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P . P I E H L I N ( T
LA RUSSIP]
F.T (,i:
SAINT-SIÈGE
l'ITUDES DIPLOMATIQUES
T 0 iSI E PREMIER
Deuxième édition
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C'% IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE 6*
1906
Tous droits réseï vés
LA RUSSIE
SAINT-SIÈGE
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leur» droit» de reproduction
et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la
Suède et la Norvège.
PARIS. TYPOGRAPHIE PLON-NOCRHIT ET C", 8, RUE CARA^CIÈRE. '641.
p. PIERLING
LA RUSSIE
ET LK
SAINT-SIÈGE
ÉTUDES DIPLOMA.TIQUES
TOME PREMIER
Deuxième édition
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C'% IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE 6*
190G
Tous droits résetvés
INTRODUCTION
Vers la fin du dernier siècle, de graves et complexes
événements ont élargi les bases et modifié la nature des
rapports séculaires entre Rome et la Russie. Des questions
qui naguère ne s'agitaient que sur les bords de la Vistule
devinrent une des plus constantes préoccupations des
hommes d'État de Saint-Pétersbourg, et, grâce à l'ap-
point de ces éléments nouveaux, sous la pression iné-
luctable des choses, le Vatican dut parfois être saisi de ces
démêlés passionnants où la foi et l'avenir des peuples sont
mis en jeu. Mais, quelle que soit la transformation sur-
venue dans l'objectif et les limites de la politique russe,
les traditions invétérées, les procédés antérieurs , les
simples réminiscences, n'ont jamais cessé d'exercer leur
influence sur la marche des affaires et l'issue des transac-
tions diplomatiques. Aussi se flatterait-on en vain d'arra-
cher à la situation actuelle son dernier mot, si l'on s'ob-
stinait à ne pas remonter plus haut dans la suite des âges :
le plus souvent c'est le passé qui explique les énigmes du
présent.
Cette étude rétrospective est devenue plus féconde et
son importance a singulièrement grandi depuis que les
inappréciables archives d'Italie ont été soit ouvertes enfin
au public, soit explorées avec plus de soin. A mesure que
II INTRODUCTION.
les témoins des anciens temps reparaissaient au grand
jour, nous avons publié une série de monographies sur les
rapports de Rome avec Moscou. Aujourd'hui, c'est un
travail d'ensemble que nous abordons, après avoir, autant
que possible, comblé les lacunes et essayé de réunir en
un seul tableau les traits épars de divers côtés.
Avant d'entrer en matière, il importe d'esquieser à
grands traits la politique des Papes vis-à-vis des tsars de
Moscou et des rois de Pologne, d'élargir le cadre du
récit en reprenant les faits depuis leurs premières ori-
gines, d'indiquer enfin les procédés mis en œuvre et les
résultats obtenus.
Si l'intérêt vital de l'histoire se concentre dans l'analyse
et le rapprochement des faits , dans la recherche des
puissants facteurs qui ont déterminé les courants des
siècles, l'on ne pourrait impunément faire abstraction
des doctrines dont s'inspire la politique. Quand il s'agit
du Saint-Siège et de nations dissidentes, l'élément dogma-
tique acquiert une nouvelle importance, sitôt que les
affaires temporelles s'enchevêtrent avec les projets de con-
ciliation religieuse. Ce phénomène se produit constam-
ment à Byzance ; il se répète dans l'ancienne Moscovie,
— analogie frappante qui peut-être n'a pas été assez
remarquée.
Déjà, à l'époque des croisades, pendant la courte exis-
tence de l'empire latin d'Orient, au milieu du tumulte
des armes, malgré les graves préoccupations de la con-
INTRODUCTION. III
quête de Jéruï»alem et de lu destruction de l'Islam, le mot
d'union avec Rome avait retenti, et les conditions en
avaient été soumises aux Byzantins. Sans remonter si
haut, nous avons surtout en vue la période qui a été
marquée par les deux conciles de Lyon et de Florence.
Exposés aux attaques des Turcs, serrés de près par
Charles d'Anjou, roi de Sicile, menacés par l'empereur
détrôné Baudouin II, les césars de Byzance réclamaient
les secours de l'Occident, s'adressaient aux Papes et leur
exposaient le péril de la chrétienté, si le rempart du Bos-
phore venait à lui manquer. Plus d'une fois, les ambassa-
deurs de Michel Paléologue avaient tenu à Rome des
discours de ce genre. Les Papes y prêtaient l'oreille volon-
tiers, promettaient d'exciter le zèle des Latins en sauve-
gardant les intérêts de Byzance, mais invitaient en même
temps à oublier les Photius et les CéruJaire, à revenir
aux temps des Athanase et des Ghrysostome, qui avaient
professé la foi de Rome et reconnu dans le pontife romain
le chef de l'Église. Grégoire X crut même le moment si
favorable qu'il convoqua, en 1274, un concile général à
Lyon, pour débattre principalement les questions pen-
dantes avec Byzance. Le 6 juillet de la même année, la
paix religieuse fut solennellement conclue entre l'Orient
et l'Occident; les Grecs reconnurent la primauté du Pape
et lui prêtèrent serment de fidélité. Union éphémère qui
ne dura pas au delà du règne de l'empereur Michel, après
quoi des polémiques acerbes et passionnées rendirent per-
manent l'état d'hostilité.
Les rares moments de trêve étaient provoqués par le
danger croissant du côté des Turcs; lorsqu'il n'y avait plus
d'autre espoir que l'Occident, la pensée de s'entendre
avec Rome revenait d'elle-même. Vers le milieu du quin-
zième siècle, ce n'est pas seulement, comme autrefois, un
IV INTRODUCTION.
appel empressé, une tlemaude urgente de subsides, c'est
un cri suprême d'angoisse qui se fait entendre sur le
Bosphore. Les Grecs sentent déjà les étreintes meurtrières
de l'Islam. Tout autour le pays est entre les mains musul-
manes; la capitale résiste encore, mais des efforts prodi-
gieux pourront seuls la sauver d'une ruine imminente.
L'empereur Jean Paléologue redouble ses instances auprès
des Papes; un concile se réunit à Ferrare et puis à
Florence : Bessarionde Nicée, Isidore de Kiev, y déploient
leurs talents. Eugène IV publie, en 1439, la bulle d'union
et adjure les princes d'Occident de voler au secours de
Byzance agonisante. Ni sa voix, ni plus tard celle de
Nicolas V, ni l'héroïsme de l'empereur Constantin, ne
réussirent à sauver la capitale du Bas-Empire, condamnée
à devenir la capitale de l'empire turc.
Après la chute de Constantinople, lorsque la répression
des Ottomans, qui menaçaient déjà l'Adriatique et l'Italie,
devint la constante préoccupation des pontifes romains, j
les rapports avec Moscou s'établirent par la force même
des choses. Il s'agissait d'opposer aux armées des infidèles
les armées chrétiennes, et d'endiguer le torrent islamique
qui se déversait sur l'Europe. Les Papes cherchaient
partout des alliés , et naturellement les souverains de
Moscou n'échappèrent point à leurs regards. C'est ici
qu'il importe de constater, du côté de Rome, l'unité du
point de vue religieux au milieu des circonstances exté-
rieures les plus variées. L'élément politique n'est plus le
même; Moscou n'est pas, comme Byzance, menacée de
près par un ennemi formidable; c'est plutôt l'alliance des
Tsars que l'on recherche, car ils passent pour avoir une
nombreuse armée, et les Papes l'eussent vue volontiers au
service de la cause commune; en revanche, Rome ne peut
offi'ir que la couronne royale et des titres honorifiques.
INTUODUCTION. V
(les facilités de rapports avec rOccident, et, à de rares
intervalles, rinterventiou auprès de la Pologne. Cependant,
malgré cette différence de situation, les projets d'union
religieuse sont identiques avec ceux que Ton présentait
autrefois à Byzance. Moins encore que les circonstances et
le temps, le caractère personnel des Papes n'y apporte
aucune modification intrinsèque ; que les messages partent
d'un Alexandre VI ou d'un Grégoire XIII, d'un Léon X
ou d'un Sixte-Quint, c'est, en substance, le même langage,
car c'est toujours la même doctrine, immuable à travers
les siècles.
En effet, les Papes partaient du principe de l'unité de
l'Église et de l'unité de son pouvoir suprême. Si la vérité
est une, il ne saurait évidemment y avoir qu'un seul
dépositaire infaillible de cette doctrine unique, c'est-à-
dire une seule vraie Église. Cette Église est-elle à Rome,
ou à Byzance, ou peut-être à Moscou, qui aime à se dire
troisième Rome? Les catholiques ne reconnaissent d'autre
vraie Église que celle qui a été fondée par Jésus-Christ sur
le rocher inébranlable de saint Pierre, et qui a été enrichie
de promesses éternelles dans la personne du chef des
apôtres et de ses successeurs légitimes, les évéques de
Rome; telle est la doctrine des conciles généraux, des
Pères de l'Église d'Orient et d'Occident, confirmée par la
pratique des premiers siècles. Aux yeux des Papes, l'Église
de Moscou, à l'égal de celle de Byzance, n'était qu une
branche séparée du tronc; en vertu de leur divine mission,
ils se croyaient obligés de travailler au rétablissement de
l'unité primitive. Or, comme l'Orient avait conservé la
hiérarchie, les sacrements, les rites d'autrefois, il n'y avait
qu'à s'entendre sur quelques points de doctrine, surtout
sur la primauté non seulement d'honneur, mais aussi de
juridiction du Pape. De là la forziiule ordinaire de conci-
VI INTRODUCTION.
lintion proposée aux Orientaux cliaque fois que l'on né(}o-
ciait un rapprochement : unité dans la foi, maintien des
rites respectifs. L'Église de Rome ne peut rien chan(^er au
dépôt révélé, confié à sa garde pour^être conservé intact;
elle doit demander l'adhésion aux vérités dogmatiques
qu'elle enseigne. Par contre, elle se montre très large dans
tout ce qui subit l'influence du temps, dans le domaine
de la liturgie et du droit ecclésiastique. A Byzance et à
Moscou, à propos des questions politiques, les Papes
poursuivent en même temps la réunion des Églises dans
les conditions indiquées plus haut; ce but est exprimé
tantôt explicitement, tantôt à mots couverts, mais il reste
toujours le plus important aux yeux des successeurs de
saint Pierre. Cette tendance à réconcilier l'Orient avec
l'Occident, à faire revivre l'ancienne unité, c'est ce que
les historiens de certaines écoles appellent l'esprit de con-
quête des Papes, leur désir de puissance et d'envahisse-
ment, expressions inexactes qui produisent des équivoques
regrettables.
Si les Papes insistaient de préférence sur le point reli-
gieux, les Tsars n'y attachaient qu une médiocre impor-
tance. Le concile de Florence avait été formellement
rejeté à Moscou comme une innovation dangereuse, et
l'aversion des Latins allait toujours croissant. Lorsque
Mohammed eut asservi la nouvelle Rome et profané Sainte-
Sophie, les Russes se complurent de plus en plus dans
l'idée d'être les seuls représentants légitimes du vrai
christianisme. Illusion fatale, car l'idée même de l'Église
s'obscurcissait parmi eux, grâce aux empiétements succes-
sifs du pouvoir temporel; les Tsars choisissaient les
évoques, convoquaient les synodes, inspiraientles réformes,
et le souvenir d'un pouvoir spirituel indépendant dans sa f
sphère d'action, responsable devant Dieu seul, s'oblitérait
INTRODUCTION. VU
dans riiabitude d'une soumission absolue. L'omnipotence
ecclésiastique n'était pas faite pour déplaire aux Tsars; la
restreindre ou s'en dessaisir eût été pour eux un lourd
sacrifice. Entraînés par les événements ou séduits par des
calculs politiques, ils se rési(jnaient parfois à correspondre
avec les Papes, pour leur demander des architectes et des
artisans, comme Vasili III en requit à Clément VII, ou
pour les prier d'intervenir auprès de la Pologne, ainsi que
le fit Ivan IV; mais aux propositions religieuses qui sur-
gissaient à ces occasions, les Tsars ne répondaient que
d'une manière évasive; ou Lien, pressés de s'expliquer, ils
avouaient franchement vouloir mourir dans la foi de leurs
pères. La doctrine des Papes se heurtait, au Kremlin, non
pas précisément contre une autre doctrine, mais contre
un parti pris, une routine séculaire, un abus excessif
de pouvoir; obstacle d'autant plus difficile à surmonter
qu'il s'étayait sur une orgueilleuse ignorance des sciences
sacrées et sur des préjugés parfois puérils : les discussions
théologiques d'Ivan IV avec Possevino en sont une preuve
irrécusable. En matière religieuse, à défaut d'érudition,
il y avait au moins de la sincérité; les questions politiques
n'offraient pas cet avantage. Les Tsars se posaient volon-
tiers en champions de la chrétienté, se disaient prêts à mar-
cher contre les Turcs ; mais cet étalage d'ardeur belliqueuse
n'allait pas au delà d'une démonstration platonique; de
fait, on préférait rester en bonne intelligence avec un
souverain puissant et laisser à d'autres l'honneur de
défendre la chrétienté.
Entre les Papes et les Tsars, entre les apôtres de l'unité,
les ennemis déclarés de l'Islam et les habiles politiques
du Kremlin, qui savaient tergiverser à propos et dissimuler
avec art, les rois de Pologne occupaient une singulière
position. Le plus souvent, soit pour une raison, soit pour
VIII INTRODUCTION.
une autre, ils prenaient une part plus ou moins active
aux négociations entre le Vatican et Moscou. Souverains
catholiques, n'auraient-ils pas dû se ranger résolument du
côté des Papes et travailler à la réunion des Églises? Il
faut avouer ici que les traditions du passé et les conditions
historiques paralysaient parfois les meilleures intentions.
Et d'abord, convaincus que la paix religieuse resterait
à l'état de chimère, au moindre souffle de rapprochement,
les rois de Pologne supposaient des pièges tendus aux Papes
par les Tsars, en vue d'obtenir des avantages temporels,
des honneurs et des titres. La couronne royale que Rome
faisait miroiter aux yeux des Tsars avait le don d'exciter
les plus vives appréhensions. Que de fois on la crut déjà
en route pour le Kremlin ! Des ordres rigoureux volaient
aux frontières, on faisait bonne garde, mais les messagers
suspects n'arrivaient pas; tout se réduisait à de vaines
craintes. Héritiers de Monomaque, soutenus par Byzance,
les Tsars se souciaient peu des couronnes romaines; tout
au plus désiraient-ils que l'Occident reconnût les titres
qu'ils s'arrogeaient d'eux-mêmes.
Des intérêts diamétralement opposés compliquaient
encore la situation : Slaves d'origine, mais jetés les uns
dans le moule de Byzance, les autres dans celui de Rome,
Russes et Polonais étaient exposés aux rivalités nationales
et aux querelles de frontières. Les conquêtes ouvrirent des
plaies profondes : pendant que les Russes gémissaient
sous le joug des Mongols, Polonais et Lithuaniens s'em-
parèrent de quelques apanages de la maison de Riourik ;
réunis en une seule Rzecz pospolùa, les conquérants n'ad-
mettaient plus les réclamations du Kremlin, tandis que
les provinces contestées gravitaient tacitement vers
Moscou ; de là principalement des hostilités permanentes
qui se transformaient souvent en guerre ouverte.
INTRODUCTION. IX
On comprend maintenant le terrible embarras des rois
de Polo{»ne, sollicités de prêter leur concours aux ambas-
sades pontificales à Moscou. Persuadés que la foi n'y gagne-
rait rien, que la politique y perdrait beaucoup, ne voulant
ni s'aliéner le Saint-Siège, ni favoriser un ennemi, peu
[)ressés de faire la guerre aux Turcs, ils trouvaient le plus
souvent des prétextes spécieux pour décliner les offres
romaines. Un besoin urgent de conclure la paix, ou des
projets d'annexion, faisaient seuls prévaloir un système
plus large, et ouvraient le champ à de nouvelles combi-
naisons. A mesure que l'histoire se déroulera, les traits
généraux que nous avons indiqués ici se laisseront saisir
dans les événements.
II
Une mystérieuse attraction a souvent, dans le cours des
siècles, rapproché du Saint-Siège les Aryas fixés en Europe
dans les vastes plaines du Nord-Est. C'est le grand kniaz
Vladimir, « Rouge soleil » des rhapsodes, qui a été, vers
la fin du dixième siècle, le Clovis des Russes. Marchant
sur les traces de son aïeule sainte Olga, « qui avait aimé
la lumière et rejeté les ténèbres » , il embrassa non seule-
ment lui-même le christianisme, mais, brisant l'idole de
Péroune, fit baptiser le peuple dans les eaux du Dnieper.
Les chroniques ont entouré ce fait de récits légendaires.
Ce qui relève de l'histoire, c'est le siège de Kherson par-
Vladimir, son mariage avec Anne, sœur des césars byzan-
tins, et la présence des missionnaires grecs à Kiev.
Désormais le futur empire faisait partie de l'Église
X ' INTRODUCTION.
d'Orient. D'autre part, l'union de Théophanie, sœur
d'Anne, avec l'empereur Othon II, formait un lien avec
l'Occident, et l'éclat de cette alliance rejaillissait sur le
grand kniaz.
A cette époque les hostilités entre Rome et Byzance
n'étaient encore qu'intermittentes. Aussi, quoique dis-
ciples des Grecs, les Russes envoyaient des ambassades
au tombeau des apôtres, où les saints Cyrille et Méthode
avaient inau^juré leur mission. A leur tour, les successeurs
du pape Nicolas I" offraient des reliques aux princes de
Kiev, et le peuple accueillait avec joie les mandataires
romains. Ces souvenirs nous ont été conservés par des
chroniqueurs russes que personne n'accusera d'être pro-
lixes outre mesure. Un missionnaire d'Occident y a joint
quelques traits pittoresques.
Brunon, en religion Boniface, désireux de prêcher
l'Évangile aux Petchénègues, vint à passer par Kiev. Le
grand kniaz Vladimir hébergea le moine latin, le retint
un mois entier, et chercha à le détourner de sa périlleuse
mission. Ne parvenant pas à ébranler sa constance, effrayé
d'ailleurs par un songe mystérieux, Vladimir non seule-
ment le laissa partir, mais encore l'accompagna pendant
deux jours de marche. Arrivés à la frontière, le prince et "
son hôte se firent de touchants adieux. Brunon monta sur .'^
un tertre et, élevant la croix, chanta ce verset de l'Évan-
gile : « Pierre, m'aimes-tu? Pais mes brebis. » Sa voix
parvint jusqu'à Vladimir qui renouvela, mais en vain, ses
conseils de prudence. « Que Dieu t'ouvre le paradis,
comme tu m'as ouvert l'accès vers les barbares » : telle
fût la réponse du missionnaire. Au retour, Brunon put
annoncer le baptême d'environ trente Petchénègues et
concerter des mesures pour le maintien de la paix et la
diffusion de la foi. C'est lui-même qui donne tous ces
INTRODUCTION. XI
<létails dans une lettre adressée, en 1007, au futur em-
pereur Henri II, et dont il existe û Gassel une copie sur
])archemin du onzième siècle : le disciple de saint
llomuald, l'ami d'Otlion III, l'apôtre des Petchénègues,
n'avait qu'à se louer de l'apôtre des Russes.
Au siècle du baptême succéda le siècle des lumières,
laroslav, fils de Vladimir, grand bâtisseur d'églises, fon-
dateur de monastères, était en même temps un souverain
éclairé et le premier législateur de sa nation. S'il n'a pas
été en contact direct avec les Papes, il ne s'en est que
plus rapproché des peuples soumis à la tiare. Ses alliances
de famille l'ont apparenté avec les catholiques de Pologne,
de Hongrie, d'Allemagne, de Norvège et de France. Le
mariage français a été de tous le plus éclatant. Un jour,
c'était en 1048, trois évêques, Gautier de Meaux, Gos-
celin de Chalignac, Roger de Châlons, vinrent à Kiev,
demander à laroslav la main de sa fille Anne pour le roi
Henri I". Après avoir obtenu le consentement du prince,
ils emmenèrent en France la jeune fiancée. Les noces
furent célébrées vers la Pentecôte de l'année suivante ; le
sacre de la Reine se fit solennellement à Reims, et, depuis
ce jour, le nom de la « bonne et religieuse Anne » , pour
parler le langage des chroniques, fut toujours associé à
celui de Henri I" dans les fondations pieuses. Après la
mort de son époux, la Reine fit construire, à Senlis, une
église en l'honneur de saint Vincent, diacre et martyr de
Saragosse, avec une abbaye pour les chanoines réguliers
de Saint- Augustin. Un fils de cette princesse que les papes
honoraient de leurs brefs, Hugues le Grand, comte de
Vermandois, figure parmi les héros de la première croi-
sade. Détail curieux : Odalric, prévôt de l'église Sainte-
Marie de Reims, avait chargé Roger de Châlons de véri-
fier les légendes sur saint Clément, dont les reliques
XII INTRODUCTION.
avalent été jadis transportées de Kherson h Kiev. Les
renscifjnements recueillis par Roger ne sont pas tous
égalenicnt véridiques; toujours est-il qu'il put constater,
sur les bords du Dnieper, la vénération et le culte du qua-
trième pape de Rome.
Renchérissant sur la reine Anne de France, Iziaslav,
son frère, n'hésita pas, dans ses revers, à invoquer l'inter-
vention du Pape. Chassé de Kiev à deux reprises, rétabli
une première fois par Boleslaw^ de Pologne, il fut ensuite
indignement abandonné par celui-ci. Ses trésors lui furent
enlevés, et, selon le mot brutal de la chronique, on lui
montra le chemin pour s'en aller. L'empereur Henri IV
envoya une ambassade à Kiev afin de terminer le différend
à l'amiable. Mais il tardait au prince fugitif de rentrer
dans ses domaines, et, pour accélérer le retour, il députa
son fils à Rome, avec mission d'y soumettre l'affaire au
Pape. Grégoire VII venait de ceindre la tiare; sa grande
âme embrassait l'univers, et, lorsqu'il y avait un tort à
redresser, l'innocent pouvait compter sur son appui. Les
contemporains ont négligé de raconter ce fait, mais deux
lettres de Grégoire VII, datées de l'année 1075, dont
l'une à Iziaslav et l'autre à Boleslav^^, rachètent, au moins
en partie, ce silence. D'abord, au nom de son père, le
prince russe offrit à saint Pierre la principauté de Kiev,
et la mit ainsi sous la protection du Saint-Siège ; ensuite
il exprima ses griefs et ses plaintes. Grégoire VII prit
aussitôt en main, avec sa vigueur accoutumée, la cause
d'Iziaslav, qui était, à ses yeux, celle de la justice et du
droit. Il somma Boleslaw de rendre intégralement tout ce
que lui ou les siens avaient ravi au « roi des Russes " , et
non content d'agir avec la plume, il envoya des manda-
taires auprès d'Iziaslav. L'un d'eux était personnellement
connu du prince et possédait ses bonnes grâces. Le but
INTRODUCTION. xm
de la mission fut atteint. Soit par défe'rcnce envers
Grégoire VII, soit en vue de nouvelles combinaisons, Bo-
leslaw, changeant d'avis, vint au secours d'Iziaslav, qui
rentra victorieusement à Kiev.
Tandis que les Russes en appelaient de la sorte à l'au-
torité pontificale, l'éloignement de Byzance pour le Saint-
Siège s'accentuait avec une telle force, qu'il devait néces-
sairement aboutir à la rupture. L'année 1054 fut l'année
fatale. Lorsque les légats romains eurent déposé sur les
autels attristés de Sainte-Sophie l'acte qui le privait de la
communion des fidèles, le patriarche de Gonstantinople,
Michel Cérulaire, crut pouvoir parer le coup en lançant
l'anathème contre le pape Léon IX. Ainsi furent violem-
ment brisés les liens hiérarchiques entre les Églises
d'Orient et d'Occident, et leur séparation complète date
de cet événement. Ce nouveau ferment de discorde exerça
une action aussi funeste que puissante. Transplantées sur
le terrain religieux, les antipathies nationales tournèrent
à la haine. En 1204, l'exaspération mutuelle atteignit
son période, lorsque les croisés, au lieu de faire voile vers
l'Egypte, allèrent s'emparer de Gonstantinople, pour v
fonder, au milieu du pillage et des flammes, l'empire
éphémère des Latins.
Jamais les Russes n'ont pris une part quelconque, soit
aux luttes doctrinales, soit aux luttes politiques des
Byzantins, mais, englobés dès le principe dans le patriarcat
d'Orient, ils en ont partagé les vicissitudes. Aussi cher-
cherait-on en vain une date précise ou un fait éclatant qui
puisse être signalé comme point de départ à la séparation
entre les Russes et le centre d'union. Elle s'est faite impli-
citement, sans secousse, sans motif apparent, en vertu de
la soumission hiérarchique au patriarche de Gonstantinople.
Lorsque celui-ci rompit totalement avec Rome, tous lef
XIV INTRODUCTION.
fidèles de son ressort furent censés l'avoir suivi. Les
ambassades échanjjées avec le Pape, même après 105 4,
n'arrêtèrent pas le cours des idées et ne modifièrent en
rien le fond des choses. D'autre part, Tijifluence des
Grecs qui gouvernaient souvent les diocèses russes, leur
âpre polémique contre les Latins, leurs perfides insinua-
tions, creusaient les abîmes dont les siècles suivants
devaient révéler la profondeur. En 1130, saint Bernard
rêvait déjà la conversion des Russes et prenait langue à
ce sujet auprès de Mathieu, évêque de Cracovie. Toutefois,
malgré les encouragements de celui-ci, l'abbé de Clair-
vaux n'a jamais attaché son nom à cette œuvre.
Au treizième siècle, les désastres militaires, se greffant
sur la politique intérieure d'annexion, changèrent la face
de la Russie et lui enlevèrent sa cohésion au dehors. Tri-
butaire des Mongols, rongée par les luttes intestines, elle
voyait son unité nationale compromise et ses plus belles
provinces devenir la proie des Lithuaniens. Au milieu de
ces épreuves, de ces guerres locales sans cesse renaissantes,
coupées par les terribles invasions tatares sur des espaces
d'une étendue immense, il n'est pas étonnant que des
négociations diplomatiques, indépendantes les unes des
autres, se soient engagées sur différents points du terri-
toire.
Dans le Nord, c'est un Savoyard, appelé Guillaume, qui
est resté célèbre. D'aucuns ne le connaissent que sous le
nom d'évéque de Modène. Ce diocèse a été, en effet,
pendant quelque temps, confié à ses soins, mais dans la
suite Guillaume fut élevé au cardinalat et transféré sur le
siège de Sabine. A maintes reprises, les Papes l'envoyèrent
en Prusse et en Livonie, en Suède et en Danemark,
prêcher l'Évangile, introduire des réformes, recueilhr le
denier de saint Pierre, réconcilier les princes avec les
INTUODUCTION. xv
peuples. Dans un de ces voyages, il eut l'occasion de trai-
ter avec les Novgorodiens. Les citoyens de cette cité
marchande, en fréquents démêlés avec les chevaliers
Teutoniques, venaient de conclure une trêve avec eux,
lorsqu'ils apprirent l'arrivée de Guillaume à Riga. Aus-
sitôt ils lui soumirent les actes de leur transaction, et le
légat y ajouta la sanction pontificale.
La lettre d'Honorius III, écrite dans cette occurrence,
en 1227, porte à croire que les Novgorodiens ne furent
pa$ les seuls à tenter des démarches auprès de Guillaume,
et que ces démarches ne se bornaient pas exclusivement
aux intérêts temporels. En effet, non seulement le mes-
sage est adressé à tous « les rois de Russie » , mais le Pape
les met encore en demeure de confirmer les bruits par-
venus jusqu'à lui, en déclarant s'ils désirent réellement se
faire instruire dans la foi et recevoir un légat. Cet appel
prématm'é semble n'avoir pas été entendu; au moins
est-il resté sans réponse.
Le moine franciscain qui parcourut l'ouest de la Russie
laissa plus de traces de son passage que l'évêque de Mo-
déne. Disciple du grand illuminé de l'Alverne, Fra Gio-
vanni de Piano Garpino cachait sous des dehors grossiers
une âme ardente et intrépide. Chargé de prêcher la croi-
sade contre les Tatars, après la catastrophe de Liegnitz, il
fut, en 1245, envoyé par Innocent IV auprès du khan des
Mongols, avec une miss^ion pacifique. Ce voyage ne pou-
vait se faire qu'à travers la Pologne et la Russie. C'est à
Cracovie que Fra Giovanni rencontra le premier prince
russe, et, le prenant pour guide, ik se rendirent ensemble
à GaUtch. La bure du moine italien n'y offusqua personne,
et son initiative hardie fut couronnée de succès. En pleine
assemblée du clergé indigène, il proposa l'union avec
Rome, exhibant à l'appui de sa parole des lettres pontifi
XVX INTRODUCTION.
cales. Rendus peut-être moins hostiles par suite du voisi-
nage de la Pologne, ou plus traitables à cause du danger
commun, les habitants de Galitch accueillirent avec em-
pressement ces paroles conciliatrices, et, s'ils ne prirent
pour lors aucune décision, ce fut à cause de l'absence de
leur souverain, Daniel Romanovitch, qui était parti pour
la Horde d'or. L'affaire resta pendante et fut remise à la
prochaine entrevue.
Lorsqu'il eut rejoint les Tatars dans leurs steppes au
fuyant horizon, Fra Giovanni s'y acquitta de sa mission
auprès du Khan, sans pour cela oublier les Russes. Il put
constater la tradition récente de l'inébranlable courage
montré par Michel de Tchernigov : en face de la mort,
dont il était menacé, le kniaz avait refusé d'adorer l'image
de Tchingis-Khan, et, plutôt que d'apostasier, il avait pré-
féré sceller sa foi avec son sang. Un autre kniaz de Tcher-
nigov, André, victime d'une fausse accusation, fut mas-
sacré par les Mongols, pendant le séjour du Franciscain à
la Horde. Enfin, celui-ci assista lui-même aux derniers mo-
ments du grand kniaz laroslav de Souzdal, emporté rapi-
dement par un mal si étrange qu'on soupçonna l'empoi-
sonnement. Que s'est-il passé à cette occasion? Quelles
furent les suprêmes confidences du moribond? Fra Gio-
vanni n'en dit rien dans ses mémoires, mais Innocent IV
ne craignit pas d'affirmer plus tard à Alexandre Nevski
que son père laroslav était mort dans l'union avec l'Église
catholique.
Tous ces incidents durent impressionner le vaillant mis-
sionnaire et exciter son zèle à l'égard des Russes. Au re-
tour, les Kiéviens le reçurent à bras ouverts, une véri-
table ovation l'attendait à Galitch. Daniel, avec lequel il
s'était croisé en route, ne respirant plus que la haine du
Tatar et le désir de la revanche, le retint huit jours dans
INTRODUCTION. xvit
sa capitale. Les qiicslioiis na|fiièrc ('baiicliccs furent re-
prises. Elles semblaient mûres pour la solution, tant ou
y mettait d'entrain et de bonne volonté. L'approbation
du clergé était déjà acquise aux mesures concertées anté-
rieurement; maintenant prêtres et laïques manifestèrent
le désir de se soumettre au Pape et de s'unir à l'Église
romaine. Ces résolutions furent consignées par écrit, et
des messagers les portèrent à Rome. Assurément, le kniaz
Daniel dut se souvenir alors que son père avait correspondu
avec le Pape; peut-être aura-t-il ressenti un accès d'ata-
visme, mais la question inéluctable qui se presse est plutôt
celle-ci : entraîné par sa nature ardente, acteur et témoin
de cette scène, Fra Giovanni, qui, seul, nous en a gardé
le souvenir, n'a-t-il pas supprimé des points gênants et
prêté à son récit une nuance trop optimiste ? Ce qui est
hors de doute, c'est l'existence d'une lacune. En effet,
Daniel ne faisait pas seulement de la théologie, mais aussi
de la politique, et, s'il montrait des sympathies idéales
pour l'union, il n'en comptait que plus sûrement sur des
secours pécuniaires ou militaires contre les Tatars. Ce
fatal dualisme s'imposait par la crainte d'une invasion
mongole. On ne l'ignorait pas à Rome, et Innocent IV
songeait à la paix religieuse sans négliger la croisade.
Mais, comme il est plus facile de répandre des faveurs peu
coûteuses que de réunir des armées, il fit tout d'abord
offrir à Daniel le titre royal. En 1253, le kniaz de Galitch
accepta la couronne et attendit les renforts. Ceux-ci tar-
daient naturellement à venir, et à l'enthousiasme de la
première heure succéda la plus profonde indifférence.
Trompé dans ses calculs téméraires, l'ambitieux Daniel
oublia bien vite que l'égide papale lui avait servi de
sauvegarde contre des voisins dangereux, assuré la bien-
veillance des chevaliers Teutoniques, facilité même quel-
xviii INTRODUCTION.
ques conquêtes. Les anciennes relations avec Rome furent
interrompues brusquement, et jamais il ne consentit à les
renouer.
Quelque chose d'analogue se passait à la même époque
en Litliuanie, Ltat encore en formation aux dépens de ses
voisins et surtout des Russes. Mindovg se mit à la tête
de cette nation belliqueuse. Homme de fer, il savait, au
besoin, se plier aux circonstances pour efi tirer parti.
Recourant tour à tour à la force et à la ruse, il conquit des
provinces avec son sabre et, dans un moment donné,
accepta le baptême. Les chevaliers Porte-glaives y virent
un gage d'amitié et d'alliance; ils obtinrent pour Mindovg
la couronne royale, et, en 1251, elle fut posée sur sa tête,
au nom du Pape, par l'évêque de Gulm. Le diadème ne
changea pas la nature du barbare : lorsque ses intérêts
l'exigèrent, il n'hésita point à reprendre les armes contre
les alliés de la veille, et à renier sa foi en retournant aux
idoles. D'autres princes étaient destinés à devenir, dans
ces régions lointaines, les hérauts du christianisme et à
jeter dans la vie des Slaves un problème formidable. Un
jour, la Lithuanie avec ses Russes orthodoxes se réunira
à la Pologne catholique. De quelle manière des éléments
si hétérogènes pourront-ils se fusionner dans une unité com-
pacte et forte? Longtemps à l'avance, un synode célèbre
avait indiqué les voies à suivre et les prmcipes à adopter.
III
C'est avec le concile de Florence que s'ouvrent nos
études. Les grandes assises de Tannée 1439 ont traile plus
I
INTRODUCTION. xiX
(le points doctrinaux qu'ils n'ont trouvé de commentateurs.
En pleine efflorescence d'humanisme, Grecs, Russes et
Latins y ont discuté l'union des Églises et adopté un pro-
{jramme dont les bases resteront inébranlables; aux pré-
misses de Florence, qui ont déclaré le Pape docteur de
1 Éjjlise, se rattachent les conclusions vaticanes sur l'in-
faillibilité, et cependant, à vrai dire, l'histoire de ce
concile est encore à faire. L'œuvre est d'autant plus
inyrate et difficile que les actes authentiques ne se sont pas
conservés, et que les autres matériaux semblent à dessein
fuir les chercheurs. Dans le cadre du présent récit, cette
histoire entre pour autant que les Russes ont pris part au
concile. Un seul personnage encore trop peu connu, le
cardinal Isidore, parait ici sur Tavant-scène.
Des découvertes récentes nous le font voir sous un jour
nouveau. M. Regel a publié, dans les Analecta byzantino-
7'ussica, six lettres grecques d'Isidore, écrites avant sa pro-
motion au siège de Kiev. Les photographies des huit autres
lettres et des quatre prières contenues dans le même
manuscrit du Vatican nous ont été gracieusement commu-
niquées par M. Emile Legrand, si connu du monde savant
par ses belles études helléniques. Ces pièces ont d'autant
plus de valeur qu'elles sont d'un caractère plus intime, et
qu elles nous montrent les plus secrets replis de l'âme
d'Isidore.
Étrange coïncidence ! Ce métropolite d'origine grecque
a représenté les Russes au milieu des Latins de Florence,
et c'est encore lui que le pape Eugène IV a chargé de pro-
mulguer à Moscou le pacte d'union. Telle était la mission
providentielle d'Isidore. Ni la science, ni le courage ne
lui ont manqué pour l'accomplir, mais plutôt, dans cer-
taines circonstances, la mesure. S'il a eu des succès au
concile, il a complètement échoué au Kremlin. Le giand
h
XX INTRODUCTION.
kniaz Vasili rejeta, au nom do tout son peuple, l'accord
projeté avec Rome. Pourtant n'était-ce pas une idée
puissante et noble que celle de l'unité ecclésiastique?
N'était-elle pas divinement appelée à resserrer les liens
mutuels entre les peuples, à favoriser leur progrès paci-
fique, à maintenir la famille humaine dans la voie de ses
destinées? Pour avoir été méconnue à Moscou, elle n'en a
pas moins gardé sa vitalité séculaire, et c'est elle qui
menace de survivre à la séparation. Dans son principe,
l'œuvre d'Isidore est immortelle.
Des prisons russes que lui avait valu sa démarche
hardie, Isidore se rendit en Italie, où il passa le reste de
ses jours, entouré de la vénération générale et constam-
ment sur la brèche. Venise, Gènes, Milan, Modène, Sienne,
et bien plus encore Piome et Mantoue, ont conservé les
traces de son activité. Un lien étroit l'unissait à la famille
Gonzaga, lien d'autant plus cher que le souvenir et l'amour
de la patrie l'avaient formé. Le cardinal s'était fait le pro-
moteur d'un mariage entre Zoé Paléologue et le fils aîné
du marquis Lodovico, et, quoique ce projet n'eût pas
abouti, la petite cour de Mantoue resta toujours avec Isidore
en relations suivies soit directement, soit par des agents
diplomatiques. On devine quel précieux appoint doit offrir
cette correspondance. Quant aux archives du Vatican,
elles nous renseignent sur les différentes étapes de la
carrière ecclésiastique du cardinal, ses bénéfices, ses
affaires d'intérêt, ses procès et réclamations. C'est grâce
au bienveillant concours de Mgr Pietro Wenzel et Dom
Gregorio Palmieri, qui s'acquittent de leurs fonctions avec
un zèle si éclairé, que toutes ces pièces, enfouies depuis
des siècles, ont pu enfin être relevées.
Le séjour d'Isidore à Rome fut coupé par deux voyages
en Orient. Les grandes lignes de la politique pontificale
INTRODUCTION. xxi
dans ces contrées se trahissent d'elles-mêmes : les Papes
désiraient avant tout que le concile de Florence ne restât
point lettre morte, et le sort de Constantinoplc, menacée
par les Turcs, les préoccupait fortement. Isidore en a été
l'interprète autorisé, lorsqu'il a promulgué l'hénotikon à
Sainte-Sophie, et qu'il a défendu les murs de Byzance
contre les Turcs; mais quelles ont été, en particulier, les
instructions données au légat? quels obstacles a-t-il dû
écarter? quelles circonstances l'ont favorisé? Tous ces
détails, qui donnent aux affaires leur physionomie propre,
ne seront connus à fond que lorsque les registres des papes
Eugène IV, Nicolas V, Calixte III et Pie II auront été
analysés. C'est là un travail qui exigera une dépense con-
sidérable de forces, et bien des années passeront peut-être
avant qu'il soit réalisé.
Cependant, malgré ces lacunes, on peut d'ores et déjà
tracer d'une main sûre la silhouette d'Isidore : il n'était
ni un sceptique, ni un indifférent, ni un vulgaire apostat,
moins encore un humaniste théosophe, comme d'aucuns
le voudraient, ou un disciple dePléthon. La pensée domi-
nante de sa vie a été une pensée de foi, et son dévoue-
ment s'est toujours maintenu à la hauteur de sa foi.
Nature d'élite, droite et ferme, expansive et ardente,
lorsqu'il eut reconnu la tradition des anciens Pères et se
fut pénétré de la conception unitaire de l'Église, Isidore
les proclama sans défaillance et ne songea plus qu'à leur
trouver partout des adhérents, à Moscou comme à Byzance.
Telle était la profondeur de ses convictions religieuses
qu'il leur subordonnait même ses sentiments patriotiques.
C'est à ce point de vue qu'il faut se placer pour juger
Isidore. Tout se tient alors dans sa vie, tout s'enchaîne,
tout s'explique. On y découvre une admirable unité,
fondée sur l'amour du vrai.
xxit INTRODUCTION.
Le souvenir du concile de Florence et de son promul-
çateur était depuis longtemps effacé au Kremlin, lorsque
les relations avec Rome furent reprises dans des conditions
exceptionnellement curieuses. C'est un malentendu colos-
sal qui s'annonce et qui dure près d'un siècle. Personne
n'a encore songé à le débrouiller; à peine s'est-on aperçu
qu'il y avait un départ à faire entre le vrai et le faux,
l'illusion et la réalité, tant il y a eu d'artifice dans l'inven-
tion, et tant les circonstances s'y prêtaient d'elles-mêmes.
En effet, vers la fin du quinzième siècle, la Russie était
encore à l'écart, que déjà sa position géographique l'ap-
pelait à prendre rang en Europe et, victorieuse des Mon-
gols, à se mettre au pas avec les nations plus avancées. Du
coup, ses armées seraient devenues, à l'instar des armées
polonaises et hongroises, un rempart contre les Turcs.
L'avantage pour la chrétienté sautait aux yeux. Il y
avait bien un petit obstacle à prévoir : des orthodoxes
voudraient-ils se battre côte à côte avec des catholiques,
fût-ce même contre des musulmans? C'était douteux;
mais ne pouvait-on pas compter sur un rapprochement
religieux, et, roi de Moscou de par le Pape, le grand
Jiniaz ne deviendrait-il pas plus traitable? Toutes ces
idées circulaient dans l'air; des hommes de bonne foi et
des aventuriers les ont exploitées tour à tour, et il en est
résulté des énigmes diplomatiques.
Le premier initiateur de cette mystification a été un
citoyen de Vicence, Gian-Battista Volpe. C'est lui aussi
que les circonstances ont le mieux servi. Une pauvre
orpheline vivait alors à Rome aux frais du Pape. N'ayant
pas de dot, elle était difficile à marier, mais son nom
valait plus qu'une fortune. Le grand kniaz de Moscou,
Ivan III, se laissa fasciner par la gloire des Paléologues, et
Volpe vint à Rome demander, en son nom, la main de la
i
INTRODUCTION, xxiii
princesse Zoé. Pour mener à bonne fin une affaire si
délicate, il fallait la souplesse d'un Italien de la Renais-
sance. Sans doute, les lambeaux de témoijjnages qui nous
restent ne suffisent pas pour dresser un réquisitoire com-
plet, mais la preuve morale, on le verra, est accablante
pour l'intermédiaire. Volpe faisait miroiter de loin une
Russie catholique, un fils de Monomaque aux genoux du
Pape, des rapports d'amitié et de soumission. En outre, à
Rome et à Venise, il proposait, moyennant quelques sacs
d'écus, l'alliance avec les Tatars contre les Turcs. Per-
sonne ne voulut lui donner de l'argent, mais le représen-
tant du grand kniaz put mener à l'autel la princesse
byzantine, et le Vatican fut témoin de cette solennité.
Les détails que nous possédons sur ce fait sont en raison
inverse de son importance. Phrantzès et Lascaris l'ont à
peine mentionné. Maffei est le seul chroniqueur italien
qui l'ait esquissé avec quelque soin. Fallait-il que Raynaldi
tronquât le texte de Maffei, et Karamzine celui de Raynaldi !
Les écrivains postérieurs, au lieu de remonter jusqu'aux
sources, ont préféré s'en remettre au célèbre historio-
graphe de l'empire de Russie. Depuis quatre siècles, la
question restait stationnaire, et c'est tout récemment que
les archives d'Italie et d'Allemagne nous ont livré leurs
secrets. Désormais, cet épisode se présente sous un nouvel
aspect, avec ses vraies origines, ses antécédents et ses con-
séquences. Les acteurs de ce petit drame prennent corps,
leurs noms reparaissent; on les voit à l'œuvre, le contrôle
devient possible, et, malgré quelques lacunes, l'ensemble
du fait n'échappe plus au jugement de la critique. Cette
reconstitution tardive d'une page oubliée d'histoire ne
s'est faite qu'au prix de longs et persévérants efforts.
Nous n'en sommes que plus reconnaissant à M. Morsolin,
qui nous a fait connaître les trésors de Vicence ; à M. le mar-
XXIV INTRODUCTION.
quis Stafjlleno et à M. Schlecht, dont les indications nou>
ont (juidé dans les archives de Gênes et celles du Vatican.
Un document encore peu connu de la Bibliothèque
synodale de Moscou nous semble appelé à conlirmer nos
conclusions. 11 a été si(;nalé naguère par Gorski et Névo-
slrouëv dans leur Description des manuscrits slaves, mais les
historiens, même les mieux renseignés, le passent d'ordi-
naire sous silence. C'est un message adressé par les Russes
du Nord à Sixte IV, «Pape universel, grand soleil, illumi-
nateur du monde » , et contenant une profession de foi
franchementcatholique. A lire ces pages pleines d'emphase,
on dirait que le Kremlin avait depuis longtemps accepté
l'union, et qu'il désirait ardemment la conservation de ce
lien. Par malheur, nous n'avons pas sous les yeux le texte
complet de cette pièce importante, qui réclame impérieu-
sement les honneurs de l'impression.
L'apparition de la princesse byzantine a fait époque dans
sa patrie d'adoption. A cet événement se rattachent la fin
du joug tatar , l'expansion au dehors, les crises intérieures,
le progrès artistique de Moscou. Lés Grecs et les Italiens
arrivés avec Sophie Paléologue répandirent autour d'eux
leurs idées, ils élargirent les horizons des gouvernants et
devinrent les intermédiaires d'office avec l'Europe. Un
reflet de la Renaissance illumina le Kremlin; la transfor-
mation fut visible, et il est curieux de voir, sur un fond
essentiellement russe, les influences récentes se croiser
avec les anciens souvenirs tatars. Le nouvel essor de la
vie nationale sous Ivan III, et le programme politique de
ce prince avec son absolutisme byzantin, ses aspirations
aux grandeurs et à l'hégémonie, mériteraient bien que l'on
fît remonter jusqu'à lui la deuxième période de l'histoire
de Russie, au lieu delà laisser descendre jusqu'à Pierre V.
Cependant les idées chimériques de Volpe, entretenues
INTRODUCTION. xxv
par des nfjents d'une fidéliU; douteuse, qui promettaient à
Rome des ambassades solennelles et faisaient croire à
l'union prochaine des Églises , se propageaient à la sour-
dine non seulement en Italie, mais aussi en Allemagne.
Sous le pontificat de Léon X, lorsque l'on sentait si bien
la joie de vivre, il y eut à Kœnigsberg une nouvelle ce o-
sion de ces projets optimistes. Dietrich Schœnberg, con-
seiller du grand maître de l'ordre Teutonique, avait une
vague connaissance des agissements de Volpe, et, à son
tour, il se mit à rêver l'entrée dans la ligue contre les
Turcs d'une Russie catholique, l'érection à Moscou d'un
royaume et d'un patriarcat. A trois reprises, on le vit
paraître au Kremlin, s'entourer de mystère, exposer ses
combinaisons plus naïves encore qu'ingénieuses. Ce diplo-
mate aventureux a été souvent confondu avec son frère
Nicolas, religieux dominicain, qui s'est occupé des mêmes
affaires, mais qui n'a jamais traversé la frontière russe,
si ce n'est dans l'imagination de quelques écrivains. Le
volume LUI du Sbornik, publié à Saint-Pétersbourg par
la Société impériale d'histoire, sur les rapports de la
Russie avec l'ordre Teutonique, a dissipé quelque peu les
ténèbres accumulées autour de cet incident, mais la
lumière complète ne s'est faite qu'à la suite de la publi-
cation de M. Joachim. Dans ses trois volumes sur la poli-
tique du dernier Hochmeister in Preussen, il a non seule-
ment reproduit des documents de valeur, mais il en a
donné aussi une étude critique faite avec beaucoup de
soin. Dorénavant on ne pourra plus traiter cette matière
sans consulter son livre.
Un rôle analogue à celui de Dietrich Schœnberg, quoi-
que dans des conditions différentes, a été joué sous Léon X
et Clément VII par Paoletto Genturione. C'est à tort qu'il
passe en Russie pour un capitaine et un messager officiel
XXVI INTIiODUCTION.
(lu Pane. Loin (rcxcrcer îles fonctions militaires, le bâtard
{'cnois n'a jamais été autre chose que marchand d'épices.
Ceci ne l'empêchait pas de connaître à fond la cosmo^jra-
phie et de risquer même des découvertes dans l'art nautique.
Ses deux voyafïes en Moscovie avaient un but essentielle-
ment mercantile : il s'ajjissait de trouver une nouvelle route
des Indes pour faire pièce aux Portugais et tuer leur trafic.
Mais les entreprises de ce genre ne pouvaient réussir parmi
les Russes; ils avaient encore trop de méfiance envers les
étrangers, etCenturionenc put ni explorer le cours des fleu-
ves ou la situation des mers, ni organiser des compagnies de
commerce. C'est alors qu'il se replia sur la théologie et
l'union des Églises. Grâce à la présence de quelques étran-
gers, il y eut des polémiques animées : les uns défendaient
les doctrines romaines, les autres les battaient en brèche.
De bons esprits furent gagnés à la cause de Centurione.
On lui fit même des confidences si importantes qu'il croyait
ne pouvoir les communiquer que personnellement au
Pape ; tout au plus consentait-il à en souffler un mot au roi
de Danemark. Quelle que soit la pointe d'exagération qui
se révèle dans ces procédés, il n'en est pas moins piquant
de constater à Moscou, au seizième siècle, les succès d'une
propagande catholique.
D'autres conséquences se rattachent encore aux rapides
excursions de Centurione. Il a renoué les rapports avec le
Saint-Siège , et même réveillé l'intérêt scientifique pour
Moscou. Quoiqu'il ne fût chargé d'aucune mission, il avait
cependant remis des lettres pontificales à Vasili III, et le
grand kniaz jugea bon de lui adjoindre, au départ, un de
ses agents du nom de Guérasimov. Arrivés à Rome, tous
deux, le diplomate russe et le marchand italien, eurent de
fréquentes entrevues avec Paolo Giovio, et c'est en s'in-
spirant de leurs conversations queilévêque de Nocera
INTRODUCTION. xxvii
écrivit son esquisse, peu connue en Russie, sur Vasili III,
et son mémoire sur la Moscovie, dont la notoriété est bien
plus grande, mais qui n'a jamais encore subi l'épreuve de
la critique. Kn y regardant de près, on verrait peut-être
que c'est Ceiiturione plutôt que Giovio (jui en est l'auteur.
A son tour, Guérasimov ne repartit pas tout seul; il
était accompagné de l'évêque de Skara. Cet ancien Fran-
ciscain, voyageur infatigable, qui ne devait rentrer eu
Italie que pour y trouver une fin tragique, s'en allait pour
lors à Moscou avec des paroles de paix à soumettre au roi
de Pologne et au grand kniaz Vasili. Très restreint est le
nombre de pièces qui se rapportent à cette ambassade.
Elles suffisent cependant pour constater l'intervention
diplomatique de l'évêque de Skara entre les deux souverains
slaves. Grâce à lui, sous les auspices du Pape et de l'Empe-
reur, les belligérants conclurent une trêve. Le fait ne man-
que pas d'importance, et mérite d'autant plus l'attention de
la postérité que les contemporains, étourdis par le sac de
Rome et l'exil de Clément VII à Orvieto , l'ont laissé
passer inaperçu. Durant cette période troublée, les rela-
tions avec Moscou s'interrompirent pour une longue série
d'aînées.
L'aurait-on jamais soupçonné? mais c'est Giovio qui a
contribué puissamment à les rétablir , en suscitant des
émules de Volpe et de Dietrich Schœnberg. Lecteur
assidu des commentaires du prélat comasque, Hans Schlitte
reprit, pour son propre compte , les projets attribués
naguère à Vasili III, et, envoyé par Ivan IV en Allemagne
pour y faire une levée d'artisans, il posa hardiment deux
autres questions autrement graves : l'union des Églises et
le couronnement du Tsar par le Pape. Elles eurent un
retentissement merveilleux : l'Europe entière s'ébranla ,
Charles-Quint lança des messages , le Saint-Siège prêta
XXVIII INTRODUCTION.
rorelllc, le roi de PoIo{jiie s'émut. En dernière analysei"
Papes et rois furent affreusement mystifiés.
Cet épisode mouvementé a été étudié à des points de
vue diamétralement opposés à Vienne et à Cracovie. Con-
vaincu des loyales intentions du Tsar et de la sincérité de
son agent, M. Fiedler rend les Polonais responsables de
l'avortementde la paix religieuse. Par contre, aux yeux de
M. Zakrzewski , Schlitte n'est qu'un aventurier intelligent,
moins soucieux d'apostolat que de lucre. Désormais, le
doute n'est plus possible : les documents de Lûbeck,
signalés par M. Forsten, ceux de Copenhague et de Kœnigs-
berg, soumis à un nouvel examen, confirment en tous
points l'hypothèse d'une mission élargie à l'insu d'Ivan,
dans un but intéressé et d'une manière arbitraire. C'est en
pleine connaissance de cause que Schlitte a ourdi ses intri-
gues et qu'il a fait de ses dupes ses victimes.
A partir de 15G1, les rapports avec Ivan le Terrible,
sans être encore immédiats, prennent cependant un carac-
tère plus sérieux. Pendant près de vingt années consécu-
tives, les Papes s'efforcèrent de parvenir jusqu'au Tsar,
tantôt pour l'inviter au concile de Trente ou lui en faire
présenter les décrets , tantôt pour conclure avec lui une
alliance contre les Turcs et cimenter l'union religieuse sur
la base du concile de Florence. Mais c'est en vain que
Pie IV, Pie V, Grégoire XIII, essayèrent jusqu'à six fois
d'envoyer leurs agents au Kremlin, jamais ceux-ci ne réus-
sirent à y pénétrer; non pas qu'Ivan les eût repoussés, —
il ne se doutait même pas des ambassades qu'on lui desti-
nait, — mais c'est Sigismond-Auguste, c'est Maximilien II,
c'est Bathory lui-même , qui opposent tour à tour des
obstacles insurmontables au passage des envoyés ponti-
ficaux.
M. Zakrzewski a analysé ces projets de mission dans son
INTUODUCTION. xxix
excellent travail sur les rapports du Saint-Siège avec Ivan
le Terrible. Une lumière inattendue en jaillit sur la politi-
que de l'époque, et l'on apprend à en connaître les plus
intimes replis. Des éléments nouveaux, provenant du Vati-
can, nous ont permis de compléter ce tableau et de résou-
dre sans appel quelques questions auparavant douteuses.
Ainsi, l'on ignorait jusqu'ici les instructions de Pie IV à
l'évéque de Stagno, celles de Pie V à Portico, le dossier du
nonce de Pologne sur Ivan IV, sa correspondance avec les
intéressés. L'on se perdait en hypothèses pour expliquer
l'arrêt soudain de Rodolphe Glenke au moment du départ
pour Moscou. Les uns l'attribuaient à la mort de l'Empe-
reur survenue vers cette époque, les autres à la mort de
Glenke, qui a vécu cependant jusqu'en 1578. Une note
officielle conservée au Vatican tranche définitivement la
question : c'est Maximilien II qui s'est opposé à l'envoi du
messager papal. Enfin le dernier projet de mission, d'au-
tant plus important qu'il se rapporte au règne brillant de
Bathory, a jusqu'ici échappé entièrement à l'histoire. Ni
Tourguénev, ni Theiner, d'ailleurs peu soucieux des lacu-
nes dans leurs collections, n'ont connu les instructions du
cardinal de Gôme à Galigari, nonce de Pologne, et les
dépêches chiffrées de celui-ci. Témoins incorruptibles, ces
correspondances nous révèlent les origines, les détails et
l'issue du projet de 1579 : la mission n'eut pas lieu; pour
lors Bathory resta fidèle aux traditions de Sigismond-Au-
guste, sauf à inaugurer plus tard, de concert avec Possevino,
une politique plus savante et plus large.
Ici, un regard jeté en arrière nous découvrira une vue
d'ensemble sur les motifs étranges ou sérieux qui ont
éloigné l'une de l'autre deux grandes puissances. D'abord, à
partir du concile de Florence jusqu'à la réouverture
de celui de Trente, les rapports mutuels n'ont jamais
XXX INTRODUCTION.
été étavés sur <les données précises ou sur une connais-
sance exacte de la situation. Entre les Papes et les tsars
se sont insinués des intermédiaires qui poursuivaient leur
but personnel, tantôt avec une hardiesse d'aventuriers,
tantôt avec une confiance naïvement loyale , toujours
au détriment des principaux intéressés . Plus tard ,
aux équivoques séculaires s'ajoutèrent les rivalités natio-
nales, les calculs politiques. Ils élevèrent des barrières
infranchissables, et le contact direct, immédiat, resta long-
temps impossible.
Il est permis de regretter que, par suite de ces obstacles,
le génie russe soit resté plus ou moins étranger au génie
latin, surtout à l'époque où l'Occident tout entier était en
passe de se rajeunir. Une poignée d'Italiens, rien qu'en
traversant Moscou au quinzième siècle, y ont laissé des
souvenirs impérissables de leur passage. Un rapproche-
ment ])lus prolongé, une part persévérante et active au
progrès, une connaissance approfondie du dehors, eussent
certainement mieux préparé le terrain aux réformes de
Pierre I". Les Russes ne pouvaient échapper à la loi histo-
rique qui régit la diffusion de la civilisation, mais cette
loi s'impose mieux par un développement continu que par
un effort violent et hâtif. A un point de vue plus élevé,
l'échange d'idées avec Rome, en se faisant dans des condi-
tions normales, eût contribué à dissiper des préjugés
surannés, et à frayer le chemina la conception unitaire de
l'Église, qui est la seule dogmatiquement admissible, et
dont la vie des peuples ne saurait ne pas se ressentir.
Au moment de conclure, notre pensée se reporte d'elle-
même vers les riches et incomparables dépôts, où nous
avons, à pleines mains, puisé les matériaux de notre tra-
vail. Que d'heures passées dans les archives d'Italie, d'An-
gleterre et de France ! Que de lettres échangées avec celles
INTRODUCTION. xxx-
d'Allemagne et d'Espagne, du Danemark et de la Suède!
Si nos recherches n'ont pas toujours été infructueuses,
nous le devons principalement à rextréinc ohIi{jeancc des
savants {}ardiens de ces trésors du passé. Ils ont droit à
une reconnaissance que nous sommes heureux d'exprimer
publiquement.
Un dernier mot sur le système adopté dans les notes.
Nous donnerons ailleurs des indications plus complètes,
des extraits et des appendices. Pour ne pas multiplier les
références au bas des pages , l'on s'est borné au strict
nécessaire. Les pièces inédites et nouvellement trouvées
ont été soigneusement citées. Pour les autres sources, il y
a des renvois à nos travaux précédents et à un grand nom-
bre d'ouvrages spéciaux. Les points essentiels du récit
seront de la sorte, croyons-nous, suffisamment docu-
mentés.
Paris, 2 février 1896.
, I
AYANT-PROPOS
DEUXIÈME ÉDITION
Le passé ne révèle ses mystères que peu à pou, et
presque chaque année qui s'écoule répand autour d'eux
des lumières nouvelles.
Depuis la publication de ce volume, d'intéressantes
lettres du cardinal Isidore et de ses compagnons de
voyage ont été découvertes et publiées par M. Jorga.
Par contre, c'est en vain que l'on m'a signalé (Franc.
Ehrle, Enr. Stevenson, Gli Affresclii del Pinturicchio
neW appartamento Borgia, Roma, 1897, p. G6, note 5)
le Diario di Paride de Grassis (Archives du Vatican,
Arm. XII, t. XIII, f. 200) comme source à consulter pour
l'histoire d'André Paléologue. A l'endroit indiqué, il
est question d'un tout autre despote, témoin le titre
même du chapitre : De Magnifico Domino Carlo, filio
dispoti di Larte, qui voliiit sedere cum cardinalibus in
capella, sed nequaquam.
L'appoint documentaire le plus considérable nous
vient pour l'histoire de Hans Schlitte. Aux Archives
d'Etat de Vienne, j'ai pu constater, à mon grand éton-
nement, qu'une série entière de pièces sur ce célèbre
aventurier n'avait pas été exploitée par M. Fiedler.
Les documents de Liibeck, quoique mentionnés par
II AVANT-PROPOS
M. Forsten (Journal Min. Nar. Prosv., août 1890,
p. 292), attendaient aussi leur tour d'être mis en œuvre
et utilisés. Grâce à ces révélations, une phase ignorée
de cette colossale mystification paraît au grand jour.
Son point de départ est une lettre de recommandatioa
du duc Albert de Prusse à Ivan le Terrible. Entre les
mains de Schlitte elle devient talismanique. Papes et
souverains en furent les victimes.
Paris, 1" novembre 1905,
L\ RUSSIE
ET
LE SAINT-SIEGE
LIVRE PREMIER
LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLOïiE.NCE
CHAPITRE PREMIER
l'union ET MOSCOU
1417-1443
L Election de Martin V. — Renouveau de l'Eglise et de Rome. — Né,';ocia-
tions avec l'Orient. — Mort de Martin V. — Élection d'Eugène IV. —
Ses antécédents. — Sympathies pour l'Orient. — Difficultés. — Le con-
cile de Bàle. — Il envoie ses délégués à Constantinople. — Conditions
du Pape et du concile. — Mandataires de Jean Paléologue à Bàle. —
Isidore, hcgoumène de Saint-Démétrius. — Ses lettres, sa tournure
d'esprit, ses sentiments, sa foi, son patriotisme. — Arrivée à Bàle. — ■
Discours de Cesarini et d'Isidore. — Le concile général meilleur moyen
de réunion. — Décret du 7 septembre 1434. — Le chanoine Fréron
auprès du Pape. — Eugène IV se rallie au concile. — Ordres et contre-
ordres. — La réunion du concile en Occident est décidée. — Détente à
Constantinople. — Accusations contre les mandataires de Bàle. — Nou-
velle rédaction du décret du 7 septembre. — Byzance et les Russe». —
Le siège de Kiev. — Déceptions de Jonas. — Isidore nommé métropolite
de Kiev. — Un monde nouveau. — La Russie dans sa période laborieuse.
— Les fils de Kalita. — Leur politique savante. — Concentration à
Moscou. — Le grand kiiiaz Vasili II. — Accueil d'Isidore au Kremlin.
— Opposition au départ. — Départ pour l'Italie. — Incident à louriev
i
2 1 ES ursSES KT LE CONCILE DE TLOUENCE.
liiiuiest'ions de voyage. — Arrivée à Ferrare. — Les Grecs au cun-
(■il^., — Traiislaljon du concile à riorence.
IL .tenu l'aI('oli)gue à la porte San-(^.allo. — Les Medicis. — Leur rntou-
,.j,pj;_ — iluiiianistcs à la cour ponliHcale. — Désillusions au sujet des
(;,.ej.|i. — Luttes de l'esprit. — Procédure adoptée. — Synthèse du con-
,.j|,, — Hites d'Orient et d'Occident mis sur le nicine pied. — Questions
cliiijnialiques. — Le F'dioque et la primauté du Pape. — Rôle d'Isidore.
— Ses tendances conciliatrices. — Profession de foi. — Démarche auprès
du Pape. — Rédaction de la bulle. — Sa promtdgation. — Points
expressément mentionnés. — Nombreuses copies de la bulle. — Traduc-
lion russe. — Epigraphes latines. — Médailles. — Has-relicfs de Phila-
,.,'.(c. — Relation du pope Simcon. — Discours de Marc d'Ephèse. —
Tristesse «lu pope. — Avranii refuse de si{»ner la bulle. — La réclusion
le fait changer d'avi.s. — Logique d'Isidore.
III. Les fiançailles de 1 Orient avec l'Occident. — Questions militaires. —
.Mémoire de Torzelo. — Isidore intermédiaire entre le l'ape et l'Einpe-
leur. — Promesses d'Eugène IV. — Légation d'Isidore. — Pension des
Russes. — Promotion cardinalice. — Titre d'Isidore. — Séjour à Venise.
— Siméon et Fonia en fuite. — Incidents étranges. — Lettre circulaire
d'Isidore. — Réception à Cracovie par Olesnicki. — Principe pacificateur.
— L'union à Chelm. — Lettre d'Isidore en faveur de Bobilas. — Bon
accueil à Kiev et à Smolensk. — Disposition des esprits à Moscou. —
Arrivée d'Isidore. — Promulgation de la bulle. — Dénouement tragique.
— Emprisonnement du métropolite. — Griefs de Vasili. — Réunion du
clergé. — Condamnation d'Isidore. — Sa fuite. — Incidents à Tver et à
Novogrodek. — Départ pour l'Italie.
L'élection du cardinal Colonna, qui prit le nom de
Martin V en montant sur le siège de saint Pierre, mit un
terme, en 1417, au schisme funeste d'Occident et aux
beaux jours d'Avignon. La papauté sortait triomphante
d'une lutte qui avait duré trente-neuf ans, et l'intensité
même de la crise n'en prouvait que mieux la force de
résistance, l'indestructibilité du suprême pouvoir spirituel.
Le nouvel élu, cédant à une heureuse inspiration, reprit .
le chemin de Rome, où l'entrée solennelle, grâce aux
i
l/nNlON ET MOSCOU. 8
étapes forcées à Manloue, Florence et ailleurs, n'eut lieu
que le M) septembre l 4i20. Veuve trop longtemps de ses
maîtres, victime d'un déplorable vandalisme, la cité éter-
nelle attendait, pour se relever de ses ruines, le retour du
pontife. Les travaux considérables de voirie et d'édilité,
la restauration des basiliques et des éf|lises, les chefs-
d'œuvre d un Gentile de Fabriano, d'un Vittore Pisano,
d'un Masaccio enlevé à la Toscane, devinrent comme le
symbole du renouveau qui s'opérait dans toute I Eglise.
Les Jean XXIIl, les Benoît XllI, les Clément VIll, dispa^
furent peu à peu. S'appuyant sur sa famille pour dompter
les factions politiques, aidé de ses frères et neveux, tous
richement dotés et peut-être même trop, Martin V recon-
stitua le patrimoine de saint Pierre, rendit à la papauté
son prestige, et fit rentrer dans leurs orbites normales le
monde et les affairesecclésiastiques.
Au milieu de ces soucis, tandis que l'Occident travaillé
par les Hussites, troublé par dos fantômes de concile,
attendait des réformes qui tardaient avenir, l'attention du
Pape dut aussi se porter vers l'Orient. A mesure que les
Turcs accéléraient leur marche en avant et resserraient
Constantinople dans un cercle de fer, les Grecs, à bout de
ressources, se rapprochaient des Latins et, pour conclure
une alliance militaire plus durable, offraient à nouveau
d'oublier les anciennes querelles dogmatiques et discipli-
naires. Membres de la même Église, soumis à la même
autorité, Grecs et Latins eussent opposé une masse plus
compacte et plus homogène aux forces ottomanes qui
menaçaientla presqu'île des Balkans. Le Saint-Siège, selon
sa coutume traditionnelle, ne fit pas difficulté d'entrer
dans cet ordre d'idées. Les négociations se poursuivaient
activement, une ambassade byzantine était en route pour
Rome, un concile devait se réunir, lorsque Martin V,
» LES RUSSES ET LE CONCILE DE TLORENCE.
frappé (ra|)0|)lexie, mourut suhitcmcrit le 20 février 1431.
Ueurendrc en sous-œuvre les pourparlers de son prédé-
cesseur et les conduire à bon terme échut en partage à
Gabriel Gondulmaro, qui, ceignant le trirègne, s'appela
ICugène IV. Le neveu de Grégoire XII était un enfant de
Venise, cette vieille et active intermédiaire entre l'Kurope
et l'Orient, souvent plus préoccupée d'étendre ses domaines
et de placer ses marchandises que de propager le règne du
Christ. Toutefois le lion héraldique de Saint-Marc abritait
sous ses ailes non pas seulement une marine de commerce
et de guerre, mais aussi des hommes au cœur ardent, aux
vues larges et profondes, aux convictions franchement
chrétiennes. Eugène était de ce nombre, au témoignage
de saint Antonin, bon juge en pareille matière'. D'une
stature imposante, d'un port majestueux, il garda toute sa
vie les habitudes d'austérité et de piété contractées au
couvent de Saint-Georges in Alga. Encore simple moine
augustin,il voyait souvent les navires de la Seigneurie faire
voile vers le Levant, et ses vœux d'apôtre s'élançaient
à leur suite dans le lointain sillage. Une mission pontifi-
cale lui donna l occasion de parcourir l'Épire, la Macé-
doine, la Thrace, l'Asie Mineure et l'Egypte. Dès lors, sur
tous les degrés hiérarchiques qu'il eut à parcourir, la
question d'Orient au point de vue religieux devint 1 objet
de ses prédilections. Il s'en occupa assidûment pendant le
concile de Constance, et fut initié à toutes les négociations
ultérieures. Appelé à la suprême magistrature de l'Église,
le pontife n'eut garde d'oublier les projets du cardinal et
du moine.
A la vérité, il fallait avoir une indomptable énergie
pour songer à l'union des Églises en face des épreuves qui
* Chronicorum teitia pars, p. 519.
L'UNION ET MOSCOU. 5
iissaillirent le Saint-Siège aussitôt après la mort de Mai-
lin V. F^a faction des Golonna, irritée par les nnesures
violentes prises en toute hâte contre elle, troublait la paix
il Tintérieur. Au dehors, le duc de Milan Filippo-Maria
Visconti manilestait des intentions hostiles contre le Pape,
ami de Venise et de Florence, et soudoyait des condottieri,
un Fortibraccio, un Sforza, qui ravageaient impunément
les États de TÉglise. En 143 4, la révolte éclata à Rome
même. Le Capitole fut pris d'assaut. Les fils dégénérés
des Gracques proclamèrent la république. Le Pape, obligé
de fuir, descendit le Tibre à fond de cale pour échapper
aux pierres lancées contre lui et, passant à Ostie sur une
galère, alla se réfugier à Florence, où il demeura quelques
années au couvent des Dominicains de Santa-Maria Novella.
Entouré d'ennemis qui le serraient de près les armes à
la main, Eugène devait encore compter avec des adver-
saires d'un autre genre, dont les efforts tendaient à para-
lyser son action pontificale. Un concile s'était improvisé à
Bàle, dans des conditions assez étranges, et comme il dégé-
nérait en conciliabule, le Pape lui signifia l'ordre de se
dissoudre. Mais bientôt il rapporta sa décision et, pré-
voyant une résistance inflexible, ébranlé par l'avis de
quelques cardinaux, il reconnut, le 15 décembre 1433, la
légitimité du concile. Malgré cette mesure d'indulgence,
les difficultés persistèrent et prirent même parfois une
tournure menaçante. En particulier, au sujet des affaires
d'Orient, il y eut des réticences, des manques d'entente
mutuelle, voire des divergences, qui faillirent compro-
mettre le succès de la conciliation, car les Byzantins trai-
taient simultanément avec Bàle et avec Piome, ce qui
rendait ces relations singulièrement complexes *.
' Pour les sources du concile de Florence, voir : Hergenroether, Hand-
ouch, t. m, p. 388 à 391. — A citer notamment : Laebe, SïnoPoutos,
G LES UnSSES El LE COINCILE DE FLOUENP.R.
En oA'i'ci, Euy;ène IV négociait depuis longtemps la paix
religieuse avec les Byzantins, que les Pères de Bûle n'y
attachaient encore aucune importance. Lorsque leur exis-
tence conciliaire tut menacée à cause de cette entreprise,
ils la firent même dédaigneusement passer pour un « vieux
retrain » et une " cantilène démodée « . Préoccupés des
Hussites qu'il tardait à l'Empereur de voir désarmés, les
Pères abandonnaient l'Orient aux soins charitables du
Pape et ne se lançaient pas à la poursuite d'un fantôme
insaisissable. Mais, sitôt qu on s'aperçut des succès d'Eu-
gène, un complet revirement s opéra dans les esprits, et
l'espoir de rétablir l'unité de l'Église exerça sur les Pères
de Bâle une séduction fascinatrice. Ils se mirent prompte-
ment en rapport avec les Grecs, sans en avertir toutefois
le Pape. A l'insu de celui-ci, deux délégués se rendirent,
en 1433, à Constantinople, avec mission, — qu'on nous
passe le mot. — d'escamoter au profit de Bâle les négocia-
tions déjà engagées avec Rome. Aussi devaient-ils insister
sur l'importance et la grandeur du concile, mieux secondé
par les princes que le Pape, et par conséquent plus à même
de préparer l'union et d'organiser la croisade.
Héritier des projets religieux de son père Manuel, l'em-
pereur Jean Paléologue, quoique en pourparlers très actifs
avec le Pape, n'en accueillit pas moins gracieusement les
délégués de Bâle, et s'empressa d'envoyer, de son côté,
des mandataires dans la cité conciliaire. Les avantages de
cette tactique ne pouvaient lui échapper : traitant à la fois
avec deux parties également désireuses de réussir, il devait
espérer de dominer la situation. A l'encontre du Pape, qui
Allacci, Cecconi, Goethe, Zhishmax, Frommann, Macaire, Chevtbey,
OTTE^THAL, Delertorski, Draeseke, Carra de Vaux, Warschauer. — Bibl.
Laurenziana, Acquisti e Doni, 143; Strozzi. n° 33. — Bibl. du Vatican, fonds
slave, t. XII, f. 55. — Bibl. Barberini, t. XVI, f. 85.
L'UNION ET MOSCOU. T
consenlait. à une réunion sur le Bosphore, les Pères du
roncile plaidaient viffoureusement en laveur de liùle, et,
(juoique sans argent et sans crédit, ils prenaient sur eux
tous les frais de déplacement que le Pape laissait, au con-
traire, à la charge des Byzantins. Les conditions des deux
parties présentaient ainsi des avantages différents, et si
C.onstantinople sollicitait les préférences des patriotes
byzantins, peut-être était-ce encore plus urgent de ménager
un trésor obéré, à moins qu'il ne fut possible d obtenir
gain de cause sur les deux chefs à la fois. Jean II confia
toutes ses pensées et donna ses pleins pouvoirs aux trois
ambassadeurs choisis pour se rendre à Bàle : Démétrius
Paléologue, son parent; Isidore, hégoumène de Saint-
Démétrius; Jean Dishypato, officier de palais.
Pour la première fois, Isidore, déjà connu à la cour de
Byzance, paraît ici sur la grande scène de 1 histoire. Dans
la suite du récit il tiendra une place considérable, et dès à
présent il ne saurait passer inaperçu. Le monastère de
Saint-Démétrius, qu'ilgouvernait en qualité d'hégoumène,
était de fondation impériale. Le fondateur lui-même,
Michel VIII, en a conservé le souvenir dans les quelques
pages d'autobiographie qu il nous a laissées ^ A la tête
de la communauté se trouvait toujours un personnage plus
ou moins en vue. Si ce poste important a été confié à
Isidore, c est qu'il a dû le mériter par ses qualités person-
nelles plutôt que par sa naissance. Originaire de Gonstan-
tinople, rien n'indique qu'il ait appartenu à une famille
illustre ; par contre, ses lettres témoignent d une intelligence
cultivée et d'un noble caractère. L'époque contemporaine
leur a imprimé son cachet : c'est l'humaniste qui tient la
plume et se complaît dans les artifices du langage. Il ne
' Khrist. Tchténié, novembre-décembre 1885, p. 529.
8 LES UrSSES ET I.E CONCILE DE 1 l.ORENCE.
fail pas nnslc-re do son admiralion pour u l'harmonie des
phrases, In justesse de la composition, la puissance du ton,
la vivacité de la pensée » , et ce qu'il apprécie chez les
autres, il n'a jjarde de le négllfjer dans ses propres lettres.
Des pafjes entières, à notre gré trop filandreuses, sont
consacrées à des excuses, des plaintes, des regrets, au
sujet de quelque message perdu ou retardé ou qui n'a pas
été suffisamment bien tourné. La lecture des poètes, qu'il
cite volontiers, l'avait initié à la mythologie ; aussi les dieux
de l'Olympe, les muses, les sirènes, l'ambroisie, le nectar,
lui fournissent souvent des allusions ingénieuses. S il ne
peut prendre son essor et voler vers ses amis, il s'assoit
sur le rivage, et il pleure rien qu'au souvenir des causeries
attachantes qui ont passé aussi vite que la fleur printanière.
La note gaie n'est pas exclue : un lièvre, coupable de
grands ravages dans le jardin, est soumis au jugement de
Salomon et envoyé à un ami en pourvoi d'appel.
Sons ces dehors maniérés ou plaisants se cachait un
esprit sérieux et pratique. Dans les deux lettres à Guarino
de Vérone, il est beaucoup question de livres. Isidore
envoie à son ami quelques œuvres de Xénophon, lui promet
celles de Lucien et d'Athénée et entend bien être payé de
retour. La préoccupation littéraire ne le quitte jamais, et
lorsqu'il est obligé, à Épidaure et à Sparte, de songer aux
travaux de la campagne, au labour de la terre, aux bœufs
et aux chevaux, c'est à ses livres, à ses études qu'il a le plus
de peine à renoncer. Les lointains voyages lui paraissaient
séduisants. Lorsque Manuel Chrysoloras traversait l'Europe
depuis l'Espagne jusqu'aux îles Britanniques en passant
par "l'opulente» ville de Paris, Isidore l'estimait heureux
de voir tant de régions nouvelles et se comparait lui-même
à une taupe fatalement renfermée dans un cercle étroit.
C'est qui! jugeait des voyages d'après le parti qu'il tirait
T, 'UNION ET MOSCOU. 9
même des simples (J('j)ljic(Mn(Mils. Arrivé à Vilvlo, il exa-
mine la ville elle port, (léchidie les inscriptions {fravt'es
ur les colonnes, constate rinfluence de riiellénisme sur
les Albanais, montagnards farouches et sauva(jes que le
contact avec les Grecs a rendus traitables et presque
policés.
Mais ce qui frappe surtout dans les lettres d'Isidore,
c'est l'élévation des sentiments. Bien qu'il se plaigne du
mépris, qui est le partage des moines, lui-même jouissait
d'une haute considération. Il écrit à l'empereur Manuel en
homme habitué à traiter avec son maître ; il s'adresse aux
despotes de la Morée, à Michel le Sacellaire, au métropo-
lite de Midia, à celui de Kiev, comme on s'adresse à des
égaux. L'hégoumène est un ami dévoué, s intéressant au
sort d'autrui, aimant à échanger des idées, à dire des
choses agréables; il est aussi l'avocat des pauvres et le
refuge des malheureux. Une cruelle épreuve avait atteint
les Hélicovounites : leurs vignes dévastées par l'orage res-
semblaient à des pins. Privés de leur unique ressource, ces
pauvres campagnards n'avaient plus de quoi payer les
impôts qu'on s'obstinait à exiger. Isidore se charge de leur
cause; il la plaide avec ardeur, sa voix prend des accents
pathétiques, il en appelle à la pitié, à la justice, aux ordres
de Dieu, à travers l'urbanité du langage se fait sentir la
fermeté du défenseur. Et ce n'était pas là une simple effu-
sion de philanthropie ; l'hégoumène se guidait par des prin-
cipes surnaturels. Bien qu'il fût humaniste, il n'a jamais
donné dans les rêves du néoplatonisme : ses convictions
sont restées franchement chrétiennes ; il croyait à un Dieu
personnel, créateur de toutes choses et rémunérateur, à sa
providence, aux mystères de l'Incarnation et de la Rédemp-
tion, à la chute de l'homme, à son élévation à l'état de
grâce, à ses destinées immortelles. Les prières qu'il adresse
10 1.KS RUSSES RT l.K CONCILli: DK TLOUENCE.
au « despote <les despotes » portent Tcmpreinte vivante
de sa loi, (lui s'tipaiiclie surtout à Monendjasie, où il avait,
parait-il, une mission spéciale à remplir, en belles et graves
paroles. La piété n'excluait pas chez lui le patriotisme : la
terre de Pélops lui est chère, et rien que son nom fait
A ibrer ses fibre? les plus intimes. Isidore n'a jamais trahi
ou désavoué ses sentiments : tel il était à Byzance et en
Morée, tel on le retrouve, à différentes époques, en
Occident'.
Divers incidents de voyage, tempête sur mer, agression
sur les grandes routes, retardèrent l'arrivée des ambassa-
deurs grecs à Bàle jusqu'en juillet 1434. Le cardinal Giu-
liano Cesarini présidait le concile. Ami des humanistes, il
souhaita la bienvenue aux arrivants dans un de ces dis-
cours, si chers à la Renaissance, où la profusion des mots
étouffe les idées, ou la rigueur même du raisonnement est
parfois sacrifiée aux formules oratoires et aux exigences
de l'effet. Après des réflexions à perte de vue sur la paix
et l'union, Cesarini exposa brièvement la marche suivie
jusque-là dans les afl^ires et les résultats obtenus. Pour
conclure, il hasarda l'opinion qu'au fond les différences
entre l'Orient et l'Occident se réduisaient à des questions
de forme, et que la nouvelle de la fusion des Églises serait
comme le signal d'une croisade générale : les princes
chrétiens viendraient spontanément se ranger sous l'éten-
dard de saint Pierre, et rien que l'effet moral de cette
levée de boucliers serait désastreux pour les Turcs. Toute
cette harangue respirait l'enthousiasme et la joie par suite
de l'arrivée des ambassadeurs grecs, que l'orateur saluait
avec des éloges sympathiques et discrets.
Chargé de la réponse, Isidore, dans un discours grec
' Regel, Analecta, p. xxxviii, 59. — Bibi. du Vatican, fonds grec,
n" 914, f. 56 à 62. — Appendice, n" I.
L'UNION ET IVTOSCOTJ. 11
traduit en latin j)ar Aurispa, sut non seulement se main-
tenir au même diapason, mais, grâce au génie oriental,
pousser encore plus loin l'affectation de la phrase et
1 audace de l'hyperbole. Fatigué du voyage et peu versé
dans 1 éloquence, il s'avoua tout à fait au-dessous d une
lâche où les plus grandes voix de l'antiquité eussent cer-
tainement échoué, car le concile de Bâle, disait-il, ne sau-
rait être en aucune façon dignement apprécié. L'oral eur
remonta ensuite jusqu'au siège de Troie et redescendit
jusqu'aux guerres récentes entre la France et l'Angleterre,
afin de prouver, l'histoire à la main, les avantages de la
paix et les détriments des discordes. Reprenant la thèse de
Cesarini, il déclara absolument futiles les cause > de la
rupture entre les deux Églises : simples malentendus,
dont le démon s'est servi pour creuser des abîmes. Si cette
largeur de vues trahit le futur partisan de l'union, le
patriote se révèle quand vient le tour de Byzance. Nation
infortunée, s'écrie l'hégoumène en parlant des Grecs,
mais illustre et puissante ! Des provinces nombreuses en
Europe et en Asie reconnaissent encore sa souveraineté.
La juridiction du patriarche byzantin s'étend jusqu en
Russie, pays immense, qui touche aux monts hyperbo-
réens. Quelle gloire par conséquent de travailler à l union
de Byzance avec Rome! Ne serait-ce pas, se demande le
moine ébloui par cette vision, élever un monument gran-
diose qui rivaliserait avec le colosse de Rhodes, dont le
sommet atteindrait les cieux et dont l'éclat rejaillirait sur
l'Orient et l'Occident?
Aux discours d'étiquette succédèrent les discussions. En
principe, on admettait de part et d'autre qu'un concile
général serait le meilleur et peut-être l'unique moyen de
s'entendre. La divergence portait sur le lieu de la réunion ;
tandis que les Grecs penchaient vers Gonstantinople, les
il LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.
Pères (lu concile insistaient fortement pour Bàle. On dépensa
beaucoup de temps en efforts stériles avant de se résoudre
à des concessions mutuelles. Enfin il fut convenu qu'en
toute hypothèse la préférence resterait à l'Occident, et que
Tcmpereur Paléologuc y viendrait en personne avec le
patriarche. Les Grecs durent se contenter de l'espoir que
le concile se réunirait dans une ville plus rapprochée de
l'Orient que Bàle. En revanche, les Pères se chargèrent,
avec plus de hardiesse que de prudence, des frais énormes
qu'entraînerait nécessairement le voyage de tant d'évéques
et de princes. Ils promirent aussi, sur demande expresse
des Byzantins, de soumettre ces stipulations à l'approba-
tion pontificale.
Le 7 septemlïre 1434, toutes les difficultés ayant été
écartées, le décret Sicutpia mater fut, en séance solennelle,
promulgué dans la cathédrale, adopté par les Pères et juré
par les Grecs. Ce document célèbre résume les conditions
mentionnées plus haut et reproduit en latin, à leur suite,
le chrysobulle de l'Empereur du 11 novembre 14-33 et la
lettre du patriarche du 15 octobre de la même année. Un
mot fatal, trompant la vigilance des intéressés, s'était
glissé dans le texte conciliaire. Les Pères y annonçaient
pompeusement qu'après avoir calmé les récentes discordes
des Hussites, ils allaient s'occuper des discordes anciennes
des Grecs. Mettre ainsi sur la même ligne ceux qui se
croyaient archiorthodoxes avec d'odieux hérétiques était
un affront qu'on aurait pu supprimer sans inconvénient.
Cependant l'hégoumène Isidore, pas plus que ses collègues,
ne fut choqué de ce rapprochement. Leurs compatriotes,
nous le verrons bientôt, se montrèrent plus perspicaces
et surtout plus susceptibles. En attendant, le chanoine
d'Orléans, Simon Fréron, fut chargé de porter le décret
au Pape.
L'UNION ET MOSCOU. 13
Mission délicate. Grande avait été la surprise d Kii'jène
sitôt que les démarches entreprises à la sourdine par les
l'ères eurent transpiré. Son désappointement s'accrut à
l'arrivée du mandataire. Le Pape se fût réservé volontiers
la haute direction de l'affaire by/antine. L'idée d'un con-
cile à Gonstantinople lui souriait : proclamée sous les
voûtes de Sainte-Sophie, l'union eût peut-être trouvé plus
d'écho en Orient, et le sanctuaire national eût mieux
attesté la liberté des serments de paix. Enfin la question
financière elle-même réclamait un examen plus appro-
fondi, car les Pères de Bàle comptaient sur des ressources
très problématiques. Cependant, vis-à-vis d'un concile
toujours prêt à se révolter, le Pape, déjà fu(,àtif à Florence,
crut devoir se rendre aux conseils de modération qui pré-
valaient dans son entourage. Le 15 novembre 1434, il
envoya à Bàle un message dans lequel, après avoir motivé
sa ligne de conduite, il se ralliait à l opinion du concile si
celui-ci restait inébranlable.
Bientôt après, deux ambassadeurs grecs, Georges et
Manuel Dishypato, arrivèrent avec de nouvelles instruc-
tions. De plus en plus l'Empereur se rapprochait du Pape,
insistait sur la réunion du concile à Gonstantinople, et
enjoignait à Isidore et à ses collègues de réformer dans ce
sens les engagements qu'ils auraient pu prendre.
Eugène IV, redevenu maître de la situation, oublia Ie.î
questions personnelles pour ne songer qu'aux meilleni.^
moyens d'atteindre le but. Il n'usa point de représaille ;
envers les Pères de Bàle, dont les démarches intempes-
tives avaient provoqué ce chassé-croisé d'ordres et de
contre-ordres; il ne reprocha pas aux Grec», excusables
d'ailleurs à cause des distances et des retards, d avoir
négocié en double, mais fidèle à ses engagements du
15 novembre, il ne voulut pas trancher la quesliou lui-
IV I.i:S IIUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.
niëiDc et la renvoya par-devant le concile. Tout fiers de ce
premier succèsctsùrs d'avance de l'approbation pontificale,
les Pères n'en mirent que plus d'obstination à défendre
leur plan. Force fut aux Grecs de sacrifier Gonstantinople,
et d'accepter la réunion du concile en Occident '.
Désormais il ne manquait plus à ces préliminaires que
la suprême ratification de Jean II. Le théâtre de l'action se
transporte ainsi au palais impérial de la Corne d'or, où
naguère avaient germé les premiers éléments de la divi-
sion. En ce moment, tandis que les projets de concile sur-
excitaient les passions religieuses, l'approche du danger
inspirait des sentiments conciliants. A en croire les Latins,
un Traversari, un Giovanni de Raguse, un Menger, un
Fréron, il y eut comme un courant de sympathie pour
Rome qui traversa Byzance. Si l'Empereur craignait sur-
tout les Turcs, car la paix chèrement achetée à Mourad II
n'était qu'une trêve peu rassurante, le patriarche Joseph,
vénérable vieillard entouré de l'estime générale, s'inspirait
de motifs plus élevés. Autour de ces deux personnages se
groupait un parti peu nombreux, il est vrai, mais prêt à
tout sacrifier pour les grands intérêts de la patrie et de la
vérité. Même dans les masses, au moins à Gonstantinople,
on se plaisait à signaler une détente. Ainsi le clergé et le
peuple se portèrent en foule à Sainte-Sophie pour assister
aux prières solennelles, décrétées par le patriarche en vue
de 1 union des Eglises. La cérémonie fut émouvante.
Cependant 1 accalmie était, en général, plutôt apparente
que réelle, et les proportions que prenaient certaines ques-
tions secondaires légitimaient des craintes pour l'avenir.
Les fastidieux détails des derniers arranofements relatifs
'Ceccosi, p. Lxvni, lxxx, xcti, cxiii. — ZHiSHMAK,Z'ie Unionsv.,j>. iki.25.
— Haller, 1. 1, p. 336 à 370. — BibL Laurenziana, St)o:.zi, n* 33. — Ccgno>i,
p. 15(i.
I/HNION ET MÔSCOr. 15
in concile, (lui loucliaieni suiioiil au [loint criiouneur el à
1 ar^jent, sont en dehors de notre sujet. Un seid incident
où figure rhégouniène Isidore mérite d'être relevé.
Aussitôt (jue les mandataires latins et grecs, chargés des
préliminaires du concile, lurent réunis à Constantinople,
en septembre 1 435, des bruits malveillants se répandirent
sur les trois ambassadeurs de Bàle, Démétrius, Isidore et
Jean. On les accusait d'avoir sacrifié doi^ intérêts majeurs
à (le [utiles considérations personnelles, et d'avoir négligé
de se concerter sur les mesures à prendre. L'affaire fut
débattue devant l'Empereur. Démétrius présenta la défense
des ambassadeurs, Isidore le soutint vigoureusement, et
ils gagnèrent leur cause, mais ce ne fut que pour subir
une nouvelle et plus forte attaque. Lorsque le décret du
7 septembre 143 4 tomba dans le domaine public, une
véritable tempête se déchaîna parmi les Byzantins, (urieux
de se voir assimilés aux Hussites. D'un commun accord, le
texte outrageant fut repoussé et une réparation jugée
nécessaire. De fiers et durs reproches atteignirent les
ambassadeurs de Bàle : un seul mot de leur part eût suffi
pour modifier la rédaction. Pourquoi ne lavaient-ils pas
prononcé? Comment n'avaient-ils pas reculé devant la
lourde responsabilité du silence? On se mit immédiate-
ment à l'œuvre afin de régler ce différend, et il ne fallut
pas moins de trois séances orageuses pour trouver un biais
admissible par les deux parties. Les Latins consentirent
enfin à rédiger un nouveau texte qui serait soumis aux
Grecs avant d'être envoyé au concile de Bàle; mais, tandis
qu'ils travaillaient à cette tâche, l'Empereur voulut que les
Grecs dressassent un contre-projet, et il nomma à cet effet
une commission de quatre membres, parmi lesquels se
trouvait Isidore. Les commissaires en furent pour leurs
frais de composition, et l'Empereur pour son excès de pru-
16 LES lUrsSKS KT LE CONCILE DE ILOUENCE.
dence, car le nouveau texte des Latins enleva tous les sut-
fra'^es, et l'incident fut clos à la satisfaction générale'.
L'héfjoumène Isidore, quelle qu'eût été sa conduite à Bâle,
n'avait pas perdu, on le voit, la confiance de l'Empereur,
qui ne tarda pas à lui en donner une nouvelle preuve en
1 envoyant à Moscou. Laissons les Grecs à leurs préparatifs
en vue du concile qui s'ouvrira en Italie. Pour saisir l'im-
portance de la mission confiée à Isidore, il importe de se
raijpeler quelles étaient alors les relations entre Moscou et
Hyzance.
Évangélisée par des missionnaires grecs, enclavée dès
le dixième siècle dans le patriarcat de Constantinople, la
Russie restait de loin en communion d'idées avec la métro-
pole, et conservait avec elle des liens hiérarchiques. Le
patriarche d'Orient nommait le chef de l'Église russe
métropolite - de Kiev et de toute la Russie « , ou, pour le
moins, confirmait son élection. Au point de vue politique,
l'empressement des empereurs grecs variait selon les cir-
constances. Lorsque les Mongols envahirent la Russie et la
rendirent tributaire, Byzance n'envoya aux vaincus ni sol-
dats ni argent; maintenant que les rôles semblaient vou-
loir changer, on eût accepté volontiers le secours des
Russes contre les Turcs. La gravitation vers Moscou s'im-
posait par la Ibrce même des choses.
La vacance momentanée du premier siège de Russie
offrait une occasion propice d'entrer en matière, bien que
le choix du nouveau titulaire présentât de singulières diffi-
cultés. Kiev, la cité sainte, le berceau de la foi des Russes,
subissait alors la domiiuition des Lithuaniens, et sitôt
qu il y avait un métropolite à nommer, ils opposaient leur
propre candidat au candidat de Moscou. En 1431, à la
> SvROPOCLos, p. 22 à 42.
L'UNION ICT MOSCOU. 17
iDort de Photius, le (iraiid kiiiaz Vasili II lui donna immé-
diatement pour successeur révoque de Riazan, Jonas. Mais
tandis (jue le nouvel élu tardait à se (aire confirmer, (jé-
rasime, luttant de vitesse et favorisé j)ar les Lithuaniens,
parvint à obtenir du patriarche d'Orient la nomination
olFicielle et définitive. Le rival de Jonas périt tra{ji<jiu;-
ment sur le bûcher, en 1435, et un rayon d'espoir brilla
aux yeux de l'ancien prétendant, qui se rendit en toute
hâte à Gonstantinople pour n'y trouver encore qu une
amère déception. Longtemps à l'avance l'Empereur eJ le
patriarche avaient pris leurs mesures : il leur fallait à
Moscou un homme dévoué à leur cause et capable de faire
triompher une idée. Leur choix s'arrêta sur l'hégoumène
Isidore, qui fut aussitôt promu au siège de Kiev et con-
sacré par le patriarche. On n'accorda à l'évêque moscovite
que la promesse de succession en cas de survivance. Rési-
gné à son sort, quoique trompé dans son attente, Jonas,
en compagnie d'Isidore, de l'ambassadeur impérial Gudela
et du moine Grégoire, reprit le chemin de Moscou dans
les premiers mois de l'année 1437.
En quittant le Bosphore pour se rendre sur les rives de
la Moskva, l'ancien moine de Saint-Démétrius entrait dans
une sphère d'action complètement neuve pour lui et
encore peu connue de ses compatriotes. Le métropolite de
Russie passait pour un des plus hauts dignitaires de
l'Église d'Orient ; on comptait pour un bonheur d'être
nommé à ce siège réputé aussi lucratif qu'honorable.
Depuis l'invasion des Mongols, les Grecs n'y parvenaient
plus que rarement, car les grands kniaz préféraient les
Moscovites, et savaient s'y prendre pour les faire réussir.
Cependant le prédécesseur immédiat d Isidore, Photius,
était originaire de la Morée. Il avait échangé avec Thégou-
mène des lettres qui probablement n'avaient pas beaucoup
2
18 I.KS l'.rSSFîî ET l.K CONCILE DE FLORENCE.
appris à ce dernier. Aucun guide éclairé ne s'offrait pour
orienter le nouveau métropolite, et la mission qu'il avait
à riMnplir était des plus difficiles; car, on ne saurait
en douter, il se rendait à Moscou principalement pour
engager les Russes à prendre part au prochain concile ou
pour avoir, au moins, un titre légitime de les y représen-
ter. Les antécédent? d'Isidore à Bàle, l'insistance des
BW.antins sur son choix, toute la suite de l'histoire, en
fournissent des preuves inéluctables. Partisan de l'union
des Églises, ardent patriote, Isidore arrivait au Kremlin
avec des projets bien arrêtés et l'inébranlable résolution
de les exécuter. Or, ni les conditions politiques et reli-
gieuses de Moscou, ni l'homme qui détenait le pouvoir ne
favonsaient ces entreprises.
En effet, la Russie traversait alors sa période laborieuse
d'unification territoriale et de réaction contre les Tatars.
Longtemps victime d'un système d'apanages qui 1 avait
morcelée en lambeaux, durement rançonnée par la Horde
d'or et <oumise à son joug, elle ne sortit victorieuse de
ces épreuves que grâce à la politique savante, tenace,
invariable, mais cruelle et sans scrupules, des princes de
Moscou. Les fils de Monomaque et de Kalita devinrent
comme les fermiers généraux du tribut à payer aux
Tatars, et ils s'acquittèrent de cette charge de manière à
faire prospérer leurs propres finances. Au milieu de la
détresse générale, cet argent leur permit d'acheter les
principautés vacantes. Des alliances avantageuses et trop
'Souvent des intrigues et des rapines arrondirent encore
leurs domaines, admirablement situés au cœur même de la
Russie. Ils furent préservés de léraiettement par suite de
circonstances particulièrement heureuses et souvent for-
tuites. Lorsque les augustes représentants de l'Église, les
métropolites, vinrent v fixer leur résidence, Moscou acquit
L'UNION ET MOSCOU. 19
;iiix yeux fies croyants un prcsli.fje sans pareil. Enfin une
haute et suprême const;cration lui lut doiuiée |)ar la trans-
lation (le l'iniajje vénérée de la sainte Vierge de Vladimir,
laquelle se rattachent de chères et glorieuses traditions.
A mesure que la jeune principauté concentrait les forces
nationales, elle reprenait conscience d'elle-même et se
sentait en mesure de tenir tête aux Tatars. Dmitri Donskoï,
s'armant de courage, remporta sur eux une brillante vic-
toire. Ses successeurs, moins hardis, s'en tinrent à une
hostilité latente, mais active et persévérante.
Le grand kniaz Vasili II, qu'Isidore trouva sur le trône,
appartenait à cette pléiade de princes qui savaient à mer-
veille tantôt louvoyer et temporiser, tantôt prendre les
armes, sans jamais perdre de vue l'hégémonie de Moscou
et l'affranchissement du joug tatar. Les chroniques lui ont
gardé le surnom de temny (aveugle), pour avoir eu les yeux
crevés par un de ses neveux, dont il avait soumis le frère
au même supplice. Les vingt premières années de son
règne furent remplies de discordes et de sang. Vasili eut à
défendre son titre de grand kniaz contre son oncle louri,
qui s'appuyait sur les coutumes russes traditionnelles;
mais, au tribunal du khan tatar, l'or de l'opulent neveu et
les bassesses de ses boiars prévalurent sur les subtilités
juridiques de l'oncle. Le iarlyk échut au plus offrant et au
moins ûer, et la guerre intestine se ralluma immédiate-
ment. A peine Vasili en était-il sorti vainqueur qu'il fut
fait prisonnier par les Tatars de Kazan, et ceux qui
payèrent sa rançon comprirent la grandeur du désastre.
Ces revers successifs n'empêchèrent pas Vasili d'englober
des apanages dans sa principauté, de faire sentir à Tver,
à Riazan et même à Novgorod, la pesanteur de son bras.
Quant à la Horde d'or, sans jamais l'attaquer de front, le
grand kniaz minait sourdement sa puissance, en accordant
jo T.rs ni^ssES et i,e concile de Florence.
un îisile cl en ociroyant des doinaines aux Tatars tians-
fiiffes, qui devenaient de précieux auxiliaires contre leurs
anciens maîtres.
Mal{|ré ces guerres, ces intrigues, ces préoccupations
de toutes sortes, Vasili trouvait encore des loisirs pour
les affaires ecclésiastiques. La nomination d'Isidore dut
nécessairement le contrarier. L'échec à doux reprises du
candidat moscovite portait déjà une sensible atteinte au
prestige du Kremlin, et des conséquences encore plus
graves étaient à craindre dans l'ordre pratique. Jusque-là
les chefs de I Eglise avaient servi d'instruments dociles
aux chefs de l'État. Jonas, le malheureux candidat russe
au siège métropolitain, eût sans doute fait preuve de sou-
plesse envers son maître; on avait d'excellentes raisons
pour le croire. Mais en serait-il de même d'Isidore? Ce
prélat byzantin servirait-il le grand kniaz avec le même
dévouement que Photius? saurait-il s'adapter aux mœurs
de Moscou, oublier les intérêts des Paléologues pour ne
penser qu'à ceux de Vasili? Cette incertitude devait inquié-
ter un prince habitué de longue date à trouver dans son
métropolite un allié sûr et fidèle.
Cependant, telle était encore l'autorité' dont jouissait
Byzance que, par égard pour l'Empereur et le patriarche,
Vasili renonça à l'homme de son choix et subit l'évêque .
qui lui était imposé. Il fit même à Isidore un accueil gra-
cieux. C était vers Pâques 1437. Aux solennités d'installa-
tion succéda le banquet d'usage, et les présents tradition-
nels furent offerts au nouveau pasteur. Le prestige de
l'Orient l'entourait; il en imposait à son entourage et,
parlant plusieurs langues, passait au milieu des Russes
pour un phénomène de science.
Toutefois, la bonne harmonie ne dura pas plus long-
temps que les cérémonies banales de réception. Le grand
L'UNION ET MOSCOU. SI
kiliaz ne dissimula point son linnicur sitôt (ju il eut vent
des desseins d'Isidore. Le concile dont il a été question
plus haut allait se réunir à Ferrare. Grecs et Latins s'y
donnaient rendez-vous pour discuter les conditions d'un
ra[)prochenient définitif. Rien n'était plus lé(jitime que
d'y faire représenter la Russie. Elle formait une partie
notable du patriarcat de Ryznnce, et celui-ci se {glorifiait
de la compter parmi ses provinces ecclésiastiques. Isidore
1 avait proclamé à Bàle et, conséquent avec lui-même, il
demanda à son nouveau maître l'autorisation de se rendre
au concile.
Évidemment, tout cela avait été concerté d'avance :
Isidore remplissait un programme soigneusement élaboré
sur les rives du Bosphore, identique à celui qui s'exécutait
à Trébizonde, en Géorgie, en Serbie et ailleurs. Mais
Vasili, complètement étranger à ces nouvelles idées, élevé
dans le culte superstitieux de la routine, n'en fut pas
moins frappé d'une profonde stupeur. Le chef de l'Église
russe au milieu des Latins, discutant avec eux sur des
matières de foi, voire négociant un rapprochement, il y
avait là de quoi déconcerter le bon prince moscovite. Les
Grecs eux-mêmes lui avaient enseigné que les sept pre-
miers conciles généraux méritaient seuls d'être respectés,
que tous les autres devaient passer pour nuls et non ave-
nus à partir du huitième, où le pape Nicolas avait con-
damné le patriarche Photius ; et voilà que le métropolite,
oubliant ces rancunes séculaires, songeait à une étrange
innovation! Pour expliquer ce phénomène, les chroni-
queurs scandalisés s'en prenaient à l'inspiration du diable,
et Vasili se fit l'interprète de l'indignation générale,
lorsque, renchérissant sur les théories byzantines, il parla
en ces termes à Isidore : « Père, sache que le septième
concile a exposé toute la doctrine des apôtres, et qu il a
22 LKS RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.
voué d'inaiice aux anathcmes ceux qui songeraient à un
huitième concile. " Le métropolite ne se laissa pas él)ian-
1er par celte naïve théologie, et les foudres suspendues
au-dessus de sa tête ne lui inspirèrent aucune crainte. Se
réclamant de la promesse faite au patriarche, il insista
avec tant de vigueur et de force que Vasili se crut oblige
(le lui accorder l'autorisation demandée. Pour calmer ses
scrupules, le grand kniaz munit Isidore de judicieux con-
seils. « Puisque tu te rends, lui disait-il, à ce huitième
concile, réprouvé par nos samtes traditions, au moins
reviens-nous avec l'ancienne foi de Vladimir. Garde-toi
bien d'y changer quoi que ce soit, car toute innovation
nous serait désagréable. » La chronique ajoute qu'Isidore
s'engagea par serment à remplir cette condition en réalité
illusoire, car il s'agissait précisément de constater qui des
deux, de Byzance ou de Ptome, avait conservé intacte et
pure la foi de Vladimir.
Lorsque tous les obstacles furent surmontés, le 8 sep-
tembre 1437, Isidore se mit en route avec une suite éva-
luée à plus de cent personnes. On distinguait parmi ses
compagnons, outre Grégoire et Gudela, l'évêque de Souz-
dal Avrami, le pope Siméon, également de Souzdal,
l'archimandrite Vassian et le boïar Foma Matveïev, qu'uae
autre source fait passer pour délégué par le kniaz de
Tver. Jamais encore caravane si nombreuse n avait quitté
Moscou avec un but de voyage si éloigné, une mission plus
importante à remplir.
Au début, Isidore fut accueilli de ville en ville comme
l'est un pasteur vénéré par ses ouailles. Le kniaz Boris de
Tver le reçut en grande pompe. A Novgorod et à Pskov,
l'enthousiasme se manifesta également dans des banquets
et des processions. C'est à louriev qu'eut lieu, d'après les
sources russes, le premier incident de mauvais augure.
L'UNIOJN ET MÛSCOa. 23
La ville étant habitée par des orthodoxes et des cjiIIkj-
Ii(|ucs, les deux cler{jcs vinrent à la rencontre du métro-
polite. Au f;rand scandale de ses compafjnons, Isidore
vénéra la croix latine avant les images russes. Dès lors, il
passa pour suspect.
A Riga, l'arrêt se prolongea quelques semaines. Le
moine Grégoire fut envoyé à Kœnigsberg pour se rensei-
gner sur la sûreté des routes et obtenir des sauf-conduits.
Le grand maître de l'ordre Teutonique, Paul de Rusdorf,
s'y prêta volontiers. Sur les avis qu'il ne tarda point à
recueillir, on décida, afin d'éviter la Saniogitie, de s'em-
barquer, et de descendre la Baltique jusqu'à Lûbeck.
Désormais, les Moscovites respireront l'atmosphère occi-
dentale. Leur itinéraire les conduisait à travers l'Alle-
magne par Lunebourg, Leipzig, Bamberg, Nûrnberg, où
ils arrivèrent le 30 juin et visitèrent les fortihcations de
la ville, Augsbourg, Innsbruck, jusqu'à la vallée de
l'Adige et jusqu'en pleine Italie '.
Us nous ont révélé eux-mêmes les Iraiches et naïves
impressions qu'a provoquées dans leurs esprits la vieille
civilisation d'Europe. Ce récit, bien entendu, ne vient pas
d'Isidore, initié au progrès de la Renaissance, mais d'un
de ses compagnons dont le nom est resté inconnu. Une
cruelle mystification, qui se rattache aux légendes du Dau-
phiné et du lac de Lucerne, fit découvrir à nos voyageurs
sur les bords d'un fleuve imaginaire la patrie de Ponce-
Pilate qu'ils nomment hardiment la ville Pont ou Pontisk.
En général, ce qui les frappe le plus, c'est l'aspect exté-
' Poln. Sobr., t. III, p. 112; t. lY, p. 122; t. V, p. 267; t. VI, p. 151;
t. VIII, p. 100. — Kniga step., t. II, p. 71. — Ahty Jstor,, t. I, p. 73, 84,
95.— BuNGE, t. IX, n°' 252, 267, 270, 289, 309. — Ropp, 2 Abtli., 2 B.,
p. 161, n" 200. — Chroniken der cl. St., t. X, p. 155. — Karck, DieEeise.
— Archives de Kœnigsberg, Ordensbriefarchiv^ t. XIII, f. 486, 513, 514.
— Archives de NUrnberg, Jahrcsrcqister, t. IV, f. 294.
iU l.ES nUSSES ET LE CONCILE DE I-l.OIlENCE.
rieur des villes d'Occident. L'ancienne Moscou avec ses
méchante^ maisons de bois n'offrait rien de comparable
auxcallïéJialesgotbiques, aux palais somptueux, ni même
iiux modestes demeures bourgeoises des cités d'Allemagne.
Les fontaines publiques avec leurs ornements bizarres,
féants de bronze ou de marbre, monstres marins ou dieux
iMvthologlques, vomissant de toutes parts des eaux abon-
dantes, excitèrent la plus vive admiration des Moscovites.
Leur enthousiasme ne connut plus de bornes à la vue
d une antique horloge de Liibeck, qui représentait des
ticènes bibliques en sonnant les heures. Us ne pouvaient
détacher les yeux de ce prodigieux spectacle dont les
moindres détails intéressaient leur pieuse curiosité. La
visite de quelques abbayes leur suggéra des observations
judicieuses : ils remarquèrent que les bibliothèques con-
tenaient beaucoup de livres, qu'on servait à table du bon
vin, et que les femmes n'entraient pas dans les couvents
d'hommes. Le progrès occidental, on le voit, n'attirait
pas les Moscovites par ses grands côtés. En vrais primi-
tifs, ils se contentaient des apparences. Quant aux phéno-
mènes de la nature, à la beauté des sites, à la variété des
pavsages, ils v restèrent indifférents jusqu'à la vue des
montagnes du Tyrol. Au pied de ces colosses, qui élèvent
jusqu'aux nues leurs cimes couronnées de neige, les habi-
tants des plaines ondulées du Nord ne cachèrent pas leur
étonnement et leur surprise. Bientôt aux chaînes majes-
tueuses des Alpes , à leurs derniers contreforts , succé-
dèrent les riantes campagnes de la haute Italie. Isidore
se dirigea sur Padoue et arriva, le 15 août 1438, à Fer-
rare ^
Le concile était déjà réuni dans la capitale où les mar-
' Sakharov, i. II, p. 81. — Pavlov, p. 90. — Voir aussi le récit attribué
à Avramj, Popov, p. 400. — Dumotjchel, passim.
L'UNION 1:T MOSCOU. 25
i|iiis tlKsle tenaient leur cour hrillantc, où les lettres et
les poètes se donnaient volontiers rendez-vous, et qui
(levait être un jour illustrée par l'Arioste et le Tasse. Le
27 novembre 1437, les {jalères poiililicales stationnées
dans la Corne d'or avaient pris le large, emmenant en
Italie, avec Jean Paléologue et son frère Démétrius, le
patriarche Joseph de Constantinople, et un nombre con-
sidérable de métropolites, d'évêques, d'hégoumènes et de
grands dignitaires de la cour. La traversée fut longue et
désastreuse. Les Byzantins n'arrivèrent à Venise qu'en
février 1438. Accueillis avec un grand déploiement de
pompe par le doge Francesco Foscari, le Sénat et le
peuple, ils furent bientôt invités à se rendre à Ferrare,
où, malgré la résistance d'un petit nombre, le Pape avait
transporté le concile qui siégeait à Bâle. L Empereur
accepta cette proposition, et, à partir de cette époque,
brisant complètement avec les récalcitrants, il s'en tint
toujours au Pape.
Les Latins réunis à Ferrare avaient inauguré leur pre-
mière séance, dès le 8 janvier 1438, sous la présidence du
cardinal Albergati. Le 9 avril eut lieu l'ouverture solennelle
du concile, en présence d'Eugène IV et des Byzantins. Après
quoi le chômage des sessions générales dura jusqu'au 8 oc-
tobre. En vain s'était-on flatté de voir, dans l'intervalle,
arriverles ambassadeurs desprinces d'Occident. L'empereur
Sigismond venait de mourir en décembre 1437, et son
successeur, Albert d'Autriche, ne manifestait aucun em-
pressement. L'Allemagne gardait la neutralité entre les
débris schismatisants du concile de Baie et le nouveau
concile de Ferrare. Charles VII taillait la plume qui devait
signer la Pragmatique sanction de Bourges et défendait
même aux prélats français de se rendre en Italie. Les
souverains se désintéressaient de l'union religieuse avec
2G LES niTSSES ET LE CONCILE UE l'LOUENCE.
les Grecs et croyaient ne rien risquer en tergiversant.
Ce temps forcé d'arrêt fut consacré à des études préli-
minaires et à des discussions privées. L'Empereur en pre-
nait pliilosoj)Iuquement son parti et cherchait à utiliser
ses loisirs. Mal satisfait des chevaux fournis par le Pape,
il en acheta un de honne race à Gudela. Après quoi, ac-
conqjagné de son frère, il se livra avec tant d'ardeur à la
chasse que les habitants des environs, soucieux de con-
server leur gibier, portèrent plainte au marquis Niccolo.
Quant au métropolite de Kiev, il se voyait rendu à ses
amis, ses collègues, ses compatriotes. L'humaniste retrou-
vait à Ferrare son correspondant Guarino, ancien disciple
à Byzance des deux Chrysoloras, et maintenant maître lui-
même, entouré d'estime et de vénération. Giovanni Au-
rispa, qui avait traduit en latin le grand discours de Bàle
et jouissait en paix de gras bénéfices obtenus par faveur,
devait aussi lui être connu. Le docteur de la Cour, Ugo
Benzi, s'imposait de lui-même à tous les Grecs. Il se
piquait d'être aussi fort en théologie et philosophie qu'en
médecine et ne demandait qu'à faire preuve de ses talents.
Mais ce n'était là qu'un avant-goût des jouissances d'es-
prit qu'allait offrir aux Pères du concile le foyer de l'hu-
manisme.
A peine les travaux conciliaires furent- ils organisés
qu'un projet de translation en interrompit la marche. La
peste sévissait à Ferrare, et les compagnons d'Isidore, peu
faits au climat d'Italie, furent, paraît-il, les plus éprou-
vés • . A ce motif d'intérêt général et qui servit de pré-
texte officiel s'ajoutaient, en faveur du changement, des
raisons particulières aux Latins et au Pape. Niccolo Picci-
nino rôdait avec sa bande autour de la ville et entretenait
' SvROPOvLOs, p. 145. — Frizzi, t. III, p. 427 à 436. ■
L'UNION KT MOSr.O[I. 27
de secrèlcs intelli{jcnccs avec le duc de IMilan. Clia(|iic
jour, raudacieux condottiere, tl('jà iiiaître de Bologne,
iinola, Forli et Havenne, pouvait (enter un coup de main,
s'euiparer des restes du trésor pontifical, et isoler complè-
tement le Pape de ses États. Pareil voisinage n'était pas
fait pour rendre le séjour de Ferrare attrayant. D'autre
part, Florence, sous l'impulsion des Mcdicis, briguait
de[)uis longtemps l'honneur d'héberger le concile. Elle
offrait au Pape, avec une sécurité parfaite, des sommes
considérables pour faire face aux dépenses qui dépassaient
déjà les prévisions, et ce secours pécuniaire, malgré les
conditions onéreuses de restitution, n'était pas à dédai-
gner. Les Grecs résistèrent longtemps. Si la contagion les
effrayait, ils craignaient beaucoup plus de s'éloigner du
rivage, de pénétrer plus avant dans le continent, et de
rendre plus difficile le retour dans la patrie; mais, pen-
sionnaires du Pape, sous la pression de l'Empereur, la
détresse les obligea à céder. Le 10 janvier 1439, dans la
seizième et dernière session de Ferrare, le décret de trans-
lation fut promulgué, et aussitôt Grecs et Latins partirent
pour la Toscane.
II
Lorsque l'empereur d'Orient, Jean Paléologue, arriv^a,
le 1() février 1439, à Florence^ avant de se rendre au
palais Perruzi, assigné pour sa demeure, il fut compli-
menté à la porte San-Gallo, en langue grecque, par Léo-
nard l'Arétin, chancelier de la république toscane. Dès
le mois précédent, Jean Dishypato, chaudement recom-
28 LES DUSSES ET LE CONCILE DE ELOLEMCE.
mandé parle cardinal Cesarini, avait inspcclé rinslallutioii
des Grecs et concerté avec les autorités locales les der-
nières mesures à prendre '.
Dans le yrand mouvement de la Renaissance qui se
développait alors en Italie, et dont les Médicis étaient les
promoteurs discrets et généreux, la rencontre des Grecs et
des Latins sur le sol étrusque doit être considérée comme
une date remarquable. L'échan^^e d'idées, fréquent et
animé, qui se produisit en dehors des discussions conci-
liaires, ouvrit nécessairement de vastes horizons aux intel-
lifjences en travail, jalouses de pénétrer tous les secrets
de l'antiquité, en quête d'un nouvel et plus poétique
idéal.
Le génie des Médicis planait au-dessus de la pittoresque
cité haignée par les eaux blondes de l'Arno et entourée de
toutes parts d'un amphithéâtre de délicieuses collines.
Cosimo, surnommé père de la patrie, vivement épris des
souvenirs de Rome et d'Athènes, propageait autour de
lui le culte des sciences et des arts. Le goût de l'antiquité,
les lettres grecques et latines, la philosophie d'Aristote,
non encore supplanté par Platon, exerçaient sur les esprits
un charme irrésistible et acquéraient chaque jour une
vogue nouvelle.
Autour de Cosimo et de son frère Lorenzo se groupait
une élite de lettrés, amateurs de beaux manuscrits, infati-
gables chercheurs, collectionneurs de raretés et de chefs-
d'œuvre. Les uns avaient respiré l'air de Byzance, les
autres, sans quitter l'Italie, avaient eu'pour maître Chryso-
loras, tous cherchaient à être grécisants. L'Arétin, déjà
nommé plus haut, écrivait son histoire de la république
de Florence. Son successeur dans la charge de chancelier,
' Archives de Florence, Mecliceo inn. il princ, fiha XIII, n' 90.
I, UNION KT MOSCOi;. ZO
Carlo Marsuppini, ciiscijjimit I éIo(jucnce ot le grec et tour-
nait les vers avec facilité. Aussi versé dans l'hébreu que
dans le grec, Gianozzo Manetti, l'ancêtre des antisémites,
se plaisait à confondre les ral)l)ins. Quelques autres huma-
nistes, obliges tic résider ailleurs, appartenaient néan-
moins à la même pléiade par leur genre d'études, leurs
sympathies, leurs fréquentes relations. Aux absents non
moins qu'aux présents, Niccolo de Niccoli servait de cour-
tier sagace en littérature, voire de petit Mécène, et, par-
tageant leurs nobles passions, savait satisfaire ses goûts de
bibliomane malgré la pénurie de ses ressources.
Si Eugène IV restait lui-même étranger au renouveau
de la Péninsule, l'humanisme n'en comptait pas moins de
brillants représentants parmi les membres du concile et
jusque dans l'entourage du pontife. Le cardinal Albergati
se distinguait aussi bien par la sainteté de sa vie que par
son amour éclairé des lettres, et dans la tête de son secré-
taire, Tommaso Parentucelli, germaient les projets gran-
dioses qui de\ aient éclope dans celle du pape Nicolas V.
Gesarini, revêtu depuis longtemps de la pourpre, et Lan-
driani,qui allait l'être bientôt, ne croyaient pas déchoir en
revendiquant leur place au milieu des orateurs et des écri-
vains. D'autres cardinaux, moins ardents, se contentaient
de protéger les artistes, de faire des collections ou de soi-
gner leurs bibliothèques. Personne n'eût osé se montrer
ostensiblement réfractaire.
Mais c'est surtout parmi les secrétaires pontificaux et
les scrittori que pénétrait le nouveau ferment littéraire.
Trop souvent, surtout depuis le concile de Bàle, le pam-
phlet avait servi d'arme puissante aux ennemis de l'Église.
Pour lutter avec succès, il fallait désormais recourir à des
plumes exercées, élégantes, trempées dans de bonne
encre. Or, on ne les trouvait guère que parmi les huma-
:}0 T,ES 1\USSKS KT LE COJJCILE DE FLORENCE.
iiislcs. L'arrivée des Grecs en Italie les rendait, à un
autre titre tout à fait indispensables : ils étaient les seuls
à nouvoir servir d'interprètes. Aussi, Giovanni Aurispa et
peut-être Guarino vinrent exprès de Ferrare à Florence.
Bien auparavant, et pour d'autres motifs, Gregorio Cor-
raro avait été appelé à la Cour pontificale. Moins brillant,
mais plus solide que la plupart de ses collègues, Flavio
Biondo les surpassait tous par son application au travail.
Pof.f^io Bracciolini et Lorenzo Valla jouissaient d'une
grande célébrité, bien que leur caractère fût au-dessous de
leur talent. Leurs opinions risquées en matière de foi,
leur frivolité, pour ne pas dire leur cynisme, les mettaient
souvent en opposition avec cette même Église qu'ils pré-
tendaient défendre dans leurs écrits officiels ou officieux.
Celui de tous qui répondait le mieux à la situation, bien
qu'il n'eût, en qualité de moine, aucune cbarge à la
Cour, était Ambrogio Traversari, général des Camaldules.
Il maniait le grec avec la même aisance que le latin, culti-
vait les lettres sans négliger la, théologie, correspondait
assidûment avec l'élite toscane et se complaisait depuis long-
temps dans l'union des Églises. C'est à lui que le pape
Eugène IV passait de préférence les affaires les plus déli-
cates; il était confident et conseil.
Parmi les Grecs présents au concile, il y en avait un.
qui éclipsait tous les autres, et dont la gloire allait grandis-
sant de jour en jour : c'était l'intègre et savant Bessarion,
l'adversaire de Marc d'Éphèse. Gémiste Pléthon l'avait
initié à la haute spéculation et aux belles études philoso-
phiques, mais le disciple surpassait le maître, égaré dans
une théosophie presque païenne. Les nouveaux arrivants
n'avaient guère d'autres célébrités qu'ils eussent pu faire
valoir, à l'exception peut-être encore de Georges Scho-
larius. La réalité ne répondait pas à l'attente, et on ne
L'ON ION ET .MOS(:(^LT. 31
tarda j)olnl à revenir sur bien des illusions. lUcn que
l'aspect extérieur des Grecs avec leurs costumes étranges,
lon^js et flottants, leurs barbes tantôt prolixes et touffues,
taiilôt rares et courtes, leurs sourcils peints et leurs che-
veux épars, excitait les sarcasmes des Italiens habitués à
un autre genre d'élégance. Chacun se figurait à sa guise les
petits-fils des héros chantés par Homère, les descendants
de Périclès et de Démosthène, et, à les voir tels qu'ils
étaient, les plus sérieux, bien à tort certainement, ne pou-
vaient s empêcher de rire.
Quelles que fussent les impressions mutuelles, les luttes
de l'esprit, en dehors des questions théologiques, étaient à
prévoir, sitôt que les humanistes seraient en présence des
Grecs. Ugo Benzi fut peut-être le premier à descendre
dans l'arène, où se précipitèrent après lui tous les combat-
tants. Les noms d'Aristote et de Platon furent prononcés;
aussitôt les opinions se partagèrent, peu à peu surgirent
deux partis fortement tranchés. Les Grecs se divisèrent
entre eux, et Gémiste Pléthon prit la plume pour défendre
son divin Platon. Personne ne suivait ces discussions avec
plus d'intérêt que Cosimo. Les premières origines de son
académie datent de cette époque. Après la dissolution du
concile, à Rome aussi bien qu'en Toscane, ces mêmes
questions furent encore souvent agitées. C'est toute une
page d'histoire littéraire qui n'a pas encore été écrite avec
les curieux détails qu'elle comporte ' .
Si important qu'il soit dans les fastes de l'humanisme,
le concile de Florence l'est encore plus dans l'histoire de
l'Église et au point de vue théologique. Réuni en Italie, au
lendemain du grand schisme d'Occident, et à la veille de
' VoiGT, Die Wiederbelebung, 1. 1, p. 287; t. lï, p. 27, 116. — Reumo^t,
Lorenzo, t. I, p. •''(•02. — Klette, p. 59, 14G. — Legrand, Bibl. helL, 1. 1,
p. XXXI, xciv, etc. — BiNDiKi, Sadov, Vasx, passim, Rocholl.
32 LES nUSSKS ET LE CONÇU. E DE !■ 1.0 U EiN CE.
la HrCoiine, succcdaiit ù rassemblée turbulente de lîâle, il
0 foiilribuc au prestige de la papauté en Europe et attiré
vers le Saint-Siège les regards de tout l'Orient. C'est au
point qu'on n'a souvent voulu voir dans la convocation de
ces assises qu'un plan politique d Eugène IV pour réduire
à l'impuissance les Pères de Bâle et faire éclater aux yeux
du monde le triomphe de Rome. Mais s'il entrait dans les
vues du Pape de maîtriser des adversaires dangereux,
son zèle d'apôtre recherchait avant tout cette unité de
croyances que, moine encore, il avait rêvé de rendre à
la chrétienté. Aussi bien les décisions doctrinales de Flo-
rence ont-elles une portée et une valeur impérissables :
c'est le programme de concorde religieuse entre l'Orient
et 1 Occident qui s'imposera de lui-même à tous les essais
de réunion.
La rédaction des formules définitives fut excessivement
laborieuse, car il fallait remonter cinq ou six siècles en
arrière, toucher aux fibres les plus intimes de la vie natio-
nale, pénétrer même dans le sanctuaire des consciences. La
vérité faisait appel à toutes les énergies, et toutes les résis-
tances devaient se produire au grand jour. Aussi les dis-
cussions furent animées, prolixes, souvent fastidieuses et
pleines de récriminations parfois brillantes, lorsque d'ha-
biles théologiens, unTorquemada, un Giovanni de Raguse,.
se livraient à leurs inspirations. Les Grecs avaient apporté
avec eux un grand nombre de manuscrits : c'est dans les
plus vieux parchemins qu'on voulait contrôler les textes
des docteurs de l'Église. L'exégèse se mêlait ainsi à la spé-
culation. La diversité des langues multipliait encore les
difficultés. Dans les réunions plénières, un interprète tra-
duisait les discours des orateurs du grec en latin et du
latin en grec. Niccolo Sagundino , originaire d'Eubée,
s'acquittait de cette tâche avec une facilité merveilleuse et
L'DMON et MOSCOU. 33
à la salisfaction générale, ne laissant rien à désirer soit
pour l'exactitude, soit pour la célérité. Six notaires, trois
grecs et trois latins, consignaient par écrit ce qui était
prononcé de vive voix. Le gros du travail se faisait dans
un comité composé successivement de quatre-vingts, puis
de quarante, vingt, et enfin de seize membres, moitié
grecs, moitié latins '.En remontant jusqu'à la synthèse
des controverses de Florence, on peut dire que l'union
des Églises s'est faite en vertu de ce principe souveraine-
ment équitable et théoriquement admis des deux côtés :
unité dans la foi, variété dans les rites.
La question du rite est plus importante et plus complexe
qu'on ne le croiraità première vue. Les usages liturgifjues,
désignés dans leur ensemble du nom de rite, se sont intro-
duits dans les Églises avec l'assentiment des autorités com-
pétentes, mais sous l'influence du génie populaire, des
coutumes locales, des événements historiques. Grâce à
ces origines, ils deviennent un élément de la vie natio-
nale, surtout lorsque la langue du pays pénètre dans les
livres sacrés et dans les services religieux. A la différence
des subtilités dogmatiques, accessibles seulement aux
intelligences d'élite, les rites sont du domaine commun;
ils tombent sous les yeux du vulgaire, et un fanatisme
aveugle les confond parfois avec l'essence même de la
religion. Or, de tout temps, l'Orient et l'Occident ont
suivi des rites différents, et, pendant de longs siècles,
l'unité dans la foi n'en a pas souffert. Lorsque Photius,
doué d'un esprit à large envergure, rompit ouvertement
avec Rome, il insista de préférence sur le désaccord dans
les hautes et subtiles controverses théologiques, sans
négliger cependant les divergences rituelles. Il était
' Bibl. du Vatican, fonds Vatican, n" 4163, manuscrit de Fantino Vala-
resso, archevêque de Crète, présent au concile.
3
■^
34 LES RUSSES ET LE <:ON(;iLK HE ILORENCE.
réservé à ses successeurs, nioius soucieux d'érudition,
d'exa{;érer rimportance des variétés liturgiques et d'en
faire un engin formidable de guerre. Sur les vingt-deux
points de discordance énumérés par le patriarche Michel
Gérulaire, la plupart se réduisent à des usages extérieurs
d'une portée absolument secondaire, tels que les azymes,
le jeûne du samedi, la coutume des prêtres de se raser la
barbe, celle desévêques de porter l'anneau au doigt. A.vcc
le temps, ces griefs ne firent que s'accroître et, au qua-
torzième siècle, mêlant l'accessoire au principal et faisant
flèche de tout bois, Byzànce accusait les Latins d'être
tombés dans des « hérésies innombrables ' » .
Il importait de mettre un terme à ces funestes malen-
tendus, de dégager les croyances dogmatiques, et de
laisser aux différents rites, tant qu'ils n'atteignent pas le
dogme, leur caractère inoffensif. Un vaste champ de con-
cessions s'ouvrait ici, et on pouvait se donner des gages
mutuels d'estime et de bonne volonté, car s'il fallait
imposer aux Grecs le respect des usages latins, il fallait
aussi leur rendre la pareille en respectant les usages grecs.
Les Pères de Florence ont fait preuve dans ces débats
d'une grande largeur de vues : les deux rites d'Orient et
d'Occident ont été, pour ainsi dire, mis sur le même pied
et revêtus d'une nouvelle sanction officielle. Le Saint-
Siège approuvait si bien cette ligne de conduite qu'il ne
s'en est jamais plus départi. Benoît XIV a rendu un bril-
lant hommage aux rites orientaux dans un bref à jamais
célèbre, et Léon XIII est animé des mêmes sentiments.
Aujourd'hui, comme au lendemain du concile de Florence,
les préjugés sont encore possibles dans le vulgaire, mais
les hommes éclairés sauront à quoi s'en tenir et, pour
• Hergenroether, Photius, t. m, p. 820 à 84.3.
I
i/UNioN ET MOSCOU. :jn
décliner runité, n'essayeront |)as de se retrancher dans
les rilos nationaux.
Tout autre était la nature des questions do{jmatiques.
Sur ce terrain élevé, la discussion chanjjeait d'allures, et
les procédés se pliaient nécessairement aux croyances.
Sitôt qu'on se trouvait en présence d un do(jine enseigné
par Jésus-Christ, l'entente à l'amiable devenait impos-
sible. Le dépôt sacré de la révélation doit être, en effet,
conservé dans son intégrité; aucune puissance humaine
ne saurait y toucher. Le but de la discussion, dans chaque
cas particulier, ne pouvait être que celui de fournir la
preuve de la révélation du point proposé. Cette preuve
une fois bien et dûment établie, il n y avait plus qu à
s'incliner, et l'accord s'imposait de lui-même. D'ailleurs,
c'eût été injuste et sacrilège d'exiger des membres du con-
cile qu'ils se missent par avance dans la disposition d'esprit
que Descartes a nommée doute méthodique, et qu'ils con-
sentissent à suspendre leur assentiment à des doctrines
d'après eux divinement révélées. La bonne foi et l'amour
de la vérité étaient des armes suffisantes pour livrer le
combat; toute autre prétention eût été déplacée.
Des deux points principaux sur lesquels il y avait dissen-
sion complète, le premier se rapporte au mystère de la
Sainte Trinité, qui a été dès l'origine du christianisme
recueil des esprits téméraires. L'Occident a toujours cru
que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils comme d'un
seul principe par une éternelle et ineffable spiration.
Cette croyance a été insérée dans le symbole. Une autre
doctrine avait prévalu parmi les adhérents de Photius et
rallié peu à peu tous les Orientaux. Ils enseignaient que
le Saint-Esprit procède seulement du Père, et, poussant les
choses à l'extrême, ils faisaient un crime aux Latins d'avoir
ajouté le Filioque au Symbole. De même que la vie inté-
36 I.KS RUSSES ET LE CONCILE DE TLORENCE
riciiio (lo Dic.'ii, la coiislitution hiérarchique de l'Éfjlise se
coiuL'vait (le part et d'autre dilTércminent. La primauté
de juridiction diviueuient accordée à révétjue de Rome,
reconnue jadis par l'antique Orient, l'Orient des Athanase,
des liasiie, des Grégoire, des Chryso«tome, était contestée
par l'Orient des Photius et des Michel Cérulaire, qui
n'admettait qu un simulacre de primauté d'honneur,
quitte à rendre acéphale l'Église fondée avec un caractère
saillant d'unité.
Oucl a été dans les discussions conciliaires le rôle d'Isi-
dore? Par le fait même de sa position élevée et de se»
relations étendues, le métropolite de Kiev se trouvait
appelé à occuper parmi ses collègues une place marquante.
Investi de la confiance de l'empereur Jean et du patriarche
Joseph, représentant d'un pays dont les Grecs ambition-
naient l'alliance, vicaire du patriarche d'Antioche, dispo-
sant, paraît-il, de ressources abondantes, il avait entre les
mains des moyens puissants de se faire valoir, et sa haute
intelligence lui permettait de s'en servir avec succès.
Toutefois son rôle a été bien différent de celui de son ami
TJessarion. Orateur et polémiste, passé maître dans l'art
de développer un principe jusqu'à ses dernières consé-
quences, sachant confondre l'adversaire sans trop l'irriter,
le métropolite de Nicée donnait souvent de sa personne,,
et ses discours substantiels et serrés reflètent toutes les
phases du mouvement synodal. Isidore était plutôt homme
d'action que rhéteur exercé ; il avait déjà insinué à Bàle que
l'habitude de la parole lui manquait, et, en effet, dans les
réunions de Ferrare et de Florence, il se renferma le plu&
souvent dans le silence. S'il se décide à parler, c'est pour
lancer quelques mots incisifs qui trahissent surtout du
caractère. Aucune trace des hyperboles, des phrnses
sonores et creuses prodiguées à Bàle. On dirait qu'un seul
L'UNIOiN KT MOSr.OlT. .'57
effort l'a complèle/nent (-piiisr cL (jii il est licurcMix, (|ii;m(I
c'est possible, de s'en lemeHre à d antres pour les liais
cl (;l()(|neiiCG ' .
Si le inétro[)oli(e de Kiev s'efface dans les {grandes luttes
oratoires, il reparaît avec ses traits fortement accusés dans
les réunions privées et dans les entretiens familiers. C'est
là qu'on le voit constamment à côté de Bcssarion, promo-
teur infalifjable de la paix, j)artageant ses opinions et
secondant ses efforts. Médiateur préféré entre l'Kmperc.'ur
et le Pape, sitôt qu'il y avait des malentendus à dissi[)er,
il ne s'écarta jamais des principes formulés à liàle. Le
doute sur ses dispositions n'est pas possible : il défendait
les do(jmes latins avec l'ardeur d'un homme convaincu, et
avec des arguments qui témoignent d'une conviction
rationnelle bien arrêtée. Aussi Silvestre Syropoulos, le
Sarpi du concile de Florence, le poursuit-il de ses traits
les plus acérés. Il le considère comme membre militant du
triumvirat formé avec Bessarion et le protosyncelle Gré-
goire, entièrement dévoué au Pape et désireux de conclure
l'union. Aux yeux du fougueux stavrophore de Sainte-
Sophie, c'était là une trahison à la cause nationale. 11 en
fait un crime à Isidore, qu'il représente comme intrigant,
ambitieux, voire corrupteur de textes. Reproches très
graves, qu'on ne saurait admettre sur la foi d'un adver-
saire déclaré qui se dispense d'en fournir les preuves".
Les dispositions conciliatrices d'Isidore apparurent avec
éclat au moment où les deux plus graves questions dog-
matiques furent discutées, et dans des circonstances parti-
culièrement remarquables.
Et d'abord il fut du nombre de ceux qui ne voulurent
pas s'éterniser dans des questions secondaires se rattachant
' Labbe, t. XIII, col. 58, 108, 392, 1172.
2 SYnopoui.os, p. 223, 230, 241. •
3S MîS RUSSKS ET Mi CONCILE DE FLORENCE.
à lu procession du Saint-Esprit, et qui préférèrent engager
le débat sur le fond même des choses. Comme nous l'avons
déjj\ mentionné, le Filioque est non seulement un dogme
dos Liilins, mais encore un article ajouté à leur Symbole.
l'AÏdcniment, cette addition n'est qu'un accessoire. Si le
dogme est vrai, l Église aie droit de le professer publique-
ment. Telle n'était pas l'opinion de certains Grecs, qui y
voyaient un sacrilège et s'attardaient sur ce point en litige.
Isidore, au contraire, vota pour le passage à la discussion
sur l'essence du dogme lui-même. Et, quand la fameuse
lettre de saint Maxime fut proposée comme base de conci-
liation, il fut un de ceux qui l'accueillirent avec le plus
d'enthousiasme.
Vers la fin du concile, lorsque la lassitude s'emparait
des esprits et que les Grecs, au risque de compromettre le
succès, méditaient un prompt départ, le métropolite de
Kiev redoubla d'activité et fit preuve de fermeté et de har-
diesse. C'était le 30 mars 1439. Les Grecs, l'Empereur en
tête, réunis dans la cellule du patriarche, revinrent à
nouveau sur la procession du Saint-Esprit. Les preuves
théologiques avaient été produites, reproduites et discu-
tées à satiété. Ce n'était pas la lumière qui manquait. Il ne
fallait qu'un suprême effort pour déconcerter l'opposition
et entraîner les hésitants. Isidore se chargea de cette mis-
sion. Avec une franchise qui lui fait honneur et une éléva-
tion de vue incontestable, il se déclara publiquement en
faveur de l'union avec les Latins, union des âmes et union
des corps, selon son expression pittoresque, qui rattache
l'alliance militaire à la paix religieuse. Et abordant la
question par son côté pratique : «A moins de consommer
l'union, dit-il à ses compatriotes, il faut partir. Rien de
plus facile par lui-même que le départ, mais où aller?
quand partir et comment? C'est là ce que je ne vois pas. »
I. '(IN ION ET MOSCOU. :i9
On ne j)ouvalt iairc un aveu plus complet de détresse;
c(,'tlc amorce une fois jetée, Isidore revient aux principes
surnaturels, à sa conception unitaire de 1 Église; il (!ii
développe l'économie avec une force et une lucidité
<jui trahissent un niùr examen. Se renfermant dans le
sujet particulier que l'on traitait ce jour-là : « Nous admet-
tons tous la tradition divine, disait-il aux Grecs, et puis-
qu'elle est représentée par les Pères d'Orient et d'Occident,
il ne saurait y avoir entre les uns et les autres d'opposi-
tion inconciliable. Or, les Pères d'Occident enseignent
catégoriquement que le Saint-Esprit procède du Père et
du Fils; c'est donc dans ce sens qu'il faut expliquer les
textes des Pères d'Orient qui, pour être moins clairs, n'en
sont pas moins susceptibles de la même interprétation,
sans qu'on soit obligé de les forcer. » Ce raisonnement,
dont Bessarion s'était déjà servi, n'admettait pas de répli-
que; personne n'essayait plus de le réfuter, et, confiant
dans sa cause, le métropolite fit un jour sa profession
formelle de foi devant ses confrères byzantins. « Il faut
accepter, leur dit-il, la doctrine des Pères d'Occident :
l'Esprit procède du Fils, le Père et le Fils sont le principe
du Saint-Esprit. Telle est ma conviction, je la confesse et
je la déclare devant Dieu et devant les hommes. »
Non content de ces manifestations platoniques, le par-
tisan convaincu de l'union risqua même une mesure
importante d'initiative. Déjà, au grand scandale de Syro-
poulos, il avait reconnu au Pape le droit déjuger en der-
nier appel, de trancher les causes majeures en Orient, de
lancer l'anathème contre ceux qui n'admettraient pas le
concile de Florence ; cependant, toutes ces questions res-
taient encore ouvertes, la sanction solennelle tardait à
venir. Vers la fête de saint Jean-Baptiste, quelques oppo-
sants indomptables soulevèrent même de si grosses diffi-
40 LES HUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.
cultes que rEmpereur découragé sonjjca à regagner les
rives du liospliore. Isidore intervint avec la ténacité d'un
l)()innicqui veut résolument atteindre son but. Il raisonna
rKn)pcreur et négocia avec ses collègues. Ceux-ci renon-
cèrent aux discussions ultérieures, et celui-là fléchit sur
toute la ligne. Le moment sembla dès lors favorable pour
hâter une décision suprême. Accompagné de Dorothée de
Mvtilène, Isidore s'empressa d'aller trouver le Pape. Ils le
mirent au courant des dernières péripéties et insistèrent
avec force sur une prompte solution. « Déjà, ajoutaient-ils,
bien des solennités se sont succédé sans que l'union fût
proclamée. La fête imminente des saints Pierre et Paul
nous semble une indication providentielle. Ne devraient-
ils pas, le jour même où ils ont reçu la couronne de gloire,
accorder à leur successeur légitime la couronne de l'union?
Presse-toi donc, et puissions-nous, le jour de leur fête,
célé!)rer ensemble les saints mystères. » Les métropolites
allaient au-devant des vœux du Pape, qui n'attendait
qu'une démarche de ce genre pour en venir à une solution.
Il répondit par des remerciements que la Bulle d'union
confirma bientôt.
La rédaction latine de cette pièce importante fut confiée
à Traversari. Il en avait sous la main les éléments tout
prêts dans les différentes cédules adoptées de part et
d'autre. Rien n'y manquait qu'une entrée en matière et
une conclusion. Bessarion assistait le moine latin pour la
traduction grecque.
La solennité de la promulgation eut lieu le 6 juillet 1439
à Santa-Maria del Fiore, cathédrale de Florence, sous l'élé-
gante coupole que Brunelleschi venait d'achever comme
pour servir d'écho impérissable aux accents des Pères du
concile. Ce jour-là, toute la ville se mit en fête. Une foule
immense remplissait les vastes nefs, des flots de lumière
i/UNiON i:t Moscrm. 4i
jallllssaiciil de l'autel, la vibrante musi(jue italienne alter-
nait avec les serments de paix éternelle entre Rome et
liyzance. Le cardinal C.esarini Int le texte latin, Bessarion
\c texte; {jrec de la hnlle Lœiciiiiir cœli. Elle mentionne
expressément les décisions suivantes : 1" le Saint-Ksprit
procède du Père et du Fils ou du Père par le Fils comme
d'un seul et unique principe et par une seule spiration;
2° l'addition du Filioque au Symbole a été léjiilime ; 3" FEu-
charistie peut être consacrée avec du pain de froment soit
azyme, soit fermenté; 4° immédiatement après la mort,
les saints jouissent de la vision de Dieu, et les réprouvés
descendent aux enfers ; 5° le Pape est le successeur de
saint Pierre, sa juridiction s'étend sur l'Église universelle,
il est le père et le docteur de toutes les nations. Dans
l'ordre hiérarchique, le second rang après lui revient au
patriarche de Constantinople, le troisième à celui d'Alexan-
drie, le quatrième à celui d'Antioche, enfin le cinquième
à celui de Jérusalem. Quelques Grecs refusèrent de signer
la bulle. A leur tête se trouvait Marc d'Éphèse. C'était de
mauvais augure.
Cependant Eugène IV voulut que non seulement le par-
chemin, mais aussi la pierre et le bronze gardassent pour
la postérité le souvenir de cette heureuse pacification. Et
d'abord, il demanda à l'Empereur et aux Grecs de signer
cinq autres exemplaires delà bulle. Ceux-ci en réduisirent
le nombre à quatre ; encore fallut-il de laborieuses négo-
ciations et de nouvelles largesses pour obtenir cette faveur.
Après quoi il paraît que chacun des seize secrétaires apo-
stoliques ou scrittori fut mis en demeure d'en tirer vingt-
cinq copies, ce qui porterait le nombre total de ces pièces
à quatre cents. Les signataires ne sont pas toujours les
mêmes. L'exemplaire publié par Milanesi porte les noms
des personnages suivants : du côté des Grecs, l'Empereur,
4Î LES RUSSES ET LE COWCILE DE FLORENCE.
vinfjt rnétr()j)olilos v compris Isidore, (juatre dignitaires
l)\/,anliiis, l'évèque russe Avrami, sept lié^joumènes ; du
coté des Latins, le Pape, huit cardinaux, deux patriarches,
soixante et un évoques, quatre généraux d'ordre, trente-
neuf abhés. Un exemplaire de la bulle particulièrement
intéressant pour les Russes est celui qui se conserve, sous
le n" 4, dans le coffret en argent offert jadis par le cardinal
Cesarini à la seigneurie de Florence, et confié maintenant
à la garde de la Laurenziana. Il est divisé en trois colonnes,
dont chacune contient le même texte, mais en langue diffé-
rente, en latin, en grec et en slavon. Gomme la pièce date
du concile, il est à présumer que la traduction russe a été
faite par un des compagnons d'Isidore, peut-être par
Avrami lui-même ^.
On fut moins prodigue de pierre que de parchemin.
Dans l'intérieur de la cathédrale de Florence, deux mo-
destes épigraphes latines rappellent aux visiteurs le fait
de l'union. L'une est au-dessus de la porte d'entrée et,
victime des injures du temps, menace de disparaître.
L'autre, plus détaillée, gravée dans le marbre à côté de la
sacristie, fait allusion à la longueur des discussions con-
ciliaires, au grand nombre des évéques grecs et latins
réunis sous la présidence du Pape et de l'Empereur, enfin
au triomphe de la vraie foi , qui est celle de l'Église romaine.
Mais c'était au métal de fournir le monument le plus
durable. Outre la médaille frappée en l'honneur du con-
cile, le Pape fit représenter quelques scènes byzantines
dans les portes de bronze de Saint-Pierre, œuvre de Phi-
larète et de ses disciples. On y voit l'Empereur s'embar-
quant à Constantinople pour l'Italie, fléchissant le genou
devant le Pape, assistant aux séances du concile, se rem-
' MiLANESi, p. 196. — Theiner et MiKLOSicu, p. 46. Le texte slavon a
été publié par M. Loparev, t. I, n» cxli.
L'UNION KT MOSCOU. 43
Marquant ;\ Venise [)()iir rc^njjiiei' sa patrie. C'est saiii
doute à la même occasion, pour le dire en passant, ([ue
Vittore Pisano fit sa belle médaille de Jean Paléoloyue.
Ces œuvres d'art et ces écritures devaient t('inoi{jncr,
selon la parole d'Eugène IV, que le mur qui avait si lonj;-
tenips séparé l'Orient de l'Occident était toml)é. C'est
ainsi que l'entendait Isidore, mais ses collègues russes ne
partageaient pas son avis et ne cachaient guère leur hosti-
lité. A ce point de vue, la relation du pope Sinicon est
assez curieuse. Seul de toute la caravane moscovite, il a
consigné par écrit ses impressions sur le concile. Ce n'est
pas l'histoire qu'il faut chercher dans ce tissu d'erreurs
grossières. Il s'en dégage plutôt des observations psycho-
logiques qui relèvent l'étrange rudesse du prêtre de Souz-
dal, subitement transporté dans un milieu lettré, impo-
sant et bien au-dessus de sa sphère ordinaire.
Au gré de Siméon, le concile de Florence se résume
dans des opérations financières et des mesures de police :
avec l'argent et les menaces tout s'explique. Les ques-
tions plus élevées ne lui apparaissent que confusément
et comme à travers un brouillard épais. Marc d'Éphèse,
l'adversaire implacable des Latins, est le seul qui captive
son attention au point de l'absorber complètement. Et
voici comment il raconte les exploits de son héros. Dès
la quatrième session de Ferrare, tandis que les autres
évèques gardaient le silence, Marc éleva doucement la
voix, et reprocha au pontife romain de se nommer tou-
jours le premier, de supprimer dans les prières la men-
tion de l'Empereur, de refuser aux patriarches le nom de
frères, de rejeter les sept premiers conciles et d'en réunir
un huitième, afin de favoriser le latinisme aux dépens de
l'orthodoxie. Le Pape, se jugeant incapable de répondre,
de savants théologiens parlèrent à sa place. Après quoi,
44 LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.
reprenant la parole, Marc d'Éphèse s'exprima à peu près
on ces ternies : « 0 Latins, jusques à quaiid rejetterez-
vons dans votre démence les sept premiers conciles? Le
premier a été tenu sous Silvestre, le dernier sous Adrien;
jinathème à qui en supprimera ou bien y ajoutera, ne fût-
ce qu'une seule syllabe. » Ce discours produisit l'effet d'un
coup de foudre. Le Pape, les cardinaux, les évoques, tous
les Latins, pris d'une terreur subite, s'éloi^jnèrent préci-
pitamment. Les Grecs restés seuls jouirent en paix de leur
Irionnilie. Et, comme Simcon ne se rendait pas compte de
ces péripéties, un métropolite complaisant lui donna le
mot de l'énigme : Marc, champion de l'orthodoxie, avait
surpassé Chrysostome et vengé brillamment les Orien-
taux. Désormais, Siméon fera répéter sans cesse à son
héros le même refrain des sept conciles méconnus et du
huitième convoqué en dépit des canons. Les Latins, silen-
cieux et stupéfaits, seront victimes d'accidents sinistres,
preuves évidentes de leur égarement et de la vertu surhu-
maine de Marc. Le « philosophe Jean » tombe raide mort
à ses pieds pour avoir essayé de le corrompre. A « l'ar-
chimandrite AniJn'oise » il prédit, prophète véridique, la
mort dans quarante jours. Inaccessible aux séductions et
à la crainte, il rejette l'or qu'on lui offre, et la menace du
bûcher ne le fait pas plier.
Après avoir esquissé son personnage à grands coups
de pinceau, Siméon, sans transition aucune, arrive au
dénouement du concile, à la dernière session, où la bulle
d'union fut promulguée. Insensible aux merveilles qui
s'étalaient sous ses yeux, le pope moscovite s'abandonnait
à une tristesse profonde, et, navré de voir les Grecs baiser
la main du Pape en fléchissant le genou, il répétait du
bout des lèvres la prière expiatoire : « Seigneur, nous
avons péché. » Au nom de ses ouailles russes, le métro-
I
L'UNION KT MOSCOU. 45
I politc cic Kiev apposa sa signature à la hiillc d'Fugène IV,
mais Tévéque de Souzdal, Avraini, reriisa obstinément la
sienne. Huit jours de réclusion lui inspirèrent d'autres
idées, et bon gré, mal gré, il s'exécuta.
Nous avons rej)ro(hiit les points saillants du récit de
Siinéon '. Inutile d'ajouter qu'ils ne s'accordent pas avec
les actes du concile tels qu'ils nous sont parvenus et
que, dans les détails, ils ne soutiennent pas la critique.
C'eût été fastidieux de les réfuter chacun en particulier.
L'impression générale qui en ressort, c'est qu'Isidore fai-
sait cause commune avec les Latins : là-dessus toutes les
sources sont d'accord.
Siméon s'en scandalisait, et des historiens récents par-
tagent jusqu'à un certain point sa manière de voir. On
reproche à Isidore, représentant du grand kniaz Vasili et
de tous les Russes, d'avoir trahi son mandat et compromis
arbitrairement ses mandataires. Mais la théorie du man-
dat n'est pas admissible quand il s'agit d'un concile. Les
droits imprescriptibles de la vérité et les devoirs impé-
rieux de la conscience doivent être mis en première ligne.
Ayant reconnu que l'Église de Rome est la seule vraie
Église, Isidore ne pouvait lui refuser son adhésion. Et ce
qu'il faisait en son propre nom, il devait le faire au nom
de ses ouailles, sauf plus tard à les instruire, car c'eût été
injuste de les supposer volontairement rebelles à la vérité.
A la veille du concile, aucun mandat, aucune convention,
ne pouvait réserver des garanties à l'erreur. Après le con-
cile, la vérité seule, démontrée et reconnue, réclamait
tous les suffrages. Isidore s'est tenu à cette règle de con-
duite, la seule absolument logique. Il y resta fidèle pen-
dant toute sa vie au milieu des plus pénibles circonstances.
» Popov, p. 337 à 359. — Pavlov, p. 198 à 210. — Stcuerbini.
^(i l,i:S IIUSSES ET LE CONCILE DE ILOUENCE.
III
Le grand acte que l'on a si heureusement nommé les
fiançailles de l'Orient avec l'Occident étant consommé, il
fallut s'occuper des conséquences pratiques amenées par
le nouvel état des choses.
On se rappelle que l'union religieuse avec les Latins se
confondait parfois avec l'alliance contre les Turcs. Les
progrès de l'Islam sur le vieux sol européen provoquaient
ce rapprochement et lui donnaient une poignante actua-
lité. Menacés de plus près que les autres, les Byzantins
devaient s'en préoccuper davantage. Un curieux docu-
ment adressé à Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et
daté de Florence, le 16 mars 1439, nous initie aux idées
courantes en cette matière parmi les optimistes. Il émane
de messire Jehan Torzelo, chevalier, serviteur et cham-
hellan, comme il se dit, de l'empereur de Gonstantinople,
qui avait passé douze ans à la cour du Grand Turc et puisé,
croyait-il, ses renseignements aux meilleures sources.
Torzelo évalue les forces des Ottomans à cent mille
hommes de cavalerie, dont vingt mille d'élite et dix mille
bien armés, et dix mille hommes d infanterie. C'est à ce
chiffre, d'apVès lui, que se réduisait la formidable puis-
sance qui faisait trembler le monde chrétien ; mais l'ave-
nir lui réservait sous peu un cruel démenti. En attendant,
le plan de campagne ne l'embarrassait guère. Il aurait
fallu réunir quatre-vingt mille hommes en Hongrie, les
embarquer sur le Danube et les diriger de trois côtés dif-
férents : sur Yiddin, Belgrade et la Grèce. En route ou
I
I/UMON KT M ose, OIT, 47
jiurait fait de nouvelles recrues : la liascic eût donne
quarante mille chevaux, l'Albanie vin{;l mille, la Morc'c
quinze mille. Ailleurs, parmi les sujets chrétiens du
Grand Turc, cin(|uante nulle hommes auraient pris les
armes. La Valachie eût envoyé quinze mille excellents
cavaliers. On obtenait ainsi aisément, sur le papier, une
armée de deux cent vingt mille hommes. Avec la même
facilité on les faisait manœuvrer mentalement, et « en
moins d'ung mois tout serait finy par la grâce de Dieu » .
Torzelo ne cache pas que d'aucuns voudraient, en outre,
armer vingt galères, et « suis assez, dit-il, de cette opi-
nion combien qu'il ne me samble pas trop nécessaire,
mais il ne peut nuyre » . Une fois en si bonne veine, il
ne s'arrête plus, et ajoute encore à sa grande armée cent
mille hommes qui seraient fournis par l'Allemagne, la
Hongrie, la Bohême. « Et en volant faire la dite entre-
prinze, conclut Torzelo, seroit chose treslegiere de la
povoir faire et je diray la manière : que notre sainct Père
le Pape donne la conqueste à aucun noble et vaillant
prince à ce souffîssant et mette indulgences par toute
chrestienté pour assambler argent tant pour souldes de
gens comme pour autres choses ' . »
En regard de la réalité, ce n'était là que chimère et
ironie. Ceux qui traitaient sérieusement laffaire au lieu
<le rédiger des mémoires, ne savaient que trop combien
il y avait d'obstacles à vaincre, et quelle indifférence,
quelle torpeur, envahissaient le monde chrétien. Les
meilleurs esprits parmi les Latins étaient convaincus qu'il
importait de ne pas laisser les Grecs en détresse. Tra-
versari pressait le Pape de leur accorder des secours;
malheureusement Eugène IV ne pouvait que regretter
» ScuEFEn, p. 263 à 268.
48 LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.
son impuissance et prodiguer des promesses. Plus d'une
fois cette question épineuse avait été soulevée au concile,
mais elle ne fut ré(;lce que dans les premiers jours de
juin 1439. C'est encore Isidore, quoique métropolite des
Russes, qui sert d'intermédiaire aux Grecs. L'Empereur
l'envoya auprès du Pape pour sonder ses intentions, el"
Isidore s'en revint avec trois cardinaux, porteurs des com-
munications pontificales. Outre les frais de déplacement
pour regagner Gonstantinople, et certains avantages à
retirer des pèlerinages de Jérusalem, Eugène IV s'enga-
geait à entretenir trois cents soldats pour la défense de la
ville, à foinnir vingt galères pour six mois ou dix pour
un an, enfin, lorsque le besoin s'en ferait sentir, de récla-
mer les secours des souverains. Avec cela on était loin des
chiffres fantastiques rêvés par Torzelo, et, plus modéré
que son chambellan, l'Empereur se contenta de demander
que ces promesses fussent mises par écrit '.
Du reste, à l'issue du concile, des préoccupations d'un
autre genre revendiquèrent leur place au premier plan.
Pour consolider le fait accompli, pour s'assurer de l'ave-
nir, il fallait incarner dans la vie des peuples les prin-
cipes d'union religieuse adoptés par le concile. A cet
effet, différentes mesures furent concertées selon la diver-
sité des milieux et des circonstances. En Russie, celte
mission devait naturellement échoir au métropolite de
Kiev. Eugène IV l'arma de son mieux en le chargeant
d'une oeuvre si ardue dans un pays trop éloigné pour
permettre des relations fréquentes. Isidore fut nommé,
le 17 août, légat a latere pour la Lithuanie, la Livonie,
toute la Russie et les provinces polonaises enclavées dans
le territoire de la métropole kiévienne. Les termes du
» Labbe, t. XIII, col. 486.
L'UNION ET MOSCOU. 49
diplôme sont des plus flatteurs pour le mandataire ponti-
Hcal, dont la vertu, la science, le zèle, sont comblés
d'elof^es. Un saul-conduit {^garantissait la sécurité du
voyage '.
Le lé{jat fut un des derniers à quitter Florence. Le
2;i octobre, on versa à son procureur Gré(joire rar(jent du
voyajje jusqu'à Venise, et le restant de la pension. Celle-ci
comportait quatre-vingt-onze florins par mois pour Isidore
et les vingt-neuf hommes de sa suite. La somme totale
s'élevait à six cent cinquante-quatre florins. Détail à
relever : le même jour, mais séparément, deux cent
trente-sept florins furent payés à l'évêque de Souzdal et
au boiar Foma, à titre d'ambassadeurs ruthènes. Ils avaient
huit compagnons sous leurs ordres et recevaient trente-
cinq florins par mois ^. Cette division des bourses semble
indiquer que nous sommes en présence de deux groupes
indépendants. En effet, le boïar Foma, nous l'avons dit,
j)asse dans certaines sources pour délégué du kniaz de
Tver, mais rien de pareil n'étant mentionné au sujet
d'Avrami, aucune conclusion catégorique ne saurait s'im-
poser.
Plus pressé que tous les autres, l'Empereur était déjà
parti depuis le 26 août. C'est surtout dans cet intervalle,
entre son départ et la fin du concile que, d'après Syro-
poulos, Isidore aurait brigué le siège de Constantinople,
vacant depuis la mort du patriarche Joseph, et desservi
un ami de la veille pour écarter le rival du lendemain.
L'ennemi déclaré du métropolite de Kiev est le seul qui,
en cette circonstance, l'accuse de vulgaire ambition.
D'autres honneurs attendaient le partisan de l'union. Le
17 décembre, Eugène IV fit une nombreuse promotion
> Theiner, Vet. Mon. Pol., t. II, p. 41, n-" 56, 57.
' GoTTLon, Ans den Rechnitngsbûcliern, p. 64, 65.
50 T-ES RUSSES ET l.E CONCILE DE FLORENCE.
el lulinil deux (hocs dans le Sacrô Collège : Bessarioii et
Isuloio. Celui-ci reçut le titre cardinalice des saints Pierre
et Marcellin. L'église de ce nom est située sur la via Mcrii-
lann ; ses origines remontent à Grégoire III, mais elle a
été complètement rebâtie par Benoît XIV sur les plans de
(liroiamo Teodoli.
Cette haute distinction trouva le légat encore en Italie.
De Florence il s'était rendu avec Traversari à Pise, hisio-
riœ graiia, dit celui-ci, sans mieux expliquer cette for-
mule familière. Nous trouvons ensuite le métropolite à
Venise, où il resta assez longtemps, à cause peut-être de
son indécision sur la route à prendre pour rentrer à Kiev.
L'itinéraire d'Allemagne inspirait des craintes, par suite
de la mort de l'empereur Albert. Isidore, d'après une
lettre d'Eugène IV à Jean Paléologue, aurait songé à faire
un détour par Constantinople; mais, renonçant à ce projet,
il s'embarqua, le 22 décembre, pour Pola dans la direc-
tion d'Agram et de Bude ^
Le séjour de la caravane russe à Venise fut signalé par
des incidents caractéristiques. Fidèle à ses convictions et
conséquent dans ses procédés, Isidore, tout en retenant le
rite grec, officiait dans les églises latines, et entendait que
ses compagnons de voyage fissent de même. En cas de
résistance, il ne reculait pas devant les moyens coercitifs.
C'est Siméon qui l'affirme, et lui-même fut la première
victime de ces rigueurs. Les scrupules du pope se réveil-
lèrent alors avec une telle violence qu'il en vint à un parti
extrême : le 9 décembre, il prit secrètement la fuite, avec
le boiar Foma, pour rentrer au plus tôt dans la patrie de
1 orthodoxie. Trouver son chemin de Venise jusqu'en
' Syropoulos, p. 286, 305. — Traversari, llv. VII, ép. xiii. — RibL
du Vatican, fonds grec, n° 133, lettre originale d'Eugène IV à Jean Paléo-
logue.
L'UNI 0^ Kl MOSCOU. 51
rais^ic, traverser des pays etranj^ers dont il ignorait les
coutumes et la laii^aie, n'était pas une entreprise facile
pour un Moscovite du quinzième siècle. Siinéon nous a
livré ses secrets dans un récit «pii achèvera de le peindre
cl fixera le dc(;ré d'autorité cpi'il faut lui accorder. Nos
deux voyageurs essayèrent d'abord de tourner la difficulté
(Il se joignant à des marchands ambulants, mais ils ne
lardèrent pas à se trouver dans un terrible embarras.
Depuis quelque temps déjà ils marchaient à travers un
pays sauvage, par un chemin tortueux et étroit, suspendu
entre des précipices et des montagnes inaccessibles. Les
voici tout à coup en présence d'un repaire, d'une ville de
brigands, dit l'auteur, qui barraient fièrement le passage
aux pèlerins. Inutile de demander le nom de cette ville
étrange; il faut croire sur parole. Mais que faire dans des
conjonctures si critiques? La nature moscovite se laisse
ici saisir dans son réalisme primitif : Siméon se mit tran-
quillement à dormir, et le sommeil lui porta bonheur.
Saint Serge, patron de Moscou, lui apparut en songe, et,
lui reprochant ses parjures, l'adressa à dame Eugénie qui
viendrait à son secours ; ensuite il ajouta : « Tu me pro-
mettras de nouveau un pèlerinage, tu mentiras encore,
mais je saurai te contraindre à visiter mon sanctuaire. «
Malgré ces menaces, le visionnaire se réveilla la joie dans
l'àme. On se remit aussitôt en route. La mystérieuse
Eugénie donna l'hospitalité aux voyageurs et, sur le
départ, un guide pour traverser la ville. A l'approche de
la caravane, les portes de fer roulèrent sur leurs gonds
et s'ouvrirent comme par enchantement. Les Moscovites
pénétrèrent sans encombre dans l'enceinte fatidique et en
sortirent avec la même aisance, tandis que les brigands
poussaient des cris de guerre et s'agitaient sur les murs
sans faire de mal à personne. Délivrés du danger, les
r>2 LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.
pèlerins exhalèrent leur reconnaissance dans une hymne
à saint Serge'. Laissons-les poursuivre gaiement leur
rotito et revenons à Isidore.
H semble avoir eu un plan prémédité et fait exprès de
lonjjues étapes en pays slaves pour gagner partout des
adhérents et décourager la résistance. On dirait qu'après
avoir lancé l'idée de l'union, il voulait venir à Moscou
comme porté sur des ailes, et marchant de succès en succès
se préparer un triomphe définitif au Kremlin. Rendu à
Bude, il adressa, le 5 mars 1440, une lettre circulaire aux
Jlusses et aux Lithuaniens pour leur annoncer l'union de
Florence et les exhorter vivement à l'accepter. Comme on
rejetait à Moscou le baptême des Latins, il insiste sur la
validité de ce sacrement dans les deux Églises, et déclare
expressément que désormais, en pays étrangers, les Grecs
pourront fréquenter les églises latines et les Latins les
églises grecques. C'était l'application pratique du principe
adopté à Florence : unité dans la foi, variété dans les rites.
La lettre d'Isidore, consignée dans les chroniques russes,
parvint à sa destination, nous ne saurions dire à quelle
époque, mais ne produisit certainement pas l'effet dé-
siré ^.
Cependant une réception bienveillante attendait le légat
dans les provinces slaves limitrophes de Moscou. Il y arriva
vers les fêtes de Pâques de l'année 1440. Malgré les invi-
tations réitérées d'Eugène IV, les Polonais, fidèles au con-
cile de Bâle, n'avaient point paru à Florence. A cette
époque, Zbigniew Olesnicki, évêque de Cracovie, exer-
çait sur ses concitoyens une influence prépondérante,
imposant au pays ses propres volontés. En matière reli-
' Ces renseignements ont été écrits sous la dictée de Siméon, vers 1441
ou 1443, et intercales dans une Vie de saint Serge. (Popov, p. 339 à 344.)
* Polii. Sobr., t. VI, p. 159. — Harasiewicz, p. 77. — Lf.wicki, Unia.
L'UNION ET MOSCOU. S.i
gieuse, sa politicjiic était hésitante entre le concile et le
conciliabule, le Pape et l'Antipape, et plus d'une fois elle
a varié. Élevé au cardinalat par Kujjène IV, le même jour
qu'Isidore, en attendant (piil le fût à nouveau par l'usui-
pateur savoyard, Olesnicki s'en tenait pour le moment à
l'obédience légitime, et il pouvait saluer dans le légat ua
collègue dévoué à la même cause. Il lui fit les honneurs de
son diocèse, 1 hébergea à ses frais d'abord à Sandec et puis
à Cracovie. Dans les deux villes, en pleine église latine,
Isidore officia solennellement selon le rite grec. Olesnicki
comprit mieux que personne l'importance de ce fait. Un
élément d'unité était jeté au milieu des populations divi-
sées. Désormais Polonais catholiques et Russes orthodoxes
appartenaient à la même Église, reconnaissaient le même
chef spirituel, leurs cœurs battaient à l'unisson malgré la
différence extérieure des rites. Ce n'est pas que ce résultat
fût obtenu d'emblée et qu'il n'y eût pas d'obstacles à sur-
monter; ainsi, dans ce même passage d'Isidore, la popula-
tion russe de Lvov montra, parait-il, peu d'empressement
et ne voulut pas assister à la messe pontificale du légat;
mais un principe fécond et pacificateur entrait par là
même dans la société, il n'y avait plus qu'à le fortifier et
le développer, comme le fit Wladyslaw III, lorsqu il
garantit, en 1443, l'égalité devant la loi à tous les catho-
liques, qu'ils fussent du rite latin ou du rite grec.
L'union fut aussi proclamée à Chelm, où les arrière-
neveux de ces premiers unis ont prguvé de nos jours
l'héroïsme de leur foi. Le légat y inspira une telle con-
fiance que le pope Bobilas, de l'église du Saint-Sauveur,
vint lui confier ses peines et se plaindre qu'on lui enlevait
son jardin. Isidore écrivit en sa faveur, le 27 juillet, aux
starostes et voïévodes de Chelm, leur inculquant que, par
la grâce de Dieu , Latins et Russes ne formaient plus
54 TES RUSSES KT LK CONHILE DE I ],OUENCE.
qu'une seule l'^ilisc. Dans « la mère des villes russes » , à
Kiev, la i)lus belle conquête des Lithuaniens sur Moscou,
le succès fut complet. Le prince Alexandre Vladimirovitcli,
(jcndre du grand kniaz Vasili, se montra plein d'cvjards
envers le nouveau cardinal, témoin la charte du 5 février
1441, dans laquelle, de concert avec les grands de sa cour,
il confirma « son seigneur et son père » Lsidore dans la
tranquille possession des biens-fonds et des revenus atta-
chés à la métropole de Kiev. Un fait d'un autre genre
prouve que Tapôtre de l'union rencontra aussi des sympa-
thies à Smolensk : le prince louri lui prêta main-forte
contre le pope Siméon. Grâce à saint Serge, l'intéressant
voyageur coulait à Novgorod une vie douce et paisible
jusqu'au moment où il fut cité par-devant louri et livré à
Isidore, qui l'emmena prisonnier à Moscou ^.
Les triomphes à peu près constants dans la Russie méri-
dionale inspirèrent à Isidore une certaine confiance dans
sa cause; peut-être en conçut-il même trop de hardiesse.
Car c'est à Moscou que devait se livrer la bataille décisive,
autrement importante que les précédentes rencontres.
C est dans la capitale de l'orthodoxie que l'union allait
subir l'épreuve suprême. Il s'agissait de faire accepter
le concile de Florence par un souverain habitué à des
évêques complaisants, par un clergé composé de Siméon
et d'Avrami, par un peuple imbu de préjugés contre les
Latins. La besogne était rude.
En effet, le liea hiérarchique avec Rome, nous l'avons
déjà dit, n'existait plus au quinzième siècle, et l'hostilité
» Codex Epist., t. II, p. 364. — Dlugosz, t. IV, p. 624 à 626. —
ZuBRZYCKi, p. 101. — Lewicki, Lidex, n" 2403. — Bibl. du Vatican, fonds
slave, t. XII, p. 18, copie de la lettre d'Isidore à Chelm, imprimée dans
HàPAsiEwicz, f. 75. — Akty Istor.,i. I, p. 488, n» 259. — Popov, p. 355.
— La Goustinskaïa IJet. affirme qu'Isidore a été chassé de Kiev. (Poln.
Sobr., t. II, p. 355.)
I/UNION ET MOSCOU. 55
( oiilrc rOccklont allait toujours croissant. Renchérissanl
sur les Grecs, les Russes reprochaient aux lialius tic
iloniicr à la terre le nom de mèt-e ou, selon d'autres,
iH'lui de matière. On avouera qu'il n'y avait rien en cela
(le trop repréhensil)Ie. Toutaussi inoffcnsivc était l'histoire
d'un légendaire Pierre Gougnivy, qui aurait bouleversé
les doctrines romaines et semé partout la discorde. Quoique
consignés dans les chroniques, ces deux griefs furent aban-
donnés par la suite, et l'on se retrancha dans ceux que
Byzance ne cessait de mettre en avant. Peu à peu, en pas-
sant par les épîtres des évéques et des moines, telles que
celles de l'hégoumène Théodose, des métropolites Georges,
Jean II, Nicépliore, ils pénétrèrent jusque dans la Koi-m-
tchaïa Kniga ou livre canonique des Russes. On finit par
faire des recueils spéciaux d'écrits dirigés contre les Latins.
Un trait commun à toutes ces productions littéraires,
c est la confusion permanente de 1 essentiel avec l'acces-
soire : la discipline passe parfois avant le dogme, et il est
plus criminel de se raser la barbe que d'enseigner l'hérésie.
Ces élucubrations haineuses n'atteignaient naturellement
qu'un petit r.ombre de lettrés, la plupart des Moscovites
ne sachant encore ni lire ni écrire. Une autre circonstance
impressionnait plus profondément les masses. Les ennemis
politiques de la Russie, Polonais, Lithuaniens, Suédois,
Porte-glaives, professaient la foi catholique selon le rite
romain : adversaire devenait ainsi synonyme de Latin.
Aussi, grâce à cette confusion, le Latin passait-il pour un
hérétique de la pire espèce, qu'il fallait purifier et rebap-
tiser avant de lui tendre la main.
Isidore ne semble pas avoir tenu suffisamment compte
de ces antécédents et de cette disposition des esprits. Plus
énergique que mesuré, il a trop présumé de son ascendant
sur Vasili, dont il avait brisé les résistances lors du départ
56 LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLOllENCE.
i)our l'Italie, et auquel il se flattait de pouvoir imposer le
concile de Florence. Le Byzantin de la Henaissance ne con-
naissait pas à fond la Russie et les Russes. Disons à sa
décl)ar(je que les documents indigènes ne peuvent être ici
contrôlés par d'autres sources.
L'arrivée d'Isidore à Moscou eut lieu dans la troisième
semaine du grand carême, le 19 mars de l'année 1441.
Un laps de temps considérable s'était écoulé depuis la pro-
mulgation de la bulle d'Eugène IV, mais telle était alors
la rareté des communications, tel aussi l'isolement des
Russes, qu'ils ignoraient encore les détails du concile de
Florence. Le métropolite fut reçu sans arrière-pensée
d'opposition, avec les honneurs dus à son rang. Il ne
ramenait que peu de ses compagnons, la plupart ayant
été victimes de la peste à Ferrare. Parmi les survivants,
on remarquait l'évêque Avrami, qu'Isidore, disait-on, avait
contraint à signer la bulle d'union, et le pope Siméon,
chargé de fers dont saint Serge ne se pressait pas de le
délivrer. A supposer que ces faits soient exacts, la rentrée
du métropolite se faisait sous de fâcheux auspices. Avrami
et Siméon n'étaient pas hommes à comprimer leur indigna-
tion au fond de leur cœur. Les chaînes elles-mêmes du
malheureux pope ne manquaient pas d'éloquence '.
Isidore ne tarda pas à se rendre en pompe à la cathé-
drale. Au grand scandale des orthodoxes, on portait
devant lui une croix latine avec un Christ en relief, et
trois massues qui désignaient, selon la chronique, sa nou-
velle dignité cardinalice. Malgré cet appareil, personne ne
songea à écarter le métropolite de l'autel. Les offices sui-
vaient leur cours ordinaire, si ce n'est qu'au moment des
commémoraisons liturgiques Isidore laissa tomber de ses
' D'après une autre source, Avrami serait arrivé avant Isidore, ce qui
aurait permis d'organiser la résistance. (DELEKXonsKi, Flor. ou., p. 254.)
L'ONIOIN ET MOSCOU. 57
lèvres le nom d'Eu{;ène IV. DéjA choqué par cette innova-
tion, Vasili fut au comble de l'exaspération lorsque, à
l'issue de la messe, Isidore promulfjua la bulle d'union
si{|née par les évêques d'Orient et d'Occident. Ce procédé
justifiait les craintes du Kremlin à la veille du concile, et
la réalité surpassait tout ce qu'on aurait pu appréhender.
Aussi le dénouement de la scène fut-il des plus trafjiques.
Le prince orthodoxe traita le métropolite de pasteur
perverti, de loup ravissant, et, au lieu de recevoir,
selon l'usage, sa bénédiction, il le consigna dans le cou-
vent de Tchoudov pour y être gardé à vue. Le cardinal-
légat n'était plus qu'un prisonnier à la merci du pouvoir
séculier.
Rien ne permet d'affirmer que Vasili agissait par esprit
de vengeance ou sous l'inspiration d'une rancune person-
nelle. Tout erronés que fussent ses principes, ils n en
étaient pas moins bien arrêtés et conformes à ses senti-
ments. Son principal grief contre Isidore, comme il l'a
exposé dans ses lettres, était d'avoir livré l'Église russe à
1 Église romaine, qu'il supposait apostate, et reconnu la
primauté du Pape, dont il contestait les droits. La haute
portée du fait ne lui échappait point, mais, à travers
l'ignorance, les préjugés, les préventions, il n'en saisissait
pas la grandeur et la légitimité. Les traditions byzantines,
les polémiques contre les Latins, avaient obscurci la notion
de l'Église fondée divinement dans l'unité et devant la
conserver à tout jamais. La bulle d'Eugène IV, rédigée en
latin et en grec, munie d'un sceau de cire verte, n'inspi-
rait à Vasili que méfiance : il ne savait trop à quoi s'en
tenir au sujet du purgatoire; dans le Filioqiie il ne voyait
pas la différence entre les spirateurs et la spiration; par
contre, disciple fidèle des maîtres byzantins, il avait
horreur des azymes et de tout ce qui portait le cachet latin.
58 LES IIUSSKS ET LE CONCILE DE FLORENCE.
A SCS yeux, le porteur et proinulgateur de cette bulle
devait être criminel.
Néanmoins 1 arrestation d'Isidore étant arbitraire, elle
avait besoin d'être dissimulée par des apparences cano-
niques. Vasili convoqua donc une réunion d'évêques,
d'arcbimandrites, d'iicgoumènes et de moines, dans le but,
disent les annales, de juger Isidore d'après les décrets des
apôtres, des sept conciles et des saints Pères. Les évoques
étaient au nombre de six ; parmi eux se trouvaient Avrami ,
signataire de la bulle de Florence, et Jonas, le malbeurcux
candidat à la métropole de Kiev. Composé de la sorte, ce
tribunal, selon le droit byzantin en vigueur à Moscou,
n'avait point qualité pour citer h sa barre le clief suprême
de l'Église russe, qui ne relevait que de ses pairs. Cepen-
dant, soit ignorance des juges, soit ordre formel du grand
kniaz, on ne tint aucun compte de ce vice radical de
procédure. Il tardait, d'ailleurs, au clergé moscovite de
manifester hautement son opinion etdejeter sur Isidore un
blâme retentissant. On examina d'abord ses doctrines, qui
étaient celles du concile de Florence. Elles furent rejetées
en bloc comme hérétiques et scandaleuses. Les peines
les plus grave's eussent été portées contre le coupable,
s'il n'eût réussi à s'y soustraire. Grâce probablement
aux vastes souterrains du couvent de Tchoudov, Isidore,
accompagné de son inséparable Grégoire, s'échappa de sa
prison, le 15 septembre 1441, et, prenant la fuite, se
dirigea sur Tver. A voir la mollesse des geôliers, la non-
chalance de Vasili pour se mettre sur les traces du prison-
nier, on est tenté de croire que les Moscovites n'étaient
pas fâchés de se débarrasser de leur métropolite sans
recourir à des mesures de rigueur.
Isidore, de son côté, devait se féliciter d'avoir recouvré
sa liberté. Une tardive expérience lui dessillait les yeux.
L'UNION ET MOSCOU. 59
il \'<)valt maintenaiiL (|u<; I union avec les Latins ne se lais-
sait pas imposer par surprise à un j)cuple ignorant sans
cloute, mais inébi'anlahlement atlaclié à ses traditions et
;;()uvcrné par un prince hostile aux doctrines romaines.
La démarche mal concertée de Moscou rappelle les dis-
cussions de Bàle, qui aboutirent au fameux déciet rejeté
par les Byzantins. Dans ces deux occasions, la mesure et
le tact ont certainement manqué à Isidore.
Le voyage ne se fit pas sans fâcheux incidents. Le
métropolite retrouva à Tver le même prince qui lavait
naguère gracieusement accueilli lorsqu'il se rendait au
concile. Toujours chancelant dans son amitié pour Moscou,
Boris n'en suivit pas moins dans ce cas particulier l'exemple
de Vasili. Il ne montra que méfiance à l'égard du fugitif
et le fit enfermer dans un couvent. Ici encore on seml)le
lui avoir ménagé des facilités d'évasion, car cet étrange pri-
sonnier parvint sans trop d'obstacles jusqu en Lithuanie.
Nouvelle déception à Novogrodek, cette fois à une cour
catholique, où il aurait pu s'attendre aune franche cordia-
lité; mais le prince Casimir favorisait l'antipape Félix Y,
et un cardinal d Eugène IV ne pouvait être bien vu d'un
partisan du duc de Savoie. Désormais le monde slave
n'offrait plus d'asile au vaillant promoteur de l'union de
Florence. Sa pensée dut naturellement se reporter vers
celui qui l'avait comblé d'honneurs et encouragé dans la
lutte. Il partit pour l'Italie, où l'appelaient les plus chers
souvenirs du passé et l'espoir de servir mieux que partout
ailleurs la cause qu'il aimait tant '.
» Poln. Sobr., t. VI, p. 160 à 169; t. VIII, p. 108 à 110, et les pas-
sages cités plus haut, lors de l'arrivée d'Isidore à Moscou. — Akty Isior.,
t. I, p. 71, 83, 94, 110, 116, 118, 492, 506, 514. — Ahty Arkhéogr. Exp.,
t. I, p. 58. — Liét. Zan. Arkh. Kom., t. III, p. 33. La plupart de ces
documents ont été réimprimés dans Routsk Isl. Bibl., t. VI.
CHAPITRi: Il
LE CARDINAL ISIDORE
1443-1463
Isidore et le Sacré Collège. — Arrivée à Sienne. — Chapeau rouf[e et apc-
rition de la boucbe. — L'union à Constantinople. — Mission d'Isidore
" en Grèce et en Russie ». — Bref d'Eugène IV, — Grégoire Maimnas,
patriarche de Constantinople. — Consécration de Daniel. — La défaite
de Varna. — Nicolas V et ses projets. — Jonas métropolite de Kiev. —
Reconnu par Casimir. — Plaintes contre l'évêque latin de Vilna. — Dio-
cèse de la Sabine confié à Isidore. — Nouveaux bénéfices. — Situation
de Constantinople. — Isidore y est envoyé. — Préparatifs de la mission.
— Naples et Chio. — Discours d'Isidore à Constantinople. — L'union
proclamée à Sainte-Sophie. — Discordes. — Les galères de Venise. —
Tours et murs réparés aux frais d'Isidore. — Il est chargé de la défense
du bastion Saint-Démétrius. — Prise de la ville par les Turcs. — Légende
sur Isidore. — La version vraie. — Dn cri d'alarme. — « L'homme pro-
videntiel » à Venise. — Isidore à Bologne. — Emotion à Rome. — La
paix de Lodi. — Lettre d'Isidore. — Mort de Nicolas V. — Conclave de
Calixte III. — Isidore à Venise. — Faveur obtenue pour les Grecs. —
Pension pontificale. — Bénéfices. — Résignation de droits. — Division
de la métropole de Kiev. — Nomination de Grégoire. — Incident au
conclave de Pie II. — Bénéfices. — Affaires de Russie. — Bref du 11 sep-
tembre 1458. — Le roi de Pologne se déclare pour Grégoire. — Le che-
valier Jagubi. — Le congrès de Mantoue. — Isidore nommé patriarche
de Constantinople. — Issue du congrès. — Excursion d'Isidore à Venise.
— Départ pour Ancône. — Projet d'une campagne dans la Morée. —
Retour à Rome. — Maladie d'Isidore. — Son genre de vie à Rome. —
San-Biagio et la Palazzuola. — Réputation de vertu. — Goût des livres
et des études. — Manuscrits prêtés par Calixte III. — Leur conservation.
— Isidore homme d'action. — Entouré de Latins. — Train modeste de
maison. — Etat des finances. — Procès avec l'archevêque d'Athènes.
Autres procès. — Lettre au marquis de Mantoue. — Cérémonie tou-
chante au Vatican. — Dernières phases de la maladie. — Entrevue avec
Je cardinal Gonzaga. — Pieuse mort d'Isidore. — Ses traces dans le
monde slave. — Réaction à Moscou par suite du concile de Florence
LE CARDINAI, ISIDORE. 61
— fiCS (irccg (léconsidérôs. — Explication de la cliulc de Coiislatiti-
no|)ie. — Iiitiiilioii patrioti(|uc. — TiCS (jloircs de I!y/,aac(j reduent vers
Moscou.
Jeté en prison pour avoir promul{]ué 1 union de Flo-
rence, écliap[)ant comme par prodige à la captivité, Isi-
dore rentrait en Italie avec Tauréole d'un confesseur de la
loi, d'un homme inébranlabicment fidèle à ses serments.
Il pouvait s'attendre à être bien accueilli par le collège
cardinalice, qui comptait alors dans son sein un Colonna,
courbé sous le poids de son nom illustre, un Gapranica,
modèle accompli du prince de l'Eglise, Albergati, l'ancien
président du concile à Ferrare, le savant théologien Tor-
quemada, l'infatigable Cesarini, Barbo, neveu d'Eugène IV
et ardent collectionneur de pierres dures et de monnaies,
Scarampo qui portait mieux la cuirasse que la pourpre,
Guillaume d'Estouteville, opulent, fastueux, apparenté aux
rois de France, éclipsant tous les autres par l'étalage d'un
luxe raffiné. Isidore avait sa place marquée à côté de Bessa-
rion : les malheurs d'une commune patrie, l'attachement
à la même Église, formaient entre eux un lien indissoluble.
A cette époque, une phase d'apaisement s'annonçait
pour l'Italie. Après un exil d'environ dix 9ns, Eugène IV
se voyait sur le point de regagner Rome. Le 6 juillet 1443,
il avait ratifié le traité de Scarampo avec le roi Alphonse
de Naples, et rendu parla aux États de l'Église une pleine
sécurité. Le contre-coup de cette paix se fit sentir jusqu'à
Bàle où siégeaient encore un certain nombre de récalci-
trants. Des prélats napolitains y jouaient un rôle prépondé-
rant, et lorsque, de concert avec le Pape, Alphonse les eut
rappelés, l'existence ultérieure du conciliabule fut com-
promise. Délivré de ces néfastes électeurs d'un antipape,
rassuré sur les bonnes dispositions des Romains, Eugène IV
pouvait se promettre un moment de répit.
02 LES IIUSSKS ET LE CONCILE DE FLORENCE.
A l'arrivée d'Isidore, le Pape était encore à Sienne.
C'est là qu'il fallait aller le trouver. Les treize cardinaux
présents se rendirent, le 1 1 juillet 1443, jusqu'aux portes
(le la cité à la rencontre du métropolite, et l'accompajjnè-
rcnt au palais pontifical. Eu(jène IV le reçut en plein
consistoire, lui donna le baiser de paix et lui imposa le
chapeau roufje. Quatre jours après, eut lieu, en consis-
toire secret, l'apérition de la bouche, dernière cérémonie
d'u8a{i;e pour l'admission au Sacré Collège. Ordre fut aussi
donné afin qu'Isidore touchât dorénavant sa part dans les
distributions d'argent ',
Si le cardinal ruthène, comme l'appelaient d'ordinaire
les contemporains, ne pouvait annoncer au Pape qu'un
très mince succès du concile de Florence parmi les Slaves,
à son tour le Pape n'avait guère de meilleurs renseigne-
ments h lui donner au sujet de l'Orient. On ne put se
bercer longtemps d'illusions. Bientôt après la promul-
gation de la bulle du 6 juillet 1439, l'union avait été
rétablie avec les Arméniens, les Éthiopiens et les Jacobites.
La pièce qui concerne ces derniers porte la signature
d'Isidore ^. Plus tard, les liens d'unité furent resserrés
avec les Syriens, les Chaldéens, les Maronites. L'impulsion
donnée à Florence semblait se propager parmi les peuples
d'Orient. Malheureusement, au centre même des Églises
séparées, à Constantinople, la bulle d'Eugène IV rencontra
une vive résistance. Les habitants de la capitale se parta-
gèrent en ddux camps ennemis. Les partisans de l'union,
en dépit de la protection officielle de l'Empereur, de son
frère Constantin, du nouveau patriarche Métrophane,
étaient antipathiques aux masses. On leur jetait à la figure
les épithètes d'azymites et de latinisants, et ces deux mots
' KORZENIOWSKl, p. 32.
* Labbe, t. Xlll, col. 1201 à 1213.
LE CARDINAL ISIDORE. «3
résumaient des haines profondes et des rancunes sécu-
laires. Par contre, le su(Ira{je populaire acclamait les
adversaires de l'union. Le despote Di-niétrius se mit à
icur tête, Marc d'E[)lièsc leur soulïla son fanatisme dans
l'àme, les moines du Sinai et du Mont-Athos se rallièrent
à eux, Georges Scholarius leur prêta l'appui de ses conseils
et de son nom vénéré. Devant cette opposition systéma-
tique, passionnée, irréductible, les efforts de l'Empereur,
hésitant et mal conseillé, restèrent frappés d'impuissance.
Quoique peu satisfait de la cour byzantine, qu'il jugeait
timide et craintive, Eugène IV ne perdait pas de vue lu
croisade contre les Turcs et l'établissement de l'union. Il
écrivait des lettres pressantes au despote Constantin et lui
renouvelait les promesses de secours. Isidore venait à
propos pour être associé à ces travaux. Il fut immédiate-
ment chargé d'une mission «en Grèce et en Piussie » , con-
firmé légat du Saint-Siège et, pour frais de déplacement,
muni d'une somme de mille ducats. Sans attendre le départ
du Pape pour Rome, où l'entrée solennelle ne se lit que le
28 septembre, le cardinal à peine arrivé se remit en route,
le 28 août, accompagné d'un servant d'armes florentin
nommé Antonio Nicolai. Pendant le voyage, qui semble
avoir été assez long, l'échange de lettres avec Rome fut
fréquent. De toute cette correspondance, qui eût été si
curieuse à connaître, il ne reste plus, que nous sachions,
qu'un seul parchemin du 11 juin 1445 adressé au légat
par le Pape, dernière épave des archives d'Isidore, qui
s'est égarée dans un volume de la bibliothèque Vaticane.
Malgré sa brièveté, ce message en dit long sur les disposi-
tions d'Isidore avant et après le concile de Florence. Le
Pape le remercie avec effusion des renseignements donnés
sur les affaires ecclésiastiques et profanes ; il le prie, si c'est
possible, de les multiplier encore afin que l'on puisse, jour
64 LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.
par jour, prendre les mesures opportunes pour l'union
(les Ëîiliscs et la destruction des infidèles. « Quant à
vous, mon fils, dit-il en finissant, nous vous exhortons en
Notre-Sei{jneur à rester toujours, dans les affaires de
l'union, égal à vous-même, à rivaliser avec vous-même, à
vous surpasser, car si, avant d être enfant de la sacro-sainte
Église romaine, vous avez déployé pour l'union le grand
zèle que nous savons, vous comprendrez aisément quelles
' sont maintenant vos obligations, depuis que vous êtes
devenu un membre si important de la même Église. » Le
'7 témoignage ne saurait être plus formel, ni la fidélité
d'Isidore à ses principes mieux constatée *.
Sur ce vovage du cardinal les détails nous font absolu-
ment défaut. A-t-il poussé une pointe jusqu'en Russie,
comme l'insinuent les sources romaines? Rien ne permet
de l'affirmer. D'autre part, il est sûr qu'il a visité Gonstan-
tinople. Peut-être son influence n'a-t-elle pas été étrangère
à la promotion de Grégoire Mammas au patriarcat. Métro-
phane n'ayant pas été remplacé, le siège était vacant depuis
près de trois ans. L'Empereur ne parvenait pas à se pro-
noncer. Il n'aurait voulu ni décourager les partisans de
l'union, ni déplaire à leurs adversaires. Enfin il se décida,
vers le milieu de l'année 1446, en faveur du protosyncelle
Grégoire, ancien membre du concile de Florence, ami de
Bessarion, et qui avait écrit lui-même contre Marc d'Éphèse.
Pareil choix n'était pas pour déplaire à Isidore. Une par-
faite harmonie régnait entre lui et le nouvel élu; naguère
ils avaient combiné leurs efforts pour combattre le bon
combat. Réunis de nouveau à Constantinople, ils consa-
crèrent ensemble l'évêque russe de Vladimir Volynski,
• KoRZENiowsKi, p. 32, — Archives du Vatican, Intr. et ex., n» 410,
f. 107 V». — Regesta, n» 433, f. 188 y\ — Bibl. du Vatican, fonds grec,
n° 133, lettre originale d'Eugène IV.
j
LE CAlUHiNAI, ISlhORE. 65
Daniel, et le métropolite de Kiev put se croire un moment
rendu à ses ouailles'. Vers la même époque, d'autres
évêques furent, paraît-il, convoqués dans la capitale, mais
les indications se bornent ici à de vajjues allusions. Quoi
qu'il en soit, Isidore ne parvint pas à briser la résistance
contre Rome, ni à triompher des hésitations de l'Empe-
reur : l'union ne fut pas proclamée sur les rives du
Bosphore.
Les dissensions intérieures rendaient les Byzantins
sourds à la voix des événements. Un terrible avertisse-
ment leur avait été donné en 1444. La guerre avec le prince
de Garamanie avait obligé le sultan Mourad à transporter
en Asie le gros de ses troupes; les poseessions turques en
deçà du Bosphore se trouvaient ainsi à découvert et presque
sans défense. La flotte chrétienne, croisant dans les eaux
de la mer Egée, pouvait empêcher le retour de l'ennemi,
et rien que l'occupation militaire des provinces balkani-
ques eût été une conquête sur l'Islam. Wladyslaw Jagel-
lon, roi de Pologne etde Hongrie, eut été l'homme indiqué
pour tenter ce coup de main, mais il venait de conclure
une trêve avec Mourad II. Le cardinal Cesarini l'engagea
à la rompre. Se croyant délié de son serment, Wladyslaw
réunit une armée et marcha sur Varna : une catastrophe
l'y attendait. Le Sultan avait trompé la vigilance de la
Flotte et ramené ses janissaires et ses troupes en Europe ;
l'inaction forcée de W^ladyslaw leur donna quelques jours
de répit pour se remettre des fatigues; le 10 novembre 1444,
on livra la bataille. La déroute des armées chrétiennes fut
complète, les Turcs en firent une horrible boucherie.
Wladyslaw et le cardinal Cesarini restèrent parmi les
' Popov, p. 332, lettre de Grégoire Maiimias à Alexandre de Kiev, où
il annonce l'arrivée d'Isidore. — MaCAIRE, t. VI, p. 369, lettre de Daniel
sur sa consécration.
f,6 LES BUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.
morts. La chrétienté se ressentit longtemps de ce désastre,
et les Dyzantins purent voir quel sort les attendait.
Isidore ne revint à Rome qu'après la mort d'Kugène IV.
Même j)armi les électeurs du nouveau Pape le nom du
cardinal ruthène n'est pas encore mentionné. Il n'avait
pas prêté son concours actif à l'ère qui s'ouvrait, mais elle
ne pouvait que lui être sympathique.
Les dix-huit cardinaux réunis en conclave à Santa-Maria
sopra Minerva qui donnèrent leurs suffrages, le 6 mars 1 447,
à Thomas Parentucelli, firent monter la Renaissance sur la
chaire pontificale. Jeune encore, il avait respiré l'atmo-
sphère de Florence, et l'empreinte de l'humanisme lui
resta pour la vie. La foi et la piété s'alliaient chez lui à un
goût exquis et à des conceptions grandioses. L'Église lui
apparaissait comme l'épouse mystique du Christ que les
sciences, les lettres et les arts ont mission de glorifier ici-
bas. Rome devait devenir la vivante expression de cette
pensée. Au-dessus du tombeau des apôtres, centre et foyer
lumineux, se fût élevée une splendide basilique; tout
autour, de vastes édifices eussent donné asile au Pape, à sa
cour, aux cardinaux; d'autres eussent accueilli les chefs-
d'œuvre de sculpture, de peinture, d'orfèvrerie, les collec-
tions d'antiques, de pierres dures, de médailles, et surtout
de parchemins aux lettres d'or, de manuscrits aux fines
miniatures, aux reliures étincelantes de joyaux; d'im-
menses galeries eussent rayonné jusqu'au Tibre et relié le
Vatican à la rive opposée. La Rome de Nicolas, peuplée
d'humanistes, de savants, de lettrés, d'artistes de tout
genre, entourée de gros murs et défendue par des tours,
eût surpassé la Rome d'Auguste. Était-ce un rêve ? Était-ce
un projet sérieux? Le fait est que le Pape avait déjà rais la
main à l'œuvre lorsqu'une mort prématurée vint l'enlever.
Cette brillante tournure d'esprit de Nicolas V s'accor-
LE CAUltlNAI, ISIDdl! K. 07
doit avec les dispositions d'un cardinal qui avait vécu sous
le ciel de la (Jrèce et appiécic de tout temps le corurnerce
des humanistes. D'autre part, les progrès alarmants des
Turcs devaient faire rechercher les lumières d'un liomine
versé dans les affaires d'Orient. Et, en effet, à voir l'em-
pressement du Pape à ré{jler la position d'Isidore, à le
combler de bénéfices, à se servir de ses talents, on ne sau-
rait douter qu'il ne fût en ftiveur à la cour romaine.
Tout d'abord Isidore voyait le terrain hiérarchique se
dérober sous ses pieds : il n était plus qu un pasteur sans
troupeau. Un chanjjement radical était survenu dans le
monde ecclésiastique depuis sa fuite de Moscou. Son siège fut
réputé vacant, et le grand kniaz Vasili était bien décidé à
n'y laisser plus monter qu'un vrai Moscovite dévoué à la
cause nationale. Aussi, après quelques tâtonnements du
côté de Gonstantinople, il recourut à un moyen extrême
pour parvenir à ses fins. Un concile d'évéques, d'archi-
mandrites, d'hégoumènes et de popes fut convoqué, et, le
5 décembre 1448, Jonas, candidat officiel, fut élu à l'una-
nimité des suffrages. Une grande partie de sa province
ecclésiastique échappait ainsi à Isidore.
Installé à Moscou, Jonas prit le titre de métropolite de
Kiev et de toute la Russie, et, après quelque temps, il
réussit à se faire reconnaître même par les Églises russes
de Lithuanie et de Pologne. Le roi Casimir, ayant conclu
un traité d'alliance et de fraternité avec Vasili, se rendit
aux instances de Jonas, lui délivra, le 31 janvier 1451, un
diplôme dans ce sens, et lui accorda son entière protec-
tion. Désormais tous les diocèses de la métropole passaient
aux mains de l'intrus, et les souverains slaves désavouaient
le métropolite légitime^.
^ Macaire, t. VI, p. 20 à 26. — Aktj Istor., t. I, p. 85, n" 42.
68 I.F.S RUSSES ET LE CONCILE DE TLOUENCE,
Ce fut le coup de {jràce. Isidore le ressentit viveinent el
se crut victime d'odieuses iiitrifjues. De graves accusations
furent élevées contre Mathieu, évêcjue latin de Vilna :
c'est lui qui aurait coopéré à la déchéance d Isidore de
même qu'à son emprisonnement dix ans auparavant. Mis
au courant de l'affaire, le Pape cita à son tribunal révé([uc
septuagénaire. Il fallut, pour lui épargner un pénil)le
voyage, que le cardinal Olesnicki prît vigoureusement sa
défense, envoyât un représentant à Rome avec des lettrés
pressantes au Pape et au Sacré Collège. D'après l'évêque
de Cracovie, toute la faute retombait sur les princes sécu-
liers et leur aveugle attachement à l'ancien ordre de choses.
Toujours est-il que le diplôme cité plus haut du 31 jan-
vier 145 1 porte aussi la signature de Mathieu, ce qui prête
le flanc aux soupçons.
Nicolas V se borna pour le moment à une demi-mesure.
L'évêché de la Sabine était vacant depuis la mort, à
Ripaille, le 7 janvier 1451, du duc Amédée de Savoie,
l'antipape Félix V. Le pontife lui donna pour successeur
le cardinal Isidore, délia celui-ci du lien qui l'attachait à
l'Église russe et la lui laissa simplement en commende. Le
bref est daté du 8 février 1451. Le nouveau titulaire garda
sa vie durant ce beau diocèse, situé à proximité de Rome,
au milieu des montagnes, dans un pays délicieux. On lui
attribuelarestaurationcomplètedupalaisépiscopaldeForo-
novo et l'érection en collégiale de la paroisse San-Liberatorc
de Magliano. De vagues réminiscences lui décernent l'éloge
de parfait administrateur, mais en vain chercherait-on lej
traces de son nom soit dans les édifices, soit même dans les
archives locales ; le temps a tout emporté. Le même bref
qui dotait le cardinal ruthène d'un diocèse italien l'autori-
sait aussi à garder le bénéfice de Sainte-Balbine, antique
église de l'Aventin qui remonte à Grégoire le Grand.
I.E CAIIDINAF, ISinnitK. 60
Non contcnL de celte iioiniiiation, INicolas V conféra
encore d'autres bénéfices à Isidore dans le courant de la
nièiue année 1451. l^e 18 juin, il lui donna le diocèse de
Gervia, résigné par le cardinal JJaiho, avec location facul-
tative des propriétés diocésaines (le Bolofjne et de Ferrarc.
Le IG juillet, trois bénéfices à la fois vinrent enrichir Isi-
dore : Saint-Pierre des Pisans à Péra, Saint-Michel, cathé-
drale des Génois à Galata, Saint-Antoine in Samona. Fnfin,
le 13 septembre, une pension de cin(| cents ducats lui fut
assignée sur les revenus de Santa-Maria in Pomposa; mais
cette faveur dut être supprimée, dès le 17 octobre, lorsque
la magnifique abbaye passa au chanoine de seize ans,
Rinaldo Maria d'Esté. A une date qu'il n'est pas possible
de fixer exactement, il reçut encore en commende d'abord
l'abbaye de San-Biagio à Rome, et puis l'église de Gonstan-
tinople avec celle de Négrepont, qui lui était associée. Ges
largesses incessantes justifient le renom de générosité que
Nicolas V s'est acquis dans l'histoire '.
La situation du cardinal ruthène était à peine réglée au
double point de vue de la hiérarchie et des ressources
matérielles qu'il fut chargé d'vme nouvelle et importante
mission. Le 19 mars 1452, il avait vu la couronne de
Charlemagne, posée par le pontife sur la tête de Fré-
déric III, répandre ses dernières splendeurs. Lui-même
avait pris part à la solennité et accompagné à l'autel le
descendant des Habsbourg ^. Ce jour-là, malgré l'éclat
des pompes romaines, malgré l'appareil des réjouissances
populaires, on ne célébrait au fond que les magnifiques
funérailles du Saint-Empire : la grande idée du moyen âge
' Codex epist., t. I, p. 121. — Sperandio, p. 232. — Archives du
Vatican, Regesta, n° 404, f. 189 v"; n" 414, f. 247; n" 417, f. 30 v»,
205, 206; n° 437, f. 274. — Archives de Modcnn, 1451, 17 octobre,
collation de Pomposa à Rinaldo d'Esté, parchemin non classé.
* Dlugosz, t. V, p. 121
TO LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.
étail sur le point de disparaître. Bientôt Isidore devait
assister à un spectacle du mênae genre, mais dans des
conditions autrement dramatiques : il allait voir chanceler
à plusieurs reprises et puis s'effondrer avec fracas l'empire
de Constantin.
Depuis la journée de Varna, les affaires d'Orient allaient
à la dérive, et les événements se précipitaient avec une
effroyable rapidité. En 1448, les Turcs inscrivaient dans
leurs annales avec le sang des Slaves la victoire de Kossovo.
Désormais les grands boulevards de la chrétienté se trou-
vaient fortement ébranlés, et Gonstantinople en était
réduite à n'être plus qu'une capitale byzantine enclavée
dans l'Empire ottoman. Le péril devenait de plus en plus
proche. A peine monté sur le trône teint du sang fra-
ternel, le belliqueux Mohammed ne crut même pas devoir
dissimuler ses desseins hostiles. Tout près de Galata, sur
la rive européenne du Bosphore, il fit construire la forte-
resse de Bogaz-Kessen, en face de celle que son aïeul
Bayezid avait élevée sur la côte d'Asie. Le but stratégique
de ces constructions était trop évident pour échapper à
ceux qu'elles menaçaient de si près. Le droit des gens
étant audacieusement violé, il fallut se préparer à l'épreuve
et accepter la lutte inégale.
De front avec les projets de guerre, Constantin Dragazès.,
frère et successeur de Jean Paléologue, menait les projets
de paix religieuse. Cette partie de sa tâche n était pas la
moins rude. La tempête soulevée par le concile de Flo-
rence avait déchaîné tous les éléments d'opposition, et les
esprits étaient loin d'être calmés. Telles étaient les diffi-
cultés de la position que le patriarche Grégoire, débordé
par ses adversaires, s'en était venu à Rome, où il fut pen-
sionné par le Pape. L'empereur Jean était mort sans avoir
proclamé l'union. Constantin semblait y mettre plus
LE C AU DINAI, ISIKOllli. 71
d'arfleui" (]ue son IVèrc défunt. Dès l'année 1451, il
envoya Andronic liryenne à Home avec des lettres et
des protestations de honne volonté.
La réponse du Pape du 1 1 octobre I45I révèle la gran-
deur de l'écart qu'il y avait dans les appréciations des
deux cours. Elle est sincère jusqu'au reproche, et la ligne
à suivre y est nettement indiquée. Nicolas V ne croyait
pas que les difficultés contre la promulgation de l'union
lussent insurmontables. Se renfermant dans le surnaturel,
et s'étayant sur des analogies entre les Grecs et les Hébreux,
il attribue tous les malheurs présents au schisme de Pho-
tius, et ne voit d'autre issue qu'une rupture complète avec
le passé et l'admission sans réserve du pacte de Florence.
Comme premiers gages de réconciliation, il demande le
rappela Constantinople du patriarche Grégoire et la men-
tion du Pape dans les prières liturgiques. Jusque-là tout
est clair et précis, le langage du Pape est moins affirmatif
au sujet des secours à envoyer contre les Turcs : c'est qu il
fallait compter avec un trésor épuisé par les bâtisses et des
princes peu soucieux de se battre. Théodore Gaza traduisit
en grec le message pontifical et, de son côté, supplia ses
frères d'ouvrir les yeux sur les périls imminents *.
Les négociations furent poursuivies de part et d'autre.
A défaut des détails restés inconnus^ les résultats en sont
du domaine de l'histoire. Grégoire Mammas ne rentra
jamais dans sa cité patriarcale. Par contre, on crut pou-
voir transiger sur la promulgation de l'union, et, à cet
effet, le cardinal Isidore fut envové à Constantinople.
Les précédents échecs ne l'avaient pas découragé. Lui-
même avait peut-être inspiré la lettre de Nicolas V. C'était
à lui, à plus d'un titre, de vérifier jusqu'à quel point le
' MiGNE, t. CLX, col. 1201. — Legrand, Cent dix lettres, p. 32i).
%
72 LES UUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.
Suint-SitVe avait été bien informé. D'ailleurs, celte fois,
les chances de succès senihlaient plus favorables. La paix
religieuse n'était pas l'unique but de la mission. Celle-ci
n'était que l'avant-yarde d'une grosse armée. Le cardinal
aj>portait des secours et amenait avec lui des soldats.
L'appoint assigné par le trésor pontifical n'aura pas été
suffisant, car il chercha lui-même à multiplier ses res-
sources, et, Georges de Trébizonde le dit expressément, il
se mit partout en quête d'argent. Rien que pour enrôler
et entretenir les cinquante soldats italiens, futurs défen-
seurs de Constantinople, qu'il avait à sa charge, il lui fal-
lait des sommes considérables. Il partit de Rome le 20 mai
1452. Un navire génois le portait avec sa suite et sa petite
troupe. Auparavant il était allé, paraît-il, trouver le roi de
Naples, et avait obtenu de lui quelques bâtiments de
renfort.
Après avoir côtoyé la Morée, on relâcha h Chio pour y
passer quelques jours et permettre aux Génois de régler
leurs affaires de commerce. Ce temps ne fut pas perdu
pour Isidore : il enrôla encore cent cinquante soldats et
se pourvut d un nouveau compagnon, Léonard, originaire
de Chio et évêque de Mytilène, qui prit part à ses travaux
et adressa dans la suite un remarquable rapport à
Nicolas V. ,
Au mois de novembre eut lieu l'arrivée à Constantinople,
suivie de la réception solennelle à Sainte-Sophie. A en
croire Ubertino Pusculo, seul témoin qui nous ait con-
servé ce souvenir, Isidore aurait parlé à cette occasion
avec une franchise voisine de la rude«se . « L'espoir de voir
' KoRZEMowsKi, p. 33. — TnAPEzrsTirs, c. Q. f. 2 \°. — Dlicosz, t. V,
p. 127. — MiGXE, t. CLIX, coL 923. — Les chroniqueurs indigènes con-
temporains Giuliano Passero, Notar Giacomo, ?îotar Gaijo, l'auteur ano-
nyme des Dturnali di Moitteleone, ne savent rien du voyage d'Isidore à
ISapIes; Dlugosz est le seul à le mentionner. — Jor.CA, p. 522.
LE C.VnniNAI, 1 SI DOUE. 73
ma patrie revenir à des sentiments meilleurii, aurait-il dit,
est le seul motif qui m'ait déterminé, sur le déclin del'àfje, à
entreprendre une si longue et p('nil)lc Iravcrsée. » Viennent
ensuite d'amers reproches de traliison à l'adresse des Grecs
qui s'oublient jusqu'à traiter d'hérétique et de chien le
^i(■aire du Christ. Il termina son discours par des pro-
messes de secours contre les Turcs, pourvu que la récon-
ciliation avec Rome fût sincère et durable. La réponse de
l'Empereur, bienveillante et vague, faisait allusion aux
difficultés qu il y aurait à vaincre et qui venaient surtout
d'une certaine partie du clergé. Isidore comprit ce langage
et se mit à l'œuvre immédiatement '. Les moines et les
nonnes montraient, en effet, le plus d'animosité, et, comme
la source en était dans un aveugle fanatisme, on n'avait
sur eux presque pas de prise. Mais ce n'était pas seulement
dans les couvents qu'il fallait agir; l'opposition se produi-
sait dans toutes les classes de la société et même dans le
proche entourage de l'Empereur. Lucas Notaras, le digni-
taire le plus en vue et le plus important, trouvait des adhé-
rents à sa devise insensée : plutôt le turban que la tiare.
Cette parole impressionnait les masses.
La conduite d'Isidore fut ici bien différente de celle
qu il avait tenue à Moscou. Le terrain lui étant mieux
connu, il se doutait bien qu'un acte d'autorité ne servirait
qu'à exaspérer les esprits. Il y eut donc des réunions préa-
lables, on discuta les conditions, le cardinal se montra
conciliant. Selon Ducas, il aurait même consenti à une
nouvelle révision des engagements de Florence sitôt que
la ville serait rendue à son état normal, ce qui, dans tous
les cas, ne saurait atteindre le dogme et ne peut avoir
trait qu'à des dispositions transitoires. Grâce à cette modé-
' PuscuLO, p. 21 à 2'(, 51 à 57,
74 LES lUJSSES ET 1-E CONCILE DE FLORENCE.
ration, et plus encore grâce à l'imminence du danger,
Isidore parvint, au moins ostensiblement, à dominer
l'opinion. Soutenu par une poignée d'hommes résolus,
unTliéophile Paléologue, un Jean Argyropoulos, un Michel
ApostoHos, entouré de trois cents prêtres, il proclama la
paix religieuse avec les Latins, l'hénotikon. Le 12 dé-
cembre, fête de saint Spiridion, des offices solennels
furent célébrés à Sainte-Sophie; les noms du pape Nicolas
et du patriarche Grégoire, insérés dans les diptyques, se
mêlèrent aux prières de la liturgie sacrée, et les voûtes
vénérables de la cathédrale byzantine recueillirent les
mêmes accents qui naguère avaient retenti à Santa-Maria
del Fiore. L'Empereur, une grande partie de la Cour, se
déclarèrent pour l'union ; désormais elle devait être la
religion d'État. Mais cette fête n'offrit pas l'aspect d'une
fête populaire; le calme ne rentra pas dans les âmes, et
les partis hostiles ne désarmèrent point. Au contraire,
tandis que les uns se réunissaient à Sainte-Sophie, d'autres,
c'était la foule, se portaient au monastère du Pantocrator
pour y consulter les oracles de Scholarius, en religion Gen-
nadius. On sait quelle fut sa réponse. Sans vouloir sortir
de sa cellule, il afficha sur sa porte des anathèmes contre
les Latins et des menaces contre les apostats. Ce langage
acéré, mélange de piété et de fanatisme, plein de cha-
leur et d'indignation, ne pouvait qu'attiser les passions
haineuses en exaltant les esprits. A partir de ce jour, il y
eut entre les deux partis des abîmes infranchissables'.
Les faits parlaient trop clairement par eux-mêmes, et
l'expérience d'Isidore était trop éprouvée pour qu'il put
se méprendre sur les événements qui se passaient sous ses
yeux. Inutile de discuter jusqu'à quel point les partisans
» MiGNE, t. CLVII, col. 1058.
LE CAUniNAL ISIDORE. 75
de l'union étaient sincères dans leur assentiment au con-
cile de Florence. Beaucoup d'entre eux n'y voyaient, selon
Ducas, qu'un expédient temporaire pour échapper au
(lanfjer et ne se faisaient pas faute de le proclamer. En
effet, il est historiquement constaté qu'à peu d'exceptions
près les bonnes dispositions des Grecs ont été de courte
durée et qu'elles n'ont pas résisté à l'épreuve. Mais la gra-
vité des circonstances ne permettait pas de s'attarder à
ces considérations. Depuis le mois de juin, la guerre était
déclarée par le Sultan, et, bien que les Turcs ne fussent pas
encore entrés en campagne, Mohammed, du fond d'Andri-
nople, veillait sur sa proie et redoublait d'activité avec la
bouillante ardeur d'un jeune conquérant. Au milieu des
luttes théologiques, des interminables querelles surl'héno-
tikon, il fallut se préparer à une vigoureuse défense.
Ouelques hallucinés restaient seuls dans l'inaction avec le
fol espoir que les anges descendraient du ciel au secours
de Byzance lorsque les Turcs seraient parvenus à la colonne
de Théodose. Ces étranges aberrations n'atteignaient pas
Isidore. Mesurant le danger à sa juste valeur, il consacra
ses soins et ses forces à la cité compromise, mais admira-
blement située pour braver les sièges. Ducas lui reproche
de n'y avoir pas mis assez d'énergie. Les faits sont là pour
contrôler cette assertion ' .
Le jour même où l'hénotikon avait été proclamé à
Sainte-Sopliie, il y eut une grave affaire à décider en vue
de la défense de la ville. Le conseil impérial en fut saisi,
et, selon le témoignage de Léonard, Isidore était toujours
du nombre des conseillers. Voici de quoi il s'agissait : cinq
galères vénitiennes, trois grandes et deuxpetites, s'étaient
' Pour les sources relatives au siège de Constantinople, voir Pogodine,
Pears et MoRDTMANN, passim. Les détails sur Isidore nous ont été obligeam-
ment communiqués par M. Mordtmann.
76 LES RUSSES ET LE r.ONCILE DE FLORENCE.
uni'tccs pour «juelqiies jours dans le port; on résolut de
les {}arder indéfiniment et de néjjocier à cet effet avec les
capitaines. Dès le lendemain, Isidore, Léonard, le consul
de Venise, les représentants de 1 Empereur, se rendirent
à bord de la galère du commandant Diedo. Leur proposi-
tion rencontra une vive résistance, et ce fut à grand'peine
que Ton obtint gain de cause.
Le 23 janvier 1453, Isidore vit arriver Giovanni Giusti-
niani avec sept cents Génois. Cette poignée de braves
devait former le noyau de la garnison. Le nombre des
hommes en état de porter les armes, étrangers et indi-
gènes, était restreint. Plirantzès en fit le dénombrement,
sur l'ordre de l'Empereur, et le chiffre parut si minime
qu'on le tint caché comme un secret d État.
Si les détails exacts échappaient ainsi au public, personne
ne pouvait ignorer qu'en général on manquait de bras. La
pénurie d'hommes donnait d'autant plus d'importance aux
murs d enceinte et aux tours qui devaient abriter les vail-
lants, mais trop rares défenseurs. Pendant de longs siècles,
depuis Constantin et Justinien jusqu'aux Comnènes et aux
Paléologues, les Empereurs avaient contribué à ces ouvra-
ges. En 1432, on leur avait donné de grands développe-
ments. A la veille du nouveau siège, on se remit à l'œuvre,
et des travaux considérables furent exécutés. Le cardinal-
légat, d'après le témoignage de Léonard, fit réparer à ses
frais la Xyloporte et les tours d'Anémas, dont la garde fut
confiée à des Génois.
Mais déjà l'heure fatale était imminente. Le 6 avril, un
vendredi, jour sacré chez les musulmans, l'armée turque
s'approcha de Constantinople à la distance d'un mille, et
le siège fut solennellement déclaré. Bientôt les batteries
se dressèrent et les navires ennemis mouillèrent dans le
Bosphore. A l'intérieur de la ville investie on prit aussi les
LE CAIllUNAI, ISIIMMU':. 77
dernières mesures. L'Empereur se; réserva la porlc Saint-
Romain. Quant au car(liiial-lé{jal,(jui avait sous ses ordres
les soldais amenés de Rome et de Cliio, on lui confia la
Pointe du Serai, connue autrclois sous le nom d an(]le de
Saint-Démétrius. Les plus chers souvenirs se rattachaient à
cet endroit. Là s'élevaient, à côté des palais des Césars et
des {jrands, ré{;lisedela Mèrede Dieu, Hodéjétria, etcelle
de Saint-Démétrius, le sanctuaire des Paléolo^jues, l'em-
blème de la restauration byzantine, avec le magnifique
couvent où Isidore avait passé ses plus belles années. Le
littoral qu'il avait à défendre s'étendait jusqu'à la ])orte
d Euyène, c est-à-dire jusqu'à l'endroit ou la grosse chaîne
de fer s'abaissait dans la Corne d'or, roulant ses formida-
bles anneaux jusqu à la rive opposée de Galata. Il avait
pour consigne de suivre les mouvements de la flotte otto-
mane, d empêcher les descentes et surtout de veiller à la
conservation de la chaîne, seul rempart du côté du Bos-
phore.
Le terrible duel entre la sombre énergie du déses-
poir et le fanatisme, l'exaltation farouche, l'enthousiasme
guerrier, ne tarda pas à s engager. Les phases poignantes
de ce drame ont été trop souvent racontées pour qu'il soit
nécessaire d'y revenir. Du reste, aucun témoin oculaire ne
nous a renseignés sur la conduite d Isidore pendant le
siège, ni en général sur ses aptitudes militaires. On sait
quelle fut l'issue de cette lutte terrible et sanglante. Les
forces étaient trop inégales pour que la victoire ne restât
pas au nombre. L'empereur Constantin, retrouvant sur le
bord des abîmes la fierté des Césars et l'élan des héros, fit
des prodiges de valeur et succomba, percé de coups, sur
les murs de la ville assiégée. Le 29 mai 1453, la Nou-
velle Rome tomba haletante, épuisée, aux pieds du vain-
queur et devint la capitale de l Empire ottoman. Le car-
78 LES RUSSES ET LE CONCILE DE K1,(H;ENCE.
dinal-légat fut témoin de l'horrible carnage qui suivit
l'assaut et la prise de la ville, mais plus heureux que la
plupart de ses compatriotes, il échappa à la captivité et à
la mort.
Une légende s'est formée autour de ce fait, et c'est
Pie H, dans ses commentaires, qui lui a donné la forme
définitive pour en devenir ensuite le principal propagateur.
Activement recherché par les Turcs, Isidore aurait revêtu
un cadavre de la poupre cardinalice, et lui-même se serait
déguisé en esclave. Mêlé à la masse du peuple et fait pri-
sonnier, il serait parvenu à se racheter. La vérité vraie est
plus simple. Isidore l'a dévoilée à Leonardo Benvoglienti,
envoyé de Sienne à Venise. A peine entré dans la ville,
Mohammed II, bien renseigné par ses espions, demanda,
en effet, la tête du cardinal. Des amis dévoués lui en por-
tèrent une autre, affublée probablement d'un chapeau
rouge. Isidore bénéficia de la substitution, ne fut jamais
reconnu, et, comme il le dit expressément, n'eut jamais
de captivité à subir. Homme de foi, il y voyait un miracle
de la Providence.
La rapidité du voyage d'Isidore parle en faveur de cette
version. Le 7 juillet, il était déjà à Candie, l'ancienne
Crète, d'où il écrivit une lettre qui a été souvent imj)rimée
avec les adresses les plus variées ; au fond elle est destinée
à toute la chrétienté. C'est un cri d'alarme. On reconnaît
l'humaniste dans l'abondance des figures, la richesse des
images, la hardiesse des expressions. Blessé au cœur,
frappé dans ses plus chères affections, il ne pouvait s épan-
cher que dans des dithyrambes. L'homme pratique repa-
raît lorsqu'il touche à l'avenir : il énumère les forces des
Turcs, découvre leurs desseins sur la Hongrie et l'Italie,
appuie sur la nécessité d'une croisade. Quant à sa per-
sonne, il se borne à dire qu'il a supporté bien des épreuves.
I.E CAllDINAL ISlhnHi:. 79
<()uru bien des danjjers, mais que Dieu l'a délivré des
tiiains des impies comme il a sauvé Jouas du sein de la
baleine. L'évèque de Mytilènc, Léonard, écrivit de son
côté un rapport à Nicolas V sur la prise de Gonstatitiuople.
Cette pièce, datée de Chio, 16 août 1453, contient de pré-
cieux détails, mais ne dit rien sur les dernières péripéties
d'Isidore.
Au mois de novembre, le cardinal-légat, en route
pour Rome, s'arrêtait à Venise. La Seigneurie l'accueillit
avec de grands égards. Une réputation intègre le précé-
dait, et le malheur augmentait son prestige. Sur Ben-
voglienti, qui nous fournit ces renseignements, il produisit
une impression profonde. Il lui parut être l'homme pro-
videntiel destiné à soulever les chrétiens contre les Turcs,
et, pénétré de respect, le diplomate italien recueillait ses
oracles « avec terreur et dévotion « . Plus explicite, plus
incisif que dans sa lettre, Isidore prévoyait que si l'on
tardait, ne fût-ce que six mois, à se mettre en campagne,
c'en était fait de la Hongrie et de l'Italie. Encore sous
le coup du récent désastre, il ne tarissait pas sur la
cruauté des Turcs, leur haine du Giaour, leur richesse en
or monnayé, leur armée, leur flotte, donnant ici des cliiF-
fres quelque peu différents de ceux qu'il avait adoptés
dans sa lettre.
De Venise il alla partager à Bologne ses tristesses pa-
triotiques avec Bessarion qui, à titre de légat, adminis-
trait le Bolonais. Le cardinal de Nicée n'avait pas attendu
l'arrivée d'un témoin oculaire pour élever la voix en faveur
de Byzance. Dès le 13 juillet 1453, avec des accents pathé-
tiques, il avait supplié le doge Francesco Foscarini de ne
pas abandonner la malheureuse cité de Constantin. N'avait-
on pas le droit, en face de l'audacieux défi des Ottomans,
d'espérer une prompte revanche? Mais en arrivant àRome,
80 LES lUJSSKS ET LE CONÇU. H I>K 1' I.O P. KN C E.
Is-idoie |)ul se convaincre qu on y nieltiail de la mollesse
et des lenteurs '.
La première nouvelle de la prise de Constantinople
retentit eu Europe comme un coup de loudre. Le boule-
vard avancé de la clircticnté livrait en s'écroulant tout le
passé de l'Occidenl avec ses gloirjs, son progrès et sa
science à la merci des plus fiers ennemis de la Croix.
Jj'Islani arborait le Croissant dans le centre d'où Constantin
avait voulu gouverner le monde, dans le foyer des grandes
relations internationales, 1 entrepôt du commerce asia-
tique. Les peuples menacés par les Turcs ne s'y trompè-
rent point : on comprit que la question d'Orient s'impo-
sait tout à coup, brutalement, dans des proportions
colossales. C'était comme un choc violent qui, brisant les
obstacles, accumulant les ruines, annonçait les approches
d'un ordre de choses nouveau.
Nicolas V avait des motifs tout particuliers pour
s'émouvoir profondément. Le 28 avril, il avait envoyé au
secours de Byzance dix galères avec des navires de Naples,
de Gênes et de Venise. Cette petite flotte dont l'appoint
eût été inappréciable était arrivée trop tard, et maintenant
c'était à lui, pontife et père de la chrétienté, de prévoir
l'avenir, de réunir les forces éparses, d'opposer aux armes
ottomanes les armes chrétiennes. Ingrate besogne! Aux
premières impressions de terreur succédèrent bien vite
les calculs, les jalousies et les intrigues. Tandis que le
Pape lançait sa bulle du 30 septembre 1453, et prêchait la
croisade contre « l'avant-coureur de 1 Antéchrist » , Gênes
et Venise faisaient la paix avec les Turcs, Naples et Milan
gardaient la neutralité, et les représentants des États
' Pu SKC. Comm., p. 300. — Archives de Sienne, Coiicistoro, Lettere ad
ann., 1453. — L'Eccy, p. 76. — Muratori, t. XVIII, col. 701. — JoacA,
p. 518, 520, etc. — Blbl. nat., fonds latin, n' 3127, f. 198 v».
LE CAI'. niNAI, ISIDOKE. SI
d'Italie, réunis à lioine pour assurer la paix intérieure
avant la g^ncrre au dehors, se séparaient, on mars 145 4,
sans avoir rien cohcIii. Il fallut qu'un sini|)le moine
augustin, frère Simonelto, \int à la rescousse des diplo-
mates. Grâce à lui, le 9 avril, la paix de Lodi fut acceptée,
et, le 2 mars de l'anne'e suivante, une li{;ue offensive et
défensive put être ratifiée par le Pape.
Ce n'étaient là que des préliminaires pour la croisade,
mais des préliminaires indispensables, et il est permis de
supposer que le cardinal Isidore y coopéra activement,
quoique son nom ne paraisse guère dans les correspon-
dances diplomatiques du temps. Une seule fois il est fait
mention de lui. La république de Gènes avait été accusée
d'avoir, après la prise de Gonstantinople, abandonné ses
vaisseaux au Sultan, tandis qu'ils étaient en réparation à
Clîio. Le doge Pietro Gampofregoso tenait à se justifier
d une manière éclatante. Il s'adressa au cardinal Isidore,
et la lettre de celui-ci, très élogieuse pour les Génois, mais
dont le texte ne s'est pas retrouvé, fut envoyée en France,
en Bourgogne et en Angleterre ^
Quant à Nicolas V, il ne put voir les résultats de la paix
qu il avait eu tant de peine à établir. Miné par la goutte,
déçu dans ses espérances, aux prises avec des factieux,
obsédé par le spectre islamique, ce Pape qui n'avait rêvé
que 1 âge d'or pour l'Italie et se voyait menacé par le poi-
gnard d'un Stefano Porcaro, expira saintement, entouré
de moines, dans la nuit du 24- au 25 mars 1455. Le car-
dinal rutlîène, comme bien d'autres, perdait en lui un
insigne bienfaiteur.
Dans le conclave qui s'ouvrit le 4 avril, ce n'était ni le
doyen d'âge Fieschi, ni le sous-doyen Isidore, mais Bessa-
ï Archives de Gènes, Rejistro lit(., t. XVIII, f. 526 v»
82 T. ES nrSSES ET LE CONr,II,E DE FLORENCE,
rion qui attirait tons les re{]^ards. Ses talents, son influence,
la n'îMilarité de sa vie, sa haute compétence dans les ques-
tions d'Orient, le rendaient, en face du péril ottoman,
parlicnlièrement difjne de la tiare. Les électeurs le com-
prirent si bien qu'ils le mirent sur les rangs. Cette candi-
dature avait, en outre, un caractère très suggestif. L'élec-
tion d'un Grec eût mis le sceau au concile de Florence et
resserré les liens des Églises d'OrientavecrÉglisedeRome.
Un vulgaire amour-propre fit, paraît-il, échouer cette
combinaison : on craignait que les Latins ne parussent
dépourvus d'hommes capables d'occuper le Saint-Siège.
D'après le;^ bruits qui couraient autour du conclave, c'est
le cardinal Alain de Coëtivy qui se serait mis à la tête de
l'opposition, faisant valoir que Bessarion était un néophyte
et qu'il n'avait même pas encore rasé sa barbe. Ces objec-
tions eurent du succès, et par une espèce de compromis
tacite, les voix se reportèrent sur un cardinal octogénaire,
Alonzo Borja, qui prit le nom de Calixte III.
Rejeton d'une race illustre, il avait grandi dans l'hor-
reur héréditaire des Mores, et, si on lui reproche avec rai-
son de s'être trop entouré de neveux et de compatriotes,
il faut lui rendre cette justice qu'il poussa son cri de
guerre contre les Turcs avec la fière assurance d'un hidalgo
et une ardeur qui n'avait rien ]de sénlle. Sans doute, les
traditions de Nicolas V furent brusquement interrompues,
on coupa les vivres aux humanistes, qui ne purent jamais
s'en consoler, mais Belgrade fut arrachée au Croissant par
rhéroïque Hunyadi, le Danube fut rendu à la libre circu-
lation, et le Pape préparait une sérieuse campagne.
Dans ces conjonctures, on aurait pu croire que l'ancien
défenseur de Bvzance occuperait une place m^arquante;
mais, en réalité, durant tout le pontificat, son rôle a été
plutôt terne et effacé. Tandis que Bessarion est environné
LE CARDINAL ISIDOnE. 83
d'éclat, remue les grandes al-Caires, remj)lil une mission
importante auprès du roi Alphonse de Naples (jui, entouré
(le lettrés et de poètes, le reçoit avec une courtoisie raf-
liiiée, le cardinal ruthène reste dans la pénombre et ne
seuible pas mêlé de près aux événements. En jnars I i5(),
il se rendit à Venise, non dans un but politique, mais pour
une affaire privée. Son caractère apparaît ici sous un jour
nouveau, et quelques détails sur ce sujet ne seront point
oiseux. Le patriarcat de Constantinople avait dos pro-
priétés à Négrepont, où flottait encore le drapeau de Saint-
Marc, et elles avaient été confiées h un gérant vénitien,
Bernardo Dandulo, Après trois ans d'administration,
celui-ci ne versa que trois cents ducats, somme dérisoire,
car les revenus étaient évalués à un minimum total de
deux mille quatre cents ducats. Isidore, dont relevaient ces
domaines, n'était pas d'humeur à tolérer pareil abus. Il
partit pour Venise, exhiba des lettres du Pape et de ses
collègues, porta plainte au Sénat, le pressa vivement et
obtint trois juges spéciaux pour sa cause. Leur sentence
lui fut favorable. Après avoir pris des informations et com-
pulsé les livres de Dandulo, qui ressemblaient à des gri-
moires, ils le condamnèrent, le 4 juin 1456, en tenant
compte de certaines autres dépenses, à ajouter encore
onze cent quarante-cinq ducats aux trois cents qu il avait
déjà payés. Ce versement a-t-il jamais été effectué? C'est
plus que douteux, car, le 8 mars 1458, toute cette procé-
dure a été annulée et biffée dans les registres par la main
du notaire. Cet incident n'est pas un fait isolé ; des affaires
analogues se reproduiront encore bientôt.
En attendant, le cardinal profita de son voyage pour
rendre service à ses compatriotes. Ils étaient nombreux à
Venise et n'avaient pas de centre commun. Une église fut
réclamée pour eux où ils pussent célébrer leurs offices
81 LES RUSSES ET I.E r.ONCII.E DE ELOUENCE.
selon le rite oricnlal. Le Pape écrivit dans le nïéuie sens
au patriarche, et celui-ci prêta volontiers son concours,
car ces Grecs, d'après les documents officiels, étaient
catholiques et vivaient sous Tobéissancc du Saint-Sièjje.
Le Sénat n'accéda à ce.> vœux, le 18 juin 1 456, qu'à demi.
Au lieu d'église, il accorda un terrain avec faculté de con-
struire. Cette générosité ne manquait pas d'ironie, car,
avant à peine de quoi vivre, les Grecs ne pouvaient songer
à bâtir. On se vit donc obligé, pour le moment, de leur
attribuer une chapelle à San-Biagio, et c'est seulement
bien plus tard que fut édifiée l'église nationale de San-
Giorgio ^
Si l'action d'Isidore paraissait peu au dehors, ce n'est pas
que ses relations personnelles avec le Pape fussent tendues.
Il est vrai qu'au début du pontificat il eut à subir un petit
échec. Se prévalant d'un bref de Nicolas V, il avait nommé
un vicaire pour l'île de Crète, mais, sur la plainte de
l'évêque, la nomination fut cassée et le bref annulé. Ce
n'était là, du reste, qu'une mesure administrative, et elle
n'eut aucune conséquence fâcheuse. Au contraire, c'est à
partir de cette époque que le cardinal ruthène commence
à émarger au budget avec une pension mensuelle de cent
ducats qu'il conserva sa vie durant. En outre, Calixte III
lui conféra de nouveaux bénéfices : le 10 mai 1456, il
l'investit de l'église de Nicosie, que le roi de Chypre usur-
pait pour son fils, Jacques le Bâtard, dont il sera question
encore plus bas, et, à une date incertaine, il lui assigna
une pension de cinq cents livres sur l'abbaye de San-Bar-
tholo dans le Ferrarais.
' Archives de Venise, Sen. Secr., t. XX, f. 95 v'. — Sen. Terra, t. IV,
f. 6 v°, f. 9 v°. — La présence d'un trèi vénérable cardinal est signalée au
mois d'août 1455 à Constantinople, Ilav5o)pa, t. XVIII, p. 452. Serait-ce
Isidore? M. Legrand, de qui je tiens ce précieux renseignement, incline vers
cette opinion.
LR CAKIHNAI. ISIlM)li IC. 85
Par contre, Isidore résigna enlie les mains du l'npe les
droits qui lui revenaient encore sur la métropole de Kiev.
On se rappelle que, depuis 1 45 1 , il ne l'avait j)lu8 qu'à titre
de commende. Nicolas V avait eu recours à un expédient;
désormais une solution définitive s'imposait : les adhérents
slaves au concile de Florence ne pouvaient être sauvés qu'à
ce prix. Aux yeux de Rome, .lonas, protégé par Vasili,
reconnu pendant quelque temps par Casimir, décoré du
titre de métropolite de Kiev, n'était qu'un intrus d'autant
moins acceptable qu'il combattait [)lus ardemment le
pacte d'union. On savait, d'ailleurs, qu'à Moscou son
crédit était inébranlablement établi et qu'en vain essave-
rait-on de négocier avec le grand kniaz. D'autre part, en
Pologne et en Lithuanie, les affaires se présentaient sous
un aspect plus favorable. Depuis la disparition de l'anti-
pape Félix V, le roi Casimir était réconcilié avec Rome,
et, au point de vue politique, il avait pu se convaincre
qu'un métropolite résidant en Pologne était préférable à
un métropolite résidant à Moscou. L'idée d'un partage de
la vaste métropole de Kiev s'offrait donc d'elle-même, et
elle fut adoptée. La partie moscovite resta sous la juridic-
tion d'Isidore, quoique ses fonctions dans ces contrées
fussent purement nominales. Quant aux neuf diocèses
qui se trouvaient en Pologne et en Lithuanie, ils furent
complètement détachés des diocèses moscovites, con-
stitués en province ecclésiastique indépendante, et con-
fiés à Grégoire, l'inséparable compagnon d'Isidore, qui
lui avait succédé dans l'abbaye de Saint-Démétrius et le
remplaçait maintenant dans une partie de sa métropole.
On donna à l'élu le titre d'archevêque de Kiev, de
Lithuanie et de toute la Russie inférieure. Ces mesures
étaient prises depuis le 21 juillet 1458, mais les actes
n'étaient pas encore rédigés lorsque Galixte vint à mourir,
86 LKS IlITSSliS ET LE CONCILE DE FLOIIENCE.
laissant à son successeur le soin de réyler cette affaire ',
Le nouveau pape Pie II, qui avait porté jusque-là le
grand nom d'^Eneas-Sylvius, comptait dans ses livres et
même dans sa vie quelques pages qu'il desavouait franche-
ment depuis qu'il prenait au sérieux son caractère sacer-
dotal. S'il rappelait Nicolas V par l'amour des lettres, il
égalait Calixte III par son ardeur contre les Turcs; mais,
pour des raisons qui nous échappent, le cardinal Isidore
nourrissait envers l'ancien secrétaire de Frédéric III des
sentiments hostiles. Il en donna la preuve pendant le con-
clave, qui fut assez mouvementé. Le cardinal de Rouen
Guillaume d'Estouteville était le plus puissant rival du
cardinal de Sienne iEneas-Sylvius. Isidore vota pour le
représentant du parti français, qui n'eut jamais le nombre
de voix suffisant. Ce n'est pas que les intrigues fissent
défaut, mais elles furent toutes déjouées, et le futur élu
s'est donné le malin plaisir de les narrer sans ménage-
ment aucun pour ses collègues. Le dernier scrutin donna
lieu à une scène de vivacité. A l'issue de la messe, on se
réunit pour voter. Isidore était le premier des trois cardi-
naux rangés autour de l'autel pour surveiller le calice d'or
dans lequel les électeurs jetaient leur bulletin. iEneas eut
neuf voix, d'Estouteville n'en eut que six. C'était une vic-
toire, mais elle n'était pas complète, et les cardinaux
fatigués de tant d'essais inutiles recoururent au vote par
accession. Au milieu d'un silence solennel, Rodrigo Borja
proclama le premier ^Eneas-Sylvius ; aussitôt ce nom vola
de bouche en bouche. Pour empêcher l'élection, Isidore
et Torquemada tentèrent de quitter la salle et d'entraîner
' Archives du Vatican, Regesta, n» 437, f. 274 v»; n» 450, f. 192 v». —
Archives de Milan, Pot. est., Jioma, 1461, 7 février. Pour les pensions
d'Isidore, voir aux archives d'État de Rome la série des Mandati, et celle des
Introitus et Exitus aux archives du Vatican. La première contient les ordres
de payement, la seconde leur exécution.
LE CARDINAL ISIDORE. ^7
leurs partisans avec eux, mais il ëtait trop tard. La majo-
rité (les électeurs étant déjà {ja{jnée, ils durent accepter
son vote et le ratifier'.
Pie II ne tint pas rigueur à Isidore de l'opposition contre
iEneas-Syivius. Sa bénévole nature semble même s'être
complu à se venger noblement d'un adversaire désormais
inollensif. La pension du cardinal ruthène sur le trésor fut
maintenue. Dès le 5 septembre 1458, il reçut Tévêché de
(lorfou qu'il résigna, le 8 mars de l'année suivante, en se
réservant une rente viagère de trois cents florins sur la
niense épiscopale. Deux mois après ce premier bénéfice,
le 9 novembre 1458, nouvelle collation de la collégiale de
Santa-Agata de'Goti. Située de nos jours dans un quartier
populeux et desservie par les Irlandais, cette église était
alors isolée, mais riche d'antiques souvenirs. Les Goths en
avaient fait un temple arien; saint Grégoire l'avait rendue
au culte catholique, et, jusque vers la fin du seizième siècle,
on y voyait encore les épigraphes et les mosaïques de
Flavius Ricimer.
Au cours de la même année 1458, Pie II s'appliqua
sérieusement aux affaires de Russie, qui attendaient encore
leur solution. Géographe et historien, passionné pour les
notices curieuses et exotiques, ces contrées lointaines de-
vaient rintéresser d'autant plus qu'elles étaient moins
connues. Au concile de Bàle, il avait recueilli des détails
sur les Lithuaniens, et ses voyages dans l'Europe centrale
l'avaient mis en veine de composer un livre sur la Pologne,
la Prusse et la Lithuanie. Les intérêts de la foi se greffaient
maintenant sur les goûts littéraires. Calixte III avait initié
le collège cardinalice aux mesures qu'il méditait pour la
division de la métropole russe et la nomination d'un nou-
1 Pu SEC. Comm., p. 30. — Cugnoni, p. 184.
88 LES nUSSES ET LE CONCILE DE ELOUENCE.
veau tilulaire ilan? la pailic méridionale. Ce programme
fut maintenu en tous points, et Pie II ratifia le choix de
Grégoire pour le siège de Kiev. Le moine basilien fut con-
sacré évéque par le patriarche Grégoire Mammas, et tous
les souvenirs d'un passé encore récent, Florence, Moscou,
Constantinople, se confondirent dans cette cérémonie
reproduisant l'image de l'unité de l'Église. Le bref ponti-
fical relatif à ces dispositions est daté du II septembre
1458. Jonas, si profondément vénéré à Moscou, y est
traité de moine ambitieux et rebelle, d'intrus sacrilège,
de fils d'iniquité et de perdition. Le même jour, s'adres-
sant au roi Casimir, Pie II lui recommande de surveiller
ce dangereux sujet et, si l'occasion s'en présente, de le
jeter dans les fers afin qu'il puisse être jugé. Par contre,
dans les lettres aux suffragants de Kiev, au chapitre, au
clergé et aux fidèles, Grégoire leur est présenté comme
leur vrai pasteur auquel ils doivent respect et obéis-
sance.
Désormais les équivoques devenaient impossibles. Pie II
avait tranché les positions avec une rudesse dont s'inspi-
raient souvent les raffinés de la Renaissance, mais que
les Moscovites n'appréciaient guère. Le roi de Pologne
Casimir, changeant de politique, se déclara ouvertement
pour Grégoire, le prit sous sa protection, écrivit même au
grand kniazVasili, naturellement sans succès, pour le faire
accepter à Moscou. Les efforts de Jonas afin de sauve-
garder son autorité en Pologne et en Lithuanie échouèrent
aussi : peu à peu des abîmes se creusaient entre les deux
fractions de l'ancienne métropole. Vers la même époque,
le chevalier Nicolas Jagubi, comte du sacré palais de La-
tran, fut envoyé en qualité de nonce du Saint-Siège ad
parles Ruthenorum. Il est probable que cette mission n'était
pas étrangère à l'installation de Grégoire, mais il n'en reste
l.E CAR DUS AL iSIDOIlE. 89
(1 autre trace i\ne le sauf-conduit délivré par le Pape, le
17 janvier l i59 '.
Pour graves et importantes qu'elles fussent, toutes ces
questions ne s'en bornaient pas moins à des nations par-
ticulières; il y en avait une autre qui embrassait la chré-
tienté tout entière, et de laquelle Isidore ne pouvait se
désintéresser. Lors de la chute de Byzance, le Pape, encore
secrétaire de Frédéric III, avait entrevu les terribles con-
sécjuences de celte catastrophe; c'était à lui maintenant de
les conjurer et de soulever les croyants contre les infidèles.
Pie II accepta sa mission. Malgré l'apathie des princes, il
convoqua, pour discuter la croisade, un congrès à Mantoue,
et partit dans cette direction en janvier 1459. Cinq cardi-
naux seulement l'accompagnaient, les autres devaient le
suivre à bref délai.
Isidore le rejoignit probablement à Sienne, car c'est là
qn il fut comblé d honneurs, et voici à quelle occasion. Une
grande existence venait de s'éteindre. Vers lu fin de 1458,
Grégoire Mammas était mort, loin de la terre natale, et les
cendres du patriarche ensevelies à San-Giorgio in Velabro
proclament sa fidélité aux serments de Florence jusqu'au
delà du tombeau. Le siège des Chrysostome devenait
vacant, et Pie II n'hésita pas à revêtir, le 20 avril 1459,
de la dignité patriarcale le cardinal ruthène. A la vérité,
cette promotion se réduisait principalement à un titre tant
que l'Islam serait maitre du Bosphore, mais elle augmen-
tait quand même le prestige du cardinal, et démontrait la
confiance pontificale en lui, d'autant plus que Pie II ne
renonçait pas à l'espoir de reconquérir Gonstantinople soit
par les armes des croisés, soit par celles de son éloquence,
témoin sa fameuse lettre au sultan Mohammed avec l'exhor-
' Archives du Vatican, Regesta, n° 468, f. 6, 25, 150 v», 156, 157,
321 ; n" 470, f. 144, 268 v».
'JO LKS RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.
talion au baptême. Les ressources matérielles d'Isidore
s'aufjmcntaient du même coup. D'abord, l'Église de Con-
stantinople, qu'il avait déjà en commende, passait complè-
tement sous son administration, et les propriétés patriar-
cales ne relevaient plus que de lui. Ensuite, à l'occasion
du même bref, l'Église de Nicosie lui était retirée et puis
immédiatement rendue. Enfin, une autre pièce officielle
lui donnait les plus larges facultés pour la location de ses
biens-fonds '.
Le congrès de Mantoue dura près de huit mois, et ne
fut, au fond, qu'une longue suite de déceptions. Si le sou-
venir qui en reste à la bibliothèque de Sienne est un chef-
d'œuvre, si le pinceau de Pinturicchio a rendu immortelle
la harangue de Pie II, l'effet qu'elle produisit sur les
auditeurs ne fut pas si durable, et toutes ces longues et
fastidieuses délibérations n'aboutirent pas à une sérieuse
coalition de puissances belligérantes. La bulle de croisade,
publiée le 14 janvier 1460, ne suscita qu'un médiocre
enthousiasme, et les échos de la voix pontificale s'en
allèrent mourir au pied des Alpes.
Les questions qui se débattaient au congrès étaient les
mêmes qui préoccupaient constamment Isidore, mais ici,
comme à Florence et ailleurs, il s'efface à côté de Bessa-
rion. Le cardinal de Nicée prononce un pathétique dis-
cours, obtient le renfort demandé pour la Morée par les
ambassadeurs de Thomas Paléologue; quant au patriarche
de Constantinople, il semble avoir gardé le silence et tra-
vaillé dans l'ombre, car il est certain qu'il n'est pas resté
inactif, quand même il n'aurait pas élevé la^voix. Il est
vrai qu'il s'absenta du congrès pendant quelque temps : le
27 avril et le 9 mai 1459, nous le trouvons à Venise, et la
• Archives du Vatican, Regesta, n» 470, f. 195 y", 463, 464.
LE CAUniNAL ISIDOllK. 91
Seigneurie délibère sur les menus prc'sents à lui offrir. Mais
peut-être cette excursion a-t-elle été faite en vue d'un
projet qui rentrait dans la j)olitif[ne {jéncrale du con{}rès,
et dont le cardinal Isidore s'était lait le promoteur attitré.
Une ardeur guerrière l'animait; il voulait enrôler des sol-
dats, voler au secours des Hellènes et entreprendre, à son
propre compte, une campagne dans la Morée, indépen-
damment de celle que patronaient Bessarion et Bianca
Sforza. En effet, à peine le congrès terminé, au plus fort
de l'hiver, en février 1460, il est déjà à Ancône, ache-
tant des armes, préparant des embarcations, dirigeant ses
regards vers les rivages de l'Hellade. En même temps, il
envoie des explorateurs pour voir s'il peut s'aventurer
avec sa petite troupe sans s'exposer à être massacré en
route par les forces supérieures des Turcs. Les renseigne-
ments durent être peu rassurants, car, au mois de mai,
Isidore n'avait pas encore quitté Ancône, et Pie II nous
apprend qu'il revint ensuite à Rome sans avoir risqué
sa belliqueuse entreprise. Elle n'avait assurément aucune
chance de succès. La même année, les Turcs envahirent la
Morée ; le despote Thomas Paléologue prit la fuite et s'en
vint à Rome, où il eut avec le cardinal ruthène de fré-
quents rapports sur lesquels nous reviendrons ailleurs '.
Du reste, les jours de travail et d'activité étaient comptés
pour Isidore. Depuis quelque temps déjà, sa santé était
ébranlée, et il lui arrivait d'avoir des syncopes. Le 1" avril
1461, un accident de ce genre se produisit avec des carac-
tères particulièrement alarmants. Ce jour-là, un mercredi,
le temps était affreux, la pluie tombait à torrents et le
vent soufflait avec violence. Isidore causait avec les siens
» Archives de Venise, Bazon Vecckie, t. XXV, f. 28 v% 32 v". —
Archives Gonzaga, Busta n" 840, Lettres d'Isidore, 1460, 8 mars, 31 mai.
— Pu SEC. Comni., p. 95.
92 LES RUSSES ET LE CONCILE DE 1 LOUENCE.
(hins le vestibule lorsqu'il s'alfaissa tout à coup et perdit
connaissance. Transporté dans sa chambre, il revint à lui,
mais ne retrouva pas la parole. Ce symptôme paraissait
pour la première fois; d'ordinaire, les attaques ne produi-
saient pas cette fâcheuse conséquence. Un de ses collè-
j<;ucs, le cardinal Gonzaga, alla le voir dès le lendemain, et
le malade lui inspira des inquiétudes. Cet état de mutisme
dura jusqu'après le mois d'août. La convalescence fut
longue et laborieuse; jamais la santé d'Isidore ne se réta-
blit complètement, mais il y eut des hauts et des bas,
voire des moments de réel soulagement '. Et c'est pen-
dant cette lutte avec les assauts de la maladie, sur le déclin
de sa carrière, qu'il eut encore à se défendre contre des
agressions d'ordre purement matériel et financier. Va
coup d'œil sur la vie d Isidore à Rome, ses habitudes, ses
relations, ne sera pas ici hors de propos.
Le cardinal ruthène demeurait à San-Ciagio délia
Pagnotta, dont il était, on se le rappelle, commendataire.
Située dans la via Giulia, non loin du palais Sacchelti,
desservie actuellement par les Arméniens, cette église doit
son nom bizarre à la distribution de pain qui s'y fait, en
souvenir des anciennes agapes, le 3 janvier, jour consacré
au patron titulaire. Au point de vue artistique, elle n'offre
rien d'intéressant, et les deux petits anges de Pietro de
Cortone, en adoration sur le maître-autel, semblent n'être
là que pour déplorer la détresse qui les entoure. Du reste,
non seulement l église, mais le quartier entier présen-
taient, au quinzième siècle, un tout autre aspect. Il est
d'autant plus difficile de le reconstituer que Jules II a
complètement bouleversé cette partie de la ville, dont il
voulait faire le centre de sa nouvelle création. Les blocs
' Archives Gonzaga, Busla 841, Rome, 1461, 2 avril.
LE C A m ) IN. VI, ISIDOHi:. 93
lie pierre que Ton \oï[ encore encastrés dans certaines
maisons datent de cette <'j)oque. Kn été, il esl jjioliahle
(|irisidore jiassail (jnelque temps à l'oiouovo, ilans son
j)alais épiscopal, dont il n aurait pas entrepris en vain la
complète restauration. Chez les Capucins d'Albano, la tra-
dition s'est conservée qu'il venait souvent en villé(jiature
à la Palazzuola, et l'on montrait jadis la grotte où il prenait
sc> repas. Ce délicieux petit couvent est à proximité de
l'abbaye grecque de Grotta-Ferrata, et l'ancien moine basi-
lien devait apprécier ce voisinage '.
Patriarclie, prince de lEglise, et, vers la fin de sa vie,
doyen du Sacré Collège, sa réputation de vertu et d inté-
grité était à la liauteur de sa position sociale. S'il n'a pas
su gagner les sympathies du grand kniaz de Moscou, la
bienveillance envers lui des Empereurs et des Papes ne
s est jamais démentie. Les allîiires délicates, les graves
missions, dont il a été chargé, n'ont servi qu'à mettre de
plus en plus ses qualités en relief. Du fond de la Pologne,
le cardinal Olesnicki, qui avait vu Isidore à l'œuvre, rendait
pleinement justice à son zèle et à sa fermeté. Phrantzès le
jugeait digne de monter sur le siège patriarcal de Constan-
tinople. On sera plus étonné de retrouver le même langage
dans la bouche d'un adversaire, dans celle de Jean Eugé-
nikos, frère de l'irréconciliable Marc d'Éphèse. L'ode
élogieuse de Francesco Filelfo ne mérite d'être citée que
pour mémoire ^. Plus concluantes sont les appréciations de
Venise, de Gênes, de l'ambassadeur de Sienne, déjà men-
tionnées plus haut. En général, les pièces contemporaines
n'expriment que des sentiments de respect, de vénération
envers l'illustre confesseur de la foi. Aussi bien les recueils
' Casimiro da Roma, p, 244.
' Codex epi.il.^ t. I, p. 121. — Migne, t. 136, col. 911. — Lecrasd,
Cent-dix lellres, p. 208, 294.
94 LES RUSSES ET LE CONCJLE DE FLORENCE.
postérieurs des seizième et dix-septième siècles abondent
dans le même sens. Une tradition tardive rapporte même
(lulsidore avait été surnommé, à cause de son amour pour
la croix, cardinal Santa-Groce. Il est possible que ses
armoiries aient servi de point de départ à cette appel-
lation.
Les témoignages flatteurs sur sa portée intellectuelle
ne manquent pas non plus, mais ils sont d'un caractère
trop vague pour admettre des conclusions précises. Ses
lettres antérieures au voyage de Russie, ses rapports avec
les humanistes, son genre même d'éloquence dans le dis-
cours de Bàle, prouvent assez qu'il n'était pas étranger
aux courants nouveaux. Toutefois, il ne semble pas avoir
cultivé avec ardeur Thumanisme à Rome, encore moins
joué le rôle d'un Mécène. On ne le retrouve pas parmi les
membres de l'Académie de Bessarion ; son nom n'est pas
mêlé aux luttes passionnantes sur Platon et Aristote. Et
c'est même absolument à tort qu'on lui attribue des com-
mentaires et des homélies sur l'Évangile. Ils sont l'œuvre
d'un Isidore, évêque de Thessalonique, que Marracci a
été le premier à confondre avec Isidore, évêque de Sabine,
et cette erreur, une fois lancée, s'est propagée de livre en
livre sans que personne ait songé à remonter jusqu'aux
sources pour la vérifier'. Que s'il n'a rien écrit lui-
même, sauf la lettre sur Gonstantinople, il n'en a pas
moins conservé, malgré sa vie errante, le goût des livres
et l'amour de l'étude. On peut citer à l'appui un fait qui
souleva dans son temps un grand bruit. Lorsque Calixte III
devint Pape, comme il n'était pas atteint de bibliomanie,
le cardinal rutliène en profita pour se faire prêter, les 10
et 25 mai 1455, des manuscrits du Vatican. Environ
' BibL (lu Vatican, fonds grec, n° 65L — Marp. vcci, t. I, p. 832.
LE CAll^I^AI, ISinoUE. 95
soixnnte-donx volumes passèrent ainsi diins sa denienie.
Le choix (ju'il a fait témoigne en faveur d'un esprit laijjc
et varié : à côté des Évangiles, des Pères et Docteurs de
r Église, il y a des canonistes et dos philosophes, des his-
toriens et des géographes, des orateurs et des poètes, des
géomètres et des médecins. Les meilleurs noms y sont
représentés, et, pour n'en citer que quelques-uns, nous y
trouvons Grégoire de Nazianze, Chrysostome, Thomas
d'Aquin, Platon, Hérodote, Plutarque, Thucydide, Manas-
sès, Zonaras, Diodore, Polybe, Démosthène, Isocrate,
Homère, Euclide , Archimède, Galien et Hij)pocrate. Ce
prêt de livres donna lieu à des accusations retentissantes.
Filelfo et Vespasiano se sont plaints amèrement que
Galixte ni ait dispersé l'incomparable bibliothèque de
Nicolas V, que ces précieux volumes aient été vendus à vil
prix pendant la maladie d'Isidore et qu'ils aient été perdus
sans retour. Ces récriminations sont pour le moins exagé-
rées, la plupart des livres empruntés par Isidore se retrou-
vant encore à la Vaticane. En effet, ils ne lui avaient pas
été donnés, mais seulement prêtés ad usiim vitœ. Lorsque
les forces commencèrent à le trahir, Bessarion fut nommé
son administrateur, et ce n'est pas lui qui aurait permis
une pareille dilapidation. Enfin, l'agent du marquis de
Mantoue, à la recherche d'une bible pour son maître, lui
écrivait qu'Isidore en avait une, mais qu'il n'y avait pas
moyen de l'avoir. Et, après la mort du cardinal, Bessarion
devint l'acquéreur d'un missel et d'un bréviaire sans qu'il
soit question d'autre vente de livres. Tout ceci permet de
croire que les manuscrits recueillis avec tant de labeur
par Nicolas V n'ont pas été livrés aux hasards des ventes
et des enchères '. Mais, quoique pourvu de livres, Isi-
' MuNTZ et Fadre, p. 116 à 119, 339 à 342, 346. — Archives Gonzaga,
Busta n° 84J, /îome, l'iGi, 22 août. — Bajidim, p. 137.
96 M:S russes et le CONf.II.E DE FLORENCE.
iloïc fait toujours rimpresslon d un homme plus occupé
des ('vénements extérieurs fjtie des problèmes littéraires.
Son élément, c'est l'action. Missions lointaines, organisa-
lion d'armées, secours aux nécessiteux, tel est son cliamp
de prédilection, telles sont les œuvres qui sollicitent son
ardeur.
En qualité de Grec, et de Grec exilé, il eût été naturel
de s'entourer de compatriotes, et l'on est étonné de voir
la maison d Isidore ou, si 1 on veut, sa petite cour cardi-
nalice composée en majorité de Latins, F.n tête de tous les
autres se trouvait, au moins dans les deraières années, un
Romain, Conrado Marcellinij ëvêque de Montefcltre et
puis de Terracine : le personnel aussi bien que les affaires
courantes rentraient dans sa compétence. Parmi les cha-
pelains nous rencontrcns Jacques de Porto, Vincent de
Montfort, Amidani de Mautoue; Pincetti figure comme
secrétaire, parfois comme officier tranchant; Leus n'a
pas de titre déterminé. Antoine, évéque de Cartilage, a
été envoyé par Isidore en mission particulière. Jagubi,
destiné naguère pour la Russie, Spandolinus et Servopou-
los sont les seuls qui portent des noms grecs; encore
semblent-ils avoir quitté le service de leur maître.
La position élevée qu'Isidore avait occupée en Grèce
lui avait valu des relations avec les plus grands person-
nages de son pays. Il en fut de même à Rome, où rien
que la pourpre cardinalice et la ligue contre les Turcs,
dont il s'occupait, le mettaient en contact avec toutes les
sommités. Malgré ces hautes attaches, son train de mai-
son semble avoir toujours été très modeste, et ses revenus
suffisaient à peine pour soutenir son rang avec la dignité
convenable. Chaque fois que les Papes lui accordaient
de nouveaux bénéfices, le motif mis en avant était les
grandes dépenses qu'il avait à faire et la pénurie de ses
LE CARDINAL ISIDOUK. 97
ressources temporelles. A l'avènement de Pic II, ses reve-
nus n'atteignaient certainement pas quatre mille ducals,
car le conclave ayant alloué une pension mensuelle de
cent ducats à tous les cardinaux qui vérifiaient cette con-
dition, Isidore resta parmi les pensionnés. Oeorges de
Trébizonde dit expressément que le cardinal ruthène était
relativement pauvre, et il lui en fait un mérite '. Aussi,
bon gré, mal gré, est-il toujours occupé de l'accroissement
de ses finances : il réclame les pensions qui lui échappent,
il donne en location tous les biens dont il dispose, et
malgré cela, il est constamment à court d'argent, obligé
d'emprunter, de renvoyer ses créanciers à ses débiteurs,
et de se débattre lui-même dans des difficultés sans cesse
renaissantes. Naguère, on s'en souvient, il en a appelé
au Sénat de Venise pour contraindre un payeur noncha-
lant à s'exécuter. Vers la fin de sa vie, cet enchevêtre-
ment d'intérêts l'entraîna dans un procès auquel nous
avons déjà fait allusion et qui mérite d'être exposé avec
quelque détail.
Le 18 décembre 1458, le cardinal Isidore avait loué l^s
biens de l'Église de Négrepont à l'archevêque d'Athènes
Nicolas Prothimus, à raison de quatre cents ducats par
an. Ce prélat ne jouissait pas d'une humeur conciliante et
n'avait point le caractère commode. Le neveu Franco, qui
le représentait le plus souvent, ne valait guère mieux que
son oncle. Pour comble de malheur, Isidore avait eu l'im-
prudence, lors des préparatifs pour la campagne de
Morée, d'emprunter de l'argent à ces mauvais prêteurs.
Au moment de régler les comptes, en 1461, le désac-
cord sur les chiffres éclata avec une telle violence qu'il
fallut recourir à une action judiciaire. Le 20 novembre,
(1) Trapezumius, cahier Q, f. 2 v".
98 LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.
Conrndo Marcellini, quoique de la maison d'Isidore, lut
autorisé par hreC pontifical à instruire et régler celle
affaire, qui se résumait ainsi : Nicolas refusait non seule-
ment de payer le loyer triennal de douze cents ducats,
mais réclamait encore une compensation de huit cent
soixante-quatorze ducats. Les bonnes raisons ne lui man-
quaient pas. Il avait, disail-il, entrepris des réparations,
subi des pertes, enfin avancé de l'argent en espèces son-
nantes, et il piélendait rentrer dans ses droits jusqu'au
dernier écu. Des témoins furent cités, des pièces furent
produites. A Ancône, dans le palais de Tévéque, on avait
vu des bourses se vider; il y avait des créances signées
par Isidore et munies de son sceau, elles étaient irré-
cusables, mais, en comptant bien et en épluchant tout,
article par article, Marcellini trouva moyen de réduire
la somme à quatre cent dix-neuf ducats, sauf recours en
cassation. Cette décision, pour radicale qu'elle fût, ne tran-
chait pas complètement l'affaire : Isidore était insolvable,
et ses créanciers n'avaient prise que sur ses débiteurs.
Aussi l'arclievéque d'Athènes, armé de brefs pontificaux,
s en alla-t-il à leur recherche à Venise. Le patriarche lui
prêta main-forte et lança des censures et des anathèmes,
les notaires et autres gens du métier dénoncèrent la com-
parution, et Prothimus s'empressa d'ajouter seize ducats
sur le compte d'Isidore pour frais de recouvrement. A
tout prendre, il doit avoir obtenu des succès pécuniaires,
car il renouvela les baux et sut même se faire nommer
vicaire à Négrepont. La situation ne fut liquidée qu'en
Î466 par Cessarion, à travers bien des mécomptes et des
avanies. L'incorrigible chicaneur Prothimus refusa, sous
un prétexte quelconque, de payer les derniers cent ducats.
On passa outre en réservant les droits.
Et ce n'était pas là la seule épine qui par ses piqûres
LE CAUDINAL ISIDORE. 99
troublât le repos d'Isidore, il en sinv;issait de pareilles de
tous côtés. Ainsi le domaine de Prino, à Néfjrepont, sédui-
sait les amateurs de gros et faciles revenus, et on l'avait
loué à long^ue échéance dans des conditions si iniques (jue
Calixte III n'hésita pas à casser le contrat comnje trop
préjudiciable aux intérêts de rÉ[}lise. Une autre propriété
nommée Ligurtinum et située dans l'île de Crète, aujour-
d'hui Candie, avait été donnée à des Vénitiens en eniphy-
téose avec enchères, surenchères et conventions spéciales,
mais tous ces actes avaient péri dans un naufrage, et, pour
s'y reconnaître, il aurait fallu aller les repécher au fond
de la mer. Ces quelques exemples, pris au hasard, mon-
trent suffisamment jusqu'à quel point l'administration
d'Isidore était compliquée, et cette série de contrats, de
doléances, de revendications, eût été autrement longue si
tous les papiers se fussent conservés au complet. On com-
prend combien ces préoccupations matérielles devaient
peser lourdement sur une nature comme celle d'Isidore,
pleine d'élan, de vivacité, poursuivant sans faiblir un but
élevé qui exigeait de grands sacrifices '.
C'est pendant la dernière maladie d'Isidore que se pro-
duisirent les plus nombreux désagréments d'ordre finan-
cier. Ils durent retomber en partie sur le cardinal Bessa-
rion, nommé administrateur de son collègue le 13 dé-
cembre 1461. Le malade lui-même, auquel on épargnait
peut-être ces tracas, restait fidèle à ses affections et à ses
idées. Le 25 février 1462, de sa main défaillante, il écri-
vit au marquis de Mantoue, Federico, une lettre auto-
graphe en faveur d'Emmanuel Jagubi et d'Ange Paléologue
qui s'en allaient quêter pour racheter les captifs de Con-
' Archives du Vatican, Arm. XXXIV, t. VI, f. 1, 19; t. VII, f. 31,
53. 123, 127, 131 à 141. — Regesta, n» 449, f. 213 y°; n° 459, f. 273;
n" GG8, f. I2r. Pour la pension de Modène, voir Filelfo, p. 102.
100 LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.
stanlinople. « Tout ce que vous ferez pour eux, disait-il,
sera agréable à Dieu et me causera la plus vive satislac-
tion, et je suis prêt à rendre les mêmes services et de plus
grands encore '. »
L'incident le plus touchant, et qui résume bien toute la
vie d Isidore, eut lieu le 1 1 avril 1462. Ce jour-là, le cliel"
de saint André, offert à Pie II par Thomas Paléologue, fui
transporté du Ponte Molle au Vatican. Nous reviendrons
encore sur cette remarquable solennité; ici il ne s'a^jitque
d'un détail. Cloué sur sa couche de douleur, le cardinal
ruthène n'avait pas retenu sa place à la procession, mais
lorsqu'elle défila sous ses fenêtres, lorsqu'il entendit les
chants sacrés, les pieuses exclamations du peuple, rien ne
put arrêter son ardeur; il s'élança à la suite de la sainte
relique, et parvint au Vatican jusque dans l'enceinte
réservée au Pape et au collège pourpré. Ce vieux et infirme
cardinal, à genoux sur la confession de Saint-Pierre, ani-
mant du geste et du regard son ami Bessarion qui récla-
mait, pour sauver Byzance, une croisade contre les Turcs,
faisait, sans s'en douter, le plus éloquent éloge de lui-
même. Épris d'amour pour l'unité de l'Église, il avait
sacrifié sa brillante position à Moscou et accepté une vie
de labeur et de privations pour rester fidèle à la primauté
divinement établie et reconnue par les Grecs à Florence.
Aussi ardent patriote que croyant sincère, Byzance dans
la détresse l'a vu accourir à son secours, et, après la chute
de la ville, sa restauration a été le principal souci du défen-
seur de Saint-Démétrius. Patriotisme et union avec Pionic
sont les deux traits qui donnent à la physionomie d'Isidore
son caractère saillant et particulier. Sa vie durant, il n'avait
jamais trahi ces deux nobles passions, et maintenant sur le
' Archive» du Vatican, Rejesta^ n* 484, f. 47. — Archives Gonzaga,
LE CARDINAL ISIDOI'.E. lOt
déclin (le sa carrière, en face de réiernité, dans des cir-
constances émouvantes, et par sa seule présence, il met-
tait un dernier sceau à ses épreuves et rendait un suprême
témoi^jnage à ses convictions. Tout le secret de sa {gran-
deur est là. On pourra discuter ses talents, juger son carac-
tère avec plus ou moins de rigueur, personne ne poui ra
mettre en doute son inébranlable constance. Il a été
l'homme d un seul serment, Tenfant d'une seule patrie;
son front sera toujours éclairé de ce pur rayon de gloire.
L'effort tenté par Isidore pour se rendre au Vatican
semble avoir épuisé tout ce qui restait encore de vitalité
dans son organisme usé par tant de fatigues et de travaux.
La sève était pourtant vigoureuse, car plus d une fois, même
dans la dernière période de la maladie, lorsqu'on le croyait
sur le point d'expirer, il reprenait des forces et revenait à
la vie. Un malin diplomate observait que ces transitions
inattendues faisaient rire tout lentoarage, excepté ceux
qui escomptaient les bénéfices du moribond. De ce nombre
était aussi, mais sans arrière-pensée mesquine, le cardinal
de Mantoue Francesco Gonzaga, et c'est lui qui nous a
conservé quelques précieux détails sur les derniers jours
d'Isidore. Il avait jeté son dévolu sur Santa-Agata. Le Pape
voulait bien lui accorder ce bénéfice à condition qu'il bâ-
tirait une maison à Pienza, cité natale d'iEneas-Sylvius.
Isidore céda volontiers ses droits en se réservant les revenus,
qui montaient à quarante ducats par an. Tout étant arrangé
à Tiimiable, le cardinal Gonzaga prit possession de l'église,
le 14 avril 1463, et quelques jours après, il alla voir une
dernière fois l'ancien commendataire. Grande fut la joie
du malade à la vue d'un collègue qu'il chérissait tout par-
ticulièrement, plus grande encore lorsque celui-ci lui parla
de croisade, et lui annonça que le marquis de Mantoue
mettrait à sa disposition deux galères bien armées. Ainsi le
102 LF.S UaSSES ET LE CONCILE DE l'I-OllENCE.
cardinal luthène restait fidèle à lui-même et se berçait
d espérance jusque dans les bras de la mort, car l'heure
suprême était désormais imminente. Le 27 avril, il suc-
comba à une nouvelle attaque de son mal, et rendit pieu-
sement son âme à Dieu. Ses obsèques furent célébrées à
l'église des Santi Apostoli avec le même appareil de deuil
qui avait servi peu de jours auparavant pour celles du
cardinal Golonna. Le choix de cette église n'a rien qui
surprenne, si l'on se rappelle que le cardinal Bessarion,
administrateur provisoire de la Sabine, en était commen-
dataire. G est sur lui que retombaient naturellement les
derniers soins à rendre à un compagnon d'exil; c'est lui
aussi qui aura fait enterrer dans la même église où il vou-
lait reposer lui-même la dépouille mortelle de son ami, car
le témoignage du cardinal Gonzaga sur le lieu de la sépul-
ture est explicite, tandis que l'affirmution courante qui
relègue Isidore dans les grottes du Vatican ne s'appuie sur
aucune donnée authentique '.
Avec la disparition d'Isidore s'évanouissait une exis-
tence qui, malgré la rapidité de son passage à Moscou, a
laissé des traces durables dans le monde slave. Des événe-
ments de haute portée se rattachent à ce nom qui restera
célèbre dans l'histoire. Et d'abord, la division de l'Église
russe en deux métropoles, nous l'avons déjà dit, date de
cette époque. Les titulaires de Moscou restèrent toujours
hostiles à Rome et opposés au concile de Florence. La
politique russe tenait du byzantinisme, l'élément national
absorbait l'élément religieux, le pouvoir civil pénétrait
dans le sanctuaire, asservissant le clergé, obscurcissant les
notions de liberté et d'indépendance ecclésiastique. A Kiev,
et dans les diocèses qui en relevaient, les phases religieuses
* Archives Gonzaga, Busta n* 842, Rome, 1463, 18 mars, 14, 27, 28 avril.
I
LE CARDINAL ISIDORE. 103
offrirent plus de variété. Pendant quelque temps les métro-
polites reconnurent la suprématie du Pape et propa/jèrent
cette doctiine avec succès. Des fluctuations succédèrent
aux premiers élans de ferveur, et les luttes intestines, les
préoccupations patriotiques, les préjugés, oblilérèr<;iit le
souvenir de la bulle d'Eugène IV. Les germes de l'imion
restèrent ensevelis au fond des consciences, et ne repa-
rurent au grand jour que vers la fin du seizième siècle pour
s'étaler en moissons abondantes.
Que si le concile de Florence n'a pas rattaché Moscou
à Piome, le seul fait de cette tentative a suffi, par un sin-
gulier contre-coup, pour ébranler les liens qui unissaient
la cité slave au monde grec. La chute de Constantinople,
succédant aux projets d'union avortés , a puissamment
contribué à ce revirement dans la disposition des esprits.
Jusque-là les Grecs avaient joui parmi les Russes d'une
haute considération. Le nom de saint Vladimir était insé-
parable de celui de la princesse byzantine Anne, son
épouse ; sous leurs auspices, Kiev avait vu poindre l'aurore
du christianisme. Les missionnaires byzantins avaient bap-
tisé dans le Dnieper les premiers néophytes, ils avaient
fondé des écoles rudimentaires, les plus hautes dignités
ecclésiastiques leur furent longtemps réservées , et les
affaires religieuses étaient presque exclusivement de leur
ressort. Détenteurs des choses célestes et dispensateurs de
la science, les Grecs passaient pour des hommes d'élite,
doués d'une piété singulière, et Tsargrad, source des
lumières et de la foi, se prévalait d'un prestige incompa-
rable.
Apès le concile de Florence, la réaction se manifeste et
s'accentue. Les Russes le rejetèrent comme une tentative
d'apostasie, et le métropolite Jonas, marchant sur les bri-
sées du grand kniaz Vasili, enseignait publiquement dans
104 LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.
ses leltros que la convocation d'un huitième concile élait
depuis lon{jlenij)s rijjoureuserncnt interdite par les canons
de l'Église, les sept premiers conciles généraux, voire les
apôtres eux-mêmes ', Où Jonas a-t-il pu trouver de quoi
justifier cette étrange théorie, et comment cette doctrine
évidemment héréti(jue ne l'a-t-elle pas empêché d'être
canonisé en 1 5 47 ? C'est ce que les historiens orthodoxes
n'essayent pas seulement d'expliquer. Quoi qu'il en soit de
l'opinion en elle-même, le fait est qu'elle était dominante
à Moscou, et qu'on avait le concile de Florence en hor-
reur. Aussi , lorsqu'on apprit que l'Empereur et le
patriarche y avaient adhéré, le désappointement fut égal
au scandale. Les Grecs eux-mêmes avaient de tout temps
traité les Latins de pires hérétiques, attisé la haine contre
eux, et voilà qu ils devenaient leurs alliés ! N'était-ce pas
une défection de la vraie foi, un crime national capahle
d'attirer les vengeances du ciel?
Lorsque Gonstantinople tomba entre les mains des
Turcs, les Moscovites virent leurs craintes réalisées et ne
doutèrent plus de la justesse de leur opinion. Bientôt des
lettrés plus hardis que les autres se mirent à chercher
de nouvelles explications dans la Bible, et les chrono-
graphes, dans de bizarres combinaisons de nombres
depuis Adam jusqu'au quinzième siècle et même dans les
évolutions sidérales; mais Philothée, moine de Pskov, mit
ses compatriotes en garde contre les solutions fallacieuses
et leur indiqua quelle était la seule légitime et sûre :
« Byzance, dit-il, est tombée pour avoir trahi la vraie foi
et embrassé le latinisme. « A la vue de cette défection, la
pensée moscovite se reportait vers une autre cité inébran-
lablement fidèle à lorthodoxie. Déjà un Russe, enrôlé dans
» Afity Jstor., t. L p. 112.
LE CARDINAL LSI DO HE. 105
rarmée ottomane pendant le sièfjc «'t- (lonslantinople, avait
eu des intuitions patriotiques <li- triomphe : les Russes,
écrivait Iskander, succéderont jiux (Jiecs et ven{jeront la
vraie foi. Nous retrouverons à Moscou cotte idée de pieuse
revanche, d héritage sacré, de mission transmise et accep-
tée. Elle passera du domaine restreint des lettrés dans
les espaces sans limites des lé(;endes populaires, et, dans sa
course aventureuse, elle trouvera un jour une hase histo-
rique qui lui servira de commentaire et d'appui. Lorsque
les descendants de Monomaque auront mêlé leur sang à
celui des Paléologues, les gloires antiques de Byzance
sembleront refluer vers Moscou, ses tsars orthodoxes et
ses vénérables sanctuaires '.
' Kapterev, p. 1 à 25. — Nestor-Iskander, p. 40.
LIVRE II
IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE
CHAPITRE PREMIER
MARIAGE d'iVAN III AU VATICAN
1454-1477
I. L'horizon du côté de l'Orient. — Les Paléologues. — Luttes fratricides.
— Les Turcs et Démélrius. — Thomas refuse de vendre ses Ltats. — 11
se réfugie à Rome. — La rose d'or. — Pension et installation à Santo-
Spirito. — Physionomie du despote. — Translation du chef de saint
André. — Comité cardinalice. — Voyage de Thomas. — Appréhensions
de Venise. — Mort de Pie II. — Mort de Thomas. — Arrivée de ses
enfants à Rome. — Programme de Bessarion pour leur éducation. — Zoé
Paléologue. — Anciens projets d'union avec un Gonzaga. — Fiançailles
avec Garacciolo. — Jacques de Lusignan. — Ambassade de Gonème. —
Conseil matrimonial de Venise. — Gonème à Rome. — Consistoire
animé. — Mariage projeté de Zoé avec le roi de Chypre. — Zoé exprime
son consentement. — Constitution d'une dot. — Athanase Garciofilo des-
tiné pour iNicosie. — Brusque revirement. — Lusignan épouse Catherine
Cornarp. — Venise s'empare de Chvpre. — Malentendus des chroni-
queurs chypriotes.
II. Gian-Battista Volpe. — Antonio Gislardi. — Émissaires de Volpe à
Rome en 1468. — louri revient à Moscou. — Message de Bessarion. —
Récit du chroniqueur. — Critique. — Le grand kniaz Ivan JII. —
Impressions des Moscovites. — Conseil au Kremlin. — Le mariage avec
Zoé approuvé. — Volpe envoyé à Rome. — Zoé consent au mariage
avec Ivan. — Gislardi propose à Venise l'alliance tatare. — Trevisan
destiné pour Moscou. — Volpe rapporte au Kremlin les réponses de
Rome. — Seconde mission de Volpe en Italie. — Rappel de Trevisan.
— Volpe rencontre Bessarion à Bologne. — Message du cardinal. —
108 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.
Sixte IV. — Se» projets de rroi»a<le. — Son onloiirage. — Hécit de
Maffei. — Critique. — Conjecture» eur le contrat bilatéral. — Silhouette
de Zoé par Pulci. — Mariage au Vatican. — Incident de la bague. —
Proposition d'alliance tatare. — Antonio Bonuinbre. — Son passé. —
Ses pouvoirs de légat. — La dot de Zoé. — Le» fresque» de Santo Spirito.
— Compagnons de voyage. — Bref pontifical. — Audience de congé.
IIF. Itinéraire de Zoé. — Viterbe, Sienne, Bologne. — Les fêtes de Vicence.
— Niirnberg et Liibeck. — Incident à Pskov. — Arrivée à Moscou. — La
croix de Bonuinbre. — Menace du métropolite Philippe. — Désistement.
— lUicj)lion de Zoé au Kremlin. — Elle s'appelle désormais Sophie. —
Mariage dans la cathédrale provisoire. — Discussion religieuse entre
Bonumbre et le métropolite. — Nikita Popovitch. — Bonurnbre en
Lithuanie. — Message des Lithuaniens à Sixte IV. — Second message.
— Gislardi h Borne. — Ses assurances au sujet de Moscou. — Commis-
sions de Sixte IV^.
IV. Double mission de Trevisan. — Relations de Moscou avec la Horde
d'or. — Silence de Trevisan. — Son secret est surpris. — Accusation de
Venise contre Bonumbre. — Trevisan dans les fers. — Correspondance
d'Ivan III avec Venise. — Messajjes conhés à Gislardi. — Droits de
Moscou sur Byzance. — Trevisan envoyé à la Horde. — Son retour à
Venise. — Négociations avec les Tatars en Pologne. — Callimachus
Experiens à Venise. — Contarini au Kremlin. — Préventions d'Ivan
contre Trevisan. — Audience auprès de Sophie. — Motif de la bienveil-
lance envers Contarini.
Après la chute de Constantinople, l'horizon, du côté de
r Orient, ne cessait de s'assombrir. Maître du Bosphore et
jaloux de s étendre depuis la mer Noire jusqu'à l'Adria-
tique, le Grand Turc enclavait peu à peu dans ses domaines
les États grecs, albanais et slaves situes entre Venise et
Trébizonde. Des rumeurs habilement exploitées faisaient
craindre qu'il ne pénétrât ensuite dans le cœur même de
l'Europe. Ni l'héroïsme d un Hunyady à Belgrade, ni
l'indomptable courage d'un Scanderbeg dans les monta-
gnes d'Albanie, ne pouvaient terminer le formidable duel
MA Kl AGE 01 VAN III AU VATICAN. 109
entre la Croix et le Croissant. Le chevalier blanc et l'atlilète
(kl Christ comprimèrent un moment l'élan de 1 ennemi; à
la longue les Forces leur manquèrent pour résister à la ter-
rible poussée musulmane.
La famille impériale des Paléologues fut une des plus
éprouvées par cette lonj'ue série de revers. De tous les fils
de Manuel II, Constantin Dra{|asès, dernier césar de
Byzance et défenseur intrépide de sa capitale, avait eu le
plus beau sort. Ses deux frères, Thomas et Démétrius, ne
purent garder longtemps leurs principautés dans la Morée.
L'un résidait à Patras, l'autre à Mistra, non loin des ruines
de Sparte. Entourés d'Albanais hostiles, mal secondés par
leurs propres sujets, abandonnés de leurs archontes, sous
les yeux des Turcs auxquels ils payaient tribut et qui con-
voitaient leurs États, les deux despotes dépensaient le
restant de leurs forces à se faire l'un à l'autre une guerre
acharnée. Ces luttes fratricides et sanglantes hâtèrent le
dénouement inévitable. Déjà campés à (jorinthe depuis
1458, les Turcs s'emparèrent, en 1400, de la majeure partie
de la Morée. Démétrius, disait-on, les avait traîtreusement
engagés à le faire. Toujours est-il qu'il fut le premier à
s'arranger avec eux. Sacrifiant son honneur, il livra sa fille
au Sultan pour n'en recueillir qu'une faible et honteuse
compensation. Plus fier et mieux inspiré , le despote Thomas
préféra à l'opprobre les souffrances d'un exil volontaire
en Occident. L'espoir d'une revanche n'était pas étranger
à cette résolution.
Bien avant la catastrophe de 1453, le péril commun
avait rapproché Byzance de l'Italie. Les Grecs avaient de
fréquents rapports avec Milan, Florence, Naples, mais
surtout avec Rome et Venise. La république de Saint-
Marc avait dans la Morée des possessions qui lui servaient
de stations maritimes pour son commerce du Levant, et
110 IVAN III ET SOPHIE l'ALÉOLOGUE.
elle n'entendait pas se désintéresser du sort de ce pays.
Sa politique cauteleuse ne se bornait pas à la défense
énergique de ses droits, au maintien de Tordre intérieur,
mais elle prévoyait déjà le moment où Thomas ne pour-
rait plus défendre ses États, les armes à la main, elle crai-
gnait que les Génois ou les Catalans ne s'en emparassent à
la barbe des Turcs, et se croyait mieux qualifiée que tout
autre pour faire cette annexion.
Aussi, dès 145 4, lorsque Vittore Capello s'en alla paci-
fier la Morée, le Sénat le munit d'instructions judicieuses.
Il devait représenter à Thomas qu'il est d'un sage de vendre
avec profit ce qu'on est sur le point de perdre, qu'un
prince ne devait pas s'exposer à errer sans refuge dans le
monde, mais plutôt s'arranger de manière à pouvoir tou-
jours vivre largement. Si le despote se montrait disposé à
livrer ses États, Capello était autorisé à lui offrir ailleurs
des compensations territoriales avec une pension viagère
d'environ dix mille ducats. Les prévisions de Venise
n'étaient que trop justes, mais le marché n'en fut pas
moins décliné. Les guerres intestines se rallumèrent,
Thomas refusa aux Turcs le tribut, et leur réponse ne se
fit pas attendre. A bout de ressources, menacé de toutes
parts, obligé de fuir devant l'invasion ottomane, le des-
pote balançait entre Rome et Venise. Celle-ci, peu sou-
cieuse d'abriter un hôte compromettant, s'empressa de le
diriger ailleurs. « Qu'il se rende auprès du Pape, écrivait le
Sénat le 23 août 1460, et le père commun des fidèles le
recevra, comme tant d'autres, avec une prévenance admi-
rable; surtout qu'il se dépêche de partir'. »
Les conseils de Venise équivalaient à des ordres. Thomas
dut avoir d'autant moins de peine à les suivre que le Pape
1 Archives de Venise, Sen. Secr., t. XXI, f. 15 v". — Sathas, Docu-
ments, t. I, p. 212 à 233.
MAIIIAGE D'IVAN III AU VATHIAN. 111
lui avait, en effet, témoigne plus de sympathie que les
autres princes. Au congrès de Mantoue, les ambassadeurs
du despote avaient été les premiers à comparaître. Seize
prisonniers turcs les accompagnaient, comme autant de
gages des futures victoires, et les hardis geôliers ne deman-
daient qu'un faible renfort pour soustraire la Morée ;m
joug ottoman. I^a proposition fut discutée en j)lein consis-
toire. Pie II soupçonnait les obstacles plus graves qu'on ne
le disait, il inclinait vers les mesures radicales ou l'absten-
tion complète. L'envoi d'un petit corps de troupes ne fut
décidé que grâce aux instances du cardinal de Nicée, plus
accessible à de funestes illusions. Les trois cents hommes,
commandés par Zanone da Crema, échouèrent devant
Patras et se dispersèrent sans avoir rien fait de marquant.
Pour piteuse que fût l'issue de l'entreprise, elle n'en prou-
vait pas moins la bonne volonté du Pape, dont l'ardeur
guerrière n'avait souffert aucune atteinte. On pouvait
croire qu'il se laisserait encore toucher par les malheurs
de la Morée.
Laissant à Corfou, l'ancienne Corcyre, sa femme et ses
enfants, Thomas Paléologue s'embarqua pour Ancône avec
ses espérances et ses projets d'avenir, et, le 7 mars 1461,
il fit son entrée solennelle à Rome. Le Pape envoya deux
cardinaux à sa rencontre, Piero Barbo et Rodrigo Borja;
Isidore s'y porta de son propre gré; le monde officiel se fit
représenter brillamment. L'escorte de Thomas se compo-
sait de soixante-dix cavaliers et d'un nombre égal de fan-
tassins. On remarqua que les chevaux, sauf trois, lui
avaient été prêtés. La réception pontificale eut lieu dans
la salle dite du papagallo, où le Sacré Collège avait été
convoqué pour la circonstance. Après quoi les cardinaux
accompagnèrent le despote jusqu'aux appartements provi-
soires qui lui avaient été préparés tout près du Latran.
lU IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.
Gomme {;a{}0 de bienvenue et pour lui rendre moins
amer le pain de Fexil, le Pape lui oFFrit, le dimanche
15 mars, la rose d'or, honneur rcservd aux princes ])ien
méritants de lÉfjlise. Cloué par la goutte sur son lit de
douleur, Pie II se Ht remplacer pour cette fonction par le
cardinal d'Estouteville, qui célébra les saints mystères sur
l'autel où se trouvait la rose, petit arbuste aux feuilles d'or
couronné d'un saphir. Le despote invité à une place d'hon-
neur y assista pieusement. A l'issue de la messe, le Sacré
Collège se rendit en corps auprès du pontife malade, qui
reçut la rose dans ses mains pour la remettre immédiate-
ment à celui qui en serait désormais l'heureux possesseur.
Après ces premières marques d'honneur , il fallut
songera une installation permanente et convenable. Rome
gardait dans ses traditions le respect du malheur, et les
princes découronnés y ont toujours trouvé une royale hos-
pitalité. Thomas fut donc logé aux frais du Pape à Santo
Spirlto in Sassia, vaste édifice situé dans la cité Léonine,
de fondation saxonne du huitième siècle, contenant une
église, une école et un hospice. Une pension mensuelle de
trois cents écus d'or fut assignée au prince, dépourvu de
tous movens de subsistance. Les cardinaux en ajoutèrent
encore deux cents. Cela suffisait, avec d'autres petits
secours, pour vivre modestement. On se rappelle que
naguère Venise avait offert le double, mais sans succès.
Une petite cour entourait le prince fugitif. Elle se compo-
sait, au début, de dix-huit dignitaires. Georges Trakhaniote
remplissait les fonctions de majordome.
Placé ainsi dans un grand centre de mouvement, Thomas
n'y apporta d'autre préoccupation que celle de son malheu-
reux pays. A le voir, on lui donnait environ cinquante-
six ans. D'une taille imposante, d'une belle physionomie,
il avait des allures princières, et son apparition commandait
I
I
MAIUAOE D'IVAN III AU VATICAN. 113
le respect. Un nuage de tristesse environnait son front : le
despote sentait bien que le calice des souffrances n'ôtait
pas encore desséché. Invité à dîner chez les cardinaux, il
parlait peu et gardait son air mélancolique. On se plaisait
à voir en lui le futur empereur de Byzance reconquise sur
rislam, et son caractère généreux et libéral lui conciliait
l'estime de ses compatriotes.
Son arrivée à Rome donna lieu à une cérémonie émou-
vante. Avant de quitter Patras pour toujours, il avait
enlevé et emporté avec lui une relique insigne vénérée
dans cette ville, le chef de saint André, dont le corps
repose à Amalfi et qui, d'après la tradition, a été mis en
croix en Achaie. Sitôt que la nouvelle s'en fut répandue,
quelques princes d'Occident se disputèrent l'honneur de
posséder la sainte relique et firent au despote des offres
séduisantes; mais, cédant aux instances de Pie il, il donna
la préférence à Rome. Le Pape voulut déployer à cette
occasion une pompe extraordinaire et réveiller ainsi l'ar-
deur guerrière contre les Turcs. Trois cardinaux se ren-
dirent jusqu'à Narni à la rencontre de la relique; le
1 1 avril 1462, ils étaient aux portes de Rome. Deux magni-
fiques tribunes avaient été érigées au Ponte-Molle, Tune
pour les cardinaux venant de Narni, 1 autre pour le Pape
avec sa cour, les princes romains et les ambassadeurs. En
présence de cette auguste assemblée. Pie II, fidèle aux
procédésdes humanistes, adressauneharangueàla relique,
qui fut aussitôt après déposée provisoirement à l'église de
Santa-Maria del Popolo. Ceci se passait le 12 avril. Le
lendemain, nouvelle procession encore plus solennelle
pour transporter le chef de l'apôtre à Saint-Pierre, où il
devait rester définitivement. Les cardinaux, sauf quelques
infirmes, marchaient à pied. Des pèlerins étaient accourus
de toutes les parties de l'Italie, de la France, de la Hongrie,
8
lut IVAÎS III ET SOPHIE PAl.KOLOGUE.
et (le rAllcmagne. Le concours du peuple était immense;
de mémoire d'homme on n'avait rien vu de semblable. Sur
toul le parcours, les rues avaient ëlé ornées de lapis et de
Heurs avec profusion etmajjnificence. Devant la Conlcssion
des Apôtres inondée d'un flot de lumières, le cardinal
Bessarion, ayant à ses côtés le vieux et infirme Isidore,
prononça le grand discours dont il a été question plus
haut. Pie II lui répondit brièvement en renouvelant la
promesse de défendre la foi contre les Turcs et en formant
des vœux pour une prochaine croisade. Thomas avait
encore d'autres trésors en réserve qu'il donna plus tard à
Pie II : un bras de saint Jean-Baptiste et une chape avec
des broderies et des pierres précieuses. La relique du Pré-
curseur, ornée d une légende slave pour avoir séjourné
quelque temps en Serbie, fut cédée par le pontife à la ville
de Sienne, ce qui valut au despote un don gracieux de
mille ducats.
L'infortuné Paléologue était aussi constamment hanté par
l'idée de croisade, si ce n'est que son objectif préféré était
la jMorée, base d'ailleurs excellente pour une campagne
générale d'Orient. Une espèce de comité cardinalice avait
été organisé, en mars 1461, pour s'occuper spécialement
de cette affaire. Il était composé des cardinaux Isidore,
d'E>;touteville, Gusa, Calandrini. L'envoyé de Mantoue,
Bonatto, remarque qu'on prodiguait au despote les bonnes
paroles, et il ajoute philosophiquement qu'il faudra juger
de leur valeur d'après les résultats. La vérité est que les
obstacles étaient insurmontables. Pie II ne vovait dans
Thomas que le fidèle tenant du concile de Florence et
l'adversaire implacable du Croissant ; il voulait bien oublier
tous ses torts, se servir de lui comme d'un instrument,
approuver même son plan de campagne, sauf à ne lui
donner ni troupes ni argent. Libre au despote de faire son
MARIAGE D'IVAN III AU VATICAN. 115
tour d'Italie, de plaider sa détresse et sa cause auprès
(les princes et des républiques. Celui-ci ne recula point
(levant l'ingrate besogne. Muni de lettres cardinalices,
(l'un bref où le Pape recommandait chaleureusement sa
personne et son entreprise, nous le voyons errer de ville
en ville , mais rien ne permet de supposer qu'il ait
oblena quelque surcès. Phrantzès dit expressément que
l'Occident le laissa dans le plus douloureux abandon, et
c'est ce qui paraît le plus vraisemblable. Dans quelques
endroits, comme à Venise, il inspirait même de la mé-
fiance.
En effet, lorsque Pie II crut devoir ^recourir au moyen
s^^pl^éme, se mettre en personne à la tète d'une armée et,
comme il aimait à le dire, exposer son corps, vieux et
malade, aux coups de l'ennemi, et que le bruit se répan-
dit d'une prochaine apparition de Thomas dans la Morée,
les sénateurs de 'V^enise s'opposèrent vigoureusement à son
départ d'Italie. Allez trouver le Saint-Père, écrivaient-ils,
le 17 mai 1464, à leur ambassadeur à Rome, et suppliez-le
de toutes manières de ne pas laisser partir le despote, à
cause des « grands scandales et des inconvénients » qui
pourraient s'ensuivre. Renchérissant encore sur leur pre-
mière démarche, ils ordonnaient, le 5 juin, de veiller à ce
qu'il ne se rendît même pas à Ancône, où le Pape devait
s'embarquer pour l'Orient. Qu'il reste à Rome; on fera la
guerre sans lui, et surtout après la guerre le butin sera
partagé sans lui. Tel était le vrai motif des appréhensions
de Venise : il est gravé dans le marbre du palais des doges.
Vers la fin du dix-septième siècle, lorsque Morosini eut
mérité par ses conquêtes le surnom de Péloponnésiaque, on
lui érigea, de son vivant, un superbe monument dans la
salle du scrutin. Un vœu séculaire venait d'être accompli :
depuis longtemps Venise avait jeté son dévolu sur la Morée,
116 IVAN 111 ET SOPHIE PALÉOLOGUE.
et c'est ce qui explique sa conduite envers Tliomas '.
On sait quelle fut l'issue fatale de l'entreprise de Pie II.
Il mourut à Ancône, le 15 août 1464, en route pour la
Terre sainte, avec le mot de « croisade " sur les lèvres, le
regard tourné vers l'Adriatique, appelant de tous ses vœux
les {jalères de Venise, qui venaient en retard embarquer
des milices peu pressées de partir. La mort du Pape fut le
si{]nal de la débandade : Cristoforo Moro reprit avec sa
flotte le chemin des lagunes; les croisés, sans argent et sans
pain, se dispersèrent; les cardinaux ne songèrent plus qu'à
leur conclave. L'avortement de la croisade était un fait
accompli.
Désormais son rôle politique étant fini, Thomas se ren-
ferma dans la vie de famille, il avait épousé, en 1430, la
princesse Catherine, fille de Genturione Zaccaria II, qu'il
avait détrôné pour se faire proclamer despote à sa place.
Quatre enfants furent le fruit de cette union : Hélène, la
fille aînée, épousa, dès l'année 1446, le roi de Serbie,
Lazare II; après la mort de son mari, elle abrita dans un
couvent les tristesses de son veuvage; les trois autres
enfants, laissés à Corfou, s'appelaient Zoé, André, ^lanuel.
Le séjour en Orient n'avait plus de raison d'être après la
ruine des dernières espérances, et Thomas prit des mesures
pour faire venir sa famille à Rome. Cependant les mois
succédaient aux mois sans qu'elle arrivât à bon port. Une
vive inquiétude s'empara du pauvre père. Plongé dans la
tristesse, on ne le voyait jamais sourire : il croyait ses
enfants ensevelis sous les flots. Ces angoisses paternelles se
compliquèrent d'une maladie si violente qu'elle l'emporta
' Archives Gonzaga , Busta 841, Rome, 1461, 24 janvier, 9, 15, 23,
26 mars, 5 avril. — Pu sec. Conitn., p. 192. — Gugnom, p. 49, 337. —
Pastor, t. II, p. 222. — Archives de l'Opéra del Duoujo à Sienne, n°^ 54-8,
555, 55G. — Raynaldi, t XXIX, p. 339. — Makodcuev, t. II, p. 206. —
Archives de Venise, Sen. Secr., t. XXII, f. 14. — Misti, t. LX, f. 46.
MARIAGE IVIVAN III AU VATICAN. 117
dans le bref délai de sept ou huit jours; d'aucuns cnirent
même qu'il avait été victime de la peste. Ce lut le 112 mai
1465 qu'il expira pieusement. Sa dépouille mortelle fut
inhumée dans les caveaux de Saint-Pierre. Pour conserver
le souvenir de ses traits remarquablement beaux, le Pape
ordonna, paraît-il, de les reproduire dans la statue en
marbre de l'apôtre saint Paul destinée à orner l'escalier du
Vatican ' .
Avant de mourir, Thomas avait désigné le cardinal de
Nicée pour son exécuteur testamentaire et fidéicommissaire.
Il lui avait confié ses enfants bien-aimés et l'avait institué
leur tuteur et protecteur. Cette charge délicate avait été
acceptée volontiers par Bessarion, d'abord, comme il le
dit lui-même, par amour de Dieu, ensuite à cause de l'in-
signe noblesse des Paléologues et de l'amitié constante qui
l'avait uni à Thomas. Un meilleur choix ne pouvait, d'ail-
leurs, être fait. Isidore, l'ami des mauvais jours, n'était
plus, et Bessarion ne semblait, comme lui, animé que
d'une double passion : l'amour de la vraie foi et l'amour
de la patrie. Aussi attaché au Saint-Siège que le cardinal
ruthène, il le surpassait par la hauteur de ses vues, ses
connaissances variées, son influence politique, sa position
exceptionnelle dans le monde d^s savants et des lettrés.
On devait s'attendre à ce qu'il prît au sérieux sa mission
de tuteur : il ne trompa point ces espérances.
Les enfants de Thomas arrivèrent à Ancône au lende-
main du trépas de leur père. Ils n^eurent pas la consola-
tion de lui donner un suprême baiser. Le premier soin de
Bessarion fut de les soustraire au danger de la peste qui
sévissait alors à Rome. De concert avec le Pape et la
noblesse byzantine, il donna l'ordre de diriger les nou-
1 Archives Gonzaga, Busta n° 842, Rome, 1462, 21 mai. — Cumpi,
p. 330.
118 IVAN III 1:T SOIMllH PALÉOLOGUE.
veaux arrivants sur Cin^'oli et île les y retenir jusqu'en
septembre ou octobre. L'air y était salubre, et l'évêque du
lieu, Gaspar Zacchi, ancien secrétaire de Bessarion, très
dévoué aux Paléologues, mettrait volontiers un cbàteau ii
leur disposition.
Sur l'éducation à Rome des trois jeunes Paléologues, il
n'existe qu'une seule et uni(jue source de renseignements :
c'est une lettre ou plutôt un programme d'études et de
conduite, rédigé par Bessarion sous la date du 9 août 1465,
et qui nous a été conservé par Phrantzès, fidèle servitpur
des Paléologues. L'âme du grand cardinal se révèle tout
entière dans cette pièce : pauvre et d obscure origine, par-
venu par ses mérites et ses talents à une haute position
sociale, obligé de séjourner en Occident, il avait appris
par une rude expérience la manière de traiter avec les
Latins, le prix de l'argent et celui de la valeur person-
nelle : les princes déshérités seront mis à même d'en pro-
fiter. Et d'abord ce n'est pas à eux directement, à cause de
leur âge encore trop tendre, que Bessarion adresse sa
lettre, mais à leur pédagogue, dont le nom est resté
inconnu, et qui avait sous ses ordres le médecin Grito-
poulos.
En première ligne, il est question du train de maison,
réglé de manière à entourer les princes d'une certaine
splendeur sans obérer outre mesure leur budget. Sur les
trois cents écus mensuels qui leur seront servis par le
Trésor, de même qu'autrefois à leur père, deux cents sont
destinés aux princes eux-mêmes pour leurs vêtements,
leurs chevaux, leurs domestiques. De petites économies
seront prélevées sur cette somme, afin de faire face aux
cas imprévus; avec les cent écus restants il faudra défrayer
la modeste cour des princes. Bessarion mentionne expres-
sément un médecin, un professeur grec, un professeur
i
maiiia(;e d'Iva.n m au VATl(:A^. iio
latin, un interpièle, un ou deux prùlres latins. En prin-
cipe, il conseille de modérer les traitements pour multi-
plier le personnel, mais ici encore il y a des limites : les
Romains ne voyaient pas de bon œil les nombreux para-
sites qui se pressaient autour de Thomas, il ne faudra pas
tomber dans le même excès.
Ces détails matériels s'imposaient avec une force inéluc-
table, les princes étant réduits à la misère; mais il tarde à
Bessarion de s'élever plus haut et de tracer les (jrandes
lignes de l'éducation morale. Ici le lanjjag'e du cardinal
devient singulièrement incisif : « La noblesse, dit-il aux
Paléologues, n'a aucune valeur sans la vertu, d'autant plus
que vous êtes des orphelins, des exilés, des mendiants.
Ne l'oubliez pas et soyez toujours modestes, affables,
bienveillants; appliquez-vous sérieusement à l'étude pour
occuper ensuite dans le monde la place qui vous convient. »
Restait la question la plus délicate, celle de la religion et
des rapports avec l'autorité spirituelle. Un fait regrettable,
vaguement indiqué dans la lettre, s'était, paraît-il, passé
en route : au moment de la prière pour le Pape, les princes
avaient quitté l'église. Bessarion prend la chose de haut :
" Que pareil scandale, leur dit-il, ne se répète plus » ; et,
s appuyant sur le désir de leur père défunt, il leur pose ce
dilemme : ou suivre ses conseils, ou quitter l'Occident. S'ils
veulent rester parmi les Latins, qu'ils vivent comme les
Latins, qu'ils s'habillent comme les Latins, qu'ils fré-
quentent les églises latines, qu'ils fléchissent le genou
devant les cardinaux et se montrent soumis et humbles
vis-à-vis du Pape, auquel ils adresseront un petit discours
à leur première audience. Pour dissiper jusqu'à l'ombre
du doute, le cardinal revient encore, en finissant, sur la
conformité avec les Latins, même dans la liturgie. Vous
aiirez tout, telle est sa dernière conclusion, si vous imitez
lîO IVAN m ET SOPHIE PALÉOLOGUE.
les Latins; dans le cas contraire, vous n'aurez rien.
Ce langage paraît à bon droit surprenant dans la bouche
de celui qui avait travaillé à l'union des Églises sur la
double base de l'unité dans la foi et de la diversité des
rites, car tel avait été le principe fécond adopté au concile
de Florence. D'où vient maintenant cette singulière par-
tialité en faveur du latinisme? Sans doute l'insistance de
Bessarion doit être principalement attribuée aux nécessités
de la politique, mais il convient de ne pas oublier qu'à
cette époque il y avait parmi certains Grecs comme un
courant de sympathie pour le rite latin, témoin cet évéque
Athanase Garciofilo qui supprima dans son diocèse de
Gerace les derniers vestiges du rite grec, et dont il sera
encore question*.
Si la teneur du programme destiné aux Paléologues
nous est parvenue, la manière dont il a été appliqué reste
dans les ténèbres. Aucun détail n'a survécu à l'oubli.
Quelques précieux documents témoignent seulement de
l'influence décisive exercée par Bessarion sur le sort de
Zoé, plus connue sous le nom de Sophie, et autour de
laquelle se concentre désormais l'intérêt historique. Dans
le langage officiel de l'époque, elle est traitée de fille
bien-aimée de 1 Église romaine, élevée à ses frais et par
ses soins, chère aux pontifes qui la comblent de bienfaits.
Bessarion la trouvait digne de ses illustres ancêtres, gra-
cieuse et belle, ingénieuse et prudente. Il rêvait pour elle
des couronnes et, à défaut de rois, se rabattait sur des
roitelets.
Avant lui, voire avant l'arrivée du despote à Rome, vers
1460, le cardinal Isidore avait roulé les mêmes pensées
dans sa tête et essayé d'apparenter les Paléologues avec les
1 Archives du Vatican, Arm. XXXIV, t. VI, f. 42 v". — Legrand,
Réai/oç, p. 108. — MiGNE, t. CLVI, col. 991; t. CLIX, col. 963.
MARIAGE D'IVAN III AU VATICAN. 121
princes d'Occident. L'initiative venait directement de lui.
A l'occasion du congrès de Mantoue, il avait eu des entre-
vues avec le marquis Lodovico Gonza^ja, très préoccupé
(le trouver une alliance convenable pour son fils aîné
Federico. Le nom de Zoé fut prononcé; elle n'avait alors
que douze ou onze ans, et déjà on vantait sa beauté. Le
prestige de la famille et l'éclat du trône éblouirent un mo-
ment le petit feudataire du Saint-Empire. Le projet fut
pris au sérieux, et le cardinal ruthène étant parti pour
Ancône, d'où il devait gagner la Morée, Eusebio de Mala-
testis vint l'y rejoindre, en février 1460, avec les pleins
pouvoirs du marquis, un passeport en règle et une suite
composée de six personnes. Imprévoyance ou présomp-
tion, Isidore se permit d'éconduire cet agent matrimonial
« pour certaines raisons, écrivait-il au marquis de Mantoue,
qu Eusebio vous exposera lui-même» . Malgré cette décon-
venue, l'affaire fut reprise à 1 arrivée de Thomas en Italie.
Lodovico délégua, à cet effet, son ambassadeur à Rome,
Bonatto, et lui demanda avant tout d'exactes informa-
tions sur les Paléologues. L'enquête était facile à faire,
d'autant plus qu'il y avait deux Mantouans dans la maison
d'Isidore qui s'empressèrent de fournir les plus intéres-
sants détails. Gonzaga apprit bientôt que le despote Tho-
mas était aussi riche en quartiers de noblesse que pauvre
en argent comptant; si pauvre que, pour défrayer son en-
trée à Rome, le Pape avait dû lui envoyer sept cents
ducats. Zoé, par conséquent, n'aurait d'autre dot que ses
qualités personnelles. Or, la marquise de Mantoue, une
Hohenzollern, bonne ménagère, se souciait peu d'une
fiancée sans écus, et Bonatto lui écrivait naïvement : «Zoé
atout, sauf ce que vous désirez le plus. » Lodovico Gon-
zaga, approuvant les sages calculs de sa femme, se disait
lui-même incapable de suffire aux frais d'un tel mariage,
12S IVAN m ET SOPHIE PALEOLUGUE.
trop pniivro pour se charger d'une belle-fille nécessiteuse,
et honteux d'acheter à prix d'argent l'alliance impériale.
DùiiK.'nt renseignée sur ce point capital, la modeste cour
Je Maiiloue n'iusita plus; elle renonça, sans regrets, à la
princesse byzantine, et la pourpre des Césars n'eut plus
d'attrait pour elle. Vis-à-vis d'Isidore, une plausible excuse
s'offrait d'elle-même. On avait interprété le renvoi d'Eu-
sebio dans le sens d'une rupture de négociations. Désor-
mais, se croyant libre, le marquis avait accepté d'autres
avances, et maintenant il ne voulait pas traiter en double.
Ce scrupule était plus tardif que réel. La vérité est que
Lodovico Gonzaga traitait en double, depuis 1460, avec
Isidore d'une part, et d'autre part avec le duc de Bavière.
L'or ne manquait pas à Munich. Le contrat de mariage fut
conclu en 1462, et les noces de Federico avec Marguerite
de Bavière furent célébrées l'année suivante à Mantoue'.
La mort du despote, l'échec de la croisade de Pie H,
survenus après cette première tentative, ne facilitaient pas
l'établissement de Zoé. Il fallait cependant y penser. Nous
sommes ici en présence d'un point assez obscur dans l'his-
toire des Paléologues, mais qui parait incontestable, à
moins de rejeter arbitrairement le témoignage de
Phrantzès. Ce chroniqueur raconte que, vers le milieu
de l'année 1466, le pape Paul II engagea, par l'entremise
de Bessarion, les deux princes byzantins, André, déjà
décoré du titre de despote, et Manuel, à donner leur
sœur en mariage au prince Caracciolo, aussi distingué par
la noblesse de son origine que par son immense, fortune.
Les négociations s'ouvrirent aussitôt, les conditions furent
' Archives Gonzaga, Busta n" 840, Ancône , 1460, 7 ipars , 31 mai.
Busta n" 841, Rome, 1461, 24 janvier, 9, 15, 16, 26 mars, 7 i^ril, 1"' mai.
Copialettere, n* 37, 1460, 26 février; n" 48, 1461, 12 février, 27 maFS,
6 avril.
MARIAGE D'IVAN III AU VATICAN. 12:i
|)osées et acceptées de part et d'autre, après quoi on pro-
céda aux fiançailles. I*liranl/ès se lélicile d'y avoir assisté
cl remercie l'opulent fiancé de ses ma(jnifiques présents,
'l'el est le récit d'un témoin oculaire, très dévoué aux
Paléologues, et qui n'avait aucun intérêt à forcer des
légendes. Il est sûr qu'on s'en tint aux fiançailles, car, dès
l'année suivante, la formule « virgo Zoe » reparait dans
les actes officiels; mais pourquoi recula-t-on devant le
mariage? quel est le Caracciolo dont il s'agit dans l'espèce?
là-dessus les documents sont muets. La famille des Carac-
ciolo était une des plus illustres d'Italie, elle avait des
ramifications à Rome et à Naples, elle possédait en Grèce
de vastes domaines, quelques-uns de ses membres jouaient
un rôle politique prépondérant; cependant, il faut bien le
dire, leurs généalogies ne mentionnent aucune alliance
avec les Paléologues, aucune trace de ces brillantes fian-
çailles ne se retrouve dans les chroniques italiennes;
Plirantzès en est le seul et unique garant *.
Peut-être ces premiers engagements furent-ils rompus à
cause d'un mariage royal dont il fut sérieusement ques-
tion vers la fin de la même année 1466. A vrai dire, la
royauté de ce nouveau prétendant était encore contestée.
Rome elle-même ne l'admettait pas; néanmoins les desti-
nées de Jacques de Lusignan paraissaient devoir être bril-
lantes. Fils illégitime de Jean II, roi de Chypre, et d'une
femme grecque de Patras, la nature avait été aussi pro-
digue de ses dons envers lui qu'il était porté lui-même à
en abuser. Chéri de son père, bien fait de sa personne,
intelligent et ami des sciences, il se laissait entraîner jue-
qu'aux derniers excès par ses passions violentes. Une
jalouse prévoyance avait cru l'éloigner du trône à tout
' MicNE, t. GLVI, col. 998.
124 IVAN m ET SOPlllK PALEOLOGUE.
jamais en l'enrôlant dans la milice sacrée. Jean II, sur le
désir de son épouse, consentit à le nommer au siège de
Nicosie. Rome répondit h cet acte arbitraire, le 10 mai
1456, en donnant le même siège au cardinal Isidore.
Ainsi poussé d'une part et rejeté de l'autre, Jacques de
Lusignan retint, sa vie durant, le surnom d'Apostole ou
Élu. Il abandonna les fonctions spirituelles à un vicaire et
se contenta des revenus de la mense épiscopale. Un train
de vie militaire régnait dans sa maison. Sa main maniait
mieux l'épée que la crosse ; il avait déjà ordonné un meurtre
et en avait commis lui-même un autre, lorsqu'il s'aperçut
qu'une couronne lui irait mieux que la mitre. Après la
mort de Jean II, Charlotte, son unique fille légitime, avait
été reconnue, en septembre 1458, reine de Chypre, de
Jérusalem et d'Arménie, et elle avait épousé en secondes
noces son cousin germain Louis de Savoie. Le pouvoir
s'affermissant ainsi dans la descendance directe, un bâtard
n'avait plus qu'à se bercer de longues espérances. Dès lors,
l'affection que Jacques avait vouée à la sœur se transforma
en haine de la Reine. Pour s'emparer de la couronne, tous
les moyens lui parurent bons, même l'intervention étran-
gère. Comme l'île de Chypre était tributaire de l'Egypte,
il s'en alla au Caire, obtint la pelisse d'investiture, prit à
ses gages un corps de mameluks, et vint camper avec eux,
sauf à les faire massacrer ensuite, sous les murs de Nico-
sie. Ses partisans reprirent courage, lui prêtèrent main-
forte, et son audace fut couronnée de succès. En septembre
1460, la capitale en détresse proclama Jacques de Lusi-
gnan roi de Chypre, tandis que Charlotte se renfermait
avec les siens dans le château de Cérines. Tel était le nou-
veau fiancé qui aspirait à la main de Zoé.
Les premières allusions à ce projet de mariage nous
viennent de Venise, et voici comment. Les deux préten-
MARIAGK ni VAN III AU VATICAN. 125
dants à la couronne de Chypre s'adressèrent tour à lour
au Pape, l'un pour rentrer dans ses droits léjjilinies, l'iiutre
pour légitimer des droits usurpés. Clmrlotte (it elle-même
le voyage de Rome, et Pie II lu reçut avec hienveillance,
tandis que les ambassadeurs de Jacques furent sévèrement
éconduits. Celui-ci ne se laissa pas décourager, et lorsque
le Vénitien Paul II succéda à iEncas-Sylvius, il envoya à
Rome un nouvel émissaire, Guillaume Gonème, moine de
l'ordre de Saint-Augustin, ancien confesseur de Jean 11 et
fidèle compagnon de Jacques qui, à peine monté sur le
trône, lui avait cédé l'archevêché de Nicosie. En route
pour l'Italie, Gonème devait toucher barre à Venise, offrir
le concours des Chypriotes contre les Turcs et aborder la
question du mariage royal. Les termes exacts de ses décla-
rations sont restés inconnus ; celles-ci n'allaient pas au
delà, paraît-il, de quelques vagues insinuations et d'une
demande de conseil sur la meilleure alliance à contracter.
Les sénateurs répondirent à Gonème, le 11 décembre
1466. Ils dirigèrent son attention vers la fille du despote
Thomas, en relevant les avantages d'une union avec elle;
mais comme ceux-ci se réduisaient à la splendeur de son
nom et à la gloire de ses ancêtres, faible rempart contre la
flotte ottomane qui croisait dans la Méditerranée, ils s'en
remirent, en hommes prudents, à la sagesse du Roi et à
son bon plaisir.
Gonème fut séduit par cette proposition, soit qu'elle lui
parût réellement avantageuse, soit qu'elle répondît au.x
désirs de Jacques. Il s'en occupa sérreusement à Rome
sitôt qu'il en eut la possibilité, car il devait avant tout se
mettre en règle avec l'autorité ecclésiastique. En effet,
accusé d'homicide, suspect à cause de son amitié pour le
Roi, dans tous les cas intrus sur le siège de Nicosie, il
avait encouru les censures de l'Église, et ne pouvait tenter
126 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE-
aucune démarche officielle sans avok" obtenu rabsolulinn
dans le for extérieur. Le Pape la lui accorda à condition
qu'il confesserait ses péchés et ferait pénitence. Le cardi-
nal de Nicée fut nommé commissaire pontifical pour lui
conférer cette faveur. Le 1 1 avril 1467, cinq témoins,
dont deux évéques, Thomas de Tarentaise, et Athanase de
Gerace, furent convoqués dans les appartements de Bessa-
rion aux « Santi Apostoli » . En leur présence, Gonèm^
fut relevé de ses censures et réconcilié avec l'É^dise. Un
notaire en dressa procès-verbal. Désormais Tenvoyé de
Jacques II avait accès partout.
Vers la fin du même mois, le 24, le Sacré Collège se
réunit pour traiter les affaires chypriotes. A en juger
d'après la durée du consistoire, la discussion dut être sin-
gulièrement animée; les cardinaux restèrent en conseil
sept longues heures. L'issue n'en fut pas favorable à l'am-
bassadeur. On décida que le titre royal ne serait pas
accordé à Jacques de Lusignan, tant qu'il n'aurait pas
trouvé de compromis avec sa sœur Charlotte. Gonème lui-
même, auquel son maître voulait assurer le siège de Nico-
sie, ne fut pas confirmé dans la possession de son évéché.
C'est le cardinal Francesco Gonzaga, cousin de Charlotte
et présent au consistoire, qui nous donne ces renseigne-
ments. Quant au mariage avec Zoé, il n'en dit mot.
Et cependant de toutes les commissions dont Gonème
était chargé, celle-ci avait peut-être les meilleures chances
de réussite. Non seulement les parents et les amis des
Paléologues approuvaient l'alliance chypriote, mais le
Pape lui-même semble avoir partagé leur avis. Toujours
est-il que, le cas échéant, Bessarion se faisait fort d'obte-
nir les plus insignes faveurs pontificales pour Jacques de
Lusignan, D'ores et déjà, il l'appelait couramment roi de
Chypre, et consignait ses promesses dans des actes nota-
MARIAGE D'IVAN III AU VATICAN. 127
liés. La naissance illéffitlme ne passait pas ponr un
obstacle; cette tache disparaissait dans la splendeur d un
(jrand non». Le cardinal de Nicée en était si peu olïuscpié
qu'il s'attribuait même une part d'initiative dans ce pro-
jet. K La noblesse de la maison des Lusijjnan, dit-il, a
attiré mes rcjjards; je me suis souvenu des rapports d'an-
tique amitié entre les empereurs de Byzance et les rois de
Chypre, de l'union récente entre Jean II et Hélène Paléo-
logue, et mes préférences se sont reportées vers le roi
Jacques.»
Ce mariage, on le voit, prenait les allures d'un mariage
de hautes convenances. L'affection mutuelle n'y entrait
pour rien; les intéressés ne s'étaient jamais vus. Toutefois,
l'affaire était trop personnelle pour que Zoé ne fût pas
consultée, au moins pour sauver les apparences. On lui
soumit le projet dans sa maison du Campo Marzio, en pré-
sence de ses frères, de quelques témoins et d'un notaire.
Zoé donna son consentement en exprimant son entière
confiance dans le choix du cardinal de Nicée et les con-
seils des parents et amis.
Une difficulté d'ordre purement matériel se laissait
prévoir. Faute d'une dot convenable, un premier mariage
avait échoué. On se trouvait encore dans la détresse, et il
fallait se demander si le roi de Chypre n'aurait pas les
mêmes prétentions que le marquis italien? Pour con-
vaincu que fut Bessarion que les qualités de la fiancée, sa
naissance, sa beauté, sa prudence, devaient suffire, il n'en
songeait pas moins à lui constituer une espèce de patri-
moine, et se disait prêt à engager tous ses biens, meubles
et immeubles, ainsi que ceux des Irères de Zoé, André et
Manuel.
Toutes ces mesures se concertaient à Rome. Pour mieux
s'entendre avec Jacques de Lusignan, Bessarion résolut de
128 IVAN III KT SOPHIE PALEOLOGUE.
lui envoyer un mandataire spécial à Chypre. Il choisit
pour cette mission, Athanase Carciofilo, évéque de Gerace,
déjà cité plus haut. C'était un vieil ami, orij^inaire de
Constantinople, ancien moine de Saint-Basile. Il avait
voté l'union à Florence, et il gouverna pendant trente-
sept ans le diocèse que lui avait confié Pie II. De concert
avec Zoé, on lui donna les pouvoirs les plus étendus en
vue du mariage à conclure. Il avait carte blanche pour
faire les promesses qu'il jugerait honnêtes et convenables
avec l'assurance qu'elles seraient toutes ratifiées. Son
départ pour Nicosie était si prochain qu'il se déchargea
sur Bessarion des soins de son diocèse, et que Bessarion
à son tour se substitua l'évéque de Tropéa, Pierre Bali)i.
Toutes ces conventions furent passées devant notaire, en
bonne et due forme; elles portent la date des 3, 5 et
7 mai 1467.
Les négociations semblaient sur le point d'aboutir,
lorsqu'à l'improviste elles furent brusquement interrom-
pues. On ignore le motif de ce revirement imprévu. D'au-
cuns font même intervenir un bout de roman. La famille
patricienne des Gornaro était en relations fréquentes avec
l'île de Chypre; les deux frères Marc et André avaient
prêté des sommes considérables à Jacques de Lusignan.
Exilé de Venise, André se réfugia à Nicosie et devint audi-
teur du royaume. C'est lui qui aurait vanté la beauté de
sa nièce Catherine, fille de Marc, et gagné pour elle l'af-
fection de Jacques, Les éloges de l'oncle n'étaient pas
exagérés. Gentile Bellini, le Titien, Paul Véronèse, ont
rivalisé de talent pour peindre Catherine avec ses yeux
noirs et brillants, son teint blanc et coloré, sa richesse de
carnation qui rappelle la Junon des anciens. Assurément,
Jacques de Lusignan n'était pas homme à rester insen-
sible à ces charmes, mais peut-être tenait-il encore plus à
maria(;e divan m au Vatican. ivj
se ménafjer, nioycnnant mariage, de puissants alliés.
Exposé aux attaques des Turcs, aux représailles des Génois
qu'il avait chassés de Fama{Touste, à celles du duc de
Savoie, beau-père de Charlotte, et ne trouvant u Rome
que de bonnes paroles, n'était-ce pas à Venise qu'il devait
chercher un point d'appui plus sérieux? Les annalistes
vénitiens disent expressément que Jacques poursuivait un
but politique. Quant à la Seigneurie, elle avait d'excel-
lentes raisons pour approuver l'union avec Catherine Cor-
naro, si tant est qu'elle ne l'ait pas provoquée. Quoi qu'il
en soit, le 10 juillet 1 468, le mariage se fit à Venise par
procuration. La jeune et belle patricienne reçut une dot
de cent mille ducats et fut déclarée fille de la République,
en attendant que ses nouveaux sujets lui décernassent It
titre plus flatteur de Vénus chypriote. Dans toutes ces
combinaisons, des influences mystérieuses semblent avoir
exercé une action latente. Les arrière-pensées apparurent
au grand jour lorsque Jacques II périt tragiquement dans
la foi'ce de 1 âge, que sa veuve Catherine se vit forcée
d'abdiquer, que la bannière de Saint-Marc fut arborée à
Nicosie, le 25 février 1-489. Point stratégique et station
de commerce, trop faible pour défendre ses droits, l'île
de Chypre devenait fatalement la proie d'une cité mar-
chande et guerrière.
Des chroniqueurs chypriotes, Georges et Florio Bustron,
mentionnent encore d'autres négociations de Jacques II
en vue d'obtenir la main de Zoé, et ils les reportent aux
années 1471 et 1472. Il y a là un malentendu évident.
Venise ne détournait pas ses yeux du roi de Chypre; elle
surveillait avec un soin jaloux les démarches qu'on faisait
auprès de lui. Au premier soupçon d'intrigues napoli-
taines pour rompre le mariage, des représentations vives
et elficaces furent faites à Jacques de Lusiguan, par suite
9
!30 IVAN m ET SOPHIE PAI-KOLOGUE.
(lesquelles Catherine prit, en 1472, le chemin de Nicosie'.
D'autre j)arl, depuis l'année 1468, Bessarion caressait
un projet plus grandiose. Une nouvelle combinaison avait
surgi tout à coup. Elle nous transporte en plein monde
slave, et nous met en présence de deux Italiens qui ont
puissamment contribué au mariage de Zoé avec le grand
kniaz de Moscou.
II
La Russie du quinzième siècle, la Russie Blanche,
comme on l'appelait dans le sens oriental du mot, c'est-
à-dire la grande, l'antique, la vraie, n'avait pas de fré-
quents rapports avec l'Occident, si ce n'est que la Hanse
possédait des comptoirs florissants à Novgorod , fière
encore de son indépendance et de ses richesses. Quant à
l'intérieur du pays, à peine de rares voyageurs y avaient-
ils pénétré, et si quelques Occidentaux s'étaient fixés à
Moscou, leur nombre était excessivement restreint. Parmi
eux figurent en première ligne deux Italiens', Gian-Bat-
tista délia Volpe et Antonio Gislardi, désignés dans les
chroniques russes sous les noms d'Ivan et Antony Fria-
zine, bien que Friazine, analogue au Franc, ne soit que
rappellatif des étrangers de race latine.
Originaire de Vicence, Volpe appartenait à une famille
honnête, connue de longue date, immigrée d Allemagne,
' Archives de Venise, Sen. Secr.^ t. XXIII, f. 18. — Gonzaga, Busta
n° 843, Borne, 1467, 24 avril. — Du Vatican, Arm. XXXIV, t. XII, f. 6 v»;
t. VI, f. 42 v° à 45. — Mas Lvrr.iE, Ilist., t. III, p; 17.3, 182, 307. — Mél.
Uist.y t. V, p. 432. — SAinis, Msa. BiéX., t. II, p. 474.
MAIUAGK U'IVA.N 111 AU VATICAN. 131
])Oiirvuc d'une certaine aisance, et (jui avait donné ;ui
pays des jurisconsultes cminents et de braves capitaines.
Les pièces offn'ielles le traitent de avis, voire de rivis
nobilis , eqaes. Ses armes étaient des armes pariantes :
d azur à un renard rampant d'or ou, selon d'autres, d'ar-
gent. Son père s'appelait Bandini a Volpe, sa mère Èlisia.
11 avait deux frères, Carlo et Nicolo. Sa sœur An^jela,
mariée à ihi Angarano, lui était affectueusement attachée.
En 1459, lorsqu'elle fit son testament, où l'Église et les
pauvres ne sont pas oubliés et qui porte l'empreinte d'une
haute piété, elle partagea en parts égales tout ce qu'elle
destinait à ses frères, en insistant pour que le lot de Gian-
Battista fût gardé et bien administré jusqu à son retour
de Russie ou l'envoi d'un fondé de pouvoir. Un cousin
de la famille, Trevisano Volpe, possédait, dans les envi-
rons de Vicence, une villa assez belle et spacieuse pour y
loger des princes. Vers l'année 1455, dans des circon-
stances restées inconnues, Volpe s'en alla chercher for-
tune parmi les Tatars, probablement du côté de Kaffa, et
ensuite parmi les Russes. On verra bientôt qu'il était
d'humeur aventureuse, artificieux et retors, d'une con-
science peu timorée, affrontant de vastes entreprises sans
scrupules dans le choix des moyens. Les chroniques
locales nous le montrent, en 1469, établi à Moscou, ayant
accès au Kremlin, et monnayeur du grand kniaz Ivan IIJ.
A ce titre, il devait être particulièrement cher aux
Moscovites, encore peu versés dans les secrets delà métal-
lurgie, et sur le point de s'emparer de Perm, dont ds con-
voitaient depuis longtemps les mines légendaires d'ar-
gent. Détail important : de gré ou de force, Volpe s'était
laissé rebaptiser à Moscou, quitte, au besoin, à se faire
passer derechef pour catholique. La répétition sacrilège
du baptême, mentionnée dans les sources indigènes,
13t IVAN m ET SOPHIE PALÉOLOGUE.
rentre dans les usages ou plutôt clans les abus de l'époque,
et, de nos jours, les Grecs de Constantinople n'y ont pas
encore renoncé.
A la famille des Volpe était alliée celle des Gislardi, qui
épalenient jouissait à Yicence d'une haute considération.
Quelques-uns de ses membres s'étaient distingués, dès le
treizième siècle , par leurs talents , leur fortune , leur
noblesse. Les armoiries de la maison étaient à l'ours,
tenant un bâton et accompagné de cinq étoiles, trois en
chef et deux en pointe. Antonio Gislardi était neveu de
Gian-Battista Yolpe, son compagnon d'exil et fidèle auxi-
liaire. Les annales de Vicence lui ont conservé le renom
d'intrépide voyageur. Il avait parcouru toute l'Europe,
depuis Naples jusqu'à Moscou, en passant par l'Allemagne,
la Pologne et la Hongrie, avant de devenir collatérale de
Zara. Ce poste important ne l'empêchait pas de cultiver
les études. Ses procédés d'aménagement pour les eaux lui
acquirent en Italie une certaine célébrité : plusieurs cités
requirent ses services; la ville de Padoue notamment le
chargea, en 1492, de régler le cours de la Brenta. A cette
occasion, le sénat de Venise lui accorda un privilège de
vingt-cinq ans pour ses nouvelles inventions. Nous le
verrons bientôt prendre une part active aux entreprises
de Yolpe '. Au début, ce sont d'autres personnages qui
occupent la scène.
Vers le milieu de Tannée 1468, deux émissaires de
Volpe parurent à Rome. L'un, appelé Nicolo Gislardi,
était apparenté avec le mandataire, mais nous ne sau-
rions dire exactement à quel degré. L'autre était un Grec
du nom de Georges ou, selon la forme slave, louri. De
quel droit un simple monnayeur du grand kniaz envoyait-
^LaBussie et l'Orient, p. 185. — Archives de Venise, Sen. Te}-ra,t.\l,{. 110
Y». — De Vicence, PiGLiiRiM, f. 114, 122 v"; G. daSchio; Gonziti; Tomasini.
M A m AGE B'IVAN III AU VATICAN- i:j:i
il (les représentants jusqu'en Italie? (jucls motifs les ame-
naicnl au Vatican? lià-dessns les sources romaines sont
muclles. Elles nous apprennent seulement que, le 0 juin
1408, le pape Paul II assi^rna aux messafjers de Volpe
« habitant la Russie » une compensation d'environ qua-
rante et un florins pour leurs frais de voya{}c, et, dès le
lendemain, cette somme leur fut versée '. Il importe de
constater ici les premières origines des relations qui vont
se développer : c'est de Moscou que vient l'initiative, et
dans des conditions exceptionnelles. On sait avec quelle
difficulté les étrangers admis au service du souverain
quittaient la Russie , quels obstacles insurmontables on
opposait à leur départ, fût-ce même pour une courte
absence. Si Volpe communiquait librement avec le dehors
et se servait même de messagers, c'est que le grand kniaz
était de connivence avec lui, et dans un but important.
En effet, il s'agissait d'une affaire singulièrement grave
sur laquelle nous renseignent les sources locales, car
louri ne tarda pas à rentrer en Russie, en compagnie
non plus de Nicolo, mais d'Antonio Gislardi et de Carlo
Volpe. La chronique raconte ainsi ce fait : le 1 1 février
1469, un Grec, appelé louri, se présenta à Moscou avec
un message de Bessarion. Le cardinal byzantin écrivait
au grand kniaz Ivan III qu'il y avait à Rome une chré-
tienne orthodoxe {pravoslavnaïa kristianka) du nom de
Sophie, fille de l'ancien despote de la Morée, Thomas
Paléologue; qu'elle avait déjà refusé, par aversion du
latinisme, deux princes d Occident, le roi de France et
le duc de Milan; mais que le grand kniaz n'avait rien de
semblable à redouter : s'il voulait épouser la princesse,
on s'empresserait d'envoyer celle-ci à Moscou. En même
' Archives du Vatican, Exitiis, t. 472, f. 173 v".
134 IVAN m ET SOPHIE PALEOLOGUE.
temps, ajoute le chroniqueur, arrivèrent deux autres Ita-
liens ou, selon l'idiotisme moscovite, deux Friazi, Carlo
et Antonio, frère et neveu d'Ivan Friazine.
Cette page d'un compilateur anonyme mérite l'atten-
tion à plus d'un titre. Ce qui frappe à première vue, c'est
la tendance à dissimuler l'initiative de Moscou : on dirait
que louri est envoyé directement de Rome, tandis qu'en
réalité il en revient après avoir été envoyé de Moscou.
Pour ce qui est des détails, ils ne supportent pas la cri-
tique. Non seulement Zoé n'avait pas encore adopté le
nom de Sophie, mais jamais Louis XI, marié en secondes
noces depuis 1452 avec Charlotte de Savoie, jamais 1 in-
domptable Galeazzo Sforza, n'ont recherché les honneurs
de l'hyménée avec l'orpheline de Byzance. Celle-ci avait
d'ailleurs si peu refusé des Latins qu'elle avait consenti
à épouser le roi de Chypre, et qu'elle-même avait été
refusée par le marquis de Mantoue. Il est également inad-
missible que l'intègre et loyal Bessarion, dévoué aux
Latins en Occident, ait à Moscou dénigré le latinisme
qu'il avait tant recommandé à Zoé. Par contre, le fond
du récit est incontestable.
Déjà, nous l'avons vu, chaque fois qu'il s'agissait d'un
mariage de Zoé, soit avec un prince italien, soit avec
un roi étranger, son tuteur s'en occupait activement.
Il V avait là un devoir à remplir. Quant à l'union avec
Ivan III, dans un message du 10 mai 1472, à citer plus
bas, le cardinal de Nicée affirme expressément qu'elle
a été l'objet de ses sollicitudes paternelles. Lié naguère
d'amitié avec Isidore de Kiev, celui-ci avait pu le rensei-
gner sur les forces militaires des Russes, sur leur haine
des infidèles, sur la manière d'en tirer parti. D'ailleurs,
au point de vue politique, les avantages de ce mariage
étaient trop évidents par eux-mêmes pour échapper au
MARIAGE D'IVAN III AU VATICAN. 135
patriote éclairé, ù l'adversaire implacable du Grois.s;iiit :
nouvel allié contre? les Turcs, l'époux de Zoé serait devenu
un puissant protecteur de Byzance.
Mais de quels motifs s'inspirait, en hasardant cette
démarche, le grand kniaz de Moscou? Ivan III apparaît
dans l'histoire avec tics traits bien accusés. Sans rien avoir
d'un paladin de la Table ronde, il possédait à un haut
dejjré les qualités et les défauts des princes de sa race. Il
appliqua leur système d'annexion avec une âpre constance
et une cruelle énergie, tout en restant, comme eux, préve-
nant et servile vis-à-vis des Khans talars. Affranchi de
scrupules dans le choix des moyens, sans pitié et sans
entrailles pour sa famille et ses sujets, il songeait surtout
à consolider sa puissance, à créer un Etat compact et
redoutable, fût-ce même au prix du sang russe versé sans
ménagement. Le petit-fils de Kalita caressail-illidéal d un
empire? avait-il des visions prophétiques et soudaines sur
les grandeurs de sa patrie? était-il emporté par une force
inconsciente ou guidé par des calculs égoïstes? ou bien le
souverain moscovite se laissait-il fasciner par des rêves de
despotisme mongol? Le fait est qu'Ivan III, dépassant les
limites traditionnelles de son pouvoir, est devenu le vrai
fondateur de l'autocratie, c'est-à-dire d'un gouvernement
personnel, arbitraire et absolu, qui lui permit, vers la fin
de son règne, de disposer à son gré de la couronne, d en
priver l'héritier légitime et de la transférer sur la tête du
fils de son choix.
(juant aux Moscovites, à en juger d'après les idées de
l'époque, ils éprouvèrent probablement plus de satisfac-
tion que de siu-prise. Une alliance de ce genre n'eût pas
été la première dans les annales du pays : sans remonter
jusqu'à Vladimir, qui avait épousé une Grecque, l'empe-
reur Jean VIII, oncle de Zoé, avait été marié à une Russe.
186 IVAN 111 ET SOPHIE TALÉOLOGUE.
Si rélonncmentn'y avait que peu départ, l'orgueil national
n'en était pas moins excessivement flatté : même au len-
demain (le ses désastres. Byzance ne manquait pas de gloire ;
Tsargrad, évoquant des souvenirs, reflétait des espérances.
Ivan III, veuf de la princesse Marie de Tver, n'avait qu'un
seul fils ; les intérêts dynastiques lui imposaient un second
mariage, tandis qye les abîmes qui s'ouvraient déjà entre
le futur despote et ses sujets rendaient une étrangère pré-
férable à une compatriote.
Avant de donner une réponse définitive au Grec louri,
le grand kniaz, encore fidèle aux anciens usages, voulut
consulter ses boïars, sa mère Marie et le métropolite Phi-
lippe. A cette occasion, des réticences et des équivoques
ont dû se produire ; une franche déclaration de l'état réel
des choses eût provoqué une tempête au sein du conseil.
Lors même que quelques voix favorables se fussent éle-
vées, le chef de 1 Église russe, le métropolite PJiilippe, hos-
tile aux Papes, acharné contre « l'hérésie latine " , n'aurait
jamais consenti au mariage d'Ivan avec une femme que
Bessarion croyait entièrement dévouée au pacte de Flo-
rence. Malheureusement, la chronique est ici d'un laco-
nisme extrême. Elle se borne à nous apprendre que le
projet d alliance enleva tous les suffrages. Une seule cir-
constance jette quelque lumière sur ces faits. Le manda-
taire choisi pour aller à Rome voir la fiancée, apporter
son portrait et poursuivre la négociation n'était autre que
ce même Gian-Battista délia Volpe qui avait envoyé auprès
du Pape le Grecîouri, qui entretenait des relations suivies
avec ses parents de Vicence et qui avait ses entrées au
Kremlin. Dans toute cette affaire du mariage, l'habile Ita-
lien apparaît, dès le principe, comme le moteur discret de
l'entreprise, tenant entre ses mains tous les fils de l'éche-
veau, les dirigeant avec dextérité et toujours à son profit.
MARIAGE DIVAN III AU VATICAN, 137
Sur ce premier voyage de Volpc, en coin()a(jiile de pan
lourfja, nous n'avons, sauf le bref ponliflcal du 14 octobre
Ii70, que les sobres rensei^jnenieiits des cbroniquciirs
t usses. Paul II, que les humanistes libertins poursuivaient
(le leur haine, occupait alors la chaire pontificale. Son pré-
décesseur immédiat, soucieux de soulever ITuirope contre
les Ottomans, était mort à la lâche sans y réussir. IjCS évé-
nements ne tardèrent pas à remettre le Pape en face de
la redoutable question islamique, qui n'admettait guère
d'autre solution qu'une lutte à outrance. Pour envoyer
les combattants au dehors, le Pape proclama, le 2 février
14G8, une trêve générale en Italie. Venise, Naples, Milan
et Florence furent sommés de faire la paix dans l'espace
de trente jours, et celle-ci fut définitivement conclue à
Rome, le 8 mai. En dépit de ces efforts, la guerre contre
les Turcs ne s'organisait qu'avec une peine indicible; le
condottiere Colleone, chef présumé des croisés, ne prit
jamais le chemin de l'Orient et ne rivalisa point avec Gode-
froy de Bouillon. Cependant les projets belliqueux sans
cesse renouvelés rapprochaient le Pape de plus en plus de
Bessarion, qui en était l'infatigable promoteur, et don-
naient au cardinal byzantin une influence toujours crois-
sante. Autant de circonstances favorables à un projet de
mariage qui eût renforcé la ligue antiottomane. Volpe
était trop avisé pour ne pas les exploiter, mais les chro-
niques russes, enserrées dans un étroit horizon, n'entrent
pas dans ces détails. La fille du despote Thomas, nous
disent-elles laconiquement, ayant appris que le grand
kniaz professait la foi « chrétienne orthodoxe » , donna
aussitôt son consentement au mariage. De son côté, le
Pape n'y ajouta qu'une seule condition, facile à remplir :
il demanda l'envoi de quelques « boïars » à Rome pour
servir d'escorte à la fiancée, lorsqu elle se rendrait dans
138 IVAN III Kl SOIMIIE 1' A LEO I.OG U E.
sa nouvelle patrie. L'habile Volpe, comblé d'honneurs et
de distinctions, reçut de Paul II un sauf-conduit biennal,
autorisant les ambassadeurs russes à circuler sans entraves
dans tous les pays qui « prêtent serment à la Papauté » .
Ce récit, quelque naïve qu'en soit la forme, a une base
historique dans le bref pontifical du 14 octobre 1470,
adressé au roi de Pologne Casimir IV, avec prière d'ac-
corder libre passage aux envoyés moscovites qui se ren-
draient à Rome ' .
Vers la fin de la même année 14.70, se place un incident
qui se rattache intimement à notre sujet. Après avoir
accompagné le Grec louri à Moscou, Antonio Gislardi vint
se présenter, en novembre ou décembre, devant le sénat
de Venise et le saisir d'une proposition séduisante. Expa-
trié depuis seize ans, fixé d'abord en Tatarie et puis à
Moscou, Gian-Battista délia Volpe, son oncle, ainsi parlait
Gislardi, avait cruellement ressenti la perte de Négrepont,
ile si chère aux Vénitiens et récemment conquise par les
Turcs. Pour secourir la patrie en détresse, toujours exposée
aux attaques du Croissant, l'exilé volontaire avait imaginé
de conclure une alliance avec les Tatars de la Horde d'or :
le khan Mohammed, l'Akhmet des chroniques russes, avait
juré de lancer contre les Turcs deux cent mille chevaux.
A l'appui de son dire, Gislardi produisait les instructions
de Volpe et un message du khan des Tatars : libre à la
Seigneurie, si bon lui semble, de s'adjoindre ce nouvel et
utile auxiliaire. On remarquera que le discret neveu pas-
sait prudemment sous silence les voyages en Italie de son
oncle et ses négociations matrimoniales. Piien de tout cela
ne lui était caché, car les sources russes nous apprennent
que Gislardi revint à Moscou avec des commissions rela-
' Roiissli. liét., t. VF, p. 7, 34 à 37. — Pohi. Sobr., t. Vf, p. 196. —
Raynaldi, t. XXIX, p. 480.
M A 111 AGE 1)1 VAN 111 AU VATICAN. 13»
(ives à Zoe et des sauf-concluils cin l'iipo valables non pas
ouloincnt pendant deux ans, mais « jusqu'à la fin des
Mcdes )i .
Pour hasardée qu'elle fut, l'entreprise de Yolpc n'en
rentrait pas moins dans les mœurs politiques des Vénitiens.
a guerre avec les Turcs durait depuis le printemps de
Tannée 1 463, et se résumait en une série de désastres :
des possessions florissantes perdues, le commerce du
Levant compromis, un budget militaire écrasant, les
meilleurs capitaines tués à l'ennemi, un Bertoldo d'Esté,
un Vittore Gapello, un Jacopo Barbarigo; aucun espoir de
conclure une paix, sinon avantageuse, au moins tolérable.
Mais la fière république, loin de déposer les armes, lançait
ses galères dans les eaux ottomanes et s'obstinait à con-
tinuer la lutte. Au plus fort de la guerre dans la Morée,
on avait songé à faire poignarder le Sultan par des sicaires
qui s'offraient d'eux-mêmes, et que le conseil des Dix
encourageait par ses ducats. Des émissaires intelligents
s'en allaient, à grands frais, jusqu'au fond de l'Asie, sou-
lever les Géorgiens et les Perses contre les Turcs. L'alliance
avec les Tatars n'était donc pas à dédaigner, mais une
décision si grave ne pouvait être prise du jour au lende-
main. Quatre longs mois se passèrent sans que Gislardi
eût obtenu de réponse. Ces lenteurs lui parurent un signe
de méfiance. Il demanda que ses assertions fussent véri-
fiées sur place par un personnage officiel, après quoi les
pourparlers seraient repris et menés à bonne fin ou com-
plètement abandonnés. L'idée fit fortune : le 2 avril 1471,
à la majorité de cent dix-neuf votes positifs contre deux
négatifs et deux autres flottants, les sénateurs résolurent
d'expédier à la Horde d'or le secrétaire Gian-Battista Tre-
visan. Pour ses frais de voyage, on lui alloua une indem-
nité de trois cents ducats, en dehors du traitement annuel.
140 IVAN 111 ET SOPHIE PALEOLOGUE.
La Seigneurie eût même envoyé un ambassadeur en titre,
n'eussent été les énormes distances. Trevisan devait expo-
ser ces difficultés à Mohammed, lui présenter des excuses,
combler d éloges son ardeur belliqueuse, enfin lui offrir
seize aunes de drap de la valeur d'environ quatre-vingt-
seize ducats. La générosité vénitienne n'allait pas au delà
de ce modeste présent : aucune promesse pécuniaire
n'était faite aux hordes intéressées qui ne dégainaient
jamais gratuitement et rançonnaient, au contraire, amis
et ennemis. Jalouse d'être bien renseignée, la Seigneurie
engageait son mandataire à étudier soigneusement la
nature, la position, les ressources des pays qu'il traver-
serait, de même que les mœurs des habitants, leur carac-
tère et leurs relations. On comptait beaucoup sur le con-
cours intelligent et dévoué de Volpe, car Trevisan, accom-
pagné de Gislardi, devait d'abord toucher barre à Moscou,
remettre un message officiel au promoteur de 1 alliance
tatare, se concerter avec lui sur les détails du voyage, et
puis se rendre à la Horde d'or, d'où il aurait adressé ses
rapports au sénat '.
Pendant que l'alliance tatare se négociait à Venise,
Volpe reprenait à Moscou l'affaire du mariage. A peine
rentré, il communiqua à Ivan les réponses du Pape. On
tint de nouveau conseil au Kremlin . les propositions
romaines furent toutes acceptées. Il est à supposer que
la souplesse de l'entremetteur facilitait les rapports mu-
tuels; mais cette extrême condescendance, si étrangère
aux mœurs moscovites , n'est-elle pas un indice qu'on
exécutait un plan préconçu et bien adapté aux circon-
stances? Au point où en étaient les choses, il ne restait
plus qu'à aller chercher la princesse Zoé à Rome. Cette
' Archives de Venise, Sen. Sccr., t. XXV, f. 8 v°, 11, 21. — Berchet,
Relazione, p. 5. — Lamansky, p. 16 à 18.
MARIAGE D'IVAN III AU VATICAN. 141
seconde et nattouse mission échut naturellement à celui
qui s'était si bien acquitté de la |)récédente. Le {jrand
kniaz adressa des lettres au cardinal Hessarion et au pape
Calixte, car c'est ainsi que les Russes a[)j)elaient le suc-
cesseur de Paul II, njort le 28 juillet 1471. La chro-
nique ajoute nai\ enient que, s'ctant mieux rensei{jnés en
route, les envoycis d Ivan grattèrent le nom de Calixte
pour lui substituer le vrai nom du l'ape, qui était Sixte IV.
Volpe partit pour l'Italie, le 17 janvier 1472, avec des
compajjnons dont les sources n'ont pas conservé les noms.
Les premières nouvelles de l'ambassadeur improvisé nous
viennent de Venise; elles ne sont pas de bon augure. Le
27 avril, les sénateurs décidèrent de rappeler Trevisan et
de le défrayer pour son retour avec cent cinquante ducats.
La mesure était motivée par les rapports reçus de Moscou
dans lesquels l'infortuné secrétaire se plaignait d'avoir été
complètement abandonné par Volpe. Privé de cet appui,
ne sachant pas la langue du pays, il lui était désormais
impossible d'accomplir sa mission. Les étranges procédés
de Volpe ajoutaient du poids à cette accusation ; il traver-
sait en ce moment l'Italie, se dirigeant vers Rome, et sem-
blait à dessein éviter Venise, où il avait soulevé lui-même
de si grosses questions.
Ailleurs la fortune se montra plus favorable à l'envoyé
moscovite. Dans les premiers jours du mois de mai, il se
croisa à Rologne avec Ressarion, qui se rendait en France.
Succombant sous le poids de l'âge, des maladies et des
fatigues, le cardinal avait longtemps hésité avant d'ac-
cepter cette légation ; les Vénitiens le prévinrent charita-
blement qu'il y allait de sa vie, mais les instances de
Sixte IV, une lettre pressante de Louis XI, les pathétiques
exhortations de Ficliet, peut-être le secret espoir d'enrôler
le roi de France dans une croisade, décidèrent l'illustre
1V2 IVAiS III ET SOPHIE PALEOLOOUE.
véltraii à braver les périls (ruii long voyage. 11 allait servir
la cause de l'Église et, de sa grande voix, appeler les
iieiiples au combat du Christ. Au milieu de ces absor-
bantes préoccupations, toujours fidèle à lui-même, 1 ami
des lettres cherchait à compléter sa splendide collection
des œuvres de saint Augustin, le tuteur des Paléologues
songeait à l'avenir de Zoé, à son mariage avec le puissant
souverain du Nord. Nous en avons la preuve louchante
dans une lettre adressée aux Siennois, le 10 mai 1472, à
la suite de l'entrevue avec Volpe. Bessarion supposait que
tous les obstacles seraient écartés. Voyant déjà la princesse
en route pour Moscou, il désirait que son voyage à travers
l'Italie fût une marche triomphale, qu'elle apparût parmi
les Russes en fille de grande race, estimée des peuples
d'Occident. « Nous nous sommes rencontrés à Bologne,
écrit-il aux prieurs de Sienne, avec l'envoyé du seigneur de
la Grande Russie, qui se rend à Rome pour y contracter, au
nom de son maître, une alliance avec la nièce de lempe-
reur de Byzance. Cette affaire est l'objet de nos soins et de
notre sollicitude, car nous avons toujours été animé de
bienveillance et de pitié envers les princes byzantins qui
ont survécu à la grande catastrophe; nous avons cru devoir
leur venir en aide à cause du lien commun qui nous attache
à notre patrie et à notre nation. Si la fiancée devait passer
par Sienne, nous vous conjurons de lui faire une bril-
lante réception, afin que ses compagnons puissent rendre
témoignage de l'amour des Italiens pour elle. Cela lui don-
nera du prestige auprès de son époux et vous fera grand
honneur. Quant à nous, notre reconnaissance vous sera
acquise à tout jamais. » Un message identique fut expédié
le même jour au marquis Ercole d'Esté, qui fit entourer
de soins exquis, à Modène et à Reggio, le voyageur
pourpré. Il est à présumer que Bessarion aura envoyé
MARIAGE D'IVAN III AU VATICAN. 143
'< Icltros du luôinc {j'ciirc chuis (lilïérciitcs tlireclions (*t
c'onnnaiidé de vive voix la j)riiiccssc aux IJolonais, (jui
.irdaicut bon souvenir de leur ancien Icgat '.
Encouragé par ces succès, Volpe partit pour Rome. Vers
■ fin de mai 1472, il se trouvait aux portes de la Ville
I cruelle, sur les hauteurs de Monte-Mario, attendant (|uc
lis questions préliminaires d'éticjuette lussent léfflécs.
Naguère gracieusement accueilli par Paul II, il pouvait
compter sur une égale bienveillance auprès de Sixte IV
qui, établi à Rome et cardinal depuis 14G7, devait con-
naître personnellement les Paléologues. Aussi bien à la
prise de possession du Lalran, le despote André avait fait
partie de l'escorte pontificale. D'ailleurs les propositions
de Volpe touchaient à la questioji brûlante de l'époque,
dont personne ne pouvait se désintéresser, la question des
Turcs. Le pauvre moine franciscain à la stature moyenne,
à la complexion vigoureuse et ramassée, aux traits énergi-
ques et puissants, tels que les a ébauchés Mellozzo da Forli,
aux rides révélatrices de labeur qui se pressent sur le
front, avait repris le projet de ligue antiottomane sitôt
qu il eut ceint la tiare. De fréquentes processions parcou-
raient les rues de Rome, implorant le secours céleste. Un
congrès devait se réunir soit à Mantoue, soit à Ancône, et,
comme les souverains tergiversaient, le Pape envoya lui-
même, le 23 décembre 1471, cinq légats a latere dans les
principales cours d'Europe, conclut une alliance avec
Naples et Venise, encouragea Ouzoun-Hassan à continuer
la guerre et lança une bulle contre les Turcs. Dévoué sincè-
rement à l'Eglise, soucieux de répandre la vraie foi, il
' Roussk. liét., t. VI, p. 43. — Archives de Venise, Sen. Secr., t. XXV,
f. 125, 89 V». — De Florence, Mediceo inn. il princ, filza XLVI, n" 143,
172. — De Modène, Princ. est., Roma, 9, 10, 13 mai 1472. — La Russie
et l'Orient, p. 190. — Legrand, Cent dix Lettres, p. 242.
144 IVAiN m KT SOrillE l'ALÉOLOGUE.
atiialt mieux justifié les espérances que l'on mettait en lui,
si le népotisme, se mêlant à la politique, n'eût enrayé ses
bonnes intentions et mal orienté ses eflorts. Les conditions
de l'Italie exigeaiint que Sixte IV se créât un parti sûr et
dévoué. Il s'attacha sa famille par des largesses excessives
sans se rendre suffisamment compte du prix de l'argent,
ni de la valeur morale de ceux qu'il enrichissait. Les béné-
fices s'accumulèrent entre les mains des neveux, qui trop
souvent n'en firent qu'un usage répréhensible. Le cardinal
Pietro Riario mourut à vingt-huit ans, laissant après lui
une réputation de scandale et de luxe effréné que ne
rachetait pas son amour des lettrés et des pauvres. La
guerre désastreuse de Ferrare fut l'œuvre du comte Giro-
lamo, aussi ambitieux qu'incapable.
Chose étrange ! dans un siècle si fécond en observateurs
attentifs, l'ambassade de Volpe a presque passé inaperçue.
Laissons ici la parole à Giacomo Maffei de Volterra, seul
contemporain, à notre connaissance, qui ait consigné ce
fait avec quelques détails.
tt Les Pères, dit-il, ont été convoqués aujourd'hui
(24 mai) en conseil. La convocation a été occasionnée par
les ambassadeurs d'Ivan, duc delà Russie Blanche. Ceux-ci
sont venus d'abord pour vénérer le pontife romain, ensuite
pour contracter le mariage avec la fille de l'ancien despote
du Péloponèse. Après avoir quitté sa patrie avec ses deux
frères, elle vivait à Rome des pieuses subventions du siège
apostolique. Les ambassadeurs reçurent l'ordre de s'arrêter
dans un hôtel de Monte-Mario, d'où l'on domine la ville,
afin qu'en attendant une décision pût être prise sur le
mariage et sur la manière de recevoir les ambassadeurs.
Quelques doutes avaient surgi à cet égard; on n'était pas
suffisamment renseigné sur la foi des Ruthènes. Les avis
furent donnés. On approuva le mariage. On permit aussi
MAIUACK D'IVAiN UI AU VATK'.AN. IV5
({lie les fiançailles, selon le désir qui en avait été exprimé,
eussent lieu dans la basilique dos saints apôtres Pierre et
l'aul, avec la parlicipation de:^ piélals. On obtint que les
familiers du pontife et des cardinaux allassent à la len-
contre des ambassadeurs. Ces décisions furent appuvées
sur les motifs suivants : les Ruthènes ont accepté autrefois
le concile de Florence, et ils ont eu un archevêque latin
nommé par le siège romain, car les Grecs s'adressent pour
le choix de leurs évéquesau patriarche de Constantinople;
ils demandent maintenant qu'on leur envoie un ambassa-
deur pour connaître de leur foi, étudier la situation, cor-
riger ce qui serait jugé erroné et recevoir leur profession
d'obéissance. Enfin, lors même que les Ruthènes seraient
tout à fait hérétiques, les mariages avec eux, d'après le
droit pontifical, ne seraient pas invalides. D ailleurs, les
fils égarés semblent devoir être rappelés vers le sein de
l'Église, leur mère, par les honneurs et la bienveillance.
Cl Le 25 mai, les ambassadeurs du duc précité parurent
au consistoire secret. Ils présentèrent une lettre ouverte,
écrite sur un petit parchemin, munie d'un sceau d'or
mobile, et ne contenant que ces mots en langue ruthène :
Au grand Sixte, pontife romain, le duc de la Russie Blanche,
Ivan, présente ses hommages, en se frappant le front de la
main, et demande qu'on prête foi à ses ambassadeurs . Ces
derniers comblèrent d'éloges le pontife, le félicitèrent de
son avènement, recommandèrent le duc, déposèrent, en
son nom, ses hommages aux pieds apostoliques (car c'est
ainsi qu'ils s'exprimèrent), offrirent enfin des présents, un
manteau et soixante-dix peaux de zibeline. Le pontife
loua le duc parce que celui-ci était chrétien, pour avoir
accepté le concile de Florence, pour n'avoir jamais souf-
fert qu'on demandât un archevêque grec au patriarche de
Coikstantinople, nommé par le Turc; pour avoir souhaité
10
1V6 IVAN 111 KT SOPHIE l' A L KO I.OGUE.
le rnarlaje avec une femme chrétienne, élevée longtemps
auprès du siège apostolique ; pour avoir présenté ses
liommages au jiontife romain, ce qui équivaut chez les
lluthènes à une profession de pleine obéissance. Des
remerciements furent exprimés pour les dons. Les ambas-
sadeurs du roi de Naples, des Vénitiens, des Milanais, des
Florentins, et du duc de Ferrare, appelés pour d'autres
affaires auprès du pontife, furent présents à cette solen-
nité. "
Les assertions du chroniqueur romain sont confirmées
par la dépêche des envoyés de Milan, Giovanni Arcim-
boldi, évéquc de Novare et plus tard cardinal, etNicodemo
Tranchedini de Pontremoli. « Alors, écrivent-ils le 25 mai
à Galeazzo Sforza, le Pape fit entrer un ambassadeur du
duc de Russie, lequel en notre présence et en peu de mots
exprima des hommages de manière à faire tacitement acte
d'obéissance, et offrit deux liasses de zibeline au nombre
de cent ou à peu près. Le Pape les reçut avec satisfaction,
et après bien des actions de grâces et des compliments, il
remercia encore l'ambassadeur d'être venu, au nom de
son maître, épouser la sœur des jeunes despotes qui de-
meurent ici. Il appela celle-ci fille du siège apostolique et
du Sacré Collège des cardinaux pour avoir été longtemps
élevée ici aux frais de la sainte Eglise. A cause de cela il
voulait que les fiançailles se fissent dans la basilique du
prince des apôtres, mais il ne dit pas à quelle époque,
nous croyons cependant que ce sera prochainement '. »
Si le récit de Maffei, secrétaire du cardinal Ammanati et
bien placé pour être fidèlement renseigné, est incon-
testable quant aux événements qui se sont passés sous ses
yeux, on ne saurait en dire autant de ceux qui échappent
> MuRATORi, t. XXIII, col. 83. — Archives de Milan, Potenze est.,
Roma, 1472.
MAIHACE D'IVAN 111 AU VATICAN. 147
à son contrôle personnel. Victime peut-être d'une adroite
mystificalion, il a commis des erreurs de fait qu'il importe
(le relever. Kl d'ahord, le concile de Florence, on s en
ouvient, n'a jamais été accepté à Moscou. Au contraire,
I peine promuljjué, en 14.41, il fut aussitôt rejeté avec
horreur. Il est vrai que la bulle d'Eu^yène IV a été admise
à Kiev, centre reli(j[ieux des provinces russes de la Pologne;
nais celles-ci, constituées en métropole spéciale, dès 1458,
reconnurent l'autorité du Pape et se détachèrent complè-
tement de Moscou. Aussi les grands kniaz, inébranlables
dans leur système, n'ont-ils jamais demandé à Rome d'évé-
que latin ou autre. Que s'ils ne s'adressaient plus au
patriarche d'Orient, si les métropolites Théodose et Phi-
lippe, élus par le clergé, n'avaient pas recherché la confir-
mation de Byzance, cette infraction à l'usage trahissait
sans doute les progrès de l'autonomie intérieure, mais elle
s'expliquait par la difficulté des communications et ne
rompait pas les liens hiérarchiques, encore moins devait-
elle profiter au Pape. En outre, la plus indulgente critique
ne saurait admettre que le grand kniaz Ivan eût jamais
risqué un acte de soumission au Saint-Siège ou désiré la
réforme de l'Église russe par un légat de Rome. Non seule-
ment les chroniques n'y font pas la moindre allusion, mais
le caractère hautain d'Ivan, son attachement à l'Église
nationale, tous les événements de son règne sont en
flagrante opposition avec des démarches qui lui eussent
paru plus humiliantes encore qu'attentatoires à la foi.
L'ouaille du métropolite Philippe n'était rien moins que
chaud partisan du concile de Florence ou disciple docile
de l'Église latine. Inutile d'ajouter que la missive des
ambassadeurs n'aura pas été rendue littéralement par
Maffei : jamais les formules d'étiquette n'ont été boule-
versées au Kremlin avec tant d'audace. Au quinzième
148 IVAN III ET SOPHIE PALKOl.OGUE.
siècle, on se servait déjà du Titoidiarnik, où les titres des
souverains étranfyers étaient scrupuleusement consifjnés ;
quant h ceux du {Tfrand kniaz, personne n'eût osé les
réduire à un seul mot. Par contre, le fond même de la
pièce présente un caractère indéniable d'authenticité : les
lettres de créance délivrées à Moscou du temps d'Ivan III,
— on en trouve encore quelques-unes dans les dépôts
d'Italie, — se bornent à la formule laconique mentionnée
par Maffei et s'en rapportent entièrement à l'ambassadeur.
Mais comment expliquer Taccueil favorable fait par le
Pape aux propositions- de Volpe, qui n'avaient d'autre base
qu'un tissu d erreurs? Peut-on supposer, à la cour de
Rome, une si profonde ignorance de l'état réel des choses?
En vain chercherait-on une réponse dans les documents
contemporains; ils ne renferment pas d'indications pré-
cises. Cependant, à bien considérer les faits par eux-
mêmes, les soupçons se portent sur Volpe. N'aurait-il pas
joué double jeu et abusé de sa position? Orthodoxe à Mos-
cou, catholique à Rome, n'aurait-il pas sacrifié la vérité
pour convaincre tour à tour le grand kniaz et le Pape?
Une affaire politique et lucrative marchait de front avec
la conclusion du mariage. Volpe, on le verra tout à l'heure,
s'intéressait à l'une et à l'antre ; les scrupules de délica-
tesse lui étaient étrangers.
La vérité est que l'orthodoxe Ivan appartenait à une
Église séparée du Saint-Siège depuis Michel Cérulaire,
tandis que Zoé était catholique, et, selon toute apparence,
du rite latin. Les fiancés ne professant pas le même culte,
il s'agissait, pour parler le langage moderne, d'un mariage
mixte. Or, l'Église reconnaît que ces unions sont toujours
valides, mais elles ne sont licites que dans certaines cir-
constances, avec la condition expresse que les enfants à
naître seront catholiques. Envers les princes byzantins on
MARIAGE b'IVAN III AU VATICAN. 149
avait usé, dès l'aimée 1 il8, d'une {;iaiide condescendance
dans les formes sans rien clian(;er au fond des choses. Les
fils de l'empereur Manuel avaient été autorisés par Mar-
tin V à épouser des femmes catholiques. Le href pontifi-
( al déclare que cette concession se fait en vue de faciliter
la réunion des Églises d'Orient et d'Occident, et il résume
toutes les conditions sous cette clause générale, que ces
mariages ne porteraient aucun préjudice à la vraie foi '.
Les ménagements du Pape ne pouvaient aller au delà.
Sixte IV se trouvait vis-à-vis d'Ivan dans la même situa-
tion que Martin V vis-à-vis de Manuel : la dispense néces-
saire pouvait être accordée à Zoé, pourvu que les intérêts
de la foi fussent sauvegardés. Si toutes ces précautions
n'ont pas été prises, c'est qu'on n'était pas suffisamment
renseigné, peut-être ébloui par les trompeuses assurances
de Volpe.
Ici, on peut se demander si les négociations entre Rome
et Moscou ne tournaient pas au contrat, et à un contrat
bilatéral? En déposant aux pieds du Pape, selon le mot
de Maffei, les hommages de son maître, est-ce que Volpe
n'aurait pas ambitionné pour celui-ci une compensation
quelconque? L'état actuel de nos connaissances n'autorise
que des soupçons, mais ces soupçons ne laissent pas que
d'être fondés. En effet, un chroniqueur bien renseigné de
Nûrnberg nous apprendra bientôt qu'il s'agissait de con-
férer le titre royal au grand kniaz de Moscou. Cette nou-
velle se répandra peu à peu et prendra une telle consis-
tance que la Pologne en sera alarmée, que l'Empereur se
croira lésé dans ses droits. Ne serait-ce pas un indice que
Volpe a réellement cherché à consolider son crédit et à
gagner les bonnes grâces d'Ivan, en lui procurant une
' Raynaldi, t. XXVII, p. 475. — Zhishman, Dus Eltoecht, p. 523, 543,
545.
150 IVAiN III ET SOPHIE PAl.ÉOLOGUE.
couronne? Certes, il avait assez d'esprit inventif pour
combiner ce plan, et les nouvelles idées qui agitaient le
Kremilin lui donnaient quelques chances de réussite. Le
fait est qu'à partir de cette époque, la collation de la
royauté devient l'objet de pourparlers diplomatiques. Les
Papes s'en servent comme d'une amorce, et les aventu-
riers en abusent avec une audace incroyable. Ce qui est
sur, c'est qu'une ambassade solennelle a été annoncée par
Volpe et que des passeports pontificaux ont été délivrés
d'avance à ces diplomates.
Quoi qu'il en soit, l'envoyé de Moscou avait pour le
moment atteint son but. Malgré l'activité fiévreuse qui
absorbait les Romains, l'affaire du mariage ne fut pas
négligée. Une ligue contre les Turcs venait d'être conclue
avec Naples et Venise, le Pape avait enrôlé des soldats et
armé vingt-quatre galères. Le 28 mai, à l'issue de la
messe, il bénit à Saint-Pierre les drapeaux des croisés.
Dans l'après-midi, nouvelle cérémonie guerrière : Sixte IV
se rendit à cheval vers le mouillage des quatre galères qui
avaient remonté le Tibre jusqu'à la hauteur de Saint-Paul
et appela les grâces célestes sur les marins et leur amiral,
le cardinal Garafa. Le jour même où la flottille pontificale
quittait le port d'Ostie, le 1" juin, fut fixé pour les fian-
çailles de Zoé ou son mariage par procuration, car les
documents s'expriment d'une manière équivoque. Dans
les diplômes pontificaux cependant le nobilis virgo d'au-
trefois est remplacé par nobilis inulier.
La plume alerte d'un humaniste a esquissé la silhouette
de la princesse byzantine, quelques semaines avant cet
événement. Clarice Orsini, mariée depuis quatre ans à
Lorenzo Medici, vint à Rome vers cette époque, amenant
dans sa compagnie Luigi Pulci. La jeune patricienne,
élancée et majestueuse, était dans tout l'éclat de sa beauté
MAI'. 1 ACE D'IVAN III AU VATICAN. L51
classi([ue. Epris de ses cliannes, le poète lloreuliii se
montra envers Zoc; rijjoureu.v à l'excès. Clariee fit une
visite d'étiquette îi la fiancée d'Ivan, et Puici saisit l'occa-
sion pour tionnor libre cours à sa malice. « Je vais te
décrire brièvement, mande-t-il à son ami et confident
Lorenzo Medici, cette coupole de JNorcia ou plutôt cette
montagne de graisse que nous visitâmes. A la vérité, je ne
croyais pas qu'il y en eût tant dans toute l'Allemagne et
en Sardaignc. Nous entrâmes dans la chambre où ce jeudi
gras de femme était pompeusement assise, et elle avait,
je t'assure, de quoi s'asseoir... Deux grosses timbales sur
la poitrine, un affreux menton, un visage ressortissant,
une paire de joues de truie, le cou enfoncé dans les tim-
bales. Deux yeux qui en valent quatre, avec de tels sour-
cils et tant de graisse et de lard tout autour que le Pô
n'est pas mieux endigué. Et ne pense pas que les jambes
soient comme les jambes de Giulio le Maigre... Je ne
sache pas avoir jamais vu chose aussi onctueuse et grasse,
aussi flasque et morbide, et enfin aussi ridicule que cette
étrange befania... Après cela, je n'ai plus rêvé la nuit que
de montagnes de beurre et de graisse, de suif et de petits
pains, et autres choses dégoûtantes '... »
Les Byzantines du quinzième siècle abusaient, il est
vrai, des onguents et des couleurs; elles pouvaient être
mieux étoffées que les frêles Italiennes, mais les railleries
de Pulci sont évidemment du domaine de la fiction. Elles
étaient d'ailleurs aiguisées par une rancune d'ordre pure-
ment matériel. L'entretien dura longtemps; un des frères
de Zoé servait d'interprète, et, malgré l'heure avancée de
la soirée, on n'offrit aux visiteurs ni collation, ni verre de
vin, « ni en grec, ni en latin, ni même en langue vul-
' Lettere, p. 63 à 67, n° 21.
152 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.
gaire » , dit l'auteur désappointé de Morgante magrjiore.
Moins prévenu que son collègue affamé, un certain Bene-
detto s'extasiait sur la petite bouche de Zoé, et trouvait
(luelle crachait délicieusement. Clarice Orsini, plus com-
pétente dans l'espèce, n'hésitait pas à déclarer que la
princesse était belle. Nous verrons bientôt de nombreux
chroniqueurs se ranger au même avis, ce qui permet de
croire que Pulci a fait non le portrait de Zoé, mais sa
caricature. A travers le persiflage impitoyable du sati-
rique poète, une note réelle et vivante se laisse sur-
prendre : dans les cours raffinées d'Italie, au milieu des
femmes gracieuses de la Renaissance, spirituelles et déli-
cates, une Byzantine, grosse et lourde, n'était plus à sa
place. Les destinées de Zoé la poussaient vers le Nord.
Au jour fixé pour la solennité du mariage, la basilique
vaticane dut se revêtir de toutes ses splendeurs. Ici encore,
tandis que les plus fidèles chroniqueurs passent sous
silence un fait qui s'imposait naturellement à leur plume,
Maffei est le seul à nous donner quelques détails. Un
évêque, dont le nom ne s'est pas conservé, prêta son con-
cours à la brillante cérémonie. L'assistance qui entourait
la princesse était nombreuse et distinguée. On remarquait
en première ligne la reine de Bosnie, Catherine, veuve de
Stéphane, qui abritait à Rome ses malheurs, depuis que
les Turcs avaient envahi ses États, et se disait à bon droit
«la plus infortunée des Reines » . Dénuée complètement
de ressources, elle vivait d'une pension mensuelle de cent
ducats servie par le Saint-Siège, et su])pliait les Médicis
de lui verser cette somme en deniers et non en pièces
d'étoffes. Quatre fidèles compagnes, Paule, Hélène,
Marie, Praxine, l'avaient suivie en exil. Ces matrones
bosniaques furent probablement les seules femmes slaves
qui assistèrent au mariajje de la future souveraine de
MAI'.IAGE D'IVAN llî AU VATICAN. 153
Moscou. Les Médicis se firent représenter par Clarice
Orsini. Les patriciennes les plus illustres de Ilome, de
Florence et de Sienne vinrent en personne. Les cardinaux
envoyèrent des dcléjjués.
Maffei ne mentionne pas un seul Grec, mais il n'est pas
téméraire de supposer que tous les compatiiotcs de Zoé
présents à Rome furent du nombre des invités. Le fait
est absolument certain pour Tbéodore Gaza, ami de Bes-
sarion, calligraphe et savant. Il avait assisté au concile de
Florence, ardemment défendu Aristote et acquis une cer-
taine réputation à Rome et à Naples. Renseigné par lui
sur cet événement, Filelfo, alors à Milan, lui exprimait,
le 1" juillet 1472, sa satiefaction et ses remerciements.
Nulle trace historique, mais forte présomption en faveur
d Anne Notaras, fille du malheureux Lucas. Naguère fian-
cée à l'empereur Constantin Dragazès, oncle de Zoé, elle
avait ajouté à son nom celui de Paléologue et quitté Gon-
stantinople un peu avant la chute de cette ville. Établie à
Rome avec son frère Jacques, l'illustre matrone rêvait la
création, au fond de l'Italie, d'un petit État grec indé-
pendant. Le château en ruine de Montacuto fut acheté
dans ce but aux Siennois, et, le 22 juillet 1472, un contrat
stipulé avec Sienne garantissait les franchises de la future
République. Ce projet semble n'avoir jamais été réalisé.
Il n'en est pas moins une preuve des sentiments patrio-
tiques de son auteur qui, plus tard, coopéra puissamment
à l'organisation de la colonie hellénique à Venise. Si pro-
fondément dévouée à son infortunée nation, si attachée
aux Paléologues, Anne Notaras a dû reporter ses sympa-
thies sur Zoé et, à meilleur droit que toute autre, l'accom-
pagner à l'autel.
Un fâcheux incident surgit au milieu des pompes nup-
tiales. Au moment d'échanger les bagues, Yolpe, pris au
154 IVAN III I<:T SOPHIE l' A LKOLOGUE.
dépourvu, dut avouer qu'il neii avait pas apporté pour la
fiancée, pareil usage, disait-il, n'existant pas à Moscou.
Ses excuses parurent é(juivo(jucs, et la déconvenue pro-
duisit une si vive impression qu'on se prit à douter de ses
pleins pouvoirs. Le lendemain du mariage, Sixte IV se
plaignit en plein consistoire que l'ambassadeur eût agi
sans mandat régulier de son maître.
Les soupçons s'accrurent lorsqu'on en vint aux projets
de croisade contre les Ottomans. Des bruits confus circu-
laient dans la foule sur 1 imminence de communications
importantes. On s attendait à un grand triomphe de
l'Église. Aussi la déception fut-elle complète après l'au-
dience du 2 juin. Volpe s'exprima, à cette occasion, en
latin. Il se vantait d'avoir des relations privées de com-
merce avec le khan des Tatars. Celui-ci s'offrait à lever
une armée formidable, à marcher contre les Turcs, à les
attaquer du côté de la Hongrie, pourvu qu'on lui versât,
après le début des hostilités, un subside mensuel de dix
mille ducats. Pour conclure ce traité médiocrement oné-
reux, il fallait encore, d'après les calculs de l'orateur, offrir
aux Tatars, en guise d'entrée en matière, des présents de
la valeur de six mille ducats. L'idée assurément ne man-
quait pas de grandeur, mais les sommes à verser parurent
trop fortes et les garanties insuffisantes. Le souvenir des
Giblet et des Lodovico de Bologne n'était pas encore obli-
téré. On craignait que Volpe ne détournât à son profit les
deniers publics. II n'était rien moins sûr que le roi de
Hongrie laisserait libre passage aux Tatars. Pouvait-on,
d ailleurs, se fier à des mercenaires coutumiers de tra-
hison? Leur victoire ne serait-elle pas, au fond, un nou-
veau triomphe de l'Islam? A la suite de ces considérants,
les fins de non-recevoir furent la seule réponse du Saint-
Siège, Pour en apprécier la prudence, il suffit de se rap-
MAKIAGE DIVAN III A«I VATICAN. 15r>
peler les iliscours do Gislardi à Venise, en 1470. A cette
époque, Volpe déclarait au Sénat, par la houclie de son
neveu, que les Tatars étaient prêts à envahi ■• la Turquie,
l'alliance avec Mohammed était un fait accompli, et voici
que deux ans après, en 1472, cette même alliance est
encore à faire, au prix de lourds sacrifices pécuniaires. Un
redoutable dilemme s'élève du fond de ces données contra-
dictoires ; la vérité a été certainement altérée, soit par
Gislardi à Venise, soit par VoI[)e à Rome. L'un des deux
est coupable, ou plutôt tous les deux. L'alliance des Tatars
n'aura été qu'un fantôme évoqué à plaisir pour extorquer
des largesses à Rome et à Venise '. Si les projets belli-
queux de l'envoyé moscovite furent repoussés, on ne crut
pas devoir revenir sur les combinaisons matrimoniales,
encore moins sur les dispositions ecclésiastiques. Ni les
unes ni les autres ne se ressentirent des soupçons qui
planaient sur Volpe et se bornaient, paraît-il, à la partie
financière.
Mais quelles étaient, si tant est qu'il y en eût, ces con-
ventions religieuses? Les documents ne contiennent que
de rares et vagues allusions aux intérêts de la foi à défendre,
à l'autorité pontificale à reconnaître. Une seule pièce est
plus explicite; c'est la feuille des pouvoirs accordés à
l'évêque d'Accia, Antonio Bonumbre, qui devait accom-
pagner Zoé à Moscou. Dans les chroniques russes, il passe
pour le cardinal Antoine, quoiqu'il n'ait jamais fait partie
du Sacré Collège. Autour de lui se groupent les principaux
renseignements. Voilà pourquoi tous les détails nouveaux
sur ce personnage, qui, du reste, paraît pour la première
fois dans l'histoire avec son nom patronymique, doivent
' La Russie et l'Orient, p. 192. — LEGnA:yD, Cent dix Lettres, p. 163,
241. — Archives de Florence, Mediceo inn. il princ, filza 1, n" 100, 101.
— Sathas, Docum., t. IX, p. vin à xxxiv.
156 IVAN 111 ET SOI'HIE PALÉOLOGUE.
être considérés comme une conquête (ju'il est essentiel
d'exploiter largement.
Bonumbre était orijjinaire de Savone ou des environs, car
Sixte IV le nomme son compatriote. Il embrassa la vie
religieuse dans le couvent des Auyustins d'Oulx, situé au
pied du mont Genis, entre Suse et Bardonnèche, à Tentrce
même de la pittoresque vallée arrosée par la Dora Riparia.
Nommé archiprétre de San-Giovanni et San-Salvatore à
Costa di Vado, paroisse qui dépendait de son monastère,
élevé à la dignité de notaire apostolique, il semble avoir
possédé la confiance de Tarchevêque de Gênes Paolo Cam-
pofregoso. Le 9 octobre 1462, celui-ci le fit venir dans
son palais de San-Lorenzo, et, après qu'il eût prêté ser-
ment de fidélité en présence de quelques témoins, lui
imposa la barrette sur le front, comme signe d'investiture
pour la chapelle et l'hôpital de San-Biagio à Rivarolo.
C'était une fondation d'Opizzo Leccarello qui remontait
au douzième siècle, et à laquelle on a donné actuellement
une tout autre destination. Le diplôme libellé à cette occa-
sion par Campofregoso est très élogieux pour le nouveau
recteur de San-Biagio, que l'on dit plein de zèle pour la
religion, d'une vie pure et de mœurs irréprochables, dis-
tingué par ses vertus et ses mérites. Moins de cinq ans
après, le 4 mai 1467, il fut promu au siège d'Accia en
Corse, vacant par la nomination de Jean André de' Bussr
à celui d'Aleria. Le cardinal d'Avignon Alain de Coëtivy
fit la relation d'usage au consistoire, et Bonumbre dut
s'apercevoir bientôt qu il avait été appelé à un poste de
dévouement et de combat,
La Corse appartenait alors à la république de Gênes, et
l'archevêque de cette ville comptait le pasteur d'Accia
parmi ses suffragants. Le diocèse de celui-ci était un des
plus pauvres , les taxes de nomination perçues par la
MAHIAGK DIVAN III AU VATICAN. 157
( li.iinbro aj)ostoliqiic n'allaient pas au delà d'environ
trente-trois florins, encore fut-on oblijjé d'accorder à
Bonumbre des délais à cause d'un intrus qui l'empêchait
de prendre possession de son siè^je. L'étrange hérésie (jui
éclata vers 1409 prouve jusqu'à quel point les habitant.s de
ces contrées étaient grossiers et ignorants. Un malin ber-
ger se fit passer pour messager de l'archange Michel et
partit en guerre contre VAve Maria de l'archange Gabriel.
En même temps il propagea une lettre de sa composition
promettant la rémission complète de tous les péchés à
ceux qui la liraient ou porteraient sur eux, ou bien la
feraient lire ou porter. Ces absurdes inventions firent tant
de ravages dans l'ile que le pape Paul II en fut informé, et
qu'il engagea Bonumbre à sévir et même, s'il le fallait, à
jeter les coupables en prison.
Le 7 août 1470, l'évêque d'Accia fut nommé collecteur
général dans toute la Corse. C'était là une grande marque
de confiance. La chambre apostolique avait des rede-
vances et des taxes à percevoir dans l'intérieur de 1 île, et
cette opération fiscale était confiée à un certain nombre
d'agents. Une réforme parut nécessaire. Les anciens
employés furent révoqués de leurs fonctions, et tout fut
concentré entre les mains de Bonumbre avec pleins pou-
voirs de nommer des collecteurs et des sous-collecteurs et
d'infliger des peines canoniques, à charge uniquement
d envoyer tous les deux ans des comptes détaillés à Rome.
Bientôt après, le 20 septembre de la même année, Bo-
numbre reçut du Pape l'ordre de régler un différend
entre Tévéque de Mariana et le cardinal de la Rovere, qui
devait sous peu ceindre le trirègne. Autant de preuves
qu'il était bien noté à Rome.
A l'avènement de Sixte IV, il monte encore en faveur;
il est appelé auprès du pontife, admis au nombre des
158 1VA^ 111 ET SOPHIE PALEOLOGUE.
fainiliers du Vatican, cl son nom commence à émarger au
biKlf^et : des sommes de dix ou quinze florins lui sont régu-
lièrement allouées pour ses frais personnels, sans indica-
tion précise des fonctions qu'il remplissait. Quel qu'ait
été leur caractère spécial, le Pape se louait de la vertu et
de la prudence de son compatriote, attestées, disait-il, par
de rudes épreuves. Lorsqu'il le désigna pour Moscou, il
lui conféra le titre et les pouvoirs de légat a latere et de
nonce apostolique. Le but général de la mission est clai-
rement exprimé dans ces mots de Sixte IV : « Comme
nous ne désirons rien avec plus d'ardeur ni avec une affec-
tion plus grande que de voir l'Église universelle unie dans
toute l'amplitude de son étendue et tous les peuples mar-
cher dans la voie du salut, nous recherchons volontiers
les moyens par lesquels nos vœux de ce genre peuvent
être réalisés. 5) Un de ces moyens était l'envoi d'un « ange
de paix » dans « le royaume ou domaine de Russie et dans
quelques autres contrées dont les ambassadeurs, venus
auprès de nous, dit le Pape, nous l'ont demandé avec des
instances convenables, de même que dans la ville de Kaffa
et la province de Poméranie, leurs cités et leurs districts » .
Cet envoyé pontifical devait, dans la mesure de la grâce
céleste et selon l'opportunité des circonstances, détruire
et édifier, déraciner et protéger, réformer les abus, cor-
riger les erreurs, ramener les égarés dans la voie de la
vérité, établir solidement l'autorité du Pape, assurer le
salut des âmes et la prospérité des États. En vue de si
laborieuse mission, toute latitude lui était octroyée de
relever les coupables des censures et de distribuer les
bénéfices aux bien méritants. Tels sont les points culmi-
nants dans la feuille des pouvoirs de Bonumbre. A travers
les formules consacrées une grande pensée se dégage,
celle de l'unité dans la foi et de la soumission au vicaire
I
MAUIACÎE D'IVAN III AU VATICAN. 159
(Iti Christ. Si révêquc d'Accia est cliarjfé de porter au loin
(les paroles de paix, si des instances de ce genre ont été
jilressées au Pape, c'est (jiie (Tune manière quelconque,
I ;itiine ou subrcptice, le problème du rapprochement
.i\('c Rome a été soulevé. On s'ctonncra peut-être que le
1 Mil de Zoé ne soit pas mentionné dans la pièce, (pi'il n'y
aucune allusion au voyage en compagnie de la prin-
i l'sse, mais n'est-ce pas une preuve de plus (|u'en dehors
fia mariage et de l'alliance tatare Volpe agitait aussi des
questions religieuses? N'aurait-il pas suggéré lui-même
toutes ces démarches, et la mission de Kaffa ajoutée com-
plaisamment à celle de Moscou ne trahit-elle pas le voya-
geur arrivé au Kremlin par la voie de la Tatarie ' ?
Pour en revenir à Zoé, Sixte IV se montra jusqu'au bout
paternel et généreux envers elle : six mille ducats environ,
outre les présents, furent assignés en dot à l'orpheline des
césars. Les fresques de Santo Spirito, qui représentent la
vie de Sixte IV, et sont presque toutes l'œuvre d'un
peintre de l'ancienne école d'Ombrie, celle peut-être d'un
disciple de Benedetto Buonfigli, ont conservé le souvenir
de ces largesses. A gauche du bel autel élevé par Palladio,
dans le haut de la travée, on voit une peinture murale, de
date plus récente cependant que la plupart des autres, qui
nous montre Zoé à genoux devant le Pape; à côté d'elle, à
genoux également, la fiction de l'artiste a mis son fiancé;
ils ont tous deux la couronne sur la tête, et le Pape,
assisté d'André Paléologue et de Leonardo Tocco, donne
une bourse à Zoé. Deux épigraphes latines à peu près
' Archives de Gênes, Notaro Andréa de Cairo, filza 10, n^SS; filza 17,
n" 179; filza 18, n» 160. — Du Vatican, Oblig., n" 82, f. 11; 83, f. 6 v°,
6G V»; fiât. Cam., n" 487, f. 158 v", 178 v°. — Regesta, n° 540, f. 70 v«;
n» 543, f. 57; n" C60, f. 316 V. — Ann. XXXIX. t. 12, f. 182. —
Archives d'État de Rome, Cam. Oblig., 1464-71, f. 81 v". — Mandati,
1471-73, f. 52, 82, 98, 115 v% 135 v°.
180 IVAN m ET SOPIllK PALKOI.OGUE.
identiques, recueillies par l'orcella, donnent les noms dos
personnages et expliquent la fresque malheureusement
fort restaurée. Les mêmes renseignements se retrouvent
dans le journal de Platina. Enfin, un document tout à fait
inédit et de la plus haute importance les confirme d'une
manière authentique.
Aux archives d'État de Rome, on conserve soigneusement
un ordre de payement, en date du 20 juin 1472, des car-
dinaux d'Estouteville, Calandrini et Angelo Capranica,
commissaires généraux de la croisade. A ce titre, ces trois
cardinaux administraient une caisse spéciale, détachée de
la comptabilité générale, aUmentée surtout parles revenus
du monopole de l'alun, et destinée uniquementaux besoins
de la guerre contre les Turcs. L'ordre est adressé aux
« honorables sieurs » Lorenzo et Giuliano de Medicis,
dépositaires de l'argent dévolu à la sainte entreprise. Les
célèbres banquiers, désormais souverains, sont autorisés
par cet acte à disposer d'une somme de six mille quatre
cents ducats, qui avait été l'objet d'une convention spé-
ciale avec le cardinal camerlingue Orsini, et dont voici la
destination : quatre mille ducats seront versés, par ordre
du Pape, à la princesse Zoé, « reine de Russie, pour cer-
taines dépenses qu'elle doit faire à l'occasion de son voyage
en Russie et pour d'autres motifs » ; six cents ducats
reviendront à l'évêque chargé d'accompagner la fiancée à
Moscou; le reliquat de dix-huit cents ducats restera en
caisse. Les chiffres indiqués ici doivent être contrôlés par
les chiffres des dépenses consignés dans un autre docu-
ment. La générosité pontificale ne pouvait que s'accroilre :
en effet, le 27 juin 1472, cinq mille quatre cents
ducats sont payés à Zoé, six cents à Tévéque, ce qui fait
un total de six mille ducats déboursés par le Saint-Siège
au profit de la princesse byzantine, et en vue de la croi-
MARIAGE DIVAN III AU VATHIAN. 101
saile, comme le prouve assez la provenance de l'ar/jcnt.
FiC l*ape son{j(!a aussi à entourer Zoé, j)our le voyage,
tl'unc suite convenable, composée de Grecs et d'Italiens,
sans com[)ter les Russes qui rentraient dans leur pays.
Volj)e resta nalurellement à la tête de cette cour impro-
visée. Parmi les Grecs on remarquait louri Trakhaniote,
un des néjjociateurs du mariage, qui resta au service du
grand kniaz et fut chargé de différentes missions di[)lo-
matiques ; le prince Constantin, dont la piété se traduisit
par la fondation d'un monastère sur l'OutcIima et que
l'Église orthodoxe vénère sous le nom de saint Cassien ;
Démétrius Rlialli, représentant des deux frères de Zoé.
Quant aux Italiens, le plus illustre d'entre eux était
Antonio Bonumbre, déjà cité plus haut. Il est probable que
des moines latins l'accompagnaient, car le Pape lui avait
permis d'en choisir quelques-uns à son gré dans telle reli-
gion qu'il voudrait, sauf l'ordre des Chartreux, avec obli-
gation expresse pour les élus d'obéir à l'appel. L'évéque
d'Accia n'aura pas manqué de profiter de cette faveur. Le
nombre exact des partants est difficile à préciser : dans les
différentes villes qu'ils ont traversées, on parle tantôt de
cent chevaux, tantôt de cinquante *.
Enfin des lettres pontificales furent adressées proba-
blement à tous les souverains dont les États se trouvaient
sur le passage de Zoé. On connaît les brefs de Sixte IV
aux anciens de Bologne, à la ville de Nûrnberg, aux pro-
consuls de Lûbeck. Leur contenu à peu près identi(pie
autorise la conjecture que nous venons d émettre, d ail-
leurs confirmée par les sources russes. Voici, en guise
d'exemple, un bref du 21 juin 1472 au duc de Modène,
Ercole d'Esté.
' Archives d'Ktat de Rome, Arch. Cam., Lib. Crue, f. 110 v"; TÀb.
clcp., (. 188. — Du Vatican, Regesta, n<>660, f. 101, 316; n» 681, f. 2/6.
11
162 IVA^ III KT SOPHIE PALKOLOGUE.
« Notre clière fille en Jesus-Glnist, ainsi s'exprime le
Pape, la noble matrone Zoé, fille du lé(jilime successeur
(le Tempire de Gonstantinople, Thomas Paléologue, d'in-
signe mémoire, est venue se réfugier auprès du Siège apo-
stolique, après avoir échappé aux mains impies des Turcs,
lors de la chute de la capitale de l'Orient et de la dévasta-
tion du Péloponèse. Nous l'avons accueillie avec des sen-
timents de piété et l'avons comblée d'honneurs à titre de
fille préférée entre toutes. Elle se rend maintenant auprès
de l'époux auquel elle a été récemment fiancée par nos
soins [nobi's auctoribus), le cher fils, noble seigneur Ivan,
grand-duc de Moscou, Novgorod, Pskov, Perm, etc., fils
de feu le grand-duc Basile, d'illustre mémoire. Nous, qui
portons la même Zoé, d origine si illustre, dans les en-
trailles de la charité, nous désirons qu'elle soit partout
reçue et traitée avec bienveillance, et, par les présentes
lettres, nous exhortons dans le Seigneur Ta Noblesse, au
nom du respect dû à nous et audit Siège, dont Zoé est la
pupille {cnjus ipsa alumna est), de la recevoir avec huma-
nité et bonté dans tous les endroits de tes États par où elle
passera. Ce sera digne d éloge et nous donnera la plus
grande satisfaction '. »
Le jour même de la date du bref eut lieu l'audience de
congé. Sixte IV reçut la princesse Zoé dans les jardins du
Vatican. Volpe, toujours traité d'ambassadeur, était pré-
sent. Les souvenirs du concile de Florence ont sans doute
été évoqués à cette occasion ; Rome ne désirait pas autre
chose que de rappeler à la vie ce pacte solennel. Malheu-
0:^ reusement les ambassadeurs milanais, qui seuls ont men-
tionné ce fait, n'entrent pas dans les détails. En réalité,
Tannée 1472 marquait plutôt des phases d'éloignement
• Archives de Modène, Lett. di princ. est., i472. Pour les autres sources,
voir La Russie et l'Orient, p. 193 et suiv.
MARIAGE D'IVAN III AU VATICAN. 163
<|ii(' (le r.Tj)[)ro(;Iioiiiciil : un synode convofjiK; à Constant i-
oplc [)ar le [)atriarchc Sini(';on rejeta lorniellenient les
crets (le Florence ; à Moscou, on décerna l'Iionneur
s autels au métropolite Jonas, ennemi acharné de Rome
V I {jrand tliainnatur{jfe, pour avoir (juéri un malheureux de
SCS maux de dents en lui apj)licpiant un vi^njureux soufflet.
En même temps, un deuil cruel frappa tous les partisans
sincères de la paix religieuse : le 18 novembre, mourut à
lîavenne le cardinal Bessarion, le plus noble, le plus actif,
le plus vénéré représentant de l'union.
Le départ de Zoé fut fixé au 2 4 juin. Jamais encore
Rome n'avait vu sortir de ses murs une caravane si hété-
rogène. L'aigle byzantine n'avait fait qu'un bref séjour sur
les bords du Tibre, elle reprenait maintenant son vol vers
le Nord. A sa suite marchaient des Grecs, à la recherche
de la fortune et des honneurs; des Italiens qui allaient
battre monnaie ou faire de la théologie; des Moscovites,
fiersde leurconquéte,etrévant peut-être l'empired'Orient.
Nous suivrons la princesse d'étape en étape, guidés par
nos documents, pour la plupart inédits.
III
Lorsque les empereurs et les princes se rendaient dans
la Ville éternelle par la Toscane, ils descendaient de Flo-
rence par Sienne, Radicofani et Acquapendente jusqu'à
Viterbe. C'est, à rebours, le chemin de nos voyageurs.
Une tradition encore moins vraisemblable qu'elle n'est
ancienne place à Viterbe le berceau des Paléologues. Théo-
dore Spandounis, leur proche parent, les fait partir de
16V IVAN III ET SOI'llir, PALHOLOGUE.
Rome pour Byzance, à l'époque du grand Constantin,
revenir ensuite à Yiterbe et reprendre le chemin du Bos-
phore. Les chroniques locales ne tarissent pas sur cette
léfjende. De nos jours encore, la place d'honneur dans 1»
salle du conseil municipal est réservée au portrait de
l'empereur Michel Paléologue. Par une étrange ironie du
sort, les archives de la ville ne possèdent pas le moindre
document sur le passage de Zoé. Un seul chroniqueur, et
encore n'est-ce pas le plus autorisé, en a conservé le sou-
venir. Il raconte brièvement que, célèbre par sa beauté et
sa haute naissance, la princesse fut demandée en mariage
par le « roi de Russie » avec promesse de reconquérir la
Morée sur les Turcs, et qu'elle traversa Yiterbe pour se
rendre auprès de son époux.
Le 29 juin Zoé arrivait à Sienne, où le nom du despote
Thomas était inséparable de l'insigne relique de saint
Jean-Baptiste. On se rappelle que Bessarion avait long-
temps à l'avance recommandé sa pupille aux compatriotes
de sainte Catherine. Sixte IV leur avait aussi adressé un
bref qui n'a pu être retrouvé. Ces augustes démarches ne
restèrent pas sans résultat. Le jour même de l'entrée de
Zoé dans la ville, les représentants de la « cité magni-
fique » , convoqués en nombre suffisant, votèrent par cent
vingt-quatre voix contre quarante-deux une somme de
cinquante florins pour couvrir les frais de représentation
et d'hospitalité. Comme il n'y avait pas de numéraire dans
les caisses, le consistoire autorisa un emprunt garanti par
l'impôt payé aux portes de la ville. Zoé fut logée dans le
palais connu sous le nom d'Opéra del Diiomo^ à côté de la.
superbe cathédrale aux assises de diverses couleurs, aux
piliers à colonnes engagées, aux brillants ornements de
marbre.
Les traces de nos voyageurs se perdent ici pour quelque
MARIAGE D'IVAN III AU VAïH:AN, I(i5
temps. I3ien que Florence fui, sur leur chemin, on n'avait
pas encore tU'cidc, lors de l'entrevue avec Clarice Orsini,
de s'y arrêter. Cependant les Medicis devaient s'intéresser
ù la souveraine dont ils avaient paye; la dot. L'iiollcnisme
était en vojjiie dans ce foyer de la llenaissancc. Les Grecs
chassésde Conslantinopley séjournaient volontiers. L'Aca-
démie platonicienne comptait de nombreux adeptes dans
son sein, et Lorenzo, entoure de philosophes et de poètes,
célél)rait chaque année, comme au temps de Porphyre, une
fête en l'honneur de Platon. Démétrius Chalcondyle, suc-
cédant à Argyropoulos, enseignait, aux frais de la com-
mune, les lettres grecques, f^a jeunesse se pressait en foule
autour de sa chaire; il étonnait ses auditeurs par son
érudition, il les charmait par son éloquence, sans que les
travaux de l'esprit refroidissent en lui la sève vitale : à
soixante-dix-sept ans, il devenait l'heureux père d'une
dixième progéniture. Tous ces Grecs et ces grécisants eus-
sent reçu, le cas échéant, avec une vénération patriotique
le rejeton des césars byzantins, mais il n'en reste, que nous
sachions, aucun souvenir contemporain. Les entreprises
militaires de l'année 1472, les troubles intérieurs préoccu-
paient davantage les chroniqueurs.
C'est à Bologne, le 10 juillet, que nous retrouvons la
princesse. Virgilio Malvezzi, un des principaux seigneurs,
lui fit un splendide accueil dans son palais. Toute la ville
€ut plus d'une fois l'occasion d'admirer Zoé. D'une taille peu
élevée, elle paraissait avoir vingt-quatre ans; les flammes
de l'Orient brillaient dans ses yeux, la blancheur de sa
peau trahissait la noblesse de sa race. En vérité, s'écrient
avec enthousiasme les annalistes de Bologne, en vérité,
elle était ravissante et belle, comme s'ils eussent voulu
donner un démenti à Pulci et nous mettre en garde contre
ses sarcasmes. Lorsqu'elle se montrait en public, un man-
166 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.
teau de brocart et d'heriniiic, recouvrant sa robe écar-
late, flottait sur ses épaules; une coiffure étincclante d'or
et de perles ornait sa tête; une pierre précieuse montée
en agrafe et attachée au bras gauche attirait tous les
regards. Les plus nobles jeunes gens faisaient cortège à
l'illustre orpheline. On se disputait l'honneur de tenir la
bride de son cheval. Une pompe extraordinaire fut déployée
lorsqu'on se rendit à l'église de Saint-Dominique, où repo-
sent les glorieuses cendres du fondateur de l'ordre des
Frères prêcheurs. Zoé assista pieusement à la messe célé-
brée sur le tombeau du patriarche. Les spectateurs restè-
rent édifiés et émus.
Cependant, pour gagner l'Allemagne, car Volpe n'en-
tendait plus s'aventurer dans la Lithuanie, il fallait tra-
verser le territoire de Venise. Si l'ingénieux voyageur évi-
tait avec soin le siège du terrible Conseil des Dix, à cause
des comptes embarrassants qu'il aurait eu à y rendre, ses
plus chers souvenirs l'attiraient vers Vicence, sa ville
natale, où la voix populaire le faisait passer pour « tréso-
rier et secrétaire du roi de Russie » . Le grand laiiaz Ivan
eût été sans doute plus étonné que tout autre si ces titres
pompeux fussent parvenus à sa connaissance. Volpe n'était
pas homme à s'effaroucher de si peu. Il se dirigea hardi-
ment vers la cité de ses ancêtres, pittoresque et élégante,
mais vierge encore des beaux édifices de Scamozzi et de
Palladio. Une première halte eut lieu aux environs, dans
la villa de Nanto, qui appartenait à Trevisano Volpe, cou-
sin de Gian-Battista. En souvenir de la visite, le proprié-
taire du château reçut le privilège de porter dans ses
armes l'aigle byzantine avec la couronne. Le 19 juillet,
deux heures avant le coucher du soleil, Zoé fit son entrée
dans la ville. Leonardo Nogarola lui offrit l'hospitalité
dans son palais. Elle y passa deux jours, les 20 et 21 juil-
MAIUACK I)■|VA^ III AU VATICAN. 16T
let, au milieu des l'êtes et des l)aiiqucts. En son honneur,
on promena dans les rues la fameuse ruola de' nolajt,
tour ambulante d'une hauteur de \ iiijjt-trois mètres, rem-
plie de h{jures allé{]oriques, portée sur les épaules vifjou-
reuses de nombreux athlètes, et soutenue des deux côtés
par trois lonjjues perches. Au milieu, à la place d'hon-
neur, est assis un jeune homme, en costume blanc de
femme, représentant la Justice, avec une couronne sur la
tète, la balance et le (jlaive dans les mains. Deux hérauts,
préposés à sa xjarde, se tiennent immobiles à ses côtés.
Au-dessus plane l'aigle byzantine à deux tètes, tenant dans
ses serres le glol)e et l'épée. Un autre panneau plus grand,
mais placé plus bas, porte les armoiries de Yicence, de
gueules à croix d argent. Au sommet de la tour, un ado-
lescent s'abrite sous une ombrelle multicolore et agite un
drapeau rouge. En bas, la plate-Forme est occupée par
des hérauts à pied et à cheval. Quelques degrés mènent à
une autre estrade où des Turcs balancent gravement trois
berceaux mobiles, qui contiennent chacun deux grands
enfants. L'humeur naïve de nos pères se complaisait dans
ces exhibitions bizarres; on les réservait pour les plus
grandes solennités. Le collège des notaires, propriétaire
de la ruota qui portait son nom, se flattait sans doute
d'avoir bien mérité de Zoé. Les Vénitiens s'associèrent
aux manifestations de Yicence. Ils envoyèrent, paraît-il,
des cadeaux de prix et se chargèrent des frais de voyage
sur tout leur territoire.
Ces magnifiques réceptions furent les derniers adieux
de l'Italie à la fille des Césars. Zoé ne devait plus revoir
ni le ciel azuré, ni le brillant soleil du Midi; elle ne devait
plus respirer son air tiède et embaumé. Bientôt les gigan-
tesques gardiens du monde germanique, les Alpes, se
dressèrent devant la caravane avec leurs cimes couvertes
168- IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.
(le neige. D'ordinaire on les passait à l'endroit nommé
riano délia Fugazza, pour descendre ensuite vers Rovereto
et Trciit(;. Trissino fera ce clicniin lors(|u'il viendra offrir
ses j)rodiiclions littéraires à Charles-Quint. Nos voyageurs
durent aussi toucher Innsbruck et Augsbourg, mais c'est
à INurnberg seulement, à notre connaissance, que les
chroniqueurs reprennent leur plume. Le 10 août, Zoé
arrivait dans cette ville et y passait quatre jours. Les
autorités lui offrirent une riche ceinture; les matrones,
en leur propre nom, un baril de vin et des sucreries. Un
grand bal réunit à l'Hôtel de ville l'élite de la société. La
princesse y assista, mais elle se dit souffrante et ne voulut
pas de ses pieds byzantins remuer la poussière allemande.
Lorsqu'elle rentrait chez elle, deux habiles cavaliers exé-
cutèrent une chevauchée sur la place du marché : Zoé
leur mit au doigt des bagues d'or. Détail curieux : aux
yeux des bons Nurembergeois, Ivan passait pour un puis-
sant souverain « qui habitait au delà de Novgorod » , et
le légat pontifical, écrivaient leurs chroniqueurs, se ren-
dait dans ces contrées lointaines pour lui donner la cou-
ronne royale et pour y prêcher la foi chrétienne. Assu-
rément, nul autre que Volpe n'était l'auteur de ces
indiscrétions. Ce sont les échos fidèles de ses négociations
et les premières origines d'une rumeur étrange qui dura
plus d'un siècle.
Le 8 septembre, la métropole de la Ligue hanséatique
se mettait en frais pour fêter celle qui passait en Alle-
magne pour la fille de l'empereur de Constantinople. De
Lûbeck, Zoé se rendit par mer à Revel, où les chevaliers
Teutoniques lui firent les honneurs de la ville. A louriev,
des représentants du grand kniaz vinrent au-devant de
la future souveraine.
Sur ces entrelaites, la grande nouvelle s'était répandue
MAIUAGE DIVAN lU AIT VATICAN. ir.9
^n Russie. Le peuple voulait prendre part à la .joie de son
.nnitre et souhaiter la bienvenue à Zoé. Les l'skov.ens
fa.eut les preuuers a la saluer. Le 1 1 octobre, des ba eaux
de parade s'approchèrent jusqu'à l'embouchure de 1 Lm-
bach. Les dignitaires de Pskov, descendus à terre, pre-
semèrent à la fiancée d'Ivan du pain et du sel avec un
^erre de vin; tel est rusajje traditionnel des Russes. On
se remit immédiatement en route. La traversée des lacs
de Pelpous et de Pskov dura deux jours. En remontant
la Vélikaia, les voyageurs s'arrêtèrent quelques heures
4ans l'antique couvent de Sniétoyorsk, dédié à la Nativité
<de la Sainte Vierge.
Dès sa première apparition sur la terre russe, de frap-
pants contrastes se produisirent dans la conduite de
Sophie, car c'est ainsi que les chroniqueurs nationaux
appellent Zoé et que nous l'appellerons désormais.
Dévouée naguère ostensiblement à l'union, considérée
au moins par les Papes comme leur Bile dans la foi, elle
semble avoir changé de conviction en changeant de cos-
tume, en quittant sa robe virginale. Lorsqu'elle fut près
de Pskov, le clergé de la ville vint à sa rencontre. Tout e
eortège se dirigea aussitôt vers la cathédrale. Le peuple
acclamait Sophie avec transport. Quant au légat du Pape,
avec sa robe écarlate, sa mitre, ses gants, son crac:fax
latin, il excitait l'étonnement général. A la stupeur suc-
céda le scandale, lorsque Bonumbre s'avisa de ne pas
vénérer les images à la manière des orthodoxes. Sophie
intervint pour l'y contraindre. Ainsi s'annonce la rupture
avec le passé religieux; à partir de ce moment Rome est
oubliée, l'orthodoxie russe l'emporte complètement. A
l'issue du service solennel, on se réunit chez les autorités.
L'hydromel coula à pleins bords. Les boïars et les prin-
cipaux marchands offrirent à la princesse leurs hommages
\
ITO IVAIN m KT SOPHIE PALEOLOGUE.
et un présent de cinquante roubles. Volpe en eut dix
autres pour sa part. Ces démonstrations sympathiques
touchèrent hi pauvre orpheline : Tavenir lui souriait. Sur
le départ, après avoir chaleureusement remercié les Psko-
viens, elle leur promit ses bons offices auprès d'Ivan.
Même réception splendide, même enthousiasme à Nov-
gorod. La fière République, dont les princes de Moscou
ont juré la perte et qui leur oppose parfois le courage du
désespoir, tient à conserver les bonnes grâces du redou-
table Ivan. Le jour n'est pas éloigné où il enlèvera le bef-
froi dont les joyeux carillons convoquent le peuple à ses
bruyants comices. Les libertés de Novgorod, ses gloires,
son indépendance, auront alors vécu. Pour le moment,
les tristes prévisions sont écartées, on est tout à la joie.
Le métropolite, le posadnik ou gouverneur de la ville ^
rivalisent d'empressement, mais Sophie avait hâte d'arri-
ver à Moscou.
Rien n'est curieux comme la description qui va suivre
de son entrée dans la cité que les plus fanatiques déco-
raient déjà du nom prétentieux de troisième Rome. Les
chroniques russes, qui sont ici notre seule et unique
source, s'expriment à peu près ainsi : les voyageurs étaient
encore à quelques verstes de Moscou, lorsque le grand
kniaz réunit son conseil pour décider un cas embarras-
sant. Des courriers avaient annoncé que Bonumbre se
faisait précéder de la croix; on la portait devant lui
comme en triomphe, en vertu d un privilège accordé au
légat par le Pape. Cette apparition pouvait choquer les
Moscovites, d'autant plus que la croix latine avec le Christ
en relief n'est pas tolérée dans l'Église d'Orient; d'autre
part, les contestations aux portes de la ville semblaient
inopportunes. Que faire? à quel parti s'arrêter? Les avis
des boïars se partagèrent : les uns se montraient conci-
MAIUAGE D'IVAN l(( AU VATICAN. 171
liants et consentaient à fermer les yeux; les antres, i'a[)-
pelant l'exemple d Isidore, nMJontaient un scandale. Le
yrandkniaz, hésitant et perplexe, s'adressa en dernier
appel au métropolite Philippe. Celui-ci s'opposa énerjji-
quement à cette manifestation latine en pleine Moscovie.
« De tels honneurs, dit-il au prince, ne sauraient être
rendus à un légat pontifical ; s il entre avec sa croix par
une porte de ta bonne ville de Moscou, moi, ton père,
j'en sortirai par une autre. » Ce langage était trop ferme
pour ne pas enlever la position. Le boiar Fedor Davido-
vitch fut dépêché au-devant d'Antonio Bonumbre avec des
ordres catégoriques. Le légat se montra de bonne compo-
sition. La plus vive résistance vint de la part de Volpe. Il
se prévalait des honneurs rendus à Kome au représentant
du grand kniaz et demandait que l'on traitât l'ambassa-
deur du Pape à Moscou avec les mêmes égards. La chro-
nique donne ici naïvement la clef du mystère : orthodoxe
en Russie, rebaptisé selon le rite grec, Volpe avait en Ita-
lie soigneusement caché son apostasie, se faisant passer
sans scrupule pour un ardent catholique; jusque-là il
avait joué double jeu tout à son aise, désormais la comé-
die menaçait de tourner au tragique. Le boiar Fedor tint
bon, il fallut céder. Grâce à ce désistement, l'entrée put
se faire d'une manière pacifique.
Le 12 novembre, par des chemins couverts de neige,
Sophie arriva à Moscou. Cette cité aussi vaste que peu
élégante, enveloppée dans son linceul hivernal, avec ses
chétives maisons de bois, ses rangées uniformes de bou-
tiques, ses murs délabrés, son modeste Kremlin, dut
paraître monotone et attristante à une princesse habituée
aux splendeurs de la Rome pontificale. Une foule com-
pacte et curieuse se pressait sur le parcours du cortège,
surtout aux abords de la cathédrale, où Sophie devait en
172 IVAN m ET SOPHIE l'ALÉOLOGUE.
arrivant iairc sa première visite. Le métropolite Ty atten-
dait, paré (le ses ornements pontificanx. Il lui donna sa
bénédiction et l'introduisit dans les appartements de la
princesse Marie, mère d'Ivan. C'est là qu'eut lieu la pre-
mière entrevue avec le grand kniaz. Le moment était
solennel. Quelle impression a ressenti l'auguste orphe-
line, sans fortune et presque sans patrie, sur le point de
devenir l'épouse d'un grand monarque? L'histoire ne nous
il pas livré ce secret. Ivan portait déjà le surnom de Ter-
rible [grozny) , qu'il eût gardé dans l'histoire sans les
cruelles sauvageries de son petit-fds, le Tsar terrible entre
tous. Il était d'une taille élevée, sans amj)lcur, mais bel
homme. Dans les traits de sa figure il devait avoir quelque
<Jiose de farouche trahissant son caractère. La légende,
recueillie par Herberstein , prétend que son regard troublait
les femmes jusqu'à les faire évanouir. Peut-être ce jour-là
un rayon de bienveillance et d'amour a-t-il brillé sur son
front et permis à Sophie d'espérer un heureux avenir.
L'heure n'était plus, du reste, aux réflexions. On se
rendit aussitôt dans le modeste édifice de bois qui rem-
plaçait provisoirement la cathédrale en ruine. Le métro-
polite célébra les saints mystères et donna la bénédiction
nuptiale aux époux. Les détails nous manquent sur la
manière dont la cérémonie s'est accomplie. Les chro-
niques énumèrent sèchement ceux qui s'y trouvaient pré-
sents : la mère du grand kniaz, son fils du premier lit
Ivan, ses deux frères André et Boris, les princes et les
boiars, le légat Antonio Bonumbre « avec ses Romains » ,
Démélrius Rhalli, ambassadeur des Paléologues, ainsi que
les Grecs arrivés avec lui.
Le lendemain, Ivan donna audience aux représentants
étrangers et reçut les présents qu'ils lui offrirent au nom
de leurs maîtres.
MAUIAGE D'IVAN III AU VATICAN- 173
Bonumhro passa environ onze semaines à Moscou. Un
^()uveni^ spécial se raltaehe à son séjour dans la capitale.
On se rappelle que la (|iiestion religieuse avait été afjitée
a lîome; des doutes s'étaient élevés sur la foi des Russes,
le voyage du léjjat présentait la meilleure occasion de les
tlissiper. Nous ne savons pas quelle était la teneur de ses
instructions, mais ses pouvoirs ne laissaient pas d'être
très étendus. Volpe avait proposé de faire une enquête,
assurant que les Russes se laisseraient instruire et corri-
(jer volontiers par le représentant du Pape. Celui-ci put
sans doute se convaincre qu'il y avait des abîmes entre
les discours tenus à Rome et la réalité. Cependant, à
défaut d'enquête, il y eut une discussion religieuse au
Kremlin. La mission de défendre l'Église russe revenait
naturellement au métropolite. II se fit assister par un cer-
tain Nikita Popovitch en renom de profonde érudition. A
en croire la chronique russe, qu'on ne peut guère contrô-
ler par d'autres récits, le triomphe des Moscovites fut
aussi brillant que complet. Bonumbre n'aurait pas été de
taille à croiser le fer avec le formidable Nikita. Cet habile
escrimeur n'aurait pas tardé à désarmer son adversaire :
« Je n'ai pas de livres avec moi,* aurait piteusement bal-
butié le légat, et je n'ai rien à répondre. » Pour porter
un jugement impartial, il faudrait pouvoir comparer la
version russe avec les assertions du vaincu sans combat.
Mais Bonumbre a-t-il laissé une relation écrite de sa mis-
sion, ou bien s'est-il contenté de l'exposer verbalement au
Pape? Tout ceci est encore un secret pour nous; il est
sûr seulement qu'aucune pièce d'origine romaine n'a été
découverte jusqu'ici. Au point de vue de la critique, la
victoire de Nikita reste donc à l'état de problème posé,
mais non résolu.
En dépit des phases plus ou moins pénibles, l'issue des
174 IVAN m El' SOIMIIE PALEOLOGUE.
discussions parait avoir été pacifique. Au moins se sépara-
l-on clans les meilleurs termes. lionumbrc partit de Mos-
cou, le 26 janvier 1 47;i, comblé de présents par le (jrand
kniaz, son (ils Ivan et sa nouvelle épouse '. Les chroniques
russes disent expressément qu'il prit le chemin de la
Lithuanie et de la Polo(;ne. A son passage par le {;rand-
duché, les évéques et les sei({neurs russes lui présentèrent
un message pour Sixte IV dont le texte n'est pas parvenu
jusqu'à nous. Toutefois, rien que par lui-même, ce fait
n'est pas dénué d'importance : il témoigne de la foi de
ces populations et de leur union avec le Saint-Siège.
N'ayant pas obtenu de réponse, les mêmes personnages
écrivirent au Pape une seconde lettre datée de Vilna, le
14 mars 1476. Elle est signée par Misail, évéque de Smo-
lensk, métropolite élu de Kiev, où il succédait au célèbre
Grégoire, disciple et compagnon du cardinal Isidore, par
des archimandrites, des princes, des namiestnik, par un
Bielski, un Viazemski, un Chodkiewicz. Cette correspon-
dance visait la concession du jubilé et d'autres grâces spi-
rituelles, ainsi que les difficultés entre les deux rites qui
se partageaient la province*. Le document en question
«st, à notre connaissanee, le seul où l'on retrouve encore
une allusion au légat Bonumbre. Après son départ de
Moscou, ses traces disparaissent. Aucune mention n'est
pluis faite de lui dans les sources romaines; c'est à croire
qu'il n'a plus reçu ni pension pontificale, ni bénéfice
ecclésiastique. Il est même difficile de préciser exacte-
ment l'époque de sa mort survenue, dans tous les cas,
avant le 14 avril 1480. Ce jour-là, Bartolomeo Pamuoli
' La Russie et l'Orient, p. 197 à 200. — Sathas, Docum., t. IX,
p. 175. — Archives de. Sienne, Conc, Delib.^ 1472, f. 52, 65. — Indice
délie Delib., t. II. — Bibl. Corn., ms. A, t. IV, n» 2, f. 294. — Biblio-
ihècjue de l'Université de Rolofjne, ms. Ubaldini, t. II, f. 655.
s Liter. Sbornik, p. 223 à 260.
MAKIAGE D'IVAN III Ali VATICAN. 175
fut nommé au sic{je d Accia, \acantpar le décès du [)ré-
<l(''cesseur extra romanani ciiriam, comme porte le lan-
;;agc officiel, sans indication de date '.
Quant à vSixle IV, plein de si belles espérances au départ
de IJonumbre, il ne resta (;uère, parait-il, en communica-
tion directe avec l'ancienne pupille de Bessarion, mais il
ne perdit pas de vue la mystérieuse Russie. Grâce à Anto-
nio Gislardi, ses illusions ne firent même que s'accroître.
L'intrépide Vicentin revint à Rome, en 1473, et donna
au Pape la formelle assurance que les Russes voulaient le
reconnaître comme successeur légitime de saint Pierre :
ce n'était rien moins que l'accomplissement d'un rêve
longtemps caressé, c'était l'union des Églises, le triomphe
de l'unité. Aussi, le Pape ne refusa-t-il pas à Gislardi les
marques de son entière confiance. Après l'avoir décoré du
titre de scutifer et defaim'liaris, il le chargea de commis-
sions importantes pour le grand kniaz, le munit d'un bref
daté du 1" novembre et prit des mesures pour faciliter
son prochain retour à Rome avec les ambassadeurs russes
qu'il devait amener^. Précautions superflues basées sur
des promesses fallacieuses! Gislardi avait été à une bonne
école. Ses procédés rappellent les agissements de Volpe.
Évidemment, ces Italiens de la Renaissance faisaient
prendre le change sur les dispositions religieuses de la
Russie. Lors du mariage de Zoé, ces rumeurs circulaient
déjà; les chroniqueurs les ont fidèlement consignées, et
l'enchaînement même des faits trahit leur existence. En
1473, c'est le bref mentionné plus haut de Sixte IV qui
révèle positivement la source d'où elles émanent. Toute
la suite de l'histoire prouvera jusqu'à quel point elle::
étaient décevantes et peu fondées.
• Archives du Vatican, Oblig., n" 83, f. 66 v".
* Arcliives de Nurnberg, Saal I, Lade 209, n" 54.
176 IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.
IV
La célébration des noces d'Ivan, au Kremlin, avait été
troublée par un incident qui faillit avoir de lunesles con-
séquences, et sur lequel il nous faut revenir. Nous expose-
rons les faits d'après les données fragmentaires des chro-
niques russes, en les complétant par les documents de
Venise.
On se souvient que la Seigneurie avait envoyé Gian-Bat-
tista Trevisan à Moscou, en avril 1471, avec une double
mission : vérifier sur place les asserti'ons de Gislardi et de
Volpe, et se rendre ensuite à la Horde d'or pour y négo-
cier la guerre contre les Turcs. Ce diplomate constate que
Volpe ne justifia en aucune façon la confiance que l'on
mettait en lui. Ses sentiments patriotiques étaient subor-
donnés au désir du lucre, et l'alliance tatare devait avant
tout lui procurer de gros bénéfices. L'intervention du grand
kniaz eût renversé ces calculs égoïstes; aussi le tenait-il
soigneusement à l'écart, menait l'affaire tatare à ses propres
risques et périls, et ne voulait d'autre complice que son
parent Antonio. S'entourant de mystère, l'ingénieux Ita-
lien fit passer Trevisan pour un sien neveu, qui venait
arranger des affaires de famille. Il se réservait de l'accom-
pagner en personne à la Horde, mais plus tard, car il
devait auparavant se rendre de nouveau en Italie et
ramener à Moscou la princesse Zoé. Après le départ de
son compatriote, Trevisan se vit réduit à un cruel isole-
ment. Ne sachant pas la langue du pays, se croyant trahi
ou livré à titre d'otage, il manifesta ses appréhensions à
MARI ACE D'IVAN III ATT V ATI H AN. 177
SOS maîtres. I"]llcs (Irciit impression et piirureiit d'iuitarit
|)lns fondées qu'au lieu de venir s expliquer francliement,
\ Olpe, déjà parcourant l'Italie, ne s'aventurait pas jusfpi'à
Venise. La Seigneurie en fut excessivement choquée, et,
renonçant aux pourparlers avec les Tatars, le 27 avril
l 472, elle signifia à son secrétaire l'ordre de rentrer. Mal
lui en prit de n'être point parti immédiatement; il faillit
paver ce retard de sa tête. La mission était plus délicate
et périlleuse que les Vénitiens ne semblaient s'en douter.
En efl^t, les relations de Moscou avec la Horde d'or,
désormais sur son déclin, devenaient de plus en plus hos-
tiles. Les princes russes ne prodiguaient plus leurs trésors
à Saraï. Des victoires récentes inspiraient plutôt l'espoir
de briser complètement le joug des Tatars. En L472, aigri
par des échecs, excité par le roi Casimir, et avide de ven-
geance, le khan Mohammed, à la tête d'une nombreuse
armée, envahit la Russie. Les plus sanglantes rencontres
eurent lieu sur les bords de l'Oka. Privés de l'appui des
Polonais, sur lesquels ils avaient trop compté, les Tatars
furent mis en déroute, et prirent la fuite avec précipita-
tion. Le 23 août, Ivan rentra dans sa capitale, victorieux
de l'ennemi, mais sans avoir terminé la guerre. La Horde
d'or ne désarmait pas, Mohammed restait l'adversaire
implacable de Moscou. Traiter avec lui, à l'insu du grand
kniaz, fût-ce même pour une campagne contre les Turcs,
était une entreprise singulièrement risquée. Trevisan
devait en avoir une vague appréhension; dans tous les cas
il ne révélait à personne l'objet de sa mission. Ivan ne se
doutait de rien lorsqu'une fatale indiscrétion déchira tous
les voiles.
Vers la fin de l'année 1472, à peine rendus à Moscou
avec Sophie Paléologue, les Italiens et les Grecs de sa
suite furent très surpris des procédés de Trevisan. Il y eut
12
178 IVAN III 1:T SOlMlli: l'ALEOLOGUE.
des querelles, tics conlestalions, et les nouveaux arrivants
dénoncèrent le Vénitien au grand kniaz : Trevisan, lui
dirent-ils, est envoyé par le doge Nicole Trono auprès du
khan de la Horde d'or pour lui offrir des présents et sou-
lever les Tatars contre les Turcs. Les documents de Venise
concentrent sur un seul coupable les reproches de trahison
et indiquent sourdement le motif qui l'a fait agir. Gènes
rivalisait toujours avec Venise; or l'évêque Antonio Bo-
numbre était Génois : « lastuce ou plutôt la perfidie de
ce légat apostolique » aurait révélé aux Russes les des-
seins des Vénitiens. Quelles que soient les responsabilités,
ce qui se dégage avec la dernière évidence, c'est que le
grand kniaz ne savait rien jusque-là de la mission tatare,
et que le mystère fut éventé par les compagnons de Sophie.
Comment l'ont-ils pénétré eux-mêmes? L'ont-ils deviné,
ou bien a-t-on ourdi d'obscures intrigues? Autant de ques-
tions qui restent indécises.
Qu'on se figure l'étonnement et l'indignation du despo-
tique Ivan, lorsqu'il apprit qu'un envoyé étranger nouait
à sa cour et à son insu des relations équivoques avec le
mortel ennemi de Moscou! N était-ce pas abuser de l'hos-
pitalité, méconnaître le droit des gens, provoquer des
représailles? Une enquête fut ordonnée. Elle confirma en
tous points l'exactitude des révélations, et fit encore con-
naître au grand kniaz que Volpe, initié à ces agissements,
se proposait de conduire Trevisan en secret à la Horde.
Cette affectation de mystère autorisait tous les soupçons.
Enflammé de colère, ditla chronique, Ivan exila à Kolomna
le trop entreprenant Volpe. Sa femme et ses enfants furent
gardés a vue, sa maison livrée au pillage. Un sort plus cruel
attendait Trevisan : il fut condamné à la peine capitale,
et, sans l'intervention de Bonumbre et des autres étran-
gers, l'infortuné Vénitien l'eût certainement subie. Le
MARIAGE D'IVAN III AIT VATICAN. 171)
iliaiul kiiiaz se laissa Ih-cliir par ces (''iieifjicjucs repré-
sentations et consentit à interpeller le (lojje. Trevisan,
(liaqjé de fers, fut, en attendant, confié i\ la garde de
Nikila Bekléniicliev.
Fidèle à sa parole, Ivan adressa à la Seigneurie un mes-
sage conciliant et courtois, mais d'une entière sincérité.
A en juger d'après la réponse, car la pièce elle-même est
perdue, Trevisan était accusé d'intelligence secrète avec
les Tatars. Pour porter le pli à sa destination, on fit choix
de ceméme Antonio Gislardi qui avait, le premier, soulevé
cette grosse affaire à Venise, mais sans se compromettre
au Kremlin et sans en rien laisser transpirer.
Les sénateurs de la République n'eurent pas de peine à
comprendre que l'incident de Moscou méritait un examen
sérieux et approfondi. Ils se firent renseigner par les Ita-
liens qui avaient séjourné dans ces régions lointaines. Gis-
lardi, après SCS excursions de Rome et de Naples, fut inter-
rogé à nouveau, et les chefs du Conseil des Dix, chargés
des ambassades d'Orient, se virent autorisés à traiter avec
lui. Aussi intrigant que son oncle, il avait su tirer parti
des loisirs que lui donnaient les longues discussions du
Sénat, et se rendant auprès du Pape, il lui avait fait les
déclarations déjà mentionnées plus haut sur la soumission
des Russes à la primauté de saint Pierre.
Avec l'âpre persistance qu'ils mettaient dans la pour-
suite de leurs projets, les Vénitiens revinrent à l'idée de
lalliance avec les Tatars. Ils ne voulaient pas renoncer
à ces belliqueux auxiliaires, et l'entente semblait d'autant
plus facile à établir que Gislardi était prêt à faire lui-même
les démarches nécessaires. Quant à Trevisan, le Sénat fut
d'avis d'écrire au grand kniaz pour disculper le malheu-
reux secrétaire, obtenir sa grâce et l'autorisation de se
rendre avec Gislardi auprès de Mohammed. Ces décisions
180 IVAN m ET SOI'IIIIÎ l'AMiOLOGUE.
furent adoptées, le 20 novembre 1473, à une très forte
niaioiilé. Les termes mêmes dont on se servit à cette
occasion sont remarquables. Nous proposons, disaient
les sénateurs, d'écrire au « duc de Moscou » et de déclarer
que la mission de Trevisan avait plutôt pour but d'éloi-
{jncr les Talars de la Russie, de les diriger vers la mer
Noire et la Valachie, afin de les lancer contre rennemi
commun deschrétiens, l'envahisseurdecetempire d'Orient,
"■;. « lequel, à défaut d'héritiers mâles, revient au duc de
< Moscou par suite de son illustre mariage n , Il est curieux
] de voir les droits de la Russie sur Byzance proclamés, au
quinzième siècle, par les grands tenanciers du commerce
levantin. Une lacune à noter, c'est le silence au sujet de
Volpe : pas un traître mot en sa faveurj Venise semble se
désintéresser de lui.
A la suite des décisions du Sénat, Gislardi reprit le
chemin de Moscou, chargé de présents pour le grand kniaz
et le khan Mohammed, d'un sauf-conduit pour les Russes
qui viendraient à Venise, d'une lettre de la Seigneurie pour
Ivan, d'une autre pour Trevisan, avec copie incluse de la
précédente et des pleins pouvoirs pour traiter avec la Horde
d'or. De toutes ces pièces nous n'avons retrouvé que les
deux messages du 4 décembre 1473 adressés à Ivan et à
Trevisan. Vis-à-vis du grand-kniaz, la Seigneurie se répand
en éloges, en assurances de la plus sincère amitié, en
remerciements d'avoir ménagé celui qui passait pour cou-
pable. « Nous vous mettons au premier rang de nos amis,
disent les Vénitiens à Ivan, et nous voulons vous honorer
en conséquence. » Pour justifier le secrétaire suspect, il
suffisait de révéler la vérité pure et simple sur sa mission;
\ ce qui permettait, en outre, de faire des allusions flatteuses
au mariage avec Zoé et aux droits éventuels sur Byzance.
Après cela, Venise se croit autorisée à demander l'envoi
MARIAGE ^)'IVA^ III AU VATICAN. 181
<le SCS a(;enls auprès de Mohammed. Rien, dit-elle, rien ne
saurait être plus méritoire devant le Dieu tout-puissant,
pins glorieux pour le prince de Moscou, plus agréable ii
SCS incilleursamis, les^'éniticns. En cas d'obstacle imprévu,
(jnc Trcvisan soit au moins rendu à la patrie et à la liberté.
Prévoyant hardiment une heureuse issue de ces négocia-
tions, le Sénat donne d'avance à son secrétaire des instruc-
tions pour Mohammed. Le langage des sénateurs devient
ici singulièrement chaleureux : c'est (ju'il s'agit de com-
muniquer à d'autres une ardeur belliqueuse qui servira les
intérêts de Venise.
Antonio Gislardi partit en compagnie de Paolo Ogni-
bene, qui se rendait en Perse pour maintenir Onzoun-
Ilassan dans son hostilité contre les Turcs. On se sépara à
€racovie, en février 147-4. L'historien polonais Dlugosz
affirme aussi, à cette occasion, que Gislardi était muni de
commissions pontificales pour Ivan III.
A Moscou, le succès de l'envoyé de Venise fut complet,
et il obtint pour son compatriote tout ce que désirait le
Sénat. Délivré de ses fers et rendu h ses fonctions, Trevisan
se vit encore gratifié d'un présent de soixante-dix roubles.
Tous les empêchements disparurent comme par enchante-
ment. Le prisonnier de la veille, redevenu diplomate, partit,
en juillet 1474, pour la Horde d'or avec le diak Dmitri
Lazarev et un envoyé de Mohammed qui regagnait Saraï.
D après les sources russes, Lazarev revint à Moscou avec
la nouvelle que Trevisan n'avait pas réussi à établir l'al-
liance projetée. Ces renseignements ne devaient se véri-
fier que plus tard; pour le moment on pouvait se promettre
mieux '.
' Boussk. Liée, t. VI, p. 51. — Cobskt, p. 93, 106, 112, 113. —
Archives de Venise, Cons. Dieci, Misli, t. XVlll, f. 30 v". — Dlugosz,
t. V, p. 601.
J8J IVAN m ET SOl'IIIK l'ALEOLOGUE.
En effet, Trevisau rentra à Venise, en 1476, accom-
pagné de (Jeux ambassadeurs tatars, Thaïr, envoyé par
Mohammed lui-même, et Brunaclio Bathir, <jui venait de
la part de Tamir, capitaine favori du khan de la Horde.
Ces diplomates d'Orient proposèrent aux Vénitiens d'être
les amis de leurs amis, les ennemis de leurs ennemis; ils
se disaient tout prêts à marcher contre les Turcs et récla-
maient, selon l'usage cher aux barbares, des dons en bijoux,
en vêtements, et surtout en monnaie sonnante. La Sei-
gneurie savait à l'occasion se montrer généreuse. Pour
s'épargner des défaites, elle prodiguait volontiers des pré-
sents. Les propositions des Tatars furent acceptées avec
joie. Le 10 mai 1476, on vota une somme d'environ deux
mille ducats pour satisfaire les convoitises orientales. Un
courrier s'en alla prévenir Mohammed que ses ambassa-
deurs rapporteraient des réponses favorables.
La Seigneurie reprenait ainsi ses négociations avec la
Horde d'or, qui avaient failli naguère avorter. Cette fois,
ce n'est plus à Moscou, mais en Pologne que s'établit le
centre d'action. Le roi Casimir IV s'était jusque-là montré
très bienveillant. Ne fallait-il pas présumer qu'un souve-
rain cathohque favoriserait les projets dirigés contre
l'Islam? Vers le milieu de la même année 1476, Trevisan
fut appelé à reprendre ses lointaines missions. Il devait
accompagner les ambassadeurs tatars à travers la Pologne
et la Lithuanie, et s'arrêter ensuite à Vilna pour combiner
les mesures ultérieures à prendre. Soucieux de ne pas
effaroucher Casimir, le doge Vendramin enjoignait à son
mandataire d'insister surtout sur ce point que les Tatars
ne toucheraient jamais ni la Pologne, ni la Lithuanie, et
que leurs bandes indisciplinées marcheraient par d'autres
chemins sur Constantinople.
Précaution judicieuse, mais inutile : tandis que Tre-
maiua(;k D'IVAN m ah Vatican. is:j
visan, lidèlcà la cousi{jnc, ébaucliuit ses projets en Polojjiie,
un envoyé de Casimir engaijeait le sénat de Venise à se
désister de l'alliance tataie. Ce représentant polonais
n'était autre que Philippe lionuccorsi, j)lus connu sous le
nom de Gallimuchus Experiens, l'ancien ami de l'om-
j)onius Laetus, un des coryphées de l'académie romaine
des humanistes. Gravement compromis dans la conjura-
ration de l 4()8 contre le Pape, s échappant de la prison
où l'avait jeté Paul II, après avoir longtemps erré en pavs
étrangers, il avait fini par trouver un brillant accueil
à la cour de Casimir IV, qui lui confia l'éducation de ses
enfants et l'employa dans des missions diplomatiques.
En 1477, dépêché vers Sixte IV, le proscrit désormais
gracié s'arrêta à Venise pour y exposer les idées de son
maître sur l'alliance avec les Tatars. Celle-ci liit dépeinte
sous les plus sombres couleurs. A trois reprises l'éloquent
humaniste en releva les nombreux inconvénients ; à trois
reprises on lui donna l'assurance que , dans aucun cas,
les Tatars ne franchiraient les frontières de la Pologne.
Cependant pour ne pas contrarier une puissance amie,
avec l'exquise prudence dont il ne se départait jamais, le
sénat de Venise consentit à temporiser, et, le 18 mars
1477, Trevisan fut rappelé. Les négociations analogues,
reprises plus tard, n'aboutirent à aucun résultat pra-
tique'.
Les traces de Trevisan disparaissent avec son départ de
Pologne, si ce n'est que le grand kniaz Ivan lui garda une
profonde et invariable rancune. Il n'en fit pas mystère à
Contarini, lorsque le sort amena celui-ci à Moscou. L'illustre
patricien, investi de la confiance de ses compatriotes, avait
été envoyé en Perse la même année que Paolo Ognibene,
' Archives de Venise, Sen. Secr., t. XXVII, f. 69 à 70 v% 87, 120 v%
124; t. XXVIII, f. 3, 24. — BoNAccoRsi, p. 402 à 431.
184 lYAIS III ET SOPHIE l'ALEOLOGUE.
mais avec des commissions plus importantes pour Ouzoun-
Hassan. A cette époque, un voyage aussi lointain était une
rude épreuve. Ambrogio Contarini s'y prépara comme on
s'apjirète à la mort. Il fit sa confession, s'approcha de la
sainte Table, et puis accompagné d'un chapelain qui lui
servait de chancelier, d'un interprète et de deux servi-
teurs, il se mit bravement en route. Les privations, les
souffrances, les périls, ne lui manquèrent pas. A travers
l'Allemagne, la Pologne, la Petite-Russie et la Tatarie, nos
voyageurs parvinrent à Kaffa, traversèrent la mer Noire en
bateau et reprirent le voyage à cheval par la Mingrélie, la
Géorgie et l'Arménie jusqu'en Perse, à Tauris et au delà.
Après avoir terminé ses pourparlers avec Ouzoun-Hassan,
Contarini reprit la même voie pour regagner l'Italie. Quel
ne fut pas son embarras, lorsqu'il apprit à Fazis, aujour-
d'hui Poli, que les Turcs s'étaient emparés de Kaffa, co-
lonie naguère florissante des Génois! L'itinéraire projeté
devenait impossible. Il fallut rebrousser chemin. A bout
d'expédients, l'intrépide Vénitien se résigna à faire un
long détour jusqu'à Moscou. Marco Rosso, envoyé russe
avec lequel il s'était rencontré à Tauris, l'accompagnait.
Ils traversèrent ensemble la mer Caspienne, « le grand
désert de la Sarmatie d'Asie » , et, le 26 septembre 1476, ils
arrivèrent heureusement à Moscou par Riazan et Kolomna.
Au Kremlin, l'ambassadeur de Venise fut reçu, sinon
avec les honneurs, au moins avec les égards dus à son
rang. Toutefois, dès la première audience, tandis qu'il
remerciait avec effusion le grand kniaz, celui-ci l'inter-
rompit brusquement et, changeant de visage, se répandit
en plaintes amères contre Trevisan. Quelques jours après,
les boïars revinrent sur les mêmes griefs et répétèrent les
mêmes discours. Contarini n'en dit pas plus long dans sa
l'elation de voyage, mais il nous est facile maintenant de
MAHIAGE l)'lVA?s III AU VATICAN. 1«5
deviner le motif des colères d'Ivan : les I*olonais lançaient
parfois les Tatars contre Moscou et payaient au poids de
I (»r leurs sanjjlantcs incursions; le grand kniaz aura appris
que Trevisan continuait en Polojjne ses néjjociations avec
la Horde, et cette circonstance, en réveillant les ancie is
soupçons, a dû les confirmer puissamment.
Cependant ni la Sérénissime République, ni son repré-
sentant échoué à Moscou, n'eurent à souffrir des méfiances,
d'ailleurs mal fondées, de l'ombrageux grand kniaz. Goti-
tarini eut toutes les facilités désirables pour payer les dettes
contractées en route. Il fut comblé de présents et admis à
l'audience de Soj)liie Paléologue, qui se montra prévenante
et gracieuse à l'excès. A l'occasion du festin d'adieu,
Ivan, plus affable que d'ordinaire, causa longuement avec
son hôte, lui fit admirer ses pelisses de drap d or doublées
de zibeline, et poussa la bienveillancejusqu à le dispenser
d'une pénible formalité. A la fin du repas, on présenta au
convive déjà saturé de mets et de boissons une énorme
coupe d argent remplie d'hydromel. L'étiquette exigeait
qu'elle fût vidée d'un trait à la santé de l'amphitryon. Le
sobre Vénitien était incapable de cette prouesse bachique;
à peine parvint-il à absorber le quart de la mesure fatale.
Ivan lui fit grâce du reste et lui donna la coupe '.
La réception bienveillante de Contarini devait servir à
un but plus élevé et encourager ses compatriotes à se diriger
vers le Nord. A la veille de secouer le joug mongol et de
parfaire l'unité territoriale, Moscou sentait le besoin de se
rapprocher de l'Occident. C'est grâce principalement aux
étrangers, appelés de toutes parts à grands frais, qu'un
rayon de la Renaissance a pénétré dans la » sainte Russie » .
' CoNTARiM, sans pagination. ^ — Bercuet, La Repiibblica, p. 20, 139,
CHAPITRE II
LA RENAISSANCE A MOSCOU
I 47 7-15 i;î
I. Moscou et Moscovites d'après Contariui. — Lacunes dans la silhouette.
— Conséquences du mariage avec Sopliie. — La Horde d'or frappée
au cœur. — Alliance d'Ivan avec le khan de Crimée. — Initiative attri-
buée à laitière Byzantine. — Tribut refusé. — Campagne de Mohammed.
— Objurgations de Vassian. — Heureuse issue. — L'Europe du quinzième
siècle. — Ivan III. fondateur de la diplomatie moscovite. — Organisation.
— Commerce et étiquette. — Semen Tolbouzine en Ilalio. — Fioravanli.
— Georges Percancotes. — Démétrius et Manuel Rhalev. — Appréhen-
sions du roi de Pologne. — Pietro Antonio Solari. — Un médecin juif.
— Manuel Doxa et Daniel Mamyrev. — Milanais à Moscou. — Démé-
trius Rhalev et Karatchiarov. — Péripéties au retour. — Deux voyages de
Poppel à Moscou. — Trakhaniote à Vienne-
Il. La question d'Orient. — Politique à double face. — Allures chevale-
resques. — Bons rapports avec l^s Turcs. — Commerce à Kaffa et Azov.
— Système de la non-intervention. — Ambassade russe à Constantinople.
— Sentiment des masses. — Théorie de Philothée. — Moscou troisième
Rome. — Légendes populaires. — Base historique. — Départ de Manuel
Paléologue. — Situation de son frère André à la cour de Rome. —
Distribution de privilèges et de titres. — Vovages à Moscou. — Vente des
droits héréditaires à Charles VIII. — Testament en faveur de Ferdinand
et d'Isabelle. — Opinion des contemporains sur Sophie. — Influence qu'on
lui attribue. — Son zèle pour l'orthodoxie. — Miracle consigné dans la
chronique. — Disgrâce éphémère de Sophie. — La couronne réservée
à son fils.
III. Un mariage mixte. — Alexandre Jagellon élève de Callimachus, — Les
conquêtes de Guédimine. — Guerres de revendication. — La paix moyen-
nant mariage — Négociations matrimoniales. — La clause fatidique. —
Célébration des noces. — Le paivussisme. — Chicanes d'Ivan III. —
L'ambassade de Ciolek à Rome. — Alternative d'Alexandre VI. — Expli-
cation. — Les sentiments d'Hélène. — Guerre entre la Pologne et
Moscou. — Le Scipion slave prisonnier. — Hélène essaye d'intervenir. —
Intervention d'Alexandre VI. — Un ambassadeur aviné. — Conclusion
I,A IU:.\.\ ISSA.NCK A MOSCOU. 1S7
(le la Irèvc. — Nouvelles cliicaiies d'Ivan. — .Iules II renouvelle I alleniu-
tive (l'Alexandre VI. — l'i'ol)lèine rcservé à l'avenir.
Les voyageurs qui ont parcouru la Russie au quinzième
siècle sur les traces de Gliillebert de Lannoy et de Giosafat
Harbaro n'ont pas été prodigues de renseignements sur ce
mystérieux pays. Le mieux qualifié de tous pour le faire
revivre sous sa plume, Contarini, après avoir passé quatre
mois sur les bords de la Moskva et vu de près les hommes
et les choses, ne nous a laissé qu'une esquisse reflétant à
peine l'impression d'un Occidental dans le Nord.
L'aspect extérieur de Moscou ne pouvait frapper un
enfant de Venise revenant des profondeurs pittoresques
de l'Asie. La modeste capitale n'avait encore ni ses
innombrables clochers, ni ses flèches hardies, ni ses dômes
bulbeux et éclatants, rien de ce qui lui donne de loin, aux
rayons du soleil couchant, les apparences fantastiques
d une ville des Indes. La résidence des grands kniaz se
réduisait à un amas de chétives habitations, construites à
peu de frais et sans aucune prétention artistique. L'hiver
leur imprima cependant un cachet original. Recouvertes
d'un voile de neige, ornées d'une parure de glace, elles
semblèrent élégantes et presque gracieuses. Un foyer nou-
veau d'activité surgit sur les flots engourdis de la Moskva :
lorsqu'elle fut suffisamment prise, vers la fin d'octobre,
de nombreuses boutiques s'élevèrent sur la glace, et la
rivière se transforma en bazar. Le marché des vivres
présentait le plus curieux spectacle : des centaines de
vaches, de porcs, de moutons, tous gelés, dressés sur leurs
188 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.
pattes, coimue une année rangée en bataille, attendaient
des acheteurs. Aux affaires succédaient les plaisirs : courses
de chevaux, luttes corps à corps et autres divertissements
plus ou moins périlleux.
Ce pays aux froids ri{i;ourcux, aux neiges profondes et à
la {{lace épaisse, était habité par une race bien faite et
robuste. Hommes et femmes sont beaux, dit Contarini,
mais, ajoute-t-il, c'est un peuple abruti, gente bestiale. Une
plaie hideuse rongeait toutes les classes de la société. Le
démon de la bouteille semblait être le démon familier
de Moscou. On rencontrait partout de « grandissimes
ivrognes » qui se vantaient de Fétre et méprisaient les
tempérants. La boisson d'ailleurs excellente mais capiteuse
qui faisait tant de victimes était Thydromel. Des mesures
sévères en limitaient la fabrication. Sans quoi, les Mos-
covites, au gré du Vénitien, eussent été constamment
ivres et se fussent entre-tués comme des fauves. L'indo-
lence des commerçants l'étonnait aussi ; jusqu'à midi on
les voyait au marché; passé l'heure fatale, ils s'en allaient
boire et manger. Plus d'affaires, plus de travail, impos-
sible d'obtenir le moindre service '.
Si la silhouette tracée demain rapide n'est pas flatteuse,
c'est qu'elle n'est pas non plus complète. Les Moscovites
ne manquaient pas de qualités maîtresses qui ont échappé
au crayon de Contarini : ils étaient énergiques et endu-
rants, essentiellement colonisateurs, doués du don d'imi-
tation. Lorsque le christianisme eut frayé le chemin aux
lumières, du temps de laroslav dit le Sage, une première
éclosion de progrès autorisait de belles espérances pour
l'avenir. Le développement normal de la vie intellectueHe
fut d'abord entravé par de sanglantes discordes intestines,
' Co^TARl^I, sans pa^^ination.
I LA RENAISSANCE A MOSCOU. 189
I et ensuite coinplctcmeiit arrètd par le joii;; |)rcs(HH' (rois
fois séculairo des Talars. F^es incrurs et le earaclère
national se ressentirent de ces funestes événements. Le
peuple croupissait dans une profonde ignorance. A peine
quel(|ues moines écrivaient-ils, au fond des couvents, dc^
légendes et des annales ; les épopées rustiques des rhap-
sodes résumaient toute la poésie des sentiments ; les beaux-
arts se bornaient à la reproduction scrupuleuse des anciens
types hiératiques. La lutte avec l'infidèle aurait pu, comme
en Espagne, retremper des âmes guerrières; mais le Mos-
covite n'avait pas la fibre du Cid Gampeador, et le souffle
chevaleresque n'a jamais remué les couches profondes de
la Russie. A part quelques exploits héroKpies et la défense
brillante des villes assiégées, on combattait les Tatars
plutôt par la politique que par les armes. Les grands
kniaz marchaient habilement vers un but bien déterminé;
le peuple n'entendait rien à ces calculs subtils. Plongé
dans la misère, payant un lourd tribut, exposé aux
incursions mongoles, n'ayant personne pour le guider et
l'instruire, il ne A'oyait autour de lui que ténèbres et
retombait dans ses mœurs grossières.
Pour rendre à Moscou la place qui lui revient de droit
dans le monde, il fallait avant tout, l'unité territoriale
étant à peu près faite, s'affranchir du joug odieux de
l'infidèle et, après avoir refoulé les barbares en Asie,
respirer l'air vivifiant de la Renaissance qui traversait
l'Europe. L'unique moyen de regagner le temps perdu et
de se remettre au pas avec l'Occident, c'était d'aller à son
école et de profiter de ses progrès, sitôt que la liberté
nationale eût été reconquise. A ces deux points de vue, le
mariage d'Ivan avec Sophie a eu une importance considé-
rable qui se laisse saisir sur les faits.
Les circonstances de l'époque ont admirablement servi
190 IVAN 111 ET SOPHIE l'ALÉOLOGUE.
le chcF de ce Kniajcsivo qui portait clans ses flancs les
fTcrmes d'un empire colossal. En effet, tandis qu'Ivan
pétrissait de ses mains fermes et habiles l'unité nationale,
que les apanages disparaissaient de gré ou de force, que
Moscou devenait le foyer central de la vie russe, un travail
contraire de dissolution et de décadence se manifestait
chez les Tatars, dont l'organisation rudimentaire ne pou-
vait résister à l'épreuve du temps. Les Gengiskhan et les
Tamerlan avaient su dominer ces masses formidables de
guerriers nomades. Mais, non plus que les grands hommes,
la nature ne prodigue pas ces barbares de cruel et farouche
pénie. Les successeurs abâtardis de ces Titans sentirent le
pouvoir s'effondrer dans leurs mains au milieu des san-
glantes convulsions que provoquent les discordes intes-
tines. Profondément secouée, la Horde d'or se démembra
peu à peu : Kazan, la Crimée, d'autres khanats encore se
détachèrent de Sarai, n'emportant avec eux que la haine
des anciens maîtres. Sur le déclin du quinzième siècle,
l'empire naguère si menaçant se voyait frappé au cœur et
entouré de mortels ennemis sortis de son propre sein.
Malgré la faiblesse des Tatars, Ivan hésitait à s'engager
avec eux dans une lutte ouverte. Réunir une vaillante
armée comme Dmitri Donskoï, s'élancer sur l'ennemi, lui
livrer bataille, payer de sa personne, n'était pas le fait
d'un prince timide qui préférait les intrigues a l'éclat,
et aux grandes journées les escarmouches. Les desseins
hostiles furent donc habilement dissimulés. Sans aller lui-
même à Sarai, Ivan payait encore le tribut, mais il se lia
d'amitié avec le khan de Crimée. L'alliance qui s'ensuivit
était entre ses mains comme un glaive à deux tranchants,
dont il se servait contre Sarai et contre la Pologne, car
Mengli-Guirei poursuivait de la même haine le khaji
Mohammed et le roi Casimir. Aussi est-ce à cette époque
Î-A IIEINAISSANCE A MOSCOH. 191
que se rapportent les desaslreuses inemsions des Taturs
de Crimée dans les provinces polotiaiscs et lithuaniennes.
Rassuré sur les frontières de TOuest, Ivan aurait pu 1 enter
la fortune du côté de Saraï, mais il n'avait (jarde de rien
précipiter. Même après Tlieureuse issue de la campagne
de IA12, dont il a été question plus haut, les anciennes
relations ne tardèrent pas à se rétablir, et lorsque le grand
kniaz tendit, devant l'autel, la main à Sophie, il n'était
encore qu'un vassal des Tatars.
Dans la revendication complète de la liberté nationale,
une large part d'initiative revient, d'après les chroniques,
à l'altière Byzantine. La fdle des Césars conservait la fierté
de sa race; elle avait grandi dans Thorreur de l'Islam,
la chute de Constantinople lui permettait d'apprécier la
valeur de l'indépendance. C'est elle qui aurait excité son
époux à briser le joug humiliant des Tatars, à rendre aux
Moscovites une complète autonomie. Joignant l'exemple à
la parole, elle aurait, moitié par force, moitié par ruse,
expulsé du Kremlin les agents de la Horde. Une église
votive s'éleva sur l'emplacement occupé naguère par les
Tatars, qui ne purent jamais rentrer dans l'enceinte sacrée.
Un coup plus sensible fut porté à ces âpres collecteurs de
rançon, lorsqu'ils durent se convaincre que Moscou désor-
mais n'enverrait plus ses trésors à Saraï : le petit-fils du
Donskoï, docile aux conseils de Sophie, relevait enfin sa
tête trop longtemps courbée.
Mohammed s'indignait que la proie des Gengiskhan et
des Baty s'échappât de ses mains. Il lui tardait de revoir
les grands kniaz se prosterner à ses pieds et lui offrir de
l'or, des pelleteries, des étoffes précieuses. Aussi se laissa-
t-il, vers 1480, facilement gagner par Casimir IV à l'idée
d'une nouvelle attaque simultanée contre Moscou. Les
événements reprenaient le même aspect qu'en 1472 : en
102 IVAIN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.
lutte avec Nov{jorod, brouillé avec ses frères, le grand
kniaz prêtait le flanc à l'ennemi. Le succès de l'invasion
dépendait de sa rapidité. Les atermoiements de Mohammed
laissèrent à Ivan le loisir de faire la paix avec ses
adversaires, de resserrer l'alliance avec Mengli-Guireï et
d'achever ses préparatifs militaires. Arrivés sur les bords
de rOka, les Tatars trouvèrent occupés et bien défendus
' tous les passa. ';es guéables. Ils se replièrent alors sur
a rOugra, mais ce ne fut que pour y rencontrer les mêmes
j cbslacles.
'/ Un moment solennel, on le sentait d'instînct, s'annon-
çait dans l'histoire. Le peuple s'apprêtait à défendre ses
foyers et ses temples, la haine de l'infidèle cherchait une
issue, c'était le moment de frapper un grand coup. Mais
Ivan n'était pas à la hauteur de la situation. Il se repentit
d avoir eu un élan de courage, quitta l'armée, revint à
Moscou, envoya sa femme et ses trésors dans le Nord, et
se tint tranquillement à distance de l'ennemi. A cette vue,
les Moscovites, frémissant d'indignation, élevèrent des
plaintes violentes. L'archevêque de Rostov, Yassian de
Rylo, confesseur du prince, traita hardiment son fils spiri-
tuel de fuyard. Le vénérable vieillard s'offrait pour com-
mander 1 armée, pour porter à l'ennemi sa couronne de
cheveux blancs, et il reprochait à Ivan de craindre la mort,
comme si un mortel pouvait l'éviter. Ces franches récrimi-
nations troublèrent le grand kniaz. Ne se croyant plus en
sûreté au Kremlin, il se retira dans les environs de la capi-
tale, où il tergiversa encore pendant quelques jours. Obligé
enfin de calmer l'effervescence populaire, il se rapprocha
de l'armée, mais au lieu de tirer bravement l'épée, il
envoya des émissaires demander grâce à Mohammed, lui
offrir des présents, le supplier d'épargner son fief. Cette
'' nouvelle bassesse mit le comble à la mesure. L'archevêque
LA RENAISSANCE A MOSCOU. Id?,
Vassian repiit sa plume, el atliessa à son poiiitcnt une
patliL'ti(juc objurjjatioii, lui prêchant la hardiesse, lui pro-
mettant la victoire. Et comme Iv.in se retranchait dcn ièrc
ses scrupules, il le délia de ses serments : un piincc oilho-
doxe, disait-il, n'est jamais oblijjé de livrer des chréliens
aux Tatars, pas plus qu'IIérode n'était oblijjé de décapiter
saint Jean-Baptiste. Cette page vibrante lait honneur à
Vassian. L'anathème biblique de «chien muet» ne saurait
l'atteindre. Peu d'évêques en Russie ont tenu ce lan^jM/re
de voyant. Mais toutes ces ardeurs s'émoussaient dans les
hésitations d'Ivan. Il savait s'entourer à propos de con-
seillers pusillanimes, « riches et ventrus, dit la chronique,
traîtres aux chrétiens, amis des mécréants, ne demandant
qu'à prendre la fuite, car le diable parlait par leur bouche « .
Le grand kniaz, accessible à ces suggestions sataniques,
garda la défensive et laissa marcher les événements '.
L'armée moscovite, rien que par le nombre, en imposait
à Mohammed. Risquerun coup décisif avant d'avoir opéré
sa jonction avec Casimir lui parut téméraire. Il l'attendit
en vain : le roi de Pologne tenu en échec par le khan de
Grimée n'arrivait pas. L'allié naturel de Moscou se montra
plus fidèle : l'hiver avec son souffle glacial et ses tempêtes
de neige surprit les Tatars avant qu'ils se fussent mesurés
avec l'ennemi. Mal préparés à cette cruelle épreuve, ils
n'y résistèrent pas longtemps. Le II novembre, le signal
de la retraite générale fut donné. Il est probable que l'or
des Russes ne fut pas étranger à cette décision.
Les pieux annalistes de l'époque expliquent ce fait par
un singulier miracle. Lorsque les Moscovites, disent-ils,
épuisés de fatigue, se décidèrent au recul, les Tatars,
saisis d'une terreur soudaine, au lieu de les poursuivre,
' Tout récemment M. TiKHOMinov (p. 428) a essayé de disculper Ivan III.
C'est une question (|ui est censée rester ouverte,
13
194 lYAiN m ET SOPHIE PALEOLOGUE.
s'enfiiirciit dans la steppe et s'établirent pour l'hiver sur
l'embouchure du Donets après avoir ravagé, en guise de
représailles, l'infortunée Lithuanie.
Aussi bien, l'année 1480 marque la fin du joug talar.
Le khan Mohammed fut tué sous sa tente par un rival
audacieux. La Horde d'or avait vécu : elle s'affaissait
d'elle-même sur ses ruines sanglantes . Secouant ses chaînes
séculaires, la Russie désormais libre était rendue à ses
frlorieuses destinées. Lorsque l'armée, victorieuse sans
combat, rentra dans ses foyers, les joyeuses envolées des
bourdons moscovites annoncèrent plutôt le triomphe d'une
adroite politique que celui du courage personnel d'Ivan
et de ses conseillers.
Le prand kniaz n'avait pas attendu ce dénouement
suprême pour se rapprocher de l'Occident. Les dernières
années de la domination tatare n'absorbaient pas les
Russes au point d'empêcher toute expansion au dehors.
Avec un juste sentiment des besoins du pays, Ivan se hâta
de sortir de cet isolement dès que le mariage avec Sophie
lui en eut offert l'occasion et suggéré l'idée. La princesse
byzantine avait amené avec elle des Italiens et des Grecs.
Quelques-uns d'entre eux restèrent à Moscou. D'autres
vinrent ensuite grossir leurs rangs. On se servit principa-
lement de ces étrangers pour se mettre en rapport non
plus seulement avec les despotes d'Asie, mais aussi avec
les souverains d'Occident les plus civilisés.
L'Europe du quinzième siècle avait beaucoup à appren-
dre aux Moscovites. La Renaissance coulait à pleins bords
en Italie et gagnait de proche en proche les pays avoisi-
nants. La source en était à Rome depuis que Nicolas V y
avait réuni les meilleurs talents et les grands maîtres,
fondé la bibliothèque Vaticane et donné une impulsion
puissante aux lettres et aux arts. Relevée de ses ruines,
LA RENAISSANCE A MOSCOU. 195
sillonnée (railcrcs, la ciU' d Auguste rcj)rcnalt la brillante
physionomie tic 1 âge tror. Les cliefs-crdcuvie d'un Anyc-
lico de Fiesole, d'un Melozzo de Forli, d'un Pérugin exci-
taientl'admiration générale. Les humanistes, pour exprimer
leurs éloges, se servaient de la langue de Pétrar(|ue et de
Dante ou, mieux encore, d'un kitin classique que n'eussent
pas désavoué Cicéron et Virgile. Les idées se répandaient
rapidement depuis l'invention merveilleuse de Gutenber/^^
et Faust. Un monde nouveau s'ouvrit avec la découverte
de Christophe Colomb. Éblouis par ce succès, les naviga- '
teurs s'élançaient dans l'Océan à la recherche de l'inconnu.
Les esprits fermentaient, la vie sociale s'élargissait, le
commerce et l'industrie prenaient un développement jus-
que-là inouï.
Les Moscovites n'avaient qu'à franchir la frontière pour
contempler de leurs yeux ce spectacle. Au grand kniaz
revient le mérite d'avoir reconnu la nécessité du contact
avec le dehors, donné à ce mouvement une discrète
impulsion, et organisé les rapports extérieurs de manière
à en retirer les plus précieux avantages. Ivan III peut être,
à juste titre, considéré comme le vrai fondateur de la
diplomatie moscovite. En Occident, les relations interna-
tionales étaient déjà parfaitement réglées, les immunités
des ambassadeurs reconnues, leurs devoirs et leurs droits
déterminés. Une rigoureuse étiquette s'observait dans les
questions de préséance, et les chancelleries s'astreignaient
à un langage cérémonieux de convention. La science diplo-
matique se formait peu à peu, on dégageait les principes
pour en scruter la valeur et mesurer la portée, des théories
savantes s'étayaient sur cette analyse, et le plus souvent
elles n'aboutissaient qu'à des doctrines utilitaires ou [per-
fides. Notamment l'Italie n'avait que trop apprécié Machia-
vel, et parfois cyniquement appliqué ses procédés. En fait
196 IVATN III ET SOPHIE l'ALEOLOGUE.
d'abstractions, on chercherait en vain quelque chose
d'analofjue à Moscou; personne ne s'élevait encore à ces
hauteurs. Par contre, il y avait un sens pratique très déve-
loppé, des idées dynastiques qui se transmettaient avec le
sang, et une ténacité à toute épreuve. En outre, les Russes
avaient fréquenté une excellente école de finesse et de
dissimulation : le cours des choses les avait mis en contact
prolongé avec des despotes orientaux, tour à tour leurs
maîtres ou simplement leurs voisins. Initiés par les Grecs
aux habitudes courantes et aux usages reçus, ils ne tarde-
ront guère, tout en conservant leur extérieur asiatique, à
se mettre au pas avec leurs collègues d'Europe et à lutter
d'habileté avec eux.
Les relations internationales passaient toujours aux
yeux du grand kniaz pour des affaires de la plus haute
importance. Elles n'étaient pas encore concentrées, comme
du temps d'Ivan IV, dans un bureau spécial, mais le sou-
verain s'en occupait lui-même entouré de boiars, de diaks
et de podiatchi. Ces réunions se tenaient au Kremlin; elles
étaient l'embryon du ministère actuel des affaires étran-
pères. La classe privilégiée des boïars, ces grands digni-
taires d'un passé irrévocable, n'existe plus depuis les
transformations radicales de Pierre I", mais les diaks sont,
en droite ligne, les ancêtres hiérarchiques desGortchakov,
des Giers et des Lobanov. Ministres ou ambassadeurs, ils
recevaient d'en haut la direction et suivaient les aflaires
dans tous leurs détails, compulsaient les archives, suggé-
raient les projets et portaient la parole. Dans le domaine
des podiatchi, employés subalternes, rentraient les écri-
tures. De leur main sont tracés les volumes elles rouleaux
dont quelques-uns remontent à Ivan III, et qui contien-
nent la série des correspondances avec les différents États.
Ce sont eux encore qui écrivaient les (/ra/j/of/ elles nakazyy
I-A r.KNAISSANr.K A MOSCOU. V.)7
c'es(-à-(lir{; les incss;i(jos cl les iii.striK'lions. A l'éloj;(; tics
podiatclii d Ivan III, il faut dire (ju an point de vue paléo-
{pa|iliiqnc, comme élé{]ancc et netteté d exécution, les
cliaitcs tlu quin/ièmc siècle sont de beaucouj) supérieures
à celles du seizième.
Les relations du Kremlin exigeaient désormais qu on
envoyât des am-bassades au dehors. Du temps d I\an III,
si Ton fait abstraction des missions de Volpe et de Gislardi,
le titulaire ou le chef de la bande était d'ordinaire un Grec.
Il avait pour collègues des Moscovites qui faisaient l'ap-
])rentissa(je du métier d'iplomatique. Au départ, on leur
remettait le nakaz, dont les multiples avis se réduisaient à
trois points essentiels. Venaient d'abord les formules con-
sacrées dont il fallait se servir en offrant les présents aux
souverains étrangers. Les présents du Kremlin consistaient
en fourrures précieuses, telles que martres et zibelines, en
l'aucons blancs, dents de poisson, sabres richement ornés,
arcs avec flèches et carquois et autres espèces d'armes. A
Venise, on ne se gênait pas de vendre ces objets publique-
ment aux enchères. Ailleurs, il est probable que pareil
affront leur était épargné.
On intercalait ensuite la teneur de la gramota qui ser-
vait à la fois de lettre de créance et de passeport. Le mes-
sage d'Ivan III à Alexandre VI, dont l'original se conserve
à Venise, peut donner une idée du formulaire qui n'a
presque pas varié pendant tout le règne de ce grand kniaz.
Il est écrit sur papier ordinaire, muni d un petit sceau à
Telfigie de saint Georges et conçu en ces termes :
" Au pape Alexandre VI, pasteur et docteur de l'Église
romaine, Ivan, par la grâce de Dieu, souverain [gosoudar)
de toute la Russie et grand kniaz de Vladimir, Moscou,
Novgorod, Pskov, Tver, lougor, Viatka, Bulgarie etauti"es.
Nous avons envoyé auprès de toi nos ambassadeurs Démé-
198 IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.
trius Ivanov, fils de Rhalev, et Méfrophane Karalchiarov.
Et ce qu'ils te diront de notre part, tu n'as qu'à le croire.
Ce seront nos vrais discours. Écrit à Moscou, l'an 7007 '. «
Le troisième point du nakaz contenait la pièce de résis-
tance. On y entrait dans l'exposition de l'affaire pour sug-
(jérer des prescriptions minutieuses sur la manière de la
traiter. Différentes hypothèses étaient passées en revue,
et pour chaque question qui pourrait surgir on dictait
d'avance, selon l'opportunité, soit une réponse catégo-
rique, soit une réponse évasive. Ces fictions dialoguées
sont pour nous d'une lecture médiocrement fastidieuse,
mais il en ressort une preuve indéniable d'application et
de sagacité. Sans rien livrer au hasard, les Moscovites
étudiaient leurs affaires à fond, les envisageant sous toutes
les faces, avec des principes bien arrêtés, une routine tra-
ditionnelle, un but déterminé et une préoccupation con-
stante de maintenir etd'augmenter leur prestige. Ici encore,
le quinzième siècle l'emporte sur le seizième. Pour ne
parler que du style et de la forme, les instructions d'Ivan III
sont moins prolixes, plus claires, mieux ordonnées que
celles d'Ivan IV, où les idées s'entre-choquent trop souvent
dans une exubérante verbosité.
Munis de toutes ces pièces, les ambassadeurs partaient
de Moscou et envoyaient de temps en temps des rapports
au grand kniaz. Lorsqu'ils se dirigeaient vers l'Italie, ils
touchaient barre à Milan, Venise, Florence, Rome et
Naples. Des colonies grecques s'échelonnaient le long de
cette route, et l'espoir de rencontrer des compatriotes
guidait peut-être les voyageurs. Chemin faisant, ils rensei-
gnaient les Italiens sur Moscou, et, diplomates doublés de
négociants, ils se livraient activement au commerce et se
' Bibl. San-Marco, Latini, Classe X, n" 174, f, 102.
LA RENAISSANCE A MOSCOU. lOî)
cliar{jeaient volontiers de commissions. Cet usage est c'\ i-
demment d'origine orientale. Un petit billet du mar([uls de
Mantoue, daté du 10 mai I iî)!), nous porte à croire (|u'il
s'y mêlait parfois un peu d'indiscrétion. DémétriusRlialev,
en tournée à cette époque en Italie, se crut o])li{jé d'an-
noncer à ce petit souverain son prochain départ pour
Moscou, de lui offrir ses services, en proposant soit de se
rendre lui-même à Mantoue, soit d'envoyerun remplaçant.
Francesco Gonzaga répondit par un refus si catégorique et
des souhaits si empressés de bon voyage qu'ils dissimulent
à peine l'invitation de ne pas venir '.
Un trait à noter. Était-ce un reste de barbarie ou un
signe de progrès, un souvenir de Byzance ou un caprice
du Kremlin? mais les Russes se montraient intraitables sur
l'étiquette. Ils ambitionnaient partout la première place,
j)référaient ne pas se produire que céder le pas à un autre,
et, plus chatouilleux que les ambassadeurs de Venise ou
d'Espagne, dé fendaient leurs prétentions avec une insistance
qui tenait du grotesque. Les chroniqueurs contemporains
n'ont pas esquissé le portrait des diplomates grecs et mos-
covites du quinzième siècle : la différence devait être frap-
pante. Les uns avaient eu l'occasion de s'approprier plus
ou moins le vernis de la bonne société, les autres ressem-
blaient probablement aux Chévriguine et aux Molvianinov,
ou bien à leurs collègues du dix-septième siècle qui ont
tant scandalisé le russophile Krijanitch.
A défaut de plus amples renseignements, il ne sera peut-
être pas inutile de réunir ici en un seul tableau les traits
épars en maints endroits sur les ambassades russes en
Italie et en Autriche jusqu'en 1505. Ce sont celles qui ont
laissé les traces les plus durables soit pour avoir amené à
' Giornale araldico, août 1888, p 49.
200 IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.
Moscou des lioinmcs de vnleur, soit ])our avoir ajjilé d'iii-
téressanles questions politiques. Mieux que toutes les
autres, elles révèlent les approches ou plutôt ravènenieni
d'une cpo(jue nouvelle.
Semen Tolbouzine ouvre la marche des diplomates
russes à l'étran^jcr. Le 24 juillet 1474, il fut envoyé à
Vciiise en compagnie d'Antonio Gislardi, déjà connu du
lecteur. Ivan avait (;racié Trevisan et l'avait expédié à la
Horde d'or. Tolhouzine annonça ces bonnes nouvelles à
la Sei{jneurie et s'occupa de faire une levée d'artisans et
d'artistes. Comme il avait présenté des zibelines, le Sénat
décida, le 27 décembre 1474, d'envoyer en échange au
grand kniaz des draps d'or pour la valeur de deux cents
ducats. Tolhouzine fut hii-méme gratifié d'une robe de
drap d'or, son « notaire » d'une robe de damas, ses domes-
tiques reçurent des robes de drap écarlate. Tous ces vête-
ments avaient déjà fait de grands voyajjes. Ils revenaient
de Perse, où l'occasion avait manqué de les distribuer à la
cour d'Ouzoun-IIassan. Le Kremlin fut plus favorisé.
Après avoir poussé une pointe jusqu'à Rome, où son
voyage n'a pas laissé de traces, Tolhouzine regagna Moscou
en mars 1475. Son ambassade restera à jamais célèbre
pour avoir valu aux Russes un Italien d'impérissable
mémoire. Rodolphe Fioravanti degli Alberti, connu sous
le nom d'Aristote, était une des gloires artistiques de sa
patrie. Un juge compétent en cette matière, M. Eugène
Muntz, n'hésite pas à le nommer le plus fameux ingénieur
et un des plus insignes arcliitectes d'Italie au quinzième
siècle, Natifde Bologne, il se fît connaître d'abord à Rome,
où il transporta d'immenses colonnes monolithes de la
Minerve au Vatican. En 1455, il risqua dans sa ville natale
un véritable tour de force en déplaçant sur un espace de
trente-cinq pieds, sans In démolir, la tour monumentale
LA HKNAISSANCE A MOSCOU. 201
délia Mdziniic, liante de douze mèties. Le cardinal Ilcssa-
rion, alors Ic'jjat ponlilical, (jralida de ciii(|iiaiile lloiins
l'andacioux ingénieur. Doué d'une aclivité sur|)renanlc,
Fior.nanli se sijjnala tour à tour à Naplcs, dans le Milanais,
en llonjjrie, enlin de nouveau à Home, on Paul II votdait
redresser robélisqnc de jjranit qui ne cédera qu'à riin[)é-
rieuse in|onction de Sixte-Quint. La réputation d'Arislote
était si bien établie que le {jouverneur de Pologne disait
de lui : « Personne ne sait en arcbitecture ce que Fiora-
vanti ignore. » Appelé en même temps par le Grand Turc
et le grand kniaz, il préféra le Kremlin au sérail, s'en
vint à Moscou avec son fils André et son élève Pietro, mais
n'eut pas en partage à la cour d'Ivan les honneurs que
reçut Gentile Hcllini à celle de Mohammed. Cependant,
grâce h lui, la cité des Tsars vit surgir d'élégants édifices
dont elle est encore Gère aujourd'hui et dont il sera ques-
tion j)lus loin. En 1479, les conserva teiHS de Bologne
réclamèrent le renvoi de leur comj)atriote; on ne donna
point de suite à leur désir. Plus tard, Fioravanti lui-même,
effrayé j)ar la justice sommaire et sanglante du grand kniaz,
médita la fuite, mais il fut contraint de rester.
Du Ibnd de son exil, il dut souvent reporter sa pensée
vers les années brillantes et fécondes passées à Milan
auprès de son Mécène Francesco Sforza. Au duc défunt
avait succédé son fils Galeazzo Mai'ia. C'est h lui que Fio-
ravanti envoya, en 1476, deux magnifiques gerfauts. Pour
un chasseur passionné ce présent équivalait à une révéla-
tion : on savait désormais où chercher les précieux auxi-
liaires de la vénerie. Aussi Galeazzo s'empressa-t-il de
remercier Aristote avec effusion et d'aller au-devant de
tous ses désirs : il recommanda ses affaires à Bologne et
lui envoya cent ducats avec une pièce d'étoffe. Porteur
de ces dons était le jeune André. Il devait reprendre le
202 IVAN m ET SOPHIE PALEOLOGUE.
chemin de Moscou avec deux oiseleurs de la cour ducale,
Blanco de Gaio et Tadeo de Fcrrare, expédiés en {juisc
d'avant-coureurs pour explorer les abords du pays. Dans
son message du 24 juin 1476, adressé à Ivan, (ju'il appelle
Georges, Galeaz/.o ne dissimule pas sa passion pour les
faucons et les gerfauts blancs, offre des étoffes précieuses
comme pour provoquer un échange, s'incline devant les
« admirables vertus » du grand kniaz et demande à rester
avec lui en correspondance régulière. On n'était guère
habitué au Kremlin à des protestations de ce genre, mais
le duc ne put en constater les effets. Quelques mois après,
le 26 décembre, il tomba, victime de sa cruauté, sous le
poignard de Lampugnani ^.
Cependant les relations établies grâce à Fioravanti ne
furent pas interrompues. Il y en a des traces plus ou moins
sûres en 1483. L'année suivante, Sixte IV, interpellé par
le roi Casimir, lui promit qu'il ne donnerait jamais à
Ivan III, si celui-ci la demandait, la dignité impériale ou
royale in tota ruthenica natione sans consulterpréalablement
les Polonais. On avait, parait-il, lancé la nouvelle qu'une
ambassade russe se rendait à Rome avec des prétentions
de ce genre. Le 24 juin 1486, un Grec du nom de Georges
Percancotes se présenta à Milan en qualité d'ambassadeur
moscovite. Il apporta les dons d'usage, et fit des commu-
nications auxquelles on répondit par une lettre courtoise,
mais insignifiante ^.
L'ambassade de 1488 avait à instruire les pays étran-
gers d'un grand événement. En 1487, profitant des dis-
' Archives de Venise, Sen. Secr., t. XXVI, f. 164. — McsTZ, Hist. de
l'arl, t. I, p. 115. — Beltrami, Canetta, Gualandi, Malagola, passiiu. —
SiMONI, p. 182.
* Archives de Milan, Pot. est., Bussia, 1483, 15 décembre, lettre de Vin-
ceniala; Missive, n" 165, f. 213 v". — Theiner, Vet. Mon. 1 ol., t. II,
p. 230.
I-A RENAISSANCE A MOSCOU. 203
cordes qui ré{jnaient à Kazan, le yrand kniaz fit marcher
ses années contre la ville lataio, la [)rit d'assaut, renversa
le souverain hostile aux Russes et mit à sa place un fidèle
allié. L'annexion complète de Kazan eût été prématurée;
Ivan se contenta de poser un jalon sur la route de la con-
quête en prenant le titre de jjrand kniaz de I3ul{jarie.
D'ailleurs, le lait d'armes étant {jlorieux, l'occasion parut
bonne pour s'en prévaloir en Occident. Deux frères, Démé-
trius et Manuel Rhalev Paléologue, appartenant à une
famille grecque établie depuis quelques années à Moscou,
furent expédiés avec cette nouvelle en Italie. Après un
voyage de soixante-dix jours, ils arrivèrent à Venise et
furent reçus au Sénat le 6 septembre 1488. Le point cul-
minant de leur discours fut «l'immense victoire remportée,
en juin 1 487, par leur roi(5?'c)sur un certain dynaste tatar
qui l'avait attaqué avec cent dix mille chevaux » . Les
Vénitiens semblent s'être payés de ces vagues allusions
sans chercher à s'éclairer davantage. Les Rhalev rappelè-
rent ensuite leurs origines grecques et se professèrent ser-
viteurs très fidèles et très dévoués de la Seigneurie; en foi
de quoi, outre les pelleteries du grand kniaz, ils présen-
tèrent en leur propre nom quatre-vingts zibelines. Ceci
leur valut à chacun une robe de drap d'or et cent ducats.
Pour rentrer dans leurs frais, les sénateurs vendirent les
zibelines aux enchères.
De Venise les ambassadeurs se rendirent .à Rome. Le
18 novembre, ils assistèrent à la messe pontificale au
Vatican. Lorsqu'on eut chanté le Gloria in excelsis, le pape
Innocent VIII appela l'un d'eux sur les marches du trône.
Une place d'honneur lui fut assignée, immédiatement après
\e sénateur qui représentait le glorieux passé de Rome. Le
maitre des cérémonies, Burchard, de qui nous tenons ces
détails, ajoute que l'ambassadeur avait été envoyé pour
20V IVAN m ET SOPHIE PALEOLOGUE.
faire acte (robc'tlicncc au Pape. D'aulrc part, lorsque les
lllialev s'en revenaient à Moscou, le bruit se rc'pantlit de
nouveau qu ils avaient obtenu pour le ;;rancl kmaz la cou-
ronne royale. Le roi de Pologne, Casimir, en fut si alarmé
qu'oubliant les promesses de Sixte IV% il crut devoir confier
ses appréhensions au Pape, le 20 juillet 148!), et lui
demander des explications. Ce retour j)ériodique des
mêmes fictions ne sauraitêtre l'effet du hasard. Une hypo-
thèse s'impose ici d'elle-même : on se rap|)elle que VoJpe,
à la grande édification des témoins oculaires, avait déjà
donné des assurances de soumission envers le Paj)e. De
vagues rumeurs sur de nouveaux titres honorifiques avaient
aussi été mises en circulation. N'aurait-on pas continué à
s'exprimer d'une manière équivoque, et les Grecs n au-
raient-ils pas donné à cet égard des preuves de souplesse?
Ceci expliquerait l'opinion favorable que Ion eut long-
temps à Rome sur les dispositions de Moscou et sur les
magiques attraits du diadème.
Les Rhalev ne rentrèrent à ^îoscou qu'en L490, ame-
nant avec eux une bande entière d'artisans, maçons,
armuriers, fondeurs et autres. Parmi les nouveaux arri-
vants se trouvait un architecte digne de succéder à Fiora-
vanti et capable de soutenir son renom. Pietro Antonio
Solari appartenait à une noble famille milanaise, où le
goût et la profession des arts se transmettaient comme un
patrimoine de famille. Père, grand-père, aïeul, avaient, à
dilférentes époques, attaché leur nom aux principales
constructions du Milanais : le dôme, le grand hôpital, la
chartreuse de Pavie. Pietro Antonio fut de bonne heure
associé aux travaux de son père Boniforte, le mieux doué
de tous les Solari, et qui resta toute sa vie fidèle au style
lombard avec ses prétentions pyramidales et ses réminis-
cences tudesques importées en Italie du temps de Fré-
I,A IIENAISSAÎNCK A MOSCOU, 205
déric II. Les Sforza Faisaient {jraïul cas de l'ietro Antonio,
et lui avaient assuré loufjtenips à l'avance la succession de
son père coninie ingénieur du dôme de Milan. Mais à la
mort de Boniforte, les recteurs de la catliétlrale soulevè-
rent des difficultés et ne ratifièrent pas le clioiv ducal.
Pietro Antonio resta chargé de Tliùpital, des é.';lises del
Carminé et de l'Incoronata, sans jamais parvenir au poste
qu'il enviait le plus. Peut-être fut-ce à la suite de celte
déception qu'il accepta volontiers l'offre d'aller à Moscou.
Il partit accompaj^né de son disciple Zananlonio, fondeur
de canons, d'un certain Jacobo avec sa femi\, , de Gristo-
foro, argentier, avec deux élèves originaires de Rome. La
chronique mentionne encore quelques autres : l'Allemand
Albert de Lùbeck, le Vénitien Carlo et son élève, qui se
joignirent aux partants. Solari ne tarda point à se distin-
guer à Moscou et à gagner les bonnes grâces d'Ivan, qui
semble l'avoir honoré d'une confiance spéciale. Nafriière
encore il y avait aux aicliives de Milan une pièce actuelle-
ment introuvable et qui portait la signature : Petrus Anio-
niits de Solario archiiectus generalis Moscovie. Ce titre ne pou-
vait convenir qu'à celui qui, dans la hiérarchie artistique,
occu[)ait le premier rang. Du reste, la carrière de Solari
en Russie ne fut pas de longue durée. Dès le 22 novem-
bre 1493, sa mère Giovannina de Cisate fut autorisée par
lettre ducale à prendre possession de l'héritage qu'avait pu
laisser Pietro Antonio, mort peu de mois auparavant.
Autrement tragique fut le sort d'un médecin juif de
Venise, affublé par la chronique du nom de Léon Jidovine
et arrivé à Moscou en même temps que Solari. Le premier
patient confié à ses soins fut Ivan, fils du grand kniaz et tie
sa femme Marie de Tver. Plein de confiance en lui-même,
maître Léon promit une guérison radicale et en répondit
sur sa propre vie. Le traitement fut long et douloureux^
206 IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.
mais l'issue devait en^ être fatale, et, lorsque le malade
succomba, son malheureux médecin eut la tête tranchée '.
Le Kremlin n'entendait pas se payer de jnots, encore
moins de promesses trompeuses.
Trois ans après le retour des Rhalev, en mai 1493, c'est
un Grec doublé d'un Russe, Manuel Doxa avec Daniel
Mamyrev, qui se dirigent vers Milan. Le message dont ris
étaient munis portait l'adresse du duc Gian Galeazzo. On
ignorait à Moscou que le prince infortuné végétait dans sa
prison dorée de Pavie, tandis que son oncle et tuteur,
Ludovic le More, détenait le pouvoir et rêvait des cou-
ronnes. L'arrivée de cette ambassade avec ses merveilleux
présents causa au régent une vive satisfaction. L'envoyé
florentin Guicciardini en fut témoin et s'en porte garant.
Arbitre éphémère d'Italie et passionné pour la gloire, ces
lointaines relations ne pouvaient que sourire à Ludovic et
le flatter. Il aimait à se faire voir au milieu de sa cour
aussi brillante que sceptique, entouré d'une pléiade d'hu-
manistes, poètes et orateurs, d'une armée d'architectes,
de peintres et d'orfèvres. Seul Lorenzo le Magnifique riva-
lisait avec lui; encore n'avait-il à son service ni Bramante
ni Leonardo de Vinci. A défaut d'un Fioravanti ou d'un
Solari, les Russes n'engagèrent cette fois, paraît-il, qu'un
homhardero du nom de Zoanne. Mais Ludovic se montra
intraitable dans ce cas particulier ; il fit réclamer son bom-
bardero jusqu'à Venise, nous ne saurions dire avec quel
succès.
Le mariage de Bianca Sforza, sœur de Gian Galeazzo,
avec Maximilien I" donna lieu à un incident d'un autre
> Archives de Venise, Sen. Secr , t. XXX, f. 152 v°. — Bibl. San-Marco,
Sancto, Croc. Ven., t. III, f. 304 v". — Burchard, t. I, p. 323. — Codex
cpist., t. I, p. 293. — Caffi, p. 686. — Liétopisetz, p. 317. — Roussk.
liét., t. VI, p. 125.
LA UENAISSANCK A MOSCOH. 207
;;cnre. Ces fêtes se célébraient, vers la (in de iiovemlnc,
avec cette ina(jnificence somptueuse que, guidé par son
coup d'œil d'artiste, Ludovic savait déployer à propos,
captivant ainsi l'admiration et (jagnant les suffrages de ses
concitoyens. Insensibles à ces séductions, les envoyés
4'Ivanrefusèrentd'assisterau mariage, pour ne pasaccorder
la préséance aux représentants du Saint-Empire, d'Espagne
lui de France. Les bonnes raisons ne manquaient pas aux
récalcitrants. Sans compter la noblesse de sa race, disaient-
ils, notre maître est plus puissant que les rois de Hongrie,
(le Bohême et de Pologne, pris ensemble. Malgré toutes les
remontrances, ils restèrent inflexibles, mais cette fierté ne
leur fit aucun tort.
Dans les premiers jours de décembre, ils furent invités
à une chasse organisée dans la vallée du Tessin. Elle
réussit à merveille, et grand nombre de pièces furent
abattues. Au départ, Ludovic fit rendre aux Moscovites les
mêmes honneurs qu'à l'arrivée. Un officier tranchant les
accompagna jusqu'à Venise, où l'ambassadeur milanais
eut ordre de se mettre à leur service. Pour resserrer les
liens d'amitié, un envoyé spécial, Boccalino de Mantoue,
devait se rendre au Kremlin. Aucune trace n'indique que
ce projet ait été mis à exécution.
Le 29 décembre 14-93, les Russes se présentèrent au
sénat de Venise, et l'occasion de manifester leur ténacité
hautaine ne tarda pas à s'offrir. Une messe solennelle fut
célébrée, le 1" janvier 1494, à l'église aux allures byzan-
tines de Saint-Marc. Le doge y assistait avec ses conseil-
lers, les sénateurs, les patriciens. Les Russes occupaient
la place d'honneur, mais, sitôt que d'autres diplomates se
mirent au même rang, ils quittèrent l'église, ne voulant
pas, disaient-ils, tolérer l'affront fait à leur prince.
Doxa et Mamyrev revinrent à Moscou dans le courant
208 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.
(loraiiiiéc |/i!)/i., accompagnés d'étrangers qui s'engîiyeaienL
au service du grand kniaz. Outre l'armurier Pietro, d'ori-
pine inconnue, ils amenaient avec eux trois Milanais :
Aloisio de Carcano, Michèle Parpajone et liernardino de
Borî'omainero. Le plus en vue de tous semble avoir été
Aloisio. Une pièce italienne contemporaine le traite de
viaslrodaniuro. Il resta en correspondance avec ses parents,
et les premières nouvelles qu'il leur donna respirent la
plus vive satisfaction. Dès son arrivée, le grand kniaz lui
avnit lait un don gracieux de huit vêtements; l'argent ne
lui manquait pas, il en avait même en telle abondance
qu'à la première bonne occasion il se proposait d'en
envoyer aux siens '.
L'ambassade de 1-499 est particulièrement intéressante
à cause des péripéties qu'elle eut à subir au retour. Cette
année, Démétrius Rhalev fut de nouveau chargé d'une mis-
sion à Venise, Rome et Naples, non plus avec son frère,
mais avec un Russe d'origine, Mélrophane Fedorovitch
Karatchiarov. Nous avons reproduit plus haut la lettre de
créance dont ils étaient munis pour le pape Alexandre VI
et mentionné le billet équivoque du marquis de Mantoue.
Le commerce leur créait des embarras; même à la douane
de Venise, on fut étonné de leurs nombreux bagages.
Cependant Rhalev faisait bonne figure. Il était vêtu d'une
robe d'or, parlait grec et latin, et on le savait apparenté
aux Paléologues. Le 1 1 mars 1500, en compagnie de
Métrophane, il assista à Rome au consistoire où Alexan-
dre VI prêcha la croisade contre les Turcs. De retour à
Venise, invités à une procession solennelle, ils s'abstin-
rent d y prendre part, sitôt que la place d'honneur fut
dévolue aux Français. La Seigneurie ne réclama point et
• Archives de Milan, Pot. est., Fiussia , 1493. — Boutourline, t. II,
p. 275 à 279. — Caffi, p. 690. — Roussk. liét., t. VI, p. 140.
LA RENAISSANCE A MOSCOU. 209
se montra concilinnte. Il falliiit ni(;na{j(îr les alliés pré-
sumés contre l'islam. On préféra donc les entretenir de
( ctte question bridante et les encourager à la {juerre
contre les Turcs; un message dans ce sens fut libellé pour
Ivan. A l'occasion de cette ambassade, se montrent les
rivalités nationales qui reparaîtront dans les siècles sui-
vants : un Lithuanien traversait l'Occident à la même
( [)0([ue, et il s'offrait partout pour rectifier les récits des
Moscovites.
Au moment de quitter l'Italie, Rhalev se voyait à la tête
d'une petite caravane, tant il avait embauché de monde
pour Moscou. Des familles entières l'accompagnaient, car
telle était la confiance de ces émigrants dans l'avenir qu'ils
emmenaient avec eux femmes et enfants. Les grandes
routes du Nord étant pour lors inaccessibles à cause des
hostilités avec la Lithuanie et la Livonie, ilfallutse replier
sur l'itinéraire méridional, longer les côtes de la mer
Noire et pénétrer en Russie à travers les steppes. Ivan
avait des amis sur le parcours, en Hongrie, en Moldavie,
en Crimée. D'ordinaire le trajet se faisait sans encombre.
Cette fois encore tout alla bien jusqu'en Moldavie, où s'éleva
un obstacle inattendu. Le voiévode Stéphane avait appris
qu un drame domestique s'était passé au Kremlin : sa fille
Hélène, veuve du fils aîné d'Ivan et mère de l'héritier pré-
somptif du trône, était tombée en disgrâce : la couronne
échappait ainsi de ses mains. Des explications furent
demandées à Moscou, et, en guise de représailles, Stéphane
retint chez lui Rhalev avec toute sa bande. Simples voya-
geurs, ceux-ci se voyaient réduits presque à l'état de pri-
sonniers. Ivan en fut averti. Aussitôt il envoie message sur
message au khan de Crimée pour obtenir leur mise en
liberté : qu'il intervienne auprès de Stéphane, qu'il les
héberge à Pérékop, qu'il les pourvoie d'argent, de chevaux,
14
210 IVAN m F.T SOPHIE PALÉOLOGUE.
de vêtements, qu'il les amène à Poutivl, et tout sera lar-
(jcment compensé. Mengli-Guirei eut la chance de réussir,
et, en juin 1503, les malheureux voyaj^eurs étaient déjà
dans ses domaines. Mais pour être allié d'Ivan, il n'en res-
tait pas moins Tatar : l'occasion lui parut bonne de puiser
à pleines mains dans la bourse de son meilleur ami. Il
"arda de longs mois à Pérékop ceux que le grand kniaz
attendait avec tant d'impatience, et, au départ, n'oublia
pas de faire les comptes. Le total s'élevait à deux cent
douze mille pièces d'une monnaie qu'il n'est pas possible
de déterminer. Cependant la somme devait être considé-
rable, car Mengli-Guirei assurait avoir fait de grandes
dépenses et emprunté de l'argent à Kaffa. En novem-
bre 1504, Rlialev arriva enfin à Moscou et repartit immé-
diatement pour Poutivl avec l'argent réclamé par Guirei.
Le grand kniaz indemnisa son allié sans retard quoiqu'il
eût contre lui un légitime grief. Le khan astucieux de
Crimée avait bien délivré des lettres à l'architecte AI vise
pour attester qu'il était singulièrement expert dans son
art, mais il avait gardé auprès de lui le graveur Grégoire
Vorenza, au grand déplaisir d'Ivan, qui ne manqua pas de
protester.
Telles sont à peu près les ambassades envoyées en Italie
par Ivan III. Trakhaniote a été aussi à Rome, mais dans
des circonstances qu'il n'est guère possible de préciser. En
général, la politique, on l'a vu, n'avait qu'une très mince
part dans les relations de Moscou au delà des Alpes. Elle
se bornait à des discours académiques sur les succès et les
revers des armées ottomanes '. C'est plutôt du côté de
l'Autriche que des conditions similaires et des ennemis
communs pouvaient faire surgir l'idée d'une alliance ou
' SiSUTO, Diarii, t. III, aux mots Caracirovo, Ralevo, Paleologo. — Sbor-
nik. roussk. ist. ob., t. XLI, passim.
LA RENAISSANCE A MOSCOU- 211
au moins (run rn[)pro(licincnt sur le terrain des intérêts
mutuels. Celte évendialité ne tarda pas à se présenter.
Au début, un sim[)le touriste servit d'intermédiaire.
Nicolas Poppel, Silésien, célèbre à cause de sa lance,
lonjjue et pesante, qu'il maniait avec une dextérité admi-
rable, était dominé, chose rare au quinzième siècle, par
la passion des voyajjes. Après avoir parcouru l'Allema^jne,
l'Angleterre, la France, l'Espagne, le Portugal, il se rendit
à Moscou, en i486, muni d'une lettre de l'empereur Fré-
déric III. Le Kremlin le reçut avec une extrême méfiance.
Il avait beau prétendre qu'il se déplaçait pour son plaisir,
on le soupçonna d'être un espion du roi de Pologne, et il
fut traité en conséquence. Ce premier voyage n'eut qu'un
seul résultat : il permit à Poppel de puiser à bonne source
des renseignements variés qui devaient plus tard produire
en haut lieu une profonde impression. En effet, rendu à
Nûrnbcrg, où se trouvaient alors l'Empereur et les princes
de l'Empire, il leur apprit, à leur grand étonnement, que
le souverain de Moscou n'était pas un vassal du roi de
Pologne, qu'il gouvernait sans contrôle un pays d'une
immense étendue, qu'il était riche, considéré et puissant.
(]es récits, agrémentés de mille détails, firent poindre dans
Ja tête de l'Empereur l'idée qu'on pourrait tirer parti de
Moscou. Il fut décidé qu'on enverrait un ambassadeur
auprès d'Ivan, et le choix tomba sur Poppel qui, retardé
par une maladie, ne se mit en route que vers la fin
de 1488.
Les négociations dont il était chargé se réduisaient
principalement à deux points. D'abord, les Habsbourg
comptaient se concilier la Piussie par une alliance de
famille. Au nom de son maître, Poppel devait proposer
pour gendre à Ivan le margrave de Bade ou le duc de Saxe..
En même temps, comme on s'imaginait en Autriche
212 IVAIN m KT SOPHIE PALKOLOGUE.
qu'Ivan rcclicrcliail une couronne à Rome, l'Empereur
nienait soin de rectifier à sa manière les idées moscovites
sur ce sujet. Le Pape, faisait-il dire au grand kniaz, n'a
rien à voir en dehors du monde ecclésiastique; l'Empereur
seul a le droit de créer des chevaliers et des rois, c'est
avec lui qu'il faut traiter ce genre de questions. Cette
déclaration fut faite avec un grand apparat de mystèie,
avec des insinuations contre les Polonais, jaloux des succès
- d'un rival, et des assurances flatteuses sur les bonnes dis-
positions de l'Empereur. L'Autriche se montrait toute
prête à pousser la Russie dans la voie des honneurs, à la
faire entrer dans la famille européenne, mais elle n'enten-
dait pas que le Pape en bénéficiât et revendiquait pour
elle-même tous les avantages qui pourraient en jaillir.
La manière dont ces ouvertures furent accueillies don-
nent bien la note de l'esprit nouveau qui prévalait au
Kremlin. Sans vouloir montrer sa fille à Poppel qui dési-
rait la voir, même au risque de choquer l'entourage, Ivan
se réservait d'envoyer à Vienne son propre ambassadeur.
Les alliances avec les familles souveraines d'Occident lui
souriaient, mais il était difficile dans le choix et ne confiait
ses secrets qu à des serviteurs dévoués. On apprit plus
tard que l'allié des césars de Ryzance consentirait à donner
sa fille au roi des Romains, mais non au duc de Saxe ni
au margrave de Bade, qui furent écartés comme étant de
trop petits personnages. Quant aux titres, les boiars répon-
dirent immédiatement et non sans fierté qu'Ivan, par la
grâce de Dieu, était souverain héréditaire, qu'il tenait de
ses aïeux des droits imprescriptibles et qu il n'en deman-
dait à personne la confirmation. Tout en déclinant cette
proposition, qui n'était peut-être que l'écho des agissements
de Volpe, le grand kniaz comprenait trop bien l'utilité des
relations avec l'Autriche pour ne pas les cultiver. Il le fit
I,A HENAISSANCK A MOSCOU. 213
même avec un soin particulier, car il les confia à louri
Trakhaniolc, qui semble avoir été le plus actif et le plus
intelligent de tous les diplomates de l'époque.
En réalité, il y avait h résoudre une grosse question, et
la solution intéressait également les deux puissances.
L'Autriche convoitait la Hongrie, et trouvait dans les
Jagellons des rivaux dangereux. Les mêmes Jagellons
détenaient des régions et des villes qu'Ivan III s'obstinait
à considérer comme sa propriété héréditaire. La Pologne
devenait par là un ennemi commun, et T Autriche fut la
première à proposer contre elle une alliance. Rien ne
répondait mieux aux intentions d'Ivan que cette action
simultanée. Tendre la main aux Allemands pour opprimer
les Slaves ne lui répugnait pas, tant il avait à cœur de
fonder solidement l'unité russe. Il suggéra lui-même la
manière de répartir le butin : la Hongrie serait livrée à
l'Autriche, et Moscou aurait les mains libres enLilhuanie.
Ce partage mettait à 1 aise toutes les convoitises, mais un
autre souci pesait encore sur les deux copartageants : ils
n'entendaient pas travailler l'un au profit de l'autre, et
chacun se proposait d exploiter l'alliance en sa faveur. De
là, difficultés et malentendus. En outre, 1 Autriche était
sujette à des fluctuations et, au gré des événements, elle
prêchait la guerre contre la Pologne ou bien recherchait son
amitié. Ainsi, en 1491, lorsque la paix de Presbourg eut
ménagé à Maximilien l'expectative de la Hongrie, il ne
montra plus d'animosité contre les Jagellons; mais, sitôt
que la diète hongroise eut, en 1505, rapporté ce traité,
les envoyés autrichiens reprirent le chemin de Moscou.
L'année suivante, le même traité avant été remis en
vigueur, il y eut une nouvelle détente qui dura jusqu'au
mariage de Sigismond I" avec Barbe Zapolya. Cette union
entraînait l'accord entre la Pologne et les chefs de l'oppo-
21V IVAN III ET SOIMIIE PALEOLOGUE.
sition hongroise; elle était une menace permanente contre
l'Autriche, qui reprit alors ses allures belliqueuses. En
1515, à l'entrevue de Presbourg, les tendances pacifiques
reprirent définitivement le dessus, et Maximilien ne songea
plus qu'à réconcilier les Polonais avec les Moscovites.
Ivan III n'était plus de ce monde, mais lors même qu'il
eût été témoin de ce dénouement il n'en aurait pas été
surpris. La versatilité de Maximilien lui était connue; il la
lui reprochait d'autant plus amèrement qu'il aurait voulu
lui-même fixer les échéances de trêve ou de guerre, et ne
pas toujours dépendre des calculs utilitaires d'un autre.
Ces griefs ne provoquèrent pourtant pas de rupture. Ne
pouvant point obtenir d'action militaire au moment donné,
Ivan se bornait à réclamer des artisans et surtout des
métallurgistes : c'était autant de gagné pour sa cause '.
Quelle a été, demandera-t-on ici, l'importance sociale
des relations extérieures inaugurées par Ivan III? Le fait
même de l'expansion à l'étranger, succédant à l'isolement
séculaire, indique une fermentation nouvelle dans les idées
qui ne pouvait rester sans résultats. S'ils n'ont pas été plus
profonds et plus durables, cela tient en grande partie à
l'impulsion insuffisante donnée par Ivan et à son genre
spécial d'esprit. Il eût fallu non seulement constater les
progrès réalisés en Occident, mais remonter jusqu'à leurs
origines, s'élever jusqu'aux sources d'où jaillissait laRenais-
sance et y puiser non pas l'imitation servile de l'étranger,
mais le renouveau organique et gradué d'un pays arriéré.
Un homme de génie eut assumé cette tâche; Ivan n'était
pas de la race des réformateurs. Doué d'un sens pratique
pénétrant, mais n'ayant pas de large envergure d'esprit,
il se renfermait dans des horizons restreints. Trop peu
^ FiEDLER, JSik. Poppel; Die Allianz, passim. — ■ Pamiat. dipl. snoch.,
t. I, p. 1 à 58. — Bauer, p. 54 à 93. — Ba^tych-Kamensri, p. 1 à 3.
LA RENAISSANCE A MOSCOU. 215
cultive' liii-inôiuc pour devenir, comuie Ilaroun-al-Racliici
ouSuleymau, un protecteur tics lettrés, un ami des savants,
il n'en était pas moins frappé des avanlajjes de la science;
il voulait bien en proHter dans le présent sans songer tou-
tefois à préparer l'avenir sur des bases solides et duraldes :
c'était un Pierre le Grand au petit pied. Lorsque les Ita-
liens auront transformé le Kremlin, on admirera leurs
merveilles artistiques, on en tirera parti, mais aucun
effort ne sera tenté pour réveiller l'esprit national et riva-
liser avec l'étranger. Ivan n a jamais sérieusement pensé
à fonder des écoles, à répandre l'instruction, à introduire
l'imprimerie, à changer le cours des idées, à former une
génération nouvelle capable de s'assimiler les récentes
conquêtes du progrès. A peine quelques timides démar-
ches ont-elles été hasardées dans ce sens. La culture exté-
rieure de l'Occident apparaissait à Moscou; le souffle qui
avait produit cette culture n'atteignait pas les Moscovites.
On cueillait des fleurs et des fruits qui avaient germé
ailleurs, mais le terroir restait vierge de la semence
féconde. Il en résulta dans la suite un manque d'équilibre,
une fâcheuse habitude de s'en remettre à autrui, une
défiance mal placée dans sa propre initiative, qui n'était
au Fond qu'une fatale paresse d'esprit. Parturition labo-
rieuse, cette époque ne produisit presque rien d'original,
elle ne révéla aucune des forces créatrices de la nation.
Chose plus étrange encore ! Les mêmes Grecs qui ont
érigé en Italie des chaires d'éloquence et de philosophie,
commenté Platon et Aristote, Homère et Démosthène,
n'ont pas seulement essayé d'expliquer la grammaire à
Moscou. L'enseignement resta, comme auparavant, confine
dans les monastères et les bureaux. Les moines et les diaks
étaient les seuls lettrés de l'époque; parmi les boïars il n'y
en avait que très peu sachant lire et écrire. Et même cette
216 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.
instruction des plus avancés n'était en réalité que rudl-
menlaire : elle se bornait aux livres liturgiques et sacrés,
aux livres de piété, aux apocryphes, à la rédaction des
annales, des nakaz et des {jramoty. Sans doute, le terrain
était autrement bien préparé en Occident ; les longues
années de culture latine avaient affiné les intelligences,
tandis que les Russes, englobés dans le monde asiatique,
étaient restés réfractaires aux influences européennes. Les
lettres et les sciences ne pouvaient s'acclimater h Moscou
sans un puissant effort pour secouer la torpeur dans
laquelle on était plongé depuis trois siècles. Personne
n'était mieux qualifié pour le faire que les Grecs de la
Renaissance, mais il semble qu'on ne leur a jamais demandé
ce genre de service, et eux-mêmes se seront bien gardés
de s'offrir, préférant aux fonctions de maîtres d'éoole celles
plus brillantes et plus lucratives de diplomates.
Que si le grand kniaz ne songeait pas assez à l'avenir,
a-t-il, au moins, essayé de réformer radicalement le pré-
sent, ou plutôt quelle était la pensée dominante qui le
dirigeait dans ses innovations? Serait-il téméraire d'affir-
mer qu'il avait en vue un double but : la sécurité maté-
rielle du pays et le prestige du pouvoir? Le fait est que
ses œuvres ne trahissent guère d'autres préoccupations
que celles-ci. La passion des lettres et les goûts artistiques
lui restèrent toujours étrangers, mais il avait à un haut
degré le sentiment de sa dignité, il voulait en imposer à
l'entourage et rendre le souverain de Moscou redoutable
au dehors.
En agissant ainsi, Ivan allait au plus pressé. Ses voisins
de l'Ouest, ennemis du lendemain, Polonais et Livoniens,
étaient plus avancés que les Russes dans l'art militaire,
mieux armés et mieux exercés. D'autre part, c'eût été
risqué de se fier à l'amitié intéressée des Tatars. La Horde
LA RENAISSANCE A MOSCOU. 217
d'or n'existait plus que dans Thistoirc, niais ses traditions
de briganda{]e et d invasion revivaient à Ka/.an et en (îri-
mée. Le grand kniaz songea donc sérieusement à renou-
veler l'armement de ses milices. L'exploitation des mines
et la préparation des métaux attirèrent son attention. IjCS
fondeurs appelés de l'étranger eurent Tordre de ral)ri(|uer
des armes à feu qui devaient remplacer les arcs et les
flèches. Des canons de divers calibres parurent au Krem-
lin, et le canon-monstre de Paolo Debossis resta célèbre
entre tous. Se conformant aux principes stratégiques de
l'époque, Ivan prit aussi soin de fortifier Moscou. Il fit
démolir les anciennes palissades en madriers de chêne
qui dataient encore de Dmitri Donskoi et ceindre le Krem-
lin d'une épaisse muraille à créneaux échancrés, garnie
de tours. Solari dirigea ces travaux, et une épigraphe, qui
s'est longtemps conservée incrustée dans la pierre, ren-
dait témoignage à ses mérites. Le même architecte a con-
struit la porte élégante, dite Spasskïa vorota, qui s'ouvre
sur la Krasnaia et que personne n'a plus admirée ni mieux
décrite que Théophile Gautier. « Elle est percée, dit-il, dans
une énorme tour carrée que précède une sorte de porche
ou d'avant-corps. La tour a trois étages en retraite et se
termine par une flèche portant sur des arcatures évidées
à jour. L'aigle à double tête, tenant aux serres la boule
du monde, surmonte la pointe aiguë de la flèche, qui est
octogone comme 1 étage qu'elle coiffe, côtelée à ses arêtes
et dorée sur ses pans. Chaque face du second étage
enchâsse un énorme cadran, de manière que la tour
montre l'heure à chaque point de l'horizon. Ajoutez pour
l'effet aux saillies de l'architecture quelques paillettes de
neige posées comme des réveillons de gouache, et vous
aurez une légère idée de l'aspect que présente cette maî-
tresse tour s'élançant en trois jets au-dessus de la muraille
218 IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.
(Icnliculéc qu'elle interrompt'. » Sans doute, quelque
formidables qu'ils fussent, ces murs n'ont pas toujours
arrêté l'ennemi; les Polonais de Zolkiewski, la Grande
Armée de Napoléon ont pénétré dans le Kremlin; actuel-
lement ils n'offrent aucune garantie contre les engins
modernes de destruction; aussi bien ils ont sauvé Moscou
des Tatars de Guireï, ils ont résisté aux flammes de 1812
et à l'action dissolvante du temps, et, témoins vénérables
du passé, ils en proclament fièrement la grandeur.
Mais le grand kniaz ne se souciait pas d'habiter une
forteresse quelconque. Une acropole ne suffisait pas à sa
noble ambition. Comme David et Salomon, comme les
césars de Byzance, il voulait, souverain par la grâce de
Dieu, consacrer la défense nationale et sa propre autorité
par l'idée religieuse. La foi et la piété du peuple exi-
geaient que le Seigneur eût sa maison au Kremlin, et
quelle fût entourée de splendeur et d'éclat; ses rayons
de lumière rejailliraient sur la maison des Tsars. Cette
arrière-pensée se dégage avec la dernière évidence de
l'œuvre d'Ivan, et le Kremlin restera toujours l'emblème
lapidaire et grandiose de l'union entre l'Église et l'Etat
contre les attaques du dehors.
Les premiers soins lYirent donnés aux temples. Fiora-
vanti dut se rendre à Vladimir pour y chercher des inspi-
rations conformes aux vœux du prince en étudiant uri
chef-d'œuvre lombard du douzième siècle. Bientôt après
son retour, on vit s'élever presque au centre du Kremlin
la cathédrale de l'Assomption, élégant édifice en pierre
qui fait à l'intérieur l'impression d'une église byzantine
avec ses peintures archaïques sur fond d'or, ses piliers
hiï^toriés de personnages qui semblent échappés au pin-
* Voyage en Russie, t. II, p. 47.
LA in:NAISSANCK A MOSCOU. 2t'.l
eau tic l'aiiséliiios, sou niagniHque iconostase à ciiuj raii-
;( (S (le figures; ccpcuilaut le sentiment plus juste des
liuteurs, la composition des piliers, des j)ilastres, de
abside, trahissent d('j;i la Henaissance. Elle se manifeste
iicore plus dans les grandes arcades de Tcxterieur avec
cms tympans (|ui font penser à des modèles vénitiens.
A côté, surgit la cathédrale de l'archange Michel, œuvre
lAlvise, de forme rectangulaire, avec des voûtes suppor-
liospar quatre piliers places au centre et une muraille,
I carnée vers l'Orient, qui est formée par trois saillies
arrondies. C'est encore Alvise avec Solari qui ont con-
struit, à quelques pas de là, la cathédrale de l'Annoncia-
tion. Rien donc d'étonnant si plusieurs de ses parties
rapj)ellent l'arrangement familier aux architectes italiens.
Le portail surtout se distingue par des motifs absolument
classiques : antéfixes, feuilles d'acanthe, cordons de
perles, candélabres avec des dauphins et des trépieds.
Rien de pareil n'avait jamais encore été étalé aux yeux
étonnés des Moscovites.
Désormais, les nouveaux sanctuaires, avec leur muette
et brillante éloquence, annonçaient aux foules proster-
nées devant le Dieu du ciel le secret de ses infinies gran-
deurs. Elles devaient se refléter dans le zemnoï Bog, et
tout près des trois cathédrales deux superbes édifices
ouvrirent leurs portes au grand kniaz : le palais à facettes
et le Belvédère. Des hommes compétents leur trouvent
des analogies avec le palais de Venise à Rome et celui du
palais des doges de la place San-Marco. Chose étrange!
l'Italien da Collo parlait, en 1519, des ressemblances
entre le Kremlin et le château de Milan, et, selon le témoi-
gnage d'Alvise lui-même, Ivan III lui aurait demandé
une construction faite sur ce modèle. Milanaise ou véni-
tienne, l'empreinte occidentale se laisse surprendre à
220 IVAN 111 ET SOI'lllE FALÉOLOGUE.
travers maintes bizarreries architecturales. Et cette appa-
rition soudaine d'un somptueux palais remplaçant les
antiques et modestes habitations est comme la preuve
vivante de Taccroissement du pouvoir, le symbole d'avè-
nement de l'autocratie '.
Un rapprochement s'impose ici de lui-même. C'est une
princesse byzantine, M. Muntz l'a observé judicieuse-
ment, qui a frayé le chemin à la Renaissance en Russie,
arche sainte du byzantinisme. Autre contraste non moins
ironique : les Russes sont redevables de leur palladium à
des Italiens. C'est dans la cathédrale de l'Assomption que
l'on vénère la Vierge de Vladimir, constellée de diamants,
rutilante de pierreries, et si souvent libératrice de ses
pieux clients; c'est sur l'estrade de ce temple que le nou-
veau souverain se coiffe de la chapka de Monomaque ;
c'est à Saint-Michel que les anciens Tsars dorment leur
sommeil éternel dans des tombeaux couverts de cache-
mires et de riches étoffes. C'est vers le Kremlin des Fio-
ravanti, des Solari, des Alvise, que se tournent les yeux
des Russes dans les grands moments historiques; c'est là,
sous ces voûtes et ces coupoles lancées vers le ciel par des
mains étrangères, que la nation sent battre son cœur et
qu'elle en compte les pulsations. L'alliance du génie russe
avec le génie d'Occident n'est pas restée stérile; plus
intime, plus durable, elle eût été aussi plus féconde en
résultats.
Ces relations multiples avec le monde latin n'empê-
chaient pas le grand kniaz Ivan III de tenir le regard fixé
sur Ryzance. Pendant son règne, se laissent surprendre
en Russie les origines de la question d'Orient.
' MuHTz, La Propagande, p. 19 à 32. — Collo, f. 51 v°. — Caffi, p. 692.
LA KHN.MSSANCE A MOSCOU.
221
II
La question dOrient, dans le sens actuel de ce mot, no
date en Uussie que de la fin du quinzième s.écle. Jusque-là,
„„ ava.t lutté contre les Mongols à l'écart, pour ams, d.re
de l'Europe. C'est au moment de secouer un ,o„« od.eux, et
d'entrer en scène enOccidcnt, que le grand kn.az de Moscou
se vit en mesure de prendre position vis-à-vs du bultan
Depuis la moitié du siècle, l'Orient, nous 1 avons d,t,
appara.ssait aux Latins dans des clartés sinistrés Les peu-
11 slaves de la presqu'île balkanique avaient ete subju-
' "s esTurcs^La cité naguère florissante de Constantm
Lrvait de capitale au padisehah. L'Europe se voyait mena-
eTune invasion musulmane. Le lion a,lé de Saint-Marc
tremblait pour son commerce levantin. La Hongrie, la
pTuTexpoL aux attaques, réclamait des secours en
P „. i„«i ceux qui ava ent autrefois
hommes et en argent. Aussi ceux qui
exhorté les peuples à délivrer le saint Sépulcre, - le
pTes - élevèrent de nouveau leur voix pour arrache
L?ch:ctiens aux étreintes de l'Islam. Dès que Moscou fu
':Lux connu en Europe,»» espéra ^e toutes parts ^ouv
dans le ?vand kniaz un allié contre les Turcs. Des vue,
élevé servaient uniquement de base à ces calculs. Les
•ntirets d'un ordre inférieur échappaient à des homme»
qui ne connaissaient la Russie que de nom
' Ivan III se rendait parfaitement compte de la situation.
11 lira parti avec un art consommé des avantages quel e
pr entait. La ligne de conduite qu'il adopta est empreinte
'd'une dissimulation savante et dune arrière-pensee utili-
222 IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.
taire très accentuée. Cette poIiti(jiie à doul)le face restera
lonijlenips en honneur au Kremlin. A ces é(,mrds, Moscou
était aussi avancée que la seigneurie de Venise ou la France
de Louis XI.
l\n face des allures provocantes des Turcs, Ivan com-
prenait qu'il y avait un devoir chevaleresque à remplir :
les croyances religieuses s'alliaient aux souvenirs histori-
ques pour exciter en lui l'horreur du boiisourjnane. Aussi
passait-il volontiers pour un adversaire décidé du Crois-
sant, prêt à le terrasser avec l'épée de Dmitri Donskoï. A
Rome et à Venise, les ambassadeurs russes encourageaient
l'ardeur belliqueuse des papes et des doges. On eût dit
que le prince orthodoxe n'attendait que l'occasion de
sonner la charge contre l'ennemi du nom chrétien. En
réalité, cet enthousiasme de parade et ce zèle d'emprunt
ne servaient qu'à dérouter l'opinion; les promesses de croi-
sade étaient illusoires. Ivan frayait avec les Turcs et ne
songeait pas à rompre cette amitié suspecte. La politique
et le commerce l'engageaient à la cultiver.
En effet, au sortir de la tourmente mongole, Moscou
n'avait d'autre objectif dans sa politique extérieure que la
revendication des provinces englobées dans la Pologne et
la Lithuanie. Les alliances étrangères convergeaient vers
le même but, et celle de Mengli-Guireï, dont il a été ques-
tion plus haut, n'était pas la moins appréciable. Or,
depuis la conquête de la Crimée par Bayezid, le khan tatar
n'était plus qu'un vassal de la Porte. C'eût été compro-
mettre l'ancienne amitié que de se brouiller avec le nou-
veau suzerain, maître désormais de la mer Noire. Ivan
était d'autant plus porté à ménager les Turcs que ceux-ci
pouvaient à leur tour devenir pour la Pologne un danger
et une menace. L'entente avec le padiscliah se présentait
donc sous des auspices séduisants.,
LA RENAISSANCE A MOSCOU. 223
Les intérêts matériels lapjiiocliaient aussi les deux
peuples. Les Russes non moins que les Turcs tenaier)t à
avoir des débouchés mutuels de commerce. Leurs cara-
vanes marchandes savaient bien le chemin de Kafla et
d'Azov, où s'échan{j;eaient les cuirs de la Russie, les soie-
ries de la Perse, les étoffes et les épices des Indes. Les
intéressés désiraient vivement le maintien de ces centres
mercantiles cjue les Génois avaient naguère rendus si
florissants. Aussi, lorsque les Russes, se croyant lésés dans
leurs droits, désertèrent ces marchés, les Turcs furent-ils
les premiers à réclamer, à les prier de revenir. On fut très
heureux à Moscou de ces réclamations, carivan ne deman-
dait pas mieux que de continuer un commerce lucratif,
pourvu que les Moscovites ne fussent pas sujets à des taxes
vexatoires.
S'imaginer le grand kniaz ^sacrifiant ses avantages pour
bien mériter de l'Occident, c'eût été se tromper étrange-
ment sur le caractère d'un prince avant tout utilitaire. Il
pratiquait d'une manière inconsciente peut-être le système
de la non-intervention. L'Europe avait laissé les Mongols
s'emparer de la Russie ; aucune armée libératrice ne vint
au secours des opprimés, qui ne durent qu'à eux-mêmes
l'indépendance reconquise. Quoi d'étonnant si le senti-
ment de solidarité avec la grande famille chrétienne n'exis-
tait plus? Cette indifférence s'étendait même aux Slaves
des Balkans malgré l'unité du rite, la communauté de la
langue et des origines. L'idée panslaviste sommeillait
encore au fond des consciences, et attendait pour paraître
son heure historique. Le grand kniaz donna donc des
promesses rassurantes et de bonnes paroles aux ennemis
des Turcs; de fait, il se servit de Mengli-Guirei pour se
mettre au mieux avec Bayezid. Aux correspondances par
lettres succédèrent les ambassades. Le premier messager
224 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.
turc fut, en 1403, arrêté à Kiev et obligé de rebrousser
chemin. Gardiens jaloux des frontières, les Lithuaniens
simulaient la répression de l'espionnage; au fond c'était
l'isolement de Moscou qu'on avait en vue. Cette petite
victoire n'eut d'antre suite qu'un retard de plusieurs mois.
Ivan sut s'y prendre plus adroitement que Bayezid, et le
représentant russe parvint jusqu'au Bosphore. C'était un
homme encore jeune, de trente-cinq ans environ, Mlkhaïlo
Plestcheïev, d'une rare ténacité et gonflé de prétentions.
i II affectait un suprême dédain pour les taxes et n'admet-
/ tait pas de distinction entre ses bagages et ses marchan-
dises, au grand scandale des douaniers peu complaisants.
Les pachas et les vizirs ne lui inspiraient qu'un médiocre
respect. Précurseur de Menchikov, il se croyait assez grand
personnage pour traiter directement avec le Chef des
crovanls, sans s'assujettir à l'humiliante étiquette de
rOrlent. Ces étranges procédés choquèrent Bayezid; il
s'en plaignit amèrement à l'ami commun Mengh-Guireï,
mais pas un mot de reproche ne fut adressé à Ivan. Au
contraire, la réponse ottomane ne respire que bienveil-
lance, et, surprise flatteuse pour le Kremlin, les titres
sont octroyés avec une profusion orientale capable de
satisfaire les plus hautes ambitions *.
A partir de cette époque jusqu'au règne d'Alexis Mikhaï-
lovitch, qui fut témoin d'un complet revirement, les rap-
ports avec la Turquie restèrent toujours pacifiques. Ivan IV,
Fedor, Boris Godounov, voire Mikliail Romanov, mar-
chant sur les traces d'Ivan III, fraternisaient avec Stam-
boul, et ne poussaient des cris de guerre que pour édifier
l'Occident. Les Sultans ne les entendaient pas, ou, s'ils les
entendaient, ne s'en troublaient pas outre mesure. Pres-
* Neklioudov, p. i à 51. — Teplov, p. 7;
LA UKNAISSAINCE A MOSCOU. 225
s^onlnnt un (lnn{jer dans le Nord, la finesse oiicn(aI(î ne se
lialait pas de |)rovo(|uer des tcni[)ctcs. Les Moscovites
|)aiaissaient, en effet, formidables aux Turcs, car les popu-
lations balkaniques orthodoxes étaient toutes A la dévotion
(lu « Tsar blanc » , leur corcli[jionnaire , et le Tsar blanc
'lisposait en maître absolu de ses sujets, de leurs biens et
lie leur vie. Telle était l'opinion des plus sa|)es vi/irs ; ils
ne s'en cachaient pas devant les ambassadeurs de Venise,
(|ui nous ont livré le secret.
Que si la note conciliatrice dominait dans les sphères
(officielles, d'autres sentiments aniniaient les masses. La
haine des infidèles, aveujjle, implacable, enracinée au plus
profond des cœurs russes, se confondait chez eux avec le
fanatisme religieux. Levier puissant, dont se serviront
plus tard les empereurs de Russie dans un but politi(|ue,
chaque fois que leurs armées marcheront vers le Danube.
Aussi le malicieux lord Brougham s'étonnera-t-il à bon
droit du contraste entre les proclamations seulimentales,
vibrantes d'orthodoxie, au début des guerres d'Orient, et
les traités substantiels qui les terminent.
Il importe de constater ici que le mariage d'Ivan III
avec l'héritière d'un trône renversé par les Turcs n'a exercé
aucune fâcheuse influence sur les rapports di|)Iomatiques
entre les deux peuples. Le grand kniaz put même adopter
les armes byzantines, l'aigle noire à deux têtes, sans exciter
les jalousies ou les soupçons de son puissant voisin. C'est
ailleurs que cet événement a provoqué des phénomènes
étranges, éclairant ainsi un côté nouveau de la question
d'Orient. Le lien spécial qui unissait Moscou à Byzance
s'est resserré avec l'apparition de Sophie en plein pays
russe, mais au profit de Moscou, au détriment de Byzance.
Les vagues idées de mission orthodoxe qui hantaient les
cerveaux des lettrés eurent désormais pour base un fait
15
826 IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.
historique et incontestable. Dès lors, il se forme des cou-
rants d'opinion, dont la genèse se laisse surprendre, qui
pénètrent par des infiltrations souterraines jusque dans
les couches populaires et remontent ensuite v«r^ le trône.
En eFfet, vers la même époque où Ivan III épousait une
princesse byzantine, une forte et profonde réaction, nous
l'avons déjà dit, se produisait contre les Grecs accusés de
s'être livrés aux Latins et d'avoir ainsi préparé la ruine de
leur empire. Aux yeux des Moscovites, les anciens hérauts
de l'Évangile, les prédicateurs de la vraie foi n'étaient
plus que des apostats infidèles à leur mission et rudement
châtiés par la Providence. Une logique implacable et hardie,
s'emparant de ces prémisses, en faisait découler des con-
clusions pratiques.
Byzance avait autrefois ambitionné l'hégémonie absolue
dans le monde. Résidence de l'Empereur, centre de l'ad-
ministration civile, la jeune et fière capitale aspirait à
devenir aussi le centre de la vie religieuse : elle revendi-
quait en sa faveur la primauté divinement attachée au
siège de saint Pierre. Toutes ces tendances se résumaient
dans un mot magique : Byzance est la nouvelle Rome.
Quelque chose d'analogue se répète maintenante Moscou :
autre scène, autres acteurs, conditions tout à fait diffé-
rentes, mais la ressemblance des idées trahit leur filiation.
Bvzance, se dit-on, a failli à sa mission, celle-ci est dévolue
à Moscou, palladium de l'orthodoxie, sans rival dans
l'avenir. Philothée, moine de Pskov, a été le premier à
formuler la brillante théorie dans des lettres adressées au
grand kniaz Vasili Ivanovitch et au diak Mikhailo Mou-
nékhine. Déjà nous l'avons entendu trancher le mystérieux
problème qui tourmentait les lettrés au sujet de Constan-
tinople en leur disant : Byzance est tombée pour avoir
trahi la vraie foi et embrassé le latinisme. Mais aussitôt il
LA RENAISSANCE A MOSCOU. 227
se reprend : lîyzance, dans l'arccptlori plus élevée de ce
nom sacré, lîvzance, siège vénéré du pouvoir chréllon,
symbole de fusion entre TL^lise et l'État, la Hyzance mys-
tique est-elle réellement tombée? Non, dit le moine de
Saint-Eléazar, l'empire orthodoxe n'a pas disparu, il a été
seulement déplacé. Il est là où palpite le cœur de l'Église
œcuménique, où se conservent les vivantes traditions des
apôtres, où la vraie foi est protégée par un prince puis-
sant et libre. Or, l'ancienne Rome a apostasie, elle n'a
plus ni roi, ni pontife légitime ; les Turcs ont découronné
la Rome nouvelle pour en faire une cité musulmane; c'est
Moscou désormais qui réunit les conditions fatidiques,
c'est elle qui est la troisième Rome, l'impérissable, bril-
lante comme le soleil, dont rien ne ternira la splendeur,
car jamais ne surgira une Rome quatrième. Et, s'adressant
au prince avec un accent pathétique, Phllothée le salue
comme le chef des chrétiens et le maître de l'avenir.
En parfaite harmonie avec ces hautes visées, le génie
populaire forge tout un cycle de légendes qui attribuent à
Moscou la principauté universelle, civile et religieuse.
Ainsi un Comnène est censé avoir envoyé les insignes impé-
riaux de Constantin Monomaque au grand kniaz Vladimir,
surnommé également Monomaque. Cette transmission
matérielle, assez douteuse d'ailleurs, devient à la longue
une transmission de la souveraineté elle-même, un droit
de succession au moment de la déchéance. Très curieuse
est aussi la légende bizarre de la tiare blanche, donnée
par l'empereur Constantin au pape Silvestre. On essaye à
Rome de détruire le présent fatal, mais à la suite d'une
vision menaçante, il est expédié à Byzance. De nouveaux
dangers surgissent ici : Constantin et Silvestre apparais-
sent en songe au patriarche Philothée et lui suggèrent
d'offrir la tiare à l'évéque Vasili de Novgorod : la Russie
2i:b IVAN III ET SOl'llIE PALHOLOGDE.
rentre ainsi en possession du précieux trésor. La léfjende
en conclut triomphalement que « la grâce, l'honneur et la
^doire » ont déjà déserté l'ancienne Rome, que Byzance
en sera bientôt privée à son tour, et que toute sainteté,
toute grandeur seront divinement concentrées à Moscou.
Un contraste entre ces merveilleux récits doit être relevé :
si la royauté temporelle émane de Byzance, c'est de Rome
qu'on fait jaillir la souveraineté religieuse. Ne dirait-on
pas que c'est un écho lointain de la suprématie romaine
reconnue jadis même à Byzance?
Renforcée par les sympathies nationales, la fiction har-
die de Philolhée fera son chemin. Elle paraîtra au Krem-
lin, lorsque le grand kniaz Ivan lY, rappelant ses allinités
avec les césars de Byzance, demandera aux patriarches
d'Orient la confirmation des titres pompeux qu'il s'attri-
bue; lorsque Moscou, déjà résidence du Tsar, ambition-
nera l'honneur d'être aussi la résidence d'un patriarche.
Les évéques byzantins, les moines du Mont-Athos, cour-
bés sous le joug ottoman, viendront en Russie implorer
l'intervention du prince, quémander des aumônes, ébau-
cher des plans de campagne. L'illusion sera de plus en
plus complète : Moscou semblera l'héritière de Byzance '.
Nous n'avons indiqué que sommairement cette marche
des idées, mais le seul fait de leur apparition suffit pour
notre but. On comprend dès lors Timportance d'un
mariage qui, élargissant tout à coup les horizons, donnait
des droits non plus fictifs, mais, en apparence du nicnns,
réels sur l'héritage convoité également par le prince et
par le peuple. Il nous reste à examiner la base historique
de ce droit, non pas précisément au point de vue de la
législation byzantine, mais selon l'opinion qui dominait
' Prav. Sob., 1861. — KiPTEREv, p. 7 et suiv. — Regel, p. LVII. —
DiAKONOv, passim.
LA RENAISSAKCI', A MOSCOU. 229
alors en Europe. Après le grand désastre de 1453, il no
pouvait plus être question ni de comices nationaux pour
élire un prince, ni de Sénat pour confirmer l'élection.
Toutefois, le sens politiipic d'Occident s'inclinait encore
devant des titres, rigoureux ou non, de convenance et de
justice.
On n'a pas oublie que, dès l'année 1473, le sénat de
Venise, toujours prudent et compassé dans ses affirma-
tions, n'en reconnaissait pas moins, de sa propre initia-
tive, les droits d'Ivan III surfcmpire de Byzance, à défaut
de succession mâle dans la lignée des Paléologues. Cette
conviction était si sincère que le doge ne craignait pas de
l'exprimer ouvertement dans ses lettres au grand kniaz.
Une déclaration si catégorique, arrivant de Venise, dans
la disposition d'esprit où se trouvaient les Russes, dut
sans doute produire sur eux une vive et profonde impres-
sion, d'autant plus que l'hypothèse, prévue par la Sei-
gneurie, n'était pas complètement chimérique et pouvait
même se réaliser à une époque plus ou moins rapprochée.
En effet, la princesse Sophie n'avait que deux frères,
André et Manuel. Leur éducation s'était faite à Rome sous
la haute et paternelle surveillance de Bessarion. Ni l'un
ni l'autre ne répondit aux espérances du cardinal, dési-
reux de voir les jeunes princes porter dignement leur
nom illustre. Manuel, doué d'un caractère actif et entre-
prenant, fatigué peut-être du rôle qu'il jouait à Rome,
échangea la cour du Pape contre celle du padischah et,
en 1470, prit le chemin de Constantinople. Ses rêves de
grandeur et de fortune, s'il en caressait, ne se réalisèrent
pas. Mohammed II lui fit un accueil gracieux, lui attribua
des revenus, lui donna quelques esclaves, mais sa bien-
veillance n'alla pas au delà de ces médiocres aumônes;
INIanuel ne parvint jamais ni aux grandes charges de la
230 IVAIS III ET SOPHIE PALEOLOGUE.
cour, ni aux {^racles supérieurs dans l'armée. Sa position
ne laissait pas d'être triste : les Turcs ne montraient à
son égard aucun empressement; aux yeux des clirélicns,
son départ équivalait à une déchéance absolue. De ses
deux fils, Jean mourut dans la vraie foi sans laisser de
postérité, André fut circoncis par ordre du sultan Sélim
et prit du service dans ses armées. Ainsi disparaissent
tous les droits sur Byzance du côté de Manuel '.
La question est plus compliquée par rapport à André.
Représentant légal, à titre de frère aîné, de toute la
dynastie, n'ayant jamais pactisé avec les Turcs, il se
croyait en possession d'un droit personnel sur le trône
de ses pères. Rien ne prouve cependant qu'il ait songé à
se faire justice par les armes ou demandé sérieusement
des secours militaires en Occident. Son ambition semble
avoir été plus modeste et même quelque peu sordide. Au
fur et à mesure que son crédit tombait au Vatican et que
ses pensions lui faisaient défaut, il fallait trouver de nou-
velles sources de revenus. Ne pensant qu'à l'intérêt, il se
mit à trafiquer avec de singulières marchandises, et à
parcourir lEurope pour battre monnaie avec la vente de
ses droits héréditaires.
Sixte IV avait toujours gardé en honneur le souvenir
des Paléologues, de leurs sympathies pour l'union, des
précieuses reliques qu'ils avaient apportées en Italie.
En 1477, il donna gracieusement au despote un palais
situé au Campo Marzo , tout près de Santa-Potenziana.
Jusque-là simple locataire, André acquérait ainsi sans
frais la propriété d'un vaste immeuble avec les jardins et
les édifices attenants. Sa pension de dix-huit cents ducats
par an lui était payée régulièrement. Vers la fin de 1479,
' Archives du Vatican, Regesla, n" 665, f. 182.
LA UENAISSANCE A MOSCOU. 231
deux éclicanccs furent uiôiuc anticip«'*cs pour Faciliter son
voya{]e à Moscou avec j)roniesse fjue l'absence ne lui por-
terait aucun préjudice.
Mais, sous les pontificats suivants, les bonnes disposi-
tions firent place à la froideur et à rindiffércnce. Le
mariage contracté par le despote avec une femme assez
vulfjaire, paraît-il, du nom de Catherine, n'était point fait
pour relever son presti^je. Il en eut un fils qui, selon le
témoignante de Giustinian , ambassadeur de Venise à
Jlome, passait généralement, en dépit de son bel aspect,
pour un homme sans valeur. L'Alsacien Burchard, maître
des cérémonies d'Innocent VIII et d'Alexandre VI, est, à
notre connaissance, celui de tous qui mentionne le plus
souvent dans son Diariuin « l empereur de Gonstanti-
nople » . Il s'y voyait amené par la nature de son travail.
Lorsqu'il y avait chapelle pontificale, aux jours de grande
solennité, André ne manquait pas d'y assister. Il coumiu-
niait de la main du Pape, lui présentait l'aiguière pour le
lavabo de la messe, et tandis que les cardinaux tenaient
les franges dorées de l'ornement papal, il en portait
modestement la traîne. Les humiliations ne manquaient
pas au César déchu. En 148G, le jour de la Purification,
on lui donna un cierge rouge, comme à tous les autres, et
ce ne fut qu'à force d'instances qu'il obtint le cierge blanc
réservé aux cardinaux. Une autre fois, le duc de Stettin
prit le pas sur lui, et, aux réclamations du despote.
Alexandre VI répondit par l'avis charitable de s'absenter
des cérémonies auxquelles serait présent le principicule
teuton *.
Une marque encore plus sensible de disgrâce était le
' Archives du Vatican, Regesta, n" 583, T. 89 v°. — Giustinian, t. I,
p. 164. — RDiiCHAnD, t. I, p. 174, 238, 272, 297; t. II, p. 65, 104, 425,
545, 558, 667.
232 IVAN m ET SOPHIE PALEOLOGUE.
IVéquciil retrait de la pension accordée par Sixte IV. Pour
en obtenir le versement régulier, André se voyait réduit
à invo(|ucr l'intervention étrangère. Peut-être est-ce à
la suite de ces difficultés qu'il se laissa entraîner à des
spéculations d'un goût douteux. En sa qualité de despote,
de porpliyrogénète, d'héritier impérial, il se croyait en
droit de distribuer des privilèges et des titres de noblesse.
A cet elTet, pour que rien ne manquât à la mise en scène,
André s'entourait de notaires et de témoins, montait sur
un trône, faisait comparaître devant lui les intéressés, les
affublait d'oripeaux, d'épées, de toques, de chaussures,
et puis les élevait à la dignité dé chevalier ou de comte
palatin, confirmait leurs armoiries de famille ou bien leur
accordait l'aigle byzantine. Non content d'user lui-même
largement de ces pouvoirs, il les conférait aussi à d'autres,
et les autorisait à créer des comtes, des clievaliers, des
juges, des notaires, à légitimer des bâtards de manière
qu'ils pussent être nommés archevêques et comtes. La
cérémonie se terminait par l'accolade et la prestation du
serment de fidélité et, comme aux plus beaux jours de
l'empire d Orient, André délivrait un chrysobulle sur par-
chemin avec une signature au cinabre et un sceau d'or
rattaché par des cordons de soie multicolore. Le premier
document connu de ce genre porte la date du 13 avril
1483; il fut libellé au nom du comte Osorno, fils aîné du
duc de Galisteo, qui se distingua à la cour de Ferdinand
et d'Isabelle et dans les guerres contre les Mores. Tous les
pouvoirs impériaux furent épuisés en sa faveur, et il reçut
les privilèges les plus étendus. Vers la fin de la même
année, ce n'est plus un grand seigneur d'Espagne, mais
un poète italien de seize ans, Angelo Golocci, sur lequel
retombent ces faciles honneurs : André le nomma cheva-
lier et lui octroya l'aigle byzantine. En 1493, le 12 mai
I,A 11 15N AISSANCE A MOSCOU. 233
( l le 22 juillet, concession du même {jcnre à des lioniines
<)l)8ciirs dont il serait difficile de préciser les mérites. Il
st ù piésnnuM" (|ii(.' le dc^spotc ne s'est pas borné à ces
i|ncl(|ues nominations : il avait un ("oiinulaire pour (lre>-
t-r ces actes, ce qui lait croire qu'il était coutumier ilu
lait. N'élait-ce pas aussi un moyen d'augmenter ses béné-
lices? A vrai dire, les protocoles ne parlent jamais de
loinpensalion pécuniaire, mais les j)rocédés habituel» du
dcsj)Ole su(j{jèrent cette supposition. S'il répandait autour
de lui les privilèges et les titres, c'était assurément pour
en retirer quelque profit '.
L'iiypotbèse est d'autant plus vraisemblable que les
droits héréditaires d'André ont servi aux mêmes fins, et
que l'on peut parfaitement constater leur exploitation
vénale. Et d'abord, ne les aurait-il pas vendus au g^rand
kniaz Ivan III, quêtant de liens rattachaient à By/ance et
qui rêvait peut-être une couronne impériale? Le despote
a visité Moscou à deux reprises, en 1480 et 1490. Son
séjour y a été chaque fois de courte durée. Le 2 juillet
1481, il était déjà à Mantoue en route pour Rome après
son premier voyage de Russie. Il avait avec lui treize
compagnons et vingt-deux chevaux. Malgré cela, Federico
Gonzaga le jugeait digne de compassion, le défrayait dans
son marquisat, et le recommandait chaudement au duc
de Ferra re Ercole d'Esté, invoquant même la parenté
avec les Malatesta. En 1491, André prit le chemin de la
France pour regagner l'Italie. Les chroniques russes ne
lui témoignent pas de sympathie; elles remarquent sèche-
ment (ju'une de ses visites a coûté beaucoup d'argent à la
princesse Sophie. Aurait-il, à cette occasion, traité avec
sa sœur, et, nouvel Ésaii, aliéné, moyennant finances,
' Archives du Vatican, fonds Borghèse, t. I, n° 783, f. 125. — Berwick,
p. 16. — GoLOcci, p. 10, 177.
23V IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.
son droit traîncssc? Les documents connus jusqu'ici ne
donnent pas de réponse, mais les procédés d'André vis-à-
vis des rois de France el d'Espagne autorisent quelques
soupçons '.
De tous les souverains d'Oci ident, le plus facile à séduire
était le Roi Très Chrétien, qui tenait à justifier son titre
d'honneur, et dont maître Guilloche, de Bordeaux, pro-
phétisait les conquêtes en Terre sainte. C'est avec lui
qu'André Paléologue engagea ses premières négociations.
En 1491, il se rendit à Tours auprès du jeune Roi, qui lui
accorda, le 31 octobre, une pension de sept cent vingt-
trois livres - pour le récompenser de partie des grans
fraiz et dépens qu'il a faiz à venir du dit pais de Constan-
tinoble devers nous pour aucun graves affaires touchant
le bien de notre royaume en attendant que l'ayons mieulx
fait appointer et récompenser « . A ce premier versement
en succéda, le 16 novembre, un second de trois cent cin-
quante livres « pour soy en retourner à Romme devers
notre Saint-Père le Pape » . André offrait de son côté un
autour blanc, présent royal très estimé des connaisseurs,
et qu'il avait probablement rapporté de Moscou. Après
cela les traces de correspondance disparaissent jusqu'à
l'année 1494, qui fut témoin d'un acte important. Char-
les VIII se préoccupait alors plus que jamais de la con-
quête de Naples, première étape de l'Empereur futur
d'Orient sur la route de Byzance. Dans l'hypothèse de si
vastes desseins, s'entendre à l'amiable avec le prétendant
légitime était de bonne politique. Le cardinal Raymond
Perrault se chargea de l'affaire. Le 6 septembre 1494, il
se rendit à Saint-Pierre in Montorio et y célébra la messe
du Saint-Esprit. A l'issue du sacrifice, sur l'endroit même
' Boussli. liét., t. VI, p. 110, 125. — Giorn. arald.^ p. 46.
LA RENAISSAÎ^CE A MOSCOIT. 235
Où la léa^^"^l^ P'^^^'^ '^* ''''''^^'''' '^'' '^'''^ *'""' "'''^^"''' '"
présence de deux notaires, André l>aléolo{;ue céda tous
ses droits sur l'empire de Constantinople et de Tréh./onde
ainsi que sur la Serbie à Charles VIII, roi de France. Le
cardinal promit, au nom de son maître, une pension
annuelle de quatre mille trois cents ducats d'or, un com-
mandement de cent lances, une propriété foncière rap-
portant cinq mille ducats, l'alliance militaire pour recon-
quérir la Morée, l'appui moral afin d'obtenir le versement
réGulier de la pension accordée par Sixte IV sur les fonds
de la croisade.
Ce traité bilatéral devait être soumis à la sanction
du Roi et considéré comme nul et non avenu jusqu'au
moment de la ratification formelle. Celle-ci a-t-elle été
vraiment octroyée? A en croire Raynaldi, Charles VIII
aurait déclaré au pape Alexandre VI qu'André Paléologue
lui avait cédé tous ses droits sur Constantinople, ce qui
implique naturellement la ratification. D'autre part, en
vertu de son testament daté du 7 avril 1502, l'héritier des
Césars a légué ces mêmes droits à Ferdinand d'Espagne
et Isabelle, disposition incompatible avec la cession en
faveur de Charles VIII, et qui était aussi provoquée par la
reconnaissance : le couple royal l'avait comblé d hon-
neurs, lui avait fait un don généreux en espèces son-
nantes et encouragé ses projets de descente en Moree.
D'ailleurs, l'héritier direct d'André, son fils Constantin,
lui survécut au moins quelques années : en 1507, simple
capitaine de la garde pontificale, quoique décoré du titre
de despote de la Morée, il voyageait en Allemagne, et le
marquis de Mantoue se mettait en frais pour le recevoir
dignement à son retour en ItaUe. La date exacte de la
mort d'André Paléologue n'est pas connue. Le 17 juin
1502, sa veuve Catherine reçut du pape Alexandre \I la
236 IVAN III ET SOl'IllE l'ALÉOLOGUE.
somme modeste de cent quatre ducats « pour les obsèques
du despote » . La double vente que celui-ci s'était per- j
mise, lors même que ce commerce eût été légitime et que
son fils y eût consenti, rendait la transmission de ses
droits d'autant plus problématique que Sophie n'avait
jamais renoncé au trône de Byzance '.
Aux yeux des contemporains, la souveraine de Moscou,
la plus illustre si ce n'est la dernière survivante des Paléo-
logues, devait éclipser tous ses proches et passer pour
l'héritière présomptive de l'empire d'Orient. Nous avons
entendu les doges de Venise exprimer, avec les réserves
d'usage, cette opinion officiellement. Les pontifes romains
tiendront parfois le même langage, lorsqu'ils inviteront
les Tsars à marcher sur Gonstantinople, leur ancienne
hoirie. Il eût été curieux de constater l'opinion de Sophie
elle-même à cet égard. Dénuée de ressources et vivant
jadis de charités, aurait-elle considéré Byzance comme sa
dot éventuelle et inspiré à son époux des convoitises ana-
logues? Malheureusement les données qui nous restent
sur Sophie sont si fragmentaires et si rares qu'il est diffi-
cile à l'historien de reconstituer les traits exacts de cette
physionomie et tout à fait impossible de trancher les ques-
tions de détails. Les chroniques russes ne sont guère
tendres pour la princesse. Herberstein et Kourbski ont
confirmé les jugements sévères des annalistes. Contarinî
n'a rapporté que des faits peu importants, A peine nous
reste-t-il une silhouette que nous essayerons cependant de
saisir.
Sophie était une Paléologue de la décadence. Les dis-
cordes sanglantes de famille, les privations, les malheurs,
avaient peut-être aigri son caractère et développé les
* La Russie et l'Orient, p. 208. — Curita, t. V, p. 210. — Giorn. arald.,
p. 47. — GOTTLOD, A'.ts der Cam., p. 292.
LA IIKNAISSANCE A MOSCOfT. 237
instincts moins {jcikmcux du cœur. Quitljinl l'exil pour li-
trône, entourée (rétrangers dans sa nouvelle j)alrie, elle
n'a jamais été sympathique aux Russes. Aussi la repré-
sente-t-on comme une femme ficre et hautaine, intrijjante.
souverainement astucieuse. J^lle semhle, [)ar mouienls du
moins, avoir exercé une inlluence appiéciabic sur Ivan,
qu'elle aurait décidé à rompre avec les humiliantes tradi-
tions de vasselajje mongol. Un autre changement d'ordr<!
intérieur ne saurait passer pour une simple coïncidence :
à la cour patriarcale presque grossière de Moscou parait
une étiquette fastueuse qui rappelle de loin celle de
Byzance : de nouvelles charges sont créées, une sévère
hiérarchie les coordonne, la contrainte remplace les
anciennes libertés, le souverain devient moins accessible
et se recueille dans sa majesté. Le prince Kourbski, boiar
d'ancienne roche, observe avec aigreur qu'Ivan ne con-
sultait plus son entourage et qu'il faisait tout par lui-
même : évidemment le grand kniaz moscovite jouait à
l'autocrate byzantin. Sophie de son côté ouvrait les portes
infranchissables du térem, accordait des audiences aux
étrangers et envoyait des messages à la seigneurie de
Venise : autant d'innovations jusque-là à peu près inouïes.
Au point de vue religieux, la princesse byzantine se
pose à Moscou en fervente orthodoxe. Faut-il la déclarer
coupable d'apostasie, ou bien agissait-elle de bonne foi?
C'est là une question qui échappe nécessairement à ceux
qui ne peuvent pas scruter les replis de la conscience.
Quoi qu'il en soit des dispositions de l'âme, aucun doute
ne subsiste sur les pratiques extérieures et sur la nouvelle
profession de foi. A en croire les chroniques, Sophie
aurait été presque une miraculée. Un fds manquait à la
joie du loyer; l'épouse désolée fit un pèlerinage au cou-
vent de Saint-Serge et, dans l'extase d'une vision, obtint
Sn» IVAN III ET SOPHIE 1>ALÉ0L00UE.
la '^râce tant désirée. Une autre preuve de sa ferveur sont
les conseils qu'elle donnait à sa fille Hélène, mariée à un
souverain catholique. Des bruits de conversion se répan-
daient de temps en temps ; Sophie ne manquait jamais, —
nous le verrons bientôt, — de plaider la cause de l'ortho-
doxie.
^.^ \.a plus obscure des phases dans la vie de cette prin-
cesse, c'est sa disgrâce éphémère auprès d'Ivan. Elle se
rattache principalement aux compétitions de succession
au trône. Le fils aîné d'Ivan III, l'héritier direct, était
mort en léguant tous ses droits à son petit orphelin Dmi-
tri. Lorsque Sophie donna le jour à un fils, on comprit
qu'un rival dangereux venait de naître. Il y eut des com-
plots, de sourdes conjurations. Des voix accusatrices
flétrirent les ambitions de la jeune mère. Une enquête
fut ordonnée. Elle coûta la vie à quelques boïars réputés
coupables et à quelques femmes que l'on fit passer pour
des sorcières. Sophie elle-même, avec son nouveau- né
Vasili, fut tenue à l'écart. La disgrâce semblait irrévo-
cable, si bien qu'Ivan, comme pour lui imprimer un
dernier sceau, fit couronner son petit-fils avec une pompe
inaccoutumée. Mais le Kremlin avait encore ce trait fami-
lial de ressemblance avec Byzance, qu'il s'y passait des
révolutions de palais dont les résultats éclataient au grand
jour, tandis que les détails restaient impénétrables. En
dépit de toutes les prévisions, le jeune Dniitri fut disgracié
à son tour; Sophie reprit son ancienne place sur le trône,
et c'est à son fils Vasili que furent décidément confiées
les destinées de Moscou. Si l'orpheline des Césars ambi-
tionnait des royaumes, son rêve s'est accompli '.
Malgré toutes ces affinités byzantines qui auraient dû
' lîousslc. liét., t. VI, p. 151 à 156. — KouRBSKi, Skazania, p. 87, 128.
— IlEnnERSTEiN, p, 8 et suiv. — Klioutchevski, p. 274.
LA RENAISSAÎSCK A MOSCOt'. 239
les rendre hostiles aux. Turcs, les {jraiids kiiiaz, nous
l'avons vu, maintenaient d'excellentes relations avec le
|)adischah. D'autres ennemis, Slaves et cluétiens comme
eux, excitaient les passions belliqueuses du Kremlin.
III
L'année 1495, le grand-duc de Litlinanie, Alexandre
.Tagellon, contracta un mariage essentiellement politicjue
avec la princesse Hélène, fille d'Ivan III et de Sophie
Paléologue. L'amour, l'inclination, les sympathies
mutuelles, n'y entraient pour rien. Initié aux secrets de
l'humanisme par Bonaccorsi, Alexandre, en dépit de ses
médiocres talents, était un homme de la Renaissance. Il
ne devint jamais ni lettré passionné, ni grand capitaine, ni
habile administrateur, mais les goûts délicats et le tour
d'esprit ingénieux lui restèrent pour la vie. Gomment se
fùt-il épris d'une princesse moscovite, soustraite aux
regards indiscrets, gardée au fond du térem, étrangère à
la haute culture intellectuelle? C'est que la raison d'État,
au quinzième siècle, primait les affections, décidait à son
gré des unions princières. Et, comme le monde slave souf-
frait déjà des plaies dont il saigne encore, les sages
essayèrent, pour le guérir, du remède suprême de l'hy-
ménée. Le mal ne fit qu'empirer.
Un coup d'œil fugitif en arrière s'impose ici pour mieux
préciser les griefs séculaires de Moscou contre la Lithuanie.
Tandis que les Russes fléchissaient sous le joug des Mon-
gols, parmi les Lithuaniens, dans les forêts vierges du
JNiémen, surgit un homme d'élite. Des récits légendaires
240 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.
entourent le berceau de Gucdiniine. Doué d'une éner[;ie
surprenante, il avait le génie des conquêtes et le prestijje
mystérieux des fondateurs de dynastie. Son bras de fer sut
réprimer promptcment les discordes intestines, et 1 union
devint le principe d'une force nouvelle. Secondant riui-
meur aventureuse de ses bandes guerrières, Guédimine
s'empara de quelques provinces russes limitrophes, érigea
une superbe capitale sur les bords pittoresques de la Vilia,
et répandit les premières notions de culture parmi ses
compatriotes à demi sauvages. Ce règne fit époque et
servit longtemps de programme. Les successeurs de celui 1
qui s'arrogeait fièrement le titre de grand-duc de Lithnanie
et de Russie reprirent plus d'une fois sa marche en avant
et achevèrent la conquête de l'ouest et du midi de la
Russie. Une ère plus pacifique fut inaugurée parWIadyslaw
Jagellon, lorsqu'il réunit la Litliuanie à la Pologne^ en
épousant la jeune et poétique Hedwige, héritière de la
couronne des Piast. Désormais il y eut aux avant-postes
de Moscou un État puissant et rival, mais rien moins
qu'homogène. La Pologne faisait contraste à la Lilhuanie ;
celle-ci n'était elle-même qu'un agrégat de Lithuaniens et
de Russes. Cependant l'union entre « les fils du soleil » et
« les fils de l'ombre » des rhapsodes slaves fut durable,
sauf quelques séparations intermittentes et éphémères.
Ainsi, après la mort de Casimir IV, en 1492, l'un de ses
fils, Jean-Albert, devint roi de la Pologne, tandis qu'un
autre, Alexandre, ceignit la couronne grand-ducale de
Litliuanie.
Ivan III crut alors le moment favorable pour faire valoir
ses prétentions avec plus de vigueur qu'auparavant. Le
calcul et la force aveugle des choses l'armuient contre
Alexandre. Guédimine avait été le contemporain d'Ivan
Kalila, et si l'un arrachait des provinces aux descendants
LA KKNAlSSAiNCK A MOSCOU. Î41
(le saint Vladimir, l'autre leur léfjiiaiten liéritafjo une poli-
t l(jue savante trunitd nationale et de sourde hostilité contre
los Tatars. Dès lors on eût pu prévoir des guerres de
revendication sitôt que le joug de la Horde aurait été
-ecoué et la lutte intestine apaisée. En effet, à peine rendus
a eux-mêmes et à leurs destinées histori(|ues, les Russes
de Moscou se préoccupèrent des Russes de Litliuanie. Des
liens ethniques et religieux les rapprochaient les uns des
autres, et la séparation n'avait pas éteint les sympathies
mutuelles. Assurément les utopies panslavistes ne trou-
blaient pas encore les cerveaux, mais la réunion de tous
les Russes sous l'hégémonie de Moscou était déjà l'idéal
politique des grands kniaz. Les deux puissants leviers de
1 orthodoxie et de la nationalité leur assuraient d'avance
des avantages considérables sur la Pologne catholique, sur
la Litliuanie en passe de s'assimiler à la Pologne. Ivan III,
bien au fait de la situation, en profitait largement. Il
entretenait des intelligences secrètes dans le pays, favori-
^ait les rébellions, attirait vers lui les mécontents, et pré-
parait de la sorte, avec une âpre constance, le terrain pour
lavenir. Aussitôt après la mort de Casimir, aux menées
souterraines succédèrent des hostilités ouvertes : le khan
de Crimée et l'hospodar de Moldavie reçurent des avis
belliqueux; les armées moscovites firent de fréquentes
incursions, incendièrent de petites villes limitrophes et
s'emparèrent de quelques forteresses.
Le grand-duc Alexandre n'était pas d'humeur à tirer
1 épée, ni de force à résister aux ennemis conjurés contre
lui. La paix avec Moscou lui souriait davantage. Pour l'ob-
tenir dans de bonnes conditions, il rêvait un mariage avec
une fille d'Ivan III. Le rival transformé en beau-père eût
servi de bouclier contre la Moldavie et la Crimée ; peut-
être eût-il même accordé des subsides contre les Turcs. Si
16
242 IVAN 111 1:T SOI'IIIK l' A I.KOLOGUE.
peu fondées que lusscut ces espérances, elles n'en fasci-
nèrent pas moins le pacifique Alexandre, qui se mit à
l'œuvre immédiatement.
Les né{}ociations matrimoniales commencèrent en 1492
et durèrent plus de deux ans, sans préjudice des opérations
militaires. Les pans ou seigneurs de Litliuanie furent les
premiers à faire des ouvertures aux boïars de Moscou.
L'entrée en malièrc ayant réussi à souhait, des envoyés
officiels reprirent l'affaire vers la fin de la même année.
Leurs allures se resscntentdes mœurs de l'époque : chargés
d'annoncer la mort de Casimir et l'avènement du nouveau
maître, ils n'abordèrent la question délicate du mariage
que lorsque le vin leur eut délié la langue. Les Moscovites,
qui n'avaient pas encore vu le fond de leurs verres,
répondirent sagement que mieux valait se préoccuper de
la paix. A la vérité, on désirait des deux côtés la fin de la
guerre et même l'alliance matrimoniale : Alexandre se
sentait militairement inférieur; Ivan préférait aux batailles
les intrigues et les pourparlers. Si le grand kniaz montrait
peu d'empressement, c'est qu'il prenait position pour la
lutte diplomatique imminente.
Malgré les tracasseries de détail, et dans l'espoir de
s'entendre, une ambassade arriva h Moscou, en janvier
1494. Le projet de mariage fut réservé pour la fin; les
Moscovites réclamèrent la priorité en faveur des questions
politiques. Si animées qu'elles furent, les discussions ne
durèrent pas longtemps, car les Lithuaniens flécliirent sur
toute la ligne. Ils se résignèrent à d'importantes cessions
territoriales : Viazma passait à Ivan, qui bénéficiait tout
seul des rectifications de frontières. Le point d'honneur
fut aussi sacrifié, et le titre de « souverain de toute la
Russie » reconnu au Moscovite, pourvu qu'il renonçât aux
prétentions sur Kiev, berceau sacré de la nationalité russe.
LA KENAISSANCE A MUSCOU. 243
Dos achcrsalres si concilianls mériluicnl de devenir des
amis, et rien n'empêchait plus leur prince de se porter
;;cndre d'IVan, qui ne lui oITVait en revanche que des pro-
iiHîsses peu coûteuses de pacification avec la Crimcc et la
Moldavie. Le 2 février, les ambassadeurs demandèrent,
au nom de leur maître, la main d'Hélène, fille aînée du
;;iand kniaz, « afin, disaient-ils, de contracter une amitié
éternelle et une alliance de famille à l'épreuve des siècles i' .
formules, hélas! plus pompeuses que véridiques. La
réponse fut naturellement affirmative et pénétrée d'une
pieuse soumission aux ordres de la Providence. Quatre
jours après, le G février, à l'occasion des fiançailles, les
délégués virent Hélène pour la première fois. La veille,
le grand kniaz avait stipulé que sa fille garderait la « foi
-rccquei), et qu'elle n'aurait à souffrir, en matière reli-
gieuse, aucune contrainte. Les Lithuaniens jurèrent sur
leurs tètes qu il en serait ainsi.
Bientôt un incident de mauvais augure révéla la portée
de cet engagement. Trop heureux de voir la guerre ter-
minée, Alexandre ratifia tout de grand cœur, et ne se
permit qu'une légère addition dans la pièce relative aux
croyances de la fiancée. Si Hélène, ajoutait-il, « voulait
spontanément accepter notre foi romaine, elle serait libre
de le faire » . Cette restriction se heurta contre la résistance
énergique des Moscovites envoyés en Litliuanie pour
échanger les chartes. Ils rejetèrent avec horreur la rédac-
tion conciliante d'Alexandre. Force fut d'en appeler à
Ivan lui-même, qui se montra plus inexorable encore que
ses ambassadeurs. Le Kremlin n'admettait ni la liberté de
conscience, ni le prestige fascinateur de la vérité. La poli-
tique renforçait le zèle orthodoxe d'Ivan. Il posa donc
impérieusement son dilemme : ou rompre le mariage ou
supprimer la clause. Alexandre céda de nouveau : le
2*>
IVAIN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.
!2G octobre 149 4, il slyna de sa main et scella de ses armes
une charte conforme aux prétentions moscovites et com-
plètement vierge de la clause fatidique.
Lorsque ces concessions eurent écarté les derniers
obstacles, les ambassadeurs lithuaniens Olchanski et Zabe-
rejski vinrent à Moscou, en 1495, chercher la fiancée. Les
banquets et les fêtes n'empêchèrent pas Ivan de s'entourer
de perfides précautions. Il demanda la répétition du
mariage selon le rite grec, à l'issue de la cérémonie latine,
et l'érection à Vilna d'une église orthodoxe à côté du
palais ducal : prétentions arbitraires qui serviront plus
tard de griefs et de récriminations. En guise de dot,
Hélène ne reçut que des ordres sévères sur la fréquenta-
tion des églises grecques; quant aux églises latines, tout
au plus pourrait-on, par curiosité, les visiter une fois ou
deux. Les serviteurs orthodoxes de la fiancée ne devaient
pas se presser de revenir et s'organiser plutôt à Vilna en
cour permanente. Ivan leur octroya des instructions minu-
tieuses sur les préséances, sur les vêtements, sur l'étiquette
des visites et des repas : petit chef-d'œuvre de bizarreries
que n'eût pas désavoué un mandarin au globule rouge.
Les noces furent célébrées en grande pompe à Vilna, le
18 janvier 1495. Il y eut d'abord un service à l'église
orthodoxe. Les boiarines dénouèrent la tresse virginale
d'Hélène, ses cheveux flottèrent librement sur ses épaules;
on mit sur sa tête la hika avec le voile, coiffure des
mariées; les assistants répandirent sur elle du houblon, et
le pope la bénit avec la croix. Le cortège se rendit ensuite
à l'église cathédrale de Saint-Stanislas, où la bénédiction
nuptiale fut donnée, selon le rite latin, par l'évêque de
Vilna, Adalbert Thabor. Au grand scandale des Moscovites,
le pope put à peine murmurer ses prières orthodoxes;
mêmes difficultés pour tenir la couronne au-dessus de la
LA RENAISSANCE A MOSCOU. 245
fiancée, pour boire les yorgées traditionnelles de vin et
louler ensuite la bouteille aux pieds. Enfin, le jour suivant,
chose inouïe! les jeunes mariés n'allèrent pas se purifier
dans un bain.
l'our riionneur ilu loyer domestique, il convient de sup-
|u)scr que la lune de miel du couple ducal survécut aux
iVoissements mutuels entre le beau-père et le gendre,
("cux-ci suivirent de bien près la solennité du mariage.
A la vérité, les sacrifices d'Alexandre méritaient des
regrets; mais Ivan, pourquoi n'eût-il pas été satisfait? Des
territoires annexés presque sans coup férir, une ortlio-
(loxe sur le trône de Guédimine, un puissant et nouveau
lien avec les Russes de Lithuanie, n'étaient-ce pas des
résultats brillants obtenus à peu de frais? Mais le petit-fils
de Kalita s'inspirait d'une théorie qui ouvrait à son ambi-
tion des horizons autrement vastes. Dans l'immense plaine
ondulée des Karpathes à l'Oural, de la Baltique à la mer
Noire, sans tenir compte de la politique et ne s'appuyant
que sur la nationalité, Ivan distinguait trois espèces de
« terres » : des terres polonaises, des terres lithuaniennes
et des terres russes. Les origines ethniques constituaient,
d'après lui, les limites naturelles des trois États, et des
limites qui devaient être absolument rétablies. Or, la
Lithuanie n'entendait pas renoncer à ses conquêtes sur
les Russes. Ivan lui en voulait mortellement de cette résis-
tance, proclamait tout haut ses droits sur l'héritage pater-
nel, et ne convoitait rien moins que Kiev et Smolensk. Il
est curieux de constater ici les premières revendications
officielles de la Russie. Ce n'était encore que du panrus-
ii'sme, car la Pologne et la Lithuanie proprement dite res-
taient intactes; à plus tard le panslavisme.
Cette disposition d'esprit d'Ivan se traduisait, à l'endroit
de la trêve, par des chicanes continuelles. On eût dit que
2.V6 IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.
le traité de 1495 n'obligeait que le plus faible des con-
tractants, tandis que le plus fort poursuivrait ses annexions
sans désormais craindre de guerre. En fait, le mariage
n'avait pas modifié la situation : le partage ethnique des
j)rovinces restait à l'état de chimère, les contestations de
détail suivaient leur cours, les alliances ne se déplaçaient
;;uère, le khan de Crimée et l'hospodar de Moldavie ne
désarmaient point. Une occasion quelconque pouvait faire
éclater au dehors l'hostilité latente. Libre à Ivan de la
provoquer, car il s'était ménagé un spécieu.v prétexte d'in- \
tervenir à son gré dans les affaires de son gendre. On se
rappelle que, renchérissant sur les clauses du traité, il
avait exigé, après les fiançailles, de nouvelles sauvegardes
pour la foi d'Hélène. Alexandre ne les accordait pas, et le
champion de l'orthodoxie se promettait bien d'exploiter
ce refus en tous points légitime '.
Le cas était d'ailleurs embarrassant et délicat. Catho-
lique du rite romain, le grand-duc avait épousé une ortho-
doxe du rite grec. Cette cause majeure n'avait pas été
portée, comme elle aurait dû l'être, au tribunal du Pape;
peut-être aussi les conditions nécessaires n'avaient-elles
pas été posées assez nettement. Toujours est-il qu'Alexandre
en ressentit de violents scrupules : après cinq ans de
mariage, il songea à se mettre en règle.
L'ambassade d'Érasme Ciolek à Rome en fournit l'occa-
sion opportune. Secrétaire du grand-duc et chanoine de
Vilna, plus connu sous le nom latinisé de Vitellius, il s'en
allait tardivement faire hommage d'obédience, au nom de
son maître, pour la Lithuanie. Le 1 1 mars 1501, il fit son
entrée d'étiquette dans la Ville éternelle, ayant à sa droite
le despote André, frère de Sophie Paléologue, et à sa
' Sbornik roussk. ist. <ô., t. XXXV, p. 72 à 300. Les divisions d'Ivan en
terres russes, polonaises et lithuaniennes, p. 460.
LA IIKNAISSANCE A MOSCOU. 2 17
;;;uichc le {jouvcrnciir de liomc, l'raiiccsco Hcinolino. Le
(«trtè^cî (le rambassadenr, où (i{]ur;>ieiil (Jou/e cavaliers et
douze enfants en costumes nationaux, excitait, paraît-il,
la curiosité. Le pape Alexandre VI, pour ne pas se priver
du spectacle, se rendit dans une maison particulière, et
« (»ntempla à son aise la brillante cavalcade à travers les
jalousies d'une fenêtre. En dépit de l'usage, il n'y eut pas
t\c consistoire public, car le Pape, dit naïvement Bur
("liard, ne voulait pas se donner la peine de préparer une
K'ponse.
L'affaire du mariage fut abordée avec précaution,
lùasme exposa le fait, ignoré à Rome, de la disparité des
cultes, avoua qu'un serment interdisait la contrainte et
(|ue la persuasion n'aAait pas de prise sur la grande-du-
chesse ; il prétendit même que la liberté était garantie au
<'as d'une conversion spontanée, quoique cette clause eût
«té formellement révoquée. Le Pape prit la chose de haut,
infligea un blâme vigoureux à Alexandre, le délia de son
serment et le mit en face de cette alternative : conversion
J Hélène ou séparation. Dans une lettre adressée à l'évêque
de Vilna, il inculquait les mêmes avis et enjoignait de
1 ecourir aux moyens extrêmes : Que le grand-duc, disait-
il, chasse de son lit et de sa maison l'épouse récalcitrante
et que la dot soit confisquée.
Le langage pontifical peut, à bon droit, paraître sévère
à l'excès. Il ne comporte qu'une seule explication plau-
sible : à tort ou à raison, le Pape aura supposé que, loin
d'être de bonne foi, Hélène résistait plutôt par pure obsti-
nation. Autrement les mesures de rigueur, en l'absence
d'une conviction, n'auraient pas de raison d'être suffisante.
Quels étaient, se demandera-t-on, les vrais sentiments
d'Hélène? Deux influences contraires se disputaient l'em-
pire sur elle. La cour lithuanienne désirait la voir catho-
248 IVAiN m ET SOI'lllE l' Al.EOLOGUE.
lique, (les évéques et des moines lui offraient dans ce but
l'appui de leurs lumières. D'autre part, Ivan, toujours en
garde contre le prosélytisme, s'épanchait en paroles de feu :
« Plutôt la mort, écrivait-il à sa fille, que l'apostasie » ,
€t il fulminait d'avance des anathèmes, auxquels Sophie
Paléologue joignait ses exhortations maternelles. Qu'on se
figure les angoisses d'Hélène au milieu de ces conflits!
Toute dévouée à l'orthodoxie orientale, elle ne consentit
jamais à se dire persécutée à cause de sa foi, malgré les
efforts d'Ivan pour lui extorquer cet aveu. Dans ses lettres
les plus secrètes, elle affirme n'avoir jamais subi aucune
contrainte ; tout au plus la redoutait-elle après la mort de
son époux.
Nous avons devancé quelque peu les événements afin de
ne pas interrompre brusquement le récit. Les négociations
avec Rome s'engageaient en 1501, que déjà, depuis deux
ans, Alexandreetlvanse faisaientla guerre. Leurs querelles
devaient fatalement aboutir à une collision sanglante.
Lorsqu'il eut épié le moment favorable, renforcé par les
princes de Tchernigov-Séversk, le grand kniaz ressentit
un nouvel élan d'apostolat irrésistible. Sous prétexte de
défendre la cause sacrée de la foi, il reprit à l'improviste
ses incursions en Lithuanie : telle fut sa déclaration de
y guerre.
^ Au point de vue militaire, cette campagne ne présente
qu'un intérêt médiocre. Le seul fait marquant fut la bril-
lante victoire des Moscovites à Védrocha, le 14 juillet 1500.
Ils jonchèrent de cadavres le champ de bataille et firent
de nombreux prisonniers, parmi lesquels le prince Con-
stantin d'Ostrog, le Scipion slave de l'époque. Par contre,
en 1502, les vainqueurs assiégèrent en vain la forteresse
de Smolensk ; ils durent renoncer à l'espoir de la prendre.
Encore moins de succès eurent-ils dans le Nord, où les
1-A IlENAISSAiNCE A MOSCOU. 24»
liivoniens, alliés d Alexandre, leur firent rudement expier
;\ Pskov et à Izborsk (juclques avanta{;es éphémères.
En deliors de ces faits d'armes, la guerre dégénérait en
esrarmouclics. Le besoin de la |)aix se faisait de plus en
plus sentir. Les provinces limitrophes, sans cesse exposées
;ui pillage, la demandaient à grands cris; Alexandre lui-
même la désirait vivement. Les suffrages des Polonais
I avaient ap[)elé, en 1501, sur le trône vacant par la mort
de son frère Jean-Albert. Les temps de Casimir revivaient
ainsi, la Pologne et la Lithuanie se réunissaient sous le
même sceptre, mais l'ardeur guerrière des peuples ne se
«(■veillait pas. D'ailleurs, le Pape renouvelait ses instances
])our la conversion d'Hélène, le clergé polonais se révoltait
à la seule idée d'une reine orthodoxe, les magnats n'ad-
mettaient pas qu'elle fût couronnée. Malgré ces griefs,
c'est bien sur elle que se reportèrent tous les regards,
sitôt qu'il s'agit de trouverun intermédiaire pour conclure
3a paix.
Hélène entra bien dans son rôle conciliateur. Elle tailla
sa plume et écrivit de prolixes messages à son père, à sa
mère, à ses frères : épanchements naïfs d'une Moscovite
au cœur affectueux, mais rudement dressé aux affections
de famille. Toutefois, les calculs des Polonais portèrent à
faux. Ivan aurait cru déroger à sa dignité en traitant avec
une femme, fût-ce même sa propre fille. Il déclina cette
intervention et répondit par ses formules favorites sur les
vexations des orthodoxes.
Les propositions avantageuses de paix le trouvèrent
plus accessible. Le pape Alexandre VI, cédant à d'autres
inspirations, y intervint aussi. Vers la fin de l'année 15,00,
l'idée d'une croisade générale contre les Turcs avait été
reprise à Rome, et le 18 novembre, le cardinal Isuaglias,
archevêque de Reggio, qui devait se rendre à Venise, en
250 IVAN m ET SOPHIE l' ALEO J.UGUR.
Hoiifjrie, Polo{;nc et Bohême, reçut des instructions en
conséquence. Il avait, en outre, un bref pontifical à faire
parvenir au grand kniaz de Moscou : Alexandre VI pressait
Ivan III de se réconcilier avec la Pologne, qui pourrait
alors, en toute sécurité, se tourner contre les Turcs, et
d'entrer lui-même dans la ligue. Le cardinal-légat choisit
le roi de Hongrie Wladyslaw^ pour intermédiaire, et celui-
ci envoya à Moscou, en décembre 1502, un délégué spé-
cial, Sigismond Santaï, accompagné d'un chapelain nommé
Dietrich, auquel un accident fortuit fit échoir le beau rôle.
La veille du jour destiné pour l'audience, Santaï fit de si
copieuses libations et se réduisit à un si misérable état
qu'il dut être remplacé par son collègue. A l'issue des
négociations, qui ne présentèrent rien de marquant, le
grand kniaz se déclara tout prêt à faire la guerre contre
les Turcs et la paix avec les Polonais. La velléité de croi-
sade, il fallait s'y attendre, resta lettre morte, mais les
pourparlers avec Alexandre furent repris^ et ses ambassa-
deurs vinrent à Moscou traiter la paix. Lorsqu'il eut
obtenu de larges concessions, Ivan signa une trêve de
six ans, du 25 mars 1503 au 25 mars 1509. Moscou gar-
dait ses récentes conquêtes et acquérait en outre un grand
nombre de villes, de bourgs et de villages. Fidèle à son
système, Ivan revint encore sur les questions religieuses.
Il exigeait de nouvelles garanties pour la foi d'Hélène : les
simples promesses ne suffisaient pas; il lui fallait des
chartes signées par le roi et les évêques de Pologne.
Alexandre essaya de se soustraire à ces formalités gênantes
par un autre moyen : il proposa d'envoyer des deux côtés
des ambassadeurs à Rome. Ivan refusa net, et la question
resta ouverte. Du reste, la trêve elle-même n'était qu'ap-
parente ; le Kremlin conseillait en secret au khan de
Grimée de reprendre les hostilités contre la Lithuanie.
LA llEiNAISSA.NCK A MOSCOU. Î3I
Los doléances inosco\itcs, en se renouvelant, loin de
calmer les scrnpules d'Alcxamlre, ne faisaient (|uc les
exciter davantajje. En 1505, il confia ses peines à Jules II,
successeur de Pie III sur le trône pontifical. I.a réponse
romaine du 22 août do la même année passe chez quelques
historiens pour une ratification absolue du nîaria{je royal.
Evidemment, ils n'ont pas saisi le latin de Jules II, qui
marche fidèlement sur les brisées d'Alexandre VI. Le Pape
n'accorde la dispense que sur le rite, avec la condition
expresse qu'Hélène se conformerait au concile de Flo-
rence; c'est-à-dire il approuve le mariage d'un catholique
du rite latin avec une femme du rite grec, pourvu que
celle-ci professe les mêmes dogmes catholiques. Si tel
n'est point le cas, la dispense est déclarée d'avance nulle
et non avenue. Or c'était précisément le concile de Flo-
rence et les doctrines catholiques qu'Hélène refusait d'ad-
mettre : elle tenait non seulement à son rite grec, mais
aussi à sa foi orthodoxe. Le bref de Jules II n'a donc en
rien modifié la situation : Alexandre ne voulait pas rompre
avec Hélène, et il ne réussissait pas à la convertir. Nous ne
saurions dire dans quelle mesure il a ultérieurement
obtempéré aux ordres pontificaux. Il est certain qu'il expira,
le 19 août 1506, dans les bras de son épouse, qui lui était
sincèrement attachée.
Hélène resta jusqu'à la fin fidèle à ses croyances . Ardente
protectrice de ses coreligionnaires du vivant de son mari,
elle dut ensuite tempérer son zèle, et songea même à se
retirer à Moscou. La mort la surprit à Vilna, dans les der-
niers jours de janvier 1513 ^
Ainsi le mariage qui devait unir la maison de Guédi-
' Theinkh, Vet. Mon. PoL, t. IL p. 277 à 290, n»' 299, 309 à 312. —
BcRCHARD, t. III, p. 120 à 124. — Magaire, t. IX, p. 84 à 161. — Fessler,
t. III, p. 270. — OuLiAMTSKi, p. 209.
252 IVA^ m ET SOPHIE PALÉOLOGUE.
mine à celle de Vladimir et rétablir la paix parmi les
Slaves ne servit qu'à porter le trouble dans le foyer
d'Alexandre et qu'à fournir à Ivan des prétextes spécieux
de guerre. La politique resta en dehors des sentiments.
Avant comme après 1 hyménée de sa fille, Ivan ne cessa
d'aspirer à la réunion de toutes les « terres russes n sous
le sceptre de Moscou, invoquant à cet effet le principe
encore peu en usage de nationalité. Alexandre ne voulut
jamais, si ce n'est forcé par les armes, renoncer aux con-
quêtes de ses ancêtres. L'avenir se réservait de résoudre
ces questions brillantes dans les conseils des souverains et
sur les champs de bataille, au milieu des intrigues et dans
des flots de sang slave.
Ce fut la question d'Orient qui remit les Papes en con-
tact direct avec Moscou. Fatigué de la lutte, Wladyslaw
s'était résigné, le 20 août 1503, à une trêve de sept ans
avec les Turcs. Dix jours auparavant, la république de
Saint-Marc avait aussi accepté une paix plutôt utile que
glorieuse. La défection des Hongrois et des Vénitiens pri-
vait la cause chrétienne des deux auxiliaires plus menacés
par le Croissant. Ceux qui se croyaient à l'abri d'une
attaque montraient encore plus de mollesse. Mais bientôt
la voix des événements vint troubler cette sécurité trom-
peuse. Un pontife, ami des arts et partisan de la paix, se
vit obligé de prêcher la guerre sainte. Des renseignements
optimistes sur Moscou, excitant son ardeur, lui inspiraient
des espérances.
LIVRE m
LES PAPES MÉDICIS ET VASILI III
CHAPITRE I
PISO, SCIIOENBERG, FERRERI
15l:M5-2l
Léon X et l'état de l'Italie. — La question turque. — Optimisme du Pape
à l'endroit de Moscou. — Souvenirs personnels. — Traditions du Dane-
mark. — Opinion de Ciolek. — Le Raphaël du palais Pitti. — Politiqur-
du Pape. — La paix dans le Nord. — Sympathies polonaises. — Point
de vue national du roi Sigismond. — Le grand kniaz Vasili, ami des
Turcs, hostile à la Pologne. — Le secret de la situation ignoré du Saint-
Siège. — La croisade au concile de Latran. — Campagne diplomatique.
— Les rapports avec Moscou confiés au cardinal Erdôd. — Appréhensions
du roi de Pologne. — Revirement. — Jacques Piso destiné pour Moscou.
— La bataille du 8 septembre 1514. — La mission de Piso contremandée.
— Victoire stérile en conséquences. — Messe d'actions de grâces au
Vatican. — Terreur inspirée par les Turcs. — Mémoire de Léon X. —
Proclamation de la trêve de cinq ans. — Mission de Nicolas Schœnberg
dans le Nord. — Sa consigne. — Sigismond accepte la trêve de cinq ans
et l'intervention du Pape à Moscou. — Le Père Nicolas à K.œnigsl)erg. —
Albert de Brandebourg. — Dietrich Schœnberg. — Son caractère. —
fies combinaisons pour Moscou. — Voyage de 1517. — Réponse de
Vasili. — Promesses de Léon X. — Second voyage de Dietrich en 1518.
— Réponse décevante de Vasili. — Troisième voyage en 1519. — Der-
nière réponse donnée à Kœnigsberg. — Vasili inébranlable dans la " foi
grecque » . — Concessions. — Revirement en Pologne. — Le Roi s'oppose
au départ de Nicolas Schcenberg pour Moscou. — Vrai motif de l'oppo-
sition. — Trêve du 31 décembre 1518. — Espérances du Père Nicolas. —
Illusions de Dietïich. — Les Grecs du Kremlin. — Envoi d'un messager
25V LES PAPES MEDICIS Eï VASILI III.
ponlififal à Moscou demandé par Sigismond. — Conditions. — Cotnité
cardinalice. — Discours de Ciolek. — Décisions du comité. — L'évêtjue
de Castellamare refuse la mission. — Zaccharie Ferrcri. — Giovanni
Tedaldi. — Leur séjour li Venise. — Scène touchante au collège. — Revi-
rement en Polojjnc. — '■ Sigismond s'oppose au voyage de Feneri à Moscou.
— Allures pacifiques des Russes. — Vrai motif de l'opposition royale. —
Travaux de l'crreri en l'ologne. — Trêve entre Sigismond et Albert de
Brandebourg. — Léon X reste fidèle à l'optimisme.
Le nom de Léon X, comme celui de Périclès ou d'Au-
guste, évoque la vision d'un siècle brillant et artistique.
Couronné de la tiare pontificale, un Médicis, un fils
du Magnifique, un disciple des Chalcondyle, des Marsiglio
Ficino, des Pic de la Mirandole, des Politien, ne pouvait
être qu'un protecteur éclairé des lettres, des sciences et
des arts. Mais tandis que Piaphaël et Michel-Ange animaient
les toiles et le marbre, que Sadolet et Bembo rivalisaient
d'élép^ance classique, que Rome entière se livrait aux jouis-
sances raffinées de l'esprit, l'Italie restait une proie ardem-
ment convoitée par des princes étrangers, une furieuse
tempête soulevée par Luther se déchaînait en Allemagne,
et le Grand Turc, fier de ses conquêtes, marchait vers
l'apogée de la gloire ottomane.
La Rélbrme n'atteignit pas les Moscovites. Ils ne prirent
aucune part aux luttes gigantesques de Charles-Quint avec
François I", et les efforts de Léon X pour empêcher « la tête
et la queue » de l'Italie de tomber dans les mêmes mains
leur restèrent probablement inconnus. La politique mili-
tante de l'Europe ne les avait pas encore suffisamment en-
vahis pour qu'ils pussent se mêler à ces événements ou bien
s'en ressentir. Une autre question plus vaste que les pré-
cédentes, partant de Rome et se ramifiant jusqu'au fond
de l'Asie, mettait les Russes en contact avec l'Occident.
Au commencement du seizième siècle, le nom des Turcs
inspirait encore aux chrétiens une indicible terreur. Les
l'iso, S(:ii()i:.\i!i:iu;, rEKREi\i. 2:>r>
< lii()iii(|iics c'oiilomporamcs en louiiiisscnt la preuve. A un
iiiiiemi si redoutable on ne croyait jamais avoir assez
(I armées à opposer, et les alliés, {l'où qu'ils vinssent,
claient é(jaleinent les bienvenus. Les Russes jtassaient j)our
(k's auxiliaires désirables. A Home, on comptait sur leur
(oncours peut-être plus qu'ailleurs; toujours est-il que ce
lurent les projets de ligue antiottomane qui rapprochèrent
Léon X du grand kniaz Vasili III.
L'idée d'une semblable coalition n'était en elle-même
1 ion moins que neuve. Depuis longtemps, en Europe et en
Asie, les Papes s'efforçaient de rallier les peuples — n'im-
porte qu'ils fussent unis à l'Église romaine ou séparés d'elle
— à l'alliance contre les Turcs. Des démarches dans ce
sens avaient déjà été tentées auprès des Russes ; elles ren-
traient dans la politique générale des Papes. Il n'en est
pas moins curieux de remonter jusqu'aux circonstances
très spéciales qui donnent à ces négociations une physio-
nomie à part.
Léon X ne cachait pas son optimisme à l'endroit de
Moscou. Encore jeune cardinal, admis à la cour
d'Alexandre VI, il avait été témoin d'un événement qui
lui avait laissé un souvenir impérissable : des ambas-
sadeurs russes, probablement Rhalev et Karatchiarov ,
s'étaient présentés au Vatican au nom et de la part du
grand kniaz Ivan III. Léon X était persuadé qu'ils avaient
annoncé au Pape la soumission de leur maître et son inten-
tion d'embrasser la foi romaine. Gomment pareille con-
viction a-t-elle pu se former dans l'esprit d'un homme qui
ne manquait certes pas de tact et de pénétration? A-t-il été
victime de ses propres illusions, ou bien les Russes, mar-
chant sur les traces des Volpe et des Gislardi, ont-ils
donné des assurances exagérées? Le fait est que, bien des
années après, LéonX restait encore fidèle à ses premières
256 LES PAPES MEDICIS ET VASILI III.
impressions. Sous leur magique influence, il supposait avec
une Facilité incroyable que Vasili partageait les opinions
'M-aluitement prêtées à son père Ivan III, et il se berçait
des plus fallacieuses espérances.
Des hommes autorisés l'encourageaient dans cette voie.
Se complaire dans les plus chimériques combinaisons au
sujet de Moscou et en propager discrètement la nouvelle
était de tradition dans la maison royale de Danemark.
Dès 1506, le roi Jean annonçait à son neveu Jacques IV,
roi d'Ecosse, que c'était surtout pour travailler à l'union
des Églises qu'il avait conclu l'alliance avec le grand kniaz.
Cette rumeur se répandit en France, en Allemagne, et
parvint jusqu'à Rome. Six ans après, lorsque Jules II con-
voqua le concile de Latran, le roi de Danemark hasarda
quelques démarches pour que Vasili s'y fît représenter. La
mort l'empêcha de donner suite à des projets que son fils
Ghristlern II reprit en sous-œuvre. Un ambassadeur fut
dépêché à Moscou en 1513. Il devait renouveler les offres
de service pour l'établissement de bonnes relations entre
le Kremlin et le Vatican. Dévoué encore au Saint-Siège,
Christiern crut pouvoir ensuite donner à Léon X des ren-
seignements qui s'accordaient en tous points avec les
espérances du pontife. De la part de Vasili, en vain cher-
cherait-on une manifestation sérieuse qui eût légitimé ces
empiétements téméraires sur l'avenir. C'est à se demander
si, à Copenhague comme à Rome, des intermédiaires
complaisants n'ont pas atténué les obstacles et représente
l'état des choses au gré des interlocuteurs'.
Du reste, les Danois n'étaient pas les seuls à tenir ce
lanp^age. Pour ne rien dire ici d'Albert de Brandebourg,
qui reparaîtra plus bas, Ciolek, évêque de Plock et ambas-
i Acta Tomic, t. V, p. 188. — Becker, p. C7J
IMSO, SCHOKNBERG, rEURERI. 257
<.i(leiir du roi Sigismond, abondait dans le même sens. A
tilie de Polonais, le soupçon de partialité envers les
lîiisses ne l'allei^jnait pas; dignitaire de I l'jjlise, intéressé
au salut des âmes, son avis n'en avait que plus de poids.
Il est vrai que la contre-partie ne se faisait pas désirer :
SCS compatriotes se gardaient bien de le sonlenir, et son
niaitre le désavouait formellement. Pareilles dixergences
eussent rendu tout autre plus scepti(|ue, mais elles
n étaient pas faites pour impressionner Léon X, Les illu-
sions ne manquaient pas de charme aux yeux d'un P;ipe,
épris d'un classique idéal, et qui eût préféré les douceurs
de la paix aux soucis d'une politique belliqueuse. Les
contemporains l'attestent, et le pinceau de Raphaël l'a
exprimé merveilleusement dans le superbe portrait du
palais Pitti : Léon X vient d'examiner un riche et élégant
bréviaire, ses mains blanches et potelées re|)osent sur la
table; à ses côtés deux proches parents, dont l'un sera le
pape Clément VIL Sa figure grasse, épanouie, aux yeux
à fleur de tête, exprime la sereine satisfaction du connais-
seur qui, entouré d'intimes, a contemplé un petit chef-
d œuvre. Dans ses traits arrondis, rien n'accuse la vigueur
ou la force. C'est le type du Mécène qui se complaît dans
le calme et trouve sa jouissance dans le beau.
Les renseignements favorables du dehors trouvaient
ainsi dans l'esprit du Pape des dispositions analogues. Il
y avait, en outre, un motif politique qui lui faisait dési-
rer le rapprochement avec la Russie. A certains moments,
la préoccupation dominante de Léon X a été la croisade
contre les Turcs, et le chef qu'il voulait lui donner était le
roi de Pologne, Sigismond I". Or, celui-ci ne pouvait
entreprendre une guerre lointaine sans avoir auparavant
conclu une paix durable avec ses voisins. Aussi le Pape
a-t-il constamment cherché à le réconcilier avec les deux
il
258 I.ES PAPES MEDICIS ET VASILI III.
ennemis qui menaçaient ses frontières, le grand maître
de l'ordre Teutonique et le grand kniaz de Moscou. La
Prusse de Frédéric II, l'Allemagne du prince Bismarck,
n'étaient encore qu'à l'état d'embryon; plus redoutable
paraissait la puissance russe, et c'est surtout de ce côté
que se portaient les efforts de la diplomatie romaine.
Rétablir la paix dans le Nord, entretenir de bonnes rela-
tions avec les trois adversaires pacifiés, c'était l'idéal de
l'avenir. En attendant, les sympathies pontificales étaient
gagnées aux Polonais. Leurs victoires sur les Russes pas-
saient pour des victoires de la foi sur le schisme, et, le cas
échéant, on ne leur épargnait ni éloges, ni félicitations.
Le roi de Pologne profitait habilement de ces tendances
de la cour romaine. Les bonnes paroles données au Pape
sur la guerre ne l'empêchaient pas de conclure des
trêves avec les Turcs. Quant à l'action pontificale en Rus-
sie, il la considérait comme devant être subordonnée aux
intérêts particuliers de la Pologne, et ne se donnait même
pas la peine de dissimuler sa manière de voir. Chaque
fois que ses armées subissaient un échec, il exigeait l'en-
voi à Moscou d'un mandataire pontifical, quitte à lui faire
rebrousser chemin sitôt que la fortune souriait de nou-
veau aux Polonais. Jamais il ne s'est élevé à la hauteur
des idées d'union religieuse. Son point de vue était rigou-
reusement national.
Quelle était, d'autre part, la politique de Vasili à cette
époque? Aucune modification sensible n'était survenue
en Russie depuis la mort d'Ivan III. Les bonnes grâces du
Sultan étaient aussi chères au fils qu'elles l'avaient été à
son père, et pour les mêmes motifs : il y eut échange de
lettres courtoises et d'ambassades avec le Grand Turc.
Vasili réservait sa haine pour la Pologne. C'était elle, la
nation sœur, mais ennemie, qui détenait les « terres
piso, sciiOR]Nin<:iio, rKiiiiEiii. 259
russes» qu'Ivan III avait juré de rendre à la Russie, les
« terres lithuaniennes « auxquelles il avait renoncé et que
son fils convoitait déjà, enfin les " terres polonaises » des-
tinées, elles aussi, à changer un jour de maître. Envers
cette rivale, l'hoslilité était constante, implacahle, et ne
relevait que du sabre. Toutefois, ces dispositions paci-
fiques envers les Turcs et belliqueuses envers la Polojjne
n'empêchaient pas Vasili, dans un but utilitaire, de pro-
diguer au Pape d'aussi belles paroles que celles de Sigis-
mond. Sur ce point, les deux princes s'accordaient par-
faitement. Tel était le dernier mot de la situation dont le
Saint-Siège ne semble pas avoir surpris le secret. Les
mesures prises par le Pape autorisent ce soupçon. Elles
remontent à l'année 1513.
Un concile général siégeait alors au palais de Latran.
Convoqués naguère par Jules II, en butte aux vexations
du conciliabule de Pise, les Pères avaient repris leurs tra-
vaux, après maintes péripéties, sous les auspices du nou-
veau Pape. Quelles que fussent les divergences sur les
autres points, la croisade contre les Turcs réunit tous les
suffrages. Le sultan Sélim P% dit l'Inflexible, avait inau-
guré son règne par le massacre de sa famille, et cette
cruauté sauvage faisait prévoir le sort qu'il réservait aux
chrétiens vaincus. Il était urgent d'organiser la défense
contre un adversaire si menaçant. La campagne militaire
devait être précédée d'une campagne diplomatique. Le
concile décida que des légats pontificaux se rendraient
dans les cours d'Europe pour exciter le zèle des mo-
narques, pacifier les belligérants, concerter les mesures à
prendre et ménager des ressources financières. La Mos-
covie ne fut pas oubliée dans ce départ. Le 15 juillet, elle
échut en partage, avec tous les pays du Nord, au cardinal
Uakacs d'Erdôd, archevêque de Gran, primat de cette
2«0 I^ES PAPES MEDICIS ET VASILI III.
llonprie clievalcresque qui servait aux clirétiens de bou-
levard contre les Turcs. Deux brefs pontificaux, datés du
29 novembre 1513, furent rédigés dans le sens des Pères
du concile; l'un était destiné à Vasili, l'autre à Sigismond,
et le cardinal Erdôd se chargeait de les faire parvenir à
leur destination '.
Aussitôt qu'il en fut informé, le roi de Pologne, qui
peu auparavant avait reçu de Léon X le glaive et la toque
bénits déjà destinés par Jules II au « vainqueur des
Scythes » , se crut obligé d'intervenir et de manifester ses
appréhensions. Qu'on envoie des messagers au Kremlin,
disait le Roi, mais pas de messages, car Vasili est homme
à livrer les pièces au Sultan. Obsédé par la crainte d'une
trahison, il eût voulu écarter complètement le grand kniaz;
mais bientôt, par suite d'un revirement imprévu, il en fut
réduit à proposer lui-même et à presser l'envoi d'un mes-
sager à Moscou.
Les chances de la guerre, d'abord favorables aux Polo-
nais, passaient peu à peu du côté des Russes. De plus en
plus inquiet sur l'issue de la campagne, Sigismond, dès
le 3 mars 1514, annonça au cardinal Erdôd le dessein de
faire la paix avec Vasili et de ne plus songer qu'aux Turcs.
Pour mieux dissimuler les embarras intérieurs, en ne
cherchant ostensiblement qu'à déférer aux vœux du Pape,
il demanda même au légat d'adjoindre un représentant
aux ambassadeurs polonais qui iraient à Moscou. Erdôd,
alors en Hongrie aux prises avec d'insurmontables diffi-
cultés, n'en donna pas moins prompte satisfaction au roi
de Pologne, et désigna Jacques Piso pour la mission pro-
jetée. Hongrois d'origine, excellent latiniste, poète à ses
heures, apprécié des humanistes de Rome, ce protono-
' Tfieiner Vet. Mon. Huiig., t. II, p. 504. — A4:ta Tumic, t. II, p. 280;
t. III, p. 15.
PISO, SCFIOENBEUG, l'ERRERI. 261
laire apostolique avait l'humour enjouée, possédait plu
-leurs langues et faisait volontiers de la diploniatie. Déjà
icndu à Vilna, il se préparait à partir pour Moscou. Après
la chute de Sniolensk, point stratégique de la plus haute
importance, arrivée le 29 juillet 1514, Si{;isuiond insis-
tait fortement sur le départ de Piso, lorsqu'un succès mili-
taire vint changer le cours des choses.
Le 8 septemhre, une sanglante bataille fut livrée sur
les bords du Dnieper, dans les environs d'Orcha. Le
prince Constantin d'Ostrog, à la tête des Polonais, tra-
versa le fleuve sans être inquiété. Trop confiants dans
leur nombre, les Russes attendaient de pied ferme l'en-
nemi, qui les chargea impétueusement et les mit en com-
plète déroute. Leurs cadavres jonchèrent le champ de
l)ataille depuis Orcha jusqu'à Doubrovna, le Dnieper et
la Kropivna roulèrent des flots de sang, les principaux
\ oiévodes et un grand nombre de soldats furent faits pri-
sonniers. Drapeaux, canons, bagages, tombèrent entre
les mains des vainqueurs. Jamais auparavant les Polo-
nais n'avaient remporté une victoire si éclatante.
Au lendemain de cette journée, Sigismond se crut
maître de la situation et arbitre de l'avenir. Aussitôt les
pourparlers avec Moscou furent ajournés et l'ambassade
contremandée, à la grande satisfaction de Piso, qui s'em-
pressa d'en avertir un de ses amis de Rome. Témoin ocu-
laire de la bataille d'Orcha, admirateur enthousiaste de
!a bravoure polonaise, il se félicitait de n'avoir plus à
entreprendre le pénible voyage. Les énormes distances,
les difficultés de locomotion, les bruits fâcheux qui circu-
laient sur Vasili, l'avaient fortement impressionné. Cette
crainte devint de la terreur à la disparition mystérieuse
d un courrier qu'on disait jeté à l'eau par les Russes, Piso
ne se souciait. pas d'étancher sa soif dans un fleuve, et
2C2 LES PAPES MEDICIS ET VASILI III.
renonçait d'avance aux palmes du martyre. Il en fut
quitte pour la peur. Désormais, on ne lui confia plus de
missions si périlleuses.
Le succès d'Orcha éblouit à tel point Sigismond, qu'il
négligea de l'exploiter militairement. Stérile en consé-
quences pratiques, la journée du 8 septembre ne servit
qu'à des amplifications littéraires. De nombreux messages
avec des chiffres évidemment exagérés remplirent toute
l'Europe du bruit de cette victoire. Sur les quatre-vingt
mille Russes présents sous les armes, écrivait le Roi à
Léon X, trente mille ont été tués ou noyés ce jour-là,
tandis que les Polonais n'ont subi que des pertes légères.
En même temps, il envoyait à Rome et ailleurs des pri-
sonniers moscovites, obligés ainsi de proclamer au loin la
honte de leur défaite. Le Pape ne vit pas comparaître
les malheureux captifs au Vatican ; ils furent arrêtés en
route par ordre de l'Empereur.
Grâce à ces procédés, le fait d'armes du prince d'Ostrog
eut un grand retentissement. Léon X exprima son entière
satisfaction dans une lettre à Sigismond, le bénit avec
effusion et accorda des indulgences à son armée. Les car-
dinaux pensionnés par la Pologne se joignirent à leur
maître ; un concert d'éloges et d'hommages s'éleva à Rome,
Le 25 janvier 1515, une messe d'actions de grâces fut
célébrée sur la Confession de Saint-Pierre par le cardinal
de Grassi, protecteur de Pologne, et suivie d'un discours
de circonstance. On alla encore plus loin. Sigismond fut
engagé à devenir le chef de la ligue contre les Turcs, et il
accepta cet honneur. La première tentative d'intervention
papale entre la Pologne et Moscou resta ainsi à l'état
de simple projet *. Les circonstances qui avaient pro-
' Hergexroether, Leonis X, P. M. Heg., p. 3. — Acta Tomic, t. II,
p. 273; t. III, p. 41, 57, 144, 181, 202, 233, 245, 347.
PISO, SCIinKNItKHC, FEUnKllI. Î63
\ oqué cette déniarclie ne lanlèrent pas à se reproduire.
Telle était la terreur excitée par le nom de Sélini (|ue la
question turque s'imposa de nouveau, vers 1517, au con-
cile de Latran. Dans les plaines de Radania, l'Éj^ypte était
tombée au pouvoir du Croissant, et les esprits timides le
voyaient déjà traversant la mer et abordant en Italie. On
se disait que le padiscliah avait juré d'ériger des mosquées
dans la Ville éternelle et d y faire retentir, du baut des
minarets, la voix du muezzin. L'écho de ces craintes se
retrouve dans le mémoire de Léon X, où il proposait aux
princes chrétiens une trêve générale en Europe et deman-
dait huit millions de ducats pour la guerre d'Orient. Sitôt
qu'il eut reçu des réponses plus ou moins encourageantes,
le 13 mars 1518, il se rendit à la Minerve, proclama
solennellement une trêve de cinq ans et envoya de toutes
parts des agents pour activer les préparatifs de la ligue.
î^icolas Schœnberg fut de ce nombre. Issu d'une famille
noble de Misnie. dont la branche française a gardé le nom
de Schomberg, Nicolas, encore tout jeune, fut gagné à
l'ordre de saint Dominique par la parole enflammée de
Savonarole. Intelligent et actif, appelé parmi les siens aux
plus hautes fonctions, connu des souverains et ami de
Thomas More, il jouissait d'une grande autorité et fut
chargé par les Papes d'importantes missions en Allemagne
et en France, en Espagne et en Angleterre. Dans la suite
Clément VII le nomma archevêque de Capoue, et Paul III
lui conféra la pourpre cardinalice. Maintenant qu'il
s'agissait d'ébranler la puissance ottomane, l'ancien pro-
vincial de Terre Sainte était l'homme indiqué pour réveiller
l'ardeur assoupie des croisades. Sa mission embrassait
l'Allemagne, la Hongrie, la Pologne, l'ordre Teutonique,
Moscou et la Tatarie. Les lettres de créance adressées à
Vasili sont à peu de chose près identiques avec celles du
204 I.KS PAPES MEDICIS ET VASILI III.
khan tatar. Schœnberg avait pour consigne générale d'en-
gager les princes à porter aux Turcs un coup décisif en les
attaquant sur plusieurs points à la fois; en particulier il
devait réconcilier le roi de Pologne avec le grand maître
de l'ordre Teutonique et le grand kniaz de Moscou.
Après avoir assisté en Hongrie h la diète convoquée à
Olen, en avril 1518, où siégeait aussi Herberstein, retour
de son premier voyage de Moscou, Schœnberg se rendit
directement en Pologne. Sigismond se montra de facile
composition sur la question principale de la trêve. Il l'ac-
cepta pour la durée de cinq ans et ne refusa pas les subsides
demandés, sauf à soumettre le tout à l'approbation de la
diète, car personnellement un roi électif ne pouvait faire
que des promesses platoniques. Et quant à la diète, Sigis-
mond l'avouait spontanément, le mauvais état des finances,
l'administration défectueuse, le rendement irrégulier des
impôts, ne lui permettaient guère de faire des largesses.
L'affaire de la paix avec Moscou fut traitée, grâce aux
circonstances critiques, avec le même esprit de concilia-
tion. Au fond, les Polonais étaient fatigués de la guerre
plus coûteuse que brillante avec Vasili. Au lendemain de
la victoire d'Orcha, le prince d'Ostrog avait échoué devant
Smolensk, malgré les intelligences qu'il avait dans la
place; en 1517, il avait échoué encore devant la forteresse
d'Opotchka, et battu en retraite en laissant sur place les
canons de gros calibre. Ces infortunes donnaient la mesure
des sacrifices qu'exigerait la continuation de la guerre.
L'intervention de l'Empereur n'avait eu aucun succès.
Pour faciliter les mariages concertés en 1515 entre les
Jagellons et les Habsbourg et dégager la Pologne, Maximi-
lien I" avait envoyé à Moscou ce même Herberstein qui se
rendit plus tard à Ofen. Diplomate de mérite, observateur
éclairé, intelligent et instruit, sachant la langue du pays, il
PISO, SCHOENREUG, FERUKUI. 265
ne put roussir à briser robstiuation des parties intéressées :
Russes et Polonais réclamaient Sinolcnsk avec le même
acharnement. Pour séduire Vasili, Ilcrberstein s'avisa de
remonter dans son discours jusqu'à Pyrrhus, mais la gran-
deur d'àme du roi d'Épire ne toucha point le monarque
moscovite. Aux yeux des boiars, la cession {jraluite de
Smolensk eût été un acte de démence, et les classi(pies
allusions de l'ambassadeur impérial ne purent leur faire
chanjjer d'avis. Les néjjociations en restèrent là.
L'échec diplomati(]ue, doublé d'échecs militaires, ren-
dait donc en ce moment la paix avec Moscou plus dési-
rable que naguère. Nicolas Schœnberg intervenait au nom
de Léon X; il était porteur d'un message pour Vasili, la
croisade contre les Turcs y figurait en première ligne;
excellente occasion de rouvrir les pouiparlers sans déchoir
de sa dignité et sous prétexte de se rendre aux désirs du
Pape. En eflet, Sigismond, interpellé par Schœnberg, lui
promit un sauf-conduit poui' Moscou, insinua qu'une trêve
soulagerait la Pologne, favoriserait la ligue antiottomane,
et ne cacha pas son opinion sur Vasili, homme, d'après lui,
étranger à toute idée généreuse et presque privé de raison,
qui proposerait sans doute des conditions trop onéreuses
pour être acceptées. Sans se laisser décourager par ces
confidences, l'envoyé romain se dirigea sur Kœnigsberg,
où l'on ne partageait pas le pessimisme de Sigismond*.
Albert de Brandebourg, grand maitre de l'ordre Teuto-
nique, venait de conclure avec Vasili, le 10 mars 1517,
une alliance dirigée principalement contre la Pologne.
Il portait encore sur ses épaules le manteau blanc de la
milice sacrée et, dissimulant ses desseins d'apostasie,
' ZiNKEiSEH,Z7r«t Denhschriften. — Parti. dipK snoch., t. I, p. 193 à 315.
— Sborn. roussk. ist. ob., t. XXXV, p. 500 à 547. — Acla Tomic, t. IV,
p. 357. — Archive- du Vatican, Leg., n" 1194, f. 225.
200 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI III.
maintenait d'excellentes relations avec Rome, où ses frères
briguaient d'opulents bénéfices. Personne ne semblait donc-
mieux qualifié pour servir d'intermédiaire entre un mes-
sager pontifical et le maître du Kremlin. Le Père Nicolas
jouissait encore d'un autre avantage. Son frère Dietricb,
conseiller d'Albert, exerçait sur celui-ci une influence pré-
pondérante et s'occupait particulièrement de Moscou.
Destiné d'abord à la cléricature, Dietricb s'était improvisé
diplomate. Le maniement des affaires devint cbez lui une
passion dominante qu'un parti pris d'optimisme empé-
cliait de s'éteindre. Avec cela il était verbeux, agité, fan-
tasque, toujours sur les grands cbemlns, ce qui lui donnait
un faux air d'aventurier de haute volée. La Russie lui parut
appelée à rendre des services aux chevaliers teutoniques
si elle s'unissait à Rome. Un vague souvenir du mariage
d'Ivan III avec Sophie Paléologue et de la mission d'An-
tonio Bonumbre subsistait encore en Allemagne. S'imagi-
nant que cela s'était passé sous le pontificat de Galixte III,
Dietricb cherchait partout la bulle de ce pape qui avait dû
régler toute l'affaire. A défaut de données authentiques,
il inventa lui-même une combinaison où l'on croirait sur-
prendre les échos de Volpe : couronnement du grand kniaz
par le Pape, érection d'un patriarcat à Moscou, Constanti-
nople généreusement cédée aux Russes.
Dès son premier voyage, en 1517, il laissa tomber, au
Kremlin, le mot d'union avec le Pape, en comparant assez
mal à propos la foi des Moscovites à celle de saint Paul.
La réponse lui fut donnée par un de ces Byzantins au ser-
vice de la Russie qui favorisaient les rapports avec l'Occi-
dent, louri DmitriévitchMaly lui aurait donc répliqué que
Vasili est séduit par la grandeur de l'idée, et que les Russes
se croient présentement aussi dignes qu'autrefois de la
bénédiction pontificale. Frappé de ces expressions bien-
PISO, SCHOFINREUG, FEHUERI. Î67
veillantes, Dietrich les fil Iciiir à Kœni{;sbcr{|, Albert les
envoya à Rome, lUankcnl'c.'id, evôfjue île Hcvel et procu-
reur de l'Ordre, les porta au Vatican. Grande fut la yùc de
LéonX, lorsqu'il les entendit. Il jura, foi de pontife, (jue
les rites des Russes resteraient intacts, il prit à témoin la
Sainte Trinité que tout se ferait à la gloire de Dieu, et se
rallia au conseil d'Albert d'envoyer une ambassade à Vasili.
Lorsque Dietrich revint à Moscou, en 1518, il exposa
triomphalement ces succès à louri Maly et, mêlant choses
du ciel à choses de la terre, il se répandit sur les bienfaits de
l'union : gloire de Dieu, édification des fidèles, facilité de
communications, alliance avec des voisins, sécurité vis-
à-vis des Polonais, conquête pacifique de Constantinople,
un Russe élevé au cardinalat, l'Église moscovite comblée
d'honneurs, sans compter les autres avantages qui pour-
raient s'ensuivre. C'était promettre beaucoup de choses à
la fois, et, si les intentions de Dietrich étaient droites, ses
discours semblaienthasardés. Évidemment, il s'était mépris
sur les dispositions du Kremlin; aussi, cette fois, la
réponse de louri Maly fut-elle décevante : le grand kniaz
se refusait à traiter ces matières, car le Pape pourrait en
profiter pour le réconcilier avec la Pologne et l'inviter à la
croisade, ce qui ne rentrait pas dans ses vues et, ajoutait
louri, ne plairait peut-être pas non plus au grand maître.
Dietrich ne voulut pas comprendre l'ironie de ces mots,
et, l'année suivante, 1519, il essaya de rajeunir ses vieux
projets. Il s'en allait à Moscou demander un sauf-conduit
pour son frère Nicolas et un Génois qui nous occupera
ailleurs, annoncer la trêve de cinq ans proclamée par
Léon X et la ligue contre les Turcs. S'entourant de mys-
tère, il s'engagea de nouveau sur le terrain religieux et
insinua que le Pape était prêt à octroyer la couronne
royale au grand kniaz et le titre de patriarche au métropo-
268 LES PAPES MEDICIS ET VASILI III.
lile de Moscou. Les réponses données provisoirement h
Dictrich furent confirmées et développées, en avril 15 lî).
p.ir un envoyé spécial, Zamylski, qui se rendit exprès ;i
K(iiii;^sberg. Vaslli ne se laissait pas éblouir par des appa-
rences pompeuses, et les avanta(;es pratiques, palpables,
lui tenaient beaucoup plus à cœur. Revenant sur ses déci-
sions antérieures, il voulait bien la croisade contre les
Turcs et la trêve avec la Pologne, pourvu qu'on lui rendît
les villes russes. L'amitié et l'alliance avec le Pape ne lui
répugnaient pas non plus, mais il déclarait d'avance qu'il
resterait, de même que ses ancêtres, fermement attaché à
la « foi grecque » ; l'hypothèse de la royauté et du patriarcat
n'était pas seulement discutée, encore moins admise. Du
reste, Vasili consentait à recevoir Nicolas Schœnberg et à
permettre le passage des missionnaires pour la Perse. Au
fond, il n'y avait de sérieux que le désir d'être avantagé
sur la Pologne K
Tandis que le grand maître teutonique frayait la voie
de Moscou au Frère prêcheur, un revirement se produisit
en Pologne qui rendit ces efforts inutiles. Prétextant des
victoires sur les Russes, Sigismond s'opposa à la mission
de Nicolas et lui signifia de ne point partir. « Mes troupes,
lui écrivait-il après s'être plaint de la perfidie de Vasili,
mes troupes ont battu et repoussé les Moscovites, et le
moment est opportun de poursuivre encore la guerre
pendant quelque temps.» Motif plausible, maisplutôt appa-
rent que réel, car il y en avait un autre plus décisif que
Sigismond passait sous silence : Schœnberg était depuis
longtemps suspect aux Polonais; son origine, sa parenté,
ses liaisons, inspiraient si peu de confiance et imposaient
au Roi une telle réserve que, dès le début, celui-ci avait
1 JoACHiM, t. I, p. 95, 136, 239, 290 à 306; t. II, p. 10, 13, .50, 173 à
176, 208 à 222, 248. — Sbom. ronssk. ist. ob., t. LUI, passim.
PISO, SflHOENnERG, FERRERI. 269
jugé opportun de lalio des excuses en se réclamant des
conseillers de la couronne. Au cours des pourj)arlers, les
soupçons prirent encore plus de consistance; on disait
tout haut que Nicolas était l'ami des ennemis de la Pologne,
et qu'il fallait se mettre en garde contre lui : Sigismond
aura retiré son consentement pour ne pas exaspérer ro[)i-
nion publi(jue. D'un autre côté, Tintervention de riMupe-
reur auprès de Vasili rendait celle du Pape inutile, Kn
effet, Maximilien l" avait envoyé Collo et Gonti à Moscou,
et ils avaient conclu, le 31 décembre 1518, une trêve
d'une année avec la Pologne.
Le Père Nicolas avait suivi de loin les négociations de
Dietrich à Moscou, et tenu le Pape au courant de leurs
phases successives. Le 1" octobre 1518, celui-ci lui avait
exprimé son entière satisfaction avec la promesse de con-
sommer l'union sur les bases du concile de Florence et
d'accorder la couronne royale au grand kniaz Vasili. Cette
lettre pontificale explique l'assurance avec laquelle Die-
trich s'exprimait à Moscou, en 1519, au sujet des titres
honorifiques : il savait de bonne source qu'il ne serait pas
désavoué. Moins enthousiaste, mais aussi tenace que son
frère, Nicolas, même après le refus de Sigismond, ne renon-
çait pas à l'espoir de se rendre un jour à Moscou. Dietrich
l'encourageait dans cet ordre d'idées et persistait à croire,
envers et contre tout, que Vasili ambitionnait la faveur
des Papes et la couronne royale. Détail curieux, il redoutait
l'opposition des Grecs du Kremlin, qui, disait-il, ne ver-
raient pas de bon œil un patriarche à Moscou, et l'érection du
patriarcat faisait partie intégrante du système de Dietrich.
Encore quelques dizaines d'années, et les Russes repren-
dront la même idée de leur chef et à leur propre compte'.
' Acta Tomic, t. IV, p. 89, 363. — Collo, p. 49. — Theiner, Vet. Mon,
Pol., t. Il, p. 378. — JoACHiM, t. II, p. 252.
270 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI III.
Mais il était écrit que le Père Nicolas n'irait jamais étaler
sa robe blanche à Moscou. Un événement imprévu obligea
Sigismond à se déjuger sans faire toutefois pencher la
balance du côté de Schœnberg. L'Empereur mourut le
12 janvier 1519. La trêve conclue par son entremise deve-
nait caduque, et, oubliant le langage belliqueux tenu à
Nicolas, Sigismond se liàta de demander à Rome une
intervention pacifique et même l'envoi d'un messager à
Moscou. « Que le Pape délègue au plus tôt, écrit-il par deux
fois à Ciolek, un homme prudent, expérimenté, honnête,
qu il ne soit pas un moine, qu'il soit impartial et soucieux
uniquement d'exécuter les ordres de son maître. » Le froc
ne figure ici que pour mieux dissimuler l'exclwaion du
Père Nicolas. Il serait le bienvenu, ajou+e obligeamment
le Roi, s'il ne portait pas la bure.
Léon X se rendit immédiatement au désir de Sigismond.
Les échecs de Piso et de Schœnberg furent oubliés, et, pour
suggérer les mesures à prendre, on nomma, en juillet 1519,
un comité cardinalice. Il était composé des cardinaux
Santa-Groce, de Grassi, Accolti et d'un anonyme qui nous
en a conservé les protocoles. L'ambassadeur de Pologne y
assistait, etson discours estassez curieux pour être relevé.
L'élection de Charles-Quint donnait un regain d'actualité
à la trêve de l'année 1518. Ciolek revint donc sur les
projets d'union et de paix entre le roi de Pologne, le grand
kniaz de Moscou et le grand maître teutonique, qui join-
draient ensuite leurs armées pour combattre les Turcs.
Ce qu'il y a de plus inattendu dans tout cela, c'est le rôle
que, d'une façon assez téméraire, l'ambassadeur attribue
à son maître et les sentiments qu'il lui prête. La légende
des sympathies catholiques d'Ivan III lui avait survécu.
Ciolek y ajoutait foi, supposait à Vasili les mêmes ten-
dances, et se complaisait dans les témoignages des Danois
l'ISO, SCHOENIJEIIG, l-ERUERI. 271
et (le fiuelques transfuges. Ce point de départ était j)ar
lui-inêiue assez problématique; des conclusions hardies s v
rattachaient. Le roi de Polofjne, disait l'ambassadeur, se
chargera de proposer à Vasili l'union avec Rome, les
« terres » de celui-ci seraient érigées par le Pape en
royaume, et Sigismond verrait avec plaisir la couronne
royale descendre sur le front d'un grand kniaz calholi(|uc
romain. Les membres du comité semblent avoir goûté ce
langage. Ils n'avaient aucun motif de se méfier de Ciolek,
et ne se doutaient pas que son maître eût parlé tout autre-
ment. Ils approuvèrent donc l'envoi d'un mandataire en
Pologne, en Prusse et à Moscou, avec mission de rétablir
la paix dans le Nord en vue de la croisade. Schœnberg
avait poursuivi naguère le même but. Pour les matières
religieuses on s'en référait aux instructions données,
en 1514, à un nonce pontifical au Mont-Liban, que nous
reverrons plus tard à Moscou. On croyait pouvoir adapter
aux Russes les conditions faites aux Maronites.
Ces décisions étaient telles que Ciolek pouvait se féli-
citer d'avoir pleinement réussi au sein du comité. Jaloux
de sauvegarder l'honneur de son pays, et pour dissimuler
les tendances pacifiques de la Pologne, il fit répandre à
Venise et ailleurs la version exacte, mais incomplète, qu'il
s'agissait du procès de canonisation du prince Casimir et
de l'union religieuse avec Vasili. La politique devait sem-
bler étrangère à ces négociations. Mais on ne pouvait empê-
cher les bruits les plus divers sur les pays slaves de circuler
à Rome, et quelques révélations indiscrètes inspirèrent une
telle frayeur à l'évêque de Castellamare, Pierre Fioris,
désigné pour cette mission, qu'il renonça à un honneur si
périlleux. Deux autres mandataires furent nommés à sa
place : Zacharie Ferreri et Giovanni Tedaldi. Ferreri, ori-
ginaire de Vicence, jouissait en Italie d'une certaine celé-
273 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI III.
brité, r^rhce à un passé agité et presque orageux. D'abord
Bénédictin à Sainte-Justine de Padoue et puis Chartreux à
Venise, son caractère turbulent et son esprit inquiet l'eu-
rent bientôt ramené dans le monde. Tour à tour écrivain,
poète, professeur, après avoir soutenu ardemment le con-
cile de Constance et celui de Bàle, entraîné par un zèle
qui n'était pas selon la science, il devint le triste héros du
conciliabule de Pise. Les orages qui se déchaînèrent contre
ces factieux obligèrent Ferreri à se réfugier en France, où
dans le calme de la retraite il ressentit plus vivement le
poids des censures encourues pour avoir résisté aux ordres
du Pape. Docile au cri de la conscience, il alla se jeter aux
pieds de Léon X, et, le 1 1 décembre 15 13, un bref ponti-
fical effaça toutes les traces de cet égarement éphémère.
Nommé évêque de Sébaste, on ne sait à quelle date, il
échangea ce diocèse, le 5 septembre 1519, contre celui de
Guardalfiera, et, dès le 2 décembre, il donna sa démission
en se réservant la moitié des revenus de la mense épisco-
pale. Quant au collègue de Ferreri, Giovanni Tedaldi, il
avait été élevé en Pologne et connaissait la langue du pays.
Sa parenté avec les Médicis lui donnait du prestige. Il
devait aller le premier à Moscou, demander les sauf-con-
duits et sonder le terrain. Le choix de ces personnages
parut à Ciolek très judicieux, et il les recommanda vive;
ment à son maître.
Vers la fin de décembre 1519, les deux envoyés arri-
vaient à Venise, Naguère, au plus fort des luttes intestines
italiennes, Ferreri avait lancé contre la Seigneurie une
élégie pleine d'invectives. On eut le bon goût d'oublier
cet incident, et l'accueil des représentants pontificaux ne
s'en ressentit pas. Présentés au collège le 24 décembre,
ils assimilèrent le lendemain avec le doge au sermon de
Saint-Marc, l'accompagnèrent à vêpres dans l'église de
PISO, SCII0ENI5EUG, FEUREIU. 273
Saint-Georges et riiiircnt la journée par un repas au palais
(Ineal. A en croire Giolck, <jui se faisait renseijjncr par des
amis, Ferrer! eut à Venise un moment d'li(';silation. \)0-
roura^ic par les Polonais, il lut sur le point de renoncer à
>a lé<jation et de rentrer à Rome au lieu de s'aventurer
ilans des pays barbares. Mais bientôt il reprit cœur, et une
M ène toucliante qui se passa au collège, le 2G décembre,
\c confirma dans sa généreuse résolution. Lorsqu'il eut
annoncé que le grand kniaz Vasili désirait l'union avec le
Saint-Siège et que le roi de Danemark en avait informé
Léon X, le doge Leonardo Loredano et plusieurs de sies
conseillers versèrent des larmes d'attendrissement. Les
registres officiels, il faut bien l'avouer, ne disent rien de
cette émotion, dans tous les cas prématurée.
L'importance des affaires à régler ne permettait pas à
Ferreri de s'attarder en route, et il quitta Venise à la veille
de la nouvelle année. Mais tandis qu'il se pressait d'arriver
à Gracovie, Sigismond se livrait à des combinaisons qui
rendaient la diligence inutile. Dès le 26 janvier, il écrivait
à Giolek qu'il se servirait des nonces pontificaux selon
l'opportunité des circonstances, et bientôt après il déclara
ouvertementà Léon X qu'il ne les laisserait pas aller à Mos-
cou, ce voyage étant aussi dangereux que peu convenable.
Que s'était-il donc passé et d'où provenait ce revirement
subit? Les bons offices du Pape avaient été réclamés comme
un pis aller éventuel. Aussitôt que les Russes eurent
exprimé spontanément des intentions pacifiques, l'angoisse
se calma et le roi Sigismond, n'ayant plus besoin d'inter-
médiaire, préféra s'arranger tout seul avec son voisin. Au
fond, l'accalmie n'était elle-même qu'un prétexte. Le vrai
motif nous est donné par un document officiel de prove-
nance lithuanienne. Sitôt que le Roi et ses conseillers
eurent appris que Ferreri soulèverait à Moscou la question
18
274 LES PAPES MEDICIS ET VASILI III.
religieuse et celle du couronncincut, ils décidèrent, à
rencontre des belles assurances de Ciolek, qu'il fallait
reuipècher de se rendre auprès de l'ennemi traditionnel
de la Pologne. Ni Ferreri ni Tedaldi ne semblent avoir
insisté sur leur mission moscovite, la lettre de Léon X à
Vasili III resta probablement en portefeuille, et une trêve
d'une année fut conclue entre la Pologne et Moscou sans
aucune intervention étrangère.
Pour avoir renoncé au lointain voyage, Ferreri, muni
d'amples pouvoirs de légat et de pénitencier, ne s'en ren-
dit que plus utile à la Prusse,Jà la Pologne et à la Litiuianie.
En parcourant ces deux pays, il put constater en plusieurs
endroits la décadence profonde du sens clirélien, l'inva-
sion d'abus déplorables et les progrès du luthéranisme.
Avec son ardeur habituelle, le nonce chercha des remèdes
à ces maux : il convoqua des synodes, écrivit des encycli-
ques, se ménagea une entrevue avec Luther, et résuma
tous ses travaux dans un discours renforcé de textes et
d'hyperboles et prononcé en présence du Roi. En 1521, le
second jour de Pâques, il fit brûler solennellement sur un
bûcher un grand nombre de livres hérétiques dont, sur
ses instances, l'importation et la vente venaient d'être
défendues. L'enquête préliminaire en vue de la canonisa-
tion du prince Casimir Jagellon lui coûta aussi beaucoup
de labeur et de peine. Il s'éprit de ce jeune héros, de ses
mâles vertus, de sa piété angélique, crayonna sa vie à
prands traits et composa des hymnes en son honneur.
Enfin, plus heureux que Schœnberg, épaulé par les ambas-
sadeurs impériaux, il fit conclure à Sigismond une trêve
avec Albert de Brandebourg. Personne ne prévoyait encore
les dangers qui menaçaient la Pologne de ce côté'.
' Acta Tomic, t. TV, p. 400; t. V, p. 71, 148, 149, 240. — Bibliothèque
P.arberini, t. LVI, n» 129, f. 59; t. XXXVI, n" 12, f. 94. — Morsolik,
PISO, SCUOENBERG, FKKKEIU. 275
Ainsi les trois inaïulatairos destines successlvcnienl. pour
Moscou n'atteignirent jamais le but suprême de leur
voyage. Ils ne virent pas le Kremlin, ils ne traitèrent pas
avec Vasili, ils ne purent renseigner exactement Léon X,
qui garda jusqu'ù la fin ses illusions optimistes. Sous Tera-
pire de ces idées, une nouvelle entreprise d'initiative
privée fut, vers la fin du pontificat, approuvée et encou-
ragée.
passim.— Archives du Vatican, Reg., n» 1200, f. 263; n» 1201, f. 162.
— Sanoto, Diar., t. XXVIII, col. 134, 151.— AlUy Zap. Ross., t. II,
p. 172.— Bibl. publ. de Saint-Pétersbourg, Latins, F. IV, n° 145.
CHAPITRE II
CENTURIONE ET l'ÉVÉQUE DE SKARA
1518-1528
Émancipation de Paoletto Centurione. — Les talents du bâtard. — Se»
vovagcs. — Dépit contre les Portugais. — Nouvelle découverte. —
Jalousie des villes d'Italie. — Tracé fluvial de Centurione. — Bref de
Léon X à Vasili III. — Centurione à Kœnigsberg. — Arrivée au
Kremlin. — Refus de Vasili. — Voyage d'Athanase Nikitine. — Centu-
rione et les Danois. — Polémique religieuse à Moscou. — L'idée uni-
taire de îSicolas Luëv. — Messages de Maxime le Grec. — Secrets en
matière religieuse confiés à Centurione. — Rentrée à Rome sous Adrien VI.
— Le Champ mûr de Pighius. — Son mémoire sur Moscou. — Bref de
Clément VII à Vasili. — Second voyage de Centurione. — Retour à
Rome avec Guérasimov. — Message de Vasili. — Conseil de Pighius. —
L'évêque de Skara désigné pour Moscou. — Ses antécédents. — Ses
instructions. — Son départ avec Guérasimov. — Entrevue avec Bona
Sforza. — Audience du roi de Pologne. — Désir de la trêve. — Arrivée
?i Moscou. — Nogaroli et Herberstein. — Ambassade polonai>e. —
Négociations en commun. — Trêve de cinq ans. — Bonnes paroles de
Vasili. — Départ de l'évêque avec Trousov et Lodyguine. — Confidences
de Sigismond I'^''. — Halte à Venise à cause du sac de Rome. — Arrivée à
Orvieto. — Réponses du Pape. — Mort tragique de l'évêque de Skara. —
Esquisse de Vasili III. — Destruction des derniers apanages. — Poli-
tique extérieure. — Constance dans la « foi grecque » . — Divorce avec
Salomonie. — Mariage sacrilège avec Hélène Glinski. — Illusions
romaines.
Le 30 août 1503, dans l'austère et vaste palais ducal de
Gênes, à l'aspect fièrement féodal, Raphaël Centurione se
présentait devant le juge des maléfices et lieutenant du
podestat, docteur en droit, Augustin de Tarsis, assisté d'un
notaire et de trois témoins convoqués expressément pour
CPNTURIONE ET L'KVKQUE HE SKAHA. 277
l'occurrence. Ce n'était pas un crime de droit commun (|ui
nécessitait cette comparution ; le gentilhomme li{jurien
subissait les conséquences d'un péché de jeunesse. Son fils
naturel, vulgairement appelé Paoletto, l'accompagnait, et
le moment était venu de rompre les liens lé(jaux de la pater-
nité. Sous les yeux du tribunal, Raphaël saisit son fils de
la main droite et puis le relâcha : tel était l'emblème et
le rite traditionnel de l'émancipation. Désormais Paoletto
dexenùit s ni juris, pouvant faire des contrats et des testa-
ments, vendre, acheter, négocier, disposer de ses biens h
son gré comme tout chef de famille âgé de plus de vingt-
cinq ans. Père et fils jurèrent ensuite, la main sur l'Évan-
gile, que l'émancipation ne se faisait pas en fraude de la
commune ou des créanciers. Paoletto s'engagea à payer
les impôts réguliers pendant trois ans, et à ne pas s'ab-
senter sans autorisation du magistrat. Raphaël, caution-
nant son fils, lui céda en pleine propriété tout ce qu'il lui
avait gracieusement donné jusque-là et tout ce que Paoletto
avait acquis lui-même. Quant à la fortune de la famille,
elle passait aux enfants légitimes de Linoreta Lomellini.
Paoletto, fruit d'un amour éphémère, dut se contenter
d'une somme de cinquante florins une fois donnée de la
main à la main, et d'un legs de cent ducats qui lui était
assuré par testament.
Heureusement pour lui, le bâtard déshérité était plus
riche en audace et en idées qu'en espèces sonnantes. Les
écrivains indigènes, à commencer par Giustiniani et
Foglietta, sont unanimes à louer l'étendue de ses connais-
sances cosmographiques, son esprit d'initiative, la largeur
de ses vues et la grandeur de son âme. S'il n'y avait peut-
être pas du Christophe Colomb dans cette nature prime-sau-
tière, comme d'aucuns le voudraient, au moins Paoletto
était-il assurément de la race de ces hardis pionniers de
278 LES PAPES MEDICIS ET VASIM III.
la Renaissance qui poursuivaient leur idéal en dehors de>
sentiers battus. Sa jeunesse fut en partie, dans un but
mercantile, consacrée à de lointains voyages. L'Océan
exerçait sur les Génois une attraction irrésistible. Il ouvrait
(les voies à leur commerce, les rapprochait de leurs colo-
nies marchandes et faisait affluer les richesses dans la cité
« superbe » . Un parent de Paoletto, Angelo Centurione,
qui possédait la confiance de Raphaël, avait beaucoup
navigué dans les mers d'Orient et notamment visité l'Ile
de Ghio, si renommée dans l'antiquité à cause de ses figues
et de ses vins, et où les Génois avaient établi des manu-
factures de cire, des fabriques de velours et de damas.
Encouragé par cet exemple ou en quête simplement de
fortune, Paoletto, qui faisait le commerce des épices, par-
courut l'Egypte, la Syrie, les bords de la mer Noire, et il
put constater partout les pertes irréparables que l'invasion
ottomane avait causées à son pays natal.
Son patriotisme et ses intérêts matériels souffraient
encore plus du prodigieux développement qu'avait pris le
commerce du Portugal. Sur les traces de Barthélémy Diaz
et de Corvilham,yasco de Gama n'avait pas en vain doublé
le cap de Bonne-Espérance et abordé triomphalement à
Galicut. Désormais une nouvelle voie maritime rendait
plus facile l'accès des Indes orientales. Les Portugais
entendaient bien en faire la seule voie de communication
entre le vieux monde et les riches provinces de l'Asie, et
s'emparer ainsi du monopole d'un commerce singulière-
ment lucratif. Une active surveillance fut exercée le long
des côtes. Les précieuses cargaisons ne remontèrent plus
l'Euphrate et ne descendirent pas le Nil. Au lieu de se
diriger vers le golfe Persique ou la mer Rouge, elles s'en
allèrent à Lisbonne à travers l'Océan. Ce changement d'iti-
néraire fit des Portugais les seuls entremetteurs du com-
II
CEISTURIONK ET I/HVKQUE DE SKARA. 279
merce avec les Indes et les maîtres des marchés d'Occident.
Se prévalant de ces avanlajjes, ils irn|)osèrent aux acheteurs
des lois d'autant plus dures (|uc les demandes surpassaient
toujours les offres. Aussi réalisaient-ils constamment de
{jros bénéfices et vendaient-ils, avec profit, même les den-
rées détériorées pour avoir souffert en mer ou séjourné
trop longtemps dans les entrepôts de Lisbonne.
Une rancune personnelle stimulait peut-être l'ardeur
de Paoletto. Il avait découvert un nouveau procédé méca-
nique pour faire marcher les vaisseaux, pendant le temps
de calme, avec une vitesse de deux ou trois milles à l'heure,
sans qu'il fût nécessaire d'augmenter à cet effet le nombre
des matelots. Vers 1512, il voulut en faire profiter le roi
de Portugal, moyennant une compensation de vingt-cinq
mille ducats. Soit que la somme parût trop forte, soit
qu'il s'y mêlât de la méfiance, à Lisbonne on ne mit,
semble-t-il, aucun empressement à utiliser l'invention
et à enrichir l'inventeur. Ce grief a pu faire éclater son
humeur ' .
Les villes marchandes d'Italie voyaient avec le même
dépit que Paoletto cette prospérité croissante d'une puis-
sance étrangère. Elles eussent voulu régner sans rivales
sur les mers ou, pour le moins, se frayer une nouvelle
route vers l'Orient et enlever aux Portugais leur hégé-
monie commerciale. Un compatriote de Centurione, Bene-
detto Scotto, avait songé à contourner le nord-est de
l'Europe pour gagner les Indes en côtoyant la Chine. Son
mémoire rédigé en italien et en français n'obtint aucun
succès. Jaloux de résoudre le même problème, Centurione
fut mieux servi par ses connaissances géographiques.
D'après son projet, on eût concentré les produits d'Orient
' V Italie et la Russie, p. 105 à 110. — Peragallo, p. 14.i
280 LES l'APES Mi:i>lCIS ET VASILI 111.
sur les bords de l'Indus, run des quatre courants plus
abondants de l'Inde que la légende fait descendre dans la
])laine du haut d'un même pic de la montagne sacrée sous
la forme de l'éléphant et du cerf, de la vache et du tigre.
L'Indus est représenté par la vache. Après avoir remonté
ce fleuve jusqu'à une certaine hauteur, les voyageurs
eussent transbordé les marchandises dans l'Oxus, en tra-
versant les défilés du Hindou-Kouch, qui séparent les bas-
sins de ces deux cours d eau. De nos jours, les embou-
chures caspiennes de l'Oxus n'existent plus que dans le
souvenir des géographes. Épuisées par les arrosements et
les canaux, elles sont depuis longtemps ensablées, et
l'Amou-Daria actuel est redevenu, comme dans les temps
reculés, tributaire de la mer d'Aral. Mais la date précise
de ce phénomène de physiographie nous échappe, et Cen-
turione pensait encore avec Strabon que l'Oxus se déver-
sait dans la mer d'Hyrcanie des anciens. Ce fleuve majes-
tueux, ainsi calculait Paoletto, eût donc porté les lourdes
cargaisons dans la direction d'Astérabad; elles eussent
ensuite traversé la Caspienne dans toute sa longueur,
remonté la Volga et ses affluents, l'Oka et la Moskva,
pour atteindre enfin Moscou. La capitale des Tsars offrait
déjà des moyens de communication relativement plus
faciles avec le Nord. En peu de jours, les balles et les ballots
péniblement amenés du fond des Indes eussent gagné les
bords de la Baltique, la ville de Riga, et se fussent trouvés
sur le seuil des marchés d'Europe.
Gigantesque tracé, séduisant rien que par sa hardiesse :
un immense réseau fluvial eût rivalisé avec l'Atlantique
et le mouvement commercial eût rappelé à la vie des
peuples restés trop longtemps à l'écart. La Perse et les
régions environnantes auraient vu reparaître les beaux
jours des khans tatars de la race de Houlagou, et la Mos-
CPNTUIIIOINE ET L'KVKOUE DE SKARA. 281
covie serait devenue d'cinljlée un Élut llorissant. Que si le
projet était grandiose, les dilHcullés d'exécution le sur-
passaient encore en grandeur. Pour ne rien dire des
obstacJes à vaincre au pied de l'Himalaya et sur le versant
aralo-caspien, la {jrande artère russe, la Volga, parsemée
de bancs de sable, ne se laissait guère remonter facilement.
Un vent contraire arrêtait net la navigation, l'accalmie
obligeait les rameurs à mettre pied à terre, et leurs épaules
atlilétiaues, leurs muscles d'airain, balaient à grand'peinc
les navires contre I2 courant. Aux résistances de la nature
s'ajoutait le danger des brigands. Du fond des forêts
vierges de la rive droite, ils s'élançaient à Timproviste sur
les paisibles voyageurs, mettaient leurs marchandises au
pillage et, chargés de butin, s'en revenaient dans leurs
repaires où personne n'osait les attaquer. Un tou" de main,
dit une chanson populaire, et la caravane, est prise. C'est
là, dans les kourgans inaccessibles de la matouchka Volga
que s'établira un jour Stienka Razine pour répandre au
loin la terreur de son nom. Si redoutables étaient les périls
de la route fluviale que souvent les marchands préféraient
se rendre par terre d'Astrakhan à Moscou, en compagnie
des Tatars qui allaient vendre leurs chevaux dans la capi-
tale. Assurément, Centurione ne pouvait être initié à tous
ces détails; aussi lui tardait-il de voir les choses de près et
d'étudier sur les lieux les combinaisons caressées à Gênes.
Il résolut, en conséquence, de pousser lui-même une
pointe jusqu'à Moscou*.
Pour avoir plus facilement accès auprès de Vasili, Cen-
turione s'adressa au Pape. Aucun document, que nous
sachions, ne mentionne expressément sa présence à Piome,
mais il est à présumer qu'il fit ce voyage en personne vers
' Canale, p. 233. — Giovio, Opéra, p. 82 à 95.
282 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI IIIv
la fin (le 1518 ou dès le commencement de 1519. A la
cour brillante de Léon X, au milieu des poètes et des
lettrés, des musiciens, des sculpteurs et des peintres, le
marchand d'épices de Gènes aura passé complètement
inaperçu. Le Vatican ne se mit pas en frais pour le rece-
voir, et le maître des cérémonies, Paride de Grassi, n'eut
rien à noter dans son journal. Toujours est-il qu'au témoi-
gnage de Giovio, confirmé par la chronique russe, Cen-
turione reçut une lettre de Léon X pour Vasili, et peut-
être une autre pour Albert de Brandebourg, La mission
du Génois n'en devenait pas, de ce fait, officielle. Il s'en
allait à Moscou en son propre nom, à ses risques et périls.
Le Saint-Siège, on le verra plus tard, ne se fit pas faute de
l'affirmer d'une manière catégorique. Un message ponti-
fical donnait à son porteur du prestige et des facilités de
voyage; Léon Xn avait aucun motif de refuser cette faveur
à Paoletto, mais les affaires diplomatiques revenaient à
d'autres personnages.
Avant même qu'il ne pénétrât en Russie, Genturione fut
traité en haut lieu de simple particulier. Ainsi il arriva à
Kœnigsberg au moment où le Père Nicolas, déjà connu du
lecteur, se préparait à entreprendre le même voyage. Sur
l'ordre du grand maître, Dietrich, alors en mission à
Moscou, demanda et obtint des sauf-conduits pour son
frère Nicolas et pour Genturione; mais tandis que l'un est
annoncé, avec un certain apparat, comme possédant les
secrets du Vatican, l'autre est timidement recommandé à
titre de trafiquant.
Nicolas Schœnberg, on s'en souvient, ne profita pas de
cette occasion et n'entreprit pas le voyage de Moscou.
L'intrépide Génois, muni de sa carte géographique, se
hâta, au contraire, de s'y rendre. La chronique russe nous
apprend laconiquement son arrivée au Kremlin. « En la
CENTUIIIONE ET I/KVKOITE DE SKAIIA. SH.-i
ineine année (^1520), nous dit-cllc, vint auprès du {^raiid
kniaz à Moscou de la part du pape romain son serviteur
[tçhéloviek) nommé Paul avec un message. » Encore, malgré
sa concision, ce texte n'cst-il pas coniplètenierit exact :
Centurione n'était ni serviteur, ni « homme du l*ape » ,
et il ne venait pas de sa part. Pour combler les lacunes
du trop discret chroniqueur, nous n'avons guère que?
le récit de Giovio et quelques données fragmentaires '.
Et d'abord, quant au plus cher objet de ses rêves, Cen-
turione essuya un échec complet. Le grand kniaz Vasili
lui interdit l'accès dans l'intérieur du pays, et lui refusa
les moyens d'étudier les communications avec les Indes.
Ce n'était pas que les Moscovites fussent indifférents
aux avantages du commerce avec l'Asie ; des principes
d'un tout autre ordre réglaient ici la conduite du sou-
verain.
La Russie avait eu son Centurione dès le quinzième
siècle. Dans le cercle restreint des marchands plus ou
moins lettrés de l'époque, l'Hindoustan passait pour une
espèce d'Eldorado du commerce. Un hardi négociant de
Tver, Athanase Nikitine, voulut s'en convaincre de ses
yeux. Devançant ses compatriotes et son siècle, il descendit
la Volga et la Caspienne, parvint jusqu'à Ormuz, pénétra
dans le Khoraçan, et revint à Tver par Téhéran, Trébizonde
et Kaffa. Les impressions rapportées de cette tournée
n'étaient guère encourageantes : aucun débouché pour les
produits moscovites, marchandises pillées en route, aven-
tures désastreuses et mauvais traitements de toute sorte.
« Chrétiens mes frères, s'écriait Athanase après son retour,
n'allez pas aux Indes si la foi orthodoxe vous est chère, car
on y est exposé aux plus terribles épreuves, à moins de se
' JoACHiM, t. II, p. 54. — Sborii, ?oussk. ist, ob.^ t. LUI, p. 101. —
Roussk. liét., t. VI, p. 227.
284 LES PAPES MEDICIS Eï VASILI III.
faire renégat'. » Le grand kniaz Vasili ne s'effarouchait
pas facilement, et s'il a eu connaissance du mémoire
d'Athanase, il n'a certainement pas adopté ses opinions.
Un développement du commerce russe, même du côté
des Indes, ne lui répugnait pas, et, en 1533, interpellé
j)ar le khan Babour, il se déclara tout près à entrer en
relations commerciales avec ce descendant de Tamerlan.
Les fins de non-recevoir opposées à Centurione éma-
naient d'une autre source et relevaient de scrupules invé-
térés. On voulait bien à Moscou héberger des étrangers, se
servir de leurs talents, à condition de les surveiller étroi-
tement et de leur interdire, au besoin, le départ; mais
livrer à un inconnu les arcanes de la vie populaire, le
laisser circuler librement sur les eaux grises de la Volga,
le Jourdain moscovite, c'eût été briser avec des traditions
séculaires et froisser le sentiment national. Cependant, de
l'aveu même de son fils, Vasili poussait l'exclusivisme à
l'excès. A propos des négociations avortées de Clément VII
pour obtenir le libre passage jusqu'en Perse, Ivan IV disait
au Florentin Tedaldi qu'il se fût montré plus conciliant
que son père.
Battu sur ce point, Centurione essaya de prendre sa
revanche sur un autre. Si l'exploration de la grande voie
asiatique était impossible, peut-être pourrait-on donner un
nouvel élan au commerce dans le Nord. A en juger d'après
une requête présentée au roi de Danemark et dont il reste,
aux archives de Copenhague, un résumé contemporain,
Centurione aurait, en effet, reçu de Vasili des privilèges
de trafic en Russie non du côté de l'Orient, mais du côté
de la Baltique. L'intelligent bâtard ne reculait pas devant
les plus vastes entreprises. Il voulait fonder une puissante
* Poln. sobr., t. VI, p. 330 à 358.
CENTURIONE ET L'KVEQUE DE SKAHA. 285
compagnie, qui aurait rapporté de {jros IxinéRccs et qu'il
iiirait lé(]uée à ses héritiers. Dans ce but, il dcniaïuiait à
I hristicrn de lui accorder quelques franchises et de lui
ivancer de Taqjent, à charge de payer les impôts ordi-
naires et les frais de douane. L'avenir lui inspirait tant de
lonfianccqu il promettait au Roi, sauf le cas d'un désastre
imprévu, de lui verser tous les sept ans le montant de la
-omme engagée au début. Pour entrepôt entre les produc-
hiirs et les consommateurs il avait d'abord choisi Lûbeck,
mais ensuite donné la préférence à Copenhague, à cause
(ic l'amitié qui unissait Christiern à Vasili et qu'il réputait
précieuse au point de vue religieux. L'entreprise eût été
italienne, génoise, si la ville de Gênes renonçait à son
gouvernement pernicieux, autrement Centurione se disait
prêt à initier des Danois à ses secrets et à leur livrer tous
les avantages du commerce russe. Christiern accueillit ces
ouvertures avec bienveillance. La minute de sa réponse en
fait foi. S'il n'allait pas jusqu'aux sacrifices pécuniaires,
au moins sur les concessions gratuites sa générosité ne
laissait rien à désirer. 11 octroyait la permission de trafiquer
en Danemark, Suède et Norvège, autorisait le transit pour
la Russie, prenait sous sa protection et rendait justiciables
uniquement devant le tribunal royal Centurione lui-
même, ses héritiers, ses agents, ses domestiques, et les
recommandait avec instance aux autorités. On ignore quel
a été le sort ultérieur de cette pièce, et si elle a eu des
conséquences pratiques ^
Pour en revenir au séjour de Paoletto à Moscou, cet
actif Italien ne se limitait pas aux soins du négoce. Son
esprit était assez souple et ses connaissances assez variées
pour qu'il put s'élever au-dessus des intérêts purement
' Archives de Copenhague, Indkomne Brève.
286 LES PAPES MÉDICIS ET VASILl III.
matériels et planer dans des ré(>ions supérieures : il ne lit,
paraît-il, rien moins que de la théologie. Rendu à Moscou
pour des affaires de commerce, nous dit Giovio, Centu-
rione y agita la question de 1 union des Églises et la discuta
avec les familiers de Vasili. Le curieux phénomène qui se
passait alors en pleine terre russe explique cette hardiesse :
l'idée de la conciliation pénétrait de différents côtés dans
la citadelle de l'orthodoxie; les rois de Danemark con-
viaient le grand kniaz au concile de Latran; Dietrich
Schœnberp^ offrait de hautes interventions auprès du Pape.
Quelque chose de plus surprenant : dans le foyer du fana-
tisme, en dépit des obstacles, la propagande catholique
répandait ses rayons lumineux.
Le promoteur de cette innovation était un médecin
allemand, maître Nicolas Luëv ou Boulev, — car les con-
temporains l'appellent tantôt d'une manière, tantôt d'une
^y^re, — homme de grand talent. Le diplomate autrichien
<la Collo, qui l'a connu personnellement à Moscou, le dit
très versé dans la médecine, l'astrologie et toutes les
sciences, et ses ennemis mêmes ne contestent pas sa com-
pétence et sa valeur intellectuelle. Quant à son habileté
professionnelle, on l'estimait si haut qu'il resta jusqu'à la
fin le médecin préféré du grand kniaz, dont jamais il ne
perdit les bonnes grâces.
Or ce vaillant disciple d'Esculape songeait à la vie des
âmes autant qu'à la guérison des corps et consacrait ses
loisirs à la controverse dogmatique. Épris de l'idée uni-
taire, il aspirait à la réunion des Églises et, de sa plume
féconde, multipliaitles messages dans ce sens. Il en a adressé
à Vassian, archevêque de Rostov, à Maxime le Grec, au
diak Mounékhine et à d'autres encore. Tous ces écrits sont
malheureusement perdus pour nous. A en juger d'après
les réponses qu'ils ont provoquées, maître Nicolas ne
CENTUUIONE ET L'KVKOUE DE SKAIIA. 287
t';u liait pas le fond de sa pcns(ic : se réclamant de Tunilc;
(l( Dieu, de TLglise et du baptême, il préconisait l'union
(II' tous les fidèles sous l'autorité d'un seul pasteur. IjC lour
et la forme de ses lettres devaient être modérés et insi-
nuants, car ses adversaires l'accusent d'avoir dissimulé la
rijjueur des dogmes latins et comblé d'éloges hy[)ocrites
la foi orthodoxe, comme pour dresser des pièges aux bons
Moscovites. D'aucuns s'y laissèrent prendre, en effet, et
on compte parmi les néophytes plus ou moins convaincus
de Luëv, le boiar Fedor Karpov, un hégoumène dont le
nom est resté inconnu et peut-être quelques autres.
Les modestes succès du médecin polémiste ne passèrent
pas inaperçus. Le ban et l'arrière-ban de l'orthodoxie
militante s'élevèrent contre lui. Un auteur anonyme,
moins érudit que zélé, lança une diatribe grotesque où les
outrages tombent dru en guise de bonnes raisons. Philo-
thée, moine de Pskov, dépensa une somme considérable
d'enthousiasme contre les Latins. Un Byzantin vint avec
plus de savoir et de talent au secours des Russes. Il s'appe-
lait Maxime, et l'histoire lui a conservé le surnom de Grec.
Jeune homme, il avait parcouru l'Italie, cultivé l'huma-
nisme, admiré Politien et connu Aide Manuce. Touché et
transformé par l'éloquence dramatique de Savonarole, il
alla s'enfermer dans le couvent de Vatopaedhion, où les
ascètes trouvaient le calme et les savants de précieux
manuscrits. Appelé à Moscou, en 1518, pour la traduction
d'un psautier célèbre, le moine du Mont-Athos y déploya
une activité exubérante. Sa cellule devint le rendez-vous des
lettrés. On y passait en revue toutes les questions du jour,
Maxime rompit des lances avec les Juifs et les Arméniens,
plaida la cause de sa patrie en deuil, réfuta les astrologues et
les mahométans. La propagande catholique l'émut profon-
dément. Pour raffermir les Moscovites chancelants, ilécri-
288 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI III.
vit des messages sur les dogmes controversés, sur l'union
des Églises, prenant surtout à partie maître Nicolas, Et
comme celui-ci avait comparé la sainte Trinité au triangle, il
l'accusaitdeprofanerles augustes mystèresparlagéométrie.
Dans toute celte polémique dont nous n'avons, du reste,
que des échos, le nom de Centurione n'est jamais men-
tionné. Il serait téméraire de vouloir assigner la part qu'il
y a prise, ou même de supposer qu'il y ait pris une part
active. Rien que l'ignorance de la langue l'eût bien vite
mis hors de combat. Toutefois les partisans de Luëv, Luëv
lui-même, durent se féliciter de le voir au milieu d'eux;
car s'il n'était pas agent officiel ou officieux du Pape, au
moins venait-il de Rome avec une lettre pontificale, avec
les convictions catholiques d'un Italien. Il y avait là un
puissant motif de rapprochement, et, grâce aux interprètes,
des rapports pouvaient s'établir entre les intéressés. Cen-
turione donne lui-même discrètement à entendre qu'il n'est
pas resté étranger à ce mouvement. Des secrets en matière
religieuse lui furent confiés. Il les communiqua au Pape et
en avertit Christiern II. Leur importance lui paraissait si
grande qu'il entrevoyait déjà une fusion avec Rome, pro-
posait au Pape d'envoyer, dans ce but, des ambassadeurs
à Moscou et demandait au roi de Danemark d'appuyer
auprès de Léon X ces démarches aventureuses. On s'ex-
plique maintenant comment Giovio a pu affirmer que Cen-
turione a traité de l'union des Églises avec les familiers de
Vasili. S'il n'a pas donné de sa personne en se jetant lui-
même dans la mêlée, du moins les propagateurs des idées
nouvelles l'ont mis au courant de leurs projets; il s'en est
emparé avec sa vivacité habituelle, et cela suffisait pour
justifier l'assertion de Giovio '.
' CoLLO, p. 52. — Maxime le Grec, t. I, p. 323, 341,445. — L'Italie et
la Russie, p. 114. — Jmakine, Pamiatnik.
CENTllUIONl-: KT LKVKQUE DR SKAKA. 289
Peiuliint que ces questions s'agitaient aulour de lui,
Vasili ne senihlc j)as s'en être ému. Inél)ninlal)le dans la
u foi grecque » , {jardien jaloux de l'exclusivisuie national,
il n'en donna pas moins à Centurione une lettre, au témoi-
gnage deGiovio, flatteuse pour le Pape, mais dont le tc.'xle
ne nous est point parvenu. Et Paoletto, que sa vie errante
et tourmentée avait habitué aux longues espérances de
même qu'aux vastes horizons de la mer, resta enchanté de
ses succès etreprit le chemin de Rome, où il n'arriva cepen-
dant qu'après la mort de Léon X. Dans la ("orce de Tàgc,
à l'apogée d'un triomphe militaire et politicpie, au moment
où les troupes pontificales s'emparaient de Milan et ren-
traient victorieusement à Parme et Plaisance, une courte
et mystérieuse maladie avait précipité dans la tombe, le
1" décembre 1521, l'immortel protecteur des lettres et
des arts.
Désireux d'entreprendre un second voyage, Centurione
s'adressa au Pape nouvellement élu pour remplacer
Léon X. A l'aimable et prodigue Médicis, fidèle aux
séduisantes traditions de Florence, succédait un Flamand
intègre, rigide, parcimonieux, animé d'un zèle ardent et
pur, ancien professeur de Louvain et précepteur de
Charles-Quint, évêque de Tortose et cardinal, grand
inquisiteur d'Aragon et de Navarre. Les humanistes et la
gent artistique furent oubliés; il n'y eut plus au Vatican
ni concerts ni comédies. L'Allemagne et l'Orient absor-
baient les pensées et les veilles d'Adrien VL Pour enrayer
le mouvement provoqué par Luther, il exigeait l'appli-
cation de l'édit de Worms et s'efforçait en vain de gagner
à sa cause l'électeur de Saxe. D'autre part, des nouvelles
de plus en plus alarmantes arrivaient d'Orient, et une
croisade s'imposait impérieusement. L'héroïsme de
Croissy n'avait pu sauver Belgrade : le 29 août 1521,
19
290 LES PAPES MEDICIS ET VASILI 111.
après vingt assauts consécutils, ce boulevard de la chré-
tienté avait été emporté par les Turcs. Victorieux sur le
continent, Suleyman songeait à une campagne maritime,
et le jour n'était plus éloigné où les chevaliers de Rhodes
changeraient de domicile et de nom. L'imminence du
danger fit conclure à quelques États une ligue défensive
qu'on eût volontiers étendue à d'autres pays encore. A cette
occasion, un ancien disciple du Pape à Louvain, Albert
Pighius, astronome et théologien, aussi laid que savant,
attirait l'attention de son vénéré maître sur la Russie. Il
faisait valoir les motifs surnaturels en la lui représentant
comme un champ déjà mùr pour la moisson et digne
d'être cultivé avec un soin spécial. li'archevêque de
Drontheim, Énée, ancien chancelier du roi Jean de
Danemark, s'exprimait dans le même sens. L'envoi d un
messager qui s'offrait de lui-même pouvait servir au moins
pour vérifier ces renseignements. Mais à peine Adrien VI
eut-il approuvé le voyage de Centurione qu'une mort
prématurée enleva le pieux pontife, le 24 septembre 1523,
sans que pour cela l'ardeur du marchand génois se ra-
lentît.
Paoletto renouvela ses démarches auprès de Clé-
ment VII, héritier des vastes desseins de son prédéces-
seur Adrien VI et de son cousin Léon X. Il contait des
merveilles sur les sentiments de Vasili envers le Saint-
Siège, se flattait d'être bien vu au Kremlin, et, rêvant
toujours son nouveau chemin des Indes, sa compagnie de
commerce, il demanda au Pape des lettres pour Moscou.
Ces assertions s'accordaient en tous points avec un
curieux mémoire présenté à Clément VII au début de son
pontificat. Encouragé peut-être par ses succès auprès
d'Adrien, Albert Pighius prit la plume pour renseigner
sur la Russie le nouveau pape. Ces lignes sont un précieux
CENTUr. lO.NK KT I/IIVKQITE DE SKAHA. 291
toinoi^iiiijje des rumeurs (|ni circulaient alors dans cer-
taines sphères, des sources d'où elles jaillissaient et des
illusions qui en étaient l'inévitable conséquence, f^e docte
Flamand en appelait avec une naïve assmancc aux am-
bassades d'Ivan III que des hommes intéressés ont seuls
empêché, disait-il, d'établir l'union reli(jieuse; au désir
de Vasili, attesté par l'archevêque de Drontheim, de se
(aire représenter au concile de Latran ; aux négociations
avec l'Empereur auxquelles avait pris part l'évêque de
Gurk, Jérôme Baibi ; à la trêve de cinq ans conclue avec
la Pologne sous les yeux du nonce Thomas deNigris; enhn
à l'ardeur de Vasili contre les Turcs. On devine les dé-
ductions de ces prémisses : il faut cultiver l'amitié du
grand kniaz pour gagner toute une nation à l'Église et
doubler le nombre des adversaires du Croissant. De par
Pighius, Vasili était au fond plus chrétien que les princes
très chrétiens, car il voulait la concorde, tandis que les
autres se faisaient mutuellement la guerre au lieu de se
croiser sous la bannière du Christ '.
Clément VII, initié à la grande politique sous Léon X,
devait comprendre et, jusqu'à un certain point, goûter
ce langage. Il partageait sur Moscou les vues de son dé-
funt cousin et entretenait les mêmes espérances. Centu-
rione lui inspira de l'intérêt, toutefois aucune mission
officielle ne lui fut confiée. On le considéra toujours au
Vatican comme un étranger, un citoyen de Gênes, non
pas comme un « homme du Pape » . Mais, profitant de
l'occasion, Clément VII s'adressa directement à Vasili
avec une lettre datée du 25 mai 1524 et rédigée sous
l'impression des meilleurs souvenirs du passé et des rap-
ports favorables de Paoletto : vagues désirs d'union et de
' Picaïus et Martyxov, passim.
202 LES PAPES MKDICIS ET VASILl III.
rapj)rocliemcnt, promesses d'honneurs et de dignités, pro-
position d'envoyer un mandataire à Rome. Ccnturiono
ou tout autre à sa place, disait le Pape en finissant, s'ex-
pliquera plus longuement sur tous ces points, et puissc-t-il
trouver bon accueil. Il ne faut pas croire que ces der-
nières paroles indiquent une mission officieuse. Tout à
l'heure nous entendrons Clément VII s'expliquer catégo-
riquement : en dépit de cette clause équivoque, le Génois
sera toujours tenu à l'écart de la diplomatie.
Le second voyage de Genturione ne fut qu'une rapide
excursion. Vieux et victime d'une cruelle maladie, il se
mit en route avec une ardeur juvénile, et tandis qu'on le
croyait à peine arrivé au Kremlin, il rentrait déjà à Piome,
moins satisfait qu'à son premier retour de Moscou. Cette
fois Kœnisberg ne l'avait pas vu passer. Centurione tra-
versa la Pologne, se donnant à Cracovie pour nonce pon-
tifical, et, chose étonnante, loin de s'opposer à son voyage,
Sigismond I" se chargea de lui fournir l'entretien, les
chevaux et les fourrages jusqu'à la frontière russe. Le
prétendu nonce gagna si bien l'affection du roi de Po-
logne, qu'au retour, le 8 juin 1525, celui-ci le recom-
manda chaudement à la munificence du Pape, en insis-
tant sur l'indigence et l'âge avancé du « brave homme » .
Giovio remarque aussi, en passant, qu'à parcourir le
monde en tous sens, Centurione ne gagnait pas beaucoup
d'argent. Les petits avantages matériels, plutôt que la
politique, furent probablement la cause déterminante du
nouvel itinéraire adopté par notre voyageur. Il passa deux
mois à Moscou et, muni d'un sauf-conduit, se hâta de
revenir en Italie. Avait-il obtenu des faveurs personnelles
ou des facilités quelconques pour ses projets? Rien ne
permet de le supposer. Au contraire, un complet décou-
ragement semble avoir succédé chez lui à un enthousiasme
CEÎNTURIONE ET L'EVEQUE DE SKARA. 293
|MÔinatui(i. Du reste, ses traces disparaissent ici. Nous
11 avons plus sur ses laits et {jestcs (jue de va^jues indica-
tions dénuées de preuves authentiques. Tout son succès à
la cour de Moscou se réduisit à ramener avec lui un iiian-
<l;ilairc du {jrand knia/ ^ nsili, porteur d'un message pour
\c l'apc'.
L'apparition de ce personnage à Rome, vers le mois de
epleinbrc 1525, prit les proportion» d'un petit événe-
ment. Dmitri Guérasimov était le vrai nom de l'envoyé;
on l'appelait l'amilièrement le petit Mitia [Miiia j\l(ily),elii
I étranger Démétrius Erasmius. Suffisamment instruit,
Acrsé dans les questions religieuses, parlant le latin et
1 allemand, il avait derrière lui un passé honorable. Les
fonctions d'interprète qu'il exerçait à Moscou équivalaient
à celles d'un diplomate en activité de service. En effet,
quelques missions politiques en Suède et en Danemark,
en Prusse et en Autriche, lui avaient été confiées. Travail-
lant avec Maxime le Grec à la traduction d'un psautier, il
se distingua de ses collègues par la largeur de son esprit.
La besogne en elle-même était rude. Personne à Moscou
ne savait le grec. Les préjugés des Byzantins étaient plus
répandus que leur langue. Force fut donc de s'ingénier.
Maxime traduisait du grec en latin, Guérasimov avec
d'autres, du latin en russe, et les copistes fixaient la ver-
sion sur le papier. Le moine intelligent du Mont-Athos
s aperçut bien vite que les textes du Kremlin fourmil-
laient d'erreurs, et il se mit à les corriger, au grand effroi
des interprètes: « L'épouvante s'emparait de moi et je fris-
sonnais d'émotion, dit l'un d'eux, chaque fois qu'il fallait
changer une lettre ou effacer un accent, d Ces scrupules
faisaient présager l'avenir : l'aveugle attachement à des
' RàYNALDi, t. XXXI, p. 456.— Sborn. roussk: ist. ob., t. XXXV, p. 692
:, 698. — Theiner, Vet.Mon. PoL, t. JI, p. 430.
29V LES PAPEvS MEDICIS ET VASILI III.
textes corrompus devait plus tard troubler profondément
les esprits et dégénérer en raskol. Mieux inspiré, Guéra-
simov ne s'effarouchait pas de ces niaiseries.
Arrivé à Rome, il fut logé au Vatican dans un appar-
tement fastueux et entouré d'égards. A l'audience du
Pape, il se présenta revêtu de son brillant costume natio-
nal, avec des peaux de zibeline qu'il offrit de la part de
son maître à Clément VII. Le message de Vasili, que Gio-
vio nous a conservé, dut étonner les lecteurs par son
contraste avec le bref pontifical. Le grand kniaz ne s'at-
tardait pas aux expressions d'exquise courtoisie et inter-
prétait le rapprochement avec le Saint-Siège dans le sens
d'une alliance militaire de lOccident contre les infidèles.
Évidemment on voulait écarter la question religieuse et
se maintenir, au moins par écrit, sur le terrain politique.
Aussi le Pape était-il invité h renvoyer promptement
Dmitri avec un mandataire qui mettrait le grand kniaz au
courant des mesures à prendre contre les Turcs. Nous
verrons plus tard que Vasili ne songeait pas à la guerre
sainte, mais qu'il avait besoin d'habiles ouvriers.
Guérasimov en était là de ses démarches lorsqu'il fut
arrêté par une fièvre inopportune. Sa vigoureuse nature
en triompha facilement, et reprenant ses couleurs rubi-
condes et ses forces, il s'empressa de visiter les églises,
les monuments et les ruines de l'immortelle cité, laissant
libre cours à son admiration devant les chefs-d'œuvre des
arts et les augustes témoins du passé. Le 27 septembre,
fête des saints Anargyres, Côme et Damien, il assista à la
messe pontificale, s'extasia sur la musique italienne et
parut au consistoire où le cardinal Campeggi rendit
compte de sa mission en Hongrie. Dans toutes ses courses
à travers Rome, Guérasimov avait pour guide et mentor
Francesco Chiericati, évêque de Teramo dans les Abruzzes,
CENTURIONK KT LKVEQUE DE SKARA. 295
ancien diplomate, qui se consolait de son échec A la diète
de Niirnberfj en cultivant l'iunitié d'Érasme et d'Isabelle
de Gonza{jue. Paolo Giovio se ména(;ea aussi de lonjjues
et fréquentes conversations avec l'envoyé russe et, tout en
le faisant causer, il taillait sa plume pour écrire sur
Moscou.
Cependant les profanes se persuadaient que Guérasi-
mov avait encore d'importantes et secrètes communica-
tions à faire. Au fond, il n'en était peut-être rien. Néan-
moins il est probable qu'il a mesuré ses paroles avec assez
de prudence pour laisser subsister des illusions. Person-
nellement Clément VII en remporta cette irhpression que
Vasili désirait l'union avec Rome; il ne s'en cacha point
devant le roi et la reine de Polojjne et, ne se fiant pas au
papier, réserva ces affaires pour des né(jociations de vive
voix. Ceci était d'autant plus naturel que la présence de
Guérasimov à Rome avait soulevé la question des rap-
ports diplomatiques avec Moscou. Une solution s'impo-
sait nécessairement. En principe, on ne pouvait contester
ni l'importance de ces rapports, ni l'utilité de les entre-
tenir; mais comment s'y prendre? Quels écueils éviter?
Pighius est, à notre connaissance, le seul qui ait eu l'in--
tuition de l'état réel des choses. Seul, il a justement
apprécié la valeur de l'élément national et politique; seul,
il a demandé qu'il fut mis hors de cause. L'envoyé du
Pape, dit-il, ne doit être ni Suédois, ni Livonien, ni Polo-
nais, à cause des rivalités et des haines ordinaires entre
voisins, et des guerres qui en sont la conséquence inévi-
table. Et, partant de ce principe, il s'arrête surtout sur les
relations de la Pologne avec Moscou. Les conquêtes des
Russes sur les Polonais, observe-t-il judicieusement, ont
jeté la discorde entre ces deux peuples. Un roi de Pologne,
tout excellent chrétien qu'on le suppose, ne verra jamais
296 LES PAPES MEDICIS ET VASILI III.
de bon œil la prospérité de Moscou, ni son amitié avec
Rome. La raison en est évidente. Tant que le prince
moscovite restera en dehors de la communion catholique,
l'Occident le traitera d'ennemi, et on donnera même des
indul{;ences à ceux qui prendront les armes contre lui.
Qu'il se soumette au Saint-Siège, les sympathies et les
alliances se déplaceront^ le roi de Pologne ne pourra plus
se réclamer de sa foi, les conditions de la lutte seront
équilibrées, et le vrai but de la guerre sera démasqué.
Pigliius en conclut que, dans les négociations avec Mos-
cou, les Polonais doivent être soigneusement tenus à
l'écart. Jérômfe Balbi, instruit par l'expérience, ajoute-t-il,
s'est prononcé dans le même sens vis-à-vis d'Adrien VI.
Les laits viennent à l'appui des témoignages, car, chaque
fois que les Papes ont essayé d'envoyer leurs nonces à
Moscou, les rois de Pologne les ont arrêtés et leur ont
fait rebrousser chemin, tellement ils redoutaient le con-
tact du Kremlin avec Rome. Le bon sens et la saine poli-
tique parlaient par la bouche de Pighius. Sur ce point
particulier sa voix ne fut pas écoutée '.
Clément VII n'avait qu'une vague idée des mystères
que portait dans son sein le monde slave. S'il envoya un
Italien à Moscou, ce fut pour en faire un instrument des
Polonais, auxquels il livrait sans réserve la direction des
négociations russes. Au seizième siècle, les Papes se ser-
vaient encore volontiers des frati pour les missions diplo-
matiques en pays éloignés. Mieux préparés et plus aguerris
que les prélats de cour, ils échangeaient plus facilement
la vie austère du cloître contre les fatigues et les ennuis
d'un pénible voyage. Dans l'espèce, le choix du pontife
se porta sur Gian Francesco Citus, de Tordre des Mineurs.
' PiGDius, chap. VII, VIII, IX,
CENTUIUONE KT I/KVKOIJK HE SKAHA. 297
OrijjiiiJiirc de Polcnza dans la Hasilicalo, il avait acrjuis
de bonne lnMire une répntalion de savant parmi les en-
fants de saint François et exercé an milieu d'enx les plus
hautes lonclions. En 1514, il fut nommé coirunissaire de
,son ordre dans la curie romaine. La même année, Léon X
l'envoya dans le ljd)an rc-primer des erreurs (jui se r(''pan-
daient parmi les Maronites, La mission réussit à souhait,
et Gian Francesco, de retour à Rome, présenta au concile
de Latran trois délé{jués qui firent acte de soumission an
nom de leurs compatriotes. Député plus tard dans le
Danemark et en Suède, où trois évéques avaient été mis
à mort par Ghristiern II, il rendit compte de son enquête
dans le consistoire du 28 avril 1523, sans mén;i^er ni le
Roi ni ses ministres, exposant les faits dans leur brutale
réalité. Tant de travaux méritaient une rétribution : le
15 mai suivant, malgré ses répngnances, Adrien VI le
promut à 1 évéché de Skara en Suède. Les épreuves sui-
virent de près les honneurs. Gustave I" refusa énergique-
ment de livrer le diocèse à un étranger quelconque, et à
Gian Francesco moins qu'à tout autre, le soupçonnant à
tort d'avoir usé de partialité envers Ghristiern. Lors même
qu'il n'y eût pas eu d'opposition de ce côté, les factions
qui agitaient le pays le rendaient d'un abord difficile.
Gian Francesco n'en cherchait pas moins le moyen de
pénélrer dans son diocèse. En attendant, il fut attaché au
légat d'Allemagne, cardinal Campeggi, charjjé depuis le
1" avril 1524 des affaires de Danemark, Suède et Nor-
vège, et, depuis le 25 octobre de la même année, de
celles de Pologne. Il s'acquitta de cette tâche de manière
à mériter les éloges de Campeggi. En 1525, rendu de
nouveau à ses loisirs, il adressait de Bologne à Clé-
ment VII, le 3 août, une lettre lamentable : sans diocèse,
sans ressources, condamné à la misère, il suppliait qu'on
298 LES PAPES MEDICIS ET VASILI III.
eût pillé de lui. Par suite peut-être de ces plaintes, il fut d
désigné, dans le consistoire du 13 octobre 1525, pour la
mission de Moscou.
Les messafjes rédi{jés à cette occasion nous font con-
naître la politique romaine. D'abord, comme nous l'avons
déjà insinué, Clément VII s'attache à constater que Centu-
rione a fait ses voyages de Moscou en son propre nom,
pour ses affaires de commerce, et qu'il n'a jamais été
revêtu d'un caractère officiel. Cette insistance équivaut à
un désaveu. Évidemment on ne voulait pas marcher sur
les brisées de l'ardent Génois. Désormais les affaires de-
vaient être traitées sur un terrain nouveau. Venaient
ensuite les formules ordinaires de politesse, des éloges à
l'adresse de Guérasimov et surtout à celle de Vasili lui-
même pour avoir pris tant d'intérêt à la croisade et
montré tant de déférence envers le Pape. Quant aux in-
structions données de vive voix, elles sont restées un mys-
tère pour l'histoire.
Le roi de Pologne fut mieux partagé. L'envoyé ponti-
fical devait s'ouvrir complètement à lui, obtempérer à ses
conseils et arranger toutes les affaires à son avantage :
autant eût valu envoyer au Kremlin un agent polonais.
Le Pape comptait aussi sur l'appui de Sigismond pour
maîtriser en Suède le flot montant de la Réforme. Gian
Francesco était même autorisé à se démettre, au besoin,
de son diocèse, afin de faciliter, en face du danger, l'or-
ganisation de la hiérarchie '.
Muni de ces pièces, accompagné de Guérasimov et
d'un chapelain du nom de Nicolas, l'évêque de Skara se
> L'Italie et la Russie, p. 124. — Kon. Gustaf, t. I, p. 172, 226. —
Archives du Vatican, Germ.,t. LUI, f. 8 v% 35, 37, 42 v% 44, 60; Principi,
t. III, f. 207, 289; Clem. VII Br., X, n» 438; 7?e^., n» 1280, f. 323 v%
331. — Theiser, Vet. mon. Pol., t. II, p. 433. — Bala>, p. 186.
CENTURIONE ET L'IÎVKQUE I»K SKAHA. 20(i
nit en roufe vers la (in de raiiiic'C 1525. Arrivés ù Venise,
los voyajjeurs furent présentés, le 17 décembre, au col-
è{}e. L'évéque se servit d'un langage de missionnaire qui
raliissait les secrètes espérances de Rome : il se dit
învoyé à Moscou par le Pape pour arranger les affaires et
Dropager la vraie foi. Quant à Guérasimov, vêtu Je rouge
ît noir, coiffé d'un bonnet en feutre blanc, il recourut à
m prêtre qui, faisant fonction d'interprète, exprima les
>ympatliies du grand kniaz pour la République. Il offrit
ensuite au doge une superbe peau de zibeline de la valeur
ie cinquante ducats. Sanuto, qui nous a conservé ces
détails, fait passer Dmitri pour l'ambassadeur auprès do
Clément VII « du grand Vasili, prince de la ville de Mos-
cou et empereur de toute la Russie » .
Gian Francesco séjourna quelque temps à Venise pour
y régler une des grosses difficultés des voyages au seizième
siècle : s'entendre avec les hommes compétents et se
procurer de la monnaie ayant cours à l'étranger. Plus
tard, il s'en repentit amèrement. Un change malheureux
lui fit perdre beaucoup d'argent, et ce premier retard en
entraîna d'autres encore plus fâcheux à sa suite.
On ne parvint à Cracovie que le 28 février 1526. Après
les fatigues d'un long voyage à travers les neiges de la
Moravie et de la Silésie, l'évéque de Skara ne trouva
dans la capitale qu'une nouvelle déception. Le roi de
Pologne était depuis onze jours parti pour la Prusse, la
Pleine résidait dans un château hors de la ville, il n'y avait
personne pour traiter les affaires. Cruel embarras : fallait-
il se résigner à un énorme détour afin d'aller trouver
Sigismond, ou bien, sans cherchera le voir, se diriger
directement sur Moscou ? Gian Francesco échangea des
courriers avec la Reine et se rendit auprès d'elle pour
prendre conseil.
300 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI 111.
Bona Sforza, fille du duc de Milan et d'Isabelle d'Ara-
fjon, que Sigismond avait épousée en secondes noces,
jouissait à la cour d'une {jrande influence. Sa beauté avait
séduit et captivé le Roi. Les ambassadeurs cbarj^és de
né^jocier le mariage lui avaient annoncé que Bona ressem-
blait plutôt à une nymphe ou à une déesse qu'à une
simple mortelle. Ils avaient pris la mesure de sa taille,
de son pied, et même envoyé sa chaussure à Cracovie. Les
détails renchérissaient sur l'impression d'ensemble : che-
veux superbes et argentés, bien que les sourcils et les cils
soient d'un noir d'ébène, yeux plus angéliques qu'hu-
mains, front ouvert et serein, nez régulier n'ayant rien
d'aquilin ou de crochu, joues roses et pudibondes, lèvres
éclatantes comme des coraux, dents égales et brillantes,
cou droit et arrondi, épaules ravissantes, mains sans
pareilles. C'est ainsi que s'exhalaient les sentiments d'ad-
miration des hommes du Nord transportés sous le ciel
d'Italie : Balzac dans une page de roman n'eût pas mieux
réussi ! Quoi qu'il en soit de cette appréciation, le fait est
que Bona, profitant de son empire surSigismond et habile
à nouer des intrigues, sut s'entourer de clients, se créer
im parti et imprimer souvent aux affaires sa propre direc-
tion. Les rapports avec Moscou l'intéressaient moins; elle
se déclara incompétente et incapable de suggérer une
ligne de conduite, mais elle n'en insista que plus forte-
ment sur l'entrevue avec le Roi au fond même de la
I*russe,
^a perspective n'était guère attrayante. Le major-
dome de Bona, que Gian Francesco avait connu à Jérusa-
lem et qu'il rencontrait avec étonnement en Pologne, lui
disait sans détour : « Préparez- vous à traverser de nouveau
les déserts d'Egypte. » En effet, les voyageurs dans ces con-
trées ne devaient compter que sur eux-mêmes; on passait
nENTTJHIONF, ET T.'liVKQUE DE SKAUA. 301
souvent de> deux et trois jours sans rencontrer d lK»l)itn-
Ition et sans pouvoir se procurer de vivres sur place. Un
peu découragé par ces descriptions, l'évèque de Skara se
rappela le beau soleil de Naples dont les rayons l'avaient
si souvent rérhauffr. Il lui tardait d(; reffajjner 1 Italie,
d'assiner son avenir, et d'un accent mélancolique il sup-
plia Sadoleto, évêque de Carpentras et secrétaire ponti-
fical, de bien vouloir ne pas l'oublier, afin qu'il put au
retour trouver un endroit pour reposer sa tète et ne pas
s'inquiéter sans cesse du lendemain. En attendant, il
fallut se remonter, se plier aux circonstances, acheter un
fourgon, s'approvisionner de vivres et partir pour la
Prusse. Guërasimov, après une vive résistance, se résigna
aussi à ce détour. La nécessité d'obtenir un passeport
l'emporta sur les ennuis du retard.
Le 28 mars, nos voyageurs arrivèrent à Marienbourg,
résidence autrefois des grands maîtres de l'ordre Teuto-
nique, conquête précieuse de la Pologne sur les chevaliers
qu'on avait laissés imprudemment s'emparer du littoral
delà Baltique. Le Roi s'y trouvait depuis quelques jours
aux prises avec les difficultés soulevées par les protestants
de Dantzig. Sur les instances de l'évêque, une audience
lui fut accordée, dès le lendemain de son arrivée, le jeudi
saint. C'est là qu'il apprit pour la première fois les détails
de la mission qu'il aurait à remplir au Kremlin. Chose
étrange ! il n'est plus question des Turcs, on ne veut pas
toucher à la trêve conclue avec les futurs vainqueurs de
Mohacs. Il n'est plus question de l'union des Églises russe
et romaine. La Suède est mise de côté. Il s'agit seulement
de conclure soit une trêve, soit une paix durable avec
Moscou.
Voici comment se présentait la situation du côté de la
Pologne. Sigismond I" n'était pas de taille à lutter avec
302 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI III.
un adversaire aussi redoutable que Vasili. Un heureux
phénomène d'atavisme n'avait pas infiltré dans le petit-
fils le génie de Jagellon, son esprit de conquêtes, sa poli-
tique savante, sa rude énergie. Constamment tenu en
échec par la détresse des finances, par une armée défec-
tueuse et une szlachta récalcitrante, mal servi par sa
nature débonnaire, il ne savait pas remuer les idées qui
transforment les peuples et leur donnent un élan irrésis-
tible. Grâce à lui, les Habsbourg contractèrent des ma-
riages qui leur valurent la Bohême et la Hongrie; les
bords de la Baltique passèrent à la maison de Brande-
bourg. Vis-à-vis de Moscou, après des victoires suivies de
revers, il s'en tenait à une politique passive d'observation.
En 1522, on avait conclu une trêve peu favorable aux
Polonais, car la ville importante et populeuse de Smolensk
était restée aux Russes. Sigismond voyait avec dépit le
drapeau moscovite flotter sur les murs d'une forteresse
qui dominait le Dnieper. Il eût voulu la léguer à son fils,
mais sans faire de guerre, rien que par d'habiles négocia-
tions. Aussi dut-il voir avec plaisir arriver l'évêque de
Skara, qui se mettait à sa disposition précisément pour
ouvrir et mener à bonne fin des pourparlers pacifiques.
La pensée royale se résume dans les instructions données,
le 10 avril 1526, à Gian Francesco.
Comme préambule indispensable, Sigismond exigeait
que l'initiative du Pape fût mise hors de doute et officiel-
lement constatée. C'eût été une première défaite, si Vasili
pouvait seulement s'imaginer que les Polonais mendiaient
auprès de lui la paix. Malgré l'intervention pontificale,
Sigismond n'augurait rien de bon de la part de Vasili.
Avec un homme de si mauvaise foi, disait-il, aucune
convention, aucun traité, ne saurait inspirer de la con-
fiance ou donner de la sécurité. Il consentait cependant à
CENTIIIUONE ET L'EVEOUE I»E S K A II A . IJO-T
courir la cliaiice cl posait ses conditions : rcsLilulion de
Sniolcnsk si Ton veut une paix durable, autrement une
trêve de cincj ou div ans, (|ui laisserait en suspens les
plus fjraves questions. Exprin)er de paieilles |)rétentions,
c'était se méprendre étrangement sur le caractère de
Vasili et les procédés de sa polilicpie. Tout profane qu'il
fût encore, l'évêque de Skara com[)rit que les négocia-
tions seraient difficiles à mener, et il en prévint Sadolcto.
L'idée d'une action plus efficace ne traversa même pas
l'esprit de l'évêque franciscain. Il se posa en simple
intermédiaire désireux d'accomplir les ordres du roi de
Polofjne.
A Vilna, la mission romaine faillit se dissiper en fumée.
Les seijjneurs lithuaniens se rap[)elèrent qu'ils avaient
fait rebrousser chemin à Zacharie Ferreri, envoyé naguère
par Léon X à Moscou, et l'idée leur vint de recourir au
même procédé vis-à-vis de GianFrancesco. Ils se méfiaient
des interventions étrangères et croyaient bien garder leur
frontière en la fermant aux diplomates pontificaux. Le
Roi fut donc invité à venir en personne conférer sur cet
incident qui, du reste, ne tarda pas à s'arranger. Plus
heureux que ses devanciers, l'évêque de Skara fut auto-
risé à poursuivre sa route jusque dans la mystérieuse
Moscovie *.
Arrivé dans la capitale russe le 20 juillet 1526, il y
trouva déjà installée une ambassade impériale. Quelques
jours avant lui, Nogaroli et Herberstein, représentants de
Charles-Quint et de l'archiduc Ferdinand, avaient traversé
Cracovie. Sous prétexte de compliments, ils s'en allaient
à Moscou dans le même but que Gian Francesco : gagner
'Sanuto, Diar., t. XL, col. 497, 502. — Acta Tomic.^ t. IV, p. 239
à 2V2. — TiiEisEit, Vet. mon. PoL, t. II, p. 439 à 442. — Bal an, p. 357.
— AIxty Zap. Ross., t. II, p. 171.
304 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI III.
le ."rand kniaz à la ligue antiottomane et consolider la
paix avec la Pologne. Sigismond en avait pris d'abord de
l'ombrage, car il n'avait sollicité aucune intervention.
Herberstein surtout, doué d'un rare talent d'observation,
excitait ses soupçons. Une rraiu;lic explication sullit pour
écarter le malentendu.
A la suite de ces deux ambassades, le 14 octobre 1526,
arriva aussi l'ambassade du roi Sigismond, qui fut reçue
en deliors de la capitale, à Mojaïsk. Vasili se voyait ainsi
entouré de représentants étrangers et devait paraître plus
ornnd à ses propres yeux, car les kniaz de Moscou atta-
ciiaient une extrême importance à ces réunions diploma-
tiques autour de leur trône.
Les ambassadeurs, jaloux d'en finir au plus tôt, se
mirent sans tarder aux affaires. Nécessairement il fallut
les traiter en commun, l'objectif étant le même pour
tous. Une difficulté d'étiquette surgit h cette occasion.
Les ambassadeurs impériaux voulurent avoir le pas sur
l'évéque de Skara sous prétexte qu'il n'était point légat,
mais simple envoyé. Des discussions très vives s'enga-
frèrent sur ce point en présence des Russes, qui durent
prendre bonne note de ces contestations. Enfin, l'évéque
parvint, paraît-il, à se faire accepter comme légat et se
maintint au premier rang.
Par la force même des choses, les ambassadeurs se
vovaient constitués intermédiaires et, en forçant un peu
la note, presque arbitres entre la Pologne et Moscou. Les
sympathies des diplomates étaient pour les Polonais,
dont ils se firent, pour ainsi parler, les auxiliaires. En
vain chercherait-on de grandes idées, des efforts pour
dominer la situation de plus haut. Pendant toute la durée
des négociations on se renferma dans l'horizon étroit
d une paix ou d'une trêve à conclure, sans y faire inter-
CENTUUIONE ET I/KVÈQUK DE SKARA. 305
venir, si ce n'est de très loin, les grandes questions
européennes.
Au début, avant les discussions sérieuses, il y eut,
selon rusajjc, un échan^jc de propositions inacceplahlos :
j ballons d'essai qu'on tenait à lancer. Les l'olonais deman-
dèrent Novgorod et Pskov. Les Russes exigèrent Kiev,
Polotsk, VitebsK- et beaucoup d'autres villes qu'ils s'adju-
geaient libéralement à titre d'hoirie nationale. Vint le
tour des ambassadeurs. Ils déclarèrent très sérieusement
qu'il fallait passer outre et ne plus songer à des permu-
tations de ce genre.
Cette décision fut acceptée sans résistance, et aussitôt
le nom de Smolensk, qui était sur toutes les lèvres, fut
prononcé. On sentait bien que c'était le point culminant
du litige; aussi Russes et Polonais se montrèrent-ils éga-
lement intraitables. Par acquit de conscience, les média-
teurs suggérèrent quelques moyens de conciliation. Ainsi,
ils proposèrent d'équilibrer les droits sur Smolensk en y
établissant une espèce de gouvernement mixte avec le
partage par moitié des redevances et des impôts. L'ironie
et le dédain furent les seules réponses des Russes. Toute-
fois, par égard pour le Pape, Charles-Quint et Ferdinand,
Vasili consentit à renoncer platoniquenient aux villes
depuis longtemps conquises par les Polonais.
Dès lors « la paix éternelle » devenait impossible;
Sigismond n'en voulait pas si Smolensk restait aux
Russes, et, s'il fallait restituer Smolensk, les Russes en
voulaient encore moins. On se replia donc sur la trêve.
Ici encore il y avait une grosse difficulté à vaincre. Il
s'agissait de l'échange des prisonniers, demandé par les
Russes et refusé par les Polonais. Le motif de cette diver-
gence se devine aisément : les prisonniers, plus nombreux
d'un côté que de l'autre, rendaient la partie inégale au
20
806 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI lU.
détriment des Polonais et en faveur des Russes. Ceux-ci
n'en mirent que plus de ténacité pour ne pas laisser
échapper cet avantage, et ne consentirent qu'à une
trêve de cinq ans si l'échange n'avait pas lieu. Assuré- »
ment une durée plus longue eût mieux satisfait les média-
teurs, mais ils crurent devoir céder encore sur ce point
C'est que le grand kniaz, se voyant maître de la situation,
ne se laissait pas forcer la main et n'accordait que ce qui
était à sa convenance. Les diplomates s'en aperçurent
une dernière fois lorsqu'ils demandèrent à être mention-
nés nommément dans les chartes officielles de pacifica-
tion. On leur répondit fièrement que c'eût été déroger
aux anciens usages. En face de cette raideur, il fallut flé-
chir jusqu'au bout. Grâce à cet esprit conciliant, une trêve
de cinq ans fut conclue et jurée, sauf à être ratifiée à Cra-
covie avec les formalités ordinaires. Les relations mosco-
vites ajoutent qu'à l'issue des pourparlers le grand kniaz
fit boire du vin aux négociateurs dans des coupes d'or,
qu'il les admit à lui baiser la main et les congédia le
même jour. Gian Francesco semble toutefois avoir prolongé
son séjour pendant quelque temps. Le but que se propo-
saient Clément VII, Charles-Quint et Ferdinand n'était
atteint qu'en partie ; pour rétablie que fût la tranquillité
dans le nord de l'Europe, le projet de croisade contre les
Turcs ne s'en trouvait pas plus avancé. Vasili s'était con-
stamment renfermé dans les formules banales, si chères au
Kremlin, sur la haine des infidèles et le respect du sang
chrétien. 11 était d'ailleurs bien décidé à ne pas changer
de politique et à rester en bonne amitié avec les Turcs, sans
toutefois leur sacrifier ses rapports avec l'Occident '.
' Sbornilc roussk. ist. ob., t. XXXV, p. 710 à 731. — IIerbeksteix,
p. 149. — MiKLOSicu et Fiedler, [t. II, p. 63 à 93. — Fontes rer. auslr.,
t. J, p. 69 à 396. — Adelukg, p. 147 à 214. — Zamyslovski, p. 28 à 36.
CENÏUIWONK ET I/KVKOUE DE SKARA. :i07
Kn effet, il se montra très bienvcillanf A l'eiidioit de
Gian Francesco, s'entretint avec lui non s(;ulcin(;nl de la
PoIo{jne, mais aussi de la Suède, prodijjua les plus belles
assurances et déclara avoir conclu la trêve avec ces deux
pays pour donner satisfaction au Pape. En revanche, il
demanda à Clément VII de lui rendre de bons services.
Ayant vu najjuèrc les Italiens renouveler et cnd)cllir Mos-
cou, Vasili aspirait à faire revivre les jours fortunés
d'Ivan III. Sous l'influence peut-être des idées de Gentu-
rione, il cherchait aussi à raviver le commerce par l'ex-
portation. Or, pour avoir des débouchés et s'entourer
d'hommes capables, il fallait se rapprocher de l'Occident,
et Vasili s'adressa au Pape pour se ménager cet avantage.
Deux mandataires, Trousov et Lodyguine, furent adjoints
à l'évéque de Skara avec ordre de faire en Italie une levée
d'architectes, d'ouvriers, d'artisans, et de les amener à
Moscou. A côté de ces diplomates qui, selon l'usage,
s'occupaient aussi d'affaires lucratives, il y avait un mar-
chand de profession, nommé Alexis Basei dans les pièces
romaines, et chargé d'étudier sur place les conditions du
trafic mutuel. Il est curieux de voir Vasili, en plein
seizième siècle, mettre en pratique un procédé réclamé
de nos jours comme un développement opportun des rap-
ports internationaux : les agents de commerce, si on les
attache aux ambassades, auront eu pour devancier le
marchand moscovite organisant le commerce entre le
Nord et le Midi.
En quittant Moscou accompagné des Russes, Gian Fran-
cesco pouvait se flatter d'avoir obtenu un succès d'estime
auprès du grand kniaz. Quant à ses affaires personnelles
qu'il avait traitées avec l'envoyé de Suède, elles n'avan-
çaient guère. Pasteur légitime, il désirait se rendre au
milieu de ses ouailles de Skara et, lui offrant les siens,
308 LES PAPES MEDICIS ET VASILI III.
réclamait en retour les bons offices de Flaemingh. Celui-ci
récouta avec déférence, mais ne put lui donner aucun
espoir. Le 15 février, Gian Francesco arriva à Cracovie.
Le Roi ne cacha point son extrême satisfaction et se ré-
pandit en actions de grâces envers le Pape et son ambas-
sadeur. A défaut d'une paix durable, la trêve désarmait
au moins pour cinq ans un voisin dangereux et permet-
tait de caresser d autres projets. Toutefois le même ob-
stacle se redressait partout comme un spectre, paralysant
tous les efforts et étouffant dans leur germe les meilleures
résolutions : la détresse des finances rongeait la Pologne.
Pour sortir de cet embarras, à qui s'adresser si ce n'est
au Pape, qui devait bien donner de l'argent, puisqu'il de-
mandait des soldats contre les Turcs? Sigismond fit ses
confidences à Gian Francesco, le pressant de lui obtenir
de grosses sommes en monnaie sonnante ou, pour le
moins, l'autorisation de garder dans sa caisse les annates
et le denier de Saint-Pierre. Tout cela devait naturelle-
ment, d'une manière ou d'une autre, servir à la croisade.
Des lettres furent écrites dans le même sens à Clément YII,
au cardinal Pucci et aux autres membres du collège
pourpré.
Si l'évêque de Skara aimait les réflexions philosophi-
ques, l'occasion d'en faire se présentait ici d'elle-même.
Naguère, à Cracovie, il avait demandé à Sadoleto un abri
pour ses vieux jours et un morceau de pain; maintenant
c'était un grand monarque qui mendiait de l'or auprès
du Pape. Évêque et Roi, chacun était pauvre à sa manière,
à cette différence près que la misère royale était autre-
ment dilficile à soulager. Gian Francesco devait plaider
les deux causes à Rome, et celle du Roi, et la sienu« •
tâche pénible pour un diplomate. Tandis qu'il s armnit
de patience et de résignation, des rumeurs inquiétantes
CENTUIUONK KT l/l'AKOUK DE SKAUA. rj09
lui faisaient uj)pit'l»c;iulcr un éclicc. Ce ne lui (|u à Venise
qu'il apprit toute l'étendue liu désaslre qui venjiit de
fondre sur le Saint-Sièyc. L'amitié de ClénuMil Vil avec.
C.liarlos-Quint avait eu un trafrique dénoucMuent. Les
houpes du connétable de Bourhon avaient pris iîoine d'as-
saut, le 5 mai 1527. Le Pape, réfugié provisoirement au
château Saint-Ange, allait s'exiler. La ville avait été mise
au pillage : les scènes de meurtre, de débauclie, de profa-
nation, rappelaient les temps des Barbares.
Force fut à Gian Francesco de faire une halte prolongée
à Venise pour y attendre l'issue des événements. Ce fut
seulement vers la fin de l'année qu'il parvint à Aucune.
Le Pape lui adjoignit l'évêque de Teramo, Ghiericati,
l'ancien cicérone de Guérasimov. Ils devaient, à eux
deux, faire les honneurs de la route aux mandataires
russes, et les amener à Orvieto, où se trouvait alors pour
quelque temps la cour pontificale. En janvier 1528, ils y
furent rendus. Le Pape se montra très satisfait du grand
kuiaz de Moscou, des mesures pacifiques qu'il avait prises,
de l'accueil fait à Gian Francesco, enfin de l'ambassade
envoyée en Italie et des présents qu'elle avait apportés.
Les propositions de commerce mutuel entre Piome et
Moscou furent acceptées avec empressement, des sauf-
conduits accordés à discrétion. Quant aux architectes et
aux artisans, victimes du siège et dispersés de tous côtés,
Clément VII avouait n'en pouvoir envoyer qu'un nombre
très restreint, au choix de Trousov. Les plus belles pro-
inesses étaient faites pour l'avenir. En face des ruines de
Piome, le pontife persécuté ne renonçait pas à la croisade
contre les Turcs; il rêvait encore l'alliance des princes
chrétiens, encourageait Vasili à persévérer dans ses
bonnes intentions et le remerciait surtout d'avoir conclu
la trêve avec la Pologne et la Suède pour obtempérer aux
310 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI III.
vœux ilu Saint-Siège. Vasili, en effet, s'était servi de for-
mules analogues, et Clément VII les acceptait sans trop
les approfondir. Du reste, au milieu des troubles de
l'époque, cette ambassade moscovite passa inaperçue.
Trousov semble même n'avoir pas visité Rome; au moins,
à Venise, où il fut présenté au doge, se donna-t-il comme
retour d'Orvieto. La Seigneurie l'accueillit avec sa cour-
toisie ordinaire et lui facilita les moyens d'emmener un
fondeur de canons qu'il avait engagé pour Moscou et qui
avait été retenu à Ravenne. En debors de ces quelques
données, le seul souvenir qui nous reste de cette ambas-
sade est un récit rapporté d'Italie par Trousov sur une
église de la Sainte-Vierge '.
Quant à Gian Francesco, constamment sur la brèche, il
mourut bientôt après martyr intrépide du devoir. Promu,
le -4 avril 1528, à l'archevêché de Nazareth, dans le
royaume de Naples, nommé ensuite gouverneur d'Ascoli
dans la marche d'Ancône, il se rendit sans tergiverser à
son poste, et mérita par ses vertus l'estime générale.
Sa position était des plus difficiles. Depuis que la ville
était rentrée sous la domination pontificale, les factieux
ne cessaient d'y provoquer des émeutes. L'amnistie rou-
vrait périodiquement les portes aux coupables. Une
partie de la populace était toujours en fermentation et
se livrait aux désordres. Une rixe sanglante éclata, le
24juin 1528, sur la place publique. N'écoutant que son
zèle, le gouverneur se précipita au milieu des combat-
tants, mais atteint à la tête par un violent coup de hal-
lebarde, il expira quelques instants après, emportant
' BoussL Uét., t. VI, p. 2.32. — Hjaerse, p. 116 à ii9. — Acia Tomic,
t. IX, p. 36, 99 à 101, 184, 274. — Fiedlkr, Ein Versuch, p. 70. —
Archives de Venise, Sen. Secr., t. LU, f. 147. — BibU San-Marco,
Sanuto, Diar.^ t. XLVI, f. 416, 417; t. XLVII, f. 3. — Archives du
Vatican, C/e/n. F// £/•., t. XVII, n«' 278, 377
I CENTURIONK ET L'ÉVÉQUE DE SKAHA. 31't<
ans sa tombe les rejjrcts de [tous les lioniiétes /jens ' .
Tel fut le couroiineFncnt d'une vie consacrée |à l'exalta-
lon de rËjlise. Eu Russie, l'œuvre de Giau Francesco a
té une œuvre de concorde et de paix. La trêve de cinqi
ns conclue avec la Polo^jne sous les ausj)ices du Pape:
tait un précédent de haute portée qui peut-être n'a pas
,l<' assez renîar(|ué par les historiens russes. D'aucuns le
tassent complètement sous silence. S'il 'n'a pas pris les
>roportions d'un arbitrage où les deux parties se disput-
ent les sympathies de l'arbitre, il n'en reste pas moins;
ians le passé comme un lait d intervention pontificale
ntre deux peuples slaves, et d'une intervention réelle-
nent efficace. Du reste, ce succès éphémère, il faut bien
'avouer, était dû plutôt à des circonstances exception-
Telles qu'à des combinaisons savamment préparées. En
jénéral, le système des papes Médicis, basé sur des opi-
nions surannées qu'on acceptait de confiance, ne corres-
pondait pas à la réalité des choses, ni aux vraies disposi*-
Lions du Kremlin.
En effet, le grand kniaz était loin d'être tel qu'on se le
représentait au Vatican. A défaut des chroniques natio-
nales qui s'en tiennent h une sévère discrétion, deux
étrangers nous ont légué leurs confidences : le baron»
autrichien Herberstein, qui a visité lui-même Moscou à>
deux reprises, et l'évêque de Nocera, Paolo Giovio, que
Guérasimov a initié aux secrets moscovites. Grâce à ce&
renseignements, contrôlés par les sources indigènes, on
peut replacer Vasili dans le milieu où il a vécu et pénétrer
quelque peu son caractère ^.
Il y avait croisement de race dans cet enfant du Mosco-
« Archives du Vatican, Clem. VU Br., t. XIX, n°' 713, 728.
* Herberstein, passim. — Giovio, Vitae, t. II, p. 313 à 315. — JMAKI^E,
Mitr. Dan,, p. 136.
312 LES PATES MEDICIS ET VASILI III.
vite et de la Byzantine. Mais ce mélange de sang russe et
oriental n'a pas produit un génie puissant, ni un cariu -
tère hors ligne. Homme de talents ordinaires, il le parait
plus encore peut-être qu'il ne l'a été, se trouvant écrasé
par les deux grandes figures, aux traits fortement accusés,
de son père Ivan III et de son Hls Ivan IV le Terrible. La
rude énergie et l'inébranlable constance des descendants
de Kalita ne lui ont pas cependant manqué. Il a contribué
comme eux à l'unification de la Moscovie, et c'est même
lui qui a détruit les derniers apanages avec leur ombre
d'institution républicaine ou leur simulacre d'indépen-
dance. Ainsi Pskov était la sœur cadette de Novgorod la
grande, qui avait succombé sous les coups redoublés
d'Ivan III. Elle avait aussi ses bruyants comices, ses ma-
gistrats électifs, et son commerce n'en était pas moins flo-
rissant. Vasili fit valoir contre elle le droit du plus fort,
et l'annexion de Pskov arracha au chroniqueur cette
plainte poétique : "Un aigle aux ailes multiples, aux griffes
de lion, a fondu sur moi. Il ma enlevé trois cèdres du
Liban : ma beauté, ma richesse, mes enfants. Notre terre
est déserte, notre ville ruinée, nos marchés détruits. On a
emmené nos frères là où n'ont jamais vécu ni nos pères,
ni nos grands-pères, ni nos aïeux. » Après cette conquête
restaient encore Riazan et Novgorod Séversk. Les deux
possesseurs de ces apanages, dont l'un, Vasili Ghémiakine,
était la providence de la Russie méridionale contre les
Tatars, furent tour à tour appelés à Moscou, accusés de
trahison et jetés dans les fers. Désormais, avec la dispari-
tion de ces deux principautés, l'unité territoriale de la
Russie était parachevée.
Tandis que ce travail d absorption s'accomplissait à
l'intérieur, il fallait simultanément se défendre contre les
ennemis du dehors. Le khan Mohammed-Guirei, oubliant
CENTUIUONE ET I/i:VKQUK IH-: SKAUA. .'JH
a politique de sou père et séduil j)ar lor |)oIoiiais, laricail,
contre les Russes ses hordes avides de butiu et de saiijf,
\.ux Tatars de Crimée se joijfiiaient ceux de Kazaii, les
."^ogais et parfois les Kosaks du Uniéper. Vasili u'était pas
m Dniitri Donskoï; le coura^je j)ersonnel lui manquait, il
[l'avait pas le yénie de capitaine. Moiiammed réussit,
n 1521, à s'avancer jusqu'à Moscou, et peu s'en fallut
que la capitale ne fût prise d'assaut et livrée au pilla^je.
Le grand kniaz n'avait songé qu'à sa sécurité personnelle;
il s'était enfui dans le Nord, s'en remettant aux boiars de
la défense du Kremlin.
Assurément un prince qui ne savait pas attendre de
pied ferme l'ennemi n'aurait jamais eu le courage de
l'attaquer. On ne pouvait pas compter sur Vasili comme
auxiliaire dans une croisade contre les Turcs, rien que
3ar suite de sa timidité. De même que son père, s'il éta-
ait son ardeur contre les infidèles, c'était pour en être
quitte à peu de frais et remplacer les coups de sabre par
des coups de langue.
Les belliqueuses exhortations des Léon X et des Clé-
ment VII retentissaient donc en vain à Moscou, et les
propositions de paix ou de trêve avec la Pologne n'étaient
également acceptées ou refusées que selon les exigences
de la politique. Pouvait-on croire, au moins, que Vasili
était favorablement disposé envers l'Église romaine et le
Pape? Plus d'une fois il a eu l'occasion de s'expliquer sur
cette matière, notamment lorsque Dietrich Schœnberg
lui exposa les nombreux avantages qui résulteraient de
l'union. En pareil cas, le prince moscovite recourait le
plus volontiers au silence ou aux réponses évasives. Forcé
dans ses derniers retranchements, il ne manquait jamais
de faire ouvertement sa profession de « foi grecque » et
de manifester son attachement inébranlable à la religion
314 LES PAPES MKDICIS ET VASILI III.
de ses ancêtres. Ce langage était sincère, les faits confir-
maient les paroles. Quant aux sentiments personnels de
Vasili envers le Pape, malgré le bon accueil fait à l'évêque
de Skara, malgré les messages courtois envoyés à Rome,
il lui portait plus de haine qu'à tout autre homme, au dire
de l'impartial Herberstein, et songeait si peu à recon-
naître sa juridiction universelle qu'il l'appelait tout court
docteur de l'Église romaine.
Quand bien même cette fâcheuse disposition d'esprit
n'eût pas existé, un autre obstacle, d un genre intime,
aurait toujours empêché un rapprochement avec Rome.
Marié depuis longtemps à Salomonie Sabourov, Vasili
n'avait pas de postérité. L'avenir du pays pouvait s'en
ressentir, et le fils de Monomaque redoutait de voir
s'éteindre l'étincelle dynastique. Touchés par ses plaintes
réitérées, les boïars lui insinuèrent le divorce. Moyen
radical assurément, mais inouï dans la famille princière
et capable de scandaliser le peuple. Après de longues
hésitations et ne voyant pas d'autre issue, Vasili se décida
à ce parti extrême. Salomonie fut, malgré sa résistance,
renfermée dans un couvent, et Daniel, métropolite com-
plaisant, se chargea de bénir l'union sacrilège de Vasili .
avec Hélène Glinski, jeune et belle Lithuanienne. Ceci se \
passait en 1527, à la même époque où l'évêque de Skara
négociait au Kremlin la trêve avec la Pologne et recevait
du Tsar les plus flatteuses assurances.
Une conclusion évidente se dégage ici : l'ignorance à
Rome des vraies conditions de Moscou. On ne saurait en
faire un reproche au Pape et à ses ministres. Rien que
les énormes distances jointes à la difficulté des communi-
cations leur serviraient d'excuse. Il faut y ajouter
l'étrange coïncidence de bons renseignements venant de
différents côtés et l'insuffisance de tous les moyens de
CENTUIUONE ET I/EVEQUE DE SKAKA. 315
oiitrôle. C est ainsi que se formait à Home uik; poliliqtie
I iditionnelle élayée sur une base absolument chimé-
l'iue.
\ ers le milieu du seizième siècle, des phénomènes ana-
;,ues se sont encore reproduits. L'Kuropc entière s'est
c( upée d'un projet fanlasticiue hardiment attril)ué au
ar par un aventurier.
LIVRE IV
PUOJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU
CHAPITRE PRRMIER
UNE MYSTIFICATION DIPLOMATIQUE
15-47-1553
Sacre et noces d'Ivan IV. — Incendie de Moscou. — Physionomie du Tsar.
— Sa transformation. — Mission de Ilans Schlitte en Allemagne. — Ses
rapports avec Charles-Quint. — Levée d'hommes pour Moscou. —
Schlitie écroué à Llibeck. — Il s'échappe de la prison et se remet à
l'œuvre. — Origines de la mystification. — Steinberg nommé chancelier
du Tsar. — Chargé de négocier la réunion des Eglises de Rome et de
Moscou. — Document libellé à cette occasion. — Derniers renseigne-
ments sur Schlitte. — Sa lettre au roi de Danemark. — Barwert Berner.
— Réponse de Christiern III. — Détresse financière de Schlitte. — Son
projet de réponse à Ivan IV au nom de Charles-Quint. — Démarches de
Steinberg. — Le comte Philippe d'Eberstein. — Lettres de Charles-
Quint et de Bertano. — Steinberg à Rome. — Résumé de ses mémoires.
— Commission cardinalice. — L'affaire moscovite dénoncée aux Polo-
nais. — Adam Konarski. — Trouble de Sigismond II. — Motifs géné-
raux et particuliers. — Ligne de conduite. — Conseils d'Alborl de
Prusse. — Radziwill le Noir à la cour de Ferdinand I"'. — Succès facile.
— Message de Charles-Quint. — Bref de Jules III. — Instructions de
Si;;isinond II à Kryski. — Dilemme à proposer au Pape. — Lettre des
sénateurs de Pologne. — Point culminant de la polémique. — Vues du
Saint-Siège. — Réponse de Jules III à Kryski et aux évêques de Pologne.
— Découragement de Steinberg. — Nouvelle tentative. — Profusion de
iiiiuutes, — Échec complet. — Disparition de Steinberg. — Part des res-
318 l'KOJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
ponsabilités. — Orthodoxie d'Ivan IV. — Le dossier de Schlitte et Veit
Scng. — Son rapport sur Moscou. — Courant d'optimisme.
Dans le courant de Tannée 15 47, Moscou fut tour à
tour témoin do grandes réjouissances populaires et vic-
time d'affreux désastres. Jamais peut-être contraste
n'avait été plus frappant.
Le jeune souverain Ivan IV s'était, un jour, lon/jue-
ment entretenu avec le métropolite Macaire, que l'on vit
sortir de l'audience le visage rayonnant de joie. Aussitôt
les boiars furent convoqués en conseil, et l'entourage ne
tarda pas à apprendre l'heureuse nouvelle : le sacre et
les noces du Tsar étaient décidés en principe.
A peine âgé de dix-sept ans, Ivan aspirait déjà à poser
sur son front la couronne de Monomaque. Fidèle aux tra-
ditions byzantines, importées de longue date à Moscou, il
attachait à cette cérémonie la plus haute importance.
Elle eut lieu le 16 janvier 15 47, et rien de ce qui pouvait
en rehausser l'éclat ne fut oublié. Au milieu d'une énorme
affluence de peuple, au son joyeux des cloches, les évè-
ques, les prêtres et les moines, réunis au pied des autels,
demandèrent à Dieu que leur souverain fût armé de jus-
tice et de vérité, qu'il devînt le père des pauvres et le
protecteur de 1 Eglise. Après le couronnement, les boïars
inondèrent Ivan, à trois reprises, d'une pluie de pièces
d'or, emblème et souhait de prospérité. La chronique
ajoute qu'il se nomma désormais « Tsar et grand kniaz
autocrate de toute la Grande-Russie ' » . En effet, à partir
de cette époque, le titre de Tsar, qui n'avait fait jusque-là
que des apparitions éphémères, figure constamment dans
tous les genres de chartes. Pour le rendre plus solennel
' Poln. Sobr., t. III, p. 250. ~ Kapterev, p. 26 à 33.
UISE MYSTIFICATION DIPLOMATIQUE. 319
et plus sacré, on y ajoute parfois des invocations mysti-
ques à la très sainte Trinité, avec l'énuniération des pro-
vinces soumises à Moscou. La généalogie fastidieuse <jui
t'ait descendre en droite ligne Ivan IV d'Auguste est plus
que jamais en honneur. D'après cette légende, le césar
romain aurait divisé le monde entre ses plus proches
parents, et attribué à son frère Prousse les bassins de la
Vistule et du Niémen; Riourik, fondateur de la dvnastie
moscovite, n'aurait été ni plus ni moins (ju'un descendant
direct de Prousse. La délégation d'une autorité antique
et vénérable devient une des idées dominantes du souve-
rain récemment couronné; il en explique aux étrangers
les origines romaines avec une complaisance marquée et
un sérieux imperturbable. Mis en demeure de se pronon-
cer, le patriarche de Constantinople, Joasaph, reconnaît
d\ine manière solennelle les droits souverains de Moscou,
et confirme, en 1561, dans leur dignité de Tsars, les des-
cendants de la princesse Anne, sœur des césars de
Byzance Basile et Constantin, épouse du grand kniaz
Vladimir. Ivan lui-même recherche à l'envi les occasions
d'affirmer ses royales prétentions et de les faire valoir,
sans se douter que la charte patriarcale ne portait que
deux signatures authentiques. Les trente-cinq autres
étaient l'œuvre d'un faussaire ^ .
Quant au mariage, les préparatifs s'en firent selon des
traditions qui rappellent les récits bibliques et les mœurs
byzantines : la fiancée du Tsar devait être littéralement
choisie entre mille. A cet effet, on sommait, sous peine
de mort, les chefs des plus nobles familles d'envoyer leurs
filles dans la capitale de chaque province. Les délégués
du Tsar, munis d'instructions minutieuses, s'y livraient à
' Kniga step,, t. I, p. 78. — Regel, p. li, 75.
320 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
un premier triajje, à l'issue duquel les plus favorisées
étaient dirigées sur Moscou, et logées douze à douze dans
un vaste édifice où le Tsar, accompagné d'un vieux boiar,
venait les voir l'une après l'autre pour lixer lui-même
son choix. Le signe convenu de l'élection était le don
d'un mouchoir et d'un anneau, symboles trop souvent
prophétiques des chagrins et des larmes qui suivraient
le brillant hyménée. Les préférences d'Ivan se portèrent
sur Anastasie Romanovna, type incomparable, selon les
chroniques, de vertu et de beauté. Les noces furent célé-
brées avec une pompe asiatique, le 13 février 1547. Le
Kremlin retentit de joyeuses acclamations, et Id ville fut
en liesse pendant plusieurs jours consécutifs.
Deux mois s'étaient à peine écoulés, qu'aux bruyante*
solennités succédèrent à l'improviste des désastres. Un
incendie des plus violents se déclara dans la capitale.
Moscou se transforma jusqu'à trois fois de suite en une
mer de feu; les maisons de bois, souvent entassées les
unes sur les autres, furent rapidement consumées;
bientôt s'écroulèrent les rares édifices de pierre, les
métaux se fondirent, une épaisse fumée s'éleva vers le
ciel; les dépôts de poudre éclatèrent de temps en temps,
remplissant les rues de décombres. En vain essaya-t-on
de lutter contre les flammes dévastatrices ; elles trom-j
pèrent les efforts des plus courageux et triomphèrent dej
tous les obstacles. A en croire la chronique, il y aurai
eu, sans compter les enfants, jusqu'à mille sept centd
victimes. Quant aux pertes matérielles, elles fureni
incalculables. Le feu n'avait rien épargné : ni les tréson,,
de la couronne et des églises, ni les images des saints sÀ
chères à nos ancêtres, ni les biens des particuliers, ni
enfin les greniers d'abondance. Cette catastrophe répandi
une terreur superstitieuse parmi le peuple, errant au mi
UNE MYSTiriC.ATlON DIPLOMATIQUE. 3îl
lieu (les ruines, rétluit à la tuisèrc et niourant tie faim.
Des luuils sinistres circulèrent tlaris la foule; ou s'en prit
à la ina{|ie; les coupable;» furent dési{|ués [)ar leurs noms;
les plus {jraves accusations pesèrent sur les (Hiiiski, pro-
ches parents du Tsar du côté maternel. «C'est la princesse
Anna, grand'mère d'Ivan, se tlit-on partout, (pii nous a
ens(U'celés. Ne l'a-t-on pas vue déterrer les cadavies, eu
arracher les cœurs, les plonger dans de l'eau et asperger
les rues avec ce liquide malfaisant? Telle doit être la vraie
et seule cause de l'incendie. " Ces inventions absurdes
' volent de bouche en bouche : les esprits s'enflamment,
les passions se déchaînent et, sur les ruines encore
fumantes de la cité en cendres, se dresse le spectre de la
révolte. Le mot d'ordre est lancé : un fils de la princesse
Anna, louri, est mis en pièces dans 1 église même de
l'Assomption où il cherche un refuge ; les propriétés des
Glinski sont saccagées, leurs serviteurs maltraités et mis à
mort; après quoi, la populace, ivre de vengeance et de
sang, se porte tumultueusement hors de Moscou, vers
Vorobiévo, où Ivan IV attendait en tremblant l'issue de
l'émeute. Des cris formidables retentissent autour du châ-
teau. La tête d'Anna est réclamée avec fureur; les Glinski
sont voués à la corde, la force armée intervient, et la
sédition n'est comprimée que par de sanglantes repré-
sailles.
Ces événements déjà graves par eux-mêmes ont acquis
dans 1 histoire une importance hors ligne pour avoir mar-
qué dans la vie d'Ivan une ère nouvelle. Le nom de ce
tsar va revenir sans cesse : il est une des plus saisissantes
personnalités moscovites. Au-dessus de son berceau flotte
le stigmate de l'adultère. Dominé par l'idée dynastique,
son père, nous l'avons déjà dit, avait renfermé dans un
couvent l'épouse légitime, mais stérile, et contracté de
21
3M PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
nouveaux liens avec Hélène Glinski, brillante de jeunesse
et de beauté. La bénédiction nuptiale, arrachée au mé-
tropolite Daniel, ne pouvait ni rendre celte union légi-
time, ni casser le premier mariage, et, dans le for cano-
nique, le fils d'Hélène n'était qu'un bâtard. Vasili ne
goûta pas longtemps les joies de la paternité ; trois ans
après la naissance de son fils, en 153)5, il fut surpris par
la mort. Son petit orphelin passa des mains d'une mère
trop absorbée par de coupables amours dans celles des
boiars chargés de la régence. Personne ne songeait à
dompter le fougueux caractère d'Ivan, qui autorisait pour
l'avenir les plus tristes prévisions. Un œil scrutateur eût
découvert en lui, longtemps à l'avance, l'étoffe d'un
Néron, tant il y avait dans cette nature de sève vigou-
reuse et de penchants dépravés. Tour à tour flatté ou mal-
traité par ceux qui gouvernaient le pays en son nom, le
plus souvent abandonné à lui-même, enclin à tous les
genres d'excès, il se livra de bonne heure à la débauche,
et au milieu des orgies, les goûts sanguinaires se dévelop-
pèrent en lui avec une effrayante rapidité. Après les
courses affolées à travers Moscou, après les chasses
bruyantes dans les environs, il aimait à voir de pauvres
bètes se débattre dans des angoisses mortelles et succom-
ber à la souffrance. Bientôt le sang humain ne lui inspira
plus d'horreur. Il jette, à treize ans, le prince Chouïski en
pâture aux chiens; sous un prétexte futile, quelques
intimes sont condamnés à mort. Le mariage avec Anas-
tasie ne changea pas les mœurs d'Ivan, les scènes de sau-
vagerie se produisirent encore. Ainsi le Tsar fit cruelle-
ment ressentir sa fureur à quelques habitants de Pskov,
venus pour se plaindre des autorités locales ; dépouillés
de leurs vêtements, étendus sur le sol, arrosés de vin
bouillant; les malheureux plaignants eurent les cheveux
UNE MYSTIFICATION DIPLOMATIQUE. 323
et la barbe brûlés à petit feu '. Ce qui brisa, au moins
])our quelque temps, le caractère du Tsar, (;c fut la révolte
lie Moscou. Une force redoutable surgit devant lui, elle
s'impose comme une fatalité; le pope Silvestre parait en
même temps ; il révèle le secret des malheurs avec la
hardiesse d'un voyant, adresse au Tsar de justes reproches,
le presse de s'amender. Ivan, tour à tour ému, effrayé,
ébloui, se laisse eidin subjujjuer. Dès lors, Silvestre de-
vient le maître de la situation; une poignée d'hommes
intelligents, Alexis Adachev en tête, secondent ses efforts.
On met résolument la main à l'œuvre ; les délégués des
provinces sont convoqués, à Moscou, en assemblée natio-
nale [zems/ii sohor). Ivan leur donne un gage de meilleur
avenir. Précédé de la croix et des saintes images, entouré
d'évêques et de boïars, le voici qui se rend au milieu de
son peuple. Il blâme les abus de la régence, jette un voile
sur le passé, exhorte à la concorde, promet d'accueillir les
plaintes et de rendre promptement la justice. A l'appui
des paroles viennent les faits : ainsi s'ouvre une série
d'années glorieuses pour le jeune souverain et fécondes
en succès militaires.
Les premiers rapports avec l'Occident, sous le règne
d'Ivan IV, datent de cette même époque. Le Tsar n'était
pas fâché de faire profiter ses peuples, dans une certaine
mesure, des progrès de la civilisation. Ce n'est pas qu'il
fût libre de préjugés contre les étrangers; son aversion à
cet endroit s'accusait, au contraire, assez fortement; mais
avec ce genre de finesse qui distingue le barbare, il com-
prenait que les Moscovites avaient besoin de maîtres pour
apprendre à lutter, non seulement contre leurs voisins de
l'Ouest, mais aussi contre les hordes tatares dont le
^ Poln. Sobr., t. IV, p. 307.
Mi PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
nombre défiait les plus vaillants ennemis et que 1 art ilc
(a fjucrre pouvait seul écraser. Aussi, dès avant l'entrevue
avec Silvestre avait-il résolu de se mettre en contact avec
l'Occident, et voici de quelle manière.
Parmi les rares étrangers qui s'égaraient à Moscou, se
trouvait un Allemand, Hans Schlitte ou Slitte, comme il
se nomme lui-même, originaire de Goslar'. C'était un
homme intelligent, d'un esprit rêveur, d'un caractère
entreprenant, d'une loyauté douteuse, plus capable de
former des projets grandioses que de les adapter aux
besoins réels du moment. Victime d'une spéculation
malheureuse, il avait quitté sa patrie pour chercher for-
tune ailleurs. Ses voyages l'amenèrent à Moscou. Il sy
appliqua à la langue du pays, fut admis en présence du
Tsar et, muni d'une lettre du duc Albert de Prusse, lui
offrit ses services. Celui-ci crut pouvoir en tirer parti. A
l'exemple de ses pères, Ivan III et Vasili, renchérissant
encore sur eux, il l'envoya en Allemagne avec mission
officielle d'y faire une levée d'ouvriers et de lettrés, en
réalité pour embaucher surtout des armuriers et des g^ens
de guerre. Dans les lettres patentes d allure très pacifique
qui lui furent délivrées à cette occasion, en avril 1547, il
n'est question ni d'Église, ni de théologie, ni surtout de
théologiens, circonstance à remarquer pour la suite de
l'histoire. Schlitte dit bien dans sa lettre du 25 janvier 1554,
au roi de Danemark, qu'il avait été chargé d'engager
aussi quelques docteurs et savants en divine Écriture
(etzliche doclorenn und gelarle in gotllicher schrijfl) ;
mais il en appelle, comme preuve, à ses patentes,
qui sont sous nos yeux, et qui lui donnent, de même
' L'ancienne ville libre de Goslar se trouve actuellement dans le district
de Liebenbourg, province de Hanovre.
UNE MYSTIl'ICATION UI P I,OM ATIQUK. 325
que toutes les autres pièces, le plus forincl démenti '.
Muni des lettres d'Ivan, Schlitte se présenta à Gharles-
Ouint, qui sié{;eait alors à la diète d'Au(jsbourg. C'était
VOIS le mois de jauvier I5 4H, au lendemain de la célèbre
journée de Midilhcrff. Victorieux des protestants, maître
(le rAllema{;ne, l'iMnpereur se complaisait dans l'idée
(I une vaste monarchie catholique, où le soleil ne s'étein-
hait jamais. Schlilte sut (captiver l'attention et mériter
les faveurs du niouarcpic. Tout d'abord, pour se donner
plus d'importance, il s'attribua de son propre chef le nom
sonore de Schlitte; von Sclilittenberg et le titre de conseil-
\cv impérial, commissaire général, parfois celui d'and3as-
^adeur. Par rapport à ce dernier, le fait d'usurpation est
lucontestable. Les usages diplomatiques de Moscou étaient
calqués sur ceux de Byzance; l'ambassadeur, qui était
( ensé représenter la personne même du Tsar, ne pouvait
apparaître qu'entouré d'une suite nombreuse et d'une
pompe convenable; aussi, pour éviter les frais excessifs,
se bornait-on à les envoyer dans les pays limitrophes.
Chargé d'une mission spéciale en Allemagne, n'ayant
personne sous ses ordres. Schlitte ne pouvait être qu'un
agent subalterne. Ses paroles trouvèrent cependant de
l'écho. Il affirmait, avec une parfaite assurance, qu'Ivan IV
partageait les sentiments de feu son père Vasili, et qu'il
voulait faire sa soumission à l'Église laline, — disposition
d'esprit qui rentrait admirablement dans les projets gran-
dioses de Charles-Quint. Schlitte n'eut qu'à s'en féliciter.
Des pleins pouvoirs lui furent accordés, le 30 janvier 1548,
pour recruter, non pas précisément des théologiens, mais
' Archives de Krenigsbcrg, VI Sclirank, 28 Fach, n" 1, f. 2. — Faiskh,
t. m, p. 6. — STCiiERBiTCHEv, p. 288. IjCS patentes ne mentionnent que
des Schrifft ivohlgelahrtc Lciith die Schrifft latcinischer und tcutsclter
/unqen ivot kennen. — Arcliives de Vienne, Russica, — De Liibeck, Mise,
fiuth, n" 1. — Karge, Herzog, p. 454.
;î26 projets de missions pontificales a MOSCOU.
lies lettrés et des artisans (Doctores und Maister in allerley
ktinsien); il fut, en outre, chargé de présenter au retour
une lettre à Ivan, où l'Empereur se répand en élo{jes sur
les idées civilisatrices du Tsar, sans toucher, ne fùt-cc que
de loin, à la question ecclésiastique '. Les Électeurs, de
leur côté, exigèrent que l'agent moscovite s'engageât par
serment à ne rien entreprendre contre le Saint-Empire,
et à ne pas favoriser les Turcs et les Tartars. Le Conseil
impérial y ajouta la défense expresse d'enseigner quoi
que ce fût aux infidèles. Schlitte se prêta de bonne grâce
à toutes les exigences : les scrupules ne l'étouffaient point,
et il se mit à l'œuvre immédiatement.
L'entreprise s'annonçait sous d'heureux auspices : une
bande de cent vingt-trois personnes fut assez prompte-
ment réunie. En tète de la liste figuraient quatre théolos
giens, dont les pièces officielles ne font aucune mention,
et que bien certainement le Tsar orthodoxe n'avait pas
demandés. Le vovage se fit d'abord sans encombre, et ce
ne fat qu'à Liibeck que la fortune trahit cruellement son
trop audacieux favori. Il v avait bien de sa faute. Au lieu
de rester dans les limites de l'autorisation impériale, et
de se borner aux modestes pionniers du progrès, il
avait, pour satisfaire Ivan IV, engagé principalement des
ferrailleurs et des condottieri. Grande fut l'émotion à
Liibeck quand on vit tant de spadassins se diriger vers
Moscou. La Hanse et la Livonie faisaient bonne garde
aux frontières russes. L'agent de Riga, Jérôme Gommers-
tadt, fut le premier à donner le signal d'alarme. D'aprè-
lui. Schlitte usurpait frauduleusement le titre d'ambassa-
deur, et son entreprise pouvait devenir pour la Livonie
une cause de graves désastres. D'ailleurs, Ivan lui-même,
1 FiKni.i n, [lin Versuch, p. 78, 79.
Ui\E MYSTirrCATIUN D [ P [.CM ATIQ UE. 82T
disalt-il, est un tyran, un iiumme san^juinaire, et un voisin
déjà trop redoutable pour que l'on puisse impunément lui
permettre d'aufjnicntcr ses forces et de se perfectionner
dans l'art militaire. Les Liibeckois comprirent très bien ce
langage. Moins exposés que les Livoniens, ils n'étaient pas
moins hostiles à Moscou, etils semirentà négocier avecles
gens de mer, afin d'empêcher les partants de s'embarquer.
Schlitte essaya de gagner sa cause de haute lutte. A
deux reprises, il porta plainte directement à l'Empereur,
accusant Gommerstadt d'ingérence illégale, offrant de
donner la liffte exacte de ses compagnons avec indication
de leurs noms, aptitudes et professions. Ces réclamations
furent prises au sérieux, et communiquées à l'agent de
Riga avec mise en demeure de répondre promptement.
Tandis que les hautes sphères s'intéressaient à lui, de
nouveaux acteurs, au grand effroi de Schlitte, parurent sur
la scène. Pour mener ses affaires à bonne fin, il avait
emprunté quelques milliers de florins au marquis Joachim
de Brandebourg. Deux individus l'avaient cautionné :
Hans Blankenburg et Mandeslo. Jusque-là ils avaient
patienté, mais le jour vint où, d'accord peut-être avec les
Liibeckois et les Livoniens, ils ne voulurent plus se conten-
ter de spécieuses promesses, et demandèrent impérieuse-
ment des espèces sonnantes. Schlitte eut beau en appeler
au tsar Ivan, aux sommes considérables qui arriveraient
de Moscou, rien n'y fit : insolvable et sans caution, on
jugea expédient de le mettre sous les verrous. Ce que
voyant, sa bande, désormais privée de chef, se dispersa
de tous côtés.
Du fond de son cachot, il essaya par deux fois de
donner de ses nouvelles à Ivan, mais toujours sans
succès : ni Johann Zehender, ni Arnold Pein ne parvin-
rent jusqu'à Moscou. Les efforts de ses parents, des
328 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
citoyens de Breslau, du duc Georges de Silcsie pour le
délivrer restèrent sans résultat. Charles-Quint reçut aussi
son message, et c'est de ce côlé qu'il y avait le j)lus
d'espoir, mais des voix plus puissantes élouflèrent bientôt
celle du prisonnier.
Les États livoniens ne lâchaient pas leur proie. Le
Meister Johann von der Reck ouvre une enquête. On
apprend que Schlitte est dépourvu de caractère diploma-
tique, qu'il a embauché arbitrairement des g^ens de {juerre,
qu'il est tout simplement un homme ruiné, jaloux de
refaire sa fortune au service d'Ivan. Aussitôt le Meister
taille sa plume et présente à Charles-Quint un mémoire
remarquable. Il supplie l'Empereur, au nom de tous les
chevaliers, de mettre fin aux agissements de Schlitte, et
de lui retirer les pouvoirs dont il a perfidement abusé. La
Livonie, disait le Meister, est « depuis longtemps » l'ob-
jectif préféré des Moscovites. Ils veulent s'en emparer pour
avoir un débouché sur la Baltique, et un point de départ
pour des conquêtes ultérieures. Ce n'est pas seulement
une pauvre marche du Saint-Empire, c'est tout le nord de
l'Europe qui est en cause. L'ignorance des Russes dans
l'art militaire faisait jusqu'ici la force de leurs ennemis.
Or, Schlitte s'est abouché avec des chefs de bande expé-
rimentés. Il leur a proposé de recruter des soldats pour
Moscou. C'est toute une légion étrangère bien armée et
bien exercée qu'il s'agit de procurer à Ivan : s'il parvient à
l'avoir, la Livonie est perdue. Pour renforcer ses argu-
ments, le Meister n'hésite point à déclarer à l'Empereur
que sa bonne foi a été surprise. Le prétendu désir d'Ivan H
de se réunir à l'Église romaine n'est qu'une invention j
mensongère, qu'une habile manœuvre pour exploiter les !
faveurs impériales et mieux cacher le vrai but de l'entre- j
prise. En somme, Schlitte n'est qu'un dangereux aven- j
UNE MYSTIFICATION I» If IJ ) M A T I O HK. 329
turicr, cliarfjé [)ar Ivan (rime luissioii iiiilil.iire qu'il
dissimule sous un jmviilon clérical, et dont la réussite
serait |)our la Livonic un désastre irréj)aral)le.
Getlerequétecutuncportéedécisive. Le liioctohre I 540,
l'Empereur annonçait à von der Reck que, revenant sur
ses premières dispositions, il entendait que l'on ne laissât
plus persormc passer en Russie, et Ilans Schlille encore
moins que les autres, malgré les lettres patentes et le sauf-
conduit. A la suite des révélations livoniennes, tout était
retiré, cassé, annulé.
Abandonné des hommes, Schlitte fut servi par sa bonne
chance. Après une captivité de près de deux ans, il
parvint à s'évader, on ne sait trop comment; d'une ma-
nière merveilleuse, dit-il laconiquement, et par suite
d'une intervention spéciale de la Providence. Un nouveau
danger l'attendait à Rassberg, où il s'était réfugié. Les
Ltibeckois, très contrariés de sa fuite, exigèrent son extra-
dition, et, s'il est maintenu en liberté, c'est encore grâce
à un secours providentiel et au dévouement d'un ami '.
Ces revers successifs n'avaient ni découragé Schlitte,
ni encore moins brisé son activité. En 1550, il se remit
à l'œuvre : dès lors la mystification s'accuse visiblement ;
il importe d'en saisir sur le fait les premières origines. En
envoyant son mandataire en Allemagne, le Tsar ne s'inspi-
rait pas, on l'a vu, d'une pensée confessionnelle ; les
patentes du Kremlin ne mentionnent que des lettrés et des
artisans; Charles-Quint tient le même langage dans sa lettre
à Ivan ; il ne hasarde des allusions religieuses que dans
les pleins pouvoirs de Schlitte. Celui-ci n'avait eu lui-
même aucune correspondance avec Moscou pendant son
séjour à l'étranger; rien par conséquent n'était venu modi-
' Fabeb, t. III, p. 7. — Script, ver. liv., t. II, p. 214. — Forsten, Balt.
Vopr., t. I, p. 45.
330 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
fior le caractère primitif de sa mission. Si de nouveaux
projets paraissent àTimproviste, ce n'est pas à l'initiative
du Tsar qu'il faudra les attribuer, mais bien à l'esprit
fécond de son a^'jent, qui se lance hardiment dans des
négociations de la plus haute importance.
C'est principalement dans les œuvres de Paolo Giovio
que Schlitte semble avoir été chercher ses inspirations.
Il ne connaît guère d'autre écrivain sur la Russie, il ne
cite que lui seul dans le dossier de Kœnigsbcrg, et il s'en
remet à lui avec une entière confiance. Aussi les préten-
dues dispositions conciliatrices de Vasili III sont-elles
constamment exploitées ; on prête à Ivan IV les sentiments
de son père, et la tendance de revenir sur d'anciennes
négociations échouées se laisse aisément surprendre. Du
reste, lors de son séjour à Moscou, Schlitte a pu constater
lui-même les nombreuses affinités entre les croyances
russes et romaines et en conclure que la réunion des deux
Églises serait facile à faire. Il s'explique naïvement sur ce
point dans la lettre déjà mentionnée à Ghristiern III :
« Sauf quelques cérémonies, dit-il, le Tsar est tout à fait
d'accord avec nous dans les principaux articles de la reli-
gion chrétienne, et de savants docteurs pourraient l'ame-
ner à une entente parfaite avec l'Église catholique et
apostolique. " A la suite sans doute de ses observations et
de ses lectures, il conçut le projet de réconcilier Ivan IV
avec le Pape et d'introduire le catholicisme à Moscou.
En 1548, les bonnes dispositions du Tsar avaient été sim-
plement signalées à Charles-Quint ; voici qu'elles devien-
nent, deux ans après, le pivot d'une vaste entreprise. Un
débiteur insolvable, à peine sorti de prison, ne pouvait
cependant se flatter de mener à bonne fin une affaire
aussi grave que la réunion des Églises. Schlitte crut de-
voir prudemment s'en décharger sur un autre.
ï
(INK MYSTIFICATION 0 1 1» f,0 M ATIQUE. :j;{l
Le (locuimcMil libellé à cette occasion dans la ville de
Minden, le T'aoùt 1550, est un vrai traité bilatéral avec
collation de dij'jnlté d'une part, et de l'autre oblijjalion
d'expédier des affaires. Il repose tout entier sur l'assertion
formelle et catéjjoricjue de Sclilitte que le tsar Ivan, sans
se laiser décourag^er par l'échec de feu son père Vasili III,
est parfaitement décidé à se réunir avec Rome, ce qui
aurait pour conséquence le triomphe à Moscou de la foi
catholique. Il ne s'agit plus que de régler les bases de
l'union ; dans ce but, après avoir vaguement esquissé ses
péripéties et rendu la Providence responsable de son éva-
sion, Schlitte, en vertu d'un mandat spécial, confère la
dignité de chancelier « latin et allemand » du Tsar à un
gentilhomme autrichien, Johann Steinberg, avec ample
délégation pour traiter toutes les affaires moscovites,
surtout pour négocier avec le Pape et l'Empereur la ques-
tion ecclésiastique. Steinberg s'engage de son côté à faire
au plus tôt, et à ses dépens, le voyage de Rome ; à obtenir
du Saint-Siège, si c'est possible, un bref d'union « sub
annulo Piscatoris » , Muni de cette charte précieuse, avec
un sauf-conduit qu'il eût à son retour trouvé à Breslau,
l'habile négociateur serait venu à Moscou jouir de ses
succès et rentrer dans ses fonds.
Tel est à peu près le résumé de cette pièce qui inspire
à tout égard la plus légitime méfiance : et d'abord, Ivan
n'a jamais songé à se faire catholique; nous en donne-
rons plus bas des preuves que l'on trouvera peut-être
superflues; ensuite, le droit de Schlitte à créer un chan-
celier est aussi douteux que son titre d'ambassadeur était
illusoire. L'ancienne Moscovie ne présente guère de pré-
cédents analogues. Les diplomates du Kremlin n'étaient
pas nantis de pouvoirs si étendus ; moins que tout autre,
Ivan IV s'en fût remis de ses affaires au bon plaisir d'un
332 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
étran(jcr. Le but même de la tléléfjation est presque chi-
mérique : dans la pensée de Schlitte, le bref d'union eût
été un certificat, délivré d'avance, que les Russes seraient
reçus dans rE.'jlise romaine à des conditions équitables ;
prétention étrangle, injurieuse pour le Pape, car elle n'est
formulée que pour prévenir une déconvenue semblable à
celle de l'année 1527, lorsqu'on avait sacrifié, dit le
document, le bien général à des intérêts privés, et re-
poussé les avances des ambassadeurs moscovites à Rome.
En vain, pour donner plus de valeur à cet acte, essaye-
rait-on d'en appeler aux officiers impériaux, Weisberg et
Lang^en, qui l'ont contresigfné et muni de leurs sceaux :
ces deux noms obscurs ne sont pas une garantie par eux-
mêmes; le seraient-ils, qu'ils porteraient uniquement sur
le fait de l'accord intervenu entre Schlitte et Steinberg;
les bonnes dispositions d'Ivan n'en resteraient pas moins
douteuses, les droits de son ambassadeur pas moins
suspects '.
Le personnage énigmatique de Goslar ne mérite plus
de notre part qu'une médiocre attention. A mesure que
les événements se déroulent, son caractère d'aventurier
se dessine de plus en plus. Les négociations romaines
s'établissent et se poursuivent en dehors de sa participa-
tion ; le bruit qu'elles soulèvent dans le monde diploma-
tique, les alarmes de la Pologne, les nouvelles mesures
de Charles-Quint, la décision finale de Jules III ne sem-
blent pas avoir échappé à l'attention de Schlitte, mais ils
n'ont provoqué de sa part aucune démarche sérieuse.
Lorsque la tempête que nous allons décrire se fut calmée,
en 1554, l'ambassadeur moscovite, car c'est ainsi qu'il
persiste à se nommer, songea aux moyens de regagner la
' FiEDLER, Ein Veisuch, p. 80. La traduclion latine avec un en-tête
erroné dans Todrguékev, t. I, p. 134, n° 130.
UNE MYSTII ICATION DIPLOMATIQUE. 333
Russie : la voie tle Liibeck évoquait des souvenirs péni-
bles; celle de Co[)eiilia(jne eût été préférable, surtout si le
Roi voulait faciliter la continuation du vov.ifje.
Four sonder le terrain, .Scblitte. trop lati{jué lui-même,
envoya son mandataire, Barwert Berner, auprès de Ghris-
tiern III, avec une longue missive, précieusement conser-
vée aux archives de Gopenhafrue. C'est, de tous les docu-
ments, celui qui jette peut-être le plus de lumière sur les
agissements de Schlitte, sur ses procédés naïfs à l'excès,
ou insidieux et retors. N'est-ce pas étrange, en effet, de
voir celui qui avait si bien plaidé la conversion de Mos-
cou auprès de l'empereur catholique Charles-Quint
s'adresser, six ans après, à Christiern III, parler d'union
avec l'Éjjlise romaine à l'un des plus ardents novateurs
du seizième siècle, qui introduisait la Iléforme dans ses
États, s'alliait aux princes protestants d Allemagne, payait
des pensions viagères à Luther, Mélanchthon et Bugenha-
gen? Schlitte se répand en éloges sur les vertus royales
de Christiern; il interpelle avec confiance le protecteur de
ceux qui souffrent pour la vérité et se plaint vaguement
des persécutions qu'on lui fait endurer dans le Saint-
Empire, où personne ne prend sa défense. Le but de la
lettre exigeait nécessairement une digression sur la
Russie : quelle différence de langage et d'appréciation !
Que nous sommes loin des assertions péremptoires de
l'année 1548! Ivan n'est plus le souverain parfaitement
décidé à se soumettre au Saint-Siège; il n'est que suscep-
tible de conversion; encore faudrait-il l'intervention de
savants docteurs. La mésaventure de Liibeck est racontée
sincèrement, mais pas un traître mot ne fait allusion à
Steinberg, à la mission importante dont Schlitte lui-même
l'avait chargé auprès de Jules III et de Charles-Quint.
Après avoir conté ses péripéties, en abusant des réti-
:î34 projets de MISSIONS PONTll ICAJ.ES A MOSCOU.
cences, l'ambassadeur de Moscou formule sa requête, et,
diplomate en détresse, il demande au roi de Danemark
un sauf-conduit pour retourner auprès de son propre
maître, le tsar Ivan IV. De séduisantes promesses vien-
nent ici à point : Christiern peut s'attendre à la plus vive
reconnaissance du Tsar, à des preuves réciproques d'ami-
tié; il jouira au Kremlin d'une haute et invariable estime,
tellement on lui sera obligé pour un simple sauf-conduit.
L'issue de cette démarche ne pouvait être heureuse.
Depuis longtemps les relations du Danemark avec Mos-
cou étaient interrompues : il n'y avait pour lors aucun
motif urgent de les reprendre. Christiern ne partageait pas
l'ardeur apostolique de Schlitte; la conversion d'un pays
étranger touchait peu le souverain protestant. Barwert
Berner semble avoir, sinon prévu, au moins redouté cet
échec, car, trouvant à son tour des obstacles au voyage,
il s'en déchargea sur un troisième mandataire, auquel le
Roi remit sa réponse, datée du 12 juin 1554.. Christiern
disait, en somme, quil en était aux regrets des épreuves
de Schlitte, mais que n'ayant reçu aucune communication
d'Ivan IV, « son cher voisin et ami particulier » , ne con-
naissant pas les intentions « du grand prince de Russie »
dans ces graves affaires, il croyait ne pas devoir s'en
mêler; quant au sauf-conduit de Charles-Quint, méconnu
par les Liibeckois, il n'y avait qu'à porter plainte aux
autorités compétentes, qui feraient certainement bonne
justice ^ De ce côté, il n'y avait donc plus rien à espérer.
Cependant Schlitte éprouvait le besoin de se rendre
utile, car s'il gardait le titre d'ambassadeur, il n'en per-
cevait pas le traitement, et ses finances étaient loin d'être
florissantes. A bout de ressources, il s'adressa à Ivan, le
' Stcherbatchev, p. 288, 295. — Archives de Copenhague, Aiislaend,
Registrant, 1554, 12 juin, Christiern III à Schlitte. — Appendice n" II.
UNE MYSTIFICATION IH P 1,0 M \ T I O U i:. :135
5 mars 1555, pour obtenir des secours pécuniaires et de
nouvelles lettres patentes. Il voulait reprendre ses anciens
projets, mais il ne réussit qu'à prouver la bassesse de son
caractère. En effet, dans la crainte que StciMl)er{j ne se
rendit au Kremlin, il prit soin de le calomnier d'avance,
afin de décliner toute responsabilité. « Un nommé Stein-
bergf, écrit-il au Tsar, s'est fait passer pour votre cliance-
lier auprès du Pape et de l'Empereur; il n"a pu naturelle-
ment, à votre grand déshonneur, justifier son titre, et, s'il
vient à ]\Ioscou, comme il en a le dessein, on verra que
tout cela n'est que mensonge et imposture. »
La même année, il se donna bien du mal, mais sans
profit pour sa cause, à la diète d'Augsbourg. Ne parvenant
pas à forcer la frontière moscovite du côté de l'Allemagne,
son esprit inventif lui suggéra un long détour à travers les
pays Scandinaves ou bien encore la Tatarie et la Turquie.
Ici surgissait à nouveau la question agaçante des passe-
ports. Où les prendre? Rebuté par l'Empereur, il s'adressa
au Roi de France. Henri II accepta naïvement ses racon-
tars, et lui délivra des lettres pour le Roi de Suède, le
Grand Turc et son représentant à Constantinople. Le fond
de ces trois pièces est identique : demande de protection
et libre passage pour Hans Schlitte, « ambassadeur mos-
covite » , qui se rend auprès de son maître. La courtoisie
duRoialla encore plusloin : il écrivit, le 15 juillet 1555, un
message à Ivan, dans lequel il résume les récits de Schlitte
et propose au Tsar sa royale amitié. Toutes ces paperasses
ont-elle servi à quelque chose? Originaux et copies repo-
sent tranquillement aux archives de Vienne, ety témoignent
ainsi de leur inutilité. Quant à Schlitte, on le crut réelle-
ment, en [557, parti pour Moscou, après quoi ses traces
disparaissent et l'on ignore jusqu'à la date de sa mort.
Parmi ses papiers sur la Russie qui se conservent à
336 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
Kœnijsberg, très curieuse est la réponse esquissée, au nom
d'Ivan IV, à la missive impériale du 31 janvier 1548. Jaiiiins
rêveur plus hardi n'avait encore prêté sa plume à un tsar : au
^ré de son secrétaire improvisé, Ivan aurait versé à Giiarlcs-
Quint des sommes considérables pour la guerre contre lesj
Turcs, accrédité un ambassadeur auprès du Saint-I'.mpirc,;
organisé un service postal entre Moscou et Aii.<;sbour;;,
créé un régiment aUemarul et un ordre de chevalerie,
enfin envoyé comme otages à l'Empereur vingt-ci imj
jeunes gens des meilleures familles de Russie. La ques-
tion religieuse est abordée avec une franchise qui tient
de la naïveté; Schlitte met dans la bouche du Tsar le désir
de la réunion d'un Concile général ou national, d'un rap-
prochement sérieux dont s'occuperaient les théologiens
qui sont censés devoir venir à Moscou. Inutile d'ajouter
que cette minute extravagante n'a jamais eu un commen-
cement d'exécution, si toutefois elle a été soumise à l\an,
ce qui n'est guère probable '.
Mais revenons à Steinberg et suivons-le dans ses dé-
marches. Avec son apparition sur la scène, les affaires
prennent un autre aspect, un courant d'idées occiden-
tales se déverse dans le flot des négociations, les formules
vaporeuses de Schlitte sont remplacées par des affirma-
tions nettes et précises, qui trahissent un esprit plus judi-
cieux, mieux doué pour la politique. Le choix du négo-
ciateur était, en effet, des plus heureux : bien vu à la
cour devienne, où les protections ne lui manquaient |)as,
dans les meilleurs termes avec le nonce Pierre liertano,
plein d'ardeur pour l'entreprise moscovite, prenant au
sérieux son titre de chancelier, Steinberg sut tirer parti
des circonstances favorables.
« Archives de Kœnigsberg, VI Sch., 28 Fach, n" 1, f. 8 v»; 20 à 79 v».
— Faber, t. III, p. 13, 15.
UNE MYSTIFICATION D H' LO M A T I O'J K- 337
En homme avisé, il se méiia^jea loul d abord des res-
sources inalciielles : le comte l'hilij)|)(> d l'Jjcrstein lui
olïril sa bourse et son concours, pourvu que Rome le
remit en possession d'une ancienne abbaye de Wiirtem-
berg où ses ancêtres avaient jadis exercé le droit de
patronage. Deux traits historiques ont survécu à l'oubli
qui est devenu le partage d'Kbersteiu : grâce à ses soins,
la prospérité de sa maison s'est considérablctnent déve-
loppée, mais quelques années avant sa mort, ses facultés
moniales baissèrent à tel point qu'on fut obligé de le
mettre sous tutelle. On pourrait peut-être en conclure
que, malgré des aptitudes financières, sa tête n'était pas
fortement organisée et qu'il se laissait séduire sans trop
de peine par le mirage des gros bénéfices à peu de frais '.
Désormais il n'y avait plus qu'à exécuter le plan d'ac-
tion concerté avec Schlitte. Steinberg résolut de se rendre
immédiatement à Rome, afin d'y soumettre l'affaire aux
plus hautes autorités ecclésiastiques. Le succès dépendait
en partie de bonnes recommandations : à cet égard, le
chancelier moscovite fut singulièrement favorisé. Sur sa
requête, Charles-Quint adressa, le 13 septembre 1551,
une lettre pressante au Pape. Le futur solitaire de Saint-
Just, encore entouré de splendeurs, toujours accessible
aux idées grandioses, ne désirait rien tant que de voir
s'accomplir sous ses yeux l'union des Moscovites avec
Rome; il s'en ouvre sincèrement au Pape et lui promet
une gloire immortelle, s'il réussit à parfaire le grand
œuvre; les résultats en seraient incalculables : accroisse-
ment de la chrétienté, facilité de propagation pour la foi,
gage d'alliance contre les Turcs, maîtres encore de la
Terre Sainte, acheminement vers le bercail unique pro-
* FiEDLEB, Ein Versuch, p. 51.
22
838 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
phétisé par les oracles. Pénétré de ces avaiituycs, l'Empe-
rcur espère que Jules III l'cra bon accueil au chancelier
(lu Tsar et accordera à ses paroles une sérieuse attention.
L'ambassadeur impérial à Rome , Diego Hurtado de
Mendoza, reçut directement de son maître des ordres en
conséquence, dont Granvelle, ministre d'État et évéque
d'Arras, faisait ressortir le but élevé et la portée excep-
tionnelle.
Les mêmes sentiments de bienveillance se retrouvent
dans les dépêches du nonce de Vienne. Simple religieux
dominicain avant d'être évêque de Fano, Pierre Berlano
passait pour un homme aussi éclairé qu'éloquent. Des
succès diplomatiques lui avaient valu les faveurs ponti-
ficales. Déjà, du temps de Paul 111, il s'était intéressé aux
affaires moscovites; sous les auspices du pape Jules, les
projets abandonnés à regret sont repris avec une ardeur
nouvelle. Renseigné par un chancelier de fraiche date
qu'il croyait parfaitement initié à la connaissance « du
Roi et des peuples moscovites » , séduit, comme Charles-
Quint, par le brillant mirage de l'unité chrétienne, Ber-
tano se livrait naïvement aux espérances les moins fon-
dées. A l'entendre, la réunion des Russes avec Rome
n'offrait aucune difficulté : Ivan IV aurait déjà tenté de
négocier avec Sigismond-Auguste, mais sitôt qu'il s'est
aperçu de certaines divergences dans les rites et les céré-
monies, il a préféré s'adresser directement au Saint-
Siège. Sous la plume d'un évêque réputé habile diplo-
mate, une telle confusion d'idées et de faits paraît, à bon
droit, surprenante. Deux rites se partageaient, en effet, la j
Pologne : les catholiques du rite latin se trouvaient avec
Rome en parfaite harmonie; quant aux orthodoxes, leur
rite oriental pouvait aussi, le cas échéant, s'allier à la
vraie foi. Autrement grave était l'obstacle des antipathies
UNE MYSTIFICATION II I l' l.n M A T lOlIE. 339
nationales, des piéju(j4s séculaires, importés de Byzancti;
mais dans tout cela Berlano semble avoir été victime d'qn
malentendu. Plus soucieux dcf. intérêts de la foi f|ne de la
[)oliti(jue, il s'adressa aussi au cardinal Alexandre Far-
nèse et confia, sans hésiter, l'affaire moscovite au [uotec-
teur attitré de la Pologne ' ,
Les lettres que Stcinberg emportait dans son porte-
feuille étaient de bon augure pour la réussite; l'accueil
qui l'attendait à Rome, où il arriva probablement vers la
lin de 1551, dut l'encourager encore davantage. On était
alors en pleine réaction contre la Réforme; le grand
souffle du concile de Trente avait atteint les esprits, la
vie chrétienne provoquait, en se renouvelant, d'impo-
santes manifestations. Si le pape Jules III n'était pas lui-
même d'une nature très ascétique, il n'en secondait guère
moins le réveil religieux avec une sage énergie. Sous son
égide, Ignace de Loyola déployait à Rome sa féconde
activité; elle se fera bientôt sentir non seulement en
Espagne et en Portugal, en France et en Allemagne, mais
•encore au nouveau monde et jusque dans l'extrême
Orient : François Xavier étonnera la vieille Europe par
ses merveilleuses conquêtes aux Indes et au Japon, où
des milliers d'infidèles se convertiront à sa voix. Ainsi se
formait peu à peu la conviction, et les écrits contempo-
rains la reproduisent souvent, que l'Église devait se re-
faire ailleurs des pertes causées par la Réforme en pays
catholiques. Au point de vue des idées, des aspirations
sociales, le terrain était donc admirablement préparé pour
des propositions comme celles de Steinberg; présentées
au nom de Charles-Quint, elles n'en avaient que plus de
chances d'être bien accueillies. L'Empereur jouissait à
' Lanz, t. III, p. 78. — Fiedleu, Ein Versuch, p. 85. Nuntiatiirber.^
t. XII, p. XIX.
:jVn PliO.IKTS 1»K MISSIONS PONTII" ICAT.V.S A MOSCOU.
celle ('i)0(]iio (l'une influence considérable auprès du
Saint-Siè{}e, la polili(]ue pontificale se ralliait volontiers à
la sienne. Pour comble de bonne fortune, Steinberg re-
trouvait à Rome son ancien protecteur de Vienne, Pierre
Bertano, déjà revêtu de la pourpre cardinalice, et tou-
jours animé du même zèle. L'activité du chancelier mos-
covite se manifesta au début par de prolixes mémoires
(ju'il ne se lassait pas de présenter en haut lieu. Le con-
tenu en était invariablement le même; il convient de les
résumer rapidement.
Le plus souvent Steinberj^f prend pour point de départ
les projets d'union avec Rome de Vasili III, que des cir-
constances malheureuses auraient seules fait avorter.
Déjà Charles-Quint avait tenu le même langage dans les
pleins pouvoirs délivrés à Schlitte et dans la lettre à
Jules III; cette opinion se retrouve chez quelques auteurs
contemporains, elle semble avoir joui d'un certain crédit
surtout pendant le pontificat de Clément VII. Quelle pou-
vait en être la source? Vasili III était personnellement
hostile à la papauté. Guérasimov et Trousov ne prirent
le chemin de la Ville éternelle que pour correspondre
aux avances du Saint-Siège, établir des relations commer-
ciales, provoquer l'envoi d'artistes italiens. Cependant,
chaque lois que les ambassadeurs russes paraissaient à
Rome, des bruits mystérieux étaient mis en circulation;
on parlait d'instructions secrètes de la plus haute impor-
tance, et les soupçons se portaient facilement sur la
réunion des Églises. N'est-ce pas aux entremetteurs opti-
mistes tels que Schœnberg et Centurione, pour ne rien
dire de Volpe, Gislardi et des Byzantins, qu'il faut attri-
buer cette orientation de l'opinion publique ? Leur in-
fluence n'est-elle pas visible dans les écrits de Pighius et
de Giovio ? Schlitte s'exprimait à peu près de la même
UiNK MYSTIFICATION 1) 11' 1,0 M AT 1 O IJK. ;JVl
manière, transformant les conjectures en affirmations
catégoriques, aux(|uclles son caractère d'anibassadeur
donnait encore plus de prestige et de poids. Victimes de
son élo(|uence, Cliarles-(Juint et Steinberg ont reproduit
ses discours, évidemment sans les avoir contrôlés.
Mal renseigné sur le passé, le prétendu chancelier du
Tsar était-il, au moins, mieux au courant des circonstances
présentes? Ses projets trahissent d'étranges illusions.
Steinberg demandait au Pape la couronne royale pour
Ivan, et l'érection d'un siège primatial dans le nouveau
royaume. Liés d'avance par un serment, le Roi et le Pri-
mat eussent travaillé à réunir les Églises, des ambassades
russes seraient venues de temps en temps à Rome, tandis
que le Pape, rétablissant la paix dans le Nord, eût facilité
la croisade contre les Turcs et les Tatars et inauguré un
svstème nouveau d'équilibre et d'alliances.
A la grande politique se rattachait une question person-
nelle. Toujours prêt à rendre service, Steinberg stipule
expressément qu'il sera chargé de se rendre lui-même à
Moscou, en compagnie du comte Eberstein, pour y mener
l'affaire à bonne fin. Au point de vue diplomatique, cette
dernière clause ne laisse pas que d'être surprenante :
chancelier, de par Schlitte, du tsar Ivan, Steinberg aspi-
rait aux fonctions d ambassadeur pontifical auprès de son
propre maître pour faire ratifier à Moscou les conditions
acceptées à Rome. Si ces prétentions singulières n'exci-
taient pas la méfiance, c'est qu'assurément on était ébloui
par la grandeur des projets attribués à Ivan IV, et peut-
être plus encore par les graves recommandations de
Charles-Quint. Quoi qu'il en soit, l'affaire fut, dès le
début, traitée comme une affaire d'État; les premières
pièces qui en fassent mention sont les deux mémoires
présentés par Steinberg au Pape et au cardinal Bertano.
342 PROJETS DE MISSIONS l'ONTIFIC ALES A MOSCOU.
Une coiniiiission spéciale, composée des cardinaux Ger-
vini, Pacheco, du Puy, Maffei et I*i{^hini, semble en avoir
été saisie. On pouv^ait pres(jue se flatter d'aboutir, lors-
nu un nouvel incident vint tout compromettre '.
Jusque-là on s était entouré de mystère; s'il y avait eu
des lenteurs, il faut les attribuer aux procédés tradition-
nels de la curie romaine, et sans doute aussi aux diffi-
cultés intrinsèques de l'affaire. En vain voudrait-on en
rendre responsable l'intervention étrangère, car ce n'est
(|u'au mois de novembre 1552 que le prétendu secret
n)oscovite fut officiellement livré aux Polonais : sur
Tordre du Pape, le cardinal Maffei, vice-protecteur de
Pologne, en l'absence du protecteur Alexandre Farnèse,
remit secrètement à Konarski, avec les copies de la lettre
de Charles-Quint et des projets de Steinberg, un message
adressé directement au Roi, où le double but de la poli-
tique pontificale en cette occurrence se résumait ainsi :
gagner un nouveau membre à l'Église romaine et doter la
Pologne d'un voisin pacifique; du reste, ajoutait le cardi-
nal, aucune décision ne serait prise sans l'avis préalable
du Roi; qu'il approfondisse l'affaire et qu'il s'explique
sincèrement. Adam Konarski, représentant officiel de
Sigismond II à Rome, ne sympathisait guère avec Mos-
cou. Un jour, invité à dîner chez le cardinal Médicis et
interpellé sur ce sujet, il s'était empressé, en guise de
réponse, de faire lire quelques pages de Herberstein. Les
fines et piquantes observations du diplomate autrichien
intéressaient vivement les convives, lorsqu'on l'entendit
déclarer tout à coup que le grand kniaz Vasili III avait
été plus hostile envers le Pape qu'envers tout autre
homme du monde; aussitôt l'amphitryon scandalisé or-
• FiEDLER, Ein Versitch, p. 87 à 102. Une erreur à noter dans les dates :
le mémoire du 3 avril 1552 est postérieur à celui du 23 mai.
UNE MYSTIFICATION lt I P l,() M A T I (j II K. :}V3
donna tl'intciroinpic la lecture, mais le cou[) avait porté.
Les communications de Maffci parurent à Konarski d'un";
extrême importance, d'autant plus (pi'on disait la C(mi-
ronnc royale impatiemment attendue ii Moscou. Les
pièces révélatrices furent expédiées en toute hâte. Sijjis-
iiiond-Auguste ne les reçut toutefois qu'assez tard, clans le
courant de janvier 1553 '.
On se fait à peine une idée du trouble qu'en ressentit
le fils efféminé d'une mère au tempérament viril. Dans les
veines de Bona Sforza coulait le sang des fiers condot-
tieri qui avaient conquis le trône de Milan à la pointe ^c
leur épée. Ayant appris des humanistes à mépriser les
mesquines ambitions, elle rêvait l'empire sur les hommes,
et l'énergie ne lui faisait pas plus défaut que l'amour des
intrigues. Loin de lui ressembler, Sigismond, élevé trop
longtemps au milieu des femmes, ne sut pas donner de
trempe à son caractère faible et mou: impressionnable à
l'excès, il conserva pour la vie ce trait de nature féminine.
D'ailleurs les circonstances semblaient inventées exprès
pour évoquer les soupçons. La politique d'Ivan III avait
réveillé les rivalités séculaires entre les deux peuples
slaves placés aux avant-postes de deux mondes différents.
La Pologne latinisée n'offrait que des contrastes avec la
Moscovie, qui reflétait Byzance dans ses traditions, ses
croyances et ses mœurs. Et, depuis que le Kremlin avait
proclamé le principe ethnique comme devant servir de
base à la délimitation des frontières, l'état d'hostilité ar-
mée était passé à l'état permanent à cause des provinces
russes, anciens apanages de la maison de Vladimir, possé-
dées ou convoitées par la Pologne.
En dehors de ces motifs d'ordre général, il y avait, à
' Script, rer. poL, t. I, p. 63 à 65. — Zakrzewski, Stosunki, p. 10 et
suiv.
344 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
ce inomoiil, des coïncidences absolument fâcheuses. Le
titre 'astueux de Tsar qu'Ivan s'arrogeait était un point
des plus àprement contestés par Sigismond et une source
intarissable de conflits entre les deux cours. La moindre
lacune dans les formules exigées par le Kremlin faisait
refuser les messages et avorter les négociations; un expé-
dient tranchait les disputes sans préjuger la solution
finale : la fierté moscovite restait inébranlable. On avait
décidé, dans le secret du conseil, de ne pas traiter par
écrit cette matière épineuse, mais Ivan prenait sa revan-
che de vive voix; il en appelait à la conquête de Kazan,
remontait à saint Vladimir et à Vladimir Monomaque,
parfois même à César- Auguste. Rebelle à ces preuves et
s'appuyant sur l'étiquette, Sigismond finira par déclarer
que le titre royal suppose l'assentiment de l'Empereur et
du Pape; à quoi les boiars répondront triomphalement
que l'un et l'autre l'ont donné depuis longtemps'. Au
plus fort de ces controverses, et tandis que le roi de
Pologne s'abrite derrière l'autorité de Charles-Quint et de
Jules III, voici qu'on lui révèle officiellement les démar-
ches de Steinberg à Rome : le Tsar orthodoxe en passe
de se convertir, demandant au Pape la couronne royale,
appuyé dans sa demande par l'Empereur; autant de ren-
seignements, l'un plus incroyable que l'autre, et difficiles
à expliquer. Serait-ce un piège de la maison d'Autrichje ?
Serait-ce, de la part d'Ivan, un raffinement d'hypocrisie?
Ces différentes hypothèses se pressent dans la tête de
Sigismond, et, ne sachant à quoi se résoudre, il demande
* Sbornik. roussk. isU ob., t. LIX, p. 369, 516. — Soloviev, t. VI
p. 155 à 162. Maximilien I" avait, en effet, donné le titre de Kayser à
Vasili III dans un document du 4 août 1514, dont Pierre I" a su tirer
parti. La couronne avait été conférée par Innocent IV à Daniel de Galitch,
et quelques princes russes, au treizième siècle, passaient à Rome pour des
rois.
UNE MYSTIFICATION D I !• 1,0 M AT I Q UE. 345
iiii sursis au cardinal Maflci pour consulter les sénateurs
et s'entourer de lunnièrcs.
Radzivvill le Noir et Albert, duc de l'russc, furent
initiés les premiers au secret. Le Iloi les inlci|)C'lla sur la
politique à suivre, après avoir exposé sa pioprc nianicr(î
de voir : les velléités catholiques d'Ivan l'inquiétaient
moins que l'intervention de Charles-Quint; cependant,
rival implacable do Moscou, tout en j)rotestant de son /ùle
pour la loi, il jugeait opportun de mettre à l'épreuve
l'hypocrisie d'Ivan, et de lui faire proposer par le Pape
des conditions si dures qu'il ne pût les accepter sans
compromeltre la sécurité de ses Etats. Mais, si Rome et
Moscou parvenaient à s'entendre à l'insu de la Pologne, il
faudrait recourir à la violence, se concerter avec les
Danois et les Livoniens, et arrêter à la frontière le messa-
ger porteur de la couronne.
Nous n'avons pas sous les yeux la réponse de Radziwill;
on verra d'ailleurs bientôt qu'il était en tous points d'ac-
cord avec son maître. Quant à celle d'Albert, cousin ger-
main de Sigismond II, elle est curieuse à plus d'un titre.
Naguère encore en bonnes relations avec Rome et le
Tsar, le duc se disait prêt à faire la guerre contre les
Turcs, à laisser couronner Vasili III par le Pape. Les évé-
nements avaient modifié ces dispositions : parjure à ses
serments, traître à sa foi, dernier grand maître de l'ordre
Teutonique, premier duc héréditaire de Prusse, vassal de
la Pologne qu'il avait vigoureusement combattue, Albert
tient un langage qui accuse plus d'indifférence envers
Moscou, plus de haine contre l'Empereur et le Pape, que
de scrupules dans le choix des moyens. Les soupçons
contre l'Autriche sont habilement exploités et les projets
« monstrueux •) des Habsbourg dénoncés comme un
danger permanent. Viennent aussitôt les indications pra-
VkG PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
li(jues : le duc conseille d'envoyer simultanément deux
ambassades, l'une au Pape, l'autre à l'Kmpereur, pour
protester avec la dernière énergie contre l'érection d'un
royaume à Moscou. Le cas échéant, au moins faudrait-il,
avant la collation du titre, contraindre Ivan à rendre aux
Polonais les provinces usurpées, et assurer ainsi pour
l'avenir une paix durable. Mais bientôt le conseiller poli-
tique cède la plume à l'apostat; Albert voudrait creuser
des abîmes entre le Pape et les Russes. Il propose, à cet
effet, d'envoyer secrètement à Moscou des Polonais ou
des Lithuaniens avec mission de « défigurer le Siège apo-
stolique » et de « rendre odieuse l'autorité pontificale » ,
en lui prêtant les plus sombres couleurs. A défaut d'insi-
nuations plus malveillantes, pourquoi ne pas menacer les
Russes d'un joug intolérable? Car, dès qu'ils auront prêté
serment de fidélité, le Pape exigera de lourds tributs sous
les peines les plus sévères, t On peut y ajouter, poursuit
froidement le duc, des accusations plus odieuses encore
selon les circonstances des personnes et du temps. » Des
bruits de cette espèce, habilement répandus, ôteraient à
Ivan l'envie de traiter avec Rome et rendraient, dans tous
les cas, les négociations plus difficiles. Pour empêcher le
passage des messagers romains par le Danemark et la
Livonie, Albert suggère également des moyens détournés
et sournois. Tel est le message de l'ancien grand maître;
les chevaliers de la belle époque l'eussent désavoué avec
indignation ^.
Cependant, moins les calomnies, auxquelles on n'eut
jamais recours, les autres conseils d'Albert avaient été
en partie prévenus par le Roi, et, de fait, ils furent tous
exactement suivis. Vers la fin de janvier 1553, la diète
' Script, rer. pol., t. I, p. 66, 67. — LACiiOWicz, p. 35 à 37, 43. —
VoiGT, Gesch. Pieuss., t. IX, p. 535 à 538.
UNE MYSTirir.VTlON l> I I' l,0 M AT I O UE 847
polonaise, rciinie à Gracovie et mise an ((nir.inl de l'af-
faire, résolut d'en saisir à la fois lu cour impériale et celle
Je Rome.
Nicolas Radziwill le Noir, chancelier et (jrand niarétlial
ie Lithuanie, fut désigné pour traiter avec la maison
l'Autriche. Ce choix avait sa raison d'être. Hostile .lux
Moscovites, Radziwill était aussi peu favorahic au l'apc
|ue dévoué aux idées protestantes; protecteur des sec-
aires, il guettait le moment de se déclarer ouvertement
jalviniste. Son nom, sa position, ses talents, son caractère
énergique, en faisaient un des premiers personnages de
;ette belliqueuse Lithuanie dont il rêvait l'indépendance,
;t que l'union de Lublin devait, après sa mort, souder
'ortement à la Pologne. Un lien d'une autre nature l'unis-
ait personnellement au Roi : veuf de sa première femme,
Mgismond s'était épris d'une cousine de Nicolas, IJarbe,
ondamnée, elle aussi, à un veuvage prématuré par la
nort de son mari, le castellan Gasztold. La noble famille
les Radziwill s'en émut : accompagné d'un frère de ia
eune et belle veuve, le maréchal vint dire fièrement au
loi que leur parente ne serait jamais la maîtresse de per-
onne, fût-ce même d'un souverain. La passion de Sigis-
nond était trop ardente pour s'éteindre : il préféra se
narier secrètement à la femme de son choix et, à peine
nonté sur le trône, partagea avec elle sa couronne, mal-
fré les plus vives réclamations de la noblesse et du clergé.
)evenu, grâce à ces circonstances, le meilleur ami et le
conseil de Sigismond, Nicolas sut garder son influence
)répondérante, son crédit à la cour, même après la mort
le sa royale cousine.
Avant de se rendre auprès de Charles-Quint, il devait
assurer le concours de Ferdinand l", roi des Romains,
lans des conditions de succès tout à fait exceptionnelles :
348 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOa.
l'affaire moscovite se compliquait d'un mariage. Barbe
lladziwill avait, en mourant, supplié le Roi de se rema-
rier, dès qu'il serait libre, afin que le sceptre de Polojjne
restât entre les mains des Jagellous, car l'héritier pré-
somptif était encore à naître. Fidèle à sa parole, Si{;is-
inond songeait, en 1553, à un nouvel liyménée avec
rarchiduchcsse Catherine, veuve du duc de Mantoue et
fille de Ferdinand. On savait d'avance qu'une proposition
de ce genre serait gracieusement accueillie par les Habs-
bourg d'Autriche; il n'y aurait plus qu'à profiter de leurs
bonnes dispositions pour faire intervenir le roi det
Romains auprès de l'Empereur sou frère. Chargé de U
double négociation, Radziwill se présenta, le 17 mars 1553.
à la cour de Ferdinand.
Quelle ne fut pas la surprise de ce dernier, lorsqu'il eui
connaissance des griefs de Sigismond , résumés ave<
vigueur et franchise dans une longue note diplomatique'
L'ambassadeur de Pologne le prenait de haut : l'appu
prêté par Charles-Quint aux Moscovites était représenti
comme absolument contraire aux rapports mutuel;
d amitié, voire aux traités d'alliance conclus entre h
Pologne et la maison d'Autriche. Tout en admettant di
bonne grâce l'hypothèse d'une distraction impériale
Radziwill n'en réfutait pas moins, et très sérieusement, le
motifs qui avaient séduit Charles-Quint : « L'union avet
Rome , disait-il , n'est qu'un prétexte pour obtenir h
couronne royale; il ne faut pas se laisser prendre par cett,
promesse trompeuse; encore moins peut-on compter su,
le secours des Moscovites contre les Turcs ; l'énorme dis!
tance, les préjugés contre lOccident, la haine des Latins,
seront toujours autant de causes d'inaction forcée oi
volontaire. " Quelques souvenirs du passé confirmaien
ces opinions, et le mémoire se terminait par une prier
UNE MYSTIFICATION IH P 1,0 M A T I O U K. 349
Il lulamc d oblciiir (jiic I l-iiipcroiir non seulement se
(Icsislàt tic sa pioleclioii, mais (ni'il exprimât encore an
l'.ipc le désir loruicl de voir les iMoscovilcs déboutés de
leur demande.
Ce lan(]aye impressionna Ferdinand, désireux de bien
mériter d'un souverain en quête d'une fiancée. Dans
l'histoire des Ilabsbour.|] les alliances nialrinioniales jouent
un grand rôle; les liens conjugaux ont valu plus de pro-
vinces à l'Autriche que les armes. Fortement indju de
l'esprit de famille, le beau-frère de Louis II s'intéressait
beaucoup plus au mariage de sa fdle Cathciine qu'aux
affaires fastidieuses de Moscou. Le mémoire de lladziwill
fut en toute hâte transmis à Gliarles-Quint et accompagné
d'une lettre empreinte d'une parfaite bonhomie. Les
conclusions, on le devine, étaient en tous points favorables
à Sigismond- Auguste.
Quelques jours plus tard , arrivait la réponse datée
du II avril. Charles-Quint se trouvait alors à Bruxelles.
L'étoile du grand monarque commençait à pâlir ; de
sourds grondements retentissaient dans l'Allemagne ,
ébranlée par la voix de Luther ; la trêve de Passau n'avait
ni calmé l'agitation ni rassuré les esprits ; les armes
impériales subissaient un échec humiliant sous les murs
imprenables de Metz ; dégoûté du pouvoir dont le faix
l'accable, épris d'un nouvel idéal, l'Empereur n'aspirait
plus qu'à pacifier ses États, en conservant de bonnes
relations avec les souverains amis. D'ailleurs, dans l'affaire
moscovite, l'extension de la foi l'intéressait plus encore
que la politique ; à peine averti des appréhensions polo-
naises, il promit à son frère de révoquer les démarches
antérieures auprès du Saint-Siège et de prêter main-forte
à l'envoyé de Sigismond.
Grâce à cet empressement, Radziwill pouvait s épargner
350 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
la peine d'aller lui-même trouver Clharles-Quint, ce qu'il
était, au besoin, autorisé à faire. Bientôton eut la certitude
du succès. Le 27 mai 1553, en réponse aux dernières
lettres de Ferdinand, Jules III lui fit savoir qu'il s'estimait
heureux de pouvoir, du même coup, rendre service à deux
souverains : sur les instances du roi de Pologne, on avait
déjà rejeté les propositions moscovites. Le même bref
annonçait la concession des dispenses pour le mariage de
l'archiduchesse Catherine, sœur de la première épouse de
Sigismond *.
Le triomphe était donc complet. En cour de Rome, le
roi de Pologne l'avait obtenu en déployant une énergie
digne d'une meilleure cause. Sa pensée tout entière se
résume dans les instructions d'Albert Kryski , envoyé à
Rome pour l'affaire des annates et chargé aussi de la
négociation moscovite. C'est, sans contredit, la pièce la
plus importante du débat, où se trouvent réunies en un
seul faisceau les données dispersées dans les autres.
Sigismond y considère la royauté moscovite au triple point
de vue des intérêts de la Pologne, des avantages de la
chrétienté, de la dignité du Saint-Siège.
Pour en saisir l'idée dominante, une digression géogra-
phique est nécessaire . L'immense plaine qui s'étend
depuis les derniers contreforts des Carpathes jusqu'à
l'Oural a été, on le sait, en partie habitée depuis des temps
reculés, en partie colonisée à partir du lîeuvième siècle,
par un peuple slave que riiisloire désigne du nom géné-
rique de Russes. Leurs domaines embrassaient principale-
ment les vastes provinces de la ( irande et de la Petite-Russie,
de la Russie Blanche et de la Russie Rouge. La Grande-
Russie ou Moscovie n était pas contestée aux descendants
' Script, rer pol., t. I, p. 75. — FiEDLiin, Ein Vei-Utc/i, p. 105 à 108,
114 h 123
UNE MYSTIFICATION HI IM,0 M \ T I QUE. 351
de Vladimir et de Riourik ; on voulnilbicn les laisser dans
la tranquille posstîssion d'une capitale perdue au milieu
des forêts, mais les belles el fertiles provinces des Irois
autres Russics, le bassin du Dnieper avec la <lté anti<pie
de Kiev, qui avaient changé de maîtres pendant Tinvasion
tatare, sont censés appartenir de j)lein droit à la Polo(jne ;
si les vainqueurs de la Horde d or en ont usurpé (|uel(|ue8
lambeaux, c'est à Sijjismond de faire bonne justice; il s'y
est engagé par serment. Or la guerre contre un roi de
Moscou, couronne par le Pape, ne serait pas sans incon-
vénient ; car, en dépit des plus subtiles distinctions, les
Russes ou Ruthènes appartiennent à la même race que les
Moscovites ; ils leur sont unis, de l'aveu de Sigismond, par
de vives sympatbies dont la source remonte à l'identité
des rites et de la foi. Le jour où Ivan ceindra son front du
diadème royal , il faudra s'attendre à des défections
politiques, l'espoir de revendiquer les provinces limi-
trophes s'éloignera de plus en plus. C'est là l'hypothèse
qui épouvante Sigismond, qu'il ne consent pas à admettre,
d'autant plus que les Moldaves et les Valaques, alliés si
désirables contre les Turcs, sont dans une situation analo-
gue à celle des Russes : éblouis par les splendeurs d'une
couronne, peut-être passeront-ils dans le camp du nouveau
Roi.
La cause générale de la chrétienté est identifiée, dans
les instructions royales, à la cause polonaise. Entre les
princes catholiques et Ivan, disent-elles, il n'y a aucune
solidarité; au contraire, si jamais les Polonais déclarent
la guerre aux Turcs, c'est lui probablement qui suscitera
les plus sérieux obstacles. En mettant les choses au mieux,
les Moscovites dans une campagne antiottomane ne seront
que des auxiliaires embarrassants et tardifs : séparés de l'en-
nemi par de vastes provinces étrangères, ils commettraient
352 PROJETS DE MISSIONS POiNTIF I CALES A MOSCOU.
en route tant de vols et de rapines qu'ils deviendraient le
fléau de leurs alliés, ou bien n'aiiiveraicnt pas en temps
utile. L'unique nioyoi) d'éviter ces inconvénients serait de
s'en tenir à la voie fluviale; mais l'art de naviguer étant
inconnu à Moscou, Si^jismond n'est pas d'avis qu'il faille
l'enseifjncr à de futurs pirates et livrer la mer Noire à des
corsaires i
Enfin, au-dessus des questions d'intérêt planent celles
de l'honneur : la di^jnité du Saint-Siège ne serait-elle pas
I compromise, si l'on se laissait jouer par le prince de
: Moscou, et séduire par ses fallacieuses promesses? Car sur
l'hypocrisie d'Ivan, Sigismond n'admet pus l'ombre d'un
doute; il est convaincu qu'il ne sera plus question de
réunir les Églises, dès que le titre royal aura été accordé.
Daniel de Galitch a agi ainsi avec le pape Innocent IV,
Vasili II a failli égorger le cardinal Isidore pour avoir signé
le pacte de Florence ; les Moscovites sont encore tout
aussi perfides, leur haine n'a fait que grandir; aussi
Alexandre VI et Léon X ont-ils refusé à Vasili III la cou-
ronne que ses ambassadeurs étaient venus demander à
Rome. Sigismond espère que le Pape ne déviera pas de
cette ligne de conduite. Pour l'emporter de haute lutte, il
conclut cette partie de ses instructions par un dilemme
menaçant. Jules III n'a plus qu'à choisir entre ces deux
extrêmes : ou bien donner satisfaction « à un peuple
barbare, féroce, étranger à toute culture, inconstant dans
la religion, dans la foi, dans les mœurs » , ou bien mena
p^er les Polonais « qui, après avoir reconnu et embrassé la
doctrine du Christ, n'ont jamais souffert qu'on les séparât
du Saint-Siège apostolique » .
Cependant, toute vigoureuse qu'elle fût, cette première
argumentation n'épuisait pas complètement la matière. Sij
les esprits restaient encore flottants, le représentant polo
I
DNK MYSTIFICATION IM P I. ( > M A i I O HE 353
nais dcvail faire observer au Pape qu'on admcllrail en
pure perte de nouvelles l)reljis an bercail, à moins Ue
savoir les v conserver. Or les conditions de Steinber" sont
loin de correspondre à ce !)nt. Pour s'assurer de la
constance des Moscovites dans la loi, il est urjjcnt de leur
en imposer d'autres plus efticaces et mieux combiiKÎes. Le
lloi les énumère avec une certaine complaisance : serment
(le fidélité à TÉfflise et au Pape à prêter par le prince et les
boiars, sacrement de confirmation h recevoir pid)li(nie-
mxmt d'un évéque de l'Éjjlise romaine, évéques russes à
réunir en concile avec les évé(jues catlioliques, construction
il églises, formation du clergé, dotation de diocèses, privi-
lèges politiques des évéques, charges importantes à
réserver aux catholiques , exclusion du rite grec en
présence du Roi, etc. Toutes ces conditions doivent être
sanctionnées par un serment et mises en pratique avant
l envoi de la couronne. Encore le titre accordé à Ivan ne
sera-t-il que celui de roi de Moscou ; la Russie n'y sera
jamais mentionnée, car elle est destinée à devenir partie
intégrante de la Pologne. Enfin, dernière précaution,
Kryski agira de manière à réserver au Roi sa pleine et par-
faite liberté d'action.
A la teneur des instructions royales correspondent les
lettres officielles des sénateurs polonais au Pape et au
collège des cardinaux. Sans entrer dans les mêmes détails,
elles contiennent une menace beaucoup moins dissimulée,
si ce n'est de schisme, au moins de profonde aliénation :
la terreur du Roi s'était communiquée à son conseil ' .
Ainsi s'incarnait dans les faits le programme énoncé (*js
' Instructions sans date : la première partie dans Fiedleh, Ein Versuch,
p. 108; la seconde dans Script, rer. poL, t. I, p. 69; les autres pièces
ibidem, p. 71 à 73. 11 n'existe aucune preuve que Vasili ill ait demandé à
Kouie la couronne royale.
23
354 l'HOJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
le début : après les plus chaleureuses assurances de zèle
pour la propagation de la foi, le Pape était sommé d'offrir
à Ivan des conditions presque fantasti(|ues que l'on savait
pertinemment devoir être rejetées à Moscou, llassuré de ce
côté, Sigismond était tourmenté par un autre scrupule :
trouverait-il à Rome toute la condescendance voulue, et le
chef de l'Église accepterait-il un rôle si odieux ? L'éven-
tualité d'un échec semblait trop facile h prévoir pour qu'on
n'y remédiât pas d'avance. Les instructions analysées plus
haut avaient été envoyées à Kryski, le 18 février, par un
courrier qui devait rentrer immédiatement en Pologne,
sitôt qu'on aurait obtenu une réponse quelconque. Trois
jours après, ces ordres sont révoqués : si les négociations
échouent, si la couronne est envoyée à Ivan, Kryski n'a
plus besoin d'en avertir préalablement le Roi ; il est auto-
risé à produire aussitôt une protestation solennelle où
libre cours est donné au plus profond dépit, et dont le
texte lui est communiqué d'avance. Après avoir énuméré
les mérites de ses ancêtres et les siens, Sigismond se
répand en plaintes amères contre le Pape : accorder le
titre royal à Ivan, c'est prendre fait et cause pour les
ennemis de la Pologne, c'est porter atteinte à la sécurité
du royaume. Prenant à témoin le Pape lui-même et les
cardinaux, il déclare que, le cas échéant, il ne garantirait
plus la soumission traditionnelle des Polonais envers le
Saint-Siège, que lui-même n'aurait plus pour le Pape le
dévouement sans bornes de ses aïeux. Si Rome favorise les
projets ambitieux de son rival, c'est à lui de redoubler d'ef-
forts pour les déjouer; ses ancêtres eussent agi de même;
poussé à bout, il fera une alliance avec les Turcs au lieu de
les combattre; d'autres que lui en seront responsables'.
' Script, rer. pol., t. I, p. 74.
UME MYSTII ICATION D I P l-O M A TI OHE. 355
Nous voici, avec cette pièce, au poiul. culniiuanl de la
])oKMui(jue [)()l()uaise sui- Mosc^ou. I>a violente piotcstatiou
obauchcc par Si^jismond donne la mesure de son hostililc';
envers Ivan, et révèle le dernier mot de sa politique :
cloigfnement de Rome et alliance avec les Turcs, telles
sont les menaces du roi de Polojjue si la couror)ne royale
est accordée au souverain de Moscou. Au fond, les pro-
vinces à conquérir et les différends à régler sont la
principale préoccupation du moment ; le prestige que
donnerait à Ivan une si haute faveur pontificale serait une
|)remière et grande bataille perdue : c'est ce qu'il importe
d'éviter à tout prix.
Aux yeux de Rome, les rivalités nationales et les
questions de frontières n'avaient qu'une importance
secondaire. L'objectif des Papes dans leurs rapports avec
Moscou appartenait à un ordre d'idées supérieur : il
s agissait avant tout de s'entendre sur les questions
ecclésiastiques; la réunion des Églises aurait servi de base
aux alliances militaires. Pour triompher des obstacles ,
volontiers on eût comblé Ivan de titres et d'honneurs ,
sauf à régler ensuite les conditions d'une paix équitable
avec la Pologne, qu'on voulait aussi ménager. A l'époque
qui nous occupe , ce pays traversait une crise des plus
dangereuses. Il servait de refuge aux novateurs et de foyer
aux hérésies : Luther et Calvin y comptaient de nombreux
disciples; les Hussites, les Frères bohèmes, les Zwingliens,
les Sociniens, y pénétraient de toutes parts. L'unité de
croyance se voyait ainsi gravement compromise , et ce
n'est pas à Sigismond II, chancelant dans la foi, déréglé
dans les moeurs, qu'on pouvait s'en remettre pour main-
tenir dans leur éclat les pieuses traditions des Jagellons.
La prudence devenait donc plus nécessaire que jamais :
rien] d'étonnant si les réclamations officielles et pressantes
350 PaO.lETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
(lu roi de Pologne l'emportèrent sur les propositions équi-
voques de Stcinberg.
Les documents contemporains n'ont pas conservé le
souvenir des démarches que Kryski aura du faire à la suite
des instructions menaçantes de son maître. La protestation ,
éventuelle contre la royauté d'Ivan n'a certainement pas
été produite, puisque la couronne royale ne prit jamais
le chemin de Moscou. Loin d'en venir à des moyens
extrêmes, on atteignit le but plus facilement que Sigismond ^
ne l'aurait cru. Retiré dans sa villa superbe de la voie '
Flaminienne , Jules III , sur le déclin de sa carrière , ne ^
formait plus de projets grandioses ; peul-étre aussi une
légitime méfiance s'était-elle emparée de lui à l'endroit de
Steinberg. Après un breî délai, Kryski reçut la déclaration ip|
explicite et formelle que toutes les propositions de l'envoyé
moscovite avaient été rejetées, et qu'à l'avenir les affaires
de ce genre ne seraient plus traitées à l'insu du roi et des
évêques de Pologne. Les mêmes assurances furent renou-
velées, le 15 avril 1553, dans une lettre adressée directe-
ment aux évêques. Cette promesse de confidences diplo-
matiques, provoquées sans doute par les appréhensions
et les plaintes de Kryski, nous paraît autrement grave
que les fins de non-recevoir opposées à Steinberg. On ne
saurait toutefois attribuer d'autre valeur à cette marque
excessive de confiance que celle d'un engagement per-
sonnel. Pour le moment l'incident était clos : les Polonais
avaient remporté une victoire éclatante sur toute la ligne ' .
Mais que devenait Steinberg? Quelle était son attitude
dans la crise? Toujours en lutte avec le cardinal Maffei et
Albert Kryski, ne tarissant pas de plaintes contre eux, il
semble avoir ignoré ou mal interprété les brefs pontificaux
' WiKBZBOWSKi, Uchansc, t. II, p. 33. — Ray.nai.di, t. XXXIII,
p, 48G.
DIVE MYSTIFICATION 1) 1 1' I,0 M A T 1 n U E. 357
qui auraient dû lui ôtcr (ont espoir. Ce n'esl pas, du reste,
<|iril en eût beaucoup; des accès de dccourajiemcut
sCinpai aient parfois de lui. Ainsi, lorscjuc le cardinal
Hertano eut quitté Rome en annonçant l'expédition de
I affaire dans trois jours, et que le délai fatal s'écoula sans
amener de solution, Steinhcr^ eut la velléité de plier
bajjajie pour se rendre à la cour moscovite. Tandis qu'il
méditait tristement la fuite, deux cardinaux influents,
instruits de ses projets, lui conseillèrent de hasarder une
nouvelle démarche, qui ne fut pas plus heureuse que les
jM-écédentes, à cause de 1 opposition systématique de
Maffei. A la moi t de ce vigoureux défenseur de la Polo(jne,
un faible rayon d'espoir parut à l'horizon : Steinberg
obtint une entrevue avec le confesseur du Pape, (jui le mit
en rapport avec le cardinal de Cuppis, arclievéque de Trani
et doyen du sacré collège. C'était vers le mois de septembre
de l'année 1553, par conséquent bien après les décla-
rations officielles notifiées à Cracovie et à Vienne. Pour
reprendre l'affaire abandonnée, le Pape aurait dû revenir
sur ses décisions et se déjuger complètement. Cette consi-
dération n'arrêta pas le chancelier moscovite. De sa plume
toujours féconde, il rédigea de nombreux mémoires pour
les cardinaux, un projet d'instruction pour les ambassa-
deurs du Pape, des minutes de lettres pontificales à
Ivan IV, à l'archevêque de Moscou {sic), à Charles-Quint,
à Sigismond-Auguste '.
C'eût été se tromper étrangement que d'attacher à ces
})ièces une importance quelconque, oubien d y voir l'expres-
sion de la politique romaine ; elles trahissent la paternité
exclusive de Steinberg, et ne manifestent que ses propres
idées. Les conditions d'union ébauchées autrefois par
' FiEDLER, Ein Verstich, p. 92, 93, 95 à 103
358 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
l'étrange chancelier reviennent ici de nouveau, appuyées
sur les mêmes motifs, formulées de la même manière; il n'y
a en plus que des contradictions bizarres. Ainsi le l'ape, qui
a mis les Polonais au courant des négociations moscovites,
est censé ignorer comment ils en ont pénétré le secret;
Charles-Quint, déjà hostile à l'entreprise, passe pour lui
être encore favorable; dans des documents officiels, ce
langage eût été inadmissible. Cependant, faisant face à la
mauvaise fortune, Stemberg reprenait déjà courage lors-
que la mort du cardinal de Cuppis (10 décembre 1553)
vint le priver de son nouveau protecteur et de son dernier
appui. A dater de cette époque, ses traces disparaissent
complètement; on ignore jusqu'aux réponses qui lui furent
données à Rome; peut-être préféra-t-on laisser tomber
l'affaire d'elle-même pour s'épargner des explications
inutiles et pénibles. En 1570, Pie V avouera sincèrement
ne pas savoir pourquoi les projets moscovites ont échoué
sous le pontificat de Jules III.
Le lecteur a maintenant sous les yeux tout le cours de
la mystification depuis son origine jusqu'à son dénoue-
ment : les rôles ne sont pas difficiles à saisir, et la part
des responsabilités peut désormais se faire. 2
Les premières combinaisons émanent évidemment de
Hans Schlitte. Ses allures sont celles d'un aventurier plus
hardi que méchant, mais peu loyal. La conversion de
Moscou devient entre ses mains une affaire politique et un
moyen d'exploitation. Avec les mêmes projets, il s'adresse
successivement à un empereur catholique et à un roi pro-
testant, ce qui suppose une souplesse peu commune de
caractère ou une forte dose d'étranges illusions. Le comte
d'Eberstein reste dans la pénombre : simple bailleur de
fonds pour l'ambassade projetée de Moscou, il n'a pas été
dans le cas de délier les cordons de sa bourse. Le plus
I
UNE MYSTIFICATION DIPLOMATIQUE. 350
Intéressant des trois personnages est Johann Steinber;;.
Nés relations antérieures avec Schlitte sont du domaine de
I inconnu; peut-être avait-il renchi des services à iandias-
sadeur à court d arjjcnt, car, malgré les obligations oné-
reuses , celui-ci send)le plutôt le favoriser, en l'élevant
aux fonctions de chancelier, en le chargeant d'une mis-
sion importante sauf aie désavouer ensuite sans vergogne.
l>os procédés de Sleinberg, ses démarches à Rome, son
dévouement à la cause, son insistance, trahissent une
bonne foi imperturbable, voire un certain fonds de naïveté.
II semble absolument convaincu de tenir entre ses mains
les destinées de Moscou, celles presque de toute l'Europe
et du monde, pourvu que le Pape accorde à Ivan la cou-
ronne royale.
De fait, l'affaire moscovite revêt, grâce à Steinberg,
une forme occidentale. L'influence du nonce Pierre Ber-
taiio a pu être considérable, sans qu'elle se laisse toutefois
déterminer exactement. La maison d'Autriche n'attachait
]ias d'importance exceptionnelle à ces négociations; des
appréhensions mal fondées pouvaient seules y voir, de sa
part, un piège tendu à la Pologne. Dès le début, Charles-
(Juint se place au point de vue exclusivement religieux; il
y reste fidèle jusqu'au bout. Aussi, à peine averti des
I fâcheuses conséquences qui seraient à craindre, il se
' désiste sans regret de la protection accordée à Steinberg;
rien ne prouve mieux l'absence de toute arrière-pensée.
A Rome, on n'avait pas d'opinion arrêtée sur le chance-
I lier de Moscou. Les vigoureuses protestations du roi de
'Pologne, l'abandon de Charles-Quint, durent porter une
forte atteinte au prestige de Steinberg; peut-être un sen-
tnnent de méfiance s'empara-t-il de la cour pontificale
I après les premiers épanchements. Ainsi s'expliqueraient
le bon accueil fait d'abord aux propositions mosco-
300 Pi;OJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
I
vites, la promptitude à les écarter en face des obstacles. ^
Sigismond-Auguste est la principale victime de la
mystification. Il n'admet pas de doute sur les prétentions
moscovites; c'est son intime conviction qu'Ivan, par des
promesses trompeuses, aspire à la couronne royale. Pour
conjurer le danger, des mesures rigoureuses et efficaces
lui semblent nécessaires, et il ne recule pas devant les 1-
moyens extrêmes; ainsi paraît au grand jour le système ^
politique de la Pologne vis-à-vis de Moscou à l'endroit des
rapports avec Rome. Dans ces révélations se concentre
l'importance historique de ce curieux incident.
Quelle était, se demandera-t-on enfin, dans tout cela
la part d Ivan? Peut-on lui supposer des velléités d union
avec le Saint-Siège, l'ambition d'être couronné par le
Pape? Les documents ne fournissent pas, à cet égard, de
preuves convaincantes; les patentes de Schlitte sont d'un
mutisme parfait ; quant au diplôme de Steinberg, il a été
délivré à l'insu d'Ivan et ne saurait passer pour l'expres-
sion de sa pensée personnelle. Le prince de Moscou
semble plutôt avoir complètement ignoré les projets gran-
dioses que Ion agitait en son nom auprès du Pape : en
effet, dans sa correspondance avec Grégoire XIII, en 1581
et 1582, Ivan en appelle aux relations de Vasili, son père,
avec Rome, il remonte jusqu'au concile de Florence, où
siégeaient des ëvêques russes; tout ce qui peut passer
pour une avance faite naguère au Saint-Siège se presse sous
sa plume; toutefois ni Steinberg ni Schlitte ne sont jamais
mentionnés. Mais peut-être ce dernier avait-il des com-
missions verbales qu'on n'a pas osé confier au papier, et
dont le commettant lui-même a perdu le souvenir? Rien
n'autorise une conjecture si peu conforme aux mœurs du
Kremlin et aux idées d'Ivan. Nous sommes à l'époque
brillante de son règne : le pope Silvestre et Alexis Ada-
UNE MYSTIFICATION IH l' 1.0 M A T I O ('E. Ml
I liov ont une iiillucncc piépoiulôraiilc à l.i cour ; ni Tun ni
I autre n est suspect de partialité pour le Sainl-Sièjje ; à la
icle de l'Éfjlise russe se trouve le célèbre métropolite
\l;icaire, aux yeux duquel les Latins ne sont que des
.ijiostats; en 15 47, l'honneur des autels est accordé au
métropolite Jonas, adversaire implacable du cardinal
I idore; le Concile de 1551 publie, sous le litre de
Siofjlav, tout un recueil de décrets sanctionnés par Ivan,
où respire h chaque page, dans les moindres détails reli-
;mcux et administratifs, l'ancien esprit moscovite; on y
nncontre jusqu'à des insinuations contre le fantôme de
I hérésie latine '. Ivan lui-même, à l'occasion de la prise
(le Kazan, en 1552, fait grand étalage de ses sentiments
oilhodoxes. L'attachement à la foi de ses pères dure
autant que sa vie, malgré le désordre de ses mœurs : c'est
an patriarche de Byzance qu'il demande la confirmation
de son titre royal; les désastres militaires ne le feront pas
fléchir. Effrayé par les victoires du roi de Pologne, Sté-
phane Bathory, Ivan provoque l'intervention de Gré-
goire XIII pour obtenir la paix; mais, en dé[)it d'une lettre
ambiguë, il reste inébranlable sur l'article de la religion.
Lorsque l'envoyé du Pape lui en parle, l'affaire est
remise jusqu'après la conclusion de la trêve; celle-ci une
fois signée, il n'y aura guère que des discussions orageuses
et stériles. Supposer Ivan IV plus accessible et plus conci-
liant au moment de sa gloire qu'à l'époque de ses désas-
tres, c'est méconnaître complètement son caractère.
Quelques années après l'échec de Steinberg, en 15G7,
tandis que Rome s'engageait dans d'autres voies, un
nouvel effort fut tenté en Allemagne pour faire revivre
1 entreprise de Schlitte. Le souvenir s'en était conservé
' Stojlav, p. 12'r, 148.
362 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
dans le dossier que Tactif aveulurier avait composé sur
Moscou. Toujours en lutte avec la misère, il l'avait vendu
à un certain Vojjler; celui-ci l'avait revendu à Yeit Seng,
de Niirnberg, qui se crut en possession d'un trésor suscep-
tible d'exploitation. Il se mit en frais de voyage et s'en
alla à Kœnigsberg, où Schlitte avait brigué les faveurs du
duc de Prusse, mais toutes ces démarches ne présentent
pour nous aucun intérêt. Il n'y a de curieux que le rap-
port de Veit Seng sur l'état de Moscou et la personne
d'Ivan. Des opinions malveillantes avaient surgi, et, s'ap-
puyant sur l'autorité de quelques Allemands qui faisaient
le commerce en Russie, Veit Seng s'attache à les dissiper
pour remettre en honneur les affirmations risquées de
Schlitte. Ce courant d'optimisme explique en partie les
illusions qu'on se faisait parfois en Occident sur l'état
réel des choses dans la grande monarchie slave '.
* Faber, t. III, p. 14. — FoKsTEs, Akty, t. I, p. 84.
i
CHAPITRE II
GANOBIO, GIRALDI, BONIFACIO, POUTICO
15GM572
I. Le procès Carafa. — Réouverture du concile de Trente. — Invitation des
souverains catholiques et dissidents. — Canobio destiné pour Moscou. —
Ses instructions. — Hosius y ajoute une mission politique. — Chances
douteuses de succès à Moscou. — Difficultés à prévoir en Pologne. —
Efforts de Hosius pour faciliter la mission moscovite. — Canobio à Cra-
covie. — Conseils du nonce Hongiovanni. — Appréhensions de Hosius.
— Canobio à Vilna. — Accueil gracieux de Sigisinohd-Auguste. — Délai
fatal. — Maladresse de Canobio. — Procédés de Radziwill. — Lutte avec
Padniewski. — Renseignements de Kromer. — Nouvelle lutte entre Rad-
ziwill et Padniewski. — Le roi refuse à Canobio le passage pour Moscou.
— Explications diverses. — Echec de Canobio à Kœnigsberg. — Dernier
échange d'idées.
IL L'ambassadeur da Mula nommé cardinal. — Disgrâce à Venise, crédit à
Rome. — Giraldi chargé d'une mission secrète à Moscou. — Ses instruc-
tions. — Anomalie dans le titre d'Ivan IV. — Histoire de la mission
résumée par Possevino. — Giraldi arrêté en Pologne. — Dépêches de
Commendone. — Giraldi arrêté à Venise. — Détails personnels. —
Bonifacio, évêcpie de Stagno, destiné à porter à Moscou les décrets du
concile de Trente. — Doutes historiques. — Opinion de Pie IV sur le
tsar Ivan.
III. Pie V, type d'un moine pontife. — Sélim II déclare la guerre à Venise.
— Ligue contre les Turcs. — Lettres de Venise à Ivan IV. — Bonne
opinion à Rome sur les Moscovites. — Vincent del Portico, nonce de
Pologne, destiné pour Moscou. — Ses instructions. — On ignore à Rome
les excès sauvages d'Ivan, l'institution de l'opritchnina, les massacres
périodiques, le sac de Novgorod. — Portico s'ouvre sur la mission mosco-
vite au roi de Pologne. — Plivsionomie de celui-ci, ses tergiversations, sa
lettre à Hosius. — Deux prêtres expédiés successivement à Moscou. —
Préparatifs de voyage de Portico. — 11 envoie à Rome les relations de
Schlichting et des ambassadeurs polonais. — Pie V renonce au projet
36V PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
moscovite. — La bataille de Lépante. — Devlet-Guiieï aux porte» «le
Moscou. — Nouvelles lettres de Venise à Ivan IV.
L'élecllon d'un nouveau pape, le 25 décembre 1559,
fut le signe avant-coureur du sombre procès des Carafa.
Les neveux de Paul IV avaient étonné le monde par leurs
scandales et provoqué des haines implacables. La mesure
était comble, une répression nécessaire. Au consistoire
du 3 mars 15G1, les cardinaux inclinaient à la clémence;
pas un mot ne tomba des lèvres du Pape. Pie IV avait
signé d'avance et muni de son sceau une cédule qu'il
remit au gouverneur de Rome, avec ordre de l'ouvrir le
lendemain. Le pli fatal portait la peine de mort : le
6 mars, dans les prisons de Tordinone, le bourreau tran-
cha la tête au duc de Palliano; le cardinal Garlo Carafa
fut étranglé le même jour au fort Saint-Ange. A la vérité,
quelques années plus tard, les dossiers furent revisés :
Pie V cassa tardivement les rigoureux arrêts.
Cette cause dramatique et retentissante, que Rome
entière suivait avec une curiosité mêlée d'effroi , n'absor-
bait pas cependant Pie IV au point de lui faire oublier
les intérêts généraux de l'Église. La grande affaire du
moment était la réouverture du concile de Trente, déjà
deux fois interrompu. L'opinion catholique réclamait
hautement ceite mesure; on sentait le besoin de réagir
contre l'invasion protestante, de parfaire une oeuvre qui
promettait des résultats importants et durables. Le neveu
du Pape, cardinal Carlo Borromeo, auquel l'éclat de ses
vertus valut plus tard l'honneur des autels, était, par sa
CANOIUO. 305
tournure d'esprit, la pureté de son zèle, raiistérilé de sa
vie, le vrai représentant de la réaction catholique au
seizième siècle. Son influence à la cour pontificale était
piépondérante, les préparatifs du concile rentraient dans
son ressort; il mit au service de cette cause toute l'énergie
(le son caractère. Or, d'après les idées et les mœurs de
(époque, un concile général supposait la convocation,
non seulement des évéques, mais celle aussi des souverains,
soit catholiques, soit dissidents. Des démarches furent
faites dans ce sens auprès des différentes cours, et, dès le
mois de mars 15G1, tandis que Rome s'agitait sous le
coup du procès Carafa, à la veille du fatal dénouement,
on décida qu'un envoyé spécial se rendrait auprès du
« duc de Moscou » . Borromeo s'y croyait obligé en con-
science; à trois siècles de distance, c'est assez piquant de
voir un saint cardinal inviter au concile de Trente le tsar
orthodoxe de Moscou. Les contemporains eussent été
moins surpris; toujours est-il que l'empereur Ferdinand I"
approuvait hautement cette mission; Gommendone, di-
plomate pontifical en renom d'habileté, était persuadé
qu'elle réussirait à merveille, que l'accueil du Tsar serait,
pour le moins, des plus bienveillants ^ Restait à faire
le choix de l'envoyé, à se concerter avec l'Empereur, qui
s'intéressait au succès de l'entreprise, et avec le roi de
Pologne, jaloux d'être au courant des affaires moscovites.
On avait en vue deux candidats : Zacharie Delfino,
évêque de Pharos, aujourd'hui Lésina, déjà accrédité
auprès des princes d'Allemagne, pour les gagner à la
cause du concile, et Giovanni-Francesco Mazza de Canobio.
Les brefs pontificaux furent rédigés en leur nom, en
double exemplaire; le choix définitif, sauf l'approbation
' Archives du Vatican, Litt. pr'uic, 1555-i565, f. 113; Lett. di segr.,
n» 170 A, f. 23 v». — Bibl. Barberini, t. LXII, n» 58, f. 59.
366 PllOJETS DE MISSIONS l'ONTIFIC A LES A MOSCOU.
de rEnipcreur, était réservé au cardinal Hosius, investi
de la pleine confiance du Pape, son représentant à Vienne,
et chargé de la haute direction de l'affaire moscovite ' .
Les préférences de Hosius se portèrent sur Canobio,
Bolonais d'origine, docteur de Padoue, qui avait déjà
rempli avec succès d'importantes missions à Venise et à
Parme, en Portugal et en Espagne *. A peine rentré de
Vienne, où il avait solennellement remis à l'Empereur le
glaive béni par le Pape et mérité les plus vives sympathies
de Hosius, Canobio avait quitté Rome de nouveau, le
16 avril 1561, soi-disant pour porter la rose d'or à la
reine de Eohéme, en réalité avec des dépêches secrètes
relatives au concile, ainsi qu'avec l'expectative éventuelle
de la mission moscovite. Vers la fin du même mois, il
était déjà dans la capitale de l'Autriche, tandis que Delfino
faisait encore sa tournée en Allemagne. Dans ces circon-
stances, de l'avis même de Borromeo, c'était à Canobio de
se rendre à Moscou. L'Empereur, consulté par Hosius,
s'en remit entièrement au choix du cardinal. Désormais
la nomination était arrêtée : Canobio présenterait au tsar
Ivan IV la bulle de convocation et le bref du 8 avril 1561,
avec l'invitation au concile œcuménique de Trente, dont
lebut principal serait d'extirperles hérésies et les schismes,
et de ramener les peuples dans le giron de l'Église. Avec
l'assentiment de Pie IV, Hosius chargea l'envoyé romain
de traiter encore une autre affaire *.
Les hostilités entre la Pologne et Moscou menaçaient
de dégénérer en guerre désastreuse ; Canobio devait pro-
' Cyprunus, p. 165.
' Évêque de Forli en 1580, démissionnaire en 1586, nonce en Toscane
l'année suivante, mort à Florence en 1589. — Galeotti, p. 38. — 3'o(.
lin., t. I, p. 281.
' Archives du Vatican, Lett. di segr., n» 170 A, f. 23; Pu IV Br.,
n* 56. — Cyphianus, p. 165.
poser ses Ijoiis offices pour pucillcr les deux souverains, eu
se conformant toutefois, selon le désir exprès du Pape, aux
conseils et aux vues de l'empereur Ferdinand. Pour cou-
vrir les frais de voyajje, une somme de deux mille ducats
fut jugée nécessaire par Hosius. On avait, à Rome, accordé
ce crédit, tout en croyant que la moitié pourrait suffire.
Quelles étaient, pour la mission de Canobio, les chances
de succès auprès d'Ivan? Si judicieuse qu'elle fût, l'idée
d'une intervention pontificale entre le roi de Pologne et
le tsar Ivan IV était prématurée : l'arbitrage ne sera
accepté que dans vingt ans, lorsque le sang slave aura
coulé à flots et que, des deux côtés, on sera fatigué de se
battre. Quant au langage à tenir par Canobio sur le con-
cile, il trahit des illusions aussi étranges que les intentions
du Pape étaient droites et bonnes. On se souvient quelle
furieuse tempête avait été soulevée à Moscou par la pro-
mulgation de la bulle d'Eugène IV, quels anathèmes
avaient été lancés contre le cardinal Isidore, et avec quel
empressement on avait flétri, à cette occasion, les doc-
trines romaines. Or la théologie du Kremlin restait station-
naire : ni le mariage d'Ivan III avec Zoé Paléologue, par
l'entremise du cardinal Bessarion, ni les ambassades mu-
tuelles entre les Papes et Vasili III, n'avaient modifié les
dispositions des Moscovites; en dépit des assurances
optimistes et des conjectures arbitraires, l'esprit byzantin
d'opposition et de haine régnait toujours parmi eux; le
métropolite Macaire en était lui-même animé : ses livres
et ses procédés ne l'attestent que trop. Le concile de
Trente se serait donc, dans tous les cas, heurté à Moscou
contre les mêmes obstacles que le concile de Florence.
A la sombre époque qui s'ouvre ici, toute proposition
de ce genre devait être rejetée avec plus d'indignation
que jamais. Ivan n'est plus, en effet, ce souverain jaloux
368 PUUJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
du bonheur de son peuple, rachetant les errements du
passé par des actions d'éclat ; une profonde et funeste
transformation l'atout à coup rendu méconnaissable. A la
suite d'une évolution intérieure qui échappe à l'analyse, les
plus coupables instincts de sa jeunesse se réveillèrent de
nouveau dans le Tsar, pleurant la mort prématurée d'Anas-
tasie, déçu cruellement sur la fidélité des boïars, obsédé
j)ar la crainte de se laisser dominer. En proie à la méfiance,
il éloigna ses meilleurs conseillers, le pope Silvestre et
Alexis Adachev. Peu à peu tous leurs partisans furent
également proscrits; des séides et d'indignes favoris les
remplacèrent : un Basmanov, avec son jeune fils Fedor,
sur lequel planent les plus odieux soupçons, un Bielski,
un Yiazcmski, un Vasili Griaznoi,un Maliouta-Skouratov.
Tel était l'ignoble entourage d'Ivan, depuis qu'il s'était
livré tout entier à la débauche, auxorgies, aux massacres.
Le Kremlin changea d'aspect; on n'y voyait plus, au grand
scandale des vieux boïars, que des festins bruyants, des
mascarades, des danses lubriques. En même temps, une
inconcevable fureur de destruction s'empara du cynique
libertin; c'était comme un déchaînement de passions san-
guinaires longuement comprimées, qui ne seront jamais
plus assouvies ; succombant aux remords, Ivan pratiquera
des rites expiatoires, mais sa main reprendra sans cesse la
hache pour frapper des victimes. Désormais la frénésie du
sang, doublée d'un brutal mysticisme, sera le trait dis-
tinctif et saillant de cette terrible physionomie. Les pre-
mières exécutions, qui remplirent Moscou d'épouvante, se
rapportent à l'année 1561, c'est-à-dire à l'époque où, ne
se doutant de rien, Canobio faisait tous ses efforts pour
pénétrer dans le pays.
S'il ne fallait pas s'attendre à de faciles succès auprès
d'Ivan IV, il eût été éîjalement téméraire d'en espérer à
CANOIilO. 300
la cour (Je PoIo(jiic. FcidiiiaïKl I" favorisait, il est vrai,
l'entreprise de loul son pom oir, et Caiiohio semble avoir
gagné sa confiance et mérité ses bonnes grâces. L)éjà en
allant à Vienne, l'envoyé pontifical s'était arrêté à Inns-
bruck, pourvoir les cinq filles de l'Empereur, qui vivaient
dans cette ville plutôt en religieuses qu'en princesses. Il
fut mis ensuite au courant des affaires délicates de famille
qui se traitaient avec la Pologne, et resta avec Ferdinand
en correspondance directe. Mais la protection impériale,
à moins d'en user avec une extrême réserve, loin d'aj)lanir
les difficultés, aurait plutôt éveillé les soupçons de l'om-
brageux Sigismond. Les relations, souvent tendues entre
les deux cours, l'étaient en ce moment plus que d'ordi-
naire : au vif déplaisir de l'Empereur, un neveu de Si-
gismond aspirait à la couronne de Hongrie; Sigismond
lui-même, dédaignant son épouse maladive, blessait cruel-
lement les sentiments paternels de Ferdinand. Si quel-
qu'un pouvait triompher des résistances en Pologne, c'était
le cardinal Hosius. Polonais et représentant pontifical,
aussi bon patriote que dévoué au Saint-Siège, le rôle d'in-
termédiaire entre le Pape et le Roi lui revenait naturel-
lement. Plein d'ardeur pour la réussite du projet mosco-
vite, l'évêque de Varmie prit d'avance ses mesures :
Canobio fut mis en rapport avec Martin Kromer, intime
ami du cardinal, ambassadeur de Sigismond à Vienne,
déjà interpellé par son maître sur l'incident diplomatique
que l'on croyait avoir pour objet la couronne royale d'Ivan.
Après avoir pris connaissance des pièces relatives à la mis-
sion, Kromer fit au Roi un rapport favorable et munit Ca-
nobio d'une lettre flatteuse de recommandation, où il
fait l'éloge de sa prudence et de ses talents '.
' Archives du Vatican, fonds Borj^hèse, III, n°117G. — ZakrzewSKI|
"Stosuiikijp. 43. — PoGUN!, t. II, p. 225, 25S, 259.
24
.•Î70 PI{OJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
Vers la fin du mois de mal, Caiiobio arrivait à Gr.Ko\ie,
tandis que Sijjismond, activant les préparatifs de guerre,
se trouvait déjà à Vilna. De là une nouvelle complication :
lorsque le roi de Pologne résidait dans la capitale de la
Lithuanie, les diplomates étrangers ne pouvaient se rendre
auprès de lui qu'avec une autorisation spéciale; à moins
d'enfreindre l'étiquette, un retard de quelques jours
semblait inévitable. Berardo Bongiovanni , évoque de
Gamerino et nonce du Pape, devait résoudre le cas. iVupa-
ravant il avait opiné pour l'arrêt de rigueur et écrit dans
ce sens à Vilna; mais une entrevue avec le chancelier
Osiecki lui fit changer de langage, et bientôt la réponse de
Vilna vint trancher la question. Après force invectives
contre Moscou, on promettait à l'émissaire de Pie IV le
meilleur accueil; les outrages semblaient dissimuler une
satisfaction réelle. En fait de conseils diplomatiques, le
nonce insistait sur le silence à garder au sujet de l'appro-
bation impériale, mesure fort sage que les dépêches de
Kromer rendaient malheureusement inutile. Prévoyant
en outre d'où viendraient les principales difficultés, Bon-
giovanni pourvut Ganobio d'une lettre pour l'adversaire
implacable de Moscou, Radziwillle Noir, dont l'influence
allait croissant aux approches de la guerre et que l'on
désirait ramener à la foi de ses ancêtres. jNIuni de ces
instructions, l'envoyé romain partit pour Vilna, le 16 juin
1561. Un religieux dominicain l'accompagnait; les plus
hardies espérances leur servaient de soutien et de guide.
Le cardinal Hosius ne partageait pas ces illusions. En
réponse à sa lettre sur la mission moscovite, Sigismond
l'avait prévenu que la soldatesque encombrait les routes
et que la guerre empêcherait peut-être les communica-
tions. Ge langage s'écartait singulièrement de celui
d'Osiecki ; les réticences calculées du Roi et le déploie-
CANOBIO. 871
ment des forces militaires inspiraient à Ilosius l'appré-
hension <jue Ganohio ne vît jamais les blanches murailles
du Kicmlin '.
Toutefois, on pnt un moment taxer ce scepticisme
d'exagération. Si bienveillant, si cordial fut l'accueil du
Roi à Vilna que Canobio ne douta plus de son prochain
départ pour Moscou ^. Mais, avant de se prononcer défi-
nitivement, Sijj^ismond demanda un sursis de quelques
jours, afin de consulter les sénateurs de Pologne et de
Lithuanie. Ce délai devait être fatal; l'opposition y puisait
de nouvelles forces contre un projet assez déplaisant par
lui-même. En effet, les Polonais ne voyaient pas de bon
œil Moscou sortir de son isolement et se rapprocher de
l'Occident; l'immixtion de Rome paraissait redoutable
aux Lithuaniens protestants ; le Roi, on l'a vu à l'occasion
de Steinberg, se montrait personnellement hostile aux
entreprises de ce genre ; à en croire le nonce, Canobio
aurait été aussi pour quelque chose dans la fâcheuse issue
de l'affaire.
A peine arrivé à Vilna, dans les premiers jours de juillet,
au lieu de se renfermer dans une réserve diplomatique,
il se prodigua à l'ambassade d'Autriche et se tint à dis-
tance de Radziwill. En outre, il ne cachait pas ses sympa-
thies pour la reine Catherine ; c'était piquer au vif le
frivole Sigismond, au risque de se faire passer pour un
agent de l'Empereur. Radziwill sut admirablement tirer
parti des circonstances; ses espions le tenaient au courant
des démarches de Canobio ; à son tour, délateur scru-
puleux, il en informait le Roi, qui s'alarmait, tergiversait
€t ne savait plus que répondre. Un seul homme luttait
avec succès contre le palatin de Vilna; c'était le vice-
' Archives du Vatican. Litt. princ, 1555-1563, f» 128.
«Theineiî, Vet. mon. PoL, t. II, p. 668.
372 PnO.lMTS DE MISSIONS POMIllCALES A MOSCOU.
chancelier Padniewski, réccmmenV promu à révéché de
Cracovie, et partisan déclaré du projet romain. Radzi\vill
comprit que, pour ébranler le Roi, un coup de tliéàtre
était nécessaire. Aussitôt il dépêche un courrier à Vienne,
où les amis complaisants ne lui manquaient pas; les nou-
velles qu'on lui rapporte sont des plus compromettantes :
Canobio aurait conféré longuement avec Ferdinand et
reçu des instructions de sa part, il fallait s'attendre à un
piège de l'Empereur et se mettre en garde. Padniewski
eut alors une audience orageuse à subir. Soupçonnant
déjà une secrète entente entre Vienne et Rome, Sigis-
mond accabla de reproches le vice-chancelier. Celui-ci^
sans se troubler, révoqua en doute les renseignement^
puisés par des adversaires à des sources suspectes, avec
un parti pris d'avance; il plaida si bien la cause qu'un
nouveau courrier fut expédié à Vienne, pour y 'prendre
langue non plus auprès des amis protestants de Radziwill,
mais auprès de Martin Kromer, représentant officiel du
Roi : la réponse fut naturellement rassurante.
Là-dessus de nouvelles discussions s'engagèrent à Vilna.
Radziwill tenait bon : les souvenirs de Sigismond I", les
anciennes difficultés diplomatiques, la position même de
la Lithuanie, exposée au premier choc de Moscou, lui
fournissaient de solides arguments. Padniewski insistait
sur la nécessité de ne pas se brouiller avec Rome ; la
rupture aurait une fâcheuse influence non seulement sur
la cause pendante de Bari et Rossano ', mais aussi sur le
sort de la religion en Pologne, violemment attaquée par
les hérétiques. En présence de ces avis contradictoires,
' Ces deux duchés avaient été lôgués par Bona Sforza au roi d'Espagne.
Le roi de Pologne les réclamait. Choisi pour arbitre, l'empereur Ferdinand
les adjugea à Philippe II. Sigismond dut se contenter d'une compensation
pécuniaire
CANOFUO. 373
rembarras du F{oi allait croissant, de mémo que ses incer-
titudes : il n eût voulu ni favoriser les Moscovites ou les
Autrichiens, ni rompre ouvertement avec le Saint-Siège.
Cepedant une ilécision quelcon(|ue s'imposait de force :
fati{jué par un mois et demi d'atlente au milieu d'une
cour élran(;ère où l'inaction le minait d ennui, Canohio
désirait savoir à quoi s'en tenir. Le parti d'une prudence
peut-être excessive l'emporta dans l'esprit du Roi. Après
avoir de nouveau consulté son entoura^je, il déclara Ibr-
mcllement à Canobio, tout en protestant de son dévoue-
ment au Saint-Siège, ne pas pouvoir consentir au départ
pour Moscou : jamais, en temps de guerre, les ambassa-
deurs étrangers ne traversent la Litliuanie; l'usage a acquis
force de loi; les sénateurs en réclament énergiquement le
maintien, ce n'est pas au Roi de transiger. Le prétexte était
spécieux; Canobio s'épuisa à le combattre, Sigismond resta
inflexible. Si le passage est accordé à l'envoyé pontifical,
disait-il à bout de bonnes raisons, on ne pourra guère le
refuser au député des princes protestants , qui veulent
aussi se mettre en rapport avec Moscou, et pareille
concession déplairait au Roi autant qu'au Pape. Celle
réponse rendait la discussion inutile.
Jaloux de prévenir à Rome le fâcheux effet de sa décision ,
Sigismond écrivit, le 10 septembre, au cardinal Farnèse,
protecteur de Pologne, et, deux jours après, au Pape lui-
même pour les renseigner sur les motifs de sa conduite.
Tout en appuyant sur les coutumes du pays, il ne dissimule
pas sa conviction personnelle que l'on n'aurait rien obtenu
d'Ivan, que le Tsar, dont il connaît, disait-il, la rudesse, la
barbarie, la haine contre les Latins, n'eût jamais envoyé
d'ambassadeur à Trente . L'événement justifiait donc les
appréhensions que le nonce avait manifestées dès le début.
Aussi bien, chargé de tenir le cardinal Morone au courant
37V PIIOJKTS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
des affaires du concile, il scinpressa d'excuser le Roi eL de
faire valoir en sa faveur les circonstances atténuantes '.
Canobio ne se montrait pas si conciliant. Il attril)uait
son échec, d'une part, à la funeste influence des protes-
tants, en majorité au sénat de Lilluianie ; d'autre part, à
la timidité des défenseurs naturels d'un envoyé ponlifical.
Ces mots énigmatiques ne viseraient-ils pas Bongiovanni ?
Le foit est d'autant plus probable qu'entre le nonce et
Hosius il y avait divergence d'opinion ; fortement protégé
par celui-ci, Canobio l'était peut-être moins par celui-là.
Résigné, mais non convaincu, le mandataire de Pie IV
partit, le 19 août, pour Kœnigsberg. Encore cette excur-
sion faillit un moment être empêchée, de crainte qu'elle
ne mît le voyageur sur la route de Moscou. Le résultat ne
fut pas plus brillant en Prusse qu'il ne l'avait été en Polo-
r^ne : si l'accueil du vieux duc Albert fut courtois, son refus
d assister au concile fut exprimé en termes durs et acerbes.
Quant au Pape, qui avait eu la première idée de la mis-
sion moscovite, n'y voyant qu'un devoir à remplir, il
tenait surtout à décharger sa conscience. L'invitation au
concile de Trente était une mesure générale; si Ion ne
sonfTcait pas à favoriser le souverain de Moscou , il n'y
avait aussi aucune raison de l'exclure. Le cardinal Bor-
romeo, écrivant au nom du Pape, revient souvent sur les
idées d'obligation, de responsabilité morale, avec un
accent de pieuse sincérité qui tranche singulièrement sur
le ton ordinaire des pièces diplomatiques. Toute intention
hostile contre la Pologne était tellement étrangère à cette
démarche que le nonce avait été autorisé à empêcher le
voyage de Canobio, si le roi Sigismond le désapprouvait.
Désormais l'incident était pratiquement clos; quelques
' Pallavicim, t. II, p. 648. — Thei>er, Vet. mon. Pol.,t. II, p. C41,
GG8, 670.
ClIlALDl, HOMl'ACIO. :]75
explications (lij)I()in;iti{jucs s'cnsuiviicnl encore. Rome
voyait avec peine le roi de Polojjnc trop facilement acces-
sible à des soupçons mal fondés. Dans les premiers jours
de janvier 15G2, à l'occasion d une audience à Lomja, le
nonce crut devoir revenir sur ce sujet et dissiper les der-
niers vestijjes d une impression défavorable ; le l*ape lui-
même certifia au Roi qne la mission de Canobio se bornait
à l'invitation d Ivan IV au concile de Trente et qu'elle
n'aurait eu, pour la Pologne, que les plus heureuses
conséquences. Tel n'était pas l'avis de Sigismond. Il se
félicitait que Canobio n'eût pas entrepris ce voyage et
déclarait n'avoir jamais eu de soupçons contre Rome, ni
douté de la bienveillance pontificale; tout au plus l'Autri-
che lui avait donné de l'ombrage ^
II
Si le roi de Pologne restait fidèle à sa politique, Rome
n'abdiquait pas non plus ses vues sur Moscou. Au com-
mencement de l'année 1560, parut devant Pie IV le
1 nouveau représentant de Venise, Marc-Antoine da Mula.
'Ancien disciple de 1 école de Padoue , initié aux secrets
clo la politique, il avait brillé à la cour de Charles-Quint
et de Philippe II avant d'être nommé ambassadeur auprès
idu Pape. L'habile diplomate eut bientôt conquis l'admi-
ration générale , comme une rare et flatteuse distinction
vint le prouver. Simple laïque, âgé déjà de cinquante-
cinq ans, il est, à l'insu de la Seigneurie, promu par le
' EicuuoRx, t. II, p. 53. — Archives du Vatican, Litt. princ, 1555-
|l565, f. 116. — TiiEiNER, Vei. mon. PoL, t. II, p. 649, 671, 678, 697. —
'i'ocusi, t. II, p. 350. — Bibl.du Vatican, fonds Ottoboni, n"2417, f, 114.
376 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
pontife à l'évéché de Vérone. L'infraction à la loi était
formelle, la défense de recevoir des bénéfices ou des dons
(le la part des souverains étrangers ne souffrant pas à
Venise d'exception. Après de longs pourparlers, Pie IV
consentit à retirer sa nomination , mais il ne battit en
retraite que pour revenir à la charge, et, le 26 février
15G1, Mula fut créé cardinal.
Là-dessus, grand émoi dans le palais ducal; la fière
Seigneurie ne laissait personne disposer de ses sujets, fût»
ce même pour les élever au-dessus du vulgaire. Cette fois,
les négociations échouèrent : en guise de représailles, on
défendit aux Vénitiens de fêter le nouveau pourpré ; l'am-
bassade de Rome passa à un autre titulaire, avec défense
de fréquenter Mula. Malgré tous les efforts du Pape pour
faire oublier le passé et convaincre la Seigneurie qu'il avait
agi spontanément, celle-ci garda constamment rancune au
transfuge. " Il est un homme faux et connu comme tel à
Venise , disait hardiment Giacomo Soranzo à Pie IV ;
puisse-t-il ne pas trahir Votre Sainteté comme il a trahi sa
patrie. » Souhait énigmatique ! « Quelle trahison! fit le
Pape. Voudrait-il par hasard m'empoisonner? » L'ambas-
sadeur se retrancha dans de vagues affirmations sur la
prudence de ses maîtres et leur dévouement au Saint-Siège,
en laissant planer au-dessus du cardinal les plus graves
soupçons. Ces artifices diplomatiques n'ébranlèrent pas la
situation de Mula; le Pape lui demandait des conseils et le
comblait d'honneurs. Evèque de Rieti dès 1562, préposé
trois ans après à la bibliothèque du Vatican, il s'occupait
spécialement des affaires concernant le concile de Trente,
et la ligue antiottomane ^ Or la place de Moscou était; I,
' CicoGNA, t. VI, p. 611 à 629, 742, 743. — Albèri, t. IX, p. 156 à 160.
Les allusions de Soranzo se rapportent à l'affaire du patriarche d'Aquilée,
dont il sera question plus bas.
GIIIAI.KI, l'.ONIl-'ACIO. 377
marquée au concile. L'aimée du Tsar eût été un puissant
auxiliaire contre les Turcs; quoi d'étonnant si le cardinal
vénilien porta ses rej^ards de ce coté? Sur ses instances,
ou au moins {jràce à ses soins, une nouvelle mission fut
décrétée.
C'était vers le mois de septembre 15G1. L'échec de
Canobio oblijjeait le Saint-Siéfje à compter avec les répu-
gnances de la Pologne ; on se renferma donc prudemment
dans un profond secret. Une entente préalable avec la
Seigneurie n'est guère admissible, Mula venant de loml)er
en disgrâce ; ses dépêches , d'ailleurs , ne renferment
aucune allusion à ce sujet. La cour de Rome hasardait
l'entreprise à ses risques et périls ; un Vénitien la dirigeait,
mais au nom du Pape et sous ses auspices.
Dans ces conditions , l'envoyé pontifical devait être
surtout un homme adroit et fertile en ressources. Le choix
du cardinal se porta sur un de ses compatriotes attaché à
son service, messer Giovanni Giraldi. Chose rare au seizième
siècle, cet Italien savait le polonais et l'allemand ; son
habileté linguistique semble avoir été la cause de son élé-
vation. Le but principal de la mission était analogue à
celui de la précédente. Giraldi devait présenter à Ivan la
bulle de convocation au concile de Trente avec un bref de
Pie IV qui n'est pas parvenu jusqu'à nous. Par contre, les
instructions pontificales nous révèlent de curieux détaib.
L'empereur Ferdinand et le roi de Pologne sont tenus cette
fois à l'écart ; on ne sollicite plus ni l'approbation de l'un
ni l'appui de l'autre ; Giraldi, rendu secrètement à Moscou,
mettra le Tsar au courant de la situation. Des obstacles
insurmontables qnt arrêté en route un premier ambassa-
deur ; le Pape s'est vu obligé d'expédier à la dérobée une
personne de confiance, sans caractère officiel, sans pré-
sents à offrir. Les motifs légitimes d'invitation au concile
:i78 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
ne iiiauqueiit pas ; importance de l'entreprise, bonnes
dispositions présumées d'Ivan, nécessité de l'union vis-à-
vis des Turcs. L'auteur des instructions ne doute pas du
succès à la cour de Moscou; c'est la Pologne qui le préoc-
cupe ; il suggère aux Russes de se déguiser et de se rendre
par mer jusqu'en Hollande, d'où ils arriveraient facilement
àTrente. Giraldi est autorisé, si sa présence est nécessaire,
à rester dans le pays. L'avenir plus éloigné est également
prévu ; l'habile Vénitien recrutera quelques jeunes gens,
qui viendront à Rome apprendre le latin et les rites de
l'Église, après quoi le Pape les renverra à Moscou pour
y mettre leurs talents et leur science au service de la
patrie.
Mais ce qui distingue spécialement ces instructions, ce
sont les formules d'étiquette : Ivan est nommé Roi, Roi
sérénissime. Majesté. Ce détail ne manque pas d'impor-
tance. Aux yeux de Rome, le titre royal passait pour un
puissant moyen de rendre le grand kniaz docile au Saint-
Siège ; aussi est-on surpris de voir ces honneurs prodigués
tout à coup , sans motif, sans concessions réciproques.
L'anomalie est d'autant plus étrange , que les anciens
formulaires reparaissent immédiatement dans les pièces
suivantes. Les instructions de Giraldi sont donc, à ce point
de vue, une exception unique dans leur genre. Est-ce à
dire qu'elles ne sont pas authentiques ? Les dossiers officiels
qui les renferment n'admettent pas cette hypothèse, mais
n'expliquent guère les singularités de la rédaction ' ,
Quel a été le succès de cette mission ? Plus fortuné que
Canobio, Giraldi a-t-il pu pénétrer jusqu'à Moscou? Lui-
même a conté ses aventures à Possevino,. lorsque celui-ci,
' TouRGUÉNEv, t. I, p. 181. — Arcllives du Vatican, Polit., t. CXXIX,
f. 232. — De la Propagande, Scrilt. orig., ann. 1705. — Bibl. nat-, fond»
italien, n" 1345.
GIHAI.DI, KONIl' ACIO. :i79
envoyé par Grcffoire XIII auprès d'Ivan IV, s'arrêta pour
quelques jours à Venise , Laissons la parole au célèbre
Jésuit(3 : « Ainsi encore, écrit-il au cardinal de Conie, un
certain Giovanni Geraldi (sic), surnommé Marinella, (jui,
tout Vénitien qu'il est, sait les langues allemande et polo-
naise, est venu me trouver et me raconter que, du temps
de Pie IV, il a été envoyé à Moscou par le cardinal da INIula,
sur l'ordre de Sa Sainteté; mais que ni les Polonais ni le
roi Sigismond ne voulurent d'aucune manière lui accorder
le passage, de crainte peut-être que le Siège apostolique
ne mit ainsi quelque frein à la Pologne. Il revint alors sur
ses pas pour prendre le chemin de la Livonie, mais ne
pouvant pénétrer plus avant à cause de différents obsta-
cles, il fut obligé de rentrer en Italie, ainsi qu'il était
arrivé au sieur Alessandro {sic, au lieu de Giovanni) Canobio
qui, dans le même but , avait été envoyé autrefois dans
ces régions '. »
Telle est en résumé l'histoire de la mission de Giraldi.
Quant aux détails, la correspondance diplomatique de
l'époque n'en a conservé que des lambeaux. Bien que ses
instructions remontent à l'année 1561, le nom de Giraldi
ne se retrouve qu'en 1564 sous la plume du nonce de
Pologne, Comniendone, A sa grande surprise, il apprend
un jour qu'on a intercepté un pli avec des dépêches
chiffrées, et un bref du Pape à Ivan IV. Giraldi, porteur
ide ces messages, emprisonné d'abord, puis relâché, prétend
que toute la correspondance est entre les mains du Roi, et
refuse de s'expliquer ultérieurement . Sigismond paraît
profondément blessé ; les partisans des nouvelles idées
îxploitent l'incident; Commendone lui-même est mystifié,
2t, dans sa dépêche du 3 janvier 1564, il insinue au
' Bathoiy et Possevino, p. 53.
380 ruOJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSC.oi'.
cardinal liorronico le désir d'être mis au courant de
l'alfairc. La réponse, qui devait contenir de précieuses
révélations, ne nous est pas parvenue. Trois mois après, le
5 avril, le nonce revient sur le même sujet pour confirmer
les renseignements déjà donnés. C'est à l'archevêque de
Gnescn, Uchanski, que le Roi fait ses confulences. Com-
mendone se sert du même intermédiaire pour affirmer
de nouveau la sincérité du Pape, et il ajoute dans sa
dépêche : « Quant à moi, je ne vois pas grand mal à ce
que le Itoi se persuade que le Siège apostolique pourrait
un jour entrer en négociations avec Moscou, et peut-être
cette affaire ne serait-elle pas à négliger complètement ' . »
Le nonce avait des raisons pour tenir ce langage : le scan-
dale du divorce roval était à craindre ; les plus dangereux
sectaires se multipliaient impunément; afin de réagir
efficacement, un point d'appui hors de la Pologne n'eût
pas été inopportun.
A partir de celte époque, la correspondance de Com-
mendone est muette sur le projet de mission moscovite,
ce qui permet de supposer qu il n'y eut pas de consé-
quences fâcheuses. Du reste, avec la dissolution, en 1563,
du concile de Trente, l'objet principal des négociations
avait disparu de lui-même. Quant à Giraldi, la malchance
le poursuit. La même année 1564, après avoir échappé
aux prisons de Pologne, il se laisse encore prendre à Venise.
Dans l'intervalle entre ces deux' aventures, il semble avoiri
été à Rome et reçu de nouvelles instructions de Mula
Cette seule circonstance le rendait suspect à la Seigneurie
les soupçons s'accrurent, lorsqu'on le trouva muni d'un
bref pontifical et d'une note rédigée par le cardinal véni-
tien. Les sénateurs remirent au nonce la pièce romaine,
' TouncuÉi-£v, t. I, p. 199, 202. - |'
CIUAI.DI, MON IF AGIO. 381
cil protoslanl d'avoir respecté le sceau du secret, mais la
note de\int entre leurs mains un terrible {jrieC. Une
t'iujuête lut ordonnée ; on parla de poison et de poiffnards
diri^jés contre le patriarche <rA(juiIee, Giovanni Grimaiii,
d'une conjuration ourdie par Mula. Mal{jré ces bruits
compromettants, Giraldi sortit sain et sauf des mains de
l;i justice. Nous le retrouvons à Venise en 1580, honoré
(le la confiance du sénat et traduisant des messages russes ' .
I, année suivante, il fait à Possevino le récit mentionné
|)his haut, après quoi son nom s'éclipse de l'histoire.
Cependant, n'ayant pas réussi à inviter le Tsar au concile
i]o Trente, Pie IV voulait qu'il fut, du moins, mis au cou-
rant des décrets promuljjués par les Pères. Un excellent
messager s'offrait pour les lui porter. Dès l'année 1561,
lia Bonifacio, originaire de Raguse, versé dans les langues,
ancien élève de l'Université de Paris et Franciscain de
Terre Sainte, avait demandé et obtenu les facultés néces-
saires pour exercer les saints ministères en Hongrie,
Transylvanie, Pologne et Moscovie. Nommé en 1564 évê-
que de Stagno en Dalmatie, il n'avait rien perdu de son
ardeur apostolique. C'est lui, après qu'il eut assisté au
concile de Trente, que Pie IV chargea d'en porter le volume
à Moscou et de sonder Ivan au sujet de la ligue. Le bref
adressé au Tsar est daté du 10 juillet 1565. Après avoir
rappelé brièvement que la guerre avait arrêté Canobio en
route, que la mission secrète de Giraldi avait aussi échoué,
le Pape recommande avec instance l'évêque de Stagno et
prodigue les formules ordinaires d'étiquette. Quelle a été
l'issue de ces efforts ? Le représentant pontifical a-t-il pu
exécuter les ordres de son maître? Dans les correspon-
dances diplomatiques il n'en reste pas de traces, et il paraît
1 Archives de Venise, Cons. X, Secr., t. VIII, f. 12. — Bathory et Pos-
sevino, p. 32.
382 PROJETS DE MISSIOïSS PONTIFICALES A MOSCOU.
plus probable qu'on n'est pas allé au delà des pieux désirs. |
Ce qui est curieux à relever, c'est l'opinion favorable de I
Pie IV par rapport au tsar Ivan. Il le croyait enflamme
d'un zèle ardent et pur pour la foi et tout à fait irréconci-
liable avec les hérétiques'. Les mêmes illusions engagè-
rent Pie V à hasarder une nouvelle tentative.
III
Les trois missions précédentes se rattachaient principa-
lement au concile de Trente ; on réservait toutes les autres
questions pour ces grandes assises de la chrétienté.
En 1570, nous rentrons dans l'ordre d'idées, pour ainsi
dire, traditionnel à l'endroit de Moscou. Les projets de
Léon X, d'Adrien VI, de Clément VII reparaissent à nou-
veau et presque sous les mêmes formes.
Pie V était l'homme providentiel qui devait, le premier,
ébranler la puissance menaçante des Osmanlis. Élevé
dans la suite au rang des saints canonisés, il a été, durant
sa vie, le type du moine couronné de la tiare pontificale.
La jeunesse de Michel Ghislieri se passa dans la solitude
du cloître, où l'austère discipline et de sérieuses études
donnèrent à son caractère une trempe virile et à ses idées
une teinte profonde d'ascétisme. Les ministères qu'il eut
ensuite à exercer, soit comme religieux dominicain, soit
comme cardinal, et qui le mettaient souvent en contact
avec les hérétiques au tribunal de l'Inquisition, ne firent
' Farlati, t. VI, p. 353. — Archives du Vatican, Arm. XLII, t. X7,
f. 388, t. XXIII, f. 23. Ces deux manuscrits sont dans un tel état de
vétusté qu'ils ne sont plus livrés au public.
l'oi'.iico. :js3
que développer les doux traits snlllants do sa remarqualdc
personnalité. La même empreinte se retrouve encore
chez le pontife. D'une piété an.'jélique au pied des autels,
il ne recule pas devant les rigueurs nécessaires au niain-
tien de la discipline et ù la sauvegarde de la foi; aux pro-
grès croissants de l'islamisme, il oppose une ardeur guer-
rière et presque juvénile, qui étonne dans un vieillard
couronné de cheveux blancs, brisé par d'atroces souf-
frances.
Les flammes qui avaient consumé l'arsenal de Venise
étaient à peine éteintes, et la reine de l'Adriatique se re-
mettait lentement de ce désastre; en Espagne, les Maures
de Grenade exerçaient encore de sanglantes représailles
contre leurs maîtres, lorsque des bruits de guerre et d'in-
Tasion se répandirent dans le monde chrétien, qu'effrayait
encore l'ombre de Suleyman. Ce fameux capitaine avait
reculé les frontières de son empire à l'est jusqu'à la forte-
resse de Van, à l'ouest jusqu'à Belgrade et Gran ; au midi,
il avait rattaché à la Porte les États barbaresques. Ses
talents militaires lui survivaient encore dans la personne
du grand vizir Mohammed Sokolli, originaire de Bosnie,
qu'il avait légué à son fils. Le sultan Sélim II lui-même
n'était pas si adonné aux plaisirs énervants du harem qu'il
n'eût des éclairs de courage et des velléités de conquête.
C'était surtout l'île de Chypre avec son ciel d'azur, sa
luxuriante végétation, ses vins délicats, son huile et son
miel, ses mines d'alun, de sel, de cuivre, ses pierres
dures et précieuses, qui formait depuis longtemps l'objet
de ses convoitises. Elles avaient été éveillées, paraît-il,
par un Juif portugais, Joseph Nazi, déjà élevé au rang
de duc de Naxos sans que sa folle ambition fût encore
satisfaite. Il prodiguait au Sultan le? ducats de Venise et
même, en dépit du Coran, les meilleurs vins de Chypre,
38'» PROJETS DK MISSIONS POINT I T 1 C A LES A MOSCOU.
avec des paroles flatteuses, des projets séduisants, se pio-
luettant tout bas de se tailler un royaume dans la con-
quête ottomane.
Sélim se laissa convaincre. Déjà il avait pacifié la
Hongrie et comprimé la révolte dans l'Yémen. Lorsqu'il
apprit que les flammes ravageaient Venise et que le sang
coulait en Espagne, il crut le moment opportun pour la
guerre et fit valoir ses futiles réclamations au sujet de
Chypre. La république de Saint-Marc, maîtresse de l'île
depuis 1489, n'eut pas de peine à en faire justice. Mais
l'heure n'était plus aux pourparlers; les voies de fait suc-
cédèrent aux menaces : le 13 janvier 1570, le baile de
Constantinople, Marc-Antonio Barbaro, est arrêté, les
navires vénitiens, mouillés dans les ports turcs, sont mis
en séquestre; les fameux corsaires levantins paraissent
dans la Méditerranée et les brigands sur les frontières de
la Dalmatie. Désormais le doute n'était plus possible, les
Turcs déclaraient la guerre à la Seigneurie.
Cet événement jeta partout l'épouvante et l'effroi. Le
siège de Malte, avec ses cruelles représailles, vivait en
core dans tous les souvenirs, et voici que le Croissant se
montrait de nouveau à l'horizon. Le danger était com
mun, et personne ne pouvait prévoir les conséquences
d'une guerre malheureuse, ni fixer des limites aux con
quêtes d'un ennemi qui avait juré la destruction du chris-
tianisme. Il fallait donc organiser promptement la défense;
l'initiative en revenait au chef suprême de la chrétienté,
car ce n'était pas une simple lutte de nation à nation qui
s'engageait : le Croissant se dressait contre la Croix, et
Mahomet disputait à Jésus-Christ l'empire du monde.
Pie V ne faillit pas à sa mission. La pensée d'une liguel
universelle contre les Turcs le préoccupait depuis long-
temps, et, dès les premiers jours de son pontificat, il e
POiniCO 385
avait fait le point de (léparl de ses combinaisons poli-
tiques. A l'approche du danj^jcr, il rcdoui)la d'aclivitc;,
cherchant des alliés, armant des {galères à ses frais, fai-
sant appel à tous les dévouements. Nous ne suivrons pas
le pontife dans ses multiples négociations avec la plupart
des princes d'Occident, voire avec (piel([U(;s souverains
orientaux, dans le but de rallier les uns et les autres sous
le môme drapeau contre les Osman lis. Il s'a(jit, dans
l'espèce, des rapports de Pie V avec Moscou, dont les
origines remontent à la même source, c'est-à-dire au
projet de guerre contre les Turcs.
Dans le rapprochement, sur ce terrain, du Pape avec le
Tsar, il n'y a rien qui doive étonner. Le danger était si
pressant et la cause d'un intérêt si général, qu'en dehors
du monde ottoman on pouvait chercher partout des
points de contact, avec l'espoir légitime d'en trouver.
Par une étrange coïncidence, Venise prenait le même
chemin à la même époque. Sur la foi de l'émigré hellé-
nique Malaxos, le Conseil des Dix se flattait d'organiser
un soulèvement dans la Morée; le patriarche de Gonstan-
tinople devait être initié à ces menées secrètes. Pour par-
venir jusqu'à lui, le nonce de Pologne fut prié, à titre
d'ancien ami, de lui envoyer les dépêches vénitiennes
par l'entremise du « roi de Moscou » , que l'on engageait
aussi à prendre les armes contre les Turcs. Cette corres-
pondance n'arriva jamais à sa destination. On avait d'ail-
leurs, à Rome, une idée très favorable des Moscovites et
de leur souverain. Les négociations de 1550-1551 légiti-
maient de belles espérances; à deux reprises, des man-
dataires pontificaux avaient ensuite essayé de pénétrer
jusqu'au Kremlin, mais chaque fois le roi de Pologne
avait suscité des obstacles insurmontables. Ainsi rien
n'avait modifié l'impression produite par les avances de
35
380 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
Stelnberg, bien qu'on ne sut pas au Juste, Pie V l'avouera
[ont à l'heure, à quoi s'en tenir ni sur l'authenticité de
l'ambassade, ni sur la valeur des propositions russes. Les
plus récentes relations officielles ne dissipaient guère ces
illusions. Le nonce de Pologne, Giulio Ruggicri, de
retour à Rome en 15G8, écrivait dans son rapport que le
Tsar, hostile aux luthériens, accepterait peut-être avec
moins de répugnance l'union avec le Saint-Siège, si l'on
parvenait à lui en exposer les principes. Quant à la poli-
tique, Riiggieri ne cachait pas au Pape l'animosité qui
régnait entre les Polonais et les Moscovites ; une paix
solide et durable lui paraissait impossible; tout au plus
pouvait-on espérer une trêve de quelques années'.
Ces circonstances dans leur ensemble frappèrent l'es-
prit éminemment pratique de Pie V; elles indiquaient le
but à atteindre et la marche à suivre. Aussi le nouveau
nonce, Vincent del Portico, fut-il chargé de réconcilier
Ivan IV avec Siglsmond- Auguste, le Pape devant accré-
diter, au besoin, un ambassadeur à Moscou pour activer
l'entente cordiale en vue d une alliance contre les Turcs.
Bientôt la guerre de Chypre vint donner à ce projet une
poignante actualité, et au Pape l'occasion d'en faire l'ob-
jet non plus d'un avis quelconque, mais d'une négocia
tion diplomatique.
De nouvelles et plus pressantes instructions furent
envoyées au nonce de Pologne, intermédiaire d'office
pour les affaires moscovites. L'âme de Pie V s'y reflète
tout entière avec sa candeur, son énergie et son zèle. Le
Pape désire, si c'est possible, que Portico se rende lui
même à Moscou, qu'il expose franchement au Tsar l'état
des choses : les ambassades d'Ivan, sous le pontificat de
' RoMANiN, t. VI, p. 287. — Lamansky, p. 077 à 082. — Archives de
Venise, Lett. di amb. in Pol., ii° 18. — Eelacye nunc, t. I, p. 203, 208.
poirnco. 387
Paul III et de Jules III, oui laissé à Rome le meilleur
souvenir; les négoeiations ayant été brusquement inter-
rompues, le Pontife désire savoir si les nnd)assadeurs
étaient dûment autorisés et si le souverain persiste dans
les mêmes sentiments. Successeur de saint Pierre, dési-
reux du salut des âmes, il est prêt, de son côté, à envoyer
des évêques et des prédicateurs à Moscou. Par mesure de
prudence, le nonce est averti de ne parler de relijjion
qu'en termes vagues, sans aborder la controverse, à
moins que le Tsar lui-même ne manifeste des doutes sur
la primauté romaine, le purgatoire, la procession du
îSaint-Esprit, la vision immédiate de Dieu après la mort :
pn supposait Ivan beaucoup plus subtil théologien qu'il
îlie l'était en effet. Par contre, il fallait exposer en détail
e projet de ligue contre le Grand Turc, réveiller l'espoir
l'arracher la Terre Sainte à u ce chien et cruel tyran " ,
•appeler l'alliance ébauchée entre Rome, Venise et l'Es-
)agne, engager le Tsar à attaquer les Osmanlis l'année
uivante, de concert avec l'Empereur et le roi de Pologne,
àvorisant ainsi, par une puissante diversion en Hongrie,
es opérations des flottes chrétiennes dans la INIéditerra-
lée. Le post-scriptum portait en chiffres : « D'après ce
Mjue Sa Sainteté a entendu, le Moscovite a exprimé le
lésir d'obtenir les grâces et privilèges suivants : le titre
oyal, des prêtres pour instruire ses peuples dans les rites
omains, des artistes et quelques autres choses encore'; si
out cela est vrai, Son Altesse pourra bien se le rappeler, »
Ine lettre à Ivan accompagnait les instructions : les
lêmes idées y reviennent sous une autre forme et dans
ordre inverse, la guerre figure au premier plan'. Les
! ' Archives du Vatican, Polit., t. XXXIII, f. 33. — Borne et Moscou,
140, n" 5. — Theiner, Vet. mon. Pol., t. II, p. 748. Il ne reste, que je
Lhe, aucun vestige d'ambassade du temps de Paul III.
(n
388 l'll(».lErS DE MISSIOiNS POiNT I FI CALES A MOSCOU. I
incerliliulcs du Pape sont coninie un écho lointain des
doutes provoqués jadis par l'ambassade de Steinberg
Pour convaincre Ivan, mieux eût vahi lui parler de Tinfa-
tijjable Sokolli f|ui, renonçant à percer l'isthme de Suez,
s'était rabattu, Tannée précédente, sur la jonction du Don
avec la Volga, opération stratéjjique des plus redoutables
pour Moscou.
En recevant les dépêches pontificales, le nonce de Polo
gne dut être frappé d'étonnement, pour ne pas dire d(
stupeur. Mieux renseijjné sur les affaires de Moscou qu'or
ne pouvait l'être en Italie, il ne se dissimulait probable
ment pas qu'il y avait des abîmes entre les hypothèse
romaines et la réalité. Si jamais auparavant le Tsar n'avaii
ressenti le vif désir qu'on lui prétait gratuitement de s'uni
à l'Église romaine, en 1570 il était moins encore dans le
dispositions requises pour une démarche de ce genre. Loii
d'être un phénomène transitoire, l'étrange transformatio
de 15G1 avait passé à l'état de mal chronique et persistant
Oubliant qu'il avait juré d'être le père de son peuple, 1
vainqueur de Kazan et d'Astrakhan était devenu le typ
achevé du tyran, mais du tyran taillé h l'antique, qui n'a pli
l'horreur du sang et qui se complaît dans les instincts sauvî
ges. Les historiens russes ont en vain essayé de tracer le p
traitde ce monstre; il eût défié leburinde Shakespeare. Dod
d'une constitution robuste, Ivan se livrait impunément an
plus coupables excès, étouffant ses remords dans u'^e dévi
tion hypocrite, et ce bizarre accouplement de piété et d'i
famies, d'oraisons et de crimes, jette une lueur à la fol
rebutante et sinistre sur cette époque désastreuse. En I56W"là
un singulier expédient fut mis en œuvre pour revêtir d||P»t
formes de la légalité les abus du pouvoir. Au commcnc -jini
ment de l'hiver, le Tsar quitta brusquement Moscqj^
emmenant avec lui sa famille ainsi qu'une partie de sBiijw
COli
POnXICO. 389
résors, et il fît déclarer publiquement qu'il n'était plus en
état de {jouvcrner le pays : les hoïars sont des traîtres qui
rançonnent les provinces et mettent la patrie aux enchères ;
veut-on sévir, le clerffé intervient en faveur des coupables ;
pour échapper à cette alternative, l'exilé volontaire s'en
va « où Dieu lui montrera le chemin » . A cette nouvelle
nattendue, Moscou fut placée d'épouvante. Ce n'était pas
^ue le farouche despote laissât des regrets après lui, mais
1 y avait à craindre, en pleine hostilité avec la Polo(jne,
'oligarchie des boiars, et, tyran pour tyran, mieux valait
în avoir un seul que plusieurs. L'élite de la capitale,
îlergé en tête, se rendit à la Sloboda Alexandrovskaia ',
)ù Ivan s'était réfugié, et le supplia de reprendre les rênes
iu gouvernement. Le Tsar, se laissant toucher par les
3rières et les larmes, retira son abdication cDhémère, à
condition qu'il pourrait dorénavant châtier à son gré les
îoupables , confisquer leurs biens , livrer leurs têtes au
)ourreau, sans que personne eût le droit de réclamer. Ces
3aroles insidieuses étaient grosses de massacres pour un
)rochain avenir. Un sombre projet hantait le cerveau du
Tsar, et son cœur était suffisamment abruti pour le mettre
1 exécution. Les descendants des princes apanages se sou-
/^enaient de leurs anciens privilèges, les boiars invoquaient
lardiment leurs droits héréditaires : c'était autant de bor-
les imposées au pouvoir souverain que déjà Ivan III avait
îommencé à élargir. Son petit-fils n'entendait pas revenir
^;n arrière, et les soupçons qu'il avait conçus, la crainte
l'être trahi , la défection de quelques dignitaires, le por-
tent à noyer dans le sang toutes les résistances réelles ou
.upposées à ses volontés. Ainsi s'établissait officiellement
e régime autocratique, dont Pierre I" fera plus tard, en
' Aujourd'hui Alexandrovsk, dans le gouvernement de Vladimir.
390 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
le développant, un vaste et puissant organisme et qui a
traversé de nos jours des crises périlleuses. l''n s'en{ja{jeant
dans cette voie, les boïars, le cler^jé, les élus de la nation,
brisèrent soudainement avec un passé séculaire ; bientôl
ils eurent à s'en repentir.
Investi de ses nouveaux pouvoirs, Ivan revint à Moscou,
le 2 février 1565, et se hâta de faire passer dans les faits
les concessions obtenues à la Sloboda. C'est alors que parai
la tristement fameuse opritchnina : le pays fut divisé ei
deux parties inégales; la plus grande, appelée zemstchina
fut confiée au gouvernement des boïars sous la haute sur
veillance d'Ivan ; le Tsar se réservait personnellement h
partie plus petite , composée de quelques quartiers de
Moscou, d'un nombre restreint de villes secondaires
c'était Y opritchnina. Tous les suspects en furent chassé
avec femmes et enfants au plus fort de l'hiver; on leu
promit ailleurs des terres équivalentes à celles qu'ils étaien
sommés d'abandonner. Trois cents hommes des plus san
guinaires, rompus à tous les vices, résignés aux turpitudes
furent choisis entre les opritchniki pour composer l'entou
rage du Tsar. Les satellites se montrèrent dignes du maître
ils devinrent ses compagnons de débauche et ses exécu
teurs des hautes œuvres.
Le sombre et mélancolique palais de la Sloboda, noi
loin de la capitale, était la résidence ordinaire du chef d
l'opritchnina et de ses principaux membres. Là s'offrai
aux regards des Moscovites un singulier spectacle : sou,
l'égide de la majesté souveraine, les dehors de la vi|
monastique abritaient des horreurs. Ivan formait avec lej
siens une hratia ou communauté religieuse, dont il étaij
lui-même Fhégoumène. Vêtus de la bure monacale, on le
voyait, de jour et de nuit, se rendre à l'église pour
chanter gravement les longs offices du rite oriental ; 1^
II
l'OKTlCO. 301
Tsar sonnait les cloches, dirijjeait les chantres, multipliait
les prostrations au pied des images ; à certaines heures, ils
se reunissaient tous à la table commune, où régnait un
lugubre silence, interrompu seulcnicnt par la lecture des
vies de saints. Si ces moines improvisés subissaient sans
murmure cette contrainte, c'est qu'ils comptaient sur la
revanche : le reste du temps se passait en exécrables
orgies, auxquelles succédaient l'application de la torture
aux inculpés et, le plus souvent, leur exécution avec tous
les raffinements d'une cruauté sauvage. La soif du sang
tourmentait le Tsar : les délateurs ne suffisaient pas pour
découvrir des coupables, les bourreaux se fatiguaient à
égorger des victimes, mais rien ne touchait le cœur désor-
mais endurci du sanguinaire hégoumène; il ordonnait des
prières pour les innocents massacrés sous ses yeux, et
reprenait les tortures.
L'année 1570 est restée surtout mémorable dans les
fastes de l'opritchnina. A cette époque se rapportent les
scènes lamentables de Novgorod. Cette cité, naguère floris-
sante, fut faussement accusée de tramer un complot avec
' les Polonais; aussitôt sa perte et sa ruine furent décidées.
Ivan se met en campagne contre elle, la terreur précède
sa bande infâme d'opritchniki ; à l'arçon de leurs selles
flottent suspendus des têtes de chien et des balais, armes
parlantes, car ces étranges chevaliers doivent mordre les
coupables et balayer les traîtres ; de sanglantes étapes
marquent leur chemin; ils ne laissent derrière eux, à Tver
surtout, qu'un pays dévasté. En proie à d'indicibles angois-
ses, Novgorod reçoit cependant son souverain avec tous
les signes extérieurs du dévouement et de la soumission.
Hommage inutile! elle n'échappera pas à son triste sort.
jOn y érige un simulacre de tribunal, qui condamne sans
appel et juge sommairement. Cette procédure paraît encore
392 PROJETS DE MISSIONS PONTiriC ALES A MOSCOU.
trop compliquée : le plus souvent les arrêts de mort sont
lancés avec un arbitraire révoltant ; des groupes d'indi-
vidus, parfois des familles entières sont précipités dans le
Volkhov, dont les flots saturés de sang repoussent les
victimes. Celte dernière chance de salut est encore enlevée
aux infortunés Novgorodiens : les opritchniki circulent en
bateaux et achèvent avec le fer les moribonds qui surna-
gent. L'affreuse hécatombe dure cinq longues semaines,
après quoi la ville est livrée au pillage. Plus de dix mille
hommes, dit-on, y périrent dans divers genres de supplices.
Quant au Tsar avec sa bande , après avoir assouvi leur
fureur, ils reprirent, chargés de butin, le chemin de la
Sloboda.
Tel était l'homme auquel Portico devait porter, de la
part du Pape, des paroles de conciliation religieuse et des
propositions d'alliance antiottomane : mission d'autant
plus ingrate qu'au lieu de lancer ses armées contre les
Turcs, Ivan préférait négocier paisiblement avec eux. A la
suite des incursions hostiles occasionnées par les projets
stratégiques de Sokolli, Novosiltsov était envoyé, en 1570,
à Gonstantinople, porter plainte au Sultan et déclarer que
le Tsar n'est pas ennemi de l'Islam. Ivan lui-même écrivait
à Sélim que les musulmans jouissaient à Moscou d'une
parfaite liberté et proposait de maintenir les bons rapports
établis par Bayezid.
En présence de ces difficultés, avec des instructions si
peu conformesà l'état réel des choses, que devait, que pou-j||ii
vait faire le nonce ? Diplomate, il avait à renseigner son
souverain et à l'éclairer sur la situation; serviteur dévoué,
tout au plus pouvait-il faire preuve de bonne volonté, enlpf
essayant d'exécuter les ordres reçus. Il fit l'un et l'autre.
Aussi lui sommes-nous redevables d'un dossier en règle
sur Ivan, dont il sera question tout à l'heure, dès que .
!
à
PO un no. 893
iious aurons esquissé les (Irin.irclics du nouco .uiprès de
Si^isniond.
L'approbation royale à obtenir était une condition pré-
liminaire, mais indispensable. Il fallait traverser la l*olo-
;;ne pour pénétrer jusqu'à Moscou ; l'usayc voulait cpion
tint les Polonais au courant des négociations [)()ursuivies
avec leurs voisins ; cette fois, l'affaire était doublement
délicate. Sigismond avait dej)uis longtemps remis dans le
fourreau l'épée de Varna ; le petit-neveu de Wladyslaw
était dans les meilleurs termes avec le Juif tout-puissant
du Bosphore, Joseph Nazi ; l'idée d'une guerre contre les
Turcs n'avait aucune chance de faire fortune en Pologne.
Les difficultés s'aggravaient, sitôt que le tsar de Moscou
devait être invité à entrer dans la ligue générale ; le cours
des années n'avait pas, à cet égard, dissipé les appréhen-
sions de Sigismond, tout en laissant de fortes empreintes
sur sa physionomie. Le fastueux souverain qui avait si
souvent brillé dans les riches costumes nationaux aux
étoffes bigarrées, aux ceintures étincelantes de pierreries,
ne portait plus que des habits de couleur sombre; ses
appartements étaient aussi tendus de noir, comme pour
mieux encadrer la tristesse qui le dévorait. Après le départ
pour l'Autriche de sa troisième femme qu'il poursuivait
d une mortelle antipathie, retiré le plus souvent à Ivnyszyn,
usé avant l'âge, tourmenté de la goutte, entouré d'ignobles
créatures, il cherchait des consolations et ne trouvait pas
le bonheur. Cependant l'année 1569 avait été témoin d'un
triomphe pacifique des plus mémorables : à la diète de
Lublin , la Lithuanie s'était réunie à la Pologne , mais
l'importante forteresse de Polotsk restait encore aux mains
d'ivan IV. Sigismond ne pouvait se faire à cette idée;
« Roi du lendemain « , s'il tardait à déclarer la guerre,
il n'en restait pas moins invariablement hostile à Moscou.
39V PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
Ainsi, en 1570, à la seule nouvelle que les Vénitiens se
dirigeaient vers la frontière russe, il déploya une surpre-
nante activité pour les faire arrêter, de crainte qu'avec
eux le progrès ne pénétrât à Moscou'. Malgré ses tristc5
habitudes, au milieu d'une cour dépravée et frivole, le
dernier Jagellon avait gardé les dehors de la dignité , la
courtoisie des manières. Aussi réservé dans les paroles
qu'irrésolu de caractère, il ne tranchait pas les questions
dans le vif et préférait s'en tenir aux ménagements diplo-
matiques, surtout vis-h-vis de Rome. Initié aux desseins
de Pie V, il n'opposa pas constamment des fins de non-
recevoir aux instances pontificales; il y eut des fluctuations
dans ses réponses, mais lorsqu'elles étaient favorables,
il les entourait de clauses qui rendaient les concessions
parfaitement illusoires.
Le nonce possédait la confiance du Roi. Il semble même
avoir été mieux noté à Varsovie qu'à Rome; toujours
est-il qu'il n'obtint pas le chapeau de cardinal, demandé
en sa faveur par la Pologne. Lorsqu'il fit ses premières
ouvertures au sujet de Moscou, Siglsmond-Auguste les
accueillit avec bienveillance : il déclara qu'il consentirait
à l'envoi d'un nonce pontifical auprès d'Ivan, pourvu que
ce nonce fut Portico lui-même ou toute autre personne
digne de la même confiance; que la question religieuse
fût l'unique objet de la mission ; qu'il y eût quelque espoir
de la conversion d'Ivan et que tout se passât dans le plus
profond secret. De pareilles conditions ne voilaient qu'à
grand'peine un refus péremptoire.
Aussi, interpellé par le cardinal Hosius, son représen-
tant à Rome, il ne lui cacha pas le fond de sa pensée et se
servit même, pour la mieux expliquer, d'une piquante
^Bibl. Ord. Krasiîiskich, t. I, p. 345 à 353.
PO UT ICO. 395
coinpaniisoii. Le 2'.> mai 1571, Si^jismond ccrivaità Hosius
que, de l'avis de son conseil, il ne pourrait accorder au
nonce pontifical les passeports j)our Moscou, pas même
en temps de trêve. Deux motifs rcnga.fjeaieiit à prendre
cette résolution : le barbare Ivan n'en deviendrait (|ue
plus fier et plus intraitable, s'il voyait des porsonnajjes
étranxjers arriver au Kremlin; la conversion des Mosco-
vites, malgré tous ces efforts, resterait à l'état de cbimère.
C'était dire, en d'autres termes, que le Pape n'y gagnerait
rien, tandis que le roi de Pologne y perdrait quelque
chose. Il ajoutait qu'un Russe est plus difficile à convertir
qu'un Juif, quoique l'entêtement des enfants d'Abraham
soit proverbial; dès lors, comment se flatter de ramener,
d'un seul coup, toute la nation au bercail? Un apologue à
l'adresse du Pape servait de conclusion : le Roi exprimait
la crainte que « n'importe qui » n'eût le sort du chien
d'Esope lâchant la proie qu'il tient sous la dent pour s'em-
parer de l'ombre reflétée dans les eaux. La morale de la
fable se laissait deviner : favoriser Moscou, c'eût été se
brouiller avec la Pologne. Le cardinal Hosius était mieux
que personne en état de saisir l'allusion, mais beaucoup
trop discret pour divulguer des confidences de ce genre :
la lettre royale resta probablement ensevelie dans son
portefeuille.
Il y eut toutefois de part et d'autre de nouvelles dé-
marches, dont un seul document a conservé le souvenir.
Une ligue contre les Turcs avait été formellement conclue,
le 25 mai I57I, entre Pie V, Philippe II et le doge de
Venise, — c'était la treizième depuis la fondation de l'em-
pire ottoman; — une clause spéciale stipulait que le même
traité pourrait s'étendre à tous les princes chrétiens. Le
Pape s'en prévalut pour inviter le roi de Pologne à s'unir
aux nouveaux croisés. Celui-ci hésitait à prendre lui-même
396 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
les arineset ne voulait pas qu'on enrôlât »on rival du Nord.
Mais se ravisant il écrivit au Pontife, le 3 septembre 1571,
qu'il donnerait son concours à l'expédition d'un nonce à
]\Ioscou, pourvu qu'on observât les conditions primitives,
<pic la foi et non la guerre fût l'objet de la mission et
(pion lui garantit les pieuses dispositions d'Ivan. Le Roi
se rappelait des clauses que lui avait inspirées une pru-
dence de serpent; il oubliait que son secret avait été
dévoilé dans sa jjropre lettre â Ilosius.
Ces déclarations équivoques laissaient croire que Portico
jouissait de son entière liberté d'action. Il devait, par
conséquent, donner signe de vie, d'autant plus que ses
lenteurs faisaient à Rome une impression pénible; le vice-
chancelier Krasinski se crut même obligé, à un moment
donné, de plaider la cause du diplomate pontifical et d'af-
firmer hautement sa bonne foi dans l'affaire de Moscou.
Les instructions romaines lui laissaient une certaine lati-
tude : avant de se rendre lui-même auprès du Tsar, il
était autorisé à envoyer des émissaires pour sonder le
terrain. C'était le plus sage et le seul parti à prendre :
Portico avait déjà dirigé un ecclésiastique sur Moscou, le
10 mai 1571, après s'être mis en rapport avec les ambas-
sadeurs russes en Pologne. Il en dépêcha encore un second
vers la fin du mois de juillet. Les détails de cette double
mission ne nous sont pas parvenus; on ignore jusqu'aux
noms des messagers; il est même assez probable qu'ils
n'ont pas réussi à accomplir leur voyage'. Quoi qu'il en
soit, le nonce n'en continuait pas moins ses préparatifs
pour l'ambassade moscovite. Ainsi on faisait alors beaucoup
de bruit autour de la discussion théologique d'Ivan avec
Rokita, ministre des Frères bohèmes, qui avait accom-
' Bibl. Ord. Krasinshich, t. III, p. 41, 151, 165. — TuEiNEn, Vet. mon.
Pol., t. II, p. 773. — Catena, p. 185.
POllTinO. 397
pa^jnc l'ambassade polonaise à Moscou, en 1570. Le Tsar
aimait, en cHct, à étaler son érudition l)il)li(jue, et il
avait saisi l'occasion pour ("aire une apologie plus préten-
tieuse que savante de la loi orthodoxe. A l'issue du déhat,
l y eut, de part et d'autre, échange d'écrits dogmatiques :
Wengierski affirme avoir vu lui-même le livre élégamment
relié que le Tsar avait remis à Rokita. En attendant, la
j)resse divulguait les détails de la discussion qui avait eu
lieu au Kremlin. Le nonce crut qu'on pourrait peut-être
en tirer parti; l'étrange récit fut traduit du russe en polo-
nais, et du polonais en latin. En même temps parut qne
réfutation de la profession de foi protestante rédigée à
Sandomir, que des malveillants faisaient passer auprès
d'Ivan pour un symbole catholique. Les préoccupations
religieuses et littéraires n'absorbaient pas tellement le
nonce qu'il n'eut des loisirs pour les soins matériels : les
voitures de voyage, les litières et autres accessoires ne
furent pas oubliés '.
Ces frais de préparatifs manifestaient au grand jour la
promptitude du serviteur à obéir à son maître; le diplo-
mate ne se montrait pas moins empressé de renseigner
dûment sa cour. Une bonne fortune rendit ce dernier
rôle plus facile que l'autre. Pendant que le nonce cher-
chait des nouvelles sur Ivan, un soldat d'origine poméra-
nienne, nommé Albert Schlichting, prisonnier à Moscou
depuis sept ans, trouva le moyen de s'échapper et s'en
vint en Pologne, où ses premiers moments de liberté furent
consacrés à fixer ses souvenirs sur le papier. Attaché au
service du médecin italien d'Ivan, Arnoldo, il avait beau-
coup vu par lui-même, beaucoup entendu, et il ne se sen-
tait pas en veine de réticences. Son prolixe mémoire de
' Regenvolscil'S, p. 91. — Tsvétaïev, Protest., p. 5Md 570. — Theiner,
Vet. mon. Pol., t. II, p. 774.
y08 l'IlOJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
soixante-cinq grandes pages, dédié à Sigismond-Augiistc,
donne une idée singulièrement défavorable du Tsar; il y
raconte avec des détails plus ou moins exacts l'organisa-
tion de l'opritclmina, le sac de Novgorod, les massacres
périodiques de Moscou. Le tableau est si sombre que le
lecteur en reste accablé. Quant à Portico, cette relation
d'un témoin oculaire lui tombait entre les mains tout juste
à point nommé; aussi s'empressa-t-il de l'envoyer à Rome
pour en édifier le Pape et son conseil. C'est encore par la
môme voie probablement que parvinrent au ^Vatican les
rapports des ambassadeurs polonais à Moscou en 1570. Les
outrages qu'ils avaient subis en route, l'accueil glacial du
Tsar, n'étaient pas de nature à faire rechercher les relations
diplomatiques avec Ivan. Pour ne pas se laisser prendre
au dépourvu, le nonce gardait auprès de lui le double des
pièces qu'il envoyait à Rome; il en fit part, en 1581, à
Possevino : c'est ce que nous avons appelé plus haut le
dossier de Portico.
Cependant, grâce aux révélations du nonce, la vérité
commençait à se faire jour à Rome. Le caractère d'Ivan
inspirait au Pape une vive répugnance; il se résigna au
sacrifice de ses projets. « Nous renonçons complètement,
écrivait-il au roi de Pologne, le 31 novembre 1571, à l'af-
faire moscovite, à cause des informations que nous avions
reçues sur la vie du Tsar. » Un peu auparavant, la même
résolution avait été notifiée à Portico en ces termes :
« Nous avons vu ce que vous nous communiquez au sujet
du Moscovite. Ne pensez plus à vous rendre dans ces con-
trées, lors même que le roi de Pologne louerait et favo-
riserait votre voyage, car nous ne voulons pas nous mettre
en rapport avec une nation si cruelle et si barbare. » Le '
nonce n'eut pas de peine à se conformer au désir de son
maître. L'entreprise semblait si importante et si difficile
POHTICO. .ÎOO
û qui la voyait de près, que Portico se faisait nu nu rilc de
n'avoir pas recule dcvaut elle. In magnis voluisse sat est,
disait-il avec le poète, comme pour se consoler de n'avou-
pas mieux réussi '.
Pie V trouvait, de son côté, des motifs de satisfaction
autrement efficaces. Le 7 octobre 1571 marcpiait une date
immortelle : la flotte chrétienne noyait dans les cau.v de
Lépante le prestige du Croissant. Cette grande victoire
navale pèsera un jour, comme Salamine et Actium, dans
les destinées du monde. Désormais la preuve (jlorifuse et
sanglante en est acquise : les fils des croisés, unissant
leurs efforts, peuvent briser la puissance musulmane. Au
Pape revenait la mission de maintenir cette union et de la
développer; — problème difficile, auquel Pie V consacra
le reste d'une vie qui allait bientôt s'éteindre. Absorbé
par cette incessante préoccupation, il ne songea plus à la
Moscovie. Incapable du reste, à cette époque, de servir la
cause commune, elle avait à se remettre de ses propres
désastres. L'année 1571 avait été singulièrement fatale
aux Russes ; tandis que le Pape recherchait leur alliance
contre les Turcs, Ivan voyait ses propres États ravagés par
les Tatars. Profitant des beaux mois du printemps, Devlet-
Guireï, khan de Crimée, avait porté le fer et le feu jusque
sous les murs de Moscou, dont il avait incendié les fau-
bourgs. Le Tsar se réfugia dans le Nord et ne revint dans
sa capitale que pour signer une paix plus humiliante que
ne l'avait été sa fuite. Dès lors, comment compter sur son
alliance?
Parfaitement initié à ces péripéties, Sigismond n'eut
garde d'en appeler à l'invasion tatare dans sa correspon-
' Archives du Vatican, Polit., LXVIII; PU V Br., t. XIX, f. 436. —
Catena, p. 185. — Theiner, Vet. mon. Pol,, t. II, p. 774. — Sbomik
vomsk. ist. ob., LXXI, p. 748 à 7C2.
400 l'MOJKTS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOO.
(lance avec le Pape; et cependant n'eùt-ce pas été un
spécieux prétexte pour enliaver la mission moscovite?
Les dépêches de Portico expliquent cette réserve : vers la
fin de l'année 1571, les mandataires de Devlet-Guireï
vinrent à Varsovie se faire payer leurs prouesses; l'or
polonais avait lancé les Tatars contre Moscou. Cette
espèce de compromis ne répujjnait pas aux hordes merce-
naires, et les princes chrétiens s'en prévalaient sans scru-
pule, mais en secret. Aussi, lorsque le Pape abandonne
ses projets, il n'en donne d'autre motif que la barbarie et
la cruauté des Moscovites. Son regard se tourne vers la
Perse, l'Arabie, l'Ethiopie; c'est là qu'il cherche de nou-
veaux alliés.
Venise ne s'effarouchait pas si facilement. Les alliés
n'avaient pas consenti au massacre des prisonniers de
Lépante; le sicaire soudoyé contre Sélim n'avait pu tuer
le Sultan; le conseil des Dix revient alors, en 1572, à
l'idée d'un soulèvement des Hellènes et d'une entente
avec le Tsar, mais les lettres qui lui sont expédiées ont
le même sort que celles de 1570 : elles s'égarent en
route.
Les événements ne tarderont pas h modifier, à l'endroit
de Moscou, les vues du Saint-Siège. Déjà, dans sa relation
finale, Portico avait insisté sur les avantages d'une paix
durable 'entre les nations slaves '. Grégoire XIII fera de
nouvelles démarches auprès d'Ivan.
• Thkiner, Vet. moti. PoL, t. II, p. 772. — Lamansky, p. 83 à 90, 082,
083. — Archives du Vatican, Arm. LXIV, t. XXIX, Polonia, t. I, f. 85.
CHAPITRE III
RODOLPHE CLKNKK ET JACQUES WORONECKI
i57G-I580
I Grégoire XIII élu Pape à l'unanirnité. — Son portrait par les ambassa-
deurs de Venise. — liC cardinal de Côme. — Côté faible de l'administra-
tion pontificale. — Efforts concentras sur l'éducation. — Université gré-
gorienne. — Collège grec. — Candidats slaves. — La question d'Orient.
— Dépêches du nonce Laureo. — Maximilien II et Ivan IV. — L'ar-
cbiduc Ernest et le partage de la Pologne. — Ambassade de Gobentzl à
Moscou. — Optimisme de son mémoire. — Revirement dans la politique
du Saint-Siège. — Causes de rapprochement avec Moscou. — Instructions
du cardinal Morone. — Ses rapports avec les envoyés moscovites à
Ratisbonne. — Dépèclies pressantes du cardinal de Côme. — Détails bio-
graphiques sur Rodolphe Clenl<e. — Il accepte la mission de Moscou. —
Instructions de Morone à Glenke. — Tergiversations de l'Empereur. — Il
s'oppose à la mission moscovite. — Vrai motif de cette opposition. —
— Mort de Clenke.
II. Une erreur historique. — Décadence de l'empire turc. — Projet de
Grégoire XIII. — L'homme providentiel. — Stéphane Bathory, sa jeu-
nesse, ses succès. — Elu prince de Transylvanie, ensuite roi de Pologne.
Ses titres au trône. — Dépèches de Laureo : simplicité de Bathory, cui-
sine royale, lune de miel, désillusions. — Bathory reconnu roi par le
Saint-Siège. — Ligue antiottomane. — Pacta conventa. — Nécessité de
réconcilier la Pologne avec Moscou. — Dépèche romaine à Caligari. —
Position difficile de celui-ci. — Projets militaires de Bathory. — La
guerre déclarée à Moscou. — Prise de Polotsk et de Sokol. — Premières
ouvertures du nonce à Bathory et à Zamojski. — Réponses dilatoires. —
Politique du Saint-Siège. — La toque et le glaive envoyés à Bathory. —
Aveux plus sincères. — Incidents défavorables : projet de divorce sur-
pris par le nonce. — On lui insinue d'abandonner l'affaire moscovite. —
Dernières tentatives. — Bathory reste fidèle aux traditions de Sigismond II.
— Nouvelle occasion de reprendre les anciens projets.
26
402 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
Sous le Pontificat de Grégoire XIII, les rapports de
Rome avec Moscou altcij^jiicnt, au seizième siècle, leur
point culminant. Naj^uèrc professeur de droit canon à
Bologne, Ugo Boncompagni réunissait autour de sa chaire
des Reginald Pôle, des Carlo Borromeo, des Farnèse, des
Truchsess. A Trente, il étonna les Pères du Concile par
ses connaissances juridiques et sa vaste érudition. La révi-
sion du fameux procès de l'archevêque de Tolède, accusé
d'hérésie, lui donna encore plus de renom. A la mort de
Pie V, la hrillante réputation de légiste consommé et de
cardinal intègre lui valut les suffrages du conclave.
L'élection se fit sans scrutin, ou, j)Our nous servir du
terme consacré, par adoration. Boncompagni prit le nom
de Grégoire XIII.
Les ambassadeurs de Venise ont fait et refait son por-
trait. Extérieur grave, taille élevée, maigre, robuste,
petits yeux et vue perçante, nez aquilin qui révèle, d'après
Soriano, « une âme généreuse et faite pour régner » ,
haut en couleurs, couronné de cheveux blancs, marcheur
infatigable, ne craignant pas le grand air, mangeant peu
et buvant encore moins, se couchant tôt et se levant de
bonne heure, tel était le nouveau pape. Ses qualités et
ses défauts ont été ainsi esquissés par Paolo Tiepolo :
« juste, intelligent, amateur et défenseur de l'Église
romaine, mais peu versé dans la politique et nullement
enclin à ce genre d'affaires » , Les relations avec les sou-
verains relevaient entièrement de Ptolomeo Galli, mieux
IIOIIOI.I'IIE CM'.NKK. -VU3
connu sous le nom de curdinul de Côme, secrétaire des
brefs ad principes, esprit plutôt médiocre (jue puissant,
mais d'un caractère aimable et souple, d'un commerce
sur, d'une fidélité éprouvée. Au gré des fins diplomates
(le Venise, cette partie de l'administration pontificale
laissait beaucou[) à désirer : pas de profondeur dans les
plans, pas de suite dans les idées; on traînait en lon-
gueur les questions épineuses, sans égard pour les princes,
avec trop de scrupules juridiques '.
Que si l'homme de loi absorbait souvent l'homme
d'État, le Pontife ne se démentait jamais. Les intérêts de
l'Église étaient souverainement chers à Grégoire; la pro-
pagation de la foi et l'abolition des abus se poursuivaient
avec un visible succès. Les réformes inaugurées par le
concile de Trente poussaient ainsi de profondes racines
dans le sol et s'assuraient de l'avenir. La pensée domi-
nante du Pontife fut toujours l'instruction de la jeunesse
et la formation du clergé. Le concile avait tracé de nou-
velles règles pour l'érection des séminaires; par les soins
du Pape, vingt-deux collèges environ furent fondés dans
différents pays, et, pour couronner l'œuvre restauratrice,
un vaste centre d'études fut établi à Rome et confié à la
direction des Jésuites. De tous les points du globe, une
élite studieuse affluait vers l'Université grégorienne. On
s'y retrempait dans les bonnes doctrines, dans les tradi-
tions d'attachement au Saint-Siège. Après quoi, rentrés
dans leurs foyers, les jeunes docteurs propageaient au
loin les idées romaines.
L'année 1576 vit surgir, sur les bords du Tibre, le
collège grec de Saint- Athanase, destiné spécialement
aux Hellènes, sans toutefois que les Slaves du rite oriental
' Ai,BÈRi, t. X, p. 163 à 290. Relations de Paolo Tiepolo, Soriano,
Antonio Tiepolo, Correr,
404 PllOJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
en fussent exclus. Dès l'origine de la fondation, le cardi-
nal de Côme chargeait le nonce de Pologne, Vincent
Laureo, de se mettre en quête d'une douzaine de jeunes
Russes, intelligents, honnêtes, désireux de s'instruire,
profondément attachés à leur patrie; prémices des Slaves
au collège, ils eussent été ensuite parmi leurs compa-
triotes les apôtres de Rome. On calculait que les provinces
russes de la Pologne fourniraient facilement six candi-
dats; les six autres devaient être de vrais Moscovites,
séduits par des promesses ou livrés aux Polonais par les
hasards de la guerre. La commission n'était pas facile à
exécuter. A peine, au lieu de douze candidats, le nonce
put-il en trouver trois, dont un seul d'origine moscovite.
Bientôt le collège grec rendra des services signalés à la
cause de l'union, en donnant aux Hellènes un Arcudio,
un Allacci, et aux Slaves un Rutski, un Korsak, un Ko-
lenda '.
Préoccupé de l'avenir, le Pape ne pouvait se soustraire
à la tâche présente, qui s'imposait de vive force. Lorsque
le baile vénitien, Barbaro, se présenta à SokoUi au lende-
main de la guerre de Chypre et de la journée de Lépante,
le grand vizir lui parla en ces termes : « Tu viens voir
sans doute où en est notre courage après le dernier acci-
dent qui nous est arrivé; mais il v a une grande différence
entre votre perte et la nôtre. En vous arrachant un
royaume, c'est un bras que nous vous avons coupé, et
vous, en battant notre flotte, vous n'avez fait que nous
raser la barbe. Un bras coupé ne saurait croître de nou-
veau, tandis que la barbe rasée se reproduit avec plus de
force qu'auparavant. » Le mot n'était vrai qu'à demi; les
aigles polonaises, guidées par l'héroïque Sobieski, n'au-
> RoDOTA, t. m, p. 146 à 220, — WiERZBOWSKi, Otnoch., p. 238.
RODOT.PIIK ni.F.NKE. 405
ront plus qu'à s'élancer sur les Ottomans campés devant
les murs de Vienne, et la Turquie deviendra ce {jrand
malade dont les héritiers, trop jaloux l'un de l'autre,
prolongent seuls l'existence. Après la victoire des chré-
tiens, le prestige des Turcs sera perdu à jamais. Pour le
moment, ce qui frappait les esprits, c'était plutôt la rapi-
dité inouïe avec laquelle SokoUi avait réparé les pertes de
Lépante. En 1572, l'escadre ottomane ne comptait pas
moins de deux cent cinquante voiles; le Croissant sillon-
nait de nouveau les mers; déjà reparaissait dans le loin-
tain le danger d'une nouvelle invasion qu'une ligue uni-
verselle pouvait seule conjurer. L'Europe du seizième
siècle ne se laissait pas facilement enflammer par le feu
sacré des croisades. Grégoire XIII n'en voulut pas moins
affronter l'entreprise : l'avenir de l'Occident dépendait
de la défaite de l'Islam. Les mêmes diplomates véni-
tiens, qui ont critiqué si vivement la politique extérieure
du Pape, avouent qu'il travaillait avec constance et ardeur
à la ligue antiottomane, et que, pour la faire réussir, il
eût volontiers sacrifié les trésors de l'Église. Le problème
à résoudre semblait d'autant plus difficile, qu'on ne pou-
vait plus compter sur les alliés de Lépante. Le 7 mars 1573,
Venise avait conclu la paix avec les Turcs; l'Espagne de
i%ilippe II signera une trêve en 1578. Cependant, les
hostilités qui s'annonçaient entre la Perse et la Turquie
faisaient de loin entrevoir le moment où l'on mettrait
les Osmanlis entre deux feux, si les princes chrétiens les
attaquaient simultanément en Occident. A ce point de
vue, ralliance militaire des Moscovites eût été des plus
précieuses; on devait se complaire à la croire possible.
Les dépêches de Laureo n'étaient pas faites pour dé-
courager Grégoire XIII. La guerre avec Moscou avait
d'abord semblé au nonce de Varsovie un excellent déri-
40G l'IlOJKTS DE MISSIONS TONTIFICALES A MOSCOU.
vatif pour l'ardeur belliqueuse des Polonais ; mais lors-
que les chances crivan de succéder aux Jaj|cllons devin-
rent plus sérieuses, il s'aperçut qu'au fond ce choix ne
serait pas si mauvais, pourvu, naturellement, que le Tsar
se fît catholique. En effet, les avantages paraissaient pré-
cieux. Bon capitaine, favorisé par la victoire, disposant
de moyens formidables, animé de haine contre les Turcs
et les hérétiques, Ivan pouvait mieux que tout autre,
dans la pensée de Laureo, réjjler la question d'Orient'.
Par un singulier concours de circonstances, les diplo-
mates autrichiens étaient encore plus empressés à faire
l'éloge du tsar de Moscou. Pendant les deux interrègnes
qui se succédèrent à quelques mois de distance, après la
mort du dernier Jagellon (7 juillet 1572), de graves et
communs intérêts eurent bientôt rapproché d'Ivan IV
l'empereur ]\Iaximilien. Henri de Valois n'était monté
sur le trône de Pologne que pour en descendre précipi-
tamment, à la première nouvelle qu'il pourrait devenir
roi de France. Le vainqueur de Jarnac s'en allait tuer
les Guise et se faire assassiner par Jacques Clément. En
proie à une vive agitation, déchiré par les partis politi-
ques, le pays traditionnel de la liberté se préparait
bruyamment à de nouvelles élections. L'archiduc Ernest,
à défaut de l'Empereur lui-même, était le candidat de
l'Autriche. Les Turcs favorisaient Stéphane Bathory, leur
vaseal et voiévode de Transylvanie. Bien que le Tsar mît
aussi des prétentions en avant, soit pour lui, soit pour
son fds, soit sur la Pologne tout entière, soit seulement
sur la Lithuanie, Maximilien II voulut essayer de gagner
ses suffrages pour Ernest. L'Empereur s'intéressait aux
' WiERznowSKi, Vinc. Laureo, p. 76. Le nonce croyait que le titre d'em-
pereur conféré à Ivan IV après la conquête de GoQStaatiaopIe suffirait pour
qu'il SQ réconciliât avec Rome. Ibidem, p. 257.
RODOLI'IIK CLKNKE. 407
jiiojcls livoniens d'Ivau ; Batliory iiis[)irait des craintes ù
1 iiii el à Fautre; cet enchevétrcim'iil (ritih'iêts ouvrait le
(liaiiip aux concessions mutuelles et à l'action diplonia-
liiiuc. Jean Cobentzl fut envoyé dans ce but à Moscou
[leiidant l'hiver de l'année 1575. Ces négociations sont en
(Kliors de notre sujet; elles roulaient sur le partage encore
pK-niaturé de la Pologne. La maison d'Autriche voulait
(bien céder des provinces qu'elle ne possédait pas, pourvu
qu'un archiduc obtînt tout un royaume; le Tsar ne voyait
aucun inconvénient à livrer des Slaves aux Allemands,
i^'il pouvait du même coup élargir ses propres frontières.
Des lettres flatteuses pour Ernest furent donc expédiées
eu Pologne, où elles n'arrivèrent du reste qu'après lélec-
liou de Bathory. Mais il nous tarde d'aborder ce qui dans
tout cela nous touche de plus près : le mémoire rédigé
par Cobentzl sur la Moscovie.
Le diplomate autrichien a été évidemment ébloui par
lac cueil qu'il reçut au Kremlin. Rien que l'apparition
lu Tsar le frappe de stupeur : Ivan se montre, à la pre-
mière audience, avec un manteau d'étoffe précieuse sur
les épaules, tout couvert de rubis, d'émeraudes, de dia-
iiaiits grands comme des noix, s'écrie Cobentzl avec
l'îilhousiasme ; le fils aîné du Tsar déploie dans son cos-
-uine la même magnificence, moins la couronne et le
îCeptre. A la vue des splendeurs dont s'entoure le mo-
aarque du Nord, notre ambassadeur est comme étourdi;
il dédaigne ce que naguère il avait admiré : rien n'est
comparable aux merveilles de Moscou, ni les tiares et les
Tiitres du Pape, ni les joyaux de France ou d'Espagne, ni
les trésors de Toscane, de Bohême, de Hongrie. Au festin
^ui succède à l'audience, nouvelle surprise, nouvelle
idmiration. Vêtus de longues robes à l'orientale, le souve-
rain et son fils semblent enveloppés de lumière, si vif est
408 riU).lETS DE MISSIONS PONTI Kl CALES A MOSCOU.
l'éclat des pierreries qui élincellent sur leurs costumes
cramoisis; de nombreux serviteurs aux brillantes livrées
entourent les tables jjarnies de vaisselle et de coupes en
or et en vermeil. Six longues beures se passent ainsi au
milieu des boissons et des mets, car la gravité de nos
pères ne reculait pas devant cette épreuve, le plus sou-
vent assez funeste pour plusieurs d'entre eux. La dernière
libation est offerte aux convives par le Tsar lui-même.
Après quoi, à la lueur des flambeaux, on reconduit les
hôtes étrangers à leur domicile pour s'y remettre intré-
pidement à boire et à manger jusqu'au lever de l'aurore.
Non content d'admirer ce qui tombait sous les yeux,
Cobentzl trouva des amis complaisants qui lui donnèrent
force détails sur les trésors cachés d'Ivan et sur ses res-
sources militaires. Les richesses accumulées au Kremlin
sont presque légendaires : trois cents charretées d'or et
d'argent enlevées à Novgorod sous Ivan III, les dépouilles
de quinze principautés subjuguées par Vasili III, le butin
de Kazan, d'Astrakhan, de Dorpat, de Pernau et de quel-
ques autres villes prises à l'ennemi et soustraites au
pillage. Quant aux forces militaires, elles étaient évaluées
à trois cent mille cavaliers, cent mille fantassins armés d
fusils, cent mille autres munis de flèches, qui tous peuven
être mobilisés dans l'espace de quinze jours. Cette der*
nière affirmation suffit, à elle seule, pour donner la me
sure de l'exactitude de Cobentzl. Personne n'ignore ave(
quelle lenteur et quelle difficulté les Tsars réunissaient
sous les drapeaux leurs soldats-laboureurs, disséminés
dans les campagnes : le délai de quinze jours est un
amère ironie.
L'optimisme de notre diplomate ne s'arrête pas au:
faits purement matériels; il paraît au grand jour dans les
appréciations morales. Ivan est censé animé d'un beau
RODOLPIIK CLKNKE. 409
zèle pour conclure une alliance antioltomano avec le
Pape, l'Empereur, le roi d Ilspagnc et tous les princes
chrétiens. Au seizième siècle, à ralliance polititpu; s'as-
socie toujours l'idée de l'unité relijjieuse. A cet ('{jard,
Cobentzl trouve les Moscovites admirablement préparés,
pourvu qu'on y mette de la prudence et de la modéra-
tion. En effet, rien de plus facile que de rentrer dans le
giron de l'Église pour ceux qui, à la rigueur, n'en sont
jamais sortis : c'est le cas des Moscovites. Ils professent,
à quelques détails près, les mêmes doctrines que l'Église
romaine, s'adonnent aux mêmes pratiques, y compris les
jeûnes et le culte des saints, recourent aux mêmes sacre-
ments, ne portent pas de haine aux Latins; la piété popu-
laire se manifeste dans les processions, dans la vie exem-
plaire des moines et des nonnes. N'écoutant que son zèle,
Cobentzl croit devoir indiquer l'homme, d'après lui, le
plus capable d'agir dans le sens du rapprochement : c'est
le Père Stanislas Warszewicki, recteur du collège des
Jésuites de Vilna.
Après ces échappées lumineuses vient tout naturelle-
ment le désir de voir Ivan, à défaut d'ui^ Habsbourg,
monter sur le trône -de Pologne et assumer contre les
Turcs une mission providentielle ' . Quand on songe que
le Tsar parcourait alors la cinquième des six époques de
massacres consignées dans les chroniques, que les plus
illustres boïars comptaient parmi les victimes, que Tver
et Novgorod saccagés cruellement se relevaient à peine
de leurs ruines, que les églises et les couvents n'échap-
paient guère à la déprédation, que tout le pays, plongé
' WiCHMANN, p. 1. — TocRGUÉxEv, l. I, p. 255. — Pom. dipl. snoch., t. I,
roi. 481 à 574. Tourguénev attribue faussement ce mémoire à Pernstein ;
Wichmann est dans l'erreur sur les dates. Pour toute cette période, voir
Z.^KP.zEWSKi, Po iiciccc^e, p. 60 et suiv. — Appendice, n° III.
410 IMIOJETS DE MISSIO.NS PONTIFICALES A MOSCOU.
dans un morne effroi, regardait l'avenir avec terreur, on
se demande non sans surprise comment un homme, versé
dans la politique et rompu aux grandes affaires, pouvait
si facilement se laisser halluciner.
Tel était cependant le langage de Gobentzl, et nous ne
sommes pas éloigné de croire que ses paradoxes ont fait
oublier les sombres dépêches de Porlico. Le diplomate
autrichien jouissait d'une certaine autorité; son mémoire,
adressé, semble-t-il, à plusieurs personnages à la fois, a
circulé dans les plus hautes sphères, et, s'il faut en juger
d'après les exemplaires encore existants, il a dû être très
répandu.
Les événements politiques attiraient le Saint-Siège vers
le même ordre d'idées . Les concurrents au trône de Po-
logne étaient si nombreux, si profondément divisés, qu'il
ne fallait pas s'attendre à une issue pacifique des élections. A
deux jours d'intervalle, le 12 et le 14 décembre 1575,
deux rois furent successivement proclamés : Maximilien II
et Stéphane Bathory. Gagnant de vitesse sur son rival,
rendu promptement en Pologne, le voiévode de Transyl-
vanie avait m^êlé son sang h celui des Jagellons, posé leur
couronne sur sa tête, fasciné et séduit les esprits par ses
allures chevaleresques, tandis que l'Empereur, entouré de
son conseil, calculait les chances de succès, s'effarouchait
des risques à courir et se bornait, en somme, à rédiger de
touchantes proclamations.
Le nonce Laureo se trouva placé dans une fausse posi-
tion : en pleine lutte électorale, il avait officiellement sou-
tenu les Habsbourg, la candidature d'Ivan restant toujours
subordonnée à leur échec; quant à Bathory, on l'avait
négligé complètement. Aux yeux du Saint-Siège, il n'y
avait donc d'autre élection valable que celle de l'Empereur.
Pour ne pas se déjuger, Laureo quitta Varsovie et se fixa
ROnOLPM !•; CLKNKE. 411
Breslau. Un seul avanlujjc dérivait de cette confusion :
tome pouvait traiter des alfairesde Moscou avec un roi de
ologne sans que les Polonais eussent rien à y voir ; d'ail-
îurs, un Iia!)sbourg ne serait-il pas plus prévenant et
lus souple qu'un Ja^ellon ? L'occasion d'entrer en matière
offrit d'elle-même au départ pour l'AIIema^jne du cardi-
al IMorone, accrédité en qualité de légat auprès de Maxi-
lilien II,
En effet, les instructions pontificales du 26 avril 1576
éveloppent longuement les avantages d'une mission
)maine à Moscou, même au point de vue des intérêts du
aint-Empire. L'affaire passait en bonnes mains. Accusé
'hérésie et jeté dans les fers par Paul IV, Morone était
)rti de prison pour présider les Pères du concile de Trente;
admiration générale avait succédé aux soupçons , ses
dvcrsaires le redoutaient, les Romains le surnommaient,
cause de sa réserve, le puits de Saint-Patrice.
En outre, les circonstances se prêtèrent aux négociations:
ans les premiers jours de juillet, deux envoyés russes, le
rince Sougorski et le diak Artsybachev, vinrent à la diète
e Ratisbonne conclure une alliance définitive, s'entendre
\QC Maximilien sur la ligue et intriguer contre Balhory.
Empereur s'en ouvrit au cardinal et, sur la remarque
ail faudrait auparavant mettre à l'épreuve la sincérité
loscovite, lui déclara sans réticence qu'un envoyé spécial
; rendrait au Kremlin. C'était là que Morone voulait en
inir; il murmura timidement que le Pape pourrait peut-
re en faire autant. S'apercevant alors du piège, Maxi-
lilien se replia sur les démarches préliminaires à la diète
sur les incursions des Turcs en Croatie. Cependant,
ientôt après, il approuva le projet pontifical, et Morone se
lit immédiatement en rapport avec les Russes, que les
lauvaises langues accusaient d'être assez grossiers. La pre-
M2 PROJETS DE MISSIONS PONT lE I C A ],ES A M OS CD 0.
mière entrevue réussit à merveille et dissipa les appréhen-
sions. Il n'y avait j)lus qu'à pousser la pointe. Le 28 août,
le cardinal fit présenter une lettre à Sougorski avec
prière de s'en charger pour son maître. Quel ne fut pai
l'étonnement général, lorsque les diplomates du Kremlin
répondirent j)ar un refus ! « Que le Pape envoie lui-mérac
son ambassadeur à Moscou, disaient-ils, qu'il donne sef
lettres aux courriers impériaux ; quant à nous , nou{
sommes accrédités auprès de l'Empereur et nullement
auprès du Pape. » Rien ne put les faire changer d'avis ;
ils savaient trop bien qu'ils répondaient sur leurs têtes dt
la fidélité servile aux ordres du maître '.
Morone était tout entier à son désappointement et peut
être à son dépit, lorsqu'il reçut de Rome des dépêches qui
marquent une nouvelle phase dans ces négociations. Déj,
plus d'une fois le cardinal de Côme avait adjuré la diète
voter promptement les subsides pour la guerre, sans laisse)
à Mourad III le loisir de subjuguer la Perse ; le Saint-Sièg(
ne perdait pas l'espoir d'enrôler l'Espagne, le Portugal
l'Italie avec Venise, et, pour grossir le nombre des alliés
Morone se voyait autorisé à tenter la fortune auprès d(
Schah-Ismaïl et d'Ivan IV. En Perse, le bruit des arme
eût couvert la voix des diplomates; Moscou présentait plu
de ressources. On envoya donc au légat d'Allemagne m
bref pour Ivan IV avec une dépêche datée du 25 août, qu
nous offre un curieux spécimen d'idées inexactes sur Mes
cou. Le Saint-Siège se dit parfaitement informé des excel
lentes dispositions du Tsar, voire de sa déférence, de soi
profond respect pour le Pape. Jusqu'ici, pour ménage;
l'Autriche, on s'est tenu à l'écart; maintenant que 1er
' Archives du Vatican, Polit., CXVI, f. 61; fonds Borghèse, III
ji»107 G. — laEiîiER, Annales, t. II, p. 525, 529. — Pam. dipl. snoch.,i.î
col. 664, 6Ô5. I
%
nODOLPlIE CLENKE. 413
Habsbourg sont en bons termes avec Ivan, pourquoi les
iiilerèts de rÉjjlisc ne niarclicralent-ils pas de Front avec
ccnix du Saint-Empire? Morone reçut, par consé(juent.
Tordre positil' d'envoyer un messager à Moscou. Comme a
1 ordinaire, le but de la mission sera politique à la fois cl
religieux. L'appui de Maximilien semblait si assuré qu'on
lui suggéra d'avance le canevas d'une lettre i\ Ivan. Ouant
a i'heureux résultat de l'entreprise , Rome n'en doutait
jiicsque pas; on s attendait plutôt à voir arriver, du fond
de la Moscovie, une ambassade solennelle '.
A Ratisbonne, le légat n'était guère mieux informé que
le cardinal au Vatican; ne puisaient-ils pas tous les deux
aux mêmes sources autrichiennes? Sans faire d'observa-
tion à sa cour, sans se laisser décourager par Sougorski,
Morone ne songea qu'à exécuter les ordres reçus. L'Empe-
reur donna verbalement son approbation; le titulaire de
la mission était trouvé d'avance : Rodolphe Clenke s'en
chargeait volontiers. Savant, érudit, d'une constitution
roljuste, d'un genre de vie austère, presque Spartiate, ce
prêtre distingué consacrait ses loisirs aux études et culti-
\ ait les sciences sacrées, le droit civil et les langues orien-
tales. Son humeur enjouée et quelque peu batailleuse le
faisait tour à tour admirer par les uns, craindre par les
autres, et parfois gronder par son évêque, à cause de ses
mordantes saillies.
Jusque-là sa carrière n'avait été rien moins que mono-
tone. Sa jeunesse s'était écoulée en grande partie aux uni-
versités protestantes de Wittemberg, Meissen, Rostock.
Vers 1550, Clenke se trouve à l'université catholique de
Cracovie, et c'est à cette époque que se rapporte son
voyage de Moscou en compagnie de Stanislas Jedrowski,
* TnEiNER, Annales, t. II, p. 213. — Borne et Moscou, p. 150, n° 10.
JI14 PROJETS DE M1SSI0^'S PONTIFICALES A MOSCOU.
envoyé auprès du Tsar par Sigisinond-Au/justc. Celle loin-
taine et falifjaiitc excursion laissa à Tintrépide touriste
des souvenirs inclfaçablcs et le mit en veine d'existence
nomade. Au retour, à peine a-t-il passé quelque temps
auprès de Gebliard de Waldbourg, le futur archevêque si
tristement célèbre de Cologne, qu'il est de nouveau sur
les grands chemins; la France et l'Italie l'atlirent sans le
captiver; le voici, en 1557, à l'université d'Ingolstadt;
bientôt après il se fait recevoir licencié en droit à Lou-
vain, et se consacre à l'étude de la théologie. Dès qu'il
eut obtenu le bonnet de docteur, il fut nommé recteur du
séminaire nouvellement érigé d'Eichstiictt, professeur de
théologie, prédicateur de la cathédrale et chanoine. Ce
rapide avancement, ce cumul de fonctions, sont une
preuve des mérites et des capacités de Clenke. Le duc de
Bavière, qui lui servait des pensions, n'y resta pas indiffé-
rent et, faisant valoir ses droits sur le savant ecclésias-
tique, lui confia, en 1570, la direction du Georgianum
d'ingolstadt.
Au mois d'août 1576, Morone eut l'occasion de voir
Clenke à Ratisbonne, et, le trouvant plein de science et
de zèle, habile dans la controverse, lui proposa la mission
de Moscou. L'offre fut acceptée avec empressement. Ne
prévoyant plus d'obstacles, le légat rédigea une longue
feuille d'instructions qui reflète fidèlement les illusions
romaines : l'union avec l'Église et la guerre contre les
Turcs en forment l'objet; Clenke est chargé de provoquer
une ambassade russe à Rome, et autorisé à promettre des
théologiens et des prêtres, si le Tsar, nouveau David, prêt
à lutter contre l'Islam, veut se faire instruire plus à fond.
La lettre du légat à Ivan est écrite dans le même style ^
'MeDKRER, t. II, p. 45 à 51. SCTTNER, p. 27. TUEUWELIUS, WyMCK,
passim. — GRiGonovifcn, p. 27 à 75, n"' 5, 6.
RODOI-PFIE r.MlNKR. 41.',
On ne se doutait pas des contrastes : le despote de Moscou
à Fécole d'un prêtre latin, les ()|)iil(liriiki soumis docile-
ment au l'ape; — n'était-ce pas rêver l'impossiidc?
En organisant la mission sous les auspices impériales,
en espérant le concours de rAutriclie, ni (Jrégoire XIII ni
Morone n'avaient compté avec la versatilité qui distirijjua
de tout temps la plupart des Ilabshourjj. Après une ré-
ponse évasive et une approbation complète, Maximilien
allait encore revenir sur sa décision. Le prince Soufjorski
se mettait déjà en route, Clenke devait l'accompaj^ner;
comme dernière formalité, Morone en informe 1 Empe-
reur, lorsque, l'avant-veille du départ, le 15 septembre,
une déclaration inattendue vient plonger les intéressés
dans l'étonnement. Sa Majesté exprimait l'avis de surseoir
à l'envoi de Rodolphe Clenke ou de tout autre représen-
tant pontifical, et voici pourquoi : les négociations ne s'ou-
vriraient à Moscou qu'après l'arrivée des ambassadeurs du
Saint-Empire, du roi d'Espagne et du roi de Danemark ;
or, avant de traiter avec le Tsar, il serait opportun que les
diplomates étrangers s'entendissent entre eux ; une mission
isolée manquerait son but. Ces raisons sont moins convain-
cantes qu'on ne croirait. La résolution impériale s'inspirait
plutôt d'une secrète jalousie : des conseillers ombrageux,
craignant un nouveau succès du Saint-Siège, avaient per-
suadé l'Empereur de faire avorter la mission pontificale.
Telle est la version donnée par Malvasia, secrétaire de
Morone, au P. Possevino ; telle est l'opinion de Possevino
lui-même. Le légat d'Allemagne ne se montra pas contrarié
outre mesure de cet échec. On eut soin de l'avertir que les
Russes ne se souciaient pas d'emmener avec eux un prêtre
romain. Voyant qu'il serait inutile d'insister, il s'épargna
de nouvelles démarches, et l'affaire en resta là. Le repro-
che d'inconstance ne saurait être adressé au cardinal de
416 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOUj
Côme ; le jour même où l'Empereur notifiait son refus, il
félicitait ^loronc de ses prcnncrs succès au[)rcs de Soujjorski
et , au nom du Pape, l'encourageait à multiplier ses
elTorts ',
Le plus désappointé de tous fut peut-être Rodolphe
Clenke : son esprit aventureux se complaisait dans le grand
œuvre à parfaire , dans le lointain voyagea entreprendre.
Obligé d'y renoncer, il se consacra au duché de Brunswick,
, où il y avait à soutenir une lutte ardente contre le protes-
] tantisme. Victime de son zèle, de ses travaux, de ses
. fatigues, il mourut le C août 1578. Sa dépouille mortelle
repose dans la modeste église des religieuses d'Eldagessen.
Ainsi disparut de la scène du monde celui qui aurait dû
gagner Ivan le Terrible à la foi romaine, en faire le cham-
pion du Saint-Siège et la terreur des Ottomans. Je ne hasar-
derai pas l'hypothèse que Clenke eût réussi dans sa mission ;
toujours est-il que ce n'était pas à un Habsbourg de lui
susciter des obstacles .
II
On a cru jusqu'ici que Grégoire XIII, avant la célèbre
mission de Possevino, n'avait essayé qu'une seule fois de
se mettre en rapport avec Moscou, et qu'il n'avait pas
renouvelé en Pologne les démarches avortées en Autriche.
C'est une erreur dont il importe de signaler la source. Lesf
instructions du cardinal de Côme au nonce de Pologne sur 1
' Borne et Moscou, p, 15V, n" 12; Bathory et Possevino, p. 53. — ToUR-
GCKNEV, Suppl., p. 21. — Archives du Vatican, Gennania, XGVI, f. 119,
212.
JACQUES WORONECKI. r*i7
une mission auprès d'Ivan, on 1571), yisaicnt inconnues
aux arcliives du Vatican, et, si la correspoiidaiicc de Cali-
gari, publiée par Tour^uénev, n'en révèle pas les traces,
c'est qu'elle présente elle-même de regrettables lacunes ;
notamment les dépêches chiffrées n'y sont pas reproduites.
Ces précieux documents, que j'ai la chance d'arracher le
premier à l'oubli, permettent de mettre en lumière un
épisode diplomatique qui ne manque ni d'intérêt ni d'im-
portance : il s'agit d'un nouveau projet moscovite provo-
qué par les complications d'Orient.
A la mort de Suleyman I", l'empire islamique entra
dans sa période de décadence. A la vérité, les causes
d'affaiblissement restèrent à l'état occulte tant que Sokolli,
de sa main vigoureuse, empêcha leur éclosion et maintint
les traditions du grand règne. Cependant le Croissant n'est
plus entouré d'un prestige invincible; la journée de Lé-
pante l'avait détruit sans briser encore complètement la
puissance ottomane. Mourad III s'était engagé dans une
longue et terrible guerre avec la Perse. Il y avait des
alternatives de victoires et de revers, mais les bruits défa-
vorables aux Turcs trouvaient plus de crédit en Europe, et
une ambassade persane venait solliciter à Lisbonne le
concours des princes d'Occident pour porter un mortel et
dernier coup à l'empire ébranlé de Mahomet. Se pré-
valant des circonstances favorables, Grégoire XIII reprit
les projets caressés à Rome depuis 1576. Il se laissa per-
suader que les Turcs, harcelés par les Perses en Asie, ne
pourraient guère opposer une longue résistance aux ar-
mées chrétiennes qui viendraient les attaquer de toutes
parts en Europe. Le point capital, d'où dépendait la vic-
toire, était donc d'organiser promptement la ligue pour
faire coïncider une campagne dans la presqu'île des Bal-
kans avec les opérations militaires que les Perses pousse-
2T
418 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
raient vijjoureusement en Orient. On espérait rallier sous
le même drapeau l'Espagne et Venise, ces deux rivales
c^jalement fières et puissantes, dont le concours, en vue
du succès, était également nécessaire. Le commande-
ment suprême eût été confié au roi de Pologne. Ce choix
était indiqué : Batbory se révélait tout à coup comme un
homme providentiel aspirant aux plus hautes destinées.
Son passé n'était pas sans gloire.
2es Balhory de Somlyo comptaient parmi les plus illus-
tres familles de Transylvanie; traditions belliqueuses,
courage à toute épreuve, simplicité patriarcale, fidélité à
la foi des ancêtres, tels étaient leurs traits distinctifs.
L'année même de la naissance du futur monarque, ses
parents élevèrent à côté de leur château une église à la
sainte Vierge. Possevino eut un jour l'occasion de la
voir et d'admirer les précieux ornements dont elle était
fournie. Il ne manqua pas d'en tirer, après coup, l'horo-
scope du nouveau-né, prédestiné à devenir grand construc-
teur d'églises et restaurateur du culte divin. Envoyé par
son père à Gran, Stéphane y reçut à la cour de l'arche-
vêque une forte et pieuse éducation. Lorsqu'il passa, tout
jeune encore, au service de Ferdinand, son caractère était
déjà si fièrement trempé que le primat de Hongrie put
faire de lui cet éloge : « Voici un garçon, dit-il au roi des
Romains, qui veut être traité comme un homme. » Sur
un théâtre plus vaste, les qualités de Bathory se firent
mieux remarquer : en 15 49, il se rendit à la diète d'Augs-
bourg; la vie des camps lui valut la réputation de vaillant
soldat; ensuite il accompagna en Italie l'archiduchesse
Catherine, fiancée au duc de Mantoue.
Mais ces bonnes relations avec les Habsbourg ne tar-
dèrent pas à s'altérer singulièrement. Le voiévode de
Transylvanie, Jean-Sigismond Zapolya, disputait à Ferdi-
JACQUES WOllONECKI. 419
nand, les armes à la iiiuiu, la comoane royale de Hon^jrie.
Rentré j)armi les siens, nounné comniandanl de Vara-
dine, Hafhory embrassa le parti de son prince, et il eut
souvent à combattre les milices autrichiennes. La {juerre
devenait ainsi de plus en plus son élément favori; tout l'y
portait, et son inclination naturelle, et sa position sociale,
et les circonstances ajjitées de l'époque. Son jfcnie mili-
taire se trahit à chaque occasion : on admire son coup
d'œil, son énergie, ses soudaines inspirations; le champ
de hataille l'anime d'un enthousiasme qu'il répand autour
de lui; sous la tente, il étudie avec passion l'art de la
guerre et invente des boulets qui font la terreur de len-
nemi. Aussi fin diplomate que valeureux capitaine, la
mission de Vienne lui échut souvent en partage. Les pour-
parlers avec Ferdinand n'aboutirent jamais. Maximilien II
était sur le point, en 1565, de ratifier un traité avantageux
pour lui, lorsque Bathory vint demander de nouvelles
concessions en faveur de son maître. Le recul ressemblait
à un piège; l'Empereur rompit les négociations et retint
prisonnier l'envoyé de Zapolya. Près de trois ans s'écou-
lèrent ainsi dans une captivité honorable qui ne le privait
de rien, si ce n'est de la liberté.
En 1571, lorsque le dernier Zapolya eut fermé les yeux,
les suffrages des électeurs se portèrent sur Bathory. Il
accepta la couronne de Transylvanie; mais pour la con-
server sur sa tête, il dut livrer une sanglante bataille à un
rival perfide et puissant. Le calme rentrait peu à peu dans
le pays, les relations du dehors n'en restaient pas moins
compliquées : vassal et tributaire du Sultan, le voïévode
recevait de lui l'investiture et, en cas de guerre, lui four-
nissait un contingent; d'autres attaches, mais secrètes,
unissaient la principauté à l'empire: or l'Empereur abhor-
rait le Sultan; ni l'un ni l'autre n'avait les sincères sym-
420 PK0.1KTS DE MISSIO>'S PONTIFICALES A MOSCOU.
patliies de Bathory, qui eût préféré voir sa patrie rendue à
elle-même et comj)lètcmciil indépendante '.
Le nouveau voïévode aurait consumé obscurément sa
vie et ses forces dans la lutte avec ces difficultés, si les
Polonais ne l'eussent appelé à devenir leur roi. Un bril-
lant avenir s'ouvrait devant lui ; mais (juels étaient ses
titres au trône de Pologne? Talents militaires, réputation
de tolérance, hostilité envers les Habsbourg, protection
du Sultan, promesse d'épouser la dernière Jagellon. \.a
petite noblesse, la szlachta, n'en tlemandait pas davan-
ta"^e; Fenthousiasme des électeurs se fût certainement
refroidi, s ils eussent mieux connu la rude énergie du
maître qu'ils acclamaient, son austère justice, ses prin-
cipes de discipline, sa volonté inébranlable de ne pas être
un roi de théâtre.
Quant aux petits côtés de l'événement, personne ne les
a mieux saisis que le nonce Laureo. Ce qui le frappe avant
tout dans Bathory, c'est la simplicité de ses allures : ses
vêtements sont modestes, presque pauvres ; lorsqu'il ôte
son soulier de fer, on aperçoit des chaussures percées, et
l'on échange des sourires; an milieu d'une conversation,
survient un palatin quelconque, il prend le Roi par le
bras, le tire familièrement à l'écart, ordonne à haute voix
de fermer les portes, de ne laisser entrer personne. La
cuisine royale est une cuisine militaire ; le bœuf avec des
oi.onons et de l'ail en fait tous les frais, contraste frappant
avec les festins légendaires des magnats. Le mariage avec
Anne Jagellon avait été essentiellement politique, l'incli-
nation n'y était pour rien ; la lune de miel ne dura que
quelques jours, l'épouse de cinquante-quatre ans se vit
bientôt délaissée par un mari plus jeune de dix ans, bouil-
' PossEviNO, La Transilvanîa, ms., p. 172. — Archives du Vatican,,
fonds Borghèse, LXV, D, f. 2W.
JACQUES WOnONF.r.Kr, V2I
iaiit (l'acLivllé. Lrius cliainbros étaient voisines, séparées
par une sctilc pièee. Au lieu de luire appeler la Heine ou
dalKM' la trouver, l'alhory lui offrit de venir sj)onlané-
nicnt (piand elle voudrait le voir. Une première fois, elle
endura cinq heures d'altenle; personne ne i)arnl dans la
<()irée suivante : la lleinc revint bouleversée dans sa cham-
bre, un accès de fièvre se déclara, une saijjnée.fut néces-
saire. Même désillusion dans les affaires : le lloi se con-
duisait en maître al)solu, distribuant à son ^ré les faveurs
et les charges, ne laissant à son épouse aucune part d'in-
fluence. Mortifiés et déçus, les partisans d'Anne remplis-
saient la capitale de leurs plaintes et s'en allaient répétant
partout : Erravimiis, erravimus . Le nonce conclut sa dé-
pêche chiffrée en exprimant l'espoir fjue ces vétilles jette-
ront peut-être quelque lumière sur des questions plus
graves '.
Rome avait, en effet, une décision importante à pren-
dre : il fallait choisir entre Maximilien et Bathory, élus
tous les deux rois de Pologne. L'un possédait les sympa-
thies du Saint-Siège; une rupture avec l'autre semblait
imminente. La mort de Maximilien II vint fort à propos
dégager la situation : le Pape reconnut l'élection de Ba-
thory; le Roi oublia l'échec du voiévode; d'excellentes
relations s'établirent entre Rome et Varsovie, sitôt qu'on
eut appris à mieux connaître les dispositions chevale-
resques de Bathory, son attachement inébranlable à
l'Église, sa haine secrète du Croissant". Désormais le chef
de la ligue antiottomane s'imposait par la force des
choses : à la tête de la brillante et indomptable cavalerie
polonaise, des fantassins hongrois, intrépides et endu-
rants, le royal capitaine pouvait plus facilement que tout
' WiinzBOwSKi, V'inc. Laureo, p. 424 à 427.
* liibl. nat., fonds latin, n° 6083, passim
422 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
autre pénétrer jusqu'au cœur de l'ennemi, à travers la
Moldavie et la Valachie, dont l'accès lui était ouvert.
Mais auparavant un obstacle devait être écarté. Les
pacta conventa, acceptés sous la foi du serment, obli-
geaient le nouveau Roi à maintenir la paix avec les Turcs
et à reprendre aux Moscovites leurs conquêtes sur les
Polonais '. Rome comprenait très bien que la lutte simul-
tanée avec deux adversaires formidables compromettrait i
la victoire, mais on voulait chan^jer les rôles : conclure
une alliance avec Ivan et concentrer les forces contre
Mourad. Si le Roi se laissait convaincre, la diète l'eût
délié de ses promesses. Grégoire XIII revenait ainsi au
projet favori du Saint-Siège.
Le cardinal de Côme se mit immédiatement à l'œuvre.
Une longue dépêche fut adressée, le 10 juin 1579, au
nonce de Varsovie, André Caligari, successeur de Laureo.
Presser Bathory de se mettre à la tête d'une croisade,
sous peine de passer pour l'ami des Turcs; laisser le Pape
rétablir la paix avec Moscou, car, en dépit des trêves, on
se battait déjà en Livonie : tel était le mot d'ordre, ren-
forcé par des promesses de subsides et des mirages de
conquête : on pourrait arrondir la Transylvanie, s'em-
parer de la Moldavie, en proie aux aventuriers; de la
Valachie, épuisée par les discordes, voire de Constanti-
nople. Pour ne pas compromettre les succès militaires des
Polonais, le Pape agirait spontanément, comme à l'insu
du Roi, de sorte qu'à Moscou l'on ne se douterait même
pas qu'il fût initié au secret. Caligari n'avait qu'à rédiger
des instructions, dont le point culminant serait la paix
entre les deux nations belligérantes et l'union de Moscou
avec Rome sur la base du concile de Florence. Muni de
» Vol. legum, t. II, p. 898,
JACQUES WOUONECKI. 42»
cette pièce et avec l'assentiment du Hoi, le neveu de l'ar-
chevcque de Gnesen, Jacques Zbarala Woronecki, irait
tenter la fortune au Kremlin '.
La dépêche cardinalice, à dire vrai, proposait à Gali-
gari un problème à peu près insoluble. Les excès sauvages
du terrible Ivan le rendaient de plus en plus étranger
aux idées romaines de conciliation, et, en 1579, Bathory
devait être également inaccessible aux discours pacifiques.
De vastes plans de campagne germaient dans sa tète ; il
les avait esquissés au nonce dès le mois d'avril 1578 :
marcher sur Polotsk et Smolensk, cribler de projectiles
les deux forteresses, surprendre Moscou, exiger des vaincus
la cession de la Livonie, et dicter au Kremlin les condi-
tions de la paix. Projet grandiose, que reprendra dans trois
siècles un capitaine de génie pour aboutir à un désastre!
La diète de la même année 1578 encourageait Bathory à
donner de l'avant : de lourds impôts furent votés avec
une largesse inouïe. A peine les préparatifs terminés, le
courrier Lopacinski partit pour Moscou, le 26 juin 1579,
porteur d'une déclaration formelle de guerre : la Livonie
en était l'enjeu; le but suprême, celui de refouler vers
l'Asie le plus formidable ennemi de la Pologne '.
La fortune, dès le début, se déclara en faveur de
Bathory. Par un mouvement habile et inattendu, il avait
envahi la Russie Blanche, tandis qu'Ivan dirigeait le gros
de ses troupes sur Pskov et Novgorod pour se rapprocher
de la Livonie. Le 29 août, les formidables remparts de
Polotsk sont déjà la proie des flammes; le lendemain, un
furieux et dernier assaut est livré; Bathory, à genoux sous
sa tente, lève les mains vers le ciel et fait vœu d'ériger un
' Rome et Moscou, p. 156, n" 13.
• WiERZBOwsKi, Vinc. Lauieo, p. 694; Uchansc, t. III, p. 301. — Pot-
KOwsKi, p. 162, Q° 114.
424 PROJETS DE MISSIONS PONTI FI C AT,ES A MOSCOU.
collège de Jésuites, s'il parvient à s'emparer de la ville.
Après quelques heures d'un combat acharné, Polotsk se
rend aux vainqueurs. Le 11 septembre, Sokol, incendié,
pillé de toutes parts, est le tliéatre d'un carnage épouvan-
table; les plus vieux soldats ne se rappellent pas avoir ji
rien vu de pareil. D'autres forteresses moscovites, moins
importantes, subissent tour à tour le môme sort; les pro-
vinces avoisinantes sont dévastées sans pitié.
Or Bathory était justement dans l'ivresse de la victoire,
lorsque le nonce Caligari, à la suite des dépêches romaines,
lui fit, le 8 septembre, ses premières ouvertures. Sans
aborder la question moscovite, il parlait en général de la
ligue et proposait, si l'armée s'attardait en campagne, de
venir à Polotsk ^ Auprès du Roi se trouvait Jean Za m oj ski,
dit le Grand par ses compatriotes, chancelier du royaume,
ancien étudiant de l'université de Padoue, aussi versé
dans le droit romain et les auteurs classiques que dans
l'art de la guerre, éloquent, courageux, ennemi tradi-
tionnel de Moscou. Ces circonstances ne promettaient pas
un succès facile. D'autre part, ni Bathory ni Zamojski ne
s'opposaient, en principe, h la ligue; tous deux se plai-
gnaient souvent des Turcs ; on soupçonnait les pachas de
semer la discorde parmi les Polonais, dont la faiblesse
faisait la force des Ottomans. Galigari ne se décourageait
pas d'avance; il espérait même, après tout, qu'une paix
honorable, sous les auspices du Pape, serait peut-être
acceptée. Le Roi et le chancelier répondirent au nonce
le même jour, 20 septembre, et dans le même sens. L'af-
faire leur paraissait trop importante pour être traitée dans
' Pour la suite des négociations jusqu'au 1" janvier 1580, voir Tbeiser,
Annales, t. III, p. 68 à 74, 681. — Tourguénev, t. I, p. 274 à 289. —
Heidenstein, De bello mosc, p. 38 et suiv. — Kniga posolsk., passioi. —
Archives du Vatican, Polonia, t. XVI, f. 283, 290, 307 à 386.
JACQUES WORONECKI. 425
le tumulte des camps ; inulile par conséquent (jtic le nonce
se déran{;('àt. Zaïnojski annonçait le retour procliain du
Roi à Vilna; et le lloi, rcnciiciissant sur Zamojski, insistait
sur le mauvais état des roules et la loiifjiieiir du voya{jc.
Au cours de Tannée, on avait d('jà plus d'une fois donné
à Galijjari des repenses évasives, lorsque ces matières
épineuses tombaient sous sa plume. Cette fois, on pouvait
se flatter de mieux réussir : la né^jociation s'enjiajjeait
sérieusement, le nonce avait un bref du l'ape l'autorisant
à intervenir en vue de la paix avec Moscou et de la li{jue
à organiser. Au seizième siècle, auprès d'une cour catlio-
lique, un habile diplomate était avec cela suffisamment
armé, sinon pour triompher de tous les obstacles, au
moins pour obtenir des réponses catégoriques; mais la
malchance poursuivait Caligari.
Après avoir brillamment terminé la campagne de 1579,
Stéphane se dépécha de rentrer dans ses États, à cause de
la diète imminente. Le 5 octobre, le nonce eut à Vilna sa
première audience. La veille, il avait causé longuement
avec Zamojski. Une guerre européenne contre les Turcs
souriait au belliqueux chancelier, pourvu qu'on eût le
temps de s'y préparer et que tout se fît en secret. Quant
à la mission moscovite, il se retranchait dans une discré-
tion parfaite, ne voulant rien hasarder sur les rapports
avec un souverain trop habitué à violer ses serments, et
"ontre lequel la Pologne devait se mettre en garde.
Ces allusions faisaient prévoir l'issue de l'audience
royale. Elle fut longue : Bathory avait ses moments d'ex-
pansion où sa parole débordait comme un fleuve; il se
montra, du reste, aussi fin que courtois. Prince catho-
lique, à l'offre flatteuse de diriger une croisade, il ne pou-
vait répondre que par des protestations de noble et filial
dévouement, trop heureux s'il pouvait mettre sa vie et ses
426 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
États au service du Saint-Siège, et voir sa patrie hongroise
délivrée du joug ottoman. Mais avant de s'engager dans
une si rude entreprise, ne faudrait-il pas s'assurer que les
garanties du succès sont suffisantes? En développant cette
pensée dans sa dépêche du 5 octobre, Galigari, sur le désir
du Roi, n'hésite pas à requérir un mémoire rédigé en
latin, où serait exposé le plan de guerre offensive contre
les Turcs, avec l'énumération des princes qui y prendraient
part, et l'effectif de leurs armées, le nombre des galères
et des vaisseaux de transport pour soldats, munitions et
provisions; en outre, on y mentionnerait les conditions
de la ligue, les mesures à prendre contre l'instabilité et la
furia des Français, capables de tout compromettre, les
moyens d'apaiser la guerre des Pays-Bas, qui pourrait
arrêter le roi d'Espagne; enfin, on fixerait le montant des
subsides, le nombre de chevaux et de soldats à lever en
Pologne. Bathory se réservait de faire des observations,
de donner des conseils dictés par l'expérience militaire,
après quoi la diète eût prononcé en dernière instance.
Le Roi ne refusa pas non plus son concours à la mission
de Moscou, sans cacher toutefois son désir que l'envoi du
messager fût différé jusqu'après la diète : d'un jour à
l'autre, on attendait, soit le retour du courrier Lopacinski,
soit l'arrivée d'un ambassadeur russe. Au cours de l'au-
dience, le vainqueur de Polotsk laissa tomber quelques
paroles menaçantes à l'adresse de son rival; avant d'at-
taquer les Turcs, il espérait avoir raison des Moscovites,
car les forces d'Ivan, disait-il, ne sont pas aussi considé-
rables qu'on le pense ; une révolte peut facilement éclater
dans sa capitale, les meilleurs capitaines russes ont dis-
paru, et sur les trois survivants de quelque renom, l'un
manque d'expérience, l'autre de dévouement, le troi-
sième n'est pas heureux à la guerre. Revenant^ ensuite
i
JACnilKS WOTIONECKI. 42T
aux projets de ligue, liatliory s'étendit. lon/jucment sur la
manière de se battre avec les Turcs, ilont il faut exténuer
les chevaux par <les marches et îles contremarches, avant
de livrer bataille; sur les ruses de {][uerre des Tatars, qui
attaquent avec vi{]ueur, simulent la fuite et reviennent à
la charge en lançant des nuées de flèches. La ])risc de
Constanti?iople ne semblait pas difficile à l'intrépide guer-
rier, pourvu qu'on assiégeât la ville par terre et par mer
à la fois ; il regrettait profondément que les alliés de Pie V
n'eussent pas continué la campagne après la journée de
Lépante; deux ans auraient suffi pour détruire à jamais la
puissance de l'Islam. Telles étaient les opinions et les vues
de Bathory en 1570. Le nonce ne manque pas de les con-
signer dans sa dépêche, en suppliant, deux jours après, le
cardinal de Gôme de n'en rien révéler à son prédécesseur :
Laureo était mal vu à Varsovie. Il s'était vanté d'avoir
écrit une histoire contemporaine de Pologne, au grand
déplaisir de Zamojski, qui s'en plaignait tout haut; les
relations de l'ancien nonce avec les ennemis du Roi éveil-
laient les soupçons ; la plus légère indiscrétion pouvait
être fatale, les Turcs avaient des intelligences dans le
pays.
Ces précautions méticuleuses ne dissimulaient cepen-
dant pas l'échec de Caligari. II n'avait obtenu de nouveau
qu'une réponse dilatoire : dilatoire quant à la guerre
ottomane, car le mémoire exigé par le Roi ne pouvait être
livré de sitôt, et les conditions de la ligue ne se laissaient
pas improviser à la hâte; dilatoire surtout quant à la
mission moscovite, que le capitaine victorieux, mais dénué
de ressources, remettait, non sans motif, jusqu'après la
diète. En effet, les représentants de la nation avaient
seuls qualité pour voter les impôts, et l'argent a toujours
été le nerf de la guerre. Convoqués à Varsovie, le 23 no-
428 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
vembrc, les bruyants comices de la libre Poloj^ne furent
aussi ora{Teux qu'à l'ordinaire, mais plnr fertiles en résul-
tats pratiques. lîon {jré, mal {|ré, les fiers .:^;;nats s'incli-
naient devant les j^loires militaires de Batho» y ; Zamojski,
le prince de la parole, en imposait à la petite noblesse;
unissant leurs efforts, le Roi et le chancelier enlevèrent les
suffrages de la diète. L'esprit belliqueux, assoupi sous le
règne de Sigismond II, se réveillait parmi les Polonais; la
conquête de la Livonie, celle peut-être de Moscou, sédui-
saient les plus timides, et l'idée aventureuse faisait son
chemin. Zamojski prévoyait que les peuples conquis se-
raient taillables et corvéables à merci, tandis que les vain-
queurs ne payeraient plus de grosses contributions; avec
toute l'autorité de sa haute position et de ses talents, il
adjurait ses compatriotes de ne pas laisser échapper une
occasion unique de profit et de gloire : la diète convaincue
vota les subsides. Bathory y ajouta quelques sommes pui-
sées dans son modeste trésor. Son frère Christophe lui
envoya, à défaut d'argent, des fantassins hongrois. Se
trouvant ainsi, à l'issue de la diète, dans des conditions
plus avantageuses, le roi de Pologne ne se montrera-t-il
pas moins accessible aux insinuations pacifiques du Saint-.
Siège?
Fidèle à son programme, Rome, en ce moment, n'en
pressait cependant pas l'exécution. On n'avait point, la
suite le prouvera, d'idée nette et précise sur les origines
de la guerre entre Russes et Polonais, sur la gravité de
ses motifs, sur la valeur des droits en collision ; questions
singulièrement complexes que Caligari tranchait d'un seul
mot quand il ne répétait pas les versions polonaises. Dans
les victoires de Bathory, érigeant des églises, fondant des
collèges, Grégoire XIII ne voyait que triomphes de la foi
et progrès de la religion ; il l'en félicitait avec une effusion
.1 A CQV K S \V O r, O N V. C K 1 . 420
patcriiollo cl, sur le dt'clin de l'année 1579, lui décernait
la t()(jiie et le .';laivc, bénis selon l'usajjc dans la nuit de
iSoél, et ofl'erls tour à tour aux princes les mieux méri-
tants. Les cncourajenicnls l)clli(jn<!ux s'alliaient, dans
1 idée du pontile, avec le désir de la [)aix; (juelques vic-
toires décisives eussent provoqué des négociations, hâté
leur marche, préparé le terrain de la li(;ue. Calijjari ajjis-
sait sur place dans le même esprit, tempérant l'enthou-
siasme par la prudence. Il exhortait les évoques à prier
pour le succès des armes polonaises, composait lui-même
une formule spéciale d'oraison, se répandait en congratu-
lations devant le nouveau Récarèdc, mais reprenait, à la
première occasion, son refrain pacifique, sans se laisser
décourager ni par les projets de guerre discutés à la diète,
ni par le courant de l'opinion publique.
Pareille occasion se présenta à l'audience dont la dé-
pêche du 1" janvier 1580 donne un fidèle résumé. Le lan-
gage de Bathory est loin d'être le même; du 5 octobre au
jour présent la différence est frappante : c'est que le Roi
désormais ne doute pas de l'appui de la diète. Aux allusions
à la guerre contre les Turcs, il répond froidement que les
obstacles paraissent insurmontables : les Perses s'avouent
épuisés, le roi d'Espagne ne songe qu'aux Pays-Bas, la
Pologne risquerait de se trouver isolée. Même réserve à
l'endroit de Moscou : au lieu de s'en tenir à la procédure
officielle, le nonce est engagé à se mettre en rapport avec
Fedor Chérémétev, un des plus marquants prisonniers
moscovites. Or, Moscou ne transigeait pas sur les forma-
lités, et personne n'ignorait en Pologne que des pour-
parlers non autorisés par le Tsar seraient considérés au
Kremlin comme nuls et non avenus. L'idée prédominante
de Bathory se laisse facilement saisir; un aveu formel
s'échappe de ses lèvres : pas de bonne paix avec Ivan,
430 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
(lit-il à Calijjari, si ce n'est les urines à la main. Assuré-
ment, ces procédés ne correspondaient pas en tous points
aux vues de Rome; toutefois le nonce crut devoir user
d'une extrême condescendance, il ne souleva pas d'objec-
tions ; son but suprême eût été d'amener Ivan à demander
rintervention du Saint-Siège, personne ne prévoyait en-
core les démarches spontanées que provoqueraient les
péripéties de la guerre. Bathory, de son côté, dut savoir
gré à Galigari de laisser les événements suivre leur cours
et de ne pas trop insister sur la croisade antiottomane.
Pour le moment, les bonnes grâces des Turcs n'étaient
pas à dédaigner; elles auraient permis de lancer les Tatars
contre Moscou. L'envoyé polonais agitait cette question à
Constantinople, mais le Roi se gardait bien d'en souffler
mot et se renfermait dans de vagues affirmations *.
Sur ces entrefaites, Galigari, ayant été nommé évéque
de Bertinoro et prévoyant la fin prochaine de sa noncia-
ture, ne demandait pas mieux que de la terminer brillam-
ment, lorsque des événements d'un caractère intime et
personnel vinrent paralyser son action et compliquer les
affaires. Bien peu de jours avaient suffi à l'époux d'Anne
Jagellon pour se convaincre, s'il en avait jamais douté,
que la vie conjugale avec une vieille infante ne serait pas
l'idéal du bonheur. Ce n'était pas qu'il eût les mêmes fai-
blesses qui avaient discrédité son prédécesseur; la cour et
la maison du nouveau Roi présentaient, au contraire, un
aspect presque rigide; irréprochable dans sa vie privée,
Bathory ne souffrait autour de lui ni licence, ni libertinage.
Une seule passion le dominait, celle de la chasse. Dans les
forêts séculaires de Grodno, sa robuste nature se retrou-
vait à l'aise, lorsque, suivi de ses meutes anglaises, tos-
' Archives du Vatican, Pofonia, t. XVII, Cifra di Caligari, i" janvier
1580. — PoLKOvvsKi, p. reO, n» 113.
i
JACQUES WOI'.D.M.CKI. 431
canes, hongroises, il se lançait à la poursuite du sanfjlier
et (lu chevreuil. Au milieu des tracasseries inlc'rieures, se
pi'odiguant à 1 1 chasse et à la {jUierre, le sacrifice du loyer
domestique n'eût pas coûté heaucoup d'efforts à Dathory.
Il avait le culte des lettres et des sciences, de profondes
convictions religieuses; il se voyait entouré d'amis qui
parta.jjeaient ses goûts et nourrissaient les mêmes projets
belliqueux.
Mais si l'amour n'avait pas de prise sur lui, les rêves
d'ambition n'en devenaient que plus fascinateurs : la pen-
sée dynastique semble avoir fortement préoccupé le soldat
couronné. Placé par les suffrages d'un peuple libre à la
tète d'un royaume électif, il n'en espérait pas moins que
le prestige de sa gloire militaire donnerait à sa postérité
quelque droit au trône de Pologne. Or, la princesse Anne
l'avait par son alliance apparenté avec une race illustre,
mais son âge avancé était tout espoir de succession.
Le mot funeste de divorce retentit dans l'entourage
du Roi. On aurait réuni un concile provincial, évoqué
les néfastes souvenirs des deux derniers interrègnes,
vivement représenté les dangers d'un troisième, et les
plus chauds partisans de la fille des Jagellons l'eussent
peut-être sacrifiée au bien suprême de la patrie. Le
nonce fut des premiers à surprendre le mystère qui se
tramait dans l'ombre. Dès lors un devoir impérieux s'im-
posait au représentant du Saint-Siège : il fallait déjouer
habilement les projets attentatoires à un lien sacré, et, au
besoin, déclarer sans réticence que Rome n'admettrait
jamais de scandale. Cette fermeté choquait les courtisans
trop zélés et les patriotes à outrance. Aussi les difficultés
surgissaient-elles de toutes parts; le nonce s'en prend à
deux évêques d'une regrettable faiblesse ; il s'en prend au
Roi lui-même, trop désireux de léguer aux Polonais un
/»32 PUOJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.
liéritier de son sanjj; il s'en prend surtout à Zaniojski, qui
fait triste figure dans la corrcspoiidauce diplomatique :
trois mois auparavant, le chancelier, modèle des époux,
« croissait encore journellement en vertu et en piété n ;
désormais il ne sera plus qu'un politicien ambitieux,
timide, intéressé, responsable de tous les malheurs (pie
causeront ses funestes conseils; enfin Caligari avoue —
terrible aveu sous la pliunc d'un diplomate — qu'il est en
disgrâce à la cour de Pologne pour avoir pénétré le secret
du divorce royal et refusé son concours '. l
Rien n'autorise à croire que ces circonstances eurent I
une influence directe sur l'alfaire de Moscou ; Bathory ne
voulait pas de mission pontificale, parce que, loin de i
songer à la paix, il était décidé à continuer la guerre tant
que les soldats et les subsides ne lui manqueraient pas.
Cependant les relations personnelles du nonce ne pou-
vaient plus occasionner que des retards et des entraves.
Le projet de divorce lut, il est vrai, désavoué à la
diète, et si complètement abandonné qu'il n'en reste plus
d'autres traces; mais les impôts largement votés et les
aspirations générales de conquête permettaient de prendre
des mesures plus radicales, sans que l'on se crût obligé
aux mêmes égards envers Caligari, l'inébranlable adver-
saire de la veille. Ainsi l'entrevue avec Chérémétev, qui
lui avait été promise, n'eut pas lieu, et le prisonnier mos-
covite quitta Varsovie sans emporter de commission ponti-
ficale. On le disait très obstiné dans ses préjugés religieux;
son intervention n'eût peut-être pas amené de bons résul-
tats. En même temps, des amis dévoués insinuaient au
nonce que ses efforts pour réconcilier deux rivaux en
train de vider leur querelle par les armes ne seraient pas
' Archives du Vatican, Polonia, t. XVII, f. 41, 43, 51 — TuEiNEn,
Annales, t. III, p. 661, n° 5.
JACQUES WORONECKl. Mi
vus de bon rell à la cour, et qu'il valait mieux y renoncer
pour le moment. Quinze jours après, le 18 février 1580,
(liiligari déclare l'ormcllcment au cardinal de Côme <ju'il
M' voit obligé d'abandonner cette affaire, parce que les
n lations avec Moscou sont suspectes aux yeux du Iloi et
(lu cbancclier, et qu'il se contentera, à l'avenir, d'obser-
ver et d'attendre l'occasion oj)portune '.
1 il tint parole. Bathory avait toujours à lutter avec des
(liltlcultés financières, malgré la libéralité de la diète. Les
[lon<Tues campagnes d'hiver épouvantaient les plus braves;
ceux qui suivaient de près les phases de la guerre décou-
vraient parfois des pronostics alarmants. Dans le courant
du mois de mai, les pessimistes redoutaient « une paix
ignominieuse avec Moscou » ; Caligari s'attendait à un
châtiment de celui qui avait si souvent refusé l'interven-
tion du Pape et arrêté l'expédition du bref à Ivan. Aussi
s empressa-t-il d'écrire et de faire dire au Roi que, sous
les auspices du Saint-Siège, une réconciliation se ferait
avec plus de dignité et même avec plus d'avantage, à
cause des faveurs que l'on accorderait à la Pologne,
mais qu'il fallait avant tout apaiser la colère du ciel et
mettre en Dieu son unique espoir.
Trois mois après, une nouvelle échappée parut s'ouvrir.
Des circonstances imprévues rapprochent la Suède de la
Pologne ; il est question de s'unir contre l'ennemi commun,
Ivan IV. Initié à ces secrets diplomatiques, Caligari se pro-
pose de travailler activement à la réussite de l'alliance
projetée, et il ajoute négligemment, comme pour acquit de
conscience, qu'à l'issue de la campagne le gué sera tenté :
si le roi de Suède se montre plus conciliant que Bathory,
le bref du Pape sera envoyé à Moscou par Stockholm.
' Archives du Vatican, Polonia, t. XVII, f. 70; voir ausii, f. 52,
215, 239, 457 — Heidenstein, De bello mosc, p. 57.
S8
434 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.,
f
Les événements marchaient plus vite que les desseinsij
du nonce. Aucune suite ne fut donnée, pour le moment,
à CCS différents projets. De spécieux prétextes écartaient "
l'intervention pontificale; le plan grandiose de Gré-
goire XIII se trouvait ainsi compromis, entravé, et, dans
tous les cas, retardé. Le chef présomptif de la croisade
s'engageait dans une nouvelle guerre contre un prince
chrétien; l'union, sous un seul drapeau, de tous les adver-
saires de l'Islam devenait impossible. S'il faut apprécier
à leur juste valeur les intentions généreuses du Pape, on
ne saurait non plus reprocher à Bathory de n'y avoir pas
correspondu avec plus d'empressement. Prévenu contre
les Moscovites, confiant dans son étoile, victorieux jusque-
là, jaloux de remplir ses serments, outragé dans son hon-
neur, traité par le Tsar de voisin et non de frère, il ne se
pressait pas de sacrifier des avantages qu'il avait conquis à
la pointe de l'épée.
Un prochain avenir justifiera les appréhensions de Ba-
thory, tout en ouvrant au Pape un vaste champ d'activité.
Encore quelques mois, et ce n'est plus Grégoire XIII qui
engagera un roi catholique à déposer les armes; le Tsar
orthodoxe enverra spontanément son messager frapper à
la porte du Vatican et demander l'intervention romaine
pour conclure la paix avec Bathory.
APPENDICE
NOUVEAUX DETAILS SUR LE CARDINAL ISIDORE
On trouvera dans les Notes et Extraits de Ch. Jorf^a des docu-
ments intéressants sur l'abbé Isidore, ambassadeur {jrec, et le
cardinal Isidore de Russie. Il s'ayit, dans les deux cas, du môme
personnage.
Les deux pièces principales (p. 519, 522) sont les suivantes :
1» Une lettre d'Isidore au pape Nicolas V, datée de l'île de
Crète, 15 juillet 1453. Le cardinal se réclame des lettres précé-
demment envoyées, confirme la réconciliation parfaite del'Efflise
grecque avec celle de Rome, conclue le 12 septembre (sic) 1452,
donne des détails sur le siège de Gonstantinople et annonce sa
prochaine arrivée. (Milan, Bibl. Brera, A. E., XII, 40. n» 12,
f. 63.)
2° Une lettre anonyme d'un compagnon d'Isidore au cardinal
de Fermo, Domenico Capranica, datée du même jour et du même
«ndroit, et dont voici le texte :
(I Reverendissime in Ghristo pater et domine singularissime.
Post débitas recommendaciones, etc. Facta enim Sancta Unione,
pro qua reverendissimus dominus cardinalis Ruthenus ex urbe
recesserat, et vendita sua facultate tota usque ad vestimenta pro
urbis Gonstantinopolitane miserabilis subsidio et Christi paupe-
rum necessitate, idem dominus pater, capta illa urbe, pro qua
multum insudaverat, ipse ab infidelibus captus fuit apud eccle-
siam Sancte Sofie, ad quam accesserat, putans posse invenire
430 APPENDICE
quosdam armalos paratos Turcis obstare; undc, considcrans omnes
circumcirca aufujjere, a qaibusJain suis panris, teste Deo, coactiis
ad eccicsiain perroxit, aidons pro Christi fidc; san{fuinein effiiii-
dero. Captus itaque fuit, et tanquaiu incofjiutns duohns diebiis
mansit in Turcoriim ma{j;no exorcitu. Veriiiiiadjuinento luit rexc
rendissimo domino cardinaliquod quidam monaclnis senex intci-
fectus fuit, cujus caput imperatori Turcorum procapite reveren-
dissiini douiini cardinalis allatum fuerat. Fama i{,Mtur doininutii
cardinalein obiisse babebatur. Tandem idem dominus, advectus
in civitatcin peronsem, redcmptus fuit, mansitque ibi abscoiiditus
duininus cardinalis VIII diebus, abscondendo se de duino iii
domum, sed, postquam percepit Turcum eciam Perain cepissc,
non judicavit tune ibidem posse manere, et, animadvertens non
posse per loca cbristianorum ftiyere, ingressus est {|aleas Turco-
rum, in quibus mansit tribus diebus; obvolutus enimerat pannis
in faciein, eo quod sagitta vulneratus erat; peciit ergo Persas cum
galeis Tliurcorum. Quibus in partibus fmxit se esse quemdam
paupcrrimum captivum liberatum, querentem redimere suos filios
in urbe Gonstantinopolitana captos, et sic parumper devenit,
quodam Turcosemper associatus, usque ad quendam locum Fogis
(Phocée) Yocatum. Deinde peitranseunte domino cardinali, qui-
dam Januenses ipsum a^jnovernnt et inadvertenter inciperant
manilestare dominum cardinalem. Unde dominus cardinalis,
timens, quoniam patria illa erat Tburcorum, ingressus quodam
parvo navigio, venit apud Gbvum et inde Cretam, unde Gbrisli
gratia in bac urbe adductus valet, Christi gratia liberatus. Duxi-
nius enim scribere ad Reverendissimam Dominationem Vestram
modum sue liberacionis, tanquam ad protectorem reverendissimi
domini nostri cardinalis ; scribimus enim quoniam polliciti
fueramus litteris nostris reddere Dominationem Vestram certio-
rem de morte vel de vita ipsius. »
(Munich. Bib!. r. v,;le, ms. lat. 4689, f. 143 v. — Milan, Bibl.
Brera, A. E , XII, 40.)
APPENDICE Uii
II
SOURCES POUR L'IIISTOIIIK DR HANS SCHLITTE
M. Fiedier a été le premier à rajeunir, en 18G2, l'incident de
Schlitte, dont le nom traînait jusque dans les manuels d'histoire
de Russie, sans que personne se donnât la peine de remonter
jusqu'aux sources. Les Archives d'I'^tat de Vienne lui ont fourni
de précieux matériaux pour son étude : Jim Versnch der Verei-
îiigung der russisclien mit der rœmisclien Kirclie im XVI' Jahr-
hundcrte. Elles possèdent trois séries de documents sur Schlitte.
La première contient les papiers envoyés, en 15G7, à l'empereur
Maximilien II par Alphonse Gamiz : la plupart d'entre eux se
rapportent aux négociations de Steinberg à Rome. Dans la seconde
rentrent des pièces assez disparates sur les mêmes sujets. Ces
deux séries ont été mises en œuvre par M. Fiedier, mais il a
compU'itement négligé la troisième, qui fait également partie des
Rîissica, se trouve à la suite des autres, et porte le titre : Die
Mission Hans Schlittcns belreffende ^c/e«,I547-I555. Et pourtant
cette série ne manque pas d'importance. On y trouvera des lettres
autographes de Schlitte, des mémoires originaux des États livo-
niens, les quatre messages originaux également de Henri H, dont
l'un, adressé à Suleyman I, est sur parchemin.
Voici le texte de la lettre à Ivan :
(i Très hault et très excellent prince, Notre bien aimé Jehan de
Schelette, votre ambassadeur, s'est retiré par devers nous, et
nous a fait entendre le désir qu'il avoit de vous aller retrouver
pour vous rendre compte de son voiage et vous dire aucunes choses
«l'importance, mesmes les torts et oultraigcs qu'il a reçus de
l'empereur en la charge pour laquelle il avoit par vous esté dé-
pesché devers lui, nous suppliant et requérant à cette cause le
vouloir accompagner de nos lettres tant au Grand Seigneur que
au Roy de Suède pour lui faire bailler par les pays de leur obéis-
sance le passage seur et libre qu'il demande pour vous aller
retrouver. Ce que nous avons bien voulu faire, estant question
d'une occasion si bonne, si saincte et dévotte que celle pour
laquelle vous aviez dépesché votre ambassadeur, et telle quel ne
l'ovoit, ne devoit estre aucunement esconduit d'un empereur
<|ui, au contraire, la traite fort autremenque le devoir d'un prince
43» APPENDICE
chrétien ne requiert. Espérant bien que en la requeste que nous
avons sur ce taicte au susdit Grand Sei^jneur et Roy de Suède
nous auront esté yratiffiés, qui ne nous sera moins de plaisir que
a vous de contentement pour revoir votre dit ambassadeur, par
lequel vous entendrez la bonne amytié que nous vous portons et
le désir que nous avons de faire pour vous et les vôtres en tous
les lieux et endroits où vous voudrez nous employer. Priant ;i
tant le créateur, très hault et très excellent prince, qu'il vous a\t
en sa très saincte et digne {jarde et soing. A St Germain en Layc,
le XV« jour de juillet 1555. Votre bon amy Henri. » (Audos: «A
très hault et très excellent Prince, le grant prince des Moscowyes.» ,
Les documents des Archives de Lubeck ont été signalés par
M. Forsten {Journal Min. Nar. Prosv., août 1890, p. 292). Ils
sont classés dans les I\Iiscellanea Ihdlienica, n" I, et intitulés :
Acta in Sache Hatis Schlitte contra Senatiim Lubecensem, 1548.
II est iiidispensable de les consulter pour éclaircir les rapports
de Schlitte avec la Hanse, les États livoniens, Charles-Quint et
le marquis Joachim II de Brandebourg.
Très intéressantes les pièces déco vertes par M. Karge aux |ï
Archives de Kœnigsberg (Herzocj AlLrechtvon Preussen tmd dcr
/>ewï5c/!eOrf/6?n,p.455,481),surtoutlalettre,datéedu2Gjuinl5'i6,
où Albert de Prusse recommande à Ivan le « negociator Johannes
Schlitte » qui s'en vient à Moscou « negotiorum suorum nierci-
moniorumque causa » , et puis tout ce qui se rapporte aux alliances
politiques hardiment projetées par Schlitte au détriment de la
Pologne et même de la Prusse.
i
APPENDICE kZ9\
m
LE MÉMOIRE DE COBENTZL
Le jour mcMiie do sa rentrée à Vienne, 13 mars I57G, Cobentzl
'empressa de présenter à l'empereur Maximilien II un rapport
étaillé sur sa mission de IMoscou. Cette pièce a été publiée en
ntier par M. Wierzbowski [Materialy k Istorii Moskovskayo
rosoudarslva, Vjpusk IV.)
Le mémoire analysé dans le texte de notre volume, p. 404, a
gaiement Cobentzl pour auteur. Il a été publié, dès l'année 161 1,
ans le Thésaurus politicus PlùUppi Honorii de Cologne. Réim-
rimé depuis avec des variantes, il a été même donné pour
ledit, en 1820, par Wichmann (Sammlvng, 1. 1, p. 1).
On a longtemps controversé sur le vrai nom de l'auteur et
oici pourquoi : dans les différents dépôts de Rome, Venise,
ienne, Berlin, Moscou, ce même mémoire est attribué tantôt à
obentzl, tantôt à Jean ou Philippe Pernstein. En faveur de
obentzl, ily aunargumentpéremptoire : interpellé par Possevino,
n 1581, à Gratz, lui-même a reconnu la paternité de ce mémoire,
ue le cardinal de Côme avait communiqué au Jésuite en route
our Moscou (Bathory et Possevino, p. 71). D'ailleurs, outre que
i parenté entre les deux pièces est indéniable, il suffit de com-
arer le mémoire en question avec le récit officiel fait à Moscou
e l'ambassade de Cobentzl (Pam. dlpl. snoch., t. 1, col. 481 à
71) pour s'apercevoir que les itinéraires, les dates, les noms,
insi que toutes les autres circonstances sont des deux côtés abso-
iment identiques.
M. Wierzbow'ski trouve le rapport du 13 mars 1576 beaucoup
loins optimiste que le mémoire. 11 suppose que cette seconde
ièce a subi des remaniements tendancieux, afin de souligner, à
i diète de Varsovie, l'amitié de l'Autriche avec la Russie, et
avantage d'une alliance avec Ivan IV contre les Turcs (Materialy^
. VI). Affaire de nuances, et opinions variables. Le fait est que,
is-à-vis de Possevino, Cobentzl a, en 1581, mainter:.: et garanti
exactitude du mémoire. 11 a seulement ajouté quelques traits
ecrusiuté d'Ivan (Bathory et Possevino, p. 71. — ^ome et Moscou ^
. 149, n» IX).
I
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484, 540, 543, 583, 660, 665, 668, 681, 1194, 1200, 1201, 1280-, fonds
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— Vetera Monumenta Poloniae et Lithuaniae gcntiumque ftnitimarum
liistoriivi illustrantia. Romae, 1860-1864, 4 vol.
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— Uchansciana czyli '^bior dokumentow... War.szawa, 1884-1892, 4 vol.
— Vincent Laureo, évêque de Mondovi, nonce apostolique en Pologne,
1574-1579. Varsovie, 1887.
Wynick.h, Leichpredig hei don Catholischen Bcgrahnis-^ desu. .. Ilerrn
Rodolphen Klencken ...qehalten Anno M. D. LXXVIII. Gelruckt zu In-
golstatt durch David Sartorlum.
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— Stosunki Stolicy Apostolskiej s Iwanem Groznym, w Krakovie, 1872.
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— Die Unionsverhandlungen zwischen der orientalischen und der roe
viischen Kirche. Wien, 1858.
Z1NK.EISEN (Johann-Wilhelm), Drci Denkschriften ûbcr die orientalische
Frage... aus dem Jahre 1517. Gotha, 1854.
Z0BRZYCK.1 (Dyonizy), Kronika Miasta Lwowa. Lwow, 1844.
Le présent volume était déjà sous presse lorsque les deux publications
suivantes ont paru :
Pastor (Ludwig), Geschichte der Pdpste seit dem Ausgang des Mittelal-
ters. Freiburg im Brelsgau, 1906, t. IV.
Uebersberger (Hans), Oesterreich und Russland seit dem Ende det
15. Jahrhuiiderts. Wien, 1906, t. I. 1488-1605.
INDEX ALPHABÉTIQUE
DES NOMS DE PERSONNES CONTENUS DANS CE VOLUME
Abraham, 395.
AccoLTi, cardinal, 270.
Adachev (Alexis), 323, 360, 368.
Adam, 104.
Adrien I", pape, 44.
Adrien VI, pape, 289, 290, 296,
297, 382.
Aeneas Sylvius. — Voy. Pie II.
Akhmed. — Voy. Mohammed, khan
tatar.
Albergati (Nicolas), cardinal, 25,
29, 61.
Albert II, empereur, 25, 50,
Albert, duc de Prusse, 256, 265 à
267, 274, 282, 344, 346, 375.
Albert de Ldbeck, 205.
Alexandre VI, pape, 86, 111, 197,
208, 231, 235, 247, 249, 250, 251,
255, 352.
Alexandre, roi de Pologne, 239 à
243, 245 à 252.
Alexandre Vladimiromtch, kniaz
de Kiev, 54.
Alexis Basei, 307.
Alexis Miehaïlovitch, tsar, 224.
Allacci (Léon), 404.
Aloisio de Carcano, 208, 210, 219,
220.
Alvise. — V. Aloisio.
Alphonse I", roi de Naples, 61, 83.
Amidani (Jean), 96.
Ammanati, cardinal, 146.
Anargtres (les saints), 294.
Anasïasie Romanovna, 320, 322, 368.
André (saint) 113.
André Vasiuévitch, 172.
Angarano, Angela, 131.
Angelico de Fiesole, 195.
Anne, épouse de Vladimir, 103, 319,
Anne, reine de Pologne, 420, 421,
430, 431.
Antoine, évêque de Garthage, 96.
Antonin (saint), 4.
Antonio Nicolai, 63.
Apostolios (Michel), 74.
Archimède, 95.
Arcimboldi, cardinal, 146.
Arccdio (Pierre), 404.
Argyropoclos (Jean), 74, 165.
Arioste, 25.
ARiffroTE, 28, 31, 94, 153, 215.
Arnoldo, 397.
Artsïbachev, 411.
Athakase (saint), 36.
Athanase Nikitine, 283, 284.
Athénée, 8,
Auguste, 66, 195, 254, 319, 344.
Augustin (saint), 142.
AuRisPA (Giovanni), 11, 26, 30.
AvRAMi, évêque de Souzdal, 22, 42,
45, 49, 56, 58.
Babour, 284.
Bakacs dErdod, cardinal, 259, 260.
A52
INDEX ALIMIABETIQUE.
Baliii (J(<rAinc), évique de (îurk,
291, 296.
lUi.ni (Pierre), évéquc de Tropéa,
128.
lUi-z.vc, 300.
Baiui.miico (Jaeopo), 139.
BAnii.\r,o (Giosafal), 187.
lUnii.^no (Marc-Antonio), 38 V, 40V.
BAnno, cardinal. — Voy. Paul II.
BAnwEnr BERNEn, 333, 334'.
Basile. — Voy. Vasili II.
Basile II, empereur d'Orient, 319.
Basile (Saint), 36.
Basmanov (Alexis), 368.
Basmanov (Fedor), 368.
lUTiior.Y DK Somlyo (les), 418.
B.vriioRY (Christophe), 428.
Bathory (Stéphane), roi de Pologne,
361, 406, 407, 410, 411, 418 à434.
Baxy, 191.
Bayezid II, 222 à 224, 392.
Bkllini (Gentile), 128, 201.
Bkmbo, cardinal, 254.
Benedetto, 152.
Benoît XIII, antipape, 3.
Benoît XIV, pape, 34, 40.
Benvoclienti (Leonardo), 78, 79.
Bekzi (Ugo), 26, 31.
BEHAAnDISO DE BOUCOMAINERO, 208.
Bertano (Pierre), cardinal, 336, 338
à 341, 357, 359.
Bessarion, cardinal, 30, 36, 37, 39
à 41, 50, 61, 64, 79, 81, 82, 90,
91, 94, 95, 98 à 100, 114, 117 à
120, 122, 126 à 128, 130, 133,
134, 136, 137, 141, 142, 153,
163, 164, 175, 201, 229, 367.
BiELSKY (Bogdane), 368.
Bielsky (Fedor), 174.
BioNDo (Flavio), 30.
Bismarck, prince, 258.
Blanco de Caio, 202.
Blankendurg (Hans), 327.
Blaxkenfeld, évêque deRevel,267.
BOBILAS, 53.
BoccALiNO de Mantoue, 207.
BoNA, reine de Pologne, 300, 343.
BoNAcœn.si (Philippe), 183.
iioNATTo (iiartlioloiiieo), 114, 121.
BoNcOMi-AG.M (Ugo). — Voy. Grk-
OOIRE XIII.
BoNCiovANNi (Berardo), 370, 374.
BoNiiACiO, évoque de Slagno, 381.
BoNTMnRE (Antonio), év('(|uc d'Ac-
cia, 155 à 158, 161, 169 à 175,
178.
Boris Godousov, tsar, 224.
Boris, kniaz de Tver, 22, 59.
Boris VAsiLiÉviTcn, 172.
BoR,iA (Alonzo). — Voy. Calixte III.
BoRJA. (Rodrigo). — Voy. Alexan-
dre VI.
Borromeo (Carlo), cardinal, 364 à
366, 374, 379, 402.
Bouillok (Godefroy de), 137.
Boulev. — Voy. Ldev.
Bourbon (Connétahle de), 309.
Bracciolini Poggio, 30.
Bramante, 206.
Hrol'Giiam, lord, 225.
Brdnacho Bathir, 182.
BRtJNELLE,SCni, 40.
Bryeske (Andronic de), 71,
Bugenhagen, 333.
BuoNFiGLi (Benedetto), 159. m
Bdrchard, 203, 231, 247.
Bussi (Jean- André de), évêque d'A-
leria, 156.
BcsTRON (Florio), 129.
Bustron (Georges), 129.
Calandrini, cardinal, 114, 160.
Caligari (André), 417, 422 à 430,
432, 433.
Calixte III, pape, 82, 84 à 87, 94,
95, 99, 266.
Cali.imachus Experiens. — Voy. Bo-
n-accorsi.
Calvin, 355.
C.AMPEGGI, cardinal, 294, 297.
Campofregoso (Paolo), archevêque
de Gênes, 156.
Campofregoso (Pietro), doge de Gê-
nes, 81.
i
INDEX ALPHABÉTIQUE.
453
*\nobio (Giovanni-KranocRco Muzza
<ii), :j()5 à 375, ;j77 à ;i7y, 381.
( uii.i.o (Vittorc), 110, 139.
( u'UANicA, cardinal, Cl, 160.
( MiACCioi.o, famille, 123.
Cakacciolo, prince, 122, 123.
Caraka (les), 36V.
Oahafa (Carlo), cardinal, 364.
iMiAFA (Olivier), cardinal, 150.
(;aucioi-ilo (Athanasc), évoque de
Gcrace, 120, 126, 128.
Carlo, Vénitien, 205.
Casimir IV, roi de Pologne, 59, 67,
85, 88, 138, 177, 182, 183, 190,
191, 193, 202, 204, 240 à 242,
249.
Casimir (saint), 271, 274.
Cassien (saint), 161.
Catherine, reine de Bosnie, 152.
Catherine, reine de Pologne, 348 à
350, 371, 418.
Catherine (sainte), 164.
Catherine Cornaro, reine de Chy-
pre, 128 à 130.
Centcrione (Angelo), 278.
Centlrione (Paoletto), 277 à 286,
288 à 292, 298, 307, 340.
Centurione (Raphaël), 276 à 278.
Centcrione Zaccaria JI, 116.
Cervini, cardinal, 342.
Cesakini (Giuliano), cardinal, 10, 11,
28, 29, 41, 42, 61, 65.
Chalcondyle (Démétrius), 165, 254.
Charlemagne, 69.
Charles-Quint, 168, 254, 270, 289,
303, 305, 306, 309, 325 à 330,
333 à 342, 344, 345, 347 à 350,
357 à 359, 375.
Charles VII, roi de France, 25.
Charles VIII, roi de France, 234,
235.
Charlotte de Lusignan, reine de
Chypre, 124 à 126, 129.
Charlotte de SAV0iE,reine de France,
134.
Chérkmétev (Fedor), 429, 432.
Chévrigcine (Istoraa), 199.
CiiiERicATi (Kranccsco), évc^que do
Terai.io, 29V, 309.
CiiouKiEwit;/. \^lvun), 174.
Choi:ïski, prince, 322.
CiiRi.sTiERN 11, roi de Danemark,
256, 285, 288, 297.
Chri.stieiin m, roi de Danemark,
330, 333, 334.
Chrysoloras (.lean), 26.
CHRY.S0L0RA.S (Manuel) 8, 26, 28,
CiCÉRON, 195.
CiD Campeador, 189.
CiOLEK. (Érasme), t'vcquc de Plock,
246, 247, 256, 270 à 274.
CiTUS (Gian-Francesco), cvéque de
Skara, 296 à 300, 302, 303, 306
à 311.
Clément VII, pape, 257, 263, 284,
290 à 292. 295 à 299, 306 à 310,
313, 3V0, 382.
Clément VIII, antipape, 3.
Clément (Jacques), 406.
Clenke (Rodolphe), 413 à 416.
CoRENTZL (Jean), 407 à 410.
CoETivY (Alain de), cardinal, 82,
156.
Colleone, 137.
CoLLO (Francesco da), 219, 269, 286.
CoLocci (Angelo), 232.
Colomb (Christophe), 195, 277.
Colonna (famille), 5.
CoLONNA (Othfn), cardinal. — Voy.
Martin V.
Colonna (Prospère), cardinal, 61,
102.
Côme (saint), 294.
CôME (cardinal de), 403 à 405, 412,
416, 422, 427, 433.
Commendone, cardinal, 365,379,380.
Commersadt (Je'rôme), 326, 327.
Comnène (les), 76.
ComnÈne (Alexis), empereur d'O-
rient, 227.
Condulmaro (Gabriel), cardinal. — •
Voy. Eugène IV.
Constantin le Grand, 70, 76, 79,
80, 164, 221, 227.
«54
INDEX ALPHABÉTIQUE
Constantin IX, empereur d'Orient,
319.
Constantin XMonomaqoe, empereur
d'Orient, 227.
Constantin XII Dracazès, empereur
d'Orient, 62, 63, 70, 76, 109,
153.
Constantin, prince. — Voy. Cas-
sien.
Contarini (Ambrogio), 183 à 185,
187, 188, 236.
CoNTi (Antonio), 269.
CORNARO (famille), 128.
CoRNARO (André), J28.
CoRNARO (Catherine). — Voy. Cathe-
rine.
CoRNARO (Marc), 128.
CoRRARO (Gregorio), 30.
CORVILUAM, 278.
Cristoforo, argentier, 205.
Critopoclos, 118.
Croissy, 289.
Cuppis (de), cardinal, 357, 358.
CusA, cardinal, 114.
Damien (saint), 294.
Dandulo (Bernardo), 83.
Daniel, évêque de Vladimir Volynski,
65.
Daniel, métropolite de Moscou, 314,
322.
Daniel de Galitch, 352. ""
Dante, 195.
David, roi d'Israël, 218.
Debossis (Paolo), 217,
Delfino (Zacharie), évêque de Pha-
res, 365, 366.
DÉMÉTRius Efasmius. — Voy, GuÉ-
RASIMOV.
démosthène, 31, 95, 215.
Descartes, 35.
Devlet-Gcireï, 399, 400.
Diaz (Barthélémy), 278.
Diedo, 76.
Dietrich, 250.
Diodore, 95.
Dishïpato (Georges), 13.
Disuypato (Jean), 7, 15, 27.
DisuvPATO (Manuel), 13.
Dldcosz, 181.
Dmitri DoNSKOï, 19, 190, 191,217,
222, 313.
Dmitri Ivanovitch, 238.
Dorothée de Mytilène, 40.
DoxA (xManuel), 206, 207.
DucAS, 73, 75.
Eberstein (Philippe), comte, 337,
341, 358.
Énée, évoque de Drontheim, 290,
291.
Érasme, 295.
Ernest, archiduc, 406, 407.
Escdlape, 286.
Este (les marquis d'), 25.
Este (Bertholdo d'), 139.
Este (Ercole d'), 142, 161, 233.
Este (NiccoloD'), 26.
Este (Rinaldo Maria d'), 69.
Estocteville (Guillaume d'), cardi-
nal, 61, 86, 112, 114, 160.
EUCLIDE, 95.
Eugène IV, pape, 4 à 6, 13, 25, 29,
30, 32, 41, 43, 45, 47 à 50, 52,
53, 56, 57, 59, 61 à 63, 66, 103,
147, 367.
Eugénie, 51.
Farnèse (Alexandre), cardinal, 339,
342, 373, 402.
Faust, 195.
Fedor, tsar, 224.
Fedor Davidovitch, 171.
FÉLIX V, antipape, 59, 68, 85.
Ferdinand I", empereur, 303, 305,
306, 347 à 350, 364, 367, 369,
372, 377, 418, 419.
Ferdinand V le Catholique, 232,
235.
Ferreri (Zacharie), 271 à 274, 303.
FiCHET (Guillaume), 141.
Ficino (Marsiglio), 254.
FiESCHi, cardinal, 81.
FiLELFO (Francesco), 93, 95, 153.
INDEX AI.PH ArîKTIOlIR.
455
FlOnAVANTI (Aiull('-), 201.
FionAVANTi (Ilo(l()I|ilio-Ari8tote), 200
à 202, 206, 218.
FoMA Matvkïkv, 22, M, 50.
Fionio (Pierre), évêque de Castella-
mare, 271.
Flaeming, 308.
FOGHKTTA, 277.
FORCELLA, 160.
FonïiBnAccio, 5.
FoscARi (Francesco), doge de Venise,
25, 79.
François I", roi de France, 254.
François d'Assisk (saint), 297.
Frédéric II, empereur, 204.
Frédéric III, empereur, 69, 86, 89,
211.
Frédéric II, roi de Prusse, 258.
FrÉron (Simon), 12, 14.
Galien, 95.
Gai.isteo (duc de), 232.
Galli (Ptolomeo). — Voy. cardinal
de Côme.
Gaszïold, 347.
Gautier (Théophile), 217.
Gaza (Théodore), 71, 153.
Gengiskhan, 190, 191.
Gennadius. — Voy. Scholarius.
Gentile de Fadriano, 3.
Georges, duc de Silésie, 328.
Georges, métropolite de Kiev, 55.
Georges (saint), 197.
Georges de Trébizonde, 72, 97.
GÉRASiME, métropolite de Kiev, 17.
Ghislieri (Michel). — Voy. Pie V.
GiBLET, 154.
GiERs, 196.
Giovanni de Raguse, 14, 32, 44.
Giovannina de Cisate, 205.
Giovio (Paolo), 282, 283, 286, 288,
289, 292, 294, 295, 311, 330, 340.
GiRALDi (Giovanni), 377, 381.
GiSLARDi (les), 132.
GiSLARDi (Antonio), 130, 132 à 134,
139 140, 155, 175, 176, 179,
180, 181, 197, 200, 255, 340.
(JlSI.ARDI (Mcolo), 132, 133.
GlDCCIARDINI, 206.
GicsTiNiAN (Antonio), 231.
GiusTiNiANi (Ajjostino), 277.
GiDSTiNiANi (Giovanni), 76.
Glinski (les), 321.
Glinski (Anne), 321.
GuNSKi ([Iél<';ne), 314, 322.
Glinski (louri), 321.
GODODNOV (Boris). — Voy. Uoniiî.
GoNKMK (Guillaume), 125, 126.
GoNZAGA(Federico),99, 121, 122,233.
GoNZAGA (Francesco), J99.
GoNZAGA (Francesco), cardinal, 92,
101, 102, 126.
GoNZAGA (Isabelle), 295.
GoNZAGA (Lodovico), 121, 122.
(JoRTCHAKOv, princc, 196.
Gracodes (les), 5.
Granvelle, 338.
Grassi, cardinal, 262, 270.
Grassi (Paride), 282.
Grégoire I" le Grand (saint), pape,
68, 87.
Grégoire III, pape, 50.
Grégoire XII, pape, 4.
Grégoire XIII, pape, 360,361, 379,
400, 402, 403, 405, 415 à 417,
422, 428, 434.
Grégoire de Naziakze (saint), 95.
Grégoire de Nysse (saint), 36.
Grégoire Mammas, patriarche de
Constantinople, 37, 64, 70, 71,
74, 88, 89.
Grégoire, métropolite de Kiev, 17,
22, 23, 49, 58, 85, 88, 174.
Grimani (Giovanni), patriarche d'A-
quilée, 381.
GuARiKO de Vérone, 8, 26, 30.
GcDELA, 17, 22, 26.
Guédimine, 240, 245, 251.
GrÉRAsiMov(Dmitri), 293 à 295, 298,
299, 301, 309, 311, 340.
GriLLOCHE de Bordeaux, 234.
GciSE (les), 406.
GCTEMBERG, 195.
Gustave I", roi de Suède, 297.
»5fi
INDFA ALPHABETIQUE.
Habsbourg (les), 69, 211, 2(iV. ;M)2,
345, 348, 349, 410, 413, 415,
418, 420.
riAnOUN-AL-RACUlD, 215.
Hkdwice, reine de Pologne, 240.
HÉLÈNE, tille de Stéphane de Mol-
davie, 209.
HÉLÈNE, matrone bosniaque, 152.
HÉLÈNE, reine de Pologne, 238,243,
244, 246 à 251.
Henui II, roi de France, 335.
Henri III, roi de France, 406.
HERBEnsTEiN (Sigisniond) , 172, 236,
264, 265, 303, 304, 311, 314, 342.
HÉRODE, 193.
HÉRODOTE, 95.
HiPPOCRATE, 95.
HoHENZOLLERN (Barbe), 121.
Homère, 31, 95, 215.
Hosius (Stanislas), cardinal, 366,
367, 369 à 371, 374, 394 à 396.
HOULAGOU, 280.
HCNYADI, 82, 108.
Jaroslav, grand kniaz, 188.
Innocekt IV, pape, 352.
Innocent VIII, pape, 203, 231.
louRi, grec, 132, 133, 136, 138.
louRi, kniaz de Smolensk, 54.
lorni Dmitriévitch Maly, 226, 267.
Isabelle, reine de Castille, 232, 235.
Isabelle d'Aragon, 300.
Isidore, cardinal, 7 à 10, 12, 13,
15 à 24, 36 à 40, 42, 43, 45, 49
à 50, 52 à 59, 61 à 70, 72 à 81,
83 à 87. 89 à 102, 111, 114, 117,
120 à 122, 124, 134, 171, 174,
352, 361, 367.
Isidore, évêque deThessalonique,94.
ISKANDER, 105.
IsMAÏL, schah, 412.
ISOCRATE, 95.
IsrAGLiAS (Pierre), cardinal, 249.
Ivan I" Kalita, 18, 135, 240, 245.
Ivan III, tsar, 131. 133, 134 à 136,
140, 141, 145, 147 à 149, 151,
162, 166, 168 à 170, 172, 176 à
J8I, 183, 185, 189 h 203, 20.-),
207, 209 à 215, 218 à 222, 224 à
226, 229, 233, 237, 238, 240 à
246, 248 à 250, 252, 255, 256,
258, 259, 266, 270, 291, 307,
312, 324, 343, 367, 389, 408.
Ivan IV, tsar, 196, 198, 224, 284,
312, 318 à 323, 325 à 332, 334
à 338, 341, 346, 351 à 357, 360
à 362, 368 à 373, 375. 377, 379 à
382, 386 à 399, V06 à 410, 412 à
414, 416, 417, 422, 423, 426, 429,
430, 433.
Ivan, fils d'Ivan III, 172, 174, 205.
Jacobo, 205.
Jacques IV, roi d'Ecosse, 256.
Jacques de Lusignan, roi de Chypre,
84, 123 à 129.
Jacques de Porto, 96.
Jagellon (les\ 213, 264, 348, 355,
406, 410, 431.
Jagellon (Wladyslaw), 240, 302.
Jacubi (Emmanuel\ 99.
Jagubi (Nicolas), 88, 96.
Jean XXIII, antipape, 3.
Jean II (VIII), empereur d Orient,
6, 7, 12, 14, 25, 27, 36, 43, 50,
70, 135.
Jean II, métropolite de Kiev, 55.
Jean, roi de Danemark, 256, 290.
Jean II, roi de Chypre, 123 à 125,
127.
Jean III, roi de Pologne, 404.
Jean-Albert, roi de Pologne, 240,
249.
Jean-Baptiste (saint), 39, 114, 164,
193.
Jean- Chrtsostome (saint), 36, 44,
89, 95.
Je.an Ecgénikos, 93.
Jedrowski (Stanislas), 413.
JoACHiM II, marquis, 327.
Joasaph, patriarche de Constanlî-
nople, 319.
JoNAS, métropolitedc Moscou. 17, 20,
58, 67, 85, 88, 104, 103, 163, 361.
INDEX AMMIARKTIOIJR.
vr)7
> \s, proplii^tc, 79.
iM III , palriarclie de Conslaiiti-
nnple, 14, 25, ;J6, 49.
. I I s II, pape, 92, 251, 25G, 259,
2(i().
I IIS III, papc,;i32, ;w;5,;î;i8à34o,
;'.vv, ;j5i), ;J52, ;J5(), ;558, 387.
musiiMKN l''', eiupcreiir (l'Orient, 76.
[amta. — Voy. Ivan I".
LAn*Tciii.\nov (Mctrophane), 198,
208, 255.
ARPOV (Fcdor), 287.
LoLENDA (Gabriel), 404.
lOnarski (Adam), 342, 343.
LonsAK (Raphaël), 404.
LoLRRSKi, prince, 236, 237.
lRasinsri, 396.
Lni.iAMTCii (louri), 199.
Lromer (Martin), 369, 370, 372.
Lryski (Albert), 350, 353, o54,
356.
..AMPUGNANI, 202.
jANDRIANI, cardinal, 29.
iANGEN, 332.
AKNOY (Ghillebert de), 187.
jAVREO (Vincent), cardinal, 404 à
406, 410, 420, 427.
jAZare II, roi de Serbie, 116.
jAzarev (Dmitri), 181.
jECCARELlo (Oppizo), 156.
.ÉON X, pape, 254 à 257, 260, 262,
265, 267, 270, 272 à 275, 282,
288 à 291, 297, 303, 313, 352,
382.
LiÉOK XIII, pape, 34.
LÉON JlDOVINE, 205.
LÉONARD DE Chio, 72, 75, 76, 79.
Leonardo DE Vinci, 206.
LÉONARD l'Arétin, 27, 28,
Leus, 96.
LoBANOV, prince, 196.
LoDOvico DE Bologne, 154,
LODYGDINE, 307.
liOMELLiNi (Linoreta), 277,
LoPAciNSKi, 423, 426.
LoRKDANO (F.oonardo), do(;c de Vc-
nino, 273.
Lonis XI, roi dcFrnncc, 134, 141,221.
Louis II, roi de Hongrie, 349.
LoDi.s Dii Savoie, 124.
LoYOï-A (Saint Ijjnace de), 339.
Lucien, 8.
Ludovic le More, 206, 207.
LiJEV (Nicolas), 286 à 288.
Lusicnan (b-s), 127.
LcTUER, 254, 274, 289, 333, 349,355.
Macaire, métropolite de Moscou,
318, 361, 364.
Machiavel, 195.
Maffei, cardinal, 342, 343, 345,
356, 357.
Mai FEi DE VoLTERRA(GiacoM>o), 144,
146 à 149, 152, 153.
Mahomet, 384, 417.
MAL.vrESTA (les), 233.
Malatestis (Eusebio de), 121, 122.
Malaxos, 385.
Maliouta-Skouratov, 368.
Malvasia, 415.
Malvezzi (Virgilio), 165.
JNIammas. — Voy. Grc{joire Mammas.
M.mvREv (Daniel), 206, 207.
Manassès, 95.
Mandeslo, 327.
Manetti (Gianozzo), 29.
Manuce (Aide), 287.
Manuel II, empereur d'Orient, 6, 9,
109, 149.
Marc d'Éphèse, 43, 44, 63, 64, 93.
Marcellini, (Conrado), évêque de
Terracine, 96, 98.
Marguerite de Bavière, 122.
Marie, matrone bosniaque, 152.
Marie, mère d'Ivan III, 136, 172.
Marie de Tver, 136, 205.
Marracci, 94.
Marsuppini (Carlo), 29.
Martin V, pape, 2, 3, 5, 149.
Masaccio, 3.
Mathieu, évcque de Vilna, 68,
Maxime (saintj, 38.
«58
INDEX ALPHABETIQUE.
Maxime le G«ec, 286, 287, 293.
Maximiukn 1'"% empereur, 206, 213,
2F<-, 26V, 269.
MAX1MIL1E^ II, empereur, 406, 410,
411, 413, 415, 419, 421.
Medici, cardinal, 342.
Medici (Cosimo), 28, 31.
Medici (Giuliano), 160.
Medici (Lorcnzo), 28, 150, 151,
160, 165, 206.
MÉnicis (les), 27, 28, 152, 153, 165,
272, 311.
Mêlanchtiion, 333.
Mellozzo de Forli, 143, 195.
Menciiikov, prince, 224
Mesdoza, 338,
Mencer, 14.
MENCLi-GrinEÏ, 190, 192, 210, 222
à 224.
Métropuane, patriarche de Constan-
tinoplc, 62, 64.
Michel VIII, empereur d'Orient, 7,
164.
Michel-Akge, 254.
Michel Cérulaire, 34, 36, 148.
Michel le Sacellaire, 9.
Mikhaïl Romanov, tsar, 224.
Milanesi, 41.
MiSAÏL, métropolite de Kiev, 174.
MlïIA MaLY. Voy. GuÉRASIMOV.
Mohammed II, 70, 75, 78, 89, 201,
229.
Mohammed, khan tatar, 138, 140,
155, 177, 179 à 182, 190 à 194.
Mohammed-Guireï, 218, 312, 313.
MoLviANiKOv (Iakov), 199.
MoNTFORï (Vincent de), 96.
More (Thomas), 263.
MoRO (Cristoforo), 116.
Morone, cardinal, 373, 411 à 416.
Morosini, 115.
Mounékhike (Mikhaïlo), 226, 286.
MouRAD II, 14, 65.
Mourad III, 413, 417, 422.
MuLA (Marc -Antoine), cardinal, 375,
376, 379 à 381.
McHTZ (Eugène), 200, 220. ,
55,
69
95,
Napoléon I", 218.
Nazi (Joseph), 383, 393.
NÉRON, 322.
Niccoi.i (Niccolo de), 29.
NicÉpiioRE, métropolite de Kiev,
Nicolas I", pape, 21.
Nicolas V, pape, 29, 66, 68,
71, 72, 74, 79 à 82, 84 à 86,
194.
Nicolas, prêtre, 298.
Nigris (Thomas de), 291.
NiKiTA 15erlémicuev, 179.
NiRITA PopoviTcn, 173.
NoGAROLA (Leonardo), 166.
NOCAROLI, 303.
NoïARAs (Anne), 153.
NoTARAS (Jacques), 73, 153.
NoTARAS (Lucas), 73, 153.
NovosiLTsov, 392.
Ooibene (Paolo), 181, 183.
OLc^A^'SKI, 244.
Olesnicki (Zbigniew), cardinal, 52,
53, 68, 93.
Orsini, cardinal, 160.
Orsini (Clarice), 150 à 153, 165.
OsiECKi, 370.
OsoRNO, comte, 232.
OsTROG (Constantin, prince d'), 248,
261, 262, 264.
Odzoun-Hassan, 143, 181, 184, 200.
Pacheco, cardinal, 342.
Padkiewski, 372.
Paléologues (les), 20, 76, 77, 105,
109, 117 à 123, 126, 142, 143,
153, 163, 172, 208, 230, 236
Paléologue (André), 116, 122, 127,
143, 159, 229 à 235, 246.
Paléologue (André) junior, 230.
Paléologue (Ange), 99.
Paléologue (Catherine), épouse
d'André, 231, 235.
Paléologue (Catherine), épouse de
Thomas, 116.
Paléologue (Constantin), — Voy,
Constantin Dragazès.
INDEX ALPHABÉTIQUR
459
I'alÉoloode (Constantin), fils d'An-
<lré, 2:î5.
I ■ u.ÉOLOCUE (Démétrius), 25, 63, 109.
I'alÉOLOOUE (Dcimétrius), gtratopé-
(larque, 7, 15.
T'aléolocce (Hélène), épouse de
Jean II, 127.
i'Ai.ÉOLOGUE (Hélène), épouse de La-
zare II, 116.
l 'M.ÉOLOGtiE (Jean). — Voy. Jean II.
PvLÉOLOGtJE (Jean), junior, 230.
Pméoiogue (Manuel). — Voy. Ma-
Nt I 1, II.
PAi.tui.OGDE (Manuel), fils de Tho-
mas, 116, 122, 127, 229, 230.
PàLÉOLOGCE (Michel). — Voy. Mi-
chel VIII.
Paléologue (Sophie), 116, 120 à
124, 126 à 130, 133 à 135, 139,
140, 142, 148 à 153, 155, 159 à
172, 175 à 178, 180, 185, 189,
191, 194, 225, 229, 233, 236 à
238, 246, 248, 266, 367.
Paléologue (Théophile), 74.
Paléologue (Thomas), 90, 91, 100.
109 à 112, 114 à 117, 119, 121,
125, 133, 137, 162, 164.
Paléologue (Zoé). — Voy. Sophie.
Palladio, 159, 166.
Palliano (duc de), 364.
Pamuoli (Bartolomeo), évêque d'Ac-
cia, 174.
Pansélinos, 219.
Parentucelli (Thomas). — Voy. Ni-
colas V.
Parpajose (Michèle), 208.
Paul II, pape, 61, 69, 111, 122,
125, 133, 137, 138, 141, 143,
157, 183, 201.
Paul III, pape, 263, 338, 387.
Paul IV, pape, 364, 411.
Paul (saint), 40, 117, 145, 266.
Paule, matrone bosniaque, 152.
Peux (Arnold), 327.
PÉLOPS, 10.
PÉRicLÈs, 31, 254.
Pergamcotes (Georges), 202.
PF.nRAULT CKavinond), rardinoi, 234.
PÉnrois (i.K), PJ.').
l'KTnAuorE, 195.
PlIlI.AIIKII', 42.
Philippe, métropolite di? Kiev, 136,
147, 171.
Phiihii; II, roi d'Espagne, 375, 395,
405.
Philippe le Box, duc de Bourgogne,
46.
Philothée, moine de Pskov, 104,
226 à 287.
Philothée, patriarche de Constanti-
nople, 227.
PnoTius, métropolite de Kiev, 17.
Photids, patriarche de Constant!-
nople, 21, 33, 35, 36, 71.
Phrantzès, 76, 93, 115,118,122,123.
PiAST (les), 240.
Pic de la Mirandole, 254.
PiccisiNO (Niccolo), 26.
Pie II, pape, 78, 86, 87 à 91, 97,
100, 101, 111 à 116, 122, 125, 128.
Pie III, pape, 251.
Pie IV, pape, 364, 366, 370, 374 à
377, 379, 381, 382.
Pie V, pape, 358, 364, 382 à 386,
394, 395, 399, 402, 427.
Pierre (saint), 2, 3, 10, 40, 41, 145,
175, 179, 226, 387.
Pierre I", empereur de Russie, 196,
215, 389.
Pierre Gougnivt, 55.
Pietro, armurier, 208.
Pietro, élève de Fioravanti, 201.
Pietro de Cortone, 92.
PiGHiNi, cardinal, 342.
Pighius (Albert), 290, 291, 295,
296, 340.
PiNCETTi (Jacques), 96.
Pintcricchio, 90.
Piso (Jacques), 260, 261, 270.
Platisa, 160.
Platon, 28, 31, 94, 95, 165, 215,
Plestcheiev (Mikhaïlo), 224.
PlÉthon (Gémiste), 30, 31.
Plutuique, 95.
V60
INDEX ALPHABÉTIQUE.
i»OLE (l\eginal<l), cardinal, 402.
Poccio. — Voy. HiuccioLiM.
PouTiEN, 254., 287.
POLVBE, 95.
POMl'ONirS LXKTUS, 183.
Ponce Pilate, 23.
POPPEL (Nicolas), 211, 212.
PoncARO (Slefano), 81.
Porphyre, 165.
PoRTico (Vincent dki,), 386, 392,
394, 396, 398 à 400, 410.
PossEviNO (Antonio), 378, 381, 398.
415, 416, 418.
Praxine, matrone bosniaque, 152.
Prothimus (Franco), 97.
Protiiimcs (Nicolas), archevêque
d'Athènes, 97, 98.
PnoussE, 319.
Pccci, cardinal, 308.
PcLci (Luigi), 150 à 152, 165.
PcscuLO (Ubertino), 72.
Put (du), cardinal, 342.
PïRRHCS, roi d'Épire, 265.
Radziwill (les), 347.
Radziwill (Barbe), reine de Polo-
gne, 347, 348.
Radziwill (Nicolas) le Noir, 345,
347 à 349, 370 à 372.
Raphaël, 254, 257.
Raykaldi, 235.
Razine (Stienka), 281.
Reck (Johann von der), Meister de
Livonie, 328, 329.
Remoliko (Francesco), 247.
Rhalev (les), 203, 204, 206, 209.
Rhalev (Démétrius), 198, 199, 203,
208 à 210, 255.
Rhalev (Manuel), 202.
Rhalli (Démétrius), 161, 172.
RiARio (Girolamo), comte, 144.
RiARio (Pietro), cardinal, 144.
Ricimer (Flavius), 87.
RiODRiK, 319, 351.
RoRiTA, 396, 397.
Rosso (Marco), 184.
RovERE, cardinal. — Voy. Sixte IV.
RuGGiERi (Giulio), 386.
RcsnoRi- (Paul), 23.
RuTSRi, 404.
Sauourov (Salomonie), 314.
Sadoleï, 254, 301, 303, 308.
Sagcndino (Niccolo), 32.
Salomon, roi d'Israël, 218.
Santa-Croce, cardinal, 270.
Santai (Sigismond), 250.
Sancto (Marino), 299.
Savonarole (Jérôme), 263, 287.
SCAMOZZI, 165.
ScANDERBEG, 108.
ScARAMPO, cardinal, 61.
ScuLicuTiNC (Albert), 397.
Schlitte von Sculittenberg (Hans),
328 à 337, 340, 341, 358 à 362.
ScHOLARiu.s (Georges), 30, 63, 74.
Schoenberg (Dietrich), 266 à 269,
282, 286, 313, 340.
Schoenberg (Nicolas), 263 à 271,
274, 282.
Schomberg (les), 263.
ScoTTO (Benedetto), 279.
SÉLiM I, 259, 263.
SÉLiM II, 383, 384, 392, 400.
Serge (saint), 51, 52, 54, 56.
Servopoclos, 96.
Sforza (les), 205.
Sforza (Bianca), 91.
Sforza (Bianca), épouse de Maximi-
lien I", 206.
Sforza (Bona). — Voy. Bona.
Sforza (Francesco), 5, 201.
Sforza (Galeazzo Maria), 134, 146,
201, 202.
Sforza (Gian Galleazo), 206.
Sforza (Ludovico). — Voy. Ludo-
vic LE More.
Shakespeare, 388.
Sigismond, empereur, 25.
Sigismond I", roi de Pologne, 213,
257, 259 à 265, 268 à 271, 273,
274, 292, 298 à 302, 304, 305,
308, 372.
Sigismosd II, roi de Pologne, 338,
INDEX AI.l'HAinÏTIQOE.
461'
:i42 à 345, 347 ;^ 352, 35V ;, 357,
300, 3G9 à 375, 371), ;58(>, 31)2 h
395, 31)8, 391), 414, 42S.
Sii.vKSTnK l", [lanc, 44, 227.
Sii.vESTnK, po|)(', 323, 324, 3()(), 3(»8.
SiMKON, patriarche de Constanli-
noplc, 163.
SlMKON DE SopznAL, 22, 43 à 45,
50, 51, 54, 5G.
SiMONKTTO, 81.
Sixte IV, pape, 141, 143 à 145,
149, 150. 154, 156 à 159, 161,
162, 164, 174, 175, 183, 202,
204, 230, 232, 235.
SixTE-QuisT, pape, 201.
SoiiiESKi. — Voy. Jean III.
Sdkoi.i.i (Mohammed), 383, 388,
392, 404, 405, 417.
Soi.Ani (les), 204.
Soi.Ain (Boniforte), 204, 205.
Soi.Ani (Pietro Antonio), 204 à 206,
217, 219, 220.
SouANZO (Giacomo), 376.
SoniANO, 402.
SorcoRSKi, prince, 411, 413, 415,
416.
Spandouxus, 96.
Spakdocms (Théodore), 163.
Spiridiox (saint), 74.
Steinberg (Johann), 331, 332, 335
à 337, 339 à 342, 344, 353, 356
à 361, 371, 386, 388.
Stéphane, roi de Bosnie, 152.
Stéphane, voïévode de Moldavie,
209.
Stéphane Bathory. — Voy. Bathory.
Strabon, 280.
SuLEYMAN I", 215, 290, 383, 417.
Syropoclos (Siivestre), 37, 39, 49.
Tadeo de Ferrare, 202.
Tamerlan, 190, 284.
Tamir, 182.
Tarsis (Augustin de), 276.
Tasse (le), 25.
Tedaldi (Giovanni), agent pontifi-
cal, 271, 272, 274.
Tkdai.di (fîiovanni), niiinhand flo-
rentin, 2SV.
Tiii.oi>()i.( ; (iirolaino), 50.
TiiAiioii ,^.\dall>ert), évûfjuc (!<■ Viina,
244.
TiiAiR, 182.
TiiKODOSE, empereur d'Orient, 75.
TiiKODOSK, hdgoumènc, 55.
TiiÉODOSE, métropolite de .Moscou,
147.
Thomas, évoque de Tarentaise, 126.
Thomas d'Aqpix (saint), 95.
Thucydide, 95.
TiEPOLO (l»aoIo), 402.
Titien (le), 128.
To(;;;o (Leonardo), 159.
ToLBOczisE (Semen), 200.
ToRQUEMADA, Cardinal, 32, 61, 86.
ToRZELO (Jehan), 46 à 48.
TOURCUÉNEV, 417.
Trakhaniote, majordome, 112.
Trakhaniote (louri), 161, 210, 213.
Tranciiedini (Nicodemo), 146.
Traversari (Ambrogio), 14, 30, 40,
44, 47, 50.
TREVIS.AN (Gian-Battista), 139 à 141,
176 à 185, 200.
Trissino, 168.
Trono (Nicolo), doge de Venise,
178.
Trousov, 307, 309, 310, 340.
Trucusess, cardinal, 402.
UcHANSKX, archevêque de Gnesen,
380.
Valla (Lorenzo), 30.
Vasco de Gama, 278.
Vasih, évêque de Novgorod, 227.
Vasili II, grand kniaz, 17, 19 à 22,
45, 54, 55, 57 à 59, 67, 85, 88,
103, 162, 352.
Vasili III, grand kniaz, 226, 238,
255, 256, 258 à 261, 263 à 271,
273 à 275, 281, 283 à 286, 288
à 291, 293, 295, 298, 299, 302
à 307, 309 à 314, 322, 324, 325,
*6S
INDEX ALPHABETIQUE
330, 331, 340, 342, 3V5, 352,
360, 367, 408.
VaSILI ClIKMlAKINE, 312.
Vasili GniAZNOi, 368.
Vassian, archimandrite, 22.
Vassian- de Rylo, 192, 193, 286.
Veit Seng, 362.
VExnnAMiN, doge de Venise, 182.
VÉnosÈsE (Paul), 128.
Vespasiano, 95.
Viazf:mski, 368.
ViAZEMSKi (Dmitri), 174.
VinciLE, 195.
ViscoxTi (Philippo Maria}, duc de
Milan, 5.
ViTELirs. — Voy. Ciolek,
VlTTORE PlSANO, 3, 43.
"Vladimir Monomaque, grand kniaz,
18, 105, 227, 314, 318, 343, 344.
Vladimir (saint), 22, 103, 135,241,
252, 319, 344, 351.
VOGLER, 362,
VoLPE (les), 132.
VoLPE (Angola). — Voy. Axgarano.
VoLPE (Bandini), 131.
VoLPE (Carlo), 131, 133, 134.
VoLPE (Elisia), 131.
VoLPE (Gian-Battista), 130, à 134,
136 à 144, 148 à 150, 153 à 155,
159, 161, 162, 166, 168, 170,
171, 173, 175 à 178, 180, 197,
204, 212, 255, 266, 340.
VoLi>E(iNicolo), 131.
VoLPE (Trevisano), 131, 166.
VoRENZA (Grégoire), 210.
Waldbouro (Gebhard de), 444.
Warszewicki (Stanislas), 409.
Weisrerg, 332.
Wencierski, 397.
Wladyslaw II, roi de Hongrie, 250
252.
WiJiDvsLAW III, roi de Pologne, 53,
65, 393.
WoRONECKi (Jacques Zbarata), 423.
Xavier (Saint François), 339.
xénophon, 8.
Zaberejski, 242.
Zacchi (Gaspar), évêque de Cingoli
et d'Osimo, 118.
Zamojski (Jean), 424, 425, 427, 428,
432.
Zamytski, 268.
Zaxantoxio, 205.
Zaxoe da Grema, 111.
Zapolva (Barbe), 213.
ZAPOLYA(Jean-Sigismond), 418, 419.
Zehender (Johann), 327.
ZoAXNE, bombardero, 206.
Zolkiewski (Stanislas), 218.
TABLE DES MATIERES
THODUCTION.
LIVRE PREMIER
LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENfiE
CHAPITRE PREMIER
l'union et MOSCOU
1417-1443
Élection de Martin V. — Renouveau de l'Église et de Rome. — Négocia-
tions avec l'Orient. — Mort de Martin V. — Election d'Eugène IV. —
Ses antécédents. — Sympathies pour l'Orient. — Difficultés. — Le con-
cile de Bâle. — Il envoie ses délégués à Constantinople. — Conditions
du Pape et du concile. — Mandataires de Jean Paléologue à Râle. —
Isidore, hégoumène de Saint-Démétrius. — Ses lettres, sa tournure
d'esprit, ses sentiments, sa foi, son patriotisme. — Arrivée à Râle. —
Discours de Cesarini et d'Isidore. — Le concile général meilleur moyen
de réunion. — Décret du 7 septembre 1434, — Le chanoine Fréron
auprès du Pape. — Eugène IV se rallie au concile. — Ordres et contre-
ordres. — La réunion du concile en Occident est décidée. — Détente à
Constantinople. — Accusations contre les mandataires de Bâle. — Nou-
velle rédaction du décret du 7 septembre. — Byzance et les Russes. —
Le siège de Kiev. — Déceptions de Jonas. — Isidore nommé métropolite
de Kiev. — Un monde nouveau. — La Russie dans sa période laborieuse.
— Les fils de Kalita. — Leur politique savante. — Concentration à
Moscou. — Le grand kniaz Vasili II. — Accueil d'Isidore au Kremlin.
— Opposition au départ. — Départ pour l'Italie. — Incident à louriev.
— Impressions de voyage. — Arrivée à Ferrare. — Les Grecs au con-
cile. — Translation du concile à Florence 1
II. Jean Paléologue à la porte San-Gallo. — Les Médicis. — Leur entou-
rage. — Humanistes à la cour pontificale. — Désillusions au sujet des
464 TABLE DES MATIÈRES.
Grecs. — Luttes de l'esprit. — Procéilure ailoptce. — Syntlièse du con-
cile. — Rites d'Orient et d'Ocrideiit mis sur le iiicine pied. — Questions
doj^maliques. — Le Filioque et la primauté du Pape. — Rôle d'Isidore.
— Ses tendances conciliatrices. — Profession de foi. — Démarche auprès
du Pape. — Rédaction de la Ijulle. — Sa promulgation. — Points
expressément mentionnés. — Nouibreuses <;opies de la bulle. — Traduc-
tion russe. — Epigraphes latines. — Médailles. — Pas-reliefs de Phila-
rète. — Relation du pope Siméon. — Discours de Marc d'Ephèsc —
Tristesse du pope. — Avrauii refuse de signer la bulle. — La réclusion
; lui fait changer d'avis. — Logique d'Isidore 27
III. Les fiançailles de l'Orient avec l'Occident. — Questions militaires. —
\ Mémoire de Torzelo. — Isidore intermédiaire entre le Pape et l'Empe-
reur. — Promesses d'Eugène IV. — Légation d'Isidore. — Pension des
^ Russes. — Promotion cardinalice. — Titre d'Isidore. — Séjour à Venise.
— Siméon et Foma en fuite. — Incidents étranges. — Lettre circulaire
d'Isidore. — Réception à Cracovie par Olesnicki. — Principe pacificateur,
— L'union à Chelm. — Lettre d'Isidore en faveur de Bobilas. — Bon I
accueil à Kiev et à Smolensk. — Disposition des esprits à Moscou. —
Arrivée d'Isidore. — Promulgation de la bulle. — Dénouement tragique.
— Emprisonnement du métropolite. — Griefs de Vasili. — Réunion du
clergé. — Condamnation d'Isidore. — Sa fuite. — Incidents à Tver et à
Novogrodek. — Départ pour l'Italie 46
CHAPITRE II
LE CARDINAL ISIDORE
1443-1463
Isidore et le Sacré Collège. — Arrivée à Sienne. — Chapeau rouge et apé-
rition de la bouche. — L'union à Constantinople. — Mission d'Isidore
« en Grèce et en Russie » . — Bref d'Eugène IV. — Grégoire Mammas,
patriarche de Constantinople. — Consécration de Daniel. — La défaite
de Varna. — Nicolas V et ses projets. — Jonas métropolite de Kiev. —
Reconnu par Casimir. — Plaintes contre l'évèque latin de Vilna. — Dio-
cèse de la Sabine confié à Isidore. — Nouveaux bénéfices. — Situation
de Constantinople. — Isidore y est envoyé. — Préparatifs de la mission.
— Naples et Chio. — Discours d'Isidore à Constantinople. — L'union
proclamée à Sainte-Sophie. — Discordes. — Les galères de Venise. —
Tours et murs réparés aux frais d'Isidore. — Il est chargé de la défense
du bastion Saint-Démétrius. — Prise de la ville par les Turcs. — Légende
sur Isidore. — La version vraie. — Un cri d'alarme. — « L'homme pro-
videntiel » à Venise. — Isidore à Bologne. — Emotion à Rome. — La
paix de Lodi. — Lettre d'Isidore. — Mort de Nicolas V. — Conclave de
Calixte III. — Isidore à Venise. — Faveur obtenue pour les Grecs. —
Pension pontificale. — Éénéfices. — Résignation de droits. — Division
de la métropole de Kiev. — Nomination de Grégoire. — Incident av'
►
TABLE DES MATIÈRES. j^fiS
conclave de Pie II. — H('néficc«. — Affaire» de Russie. — Rrrf «lu 11 icp-
teinl)re 1458. — Le roi de l'olopne se déclare pour Grégoire. — Le che-
valier Ju{^uhi. — Le congrès de Maritoue. — Isidore noniiiic patriarche
de Constanlinople. — Issue du congrès. — Kx( iirsidu «l'Isidore à Venise.
— Départ pour Ancône. — Projet d'une campagne dan» la Morée. —
Retour à Rome. — Malatlie d'Isidore. — Son genre de vie à Rome. —
San-Riagio et la Palazzuola. — Réputation de vertu. — Goût de» livres
et des études. — Manuscrits prêté» par Calixle III. — Leur conservation.
— Isidore homme d'action. — Entouré de Latins. — Train modeste de
maison. — Etat des finances. — Procès avec rarchevê(|ue d'Athènes.
— Autres procès. — Lettre au marquis de Mantoue. — Cérémonie tou-
chante au Vatican. — Dernières phases de la maladie. — Entrevue avec
le cardinal Gonzaga. — Pieuse mort d'Isidore. — Ses traces dans le
monde slave. — Réaction à Moscou par suite du concile de Florence.
— Les Grecs déconsidérés. — Explication de la chute de Constanli-
nople. — Intuition patriotique. — Les gloires de Ryzance refluent ver»
Moscou 60
LIVRE II
IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE
CHAPITRE PREMIER
MARIAGE d'iVAN III AU VATICAN
1454-1477
I. L'horizon du côté de l'Orient. ^ Les Paléologues. — Luttes fratricides.
— Les Turcs et Démétrius. — Thomas refuse de vendre ses Etats. — Il
se réfugie à Rome. — La rose d'or. — Pension et installation à Santo-
Spirito. — Physionomie du despote. — Translation du chef de saint
André. — Comité cardinalice. — Voyage de Thomas. — Appréhension»
de Venise. — Mort de Pie II. — Mort de Thomas. — Arrivée de ses
enfants à Rome. — Programme de Bessarion pour leur éducation. — Zoé
Paléologue. — Anciens projets d'union avec un Gonzaga. — Fiançailles
avec Caracciolo. — Jacques de Lusignan. — Ambassade de Gonème. —
Conseil matrimonial de Venise. — Gonème à Rome. — Consistoire
animé. — Mariage projeté de Zoé avec le roi de Chypre. — Zoé exprime
son consentement. — Consticution d'une dot. — Athanase Carciofilo des-
tiné pour Nicosie. — Brusque revirement. — Lusignan épouse Catherine
Cornaro. — Venise s'empare de Chypre. — Malentendus des chroni-
queurs chypriotes 107
II. Gian-Battista Volpe. — Antonio Gislardi. — Emissaires de Volpe à
Rome en 1468. — louri revient à Moscou. — Message de Bessarion. —
Récit du chroniqueur. — Critique. — Le grand kniaz Ivan III. —
Impressions des Moscovites. — Conseil au Kremlin. — Le mariage avec
30
466 TABLE DES MATIÈRES.
Zoé approuvé. — Volpe envoyé à Rome. — Zoé consent au mariago
avec Ivan. — Gislardi propose à Venise l'alliance tatare. — Trevisan
destiné pour Moscou. — Volpe rapporte au Kremlin les réponses de
Rome. — Seconde mission de Volpe en Italie. — Rappel de Trevisan.
— Volpe rencontre Bessarion à Bologne. — Message du cardinal. —
Sixte IV. — Ses projets de croisade. — Son entourage. — Récit de
Maffei. — Critique. — Conjectures sur le contrat bilatéral. — Silhouette
de Zoé par Pulci. — Mariage au Vatican. — Incident de la bague.
— Proposition d'alliance tatare. — Antonio Bonumbre. — Son passé.
— Ses pouvoirs de légat. — La dot de Zoé. — Les fresques de Santo-
Spirito. — Compagnons de voyage. — Bref pontifical. — Audience de
congé 130
IIL Itinéraire de Zoé. — Viterbe, Sienne, Bologne. — Les fêtes de Vicence.
— Nurnberget Liibeck. — Incident à Pskov. — Arrivée à Moscou. — La
croix de Bonumbre. — Menace du métropolite Philippe. — Désistement.
— Réception de Zoé au Kremlin. — Elle s'appelle désormais Sophie. —
Mariage dans la cathédrale provisoire. — Discussion religieuse entre
Bonumbre et le métropolite. — Nikita Popovitch. — Bonumbre en
Lithuanie. — Message des Lithuaniens à Sixte IV. — Second message.
— Gislardi à Rome. — Ses assurances au sujet de Moscou. — Commis-
sions de Sixte IV , 163'
IV. Double mission de Trevisan. — Relations de Moscou avec la Horde
d'or. — Silence de Trevisan. — Son secret est surpris. — Accusation de
Venise contre Bonumbre. — Trevisan dans les fers. — Correspondance
d'Ivan III avec Venise. — Messages confiés à Gislardi. — Droits de
Moscou sur Byzance. — Trevisan envoyé à la Horde. — Son retour a
Venise. — Négociations avec les Tatars en Pologne. — Callimachus
Experiens à Venise. — Contarini au Kremlin. — Préventions d'Ivan
contre Trevisan. — Audience auprès de Sophie. — Motif de la bienveil-
lance envers Contarini 176
CHAPITRE II
Là rekaissance a SMSOOU
1477-1513
I Moscou et Moscovites d'après Contarini. — Lacunes dans la silhouette.
— Conséquences du mariage avec Sophie. — La Horde d'or frappée
au cœur. — Alliance d'Ivan avec le khan de Crimée. — Initiative attri-
buée à l'altière Byzantine. — Tribut refusé. — Campagne de Mohammed.
— Objurgations de Vassian. — Heureuse issue. — L'Europe du quinzième
siècle. — Ivan III, fondateur delà diplomatie moscovite. — Organisation*
— Commerce et étiquette. — Seraen Tolbouzine en Italie. — Fioravanti.
— Georges Percancotes. — Démétrius et Manuel Rhalev. — Appréhen-
sions du roi de Pologne. — Pietro Antonio Solari. — Un médecin juif.
— Manuel Doxa et Daniel Mamyrev. — Milanais à Moscou. '— Démé-
TABLE DES MATIÈRES. 487
trius Rhalev et Karatchiarov. — I'«'rij>étic« an retour. — Dcm voyages de
Poppcl à 1VI08COU. — Trakhaniote à Vienne 186
II, La question d'Orient. — Politique à double face. — Allures chevale-
resques. — Fions rapports avec les Turrs. — Coninierce à Kaffa et Azov.
— Système de la non-intervention. — AmLasRadc russe à Constantinople.
— Sentiment des masses. — Théorie de Pliiluthéc. — Moscou troisième
Rome. — Légendes populaires. — Rase hi8l()ri(|uc. — Départ de .VLmucI
Paiéologue. — Situation de son frère André à la cour de Home. —
Distribution de privilèges et de titres. — Voyages à Moscou. — Vente dei
droits héréditaires à Charles VIII. — Testament en faveur de Ferdinand
et d'Isabelle. — Opinion des contemporains sur Sophie. — Influence qu'on
lui attribue. — Son zèle pour l'orthodoxie. — Miracle consigné dans la
chronique. — Disgrâce éphémère de Sophie. — La couronne réservée
à son fils 221
III. Un mariage mixte. — Alexandre Jagellon élève de Callimachus. — Les
conquêtes de Guédimine. — Guerres de revendication. — La paix moyen-
nant mariage. — Négociations matrimoniales. — La clause fatidique. —
Célébration des noces. — Le panrussisme. — Chicanes d'Ivan III. —
L'ambassade de Ciolek à Rome. — Alternative d'Alexandre VI. — Expli-
cation. — Les sentiments d'Hélène. — Guerre entre la Pologne et
Moscou. — Le Scipion slave prisonnier. — Hélène essaye d'intervenir. —
Intervention d'Alexandre VI. — Un ambassadeur aviné. — Conclusion
de la trêve. — Nouvelles chicanes d'Ivan. — Jules II renouvelle l'alterna-
tive d'Alexandre VI. — Problème réservé à l'avenir 239
LIVRE III
LÉS PAPES MÉDICIS ET VASILI III
CHAPITRE PREMIER
PISO, SCBOENBERC, FERRERI
1513-1521
Léon X et l'état de l'Italie. — La question turque. — Optimisme du Pape
à l'endroit de Moscou. — Souvenirs personnels. — Traditions du Dane-
mark. — Opinion de Ciolek. — Le Raphaël du palais Pitti. — Politique
du Pape. — La paix dans le Nord. — Sympathies polonaises. — Point
de vue national du roi Sigismond. — Le grand kniaz Vasili, ami des
Turcs, hostile à la Pologne. — Le secret de la situation ignoré du Saint-
Siège. — La croisade au concile de Latran. — Campagne diplomatique.
— Les rapports avec Moscou confiés au cardinal Erdôd. — Appréhensions
du roi de Pologne. — Revirement. — Jacques Piso destiné pour Moscou.
— La bataille du 8 septembre 1514. — La mission de Piso contremandée.
— Victoire stérile en conséquences. — Messe d'actions de grâces au
Vatican. — Terreur inspirée par les Turcs. — Mémoire de Léon X. —
468 TABLE DES MATIERES.
Proclamation de la trêve de cinq ans. — Mission de Nicolas Schœnberg
dans le Nord. — Sa consigne. — Sigismond accepte la trêve do cinq ans
et l'intervention du Pape à Moscou. — Le Père Nicolas à Kœnigsberg. —
Albert de Brandebourg. — Dietrich Schœnberg. — Son caractère. —
Ses combinaisons pour Moscou. — Voyage de 1517. — Réponse do
Vasili. — Promesses de Léon X. — Second voyage de Dietrich en 1518.
— Réponse décevante de Vasili. — Troisième voyage en 1519. — Der-
nière réponse donnée à Kœnigsberg. — Vasili inébranlable dans la « foi
grecque » . — Concessions. — Revirement en Pologne. — Le Roi s'oppose
au départ de Nicolas Schœnberg pour Moscou. — Vrai motif de l'oppo-
sition. — Trêve du 31 décembre 1518. — Espérances du Père Nicolas. —
Illusions de Dietrich. — Les Grecs du Kremlin. — Envoi d'un messager
pontifical à Moscou demandé par Sigismond. — Conditions. — Comité
cardinalice. — Discours de Ciolek. — Décisions du comité. — L'évèque
de Castellamare refuse la mission. — Zacharie Ferreri. — Giovanni
Tedaldi. — Leur séjour à Venise. — Scène touchante au collège. — Revi-
rement en Pologne. — Sigismond s'oppose au voyage de Ferreri à Moscou.
— Allures pacifiques des Russes. — Vrai motif de l'opposition royale. —
Travaux de Ferreri en Pologne. — Trêve entre Sigismond et Albert de
Brandebourg. — Léon X reste fidèle à l'optimisme 253
CHAPITRE II
CENTURIONS ET l'ÉvÊQUE DE SKARÀ
1518-1528
Emancipation de Paoletto Centurione. — Les talents du bâtard. — Ses
voyages. — Dépit contre les Portugais. — Nouvelle découverte. —
Jalousie des villes d'Italie. — Tracé fluvial de Centurione. — Bref de
Léon X à Vasili III. — Centurione à Kœnigsberg. — Arrivée au Kremlin.
— Refus de Vasili. — Voyage d'Athanase Nikitine. — Centurione et les
Danois. — Polémique religieuse à Moscou. — L'idée unitaire de Nicolas
Luëv. — Messages de Maxime le Grec. — Secrets en matière religieuse s
confiés à Centurione. — Rentrée à Rome sous Adrien V^I. — Le Champ
mûr de Pighius. — Son mémoire sur Moscou. — Bref de Clément VII à
Vasili. — Second voyage de Centurione. — Retour à Rome avec Guéra-
simov. — Message de Vasili. — Conseil de Pighius. — L'évèque de
Skara désigné pour Moscou. — Ses antécédents. — Ses instructions. —
Son départ avec Guérasimov. — Entrevue avec Bona Sforza. — Audience
du roi de Pologne. — Désir de la trêve. — Arrivée à Moscou. — Noga-
roli et Herberstein. — Ambassade polonaise. — Négociations en
commun. — Trêve de cinq ans. — Bonnes paroles de Vasili. — Départ
de l'évèque avec Trousov et Lodyguine. — Confidences de Sigismond I".
— Halte à Venise à cause du sac de Rome. — Arrivée à Orvieto. —
Réponses du Pape. — Mort tragique de l'évèque de Skara. — Esquisse
de Vasili III. — Destruction des derniers apanages. — Politique eité-
TABLE DES MATIÈRES.
469
rieurc. - ConMance dan. la - foi erccquc . . - Divorce avec Salo.nonie^
_ MariaRC sacrilège avec Hélène Glinski. - lIluM.ms romaines. . 270
LIVRE IV
PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU
CHAPITRE PREMIER
VVE MYSTIFICATION D I P I-O M AT I Q U B
1547-1553
Sacre et noces d'Ivan IV. - Incendie de Moscou - Physionomie du Tsar
_ Sa transformation. - Mission de Hans Schl.tte en Alle.nagne. - Ses
rapports avec Charles-Quint. - Levée dho.nmes pour Moscou. -
Schlitte écroué à Lubeck. - Il s'échappe de la pr.son et se remet a
rœuvre. - Origines de la mystification. - Steinherg nonune chancelier
du Tsar. - Chargé de négocier la réunion des Ljjl.ses de Rome et de
Moscou. - Document libellé à cette occasion. - Derniers renseigne-
l'tHur Schlitte. - Sa lettre au roi de Danemark. - Harwert Berner.
_ Réponse de Ghristiern III. — Détresse financière de Schlitte. — bon
proiet'de réponse à Ivan IV au nom de Gharles-Qu.nt. - Demarch de
Ste nberp. - Le comte Philippe d'Ebe.stein. - Lettres de Charles.
Qu nt et'de Bertano. - S.einberg à Rome. - Résume de ses mémoire.
_ Commission cardinalice. - L'affaire moscovite dénoncée aux Polo-
nais - Adam Konarski. - Trouble de Sigismond II. - Mot. s gène-
• I- I ;ar.P dp conduite. — Conseds d Albert de
raux et particuliers. — Ligne de conuu.ie
Prusse - Radziwill le Noir à la cour de terd.nand I". — Succès tacUe.
!:Me;sage de Charles-Quint. - Bref de Jules "I- " ^---7;,^
Sipismond II h Kryski. - Dilemme à proposer au Pape. - Le tre des
s natlrs de PologJe. - Point culminant de la polémique. - ^ues du
Sam-Siè.e - Réponse de Jules III à Kryski et aux eveques de
loWn - Découragement de Steinberg. - Nouvelle tentative. -
pSsion de minutes.'- Échec complet. - Disparition <ie Stcnberg -
Part de. responsabilités. - Or.hodox.e divan IV. - Le «io^ier de
Schlitte et Veit Seng. - Son rapport sur Moscou.^ -Courant d opti-
misme. ..• •
CHAPITRE II
CASOBIO, GIRALDI, BONIFACIO, PORTICO
1561-1572
> r,r»f, —Réouverture du concile de Trente. — Invitation de.
'• :„rZ. e".tii,irdLiae„u. - C.„«bi„ d,.u.é pou, MO.OU.
VTO TABLE DES MATIERES.
— Ses instructions. — Hosius y ajoute une mission politique. — CHancet
douteuses de succès à Moscou. — Difficultés à prévoir en Pologne. —
Efforts de Hosius pour faciliter la mission moscovite. — Canobio à Gra-
covie. — Conseils du nonce Bongiovanni. — Appréhensions de flosius.
— Canobio à Vilna. — Accueil gracieux de Sigismond-Augusle. — •
Délai fatal. — Maladresse de Canobio. — Procédés de Radziwill. —
Lutte avec Padniewski. — Renseignements de Kromer. — Nouvelle lutto
entre Radziwill et Padniewski. — Le roi refuse à Canobio le passaga
pour Moscou. — Explications diverses. — Echec de Canobio à Kœnigs-
berg. — Dernier échange d'idées 363
II. L'ambassadeur da Mula nommé cardinal. — Disgrâce à Venise, crédit à
Rome. — Giraldi chargé d'une mission secrète à Moscou. — Ses instruc-
tions. — Anomalie dans le titre d'Ivan IV. — Histoire de la mission
résumée par Possevino. — Giraldi arrêté en Pologne. — Dépèches de
Commendone. — Giraldi arrêté à Venise. — Détails personnels. —
Bonifacio, évêque de Stagno, destiné à porter à Moscou les décrets du
concile de Trente. — Doutes historiques. — Opinion de Pie IV sur le
tsar Ivan 375
III. Pie V, type d'un moine pontife. — Sélim II déclare la guerre à Venise.
— Ligue contre les Turcs. — Lettres de Venise à Ivan IV. — Bonne
opinion à Rome sur les Moscovites. — Vincent del Portico, nonce de
Pologne, destiné pour Moscou. — Ses instructions. — On ignore à Rome
les excès sauvages d'Ivan, l'institution de l'opritchnina, les massacres
périodiques, le sac de Novgorod. — Portico s'ouvre sur la mission mos-
covite au roi de Pologne. — Physionomie de celui-ci, ses tergiversations,
sa lettre à Hosius. — Deux prêtres expédiés successivement à Moscou.
— Préparatifs de voyage de Portico. — Il envoie à Rome les relations de
Schlichting et des ambassadeurs polonais. — Pie V renonce au projet
moscovite. — La bataille de Lépante. — Deviet-Guireï aux portes de
Moscou. — Nouvelles lettres de Venise à Ivan IV 38^
CHAPITRE III
RODOLPHE CLEMKE ET JACQUES WORONECKI
1576-1580
I. Grégoire XIII élu Pape à l'unanimité. — Son portrait par les ambassa-
deurs de Venise. — Le cardinal de Côme. — Côté faible de l'administra-
tion pontificale. — Efforts concentrés sur l'éducation. — Université gré-
gorienne. — Collège grec. — Candidats slaves. — La question d'Orient.
— Dépêches du nonce Laureo. — Maximilien II et Ivan IV. — L'ar-
chiduc Ernest et le partage de la Pologne. — Ambassade de Cobenlzl à
Moscou. — Optimisme de son mémoire. — Revirement dans la politique
du Saint-Siège. — Causes de rapprochement avec Moscou. — Instruc-
tions du cardinal Morone. — Ses rapports avec les envoyés moscovites à
Ratisbonne. — Dépêches pressantes du cardinal de Côme. — Détail»
TABLE DES MATIÈRES. 471
bio{;raplii(|ue8 sur lU>(I()li>hc CIcnkc. — Il accople la mission de Moscou.
— Insliuctions de Moroiie à CIcnkc. — Tcr{;iver8ati()n8 de l'iùiniereur.
— Il s'oppose à la mission moscovite. — /Vrai motif de cette opposition.
— Mort de Clenke VOi
II. Une erreur historique. — Décadence de l'empire turc. — Projet de
Grégoire XIII. — Ij'hommc providentiel. — Stéphane Hathory, sa jeu-
nesse, ses succès. — Elu prince de Transylvanie, ensuite roi du Pologne.
— Ses titres au trône. — Dépêches de Laurco : simplicité de FJalliory,
cuisine royale, lune de miel, désillusions. — Hatliory reconnu roi par le
Saint-Siège. — ].i(;uc anlioltomane. — Pacta conuenta. — Nécessité do
réconcilier la Pologne avec Moscou. — Dépêche romaine à Caligari. —
Position difficile de celui-ci. — Projets militaires de Ralhory. — La
guerre déclarée à Moscou. — Prise de Polotsk et de Sokol. — Premières
ouvertures du nonce à lîathory et à Zaïnojski. — Réponses dilatoires. —
Politique du Saint-Siège. — La toque et le glaive envoyés à fiathory. —
Aveux plus sincères. — Incidents défavorables : projet de divorce surpris
par le nonce. — On lui insinue d'abandonner l'affaire moscovite. — •
Dernières tentatives. — Batliory reste Kdèle aux traditions de Sigismond II.
— NouTelle occasion de reprendre les anciens projets 416
APPENDICE
I. Nouveaux détails sur le cardinal Isidore 435
II. Sources pour l'histoire de Hans Schlitte 4.37
III. Le Mémoire de Cobentzl 439
Bibliographie. 441
Index alphabétique des noms de personnes contenus dans ce volume. 451
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l'allemand par Furcy Raynaud. 2"^ édit. Six vol. in-8» 60 fr.
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J. BuncKiiAUDT. Traduction do M. Schmitt, professeur au lycée Con-
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l'allcniand sur la ii' édilion par K. Paris.
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— Tome II. L'Allemagne depuis le commencement de la
guerre politique et religieuse jusqu'à la fln «le la Révo-
lution sociale (1525).
Tome III. L'Allemagne depuis la fln de la Révolution sociale
jusqu'à la paix d'Angsbourg (152o-lo55).
— Tome IV. L'Allemagne depuis le traité de paix d'Augsbourg
en 1555 jusqu'à la proclamation dn formulaire de eon*
corde en I 580.
— Tome V. L'Allemagne depuis la proelamaiion du Formu-
laire de concorde jusqu'au conisnencement de la^ff uerre de
'rrcnte ans (1580-1618).
— Tome VI. La Civilisation en Allemagne depuis la fin du
moyen âge jusqu'au commencement de la guerre de Trente
ans. Six vol. in-8°. Prix de chaque vol 15 fr.
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^majesté de 1009, par E. CHARvÉniAT. Un vol. in-S" 7 fr. 50
Journal du Concile de Trente, rédigé par un secrétaire vénitien
présent aux sessions de 1562 à 1563, et publié par Armand Baschet,
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.3 2. éd.
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1906
t.1
Pierling, Paul
La Russie et le Saint-Siège
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