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Full text of "La Russie et le Saint-Siège, études diplomatiques"

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University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/larussieetlesain01pier 


P  .      P  I  E  H  L  I  N  (  T 


LA  RUSSIP] 


F.T  (,i: 


SAINT-SIÈGE 


l'ITUDES    DIPLOMATIQUES 


T  0  iSI  E     PREMIER 


Deuxième  édition 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 

PLON-NOURRIT  et  C'%  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,     RUE    GARANCIÈRE 6* 

1906 

Tous  droits  réseï  vés 


LA  RUSSIE 


SAINT-SIÈGE 


L'auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leur»  droit»  de  reproduction 
et  de  traduction  en  France  et  dans  tous  les  pays  étrangers,  y  compris  la 
Suède  et  la  Norvège. 


PARIS.    TYPOGRAPHIE    PLON-NOCRHIT    ET    C",  8,    RUE    CARA^CIÈRE.   '641. 


p.     PIERLING 


LA  RUSSIE 


ET    LK 


SAINT-SIÈGE 


ÉTUDES    DIPLOMA.TIQUES 


TOME     PREMIER 


Deuxième   édition 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 

PLON-NOURRIT  et  C'%  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,     RUE     GARANCIÈRE    6* 

190G 

Tous  droits  résetvés 


INTRODUCTION 


Vers  la  fin  du  dernier  siècle,  de  graves  et  complexes 
événements  ont  élargi  les  bases  et  modifié  la  nature  des 
rapports  séculaires  entre  Rome  et  la  Russie.  Des  questions 
qui  naguère  ne  s'agitaient  que  sur  les  bords  de  la  Vistule 
devinrent  une  des  plus  constantes  préoccupations  des 
hommes  d'État  de  Saint-Pétersbourg,  et,  grâce  à  l'ap- 
point de  ces  éléments  nouveaux,  sous  la  pression  iné- 
luctable des  choses,  le  Vatican  dut  parfois  être  saisi  de  ces 
démêlés  passionnants  où  la  foi  et  l'avenir  des  peuples  sont 
mis  en  jeu.  Mais,  quelle  que  soit  la  transformation  sur- 
venue dans  l'objectif  et  les  limites  de  la  politique  russe, 
les  traditions  invétérées,  les  procédés  antérieurs ,  les 
simples  réminiscences,  n'ont  jamais  cessé  d'exercer  leur 
influence  sur  la  marche  des  affaires  et  l'issue  des  transac- 
tions diplomatiques.  Aussi  se  flatterait-on  en  vain  d'arra- 
cher à  la  situation  actuelle  son  dernier  mot,  si  l'on  s'ob- 
stinait à  ne  pas  remonter  plus  haut  dans  la  suite  des  âges  : 
le  plus  souvent  c'est  le  passé  qui  explique  les  énigmes  du 
présent. 

Cette  étude  rétrospective  est  devenue  plus  féconde  et 
son  importance  a  singulièrement  grandi  depuis  que  les 
inappréciables  archives  d'Italie  ont  été  soit  ouvertes  enfin 
au  public,  soit  explorées  avec  plus  de  soin.  A  mesure  que 


II  INTRODUCTION. 

les  témoins  des  anciens  temps  reparaissaient  au  grand 
jour,  nous  avons  publié  une  série  de  monographies  sur  les 
rapports  de  Rome  avec  Moscou.  Aujourd'hui,  c'est  un 
travail  d'ensemble  que  nous  abordons,  après  avoir,  autant 
que  possible,  comblé  les  lacunes  et  essayé  de  réunir  en 
un  seul  tableau  les  traits  épars  de  divers  côtés. 

Avant  d'entrer  en  matière,  il  importe  d'esquieser  à 
grands  traits  la  politique  des  Papes  vis-à-vis  des  tsars  de 
Moscou  et  des  rois  de  Pologne,  d'élargir  le  cadre  du 
récit  en  reprenant  les  faits  depuis  leurs  premières  ori- 
gines, d'indiquer  enfin  les  procédés  mis  en  œuvre  et  les 
résultats  obtenus. 


Si  l'intérêt  vital  de  l'histoire  se  concentre  dans  l'analyse 
et  le  rapprochement  des  faits ,  dans  la  recherche  des 
puissants  facteurs  qui  ont  déterminé  les  courants  des 
siècles,  l'on  ne  pourrait  impunément  faire  abstraction 
des  doctrines  dont  s'inspire  la  politique.  Quand  il  s'agit 
du  Saint-Siège  et  de  nations  dissidentes,  l'élément  dogma- 
tique acquiert  une  nouvelle  importance,  sitôt  que  les 
affaires  temporelles  s'enchevêtrent  avec  les  projets  de  con- 
ciliation religieuse.  Ce  phénomène  se  produit  constam- 
ment à  Byzance  ;  il  se  répète  dans  l'ancienne  Moscovie, 
—  analogie  frappante  qui  peut-être  n'a  pas  été  assez 
remarquée. 

Déjà,  à  l'époque  des  croisades,  pendant  la  courte  exis- 
tence de  l'empire  latin  d'Orient,  au  milieu  du  tumulte 
des   armes,  malgré  les  graves  préoccupations  de  la  con- 


INTRODUCTION.  III 

quête  de  Jéruï»alem  et  de  lu  destruction  de  l'Islam,  le  mot 
d'union  avec   Rome   avait  retenti,   et   les   conditions   en 
avaient   été    soumises    aux   Byzantins.   Sans   remonter   si 
haut,  nous   avons   surtout  en   vue    la   période    qui    a    été 
marquée  par  les  deux  conciles  de  Lyon  et  de  Florence. 
Exposés   aux   attaques   des  Turcs,  serrés   de  près   par 
Charles  d'Anjou,  roi  de  Sicile,   menacés   par  l'empereur 
détrôné  Baudouin  II,  les  césars  de  Byzance  réclamaient 
les  secours  de  l'Occident,  s'adressaient  aux  Papes  et  leur 
exposaient  le  péril  de  la  chrétienté,  si  le  rempart  du  Bos- 
phore venait  à  lui  manquer.  Plus  d'une  fois,  les  ambassa- 
deurs  de   Michel   Paléologue  avaient   tenu  à   Rome   des 
discours  de  ce  genre.  Les  Papes  y  prêtaient  l'oreille  volon- 
tiers, promettaient  d'exciter  le  zèle  des  Latins  en  sauve- 
gardant les  intérêts  de  Byzance,  mais  invitaient  en  même 
temps  à  oublier   les   Photius  et  les  CéruJaire,   à   revenir 
aux  temps  des  Athanase  et  des  Ghrysostome,  qui  avaient 
professé  la  foi  de  Rome  et  reconnu  dans  le  pontife  romain 
le  chef  de  l'Église.  Grégoire  X  crut  même  le  moment  si 
favorable  qu'il  convoqua,  en  1274,  un  concile  général  à 
Lyon,  pour  débattre  principalement  les   questions  pen- 
dantes avec  Byzance.  Le  6  juillet  de  la  même  année,  la 
paix  religieuse  fut  solennellement  conclue  entre  l'Orient 
et  l'Occident;  les  Grecs  reconnurent  la  primauté  du  Pape 
et  lui  prêtèrent  serment  de  fidélité.  Union  éphémère  qui 
ne  dura  pas  au  delà  du  règne  de  l'empereur  Michel,  après 
quoi  des  polémiques  acerbes  et  passionnées  rendirent  per- 
manent l'état  d'hostilité. 

Les  rares  moments  de  trêve  étaient  provoqués  par  le 
danger  croissant  du  côté  des  Turcs;  lorsqu'il  n'y  avait  plus 
d'autre  espoir  que  l'Occident,  la  pensée  de  s'entendre 
avec  Rome  revenait  d'elle-même.  Vers  le  milieu  du  quin- 
zième siècle,  ce  n'est  pas  seulement,  comme  autrefois,  un 


IV  INTRODUCTION. 

appel  empressé,  une  tlemaude  urgente  de  subsides,  c'est 
un  cri  suprême  d'angoisse  qui  se  fait  entendre  sur  le 
Bosphore.  Les  Grecs  sentent  déjà  les  étreintes  meurtrières 
de  l'Islam.  Tout  autour  le  pays  est  entre  les  mains  musul- 
manes; la  capitale  résiste  encore,  mais  des  efforts  prodi- 
gieux pourront  seuls  la  sauver  d'une  ruine  imminente. 
L'empereur  Jean  Paléologue  redouble  ses  instances  auprès 
des  Papes;  un  concile  se  réunit  à  Ferrare  et  puis  à 
Florence  :  Bessarionde  Nicée,  Isidore  de  Kiev,  y  déploient 
leurs  talents.  Eugène  IV  publie,  en  1439,  la  bulle  d'union 
et  adjure  les  princes  d'Occident  de  voler  au  secours  de 
Byzance  agonisante.  Ni  sa  voix,  ni  plus  tard  celle  de 
Nicolas  V,  ni  l'héroïsme  de  l'empereur  Constantin,  ne 
réussirent  à  sauver  la  capitale  du  Bas-Empire,  condamnée 
à  devenir  la  capitale  de  l'empire  turc. 

Après  la  chute  de  Constantinople,  lorsque  la  répression 
des  Ottomans,  qui  menaçaient  déjà  l'Adriatique  et  l'Italie, 
devint  la  constante  préoccupation  des  pontifes  romains,  j 
les  rapports  avec  Moscou  s'établirent  par  la  force  même 
des  choses.  Il  s'agissait  d'opposer  aux  armées  des  infidèles 
les  armées  chrétiennes,  et  d'endiguer  le  torrent  islamique 
qui  se  déversait  sur  l'Europe.  Les  Papes  cherchaient 
partout  des  alliés ,  et  naturellement  les  souverains  de 
Moscou  n'échappèrent  point  à  leurs  regards.  C'est  ici 
qu'il  importe  de  constater,  du  côté  de  Rome,  l'unité  du 
point  de  vue  religieux  au  milieu  des  circonstances  exté- 
rieures les  plus  variées.  L'élément  politique  n'est  plus  le 
même;  Moscou  n'est  pas,  comme  Byzance,  menacée  de 
près  par  un  ennemi  formidable;  c'est  plutôt  l'alliance  des 
Tsars  que  l'on  recherche,  car  ils  passent  pour  avoir  une 
nombreuse  armée,  et  les  Papes  l'eussent  vue  volontiers  au 
service  de  la  cause  commune;  en  revanche,  Rome  ne  peut 
offi'ir  que  la  couronne  royale  et  des  titres  honorifiques. 


INTUODUCTION.  V 

(les  facilités  de  rapports  avec  rOccident,  et,  à  de  rares 
intervalles,  rinterventiou auprès  de  la  Pologne.  Cependant, 
malgré  cette  différence  de  situation,  les  projets  d'union 
religieuse  sont  identiques  avec  ceux  que  Ton  présentait 
autrefois  à  Byzance.  Moins  encore  que  les  circonstances  et 
le  temps,  le  caractère  personnel  des  Papes  n'y  apporte 
aucune  modification  intrinsèque  ;  que  les  messages  partent 
d'un  Alexandre  VI  ou  d'un  Grégoire  XIII,  d'un  Léon  X 
ou  d'un  Sixte-Quint,  c'est,  en  substance,  le  même  langage, 
car  c'est  toujours  la  même  doctrine,  immuable  à  travers 
les  siècles. 

En  effet,  les  Papes  partaient  du  principe  de  l'unité  de 
l'Église  et  de  l'unité  de  son  pouvoir  suprême.  Si  la  vérité 
est  une,  il  ne  saurait  évidemment  y  avoir  qu'un  seul 
dépositaire  infaillible  de  cette  doctrine  unique,  c'est-à- 
dire  une  seule  vraie  Église.  Cette  Église  est-elle  à  Rome, 
ou  à  Byzance,  ou  peut-être  à  Moscou,  qui  aime  à  se  dire 
troisième  Rome?  Les  catholiques  ne  reconnaissent  d'autre 
vraie  Église  que  celle  qui  a  été  fondée  par  Jésus-Christ  sur 
le  rocher  inébranlable  de  saint  Pierre,  et  qui  a  été  enrichie 
de  promesses  éternelles  dans  la  personne  du  chef  des 
apôtres  et  de  ses  successeurs  légitimes,  les  évéques  de 
Rome;  telle  est  la  doctrine  des  conciles  généraux,  des 
Pères  de  l'Église  d'Orient  et  d'Occident,  confirmée  par  la 
pratique  des  premiers  siècles.  Aux  yeux  des  Papes,  l'Église 
de  Moscou,  à  l'égal  de  celle  de  Byzance,  n'était  qu  une 
branche  séparée  du  tronc;  en  vertu  de  leur  divine  mission, 
ils  se  croyaient  obligés  de  travailler  au  rétablissement  de 
l'unité  primitive.  Or,  comme  l'Orient  avait  conservé  la 
hiérarchie,  les  sacrements,  les  rites  d'autrefois,  il  n'y  avait 
qu'à  s'entendre  sur  quelques  points  de  doctrine,  surtout 
sur  la  primauté  non  seulement  d'honneur,  mais  aussi  de 
juridiction  du  Pape.  De  là  la  forziiule  ordinaire  de  conci- 


VI  INTRODUCTION. 

lintion  proposée  aux  Orientaux  cliaque  fois  que  l'on  né(}o- 
ciait  un  rapprochement  :  unité  dans  la  foi,  maintien  des 
rites  respectifs.  L'Église  de  Rome  ne  peut  rien  chan(^er  au 
dépôt  révélé,  confié  à  sa  garde  pour^être  conservé  intact; 
elle  doit  demander  l'adhésion  aux  vérités  dogmatiques 
qu'elle  enseigne.  Par  contre,  elle  se  montre  très  large  dans 
tout  ce  qui  subit  l'influence  du  temps,  dans  le  domaine 
de  la  liturgie  et  du  droit  ecclésiastique.  A  Byzance  et  à 
Moscou,  à  propos  des  questions  politiques,  les  Papes 
poursuivent  en  même  temps  la  réunion  des  Églises  dans 
les  conditions  indiquées  plus  haut;  ce  but  est  exprimé 
tantôt  explicitement,  tantôt  à  mots  couverts,  mais  il  reste 
toujours  le  plus  important  aux  yeux  des  successeurs  de 
saint  Pierre.  Cette  tendance  à  réconcilier  l'Orient  avec 
l'Occident,  à  faire  revivre  l'ancienne  unité,  c'est  ce  que 
les  historiens  de  certaines  écoles  appellent  l'esprit  de  con- 
quête des  Papes,  leur  désir  de  puissance  et  d'envahisse- 
ment, expressions  inexactes  qui  produisent  des  équivoques 
regrettables. 

Si  les  Papes  insistaient  de  préférence  sur  le  point  reli- 
gieux, les  Tsars  n'y  attachaient  qu  une  médiocre  impor- 
tance. Le  concile  de  Florence  avait  été  formellement 
rejeté  à  Moscou  comme  une  innovation  dangereuse,  et 
l'aversion  des  Latins  allait  toujours  croissant.  Lorsque 
Mohammed  eut  asservi  la  nouvelle  Rome  et  profané  Sainte- 
Sophie,  les  Russes  se  complurent  de  plus  en  plus  dans 
l'idée  d'être  les  seuls  représentants  légitimes  du  vrai 
christianisme.  Illusion  fatale,  car  l'idée  même  de  l'Église 
s'obscurcissait  parmi  eux,  grâce  aux  empiétements  succes- 
sifs du  pouvoir  temporel;  les  Tsars  choisissaient  les 
évoques,  convoquaient  les  synodes,  inspiraientles  réformes, 
et  le  souvenir  d'un  pouvoir  spirituel  indépendant  dans  sa  f 
sphère  d'action,  responsable  devant  Dieu  seul,  s'oblitérait 


INTRODUCTION.  VU 

dans  riiabitude  d'une  soumission  absolue.  L'omnipotence 
ecclésiastique  n'était  pas  faite  pour  déplaire  aux  Tsars;  la 
restreindre  ou  s'en  dessaisir  eût  été  pour  eux  un  lourd 
sacrifice.  Entraînés  par  les  événements  ou  séduits  par  des 
calculs  politiques,  ils  se  rési(jnaient  parfois  à  correspondre 
avec  les  Papes,  pour  leur  demander  des  architectes  et  des 
artisans,  comme  Vasili  III  en  requit  à  Clément  VII,  ou 
pour  les  prier  d'intervenir  auprès  de  la  Pologne,  ainsi  que 
le  fit  Ivan  IV;  mais  aux  propositions  religieuses  qui  sur- 
gissaient à  ces  occasions,  les  Tsars  ne  répondaient  que 
d'une  manière  évasive;  ou  Lien,  pressés  de  s'expliquer,  ils 
avouaient  franchement  vouloir  mourir  dans  la  foi  de  leurs 
pères.  La  doctrine  des  Papes  se  heurtait,  au  Kremlin,  non 
pas  précisément  contre  une  autre  doctrine,  mais  contre 
un  parti  pris,  une  routine  séculaire,  un  abus  excessif 
de  pouvoir;  obstacle  d'autant  plus  difficile  à  surmonter 
qu'il  s'étayait  sur  une  orgueilleuse  ignorance  des  sciences 
sacrées  et  sur  des  préjugés  parfois  puérils  :  les  discussions 
théologiques  d'Ivan  IV  avec  Possevino  en  sont  une  preuve 
irrécusable.  En  matière  religieuse,  à  défaut  d'érudition, 
il  y  avait  au  moins  de  la  sincérité;  les  questions  politiques 
n'offraient  pas  cet  avantage.  Les  Tsars  se  posaient  volon- 
tiers en  champions  de  la  chrétienté,  se  disaient  prêts  à  mar- 
cher contre  les  Turcs  ;  mais  cet  étalage  d'ardeur  belliqueuse 
n'allait  pas  au  delà  d'une  démonstration  platonique;  de 
fait,  on  préférait  rester  en  bonne  intelligence  avec  un 
souverain  puissant  et  laisser  à  d'autres  l'honneur  de 
défendre  la  chrétienté. 

Entre  les  Papes  et  les  Tsars,  entre  les  apôtres  de  l'unité, 
les  ennemis  déclarés  de  l'Islam  et  les  habiles  politiques 
du  Kremlin,  qui  savaient  tergiverser  à  propos  et  dissimuler 
avec  art,  les  rois  de  Pologne  occupaient  une  singulière 
position.  Le  plus  souvent,  soit  pour  une  raison,  soit  pour 


VIII  INTRODUCTION. 

une  autre,  ils  prenaient  une  part  plus  ou  moins  active 
aux  négociations  entre  le  Vatican  et  Moscou.  Souverains 
catholiques,  n'auraient-ils  pas  dû  se  ranger  résolument  du 
côté  des  Papes  et  travailler  à  la  réunion  des  Églises?  Il 
faut  avouer  ici  que  les  traditions  du  passé  et  les  conditions 
historiques  paralysaient  parfois  les  meilleures  intentions. 

Et  d'abord,  convaincus  que  la  paix  religieuse  resterait 
à  l'état  de  chimère,  au  moindre  souffle  de  rapprochement, 
les  rois  de  Pologne  supposaient  des  pièges  tendus  aux  Papes 
par  les  Tsars,  en  vue  d'obtenir  des  avantages  temporels, 
des  honneurs  et  des  titres.  La  couronne  royale  que  Rome 
faisait  miroiter  aux  yeux  des  Tsars  avait  le  don  d'exciter 
les  plus  vives  appréhensions.  Que  de  fois  on  la  crut  déjà 
en  route  pour  le  Kremlin  !  Des  ordres  rigoureux  volaient 
aux  frontières,  on  faisait  bonne  garde,  mais  les  messagers 
suspects  n'arrivaient  pas;  tout  se  réduisait  à  de  vaines 
craintes.  Héritiers  de  Monomaque,  soutenus  par  Byzance, 
les  Tsars  se  souciaient  peu  des  couronnes  romaines;  tout 
au  plus  désiraient-ils  que  l'Occident  reconnût  les  titres 
qu'ils  s'arrogeaient  d'eux-mêmes. 

Des  intérêts  diamétralement  opposés  compliquaient 
encore  la  situation  :  Slaves  d'origine,  mais  jetés  les  uns 
dans  le  moule  de  Byzance,  les  autres  dans  celui  de  Rome, 
Russes  et  Polonais  étaient  exposés  aux  rivalités  nationales 
et  aux  querelles  de  frontières.  Les  conquêtes  ouvrirent  des 
plaies  profondes  :  pendant  que  les  Russes  gémissaient 
sous  le  joug  des  Mongols,  Polonais  et  Lithuaniens  s'em- 
parèrent de  quelques  apanages  de  la  maison  de  Riourik  ; 
réunis  en  une  seule  Rzecz  pospolùa,  les  conquérants  n'ad- 
mettaient plus  les  réclamations  du  Kremlin,  tandis  que 
les  provinces  contestées  gravitaient  tacitement  vers 
Moscou  ;  de  là  principalement  des  hostilités  permanentes 
qui  se  transformaient  souvent  en  guerre  ouverte. 


INTRODUCTION.  IX 

On  comprend  maintenant  le  terrible  embarras  des  rois 
de  Polo{»ne,  sollicités  de  prêter  leur  concours  aux  ambas- 
sades pontificales  à  Moscou.  Persuadés  que  la  foi  n'y  gagne- 
rait rien,  que  la  politique  y  perdrait  beaucoup,  ne  voulant 
ni  s'aliéner  le  Saint-Siège,  ni  favoriser  un  ennemi,  peu 
[)ressés  de  faire  la  guerre  aux  Turcs,  ils  trouvaient  le  plus 
souvent  des  prétextes  spécieux  pour  décliner  les  offres 
romaines.  Un  besoin  urgent  de  conclure  la  paix,  ou  des 
projets  d'annexion,  faisaient  seuls  prévaloir  un  système 
plus  large,  et  ouvraient  le  champ  à  de  nouvelles  combi- 
naisons. A  mesure  que  l'histoire  se  déroulera,  les  traits 
généraux  que  nous  avons  indiqués  ici  se  laisseront  saisir 
dans  les  événements. 


II 


Une  mystérieuse  attraction  a  souvent,  dans  le  cours  des 
siècles,  rapproché  du  Saint-Siège  les  Aryas  fixés  en  Europe 
dans  les  vastes  plaines  du  Nord-Est.  C'est  le  grand  kniaz 
Vladimir,  «  Rouge  soleil  »  des  rhapsodes,  qui  a  été,  vers 
la  fin  du  dixième  siècle,  le  Clovis  des  Russes.  Marchant 
sur  les  traces  de  son  aïeule  sainte  Olga,  «  qui  avait  aimé 
la  lumière  et  rejeté  les  ténèbres  »  ,  il  embrassa  non  seule- 
ment lui-même  le  christianisme,  mais,  brisant  l'idole  de 
Péroune,  fit  baptiser  le  peuple  dans  les  eaux  du  Dnieper. 
Les  chroniques  ont  entouré  ce  fait  de  récits  légendaires. 
Ce  qui  relève  de  l'histoire,  c'est  le  siège  de  Kherson  par- 
Vladimir,  son  mariage  avec  Anne,  sœur  des  césars  byzan- 
tins, et  la  présence  des  missionnaires  grecs  à  Kiev. 
Désormais    le    futur    empire    faisait    partie    de    l'Église 


X   '  INTRODUCTION. 

d'Orient.  D'autre  part,  l'union  de  Théophanie,  sœur 
d'Anne,  avec  l'empereur  Othon  II,  formait  un  lien  avec 
l'Occident,  et  l'éclat  de  cette  alliance  rejaillissait  sur  le 
grand  kniaz. 

A  cette  époque  les  hostilités  entre  Rome  et  Byzance 
n'étaient  encore  qu'intermittentes.  Aussi,  quoique  dis- 
ciples des  Grecs,  les  Russes  envoyaient  des  ambassades 
au  tombeau  des  apôtres,  où  les  saints  Cyrille  et  Méthode 
avaient  inau^juré  leur  mission.  A  leur  tour,  les  successeurs 
du  pape  Nicolas  I"  offraient  des  reliques  aux  princes  de 
Kiev,  et  le  peuple  accueillait  avec  joie  les  mandataires 
romains.  Ces  souvenirs  nous  ont  été  conservés  par  des 
chroniqueurs  russes  que  personne  n'accusera  d'être  pro- 
lixes outre  mesure.  Un  missionnaire  d'Occident  y  a  joint 
quelques  traits  pittoresques. 

Brunon,  en  religion  Boniface,  désireux  de  prêcher 
l'Évangile  aux  Petchénègues,  vint  à  passer  par  Kiev.  Le 
grand  kniaz  Vladimir  hébergea  le  moine  latin,  le  retint 
un  mois  entier,  et  chercha  à  le  détourner  de  sa  périlleuse 
mission.  Ne  parvenant  pas  à  ébranler  sa  constance,  effrayé 
d'ailleurs  par  un  songe  mystérieux,  Vladimir  non  seule- 
ment le  laissa  partir,  mais  encore  l'accompagna  pendant 
deux  jours  de  marche.  Arrivés  à  la  frontière,  le  prince  et  " 
son  hôte  se  firent  de  touchants  adieux.  Brunon  monta  sur  .'^ 
un  tertre  et,  élevant  la  croix,  chanta  ce  verset  de  l'Évan- 
gile :  «  Pierre,  m'aimes-tu?  Pais  mes  brebis.  »  Sa  voix 
parvint  jusqu'à  Vladimir  qui  renouvela,  mais  en  vain,  ses 
conseils  de  prudence.  «  Que  Dieu  t'ouvre  le  paradis, 
comme  tu  m'as  ouvert  l'accès  vers  les  barbares  »  :  telle 
fût  la  réponse  du  missionnaire.  Au  retour,  Brunon  put 
annoncer  le  baptême  d'environ  trente  Petchénègues  et 
concerter  des  mesures  pour  le  maintien  de  la  paix  et  la 
diffusion  de  la  foi.  C'est   lui-même  qui   donne  tous  ces 


INTRODUCTION.  XI 

<létails  dans  une  lettre  adressée,  en  1007,  au  futur  em- 
pereur Henri  II,  et  dont  il  existe  û  Gassel  une  copie  sur 
])archemin  du  onzième  siècle  :  le  disciple  de  saint 
llomuald,  l'ami  d'Otlion  III,  l'apôtre  des  Petchénègues, 
n'avait  qu'à  se  louer  de  l'apôtre  des  Russes. 

Au  siècle  du  baptême  succéda  le  siècle  des  lumières, 
laroslav,  fils  de  Vladimir,  grand  bâtisseur  d'églises,  fon- 
dateur de  monastères,  était  en  même  temps  un  souverain 
éclairé  et  le  premier  législateur  de  sa  nation.  S'il  n'a  pas 
été  en  contact  direct  avec  les  Papes,  il  ne  s'en  est  que 
plus  rapproché  des  peuples  soumis  à  la  tiare.  Ses  alliances 
de  famille  l'ont  apparenté  avec  les  catholiques  de  Pologne, 
de  Hongrie,  d'Allemagne,  de  Norvège  et  de  France.  Le 
mariage  français  a  été  de  tous  le  plus  éclatant.  Un  jour, 
c'était  en  1048,  trois  évêques,  Gautier  de  Meaux,  Gos- 
celin  de  Chalignac,  Roger  de  Châlons,  vinrent  à  Kiev, 
demander  à  laroslav  la  main  de  sa  fille  Anne  pour  le  roi 
Henri  I".  Après  avoir  obtenu  le  consentement  du  prince, 
ils  emmenèrent  en  France  la  jeune  fiancée.  Les  noces 
furent  célébrées  vers  la  Pentecôte  de  l'année  suivante  ;  le 
sacre  de  la  Reine  se  fit  solennellement  à  Reims,  et,  depuis 
ce  jour,  le  nom  de  la  «  bonne  et  religieuse  Anne  »  ,  pour 
parler  le  langage  des  chroniques,  fut  toujours  associé  à 
celui  de  Henri  I"  dans  les  fondations  pieuses.  Après  la 
mort  de  son  époux,  la  Reine  fit  construire,  à  Senlis,  une 
église  en  l'honneur  de  saint  Vincent,  diacre  et  martyr  de 
Saragosse,  avec  une  abbaye  pour  les  chanoines  réguliers 
de  Saint- Augustin.  Un  fils  de  cette  princesse  que  les  papes 
honoraient  de  leurs  brefs,  Hugues  le  Grand,  comte  de 
Vermandois,  figure  parmi  les  héros  de  la  première  croi- 
sade. Détail  curieux  :  Odalric,  prévôt  de  l'église  Sainte- 
Marie  de  Reims,  avait  chargé  Roger  de  Châlons  de  véri- 
fier les   légendes  sur    saint   Clément,   dont  les  reliques 


XII  INTRODUCTION. 

avalent  été  jadis  transportées  de  Kherson  h  Kiev.  Les 
renscifjnements  recueillis  par  Roger  ne  sont  pas  tous 
égalenicnt  véridiques;  toujours  est-il  qu'il  put  constater, 
sur  les  bords  du  Dnieper,  la  vénération  et  le  culte  du  qua- 
trième pape  de  Rome. 

Renchérissant  sur  la  reine  Anne  de  France,  Iziaslav, 
son  frère,  n'hésita  pas,  dans  ses  revers,  à  invoquer  l'inter- 
vention du  Pape.  Chassé  de  Kiev  à  deux  reprises,  rétabli 
une  première  fois  par  Boleslaw^  de  Pologne,  il  fut  ensuite 
indignement  abandonné  par  celui-ci.  Ses  trésors  lui  furent 
enlevés,  et,  selon  le  mot  brutal  de  la  chronique,  on  lui 
montra  le  chemin  pour  s'en  aller.  L'empereur  Henri  IV 
envoya  une  ambassade  à  Kiev  afin  de  terminer  le  différend 
à  l'amiable.  Mais  il  tardait  au  prince  fugitif  de  rentrer 
dans  ses  domaines,  et,  pour  accélérer  le  retour,  il  députa 
son  fils  à  Rome,  avec  mission  d'y  soumettre  l'affaire  au 
Pape.  Grégoire  VII  venait  de  ceindre  la  tiare;  sa  grande 
âme  embrassait  l'univers,  et,  lorsqu'il  y  avait  un  tort  à 
redresser,  l'innocent  pouvait  compter  sur  son  appui.  Les 
contemporains  ont  négligé  de  raconter  ce  fait,  mais  deux 
lettres  de  Grégoire  VII,  datées  de  l'année  1075,  dont 
l'une  à  Iziaslav  et  l'autre  à  Boleslav^^,  rachètent,  au  moins 
en  partie,  ce  silence.  D'abord,  au  nom  de  son  père,  le 
prince  russe  offrit  à  saint  Pierre  la  principauté  de  Kiev, 
et  la  mit  ainsi  sous  la  protection  du  Saint-Siège  ;  ensuite 
il  exprima  ses  griefs  et  ses  plaintes.  Grégoire  VII  prit 
aussitôt  en  main,  avec  sa  vigueur  accoutumée,  la  cause 
d'Iziaslav,  qui  était,  à  ses  yeux,  celle  de  la  justice  et  du 
droit.  Il  somma  Boleslaw  de  rendre  intégralement  tout  ce 
que  lui  ou  les  siens  avaient  ravi  au  «  roi  des  Russes  " ,  et 
non  content  d'agir  avec  la  plume,  il  envoya  des  manda- 
taires auprès  d'Iziaslav.  L'un  d'eux  était  personnellement 
connu  du  prince  et  possédait  ses  bonnes  grâces.  Le  but 


INTRODUCTION.  xm 

de  la  mission  fut  atteint.  Soit  par  défe'rcnce  envers 
Grégoire  VII,  soit  en  vue  de  nouvelles  combinaisons,  Bo- 
leslaw,  changeant  d'avis,  vint  au  secours  d'Iziaslav,  qui 
rentra  victorieusement  à  Kiev. 

Tandis  que  les  Russes  en  appelaient  de  la  sorte  à  l'au- 
torité pontificale,  l'éloignement  de  Byzance  pour  le  Saint- 
Siège  s'accentuait  avec  une  telle  force,  qu'il  devait  néces- 
sairement aboutir  à  la  rupture.  L'année  1054  fut  l'année 
fatale.  Lorsque  les  légats  romains  eurent  déposé  sur  les 
autels  attristés  de  Sainte-Sophie  l'acte  qui  le  privait  de  la 
communion  des  fidèles,  le  patriarche  de  Gonstantinople, 
Michel  Cérulaire,  crut  pouvoir  parer  le  coup  en  lançant 
l'anathème  contre  le  pape  Léon  IX.  Ainsi  furent  violem- 
ment brisés  les  liens  hiérarchiques  entre  les  Églises 
d'Orient  et  d'Occident,  et  leur  séparation  complète  date 
de  cet  événement.  Ce  nouveau  ferment  de  discorde  exerça 
une  action  aussi  funeste  que  puissante.  Transplantées  sur 
le  terrain  religieux,  les  antipathies  nationales  tournèrent 
à  la  haine.  En  1204,  l'exaspération  mutuelle  atteignit 
son  période,  lorsque  les  croisés,  au  lieu  de  faire  voile  vers 
l'Egypte,  allèrent  s'emparer  de  Gonstantinople,  pour  v 
fonder,  au  milieu  du  pillage  et  des  flammes,  l'empire 
éphémère  des  Latins. 

Jamais  les  Russes  n'ont  pris  une  part  quelconque,  soit 
aux  luttes  doctrinales,  soit  aux  luttes  politiques  des 
Byzantins,  mais,  englobés  dès  le  principe  dans  le  patriarcat 
d'Orient,  ils  en  ont  partagé  les  vicissitudes.  Aussi  cher- 
cherait-on en  vain  une  date  précise  ou  un  fait  éclatant  qui 
puisse  être  signalé  comme  point  de  départ  à  la  séparation 
entre  les  Russes  et  le  centre  d'union.  Elle  s'est  faite  impli- 
citement, sans  secousse,  sans  motif  apparent,  en  vertu  de 
la  soumission  hiérarchique  au  patriarche  de  Gonstantinople. 
Lorsque  celui-ci  rompit  totalement  avec  Rome,  tous  lef 


XIV  INTRODUCTION. 

fidèles  de  son  ressort  furent  censés  l'avoir  suivi.  Les 
ambassades  échanjjées  avec  le  Pape,  même  après  105  4, 
n'arrêtèrent  pas  le  cours  des  idées  et  ne  modifièrent  en 
rien  le  fond  des  choses.  D'autre  part,  Tijifluence  des 
Grecs  qui  gouvernaient  souvent  les  diocèses  russes,  leur 
âpre  polémique  contre  les  Latins,  leurs  perfides  insinua- 
tions, creusaient  les  abîmes  dont  les  siècles  suivants 
devaient  révéler  la  profondeur.  En  1130,  saint  Bernard 
rêvait  déjà  la  conversion  des  Russes  et  prenait  langue  à 
ce  sujet  auprès  de  Mathieu,  évêque  de  Cracovie.  Toutefois, 
malgré  les  encouragements  de  celui-ci,  l'abbé  de  Clair- 
vaux  n'a  jamais  attaché  son  nom  à  cette  œuvre. 

Au  treizième  siècle,  les  désastres  militaires,  se  greffant 
sur  la  politique  intérieure  d'annexion,  changèrent  la  face 
de  la  Russie  et  lui  enlevèrent  sa  cohésion  au  dehors.  Tri- 
butaire des  Mongols,  rongée  par  les  luttes  intestines,  elle 
voyait  son  unité  nationale  compromise  et  ses  plus  belles 
provinces  devenir  la  proie  des  Lithuaniens.  Au  milieu  de 
ces  épreuves,  de  ces  guerres  locales  sans  cesse  renaissantes, 
coupées  par  les  terribles  invasions  tatares  sur  des  espaces 
d'une  étendue  immense,  il  n'est  pas  étonnant  que  des 
négociations  diplomatiques,  indépendantes  les  unes  des 
autres,  se  soient  engagées  sur  différents  points  du  terri- 
toire. 

Dans  le  Nord,  c'est  un  Savoyard,  appelé  Guillaume,  qui 
est  resté  célèbre.  D'aucuns  ne  le  connaissent  que  sous  le 
nom  d'évéque  de  Modène.  Ce  diocèse  a  été,  en  effet, 
pendant  quelque  temps,  confié  à  ses  soins,  mais  dans  la 
suite  Guillaume  fut  élevé  au  cardinalat  et  transféré  sur  le 
siège  de  Sabine.  A  maintes  reprises,  les  Papes  l'envoyèrent 
en  Prusse  et  en  Livonie,  en  Suède  et  en  Danemark, 
prêcher  l'Évangile,  introduire  des  réformes,  recueilhr  le 
denier  de  saint  Pierre,  réconcilier  les  princes   avec  les 


INTUODUCTION.  xv 

peuples.  Dans  un  de  ces  voyages,  il  eut  l'occasion  de  trai- 
ter avec  les  Novgorodiens.  Les  citoyens  de  cette  cité 
marchande,  en  fréquents  démêlés  avec  les  chevaliers 
Teutoniques,  venaient  de  conclure  une  trêve  avec  eux, 
lorsqu'ils  apprirent  l'arrivée  de  Guillaume  à  Riga.  Aus- 
sitôt ils  lui  soumirent  les  actes  de  leur  transaction,  et  le 
légat  y  ajouta  la  sanction  pontificale. 

La  lettre  d'Honorius  III,  écrite  dans  cette  occurrence, 
en  1227,  porte  à  croire  que  les  Novgorodiens  ne  furent 
pa$  les  seuls  à  tenter  des  démarches  auprès  de  Guillaume, 
et  que  ces  démarches  ne  se  bornaient  pas  exclusivement 
aux  intérêts  temporels.  En  effet,  non  seulement  le  mes- 
sage est  adressé  à  tous  «  les  rois  de  Russie  »  ,  mais  le  Pape 
les  met  encore  en  demeure  de  confirmer  les  bruits  par- 
venus jusqu'à  lui,  en  déclarant  s'ils  désirent  réellement  se 
faire  instruire  dans  la  foi  et  recevoir  un  légat.  Cet  appel 
prématm'é  semble  n'avoir  pas  été  entendu;  au  moins 
est-il  resté  sans  réponse. 

Le  moine  franciscain  qui  parcourut  l'ouest  de  la  Russie 
laissa  plus  de  traces  de  son  passage  que  l'évêque  de  Mo- 
déne.  Disciple  du  grand  illuminé  de  l'Alverne,  Fra  Gio- 
vanni de  Piano  Garpino  cachait  sous  des  dehors  grossiers 
une  âme  ardente  et  intrépide.  Chargé  de  prêcher  la  croi- 
sade contre  les  Tatars,  après  la  catastrophe  de  Liegnitz,  il 
fut,  en  1245,  envoyé  par  Innocent  IV  auprès  du  khan  des 
Mongols,  avec  une  miss^ion  pacifique.  Ce  voyage  ne  pou- 
vait se  faire  qu'à  travers  la  Pologne  et  la  Russie.  C'est  à 
Cracovie  que  Fra  Giovanni  rencontra  le  premier  prince 
russe,  et,  le  prenant  pour  guide,  ik  se  rendirent  ensemble 
à  GaUtch.  La  bure  du  moine  italien  n'y  offusqua  personne, 
et  son  initiative  hardie  fut  couronnée  de  succès.  En  pleine 
assemblée  du  clergé  indigène,  il  proposa  l'union  avec 
Rome,  exhibant  à  l'appui  de  sa  parole  des  lettres  pontifi 


XVX  INTRODUCTION. 

cales.  Rendus  peut-être  moins  hostiles  par  suite  du  voisi- 
nage de  la  Pologne,  ou  plus  traitables  à  cause  du  danger 
commun,  les  habitants  de  Galitch  accueillirent  avec  em- 
pressement ces  paroles  conciliatrices,  et,  s'ils  ne  prirent 
pour  lors  aucune  décision,  ce  fut  à  cause  de  l'absence  de 
leur  souverain,  Daniel  Romanovitch,  qui  était  parti  pour 
la  Horde  d'or.  L'affaire  resta  pendante  et  fut  remise  à  la 
prochaine  entrevue. 

Lorsqu'il  eut  rejoint  les  Tatars  dans  leurs  steppes  au 
fuyant  horizon,  Fra  Giovanni  s'y  acquitta  de  sa  mission 
auprès  du  Khan,  sans  pour  cela  oublier  les  Russes.  Il  put 
constater  la  tradition  récente  de  l'inébranlable  courage 
montré  par  Michel  de  Tchernigov  :  en  face  de  la  mort, 
dont  il  était  menacé,  le  kniaz  avait  refusé  d'adorer  l'image 
de  Tchingis-Khan,  et,  plutôt  que  d'apostasier,  il  avait  pré- 
féré sceller  sa  foi  avec  son  sang.  Un  autre  kniaz  de  Tcher- 
nigov, André,  victime  d'une  fausse  accusation,  fut  mas- 
sacré par  les  Mongols,  pendant  le  séjour  du  Franciscain  à 
la  Horde.  Enfin,  celui-ci  assista  lui-même  aux  derniers  mo- 
ments du  grand  kniaz  laroslav  de  Souzdal,  emporté  rapi- 
dement par  un  mal  si  étrange  qu'on  soupçonna  l'empoi- 
sonnement. Que  s'est-il  passé  à  cette  occasion?  Quelles 
furent  les  suprêmes  confidences  du  moribond?  Fra  Gio- 
vanni n'en  dit  rien  dans  ses  mémoires,  mais  Innocent  IV 
ne  craignit  pas  d'affirmer  plus  tard  à  Alexandre  Nevski 
que  son  père  laroslav  était  mort  dans  l'union  avec  l'Église 
catholique. 

Tous  ces  incidents  durent  impressionner  le  vaillant  mis- 
sionnaire et  exciter  son  zèle  à  l'égard  des  Russes.  Au  re- 
tour, les  Kiéviens  le  reçurent  à  bras  ouverts,  une  véri- 
table ovation  l'attendait  à  Galitch.  Daniel,  avec  lequel  il 
s'était  croisé  en  route,  ne  respirant  plus  que  la  haine  du 
Tatar  et  le  désir  de  la  revanche,   le  retint  huit  jours  dans 


INTRODUCTION.  xvit 

sa  capitale.  Les  qiicslioiis  na|fiièrc  ('baiicliccs  furent  re- 
prises. Elles  semblaient  mûres  pour  la  solution,  tant  ou 
y  mettait  d'entrain  et  de  bonne  volonté.  L'approbation 
du  clergé  était  déjà  acquise  aux  mesures  concertées  anté- 
rieurement; maintenant  prêtres  et  laïques  manifestèrent 
le  désir  de  se  soumettre  au  Pape  et  de  s'unir  à  l'Église 
romaine.  Ces  résolutions  furent  consignées  par  écrit,  et 
des  messagers  les  portèrent  à  Rome.  Assurément,  le  kniaz 
Daniel  dut  se  souvenir  alors  que  son  père  avait  correspondu 
avec  le  Pape;  peut-être  aura-t-il  ressenti  un  accès  d'ata- 
visme, mais  la  question  inéluctable  qui  se  presse  est  plutôt 
celle-ci  :  entraîné  par  sa  nature  ardente,  acteur  et  témoin 
de  cette  scène,  Fra  Giovanni,  qui,  seul,  nous  en  a  gardé 
le  souvenir,  n'a-t-il  pas  supprimé  des  points  gênants  et 
prêté  à  son  récit  une  nuance  trop  optimiste  ?  Ce  qui  est 
hors  de  doute,  c'est  l'existence  d'une  lacune.  En  effet, 
Daniel  ne  faisait  pas  seulement  de  la  théologie,  mais  aussi 
de  la  politique,  et,  s'il  montrait  des  sympathies  idéales 
pour  l'union,  il  n'en  comptait  que  plus  sûrement  sur  des 
secours  pécuniaires  ou  militaires  contre  les  Tatars.  Ce 
fatal  dualisme  s'imposait  par  la  crainte  d'une  invasion 
mongole.  On  ne  l'ignorait  pas  à  Rome,  et  Innocent  IV 
songeait  à  la  paix  religieuse  sans  négliger  la  croisade. 
Mais,  comme  il  est  plus  facile  de  répandre  des  faveurs  peu 
coûteuses  que  de  réunir  des  armées,  il  fit  tout  d'abord 
offrir  à  Daniel  le  titre  royal.  En  1253,  le  kniaz  de  Galitch 
accepta  la  couronne  et  attendit  les  renforts.  Ceux-ci  tar- 
daient naturellement  à  venir,  et  à  l'enthousiasme  de  la 
première  heure  succéda  la  plus  profonde  indifférence. 
Trompé  dans  ses  calculs  téméraires,  l'ambitieux  Daniel 
oublia  bien  vite  que  l'égide  papale  lui  avait  servi  de 
sauvegarde  contre  des  voisins  dangereux,  assuré  la  bien- 
veillance des  chevaliers  Teutoniques,  facilité  même  quel- 


xviii  INTRODUCTION. 

ques  conquêtes.  Les  anciennes  relations  avec  Rome  furent 
interrompues  brusquement,  et  jamais  il  ne  consentit  à  les 
renouer. 

Quelque  chose  d'analogue  se  passait  à  la  même  époque 
en  Litliuanie,  Ltat  encore  en  formation  aux  dépens  de  ses 
voisins  et  surtout  des  Russes.  Mindovg  se  mit  à  la  tête 
de  cette  nation  belliqueuse.  Homme  de  fer,  il  savait,  au 
besoin,  se  plier  aux  circonstances  pour  efi  tirer  parti. 
Recourant  tour  à  tour  à  la  force  et  à  la  ruse,  il  conquit  des 
provinces  avec  son  sabre  et,  dans  un  moment  donné, 
accepta  le  baptême.  Les  chevaliers  Porte-glaives  y  virent 
un  gage  d'amitié  et  d'alliance;  ils  obtinrent  pour  Mindovg 
la  couronne  royale,  et,  en  1251,  elle  fut  posée  sur  sa  tête, 
au  nom  du  Pape,  par  l'évêque  de  Gulm.  Le  diadème  ne 
changea  pas  la  nature  du  barbare  :  lorsque  ses  intérêts 
l'exigèrent,  il  n'hésita  point  à  reprendre  les  armes  contre 
les  alliés  de  la  veille,  et  à  renier  sa  foi  en  retournant  aux 
idoles.  D'autres  princes  étaient  destinés  à  devenir,  dans 
ces  régions  lointaines,  les  hérauts  du  christianisme  et  à 
jeter  dans  la  vie  des  Slaves  un  problème  formidable.  Un 
jour,  la  Lithuanie  avec  ses  Russes  orthodoxes  se  réunira 
à  la  Pologne  catholique.  De  quelle  manière  des  éléments 
si  hétérogènes  pourront-ils  se  fusionner  dans  une  unité  com- 
pacte et  forte?  Longtemps  à  l'avance,  un  synode  célèbre 
avait  indiqué  les  voies  à  suivre  et  les  prmcipes  à  adopter. 


III 


C'est    avec  le   concile  de  Florence  que  s'ouvrent  nos 
études.  Les  grandes  assises  de  Tannée  1439  ont  traile  plus 


I 


INTRODUCTION.  xiX 

(le  points  doctrinaux  qu'ils  n'ont  trouvé  de  commentateurs. 
En  pleine  efflorescence  d'humanisme,  Grecs,  Russes  et 
Latins  y  ont  discuté  l'union  des  Églises  et  adopté  un  pro- 
{jramme  dont  les  bases  resteront  inébranlables;  aux  pré- 
misses de  Florence,  qui  ont  déclaré  le  Pape  docteur  de 
1  Éjjlise,  se  rattachent  les  conclusions  vaticanes  sur  l'in- 
faillibilité, et  cependant,  à  vrai  dire,  l'histoire  de  ce 
concile  est  encore  à  faire.  L'œuvre  est  d'autant  plus 
inyrate  et  difficile  que  les  actes  authentiques  ne  se  sont  pas 
conservés,  et  que  les  autres  matériaux  semblent  à  dessein 
fuir  les  chercheurs.  Dans  le  cadre  du  présent  récit,  cette 
histoire  entre  pour  autant  que  les  Russes  ont  pris  part  au 
concile.  Un  seul  personnage  encore  trop  peu  connu,  le 
cardinal  Isidore,  parait  ici  sur  Tavant-scène. 

Des  découvertes  récentes  nous  le  font  voir  sous  un  jour 
nouveau.  M.  Regel  a  publié,  dans  les  Analecta  byzantino- 
7'ussica,  six  lettres  grecques  d'Isidore,  écrites  avant  sa  pro- 
motion au  siège  de  Kiev.  Les  photographies  des  huit  autres 
lettres  et  des  quatre  prières  contenues  dans  le  même 
manuscrit  du  Vatican  nous  ont  été  gracieusement  commu- 
niquées par  M.  Emile  Legrand,  si  connu  du  monde  savant 
par  ses  belles  études  helléniques.  Ces  pièces  ont  d'autant 
plus  de  valeur  qu'elles  sont  d'un  caractère  plus  intime,  et 
qu  elles  nous  montrent  les  plus  secrets  replis  de  l'âme 
d'Isidore. 

Étrange  coïncidence  !  Ce  métropolite  d'origine  grecque 
a  représenté  les  Russes  au  milieu  des  Latins  de  Florence, 
et  c'est  encore  lui  que  le  pape  Eugène  IV  a  chargé  de  pro- 
mulguer à  Moscou  le  pacte  d'union.  Telle  était  la  mission 
providentielle  d'Isidore.  Ni  la  science,  ni  le  courage  ne 
lui  ont  manqué  pour  l'accomplir,  mais  plutôt,  dans  cer- 
taines circonstances,  la  mesure.  S'il  a  eu  des  succès  au 
concile,  il  a  complètement  échoué  au  Kremlin.  Le  giand 

h 


XX  INTRODUCTION. 

kniaz  Vasili  rejeta,  au  nom  do  tout  son  peuple,  l'accord 
projeté  avec  Rome.  Pourtant  n'était-ce  pas  une  idée 
puissante  et  noble  que  celle  de  l'unité  ecclésiastique? 
N'était-elle  pas  divinement  appelée  à  resserrer  les  liens 
mutuels  entre  les  peuples,  à  favoriser  leur  progrès  paci- 
fique, à  maintenir  la  famille  humaine  dans  la  voie  de  ses 
destinées?  Pour  avoir  été  méconnue  à  Moscou,  elle  n'en  a 
pas  moins  gardé  sa  vitalité  séculaire,  et  c'est  elle  qui 
menace  de  survivre  à  la  séparation.  Dans  son  principe, 
l'œuvre  d'Isidore  est  immortelle. 

Des  prisons  russes  que  lui  avait  valu  sa  démarche 
hardie,  Isidore  se  rendit  en  Italie,  où  il  passa  le  reste  de 
ses  jours,  entouré  de  la  vénération  générale  et  constam- 
ment sur  la  brèche.  Venise,  Gènes,  Milan,  Modène,  Sienne, 
et  bien  plus  encore  Piome  et  Mantoue,  ont  conservé  les 
traces  de  son  activité.  Un  lien  étroit  l'unissait  à  la  famille 
Gonzaga,  lien  d'autant  plus  cher  que  le  souvenir  et  l'amour 
de  la  patrie  l'avaient  formé.  Le  cardinal  s'était  fait  le  pro- 
moteur d'un  mariage  entre  Zoé  Paléologue  et  le  fils  aîné 
du  marquis  Lodovico,  et,  quoique  ce  projet  n'eût  pas 
abouti,  la  petite  cour  de  Mantoue  resta  toujours  avec  Isidore 
en  relations  suivies  soit  directement,  soit  par  des  agents 
diplomatiques.  On  devine  quel  précieux  appoint  doit  offrir 
cette  correspondance.  Quant  aux  archives  du  Vatican, 
elles  nous  renseignent  sur  les  différentes  étapes  de  la 
carrière  ecclésiastique  du  cardinal,  ses  bénéfices,  ses 
affaires  d'intérêt,  ses  procès  et  réclamations.  C'est  grâce 
au  bienveillant  concours  de  Mgr  Pietro  Wenzel  et  Dom 
Gregorio  Palmieri,  qui  s'acquittent  de  leurs  fonctions  avec 
un  zèle  si  éclairé,  que  toutes  ces  pièces,  enfouies  depuis 
des  siècles,  ont  pu  enfin  être  relevées. 

Le  séjour  d'Isidore  à  Rome  fut  coupé  par  deux  voyages 
en  Orient.  Les  grandes  lignes  de  la  politique  pontificale 


INTRODUCTION.  xxi 

dans  ces  contrées  se  trahissent  d'elles-mêmes  :  les  Papes 
désiraient  avant  tout  que  le  concile  de  Florence  ne  restât 
point  lettre  morte,  et  le  sort  de  Constantinoplc,  menacée 
par  les  Turcs,  les  préoccupait  fortement.  Isidore  en  a  été 
l'interprète  autorisé,  lorsqu'il  a  promulgué  l'hénotikon  à 
Sainte-Sophie,  et  qu'il  a  défendu  les  murs  de  Byzance 
contre  les  Turcs;  mais  quelles  ont  été,  en  particulier,  les 
instructions  données  au  légat?  quels  obstacles  a-t-il  dû 
écarter?  quelles  circonstances  l'ont  favorisé?  Tous  ces 
détails,  qui  donnent  aux  affaires  leur  physionomie  propre, 
ne  seront  connus  à  fond  que  lorsque  les  registres  des  papes 
Eugène  IV,  Nicolas  V,  Calixte  III  et  Pie  II  auront  été 
analysés.  C'est  là  un  travail  qui  exigera  une  dépense  con- 
sidérable de  forces,  et  bien  des  années  passeront  peut-être 
avant  qu'il  soit  réalisé. 

Cependant,  malgré  ces  lacunes,  on  peut  d'ores  et  déjà 
tracer  d'une  main  sûre  la  silhouette  d'Isidore  :  il  n'était 
ni  un  sceptique,  ni  un  indifférent,  ni  un  vulgaire  apostat, 
moins  encore  un  humaniste  théosophe,  comme  d'aucuns 
le  voudraient,  ou  un  disciple  dePléthon.  La  pensée  domi- 
nante de  sa  vie  a  été  une  pensée  de  foi,  et  son  dévoue- 
ment s'est  toujours  maintenu  à  la  hauteur  de  sa  foi. 
Nature  d'élite,  droite  et  ferme,  expansive  et  ardente, 
lorsqu'il  eut  reconnu  la  tradition  des  anciens  Pères  et  se 
fut  pénétré  de  la  conception  unitaire  de  l'Église,  Isidore 
les  proclama  sans  défaillance  et  ne  songea  plus  qu'à  leur 
trouver  partout  des  adhérents,  à  Moscou  comme  à  Byzance. 
Telle  était  la  profondeur  de  ses  convictions  religieuses 
qu'il  leur  subordonnait  même  ses  sentiments  patriotiques. 
C'est  à  ce  point  de  vue  qu'il  faut  se  placer  pour  juger 
Isidore.  Tout  se  tient  alors  dans  sa  vie,  tout  s'enchaîne, 
tout  s'explique.  On  y  découvre  une  admirable  unité, 
fondée  sur  l'amour  du  vrai. 


xxit  INTRODUCTION. 

Le  souvenir  du  concile  de  Florence  et  de  son  promul- 
çateur  était  depuis  longtemps  effacé  au  Kremlin,  lorsque 
les  relations  avec  Rome  furent  reprises  dans  des  conditions 
exceptionnellement  curieuses.  C'est  un  malentendu  colos- 
sal qui  s'annonce  et  qui  dure  près  d'un  siècle.  Personne 
n'a  encore  songé  à  le  débrouiller;  à  peine  s'est-on  aperçu 
qu'il  y  avait  un  départ  à  faire  entre  le  vrai  et  le  faux, 
l'illusion  et  la  réalité,  tant  il  y  a  eu  d'artifice  dans  l'inven- 
tion, et  tant  les  circonstances  s'y  prêtaient  d'elles-mêmes. 
En  effet,  vers  la  fin  du  quinzième  siècle,  la  Russie  était 
encore  à  l'écart,  que  déjà  sa  position  géographique  l'ap- 
pelait à  prendre  rang  en  Europe  et,  victorieuse  des  Mon- 
gols, à  se  mettre  au  pas  avec  les  nations  plus  avancées.  Du 
coup,  ses  armées  seraient  devenues,  à  l'instar  des  armées 
polonaises  et  hongroises,  un  rempart  contre  les  Turcs. 
L'avantage  pour  la  chrétienté  sautait  aux  yeux.  Il  y 
avait  bien  un  petit  obstacle  à  prévoir  :  des  orthodoxes 
voudraient-ils  se  battre  côte  à  côte  avec  des  catholiques, 
fût-ce  même  contre  des  musulmans?  C'était  douteux; 
mais  ne  pouvait-on  pas  compter  sur  un  rapprochement 
religieux,  et,  roi  de  Moscou  de  par  le  Pape,  le  grand 
Jiniaz  ne  deviendrait-il  pas  plus  traitable?  Toutes  ces 
idées  circulaient  dans  l'air;  des  hommes  de  bonne  foi  et 
des  aventuriers  les  ont  exploitées  tour  à  tour,  et  il  en  est 
résulté  des  énigmes  diplomatiques. 

Le  premier  initiateur  de  cette  mystification  a  été  un 
citoyen  de  Vicence,  Gian-Battista  Volpe.  C'est  lui  aussi 
que  les  circonstances  ont  le  mieux  servi.  Une  pauvre 
orpheline  vivait  alors  à  Rome  aux  frais  du  Pape.  N'ayant 
pas  de  dot,  elle  était  difficile  à  marier,  mais  son  nom 
valait  plus  qu'une  fortune.  Le  grand  kniaz  de  Moscou, 
Ivan  III,  se  laissa  fasciner  par  la  gloire  des  Paléologues,  et 
Volpe  vint  à  Rome  demander,  en  son  nom,  la  main  de  la 

i 


INTRODUCTION,  xxiii 

princesse  Zoé.  Pour  mener  à  bonne  fin  une  affaire  si 
délicate,  il  fallait  la  souplesse  d'un  Italien  de  la  Renais- 
sance. Sans  doute,  les  lambeaux  de  témoijjnages  qui  nous 
restent  ne  suffisent  pas  pour  dresser  un  réquisitoire  com- 
plet, mais  la  preuve  morale,  on  le  verra,  est  accablante 
pour  l'intermédiaire.  Volpe  faisait  miroiter  de  loin  une 
Russie  catholique,  un  fils  de  Monomaque  aux  genoux  du 
Pape,  des  rapports  d'amitié  et  de  soumission.  En  outre,  à 
Rome  et  à  Venise,  il  proposait,  moyennant  quelques  sacs 
d'écus,  l'alliance  avec  les  Tatars  contre  les  Turcs.  Per- 
sonne ne  voulut  lui  donner  de  l'argent,  mais  le  représen- 
tant du  grand  kniaz  put  mener  à  l'autel  la  princesse 
byzantine,  et  le  Vatican  fut  témoin  de  cette  solennité. 

Les  détails  que  nous  possédons  sur  ce  fait  sont  en  raison 
inverse  de  son  importance.  Phrantzès  et  Lascaris  l'ont  à 
peine  mentionné.  Maffei  est  le  seul  chroniqueur  italien 
qui  l'ait  esquissé  avec  quelque  soin.  Fallait-il  que  Raynaldi 
tronquât  le  texte  de  Maffei,  et  Karamzine  celui  de  Raynaldi  ! 
Les  écrivains  postérieurs,  au  lieu  de  remonter  jusqu'aux 
sources,  ont  préféré  s'en  remettre  au  célèbre  historio- 
graphe de  l'empire  de  Russie.  Depuis  quatre  siècles,  la 
question  restait  stationnaire,  et  c'est  tout  récemment  que 
les  archives  d'Italie  et  d'Allemagne  nous  ont  livré  leurs 
secrets.  Désormais,  cet  épisode  se  présente  sous  un  nouvel 
aspect,  avec  ses  vraies  origines,  ses  antécédents  et  ses  con- 
séquences. Les  acteurs  de  ce  petit  drame  prennent  corps, 
leurs  noms  reparaissent;  on  les  voit  à  l'œuvre,  le  contrôle 
devient  possible,  et,  malgré  quelques  lacunes,  l'ensemble 
du  fait  n'échappe  plus  au  jugement  de  la  critique.  Cette 
reconstitution  tardive  d'une  page  oubliée  d'histoire  ne 
s'est  faite  qu'au  prix  de  longs  et  persévérants  efforts. 
Nous  n'en  sommes  que  plus  reconnaissant  à  M.  Morsolin, 
qui  nous  a  fait  connaître  les  trésors  de  Vicence  ;  à  M.  le  mar- 


XXIV  INTRODUCTION. 

quis  Stafjlleno  et  à  M.  Schlecht,  dont  les  indications  nou> 
ont  (juidé  dans  les  archives  de  Gênes  et  celles  du  Vatican. 

Un  document  encore  peu  connu  de  la  Bibliothèque 
synodale  de  Moscou  nous  semble  appelé  à  conlirmer  nos 
conclusions.  11  a  été  si(;nalé  naguère  par  Gorski  et  Névo- 
slrouëv  dans  leur  Description  des  manuscrits  slaves,  mais  les 
historiens,  même  les  mieux  renseignés,  le  passent  d'ordi- 
naire sous  silence.  C'est  un  message  adressé  par  les  Russes 
du  Nord  à  Sixte  IV,  «Pape  universel,  grand  soleil,  illumi- 
nateur  du  monde  »  ,  et  contenant  une  profession  de  foi 
franchementcatholique.  A  lire  ces  pages  pleines  d'emphase, 
on  dirait  que  le  Kremlin  avait  depuis  longtemps  accepté 
l'union,  et  qu'il  désirait  ardemment  la  conservation  de  ce 
lien.  Par  malheur,  nous  n'avons  pas  sous  les  yeux  le  texte 
complet  de  cette  pièce  importante,  qui  réclame  impérieu- 
sement les  honneurs  de  l'impression. 

L'apparition  de  la  princesse  byzantine  a  fait  époque  dans 
sa  patrie  d'adoption.  A  cet  événement  se  rattachent  la  fin 
du  joug  tatar ,  l'expansion  au  dehors,  les  crises  intérieures, 
le  progrès  artistique  de  Moscou.  Lés  Grecs  et  les  Italiens 
arrivés  avec  Sophie  Paléologue  répandirent  autour  d'eux 
leurs  idées,  ils  élargirent  les  horizons  des  gouvernants  et 
devinrent  les  intermédiaires  d'office  avec  l'Europe.  Un 
reflet  de  la  Renaissance  illumina  le  Kremlin;  la  transfor- 
mation fut  visible,  et  il  est  curieux  de  voir,  sur  un  fond 
essentiellement  russe,  les  influences  récentes  se  croiser 
avec  les  anciens  souvenirs  tatars.  Le  nouvel  essor  de  la 
vie  nationale  sous  Ivan  III,  et  le  programme  politique  de 
ce  prince  avec  son  absolutisme  byzantin,  ses  aspirations 
aux  grandeurs  et  à  l'hégémonie,  mériteraient  bien  que  l'on 
fît  remonter  jusqu'à  lui  la  deuxième  période  de  l'histoire 
de  Russie,  au  lieu  delà  laisser  descendre  jusqu'à  Pierre  V. 

Cependant  les  idées  chimériques  de  Volpe,  entretenues 


INTRODUCTION.  xxv 

par  des  nfjents  d'une  fidéliU;  douteuse,  qui  promettaient  à 
Rome  des  ambassades  solennelles  et  faisaient  croire  à 
l'union  prochaine  des  Églises  ,  se  propageaient  à  la  sour- 
dine non  seulement  en  Italie,  mais  aussi  en  Allemagne. 
Sous  le  pontificat  de  Léon  X,  lorsque  l'on  sentait  si  bien 
la  joie  de  vivre,  il  y  eut  à  Kœnigsberg  une  nouvelle  ce  o- 
sion  de  ces  projets  optimistes.  Dietrich  Schœnberg,  con- 
seiller du  grand  maître  de  l'ordre  Teutonique,  avait  une 
vague  connaissance  des  agissements  de  Volpe,  et,  à  son 
tour,  il  se  mit  à  rêver  l'entrée  dans  la  ligue  contre  les 
Turcs  d'une  Russie  catholique,  l'érection  à  Moscou  d'un 
royaume  et  d'un  patriarcat.  A  trois  reprises,  on  le  vit 
paraître  au  Kremlin,  s'entourer  de  mystère,  exposer  ses 
combinaisons  plus  naïves  encore  qu'ingénieuses.  Ce  diplo- 
mate aventureux  a  été  souvent  confondu  avec  son  frère 
Nicolas,  religieux  dominicain,  qui  s'est  occupé  des  mêmes 
affaires,  mais  qui  n'a  jamais  traversé  la  frontière  russe, 
si  ce  n'est  dans  l'imagination  de  quelques  écrivains.  Le 
volume  LUI  du  Sbornik,  publié  à  Saint-Pétersbourg  par 
la  Société  impériale  d'histoire,  sur  les  rapports  de  la 
Russie  avec  l'ordre  Teutonique,  a  dissipé  quelque  peu  les 
ténèbres  accumulées  autour  de  cet  incident,  mais  la 
lumière  complète  ne  s'est  faite  qu'à  la  suite  de  la  publi- 
cation de  M.  Joachim.  Dans  ses  trois  volumes  sur  la  poli- 
tique du  dernier  Hochmeister  in  Preussen,  il  a  non  seule- 
ment reproduit  des  documents  de  valeur,  mais  il  en  a 
donné  aussi  une  étude  critique  faite  avec  beaucoup  de 
soin.  Dorénavant  on  ne  pourra  plus  traiter  cette  matière 
sans  consulter  son  livre. 

Un  rôle  analogue  à  celui  de  Dietrich  Schœnberg,  quoi- 
que dans  des  conditions  différentes,  a  été  joué  sous  Léon  X 
et  Clément  VII  par  Paoletto  Genturione.  C'est  à  tort  qu'il 
passe  en  Russie  pour  un  capitaine  et  un  messager  officiel 


XXVI  INTIiODUCTION. 

(lu  Pane.  Loin  (rcxcrcer  îles  fonctions  militaires,  le  bâtard 
{'cnois  n'a  jamais  été  autre  chose  que  marchand  d'épices. 
Ceci  ne  l'empêchait  pas  de  connaître  à  fond  la  cosmo^jra- 
phie  et  de  risquer  même  des  découvertes  dans  l'art  nautique. 
Ses  deux  voyafïes  en  Moscovie  avaient  un  but  essentielle- 
ment mercantile  :  il  s'ajjissait  de  trouver  une  nouvelle  route 
des  Indes  pour  faire  pièce  aux  Portugais  et  tuer  leur  trafic. 
Mais  les  entreprises  de  ce  genre  ne  pouvaient  réussir  parmi 
les  Russes;  ils  avaient  encore  trop  de  méfiance  envers  les 
étrangers,  etCenturionenc  put  ni  explorer  le  cours  des  fleu- 
ves ou  la  situation  des  mers,  ni  organiser  des  compagnies  de 
commerce.  C'est  alors  qu'il  se  replia  sur  la  théologie  et 
l'union  des  Églises.  Grâce  à  la  présence  de  quelques  étran- 
gers, il  y  eut  des  polémiques  animées  :  les  uns  défendaient 
les  doctrines  romaines,  les  autres  les  battaient  en  brèche. 
De  bons  esprits  furent  gagnés  à  la  cause  de  Centurione. 
On  lui  fit  même  des  confidences  si  importantes  qu'il  croyait 
ne  pouvoir  les  communiquer  que  personnellement  au 
Pape  ;  tout  au  plus  consentait-il  à  en  souffler  un  mot  au  roi 
de  Danemark.  Quelle  que  soit  la  pointe  d'exagération  qui 
se  révèle  dans  ces  procédés,  il  n'en  est  pas  moins  piquant 
de  constater  à  Moscou,  au  seizième  siècle,  les  succès  d'une 
propagande  catholique. 

D'autres  conséquences  se  rattachent  encore  aux  rapides 
excursions  de  Centurione.  Il  a  renoué  les  rapports  avec  le 
Saint-Siège  ,  et  même  réveillé  l'intérêt  scientifique  pour 
Moscou.  Quoiqu'il  ne  fût  chargé  d'aucune  mission,  il  avait 
cependant  remis  des  lettres  pontificales  à  Vasili  III,  et  le 
grand  kniaz  jugea  bon  de  lui  adjoindre,  au  départ,  un  de 
ses  agents  du  nom  de  Guérasimov.  Arrivés  à  Rome,  tous 
deux,  le  diplomate  russe  et  le  marchand  italien,  eurent  de 
fréquentes  entrevues  avec  Paolo  Giovio,  et  c'est  en  s'in- 
spirant  de  leurs  conversations  queilévêque  de  Nocera 


INTRODUCTION.  xxvii 

écrivit  son  esquisse,  peu  connue  en  Russie,  sur  Vasili  III, 
et  son  mémoire  sur  la  Moscovie,  dont  la  notoriété  est  bien 
plus  grande,  mais  qui  n'a  jamais  encore  subi  l'épreuve  de 
la  critique.  Kn  y  regardant  de  près,  on  verrait  peut-être 
que  c'est  Ceiiturione  plutôt  que  Giovio  (jui  en  est  l'auteur. 

A  son  tour,  Guérasimov  ne  repartit  pas  tout  seul;  il 
était  accompagné  de  l'évêque  de  Skara.  Cet  ancien  Fran- 
ciscain, voyageur  infatigable,  qui  ne  devait  rentrer  eu 
Italie  que  pour  y  trouver  une  fin  tragique,  s'en  allait  pour 
lors  à  Moscou  avec  des  paroles  de  paix  à  soumettre  au  roi 
de  Pologne  et  au  grand  kniaz  Vasili.  Très  restreint  est  le 
nombre  de  pièces  qui  se  rapportent  à  cette  ambassade. 
Elles  suffisent  cependant  pour  constater  l'intervention 
diplomatique  de  l'évêque  de  Skara  entre  les  deux  souverains 
slaves.  Grâce  à  lui,  sous  les  auspices  du  Pape  et  de  l'Empe- 
reur, les  belligérants  conclurent  une  trêve.  Le  fait  ne  man- 
que pas  d'importance,  et  mérite  d'autant  plus  l'attention  de 
la  postérité  que  les  contemporains,  étourdis  par  le  sac  de 
Rome  et  l'exil  de  Clément  VII  à  Orvieto  ,  l'ont  laissé 
passer  inaperçu.  Durant  cette  période  troublée,  les  rela- 
tions avec  Moscou  s'interrompirent  pour  une  longue  série 
d'aînées. 

L'aurait-on  jamais  soupçonné?  mais  c'est  Giovio  qui  a 
contribué  puissamment  à  les  rétablir  ,  en  suscitant  des 
émules  de  Volpe  et  de  Dietrich  Schœnberg.  Lecteur 
assidu  des  commentaires  du  prélat  comasque,  Hans  Schlitte 
reprit,  pour  son  propre  compte  ,  les  projets  attribués 
naguère  à  Vasili  III,  et,  envoyé  par  Ivan  IV  en  Allemagne 
pour  y  faire  une  levée  d'artisans,  il  posa  hardiment  deux 
autres  questions  autrement  graves  :  l'union  des  Églises  et 
le  couronnement  du  Tsar  par  le  Pape.  Elles  eurent  un 
retentissement  merveilleux  :  l'Europe  entière  s'ébranla  , 
Charles-Quint  lança  des   messages  ,  le   Saint-Siège  prêta 


XXVIII  INTRODUCTION. 

rorelllc,  le  roi  de  PoIo{jiie  s'émut.   En  dernière  analysei" 
Papes  et  rois  furent  affreusement  mystifiés. 

Cet  épisode  mouvementé  a  été  étudié  à  des  points  de 
vue  diamétralement  opposés  à  Vienne  et  à  Cracovie.  Con- 
vaincu des  loyales  intentions  du  Tsar  et  de  la  sincérité  de 
son  agent,  M.  Fiedler  rend  les  Polonais  responsables  de 
l'avortementde  la  paix  religieuse.  Par  contre,  aux  yeux  de 
M.  Zakrzewski ,  Schlitte  n'est  qu'un  aventurier  intelligent, 
moins  soucieux  d'apostolat  que  de  lucre.  Désormais,  le 
doute  n'est  plus  possible  :  les  documents  de  Lûbeck, 
signalés  par  M.  Forsten,  ceux  de  Copenhague  et  de  Kœnigs- 
berg,  soumis  à  un  nouvel  examen,  confirment  en  tous 
points  l'hypothèse  d'une  mission  élargie  à  l'insu  d'Ivan, 
dans  un  but  intéressé  et  d'une  manière  arbitraire.  C'est  en 
pleine  connaissance  de  cause  que  Schlitte  a  ourdi  ses  intri- 
gues et  qu'il  a  fait  de  ses  dupes  ses  victimes. 

A  partir  de  15G1,  les  rapports  avec  Ivan  le  Terrible, 
sans  être  encore  immédiats,  prennent  cependant  un  carac- 
tère plus  sérieux.  Pendant  près  de  vingt  années  consécu- 
tives, les  Papes  s'efforcèrent  de  parvenir  jusqu'au  Tsar, 
tantôt  pour  l'inviter  au  concile  de  Trente  ou  lui  en  faire 
présenter  les  décrets ,  tantôt  pour  conclure  avec  lui  une 
alliance  contre  les  Turcs  et  cimenter  l'union  religieuse  sur 
la  base  du  concile  de  Florence.  Mais  c'est  en  vain  que 
Pie  IV,  Pie  V,  Grégoire  XIII,  essayèrent  jusqu'à  six  fois 
d'envoyer  leurs  agents  au  Kremlin,  jamais  ceux-ci  ne  réus- 
sirent à  y  pénétrer;  non  pas  qu'Ivan  les  eût  repoussés,  — 
il  ne  se  doutait  même  pas  des  ambassades  qu'on  lui  desti- 
nait, —  mais  c'est  Sigismond-Auguste,  c'est  Maximilien  II, 
c'est  Bathory  lui-même ,  qui  opposent  tour  à  tour  des 
obstacles  insurmontables  au  passage  des  envoyés  ponti- 
ficaux. 

M.  Zakrzewski  a  analysé  ces  projets  de  mission  dans  son 


INTUODUCTION.  xxix 

excellent  travail  sur  les  rapports  du  Saint-Siège  avec  Ivan 
le  Terrible.  Une  lumière  inattendue  en  jaillit  sur  la  politi- 
que de  l'époque,  et  l'on  apprend  à  en  connaître  les  plus 
intimes  replis.  Des  éléments  nouveaux,  provenant  du  Vati- 
can, nous  ont  permis  de  compléter  ce  tableau  et  de  résou- 
dre sans  appel  quelques  questions  auparavant  douteuses. 
Ainsi,  l'on  ignorait  jusqu'ici  les  instructions  de  Pie  IV  à 
l'évéque  de  Stagno,  celles  de  Pie  V  à  Portico,  le  dossier  du 
nonce  de  Pologne  sur  Ivan  IV,  sa  correspondance  avec  les 
intéressés.  L'on  se  perdait  en  hypothèses  pour  expliquer 
l'arrêt  soudain  de  Rodolphe  Glenke  au  moment  du  départ 
pour  Moscou.  Les  uns  l'attribuaient  à  la  mort  de  l'Empe- 
reur survenue  vers  cette  époque,  les  autres  à  la  mort  de 
Glenke,  qui  a  vécu  cependant  jusqu'en  1578.  Une  note 
officielle  conservée  au  Vatican  tranche  définitivement  la 
question  :  c'est  Maximilien  II  qui  s'est  opposé  à  l'envoi  du 
messager  papal.  Enfin  le  dernier  projet  de  mission,  d'au- 
tant plus  important  qu'il  se  rapporte  au  règne  brillant  de 
Bathory,  a  jusqu'ici  échappé  entièrement  à  l'histoire.  Ni 
Tourguénev,  ni  Theiner,  d'ailleurs  peu  soucieux  des  lacu- 
nes dans  leurs  collections,  n'ont  connu  les  instructions  du 
cardinal  de  Gôme  à  Galigari,  nonce  de  Pologne,  et  les 
dépêches  chiffrées  de  celui-ci.  Témoins  incorruptibles,  ces 
correspondances  nous  révèlent  les  origines,  les  détails  et 
l'issue  du  projet  de  1579  :  la  mission  n'eut  pas  lieu;  pour 
lors  Bathory  resta  fidèle  aux  traditions  de  Sigismond-Au- 
guste,  sauf  à  inaugurer  plus  tard,  de  concert  avec  Possevino, 
une  politique  plus  savante  et  plus  large. 

Ici,  un  regard  jeté  en  arrière  nous  découvrira  une  vue 
d'ensemble  sur  les  motifs  étranges  ou  sérieux  qui  ont 
éloigné  l'une  de  l'autre  deux  grandes  puissances.  D'abord,  à 
partir  du  concile  de  Florence  jusqu'à  la  réouverture 
de  celui   de  Trente,  les   rapports  mutuels   n'ont  jamais 


XXX  INTRODUCTION. 

été  étavés  sur  <les  données  précises  ou  sur  une  connais- 
sance exacte  de  la  situation.  Entre  les  Papes  et  les  tsars 
se  sont  insinués  des  intermédiaires  qui  poursuivaient  leur 
but  personnel,  tantôt  avec  une  hardiesse  d'aventuriers, 
tantôt  avec  une  confiance  naïvement  loyale ,  toujours 
au  détriment  des  principaux  intéressés .  Plus  tard , 
aux  équivoques  séculaires  s'ajoutèrent  les  rivalités  natio- 
nales,  les  calculs  politiques.  Ils  élevèrent  des  barrières 
infranchissables,  et  le  contact  direct,  immédiat,  resta  long- 
temps impossible. 

Il  est  permis  de  regretter  que,  par  suite  de  ces  obstacles, 
le  génie  russe  soit  resté  plus  ou  moins  étranger  au  génie 
latin,  surtout  à  l'époque  où  l'Occident  tout  entier  était  en 
passe  de  se  rajeunir.  Une  poignée  d'Italiens,  rien  qu'en 
traversant  Moscou  au  quinzième  siècle,  y  ont  laissé  des 
souvenirs  impérissables  de  leur  passage.  Un  rapproche- 
ment ])lus  prolongé,  une  part  persévérante  et  active  au 
progrès,  une  connaissance  approfondie  du  dehors,  eussent 
certainement  mieux  préparé  le  terrain  aux  réformes  de 
Pierre  I".  Les  Russes  ne  pouvaient  échapper  à  la  loi  histo- 
rique qui  régit  la  diffusion  de  la  civilisation,  mais  cette 
loi  s'impose  mieux  par  un  développement  continu  que  par 
un  effort  violent  et  hâtif.  A  un  point  de  vue  plus  élevé, 
l'échange  d'idées  avec  Rome,  en  se  faisant  dans  des  condi- 
tions normales,  eût  contribué  à  dissiper  des  préjugés 
surannés,  et  à  frayer  le  chemina  la  conception  unitaire  de 
l'Église,  qui  est  la  seule  dogmatiquement  admissible,  et 
dont  la  vie  des  peuples  ne  saurait  ne  pas  se  ressentir. 

Au  moment  de  conclure,  notre  pensée  se  reporte  d'elle- 
même  vers  les  riches  et  incomparables  dépôts,  où  nous 
avons,  à  pleines  mains,  puisé  les  matériaux  de  notre  tra- 
vail. Que  d'heures  passées  dans  les  archives  d'Italie,  d'An- 
gleterre et  de  France  !  Que  de  lettres  échangées  avec  celles 


INTRODUCTION.  xxx- 

d'Allemagne  et  d'Espagne,  du  Danemark  et  de  la  Suède! 
Si  nos  recherches  n'ont  pas  toujours  été  infructueuses, 
nous  le  devons  principalement  à  rextréinc  ohIi{jeancc  des 
savants  {}ardiens  de  ces  trésors  du  passé.  Ils  ont  droit  à 
une  reconnaissance  que  nous  sommes  heureux  d'exprimer 
publiquement. 

Un  dernier  mot  sur  le  système  adopté  dans  les  notes. 
Nous  donnerons  ailleurs  des  indications  plus  complètes, 
des  extraits  et  des  appendices.  Pour  ne  pas  multiplier  les 
références  au  bas  des  pages ,  l'on  s'est  borné  au  strict 
nécessaire.  Les  pièces  inédites  et  nouvellement  trouvées 
ont  été  soigneusement  citées.  Pour  les  autres  sources,  il  y 
a  des  renvois  à  nos  travaux  précédents  et  à  un  grand  nom- 
bre d'ouvrages  spéciaux.  Les  points  essentiels  du  récit 
seront  de  la  sorte,  croyons-nous,  suffisamment  docu- 
mentés. 


Paris,  2  février  1896. 


,  I 


AYANT-PROPOS 


DEUXIÈME  ÉDITION 

Le  passé  ne  révèle  ses  mystères  que  peu  à  pou,  et 
presque  chaque  année  qui  s'écoule  répand  autour  d'eux 
des  lumières  nouvelles. 

Depuis  la  publication  de  ce  volume,  d'intéressantes 
lettres  du  cardinal  Isidore  et  de  ses  compagnons  de 
voyage  ont  été  découvertes  et  publiées  par  M.  Jorga. 

Par  contre,  c'est  en  vain  que  l'on  m'a  signalé  (Franc. 
Ehrle,  Enr.  Stevenson,  Gli  Affresclii  del  Pinturicchio 
neW  appartamento  Borgia,  Roma,  1897,  p.  G6,  note  5) 
le  Diario  di  Paride  de  Grassis  (Archives  du  Vatican, 
Arm.  XII,  t.  XIII,  f.  200)  comme  source  à  consulter  pour 
l'histoire  d'André  Paléologue.  A  l'endroit  indiqué,  il 
est  question  d'un  tout  autre  despote,  témoin  le  titre 
même  du  chapitre  :  De  Magnifico  Domino  Carlo,  filio 
dispoti  di  Larte,  qui  voliiit  sedere  cum  cardinalibus  in 
capella,  sed  nequaquam. 

L'appoint  documentaire  le  plus  considérable  nous 
vient  pour  l'histoire  de  Hans  Schlitte.  Aux  Archives 
d'Etat  de  Vienne,  j'ai  pu  constater,  à  mon  grand  éton- 
nement,  qu'une  série  entière  de  pièces  sur  ce  célèbre 
aventurier  n'avait  pas  été  exploitée  par  M.  Fiedler. 
Les   documents    de  Liibeck,    quoique  mentionnés  par 


II  AVANT-PROPOS 

M.  Forsten  (Journal  Min.  Nar.  Prosv.,  août  1890, 
p.  292),  attendaient  aussi  leur  tour  d'être  mis  en  œuvre 
et  utilisés.  Grâce  à  ces  révélations,  une  phase  ignorée 
de  cette  colossale  mystification  paraît  au  grand  jour. 
Son  point  de  départ  est  une  lettre  de  recommandatioa 
du  duc  Albert  de  Prusse  à  Ivan  le  Terrible.  Entre  les 
mains  de  Schlitte  elle  devient  talismanique.  Papes  et 
souverains  en  furent  les  victimes. 

Paris,  1"  novembre  1905, 


L\  RUSSIE 


ET 


LE  SAINT-SIEGE 


LIVRE  PREMIER 

LES    RUSSES    ET    LE   CONCILE  DE  FLOïiE.NCE 


CHAPITRE   PREMIER 

l'union    ET    MOSCOU 
1417-1443 

L  Election  de  Martin  V.  —  Renouveau  de  l'Eglise  et  de  Rome.  —  Né,';ocia- 
tions  avec  l'Orient.  —  Mort  de  Martin  V.  —  Élection  d'Eugène  IV.  — 
Ses  antécédents.  —  Sympathies  pour  l'Orient.  —  Difficultés.  —  Le  con- 
cile de  Bàle.  —  Il  envoie  ses  délégués  à  Constantinople.  —  Conditions 
du  Pape  et  du  concile.  —  Mandataires  de  Jean  Paléologue  à  Bàle.  — 
Isidore,  hcgoumène  de  Saint-Démétrius.  —  Ses  lettres,  sa  tournure 
d'esprit,  ses  sentiments,  sa  foi,  son  patriotisme.  —  Arrivée  à  Bàle.  — ■ 
Discours  de  Cesarini  et  d'Isidore.  —  Le  concile  général  meilleur  moyen 
de  réunion.  —  Décret  du  7  septembre  1434.  —  Le  chanoine  Fréron 
auprès  du  Pape.  —  Eugène  IV  se  rallie  au  concile.  —  Ordres  et  contre- 
ordres.  —  La  réunion  du  concile  en  Occident  est  décidée.  —  Détente  à 
Constantinople.  —  Accusations  contre  les  mandataires  de  Bàle.  —  Nou- 
velle rédaction  du  décret  du  7  septembre.  —  Byzance  et  les  Russe».  — 
Le  siège  de  Kiev.  —  Déceptions  de  Jonas.  —  Isidore  nommé  métropolite 
de  Kiev.  —  Un  monde  nouveau.  —  La  Russie  dans  sa  période  laborieuse. 

—  Les  fils  de  Kalita.   —   Leur   politique   savante.   —   Concentration  à 
Moscou.  —  Le  grand  kiiiaz  Vasili  II.  —  Accueil  d'Isidore  au  Kremlin. 

—  Opposition  au  départ.  —  Départ  pour  l'Italie.  —  Incident  à  louriev 

i 


2         1  ES    ursSES    KT    LE   CONCILE   DE   TLOUENCE. 

liiiuiest'ions  de  voyage.  —  Arrivée  à  Ferrare.  —  Les  Grecs  au  cun- 

(■il^.,  —  Traiislaljon  du  concile  à  riorence. 
IL  .tenu  l'aI('oli)gue  à  la  porte  San-(^.allo.  —  Les  Medicis.  —  Leur  rntou- 
,.j,pj;_  —  iluiiianistcs  à  la  cour  ponliHcale.  —  Désillusions  au  sujet  des 
(;,.ej.|i.  —  Luttes  de  l'esprit.  —  Procédure  adoptée.  —  Synthèse  du  con- 
,.j|,,  —  Hites  d'Orient  et  d'Occident  mis  sur  le  nicine  pied.  —  Questions 
cliiijnialiques.  —  Le  F'dioque  et  la  primauté  du  Pape.  —  Rôle  d'Isidore. 

—  Ses  tendances  conciliatrices.  —  Profession  de  foi.  —  Démarche  auprès 
du  Pape.  —  Rédaction  de  la  bulle.  —  Sa  promtdgation.  —  Points 
expressément  mentionnés.  —  Nombreuses  copies  de  la  bulle.  —  Traduc- 
lion  russe.  —  Epigraphes  latines.  —  Médailles.  —  Has-relicfs  de  Phila- 
,.,'.(c.  —  Relation  du  pope  Simcon.  —  Discours  de  Marc  d'Ephèse.  — 
Tristesse  «lu  pope.  —  Avranii  refuse  de  si{»ner  la  bulle.  —  La  réclusion 
le  fait  changer  d'avi.s.  —  Logique  d'Isidore. 

III.  Les  fiançailles  de  1  Orient  avec  l'Occident.  —  Questions  militaires.  — 
.Mémoire  de  Torzelo.  —  Isidore  intermédiaire  entre  le  l'ape  et  l'Einpe- 
leur.  —  Promesses  d'Eugène  IV.  —  Légation  d'Isidore.  —  Pension  des 
Russes.  —  Promotion  cardinalice.  —  Titre  d'Isidore.  —  Séjour  à  Venise. 

—  Siméon  et  Fonia  en  fuite.  —  Incidents  étranges.  —  Lettre  circulaire 
d'Isidore.  —  Réception  à  Cracovie  par  Olesnicki. —  Principe  pacificateur. 

—  L'union  à  Chelm.  —  Lettre  d'Isidore  en  faveur  de  Bobilas.  —  Bon 
accueil  à  Kiev  et  à  Smolensk.  —  Disposition  des  esprits  à  Moscou.  — 
Arrivée  d'Isidore.  —  Promulgation  de  la  bulle.  —  Dénouement  tragique. 

—  Emprisonnement  du  métropolite.  —  Griefs  de  Vasili.  —  Réunion  du 
clergé.  —  Condamnation  d'Isidore.  —  Sa  fuite.  —  Incidents  à  Tver  et  à 
Novogrodek.  —  Départ  pour  l'Italie. 


L'élection  du  cardinal  Colonna,  qui  prit  le  nom  de 
Martin  V  en  montant  sur  le  siège  de  saint  Pierre,  mit  un 
terme,  en  1417,  au  schisme  funeste  d'Occident  et  aux 
beaux  jours  d'Avignon.  La  papauté  sortait  triomphante 
d'une  lutte  qui  avait  duré  trente-neuf  ans,  et  l'intensité 
même  de  la  crise  n'en  prouvait  que  mieux  la  force  de 
résistance,  l'indestructibilité  du  suprême  pouvoir  spirituel. 
Le  nouvel  élu,  cédant  à  une  heureuse  inspiration,  reprit  . 
le  chemin  de  Rome,  où  l'entrée  solennelle,   grâce   aux 


i 


l/nNlON    ET    MOSCOU.  8 

étapes  forcées  à  Manloue,  Florence  et  ailleurs,  n'eut  lieu 
que  le  M)  septembre  l  4i20.  Veuve  trop  longtemps  de  ses 
maîtres,  victime  d'un  déplorable  vandalisme,  la  cité  éter- 
nelle attendait,  pour  se  relever  de  ses  ruines,  le  retour  du 
pontife.  Les  travaux  considérables  de  voirie  et  d'édilité, 
la  restauration  des  basiliques  et  des  éf|lises,  les  chefs- 
d'œuvre  d  un  Gentile  de  Fabriano,  d'un  Vittore  Pisano, 
d'un  Masaccio  enlevé  à  la  Toscane,  devinrent  comme  le 
symbole  du  renouveau  qui  s'opérait  dans  toute  I  Eglise. 
Les  Jean  XXIIl,  les  Benoît  XllI,  les  Clément  VIll,  dispa^ 
furent  peu  à  peu.  S'appuyant  sur  sa  famille  pour  dompter 
les  factions  politiques,  aidé  de  ses  frères  et  neveux,  tous 
richement  dotés  et  peut-être  même  trop,  Martin  V  recon- 
stitua le  patrimoine  de  saint  Pierre,  rendit  à  la  papauté 
son  prestige,  et  fit  rentrer  dans  leurs  orbites  normales  le 
monde  et  les  affairesecclésiastiques. 

Au  milieu  de  ces  soucis,  tandis  que  l'Occident  travaillé 
par  les  Hussites,  troublé  par  dos  fantômes  de  concile, 
attendait  des  réformes  qui  tardaient  avenir,  l'attention  du 
Pape  dut  aussi  se  porter  vers  l'Orient.  A  mesure  que  les 
Turcs  accéléraient  leur  marche  en  avant  et  resserraient 
Constantinople  dans  un  cercle  de  fer,  les  Grecs,  à  bout  de 
ressources,  se  rapprochaient  des  Latins  et,  pour  conclure 
une  alliance  militaire  plus  durable,  offraient  à  nouveau 
d'oublier  les  anciennes  querelles  dogmatiques  et  discipli- 
naires. Membres  de  la  même  Église,  soumis  à  la  même 
autorité,  Grecs  et  Latins  eussent  opposé  une  masse  plus 
compacte  et  plus  homogène  aux  forces  ottomanes  qui 
menaçaientla  presqu'île  des  Balkans.  Le  Saint-Siège,  selon 
sa  coutume  traditionnelle,  ne  fit  pas  difficulté  d'entrer 
dans  cet  ordre  d'idées.  Les  négociations  se  poursuivaient 
activement,  une  ambassade  byzantine  était  en  route  pour 
Rome,   un  concile   devait   se    réunir,   lorsque  Martin  V, 


»         LES    RUSSES    ET    LE   CONCILE   DE   TLORENCE. 

frappé  (ra|)0|)lexie,  mourut  suhitcmcrit  le  20  février  1431. 

Ueurendrc  en  sous-œuvre  les  pourparlers  de  son  prédé- 
cesseur et  les  conduire  à  bon  terme  échut  en  partage  à 
Gabriel  Gondulmaro,  qui,  ceignant  le  trirègne,  s'appela 
ICugène  IV.  Le  neveu  de  Grégoire  XII  était  un  enfant  de 
Venise,  cette  vieille  et  active  intermédiaire  entre  l'Kurope 
et  l'Orient,  souvent  plus  préoccupée  d'étendre  ses  domaines 
et  de  placer  ses  marchandises  que  de  propager  le  règne  du 
Christ.  Toutefois  le  lion  héraldique  de  Saint-Marc  abritait 
sous  ses  ailes  non  pas  seulement  une  marine  de  commerce 
et  de  guerre,  mais  aussi  des  hommes  au  cœur  ardent,  aux 
vues  larges  et  profondes,  aux  convictions  franchement 
chrétiennes.  Eugène  était  de  ce  nombre,  au  témoignage 
de  saint  Antonin,  bon  juge  en  pareille  matière'.  D'une 
stature  imposante,  d'un  port  majestueux,  il  garda  toute  sa 
vie  les  habitudes  d'austérité  et  de  piété  contractées  au 
couvent  de  Saint-Georges  in  Alga.  Encore  simple  moine 
augustin,il  voyait  souvent  les  navires  de  la  Seigneurie  faire 
voile  vers  le  Levant,  et  ses  vœux  d'apôtre  s'élançaient 
à  leur  suite  dans  le  lointain  sillage.  Une  mission  pontifi- 
cale lui  donna  l  occasion  de  parcourir  l'Épire,  la  Macé- 
doine, la  Thrace,  l'Asie  Mineure  et  l'Egypte.  Dès  lors,  sur 
tous  les  degrés  hiérarchiques  qu'il  eut  à  parcourir,  la 
question  d'Orient  au  point  de  vue  religieux  devint  1  objet 
de  ses  prédilections.  Il  s'en  occupa  assidûment  pendant  le 
concile  de  Constance,  et  fut  initié  à  toutes  les  négociations 
ultérieures.  Appelé  à  la  suprême  magistrature  de  l'Église, 
le  pontife  n'eut  garde  d'oublier  les  projets  du  cardinal  et 
du  moine. 

A  la  vérité,  il  fallait  avoir  une  indomptable  énergie 
pour  songer  à  l'union  des  Églises  en  face  des  épreuves  qui 

*  Chronicorum  teitia  pars,  p.  519. 


L'UNION    ET    MOSCOU.  5 

iissaillirent  le  Saint-Siège  aussitôt  après  la  mort  de  Mai- 
lin  V.    F^a    faction  des  Golonna,    irritée  par  les   nnesures 
violentes  prises  en  toute  hâte  contre  elle,  troublait  la  paix 
il  Tintérieur.    Au  dehors,   le  duc  de  Milan  Filippo-Maria 
Visconti  manilestait  des  intentions  hostiles  contre  le  Pape, 
ami  de  Venise  et  de  Florence,  et  soudoyait  des  condottieri, 
un  Fortibraccio,  un  Sforza,  qui  ravageaient  impunément 
les  États  de  TÉglise.  En   143  4,  la  révolte  éclata  à  Rome 
même.   Le  Capitole  fut  pris  d'assaut.  Les  fils  dégénérés 
des  Gracques  proclamèrent  la  république.  Le  Pape,  obligé 
de  fuir,  descendit  le  Tibre  à  fond  de  cale  pour  échapper 
aux  pierres  lancées  contre  lui  et,  passant  à  Ostie  sur  une 
galère,  alla  se  réfugier  à  Florence,  où  il  demeura  quelques 
années  au  couvent  des  Dominicains  de  Santa-Maria  Novella. 
Entouré  d'ennemis  qui  le  serraient  de  près  les  armes  à 
la  main,  Eugène  devait  encore  compter  avec  des  adver- 
saires d'un  autre  genre,  dont  les  efforts  tendaient  à  para- 
lyser son  action  pontificale.  Un  concile  s'était  improvisé  à 
Bàle,  dans  des  conditions  assez  étranges,  et  comme  il  dégé- 
nérait en  conciliabule,  le  Pape  lui  signifia  l'ordre  de  se 
dissoudre.    Mais  bientôt  il  rapporta  sa  décision  et,  pré- 
voyant une    résistance  inflexible,    ébranlé   par  l'avis   de 
quelques  cardinaux,  il  reconnut,  le  15  décembre  1433,  la 
légitimité  du  concile.  Malgré  cette  mesure  d'indulgence, 
les   difficultés  persistèrent  et  prirent  même  parfois  une 
tournure  menaçante.  En  particulier,  au  sujet  des  affaires 
d'Orient,  il  y  eut  des  réticences,  des  manques  d'entente 
mutuelle,  voire   des  divergences,  qui   faillirent  compro- 
mettre le  succès  de  la  conciliation,  car  les  Byzantins  trai- 
taient simultanément  avec  Bàle   et  avec  Piome,    ce  qui 
rendait  ces  relations  singulièrement  complexes  *. 

'  Pour  les  sources  du  concile  de  Florence,  voir  :  Hergenroether,  Hand- 
ouch,  t.   m,  p.  388  à  391.  —  A  citer  notamment  :  Laebe,  SïnoPoutos, 


G         LES    UnSSES    El    LE   COINCILE   DE   FLOUENP.R. 

En  oA'i'ci,  Euy;ène  IV  négociait  depuis  longtemps  la  paix 
religieuse  avec  les  Byzantins,  que  les  Pères  de  Bûle  n'y 
attachaient  encore  aucune  importance.  Lorsque  leur  exis- 
tence conciliaire  tut  menacée  à  cause  de  cette  entreprise, 
ils  la  firent  même  dédaigneusement  passer  pour  un  «  vieux 
retrain  »  et  une  "  cantilène  démodée  «  .  Préoccupés  des 
Hussites  qu'il  tardait  à  l'Empereur  de  voir  désarmés,  les 
Pères  abandonnaient  l'Orient  aux  soins  charitables  du 
Pape  et  ne  se  lançaient  pas  à  la  poursuite  d'un  fantôme 
insaisissable.  Mais,  sitôt  qu  on  s'aperçut  des  succès  d'Eu- 
gène, un  complet  revirement  s  opéra  dans  les  esprits,  et 
l'espoir  de  rétablir  l'unité  de  l'Église  exerça  sur  les  Pères 
de  Bâle  une  séduction  fascinatrice.  Ils  se  mirent  prompte- 
ment  en  rapport  avec  les  Grecs,  sans  en  avertir  toutefois 
le  Pape.  A  l'insu  de  celui-ci,  deux  délégués  se  rendirent, 
en  1433,  à  Constantinople,  avec  mission,  — qu'on  nous 
passe  le  mot.  — d'escamoter  au  profit  de  Bâle  les  négocia- 
tions déjà  engagées  avec  Rome.  Aussi  devaient-ils  insister 
sur  l'importance  et  la  grandeur  du  concile,  mieux  secondé 
par  les  princes  que  le  Pape,  et  par  conséquent  plus  à  même 
de  préparer  l'union  et  d'organiser  la  croisade. 

Héritier  des  projets  religieux  de  son  père  Manuel,  l'em- 
pereur Jean  Paléologue,  quoique  en  pourparlers  très  actifs 
avec  le  Pape,  n'en  accueillit  pas  moins  gracieusement  les 
délégués  de  Bâle,  et  s'empressa  d'envoyer,  de  son  côté, 
des  mandataires  dans  la  cité  conciliaire.  Les  avantages  de 
cette  tactique  ne  pouvaient  lui  échapper  :  traitant  à  la  fois 
avec  deux  parties  également  désireuses  de  réussir,  il  devait 
espérer  de  dominer  la  situation.  A  l'encontre  du  Pape,  qui 


Allacci,  Cecconi,  Goethe,  Zhishmax,  Frommann,  Macaire,  Chevtbey, 
OTTE^THAL,  Delertorski,  Draeseke,  Carra  de  Vaux,  Warschauer.  —  Bibl. 
Laurenziana,  Acquisti  e  Doni,  143;  Strozzi.  n°  33.  — Bibl.  du  Vatican,  fonds 
slave,  t.  XII,  f.  55.  —  Bibl.  Barberini,  t.  XVI,  f.  85. 


L'UNION    ET    MOSCOU.  T 

consenlait.  à  une  réunion  sur  le  Bosphore,  les  Pères  du 
roncile  plaidaient  viffoureusement  en  laveur  de  liùle,  et, 
(juoique  sans  argent  et  sans  crédit,  ils  prenaient  sur  eux 
tous  les  frais  de  déplacement  que  le  Pape  laissait,  au  con- 
traire, à  la  charge  des  Byzantins.  Les  conditions  des  deux 
parties  présentaient  ainsi  des  avantages  différents,  et  si 
C.onstantinople  sollicitait  les  préférences  des  patriotes 
byzantins,  peut-être  était-ce  encore  plus  urgent  de  ménager 
un  trésor  obéré,  à  moins  qu'il  ne  fut  possible  d  obtenir 
gain  de  cause  sur  les  deux  chefs  à  la  fois.  Jean  II  confia 
toutes  ses  pensées  et  donna  ses  pleins  pouvoirs  aux  trois 
ambassadeurs  choisis  pour  se  rendre  à  Bàle  :  Démétrius 
Paléologue,  son  parent;  Isidore,  hégoumène  de  Saint- 
Démétrius;  Jean  Dishypato,  officier  de  palais. 

Pour  la  première  fois,  Isidore,  déjà  connu  à  la  cour  de 
Byzance,  paraît  ici  sur  la  grande  scène  de  1  histoire.  Dans 
la  suite  du  récit  il  tiendra  une  place  considérable,  et  dès  à 
présent  il  ne  saurait  passer  inaperçu.  Le  monastère  de 
Saint-Démétrius,  qu'ilgouvernait  en  qualité  d'hégoumène, 
était  de  fondation  impériale.  Le  fondateur  lui-même, 
Michel  VIII,  en  a  conservé  le  souvenir  dans  les  quelques 
pages  d'autobiographie  qu  il  nous  a  laissées  ^  A  la  tête 
de  la  communauté  se  trouvait  toujours  un  personnage  plus 
ou  moins  en  vue.  Si  ce  poste  important  a  été  confié  à 
Isidore,  c  est  qu'il  a  dû  le  mériter  par  ses  qualités  person- 
nelles plutôt  que  par  sa  naissance.  Originaire  de  Gonstan- 
tinople,  rien  n'indique  qu'il  ait  appartenu  à  une  famille 
illustre  ;  par  contre,  ses  lettres  témoignent  d  une  intelligence 
cultivée  et  d'un  noble  caractère.  L'époque  contemporaine 
leur  a  imprimé  son  cachet  :  c'est  l'humaniste  qui  tient  la 
plume  et  se  complaît  dans  les  artifices  du  langage.  Il  ne 

'  Khrist.  Tchténié,  novembre-décembre  1885,  p.  529. 


8  LES    UrSSES    ET    I.E   CONCILE   DE   1  l.ORENCE. 

fail  pas  nnslc-re  do  son  admiralion  pour  u  l'harmonie  des 
phrases,  In  justesse  de  la  composition,  la  puissance  du  ton, 
la  vivacité  de  la  pensée  »  ,  et  ce  qu'il  apprécie  chez  les 
autres,  il  n'a  jjarde  de  le  négllfjer  dans  ses  propres  lettres. 
Des  pafjes  entières,  à  notre  gré  trop  filandreuses,  sont 
consacrées  à  des  excuses,  des  plaintes,  des  regrets,  au 
sujet  de  quelque  message  perdu  ou  retardé  ou  qui  n'a  pas 
été  suffisamment  bien  tourné.  La  lecture  des  poètes,  qu'il 
cite  volontiers,  l'avait  initié  à  la  mythologie  ;  aussi  les  dieux 
de  l'Olympe,  les  muses,  les  sirènes,  l'ambroisie,  le  nectar, 
lui  fournissent  souvent  des  allusions  ingénieuses.  S  il  ne 
peut  prendre  son  essor  et  voler  vers  ses  amis,  il  s'assoit 
sur  le  rivage,  et  il  pleure  rien  qu'au  souvenir  des  causeries 
attachantes  qui  ont  passé  aussi  vite  que  la  fleur  printanière. 
La  note  gaie  n'est  pas  exclue  :  un  lièvre,  coupable  de 
grands  ravages  dans  le  jardin,  est  soumis  au  jugement  de 
Salomon  et  envoyé  à  un  ami  en  pourvoi  d'appel. 

Sons  ces  dehors  maniérés  ou  plaisants  se  cachait  un 
esprit  sérieux  et  pratique.  Dans  les  deux  lettres  à  Guarino 
de  Vérone,  il  est  beaucoup  question  de  livres.  Isidore 
envoie  à  son  ami  quelques  œuvres  de  Xénophon,  lui  promet 
celles  de  Lucien  et  d'Athénée  et  entend  bien  être  payé  de 
retour.  La  préoccupation  littéraire  ne  le  quitte  jamais,  et 
lorsqu'il  est  obligé,  à  Épidaure  et  à  Sparte,  de  songer  aux 
travaux  de  la  campagne,  au  labour  de  la  terre,  aux  bœufs 
et  aux  chevaux,  c'est  à  ses  livres,  à  ses  études  qu'il  a  le  plus 
de  peine  à  renoncer.  Les  lointains  voyages  lui  paraissaient 
séduisants.  Lorsque  Manuel  Chrysoloras  traversait  l'Europe 
depuis  l'Espagne  jusqu'aux  îles  Britanniques  en  passant 
par  "l'opulente»  ville  de  Paris,  Isidore  l'estimait  heureux 
de  voir  tant  de  régions  nouvelles  et  se  comparait  lui-même 
à  une  taupe  fatalement  renfermée  dans  un  cercle  étroit. 
C'est  qui!  jugeait  des  voyages  d'après  le  parti  qu'il  tirait 


T, 'UNION    ET    MOSCOU.  9 

même  des  simples  (J('j)ljic(Mn(Mils.  Arrivé  à  Vilvlo,  il  exa- 
mine la  ville  elle  port,  (léchidie  les  inscriptions  {fravt'es 
ur  les  colonnes,  constate  rinfluence  de  riiellénisme  sur 
les  Albanais,  montagnards  farouches  et  sauva(jes  que  le 
contact  avec  les  Grecs  a  rendus  traitables  et  presque 
policés. 

Mais  ce  qui  frappe  surtout  dans  les  lettres  d'Isidore, 
c'est  l'élévation  des  sentiments.  Bien  qu'il  se  plaigne  du 
mépris,  qui  est  le  partage  des  moines,  lui-même  jouissait 
d'une  haute  considération.  Il  écrit  à  l'empereur  Manuel  en 
homme  habitué  à  traiter  avec  son  maître  ;  il  s'adresse  aux 
despotes  de  la  Morée,  à  Michel  le  Sacellaire,  au  métropo- 
lite de  Midia,  à  celui  de  Kiev,  comme  on  s'adresse  à  des 
égaux.  L'hégoumène  est  un  ami  dévoué,  s  intéressant  au 
sort  d'autrui,  aimant  à  échanger  des  idées,  à  dire  des 
choses  agréables;  il  est  aussi  l'avocat  des  pauvres  et  le 
refuge  des  malheureux.  Une  cruelle  épreuve  avait  atteint 
les  Hélicovounites  :  leurs  vignes  dévastées  par  l'orage  res- 
semblaient à  des  pins.  Privés  de  leur  unique  ressource,  ces 
pauvres  campagnards  n'avaient  plus  de  quoi  payer  les 
impôts  qu'on  s'obstinait  à  exiger.  Isidore  se  charge  de  leur 
cause;  il  la  plaide  avec  ardeur,  sa  voix  prend  des  accents 
pathétiques,  il  en  appelle  à  la  pitié,  à  la  justice,  aux  ordres 
de  Dieu,  à  travers  l'urbanité  du  langage  se  fait  sentir  la 
fermeté  du  défenseur.  Et  ce  n'était  pas  là  une  simple  effu- 
sion de  philanthropie  ;  l'hégoumène  se  guidait  par  des  prin- 
cipes surnaturels.  Bien  qu'il  fût  humaniste,  il  n'a  jamais 
donné  dans  les  rêves  du  néoplatonisme  :  ses  convictions 
sont  restées  franchement  chrétiennes  ;  il  croyait  à  un  Dieu 
personnel,  créateur  de  toutes  choses  et  rémunérateur,  à  sa 
providence,  aux  mystères  de  l'Incarnation  et  de  la  Rédemp- 
tion, à  la  chute  de  l'homme,  à  son  élévation  à  l'état  de 
grâce,  à  ses  destinées  immortelles.  Les  prières  qu'il  adresse 


10        1.KS    RUSSES    RT    l.K    CONCILli:    DK    TLOUENCE. 

au  «  despote  <les  despotes  »  portent  Tcmpreinte  vivante 
de  sa  loi,  (lui  s'tipaiiclie  surtout  à  Monendjasie,  où  il  avait, 
parait-il,  une  mission  spéciale  à  remplir,  en  belles  et  graves 
paroles.  La  piété  n'excluait  pas  chez  lui  le  patriotisme  :  la 
terre  de  Pélops  lui  est  chère,  et  rien  que  son  nom  fait 
A  ibrer  ses  fibre?  les  plus  intimes.  Isidore  n'a  jamais  trahi 
ou  désavoué  ses  sentiments  :  tel  il  était  à  Byzance  et  en 
Morée,  tel  on  le  retrouve,  à  différentes  époques,  en 
Occident'. 

Divers  incidents  de  voyage,  tempête  sur  mer,  agression 
sur  les  grandes  routes,  retardèrent  l'arrivée  des  ambassa- 
deurs grecs  à  Bàle  jusqu'en  juillet  1434.  Le  cardinal  Giu- 
liano  Cesarini  présidait  le  concile.  Ami  des  humanistes,  il 
souhaita  la  bienvenue  aux  arrivants  dans  un  de  ces  dis- 
cours, si  chers  à  la  Renaissance,  où  la  profusion  des  mots 
étouffe  les  idées,  ou  la  rigueur  même  du  raisonnement  est 
parfois  sacrifiée  aux  formules  oratoires  et  aux  exigences 
de  l'effet.  Après  des  réflexions  à  perte  de  vue  sur  la  paix 
et  l'union,  Cesarini  exposa  brièvement  la  marche  suivie 
jusque-là  dans  les  afl^ires  et  les  résultats  obtenus.  Pour 
conclure,  il  hasarda  l'opinion  qu'au  fond  les  différences 
entre  l'Orient  et  l'Occident  se  réduisaient  à  des  questions 
de  forme,  et  que  la  nouvelle  de  la  fusion  des  Églises  serait 
comme  le  signal  d'une  croisade  générale  :  les  princes 
chrétiens  viendraient  spontanément  se  ranger  sous  l'éten- 
dard de  saint  Pierre,  et  rien  que  l'effet  moral  de  cette 
levée  de  boucliers  serait  désastreux  pour  les  Turcs.  Toute 
cette  harangue  respirait  l'enthousiasme  et  la  joie  par  suite 
de  l'arrivée  des  ambassadeurs  grecs,  que  l'orateur  saluait 
avec  des  éloges  sympathiques  et  discrets. 

Chargé  de  la  réponse,  Isidore,  dans  un  discours  grec 

'  Regel,    Analecta,    p.    xxxviii,    59.    —  Bibi.   du   Vatican,   fonds  grec, 
n"  914,  f.  56  à  62.  —  Appendice,  n"  I. 


L'UNION    ET    IVTOSCOTJ.  11 

traduit  en  latin  j)ar  Aurispa,  sut  non  seulement  se  main- 
tenir au  même  diapason,  mais,  grâce  au  génie  oriental, 
pousser  encore  plus  loin  l'affectation  de  la  phrase  et 
1  audace  de  l'hyperbole.  Fatigué  du  voyage  et  peu  versé 
dans  1  éloquence,  il  s'avoua  tout  à  fait  au-dessous  d  une 
lâche  où  les  plus  grandes  voix  de  l'antiquité  eussent  cer- 
tainement échoué,  car  le  concile  de  Bâle,  disait-il,  ne  sau- 
rait être  en  aucune  façon  dignement  apprécié.  L'oral eur 
remonta  ensuite  jusqu'au  siège  de  Troie  et  redescendit 
jusqu'aux  guerres  récentes  entre  la  France  et  l'Angleterre, 
afin  de  prouver,  l'histoire  à  la  main,  les  avantages  de  la 
paix  et  les  détriments  des  discordes.  Reprenant  la  thèse  de 
Cesarini,  il  déclara  absolument  futiles  les  cause >  de  la 
rupture  entre  les  deux  Églises  :  simples  malentendus, 
dont  le  démon  s'est  servi  pour  creuser  des  abîmes.  Si  cette 
largeur  de  vues  trahit  le  futur  partisan  de  l'union,  le 
patriote  se  révèle  quand  vient  le  tour  de  Byzance.  Nation 
infortunée,  s'écrie  l'hégoumène  en  parlant  des  Grecs, 
mais  illustre  et  puissante  !  Des  provinces  nombreuses  en 
Europe  et  en  Asie  reconnaissent  encore  sa  souveraineté. 
La  juridiction  du  patriarche  byzantin  s'étend  jusqu  en 
Russie,  pays  immense,  qui  touche  aux  monts  hyperbo- 
réens.  Quelle  gloire  par  conséquent  de  travailler  à  l  union 
de  Byzance  avec  Rome!  Ne  serait-ce  pas,  se  demande  le 
moine  ébloui  par  cette  vision,  élever  un  monument  gran- 
diose qui  rivaliserait  avec  le  colosse  de  Rhodes,  dont  le 
sommet  atteindrait  les  cieux  et  dont  l'éclat  rejaillirait  sur 
l'Orient  et  l'Occident? 

Aux  discours  d'étiquette  succédèrent  les  discussions.  En 
principe,  on  admettait  de  part  et  d'autre  qu'un  concile 
général  serait  le  meilleur  et  peut-être  l'unique  moyen  de 
s'entendre.  La  divergence  portait  sur  le  lieu  de  la  réunion  ; 
tandis  que  les  Grecs  penchaient  vers  Gonstantinople,  les 


il       LES    RUSSES   ET    LE   CONCILE   DE   FLORENCE. 

Pères  (lu  concile  insistaient  fortement  pour  Bàle. On  dépensa 
beaucoup  de  temps  en  efforts  stériles  avant  de  se  résoudre 
à  des  concessions  mutuelles.  Enfin  il  fut  convenu  qu'en 
toute  hypothèse  la  préférence  resterait  à  l'Occident,  et  que 
Tcmpereur  Paléologuc  y  viendrait  en  personne  avec  le 
patriarche.  Les  Grecs  durent  se  contenter  de  l'espoir  que 
le  concile  se  réunirait  dans  une  ville  plus  rapprochée  de 
l'Orient  que  Bàle.  En  revanche,  les  Pères  se  chargèrent, 
avec  plus  de  hardiesse  que  de  prudence,  des  frais  énormes 
qu'entraînerait  nécessairement  le  voyage  de  tant  d'évéques 
et  de  princes.  Ils  promirent  aussi,  sur  demande  expresse 
des  Byzantins,  de  soumettre  ces  stipulations  à  l'approba- 
tion pontificale. 

Le  7  septemlïre  1434,  toutes  les  difficultés  ayant  été 
écartées,  le  décret  Sicutpia  mater  fut,  en  séance  solennelle, 
promulgué  dans  la  cathédrale,  adopté  par  les  Pères  et  juré 
par  les  Grecs.  Ce  document  célèbre  résume  les  conditions 
mentionnées  plus  haut  et  reproduit  en  latin,  à  leur  suite, 
le  chrysobulle  de  l'Empereur  du  11  novembre  14-33  et  la 
lettre  du  patriarche  du  15  octobre  de  la  même  année.  Un 
mot  fatal,  trompant  la  vigilance  des  intéressés,  s'était 
glissé  dans  le  texte  conciliaire.  Les  Pères  y  annonçaient 
pompeusement  qu'après  avoir  calmé  les  récentes  discordes 
des  Hussites,  ils  allaient  s'occuper  des  discordes  anciennes 
des  Grecs.  Mettre  ainsi  sur  la  même  ligne  ceux  qui  se 
croyaient  archiorthodoxes  avec  d'odieux  hérétiques  était 
un  affront  qu'on  aurait  pu  supprimer  sans  inconvénient. 
Cependant  l'hégoumène  Isidore,  pas  plus  que  ses  collègues, 
ne  fut  choqué  de  ce  rapprochement.  Leurs  compatriotes, 
nous  le  verrons  bientôt,  se  montrèrent  plus  perspicaces 
et  surtout  plus  susceptibles.  En  attendant,  le  chanoine 
d'Orléans,  Simon  Fréron,  fut  chargé  de  porter  le  décret 
au  Pape. 


L'UNION    ET    MOSCOU.  13 

Mission  délicate.  Grande  avait  été  la  surprise  d  Kii'jène 
sitôt  que  les  démarches  entreprises  à  la  sourdine  par  les 
l'ères  eurent  transpiré.  Son  désappointement  s'accrut  à 
l'arrivée  du  mandataire.  Le  Pape  se  fût  réservé  volontiers 
la  haute  direction  de  l'affaire  by/antine.  L'idée  d'un  con- 
cile à  Gonstantinople  lui  souriait  :  proclamée  sous  les 
voûtes  de  Sainte-Sophie,  l'union  eût  peut-être  trouvé  plus 
d'écho  en  Orient,  et  le  sanctuaire  national  eût  mieux 
attesté  la  liberté  des  serments  de  paix.  Enfin  la  question 
financière  elle-même  réclamait  un  examen  plus  appro- 
fondi, car  les  Pères  de  Bàle  comptaient  sur  des  ressources 
très  problématiques.  Cependant,  vis-à-vis  d'un  concile 
toujours  prêt  à  se  révolter,  le  Pape,  déjà  fu(,àtif  à  Florence, 
crut  devoir  se  rendre  aux  conseils  de  modération  qui  pré- 
valaient dans  son  entourage.  Le  15  novembre  1434,  il 
envoya  à  Bàle  un  message  dans  lequel,  après  avoir  motivé 
sa  ligne  de  conduite,  il  se  ralliait  à  l  opinion  du  concile  si 
celui-ci  restait  inébranlable. 

Bientôt  après,  deux  ambassadeurs  grecs,  Georges  et 
Manuel  Dishypato,  arrivèrent  avec  de  nouvelles  instruc- 
tions. De  plus  en  plus  l'Empereur  se  rapprochait  du  Pape, 
insistait  sur  la  réunion  du  concile  à  Gonstantinople,  et 
enjoignait  à  Isidore  et  à  ses  collègues  de  réformer  dans  ce 
sens  les  engagements  qu'ils  auraient  pu  prendre. 

Eugène  IV,  redevenu  maître  de  la  situation,  oublia  Ie.î 
questions  personnelles  pour  ne  songer  qu'aux  meilleni.^ 
moyens  d'atteindre  le  but.  Il  n'usa  point  de  représaille  ; 
envers  les  Pères  de  Bàle,  dont  les  démarches  intempes- 
tives avaient  provoqué  ce  chassé-croisé  d'ordres  et  de 
contre-ordres;  il  ne  reprocha  pas  aux  Grec»,  excusables 
d'ailleurs  à  cause  des  distances  et  des  retards,  d  avoir 
négocié  en  double,  mais  fidèle  à  ses  engagements  du 
15  novembre,  il  ne  voulut  pas  trancher  la  quesliou  lui- 


IV       I.i:S    IIUSSES    ET    LE   CONCILE   DE   FLORENCE. 

niëiDc  et  la  renvoya  par-devant  le  concile.  Tout  fiers  de  ce 
premier  succèsctsùrs  d'avance  de  l'approbation  pontificale, 
les  Pères  n'en  mirent  que  plus  d'obstination  à  défendre 
leur  plan.  Force  fut  aux  Grecs  de  sacrifier  Gonstantinople, 
et  d'accepter  la  réunion  du  concile  en  Occident  '. 

Désormais  il  ne  manquait  plus  à  ces  préliminaires  que 
la  suprême  ratification  de  Jean  II.  Le  théâtre  de  l'action  se 
transporte  ainsi  au  palais  impérial  de  la  Corne  d'or,  où 
naguère  avaient  germé  les  premiers  éléments  de  la  divi- 
sion. En  ce  moment,  tandis  que  les  projets  de  concile  sur- 
excitaient les  passions  religieuses,  l'approche  du  danger 
inspirait  des  sentiments  conciliants.  A  en  croire  les  Latins, 
un  Traversari,  un  Giovanni  de  Raguse,  un  Menger,  un 
Fréron,  il  y  eut  comme  un  courant  de  sympathie  pour 
Rome  qui  traversa  Byzance.  Si  l'Empereur  craignait  sur- 
tout les  Turcs,  car  la  paix  chèrement  achetée  à  Mourad  II 
n'était  qu'une  trêve  peu  rassurante,  le  patriarche  Joseph, 
vénérable  vieillard  entouré  de  l'estime  générale,  s'inspirait 
de  motifs  plus  élevés.  Autour  de  ces  deux  personnages  se 
groupait  un  parti  peu  nombreux,  il  est  vrai,  mais  prêt  à 
tout  sacrifier  pour  les  grands  intérêts  de  la  patrie  et  de  la 
vérité.  Même  dans  les  masses,  au  moins  à  Gonstantinople, 
on  se  plaisait  à  signaler  une  détente.  Ainsi  le  clergé  et  le 
peuple  se  portèrent  en  foule  à  Sainte-Sophie  pour  assister 
aux  prières  solennelles,  décrétées  par  le  patriarche  en  vue 
de  1  union  des  Eglises.  La  cérémonie  fut  émouvante. 
Cependant  1  accalmie  était,  en  général,  plutôt  apparente 
que  réelle,  et  les  proportions  que  prenaient  certaines  ques- 
tions secondaires  légitimaient  des  craintes  pour  l'avenir. 
Les  fastidieux  détails  des  derniers  arranofements  relatifs 


'Ceccosi,  p.  Lxvni,  lxxx,  xcti,  cxiii.  — ZHiSHMAK,Z'ie  Unionsv.,j>.  iki.25. 
—  Haller,  1. 1,  p.  336 à  370. —  BibL  Laurenziana,  St)o:.zi,  n*  33. —  Ccgno>i, 
p.  15(i. 


I/HNION    ET    MÔSCOr.  15 

in  concile,  (lui  loucliaieni  suiioiil  au  [loint  criiouneur  el  à 
1  ar^jent,  sont  en  dehors  de  notre  sujet.  Un  seid  incident 
où  figure  rhégouniène  Isidore  mérite  d'être  relevé. 

Aussitôt  (jue  les  mandataires  latins  et  grecs,  chargés  des 
préliminaires  du  concile,  lurent  réunis  à  Constantinople, 
en  septembre  1  435,  des  bruits  malveillants  se  répandirent 
sur  les  trois  ambassadeurs  de  Bàle,  Démétrius,  Isidore  et 
Jean.  On  les  accusait  d'avoir  sacrifié  doi^  intérêts  majeurs 
à  (le  [utiles  considérations  personnelles,  et  d'avoir  négligé 
de  se  concerter  sur  les  mesures  à  prendre.  L'affaire  fut 
débattue  devant  l'Empereur.  Démétrius  présenta  la  défense 
des  ambassadeurs,  Isidore  le  soutint  vigoureusement,  et 
ils  gagnèrent  leur  cause,  mais  ce  ne  fut  que  pour  subir 
une  nouvelle  et  plus  forte  attaque.  Lorsque  le  décret  du 
7  septembre  143  4  tomba  dans  le  domaine  public,  une 
véritable  tempête  se  déchaîna  parmi  les  Byzantins,  (urieux 
de  se  voir  assimilés  aux  Hussites.  D'un  commun  accord,  le 
texte  outrageant  fut  repoussé  et  une  réparation  jugée 
nécessaire.  De  fiers  et  durs  reproches  atteignirent  les 
ambassadeurs  de  Bàle  :  un  seul  mot  de  leur  part  eût  suffi 
pour  modifier  la  rédaction.  Pourquoi  ne  lavaient-ils  pas 
prononcé?  Comment  n'avaient-ils  pas  reculé  devant  la 
lourde  responsabilité  du  silence?  On  se  mit  immédiate- 
ment à  l'œuvre  afin  de  régler  ce  différend,  et  il  ne  fallut 
pas  moins  de  trois  séances  orageuses  pour  trouver  un  biais 
admissible  par  les  deux  parties.  Les  Latins  consentirent 
enfin  à  rédiger  un  nouveau  texte  qui  serait  soumis  aux 
Grecs  avant  d'être  envoyé  au  concile  de  Bàle;  mais,  tandis 
qu'ils  travaillaient  à  cette  tâche,  l'Empereur  voulut  que  les 
Grecs  dressassent  un  contre-projet,  et  il  nomma  à  cet  effet 
une  commission  de  quatre  membres,  parmi  lesquels  se 
trouvait  Isidore.  Les  commissaires  en  furent  pour  leurs 
frais  de  composition,  et  l'Empereur  pour  son  excès  de  pru- 


16       LES    lUrsSKS    KT    LE   CONCILE    DE    ILOUENCE. 

dence,  car  le  nouveau  texte  des  Latins  enleva  tous  les  sut- 
fra'^es,  et  l'incident  fut  clos  à  la  satisfaction  générale'. 
L'héfjoumène  Isidore,  quelle  qu'eût  été  sa  conduite  à  Bâle, 
n'avait  pas  perdu,  on  le  voit,  la  confiance  de  l'Empereur, 
qui  ne  tarda  pas  à  lui  en  donner  une  nouvelle  preuve  en 
1  envoyant  à  Moscou.  Laissons  les  Grecs  à  leurs  préparatifs 
en  vue  du  concile  qui  s'ouvrira  en  Italie.  Pour  saisir  l'im- 
portance de  la  mission  confiée  à  Isidore,  il  importe  de  se 
raijpeler  quelles  étaient  alors  les  relations  entre  Moscou  et 
Hyzance. 

Évangélisée  par  des  missionnaires  grecs,  enclavée  dès 
le  dixième  siècle  dans  le  patriarcat  de  Constantinople,  la 
Russie  restait  de  loin  en  communion  d'idées  avec  la  métro- 
pole, et  conservait  avec  elle  des  liens  hiérarchiques.  Le 
patriarche  d'Orient  nommait  le  chef  de  l'Église  russe 
métropolite  -  de  Kiev  et  de  toute  la  Russie  «  ,  ou,  pour  le 
moins,  confirmait  son  élection.  Au  point  de  vue  politique, 
l'empressement  des  empereurs  grecs  variait  selon  les  cir- 
constances. Lorsque  les  Mongols  envahirent  la  Russie  et  la 
rendirent  tributaire,  Byzance  n'envoya  aux  vaincus  ni  sol- 
dats ni  argent;  maintenant  que  les  rôles  semblaient  vou- 
loir changer,  on  eût  accepté  volontiers  le  secours  des 
Russes  contre  les  Turcs.  La  gravitation  vers  Moscou  s'im- 
posait par  la  Ibrce  même  des  choses. 

La  vacance  momentanée  du  premier  siège  de  Russie 
offrait  une  occasion  propice  d'entrer  en  matière,  bien  que 
le  choix  du  nouveau  titulaire  présentât  de  singulières  diffi- 
cultés. Kiev,  la  cité  sainte,  le  berceau  de  la  foi  des  Russes, 
subissait  alors  la  domiiuition  des  Lithuaniens,  et  sitôt 
qu  il  y  avait  un  métropolite  à  nommer,  ils  opposaient  leur 
propre  candidat  au  candidat  de  Moscou.  En  1431,  à  la 

>  SvROPOCLos,  p.  22  à  42. 


L'UNION    ICT    MOSCOU.  17 

iDort  de  Photius,  le  (iraiid  kiiiaz  Vasili  II  lui  donna  immé- 
diatement pour  successeur  révoque  de  Riazan,  Jonas.  Mais 
tandis  (jue  le  nouvel  élu  tardait  à  se  (aire  confirmer,  (jé- 
rasime,  luttant  de  vitesse  et  favorisé  j)ar  les  Lithuaniens, 
parvint  à  obtenir  du  patriarche  d'Orient  la  nomination 
olFicielle  et  définitive.  Le  rival  de  Jonas  périt  tra{ji<jiu;- 
ment  sur  le  bûcher,  en  1435,  et  un  rayon  d'espoir  brilla 
aux  yeux  de  l'ancien  prétendant,  qui  se  rendit  en  toute 
hâte  à  Gonstantinople  pour  n'y  trouver  encore  qu  une 
amère  déception.  Longtemps  à  l'avance  l'Empereur  eJ  le 
patriarche  avaient  pris  leurs  mesures  :  il  leur  fallait  à 
Moscou  un  homme  dévoué  à  leur  cause  et  capable  de  faire 
triompher  une  idée.  Leur  choix  s'arrêta  sur  l'hégoumène 
Isidore,  qui  fut  aussitôt  promu  au  siège  de  Kiev  et  con- 
sacré par  le  patriarche.  On  n'accorda  à  l'évêque  moscovite 
que  la  promesse  de  succession  en  cas  de  survivance.  Rési- 
gné à  son  sort,  quoique  trompé  dans  son  attente,  Jonas, 
en  compagnie  d'Isidore,  de  l'ambassadeur  impérial  Gudela 
et  du  moine  Grégoire,  reprit  le  chemin  de  Moscou  dans 
les  premiers  mois  de  l'année  1437. 

En  quittant  le  Bosphore  pour  se  rendre  sur  les  rives  de 
la  Moskva,  l'ancien  moine  de  Saint-Démétrius  entrait  dans 
une  sphère  d'action  complètement  neuve  pour  lui  et 
encore  peu  connue  de  ses  compatriotes.  Le  métropolite  de 
Russie  passait  pour  un  des  plus  hauts  dignitaires  de 
l'Église  d'Orient  ;  on  comptait  pour  un  bonheur  d'être 
nommé  à  ce  siège  réputé  aussi  lucratif  qu'honorable. 
Depuis  l'invasion  des  Mongols,  les  Grecs  n'y  parvenaient 
plus  que  rarement,  car  les  grands  kniaz  préféraient  les 
Moscovites,  et  savaient  s'y  prendre  pour  les  faire  réussir. 
Cependant  le  prédécesseur  immédiat  d  Isidore,  Photius, 
était  originaire  de  la  Morée.  Il  avait  échangé  avec  Thégou- 
mène  des  lettres  qui  probablement  n'avaient  pas  beaucoup 

2 


18        I.KS    l'.rSSFîî    ET    l.K    CONCILE   DE   FLORENCE. 

appris  à  ce  dernier.  Aucun  guide  éclairé  ne  s'offrait  pour 
orienter  le  nouveau  métropolite,  et  la  mission  qu'il  avait 
à  riMnplir  était  des  plus  difficiles;  car,  on  ne  saurait 
en  douter,  il  se  rendait  à  Moscou  principalement  pour 
engager  les  Russes  à  prendre  part  au  prochain  concile  ou 
pour  avoir,  au  moins,  un  titre  légitime  de  les  y  représen- 
ter. Les  antécédent?  d'Isidore  à  Bàle,  l'insistance  des 
BW.antins  sur  son  choix,  toute  la  suite  de  l'histoire,  en 
fournissent  des  preuves  inéluctables.  Partisan  de  l'union 
des  Églises,  ardent  patriote,  Isidore  arrivait  au  Kremlin 
avec  des  projets  bien  arrêtés  et  l'inébranlable  résolution 
de  les  exécuter.  Or,  ni  les  conditions  politiques  et  reli- 
gieuses de  Moscou,  ni  l'homme  qui  détenait  le  pouvoir  ne 
favonsaient  ces  entreprises. 

En  effet,  la  Russie  traversait  alors  sa  période  laborieuse 
d'unification  territoriale  et  de  réaction  contre  les  Tatars. 
Longtemps  victime  d'un  système  d'apanages  qui  1  avait 
morcelée  en  lambeaux,  durement  rançonnée  par  la  Horde 
d'or  et  <oumise  à  son  joug,  elle  ne  sortit  victorieuse  de 
ces  épreuves  que  grâce  à  la  politique  savante,  tenace, 
invariable,  mais  cruelle  et  sans  scrupules,  des  princes  de 
Moscou.  Les  fils  de  Monomaque  et  de  Kalita  devinrent 
comme  les  fermiers  généraux  du  tribut  à  payer  aux 
Tatars,  et  ils  s'acquittèrent  de  cette  charge  de  manière  à 
faire  prospérer  leurs  propres  finances.  Au  milieu  de  la 
détresse  générale,  cet  argent  leur  permit  d'acheter  les 
principautés  vacantes.  Des  alliances  avantageuses  et  trop 
'Souvent  des  intrigues  et  des  rapines  arrondirent  encore 
leurs  domaines,  admirablement  situés  au  cœur  même  de  la 
Russie.  Ils  furent  préservés  de  léraiettement  par  suite  de 
circonstances  particulièrement  heureuses  et  souvent  for- 
tuites. Lorsque  les  augustes  représentants  de  l'Église,  les 
métropolites,  vinrent  v  fixer  leur  résidence,  Moscou  acquit 


L'UNION    ET    MOSCOU.  19 

;iiix  yeux  fies  croyants  un  prcsli.fje  sans  pareil.  Enfin  une 
haute  et  suprême  const;cration  lui  lut  doiuiée  |)ar  la  trans- 
lation (le  l'iniajje  vénérée  de  la  sainte  Vierge  de  Vladimir, 

laquelle  se  rattachent  de  chères  et  glorieuses  traditions. 
A  mesure  que  la  jeune  principauté  concentrait  les  forces 
nationales,  elle  reprenait  conscience  d'elle-même  et  se 
sentait  en  mesure  de  tenir  tête  aux  Tatars.  Dmitri  Donskoï, 
s'armant  de  courage,  remporta  sur  eux  une  brillante  vic- 
toire. Ses  successeurs,  moins  hardis,  s'en  tinrent  à  une 
hostilité  latente,  mais  active  et  persévérante. 

Le  grand  kniaz  Vasili  II,  qu'Isidore  trouva  sur  le  trône, 
appartenait  à  cette  pléiade  de  princes  qui  savaient  à  mer- 
veille tantôt  louvoyer  et  temporiser,  tantôt  prendre  les 
armes,  sans  jamais  perdre  de  vue  l'hégémonie  de  Moscou 
et  l'affranchissement  du  joug  tatar.  Les  chroniques  lui  ont 
gardé  le  surnom  de  temny  (aveugle),  pour  avoir  eu  les  yeux 
crevés  par  un  de  ses  neveux,  dont  il  avait  soumis  le  frère 
au  même  supplice.  Les  vingt  premières  années  de  son 
règne  furent  remplies  de  discordes  et  de  sang.  Vasili  eut  à 
défendre  son  titre  de  grand  kniaz  contre  son  oncle  louri, 
qui  s'appuyait  sur  les  coutumes  russes  traditionnelles; 
mais,  au  tribunal  du  khan  tatar,  l'or  de  l'opulent  neveu  et 
les  bassesses  de  ses  boiars  prévalurent  sur  les  subtilités 
juridiques  de  l'oncle.  Le  iarlyk  échut  au  plus  offrant  et  au 
moins  ûer,  et  la  guerre  intestine  se  ralluma  immédiate- 
ment. A  peine  Vasili  en  était-il  sorti  vainqueur  qu'il  fut 
fait  prisonnier  par  les  Tatars  de  Kazan,  et  ceux  qui 
payèrent  sa  rançon  comprirent  la  grandeur  du  désastre. 
Ces  revers  successifs  n'empêchèrent  pas  Vasili  d'englober 
des  apanages  dans  sa  principauté,  de  faire  sentir  à  Tver, 
à  Riazan  et  même  à  Novgorod,  la  pesanteur  de  son  bras. 
Quant  à  la  Horde  d'or,  sans  jamais  l'attaquer  de  front,  le 
grand  kniaz  minait  sourdement  sa  puissance,  en  accordant 


jo     T.rs  ni^ssES  et  i,e  concile  de  Florence. 

un  îisile  cl  en  ociroyant  des  doinaines  aux  Tatars  tians- 
fiiffes,  qui  devenaient  de  précieux  auxiliaires  contre  leurs 
anciens  maîtres. 

Mal{|ré  ces  guerres,  ces  intrigues,  ces  préoccupations 
de  toutes  sortes,  Vasili  trouvait  encore  des  loisirs  pour 
les  affaires  ecclésiastiques.  La  nomination  d'Isidore  dut 
nécessairement  le  contrarier.  L'échec  à  doux  reprises  du 
candidat  moscovite  portait  déjà  une  sensible  atteinte  au 
prestige  du  Kremlin,  et  des  conséquences  encore  plus 
graves  étaient  à  craindre  dans  l'ordre  pratique.  Jusque-là 
les  chefs  de  I  Eglise  avaient  servi  d'instruments  dociles 
aux  chefs  de  l'État.  Jonas,  le  malheureux  candidat  russe 
au  siège  métropolitain,  eût  sans  doute  fait  preuve  de  sou- 
plesse envers  son  maître;  on  avait  d'excellentes  raisons 
pour  le  croire.  Mais  en  serait-il  de  même  d'Isidore?  Ce 
prélat  byzantin  servirait-il  le  grand  kniaz  avec  le  même 
dévouement  que  Photius?  saurait-il  s'adapter  aux  mœurs 
de  Moscou,  oublier  les  intérêts  des  Paléologues  pour  ne 
penser  qu'à  ceux  de  Vasili?  Cette  incertitude  devait  inquié- 
ter un  prince  habitué  de  longue  date  à  trouver  dans  son 
métropolite  un  allié  sûr  et  fidèle. 

Cependant,  telle  était  encore  l'autorité'  dont  jouissait 
Byzance  que,  par  égard  pour  l'Empereur  et  le  patriarche, 
Vasili  renonça  à  l'homme  de  son  choix  et  subit  l'évêque  . 
qui  lui  était  imposé.  Il  fit  même  à  Isidore  un  accueil  gra- 
cieux. C  était  vers  Pâques  1437.  Aux  solennités  d'installa- 
tion succéda  le  banquet  d'usage,  et  les  présents  tradition- 
nels furent  offerts  au  nouveau  pasteur.  Le  prestige  de 
l'Orient  l'entourait;  il  en  imposait  à  son  entourage  et, 
parlant  plusieurs  langues,  passait  au  milieu  des  Russes 
pour  un  phénomène  de  science. 

Toutefois,  la  bonne  harmonie  ne  dura  pas  plus  long- 
temps que  les  cérémonies  banales  de  réception.  Le  grand 


L'UNION    ET    MOSCOU.  SI 

kiliaz  ne  dissimula  point  son  linnicur  sitôt  (ju  il  eut  vent 
des  desseins  d'Isidore.  Le  concile  dont  il  a  été  question 
plus  haut  allait  se  réunir  à  Ferrare.  Grecs  et  Latins  s'y 
donnaient  rendez-vous  pour  discuter  les  conditions  d'un 
ra[)prochenient  définitif.  Rien  n'était  plus  lé(jitime  que 
d'y  faire  représenter  la  Russie.  Elle  formait  une  partie 
notable  du  patriarcat  de  Ryznnce,  et  celui-ci  se  {glorifiait 
de  la  compter  parmi  ses  provinces  ecclésiastiques.  Isidore 
1  avait  proclamé  à  Bàle  et,  conséquent  avec  lui-même,  il 
demanda  à  son  nouveau  maître  l'autorisation  de  se  rendre 
au  concile. 

Évidemment,  tout  cela  avait  été  concerté  d'avance  : 
Isidore  remplissait  un  programme  soigneusement  élaboré 
sur  les  rives  du  Bosphore,  identique  à  celui  qui  s'exécutait 
à  Trébizonde,  en  Géorgie,  en  Serbie  et  ailleurs.  Mais 
Vasili,  complètement  étranger  à  ces  nouvelles  idées,  élevé 
dans  le  culte  superstitieux  de  la  routine,  n'en  fut  pas 
moins  frappé  d'une  profonde  stupeur.  Le  chef  de  l'Église 
russe  au  milieu  des  Latins,  discutant  avec  eux  sur  des 
matières  de  foi,  voire  négociant  un  rapprochement,  il  y 
avait  là  de  quoi  déconcerter  le  bon  prince  moscovite.  Les 
Grecs  eux-mêmes  lui  avaient  enseigné  que  les  sept  pre- 
miers conciles  généraux  méritaient  seuls  d'être  respectés, 
que  tous  les  autres  devaient  passer  pour  nuls  et  non  ave- 
nus à  partir  du  huitième,  où  le  pape  Nicolas  avait  con- 
damné le  patriarche  Photius  ;  et  voilà  que  le  métropolite, 
oubliant  ces  rancunes  séculaires,  songeait  à  une  étrange 
innovation!  Pour  expliquer  ce  phénomène,  les  chroni- 
queurs scandalisés  s'en  prenaient  à  l'inspiration  du  diable, 
et  Vasili  se  fit  l'interprète  de  l'indignation  générale, 
lorsque,  renchérissant  sur  les  théories  byzantines,  il  parla 
en  ces  termes  à  Isidore  :  «  Père,  sache  que  le  septième 
concile  a  exposé  toute  la  doctrine  des  apôtres,  et  qu  il  a 


22       LKS    RUSSES    ET    LE   CONCILE   DE   FLORENCE. 

voué  d'inaiice  aux  anathcmes  ceux  qui  songeraient  à  un 
huitième  concile.  "  Le  métropolite  ne  se  laissa  pas  él)ian- 
1er  par  celte  naïve  théologie,  et  les  foudres  suspendues 
au-dessus  de  sa  tête  ne  lui  inspirèrent  aucune  crainte.  Se 
réclamant  de  la  promesse  faite  au  patriarche,  il  insista 
avec  tant  de  vigueur  et  de  force  que  Vasili  se  crut  oblige 
(le  lui  accorder  l'autorisation  demandée.  Pour  calmer  ses 
scrupules,  le  grand  kniaz  munit  Isidore  de  judicieux  con- 
seils. «  Puisque  tu  te  rends,  lui  disait-il,  à  ce  huitième 
concile,  réprouvé  par  nos  samtes  traditions,  au  moins 
reviens-nous  avec  l'ancienne  foi  de  Vladimir.  Garde-toi 
bien  d'y  changer  quoi  que  ce  soit,  car  toute  innovation 
nous  serait  désagréable.  »  La  chronique  ajoute  qu'Isidore 
s'engagea  par  serment  à  remplir  cette  condition  en  réalité 
illusoire,  car  il  s'agissait  précisément  de  constater  qui  des 
deux,  de  Byzance  ou  de  Ptome,  avait  conservé  intacte  et 
pure  la  foi  de  Vladimir. 

Lorsque  tous  les  obstacles  furent  surmontés,  le  8  sep- 
tembre 1437,  Isidore  se  mit  en  route  avec  une  suite  éva- 
luée à  plus  de  cent  personnes.  On  distinguait  parmi  ses 
compagnons,  outre  Grégoire  et  Gudela,  l'évêque  de  Souz- 
dal  Avrami,  le  pope  Siméon,  également  de  Souzdal, 
l'archimandrite  Vassian  et  le  boïar  Foma  Matveïev,  qu'uae 
autre  source  fait  passer  pour  délégué  par  le  kniaz  de 
Tver.  Jamais  encore  caravane  si  nombreuse  n  avait  quitté 
Moscou  avec  un  but  de  voyage  si  éloigné,  une  mission  plus 
importante  à  remplir. 

Au  début,  Isidore  fut  accueilli  de  ville  en  ville  comme 
l'est  un  pasteur  vénéré  par  ses  ouailles.  Le  kniaz  Boris  de 
Tver  le  reçut  en  grande  pompe.  A  Novgorod  et  à  Pskov, 
l'enthousiasme  se  manifesta  également  dans  des  banquets 
et  des  processions.  C'est  à  louriev  qu'eut  lieu,  d'après  les 
sources  russes,  le  premier  incident  de  mauvais  augure. 


L'UNIOJN    ET    MÛSCOa.  23 

La  ville  étant  habitée  par  des  orthodoxes  et  des  cjiIIkj- 
Ii(|ucs,  les  deux  cler{jcs  vinrent  à  la  rencontre  du  métro- 
polite. Au  f;rand  scandale  de  ses  compafjnons,  Isidore 
vénéra  la  croix  latine  avant  les  images  russes.  Dès  lors,  il 
passa  pour  suspect. 

A  Riga,  l'arrêt  se  prolongea  quelques  semaines.  Le 
moine  Grégoire  fut  envoyé  à  Kœnigsberg  pour  se  rensei- 
gner sur  la  sûreté  des  routes  et  obtenir  des  sauf-conduits. 
Le  grand  maître  de  l'ordre  Teutonique,  Paul  de  Rusdorf, 
s'y  prêta  volontiers.  Sur  les  avis  qu'il  ne  tarda  point  à 
recueillir,  on  décida,  afin  d'éviter  la  Saniogitie,  de  s'em- 
barquer, et  de  descendre  la  Baltique  jusqu'à  Lûbeck. 
Désormais,  les  Moscovites  respireront  l'atmosphère  occi- 
dentale. Leur  itinéraire  les  conduisait  à  travers  l'Alle- 
magne par  Lunebourg,  Leipzig,  Bamberg,  Nûrnberg,  où 
ils  arrivèrent  le  30  juin  et  visitèrent  les  fortihcations  de 
la  ville,  Augsbourg,  Innsbruck,  jusqu'à  la  vallée  de 
l'Adige  et  jusqu'en  pleine  Italie  '. 

Us  nous  ont  révélé  eux-mêmes  les  Iraiches  et  naïves 
impressions  qu'a  provoquées  dans  leurs  esprits  la  vieille 
civilisation  d'Europe.  Ce  récit,  bien  entendu,  ne  vient  pas 
d'Isidore,  initié  au  progrès  de  la  Renaissance,  mais  d'un 
de  ses  compagnons  dont  le  nom  est  resté  inconnu.  Une 
cruelle  mystification,  qui  se  rattache  aux  légendes  du  Dau- 
phiné  et  du  lac  de  Lucerne,  fit  découvrir  à  nos  voyageurs 
sur  les  bords  d'un  fleuve  imaginaire  la  patrie  de  Ponce- 
Pilate  qu'ils  nomment  hardiment  la  ville  Pont  ou  Pontisk. 
En  général,  ce  qui  les  frappe  le  plus,  c'est  l'aspect  exté- 

'  Poln.  Sobr.,  t.  III,  p.  112;  t.  lY,  p.  122;  t.  V,  p.  267;  t.  VI,  p.  151; 
t.  VIII,  p.  100.  —  Kniga  step.,  t.  II,  p.  71.  —  Ahty  Jstor,,  t.  I,  p.  73,  84, 
95.—  BuNGE,  t.  IX,  n°'  252,  267,  270,  289,  309.  —  Ropp,  2  Abtli.,  2  B., 
p.  161,  n"  200.  —  Chroniken  der  cl.  St.,  t.  X,  p.  155.  —  Karck,  DieEeise. 

—  Archives  de  Kœnigsberg,  Ordensbriefarchiv^  t.  XIII,  f.  486,  513,  514. 

—  Archives  de  NUrnberg,  Jahrcsrcqister,  t.  IV,  f.  294. 


iU       l.ES    nUSSES    ET    LE   CONCILE   DE    I-l.OIlENCE. 

rieur  des  villes  d'Occident.  L'ancienne  Moscou  avec  ses 
méchante^  maisons  de  bois  n'offrait  rien  de  comparable 
auxcallïéJialesgotbiques,  aux  palais  somptueux,  ni  même 
iiux  modestes  demeures  bourgeoises  des  cités  d'Allemagne. 
Les   fontaines  publiques  avec  leurs  ornements  bizarres, 
féants  de  bronze  ou  de  marbre,  monstres  marins  ou  dieux 
iMvthologlques,  vomissant  de  toutes  parts  des  eaux  abon- 
dantes, excitèrent  la  plus  vive  admiration  des  Moscovites. 
Leur  enthousiasme  ne  connut  plus  de   bornes  à  la  vue 
d  une   antique  horloge  de  Liibeck,  qui   représentait  des 
ticènes  bibliques  en  sonnant  les  heures.  Us  ne  pouvaient 
détacher  les  yeux  de   ce  prodigieux  spectacle   dont   les 
moindres  détails   intéressaient  leur    pieuse  curiosité.  La 
visite  de  quelques  abbayes  leur  suggéra  des  observations 
judicieuses  :  ils  remarquèrent  que  les  bibliothèques  con- 
tenaient beaucoup  de  livres,  qu'on  servait  à  table  du  bon 
vin,  et  que  les  femmes  n'entraient  pas  dans  les  couvents 
d'hommes.  Le  progrès  occidental,  on  le  voit,   n'attirait 
pas  les  Moscovites  par  ses  grands  côtés.  En  vrais  primi- 
tifs, ils  se  contentaient  des  apparences.  Quant  aux  phéno- 
mènes de  la  nature,  à  la  beauté  des  sites,  à  la  variété  des 
pavsages,  ils  v  restèrent  indifférents  jusqu'à  la  vue  des 
montagnes  du  Tyrol.  Au  pied  de  ces  colosses,  qui  élèvent 
jusqu'aux  nues  leurs  cimes  couronnées  de  neige,  les  habi- 
tants des  plaines  ondulées  du  Nord  ne  cachèrent  pas  leur 
étonnement  et  leur  surprise.  Bientôt  aux  chaînes  majes- 
tueuses des  Alpes ,    à  leurs  derniers  contreforts ,  succé- 
dèrent les  riantes  campagnes  de  la  haute  Italie.   Isidore 
se  dirigea  sur  Padoue  et  arriva,  le  15  août  1438,  à  Fer- 
rare  ^ 

Le  concile  était  déjà  réuni  dans  la  capitale  où  les  mar- 

'  Sakharov,  i.  II,  p.  81.  —  Pavlov,  p.  90.  —  Voir  aussi  le  récit  attribué 
à  Avramj,  Popov,  p.  400.  —  Dumotjchel,  passim. 


L'UNION    1:T    MOSCOU.  25 

i|iiis  tlKsle  tenaient  leur  cour  hrillantc,  où  les  lettres  et 
les  poètes  se  donnaient  volontiers  rendez-vous,  et  qui 
(levait  être  un  jour  illustrée  par  l'Arioste  et  le  Tasse.  Le 
27  novembre  1437,  les  {jalères  poiililicales  stationnées 
dans  la  Corne  d'or  avaient  pris  le  large,  emmenant  en 
Italie,  avec  Jean  Paléologue  et  son  frère  Démétrius,  le 
patriarche  Joseph  de  Constantinople,  et  un  nombre  con- 
sidérable de  métropolites,  d'évêques,  d'hégoumènes  et  de 
grands  dignitaires  de  la  cour.  La  traversée  fut  longue  et 
désastreuse.  Les  Byzantins  n'arrivèrent  à  Venise  qu'en 
février  1438.  Accueillis  avec  un  grand  déploiement  de 
pompe  par  le  doge  Francesco  Foscari,  le  Sénat  et  le 
peuple,  ils  furent  bientôt  invités  à  se  rendre  à  Ferrare, 
où,  malgré  la  résistance  d'un  petit  nombre,  le  Pape  avait 
transporté  le  concile  qui  siégeait  à  Bâle.  L  Empereur 
accepta  cette  proposition,  et,  à  partir  de  cette  époque, 
brisant  complètement  avec  les  récalcitrants,  il  s'en  tint 
toujours  au  Pape. 

Les  Latins  réunis  à  Ferrare  avaient  inauguré  leur  pre- 
mière séance,  dès  le  8  janvier  1438,  sous  la  présidence  du 
cardinal  Albergati.  Le  9  avril  eut  lieu  l'ouverture  solennelle 
du  concile,  en  présence  d'Eugène  IV  et  des  Byzantins.  Après 
quoi  le  chômage  des  sessions  générales  dura  jusqu'au  8  oc- 
tobre. En  vain  s'était-on  flatté  de  voir,  dans  l'intervalle, 
arriverles  ambassadeurs  desprinces  d'Occident.  L'empereur 
Sigismond  venait  de  mourir  en  décembre  1437,  et  son 
successeur,  Albert  d'Autriche,  ne  manifestait  aucun  em- 
pressement. L'Allemagne  gardait  la  neutralité  entre  les 
débris  schismatisants  du  concile  de  Baie  et  le  nouveau 
concile  de  Ferrare.  Charles  VII  taillait  la  plume  qui  devait 
signer  la  Pragmatique  sanction  de  Bourges  et  défendait 
même  aux  prélats  français  de  se  rendre  en  Italie.  Les 
souverains  se  désintéressaient  de  l'union  religieuse  avec 


2G       LES    niTSSES    ET    LE   CONCILE    UE    l'LOUENCE. 

les  Grecs   et  croyaient  ne    rien  risquer   en  tergiversant. 

Ce  temps  forcé  d'arrêt  fut  consacré  à  des  études  préli- 
minaires et  à  des  discussions  privées.  L'Empereur  en  pre- 
nait pliilosoj)Iuquement  son  parti  et  cherchait  à  utiliser 
ses  loisirs.  Mal  satisfait  des  chevaux  fournis  par  le  Pape, 
il  en  acheta  un  de  honne  race  à  Gudela.  Après  quoi,  ac- 
conqjagné  de  son  frère,  il  se  livra  avec  tant  d'ardeur  à  la 
chasse  que  les  habitants  des  environs,  soucieux  de  con- 
server leur  gibier,  portèrent  plainte  au  marquis  Niccolo. 
Quant  au  métropolite  de  Kiev,  il  se  voyait  rendu  à  ses 
amis,  ses  collègues,  ses  compatriotes.  L'humaniste  retrou- 
vait à  Ferrare  son  correspondant  Guarino,  ancien  disciple 
à  Byzance  des  deux  Chrysoloras,  et  maintenant  maître  lui- 
même,  entouré  d'estime  et  de  vénération.  Giovanni  Au- 
rispa,  qui  avait  traduit  en  latin  le  grand  discours  de  Bàle 
et  jouissait  en  paix  de  gras  bénéfices  obtenus  par  faveur, 
devait  aussi  lui  être  connu.  Le  docteur  de  la  Cour,  Ugo 
Benzi,  s'imposait  de  lui-même  à  tous  les  Grecs.  Il  se 
piquait  d'être  aussi  fort  en  théologie  et  philosophie  qu'en 
médecine  et  ne  demandait  qu'à  faire  preuve  de  ses  talents. 
Mais  ce  n'était  là  qu'un  avant-goût  des  jouissances  d'es- 
prit qu'allait  offrir  aux  Pères  du  concile  le  foyer  de  l'hu- 
manisme. 

A  peine  les  travaux  conciliaires  furent- ils  organisés 
qu'un  projet  de  translation  en  interrompit  la  marche.  La 
peste  sévissait  à  Ferrare,  et  les  compagnons  d'Isidore,  peu 
faits  au  climat  d'Italie,  furent,  paraît-il,  les  plus  éprou- 
vés • .  A  ce  motif  d'intérêt  général  et  qui  servit  de  pré- 
texte officiel  s'ajoutaient,  en  faveur  du  changement,  des 
raisons  particulières  aux  Latins  et  au  Pape.  Niccolo  Picci- 
nino  rôdait  avec  sa  bande  autour  de  la  ville  et  entretenait 

'  SvROPOvLOs,  p.  145.  —  Frizzi,  t.  III,  p.  427  à  436.  ■ 


L'UNION    KT    MOSr.O[I.  27 

de  secrèlcs  intelli{jcnccs  avec  le  duc  de  IMilan.  Clia(|iic 
jour,  raudacieux  condottiere,  tl('jà  iiiaître  de  Bologne, 
iinola,  Forli  et  Havenne,  pouvait  (enter  un  coup  de  main, 
s'euiparer  des  restes  du  trésor  pontifical,  et  isoler  complè- 
tement le  Pape  de  ses  États.  Pareil  voisinage  n'était  pas 
fait  pour  rendre  le  séjour  de  Ferrare  attrayant.  D'autre 
part,  Florence,  sous  l'impulsion  des  Mcdicis,  briguait 
de[)uis  longtemps  l'honneur  d'héberger  le  concile.  Elle 
offrait  au  Pape,  avec  une  sécurité  parfaite,  des  sommes 
considérables  pour  faire  face  aux  dépenses  qui  dépassaient 
déjà  les  prévisions,  et  ce  secours  pécuniaire,  malgré  les 
conditions  onéreuses  de  restitution,  n'était  pas  à  dédai- 
gner. Les  Grecs  résistèrent  longtemps.  Si  la  contagion  les 
effrayait,  ils  craignaient  beaucoup  plus  de  s'éloigner  du 
rivage,  de  pénétrer  plus  avant  dans  le  continent,  et  de 
rendre  plus  difficile  le  retour  dans  la  patrie;  mais,  pen- 
sionnaires du  Pape,  sous  la  pression  de  l'Empereur,  la 
détresse  les  obligea  à  céder.  Le  10  janvier  1439,  dans  la 
seizième  et  dernière  session  de  Ferrare,  le  décret  de  trans- 
lation fut  promulgué,  et  aussitôt  Grecs  et  Latins  partirent 
pour  la  Toscane. 


II 


Lorsque  l'empereur  d'Orient,  Jean  Paléologue,  arriv^a, 
le  1()  février  1439,  à  Florence^  avant  de  se  rendre  au 
palais  Perruzi,  assigné  pour  sa  demeure,  il  fut  compli- 
menté à  la  porte  San-Gallo,  en  langue  grecque,  par  Léo- 
nard l'Arétin,  chancelier  de  la  république  toscane.  Dès 
le  mois  précédent,  Jean  Dishypato,  chaudement  recom- 


28       LES    DUSSES    ET    LE   CONCILE    DE   ELOLEMCE. 

mandé  parle  cardinal  Cesarini,  avait  inspcclé  rinslallutioii 
des  Grecs  et  concerté  avec  les  autorités  locales  les  der- 
nières mesures  à  prendre  '. 

Dans  le  yrand  mouvement  de  la  Renaissance  qui  se 
développait  alors  en  Italie,  et  dont  les  Médicis  étaient  les 
promoteurs  discrets  et  généreux,  la  rencontre  des  Grecs  et 
des  Latins  sur  le  sol  étrusque  doit  être  considérée  comme 
une  date  remarquable.  L'échan^^e  d'idées,  fréquent  et 
animé,  qui  se  produisit  en  dehors  des  discussions  conci- 
liaires, ouvrit  nécessairement  de  vastes  horizons  aux  intel- 
lifjences  en  travail,  jalouses  de  pénétrer  tous  les  secrets 
de  l'antiquité,  en  quête  d'un  nouvel  et  plus  poétique 
idéal. 

Le  génie  des  Médicis  planait  au-dessus  de  la  pittoresque 
cité  haignée  par  les  eaux  blondes  de  l'Arno  et  entourée  de 
toutes  parts  d'un  amphithéâtre  de  délicieuses  collines. 
Cosimo,  surnommé  père  de  la  patrie,  vivement  épris  des 
souvenirs  de  Rome  et  d'Athènes,  propageait  autour  de 
lui  le  culte  des  sciences  et  des  arts.  Le  goût  de  l'antiquité, 
les  lettres  grecques  et  latines,  la  philosophie  d'Aristote, 
non  encore  supplanté  par  Platon,  exerçaient  sur  les  esprits 
un  charme  irrésistible  et  acquéraient  chaque  jour  une 
vogue  nouvelle. 

Autour  de  Cosimo  et  de  son  frère  Lorenzo  se  groupait 
une  élite  de  lettrés,  amateurs  de  beaux  manuscrits,  infati- 
gables chercheurs,  collectionneurs  de  raretés  et  de  chefs- 
d'œuvre.  Les  uns  avaient  respiré  l'air  de  Byzance,  les 
autres,  sans  quitter  l'Italie,  avaient  eu'pour  maître  Chryso- 
loras,  tous  cherchaient  à  être  grécisants.  L'Arétin,  déjà 
nommé  plus  haut,  écrivait  son  histoire  de  la  république 
de  Florence.  Son  successeur  dans  la  charge  de  chancelier, 

'  Archives  de  Florence,  Mecliceo  inn.  il  princ,  fiha  XIII,  n'  90. 


I,  UNION    KT    MOSCOi;.  ZO 

Carlo  Marsuppini,  ciiscijjimit  I  éIo(jucnce  ot  le  grec  et  tour- 
nait les  vers  avec  facilité.  Aussi  versé  dans  l'hébreu  que 
dans  le  grec,  Gianozzo  Manetti,  l'ancêtre  des  antisémites, 
se  plaisait  à  confondre  les  ral)l)ins.  Quelques  autres  huma- 
nistes, obliges  tic  résider  ailleurs,  appartenaient  néan- 
moins à  la  même  pléiade  par  leur  genre  d'études,  leurs 
sympathies,  leurs  fréquentes  relations.  Aux  absents  non 
moins  qu'aux  présents,  Niccolo  de  Niccoli  servait  de  cour- 
tier sagace  en  littérature,  voire  de  petit  Mécène,  et,  par- 
tageant leurs  nobles  passions,  savait  satisfaire  ses  goûts  de 
bibliomane  malgré  la  pénurie  de  ses  ressources. 

Si  Eugène  IV  restait  lui-même  étranger  au  renouveau 
de  la  Péninsule,  l'humanisme  n'en  comptait  pas  moins  de 
brillants  représentants  parmi  les  membres  du  concile  et 
jusque  dans  l'entourage  du  pontife.  Le  cardinal  Albergati 
se  distinguait  aussi  bien  par  la  sainteté  de  sa  vie  que  par 
son  amour  éclairé  des  lettres,  et  dans  la  tête  de  son  secré- 
taire, Tommaso  Parentucelli,  germaient  les  projets  gran- 
dioses qui  de\  aient  éclope  dans  celle  du  pape  Nicolas  V. 
Gesarini,  revêtu  depuis  longtemps  de  la  pourpre,  et  Lan- 
driani,qui  allait  l'être  bientôt,  ne  croyaient  pas  déchoir  en 
revendiquant  leur  place  au  milieu  des  orateurs  et  des  écri- 
vains. D'autres  cardinaux,  moins  ardents,  se  contentaient 
de  protéger  les  artistes,  de  faire  des  collections  ou  de  soi- 
gner leurs  bibliothèques.  Personne  n'eût  osé  se  montrer 
ostensiblement  réfractaire. 

Mais  c'est  surtout  parmi  les  secrétaires  pontificaux  et 
les  scrittori  que  pénétrait  le  nouveau  ferment  littéraire. 
Trop  souvent,  surtout  depuis  le  concile  de  Bàle,  le  pam- 
phlet avait  servi  d'arme  puissante  aux  ennemis  de  l'Église. 
Pour  lutter  avec  succès,  il  fallait  désormais  recourir  à  des 
plumes  exercées,  élégantes,  trempées  dans  de  bonne 
encre.  Or,  on  ne  les  trouvait  guère  que  parmi  les  huma- 


:}0       T,ES    1\USSKS    KT    LE   COJJCILE   DE   FLORENCE. 

iiislcs.  L'arrivée  des  Grecs  en  Italie  les  rendait,  à  un 
autre  titre  tout  à  fait  indispensables  :  ils  étaient  les  seuls 
à  nouvoir  servir  d'interprètes.  Aussi,  Giovanni  Aurispa  et 
peut-être  Guarino  vinrent  exprès  de  Ferrare  à  Florence. 
Bien  auparavant,  et  pour  d'autres  motifs,  Gregorio  Cor- 
raro  avait  été  appelé  à  la  Cour  pontificale.  Moins  brillant, 
mais  plus  solide  que  la  plupart  de  ses  collègues,  Flavio 
Biondo  les  surpassait  tous  par  son  application  au  travail. 
Pof.f^io  Bracciolini  et  Lorenzo  Valla  jouissaient  d'une 
grande  célébrité,  bien  que  leur  caractère  fût  au-dessous  de 
leur  talent.  Leurs  opinions  risquées  en  matière  de  foi, 
leur  frivolité,  pour  ne  pas  dire  leur  cynisme,  les  mettaient 
souvent  en  opposition  avec  cette  même  Église  qu'ils  pré- 
tendaient défendre  dans  leurs  écrits  officiels  ou  officieux. 
Celui  de  tous  qui  répondait  le  mieux  à  la  situation,  bien 
qu'il  n'eût,  en  qualité  de  moine,  aucune  cbarge  à  la 
Cour,  était  Ambrogio  Traversari,  général  des  Camaldules. 
Il  maniait  le  grec  avec  la  même  aisance  que  le  latin,  culti- 
vait les  lettres  sans  négliger  la, théologie,  correspondait 
assidûment  avec  l'élite  toscane  et  se  complaisait  depuis  long- 
temps dans  l'union  des  Églises.  C'est  à  lui  que  le  pape 
Eugène  IV  passait  de  préférence  les  affaires  les  plus  déli- 
cates; il  était  confident  et  conseil. 

Parmi  les  Grecs  présents  au  concile,  il  y  en  avait  un. 
qui  éclipsait  tous  les  autres,  et  dont  la  gloire  allait  grandis- 
sant de  jour  en  jour  :  c'était  l'intègre  et  savant  Bessarion, 
l'adversaire  de  Marc  d'Éphèse.  Gémiste  Pléthon  l'avait 
initié  à  la  haute  spéculation  et  aux  belles  études  philoso- 
phiques, mais  le  disciple  surpassait  le  maître,  égaré  dans 
une  théosophie  presque  païenne.  Les  nouveaux  arrivants 
n'avaient  guère  d'autres  célébrités  qu'ils  eussent  pu  faire 
valoir,  à  l'exception  peut-être  encore  de  Georges  Scho- 
larius.  La  réalité  ne  répondait  pas  à  l'attente,  et   on  ne 


L'ON  ION    ET    .MOS(:(^LT.  31 

tarda  j)olnl  à  revenir  sur  bien  des  illusions.  lUcn  que 
l'aspect  extérieur  des  Grecs  avec  leurs  costumes  étranges, 
lon^js  et  flottants,  leurs  barbes  tantôt  prolixes  et  touffues, 
taiilôt  rares  et  courtes,  leurs  sourcils  peints  et  leurs  che- 
veux épars,  excitait  les  sarcasmes  des  Italiens  habitués  à 
un  autre  genre  d'élégance.  Chacun  se  figurait  à  sa  guise  les 
petits-fils  des  héros  chantés  par  Homère,  les  descendants 
de  Périclès  et  de  Démosthène,  et,  à  les  voir  tels  qu'ils 
étaient,  les  plus  sérieux,  bien  à  tort  certainement,  ne  pou- 
vaient s  empêcher  de  rire. 

Quelles  que  fussent  les  impressions  mutuelles,  les  luttes 
de  l'esprit,  en  dehors  des  questions  théologiques,  étaient  à 
prévoir,  sitôt  que  les  humanistes  seraient  en  présence  des 
Grecs.  Ugo  Benzi  fut  peut-être  le  premier  à  descendre 
dans  l'arène,  où  se  précipitèrent  après  lui  tous  les  combat- 
tants. Les  noms  d'Aristote  et  de  Platon  furent  prononcés; 
aussitôt  les  opinions  se  partagèrent,  peu  à  peu  surgirent 
deux  partis  fortement  tranchés.  Les  Grecs  se  divisèrent 
entre  eux,  et  Gémiste  Pléthon  prit  la  plume  pour  défendre 
son  divin  Platon.  Personne  ne  suivait  ces  discussions  avec 
plus  d'intérêt  que  Cosimo.  Les  premières  origines  de  son 
académie  datent  de  cette  époque.  Après  la  dissolution  du 
concile,  à  Rome  aussi  bien  qu'en  Toscane,  ces  mêmes 
questions  furent  encore  souvent  agitées.  C'est  toute  une 
page  d'histoire  littéraire  qui  n'a  pas  encore  été  écrite  avec 
les  curieux  détails  qu'elle  comporte  ' . 

Si  important  qu'il  soit  dans  les  fastes  de  l'humanisme, 
le  concile  de  Florence  l'est  encore  plus  dans  l'histoire  de 
l'Église  et  au  point  de  vue  théologique.  Réuni  en  Italie,  au 
lendemain  du  grand  schisme  d'Occident,  et  à  la  veille  de 

'  VoiGT,  Die  Wiederbelebung,  1. 1,  p.  287;  t.  lï,  p.  27,  116.  —  Reumo^t, 
Lorenzo,  t.  I,  p.  •''(•02.  —  Klette,  p.  59,  14G.  —  Legrand,  Bibl.  helL,  1. 1, 
p.  XXXI,  xciv,  etc.  — BiNDiKi,  Sadov,  Vasx,  passim,  Rocholl. 


32       LES    nUSSKS    ET    LE   CONÇU. E    DE    !■  1.0  U  EiN  CE. 

la  HrCoiine,  succcdaiit  ù  rassemblée  turbulente  de  lîâle,  il 
0  foiilribuc  au  prestige  de  la  papauté  en  Europe  et  attiré 
vers  le  Saint-Siège  les  regards  de  tout  l'Orient.  C'est  au 
point  qu'on  n'a  souvent  voulu  voir  dans  la  convocation  de 
ces  assises  qu'un  plan  politique  d  Eugène  IV  pour  réduire 
à  l'impuissance  les  Pères  de  Bâle  et  faire  éclater  aux  yeux 
du  monde  le  triomphe  de  Rome.  Mais  s'il  entrait  dans  les 
vues  du  Pape  de  maîtriser  des  adversaires  dangereux, 
son  zèle  d'apôtre  recherchait  avant  tout  cette  unité  de 
croyances  que,  moine  encore,  il  avait  rêvé  de  rendre  à 
la  chrétienté.  Aussi  bien  les  décisions  doctrinales  de  Flo- 
rence ont-elles  une  portée  et  une  valeur  impérissables  : 
c'est  le  programme  de  concorde  religieuse  entre  l'Orient 
et  1  Occident  qui  s'imposera  de  lui-même  à  tous  les  essais 
de  réunion. 

La  rédaction  des  formules  définitives  fut  excessivement 
laborieuse,  car  il  fallait  remonter  cinq  ou  six  siècles  en 
arrière,  toucher  aux  fibres  les  plus  intimes  de  la  vie  natio- 
nale, pénétrer  même  dans  le  sanctuaire  des  consciences.  La 
vérité  faisait  appel  à  toutes  les  énergies,  et  toutes  les  résis- 
tances devaient  se  produire  au  grand  jour.  Aussi  les  dis- 
cussions furent  animées,  prolixes,  souvent  fastidieuses  et 
pleines  de  récriminations  parfois  brillantes,  lorsque  d'ha- 
biles théologiens,  unTorquemada,  un  Giovanni  de  Raguse,. 
se  livraient  à  leurs  inspirations.  Les  Grecs  avaient  apporté 
avec  eux  un  grand  nombre  de  manuscrits  :  c'est  dans  les 
plus  vieux  parchemins  qu'on  voulait  contrôler  les  textes 
des  docteurs  de  l'Église.  L'exégèse  se  mêlait  ainsi  à  la  spé- 
culation. La  diversité  des  langues  multipliait  encore  les 
difficultés.  Dans  les  réunions  plénières,  un  interprète  tra- 
duisait les  discours  des  orateurs  du  grec  en  latin  et  du 
latin  en  grec.  Niccolo  Sagundino ,  originaire  d'Eubée, 
s'acquittait  de  cette  tâche  avec  une  facilité  merveilleuse  et 


L'DMON    et    MOSCOU.  33 

à  la  salisfaction  générale,  ne  laissant  rien  à  désirer  soit 
pour  l'exactitude,  soit  pour  la  célérité.  Six  notaires,  trois 
grecs  et  trois  latins,  consignaient  par  écrit  ce  qui  était 
prononcé  de  vive  voix.  Le  gros  du  travail  se  faisait  dans 
un  comité  composé  successivement  de  quatre-vingts,  puis 
de  quarante,  vingt,  et  enfin  de  seize  membres,  moitié 
grecs,  moitié  latins '.En  remontant  jusqu'à  la  synthèse 
des  controverses  de  Florence,  on  peut  dire  que  l'union 
des  Églises  s'est  faite  en  vertu  de  ce  principe  souveraine- 
ment équitable  et  théoriquement  admis  des  deux  côtés  : 
unité  dans  la  foi,  variété  dans  les  rites. 

La  question  du  rite  est  plus  importante  et  plus  complexe 
qu'on  ne  le  croiraità  première  vue.  Les  usages  liturgifjues, 
désignés  dans  leur  ensemble  du  nom  de  rite,  se  sont  intro- 
duits dans  les  Églises  avec  l'assentiment  des  autorités  com- 
pétentes, mais  sous  l'influence  du  génie  populaire,  des 
coutumes  locales,  des  événements  historiques.  Grâce  à 
ces  origines,  ils  deviennent  un  élément  de  la  vie  natio- 
nale, surtout  lorsque  la  langue  du  pays  pénètre  dans  les 
livres  sacrés  et  dans  les  services  religieux.  A  la  différence 
des  subtilités  dogmatiques,  accessibles  seulement  aux 
intelligences  d'élite,  les  rites  sont  du  domaine  commun; 
ils  tombent  sous  les  yeux  du  vulgaire,  et  un  fanatisme 
aveugle  les  confond  parfois  avec  l'essence  même  de  la 
religion.  Or,  de  tout  temps,  l'Orient  et  l'Occident  ont 
suivi  des  rites  différents,  et,  pendant  de  longs  siècles, 
l'unité  dans  la  foi  n'en  a  pas  souffert.  Lorsque  Photius, 
doué  d'un  esprit  à  large  envergure,  rompit  ouvertement 
avec  Rome,  il  insista  de  préférence  sur  le  désaccord  dans 
les  hautes  et  subtiles  controverses  théologiques,  sans 
négliger    cependant    les    divergences    rituelles.    Il    était 

'  Bibl.  du  Vatican,  fonds  Vatican,  n"  4163,  manuscrit  de  Fantino  Vala- 
resso,  archevêque  de  Crète,  présent  au  concile. 

3 


■^ 


34       LES    RUSSES    ET    LE   <:ON(;iLK    HE    ILORENCE. 

réservé  à  ses  successeurs,  nioius  soucieux  d'érudition, 
d'exa{;érer  rimportance  des  variétés  liturgiques  et  d'en 
faire  un  engin  formidable  de  guerre.  Sur  les  vingt-deux 
points  de  discordance  énumérés  par  le  patriarche  Michel 
Gérulaire,  la  plupart  se  réduisent  à  des  usages  extérieurs 
d'une  portée  absolument  secondaire,  tels  que  les  azymes, 
le  jeûne  du  samedi,  la  coutume  des  prêtres  de  se  raser  la 
barbe,  celle  desévêques  de  porter  l'anneau  au  doigt.  A.vcc 
le  temps,  ces  griefs  ne  firent  que  s'accroître  et,  au  qua- 
torzième siècle,  mêlant  l'accessoire  au  principal  et  faisant 
flèche  de  tout  bois,  Byzànce  accusait  les  Latins  d'être 
tombés  dans  des  «  hérésies  innombrables  '  »  . 

Il  importait  de  mettre  un  terme  à  ces  funestes  malen- 
tendus, de  dégager  les  croyances  dogmatiques,  et  de 
laisser  aux  différents  rites,  tant  qu'ils  n'atteignent  pas  le 
dogme,  leur  caractère  inoffensif.  Un  vaste  champ  de  con- 
cessions s'ouvrait  ici,  et  on  pouvait  se  donner  des  gages 
mutuels  d'estime  et  de  bonne  volonté,  car  s'il  fallait 
imposer  aux  Grecs  le  respect  des  usages  latins,  il  fallait 
aussi  leur  rendre  la  pareille  en  respectant  les  usages  grecs. 
Les  Pères  de  Florence  ont  fait  preuve  dans  ces  débats 
d'une  grande  largeur  de  vues  :  les  deux  rites  d'Orient  et 
d'Occident  ont  été,  pour  ainsi  dire,  mis  sur  le  même  pied 
et  revêtus  d'une  nouvelle  sanction  officielle.  Le  Saint- 
Siège  approuvait  si  bien  cette  ligne  de  conduite  qu'il  ne 
s'en  est  jamais  plus  départi.  Benoît  XIV  a  rendu  un  bril- 
lant hommage  aux  rites  orientaux  dans  un  bref  à  jamais 
célèbre,  et  Léon  XIII  est  animé  des  mêmes  sentiments. 
Aujourd'hui,  comme  au  lendemain  du  concile  de  Florence, 
les  préjugés  sont  encore  possibles  dans  le  vulgaire,  mais 
les  hommes  éclairés  sauront  à  quoi   s'en  tenir  et,  pour 

•  Hergenroether,  Photius,  t.  m,  p.  820  à  84.3. 


I 


i/UNioN  ET  MOSCOU.  :jn 

décliner  runité,  n'essayeront  |)as  de  se  retrancher  dans 
les  rilos  nationaux. 

Tout  autre  était  la  nature  des  questions  do{jmatiques. 
Sur  ce  terrain  élevé,  la  discussion  chanjjeait  d'allures,  et 
les  procédés  se  pliaient  nécessairement  aux  croyances. 
Sitôt  qu'on  se  trouvait  en  présence  d  un  do(jine  enseigné 
par  Jésus-Christ,  l'entente  à  l'amiable  devenait  impos- 
sible. Le  dépôt  sacré  de  la  révélation  doit  être,  en  effet, 
conservé  dans  son  intégrité;  aucune  puissance  humaine 
ne  saurait  y  toucher.  Le  but  de  la  discussion,  dans  chaque 
cas  particulier,  ne  pouvait  être  que  celui  de  fournir  la 
preuve  de  la  révélation  du  point  proposé.  Cette  preuve 
une  fois  bien  et  dûment  établie,  il  n  y  avait  plus  qu  à 
s'incliner,  et  l'accord  s'imposait  de  lui-même.  D'ailleurs, 
c'eût  été  injuste  et  sacrilège  d'exiger  des  membres  du  con- 
cile qu'ils  se  missent  par  avance  dans  la  disposition  d'esprit 
que  Descartes  a  nommée  doute  méthodique,  et  qu'ils  con- 
sentissent à  suspendre  leur  assentiment  à  des  doctrines 
d'après  eux  divinement  révélées.  La  bonne  foi  et  l'amour 
de  la  vérité  étaient  des  armes  suffisantes  pour  livrer  le 
combat;  toute  autre  prétention  eût  été  déplacée. 

Des  deux  points  principaux  sur  lesquels  il  y  avait  dissen- 
sion complète,  le  premier  se  rapporte  au  mystère  de  la 
Sainte  Trinité,  qui  a  été  dès  l'origine  du  christianisme 
recueil  des  esprits  téméraires.  L'Occident  a  toujours  cru 
que  le  Saint-Esprit  procède  du  Père  et  du  Fils  comme  d'un 
seul  principe  par  une  éternelle  et  ineffable  spiration. 
Cette  croyance  a  été  insérée  dans  le  symbole.  Une  autre 
doctrine  avait  prévalu  parmi  les  adhérents  de  Photius  et 
rallié  peu  à  peu  tous  les  Orientaux.  Ils  enseignaient  que 
le  Saint-Esprit  procède  seulement  du  Père,  et,  poussant  les 
choses  à  l'extrême,  ils  faisaient  un  crime  aux  Latins  d'avoir 
ajouté  le  Filioque  au  Symbole.  De  même  que  la  vie  inté- 


36       I.KS    RUSSES    ET   LE   CONCILE   DE   TLORENCE 

riciiio  (lo  Dic.'ii,  la  coiislitution  hiérarchique  de  l'Éfjlise  se 
coiuL'vait  (le  part  et  d'autre  dilTércminent.  La  primauté 
de  juridiction  diviueuient  accordée  à  révétjue  de  Rome, 
reconnue  jadis  par  l'antique  Orient,  l'Orient  des  Athanase, 
des  liasiie,  des  Grégoire,  des  Chryso«tome,  était  contestée 
par  l'Orient  des  Photius  et  des  Michel  Cérulaire,  qui 
n'admettait  qu  un  simulacre  de  primauté  d'honneur, 
quitte  à  rendre  acéphale  l'Église  fondée  avec  un  caractère 
saillant  d'unité. 

Oucl  a  été  dans  les  discussions  conciliaires  le  rôle  d'Isi- 
dore? Par  le  fait  même  de  sa  position  élevée  et  de  se» 
relations  étendues,  le  métropolite  de  Kiev  se  trouvait 
appelé  à  occuper  parmi  ses  collègues  une  place  marquante. 
Investi  de  la  confiance  de  l'empereur  Jean  et  du  patriarche 
Joseph,  représentant  d'un  pays  dont  les  Grecs  ambition- 
naient l'alliance,  vicaire  du  patriarche  d'Antioche,  dispo- 
sant, paraît-il,  de  ressources  abondantes,  il  avait  entre  les 
mains  des  moyens  puissants  de  se  faire  valoir,  et  sa  haute 
intelligence  lui  permettait  de  s'en  servir  avec  succès. 
Toutefois  son  rôle  a  été  bien  différent  de  celui  de  son  ami 
TJessarion.  Orateur  et  polémiste,  passé  maître  dans  l'art 
de  développer  un  principe  jusqu'à  ses  dernières  consé- 
quences, sachant  confondre  l'adversaire  sans  trop  l'irriter, 
le  métropolite  de  Nicée  donnait  souvent  de  sa  personne,, 
et  ses  discours  substantiels  et  serrés  reflètent  toutes  les 
phases  du  mouvement  synodal.  Isidore  était  plutôt  homme 
d'action  que  rhéteur  exercé  ;  il  avait  déjà  insinué  à  Bàle  que 
l'habitude  de  la  parole  lui  manquait,  et,  en  effet,  dans  les 
réunions  de  Ferrare  et  de  Florence,  il  se  renferma  le  plu& 
souvent  dans  le  silence.  S'il  se  décide  à  parler,  c'est  pour 
lancer  quelques  mots  incisifs  qui  trahissent  surtout  du 
caractère.  Aucune  trace  des  hyperboles,  des  phrnses 
sonores  et  creuses  prodiguées  à  Bàle.  On  dirait  qu'un  seul 


L'UNIOiN    KT    MOSr.OlT.  .'57 

effort  l'a  complèle/nent  (-piiisr  cL  (jii  il  est  licurcMix,  (|ii;m(I 
c'est  possible,  de  s'en  lemeHre  à  d  antres  pour  les  liais 
cl  (;l()(|neiiCG  ' . 

Si  le  inétro[)oli(e  de  Kiev  s'efface  dans  les  {grandes  luttes 
oratoires,  il  reparaît  avec  ses  traits  fortement  accusés  dans 
les  réunions  privées  et  dans  les  entretiens  familiers.  C'est 
là  qu'on  le  voit  constamment  à  côté  de  Bcssarion,  promo- 
teur infalifjable  de  la  paix,  j)artageant  ses  opinions  et 
secondant  ses  efforts.  Médiateur  préféré  entre  l'Kmperc.'ur 
et  le  Pape,  sitôt  qu'il  y  avait  des  malentendus  à  dissi[)er, 
il  ne  s'écarta  jamais  des  principes  formulés  à  liàle.  Le 
doute  sur  ses  dispositions  n'est  pas  possible  :  il  défendait 
les  do(jmes  latins  avec  l'ardeur  d'un  homme  convaincu,  et 
avec  des  arguments  qui  témoignent  d'une  conviction 
rationnelle  bien  arrêtée.  Aussi  Silvestre  Syropoulos,  le 
Sarpi  du  concile  de  Florence,  le  poursuit-il  de  ses  traits 
les  plus  acérés.  Il  le  considère  comme  membre  militant  du 
triumvirat  formé  avec  Bessarion  et  le  protosyncelle  Gré- 
goire, entièrement  dévoué  au  Pape  et  désireux  de  conclure 
l'union.  Aux  yeux  du  fougueux  stavrophore  de  Sainte- 
Sophie,  c'était  là  une  trahison  à  la  cause  nationale.  11  en 
fait  un  crime  à  Isidore,  qu'il  représente  comme  intrigant, 
ambitieux,  voire  corrupteur  de  textes.  Reproches  très 
graves,  qu'on  ne  saurait  admettre  sur  la  foi  d'un  adver- 
saire déclaré  qui  se  dispense  d'en  fournir  les  preuves". 

Les  dispositions  conciliatrices  d'Isidore  apparurent  avec 
éclat  au  moment  où  les  deux  plus  graves  questions  dog- 
matiques furent  discutées,  et  dans  des  circonstances  parti- 
culièrement remarquables. 

Et  d'abord  il  fut  du  nombre  de  ceux  qui  ne  voulurent 
pas  s'éterniser  dans  des  questions  secondaires  se  rattachant 

'  Labbe,  t.  XIII,  col.  58,  108,  392,  1172. 

2  SYnopoui.os,  p.  223,  230,  241.  • 


3S       MîS    RUSSKS    ET    Mi   CONCILE   DE   FLORENCE. 

à  lu  procession  du  Saint-Esprit,  et  qui  préférèrent  engager 
le  débat  sur  le  fond  même  des  choses.  Comme  nous  l'avons 
déjj\  mentionné,  le  Filioque  est  non  seulement  un  dogme 
dos  Liilins,  mais  encore  un  article  ajouté  à  leur  Symbole. 
l'AÏdcniment,  cette  addition  n'est  qu'un  accessoire.  Si  le 
dogme  est  vrai,  l  Église  aie  droit  de  le  professer  publique- 
ment. Telle  n'était  pas  l'opinion  de  certains  Grecs,  qui  y 
voyaient  un  sacrilège  et  s'attardaient  sur  ce  point  en  litige. 
Isidore,  au  contraire,  vota  pour  le  passage  à  la  discussion 
sur  l'essence  du  dogme  lui-même.  Et,  quand  la  fameuse 
lettre  de  saint  Maxime  fut  proposée  comme  base  de  conci- 
liation, il  fut  un  de  ceux  qui  l'accueillirent  avec  le  plus 
d'enthousiasme. 

Vers  la  fin  du  concile,  lorsque  la  lassitude  s'emparait 
des  esprits  et  que  les  Grecs,  au  risque  de  compromettre  le 
succès,  méditaient  un  prompt  départ,  le  métropolite  de 
Kiev  redoubla  d'activité  et  fit  preuve  de  fermeté  et  de  har- 
diesse. C'était  le  30  mars  1439.  Les  Grecs,  l'Empereur  en 
tête,  réunis  dans  la  cellule  du  patriarche,  revinrent  à 
nouveau  sur  la  procession  du  Saint-Esprit.  Les  preuves 
théologiques  avaient  été  produites,  reproduites  et  discu- 
tées à  satiété.  Ce  n'était  pas  la  lumière  qui  manquait.  Il  ne 
fallait  qu'un  suprême  effort  pour  déconcerter  l'opposition 
et  entraîner  les  hésitants.  Isidore  se  chargea  de  cette  mis- 
sion. Avec  une  franchise  qui  lui  fait  honneur  et  une  éléva- 
tion de  vue  incontestable,  il  se  déclara  publiquement  en 
faveur  de  l'union  avec  les  Latins,  union  des  âmes  et  union 
des  corps,  selon  son  expression  pittoresque,  qui  rattache 
l'alliance  militaire  à  la  paix  religieuse.  Et  abordant  la 
question  par  son  côté  pratique  :  «A  moins  de  consommer 
l'union,  dit-il  à  ses  compatriotes,  il  faut  partir.  Rien  de 
plus  facile  par  lui-même  que  le  départ,  mais  où  aller? 
quand  partir  et  comment?  C'est  là  ce  que  je  ne  vois  pas.  » 


I. '(IN  ION    ET    MOSCOU.  :i9 

On  ne  j)ouvalt  iairc  un  aveu  plus  complet  de  détresse; 
c(,'tlc  amorce  une  fois  jetée,  Isidore  revient  aux  principes 
surnaturels,  à  sa  conception  unitaire  de  1  Église;  il  (!ii 
développe  l'économie  avec  une  force  et  une  lucidité 
<jui  trahissent  un  niùr  examen.  Se  renfermant  dans  le 
sujet  particulier  que  l'on  traitait  ce  jour-là  :  «  Nous  admet- 
tons tous  la  tradition  divine,  disait-il  aux  Grecs,  et  puis- 
qu'elle est  représentée  par  les  Pères  d'Orient  et  d'Occident, 
il  ne  saurait  y  avoir  entre  les  uns  et  les  autres  d'opposi- 
tion inconciliable.  Or,  les  Pères  d'Occident  enseignent 
catégoriquement  que  le  Saint-Esprit  procède  du  Père  et 
du  Fils;  c'est  donc  dans  ce  sens  qu'il  faut  expliquer  les 
textes  des  Pères  d'Orient  qui,  pour  être  moins  clairs,  n'en 
sont  pas  moins  susceptibles  de  la  même  interprétation, 
sans  qu'on  soit  obligé  de  les  forcer.  »  Ce  raisonnement, 
dont  Bessarion  s'était  déjà  servi,  n'admettait  pas  de  répli- 
que; personne  n'essayait  plus  de  le  réfuter,  et,  confiant 
dans  sa  cause,  le  métropolite  fit  un  jour  sa  profession 
formelle  de  foi  devant  ses  confrères  byzantins.  «  Il  faut 
accepter,  leur  dit-il,  la  doctrine  des  Pères  d'Occident  : 
l'Esprit  procède  du  Fils,  le  Père  et  le  Fils  sont  le  principe 
du  Saint-Esprit.  Telle  est  ma  conviction,  je  la  confesse  et 
je  la  déclare  devant  Dieu  et  devant  les  hommes.  » 

Non  content  de  ces  manifestations  platoniques,  le  par- 
tisan convaincu  de  l'union  risqua  même  une  mesure 
importante  d'initiative.  Déjà,  au  grand  scandale  de  Syro- 
poulos,  il  avait  reconnu  au  Pape  le  droit  déjuger  en  der- 
nier appel,  de  trancher  les  causes  majeures  en  Orient,  de 
lancer  l'anathème  contre  ceux  qui  n'admettraient  pas  le 
concile  de  Florence  ;  cependant,  toutes  ces  questions  res- 
taient encore  ouvertes,  la  sanction  solennelle  tardait  à 
venir.  Vers  la  fête  de  saint  Jean-Baptiste,  quelques  oppo- 
sants indomptables  soulevèrent  même  de  si  grosses  diffi- 


40       LES   HUSSES    ET    LE   CONCILE   DE   FLORENCE. 

cultes  que  rEmpereur  découragé  sonjjca  à  regagner  les 
rives  du  liospliore.  Isidore  intervint  avec  la  ténacité  d'un 
l)()innicqui  veut  résolument  atteindre  son  but.  Il  raisonna 
rKn)pcreur  et  négocia  avec  ses  collègues.  Ceux-ci  renon- 
cèrent aux  discussions  ultérieures,  et  celui-là  fléchit  sur 
toute  la  ligne.  Le  moment  sembla  dès  lors  favorable  pour 
hâter  une  décision  suprême.  Accompagné  de  Dorothée  de 
Mvtilène,  Isidore  s'empressa  d'aller  trouver  le  Pape.  Ils  le 
mirent  au  courant  des  dernières  péripéties  et  insistèrent 
avec  force  sur  une  prompte  solution.  «  Déjà,  ajoutaient-ils, 
bien  des  solennités  se  sont  succédé  sans  que  l'union  fût 
proclamée.  La  fête  imminente  des  saints  Pierre  et  Paul 
nous  semble  une  indication  providentielle.  Ne  devraient- 
ils  pas,  le  jour  même  où  ils  ont  reçu  la  couronne  de  gloire, 
accorder  à  leur  successeur  légitime  la  couronne  de  l'union? 
Presse-toi  donc,  et  puissions-nous,  le  jour  de  leur  fête, 
célé!)rer  ensemble  les  saints  mystères.  »  Les  métropolites 
allaient  au-devant  des  vœux  du  Pape,  qui  n'attendait 
qu'une  démarche  de  ce  genre  pour  en  venir  à  une  solution. 
Il  répondit  par  des  remerciements  que  la  Bulle  d'union 
confirma  bientôt. 

La  rédaction  latine  de  cette  pièce  importante  fut  confiée 
à  Traversari.  Il  en  avait  sous  la  main  les  éléments  tout 
prêts  dans  les  différentes  cédules  adoptées  de  part  et 
d'autre.  Rien  n'y  manquait  qu'une  entrée  en  matière  et 
une  conclusion.  Bessarion  assistait  le  moine  latin  pour  la 
traduction  grecque. 

La  solennité  de  la  promulgation  eut  lieu  le  6  juillet  1439 
à  Santa-Maria  del  Fiore,  cathédrale  de  Florence,  sous  l'élé- 
gante coupole  que  Brunelleschi  venait  d'achever  comme 
pour  servir  d'écho  impérissable  aux  accents  des  Pères  du 
concile.  Ce  jour-là,  toute  la  ville  se  mit  en  fête.  Une  foule 
immense  remplissait  les  vastes  nefs,  des  flots  de  lumière 


i/UNiON  i:t  Moscrm.  4i 

jallllssaiciil  de  l'autel,  la  vibrante  musi(jue  italienne  alter- 
nait avec  les  serments  de  paix  éternelle  entre  Rome  et 
liyzance.  Le  cardinal  C.esarini  Int  le  texte  latin,  Bessarion 
\c  texte;  {jrec  de  la  hnlle  Lœiciiiiir  cœli.  Elle  mentionne 
expressément  les  décisions  suivantes  :  1"  le  Saint-Ksprit 
procède  du  Père  et  du  Fils  ou  du  Père  par  le  Fils  comme 
d'un  seul  et  unique  principe  et  par  une  seule  spiration; 
2°  l'addition  du  Filioque  au  Symbole  a  été  léjiilime  ;  3"  FEu- 
charistie  peut  être  consacrée  avec  du  pain  de  froment  soit 
azyme,  soit  fermenté;  4°  immédiatement  après  la  mort, 
les  saints  jouissent  de  la  vision  de  Dieu,  et  les  réprouvés 
descendent  aux  enfers  ;  5°  le  Pape  est  le  successeur  de 
saint  Pierre,  sa  juridiction  s'étend  sur  l'Église  universelle, 
il  est  le  père  et  le  docteur  de  toutes  les  nations.  Dans 
l'ordre  hiérarchique,  le  second  rang  après  lui  revient  au 
patriarche  de  Constantinople,  le  troisième  à  celui  d'Alexan- 
drie, le  quatrième  à  celui  d'Antioche,  enfin  le  cinquième 
à  celui  de  Jérusalem.  Quelques  Grecs  refusèrent  de  signer 
la  bulle.  A  leur  tête  se  trouvait  Marc  d'Éphèse.  C'était  de 
mauvais  augure. 

Cependant  Eugène  IV  voulut  que  non  seulement  le  par- 
chemin, mais  aussi  la  pierre  et  le  bronze  gardassent  pour 
la  postérité  le  souvenir  de  cette  heureuse  pacification.  Et 
d'abord,  il  demanda  à  l'Empereur  et  aux  Grecs  de  signer 
cinq  autres  exemplaires  delà  bulle.  Ceux-ci  en  réduisirent 
le  nombre  à  quatre  ;  encore  fallut-il  de  laborieuses  négo- 
ciations et  de  nouvelles  largesses  pour  obtenir  cette  faveur. 
Après  quoi  il  paraît  que  chacun  des  seize  secrétaires  apo- 
stoliques ou  scrittori  fut  mis  en  demeure  d'en  tirer  vingt- 
cinq  copies,  ce  qui  porterait  le  nombre  total  de  ces  pièces 
à  quatre  cents.  Les  signataires  ne  sont  pas  toujours  les 
mêmes.  L'exemplaire  publié  par  Milanesi  porte  les  noms 
des  personnages  suivants  :  du  côté  des  Grecs,  l'Empereur, 


4Î       LES    RUSSES    ET    LE    COWCILE    DE   FLORENCE. 

vinfjt  rnétr()j)olilos  v  compris  Isidore,  (juatre  dignitaires 
l)\/,anliiis,  l'évèque  russe  Avrami,  sept  lié^joumènes  ;  du 
coté  des  Latins,  le  Pape,  huit  cardinaux,  deux  patriarches, 
soixante  et  un  évoques,  quatre  généraux  d'ordre,  trente- 
neuf  abhés.  Un  exemplaire  de  la  bulle  particulièrement 
intéressant  pour  les  Russes  est  celui  qui  se  conserve,  sous 
le  n"  4,  dans  le  coffret  en  argent  offert  jadis  par  le  cardinal 
Cesarini  à  la  seigneurie  de  Florence,  et  confié  maintenant 
à  la  garde  de  la  Laurenziana.  Il  est  divisé  en  trois  colonnes, 
dont  chacune  contient  le  même  texte,  mais  en  langue  diffé- 
rente, en  latin,  en  grec  et  en  slavon.  Gomme  la  pièce  date 
du  concile,  il  est  à  présumer  que  la  traduction  russe  a  été 
faite  par  un  des  compagnons  d'Isidore,  peut-être  par 
Avrami  lui-même  ^. 

On  fut  moins  prodigue  de  pierre  que  de  parchemin. 
Dans  l'intérieur  de  la  cathédrale  de  Florence,  deux  mo- 
destes épigraphes  latines  rappellent  aux  visiteurs  le  fait 
de  l'union.  L'une  est  au-dessus  de  la  porte  d'entrée  et, 
victime  des  injures  du  temps,  menace  de  disparaître. 
L'autre,  plus  détaillée,  gravée  dans  le  marbre  à  côté  de  la 
sacristie,  fait  allusion  à  la  longueur  des  discussions  con- 
ciliaires, au  grand  nombre  des  évéques  grecs  et  latins 
réunis  sous  la  présidence  du  Pape  et  de  l'Empereur,  enfin 
au  triomphe  de  la  vraie  foi ,  qui  est  celle  de  l'Église  romaine. 

Mais  c'était  au  métal  de  fournir  le  monument  le  plus 
durable.  Outre  la  médaille  frappée  en  l'honneur  du  con- 
cile, le  Pape  fit  représenter  quelques  scènes  byzantines 
dans  les  portes  de  bronze  de  Saint-Pierre,  œuvre  de  Phi- 
larète  et  de  ses  disciples.  On  y  voit  l'Empereur  s'embar- 
quant  à  Constantinople  pour  l'Italie,  fléchissant  le  genou 
devant  le  Pape,  assistant  aux  séances  du  concile,  se  rem- 

'  MiLANESi,  p.  196.  —  Theiner  et  MiKLOSicu,  p.  46.  Le  texte  slavon  a 
été  publié  par  M.  Loparev,  t.  I,  n»  cxli. 


L'UNION    KT    MOSCOU.  43 

Marquant  ;\  Venise  [)()iir  rc^njjiiei'  sa  patrie.  C'est  saiii 
doute  à  la  même  occasion,  pour  le  dire  en  passant,  ([ue 
Vittore  Pisano  fit  sa  belle  médaille  de  Jean  Paléoloyue. 

Ces  œuvres  d'art  et  ces  écritures  devaient  t('inoi{jncr, 
selon  la  parole  d'Eugène  IV,  que  le  mur  qui  avait  si  lonj;- 
tenips  séparé  l'Orient  de  l'Occident  était  toml)é.  C'est 
ainsi  que  l'entendait  Isidore,  mais  ses  collègues  russes  ne 
partageaient  pas  son  avis  et  ne  cachaient  guère  leur  hosti- 
lité. A  ce  point  de  vue,  la  relation  du  pope  Sinicon  est 
assez  curieuse.  Seul  de  toute  la  caravane  moscovite,  il  a 
consigné  par  écrit  ses  impressions  sur  le  concile.  Ce  n'est 
pas  l'histoire  qu'il  faut  chercher  dans  ce  tissu  d'erreurs 
grossières.  Il  s'en  dégage  plutôt  des  observations  psycho- 
logiques qui  relèvent  l'étrange  rudesse  du  prêtre  de  Souz- 
dal,  subitement  transporté  dans  un  milieu  lettré,  impo- 
sant et  bien  au-dessus  de  sa  sphère  ordinaire. 

Au  gré  de  Siméon,  le  concile  de  Florence  se  résume 
dans  des  opérations  financières  et  des  mesures  de  police  : 
avec  l'argent  et  les  menaces  tout  s'explique.  Les  ques- 
tions plus  élevées  ne  lui  apparaissent  que  confusément 
et  comme  à  travers  un  brouillard  épais.  Marc  d'Éphèse, 
l'adversaire  implacable  des  Latins,  est  le  seul  qui  captive 
son  attention  au  point  de  l'absorber  complètement.  Et 
voici  comment  il  raconte  les  exploits  de  son  héros.  Dès 
la  quatrième  session  de  Ferrare,  tandis  que  les  autres 
évèques  gardaient  le  silence,  Marc  éleva  doucement  la 
voix,  et  reprocha  au  pontife  romain  de  se  nommer  tou- 
jours le  premier,  de  supprimer  dans  les  prières  la  men- 
tion de  l'Empereur,  de  refuser  aux  patriarches  le  nom  de 
frères,  de  rejeter  les  sept  premiers  conciles  et  d'en  réunir 
un  huitième,  afin  de  favoriser  le  latinisme  aux  dépens  de 
l'orthodoxie.  Le  Pape,  se  jugeant  incapable  de  répondre, 
de  savants  théologiens  parlèrent  à  sa  place.  Après  quoi, 


44       LES    RUSSES    ET    LE   CONCILE   DE   FLORENCE. 

reprenant  la  parole,  Marc  d'Éphèse  s'exprima  à  peu  près 
on  ces  ternies  :  «  0  Latins,  jusques  à  quaiid  rejetterez- 
vons  dans  votre  démence  les  sept  premiers  conciles?  Le 
premier  a  été  tenu  sous  Silvestre,  le  dernier  sous  Adrien; 
jinathème  à  qui  en  supprimera  ou  bien  y  ajoutera,  ne  fût- 
ce  qu'une  seule  syllabe.  »  Ce  discours  produisit  l'effet  d'un 
coup  de  foudre.  Le  Pape,  les  cardinaux,  les  évoques,  tous 
les  Latins,  pris  d'une  terreur  subite,  s'éloi^jnèrent  préci- 
pitamment. Les  Grecs  restés  seuls  jouirent  en  paix  de  leur 
Irionnilie.  Et,  comme  Simcon  ne  se  rendait  pas  compte  de 
ces  péripéties,  un  métropolite  complaisant  lui  donna  le 
mot  de  l'énigme  :  Marc,  champion  de  l'orthodoxie,  avait 
surpassé  Chrysostome  et  vengé  brillamment  les  Orien- 
taux. Désormais,  Siméon  fera  répéter  sans  cesse  à  son 
héros  le  même  refrain  des  sept  conciles  méconnus  et  du 
huitième  convoqué  en  dépit  des  canons.  Les  Latins,  silen- 
cieux et  stupéfaits,  seront  victimes  d'accidents  sinistres, 
preuves  évidentes  de  leur  égarement  et  de  la  vertu  surhu- 
maine de  Marc.  Le  «  philosophe  Jean  »  tombe  raide  mort 
à  ses  pieds  pour  avoir  essayé  de  le  corrompre.  A  «  l'ar- 
chimandrite AniJn'oise  »  il  prédit,  prophète  véridique,  la 
mort  dans  quarante  jours.  Inaccessible  aux  séductions  et 
à  la  crainte,  il  rejette  l'or  qu'on  lui  offre,  et  la  menace  du 
bûcher  ne  le  fait  pas  plier. 

Après  avoir  esquissé  son  personnage  à  grands  coups 
de  pinceau,  Siméon,  sans  transition  aucune,  arrive  au 
dénouement  du  concile,  à  la  dernière  session,  où  la  bulle 
d'union  fut  promulguée.  Insensible  aux  merveilles  qui 
s'étalaient  sous  ses  yeux,  le  pope  moscovite  s'abandonnait 
à  une  tristesse  profonde,  et,  navré  de  voir  les  Grecs  baiser 
la  main  du  Pape  en  fléchissant  le  genou,  il  répétait  du 
bout  des  lèvres  la  prière  expiatoire  :  «  Seigneur,  nous 
avons  péché.  »  Au  nom  de  ses  ouailles  russes,  le  métro- 


I 


L'UNION    KT    MOSCOU.  45 

I  politc  cic  Kiev  apposa  sa  signature  à  la  hiillc  d'Fugène  IV, 
mais  Tévéque  de  Souzdal,  Avraini,  reriisa  obstinément  la 
sienne.  Huit  jours  de  réclusion  lui  inspirèrent  d'autres 
idées,  et  bon  gré,  mal  gré,  il  s'exécuta. 

Nous  avons  rej)ro(hiit  les  points  saillants  du  récit  de 
Siinéon  '.  Inutile  d'ajouter  qu'ils  ne  s'accordent  pas  avec 
les  actes  du  concile  tels  qu'ils  nous  sont  parvenus  et 
que,  dans  les  détails,  ils  ne  soutiennent  pas  la  critique. 
C'eût  été  fastidieux  de  les  réfuter  chacun  en  particulier. 
L'impression  générale  qui  en  ressort,  c'est  qu'Isidore  fai- 
sait cause  commune  avec  les  Latins  :  là-dessus  toutes  les 
sources  sont  d'accord. 

Siméon  s'en  scandalisait,  et  des  historiens  récents  par- 
tagent jusqu'à  un  certain  point  sa  manière  de  voir.  On 
reproche  à  Isidore,  représentant  du  grand  kniaz  Vasili  et 
de  tous  les  Russes,  d'avoir  trahi  son  mandat  et  compromis 
arbitrairement  ses  mandataires.  Mais  la  théorie  du  man- 
dat n'est  pas  admissible  quand  il  s'agit  d'un  concile.  Les 
droits  imprescriptibles  de  la  vérité  et  les  devoirs  impé- 
rieux de  la  conscience  doivent  être  mis  en  première  ligne. 
Ayant  reconnu  que  l'Église  de  Rome  est  la  seule  vraie 
Église,  Isidore  ne  pouvait  lui  refuser  son  adhésion.  Et  ce 
qu'il  faisait  en  son  propre  nom,  il  devait  le  faire  au  nom 
de  ses  ouailles,  sauf  plus  tard  à  les  instruire,  car  c'eût  été 
injuste  de  les  supposer  volontairement  rebelles  à  la  vérité. 
A  la  veille  du  concile,  aucun  mandat,  aucune  convention, 
ne  pouvait  réserver  des  garanties  à  l'erreur.  Après  le  con- 
cile, la  vérité  seule,  démontrée  et  reconnue,  réclamait 
tous  les  suffrages.  Isidore  s'est  tenu  à  cette  règle  de  con- 
duite, la  seule  absolument  logique.  Il  y  resta  fidèle  pen- 
dant toute  sa  vie  au  milieu  des  plus  pénibles  circonstances. 

»  Popov,  p.  337  à  359.  —  Pavlov,  p.  198  à  210.  —  Stcuerbini. 


^(i       l,i:S    IIUSSES    ET    LE   CONCILE   DE    ILOUENCE. 


III 


Le  grand  acte  que  l'on  a  si  heureusement  nommé  les 
fiançailles  de  l'Orient  avec  l'Occident  étant  consommé,  il 
fallut  s'occuper  des  conséquences  pratiques  amenées  par 
le  nouvel  état  des  choses. 

On  se  rappelle  que  l'union  religieuse  avec  les  Latins  se 
confondait  parfois  avec  l'alliance  contre  les  Turcs.  Les 
progrès  de  l'Islam  sur  le  vieux  sol  européen  provoquaient 
ce  rapprochement  et  lui  donnaient  une  poignante  actua- 
lité. Menacés  de  plus  près  que  les  autres,  les  Byzantins 
devaient  s'en  préoccuper  davantage.  Un  curieux  docu- 
ment adressé  à  Philippe  le  Bon,  duc  de  Bourgogne,  et 
daté  de  Florence,  le  16  mars  1439,  nous  initie  aux  idées 
courantes  en  cette  matière  parmi  les  optimistes.  Il  émane 
de  messire  Jehan  Torzelo,  chevalier,  serviteur  et  cham- 
hellan,  comme  il  se  dit,  de  l'empereur  de  Gonstantinople, 
qui  avait  passé  douze  ans  à  la  cour  du  Grand  Turc  et  puisé, 
croyait-il,  ses  renseignements  aux  meilleures  sources. 

Torzelo  évalue  les  forces  des  Ottomans  à  cent  mille 
hommes  de  cavalerie,  dont  vingt  mille  d'élite  et  dix  mille 
bien  armés,  et  dix  mille  hommes  d  infanterie.  C'est  à  ce 
chiffre,  d'apVès  lui,  que  se  réduisait  la  formidable  puis- 
sance qui  faisait  trembler  le  monde  chrétien  ;  mais  l'ave- 
nir lui  réservait  sous  peu  un  cruel  démenti.  En  attendant, 
le  plan  de  campagne  ne  l'embarrassait  guère.  Il  aurait 
fallu  réunir  quatre-vingt  mille  hommes  en  Hongrie,  les 
embarquer  sur  le  Danube  et  les  diriger  de  trois  côtés  dif- 
férents :  sur  Yiddin,  Belgrade  et  la  Grèce.  En  route  ou 


I 


I/UMON    KT    M  ose,  OIT,  47 

jiurait  fait  de  nouvelles  recrues  :  la  liascic  eût  donne 
quarante  mille  chevaux,  l'Albanie  vin{;l  mille,  la  Morc'c 
quinze  mille.  Ailleurs,  parmi  les  sujets  chrétiens  du 
Grand  Turc,  cin(|uante  nulle  hommes  auraient  pris  les 
armes.  La  Valachie  eût  envoyé  quinze  mille  excellents 
cavaliers.  On  obtenait  ainsi  aisément,  sur  le  papier,  une 
armée  de  deux  cent  vingt  mille  hommes.  Avec  la  même 
facilité  on  les  faisait  manœuvrer  mentalement,  et  «  en 
moins  d'ung  mois  tout  serait  finy  par  la  grâce  de  Dieu  »  . 
Torzelo  ne  cache  pas  que  d'aucuns  voudraient,  en  outre, 
armer  vingt  galères,  et  «  suis  assez,  dit-il,  de  cette  opi- 
nion combien  qu'il  ne  me  samble  pas  trop  nécessaire, 
mais  il  ne  peut  nuyre  »  .  Une  fois  en  si  bonne  veine,  il 
ne  s'arrête  plus,  et  ajoute  encore  à  sa  grande  armée  cent 
mille  hommes  qui  seraient  fournis  par  l'Allemagne,  la 
Hongrie,  la  Bohême.  «  Et  en  volant  faire  la  dite  entre- 
prinze,  conclut  Torzelo,  seroit  chose  treslegiere  de  la 
povoir  faire  et  je  diray  la  manière  :  que  notre  sainct  Père 
le  Pape  donne  la  conqueste  à  aucun  noble  et  vaillant 
prince  à  ce  souffîssant  et  mette  indulgences  par  toute 
chrestienté  pour  assambler  argent  tant  pour  souldes  de 
gens  comme  pour  autres  choses  ' .  » 

En  regard  de  la  réalité,  ce  n'était  là  que  chimère  et 
ironie.  Ceux  qui  traitaient  sérieusement  laffaire  au  lieu 
<le  rédiger  des  mémoires,  ne  savaient  que  trop  combien 
il  y  avait  d'obstacles  à  vaincre,  et  quelle  indifférence, 
quelle  torpeur,  envahissaient  le  monde  chrétien.  Les 
meilleurs  esprits  parmi  les  Latins  étaient  convaincus  qu'il 
importait  de  ne  pas  laisser  les  Grecs  en  détresse.  Tra- 
versari  pressait  le  Pape  de  leur  accorder  des  secours; 
malheureusement  Eugène    IV    ne   pouvait  que   regretter 

»  ScuEFEn,  p.  263  à  268. 


48        LES    RUSSES    ET    LE    CONCILE    DE   FLORENCE. 

son  impuissance  et  prodiguer  des  promesses.  Plus  d'une 
fois  cette  question  épineuse  avait  été  soulevée  au  concile, 
mais  elle  ne  fut  ré(;lce  que  dans  les  premiers  jours  de 
juin  1439.  C'est  encore  Isidore,  quoique  métropolite  des 
Russes,  qui  sert  d'intermédiaire  aux  Grecs.  L'Empereur 
l'envoya  auprès  du  Pape  pour  sonder  ses  intentions,  el" 
Isidore  s'en  revint  avec  trois  cardinaux,  porteurs  des  com- 
munications pontificales.  Outre  les  frais  de  déplacement 
pour  regagner  Gonstantinople,  et  certains  avantages  à 
retirer  des  pèlerinages  de  Jérusalem,  Eugène  IV  s'enga- 
geait à  entretenir  trois  cents  soldats  pour  la  défense  de  la 
ville,  à  foinnir  vingt  galères  pour  six  mois  ou  dix  pour 
un  an,  enfin,  lorsque  le  besoin  s'en  ferait  sentir,  de  récla- 
mer les  secours  des  souverains.  Avec  cela  on  était  loin  des 
chiffres  fantastiques  rêvés  par  Torzelo,  et,  plus  modéré 
que  son  chambellan,  l'Empereur  se  contenta  de  demander 
que  ces  promesses  fussent  mises  par  écrit  '. 

Du  reste,  à  l'issue  du  concile,  des  préoccupations  d'un 
autre  genre  revendiquèrent  leur  place  au  premier  plan. 
Pour  consolider  le  fait  accompli,  pour  s'assurer  de  l'ave- 
nir, il  fallait  incarner  dans  la  vie  des  peuples  les  prin- 
cipes d'union  religieuse  adoptés  par  le  concile.  A  cet 
effet,  différentes  mesures  furent  concertées  selon  la  diver- 
sité des  milieux  et  des  circonstances.  En  Russie,  celte 
mission  devait  naturellement  échoir  au  métropolite  de 
Kiev.  Eugène  IV  l'arma  de  son  mieux  en  le  chargeant 
d'une  oeuvre  si  ardue  dans  un  pays  trop  éloigné  pour 
permettre  des  relations  fréquentes.  Isidore  fut  nommé, 
le  17  août,  légat  a  latere  pour  la  Lithuanie,  la  Livonie, 
toute  la  Russie  et  les  provinces  polonaises  enclavées  dans 
le  territoire  de  la  métropole  kiévienne.  Les  termes  du 

»  Labbe,  t.  XIII,  col.  486. 


L'UNION    ET    MOSCOU.  49 

diplôme  sont  des  plus  flatteurs  pour  le  mandataire  ponti- 
Hcal,  dont  la  vertu,  la  science,  le  zèle,  sont  comblés 
d'elof^es.  Un  saul-conduit  {^garantissait  la  sécurité  du 
voyage  '. 

Le  lé{jat  fut  un  des  derniers  à  quitter  Florence.  Le 
2;i  octobre,  on  versa  à  son  procureur  Gré(joire  rar(jent  du 
voyajje  jusqu'à  Venise,  et  le  restant  de  la  pension.  Celle-ci 
comportait  quatre-vingt-onze  florins  par  mois  pour  Isidore 
et  les  vingt-neuf  hommes  de  sa  suite.  La  somme  totale 
s'élevait  à  six  cent  cinquante-quatre  florins.  Détail  à 
relever  :  le  même  jour,  mais  séparément,  deux  cent 
trente-sept  florins  furent  payés  à  l'évêque  de  Souzdal  et 
au  boiar  Foma,  à  titre  d'ambassadeurs  ruthènes.  Ils  avaient 
huit  compagnons  sous  leurs  ordres  et  recevaient  trente- 
cinq  florins  par  mois  ^.  Cette  division  des  bourses  semble 
indiquer  que  nous  sommes  en  présence  de  deux  groupes 
indépendants.  En  effet,  le  boïar  Foma,  nous  l'avons  dit, 
j)asse  dans  certaines  sources  pour  délégué  du  kniaz  de 
Tver,  mais  rien  de  pareil  n'étant  mentionné  au  sujet 
d'Avrami,  aucune  conclusion  catégorique  ne  saurait  s'im- 
poser. 

Plus  pressé  que  tous  les  autres,  l'Empereur  était  déjà 
parti  depuis  le  26  août.  C'est  surtout  dans  cet  intervalle, 
entre  son  départ  et  la  fin  du  concile  que,  d'après  Syro- 
poulos,  Isidore  aurait  brigué  le  siège  de  Constantinople, 
vacant  depuis  la  mort  du  patriarche  Joseph,  et  desservi 
un  ami  de  la  veille  pour  écarter  le  rival  du  lendemain. 
L'ennemi  déclaré  du  métropolite  de  Kiev  est  le  seul  qui, 
en  cette  circonstance,  l'accuse  de  vulgaire  ambition. 
D'autres  honneurs  attendaient  le  partisan  de  l'union.  Le 
17    décembre,   Eugène  IV  fit  une  nombreuse  promotion 

>  Theiner,  Vet.  Mon.  Pol.,  t.  II,  p.  41,  n-"  56,  57. 
'  GoTTLon,  Ans  den  Rechnitngsbûcliern,  p.  64,  65. 


50       T-ES    RUSSES    ET    l.E   CONCILE    DE   FLORENCE. 

el  lulinil  deux  (hocs  dans  le  Sacrô  Collège  :  Bessarioii  et 
Isuloio.  Celui-ci  reçut  le  titre  cardinalice  des  saints  Pierre 
et  Marcellin.  L'église  de  ce  nom  est  située  sur  la  via  Mcrii- 
lann ;  ses  origines  remontent  à  Grégoire  III,  mais  elle  a 
été  complètement  rebâtie  par  Benoît  XIV  sur  les  plans  de 
(liroiamo  Teodoli. 

Cette  haute  distinction  trouva  le  légat  encore  en  Italie. 
De  Florence  il  s'était  rendu  avec  Traversari  à  Pise,  hisio- 
riœ  graiia,  dit  celui-ci,  sans  mieux  expliquer  cette  for- 
mule familière.  Nous  trouvons  ensuite  le  métropolite  à 
Venise,  où  il  resta  assez  longtemps,  à  cause  peut-être  de 
son  indécision  sur  la  route  à  prendre  pour  rentrer  à  Kiev. 
L'itinéraire  d'Allemagne  inspirait  des  craintes,  par  suite 
de  la  mort  de  l'empereur  Albert.  Isidore,  d'après  une 
lettre  d'Eugène  IV  à  Jean  Paléologue,  aurait  songé  à  faire 
un  détour  par  Constantinople;  mais,  renonçant  à  ce  projet, 
il  s'embarqua,  le  22  décembre,  pour  Pola  dans  la  direc- 
tion d'Agram  et  de  Bude  ^ 

Le  séjour  de  la  caravane  russe  à  Venise  fut  signalé  par 
des  incidents  caractéristiques.  Fidèle  à  ses  convictions  et 
conséquent  dans  ses  procédés,  Isidore,  tout  en  retenant  le 
rite  grec,  officiait  dans  les  églises  latines,  et  entendait  que 
ses  compagnons  de  voyage  fissent  de  même.  En  cas  de 
résistance,  il  ne  reculait  pas  devant  les  moyens  coercitifs. 
C'est  Siméon  qui  l'affirme,  et  lui-même  fut  la  première 
victime  de  ces  rigueurs.  Les  scrupules  du  pope  se  réveil- 
lèrent alors  avec  une  telle  violence  qu'il  en  vint  à  un  parti 
extrême  :  le  9  décembre,  il  prit  secrètement  la  fuite,  avec 
le  boiar  Foma,  pour  rentrer  au  plus  tôt  dans  la  patrie  de 
1  orthodoxie.    Trouver   son    chemin    de    Venise  jusqu'en 

'  Syropoulos,  p.  286,  305.  —  Traversari,  llv.  VII,  ép.  xiii.  —  RibL 
du  Vatican,  fonds  grec,  n°  133,  lettre  originale  d'Eugène  IV  à  Jean  Paléo- 
logue. 


L'UNI 0^    Kl    MOSCOU.  51 

rais^ic,  traverser  des  pays  etranj^ers  dont  il  ignorait  les 
coutumes  et  la  laii^aie,  n'était  pas  une  entreprise  facile 
pour  un  Moscovite  du  quinzième  siècle.  Siinéon  nous  a 
livré  ses  secrets  dans  un  récit  «pii  achèvera  de  le  peindre 
cl  fixera  le  dc(;ré  d'autorité  cpi'il  faut  lui  accorder.  Nos 
deux  voyageurs  essayèrent  d'abord  de  tourner  la  difficulté 
(Il  se  joignant  à  des  marchands  ambulants,  mais  ils  ne 
lardèrent  pas  à  se  trouver  dans  un  terrible  embarras. 
Depuis  quelque  temps  déjà  ils  marchaient  à  travers  un 
pays  sauvage,  par  un  chemin  tortueux  et  étroit,  suspendu 
entre  des  précipices  et  des  montagnes  inaccessibles.  Les 
voici  tout  à  coup  en  présence  d'un  repaire,  d'une  ville  de 
brigands,  dit  l'auteur,  qui  barraient  fièrement  le  passage 
aux  pèlerins.  Inutile  de  demander  le  nom  de  cette  ville 
étrange;  il  faut  croire  sur  parole.  Mais  que  faire  dans  des 
conjonctures  si  critiques?  La  nature  moscovite  se  laisse 
ici  saisir  dans  son  réalisme  primitif  :  Siméon  se  mit  tran- 
quillement à  dormir,  et  le  sommeil  lui  porta  bonheur. 
Saint  Serge,  patron  de  Moscou,  lui  apparut  en  songe,  et, 
lui  reprochant  ses  parjures,  l'adressa  à  dame  Eugénie  qui 
viendrait  à  son  secours  ;  ensuite  il  ajouta  :  «  Tu  me  pro- 
mettras de  nouveau  un  pèlerinage,  tu  mentiras  encore, 
mais  je  saurai  te  contraindre  à  visiter  mon  sanctuaire.  « 
Malgré  ces  menaces,  le  visionnaire  se  réveilla  la  joie  dans 
l'àme.  On  se  remit  aussitôt  en  route.  La  mystérieuse 
Eugénie  donna  l'hospitalité  aux  voyageurs  et,  sur  le 
départ,  un  guide  pour  traverser  la  ville.  A  l'approche  de 
la  caravane,  les  portes  de  fer  roulèrent  sur  leurs  gonds 
et  s'ouvrirent  comme  par  enchantement.  Les  Moscovites 
pénétrèrent  sans  encombre  dans  l'enceinte  fatidique  et  en 
sortirent  avec  la  même  aisance,  tandis  que  les  brigands 
poussaient  des  cris  de  guerre  et  s'agitaient  sur  les  murs 
sans  faire  de  mal   à   personne.   Délivrés  du  danger,  les 


r>2        LES    RUSSES    ET    LE   CONCILE   DE   FLORENCE. 

pèlerins  exhalèrent  leur  reconnaissance  dans  une  hymne 
à  saint  Serge'.  Laissons-les  poursuivre  gaiement  leur 
rotito  et  revenons  à  Isidore. 

H  semble  avoir  eu  un  plan  prémédité  et  fait  exprès  de 
lonjjues  étapes  en  pays  slaves  pour  gagner  partout  des 
adhérents  et  décourager  la  résistance.  On  dirait  qu'après 
avoir  lancé  l'idée  de  l'union,  il  voulait  venir  à  Moscou 
comme  porté  sur  des  ailes,  et  marchant  de  succès  en  succès 
se  préparer  un  triomphe  définitif  au  Kremlin.  Rendu  à 
Bude,  il  adressa,  le  5  mars  1440,  une  lettre  circulaire  aux 
Jlusses  et  aux  Lithuaniens  pour  leur  annoncer  l'union  de 
Florence  et  les  exhorter  vivement  à  l'accepter.  Comme  on 
rejetait  à  Moscou  le  baptême  des  Latins,  il  insiste  sur  la 
validité  de  ce  sacrement  dans  les  deux  Églises,  et  déclare 
expressément  que  désormais,  en  pays  étrangers,  les  Grecs 
pourront  fréquenter  les  églises  latines  et  les  Latins  les 
églises  grecques.  C'était  l'application  pratique  du  principe 
adopté  à  Florence  :  unité  dans  la  foi,  variété  dans  les  rites. 
La  lettre  d'Isidore,  consignée  dans  les  chroniques  russes, 
parvint  à  sa  destination,  nous  ne  saurions  dire  à  quelle 
époque,  mais  ne  produisit  certainement  pas  l'effet  dé- 
siré ^. 

Cependant  une  réception  bienveillante  attendait  le  légat 
dans  les  provinces  slaves  limitrophes  de  Moscou.  Il  y  arriva 
vers  les  fêtes  de  Pâques  de  l'année  1440.  Malgré  les  invi- 
tations réitérées  d'Eugène  IV,  les  Polonais,  fidèles  au  con- 
cile de  Bâle,  n'avaient  point  paru  à  Florence.  A  cette 
époque,  Zbigniew  Olesnicki,  évêque  de  Cracovie,  exer- 
çait sur  ses  concitoyens  une  influence  prépondérante, 
imposant  au  pays  ses  propres  volontés.  En  matière  reli- 

'  Ces  renseignements  ont  été  écrits  sous  la  dictée  de  Siméon,  vers  1441 
ou  1443,  et  intercales  dans  une   Vie  de  saint  Serge.  (Popov,  p.  339  à  344.) 
*  Polii.  Sobr.,  t.  VI,  p.  159.  —  Harasiewicz,  p.  77.  —  Lf.wicki,  Unia. 


L'UNION    ET    MOSCOU.  S.i 

gieuse,  sa  politicjiic  était  hésitante  entre  le  concile  et  le 
conciliabule,  le  Pape  et  l'Antipape,  et  plus  d'une  fois  elle 
a  varié.  Élevé  au  cardinalat  par  Kujjène  IV,  le  même  jour 
qu'Isidore,  en  attendant  (piil  le  fût  à  nouveau  par  l'usui- 
pateur  savoyard,  Olesnicki  s'en  tenait  pour  le  moment  à 
l'obédience  légitime,  et  il  pouvait  saluer  dans  le  légat  ua 
collègue  dévoué  à  la  même  cause.  Il  lui  fit  les  honneurs  de 
son  diocèse,  1  hébergea  à  ses  frais  d'abord  à  Sandec  et  puis 
à  Cracovie.  Dans  les  deux  villes,  en  pleine  église  latine, 
Isidore  officia  solennellement  selon  le  rite  grec.  Olesnicki 
comprit  mieux  que  personne  l'importance  de  ce  fait.  Un 
élément  d'unité  était  jeté  au  milieu  des  populations  divi- 
sées. Désormais  Polonais  catholiques  et  Russes  orthodoxes 
appartenaient  à  la  même  Église,  reconnaissaient  le  même 
chef  spirituel,  leurs  cœurs  battaient  à  l'unisson  malgré  la 
différence  extérieure  des  rites.  Ce  n'est  pas  que  ce  résultat 
fût  obtenu  d'emblée  et  qu'il  n'y  eût  pas  d'obstacles  à  sur- 
monter; ainsi,  dans  ce  même  passage  d'Isidore,  la  popula- 
tion russe  de  Lvov  montra,  parait-il,  peu  d'empressement 
et  ne  voulut  pas  assister  à  la  messe  pontificale  du  légat; 
mais  un  principe  fécond  et  pacificateur  entrait  par  là 
même  dans  la  société,  il  n'y  avait  plus  qu'à  le  fortifier  et 
le  développer,  comme  le  fit  Wladyslaw  III,  lorsqu  il 
garantit,  en  1443,  l'égalité  devant  la  loi  à  tous  les  catho- 
liques, qu'ils  fussent  du  rite  latin  ou  du  rite  grec. 

L'union  fut  aussi  proclamée  à  Chelm,  où  les  arrière- 
neveux  de  ces  premiers  unis  ont  prguvé  de  nos  jours 
l'héroïsme  de  leur  foi.  Le  légat  y  inspira  une  telle  con- 
fiance que  le  pope  Bobilas,  de  l'église  du  Saint-Sauveur, 
vint  lui  confier  ses  peines  et  se  plaindre  qu'on  lui  enlevait 
son  jardin.  Isidore  écrivit  en  sa  faveur,  le  27  juillet,  aux 
starostes  et  voïévodes  de  Chelm,  leur  inculquant  que,  par 
la   grâce   de  Dieu ,   Latins  et  Russes  ne  formaient  plus 


54       TES    RUSSES    KT    LK   CONHILE   DE    I  ],OUENCE. 

qu'une  seule  l'^ilisc.  Dans  «  la  mère  des  villes  russes  »  ,  à 
Kiev,  la  i)lus  belle  conquête  des  Lithuaniens  sur  Moscou, 
le  succès  fut  complet.  Le  prince  Alexandre  Vladimirovitcli, 
(jcndre  du  grand  kniaz  Vasili,  se  montra  plein  d'cvjards 
envers  le  nouveau  cardinal,  témoin  la  charte  du  5  février 
1441,  dans  laquelle,  de  concert  avec  les  grands  de  sa  cour, 
il  confirma  «  son  seigneur  et  son  père  »  Lsidore  dans  la 
tranquille  possession  des  biens-fonds  et  des  revenus  atta- 
chés à  la  métropole  de  Kiev.  Un  fait  d'un  autre  genre 
prouve  que  Tapôtre  de  l'union  rencontra  aussi  des  sympa- 
thies à  Smolensk  :  le  prince  louri  lui  prêta  main-forte 
contre  le  pope  Siméon.  Grâce  à  saint  Serge,  l'intéressant 
voyageur  coulait  à  Novgorod  une  vie  douce  et  paisible 
jusqu'au  moment  où  il  fut  cité  par-devant  louri  et  livré  à 
Isidore,  qui  l'emmena  prisonnier  à  Moscou  ^. 

Les  triomphes  à  peu  près  constants  dans  la  Russie  méri- 
dionale inspirèrent  à  Isidore  une  certaine  confiance  dans 
sa  cause;  peut-être  en  conçut-il  même  trop  de  hardiesse. 
Car  c'est  à  Moscou  que  devait  se  livrer  la  bataille  décisive, 
autrement  importante  que  les  précédentes  rencontres. 
C  est  dans  la  capitale  de  l'orthodoxie  que  l'union  allait 
subir  l'épreuve  suprême.  Il  s'agissait  de  faire  accepter 
le  concile  de  Florence  par  un  souverain  habitué  à  des 
évêques  complaisants,  par  un  clergé  composé  de  Siméon 
et  d'Avrami,  par  un  peuple  imbu  de  préjugés  contre  les 
Latins.  La  besogne  était  rude. 

En  effet,  le  liea  hiérarchique  avec  Rome,  nous  l'avons 
déjà  dit,  n'existait  plus  au  quinzième  siècle,  et  l'hostilité 

»  Codex  Epist.,  t.  II,  p.  364.  —  Dlugosz,  t.  IV,  p.  624  à  626.  — 
ZuBRZYCKi,  p.  101.  —  Lewicki,  Lidex,  n"  2403.  —  Bibl.  du  Vatican,  fonds 
slave,  t.  XII,  p.  18,  copie  de  la  lettre  d'Isidore  à  Chelm,  imprimée  dans 
HàPAsiEwicz,  f.  75.  —  Akty  Istor.,i.  I,  p.  488,  n»  259.  —  Popov,  p.  355. 
—  La  Goustinskaïa  IJet.  affirme  qu'Isidore  a  été  chassé  de  Kiev.  (Poln. 
Sobr.,  t.  II,  p.  355.) 


I/UNION    ET    MOSCOU.  55 

( oiilrc  rOccklont  allait  toujours  croissant.  Renchérissanl 
sur  les  Grecs,  les  Russes  reprochaient  aux  lialius  tic 
iloniicr  à  la  terre  le  nom  de  mèt-e  ou,  selon  d'autres, 
iH'lui  de  matière.  On  avouera  qu'il  n'y  avait  rien  en  cela 
(le  trop  repréhensil)Ie.  Toutaussi  inoffcnsivc  était  l'histoire 
d'un  légendaire  Pierre  Gougnivy,  qui  aurait  bouleversé 
les  doctrines  romaines  et  semé  partout  la  discorde.  Quoique 
consignés  dans  les  chroniques,  ces  deux  griefs  furent  aban- 
donnés par  la  suite,  et  l'on  se  retrancha  dans  ceux  que 
Byzance  ne  cessait  de  mettre  en  avant.  Peu  à  peu,  en  pas- 
sant par  les  épîtres  des  évéques  et  des  moines,  telles  que 
celles  de  l'hégoumène  Théodose,  des  métropolites  Georges, 
Jean  II,  Nicépliore,  ils  pénétrèrent  jusque  dans  la  Koi-m- 
tchaïa  Kniga  ou  livre  canonique  des  Russes.  On  finit  par 
faire  des  recueils  spéciaux  d'écrits  dirigés  contre  les  Latins. 
Un  trait  commun  à  toutes  ces  productions  littéraires, 
c  est  la  confusion  permanente  de  1  essentiel  avec  l'acces- 
soire :  la  discipline  passe  parfois  avant  le  dogme,  et  il  est 
plus  criminel  de  se  raser  la  barbe  que  d'enseigner  l'hérésie. 
Ces  élucubrations  haineuses  n'atteignaient  naturellement 
qu'un  petit  r.ombre  de  lettrés,  la  plupart  des  Moscovites 
ne  sachant  encore  ni  lire  ni  écrire.  Une  autre  circonstance 
impressionnait  plus  profondément  les  masses.  Les  ennemis 
politiques  de  la  Russie,  Polonais,  Lithuaniens,  Suédois, 
Porte-glaives,  professaient  la  foi  catholique  selon  le  rite 
romain  :  adversaire  devenait  ainsi  synonyme  de  Latin. 
Aussi,  grâce  à  cette  confusion,  le  Latin  passait-il  pour  un 
hérétique  de  la  pire  espèce,  qu'il  fallait  purifier  et  rebap- 
tiser avant  de  lui  tendre  la  main. 

Isidore  ne  semble  pas  avoir  tenu  suffisamment  compte 
de  ces  antécédents  et  de  cette  disposition  des  esprits.  Plus 
énergique  que  mesuré,  il  a  trop  présumé  de  son  ascendant 
sur  Vasili,  dont  il  avait  brisé  les  résistances  lors  du  départ 


56       LES    RUSSES    ET    LE   CONCILE   DE   FLOllENCE. 

i)our  l'Italie,  et  auquel  il  se  flattait  de  pouvoir  imposer  le 
concile  de  Florence.  Le  Byzantin  de  la  Henaissance  ne  con- 
naissait pas  à  fond  la  Russie  et  les  Russes.  Disons  à  sa 
décl)ar(je  que  les  documents  indigènes  ne  peuvent  être  ici 
contrôlés  par  d'autres  sources. 

L'arrivée  d'Isidore  à  Moscou  eut  lieu  dans  la  troisième 
semaine  du  grand  carême,  le  19  mars  de  l'année  1441. 
Un  laps  de  temps  considérable  s'était  écoulé  depuis  la  pro- 
mulgation de  la  bulle  d'Eugène  IV,  mais  telle  était  alors 
la  rareté  des  communications,  tel  aussi  l'isolement  des 
Russes,  qu'ils  ignoraient  encore  les  détails  du  concile  de 
Florence.  Le  métropolite  fut  reçu  sans  arrière-pensée 
d'opposition,  avec  les  honneurs  dus  à  son  rang.  Il  ne 
ramenait  que  peu  de  ses  compagnons,  la  plupart  ayant 
été  victimes  de  la  peste  à  Ferrare.  Parmi  les  survivants, 
on  remarquait  l'évêque  Avrami,  qu'Isidore,  disait-on,  avait 
contraint  à  signer  la  bulle  d'union,  et  le  pope  Siméon, 
chargé  de  fers  dont  saint  Serge  ne  se  pressait  pas  de  le 
délivrer.  A  supposer  que  ces  faits  soient  exacts,  la  rentrée 
du  métropolite  se  faisait  sous  de  fâcheux  auspices.  Avrami 
et  Siméon  n'étaient  pas  hommes  à  comprimer  leur  indigna- 
tion au  fond  de  leur  cœur.  Les  chaînes  elles-mêmes  du 
malheureux  pope  ne  manquaient  pas  d'éloquence  '. 

Isidore  ne  tarda  pas  à  se  rendre  en  pompe  à  la  cathé- 
drale. Au  grand  scandale  des  orthodoxes,  on  portait 
devant  lui  une  croix  latine  avec  un  Christ  en  relief,  et 
trois  massues  qui  désignaient,  selon  la  chronique,  sa  nou- 
velle dignité  cardinalice.  Malgré  cet  appareil,  personne  ne 
songea  à  écarter  le  métropolite  de  l'autel.  Les  offices  sui- 
vaient leur  cours  ordinaire,  si  ce  n'est  qu'au  moment  des 
commémoraisons  liturgiques  Isidore  laissa  tomber  de  ses 

'  D'après  une  autre  source,  Avrami  serait  arrivé  avant  Isidore,  ce  qui 
aurait  permis  d'organiser  la  résistance.  (DELEKXonsKi,  Flor.  ou.,  p.   254.) 


L'ONIOIN    ET   MOSCOU.  57 

lèvres  le  nom  d'Eu{;ène  IV.  DéjA  choqué  par  cette  innova- 
tion, Vasili  fut  au  comble  de  l'exaspération  lorsque,  à 
l'issue  de  la  messe,  Isidore  promulfjua  la  bulle  d'union 
si{|née  par  les  évêques  d'Orient  et  d'Occident.  Ce  procédé 
justifiait  les  craintes  du  Kremlin  à  la  veille  du  concile,  et 
la  réalité  surpassait  tout  ce  qu'on  aurait  pu  appréhender. 
Aussi  le  dénouement  de  la  scène  fut-il  des  plus  trafjiques. 
Le  prince  orthodoxe  traita  le  métropolite  de  pasteur 
perverti,  de  loup  ravissant,  et,  au  lieu  de  recevoir, 
selon  l'usage,  sa  bénédiction,  il  le  consigna  dans  le  cou- 
vent de  Tchoudov  pour  y  être  gardé  à  vue.  Le  cardinal- 
légat  n'était  plus  qu'un  prisonnier  à  la  merci  du  pouvoir 
séculier. 

Rien  ne  permet  d'affirmer  que  Vasili  agissait  par  esprit 
de  vengeance  ou  sous  l'inspiration  d'une  rancune  person- 
nelle. Tout  erronés  que  fussent  ses  principes,  ils  n  en 
étaient  pas  moins  bien  arrêtés  et  conformes  à  ses  senti- 
ments. Son  principal  grief  contre  Isidore,  comme  il  l'a 
exposé  dans  ses  lettres,  était  d'avoir  livré  l'Église  russe  à 
1  Église  romaine,  qu'il  supposait  apostate,  et  reconnu  la 
primauté  du  Pape,  dont  il  contestait  les  droits.  La  haute 
portée  du  fait  ne  lui  échappait  point,  mais,  à  travers 
l'ignorance,  les  préjugés,  les  préventions,  il  n'en  saisissait 
pas  la  grandeur  et  la  légitimité.  Les  traditions  byzantines, 
les  polémiques  contre  les  Latins,  avaient  obscurci  la  notion 
de  l'Église  fondée  divinement  dans  l'unité  et  devant  la 
conserver  à  tout  jamais.  La  bulle  d'Eugène  IV,  rédigée  en 
latin  et  en  grec,  munie  d'un  sceau  de  cire  verte,  n'inspi- 
rait à  Vasili  que  méfiance  :  il  ne  savait  trop  à  quoi  s'en 
tenir  au  sujet  du  purgatoire;  dans  le  Filioqiie  il  ne  voyait 
pas  la  différence  entre  les  spirateurs  et  la  spiration;  par 
contre,  disciple  fidèle  des  maîtres  byzantins,  il  avait 
horreur  des  azymes  et  de  tout  ce  qui  portait  le  cachet  latin. 


58       LES    IIUSSKS    ET    LE   CONCILE   DE   FLORENCE. 

A  SCS  yeux,  le  porteur  et  proinulgateur  de  cette  bulle 
devait  être  criminel. 

Néanmoins  1  arrestation  d'Isidore  étant  arbitraire,  elle 
avait  besoin  d'être  dissimulée  par  des  apparences  cano- 
niques. Vasili  convoqua  donc  une  réunion  d'évêques, 
d'arcbimandrites,  d'iicgoumènes  et  de  moines,  dans  le  but, 
disent  les  annales,  de  juger  Isidore  d'après  les  décrets  des 
apôtres,  des  sept  conciles  et  des  saints  Pères.  Les  évoques 
étaient  au  nombre  de  six  ;  parmi  eux  se  trouvaient  Avrami , 
signataire  de  la  bulle  de  Florence,  et  Jonas,  le  malbeurcux 
candidat  à  la  métropole  de  Kiev.  Composé  de  la  sorte,  ce 
tribunal,  selon  le  droit  byzantin  en  vigueur  à  Moscou, 
n'avait  point  qualité  pour  citer  h  sa  barre  le  clief  suprême 
de  l'Église  russe,  qui  ne  relevait  que  de  ses  pairs.  Cepen- 
dant, soit  ignorance  des  juges,  soit  ordre  formel  du  grand 
kniaz,  on  ne  tint  aucun  compte  de  ce  vice  radical  de 
procédure.  Il  tardait,  d'ailleurs,  au  clergé  moscovite  de 
manifester  hautement  son  opinion  etdejeter  sur  Isidore  un 
blâme  retentissant.  On  examina  d'abord  ses  doctrines,  qui 
étaient  celles  du  concile  de  Florence.  Elles  furent  rejetées 
en  bloc  comme  hérétiques  et  scandaleuses.  Les  peines 
les  plus  grave's  eussent  été  portées  contre  le  coupable, 
s'il  n'eût  réussi  à  s'y  soustraire.  Grâce  probablement 
aux  vastes  souterrains  du  couvent  de  Tchoudov,  Isidore, 
accompagné  de  son  inséparable  Grégoire,  s'échappa  de  sa 
prison,  le  15  septembre  1441,  et,  prenant  la  fuite,  se 
dirigea  sur  Tver.  A  voir  la  mollesse  des  geôliers,  la  non- 
chalance de  Vasili  pour  se  mettre  sur  les  traces  du  prison- 
nier, on  est  tenté  de  croire  que  les  Moscovites  n'étaient 
pas  fâchés  de  se  débarrasser  de  leur  métropolite  sans 
recourir  à  des  mesures  de  rigueur. 

Isidore,  de  son  côté,  devait  se  féliciter  d'avoir  recouvré 
sa  liberté.  Une  tardive  expérience  lui  dessillait  les  yeux. 


L'UNION    ET    MOSCOU.  59 

il  \'<)valt  maintenaiiL  (|u<;  I  union  avec  les  Latins  ne  se  lais- 
sait pas  imposer  par  surprise  à  un  j)cuple  ignorant  sans 
cloute,  mais  inébi'anlahlement  atlaclié  à  ses  traditions  et 
;;()uvcrné  par  un  prince  hostile  aux  doctrines  romaines. 
La  démarche  mal  concertée  de  Moscou  rappelle  les  dis- 
cussions de  Bàle,  qui  aboutirent  au  fameux  déciet  rejeté 
par  les  Byzantins.  Dans  ces  deux  occasions,  la  mesure  et 
le  tact  ont  certainement  manqué  à  Isidore. 

Le  voyage  ne  se  fit  pas  sans  fâcheux  incidents.  Le 
métropolite  retrouva  à  Tver  le  même  prince  qui  lavait 
naguère  gracieusement  accueilli  lorsqu'il  se  rendait  au 
concile.  Toujours  chancelant  dans  son  amitié  pour  Moscou, 
Boris  n'en  suivit  pas  moins  dans  ce  cas  particulier  l'exemple 
de  Vasili.  Il  ne  montra  que  méfiance  à  l'égard  du  fugitif 
et  le  fit  enfermer  dans  un  couvent.  Ici  encore  on  seml)le 
lui  avoir  ménagé  des  facilités  d'évasion,  car  cet  étrange  pri- 
sonnier parvint  sans  trop  d'obstacles  jusqu  en  Lithuanie. 
Nouvelle  déception  à  Novogrodek,  cette  fois  à  une  cour 
catholique,  où  il  aurait  pu  s'attendre  aune  franche  cordia- 
lité; mais  le  prince  Casimir  favorisait  l'antipape  Félix  Y, 
et  un  cardinal  d  Eugène  IV  ne  pouvait  être  bien  vu  d'un 
partisan  du  duc  de  Savoie.  Désormais  le  monde  slave 
n'offrait  plus  d'asile  au  vaillant  promoteur  de  l'union  de 
Florence.  Sa  pensée  dut  naturellement  se  reporter  vers 
celui  qui  l'avait  comblé  d'honneurs  et  encouragé  dans  la 
lutte.  Il  partit  pour  l'Italie,  où  l'appelaient  les  plus  chers 
souvenirs  du  passé  et  l'espoir  de  servir  mieux  que  partout 
ailleurs  la  cause  qu'il  aimait  tant  '. 

»  Poln.  Sobr.,  t.  VI,  p.  160  à  169;  t.  VIII,  p.  108  à  110,  et  les  pas- 
sages cités  plus  haut,  lors  de  l'arrivée  d'Isidore  à  Moscou.  —  Akty  Isior., 
t.  I,  p.  71,  83,  94,  110,  116,  118,  492,  506,  514.  —  Ahty  Arkhéogr.  Exp., 
t.  I,  p.  58.  —  Liét.  Zan.  Arkh.  Kom.,  t.  III,  p.  33.  La  plupart  de  ces 
documents  ont  été  réimprimés  dans  Routsk    Isl.  Bibl.,  t.  VI. 


CHAPITRi:   Il 

LE     CARDINAL    ISIDORE 

1443-1463 


Isidore  et  le  Sacré  Collège.  —  Arrivée  à  Sienne.  —  Chapeau  rouf[e  et  apc- 
rition  de  la  boucbe.  —  L'union  à  Constantinople.  —  Mission  d'Isidore 
"  en  Grèce  et  en  Russie  ».  —  Bref  d'Eugène  IV,  —  Grégoire  Maimnas, 
patriarche  de  Constantinople.  —  Consécration  de  Daniel.  —  La  défaite 
de  Varna.  —  Nicolas  V  et  ses  projets.  —  Jonas  métropolite  de  Kiev.  — 
Reconnu  par  Casimir.  —  Plaintes  contre  l'évêque  latin  de  Vilna.  —  Dio- 
cèse de  la  Sabine  confié  à  Isidore.  —  Nouveaux  bénéfices.  —  Situation 
de  Constantinople.  —  Isidore  y  est  envoyé.  —  Préparatifs  de  la  mission. 

—  Naples  et  Chio.  —  Discours  d'Isidore  à  Constantinople.  —  L'union 
proclamée  à  Sainte-Sophie.  —  Discordes.  —  Les  galères  de  Venise.  — 
Tours  et  murs  réparés  aux  frais  d'Isidore.  —  Il  est  chargé  de  la  défense 
du  bastion  Saint-Démétrius.  —  Prise  de  la  ville  par  les  Turcs.  —  Légende 
sur  Isidore.  —  La  version  vraie.  —  Dn  cri  d'alarme.  —  «  L'homme  pro- 
videntiel »  à  Venise.  —  Isidore  à  Bologne.  —  Emotion  à  Rome.  —  La 
paix  de  Lodi.  —  Lettre  d'Isidore.  —  Mort  de  Nicolas  V.  —  Conclave  de 
Calixte  III.  —  Isidore  à  Venise.  —  Faveur  obtenue  pour  les  Grecs.  — 
Pension  pontificale.  —  Bénéfices.  —  Résignation  de  droits.  —  Division 
de  la  métropole  de  Kiev.  —  Nomination  de  Grégoire.  —  Incident  au 
conclave  de  Pie  II.  —  Bénéfices.  —  Affaires  de  Russie.  —  Bref  du  11  sep- 
tembre 1458.  —  Le  roi  de  Pologne  se  déclare  pour  Grégoire.  —  Le  che- 
valier Jagubi.  —  Le  congrès  de  Mantoue.  —  Isidore  nommé  patriarche 
de  Constantinople.  —  Issue  du  congrès.  —  Excursion  d'Isidore  à  Venise. 

—  Départ  pour  Ancône.  —  Projet  d'une  campagne  dans  la  Morée.  — 
Retour  à  Rome.  —  Maladie  d'Isidore.  —  Son  genre  de  vie  à  Rome.  — 
San-Biagio  et  la  Palazzuola.  —  Réputation  de  vertu.  —  Goût  des  livres 
et  des  études.  —  Manuscrits  prêtés  par  Calixte  III.  —  Leur  conservation. 

—  Isidore  homme  d'action.  —  Entouré  de  Latins.  —  Train  modeste  de 
maison.  —  Etat  des  finances.   —   Procès   avec  l'archevêque   d'Athènes. 

Autres  procès. — Lettre  au  marquis  de  Mantoue. — Cérémonie  tou- 
chante au  Vatican.  —  Dernières  phases  de  la  maladie.  —  Entrevue  avec 
Je  cardinal  Gonzaga.  —  Pieuse  mort  d'Isidore.  —  Ses  traces  dans  le 
monde  slave.  —  Réaction  à  Moscou  par  suite  du  concile  de  Florence 


LE   CARDINAI,    ISIDORE.  61 

—  fiCS  (irccg  (léconsidérôs.  —  Explication  de  la  cliulc  de  Coiislatiti- 
no|)ie.  —  Iiitiiilioii  patrioti(|uc.  —  TiCS  (jloircs  de  I!y/,aac(j  reduent  vers 
Moscou. 

Jeté  en  prison  pour  avoir  promul{]ué  1  union  de  Flo- 
rence, écliap[)ant  comme  par  prodige  à  la  captivité,  Isi- 
dore rentrait  en  Italie  avec  Tauréole  d'un  confesseur  de  la 
loi,  d'un  homme  inébranlabicment  fidèle  à  ses  serments. 
Il  pouvait  s'attendre  à  être  bien  accueilli  par  le  collège 
cardinalice,  qui  comptait  alors  dans  son  sein  un  Colonna, 
courbé  sous  le  poids  de  son  nom  illustre,  un  Gapranica, 
modèle  accompli  du  prince  de  l'Eglise,  Albergati,  l'ancien 
président  du  concile  à  Ferrare,  le  savant  théologien  Tor- 
quemada,  l'infatigable  Cesarini,  Barbo,  neveu  d'Eugène  IV 
et  ardent  collectionneur  de  pierres  dures  et  de  monnaies, 
Scarampo  qui  portait  mieux  la  cuirasse  que  la  pourpre, 
Guillaume  d'Estouteville,  opulent,  fastueux,  apparenté  aux 
rois  de  France,  éclipsant  tous  les  autres  par  l'étalage  d'un 
luxe  raffiné.  Isidore  avait  sa  place  marquée  à  côté  de  Bessa- 
rion  :  les  malheurs  d'une  commune  patrie,  l'attachement 
à  la  même  Église,  formaient  entre  eux  un  lien  indissoluble. 

A  cette  époque,  une  phase  d'apaisement  s'annonçait 
pour  l'Italie.  Après  un  exil  d'environ  dix  9ns,  Eugène  IV 
se  voyait  sur  le  point  de  regagner  Rome.  Le  6  juillet  1443, 
il  avait  ratifié  le  traité  de  Scarampo  avec  le  roi  Alphonse 
de  Naples,  et  rendu  parla  aux  États  de  l'Église  une  pleine 
sécurité.  Le  contre-coup  de  cette  paix  se  fit  sentir  jusqu'à 
Bàle  où  siégeaient  encore  un  certain  nombre  de  récalci- 
trants. Des  prélats  napolitains  y  jouaient  un  rôle  prépondé- 
rant, et  lorsque,  de  concert  avec  le  Pape,  Alphonse  les  eut 
rappelés,  l'existence  ultérieure  du  conciliabule  fut  com- 
promise. Délivré  de  ces  néfastes  électeurs  d'un  antipape, 
rassuré  sur  les  bonnes  dispositions  des  Romains,  Eugène  IV 
pouvait  se  promettre  un  moment  de  répit. 


02       LES    IIUSSKS    ET    LE   CONCILE   DE   FLORENCE. 

A  l'arrivée  d'Isidore,  le  Pape  était  encore  à  Sienne. 
C'est  là  qu'il  fallait  aller  le  trouver.  Les  treize  cardinaux 
présents  se  rendirent,  le  1 1  juillet  1443,  jusqu'aux  portes 
(le  la  cité  à  la  rencontre  du  métropolite,  et  l'accompajjnè- 
rcnt  au  palais  pontifical.  Eu(jène  IV  le  reçut  en  plein 
consistoire,  lui  donna  le  baiser  de  paix  et  lui  imposa  le 
chapeau  roufje.  Quatre  jours  après,  eut  lieu,  en  consis- 
toire secret,  l'apérition  de  la  bouche,  dernière  cérémonie 
d'u8a{i;e  pour  l'admission  au  Sacré  Collège.  Ordre  fut  aussi 
donné  afin  qu'Isidore  touchât  dorénavant  sa  part  dans  les 
distributions  d'argent  ', 

Si  le  cardinal  ruthène,  comme  l'appelaient  d'ordinaire 
les  contemporains,  ne  pouvait  annoncer  au  Pape  qu'un 
très  mince  succès  du  concile  de  Florence  parmi  les  Slaves, 
à  son  tour  le  Pape  n'avait  guère  de  meilleurs  renseigne- 
ments h  lui  donner  au  sujet  de  l'Orient.  On  ne  put  se 
bercer  longtemps  d'illusions.  Bientôt  après  la  promul- 
gation de  la  bulle  du  6  juillet  1439,  l'union  avait  été 
rétablie  avec  les  Arméniens,  les  Éthiopiens  et  les  Jacobites. 
La  pièce  qui  concerne  ces  derniers  porte  la  signature 
d'Isidore  ^.  Plus  tard,  les  liens  d'unité  furent  resserrés 
avec  les  Syriens,  les  Chaldéens,  les  Maronites.  L'impulsion 
donnée  à  Florence  semblait  se  propager  parmi  les  peuples 
d'Orient.  Malheureusement,  au  centre  même  des  Églises 
séparées,  à  Constantinople,  la  bulle  d'Eugène  IV  rencontra 
une  vive  résistance.  Les  habitants  de  la  capitale  se  parta- 
gèrent en  ddux  camps  ennemis.  Les  partisans  de  l'union, 
en  dépit  de  la  protection  officielle  de  l'Empereur,  de  son 
frère  Constantin,  du  nouveau  patriarche  Métrophane, 
étaient  antipathiques  aux  masses.  On  leur  jetait  à  la  figure 
les  épithètes  d'azymites  et  de  latinisants,  et  ces  deux  mots 

'  KORZENIOWSKl,   p.  32. 

*  Labbe,  t.  Xlll,  col.  1201  à  1213. 


LE   CARDINAL    ISIDORE.  «3 

résumaient  des  haines  profondes  et  des  rancunes  sécu- 
laires. Par  contre,  le  su(Ira{je  populaire  acclamait  les 
adversaires  de  l'union.  Le  despote  Di-niétrius  se  mit  à 
icur  tête,  Marc  d'E[)lièsc  leur  soulïla  son  fanatisme  dans 
l'àme,  les  moines  du  Sinai  et  du  Mont-Athos  se  rallièrent 
à  eux,  Georges  Scholarius  leur  prêta  l'appui  de  ses  conseils 
et  de  son  nom  vénéré.  Devant  cette  opposition  systéma- 
tique, passionnée,  irréductible,  les  efforts  de  l'Empereur, 
hésitant  et  mal  conseillé,  restèrent  frappés  d'impuissance. 
Quoique  peu  satisfait  de  la  cour  byzantine,  qu'il  jugeait 
timide  et  craintive,  Eugène  IV  ne  perdait  pas  de  vue  lu 
croisade  contre  les  Turcs  et  l'établissement  de  l'union.  Il 
écrivait  des  lettres  pressantes  au  despote  Constantin  et  lui 
renouvelait  les  promesses  de  secours.  Isidore  venait  à 
propos  pour  être  associé  à  ces  travaux.  Il  fut  immédiate- 
ment chargé  d'une  mission  «en  Grèce  et  en  Piussie  »  ,  con- 
firmé légat  du  Saint-Siège  et,  pour  frais  de  déplacement, 
muni  d'une  somme  de  mille  ducats.  Sans  attendre  le  départ 
du  Pape  pour  Rome,  où  l'entrée  solennelle  ne  se  lit  que  le 
28  septembre,  le  cardinal  à  peine  arrivé  se  remit  en  route, 
le  28  août,  accompagné  d'un  servant  d'armes  florentin 
nommé  Antonio  Nicolai.  Pendant  le  voyage,  qui  semble 
avoir  été  assez  long,  l'échange  de  lettres  avec  Rome  fut 
fréquent.  De  toute  cette  correspondance,  qui  eût  été  si 
curieuse  à  connaître,  il  ne  reste  plus,  que  nous  sachions, 
qu'un  seul  parchemin  du  11  juin  1445  adressé  au  légat 
par  le  Pape,  dernière  épave  des  archives  d'Isidore,  qui 
s'est  égarée  dans  un  volume  de  la  bibliothèque  Vaticane. 
Malgré  sa  brièveté,  ce  message  en  dit  long  sur  les  disposi- 
tions d'Isidore  avant  et  après  le  concile  de  Florence.  Le 
Pape  le  remercie  avec  effusion  des  renseignements  donnés 
sur  les  affaires  ecclésiastiques  et  profanes  ;  il  le  prie,  si  c'est 
possible,  de  les  multiplier  encore  afin  que  l'on  puisse,  jour 


64       LES    RUSSES    ET    LE   CONCILE   DE    FLORENCE. 

par  jour,  prendre  les  mesures  opportunes  pour  l'union 
(les  Ëîiliscs  et  la  destruction  des  infidèles.  «  Quant  à 
vous,  mon  fils,  dit-il  en  finissant,  nous  vous  exhortons  en 
Notre-Sei{jneur  à  rester  toujours,  dans  les  affaires  de 
l'union,  égal  à  vous-même,  à  rivaliser  avec  vous-même,  à 
vous  surpasser,  car  si,  avant  d  être  enfant  de  la  sacro-sainte 
Église  romaine,  vous  avez  déployé  pour  l'union  le  grand 
zèle  que  nous  savons,  vous  comprendrez  aisément  quelles 

'    sont   maintenant  vos  obligations,  depuis  que   vous  êtes 
devenu  un  membre  si  important  de  la  même  Église.  »   Le 

'7  témoignage  ne   saurait  être   plus    formel,   ni   la   fidélité 
d'Isidore  à  ses  principes  mieux  constatée  *. 

Sur  ce  vovage  du  cardinal  les  détails  nous  font  absolu- 
ment défaut.  A-t-il  poussé  une  pointe  jusqu'en  Russie, 
comme  l'insinuent  les  sources  romaines?  Rien  ne  permet 
de  l'affirmer.  D'autre  part,  il  est  sûr  qu'il  a  visité  Gonstan- 
tinople.  Peut-être  son  influence  n'a-t-elle  pas  été  étrangère 
à  la  promotion  de  Grégoire  Mammas  au  patriarcat.  Métro- 
phane  n'ayant  pas  été  remplacé,  le  siège  était  vacant  depuis 
près  de  trois  ans.  L'Empereur  ne  parvenait  pas  à  se  pro- 
noncer. Il  n'aurait  voulu  ni  décourager  les  partisans  de 
l'union,  ni  déplaire  à  leurs  adversaires.  Enfin  il  se  décida, 
vers  le  milieu  de  l'année  1446,  en  faveur  du  protosyncelle 
Grégoire,  ancien  membre  du  concile  de  Florence,  ami  de 
Bessarion,  et  qui  avait  écrit  lui-même  contre  Marc  d'Éphèse. 
Pareil  choix  n'était  pas  pour  déplaire  à  Isidore.  Une  par- 
faite harmonie  régnait  entre  lui  et  le  nouvel  élu;  naguère 
ils  avaient  combiné  leurs  efforts  pour  combattre  le  bon 
combat.  Réunis  de  nouveau  à  Constantinople,  ils  consa- 
crèrent ensemble  l'évêque   russe  de   Vladimir  Volynski, 

•  KoRZENiowsKi,  p.  32,  —  Archives  du  Vatican,  Intr.  et  ex.,  n»  410, 
f.  107  V».  —  Regesta,  n»  433,  f.  188  y\  —  Bibl.  du  Vatican,  fonds  grec, 
n°  133,  lettre  originale  d'Eugène  IV. 


j 


LE   CAlUHiNAI,    ISlhORE.  65 

Daniel,  et  le  métropolite  de  Kiev  put  se  croire  un  moment 
rendu  à  ses  ouailles'.  Vers  la  même  époque,  d'autres 
évêques  furent,  paraît-il,  convoqués  dans  la  capitale,  mais 
les  indications  se  bornent  ici  à  de  vajjues  allusions.  Quoi 
qu'il  en  soit,  Isidore  ne  parvint  pas  à  briser  la  résistance 
contre  Rome,  ni  à  triompher  des  hésitations  de  l'Empe- 
reur :  l'union  ne  fut  pas  proclamée  sur  les  rives  du 
Bosphore. 

Les  dissensions  intérieures  rendaient  les  Byzantins 
sourds  à  la  voix  des  événements.  Un  terrible  avertisse- 
ment leur  avait  été  donné  en  1444.  La  guerre  avec  le  prince 
de  Garamanie  avait  obligé  le  sultan  Mourad  à  transporter 
en  Asie  le  gros  de  ses  troupes;  les  poseessions  turques  en 
deçà  du  Bosphore  se  trouvaient  ainsi  à  découvert  et  presque 
sans  défense.  La  flotte  chrétienne,  croisant  dans  les  eaux 
de  la  mer  Egée,  pouvait  empêcher  le  retour  de  l'ennemi, 
et  rien  que  l'occupation  militaire  des  provinces  balkani- 
ques eût  été  une  conquête  sur  l'Islam.  Wladyslaw  Jagel- 
lon,  roi  de  Pologne  etde  Hongrie,  eut  été  l'homme  indiqué 
pour  tenter  ce  coup  de  main,  mais  il  venait  de  conclure 
une  trêve  avec  Mourad  II.  Le  cardinal  Cesarini  l'engagea 
à  la  rompre.  Se  croyant  délié  de  son  serment,  Wladyslaw 
réunit  une  armée  et  marcha  sur  Varna  :  une  catastrophe 
l'y  attendait.  Le  Sultan  avait  trompé  la  vigilance  de  la 
Flotte  et  ramené  ses  janissaires  et  ses  troupes  en  Europe  ; 
l'inaction  forcée  de  W^ladyslaw  leur  donna  quelques  jours 
de  répit  pour  se  remettre  des  fatigues;  le  10  novembre  1444, 
on  livra  la  bataille.  La  déroute  des  armées  chrétiennes  fut 
complète,  les  Turcs  en  firent  une  horrible  boucherie. 
Wladyslaw   et    le   cardinal  Cesarini   restèrent  parmi   les 

'  Popov,  p.  332,  lettre  de  Grégoire  Maiimias  à  Alexandre  de  Kiev,  où 
il  annonce  l'arrivée  d'Isidore.  —  MaCAIRE,  t.  VI,  p.  369,  lettre  de  Daniel 
sur  sa  consécration. 


f,6      LES   BUSSES   ET    LE   CONCILE   DE    FLORENCE. 

morts.  La  chrétienté  se  ressentit  longtemps  de  ce  désastre, 
et  les  Dyzantins  purent  voir  quel  sort  les  attendait. 

Isidore  ne  revint  à  Rome  qu'après  la  mort  d'Kugène  IV. 
Même  j)armi  les  électeurs  du  nouveau  Pape  le  nom  du 
cardinal  ruthène  n'est  pas  encore  mentionné.  Il  n'avait 
pas  prêté  son  concours  actif  à  l'ère  qui  s'ouvrait,  mais  elle 
ne  pouvait  que  lui  être  sympathique. 

Les  dix-huit  cardinaux  réunis  en  conclave  à  Santa-Maria 
sopra  Minerva  qui  donnèrent  leurs  suffrages,  le  6  mars  1 447, 
à  Thomas  Parentucelli,  firent  monter  la  Renaissance  sur  la 
chaire  pontificale.  Jeune  encore,  il  avait  respiré  l'atmo- 
sphère de  Florence,  et  l'empreinte  de  l'humanisme  lui 
resta  pour  la  vie.  La  foi  et  la  piété  s'alliaient  chez  lui  à  un 
goût  exquis  et  à  des  conceptions  grandioses.  L'Église  lui 
apparaissait  comme  l'épouse  mystique  du  Christ  que  les 
sciences,  les  lettres  et  les  arts  ont  mission  de  glorifier  ici- 
bas.  Rome  devait  devenir  la  vivante  expression  de  cette 
pensée.  Au-dessus  du  tombeau  des  apôtres,  centre  et  foyer 
lumineux,  se  fût  élevée  une  splendide  basilique;  tout 
autour,  de  vastes  édifices  eussent  donné  asile  au  Pape,  à  sa 
cour,  aux  cardinaux;  d'autres  eussent  accueilli  les  chefs- 
d'œuvre  de  sculpture,  de  peinture,  d'orfèvrerie,  les  collec- 
tions d'antiques,  de  pierres  dures,  de  médailles,  et  surtout 
de  parchemins  aux  lettres  d'or,  de  manuscrits  aux  fines 
miniatures,  aux  reliures  étincelantes  de  joyaux;  d'im- 
menses galeries  eussent  rayonné  jusqu'au  Tibre  et  relié  le 
Vatican  à  la  rive  opposée.  La  Rome  de  Nicolas,  peuplée 
d'humanistes,  de  savants,  de  lettrés,  d'artistes  de  tout 
genre,  entourée  de  gros  murs  et  défendue  par  des  tours, 
eût  surpassé  la  Rome  d'Auguste.  Était-ce  un  rêve  ?  Était-ce 
un  projet  sérieux?  Le  fait  est  que  le  Pape  avait  déjà  rais  la 
main  à  l'œuvre  lorsqu'une  mort  prématurée  vint  l'enlever. 

Cette  brillante  tournure  d'esprit  de  Nicolas  V  s'accor- 


LE   CAUltlNAI,    ISIDdl!  K.  07 

doit  avec  les  dispositions  d'un  cardinal  qui  avait  vécu  sous 
le  ciel  de  la  (Jrèce  et  appiécic  de  tout  temps  le  corurnerce 
des  humanistes.  D'autre  part,  les  progrès  alarmants  des 
Turcs  devaient  faire  rechercher  les  lumières  d'un  liomine 
versé  dans  les  affaires  d'Orient.  Et,  en  effet,  à  voir  l'em- 
pressement du  Pape  à  ré{jler  la  position  d'Isidore,  à  le 
combler  de  bénéfices,  à  se  servir  de  ses  talents,  on  ne  sau- 
rait douter  qu'il  ne  fût  en  ftiveur  à  la  cour  romaine. 

Tout  d'abord  Isidore  voyait  le  terrain  hiérarchique  se 
dérober  sous  ses  pieds  :  il  n  était  plus  qu  un  pasteur  sans 
troupeau.  Un  chanjjement  radical  était  survenu  dans  le 
monde  ecclésiastique  depuis  sa  fuite  de  Moscou.  Son  siège  fut 
réputé  vacant,  et  le  grand  kniaz  Vasili  était  bien  décidé  à 
n'y  laisser  plus  monter  qu'un  vrai  Moscovite  dévoué  à  la 
cause  nationale.  Aussi,  après  quelques  tâtonnements  du 
côté  de  Gonstantinople,  il  recourut  à  un  moyen  extrême 
pour  parvenir  à  ses  fins.  Un  concile  d'évéques,  d'archi- 
mandrites, d'hégoumènes  et  de  popes  fut  convoqué,  et,  le 
5  décembre  1448,  Jonas,  candidat  officiel,  fut  élu  à  l'una- 
nimité des  suffrages.  Une  grande  partie  de  sa  province 
ecclésiastique  échappait  ainsi  à  Isidore. 

Installé  à  Moscou,  Jonas  prit  le  titre  de  métropolite  de 
Kiev  et  de  toute  la  Russie,  et,  après  quelque  temps,  il 
réussit  à  se  faire  reconnaître  même  par  les  Églises  russes 
de  Lithuanie  et  de  Pologne.  Le  roi  Casimir,  ayant  conclu 
un  traité  d'alliance  et  de  fraternité  avec  Vasili,  se  rendit 
aux  instances  de  Jonas,  lui  délivra,  le  31  janvier  1451,  un 
diplôme  dans  ce  sens,  et  lui  accorda  son  entière  protec- 
tion. Désormais  tous  les  diocèses  de  la  métropole  passaient 
aux  mains  de  l'intrus,  et  les  souverains  slaves  désavouaient 
le  métropolite  légitime^. 

^  Macaire,  t.  VI,  p.  20  à  26.  —  Aktj  Istor.,  t.  I,  p.  85,  n"  42. 


68       I.F.S    RUSSES    ET    LE   CONCILE    DE    TLOUENCE, 

Ce  fut  le  coup  de  {jràce.  Isidore  le  ressentit  viveinent  el 
se  crut  victime  d'odieuses  iiitrifjues.  De  graves  accusations 
furent  élevées  contre  Mathieu,  évêcjue  latin  de  Vilna  : 
c'est  lui  qui  aurait  coopéré  à  la  déchéance  d  Isidore  de 
même  qu'à  son  emprisonnement  dix  ans  auparavant.  Mis 
au  courant  de  l'affaire,  le  Pape  cita  à  son  tribunal  révé([uc 
septuagénaire.  Il  fallut,  pour  lui  épargner  un  pénil)le 
voyage,  que  le  cardinal  Olesnicki  prît  vigoureusement  sa 
défense,  envoyât  un  représentant  à  Rome  avec  des  lettrés 
pressantes  au  Pape  et  au  Sacré  Collège.  D'après  l'évêque 
de  Cracovie,  toute  la  faute  retombait  sur  les  princes  sécu- 
liers et  leur  aveugle  attachement  à  l'ancien  ordre  de  choses. 
Toujours  est-il  que  le  diplôme  cité  plus  haut  du  31  jan- 
vier 145 1  porte  aussi  la  signature  de  Mathieu,  ce  qui  prête 
le  flanc  aux  soupçons. 

Nicolas  V  se  borna  pour  le  moment  à  une  demi-mesure. 
L'évêché  de  la  Sabine  était  vacant  depuis  la  mort,  à 
Ripaille,  le  7  janvier  1451,  du  duc  Amédée  de  Savoie, 
l'antipape  Félix  V.  Le  pontife  lui  donna  pour  successeur 
le  cardinal  Isidore,  délia  celui-ci  du  lien  qui  l'attachait  à 
l'Église  russe  et  la  lui  laissa  simplement  en  commende.  Le 
bref  est  daté  du  8  février  1451.  Le  nouveau  titulaire  garda 
sa  vie  durant  ce  beau  diocèse,  situé  à  proximité  de  Rome, 
au  milieu  des  montagnes,  dans  un  pays  délicieux.  On  lui 
attribuelarestaurationcomplètedupalaisépiscopaldeForo- 
novo  et  l'érection  en  collégiale  de  la  paroisse  San-Liberatorc 
de  Magliano.  De  vagues  réminiscences  lui  décernent  l'éloge 
de  parfait  administrateur,  mais  en  vain  chercherait-on  lej 
traces  de  son  nom  soit  dans  les  édifices,  soit  même  dans  les 
archives  locales  ;  le  temps  a  tout  emporté.  Le  même  bref 
qui  dotait  le  cardinal  ruthène  d'un  diocèse  italien  l'autori- 
sait aussi  à  garder  le  bénéfice  de  Sainte-Balbine,  antique 
église  de  l'Aventin  qui  remonte  à  Grégoire  le  Grand. 


I.E   CAIIDINAF,    ISinnitK.  60 

Non  contcnL  de  celte  iioiniiiation,  INicolas  V  conféra 
encore  d'autres  bénéfices  à  Isidore  dans  le  courant  de  la 
nièiue  année  1451.  l^e  18  juin,  il  lui  donna  le  diocèse  de 
Gervia,  résigné  par  le  cardinal  JJaiho,  avec  location  facul- 
tative des  propriétés  diocésaines  (le  Bolofjne  et  de  Ferrarc. 
Le  IG  juillet,  trois  bénéfices  à  la  fois  vinrent  enrichir  Isi- 
dore :  Saint-Pierre  des  Pisans  à  Péra,  Saint-Michel,  cathé- 
drale des  Génois  à  Galata,  Saint-Antoine  in  Samona.  Fnfin, 
le  13  septembre,  une  pension  de  cin(|  cents  ducats  lui  fut 
assignée  sur  les  revenus  de  Santa-Maria  in  Pomposa;  mais 
cette  faveur  dut  être  supprimée,  dès  le  17  octobre,  lorsque 
la  magnifique  abbaye  passa  au  chanoine  de  seize  ans, 
Rinaldo  Maria  d'Esté.  A  une  date  qu'il  n'est  pas  possible 
de  fixer  exactement,  il  reçut  encore  en  commende  d'abord 
l'abbaye  de  San-Biagio  à  Rome,  et  puis  l'église  de  Gonstan- 
tinople  avec  celle  de  Négrepont,  qui  lui  était  associée.  Ges 
largesses  incessantes  justifient  le  renom  de  générosité  que 
Nicolas  V  s'est  acquis  dans  l'histoire  '. 

La  situation  du  cardinal  ruthène  était  à  peine  réglée  au 
double  point  de  vue  de  la  hiérarchie  et  des  ressources 
matérielles  qu'il  fut  chargé  d'vme  nouvelle  et  importante 
mission.  Le  19  mars  1452,  il  avait  vu  la  couronne  de 
Charlemagne,  posée  par  le  pontife  sur  la  tête  de  Fré- 
déric III,  répandre  ses  dernières  splendeurs.  Lui-même 
avait  pris  part  à  la  solennité  et  accompagné  à  l'autel  le 
descendant  des  Habsbourg  ^.  Ce  jour-là,  malgré  l'éclat 
des  pompes  romaines,  malgré  l'appareil  des  réjouissances 
populaires,  on  ne  célébrait  au  fond  que  les  magnifiques 
funérailles  du  Saint-Empire  :  la  grande  idée  du  moyen  âge 

'  Codex  epist.,  t.  I,  p.  121.  —  Sperandio,  p.  232.  —  Archives  du 
Vatican,  Regesta,  n°  404,  f.  189  v";  n"  414,  f.  247;  n"  417,  f.  30  v», 
205,  206;  n°  437,  f.  274.  —  Archives  de  Modcnn,  1451,  17  octobre, 
collation  de  Pomposa  à  Rinaldo  d'Esté,  parchemin  non  classé. 

*  Dlugosz,  t.  V,  p.  121 


TO       LES    RUSSES    ET    LE    CONCILE   DE   FLORENCE. 

étail  sur  le  point  de  disparaître.  Bientôt  Isidore  devait 
assister  à  un  spectacle  du  mênae  genre,  mais  dans  des 
conditions  autrement  dramatiques  :  il  allait  voir  chanceler 
à  plusieurs  reprises  et  puis  s'effondrer  avec  fracas  l'empire 
de  Constantin. 

Depuis  la  journée  de  Varna,  les  affaires  d'Orient  allaient 
à  la  dérive,  et  les  événements  se  précipitaient  avec  une 
effroyable  rapidité.  En  1448,  les  Turcs  inscrivaient  dans 
leurs  annales  avec  le  sang  des  Slaves  la  victoire  de  Kossovo. 
Désormais  les  grands  boulevards  de  la  chrétienté  se  trou- 
vaient fortement  ébranlés,  et  Gonstantinople  en  était 
réduite  à  n'être  plus  qu'une  capitale  byzantine  enclavée 
dans  l'Empire  ottoman.  Le  péril  devenait  de  plus  en  plus 
proche.  A  peine  monté  sur  le  trône  teint  du  sang  fra- 
ternel, le  belliqueux  Mohammed  ne  crut  même  pas  devoir 
dissimuler  ses  desseins  hostiles.  Tout  près  de  Galata,  sur 
la  rive  européenne  du  Bosphore,  il  fit  construire  la  forte- 
resse de  Bogaz-Kessen,  en  face  de  celle  que  son  aïeul 
Bayezid  avait  élevée  sur  la  côte  d'Asie.  Le  but  stratégique 
de  ces  constructions  était  trop  évident  pour  échapper  à 
ceux  qu'elles  menaçaient  de  si  près.  Le  droit  des  gens 
étant  audacieusement  violé,  il  fallut  se  préparer  à  l'épreuve 
et  accepter  la  lutte  inégale. 

De  front  avec  les  projets  de  guerre,  Constantin  Dragazès., 
frère  et  successeur  de  Jean  Paléologue,  menait  les  projets 
de  paix  religieuse.  Cette  partie  de  sa  tâche  n  était  pas  la 
moins  rude.  La  tempête  soulevée  par  le  concile  de  Flo- 
rence avait  déchaîné  tous  les  éléments  d'opposition,  et  les 
esprits  étaient  loin  d'être  calmés.  Telles  étaient  les  diffi- 
cultés de  la  position  que  le  patriarche  Grégoire,  débordé 
par  ses  adversaires,  s'en  était  venu  à  Rome,  où  il  fut  pen- 
sionné par  le  Pape.  L'empereur  Jean  était  mort  sans  avoir 
proclamé    l'union.    Constantin    semblait   y    mettre  plus 


LE   C  AU  DINAI,    ISIKOllli.  71 

d'arfleui"  (]ue  son  IVèrc  défunt.  Dès  l'année  1451,  il 
envoya  Andronic  liryenne  à  Home  avec  des  lettres  et 
des  protestations  de  honne  volonté. 

La  réponse  du  Pape  du  1 1  octobre  I45I  révèle  la  gran- 
deur de  l'écart  qu'il  y  avait  dans  les  appréciations  des 
deux  cours.  Elle  est  sincère  jusqu'au  reproche,  et  la  ligne 
à  suivre  y  est  nettement  indiquée.  Nicolas  V  ne  croyait 
pas  que  les  difficultés  contre  la  promulgation  de  l'union 
lussent  insurmontables.  Se  renfermant  dans  le  surnaturel, 
et  s'étayant  sur  des  analogies  entre  les  Grecs  et  les  Hébreux, 
il  attribue  tous  les  malheurs  présents  au  schisme  de  Pho- 
tius,  et  ne  voit  d'autre  issue  qu'une  rupture  complète  avec 
le  passé  et  l'admission  sans  réserve  du  pacte  de  Florence. 
Comme  premiers  gages  de  réconciliation,  il  demande  le 
rappela  Constantinople  du  patriarche  Grégoire  et  la  men- 
tion du  Pape  dans  les  prières  liturgiques.  Jusque-là  tout 
est  clair  et  précis,  le  langage  du  Pape  est  moins  affirmatif 
au  sujet  des  secours  à  envoyer  contre  les  Turcs  :  c'est  qu  il 
fallait  compter  avec  un  trésor  épuisé  par  les  bâtisses  et  des 
princes  peu  soucieux  de  se  battre.  Théodore  Gaza  traduisit 
en  grec  le  message  pontifical  et,  de  son  côté,  supplia  ses 
frères  d'ouvrir  les  yeux  sur  les  périls  imminents  *. 

Les  négociations  furent  poursuivies  de  part  et  d'autre. 
A  défaut  des  détails  restés  inconnus^  les  résultats  en  sont 
du  domaine  de  l'histoire.  Grégoire  Mammas  ne  rentra 
jamais  dans  sa  cité  patriarcale.  Par  contre,  on  crut  pou- 
voir transiger  sur  la  promulgation  de  l'union,  et,  à  cet 
effet,  le  cardinal  Isidore  fut  envové  à  Constantinople. 

Les  précédents  échecs  ne  l'avaient  pas  découragé.  Lui- 
même  avait  peut-être  inspiré  la  lettre  de  Nicolas  V.  C'était 
à  lui,  à  plus  d'un  titre,  de  vérifier  jusqu'à  quel  point  le 

'  MiGNE,  t.  CLX,  col.  1201.  —  Legrand,  Cent  dix  lettres,  p.  32i). 


% 


72       LES    UUSSES    ET    LE   CONCILE   DE   FLORENCE. 

Suint-SitVe  avait  été  bien  informé.  D'ailleurs,  celte  fois, 
les  chances  de  succès  senihlaient  plus  favorables.  La  paix 
religieuse  n'était  pas  l'unique  but  de  la  mission.  Celle-ci 
n'était  que  l'avant-yarde  d'une  grosse  armée.  Le  cardinal 
aj>portait  des  secours  et  amenait  avec  lui  des  soldats. 
L'appoint  assigné  par  le  trésor  pontifical  n'aura  pas  été 
suffisant,  car  il  chercha  lui-même  à  multiplier  ses  res- 
sources, et,  Georges  de  Trébizonde  le  dit  expressément,  il 
se  mit  partout  en  quête  d'argent.  Rien  que  pour  enrôler 
et  entretenir  les  cinquante  soldats  italiens,  futurs  défen- 
seurs de  Constantinople,  qu'il  avait  à  sa  charge,  il  lui  fal- 
lait des  sommes  considérables.  Il  partit  de  Rome  le  20  mai 
1452.  Un  navire  génois  le  portait  avec  sa  suite  et  sa  petite 
troupe.  Auparavant  il  était  allé,  paraît-il,  trouver  le  roi  de 
Naples,  et  avait  obtenu  de  lui  quelques  bâtiments  de 
renfort. 

Après  avoir  côtoyé  la  Morée,  on  relâcha  h  Chio  pour  y 
passer  quelques  jours  et  permettre  aux  Génois  de  régler 
leurs  affaires  de  commerce.  Ce  temps  ne  fut  pas  perdu 
pour  Isidore  :  il  enrôla  encore  cent  cinquante  soldats  et 
se  pourvut  d  un  nouveau  compagnon,  Léonard,  originaire 
de  Chio  et  évêque  de  Mytilène,  qui  prit  part  à  ses  travaux 
et  adressa  dans  la  suite  un  remarquable  rapport  à 
Nicolas  V.  , 

Au  mois  de  novembre  eut  lieu  l'arrivée  à  Constantinople, 
suivie  de  la  réception  solennelle  à  Sainte-Sophie.  A  en 
croire  Ubertino  Pusculo,  seul  témoin  qui  nous  ait  con- 
servé ce  souvenir,  Isidore  aurait  parlé  à  cette  occasion 
avec  une  franchise  voisine  de  la  rude«se .  «  L'espoir  de  voir 

'  KoRZEMowsKi,  p.  33.  —  TnAPEzrsTirs,  c.  Q.  f.  2  \°.  —  Dlicosz,  t.  V, 
p.  127.  —  MiGXE,  t.  CLIX,  coL  923.  —  Les  chroniqueurs  indigènes  con- 
temporains Giuliano  Passero,  Notar  Giacomo,  ?îotar  Gaijo,  l'auteur  ano- 
nyme des  Dturnali  di  Moitteleone,  ne  savent  rien  du  voyage  d'Isidore  à 
ISapIes;  Dlugosz  est  le  seul  à  le  mentionner.  — Jor.CA,  p.  522. 


LE   C.VnniNAI,    1  SI  DOUE.  73 

ma  patrie  revenir  à  des  sentiments  meilleurii,  aurait-il  dit, 
est  le  seul  motif  qui  m'ait  déterminé,  sur  le  déclin  del'àfje,  à 
entreprendre  une  si  longue  et  p('nil)lc  Iravcrsée.  »  Viennent 
ensuite  d'amers  reproches  de  traliison  à  l'adresse  des  Grecs 
qui  s'oublient  jusqu'à  traiter  d'hérétique  et  de  chien  le 
^i(■aire  du  Christ.  Il  termina  son  discours  par  des  pro- 
messes de  secours  contre  les  Turcs,  pourvu  que  la  récon- 
ciliation avec  Rome  fût  sincère  et  durable.  La  réponse  de 
l'Empereur,  bienveillante  et  vague,  faisait  allusion  aux 
difficultés  qu  il  y  aurait  à  vaincre  et  qui  venaient  surtout 
d'une  certaine  partie  du  clergé.  Isidore  comprit  ce  langage 
et  se  mit  à  l'œuvre  immédiatement  '.  Les  moines  et  les 
nonnes  montraient,  en  effet,  le  plus  d'animosité,  et,  comme 
la  source  en  était  dans  un  aveugle  fanatisme,  on  n'avait 
sur  eux  presque  pas  de  prise.  Mais  ce  n'était  pas  seulement 
dans  les  couvents  qu'il  fallait  agir;  l'opposition  se  produi- 
sait dans  toutes  les  classes  de  la  société  et  même  dans  le 
proche  entourage  de  l'Empereur.  Lucas  Notaras,  le  digni- 
taire le  plus  en  vue  et  le  plus  important,  trouvait  des  adhé- 
rents à  sa  devise  insensée  :  plutôt  le  turban  que  la  tiare. 
Cette  parole  impressionnait  les  masses. 

La  conduite  d'Isidore  fut  ici  bien  différente  de  celle 
qu  il  avait  tenue  à  Moscou.  Le  terrain  lui  étant  mieux 
connu,  il  se  doutait  bien  qu'un  acte  d'autorité  ne  servirait 
qu'à  exaspérer  les  esprits.  Il  y  eut  donc  des  réunions  préa- 
lables, on  discuta  les  conditions,  le  cardinal  se  montra 
conciliant.  Selon  Ducas,  il  aurait  même  consenti  à  une 
nouvelle  révision  des  engagements  de  Florence  sitôt  que 
la  ville  serait  rendue  à  son  état  normal,  ce  qui,  dans  tous 
les  cas,  ne  saurait  atteindre  le  dogme  et  ne  peut  avoir 
trait  qu'à  des  dispositions  transitoires.  Grâce  à  cette  modé- 

'  PuscuLO,  p.  21  à  2'(,  51  à  57, 


74       LES    lUJSSES    ET    1-E   CONCILE    DE   FLORENCE. 

ration,  et  plus  encore  grâce  à  l'imminence  du  danger, 
Isidore  parvint,  au  moins  ostensiblement,  à  dominer 
l'opinion.  Soutenu  par  une  poignée  d'hommes  résolus, 
unTliéophile  Paléologue,  un  Jean  Argyropoulos,  un  Michel 
ApostoHos,  entouré  de  trois  cents  prêtres,  il  proclama  la 
paix  religieuse  avec  les  Latins,  l'hénotikon.  Le  12  dé- 
cembre, fête  de  saint  Spiridion,  des  offices  solennels 
furent  célébrés  à  Sainte-Sophie;  les  noms  du  pape  Nicolas 
et  du  patriarche  Grégoire,  insérés  dans  les  diptyques,  se 
mêlèrent  aux  prières  de  la  liturgie  sacrée,  et  les  voûtes 
vénérables  de  la  cathédrale  byzantine  recueillirent  les 
mêmes  accents  qui  naguère  avaient  retenti  à  Santa-Maria 
del  Fiore.  L'Empereur,  une  grande  partie  de  la  Cour,  se 
déclarèrent  pour  l'union  ;  désormais  elle  devait  être  la 
religion  d'État.  Mais  cette  fête  n'offrit  pas  l'aspect  d'une 
fête  populaire;  le  calme  ne  rentra  pas  dans  les  âmes,  et 
les  partis  hostiles  ne  désarmèrent  point.  Au  contraire, 
tandis  que  les  uns  se  réunissaient  à  Sainte-Sophie,  d'autres, 
c'était  la  foule,  se  portaient  au  monastère  du  Pantocrator 
pour  y  consulter  les  oracles  de  Scholarius,  en  religion  Gen- 
nadius.  On  sait  quelle  fut  sa  réponse.  Sans  vouloir  sortir 
de  sa  cellule,  il  afficha  sur  sa  porte  des  anathèmes  contre 
les  Latins  et  des  menaces  contre  les  apostats.  Ce  langage 
acéré,  mélange  de  piété  et  de  fanatisme,  plein  de  cha- 
leur et  d'indignation,  ne  pouvait  qu'attiser  les  passions 
haineuses  en  exaltant  les  esprits.  A  partir  de  ce  jour,  il  y 
eut  entre  les  deux  partis  des  abîmes  infranchissables'. 

Les  faits  parlaient  trop  clairement  par  eux-mêmes,  et 
l'expérience  d'Isidore  était  trop  éprouvée  pour  qu'il  put 
se  méprendre  sur  les  événements  qui  se  passaient  sous  ses 
yeux.  Inutile  de  discuter  jusqu'à  quel  point  les  partisans 

»  MiGNE,  t.  CLVII,  col.  1058. 


LE    CAUniNAL    ISIDORE.  75 

de  l'union  étaient  sincères  dans  leur  assentiment  au  con- 
cile de  Florence.  Beaucoup  d'entre  eux  n'y  voyaient,  selon 
Ducas,  qu'un  expédient  temporaire  pour  échapper  au 
(lanfjer  et  ne  se  faisaient  pas  faute  de  le  proclamer.  En 
effet,  il  est  historiquement  constaté  qu'à  peu  d'exceptions 
près  les  bonnes  dispositions  des  Grecs  ont  été  de  courte 
durée  et  qu'elles  n'ont  pas  résisté  à  l'épreuve.  Mais  la  gra- 
vité des  circonstances  ne  permettait  pas  de  s'attarder  à 
ces  considérations.  Depuis  le  mois  de  juin,  la  guerre  était 
déclarée  par  le  Sultan,  et,  bien  que  les  Turcs  ne  fussent  pas 
encore  entrés  en  campagne,  Mohammed,  du  fond  d'Andri- 
nople,  veillait  sur  sa  proie  et  redoublait  d'activité  avec  la 
bouillante  ardeur  d'un  jeune  conquérant.  Au  milieu  des 
luttes  théologiques,  des  interminables  querelles  surl'héno- 
tikon,  il  fallut  se  préparer  à  une  vigoureuse  défense. 
Ouelques  hallucinés  restaient  seuls  dans  l'inaction  avec  le 
fol  espoir  que  les  anges  descendraient  du  ciel  au  secours 
de  Byzance  lorsque  les  Turcs  seraient  parvenus  à  la  colonne 
de  Théodose.  Ces  étranges  aberrations  n'atteignaient  pas 
Isidore.  Mesurant  le  danger  à  sa  juste  valeur,  il  consacra 
ses  soins  et  ses  forces  à  la  cité  compromise,  mais  admira- 
blement située  pour  braver  les  sièges.  Ducas  lui  reproche 
de  n'y  avoir  pas  mis  assez  d'énergie.  Les  faits  sont  là  pour 
contrôler  cette  assertion  ' . 

Le  jour  même  où  l'hénotikon  avait  été  proclamé  à 
Sainte-Sopliie,  il  y  eut  une  grave  affaire  à  décider  en  vue 
de  la  défense  de  la  ville.  Le  conseil  impérial  en  fut  saisi, 
et,  selon  le  témoignage  de  Léonard,  Isidore  était  toujours 
du  nombre  des  conseillers.  Voici  de  quoi  il  s'agissait  :  cinq 
galères  vénitiennes,  trois  grandes  et  deuxpetites,  s'étaient 

'  Pour  les  sources  relatives  au  siège  de  Constantinople,  voir  Pogodine, 
Pears  et  MoRDTMANN,  passim.  Les  détails  sur  Isidore  nous  ont  été  obligeam- 
ment communiqués  par  M.  Mordtmann. 


76       LES    RUSSES    ET    LE   r.ONCILE   DE    FLORENCE. 

uni'tccs  pour  «juelqiies  jours  dans  le  port;  on  résolut  de 
les  {}arder  indéfiniment  et  de  néjjocier  à  cet  effet  avec  les 
capitaines.  Dès  le  lendemain,  Isidore,  Léonard,  le  consul 
de  Venise,  les  représentants  de  1  Empereur,  se  rendirent 
à  bord  de  la  galère  du  commandant  Diedo.  Leur  proposi- 
tion rencontra  une  vive  résistance,  et  ce  fut  à  grand'peine 
que  Ton  obtint  gain  de  cause. 

Le  23  janvier  1453,  Isidore  vit  arriver  Giovanni  Giusti- 
niani  avec  sept  cents  Génois.  Cette  poignée  de  braves 
devait  former  le  noyau  de  la  garnison.  Le  nombre  des 
hommes  en  état  de  porter  les  armes,  étrangers  et  indi- 
gènes, était  restreint.  Plirantzès  en  fit  le  dénombrement, 
sur  l'ordre  de  l'Empereur,  et  le  chiffre  parut  si  minime 
qu'on  le  tint  caché  comme  un  secret  d  État. 

Si  les  détails  exacts  échappaient  ainsi  au  public,  personne 
ne  pouvait  ignorer  qu'en  général  on  manquait  de  bras.  La 
pénurie  d'hommes  donnait  d'autant  plus  d'importance  aux 
murs  d  enceinte  et  aux  tours  qui  devaient  abriter  les  vail- 
lants, mais  trop  rares  défenseurs.  Pendant  de  longs  siècles, 
depuis  Constantin  et  Justinien  jusqu'aux  Comnènes  et  aux 
Paléologues,  les  Empereurs  avaient  contribué  à  ces  ouvra- 
ges. En  1432,  on  leur  avait  donné  de  grands  développe- 
ments. A  la  veille  du  nouveau  siège,  on  se  remit  à  l'œuvre, 
et  des  travaux  considérables  furent  exécutés.  Le  cardinal- 
légat,  d'après  le  témoignage  de  Léonard,  fit  réparer  à  ses 
frais  la  Xyloporte  et  les  tours  d'Anémas,  dont  la  garde  fut 
confiée  à  des  Génois. 

Mais  déjà  l'heure  fatale  était  imminente.  Le  6  avril,  un 
vendredi,  jour  sacré  chez  les  musulmans,  l'armée  turque 
s'approcha  de  Constantinople  à  la  distance  d'un  mille,  et 
le  siège  fut  solennellement  déclaré.  Bientôt  les  batteries 
se  dressèrent  et  les  navires  ennemis  mouillèrent  dans  le 
Bosphore.  A  l'intérieur  de  la  ville  investie  on  prit  aussi  les 


LE    CAIllUNAI,    ISIIMMU':.  77 

dernières  mesures.  L'Empereur  se;  réserva  la  porlc  Saint- 
Romain.  Quant  au  car(liiial-lé{jal,(jui  avait  sous  ses  ordres 
les  soldais  amenés  de  Rome  et  de  Cliio,  on  lui  confia  la 
Pointe  du  Serai,  connue  autrclois  sous  le  nom  d  an(]le  de 
Saint-Démétrius.  Les  plus  chers  souvenirs  se  rattachaient  à 
cet  endroit.  Là  s'élevaient,  à  côté  des  palais  des  Césars  et 
des  {jrands,  ré{;lisedela  Mèrede  Dieu,  Hodéjétria,  etcelle 
de  Saint-Démétrius,  le  sanctuaire  des  Paléolo^jues,  l'em- 
blème de  la  restauration  byzantine,  avec  le  magnifique 
couvent  où  Isidore  avait  passé  ses  plus  belles  années.  Le 
littoral  qu'il  avait  à  défendre  s'étendait  jusqu'à  la  ])orte 
d  Euyène,  c  est-à-dire  jusqu'à  l'endroit  ou  la  grosse  chaîne 
de  fer  s'abaissait  dans  la  Corne  d'or,  roulant  ses  formida- 
bles anneaux  jusqu  à  la  rive  opposée  de  Galata.  Il  avait 
pour  consigne  de  suivre  les  mouvements  de  la  flotte  otto- 
mane, d  empêcher  les  descentes  et  surtout  de  veiller  à  la 
conservation  de  la  chaîne,  seul  rempart  du  côté  du  Bos- 
phore. 

Le  terrible  duel  entre  la  sombre  énergie  du  déses- 
poir et  le  fanatisme,  l'exaltation  farouche,  l'enthousiasme 
guerrier,  ne  tarda  pas  à  s  engager.  Les  phases  poignantes 
de  ce  drame  ont  été  trop  souvent  racontées  pour  qu'il  soit 
nécessaire  d'y  revenir.  Du  reste,  aucun  témoin  oculaire  ne 
nous  a  renseignés  sur  la  conduite  d  Isidore  pendant  le 
siège,  ni  en  général  sur  ses  aptitudes  militaires.  On  sait 
quelle  fut  l'issue  de  cette  lutte  terrible  et  sanglante.  Les 
forces  étaient  trop  inégales  pour  que  la  victoire  ne  restât 
pas  au  nombre.  L'empereur  Constantin,  retrouvant  sur  le 
bord  des  abîmes  la  fierté  des  Césars  et  l'élan  des  héros,  fit 
des  prodiges  de  valeur  et  succomba,  percé  de  coups,  sur 
les  murs  de  la  ville  assiégée.  Le  29  mai  1453,  la  Nou- 
velle Rome  tomba  haletante,  épuisée,  aux  pieds  du  vain- 
queur et  devint  la  capitale  de  l  Empire  ottoman.  Le  car- 


78       LES    RUSSES    ET    LE   CONCILE    DE    K1,(H;ENCE. 

dinal-légat  fut  témoin  de  l'horrible  carnage  qui  suivit 
l'assaut  et  la  prise  de  la  ville,  mais  plus  heureux  que  la 
plupart  de  ses  compatriotes,  il  échappa  à  la  captivité  et  à 
la  mort. 

Une  légende  s'est  formée  autour  de  ce  fait,  et  c'est 
Pie  H,  dans  ses  commentaires,  qui  lui  a  donné  la  forme 
définitive  pour  en  devenir  ensuite  le  principal  propagateur. 
Activement  recherché  par  les  Turcs,  Isidore  aurait  revêtu 
un  cadavre  de  la  poupre  cardinalice,  et  lui-même  se  serait 
déguisé  en  esclave.  Mêlé  à  la  masse  du  peuple  et  fait  pri- 
sonnier, il  serait  parvenu  à  se  racheter.  La  vérité  vraie  est 
plus  simple.  Isidore  l'a  dévoilée  à  Leonardo  Benvoglienti, 
envoyé  de  Sienne  à  Venise.  A  peine  entré  dans  la  ville, 
Mohammed  II,  bien  renseigné  par  ses  espions,  demanda, 
en  effet,  la  tête  du  cardinal.  Des  amis  dévoués  lui  en  por- 
tèrent une  autre,  affublée  probablement  d'un  chapeau 
rouge.  Isidore  bénéficia  de  la  substitution,  ne  fut  jamais 
reconnu,  et,  comme  il  le  dit  expressément,  n'eut  jamais 
de  captivité  à  subir.  Homme  de  foi,  il  y  voyait  un  miracle 
de  la  Providence. 

La  rapidité  du  voyage  d'Isidore  parle  en  faveur  de  cette 
version.  Le  7  juillet,  il  était  déjà  à  Candie,  l'ancienne 
Crète,  d'où  il  écrivit  une  lettre  qui  a  été  souvent  imj)rimée 
avec  les  adresses  les  plus  variées  ;  au  fond  elle  est  destinée 
à  toute  la  chrétienté.  C'est  un  cri  d'alarme.  On  reconnaît 
l'humaniste  dans  l'abondance  des  figures,  la  richesse  des 
images,  la  hardiesse  des  expressions.  Blessé  au  cœur, 
frappé  dans  ses  plus  chères  affections,  il  ne  pouvait  s  épan- 
cher que  dans  des  dithyrambes.  L'homme  pratique  repa- 
raît lorsqu'il  touche  à  l'avenir  :  il  énumère  les  forces  des 
Turcs,  découvre  leurs  desseins  sur  la  Hongrie  et  l'Italie, 
appuie  sur  la  nécessité  d'une  croisade.  Quant  à  sa  per- 
sonne, il  se  borne  à  dire  qu'il  a  supporté  bien  des  épreuves. 


I.E   CAllDINAL    ISlhnHi:.  79 

<()uru  bien  des  danjjers,  mais  que  Dieu  l'a  délivré  des 
tiiains  des  impies  comme  il  a  sauvé  Jouas  du  sein  de  la 
baleine.  L'évèque  de  Mytilènc,  Léonard,  écrivit  de  son 
côté  un  rapport  à  Nicolas  V  sur  la  prise  de  Gonstatitiuople. 
Cette  pièce,  datée  de  Chio,  16  août  1453,  contient  de  pré- 
cieux détails,  mais  ne  dit  rien  sur  les  dernières  péripéties 
d'Isidore. 

Au  mois  de  novembre,  le  cardinal-légat,  en  route 
pour  Rome,  s'arrêtait  à  Venise.  La  Seigneurie  l'accueillit 
avec  de  grands  égards.  Une  réputation  intègre  le  précé- 
dait, et  le  malheur  augmentait  son  prestige.  Sur  Ben- 
voglienti,  qui  nous  fournit  ces  renseignements,  il  produisit 
une  impression  profonde.  Il  lui  parut  être  l'homme  pro- 
videntiel destiné  à  soulever  les  chrétiens  contre  les  Turcs, 
et,  pénétré  de  respect,  le  diplomate  italien  recueillait  ses 
oracles  «  avec  terreur  et  dévotion  «  .  Plus  explicite,  plus 
incisif  que  dans  sa  lettre,  Isidore  prévoyait  que  si  l'on 
tardait,  ne  fût-ce  que  six  mois,  à  se  mettre  en  campagne, 
c'en  était  fait  de  la  Hongrie  et  de  l'Italie.  Encore  sous 
le  coup  du  récent  désastre,  il  ne  tarissait  pas  sur  la 
cruauté  des  Turcs,  leur  haine  du  Giaour,  leur  richesse  en 
or  monnayé,  leur  armée,  leur  flotte,  donnant  ici  des  cliiF- 
fres  quelque  peu  différents  de  ceux  qu'il  avait  adoptés 
dans  sa  lettre. 

De  Venise  il  alla  partager  à  Bologne  ses  tristesses  pa- 
triotiques avec  Bessarion  qui,  à  titre  de  légat,  adminis- 
trait le  Bolonais.  Le  cardinal  de  Nicée  n'avait  pas  attendu 
l'arrivée  d'un  témoin  oculaire  pour  élever  la  voix  en  faveur 
de  Byzance.  Dès  le  13 juillet  1453,  avec  des  accents  pathé- 
tiques, il  avait  supplié  le  doge  Francesco  Foscarini  de  ne 
pas  abandonner  la  malheureuse  cité  de  Constantin.  N'avait- 
on  pas  le  droit,  en  face  de  l'audacieux  défi  des  Ottomans, 
d'espérer  une  prompte  revanche?  Mais  en  arrivant  àRome, 


80       LES    lUJSSKS    ET    LE    CONÇU. H    I>K    1' I.O  P.  KN  C  E. 

Is-idoie  |)ul  se  convaincre  qu  on  y  nieltiail  de  la  mollesse 
et  des  lenteurs  '. 

La  première  nouvelle  de  la  prise  de  Constantinople 
retentit  eu  Europe  comme  un  coup  de  loudre.  Le  boule- 
vard avancé  de  la  clircticnté  livrait  en  s'écroulant  tout  le 
passé  de  l'Occidenl  avec  ses  gloirjs,  son  progrès  et  sa 
science  à  la  merci  des  plus  fiers  ennemis  de  la  Croix. 
Jj'Islani  arborait  le  Croissant  dans  le  centre  d'où  Constantin 
avait  voulu  gouverner  le  monde,  dans  le  foyer  des  grandes 
relations  internationales,  1  entrepôt  du  commerce  asia- 
tique. Les  peuples  menacés  par  les  Turcs  ne  s'y  trompè- 
rent point  :  on  comprit  que  la  question  d'Orient  s'impo- 
sait tout  à  coup,  brutalement,  dans  des  proportions 
colossales.  C'était  comme  un  choc  violent  qui,  brisant  les 
obstacles,  accumulant  les  ruines,  annonçait  les  approches 
d'un  ordre  de  choses  nouveau. 

Nicolas  V  avait  des  motifs  tout  particuliers  pour 
s'émouvoir  profondément.  Le  28  avril,  il  avait  envoyé  au 
secours  de  Byzance  dix  galères  avec  des  navires  de  Naples, 
de  Gênes  et  de  Venise.  Cette  petite  flotte  dont  l'appoint 
eût  été  inappréciable  était  arrivée  trop  tard,  et  maintenant 
c'était  à  lui,  pontife  et  père  de  la  chrétienté,  de  prévoir 
l'avenir,  de  réunir  les  forces  éparses,  d'opposer  aux  armes 
ottomanes  les  armes  chrétiennes.  Ingrate  besogne!  Aux 
premières  impressions  de  terreur  succédèrent  bien  vite 
les  calculs,  les  jalousies  et  les  intrigues.  Tandis  que  le 
Pape  lançait  sa  bulle  du  30  septembre  1453,  et  prêchait  la 
croisade  contre  «  l'avant-coureur  de  1  Antéchrist  »  ,  Gênes 
et  Venise  faisaient  la  paix  avec  les  Turcs,  Naples  et  Milan 
gardaient  la  neutralité,    et  les   représentants   des  États 

'  Pu  SKC.  Comm.,  p.  300.  —  Archives  de  Sienne,  Coiicistoro,  Lettere  ad 
ann.,  1453.  —  L'Eccy,  p.  76.  —  Muratori,  t.  XVIII,  col.  701.  —  JoacA, 
p.  518,  520,  etc.  —  Blbl.  nat.,  fonds  latin,  n'  3127,  f.  198  v». 


LE    CAI'.  niNAI,    ISIDOKE.  SI 

d'Italie,  réunis  à  lioine  pour  assurer  la  paix  intérieure 
avant  la  g^ncrre  au  dehors,  se  séparaient,  on  mars  145  4, 
sans  avoir  rien  cohcIii.  Il  fallut  qu'un  sini|)le  moine 
augustin,  frère  Simonelto,  \int  à  la  rescousse  des  diplo- 
mates. Grâce  à  lui,  le  9  avril,  la  paix  de  Lodi  fut  acceptée, 
et,  le  2  mars  de  l'anne'e  suivante,  une  li{;ue  offensive  et 
défensive  put  être  ratifiée  par  le  Pape. 

Ce  n'étaient  là  que  des  préliminaires  pour  la  croisade, 
mais  des  préliminaires  indispensables,  et  il  est  permis  de 
supposer  que  le  cardinal  Isidore  y  coopéra  activement, 
quoique  son  nom  ne  paraisse  guère  dans  les  correspon- 
dances diplomatiques  du  temps.  Une  seule  fois  il  est  fait 
mention  de  lui.  La  république  de  Gènes  avait  été  accusée 
d'avoir,  après  la  prise  de  Gonstantinople,  abandonné  ses 
vaisseaux  au  Sultan,  tandis  qu'ils  étaient  en  réparation  à 
Clîio.  Le  doge  Pietro  Gampofregoso  tenait  à  se  justifier 
d  une  manière  éclatante.  Il  s'adressa  au  cardinal  Isidore, 
et  la  lettre  de  celui-ci,  très  élogieuse  pour  les  Génois,  mais 
dont  le  texte  ne  s'est  pas  retrouvé,  fut  envoyée  en  France, 
en  Bourgogne  et  en  Angleterre  ^ 

Quant  à  Nicolas  V,  il  ne  put  voir  les  résultats  de  la  paix 
qu  il  avait  eu  tant  de  peine  à  établir.  Miné  par  la  goutte, 
déçu  dans  ses  espérances,  aux  prises  avec  des  factieux, 
obsédé  par  le  spectre  islamique,  ce  Pape  qui  n'avait  rêvé 
que  1  âge  d'or  pour  l'Italie  et  se  voyait  menacé  par  le  poi- 
gnard d'un  Stefano  Porcaro,  expira  saintement,  entouré 
de  moines,  dans  la  nuit  du  24-  au  25  mars  1455.  Le  car- 
dinal rutlîène,  comme  bien  d'autres,  perdait  en  lui  un 
insigne  bienfaiteur. 

Dans  le  conclave  qui  s'ouvrit  le  4  avril,  ce  n'était  ni  le 
doyen  d'âge  Fieschi,  ni  le  sous-doyen  Isidore,  mais  Bessa- 

ï  Archives  de  Gènes,  Rejistro  lit(.,  t.  XVIII,  f.  526  v» 


82  T. ES  nrSSES  ET  LE  CONr,II,E  DE  FLORENCE, 
rion  qui  attirait  tons  les  re{]^ards.  Ses  talents,  son  influence, 
la  n'îMilarité  de  sa  vie,  sa  haute  compétence  dans  les  ques- 
tions d'Orient,  le  rendaient,  en  face  du  péril  ottoman, 
parlicnlièrement  difjne  de  la  tiare.  Les  électeurs  le  com- 
prirent si  bien  qu'ils  le  mirent  sur  les  rangs.  Cette  candi- 
dature avait,  en  outre,  un  caractère  très  suggestif.  L'élec- 
tion d'un  Grec  eût  mis  le  sceau  au  concile  de  Florence  et 
resserré  les  liens  des  Églises  d'OrientavecrÉglisedeRome. 
Un  vulgaire  amour-propre  fit,  paraît-il,  échouer  cette 
combinaison  :  on  craignait  que  les  Latins  ne  parussent 
dépourvus  d'hommes  capables  d'occuper  le  Saint-Siège. 
D'après  le;^  bruits  qui  couraient  autour  du  conclave,  c'est 
le  cardinal  Alain  de  Coëtivy  qui  se  serait  mis  à  la  tête  de 
l'opposition,  faisant  valoir  que  Bessarion  était  un  néophyte 
et  qu'il  n'avait  même  pas  encore  rasé  sa  barbe.  Ces  objec- 
tions eurent  du  succès,  et  par  une  espèce  de  compromis 
tacite,  les  voix  se  reportèrent  sur  un  cardinal  octogénaire, 
Alonzo  Borja,  qui  prit  le  nom  de  Calixte  III. 

Rejeton  d'une  race  illustre,  il  avait  grandi  dans  l'hor- 
reur héréditaire  des  Mores,  et,  si  on  lui  reproche  avec  rai- 
son de  s'être  trop  entouré  de  neveux  et  de  compatriotes, 
il  faut  lui  rendre  cette  justice  qu'il  poussa  son  cri  de 
guerre  contre  les  Turcs  avec  la  fière  assurance  d'un  hidalgo 
et  une  ardeur  qui  n'avait  rien  ]de  sénlle.  Sans  doute,  les 
traditions  de  Nicolas  V  furent  brusquement  interrompues, 
on  coupa  les  vivres  aux  humanistes,  qui  ne  purent  jamais 
s'en  consoler,  mais  Belgrade  fut  arrachée  au  Croissant  par 
rhéroïque  Hunyadi,  le  Danube  fut  rendu  à  la  libre  circu- 
lation, et  le  Pape  préparait  une  sérieuse  campagne. 

Dans  ces  conjonctures,  on  aurait  pu  croire  que  l'ancien 
défenseur  de  Bvzance  occuperait  une  place  m^arquante; 
mais,  en  réalité,  durant  tout  le  pontificat,  son  rôle  a  été 
plutôt  terne  et  effacé.  Tandis  que  Bessarion  est  environné 


LE   CARDINAL    ISIDOnE.  83 

d'éclat,  remue  les  grandes  al-Caires,  remj)lil  une  mission 
importante  auprès  du  roi  Alphonse  de  Naples  (jui,  entouré 
(le  lettrés  et  de  poètes,  le  reçoit  avec  une  courtoisie  raf- 
liiiée,  le  cardinal  ruthène  reste  dans  la  pénombre  et  ne 
seuible  pas  mêlé  de  près  aux  événements.  En  jnars  I  i5(), 
il  se  rendit  à  Venise,  non  dans  un  but  politique,  mais  pour 
une  affaire  privée.  Son  caractère  apparaît  ici  sous  un  jour 
nouveau,  et  quelques  détails  sur  ce  sujet  ne  seront  point 
oiseux.  Le  patriarcat  de  Constantinople  avait  dos  pro- 
priétés à  Négrepont,  où  flottait  encore  le  drapeau  de  Saint- 
Marc,  et  elles  avaient  été  confiées  h  un  gérant  vénitien, 
Bernardo  Dandulo,  Après  trois  ans  d'administration, 
celui-ci  ne  versa  que  trois  cents  ducats,  somme  dérisoire, 
car  les  revenus  étaient  évalués  à  un  minimum  total  de 
deux  mille  quatre  cents  ducats.  Isidore,  dont  relevaient  ces 
domaines,  n'était  pas  d'humeur  à  tolérer  pareil  abus.  Il 
partit  pour  Venise,  exhiba  des  lettres  du  Pape  et  de  ses 
collègues,  porta  plainte  au  Sénat,  le  pressa  vivement  et 
obtint  trois  juges  spéciaux  pour  sa  cause.  Leur  sentence 
lui  fut  favorable.  Après  avoir  pris  des  informations  et  com- 
pulsé les  livres  de  Dandulo,  qui  ressemblaient  à  des  gri- 
moires, ils  le  condamnèrent,  le  4  juin  1456,  en  tenant 
compte  de  certaines  autres  dépenses,  à  ajouter  encore 
onze  cent  quarante-cinq  ducats  aux  trois  cents  qu  il  avait 
déjà  payés.  Ce  versement  a-t-il  jamais  été  effectué?  C'est 
plus  que  douteux,  car,  le  8  mars  1458,  toute  cette  procé- 
dure a  été  annulée  et  biffée  dans  les  registres  par  la  main 
du  notaire.  Cet  incident  n'est  pas  un  fait  isolé  ;  des  affaires 
analogues  se  reproduiront  encore  bientôt. 

En  attendant,  le  cardinal  profita  de  son  voyage  pour 
rendre  service  à  ses  compatriotes.  Ils  étaient  nombreux  à 
Venise  et  n'avaient  pas  de  centre  commun.  Une  église  fut 
réclamée  pour  eux  où  ils  pussent  célébrer   leurs  offices 


81       LES    RUSSES    ET    I.E    r.ONCII.E   DE    ELOUENCE. 

selon  le  rite  oricnlal.  Le  Pape  écrivit  dans  le  nïéuie  sens 
au  patriarche,  et  celui-ci  prêta  volontiers  son  concours, 
car  ces  Grecs,  d'après  les  documents  officiels,  étaient 
catholiques  et  vivaient  sous  Tobéissancc  du  Saint-Sièjje. 
Le  Sénat  n'accéda  à  ce.>  vœux,  le  18  juin  1  456,  qu'à  demi. 
Au  lieu  d'église,  il  accorda  un  terrain  avec  faculté  de  con- 
struire. Cette  générosité  ne  manquait  pas  d'ironie,  car, 
avant  à  peine  de  quoi  vivre,  les  Grecs  ne  pouvaient  songer 
à  bâtir.  On  se  vit  donc  obligé,  pour  le  moment,  de  leur 
attribuer  une  chapelle  à  San-Biagio,  et  c'est  seulement 
bien  plus  tard  que  fut  édifiée  l'église  nationale  de  San- 
Giorgio  ^ 

Si  l'action  d'Isidore  paraissait  peu  au  dehors,  ce  n'est  pas 
que  ses  relations  personnelles  avec  le  Pape  fussent  tendues. 
Il  est  vrai  qu'au  début  du  pontificat  il  eut  à  subir  un  petit 
échec.  Se  prévalant  d'un  bref  de  Nicolas  V,  il  avait  nommé 
un  vicaire  pour  l'île  de  Crète,  mais,  sur  la  plainte  de 
l'évêque,  la  nomination  fut  cassée  et  le  bref  annulé.  Ce 
n'était  là,  du  reste,  qu'une  mesure  administrative,  et  elle 
n'eut  aucune  conséquence  fâcheuse.  Au  contraire,  c'est  à 
partir  de  cette  époque  que  le  cardinal  ruthène  commence 
à  émarger  au  budget  avec  une  pension  mensuelle  de  cent 
ducats  qu'il  conserva  sa  vie  durant.  En  outre,  Calixte  III 
lui  conféra  de  nouveaux  bénéfices  :  le  10  mai  1456,  il 
l'investit  de  l'église  de  Nicosie,  que  le  roi  de  Chypre  usur- 
pait pour  son  fils,  Jacques  le  Bâtard,  dont  il  sera  question 
encore  plus  bas,  et,  à  une  date  incertaine,  il  lui  assigna 
une  pension  de  cinq  cents  livres  sur  l'abbaye  de  San-Bar- 
tholo  dans  le  Ferrarais. 

'  Archives  de  Venise,  Sen.  Secr.,  t.  XX,  f.  95  v'.  — Sen.  Terra,  t.  IV, 
f.  6  v°,  f.  9  v°.  —  La  présence  d'un  trèi  vénérable  cardinal  est  signalée  au 
mois  d'août  1455  à  Constantinople,  Ilav5o)pa,  t.  XVIII,  p.  452.  Serait-ce 
Isidore?  M.  Legrand,  de  qui  je  tiens  ce  précieux  renseignement,  incline  vers 
cette  opinion. 


LR    CAKIHNAI.    ISIlM)li  IC.  85 

Par  contre,  Isidore  résigna  enlie  les  mains  du  l'npe  les 
droits  qui  lui  revenaient  encore  sur  la  métropole  de  Kiev. 
On  se  rappelle  que,  depuis  1  45  1 ,  il  ne  l'avait  j)lu8  qu'à  titre 
de  commende.  Nicolas  V  avait  eu  recours  à  un  expédient; 
désormais  une  solution  définitive  s'imposait  :  les  adhérents 
slaves  au  concile  de  Florence  ne  pouvaient  être  sauvés  qu'à 
ce  prix.  Aux  yeux  de  Rome,  .lonas,  protégé  par  Vasili, 
reconnu  pendant  quelque  temps  par  Casimir,  décoré  du 
titre  de  métropolite  de  Kiev,  n'était  qu'un  intrus  d'autant 
moins  acceptable  qu'il  combattait  [)lus  ardemment  le 
pacte  d'union.  On  savait,  d'ailleurs,  qu'à  Moscou  son 
crédit  était  inébranlablement  établi  et  qu'en  vain  essave- 
rait-on  de  négocier  avec  le  grand  kniaz.  D'autre  part,  en 
Pologne  et  en  Lithuanie,  les  affaires  se  présentaient  sous 
un  aspect  plus  favorable.  Depuis  la  disparition  de  l'anti- 
pape Félix  V,  le  roi  Casimir  était  réconcilié  avec  Rome, 
et,  au  point  de  vue  politique,  il  avait  pu  se  convaincre 
qu'un  métropolite  résidant  en  Pologne  était  préférable  à 
un  métropolite  résidant  à  Moscou.  L'idée  d'un  partage  de 
la  vaste  métropole  de  Kiev  s'offrait  donc  d'elle-même,  et 
elle  fut  adoptée.  La  partie  moscovite  resta  sous  la  juridic- 
tion d'Isidore,  quoique  ses  fonctions  dans  ces  contrées 
fussent  purement  nominales.  Quant  aux  neuf  diocèses 
qui  se  trouvaient  en  Pologne  et  en  Lithuanie,  ils  furent 
complètement  détachés  des  diocèses  moscovites,  con- 
stitués en  province  ecclésiastique  indépendante,  et  con- 
fiés à  Grégoire,  l'inséparable  compagnon  d'Isidore,  qui 
lui  avait  succédé  dans  l'abbaye  de  Saint-Démétrius  et  le 
remplaçait  maintenant  dans  une  partie  de  sa  métropole. 
On  donna  à  l'élu  le  titre  d'archevêque  de  Kiev,  de 
Lithuanie  et  de  toute  la  Russie  inférieure.  Ces  mesures 
étaient  prises  depuis  le  21  juillet  1458,  mais  les  actes 
n'étaient  pas  encore  rédigés  lorsque  Galixte  vint  à  mourir, 


86       LKS    IlITSSliS    ET    LE    CONCILE    DE    FLOIIENCE. 

laissant  à  son  successeur  le  soin  de  réyler  cette  affaire  ', 
Le  nouveau  pape  Pie  II,  qui  avait  porté  jusque-là  le 
grand  nom  d'^Eneas-Sylvius,  comptait  dans  ses  livres  et 
même  dans  sa  vie  quelques  pages  qu'il  desavouait  franche- 
ment depuis  qu'il  prenait  au  sérieux  son  caractère  sacer- 
dotal. S'il  rappelait  Nicolas  V  par  l'amour  des  lettres,  il 
égalait  Calixte  III  par  son  ardeur  contre  les  Turcs;  mais, 
pour  des  raisons  qui  nous  échappent,  le  cardinal  Isidore 
nourrissait  envers  l'ancien  secrétaire  de  Frédéric  III  des 
sentiments  hostiles.  Il  en  donna  la  preuve  pendant  le  con- 
clave, qui  fut  assez  mouvementé.  Le  cardinal  de  Rouen 
Guillaume  d'Estouteville  était  le  plus  puissant  rival  du 
cardinal  de  Sienne  iEneas-Sylvius.  Isidore  vota  pour  le 
représentant  du  parti  français,  qui  n'eut  jamais  le  nombre 
de  voix  suffisant.  Ce  n'est  pas  que  les  intrigues  fissent 
défaut,  mais  elles  furent  toutes  déjouées,  et  le  futur  élu 
s'est  donné  le  malin  plaisir  de  les  narrer  sans  ménage- 
ment aucun  pour  ses  collègues.  Le  dernier  scrutin  donna 
lieu  à  une  scène  de  vivacité.  A  l'issue  de  la  messe,  on  se 
réunit  pour  voter.  Isidore  était  le  premier  des  trois  cardi- 
naux rangés  autour  de  l'autel  pour  surveiller  le  calice  d'or 
dans  lequel  les  électeurs  jetaient  leur  bulletin.  iEneas  eut 
neuf  voix,  d'Estouteville  n'en  eut  que  six.  C'était  une  vic- 
toire, mais  elle  n'était  pas  complète,  et  les  cardinaux 
fatigués  de  tant  d'essais  inutiles  recoururent  au  vote  par 
accession.  Au  milieu  d'un  silence  solennel,  Rodrigo  Borja 
proclama  le  premier  ^Eneas-Sylvius  ;  aussitôt  ce  nom  vola 
de  bouche  en  bouche.  Pour  empêcher  l'élection,  Isidore 
et  Torquemada  tentèrent  de  quitter  la  salle  et  d'entraîner 

'  Archives  du  Vatican,  Regesta,  n»  437,  f.  274  v»;  n»  450,  f.  192  v».  — 
Archives  de  Milan,  Pot.  est.,  Jioma,  1461,  7  février.  Pour  les  pensions 
d'Isidore,  voir  aux  archives  d'État  de  Rome  la  série  des  Mandati,  et  celle  des 
Introitus  et  Exitus  aux  archives  du  Vatican.  La  première  contient  les  ordres 
de  payement,  la  seconde  leur  exécution. 


LE   CARDINAL    ISIDORE.  ^7 

leurs  partisans  avec  eux,  mais  il  ëtait  trop  tard.  La  majo- 
rité (les  électeurs  étant  déjà  {ja{jnée,  ils  durent  accepter 
son  vote  et  le  ratifier'. 

Pie  II  ne  tint  pas  rigueur  à  Isidore  de  l'opposition  contre 
iEneas-Syivius.  Sa  bénévole  nature  semble  même  s'être 
complu  à  se  venger  noblement  d'un  adversaire  désormais 
inollensif.  La  pension  du  cardinal  ruthène  sur  le  trésor  fut 
maintenue.  Dès  le  5  septembre  1458,  il  reçut  Tévêché  de 
(lorfou  qu'il  résigna,  le  8  mars  de  l'année  suivante,  en  se 
réservant  une  rente  viagère  de  trois  cents  florins  sur  la 
niense  épiscopale.  Deux  mois  après  ce  premier  bénéfice, 
le  9  novembre  1458,  nouvelle  collation  de  la  collégiale  de 
Santa-Agata  de'Goti.  Située  de  nos  jours  dans  un  quartier 
populeux  et  desservie  par  les  Irlandais,  cette  église  était 
alors  isolée,  mais  riche  d'antiques  souvenirs.  Les  Goths  en 
avaient  fait  un  temple  arien;  saint  Grégoire  l'avait  rendue 
au  culte  catholique,  et,  jusque  vers  la  fin  du  seizième  siècle, 
on  y  voyait  encore  les  épigraphes  et  les  mosaïques  de 
Flavius  Ricimer. 

Au  cours  de  la  même  année  1458,  Pie  II  s'appliqua 
sérieusement  aux  affaires  de  Russie,  qui  attendaient  encore 
leur  solution.  Géographe  et  historien,  passionné  pour  les 
notices  curieuses  et  exotiques,  ces  contrées  lointaines  de- 
vaient rintéresser  d'autant  plus  qu'elles  étaient  moins 
connues.  Au  concile  de  Bàle,  il  avait  recueilli  des  détails 
sur  les  Lithuaniens,  et  ses  voyages  dans  l'Europe  centrale 
l'avaient  mis  en  veine  de  composer  un  livre  sur  la  Pologne, 
la  Prusse  et  la  Lithuanie.  Les  intérêts  de  la  foi  se  greffaient 
maintenant  sur  les  goûts  littéraires.  Calixte  III  avait  initié 
le  collège  cardinalice  aux  mesures  qu'il  méditait  pour  la 
division  de  la  métropole  russe  et  la  nomination  d'un  nou- 

1  Pu  SEC.  Comm.,  p.  30.  —  Cugnoni,  p.  184. 


88       LES    nUSSES    ET   LE    CONCILE   DE    ELOUENCE. 

veau  tilulaire  ilan?  la  pailic  méridionale.  Ce  programme 
fut  maintenu  en  tous  points,  et  Pie  II  ratifia  le  choix  de 
Grégoire  pour  le  siège  de  Kiev.  Le  moine  basilien  fut  con- 
sacré évéque  par  le  patriarche  Grégoire  Mammas,  et  tous 
les  souvenirs  d'un  passé  encore  récent,  Florence,  Moscou, 
Constantinople,  se  confondirent  dans  cette  cérémonie 
reproduisant  l'image  de  l'unité  de  l'Église.  Le  bref  ponti- 
fical relatif  à  ces  dispositions  est  daté  du  II  septembre 
1458.  Jonas,  si  profondément  vénéré  à  Moscou,  y  est 
traité  de  moine  ambitieux  et  rebelle,  d'intrus  sacrilège, 
de  fils  d'iniquité  et  de  perdition.  Le  même  jour,  s'adres- 
sant  au  roi  Casimir,  Pie  II  lui  recommande  de  surveiller 
ce  dangereux  sujet  et,  si  l'occasion  s'en  présente,  de  le 
jeter  dans  les  fers  afin  qu'il  puisse  être  jugé.  Par  contre, 
dans  les  lettres  aux  suffragants  de  Kiev,  au  chapitre,  au 
clergé  et  aux  fidèles,  Grégoire  leur  est  présenté  comme 
leur  vrai  pasteur  auquel  ils  doivent  respect  et  obéis- 
sance. 

Désormais  les  équivoques  devenaient  impossibles.  Pie  II 
avait  tranché  les  positions  avec  une  rudesse  dont  s'inspi- 
raient souvent  les  raffinés  de  la  Renaissance,  mais  que 
les  Moscovites  n'appréciaient  guère.  Le  roi  de  Pologne 
Casimir,  changeant  de  politique,  se  déclara  ouvertement 
pour  Grégoire,  le  prit  sous  sa  protection,  écrivit  même  au 
grand  kniazVasili,  naturellement  sans  succès,  pour  le  faire 
accepter  à  Moscou.  Les  efforts  de  Jonas  afin  de  sauve- 
garder son  autorité  en  Pologne  et  en  Lithuanie  échouèrent 
aussi  :  peu  à  peu  des  abîmes  se  creusaient  entre  les  deux 
fractions  de  l'ancienne  métropole.  Vers  la  même  époque, 
le  chevalier  Nicolas  Jagubi,  comte  du  sacré  palais  de  La- 
tran,  fut  envoyé  en  qualité  de  nonce  du  Saint-Siège  ad 
parles  Ruthenorum.  Il  est  probable  que  cette  mission  n'était 
pas  étrangère  à  l'installation  de  Grégoire,  mais  il  n'en  reste 


l.E   CAR  DUS  AL    iSIDOIlE.  89 

(1  autre  trace  i\ne  le  sauf-conduit  délivré  par  le  Pape,  le 
17  janvier  l  i59  '. 

Pour  graves  et  importantes  qu'elles  fussent,  toutes  ces 
questions  ne  s'en  bornaient  pas  moins  à  des  nations  par- 
ticulières; il  y  en  avait  une  autre  qui  embrassait  la  chré- 
tienté tout  entière,  et  de  laquelle  Isidore  ne  pouvait  se 
désintéresser.  Lors  de  la  chute  de  Byzance,  le  Pape,  encore 
secrétaire  de  Frédéric  III,  avait  entrevu  les  terribles  con- 
sécjuences  de  celte  catastrophe;  c'était  à  lui  maintenant  de 
les  conjurer  et  de  soulever  les  croyants  contre  les  infidèles. 
Pie  II  accepta  sa  mission.  Malgré  l'apathie  des  princes,  il 
convoqua,  pour  discuter  la  croisade,  un  congrès  à  Mantoue, 
et  partit  dans  cette  direction  en  janvier  1459.  Cinq  cardi- 
naux seulement  l'accompagnaient,  les  autres  devaient  le 
suivre  à  bref  délai. 

Isidore  le  rejoignit  probablement  à  Sienne,  car  c'est  là 
qn  il  fut  comblé  d  honneurs,  et  voici  à  quelle  occasion.  Une 
grande  existence  venait  de  s'éteindre.  Vers  lu  fin  de  1458, 
Grégoire  Mammas  était  mort,  loin  de  la  terre  natale,  et  les 
cendres  du  patriarche  ensevelies  à  San-Giorgio  in  Velabro 
proclament  sa  fidélité  aux  serments  de  Florence  jusqu'au 
delà  du  tombeau.  Le  siège  des  Chrysostome  devenait 
vacant,  et  Pie  II  n'hésita  pas  à  revêtir,  le  20  avril  1459, 
de  la  dignité  patriarcale  le  cardinal  ruthène.  A  la  vérité, 
cette  promotion  se  réduisait  principalement  à  un  titre  tant 
que  l'Islam  serait  maitre  du  Bosphore,  mais  elle  augmen- 
tait quand  même  le  prestige  du  cardinal,  et  démontrait  la 
confiance  pontificale  en  lui,  d'autant  plus  que  Pie  II  ne 
renonçait  pas  à  l'espoir  de  reconquérir  Gonstantinople  soit 
par  les  armes  des  croisés,  soit  par  celles  de  son  éloquence, 
témoin  sa  fameuse  lettre  au  sultan  Mohammed  avec  l'exhor- 

'  Archives  du  Vatican,  Regesta,  n°  468,  f.  6,  25,  150  v»,  156,  157, 
321  ;  n"  470,  f.  144,  268  v». 


'JO       LKS    RUSSES    ET    LE    CONCILE   DE   FLORENCE. 

talion  au  baptême.  Les  ressources  matérielles  d'Isidore 
s'aufjmcntaient  du  même  coup.  D'abord,  l'Église  de  Con- 
stantinople,  qu'il  avait  déjà  en  commende,  passait  complè- 
tement sous  son  administration,  et  les  propriétés  patriar- 
cales ne  relevaient  plus  que  de  lui.  Ensuite,  à  l'occasion 
du  même  bref,  l'Église  de  Nicosie  lui  était  retirée  et  puis 
immédiatement  rendue.  Enfin,  une  autre  pièce  officielle 
lui  donnait  les  plus  larges  facultés  pour  la  location  de  ses 
biens-fonds  '. 

Le  congrès  de  Mantoue  dura  près  de  huit  mois,  et  ne 
fut,  au  fond,  qu'une  longue  suite  de  déceptions.  Si  le  sou- 
venir qui  en  reste  à  la  bibliothèque  de  Sienne  est  un  chef- 
d'œuvre,  si  le  pinceau  de  Pinturicchio  a  rendu  immortelle 
la  harangue  de  Pie  II,  l'effet  qu'elle  produisit  sur  les 
auditeurs  ne  fut  pas  si  durable,  et  toutes  ces  longues  et 
fastidieuses  délibérations  n'aboutirent  pas  à  une  sérieuse 
coalition  de  puissances  belligérantes.  La  bulle  de  croisade, 
publiée  le  14  janvier  1460,  ne  suscita  qu'un  médiocre 
enthousiasme,  et  les  échos  de  la  voix  pontificale  s'en 
allèrent  mourir  au  pied  des  Alpes. 

Les  questions  qui  se  débattaient  au  congrès  étaient  les 
mêmes  qui  préoccupaient  constamment  Isidore,  mais  ici, 
comme  à  Florence  et  ailleurs,  il  s'efface  à  côté  de  Bessa- 
rion.  Le  cardinal  de  Nicée  prononce  un  pathétique  dis- 
cours, obtient  le  renfort  demandé  pour  la  Morée  par  les 
ambassadeurs  de  Thomas  Paléologue;  quant  au  patriarche 
de  Constantinople,  il  semble  avoir  gardé  le  silence  et  tra- 
vaillé dans  l'ombre,  car  il  est  certain  qu'il  n'est  pas  resté 
inactif,  quand  même  il  n'aurait  pas  élevé  la^voix.  Il  est 
vrai  qu'il  s'absenta  du  congrès  pendant  quelque  temps  :  le 
27  avril  et  le  9  mai  1459,  nous  le  trouvons  à  Venise,  et  la 

•  Archives  du  Vatican,  Regesta,  n»  470,  f.  195  y",  463,  464. 


LE   CAUniNAL    ISIDOllK.  91 

Seigneurie  délibère  sur  les  menus  prc'sents  à  lui  offrir.  Mais 
peut-être  cette  excursion  a-t-elle  été  faite  en  vue  d'un 
projet  qui  rentrait  dans  la  j)olitif[ne  {jéncrale  du  con{}rès, 
et  dont  le  cardinal  Isidore  s'était  lait  le  promoteur  attitré. 
Une  ardeur  guerrière  l'animait;  il  voulait  enrôler  des  sol- 
dats, voler  au  secours  des  Hellènes  et  entreprendre,  à  son 
propre  compte,  une  campagne  dans  la  Morée,  indépen- 
damment de  celle  que  patronaient  Bessarion  et  Bianca 
Sforza.  En  effet,  à  peine  le  congrès  terminé,  au  plus  fort 
de  l'hiver,  en  février  1460,  il  est  déjà  à  Ancône,  ache- 
tant des  armes,  préparant  des  embarcations,  dirigeant  ses 
regards  vers  les  rivages  de  l'Hellade.  En  même  temps,  il 
envoie  des  explorateurs  pour  voir  s'il  peut  s'aventurer 
avec  sa  petite  troupe  sans  s'exposer  à  être  massacré  en 
route  par  les  forces  supérieures  des  Turcs.  Les  renseigne- 
ments durent  être  peu  rassurants,  car,  au  mois  de  mai, 
Isidore  n'avait  pas  encore  quitté  Ancône,  et  Pie  II  nous 
apprend  qu'il  revint  ensuite  à  Rome  sans  avoir  risqué 
sa  belliqueuse  entreprise.  Elle  n'avait  assurément  aucune 
chance  de  succès.  La  même  année,  les  Turcs  envahirent  la 
Morée  ;  le  despote  Thomas  Paléologue  prit  la  fuite  et  s'en 
vint  à  Rome,  où  il  eut  avec  le  cardinal  ruthène  de  fré- 
quents rapports  sur  lesquels  nous  reviendrons  ailleurs  '. 
Du  reste,  les  jours  de  travail  et  d'activité  étaient  comptés 
pour  Isidore.  Depuis  quelque  temps  déjà,  sa  santé  était 
ébranlée,  et  il  lui  arrivait  d'avoir  des  syncopes.  Le  1"  avril 
1461,  un  accident  de  ce  genre  se  produisit  avec  des  carac- 
tères particulièrement  alarmants.  Ce  jour-là,  un  mercredi, 
le  temps  était  affreux,  la  pluie  tombait  à  torrents  et  le 
vent  soufflait  avec  violence.  Isidore  causait  avec  les  siens 


»  Archives  de  Venise,  Bazon  Vecckie,  t.  XXV,  f.  28  v%  32  v".  — 
Archives  Gonzaga,  Busta  n"  840,  Lettres  d'Isidore,  1460,  8  mars,  31  mai. 
—  Pu  SEC.  Comni.,  p.  95. 


92       LES    RUSSES    ET    LE   CONCILE   DE    1  LOUENCE. 

(hins  le  vestibule  lorsqu'il  s'alfaissa  tout  à  coup  et  perdit 
connaissance.  Transporté  dans  sa  chambre,  il  revint  à  lui, 
mais  ne  retrouva  pas  la  parole.  Ce  symptôme  paraissait 
pour  la  première  fois;  d'ordinaire,  les  attaques  ne  produi- 
saient pas  cette  fâcheuse  conséquence.  Un  de  ses  collè- 
j<;ucs,  le  cardinal  Gonzaga,  alla  le  voir  dès  le  lendemain,  et 
le  malade  lui  inspira  des  inquiétudes.  Cet  état  de  mutisme 
dura  jusqu'après  le  mois  d'août.  La  convalescence  fut 
longue  et  laborieuse;  jamais  la  santé  d'Isidore  ne  se  réta- 
blit complètement,  mais  il  y  eut  des  hauts  et  des  bas, 
voire  des  moments  de  réel  soulagement  '.  Et  c'est  pen- 
dant cette  lutte  avec  les  assauts  de  la  maladie,  sur  le  déclin 
de  sa  carrière,  qu'il  eut  encore  à  se  défendre  contre  des 
agressions  d'ordre  purement  matériel  et  financier.  Va 
coup  d'œil  sur  la  vie  d  Isidore  à  Rome,  ses  habitudes,  ses 
relations,  ne  sera  pas  ici  hors  de  propos. 

Le  cardinal  ruthène  demeurait  à  San-Ciagio  délia 
Pagnotta,  dont  il  était,  on  se  le  rappelle,  commendataire. 
Située  dans  la  via  Giulia,  non  loin  du  palais  Sacchelti, 
desservie  actuellement  par  les  Arméniens,  cette  église  doit 
son  nom  bizarre  à  la  distribution  de  pain  qui  s'y  fait,  en 
souvenir  des  anciennes  agapes,  le  3  janvier,  jour  consacré 
au  patron  titulaire.  Au  point  de  vue  artistique,  elle  n'offre 
rien  d'intéressant,  et  les  deux  petits  anges  de  Pietro  de 
Cortone,  en  adoration  sur  le  maître-autel,  semblent  n'être 
là  que  pour  déplorer  la  détresse  qui  les  entoure.  Du  reste, 
non  seulement  l  église,  mais  le  quartier  entier  présen- 
taient, au  quinzième  siècle,  un  tout  autre  aspect.  Il  est 
d'autant  plus  difficile  de  le  reconstituer  que  Jules  II  a 
complètement  bouleversé  cette  partie  de  la  ville,  dont  il 
voulait  faire  le  centre  de  sa  nouvelle  création.  Les  blocs 

'  Archives  Gonzaga,  Busla  841,  Rome,  1461,  2  avril. 


LE   C  A  m  )  IN. VI,    ISIDOHi:.  93 

lie  pierre  que  Ton  \oï[  encore  encastrés  dans  certaines 
maisons  datent  de  cette  <'j)oque.  Kn  été,  il  esl  jjioliahle 
(|irisidore  jiassail  (jnelque  temps  à  l'oiouovo,  ilans  son 
j)alais  épiscopal,  dont  il  n  aurait  pas  entrepris  en  vain  la 
complète  restauration.  Chez  les  Capucins  d'Albano,  la  tra- 
dition s'est  conservée  qu'il  venait  souvent  en  villé(jiature 
à  la  Palazzuola,  et  l'on  montrait  jadis  la  grotte  où  il  prenait 
sc>  repas.  Ce  délicieux  petit  couvent  est  à  proximité  de 
l'abbaye  grecque  de  Grotta-Ferrata,  et  l'ancien  moine  basi- 
lien  devait  apprécier  ce  voisinage  '. 

Patriarclie,  prince  de  lEglise,  et,  vers  la  fin  de  sa  vie, 
doyen  du  Sacré  Collège,  sa  réputation  de  vertu  et  d  inté- 
grité était  à  la  liauteur  de  sa  position  sociale.  S'il  n'a  pas 
su  gagner  les  sympathies  du  grand  kniaz  de  Moscou,  la 
bienveillance  envers  lui  des  Empereurs  et  des  Papes  ne 
s  est  jamais  démentie.  Les  allîiires  délicates,  les  graves 
missions,  dont  il  a  été  chargé,  n'ont  servi  qu'à  mettre  de 
plus  en  plus  ses  qualités  en  relief.  Du  fond  de  la  Pologne, 
le  cardinal  Olesnicki,  qui  avait  vu  Isidore  à  l'œuvre,  rendait 
pleinement  justice  à  son  zèle  et  à  sa  fermeté.  Phrantzès  le 
jugeait  digne  de  monter  sur  le  siège  patriarcal  de  Constan- 
tinople.  On  sera  plus  étonné  de  retrouver  le  même  langage 
dans  la  bouche  d'un  adversaire,  dans  celle  de  Jean  Eugé- 
nikos,  frère  de  l'irréconciliable  Marc  d'Éphèse.  L'ode 
élogieuse  de  Francesco  Filelfo  ne  mérite  d'être  citée  que 
pour  mémoire  ^.  Plus  concluantes  sont  les  appréciations  de 
Venise,  de  Gênes,  de  l'ambassadeur  de  Sienne,  déjà  men- 
tionnées plus  haut.  En  général,  les  pièces  contemporaines 
n'expriment  que  des  sentiments  de  respect,  de  vénération 
envers  l'illustre  confesseur  de  la  foi.  Aussi  bien  les  recueils 


'  Casimiro  da  Roma,  p,  244. 

'  Codex  epi.il.^  t.  I,  p.    121.  —  Migne,   t.    136,  col.  911.  —  Lecrasd, 
Cent-dix  lellres,  p.  208,  294. 


94       LES    RUSSES    ET    LE   CONCJLE   DE    FLORENCE. 

postérieurs  des  seizième  et  dix-septième  siècles  abondent 
dans  le  même  sens.  Une  tradition  tardive  rapporte  même 
(lulsidore  avait  été  surnommé,  à  cause  de  son  amour  pour 
la  croix,  cardinal  Santa-Groce.  Il  est  possible  que  ses 
armoiries  aient  servi  de  point  de  départ  à  cette  appel- 
lation. 

Les  témoignages  flatteurs  sur  sa  portée  intellectuelle 
ne  manquent  pas  non  plus,  mais  ils  sont  d'un  caractère 
trop  vague  pour  admettre  des  conclusions  précises.  Ses 
lettres  antérieures  au  voyage  de  Russie,  ses  rapports  avec 
les  humanistes,  son  genre  même  d'éloquence  dans  le  dis- 
cours de  Bàle,  prouvent  assez  qu'il  n'était  pas  étranger 
aux  courants  nouveaux.  Toutefois,  il  ne  semble  pas  avoir 
cultivé  avec  ardeur  Thumanisme  à  Rome,  encore  moins 
joué  le  rôle  d'un  Mécène.  On  ne  le  retrouve  pas  parmi  les 
membres  de  l'Académie  de  Bessarion  ;  son  nom  n'est  pas 
mêlé  aux  luttes  passionnantes  sur  Platon  et  Aristote.  Et 
c'est  même  absolument  à  tort  qu'on  lui  attribue  des  com- 
mentaires et  des  homélies  sur  l'Évangile.  Ils  sont  l'œuvre 
d'un  Isidore,  évêque  de  Thessalonique,  que  Marracci  a 
été  le  premier  à  confondre  avec  Isidore,  évêque  de  Sabine, 
et  cette  erreur,  une  fois  lancée,  s'est  propagée  de  livre  en 
livre  sans  que  personne  ait  songé  à  remonter  jusqu'aux 
sources  pour  la  vérifier'.  Que  s'il  n'a  rien  écrit  lui- 
même,  sauf  la  lettre  sur  Gonstantinople,  il  n'en  a  pas 
moins  conservé,  malgré  sa  vie  errante,  le  goût  des  livres 
et  l'amour  de  l'étude.  On  peut  citer  à  l'appui  un  fait  qui 
souleva  dans  son  temps  un  grand  bruit.  Lorsque  Calixte  III 
devint  Pape,  comme  il  n'était  pas  atteint  de  bibliomanie, 
le  cardinal  rutliène  en  profita  pour  se  faire  prêter,  les  10 
et  25    mai    1455,   des  manuscrits  du   Vatican.   Environ 

'  BibL  (lu  Vatican,  fonds  grec,  n°  65L  —  Marp.  vcci,  t.  I,  p.  832. 


LE   CAll^I^AI,    ISinoUE.  95 

soixnnte-donx  volumes  passèrent  ainsi  diins  sa  denienie. 
Le  choix  (ju'il  a  fait  témoigne  en  faveur  d'un  esprit  laijjc 
et  varié  :  à  côté  des  Évangiles,  des  Pères  et  Docteurs  de 
r Église,  il  y  a  des  canonistes  et  dos  philosophes,  des  his- 
toriens et  des  géographes,  des  orateurs  et  des  poètes,  des 
géomètres  et  des  médecins.  Les  meilleurs  noms  y  sont 
représentés,  et,  pour  n'en  citer  que  quelques-uns,  nous  y 
trouvons  Grégoire  de  Nazianze,  Chrysostome,  Thomas 
d'Aquin,  Platon,  Hérodote,  Plutarque,  Thucydide,  Manas- 
sès,  Zonaras,  Diodore,  Polybe,  Démosthène,  Isocrate, 
Homère,  Euclide ,  Archimède,  Galien  et  Hij)pocrate.  Ce 
prêt  de  livres  donna  lieu  à  des  accusations  retentissantes. 
Filelfo  et  Vespasiano  se  sont  plaints  amèrement  que 
Galixte  ni  ait  dispersé  l'incomparable  bibliothèque  de 
Nicolas  V,  que  ces  précieux  volumes  aient  été  vendus  à  vil 
prix  pendant  la  maladie  d'Isidore  et  qu'ils  aient  été  perdus 
sans  retour.  Ces  récriminations  sont  pour  le  moins  exagé- 
rées, la  plupart  des  livres  empruntés  par  Isidore  se  retrou- 
vant encore  à  la  Vaticane.  En  effet,  ils  ne  lui  avaient  pas 
été  donnés,  mais  seulement  prêtés  ad  usiim  vitœ.  Lorsque 
les  forces  commencèrent  à  le  trahir,  Bessarion  fut  nommé 
son  administrateur,  et  ce  n'est  pas  lui  qui  aurait  permis 
une  pareille  dilapidation.  Enfin,  l'agent  du  marquis  de 
Mantoue,  à  la  recherche  d'une  bible  pour  son  maître,  lui 
écrivait  qu'Isidore  en  avait  une,  mais  qu'il  n'y  avait  pas 
moyen  de  l'avoir.  Et,  après  la  mort  du  cardinal,  Bessarion 
devint  l'acquéreur  d'un  missel  et  d'un  bréviaire  sans  qu'il 
soit  question  d'autre  vente  de  livres.  Tout  ceci  permet  de 
croire  que  les  manuscrits  recueillis  avec  tant  de  labeur 
par  Nicolas  V  n'ont  pas  été  livrés  aux  hasards  des  ventes 
et  des   enchères  '.   Mais,  quoique  pourvu  de  livres,  Isi- 

'  MuNTZ  et  Fadre,  p.  116  à  119,  339  à  342,  346.  —  Archives  Gonzaga, 
Busta  n°  84J,  /îome,  l'iGi,  22  août.  —  Bajidim,  p.  137. 


96       M:S    russes    et    le    CONf.II.E    DE   FLORENCE. 

iloïc  fait  toujours  rimpresslon  d  un  homme  plus  occupé 
des  ('vénements  extérieurs  fjtie  des  problèmes  littéraires. 
Son  élément,  c'est  l'action.  Missions  lointaines,  organisa- 
lion  d'armées,  secours  aux  nécessiteux,  tel  est  son  cliamp 
de  prédilection,  telles  sont  les  œuvres  qui  sollicitent  son 
ardeur. 

En  qualité  de  Grec,  et  de  Grec  exilé,  il  eût  été  naturel 
de  s'entourer  de  compatriotes,  et  l'on  est  étonné  de  voir 
la  maison  d  Isidore  ou,  si  1  on  veut,  sa  petite  cour  cardi- 
nalice composée  en  majorité  de  Latins,  F.n  tête  de  tous  les 
autres  se  trouvait,  au  moins  dans  les  deraières  années,  un 
Romain,  Conrado  Marcellinij  ëvêque  de  Montefcltre  et 
puis  de  Terracine  :  le  personnel  aussi  bien  que  les  affaires 
courantes  rentraient  dans  sa  compétence.  Parmi  les  cha- 
pelains nous  rencontrcns  Jacques  de  Porto,  Vincent  de 
Montfort,  Amidani  de  Mautoue;  Pincetti  figure  comme 
secrétaire,  parfois  comme  officier  tranchant;  Leus  n'a 
pas  de  titre  déterminé.  Antoine,  évéque  de  Cartilage,  a 
été  envoyé  par  Isidore  en  mission  particulière.  Jagubi, 
destiné  naguère  pour  la  Russie,  Spandolinus  et  Servopou- 
los  sont  les  seuls  qui  portent  des  noms  grecs;  encore 
semblent-ils  avoir  quitté  le  service  de  leur  maître. 

La  position  élevée  qu'Isidore  avait  occupée  en  Grèce 
lui  avait  valu  des  relations  avec  les  plus  grands  person- 
nages de  son  pays.  Il  en  fut  de  même  à  Rome,  où  rien 
que  la  pourpre  cardinalice  et  la  ligue  contre  les  Turcs, 
dont  il  s'occupait,  le  mettaient  en  contact  avec  toutes  les 
sommités.  Malgré  ces  hautes  attaches,  son  train  de  mai- 
son semble  avoir  toujours  été  très  modeste,  et  ses  revenus 
suffisaient  à  peine  pour  soutenir  son  rang  avec  la  dignité 
convenable.  Chaque  fois  que  les  Papes  lui  accordaient 
de  nouveaux  bénéfices,  le  motif  mis  en  avant  était  les 
grandes  dépenses  qu'il  avait  à  faire  et  la  pénurie  de  ses 


LE   CARDINAL    ISIDOUK.  97 

ressources  temporelles.  A  l'avènement  de  Pic  II,  ses  reve- 
nus n'atteignaient  certainement  pas  quatre  mille  ducals, 
car  le  conclave  ayant  alloué  une  pension  mensuelle  de 
cent  ducats  à  tous  les  cardinaux  qui  vérifiaient  cette  con- 
dition, Isidore  resta  parmi  les  pensionnés.  Oeorges  de 
Trébizonde  dit  expressément  que  le  cardinal  ruthène  était 
relativement  pauvre,  et  il  lui  en  fait  un  mérite  '.  Aussi, 
bon  gré,  mal  gré,  est-il  toujours  occupé  de  l'accroissement 
de  ses  finances  :  il  réclame  les  pensions  qui  lui  échappent, 
il  donne  en  location  tous  les  biens  dont  il  dispose,  et 
malgré  cela,  il  est  constamment  à  court  d'argent,  obligé 
d'emprunter,  de  renvoyer  ses  créanciers  à  ses  débiteurs, 
et  de  se  débattre  lui-même  dans  des  difficultés  sans  cesse 
renaissantes.  Naguère,  on  s'en  souvient,  il  en  a  appelé 
au  Sénat  de  Venise  pour  contraindre  un  payeur  noncha- 
lant à  s'exécuter.  Vers  la  fin  de  sa  vie,  cet  enchevêtre- 
ment d'intérêts  l'entraîna  dans  un  procès  auquel  nous 
avons  déjà  fait  allusion  et  qui  mérite  d'être  exposé  avec 
quelque  détail. 

Le  18  décembre  1458,  le  cardinal  Isidore  avait  loué  l^s 
biens  de  l'Église  de  Négrepont  à  l'archevêque  d'Athènes 
Nicolas  Prothimus,  à  raison  de  quatre  cents  ducats  par 
an.  Ce  prélat  ne  jouissait  pas  d'une  humeur  conciliante  et 
n'avait  point  le  caractère  commode.  Le  neveu  Franco,  qui 
le  représentait  le  plus  souvent,  ne  valait  guère  mieux  que 
son  oncle.  Pour  comble  de  malheur,  Isidore  avait  eu  l'im- 
prudence, lors  des  préparatifs  pour  la  campagne  de 
Morée,  d'emprunter  de  l'argent  à  ces  mauvais  prêteurs. 

Au  moment  de  régler  les  comptes,  en  1461,  le  désac- 
cord sur  les  chiffres  éclata  avec  une  telle  violence  qu'il 
fallut  recourir  à  une  action  judiciaire.  Le  20  novembre, 

(1)  Trapezumius,  cahier  Q,  f.  2  v". 


98       LES    RUSSES    ET    LE    CONCILE   DE   FLORENCE. 

Conrndo  Marcellini,  quoique  de  la  maison  d'Isidore,  lut 
autorisé  par  hreC  pontifical  à  instruire  et  régler  celle 
affaire,  qui  se  résumait  ainsi  :  Nicolas  refusait  non  seule- 
ment de  payer  le  loyer  triennal  de  douze  cents  ducats, 
mais  réclamait  encore  une  compensation  de  huit  cent 
soixante-quatorze  ducats.  Les  bonnes  raisons  ne  lui  man- 
quaient pas.  Il  avait,  disail-il,  entrepris  des  réparations, 
subi  des  pertes,  enfin  avancé  de  l'argent  en  espèces  son- 
nantes, et  il  piélendait  rentrer  dans  ses  droits  jusqu'au 
dernier  écu.  Des  témoins  furent  cités,  des  pièces  furent 
produites.  A  Ancône,  dans  le  palais  de  Tévéque,  on  avait 
vu  des  bourses  se  vider;  il  y  avait  des  créances  signées 
par  Isidore  et  munies  de  son  sceau,  elles  étaient  irré- 
cusables, mais,  en  comptant  bien  et  en  épluchant  tout, 
article  par  article,  Marcellini  trouva  moyen  de  réduire 
la  somme  à  quatre  cent  dix-neuf  ducats,  sauf  recours  en 
cassation.  Cette  décision,  pour  radicale  qu'elle  fût,  ne  tran- 
chait pas  complètement  l'affaire  :  Isidore  était  insolvable, 
et  ses  créanciers  n'avaient  prise  que  sur  ses  débiteurs. 
Aussi  l'arclievéque  d'Athènes,  armé  de  brefs  pontificaux, 
s  en  alla-t-il  à  leur  recherche  à  Venise.  Le  patriarche  lui 
prêta  main-forte  et  lança  des  censures  et  des  anathèmes, 
les  notaires  et  autres  gens  du  métier  dénoncèrent  la  com- 
parution, et  Prothimus  s'empressa  d'ajouter  seize  ducats 
sur  le  compte  d'Isidore  pour  frais  de  recouvrement.  A 
tout  prendre,  il  doit  avoir  obtenu  des  succès  pécuniaires, 
car  il  renouvela  les  baux  et  sut  même  se  faire  nommer 
vicaire  à  Négrepont.  La  situation  ne  fut  liquidée  qu'en 
Î466  par  Cessarion,  à  travers  bien  des  mécomptes  et  des 
avanies.  L'incorrigible  chicaneur  Prothimus  refusa,  sous 
un  prétexte  quelconque,  de  payer  les  derniers  cent  ducats. 
On  passa  outre  en  réservant  les  droits. 

Et  ce  n'était  pas  là  la  seule  épine  qui  par  ses  piqûres 


LE   CAUDINAL    ISIDORE.  99 

troublât  le  repos  d'Isidore,  il  en  sinv;issait  de  pareilles  de 
tous  côtés.  Ainsi  le  domaine  de  Prino,  à  Néfjrepont,  sédui- 
sait les  amateurs  de  gros  et  faciles  revenus,  et  on  l'avait 
loué  à  long^ue  échéance  dans  des  conditions  si  iniques  (jue 
Calixte  III  n'hésita  pas  à  casser  le  contrat  comnje  trop 
préjudiciable  aux  intérêts  de  rÉ[}lise.  Une  autre  propriété 
nommée  Ligurtinum  et  située  dans  l'île  de  Crète,  aujour- 
d'hui Candie,  avait  été  donnée  à  des  Vénitiens  en  eniphy- 
téose  avec  enchères,  surenchères  et  conventions  spéciales, 
mais  tous  ces  actes  avaient  péri  dans  un  naufrage,  et,  pour 
s'y  reconnaître,  il  aurait  fallu  aller  les  repécher  au  fond 
de  la  mer.  Ces  quelques  exemples,  pris  au  hasard,  mon- 
trent suffisamment  jusqu'à  quel  point  l'administration 
d'Isidore  était  compliquée,  et  cette  série  de  contrats,  de 
doléances,  de  revendications,  eût  été  autrement  longue  si 
tous  les  papiers  se  fussent  conservés  au  complet.  On  com- 
prend combien  ces  préoccupations  matérielles  devaient 
peser  lourdement  sur  une  nature  comme  celle  d'Isidore, 
pleine  d'élan,  de  vivacité,  poursuivant  sans  faiblir  un  but 
élevé  qui  exigeait  de  grands  sacrifices  '. 

C'est  pendant  la  dernière  maladie  d'Isidore  que  se  pro- 
duisirent les  plus  nombreux  désagréments  d'ordre  finan- 
cier. Ils  durent  retomber  en  partie  sur  le  cardinal  Bessa- 
rion,  nommé  administrateur  de  son  collègue  le  13  dé- 
cembre 1461.  Le  malade  lui-même,  auquel  on  épargnait 
peut-être  ces  tracas,  restait  fidèle  à  ses  affections  et  à  ses 
idées.  Le  25  février  1462,  de  sa  main  défaillante,  il  écri- 
vit au  marquis  de  Mantoue,  Federico,  une  lettre  auto- 
graphe en  faveur  d'Emmanuel  Jagubi  et  d'Ange  Paléologue 
qui  s'en  allaient  quêter  pour  racheter  les  captifs  de  Con- 

'  Archives  du  Vatican,  Arm.  XXXIV,  t.  VI,  f.  1,  19;  t.  VII,  f.  31, 
53.  123,  127,  131  à  141.  —  Regesta,  n»  449,  f.  213  y°;  n°  459,  f.  273; 
n"  GG8,  f.  I2r.  Pour  la  pension  de  Modène,  voir  Filelfo,  p.  102. 


100     LES    RUSSES    ET   LE    CONCILE    DE    FLORENCE. 

stanlinople.  «  Tout  ce  que  vous  ferez  pour  eux,  disait-il, 
sera  agréable  à  Dieu  et  me  causera  la  plus  vive  satislac- 
tion,  et  je  suis  prêt  à  rendre  les  mêmes  services  et  de  plus 
grands  encore  '.  » 

L'incident  le  plus  touchant,  et  qui  résume  bien  toute  la 
vie  d  Isidore,  eut  lieu  le  1 1  avril  1462.  Ce  jour-là,  le  cliel" 
de  saint  André,  offert  à  Pie  II  par  Thomas  Paléologue,  fui 
transporté  du  Ponte  Molle  au  Vatican.  Nous  reviendrons 
encore  sur  cette  remarquable  solennité;  ici  il  ne  s'a^jitque 
d'un  détail.  Cloué  sur  sa  couche  de  douleur,  le  cardinal 
ruthène  n'avait  pas  retenu  sa  place  à  la  procession,  mais 
lorsqu'elle  défila  sous  ses  fenêtres,  lorsqu'il  entendit  les 
chants  sacrés,  les  pieuses  exclamations  du  peuple,  rien  ne 
put  arrêter  son  ardeur;  il  s'élança  à  la  suite  de  la  sainte 
relique,  et  parvint  au  Vatican  jusque  dans  l'enceinte 
réservée  au  Pape  et  au  collège  pourpré.  Ce  vieux  et  infirme 
cardinal,  à  genoux  sur  la  confession  de  Saint-Pierre,  ani- 
mant du  geste  et  du  regard  son  ami  Bessarion  qui  récla- 
mait, pour  sauver  Byzance,  une  croisade  contre  les  Turcs, 
faisait,  sans  s'en  douter,  le  plus  éloquent  éloge  de  lui- 
même.  Épris  d'amour  pour  l'unité  de  l'Église,  il  avait 
sacrifié  sa  brillante  position  à  Moscou  et  accepté  une  vie 
de  labeur  et  de  privations  pour  rester  fidèle  à  la  primauté 
divinement  établie  et  reconnue  par  les  Grecs  à  Florence. 
Aussi  ardent  patriote  que  croyant  sincère,  Byzance  dans 
la  détresse  l'a  vu  accourir  à  son  secours,  et,  après  la  chute 
de  la  ville,  sa  restauration  a  été  le  principal  souci  du  défen- 
seur de  Saint-Démétrius.  Patriotisme  et  union  avec  Pionic 
sont  les  deux  traits  qui  donnent  à  la  physionomie  d'Isidore 
son  caractère  saillant  et  particulier.  Sa  vie  durant,  il  n'avait 
jamais  trahi  ces  deux  nobles  passions,  et  maintenant  sur  le 

'  Archive»   du  Vatican,  Rejesta^  n*  484,  f.  47.  —  Archives  Gonzaga, 


LE    CARDINAL    ISIDOI'.E.  lOt 

déclin  (le  sa  carrière,  en  face  de  réiernité,  dans  des  cir- 
constances émouvantes,  et  par  sa  seule  présence,  il  met- 
tait un  dernier  sceau  à  ses  épreuves  et  rendait  un  suprême 
témoi^jnage  à  ses  convictions.  Tout  le  secret  de  sa  {gran- 
deur est  là.  On  pourra  discuter  ses  talents,  juger  son  carac- 
tère avec  plus  ou  moins  de  rigueur,  personne  ne  poui  ra 
mettre  en  doute  son  inébranlable  constance.  Il  a  été 
l'homme  d  un  seul  serment,  Tenfant  d'une  seule  patrie; 
son  front  sera  toujours  éclairé  de  ce  pur  rayon  de  gloire. 
L'effort  tenté  par  Isidore  pour  se  rendre  au  Vatican 
semble  avoir  épuisé  tout  ce  qui  restait  encore  de  vitalité 
dans  son  organisme  usé  par  tant  de  fatigues  et  de  travaux. 
La  sève  était  pourtant  vigoureuse,  car  plus  d  une  fois,  même 
dans  la  dernière  période  de  la  maladie,  lorsqu'on  le  croyait 
sur  le  point  d'expirer,  il  reprenait  des  forces  et  revenait  à 
la  vie.  Un  malin  diplomate  observait  que  ces  transitions 
inattendues  faisaient  rire  tout  lentoarage,  excepté  ceux 
qui  escomptaient  les  bénéfices  du  moribond.  De  ce  nombre 
était  aussi,  mais  sans  arrière-pensée  mesquine,  le  cardinal 
de  Mantoue  Francesco  Gonzaga,  et  c'est  lui  qui  nous  a 
conservé  quelques  précieux  détails  sur  les  derniers  jours 
d'Isidore.  Il  avait  jeté  son  dévolu  sur  Santa-Agata.  Le  Pape 
voulait  bien  lui  accorder  ce  bénéfice  à  condition  qu'il  bâ- 
tirait une  maison  à  Pienza,  cité  natale  d'iEneas-Sylvius. 
Isidore  céda  volontiers  ses  droits  en  se  réservant  les  revenus, 
qui  montaient  à  quarante  ducats  par  an.  Tout  étant  arrangé 
à  Tiimiable,  le  cardinal  Gonzaga  prit  possession  de  l'église, 
le  14  avril  1463,  et  quelques  jours  après,  il  alla  voir  une 
dernière  fois  l'ancien  commendataire.  Grande  fut  la  joie 
du  malade  à  la  vue  d'un  collègue  qu'il  chérissait  tout  par- 
ticulièrement, plus  grande  encore  lorsque  celui-ci  lui  parla 
de  croisade,  et  lui  annonça  que  le  marquis  de  Mantoue 
mettrait  à  sa  disposition  deux  galères  bien  armées.  Ainsi  le 


102     LF.S    UaSSES    ET    LE    CONCILE    DE    l'I-OllENCE. 

cardinal  luthène  restait  fidèle  à  lui-même  et  se  berçait 
d  espérance  jusque  dans  les  bras  de  la  mort,  car  l'heure 
suprême  était  désormais  imminente.  Le  27  avril,  il  suc- 
comba à  une  nouvelle  attaque  de  son  mal,  et  rendit  pieu- 
sement son  âme  à  Dieu.  Ses  obsèques  furent  célébrées  à 
l'église  des  Santi  Apostoli  avec  le  même  appareil  de  deuil 
qui  avait  servi  peu  de  jours  auparavant  pour  celles  du 
cardinal  Golonna.  Le  choix  de  cette  église  n'a  rien  qui 
surprenne,  si  l'on  se  rappelle  que  le  cardinal  Bessarion, 
administrateur  provisoire  de  la  Sabine,  en  était  commen- 
dataire.  G  est  sur  lui  que  retombaient  naturellement  les 
derniers  soins  à  rendre  à  un  compagnon  d'exil;  c'est  lui 
aussi  qui  aura  fait  enterrer  dans  la  même  église  où  il  vou- 
lait reposer  lui-même  la  dépouille  mortelle  de  son  ami,  car 
le  témoignage  du  cardinal  Gonzaga  sur  le  lieu  de  la  sépul- 
ture est  explicite,  tandis  que  l'affirmution  courante  qui 
relègue  Isidore  dans  les  grottes  du  Vatican  ne  s'appuie  sur 
aucune  donnée  authentique  '. 

Avec  la  disparition  d'Isidore  s'évanouissait  une  exis- 
tence qui,  malgré  la  rapidité  de  son  passage  à  Moscou,  a 
laissé  des  traces  durables  dans  le  monde  slave.  Des  événe- 
ments de  haute  portée  se  rattachent  à  ce  nom  qui  restera 
célèbre  dans  l'histoire.  Et  d'abord,  la  division  de  l'Église 
russe  en  deux  métropoles,  nous  l'avons  déjà  dit,  date  de 
cette  époque.  Les  titulaires  de  Moscou  restèrent  toujours 
hostiles  à  Rome  et  opposés  au  concile  de  Florence.  La 
politique  russe  tenait  du  byzantinisme,  l'élément  national 
absorbait  l'élément  religieux,  le  pouvoir  civil  pénétrait 
dans  le  sanctuaire,  asservissant  le  clergé,  obscurcissant  les 
notions  de  liberté  et  d'indépendance  ecclésiastique.  A  Kiev, 
et  dans  les  diocèses  qui  en  relevaient,  les  phases  religieuses 

*  Archives  Gonzaga,  Busta  n*  842,  Rome,  1463,  18  mars,  14,  27,  28  avril. 


I 


LE   CARDINAL    ISIDORE.  103 

offrirent  plus  de  variété.  Pendant  quelque  temps  les  métro- 
polites reconnurent  la  suprématie  du  Pape  et  propa/jèrent 
cette  doctiine  avec  succès.  Des  fluctuations  succédèrent 
aux  premiers  élans  de  ferveur,  et  les  luttes  intestines,  les 
préoccupations  patriotiques,  les  préjugés,  oblilérèr<;iit  le 
souvenir  de  la  bulle  d'Eugène  IV.  Les  germes  de  l'imion 
restèrent  ensevelis  au  fond  des  consciences,  et  ne  repa- 
rurent au  grand  jour  que  vers  la  fin  du  seizième  siècle  pour 
s'étaler  en  moissons  abondantes. 

Que  si  le  concile  de  Florence  n'a  pas  rattaché  Moscou 
à  Piome,  le  seul  fait  de  cette  tentative  a  suffi,  par  un  sin- 
gulier contre-coup,  pour  ébranler  les  liens  qui  unissaient 
la  cité  slave  au  monde  grec.  La  chute  de  Constantinople, 
succédant  aux  projets  d'union  avortés ,  a  puissamment 
contribué  à  ce  revirement  dans  la  disposition  des  esprits. 
Jusque-là  les  Grecs  avaient  joui  parmi  les  Russes  d'une 
haute  considération.  Le  nom  de  saint  Vladimir  était  insé- 
parable de  celui  de  la  princesse  byzantine  Anne,  son 
épouse  ;  sous  leurs  auspices,  Kiev  avait  vu  poindre  l'aurore 
du  christianisme.  Les  missionnaires  byzantins  avaient  bap- 
tisé dans  le  Dnieper  les  premiers  néophytes,  ils  avaient 
fondé  des  écoles  rudimentaires,  les  plus  hautes  dignités 
ecclésiastiques  leur  furent  longtemps  réservées ,  et  les 
affaires  religieuses  étaient  presque  exclusivement  de  leur 
ressort.  Détenteurs  des  choses  célestes  et  dispensateurs  de 
la  science,  les  Grecs  passaient  pour  des  hommes  d'élite, 
doués  d'une  piété  singulière,  et  Tsargrad,  source  des 
lumières  et  de  la  foi,  se  prévalait  d'un  prestige  incompa- 
rable. 

Apès  le  concile  de  Florence,  la  réaction  se  manifeste  et 
s'accentue.  Les  Russes  le  rejetèrent  comme  une  tentative 
d'apostasie,  et  le  métropolite  Jonas,  marchant  sur  les  bri- 
sées du  grand  kniaz  Vasili,  enseignait  publiquement  dans 


104     LES    RUSSES    ET    LE   CONCILE   DE    FLORENCE. 

ses  leltros  que  la  convocation  d'un  huitième  concile  élait 
depuis  lon{jlenij)s  rijjoureuserncnt  interdite  par  les  canons 
de  l'Église,  les  sept  premiers  conciles  généraux,  voire  les 
apôtres  eux-mêmes  ',  Où  Jonas  a-t-il  pu  trouver  de  quoi 
justifier  cette  étrange  théorie,  et  comment  cette  doctrine 
évidemment  héréti(jue  ne  l'a-t-elle  pas  empêché  d'être 
canonisé  en  1  5  47  ?  C'est  ce  que  les  historiens  orthodoxes 
n'essayent  pas  seulement  d'expliquer.  Quoi  qu'il  en  soit  de 
l'opinion  en  elle-même,  le  fait  est  qu'elle  était  dominante 
à  Moscou,  et  qu'on  avait  le  concile  de  Florence  en  hor- 
reur. Aussi ,  lorsqu'on  apprit  que  l'Empereur  et  le 
patriarche  y  avaient  adhéré,  le  désappointement  fut  égal 
au  scandale.  Les  Grecs  eux-mêmes  avaient  de  tout  temps 
traité  les  Latins  de  pires  hérétiques,  attisé  la  haine  contre 
eux,  et  voilà  qu  ils  devenaient  leurs  alliés  !  N'était-ce  pas 
une  défection  de  la  vraie  foi,  un  crime  national  capahle 
d'attirer  les  vengeances  du  ciel? 

Lorsque  Gonstantinople  tomba  entre  les  mains  des 
Turcs,  les  Moscovites  virent  leurs  craintes  réalisées  et  ne 
doutèrent  plus  de  la  justesse  de  leur  opinion.  Bientôt  des 
lettrés  plus  hardis  que  les  autres  se  mirent  à  chercher 
de  nouvelles  explications  dans  la  Bible,  et  les  chrono- 
graphes,  dans  de  bizarres  combinaisons  de  nombres 
depuis  Adam  jusqu'au  quinzième  siècle  et  même  dans  les 
évolutions  sidérales;  mais  Philothée,  moine  de  Pskov,  mit 
ses  compatriotes  en  garde  contre  les  solutions  fallacieuses 
et  leur  indiqua  quelle  était  la  seule  légitime  et  sûre  : 
«  Byzance,  dit-il,  est  tombée  pour  avoir  trahi  la  vraie  foi 
et  embrassé  le  latinisme.  «  A  la  vue  de  cette  défection,  la 
pensée  moscovite  se  reportait  vers  une  autre  cité  inébran- 
lablement  fidèle  à  lorthodoxie.  Déjà  un  Russe,  enrôlé  dans 

»  Afity  Jstor.,  t.  L  p.  112. 


LE   CARDINAL    LSI  DO  HE.  105 

rarmée  ottomane  pendant  le  sièfjc  «'t-  (lonslantinople,  avait 
eu  des  intuitions  patriotiques  <li-  triomphe  :  les  Russes, 
écrivait  Iskander,  succéderont  jiux  (Jiecs  et  ven{jeront  la 
vraie  foi.  Nous  retrouverons  à  Moscou  cotte  idée  de  pieuse 
revanche,  d  héritage  sacré,  de  mission  transmise  et  accep- 
tée. Elle  passera  du  domaine  restreint  des  lettrés  dans 
les  espaces  sans  limites  des  lé(;endes  populaires,  et,  dans  sa 
course  aventureuse,  elle  trouvera  un  jour  une  hase  histo- 
rique qui  lui  servira  de  commentaire  et  d'appui.  Lorsque 
les  descendants  de  Monomaque  auront  mêlé  leur  sang  à 
celui  des  Paléologues,  les  gloires  antiques  de  Byzance 
sembleront  refluer  vers  Moscou,  ses  tsars  orthodoxes  et 
ses  vénérables  sanctuaires  '. 

'  Kapterev,  p.  1  à  25.  —  Nestor-Iskander,  p.  40. 


LIVRE   II 

IVAN     III     ET     SOPHIE    PALÉOLOGUE 


CHAPITRE   PREMIER 

MARIAGE    d'iVAN    III     AU     VATICAN 

1454-1477 


I.  L'horizon  du  côté  de  l'Orient.  —  Les  Paléologues.  —  Luttes  fratricides. 

—  Les  Turcs  et  Démélrius.  —  Thomas  refuse  de  vendre  ses  Ltats.  —  11 
se  réfugie  à  Rome.  —  La  rose  d'or.  —  Pension  et  installation  à  Santo- 
Spirito.  —  Physionomie  du  despote.  —  Translation  du  chef  de  saint 
André.  —  Comité  cardinalice.  —  Voyage  de  Thomas.  —  Appréhensions 
de  Venise.  —  Mort  de  Pie  II.  —  Mort  de  Thomas.  —  Arrivée  de  ses 
enfants  à  Rome.  —  Programme  de  Bessarion  pour  leur  éducation.  —  Zoé 
Paléologue.  —  Anciens  projets  d'union  avec  un  Gonzaga.  —  Fiançailles 
avec  Garacciolo.  —  Jacques  de  Lusignan.  —  Ambassade  de  Gonème.  — 
Conseil  matrimonial  de  Venise.  —  Gonème  à  Rome.  —  Consistoire 
animé.  —  Mariage  projeté  de  Zoé  avec  le  roi  de  Chypre.  —  Zoé  exprime 
son  consentement.  —  Constitution  d'une  dot.  —  Athanase  Garciofilo  des- 
tiné pour  iNicosie.  —  Brusque  revirement.  —  Lusignan  épouse  Catherine 
Cornarp.  —  Venise  s'empare  de  Chvpre.  —  Malentendus  des  chroni- 
queurs chypriotes. 

II.  Gian-Battista  Volpe.  —  Antonio  Gislardi.  —  Émissaires  de  Volpe  à 
Rome  en  1468.  —  louri  revient  à  Moscou.  —  Message  de  Bessarion.  — 
Récit  du  chroniqueur.  —  Critique.  —  Le  grand  kniaz  Ivan  JII.  — 
Impressions  des  Moscovites.  —  Conseil  au  Kremlin.  —  Le  mariage  avec 
Zoé  approuvé.  —  Volpe  envoyé  à  Rome.  —  Zoé  consent  au  mariage 
avec  Ivan.  —  Gislardi  propose  à  Venise  l'alliance  tatare.  —  Trevisan 
destiné  pour  Moscou.  —  Volpe  rapporte  au  Kremlin  les  réponses  de 
Rome.  —  Seconde  mission  de  Volpe  en  Italie.  —  Rappel  de  Trevisan. 

—  Volpe  rencontre   Bessarion  à  Bologne.  —  Message  du  cardinal.  — 


108       IVAN  III  ET  SOPHIE  PALÉOLOGUE. 

Sixte  IV.  —  Se»  projets  de  rroi»a<le.  —  Son  onloiirage.  —  Hécit  de 
Maffei.  —  Critique.  —  Conjecture»  eur  le  contrat  bilatéral.  —  Silhouette 
de  Zoé  par  Pulci.  —  Mariage  au  Vatican.  —  Incident  de  la  bague.  — 
Proposition  d'alliance  tatare.  —  Antonio  Bonuinbre.  —  Son  passé.  — 
Ses  pouvoirs  de  légat.  —  La  dot  de  Zoé.  —  Le»  fresque»  de  Santo  Spirito. 

—  Compagnons  de  voyage.  —  Bref  pontifical.  —  Audience  de  congé. 
IIF.  Itinéraire  de  Zoé. — Viterbe,  Sienne,  Bologne.  — Les  fêtes  de  Vicence. 

—  Niirnberg  et  Liibeck.  —  Incident  à  Pskov.  —  Arrivée  à  Moscou.  —  La 
croix  de  Bonuinbre.  —  Menace  du  métropolite  Philippe.  — Désistement. 

—  lUicj)lion  de  Zoé  au  Kremlin.  —  Elle  s'appelle  désormais  Sophie.  — 
Mariage  dans  la  cathédrale  provisoire.  —  Discussion  religieuse  entre 
Bonumbre  et  le  métropolite.  —  Nikita  Popovitch.  —  Bonurnbre  en 
Lithuanie.  —  Message  des  Lithuaniens  à  Sixte  IV.  —   Second  message. 

—  Gislardi  h  Borne.  —  Ses  assurances  au  sujet  de  Moscou.  —  Commis- 
sions de  Sixte  IV^. 

IV.  Double  mission  de  Trevisan.  —  Relations  de  Moscou  avec  la  Horde 
d'or.  —  Silence  de  Trevisan.  —  Son  secret  est  surpris.  —  Accusation  de 
Venise  contre  Bonumbre.  —  Trevisan  dans  les  fers.  —  Correspondance 
d'Ivan  III  avec  Venise.  —  Messajjes  conhés  à  Gislardi.  —  Droits  de 
Moscou  sur  Byzance.  —  Trevisan  envoyé  à  la  Horde.  —  Son  retour  à 
Venise.  —  Négociations  avec  les  Tatars  en  Pologne.  —  Callimachus 
Experiens  à  Venise.  —  Contarini  au  Kremlin.  —  Préventions  d'Ivan 
contre  Trevisan.  —  Audience  auprès  de  Sophie.  —  Motif  de  la  bienveil- 
lance envers  Contarini. 


Après  la  chute  de  Constantinople,  l'horizon,  du  côté  de 
r Orient,  ne  cessait  de  s'assombrir.  Maître  du  Bosphore  et 
jaloux  de  s  étendre  depuis  la  mer  Noire  jusqu'à  l'Adria- 
tique, le  Grand  Turc  enclavait  peu  à  peu  dans  ses  domaines 
les  États  grecs,  albanais  et  slaves  situes  entre  Venise  et 
Trébizonde.  Des  rumeurs  habilement  exploitées  faisaient 
craindre  qu'il  ne  pénétrât  ensuite  dans  le  cœur  même  de 
l'Europe.  Ni  l'héroïsme  d  un  Hunyady  à  Belgrade,  ni 
l'indomptable  courage  d'un  Scanderbeg  dans  les  monta- 
gnes d'Albanie,  ne  pouvaient  terminer  le  formidable  duel 


MA  Kl  AGE    01  VAN    III    AU    VATICAN.  109 

entre  la  Croix  et  le  Croissant.  Le  chevalier  blanc  et  l'atlilète 
(kl  Christ  comprimèrent  un  moment  l'élan  de  1  ennemi;  à 
la  longue  les  Forces  leur  manquèrent  pour  résister  à  la  ter- 
rible poussée  musulmane. 

La  famille  impériale  des  Paléologues  fut  une  des  plus 
éprouvées  par  cette  lonj'ue  série  de  revers.  De  tous  les  fils 
de  Manuel  II,  Constantin  Dra{|asès,  dernier  césar  de 
Byzance  et  défenseur  intrépide  de  sa  capitale,  avait  eu  le 
plus  beau  sort.  Ses  deux  frères,  Thomas  et  Démétrius,  ne 
purent  garder  longtemps  leurs  principautés  dans  la  Morée. 
L'un  résidait  à  Patras,  l'autre  à  Mistra,  non  loin  des  ruines 
de  Sparte.  Entourés  d'Albanais  hostiles,  mal  secondés  par 
leurs  propres  sujets,  abandonnés  de  leurs  archontes,  sous 
les  yeux  des  Turcs  auxquels  ils  payaient  tribut  et  qui  con- 
voitaient leurs  États,  les  deux  despotes  dépensaient  le 
restant  de  leurs  forces  à  se  faire  l'un  à  l'autre  une  guerre 
acharnée.  Ces  luttes  fratricides  et  sanglantes  hâtèrent  le 
dénouement  inévitable.  Déjà  campés  à  (jorinthe  depuis 
1458,  les  Turcs  s'emparèrent,  en  1400,  de  la  majeure  partie 
de  la  Morée.  Démétrius,  disait-on,  les  avait  traîtreusement 
engagés  à  le  faire.  Toujours  est-il  qu'il  fut  le  premier  à 
s'arranger  avec  eux.  Sacrifiant  son  honneur,  il  livra  sa  fille 
au  Sultan  pour  n'en  recueillir  qu'une  faible  et  honteuse 
compensation.  Plus  fier  et  mieux  inspiré ,  le  despote  Thomas 
préféra  à  l'opprobre  les  souffrances  d'un  exil  volontaire 
en  Occident.  L'espoir  d'une  revanche  n'était  pas  étranger 
à  cette  résolution. 

Bien  avant  la  catastrophe  de  1453,  le  péril  commun 
avait  rapproché  Byzance  de  l'Italie.  Les  Grecs  avaient  de 
fréquents  rapports  avec  Milan,  Florence,  Naples,  mais 
surtout  avec  Rome  et  Venise.  La  république  de  Saint- 
Marc  avait  dans  la  Morée  des  possessions  qui  lui  servaient 
de  stations  maritimes  pour  son  commerce  du  Levant,  et 


110  IVAN    III    ET    SOPHIE    l'ALÉOLOGUE. 

elle  n'entendait  pas  se  désintéresser  du  sort  de  ce  pays. 
Sa  politique  cauteleuse  ne  se  bornait  pas  à  la  défense 
énergique  de  ses  droits,  au  maintien  de  Tordre  intérieur, 
mais  elle  prévoyait  déjà  le  moment  où  Thomas  ne  pour- 
rait plus  défendre  ses  États,  les  armes  à  la  main,  elle  crai- 
gnait que  les  Génois  ou  les  Catalans  ne  s'en  emparassent  à 
la  barbe  des  Turcs,  et  se  croyait  mieux  qualifiée  que  tout 
autre  pour  faire  cette  annexion. 

Aussi,  dès  145  4,  lorsque  Vittore  Capello  s'en  alla  paci- 
fier la  Morée,  le  Sénat  le  munit  d'instructions  judicieuses. 
Il  devait  représenter  à  Thomas  qu'il  est  d'un  sage  de  vendre 
avec  profit  ce  qu'on  est  sur  le  point  de  perdre,  qu'un 
prince  ne  devait  pas  s'exposer  à  errer  sans  refuge  dans  le 
monde,  mais  plutôt  s'arranger  de  manière  à  pouvoir  tou- 
jours vivre  largement.  Si  le  despote  se  montrait  disposé  à 
livrer  ses  États,  Capello  était  autorisé  à  lui  offrir  ailleurs 
des  compensations  territoriales  avec  une  pension  viagère 
d'environ  dix  mille  ducats.  Les  prévisions  de  Venise 
n'étaient  que  trop  justes,  mais  le  marché  n'en  fut  pas 
moins  décliné.  Les  guerres  intestines  se  rallumèrent, 
Thomas  refusa  aux  Turcs  le  tribut,  et  leur  réponse  ne  se 
fit  pas  attendre.  A  bout  de  ressources,  menacé  de  toutes 
parts,  obligé  de  fuir  devant  l'invasion  ottomane,  le  des- 
pote balançait  entre  Rome  et  Venise.  Celle-ci,  peu  sou- 
cieuse d'abriter  un  hôte  compromettant,  s'empressa  de  le 
diriger  ailleurs.  «  Qu'il  se  rende  auprès  du  Pape,  écrivait  le 
Sénat  le  23  août  1460,  et  le  père  commun  des  fidèles  le 
recevra,  comme  tant  d'autres,  avec  une  prévenance  admi- 
rable; surtout  qu'il  se  dépêche  de  partir'.  » 

Les  conseils  de  Venise  équivalaient  à  des  ordres.  Thomas 
dut  avoir  d'autant  moins  de  peine  à  les  suivre  que  le  Pape 

1  Archives  de  Venise,  Sen.  Secr.,  t.  XXI,  f.  15  v".  —  Sathas,  Docu- 
ments, t.  I,  p.  212  à  233. 


MAIIIAGE    D'IVAN    III    AU    VATHIAN.  111 

lui  avait,  en  effet,  témoigne  plus  de  sympathie  que  les 
autres  princes.  Au  congrès  de  Mantoue,  les  ambassadeurs 
du  despote  avaient  été  les  premiers  à  comparaître.  Seize 
prisonniers  turcs  les  accompagnaient,  comme  autant  de 
gages  des  futures  victoires,  et  les  hardis  geôliers  ne  deman- 
daient qu'un  faible  renfort  pour  soustraire  la  Morée  ;m 
joug  ottoman.  I^a  proposition  fut  discutée  en  j)lein  consis- 
toire. Pie  II  soupçonnait  les  obstacles  plus  graves  qu'on  ne 
le  disait,  il  inclinait  vers  les  mesures  radicales  ou  l'absten- 
tion complète.  L'envoi  d'un  petit  corps  de  troupes  ne  fut 
décidé  que  grâce  aux  instances  du  cardinal  de  Nicée,  plus 
accessible  à  de  funestes  illusions.  Les  trois  cents  hommes, 
commandés  par  Zanone  da  Crema,  échouèrent  devant 
Patras  et  se  dispersèrent  sans  avoir  rien  fait  de  marquant. 
Pour  piteuse  que  fût  l'issue  de  l'entreprise,  elle  n'en  prou- 
vait pas  moins  la  bonne  volonté  du  Pape,  dont  l'ardeur 
guerrière  n'avait  souffert  aucune  atteinte.  On  pouvait 
croire  qu'il  se  laisserait  encore  toucher  par  les  malheurs 
de  la  Morée. 

Laissant  à  Corfou,  l'ancienne  Corcyre,  sa  femme  et  ses 
enfants,  Thomas  Paléologue  s'embarqua  pour  Ancône  avec 
ses  espérances  et  ses  projets  d'avenir,  et,  le  7  mars  1461, 
il  fit  son  entrée  solennelle  à  Rome.  Le  Pape  envoya  deux 
cardinaux  à  sa  rencontre,  Piero  Barbo  et  Rodrigo  Borja; 
Isidore  s'y  porta  de  son  propre  gré;  le  monde  officiel  se  fit 
représenter  brillamment.  L'escorte  de  Thomas  se  compo- 
sait de  soixante-dix  cavaliers  et  d'un  nombre  égal  de  fan- 
tassins. On  remarqua  que  les  chevaux,  sauf  trois,  lui 
avaient  été  prêtés.  La  réception  pontificale  eut  lieu  dans 
la  salle  dite  du  papagallo,  où  le  Sacré  Collège  avait  été 
convoqué  pour  la  circonstance.  Après  quoi  les  cardinaux 
accompagnèrent  le  despote  jusqu'aux  appartements  provi- 
soires qui  lui  avaient  été  préparés  tout  près  du  Latran. 


lU  IVAN    III    ET    SOPHIE    PALÉOLOGUE. 

Gomme  {;a{}0  de  bienvenue  et  pour  lui  rendre  moins 
amer  le  pain  de  Fexil,  le  Pape  lui  oFFrit,  le  dimanche 
15  mars,  la  rose  d'or,  honneur  rcservd  aux  princes  ])ien 
méritants  de  lÉfjlise.  Cloué  par  la  goutte  sur  son  lit  de 
douleur,  Pie  II  se  Ht  remplacer  pour  cette  fonction  par  le 
cardinal  d'Estouteville,  qui  célébra  les  saints  mystères  sur 
l'autel  où  se  trouvait  la  rose,  petit  arbuste  aux  feuilles  d'or 
couronné  d'un  saphir.  Le  despote  invité  à  une  place  d'hon- 
neur y  assista  pieusement.  A  l'issue  de  la  messe,  le  Sacré 
Collège  se  rendit  en  corps  auprès  du  pontife  malade,  qui 
reçut  la  rose  dans  ses  mains  pour  la  remettre  immédiate- 
ment à  celui  qui  en  serait  désormais  l'heureux  possesseur. 

Après  ces  premières  marques  d'honneur ,  il  fallut 
songera  une  installation  permanente  et  convenable.  Rome 
gardait  dans  ses  traditions  le  respect  du  malheur,  et  les 
princes  découronnés  y  ont  toujours  trouvé  une  royale  hos- 
pitalité. Thomas  fut  donc  logé  aux  frais  du  Pape  à  Santo 
Spirlto  in  Sassia,  vaste  édifice  situé  dans  la  cité  Léonine, 
de  fondation  saxonne  du  huitième  siècle,  contenant  une 
église,  une  école  et  un  hospice.  Une  pension  mensuelle  de 
trois  cents  écus  d'or  fut  assignée  au  prince,  dépourvu  de 
tous  movens  de  subsistance.  Les  cardinaux  en  ajoutèrent 
encore  deux  cents.  Cela  suffisait,  avec  d'autres  petits 
secours,  pour  vivre  modestement.  On  se  rappelle  que 
naguère  Venise  avait  offert  le  double,  mais  sans  succès. 
Une  petite  cour  entourait  le  prince  fugitif.  Elle  se  compo- 
sait, au  début,  de  dix-huit  dignitaires.  Georges  Trakhaniote 
remplissait  les  fonctions  de  majordome. 

Placé  ainsi  dans  un  grand  centre  de  mouvement,  Thomas 
n'y  apporta  d'autre  préoccupation  que  celle  de  son  malheu- 
reux pays.  A  le  voir,  on  lui  donnait  environ  cinquante- 
six  ans.  D'une  taille  imposante,  d'une  belle  physionomie, 
il  avait  des  allures  princières,  et  son  apparition  commandait 


I 

I 


MAIUAOE    D'IVAN    III    AU    VATICAN.  113 

le  respect.  Un  nuage  de  tristesse  environnait  son  front  :  le 
despote  sentait  bien  que  le  calice  des  souffrances  n'ôtait 
pas  encore  desséché.  Invité  à  dîner  chez  les  cardinaux,  il 
parlait  peu  et  gardait  son  air  mélancolique.  On  se  plaisait 
à  voir  en  lui  le  futur  empereur  de  Byzance  reconquise  sur 
rislam,  et  son  caractère  généreux  et  libéral  lui  conciliait 
l'estime  de  ses  compatriotes. 

Son  arrivée  à  Rome  donna  lieu  à  une  cérémonie  émou- 
vante. Avant  de  quitter  Patras  pour  toujours,  il  avait 
enlevé  et  emporté  avec  lui  une  relique  insigne  vénérée 
dans  cette  ville,  le  chef  de  saint  André,  dont  le  corps 
repose  à  Amalfi  et  qui,  d'après  la  tradition,  a  été  mis  en 
croix  en  Achaie.  Sitôt  que  la  nouvelle  s'en  fut  répandue, 
quelques  princes  d'Occident  se  disputèrent  l'honneur  de 
posséder  la  sainte  relique  et  firent  au  despote  des  offres 
séduisantes;  mais,  cédant  aux  instances  de  Pie  il,  il  donna 
la  préférence  à  Rome.  Le  Pape  voulut  déployer  à  cette 
occasion  une  pompe  extraordinaire  et  réveiller  ainsi  l'ar- 
deur guerrière  contre  les  Turcs.  Trois  cardinaux  se  ren- 
dirent jusqu'à  Narni  à  la  rencontre  de  la  relique;  le 
1 1  avril  1462,  ils  étaient  aux  portes  de  Rome.  Deux  magni- 
fiques tribunes  avaient  été  érigées  au  Ponte-Molle,  Tune 
pour  les  cardinaux  venant  de  Narni,  1  autre  pour  le  Pape 
avec  sa  cour,  les  princes  romains  et  les  ambassadeurs.  En 
présence  de  cette  auguste  assemblée.  Pie  II,  fidèle  aux 
procédésdes  humanistes,  adressauneharangueàla  relique, 
qui  fut  aussitôt  après  déposée  provisoirement  à  l'église  de 
Santa-Maria  del  Popolo.  Ceci  se  passait  le  12  avril.  Le 
lendemain,  nouvelle  procession  encore  plus  solennelle 
pour  transporter  le  chef  de  l'apôtre  à  Saint-Pierre,  où  il 
devait  rester  définitivement.  Les  cardinaux,  sauf  quelques 
infirmes,  marchaient  à  pied.  Des  pèlerins  étaient  accourus 
de  toutes  les  parties  de  l'Italie,  de  la  France,  de  la  Hongrie, 

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lut  IVAÎS    III    ET    SOPHIE    PAl.KOLOGUE. 

et  (le  rAllcmagne.  Le  concours  du  peuple  était  immense; 
de  mémoire  d'homme  on  n'avait  rien  vu  de  semblable.  Sur 
toul  le  parcours,  les  rues  avaient  ëlé  ornées  de  lapis  et  de 
Heurs  avec  profusion  etmajjnificence.  Devant  la  Conlcssion 
des  Apôtres  inondée  d'un  flot  de  lumières,  le  cardinal 
Bessarion,  ayant  à  ses  côtés  le  vieux  et  infirme  Isidore, 
prononça  le  grand  discours  dont  il  a  été  question  plus 
haut.  Pie  II  lui  répondit  brièvement  en  renouvelant  la 
promesse  de  défendre  la  foi  contre  les  Turcs  et  en  formant 
des  vœux  pour  une  prochaine  croisade.  Thomas  avait 
encore  d'autres  trésors  en  réserve  qu'il  donna  plus  tard  à 
Pie  II  :  un  bras  de  saint  Jean-Baptiste  et  une  chape  avec 
des  broderies  et  des  pierres  précieuses.  La  relique  du  Pré- 
curseur, ornée  d  une  légende  slave  pour  avoir  séjourné 
quelque  temps  en  Serbie,  fut  cédée  par  le  pontife  à  la  ville 
de  Sienne,  ce  qui  valut  au  despote  un  don  gracieux  de 
mille  ducats. 

L'infortuné  Paléologue  était  aussi  constamment  hanté  par 
l'idée  de  croisade,  si  ce  n'est  que  son  objectif  préféré  était 
la  jMorée,  base  d'ailleurs  excellente  pour  une  campagne 
générale  d'Orient.  Une  espèce  de  comité  cardinalice  avait 
été  organisé,  en  mars  1461,  pour  s'occuper  spécialement 
de  cette  affaire.  Il  était  composé  des  cardinaux  Isidore, 
d'E>;touteville,  Gusa,  Calandrini.  L'envoyé  de  Mantoue, 
Bonatto,  remarque  qu'on  prodiguait  au  despote  les  bonnes 
paroles,  et  il  ajoute  philosophiquement  qu'il  faudra  juger 
de  leur  valeur  d'après  les  résultats.  La  vérité  est  que  les 
obstacles  étaient  insurmontables.  Pie  II  ne  vovait  dans 
Thomas  que  le  fidèle  tenant  du  concile  de  Florence  et 
l'adversaire  implacable  du  Croissant  ;  il  voulait  bien  oublier 
tous  ses  torts,  se  servir  de  lui  comme  d'un  instrument, 
approuver  même  son  plan  de  campagne,  sauf  à  ne  lui 
donner  ni  troupes  ni  argent.  Libre  au  despote  de  faire  son 


MARIAGE   D'IVAN    III    AU    VATICAN.  115 

tour  d'Italie,  de  plaider  sa  détresse  et  sa  cause  auprès 
(les  princes  et  des  républiques.  Celui-ci  ne  recula  point 
(levant  l'ingrate  besogne.  Muni  de  lettres  cardinalices, 
(l'un  bref  où  le  Pape  recommandait  chaleureusement  sa 
personne  et  son  entreprise,  nous  le  voyons  errer  de  ville 
en  ville ,  mais  rien  ne  permet  de  supposer  qu'il  ait 
oblena  quelque  surcès.  Phrantzès  dit  expressément  que 
l'Occident  le  laissa  dans  le  plus  douloureux  abandon,  et 
c'est  ce  qui  paraît  le  plus  vraisemblable.  Dans  quelques 
endroits,  comme  à  Venise,  il  inspirait  même  de  la  mé- 
fiance. 

En  effet,  lorsque  Pie  II  crut  devoir  ^recourir  au  moyen 
s^^pl^éme,  se  mettre  en  personne  à  la  tète  d'une  armée  et, 
comme  il  aimait  à  le  dire,  exposer  son  corps,  vieux  et 
malade,  aux  coups  de  l'ennemi,  et  que  le  bruit  se  répan- 
dit d'une  prochaine  apparition  de  Thomas  dans  la  Morée, 
les  sénateurs  de  'V^enise  s'opposèrent  vigoureusement  à  son 
départ  d'Italie.  Allez  trouver  le  Saint-Père,  écrivaient-ils, 
le  17  mai  1464,  à  leur  ambassadeur  à  Rome,  et  suppliez-le 
de  toutes  manières  de  ne  pas  laisser  partir  le  despote,  à 
cause  des  «  grands  scandales  et  des  inconvénients  »  qui 
pourraient  s'ensuivre.  Renchérissant  encore  sur  leur  pre- 
mière démarche,  ils  ordonnaient,  le  5  juin,  de  veiller  à  ce 
qu'il  ne  se  rendît  même  pas  à  Ancône,  où  le  Pape  devait 
s'embarquer  pour  l'Orient.  Qu'il  reste  à  Rome;  on  fera  la 
guerre  sans  lui,  et  surtout  après  la  guerre  le  butin  sera 
partagé  sans  lui.  Tel  était  le  vrai  motif  des  appréhensions 
de  Venise  :  il  est  gravé  dans  le  marbre  du  palais  des  doges. 
Vers  la  fin  du  dix-septième  siècle,  lorsque  Morosini  eut 
mérité  par  ses  conquêtes  le  surnom  de  Péloponnésiaque,  on 
lui  érigea,  de  son  vivant,  un  superbe  monument  dans  la 
salle  du  scrutin.  Un  vœu  séculaire  venait  d'être  accompli  : 
depuis  longtemps  Venise  avait  jeté  son  dévolu  sur  la  Morée, 


116  IVAN    111    ET    SOPHIE    PALÉOLOGUE. 

et   c'est  ce  qui  explique   sa    conduite   envers   Tliomas '. 

On  sait  quelle  fut  l'issue  fatale  de  l'entreprise  de  Pie  II. 
Il  mourut  à  Ancône,  le  15  août  1464,  en  route  pour  la 
Terre  sainte,  avec  le  mot  de  «  croisade  "  sur  les  lèvres,  le 
regard  tourné  vers  l'Adriatique,  appelant  de  tous  ses  vœux 
les  {jalères  de  Venise,  qui  venaient  en  retard  embarquer 
des  milices  peu  pressées  de  partir.  La  mort  du  Pape  fut  le 
si{]nal  de  la  débandade  :  Cristoforo  Moro  reprit  avec  sa 
flotte  le  chemin  des  lagunes;  les  croisés,  sans  argent  et  sans 
pain,  se  dispersèrent;  les  cardinaux  ne  songèrent  plus  qu'à 
leur  conclave.  L'avortement  de  la  croisade  était  un  fait 
accompli. 

Désormais  son  rôle  politique  étant  fini,  Thomas  se  ren- 
ferma dans  la  vie  de  famille,  il  avait  épousé,  en  1430,  la 
princesse  Catherine,  fille  de  Genturione  Zaccaria  II,  qu'il 
avait  détrôné  pour  se  faire  proclamer  despote  à  sa  place. 
Quatre  enfants  furent  le  fruit  de  cette  union  :  Hélène,  la 
fille  aînée,  épousa,  dès  l'année  1446,  le  roi  de  Serbie, 
Lazare  II;  après  la  mort  de  son  mari,  elle  abrita  dans  un 
couvent  les  tristesses  de  son  veuvage;  les  trois  autres 
enfants,  laissés  à  Corfou,  s'appelaient  Zoé,  André,  ^lanuel. 
Le  séjour  en  Orient  n'avait  plus  de  raison  d'être  après  la 
ruine  des  dernières  espérances,  et  Thomas  prit  des  mesures 
pour  faire  venir  sa  famille  à  Rome.  Cependant  les  mois 
succédaient  aux  mois  sans  qu'elle  arrivât  à  bon  port.  Une 
vive  inquiétude  s'empara  du  pauvre  père.  Plongé  dans  la 
tristesse,  on  ne  le  voyait  jamais  sourire  :  il  croyait  ses 
enfants  ensevelis  sous  les  flots.  Ces  angoisses  paternelles  se 
compliquèrent  d'une  maladie  si  violente  qu'elle  l'emporta 

'  Archives  Gonzaga ,  Busta  841,  Rome,  1461,  24  janvier,  9,  15,  23, 
26  mars,  5  avril.  —  Pu  sec.  Conitn.,  p.  192.  —  Gugnom,  p.  49,  337.  — 
Pastor,  t.  II,  p.  222.  —  Archives  de  l'Opéra  del  Duoujo  à  Sienne,  n°^  54-8, 
555,  55G.  —  Raynaldi,  t  XXIX,  p.  339.  —  Makodcuev,  t.  II,  p.  206.  — 
Archives  de  Venise,  Sen.   Secr.,  t.  XXII,  f.  14.  —  Misti,  t.  LX,  f.  46. 


MARIAGE    IVIVAN    III    AU    VATICAN.  117 

dans  le  bref  délai  de  sept  ou  huit  jours;  d'aucuns  cnirent 
même  qu'il  avait  été  victime  de  la  peste.  Ce  lut  le  112  mai 
1465  qu'il  expira  pieusement.  Sa  dépouille  mortelle  fut 
inhumée  dans  les  caveaux  de  Saint-Pierre.  Pour  conserver 
le  souvenir  de  ses  traits  remarquablement  beaux,  le  Pape 
ordonna,  paraît-il,  de  les  reproduire  dans  la  statue  en 
marbre  de  l'apôtre  saint  Paul  destinée  à  orner  l'escalier  du 
Vatican  ' . 

Avant  de  mourir,  Thomas  avait  désigné  le  cardinal  de 
Nicée  pour  son  exécuteur  testamentaire  et  fidéicommissaire. 
Il  lui  avait  confié  ses  enfants  bien-aimés  et  l'avait  institué 
leur  tuteur  et  protecteur.  Cette  charge  délicate  avait  été 
acceptée  volontiers  par  Bessarion,  d'abord,  comme  il  le 
dit  lui-même,  par  amour  de  Dieu,  ensuite  à  cause  de  l'in- 
signe noblesse  des  Paléologues  et  de  l'amitié  constante  qui 
l'avait  uni  à  Thomas.  Un  meilleur  choix  ne  pouvait,  d'ail- 
leurs, être  fait.  Isidore,  l'ami  des  mauvais  jours,  n'était 
plus,  et  Bessarion  ne  semblait,  comme  lui,  animé  que 
d'une  double  passion  :  l'amour  de  la  vraie  foi  et  l'amour 
de  la  patrie.  Aussi  attaché  au  Saint-Siège  que  le  cardinal 
ruthène,  il  le  surpassait  par  la  hauteur  de  ses  vues,  ses 
connaissances  variées,  son  influence  politique,  sa  position 
exceptionnelle  dans  le  monde  d^s  savants  et  des  lettrés. 
On  devait  s'attendre  à  ce  qu'il  prît  au  sérieux  sa  mission 
de  tuteur  :  il  ne  trompa  point  ces  espérances. 

Les  enfants  de  Thomas  arrivèrent  à  Ancône  au  lende- 
main du  trépas  de  leur  père.  Ils  n^eurent  pas  la  consola- 
tion de  lui  donner  un  suprême  baiser.  Le  premier  soin  de 
Bessarion  fut  de  les  soustraire  au  danger  de  la  peste  qui 
sévissait  alors  à  Rome.  De  concert  avec  le  Pape  et  la 
noblesse  byzantine,  il  donna  l'ordre  de  diriger  les  nou- 

1  Archives   Gonzaga,   Busta  n°  842,  Rome,  1462,   21    mai.  —  Cumpi, 
p.  330. 


118  IVAN    III    1:T    SOIMllH    PALÉOLOGUE. 

veaux  arrivants  sur  Cin^'oli  et  île  les  y  retenir  jusqu'en 
septembre  ou  octobre.  L'air  y  était  salubre,  et  l'évêque  du 
lieu,  Gaspar  Zacchi,  ancien  secrétaire  de  Bessarion,  très 
dévoué  aux  Paléologues,  mettrait  volontiers  un  cbàteau  ii 
leur  disposition. 

Sur  l'éducation  à  Rome  des  trois  jeunes  Paléologues,  il 
n'existe  qu'une  seule  et  uni(jue  source  de  renseignements  : 
c'est  une  lettre  ou  plutôt  un  programme  d'études  et  de 
conduite,  rédigé  par  Bessarion  sous  la  date  du  9  août  1465, 
et  qui  nous  a  été  conservé  par  Phrantzès,  fidèle  servitpur 
des  Paléologues.  L'âme  du  grand  cardinal  se  révèle  tout 
entière  dans  cette  pièce  :  pauvre  et  d  obscure  origine,  par- 
venu par  ses  mérites  et  ses  talents  à  une  haute  position 
sociale,  obligé  de  séjourner  en  Occident,  il  avait  appris 
par  une  rude  expérience  la  manière  de  traiter  avec  les 
Latins,  le  prix  de  l'argent  et  celui  de  la  valeur  person- 
nelle :  les  princes  déshérités  seront  mis  à  même  d'en  pro- 
fiter. Et  d'abord  ce  n'est  pas  à  eux  directement,  à  cause  de 
leur  âge  encore  trop  tendre,  que  Bessarion  adresse  sa 
lettre,  mais  à  leur  pédagogue,  dont  le  nom  est  resté 
inconnu,  et  qui  avait  sous  ses  ordres  le  médecin  Grito- 
poulos. 

En  première  ligne,  il  est  question  du  train  de  maison, 
réglé  de  manière  à  entourer  les  princes  d'une  certaine 
splendeur  sans  obérer  outre  mesure  leur  budget.  Sur  les 
trois  cents  écus  mensuels  qui  leur  seront  servis  par  le 
Trésor,  de  même  qu'autrefois  à  leur  père,  deux  cents  sont 
destinés  aux  princes  eux-mêmes  pour  leurs  vêtements, 
leurs  chevaux,  leurs  domestiques.  De  petites  économies 
seront  prélevées  sur  cette  somme,  afin  de  faire  face  aux 
cas  imprévus;  avec  les  cent  écus  restants  il  faudra  défrayer 
la  modeste  cour  des  princes.  Bessarion  mentionne  expres- 
sément un  médecin,  un  professeur  grec,  un  professeur 


i 


maiiia(;e  d'Iva.n  m  au  VATl(:A^.  iio 

latin,  un  interpièle,  un  ou  deux  prùlres  latins.  En  prin- 
cipe, il  conseille  de  modérer  les  traitements  pour  multi- 
plier le  personnel,  mais  ici  encore  il  y  a  des  limites  :  les 
Romains  ne  voyaient  pas  de  bon  œil  les  nombreux  para- 
sites qui  se  pressaient  autour  de  Thomas,  il  ne  faudra  pas 
tomber  dans  le  même  excès. 

Ces  détails  matériels  s'imposaient  avec  une  force  inéluc- 
table, les  princes  étant  réduits  à  la  misère;  mais  il  tarde  à 
Bessarion  de  s'élever  plus  haut  et  de  tracer  les  (jrandes 
lignes  de  l'éducation  morale.  Ici  le  lanjjag'e  du  cardinal 
devient  singulièrement  incisif  :  «  La  noblesse,  dit-il  aux 
Paléologues,  n'a  aucune  valeur  sans  la  vertu,  d'autant  plus 
que  vous  êtes  des  orphelins,  des  exilés,  des  mendiants. 
Ne  l'oubliez  pas  et  soyez  toujours  modestes,  affables, 
bienveillants;  appliquez-vous  sérieusement  à  l'étude  pour 
occuper  ensuite  dans  le  monde  la  place  qui  vous  convient.  » 
Restait  la  question  la  plus  délicate,  celle  de  la  religion  et 
des  rapports  avec  l'autorité  spirituelle.  Un  fait  regrettable, 
vaguement  indiqué  dans  la  lettre,  s'était,  paraît-il,  passé 
en  route  :  au  moment  de  la  prière  pour  le  Pape,  les  princes 
avaient  quitté  l'église.  Bessarion  prend  la  chose  de  haut  : 
"  Que  pareil  scandale,  leur  dit-il,  ne  se  répète  plus  »  ;  et, 
s  appuyant  sur  le  désir  de  leur  père  défunt,  il  leur  pose  ce 
dilemme  :  ou  suivre  ses  conseils,  ou  quitter  l'Occident.  S'ils 
veulent  rester  parmi  les  Latins,  qu'ils  vivent  comme  les 
Latins,  qu'ils  s'habillent  comme  les  Latins,  qu'ils  fré- 
quentent les  églises  latines,  qu'ils  fléchissent  le  genou 
devant  les  cardinaux  et  se  montrent  soumis  et  humbles 
vis-à-vis  du  Pape,  auquel  ils  adresseront  un  petit  discours 
à  leur  première  audience.  Pour  dissiper  jusqu'à  l'ombre 
du  doute,  le  cardinal  revient  encore,  en  finissant,  sur  la 
conformité  avec  les  Latins,  même  dans  la  liturgie.  Vous 
aiirez  tout,  telle  est  sa  dernière  conclusion,  si  vous  imitez 


lîO  IVAN    m    ET    SOPHIE   PALÉOLOGUE. 

les    Latins;    dans    le   cas   contraire,   vous    n'aurez  rien. 

Ce  langage  paraît  à  bon  droit  surprenant  dans  la  bouche 
de  celui  qui  avait  travaillé  à  l'union  des  Églises  sur  la 
double  base  de  l'unité  dans  la  foi  et  de  la  diversité  des 
rites,  car  tel  avait  été  le  principe  fécond  adopté  au  concile 
de  Florence.  D'où  vient  maintenant  cette  singulière  par- 
tialité en  faveur  du  latinisme?  Sans  doute  l'insistance  de 
Bessarion  doit  être  principalement  attribuée  aux  nécessités 
de  la  politique,  mais  il  convient  de  ne  pas  oublier  qu'à 
cette  époque  il  y  avait  parmi  certains  Grecs  comme  un 
courant  de  sympathie  pour  le  rite  latin,  témoin  cet  évéque 
Athanase  Garciofilo  qui  supprima  dans  son  diocèse  de 
Gerace  les  derniers  vestiges  du  rite  grec,  et  dont  il  sera 
encore  question*. 

Si  la  teneur  du  programme  destiné  aux  Paléologues 
nous  est  parvenue,  la  manière  dont  il  a  été  appliqué  reste 
dans  les  ténèbres.  Aucun  détail  n'a  survécu  à  l'oubli. 
Quelques  précieux  documents  témoignent  seulement  de 
l'influence  décisive  exercée  par  Bessarion  sur  le  sort  de 
Zoé,  plus  connue  sous  le  nom  de  Sophie,  et  autour  de 
laquelle  se  concentre  désormais  l'intérêt  historique.  Dans 
le  langage  officiel  de  l'époque,  elle  est  traitée  de  fille 
bien-aimée  de  1  Église  romaine,  élevée  à  ses  frais  et  par 
ses  soins,  chère  aux  pontifes  qui  la  comblent  de  bienfaits. 
Bessarion  la  trouvait  digne  de  ses  illustres  ancêtres,  gra- 
cieuse et  belle,  ingénieuse  et  prudente.  Il  rêvait  pour  elle 
des  couronnes  et,  à  défaut  de  rois,  se  rabattait  sur  des 
roitelets. 

Avant  lui,  voire  avant  l'arrivée  du  despote  à  Rome,  vers 
1460,  le  cardinal  Isidore  avait  roulé  les  mêmes  pensées 
dans  sa  tête  et  essayé  d'apparenter  les  Paléologues  avec  les 

1  Archives  du  Vatican,  Arm.  XXXIV,  t.  VI,  f.  42  v".  —  Legrand, 
Réai/oç,  p.  108.  —  MiGNE,  t.  CLVI,  col.  991;  t.  CLIX,  col.  963. 


MARIAGE   D'IVAN    III    AU    VATICAN.  121 

princes  d'Occident.  L'initiative  venait  directement  de  lui. 
A  l'occasion  du  congrès  de  Mantoue,  il  avait  eu  des  entre- 
vues avec  le  marquis  Lodovico  Gonza^ja,  très  préoccupé 
(le  trouver  une  alliance  convenable  pour  son  fils  aîné 
Federico.  Le  nom  de  Zoé  fut  prononcé;  elle  n'avait  alors 
que  douze  ou  onze  ans,  et  déjà  on  vantait  sa  beauté.  Le 
prestige  de  la  famille  et  l'éclat  du  trône  éblouirent  un  mo- 
ment le  petit  feudataire  du  Saint-Empire.  Le  projet  fut 
pris  au  sérieux,  et  le  cardinal  ruthène  étant  parti  pour 
Ancône,  d'où  il  devait  gagner  la  Morée,  Eusebio  de  Mala- 
testis  vint  l'y  rejoindre,  en  février  1460,  avec  les  pleins 
pouvoirs  du  marquis,  un  passeport  en  règle  et  une  suite 
composée  de  six  personnes.  Imprévoyance  ou  présomp- 
tion, Isidore  se  permit  d'éconduire  cet  agent  matrimonial 
«  pour  certaines  raisons,  écrivait-il  au  marquis  de  Mantoue, 
qu  Eusebio  vous  exposera  lui-même»  .  Malgré  cette  décon- 
venue, l'affaire  fut  reprise  à  1  arrivée  de  Thomas  en  Italie. 
Lodovico  délégua,  à  cet  effet,  son  ambassadeur  à  Rome, 
Bonatto,  et  lui  demanda  avant  tout  d'exactes  informa- 
tions sur  les  Paléologues.  L'enquête  était  facile  à  faire, 
d'autant  plus  qu'il  y  avait  deux  Mantouans  dans  la  maison 
d'Isidore  qui  s'empressèrent  de  fournir  les  plus  intéres- 
sants détails.  Gonzaga  apprit  bientôt  que  le  despote  Tho- 
mas était  aussi  riche  en  quartiers  de  noblesse  que  pauvre 
en  argent  comptant;  si  pauvre  que,  pour  défrayer  son  en- 
trée à  Rome,  le  Pape  avait  dû  lui  envoyer  sept  cents 
ducats.  Zoé,  par  conséquent,  n'aurait  d'autre  dot  que  ses 
qualités  personnelles.  Or,  la  marquise  de  Mantoue,  une 
Hohenzollern,  bonne  ménagère,  se  souciait  peu  d'une 
fiancée  sans  écus,  et  Bonatto  lui  écrivait  naïvement  :  «Zoé 
atout,  sauf  ce  que  vous  désirez  le  plus.  »  Lodovico  Gon- 
zaga, approuvant  les  sages  calculs  de  sa  femme,  se  disait 
lui-même  incapable  de  suffire  aux  frais  d'un  tel  mariage, 


12S  IVAN    m    ET    SOPHIE   PALEOLUGUE. 

trop  pniivro  pour  se  charger  d'une  belle-fille  nécessiteuse, 
et  honteux  d'acheter  à  prix  d'argent  l'alliance  impériale. 
DùiiK.'nt  renseignée  sur  ce  point  capital,  la  modeste  cour 
Je  Maiiloue  n'iusita  plus;  elle  renonça,  sans  regrets,  à  la 
princesse  byzantine,  et  la  pourpre  des  Césars  n'eut  plus 
d'attrait  pour  elle.  Vis-à-vis  d'Isidore,  une  plausible  excuse 
s'offrait  d'elle-même.  On  avait  interprété  le  renvoi  d'Eu- 
sebio  dans  le  sens  d'une  rupture  de  négociations.  Désor- 
mais, se  croyant  libre,  le  marquis  avait  accepté  d'autres 
avances,  et  maintenant  il  ne  voulait  pas  traiter  en  double. 
Ce  scrupule  était  plus  tardif  que  réel.  La  vérité  est  que 
Lodovico  Gonzaga  traitait  en  double,  depuis  1460,  avec 
Isidore  d'une  part,  et  d'autre  part  avec  le  duc  de  Bavière. 
L'or  ne  manquait  pas  à  Munich.  Le  contrat  de  mariage  fut 
conclu  en  1462,  et  les  noces  de  Federico  avec  Marguerite 
de  Bavière  furent  célébrées  l'année  suivante  à  Mantoue'. 
La  mort  du  despote,  l'échec  de  la  croisade  de  Pie  H, 
survenus  après  cette  première  tentative,  ne  facilitaient  pas 
l'établissement  de  Zoé.  Il  fallait  cependant  y  penser.  Nous 
sommes  ici  en  présence  d'un  point  assez  obscur  dans  l'his- 
toire des  Paléologues,  mais  qui  parait  incontestable,  à 
moins  de  rejeter  arbitrairement  le  témoignage  de 
Phrantzès.  Ce  chroniqueur  raconte  que,  vers  le  milieu 
de  l'année  1466,  le  pape  Paul  II  engagea,  par  l'entremise 
de  Bessarion,  les  deux  princes  byzantins,  André,  déjà 
décoré  du  titre  de  despote,  et  Manuel,  à  donner  leur 
sœur  en  mariage  au  prince  Caracciolo,  aussi  distingué  par 
la  noblesse  de  son  origine  que  par  son  immense,  fortune. 
Les  négociations  s'ouvrirent  aussitôt,  les  conditions  furent 

'  Archives  Gonzaga,  Busta  n"  840,  Ancône ,  1460,  7  ipars ,  31  mai. 
Busta  n"  841,  Rome,  1461,  24  janvier,  9,  15,  16,  26  mars,  7  i^ril,  1"'  mai. 
Copialettere,  n*  37,  1460,  26  février;  n"  48,  1461,  12  février,  27  maFS, 
6  avril. 


MARIAGE    D'IVAN    III    AU    VATICAN.  12:i 

|)osées  et  acceptées  de  part  et  d'autre,  après  quoi  on  pro- 
céda aux  fiançailles.  I*liranl/ès  se  lélicile  d'y  avoir  assisté 
cl  remercie  l'opulent  fiancé  de  ses  ma(jnifiques  présents, 
'l'el  est  le  récit  d'un  témoin  oculaire,  très  dévoué  aux 
Paléologues,  et  qui  n'avait  aucun  intérêt  à  forcer  des 
légendes.  Il  est  sûr  qu'on  s'en  tint  aux  fiançailles,  car,  dès 
l'année  suivante,  la  formule  «  virgo  Zoe  »  reparait  dans 
les  actes  officiels;  mais  pourquoi  recula-t-on  devant  le 
mariage?  quel  est  le  Caracciolo  dont  il  s'agit  dans  l'espèce? 
là-dessus  les  documents  sont  muets.  La  famille  des  Carac- 
ciolo était  une  des  plus  illustres  d'Italie,  elle  avait  des 
ramifications  à  Rome  et  à  Naples,  elle  possédait  en  Grèce 
de  vastes  domaines,  quelques-uns  de  ses  membres  jouaient 
un  rôle  politique  prépondérant;  cependant,  il  faut  bien  le 
dire,  leurs  généalogies  ne  mentionnent  aucune  alliance 
avec  les  Paléologues,  aucune  trace  de  ces  brillantes  fian- 
çailles ne  se  retrouve  dans  les  chroniques  italiennes; 
Plirantzès  en  est  le  seul  et  unique  garant  *. 

Peut-être  ces  premiers  engagements  furent-ils  rompus  à 
cause  d'un  mariage  royal  dont  il  fut  sérieusement  ques- 
tion vers  la  fin  de  la  même  année  1466.  A  vrai  dire,  la 
royauté  de  ce  nouveau  prétendant  était  encore  contestée. 
Rome  elle-même  ne  l'admettait  pas;  néanmoins  les  desti- 
nées de  Jacques  de  Lusignan  paraissaient  devoir  être  bril- 
lantes. Fils  illégitime  de  Jean  II,  roi  de  Chypre,  et  d'une 
femme  grecque  de  Patras,  la  nature  avait  été  aussi  pro- 
digue de  ses  dons  envers  lui  qu'il  était  porté  lui-même  à 
en  abuser.  Chéri  de  son  père,  bien  fait  de  sa  personne, 
intelligent  et  ami  des  sciences,  il  se  laissait  entraîner  jue- 
qu'aux  derniers  excès  par  ses  passions  violentes.  Une 
jalouse  prévoyance  avait  cru  l'éloigner  du  trône  à  tout 

'  MicNE,  t.  GLVI,  col.  998. 


124  IVAN    m    ET    SOPlllK    PALEOLOGUE. 

jamais  en  l'enrôlant  dans  la  milice  sacrée.  Jean  II,  sur  le 
désir  de  son  épouse,  consentit  à  le  nommer  au  siège  de 
Nicosie.  Rome  répondit  h  cet  acte  arbitraire,  le  10  mai 
1456,  en  donnant  le  même  siège  au  cardinal  Isidore. 
Ainsi  poussé  d'une  part  et  rejeté  de  l'autre,  Jacques  de 
Lusignan  retint,  sa  vie  durant,  le  surnom  d'Apostole  ou 
Élu.  Il  abandonna  les  fonctions  spirituelles  à  un  vicaire  et 
se  contenta  des  revenus  de  la  mense  épiscopale.  Un  train 
de  vie  militaire  régnait  dans  sa  maison.  Sa  main  maniait 
mieux  l'épée  que  la  crosse  ;  il  avait  déjà  ordonné  un  meurtre 
et  en  avait  commis  lui-même  un  autre,  lorsqu'il  s'aperçut 
qu'une  couronne  lui  irait  mieux  que  la  mitre.  Après  la 
mort  de  Jean  II,  Charlotte,  son  unique  fille  légitime,  avait 
été  reconnue,  en  septembre  1458,  reine  de  Chypre,  de 
Jérusalem  et  d'Arménie,  et  elle  avait  épousé  en  secondes 
noces  son  cousin  germain  Louis  de  Savoie.  Le  pouvoir 
s'affermissant  ainsi  dans  la  descendance  directe,  un  bâtard 
n'avait  plus  qu'à  se  bercer  de  longues  espérances.  Dès  lors, 
l'affection  que  Jacques  avait  vouée  à  la  sœur  se  transforma 
en  haine  de  la  Reine.  Pour  s'emparer  de  la  couronne,  tous 
les  moyens  lui  parurent  bons,  même  l'intervention  étran- 
gère. Comme  l'île  de  Chypre  était  tributaire  de  l'Egypte, 
il  s'en  alla  au  Caire,  obtint  la  pelisse  d'investiture,  prit  à 
ses  gages  un  corps  de  mameluks,  et  vint  camper  avec  eux, 
sauf  à  les  faire  massacrer  ensuite,  sous  les  murs  de  Nico- 
sie. Ses  partisans  reprirent  courage,  lui  prêtèrent  main- 
forte,  et  son  audace  fut  couronnée  de  succès.  En  septembre 
1460,  la  capitale  en  détresse  proclama  Jacques  de  Lusi- 
gnan roi  de  Chypre,  tandis  que  Charlotte  se  renfermait 
avec  les  siens  dans  le  château  de  Cérines.  Tel  était  le  nou- 
veau fiancé  qui  aspirait  à  la  main  de  Zoé. 

Les  premières  allusions  à  ce  projet  de  mariage  nous 
viennent  de  Venise,  et  voici  comment.  Les  deux  préten- 


MARIAGK    ni  VAN    III    AU    VATICAN.  125 

dants  à  la  couronne  de  Chypre  s'adressèrent  tour  à  lour 
au  Pape,  l'un  pour  rentrer  dans  ses  droits  léjjilinies,  l'iiutre 
pour  légitimer  des  droits  usurpés.  Clmrlotte  (it  elle-même 
le  voyage  de  Rome,  et  Pie  II  lu  reçut  avec  hienveillance, 
tandis  que  les  ambassadeurs  de  Jacques  furent  sévèrement 
éconduits.  Celui-ci  ne  se  laissa  pas  décourager,  et  lorsque 
le  Vénitien  Paul  II  succéda  à  iEncas-Sylvius,  il  envoya  à 
Rome  un  nouvel  émissaire,  Guillaume  Gonème,  moine  de 
l'ordre  de  Saint-Augustin,  ancien  confesseur  de  Jean  11  et 
fidèle  compagnon  de  Jacques  qui,  à  peine  monté  sur  le 
trône,  lui  avait  cédé  l'archevêché  de  Nicosie.  En  route 
pour  l'Italie,  Gonème  devait  toucher  barre  à  Venise,  offrir 
le  concours  des  Chypriotes  contre  les  Turcs  et  aborder  la 
question  du  mariage  royal.  Les  termes  exacts  de  ses  décla- 
rations sont  restés  inconnus  ;  celles-ci  n'allaient  pas  au 
delà,  paraît-il,  de  quelques  vagues  insinuations  et  d'une 
demande  de  conseil  sur  la  meilleure  alliance  à  contracter. 
Les  sénateurs  répondirent  à  Gonème,  le  11  décembre 
1466.  Ils  dirigèrent  son  attention  vers  la  fille  du  despote 
Thomas,  en  relevant  les  avantages  d'une  union  avec  elle; 
mais  comme  ceux-ci  se  réduisaient  à  la  splendeur  de  son 
nom  et  à  la  gloire  de  ses  ancêtres,  faible  rempart  contre  la 
flotte  ottomane  qui  croisait  dans  la  Méditerranée,  ils  s'en 
remirent,  en  hommes  prudents,  à  la  sagesse  du  Roi  et  à 
son  bon  plaisir. 

Gonème  fut  séduit  par  cette  proposition,  soit  qu'elle  lui 
parût  réellement  avantageuse,  soit  qu'elle  répondît  au.x 
désirs  de  Jacques.  Il  s'en  occupa  sérreusement  à  Rome 
sitôt  qu'il  en  eut  la  possibilité,  car  il  devait  avant  tout  se 
mettre  en  règle  avec  l'autorité  ecclésiastique.  En  effet, 
accusé  d'homicide,  suspect  à  cause  de  son  amitié  pour  le 
Roi,  dans  tous  les  cas  intrus  sur  le  siège  de  Nicosie,  il 
avait  encouru  les  censures  de  l'Église,  et  ne  pouvait  tenter 


126  IVAN    III    ET    SOPHIE  PALÉOLOGUE- 

aucune  démarche  officielle  sans  avok"  obtenu  rabsolulinn 
dans  le  for  extérieur.  Le  Pape  la  lui  accorda  à  condition 
qu'il  confesserait  ses  péchés  et  ferait  pénitence.  Le  cardi- 
nal de  Nicée  fut  nommé  commissaire  pontifical  pour  lui 
conférer  cette  faveur.  Le  1 1  avril  1467,  cinq  témoins, 
dont  deux  évéques,  Thomas  de  Tarentaise,  et  Athanase  de 
Gerace,  furent  convoqués  dans  les  appartements  de  Bessa- 
rion  aux  «  Santi  Apostoli  »  .  En  leur  présence,  Gonèm^ 
fut  relevé  de  ses  censures  et  réconcilié  avec  l'É^dise.  Un 
notaire  en  dressa  procès-verbal.  Désormais  Tenvoyé  de 
Jacques  II  avait  accès  partout. 

Vers  la  fin  du  même  mois,  le  24,  le  Sacré  Collège  se 
réunit  pour  traiter  les  affaires  chypriotes.  A  en  juger 
d'après  la  durée  du  consistoire,  la  discussion  dut  être  sin- 
gulièrement animée;  les  cardinaux  restèrent  en  conseil 
sept  longues  heures.  L'issue  n'en  fut  pas  favorable  à  l'am- 
bassadeur. On  décida  que  le  titre  royal  ne  serait  pas 
accordé  à  Jacques  de  Lusignan,  tant  qu'il  n'aurait  pas 
trouvé  de  compromis  avec  sa  sœur  Charlotte.  Gonème  lui- 
même,  auquel  son  maître  voulait  assurer  le  siège  de  Nico- 
sie, ne  fut  pas  confirmé  dans  la  possession  de  son  évéché. 
C'est  le  cardinal  Francesco  Gonzaga,  cousin  de  Charlotte 
et  présent  au  consistoire,  qui  nous  donne  ces  renseigne- 
ments. Quant  au  mariage  avec  Zoé,  il  n'en  dit  mot. 

Et  cependant  de  toutes  les  commissions  dont  Gonème 
était  chargé,  celle-ci  avait  peut-être  les  meilleures  chances 
de  réussite.  Non  seulement  les  parents  et  les  amis  des 
Paléologues  approuvaient  l'alliance  chypriote,  mais  le 
Pape  lui-même  semble  avoir  partagé  leur  avis.  Toujours 
est-il  que,  le  cas  échéant,  Bessarion  se  faisait  fort  d'obte- 
nir les  plus  insignes  faveurs  pontificales  pour  Jacques  de 
Lusignan,  D'ores  et  déjà,  il  l'appelait  couramment  roi  de 
Chypre,  et  consignait  ses  promesses  dans  des  actes  nota- 


MARIAGE   D'IVAN    III    AU    VATICAN.  127 

liés.  La  naissance  illéffitlme  ne  passait  pas  ponr  un 
obstacle;  cette  tache  disparaissait  dans  la  splendeur  d  un 
(jrand  non».  Le  cardinal  de  Nicée  en  était  si  peu  olïuscpié 
qu'il  s'attribuait  même  une  part  d'initiative  dans  ce  pro- 
jet. K  La  noblesse  de  la  maison  des  Lusijjnan,  dit-il,  a 
attiré  mes  rcjjards;  je  me  suis  souvenu  des  rapports  d'an- 
tique amitié  entre  les  empereurs  de  Byzance  et  les  rois  de 
Chypre,  de  l'union  récente  entre  Jean  II  et  Hélène  Paléo- 
logue,  et  mes  préférences  se  sont  reportées  vers  le  roi 
Jacques.» 

Ce  mariage,  on  le  voit,  prenait  les  allures  d'un  mariage 
de  hautes  convenances.  L'affection  mutuelle  n'y  entrait 
pour  rien;  les  intéressés  ne  s'étaient  jamais  vus.  Toutefois, 
l'affaire  était  trop  personnelle  pour  que  Zoé  ne  fût  pas 
consultée,  au  moins  pour  sauver  les  apparences.  On  lui 
soumit  le  projet  dans  sa  maison  du  Campo  Marzio,  en  pré- 
sence de  ses  frères,  de  quelques  témoins  et  d'un  notaire. 
Zoé  donna  son  consentement  en  exprimant  son  entière 
confiance  dans  le  choix  du  cardinal  de  Nicée  et  les  con- 
seils des  parents  et  amis. 

Une  difficulté  d'ordre  purement  matériel  se  laissait 
prévoir.  Faute  d'une  dot  convenable,  un  premier  mariage 
avait  échoué.  On  se  trouvait  encore  dans  la  détresse,  et  il 
fallait  se  demander  si  le  roi  de  Chypre  n'aurait  pas  les 
mêmes  prétentions  que  le  marquis  italien?  Pour  con- 
vaincu que  fut  Bessarion  que  les  qualités  de  la  fiancée,  sa 
naissance,  sa  beauté,  sa  prudence,  devaient  suffire,  il  n'en 
songeait  pas  moins  à  lui  constituer  une  espèce  de  patri- 
moine, et  se  disait  prêt  à  engager  tous  ses  biens,  meubles 
et  immeubles,  ainsi  que  ceux  des  Irères  de  Zoé,  André  et 
Manuel. 

Toutes  ces  mesures  se  concertaient  à  Rome.  Pour  mieux 
s'entendre  avec  Jacques  de  Lusignan,  Bessarion  résolut  de 


128  IVAN    III    KT    SOPHIE   PALEOLOGUE. 

lui  envoyer  un  mandataire  spécial  à  Chypre.  Il  choisit 
pour  cette  mission,  Athanase  Carciofilo,  évéque  de  Gerace, 
déjà  cité  plus  haut.  C'était  un  vieil  ami,  orij^inaire  de 
Constantinople,  ancien  moine  de  Saint-Basile.  Il  avait 
voté  l'union  à  Florence,  et  il  gouverna  pendant  trente- 
sept  ans  le  diocèse  que  lui  avait  confié  Pie  II.  De  concert 
avec  Zoé,  on  lui  donna  les  pouvoirs  les  plus  étendus  en 
vue  du  mariage  à  conclure.  Il  avait  carte  blanche  pour 
faire  les  promesses  qu'il  jugerait  honnêtes  et  convenables 
avec  l'assurance  qu'elles  seraient  toutes  ratifiées.  Son 
départ  pour  Nicosie  était  si  prochain  qu'il  se  déchargea 
sur  Bessarion  des  soins  de  son  diocèse,  et  que  Bessarion 
à  son  tour  se  substitua  l'évéque  de  Tropéa,  Pierre  Bali)i. 
Toutes  ces  conventions  furent  passées  devant  notaire,  en 
bonne  et  due  forme;  elles  portent  la  date  des  3,  5  et 
7  mai  1467. 

Les  négociations  semblaient  sur  le  point  d'aboutir, 
lorsqu'à  l'improviste  elles  furent  brusquement  interrom- 
pues. On  ignore  le  motif  de  ce  revirement  imprévu.  D'au- 
cuns font  même  intervenir  un  bout  de  roman.  La  famille 
patricienne  des  Gornaro  était  en  relations  fréquentes  avec 
l'île  de  Chypre;  les  deux  frères  Marc  et  André  avaient 
prêté  des  sommes  considérables  à  Jacques  de  Lusignan. 
Exilé  de  Venise,  André  se  réfugia  à  Nicosie  et  devint  audi- 
teur du  royaume.  C'est  lui  qui  aurait  vanté  la  beauté  de 
sa  nièce  Catherine,  fille  de  Marc,  et  gagné  pour  elle  l'af- 
fection de  Jacques,  Les  éloges  de  l'oncle  n'étaient  pas 
exagérés.  Gentile  Bellini,  le  Titien,  Paul  Véronèse,  ont 
rivalisé  de  talent  pour  peindre  Catherine  avec  ses  yeux 
noirs  et  brillants,  son  teint  blanc  et  coloré,  sa  richesse  de 
carnation  qui  rappelle  la  Junon  des  anciens.  Assurément, 
Jacques  de  Lusignan  n'était  pas  homme  à  rester  insen- 
sible à  ces  charmes,  mais  peut-être  tenait-il  encore  plus  à 


maria(;e  divan  m  au  Vatican.  ivj 

se  ménafjer,  nioycnnant  mariage,  de  puissants  alliés. 
Exposé  aux  attaques  des  Turcs,  aux  représailles  des  Génois 
qu'il  avait  chassés  de  Fama{Touste,  à  celles  du  duc  de 
Savoie,  beau-père  de  Charlotte,  et  ne  trouvant  u  Rome 
que  de  bonnes  paroles,  n'était-ce  pas  à  Venise  qu'il  devait 
chercher  un  point  d'appui  plus  sérieux?  Les  annalistes 
vénitiens  disent  expressément  que  Jacques  poursuivait  un 
but  politique.  Quant  à  la  Seigneurie,  elle  avait  d'excel- 
lentes raisons  pour  approuver  l'union  avec  Catherine  Cor- 
naro,  si  tant  est  qu'elle  ne  l'ait  pas  provoquée.  Quoi  qu'il 
en  soit,  le  10  juillet  1  468,  le  mariage  se  fit  à  Venise  par 
procuration.  La  jeune  et  belle  patricienne  reçut  une  dot 
de  cent  mille  ducats  et  fut  déclarée  fille  de  la  République, 
en  attendant  que  ses  nouveaux  sujets  lui  décernassent  It 
titre  plus  flatteur  de  Vénus  chypriote.  Dans  toutes  ces 
combinaisons,  des  influences  mystérieuses  semblent  avoir 
exercé  une  action  latente.  Les  arrière-pensées  apparurent 
au  grand  jour  lorsque  Jacques  II  périt  tragiquement  dans 
la  foi'ce  de  1  âge,  que  sa  veuve  Catherine  se  vit  forcée 
d'abdiquer,  que  la  bannière  de  Saint-Marc  fut  arborée  à 
Nicosie,  le  25  février  1-489.  Point  stratégique  et  station 
de  commerce,  trop  faible  pour  défendre  ses  droits,  l'île 
de  Chypre  devenait  fatalement  la  proie  d'une  cité  mar- 
chande et  guerrière. 

Des  chroniqueurs  chypriotes,  Georges  et  Florio  Bustron, 
mentionnent  encore  d'autres  négociations  de  Jacques  II 
en  vue  d'obtenir  la  main  de  Zoé,  et  ils  les  reportent  aux 
années  1471  et  1472.  Il  y  a  là  un  malentendu  évident. 
Venise  ne  détournait  pas  ses  yeux  du  roi  de  Chypre;  elle 
surveillait  avec  un  soin  jaloux  les  démarches  qu'on  faisait 
auprès  de  lui.  Au  premier  soupçon  d'intrigues  napoli- 
taines pour  rompre  le  mariage,  des  représentations  vives 
et  elficaces  furent  faites  à  Jacques  de  Lusiguan,  par  suite 

9 


!30  IVAN    m    ET    SOPHIE    PAI-KOLOGUE. 

(lesquelles  Catherine  prit,  en  1472,  le  chemin  de  Nicosie'. 
D'autre  j)arl,  depuis  l'année  1468,  Bessarion  caressait 
un  projet  plus  grandiose.  Une  nouvelle  combinaison  avait 
surgi  tout  à  coup.  Elle  nous  transporte  en  plein  monde 
slave,  et  nous  met  en  présence  de  deux  Italiens  qui  ont 
puissamment  contribué  au  mariage  de  Zoé  avec  le  grand 
kniaz  de  Moscou. 


II 


La  Russie  du  quinzième  siècle,  la  Russie  Blanche, 
comme  on  l'appelait  dans  le  sens  oriental  du  mot,  c'est- 
à-dire  la  grande,  l'antique,  la  vraie,  n'avait  pas  de  fré- 
quents rapports  avec  l'Occident,  si  ce  n'est  que  la  Hanse 
possédait  des  comptoirs  florissants  à  Novgorod ,  fière 
encore  de  son  indépendance  et  de  ses  richesses.  Quant  à 
l'intérieur  du  pays,  à  peine  de  rares  voyageurs  y  avaient- 
ils  pénétré,  et  si  quelques  Occidentaux  s'étaient  fixés  à 
Moscou,  leur  nombre  était  excessivement  restreint.  Parmi 
eux  figurent  en  première  ligne  deux  Italiens',  Gian-Bat- 
tista  délia  Volpe  et  Antonio  Gislardi,  désignés  dans  les 
chroniques  russes  sous  les  noms  d'Ivan  et  Antony  Fria- 
zine,  bien  que  Friazine,  analogue  au  Franc,  ne  soit  que 
rappellatif  des  étrangers  de  race  latine. 

Originaire  de  Vicence,  Volpe  appartenait  à  une  famille 
honnête,  connue  de  longue  date,  immigrée  d  Allemagne, 


'  Archives  de  Venise,  Sen.  Secr.^  t.  XXIII,  f.  18.  —  Gonzaga,  Busta 
n°  843,  Borne,  1467,  24  avril.  —  Du  Vatican,  Arm.  XXXIV,  t.  XII,  f.  6  v»; 
t.  VI,  f.  42  v°  à  45.  —  Mas  Lvrr.iE,  Ilist.,  t.  III,  p;  17.3,  182,  307.  —  Mél. 
Uist.y  t.  V,  p.  432.  —  SAinis,  Msa.  BiéX.,  t.  II,  p.  474. 


MAIUAGK   U'IVA.N    111    AU    VATICAN.  131 

])Oiirvuc  d'une  certaine  aisance,  et  (jui  avait  donné  ;ui 
pays  des  jurisconsultes  cminents  et  de  braves  capitaines. 
Les  pièces  offn'ielles  le  traitent  de  avis,  voire  de  rivis 
nobilis ,  eqaes.  Ses  armes  étaient  des  armes  pariantes  : 
d  azur  à  un  renard  rampant  d'or  ou,  selon  d'autres,  d'ar- 
gent. Son  père  s'appelait  Bandini  a  Volpe,  sa  mère  Èlisia. 
11  avait  deux  frères,  Carlo  et  Nicolo.  Sa  sœur  An^jela, 
mariée  à  ihi  Angarano,  lui  était  affectueusement  attachée. 
En  1459,  lorsqu'elle  fit  son  testament,  où  l'Église  et  les 
pauvres  ne  sont  pas  oubliés  et  qui  porte  l'empreinte  d'une 
haute  piété,  elle  partagea  en  parts  égales  tout  ce  qu'elle 
destinait  à  ses  frères,  en  insistant  pour  que  le  lot  de  Gian- 
Battista  fût  gardé  et  bien  administré  jusqu  à  son  retour 
de  Russie  ou  l'envoi  d'un  fondé  de  pouvoir.  Un  cousin 
de  la  famille,  Trevisano  Volpe,  possédait,  dans  les  envi- 
rons de  Vicence,  une  villa  assez  belle  et  spacieuse  pour  y 
loger  des  princes.  Vers  l'année  1455,  dans  des  circon- 
stances restées  inconnues,  Volpe  s'en  alla  chercher  for- 
tune parmi  les  Tatars,  probablement  du  côté  de  Kaffa,  et 
ensuite  parmi  les  Russes.  On  verra  bientôt  qu'il  était 
d'humeur  aventureuse,  artificieux  et  retors,  d'une  con- 
science peu  timorée,  affrontant  de  vastes  entreprises  sans 
scrupules  dans  le  choix  des  moyens.  Les  chroniques 
locales  nous  le  montrent,  en  1469,  établi  à  Moscou,  ayant 
accès  au  Kremlin,  et  monnayeur  du  grand  kniaz  Ivan  IIJ. 
A  ce  titre,  il  devait  être  particulièrement  cher  aux 
Moscovites,  encore  peu  versés  dans  les  secrets  delà  métal- 
lurgie, et  sur  le  point  de  s'emparer  de  Perm,  dont  ds  con- 
voitaient depuis  longtemps  les  mines  légendaires  d'ar- 
gent. Détail  important  :  de  gré  ou  de  force,  Volpe  s'était 
laissé  rebaptiser  à  Moscou,  quitte,  au  besoin,  à  se  faire 
passer  derechef  pour  catholique.  La  répétition  sacrilège 
du  baptême,    mentionnée   dans    les    sources   indigènes, 


13t  IVAN    m    ET    SOPHIE   PALÉOLOGUE. 

rentre  dans  les  usages  ou  plutôt  clans  les  abus  de  l'époque, 
et,  de  nos  jours,  les  Grecs  de  Constantinople  n'y  ont  pas 
encore  renoncé. 

A  la  famille  des  Volpe  était  alliée  celle  des  Gislardi,  qui 
épalenient  jouissait  à  Yicence  d'une  haute  considération. 
Quelques-uns  de  ses  membres  s'étaient  distingués,  dès  le 
treizième  siècle ,  par  leurs  talents ,  leur  fortune ,  leur 
noblesse.  Les  armoiries  de  la  maison  étaient  à  l'ours, 
tenant  un  bâton  et  accompagné  de  cinq  étoiles,  trois  en 
chef  et  deux  en  pointe.  Antonio  Gislardi  était  neveu  de 
Gian-Battista  Yolpe,  son  compagnon  d'exil  et  fidèle  auxi- 
liaire. Les  annales  de  Vicence  lui  ont  conservé  le  renom 
d'intrépide  voyageur.  Il  avait  parcouru  toute  l'Europe, 
depuis  Naples  jusqu'à  Moscou,  en  passant  par  l'Allemagne, 
la  Pologne  et  la  Hongrie,  avant  de  devenir  collatérale  de 
Zara.  Ce  poste  important  ne  l'empêchait  pas  de  cultiver 
les  études.  Ses  procédés  d'aménagement  pour  les  eaux  lui 
acquirent  en  Italie  une  certaine  célébrité  :  plusieurs  cités 
requirent  ses  services;  la  ville  de  Padoue  notamment  le 
chargea,  en  1492,  de  régler  le  cours  de  la  Brenta.  A  cette 
occasion,  le  sénat  de  Venise  lui  accorda  un  privilège  de 
vingt-cinq  ans  pour  ses  nouvelles  inventions.  Nous  le 
verrons  bientôt  prendre  une  part  active  aux  entreprises 
de  Yolpe  '.  Au  début,  ce  sont  d'autres  personnages  qui 
occupent  la  scène. 

Vers  le  milieu  de  Tannée  1468,  deux  émissaires  de 
Volpe  parurent  à  Rome.  L'un,  appelé  Nicolo  Gislardi, 
était  apparenté  avec  le  mandataire,  mais  nous  ne  sau- 
rions dire  exactement  à  quel  degré.  L'autre  était  un  Grec 
du  nom  de  Georges  ou,  selon  la  forme  slave,  louri.  De 
quel  droit  un  simple  monnayeur  du  grand  kniaz  envoyait- 

^LaBussie  et  l'Orient,  p.  185.  —  Archives  de  Venise,  Sen.  Te}-ra,t.\l,{.  110 
Y».  —  De  Vicence,  PiGLiiRiM,  f.  114, 122  v";  G.  daSchio;  Gonziti;  Tomasini. 


M  A  m  AGE   B'IVAN    III    AU    VATICAN-  i:j:i 

il  (les  représentants  jusqu'en  Italie?  (jucls  motifs  les  ame- 
naicnl  au  Vatican?  lià-dessns  les  sources  romaines  sont 
muclles.  Elles  nous  apprennent  seulement  que,  le  0  juin 
1408,  le  pape  Paul  II  assi^rna  aux  messafjers  de  Volpe 
«  habitant  la  Russie  »  une  compensation  d'environ  qua- 
rante et  un  florins  pour  leurs  frais  de  voya{}c,  et,  dès  le 
lendemain,  cette  somme  leur  fut  versée  '.  Il  importe  de 
constater  ici  les  premières  origines  des  relations  qui  vont 
se  développer  :  c'est  de  Moscou  que  vient  l'initiative,  et 
dans  des  conditions  exceptionnelles.  On  sait  avec  quelle 
difficulté  les  étrangers  admis  au  service  du  souverain 
quittaient  la  Russie ,  quels  obstacles  insurmontables  on 
opposait  à  leur  départ,  fût-ce  même  pour  une  courte 
absence.  Si  Volpe  communiquait  librement  avec  le  dehors 
et  se  servait  même  de  messagers,  c'est  que  le  grand  kniaz 
était  de  connivence  avec  lui,  et  dans  un  but  important. 
En  effet,  il  s'agissait  d'une  affaire  singulièrement  grave 
sur  laquelle  nous  renseignent  les  sources  locales,  car 
louri  ne  tarda  pas  à  rentrer  en  Russie,  en  compagnie 
non  plus  de  Nicolo,  mais  d'Antonio  Gislardi  et  de  Carlo 
Volpe.  La  chronique  raconte  ainsi  ce  fait  :  le  1 1  février 
1469,  un  Grec,  appelé  louri,  se  présenta  à  Moscou  avec 
un  message  de  Bessarion.  Le  cardinal  byzantin  écrivait 
au  grand  kniaz  Ivan  III  qu'il  y  avait  à  Rome  une  chré- 
tienne orthodoxe  {pravoslavnaïa  kristianka)  du  nom  de 
Sophie,  fille  de  l'ancien  despote  de  la  Morée,  Thomas 
Paléologue;  qu'elle  avait  déjà  refusé,  par  aversion  du 
latinisme,  deux  princes  d  Occident,  le  roi  de  France  et 
le  duc  de  Milan;  mais  que  le  grand  kniaz  n'avait  rien  de 
semblable  à  redouter  :  s'il  voulait  épouser  la  princesse, 
on  s'empresserait  d'envoyer  celle-ci  à  Moscou.  En  même 

'  Archives  du  Vatican,  Exitiis,  t.  472,  f.  173  v". 


134  IVAN    m    ET    SOPHIE    PALEOLOGUE. 

temps,  ajoute  le  chroniqueur,  arrivèrent  deux  autres  Ita- 
liens ou,  selon  l'idiotisme  moscovite,  deux  Friazi,  Carlo 
et  Antonio,  frère  et  neveu  d'Ivan  Friazine. 

Cette  page  d'un  compilateur  anonyme  mérite  l'atten- 
tion à  plus  d'un  titre.  Ce  qui  frappe  à  première  vue,  c'est 
la  tendance  à  dissimuler  l'initiative  de  Moscou  :  on  dirait 
que  louri  est  envoyé  directement  de  Rome,  tandis  qu'en 
réalité  il  en  revient  après  avoir  été  envoyé  de  Moscou. 
Pour  ce  qui  est  des  détails,  ils  ne  supportent  pas  la  cri- 
tique. Non  seulement  Zoé  n'avait  pas  encore  adopté  le 
nom  de  Sophie,  mais  jamais  Louis  XI,  marié  en  secondes 
noces  depuis  1452  avec  Charlotte  de  Savoie,  jamais  1  in- 
domptable Galeazzo  Sforza,  n'ont  recherché  les  honneurs 
de  l'hyménée  avec  l'orpheline  de  Byzance.  Celle-ci  avait 
d'ailleurs  si  peu  refusé  des  Latins  qu'elle  avait  consenti 
à  épouser  le  roi  de  Chypre,  et  qu'elle-même  avait  été 
refusée  par  le  marquis  de  Mantoue.  Il  est  également  inad- 
missible que  l'intègre  et  loyal  Bessarion,  dévoué  aux 
Latins  en  Occident,  ait  à  Moscou  dénigré  le  latinisme 
qu'il  avait  tant  recommandé  à  Zoé.  Par  contre,  le  fond 
du  récit  est  incontestable. 

Déjà,  nous  l'avons  vu,  chaque  fois  qu'il  s'agissait  d'un 
mariage  de  Zoé,  soit  avec  un  prince  italien,  soit  avec 
un  roi  étranger,  son  tuteur  s'en  occupait  activement. 
Il  V  avait  là  un  devoir  à  remplir.  Quant  à  l'union  avec 
Ivan  III,  dans  un  message  du  10  mai  1472,  à  citer  plus 
bas,  le  cardinal  de  Nicée  affirme  expressément  qu'elle 
a  été  l'objet  de  ses  sollicitudes  paternelles.  Lié  naguère 
d'amitié  avec  Isidore  de  Kiev,  celui-ci  avait  pu  le  rensei- 
gner sur  les  forces  militaires  des  Russes,  sur  leur  haine 
des  infidèles,  sur  la  manière  d'en  tirer  parti.  D'ailleurs, 
au  point  de  vue  politique,  les  avantages  de  ce  mariage 
étaient  trop  évidents  par  eux-mêmes  pour  échapper  au 


MARIAGE  D'IVAN    III    AU    VATICAN.  135 

patriote  éclairé,  ù  l'adversaire  implacable  du  Grois.s;iiit  : 
nouvel  allié  contre?  les  Turcs,  l'époux  de  Zoé  serait  devenu 
un  puissant  protecteur  de  Byzance. 

Mais  de  quels  motifs  s'inspirait,  en  hasardant  cette 
démarche,  le  grand  kniaz  de  Moscou?  Ivan  III  apparaît 
dans  l'histoire  avec  tics  traits  bien  accusés.  Sans  rien  avoir 
d'un  paladin  de  la  Table  ronde,  il  possédait  à  un  haut 
dejjré  les  qualités  et  les  défauts  des  princes  de  sa  race.  Il 
appliqua  leur  système  d'annexion  avec  une  âpre  constance 
et  une  cruelle  énergie,  tout  en  restant,  comme  eux,  préve- 
nant et  servile  vis-à-vis  des  Khans  talars.  Affranchi  de 
scrupules  dans  le  choix  des  moyens,  sans  pitié  et  sans 
entrailles  pour  sa  famille  et  ses  sujets,  il  songeait  surtout 
à  consolider  sa  puissance,  à  créer  un  Etat  compact  et 
redoutable,  fût-ce  même  au  prix  du  sang  russe  versé  sans 
ménagement.  Le  petit-fils  de  Kalita  caressail-illidéal  d  un 
empire?  avait-il  des  visions  prophétiques  et  soudaines  sur 
les  grandeurs  de  sa  patrie?  était-il  emporté  par  une  force 
inconsciente  ou  guidé  par  des  calculs  égoïstes?  ou  bien  le 
souverain  moscovite  se  laissait-il  fasciner  par  des  rêves  de 
despotisme  mongol?  Le  fait  est  qu'Ivan  III,  dépassant  les 
limites  traditionnelles  de  son  pouvoir,  est  devenu  le  vrai 
fondateur  de  l'autocratie,  c'est-à-dire  d'un  gouvernement 
personnel,  arbitraire  et  absolu,  qui  lui  permit,  vers  la  fin 
de  son  règne,  de  disposer  à  son  gré  de  la  couronne,  d  en 
priver  l'héritier  légitime  et  de  la  transférer  sur  la  tête  du 
fils  de  son  choix. 

(juant  aux  Moscovites,  à  en  juger  d'après  les  idées  de 
l'époque,  ils  éprouvèrent  probablement  plus  de  satisfac- 
tion que  de  siu-prise.  Une  alliance  de  ce  genre  n'eût  pas 
été  la  première  dans  les  annales  du  pays  :  sans  remonter 
jusqu'à  Vladimir,  qui  avait  épousé  une  Grecque,  l'empe- 
reur Jean  VIII,  oncle  de  Zoé,  avait  été  marié  à  une  Russe. 


186  IVAN    111    ET    SOPHIE    TALÉOLOGUE. 

Si rélonncmentn'y  avait  que  peu  départ,  l'orgueil  national 
n'en  était  pas  moins  excessivement  flatté  :  même  au  len- 
demain (le  ses  désastres.  Byzance  ne  manquait  pas  de  gloire  ; 
Tsargrad,  évoquant  des  souvenirs,  reflétait  des  espérances. 
Ivan  III,  veuf  de  la  princesse  Marie  de  Tver,  n'avait  qu'un 
seul  fils  ;  les  intérêts  dynastiques  lui  imposaient  un  second 
mariage,  tandis  qye  les  abîmes  qui  s'ouvraient  déjà  entre 
le  futur  despote  et  ses  sujets  rendaient  une  étrangère  pré- 
férable à  une  compatriote. 

Avant  de  donner  une  réponse  définitive  au  Grec  louri, 
le  grand  kniaz,  encore  fidèle  aux  anciens  usages,  voulut 
consulter  ses  boïars,  sa  mère  Marie  et  le  métropolite  Phi- 
lippe. A  cette  occasion,  des  réticences  et  des  équivoques 
ont  dû  se  produire  ;  une  franche  déclaration  de  l'état  réel 
des  choses  eût  provoqué  une  tempête  au  sein  du  conseil. 
Lors  même  que  quelques  voix  favorables  se  fussent  éle- 
vées, le  chef  de  1  Église  russe,  le  métropolite  PJiilippe,  hos- 
tile aux  Papes,  acharné  contre  «  l'hérésie  latine  " ,  n'aurait 
jamais  consenti  au  mariage  d'Ivan  avec  une  femme  que 
Bessarion  croyait  entièrement  dévouée  au  pacte  de  Flo- 
rence. Malheureusement,  la  chronique  est  ici  d'un  laco- 
nisme extrême.  Elle  se  borne  à  nous  apprendre  que  le 
projet  d  alliance  enleva  tous  les  suffrages.  Une  seule  cir- 
constance jette  quelque  lumière  sur  ces  faits.  Le  manda- 
taire choisi  pour  aller  à  Rome  voir  la  fiancée,  apporter 
son  portrait  et  poursuivre  la  négociation  n'était  autre  que 
ce  même  Gian-Battista  délia  Volpe  qui  avait  envoyé  auprès 
du  Pape  le  Grecîouri,  qui  entretenait  des  relations  suivies 
avec  ses  parents  de  Vicence  et  qui  avait  ses  entrées  au 
Kremlin.  Dans  toute  cette  affaire  du  mariage,  l'habile  Ita- 
lien apparaît,  dès  le  principe,  comme  le  moteur  discret  de 
l'entreprise,  tenant  entre  ses  mains  tous  les  fils  de  l'éche- 
veau,  les  dirigeant  avec  dextérité  et  toujours  à  son  profit. 


MARIAGE    DIVAN    III    AU    VATICAN,  137 

Sur  ce  premier  voyage  de  Volpc,  en  coin()a(jiile  de  pan 
lourfja,  nous  n'avons,  sauf  le  bref  ponliflcal  du  14  octobre 
Ii70,  que  les  sobres  rensei^jnenieiits  des  cbroniquciirs 
t  usses.  Paul  II,  que  les  humanistes  libertins  poursuivaient 
(le  leur  haine,  occupait  alors  la  chaire  pontificale.  Son  pré- 
décesseur immédiat,  soucieux  de  soulever  ITuirope  contre 
les  Ottomans,  était  mort  à  la  lâche  sans  y  réussir.  IjCS  évé- 
nements ne  tardèrent  pas  à  remettre  le  Pape  en  face  de 
la  redoutable  question  islamique,  qui  n'admettait  guère 
d'autre  solution  qu'une  lutte  à  outrance.  Pour  envoyer 
les  combattants  au  dehors,  le  Pape  proclama,  le  2  février 
14G8,  une  trêve  générale  en  Italie.  Venise,  Naples,  Milan 
et  Florence  furent  sommés  de  faire  la  paix  dans  l'espace 
de  trente  jours,  et  celle-ci  fut  définitivement  conclue  à 
Rome,  le  8  mai.  En  dépit  de  ces  efforts,  la  guerre  contre 
les  Turcs  ne  s'organisait  qu'avec  une  peine  indicible;  le 
condottiere  Colleone,  chef  présumé  des  croisés,  ne  prit 
jamais  le  chemin  de  l'Orient  et  ne  rivalisa  point  avec  Gode- 
froy  de  Bouillon.  Cependant  les  projets  belliqueux  sans 
cesse  renouvelés  rapprochaient  le  Pape  de  plus  en  plus  de 
Bessarion,  qui  en  était  l'infatigable  promoteur,  et  don- 
naient au  cardinal  byzantin  une  influence  toujours  crois- 
sante. Autant  de  circonstances  favorables  à  un  projet  de 
mariage  qui  eût  renforcé  la  ligue  antiottomane.  Volpe 
était  trop  avisé  pour  ne  pas  les  exploiter,  mais  les  chro- 
niques russes,  enserrées  dans  un  étroit  horizon,  n'entrent 
pas  dans  ces  détails.  La  fille  du  despote  Thomas,  nous 
disent-elles  laconiquement,  ayant  appris  que  le  grand 
kniaz  professait  la  foi  «  chrétienne  orthodoxe  »  ,  donna 
aussitôt  son  consentement  au  mariage.  De  son  côté,  le 
Pape  n'y  ajouta  qu'une  seule  condition,  facile  à  remplir  : 
il  demanda  l'envoi  de  quelques  «  boïars  »  à  Rome  pour 
servir  d'escorte  à  la  fiancée,  lorsqu  elle  se  rendrait  dans 


138  IVAN    III    Kl    SOIMIIE    1' A  LEO  I.OG  U  E. 

sa  nouvelle  patrie.  L'habile  Volpe,  comblé  d'honneurs  et 
de  distinctions,  reçut  de  Paul  II  un  sauf-conduit  biennal, 
autorisant  les  ambassadeurs  russes  à  circuler  sans  entraves 
dans  tous  les  pays  qui  «  prêtent  serment  à  la  Papauté  » . 
Ce  récit,  quelque  naïve  qu'en  soit  la  forme,  a  une  base 
historique  dans  le  bref  pontifical  du  14  octobre  1470, 
adressé  au  roi  de  Pologne  Casimir  IV,  avec  prière  d'ac- 
corder libre  passage  aux  envoyés  moscovites  qui  se  ren- 
draient à  Rome  ' . 

Vers  la  fin  de  la  même  année  14.70,  se  place  un  incident 
qui  se  rattache  intimement  à  notre  sujet.  Après  avoir 
accompagné  le  Grec  louri  à  Moscou,  Antonio  Gislardi  vint 
se  présenter,  en  novembre  ou  décembre,  devant  le  sénat 
de  Venise  et  le  saisir  d'une  proposition  séduisante.  Expa- 
trié depuis  seize  ans,  fixé  d'abord  en  Tatarie  et  puis  à 
Moscou,  Gian-Battista  délia  Volpe,  son  oncle,  ainsi  parlait 
Gislardi,  avait  cruellement  ressenti  la  perte  de  Négrepont, 
ile  si  chère  aux  Vénitiens  et  récemment  conquise  par  les 
Turcs.  Pour  secourir  la  patrie  en  détresse,  toujours  exposée 
aux  attaques  du  Croissant,  l'exilé  volontaire  avait  imaginé 
de  conclure  une  alliance  avec  les  Tatars  de  la  Horde  d'or  : 
le  khan  Mohammed,  l'Akhmet  des  chroniques  russes,  avait 
juré  de  lancer  contre  les  Turcs  deux  cent  mille  chevaux. 
A  l'appui  de  son  dire,  Gislardi  produisait  les  instructions 
de  Volpe  et  un  message  du  khan  des  Tatars  :  libre  à  la 
Seigneurie,  si  bon  lui  semble,  de  s'adjoindre  ce  nouvel  et 
utile  auxiliaire.  On  remarquera  que  le  discret  neveu  pas- 
sait prudemment  sous  silence  les  voyages  en  Italie  de  son 
oncle  et  ses  négociations  matrimoniales.  Piien  de  tout  cela 
ne  lui  était  caché,  car  les  sources  russes  nous  apprennent 
que  Gislardi  revint  à  Moscou  avec  des  commissions  rela- 

'  Roiissli.  liét.,  t.  VF,  p.  7,  34  à  37.  —  Pohi.  Sobr.,  t.  Vf,  p.  196.  — 
Raynaldi,  t.  XXIX,  p.  480. 


M  A  111  AGE    1)1  VAN    111    AU    VATICAN.  13» 

(ives  à  Zoe  et  des  sauf-concluils  cin  l'iipo  valables  non  pas 
ouloincnt  pendant  deux  ans,    mais    «  jusqu'à   la  fin   des 
Mcdes  )i  . 

Pour  hasardée  qu'elle  fut,  l'entreprise  de  Yolpc  n'en 
rentrait  pas  moins  dans  les  mœurs  politiques  des  Vénitiens. 
a  guerre  avec  les  Turcs  durait  depuis  le  printemps  de 
Tannée  1  463,  et  se  résumait  en  une  série  de  désastres  : 
des  possessions  florissantes  perdues,  le  commerce  du 
Levant  compromis,  un  budget  militaire  écrasant,  les 
meilleurs  capitaines  tués  à  l'ennemi,  un  Bertoldo  d'Esté, 
un  Vittore  Gapello,  un  Jacopo  Barbarigo;  aucun  espoir  de 
conclure  une  paix,  sinon  avantageuse,  au  moins  tolérable. 
Mais  la  fière  république,  loin  de  déposer  les  armes,  lançait 
ses  galères  dans  les  eaux  ottomanes  et  s'obstinait  à  con- 
tinuer la  lutte.  Au  plus  fort  de  la  guerre  dans  la  Morée, 
on  avait  songé  à  faire  poignarder  le  Sultan  par  des  sicaires 
qui  s'offraient  d'eux-mêmes,  et  que  le  conseil  des  Dix 
encourageait  par  ses  ducats.  Des  émissaires  intelligents 
s'en  allaient,  à  grands  frais,  jusqu'au  fond  de  l'Asie,  sou- 
lever les  Géorgiens  et  les  Perses  contre  les  Turcs.  L'alliance 
avec  les  Tatars  n'était  donc  pas  à  dédaigner,  mais  une 
décision  si  grave  ne  pouvait  être  prise  du  jour  au  lende- 
main. Quatre  longs  mois  se  passèrent  sans  que  Gislardi 
eût  obtenu  de  réponse.  Ces  lenteurs  lui  parurent  un  signe 
de  méfiance.  Il  demanda  que  ses  assertions  fussent  véri- 
fiées sur  place  par  un  personnage  officiel,  après  quoi  les 
pourparlers  seraient  repris  et  menés  à  bonne  fin  ou  com- 
plètement abandonnés.  L'idée  fit  fortune  :  le  2  avril  1471, 
à  la  majorité  de  cent  dix-neuf  votes  positifs  contre  deux 
négatifs  et  deux  autres  flottants,  les  sénateurs  résolurent 
d'expédier  à  la  Horde  d'or  le  secrétaire  Gian-Battista  Tre- 
visan.  Pour  ses  frais  de  voyage,  on  lui  alloua  une  indem- 
nité de  trois  cents  ducats,  en  dehors  du  traitement  annuel. 


140  IVAN    111    ET    SOPHIE    PALEOLOGUE. 

La  Seigneurie  eût  même  envoyé  un  ambassadeur  en  titre, 
n'eussent  été  les  énormes  distances.  Trevisan  devait  expo- 
ser ces  difficultés  à  Mohammed,  lui  présenter  des  excuses, 
combler  d  éloges  son  ardeur  belliqueuse,  enfin  lui  offrir 
seize  aunes  de  drap  de  la  valeur  d'environ  quatre-vingt- 
seize  ducats.  La  générosité  vénitienne  n'allait  pas  au  delà 
de  ce  modeste  présent  :  aucune  promesse  pécuniaire 
n'était  faite  aux  hordes  intéressées  qui  ne  dégainaient 
jamais  gratuitement  et  rançonnaient,  au  contraire,  amis 
et  ennemis.  Jalouse  d'être  bien  renseignée,  la  Seigneurie 
engageait  son  mandataire  à  étudier  soigneusement  la 
nature,  la  position,  les  ressources  des  pays  qu'il  traver- 
serait, de  même  que  les  mœurs  des  habitants,  leur  carac- 
tère et  leurs  relations.  On  comptait  beaucoup  sur  le  con- 
cours intelligent  et  dévoué  de  Volpe,  car  Trevisan,  accom- 
pagné de  Gislardi,  devait  d'abord  toucher  barre  à  Moscou, 
remettre  un  message  officiel  au  promoteur  de  1  alliance 
tatare,  se  concerter  avec  lui  sur  les  détails  du  voyage,  et 
puis  se  rendre  à  la  Horde  d'or,  d'où  il  aurait  adressé  ses 
rapports  au  sénat  '. 

Pendant  que  l'alliance  tatare  se  négociait  à  Venise, 
Volpe  reprenait  à  Moscou  l'affaire  du  mariage.  A  peine 
rentré,  il  communiqua  à  Ivan  les  réponses  du  Pape.  On 
tint  de  nouveau  conseil  au  Kremlin  .  les  propositions 
romaines  furent  toutes  acceptées.  Il  est  à  supposer  que 
la  souplesse  de  l'entremetteur  facilitait  les  rapports  mu- 
tuels; mais  cette  extrême  condescendance,  si  étrangère 
aux  mœurs  moscovites ,  n'est-elle  pas  un  indice  qu'on 
exécutait  un  plan  préconçu  et  bien  adapté  aux  circon- 
stances? Au  point  où  en  étaient  les  choses,  il  ne  restait 
plus  qu'à  aller  chercher  la  princesse  Zoé  à  Rome.  Cette 

'  Archives  de  Venise,  Sen.  Sccr.,  t.  XXV,  f.  8  v°,  11,  21.  —  Berchet, 
Relazione,  p.  5.  —  Lamansky,  p.   16  à  18. 


MARIAGE    D'IVAN    III    AU    VATICAN.  141 

seconde  et  nattouse  mission  échut  naturellement  à  celui 
qui  s'était  si  bien  acquitté  de  la  |)récédente.  Le  {jrand 
kniaz  adressa  des  lettres  au  cardinal  Hessarion  et  au  pape 
Calixte,  car  c'est  ainsi  que  les  Russes  a[)j)elaient  le  suc- 
cesseur de  Paul  II,  njort  le  28  juillet  1471.  La  chro- 
nique ajoute  nai\  enient  que,  s'ctant  mieux  rensei{jnés  en 
route,  les  envoycis  d  Ivan  grattèrent  le  nom  de  Calixte 
pour  lui  substituer  le  vrai  nom  du  l'ape,  qui  était  Sixte  IV. 
Volpe  partit  pour  l'Italie,  le  17  janvier  1472,  avec  des 
compajjnons  dont  les  sources  n'ont  pas  conservé  les  noms. 
Les  premières  nouvelles  de  l'ambassadeur  improvisé  nous 
viennent  de  Venise;  elles  ne  sont  pas  de  bon  augure.  Le 
27  avril,  les  sénateurs  décidèrent  de  rappeler  Trevisan  et 
de  le  défrayer  pour  son  retour  avec  cent  cinquante  ducats. 
La  mesure  était  motivée  par  les  rapports  reçus  de  Moscou 
dans  lesquels  l'infortuné  secrétaire  se  plaignait  d'avoir  été 
complètement  abandonné  par  Volpe.  Privé  de  cet  appui, 
ne  sachant  pas  la  langue  du  pays,  il  lui  était  désormais 
impossible  d'accomplir  sa  mission.  Les  étranges  procédés 
de  Volpe  ajoutaient  du  poids  à  cette  accusation  ;  il  traver- 
sait en  ce  moment  l'Italie,  se  dirigeant  vers  Rome,  et  sem- 
blait à  dessein  éviter  Venise,  où  il  avait  soulevé  lui-même 
de  si  grosses  questions. 

Ailleurs  la  fortune  se  montra  plus  favorable  à  l'envoyé 
moscovite.  Dans  les  premiers  jours  du  mois  de  mai,  il  se 
croisa  à  Rologne  avec  Ressarion,  qui  se  rendait  en  France. 
Succombant  sous  le  poids  de  l'âge,  des  maladies  et  des 
fatigues,  le  cardinal  avait  longtemps  hésité  avant  d'ac- 
cepter cette  légation  ;  les  Vénitiens  le  prévinrent  charita- 
blement qu'il  y  allait  de  sa  vie,  mais  les  instances  de 
Sixte  IV,  une  lettre  pressante  de  Louis  XI,  les  pathétiques 
exhortations  de  Ficliet,  peut-être  le  secret  espoir  d'enrôler 
le  roi  de  France  dans  une  croisade,  décidèrent  l'illustre 


1V2  IVAiS    III    ET    SOPHIE    PALEOLOOUE. 

véltraii  à  braver  les  périls  (ruii  long  voyage.  11  allait  servir 
la  cause  de  l'Église  et,  de  sa  grande  voix,  appeler  les 
iieiiples  au  combat  du  Christ.  Au  milieu  de  ces  absor- 
bantes préoccupations,  toujours  fidèle  à  lui-même,  1  ami 
des  lettres  cherchait  à  compléter  sa  splendide  collection 
des  œuvres  de  saint  Augustin,  le  tuteur  des  Paléologues 
songeait  à  l'avenir  de  Zoé,  à  son  mariage  avec  le  puissant 
souverain  du  Nord.  Nous  en  avons  la  preuve  louchante 
dans  une  lettre  adressée  aux  Siennois,  le  10  mai  1472,  à 
la  suite  de  l'entrevue  avec  Volpe.  Bessarion  supposait  que 
tous  les  obstacles  seraient  écartés.  Voyant  déjà  la  princesse 
en  route  pour  Moscou,  il  désirait  que  son  voyage  à  travers 
l'Italie  fût  une  marche  triomphale,  qu'elle  apparût  parmi 
les  Russes  en  fille  de  grande  race,  estimée  des  peuples 
d'Occident.  «  Nous  nous  sommes  rencontrés  à  Bologne, 
écrit-il  aux  prieurs  de  Sienne,  avec  l'envoyé  du  seigneur  de 
la  Grande  Russie,  qui  se  rend  à  Rome  pour  y  contracter,  au 
nom  de  son  maître,  une  alliance  avec  la  nièce  de  lempe- 
reur  de  Byzance.  Cette  affaire  est  l'objet  de  nos  soins  et  de 
notre  sollicitude,  car  nous  avons  toujours  été  animé  de 
bienveillance  et  de  pitié  envers  les  princes  byzantins  qui 
ont  survécu  à  la  grande  catastrophe;  nous  avons  cru  devoir 
leur  venir  en  aide  à  cause  du  lien  commun  qui  nous  attache 
à  notre  patrie  et  à  notre  nation.  Si  la  fiancée  devait  passer 
par  Sienne,  nous  vous  conjurons  de  lui  faire  une  bril- 
lante réception,  afin  que  ses  compagnons  puissent  rendre 
témoignage  de  l'amour  des  Italiens  pour  elle.  Cela  lui  don- 
nera du  prestige  auprès  de  son  époux  et  vous  fera  grand 
honneur.  Quant  à  nous,  notre  reconnaissance  vous  sera 
acquise  à  tout  jamais.  »  Un  message  identique  fut  expédié 
le  même  jour  au  marquis  Ercole  d'Esté,  qui  fit  entourer 
de  soins  exquis,  à  Modène  et  à  Reggio,  le  voyageur 
pourpré.    Il  est  à  présumer  que  Bessarion  aura  envoyé 


MARIAGE   D'IVAN    III    AU    VATICAN.  143 

'<  Icltros  du  luôinc  {j'ciirc  chuis  (lilïérciitcs  tlireclions  (*t 
c'onnnaiidé  de  vive  voix  la  j)riiiccssc  aux   IJolonais,  (jui 
.irdaicut  bon  souvenir  de  leur  ancien  Icgat  '. 

Encouragé  par  ces  succès,  Volpe  partit  pour  Rome.  Vers 
■  fin  de  mai  1472,  il  se  trouvait  aux  portes  de  la  Ville 
I cruelle,  sur  les  hauteurs  de  Monte-Mario,  attendant  (|uc 
lis  questions  préliminaires  d'éticjuette  lussent  léfflécs. 
Naguère  gracieusement  accueilli  par  Paul  II,  il  pouvait 
compter  sur  une  égale  bienveillance  auprès  de  Sixte  IV 
qui,  établi  à  Rome  et  cardinal  depuis  14G7,  devait  con- 
naître personnellement  les  Paléologues.  Aussi  bien  à  la 
prise  de  possession  du  Lalran,  le  despote  André  avait  fait 
partie  de  l'escorte  pontificale.  D'ailleurs  les  propositions 
de  Volpe  touchaient  à  la  questioji  brûlante  de  l'époque, 
dont  personne  ne  pouvait  se  désintéresser,  la  question  des 
Turcs.  Le  pauvre  moine  franciscain  à  la  stature  moyenne, 
à  la  complexion  vigoureuse  et  ramassée,  aux  traits  énergi- 
ques et  puissants,  tels  que  les  a  ébauchés  Mellozzo  da  Forli, 
aux  rides  révélatrices  de  labeur  qui  se  pressent  sur  le 
front,  avait  repris  le  projet  de  ligue  antiottomane  sitôt 
qu  il  eut  ceint  la  tiare.  De  fréquentes  processions  parcou- 
raient les  rues  de  Rome,  implorant  le  secours  céleste.  Un 
congrès  devait  se  réunir  soit  à  Mantoue,  soit  à  Ancône,  et, 
comme  les  souverains  tergiversaient,  le  Pape  envoya  lui- 
même,  le  23  décembre  1471,  cinq  légats  a  latere  dans  les 
principales  cours  d'Europe,  conclut  une  alliance  avec 
Naples  et  Venise,  encouragea  Ouzoun-Hassan  à  continuer 
la  guerre  et  lança  une  bulle  contre  les  Turcs.  Dévoué  sincè- 
rement à  l'Eglise,   soucieux  de  répandre  la  vraie  foi,  il 

'  Roussk.  liét.,  t.  VI,  p.  43.  — Archives  de  Venise,  Sen.  Secr.,  t.  XXV, 
f.  125,  89  V».  —  De  Florence,  Mediceo  inn.  il  princ,  filza  XLVI,  n"  143, 
172.  —  De  Modène,  Princ.  est.,  Roma,  9,  10,  13  mai  1472.  —  La  Russie 
et  l'Orient,  p.  190.  —  Legrand,  Cent  dix  Lettres,  p.  242. 


144  IVAiN    m    KT    SOrillE    l'ALÉOLOGUE. 

atiialt  mieux  justifié  les  espérances  que  l'on  mettait  en  lui, 
si  le  népotisme,  se  mêlant  à  la  politique,  n'eût  enrayé  ses 
bonnes  intentions  et  mal  orienté  ses  eflorts.  Les  conditions 
de  l'Italie  exigeaiint  que  Sixte  IV  se  créât  un  parti  sûr  et 
dévoué.  Il  s'attacha  sa  famille  par  des  largesses  excessives 
sans  se  rendre  suffisamment  compte  du  prix  de  l'argent, 
ni  de  la  valeur  morale  de  ceux  qu'il  enrichissait.  Les  béné- 
fices s'accumulèrent  entre  les  mains  des  neveux,  qui  trop 
souvent  n'en  firent  qu'un  usage  répréhensible.  Le  cardinal 
Pietro  Riario  mourut  à  vingt-huit  ans,  laissant  après  lui 
une  réputation  de  scandale  et  de  luxe  effréné  que  ne 
rachetait  pas  son  amour  des  lettrés  et  des  pauvres.  La 
guerre  désastreuse  de  Ferrare  fut  l'œuvre  du  comte  Giro- 
lamo,  aussi  ambitieux  qu'incapable. 

Chose  étrange  !  dans  un  siècle  si  fécond  en  observateurs 
attentifs,  l'ambassade  de  Volpe  a  presque  passé  inaperçue. 
Laissons  ici  la  parole  à  Giacomo  Maffei  de  Volterra,  seul 
contemporain,  à  notre  connaissance,  qui  ait  consigné  ce 
fait  avec  quelques  détails. 

tt  Les  Pères,  dit-il,  ont  été  convoqués  aujourd'hui 
(24  mai)  en  conseil.  La  convocation  a  été  occasionnée  par 
les  ambassadeurs  d'Ivan,  duc  delà  Russie  Blanche.  Ceux-ci 
sont  venus  d'abord  pour  vénérer  le  pontife  romain,  ensuite 
pour  contracter  le  mariage  avec  la  fille  de  l'ancien  despote 
du  Péloponèse.  Après  avoir  quitté  sa  patrie  avec  ses  deux 
frères,  elle  vivait  à  Rome  des  pieuses  subventions  du  siège 
apostolique.  Les  ambassadeurs  reçurent  l'ordre  de  s'arrêter 
dans  un  hôtel  de  Monte-Mario,  d'où  l'on  domine  la  ville, 
afin  qu'en  attendant  une  décision  pût  être  prise  sur  le 
mariage  et  sur  la  manière  de  recevoir  les  ambassadeurs. 
Quelques  doutes  avaient  surgi  à  cet  égard;  on  n'était  pas 
suffisamment  renseigné  sur  la  foi  des  Ruthènes.  Les  avis 
furent  donnés.  On  approuva  le  mariage.  On  permit  aussi 


MAIUACK    D'IVAiN    UI    AU    VATK'.AN.  IV5 

({lie  les  fiançailles,  selon  le  désir  qui  en  avait  été  exprimé, 
eussent  lieu  dans  la  basilique  dos  saints  apôtres  Pierre  et 
l'aul,  avec  la  parlicipation  de:^  piélals.  On  obtint  que  les 
familiers  du  pontife  et  des  cardinaux  allassent  à  la  len- 
contre  des  ambassadeurs.  Ces  décisions  furent  appuvées 
sur  les  motifs  suivants  :  les  Ruthènes  ont  accepté  autrefois 
le  concile  de  Florence,  et  ils  ont  eu  un  archevêque  latin 
nommé  par  le  siège  romain,  car  les  Grecs  s'adressent  pour 
le  choix  de  leurs  évéquesau  patriarche  de  Constantinople; 
ils  demandent  maintenant  qu'on  leur  envoie  un  ambassa- 
deur pour  connaître  de  leur  foi,  étudier  la  situation,  cor- 
riger ce  qui  serait  jugé  erroné  et  recevoir  leur  profession 
d'obéissance.  Enfin,  lors  même  que  les  Ruthènes  seraient 
tout  à  fait  hérétiques,  les  mariages  avec  eux,  d'après  le 
droit  pontifical,  ne  seraient  pas  invalides.  D  ailleurs,  les 
fils  égarés  semblent  devoir  être  rappelés  vers  le  sein  de 
l'Église,  leur  mère,  par  les  honneurs  et  la  bienveillance. 
Cl  Le  25  mai,  les  ambassadeurs  du  duc  précité  parurent 
au  consistoire  secret.  Ils  présentèrent  une  lettre  ouverte, 
écrite  sur  un  petit  parchemin,  munie  d'un  sceau  d'or 
mobile,  et  ne  contenant  que  ces  mots  en  langue  ruthène  : 
Au  grand  Sixte,  pontife  romain,  le  duc  de  la  Russie  Blanche, 
Ivan,  présente  ses  hommages,  en  se  frappant  le  front  de  la 
main,  et  demande  qu'on  prête  foi  à  ses  ambassadeurs .  Ces 
derniers  comblèrent  d'éloges  le  pontife,  le  félicitèrent  de 
son  avènement,  recommandèrent  le  duc,  déposèrent,  en 
son  nom,  ses  hommages  aux  pieds  apostoliques  (car  c'est 
ainsi  qu'ils  s'exprimèrent),  offrirent  enfin  des  présents,  un 
manteau  et  soixante-dix  peaux  de  zibeline.  Le  pontife 
loua  le  duc  parce  que  celui-ci  était  chrétien,  pour  avoir 
accepté  le  concile  de  Florence,  pour  n'avoir  jamais  souf- 
fert qu'on  demandât  un  archevêque  grec  au  patriarche  de 
Coikstantinople,  nommé  par  le  Turc;  pour  avoir  souhaité 

10 


1V6  IVAN    111    KT    SOPHIE    l' A  L  KO  I.OGUE. 

le  rnarlaje  avec  une  femme  chrétienne,  élevée  longtemps 
auprès  du  siège  apostolique  ;  pour  avoir  présenté  ses 
liommages  au  jiontife  romain,  ce  qui  équivaut  chez  les 
lluthènes  à  une  profession  de  pleine  obéissance.  Des 
remerciements  furent  exprimés  pour  les  dons.  Les  ambas- 
sadeurs du  roi  de  Naples,  des  Vénitiens,  des  Milanais,  des 
Florentins,  et  du  duc  de  Ferrare,  appelés  pour  d'autres 
affaires  auprès  du  pontife,  furent  présents  à  cette  solen- 
nité. " 

Les  assertions  du  chroniqueur  romain  sont  confirmées 
par  la  dépêche  des  envoyés  de  Milan,  Giovanni  Arcim- 
boldi,  évéquc  de  Novare  et  plus  tard  cardinal,  etNicodemo 
Tranchedini  de  Pontremoli.  «  Alors,  écrivent-ils  le  25  mai 
à  Galeazzo  Sforza,  le  Pape  fit  entrer  un  ambassadeur  du 
duc  de  Russie,  lequel  en  notre  présence  et  en  peu  de  mots 
exprima  des  hommages  de  manière  à  faire  tacitement  acte 
d'obéissance,  et  offrit  deux  liasses  de  zibeline  au  nombre 
de  cent  ou  à  peu  près.  Le  Pape  les  reçut  avec  satisfaction, 
et  après  bien  des  actions  de  grâces  et  des  compliments,  il 
remercia  encore  l'ambassadeur  d'être  venu,  au  nom  de 
son  maître,  épouser  la  sœur  des  jeunes  despotes  qui  de- 
meurent ici.  Il  appela  celle-ci  fille  du  siège  apostolique  et 
du  Sacré  Collège  des  cardinaux  pour  avoir  été  longtemps 
élevée  ici  aux  frais  de  la  sainte  Eglise.  A  cause  de  cela  il 
voulait  que  les  fiançailles  se  fissent  dans  la  basilique  du 
prince  des  apôtres,  mais  il  ne  dit  pas  à  quelle  époque, 
nous  croyons  cependant  que  ce  sera  prochainement  '.  » 

Si  le  récit  de  Maffei,  secrétaire  du  cardinal  Ammanati  et 
bien  placé  pour  être  fidèlement  renseigné,  est  incon- 
testable quant  aux  événements  qui  se  sont  passés  sous  ses 
yeux,  on  ne  saurait  en  dire  autant  de  ceux  qui  échappent 

>   MuRATORi,    t.    XXIII,  col.  83.   —   Archives   de  Milan,   Potenze  est., 
Roma,  1472. 


MAIHACE    D'IVAN    111    AU    VATICAN.  147 

à  son  contrôle  personnel.  Victime  peut-être  d'une  adroite 
mystificalion,  il  a  commis  des  erreurs  de  fait  qu'il  importe 
(le  relever.  Kl  d'ahord,  le  concile  de  Florence,  on  s  en 
ouvient,  n'a  jamais  été  accepté  à  Moscou.  Au  contraire, 
I  peine  promuljjué,  en  14.41,  il  fut  aussitôt  rejeté  avec 
horreur.  Il  est  vrai  que  la  bulle  d'Eu^yène  IV  a  été  admise 
à  Kiev,  centre  reli(j[ieux  des  provinces  russes  de  la  Pologne; 
nais  celles-ci,  constituées  en  métropole  spéciale,  dès  1458, 
reconnurent  l'autorité  du  Pape  et  se  détachèrent  complè- 
tement de  Moscou.  Aussi  les  grands  kniaz,  inébranlables 
dans  leur  système,  n'ont-ils  jamais  demandé  à  Rome  d'évé- 
que  latin  ou  autre.  Que  s'ils  ne  s'adressaient  plus  au 
patriarche  d'Orient,  si  les  métropolites  Théodose  et  Phi- 
lippe, élus  par  le  clergé,  n'avaient  pas  recherché  la  confir- 
mation de  Byzance,  cette  infraction  à  l'usage  trahissait 
sans  doute  les  progrès  de  l'autonomie  intérieure,  mais  elle 
s'expliquait  par  la  difficulté  des  communications  et  ne 
rompait  pas  les  liens  hiérarchiques,  encore  moins  devait- 
elle  profiter  au  Pape.  En  outre,  la  plus  indulgente  critique 
ne  saurait  admettre  que  le  grand  kniaz  Ivan  eût  jamais 
risqué  un  acte  de  soumission  au  Saint-Siège  ou  désiré  la 
réforme  de  l'Église  russe  par  un  légat  de  Rome.  Non  seule- 
ment les  chroniques  n'y  font  pas  la  moindre  allusion,  mais 
le  caractère  hautain  d'Ivan,  son  attachement  à  l'Église 
nationale,  tous  les  événements  de  son  règne  sont  en 
flagrante  opposition  avec  des  démarches  qui  lui  eussent 
paru  plus  humiliantes  encore  qu'attentatoires  à  la  foi. 
L'ouaille  du  métropolite  Philippe  n'était  rien  moins  que 
chaud  partisan  du  concile  de  Florence  ou  disciple  docile 
de  l'Église  latine.  Inutile  d'ajouter  que  la  missive  des 
ambassadeurs  n'aura  pas  été  rendue  littéralement  par 
Maffei  :  jamais  les  formules  d'étiquette  n'ont  été  boule- 
versées au  Kremlin  avec  tant  d'audace.   Au  quinzième 


148  IVAN    III    ET    SOPHIE    PALKOl.OGUE. 

siècle,  on  se  servait  déjà  du  Titoidiarnik,  où  les  titres  des 
souverains  étranfyers  étaient  scrupuleusement  consifjnés  ; 
quant  h  ceux  du  {Tfrand  kniaz,  personne  n'eût  osé  les 
réduire  à  un  seul  mot.  Par  contre,  le  fond  même  de  la 
pièce  présente  un  caractère  indéniable  d'authenticité  :  les 
lettres  de  créance  délivrées  à  Moscou  du  temps  d'Ivan  III, 
—  on  en  trouve  encore  quelques-unes  dans  les  dépôts 
d'Italie,  —  se  bornent  à  la  formule  laconique  mentionnée 
par  Maffei  et  s'en  rapportent  entièrement  à  l'ambassadeur. 

Mais  comment  expliquer  Taccueil  favorable  fait  par  le 
Pape  aux  propositions- de  Volpe,  qui  n'avaient  d'autre  base 
qu'un  tissu  d  erreurs?  Peut-on  supposer,  à  la  cour  de 
Rome,  une  si  profonde  ignorance  de  l'état  réel  des  choses? 
En  vain  chercherait-on  une  réponse  dans  les  documents 
contemporains;  ils  ne  renferment  pas  d'indications  pré- 
cises. Cependant,  à  bien  considérer  les  faits  par  eux- 
mêmes,  les  soupçons  se  portent  sur  Volpe.  N'aurait-il  pas 
joué  double  jeu  et  abusé  de  sa  position?  Orthodoxe  à  Mos- 
cou, catholique  à  Rome,  n'aurait-il  pas  sacrifié  la  vérité 
pour  convaincre  tour  à  tour  le  grand  kniaz  et  le  Pape? 
Une  affaire  politique  et  lucrative  marchait  de  front  avec 
la  conclusion  du  mariage.  Volpe,  on  le  verra  tout  à  l'heure, 
s'intéressait  à  l'une  et  à  l'antre  ;  les  scrupules  de  délica- 
tesse lui  étaient  étrangers. 

La  vérité  est  que  l'orthodoxe  Ivan  appartenait  à  une 
Église  séparée  du  Saint-Siège  depuis  Michel  Cérulaire, 
tandis  que  Zoé  était  catholique,  et,  selon  toute  apparence, 
du  rite  latin.  Les  fiancés  ne  professant  pas  le  même  culte, 
il  s'agissait,  pour  parler  le  langage  moderne,  d'un  mariage 
mixte.  Or,  l'Église  reconnaît  que  ces  unions  sont  toujours 
valides,  mais  elles  ne  sont  licites  que  dans  certaines  cir- 
constances, avec  la  condition  expresse  que  les  enfants  à 
naître  seront  catholiques.  Envers  les  princes  byzantins  on 


MARIAGE   b'IVAN    III    AU    VATICAN.  149 

avait  usé,  dès  l'aimée  1  il8,  d'une  {;iaiide  condescendance 
dans  les  formes  sans  rien  clian(;er  au  fond  des  choses.  Les 
fils  de  l'empereur  Manuel  avaient  été  autorisés  par  Mar- 
tin V  à  épouser  des  femmes  catholiques.  Le  href  pontifi- 
(  al  déclare  que  cette  concession  se  fait  en  vue  de  faciliter 
la  réunion  des  Églises  d'Orient  et  d'Occident,  et  il  résume 
toutes  les  conditions  sous  cette  clause  générale,  que  ces 
mariages  ne  porteraient  aucun  préjudice  à  la  vraie  foi  '. 
Les  ménagements  du  Pape  ne  pouvaient  aller  au  delà. 
Sixte  IV  se  trouvait  vis-à-vis  d'Ivan  dans  la  même  situa- 
tion que  Martin  V  vis-à-vis  de  Manuel  :  la  dispense  néces- 
saire pouvait  être  accordée  à  Zoé,  pourvu  que  les  intérêts 
de  la  foi  fussent  sauvegardés.  Si  toutes  ces  précautions 
n'ont  pas  été  prises,  c'est  qu'on  n'était  pas  suffisamment 
renseigné,  peut-être  ébloui  par  les  trompeuses  assurances 
de  Volpe. 

Ici,  on  peut  se  demander  si  les  négociations  entre  Rome 
et  Moscou  ne  tournaient  pas  au  contrat,  et  à  un  contrat 
bilatéral?  En  déposant  aux  pieds  du  Pape,  selon  le  mot 
de  Maffei,  les  hommages  de  son  maître,  est-ce  que  Volpe 
n'aurait  pas  ambitionné  pour  celui-ci  une  compensation 
quelconque?  L'état  actuel  de  nos  connaissances  n'autorise 
que  des  soupçons,  mais  ces  soupçons  ne  laissent  pas  que 
d'être  fondés.  En  effet,  un  chroniqueur  bien  renseigné  de 
Nûrnberg  nous  apprendra  bientôt  qu'il  s'agissait  de  con- 
férer le  titre  royal  au  grand  kniaz  de  Moscou.  Cette  nou- 
velle se  répandra  peu  à  peu  et  prendra  une  telle  consis- 
tance que  la  Pologne  en  sera  alarmée,  que  l'Empereur  se 
croira  lésé  dans  ses  droits.  Ne  serait-ce  pas  un  indice  que 
Volpe  a  réellement  cherché  à  consolider  son  crédit  et  à 
gagner   les  bonnes  grâces  d'Ivan,  en  lui  procurant  une 

'  Raynaldi,  t.  XXVII,  p.  475.  —  Zhishman,  Dus  Eltoecht,  p.  523,  543, 
545. 


150  IVAiN    III    ET    SOPHIE    PAl.ÉOLOGUE. 

couronne?  Certes,  il  avait  assez  d'esprit  inventif  pour 
combiner  ce  plan,  et  les  nouvelles  idées  qui  agitaient  le 
Kremilin  lui  donnaient  quelques  chances  de  réussite.  Le 
fait  est  qu'à  partir  de  cette  époque,  la  collation  de  la 
royauté  devient  l'objet  de  pourparlers  diplomatiques.  Les 
Papes  s'en  servent  comme  d'une  amorce,  et  les  aventu- 
riers en  abusent  avec  une  audace  incroyable.  Ce  qui  est 
sur,  c'est  qu'une  ambassade  solennelle  a  été  annoncée  par 
Volpe  et  que  des  passeports  pontificaux  ont  été  délivrés 
d'avance  à  ces  diplomates. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'envoyé  de  Moscou  avait  pour  le 
moment  atteint  son  but.  Malgré  l'activité  fiévreuse  qui 
absorbait  les  Romains,  l'affaire  du  mariage  ne  fut  pas 
négligée.  Une  ligue  contre  les  Turcs  venait  d'être  conclue 
avec  Naples  et  Venise,  le  Pape  avait  enrôlé  des  soldats  et 
armé  vingt-quatre  galères.  Le  28  mai,  à  l'issue  de  la 
messe,  il  bénit  à  Saint-Pierre  les  drapeaux  des  croisés. 
Dans  l'après-midi,  nouvelle  cérémonie  guerrière  :  Sixte  IV 
se  rendit  à  cheval  vers  le  mouillage  des  quatre  galères  qui 
avaient  remonté  le  Tibre  jusqu'à  la  hauteur  de  Saint-Paul 
et  appela  les  grâces  célestes  sur  les  marins  et  leur  amiral, 
le  cardinal  Garafa.  Le  jour  même  où  la  flottille  pontificale 
quittait  le  port  d'Ostie,  le  1"  juin,  fut  fixé  pour  les  fian- 
çailles de  Zoé  ou  son  mariage  par  procuration,  car  les 
documents  s'expriment  d'une  manière  équivoque.  Dans 
les  diplômes  pontificaux  cependant  le  nobilis  virgo  d'au- 
trefois est  remplacé  par  nobilis  inulier. 

La  plume  alerte  d'un  humaniste  a  esquissé  la  silhouette 
de  la  princesse  byzantine,  quelques  semaines  avant  cet 
événement.  Clarice  Orsini,  mariée  depuis  quatre  ans  à 
Lorenzo  Medici,  vint  à  Rome  vers  cette  époque,  amenant 
dans  sa  compagnie  Luigi  Pulci.  La  jeune  patricienne, 
élancée  et  majestueuse,  était  dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté 


MAI'.  1  ACE    D'IVAN     III    AU    VATICAN.  L51 

classi([ue.  Epris  de  ses  cliannes,  le  poète  lloreuliii  se 
montra  envers  Zoc;  rijjoureu.v  à  l'excès.  Clariee  fit  une 
visite  d'étiquette  îi  la  fiancée  d'Ivan,  et  Puici  saisit  l'occa- 
sion pour  tionnor  libre  cours  à  sa  malice.  «  Je  vais  te 
décrire  brièvement,  mande-t-il  à  son  ami  et  confident 
Lorenzo  Medici,  cette  coupole  de  JNorcia  ou  plutôt  cette 
montagne  de  graisse  que  nous  visitâmes.  A  la  vérité,  je  ne 
croyais  pas  qu'il  y  en  eût  tant  dans  toute  l'Allemagne  et 
en  Sardaignc.  Nous  entrâmes  dans  la  chambre  où  ce  jeudi 
gras  de  femme  était  pompeusement  assise,  et  elle  avait, 
je  t'assure,  de  quoi  s'asseoir...  Deux  grosses  timbales  sur 
la  poitrine,  un  affreux  menton,  un  visage  ressortissant, 
une  paire  de  joues  de  truie,  le  cou  enfoncé  dans  les  tim- 
bales. Deux  yeux  qui  en  valent  quatre,  avec  de  tels  sour- 
cils et  tant  de  graisse  et  de  lard  tout  autour  que  le  Pô 
n'est  pas  mieux  endigué.  Et  ne  pense  pas  que  les  jambes 
soient  comme  les  jambes  de  Giulio  le  Maigre...  Je  ne 
sache  pas  avoir  jamais  vu  chose  aussi  onctueuse  et  grasse, 
aussi  flasque  et  morbide,  et  enfin  aussi  ridicule  que  cette 
étrange  befania...  Après  cela,  je  n'ai  plus  rêvé  la  nuit  que 
de  montagnes  de  beurre  et  de  graisse,  de  suif  et  de  petits 
pains,  et  autres  choses  dégoûtantes  '...  » 

Les  Byzantines  du  quinzième  siècle  abusaient,  il  est 
vrai,  des  onguents  et  des  couleurs;  elles  pouvaient  être 
mieux  étoffées  que  les  frêles  Italiennes,  mais  les  railleries 
de  Pulci  sont  évidemment  du  domaine  de  la  fiction.  Elles 
étaient  d'ailleurs  aiguisées  par  une  rancune  d'ordre  pure- 
ment matériel.  L'entretien  dura  longtemps;  un  des  frères 
de  Zoé  servait  d'interprète,  et,  malgré  l'heure  avancée  de 
la  soirée,  on  n'offrit  aux  visiteurs  ni  collation,  ni  verre  de 
vin,    «  ni  en  grec,  ni  en  latin,  ni  même  en  langue  vul- 

'  Lettere,  p.  63  à  67,  n°  21. 


152  IVAN    III    ET    SOPHIE    PALÉOLOGUE. 

gaire  »  ,  dit  l'auteur  désappointé  de  Morgante  magrjiore. 
Moins  prévenu  que  son  collègue  affamé,  un  certain  Bene- 
detto  s'extasiait  sur  la  petite  bouche  de  Zoé,  et  trouvait 
(luelle  crachait  délicieusement.  Clarice  Orsini,  plus  com- 
pétente dans  l'espèce,  n'hésitait  pas  à  déclarer  que  la 
princesse  était  belle.  Nous  verrons  bientôt  de  nombreux 
chroniqueurs  se  ranger  au  même  avis,  ce  qui  permet  de 
croire  que  Pulci  a  fait  non  le  portrait  de  Zoé,  mais  sa 
caricature.  A  travers  le  persiflage  impitoyable  du  sati- 
rique poète,  une  note  réelle  et  vivante  se  laisse  sur- 
prendre :  dans  les  cours  raffinées  d'Italie,  au  milieu  des 
femmes  gracieuses  de  la  Renaissance,  spirituelles  et  déli- 
cates, une  Byzantine,  grosse  et  lourde,  n'était  plus  à  sa 
place.  Les  destinées  de  Zoé  la  poussaient  vers  le  Nord. 
Au  jour  fixé  pour  la  solennité  du  mariage,  la  basilique 
vaticane  dut  se  revêtir  de  toutes  ses  splendeurs.  Ici  encore, 
tandis  que  les  plus  fidèles  chroniqueurs  passent  sous 
silence  un  fait  qui  s'imposait  naturellement  à  leur  plume, 
Maffei  est  le  seul  à  nous  donner  quelques  détails.  Un 
évêque,  dont  le  nom  ne  s'est  pas  conservé,  prêta  son  con- 
cours à  la  brillante  cérémonie.  L'assistance  qui  entourait 
la  princesse  était  nombreuse  et  distinguée.  On  remarquait 
en  première  ligne  la  reine  de  Bosnie,  Catherine,  veuve  de 
Stéphane,  qui  abritait  à  Rome  ses  malheurs,  depuis  que 
les  Turcs  avaient  envahi  ses  États,  et  se  disait  à  bon  droit 
«la  plus  infortunée  des  Reines  » .  Dénuée  complètement 
de  ressources,  elle  vivait  d'une  pension  mensuelle  de  cent 
ducats  servie  par  le  Saint-Siège,  et  su])pliait  les  Médicis 
de  lui  verser  cette  somme  en  deniers  et  non  en  pièces 
d'étoffes.  Quatre  fidèles  compagnes,  Paule,  Hélène, 
Marie,  Praxine,  l'avaient  suivie  en  exil.  Ces  matrones 
bosniaques  furent  probablement  les  seules  femmes  slaves 
qui  assistèrent  au   mariajje  de  la  future  souveraine  de 


MAI'.IAGE   D'IVAN    llî    AU    VATICAN.  153 

Moscou.  Les  Médicis  se  firent  représenter  par  Clarice 
Orsini.  Les  patriciennes  les  plus  illustres  de  Ilome,  de 
Florence  et  de  Sienne  vinrent  en  personne.  Les  cardinaux 
envoyèrent  des  dcléjjués. 

Maffei  ne  mentionne  pas  un  seul  Grec,  mais  il  n'est  pas 
téméraire  de  supposer  que  tous  les  compatiiotcs  de  Zoé 
présents  à  Rome  furent  du  nombre  des  invités.  Le  fait 
est  absolument  certain  pour  Tbéodore  Gaza,  ami  de  Bes- 
sarion,  calligraphe  et  savant.  Il  avait  assisté  au  concile  de 
Florence,  ardemment  défendu  Aristote  et  acquis  une  cer- 
taine réputation  à  Rome  et  à  Naples.  Renseigné  par  lui 
sur  cet  événement,  Filelfo,  alors  à  Milan,  lui  exprimait, 
le  1"  juillet  1472,  sa  satiefaction  et  ses  remerciements. 
Nulle  trace  historique,  mais  forte  présomption  en  faveur 
d  Anne  Notaras,  fille  du  malheureux  Lucas.  Naguère  fian- 
cée à  l'empereur  Constantin  Dragazès,  oncle  de  Zoé,  elle 
avait  ajouté  à  son  nom  celui  de  Paléologue  et  quitté  Gon- 
stantinople  un  peu  avant  la  chute  de  cette  ville.  Établie  à 
Rome  avec  son  frère  Jacques,  l'illustre  matrone  rêvait  la 
création,  au  fond  de  l'Italie,  d'un  petit  État  grec  indé- 
pendant. Le  château  en  ruine  de  Montacuto  fut  acheté 
dans  ce  but  aux  Siennois,  et,  le  22  juillet  1472,  un  contrat 
stipulé  avec  Sienne  garantissait  les  franchises  de  la  future 
République.  Ce  projet  semble  n'avoir  jamais  été  réalisé. 
Il  n'en  est  pas  moins  une  preuve  des  sentiments  patrio- 
tiques de  son  auteur  qui,  plus  tard,  coopéra  puissamment 
à  l'organisation  de  la  colonie  hellénique  à  Venise.  Si  pro- 
fondément dévouée  à  son  infortunée  nation,  si  attachée 
aux  Paléologues,  Anne  Notaras  a  dû  reporter  ses  sympa- 
thies sur  Zoé  et,  à  meilleur  droit  que  toute  autre,  l'accom- 
pagner à  l'autel. 

Un  fâcheux  incident  surgit  au  milieu  des  pompes  nup- 
tiales. Au  moment  d'échanger  les  bagues,  Yolpe,  pris  au 


154  IVAN    III    I<:T    SOPHIE    l' A  LKOLOGUE. 

dépourvu,  dut  avouer  qu'il  neii  avait  pas  apporté  pour  la 
fiancée,  pareil  usage,  disait-il,  n'existant  pas  à  Moscou. 
Ses  excuses  parurent  é(juivo(jucs,  et  la  déconvenue  pro- 
duisit une  si  vive  impression  qu'on  se  prit  à  douter  de  ses 
pleins  pouvoirs.  Le  lendemain  du  mariage,  Sixte  IV  se 
plaignit  en  plein  consistoire  que  l'ambassadeur  eût  agi 
sans  mandat  régulier  de  son  maître. 

Les  soupçons  s'accrurent  lorsqu'on  en  vint  aux  projets 
de  croisade  contre  les  Ottomans.  Des  bruits  confus  circu- 
laient dans  la  foule  sur  1  imminence  de  communications 
importantes.  On  s  attendait  à  un  grand  triomphe  de 
l'Église.  Aussi  la  déception  fut-elle  complète  après  l'au- 
dience du  2  juin.  Volpe  s'exprima,  à  cette  occasion,  en 
latin.  Il  se  vantait  d'avoir  des  relations  privées  de  com- 
merce avec  le  khan  des  Tatars.  Celui-ci  s'offrait  à  lever 
une  armée  formidable,  à  marcher  contre  les  Turcs,  à  les 
attaquer  du  côté  de  la  Hongrie,  pourvu  qu'on  lui  versât, 
après  le  début  des  hostilités,  un  subside  mensuel  de  dix 
mille  ducats.  Pour  conclure  ce  traité  médiocrement  oné- 
reux, il  fallait  encore,  d'après  les  calculs  de  l'orateur,  offrir 
aux  Tatars,  en  guise  d'entrée  en  matière,  des  présents  de 
la  valeur  de  six  mille  ducats.  L'idée  assurément  ne  man- 
quait pas  de  grandeur,  mais  les  sommes  à  verser  parurent 
trop  fortes  et  les  garanties  insuffisantes.  Le  souvenir  des 
Giblet  et  des  Lodovico  de  Bologne  n'était  pas  encore  obli- 
téré. On  craignait  que  Volpe  ne  détournât  à  son  profit  les 
deniers  publics.  II  n'était  rien  moins  sûr  que  le  roi  de 
Hongrie  laisserait  libre  passage  aux  Tatars.  Pouvait-on, 
d  ailleurs,  se  fier  à  des  mercenaires  coutumiers  de  tra- 
hison? Leur  victoire  ne  serait-elle  pas,  au  fond,  un  nou- 
veau triomphe  de  l'Islam?  A  la  suite  de  ces  considérants, 
les  fins  de  non-recevoir  furent  la  seule  réponse  du  Saint- 
Siège,  Pour  en  apprécier  la  prudence,  il  suffit  de  se  rap- 


MAKIAGE   DIVAN    III    A«I    VATICAN.  15r> 

peler  les  iliscours  do  Gislardi  à  Venise,  en  1470.  A  cette 
époque,  Volpe  déclarait  au  Sénat,  par  la  houclie  de  son 
neveu,  que  les  Tatars  étaient  prêts  à  envahi ■•  la  Turquie, 
l'alliance  avec  Mohammed  était  un  fait  accompli,  et  voici 
que  deux  ans  après,  en  1472,  cette  même  alliance  est 
encore  à  faire,  au  prix  de  lourds  sacrifices  pécuniaires.  Un 
redoutable  dilemme  s'élève  du  fond  de  ces  données  contra- 
dictoires ;  la  vérité  a  été  certainement  altérée,  soit  par 
Gislardi  à  Venise,  soit  par  VoI[)e  à  Rome.  L'un  des  deux 
est  coupable,  ou  plutôt  tous  les  deux.  L'alliance  des  Tatars 
n'aura  été  qu'un  fantôme  évoqué  à  plaisir  pour  extorquer 
des  largesses  à  Rome  et  à  Venise  '.  Si  les  projets  belli- 
queux de  l'envoyé  moscovite  furent  repoussés,  on  ne  crut 
pas  devoir  revenir  sur  les  combinaisons  matrimoniales, 
encore  moins  sur  les  dispositions  ecclésiastiques.  Ni  les 
unes  ni  les  autres  ne  se  ressentirent  des  soupçons  qui 
planaient  sur  Volpe  et  se  bornaient,  paraît-il,  à  la  partie 
financière. 

Mais  quelles  étaient,  si  tant  est  qu'il  y  en  eût,  ces  con- 
ventions religieuses?  Les  documents  ne  contiennent  que 
de  rares  et  vagues  allusions  aux  intérêts  de  la  foi  à  défendre, 
à  l'autorité  pontificale  à  reconnaître.  Une  seule  pièce  est 
plus  explicite;  c'est  la  feuille  des  pouvoirs  accordés  à 
l'évêque  d'Accia,  Antonio  Bonumbre,  qui  devait  accom- 
pagner Zoé  à  Moscou.  Dans  les  chroniques  russes,  il  passe 
pour  le  cardinal  Antoine,  quoiqu'il  n'ait  jamais  fait  partie 
du  Sacré  Collège.  Autour  de  lui  se  groupent  les  principaux 
renseignements.  Voilà  pourquoi  tous  les  détails  nouveaux 
sur  ce  personnage,  qui,  du  reste,  paraît  pour  la  première 
fois  dans  l'histoire  avec  son  nom  patronymique,  doivent 

'  La  Russie  et  l'Orient,  p.  192.  —  LEGnA:yD,  Cent  dix  Lettres,  p.  163, 
241.  —  Archives  de  Florence,  Mediceo  inn.  il  princ,  filza  1,  n"  100,  101. 
—  Sathas,  Docum.,  t.  IX,  p.  vin  à  xxxiv. 


156  IVAN    111    ET    SOI'HIE   PALÉOLOGUE. 

être  considérés  comme  une   conquête   (ju'il  est  essentiel 
d'exploiter  largement. 

Bonumbre  était  orijjinaire  de  Savone  ou  des  environs,  car 
Sixte  IV  le  nomme  son  compatriote.  Il  embrassa  la  vie 
religieuse  dans  le  couvent  des  Auyustins  d'Oulx,  situé  au 
pied  du  mont  Genis,  entre  Suse  et  Bardonnèche,  à  Tentrce 
même  de  la  pittoresque  vallée  arrosée  par  la  Dora  Riparia. 
Nommé  archiprétre  de  San-Giovanni  et  San-Salvatore  à 
Costa  di  Vado,  paroisse  qui  dépendait  de  son  monastère, 
élevé  à  la  dignité  de  notaire  apostolique,  il  semble  avoir 
possédé  la  confiance  de  Tarchevêque  de  Gênes  Paolo  Cam- 
pofregoso.  Le  9  octobre  1462,  celui-ci  le  fit  venir  dans 
son  palais  de  San-Lorenzo,  et,  après  qu'il  eût  prêté  ser- 
ment de  fidélité  en  présence  de  quelques  témoins,  lui 
imposa  la  barrette  sur  le  front,  comme  signe  d'investiture 
pour  la  chapelle  et  l'hôpital  de  San-Biagio  à  Rivarolo. 
C'était  une  fondation  d'Opizzo  Leccarello  qui  remontait 
au  douzième  siècle,  et  à  laquelle  on  a  donné  actuellement 
une  tout  autre  destination.  Le  diplôme  libellé  à  cette  occa- 
sion par  Campofregoso  est  très  élogieux  pour  le  nouveau 
recteur  de  San-Biagio,  que  l'on  dit  plein  de  zèle  pour  la 
religion,  d'une  vie  pure  et  de  mœurs  irréprochables,  dis- 
tingué par  ses  vertus  et  ses  mérites.  Moins  de  cinq  ans 
après,  le  4  mai  1467,  il  fut  promu  au  siège  d'Accia  en 
Corse,  vacant  par  la  nomination  de  Jean  André  de' Bussr 
à  celui  d'Aleria.  Le  cardinal  d'Avignon  Alain  de  Coëtivy 
fit  la  relation  d'usage  au  consistoire,  et  Bonumbre  dut 
s'apercevoir  bientôt  qu  il  avait  été  appelé  à  un  poste  de 
dévouement  et  de  combat, 

La  Corse  appartenait  alors  à  la  république  de  Gênes,  et 
l'archevêque  de  cette  ville  comptait  le  pasteur  d'Accia 
parmi  ses  suffragants.  Le  diocèse  de  celui-ci  était  un  des 
plus   pauvres ,   les   taxes   de  nomination   perçues   par  la 


MAHIAGK    DIVAN    III    AU    VATICAN.  157 

(  li.iinbro  aj)ostoliqiic  n'allaient  pas  au  delà  d'environ 
trente-trois  florins,  encore  fut-on  oblijjé  d'accorder  à 
Bonumbre  des  délais  à  cause  d'un  intrus  qui  l'empêchait 
de  prendre  possession  de  son  siè^je.  L'étrange  hérésie  (jui 
éclata  vers  1409  prouve  jusqu'à  quel  point  les  habitant.s  de 
ces  contrées  étaient  grossiers  et  ignorants.  Un  malin  ber- 
ger se  fit  passer  pour  messager  de  l'archange  Michel  et 
partit  en  guerre  contre  VAve  Maria  de  l'archange  Gabriel. 
En  même  temps  il  propagea  une  lettre  de  sa  composition 
promettant  la  rémission  complète  de  tous  les  péchés  à 
ceux  qui  la  liraient  ou  porteraient  sur  eux,  ou  bien  la 
feraient  lire  ou  porter.  Ces  absurdes  inventions  firent  tant 
de  ravages  dans  l'ile  que  le  pape  Paul  II  en  fut  informé,  et 
qu'il  engagea  Bonumbre  à  sévir  et  même,  s'il  le  fallait,  à 
jeter  les  coupables  en  prison. 

Le  7  août  1470,  l'évêque  d'Accia  fut  nommé  collecteur 
général  dans  toute  la  Corse.  C'était  là  une  grande  marque 
de  confiance.  La  chambre  apostolique  avait  des  rede- 
vances et  des  taxes  à  percevoir  dans  l'intérieur  de  1  île,  et 
cette  opération  fiscale  était  confiée  à  un  certain  nombre 
d'agents.  Une  réforme  parut  nécessaire.  Les  anciens 
employés  furent  révoqués  de  leurs  fonctions,  et  tout  fut 
concentré  entre  les  mains  de  Bonumbre  avec  pleins  pou- 
voirs de  nommer  des  collecteurs  et  des  sous-collecteurs  et 
d'infliger  des  peines  canoniques,  à  charge  uniquement 
d  envoyer  tous  les  deux  ans  des  comptes  détaillés  à  Rome. 
Bientôt  après,  le  20  septembre  de  la  même  année,  Bo- 
numbre reçut  du  Pape  l'ordre  de  régler  un  différend 
entre  Tévéque  de  Mariana  et  le  cardinal  de  la  Rovere,  qui 
devait  sous  peu  ceindre  le  trirègne.  Autant  de  preuves 
qu'il  était  bien  noté  à  Rome. 

A  l'avènement  de  Sixte  IV,  il  monte  encore  en  faveur; 
il   est  appelé  auprès  du  pontife,  admis  au   nombre  des 


158  1VA^    111    ET    SOPHIE    PALEOLOGUE. 

fainiliers  du  Vatican,  cl  son  nom  commence  à  émarger  au 
biKlf^et  :  des  sommes  de  dix  ou  quinze  florins  lui  sont  régu- 
lièrement allouées  pour  ses  frais  personnels,  sans  indica- 
tion précise  des  fonctions  qu'il  remplissait.  Quel  qu'ait 
été  leur  caractère  spécial,  le  Pape  se  louait  de  la  vertu  et 
de  la  prudence  de  son  compatriote,  attestées,  disait-il,  par 
de  rudes  épreuves.  Lorsqu'il  le  désigna  pour  Moscou,  il 
lui  conféra  le  titre  et  les  pouvoirs  de  légat  a  latere  et  de 
nonce  apostolique.  Le  but  général  de  la  mission  est  clai- 
rement exprimé  dans  ces  mots  de  Sixte  IV  :  «  Comme 
nous  ne  désirons  rien  avec  plus  d'ardeur  ni  avec  une  affec- 
tion plus  grande  que  de  voir  l'Église  universelle  unie  dans 
toute  l'amplitude  de  son  étendue  et  tous  les  peuples  mar- 
cher dans  la  voie  du  salut,  nous  recherchons  volontiers 
les  moyens  par  lesquels  nos  vœux  de  ce  genre  peuvent 
être  réalisés.  5)  Un  de  ces  moyens  était  l'envoi  d'un  «  ange 
de  paix  »  dans  «  le  royaume  ou  domaine  de  Russie  et  dans 
quelques  autres  contrées  dont  les  ambassadeurs,  venus 
auprès  de  nous,  dit  le  Pape,  nous  l'ont  demandé  avec  des 
instances  convenables,  de  même  que  dans  la  ville  de  Kaffa 
et  la  province  de  Poméranie,  leurs  cités  et  leurs  districts  »  . 
Cet  envoyé  pontifical  devait,  dans  la  mesure  de  la  grâce 
céleste  et  selon  l'opportunité  des  circonstances,  détruire 
et  édifier,  déraciner  et  protéger,  réformer  les  abus,  cor- 
riger les  erreurs,  ramener  les  égarés  dans  la  voie  de  la 
vérité,  établir  solidement  l'autorité  du  Pape,  assurer  le 
salut  des  âmes  et  la  prospérité  des  États.  En  vue  de  si 
laborieuse  mission,  toute  latitude  lui  était  octroyée  de 
relever  les  coupables  des  censures  et  de  distribuer  les 
bénéfices  aux  bien  méritants.  Tels  sont  les  points  culmi- 
nants dans  la  feuille  des  pouvoirs  de  Bonumbre.  A  travers 
les  formules  consacrées  une  grande  pensée  se  dégage, 
celle  de  l'unité  dans  la  foi  et  de  la  soumission  au  vicaire 


I 


MAUIACÎE   D'IVAN    III    AU    VATICAN.  159 

(Iti  Christ.  Si  révêquc  d'Accia  est  cliarjfé  de  porter  au  loin 
(les  paroles  de  paix,  si  des  instances  de  ce  genre  ont  été 
jilressées  au  Pape,  c'est  (jiie  (Tune  manière  quelconque, 
I  ;itiine  ou  subrcptice,  le  problème  du  rapprochement 
.i\('c  Rome  a  été  soulevé.  On  s'ctonncra  peut-être  que  le 
1  Mil  de  Zoé  ne  soit  pas  mentionné  dans  la  pièce,  (pi'il  n'y 
aucune  allusion  au  voyage  en  compagnie  de  la  prin- 
i  l'sse,  mais  n'est-ce  pas  une  preuve  de  plus  (|u'en  dehors 
fia  mariage  et  de  l'alliance  tatare  Volpe  agitait  aussi  des 
questions  religieuses?  N'aurait-il  pas  suggéré  lui-même 
toutes  ces  démarches,  et  la  mission  de  Kaffa  ajoutée  com- 
plaisamment  à  celle  de  Moscou  ne  trahit-elle  pas  le  voya- 
geur arrivé  au  Kremlin  par  la  voie  de  la  Tatarie  '  ? 

Pour  en  revenir  à  Zoé,  Sixte  IV  se  montra  jusqu'au  bout 
paternel  et  généreux  envers  elle  :  six  mille  ducats  environ, 
outre  les  présents,  furent  assignés  en  dot  à  l'orpheline  des 
césars.  Les  fresques  de  Santo  Spirito,  qui  représentent  la 
vie  de  Sixte  IV,  et  sont  presque  toutes  l'œuvre  d'un 
peintre  de  l'ancienne  école  d'Ombrie,  celle  peut-être  d'un 
disciple  de  Benedetto  Buonfigli,  ont  conservé  le  souvenir 
de  ces  largesses.  A  gauche  du  bel  autel  élevé  par  Palladio, 
dans  le  haut  de  la  travée,  on  voit  une  peinture  murale,  de 
date  plus  récente  cependant  que  la  plupart  des  autres,  qui 
nous  montre  Zoé  à  genoux  devant  le  Pape;  à  côté  d'elle,  à 
genoux  également,  la  fiction  de  l'artiste  a  mis  son  fiancé; 
ils  ont  tous  deux  la  couronne  sur  la  tête,  et  le  Pape, 
assisté  d'André  Paléologue  et  de  Leonardo  Tocco,  donne 
une   bourse   à  Zoé.   Deux  épigraphes  latines  à  peu  près 

'  Archives  de  Gênes,  Notaro  Andréa  de  Cairo,  filza  10,  n^SS;  filza  17, 
n"  179;  filza  18,  n»  160.  —  Du  Vatican,  Oblig.,  n"  82,  f.  11;  83,  f.  6  v°, 
6G  V»;  fiât.  Cam.,  n"  487,  f.  158  v",  178  v°.  —  Regesta,  n°  540,  f.  70  v«; 
n»  543,  f.  57;  n"  C60,  f.  316  V.  —  Ann.  XXXIX.  t.  12,  f.  182.  — 
Archives  d'État  de  Rome,  Cam.  Oblig.,  1464-71,  f.  81  v".  — Mandati, 
1471-73,  f.  52,  82,  98,  115  v%  135  v°. 


180  IVAN    m    ET    SOPIllK    PALKOI.OGUE. 

identiques,  recueillies  par  l'orcella,  donnent  les  noms  dos 
personnages  et  expliquent  la  fresque  malheureusement 
fort  restaurée.  Les  mêmes  renseignements  se  retrouvent 
dans  le  journal  de  Platina.  Enfin,  un  document  tout  à  fait 
inédit  et  de  la  plus  haute  importance  les  confirme  d'une 
manière  authentique. 

Aux  archives  d'État  de  Rome,  on  conserve  soigneusement 
un  ordre  de  payement,  en  date  du  20  juin  1472,  des  car- 
dinaux d'Estouteville,  Calandrini  et  Angelo  Capranica, 
commissaires  généraux  de  la  croisade.  A  ce  titre,  ces  trois 
cardinaux  administraient  une  caisse  spéciale,  détachée  de 
la  comptabilité  générale,  aUmentée  surtout  parles  revenus 
du  monopole  de  l'alun,  et  destinée  uniquementaux besoins 
de  la  guerre  contre  les  Turcs.  L'ordre  est  adressé  aux 
«  honorables  sieurs  »  Lorenzo  et  Giuliano  de  Medicis, 
dépositaires  de  l'argent  dévolu  à  la  sainte  entreprise.  Les 
célèbres  banquiers,  désormais  souverains,  sont  autorisés 
par  cet  acte  à  disposer  d'une  somme  de  six  mille  quatre 
cents  ducats,  qui  avait  été  l'objet  d'une  convention  spé- 
ciale avec  le  cardinal  camerlingue  Orsini,  et  dont  voici  la 
destination  :  quatre  mille  ducats  seront  versés,  par  ordre 
du  Pape,  à  la  princesse  Zoé,  «  reine  de  Russie,  pour  cer- 
taines dépenses  qu'elle  doit  faire  à  l'occasion  de  son  voyage 
en  Russie  et  pour  d'autres  motifs  »  ;  six  cents  ducats 
reviendront  à  l'évêque  chargé  d'accompagner  la  fiancée  à 
Moscou;  le  reliquat  de  dix-huit  cents  ducats  restera  en 
caisse.  Les  chiffres  indiqués  ici  doivent  être  contrôlés  par 
les  chiffres  des  dépenses  consignés  dans  un  autre  docu- 
ment. La  générosité  pontificale  ne  pouvait  que  s'accroilre  : 
en  effet,  le  27  juin  1472,  cinq  mille  quatre  cents 
ducats  sont  payés  à  Zoé,  six  cents  à  Tévéque,  ce  qui  fait 
un  total  de  six  mille  ducats  déboursés  par  le  Saint-Siège 
au  profit  de  la  princesse  byzantine,  et  en  vue  de  la  croi- 


MARIAGE    DIVAN    III    AU    VATHIAN.  101 

saile,  comme  le  prouve  assez  la  provenance  de  l'ar/jcnt. 
FiC  l*ape  son{j(!a  aussi  à  entourer  Zoé,  j)our  le  voyage, 
tl'unc  suite  convenable,  composée  de  Grecs  et  d'Italiens, 
sans  com[)ter  les  Russes  qui  rentraient  dans  leur  pays. 
Volj)e  resta  nalurellement  à  la  tête  de  cette  cour  impro- 
visée. Parmi  les  Grecs  on  remarquait  louri  Trakhaniote, 
un  des  néjjociateurs  du  mariage,  qui  resta  au  service  du 
grand  kniaz  et  fut  chargé  de  différentes  missions  di[)lo- 
matiques  ;  le  prince  Constantin,  dont  la  piété  se  traduisit 
par  la  fondation  d'un  monastère  sur  l'OutcIima  et  que 
l'Église  orthodoxe  vénère  sous  le  nom  de  saint  Cassien  ; 
Démétrius  Rlialli,  représentant  des  deux  frères  de  Zoé. 
Quant  aux  Italiens,  le  plus  illustre  d'entre  eux  était 
Antonio  Bonumbre,  déjà  cité  plus  haut.  Il  est  probable  que 
des  moines  latins  l'accompagnaient,  car  le  Pape  lui  avait 
permis  d'en  choisir  quelques-uns  à  son  gré  dans  telle  reli- 
gion qu'il  voudrait,  sauf  l'ordre  des  Chartreux,  avec  obli- 
gation expresse  pour  les  élus  d'obéir  à  l'appel.  L'évéque 
d'Accia  n'aura  pas  manqué  de  profiter  de  cette  faveur.  Le 
nombre  exact  des  partants  est  difficile  à  préciser  :  dans  les 
différentes  villes  qu'ils  ont  traversées,  on  parle  tantôt  de 
cent  chevaux,  tantôt  de  cinquante  *. 

Enfin  des  lettres  pontificales  furent  adressées  proba- 
blement à  tous  les  souverains  dont  les  États  se  trouvaient 
sur  le  passage  de  Zoé.  On  connaît  les  brefs  de  Sixte  IV 
aux  anciens  de  Bologne,  à  la  ville  de  Nûrnberg,  aux  pro- 
consuls de  Lûbeck.  Leur  contenu  à  peu  près  identi(pie 
autorise  la  conjecture  que  nous  venons  d  émettre,  d  ail- 
leurs confirmée  par  les  sources  russes.  Voici,  en  guise 
d'exemple,  un  bref  du  21  juin  1472  au  duc  de  Modène, 
Ercole  d'Esté. 

'  Archives   d'Ktat  de  Rome,  Arch.   Cam.,    Lib.    Crue,   f.   110   v";   TÀb. 
clcp.,  (.  188.  —  Du  Vatican,  Regesta,  n<>660,  f.  101,  316;  n»  681,  f.  2/6. 

11 


162  IVA^    III    KT    SOPHIE   PALKOLOGUE. 

«  Notre  clière  fille  en  Jesus-Glnist,  ainsi  s'exprime  le 
Pape,  la  noble  matrone  Zoé,  fille  du  lé(jilime  successeur 
(le  Tempire  de  Gonstantinople,  Thomas  Paléologue,  d'in- 
signe mémoire,  est  venue  se  réfugier  auprès  du  Siège  apo- 
stolique, après  avoir  échappé  aux  mains  impies  des  Turcs, 
lors  de  la  chute  de  la  capitale  de  l'Orient  et  de  la  dévasta- 
tion du  Péloponèse.  Nous  l'avons  accueillie  avec  des  sen- 
timents de  piété  et  l'avons  comblée  d'honneurs  à  titre  de 
fille  préférée  entre  toutes.  Elle  se  rend  maintenant  auprès 
de  l'époux  auquel  elle  a  été  récemment  fiancée  par  nos 
soins  [nobi's  auctoribus),  le  cher  fils,  noble  seigneur  Ivan, 
grand-duc  de  Moscou,  Novgorod,  Pskov,  Perm,  etc.,  fils 
de  feu  le  grand-duc  Basile,  d'illustre  mémoire.  Nous,  qui 
portons  la  même  Zoé,  d  origine  si  illustre,  dans  les  en- 
trailles de  la  charité,  nous  désirons  qu'elle  soit  partout 
reçue  et  traitée  avec  bienveillance,  et,  par  les  présentes 
lettres,  nous  exhortons  dans  le  Seigneur  Ta  Noblesse,  au 
nom  du  respect  dû  à  nous  et  audit  Siège,  dont  Zoé  est  la 
pupille  {cnjus  ipsa  alumna  est),  de  la  recevoir  avec  huma- 
nité et  bonté  dans  tous  les  endroits  de  tes  États  par  où  elle 
passera.  Ce  sera  digne  d  éloge  et  nous  donnera  la  plus 
grande  satisfaction  '.  » 

Le  jour  même  de  la  date  du  bref  eut  lieu  l'audience  de 
congé.  Sixte  IV  reçut  la  princesse  Zoé  dans  les  jardins  du 
Vatican.  Volpe,  toujours  traité  d'ambassadeur,  était  pré- 
sent. Les  souvenirs  du  concile  de  Florence  ont  sans  doute 
été  évoqués  à  cette  occasion  ;  Rome  ne  désirait  pas  autre 
chose  que  de  rappeler  à  la  vie  ce  pacte  solennel.  Malheu- 
0:^  reusement  les  ambassadeurs  milanais,  qui  seuls  ont  men- 
tionné ce  fait,  n'entrent  pas  dans  les  détails.  En  réalité, 
Tannée  1472  marquait  plutôt  des  phases  d'éloignement 

•  Archives  de  Modène,  Lett.  di  princ.  est.,  i472.  Pour  les  autres  sources, 
voir  La  Russie  et  l'Orient,  p.  193  et  suiv. 


MARIAGE   D'IVAN    III    AU   VATICAN.  163 

<|ii('  (le  r.Tj)[)ro(;Iioiiiciil  :  un  synode  convofjiK;  à  Constant i- 

oplc  [)ar  le   [)atriarchc  Sini(';on  rejeta  lorniellenient  les 

crets  (le   Florence  ;   à  Moscou,   on   décerna  l'Iionneur 

s  autels  au  métropolite  Jonas,  ennemi  acharné  de  Rome 

V I  {jrand  tliainnatur{jfe,  pour  avoir  (juéri  un  malheureux  de 

SCS  maux  de  dents  en  lui  apj)licpiant  un  vi^njureux  soufflet. 

En  même  temps,  un  deuil  cruel  frappa  tous  les  partisans 

sincères  de  la  paix  religieuse  :  le  18  novembre,  mourut  à 

lîavenne  le  cardinal  Bessarion,  le  plus  noble,  le  plus  actif, 

le  plus  vénéré  représentant  de  l'union. 

Le  départ  de  Zoé  fut  fixé  au  2  4  juin.  Jamais  encore 
Rome  n'avait  vu  sortir  de  ses  murs  une  caravane  si  hété- 
rogène. L'aigle  byzantine  n'avait  fait  qu'un  bref  séjour  sur 
les  bords  du  Tibre,  elle  reprenait  maintenant  son  vol  vers 
le  Nord.  A  sa  suite  marchaient  des  Grecs,  à  la  recherche 
de  la  fortune  et  des  honneurs;  des  Italiens  qui  allaient 
battre  monnaie  ou  faire  de  la  théologie;  des  Moscovites, 
fiersde  leurconquéte,etrévant  peut-être  l'empired'Orient. 
Nous  suivrons  la  princesse  d'étape  en  étape,  guidés  par 
nos  documents,  pour  la  plupart  inédits. 


III 


Lorsque  les  empereurs  et  les  princes  se  rendaient  dans 
la  Ville  éternelle  par  la  Toscane,  ils  descendaient  de  Flo- 
rence par  Sienne,  Radicofani  et  Acquapendente  jusqu'à 
Viterbe.  C'est,  à  rebours,  le  chemin  de  nos  voyageurs. 

Une  tradition  encore  moins  vraisemblable  qu'elle  n'est 
ancienne  place  à  Viterbe  le  berceau  des  Paléologues.  Théo- 
dore Spandounis,  leur  proche  parent,  les  fait  partir  de 


16V  IVAN    III    ET    SOI'llir,    PALHOLOGUE. 

Rome  pour  Byzance,  à  l'époque  du  grand  Constantin, 
revenir  ensuite  à  Yiterbe  et  reprendre  le  chemin  du  Bos- 
phore. Les  chroniques  locales  ne  tarissent  pas  sur  cette 
léfjende.  De  nos  jours  encore,  la  place  d'honneur  dans  1» 
salle  du  conseil  municipal  est  réservée  au  portrait  de 
l'empereur  Michel  Paléologue.  Par  une  étrange  ironie  du 
sort,  les  archives  de  la  ville  ne  possèdent  pas  le  moindre 
document  sur  le  passage  de  Zoé.  Un  seul  chroniqueur,  et 
encore  n'est-ce  pas  le  plus  autorisé,  en  a  conservé  le  sou- 
venir. Il  raconte  brièvement  que,  célèbre  par  sa  beauté  et 
sa  haute  naissance,  la  princesse  fut  demandée  en  mariage 
par  le  «  roi  de  Russie  »  avec  promesse  de  reconquérir  la 
Morée  sur  les  Turcs,  et  qu'elle  traversa  Yiterbe  pour  se 
rendre  auprès  de  son  époux. 

Le  29  juin  Zoé  arrivait  à  Sienne,  où  le  nom  du  despote 
Thomas  était  inséparable  de  l'insigne  relique  de  saint 
Jean-Baptiste.  On  se  rappelle  que  Bessarion  avait  long- 
temps à  l'avance  recommandé  sa  pupille  aux  compatriotes 
de  sainte  Catherine.  Sixte  IV  leur  avait  aussi  adressé  un 
bref  qui  n'a  pu  être  retrouvé.  Ces  augustes  démarches  ne 
restèrent  pas  sans  résultat.  Le  jour  même  de  l'entrée  de 
Zoé  dans  la  ville,  les  représentants  de  la  «  cité  magni- 
fique »  ,  convoqués  en  nombre  suffisant,  votèrent  par  cent 
vingt-quatre  voix  contre  quarante-deux  une  somme  de 
cinquante  florins  pour  couvrir  les  frais  de  représentation 
et  d'hospitalité.  Comme  il  n'y  avait  pas  de  numéraire  dans 
les  caisses,  le  consistoire  autorisa  un  emprunt  garanti  par 
l'impôt  payé  aux  portes  de  la  ville.  Zoé  fut  logée  dans  le 
palais  connu  sous  le  nom  d'Opéra  del  Diiomo^  à  côté  de  la. 
superbe  cathédrale  aux  assises  de  diverses  couleurs,  aux 
piliers  à  colonnes  engagées,  aux  brillants  ornements  de 
marbre. 

Les  traces  de  nos  voyageurs  se  perdent  ici  pour  quelque 


MARIAGE   D'IVAN    III    AU    VAïH:AN,  I(i5 

temps.  I3ien  que  Florence  fui,  sur  leur  chemin,  on  n'avait 
pas  encore  tU'cidc,  lors  de  l'entrevue  avec  Clarice  Orsini, 
de  s'y  arrêter.  Cependant  les  Medicis  devaient  s'intéresser 
ù  la  souveraine  dont  ils  avaient  paye;  la  dot.  L'iiollcnisme 
était  en  vojjiie  dans  ce  foyer  de  la  llenaissancc.  Les  Grecs 
chassésde  Conslantinopley  séjournaient  volontiers.  L'Aca- 
démie platonicienne  comptait  de  nombreux  adeptes  dans 
son  sein,  et  Lorenzo,  entoure  de  philosophes  et  de  poètes, 
célél)rait  chaque  année,  comme  au  temps  de  Porphyre,  une 
fête  en  l'honneur  de  Platon.  Démétrius  Chalcondyle,  suc- 
cédant à  Argyropoulos,  enseignait,  aux  frais  de  la  com- 
mune, les  lettres  grecques,  f^a  jeunesse  se  pressait  en  foule 
autour  de  sa  chaire;  il  étonnait  ses  auditeurs  par  son 
érudition,  il  les  charmait  par  son  éloquence,  sans  que  les 
travaux  de  l'esprit  refroidissent  en  lui  la  sève  vitale  :  à 
soixante-dix-sept  ans,  il  devenait  l'heureux  père  d'une 
dixième  progéniture.  Tous  ces  Grecs  et  ces  grécisants  eus- 
sent reçu,  le  cas  échéant,  avec  une  vénération  patriotique 
le  rejeton  des  césars  byzantins,  mais  il  n'en  reste,  que  nous 
sachions,  aucun  souvenir  contemporain.  Les  entreprises 
militaires  de  l'année  1472,  les  troubles  intérieurs  préoccu- 
paient davantage  les  chroniqueurs. 

C'est  à  Bologne,  le  10  juillet,  que  nous  retrouvons  la 
princesse.  Virgilio  Malvezzi,  un  des  principaux  seigneurs, 
lui  fit  un  splendide  accueil  dans  son  palais.  Toute  la  ville 
€ut  plus  d'une  fois  l'occasion  d'admirer  Zoé.  D'une  taille  peu 
élevée,  elle  paraissait  avoir  vingt-quatre  ans;  les  flammes 
de  l'Orient  brillaient  dans  ses  yeux,  la  blancheur  de  sa 
peau  trahissait  la  noblesse  de  sa  race.  En  vérité,  s'écrient 
avec  enthousiasme  les  annalistes  de  Bologne,  en  vérité, 
elle  était  ravissante  et  belle,  comme  s'ils  eussent  voulu 
donner  un  démenti  à  Pulci  et  nous  mettre  en  garde  contre 
ses  sarcasmes.  Lorsqu'elle  se  montrait  en  public,  un  man- 


166  IVAN    III    ET    SOPHIE   PALÉOLOGUE. 

teau  de  brocart  et  d'heriniiic,  recouvrant  sa  robe  écar- 
late,  flottait  sur  ses  épaules;  une  coiffure  étincclante  d'or 
et  de  perles  ornait  sa  tête;  une  pierre  précieuse  montée 
en  agrafe  et  attachée  au  bras  gauche  attirait  tous  les 
regards.  Les  plus  nobles  jeunes  gens  faisaient  cortège  à 
l'illustre  orpheline.  On  se  disputait  l'honneur  de  tenir  la 
bride  de  son  cheval.  Une  pompe  extraordinaire  fut  déployée 
lorsqu'on  se  rendit  à  l'église  de  Saint-Dominique,  où  repo- 
sent les  glorieuses  cendres  du  fondateur  de  l'ordre  des 
Frères  prêcheurs.  Zoé  assista  pieusement  à  la  messe  célé- 
brée sur  le  tombeau  du  patriarche.  Les  spectateurs  restè- 
rent édifiés  et  émus. 

Cependant,  pour  gagner  l'Allemagne,  car  Volpe  n'en- 
tendait plus  s'aventurer  dans  la  Lithuanie,  il  fallait  tra- 
verser le  territoire  de  Venise.  Si  l'ingénieux  voyageur  évi- 
tait avec  soin  le  siège  du  terrible  Conseil  des  Dix,  à  cause 
des  comptes  embarrassants  qu'il  aurait  eu  à  y  rendre,  ses 
plus  chers  souvenirs  l'attiraient  vers  Vicence,  sa  ville 
natale,  où  la  voix  populaire  le  faisait  passer  pour  «  tréso- 
rier et  secrétaire  du  roi  de  Russie  »  .  Le  grand  laiiaz  Ivan 
eût  été  sans  doute  plus  étonné  que  tout  autre  si  ces  titres 
pompeux  fussent  parvenus  à  sa  connaissance.  Volpe  n'était 
pas  homme  à  s'effaroucher  de  si  peu.  Il  se  dirigea  hardi- 
ment vers  la  cité  de  ses  ancêtres,  pittoresque  et  élégante, 
mais  vierge  encore  des  beaux  édifices  de  Scamozzi  et  de 
Palladio.  Une  première  halte  eut  lieu  aux  environs,  dans 
la  villa  de  Nanto,  qui  appartenait  à  Trevisano  Volpe,  cou- 
sin de  Gian-Battista.  En  souvenir  de  la  visite,  le  proprié- 
taire du  château  reçut  le  privilège  de  porter  dans  ses 
armes  l'aigle  byzantine  avec  la  couronne.  Le  19  juillet, 
deux  heures  avant  le  coucher  du  soleil,  Zoé  fit  son  entrée 
dans  la  ville.  Leonardo  Nogarola  lui  offrit  l'hospitalité 
dans  son  palais.  Elle  y  passa  deux  jours,  les  20  et  21  juil- 


MAIUACK    I)■|VA^    III    AU    VATICAN.  16T 

let,  au  milieu  des  l'êtes  et  des  l)aiiqucts.  En  son  honneur, 
on  promena  dans  les  rues  la  fameuse  ruola  de'  nolajt, 
tour  ambulante  d'une  hauteur  de  \  iiijjt-trois  mètres,  rem- 
plie de  h{jures  allé{]oriques,  portée  sur  les  épaules  vifjou- 
reuses  de  nombreux  athlètes,  et  soutenue  des  deux  côtés 
par  trois  lonjjues  perches.  Au  milieu,  à  la  place  d'hon- 
neur, est  assis  un  jeune  homme,  en  costume  blanc  de 
femme,  représentant  la  Justice,  avec  une  couronne  sur  la 
tète,  la  balance  et  le  (jlaive  dans  les  mains.  Deux  hérauts, 
préposés  à  sa  xjarde,  se  tiennent  immobiles  à  ses  côtés. 
Au-dessus  plane  l'aigle  byzantine  à  deux  tètes,  tenant  dans 
ses  serres  le  glol)e  et  l'épée.  Un  autre  panneau  plus  grand, 
mais  placé  plus  bas,  porte  les  armoiries  de  Yicence,  de 
gueules  à  croix  d  argent.  Au  sommet  de  la  tour,  un  ado- 
lescent s'abrite  sous  une  ombrelle  multicolore  et  agite  un 
drapeau  rouge.  En  bas,  la  plate-Forme  est  occupée  par 
des  hérauts  à  pied  et  à  cheval.  Quelques  degrés  mènent  à 
une  autre  estrade  où  des  Turcs  balancent  gravement  trois 
berceaux  mobiles,  qui  contiennent  chacun  deux  grands 
enfants.  L'humeur  naïve  de  nos  pères  se  complaisait  dans 
ces  exhibitions  bizarres;  on  les  réservait  pour  les  plus 
grandes  solennités.  Le  collège  des  notaires,  propriétaire 
de  la  ruota  qui  portait  son  nom,  se  flattait  sans  doute 
d'avoir  bien  mérité  de  Zoé.  Les  Vénitiens  s'associèrent 
aux  manifestations  de  Yicence.  Ils  envoyèrent,  paraît-il, 
des  cadeaux  de  prix  et  se  chargèrent  des  frais  de  voyage 
sur  tout  leur  territoire. 

Ces  magnifiques  réceptions  furent  les  derniers  adieux 
de  l'Italie  à  la  fille  des  Césars.  Zoé  ne  devait  plus  revoir 
ni  le  ciel  azuré,  ni  le  brillant  soleil  du  Midi;  elle  ne  devait 
plus  respirer  son  air  tiède  et  embaumé.  Bientôt  les  gigan- 
tesques gardiens  du  monde  germanique,  les  Alpes,  se 
dressèrent  devant  la  caravane  avec  leurs  cimes  couvertes 


168-  IVAN    III    ET    SOPHIE    PALEOLOGUE. 

(le  neige.  D'ordinaire  on  les  passait  à  l'endroit  nommé 
riano  délia  Fugazza,  pour  descendre  ensuite  vers  Rovereto 
et  Trciit(;.  Trissino  fera  ce  clicniin  lors(|u'il  viendra  offrir 
ses  j)rodiiclions  littéraires  à  Charles-Quint.  Nos  voyageurs 
durent  aussi  toucher  Innsbruck  et  Augsbourg,  mais  c'est 
à  INurnberg  seulement,  à  notre  connaissance,  que  les 
chroniqueurs  reprennent  leur  plume.  Le  10  août,  Zoé 
arrivait  dans  cette  ville  et  y  passait  quatre  jours.  Les 
autorités  lui  offrirent  une  riche  ceinture;  les  matrones, 
en  leur  propre  nom,  un  baril  de  vin  et  des  sucreries.  Un 
grand  bal  réunit  à  l'Hôtel  de  ville  l'élite  de  la  société.  La 
princesse  y  assista,  mais  elle  se  dit  souffrante  et  ne  voulut 
pas  de  ses  pieds  byzantins  remuer  la  poussière  allemande. 
Lorsqu'elle  rentrait  chez  elle,  deux  habiles  cavaliers  exé- 
cutèrent une  chevauchée  sur  la  place  du  marché  :  Zoé 
leur  mit  au  doigt  des  bagues  d'or.  Détail  curieux  :  aux 
yeux  des  bons  Nurembergeois,  Ivan  passait  pour  un  puis- 
sant souverain  «  qui  habitait  au  delà  de  Novgorod  »  ,  et 
le  légat  pontifical,  écrivaient  leurs  chroniqueurs,  se  ren- 
dait dans  ces  contrées  lointaines  pour  lui  donner  la  cou- 
ronne royale  et  pour  y  prêcher  la  foi  chrétienne.  Assu- 
rément, nul  autre  que  Volpe  n'était  l'auteur  de  ces 
indiscrétions.  Ce  sont  les  échos  fidèles  de  ses  négociations 
et  les  premières  origines  d'une  rumeur  étrange  qui  dura 
plus  d'un  siècle. 

Le  8  septembre,  la  métropole  de  la  Ligue  hanséatique 
se  mettait  en  frais  pour  fêter  celle  qui  passait  en  Alle- 
magne pour  la  fille  de  l'empereur  de  Constantinople.  De 
Lûbeck,  Zoé  se  rendit  par  mer  à  Revel,  où  les  chevaliers 
Teutoniques  lui  firent  les  honneurs  de  la  ville.  A  louriev, 
des  représentants  du  grand  kniaz  vinrent  au-devant  de 
la  future  souveraine. 

Sur  ces  entrelaites,  la  grande  nouvelle  s'était  répandue 


MAIUAGE   DIVAN    lU    AIT    VATICAN.  ir.9 

^n  Russie.  Le  peuple  voulait  prendre  part  à  la  .joie  de  son 
.nnitre  et  souhaiter  la   bienvenue   à  Zoé.    Les    l'skov.ens 
fa.eut  les  preuuers  a  la  saluer.  Le  1 1  octobre,  des  ba  eaux 
de  parade  s'approchèrent  jusqu'à  l'embouchure  de  1  Lm- 
bach.  Les  dignitaires  de  Pskov,  descendus  à  terre,  pre- 
semèrent  à  la  fiancée  d'Ivan  du  pain  et  du  sel  avec  un 
^erre  de  vin;  tel  est  rusajje  traditionnel  des  Russes.  On 
se  remit  immédiatement  en  route.  La  traversée  des  lacs 
de  Pelpous  et  de  Pskov  dura  deux  jours.   En  remontant 
la  Vélikaia,  les  voyageurs  s'arrêtèrent   quelques   heures 
4ans  l'antique  couvent  de  Sniétoyorsk,  dédié  à  la  Nativité 

<de  la  Sainte  Vierge. 

Dès  sa  première  apparition  sur  la  terre  russe,  de  frap- 
pants   contrastes    se  produisirent   dans  la   conduite    de 
Sophie,  car  c'est  ainsi  que  les   chroniqueurs   nationaux 
appellent    Zoé   et    que    nous    l'appellerons     désormais. 
Dévouée   naguère   ostensiblement  à  l'union,   considérée 
au  moins  par  les  Papes  comme  leur  Bile  dans  la  foi,  elle 
semble  avoir  changé  de  conviction  en  changeant  de  cos- 
tume, en  quittant  sa  robe  virginale.  Lorsqu'elle  fut  près 
de  Pskov,  le  clergé  de  la  ville  vint  à  sa  rencontre.  Tout  e 
eortège  se  dirigea  aussitôt  vers  la  cathédrale.  Le  peuple 
acclamait  Sophie  avec  transport.  Quant  au  légat  du  Pape, 
avec  sa  robe  écarlate,   sa  mitre,  ses  gants,  son   crac:fax 
latin,  il  excitait  l'étonnement  général.  A  la  stupeur  suc- 
céda le   scandale,  lorsque    Bonumbre  s'avisa   de  ne  pas 
vénérer  les  images  à  la  manière  des  orthodoxes.  Sophie 
intervint  pour  l'y  contraindre.  Ainsi  s'annonce  la  rupture 
avec  le  passé  religieux;  à  partir  de  ce  moment  Rome  est 
oubliée,  l'orthodoxie  russe   l'emporte  complètement.    A 
l'issue  du  service  solennel,  on  se  réunit  chez  les  autorités. 
L'hydromel  coula  à  pleins  bords.  Les  boïars  et  les  prin- 
cipaux  marchands  offrirent  à  la  princesse  leurs  hommages 


\ 


ITO  IVAIN    m    KT    SOPHIE   PALEOLOGUE. 

et  un  présent  de  cinquante  roubles.  Volpe  en  eut  dix 
autres  pour  sa  part.  Ces  démonstrations  sympathiques 
touchèrent  hi  pauvre  orpheline  :  Tavenir  lui  souriait.  Sur 
le  départ,  après  avoir  chaleureusement  remercié  les  Psko- 
viens,  elle  leur  promit  ses  bons  offices  auprès  d'Ivan. 

Même  réception  splendide,  même  enthousiasme  à  Nov- 
gorod. La  fière  République,  dont  les  princes  de  Moscou 
ont  juré  la  perte  et  qui  leur  oppose  parfois  le  courage  du 
désespoir,  tient  à  conserver  les  bonnes  grâces  du  redou- 
table Ivan.  Le  jour  n'est  pas  éloigné  où  il  enlèvera  le  bef- 
froi dont  les  joyeux  carillons  convoquent  le  peuple  à  ses 
bruyants  comices.  Les  libertés  de  Novgorod,  ses  gloires, 
son  indépendance,  auront  alors  vécu.  Pour  le  moment, 
les  tristes  prévisions  sont  écartées,  on  est  tout  à  la  joie. 
Le  métropolite,  le  posadnik  ou  gouverneur  de  la  ville ^ 
rivalisent  d'empressement,  mais  Sophie  avait  hâte  d'arri- 
ver à  Moscou. 

Rien  n'est  curieux  comme  la  description  qui  va  suivre 
de  son  entrée  dans  la  cité  que  les  plus  fanatiques  déco- 
raient déjà  du  nom  prétentieux  de  troisième  Rome.  Les 
chroniques  russes,  qui  sont  ici  notre  seule  et  unique 
source,  s'expriment  à  peu  près  ainsi  :  les  voyageurs  étaient 
encore  à  quelques  verstes  de  Moscou,  lorsque  le  grand 
kniaz  réunit  son  conseil  pour  décider  un  cas  embarras- 
sant. Des  courriers  avaient  annoncé  que  Bonumbre  se 
faisait  précéder  de  la  croix;  on  la  portait  devant  lui 
comme  en  triomphe,  en  vertu  d  un  privilège  accordé  au 
légat  par  le  Pape.  Cette  apparition  pouvait  choquer  les 
Moscovites,  d'autant  plus  que  la  croix  latine  avec  le  Christ 
en  relief  n'est  pas  tolérée  dans  l'Église  d'Orient;  d'autre 
part,  les  contestations  aux  portes  de  la  ville  semblaient 
inopportunes.  Que  faire?  à  quel  parti  s'arrêter?  Les  avis 
des  boïars  se  partagèrent  :  les  uns  se  montraient  conci- 


MAIUAGE    D'IVAN    l((    AU    VATICAN.  171 

liants  et  consentaient  à  fermer  les  yeux;  les  antres,  i'a[)- 
pelant  l'exemple  d  Isidore,  nMJontaient  un  scandale.  Le 
yrandkniaz,  hésitant  et  perplexe,  s'adressa  en  dernier 
appel  au  métropolite  Philippe.  Celui-ci  s'opposa  énerjji- 
quement  à  cette  manifestation  latine  en  pleine  Moscovie. 
«  De  tels  honneurs,  dit-il  au  prince,  ne  sauraient  être 
rendus  à  un  légat  pontifical  ;  s  il  entre  avec  sa  croix  par 
une  porte  de  ta  bonne  ville  de  Moscou,  moi,  ton  père, 
j'en  sortirai  par  une  autre.  »  Ce  langage  était  trop  ferme 
pour  ne  pas  enlever  la  position.  Le  boiar  Fedor  Davido- 
vitch  fut  dépêché  au-devant  d'Antonio  Bonumbre  avec  des 
ordres  catégoriques.  Le  légat  se  montra  de  bonne  compo- 
sition. La  plus  vive  résistance  vint  de  la  part  de  Volpe.  Il 
se  prévalait  des  honneurs  rendus  à  Kome  au  représentant 
du  grand  kniaz  et  demandait  que  l'on  traitât  l'ambassa- 
deur du  Pape  à  Moscou  avec  les  mêmes  égards.  La  chro- 
nique donne  ici  naïvement  la  clef  du  mystère  :  orthodoxe 
en  Russie,  rebaptisé  selon  le  rite  grec,  Volpe  avait  en  Ita- 
lie soigneusement  caché  son  apostasie,  se  faisant  passer 
sans  scrupule  pour  un  ardent  catholique;  jusque-là  il 
avait  joué  double  jeu  tout  à  son  aise,  désormais  la  comé- 
die menaçait  de  tourner  au  tragique.  Le  boiar  Fedor  tint 
bon,  il  fallut  céder.  Grâce  à  ce  désistement,  l'entrée  put 
se  faire  d'une  manière  pacifique. 

Le  12  novembre,  par  des  chemins  couverts  de  neige, 
Sophie  arriva  à  Moscou.  Cette  cité  aussi  vaste  que  peu 
élégante,  enveloppée  dans  son  linceul  hivernal,  avec  ses 
chétives  maisons  de  bois,  ses  rangées  uniformes  de  bou- 
tiques, ses  murs  délabrés,  son  modeste  Kremlin,  dut 
paraître  monotone  et  attristante  à  une  princesse  habituée 
aux  splendeurs  de  la  Rome  pontificale.  Une  foule  com- 
pacte et  curieuse  se  pressait  sur  le  parcours  du  cortège, 
surtout  aux  abords  de  la  cathédrale,  où  Sophie  devait  en 


172  IVAN    m    ET    SOPHIE    l'ALÉOLOGUE. 

arrivant  iairc  sa  première  visite.  Le  métropolite  Ty  atten- 
dait, paré  (le  ses  ornements  pontificanx.  Il  lui  donna  sa 
bénédiction  et  l'introduisit  dans  les  appartements  de  la 
princesse  Marie,  mère  d'Ivan.  C'est  là  qu'eut  lieu  la  pre- 
mière entrevue  avec  le  grand  kniaz.  Le  moment  était 
solennel.  Quelle  impression  a  ressenti  l'auguste  orphe- 
line, sans  fortune  et  presque  sans  patrie,  sur  le  point  de 
devenir  l'épouse  d'un  grand  monarque?  L'histoire  ne  nous 
il  pas  livré  ce  secret.  Ivan  portait  déjà  le  surnom  de  Ter- 
rible [grozny) ,  qu'il  eût  gardé  dans  l'histoire  sans  les 
cruelles  sauvageries  de  son  petit-fds,  le  Tsar  terrible  entre 
tous.  Il  était  d'une  taille  élevée,  sans  amj)lcur,  mais  bel 
homme.  Dans  les  traits  de  sa  figure  il  devait  avoir  quelque 
<Jiose  de  farouche  trahissant  son  caractère.  La  légende, 
recueillie  par  Herberstein ,  prétend  que  son  regard  troublait 
les  femmes  jusqu'à  les  faire  évanouir.  Peut-être  ce  jour-là 
un  rayon  de  bienveillance  et  d'amour  a-t-il  brillé  sur  son 
front  et  permis  à  Sophie  d'espérer  un  heureux  avenir. 

L'heure  n'était  plus,  du  reste,  aux  réflexions.  On  se 
rendit  aussitôt  dans  le  modeste  édifice  de  bois  qui  rem- 
plaçait provisoirement  la  cathédrale  en  ruine.  Le  métro- 
polite célébra  les  saints  mystères  et  donna  la  bénédiction 
nuptiale  aux  époux.  Les  détails  nous  manquent  sur  la 
manière  dont  la  cérémonie  s'est  accomplie.  Les  chro- 
niques énumèrent  sèchement  ceux  qui  s'y  trouvaient  pré- 
sents :  la  mère  du  grand  kniaz,  son  fils  du  premier  lit 
Ivan,  ses  deux  frères  André  et  Boris,  les  princes  et  les 
boiars,  le  légat  Antonio  Bonumbre  «  avec  ses  Romains  »  , 
Démélrius  Rhalli,  ambassadeur  des  Paléologues,  ainsi  que 
les  Grecs  arrivés  avec  lui. 

Le  lendemain,  Ivan  donna  audience  aux  représentants 
étrangers  et  reçut  les  présents  qu'ils  lui  offrirent  au  nom 
de  leurs  maîtres. 


MAUIAGE    D'IVAN    III    AU    VATICAN-  173 

Bonumhro  passa  environ  onze  semaines  à  Moscou.  Un 
^()uveni^  spécial  se  raltaehe  à  son  séjour  dans  la  capitale. 
On  se  rappelle  que  la  (|iiestion  religieuse  avait  été  afjitée 
a  lîome;  des  doutes  s'étaient  élevés  sur  la  foi  des  Russes, 
le  voyage  du  léjjat  présentait  la  meilleure  occasion  de  les 
tlissiper.  Nous  ne  savons  pas  quelle  était  la  teneur  de  ses 
instructions,  mais  ses  pouvoirs  ne  laissaient  pas  d'être 
très  étendus.  Volpe  avait  proposé  de  faire  une  enquête, 
assurant  que  les  Russes  se  laisseraient  instruire  et  corri- 
(jer  volontiers  par  le  représentant  du  Pape.  Celui-ci  put 
sans  doute  se  convaincre  qu'il  y  avait  des  abîmes  entre 
les  discours  tenus  à  Rome  et  la  réalité.  Cependant,  à 
défaut  d'enquête,  il  y  eut  une  discussion  religieuse  au 
Kremlin.  La  mission  de  défendre  l'Église  russe  revenait 
naturellement  au  métropolite.  II  se  fit  assister  par  un  cer- 
tain Nikita  Popovitch  en  renom  de  profonde  érudition.  A 
en  croire  la  chronique  russe,  qu'on  ne  peut  guère  contrô- 
ler par  d'autres  récits,  le  triomphe  des  Moscovites  fut 
aussi  brillant  que  complet.  Bonumbre  n'aurait  pas  été  de 
taille  à  croiser  le  fer  avec  le  formidable  Nikita.  Cet  habile 
escrimeur  n'aurait  pas  tardé  à  désarmer  son  adversaire  : 
«  Je  n'ai  pas  de  livres  avec  moi,*  aurait  piteusement  bal- 
butié le  légat,  et  je  n'ai  rien  à  répondre.  »  Pour  porter 
un  jugement  impartial,  il  faudrait  pouvoir  comparer  la 
version  russe  avec  les  assertions  du  vaincu  sans  combat. 
Mais  Bonumbre  a-t-il  laissé  une  relation  écrite  de  sa  mis- 
sion, ou  bien  s'est-il  contenté  de  l'exposer  verbalement  au 
Pape?  Tout  ceci  est  encore  un  secret  pour  nous;  il  est 
sûr  seulement  qu'aucune  pièce  d'origine  romaine  n'a  été 
découverte  jusqu'ici.  Au  point  de  vue  de  la  critique,  la 
victoire  de  Nikita  reste  donc  à  l'état  de  problème  posé, 
mais  non  résolu. 

En  dépit  des  phases  plus  ou  moins  pénibles,  l'issue  des 


174  IVAN    m    El'    SOIMIIE    PALEOLOGUE. 

discussions  parait  avoir  été  pacifique.  Au  moins  se  sépara- 
l-on  clans  les  meilleurs  termes.  lionumbrc  partit  de  Mos- 
cou, le  26  janvier   1  47;i,  comblé  de  présents  par  le  (jrand 
kniaz,  son  (ils  Ivan  et  sa  nouvelle  épouse '.  Les  chroniques 
russes    disent  expressément  qu'il   prit  le    chemin   de  la 
Lithuanie  et  de  la  Polo(;ne.  A  son  passage  par  le  {;rand- 
duché,  les  évéques  et  les  sei({neurs  russes  lui  présentèrent 
un  message  pour  Sixte  IV  dont  le  texte  n'est  pas  parvenu 
jusqu'à  nous.  Toutefois,  rien  que  par  lui-même,  ce  fait 
n'est  pas  dénué  d'importance  :  il  témoigne  de  la  foi  de 
ces    populations   et  de  leur  union   avec   le   Saint-Siège. 
N'ayant  pas  obtenu  de  réponse,  les  mêmes  personnages 
écrivirent  au  Pape  une  seconde  lettre  datée  de  Vilna,  le 
14  mars  1476.  Elle  est  signée  par  Misail,  évéque  de  Smo- 
lensk,  métropolite  élu  de  Kiev,  où  il  succédait  au  célèbre 
Grégoire,  disciple  et  compagnon  du  cardinal  Isidore,  par 
des  archimandrites,  des  princes,  des  namiestnik,  par  un 
Bielski,  un  Viazemski,  un  Chodkiewicz.  Cette  correspon- 
dance visait  la  concession  du  jubilé  et  d'autres  grâces  spi- 
rituelles, ainsi  que  les  difficultés  entre  les  deux  rites  qui 
se  partageaient  la  province*.  Le  document  en   question 
«st,  à  notre  connaissanee,  le  seul  où  l'on  retrouve  encore 
une  allusion  au  légat   Bonumbre.   Après   son  départ  de 
Moscou,  ses  traces  disparaissent.  Aucune  mention   n'est 
pluis  faite  de  lui  dans  les  sources  romaines;  c'est  à  croire 
qu'il   n'a  plus   reçu  ni   pension   pontificale,   ni   bénéfice 
ecclésiastique.   Il  est  même  difficile  de  préciser  exacte- 
ment l'époque  de  sa  mort  survenue,   dans  tous  les  cas, 
avant  le  14  avril  1480.  Ce  jour-là,  Bartolomeo  Pamuoli 

'  La  Russie  et  l'Orient,  p.  197  à  200.  —  Sathas,  Docum.,  t.  IX, 
p.  175.  —  Archives  de. Sienne,  Conc,  Delib.^  1472,  f.  52,  65.  —  Indice 
délie  Delib.,  t.  II.  —  Bibl.  Corn.,  ms.  A,  t.  IV,  n»  2,  f.  294.  —  Biblio- 
ihècjue  de  l'Université  de  Rolofjne,  ms.  Ubaldini,  t.  II,  f.  655. 

s  Liter.  Sbornik,  p.  223  à  260. 


MAKIAGE   D'IVAN    III    Ali    VATICAN.  175 

fut  nommé  au  sic{je  d  Accia,  \acantpar  le  décès  du  [)ré- 
<l(''cesseur  extra  romanani  ciiriam,  comme  porte  le  lan- 
;;agc  officiel,  sans  indication  de  date  '. 

Quant  à  vSixle  IV,  plein  de  si  belles  espérances  au  départ 
de  IJonumbre,  il  ne  resta  (;uère,  parait-il,  en  communica- 
tion directe  avec  l'ancienne  pupille  de  Bessarion,  mais  il 
ne  perdit  pas  de  vue  la  mystérieuse  Russie.  Grâce  à  Anto- 
nio Gislardi,  ses  illusions  ne  firent  même  que  s'accroître. 
L'intrépide  Vicentin  revint  à  Rome,  en  1473,  et  donna 
au  Pape  la  formelle  assurance  que  les  Russes  voulaient  le 
reconnaître  comme  successeur  légitime  de  saint  Pierre  : 
ce  n'était  rien  moins  que  l'accomplissement  d'un  rêve 
longtemps  caressé,  c'était  l'union  des  Églises,  le  triomphe 
de  l'unité.  Aussi,  le  Pape  ne  refusa-t-il  pas  à  Gislardi  les 
marques  de  son  entière  confiance.  Après  l'avoir  décoré  du 
titre  de  scutifer  et  defaim'liaris,  il  le  chargea  de  commis- 
sions importantes  pour  le  grand  kniaz,  le  munit  d'un  bref 
daté  du  1"  novembre  et  prit  des  mesures  pour  faciliter 
son  prochain  retour  à  Rome  avec  les  ambassadeurs  russes 
qu'il  devait  amener^.  Précautions  superflues  basées  sur 
des  promesses  fallacieuses!  Gislardi  avait  été  à  une  bonne 
école.  Ses  procédés  rappellent  les  agissements  de  Volpe. 
Évidemment,  ces  Italiens  de  la  Renaissance  faisaient 
prendre  le  change  sur  les  dispositions  religieuses  de  la 
Russie.  Lors  du  mariage  de  Zoé,  ces  rumeurs  circulaient 
déjà;  les  chroniqueurs  les  ont  fidèlement  consignées,  et 
l'enchaînement  même  des  faits  trahit  leur  existence.  En 
1473,  c'est  le  bref  mentionné  plus  haut  de  Sixte  IV  qui 
révèle  positivement  la  source  d'où  elles  émanent.  Toute 
la  suite  de  l'histoire  prouvera  jusqu'à  quel  point  elle:: 
étaient  décevantes  et  peu  fondées. 

•  Archives  du  Vatican,  Oblig.,  n"  83,  f.  66  v". 

*  Arcliives  de  Nurnberg,  Saal  I,  Lade  209,  n"  54. 


176  IVAN    III    ET    SOPHIE    PALEOLOGUE. 


IV 


La  célébration  des  noces  d'Ivan,  au  Kremlin,  avait  été 
troublée  par  un  incident  qui  faillit  avoir  de  lunesles  con- 
séquences, et  sur  lequel  il  nous  faut  revenir.  Nous  expose- 
rons les  faits  d'après  les  données  fragmentaires  des  chro- 
niques russes,  en  les  complétant  par  les  documents  de 
Venise. 

On  se  souvient  que  la  Seigneurie  avait  envoyé  Gian-Bat- 
tista  Trevisan  à  Moscou,  en  avril  1471,  avec  une  double 
mission  :  vérifier  sur  place  les  asserti'ons  de  Gislardi  et  de 
Volpe,  et  se  rendre  ensuite  à  la  Horde  d'or  pour  y  négo- 
cier la  guerre  contre  les  Turcs.  Ce  diplomate  constate  que 
Volpe  ne  justifia  en  aucune  façon  la  confiance  que  l'on 
mettait  en  lui.  Ses  sentiments  patriotiques  étaient  subor- 
donnés au  désir  du  lucre,  et  l'alliance  tatare  devait  avant 
tout  lui  procurer  de  gros  bénéfices.  L'intervention  du  grand 
kniaz  eût  renversé  ces  calculs  égoïstes;  aussi  le  tenait-il 
soigneusement  à  l'écart,  menait  l'affaire  tatare  à  ses  propres 
risques  et  périls,  et  ne  voulait  d'autre  complice  que  son 
parent  Antonio.  S'entourant  de  mystère,  l'ingénieux  Ita- 
lien fit  passer  Trevisan  pour  un  sien  neveu,  qui  venait 
arranger  des  affaires  de  famille.  Il  se  réservait  de  l'accom- 
pagner en  personne  à  la  Horde,  mais  plus  tard,  car  il 
devait  auparavant  se  rendre  de  nouveau  en  Italie  et 
ramener  à  Moscou  la  princesse  Zoé.  Après  le  départ  de 
son  compatriote,  Trevisan  se  vit  réduit  à  un  cruel  isole- 
ment. Ne  sachant  pas  la  langue  du  pays,  se  croyant  trahi 
ou  livré  à  titre  d'otage,  il  manifesta  ses  appréhensions  à 


MARI  ACE    D'IVAN    III    ATT    V  ATI  H  AN.  177 

SOS  maîtres.  I"]llcs  (Irciit  impression  et  piirureiit  d'iuitarit 
|)lns  fondées  qu'au  lieu  de  venir  s  expliquer  francliement, 
\ Olpe,  déjà  parcourant  l'Italie,  ne  s'aventurait  pas  jusfpi'à 
Venise.  La  Seigneurie  en  fut  excessivement  choquée,  et, 
renonçant  aux  pourparlers  avec  les  Tatars,  le  27  avril 
l  472,  elle  signifia  à  son  secrétaire  l'ordre  de  rentrer.  Mal 
lui  en  prit  de  n'être  point  parti  immédiatement;  il  faillit 
paver  ce  retard  de  sa  tête.  La  mission  était  plus  délicate 
et  périlleuse  que  les  Vénitiens  ne  semblaient  s'en  douter. 

En  efl^t,  les  relations  de  Moscou  avec  la  Horde  d'or, 
désormais  sur  son  déclin,  devenaient  de  plus  en  plus  hos- 
tiles. Les  princes  russes  ne  prodiguaient  plus  leurs  trésors 
à  Saraï.  Des  victoires  récentes  inspiraient  plutôt  l'espoir 
de  briser  complètement  le  joug  des  Tatars.  En  L472,  aigri 
par  des  échecs,  excité  par  le  roi  Casimir,  et  avide  de  ven- 
geance, le  khan  Mohammed,  à  la  tête  d'une  nombreuse 
armée,  envahit  la  Russie.  Les  plus  sanglantes  rencontres 
eurent  lieu  sur  les  bords  de  l'Oka.  Privés  de  l'appui  des 
Polonais,  sur  lesquels  ils  avaient  trop  compté,  les  Tatars 
furent  mis  en  déroute,  et  prirent  la  fuite  avec  précipita- 
tion. Le  23  août,  Ivan  rentra  dans  sa  capitale,  victorieux 
de  l'ennemi,  mais  sans  avoir  terminé  la  guerre.  La  Horde 
d'or  ne  désarmait  pas,  Mohammed  restait  l'adversaire 
implacable  de  Moscou.  Traiter  avec  lui,  à  l'insu  du  grand 
kniaz,  fût-ce  même  pour  une  campagne  contre  les  Turcs, 
était  une  entreprise  singulièrement  risquée.  Trevisan 
devait  en  avoir  une  vague  appréhension;  dans  tous  les  cas 
il  ne  révélait  à  personne  l'objet  de  sa  mission.  Ivan  ne  se 
doutait  de  rien  lorsqu'une  fatale  indiscrétion  déchira  tous 
les  voiles. 

Vers  la  fin  de  l'année  1472,  à  peine  rendus  à  Moscou 
avec  Sophie  Paléologue,  les  Italiens  et  les  Grecs  de  sa 
suite  furent  très  surpris  des  procédés  de  Trevisan.  Il  y  eut 

12 


178  IVAN    III    1:T    SOlMlli:    l'ALEOLOGUE. 

des  querelles,  tics  conlestalions,  et  les  nouveaux  arrivants 
dénoncèrent  le  Vénitien  au  grand  kniaz  :  Trevisan,  lui 
dirent-ils,  est  envoyé  par  le  doge  Nicole  Trono  auprès  du 
khan  de  la  Horde  d'or  pour  lui  offrir  des  présents  et  sou- 
lever les  Tatars  contre  les  Turcs.  Les  documents  de  Venise 
concentrent  sur  un  seul  coupable  les  reproches  de  trahison 
et  indiquent  sourdement  le  motif  qui  l'a  fait  agir.  Gènes 
rivalisait  toujours  avec  Venise;  or  l'évêque  Antonio  Bo- 
numbre  était  Génois  :  «  lastuce  ou  plutôt  la  perfidie  de 
ce  légat  apostolique  »  aurait  révélé  aux  Russes  les  des- 
seins des  Vénitiens.  Quelles  que  soient  les  responsabilités, 
ce  qui  se  dégage  avec  la  dernière  évidence,  c'est  que  le 
grand  kniaz  ne  savait  rien  jusque-là  de  la  mission  tatare, 
et  que  le  mystère  fut  éventé  par  les  compagnons  de  Sophie. 
Comment  l'ont-ils  pénétré  eux-mêmes?  L'ont-ils  deviné, 
ou  bien  a-t-on  ourdi  d'obscures  intrigues?  Autant  de  ques- 
tions qui  restent  indécises. 

Qu'on  se  figure  l'étonnement  et  l'indignation  du  despo- 
tique Ivan,  lorsqu'il  apprit  qu'un  envoyé  étranger  nouait 
à  sa  cour  et  à  son  insu  des  relations  équivoques  avec  le 
mortel  ennemi  de  Moscou!  N  était-ce  pas  abuser  de  l'hos- 
pitalité, méconnaître  le  droit  des  gens,  provoquer  des 
représailles?  Une  enquête  fut  ordonnée.  Elle  confirma  en 
tous  points  l'exactitude  des  révélations,  et  fit  encore  con- 
naître au  grand  kniaz  que  Volpe,  initié  à  ces  agissements, 
se  proposait  de  conduire  Trevisan  en  secret  à  la  Horde. 
Cette  affectation  de  mystère  autorisait  tous  les  soupçons. 
Enflammé  de  colère,  ditla  chronique,  Ivan  exila  à  Kolomna 
le  trop  entreprenant  Volpe.  Sa  femme  et  ses  enfants  furent 
gardés  a  vue,  sa  maison  livrée  au  pillage.  Un  sort  plus  cruel 
attendait  Trevisan  :  il  fut  condamné  à  la  peine  capitale, 
et,  sans  l'intervention  de  Bonumbre  et  des  autres  étran- 
gers,  l'infortuné   Vénitien  l'eût  certainement  subie.    Le 


MARIAGE    D'IVAN     III    AIT    VATICAN.  171) 

iliaiul  kiiiaz  se  laissa  Ih-cliir  par  ces  (''iieifjicjucs  repré- 
sentations et  consentit  à  interpeller  le  (lojje.  Trevisan, 
(liaqjé  de  fers,  fut,  en  attendant,  confié  i\  la  garde  de 
Nikila  Bekléniicliev. 

Fidèle  à  sa  parole,  Ivan  adressa  à  la  Seigneurie  un  mes- 
sage conciliant  et  courtois,  mais  d'une  entière  sincérité. 
A  en  juger  d'après  la  réponse,  car  la  pièce  elle-même  est 
perdue,  Trevisan  était  accusé  d'intelligence  secrète  avec 
les  Tatars.  Pour  porter  le  pli  à  sa  destination,  on  fit  choix 
de  ceméme  Antonio  Gislardi  qui  avait,  le  premier,  soulevé 
cette  grosse  affaire  à  Venise,  mais  sans  se  compromettre 
au  Kremlin  et  sans  en  rien  laisser  transpirer. 

Les  sénateurs  de  la  République  n'eurent  pas  de  peine  à 
comprendre  que  l'incident  de  Moscou  méritait  un  examen 
sérieux  et  approfondi.  Ils  se  firent  renseigner  par  les  Ita- 
liens qui  avaient  séjourné  dans  ces  régions  lointaines.  Gis- 
lardi, après  SCS  excursions  de  Rome  et  de  Naples,  fut  inter- 
rogé à  nouveau,  et  les  chefs  du  Conseil  des  Dix,  chargés 
des  ambassades  d'Orient,  se  virent  autorisés  à  traiter  avec 
lui.  Aussi  intrigant  que  son  oncle,  il  avait  su  tirer  parti 
des  loisirs  que  lui  donnaient  les  longues  discussions  du 
Sénat,  et  se  rendant  auprès  du  Pape,  il  lui  avait  fait  les 
déclarations  déjà  mentionnées  plus  haut  sur  la  soumission 
des  Russes  à  la  primauté  de  saint  Pierre. 

Avec  l'âpre  persistance  qu'ils  mettaient  dans  la  pour- 
suite de  leurs  projets,  les  Vénitiens  revinrent  à  l'idée  de 
lalliance  avec  les  Tatars.  Ils  ne  voulaient  pas  renoncer 
à  ces  belliqueux  auxiliaires,  et  l'entente  semblait  d'autant 
plus  facile  à  établir  que  Gislardi  était  prêt  à  faire  lui-même 
les  démarches  nécessaires.  Quant  à  Trevisan,  le  Sénat  fut 
d'avis  d'écrire  au  grand  kniaz  pour  disculper  le  malheu- 
reux secrétaire,  obtenir  sa  grâce  et  l'autorisation  de  se 
rendre  avec  Gislardi  auprès  de  Mohammed.  Ces  décisions 


180  IVAN    m    ET    SOI'IIIIÎ    l'AMiOLOGUE. 

furent  adoptées,  le  20  novembre  1473,  à  une  très  forte 
niaioiilé.  Les  termes  mêmes  dont  on  se  servit  à  cette 
occasion  sont  remarquables.  Nous  proposons,  disaient 
les  sénateurs,  d'écrire  au  «  duc  de  Moscou  »  et  de  déclarer 
que  la  mission  de  Trevisan  avait  plutôt  pour  but  d'éloi- 
{jncr  les  Talars  de  la  Russie,  de  les  diriger  vers  la  mer 
Noire  et  la  Valachie,  afin  de  les  lancer  contre  rennemi 
commun  deschrétiens,  l'envahisseurdecetempire  d'Orient, 
"■;.  «  lequel,  à  défaut  d'héritiers  mâles,  revient  au  duc  de 
<     Moscou  par  suite  de  son  illustre  mariage  n  ,  Il  est  curieux 

]  de  voir  les  droits  de  la  Russie  sur  Byzance  proclamés,  au 
quinzième  siècle,  par  les  grands  tenanciers  du  commerce 
levantin.  Une  lacune  à  noter,  c'est  le  silence  au  sujet  de 
Volpe  :  pas  un  traître  mot  en  sa  faveurj  Venise  semble  se 
désintéresser  de  lui. 

A  la  suite  des  décisions  du  Sénat,  Gislardi  reprit  le 
chemin  de  Moscou,  chargé  de  présents  pour  le  grand  kniaz 
et  le  khan  Mohammed,  d'un  sauf-conduit  pour  les  Russes 
qui  viendraient  à  Venise,  d'une  lettre  de  la  Seigneurie  pour 
Ivan,  d'une  autre  pour  Trevisan,  avec  copie  incluse  de  la 
précédente  et  des  pleins  pouvoirs  pour  traiter  avec  la  Horde 
d'or.  De  toutes  ces  pièces  nous  n'avons  retrouvé  que  les 
deux  messages  du  4  décembre  1473  adressés  à  Ivan  et  à 
Trevisan.  Vis-à-vis  du  grand-kniaz,  la  Seigneurie  se  répand 
en  éloges,  en  assurances  de  la  plus  sincère  amitié,  en 
remerciements  d'avoir  ménagé  celui  qui  passait  pour  cou- 
pable. «  Nous  vous  mettons  au  premier  rang  de  nos  amis, 
disent  les  Vénitiens  à  Ivan,  et  nous  voulons  vous  honorer 
en  conséquence.  »  Pour  justifier  le  secrétaire  suspect,  il 
suffisait  de  révéler  la  vérité  pure  et  simple  sur  sa  mission; 

\  ce  qui  permettait,  en  outre,  de  faire  des  allusions  flatteuses 
au  mariage  avec  Zoé  et  aux  droits  éventuels  sur  Byzance. 
Après  cela,  Venise  se  croit  autorisée  à  demander  l'envoi 


MARIAGE   ^)'IVA^    III    AU    VATICAN.  181 

<le  SCS  a(;enls  auprès  de  Mohammed.  Rien,  dit-elle,  rien  ne 
saurait  être  plus  méritoire  devant  le  Dieu  tout-puissant, 
pins  glorieux  pour  le  prince  de  Moscou,  plus  agréable  ii 
SCS  incilleursamis,  les^'éniticns.  En  cas  d'obstacle  imprévu, 
(jnc  Trcvisan  soit  au  moins  rendu  à  la  patrie  et  à  la  liberté. 
Prévoyant  hardiment  une  heureuse  issue  de  ces  négocia- 
tions, le  Sénat  donne  d'avance  à  son  secrétaire  des  instruc- 
tions pour  Mohammed.  Le  langage  des  sénateurs  devient 
ici  singulièrement  chaleureux  :  c'est  (ju'il  s'agit  de  com- 
muniquer à  d'autres  une  ardeur  belliqueuse  qui  servira  les 
intérêts  de  Venise. 

Antonio  Gislardi  partit  en  compagnie  de  Paolo  Ogni- 
bene,  qui  se  rendait  en  Perse  pour  maintenir  Onzoun- 
Ilassan  dans  son  hostilité  contre  les  Turcs.  On  se  sépara  à 
€racovie,  en  février  147-4.  L'historien  polonais  Dlugosz 
affirme  aussi,  à  cette  occasion,  que  Gislardi  était  muni  de 
commissions  pontificales  pour  Ivan  III. 

A  Moscou,  le  succès  de  l'envoyé  de  Venise  fut  complet, 
et  il  obtint  pour  son  compatriote  tout  ce  que  désirait  le 
Sénat.  Délivré  de  ses  fers  et  rendu  h  ses  fonctions,  Trevisan 
se  vit  encore  gratifié  d'un  présent  de  soixante-dix  roubles. 
Tous  les  empêchements  disparurent  comme  par  enchante- 
ment. Le  prisonnier  de  la  veille,  redevenu  diplomate,  partit, 
en  juillet  1474,  pour  la  Horde  d'or  avec  le  diak  Dmitri 
Lazarev  et  un  envoyé  de  Mohammed  qui  regagnait  Saraï. 

D  après  les  sources  russes,  Lazarev  revint  à  Moscou  avec 
la  nouvelle  que  Trevisan  n'avait  pas  réussi  à  établir  l'al- 
liance projetée.  Ces  renseignements  ne  devaient  se  véri- 
fier que  plus  tard;  pour  le  moment  on  pouvait  se  promettre 
mieux  '. 


'  Boussk.  Liée,  t.  VI,  p.  51.  —  Cobskt,  p.  93,  106,  112,  113.  — 
Archives  de  Venise,  Cons.  Dieci,  Misli,  t.  XVlll,  f.  30  v".  —  Dlugosz, 
t.  V,  p.  601. 


J8J  IVAN    m    ET    SOl'IIIK    l'ALEOLOGUE. 

En  effet,  Trevisau  rentra  à  Venise,  en  1476,  accom- 
pagné de  (Jeux  ambassadeurs  tatars,  Thaïr,  envoyé  par 
Mohammed  lui-même,  et  Brunaclio  Bathir,  <jui  venait  de 
la  part  de  Tamir,  capitaine  favori  du  khan  de  la  Horde. 
Ces  diplomates  d'Orient  proposèrent  aux  Vénitiens  d'être 
les  amis  de  leurs  amis,  les  ennemis  de  leurs  ennemis;  ils 
se  disaient  tout  prêts  à  marcher  contre  les  Turcs  et  récla- 
maient, selon  l'usage  cher  aux  barbares,  des  dons  en  bijoux, 
en  vêtements,  et  surtout  en  monnaie  sonnante.  La  Sei- 
gneurie savait  à  l'occasion  se  montrer  généreuse.  Pour 
s'épargner  des  défaites,  elle  prodiguait  volontiers  des  pré- 
sents. Les  propositions  des  Tatars  furent  acceptées  avec 
joie.  Le  10  mai  1476,  on  vota  une  somme  d'environ  deux 
mille  ducats  pour  satisfaire  les  convoitises  orientales.  Un 
courrier  s'en  alla  prévenir  Mohammed  que  ses  ambassa- 
deurs rapporteraient  des  réponses  favorables. 

La  Seigneurie  reprenait  ainsi  ses  négociations  avec  la 
Horde  d'or,  qui  avaient  failli  naguère  avorter.  Cette  fois, 
ce  n'est  plus  à  Moscou,  mais  en  Pologne  que  s'établit  le 
centre  d'action.  Le  roi  Casimir  IV  s'était  jusque-là  montré 
très  bienveillant.  Ne  fallait-il  pas  présumer  qu'un  souve- 
rain cathohque  favoriserait  les  projets  dirigés  contre 
l'Islam?  Vers  le  milieu  de  la  même  année  1476,  Trevisan 
fut  appelé  à  reprendre  ses  lointaines  missions.  Il  devait 
accompagner  les  ambassadeurs  tatars  à  travers  la  Pologne 
et  la  Lithuanie,  et  s'arrêter  ensuite  à  Vilna  pour  combiner 
les  mesures  ultérieures  à  prendre.  Soucieux  de  ne  pas 
effaroucher  Casimir,  le  doge  Vendramin  enjoignait  à  son 
mandataire  d'insister  surtout  sur  ce  point  que  les  Tatars 
ne  toucheraient  jamais  ni  la  Pologne,  ni  la  Lithuanie,  et 
que  leurs  bandes  indisciplinées  marcheraient  par  d'autres 
chemins  sur  Constantinople. 

Précaution  judicieuse,  mais   inutile  :  tandis  que  Tre- 


maiua(;k  D'IVAN   m   ah  Vatican.  is:j 

visan,  lidèlcà  la  cousi{jnc,  ébaucliuit  ses  projets  en  Polojjiie, 
un  envoyé  de  Casimir  engaijeait  le  sénat  de  Venise  à  se 
désister  de  l'alliance  tataie.  Ce  représentant  polonais 
n'était  autre  que  Philippe  lionuccorsi,  j)lus  connu  sous  le 
nom  de  Gallimuchus  Experiens,  l'ancien  ami  de  l'om- 
j)onius  Laetus,  un  des  coryphées  de  l'académie  romaine 
des  humanistes.  Gravement  compromis  dans  la  conjura- 
ration  de  l  4()8  contre  le  Pape,  s  échappant  de  la  prison 
où  l'avait  jeté  Paul  II,  après  avoir  longtemps  erré  en  pavs 
étrangers,  il  avait  fini  par  trouver  un  brillant  accueil 
à  la  cour  de  Casimir  IV,  qui  lui  confia  l'éducation  de  ses 
enfants  et  l'employa  dans  des  missions  diplomatiques. 
En  1477,  dépêché  vers  Sixte  IV,  le  proscrit  désormais 
gracié  s'arrêta  à  Venise  pour  y  exposer  les  idées  de  son 
maître  sur  l'alliance  avec  les  Tatars.  Celle-ci  liit  dépeinte 
sous  les  plus  sombres  couleurs.  A  trois  reprises  l'éloquent 
humaniste  en  releva  les  nombreux  inconvénients  ;  à  trois 
reprises  on  lui  donna  l'assurance  que ,  dans  aucun  cas, 
les  Tatars  ne  franchiraient  les  frontières  de  la  Pologne. 
Cependant  pour  ne  pas  contrarier  une  puissance  amie, 
avec  l'exquise  prudence  dont  il  ne  se  départait  jamais,  le 
sénat  de  Venise  consentit  à  temporiser,  et,  le  18  mars 
1477,  Trevisan  fut  rappelé.  Les  négociations  analogues, 
reprises  plus  tard,  n'aboutirent  à  aucun  résultat  pra- 
tique'. 

Les  traces  de  Trevisan  disparaissent  avec  son  départ  de 
Pologne,  si  ce  n'est  que  le  grand  kniaz  Ivan  lui  garda  une 
profonde  et  invariable  rancune.  Il  n'en  fit  pas  mystère  à 
Contarini,  lorsque  le  sort  amena  celui-ci  à  Moscou.  L'illustre 
patricien,  investi  de  la  confiance  de  ses  compatriotes,  avait 
été  envoyé  en  Perse  la  même  année  que  Paolo  Ognibene, 

'  Archives  de  Venise,  Sen.  Secr.,  t.  XXVII,  f.  69  à  70  v%  87,  120  v% 
124;  t.  XXVIII,  f.  3,  24.  —  BoNAccoRsi,  p.  402  à  431. 


184  lYAIS    III    ET    SOPHIE    l'ALEOLOGUE. 

mais  avec  des  commissions  plus  importantes  pour  Ouzoun- 
Hassan.  A  cette  époque,  un  voyage  aussi  lointain  était  une 
rude  épreuve.  Ambrogio  Contarini  s'y  prépara  comme  on 
s'apjirète  à  la  mort.  Il  fit  sa  confession,  s'approcha  de  la 
sainte  Table,  et  puis  accompagné  d'un  chapelain  qui  lui 
servait  de  chancelier,  d'un  interprète  et  de  deux  servi- 
teurs, il  se  mit  bravement  en  route.  Les  privations,  les 
souffrances,  les  périls,  ne  lui  manquèrent  pas.  A  travers 
l'Allemagne,  la  Pologne,  la  Petite-Russie  et  la  Tatarie,  nos 
voyageurs  parvinrent  à  Kaffa,  traversèrent  la  mer  Noire  en 
bateau  et  reprirent  le  voyage  à  cheval  par  la  Mingrélie,  la 
Géorgie  et  l'Arménie  jusqu'en  Perse,  à  Tauris  et  au  delà. 
Après  avoir  terminé  ses  pourparlers  avec  Ouzoun-Hassan, 
Contarini  reprit  la  même  voie  pour  regagner  l'Italie.  Quel 
ne  fut  pas  son  embarras,  lorsqu'il  apprit  à  Fazis,  aujour- 
d'hui Poli,  que  les  Turcs  s'étaient  emparés  de  Kaffa,  co- 
lonie naguère  florissante  des  Génois!  L'itinéraire  projeté 
devenait  impossible.  Il  fallut  rebrousser  chemin.  A  bout 
d'expédients,  l'intrépide  Vénitien  se  résigna  à  faire  un 
long  détour  jusqu'à  Moscou.  Marco  Rosso,  envoyé  russe 
avec  lequel  il  s'était  rencontré  à  Tauris,  l'accompagnait. 
Ils  traversèrent  ensemble  la  mer  Caspienne,  «  le  grand 
désert  de  la  Sarmatie  d'Asie  » ,  et,  le  26  septembre  1476,  ils 
arrivèrent  heureusement  à  Moscou  par  Riazan  et  Kolomna. 
Au  Kremlin,  l'ambassadeur  de  Venise  fut  reçu,  sinon 
avec  les  honneurs,  au  moins  avec  les  égards  dus  à  son 
rang.  Toutefois,  dès  la  première  audience,  tandis  qu'il 
remerciait  avec  effusion  le  grand  kniaz,  celui-ci  l'inter- 
rompit brusquement  et,  changeant  de  visage,  se  répandit 
en  plaintes  amères  contre  Trevisan.  Quelques  jours  après, 
les  boïars  revinrent  sur  les  mêmes  griefs  et  répétèrent  les 
mêmes  discours.  Contarini  n'en  dit  pas  plus  long  dans  sa 
l'elation  de  voyage,  mais  il  nous  est  facile  maintenant  de 


MAHIAGE    l)'lVA?s    III    AU    VATICAN.  1«5 

deviner  le  motif  des  colères  d'Ivan  :  les  I*olonais  lançaient 
parfois  les  Tatars  contre  Moscou  et  payaient  au  poids  de 
I  (»r  leurs  sanjjlantcs  incursions;  le  grand  kniaz  aura  appris 
que  Trevisan  continuait  en  Polojjne  ses  néjjociations  avec 
la  Horde,  et  cette  circonstance,  en  réveillant  les  ancie  is 
soupçons,  a  dû  les  confirmer  puissamment. 

Cependant  ni  la  Sérénissime  République,  ni  son  repré- 
sentant échoué  à  Moscou,  n'eurent  à  souffrir  des  méfiances, 
d'ailleurs  mal  fondées,  de  l'ombrageux  grand  kniaz.  Goti- 
tarini  eut  toutes  les  facilités  désirables  pour  payer  les  dettes 
contractées  en  route.  Il  fut  comblé  de  présents  et  admis  à 
l'audience  de  Soj)liie  Paléologue,  qui  se  montra  prévenante 
et  gracieuse  à  l'excès.  A  l'occasion  du  festin  d'adieu, 
Ivan,  plus  affable  que  d'ordinaire,  causa  longuement  avec 
son  hôte,  lui  fit  admirer  ses  pelisses  de  drap  d  or  doublées 
de  zibeline,  et  poussa  la  bienveillancejusqu  à  le  dispenser 
d'une  pénible  formalité.  A  la  fin  du  repas,  on  présenta  au 
convive  déjà  saturé  de  mets  et  de  boissons  une  énorme 
coupe  d  argent  remplie  d'hydromel.  L'étiquette  exigeait 
qu'elle  fût  vidée  d'un  trait  à  la  santé  de  l'amphitryon.  Le 
sobre  Vénitien  était  incapable  de  cette  prouesse  bachique; 
à  peine  parvint-il  à  absorber  le  quart  de  la  mesure  fatale. 
Ivan  lui  fit  grâce  du  reste  et  lui  donna  la  coupe  '. 

La  réception  bienveillante  de  Contarini  devait  servir  à 
un  but  plus  élevé  et  encourager  ses  compatriotes  à  se  diriger 
vers  le  Nord.  A  la  veille  de  secouer  le  joug  mongol  et  de 
parfaire  l'unité  territoriale,  Moscou  sentait  le  besoin  de  se 
rapprocher  de  l'Occident.  C'est  grâce  principalement  aux 
étrangers,  appelés  de  toutes  parts  à  grands  frais,  qu'un 
rayon  de  la  Renaissance  a  pénétré  dans  la  »  sainte  Russie  »  . 

'  CoNTARiM,  sans  pagination.  ^ —  Bercuet,  La  Repiibblica,  p.  20,  139, 


CHAPITRE    II 

LA    RENAISSANCE    A     MOSCOU 

I  47  7-15  i;î 


I.  Moscou  et  Moscovites  d'après  Contariui.  —  Lacunes  dans  la  silhouette. 

—  Conséquences  du  mariage  avec  Sopliie.  —  La  Horde  d'or  frappée 
au  cœur.  —  Alliance  d'Ivan  avec  le  khan  de  Crimée.  —  Initiative  attri- 
buée à  laitière  Byzantine.  —  Tribut  refusé.  —  Campagne  de  Mohammed. 

—  Objurgations  de  Vassian.  —  Heureuse  issue.  —  L'Europe  du  quinzième 
siècle.  —  Ivan  III.  fondateur  de  la  diplomatie  moscovite.  — Organisation. 

—  Commerce  et  étiquette.  —  Semen  Tolbouzine  en  Ilalio.  —  Fioravanli. 

—  Georges  Percancotes.  —  Démétrius  et  Manuel  Rhalev.  —  Appréhen- 
sions du  roi  de  Pologne.  —  Pietro  Antonio  Solari.  —  Un  médecin  juif. 

—  Manuel  Doxa  et  Daniel   Mamyrev.  —  Milanais  à  Moscou.  —  Démé- 
trius Rhalev  et  Karatchiarov.  —  Péripéties  au  retour.  —  Deux  voyages  de 
Poppel  à  Moscou.  —  Trakhaniote  à  Vienne- 
Il.  La  question  d'Orient.  —  Politique  à  double  face.  —  Allures  chevale- 
resques. —  Bons  rapports  avec  l^s  Turcs.  —  Commerce  à  Kaffa  et  Azov. 

—  Système  de  la  non-intervention.  —  Ambassade  russe  à  Constantinople. 

—  Sentiment  des  masses.  —  Théorie  de  Philothée.  —  Moscou  troisième 
Rome.  —  Légendes  populaires.  —  Base  historique.  —  Départ  de  Manuel 
Paléologue.  —  Situation  de  son  frère  André  à  la  cour  de  Rome.  — 
Distribution  de  privilèges  et  de  titres.  —  Vovages  à  Moscou.  —  Vente  des 
droits  héréditaires  à  Charles  VIII.  —  Testament  en  faveur  de  Ferdinand 
et  d'Isabelle.  —  Opinion  des  contemporains  sur  Sophie.  —  Influence  qu'on 
lui  attribue.  —  Son  zèle  pour  l'orthodoxie.  —  Miracle  consigné  dans  la 
chronique.  —  Disgrâce  éphémère  de  Sophie.  —  La  couronne  réservée 
à  son  fils. 

III.  Un  mariage  mixte.  —  Alexandre  Jagellon  élève  de  Callimachus,  —  Les 
conquêtes  de  Guédimine.  —  Guerres  de  revendication.  — La  paix  moyen- 
nant mariage  —  Négociations  matrimoniales.  —  La  clause  fatidique.  — 
Célébration  des  noces.  —  Le  paivussisme.  —  Chicanes  d'Ivan  III.  — 
L'ambassade  de  Ciolek  à  Rome.  — Alternative  d'Alexandre  VI. —  Expli- 
cation. —  Les  sentiments  d'Hélène.  —  Guerre  entre  la  Pologne  et 
Moscou.  —  Le  Scipion  slave  prisonnier.  —  Hélène  essaye  d'intervenir.  — 
Intervention  d'Alexandre  VI.  —  Un  ambassadeur  aviné.  —  Conclusion 


I,A     IU:.\.\  ISSA.NCK    A    MOSCOU.  1S7 

(le  la  Irèvc.  — Nouvelles  cliicaiies  d'Ivan. — .Iules  II  renouvelle  I  alleniu- 
tive  (l'Alexandre  VI.  —  l'i'ol)lèine  rcservé  à  l'avenir. 


Les  voyageurs  qui  ont  parcouru  la  Russie  au  quinzième 
siècle  sur  les  traces  de  Gliillebert  de  Lannoy  et  de  Giosafat 
Harbaro  n'ont  pas  été  prodigues  de  renseignements  sur  ce 
mystérieux  pays.  Le  mieux  qualifié  de  tous  pour  le  faire 
revivre  sous  sa  plume,  Contarini,  après  avoir  passé  quatre 
mois  sur  les  bords  de  la  Moskva  et  vu  de  près  les  hommes 
et  les  choses,  ne  nous  a  laissé  qu'une  esquisse  reflétant  à 
peine  l'impression  d'un  Occidental  dans  le  Nord. 

L'aspect  extérieur  de  Moscou  ne  pouvait  frapper  un 
enfant  de  Venise  revenant  des  profondeurs  pittoresques 
de  l'Asie.  La  modeste  capitale  n'avait  encore  ni  ses 
innombrables  clochers,  ni  ses  flèches  hardies,  ni  ses  dômes 
bulbeux  et  éclatants,  rien  de  ce  qui  lui  donne  de  loin,  aux 
rayons  du  soleil  couchant,  les  apparences  fantastiques 
d  une  ville  des  Indes.  La  résidence  des  grands  kniaz  se 
réduisait  à  un  amas  de  chétives  habitations,  construites  à 
peu  de  frais  et  sans  aucune  prétention  artistique.  L'hiver 
leur  imprima  cependant  un  cachet  original.  Recouvertes 
d'un  voile  de  neige,  ornées  d'une  parure  de  glace,  elles 
semblèrent  élégantes  et  presque  gracieuses.  Un  foyer  nou- 
veau d'activité  surgit  sur  les  flots  engourdis  de  la  Moskva  : 
lorsqu'elle  fut  suffisamment  prise,  vers  la  fin  d'octobre, 
de  nombreuses  boutiques  s'élevèrent  sur  la  glace,  et  la 
rivière  se  transforma  en  bazar.  Le  marché  des  vivres 
présentait  le  plus  curieux  spectacle  :  des  centaines  de 
vaches,  de  porcs,  de  moutons,  tous  gelés,  dressés  sur  leurs 


188  IVAN    III    ET    SOPHIE   PALÉOLOGUE. 

pattes,  coimue  une  année  rangée  en  bataille,  attendaient 
des  acheteurs.  Aux  affaires  succédaient  les  plaisirs  :  courses 
de  chevaux,  luttes  corps  à  corps  et  autres  divertissements 
plus  ou  moins  périlleux. 

Ce  pays  aux  froids  ri{i;ourcux,  aux  neiges  profondes  et  à 
la  {{lace  épaisse,  était  habité  par  une  race  bien  faite  et 
robuste.  Hommes  et  femmes  sont  beaux,  dit  Contarini, 
mais,  ajoute-t-il,  c'est  un  peuple  abruti,  gente  bestiale.  Une 
plaie  hideuse  rongeait  toutes  les  classes  de  la  société.  Le 
démon  de  la  bouteille  semblait  être  le  démon  familier 
de  Moscou.  On  rencontrait  partout  de  «  grandissimes 
ivrognes  »  qui  se  vantaient  de  Fétre  et  méprisaient  les 
tempérants.  La  boisson  d'ailleurs  excellente  mais  capiteuse 
qui  faisait  tant  de  victimes  était  Thydromel.  Des  mesures 
sévères  en  limitaient  la  fabrication.  Sans  quoi,  les  Mos- 
covites, au  gré  du  Vénitien,  eussent  été  constamment 
ivres  et  se  fussent  entre-tués  comme  des  fauves.  L'indo- 
lence des  commerçants  l'étonnait  aussi  ;  jusqu'à  midi  on 
les  voyait  au  marché;  passé  l'heure  fatale,  ils  s'en  allaient 
boire  et  manger.  Plus  d'affaires,  plus  de  travail,  impos- 
sible d'obtenir  le  moindre  service  '. 

Si  la  silhouette  tracée  demain  rapide  n'est  pas  flatteuse, 
c'est  qu'elle  n'est  pas  non  plus  complète.  Les  Moscovites 
ne  manquaient  pas  de  qualités  maîtresses  qui  ont  échappé 
au  crayon  de  Contarini  :  ils  étaient  énergiques  et  endu- 
rants, essentiellement  colonisateurs,  doués  du  don  d'imi- 
tation. Lorsque  le  christianisme  eut  frayé  le  chemin  aux 
lumières,  du  temps  de  laroslav  dit  le  Sage,  une  première 
éclosion  de  progrès  autorisait  de  belles  espérances  pour 
l'avenir.  Le  développement  normal  de  la  vie  intellectueHe 
fut  d'abord  entravé  par  de  sanglantes  discordes  intestines, 

'  Co^TARl^I,  sans  pa^^ination. 


I  LA    RENAISSANCE    A    MOSCOU.  189 

I  et  ensuite  coinplctcmeiit  arrètd  par  le  joii;;  |)rcs(HH'  (rois 
fois  séculairo  des  Talars.  F^es  incrurs  et  le  earaclère 
national  se  ressentirent  de  ces  funestes  événements.  Le 
peuple  croupissait  dans  une  profonde  ignorance.  A  peine 
quel(|ues  moines  écrivaient-ils,  au  fond  des  couvents,  dc^ 
légendes  et  des  annales  ;  les  épopées  rustiques  des  rhap- 
sodes résumaient  toute  la  poésie  des  sentiments  ;  les  beaux- 
arts  se  bornaient  à  la  reproduction  scrupuleuse  des  anciens 
types  hiératiques.  La  lutte  avec  l'infidèle  aurait  pu,  comme 
en  Espagne,  retremper  des  âmes  guerrières;  mais  le  Mos- 
covite n'avait  pas  la  fibre  du  Cid  Gampeador,  et  le  souffle 
chevaleresque  n'a  jamais  remué  les  couches  profondes  de 
la  Russie.  A  part  quelques  exploits  héroKpies  et  la  défense 
brillante  des  villes  assiégées,  on  combattait  les  Tatars 
plutôt  par  la  politique  que  par  les  armes.  Les  grands 
kniaz  marchaient  habilement  vers  un  but  bien  déterminé; 
le  peuple  n'entendait  rien  à  ces  calculs  subtils.  Plongé 
dans  la  misère,  payant  un  lourd  tribut,  exposé  aux 
incursions  mongoles,  n'ayant  personne  pour  le  guider  et 
l'instruire,  il  ne  A'oyait  autour  de  lui  que  ténèbres  et 
retombait  dans  ses  mœurs  grossières. 

Pour  rendre  à  Moscou  la  place  qui  lui  revient  de  droit 
dans  le  monde,  il  fallait  avant  tout,  l'unité  territoriale 
étant  à  peu  près  faite,  s'affranchir  du  joug  odieux  de 
l'infidèle  et,  après  avoir  refoulé  les  barbares  en  Asie, 
respirer  l'air  vivifiant  de  la  Renaissance  qui  traversait 
l'Europe.  L'unique  moyen  de  regagner  le  temps  perdu  et 
de  se  remettre  au  pas  avec  l'Occident,  c'était  d'aller  à  son 
école  et  de  profiter  de  ses  progrès,  sitôt  que  la  liberté 
nationale  eût  été  reconquise.  A  ces  deux  points  de  vue,  le 
mariage  d'Ivan  avec  Sophie  a  eu  une  importance  considé- 
rable qui  se  laisse  saisir  sur  les  faits. 

Les  circonstances  de  l'époque  ont  admirablement  servi 


190  IVAN    111    ET    SOPHIE    l'ALÉOLOGUE. 

le  chcF  de  ce  Kniajcsivo  qui  portait  clans  ses  flancs  les 
fTcrmes  d'un  empire  colossal.  En  effet,  tandis  qu'Ivan 
pétrissait  de  ses  mains  fermes  et  habiles  l'unité  nationale, 
que  les  apanages  disparaissaient  de  gré  ou  de  force,  que 
Moscou  devenait  le  foyer  central  de  la  vie  russe,  un  travail 
contraire  de  dissolution  et  de  décadence  se  manifestait 
chez  les  Tatars,  dont  l'organisation  rudimentaire  ne  pou- 
vait résister  à  l'épreuve  du  temps.  Les  Gengiskhan  et  les 
Tamerlan  avaient  su  dominer  ces  masses  formidables  de 
guerriers  nomades.  Mais,  non  plus  que  les  grands  hommes, 
la  nature  ne  prodigue  pas  ces  barbares  de  cruel  et  farouche 
pénie.  Les  successeurs  abâtardis  de  ces  Titans  sentirent  le 
pouvoir  s'effondrer  dans  leurs  mains  au  milieu  des  san- 
glantes convulsions  que  provoquent  les  discordes  intes- 
tines. Profondément  secouée,  la  Horde  d'or  se  démembra 
peu  à  peu  :  Kazan,  la  Crimée,  d'autres  khanats  encore  se 
détachèrent  de  Sarai,  n'emportant  avec  eux  que  la  haine 
des  anciens  maîtres.  Sur  le  déclin  du  quinzième  siècle, 
l'empire  naguère  si  menaçant  se  voyait  frappé  au  cœur  et 
entouré  de  mortels  ennemis  sortis  de  son  propre  sein. 

Malgré  la  faiblesse  des  Tatars,  Ivan  hésitait  à  s'engager 
avec  eux  dans  une  lutte  ouverte.  Réunir  une  vaillante 
armée  comme  Dmitri  Donskoï,  s'élancer  sur  l'ennemi,  lui 
livrer  bataille,  payer  de  sa  personne,  n'était  pas  le  fait 
d'un  prince  timide  qui  préférait  les  intrigues  a  l'éclat, 
et  aux  grandes  journées  les  escarmouches.  Les  desseins 
hostiles  furent  donc  habilement  dissimulés.  Sans  aller  lui- 
même  à  Sarai,  Ivan  payait  encore  le  tribut,  mais  il  se  lia 
d'amitié  avec  le  khan  de  Crimée.  L'alliance  qui  s'ensuivit 
était  entre  ses  mains  comme  un  glaive  à  deux  tranchants, 
dont  il  se  servait  contre  Sarai  et  contre  la  Pologne,  car 
Mengli-Guirei  poursuivait  de  la  même  haine  le  khaji 
Mohammed  et  le  roi  Casimir.  Aussi  est-ce  à  cette  époque 


Î-A    IIEINAISSANCE    A    MOSCOH.  191 

que  se  rapportent  les  desaslreuses  inemsions  des  Taturs 
de  Crimée  dans  les  provinces  polotiaiscs  et  lithuaniennes. 
Rassuré  sur  les  frontières  de  TOuest,  Ivan  aurait  pu  1  enter 
la  fortune  du  côté  de  Saraï,  mais  il  n'avait  (jarde  de  rien 
précipiter.  Même  après  Tlieureuse  issue  de  la  campagne 
de  IA12,  dont  il  a  été  question  plus  haut,  les  anciennes 
relations  ne  tardèrent  pas  à  se  rétablir,  et  lorsque  le  grand 
kniaz  tendit,  devant  l'autel,  la  main  à  Sophie,  il  n'était 
encore  qu'un  vassal  des  Tatars. 

Dans  la  revendication  complète  de  la  liberté  nationale, 
une  large  part  d'initiative  revient,  d'après  les  chroniques, 
à  l'altière  Byzantine.  La  fdle  des  Césars  conservait  la  fierté 
de  sa  race;  elle  avait  grandi  dans  Thorreur  de  l'Islam, 
la  chute  de  Constantinople  lui  permettait  d'apprécier  la 
valeur  de  l'indépendance.  C'est  elle  qui  aurait  excité  son 
époux  à  briser  le  joug  humiliant  des  Tatars,  à  rendre  aux 
Moscovites  une  complète  autonomie.  Joignant  l'exemple  à 
la  parole,  elle  aurait,  moitié  par  force,  moitié  par  ruse, 
expulsé  du  Kremlin  les  agents  de  la  Horde.  Une  église 
votive  s'éleva  sur  l'emplacement  occupé  naguère  par  les 
Tatars,  qui  ne  purent  jamais  rentrer  dans  l'enceinte  sacrée. 
Un  coup  plus  sensible  fut  porté  à  ces  âpres  collecteurs  de 
rançon,  lorsqu'ils  durent  se  convaincre  que  Moscou  désor- 
mais n'enverrait  plus  ses  trésors  à  Saraï  :  le  petit-fils  du 
Donskoï,  docile  aux  conseils  de  Sophie,  relevait  enfin  sa 
tête  trop  longtemps  courbée. 

Mohammed  s'indignait  que  la  proie  des  Gengiskhan  et 
des  Baty  s'échappât  de  ses  mains.  Il  lui  tardait  de  revoir 
les  grands  kniaz  se  prosterner  à  ses  pieds  et  lui  offrir  de 
l'or,  des  pelleteries,  des  étoffes  précieuses.  Aussi  se  laissa- 
t-il,  vers  1480,  facilement  gagner  par  Casimir  IV  à  l'idée 
d'une  nouvelle  attaque  simultanée  contre  Moscou.  Les 
événements  reprenaient  le  même  aspect  qu'en  1472  :  en 


102  IVAIN    III    ET    SOPHIE    PALÉOLOGUE. 

lutte  avec  Nov{jorod,  brouillé  avec  ses  frères,  le  grand 
kniaz  prêtait  le  flanc  à  l'ennemi.  Le  succès  de  l'invasion 
dépendait  de  sa  rapidité.  Les  atermoiements  de  Mohammed 
laissèrent  à  Ivan  le  loisir  de  faire  la  paix  avec  ses 
adversaires,  de  resserrer  l'alliance  avec  Mengli-Guireï  et 
d'achever  ses  préparatifs  militaires.  Arrivés  sur  les  bords 
de  rOka,  les  Tatars  trouvèrent  occupés  et  bien  défendus 

'  tous   les   passa. ';es   guéables.    Ils    se    replièrent  alors   sur 

a  rOugra,  mais  ce  ne  fut  que  pour  y  rencontrer  les  mêmes 

j  cbslacles. 
'/  Un  moment  solennel,  on  le  sentait  d'instînct,  s'annon- 
çait dans  l'histoire.  Le  peuple  s'apprêtait  à  défendre  ses 
foyers  et  ses  temples,  la  haine  de  l'infidèle  cherchait  une 
issue,  c'était  le  moment  de  frapper  un  grand  coup.  Mais 
Ivan  n'était  pas  à  la  hauteur  de  la  situation.  Il  se  repentit 
d  avoir  eu  un  élan  de  courage,  quitta  l'armée,  revint  à 
Moscou,  envoya  sa  femme  et  ses  trésors  dans  le  Nord,  et 
se  tint  tranquillement  à  distance  de  l'ennemi.  A  cette  vue, 
les  Moscovites,  frémissant  d'indignation,  élevèrent  des 
plaintes  violentes.  L'archevêque  de  Rostov,  Yassian  de 
Rylo,  confesseur  du  prince,  traita  hardiment  son  fils  spiri- 
tuel de  fuyard.  Le  vénérable  vieillard  s'offrait  pour  com- 
mander 1  armée,  pour  porter  à  l'ennemi  sa  couronne  de 
cheveux  blancs,  et  il  reprochait  à  Ivan  de  craindre  la  mort, 
comme  si  un  mortel  pouvait  l'éviter.  Ces  franches  récrimi- 
nations troublèrent  le  grand  kniaz.  Ne  se  croyant  plus  en 
sûreté  au  Kremlin,  il  se  retira  dans  les  environs  de  la  capi- 
tale, où  il  tergiversa  encore  pendant  quelques  jours.  Obligé 
enfin  de  calmer  l'effervescence  populaire,  il  se  rapprocha 
de  l'armée,  mais  au  lieu  de  tirer  bravement  l'épée,  il 
envoya  des  émissaires  demander  grâce  à  Mohammed,  lui 
offrir  des  présents,  le  supplier  d'épargner  son  fief.  Cette 

''  nouvelle  bassesse  mit  le  comble  à  la  mesure.  L'archevêque 


LA    RENAISSANCE    A    MOSCOU.  Id?, 

Vassian  repiit  sa  plume,  el  atliessa  à  son  poiiitcnt  une 
patliL'ti(juc  objurjjatioii,  lui  prêchant  la  hardiesse,  lui  pro- 
mettant la  victoire.  Et  comme  Iv.in  se  retranchait  dcn  ièrc 
ses  scrupules,  il  le  délia  de  ses  serments  :  un  piincc  oilho- 
doxe,  disait-il,  n'est  jamais  oblijjé  de  livrer  des  chréliens 
aux  Tatars,  pas  plus  qu'IIérode  n'était  oblijjé  de  décapiter 
saint  Jean-Baptiste.  Cette  page  vibrante  lait  honneur  à 
Vassian.  L'anathème  biblique  de  «chien  muet»  ne  saurait 
l'atteindre.  Peu  d'évêques  en  Russie  ont  tenu  ce  lan^jM/re 
de  voyant.  Mais  toutes  ces  ardeurs  s'émoussaient  dans  les 
hésitations  d'Ivan.  Il  savait  s'entourer  à  propos  de  con- 
seillers pusillanimes,  «  riches  et  ventrus,  dit  la  chronique, 
traîtres  aux  chrétiens,  amis  des  mécréants,  ne  demandant 
qu'à  prendre  la  fuite,  car  le  diable  parlait  par  leur  bouche  «  . 
Le  grand  kniaz,  accessible  à  ces  suggestions  sataniques, 
garda  la  défensive  et  laissa  marcher  les  événements  '. 

L'armée  moscovite,  rien  que  par  le  nombre,  en  imposait 
à  Mohammed.  Risquerun  coup  décisif  avant  d'avoir  opéré 
sa  jonction  avec  Casimir  lui  parut  téméraire.  Il  l'attendit 
en  vain  :  le  roi  de  Pologne  tenu  en  échec  par  le  khan  de 
Grimée  n'arrivait  pas.  L'allié  naturel  de  Moscou  se  montra 
plus  fidèle  :  l'hiver  avec  son  souffle  glacial  et  ses  tempêtes 
de  neige  surprit  les  Tatars  avant  qu'ils  se  fussent  mesurés 
avec  l'ennemi.  Mal  préparés  à  cette  cruelle  épreuve,  ils 
n'y  résistèrent  pas  longtemps.  Le  II  novembre,  le  signal 
de  la  retraite  générale  fut  donné.  Il  est  probable  que  l'or 
des  Russes  ne  fut  pas  étranger  à  cette  décision. 

Les  pieux  annalistes  de  l'époque  expliquent  ce  fait  par 
un  singulier  miracle.  Lorsque  les  Moscovites,  disent-ils, 
épuisés  de  fatigue,  se  décidèrent  au  recul,  les  Tatars, 
saisis  d'une  terreur  soudaine,  au  lieu  de  les  poursuivre, 

'  Tout  récemment  M.  TiKHOMinov  (p.  428)  a  essayé  de  disculper  Ivan  III. 
C'est  une  question  (|ui  est  censée  rester  ouverte, 

13 


194  lYAiN    m    ET    SOPHIE  PALEOLOGUE. 

s'enfiiirciit  dans  la  steppe  et  s'établirent  pour  l'hiver  sur 
l'embouchure  du  Donets  après  avoir  ravagé,  en  guise  de 
représailles,  l'infortunée  Lithuanie. 

Aussi  bien,  l'année  1480  marque  la  fin  du  joug  talar. 
Le  khan  Mohammed  fut  tué  sous  sa  tente  par  un  rival 
audacieux.  La  Horde  d'or  avait  vécu  :  elle  s'affaissait 
d'elle-même  sur  ses  ruines  sanglantes .  Secouant  ses  chaînes 
séculaires,  la  Russie  désormais  libre  était  rendue  à  ses 
frlorieuses  destinées.  Lorsque  l'armée,  victorieuse  sans 
combat,  rentra  dans  ses  foyers,  les  joyeuses  envolées  des 
bourdons  moscovites  annoncèrent  plutôt  le  triomphe  d'une 
adroite  politique  que  celui  du  courage  personnel  d'Ivan 
et  de  ses  conseillers. 

Le  prand  kniaz  n'avait  pas  attendu  ce  dénouement 
suprême  pour  se  rapprocher  de  l'Occident.  Les  dernières 
années  de  la  domination  tatare  n'absorbaient  pas  les 
Russes  au  point  d'empêcher  toute  expansion  au  dehors. 
Avec  un  juste  sentiment  des  besoins  du  pays,  Ivan  se  hâta 
de  sortir  de  cet  isolement  dès  que  le  mariage  avec  Sophie 
lui  en  eut  offert  l'occasion  et  suggéré  l'idée.  La  princesse 
byzantine  avait  amené  avec  elle  des  Italiens  et  des  Grecs. 
Quelques-uns  d'entre  eux  restèrent  à  Moscou.  D'autres 
vinrent  ensuite  grossir  leurs  rangs.  On  se  servit  principa- 
lement de  ces  étrangers  pour  se  mettre  en  rapport  non 
plus  seulement  avec  les  despotes  d'Asie,  mais  aussi  avec 
les  souverains  d'Occident  les  plus  civilisés. 

L'Europe  du  quinzième  siècle  avait  beaucoup  à  appren- 
dre aux  Moscovites.  La  Renaissance  coulait  à  pleins  bords 
en  Italie  et  gagnait  de  proche  en  proche  les  pays  avoisi- 
nants.  La  source  en  était  à  Rome  depuis  que  Nicolas  V  y 
avait  réuni  les  meilleurs  talents  et  les  grands  maîtres, 
fondé  la  bibliothèque  Vaticane  et  donné  une  impulsion 
puissante  aux  lettres  et  aux  arts.  Relevée  de  ses  ruines, 


LA    RENAISSANCE   A    MOSCOU.  195 

sillonnée  (railcrcs,  la  ciU'  d  Auguste  rcj)rcnalt  la  brillante 
physionomie  tic  1  âge  tror.  Les  cliefs-crdcuvie  d'un  Anyc- 
lico  de  Fiesole,  d'un  Melozzo  de  Forli,  d'un  Pérugin  exci- 
taientl'admiration  générale.  Les  humanistes,  pour  exprimer 
leurs  éloges,  se  servaient  de  la  langue  de  Pétrar(|ue  et  de 
Dante  ou,  mieux  encore,  d'un  kitin  classique  que  n'eussent 
pas  désavoué  Cicéron  et  Virgile.  Les  idées  se  répandaient 
rapidement  depuis  l'invention  merveilleuse  de  Gutenber/^^ 
et  Faust.  Un  monde  nouveau  s'ouvrit  avec  la  découverte 
de  Christophe  Colomb.  Éblouis  par  ce  succès,  les  naviga-  ' 
teurs  s'élançaient  dans  l'Océan  à  la  recherche  de  l'inconnu. 
Les  esprits  fermentaient,  la  vie  sociale  s'élargissait,  le 
commerce  et  l'industrie  prenaient  un  développement  jus- 
que-là inouï. 

Les  Moscovites  n'avaient  qu'à  franchir  la  frontière  pour 
contempler  de  leurs  yeux  ce  spectacle.  Au  grand  kniaz 
revient  le  mérite  d'avoir  reconnu  la  nécessité  du  contact 
avec  le  dehors,  donné  à  ce  mouvement  une  discrète 
impulsion,  et  organisé  les  rapports  extérieurs  de  manière 
à  en  retirer  les  plus  précieux  avantages.  Ivan  III  peut  être, 
à  juste  titre,  considéré  comme  le  vrai  fondateur  de  la 
diplomatie  moscovite.  En  Occident,  les  relations  interna- 
tionales étaient  déjà  parfaitement  réglées,  les  immunités 
des  ambassadeurs  reconnues,  leurs  devoirs  et  leurs  droits 
déterminés.  Une  rigoureuse  étiquette  s'observait  dans  les 
questions  de  préséance,  et  les  chancelleries  s'astreignaient 
à  un  langage  cérémonieux  de  convention.  La  science  diplo- 
matique se  formait  peu  à  peu,  on  dégageait  les  principes 
pour  en  scruter  la  valeur  et  mesurer  la  portée,  des  théories 
savantes  s'étayaient  sur  cette  analyse,  et  le  plus  souvent 
elles  n'aboutissaient  qu'à  des  doctrines  utilitaires  ou  [per- 
fides. Notamment  l'Italie  n'avait  que  trop  apprécié  Machia- 
vel, et  parfois  cyniquement  appliqué  ses  procédés.  En  fait 


196  IVATN    III    ET    SOPHIE    l'ALEOLOGUE. 

d'abstractions,  on  chercherait  en  vain  quelque  chose 
d'analofjue  à  Moscou;  personne  ne  s'élevait  encore  à  ces 
hauteurs.  Par  contre,  il  y  avait  un  sens  pratique  très  déve- 
loppé, des  idées  dynastiques  qui  se  transmettaient  avec  le 
sang,  et  une  ténacité  à  toute  épreuve.  En  outre,  les  Russes 
avaient  fréquenté  une  excellente  école  de  finesse  et  de 
dissimulation  :  le  cours  des  choses  les  avait  mis  en  contact 
prolongé  avec  des  despotes  orientaux,  tour  à  tour  leurs 
maîtres  ou  simplement  leurs  voisins.  Initiés  par  les  Grecs 
aux  habitudes  courantes  et  aux  usages  reçus,  ils  ne  tarde- 
ront guère,  tout  en  conservant  leur  extérieur  asiatique,  à 
se  mettre  au  pas  avec  leurs  collègues  d'Europe  et  à  lutter 
d'habileté  avec  eux. 

Les  relations  internationales  passaient  toujours  aux 
yeux  du  grand  kniaz  pour  des  affaires  de  la  plus  haute 
importance.  Elles  n'étaient  pas  encore  concentrées,  comme 
du  temps  d'Ivan  IV,  dans  un  bureau  spécial,  mais  le  sou- 
verain s'en  occupait  lui-même  entouré  de  boiars,  de  diaks 
et  de  podiatchi.  Ces  réunions  se  tenaient  au  Kremlin;  elles 
étaient  l'embryon  du  ministère  actuel  des  affaires  étran- 
pères.  La  classe  privilégiée  des  boïars,  ces  grands  digni- 
taires d'un  passé  irrévocable,  n'existe  plus  depuis  les 
transformations  radicales  de  Pierre  I",  mais  les  diaks  sont, 
en  droite  ligne,  les  ancêtres  hiérarchiques  desGortchakov, 
des  Giers  et  des  Lobanov.  Ministres  ou  ambassadeurs,  ils 
recevaient  d'en  haut  la  direction  et  suivaient  les  aflaires 
dans  tous  leurs  détails,  compulsaient  les  archives,  suggé- 
raient les  projets  et  portaient  la  parole.  Dans  le  domaine 
des  podiatchi,  employés  subalternes,  rentraient  les  écri- 
tures. De  leur  main  sont  tracés  les  volumes  elles  rouleaux 
dont  quelques-uns  remontent  à  Ivan  III,  et  qui  contien- 
nent la  série  des  correspondances  avec  les  différents  États. 
Ce  sont  eux  encore  qui  écrivaient  les  (/ra/j/of/  elles  nakazyy 


I-A    r.KNAISSANr.K   A    MOSCOU.  V.)7 

c'es(-à-(lir{;  les  incss;i(jos  cl  les  iii.striK'lions.  A  l'éloj;(;  tics 
podiatclii  d  Ivan  III,  il  faut  dire  (ju  an  point  de  vue  paléo- 
{pa|iliiqnc,  comme  élé{]ancc  et  netteté  d  exécution,  les 
cliaitcs  tlu  quin/ièmc  siècle  sont  de  beaucouj)  supérieures 
à  celles  du  seizième. 

Les  relations  du  Kremlin  exigeaient  désormais  qu  on 
envoyât  des  am-bassades  au  dehors.  Du  temps  d  I\an  III, 
si  Ton  fait  abstraction  des  missions  de  Volpe  et  de  Gislardi, 
le  titulaire  ou  le  chef  de  la  bande  était  d'ordinaire  un  Grec. 
Il  avait  pour  collègues  des  Moscovites  qui  faisaient  l'ap- 
])rentissa(je  du  métier  d'iplomatique.  Au  départ,  on  leur 
remettait  le  nakaz,  dont  les  multiples  avis  se  réduisaient  à 
trois  points  essentiels.  Venaient  d'abord  les  formules  con- 
sacrées dont  il  fallait  se  servir  en  offrant  les  présents  aux 
souverains  étrangers.  Les  présents  du  Kremlin  consistaient 
en  fourrures  précieuses,  telles  que  martres  et  zibelines,  en 
l'aucons  blancs,  dents  de  poisson,  sabres  richement  ornés, 
arcs  avec  flèches  et  carquois  et  autres  espèces  d'armes.  A 
Venise,  on  ne  se  gênait  pas  de  vendre  ces  objets  publique- 
ment aux  enchères.  Ailleurs,  il  est  probable  que  pareil 
affront  leur  était  épargné. 

On  intercalait  ensuite  la  teneur  de  la  gramota  qui  ser- 
vait à  la  fois  de  lettre  de  créance  et  de  passeport.  Le  mes- 
sage d'Ivan  III à  Alexandre  VI,  dont  l'original  se  conserve 
à  Venise,  peut  donner  une  idée  du  formulaire  qui  n'a 
presque  pas  varié  pendant  tout  le  règne  de  ce  grand  kniaz. 
Il  est  écrit  sur  papier  ordinaire,  muni  d  un  petit  sceau  à 
Telfigie  de  saint  Georges  et  conçu  en  ces  termes  : 

"  Au  pape  Alexandre  VI,  pasteur  et  docteur  de  l'Église 
romaine,  Ivan,  par  la  grâce  de  Dieu,  souverain  [gosoudar) 
de  toute  la  Russie  et  grand  kniaz  de  Vladimir,  Moscou, 
Novgorod,  Pskov,  Tver,  lougor,  Viatka,  Bulgarie  etauti"es. 
Nous  avons  envoyé  auprès  de  toi  nos  ambassadeurs  Démé- 


198  IVAN    III    ET   SOPHIE   PALEOLOGUE. 

trius  Ivanov,  fils  de  Rhalev,  et  Méfrophane  Karalchiarov. 
Et  ce  qu'ils  te  diront  de  notre  part,  tu  n'as  qu'à  le  croire. 
Ce  seront  nos  vrais  discours.  Écrit  à  Moscou,  l'an  7007  '.  « 

Le  troisième  point  du  nakaz  contenait  la  pièce  de  résis- 
tance. On  y  entrait  dans  l'exposition  de  l'affaire  pour  sug- 
(jérer  des  prescriptions  minutieuses  sur  la  manière  de  la 
traiter.  Différentes  hypothèses  étaient  passées  en  revue, 
et  pour  chaque  question  qui  pourrait  surgir  on  dictait 
d'avance,  selon  l'opportunité,  soit  une  réponse  catégo- 
rique, soit  une  réponse  évasive.  Ces  fictions  dialoguées 
sont  pour  nous  d'une  lecture  médiocrement  fastidieuse, 
mais  il  en  ressort  une  preuve  indéniable  d'application  et 
de  sagacité.  Sans  rien  livrer  au  hasard,  les  Moscovites 
étudiaient  leurs  affaires  à  fond,  les  envisageant  sous  toutes 
les  faces,  avec  des  principes  bien  arrêtés,  une  routine  tra- 
ditionnelle, un  but  déterminé  et  une  préoccupation  con- 
stante de  maintenir  etd'augmenter  leur  prestige.  Ici  encore, 
le  quinzième  siècle  l'emporte  sur  le  seizième.  Pour  ne 
parler  que  du  style  et  de  la  forme,  les  instructions  d'Ivan  III 
sont  moins  prolixes,  plus  claires,  mieux  ordonnées  que 
celles  d'Ivan  IV,  où  les  idées  s'entre-choquent  trop  souvent 
dans  une  exubérante  verbosité. 

Munis  de  toutes  ces  pièces,  les  ambassadeurs  partaient 
de  Moscou  et  envoyaient  de  temps  en  temps  des  rapports 
au  grand  kniaz.  Lorsqu'ils  se  dirigeaient  vers  l'Italie,  ils 
touchaient  barre  à  Milan,  Venise,  Florence,  Rome  et 
Naples.  Des  colonies  grecques  s'échelonnaient  le  long  de 
cette  route,  et  l'espoir  de  rencontrer  des  compatriotes 
guidait  peut-être  les  voyageurs.  Chemin  faisant,  ils  rensei- 
gnaient les  Italiens  sur  Moscou,  et,  diplomates  doublés  de 
négociants,  ils  se  livraient  activement  au  commerce  et  se 

'  Bibl.  San-Marco,  Latini,  Classe  X,  n"  174,  f,  102. 


LA    RENAISSANCE   A   MOSCOU.  lOî) 

cliar{jeaient  volontiers  de  commissions.  Cet  usage  est  c'\  i- 
demment  d'origine  orientale.  Un  petit  billet  du  mar([uls  de 
Mantoue,  daté  du  10  mai  I  iî)!),  nous  porte  à  croire  (|u'il 
s'y  mêlait  parfois  un  peu  d'indiscrétion.  DémétriusRlialev, 
en  tournée  à  cette  époque  en  Italie,  se  crut  o])li{jé  d'an- 
noncer à  ce  petit  souverain  son  prochain  départ  pour 
Moscou,  de  lui  offrir  ses  services,  en  proposant  soit  de  se 
rendre  lui-même  à  Mantoue,  soit  d'envoyerun  remplaçant. 
Francesco  Gonzaga  répondit  par  un  refus  si  catégorique  et 
des  souhaits  si  empressés  de  bon  voyage  qu'ils  dissimulent 
à  peine  l'invitation  de  ne  pas  venir  '. 

Un  trait  à  noter.  Était-ce  un  reste  de  barbarie  ou  un 
signe  de  progrès,  un  souvenir  de  Byzance  ou  un  caprice 
du  Kremlin?  mais  les  Russes  se  montraient  intraitables  sur 
l'étiquette.  Ils  ambitionnaient  partout  la  première  place, 
j)référaient  ne  pas  se  produire  que  céder  le  pas  à  un  autre, 
et,  plus  chatouilleux  que  les  ambassadeurs  de  Venise  ou 
d'Espagne,  dé  fendaient  leurs  prétentions  avec  une  insistance 
qui  tenait  du  grotesque.  Les  chroniqueurs  contemporains 
n'ont  pas  esquissé  le  portrait  des  diplomates  grecs  et  mos- 
covites du  quinzième  siècle  :  la  différence  devait  être  frap- 
pante. Les  uns  avaient  eu  l'occasion  de  s'approprier  plus 
ou  moins  le  vernis  de  la  bonne  société,  les  autres  ressem- 
blaient probablement  aux  Chévriguine  et  aux  Molvianinov, 
ou  bien  à  leurs  collègues  du  dix-septième  siècle  qui  ont 
tant  scandalisé  le  russophile  Krijanitch. 

A  défaut  de  plus  amples  renseignements,  il  ne  sera  peut- 
être  pas  inutile  de  réunir  ici  en  un  seul  tableau  les  traits 
épars  en  maints  endroits  sur  les  ambassades  russes  en 
Italie  et  en  Autriche  jusqu'en  1505.  Ce  sont  celles  qui  ont 
laissé  les  traces  les  plus  durables  soit  pour  avoir  amené  à 

'  Giornale  araldico,  août  1888,  p    49. 


200      IVAN  III  ET  SOPHIE  PALEOLOGUE. 

Moscou  des  lioinmcs  de  vnleur,  soit  ])our  avoir  ajjilé  d'iii- 
téressanles  questions  politiques.  Mieux  que  toutes  les 
autres,  elles  révèlent  les  approches  ou  plutôt  ravènenieni 
d'une  cpo(jue  nouvelle. 

Semen  Tolbouzine  ouvre  la  marche  des  diplomates 
russes  à  l'étran^jcr.  Le  24  juillet  1474,  il  fut  envoyé  à 
Vciiise  en  compagnie  d'Antonio  Gislardi,  déjà  connu  du 
lecteur.  Ivan  avait  (;racié  Trevisan  et  l'avait  expédié  à  la 
Horde  d'or.  Tolhouzine  annonça  ces  bonnes  nouvelles  à 
la  Sei{jneurie  et  s'occupa  de  faire  une  levée  d'artisans  et 
d'artistes.  Comme  il  avait  présenté  des  zibelines,  le  Sénat 
décida,  le  27  décembre  1474,  d'envoyer  en  échange  au 
grand  kniaz  des  draps  d'or  pour  la  valeur  de  deux  cents 
ducats.  Tolhouzine  fut  hii-méme  gratifié  d'une  robe  de 
drap  d'or,  son  «  notaire  »  d'une  robe  de  damas,  ses  domes- 
tiques reçurent  des  robes  de  drap  écarlate.  Tous  ces  vête- 
ments avaient  déjà  fait  de  grands  voyajjes.  Ils  revenaient 
de  Perse,  où  l'occasion  avait  manqué  de  les  distribuer  à  la 
cour  d'Ouzoun-IIassan.  Le  Kremlin  fut  plus  favorisé. 

Après  avoir  poussé  une  pointe  jusqu'à  Rome,  où  son 
voyage  n'a  pas  laissé  de  traces,  Tolhouzine  regagna  Moscou 
en  mars  1475.  Son  ambassade  restera  à  jamais  célèbre 
pour  avoir  valu  aux  Russes  un  Italien  d'impérissable 
mémoire.  Rodolphe  Fioravanti  degli  Alberti,  connu  sous 
le  nom  d'Aristote,  était  une  des  gloires  artistiques  de  sa 
patrie.  Un  juge  compétent  en  cette  matière,  M.  Eugène 
Muntz,  n'hésite  pas  à  le  nommer  le  plus  fameux  ingénieur 
et  un  des  plus  insignes  arcliitectes  d'Italie  au  quinzième 
siècle,  Natifde  Bologne,  il  se  fît  connaître  d'abord  à  Rome, 
où  il  transporta  d'immenses  colonnes  monolithes  de  la 
Minerve  au  Vatican.  En  1455,  il  risqua  dans  sa  ville  natale 
un  véritable  tour  de  force  en  déplaçant  sur  un  espace  de 
trente-cinq  pieds,  sans  In  démolir,  la  tour  monumentale 


LA    HKNAISSANCE   A    MOSCOU.  201 

délia  Mdziniic,  liante  de  douze  mèties.  Le  cardinal  Ilcssa- 
rion,  alors  Ic'jjat  ponlilical,  (jralida  de  ciii(|iiaiile  lloiins 
l'andacioux  ingénieur.  Doué  d'une  aclivité  sur|)renanlc, 
Fior.nanli  se  sijjnala  tour  à  tour  à  Naplcs,  dans  le  Milanais, 
en  llonjjrie,  enlin  de  nouveau  à  Home,  on  Paul  II  votdait 
redresser  robélisqnc  de  jjranit  qui  ne  cédera  qu'à  riin[)é- 
rieuse  in|onction  de  Sixte-Quint.  La  réputation  d'Arislote 
était  si  bien  établie  que  le  {jouverneur  de  Pologne  disait 
de  lui  :  «  Personne  ne  sait  en  arcbitecture  ce  que  Fiora- 
vanti  ignore.  »  Appelé  en  même  temps  par  le  Grand  Turc 
et  le  grand  kniaz,  il  préféra  le  Kremlin  au  sérail,  s'en 
vint  à  Moscou  avec  son  fils  André  et  son  élève  Pietro,  mais 
n'eut  pas  en  partage  à  la  cour  d'Ivan  les  honneurs  que 
reçut  Gentile  Hcllini  à  celle  de  Mohammed.  Cependant, 
grâce  h  lui,  la  cité  des  Tsars  vit  surgir  d'élégants  édifices 
dont  elle  est  encore  Gère  aujourd'hui  et  dont  il  sera  ques- 
tion j)lus  loin.  En  1479,  les  conserva teiHS  de  Bologne 
réclamèrent  le  renvoi  de  leur  comj)atriote;  on  ne  donna 
point  de  suite  à  leur  désir.  Plus  tard,  Fioravanti  lui-même, 
effrayé  j)ar  la  justice  sommaire  et  sanglante  du  grand  kniaz, 
médita  la  fuite,  mais  il  fut  contraint  de  rester. 

Du  Ibnd  de  son  exil,  il  dut  souvent  reporter  sa  pensée 
vers  les  années  brillantes  et  fécondes  passées  à  Milan 
auprès  de  son  Mécène  Francesco  Sforza.  Au  duc  défunt 
avait  succédé  son  fils  Galeazzo  Mai'ia.  C'est  h  lui  que  Fio- 
ravanti envoya,  en  1476,  deux  magnifiques  gerfauts.  Pour 
un  chasseur  passionné  ce  présent  équivalait  à  une  révéla- 
tion :  on  savait  désormais  où  chercher  les  précieux  auxi- 
liaires de  la  vénerie.  Aussi  Galeazzo  s'empressa-t-il  de 
remercier  Aristote  avec  effusion  et  d'aller  au-devant  de 
tous  ses  désirs  :  il  recommanda  ses  affaires  à  Bologne  et 
lui  envoya  cent  ducats  avec  une  pièce  d'étoffe.  Porteur 
de  ces  dons  était  le  jeune  André.  Il  devait  reprendre  le 


202  IVAN    m    ET    SOPHIE   PALEOLOGUE. 

chemin  de  Moscou  avec  deux  oiseleurs  de  la  cour  ducale, 
Blanco  de  Gaio  et  Tadeo  de  Fcrrare,  expédiés  en  {juisc 
d'avant-coureurs  pour  explorer  les  abords  du  pays.  Dans 
son  message  du  24  juin  1476,  adressé  à  Ivan,  (ju'il  appelle 
Georges,  Galeaz/.o  ne  dissimule  pas  sa  passion  pour  les 
faucons  et  les  gerfauts  blancs,  offre  des  étoffes  précieuses 
comme  pour  provoquer  un  échange,  s'incline  devant  les 
«  admirables  vertus  »  du  grand  kniaz  et  demande  à  rester 
avec  lui  en  correspondance  régulière.  On  n'était  guère 
habitué  au  Kremlin  à  des  protestations  de  ce  genre,  mais 
le  duc  ne  put  en  constater  les  effets.  Quelques  mois  après, 
le  26  décembre,  il  tomba,  victime  de  sa  cruauté,  sous  le 
poignard  de  Lampugnani  ^. 

Cependant  les  relations  établies  grâce  à  Fioravanti  ne 
furent  pas  interrompues.  Il  y  en  a  des  traces  plus  ou  moins 
sûres  en  1483.  L'année  suivante,  Sixte  IV,  interpellé  par 
le  roi  Casimir,  lui  promit  qu'il  ne  donnerait  jamais  à 
Ivan  III,  si  celui-ci  la  demandait,  la  dignité  impériale  ou 
royale  in  tota  ruthenica  natione  sans  consulterpréalablement 
les  Polonais.  On  avait,  parait-il,  lancé  la  nouvelle  qu'une 
ambassade  russe  se  rendait  à  Rome  avec  des  prétentions 
de  ce  genre.  Le  24  juin  1486,  un  Grec  du  nom  de  Georges 
Percancotes  se  présenta  à  Milan  en  qualité  d'ambassadeur 
moscovite.  Il  apporta  les  dons  d'usage,  et  fit  des  commu- 
nications auxquelles  on  répondit  par  une  lettre  courtoise, 
mais  insignifiante  ^. 

L'ambassade  de  1488  avait  à  instruire  les  pays  étran- 
gers d'un  grand  événement.  En  1487,  profitant  des  dis- 

'  Archives  de  Venise,  Sen.  Secr.,  t.  XXVI,  f.  164.  —  McsTZ,  Hist.  de 
l'arl,  t.  I,  p.  115.  —  Beltrami,  Canetta,  Gualandi,  Malagola,  passiiu.  — 
SiMONI,  p.  182. 

*  Archives  de  Milan,  Pot.  est.,  Bussia,  1483,  15  décembre,  lettre  de  Vin- 
ceniala;  Missive,  n"  165,  f.  213  v".  —  Theiner,  Vet.  Mon.  1  ol.,  t.  II, 
p.  230. 


I-A    RENAISSANCE   A    MOSCOU.  203 

cordes  qui  ré{jnaient  à  Kazan,  le  yrand  kniaz  fit  marcher 
ses  années  contre  la  ville  lataio,  la  [)rit  d'assaut,  renversa 
le  souverain  hostile  aux  Russes  et  mit  à  sa  place  un  fidèle 
allié.  L'annexion  complète  de  Kazan  eût  été  prématurée; 
Ivan  se  contenta  de  poser  un  jalon  sur  la  route  de  la  con- 
quête en  prenant  le  titre  de  jjrand  kniaz  de  I3ul{jarie. 
D'ailleurs,  le  lait  d'armes  étant  {jlorieux,  l'occasion  parut 
bonne  pour  s'en  prévaloir  en  Occident.  Deux  frères,  Démé- 
trius  et  Manuel  Rhalev  Paléologue,  appartenant  à  une 
famille  grecque  établie  depuis  quelques  années  à  Moscou, 
furent  expédiés  avec  cette  nouvelle  en  Italie.  Après  un 
voyage  de  soixante-dix  jours,  ils  arrivèrent  à  Venise  et 
furent  reçus  au  Sénat  le  6  septembre  1488.  Le  point  cul- 
minant de  leur  discours  fut  «l'immense victoire  remportée, 
en  juin  1  487,  par  leur  roi(5?'c)sur  un  certain  dynaste  tatar 
qui  l'avait  attaqué  avec  cent  dix  mille  chevaux  »  .  Les 
Vénitiens  semblent  s'être  payés  de  ces  vagues  allusions 
sans  chercher  à  s'éclairer  davantage.  Les  Rhalev  rappelè- 
rent ensuite  leurs  origines  grecques  et  se  professèrent  ser- 
viteurs très  fidèles  et  très  dévoués  de  la  Seigneurie;  en  foi 
de  quoi,  outre  les  pelleteries  du  grand  kniaz,  ils  présen- 
tèrent en  leur  propre  nom  quatre-vingts  zibelines.  Ceci 
leur  valut  à  chacun  une  robe  de  drap  d'or  et  cent  ducats. 
Pour  rentrer  dans  leurs  frais,  les  sénateurs  vendirent  les 
zibelines  aux  enchères. 

De  Venise  les  ambassadeurs  se  rendirent  .à  Rome.  Le 
18  novembre,  ils  assistèrent  à  la  messe  pontificale  au 
Vatican.  Lorsqu'on  eut  chanté  le  Gloria  in  excelsis,  le  pape 
Innocent  VIII  appela  l'un  d'eux  sur  les  marches  du  trône. 
Une  place  d'honneur  lui  fut  assignée,  immédiatement  après 
\e  sénateur  qui  représentait  le  glorieux  passé  de  Rome.  Le 
maitre  des  cérémonies,  Burchard,  de  qui  nous  tenons  ces 
détails,  ajoute  que  l'ambassadeur  avait  été  envoyé  pour 


20V  IVAN    m    ET    SOPHIE   PALEOLOGUE. 

faire  acte  (robc'tlicncc  au  Pape.  D'aulrc  part,  lorsque  les 
lllialev  s'en  revenaient  à  Moscou,  le  bruit  se  rc'pantlit  de 
nouveau  qu  ils  avaient  obtenu  pour  le  ;;rancl  kmaz  la  cou- 
ronne royale.  Le  roi  de  Pologne,  Casimir,  en  fut  si  alarmé 
qu'oubliant  les  promesses  de  Sixte  IV%  il  crut  devoir  confier 
ses  appréhensions  au  Pape,  le  20  juillet  148!),  et  lui 
demander  des  explications.  Ce  retour  j)ériodique  des 
mêmes  fictions  ne  sauraitêtre  l'effet  du  hasard.  Une  hypo- 
thèse s'impose  ici  d'elle-même  :  on  se  rap|)elle  que  VoJpe, 
à  la  grande  édification  des  témoins  oculaires,  avait  déjà 
donné  des  assurances  de  soumission  envers  le  Paj)e.  De 
vagues  rumeurs  sur  de  nouveaux  titres  honorifiques  avaient 
aussi  été  mises  en  circulation.  N'aurait-on  pas  continué  à 
s'exprimer  d'une  manière  équivoque,  et  les  Grecs  n  au- 
raient-ils pas  donné  à  cet  égard  des  preuves  de  souplesse? 
Ceci  expliquerait  l'opinion  favorable  que  Ion  eut  long- 
temps à  Rome  sur  les  dispositions  de  Moscou  et  sur  les 
magiques  attraits  du  diadème. 

Les  Rhalev  ne  rentrèrent  à  ^îoscou  qu'en  L490,  ame- 
nant avec  eux  une  bande  entière  d'artisans,  maçons, 
armuriers,  fondeurs  et  autres.  Parmi  les  nouveaux  arri- 
vants se  trouvait  un  architecte  digne  de  succéder  à  Fiora- 
vanti  et  capable  de  soutenir  son  renom.  Pietro  Antonio 
Solari  appartenait  à  une  noble  famille  milanaise,  où  le 
goût  et  la  profession  des  arts  se  transmettaient  comme  un 
patrimoine  de  famille.  Père,  grand-père,  aïeul,  avaient,  à 
dilférentes  époques,  attaché  leur  nom  aux  principales 
constructions  du  Milanais  :  le  dôme,  le  grand  hôpital,  la 
chartreuse  de  Pavie.  Pietro  Antonio  fut  de  bonne  heure 
associé  aux  travaux  de  son  père  Boniforte,  le  mieux  doué 
de  tous  les  Solari,  et  qui  resta  toute  sa  vie  fidèle  au  style 
lombard  avec  ses  prétentions  pyramidales  et  ses  réminis- 
cences tudesques  importées  en  Italie  du  temps  de  Fré- 


I,A    IIENAISSAÎNCK   A    MOSCOU,  205 

déric  II.  Les  Sforza  Faisaient  {jraïul  cas  de  l'ietro  Antonio, 
et  lui  avaient  assuré  loufjtenips  à  l'avance  la  succession  de 
son  père  coninie  ingénieur  du  dôme  de  Milan.  Mais  à  la 
mort  de  Boniforte,  les  recteurs  de  la  catliétlrale  soulevè- 
rent des  difficultés  et  ne  ratifièrent  pas  le  clioiv  ducal. 
Pietro  Antonio  resta  chargé  de  Tliùpital,  des  é.';lises  del 
Carminé  et  de  l'Incoronata,  sans  jamais  parvenir  au  poste 
qu'il  enviait  le  plus.  Peut-être  fut-ce  à  la  suite  de  celte 
déception  qu'il  accepta  volontiers  l'offre  d'aller  à  Moscou. 
Il  partit  accompaj^né  de  son  disciple  Zananlonio,  fondeur 
de  canons,  d'un  certain  Jacobo  avec  sa  femi\,  ,  de  Gristo- 
foro,  argentier,  avec  deux  élèves  originaires  de  Rome.  La 
chronique  mentionne  encore  quelques  autres  :  l'Allemand 
Albert  de  Lùbeck,  le  Vénitien  Carlo  et  son  élève,  qui  se 
joignirent  aux  partants.  Solari  ne  tarda  point  à  se  distin- 
guer à  Moscou  et  à  gagner  les  bonnes  grâces  d'Ivan,  qui 
semble  l'avoir  honoré  d'une  confiance  spéciale.  Nafriière 
encore  il  y  avait  aux  aicliives  de  Milan  une  pièce  actuelle- 
ment introuvable  et  qui  portait  la  signature  :  Petrus  Anio- 
niits  de  Solario  archiiectus  generalis  Moscovie.  Ce  titre  ne  pou- 
vait convenir  qu'à  celui  qui,  dans  la  hiérarchie  artistique, 
occu[)ait  le  premier  rang.  Du  reste,  la  carrière  de  Solari 
en  Russie  ne  fut  pas  de  longue  durée.  Dès  le  22  novem- 
bre 1493,  sa  mère  Giovannina  de  Cisate  fut  autorisée  par 
lettre  ducale  à  prendre  possession  de  l'héritage  qu'avait  pu 
laisser  Pietro  Antonio,  mort  peu  de  mois  auparavant. 

Autrement  tragique  fut  le  sort  d'un  médecin  juif  de 
Venise,  affublé  par  la  chronique  du  nom  de  Léon  Jidovine 
et  arrivé  à  Moscou  en  même  temps  que  Solari.  Le  premier 
patient  confié  à  ses  soins  fut  Ivan,  fils  du  grand  kniaz  et  tie 
sa  femme  Marie  de  Tver.  Plein  de  confiance  en  lui-même, 
maître  Léon  promit  une  guérison  radicale  et  en  répondit 
sur  sa  propre  vie.  Le  traitement  fut  long  et  douloureux^ 


206  IVAN    III    ET    SOPHIE   PALEOLOGUE. 

mais  l'issue  devait  en^  être  fatale,  et,  lorsque  le  malade 
succomba,  son  malheureux  médecin  eut  la  tête  tranchée  '. 
Le  Kremlin  n'entendait  pas  se  payer  de  jnots,  encore 
moins  de  promesses  trompeuses. 

Trois  ans  après  le  retour  des  Rhalev,  en  mai  1493,  c'est 
un  Grec  doublé  d'un  Russe,  Manuel  Doxa  avec  Daniel 
Mamyrev,  qui  se  dirigent  vers  Milan.  Le  message  dont  ris 
étaient  munis  portait  l'adresse  du  duc  Gian  Galeazzo.  On 
ignorait  à  Moscou  que  le  prince  infortuné  végétait  dans  sa 
prison  dorée  de  Pavie,  tandis  que  son  oncle  et  tuteur, 
Ludovic  le  More,  détenait  le  pouvoir  et  rêvait  des  cou- 
ronnes. L'arrivée  de  cette  ambassade  avec  ses  merveilleux 
présents  causa  au  régent  une  vive  satisfaction.  L'envoyé 
florentin  Guicciardini  en  fut  témoin  et  s'en  porte  garant. 
Arbitre  éphémère  d'Italie  et  passionné  pour  la  gloire,  ces 
lointaines  relations  ne  pouvaient  que  sourire  à  Ludovic  et 
le  flatter.  Il  aimait  à  se  faire  voir  au  milieu  de  sa  cour 
aussi  brillante  que  sceptique,  entouré  d'une  pléiade  d'hu- 
manistes, poètes  et  orateurs,  d'une  armée  d'architectes, 
de  peintres  et  d'orfèvres.  Seul  Lorenzo  le  Magnifique  riva- 
lisait avec  lui;  encore  n'avait-il  à  son  service  ni  Bramante 
ni  Leonardo  de  Vinci.  A  défaut  d'un  Fioravanti  ou  d'un 
Solari,  les  Russes  n'engagèrent  cette  fois,  paraît-il,  qu'un 
homhardero  du  nom  de  Zoanne.  Mais  Ludovic  se  montra 
intraitable  dans  ce  cas  particulier  ;  il  fit  réclamer  son  bom- 
bardero  jusqu'à  Venise,  nous  ne  saurions  dire  avec  quel 
succès. 

Le  mariage  de  Bianca  Sforza,  sœur  de  Gian  Galeazzo, 
avec  Maximilien  I"  donna  lieu  à  un  incident  d'un  autre 


>  Archives  de  Venise,  Sen.  Secr  ,  t.  XXX,  f.  152  v°.  —  Bibl.  San-Marco, 
Sancto,  Croc.  Ven.,  t.  III,  f.  304  v".  —  Burchard,  t.  I,  p.  323.  —  Codex 
cpist.,  t.  I,  p.  293.  —  Caffi,  p.  686.  —  Liétopisetz,  p.  317.  —  Roussk. 
liét.,  t.  VI,  p.  125. 


LA    UENAISSANCK    A    MOSCOH.  207 

;;cnre.  Ces  fêtes  se  célébraient,  vers  la  (in  de  iiovemlnc, 
avec  cette  ina(jnificence  somptueuse  que,  guidé  par  son 
coup  d'œil  d'artiste,  Ludovic  savait  déployer  à  propos, 
captivant  ainsi  l'admiration  et  (jagnant  les  suffrages  de  ses 
concitoyens.  Insensibles  à  ces  séductions,  les  envoyés 
4'Ivanrefusèrentd'assisterau  mariage, pour  ne  pasaccorder 
la  préséance  aux  représentants  du  Saint-Empire,  d'Espagne 
lui  de  France.  Les  bonnes  raisons  ne  manquaient  pas  aux 
récalcitrants.  Sans  compter  la  noblesse  de  sa  race,  disaient- 
ils,  notre  maître  est  plus  puissant  que  les  rois  de  Hongrie, 
(le  Bohême  et  de  Pologne,  pris  ensemble.  Malgré  toutes  les 
remontrances,  ils  restèrent  inflexibles,  mais  cette  fierté  ne 
leur  fit  aucun  tort. 

Dans  les  premiers  jours  de  décembre,  ils  furent  invités 
à  une  chasse  organisée  dans  la  vallée  du  Tessin.  Elle 
réussit  à  merveille,  et  grand  nombre  de  pièces  furent 
abattues.  Au  départ,  Ludovic  fit  rendre  aux  Moscovites  les 
mêmes  honneurs  qu'à  l'arrivée.  Un  officier  tranchant  les 
accompagna  jusqu'à  Venise,  où  l'ambassadeur  milanais 
eut  ordre  de  se  mettre  à  leur  service.  Pour  resserrer  les 
liens  d'amitié,  un  envoyé  spécial,  Boccalino  de  Mantoue, 
devait  se  rendre  au  Kremlin.  Aucune  trace  n'indique  que 
ce  projet  ait  été  mis  à  exécution. 

Le  29  décembre  14-93,  les  Russes  se  présentèrent  au 
sénat  de  Venise,  et  l'occasion  de  manifester  leur  ténacité 
hautaine  ne  tarda  pas  à  s'offrir.  Une  messe  solennelle  fut 
célébrée,  le  1"  janvier  1494,  à  l'église  aux  allures  byzan- 
tines de  Saint-Marc.  Le  doge  y  assistait  avec  ses  conseil- 
lers, les  sénateurs,  les  patriciens.  Les  Russes  occupaient 
la  place  d'honneur,  mais,  sitôt  que  d'autres  diplomates  se 
mirent  au  même  rang,  ils  quittèrent  l'église,  ne  voulant 
pas,  disaient-ils,  tolérer  l'affront  fait  à  leur  prince. 

Doxa  et  Mamyrev  revinrent  à  Moscou  dans  le  courant 


208  IVAN    III    ET    SOPHIE    PALÉOLOGUE. 

(loraiiiiéc  |/i!)/i.,  accompagnés  d'étrangers  qui  s'engîiyeaienL 
au  service  du  grand  kniaz.  Outre  l'armurier  Pietro,  d'ori- 
pine  inconnue,  ils  amenaient  avec  eux  trois  Milanais  : 
Aloisio  de  Carcano,  Michèle  Parpajone  et  liernardino  de 
Borî'omainero.  Le  plus  en  vue  de  tous  semble  avoir  été 
Aloisio.  Une  pièce  italienne  contemporaine  le  traite  de 
viaslrodaniuro.  Il  resta  en  correspondance  avec  ses  parents, 
et  les  premières  nouvelles  qu'il  leur  donna  respirent  la 
plus  vive  satisfaction.  Dès  son  arrivée,  le  grand  kniaz  lui 
avnit  lait  un  don  gracieux  de  huit  vêtements;  l'argent  ne 
lui  manquait  pas,  il  en  avait  même  en  telle  abondance 
qu'à  la  première  bonne  occasion  il  se  proposait  d'en 
envoyer  aux  siens  '. 

L'ambassade  de  1-499  est  particulièrement  intéressante 
à  cause  des  péripéties  qu'elle  eut  à  subir  au  retour.  Cette 
année,  Démétrius  Rhalev  fut  de  nouveau  chargé  d'une  mis- 
sion à  Venise,  Rome  et  Naples,  non  plus  avec  son  frère, 
mais  avec  un  Russe  d'origine,  Mélrophane  Fedorovitch 
Karatchiarov.  Nous  avons  reproduit  plus  haut  la  lettre  de 
créance  dont  ils  étaient  munis  pour  le  pape  Alexandre  VI 
et  mentionné  le  billet  équivoque  du  marquis  de  Mantoue. 
Le  commerce  leur  créait  des  embarras;  même  à  la  douane 
de  Venise,  on  fut  étonné  de  leurs  nombreux  bagages. 
Cependant  Rhalev  faisait  bonne  figure.  Il  était  vêtu  d'une 
robe  d'or,  parlait  grec  et  latin,  et  on  le  savait  apparenté 
aux  Paléologues.  Le  1 1  mars  1500,  en  compagnie  de 
Métrophane,  il  assista  à  Rome  au  consistoire  où  Alexan- 
dre VI  prêcha  la  croisade  contre  les  Turcs.  De  retour  à 
Venise,  invités  à  une  procession  solennelle,  ils  s'abstin- 
rent d  y  prendre  part,  sitôt  que  la  place  d'honneur  fut 
dévolue  aux  Français.  La  Seigneurie  ne  réclama  point  et 

•  Archives  de  Milan,  Pot.  est.,  Fiussia ,  1493.  — Boutourline,  t.  II, 
p.  275  à  279.  —  Caffi,  p.  690.  —  Roussk.  liét.,  t.  VI,  p.  140. 


LA   RENAISSANCE    A    MOSCOU.  209 

se  montra  concilinnte.  Il  falliiit  ni(;na{j(îr  les  alliés  pré- 
sumés contre  l'islam.  On  préféra  donc  les  entretenir  de 
(  ctte  question  bridante  et  les  encourager  à  la  {juerre 
contre  les  Turcs;  un  message  dans  ce  sens  fut  libellé  pour 
Ivan.  A  l'occasion  de  cette  ambassade,  se  montrent  les 
rivalités  nationales  qui  reparaîtront  dans  les  siècles  sui- 
vants :  un  Lithuanien  traversait  l'Occident  à  la  même 
(  [)0([ue,  et  il  s'offrait  partout  pour  rectifier  les  récits  des 
Moscovites. 

Au  moment  de  quitter  l'Italie,  Rhalev  se  voyait  à  la  tête 
d'une  petite  caravane,  tant  il  avait  embauché  de  monde 
pour  Moscou.  Des  familles  entières  l'accompagnaient,  car 
telle  était  la  confiance  de  ces  émigrants  dans  l'avenir  qu'ils 
emmenaient  avec  eux  femmes  et  enfants.  Les  grandes 
routes  du  Nord  étant  pour  lors  inaccessibles  à  cause  des 
hostilités  avec  la  Lithuanie  et  la  Livonie,  ilfallutse  replier 
sur  l'itinéraire  méridional,  longer  les  côtes  de  la  mer 
Noire  et  pénétrer  en  Russie  à  travers  les  steppes.  Ivan 
avait  des  amis  sur  le  parcours,  en  Hongrie,  en  Moldavie, 
en  Crimée.  D'ordinaire  le  trajet  se  faisait  sans  encombre. 
Cette  fois  encore  tout  alla  bien  jusqu'en  Moldavie,  où  s'éleva 
un  obstacle  inattendu.  Le  voiévode  Stéphane  avait  appris 
qu  un  drame  domestique  s'était  passé  au  Kremlin  :  sa  fille 
Hélène,  veuve  du  fils  aîné  d'Ivan  et  mère  de  l'héritier  pré- 
somptif du  trône,  était  tombée  en  disgrâce  :  la  couronne 
échappait  ainsi  de  ses  mains.  Des  explications  furent 
demandées  à  Moscou,  et,  en  guise  de  représailles,  Stéphane 
retint  chez  lui  Rhalev  avec  toute  sa  bande.  Simples  voya- 
geurs, ceux-ci  se  voyaient  réduits  presque  à  l'état  de  pri- 
sonniers. Ivan  en  fut  averti.  Aussitôt  il  envoie  message  sur 
message  au  khan  de  Crimée  pour  obtenir  leur  mise  en 
liberté  :  qu'il  intervienne  auprès  de  Stéphane,  qu'il  les 
héberge  à  Pérékop,  qu'il  les  pourvoie  d'argent,  de  chevaux, 

14 


210  IVAN    m    F.T    SOPHIE    PALÉOLOGUE. 

de  vêtements,  qu'il  les  amène  à  Poutivl,  et  tout  sera  lar- 
(jcment  compensé.  Mengli-Guirei  eut  la  chance  de  réussir, 
et,  en  juin  1503,  les  malheureux  voyaj^eurs  étaient  déjà 
dans  ses  domaines.  Mais  pour  être  allié  d'Ivan,  il  n'en  res- 
tait pas  moins  Tatar  :  l'occasion  lui  parut  bonne  de  puiser 
à  pleines  mains  dans  la  bourse  de  son  meilleur  ami.  Il 
"arda  de  longs  mois  à  Pérékop  ceux  que  le  grand  kniaz 
attendait  avec  tant  d'impatience,  et,  au  départ,  n'oublia 
pas  de  faire  les  comptes.  Le  total  s'élevait  à  deux  cent 
douze  mille  pièces  d'une  monnaie  qu'il  n'est  pas  possible 
de  déterminer.  Cependant  la  somme  devait  être  considé- 
rable, car  Mengli-Guirei  assurait  avoir  fait  de  grandes 
dépenses  et  emprunté  de  l'argent  à  Kaffa.  En  novem- 
bre 1504,  Rlialev  arriva  enfin  à  Moscou  et  repartit  immé- 
diatement pour  Poutivl  avec  l'argent  réclamé  par  Guirei. 
Le  grand  kniaz  indemnisa  son  allié  sans  retard  quoiqu'il 
eût  contre  lui  un  légitime  grief.  Le  khan  astucieux  de 
Crimée  avait  bien  délivré  des  lettres  à  l'architecte  AI  vise 
pour  attester  qu'il  était  singulièrement  expert  dans  son 
art,  mais  il  avait  gardé  auprès  de  lui  le  graveur  Grégoire 
Vorenza,  au  grand  déplaisir  d'Ivan,  qui  ne  manqua  pas  de 
protester. 

Telles  sont  à  peu  près  les  ambassades  envoyées  en  Italie 
par  Ivan  III.  Trakhaniote  a  été  aussi  à  Rome,  mais  dans 
des  circonstances  qu'il  n'est  guère  possible  de  préciser.  En 
général,  la  politique,  on  l'a  vu,  n'avait  qu'une  très  mince 
part  dans  les  relations  de  Moscou  au  delà  des  Alpes.  Elle 
se  bornait  à  des  discours  académiques  sur  les  succès  et  les 
revers  des  armées  ottomanes  '.  C'est  plutôt  du  côté  de 
l'Autriche  que  des  conditions  similaires  et  des  ennemis 
communs  pouvaient  faire  surgir  l'idée  d'une  alliance  ou 

'   SiSUTO,  Diarii,  t.  III,  aux  mots  Caracirovo,  Ralevo,  Paleologo. —  Sbor- 
nik.   roussk.  ist.  ob.,  t.  XLI,  passim. 


LA    RENAISSANCE    A    MOSCOU-  211 

au  moins  (run  rn[)pro(licincnt  sur  le  terrain  des  intérêts 
mutuels.  Celte  évendialité  ne  tarda  pas  à  se  présenter. 

Au  début,  un  sim[)le  touriste  servit  d'intermédiaire. 
Nicolas  Poppel,  Silésien,  célèbre  à  cause  de  sa  lance, 
lonjjue  et  pesante,  qu'il  maniait  avec  une  dextérité  admi- 
rable, était  dominé,  chose  rare  au  quinzième  siècle,  par 
la  passion  des  voyajjes.  Après  avoir  parcouru  l'Allema^jne, 
l'Angleterre,  la  France,  l'Espagne,  le  Portugal,  il  se  rendit 
à  Moscou,  en  i486,  muni  d'une  lettre  de  l'empereur  Fré- 
déric III.  Le  Kremlin  le  reçut  avec  une  extrême  méfiance. 
Il  avait  beau  prétendre  qu'il  se  déplaçait  pour  son  plaisir, 
on  le  soupçonna  d'être  un  espion  du  roi  de  Pologne,  et  il 
fut  traité  en  conséquence.  Ce  premier  voyage  n'eut  qu'un 
seul  résultat  :  il  permit  à  Poppel  de  puiser  à  bonne  source 
des  renseignements  variés  qui  devaient  plus  tard  produire 
en  haut  lieu  une  profonde  impression.  En  effet,  rendu  à 
Nûrnbcrg,  où  se  trouvaient  alors  l'Empereur  et  les  princes 
de  l'Empire,  il  leur  apprit,  à  leur  grand  étonnement,  que 
le  souverain  de  Moscou  n'était  pas  un  vassal  du  roi  de 
Pologne,  qu'il  gouvernait  sans  contrôle  un  pays  d'une 
immense  étendue,  qu'il  était  riche,  considéré  et  puissant. 
(]es  récits,  agrémentés  de  mille  détails,  firent  poindre  dans 
Ja  tête  de  l'Empereur  l'idée  qu'on  pourrait  tirer  parti  de 
Moscou.  Il  fut  décidé  qu'on  enverrait  un  ambassadeur 
auprès  d'Ivan,  et  le  choix  tomba  sur  Poppel  qui,  retardé 
par  une  maladie,  ne  se  mit  en  route  que  vers  la  fin 
de  1488. 

Les  négociations  dont  il  était  chargé  se  réduisaient 
principalement  à  deux  points.  D'abord,  les  Habsbourg 
comptaient  se  concilier  la  Piussie  par  une  alliance  de 
famille.  Au  nom  de  son  maître,  Poppel  devait  proposer 
pour  gendre  à  Ivan  le  margrave  de  Bade  ou  le  duc  de  Saxe.. 
En   même    temps,   comme    on    s'imaginait    en    Autriche 


212  IVAIN    m    KT    SOPHIE    PALKOLOGUE. 

qu'Ivan  rcclicrcliail  une  couronne  à  Rome,  l'Empereur 
nienait  soin  de  rectifier  à  sa  manière  les  idées  moscovites 
sur  ce  sujet.  Le  Pape,  faisait-il  dire  au  grand  kniaz,  n'a 
rien  à  voir  en  dehors  du  monde  ecclésiastique;  l'Empereur 
seul  a  le  droit  de  créer  des  chevaliers  et  des  rois,  c'est 
avec  lui  qu'il  faut  traiter  ce  genre  de  questions.  Cette 
déclaration  fut  faite  avec  un  grand  apparat  de  mystèie, 
avec  des  insinuations  contre  les  Polonais,  jaloux  des  succès 
-  d'un  rival,  et  des  assurances  flatteuses  sur  les  bonnes  dis- 
positions de  l'Empereur.  L'Autriche  se  montrait  toute 
prête  à  pousser  la  Russie  dans  la  voie  des  honneurs,  à  la 
faire  entrer  dans  la  famille  européenne,  mais  elle  n'enten- 
dait pas  que  le  Pape  en  bénéficiât  et  revendiquait  pour 
elle-même  tous  les  avantages  qui  pourraient  en  jaillir. 

La  manière  dont  ces  ouvertures  furent  accueillies  don- 
nent bien  la  note  de  l'esprit  nouveau  qui  prévalait  au 
Kremlin.  Sans  vouloir  montrer  sa  fille  à  Poppel  qui  dési- 
rait la  voir,  même  au  risque  de  choquer  l'entourage,  Ivan 
se  réservait  d'envoyer  à  Vienne  son  propre  ambassadeur. 
Les  alliances  avec  les  familles  souveraines  d'Occident  lui 
souriaient,  mais  il  était  difficile  dans  le  choix  et  ne  confiait 
ses  secrets  qu  à  des  serviteurs  dévoués.  On  apprit  plus 
tard  que  l'allié  des  césars  de  Ryzance  consentirait  à  donner 
sa  fille  au  roi  des  Romains,  mais  non  au  duc  de  Saxe  ni 
au  margrave  de  Bade,  qui  furent  écartés  comme  étant  de 
trop  petits  personnages.  Quant  aux  titres,  les  boiars  répon- 
dirent immédiatement  et  non  sans  fierté  qu'Ivan,  par  la 
grâce  de  Dieu,  était  souverain  héréditaire,  qu'il  tenait  de 
ses  aïeux  des  droits  imprescriptibles  et  qu  il  n'en  deman- 
dait à  personne  la  confirmation.  Tout  en  déclinant  cette 
proposition,  qui  n'était  peut-être  que  l'écho  des  agissements 
de  Volpe,  le  grand  kniaz  comprenait  trop  bien  l'utilité  des 
relations  avec  l'Autriche  pour  ne  pas  les  cultiver.  Il  le  fit 


I,A    HENAISSANCK    A    MOSCOU.  213 

même  avec  un  soin  particulier,  car  il  les  confia  à  louri 
Trakhaniolc,  qui  semble  avoir  été  le  plus  actif  et  le  plus 
intelligent  de  tous  les  diplomates  de  l'époque. 

En  réalité,  il  y  avait  h  résoudre  une  grosse  question,  et 
la  solution  intéressait  également  les  deux  puissances. 
L'Autriche  convoitait  la  Hongrie,  et  trouvait  dans  les 
Jagellons  des  rivaux  dangereux.  Les  mêmes  Jagellons 
détenaient  des  régions  et  des  villes  qu'Ivan  III  s'obstinait 
à  considérer  comme  sa  propriété  héréditaire.  La  Pologne 
devenait  par  là  un  ennemi  commun,  et  T Autriche  fut  la 
première  à  proposer  contre  elle  une  alliance.  Rien  ne 
répondait  mieux  aux  intentions  d'Ivan  que  cette  action 
simultanée.  Tendre  la  main  aux  Allemands  pour  opprimer 
les  Slaves  ne  lui  répugnait  pas,  tant  il  avait  à  cœur  de 
fonder  solidement  l'unité  russe.  Il  suggéra  lui-même  la 
manière  de  répartir  le  butin  :  la  Hongrie  serait  livrée  à 
l'Autriche,  et  Moscou  aurait  les  mains  libres  enLilhuanie. 
Ce  partage  mettait  à  1  aise  toutes  les  convoitises,  mais  un 
autre  souci  pesait  encore  sur  les  deux  copartageants  :  ils 
n'entendaient  pas  travailler  l'un  au  profit  de  l'autre,  et 
chacun  se  proposait  d  exploiter  l'alliance  en  sa  faveur.  De 
là,  difficultés  et  malentendus.  En  outre,  1  Autriche  était 
sujette  à  des  fluctuations  et,  au  gré  des  événements,  elle 
prêchait  la  guerre  contre  la  Pologne  ou  bien  recherchait  son 
amitié.  Ainsi,  en  1491,  lorsque  la  paix  de  Presbourg  eut 
ménagé  à  Maximilien  l'expectative  de  la  Hongrie,  il  ne 
montra  plus  d'animosité  contre  les  Jagellons;  mais,  sitôt 
que  la  diète  hongroise  eut,  en  1505,  rapporté  ce  traité, 
les  envoyés  autrichiens  reprirent  le  chemin  de  Moscou. 
L'année  suivante,  le  même  traité  avant  été  remis  en 
vigueur,  il  y  eut  une  nouvelle  détente  qui  dura  jusqu'au 
mariage  de  Sigismond  I"  avec  Barbe  Zapolya.  Cette  union 
entraînait  l'accord  entre  la  Pologne  et  les  chefs  de  l'oppo- 


21V  IVAN    III    ET    SOIMIIE    PALEOLOGUE. 

sition  hongroise;  elle  était  une  menace  permanente  contre 
l'Autriche,  qui  reprit  alors  ses  allures  belliqueuses.  En 
1515,  à  l'entrevue  de  Presbourg,  les  tendances  pacifiques 
reprirent  définitivement  le  dessus,  et  Maximilien  ne  songea 
plus  qu'à  réconcilier  les  Polonais  avec  les  Moscovites. 
Ivan  III  n'était  plus  de  ce  monde,  mais  lors  même  qu'il 
eût  été  témoin  de  ce  dénouement  il  n'en  aurait  pas  été 
surpris.  La  versatilité  de  Maximilien  lui  était  connue;  il  la 
lui  reprochait  d'autant  plus  amèrement  qu'il  aurait  voulu 
lui-même  fixer  les  échéances  de  trêve  ou  de  guerre,  et  ne 
pas  toujours  dépendre  des  calculs  utilitaires  d'un  autre. 
Ces  griefs  ne  provoquèrent  pourtant  pas  de  rupture.  Ne 
pouvant  point  obtenir  d'action  militaire  au  moment  donné, 
Ivan  se  bornait  à  réclamer  des  artisans  et  surtout  des 
métallurgistes  :  c'était  autant  de  gagné  pour  sa  cause  '. 

Quelle  a  été,  demandera-t-on  ici,  l'importance  sociale 
des  relations  extérieures  inaugurées  par  Ivan  III?  Le  fait 
même  de  l'expansion  à  l'étranger,  succédant  à  l'isolement 
séculaire,  indique  une  fermentation  nouvelle  dans  les  idées 
qui  ne  pouvait  rester  sans  résultats.  S'ils  n'ont  pas  été  plus 
profonds  et  plus  durables,  cela  tient  en  grande  partie  à 
l'impulsion  insuffisante  donnée  par  Ivan  et  à  son  genre 
spécial  d'esprit.  Il  eût  fallu  non  seulement  constater  les 
progrès  réalisés  en  Occident,  mais  remonter  jusqu'à  leurs 
origines,  s'élever  jusqu'aux  sources  d'où  jaillissait  laRenais- 
sance  et  y  puiser  non  pas  l'imitation  servile  de  l'étranger, 
mais  le  renouveau  organique  et  gradué  d'un  pays  arriéré. 
Un  homme  de  génie  eut  assumé  cette  tâche;  Ivan  n'était 
pas  de  la  race  des  réformateurs.  Doué  d'un  sens  pratique 
pénétrant,  mais  n'ayant  pas  de  large  envergure  d'esprit, 
il  se  renfermait  dans  des  horizons  restreints.  Trop  peu 

^  FiEDLER,  JSik.  Poppel;  Die  Allianz,  passim.  — ■  Pamiat.  dipl.  snoch., 
t.  I,  p.  1  à  58.  —  Bauer,  p.  54  à  93.  —  Ba^tych-Kamensri,  p.  1  à  3. 


LA    RENAISSANCE    A    MOSCOU.  215 

cultive'  liii-inôiuc  pour  devenir,  comuie  Ilaroun-al-Racliici 
ouSuleymau,  un  protecteur  tics  lettrés,  un  ami  des  savants, 
il  n'en  était  pas  moins  frappé  des  avanlajjes  de  la  science; 
il  voulait  bien  en  proHter  dans  le  présent  sans  songer  tou- 
tefois à  préparer  l'avenir  sur  des  bases  solides  et  duraldes  : 
c'était  un  Pierre  le  Grand  au  petit  pied.  Lorsque  les  Ita- 
liens auront  transformé  le  Kremlin,  on  admirera  leurs 
merveilles  artistiques,  on  en  tirera  parti,  mais  aucun 
effort  ne  sera  tenté  pour  réveiller  l'esprit  national  et  riva- 
liser avec  l'étranger.  Ivan  n  a  jamais  sérieusement  pensé 
à  fonder  des  écoles,  à  répandre  l'instruction,  à  introduire 
l'imprimerie,  à  changer  le  cours  des  idées,  à  former  une 
génération  nouvelle  capable  de  s'assimiler  les  récentes 
conquêtes  du  progrès.  A  peine  quelques  timides  démar- 
ches ont-elles  été  hasardées  dans  ce  sens.  La  culture  exté- 
rieure de  l'Occident  apparaissait  à  Moscou;  le  souffle  qui 
avait  produit  cette  culture  n'atteignait  pas  les  Moscovites. 
On  cueillait  des  fleurs  et  des  fruits  qui  avaient  germé 
ailleurs,  mais  le  terroir  restait  vierge  de  la  semence 
féconde.  Il  en  résulta  dans  la  suite  un  manque  d'équilibre, 
une  fâcheuse  habitude  de  s'en  remettre  à  autrui,  une 
défiance  mal  placée  dans  sa  propre  initiative,  qui  n'était 
au  Fond  qu'une  fatale  paresse  d'esprit.  Parturition  labo- 
rieuse, cette  époque  ne  produisit  presque  rien  d'original, 
elle  ne  révéla  aucune  des  forces  créatrices  de  la  nation. 

Chose  plus  étrange  encore  !  Les  mêmes  Grecs  qui  ont 
érigé  en  Italie  des  chaires  d'éloquence  et  de  philosophie, 
commenté  Platon  et  Aristote,  Homère  et  Démosthène, 
n'ont  pas  seulement  essayé  d'expliquer  la  grammaire  à 
Moscou.  L'enseignement  resta,  comme  auparavant,  confine 
dans  les  monastères  et  les  bureaux.  Les  moines  et  les  diaks 
étaient  les  seuls  lettrés  de  l'époque;  parmi  les  boïars  il  n'y 
en  avait  que  très  peu  sachant  lire  et  écrire.  Et  même  cette 


216      IVAN  III  ET  SOPHIE  PALÉOLOGUE. 

instruction  des  plus  avancés  n'était  en  réalité  que  rudl- 
menlaire  :  elle  se  bornait  aux  livres  liturgiques  et  sacrés, 
aux  livres  de  piété,  aux  apocryphes,  à  la  rédaction  des 
annales,  des  nakaz  et  des  {jramoty.  Sans  doute,  le  terrain 
était  autrement  bien  préparé  en  Occident  ;  les  longues 
années  de  culture  latine  avaient  affiné  les  intelligences, 
tandis  que  les  Russes,  englobés  dans  le  monde  asiatique, 
étaient  restés  réfractaires  aux  influences  européennes.  Les 
lettres  et  les  sciences  ne  pouvaient  s'acclimater  h  Moscou 
sans  un  puissant  effort  pour  secouer  la  torpeur  dans 
laquelle  on  était  plongé  depuis  trois  siècles.  Personne 
n'était  mieux  qualifié  pour  le  faire  que  les  Grecs  de  la 
Renaissance,  mais  il  semble  qu'on  ne  leur  a  jamais  demandé 
ce  genre  de  service,  et  eux-mêmes  se  seront  bien  gardés 
de  s'offrir,  préférant  aux  fonctions  de  maîtres  d'éoole  celles 
plus  brillantes  et  plus  lucratives  de  diplomates. 

Que  si  le  grand  kniaz  ne  songeait  pas  assez  à  l'avenir, 
a-t-il,  au  moins,  essayé  de  réformer  radicalement  le  pré- 
sent, ou  plutôt  quelle  était  la  pensée  dominante  qui  le 
dirigeait  dans  ses  innovations?  Serait-il  téméraire  d'affir- 
mer qu'il  avait  en  vue  un  double  but  :  la  sécurité  maté- 
rielle du  pays  et  le  prestige  du  pouvoir?  Le  fait  est  que 
ses  œuvres  ne  trahissent  guère  d'autres  préoccupations 
que  celles-ci.  La  passion  des  lettres  et  les  goûts  artistiques 
lui  restèrent  toujours  étrangers,  mais  il  avait  à  un  haut 
degré  le  sentiment  de  sa  dignité,  il  voulait  en  imposer  à 
l'entourage  et  rendre  le  souverain  de  Moscou  redoutable 
au  dehors. 

En  agissant  ainsi,  Ivan  allait  au  plus  pressé.  Ses  voisins 
de  l'Ouest,  ennemis  du  lendemain,  Polonais  et  Livoniens, 
étaient  plus  avancés  que  les  Russes  dans  l'art  militaire, 
mieux  armés  et  mieux  exercés.  D'autre  part,  c'eût  été 
risqué  de  se  fier  à  l'amitié  intéressée  des  Tatars.  La  Horde 


LA    RENAISSANCE   A    MOSCOU.  217 

d'or  n'existait  plus  que  dans  Thistoirc,  niais  ses  traditions 
de  briganda{]e  et  d  invasion  revivaient  à  Ka/.an  et  en  (îri- 
mée.  Le  grand  kniaz  songea  donc  sérieusement  à  renou- 
veler l'armement  de  ses  milices.  L'exploitation  des  mines 
et  la  préparation  des  métaux  attirèrent  son  attention.  IjCS 
fondeurs  appelés  de  l'étranger  eurent  Tordre  de  ral)ri(|uer 
des  armes  à  feu  qui  devaient  remplacer  les  arcs  et  les 
flèches.  Des  canons  de  divers  calibres  parurent  au  Krem- 
lin, et  le  canon-monstre  de  Paolo  Debossis  resta  célèbre 
entre  tous.  Se  conformant  aux  principes  stratégiques  de 
l'époque,  Ivan  prit  aussi  soin  de  fortifier  Moscou.  Il  fit 
démolir  les  anciennes  palissades  en  madriers  de  chêne 
qui  dataient  encore  de  Dmitri  Donskoi  et  ceindre  le  Krem- 
lin d'une  épaisse  muraille  à  créneaux  échancrés,  garnie 
de  tours.  Solari  dirigea  ces  travaux,  et  une  épigraphe,  qui 
s'est  longtemps  conservée  incrustée  dans  la  pierre,  ren- 
dait témoignage  à  ses  mérites.  Le  même  architecte  a  con- 
struit la  porte  élégante,  dite  Spasskïa  vorota,  qui  s'ouvre 
sur  la  Krasnaia  et  que  personne  n'a  plus  admirée  ni  mieux 
décrite  que  Théophile  Gautier.  «  Elle  est  percée,  dit-il,  dans 
une  énorme  tour  carrée  que  précède  une  sorte  de  porche 
ou  d'avant-corps.  La  tour  a  trois  étages  en  retraite  et  se 
termine  par  une  flèche  portant  sur  des  arcatures  évidées 
à  jour.  L'aigle  à  double  tête,  tenant  aux  serres  la  boule 
du  monde,  surmonte  la  pointe  aiguë  de  la  flèche,  qui  est 
octogone  comme  1  étage  qu'elle  coiffe,  côtelée  à  ses  arêtes 
et  dorée  sur  ses  pans.  Chaque  face  du  second  étage 
enchâsse  un  énorme  cadran,  de  manière  que  la  tour 
montre  l'heure  à  chaque  point  de  l'horizon.  Ajoutez  pour 
l'effet  aux  saillies  de  l'architecture  quelques  paillettes  de 
neige  posées  comme  des  réveillons  de  gouache,  et  vous 
aurez  une  légère  idée  de  l'aspect  que  présente  cette  maî- 
tresse tour  s'élançant  en  trois  jets  au-dessus  de  la  muraille 


218  IVAN    III    ET    SOPHIE   PALEOLOGUE. 

(Icnliculéc  qu'elle  interrompt'.  »  Sans  doute,  quelque 
formidables  qu'ils  fussent,  ces  murs  n'ont  pas  toujours 
arrêté  l'ennemi;  les  Polonais  de  Zolkiewski,  la  Grande 
Armée  de  Napoléon  ont  pénétré  dans  le  Kremlin;  actuel- 
lement ils  n'offrent  aucune  garantie  contre  les  engins 
modernes  de  destruction;  aussi  bien  ils  ont  sauvé  Moscou 
des  Tatars  de  Guireï,  ils  ont  résisté  aux  flammes  de  1812 
et  à  l'action  dissolvante  du  temps,  et,  témoins  vénérables 
du  passé,  ils  en  proclament  fièrement  la  grandeur. 

Mais  le  grand  kniaz  ne  se  souciait  pas  d'habiter  une 
forteresse  quelconque.  Une  acropole  ne  suffisait  pas  à  sa 
noble  ambition.  Comme  David  et  Salomon,  comme  les 
césars  de  Byzance,  il  voulait,  souverain  par  la  grâce  de 
Dieu,  consacrer  la  défense  nationale  et  sa  propre  autorité 
par  l'idée  religieuse.  La  foi  et  la  piété  du  peuple  exi- 
geaient que  le  Seigneur  eût  sa  maison  au  Kremlin,  et 
quelle  fût  entourée  de  splendeur  et  d'éclat;  ses  rayons 
de  lumière  rejailliraient  sur  la  maison  des  Tsars.  Cette 
arrière-pensée  se  dégage  avec  la  dernière  évidence  de 
l'œuvre  d'Ivan,  et  le  Kremlin  restera  toujours  l'emblème 
lapidaire  et  grandiose  de  l'union  entre  l'Église  et  l'Etat 
contre  les  attaques  du  dehors. 

Les  premiers  soins  lYirent  donnés  aux  temples.  Fiora- 
vanti  dut  se  rendre  à  Vladimir  pour  y  chercher  des  inspi- 
rations conformes  aux  vœux  du  prince  en  étudiant  uri 
chef-d'œuvre  lombard  du  douzième  siècle.  Bientôt  après 
son  retour,  on  vit  s'élever  presque  au  centre  du  Kremlin 
la  cathédrale  de  l'Assomption,  élégant  édifice  en  pierre 
qui  fait  à  l'intérieur  l'impression  d'une  église  byzantine 
avec  ses  peintures  archaïques  sur  fond  d'or,  ses  piliers 
hiï^toriés  de  personnages  qui  semblent  échappés  au  pin- 

*  Voyage  en  Russie,  t.  II,  p.  47. 


LA    in:NAISSANCK    A    MOSCOU.  2t'.l 

eau  tic  l'aiiséliiios,  sou  niagniHque  iconostase  à  ciiuj  raii- 
;(  (S   (le  figures;  ccpcuilaut   le  sentiment  plus  juste  des 
liuteurs,  la  composition    des    piliers,    des  j)ilastres,    de 
abside,  trahissent  d('j;i  la  Henaissance.  Elle  se  manifeste 
iicore  plus  dans  les  grandes  arcades  de  Tcxterieur  avec 
cms  tympans  (|ui  font  penser  à  des  modèles  vénitiens. 
A  côté,  surgit  la  cathédrale  de  l'archange  Michel,  œuvre 
lAlvise,  de  forme  rectangulaire,  avec  des  voûtes  suppor- 
liospar  quatre  piliers  places  au  centre  et  une  muraille, 
I carnée    vers   l'Orient,  qui  est  formée  par  trois   saillies 
arrondies.   C'est  encore  Alvise   avec  Solari  qui  ont  con- 
struit, à  quelques  pas  de  là,  la  cathédrale  de  l'Annoncia- 
tion.   Rien   donc   d'étonnant  si  plusieurs   de  ses   parties 
rapj)ellent  l'arrangement  familier  aux  architectes  italiens. 
Le  portail  surtout  se  distingue  par  des  motifs  absolument 
classiques    :    antéfixes,   feuilles    d'acanthe,     cordons    de 
perles,    candélabres  avec   des  dauphins  et  des  trépieds. 
Rien  de  pareil  n'avait  jamais  encore  été  étalé  aux  yeux 
étonnés  des  Moscovites. 

Désormais,  les  nouveaux  sanctuaires,  avec  leur  muette 
et  brillante  éloquence,  annonçaient  aux  foules  proster- 
nées devant  le  Dieu  du  ciel  le  secret  de  ses  infinies  gran- 
deurs. Elles  devaient  se  refléter  dans  le  zemnoï  Bog,  et 
tout  près  des  trois  cathédrales  deux  superbes  édifices 
ouvrirent  leurs  portes  au  grand  kniaz  :  le  palais  à  facettes 
et  le  Belvédère.  Des  hommes  compétents  leur  trouvent 
des  analogies  avec  le  palais  de  Venise  à  Rome  et  celui  du 
palais  des  doges  de  la  place  San-Marco.  Chose  étrange! 
l'Italien  da  Collo  parlait,  en  1519,  des  ressemblances 
entre  le  Kremlin  et  le  château  de  Milan,  et,  selon  le  témoi- 
gnage d'Alvise  lui-même,  Ivan  III  lui  aurait  demandé 
une  construction  faite  sur  ce  modèle.  Milanaise  ou  véni- 
tienne,  l'empreinte    occidentale    se   laisse   surprendre    à 


220  IVAN    111    ET    SOI'lllE    FALÉOLOGUE. 

travers  maintes  bizarreries  architecturales.  Et  cette  appa- 
rition soudaine  d'un  somptueux  palais  remplaçant  les 
antiques  et  modestes  habitations  est  comme  la  preuve 
vivante  de  Taccroissement  du  pouvoir,  le  symbole  d'avè- 
nement de  l'autocratie  '. 

Un  rapprochement  s'impose  ici  de  lui-même.  C'est  une 
princesse  byzantine,  M.  Muntz  l'a  observé  judicieuse- 
ment, qui  a  frayé  le  chemin  à  la  Renaissance  en  Russie, 
arche  sainte  du  byzantinisme.  Autre  contraste  non  moins 
ironique  :  les  Russes  sont  redevables  de  leur  palladium  à 
des  Italiens.  C'est  dans  la  cathédrale  de  l'Assomption  que 
l'on  vénère  la  Vierge  de  Vladimir,  constellée  de  diamants, 
rutilante  de  pierreries,  et  si  souvent  libératrice  de  ses 
pieux  clients;  c'est  sur  l'estrade  de  ce  temple  que  le  nou- 
veau souverain  se  coiffe  de  la  chapka  de  Monomaque  ; 
c'est  à  Saint-Michel  que  les  anciens  Tsars  dorment  leur 
sommeil  éternel  dans  des  tombeaux  couverts  de  cache- 
mires et  de  riches  étoffes.  C'est  vers  le  Kremlin  des  Fio- 
ravanti,  des  Solari,  des  Alvise,  que  se  tournent  les  yeux 
des  Russes  dans  les  grands  moments  historiques;  c'est  là, 
sous  ces  voûtes  et  ces  coupoles  lancées  vers  le  ciel  par  des 
mains  étrangères,  que  la  nation  sent  battre  son  cœur  et 
qu'elle  en  compte  les  pulsations.  L'alliance  du  génie  russe 
avec  le  génie  d'Occident  n'est  pas  restée  stérile;  plus 
intime,  plus  durable,  elle  eût  été  aussi  plus  féconde  en 
résultats. 

Ces  relations  multiples  avec  le  monde  latin  n'empê- 
chaient pas  le  grand  kniaz  Ivan  III  de  tenir  le  regard  fixé 
sur  Ryzance.  Pendant  son  règne,  se  laissent  surprendre 
en  Russie  les  origines  de  la  question  d'Orient. 

'  MuHTz,  La  Propagande,  p.  19  à  32.  —  Collo,  f.  51  v°.  —  Caffi,  p.  692. 


LA    KHN.MSSANCE   A    MOSCOU. 


221 


II 


La  question  dOrient,  dans  le  sens  actuel  de  ce  mot,  no 
date  en  Uussie  que  de  la  fin  du  quinzième  s.écle.  Jusque-là, 
„„  ava.t  lutté  contre  les  Mongols  à  l'écart,  pour  ams,  d.re 
de  l'Europe.  C'est  au  moment  de  secouer  un  ,o„«  od.eux,  et 
d'entrer  en  scène  enOccidcnt,  que  le  grand  kn.az  de  Moscou 
se  vit  en  mesure  de  prendre  position  vis-à-vs  du  bultan 
Depuis  la  moitié  du  siècle,  l'Orient,  nous  1  avons  d,t, 
appara.ssait  aux  Latins  dans  des  clartés  sinistrés   Les  peu- 
11  slaves  de  la  presqu'île  balkanique  avaient  ete  subju- 
'  "s         esTurcs^La  cité  naguère  florissante  de  Constantm 
Lrvait  de  capitale  au  padisehah.  L'Europe  se  voyait  mena- 
eTune  invasion  musulmane.  Le  lion  a,lé  de  Saint-Marc 
tremblait  pour  son  commerce  levantin.  La  Hongrie,  la 
pTuTexpoL    aux   attaques,    réclamait    des   secours   en 

P  „.     i„«i  ceux  qui  ava  ent  autrefois 

hommes  et  en  argent.  Aussi  ceux  qui 

exhorté  les  peuples  à  délivrer  le  saint  Sépulcre,   -  le 
pTes    -  élevèrent  de  nouveau  leur  voix  pour  arrache 
L?ch:ctiens  aux  étreintes  de  l'Islam.  Dès  que  Moscou  fu 
':Lux  connu  en  Europe,»»  espéra  ^e  toutes  parts ^ouv 
dans  le  ?vand  kniaz  un  allié  contre  les  Turcs.  Des  vue, 
élevé      servaient  uniquement  de  base  à  ces  calculs.  Les 
•ntirets  d'un  ordre  inférieur  échappaient  à  des  homme» 
qui  ne  connaissaient  la  Russie  que  de  nom 
'  Ivan  III  se  rendait  parfaitement  compte  de  la  situation. 
11  lira  parti  avec  un  art  consommé  des  avantages  quel  e 
pr    entait.  La  ligne  de  conduite  qu'il  adopta  est  empreinte 
'd'une  dissimulation  savante  et  dune  arrière-pensee  utili- 


222  IVAN    III    ET    SOPHIE   PALEOLOGUE. 

taire  très  accentuée.  Cette  poIiti(jiie  à  doul)le  face  restera 
lonijlenips  en  honneur  au  Kremlin.  A  ces  é(,mrds,  Moscou 
était  aussi  avancée  que  la  seigneurie  de  Venise  ou  la  France 
de  Louis  XI. 

l\n  face  des  allures  provocantes  des  Turcs,  Ivan  com- 
prenait qu'il  y  avait  un  devoir  chevaleresque  à  remplir  : 
les  croyances  religieuses  s'alliaient  aux  souvenirs  histori- 
ques pour  exciter  en  lui  l'horreur  du  boiisourjnane.  Aussi 
passait-il  volontiers  pour  un  adversaire  décidé  du  Crois- 
sant, prêt  à  le  terrasser  avec  l'épée  de  Dmitri  Donskoï.  A 
Rome  et  à  Venise,  les  ambassadeurs  russes  encourageaient 
l'ardeur  belliqueuse  des  papes  et  des  doges.  On  eût  dit 
que  le  prince  orthodoxe  n'attendait  que  l'occasion  de 
sonner  la  charge  contre  l'ennemi  du  nom  chrétien.  En 
réalité,  cet  enthousiasme  de  parade  et  ce  zèle  d'emprunt 
ne  servaient  qu'à  dérouter  l'opinion;  les  promesses  de  croi- 
sade étaient  illusoires.  Ivan  frayait  avec  les  Turcs  et  ne 
songeait  pas  à  rompre  cette  amitié  suspecte.  La  politique 
et  le  commerce  l'engageaient  à  la  cultiver. 

En  effet,  au  sortir  de  la  tourmente  mongole,  Moscou 
n'avait  d'autre  objectif  dans  sa  politique  extérieure  que  la 
revendication  des  provinces  englobées  dans  la  Pologne  et 
la  Lithuanie.  Les  alliances  étrangères  convergeaient  vers 
le  même  but,  et  celle  de  Mengli-Guireï,  dont  il  a  été  ques- 
tion plus  haut,  n'était  pas  la  moins  appréciable.  Or, 
depuis  la  conquête  de  la  Crimée  par  Bayezid,  le  khan  tatar 
n'était  plus  qu'un  vassal  de  la  Porte.  C'eût  été  compro- 
mettre l'ancienne  amitié  que  de  se  brouiller  avec  le  nou- 
veau suzerain,  maître  désormais  de  la  mer  Noire.  Ivan 
était  d'autant  plus  porté  à  ménager  les  Turcs  que  ceux-ci 
pouvaient  à  leur  tour  devenir  pour  la  Pologne  un  danger 
et  une  menace.  L'entente  avec  le  padiscliah  se  présentait 
donc  sous  des  auspices  séduisants., 


LA    RENAISSANCE   A    MOSCOU.  223 

Les  intérêts  matériels  lapjiiocliaient  aussi  les  deux 
peuples.  Les  Russes  non  moins  que  les  Turcs  tenaier)t  à 
avoir  des  débouchés  mutuels  de  commerce.  Leurs  cara- 
vanes marchandes  savaient  bien  le  chemin  de  Kafla  et 
d'Azov,  où  s'échan{j;eaient  les  cuirs  de  la  Russie,  les  soie- 
ries de  la  Perse,  les  étoffes  et  les  épices  des  Indes.  Les 
intéressés  désiraient  vivement  le  maintien  de  ces  centres 
mercantiles  cjue  les  Génois  avaient  naguère  rendus  si 
florissants.  Aussi,  lorsque  les  Russes,  se  croyant  lésés  dans 
leurs  droits,  désertèrent  ces  marchés,  les  Turcs  furent-ils 
les  premiers  à  réclamer,  à  les  prier  de  revenir.  On  fut  très 
heureux  à  Moscou  de  ces  réclamations,  carivan  ne  deman- 
dait pas  mieux  que  de  continuer  un  commerce  lucratif, 
pourvu  que  les  Moscovites  ne  fussent  pas  sujets  à  des  taxes 
vexatoires. 

S'imaginer  le  grand  kniaz  ^sacrifiant  ses  avantages  pour 
bien  mériter  de  l'Occident,  c'eût  été  se  tromper  étrange- 
ment sur  le  caractère  d'un  prince  avant  tout  utilitaire.  Il 
pratiquait  d'une  manière  inconsciente  peut-être  le  système 
de  la  non-intervention.  L'Europe  avait  laissé  les  Mongols 
s'emparer  de  la  Russie  ;  aucune  armée  libératrice  ne  vint 
au  secours  des  opprimés,  qui  ne  durent  qu'à  eux-mêmes 
l'indépendance  reconquise.  Quoi  d'étonnant  si  le  senti- 
ment de  solidarité  avec  la  grande  famille  chrétienne  n'exis- 
tait plus?  Cette  indifférence  s'étendait  même  aux  Slaves 
des  Balkans  malgré  l'unité  du  rite,  la  communauté  de  la 
langue  et  des  origines.  L'idée  panslaviste  sommeillait 
encore  au  fond  des  consciences,  et  attendait  pour  paraître 
son  heure  historique.  Le  grand  kniaz  donna  donc  des 
promesses  rassurantes  et  de  bonnes  paroles  aux  ennemis 
des  Turcs;  de  fait,  il  se  servit  de  Mengli-Guirei  pour  se 
mettre  au  mieux  avec  Bayezid.  Aux  correspondances  par 
lettres  succédèrent  les  ambassades.  Le  premier  messager 


224  IVAN    III    ET    SOPHIE    PALÉOLOGUE. 

turc  fut,  en  1403,  arrêté  à  Kiev  et  obligé  de  rebrousser 
chemin.  Gardiens  jaloux  des  frontières,  les  Lithuaniens 
simulaient  la  répression  de  l'espionnage;  au  fond  c'était 
l'isolement  de  Moscou  qu'on  avait  en  vue.  Cette  petite 
victoire  n'eut  d'antre  suite  qu'un  retard  de  plusieurs  mois. 
Ivan  sut  s'y  prendre  plus  adroitement  que  Bayezid,  et  le 
représentant  russe  parvint  jusqu'au  Bosphore.  C'était  un 
homme  encore  jeune,  de  trente-cinq  ans  environ,  Mlkhaïlo 
Plestcheïev,  d'une  rare  ténacité  et  gonflé  de  prétentions. 
i  II  affectait  un  suprême  dédain  pour  les  taxes  et  n'admet- 
/  tait  pas  de  distinction  entre  ses  bagages  et  ses  marchan- 
dises, au  grand  scandale  des  douaniers  peu  complaisants. 
Les  pachas  et  les  vizirs  ne  lui  inspiraient  qu'un  médiocre 
respect.  Précurseur  de  Menchikov,  il  se  croyait  assez  grand 
personnage  pour  traiter  directement  avec  le  Chef  des 
crovanls,  sans  s'assujettir  à  l'humiliante  étiquette  de 
rOrlent.  Ces  étranges  procédés  choquèrent  Bayezid;  il 
s'en  plaignit  amèrement  à  l'ami  commun  Mengh-Guireï, 
mais  pas  un  mot  de  reproche  ne  fut  adressé  à  Ivan.  Au 
contraire,  la  réponse  ottomane  ne  respire  que  bienveil- 
lance, et,  surprise  flatteuse  pour  le  Kremlin,  les  titres 
sont  octroyés  avec  une  profusion  orientale  capable  de 
satisfaire  les  plus  hautes  ambitions  *. 

A  partir  de  cette  époque  jusqu'au  règne  d'Alexis  Mikhaï- 
lovitch,  qui  fut  témoin  d'un  complet  revirement,  les  rap- 
ports avec  la  Turquie  restèrent  toujours  pacifiques.  Ivan  IV, 
Fedor,  Boris  Godounov,  voire  Mikliail  Romanov,  mar- 
chant sur  les  traces  d'Ivan  III,  fraternisaient  avec  Stam- 
boul, et  ne  poussaient  des  cris  de  guerre  que  pour  édifier 
l'Occident.  Les  Sultans  ne  les  entendaient  pas,  ou,  s'ils  les 
entendaient,  ne  s'en  troublaient  pas  outre  mesure.  Pres- 

*  Neklioudov,  p.  i  à  51.  —  Teplov,  p.  7; 


LA    UKNAISSAINCE    A    MOSCOU.  225 

s^onlnnt  un  (lnn{jer  dans  le  Nord,  la  finesse  oiicn(aI(î  ne  se 
lialait  pas  de  |)rovo(|uer  des  tcni[)ctcs.  Les  Moscovites 
|)aiaissaient,  en  effet,  formidables  aux  Turcs,  car  les  popu- 
lations balkaniques  orthodoxes  étaient  toutes  A  la  dévotion 
(lu  «  Tsar  blanc  »  ,  leur  corcli[jionnaire ,  et  le  Tsar  blanc 
'lisposait  en  maître  absolu  de  ses  sujets,  de  leurs  biens  et 
lie  leur  vie.  Telle  était  l'opinion  des  plus  sa|)es  vi/irs  ;  ils 
ne  s'en  cachaient  pas  devant  les  ambassadeurs  de  Venise, 
(|ui  nous  ont  livré  le  secret. 

Que  si  la  note  conciliatrice  dominait  dans  les  sphères 
(officielles,  d'autres  sentiments  aniniaient  les  masses.  La 
haine  des  infidèles,  aveujjle,  implacable,  enracinée  au  plus 
profond  des  cœurs  russes,  se  confondait  chez  eux  avec  le 
fanatisme  religieux.  Levier  puissant,  dont  se  serviront 
plus  tard  les  empereurs  de  Russie  dans  un  but  politi(|ue, 
chaque  fois  que  leurs  armées  marcheront  vers  le  Danube. 
Aussi  le  malicieux  lord  Brougham  s'étonnera-t-il  à  bon 
droit  du  contraste  entre  les  proclamations  seulimentales, 
vibrantes  d'orthodoxie,  au  début  des  guerres  d'Orient,  et 
les  traités  substantiels  qui  les  terminent. 

Il  importe  de  constater  ici  que  le  mariage  d'Ivan  III 
avec  l'héritière  d'un  trône  renversé  par  les  Turcs  n'a  exercé 
aucune  fâcheuse  influence  sur  les  rapports  di|)Iomatiques 
entre  les  deux  peuples.  Le  grand  kniaz  put  même  adopter 
les  armes  byzantines,  l'aigle  noire  à  deux  têtes,  sans  exciter 
les  jalousies  ou  les  soupçons  de  son  puissant  voisin.  C'est 
ailleurs  que  cet  événement  a  provoqué  des  phénomènes 
étranges,  éclairant  ainsi  un  côté  nouveau  de  la  question 
d'Orient.  Le  lien  spécial  qui  unissait  Moscou  à  Byzance 
s'est  resserré  avec  l'apparition  de  Sophie  en  plein  pays 
russe,  mais  au  profit  de  Moscou,  au  détriment  de  Byzance. 
Les  vagues  idées  de  mission  orthodoxe  qui  hantaient  les 
cerveaux  des  lettrés  eurent  désormais  pour  base  un  fait 

15 


826  IVAN    III    ET    SOPHIE   PALEOLOGUE. 

historique  et  incontestable.  Dès  lors,  il  se  forme  des  cou- 
rants d'opinion,  dont  la  genèse  se  laisse  surprendre,  qui 
pénètrent  par  des  infiltrations  souterraines  jusque  dans 
les  couches  populaires  et  remontent  ensuite  v«r^  le  trône. 

En  eFfet,  vers  la  même  époque  où  Ivan  III  épousait  une 
princesse  byzantine,  une  forte  et  profonde  réaction,  nous 
l'avons  déjà  dit,  se  produisait  contre  les  Grecs  accusés  de 
s'être  livrés  aux  Latins  et  d'avoir  ainsi  préparé  la  ruine  de 
leur  empire.  Aux  yeux  des  Moscovites,  les  anciens  hérauts 
de  l'Évangile,  les  prédicateurs  de  la  vraie  foi  n'étaient 
plus  que  des  apostats  infidèles  à  leur  mission  et  rudement 
châtiés  par  la  Providence.  Une  logique  implacable  et  hardie, 
s'emparant  de  ces  prémisses,  en  faisait  découler  des  con- 
clusions pratiques. 

Byzance  avait  autrefois  ambitionné  l'hégémonie  absolue 
dans  le  monde.  Résidence  de  l'Empereur,  centre  de  l'ad- 
ministration civile,  la  jeune  et  fière  capitale  aspirait  à 
devenir  aussi  le  centre  de  la  vie  religieuse  :  elle  revendi- 
quait en  sa  faveur  la  primauté  divinement  attachée  au 
siège  de  saint  Pierre.  Toutes  ces  tendances  se  résumaient 
dans  un  mot  magique  :  Byzance  est  la  nouvelle  Rome. 
Quelque  chose  d'analogue  se  répète  maintenante  Moscou  : 
autre  scène,  autres  acteurs,  conditions  tout  à  fait  diffé- 
rentes, mais  la  ressemblance  des  idées  trahit  leur  filiation. 
Bvzance,  se  dit-on,  a  failli  à  sa  mission,  celle-ci  est  dévolue 
à  Moscou,  palladium  de  l'orthodoxie,  sans  rival  dans 
l'avenir.  Philothée,  moine  de  Pskov,  a  été  le  premier  à 
formuler  la  brillante  théorie  dans  des  lettres  adressées  au 
grand  kniaz  Vasili  Ivanovitch  et  au  diak  Mikhailo  Mou- 
nékhine.  Déjà  nous  l'avons  entendu  trancher  le  mystérieux 
problème  qui  tourmentait  les  lettrés  au  sujet  de  Constan- 
tinople  en  leur  disant  :  Byzance  est  tombée  pour  avoir 
trahi  la  vraie  foi  et  embrassé  le  latinisme.  Mais  aussitôt  il 


LA    RENAISSANCE   A    MOSCOU.  227 

se  reprend  :  lîyzance,  dans  l'arccptlori  plus  élevée  de  ce 
nom  sacré,  lîvzance,  siège  vénéré  du  pouvoir  chréllon, 
symbole  de  fusion  entre  TL^lise  et  l'État,  la  Hyzance  mys- 
tique est-elle  réellement  tombée?  Non,  dit  le  moine  de 
Saint-Eléazar,  l'empire  orthodoxe  n'a  pas  disparu,  il  a  été 
seulement  déplacé.  Il  est  là  où  palpite  le  cœur  de  l'Église 
œcuménique,  où  se  conservent  les  vivantes  traditions  des 
apôtres,  où  la  vraie  foi  est  protégée  par  un  prince  puis- 
sant et  libre.  Or,  l'ancienne  Rome  a  apostasie,  elle  n'a 
plus  ni  roi,  ni  pontife  légitime  ;  les  Turcs  ont  découronné 
la  Rome  nouvelle  pour  en  faire  une  cité  musulmane;  c'est 
Moscou  désormais  qui  réunit  les  conditions  fatidiques, 
c'est  elle  qui  est  la  troisième  Rome,  l'impérissable,  bril- 
lante comme  le  soleil,  dont  rien  ne  ternira  la  splendeur, 
car  jamais  ne  surgira  une  Rome  quatrième.  Et,  s'adressant 
au  prince  avec  un  accent  pathétique,  Phllothée  le  salue 
comme  le  chef  des  chrétiens  et  le  maître  de  l'avenir. 

En  parfaite  harmonie  avec  ces  hautes  visées,  le  génie 
populaire  forge  tout  un  cycle  de  légendes  qui  attribuent  à 
Moscou  la  principauté  universelle,  civile  et  religieuse. 
Ainsi  un  Comnène  est  censé  avoir  envoyé  les  insignes  impé- 
riaux de  Constantin  Monomaque  au  grand  kniaz  Vladimir, 
surnommé  également  Monomaque.  Cette  transmission 
matérielle,  assez  douteuse  d'ailleurs,  devient  à  la  longue 
une  transmission  de  la  souveraineté  elle-même,  un  droit 
de  succession  au  moment  de  la  déchéance.  Très  curieuse 
est  aussi  la  légende  bizarre  de  la  tiare  blanche,  donnée 
par  l'empereur  Constantin  au  pape  Silvestre.  On  essaye  à 
Rome  de  détruire  le  présent  fatal,  mais  à  la  suite  d'une 
vision  menaçante,  il  est  expédié  à  Byzance.  De  nouveaux 
dangers  surgissent  ici  :  Constantin  et  Silvestre  apparais- 
sent en  songe  au  patriarche  Philothée  et  lui  suggèrent 
d'offrir  la  tiare  à  l'évéque  Vasili  de  Novgorod  :  la  Russie 


2i:b  IVAN    III    ET    SOl'llIE    PALHOLOGDE. 

rentre  ainsi  en  possession  du  précieux  trésor.  La  léfjende 
en  conclut  triomphalement  que  «  la  grâce,  l'honneur  et  la 
^doire  »  ont  déjà  déserté  l'ancienne  Rome,  que  Byzance 
en  sera  bientôt  privée  à  son  tour,  et  que  toute  sainteté, 
toute  grandeur  seront  divinement  concentrées  à  Moscou. 
Un  contraste  entre  ces  merveilleux  récits  doit  être  relevé  : 
si  la  royauté  temporelle  émane  de  Byzance,  c'est  de  Rome 
qu'on  fait  jaillir  la  souveraineté  religieuse.  Ne  dirait-on 
pas  que  c'est  un  écho  lointain  de  la  suprématie  romaine 
reconnue  jadis  même  à  Byzance? 

Renforcée  par  les  sympathies  nationales,  la  fiction  har- 
die de  Philolhée  fera  son  chemin.  Elle  paraîtra  au  Krem- 
lin, lorsque  le  grand  kniaz  Ivan  lY,  rappelant  ses  allinités 
avec  les  césars  de  Byzance,  demandera  aux  patriarches 
d'Orient  la  confirmation  des  titres  pompeux  qu'il  s'attri- 
bue; lorsque  Moscou,  déjà  résidence  du  Tsar,  ambition- 
nera l'honneur  d'être  aussi  la  résidence  d'un  patriarche. 
Les  évéques  byzantins,  les  moines  du  Mont-Athos,  cour- 
bés sous  le  joug  ottoman,  viendront  en  Russie  implorer 
l'intervention  du  prince,  quémander  des  aumônes,  ébau- 
cher des  plans  de  campagne.  L'illusion  sera  de  plus  en 
plus  complète  :  Moscou  semblera  l'héritière  de  Byzance  '. 

Nous  n'avons  indiqué  que  sommairement  cette  marche 
des  idées,  mais  le  seul  fait  de  leur  apparition  suffit  pour 
notre  but.  On  comprend  dès  lors  Timportance  d'un 
mariage  qui,  élargissant  tout  à  coup  les  horizons,  donnait 
des  droits  non  plus  fictifs,  mais,  en  apparence  du  nicnns, 
réels  sur  l'héritage  convoité  également  par  le  prince  et 
par  le  peuple.  Il  nous  reste  à  examiner  la  base  historique 
de  ce  droit,  non  pas  précisément  au  point  de  vue  de  la 
législation  byzantine,  mais  selon  l'opinion  qui  dominait 

'  Prav.  Sob.,  1861.  —  KiPTEREv,  p.  7  et  suiv.  —  Regel,  p.  LVII.  — 
DiAKONOv,  passim. 


LA    RENAISSAKCI',   A    MOSCOU.  229 

alors  en  Europe.  Après  le  grand  désastre  de  1453,  il  no 
pouvait  plus  être  question  ni  de  comices  nationaux  pour 
élire  un  prince,  ni  de  Sénat  pour  confirmer  l'élection. 
Toutefois,  le  sens  politiipic  d'Occident  s'inclinait  encore 
devant  des  titres,  rigoureux  ou  non,  de  convenance  et  de 
justice. 

On  n'a  pas  oublie  que,  dès  l'année  1473,  le  sénat  de 
Venise,  toujours  prudent  et  compassé  dans  ses  affirma- 
tions, n'en  reconnaissait  pas  moins,  de  sa  propre  initia- 
tive, les  droits  d'Ivan  III  surfcmpire  de  Byzance,  à  défaut 
de  succession  mâle  dans  la  lignée  des  Paléologues.  Cette 
conviction  était  si  sincère  que  le  doge  ne  craignait  pas  de 
l'exprimer  ouvertement  dans  ses  lettres  au  grand  kniaz. 
Une  déclaration  si  catégorique,  arrivant  de  Venise,  dans 
la  disposition  d'esprit  où  se  trouvaient  les  Russes,  dut 
sans  doute  produire  sur  eux  une  vive  et  profonde  impres- 
sion, d'autant  plus  que  l'hypothèse,  prévue  par  la  Sei- 
gneurie, n'était  pas  complètement  chimérique  et  pouvait 
même  se  réaliser  à  une  époque  plus  ou  moins  rapprochée. 

En  effet,  la  princesse  Sophie  n'avait  que  deux  frères, 
André  et  Manuel.  Leur  éducation  s'était  faite  à  Rome  sous 
la  haute  et  paternelle  surveillance  de  Bessarion.  Ni  l'un 
ni  l'autre  ne  répondit  aux  espérances  du  cardinal,  dési- 
reux de  voir  les  jeunes  princes  porter  dignement  leur 
nom  illustre.  Manuel,  doué  d'un  caractère  actif  et  entre- 
prenant, fatigué  peut-être  du  rôle  qu'il  jouait  à  Rome, 
échangea  la  cour  du  Pape  contre  celle  du  padischah  et, 
en  1470,  prit  le  chemin  de  Constantinople.  Ses  rêves  de 
grandeur  et  de  fortune,  s'il  en  caressait,  ne  se  réalisèrent 
pas.  Mohammed  II  lui  fit  un  accueil  gracieux,  lui  attribua 
des  revenus,  lui  donna  quelques  esclaves,  mais  sa  bien- 
veillance n'alla  pas  au  delà  de  ces  médiocres  aumônes; 
INIanuel  ne  parvint  jamais  ni  aux  grandes  charges  de  la 


230  IVAIS    III    ET    SOPHIE    PALEOLOGUE. 

cour,  ni  aux  {^racles  supérieurs  dans  l'armée.  Sa  position 
ne  laissait  pas  d'être  triste  :  les  Turcs  ne  montraient  à 
son  égard  aucun  empressement;  aux  yeux  des  clirélicns, 
son  départ  équivalait  à  une  déchéance  absolue.  De  ses 
deux  fils,  Jean  mourut  dans  la  vraie  foi  sans  laisser  de 
postérité,  André  fut  circoncis  par  ordre  du  sultan  Sélim 
et  prit  du  service  dans  ses  armées.  Ainsi  disparaissent 
tous  les  droits  sur  Byzance  du  côté  de  Manuel  '. 

La  question  est  plus  compliquée  par  rapport  à  André. 
Représentant  légal,  à  titre  de  frère  aîné,  de  toute  la 
dynastie,  n'ayant  jamais  pactisé  avec  les  Turcs,  il  se 
croyait  en  possession  d'un  droit  personnel  sur  le  trône 
de  ses  pères.  Rien  ne  prouve  cependant  qu'il  ait  songé  à 
se  faire  justice  par  les  armes  ou  demandé  sérieusement 
des  secours  militaires  en  Occident.  Son  ambition  semble 
avoir  été  plus  modeste  et  même  quelque  peu  sordide.  Au 
fur  et  à  mesure  que  son  crédit  tombait  au  Vatican  et  que 
ses  pensions  lui  faisaient  défaut,  il  fallait  trouver  de  nou- 
velles sources  de  revenus.  Ne  pensant  qu'à  l'intérêt,  il  se 
mit  à  trafiquer  avec  de  singulières  marchandises,  et  à 
parcourir  lEurope  pour  battre  monnaie  avec  la  vente  de 
ses  droits  héréditaires. 

Sixte  IV  avait  toujours  gardé  en  honneur  le  souvenir 
des  Paléologues,  de  leurs  sympathies  pour  l'union,  des 
précieuses  reliques  qu'ils  avaient  apportées  en  Italie. 
En  1477,  il  donna  gracieusement  au  despote  un  palais 
situé  au  Campo  Marzo ,  tout  près  de  Santa-Potenziana. 
Jusque-là  simple  locataire,  André  acquérait  ainsi  sans 
frais  la  propriété  d'un  vaste  immeuble  avec  les  jardins  et 
les  édifices  attenants.  Sa  pension  de  dix-huit  cents  ducats 
par  an  lui  était  payée  régulièrement.  Vers  la  fin  de  1479, 

'  Archives  du  Vatican,  Regesla,  n"  665,  f.  182. 


LA    UENAISSANCE   A    MOSCOU.  231 

deux  éclicanccs  furent  uiôiuc  anticip«'*cs  pour  Faciliter  son 
voya{]e  à  Moscou  avec  j)roniesse  fjue  l'absence  ne  lui  por- 
terait aucun  préjudice. 

Mais,  sous  les  pontificats  suivants,  les  bonnes  disposi- 
tions firent  place  à  la  froideur  et  à  rindiffércnce.  Le 
mariage  contracté  par  le  despote  avec  une  femme  assez 
vulfjaire,  paraît-il,  du  nom  de  Catherine,  n'était  point  fait 
pour  relever  son  presti^je.  Il  en  eut  un  fils  qui,  selon  le 
témoignante  de  Giustinian ,  ambassadeur  de  Venise  à 
Jlome,  passait  généralement,  en  dépit  de  son  bel  aspect, 
pour  un  homme  sans  valeur.  L'Alsacien  Burchard,  maître 
des  cérémonies  d'Innocent  VIII  et  d'Alexandre  VI,  est,  à 
notre  connaissance,  celui  de  tous  qui  mentionne  le  plus 
souvent  dans  son  Diariuin  «  l  empereur  de  Gonstanti- 
nople  »  .  Il  s'y  voyait  amené  par  la  nature  de  son  travail. 
Lorsqu'il  y  avait  chapelle  pontificale,  aux  jours  de  grande 
solennité,  André  ne  manquait  pas  d'y  assister.  Il  coumiu- 
niait  de  la  main  du  Pape,  lui  présentait  l'aiguière  pour  le 
lavabo  de  la  messe,  et  tandis  que  les  cardinaux  tenaient 
les  franges  dorées  de  l'ornement  papal,  il  en  portait 
modestement  la  traîne.  Les  humiliations  ne  manquaient 
pas  au  César  déchu.  En  148G,  le  jour  de  la  Purification, 
on  lui  donna  un  cierge  rouge,  comme  à  tous  les  autres,  et 
ce  ne  fut  qu'à  force  d'instances  qu'il  obtint  le  cierge  blanc 
réservé  aux  cardinaux.  Une  autre  fois,  le  duc  de  Stettin 
prit  le  pas  sur  lui,  et,  aux  réclamations  du  despote. 
Alexandre  VI  répondit  par  l'avis  charitable  de  s'absenter 
des  cérémonies  auxquelles  serait  présent  le  principicule 
teuton  *. 

Une  marque  encore  plus  sensible  de  disgrâce  était  le 

'  Archives  du  Vatican,  Regesta,  n"  583,  T.  89  v°.  —  Giustinian,  t.  I, 
p.  164.  —  RDiiCHAnD,  t.  I,  p.  174,  238,  272,  297;  t.  II,  p.  65,  104,  425, 
545,  558,  667. 


232  IVAN    m    ET   SOPHIE   PALEOLOGUE. 

IVéquciil  retrait  de  la  pension  accordée  par  Sixte  IV.  Pour 
en  obtenir  le  versement  régulier,  André  se  voyait  réduit 
à  invo(|ucr  l'intervention  étrangère.  Peut-être  est-ce  à 
la  suite  de  ces  difficultés  qu'il  se  laissa  entraîner  à  des 
spéculations  d'un  goût  douteux.  En  sa  qualité  de  despote, 
de  porpliyrogénète,  d'héritier  impérial,  il  se  croyait  en 
droit  de  distribuer  des  privilèges  et  des  titres  de  noblesse. 
A  cet  elTet,  pour  que  rien  ne  manquât  à  la  mise  en  scène, 
André  s'entourait  de  notaires  et  de  témoins,  montait  sur 
un  trône,  faisait  comparaître  devant  lui  les  intéressés,  les 
affublait  d'oripeaux,  d'épées,  de  toques,  de  chaussures, 
et  puis  les  élevait  à  la  dignité  dé  chevalier  ou  de  comte 
palatin,  confirmait  leurs  armoiries  de  famille  ou  bien  leur 
accordait  l'aigle  byzantine.  Non  content  d'user  lui-même 
largement  de  ces  pouvoirs,  il  les  conférait  aussi  à  d'autres, 
et  les  autorisait  à  créer  des  comtes,  des  clievaliers,  des 
juges,  des  notaires,  à  légitimer  des  bâtards  de  manière 
qu'ils  pussent  être  nommés  archevêques  et  comtes.  La 
cérémonie  se  terminait  par  l'accolade  et  la  prestation  du 
serment  de  fidélité  et,  comme  aux  plus  beaux  jours  de 
l'empire  d  Orient,  André  délivrait  un  chrysobulle  sur  par- 
chemin avec  une  signature  au  cinabre  et  un  sceau  d'or 
rattaché  par  des  cordons  de  soie  multicolore.  Le  premier 
document  connu  de  ce  genre  porte  la  date  du  13  avril 
1483;  il  fut  libellé  au  nom  du  comte  Osorno,  fils  aîné  du 
duc  de  Galisteo,  qui  se  distingua  à  la  cour  de  Ferdinand 
et  d'Isabelle  et  dans  les  guerres  contre  les  Mores.  Tous  les 
pouvoirs  impériaux  furent  épuisés  en  sa  faveur,  et  il  reçut 
les  privilèges  les  plus  étendus.  Vers  la  fin  de  la  même 
année,  ce  n'est  plus  un  grand  seigneur  d'Espagne,  mais 
un  poète  italien  de  seize  ans,  Angelo  Golocci,  sur  lequel 
retombent  ces  faciles  honneurs  :  André  le  nomma  cheva- 
lier et  lui  octroya  l'aigle  byzantine.  En  1493,  le  12  mai 


I,A    11  15N  AISSANCE   A    MOSCOU.  233 

(  l  le  22  juillet,  concession  du  même  {jcnre  à  des  lioniines 
<)l)8ciirs  dont  il  serait  difficile  de  préciser  les  mérites.  Il 

st  ù  piésnnuM"  (|ii(.'  le  dc^spotc  ne  s'est  pas  borné  à  ces 
i|ncl(|ues  nominations  :  il  avait  un   ("oiinulaire  pour  (lre>- 

t-r  ces  actes,  ce  qui  lait  croire  qu'il  était  coutumier  ilu 
lait.  N'élait-ce  pas  aussi  un  moyen  d'augmenter  ses  béné- 
lices?  A  vrai  dire,  les  protocoles  ne  parlent  jamais  de 
loinpensalion  pécuniaire,  mais  les  j)rocédés  habituel»  du 
dcsj)Ole  su(j{jèrent  cette  supposition.  S'il  répandait  autour 
de  lui  les  privilèges  et  les  titres,  c'était  assurément  pour 
en  retirer  quelque  profit  '. 

L'iiypotbèse  est  d'autant  plus  vraisemblable  que  les 
droits  héréditaires  d'André  ont  servi  aux  mêmes  fins,  et 
que  l'on  peut  parfaitement  constater  leur  exploitation 
vénale.  Et  d'abord,  ne  les  aurait-il  pas  vendus  au  g^rand 
kniaz  Ivan  III,  quêtant  de  liens  rattachaient  à  By/ance  et 
qui  rêvait  peut-être  une  couronne  impériale?  Le  despote 
a  visité  Moscou  à  deux  reprises,  en  1480  et  1490.  Son 
séjour  y  a  été  chaque  fois  de  courte  durée.  Le  2  juillet 
1481,  il  était  déjà  à  Mantoue  en  route  pour  Rome  après 
son  premier  voyage  de  Russie.  Il  avait  avec  lui  treize 
compagnons  et  vingt-deux  chevaux.  Malgré  cela,  Federico 
Gonzaga  le  jugeait  digne  de  compassion,  le  défrayait  dans 
son  marquisat,  et  le  recommandait  chaudement  au  duc 
de  Ferra re  Ercole  d'Esté,  invoquant  même  la  parenté 
avec  les  Malatesta.  En  1491,  André  prit  le  chemin  de  la 
France  pour  regagner  l'Italie.  Les  chroniques  russes  ne 
lui  témoignent  pas  de  sympathie;  elles  remarquent  sèche- 
ment (ju'une  de  ses  visites  a  coûté  beaucoup  d'argent  à  la 
princesse  Sophie.  Aurait-il,  à  cette  occasion,  traité  avec 
sa    sœur,   et,   nouvel  Ésaii,  aliéné,  moyennant  finances, 

'  Archives  du  Vatican,  fonds  Borghèse,  t.  I,  n°  783,  f.  125.  —  Berwick, 
p.  16.  —  GoLOcci,  p.  10,  177. 


23V  IVAN    III    ET    SOPHIE   PALÉOLOGUE. 

son  droit  traîncssc?  Les  documents  connus  jusqu'ici  ne 
donnent  pas  de  réponse,  mais  les  procédés  d'André  vis-à- 
vis  des  rois  de  France  el  d'Espagne  autorisent  quelques 
soupçons  '. 

De  tous  les  souverains  d'Oci  ident,  le  plus  facile  à  séduire 
était  le  Roi  Très  Chrétien,  qui  tenait  à  justifier  son  titre 
d'honneur,  et  dont  maître  Guilloche,  de  Bordeaux,  pro- 
phétisait les  conquêtes  en  Terre  sainte.  C'est  avec  lui 
qu'André  Paléologue  engagea  ses  premières  négociations. 
En  1491,  il  se  rendit  à  Tours  auprès  du  jeune  Roi,  qui  lui 
accorda,  le  31  octobre,  une  pension  de  sept  cent  vingt- 
trois  livres  -  pour  le  récompenser  de  partie  des  grans 
fraiz  et  dépens  qu'il  a  faiz  à  venir  du  dit  pais  de  Constan- 
tinoble  devers  nous  pour  aucun  graves  affaires  touchant 
le  bien  de  notre  royaume  en  attendant  que  l'ayons  mieulx 
fait  appointer  et  récompenser  «  .  A  ce  premier  versement 
en  succéda,  le  16  novembre,  un  second  de  trois  cent  cin- 
quante livres  «  pour  soy  en  retourner  à  Romme  devers 
notre  Saint-Père  le  Pape  »  .  André  offrait  de  son  côté  un 
autour  blanc,  présent  royal  très  estimé  des  connaisseurs, 
et  qu'il  avait  probablement  rapporté  de  Moscou.  Après 
cela  les  traces  de  correspondance  disparaissent  jusqu'à 
l'année  1494,  qui  fut  témoin  d'un  acte  important.  Char- 
les VIII  se  préoccupait  alors  plus  que  jamais  de  la  con- 
quête de  Naples,  première  étape  de  l'Empereur  futur 
d'Orient  sur  la  route  de  Byzance.  Dans  l'hypothèse  de  si 
vastes  desseins,  s'entendre  à  l'amiable  avec  le  prétendant 
légitime  était  de  bonne  politique.  Le  cardinal  Raymond 
Perrault  se  chargea  de  l'affaire.  Le  6  septembre  1494,  il 
se  rendit  à  Saint-Pierre  in  Montorio  et  y  célébra  la  messe 
du  Saint-Esprit.  A  l'issue  du  sacrifice,  sur  l'endroit  même 

'  Boussli.  liét.,  t.  VI,  p.  110,  125.  —  Giorn.  arald.^  p.  46. 


LA   RENAISSAÎ^CE   A    MOSCOIT.  235 

Où  la  léa^^"^l^  P'^^^'^   '^*   ''''''^^''''   '^''  '^'''^  *'""'  "'''^^"'''  '" 
présence  de  deux  notaires,  André  l>aléolo{;ue  céda  tous 

ses  droits  sur  l'empire  de  Constantinople  et  de  Tréh./onde 
ainsi  que  sur  la  Serbie  à  Charles  VIII,  roi  de  France.  Le 
cardinal  promit,  au  nom  de  son  maître,  une  pension 
annuelle  de  quatre  mille  trois  cents  ducats  d'or,  un  com- 
mandement de  cent  lances,  une  propriété  foncière  rap- 
portant cinq  mille  ducats,  l'alliance  militaire  pour  recon- 
quérir la  Morée,  l'appui  moral  afin  d'obtenir  le  versement 
réGulier  de  la  pension  accordée  par  Sixte  IV  sur  les  fonds 

de  la  croisade. 

Ce   traité  bilatéral  devait  être  soumis  à   la    sanction 
du  Roi  et  considéré  comme  nul  et  non  avenu  jusqu'au 
moment  de  la  ratification  formelle.  Celle-ci  a-t-elle  été 
vraiment  octroyée?  A  en  croire  Raynaldi,  Charles  VIII 
aurait  déclaré  au  pape  Alexandre  VI  qu'André  Paléologue 
lui  avait  cédé  tous  ses  droits  sur  Constantinople,  ce  qui 
implique  naturellement  la  ratification.  D'autre  part,  en 
vertu  de  son  testament  daté  du  7  avril  1502,  l'héritier  des 
Césars  a  légué  ces  mêmes  droits  à  Ferdinand  d'Espagne 
et  Isabelle,  disposition  incompatible  avec  la  cession  en 
faveur  de  Charles  VIII,  et  qui  était  aussi  provoquée  par  la 
reconnaissance   :  le   couple  royal  l'avait  comblé   d  hon- 
neurs,  lui  avait  fait  un  don  généreux  en  espèces  son- 
nantes et   encouragé  ses  projets  de  descente  en  Moree. 
D'ailleurs,  l'héritier  direct  d'André,  son  fils  Constantin, 
lui  survécut  au  moins  quelques  années  :  en  1507,  simple 
capitaine  de  la  garde  pontificale,  quoique  décoré  du  titre 
de  despote  de  la  Morée,  il  voyageait  en  Allemagne,  et  le 
marquis  de  Mantoue  se  mettait  en  frais  pour  le  recevoir 
dignement  à  son  retour  en  ItaUe.  La  date  exacte  de  la 
mort  d'André  Paléologue  n'est  pas  connue.  Le   17  juin 
1502,  sa  veuve  Catherine  reçut  du  pape  Alexandre  \I  la 


236  IVAN    III    ET    SOl'IllE   l'ALÉOLOGUE. 

somme  modeste  de  cent  quatre  ducats  «  pour  les  obsèques 
du  despote  »  .  La  double  vente  que  celui-ci  s'était  per-  j 
mise,  lors  même  que  ce  commerce  eût  été  légitime  et  que 
son  fils  y  eût  consenti,  rendait  la  transmission  de  ses 
droits  d'autant  plus  problématique  que  Sophie  n'avait 
jamais  renoncé  au  trône  de  Byzance  '. 

Aux  yeux  des  contemporains,  la  souveraine  de  Moscou, 
la  plus  illustre  si  ce  n'est  la  dernière  survivante  des  Paléo- 
logues,  devait  éclipser  tous  ses  proches  et  passer  pour 
l'héritière  présomptive  de  l'empire  d'Orient.  Nous  avons 
entendu  les  doges  de  Venise  exprimer,  avec  les  réserves 
d'usage,  cette  opinion  officiellement.  Les  pontifes  romains 
tiendront  parfois  le  même  langage,  lorsqu'ils  inviteront 
les  Tsars  à  marcher  sur  Gonstantinople,  leur  ancienne 
hoirie.  Il  eût  été  curieux  de  constater  l'opinion  de  Sophie 
elle-même  à  cet  égard.  Dénuée  de  ressources  et  vivant 
jadis  de  charités,  aurait-elle  considéré  Byzance  comme  sa 
dot  éventuelle  et  inspiré  à  son  époux  des  convoitises  ana- 
logues? Malheureusement  les  données  qui  nous  restent 
sur  Sophie  sont  si  fragmentaires  et  si  rares  qu'il  est  diffi- 
cile à  l'historien  de  reconstituer  les  traits  exacts  de  cette 
physionomie  et  tout  à  fait  impossible  de  trancher  les  ques- 
tions de  détails.  Les  chroniques  russes  ne  sont  guère 
tendres  pour  la  princesse.  Herberstein  et  Kourbski  ont 
confirmé  les  jugements  sévères  des  annalistes.  Contarinî 
n'a  rapporté  que  des  faits  peu  importants,  A  peine  nous 
reste-t-il  une  silhouette  que  nous  essayerons  cependant  de 
saisir. 

Sophie  était  une  Paléologue  de  la  décadence.  Les  dis- 
cordes sanglantes  de  famille,  les  privations,  les  malheurs, 
avaient   peut-être   aigri    son   caractère   et   développé   les 

*  La  Russie  et  l'Orient,  p.  208.  —  Curita,  t.  V,  p.  210.  —  Giorn.  arald., 
p. 47.  —  GOTTLOD,  A'.ts  der  Cam.,  p.  292. 


LA    IIKNAISSANCE    A    MOSCOfT.  237 

instincts  moins  {jcikmcux  du  cœur.  Quitljinl  l'exil  pour  li- 
trône,  entourée  (rétrangers  dans  sa  nouvelle  j)alrie,  elle 
n'a  jamais  été  sympathique  aux  Russes.  Aussi  la  repré- 
sente-t-on  comme  une  femme  ficre  et  hautaine,  intrijjante. 
souverainement  astucieuse.  J^lle  semhle,  [)ar  mouienls  du 
moins,  avoir  exercé  une  inlluence  appiéciabic  sur  Ivan, 
qu'elle  aurait  décidé  à  rompre  avec  les  humiliantes  tradi- 
tions de  vasselajje  mongol.  Un  autre  changement  d'ordr<! 
intérieur  ne  saurait  passer  pour  une  simple  coïncidence  : 
à  la  cour  patriarcale  presque  grossière  de  Moscou  parait 
une   étiquette   fastueuse    qui   rappelle   de   loin    celle  de 
Byzance   :  de  nouvelles  charges  sont  créées,  une  sévère 
hiérarchie    les   coordonne,    la   contrainte    remplace    les 
anciennes  libertés,  le  souverain  devient  moins  accessible 
et  se  recueille  dans  sa  majesté.  Le  prince  Kourbski,  boiar 
d'ancienne  roche,  observe  avec  aigreur  qu'Ivan  ne  con- 
sultait plus  son  entourage   et  qu'il  faisait  tout   par   lui- 
même  :  évidemment  le   grand  kniaz  moscovite  jouait   à 
l'autocrate  byzantin.  Sophie  de  son  côté  ouvrait  les  portes 
infranchissables  du  térem,  accordait  des  audiences   aux 
étrangers   et   envoyait  des  messages  à  la  seigneurie   de 
Venise  :  autant  d'innovations  jusque-là  à  peu  près  inouïes. 
Au  point  de  vue  religieux,  la  princesse  byzantine  se 
pose  à  Moscou  en  fervente  orthodoxe.  Faut-il  la  déclarer 
coupable  d'apostasie,  ou  bien  agissait-elle  de  bonne  foi? 
C'est  là  une  question  qui  échappe  nécessairement  à  ceux 
qui  ne  peuvent  pas  scruter  les  replis   de  la  conscience. 
Quoi  qu'il  en  soit  des  dispositions  de  l'âme,  aucun  doute 
ne  subsiste  sur  les  pratiques  extérieures  et  sur  la  nouvelle 
profession  de    foi.    A  en  croire    les  chroniques,  Sophie 
aurait  été  presque  une  miraculée.  Un  fds  manquait  à  la 
joie  du  loyer;  l'épouse  désolée  fit  un  pèlerinage  au  cou- 
vent de  Saint-Serge  et,  dans  l'extase  d'une  vision,  obtint 


Sn»  IVAN    III    ET    SOPHIE    1>ALÉ0L00UE. 

la  '^râce  tant  désirée.  Une  autre  preuve  de  sa  ferveur  sont 
les  conseils  qu'elle  donnait  à  sa  fille  Hélène,  mariée  à  un 
souverain  catholique.  Des  bruits  de  conversion  se  répan- 
daient de  temps  en  temps  ;  Sophie  ne  manquait  jamais,  — 
nous  le  verrons  bientôt,  —  de  plaider  la  cause  de  l'ortho- 
doxie. 
^.^  \.a  plus  obscure  des  phases  dans  la  vie  de  cette  prin- 
cesse, c'est  sa  disgrâce  éphémère  auprès  d'Ivan.  Elle  se 
rattache  principalement  aux  compétitions  de  succession 
au  trône.  Le  fils  aîné  d'Ivan  III,  l'héritier  direct,  était 
mort  en  léguant  tous  ses  droits  à  son  petit  orphelin  Dmi- 
tri.  Lorsque  Sophie  donna  le  jour  à  un  fils,  on  comprit 
qu'un  rival  dangereux  venait  de  naître.  Il  y  eut  des  com- 
plots, de  sourdes  conjurations.  Des  voix  accusatrices 
flétrirent  les  ambitions  de  la  jeune  mère.  Une  enquête 
fut  ordonnée.  Elle  coûta  la  vie  à  quelques  boïars  réputés 
coupables  et  à  quelques  femmes  que  l'on  fit  passer  pour 
des  sorcières.  Sophie  elle-même,  avec  son  nouveau- né 
Vasili,  fut  tenue  à  l'écart.  La  disgrâce  semblait  irrévo- 
cable, si  bien  qu'Ivan,  comme  pour  lui  imprimer  un 
dernier  sceau,  fit  couronner  son  petit-fils  avec  une  pompe 
inaccoutumée.  Mais  le  Kremlin  avait  encore  ce  trait  fami- 
lial de  ressemblance  avec  Byzance,  qu'il  s'y  passait  des 
révolutions  de  palais  dont  les  résultats  éclataient  au  grand 
jour,  tandis  que  les  détails  restaient  impénétrables.  En 
dépit  de  toutes  les  prévisions,  le  jeune  Dniitri  fut  disgracié 
à  son  tour;  Sophie  reprit  son  ancienne  place  sur  le  trône, 
et  c'est  à  son  fils  Vasili  que  furent  décidément  confiées 
les  destinées  de  Moscou.  Si  l'orpheline  des  Césars  ambi- 
tionnait des  royaumes,  son  rêve  s'est  accompli  '. 
Malgré  toutes  ces  affinités  byzantines  qui  auraient  dû 

'   lîousslc.  liét.,  t.  VI,  p.  151  à  156. —  KouRBSKi,  Skazania,  p.  87,  128. 
—  IlEnnERSTEiN,  p,  8  et  suiv. —  Klioutchevski,  p.  274. 


LA    RENAISSAÎSCK   A    MOSCOt'.  239 

les  rendre  hostiles  aux.  Turcs,  les  {jraiids  kiiiaz,  nous 
l'avons  vu,  maintenaient  d'excellentes  relations  avec  le 
|)adischah.  D'autres  ennemis,  Slaves  et  cluétiens  comme 
eux,  excitaient  les  passions  belliqueuses  du  Kremlin. 


III 


L'année  1495,  le  grand-duc  de  Litlinanie,  Alexandre 
.Tagellon,  contracta  un  mariage  essentiellement  politicjue 
avec  la  princesse  Hélène,  fille  d'Ivan  III  et  de  Sophie 
Paléologue.  L'amour,  l'inclination,  les  sympathies 
mutuelles,  n'y  entraient  pour  rien.  Initié  aux  secrets  de 
l'humanisme  par  Bonaccorsi,  Alexandre,  en  dépit  de  ses 
médiocres  talents,  était  un  homme  de  la  Renaissance.  Il 
ne  devint  jamais  ni  lettré  passionné,  ni  grand  capitaine,  ni 
habile  administrateur,  mais  les  goûts  délicats  et  le  tour 
d'esprit  ingénieux  lui  restèrent  pour  la  vie.  Gomment  se 
fùt-il  épris  d'une  princesse  moscovite,  soustraite  aux 
regards  indiscrets,  gardée  au  fond  du  térem,  étrangère  à 
la  haute  culture  intellectuelle?  C'est  que  la  raison  d'État, 
au  quinzième  siècle,  primait  les  affections,  décidait  à  son 
gré  des  unions  princières.  Et,  comme  le  monde  slave  souf- 
frait déjà  des  plaies  dont  il  saigne  encore,  les  sages 
essayèrent,  pour  le  guérir,  du  remède  suprême  de  l'hy- 
ménée.  Le  mal  ne  fit  qu'empirer. 

Un  coup  d'œil  fugitif  en  arrière  s'impose  ici  pour  mieux 
préciser  les  griefs  séculaires  de  Moscou  contre  la  Lithuanie. 
Tandis  que  les  Russes  fléchissaient  sous  le  joug  des  Mon- 
gols, parmi  les  Lithuaniens,  dans  les  forêts  vierges  du 
JNiémen,  surgit  un  homme  d'élite.  Des  récits  légendaires 


240  IVAN    III    ET    SOPHIE    PALÉOLOGUE. 

entourent  le  berceau  de  Gucdiniine.  Doué  d'une  éner[;ie 
surprenante,  il  avait  le  génie  des  conquêtes  et  le  prestijje 
mystérieux  des  fondateurs  de  dynastie.  Son  bras  de  fer  sut 
réprimer  promptcment  les  discordes  intestines,  et  1  union 
devint  le  principe  d'une  force  nouvelle.  Secondant  riui- 
meur  aventureuse  de  ses  bandes  guerrières,  Guédimine 
s'empara  de  quelques  provinces  russes  limitrophes,  érigea 
une  superbe  capitale  sur  les  bords  pittoresques  de  la  Vilia, 
et  répandit  les  premières  notions  de  culture  parmi  ses 
compatriotes  à  demi  sauvages.  Ce  règne  fit  époque  et 
servit  longtemps  de  programme.  Les  successeurs  de  celui  1 
qui  s'arrogeait  fièrement  le  titre  de  grand-duc  de  Lithnanie 
et  de  Russie  reprirent  plus  d'une  fois  sa  marche  en  avant 
et  achevèrent  la  conquête  de  l'ouest  et  du  midi  de  la 
Russie.  Une  ère  plus  pacifique  fut  inaugurée  parWIadyslaw 
Jagellon,  lorsqu'il  réunit  la  Litliuanie  à  la  Pologne^  en 
épousant  la  jeune  et  poétique  Hedwige,  héritière  de  la 
couronne  des  Piast.  Désormais  il  y  eut  aux  avant-postes 
de  Moscou  un  État  puissant  et  rival,  mais  rien  moins 
qu'homogène.  La  Pologne  faisait  contraste  à  la  Lilhuanie  ; 
celle-ci  n'était  elle-même  qu'un  agrégat  de  Lithuaniens  et 
de  Russes.  Cependant  l'union  entre  «  les  fils  du  soleil  »  et 
«  les  fils  de  l'ombre  »  des  rhapsodes  slaves  fut  durable, 
sauf  quelques  séparations  intermittentes  et  éphémères. 
Ainsi,  après  la  mort  de  Casimir  IV,  en  1492,  l'un  de  ses 
fils,  Jean-Albert,  devint  roi  de  la  Pologne,  tandis  qu'un 
autre,  Alexandre,  ceignit  la  couronne  grand-ducale  de 
Litliuanie. 

Ivan  III  crut  alors  le  moment  favorable  pour  faire  valoir 
ses  prétentions  avec  plus  de  vigueur  qu'auparavant.  Le 
calcul  et  la  force  aveugle  des  choses  l'armuient  contre 
Alexandre.  Guédimine  avait  été  le  contemporain  d'Ivan 
Kalila,  et  si  l'un  arrachait  des  provinces  aux  descendants 


LA    KKNAlSSAiNCK    A    MOSCOU.  Î41 

(le  saint  Vladimir,  l'autre  leur  léfjiiaiten  liéritafjo  une  poli- 
t  l(jue  savante  trunitd  nationale  et  de  sourde  hostilité  contre 
los  Tatars.  Dès  lors  on  eût  pu  prévoir  des  guerres  de 
revendication  sitôt  que  le  joug  de  la  Horde  aurait  été 
-ecoué  et  la  lutte  intestine  apaisée.  En  effet,  à  peine  rendus 
a  eux-mêmes  et  à  leurs  destinées  histori(|ues,  les  Russes 
de  Moscou  se  préoccupèrent  des  Russes  de  Litliuanie.  Des 
liens  ethniques  et  religieux  les  rapprochaient  les  uns  des 
autres,  et  la  séparation  n'avait  pas  éteint  les  sympathies 
mutuelles.  Assurément  les  utopies  panslavistes  ne  trou- 
blaient pas  encore  les  cerveaux,  mais  la  réunion  de  tous 
les  Russes  sous  l'hégémonie  de  Moscou  était  déjà  l'idéal 
politique  des  grands  kniaz.  Les  deux  puissants  leviers  de 
1  orthodoxie  et  de  la  nationalité  leur  assuraient  d'avance 
des  avantages  considérables  sur  la  Pologne  catholique,  sur 
la  Litliuanie  en  passe  de  s'assimiler  à  la  Pologne.  Ivan  III, 
bien  au  fait  de  la  situation,  en  profitait  largement.  Il 
entretenait  des  intelligences  secrètes  dans  le  pays,  favori- 
^ait  les  rébellions,  attirait  vers  lui  les  mécontents,  et  pré- 
parait de  la  sorte,  avec  une  âpre  constance,  le  terrain  pour 
lavenir.  Aussitôt  après  la  mort  de  Casimir,  aux  menées 
souterraines  succédèrent  des  hostilités  ouvertes  :  le  khan 
de  Crimée  et  l'hospodar  de  Moldavie  reçurent  des  avis 
belliqueux;  les  armées  moscovites  firent  de  fréquentes 
incursions,  incendièrent  de  petites  villes  limitrophes  et 
s'emparèrent  de  quelques  forteresses. 

Le  grand-duc  Alexandre  n'était  pas  d'humeur  à  tirer 
1  épée,  ni  de  force  à  résister  aux  ennemis  conjurés  contre 
lui.  La  paix  avec  Moscou  lui  souriait  davantage.  Pour  l'ob- 
tenir dans  de  bonnes  conditions,  il  rêvait  un  mariage  avec 
une  fille  d'Ivan  III.  Le  rival  transformé  en  beau-père  eût 
servi  de  bouclier  contre  la  Moldavie  et  la  Crimée  ;  peut- 
être  eût-il  même  accordé  des  subsides  contre  les  Turcs.  Si 

16 


242  IVAN    111    1:T    SOI'IIIK    l' A  I.KOLOGUE. 

peu  fondées  que  lusscut  ces  espérances,  elles  n'en  fasci- 
nèrent pas  moins  le  pacifique  Alexandre,  qui  se  mit  à 
l'œuvre  immédiatement. 

Les  né{}ociations  matrimoniales  commencèrent  en  1492 
et  durèrent  plus  de  deux  ans,  sans  préjudice  des  opérations 
militaires.  Les  pans  ou  seigneurs  de  Litliuanie  furent  les 
premiers  à  faire  des  ouvertures  aux  boïars  de  Moscou. 
L'entrée  en  malièrc  ayant  réussi  à  souhait,  des  envoyés 
officiels  reprirent  l'affaire  vers  la  fin  de  la  même  année. 
Leurs  allures  se  resscntentdes  mœurs  de  l'époque  :  chargés 
d'annoncer  la  mort  de  Casimir  et  l'avènement  du  nouveau 
maître,  ils  n'abordèrent  la  question  délicate  du  mariage 
que  lorsque  le  vin  leur  eut  délié  la  langue.  Les  Moscovites, 
qui  n'avaient  pas  encore  vu  le  fond  de  leurs  verres, 
répondirent  sagement  que  mieux  valait  se  préoccuper  de 
la  paix.  A  la  vérité,  on  désirait  des  deux  côtés  la  fin  de  la 
guerre  et  même  l'alliance  matrimoniale  :  Alexandre  se 
sentait  militairement  inférieur;  Ivan  préférait  aux  batailles 
les  intrigues  et  les  pourparlers.  Si  le  grand  kniaz  montrait 
peu  d'empressement,  c'est  qu'il  prenait  position  pour  la 
lutte  diplomatique  imminente. 

Malgré  les  tracasseries  de  détail,  et  dans  l'espoir  de 
s'entendre,  une  ambassade  arriva  h  Moscou,  en  janvier 
1494.  Le  projet  de  mariage  fut  réservé  pour  la  fin;  les 
Moscovites  réclamèrent  la  priorité  en  faveur  des  questions 
politiques.  Si  animées  qu'elles  furent,  les  discussions  ne 
durèrent  pas  longtemps,  car  les  Lithuaniens  flécliirent  sur 
toute  la  ligne.  Ils  se  résignèrent  à  d'importantes  cessions 
territoriales  :  Viazma  passait  à  Ivan,  qui  bénéficiait  tout 
seul  des  rectifications  de  frontières.  Le  point  d'honneur 
fut  aussi  sacrifié,  et  le  titre  de  «  souverain  de  toute  la 
Russie  »  reconnu  au  Moscovite,  pourvu  qu'il  renonçât  aux 
prétentions  sur  Kiev,  berceau  sacré  de  la  nationalité  russe. 


LA    KENAISSANCE    A    MUSCOU.  243 

Dos  achcrsalres  si  concilianls  mériluicnl  de  devenir  des 
amis,  et  rien  n'empêchait  plus  leur  prince  de  se  porter 
;;cndre  d'IVan,  qui  ne  lui  oITVait  en  revanche  que  des  pro- 
iiHîsses  peu  coûteuses  de  pacification  avec  la  Crimcc  et  la 
Moldavie.  Le  2  février,  les  ambassadeurs  demandèrent, 
au  nom  de  leur  maître,  la  main  d'Hélène,  fille  aînée  du 
;;iand  kniaz,  «  afin,  disaient-ils,  de  contracter  une  amitié 
éternelle  et  une  alliance  de  famille  à  l'épreuve  des  siècles  i'  . 
formules,  hélas!  plus  pompeuses  que  véridiques.  La 
réponse  fut  naturellement  affirmative  et  pénétrée  d'une 
pieuse  soumission  aux  ordres  de  la  Providence.  Quatre 
jours  après,  le  G  février,  à  l'occasion  des  fiançailles,  les 
délégués  virent  Hélène  pour  la  première  fois.  La  veille, 
le  grand  kniaz  avait  stipulé  que  sa  fille  garderait  la  «  foi 
-rccquei),  et  qu'elle  n'aurait  à  souffrir,  en  matière  reli- 
gieuse, aucune  contrainte.  Les  Lithuaniens  jurèrent  sur 
leurs  tètes  qu  il  en  serait  ainsi. 

Bientôt  un  incident  de  mauvais  augure  révéla  la  portée 
de  cet  engagement.  Trop  heureux  de  voir  la  guerre  ter- 
minée, Alexandre  ratifia  tout  de  grand  cœur,  et  ne  se 
permit  qu'une  légère  addition  dans  la  pièce  relative  aux 
croyances  de  la  fiancée.  Si  Hélène,  ajoutait-il,  «  voulait 
spontanément  accepter  notre  foi  romaine,  elle  serait  libre 
de  le  faire  » .  Cette  restriction  se  heurta  contre  la  résistance 
énergique  des  Moscovites  envoyés  en  Litliuanie  pour 
échanger  les  chartes.  Ils  rejetèrent  avec  horreur  la  rédac- 
tion conciliante  d'Alexandre.  Force  fut  d'en  appeler  à 
Ivan  lui-même,  qui  se  montra  plus  inexorable  encore  que 
ses  ambassadeurs.  Le  Kremlin  n'admettait  ni  la  liberté  de 
conscience,  ni  le  prestige  fascinateur  de  la  vérité.  La  poli- 
tique renforçait  le  zèle  orthodoxe  d'Ivan.  Il  posa  donc 
impérieusement  son  dilemme  :  ou  rompre  le  mariage  ou 
supprimer  la  clause.   Alexandre    céda  de   nouveau   :  le 


2*> 


IVAIN    III    ET    SOPHIE    PALEOLOGUE. 


!2G  octobre  149  4,  il  slyna  de  sa  main  et  scella  de  ses  armes 
une  charte  conforme  aux  prétentions  moscovites  et  com- 
plètement vierge  de  la  clause  fatidique. 

Lorsque  ces  concessions  eurent  écarté  les  derniers 
obstacles,  les  ambassadeurs  lithuaniens  Olchanski  et  Zabe- 
rejski  vinrent  à  Moscou,  en  1495,  chercher  la  fiancée.  Les 
banquets  et  les  fêtes  n'empêchèrent  pas  Ivan  de  s'entourer 
de  perfides  précautions.  Il  demanda  la  répétition  du 
mariage  selon  le  rite  grec,  à  l'issue  de  la  cérémonie  latine, 
et  l'érection  à  Vilna  d'une  église  orthodoxe  à  côté  du 
palais  ducal  :  prétentions  arbitraires  qui  serviront  plus 
tard  de  griefs  et  de  récriminations.  En  guise  de  dot, 
Hélène  ne  reçut  que  des  ordres  sévères  sur  la  fréquenta- 
tion des  églises  grecques;  quant  aux  églises  latines,  tout 
au  plus  pourrait-on,  par  curiosité,  les  visiter  une  fois  ou 
deux.  Les  serviteurs  orthodoxes  de  la  fiancée  ne  devaient 
pas  se  presser  de  revenir  et  s'organiser  plutôt  à  Vilna  en 
cour  permanente.  Ivan  leur  octroya  des  instructions  minu- 
tieuses sur  les  préséances,  sur  les  vêtements,  sur  l'étiquette 
des  visites  et  des  repas  :  petit  chef-d'œuvre  de  bizarreries 
que  n'eût  pas  désavoué  un  mandarin  au  globule  rouge. 

Les  noces  furent  célébrées  en  grande  pompe  à  Vilna,  le 
18  janvier  1495.  Il  y  eut  d'abord  un  service  à  l'église 
orthodoxe.  Les  boiarines  dénouèrent  la  tresse  virginale 
d'Hélène,  ses  cheveux  flottèrent  librement  sur  ses  épaules; 
on  mit  sur  sa  tête  la  hika  avec  le  voile,  coiffure  des 
mariées;  les  assistants  répandirent  sur  elle  du  houblon,  et 
le  pope  la  bénit  avec  la  croix.  Le  cortège  se  rendit  ensuite 
à  l'église  cathédrale  de  Saint-Stanislas,  où  la  bénédiction 
nuptiale  fut  donnée,  selon  le  rite  latin,  par  l'évêque  de 
Vilna,  Adalbert  Thabor.  Au  grand  scandale  des  Moscovites, 
le  pope  put  à  peine  murmurer  ses  prières  orthodoxes; 
mêmes  difficultés  pour  tenir  la  couronne  au-dessus  de  la 


LA    RENAISSANCE   A    MOSCOU.  245 

fiancée,  pour  boire  les  yorgées  traditionnelles  de  vin  et 
louler  ensuite  la  bouteille  aux  pieds.  Enfin,  le  jour  suivant, 
chose  inouïe!  les  jeunes  mariés  n'allèrent  pas  se  purifier 
dans  un  bain. 

l'our  riionneur  ilu  loyer  domestique,  il  convient  de  sup- 
|u)scr  que  la  lune  de  miel  du  couple  ducal  survécut  aux 
iVoissements  mutuels  entre  le  beau-père  et  le  gendre, 
("cux-ci  suivirent  de  bien  près  la  solennité  du  mariage. 

A  la  vérité,  les  sacrifices  d'Alexandre  méritaient  des 
regrets;  mais  Ivan,  pourquoi  n'eût-il  pas  été  satisfait?  Des 
territoires  annexés  presque  sans  coup  férir,  une  ortlio- 
(loxe  sur  le  trône  de  Guédimine,  un  puissant  et  nouveau 
lien  avec  les  Russes  de  Lithuanie,  n'étaient-ce  pas  des 
résultats  brillants  obtenus  à  peu  de  frais?  Mais  le  petit-fils 
de  Kalita  s'inspirait  d'une  théorie  qui  ouvrait  à  son  ambi- 
tion des  horizons  autrement  vastes.  Dans  l'immense  plaine 
ondulée  des  Karpathes  à  l'Oural,  de  la  Baltique  à  la  mer 
Noire,  sans  tenir  compte  de  la  politique  et  ne  s'appuyant 
que  sur  la  nationalité,  Ivan  distinguait  trois  espèces  de 
«  terres  »  :  des  terres  polonaises,  des  terres  lithuaniennes 
et  des  terres  russes.  Les  origines  ethniques  constituaient, 
d'après  lui,  les  limites  naturelles  des  trois  États,  et  des 
limites  qui  devaient  être  absolument  rétablies.  Or,  la 
Lithuanie  n'entendait  pas  renoncer  à  ses  conquêtes  sur 
les  Russes.  Ivan  lui  en  voulait  mortellement  de  cette  résis- 
tance, proclamait  tout  haut  ses  droits  sur  l'héritage  pater- 
nel, et  ne  convoitait  rien  moins  que  Kiev  et  Smolensk.  Il 
est  curieux  de  constater  ici  les  premières  revendications 
officielles  de  la  Russie.  Ce  n'était  encore  que  du  panrus- 
ii'sme,  car  la  Pologne  et  la  Lithuanie  proprement  dite  res- 
taient intactes;  à  plus  tard  le  panslavisme. 

Cette  disposition  d'esprit  d'Ivan  se  traduisait,  à  l'endroit 
de  la  trêve,  par  des  chicanes  continuelles.  On  eût  dit  que 


2.V6  IVAN    III    ET    SOPHIE   PALEOLOGUE. 

le  traité  de  1495  n'obligeait  que  le  plus  faible  des  con- 
tractants, tandis  que  le  plus  fort  poursuivrait  ses  annexions 
sans  désormais  craindre  de  guerre.  En  fait,  le  mariage 
n'avait  pas  modifié  la  situation  :  le  partage  ethnique  des 
j)rovinces  restait  à  l'état  de  chimère,  les  contestations  de 
détail  suivaient  leur  cours,  les  alliances  ne  se  déplaçaient 
;;uère,  le  khan  de  Crimée  et  l'hospodar  de  Moldavie  ne 
désarmaient  point.  Une  occasion  quelconque  pouvait  faire 
éclater  au  dehors  l'hostilité  latente.  Libre  à  Ivan  de  la 
provoquer,  car  il  s'était  ménagé  un  spécieu.v  prétexte  d'in-  \ 
tervenir  à  son  gré  dans  les  affaires  de  son  gendre.  On  se 
rappelle  que,  renchérissant  sur  les  clauses  du  traité,  il 
avait  exigé,  après  les  fiançailles,  de  nouvelles  sauvegardes 
pour  la  foi  d'Hélène.  Alexandre  ne  les  accordait  pas,  et  le 
champion  de  l'orthodoxie  se  promettait  bien  d'exploiter 
ce  refus  en  tous  points  légitime  '. 

Le  cas  était  d'ailleurs  embarrassant  et  délicat.  Catho- 
lique du  rite  romain,  le  grand-duc  avait  épousé  une  ortho- 
doxe du  rite  grec.  Cette  cause  majeure  n'avait  pas  été 
portée,  comme  elle  aurait  dû  l'être,  au  tribunal  du  Pape; 
peut-être  aussi  les  conditions  nécessaires  n'avaient-elles 
pas  été  posées  assez  nettement.  Toujours  est-il  qu'Alexandre 
en  ressentit  de  violents  scrupules  :  après  cinq  ans  de 
mariage,  il  songea  à  se  mettre  en  règle. 

L'ambassade  d'Érasme  Ciolek  à  Rome  en  fournit  l'occa- 
sion opportune.  Secrétaire  du  grand-duc  et  chanoine  de 
Vilna,  plus  connu  sous  le  nom  latinisé  de  Vitellius,  il  s'en 
allait  tardivement  faire  hommage  d'obédience,  au  nom  de 
son  maître,  pour  la  Lithuanie.  Le  1 1  mars  1501,  il  fit  son 
entrée  d'étiquette  dans  la  Ville  éternelle,  ayant  à  sa  droite 
le  despote  André,  frère  de  Sophie  Paléologue,  et  à  sa 

'  Sbornik  roussk.  ist.  <ô.,  t.  XXXV,  p.  72  à  300.  Les  divisions  d'Ivan  en 
terres  russes,  polonaises  et  lithuaniennes,  p.  460. 


LA    IIKNAISSANCE    A    MOSCOU.  2 17 

;;;uichc  le  {jouvcrnciir  de  liomc,  l'raiiccsco  Hcinolino.  Le 
(«trtè^cî  (le  rambassadenr,  où  (i{]ur;>ieiil  (Jou/e  cavaliers  et 
douze  enfants  en  costumes  nationaux,  excitait,  paraît-il, 
la  curiosité.  Le  pape  Alexandre  VI,  pour  ne  pas  se  priver 
du  spectacle,  se  rendit  dans  une  maison  particulière,  et 
«  (»ntempla  à  son  aise  la  brillante  cavalcade  à  travers  les 
jalousies  d'une  fenêtre.  En  dépit  de  l'usage,  il  n'y  eut  pas 
t\c  consistoire  public,  car  le  Pape,  dit  naïvement  Bur 
("liard,  ne  voulait  pas  se  donner  la  peine  de  préparer  une 
K'ponse. 

L'affaire  du  mariage  fut  abordée  avec  précaution, 
lùasme  exposa  le  fait,  ignoré  à  Rome,  de  la  disparité  des 
cultes,  avoua  qu'un  serment  interdisait  la  contrainte  et 
(|ue  la  persuasion  n'aAait  pas  de  prise  sur  la  grande-du- 
chesse ;  il  prétendit  même  que  la  liberté  était  garantie  au 
<'as  d'une  conversion  spontanée,  quoique  cette  clause  eût 
«té  formellement  révoquée.  Le  Pape  prit  la  chose  de  haut, 
infligea  un  blâme  vigoureux  à  Alexandre,  le  délia  de  son 
serment  et  le  mit  en  face  de  cette  alternative  :  conversion 
J  Hélène  ou  séparation.  Dans  une  lettre  adressée  à  l'évêque 
de  Vilna,  il  inculquait  les  mêmes  avis  et  enjoignait  de 
1  ecourir  aux  moyens  extrêmes  :  Que  le  grand-duc,  disait- 
il,  chasse  de  son  lit  et  de  sa  maison  l'épouse  récalcitrante 
et  que  la  dot  soit  confisquée. 

Le  langage  pontifical  peut,  à  bon  droit,  paraître  sévère 
à  l'excès.  Il  ne  comporte  qu'une  seule  explication  plau- 
sible :  à  tort  ou  à  raison,  le  Pape  aura  supposé  que,  loin 
d'être  de  bonne  foi,  Hélène  résistait  plutôt  par  pure  obsti- 
nation. Autrement  les  mesures  de  rigueur,  en  l'absence 
d'une  conviction,  n'auraient  pas  de  raison  d'être  suffisante. 
Quels  étaient,  se  demandera-t-on,  les  vrais  sentiments 
d'Hélène?  Deux  influences  contraires  se  disputaient  l'em- 
pire sur  elle.  La  cour  lithuanienne  désirait  la  voir  catho- 


248  IVAiN    m    ET    SOI'lllE    l' Al.EOLOGUE. 

lique,  (les  évéques  et  des  moines  lui  offraient  dans  ce  but 
l'appui  de  leurs  lumières.  D'autre  part,  Ivan,  toujours  en 
garde  contre  le  prosélytisme,  s'épanchait  en  paroles  de  feu  : 
«  Plutôt  la  mort,  écrivait-il  à  sa  fille,  que  l'apostasie  »  , 
€t  il  fulminait  d'avance  des  anathèmes,  auxquels  Sophie 
Paléologue  joignait  ses  exhortations  maternelles.  Qu'on  se 
figure  les  angoisses  d'Hélène  au  milieu  de  ces  conflits! 
Toute  dévouée  à  l'orthodoxie  orientale,  elle  ne  consentit 
jamais  à  se  dire  persécutée  à  cause  de  sa  foi,  malgré  les 
efforts  d'Ivan  pour  lui  extorquer  cet  aveu.  Dans  ses  lettres 
les  plus  secrètes,  elle  affirme  n'avoir  jamais  subi  aucune 
contrainte  ;  tout  au  plus  la  redoutait-elle  après  la  mort  de 
son  époux. 

Nous  avons  devancé  quelque  peu  les  événements  afin  de 
ne  pas  interrompre  brusquement  le  récit.  Les  négociations 
avec  Rome  s'engageaient  en  1501,  que  déjà,  depuis  deux 
ans,  Alexandreetlvanse  faisaientla  guerre.  Leurs  querelles 
devaient  fatalement  aboutir  à  une  collision  sanglante. 
Lorsqu'il  eut  épié  le  moment  favorable,  renforcé  par  les 
princes  de  Tchernigov-Séversk,  le  grand  kniaz  ressentit 
un  nouvel  élan  d'apostolat  irrésistible.  Sous  prétexte  de 
défendre  la  cause  sacrée  de  la  foi,  il  reprit  à  l'improviste 
ses  incursions  en  Lithuanie  :  telle  fut  sa  déclaration  de 

y         guerre. 

^  Au  point  de  vue  militaire,  cette  campagne  ne  présente 

qu'un  intérêt  médiocre.  Le  seul  fait  marquant  fut  la  bril- 
lante victoire  des  Moscovites  à  Védrocha,  le  14  juillet  1500. 
Ils  jonchèrent  de  cadavres  le  champ  de  bataille  et  firent 
de  nombreux  prisonniers,  parmi  lesquels  le  prince  Con- 
stantin d'Ostrog,  le  Scipion  slave  de  l'époque.  Par  contre, 
en  1502,  les  vainqueurs  assiégèrent  en  vain  la  forteresse 
de  Smolensk  ;  ils  durent  renoncer  à  l'espoir  de  la  prendre. 
Encore  moins  de  succès  eurent-ils  dans  le  Nord,  où  les 


1-A    IlENAISSAiNCE    A    MOSCOU.  24» 

liivoniens,  alliés  d  Alexandre,  leur  firent  rudement  expier 
;\  Pskov  et  à  Izborsk  (juclques  avanta{;es  éphémères. 

En  deliors  de  ces  faits  d'armes,  la  guerre  dégénérait  en 
esrarmouclics.  Le  besoin  de  la  |)aix  se  faisait  de  plus  en 
plus  sentir.  Les  provinces  limitrophes,  sans  cesse  exposées 
;ui  pillage,  la  demandaient  à  grands  cris;  Alexandre  lui- 
même  la  désirait  vivement.  Les  suffrages  des  Polonais 
I  avaient  ap[)elé,  en  1501,  sur  le  trône  vacant  par  la  mort 
de  son  frère  Jean-Albert.  Les  temps  de  Casimir  revivaient 
ainsi,  la  Pologne  et  la  Lithuanie  se  réunissaient  sous  le 
même  sceptre,  mais  l'ardeur  guerrière  des  peuples  ne  se 
«(■veillait  pas.  D'ailleurs,  le  Pape  renouvelait  ses  instances 
])our  la  conversion  d'Hélène,  le  clergé  polonais  se  révoltait 
à  la  seule  idée  d'une  reine  orthodoxe,  les  magnats  n'ad- 
mettaient pas  qu'elle  fût  couronnée.  Malgré  ces  griefs, 
c'est  bien  sur  elle  que  se  reportèrent  tous  les  regards, 
sitôt  qu'il  s'agit  de  trouverun  intermédiaire  pour  conclure 
3a  paix. 

Hélène  entra  bien  dans  son  rôle  conciliateur.  Elle  tailla 
sa  plume  et  écrivit  de  prolixes  messages  à  son  père,  à  sa 
mère,  à  ses  frères  :  épanchements  naïfs  d'une  Moscovite 
au  cœur  affectueux,  mais  rudement  dressé  aux  affections 
de  famille.  Toutefois,  les  calculs  des  Polonais  portèrent  à 
faux.  Ivan  aurait  cru  déroger  à  sa  dignité  en  traitant  avec 
une  femme,  fût-ce  même  sa  propre  fille.  Il  déclina  cette 
intervention  et  répondit  par  ses  formules  favorites  sur  les 
vexations  des  orthodoxes. 

Les  propositions  avantageuses  de  paix  le  trouvèrent 
plus  accessible.  Le  pape  Alexandre  VI,  cédant  à  d'autres 
inspirations,  y  intervint  aussi.  Vers  la  fin  de  l'année  15,00, 
l'idée  d'une  croisade  générale  contre  les  Turcs  avait  été 
reprise  à  Rome,  et  le  18  novembre,  le  cardinal  Isuaglias, 
archevêque  de  Reggio,  qui  devait  se  rendre  à  Venise,  en 


250  IVAN    m    ET    SOPHIE    l' ALEO J.UGUR. 

Hoiifjrie,  Polo{;nc  et  Bohême,  reçut  des  instructions  en 
conséquence.  Il  avait,  en  outre,  un  bref  pontifical  à  faire 
parvenir  au  grand  kniaz  de  Moscou  :  Alexandre  VI  pressait 
Ivan  III  de  se  réconcilier  avec  la  Pologne,  qui  pourrait 
alors,  en  toute  sécurité,  se  tourner  contre  les  Turcs,  et 
d'entrer  lui-même  dans  la  ligue.  Le  cardinal-légat  choisit 
le  roi  de  Hongrie  Wladyslaw^  pour  intermédiaire,  et  celui- 
ci  envoya  à  Moscou,  en  décembre  1502,  un  délégué  spé- 
cial, Sigismond  Santaï,  accompagné  d'un  chapelain  nommé 
Dietrich,  auquel  un  accident  fortuit  fit  échoir  le  beau  rôle. 
La  veille  du  jour  destiné  pour  l'audience,  Santaï  fit  de  si 
copieuses  libations  et  se  réduisit  à  un  si  misérable  état 
qu'il  dut  être  remplacé  par  son  collègue.  A  l'issue  des 
négociations,  qui  ne  présentèrent  rien  de  marquant,  le 
grand  kniaz  se  déclara  tout  prêt  à  faire  la  guerre  contre 
les  Turcs  et  la  paix  avec  les  Polonais.  La  velléité  de  croi- 
sade, il  fallait  s'y  attendre,  resta  lettre  morte,  mais  les 
pourparlers  avec  Alexandre  furent  repris^  et  ses  ambassa- 
deurs vinrent  à  Moscou  traiter  la  paix.  Lorsqu'il  eut 
obtenu  de  larges  concessions,  Ivan  signa  une  trêve  de 
six  ans,  du  25  mars  1503  au  25  mars  1509.  Moscou  gar- 
dait ses  récentes  conquêtes  et  acquérait  en  outre  un  grand 
nombre  de  villes,  de  bourgs  et  de  villages.  Fidèle  à  son 
système,  Ivan  revint  encore  sur  les  questions  religieuses. 
Il  exigeait  de  nouvelles  garanties  pour  la  foi  d'Hélène  :  les 
simples  promesses  ne  suffisaient  pas;  il  lui  fallait  des 
chartes  signées  par  le  roi  et  les  évêques  de  Pologne. 
Alexandre  essaya  de  se  soustraire  à  ces  formalités  gênantes 
par  un  autre  moyen  :  il  proposa  d'envoyer  des  deux  côtés 
des  ambassadeurs  à  Rome.  Ivan  refusa  net,  et  la  question 
resta  ouverte.  Du  reste,  la  trêve  elle-même  n'était  qu'ap- 
parente ;  le  Kremlin  conseillait  en  secret  au  khan  de 
Grimée  de  reprendre  les  hostilités  contre  la  Lithuanie. 


LA    llEiNAISSA.NCK    A    MOSCOU.  Î3I 

Los  doléances  inosco\itcs,  en  se  renouvelant,  loin  de 
calmer  les  scrnpules  d'Alcxamlre,  ne  faisaient  (|uc  les 
exciter  davantajje.  En  1505,  il  confia  ses  peines  à  Jules  II, 
successeur  de  Pie  III  sur  le  trône  pontifical.  I.a  réponse 
romaine  du  22  août  do  la  même  année  passe  chez  quelques 
historiens  pour  une  ratification  absolue  du  nîaria{je  royal. 
Evidemment,  ils  n'ont  pas  saisi  le  latin  de  Jules  II,  qui 
marche  fidèlement  sur  les  brisées  d'Alexandre  VI.  Le  Pape 
n'accorde  la  dispense  que  sur  le  rite,  avec  la  condition 
expresse  qu'Hélène  se  conformerait  au  concile  de  Flo- 
rence; c'est-à-dire  il  approuve  le  mariage  d'un  catholique 
du  rite  latin  avec  une  femme  du  rite  grec,  pourvu  que 
celle-ci  professe  les  mêmes  dogmes  catholiques.  Si  tel 
n'est  point  le  cas,  la  dispense  est  déclarée  d'avance  nulle 
et  non  avenue.  Or  c'était  précisément  le  concile  de  Flo- 
rence et  les  doctrines  catholiques  qu'Hélène  refusait  d'ad- 
mettre :  elle  tenait  non  seulement  à  son  rite  grec,  mais 
aussi  à  sa  foi  orthodoxe.  Le  bref  de  Jules  II  n'a  donc  en 
rien  modifié  la  situation  :  Alexandre  ne  voulait  pas  rompre 
avec  Hélène,  et  il  ne  réussissait  pas  à  la  convertir.  Nous  ne 
saurions  dire  dans  quelle  mesure  il  a  ultérieurement 
obtempéré  aux  ordres  pontificaux.  Il  est  certain  qu'il  expira, 
le  19  août  1506,  dans  les  bras  de  son  épouse,  qui  lui  était 
sincèrement  attachée. 

Hélène  resta  jusqu'à  la  fin  fidèle  à  ses  croyances .  Ardente 
protectrice  de  ses  coreligionnaires  du  vivant  de  son  mari, 
elle  dut  ensuite  tempérer  son  zèle,  et  songea  même  à  se 
retirer  à  Moscou.  La  mort  la  surprit  à  Vilna,  dans  les  der- 
niers jours  de  janvier  1513  ^ 

Ainsi  le  mariage  qui  devait  unir  la  maison  de  Guédi- 

'  Theinkh,  Vet.  Mon.  PoL,  t.  IL  p.  277  à  290,  n»'  299,  309  à  312.  — 
BcRCHARD,  t.  III,  p.  120  à  124.  —  Magaire,  t.  IX,  p.  84  à  161.  —  Fessler, 
t.  III,  p.  270.  —  OuLiAMTSKi,  p.  209. 


252  IVA^    m    ET    SOPHIE   PALÉOLOGUE. 

mine  à  celle  de  Vladimir  et  rétablir  la  paix  parmi  les 
Slaves  ne  servit  qu'à  porter  le  trouble  dans  le  foyer 
d'Alexandre  et  qu'à  fournir  à  Ivan  des  prétextes  spécieux 
de  guerre.  La  politique  resta  en  dehors  des  sentiments. 
Avant  comme  après  1  hyménée  de  sa  fille,  Ivan  ne  cessa 
d'aspirer  à  la  réunion  de  toutes  les  «  terres  russes  n  sous 
le  sceptre  de  Moscou,  invoquant  à  cet  effet  le  principe 
encore  peu  en  usage  de  nationalité.  Alexandre  ne  voulut 
jamais,  si  ce  n'est  forcé  par  les  armes,  renoncer  aux  con- 
quêtes de  ses  ancêtres.  L'avenir  se  réservait  de  résoudre 
ces  questions  brillantes  dans  les  conseils  des  souverains  et 
sur  les  champs  de  bataille,  au  milieu  des  intrigues  et  dans 
des  flots  de  sang  slave. 

Ce  fut  la  question  d'Orient  qui  remit  les  Papes  en  con- 
tact direct  avec  Moscou.  Fatigué  de  la  lutte,  Wladyslaw 
s'était  résigné,  le  20  août  1503,  à  une  trêve  de  sept  ans 
avec  les  Turcs.  Dix  jours  auparavant,  la  république  de 
Saint-Marc  avait  aussi  accepté  une  paix  plutôt  utile  que 
glorieuse.  La  défection  des  Hongrois  et  des  Vénitiens  pri- 
vait la  cause  chrétienne  des  deux  auxiliaires  plus  menacés 
par  le  Croissant.  Ceux  qui  se  croyaient  à  l'abri  d'une 
attaque  montraient  encore  plus  de  mollesse.  Mais  bientôt 
la  voix  des  événements  vint  troubler  cette  sécurité  trom- 
peuse. Un  pontife,  ami  des  arts  et  partisan  de  la  paix,  se 
vit  obligé  de  prêcher  la  guerre  sainte.  Des  renseignements 
optimistes  sur  Moscou,  excitant  son  ardeur,  lui  inspiraient 
des  espérances. 


LIVRE    m 

LES    PAPES    MÉDICIS    ET    VASILI    III 


CHAPITRE    I 

PISO,    SCIIOENBERG,    FERRERI 

15l:M5-2l 


Léon  X  et  l'état  de  l'Italie.  —  La  question  turque.  —  Optimisme  du  Pape 
à  l'endroit  de  Moscou.  —  Souvenirs  personnels.  —  Traditions  du  Dane- 
mark. —  Opinion  de  Ciolek.  —  Le  Raphaël  du  palais  Pitti.  —  Politiqur- 
du  Pape.  —  La  paix  dans  le  Nord.  —  Sympathies  polonaises.  —  Point 
de  vue  national  du  roi  Sigismond.  —  Le  grand  kniaz  Vasili,  ami  des 
Turcs,  hostile  à  la  Pologne.  —  Le  secret  de  la  situation  ignoré  du  Saint- 
Siège.  —  La  croisade  au  concile  de  Latran.  —  Campagne  diplomatique. 

—  Les  rapports  avec  Moscou  confiés  au  cardinal  Erdôd.  —  Appréhensions 
du  roi  de  Pologne.  —  Revirement.  —  Jacques  Piso  destiné  pour  Moscou. 

—  La  bataille  du  8  septembre  1514. —  La  mission  de  Piso  contremandée. 

—  Victoire  stérile  en  conséquences.  —  Messe  d'actions  de  grâces  au 
Vatican.  —  Terreur  inspirée  par  les  Turcs.  —  Mémoire  de  Léon  X.  — 
Proclamation  de  la  trêve  de  cinq  ans.  —  Mission  de  Nicolas  Schœnberg 
dans  le  Nord.  —  Sa  consigne.  —  Sigismond  accepte  la  trêve  de  cinq  ans 
et  l'intervention  du  Pape  à  Moscou.  —  Le  Père  Nicolas  à  K.œnigsl)erg.  — 
Albert  de  Brandebourg.  —  Dietrich  Schœnberg.  —  Son  caractère.  — 
fies  combinaisons  pour  Moscou.  —  Voyage  de  1517.  —  Réponse  de 
Vasili.  —  Promesses  de  Léon  X.  —  Second  voyage  de  Dietrich  en  1518. 

—  Réponse  décevante  de  Vasili.  —  Troisième  voyage  en  1519.  —  Der- 
nière réponse  donnée  à  Kœnigsberg.  —  Vasili  inébranlable  dans  la  "  foi 
grecque  »  .  —  Concessions.  —  Revirement  en  Pologne.  —  Le  Roi  s'oppose 
au  départ  de  Nicolas  Schcenberg  pour  Moscou.  —  Vrai  motif  de  l'oppo- 
sition. —  Trêve  du  31  décembre  1518.  —  Espérances  du  Père  Nicolas.  — 
Illusions  de  Dietïich.  —  Les  Grecs  du  Kremlin.  —  Envoi  d'un  messager 


25V  LES    PAPES   MEDICIS    Eï   VASILI    III. 

ponlififal  à  Moscou  demandé  par  Sigismond.  —  Conditions.  —  Cotnité 
cardinalice.  —  Discours  de  Ciolek.  —  Décisions  du  comité.  —  L'évêtjue 
de  Castellamare  refuse  la  mission.  —  Zaccharie  Ferrcri.  —  Giovanni 
Tedaldi.  —  Leur  séjour  li  Venise.  —  Scène  touchante  au  collège.  —  Revi- 
rement en  Polojjnc.  — '■  Sigismond  s'oppose  au  voyage  de  Feneri  à  Moscou. 
—  Allures  pacifiques  des  Russes.  —  Vrai  motif  de  l'opposition  royale.  — 
Travaux  de  l'crreri  en  l'ologne.  —  Trêve  entre  Sigismond  et  Albert  de 
Brandebourg.  —  Léon  X  reste  fidèle  à  l'optimisme. 


Le  nom  de  Léon  X,  comme  celui  de  Périclès  ou  d'Au- 
guste, évoque  la  vision  d'un  siècle  brillant  et  artistique. 
Couronné  de  la  tiare  pontificale,  un  Médicis,  un  fils 
du  Magnifique,  un  disciple  des  Chalcondyle,  des  Marsiglio 
Ficino,  des  Pic  de  la  Mirandole,  des  Politien,  ne  pouvait 
être  qu'un  protecteur  éclairé  des  lettres,  des  sciences  et 
des  arts.  Mais  tandis  que  Piaphaël  et  Michel-Ange  animaient 
les  toiles  et  le  marbre,  que  Sadolet  et  Bembo  rivalisaient 
d'élép^ance  classique,  que  Rome  entière  se  livrait  aux  jouis- 
sances raffinées  de  l'esprit,  l'Italie  restait  une  proie  ardem- 
ment convoitée  par  des  princes  étrangers,  une  furieuse 
tempête  soulevée  par  Luther  se  déchaînait  en  Allemagne, 
et  le  Grand  Turc,  fier  de  ses  conquêtes,  marchait  vers 
l'apogée  de  la  gloire  ottomane. 

La  Rélbrme  n'atteignit  pas  les  Moscovites.  Ils  ne  prirent 
aucune  part  aux  luttes  gigantesques  de  Charles-Quint  avec 
François  I",  et  les  efforts  de  Léon  X  pour  empêcher  «  la  tête 
et  la  queue  »  de  l'Italie  de  tomber  dans  les  mêmes  mains 
leur  restèrent  probablement  inconnus.  La  politique  mili- 
tante de  l'Europe  ne  les  avait  pas  encore  suffisamment  en- 
vahis pour  qu'ils  pussent  se  mêler  à  ces  événements  ou  bien 
s'en  ressentir.  Une  autre  question  plus  vaste  que  les  pré- 
cédentes, partant  de  Rome  et  se  ramifiant  jusqu'au  fond 
de  l'Asie,  mettait  les  Russes  en  contact  avec  l'Occident. 
Au  commencement  du  seizième  siècle,  le  nom  des  Turcs 
inspirait  encore  aux  chrétiens  une  indicible  terreur.  Les 


l'iso,  S(:ii()i:.\i!i:iu;,  rEKREi\i.  2:>r> 

<  lii()iii(|iics  c'oiilomporamcs  en  louiiiisscnt  la  preuve.  A  un 
iiiiiemi  si  redoutable  on  ne  croyait  jamais  avoir  assez 
(I  armées  à  opposer,  et  les  alliés,  {l'où  qu'ils  vinssent, 
claient  é(jaleinent  les  bienvenus.  Les  Russes  jtassaient  j)our 
(k's  auxiliaires  désirables.  A  Home,  on  comptait  sur  leur 
(oncours  peut-être  plus  qu'ailleurs;  toujours  est-il  que  ce 
lurent  les  projets  de  ligue  antiottomane  qui  rapprochèrent 
Léon  X  du  grand  kniaz  Vasili  III. 

L'idée  d'une  semblable  coalition  n'était  en  elle-même 
1  ion  moins  que  neuve.  Depuis  longtemps,  en  Europe  et  en 
Asie,  les  Papes  s'efforçaient  de  rallier  les  peuples  —  n'im- 
porte qu'ils  fussent  unis  à  l'Église  romaine  ou  séparés  d'elle 
—  à  l'alliance  contre  les  Turcs.  Des  démarches  dans  ce 
sens  avaient  déjà  été  tentées  auprès  des  Russes  ;  elles  ren- 
traient dans  la  politique  générale  des  Papes.  Il  n'en  est 
pas  moins  curieux  de  remonter  jusqu'aux  circonstances 
très  spéciales  qui  donnent  à  ces  négociations  une  physio- 
nomie à  part. 

Léon  X  ne  cachait  pas  son  optimisme  à  l'endroit  de 
Moscou.  Encore  jeune  cardinal,  admis  à  la  cour 
d'Alexandre  VI,  il  avait  été  témoin  d'un  événement  qui 
lui  avait  laissé  un  souvenir  impérissable  :  des  ambas- 
sadeurs russes,  probablement  Rhalev  et  Karatchiarov , 
s'étaient  présentés  au  Vatican  au  nom  et  de  la  part  du 
grand  kniaz  Ivan  III.  Léon  X  était  persuadé  qu'ils  avaient 
annoncé  au  Pape  la  soumission  de  leur  maître  et  son  inten- 
tion d'embrasser  la  foi  romaine.  Gomment  pareille  con- 
viction a-t-elle  pu  se  former  dans  l'esprit  d'un  homme  qui 
ne  manquait  certes  pas  de  tact  et  de  pénétration?  A-t-il  été 
victime  de  ses  propres  illusions,  ou  bien  les  Russes,  mar- 
chant sur  les  traces  des  Volpe  et  des  Gislardi,  ont-ils 
donné  des  assurances  exagérées?  Le  fait  est  que,  bien  des 
années  après,  LéonX  restait  encore  fidèle  à  ses  premières 


256  LES    PAPES    MEDICIS    ET   VASILI    III. 

impressions.  Sous  leur  magique  influence,  il  supposait  avec 
une  Facilité  incroyable  que  Vasili  partageait  les  opinions 
'M-aluitement  prêtées  à  son  père  Ivan  III,  et  il  se  berçait 
des  plus  fallacieuses  espérances. 

Des  hommes  autorisés  l'encourageaient  dans  cette  voie. 
Se  complaire  dans  les  plus  chimériques  combinaisons  au 
sujet  de  Moscou  et  en  propager  discrètement  la  nouvelle 
était  de  tradition  dans  la  maison  royale  de  Danemark. 
Dès  1506,  le  roi  Jean  annonçait  à  son  neveu  Jacques  IV, 
roi  d'Ecosse,  que  c'était  surtout  pour  travailler  à  l'union 
des  Églises  qu'il  avait  conclu  l'alliance  avec  le  grand  kniaz. 
Cette  rumeur  se  répandit  en  France,  en  Allemagne,  et 
parvint  jusqu'à  Rome.  Six  ans  après,  lorsque  Jules  II  con- 
voqua le  concile  de  Latran,  le  roi  de  Danemark  hasarda 
quelques  démarches  pour  que  Vasili  s'y  fît  représenter.  La 
mort  l'empêcha  de  donner  suite  à  des  projets  que  son  fils 
Ghristlern  II  reprit  en  sous-œuvre.  Un  ambassadeur  fut 
dépêché  à  Moscou  en  1513.  Il  devait  renouveler  les  offres 
de  service  pour  l'établissement  de  bonnes  relations  entre 
le  Kremlin  et  le  Vatican.  Dévoué  encore  au  Saint-Siège, 
Christiern  crut  pouvoir  ensuite  donner  à  Léon  X  des  ren- 
seignements qui  s'accordaient  en  tous  points  avec  les 
espérances  du  pontife.  De  la  part  de  Vasili,  en  vain  cher- 
cherait-on une  manifestation  sérieuse  qui  eût  légitimé  ces 
empiétements  téméraires  sur  l'avenir.  C'est  à  se  demander 
si,  à  Copenhague  comme  à  Rome,  des  intermédiaires 
complaisants  n'ont  pas  atténué  les  obstacles  et  représente 
l'état  des  choses  au  gré  des  interlocuteurs'. 

Du  reste,  les  Danois  n'étaient  pas  les  seuls  à  tenir  ce 
lanp^age.  Pour  ne  rien  dire  ici  d'Albert  de  Brandebourg, 
qui  reparaîtra  plus  bas,  Ciolek,  évêque  de  Plock  et  ambas- 

i  Acta  Tomic,  t.  V,  p.  188.  —  Becker,  p.  C7J 


IMSO,    SCHOKNBERG,   rEURERI.  257 

<.i(leiir  du  roi  Sigismond,  abondait  dans  le  même  sens.  A 
tilie  de  Polonais,  le  soupçon  de  partialité  envers  les 
lîiisses  ne  l'allei^jnait  pas;  dignitaire  de  I  l'jjlise,  intéressé 
au  salut  des  âmes,  son  avis  n'en  avait  que  plus  de  poids. 
Il  est  vrai  que  la  contre-partie  ne  se  faisait  pas  désirer  : 
SCS  compatriotes  se  gardaient  bien  de  le  sonlenir,  et  son 
niaitre  le  désavouait  formellement.  Pareilles  dixergences 
eussent  rendu  tout  autre  plus  scepti(|ue,  mais  elles 
n  étaient  pas  faites  pour  impressionner  Léon  X,  Les  illu- 
sions ne  manquaient  pas  de  charme  aux  yeux  d'un  P;ipe, 
épris  d'un  classique  idéal,  et  qui  eût  préféré  les  douceurs 
de  la  paix  aux  soucis  d'une  politique  belliqueuse.  Les 
contemporains  l'attestent,  et  le  pinceau  de  Raphaël  l'a 
exprimé  merveilleusement  dans  le  superbe  portrait  du 
palais  Pitti  :  Léon  X  vient  d'examiner  un  riche  et  élégant 
bréviaire,  ses  mains  blanches  et  potelées  re|)osent  sur  la 
table;  à  ses  côtés  deux  proches  parents,  dont  l'un  sera  le 
pape  Clément  VIL  Sa  figure  grasse,  épanouie,  aux  yeux 
à  fleur  de  tête,  exprime  la  sereine  satisfaction  du  connais- 
seur qui,  entouré  d'intimes,  a  contemplé  un  petit  chef- 
d  œuvre.  Dans  ses  traits  arrondis,  rien  n'accuse  la  vigueur 
ou  la  force.  C'est  le  type  du  Mécène  qui  se  complaît  dans 
le  calme  et  trouve  sa  jouissance  dans  le  beau. 

Les  renseignements  favorables  du  dehors  trouvaient 
ainsi  dans  l'esprit  du  Pape  des  dispositions  analogues.  Il 
y  avait,  en  outre,  un  motif  politique  qui  lui  faisait  dési- 
rer le  rapprochement  avec  la  Russie.  A  certains  moments, 
la  préoccupation  dominante  de  Léon  X  a  été  la  croisade 
contre  les  Turcs,  et  le  chef  qu'il  voulait  lui  donner  était  le 
roi  de  Pologne,  Sigismond  I".  Or,  celui-ci  ne  pouvait 
entreprendre  une  guerre  lointaine  sans  avoir  auparavant 
conclu  une  paix  durable  avec  ses  voisins.  Aussi  le  Pape 
a-t-il  constamment  cherché  à  le  réconcilier  avec  les  deux 

il 


258  I.ES    PAPES    MEDICIS    ET    VASILI    III. 

ennemis  qui  menaçaient  ses  frontières,  le  grand  maître 
de  l'ordre  Teutonique  et  le  grand  kniaz  de  Moscou.  La 
Prusse  de  Frédéric  II,  l'Allemagne  du  prince  Bismarck, 
n'étaient  encore  qu'à  l'état  d'embryon;  plus  redoutable 
paraissait  la  puissance  russe,  et  c'est  surtout  de  ce  côté 
que  se  portaient  les  efforts  de  la  diplomatie  romaine. 
Rétablir  la  paix  dans  le  Nord,  entretenir  de  bonnes  rela- 
tions avec  les  trois  adversaires  pacifiés,  c'était  l'idéal  de 
l'avenir.  En  attendant,  les  sympathies  pontificales  étaient 
gagnées  aux  Polonais.  Leurs  victoires  sur  les  Russes  pas- 
saient pour  des  victoires  de  la  foi  sur  le  schisme,  et,  le  cas 
échéant,  on  ne  leur  épargnait  ni  éloges,  ni  félicitations. 

Le  roi  de  Pologne  profitait  habilement  de  ces  tendances 
de  la  cour  romaine.  Les  bonnes  paroles  données  au  Pape 
sur  la  guerre  ne  l'empêchaient  pas  de  conclure  des 
trêves  avec  les  Turcs.  Quant  à  l'action  pontificale  en  Rus- 
sie, il  la  considérait  comme  devant  être  subordonnée  aux 
intérêts  particuliers  de  la  Pologne,  et  ne  se  donnait  même 
pas  la  peine  de  dissimuler  sa  manière  de  voir.  Chaque 
fois  que  ses  armées  subissaient  un  échec,  il  exigeait  l'en- 
voi à  Moscou  d'un  mandataire  pontifical,  quitte  à  lui  faire 
rebrousser  chemin  sitôt  que  la  fortune  souriait  de  nou- 
veau aux  Polonais.  Jamais  il  ne  s'est  élevé  à  la  hauteur 
des  idées  d'union  religieuse.  Son  point  de  vue  était  rigou- 
reusement national. 

Quelle  était,  d'autre  part,  la  politique  de  Vasili  à  cette 
époque?  Aucune  modification  sensible  n'était  survenue 
en  Russie  depuis  la  mort  d'Ivan  III.  Les  bonnes  grâces  du 
Sultan  étaient  aussi  chères  au  fils  qu'elles  l'avaient  été  à 
son  père,  et  pour  les  mêmes  motifs  :  il  y  eut  échange  de 
lettres  courtoises  et  d'ambassades  avec  le  Grand  Turc. 
Vasili  réservait  sa  haine  pour  la  Pologne.  C'était  elle,  la 
nation  sœur,    mais   ennemie,  qui    détenait  les    «  terres 


piso,  sciiOR]Nin<:iio,  rKiiiiEiii.  259 

russes»  qu'Ivan  III  avait  juré  de  rendre  à  la  Russie,  les 
«  terres  lithuaniennes  «  auxquelles  il  avait  renoncé  et  que 
son  fils  convoitait  déjà,  enfin  les  "  terres  polonaises  »  des- 
tinées, elles  aussi,  à  changer  un  jour  de  maître.  Envers 
cette  rivale,  l'hoslilité  était  constante,  implacahle,  et  ne 
relevait  que  du  sabre.  Toutefois,  ces  dispositions  paci- 
fiques envers  les  Turcs  et  belliqueuses  envers  la  Polojjne 
n'empêchaient  pas  Vasili,  dans  un  but  utilitaire,  de  pro- 
diguer au  Pape  d'aussi  belles  paroles  que  celles  de  Sigis- 
mond.  Sur  ce  point,  les  deux  princes  s'accordaient  par- 
faitement. Tel  était  le  dernier  mot  de  la  situation  dont  le 
Saint-Siège  ne  semble  pas  avoir  surpris  le  secret.  Les 
mesures  prises  par  le  Pape  autorisent  ce  soupçon.  Elles 
remontent  à  l'année  1513. 

Un  concile  général  siégeait  alors  au  palais  de  Latran. 
Convoqués  naguère  par  Jules  II,  en  butte  aux  vexations 
du  conciliabule  de  Pise,  les  Pères  avaient  repris  leurs  tra- 
vaux, après  maintes  péripéties,  sous  les  auspices  du  nou- 
veau Pape.  Quelles  que  fussent  les  divergences  sur  les 
autres  points,  la  croisade  contre  les  Turcs  réunit  tous  les 
suffrages.  Le  sultan  Sélim  P%  dit  l'Inflexible,  avait  inau- 
guré son  règne  par  le  massacre  de  sa  famille,  et  cette 
cruauté  sauvage  faisait  prévoir  le  sort  qu'il  réservait  aux 
chrétiens  vaincus.  Il  était  urgent  d'organiser  la  défense 
contre  un  adversaire  si  menaçant.  La  campagne  militaire 
devait  être  précédée  d'une  campagne  diplomatique.  Le 
concile  décida  que  des  légats  pontificaux  se  rendraient 
dans  les  cours  d'Europe  pour  exciter  le  zèle  des  mo- 
narques, pacifier  les  belligérants,  concerter  les  mesures  à 
prendre  et  ménager  des  ressources  financières.  La  Mos- 
covie  ne  fut  pas  oubliée  dans  ce  départ.  Le  15  juillet,  elle 
échut  en  partage,  avec  tous  les  pays  du  Nord,  au  cardinal 
Uakacs  d'Erdôd,  archevêque  de   Gran,    primat  de  cette 


2«0  I^ES    PAPES    MEDICIS    ET    VASILI    III. 

llonprie  clievalcresque  qui  servait  aux  clirétiens  de  bou- 
levard contre  les  Turcs.  Deux  brefs  pontificaux,  datés  du 
29  novembre  1513,  furent  rédigés  dans  le  sens  des  Pères 
du  concile;  l'un  était  destiné  à  Vasili,  l'autre  à  Sigismond, 
et  le  cardinal  Erdôd  se  chargeait  de  les  faire  parvenir  à 
leur  destination  '. 

Aussitôt  qu'il  en  fut  informé,  le  roi  de  Pologne,  qui 
peu  auparavant  avait  reçu  de  Léon  X  le  glaive  et  la  toque 
bénits  déjà  destinés  par  Jules  II  au  «  vainqueur  des 
Scythes  »  ,  se  crut  obligé  d'intervenir  et  de  manifester  ses 
appréhensions.  Qu'on  envoie  des  messagers  au  Kremlin, 
disait  le  Roi,  mais  pas  de  messages,  car  Vasili  est  homme 
à  livrer  les  pièces  au  Sultan.  Obsédé  par  la  crainte  d'une 
trahison,  il  eût  voulu  écarter  complètement  le  grand  kniaz; 
mais  bientôt,  par  suite  d'un  revirement  imprévu,  il  en  fut 
réduit  à  proposer  lui-même  et  à  presser  l'envoi  d'un  mes- 
sager à  Moscou. 

Les  chances  de  la  guerre,  d'abord  favorables  aux  Polo- 
nais, passaient  peu  à  peu  du  côté  des  Russes.  De  plus  en 
plus  inquiet  sur  l'issue  de  la  campagne,  Sigismond,  dès 
le  3  mars  1514,  annonça  au  cardinal  Erdôd  le  dessein  de 
faire  la  paix  avec  Vasili  et  de  ne  plus  songer  qu'aux  Turcs. 
Pour  mieux  dissimuler  les  embarras  intérieurs,  en  ne 
cherchant  ostensiblement  qu'à  déférer  aux  vœux  du  Pape, 
il  demanda  même  au  légat  d'adjoindre  un  représentant 
aux  ambassadeurs  polonais  qui  iraient  à  Moscou.  Erdôd, 
alors  en  Hongrie  aux  prises  avec  d'insurmontables  diffi- 
cultés, n'en  donna  pas  moins  prompte  satisfaction  au  roi 
de  Pologne,  et  désigna  Jacques  Piso  pour  la  mission  pro- 
jetée. Hongrois  d'origine,  excellent  latiniste,  poète  à  ses 
heures,  apprécié  des  humanistes  de  Rome,  ce  protono- 

'  Tfieiner  Vet.  Mon.  Huiig.,  t.  II,  p.  504.  —  A4:ta  Tumic,  t.  II,  p.  280; 
t.  III,  p.  15. 


PISO,    SCFIOENBEUG,    l'ERRERI.  261 

laire  apostolique  avait  l'humour  enjouée,  possédait  plu 
-leurs  langues  et  faisait  volontiers  de  la  diploniatie.  Déjà 
icndu  à  Vilna,  il  se  préparait  à  partir  pour  Moscou.  Après 
la  chute  de  Sniolensk,  point  stratégique  de  la  plus  haute 
importance,  arrivée  le  29  juillet  1514,  Si{;isuiond  insis- 
tait fortement  sur  le  départ  de  Piso,  lorsqu'un  succès  mili- 
taire vint  changer  le  cours  des  choses. 

Le  8  septemhre,  une  sanglante  bataille  fut  livrée  sur 
les  bords  du  Dnieper,  dans  les  environs  d'Orcha.  Le 
prince  Constantin  d'Ostrog,  à  la  tête  des  Polonais,  tra- 
versa le  fleuve  sans  être  inquiété.  Trop  confiants  dans 
leur  nombre,  les  Russes  attendaient  de  pied  ferme  l'en- 
nemi, qui  les  chargea  impétueusement  et  les  mit  en  com- 
plète déroute.  Leurs  cadavres  jonchèrent  le  champ  de 
l)ataille  depuis  Orcha  jusqu'à  Doubrovna,  le  Dnieper  et 
la  Kropivna  roulèrent  des  flots  de  sang,  les  principaux 
\  oiévodes  et  un  grand  nombre  de  soldats  furent  faits  pri- 
sonniers. Drapeaux,  canons,  bagages,  tombèrent  entre 
les  mains  des  vainqueurs.  Jamais  auparavant  les  Polo- 
nais n'avaient  remporté  une  victoire  si  éclatante. 

Au  lendemain  de  cette  journée,  Sigismond  se  crut 
maître  de  la  situation  et  arbitre  de  l'avenir.  Aussitôt  les 
pourparlers  avec  Moscou  furent  ajournés  et  l'ambassade 
contremandée,  à  la  grande  satisfaction  de  Piso,  qui  s'em- 
pressa d'en  avertir  un  de  ses  amis  de  Rome.  Témoin  ocu- 
laire de  la  bataille  d'Orcha,  admirateur  enthousiaste  de 
!a  bravoure  polonaise,  il  se  félicitait  de  n'avoir  plus  à 
entreprendre  le  pénible  voyage.  Les  énormes  distances, 
les  difficultés  de  locomotion,  les  bruits  fâcheux  qui  circu- 
laient sur  Vasili,  l'avaient  fortement  impressionné.  Cette 
crainte  devint  de  la  terreur  à  la  disparition  mystérieuse 
d  un  courrier  qu'on  disait  jeté  à  l'eau  par  les  Russes,  Piso 
ne  se  souciait. pas  d'étancher  sa  soif  dans  un  fleuve,  et 


2C2  LES   PAPES    MEDICIS   ET   VASILI    III. 

renonçait  d'avance  aux  palmes  du  martyre.  Il  en  fut 
quitte  pour  la  peur.  Désormais,  on  ne  lui  confia  plus  de 
missions  si  périlleuses. 

Le  succès  d'Orcha  éblouit  à  tel  point  Sigismond,  qu'il 
négligea  de  l'exploiter  militairement.  Stérile  en  consé- 
quences pratiques,  la  journée  du  8  septembre  ne  servit 
qu'à  des  amplifications  littéraires.  De  nombreux  messages 
avec  des  chiffres  évidemment  exagérés  remplirent  toute 
l'Europe  du  bruit  de  cette  victoire.  Sur  les  quatre-vingt 
mille  Russes  présents  sous  les  armes,  écrivait  le  Roi  à 
Léon  X,  trente  mille  ont  été  tués  ou  noyés  ce  jour-là, 
tandis  que  les  Polonais  n'ont  subi  que  des  pertes  légères. 
En  même  temps,  il  envoyait  à  Rome  et  ailleurs  des  pri- 
sonniers moscovites,  obligés  ainsi  de  proclamer  au  loin  la 
honte  de  leur  défaite.  Le  Pape  ne  vit  pas  comparaître 
les  malheureux  captifs  au  Vatican  ;  ils  furent  arrêtés  en 
route  par  ordre  de  l'Empereur. 

Grâce  à  ces  procédés,  le  fait  d'armes  du  prince  d'Ostrog 
eut  un  grand  retentissement.  Léon  X  exprima  son  entière 
satisfaction  dans  une  lettre  à  Sigismond,  le  bénit  avec 
effusion  et  accorda  des  indulgences  à  son  armée.  Les  car- 
dinaux pensionnés  par  la  Pologne  se  joignirent  à  leur 
maître  ;  un  concert  d'éloges  et  d'hommages  s'éleva  à  Rome, 
Le  25  janvier  1515,  une  messe  d'actions  de  grâces  fut 
célébrée  sur  la  Confession  de  Saint-Pierre  par  le  cardinal 
de  Grassi,  protecteur  de  Pologne,  et  suivie  d'un  discours 
de  circonstance.  On  alla  encore  plus  loin.  Sigismond  fut 
engagé  à  devenir  le  chef  de  la  ligue  contre  les  Turcs,  et  il 
accepta  cet  honneur.  La  première  tentative  d'intervention 
papale  entre  la  Pologne  et  Moscou  resta  ainsi  à  l'état 
de   simple  projet  *.    Les  circonstances   qui  avaient  pro- 

'  Hergexroether,  Leonis  X,  P.  M.  Heg.,  p.  3.  — Acta  Tomic,  t.  II, 
p.  273;  t.  III,  p.  41,  57,  144,  181,  202,  233,  245,  347. 


PISO,    SCIinKNItKHC,    FEUnKllI.  Î63 

\  oqué  cette  déniarclie  ne  lanlèrent  pas  à  se  reproduire. 

Telle  était  la  terreur  excitée  par  le  nom  de  Sélini  (|ue  la 
question  turque  s'imposa  de  nouveau,  vers  1517,  au  con- 
cile de  Latran.  Dans  les  plaines  de  Radania,  l'Éj^ypte  était 
tombée  au  pouvoir  du  Croissant,  et  les  esprits  timides  le 
voyaient  déjà  traversant  la  mer  et  abordant  en  Italie.  On 
se  disait  que  le  padiscliah  avait  juré  d'ériger  des  mosquées 
dans  la  Ville  éternelle  et  d  y  faire  retentir,  du  baut  des 
minarets,  la  voix  du  muezzin.  L'écho  de  ces  craintes  se 
retrouve  dans  le  mémoire  de  Léon  X,  où  il  proposait  aux 
princes  chrétiens  une  trêve  générale  en  Europe  et  deman- 
dait huit  millions  de  ducats  pour  la  guerre  d'Orient.  Sitôt 
qu'il  eut  reçu  des  réponses  plus  ou  moins  encourageantes, 
le  13  mars  1518,  il  se  rendit  à  la  Minerve,  proclama 
solennellement  une  trêve  de  cinq  ans  et  envoya  de  toutes 
parts  des  agents  pour  activer  les  préparatifs  de  la  ligue. 

î^icolas  Schœnberg  fut  de  ce  nombre.  Issu  d'une  famille 
noble  de  Misnie.  dont  la  branche  française  a  gardé  le  nom 
de  Schomberg,  Nicolas,  encore  tout  jeune,  fut  gagné  à 
l'ordre  de  saint  Dominique  par  la  parole  enflammée  de 
Savonarole.  Intelligent  et  actif,  appelé  parmi  les  siens  aux 
plus  hautes  fonctions,  connu  des  souverains  et  ami  de 
Thomas  More,  il  jouissait  d'une  grande  autorité  et  fut 
chargé  par  les  Papes  d'importantes  missions  en  Allemagne 
et  en  France,  en  Espagne  et  en  Angleterre.  Dans  la  suite 
Clément  VII  le  nomma  archevêque  de  Capoue,  et  Paul  III 
lui  conféra  la  pourpre  cardinalice.  Maintenant  qu'il 
s'agissait  d'ébranler  la  puissance  ottomane,  l'ancien  pro- 
vincial de  Terre  Sainte  était  l'homme  indiqué  pour  réveiller 
l'ardeur  assoupie  des  croisades.  Sa  mission  embrassait 
l'Allemagne,  la  Hongrie,  la  Pologne,  l'ordre  Teutonique, 
Moscou  et  la  Tatarie.  Les  lettres  de  créance  adressées  à 
Vasili  sont  à  peu  de  chose  près  identiques  avec  celles  du 


204  I.KS    PAPES    MEDICIS   ET   VASILI    III. 

khan  tatar.  Schœnberg  avait  pour  consigne  générale  d'en- 
gager les  princes  à  porter  aux  Turcs  un  coup  décisif  en  les 
attaquant  sur  plusieurs  points  à  la  fois;  en  particulier  il 
devait  réconcilier  le  roi  de  Pologne  avec  le  grand  maître 
de  l'ordre  Teutonique  et  le  grand  kniaz  de  Moscou. 

Après  avoir  assisté  en  Hongrie  h  la  diète  convoquée  à 
Olen,  en  avril  1518,  où  siégeait  aussi  Herberstein,  retour 
de  son  premier  voyage  de  Moscou,  Schœnberg  se  rendit 
directement  en  Pologne.  Sigismond  se  montra  de  facile 
composition  sur  la  question  principale  de  la  trêve.  Il  l'ac- 
cepta pour  la  durée  de  cinq  ans  et  ne  refusa  pas  les  subsides 
demandés,  sauf  à  soumettre  le  tout  à  l'approbation  de  la 
diète,  car  personnellement  un  roi  électif  ne  pouvait  faire 
que  des  promesses  platoniques.  Et  quant  à  la  diète,  Sigis- 
mond l'avouait  spontanément,  le  mauvais  état  des  finances, 
l'administration  défectueuse,  le  rendement  irrégulier  des 
impôts,  ne  lui  permettaient  guère  de  faire  des  largesses. 

L'affaire  de  la  paix  avec  Moscou  fut  traitée,  grâce  aux 
circonstances  critiques,  avec  le  même  esprit  de  concilia- 
tion. Au  fond,  les  Polonais  étaient  fatigués  de  la  guerre 
plus  coûteuse  que  brillante  avec  Vasili.  Au  lendemain  de 
la  victoire  d'Orcha,  le  prince  d'Ostrog  avait  échoué  devant 
Smolensk,  malgré  les  intelligences  qu'il  avait  dans  la 
place;  en  1517,  il  avait  échoué  encore  devant  la  forteresse 
d'Opotchka,  et  battu  en  retraite  en  laissant  sur  place  les 
canons  de  gros  calibre.  Ces  infortunes  donnaient  la  mesure 
des  sacrifices  qu'exigerait  la  continuation  de  la  guerre. 

L'intervention  de  l'Empereur  n'avait  eu  aucun  succès. 
Pour  faciliter  les  mariages  concertés  en  1515  entre  les 
Jagellons  et  les  Habsbourg  et  dégager  la  Pologne,  Maximi- 
lien  I"  avait  envoyé  à  Moscou  ce  même  Herberstein  qui  se 
rendit  plus  tard  à  Ofen.  Diplomate  de  mérite,  observateur 
éclairé,  intelligent  et  instruit,  sachant  la  langue  du  pays,  il 


PISO,    SCHOENREUG,   FERUKUI.  265 

ne  put  roussir  à  briser  robstiuation  des  parties  intéressées  : 
Russes  et  Polonais  réclamaient  Sinolcnsk  avec  le  même 
acharnement.  Pour  séduire  Vasili,  Ilcrberstein  s'avisa  de 
remonter  dans  son  discours  jusqu'à  Pyrrhus,  mais  la  gran- 
deur d'àme  du  roi  d'Épire  ne  toucha  point  le  monarque 
moscovite.  Aux  yeux  des  boiars,  la  cession  {jraluite  de 
Smolensk  eût  été  un  acte  de  démence,  et  les  classi(pies 
allusions  de  l'ambassadeur  impérial  ne  purent  leur  faire 
chanjjer  d'avis.  Les  néjjociations  en  restèrent  là. 

L'échec  diplomati(]ue,  doublé  d'échecs  militaires,  ren- 
dait donc  en  ce  moment  la  paix  avec  Moscou  plus  dési- 
rable que  naguère.  Nicolas  Schœnberg  intervenait  au  nom 
de  Léon  X;  il  était  porteur  d'un  message  pour  Vasili,  la 
croisade  contre  les  Turcs  y  figurait  en  première  ligne; 
excellente  occasion  de  rouvrir  les  pouiparlers  sans  déchoir 
de  sa  dignité  et  sous  prétexte  de  se  rendre  aux  désirs  du 
Pape.  En  eflet,  Sigismond,  interpellé  par  Schœnberg,  lui 
promit  un  sauf-conduit  poui'  Moscou,  insinua  qu'une  trêve 
soulagerait  la  Pologne,  favoriserait  la  ligue  antiottomane, 
et  ne  cacha  pas  son  opinion  sur  Vasili,  homme,  d'après  lui, 
étranger  à  toute  idée  généreuse  et  presque  privé  de  raison, 
qui  proposerait  sans  doute  des  conditions  trop  onéreuses 
pour  être  acceptées.  Sans  se  laisser  décourager  par  ces 
confidences,  l'envoyé  romain  se  dirigea  sur  Kœnigsberg, 
où  l'on  ne  partageait  pas  le  pessimisme  de  Sigismond*. 

Albert  de  Brandebourg,  grand  maitre  de  l'ordre  Teuto- 
nique,  venait  de  conclure  avec  Vasili,  le  10  mars  1517, 
une  alliance  dirigée  principalement  contre  la  Pologne. 
Il  portait  encore  sur  ses  épaules  le  manteau  blanc  de  la 
milice    sacrée   et,    dissimulant   ses    desseins    d'apostasie, 

'  ZiNKEiSEH,Z7r«t  Denhschriften.  — Parti.  dipK  snoch.,  t.  I,  p.  193  à  315. 
—  Sborn.  roussk.  ist.  ob.,  t.  XXXV,  p.  500  à  547. — Acla  Tomic,  t.  IV, 
p.  357.  —  Archive-  du  Vatican,  Leg.,  n"  1194,  f.  225. 


200  LES    PAPES    MÉDICIS    ET   VASILI    III. 

maintenait  d'excellentes  relations  avec  Rome,  où  ses  frères 
briguaient  d'opulents  bénéfices.  Personne  ne  semblait  donc- 
mieux  qualifié  pour  servir  d'intermédiaire  entre  un  mes- 
sager pontifical  et  le  maître  du  Kremlin.  Le  Père  Nicolas 
jouissait  encore  d'un  autre  avantage.  Son  frère  Dietricb, 
conseiller  d'Albert,  exerçait  sur  celui-ci  une  influence  pré- 
pondérante et  s'occupait  particulièrement  de  Moscou. 
Destiné  d'abord  à  la  cléricature,  Dietricb  s'était  improvisé 
diplomate.  Le  maniement  des  affaires  devint  cbez  lui  une 
passion  dominante  qu'un  parti  pris  d'optimisme  empé- 
cliait  de  s'éteindre.  Avec  cela  il  était  verbeux,  agité,  fan- 
tasque, toujours  sur  les  grands  cbemlns,  ce  qui  lui  donnait 
un  faux  air  d'aventurier  de  haute  volée.  La  Russie  lui  parut 
appelée  à  rendre  des  services  aux  chevaliers  teutoniques 
si  elle  s'unissait  à  Rome.  Un  vague  souvenir  du  mariage 
d'Ivan  III  avec  Sophie  Paléologue  et  de  la  mission  d'An- 
tonio Bonumbre  subsistait  encore  en  Allemagne.  S'imagi- 
nant  que  cela  s'était  passé  sous  le  pontificat  de  Galixte  III, 
Dietricb  cherchait  partout  la  bulle  de  ce  pape  qui  avait  dû 
régler  toute  l'affaire.  A  défaut  de  données  authentiques, 
il  inventa  lui-même  une  combinaison  où  l'on  croirait  sur- 
prendre les  échos  de  Volpe  :  couronnement  du  grand  kniaz 
par  le  Pape,  érection  d'un  patriarcat  à  Moscou,  Constanti- 
nople  généreusement  cédée  aux  Russes. 

Dès  son  premier  voyage,  en  1517,  il  laissa  tomber,  au 
Kremlin,  le  mot  d'union  avec  le  Pape,  en  comparant  assez 
mal  à  propos  la  foi  des  Moscovites  à  celle  de  saint  Paul. 
La  réponse  lui  fut  donnée  par  un  de  ces  Byzantins  au  ser- 
vice de  la  Russie  qui  favorisaient  les  rapports  avec  l'Occi- 
dent, louri  DmitriévitchMaly  lui  aurait  donc  répliqué  que 
Vasili  est  séduit  par  la  grandeur  de  l'idée,  et  que  les  Russes 
se  croient  présentement  aussi  dignes  qu'autrefois  de  la 
bénédiction  pontificale.  Frappé  de  ces  expressions  bien- 


PISO,    SCHOFINREUG,    FEHUERI.  Î67 

veillantes,  Dietrich  les  fil  Iciiir  à  Kœni{;sbcr{|,  Albert  les 
envoya  à  Rome,  lUankcnl'c.'id,  evôfjue  île  Hcvel  et  procu- 
reur de  l'Ordre,  les  porta  au  Vatican.  Grande  fut  la  yùc  de 
LéonX,  lorsqu'il  les  entendit.  Il  jura,  foi  de  pontife,  (jue 
les  rites  des  Russes  resteraient  intacts,  il  prit  à  témoin  la 
Sainte  Trinité  que  tout  se  ferait  à  la  gloire  de  Dieu,  et  se 
rallia  au  conseil  d'Albert  d'envoyer  une  ambassade  à  Vasili. 

Lorsque  Dietrich  revint  à  Moscou,  en  1518,  il  exposa 
triomphalement  ces  succès  à  louri  Maly  et,  mêlant  choses 
du  ciel  à  choses  de  la  terre,  il  se  répandit  sur  les  bienfaits  de 
l'union  :  gloire  de  Dieu,  édification  des  fidèles,  facilité  de 
communications,  alliance  avec  des  voisins,  sécurité  vis- 
à-vis  des  Polonais,  conquête  pacifique  de  Constantinople, 
un  Russe  élevé  au  cardinalat,  l'Église  moscovite  comblée 
d'honneurs,  sans  compter  les  autres  avantages  qui  pour- 
raient s'ensuivre.  C'était  promettre  beaucoup  de  choses  à 
la  fois,  et,  si  les  intentions  de  Dietrich  étaient  droites,  ses 
discours  semblaienthasardés.  Évidemment,  il  s'était  mépris 
sur  les  dispositions  du  Kremlin;  aussi,  cette  fois,  la 
réponse  de  louri  Maly  fut-elle  décevante  :  le  grand  kniaz 
se  refusait  à  traiter  ces  matières,  car  le  Pape  pourrait  en 
profiter  pour  le  réconcilier  avec  la  Pologne  et  l'inviter  à  la 
croisade,  ce  qui  ne  rentrait  pas  dans  ses  vues  et,  ajoutait 
louri,  ne  plairait  peut-être  pas  non  plus  au  grand  maître. 

Dietrich  ne  voulut  pas  comprendre  l'ironie  de  ces  mots, 
et,  l'année  suivante,  1519,  il  essaya  de  rajeunir  ses  vieux 
projets.  Il  s'en  allait  à  Moscou  demander  un  sauf-conduit 
pour  son  frère  Nicolas  et  un  Génois  qui  nous  occupera 
ailleurs,  annoncer  la  trêve  de  cinq  ans  proclamée  par 
Léon  X  et  la  ligue  contre  les  Turcs.  S'entourant  de  mys- 
tère, il  s'engagea  de  nouveau  sur  le  terrain  religieux  et 
insinua  que  le  Pape  était  prêt  à  octroyer  la  couronne 
royale  au  grand  kniaz  et  le  titre  de  patriarche  au  métropo- 


268  LES   PAPES    MEDICIS   ET   VASILI    III. 

lile  de  Moscou.  Les  réponses  données  provisoirement  h 
Dictrich  furent  confirmées  et  développées,  en  avril  15  lî). 
p.ir  un  envoyé  spécial,  Zamylski,  qui  se  rendit  exprès  ;i 
K(iiii;^sberg.  Vaslli  ne  se  laissait  pas  éblouir  par  des  appa- 
rences pompeuses,  et  les  avanta(;es  pratiques,  palpables, 
lui  tenaient  beaucoup  plus  à  cœur.  Revenant  sur  ses  déci- 
sions antérieures,  il  voulait  bien  la  croisade  contre  les 
Turcs  et  la  trêve  avec  la  Pologne,  pourvu  qu'on  lui  rendît 
les  villes  russes.  L'amitié  et  l'alliance  avec  le  Pape  ne  lui 
répugnaient  pas  non  plus,  mais  il  déclarait  d'avance  qu'il 
resterait,  de  même  que  ses  ancêtres,  fermement  attaché  à 
la  «  foi  grecque  »  ;  l'hypothèse  de  la  royauté  et  du  patriarcat 
n'était  pas  seulement  discutée,  encore  moins  admise.  Du 
reste,  Vasili  consentait  à  recevoir  Nicolas  Schœnberg  et  à 
permettre  le  passage  des  missionnaires  pour  la  Perse.  Au 
fond,  il  n'y  avait  de  sérieux  que  le  désir  d'être  avantagé 
sur  la  Pologne  K 

Tandis  que  le  grand  maître  teutonique  frayait  la  voie 
de  Moscou  au  Frère  prêcheur,  un  revirement  se  produisit 
en  Pologne  qui  rendit  ces  efforts  inutiles.  Prétextant  des 
victoires  sur  les  Russes,  Sigismond  s'opposa  à  la  mission 
de  Nicolas  et  lui  signifia  de  ne  point  partir.  «  Mes  troupes, 
lui  écrivait-il  après  s'être  plaint  de  la  perfidie  de  Vasili, 
mes  troupes  ont  battu  et  repoussé  les  Moscovites,  et  le 
moment  est  opportun  de  poursuivre  encore  la  guerre 
pendant  quelque  temps.»  Motif  plausible,  maisplutôt  appa- 
rent que  réel,  car  il  y  en  avait  un  autre  plus  décisif  que 
Sigismond  passait  sous  silence  :  Schœnberg  était  depuis 
longtemps  suspect  aux  Polonais;  son  origine,  sa  parenté, 
ses  liaisons,  inspiraient  si  peu  de  confiance  et  imposaient 
au  Roi  une  telle  réserve  que,  dès  le  début,  celui-ci  avait 

1  JoACHiM,  t.  I,  p.  95,  136,  239,  290  à  306;  t.  II,  p.  10,  13,  .50,  173  à 
176,  208  à  222,  248.  —  Sbom.  ronssk.  ist.  ob.,  t.  LUI,  passim. 


PISO,   SflHOENnERG,    FERRERI.  269 

jugé  opportun  de  lalio  des  excuses  en  se  réclamant  des 
conseillers  de  la  couronne.  Au  cours  des  pourj)arlers,  les 
soupçons  prirent  encore  plus  de  consistance;  on  disait 
tout  haut  que  Nicolas  était  l'ami  des  ennemis  de  la  Pologne, 
et  qu'il  fallait  se  mettre  en  garde  contre  lui  :  Sigismond 
aura  retiré  son  consentement  pour  ne  pas  exaspérer  ro[)i- 
nion  publi(jue.  D'un  autre  côté,  Tintervention  de  riMupe- 
reur  auprès  de  Vasili  rendait  celle  du  Pape  inutile,  Kn 
effet,  Maximilien  l"  avait  envoyé  Collo  et  Gonti  à  Moscou, 
et  ils  avaient  conclu,  le  31  décembre  1518,  une  trêve 
d'une  année  avec  la  Pologne. 

Le  Père  Nicolas  avait  suivi  de  loin  les  négociations  de 
Dietrich  à  Moscou,  et  tenu  le  Pape  au  courant  de  leurs 
phases  successives.  Le  1"  octobre  1518,  celui-ci  lui  avait 
exprimé  son  entière  satisfaction  avec  la  promesse  de  con- 
sommer l'union  sur  les  bases  du  concile  de  Florence  et 
d'accorder  la  couronne  royale  au  grand  kniaz  Vasili.  Cette 
lettre  pontificale  explique  l'assurance  avec  laquelle  Die- 
trich s'exprimait  à  Moscou,  en  1519,  au  sujet  des  titres 
honorifiques  :  il  savait  de  bonne  source  qu'il  ne  serait  pas 
désavoué.  Moins  enthousiaste,  mais  aussi  tenace  que  son 
frère,  Nicolas,  même  après  le  refus  de  Sigismond,  ne  renon- 
çait pas  à  l'espoir  de  se  rendre  un  jour  à  Moscou.  Dietrich 
l'encourageait  dans  cet  ordre  d'idées  et  persistait  à  croire, 
envers  et  contre  tout,  que  Vasili  ambitionnait  la  faveur 
des  Papes  et  la  couronne  royale.  Détail  curieux,  il  redoutait 
l'opposition  des  Grecs  du  Kremlin,  qui,  disait-il,  ne  ver- 
raient pas  de  bon  œil  un  patriarche  à  Moscou,  et  l'érection  du 
patriarcat  faisait  partie  intégrante  du  système  de  Dietrich. 
Encore  quelques  dizaines  d'années,  et  les  Russes  repren- 
dront la  même  idée  de  leur  chef  et  à  leur  propre  compte'. 

'  Acta  Tomic,  t.  IV,  p.  89,  363.  —  Collo,  p.  49.  —  Theiner,  Vet.  Mon, 
Pol.,  t.  Il,  p.  378.  —  JoACHiM,  t.  II,  p.  252. 


270  LES    PAPES    MÉDICIS   ET   VASILI    III. 

Mais  il  était  écrit  que  le  Père  Nicolas  n'irait  jamais  étaler 
sa  robe  blanche  à  Moscou.  Un  événement  imprévu  obligea 
Sigismond  à  se  déjuger  sans  faire  toutefois  pencher  la 
balance  du  côté  de  Schœnberg.  L'Empereur  mourut  le 
12  janvier  1519.  La  trêve  conclue  par  son  entremise  deve- 
nait caduque,  et,  oubliant  le  langage  belliqueux  tenu  à 
Nicolas,  Sigismond  se  liàta  de  demander  à  Rome  une 
intervention  pacifique  et  même  l'envoi  d'un  messager  à 
Moscou.  «  Que  le  Pape  délègue  au  plus  tôt,  écrit-il  par  deux 
fois  à  Ciolek,  un  homme  prudent,  expérimenté,  honnête, 
qu  il  ne  soit  pas  un  moine,  qu'il  soit  impartial  et  soucieux 
uniquement  d'exécuter  les  ordres  de  son  maître.  »  Le  froc 
ne  figure  ici  que  pour  mieux  dissimuler  l'exclwaion  du 
Père  Nicolas.  Il  serait  le  bienvenu,  ajou+e  obligeamment 
le  Roi,  s'il  ne  portait  pas  la  bure. 

Léon  X  se  rendit  immédiatement  au  désir  de  Sigismond. 
Les  échecs  de  Piso  et  de  Schœnberg  furent  oubliés,  et,  pour 
suggérer  les  mesures  à  prendre,  on  nomma,  en  juillet  1519, 
un  comité  cardinalice.  Il  était  composé  des  cardinaux 
Santa-Groce,  de  Grassi,  Accolti  et  d'un  anonyme  qui  nous 
en  a  conservé  les  protocoles.  L'ambassadeur  de  Pologne  y 
assistait,  etson  discours  estassez  curieux  pour  être  relevé. 
L'élection  de  Charles-Quint  donnait  un  regain  d'actualité 
à  la  trêve  de  l'année  1518.  Ciolek  revint  donc  sur  les 
projets  d'union  et  de  paix  entre  le  roi  de  Pologne,  le  grand 
kniaz  de  Moscou  et  le  grand  maître  teutonique,  qui  join- 
draient ensuite  leurs  armées  pour  combattre  les  Turcs. 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  inattendu  dans  tout  cela,  c'est  le  rôle 
que,  d'une  façon  assez  téméraire,  l'ambassadeur  attribue 
à  son  maître  et  les  sentiments  qu'il  lui  prête.  La  légende 
des  sympathies  catholiques  d'Ivan  III  lui  avait  survécu. 
Ciolek  y  ajoutait  foi,  supposait  à  Vasili  les  mêmes  ten- 
dances, et  se  complaisait  dans  les  témoignages  des  Danois 


l'ISO,   SCHOENIJEIIG,    l-ERUERI.  271 

et  (le  fiuelques  transfuges.  Ce  point  de  départ  était  j)ar 
lui-inêiue  assez  problématique;  des  conclusions  hardies  s  v 
rattachaient.  Le  roi  de  Polofjne,  disait  l'ambassadeur,  se 
chargera  de  proposer  à  Vasili  l'union  avec  Rome,  les 
«  terres  »  de  celui-ci  seraient  érigées  par  le  Pape  en 
royaume,  et  Sigismond  verrait  avec  plaisir  la  couronne 
royale  descendre  sur  le  front  d'un  grand  kniaz  calholi(|uc 
romain.  Les  membres  du  comité  semblent  avoir  goûté  ce 
langage.  Ils  n'avaient  aucun  motif  de  se  méfier  de  Ciolek, 
et  ne  se  doutaient  pas  que  son  maître  eût  parlé  tout  autre- 
ment. Ils  approuvèrent  donc  l'envoi  d'un  mandataire  en 
Pologne,  en  Prusse  et  à  Moscou,  avec  mission  de  rétablir 
la  paix  dans  le  Nord  en  vue  de  la  croisade.  Schœnberg 
avait  poursuivi  naguère  le  même  but.  Pour  les  matières 
religieuses  on  s'en  référait  aux  instructions  données, 
en  1514,  à  un  nonce  pontifical  au  Mont-Liban,  que  nous 
reverrons  plus  tard  à  Moscou.  On  croyait  pouvoir  adapter 
aux  Russes  les  conditions  faites  aux  Maronites. 

Ces  décisions  étaient  telles  que  Ciolek  pouvait  se  féli- 
citer d'avoir  pleinement  réussi  au  sein  du  comité.  Jaloux 
de  sauvegarder  l'honneur  de  son  pays,  et  pour  dissimuler 
les  tendances  pacifiques  de  la  Pologne,  il  fit  répandre  à 
Venise  et  ailleurs  la  version  exacte,  mais  incomplète,  qu'il 
s'agissait  du  procès  de  canonisation  du  prince  Casimir  et 
de  l'union  religieuse  avec  Vasili.  La  politique  devait  sem- 
bler étrangère  à  ces  négociations.  Mais  on  ne  pouvait  empê- 
cher les  bruits  les  plus  divers  sur  les  pays  slaves  de  circuler 
à  Rome,  et  quelques  révélations  indiscrètes  inspirèrent  une 
telle  frayeur  à  l'évêque  de  Castellamare,  Pierre  Fioris, 
désigné  pour  cette  mission,  qu'il  renonça  à  un  honneur  si 
périlleux.  Deux  autres  mandataires  furent  nommés  à  sa 
place  :  Zacharie  Ferreri  et  Giovanni  Tedaldi.  Ferreri,  ori- 
ginaire de  Vicence,  jouissait  en  Italie  d'une  certaine  celé- 


273  LES    PAPES    MÉDICIS    ET    VASILI    III. 

brité,  r^rhce  à  un  passé  agité  et  presque  orageux.  D'abord 
Bénédictin  à  Sainte-Justine  de  Padoue  et  puis  Chartreux  à 
Venise,  son  caractère  turbulent  et  son  esprit  inquiet  l'eu- 
rent bientôt  ramené  dans  le  monde.  Tour  à  tour  écrivain, 
poète,  professeur,  après  avoir  soutenu  ardemment  le  con- 
cile de  Constance  et  celui  de  Bàle,  entraîné  par  un  zèle 
qui  n'était  pas  selon  la  science,  il  devint  le  triste  héros  du 
conciliabule  de  Pise.  Les  orages  qui  se  déchaînèrent  contre 
ces  factieux  obligèrent  Ferreri  à  se  réfugier  en  France,  où 
dans  le  calme  de  la  retraite  il  ressentit  plus  vivement  le 
poids  des  censures  encourues  pour  avoir  résisté  aux  ordres 
du  Pape.  Docile  au  cri  de  la  conscience,  il  alla  se  jeter  aux 
pieds  de  Léon  X,  et,  le  1 1  décembre  15 13, un  bref  ponti- 
fical effaça  toutes  les  traces  de  cet  égarement  éphémère. 
Nommé  évêque  de  Sébaste,  on  ne  sait  à  quelle  date,  il 
échangea  ce  diocèse,  le  5  septembre  1519,  contre  celui  de 
Guardalfiera,  et,  dès  le  2  décembre,  il  donna  sa  démission 
en  se  réservant  la  moitié  des  revenus  de  la  mense  épisco- 
pale.  Quant  au  collègue  de  Ferreri,  Giovanni  Tedaldi,  il 
avait  été  élevé  en  Pologne  et  connaissait  la  langue  du  pays. 
Sa  parenté  avec  les  Médicis  lui  donnait  du  prestige.  Il 
devait  aller  le  premier  à  Moscou,  demander  les  sauf-con- 
duits et  sonder  le  terrain.  Le  choix  de  ces  personnages 
parut  à  Ciolek  très  judicieux,  et  il  les  recommanda  vive; 
ment  à  son  maître. 

Vers  la  fin  de  décembre  1519,  les  deux  envoyés  arri- 
vaient à  Venise,  Naguère,  au  plus  fort  des  luttes  intestines 
italiennes,  Ferreri  avait  lancé  contre  la  Seigneurie  une 
élégie  pleine  d'invectives.  On  eut  le  bon  goût  d'oublier 
cet  incident,  et  l'accueil  des  représentants  pontificaux  ne 
s'en  ressentit  pas.  Présentés  au  collège  le  24  décembre, 
ils  assimilèrent  le  lendemain  avec  le  doge  au  sermon  de 
Saint-Marc,  l'accompagnèrent  à  vêpres  dans  l'église  de 


PISO,    SCII0ENI5EUG,    FEUREIU.  273 

Saint-Georges  et  riiiircnt  la  journée  par  un  repas  au  palais 
(Ineal.  A  en  croire  Giolck,  <jui  se  faisait  renseijjncr  par  des 
amis,  Ferrer!  eut  à  Venise  un  moment  d'li(';silation.  \)0- 
roura^ic  par  les  Polonais,  il  lut  sur  le  point  de  renoncer  à 
>a  lé<jation  et  de  rentrer  à  Rome  au  lieu  de  s'aventurer 
ilans  des  pays  barbares.  Mais  bientôt  il  reprit  cœur,  et  une 
M  ène  toucliante  qui  se  passa  au  collège,  le  2G  décembre, 
\c  confirma  dans  sa  généreuse  résolution.  Lorsqu'il  eut 
annoncé  que  le  grand  kniaz  Vasili  désirait  l'union  avec  le 
Saint-Siège  et  que  le  roi  de  Danemark  en  avait  informé 
Léon  X,  le  doge  Leonardo  Loredano  et  plusieurs  de  sies 
conseillers  versèrent  des  larmes  d'attendrissement.  Les 
registres  officiels,  il  faut  bien  l'avouer,  ne  disent  rien  de 
cette  émotion,  dans  tous  les  cas  prématurée. 

L'importance  des  affaires  à  régler  ne  permettait  pas  à 
Ferreri  de  s'attarder  en  route,  et  il  quitta  Venise  à  la  veille 
de  la  nouvelle  année.  Mais  tandis  qu'il  se  pressait  d'arriver 
à  Gracovie,  Sigismond  se  livrait  à  des  combinaisons  qui 
rendaient  la  diligence  inutile.  Dès  le  26  janvier,  il  écrivait 
à  Giolek  qu'il  se  servirait  des  nonces  pontificaux  selon 
l'opportunité  des  circonstances,  et  bientôt  après  il  déclara 
ouvertementà  Léon  X  qu'il  ne  les  laisserait  pas  aller  à  Mos- 
cou, ce  voyage  étant  aussi  dangereux  que  peu  convenable. 
Que  s'était-il  donc  passé  et  d'où  provenait  ce  revirement 
subit?  Les  bons  offices  du  Pape  avaient  été  réclamés  comme 
un  pis  aller  éventuel.  Aussitôt  que  les  Russes  eurent 
exprimé  spontanément  des  intentions  pacifiques,  l'angoisse 
se  calma  et  le  roi  Sigismond,  n'ayant  plus  besoin  d'inter- 
médiaire, préféra  s'arranger  tout  seul  avec  son  voisin.  Au 
fond,  l'accalmie  n'était  elle-même  qu'un  prétexte.  Le  vrai 
motif  nous  est  donné  par  un  document  officiel  de  prove- 
nance lithuanienne.  Sitôt  que  le  Roi  et  ses  conseillers 
eurent  appris  que  Ferreri  soulèverait  à  Moscou  la  question 

18 


274  LES    PAPES    MEDICIS   ET   VASILI    III. 

religieuse  et  celle  du  couronncincut,  ils  décidèrent,  à 
rencontre  des  belles  assurances  de  Ciolek,  qu'il  fallait 
reuipècher  de  se  rendre  auprès  de  l'ennemi  traditionnel 
de  la  Pologne.  Ni  Ferreri  ni  Tedaldi  ne  semblent  avoir 
insisté  sur  leur  mission  moscovite,  la  lettre  de  Léon  X  à 
Vasili  III  resta  probablement  en  portefeuille,  et  une  trêve 
d'une  année  fut  conclue  entre  la  Pologne  et  Moscou  sans 
aucune  intervention  étrangère. 

Pour  avoir  renoncé  au  lointain  voyage,  Ferreri,  muni 
d'amples  pouvoirs  de  légat  et  de  pénitencier,  ne  s'en  ren- 
dit que  plus  utile  à  la  Prusse,Jà  la  Pologne  et  à  la  Litiuianie. 
En  parcourant  ces  deux  pays,  il  put  constater  en  plusieurs 
endroits  la  décadence  profonde  du  sens  clirélien,  l'inva- 
sion d'abus  déplorables  et  les  progrès  du  luthéranisme. 
Avec  son  ardeur  habituelle,  le  nonce  chercha  des  remèdes 
à  ces  maux  :  il  convoqua  des  synodes,  écrivit  des  encycli- 
ques, se  ménagea  une  entrevue  avec  Luther,  et  résuma 
tous  ses  travaux  dans  un  discours  renforcé  de  textes  et 
d'hyperboles  et  prononcé  en  présence  du  Roi.  En  1521,  le 
second  jour  de  Pâques,  il  fit  brûler  solennellement  sur  un 
bûcher  un  grand  nombre  de  livres  hérétiques  dont,  sur 
ses  instances,    l'importation  et  la  vente  venaient  d'être 
défendues.  L'enquête  préliminaire  en  vue  de  la  canonisa- 
tion du  prince  Casimir  Jagellon  lui  coûta  aussi  beaucoup 
de  labeur  et  de  peine.  Il  s'éprit  de  ce  jeune  héros,  de  ses 
mâles  vertus,  de  sa  piété  angélique,  crayonna  sa  vie  à 
prands  traits  et  composa  des  hymnes  en   son  honneur. 
Enfin,  plus  heureux  que  Schœnberg,  épaulé  par  les  ambas- 
sadeurs impériaux,  il  fit  conclure  à  Sigismond  une  trêve 
avec  Albert  de  Brandebourg.  Personne  ne  prévoyait  encore 
les  dangers  qui  menaçaient  la  Pologne  de  ce  côté'. 

'  Acta   Tomic,  t.  TV,  p.  400;  t.  V,  p.  71,  148,  149,  240.  —  Bibliothèque 
P.arberini,  t.  LVI,  n»  129,  f.  59;  t.  XXXVI,  n"  12,  f.  94.  —  Morsolik, 


PISO,    SCUOENBERG,    FKKKEIU.  275 

Ainsi  les  trois  inaïulatairos  destines  successlvcnienl.  pour 
Moscou  n'atteignirent  jamais  le  but  suprême  de  leur 
voyage.  Ils  ne  virent  pas  le  Kremlin,  ils  ne  traitèrent  pas 
avec  Vasili,  ils  ne  purent  renseigner  exactement  Léon  X, 
qui  garda  jusqu'ù  la  fin  ses  illusions  optimistes.  Sous  Tera- 
pire  de  ces  idées,  une  nouvelle  entreprise  d'initiative 
privée  fut,  vers  la  fin  du  pontificat,  approuvée  et  encou- 
ragée. 

passim.—  Archives  du  Vatican,  Reg.,  n»  1200,  f.  263;  n»  1201,  f.  162. 
—  Sanoto,  Diar.,  t.  XXVIII,  col.  134,  151.—  AlUy  Zap.  Ross.,  t.  II, 
p.  172.—  Bibl.  publ.  de  Saint-Pétersbourg,  Latins,  F.  IV,  n°  145. 


CHAPITRE    II 

CENTURIONE    ET    l'ÉVÉQUE     DE    SKARA 

1518-1528 


Émancipation  de  Paoletto  Centurione.  —  Les  talents  du  bâtard.  —  Se» 
vovagcs.  —  Dépit  contre  les  Portugais.  —  Nouvelle  découverte.  — 
Jalousie  des  villes  d'Italie.  —  Tracé  fluvial  de  Centurione.  —  Bref  de 
Léon  X  à  Vasili  III.  —  Centurione  à  Kœnigsberg.  —  Arrivée  au 
Kremlin.  —  Refus  de  Vasili.  —  Voyage  d'Athanase  Nikitine.  —  Centu- 
rione et  les  Danois.  —  Polémique  religieuse  à  Moscou.  —  L'idée  uni- 
taire de  îSicolas  Luëv.  —  Messages  de  Maxime  le  Grec.  —  Secrets  en 
matière  religieuse  confiés  à  Centurione.  —  Rentrée  à  Rome  sous  Adrien  VI. 
—  Le  Champ  mûr  de  Pighius.  —  Son  mémoire  sur  Moscou.  —  Bref  de 
Clément  VII  à  Vasili.  —  Second  voyage  de  Centurione.  —  Retour  à 
Rome  avec  Guérasimov.  —  Message  de  Vasili.  —  Conseil  de  Pighius.  — 
L'évêque  de  Skara  désigné  pour  Moscou.  —  Ses  antécédents.  —  Ses 
instructions.  —  Son  départ  avec  Guérasimov.  —  Entrevue  avec  Bona 
Sforza.  —  Audience  du  roi  de  Pologne.  —  Désir  de  la  trêve.  —  Arrivée 
?i  Moscou.  —  Nogaroli  et  Herberstein.  —  Ambassade  polonai>e.  — 
Négociations  en  commun.  —  Trêve  de  cinq  ans.  —  Bonnes  paroles  de 
Vasili.  —  Départ  de  l'évêque  avec  Trousov  et  Lodyguine.  —  Confidences 
de  Sigismond  I'^''.  —  Halte  à  Venise  à  cause  du  sac  de  Rome.  —  Arrivée  à 
Orvieto.  —  Réponses  du  Pape.  —  Mort  tragique  de  l'évêque  de  Skara.  — 
Esquisse  de  Vasili  III.  —  Destruction  des  derniers  apanages.  —  Poli- 
tique extérieure.  —  Constance  dans  la  «  foi  grecque  » .  —  Divorce  avec 
Salomonie.  —  Mariage  sacrilège  avec  Hélène  Glinski.  —  Illusions 
romaines. 


Le  30  août  1503,  dans  l'austère  et  vaste  palais  ducal  de 
Gênes,  à  l'aspect  fièrement  féodal,  Raphaël  Centurione  se 
présentait  devant  le  juge  des  maléfices  et  lieutenant  du 
podestat,  docteur  en  droit,  Augustin  de  Tarsis,  assisté  d'un 
notaire  et  de  trois  témoins  convoqués  expressément  pour 


CPNTURIONE   ET    L'KVKQUE    HE    SKAHA.  277 

l'occurrence.  Ce  n'était  pas  un  crime  de  droit  commun  (|ui 
nécessitait  cette  comparution  ;  le  gentilhomme  li{jurien 
subissait  les  conséquences  d'un  péché  de  jeunesse.  Son  fils 
naturel,  vulgairement  appelé  Paoletto,  l'accompagnait,  et 
le  moment  était  venu  de  rompre  les  liens  lé(jaux  de  la  pater- 
nité. Sous  les  yeux  du  tribunal,  Raphaël  saisit  son  fils  de 
la  main  droite  et  puis  le  relâcha  :  tel  était  l'emblème  et 
le  rite  traditionnel  de  l'émancipation.  Désormais  Paoletto 
dexenùit  s  ni  juris,  pouvant  faire  des  contrats  et  des  testa- 
ments, vendre,  acheter,  négocier,  disposer  de  ses  biens  h 
son  gré  comme  tout  chef  de  famille  âgé  de  plus  de  vingt- 
cinq  ans.  Père  et  fils  jurèrent  ensuite,  la  main  sur  l'Évan- 
gile, que  l'émancipation  ne  se  faisait  pas  en  fraude  de  la 
commune  ou  des  créanciers.  Paoletto  s'engagea  à  payer 
les  impôts  réguliers  pendant  trois  ans,  et  à  ne  pas  s'ab- 
senter sans  autorisation  du  magistrat.  Raphaël,  caution- 
nant son  fils,  lui  céda  en  pleine  propriété  tout  ce  qu'il  lui 
avait  gracieusement  donné  jusque-là  et  tout  ce  que  Paoletto 
avait  acquis  lui-même.  Quant  à  la  fortune  de  la  famille, 
elle  passait  aux  enfants  légitimes  de  Linoreta  Lomellini. 
Paoletto,  fruit  d'un  amour  éphémère,  dut  se  contenter 
d'une  somme  de  cinquante  florins  une  fois  donnée  de  la 
main  à  la  main,  et  d'un  legs  de  cent  ducats  qui  lui  était 
assuré  par  testament. 

Heureusement  pour  lui,  le  bâtard  déshérité  était  plus 
riche  en  audace  et  en  idées  qu'en  espèces  sonnantes.  Les 
écrivains  indigènes,  à  commencer  par  Giustiniani  et 
Foglietta,  sont  unanimes  à  louer  l'étendue  de  ses  connais- 
sances cosmographiques,  son  esprit  d'initiative,  la  largeur 
de  ses  vues  et  la  grandeur  de  son  âme.  S'il  n'y  avait  peut- 
être  pas  du  Christophe  Colomb  dans  cette  nature  prime-sau- 
tière,  comme  d'aucuns  le  voudraient,  au  moins  Paoletto 
était-il  assurément  de  la  race  de  ces  hardis  pionniers  de 


278  LES    PAPES    MEDICIS    ET    VASIM    III. 

la  Renaissance  qui  poursuivaient  leur  idéal  en  dehors  de> 
sentiers  battus.  Sa  jeunesse  fut  en  partie,  dans  un  but 
mercantile,  consacrée  à  de  lointains  voyages.  L'Océan 
exerçait  sur  les  Génois  une  attraction  irrésistible.  Il  ouvrait 
(les  voies  à  leur  commerce,  les  rapprochait  de  leurs  colo- 
nies marchandes  et  faisait  affluer  les  richesses  dans  la  cité 
«  superbe  »  .  Un  parent  de  Paoletto,  Angelo  Centurione, 
qui  possédait  la  confiance  de  Raphaël,  avait  beaucoup 
navigué  dans  les  mers  d'Orient  et  notamment  visité  l'Ile 
de  Ghio,  si  renommée  dans  l'antiquité  à  cause  de  ses  figues 
et  de  ses  vins,  et  où  les  Génois  avaient  établi  des  manu- 
factures de  cire,  des  fabriques  de  velours  et  de  damas. 
Encouragé  par  cet  exemple  ou  en  quête  simplement  de 
fortune,  Paoletto,  qui  faisait  le  commerce  des  épices,  par- 
courut l'Egypte,  la  Syrie,  les  bords  de  la  mer  Noire,  et  il 
put  constater  partout  les  pertes  irréparables  que  l'invasion 
ottomane  avait  causées  à  son  pays  natal. 

Son  patriotisme  et  ses  intérêts  matériels  souffraient 
encore  plus  du  prodigieux  développement  qu'avait  pris  le 
commerce  du  Portugal.  Sur  les  traces  de  Barthélémy  Diaz 
et  de  Corvilham,yasco  de  Gama  n'avait  pas  en  vain  doublé 
le  cap  de  Bonne-Espérance  et  abordé  triomphalement  à 
Galicut.  Désormais  une  nouvelle  voie  maritime  rendait 
plus  facile  l'accès  des  Indes  orientales.  Les  Portugais 
entendaient  bien  en  faire  la  seule  voie  de  communication 
entre  le  vieux  monde  et  les  riches  provinces  de  l'Asie,  et 
s'emparer  ainsi  du  monopole  d'un  commerce  singulière- 
ment lucratif.  Une  active  surveillance  fut  exercée  le  long 
des  côtes.  Les  précieuses  cargaisons  ne  remontèrent  plus 
l'Euphrate  et  ne  descendirent  pas  le  Nil.  Au  lieu  de  se 
diriger  vers  le  golfe  Persique  ou  la  mer  Rouge,  elles  s'en 
allèrent  à  Lisbonne  à  travers  l'Océan.  Ce  changement  d'iti- 
néraire fit  des  Portugais  les  seuls  entremetteurs  du  com- 


II 


CEISTURIONK   ET    I/HVKQUE   DE   SKARA.  279 

merce  avec  les  Indes  et  les  maîtres  des  marchés  d'Occident. 
Se  prévalant  de  ces  avanlajjes,  ils  irn|)osèrent  aux  acheteurs 
des  lois  d'autant  plus  dures  (|uc  les  demandes  surpassaient 
toujours  les  offres.  Aussi  réalisaient-ils  constamment  de 
{jros  bénéfices  et  vendaient-ils,  avec  profit,  même  les  den- 
rées détériorées  pour  avoir  souffert  en  mer  ou  séjourné 
trop  longtemps  dans  les  entrepôts  de  Lisbonne. 

Une  rancune  personnelle  stimulait  peut-être  l'ardeur 
de  Paoletto.  Il  avait  découvert  un  nouveau  procédé  méca- 
nique pour  faire  marcher  les  vaisseaux,  pendant  le  temps 
de  calme,  avec  une  vitesse  de  deux  ou  trois  milles  à  l'heure, 
sans  qu'il  fût  nécessaire  d'augmenter  à  cet  effet  le  nombre 
des  matelots.  Vers  1512,  il  voulut  en  faire  profiter  le  roi 
de  Portugal,  moyennant  une  compensation  de  vingt-cinq 
mille  ducats.  Soit  que  la  somme  parût  trop  forte,  soit 
qu'il  s'y  mêlât  de  la  méfiance,  à  Lisbonne  on  ne  mit, 
semble-t-il,  aucun  empressement  à  utiliser  l'invention 
et  à  enrichir  l'inventeur.  Ce  grief  a  pu  faire  éclater  son 
humeur  ' . 

Les  villes  marchandes  d'Italie  voyaient  avec  le  même 
dépit  que  Paoletto  cette  prospérité  croissante  d'une  puis- 
sance étrangère.  Elles  eussent  voulu  régner  sans  rivales 
sur  les  mers  ou,  pour  le  moins,  se  frayer  une  nouvelle 
route  vers  l'Orient  et  enlever  aux  Portugais  leur  hégé- 
monie commerciale.  Un  compatriote  de  Centurione,  Bene- 
detto  Scotto,  avait  songé  à  contourner  le  nord-est  de 
l'Europe  pour  gagner  les  Indes  en  côtoyant  la  Chine.  Son 
mémoire  rédigé  en  italien  et  en  français  n'obtint  aucun 
succès.  Jaloux  de  résoudre  le  même  problème,  Centurione 
fut  mieux  servi  par  ses  connaissances  géographiques. 
D'après  son  projet,  on  eût  concentré  les  produits  d'Orient 

'  V Italie  et  la  Russie,  p.  105  à  110.  —  Peragallo,  p.  14.i 


280  LES    l'APES    Mi:i>lCIS    ET    VASILI    111. 

sur  les  bords  de  l'Indus,  run  des  quatre  courants  plus 
abondants  de  l'Inde  que  la  légende  fait  descendre  dans  la 
])laine  du  haut  d'un  même  pic  de  la  montagne  sacrée  sous 
la  forme  de  l'éléphant  et  du  cerf,  de  la  vache  et  du  tigre. 
L'Indus  est  représenté  par  la  vache.  Après  avoir  remonté 
ce  fleuve  jusqu'à  une  certaine  hauteur,  les  voyageurs 
eussent  transbordé  les  marchandises  dans  l'Oxus,  en  tra- 
versant les  défilés  du  Hindou-Kouch,  qui  séparent  les  bas- 
sins de  ces  deux  cours  d  eau.  De  nos  jours,  les  embou- 
chures caspiennes  de  l'Oxus  n'existent  plus  que  dans  le 
souvenir  des  géographes.  Épuisées  par  les  arrosements  et 
les  canaux,  elles  sont  depuis  longtemps  ensablées,  et 
l'Amou-Daria  actuel  est  redevenu,  comme  dans  les  temps 
reculés,  tributaire  de  la  mer  d'Aral.  Mais  la  date  précise 
de  ce  phénomène  de  physiographie  nous  échappe,  et  Cen- 
turione  pensait  encore  avec  Strabon  que  l'Oxus  se  déver- 
sait dans  la  mer  d'Hyrcanie  des  anciens.  Ce  fleuve  majes- 
tueux, ainsi  calculait  Paoletto,  eût  donc  porté  les  lourdes 
cargaisons  dans  la  direction  d'Astérabad;  elles  eussent 
ensuite  traversé  la  Caspienne  dans  toute  sa  longueur, 
remonté  la  Volga  et  ses  affluents,  l'Oka  et  la  Moskva, 
pour  atteindre  enfin  Moscou.  La  capitale  des  Tsars  offrait 
déjà  des  moyens  de  communication  relativement  plus 
faciles  avec  le  Nord.  En  peu  de  jours,  les  balles  et  les  ballots 
péniblement  amenés  du  fond  des  Indes  eussent  gagné  les 
bords  de  la  Baltique,  la  ville  de  Riga,  et  se  fussent  trouvés 
sur  le  seuil  des  marchés  d'Europe. 

Gigantesque  tracé,  séduisant  rien  que  par  sa  hardiesse  : 
un  immense  réseau  fluvial  eût  rivalisé  avec  l'Atlantique 
et  le  mouvement  commercial  eût  rappelé  à  la  vie  des 
peuples  restés  trop  longtemps  à  l'écart.  La  Perse  et  les 
régions  environnantes  auraient  vu  reparaître  les  beaux 
jours  des  khans  tatars  de  la  race  de  Houlagou,  et  la  Mos- 


CPNTUIIIOINE   ET    L'KVKOUE   DE   SKARA.  281 

covie  serait  devenue  d'cinljlée  un  Élut  llorissant.  Que  si  le 
projet  était  grandiose,  les  dilHcullés  d'exécution  le  sur- 
passaient encore  en  grandeur.  Pour  ne  rien  dire  des 
obstacJes  à  vaincre  au  pied  de  l'Himalaya  et  sur  le  versant 
aralo-caspien,  la  {jrande  artère  russe,  la  Volga,  parsemée 
de  bancs  de  sable,  ne  se  laissait  guère  remonter  facilement. 
Un  vent  contraire  arrêtait  net  la  navigation,  l'accalmie 
obligeait  les  rameurs  à  mettre  pied  à  terre,  et  leurs  épaules 
atlilétiaues,  leurs  muscles  d'airain,  balaient  à  grand'peinc 
les  navires  contre  I2  courant.  Aux  résistances  de  la  nature 
s'ajoutait  le  danger  des  brigands.  Du  fond  des  forêts 
vierges  de  la  rive  droite,  ils  s'élançaient  à  Timproviste  sur 
les  paisibles  voyageurs,  mettaient  leurs  marchandises  au 
pillage  et,  chargés  de  butin,  s'en  revenaient  dans  leurs 
repaires  où  personne  n'osait  les  attaquer.  Un  tou"  de  main, 
dit  une  chanson  populaire,  et  la  caravane,  est  prise.  C'est 
là,  dans  les  kourgans  inaccessibles  de  la  matouchka  Volga 
que  s'établira  un  jour  Stienka  Razine  pour  répandre  au 
loin  la  terreur  de  son  nom.  Si  redoutables  étaient  les  périls 
de  la  route  fluviale  que  souvent  les  marchands  préféraient 
se  rendre  par  terre  d'Astrakhan  à  Moscou,  en  compagnie 
des  Tatars  qui  allaient  vendre  leurs  chevaux  dans  la  capi- 
tale. Assurément,  Centurione  ne  pouvait  être  initié  à  tous 
ces  détails;  aussi  lui  tardait-il  de  voir  les  choses  de  près  et 
d'étudier  sur  les  lieux  les  combinaisons  caressées  à  Gênes. 
Il  résolut,  en  conséquence,  de  pousser  lui-même  une 
pointe  jusqu'à  Moscou*. 

Pour  avoir  plus  facilement  accès  auprès  de  Vasili,  Cen- 
turione s'adressa  au  Pape.  Aucun  document,  que  nous 
sachions,  ne  mentionne  expressément  sa  présence  à  Piome, 
mais  il  est  à  présumer  qu'il  fit  ce  voyage  en  personne  vers 

'  Canale,  p.  233.  —  Giovio,  Opéra,  p.  82  à  95. 


282  LES    PAPES    MÉDICIS    ET   VASILI    IIIv 

la  fin  (le  1518  ou  dès  le  commencement  de  1519.  A  la 
cour  brillante  de  Léon  X,  au  milieu  des  poètes  et  des 
lettrés,  des  musiciens,  des  sculpteurs  et  des  peintres,  le 
marchand  d'épices  de  Gènes  aura  passé  complètement 
inaperçu.  Le  Vatican  ne  se  mit  pas  en  frais  pour  le  rece- 
voir, et  le  maître  des  cérémonies,  Paride  de  Grassi,  n'eut 
rien  à  noter  dans  son  journal.  Toujours  est-il  qu'au  témoi- 
gnage de  Giovio,  confirmé  par  la  chronique  russe,  Cen- 
turione  reçut  une  lettre  de  Léon  X  pour  Vasili,  et  peut- 
être  une  autre  pour  Albert  de  Brandebourg,  La  mission 
du  Génois  n'en  devenait  pas,  de  ce  fait,  officielle.  Il  s'en 
allait  à  Moscou  en  son  propre  nom,  à  ses  risques  et  périls. 
Le  Saint-Siège,  on  le  verra  plus  tard,  ne  se  fit  pas  faute  de 
l'affirmer  d'une  manière  catégorique.  Un  message  ponti- 
fical donnait  à  son  porteur  du  prestige  et  des  facilités  de 
voyage;  Léon  Xn  avait  aucun  motif  de  refuser  cette  faveur 
à  Paoletto,  mais  les  affaires  diplomatiques  revenaient  à 
d'autres  personnages. 

Avant  même  qu'il  ne  pénétrât  en  Russie,  Genturione  fut 
traité  en  haut  lieu  de  simple  particulier.  Ainsi  il  arriva  à 
Kœnigsberg  au  moment  où  le  Père  Nicolas,  déjà  connu  du 
lecteur,  se  préparait  à  entreprendre  le  même  voyage.  Sur 
l'ordre  du  grand  maître,  Dietrich,  alors  en  mission  à 
Moscou,  demanda  et  obtint  des  sauf-conduits  pour  son 
frère  Nicolas  et  pour  Genturione;  mais  tandis  que  l'un  est 
annoncé,  avec  un  certain  apparat,  comme  possédant  les 
secrets  du  Vatican,  l'autre  est  timidement  recommandé  à 
titre  de  trafiquant. 

Nicolas  Schœnberg,  on  s'en  souvient,  ne  profita  pas  de 
cette  occasion  et  n'entreprit  pas  le  voyage  de  Moscou. 
L'intrépide  Génois,  muni  de  sa  carte  géographique,  se 
hâta,  au  contraire,  de  s'y  rendre.  La  chronique  russe  nous 
apprend  laconiquement  son  arrivée  au  Kremlin.  «  En  la 


CENTUIIIONE   ET    I/KVKOITE   DE    SKAIIA.  SH.-i 

ineine  année  (^1520),  nous  dit-cllc,  vint  auprès  du  {^raiid 
kniaz  à  Moscou  de  la  part  du  pape  romain  son  serviteur 
[tçhéloviek)  nommé  Paul  avec  un  message.  »  Encore,  malgré 
sa  concision,  ce  texte  n'cst-il  pas  coniplètenierit  exact  : 
Centurione  n'était  ni  serviteur,  ni  «  homme  du  l*ape  »  , 
et  il  ne  venait  pas  de  sa  part.  Pour  combler  les  lacunes 
du  trop  discret  chroniqueur,  nous  n'avons  guère  que? 
le  récit  de  Giovio  et  quelques  données  fragmentaires  '. 

Et  d'abord,  quant  au  plus  cher  objet  de  ses  rêves,  Cen- 
turione essuya  un  échec  complet.  Le  grand  kniaz  Vasili 
lui  interdit  l'accès  dans  l'intérieur  du  pays,  et  lui  refusa 
les  moyens  d'étudier  les  communications  avec  les  Indes. 
Ce  n'était  pas  que  les  Moscovites  fussent  indifférents 
aux  avantages  du  commerce  avec  l'Asie  ;  des  principes 
d'un  tout  autre  ordre  réglaient  ici  la  conduite  du  sou- 
verain. 

La  Russie  avait  eu  son  Centurione  dès  le  quinzième 
siècle.  Dans  le  cercle  restreint  des  marchands  plus  ou 
moins  lettrés  de  l'époque,  l'Hindoustan  passait  pour  une 
espèce  d'Eldorado  du  commerce.  Un  hardi  négociant  de 
Tver,  Athanase  Nikitine,  voulut  s'en  convaincre  de  ses 
yeux.  Devançant  ses  compatriotes  et  son  siècle,  il  descendit 
la  Volga  et  la  Caspienne,  parvint  jusqu'à  Ormuz,  pénétra 
dans  le  Khoraçan,  et  revint  à  Tver  par  Téhéran,  Trébizonde 
et  Kaffa.  Les  impressions  rapportées  de  cette  tournée 
n'étaient  guère  encourageantes  :  aucun  débouché  pour  les 
produits  moscovites,  marchandises  pillées  en  route,  aven- 
tures désastreuses  et  mauvais  traitements  de  toute  sorte. 
«  Chrétiens  mes  frères,  s'écriait  Athanase  après  son  retour, 
n'allez  pas  aux  Indes  si  la  foi  orthodoxe  vous  est  chère,  car 
on  y  est  exposé  aux  plus  terribles  épreuves,  à  moins  de  se 

'  JoACHiM,  t.    II,  p.   54.   —  Sborii,  ?oussk.  ist,  ob.^  t.   LUI,  p.   101.  — 
Roussk.  liét.,  t.  VI,  p.  227. 


284  LES    PAPES    MEDICIS    Eï    VASILI    III. 

faire  renégat'.  »  Le  grand  kniaz  Vasili  ne  s'effarouchait 
pas  facilement,  et  s'il  a  eu  connaissance  du  mémoire 
d'Athanase,  il  n'a  certainement  pas  adopté  ses  opinions. 
Un  développement  du  commerce  russe,  même  du  côté 
des  Indes,  ne  lui  répugnait  pas,  et,  en  1533,  interpellé 
j)ar  le  khan  Babour,  il  se  déclara  tout  près  à  entrer  en 
relations  commerciales  avec  ce  descendant  de  Tamerlan. 

Les  fins  de  non-recevoir  opposées  à  Centurione  éma- 
naient d'une  autre  source  et  relevaient  de  scrupules  invé- 
térés. On  voulait  bien  à  Moscou  héberger  des  étrangers,  se 
servir  de  leurs  talents,  à  condition  de  les  surveiller  étroi- 
tement et  de  leur  interdire,  au  besoin,  le  départ;  mais 
livrer  à  un  inconnu  les  arcanes  de  la  vie  populaire,  le 
laisser  circuler  librement  sur  les  eaux  grises  de  la  Volga, 
le  Jourdain  moscovite,  c'eût  été  briser  avec  des  traditions 
séculaires  et  froisser  le  sentiment  national.  Cependant,  de 
l'aveu  même  de  son  fils,  Vasili  poussait  l'exclusivisme  à 
l'excès.  A  propos  des  négociations  avortées  de  Clément  VII 
pour  obtenir  le  libre  passage  jusqu'en  Perse,  Ivan  IV  disait 
au  Florentin  Tedaldi  qu'il  se  fût  montré  plus  conciliant 
que  son  père. 

Battu  sur  ce  point,  Centurione  essaya  de  prendre  sa 
revanche  sur  un  autre.  Si  l'exploration  de  la  grande  voie 
asiatique  était  impossible,  peut-être  pourrait-on  donner  un 
nouvel  élan  au  commerce  dans  le  Nord.  A  en  juger  d'après 
une  requête  présentée  au  roi  de  Danemark  et  dont  il  reste, 
aux  archives  de  Copenhague,  un  résumé  contemporain, 
Centurione  aurait,  en  effet,  reçu  de  Vasili  des  privilèges 
de  trafic  en  Russie  non  du  côté  de  l'Orient,  mais  du  côté 
de  la  Baltique.  L'intelligent  bâtard  ne  reculait  pas  devant 
les  plus  vastes  entreprises.  Il  voulait  fonder  une  puissante 

*  Poln.  sobr.,  t.  VI,  p.  330  à  358. 


CENTURIONE   ET    L'KVEQUE    DE   SKAHA.  285 

compagnie,  qui  aurait  rapporté  de  {jros  IxinéRccs  et  qu'il 
iiirait  lé(]uée  à  ses  héritiers.  Dans  ce  but,  il  dcniaïuiait  à 
I  hristicrn  de  lui  accorder  quelques  franchises  et  de  lui 
ivancer  de  Taqjent,  à  charge  de  payer  les  impôts  ordi- 
naires et  les  frais  de  douane.  L'avenir  lui  inspirait  tant  de 
lonfianccqu  il  promettait  au  Roi,  sauf  le  cas  d'un  désastre 
imprévu,  de  lui  verser  tous  les  sept  ans  le  montant  de  la 
-omme  engagée  au  début.  Pour  entrepôt  entre  les  produc- 
hiirs  et  les  consommateurs  il  avait  d'abord  choisi  Lûbeck, 
mais  ensuite  donné  la  préférence  à  Copenhague,  à  cause 
(ic  l'amitié  qui  unissait  Christiern  à  Vasili  et  qu'il  réputait 
précieuse  au  point  de  vue  religieux.  L'entreprise  eût  été 
italienne,  génoise,  si  la  ville  de  Gênes  renonçait  à  son 
gouvernement  pernicieux,  autrement  Centurione  se  disait 
prêt  à  initier  des  Danois  à  ses  secrets  et  à  leur  livrer  tous 
les  avantages  du  commerce  russe.  Christiern  accueillit  ces 
ouvertures  avec  bienveillance.  La  minute  de  sa  réponse  en 
fait  foi.  S'il  n'allait  pas  jusqu'aux  sacrifices  pécuniaires, 
au  moins  sur  les  concessions  gratuites  sa  générosité  ne 
laissait  rien  à  désirer.  11  octroyait  la  permission  de  trafiquer 
en  Danemark,  Suède  et  Norvège,  autorisait  le  transit  pour 
la  Russie,  prenait  sous  sa  protection  et  rendait  justiciables 
uniquement    devant    le    tribunal    royal    Centurione    lui- 
même,   ses  héritiers,  ses  agents,  ses  domestiques,  et  les 
recommandait  avec  instance  aux  autorités.  On  ignore  quel 
a  été  le  sort  ultérieur  de  cette  pièce,  et  si  elle  a  eu  des 
conséquences  pratiques  ^ 

Pour  en  revenir  au  séjour  de  Paoletto  à  Moscou,  cet 
actif  Italien  ne  se  limitait  pas  aux  soins  du  négoce.  Son 
esprit  était  assez  souple  et  ses  connaissances  assez  variées 
pour  qu'il  put  s'élever  au-dessus  des  intérêts  purement 

'  Archives  de  Copenhague,  Indkomne  Brève. 


286  LES    PAPES   MÉDICIS   ET   VASILl    III. 

matériels  et  planer  dans  des  ré(>ions  supérieures  :  il  ne  lit, 
paraît-il,  rien  moins  que  de  la  théologie.  Rendu  à  Moscou 
pour  des  affaires  de  commerce,  nous  dit  Giovio,  Centu- 
rione  y  agita  la  question  de  1  union  des  Églises  et  la  discuta 
avec  les  familiers  de  Vasili.  Le  curieux  phénomène  qui  se 
passait  alors  en  pleine  terre  russe  explique  cette  hardiesse  : 
l'idée  de  la  conciliation  pénétrait  de  différents  côtés  dans 
la  citadelle  de  l'orthodoxie;  les  rois  de  Danemark  con- 
viaient le  grand  kniaz  au  concile  de  Latran;  Dietrich 
Schœnberp^  offrait  de  hautes  interventions  auprès  du  Pape. 
Quelque  chose  de  plus  surprenant  :  dans  le  foyer  du  fana- 
tisme, en  dépit  des  obstacles,  la  propagande  catholique 
répandait  ses  rayons  lumineux. 

Le  promoteur  de  cette  innovation  était  un  médecin 
allemand,  maître  Nicolas  Luëv  ou  Boulev,  —  car  les  con- 
temporains l'appellent  tantôt  d'une  manière,  tantôt  d'une 
^y^re,  —  homme  de  grand  talent.  Le  diplomate  autrichien 
<la  Collo,  qui  l'a  connu  personnellement  à  Moscou,  le  dit 
très  versé  dans  la  médecine,  l'astrologie  et  toutes  les 
sciences,  et  ses  ennemis  mêmes  ne  contestent  pas  sa  com- 
pétence et  sa  valeur  intellectuelle.  Quant  à  son  habileté 
professionnelle,  on  l'estimait  si  haut  qu'il  resta  jusqu'à  la 
fin  le  médecin  préféré  du  grand  kniaz,  dont  jamais  il  ne 
perdit  les  bonnes  grâces. 

Or  ce  vaillant  disciple  d'Esculape  songeait  à  la  vie  des 
âmes  autant  qu'à  la  guérison  des  corps  et  consacrait  ses 
loisirs  à  la  controverse  dogmatique.  Épris  de  l'idée  uni- 
taire, il  aspirait  à  la  réunion  des  Églises  et,  de  sa  plume 
féconde,  multipliaitles  messages  dans  ce  sens.  Il  en  a  adressé 
à  Vassian,  archevêque  de  Rostov,  à  Maxime  le  Grec,  au 
diak  Mounékhine  et  à  d'autres  encore.  Tous  ces  écrits  sont 
malheureusement  perdus  pour  nous.  A  en  juger  d'après 
les  réponses   qu'ils  ont  provoquées,   maître   Nicolas  ne 


CENTUUIONE   ET    L'KVKOUE    DE   SKAIIA.  287 

t';u  liait  pas  le  fond  de  sa  pcns(ic  :  se  réclamant  de  Tunilc; 
(l(  Dieu,  de  TLglise  et  du  baptême,  il  préconisait  l'union 
(II'  tous  les  fidèles  sous  l'autorité  d'un  seul  pasteur.  IjC  lour 
et  la  forme  de  ses  lettres  devaient  être  modérés  et  insi- 
nuants, car  ses  adversaires  l'accusent  d'avoir  dissimulé  la 
rijjueur  des  dogmes  latins  et  comblé  d'éloges  hy[)ocrites 
la  foi  orthodoxe,  comme  pour  dresser  des  pièges  aux  bons 
Moscovites.  D'aucuns  s'y  laissèrent  prendre,  en  effet,  et 
on  compte  parmi  les  néophytes  plus  ou  moins  convaincus 
de  Luëv,  le  boiar  Fedor  Karpov,  un  hégoumène  dont  le 
nom  est  resté  inconnu  et  peut-être  quelques  autres. 

Les  modestes  succès  du  médecin  polémiste  ne  passèrent 
pas  inaperçus.  Le  ban  et  l'arrière-ban  de  l'orthodoxie 
militante  s'élevèrent  contre  lui.  Un  auteur  anonyme, 
moins  érudit  que  zélé,  lança  une  diatribe  grotesque  où  les 
outrages  tombent  dru  en  guise  de  bonnes  raisons.  Philo- 
thée,  moine  de  Pskov,  dépensa  une  somme  considérable 
d'enthousiasme  contre  les  Latins.  Un  Byzantin  vint  avec 
plus  de  savoir  et  de  talent  au  secours  des  Russes.  Il  s'appe- 
lait Maxime,  et  l'histoire  lui  a  conservé  le  surnom  de  Grec. 
Jeune  homme,  il  avait  parcouru  l'Italie,  cultivé  l'huma- 
nisme, admiré  Politien  et  connu  Aide  Manuce.  Touché  et 
transformé  par  l'éloquence  dramatique  de  Savonarole,  il 
alla  s'enfermer  dans  le  couvent  de  Vatopaedhion,  où  les 
ascètes  trouvaient  le  calme  et  les  savants  de  précieux 
manuscrits.  Appelé  à  Moscou,  en  1518,  pour  la  traduction 
d'un  psautier  célèbre,  le  moine  du  Mont-Athos  y  déploya 
une  activité  exubérante.  Sa  cellule  devint  le  rendez-vous  des 
lettrés.  On  y  passait  en  revue  toutes  les  questions  du  jour, 
Maxime  rompit  des  lances  avec  les  Juifs  et  les  Arméniens, 
plaida  la  cause  de  sa  patrie  en  deuil,  réfuta  les  astrologues  et 
les  mahométans.  La  propagande  catholique  l'émut  profon- 
dément. Pour  raffermir  les  Moscovites  chancelants,  ilécri- 


288  LES    PAPES    MÉDICIS   ET    VASILI    III. 

vit  des  messages  sur  les  dogmes  controversés,  sur  l'union 
des  Églises,  prenant  surtout  à  partie  maître  Nicolas,  Et 
comme  celui-ci  avait  comparé  la  sainte  Trinité  au  triangle,  il 
l'accusaitdeprofanerles  augustes  mystèresparlagéométrie. 
Dans  toute  celte  polémique  dont  nous  n'avons,  du  reste, 
que  des  échos,  le  nom  de  Centurione  n'est  jamais  men- 
tionné. Il  serait  téméraire  de  vouloir  assigner  la  part  qu'il 
y  a  prise,  ou  même  de  supposer  qu'il  y  ait  pris  une  part 
active.  Rien  que  l'ignorance  de  la  langue  l'eût  bien  vite 
mis  hors  de  combat.  Toutefois  les  partisans  de  Luëv,  Luëv 
lui-même,  durent  se  féliciter  de  le  voir  au  milieu  d'eux; 
car  s'il  n'était  pas  agent  officiel  ou  officieux  du  Pape,  au 
moins  venait-il  de  Rome  avec  une  lettre  pontificale,  avec 
les  convictions  catholiques  d'un  Italien.  Il  y  avait  là  un 
puissant  motif  de  rapprochement,  et,  grâce  aux  interprètes, 
des  rapports  pouvaient  s'établir  entre  les  intéressés.  Cen- 
turione donne  lui-même  discrètement  à  entendre  qu'il  n'est 
pas  resté  étranger  à  ce  mouvement.  Des  secrets  en  matière 
religieuse  lui  furent  confiés.  Il  les  communiqua  au  Pape  et 
en  avertit  Christiern  II.  Leur  importance  lui  paraissait  si 
grande  qu'il  entrevoyait  déjà  une  fusion  avec  Rome,  pro- 
posait au  Pape  d'envoyer,  dans  ce  but,  des  ambassadeurs 
à  Moscou  et  demandait  au  roi  de  Danemark  d'appuyer 
auprès  de  Léon  X  ces  démarches  aventureuses.  On  s'ex- 
plique maintenant  comment  Giovio  a  pu  affirmer  que  Cen- 
turione a  traité  de  l'union  des  Églises  avec  les  familiers  de 
Vasili.  S'il  n'a  pas  donné  de  sa  personne  en  se  jetant  lui- 
même  dans  la  mêlée,  du  moins  les  propagateurs  des  idées 
nouvelles  l'ont  mis  au  courant  de  leurs  projets;  il  s'en  est 
emparé  avec  sa  vivacité  habituelle,  et  cela  suffisait  pour 
justifier  l'assertion  de  Giovio  '. 

'  CoLLO,  p.  52.  —  Maxime  le  Grec,  t.  I,  p.  323,  341,445.  —  L'Italie  et 
la  Russie,  p.  114.  —  Jmakine,  Pamiatnik. 


CENTllUIONl-:   KT    LKVKQUE    DR    SKAKA.  289 

Peiuliint  que  ces  questions  s'agitaient  aulour  de  lui, 
Vasili  ne  senihlc  j)as  s'en  être  ému.  Inél)ninlal)le  dans  la 
u  foi  grecque  »  ,  {jardien  jaloux  de  l'exclusivisuie  national, 
il  n'en  donna  pas  moins  à  Centurione  une  lettre,  au  témoi- 
gnage deGiovio,  flatteuse  pour  le  Pape,  mais  dont  le  tc.'xle 
ne  nous  est  point  parvenu.  Et  Paoletto,  que  sa  vie  errante 
et  tourmentée  avait  habitué  aux  longues  espérances  de 
même  qu'aux  vastes  horizons  de  la  mer,  resta  enchanté  de 
ses  succès  etreprit  le  chemin  de  Rome,  où  il  n'arriva  cepen- 
dant qu'après  la  mort  de  Léon  X.  Dans  la  ("orce  de  Tàgc, 
à  l'apogée  d'un  triomphe  militaire  et  politicpie,  au  moment 
où  les  troupes  pontificales  s'emparaient  de  Milan  et  ren- 
traient victorieusement  à  Parme  et  Plaisance,  une  courte 
et  mystérieuse  maladie  avait  précipité  dans  la  tombe,  le 
1"  décembre  1521,  l'immortel  protecteur  des  lettres  et 
des  arts. 

Désireux  d'entreprendre  un  second  voyage,  Centurione 
s'adressa  au  Pape  nouvellement  élu  pour  remplacer 
Léon  X.  A  l'aimable  et  prodigue  Médicis,  fidèle  aux 
séduisantes  traditions  de  Florence,  succédait  un  Flamand 
intègre,  rigide,  parcimonieux,  animé  d'un  zèle  ardent  et 
pur,  ancien  professeur  de  Louvain  et  précepteur  de 
Charles-Quint,  évêque  de  Tortose  et  cardinal,  grand 
inquisiteur  d'Aragon  et  de  Navarre.  Les  humanistes  et  la 
gent  artistique  furent  oubliés;  il  n'y  eut  plus  au  Vatican 
ni  concerts  ni  comédies.  L'Allemagne  et  l'Orient  absor- 
baient les  pensées  et  les  veilles  d'Adrien  VL  Pour  enrayer 
le  mouvement  provoqué  par  Luther,  il  exigeait  l'appli- 
cation de  l'édit  de  Worms  et  s'efforçait  en  vain  de  gagner 
à  sa  cause  l'électeur  de  Saxe.  D'autre  part,  des  nouvelles 
de  plus  en  plus  alarmantes  arrivaient  d'Orient,  et  une 
croisade  s'imposait  impérieusement.  L'héroïsme  de 
Croissy  n'avait   pu  sauver  Belgrade  :  le  29  août  1521, 

19 


290  LES    PAPES    MEDICIS    ET   VASILI    111. 

après  vingt  assauts  consécutils,  ce  boulevard  de  la  chré- 
tienté avait  été  emporté  par  les  Turcs.  Victorieux  sur  le 
continent,  Suleyman  songeait  à  une  campagne  maritime, 
et  le  jour  n'était  plus  éloigné  où  les  chevaliers  de  Rhodes 
changeraient  de  domicile  et  de  nom.  L'imminence  du 
danger  fit  conclure  à  quelques  États  une  ligue  défensive 
qu'on  eût  volontiers  étendue  à  d'autres  pays  encore.  A  cette 
occasion,  un  ancien  disciple  du  Pape  à  Louvain,  Albert 
Pighius,  astronome  et  théologien,  aussi  laid  que  savant, 
attirait  l'attention  de  son  vénéré  maître  sur  la  Russie.  Il 
faisait  valoir  les  motifs  surnaturels  en  la  lui  représentant 
comme  un  champ  déjà  mùr  pour  la  moisson  et  digne 
d'être  cultivé  avec  un  soin  spécial.  li'archevêque  de 
Drontheim,  Énée,  ancien  chancelier  du  roi  Jean  de 
Danemark,  s'exprimait  dans  le  même  sens.  L'envoi  d  un 
messager  qui  s'offrait  de  lui-même  pouvait  servir  au  moins 
pour  vérifier  ces  renseignements.  Mais  à  peine  Adrien  VI 
eut-il  approuvé  le  voyage  de  Centurione  qu'une  mort 
prématurée  enleva  le  pieux  pontife,  le  24  septembre  1523, 
sans  que  pour  cela  l'ardeur  du  marchand  génois  se  ra- 
lentît. 

Paoletto  renouvela  ses  démarches  auprès  de  Clé- 
ment VII,  héritier  des  vastes  desseins  de  son  prédéces- 
seur Adrien  VI  et  de  son  cousin  Léon  X.  Il  contait  des 
merveilles  sur  les  sentiments  de  Vasili  envers  le  Saint- 
Siège,  se  flattait  d'être  bien  vu  au  Kremlin,  et,  rêvant 
toujours  son  nouveau  chemin  des  Indes,  sa  compagnie  de 
commerce,  il  demanda  au  Pape  des  lettres  pour  Moscou. 

Ces  assertions  s'accordaient  en  tous  points  avec  un 
curieux  mémoire  présenté  à  Clément  VII  au  début  de  son 
pontificat.  Encouragé  peut-être  par  ses  succès  auprès 
d'Adrien,  Albert  Pighius  prit  la  plume  pour  renseigner 
sur  la  Russie  le  nouveau  pape.  Ces  lignes  sont  un  précieux 


CENTUr.  lO.NK    KT    I/IIVKQITE    DE    SKAHA.  291 

toinoi^iiiijje  des  rumeurs  (|ni  circulaient  alors  dans  cer- 
taines sphères,  des  sources  d'où  elles  jaillissaient  et  des 
illusions  qui  en  étaient  l'inévitable  conséquence,  f^e  docte 
Flamand  en  appelait  avec  une  naïve  assmancc  aux  am- 
bassades d'Ivan  III  que  des  hommes  intéressés  ont  seuls 
empêché,  disait-il,  d'établir  l'union  reli(jieuse;  au  désir 
de  Vasili,  attesté  par  l'archevêque  de  Drontheim,  de  se 
(aire  représenter  au  concile  de  Latran  ;  aux  négociations 
avec  l'Empereur  auxquelles  avait  pris  part  l'évêque  de 
Gurk,  Jérôme  Baibi  ;  à  la  trêve  de  cinq  ans  conclue  avec 
la  Pologne  sous  les  yeux  du  nonce  Thomas  deNigris;  enhn 
à  l'ardeur  de  Vasili  contre  les  Turcs.  On  devine  les  dé- 
ductions de  ces  prémisses  :  il  faut  cultiver  l'amitié  du 
grand  kniaz  pour  gagner  toute  une  nation  à  l'Église  et 
doubler  le  nombre  des  adversaires  du  Croissant.  De  par 
Pighius,  Vasili  était  au  fond  plus  chrétien  que  les  princes 
très  chrétiens,  car  il  voulait  la  concorde,  tandis  que  les 
autres  se  faisaient  mutuellement  la  guerre  au  lieu  de  se 
croiser  sous  la  bannière  du  Christ  '. 

Clément  VII,  initié  à  la  grande  politique  sous  Léon  X, 
devait  comprendre  et,  jusqu'à  un  certain  point,  goûter 
ce  langage.  Il  partageait  sur  Moscou  les  vues  de  son  dé- 
funt cousin  et  entretenait  les  mêmes  espérances.  Centu- 
rione  lui  inspira  de  l'intérêt,  toutefois  aucune  mission 
officielle  ne  lui  fut  confiée.  On  le  considéra  toujours  au 
Vatican  comme  un  étranger,  un  citoyen  de  Gênes,  non 
pas  comme  un  «  homme  du  Pape  »  .  Mais,  profitant  de 
l'occasion,  Clément  VII  s'adressa  directement  à  Vasili 
avec  une  lettre  datée  du  25  mai  1524  et  rédigée  sous 
l'impression  des  meilleurs  souvenirs  du  passé  et  des  rap- 
ports favorables  de  Paoletto  :  vagues  désirs  d'union  et  de 

'  Picaïus  et  Martyxov,  passim. 


202  LES    PAPES    MKDICIS    ET    VASILl    III. 

rapj)rocliemcnt,  promesses  d'honneurs  et  de  dignités, pro- 
position d'envoyer  un  mandataire  à  Rome.  Ccnturiono 
ou  tout  autre  à  sa  place,  disait  le  Pape  en  finissant,  s'ex- 
pliquera plus  longuement  sur  tous  ces  points,  et  puissc-t-il 
trouver  bon  accueil.  Il  ne  faut  pas  croire  que  ces  der- 
nières paroles  indiquent  une  mission  officieuse.  Tout  à 
l'heure  nous  entendrons  Clément  VII  s'expliquer  catégo- 
riquement :  en  dépit  de  cette  clause  équivoque,  le  Génois 
sera  toujours  tenu  à  l'écart  de  la  diplomatie. 

Le  second  voyage  de  Genturione  ne  fut  qu'une  rapide 
excursion.  Vieux  et  victime  d'une  cruelle  maladie,  il  se 
mit  en  route  avec  une  ardeur  juvénile,  et  tandis  qu'on  le 
croyait  à  peine  arrivé  au  Kremlin,  il  rentrait  déjà  à  Piome, 
moins  satisfait  qu'à  son  premier  retour  de  Moscou.  Cette 
fois  Kœnisberg  ne  l'avait  pas  vu  passer.  Centurione  tra- 
versa la  Pologne,  se  donnant  à  Cracovie  pour  nonce  pon- 
tifical, et,  chose  étonnante,  loin  de  s'opposer  à  son  voyage, 
Sigismond  I"  se  chargea  de  lui  fournir  l'entretien,  les 
chevaux  et  les  fourrages  jusqu'à  la  frontière  russe.  Le 
prétendu  nonce  gagna  si  bien  l'affection  du  roi  de  Po- 
logne, qu'au  retour,  le  8  juin  1525,  celui-ci  le  recom- 
manda chaudement  à  la  munificence  du  Pape,  en  insis- 
tant sur  l'indigence  et  l'âge  avancé  du  «  brave  homme  »  . 
Giovio  remarque  aussi,  en  passant,  qu'à  parcourir  le 
monde  en  tous  sens,  Centurione  ne  gagnait  pas  beaucoup 
d'argent.  Les  petits  avantages  matériels,  plutôt  que  la 
politique,  furent  probablement  la  cause  déterminante  du 
nouvel  itinéraire  adopté  par  notre  voyageur.  Il  passa  deux 
mois  à  Moscou  et,  muni  d'un  sauf-conduit,  se  hâta  de 
revenir  en  Italie.  Avait-il  obtenu  des  faveurs  personnelles 
ou  des  facilités  quelconques  pour  ses  projets?  Rien  ne 
permet  de  le  supposer.  Au  contraire,  un  complet  décou- 
ragement semble  avoir  succédé  chez  lui  à  un  enthousiasme 


CEÎNTURIONE   ET    L'EVEQUE   DE   SKARA.  293 

|MÔinatui(i.  Du  reste,  ses  traces  disparaissent  ici.  Nous 
11  avons  plus  sur  ses  laits  et  {jestcs  (jue  de  va^jues  indica- 
tions dénuées  de  preuves  authentiques.  Tout  son  succès  à 
la  cour  de  Moscou  se  réduisit  à  ramener  avec  lui  un  iiian- 
<l;ilairc  du  {jrand  knia/  ^  nsili,  porteur  d'un  message  pour 
\c  l'apc'. 

L'apparition  de  ce  personnage  à  Rome,  vers  le  mois  de 
epleinbrc  1525,  prit  les  proportion»  d'un  petit  événe- 
ment. Dmitri  Guérasimov  était  le  vrai  nom  de  l'envoyé; 
on  l'appelait  l'amilièrement  le  petit  Mitia  [Miiia  j\l(ily),elii 
I  étranger  Démétrius  Erasmius.  Suffisamment  instruit, 
Acrsé  dans  les  questions  religieuses,  parlant  le  latin  et 
1  allemand,  il  avait  derrière  lui  un  passé  honorable.  Les 
fonctions  d'interprète  qu'il  exerçait  à  Moscou  équivalaient 
à  celles  d'un  diplomate  en  activité  de  service.  En  effet, 
quelques  missions  politiques  en  Suède  et  en  Danemark, 
en  Prusse  et  en  Autriche,  lui  avaient  été  confiées.  Travail- 
lant avec  Maxime  le  Grec  à  la  traduction  d'un  psautier,  il 
se  distingua  de  ses  collègues  par  la  largeur  de  son  esprit. 
La  besogne  en  elle-même  était  rude.  Personne  à  Moscou 
ne  savait  le  grec.  Les  préjugés  des  Byzantins  étaient  plus 
répandus  que  leur  langue.  Force  fut  donc  de  s'ingénier. 
Maxime  traduisait  du  grec  en  latin,  Guérasimov  avec 
d'autres,  du  latin  en  russe,  et  les  copistes  fixaient  la  ver- 
sion sur  le  papier.  Le  moine  intelligent  du  Mont-Athos 
s  aperçut  bien  vite  que  les  textes  du  Kremlin  fourmil- 
laient d'erreurs,  et  il  se  mit  à  les  corriger,  au  grand  effroi 
des  interprètes:  «  L'épouvante  s'emparait  de  moi  et  je  fris- 
sonnais d'émotion,  dit  l'un  d'eux,  chaque  fois  qu'il  fallait 
changer  une  lettre  ou  effacer  un  accent,  d  Ces  scrupules 
faisaient  présager  l'avenir  :  l'aveugle  attachement  à  des 

'  RàYNALDi,  t.  XXXI,  p.  456.—  Sborn.  roussk:  ist.  ob.,  t.  XXXV, p.  692 
:,  698.  —  Theiner,  Vet.Mon.  PoL,  t.  JI,  p.  430. 


29V  LES    PAPEvS    MEDICIS    ET   VASILI    III. 

textes  corrompus  devait  plus  tard  troubler  profondément 
les  esprits  et  dégénérer  en  raskol.  Mieux  inspiré,  Guéra- 
simov  ne  s'effarouchait  pas  de  ces  niaiseries. 

Arrivé  à  Rome,  il  fut  logé  au  Vatican  dans  un  appar- 
tement fastueux  et  entouré  d'égards.  A  l'audience  du 
Pape,  il  se  présenta  revêtu  de  son  brillant  costume  natio- 
nal, avec  des  peaux  de  zibeline  qu'il  offrit  de  la  part  de 
son  maître  à  Clément  VII.  Le  message  de  Vasili,  que  Gio- 
vio  nous  a  conservé,  dut  étonner  les  lecteurs  par  son 
contraste  avec  le  bref  pontifical.  Le  grand  kniaz  ne  s'at- 
tardait pas  aux  expressions  d'exquise  courtoisie  et  inter- 
prétait le  rapprochement  avec  le  Saint-Siège  dans  le  sens 
d'une  alliance  militaire  de  lOccident  contre  les  infidèles. 
Évidemment  on  voulait  écarter  la  question  religieuse  et 
se  maintenir,  au  moins  par  écrit,  sur  le  terrain  politique. 
Aussi  le  Pape  était-il  invité  h  renvoyer  promptement 
Dmitri  avec  un  mandataire  qui  mettrait  le  grand  kniaz  au 
courant  des  mesures  à  prendre  contre  les  Turcs.  Nous 
verrons  plus  tard  que  Vasili  ne  songeait  pas  à  la  guerre 
sainte,  mais  qu'il  avait  besoin  d'habiles  ouvriers. 

Guérasimov  en  était  là  de  ses  démarches  lorsqu'il  fut 
arrêté  par  une  fièvre  inopportune.  Sa  vigoureuse  nature 
en  triompha  facilement,  et  reprenant  ses  couleurs  rubi- 
condes et  ses  forces,  il  s'empressa  de  visiter  les  églises, 
les  monuments  et  les  ruines  de  l'immortelle  cité,  laissant 
libre  cours  à  son  admiration  devant  les  chefs-d'œuvre  des 
arts  et  les  augustes  témoins  du  passé.  Le  27  septembre, 
fête  des  saints  Anargyres,  Côme  et  Damien,  il  assista  à  la 
messe  pontificale,  s'extasia  sur  la  musique  italienne  et 
parut  au  consistoire  où  le  cardinal  Campeggi  rendit 
compte  de  sa  mission  en  Hongrie.  Dans  toutes  ses  courses 
à  travers  Rome,  Guérasimov  avait  pour  guide  et  mentor 
Francesco  Chiericati,  évêque  de  Teramo  dans  les  Abruzzes, 


CENTURIONK   KT    LKVEQUE   DE   SKARA.  295 

ancien  diplomate,  qui  se  consolait  de  son  échec  A  la  diète 
de  Niirnberfj  en  cultivant  l'iunitié  d'Érasme  et  d'Isabelle 
de  Gonza{jue.  Paolo  Giovio  se  ména(;ea  aussi  de  lonjjues 
et  fréquentes  conversations  avec  l'envoyé  russe  et,  tout  en 
le  faisant  causer,  il  taillait  sa  plume  pour  écrire  sur 
Moscou. 

Cependant  les  profanes  se  persuadaient  que  Guérasi- 
mov  avait  encore  d'importantes  et  secrètes  communica- 
tions à  faire.  Au  fond,  il  n'en  était  peut-être  rien.  Néan- 
moins il  est  probable  qu'il  a  mesuré  ses  paroles  avec  assez 
de  prudence  pour  laisser  subsister  des  illusions.  Person- 
nellement Clément  VII  en  remporta  cette  irhpression  que 
Vasili  désirait  l'union  avec  Rome;  il  ne  s'en  cacha  point 
devant  le  roi  et  la  reine  de  Polojjne  et,  ne  se  fiant  pas  au 
papier,  réserva  ces  affaires  pour  des  né(jociations  de  vive 
voix.  Ceci  était  d'autant  plus  naturel  que  la  présence  de 
Guérasimov  à  Rome  avait  soulevé  la  question  des  rap- 
ports diplomatiques  avec  Moscou.  Une  solution  s'impo- 
sait nécessairement.  En  principe,  on  ne  pouvait  contester 
ni  l'importance  de  ces  rapports,  ni  l'utilité  de  les  entre- 
tenir; mais  comment  s'y  prendre?  Quels  écueils  éviter? 
Pighius  est,  à  notre  connaissance,  le  seul  qui  ait  eu  l'in-- 
tuition  de  l'état  réel  des  choses.  Seul,  il  a  justement 
apprécié  la  valeur  de  l'élément  national  et  politique;  seul, 
il  a  demandé  qu'il  fut  mis  hors  de  cause.  L'envoyé  du 
Pape,  dit-il,  ne  doit  être  ni  Suédois,  ni  Livonien,  ni  Polo- 
nais, à  cause  des  rivalités  et  des  haines  ordinaires  entre 
voisins,  et  des  guerres  qui  en  sont  la  conséquence  inévi- 
table. Et,  partant  de  ce  principe,  il  s'arrête  surtout  sur  les 
relations  de  la  Pologne  avec  Moscou.  Les  conquêtes  des 
Russes  sur  les  Polonais,  observe-t-il  judicieusement,  ont 
jeté  la  discorde  entre  ces  deux  peuples.  Un  roi  de  Pologne, 
tout  excellent  chrétien  qu'on  le  suppose,  ne  verra  jamais 


296  LES   PAPES    MEDICIS    ET   VASILI    III. 

de  bon  œil  la  prospérité  de  Moscou,  ni  son  amitié  avec 
Rome.  La  raison  en  est  évidente.  Tant  que  le  prince 
moscovite  restera  en  dehors  de  la  communion  catholique, 
l'Occident  le  traitera  d'ennemi,  et  on  donnera  même  des 
indul{;ences  à  ceux  qui  prendront  les  armes  contre  lui. 
Qu'il  se  soumette  au  Saint-Siège,  les  sympathies  et  les 
alliances  se  déplaceront^  le  roi  de  Pologne  ne  pourra  plus 
se  réclamer  de  sa  foi,  les  conditions  de  la  lutte  seront 
équilibrées,  et  le  vrai  but  de  la  guerre  sera  démasqué. 
Pigliius  en  conclut  que,  dans  les  négociations  avec  Mos- 
cou, les  Polonais  doivent  être  soigneusement  tenus  à 
l'écart.  Jérômfe  Balbi,  instruit  par  l'expérience,  ajoute-t-il, 
s'est  prononcé  dans  le  même  sens  vis-à-vis  d'Adrien  VI. 
Les  laits  viennent  à  l'appui  des  témoignages,  car,  chaque 
fois  que  les  Papes  ont  essayé  d'envoyer  leurs  nonces  à 
Moscou,  les  rois  de  Pologne  les  ont  arrêtés  et  leur  ont 
fait  rebrousser  chemin,  tellement  ils  redoutaient  le  con- 
tact du  Kremlin  avec  Rome.  Le  bon  sens  et  la  saine  poli- 
tique parlaient  par  la  bouche  de  Pighius.  Sur  ce  point 
particulier  sa  voix  ne  fut  pas  écoutée  '. 

Clément  VII  n'avait  qu'une  vague  idée  des  mystères 
que  portait  dans  son  sein  le  monde  slave.  S'il  envoya  un 
Italien  à  Moscou,  ce  fut  pour  en  faire  un  instrument  des 
Polonais,  auxquels  il  livrait  sans  réserve  la  direction  des 
négociations  russes.  Au  seizième  siècle,  les  Papes  se  ser- 
vaient encore  volontiers  des  frati  pour  les  missions  diplo- 
matiques en  pays  éloignés.  Mieux  préparés  et  plus  aguerris 
que  les  prélats  de  cour,  ils  échangeaient  plus  facilement 
la  vie  austère  du  cloître  contre  les  fatigues  et  les  ennuis 
d'un  pénible  voyage.  Dans  l'espèce,  le  choix  du  pontife 
se  porta  sur  Gian  Francesco  Citus,  de  Tordre  des  Mineurs. 

'  PiGDius,  chap.  VII,  VIII,  IX, 


CENTUIUONE    KT    I/KVKOIJK    HE    SKAHA.  297 

OrijjiiiJiirc  de  Polcnza  dans  la  Hasilicalo,  il  avait  acrjuis 
de  bonne  lnMire  une  répntalion  de  savant  parmi  les  en- 
fants de  saint  François  et  exercé  an  milieu  d'enx  les  plus 
hautes  lonclions.  En  1514,  il  fut  nommé  coirunissaire  de 
,son  ordre  dans  la  curie  romaine.  La  même  année,  Léon  X 
l'envoya  dans  le  ljd)an  rc-primer  des  erreurs  (jui  se  r(''pan- 
daient  parmi  les  Maronites,  La  mission  réussit  à  souhait, 
et  Gian  Francesco,  de  retour  à  Rome,  présenta  au  concile 
de  Latran  trois  délé{jués  qui  firent  acte  de  soumission  an 
nom  de  leurs  compatriotes.  Député  plus  tard  dans  le 
Danemark  et  en  Suède,  où  trois  évéques  avaient  été  mis 
à  mort  par  Ghristiern  II,  il  rendit  compte  de  son  enquête 
dans  le  consistoire  du  28  avril  1523,  sans  mén;i^er  ni  le 
Roi  ni  ses  ministres,  exposant  les  faits  dans  leur  brutale 
réalité.  Tant  de  travaux  méritaient  une  rétribution  :  le 
15  mai  suivant,  malgré  ses  répngnances,  Adrien  VI  le 
promut  à  1  évéché  de  Skara  en  Suède.  Les  épreuves  sui- 
virent de  près  les  honneurs.  Gustave  I"  refusa  énergique- 
ment  de  livrer  le  diocèse  à  un  étranger  quelconque,  et  à 
Gian  Francesco  moins  qu'à  tout  autre,  le  soupçonnant  à 
tort  d'avoir  usé  de  partialité  envers  Ghristiern.  Lors  même 
qu'il  n'y  eût  pas  eu  d'opposition  de  ce  côté,  les  factions 
qui  agitaient  le  pays  le  rendaient  d'un  abord  difficile. 
Gian  Francesco  n'en  cherchait  pas  moins  le  moyen  de 
pénélrer  dans  son  diocèse.  En  attendant,  il  fut  attaché  au 
légat  d'Allemagne,  cardinal  Campeggi,  charjjé  depuis  le 
1"  avril  1524  des  affaires  de  Danemark,  Suède  et  Nor- 
vège, et,  depuis  le  25  octobre  de  la  même  année,  de 
celles  de  Pologne.  Il  s'acquitta  de  cette  tâche  de  manière 
à  mériter  les  éloges  de  Campeggi.  En  1525,  rendu  de 
nouveau  à  ses  loisirs,  il  adressait  de  Bologne  à  Clé- 
ment VII,  le  3  août,  une  lettre  lamentable  :  sans  diocèse, 
sans  ressources,  condamné  à  la  misère,  il  suppliait  qu'on 


298  LES    PAPES   MEDICIS    ET   VASILI    III. 

eût  pillé  de  lui.  Par  suite  peut-être  de  ces  plaintes,  il  fut    d 
désigné,  dans  le  consistoire  du  13  octobre  1525,  pour  la 
mission  de  Moscou. 

Les  messafjes  rédi{jés  à  cette  occasion  nous  font  con- 
naître la  politique  romaine.  D'abord,  comme  nous  l'avons 
déjà  insinué,  Clément  VII  s'attache  à  constater  que  Centu- 
rione  a  fait  ses  voyages  de  Moscou  en  son  propre  nom, 
pour  ses  affaires  de  commerce,  et  qu'il  n'a  jamais  été 
revêtu  d'un  caractère  officiel.  Cette  insistance  équivaut  à 
un  désaveu.  Évidemment  on  ne  voulait  pas  marcher  sur 
les  brisées  de  l'ardent  Génois.  Désormais  les  affaires  de- 
vaient être  traitées  sur  un  terrain  nouveau.  Venaient 
ensuite  les  formules  ordinaires  de  politesse,  des  éloges  à 
l'adresse  de  Guérasimov  et  surtout  à  celle  de  Vasili  lui- 
même  pour  avoir  pris  tant  d'intérêt  à  la  croisade  et 
montré  tant  de  déférence  envers  le  Pape.  Quant  aux  in- 
structions données  de  vive  voix,  elles  sont  restées  un  mys- 
tère pour  l'histoire. 

Le  roi  de  Pologne  fut  mieux  partagé.  L'envoyé  ponti- 
fical devait  s'ouvrir  complètement  à  lui,  obtempérer  à  ses 
conseils  et  arranger  toutes  les  affaires  à  son  avantage  : 
autant  eût  valu  envoyer  au  Kremlin  un  agent  polonais. 
Le  Pape  comptait  aussi  sur  l'appui  de  Sigismond  pour 
maîtriser  en  Suède  le  flot  montant  de  la  Réforme.  Gian 
Francesco  était  même  autorisé  à  se  démettre,  au  besoin, 
de  son  diocèse,  afin  de  faciliter,  en  face  du  danger,  l'or- 
ganisation de  la  hiérarchie  '. 

Muni  de  ces  pièces,  accompagné  de  Guérasimov  et 
d'un  chapelain  du  nom  de  Nicolas,  l'évêque  de  Skara  se 


>  L'Italie  et  la  Russie,  p.  124.  —  Kon.  Gustaf,  t.  I,  p.  172,  226.  — 
Archives  du  Vatican,  Germ.,t.  LUI,  f.  8  v%  35,  37,  42  v%  44,  60;  Principi, 
t.  III,  f.  207,  289;  Clem.  VII  Br.,  X,  n»  438;  7?e^.,  n»  1280,  f.  323  v% 
331.  —  Theiser,  Vet.  mon.  Pol.,  t.  II,  p.  433.  —  Bala>,  p.  186. 


CENTURIONE  ET    L'IÎVKQUE   I»K   SKAHA.  20(i 

nit  en  roufe  vers  la  (in  de  raiiiic'C  1525.  Arrivés  ù  Venise, 
los  voyajjeurs  furent  présentés,  le  17  décembre,  au  col- 
è{}e.  L'évéque  se  servit  d'un  langage  de  missionnaire  qui 
raliissait  les  secrètes  espérances  de  Rome  :  il  se  dit 
învoyé  à  Moscou  par  le  Pape  pour  arranger  les  affaires  et 
Dropager  la  vraie  foi.  Quant  à  Guérasimov,  vêtu  Je  rouge 
ît  noir,  coiffé  d'un  bonnet  en  feutre  blanc,  il  recourut  à 
m  prêtre  qui,  faisant  fonction  d'interprète,  exprima  les 
>ympatliies  du  grand  kniaz  pour  la  République.  Il  offrit 
ensuite  au  doge  une  superbe  peau  de  zibeline  de  la  valeur 
ie  cinquante  ducats.  Sanuto,  qui  nous  a  conservé  ces 
détails,  fait  passer  Dmitri  pour  l'ambassadeur  auprès  do 
Clément  VII  «  du  grand  Vasili,  prince  de  la  ville  de  Mos- 
cou et  empereur  de  toute  la  Russie  »  . 

Gian  Francesco  séjourna  quelque  temps  à  Venise  pour 
y  régler  une  des  grosses  difficultés  des  voyages  au  seizième 
siècle  :  s'entendre  avec  les  hommes  compétents  et  se 
procurer  de  la  monnaie  ayant  cours  à  l'étranger.  Plus 
tard,  il  s'en  repentit  amèrement.  Un  change  malheureux 
lui  fit  perdre  beaucoup  d'argent,  et  ce  premier  retard  en 
entraîna  d'autres  encore  plus  fâcheux  à  sa  suite. 

On  ne  parvint  à  Cracovie  que  le  28  février  1526.  Après 
les  fatigues  d'un  long  voyage  à  travers  les  neiges  de  la 
Moravie  et  de  la  Silésie,  l'évéque  de  Skara  ne  trouva 
dans  la  capitale  qu'une  nouvelle  déception.  Le  roi  de 
Pologne  était  depuis  onze  jours  parti  pour  la  Prusse,  la 
Pleine  résidait  dans  un  château  hors  de  la  ville,  il  n'y  avait 
personne  pour  traiter  les  affaires.  Cruel  embarras  :  fallait- 
il  se  résigner  à  un  énorme  détour  afin  d'aller  trouver 
Sigismond,  ou  bien,  sans  cherchera  le  voir,  se  diriger 
directement  sur  Moscou  ?  Gian  Francesco  échangea  des 
courriers  avec  la  Reine  et  se  rendit  auprès  d'elle  pour 
prendre  conseil. 


300  LES    PAPES    MÉDICIS    ET    VASILI    111. 

Bona  Sforza,  fille  du  duc  de  Milan  et  d'Isabelle  d'Ara- 
fjon,  que  Sigismond  avait  épousée  en  secondes  noces, 
jouissait  à  la  cour  d'une  {jrande  influence.  Sa  beauté  avait 
séduit  et  captivé  le  Roi.  Les  ambassadeurs  cbarj^és  de 
né^jocier  le  mariage  lui  avaient  annoncé  que  Bona  ressem- 
blait plutôt  à  une  nymphe  ou  à  une  déesse  qu'à  une 
simple  mortelle.  Ils  avaient  pris  la  mesure  de  sa  taille, 
de  son  pied,  et  même  envoyé  sa  chaussure  à  Cracovie.  Les 
détails  renchérissaient  sur  l'impression  d'ensemble  :  che- 
veux superbes  et  argentés,  bien  que  les  sourcils  et  les  cils 
soient  d'un  noir  d'ébène,  yeux  plus  angéliques  qu'hu- 
mains, front  ouvert  et  serein,  nez  régulier  n'ayant  rien 
d'aquilin  ou  de  crochu,  joues  roses  et  pudibondes,  lèvres 
éclatantes  comme  des  coraux,  dents  égales  et  brillantes, 
cou  droit  et  arrondi,  épaules  ravissantes,  mains  sans 
pareilles.  C'est  ainsi  que  s'exhalaient  les  sentiments  d'ad- 
miration des  hommes  du  Nord  transportés  sous  le  ciel 
d'Italie  :  Balzac  dans  une  page  de  roman  n'eût  pas  mieux 
réussi  !  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  appréciation,  le  fait  est 
que  Bona,  profitant  de  son  empire  surSigismond  et  habile 
à  nouer  des  intrigues,  sut  s'entourer  de  clients,  se  créer 
im  parti  et  imprimer  souvent  aux  affaires  sa  propre  direc- 
tion. Les  rapports  avec  Moscou  l'intéressaient  moins;  elle 
se  déclara  incompétente  et  incapable  de  suggérer  une 
ligne  de  conduite,  mais  elle  n'en  insista  que  plus  forte- 
ment sur  l'entrevue  avec  le  Roi  au  fond  même  de  la 
I*russe, 

^a  perspective  n'était  guère  attrayante.  Le  major- 
dome de  Bona,  que  Gian  Francesco  avait  connu  à  Jérusa- 
lem et  qu'il  rencontrait  avec  étonnement  en  Pologne,  lui 
disait  sans  détour  :  «  Préparez- vous  à  traverser  de  nouveau 
les  déserts  d'Egypte.  »  En  effet,  les  voyageurs  dans  ces  con- 
trées ne  devaient  compter  que  sur  eux-mêmes;  on  passait 


nENTTJHIONF,    ET   T.'liVKQUE   DE    SKAUA.  301 

souvent  de>  deux  et  trois  jours  sans  rencontrer  d  lK»l)itn- 

Ition  et  sans  pouvoir  se  procurer  de  vivres  sur  place.  Un 
peu  découragé  par  ces  descriptions,  l'évèque  de  Skara  se 
rappela  le  beau  soleil  de  Naples  dont  les  rayons  l'avaient 
si  souvent  rérhauffr.  Il  lui  tardait  d(;  reffajjner  1  Italie, 
d'assiner  son  avenir,  et  d'un  accent  mélancolique  il  sup- 
plia Sadoleto,  évêque  de  Carpentras  et  secrétaire  ponti- 
fical, de  bien  vouloir  ne  pas  l'oublier,  afin  qu'il  put  au 
retour  trouver  un  endroit  pour  reposer  sa  tète  et  ne  pas 
s'inquiéter  sans  cesse  du  lendemain.  En  attendant,  il 
fallut  se  remonter,  se  plier  aux  circonstances,  acheter  un 
fourgon,  s'approvisionner  de  vivres  et  partir  pour  la 
Prusse.  Guërasimov,  après  une  vive  résistance,  se  résigna 
aussi  à  ce  détour.  La  nécessité  d'obtenir  un  passeport 
l'emporta  sur  les  ennuis  du  retard. 

Le  28  mars,  nos  voyageurs  arrivèrent  à  Marienbourg, 
résidence  autrefois  des  grands  maîtres  de  l'ordre  Teuto- 
nique,  conquête  précieuse  de  la  Pologne  sur  les  chevaliers 
qu'on  avait  laissés  imprudemment  s'emparer  du  littoral 
delà  Baltique.  Le  Roi  s'y  trouvait  depuis  quelques  jours 
aux  prises  avec  les  difficultés  soulevées  par  les  protestants 
de  Dantzig.  Sur  les  instances  de  l'évêque,  une  audience 
lui  fut  accordée,  dès  le  lendemain  de  son  arrivée,  le  jeudi 
saint.  C'est  là  qu'il  apprit  pour  la  première  fois  les  détails 
de  la  mission  qu'il  aurait  à  remplir  au  Kremlin.  Chose 
étrange  !  il  n'est  plus  question  des  Turcs,  on  ne  veut  pas 
toucher  à  la  trêve  conclue  avec  les  futurs  vainqueurs  de 
Mohacs.  Il  n'est  plus  question  de  l'union  des  Églises  russe 
et  romaine.  La  Suède  est  mise  de  côté.  Il  s'agit  seulement 
de  conclure  soit  une  trêve,  soit  une  paix  durable  avec 
Moscou. 

Voici  comment  se  présentait  la  situation  du  côté  de  la 
Pologne.  Sigismond  I"  n'était  pas  de  taille  à  lutter  avec 


302  LES    PAPES    MÉDICIS    ET    VASILI    III. 

un  adversaire  aussi  redoutable  que  Vasili.  Un  heureux 
phénomène  d'atavisme  n'avait  pas  infiltré  dans  le  petit- 
fils  le  génie  de  Jagellon,  son  esprit  de  conquêtes,  sa  poli- 
tique savante,  sa  rude  énergie.  Constamment  tenu  en 
échec  par  la  détresse  des  finances,  par  une  armée  défec- 
tueuse et  une  szlachta  récalcitrante,  mal  servi  par  sa 
nature  débonnaire,  il  ne  savait  pas  remuer  les  idées  qui 
transforment  les  peuples  et  leur  donnent  un  élan  irrésis- 
tible. Grâce  à  lui,  les  Habsbourg  contractèrent  des  ma- 
riages qui  leur  valurent  la  Bohême  et  la  Hongrie;  les 
bords  de  la  Baltique  passèrent  à  la  maison  de  Brande- 
bourg. Vis-à-vis  de  Moscou,  après  des  victoires  suivies  de 
revers,  il  s'en  tenait  à  une  politique  passive  d'observation. 
En  1522,  on  avait  conclu  une  trêve  peu  favorable  aux 
Polonais,  car  la  ville  importante  et  populeuse  de  Smolensk 
était  restée  aux  Russes.  Sigismond  voyait  avec  dépit  le 
drapeau  moscovite  flotter  sur  les  murs  d'une  forteresse 
qui  dominait  le  Dnieper.  Il  eût  voulu  la  léguer  à  son  fils, 
mais  sans  faire  de  guerre,  rien  que  par  d'habiles  négocia- 
tions. Aussi  dut-il  voir  avec  plaisir  arriver  l'évêque  de 
Skara,  qui  se  mettait  à  sa  disposition  précisément  pour 
ouvrir  et  mener  à  bonne  fin  des  pourparlers  pacifiques. 
La  pensée  royale  se  résume  dans  les  instructions  données, 
le  10  avril  1526,  à  Gian  Francesco. 

Comme  préambule  indispensable,  Sigismond  exigeait 
que  l'initiative  du  Pape  fût  mise  hors  de  doute  et  officiel- 
lement constatée.  C'eût  été  une  première  défaite,  si  Vasili 
pouvait  seulement  s'imaginer  que  les  Polonais  mendiaient 
auprès  de  lui  la  paix.  Malgré  l'intervention  pontificale, 
Sigismond  n'augurait  rien  de  bon  de  la  part  de  Vasili. 
Avec  un  homme  de  si  mauvaise  foi,  disait-il,  aucune 
convention,  aucun  traité,  ne  saurait  inspirer  de  la  con- 
fiance ou  donner  de  la  sécurité.  Il  consentait  cependant  à 


CENTIIIUONE   ET    L'EVEOUE    I»E   S  K  A  II  A  .  IJO-T 

courir  la  cliaiice  cl  posait  ses  conditions  :  rcsLilulion  de 
Sniolcnsk  si  Ton  veut  une  paix  durable,  autrement  une 
trêve  de  cincj  ou  div  ans,  (|ui  laisserait  en  suspens  les 
plus  fjraves  questions.  Exprin)er  de  paieilles  |)rétentions, 
c'était  se  méprendre  étrangement  sur  le  caractère  de 
Vasili  et  les  procédés  de  sa  polilicpie.  Tout  profane  qu'il 
fût  encore,  l'évêque  de  Skara  com[)rit  que  les  négocia- 
tions seraient  difficiles  à  mener,  et  il  en  prévint  Sadolcto. 
L'idée  d'une  action  plus  efficace  ne  traversa  même  pas 
l'esprit  de  l'évêque  franciscain.  Il  se  posa  en  simple 
intermédiaire  désireux  d'accomplir  les  ordres  du  roi  de 
Polofjne. 

A  Vilna,  la  mission  romaine  faillit  se  dissiper  en  fumée. 
Les  seijjneurs  lithuaniens  se  rap[)elèrent  qu'ils  avaient 
fait  rebrousser  chemin  à  Zacharie  Ferreri,  envoyé  naguère 
par  Léon  X  à  Moscou,  et  l'idée  leur  vint  de  recourir  au 
même  procédé  vis-à-vis  de  GianFrancesco.  Ils  se  méfiaient 
des  interventions  étrangères  et  croyaient  bien  garder  leur 
frontière  en  la  fermant  aux  diplomates  pontificaux.  Le 
Roi  fut  donc  invité  à  venir  en  personne  conférer  sur  cet 
incident  qui,  du  reste,  ne  tarda  pas  à  s'arranger.  Plus 
heureux  que  ses  devanciers,  l'évêque  de  Skara  fut  auto- 
risé à  poursuivre  sa  route  jusque  dans  la  mystérieuse 
Moscovie  *. 

Arrivé  dans  la  capitale  russe  le  20  juillet  1526,  il  y 
trouva  déjà  installée  une  ambassade  impériale.  Quelques 
jours  avant  lui,  Nogaroli  et  Herberstein,  représentants  de 
Charles-Quint  et  de  l'archiduc  Ferdinand,  avaient  traversé 
Cracovie.  Sous  prétexte  de  compliments,  ils  s'en  allaient 
à  Moscou  dans  le  même  but  que  Gian  Francesco  :  gagner 

'Sanuto,  Diar.,  t.  XL,  col.  497,  502.  —  Acta  Tomic.^  t.  IV,  p.  239 
à  2V2.  —  TiiEisEit,  Vet.  mon.  PoL,  t.  II,  p.  439  à  442.  —  Bal  an,  p.  357. 
—  AIxty  Zap.  Ross.,  t.  II,  p.  171. 


304  LES    PAPES    MÉDICIS    ET    VASILI    III. 

le  ."rand  kniaz  à  la  ligue  antiottomane  et  consolider  la 
paix  avec  la  Pologne.  Sigismond  en  avait  pris  d'abord  de 
l'ombrage,  car  il  n'avait  sollicité  aucune  intervention. 
Herberstein  surtout,  doué  d'un  rare  talent  d'observation, 
excitait  ses  soupçons.  Une  rraiu;lic  explication  sullit  pour 
écarter  le  malentendu. 

A  la  suite  de  ces  deux  ambassades,  le  14  octobre  1526, 
arriva  aussi  l'ambassade  du  roi  Sigismond,  qui  fut  reçue 
en  deliors  de  la  capitale,  à  Mojaïsk.  Vasili  se  voyait  ainsi 
entouré  de  représentants  étrangers  et  devait  paraître  plus 
ornnd  à  ses  propres  yeux,  car  les  kniaz  de  Moscou  atta- 
ciiaient  une  extrême  importance  à  ces  réunions  diploma- 
tiques autour  de  leur  trône. 

Les  ambassadeurs,  jaloux  d'en  finir  au  plus  tôt,  se 
mirent  sans  tarder  aux  affaires.  Nécessairement  il  fallut 
les  traiter  en  commun,  l'objectif  étant  le  même  pour 
tous.  Une  difficulté  d'étiquette  surgit  h  cette  occasion. 
Les  ambassadeurs  impériaux  voulurent  avoir  le  pas  sur 
l'évéque  de  Skara  sous  prétexte  qu'il  n'était  point  légat, 
mais  simple  envoyé.  Des  discussions  très  vives  s'enga- 
frèrent  sur  ce  point  en  présence  des  Russes,  qui  durent 
prendre  bonne  note  de  ces  contestations.  Enfin,  l'évéque 
parvint,  paraît-il,  à  se  faire  accepter  comme  légat  et  se 
maintint  au  premier  rang. 

Par  la  force  même  des  choses,  les  ambassadeurs  se 
vovaient  constitués  intermédiaires  et,  en  forçant  un  peu 
la  note,  presque  arbitres  entre  la  Pologne  et  Moscou.  Les 
sympathies  des  diplomates  étaient  pour  les  Polonais, 
dont  ils  se  firent,  pour  ainsi  parler,  les  auxiliaires.  En 
vain  chercherait-on  de  grandes  idées,  des  efforts  pour 
dominer  la  situation  de  plus  haut.  Pendant  toute  la  durée 
des  négociations  on  se  renferma  dans  l'horizon  étroit 
d  une  paix  ou  d'une  trêve  à  conclure,  sans  y  faire  inter- 


CENTUUIONE    ET    I/KVÈQUK    DE    SKARA.  305 

venir,  si  ce    n'est  de    très    loin,   les    grandes    questions 
européennes. 

Au  début,  avant  les  discussions  sérieuses,  il  y  eut, 
selon  rusajjc,  un  échan^jc  de  propositions  inacceplahlos  : 
j  ballons  d'essai  qu'on  tenait  à  lancer.  Les  l'olonais  deman- 
dèrent Novgorod  et  Pskov.  Les  Russes  exigèrent  Kiev, 
Polotsk,  VitebsK-  et  beaucoup  d'autres  villes  qu'ils  s'adju- 
geaient libéralement  à  titre  d'hoirie  nationale.  Vint  le 
tour  des  ambassadeurs.  Ils  déclarèrent  très  sérieusement 
qu'il  fallait  passer  outre  et  ne  plus  songer  à  des  permu- 
tations de  ce  genre. 

Cette  décision  fut  acceptée  sans  résistance,  et  aussitôt 
le  nom  de  Smolensk,  qui  était  sur  toutes  les  lèvres,  fut 
prononcé.  On  sentait  bien  que  c'était  le  point  culminant 
du  litige;  aussi  Russes  et  Polonais  se  montrèrent-ils  éga- 
lement intraitables.  Par  acquit  de  conscience,  les  média- 
teurs suggérèrent  quelques  moyens  de  conciliation.  Ainsi, 
ils  proposèrent  d'équilibrer  les  droits  sur  Smolensk  en  y 
établissant  une  espèce  de  gouvernement  mixte  avec  le 
partage  par  moitié  des  redevances  et  des  impôts.  L'ironie 
et  le  dédain  furent  les  seules  réponses  des  Russes.  Toute- 
fois, par  égard  pour  le  Pape,  Charles-Quint  et  Ferdinand, 
Vasili  consentit  à  renoncer  platoniquenient  aux  villes 
depuis  longtemps  conquises  par  les  Polonais. 

Dès  lors  «  la  paix  éternelle  »  devenait  impossible; 
Sigismond  n'en  voulait  pas  si  Smolensk  restait  aux 
Russes,  et,  s'il  fallait  restituer  Smolensk,  les  Russes  en 
voulaient  encore  moins.  On  se  replia  donc  sur  la  trêve. 
Ici  encore  il  y  avait  une  grosse  difficulté  à  vaincre.  Il 
s'agissait  de  l'échange  des  prisonniers,  demandé  par  les 
Russes  et  refusé  par  les  Polonais.  Le  motif  de  cette  diver- 
gence se  devine  aisément  :  les  prisonniers,  plus  nombreux 
d'un  côté  que  de  l'autre,  rendaient  la  partie  inégale  au 

20 


806  LES    PAPES    MÉDICIS    ET    VASILI    lU. 

détriment  des  Polonais  et  en  faveur  des  Russes.  Ceux-ci 
n'en  mirent  que    plus   de  ténacité  pour    ne  pas   laisser 
échapper    cet    avantage,    et    ne    consentirent    qu'à    une 
trêve  de  cinq  ans  si   l'échange   n'avait  pas  lieu.  Assuré-     » 
ment  une  durée  plus  longue  eût  mieux  satisfait  les  média- 
teurs, mais  ils  crurent  devoir  céder  encore  sur  ce  point 
C'est  que  le  grand  kniaz,  se  voyant  maître  de  la  situation, 
ne  se  laissait  pas  forcer  la  main  et  n'accordait  que  ce  qui 
était  à  sa   convenance.   Les   diplomates  s'en   aperçurent 
une  dernière  fois  lorsqu'ils  demandèrent  à  être  mention- 
nés nommément  dans  les  chartes  officielles  de  pacifica- 
tion.  On  leur  répondit  fièrement  que  c'eût  été  déroger 
aux  anciens  usages.  En  face  de  cette  raideur,  il  fallut  flé- 
chir jusqu'au  bout.  Grâce  à  cet  esprit  conciliant,  une  trêve 
de  cinq  ans  fut  conclue  et  jurée,  sauf  à  être  ratifiée  à  Cra- 
covie  avec  les  formalités  ordinaires.  Les  relations  mosco- 
vites ajoutent  qu'à  l'issue  des  pourparlers  le  grand  kniaz 
fit  boire  du  vin  aux  négociateurs  dans  des  coupes  d'or, 
qu'il  les   admit  à  lui  baiser  la   main  et  les   congédia  le 
même  jour.  Gian  Francesco  semble  toutefois  avoir  prolongé 
son  séjour  pendant  quelque  temps.  Le  but  que  se  propo- 
saient Clément  VII,  Charles-Quint   et  Ferdinand  n'était 
atteint  qu'en  partie  ;  pour  rétablie  que  fût  la  tranquillité 
dans  le  nord  de  l'Europe,  le  projet  de  croisade  contre  les 
Turcs  ne  s'en  trouvait  pas  plus  avancé.  Vasili  s'était  con- 
stamment renfermé  dans  les  formules  banales,  si  chères  au 
Kremlin,  sur  la  haine  des  infidèles  et  le  respect  du  sang 
chrétien.  11  était  d'ailleurs  bien  décidé  à  ne  pas  changer 
de  politique  et  à  rester  en  bonne  amitié  avec  les  Turcs,  sans 
toutefois  leur  sacrifier  ses  rapports  avec  l'Occident  '. 

'  Sbornilc  roussk.  ist.  ob.,  t.  XXXV,  p.  710  à  731.  —  IIerbeksteix, 
p.  149.  —  MiKLOSicu  et  Fiedler,  [t.  II,  p.  63  à  93.  —  Fontes  rer.  auslr., 
t.  J,  p.  69  à  396.  —  Adelukg,  p.  147  à  214.  —  Zamyslovski,  p.  28  à  36. 


CENÏUIWONK   ET    I/KVKOUE    DE    SKARA.  :i07 

Kn  effet,  il  se  montra  très  bienvcillanf  A  l'eiidioit  de 
Gian  Francesco,  s'entretint  avec  lui  non  s(;ulcin(;nl  de  la 
PoIo{jne,  mais  aussi  de  la  Suède,  prodijjua  les  plus  belles 
assurances  et  déclara  avoir  conclu  la  trêve  avec  ces  deux 
pays  pour  donner  satisfaction  au  Pape.  En  revanche,  il 
demanda  à  Clément  VII  de  lui  rendre  de  bons  services. 
Ayant  vu  najjuèrc  les  Italiens  renouveler  et  cnd)cllir  Mos- 
cou, Vasili  aspirait  à  faire  revivre  les  jours  fortunés 
d'Ivan  III.  Sous  l'influence  peut-être  des  idées  de  Gentu- 
rione,  il  cherchait  aussi  à  raviver  le  commerce  par  l'ex- 
portation. Or,  pour  avoir  des  débouchés  et  s'entourer 
d'hommes  capables,  il  fallait  se  rapprocher  de  l'Occident, 
et  Vasili  s'adressa  au  Pape  pour  se  ménager  cet  avantage. 
Deux  mandataires,  Trousov  et  Lodyguine,  furent  adjoints 
à  l'évéque  de  Skara  avec  ordre  de  faire  en  Italie  une  levée 
d'architectes,  d'ouvriers,  d'artisans,  et  de  les  amener  à 
Moscou.  A  côté  de  ces  diplomates  qui,  selon  l'usage, 
s'occupaient  aussi  d'affaires  lucratives,  il  y  avait  un  mar- 
chand de  profession,  nommé  Alexis  Basei  dans  les  pièces 
romaines,  et  chargé  d'étudier  sur  place  les  conditions  du 
trafic  mutuel.  Il  est  curieux  de  voir  Vasili,  en  plein 
seizième  siècle,  mettre  en  pratique  un  procédé  réclamé 
de  nos  jours  comme  un  développement  opportun  des  rap- 
ports internationaux  :  les  agents  de  commerce,  si  on  les 
attache  aux  ambassades,  auront  eu  pour  devancier  le 
marchand  moscovite  organisant  le  commerce  entre  le 
Nord  et  le  Midi. 

En  quittant  Moscou  accompagné  des  Russes,  Gian  Fran- 
cesco pouvait  se  flatter  d'avoir  obtenu  un  succès  d'estime 
auprès  du  grand  kniaz.  Quant  à  ses  affaires  personnelles 
qu'il  avait  traitées  avec  l'envoyé  de  Suède,  elles  n'avan- 
çaient guère.  Pasteur  légitime,  il  désirait  se  rendre  au 
milieu  de  ses  ouailles  de  Skara  et,  lui  offrant  les   siens, 


308  LES    PAPES    MEDICIS    ET    VASILI    III. 

réclamait  en  retour  les  bons  offices  de  Flaemingh.  Celui-ci 
récouta  avec  déférence,  mais  ne  put  lui  donner  aucun 
espoir.  Le  15  février,  Gian  Francesco  arriva  à  Cracovie. 
Le  Roi  ne  cacha  point  son  extrême  satisfaction  et  se  ré- 
pandit en  actions  de  grâces  envers  le  Pape  et  son  ambas- 
sadeur. A  défaut  d'une  paix  durable,  la  trêve  désarmait 
au  moins  pour  cinq  ans  un  voisin  dangereux  et  permet- 
tait de  caresser  d  autres  projets.  Toutefois  le  même  ob- 
stacle se  redressait  partout  comme  un  spectre,  paralysant 
tous  les  efforts  et  étouffant  dans  leur  germe  les  meilleures 
résolutions  :  la  détresse  des  finances  rongeait  la  Pologne. 
Pour  sortir  de  cet  embarras,  à  qui  s'adresser  si  ce  n'est 
au  Pape,  qui  devait  bien  donner  de  l'argent,  puisqu'il  de- 
mandait des  soldats  contre  les  Turcs?  Sigismond  fit  ses 
confidences  à  Gian  Francesco,  le  pressant  de  lui  obtenir 
de  grosses  sommes  en  monnaie  sonnante  ou,  pour  le 
moins,  l'autorisation  de  garder  dans  sa  caisse  les  annates 
et  le  denier  de  Saint-Pierre.  Tout  cela  devait  naturelle- 
ment, d'une  manière  ou  d'une  autre,  servir  à  la  croisade. 
Des  lettres  furent  écrites  dans  le  même  sens  à  Clément  YII, 
au  cardinal  Pucci  et  aux  autres  membres  du  collège 
pourpré. 

Si  l'évêque  de  Skara  aimait  les  réflexions  philosophi- 
ques, l'occasion  d'en  faire  se  présentait  ici  d'elle-même. 
Naguère,  à  Cracovie,  il  avait  demandé  à  Sadoleto  un  abri 
pour  ses  vieux  jours  et  un  morceau  de  pain;  maintenant 
c'était  un  grand  monarque  qui  mendiait  de  l'or  auprès 
du  Pape.  Évêque  et  Roi,  chacun  était  pauvre  à  sa  manière, 
à  cette  différence  près  que  la  misère  royale  était  autre- 
ment dilficile  à  soulager.  Gian  Francesco  devait  plaider 
les  deux  causes  à  Rome,  et  celle  du  Roi,  et  la  sienu«  • 
tâche  pénible  pour  un  diplomate.  Tandis  qu'il  s  armnit 
de  patience  et  de  résignation,  des  rumeurs  inquiétantes 


CENTUIUONK    KT    l/l'AKOUK    DE    SKAUA.  rj09 

lui  faisaient  uj)pit'l»c;iulcr  un  éclicc.  Ce  ne  lui  (|u  à  Venise 
qu'il  apprit  toute  l'étendue  liu  désaslre  qui  venjiit  de 
fondre  sur  le  Saint-Sièyc.  L'amitié  de  ClénuMil  Vil  avec. 
C.liarlos-Quint  avait  eu  un  trafrique  dénoucMuent.  Les 
houpes  du  connétable  de  Bourhon  avaient  pris  iîoine  d'as- 
saut, le  5  mai  1527.  Le  Pape,  réfugié  provisoirement  au 
château  Saint-Ange,  allait  s'exiler.  La  ville  avait  été  mise 
au  pillage  :  les  scènes  de  meurtre,  de  débauclie,  de  profa- 
nation, rappelaient  les  temps  des  Barbares. 

Force  fut  à  Gian  Francesco  de  faire  une  halte  prolongée 
à  Venise  pour  y  attendre  l'issue  des  événements.  Ce  fut 
seulement  vers  la  fin  de  l'année  qu'il  parvint  à  Aucune. 
Le  Pape  lui  adjoignit  l'évêque  de  Teramo,  Ghiericati, 
l'ancien  cicérone  de  Guérasimov.  Ils  devaient,  à  eux 
deux,  faire  les  honneurs  de  la  route  aux  mandataires 
russes,  et  les  amener  à  Orvieto,  où  se  trouvait  alors  pour 
quelque  temps  la  cour  pontificale.  En  janvier  1528,  ils  y 
furent  rendus.  Le  Pape  se  montra  très  satisfait  du  grand 
kuiaz  de  Moscou,  des  mesures  pacifiques  qu'il  avait  prises, 
de  l'accueil  fait  à  Gian  Francesco,  enfin  de  l'ambassade 
envoyée  en  Italie  et  des  présents  qu'elle  avait  apportés. 
Les  propositions  de  commerce  mutuel  entre  Piome  et 
Moscou  furent  acceptées  avec  empressement,  des  sauf- 
conduits  accordés  à  discrétion.  Quant  aux  architectes  et 
aux  artisans,  victimes  du  siège  et  dispersés  de  tous  côtés, 
Clément  VII  avouait  n'en  pouvoir  envoyer  qu'un  nombre 
très  restreint,  au  choix  de  Trousov.  Les  plus  belles  pro- 
inesses  étaient  faites  pour  l'avenir.  En  face  des  ruines  de 
Piome,  le  pontife  persécuté  ne  renonçait  pas  à  la  croisade 
contre  les  Turcs;  il  rêvait  encore  l'alliance  des  princes 
chrétiens,  encourageait  Vasili  à  persévérer  dans  ses 
bonnes  intentions  et  le  remerciait  surtout  d'avoir  conclu 
la  trêve  avec  la  Pologne  et  la  Suède  pour  obtempérer  aux 


310  LES    PAPES    MÉDICIS    ET    VASILI    III. 

vœux  ilu  Saint-Siège.  Vasili,  en  effet,  s'était  servi  de  for- 
mules analogues,  et  Clément  VII  les  acceptait  sans  trop 
les  approfondir.  Du  reste,  au  milieu  des  troubles  de 
l'époque,  cette  ambassade  moscovite  passa  inaperçue. 
Trousov  semble  même  n'avoir  pas  visité  Rome;  au  moins, 
à  Venise,  où  il  fut  présenté  au  doge,  se  donna-t-il  comme 
retour  d'Orvieto.  La  Seigneurie  l'accueillit  avec  sa  cour- 
toisie ordinaire  et  lui  facilita  les  moyens  d'emmener  un 
fondeur  de  canons  qu'il  avait  engagé  pour  Moscou  et  qui 
avait  été  retenu  à  Ravenne.  En  debors  de  ces  quelques 
données,  le  seul  souvenir  qui  nous  reste  de  cette  ambas- 
sade est  un  récit  rapporté  d'Italie  par  Trousov  sur  une 
église  de  la  Sainte-Vierge  '. 

Quant  à  Gian  Francesco,  constamment  sur  la  brèche,  il 
mourut  bientôt  après  martyr  intrépide  du  devoir.  Promu, 
le  -4  avril  1528,  à  l'archevêché  de  Nazareth,  dans  le 
royaume  de  Naples,  nommé  ensuite  gouverneur  d'Ascoli 
dans  la  marche  d'Ancône,  il  se  rendit  sans  tergiverser  à 
son  poste,  et  mérita  par  ses  vertus  l'estime  générale. 
Sa  position  était  des  plus  difficiles.  Depuis  que  la  ville 
était  rentrée  sous  la  domination  pontificale,  les  factieux 
ne  cessaient  d'y  provoquer  des  émeutes.  L'amnistie  rou- 
vrait périodiquement  les  portes  aux  coupables.  Une 
partie  de  la  populace  était  toujours  en  fermentation  et 
se  livrait  aux  désordres.  Une  rixe  sanglante  éclata,  le 
24juin  1528,  sur  la  place  publique.  N'écoutant  que  son 
zèle,  le  gouverneur  se  précipita  au  milieu  des  combat- 
tants, mais  atteint  à  la  tête  par  un  violent  coup  de  hal- 
lebarde,   il   expira   quelques   instants   après,    emportant 

'  BoussL  Uét.,  t.  VI,  p.  2.32.  —  Hjaerse,  p.  116  à  ii9.  —  Acia  Tomic, 
t.  IX,  p.  36,  99  à  101,  184,  274.  —  Fiedlkr,  Ein  Versuch,  p.  70.  — 
Archives  de  Venise,  Sen.  Secr.,  t.  LU,  f.  147.  —  BibU  San-Marco, 
Sanuto,  Diar.^  t.  XLVI,  f.  416,  417;  t.  XLVII,  f.  3.  —  Archives  du 
Vatican,  C/e/n.  F// £/•.,  t.  XVII,  n«' 278,  377 


I  CENTURIONK   ET    L'ÉVÉQUE   DE   SKAHA.  31't< 

ans  sa   tombe    les  rejjrcts  de  [tous  les  lioniiétes  /jens  ' . 
Tel  fut  le  couroiineFncnt  d'une  vie  consacrée  |à  l'exalta- 
lon  de  rËjlise.  Eu  Russie,  l'œuvre  de  Giau  Francesco  a 
té  une  œuvre  de  concorde  et  de  paix.  La  trêve  de  cinqi 
ns   conclue  avec  la  Polo^jne  sous  les  ausj)ices  du  Pape: 
tait  un  précédent  de  haute  portée  qui  peut-être  n'a  pas 
,l<'  assez  renîar(|ué  par  les  historiens  russes.  D'aucuns  le 
tassent  complètement  sous  silence.  S'il  'n'a  pas   pris  les 
>roportions  d'un  arbitrage  où  les  deux  parties  se  disput- 
ent les  sympathies  de  l'arbitre,  il   n'en    reste  pas  moins; 
ians    le  passé  comme  un  lait  d  intervention  pontificale 
ntre  deux  peuples  slaves,  et  d'une  intervention  réelle- 
nent  efficace.  Du  reste,  ce  succès  éphémère,  il  faut  bien 
'avouer,  était  dû  plutôt  à  des  circonstances   exception- 
Telles  qu'à  des  combinaisons  savamment  préparées.  En 
jénéral,  le  système  des  papes  Médicis,  basé  sur  des  opi- 
nions surannées  qu'on  acceptait  de  confiance,  ne  corres- 
pondait pas  à  la  réalité  des  choses,  ni  aux  vraies  disposi*- 
Lions  du  Kremlin. 

En  effet,  le  grand  kniaz  était  loin  d'être  tel  qu'on  se  le 
représentait  au  Vatican.  A  défaut  des  chroniques  natio- 
nales qui  s'en  tiennent  h  une  sévère  discrétion,  deux 
étrangers  nous  ont  légué  leurs  confidences  :  le  baron» 
autrichien  Herberstein,  qui  a  visité  lui-même  Moscou  à> 
deux  reprises,  et  l'évêque  de  Nocera,  Paolo  Giovio,  que 
Guérasimov  a  initié  aux  secrets  moscovites.  Grâce  à  ce& 
renseignements,  contrôlés  par  les  sources  indigènes,  on 
peut  replacer  Vasili  dans  le  milieu  où  il  a  vécu  et  pénétrer 
quelque  peu  son  caractère  ^. 

Il  y  avait  croisement  de  race  dans  cet  enfant  du  Mosco- 

«  Archives  du  Vatican,  Clem.  VU  Br.,  t.  XIX,  n°'  713,  728. 
*  Herberstein,  passim.  —  Giovio,  Vitae,  t.  II,  p.  313  à  315.  —  JMAKI^E, 
Mitr.  Dan,,  p.  136. 


312  LES    PATES    MEDICIS    ET    VASILI    III. 

vite  et  de  la  Byzantine.  Mais  ce  mélange  de  sang  russe  et 
oriental  n'a  pas  produit  un  génie  puissant,  ni  un  cariu - 
tère  hors  ligne.  Homme  de  talents  ordinaires,  il  le  parait 
plus  encore  peut-être  qu'il  ne  l'a  été,  se  trouvant  écrasé 
par  les  deux  grandes  figures,  aux  traits  fortement  accusés, 
de  son  père  Ivan  III  et  de  son  Hls  Ivan  IV  le  Terrible.  La 
rude  énergie  et  l'inébranlable  constance  des  descendants 
de  Kalita  ne  lui  ont  pas  cependant  manqué.  Il  a  contribué 
comme  eux  à  l'unification  de  la  Moscovie,  et  c'est  même 
lui  qui  a  détruit  les  derniers  apanages  avec  leur  ombre 
d'institution  républicaine  ou  leur  simulacre  d'indépen- 
dance. Ainsi  Pskov  était  la  sœur  cadette  de  Novgorod  la 
grande,  qui  avait  succombé  sous  les  coups  redoublés 
d'Ivan  III.  Elle  avait  aussi  ses  bruyants  comices,  ses  ma- 
gistrats électifs,  et  son  commerce  n'en  était  pas  moins  flo- 
rissant. Vasili  fit  valoir  contre  elle  le  droit  du  plus  fort, 
et  l'annexion  de  Pskov  arracha  au  chroniqueur  cette 
plainte  poétique  :  "Un  aigle  aux  ailes  multiples,  aux  griffes 
de  lion,  a  fondu  sur  moi.  Il  ma  enlevé  trois  cèdres  du 
Liban  :  ma  beauté,  ma  richesse,  mes  enfants.  Notre  terre 
est  déserte,  notre  ville  ruinée,  nos  marchés  détruits.  On  a 
emmené  nos  frères  là  où  n'ont  jamais  vécu  ni  nos  pères, 
ni  nos  grands-pères,  ni  nos  aïeux.  »  Après  cette  conquête 
restaient  encore  Riazan  et  Novgorod  Séversk.  Les  deux 
possesseurs  de  ces  apanages,  dont  l'un,  Vasili  Ghémiakine, 
était  la  providence  de  la  Russie  méridionale  contre  les 
Tatars,  furent  tour  à  tour  appelés  à  Moscou,  accusés  de 
trahison  et  jetés  dans  les  fers.  Désormais,  avec  la  dispari- 
tion de  ces  deux  principautés,  l'unité  territoriale  de  la 
Russie  était  parachevée. 

Tandis  que  ce  travail  d  absorption  s'accomplissait  à 
l'intérieur,  il  fallait  simultanément  se  défendre  contre  les 
ennemis  du  dehors.  Le  khan  Mohammed-Guirei,  oubliant 


CENTUIUONE   ET    I/i:VKQUK    IH-:    SKAUA.  .'JH 

a  politique  de  sou  père  et  séduil  j)ar  lor  |)oIoiiais,  laricail, 
contre  les  Russes  ses  hordes  avides  de  butiu  et  de  saiijf, 
\.ux  Tatars  de  Crimée  se  joijfiiaient  ceux  de  Kazaii,  les 
."^ogais  et  parfois  les  Kosaks  du  Uniéper.  Vasili  u'était  pas 
m  Dniitri  Donskoï;  le  coura^je  j)ersonnel  lui  manquait,  il 
[l'avait  pas  le  yénie  de  capitaine.  Moiiammed  réussit, 
n  1521,  à  s'avancer  jusqu'à  Moscou,  et  peu  s'en  fallut 
que  la  capitale  ne  fût  prise  d'assaut  et  livrée  au  pilla^je. 
Le  grand  kniaz  n'avait  songé  qu'à  sa  sécurité  personnelle; 
il  s'était  enfui  dans  le  Nord,  s'en  remettant  aux  boiars  de 
la  défense  du  Kremlin. 

Assurément  un  prince  qui  ne  savait  pas  attendre  de 
pied  ferme  l'ennemi  n'aurait  jamais  eu  le  courage  de 
l'attaquer.  On  ne  pouvait  pas  compter  sur  Vasili  comme 
auxiliaire  dans  une  croisade  contre  les  Turcs,  rien  que 
3ar  suite  de  sa  timidité.  De  même  que  son  père,  s'il  éta- 
ait  son  ardeur  contre  les  infidèles,  c'était  pour  en  être 
quitte  à  peu  de  frais  et  remplacer  les  coups  de  sabre  par 
des  coups  de  langue. 

Les  belliqueuses  exhortations  des  Léon  X  et  des  Clé- 
ment VII  retentissaient  donc  en  vain  à  Moscou,  et  les 
propositions  de  paix  ou  de  trêve  avec  la  Pologne  n'étaient 
également  acceptées  ou  refusées  que  selon  les  exigences 
de  la  politique.  Pouvait-on  croire,  au  moins,  que  Vasili 
était  favorablement  disposé  envers  l'Église  romaine  et  le 
Pape?  Plus  d'une  fois  il  a  eu  l'occasion  de  s'expliquer  sur 
cette  matière,  notamment  lorsque  Dietrich  Schœnberg 
lui  exposa  les  nombreux  avantages  qui  résulteraient  de 
l'union.  En  pareil  cas,  le  prince  moscovite  recourait  le 
plus  volontiers  au  silence  ou  aux  réponses  évasives.  Forcé 
dans  ses  derniers  retranchements,  il  ne  manquait  jamais 
de  faire  ouvertement  sa  profession  de  «  foi  grecque  »  et 
de  manifester  son  attachement  inébranlable  à  la  religion 


314  LES    PAPES    MKDICIS    ET   VASILI    III. 

de  ses  ancêtres.  Ce  langage  était  sincère,  les  faits  confir- 
maient les  paroles.  Quant  aux  sentiments  personnels  de 
Vasili  envers  le  Pape,  malgré  le  bon  accueil  fait  à  l'évêque 
de  Skara,  malgré  les  messages  courtois  envoyés  à  Rome, 
il  lui  portait  plus  de  haine  qu'à  tout  autre  homme,  au  dire 
de  l'impartial  Herberstein,  et  songeait  si  peu  à  recon- 
naître sa  juridiction  universelle  qu'il  l'appelait  tout  court 
docteur  de  l'Église  romaine. 

Quand  bien  même  cette  fâcheuse  disposition  d'esprit 
n'eût  pas  existé,  un  autre  obstacle,  d  un  genre  intime, 
aurait  toujours  empêché  un  rapprochement  avec  Rome. 
Marié  depuis  longtemps  à  Salomonie  Sabourov,  Vasili 
n'avait  pas  de  postérité.  L'avenir  du  pays  pouvait  s'en 
ressentir,  et  le  fils  de  Monomaque  redoutait  de  voir 
s'éteindre  l'étincelle  dynastique.  Touchés  par  ses  plaintes 
réitérées,  les  boïars  lui  insinuèrent  le  divorce.  Moyen 
radical  assurément,  mais  inouï  dans  la  famille  princière 
et  capable  de  scandaliser  le  peuple.  Après  de  longues 
hésitations  et  ne  voyant  pas  d'autre  issue,  Vasili  se  décida 
à  ce  parti  extrême.  Salomonie  fut,  malgré  sa  résistance, 
renfermée  dans  un  couvent,  et  Daniel,  métropolite  com- 
plaisant, se  chargea  de  bénir  l'union  sacrilège  de  Vasili  . 
avec  Hélène  Glinski,  jeune  et  belle  Lithuanienne.  Ceci  se  \ 
passait  en  1527,  à  la  même  époque  où  l'évêque  de  Skara 
négociait  au  Kremlin  la  trêve  avec  la  Pologne  et  recevait 
du  Tsar  les  plus  flatteuses  assurances. 

Une  conclusion  évidente  se  dégage  ici  :  l'ignorance  à 
Rome  des  vraies  conditions  de  Moscou.  On  ne  saurait  en 
faire  un  reproche  au  Pape  et  à  ses  ministres.  Rien  que 
les  énormes  distances  jointes  à  la  difficulté  des  communi- 
cations leur  serviraient  d'excuse.  Il  faut  y  ajouter 
l'étrange  coïncidence  de  bons  renseignements  venant  de 
différents    côtés  et  l'insuffisance  de  tous  les  moyens  de 


CENTUIUONE    ET    I/EVEQUE   DE   SKAKA.  315 

oiitrôle.  C  est  ainsi  que  se  formait  à  Home  uik;  poliliqtie 
I  iditionnelle  élayée  sur  une  base  absolument  chimé- 
l'iue. 

\  ers  le  milieu  du  seizième  siècle,  des  phénomènes  ana- 

;,ues  se  sont  encore  reproduits.  L'Kuropc  entière  s'est 

c(  upée  d'un  projet  fanlasticiue   hardiment    attril)ué   au 

ar  par  un  aventurier. 


LIVRE   IV 

PUOJETS    DE   MISSIONS    PONTIFICALES    A    MOSCOU 


CHAPITRE    PRRMIER 

UNE     MYSTIFICATION     DIPLOMATIQUE 

15-47-1553 


Sacre  et  noces  d'Ivan  IV.  —  Incendie  de  Moscou.  — Physionomie  du  Tsar. 

—  Sa  transformation.  —  Mission  de  Ilans  Schlitte  en  Allemagne.  —  Ses 
rapports  avec  Charles-Quint.  —  Levée  d'hommes  pour  Moscou.  — 
Schlitie  écroué  à  Llibeck.  —  Il  s'échappe  de  la  prison  et  se  remet  à 
l'œuvre.  —  Origines  de  la  mystification.  —  Steinberg  nommé  chancelier 
du  Tsar.  —  Chargé  de  négocier  la  réunion  des  Eglises  de  Rome  et  de 
Moscou.  —  Document  libellé  à  cette  occasion.  —  Derniers  renseigne- 
ments sur  Schlitte.  —  Sa  lettre  au  roi  de  Danemark.  —  Barwert  Berner. 

—  Réponse  de  Christiern  III.  —  Détresse  financière  de  Schlitte.  —  Son 
projet  de  réponse  à  Ivan  IV  au  nom  de  Charles-Quint.  —  Démarches  de 
Steinberg.  —  Le  comte  Philippe  d'Eberstein.  —  Lettres  de  Charles- 
Quint  et  de  Bertano.  —  Steinberg  à  Rome.  —  Résumé  de  ses  mémoires. 

—  Commission  cardinalice.  —  L'affaire  moscovite  dénoncée  aux  Polo- 
nais. —  Adam  Konarski.  —  Trouble  de  Sigismond  II.  —  Motifs  géné- 
raux et  particuliers.  —  Ligne  de  conduite.  —  Conseils  d'Alborl  de 
Prusse.  —  Radziwill  le  Noir  à  la  cour  de  Ferdinand  I"'.  —  Succès  facile. 

—  Message  de  Charles-Quint.  —  Bref  de  Jules  III.  —  Instructions  de 
Si;;isinond  II  à  Kryski.  —  Dilemme  à  proposer  au  Pape.  —  Lettre  des 
sénateurs  de  Pologne.  —  Point  culminant  de  la  polémique.  —  Vues  du 
Saint-Siège.  —  Réponse  de  Jules  III  à  Kryski  et  aux  évêques  de  Pologne. 

—  Découragement  de  Steinberg.  —  Nouvelle  tentative.  —  Profusion  de 
iiiiuutes,  —  Échec  complet.  —  Disparition  de  Steinberg.  —  Part  des  res- 


318     l'KOJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

ponsabilités.  —  Orthodoxie  d'Ivan  IV.  —  Le  dossier  de  Schlitte  et  Veit 
Scng.  —  Son  rapport  sur  Moscou.  —  Courant  d'optimisme. 


Dans  le  courant  de  Tannée  15  47,  Moscou  fut  tour  à 
tour  témoin  do  grandes  réjouissances  populaires  et  vic- 
time d'affreux  désastres.  Jamais  peut-être  contraste 
n'avait  été  plus  frappant. 

Le  jeune  souverain  Ivan  IV  s'était,  un  jour,  lon/jue- 
ment  entretenu  avec  le  métropolite  Macaire,  que  l'on  vit 
sortir  de  l'audience  le  visage  rayonnant  de  joie.  Aussitôt 
les  boiars  furent  convoqués  en  conseil,  et  l'entourage  ne 
tarda  pas  à  apprendre  l'heureuse  nouvelle  :  le  sacre  et 
les  noces  du  Tsar  étaient  décidés  en  principe. 

A  peine  âgé  de  dix-sept  ans,  Ivan  aspirait  déjà  à  poser 
sur  son  front  la  couronne  de  Monomaque.  Fidèle  aux  tra- 
ditions byzantines,  importées  de  longue  date  à  Moscou,  il 
attachait  à  cette  cérémonie  la  plus  haute  importance. 
Elle  eut  lieu  le  16  janvier  15  47,  et  rien  de  ce  qui  pouvait 
en  rehausser  l'éclat  ne  fut  oublié.  Au  milieu  d'une  énorme 
affluence  de  peuple,  au  son  joyeux  des  cloches,  les  évè- 
ques,  les  prêtres  et  les  moines,  réunis  au  pied  des  autels, 
demandèrent  à  Dieu  que  leur  souverain  fût  armé  de  jus- 
tice et  de  vérité,  qu'il  devînt  le  père  des  pauvres  et  le 
protecteur  de  1  Eglise.  Après  le  couronnement,  les  boïars 
inondèrent  Ivan,  à  trois  reprises,  d'une  pluie  de  pièces 
d'or,  emblème  et  souhait  de  prospérité.  La  chronique 
ajoute  qu'il  se  nomma  désormais  «  Tsar  et  grand  kniaz 
autocrate  de  toute  la  Grande-Russie  '  »  .  En  effet,  à  partir 
de  cette  époque,  le  titre  de  Tsar,  qui  n'avait  fait  jusque-là 
que  des  apparitions  éphémères,  figure  constamment  dans 
tous  les  genres  de  chartes.  Pour  le  rendre  plus  solennel 

'  Poln.  Sobr.,  t.  III,  p.  250.  ~  Kapterev,  p.  26  à  33. 


UISE   MYSTIFICATION    DIPLOMATIQUE.  319 

et  plus  sacré,  on  y  ajoute  parfois  des  invocations  mysti- 
ques à  la  très  sainte  Trinité,  avec  l'énuniération  des  pro- 
vinces soumises  à  Moscou.  La  généalogie  fastidieuse  <jui 
t'ait  descendre  en  droite  ligne  Ivan  IV  d'Auguste  est  plus 
que  jamais  en  honneur.  D'après  cette  légende,  le  césar 
romain  aurait  divisé  le  monde  entre  ses  plus  proches 
parents,  et  attribué  à  son  frère  Prousse  les  bassins  de  la 
Vistule  et  du  Niémen;  Riourik,  fondateur  de  la  dvnastie 
moscovite,  n'aurait  été  ni  plus  ni  moins  (ju'un  descendant 
direct  de  Prousse.  La  délégation  d'une  autorité  antique 
et  vénérable  devient  une  des  idées  dominantes  du  souve- 
rain récemment  couronné;  il  en  explique  aux  étrangers 
les  origines  romaines  avec  une  complaisance  marquée  et 
un  sérieux  imperturbable.  Mis  en  demeure  de  se  pronon- 
cer, le  patriarche  de  Constantinople,  Joasaph,  reconnaît 
d\ine  manière  solennelle  les  droits  souverains  de  Moscou, 
et  confirme,  en  1561,  dans  leur  dignité  de  Tsars,  les  des- 
cendants de  la  princesse  Anne,  sœur  des  césars  de 
Byzance  Basile  et  Constantin,  épouse  du  grand  kniaz 
Vladimir.  Ivan  lui-même  recherche  à  l'envi  les  occasions 
d'affirmer  ses  royales  prétentions  et  de  les  faire  valoir, 
sans  se  douter  que  la  charte  patriarcale  ne  portait  que 
deux  signatures  authentiques.  Les  trente-cinq  autres 
étaient  l'œuvre  d'un  faussaire  ^ . 

Quant  au  mariage,  les  préparatifs  s'en  firent  selon  des 
traditions  qui  rappellent  les  récits  bibliques  et  les  mœurs 
byzantines  :  la  fiancée  du  Tsar  devait  être  littéralement 
choisie  entre  mille.  A  cet  effet,  on  sommait,  sous  peine 
de  mort,  les  chefs  des  plus  nobles  familles  d'envoyer  leurs 
filles  dans  la  capitale  de  chaque  province.  Les  délégués 
du  Tsar,  munis  d'instructions  minutieuses,  s'y  livraient  à 

'  Kniga  step,,  t.  I,  p.  78.  —  Regel,  p.  li,  75. 


320    PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

un  premier  triajje,  à  l'issue  duquel  les  plus  favorisées 
étaient  dirigées  sur  Moscou,  et  logées  douze  à  douze  dans 
un  vaste  édifice  où  le  Tsar,  accompagné  d'un  vieux  boiar, 
venait  les  voir  l'une  après  l'autre  pour  lixer  lui-même 
son  choix.  Le  signe  convenu  de  l'élection  était  le  don 
d'un  mouchoir  et  d'un  anneau,  symboles  trop  souvent 
prophétiques  des  chagrins  et  des  larmes  qui  suivraient 
le  brillant  hyménée.  Les  préférences  d'Ivan  se  portèrent 
sur  Anastasie  Romanovna,  type  incomparable,  selon  les 
chroniques,  de  vertu  et  de  beauté.  Les  noces  furent  célé- 
brées avec  une  pompe  asiatique,  le  13  février  1547.  Le 
Kremlin  retentit  de  joyeuses  acclamations,  et  Id  ville  fut 
en  liesse  pendant  plusieurs  jours  consécutifs. 

Deux  mois  s'étaient  à  peine  écoulés,  qu'aux  bruyante* 
solennités  succédèrent  à  l'improviste  des  désastres.  Un 
incendie  des  plus  violents  se  déclara  dans  la  capitale. 
Moscou  se  transforma  jusqu'à  trois  fois  de  suite  en  une 
mer  de  feu;  les  maisons  de  bois,  souvent  entassées  les 
unes  sur  les  autres,  furent  rapidement  consumées; 
bientôt  s'écroulèrent  les  rares  édifices  de  pierre,  les 
métaux  se  fondirent,  une  épaisse  fumée  s'éleva  vers  le 
ciel;  les  dépôts  de  poudre  éclatèrent  de  temps  en  temps, 
remplissant  les  rues  de  décombres.  En  vain  essaya-t-on 
de  lutter  contre  les  flammes  dévastatrices  ;  elles  trom-j 
pèrent  les  efforts  des  plus  courageux  et  triomphèrent  dej 
tous  les  obstacles.  A  en  croire  la  chronique,  il  y  aurai 
eu,  sans  compter  les  enfants,  jusqu'à  mille  sept  centd 
victimes.  Quant  aux  pertes  matérielles,  elles  fureni 
incalculables.  Le  feu  n'avait  rien  épargné  :  ni  les  tréson,, 
de  la  couronne  et  des  églises,  ni  les  images  des  saints  sÀ 
chères  à  nos  ancêtres,  ni  les  biens  des  particuliers,  ni 
enfin  les  greniers  d'abondance.  Cette  catastrophe  répandi 
une  terreur  superstitieuse  parmi  le  peuple,  errant  au  mi 


UNE    MYSTiriC.ATlON    DIPLOMATIQUE.  3îl 

lieu  (les  ruines,  rétluit  à  la  tuisèrc  et  niourant  tie  faim. 
Des  luuils  sinistres  circulèrent  tlaris  la  foule;  ou  s'en  prit 
à  la  ina{|ie;  les  coupable;»  furent  dési{|ués  [)ar  leurs  noms; 
les  plus  {jraves  accusations  pesèrent  sur  les  (Hiiiski,  pro- 
ches parents  du  Tsar  du  côté  maternel.  «C'est  la  princesse 
Anna,  grand'mère  d'Ivan,  se  tlit-on  partout,  (pii  nous  a 
ens(U'celés.  Ne  l'a-t-on  pas  vue  déterrer  les  cadavies,  eu 
arracher  les  cœurs,  les  plonger  dans  de  l'eau  et  asperger 
les  rues  avec  ce  liquide  malfaisant?  Telle  doit  être  la  vraie 
et  seule  cause  de  l'incendie.  "  Ces  inventions  absurdes 
'  volent  de  bouche  en  bouche  :  les  esprits  s'enflamment, 
les  passions  se  déchaînent  et,  sur  les  ruines  encore 
fumantes  de  la  cité  en  cendres,  se  dresse  le  spectre  de  la 
révolte.  Le  mot  d'ordre  est  lancé  :  un  fils  de  la  princesse 
Anna,  louri,  est  mis  en  pièces  dans  1  église  même  de 
l'Assomption  où  il  cherche  un  refuge  ;  les  propriétés  des 
Glinski  sont  saccagées,  leurs  serviteurs  maltraités  et  mis  à 
mort;  après  quoi,  la  populace,  ivre  de  vengeance  et  de 
sang,  se  porte  tumultueusement  hors  de  Moscou,  vers 
Vorobiévo,  où  Ivan  IV  attendait  en  tremblant  l'issue  de 
l'émeute.  Des  cris  formidables  retentissent  autour  du  châ- 
teau. La  tête  d'Anna  est  réclamée  avec  fureur;  les  Glinski 
sont  voués  à  la  corde,  la  force  armée  intervient,  et  la 
sédition  n'est  comprimée  que  par  de  sanglantes  repré- 
sailles. 

Ces  événements  déjà  graves  par  eux-mêmes  ont  acquis 
dans  1  histoire  une  importance  hors  ligne  pour  avoir  mar- 
qué dans  la  vie  d'Ivan  une  ère  nouvelle.  Le  nom  de  ce 
tsar  va  revenir  sans  cesse  :  il  est  une  des  plus  saisissantes 
personnalités  moscovites.  Au-dessus  de  son  berceau  flotte 
le  stigmate  de  l'adultère.  Dominé  par  l'idée  dynastique, 
son  père,  nous  l'avons  déjà  dit,  avait  renfermé  dans  un 
couvent  l'épouse  légitime,  mais  stérile,  et  contracté   de 

21 


3M    PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

nouveaux  liens  avec  Hélène  Glinski,  brillante  de  jeunesse 
et  de  beauté.  La  bénédiction  nuptiale,  arrachée  au  mé- 
tropolite Daniel,  ne  pouvait  ni  rendre  celte  union  légi- 
time, ni  casser  le  premier  mariage,  et,  dans  le  for  cano- 
nique, le  fils  d'Hélène  n'était  qu'un  bâtard.  Vasili  ne 
goûta  pas  longtemps  les  joies  de  la  paternité  ;  trois  ans 
après  la  naissance  de  son  fils,  en  153)5,  il  fut  surpris  par 
la  mort.  Son  petit  orphelin  passa  des  mains  d'une  mère 
trop  absorbée  par  de  coupables  amours  dans  celles  des 
boiars  chargés  de  la  régence.  Personne  ne  songeait  à 
dompter  le  fougueux  caractère  d'Ivan,  qui  autorisait  pour 
l'avenir  les  plus  tristes  prévisions.  Un  œil  scrutateur  eût 
découvert  en  lui,  longtemps  à  l'avance,  l'étoffe  d'un 
Néron,  tant  il  y  avait  dans  cette  nature  de  sève  vigou- 
reuse et  de  penchants  dépravés.  Tour  à  tour  flatté  ou  mal- 
traité par  ceux  qui  gouvernaient  le  pays  en  son  nom,  le 
plus  souvent  abandonné  à  lui-même,  enclin  à  tous  les 
genres  d'excès,  il  se  livra  de  bonne  heure  à  la  débauche, 
et  au  milieu  des  orgies,  les  goûts  sanguinaires  se  dévelop- 
pèrent en  lui  avec  une  effrayante  rapidité.  Après  les 
courses  affolées  à  travers  Moscou,  après  les  chasses 
bruyantes  dans  les  environs,  il  aimait  à  voir  de  pauvres 
bètes  se  débattre  dans  des  angoisses  mortelles  et  succom- 
ber à  la  souffrance.  Bientôt  le  sang  humain  ne  lui  inspira 
plus  d'horreur.  Il  jette,  à  treize  ans,  le  prince  Chouïski  en 
pâture  aux  chiens;  sous  un  prétexte  futile,  quelques 
intimes  sont  condamnés  à  mort.  Le  mariage  avec  Anas- 
tasie  ne  changea  pas  les  mœurs  d'Ivan,  les  scènes  de  sau- 
vagerie se  produisirent  encore.  Ainsi  le  Tsar  fit  cruelle- 
ment ressentir  sa  fureur  à  quelques  habitants  de  Pskov, 
venus  pour  se  plaindre  des  autorités  locales  ;  dépouillés 
de  leurs  vêtements,  étendus  sur  le  sol,  arrosés  de  vin 
bouillant;  les  malheureux  plaignants  eurent  les  cheveux 


UNE   MYSTIFICATION    DIPLOMATIQUE.  323 

et  la  barbe  brûlés  à  petit  feu  '.  Ce  qui  brisa,  au  moins 
])our  quelque  temps,  le  caractère  du  Tsar,  (;c  fut  la  révolte 
lie  Moscou.  Une  force  redoutable  surgit  devant  lui,  elle 
s'impose  comme  une  fatalité;  le  pope  Silvestre  parait  en 
même  temps  ;  il  révèle  le  secret  des  malheurs  avec  la 
hardiesse  d'un  voyant,  adresse  au  Tsar  de  justes  reproches, 
le  presse  de  s'amender.  Ivan,  tour  à  tour  ému,  effrayé, 
ébloui,  se  laisse  eidin  subjujjuer.  Dès  lors,  Silvestre  de- 
vient le  maître  de  la  situation;  une  poignée  d'hommes 
intelligents,  Alexis  Adachev  en  tête,  secondent  ses  efforts. 
On  met  résolument  la  main  à  l'œuvre  ;  les  délégués  des 
provinces  sont  convoqués,  à  Moscou,  en  assemblée  natio- 
nale [zems/ii  sohor).  Ivan  leur  donne  un  gage  de  meilleur 
avenir.  Précédé  de  la  croix  et  des  saintes  images,  entouré 
d'évêques  et  de  boïars,  le  voici  qui  se  rend  au  milieu  de 
son  peuple.  Il  blâme  les  abus  de  la  régence,  jette  un  voile 
sur  le  passé,  exhorte  à  la  concorde,  promet  d'accueillir  les 
plaintes  et  de  rendre  promptement  la  justice.  A  l'appui 
des  paroles  viennent  les  faits  :  ainsi  s'ouvre  une  série 
d'années  glorieuses  pour  le  jeune  souverain  et  fécondes 
en  succès  militaires. 

Les  premiers  rapports  avec  l'Occident,  sous  le  règne 
d'Ivan  IV,  datent  de  cette  même  époque.  Le  Tsar  n'était 
pas  fâché  de  faire  profiter  ses  peuples,  dans  une  certaine 
mesure,  des  progrès  de  la  civilisation.  Ce  n'est  pas  qu'il 
fût  libre  de  préjugés  contre  les  étrangers;  son  aversion  à 
cet  endroit  s'accusait,  au  contraire,  assez  fortement;  mais 
avec  ce  genre  de  finesse  qui  distingue  le  barbare,  il  com- 
prenait que  les  Moscovites  avaient  besoin  de  maîtres  pour 
apprendre  à  lutter,  non  seulement  contre  leurs  voisins  de 
l'Ouest,  mais  aussi   contre    les  hordes    tatares    dont  le 

^  Poln.  Sobr.,  t.  IV,  p.  307. 


Mi    PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

nombre  défiait  les  plus  vaillants  ennemis  et  que  1  art  ilc 
(a  fjucrre  pouvait  seul  écraser.  Aussi,  dès  avant  l'entrevue 
avec  Silvestre  avait-il  résolu  de  se  mettre  en  contact  avec 
l'Occident,  et  voici  de  quelle  manière. 

Parmi  les  rares  étrangers  qui  s'égaraient  à  Moscou,  se 
trouvait  un  Allemand,  Hans  Schlitte  ou  Slitte,  comme  il 
se  nomme  lui-même,  originaire  de  Goslar'.  C'était  un 
homme  intelligent,  d'un  esprit  rêveur,  d'un  caractère 
entreprenant,  d'une  loyauté  douteuse,  plus  capable  de 
former  des  projets  grandioses  que  de  les  adapter  aux 
besoins  réels  du  moment.  Victime  d'une  spéculation 
malheureuse,  il  avait  quitté  sa  patrie  pour  chercher  for- 
tune ailleurs.  Ses  voyages  l'amenèrent  à  Moscou.  Il  sy 
appliqua  à  la  langue  du  pays,  fut  admis  en  présence  du 
Tsar  et,  muni  d'une  lettre  du  duc  Albert  de  Prusse,  lui 
offrit  ses  services.  Celui-ci  crut  pouvoir  en  tirer  parti.  A 
l'exemple  de  ses  pères,  Ivan  III  et  Vasili,  renchérissant 
encore  sur  eux,  il  l'envoya  en  Allemagne  avec  mission 
officielle  d'y  faire  une  levée  d'ouvriers  et  de  lettrés,  en 
réalité  pour  embaucher  surtout  des  armuriers  et  des  g^ens 
de  guerre.  Dans  les  lettres  patentes  d  allure  très  pacifique 
qui  lui  furent  délivrées  à  cette  occasion,  en  avril  1547,  il 
n'est  question  ni  d'Église,  ni  de  théologie,  ni  surtout  de 
théologiens,  circonstance  à  remarquer  pour  la  suite  de 
l'histoire.  Schlitte  dit  bien  dans  sa  lettre  du  25  janvier  1554, 
au  roi  de  Danemark,  qu'il  avait  été  chargé  d'engager 
aussi  quelques  docteurs  et  savants  en  divine  Écriture 
(etzliche  doclorenn  und  gelarle  in  gotllicher  schrijfl)  ; 
mais  il  en  appelle,  comme  preuve,  à  ses  patentes, 
qui   sont  sous  nos  yeux,  et  qui  lui  donnent,  de  même 


'  L'ancienne  ville  libre  de  Goslar  se  trouve  actuellement  dans  le  district 
de  Liebenbourg,  province  de  Hanovre. 


UNE    MYSTIl'ICATION    UI P I,OM ATIQUK.  325 

que  toutes  les  autres  pièces,  le  plus  forincl  démenti  '. 
Muni  des  lettres  d'Ivan,  Schlitte  se  présenta  à  Gharles- 
Ouint,  qui  sié{;eait  alors  à  la  diète  d'Au(jsbourg.  C'était 
VOIS  le  mois  de  jauvier  I5  4H,  au  lendemain  de  la  célèbre 
journée  de  Midilhcrff.  Victorieux  des  protestants,  maître 
(le  rAllema{;ne,  l'iMnpereur  se  complaisait  dans  l'idée 
(I  une  vaste  monarchie  catholique,  où  le  soleil  ne  s'étein- 
hait  jamais.  Schlilte  sut  (captiver  l'attention  et  mériter 
les  faveurs  du  niouarcpic.  Tout  d'abord,  pour  se  donner 
plus  d'importance,  il  s'attribua  de  son  propre  chef  le  nom 
sonore  de  Schlitte;  von  Sclilittenberg  et  le  titre  de  conseil- 
\cv  impérial,  commissaire  général,  parfois  celui  d'and3as- 
^adeur.  Par  rapport  à  ce  dernier,  le  fait  d'usurpation  est 
lucontestable.  Les  usages  diplomatiques  de  Moscou  étaient 
calqués  sur  ceux  de  Byzance;  l'ambassadeur,  qui  était 
(  ensé  représenter  la  personne  même  du  Tsar,  ne  pouvait 
apparaître  qu'entouré  d'une  suite  nombreuse  et  d'une 
pompe  convenable;  aussi,  pour  éviter  les  frais  excessifs, 
se  bornait-on  à  les  envoyer  dans  les  pays  limitrophes. 
Chargé  d'une  mission  spéciale  en  Allemagne,  n'ayant 
personne  sous  ses  ordres.  Schlitte  ne  pouvait  être  qu'un 
agent  subalterne.  Ses  paroles  trouvèrent  cependant  de 
l'écho.  Il  affirmait,  avec  une  parfaite  assurance, qu'Ivan IV 
partageait  les  sentiments  de  feu  son  père  Vasili,  et  qu'il 
voulait  faire  sa  soumission  à  l'Église  laline,  —  disposition 
d'esprit  qui  rentrait  admirablement  dans  les  projets  gran- 
dioses de  Charles-Quint.  Schlitte  n'eut  qu'à  s'en  féliciter. 
Des  pleins  pouvoirs  lui  furent  accordés,  le  30  janvier  1548, 
pour  recruter,  non  pas  précisément  des  théologiens,  mais 

'  Archives  de  Krenigsbcrg,  VI  Sclirank,  28  Fach,  n"  1,  f.  2.  —  Faiskh, 
t.  m,  p.  6.  —  STCiiERBiTCHEv,  p.  288.  IjCS  patentes  ne  mentionnent  que 
des  Schrifft  ivohlgelahrtc  Lciith  die  Schrifft  latcinischer  und  tcutsclter 
/unqen  ivot  kennen. —  Arcliives  de  Vienne,  Russica, —  De  Liibeck,  Mise, 
fiuth,  n"  1. —  Karge,  Herzog,  p.  454. 


;î26  projets   de  missions   pontificales  a  MOSCOU. 

lies  lettrés  et  des  artisans  (Doctores  und  Maister  in  allerley 
ktinsien);  il  fut,  en  outre,  chargé  de  présenter  au  retour 
une  lettre  à  Ivan,  où  l'Empereur  se  répand  en  élo{jes  sur 
les  idées  civilisatrices  du  Tsar,  sans  toucher,  ne  fùt-cc  que 
de  loin,  à  la  question  ecclésiastique  '.  Les  Électeurs,  de 
leur  côté,  exigèrent  que  l'agent  moscovite  s'engageât  par 
serment  à  ne  rien  entreprendre  contre  le  Saint-Empire, 
et  à  ne  pas  favoriser  les  Turcs  et  les  Tartars.  Le  Conseil 
impérial  y  ajouta  la  défense  expresse  d'enseigner  quoi 
que  ce  fût  aux  infidèles.  Schlitte  se  prêta  de  bonne  grâce 
à  toutes  les  exigences  :  les  scrupules  ne  l'étouffaient  point, 
et  il  se  mit  à  l'œuvre  immédiatement. 

L'entreprise  s'annonçait  sous  d'heureux  auspices  :  une 
bande  de  cent  vingt-trois  personnes  fut  assez  prompte- 
ment  réunie.  En  tète  de  la  liste  figuraient  quatre  théolos 
giens,  dont  les  pièces  officielles  ne  font  aucune  mention, 
et  que  bien  certainement  le  Tsar  orthodoxe  n'avait  pas 
demandés.  Le  vovage  se  fit  d'abord  sans  encombre,  et  ce 
ne  fat  qu'à  Liibeck  que  la  fortune  trahit  cruellement  son 
trop  audacieux  favori.  Il  v  avait  bien  de  sa  faute.  Au  lieu 
de  rester  dans  les  limites  de  l'autorisation  impériale,  et 
de  se  borner  aux  modestes  pionniers  du  progrès,  il 
avait,  pour  satisfaire  Ivan  IV,  engagé  principalement  des 
ferrailleurs  et  des  condottieri.  Grande  fut  l'émotion  à 
Liibeck  quand  on  vit  tant  de  spadassins  se  diriger  vers 
Moscou.  La  Hanse  et  la  Livonie  faisaient  bonne  garde 
aux  frontières  russes.  L'agent  de  Riga,  Jérôme  Gommers- 
tadt,  fut  le  premier  à  donner  le  signal  d'alarme.  D'aprè- 
lui.  Schlitte  usurpait  frauduleusement  le  titre  d'ambassa- 
deur, et  son  entreprise  pouvait  devenir  pour  la  Livonie 
une  cause  de  graves  désastres.  D'ailleurs,  Ivan  lui-même, 

1  FiKni.i  n,    [lin  Versuch,  p.  78,  79. 


Ui\E   MYSTirrCATIUN    D  [  P  [.CM  ATIQ  UE.  82T 

disalt-il,  est  un  tyran,  un  iiumme  san^juinaire,  et  un  voisin 
déjà  trop  redoutable  pour  que  l'on  puisse  impunément  lui 
permettre  d'aufjnicntcr  ses  forces  et  de  se  perfectionner 
dans  l'art  militaire.  Les  Liibeckois  comprirent  très  bien  ce 
langage.  Moins  exposés  que  les  Livoniens,  ils  n'étaient  pas 
moins  hostiles  à  Moscou,  etils  semirentà  négocier  avecles 
gens  de  mer,  afin  d'empêcher  les  partants  de  s'embarquer. 

Schlitte  essaya  de  gagner  sa  cause  de  haute  lutte.  A 
deux  reprises,  il  porta  plainte  directement  à  l'Empereur, 
accusant  Gommerstadt  d'ingérence  illégale,  offrant  de 
donner  la  liffte  exacte  de  ses  compagnons  avec  indication 
de  leurs  noms,  aptitudes  et  professions.  Ces  réclamations 
furent  prises  au  sérieux,  et  communiquées  à  l'agent  de 
Riga  avec  mise  en  demeure  de  répondre  promptement. 

Tandis  que  les  hautes  sphères  s'intéressaient  à  lui,  de 
nouveaux  acteurs,  au  grand  effroi  de  Schlitte,  parurent  sur 
la  scène.  Pour  mener  ses  affaires  à  bonne  fin,  il  avait 
emprunté  quelques  milliers  de  florins  au  marquis  Joachim 
de  Brandebourg.  Deux  individus  l'avaient  cautionné  : 
Hans  Blankenburg  et  Mandeslo.  Jusque-là  ils  avaient 
patienté,  mais  le  jour  vint  où,  d'accord  peut-être  avec  les 
Liibeckois  et  les  Livoniens,  ils  ne  voulurent  plus  se  conten- 
ter de  spécieuses  promesses,  et  demandèrent  impérieuse- 
ment des  espèces  sonnantes.  Schlitte  eut  beau  en  appeler 
au  tsar  Ivan,  aux  sommes  considérables  qui  arriveraient 
de  Moscou,  rien  n'y  fit  :  insolvable  et  sans  caution,  on 
jugea  expédient  de  le  mettre  sous  les  verrous.  Ce  que 
voyant,  sa  bande,  désormais  privée  de  chef,  se  dispersa 
de  tous  côtés. 

Du  fond  de  son  cachot,  il  essaya  par  deux  fois  de 
donner  de  ses  nouvelles  à  Ivan,  mais  toujours  sans 
succès  :  ni  Johann  Zehender,  ni  Arnold  Pein  ne  parvin- 
rent jusqu'à    Moscou.  Les   efforts   de    ses   parents,    des 


328    PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

citoyens  de  Breslau,  du  duc  Georges  de  Silcsie  pour  le 
délivrer  restèrent  sans  résultat.  Charles-Quint  reçut  aussi 
son  message,  et  c'est  de  ce  côlé  qu'il  y  avait  le  j)lus 
d'espoir,  mais  des  voix  plus  puissantes  élouflèrent  bientôt 
celle  du  prisonnier. 

Les  États  livoniens  ne  lâchaient  pas  leur  proie.  Le 
Meister  Johann  von  der  Reck  ouvre  une  enquête.  On 
apprend  que  Schlitte  est  dépourvu  de  caractère  diploma- 
tique, qu'il  a  embauché  arbitrairement  des  g^ens  de  {juerre, 
qu'il  est  tout  simplement  un  homme  ruiné,  jaloux  de 
refaire  sa  fortune  au  service  d'Ivan.  Aussitôt  le  Meister 
taille  sa  plume  et  présente  à  Charles-Quint  un  mémoire 
remarquable.  Il  supplie  l'Empereur,  au  nom  de  tous  les 
chevaliers,  de  mettre  fin  aux  agissements  de  Schlitte,  et 
de  lui  retirer  les  pouvoirs  dont  il  a  perfidement  abusé.  La 
Livonie,  disait  le  Meister,  est  «  depuis  longtemps  »  l'ob- 
jectif préféré  des  Moscovites.  Ils  veulent  s'en  emparer  pour 
avoir  un  débouché  sur  la  Baltique,  et  un  point  de  départ 
pour  des  conquêtes  ultérieures.  Ce  n'est  pas  seulement 
une  pauvre  marche  du  Saint-Empire,  c'est  tout  le  nord  de 
l'Europe  qui  est  en  cause.  L'ignorance  des  Russes  dans 
l'art  militaire  faisait  jusqu'ici  la  force  de  leurs  ennemis. 
Or,  Schlitte  s'est  abouché  avec  des  chefs  de  bande  expé- 
rimentés. Il  leur  a  proposé  de  recruter  des  soldats  pour 
Moscou.  C'est  toute  une  légion  étrangère  bien  armée  et 
bien  exercée  qu'il  s'agit  de  procurer  à  Ivan  :  s'il  parvient  à 
l'avoir,  la  Livonie  est  perdue.  Pour  renforcer  ses  argu- 
ments, le  Meister  n'hésite  point  à  déclarer  à  l'Empereur 
que  sa  bonne  foi  a  été  surprise.  Le  prétendu  désir  d'Ivan  H 
de  se  réunir  à  l'Église  romaine  n'est  qu'une  invention  j 
mensongère,  qu'une  habile  manœuvre  pour  exploiter  les  ! 
faveurs  impériales  et  mieux  cacher  le  vrai  but  de  l'entre-  j 
prise.   En  somme,  Schlitte  n'est  qu'un  dangereux  aven-  j 


UNE    MYSTIFICATION    I»  If  IJ  )  M  A  T  I  O  HK.  329 

turicr,  cliarfjé  [)ar  Ivan  (rime  luissioii  iiiilil.iire  qu'il 
dissimule  sous  un  jmviilon  clérical,  et  dont  la  réussite 
serait  |)our  la  Livonic  un  désastre  irréj)aral)le. 

Getlerequétecutuncportéedécisive.  Le  liioctohre  I  540, 
l'Empereur  annonçait  à  von  der  Reck  que,  revenant  sur 
ses  premières  dispositions,  il  entendait  que  l'on  ne  laissât 
plus  persormc  passer  en  Russie,  et  Ilans  Schlille  encore 
moins  que  les  autres,  malgré  les  lettres  patentes  et  le  sauf- 
conduit.  A  la  suite  des  révélations  livoniennes,  tout  était 
retiré,  cassé,  annulé. 

Abandonné  des  hommes,  Schlitte  fut  servi  par  sa  bonne 
chance.  Après  une  captivité  de  près  de  deux  ans,  il 
parvint  à  s'évader,  on  ne  sait  trop  comment;  d'une  ma- 
nière merveilleuse,  dit-il  laconiquement,  et  par  suite 
d'une  intervention  spéciale  de  la  Providence.  Un  nouveau 
danger  l'attendait  à  Rassberg,  où  il  s'était  réfugié.  Les 
Ltibeckois,  très  contrariés  de  sa  fuite,  exigèrent  son  extra- 
dition, et,  s'il  est  maintenu  en  liberté,  c'est  encore  grâce 
à  un  secours  providentiel  et  au  dévouement  d'un  ami  '. 

Ces  revers  successifs  n'avaient  ni  découragé  Schlitte, 
ni  encore  moins  brisé  son  activité.  En  1550,  il  se  remit 
à  l'œuvre  :  dès  lors  la  mystification  s'accuse  visiblement  ; 
il  importe  d'en  saisir  sur  le  fait  les  premières  origines.  En 
envoyant  son  mandataire  en  Allemagne,  le  Tsar  ne  s'inspi- 
rait pas,  on  l'a  vu,  d'une  pensée  confessionnelle  ;  les 
patentes  du  Kremlin  ne  mentionnent  que  des  lettrés  et  des 
artisans;  Charles-Quint  tient  le  même  langage  dans  sa  lettre 
à  Ivan  ;  il  ne  hasarde  des  allusions  religieuses  que  dans 
les  pleins  pouvoirs  de  Schlitte.  Celui-ci  n'avait  eu  lui- 
même  aucune  correspondance  avec  Moscou  pendant  son 
séjour  à  l'étranger;  rien  par  conséquent  n'était  venu  modi- 

'  Fabeb,  t.  III,  p.  7.  —  Script,  ver.  liv.,  t.  II,  p.  214. — Forsten,  Balt. 
Vopr.,  t.  I,  p.  45. 


330    PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

fior  le  caractère  primitif  de  sa  mission.  Si  de  nouveaux 
projets  paraissent  àTimproviste,  ce  n'est  pas  à  l'initiative 
du  Tsar  qu'il  faudra  les  attribuer,  mais  bien  à  l'esprit 
fécond  de  son  a^'jent,  qui  se  lance  hardiment  dans  des 
négociations  de  la  plus  haute  importance. 

C'est  principalement  dans  les  œuvres  de  Paolo  Giovio 
que  Schlitte  semble  avoir  été  chercher  ses  inspirations. 
Il  ne  connaît  guère  d'autre  écrivain  sur  la  Russie,  il  ne 
cite  que  lui  seul  dans  le  dossier  de  Kœnigsbcrg,  et  il  s'en 
remet  à  lui  avec  une  entière  confiance.  Aussi  les  préten- 
dues dispositions  conciliatrices  de  Vasili  III  sont-elles 
constamment  exploitées  ;  on  prête  à  Ivan  IV  les  sentiments 
de  son  père,  et  la  tendance  de  revenir  sur  d'anciennes 
négociations  échouées  se  laisse  aisément  surprendre.  Du 
reste,  lors  de  son  séjour  à  Moscou,  Schlitte  a  pu  constater 
lui-même  les  nombreuses  affinités  entre  les  croyances 
russes  et  romaines  et  en  conclure  que  la  réunion  des  deux 
Églises  serait  facile  à  faire.  Il  s'explique  naïvement  sur  ce 
point  dans  la  lettre  déjà  mentionnée  à  Ghristiern  III  : 
«  Sauf  quelques  cérémonies,  dit-il,  le  Tsar  est  tout  à  fait 
d'accord  avec  nous  dans  les  principaux  articles  de  la  reli- 
gion chrétienne,  et  de  savants  docteurs  pourraient  l'ame- 
ner à  une  entente  parfaite  avec  l'Église  catholique  et 
apostolique.  "  A  la  suite  sans  doute  de  ses  observations  et 
de  ses  lectures,  il  conçut  le  projet  de  réconcilier  Ivan  IV 
avec  le  Pape  et  d'introduire  le  catholicisme  à  Moscou. 
En  1548,  les  bonnes  dispositions  du  Tsar  avaient  été  sim- 
plement signalées  à  Charles-Quint  ;  voici  qu'elles  devien- 
nent, deux  ans  après,  le  pivot  d'une  vaste  entreprise.  Un 
débiteur  insolvable,  à  peine  sorti  de  prison,  ne  pouvait 
cependant  se  flatter  de  mener  à  bonne  fin  une  affaire 
aussi  grave  que  la  réunion  des  Églises.  Schlitte  crut  de- 
voir prudemment  s'en  décharger  sur  un  autre. 


ï 


(INK    MYSTIFICATION    0  1 1»  f,0  M  ATIQUE.  :j;{l 

Le  (locuimcMil  libellé  à  cette  occasion  dans  la  ville  de 
Minden,  le  T'aoùt  1550,  est  un  vrai  traité  bilatéral  avec 
collation  de  dij'jnlté  d'une  part,  et  de  l'autre  oblijjalion 
d'expédier  des  affaires.  Il  repose  tout  entier  sur  l'assertion 
formelle  et  catéjjoricjue  de  Sclilitte  que  le  tsar  Ivan,  sans 
se  laiser  décourag^er  par  l'échec  de  feu  son  père  Vasili  III, 
est  parfaitement  décidé  à  se  réunir  avec  Rome,  ce  qui 
aurait  pour  conséquence  le  triomphe  à  Moscou  de  la  foi 
catholique.  Il  ne  s'agit  plus  que  de  régler  les  bases  de 
l'union  ;  dans  ce  but,  après  avoir  vaguement  esquissé  ses 
péripéties  et  rendu  la  Providence  responsable  de  son  éva- 
sion, Schlitte,  en  vertu  d'un  mandat  spécial,  confère  la 
dignité  de  chancelier  «  latin  et  allemand  »  du  Tsar  à  un 
gentilhomme  autrichien,  Johann  Steinberg,  avec  ample 
délégation  pour  traiter  toutes  les  affaires  moscovites, 
surtout  pour  négocier  avec  le  Pape  et  l'Empereur  la  ques- 
tion ecclésiastique.  Steinberg  s'engage  de  son  côté  à  faire 
au  plus  tôt,  et  à  ses  dépens,  le  voyage  de  Rome  ;  à  obtenir 
du  Saint-Siège,  si  c'est  possible,  un  bref  d'union  «  sub 
annulo  Piscatoris  »  ,  Muni  de  cette  charte  précieuse,  avec 
un  sauf-conduit  qu'il  eût  à  son  retour  trouvé  à  Breslau, 
l'habile  négociateur  serait  venu  à  Moscou  jouir  de  ses 
succès  et  rentrer  dans  ses  fonds. 

Tel  est  à  peu  près  le  résumé  de  cette  pièce  qui  inspire 
à  tout  égard  la  plus  légitime  méfiance  :  et  d'abord,  Ivan 
n'a  jamais  songé  à  se  faire  catholique;  nous  en  donne- 
rons plus  bas  des  preuves  que  l'on  trouvera  peut-être 
superflues;  ensuite,  le  droit  de  Schlitte  à  créer  un  chan- 
celier est  aussi  douteux  que  son  titre  d'ambassadeur  était 
illusoire.  L'ancienne  Moscovie  ne  présente  guère  de  pré- 
cédents analogues.  Les  diplomates  du  Kremlin  n'étaient 
pas  nantis  de  pouvoirs  si  étendus  ;  moins  que  tout  autre, 
Ivan  IV  s'en  fût  remis  de  ses  affaires  au  bon  plaisir  d'un 


332     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

étran(jcr.  Le  but  même  de  la  tléléfjation  est  presque  chi- 
mérique :  dans  la  pensée  de  Schlitte,  le  bref  d'union  eût 
été  un  certificat,  délivré  d'avance,  que  les  Russes  seraient 
reçus  dans  rE.'jlise  romaine  à  des  conditions  équitables  ; 
prétention  étrangle,  injurieuse  pour  le  Pape,  car  elle  n'est 
formulée  que  pour  prévenir  une  déconvenue  semblable  à 
celle  de  l'année  1527,  lorsqu'on  avait  sacrifié,  dit  le 
document,  le  bien  général  à  des  intérêts  privés,  et  re- 
poussé les  avances  des  ambassadeurs  moscovites  à  Rome. 
En  vain,  pour  donner  plus  de  valeur  à  cet  acte,  essaye- 
rait-on d'en  appeler  aux  officiers  impériaux,  Weisberg  et 
Lang^en,  qui  l'ont  contresigfné  et  muni  de  leurs  sceaux  : 
ces  deux  noms  obscurs  ne  sont  pas  une  garantie  par  eux- 
mêmes;  le  seraient-ils,  qu'ils  porteraient  uniquement  sur 
le  fait  de  l'accord  intervenu  entre  Schlitte  et  Steinberg; 
les  bonnes  dispositions  d'Ivan  n'en  resteraient  pas  moins 
douteuses,  les  droits  de  son  ambassadeur  pas  moins 
suspects  '. 

Le  personnage  énigmatique  de  Goslar  ne  mérite  plus 
de  notre  part  qu'une  médiocre  attention.  A  mesure  que 
les  événements  se  déroulent,  son  caractère  d'aventurier 
se  dessine  de  plus  en  plus.  Les  négociations  romaines 
s'établissent  et  se  poursuivent  en  dehors  de  sa  participa- 
tion ;  le  bruit  qu'elles  soulèvent  dans  le  monde  diploma- 
tique, les  alarmes  de  la  Pologne,  les  nouvelles  mesures 
de  Charles-Quint,  la  décision  finale  de  Jules  III  ne  sem- 
blent pas  avoir  échappé  à  l'attention  de  Schlitte,  mais  ils 
n'ont  provoqué  de  sa  part  aucune  démarche  sérieuse. 
Lorsque  la  tempête  que  nous  allons  décrire  se  fut  calmée, 
en  1554,  l'ambassadeur  moscovite,  car  c'est  ainsi  qu'il 
persiste  à  se  nommer,  songea  aux  moyens  de  regagner  la 

'  FiEDLER,  Ein  Veisuch,  p.  80.  La  traduclion  latine  avec  un  en-tête 
erroné  dans  Todrguékev,  t.  I,  p.  134,  n°  130. 


UNE    MYSTII  ICATION    DIPLOMATIQUE.  333 

Russie  :  la  voie  tle  Liibeck  évoquait  des  souvenirs  péni- 
bles; celle  de  Co[)eiilia(jne  eût  été  préférable,  surtout  si  le 
Roi  voulait  faciliter  la  continuation  du  vov.ifje. 

Four  sonder  le  terrain,  .Scblitte.  trop  lati{jué  lui-même, 
envoya  son  mandataire,  Barwert  Berner,  auprès  de  Ghris- 
tiern  III,  avec  une  longue  missive,  précieusement  conser- 
vée aux  archives  de  Gopenhafrue.  C'est,  de  tous  les  docu- 
ments, celui  qui  jette  peut-être  le  plus  de  lumière  sur  les 
agissements  de  Schlitte,  sur  ses  procédés  naïfs  à  l'excès, 
ou  insidieux  et  retors.  N'est-ce  pas  étrange,  en  effet,  de 
voir  celui  qui  avait  si  bien  plaidé  la  conversion  de  Mos- 
cou auprès  de  l'empereur  catholique  Charles-Quint 
s'adresser,  six  ans  après,  à  Christiern  III,  parler  d'union 
avec  l'Éjjlise  romaine  à  l'un  des  plus  ardents  novateurs 
du  seizième  siècle,  qui  introduisait  la  Iléforme  dans  ses 
États,  s'alliait  aux  princes  protestants  d  Allemagne,  payait 
des  pensions  viagères  à  Luther,  Mélanchthon  et  Bugenha- 
gen?  Schlitte  se  répand  en  éloges  sur  les  vertus  royales 
de  Christiern;  il  interpelle  avec  confiance  le  protecteur  de 
ceux  qui  souffrent  pour  la  vérité  et  se  plaint  vaguement 
des  persécutions  qu'on  lui  fait  endurer  dans  le  Saint- 
Empire,  où  personne  ne  prend  sa  défense.  Le  but  de  la 
lettre  exigeait  nécessairement  une  digression  sur  la 
Russie  :  quelle  différence  de  langage  et  d'appréciation  ! 
Que  nous  sommes  loin  des  assertions  péremptoires  de 
l'année  1548!  Ivan  n'est  plus  le  souverain  parfaitement 
décidé  à  se  soumettre  au  Saint-Siège;  il  n'est  que  suscep- 
tible de  conversion;  encore  faudrait-il  l'intervention  de 
savants  docteurs.  La  mésaventure  de  Liibeck  est  racontée 
sincèrement,  mais  pas  un  traître  mot  ne  fait  allusion  à 
Steinberg,  à  la  mission  importante  dont  Schlitte  lui-même 
l'avait  chargé  auprès  de  Jules  III  et  de  Charles-Quint. 
Après   avoir  conté   ses   péripéties,   en  abusant  des  réti- 


:î34     projets  de  MISSIONS  PONTll  ICAJ.ES  A  MOSCOU. 

cences,  l'ambassadeur  de  Moscou  formule  sa  requête,  et, 
diplomate  en  détresse,  il  demande  au  roi  de  Danemark 
un  sauf-conduit  pour  retourner  auprès  de  son  propre 
maître,  le  tsar  Ivan  IV.  De  séduisantes  promesses  vien- 
nent ici  à  point  :  Christiern  peut  s'attendre  à  la  plus  vive 
reconnaissance  du  Tsar,  à  des  preuves  réciproques  d'ami- 
tié; il  jouira  au  Kremlin  d'une  haute  et  invariable  estime, 
tellement  on  lui  sera  obligé  pour  un  simple  sauf-conduit. 

L'issue  de  cette  démarche  ne  pouvait  être  heureuse. 
Depuis  longtemps  les  relations  du  Danemark  avec  Mos- 
cou étaient  interrompues  :  il  n'y  avait  pour  lors  aucun 
motif  urgent  de  les  reprendre.  Christiern  ne  partageait  pas 
l'ardeur  apostolique  de  Schlitte;  la  conversion  d'un  pays 
étranger  touchait  peu  le  souverain  protestant.  Barwert 
Berner  semble  avoir,  sinon  prévu,  au  moins  redouté  cet 
échec,  car,  trouvant  à  son  tour  des  obstacles  au  voyage, 
il  s'en  déchargea  sur  un  troisième  mandataire,  auquel  le 
Roi  remit  sa  réponse,  datée  du  12  juin  1554..  Christiern 
disait,  en  somme,  quil  en  était  aux  regrets  des  épreuves 
de  Schlitte,  mais  que  n'ayant  reçu  aucune  communication 
d'Ivan  IV,  «  son  cher  voisin  et  ami  particulier  »  ,  ne  con- 
naissant pas  les  intentions  «  du  grand  prince  de  Russie  » 
dans  ces  graves  affaires,  il  croyait  ne  pas  devoir  s'en 
mêler;  quant  au  sauf-conduit  de  Charles-Quint,  méconnu 
par  les  Liibeckois,  il  n'y  avait  qu'à  porter  plainte  aux 
autorités  compétentes,  qui  feraient  certainement  bonne 
justice  ^  De  ce  côté,  il  n'y  avait  donc  plus  rien  à  espérer. 

Cependant  Schlitte  éprouvait  le  besoin  de  se  rendre 
utile,  car  s'il  gardait  le  titre  d'ambassadeur,  il  n'en  per- 
cevait pas  le  traitement,  et  ses  finances  étaient  loin  d'être 
florissantes.  A  bout  de  ressources,  il  s'adressa  à  Ivan,  le 

'  Stcherbatchev,  p.  288,  295.  —  Archives  de  Copenhague,  Aiislaend, 
Registrant,  1554,  12  juin,  Christiern  III  à  Schlitte.  —  Appendice  n"  II. 


UNE    MYSTIFICATION    IH  P  1,0  M  \  T  I  O  U  i:.  :135 

5  mars  1555,  pour  obtenir  des  secours  pécuniaires  et  de 
nouvelles  lettres  patentes.  Il  voulait  reprendre  ses  anciens 
projets,  mais  il  ne  réussit  qu'à  prouver  la  bassesse  de  son 
caractère.  En  effet,  dans  la  crainte  que  StciMl)er{j  ne  se 
rendit  au  Kremlin,  il  prit  soin  de  le  calomnier  d'avance, 
afin  de  décliner  toute  responsabilité.  «  Un  nommé  Stein- 
bergf,  écrit-il  au  Tsar,  s'est  fait  passer  pour  votre  cliance- 
lier  auprès  du  Pape  et  de  l'Empereur;  il  n"a  pu  naturelle- 
ment, à  votre  grand  déshonneur,  justifier  son  titre,  et,  s'il 
vient  à  ]\Ioscou,  comme  il  en  a  le  dessein,  on  verra  que 
tout  cela  n'est  que  mensonge  et  imposture.  » 

La  même  année,  il  se  donna  bien  du  mal,  mais  sans 
profit  pour  sa  cause,  à  la  diète  d'Augsbourg.  Ne  parvenant 
pas  à  forcer  la  frontière  moscovite  du  côté  de  l'Allemagne, 
son  esprit  inventif  lui  suggéra  un  long  détour  à  travers  les 
pays  Scandinaves  ou  bien  encore  la  Tatarie  et  la  Turquie. 
Ici  surgissait  à  nouveau  la  question  agaçante  des  passe- 
ports. Où  les  prendre?  Rebuté  par  l'Empereur,  il  s'adressa 
au  Roi  de  France.  Henri  II  accepta  naïvement  ses  racon- 
tars, et  lui  délivra  des  lettres  pour  le  Roi  de  Suède,  le 
Grand  Turc  et  son  représentant  à  Constantinople.  Le  fond 
de  ces  trois  pièces  est  identique  :  demande  de  protection 
et  libre  passage  pour  Hans  Schlitte,  «  ambassadeur  mos- 
covite »  ,  qui  se  rend  auprès  de  son  maître.  La  courtoisie 
duRoialla  encore  plusloin  :  il  écrivit,  le  15  juillet  1555,  un 
message  à  Ivan,  dans  lequel  il  résume  les  récits  de  Schlitte 
et  propose  au  Tsar  sa  royale  amitié.  Toutes  ces  paperasses 
ont-elle  servi  à  quelque  chose?  Originaux  et  copies  repo- 
sent tranquillement  aux  archives  de  Vienne,  ety  témoignent 
ainsi  de  leur  inutilité.  Quant  à  Schlitte,  on  le  crut  réelle- 
ment, en  [557,  parti  pour  Moscou,  après  quoi  ses  traces 
disparaissent  et  l'on  ignore  jusqu'à  la  date  de  sa  mort. 

Parmi  ses  papiers   sur  la  Russie  qui  se  conservent  à 


336     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

Kœnijsberg,  très  curieuse  est  la  réponse  esquissée,  au  nom 
d'Ivan  IV,  à  la  missive  impériale  du  31  janvier  1548.  Jaiiiins 
rêveur  plus  hardi  n'avait  encore  prêté  sa  plume  à  un  tsar  :  au 
^ré  de  son  secrétaire  improvisé,  Ivan  aurait  versé  à  Giiarlcs- 
Quint  des  sommes  considérables  pour  la  guerre  contre  lesj 
Turcs,  accrédité  un  ambassadeur  auprès  du  Saint-I'.mpirc,; 
organisé  un  service  postal  entre  Moscou  et  Aii.<;sbour;;, 
créé  un  régiment  aUemarul  et  un  ordre  de  chevalerie, 
enfin  envoyé  comme  otages  à  l'Empereur  vingt-ci imj 
jeunes  gens  des  meilleures  familles  de  Russie.  La  ques- 
tion religieuse  est  abordée  avec  une  franchise  qui  tient 
de  la  naïveté;  Schlitte  met  dans  la  bouche  du  Tsar  le  désir 
de  la  réunion  d'un  Concile  général  ou  national,  d'un  rap- 
prochement sérieux  dont  s'occuperaient  les  théologiens 
qui  sont  censés  devoir  venir  à  Moscou.  Inutile  d'ajouter 
que  cette  minute  extravagante  n'a  jamais  eu  un  commen- 
cement d'exécution,  si  toutefois  elle  a  été  soumise  à  l\an, 
ce  qui  n'est  guère  probable  '. 

Mais  revenons  à  Steinberg  et  suivons-le  dans  ses  dé- 
marches. Avec  son  apparition  sur  la  scène,  les  affaires 
prennent  un  autre  aspect,  un  courant  d'idées  occiden- 
tales se  déverse  dans  le  flot  des  négociations,  les  formules 
vaporeuses  de  Schlitte  sont  remplacées  par  des  affirma- 
tions nettes  et  précises,  qui  trahissent  un  esprit  plus  judi- 
cieux, mieux  doué  pour  la  politique.  Le  choix  du  négo- 
ciateur était,  en  effet,  des  plus  heureux  :  bien  vu  à  la 
cour  devienne,  où  les  protections  ne  lui  manquaient  |)as, 
dans  les  meilleurs  termes  avec  le  nonce  Pierre  liertano, 
plein  d'ardeur  pour  l'entreprise  moscovite,  prenant  au 
sérieux  son  titre  de  chancelier,  Steinberg  sut  tirer  parti 
des  circonstances  favorables. 

«  Archives  de  Kœnigsberg,  VI  Sch.,  28  Fach,  n"  1,  f.  8  v»;  20  à  79  v». 
—  Faber,  t.  III,  p.  13,  15. 


UNE    MYSTIFICATION    D  H' LO  M  A  T  I  O'J  K-  337 

En  homme  avisé,  il  se  méiia^jea  loul  d  abord  des  res- 
sources inalciielles  :  le  comte  l'hilij)|)(>  d  l'Jjcrstein  lui 
olïril  sa  bourse  et  son  concours,  pourvu  que  Rome  le 
remit  en  possession  d'une  ancienne  abbaye  de  Wiirtem- 
berg  où  ses  ancêtres  avaient  jadis  exercé  le  droit  de 
patronage.  Deux  traits  historiques  ont  survécu  à  l'oubli 
qui  est  devenu  le  partage  d'Kbersteiu  :  grâce  à  ses  soins, 
la  prospérité  de  sa  maison  s'est  considérablctnent  déve- 
loppée, mais  quelques  années  avant  sa  mort,  ses  facultés 
moniales  baissèrent  à  tel  point  qu'on  fut  obligé  de  le 
mettre  sous  tutelle.  On  pourrait  peut-être  en  conclure 
que,  malgré  des  aptitudes  financières,  sa  tête  n'était  pas 
fortement  organisée  et  qu'il  se  laissait  séduire  sans  trop 
de  peine  par  le  mirage  des  gros  bénéfices  à  peu  de  frais  '. 

Désormais  il  n'y  avait  plus  qu'à  exécuter  le  plan  d'ac- 
tion concerté  avec  Schlitte.  Steinberg  résolut  de  se  rendre 
immédiatement  à  Rome,  afin  d'y  soumettre  l'affaire  aux 
plus  hautes  autorités  ecclésiastiques.  Le  succès  dépendait 
en  partie  de  bonnes  recommandations  :  à  cet  égard,  le 
chancelier  moscovite  fut  singulièrement  favorisé.  Sur  sa 
requête,  Charles-Quint  adressa,  le  13  septembre  1551, 
une  lettre  pressante  au  Pape.  Le  futur  solitaire  de  Saint- 
Just,  encore  entouré  de  splendeurs,  toujours  accessible 
aux  idées  grandioses,  ne  désirait  rien  tant  que  de  voir 
s'accomplir  sous  ses  yeux  l'union  des  Moscovites  avec 
Rome;  il  s'en  ouvre  sincèrement  au  Pape  et  lui  promet 
une  gloire  immortelle,  s'il  réussit  à  parfaire  le  grand 
œuvre;  les  résultats  en  seraient  incalculables  :  accroisse- 
ment de  la  chrétienté,  facilité  de  propagation  pour  la  foi, 
gage  d'alliance  contre  les  Turcs,  maîtres  encore  de  la 
Terre  Sainte,  acheminement  vers  le  bercail  unique   pro- 

*  FiEDLEB,  Ein  Versuch,  p.  51. 

22 


838     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

phétisé  par  les  oracles.  Pénétré  de  ces  avaiituycs,  l'Empe- 
rcur  espère  que  Jules  III  l'cra  bon  accueil  au  chancelier 
(lu  Tsar  et  accordera  à  ses  paroles  une  sérieuse  attention. 
L'ambassadeur  impérial  à  Rome ,  Diego  Hurtado  de 
Mendoza,  reçut  directement  de  son  maître  des  ordres  en 
conséquence,  dont  Granvelle,  ministre  d'État  et  évéque 
d'Arras,  faisait  ressortir  le  but  élevé  et  la  portée  excep- 
tionnelle. 

Les  mêmes  sentiments  de  bienveillance  se  retrouvent 
dans  les  dépêches  du  nonce  de  Vienne.  Simple  religieux 
dominicain  avant  d'être  évêque  de  Fano,  Pierre  Berlano 
passait  pour  un  homme  aussi  éclairé  qu'éloquent.  Des 
succès  diplomatiques  lui  avaient  valu  les  faveurs  ponti- 
ficales. Déjà,  du  temps  de  Paul  111,  il  s'était  intéressé  aux 
affaires  moscovites;  sous  les  auspices  du  pape  Jules,  les 
projets  abandonnés  à  regret  sont  repris  avec  une  ardeur 
nouvelle.  Renseigné  par  un  chancelier  de  fraiche  date 
qu'il  croyait  parfaitement  initié  à  la  connaissance  «  du 
Roi  et  des  peuples  moscovites  »  ,  séduit,  comme  Charles- 
Quint,  par  le  brillant  mirage  de  l'unité  chrétienne,  Ber- 
tano  se  livrait  naïvement  aux  espérances  les  moins  fon- 
dées. A  l'entendre,  la  réunion  des  Russes  avec  Rome 
n'offrait  aucune  difficulté  :  Ivan  IV  aurait  déjà  tenté  de 
négocier  avec  Sigismond-Auguste,  mais  sitôt  qu'il  s'est 
aperçu  de  certaines  divergences  dans  les  rites  et  les  céré- 
monies, il  a  préféré  s'adresser  directement  au  Saint- 
Siège.  Sous  la  plume  d'un  évêque  réputé  habile  diplo- 
mate, une  telle  confusion  d'idées  et  de  faits  paraît,  à  bon 
droit,  surprenante.  Deux  rites  se  partageaient,  en  effet,  la  j 
Pologne  :  les  catholiques  du  rite  latin  se  trouvaient  avec 
Rome  en  parfaite  harmonie;  quant  aux  orthodoxes,  leur 
rite  oriental  pouvait  aussi,  le  cas  échéant,  s'allier  à  la 
vraie  foi.  Autrement  grave  était  l'obstacle  des  antipathies 


UNE   MYSTIFICATION    II  I  l' l.n  M  A  T  lOlIE.  339 

nationales,  des  piéju(j4s  séculaires,  importés  de  Byzancti; 
mais  dans  tout  cela  Berlano  semble  avoir  été  victime  d'qn 
malentendu.  Plus  soucieux  dcf.  intérêts  de  la  foi  f|ne  de  la 
[)oliti(jue,  il  s'adressa  aussi  au  cardinal  Alexandre  Far- 
nèse  et  confia,  sans  hésiter,  l'affaire  moscovite  au  [uotec- 
teur  attitré  de  la  Pologne  ' , 

Les  lettres  que  Stcinberg  emportait   dans   son   porte- 
feuille étaient  de  bon  augure  pour  la  réussite;  l'accueil 
qui  l'attendait  à  Rome,  où  il  arriva  probablement  vers  la 
lin  de  1551,  dut  l'encourager  encore  davantage.  On  était 
alors   en   pleine   réaction   contre   la   Réforme;  le    grand 
souffle  du  concile  de  Trente  avait  atteint  les  esprits,  la 
vie  chrétienne   provoquait,  en   se  renouvelant,  d'impo- 
santes manifestations.  Si  le  pape  Jules  III  n'était  pas  lui- 
même  d'une  nature  très  ascétique,  il  n'en  secondait  guère 
moins  le  réveil  religieux  avec  une  sage  énergie.  Sous  son 
égide,  Ignace    de  Loyola   déployait  à  Rome  sa    féconde 
activité;  elle   se   fera  bientôt   sentir  non   seulement   en 
Espagne  et  en  Portugal,  en  France  et  en  Allemagne,  mais 
•encore  au    nouveau    monde    et  jusque    dans    l'extrême 
Orient  :  François  Xavier  étonnera  la  vieille  Europe  par 
ses  merveilleuses   conquêtes   aux    Indes  et  au  Japon,  où 
des  milliers  d'infidèles  se  convertiront  à  sa  voix.  Ainsi  se 
formait  peu  à  peu  la  conviction,  et  les  écrits  contempo- 
rains la  reproduisent  souvent,  que  l'Église  devait  se  re- 
faire ailleurs  des  pertes  causées   par  la  Réforme  en  pays 
catholiques.  Au  point  de  vue  des  idées,   des  aspirations 
sociales,  le  terrain  était  donc  admirablement  préparé  pour 
des  propositions  comme  celles  de  Steinberg;  présentées 
au  nom  de  Charles-Quint,  elles  n'en  avaient  que  plus  de 
chances  d'être  bien  accueillies.  L'Empereur  jouissait  à 

'  Lanz,   t.    III,  p.  78.  —  Fiedleu,  Ein    Versuch,  p.   85.   Nuntiatiirber.^ 
t.  XII,  p.  XIX. 


:jVn     PliO.IKTS  1»K  MISSIONS   PONTII" ICAT.V.S   A    MOSCOU. 

celle  ('i)0(]iio  (l'une  influence  considérable  auprès  du 
Saint-Siè{}e,  la  polili(]ue  pontificale  se  ralliait  volontiers  à 
la  sienne.  Pour  comble  de  bonne  fortune,  Steinberg  re- 
trouvait à  Rome  son  ancien  protecteur  de  Vienne,  Pierre 
Bertano,  déjà  revêtu  de  la  pourpre  cardinalice,  et  tou- 
jours animé  du  même  zèle.  L'activité  du  chancelier  mos- 
covite se  manifesta  au  début  par  de  prolixes  mémoires 
(ju'il  ne  se  lassait  pas  de  présenter  en  haut  lieu.  Le  con- 
tenu en  était  invariablement  le  même;  il  convient  de  les 
résumer  rapidement. 

Le  plus  souvent  Steinberj^f  prend  pour  point  de  départ 
les  projets  d'union  avec  Rome  de  Vasili  III,  que  des  cir- 
constances malheureuses  auraient  seules  fait  avorter. 
Déjà  Charles-Quint  avait  tenu  le  même  langage  dans  les 
pleins  pouvoirs  délivrés  à  Schlitte  et  dans  la  lettre  à 
Jules  III;  cette  opinion  se  retrouve  chez  quelques  auteurs 
contemporains,  elle  semble  avoir  joui  d'un  certain  crédit 
surtout  pendant  le  pontificat  de  Clément  VII.  Quelle  pou- 
vait en  être  la  source?  Vasili  III  était  personnellement 
hostile  à  la  papauté.  Guérasimov  et  Trousov  ne  prirent 
le  chemin  de  la  Ville  éternelle  que  pour  correspondre 
aux  avances  du  Saint-Siège,  établir  des  relations  commer- 
ciales, provoquer  l'envoi  d'artistes  italiens.  Cependant, 
chaque  lois  que  les  ambassadeurs  russes  paraissaient  à 
Rome,  des  bruits  mystérieux  étaient  mis  en  circulation; 
on  parlait  d'instructions  secrètes  de  la  plus  haute  impor- 
tance, et  les  soupçons  se  portaient  facilement  sur  la 
réunion  des  Églises.  N'est-ce  pas  aux  entremetteurs  opti- 
mistes tels  que  Schœnberg  et  Centurione,  pour  ne  rien 
dire  de  Volpe,  Gislardi  et  des  Byzantins,  qu'il  faut  attri- 
buer cette  orientation  de  l'opinion  publique  ?  Leur  in- 
fluence n'est-elle  pas  visible  dans  les  écrits  de  Pighius  et 
de  Giovio  ?  Schlitte  s'exprimait  à  peu  près  de  la  même 


UiNK    MYSTIFICATION    1)  11' 1,0  M  AT  1  O  IJK.  ;JVl 

manière,  transformant  les  conjectures  en  affirmations 
catégoriques,  aux(|uclles  son  caractère  d'anibassadeur 
donnait  encore  plus  de  prestige  et  de  poids.  Victimes  de 
son  élo(|uence,  Cliarles-(Juint  et  Steinberg  ont  reproduit 
ses  discours,  évidemment  sans  les  avoir  contrôlés. 

Mal  renseigné  sur  le  passé,  le  prétendu  chancelier  du 
Tsar  était-il,  au  moins,  mieux  au  courant  des  circonstances 
présentes?  Ses  projets  trahissent  d'étranges  illusions. 
Steinberg  demandait  au  Pape  la  couronne  royale  pour 
Ivan,  et  l'érection  d'un  siège  primatial  dans  le  nouveau 
royaume.  Liés  d'avance  par  un  serment,  le  Roi  et  le  Pri- 
mat eussent  travaillé  à  réunir  les  Églises,  des  ambassades 
russes  seraient  venues  de  temps  en  temps  à  Rome,  tandis 
que  le  Pape,  rétablissant  la  paix  dans  le  Nord,  eût  facilité 
la  croisade  contre  les  Turcs  et  les  Tatars  et  inauguré  un 
svstème  nouveau  d'équilibre  et  d'alliances. 

A  la  grande  politique  se  rattachait  une  question  person- 
nelle. Toujours  prêt  à  rendre  service,  Steinberg  stipule 
expressément  qu'il  sera  chargé  de  se  rendre  lui-même  à 
Moscou,  en  compagnie  du  comte  Eberstein,  pour  y  mener 
l'affaire  à  bonne  fin.  Au  point  de  vue  diplomatique,  cette 
dernière  clause  ne  laisse  pas  que  d'être  surprenante  : 
chancelier,  de  par  Schlitte,  du  tsar  Ivan,  Steinberg  aspi- 
rait aux  fonctions  d  ambassadeur  pontifical  auprès  de  son 
propre  maître  pour  faire  ratifier  à  Moscou  les  conditions 
acceptées  à  Rome.  Si  ces  prétentions  singulières  n'exci- 
taient pas  la  méfiance,  c'est  qu'assurément  on  était  ébloui 
par  la  grandeur  des  projets  attribués  à  Ivan  IV,  et  peut- 
être  plus  encore  par  les  graves  recommandations  de 
Charles-Quint.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'affaire  fut,  dès  le 
début,  traitée  comme  une  affaire  d'État;  les  premières 
pièces  qui  en  fassent  mention  sont  les  deux  mémoires 
présentés  par  Steinberg  au  Pape  et  au  cardinal  Bertano. 


342    PROJETS  DE  MISSIONS  l'ONTIFIC ALES  A  MOSCOU. 

Une  coiniiiission  spéciale,  composée  des  cardinaux  Ger- 
vini,  Pacheco,  du  Puy,  Maffei  et  I*i{^hini,  semble  en  avoir 
été  saisie.  On  pouv^ait  pres(jue  se  flatter  d'aboutir,  lors- 
nu  un  nouvel  incident  vint  tout  compromettre  '. 

Jusque-là  on  s  était  entouré  de  mystère;  s'il  y  avait  eu 
des  lenteurs,  il  faut  les  attribuer  aux  procédés  tradition- 
nels de  la  curie  romaine,  et  sans  doute  aussi  aux  diffi- 
cultés intrinsèques  de  l'affaire.  En  vain  voudrait-on  en 
rendre  responsable  l'intervention  étrangère,  car  ce  n'est 
(|u'au  mois  de  novembre  1552  que  le  prétendu  secret 
n)oscovite  fut  officiellement  livré  aux  Polonais  :  sur 
Tordre  du  Pape,  le  cardinal  Maffei,  vice-protecteur  de 
Pologne,  en  l'absence  du  protecteur  Alexandre  Farnèse, 
remit  secrètement  à  Konarski,  avec  les  copies  de  la  lettre 
de  Charles-Quint  et  des  projets  de  Steinberg,  un  message 
adressé  directement  au  Roi,  où  le  double  but  de  la  poli- 
tique pontificale  en  cette  occurrence  se  résumait  ainsi  : 
gagner  un  nouveau  membre  à  l'Église  romaine  et  doter  la 
Pologne  d'un  voisin  pacifique;  du  reste,  ajoutait  le  cardi- 
nal, aucune  décision  ne  serait  prise  sans  l'avis  préalable 
du  Roi;  qu'il  approfondisse  l'affaire  et  qu'il  s'explique 
sincèrement.  Adam  Konarski,  représentant  officiel  de 
Sigismond  II  à  Rome,  ne  sympathisait  guère  avec  Mos- 
cou. Un  jour,  invité  à  dîner  chez  le  cardinal  Médicis  et 
interpellé  sur  ce  sujet,  il  s'était  empressé,  en  guise  de 
réponse,  de  faire  lire  quelques  pages  de  Herberstein.  Les 
fines  et  piquantes  observations  du  diplomate  autrichien 
intéressaient  vivement  les  convives,  lorsqu'on  l'entendit 
déclarer  tout  à  coup  que  le  grand  kniaz  Vasili  III  avait 
été  plus  hostile  envers  le  Pape  qu'envers  tout  autre 
homme  du  monde;  aussitôt  l'amphitryon   scandalisé  or- 

•  FiEDLER,  Ein  Versitch,  p.  87  à  102.  Une  erreur  à  noter  dans  les  dates  : 
le  mémoire  du  3  avril  1552  est  postérieur  à  celui  du  23  mai. 


UNE    MYSTIFICATION     lt  I  P  l,()  M  A  T  I  (j  II  K.  :}V3 

donna  tl'intciroinpic  la  lecture,  mais  le  cou[)  avait  porté. 
Les  communications  de  Maffci  parurent  à  Konarski  d'un"; 
extrême  importance,  d'autant  plus  (pi'on  disait  la  C(mi- 
ronnc  royale  impatiemment  attendue  ii  Moscou.  Les 
pièces  révélatrices  furent  expédiées  en  toute  hâte.  Sijjis- 
iiiond-Auguste  ne  les  reçut  toutefois  qu'assez  tard,  clans  le 
courant  de  janvier  1553  '. 

On  se  fait  à  peine  une  idée  du  trouble  qu'en  ressentit 
le  fils  efféminé  d'une  mère  au  tempérament  viril.  Dans  les 
veines  de  Bona  Sforza  coulait  le  sang  des  fiers  condot- 
tieri qui  avaient  conquis  le  trône  de  Milan  à  la  pointe  ^c 
leur  épée.  Ayant  appris  des  humanistes  à  mépriser  les 
mesquines  ambitions,  elle  rêvait  l'empire  sur  les  hommes, 
et  l'énergie  ne  lui  faisait  pas  plus  défaut  que  l'amour  des 
intrigues.  Loin  de  lui  ressembler,  Sigismond,  élevé  trop 
longtemps  au  milieu  des  femmes,  ne  sut  pas  donner  de 
trempe  à  son  caractère  faible  et  mou:  impressionnable  à 
l'excès,  il  conserva  pour  la  vie  ce  trait  de  nature  féminine. 
D'ailleurs  les  circonstances  semblaient  inventées  exprès 
pour  évoquer  les  soupçons.  La  politique  d'Ivan  III  avait 
réveillé  les  rivalités  séculaires  entre  les  deux  peuples 
slaves  placés  aux  avant-postes  de  deux  mondes  différents. 
La  Pologne  latinisée  n'offrait  que  des  contrastes  avec  la 
Moscovie,  qui  reflétait  Byzance  dans  ses  traditions,  ses 
croyances  et  ses  mœurs.  Et,  depuis  que  le  Kremlin  avait 
proclamé  le  principe  ethnique  comme  devant  servir  de 
base  à  la  délimitation  des  frontières,  l'état  d'hostilité  ar- 
mée était  passé  à  l'état  permanent  à  cause  des  provinces 
russes,  anciens  apanages  de  la  maison  de  Vladimir,  possé- 
dées ou  convoitées  par  la  Pologne. 

En   dehors  de  ces  motifs  d'ordre   général,  il  y  avait,  à 

'  Script,  rer.  poL,  t.  I,  p.  63  à  65.  —  Zakrzewski,  Stosunki,  p.  10  et 
suiv. 


344    PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

ce  inomoiil,  des  coïncidences  absolument  fâcheuses.  Le 
titre  'astueux  de  Tsar  qu'Ivan  s'arrogeait  était  un  point 
des  plus  àprement  contestés  par  Sigismond  et  une  source 
intarissable  de  conflits  entre  les  deux  cours.  La  moindre 
lacune  dans  les  formules  exigées  par  le  Kremlin  faisait 
refuser  les  messages  et  avorter  les  négociations;  un  expé- 
dient tranchait  les  disputes  sans  préjuger  la  solution 
finale  :  la  fierté  moscovite  restait  inébranlable.  On  avait 
décidé,  dans  le  secret  du  conseil,  de  ne  pas  traiter  par 
écrit  cette  matière  épineuse,  mais  Ivan  prenait  sa  revan- 
che de  vive  voix;  il  en  appelait  à  la  conquête  de  Kazan, 
remontait  à  saint  Vladimir  et  à  Vladimir  Monomaque, 
parfois  même  à  César- Auguste.  Rebelle  à  ces  preuves  et 
s'appuyant  sur  l'étiquette,  Sigismond  finira  par  déclarer 
que  le  titre  royal  suppose  l'assentiment  de  l'Empereur  et 
du  Pape;  à  quoi  les  boiars  répondront  triomphalement 
que  l'un  et  l'autre  l'ont  donné  depuis  longtemps'.  Au 
plus  fort  de  ces  controverses,  et  tandis  que  le  roi  de 
Pologne  s'abrite  derrière  l'autorité  de  Charles-Quint  et  de 
Jules  III,  voici  qu'on  lui  révèle  officiellement  les  démar- 
ches de  Steinberg  à  Rome  :  le  Tsar  orthodoxe  en  passe 
de  se  convertir,  demandant  au  Pape  la  couronne  royale, 
appuyé  dans  sa  demande  par  l'Empereur;  autant  de  ren- 
seignements, l'un  plus  incroyable  que  l'autre,  et  difficiles 
à  expliquer.  Serait-ce  un  piège  de  la  maison  d'Autrichje  ? 
Serait-ce,  de  la  part  d'Ivan,  un  raffinement  d'hypocrisie? 
Ces  différentes  hypothèses  se  pressent  dans  la  tête  de 
Sigismond,  et,  ne  sachant  à  quoi  se  résoudre,  il  demande 

*  Sbornik.  roussk.  isU  ob.,  t.  LIX,  p.  369,  516.  —  Soloviev,  t.  VI 
p.  155  à  162.  Maximilien  I"  avait,  en  effet,  donné  le  titre  de  Kayser  à 
Vasili  III  dans  un  document  du  4  août  1514,  dont  Pierre  I"  a  su  tirer 
parti.  La  couronne  avait  été  conférée  par  Innocent  IV  à  Daniel  de  Galitch, 
et  quelques  princes  russes,  au  treizième  siècle,  passaient  à  Rome  pour  des 
rois. 


UNE    MYSTIFICATION    D  I  !•  1,0  M  AT  I  Q  UE.  345 

iiii  sursis  au  cardinal  Maflci  pour  consulter  les  sénateurs 
et  s'entourer  de  lunnièrcs. 

Radzivvill  le  Noir  et  Albert,  duc  de  l'russc,  furent 
initiés  les  premiers  au  secret.  Le  Iloi  les  inlci|)C'lla  sur  la 
politique  à  suivre,  après  avoir  exposé  sa  pioprc  nianicr(î 
de  voir  :  les  velléités  catholiques  d'Ivan  l'inquiétaient 
moins  que  l'intervention  de  Charles-Quint;  cependant, 
rival  implacable  do  Moscou,  tout  en  j)rotestant  de  son  /ùle 
pour  la  loi,  il  jugeait  opportun  de  mettre  à  l'épreuve 
l'hypocrisie  d'Ivan,  et  de  lui  faire  proposer  par  le  Pape 
des  conditions  si  dures  qu'il  ne  pût  les  accepter  sans 
compromeltre  la  sécurité  de  ses  Etats.  Mais,  si  Rome  et 
Moscou  parvenaient  à  s'entendre  à  l'insu  de  la  Pologne,  il 
faudrait  recourir  à  la  violence,  se  concerter  avec  les 
Danois  et  les  Livoniens,  et  arrêter  à  la  frontière  le  messa- 
ger porteur  de  la  couronne. 

Nous  n'avons  pas  sous  les  yeux  la  réponse  de  Radziwill; 
on  verra  d'ailleurs  bientôt  qu'il  était  en  tous  points  d'ac- 
cord avec  son  maître.  Quant  à  celle  d'Albert,  cousin  ger- 
main de  Sigismond  II,  elle  est  curieuse  à  plus  d'un  titre. 

Naguère  encore  en  bonnes  relations  avec  Rome  et  le 
Tsar,  le  duc  se  disait  prêt  à  faire  la  guerre  contre  les 
Turcs,  à  laisser  couronner  Vasili  III  par  le  Pape.  Les  évé- 
nements avaient  modifié  ces  dispositions  :  parjure  à  ses 
serments,  traître  à  sa  foi,  dernier  grand  maître  de  l'ordre 
Teutonique,  premier  duc  héréditaire  de  Prusse,  vassal  de 
la  Pologne  qu'il  avait  vigoureusement  combattue,  Albert 
tient  un  langage  qui  accuse  plus  d'indifférence  envers 
Moscou,  plus  de  haine  contre  l'Empereur  et  le  Pape,  que 
de  scrupules  dans  le  choix  des  moyens.  Les  soupçons 
contre  l'Autriche  sont  habilement  exploités  et  les  projets 
«  monstrueux  •)  des  Habsbourg  dénoncés  comme  un 
danger  permanent.  Viennent  aussitôt  les  indications  pra- 


VkG     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

li(jues  :  le  duc  conseille  d'envoyer  simultanément  deux 
ambassades,  l'une  au  Pape,  l'autre  à  l'Kmpereur,  pour 
protester  avec  la  dernière  énergie  contre  l'érection  d'un 
royaume  à  Moscou.  Le  cas  échéant,  au  moins  faudrait-il, 
avant  la  collation  du  titre,  contraindre  Ivan  à  rendre  aux 
Polonais  les  provinces  usurpées,  et  assurer  ainsi  pour 
l'avenir  une  paix  durable.  Mais  bientôt  le  conseiller  poli- 
tique cède  la  plume  à  l'apostat;  Albert  voudrait  creuser 
des  abîmes  entre  le  Pape  et  les  Russes.  Il  propose,  à  cet 
effet,  d'envoyer  secrètement  à  Moscou  des  Polonais  ou 
des  Lithuaniens  avec  mission  de  «  défigurer  le  Siège  apo- 
stolique »  et  de  «  rendre  odieuse  l'autorité  pontificale  »  , 
en  lui  prêtant  les  plus  sombres  couleurs.  A  défaut  d'insi- 
nuations plus  malveillantes,  pourquoi  ne  pas  menacer  les 
Russes  d'un  joug  intolérable?  Car,  dès  qu'ils  auront  prêté 
serment  de  fidélité,  le  Pape  exigera  de  lourds  tributs  sous 
les  peines  les  plus  sévères,  t  On  peut  y  ajouter,  poursuit 
froidement  le  duc,  des  accusations  plus  odieuses  encore 
selon  les  circonstances  des  personnes  et  du  temps.  »  Des 
bruits  de  cette  espèce,  habilement  répandus,  ôteraient  à 
Ivan  l'envie  de  traiter  avec  Rome  et  rendraient,  dans  tous 
les  cas,  les  négociations  plus  difficiles.  Pour  empêcher  le 
passage  des  messagers  romains  par  le  Danemark  et  la 
Livonie,  Albert  suggère  également  des  moyens  détournés 
et  sournois.  Tel  est  le  message  de  l'ancien  grand  maître; 
les  chevaliers  de  la  belle  époque  l'eussent  désavoué  avec 
indignation  ^. 

Cependant,  moins  les  calomnies,  auxquelles  on  n'eut 
jamais  recours,  les  autres  conseils  d'Albert  avaient  été 
en  partie  prévenus  par  le  Roi,  et,  de  fait,  ils  furent  tous 
exactement  suivis.   Vers  la  fin  de  janvier  1553,  la  diète 

'  Script,   rer.  pol.,  t.    I,  p.   66,  67.   —  LACiiOWicz,  p.   35  à  37,  43.  — 
VoiGT,  Gesch.  Pieuss.,  t.  IX,  p.  535  à  538. 


UNE    MYSTirir.VTlON    l>  I  I' l,0  M  AT  I  O  UE  847 

polonaise,  rciinie  à  Gracovie  et  mise  an  ((nir.inl  de  l'af- 
faire, résolut  d'en  saisir  à  la  fois  lu  cour  impériale  et  celle 
Je  Rome. 

Nicolas  Radziwill  le  Noir,  chancelier  et  (jrand  niarétlial 
ie  Lithuanie,  fut  désigné  pour  traiter  avec  la  maison 
l'Autriche.  Ce  choix  avait  sa  raison  d'être.  Hostile  .lux 
Moscovites,  Radziwill  était  aussi  peu  favorahic  au  l'apc 
|ue  dévoué  aux  idées  protestantes;  protecteur  des  sec- 
aires,  il  guettait  le  moment  de  se  déclarer  ouvertement 
jalviniste.  Son  nom,  sa  position,  ses  talents,  son  caractère 
énergique,  en  faisaient  un  des  premiers  personnages  de 
;ette  belliqueuse  Lithuanie  dont  il  rêvait  l'indépendance, 
;t  que  l'union  de  Lublin  devait,  après  sa  mort,  souder 
'ortement  à  la  Pologne.  Un  lien  d'une  autre  nature  l'unis- 
ait  personnellement  au  Roi  :  veuf  de  sa  première  femme, 
Mgismond  s'était  épris  d'une  cousine  de  Nicolas,  IJarbe, 
ondamnée,  elle  aussi,  à  un  veuvage  prématuré  par  la 
nort  de  son  mari,  le  castellan  Gasztold.  La  noble  famille 
les  Radziwill  s'en  émut  :  accompagné  d'un  frère  de  ia 
eune  et  belle  veuve,  le  maréchal  vint  dire  fièrement  au 
loi  que  leur  parente  ne  serait  jamais  la  maîtresse  de  per- 
onne,  fût-ce  même  d'un  souverain.  La  passion  de  Sigis- 
nond  était  trop  ardente  pour  s'éteindre  :  il  préféra  se 
narier  secrètement  à  la  femme  de  son  choix  et,  à  peine 
nonté  sur  le  trône,  partagea  avec  elle  sa  couronne,  mal- 
fré  les  plus  vives  réclamations  de  la  noblesse  et  du  clergé. 
)evenu,  grâce  à  ces  circonstances,  le  meilleur  ami  et  le 
conseil  de  Sigismond,  Nicolas  sut  garder  son  influence 
)répondérante,  son  crédit  à  la  cour,  même  après  la  mort 
le  sa  royale  cousine. 

Avant  de  se  rendre  auprès  de  Charles-Quint,  il  devait 

assurer  le  concours  de  Ferdinand  l",  roi  des  Romains, 

lans  des  conditions  de  succès  tout  à  fait  exceptionnelles  : 


348     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOa. 

l'affaire  moscovite  se  compliquait  d'un  mariage.  Barbe 
lladziwill  avait,  en  mourant,  supplié  le  Roi  de  se  rema- 
rier, dès  qu'il  serait  libre,  afin  que  le  sceptre  de  Polojjne 
restât  entre  les  mains  des  Jagellous,  car  l'héritier  pré- 
somptif était  encore  à  naître.  Fidèle  à  sa  parole,  Si{;is- 
inond  songeait,  en  1553,  à  un  nouvel  liyménée  avec 
rarchiduchcsse  Catherine,  veuve  du  duc  de  Mantoue  et 
fille  de  Ferdinand.  On  savait  d'avance  qu'une  proposition 
de  ce  genre  serait  gracieusement  accueillie  par  les  Habs- 
bourg d'Autriche;  il  n'y  aurait  plus  qu'à  profiter  de  leurs 
bonnes  dispositions  pour  faire  intervenir  le  roi  det 
Romains  auprès  de  l'Empereur  sou  frère.  Chargé  de  U 
double  négociation,  Radziwill  se  présenta,  le  17  mars  1553. 
à  la  cour  de  Ferdinand. 

Quelle  ne  fut  pas  la  surprise  de  ce  dernier,  lorsqu'il  eui 
connaissance  des  griefs  de  Sigismond ,  résumés  ave< 
vigueur  et  franchise  dans  une  longue  note  diplomatique' 
L'ambassadeur  de  Pologne  le  prenait  de  haut  :  l'appu 
prêté  par  Charles-Quint  aux  Moscovites  était  représenti 
comme  absolument  contraire  aux  rapports  mutuel; 
d  amitié,  voire  aux  traités  d'alliance  conclus  entre  h 
Pologne  et  la  maison  d'Autriche.  Tout  en  admettant  di 
bonne  grâce  l'hypothèse  d'une  distraction  impériale 
Radziwill  n'en  réfutait  pas  moins,  et  très  sérieusement,  le 
motifs  qui  avaient  séduit  Charles-Quint  :  «  L'union  avet 
Rome ,  disait-il ,  n'est  qu'un  prétexte  pour  obtenir  h 
couronne  royale;  il  ne  faut  pas  se  laisser  prendre  par  cett, 
promesse  trompeuse;  encore  moins  peut-on  compter  su, 
le  secours  des  Moscovites  contre  les  Turcs  ;  l'énorme  dis! 
tance,  les  préjugés  contre  lOccident,  la  haine  des  Latins, 
seront  toujours  autant  de  causes  d'inaction  forcée  oi 
volontaire.  "  Quelques  souvenirs  du  passé  confirmaien 
ces  opinions,  et  le  mémoire  se  terminait  par  une  prier 


UNE    MYSTIFICATION    IH  P  1,0  M  A  T  I  O  U  K.  349 

Il  lulamc  d  oblciiir  (jiic  I  l-iiipcroiir  non  seulement  se 
(Icsislàt  tic  sa  pioleclioii,  mais  (ni'il  exprimât  encore  an 
l'.ipc  le  désir  loruicl  de  voir  les  iMoscovilcs  déboutés  de 
leur  demande. 

Ce  lan(]aye  impressionna  Ferdinand,  désireux  de  bien 
mériter  d'un  souverain  en  quête  d'une  fiancée.  Dans 
l'histoire  des  Ilabsbour.|]  les  alliances  nialrinioniales  jouent 
un  grand  rôle;  les  liens  conjugaux  ont  valu  plus  de  pro- 
vinces à  l'Autriche  que  les  armes.  Fortement  indju  de 
l'esprit  de  famille,  le  beau-frère  de  Louis  II  s'intéressait 
beaucoup  plus  au  mariage  de  sa  fdle  Cathciine  qu'aux 
affaires  fastidieuses  de  Moscou.  Le  mémoire  de  lladziwill 
fut  en  toute  hâte  transmis  à  Gliarles-Quint  et  accompagné 
d'une  lettre  empreinte  d'une  parfaite  bonhomie.  Les 
conclusions,  on  le  devine,  étaient  en  tous  points  favorables 
à  Sigismond- Auguste. 

Quelques  jours  plus  tard ,  arrivait  la  réponse  datée 
du  II  avril.  Charles-Quint  se  trouvait  alors  à  Bruxelles. 
L'étoile  du  grand  monarque  commençait  à  pâlir  ;  de 
sourds  grondements  retentissaient  dans  l'Allemagne  , 
ébranlée  par  la  voix  de  Luther  ;  la  trêve  de  Passau  n'avait 
ni  calmé  l'agitation  ni  rassuré  les  esprits  ;  les  armes 
impériales  subissaient  un  échec  humiliant  sous  les  murs 
imprenables  de  Metz  ;  dégoûté  du  pouvoir  dont  le  faix 
l'accable,  épris  d'un  nouvel  idéal,  l'Empereur  n'aspirait 
plus  qu'à  pacifier  ses  États,  en  conservant  de  bonnes 
relations  avec  les  souverains  amis.  D'ailleurs,  dans  l'affaire 
moscovite,  l'extension  de  la  foi  l'intéressait  plus  encore 
que  la  politique  ;  à  peine  averti  des  appréhensions  polo- 
naises, il  promit  à  son  frère  de  révoquer  les  démarches 
antérieures  auprès  du  Saint-Siège  et  de  prêter  main-forte 
à  l'envoyé  de  Sigismond. 

Grâce  à  cet  empressement,  Radziwill  pouvait  s  épargner 


350     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

la  peine  d'aller  lui-même  trouver  Clharles-Quint,  ce  qu'il 
était,  au  besoin,  autorisé  à  faire.  Bientôton  eut  la  certitude 
du  succès.  Le  27  mai  1553,  en  réponse  aux  dernières 
lettres  de  Ferdinand,  Jules  III  lui  fit  savoir  qu'il  s'estimait 
heureux  de  pouvoir,  du  même  coup,  rendre  service  à  deux 
souverains  :  sur  les  instances  du  roi  de  Pologne,  on  avait 
déjà  rejeté  les  propositions  moscovites.  Le  même  bref 
annonçait  la  concession  des  dispenses  pour  le  mariage  de 
l'archiduchesse  Catherine,  sœur  de  la  première  épouse  de 
Sigismond  *. 

Le  triomphe  était  donc  complet.  En  cour  de  Rome,  le 
roi  de  Pologne  l'avait  obtenu  en  déployant  une  énergie 
digne  d'une  meilleure  cause.  Sa  pensée  tout  entière  se 
résume  dans  les  instructions  d'Albert  Kryski ,  envoyé  à 
Rome  pour  l'affaire  des  annates  et  chargé  aussi  de  la 
négociation  moscovite.  C'est,  sans  contredit,  la  pièce  la 
plus  importante  du  débat,  où  se  trouvent  réunies  en  un 
seul  faisceau  les  données  dispersées  dans  les  autres. 
Sigismond  y  considère  la  royauté  moscovite  au  triple  point 
de  vue  des  intérêts  de  la  Pologne,  des  avantages  de  la 
chrétienté,  de  la  dignité  du  Saint-Siège. 

Pour  en  saisir  l'idée  dominante,  une  digression  géogra- 
phique est  nécessaire .  L'immense  plaine  qui  s'étend 
depuis  les  derniers  contreforts  des  Carpathes  jusqu'à 
l'Oural  a  été,  on  le  sait,  en  partie  habitée  depuis  des  temps 
reculés,  en  partie  colonisée  à  partir  du  lîeuvième  siècle, 
par  un  peuple  slave  que  riiisloire  désigne  du  nom  géné- 
rique de  Russes.  Leurs  domaines  embrassaient  principale- 
ment les  vastes  provinces  de  la  (  irande  et  de  la  Petite-Russie, 
de  la  Russie  Blanche  et  de  la  Russie  Rouge.  La  Grande- 
Russie  ou  Moscovie  n  était  pas  contestée  aux  descendants 

'  Script,  rer  pol.,  t.   I,  p.  75.  —  FiEDLiin,  Ein    Vei-Utc/i,  p.  105  à  108, 
114  h  123 


UNE    MYSTIFICATION    HI  IM,0  M  \  T  I  QUE.  351 

de  Vladimir  et  de  Riourik  ;  on  voulnilbicn  les  laisser  dans 
la  tranquille  posstîssion  d'une  capitale  perdue  au  milieu 
des  forêts,   mais  les  belles  el   fertiles  provinces  des  Irois 
autres  Russics,  le  bassin  du  Dnieper  avec  la  <lté  anti<pie 
de  Kiev,  qui  avaient  changé  de  maîtres  pendant  Tinvasion 
tatare,  sont  censés  appartenir  de  j)lein  droit  à  la  Polo(jne  ; 
si  les  vainqueurs  de  la  Horde  d  or  en  ont  usurpé  (|uel(|ue8 
lambeaux,  c'est  à  Sijjismond  de  faire  bonne  justice;  il  s'y 
est  engagé  par  serment.   Or  la  guerre  contre  un  roi  de 
Moscou,  couronne  par  le  Pape,  ne  serait  pas  sans  incon- 
vénient ;  car,  en  dépit  des  plus  subtiles   distinctions,  les 
Russes  ou  Ruthènes  appartiennent  à  la  même  race  que  les 
Moscovites  ;  ils  leur  sont  unis,  de  l'aveu  de  Sigismond,  par 
de  vives  sympatbies  dont  la  source  remonte  à  l'identité 
des  rites  et  de  la  foi.  Le  jour  où  Ivan  ceindra  son  front  du 
diadème   royal  ,    il    faudra   s'attendre    à    des   défections 
politiques,   l'espoir   de    revendiquer   les   provinces   limi- 
trophes s'éloignera  de  plus  en  plus.  C'est  là  l'hypothèse 
qui  épouvante  Sigismond,  qu'il  ne  consent  pas  à  admettre, 
d'autant  plus  que  les  Moldaves  et  les  Valaques,  alliés  si 
désirables  contre  les  Turcs,  sont  dans  une  situation  analo- 
gue à  celle  des  Russes  :  éblouis  par  les  splendeurs  d'une 
couronne,  peut-être  passeront-ils  dans  le  camp  du  nouveau 
Roi. 

La  cause  générale  de  la  chrétienté  est  identifiée,  dans 
les  instructions  royales,  à  la  cause  polonaise.  Entre  les 
princes  catholiques  et  Ivan,  disent-elles,  il  n'y  a  aucune 
solidarité;  au  contraire,  si  jamais  les  Polonais  déclarent 
la  guerre  aux  Turcs,  c'est  lui  probablement  qui  suscitera 
les  plus  sérieux  obstacles.  En  mettant  les  choses  au  mieux, 
les  Moscovites  dans  une  campagne  antiottomane  ne  seront 
que  des  auxiliaires  embarrassants  et  tardifs  :  séparés  de  l'en- 
nemi par  de  vastes  provinces  étrangères,  ils  commettraient 


352    PROJETS  DE  MISSIONS  POiNTIF  I  CALES  A  MOSCOU. 

en  route  tant  de  vols  et  de  rapines  qu'ils  deviendraient  le 
fléau  de  leurs  alliés,  ou  bien  n'aiiiveraicnt  pas  en  temps 
utile.  L'unique  nioyoi)  d'éviter  ces  inconvénients  serait  de 
s'en  tenir  à  la  voie  fluviale;  mais  l'art  de  naviguer  étant 
inconnu  à  Moscou,  Si^jismond  n'est  pas  d'avis  qu'il  faille 
l'enseifjncr  à  de  futurs  pirates  et  livrer  la  mer  Noire  à  des 
corsaires  i 

Enfin,  au-dessus  des  questions  d'intérêt  planent  celles 
de  l'honneur  :  la  di^jnité  du  Saint-Siège  ne  serait-elle  pas 
I compromise,  si  l'on  se  laissait  jouer  par  le  prince  de 
:  Moscou,  et  séduire  par  ses  fallacieuses  promesses?  Car  sur 
l'hypocrisie  d'Ivan,  Sigismond  n'admet  pus  l'ombre  d'un 
doute;  il  est  convaincu  qu'il  ne  sera  plus  question  de 
réunir  les  Églises,  dès  que  le  titre  royal  aura  été  accordé. 
Daniel  de  Galitch  a  agi  ainsi  avec  le  pape  Innocent  IV, 
Vasili  II  a  failli  égorger  le  cardinal  Isidore  pour  avoir  signé 
le  pacte  de  Florence  ;  les  Moscovites  sont  encore  tout 
aussi  perfides,  leur  haine  n'a  fait  que  grandir;  aussi 
Alexandre  VI  et  Léon  X  ont-ils  refusé  à  Vasili  III  la  cou- 
ronne que  ses  ambassadeurs  étaient  venus  demander  à 
Rome.  Sigismond  espère  que  le  Pape  ne  déviera  pas  de 
cette  ligne  de  conduite.  Pour  l'emporter  de  haute  lutte,  il 
conclut  cette  partie  de  ses  instructions  par  un  dilemme 
menaçant.  Jules  III  n'a  plus  qu'à  choisir  entre  ces  deux 
extrêmes  :  ou  bien  donner  satisfaction  «  à  un  peuple 
barbare,  féroce,  étranger  à  toute  culture,  inconstant  dans 
la  religion,  dans  la  foi,  dans  les  mœurs  »  ,  ou  bien  mena 
p^er  les  Polonais  «  qui,  après  avoir  reconnu  et  embrassé  la 
doctrine  du  Christ,  n'ont  jamais  souffert  qu'on  les  séparât 
du  Saint-Siège  apostolique  »  . 

Cependant,  toute  vigoureuse  qu'elle  fût,  cette  première 
argumentation  n'épuisait  pas  complètement  la  matière.  Sij 
les  esprits  restaient  encore  flottants,  le  représentant  polo 


I 


DNK    MYSTIFICATION    IM  P  I.  (  >  M  A  i  I  O  HE  353 

nais  dcvail  faire  observer  au   Pape  qu'on  admcllrail   en 
pure  perte  de  nouvelles   l)reljis   an   bercail,   à   moins  Ue 
savoir  les  v  conserver.  Or  les  conditions  de  Steinber"  sont 
loin  de    correspondre   à    ce    !)nt.     Pour    s'assurer    de    la 
constance  des  Moscovites  dans  la  loi,  il  est  urjjcnt  de  leur 
en  imposer  d'autres  plus  efticaces  et  mieux  combiiKÎes.  Le 
lloi  les  énumère  avec  une  certaine  complaisance  :  serment 
(le  fidélité  à  TÉfflise  et  au  Pape  à  prêter  par  le  prince  et  les 
boiars,  sacrement  de  confirmation  h  recevoir   pid)li(nie- 
mxmt  d'un  évéque  de  l'Éjjlise  romaine,  évéques  russes  à 
réunir  en  concile  avec  les  évé(jues  catlioliques,  construction 
il  églises,  formation  du  clergé,  dotation  de  diocèses,  privi- 
lèges  politiques    des     évéques,     charges     importantes  à 
réserver    aux    catholiques ,    exclusion    du    rite    grec    en 
présence  du  Roi,  etc.  Toutes  ces  conditions  doivent  être 
sanctionnées  par  un  serment  et  mises  en  pratique  avant 
l  envoi  de  la  couronne.   Encore  le  titre  accordé  à  Ivan  ne 
sera-t-il  que  celui  de  roi  de   Moscou  ;  la  Russie  n'y  sera 
jamais  mentionnée,  car  elle  est  destinée  à  devenir  partie 
intégrante  de   la    Pologne.    Enfin,    dernière    précaution, 
Kryski  agira  de  manière  à  réserver  au  Roi  sa  pleine  et  par- 
faite liberté  d'action. 

A  la  teneur  des  instructions  royales  correspondent  les 
lettres  officielles  des  sénateurs  polonais  au  Pape  et  au 
collège  des  cardinaux.  Sans  entrer  dans  les  mêmes  détails, 
elles  contiennent  une  menace  beaucoup  moins  dissimulée, 
si  ce  n'est  de  schisme,  au  moins  de  profonde  aliénation  : 
la  terreur  du  Roi  s'était  communiquée  à  son  conseil  ' . 

Ainsi  s'incarnait  dans  les  faits  le  programme  énoncé  (*js 


'  Instructions  sans  date  :  la  première  partie  dans  Fiedleh,  Ein  Versuch, 
p.  108;  la  seconde  dans  Script,  rer.  poL,  t.  I,  p.  69;  les  autres  pièces 
ibidem,  p.  71  à  73.  11  n'existe  aucune  preuve  que  Vasili  ill  ait  demandé  à 
Kouie  la  couronne  royale. 

23 


354     l'HOJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

le  début  :  après  les  plus  chaleureuses  assurances  de  zèle 
pour  la  propagation  de  la  foi,  le  Pape  était  sommé  d'offrir 
à  Ivan  des  conditions  presque  fantasti(|ues  que  l'on  savait 
pertinemment  devoir  être  rejetées  à  Moscou,  llassuré  de  ce 
côté,  Sigismond  était  tourmenté  par  un  autre  scrupule  : 
trouverait-il  à  Rome  toute  la  condescendance  voulue,  et  le 
chef  de  l'Église  accepterait-il  un  rôle  si  odieux  ?  L'éven- 
tualité d'un  échec  semblait  trop  facile  h  prévoir  pour  qu'on 
n'y  remédiât  pas  d'avance.  Les  instructions  analysées  plus 
haut  avaient  été  envoyées  à  Kryski,  le  18  février,  par  un 
courrier  qui  devait  rentrer  immédiatement  en  Pologne, 
sitôt  qu'on  aurait  obtenu  une  réponse  quelconque.  Trois 
jours  après,  ces  ordres  sont  révoqués  :  si  les  négociations 
échouent,  si  la  couronne  est  envoyée  à  Ivan,  Kryski  n'a 
plus  besoin  d'en  avertir  préalablement  le  Roi  ;  il  est  auto- 
risé à  produire  aussitôt  une  protestation  solennelle  où 
libre  cours  est  donné  au  plus  profond  dépit,  et  dont  le 
texte  lui  est  communiqué  d'avance.  Après  avoir  énuméré 
les  mérites  de  ses  ancêtres  et  les  siens,  Sigismond  se 
répand  en  plaintes  amères  contre  le  Pape  :  accorder  le 
titre  royal  à  Ivan,  c'est  prendre  fait  et  cause  pour  les 
ennemis  de  la  Pologne,  c'est  porter  atteinte  à  la  sécurité 
du  royaume.  Prenant  à  témoin  le  Pape  lui-même  et  les 
cardinaux,  il  déclare  que,  le  cas  échéant,  il  ne  garantirait 
plus  la  soumission  traditionnelle  des  Polonais  envers  le 
Saint-Siège,  que  lui-même  n'aurait  plus  pour  le  Pape  le 
dévouement  sans  bornes  de  ses  aïeux.  Si  Rome  favorise  les 
projets  ambitieux  de  son  rival,  c'est  à  lui  de  redoubler  d'ef- 
forts pour  les  déjouer;  ses  ancêtres  eussent  agi  de  même; 
poussé  à  bout,  il  fera  une  alliance  avec  les  Turcs  au  lieu  de 
les  combattre;  d'autres  que  lui  en  seront  responsables'. 

'  Script,  rer.  pol.,  t.  I,  p.  74. 


UME    MYSTII  ICATION    D  I  P  l-O  M  A  TI  OHE.  355 

Nous  voici,  avec  cette  pièce,  au  poiul.  culniiuanl  de  la 
])oKMui(jue  [)()l()uaise  sui-  Mosc^ou.  I>a  violente  piotcstatiou 
obauchcc  par  Si^jismond  donne  la  mesure  de  son  hostililc'; 
envers  Ivan,  et  révèle  le  dernier  mot  de  sa  politique  : 
cloigfnement  de  Rome  et  alliance  avec  les  Turcs,  telles 
sont  les  menaces  du  roi  de  Polojjue  si  la  couror)ne  royale 
est  accordée  au  souverain  de  Moscou.  Au  fond,  les  pro- 
vinces à  conquérir  et  les  différends  à  régler  sont  la 
principale  préoccupation  du  moment  ;  le  prestige  que 
donnerait  à  Ivan  une  si  haute  faveur  pontificale  serait  une 
|)remière  et  grande  bataille  perdue  :  c'est  ce  qu'il  importe 
d'éviter  à  tout  prix. 

Aux  yeux  de  Rome,  les  rivalités  nationales  et  les 
questions  de  frontières  n'avaient  qu'une  importance 
secondaire.  L'objectif  des  Papes  dans  leurs  rapports  avec 
Moscou  appartenait  à  un  ordre  d'idées  supérieur  :  il 
s  agissait  avant  tout  de  s'entendre  sur  les  questions 
ecclésiastiques;  la  réunion  des  Églises  aurait  servi  de  base 
aux  alliances  militaires.  Pour  triompher  des  obstacles  , 
volontiers  on  eût  comblé  Ivan  de  titres  et  d'honneurs , 
sauf  à  régler  ensuite  les  conditions  d'une  paix  équitable 
avec  la  Pologne,  qu'on  voulait  aussi  ménager.  A  l'époque 
qui  nous  occupe ,  ce  pays  traversait  une  crise  des  plus 
dangereuses.  Il  servait  de  refuge  aux  novateurs  et  de  foyer 
aux  hérésies  :  Luther  et  Calvin  y  comptaient  de  nombreux 
disciples;  les  Hussites,  les  Frères  bohèmes,  les  Zwingliens, 
les  Sociniens,  y  pénétraient  de  toutes  parts.  L'unité  de 
croyance  se  voyait  ainsi  gravement  compromise ,  et  ce 
n'est  pas  à  Sigismond  II,  chancelant  dans  la  foi,  déréglé 
dans  les  moeurs,  qu'on  pouvait  s'en  remettre  pour  main- 
tenir dans  leur  éclat  les  pieuses  traditions  des  Jagellons. 
La  prudence  devenait  donc  plus  nécessaire  que  jamais  : 
rien]  d'étonnant  si  les  réclamations  officielles  et  pressantes 


350     PaO.lETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

(lu  roi  de  Pologne  l'emportèrent  sur  les  propositions  équi- 
voques de  Stcinberg. 

Les  documents   contemporains  n'ont  pas  conservé   le 
souvenir  des  démarches  que  Kryski  aura  du  faire  à  la  suite 
des  instructions  menaçantes  de  son  maître.  La  protestation  , 
éventuelle  contre  la  royauté  d'Ivan  n'a  certainement  pas 
été  produite,  puisque  la  couronne  royale  ne  prit  jamais 
le  chemin   de  Moscou.    Loin  d'en  venir  à    des  moyens 
extrêmes,  on  atteignit  le  but  plus  facilement  que  Sigismond  ^ 
ne  l'aurait  cru.  Retiré  dans  sa  villa  superbe  de  la  voie  ' 
Flaminienne  ,  Jules  III ,  sur  le  déclin  de  sa  carrière ,  ne  ^ 
formait  plus  de  projets  grandioses  ;  peul-étre  aussi  une 
légitime  méfiance  s'était-elle  emparée  de  lui  à  l'endroit  de 
Steinberg.  Après  un  breî  délai,  Kryski  reçut  la  déclaration  ip| 
explicite  et  formelle  que  toutes  les  propositions  de  l'envoyé 
moscovite  avaient  été  rejetées,  et  qu'à  l'avenir  les  affaires 
de  ce  genre  ne  seraient  plus  traitées  à  l'insu  du  roi  et  des 
évêques  de  Pologne.  Les  mêmes  assurances  furent  renou- 
velées, le  15  avril  1553,  dans  une  lettre  adressée  directe- 
ment aux  évêques.  Cette  promesse  de  confidences  diplo- 
matiques, provoquées   sans  doute  par  les  appréhensions 
et  les  plaintes  de  Kryski,  nous  paraît   autrement  grave 
que  les  fins  de  non-recevoir  opposées  à  Steinberg.  On  ne 
saurait  toutefois  attribuer  d'autre  valeur  à  cette  marque 
excessive    de  confiance  que  celle  d'un  engagement  per- 
sonnel. Pour  le  moment  l'incident  était  clos  :  les  Polonais 
avaient  remporté  une  victoire  éclatante  sur  toute  la  ligne  ' . 

Mais  que  devenait  Steinberg?  Quelle  était  son  attitude 
dans  la  crise?  Toujours  en  lutte  avec  le  cardinal  Maffei  et 
Albert  Kryski,  ne  tarissant  pas  de  plaintes  contre  eux,  il 
semble  avoir  ignoré  ou  mal  interprété  les  brefs  pontificaux 

'  WiKBZBOWSKi,    Uchansc,    t.    II,    p.    33.    —    Ray.nai.di,    t.    XXXIII, 
p,  48G. 


DIVE    MYSTIFICATION    1)  1 1' I,0  M  A  T  1  n  U  E.  357 

qui  auraient  dû  lui  ôtcr  (ont  espoir.  Ce  n'esl  pas,  du  reste, 
<|iril  en  eût  beaucoup;  des  accès  de  dccourajiemcut 
sCinpai aient  parfois  de  lui.  Ainsi,  lorscjuc  le  cardinal 
Hertano  eut  quitté  Rome  en  annonçant  l'expédition  de 
I  affaire  dans  trois  jours,  et  que  le  délai  fatal  s'écoula  sans 
amener  de  solution,  Steinhcr^  eut  la  velléité  de  plier 
bajjajie  pour  se  rendre  à  la  cour  moscovite.  Tandis  qu'il 
méditait  tristement  la  fuite,  deux  cardinaux  influents, 
instruits  de  ses  projets,  lui  conseillèrent  de  hasarder  une 
nouvelle  démarche,  qui  ne  fut  pas  plus  heureuse  que  les 
jM-écédentes,  à  cause  de  1  opposition  systématique  de 
Maffei.  A  la  moi  t  de  ce  vigoureux  défenseur  de  la  Polo(jne, 
un  faible  rayon  d'espoir  parut  à  l'horizon  :  Steinberg 
obtint  une  entrevue  avec  le  confesseur  du  Pape,  (jui  le  mit 
en  rapport  avec  le  cardinal  de  Cuppis,  arclievéque  de  Trani 
et  doyen  du  sacré  collège.  C'était  vers  le  mois  de  septembre 
de  l'année  1553,  par  conséquent  bien  après  les  décla- 
rations officielles  notifiées  à  Cracovie  et  à  Vienne.  Pour 
reprendre  l'affaire  abandonnée,  le  Pape  aurait  dû  revenir 
sur  ses  décisions  et  se  déjuger  complètement.  Cette  consi- 
dération n'arrêta  pas  le  chancelier  moscovite.  De  sa  plume 
toujours  féconde,  il  rédigea  de  nombreux  mémoires  pour 
les  cardinaux,  un  projet  d'instruction  pour  les  ambassa- 
deurs du  Pape,  des  minutes  de  lettres  pontificales  à 
Ivan  IV,  à  l'archevêque  de  Moscou  {sic),  à  Charles-Quint, 
à  Sigismond-Auguste  '. 

C'eût  été  se  tromper  étrangement  que  d'attacher  à  ces 
})ièces  une  importance  quelconque,  oubien  d  y  voir  l'expres- 
sion de  la  politique  romaine  ;  elles  trahissent  la  paternité 
exclusive  de  Steinberg,  et  ne  manifestent  que  ses  propres 
idées.    Les    conditions  d'union  ébauchées    autrefois    par 

'  FiEDLER,  Ein  Verstich,  p.  92,  93,  95  à  103 


358    PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

l'étrange  chancelier  reviennent  ici  de  nouveau,  appuyées 
sur  les  mêmes  motifs,  formulées  de  la  même  manière;  il  n'y 
a  en  plus  que  des  contradictions  bizarres.  Ainsi  le  l'ape,  qui 
a  mis  les  Polonais  au  courant  des  négociations  moscovites, 
est  censé  ignorer  comment  ils  en  ont  pénétré  le  secret; 
Charles-Quint,  déjà  hostile  à  l'entreprise,  passe  pour  lui 
être  encore  favorable;  dans  des  documents  officiels,  ce 
langage  eût  été  inadmissible.  Cependant,  faisant  face  à  la 
mauvaise  fortune,  Stemberg  reprenait  déjà  courage  lors- 
que la  mort  du  cardinal  de  Cuppis  (10  décembre  1553) 
vint  le  priver  de  son  nouveau  protecteur  et  de  son  dernier 
appui.  A  dater  de  cette  époque,  ses  traces  disparaissent 
complètement;  on  ignore  jusqu'aux  réponses  qui  lui  furent 
données  à  Rome;  peut-être  préféra-t-on  laisser  tomber 
l'affaire  d'elle-même  pour  s'épargner  des  explications 
inutiles  et  pénibles.  En  1570,  Pie  V  avouera  sincèrement 
ne  pas  savoir  pourquoi  les  projets  moscovites  ont  échoué 
sous  le  pontificat  de  Jules  III. 

Le  lecteur  a  maintenant  sous  les  yeux  tout  le  cours  de 
la  mystification  depuis  son  origine  jusqu'à  son  dénoue- 
ment :  les  rôles  ne  sont  pas  difficiles  à  saisir,  et  la  part 
des  responsabilités  peut  désormais  se  faire.  2 

Les  premières  combinaisons  émanent  évidemment  de 
Hans  Schlitte.  Ses  allures  sont  celles  d'un  aventurier  plus 
hardi  que  méchant,  mais  peu  loyal.  La  conversion  de 
Moscou  devient  entre  ses  mains  une  affaire  politique  et  un 
moyen  d'exploitation.  Avec  les  mêmes  projets,  il  s'adresse 
successivement  à  un  empereur  catholique  et  à  un  roi  pro- 
testant, ce  qui  suppose  une  souplesse  peu  commune  de 
caractère  ou  une  forte  dose  d'étranges  illusions.  Le  comte 
d'Eberstein  reste  dans  la  pénombre  :  simple  bailleur  de 
fonds  pour  l'ambassade  projetée  de  Moscou,  il  n'a  pas  été 
dans  le  cas  de  délier  les  cordons  de  sa  bourse.  Le  plus 


I 


UNE   MYSTIFICATION    DIPLOMATIQUE.  350 

Intéressant  des  trois  personnages  est  Johann  Steinber;;. 
Nés  relations  antérieures  avec  Schlitte  sont  du  domaine  de 

I  inconnu;  peut-être  avait-il  renchi  des  services  à  iandias- 
sadeur  à  court  d  arjjcnt,  car,  malgré  les  obligations  oné- 
reuses ,  celui-ci  send)le  plutôt  le  favoriser,  en  l'élevant 
aux  fonctions  de  chancelier,  en  le  chargeant  d'une  mis- 
sion importante  sauf  aie  désavouer  ensuite  sans  vergogne. 
l>os  procédés  de  Sleinberg,  ses  démarches  à  Rome,  son 
dévouement  à  la  cause,  son  insistance,  trahissent  une 
bonne  foi  imperturbable,  voire  un  certain  fonds  de  naïveté. 

II  semble  absolument  convaincu  de  tenir  entre  ses  mains 
les  destinées  de  Moscou,  celles  presque  de  toute  l'Europe 
et  du  monde,  pourvu  que  le  Pape  accorde  à  Ivan  la  cou- 
ronne royale. 

De  fait,  l'affaire   moscovite    revêt,  grâce  à  Steinberg, 

une  forme  occidentale.  L'influence  du  nonce  Pierre  Ber- 

taiio  a  pu  être  considérable,  sans  qu'elle  se  laisse  toutefois 

déterminer  exactement.  La  maison  d'Autriche  n'attachait 

]ias  d'importance  exceptionnelle  à  ces  négociations;  des 

appréhensions  mal  fondées  pouvaient  seules  y  voir,  de  sa 

part,  un  piège  tendu  à  la  Pologne.  Dès  le  début,  Charles- 

(Juint  se  place  au  point  de  vue  exclusivement  religieux;  il 

y  reste  fidèle  jusqu'au   bout.  Aussi,  à  peine   averti    des 

I  fâcheuses   conséquences    qui    seraient  à   craindre,    il   se 

'  désiste  sans  regret  de  la  protection  accordée  à  Steinberg; 

rien  ne  prouve  mieux  l'absence  de  toute  arrière-pensée. 

A  Rome,  on  n'avait  pas  d'opinion  arrêtée  sur  le  chance- 

I  lier  de  Moscou.  Les  vigoureuses   protestations  du  roi  de 

'Pologne,  l'abandon  de  Charles-Quint,  durent  porter  une 

forte  atteinte  au  prestige  de  Steinberg;  peut-être  un  sen- 

tnnent  de  méfiance  s'empara-t-il  de  la  cour  pontificale 

I après  les  premiers  épanchements.  Ainsi  s'expliqueraient 

le    bon    accueil    fait    d'abord   aux    propositions    mosco- 


300     Pi;OJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 


I 


vites,  la  promptitude  à  les  écarter  en  face  des  obstacles.  ^ 

Sigismond-Auguste  est  la  principale  victime  de  la 
mystification.  Il  n'admet  pas  de  doute  sur  les  prétentions 
moscovites;  c'est  son  intime  conviction  qu'Ivan,  par  des 
promesses  trompeuses,  aspire  à  la  couronne  royale.  Pour 
conjurer  le  danger,  des  mesures  rigoureuses  et  efficaces 
lui  semblent  nécessaires,  et  il  ne  recule  pas  devant  les  1- 
moyens  extrêmes;  ainsi  paraît  au  grand  jour  le  système  ^ 
politique  de  la  Pologne  vis-à-vis  de  Moscou  à  l'endroit  des 
rapports  avec  Rome.  Dans  ces  révélations  se  concentre 
l'importance  historique  de  ce  curieux  incident. 

Quelle  était,  se  demandera-t-on  enfin,  dans  tout  cela 
la  part  d  Ivan?  Peut-on  lui  supposer  des  velléités  d  union 
avec  le  Saint-Siège,  l'ambition  d'être  couronné  par  le 
Pape?  Les  documents  ne  fournissent  pas,  à  cet  égard,  de 
preuves  convaincantes;  les  patentes  de  Schlitte  sont  d'un 
mutisme  parfait  ;  quant  au  diplôme  de  Steinberg,  il  a  été 
délivré  à  l'insu  d'Ivan  et  ne  saurait  passer  pour  l'expres- 
sion de  sa  pensée  personnelle.  Le  prince  de  Moscou 
semble  plutôt  avoir  complètement  ignoré  les  projets  gran- 
dioses que  Ion  agitait  en  son  nom  auprès  du  Pape  :  en 
effet,  dans  sa  correspondance  avec  Grégoire  XIII,  en  1581 
et  1582,  Ivan  en  appelle  aux  relations  de  Vasili,  son  père, 
avec  Rome,  il  remonte  jusqu'au  concile  de  Florence,  où 
siégeaient  des  ëvêques  russes;  tout  ce  qui  peut  passer 
pour  une  avance  faite  naguère  au  Saint-Siège  se  presse  sous 
sa  plume;  toutefois  ni  Steinberg  ni  Schlitte  ne  sont  jamais 
mentionnés.  Mais  peut-être  ce  dernier  avait-il  des  com- 
missions verbales  qu'on  n'a  pas  osé  confier  au  papier,  et 
dont  le  commettant  lui-même  a  perdu  le  souvenir?  Rien 
n'autorise  une  conjecture  si  peu  conforme  aux  mœurs  du 
Kremlin  et  aux  idées  d'Ivan.  Nous  sommes  à  l'époque 
brillante  de  son  règne  :  le  pope  Silvestre  et  Alexis  Ada- 


UNE    MYSTIFICATION    IH  l' 1.0  M  A  T  I  O  ('E.  Ml 

I  liov  ont  une  iiillucncc  piépoiulôraiilc  à  l.i  cour  ;  ni  Tun  ni 
I  autre  n  est  suspect  de  partialité  pour  le  Sainl-Sièjje  ;  à  la 
icle  de  l'Éfjlise  russe  se  trouve  le  célèbre  métropolite 
\l;icaire,  aux  yeux  duquel  les  Latins  ne  sont  que  des 
.ijiostats;  en  15  47,  l'honneur  des  autels  est  accordé  au 
métropolite  Jonas,  adversaire  implacable  du  cardinal 
I  idore;  le  Concile  de  1551  publie,  sous  le  litre  de 
Siofjlav,  tout  un  recueil  de  décrets  sanctionnés  par  Ivan, 
où  respire  h  chaque  page,  dans  les  moindres  détails  reli- 
;mcux  et  administratifs,  l'ancien  esprit  moscovite;  on  y 
nncontre  jusqu'à  des  insinuations  contre  le  fantôme  de 
I  hérésie  latine  '.  Ivan  lui-même,  à  l'occasion  de  la  prise 
(le  Kazan,  en  1552,  fait  grand  étalage  de  ses  sentiments 
oilhodoxes.  L'attachement  à  la  foi  de  ses  pères  dure 
autant  que  sa  vie,  malgré  le  désordre  de  ses  mœurs  :  c'est 
an  patriarche  de  Byzance  qu'il  demande  la  confirmation 
de  son  titre  royal;  les  désastres  militaires  ne  le  feront  pas 
fléchir.  Effrayé  par  les  victoires  du  roi  de  Pologne,  Sté- 
phane Bathory,  Ivan  provoque  l'intervention  de  Gré- 
goire XIII  pour  obtenir  la  paix;  mais,  en  dé[)it  d'une  lettre 
ambiguë,  il  reste  inébranlable  sur  l'article  de  la  religion. 
Lorsque  l'envoyé  du  Pape  lui  en  parle,  l'affaire  est 
remise  jusqu'après  la  conclusion  de  la  trêve;  celle-ci  une 
fois  signée,  il  n'y  aura  guère  que  des  discussions  orageuses 
et  stériles.  Supposer  Ivan  IV  plus  accessible  et  plus  conci- 
liant au  moment  de  sa  gloire  qu'à  l'époque  de  ses  désas- 
tres, c'est  méconnaître  complètement  son  caractère. 

Quelques  années  après  l'échec  de  Steinberg,  en  15G7, 
tandis  que  Rome  s'engageait  dans  d'autres  voies,  un 
nouvel  effort  fut  tenté  en  Allemagne  pour  faire  revivre 
1  entreprise  de  Schlitte.  Le  souvenir  s'en   était  conservé 

'  Stojlav,  p.  12'r,  148. 


362     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

dans  le  dossier  que  Tactif  aveulurier  avait  composé  sur 
Moscou.  Toujours  en  lutte  avec  la  misère,  il  l'avait  vendu 
à  un  certain  Vojjler;  celui-ci  l'avait  revendu  à  Yeit  Seng, 
de  Niirnberg,  qui  se  crut  en  possession  d'un  trésor  suscep- 
tible d'exploitation.  Il  se  mit  en  frais  de  voyage  et  s'en 
alla  à  Kœnigsberg,  où  Schlitte  avait  brigué  les  faveurs  du 
duc  de  Prusse,  mais  toutes  ces  démarches  ne  présentent 
pour  nous  aucun  intérêt.  Il  n'y  a  de  curieux  que  le  rap- 
port de  Veit  Seng  sur  l'état  de  Moscou  et  la  personne 
d'Ivan.  Des  opinions  malveillantes  avaient  surgi,  et,  s'ap- 
puyant  sur  l'autorité  de  quelques  Allemands  qui  faisaient 
le  commerce  en  Russie,  Veit  Seng  s'attache  à  les  dissiper 
pour  remettre  en  honneur  les  affirmations  risquées  de 
Schlitte.  Ce  courant  d'optimisme  explique  en  partie  les 
illusions  qu'on  se  faisait  parfois  en  Occident  sur  l'état 
réel  des  choses  dans  la  grande  monarchie  slave  '. 

*  Faber,  t.  III,  p.  14.  —  FoKsTEs,  Akty,  t.  I,  p.  84. 


i 


CHAPITRE    II 

GANOBIO,     GIRALDI,     BONIFACIO,     POUTICO 

15GM572 


I.  Le  procès  Carafa.  —  Réouverture  du  concile  de  Trente.  — Invitation  des 
souverains  catholiques  et  dissidents.  —  Canobio  destiné  pour  Moscou.  — 
Ses  instructions.  —  Hosius  y  ajoute  une  mission  politique.  —  Chances 
douteuses  de  succès  à  Moscou.  —  Difficultés  à  prévoir  en  Pologne.  — 
Efforts  de  Hosius  pour  faciliter  la  mission  moscovite.  —  Canobio  à  Cra- 
covie.  — Conseils  du  nonce  Hongiovanni.  —  Appréhensions  de    Hosius. 

—  Canobio  à  Vilna.  —  Accueil  gracieux  de  Sigisinohd-Auguste.  —  Délai 
fatal.  — Maladresse  de  Canobio.  —  Procédés  de  Radziwill.  —  Lutte  avec 
Padniewski.  —  Renseignements  de  Kromer.  —  Nouvelle  lutte  entre  Rad- 
ziwill et  Padniewski.  —  Le  roi  refuse  à  Canobio  le  passage  pour  Moscou. 

—  Explications  diverses.  —  Echec  de  Canobio  à  Kœnigsberg.  —  Dernier 
échange  d'idées. 

IL  L'ambassadeur  da  Mula  nommé  cardinal.  —  Disgrâce  à  Venise,  crédit  à 
Rome.  —  Giraldi  chargé  d'une  mission  secrète  à  Moscou.  —  Ses  instruc- 
tions. —  Anomalie  dans  le  titre  d'Ivan  IV.  —  Histoire  de  la  mission 
résumée  par  Possevino.  —  Giraldi  arrêté  en  Pologne.  —  Dépêches  de 
Commendone.  —  Giraldi  arrêté  à  Venise.  —  Détails  personnels.  — 
Bonifacio,  évêcpie  de  Stagno,  destiné  à  porter  à  Moscou  les  décrets  du 
concile  de  Trente.  —  Doutes  historiques.  —  Opinion  de  Pie  IV  sur  le 
tsar  Ivan. 

III.  Pie  V,  type  d'un  moine  pontife.  —  Sélim  II  déclare  la  guerre  à  Venise. 

—  Ligue  contre  les  Turcs.  —  Lettres  de  Venise  à  Ivan  IV.  —  Bonne 
opinion  à  Rome  sur  les  Moscovites.  —  Vincent  del  Portico,  nonce  de 
Pologne,  destiné  pour  Moscou.  —  Ses  instructions.  —  On  ignore  à  Rome 
les  excès  sauvages  d'Ivan,  l'institution  de  l'opritchnina,  les  massacres 
périodiques,  le  sac  de  Novgorod.  —  Portico  s'ouvre  sur  la  mission  mosco- 
vite au  roi  de  Pologne.  —  Plivsionomie  de  celui-ci,  ses  tergiversations,  sa 
lettre  à  Hosius.  —  Deux  prêtres  expédiés  successivement  à  Moscou.  — 
Préparatifs  de  voyage  de  Portico.  —  11  envoie  à  Rome  les  relations  de 
Schlichting  et  des  ambassadeurs  polonais.  —   Pie  V    renonce  au  projet 


36V    PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

moscovite.  —  La  bataille  de  Lépante.  —   Devlet-Guiieï  aux  porte»    «le 
Moscou.  — Nouvelles  lettres  de  Venise  à  Ivan  IV. 


L'élecllon  d'un  nouveau  pape,  le  25  décembre  1559, 
fut  le  signe  avant-coureur  du  sombre  procès  des  Carafa. 
Les  neveux  de  Paul  IV  avaient  étonné  le  monde  par  leurs 
scandales  et  provoqué  des  haines  implacables.  La  mesure 
était  comble,  une  répression  nécessaire.  Au  consistoire 
du  3  mars  15G1,  les  cardinaux  inclinaient  à  la  clémence; 
pas  un  mot  ne  tomba  des  lèvres  du  Pape.  Pie  IV  avait 
signé  d'avance  et  muni  de  son  sceau  une  cédule  qu'il 
remit  au  gouverneur  de  Rome,  avec  ordre  de  l'ouvrir  le 
lendemain.  Le  pli  fatal  portait  la  peine  de  mort  :  le 
6  mars,  dans  les  prisons  de  Tordinone,  le  bourreau  tran- 
cha la  tête  au  duc  de  Palliano;  le  cardinal  Garlo  Carafa 
fut  étranglé  le  même  jour  au  fort  Saint-Ange.  A  la  vérité, 
quelques  années  plus  tard,  les  dossiers  furent  revisés  : 
Pie  V  cassa  tardivement  les  rigoureux  arrêts. 

Cette  cause  dramatique  et  retentissante,  que  Rome 
entière  suivait  avec  une  curiosité  mêlée  d'effroi ,  n'absor- 
bait pas  cependant  Pie  IV  au  point  de  lui  faire  oublier 
les  intérêts  généraux  de  l'Église.  La  grande  affaire  du 
moment  était  la  réouverture  du  concile  de  Trente,  déjà 
deux  fois  interrompu.  L'opinion  catholique  réclamait 
hautement  ceite  mesure;  on  sentait  le  besoin  de  réagir 
contre  l'invasion  protestante,  de  parfaire  une  oeuvre  qui 
promettait  des  résultats  importants  et  durables.  Le  neveu 
du  Pape,  cardinal  Carlo  Borromeo,  auquel  l'éclat  de  ses 
vertus  valut  plus  tard  l'honneur  des  autels,  était,  par  sa 


CANOIUO.  305 

tournure  d'esprit,  la  pureté  de  son  zèle,  raiistérilé  de  sa 
vie,  le  vrai  représentant  de  la  réaction  catholique  au 
seizième  siècle.  Son  influence  à  la  cour  pontificale  était 
piépondérante,  les  préparatifs  du  concile  rentraient  dans 
son  ressort;  il  mit  au  service  de  cette  cause  toute  l'énergie 
(le  son  caractère.  Or,  d'après  les  idées  et  les  mœurs  de 
(époque,  un  concile  général  supposait  la  convocation, 
non  seulement  des  évéques,  mais  celle  aussi  des  souverains, 
soit  catholiques,  soit  dissidents.  Des  démarches  furent 
faites  dans  ce  sens  auprès  des  différentes  cours,  et,  dès  le 
mois  de  mars  15G1,  tandis  que  Rome  s'agitait  sous  le 
coup  du  procès  Carafa,  à  la  veille  du  fatal  dénouement, 
on  décida  qu'un  envoyé  spécial  se  rendrait  auprès  du 
«  duc  de  Moscou  »  .  Borromeo  s'y  croyait  obligé  en  con- 
science; à  trois  siècles  de  distance,  c'est  assez  piquant  de 
voir  un  saint  cardinal  inviter  au  concile  de  Trente  le  tsar 
orthodoxe  de  Moscou.  Les  contemporains  eussent  été 
moins  surpris;  toujours  est-il  que  l'empereur  Ferdinand  I" 
approuvait  hautement  cette  mission;  Gommendone,  di- 
plomate pontifical  en  renom  d'habileté,  était  persuadé 
qu'elle  réussirait  à  merveille,  que  l'accueil  du  Tsar  serait, 
pour  le  moins,  des  plus  bienveillants  ^  Restait  à  faire 
le  choix  de  l'envoyé,  à  se  concerter  avec  l'Empereur,  qui 
s'intéressait  au  succès  de  l'entreprise,  et  avec  le  roi  de 
Pologne,  jaloux  d'être  au  courant  des  affaires  moscovites. 
On  avait  en  vue  deux  candidats  :  Zacharie  Delfino, 
évêque  de  Pharos,  aujourd'hui  Lésina,  déjà  accrédité 
auprès  des  princes  d'Allemagne,  pour  les  gagner  à  la 
cause  du  concile,  et  Giovanni-Francesco  Mazza  de  Canobio. 
Les  brefs  pontificaux  furent  rédigés  en  leur  nom,  en 
double  exemplaire;  le  choix  définitif,  sauf  l'approbation 

'  Archives  du  Vatican,  Litt.  pr'uic,  1555-i565,  f.  113;  Lett.   di  segr., 
n»  170  A,  f.  23  v».  —  Bibl.  Barberini,  t.  LXII,  n»  58,  f.  59. 


366    PllOJETS  DE  MISSIONS  l'ONTIFIC  A  LES  A  MOSCOU. 

de  rEnipcreur,  était  réservé  au  cardinal  Hosius,  investi 
de  la  pleine  confiance  du  Pape,  son  représentant  à  Vienne, 
et  chargé  de  la  haute  direction  de  l'affaire  moscovite  '  . 
Les  préférences  de  Hosius  se  portèrent  sur  Canobio, 
Bolonais  d'origine,  docteur  de  Padoue,  qui  avait  déjà 
rempli  avec  succès  d'importantes  missions  à  Venise  et  à 
Parme,  en  Portugal  et  en  Espagne  *.  A  peine  rentré  de 
Vienne,  où  il  avait  solennellement  remis  à  l'Empereur  le 
glaive  béni  par  le  Pape  et  mérité  les  plus  vives  sympathies 
de  Hosius,  Canobio  avait  quitté  Rome  de  nouveau,  le 
16  avril  1561,  soi-disant  pour  porter  la  rose  d'or  à  la 
reine  de  Eohéme,  en  réalité  avec  des  dépêches  secrètes 
relatives  au  concile,  ainsi  qu'avec  l'expectative  éventuelle 
de  la  mission  moscovite.  Vers  la  fin  du  même  mois,  il 
était  déjà  dans  la  capitale  de  l'Autriche,  tandis  que  Delfino 
faisait  encore  sa  tournée  en  Allemagne.  Dans  ces  circon- 
stances, de  l'avis  même  de  Borromeo,  c'était  à  Canobio  de 
se  rendre  à  Moscou.  L'Empereur,  consulté  par  Hosius, 
s'en  remit  entièrement  au  choix  du  cardinal.  Désormais 
la  nomination  était  arrêtée  :  Canobio  présenterait  au  tsar 
Ivan  IV  la  bulle  de  convocation  et  le  bref  du  8  avril  1561, 
avec  l'invitation  au  concile  œcuménique  de  Trente,  dont 
lebut  principal  serait  d'extirperles  hérésies  et  les  schismes, 
et  de  ramener  les  peuples  dans  le  giron  de  l'Église.  Avec 
l'assentiment  de  Pie  IV,  Hosius  chargea  l'envoyé  romain 
de  traiter  encore  une  autre  affaire  *. 

Les  hostilités  entre  la  Pologne  et  Moscou  menaçaient 
de  dégénérer  en  guerre  désastreuse  ;  Canobio  devait  pro- 

'  Cyprunus,  p.  165. 

'  Évêque  de  Forli  en  1580,  démissionnaire  en  1586,  nonce  en  Toscane 
l'année  suivante,  mort  à  Florence  en  1589.  —  Galeotti,  p.  38.  —  3'o(. 
lin.,  t.  I,  p.  281. 

'  Archives  du  Vatican,  Lett.  di  segr.,  n»  170  A,  f.  23;  Pu  IV  Br., 
n*  56.  —  Cyphianus,  p.  165. 


poser  ses  Ijoiis  offices  pour  pucillcr  les  deux  souverains,  eu 
se  conformant  toutefois,  selon  le  désir  exprès  du  Pape,  aux 
conseils  et  aux  vues  de  l'empereur  Ferdinand.  Pour  cou- 
vrir les  frais  de  voyajje,  une  somme  de  deux  mille  ducats 
fut  jugée  nécessaire  par  Hosius.  On  avait,  à  Rome,  accordé 
ce  crédit,  tout  en  croyant  que  la  moitié  pourrait  suffire. 

Quelles  étaient,  pour  la  mission  de  Canobio,  les  chances 
de  succès  auprès  d'Ivan?  Si  judicieuse  qu'elle  fût,  l'idée 
d'une  intervention  pontificale  entre  le  roi  de  Pologne  et 
le  tsar  Ivan  IV  était  prématurée  :  l'arbitrage  ne  sera 
accepté  que  dans  vingt  ans,  lorsque  le  sang  slave  aura 
coulé  à  flots  et  que,  des  deux  côtés,  on  sera  fatigué  de  se 
battre.  Quant  au  langage  à  tenir  par  Canobio  sur  le  con- 
cile, il  trahit  des  illusions  aussi  étranges  que  les  intentions 
du  Pape  étaient  droites  et  bonnes.  On  se  souvient  quelle 
furieuse  tempête  avait  été  soulevée  à  Moscou  par  la  pro- 
mulgation de  la  bulle  d'Eugène  IV,  quels  anathèmes 
avaient  été  lancés  contre  le  cardinal  Isidore,  et  avec  quel 
empressement  on  avait  flétri,  à  cette  occasion,  les  doc- 
trines romaines.  Or  la  théologie  du  Kremlin  restait  station- 
naire  :  ni  le  mariage  d'Ivan  III  avec  Zoé  Paléologue,  par 
l'entremise  du  cardinal  Bessarion,  ni  les  ambassades  mu- 
tuelles entre  les  Papes  et  Vasili  III,  n'avaient  modifié  les 
dispositions  des  Moscovites;  en  dépit  des  assurances 
optimistes  et  des  conjectures  arbitraires,  l'esprit  byzantin 
d'opposition  et  de  haine  régnait  toujours  parmi  eux;  le 
métropolite  Macaire  en  était  lui-même  animé  :  ses  livres 
et  ses  procédés  ne  l'attestent  que  trop.  Le  concile  de 
Trente  se  serait  donc,  dans  tous  les  cas,  heurté  à  Moscou 
contre  les  mêmes  obstacles  que   le  concile  de  Florence. 

A  la  sombre  époque  qui  s'ouvre  ici,  toute  proposition 
de  ce  genre  devait  être  rejetée  avec  plus  d'indignation 
que  jamais.  Ivan  n'est  plus,  en  effet,  ce  souverain  jaloux 


368     PUUJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A   MOSCOU. 

du  bonheur  de  son  peuple,  rachetant  les  errements  du 
passé  par  des  actions  d'éclat  ;  une  profonde  et  funeste 
transformation  l'atout  à  coup  rendu  méconnaissable.  A  la 
suite  d'une  évolution  intérieure  qui  échappe  à  l'analyse,  les 
plus  coupables  instincts  de  sa  jeunesse  se  réveillèrent  de 
nouveau  dans  le  Tsar,  pleurant  la  mort  prématurée  d'Anas- 
tasie,  déçu  cruellement  sur  la  fidélité  des  boïars,  obsédé 
j)ar  la  crainte  de  se  laisser  dominer.  En  proie  à  la  méfiance, 
il  éloigna  ses  meilleurs  conseillers,  le  pope  Silvestre  et 
Alexis  Adachev.  Peu  à  peu  tous  leurs  partisans  furent 
également  proscrits;  des  séides  et  d'indignes  favoris  les 
remplacèrent  :  un  Basmanov,  avec  son  jeune  fils  Fedor, 
sur  lequel  planent  les  plus  odieux  soupçons,  un  Bielski, 
un  Yiazcmski,  un  Vasili  Griaznoi,un  Maliouta-Skouratov. 
Tel  était  l'ignoble  entourage  d'Ivan,  depuis  qu'il  s'était 
livré  tout  entier  à  la  débauche,  auxorgies,  aux  massacres. 
Le  Kremlin  changea  d'aspect;  on  n'y  voyait  plus,  au  grand 
scandale  des  vieux  boïars,  que  des  festins  bruyants,  des 
mascarades,  des  danses  lubriques.  En  même  temps,  une 
inconcevable  fureur  de  destruction  s'empara  du  cynique 
libertin;  c'était  comme  un  déchaînement  de  passions  san- 
guinaires longuement  comprimées,  qui  ne  seront  jamais 
plus  assouvies  ;  succombant  aux  remords,  Ivan  pratiquera 
des  rites  expiatoires,  mais  sa  main  reprendra  sans  cesse  la 
hache  pour  frapper  des  victimes.  Désormais  la  frénésie  du 
sang,  doublée  d'un  brutal  mysticisme,  sera  le  trait  dis- 
tinctif  et  saillant  de  cette  terrible  physionomie.  Les  pre- 
mières exécutions,  qui  remplirent  Moscou  d'épouvante,  se 
rapportent  à  l'année  1561,  c'est-à-dire  à  l'époque  où,  ne 
se  doutant  de  rien,  Canobio  faisait  tous  ses  efforts  pour 
pénétrer  dans  le  pays. 

S'il  ne  fallait  pas  s'attendre  à  de  faciles  succès  auprès 
d'Ivan  IV,  il  eût  été  éîjalement  téméraire  d'en  espérer  à 


CANOIilO.  300 

la  cour  (Je  PoIo(jiic.  FcidiiiaïKl  I"  favorisait,  il  est  vrai, 
l'entreprise  de  loul  son  pom oir,  et  Caiiohio  semble  avoir 
gagné  sa  confiance  et  mérité  ses  bonnes  grâces.  L)éjà  en 
allant  à  Vienne,  l'envoyé  pontifical  s'était  arrêté  à  Inns- 
bruck,  pourvoir  les  cinq  filles  de  l'Empereur,  qui  vivaient 
dans  cette  ville  plutôt  en  religieuses  qu'en  princesses.  Il 
fut  mis  ensuite  au  courant  des  affaires  délicates  de  famille 
qui  se  traitaient  avec  la  Pologne,  et  resta  avec  Ferdinand 
en  correspondance  directe.  Mais  la  protection  impériale, 
à  moins  d'en  user  avec  une  extrême  réserve,  loin  d'aj)lanir 
les  difficultés,  aurait  plutôt  éveillé  les  soupçons  de  l'om- 
brageux Sigismond.  Les  relations,  souvent  tendues  entre 
les  deux  cours,  l'étaient  en  ce  moment  plus  que  d'ordi- 
naire :  au  vif  déplaisir  de  l'Empereur,  un  neveu  de  Si- 
gismond aspirait  à  la  couronne  de  Hongrie;  Sigismond 
lui-même,  dédaignant  son  épouse  maladive,  blessait  cruel- 
lement les  sentiments  paternels  de  Ferdinand.  Si  quel- 
qu'un pouvait  triompher  des  résistances  en  Pologne,  c'était 
le  cardinal  Hosius.  Polonais  et  représentant  pontifical, 
aussi  bon  patriote  que  dévoué  au  Saint-Siège,  le  rôle  d'in- 
termédiaire entre  le  Pape  et  le  Roi  lui  revenait  naturel- 
lement. Plein  d'ardeur  pour  la  réussite  du  projet  mosco- 
vite, l'évêque  de  Varmie  prit  d'avance  ses  mesures  : 
Canobio  fut  mis  en  rapport  avec  Martin  Kromer,  intime 
ami  du  cardinal,  ambassadeur  de  Sigismond  à  Vienne, 
déjà  interpellé  par  son  maître  sur  l'incident  diplomatique 
que  l'on  croyait  avoir  pour  objet  la  couronne  royale  d'Ivan. 
Après  avoir  pris  connaissance  des  pièces  relatives  à  la  mis- 
sion, Kromer  fit  au  Roi  un  rapport  favorable  et  munit  Ca- 
nobio d'une  lettre  flatteuse  de  recommandation,  où  il 
fait  l'éloge  de  sa  prudence  et  de  ses  talents  '. 

'  Archives  du  Vatican,   fonds  Borj^hèse,   III,   n°117G.  — ZakrzewSKI| 
"Stosuiikijp.  43.  —  PoGUN!,  t.  II,  p.  225,  25S,  259. 

24 


.•Î70    PI{OJETS   DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

Vers  la  fin  du  mois  de  mal,  Caiiobio arrivait  à  Gr.Ko\ie, 
tandis  que  Sijjismond,  activant  les  préparatifs  de  guerre, 
se  trouvait  déjà  à  Vilna.  De  là  une  nouvelle  complication  : 
lorsque  le  roi  de  Pologne  résidait  dans  la  capitale  de  la 
Lithuanie,  les  diplomates  étrangers  ne  pouvaient  se  rendre 
auprès  de  lui  qu'avec  une  autorisation  spéciale;  à  moins 
d'enfreindre  l'étiquette,  un  retard  de  quelques  jours 
semblait  inévitable.  Berardo  Bongiovanni ,  évoque  de 
Gamerino  et  nonce  du  Pape,  devait  résoudre  le  cas.  iVupa- 
ravant  il  avait  opiné  pour  l'arrêt  de  rigueur  et  écrit  dans 
ce  sens  à  Vilna;  mais  une  entrevue  avec  le  chancelier 
Osiecki  lui  fit  changer  de  langage,  et  bientôt  la  réponse  de 
Vilna  vint  trancher  la  question.  Après  force  invectives 
contre  Moscou,  on  promettait  à  l'émissaire  de  Pie  IV  le 
meilleur  accueil;  les  outrages  semblaient  dissimuler  une 
satisfaction  réelle.  En  fait  de  conseils  diplomatiques,  le 
nonce  insistait  sur  le  silence  à  garder  au  sujet  de  l'appro- 
bation impériale,  mesure  fort  sage  que  les  dépêches  de 
Kromer  rendaient  malheureusement  inutile.  Prévoyant 
en  outre  d'où  viendraient  les  principales  difficultés,  Bon- 
giovanni pourvut  Ganobio  d'une  lettre  pour  l'adversaire 
implacable  de  Moscou,  Radziwillle  Noir,  dont  l'influence 
allait  croissant  aux  approches  de  la  guerre  et  que  l'on 
désirait  ramener  à  la  foi  de  ses  ancêtres.  jNIuni  de  ces 
instructions,  l'envoyé  romain  partit  pour  Vilna,  le  16  juin 
1561.  Un  religieux  dominicain  l'accompagnait;  les  plus 
hardies  espérances  leur  servaient  de  soutien  et  de  guide. 
Le  cardinal  Hosius  ne  partageait  pas  ces  illusions.  En 
réponse  à  sa  lettre  sur  la  mission  moscovite,  Sigismond 
l'avait  prévenu  que  la  soldatesque  encombrait  les  routes 
et  que  la  guerre  empêcherait  peut-être  les  communica- 
tions. Ge  langage  s'écartait  singulièrement  de  celui 
d'Osiecki  ;  les  réticences  calculées   du  Roi  et  le  déploie- 


CANOBIO.  871 

ment  des  forces  militaires  inspiraient  à  Ilosius  l'appré- 
hension <jue  Ganohio  ne  vît  jamais  les  blanches  murailles 
du  Kicmlin  '. 

Toutefois,  on  pnt  un  moment  taxer  ce  scepticisme 
d'exagération.  Si  bienveillant,  si  cordial  fut  l'accueil  du 
Roi  à  Vilna  que  Canobio  ne  douta  plus  de  son  prochain 
départ  pour  Moscou  ^.  Mais,  avant  de  se  prononcer  défi- 
nitivement, Sijj^ismond  demanda  un  sursis  de  quelques 
jours,  afin  de  consulter  les  sénateurs  de  Pologne  et  de 
Lithuanie.  Ce  délai  devait  être  fatal;  l'opposition  y  puisait 
de  nouvelles  forces  contre  un  projet  assez  déplaisant  par 
lui-même.  En  effet,  les  Polonais  ne  voyaient  pas  de  bon 
œil  Moscou  sortir  de  son  isolement  et  se  rapprocher  de 
l'Occident;  l'immixtion  de  Rome  paraissait  redoutable 
aux  Lithuaniens  protestants  ;  le  Roi,  on  l'a  vu  à  l'occasion 
de  Steinberg,  se  montrait  personnellement  hostile  aux 
entreprises  de  ce  genre  ;  à  en  croire  le  nonce,  Canobio 
aurait  été  aussi  pour  quelque  chose  dans  la  fâcheuse  issue 
de  l'affaire. 

A  peine  arrivé  à  Vilna,  dans  les  premiers  jours  de  juillet, 
au  lieu  de  se  renfermer  dans  une  réserve  diplomatique, 
il  se  prodigua  à  l'ambassade  d'Autriche  et  se  tint  à  dis- 
tance de  Radziwill.  En  outre,  il  ne  cachait  pas  ses  sympa- 
thies pour  la  reine  Catherine  ;  c'était  piquer  au  vif  le 
frivole  Sigismond,  au  risque  de  se  faire  passer  pour  un 
agent  de  l'Empereur.  Radziwill  sut  admirablement  tirer 
parti  des  circonstances;  ses  espions  le  tenaient  au  courant 
des  démarches  de  Canobio  ;  à  son  tour,  délateur  scru- 
puleux, il  en  informait  le  Roi,  qui  s'alarmait,  tergiversait 
€t  ne  savait  plus  que  répondre.  Un  seul  homme  luttait 
avec  succès  contre   le  palatin   de  Vilna;  c'était  le  vice- 

'  Archives  du  Vatican.  Litt.  princ,  1555-1563,  f»  128. 
«Theineiî,  Vet.  mon.  PoL,  t.  II,  p.  668. 


372     PnO.lMTS  DE  MISSIONS  POMIllCALES  A  MOSCOU. 

chancelier  Padniewski,  réccmmenV  promu  à  révéché  de 
Cracovie,  et  partisan  déclaré  du  projet  romain.  Radzi\vill 
comprit  que,  pour  ébranler  le  Roi,  un  coup  de  tliéàtre 
était  nécessaire.  Aussitôt  il  dépêche  un  courrier  à  Vienne, 
où  les  amis  complaisants  ne  lui  manquaient  pas;  les  nou- 
velles qu'on  lui  rapporte  sont  des  plus  compromettantes  : 
Canobio  aurait  conféré  longuement  avec  Ferdinand  et 
reçu  des  instructions  de  sa  part,  il  fallait  s'attendre  à  un 
piège  de  l'Empereur  et  se  mettre  en  garde.  Padniewski 
eut  alors  une  audience  orageuse  à  subir.  Soupçonnant 
déjà  une  secrète  entente  entre  Vienne  et  Rome,  Sigis- 
mond  accabla  de  reproches  le  vice-chancelier.  Celui-ci^ 
sans  se  troubler,  révoqua  en  doute  les  renseignement^ 
puisés  par  des  adversaires  à  des  sources  suspectes,  avec 
un  parti  pris  d'avance;  il  plaida  si  bien  la  cause  qu'un 
nouveau  courrier  fut  expédié  à  Vienne,  pour  y  'prendre 
langue  non  plus  auprès  des  amis  protestants  de  Radziwill, 
mais  auprès  de  Martin  Kromer,  représentant  officiel  du 
Roi  :  la  réponse  fut  naturellement  rassurante. 

Là-dessus  de  nouvelles  discussions  s'engagèrent  à  Vilna. 
Radziwill  tenait  bon  :  les  souvenirs  de  Sigismond  I",  les 
anciennes  difficultés  diplomatiques,  la  position  même  de 
la  Lithuanie,  exposée  au  premier  choc  de  Moscou,  lui 
fournissaient  de  solides  arguments.  Padniewski  insistait 
sur  la  nécessité  de  ne  pas  se  brouiller  avec  Rome  ;  la 
rupture  aurait  une  fâcheuse  influence  non  seulement  sur 
la  cause  pendante  de  Bari  et  Rossano  ',  mais  aussi  sur  le 
sort  de  la  religion  en  Pologne,  violemment  attaquée  par 
les  hérétiques.  En  présence  de  ces  avis  contradictoires, 


'  Ces  deux  duchés  avaient  été  lôgués  par  Bona  Sforza  au  roi  d'Espagne. 
Le  roi  de  Pologne  les  réclamait.  Choisi  pour  arbitre,  l'empereur  Ferdinand 
les  adjugea  à  Philippe  II.  Sigismond  dut  se  contenter  d'une  compensation 
pécuniaire 


CANOFUO.  373 

rembarras  du  F{oi  allait  croissant,  de  mémo  que  ses  incer- 
titudes :  il  n  eût  voulu  ni  favoriser  les  Moscovites  ou  les 
Autrichiens,  ni  rompre  ouvertement  avec  le  Saint-Siège. 
Cepedant  une  ilécision  quelcon(|ue  s'imposait  de  force  : 
fati{jué  par  un  mois  et  demi  d'atlente  au  milieu  d'une 
cour  élran(;ère  où  l'inaction  le  minait  d  ennui,  Canohio 
désirait  savoir  à  quoi  s'en  tenir.  Le  parti  d'une  prudence 
peut-être  excessive  l'emporta  dans  l'esprit  du  Roi.  Après 
avoir  de  nouveau  consulté  son  entoura^je,  il  déclara  Ibr- 
mcllement  à  Canobio,  tout  en  protestant  de  son  dévoue- 
ment au  Saint-Siège,  ne  pas  pouvoir  consentir  au  départ 
pour  Moscou  :  jamais,  en  temps  de  guerre,  les  ambassa- 
deurs étrangers  ne  traversent  la  Litliuanie;  l'usage  a  acquis 
force  de  loi;  les  sénateurs  en  réclament  énergiquement  le 
maintien,  ce  n'est  pas  au  Roi  de  transiger.  Le  prétexte  était 
spécieux;  Canobio  s'épuisa  à  le  combattre,  Sigismond  resta 
inflexible.  Si  le  passage  est  accordé  à  l'envoyé  pontifical, 
disait-il  à  bout  de  bonnes  raisons,  on  ne  pourra  guère  le 
refuser  au  député  des  princes  protestants  ,  qui  veulent 
aussi  se  mettre  en  rapport  avec  Moscou,  et  pareille 
concession  déplairait  au  Roi  autant  qu'au  Pape.  Celle 
réponse  rendait  la  discussion  inutile. 

Jaloux  de  prévenir  à  Rome  le  fâcheux  effet  de  sa  décision , 
Sigismond  écrivit,  le  10  septembre,  au  cardinal  Farnèse, 
protecteur  de  Pologne,  et,  deux  jours  après,  au  Pape  lui- 
même  pour  les  renseigner  sur  les  motifs  de  sa  conduite. 
Tout  en  appuyant  sur  les  coutumes  du  pays,  il  ne  dissimule 
pas  sa  conviction  personnelle  que  l'on  n'aurait  rien  obtenu 
d'Ivan,  que  le  Tsar,  dont  il  connaît,  disait-il,  la  rudesse,  la 
barbarie,  la  haine  contre  les  Latins,  n'eût  jamais  envoyé 
d'ambassadeur  à  Trente .  L'événement  justifiait  donc  les 
appréhensions  que  le  nonce  avait  manifestées  dès  le  début. 
Aussi  bien,  chargé  de  tenir  le  cardinal  Morone  au  courant 


37V    PIIOJKTS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

des  affaires  du  concile,  il  scinpressa  d'excuser  le  Roi  eL  de 
faire  valoir  en  sa  faveur  les  circonstances  atténuantes  '. 

Canobio  ne  se  montrait  pas  si  conciliant.  Il  attril)uait 
son  échec,  d'une  part,  à  la  funeste  influence  des  protes- 
tants, en  majorité  au  sénat  de  Lilluianie  ;  d'autre  part,  à 
la  timidité  des  défenseurs  naturels  d'un  envoyé  ponlifical. 
Ces  mots  énigmatiques  ne  viseraient-ils  pas  Bongiovanni  ? 
Le  foit  est  d'autant  plus  probable  qu'entre  le  nonce  et 
Hosius  il  y  avait  divergence  d'opinion  ;  fortement  protégé 
par  celui-ci,  Canobio  l'était  peut-être  moins  par  celui-là. 
Résigné,  mais  non  convaincu,  le  mandataire  de  Pie  IV 
partit,  le  19  août,  pour  Kœnigsberg.  Encore  cette  excur- 
sion faillit  un  moment  être  empêchée,  de  crainte  qu'elle 
ne  mît  le  voyageur  sur  la  route  de  Moscou.  Le  résultat  ne 
fut  pas  plus  brillant  en  Prusse  qu'il  ne  l'avait  été  en  Polo- 
r^ne  :  si  l'accueil  du  vieux  duc  Albert  fut  courtois,  son  refus 
d  assister  au  concile  fut  exprimé  en  termes  durs  et  acerbes. 

Quant  au  Pape,  qui  avait  eu  la  première  idée  de  la  mis- 
sion moscovite,  n'y  voyant  qu'un  devoir  à  remplir,  il 
tenait  surtout  à  décharger  sa  conscience.  L'invitation  au 
concile  de  Trente  était  une  mesure  générale;  si  Ion  ne 
sonfTcait  pas  à  favoriser  le  souverain  de  Moscou ,  il  n'y 
avait  aussi  aucune  raison  de  l'exclure.  Le  cardinal  Bor- 
romeo,  écrivant  au  nom  du  Pape,  revient  souvent  sur  les 
idées  d'obligation,  de  responsabilité  morale,  avec  un 
accent  de  pieuse  sincérité  qui  tranche  singulièrement  sur 
le  ton  ordinaire  des  pièces  diplomatiques.  Toute  intention 
hostile  contre  la  Pologne  était  tellement  étrangère  à  cette 
démarche  que  le  nonce  avait  été  autorisé  à  empêcher  le 
voyage  de  Canobio,  si  le  roi  Sigismond  le  désapprouvait. 

Désormais  l'incident  était  pratiquement  clos;  quelques 

'  Pallavicim,  t.  II,  p.  648.  —  Thei>er,  Vet.  mon.  Pol.,t.  II,  p.  C41, 
GG8,  670. 


ClIlALDl,    HOMl'ACIO.  :]75 

explications  (lij)I()in;iti{jucs  s'cnsuiviicnl  encore.  Rome 
voyait  avec  peine  le  roi  de  Polojjnc  trop  facilement  acces- 
sible à  des  soupçons  mal  fondés.  Dans  les  premiers  jours 
de  janvier  15G2,  à  l'occasion  d  une  audience  à  Lomja,  le 
nonce  crut  devoir  revenir  sur  ce  sujet  et  dissiper  les  der- 
niers vestijjes  d  une  impression  défavorable  ;  le  l*ape  lui- 
même  certifia  au  Roi  qne  la  mission  de  Canobio  se  bornait 
à  l'invitation  d  Ivan  IV  au  concile  de  Trente  et  qu'elle 
n'aurait  eu,  pour  la  Pologne,  que  les  plus  heureuses 
conséquences.  Tel  n'était  pas  l'avis  de  Sigismond.  Il  se 
félicitait  que  Canobio  n'eût  pas  entrepris  ce  voyage  et 
déclarait  n'avoir  jamais  eu  de  soupçons  contre  Rome,  ni 
douté  de  la  bienveillance  pontificale;  tout  au  plus  l'Autri- 
che lui  avait  donné  de  l'ombrage  ^ 


II 


Si  le  roi  de  Pologne  restait  fidèle  à  sa  politique,  Rome 
n'abdiquait  pas  non  plus  ses  vues  sur  Moscou.  Au  com- 
mencement  de  l'année    1560,    parut   devant   Pie   IV  le 

1  nouveau  représentant  de  Venise,  Marc-Antoine  da  Mula. 

'Ancien  disciple  de  1  école  de  Padoue ,  initié  aux  secrets 
clo  la  politique,  il  avait  brillé  à  la  cour  de  Charles-Quint 
et  de  Philippe  II  avant  d'être  nommé  ambassadeur  auprès 

idu  Pape.  L'habile  diplomate  eut  bientôt  conquis  l'admi- 
ration générale ,  comme  une  rare  et  flatteuse  distinction 
vint  le  prouver.  Simple  laïque,  âgé  déjà  de  cinquante- 
cinq  ans,  il  est,  à  l'insu  de  la  Seigneurie,  promu  par  le 

'  EicuuoRx,  t.  II,  p.  53.  —  Archives  du  Vatican,  Litt.  princ,  1555- 
|l565,  f.  116.  —  TiiEiNER,  Vei.  mon.  PoL,  t.  II,  p.  649,  671,  678,  697.  — 
'i'ocusi,  t.  II,  p.  350.  — Bibl.du  Vatican,  fonds  Ottoboni,  n"2417,  f,  114. 


376     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

pontife  à  l'évéché  de  Vérone.  L'infraction  à  la  loi  était 
formelle,  la  défense  de  recevoir  des  bénéfices  ou  des  dons 
(le  la  part  des  souverains  étrangers  ne  souffrant  pas  à 
Venise  d'exception.  Après  de  longs  pourparlers,  Pie  IV 
consentit  à  retirer  sa  nomination ,  mais  il  ne  battit  en 
retraite  que  pour  revenir  à  la  charge,  et,  le  26  février 
15G1,  Mula  fut  créé  cardinal. 

Là-dessus,  grand  émoi  dans  le  palais  ducal;  la  fière 
Seigneurie  ne  laissait  personne  disposer  de  ses  sujets,  fût» 
ce  même  pour  les  élever  au-dessus  du  vulgaire.  Cette  fois, 
les  négociations  échouèrent  :  en  guise  de  représailles,  on 
défendit  aux  Vénitiens  de  fêter  le  nouveau  pourpré  ;  l'am- 
bassade de  Rome  passa  à  un  autre  titulaire,  avec  défense 
de  fréquenter  Mula.  Malgré  tous  les  efforts  du  Pape  pour 
faire  oublier  le  passé  et  convaincre  la  Seigneurie  qu'il  avait 
agi  spontanément,  celle-ci  garda  constamment  rancune  au 
transfuge.  "  Il  est  un  homme  faux  et  connu  comme  tel  à 
Venise ,  disait  hardiment  Giacomo  Soranzo  à  Pie  IV  ; 
puisse-t-il  ne  pas  trahir  Votre  Sainteté  comme  il  a  trahi  sa 
patrie.  »  Souhait  énigmatique  !  «  Quelle  trahison!  fit  le 
Pape.  Voudrait-il  par  hasard  m'empoisonner?  »  L'ambas- 
sadeur se  retrancha  dans  de  vagues  affirmations  sur  la 
prudence  de  ses  maîtres  et  leur  dévouement  au  Saint-Siège, 
en  laissant  planer  au-dessus  du  cardinal  les  plus  graves 
soupçons.  Ces  artifices  diplomatiques  n'ébranlèrent  pas  la 
situation  de  Mula;  le  Pape  lui  demandait  des  conseils  et  le 
comblait  d'honneurs.  Evèque  de  Rieti  dès  1562,  préposé 
trois  ans  après  à  la  bibliothèque  du  Vatican,  il  s'occupait 
spécialement  des  affaires  concernant  le  concile  de  Trente, 
et  la  ligue  antiottomane  ^   Or  la  place  de  Moscou  était; I, 

'  CicoGNA,  t.  VI,  p.  611  à  629,  742,  743.  —  Albèri,  t.  IX,  p.  156  à  160. 
Les  allusions  de  Soranzo  se  rapportent  à  l'affaire  du  patriarche  d'Aquilée, 
dont  il  sera  question  plus  bas. 


GIIIAI.KI,    l'.ONIl-'ACIO.  377 

marquée  au  concile.  L'aimée  du  Tsar  eût  été  un  puissant 
auxiliaire  contre  les  Turcs;  quoi  d'étonnant  si  le  cardinal 
vénilien  porta  ses  rej^ards  de  ce  coté?  Sur  ses  instances, 
ou  au  moins  {jràce  à  ses  soins,  une  nouvelle  mission  fut 
décrétée. 

C'était  vers  le  mois  de  septembre  15G1.  L'échec  de 
Canobio  oblijjeait  le  Saint-Siéfje  à  compter  avec  les  répu- 
gnances de  la  Pologne  ;  on  se  renferma  donc  prudemment 
dans  un  profond  secret.  Une  entente  préalable  avec  la 
Seigneurie  n'est  guère  admissible,  Mula  venant  de  loml)er 
en  disgrâce  ;  ses  dépêches  ,  d'ailleurs  ,  ne  renferment 
aucune  allusion  à  ce  sujet.  La  cour  de  Rome  hasardait 
l'entreprise  à  ses  risques  et  périls  ;  un  Vénitien  la  dirigeait, 
mais  au  nom  du  Pape  et  sous  ses  auspices. 

Dans  ces  conditions  ,  l'envoyé  pontifical  devait  être 
surtout  un  homme  adroit  et  fertile  en  ressources.  Le  choix 
du  cardinal  se  porta  sur  un  de  ses  compatriotes  attaché  à 
son  service, messer  Giovanni  Giraldi. Chose  rare  au  seizième 
siècle,  cet  Italien  savait  le  polonais  et  l'allemand  ;  son 
habileté  linguistique  semble  avoir  été  la  cause  de  son  élé- 
vation. Le  but  principal  de  la  mission  était  analogue  à 
celui  de  la  précédente.  Giraldi  devait  présenter  à  Ivan  la 
bulle  de  convocation  au  concile  de  Trente  avec  un  bref  de 
Pie  IV  qui  n'est  pas  parvenu  jusqu'à  nous.  Par  contre,  les 
instructions  pontificales  nous  révèlent  de  curieux  détaib. 
L'empereur  Ferdinand  et  le  roi  de  Pologne  sont  tenus  cette 
fois  à  l'écart  ;  on  ne  sollicite  plus  ni  l'approbation  de  l'un 
ni  l'appui  de  l'autre  ;  Giraldi,  rendu  secrètement  à  Moscou, 
mettra  le  Tsar  au  courant  de  la  situation.  Des  obstacles 
insurmontables  qnt  arrêté  en  route  un  premier  ambassa- 
deur ;  le  Pape  s'est  vu  obligé  d'expédier  à  la  dérobée  une 
personne  de  confiance,  sans  caractère  officiel,  sans  pré- 
sents à  offrir.  Les  motifs  légitimes  d'invitation  au  concile 


:i78    PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

ne  iiiauqueiit  pas  ;  importance  de  l'entreprise,  bonnes 
dispositions  présumées  d'Ivan,  nécessité  de  l'union  vis-à- 
vis  des  Turcs.  L'auteur  des  instructions  ne  doute  pas  du 
succès  à  la  cour  de  Moscou;  c'est  la  Pologne  qui  le  préoc- 
cupe ;  il  suggère  aux  Russes  de  se  déguiser  et  de  se  rendre 
par  mer  jusqu'en  Hollande,  d'où  ils  arriveraient  facilement 
àTrente.  Giraldi  est  autorisé,  si  sa  présence  est  nécessaire, 
à  rester  dans  le  pays.  L'avenir  plus  éloigné  est  également 
prévu  ;  l'habile  Vénitien  recrutera  quelques  jeunes  gens, 
qui  viendront  à  Rome  apprendre  le  latin  et  les  rites  de 
l'Église,  après  quoi  le  Pape  les  renverra  à  Moscou  pour 
y  mettre  leurs  talents  et  leur  science  au  service  de  la 
patrie. 

Mais  ce  qui  distingue  spécialement  ces  instructions,  ce 
sont  les  formules  d'étiquette  :  Ivan  est  nommé  Roi,  Roi 
sérénissime.  Majesté.  Ce  détail  ne  manque  pas  d'impor- 
tance. Aux  yeux  de  Rome,  le  titre  royal  passait  pour  un 
puissant  moyen  de  rendre  le  grand  kniaz  docile  au  Saint- 
Siège  ;  aussi  est-on  surpris  de  voir  ces  honneurs  prodigués 
tout  à  coup  ,  sans  motif,  sans  concessions  réciproques. 
L'anomalie  est  d'autant  plus  étrange ,  que  les  anciens 
formulaires  reparaissent  immédiatement  dans  les  pièces 
suivantes.  Les  instructions  de  Giraldi  sont  donc,  à  ce  point 
de  vue,  une  exception  unique  dans  leur  genre.  Est-ce  à 
dire  qu'elles  ne  sont  pas  authentiques  ?  Les  dossiers  officiels 
qui  les  renferment  n'admettent  pas  cette  hypothèse,  mais 
n'expliquent  guère  les  singularités  de  la  rédaction  ' , 

Quel  a  été  le  succès  de  cette  mission  ?  Plus  fortuné  que 
Canobio,  Giraldi  a-t-il  pu  pénétrer  jusqu'à  Moscou?  Lui- 
même  a  conté  ses  aventures  à  Possevino,.  lorsque  celui-ci, 

'  TouRGUÉNEv,  t.  I,  p.  181.  —  Arcllives  du  Vatican,  Polit.,  t.  CXXIX, 
f.  232.  —  De  la  Propagande,  Scrilt.  orig.,  ann.  1705.  —  Bibl.  nat-,  fond» 
italien,  n"  1345. 


GIHAI.DI,    KONIl' ACIO.  :i79 

envoyé  par  Grcffoire  XIII  auprès  d'Ivan  IV,  s'arrêta  pour 
quelques  jours  à  Venise  ,  Laissons  la  parole  au  célèbre 
Jésuit(3  :  «  Ainsi  encore,  écrit-il  au  cardinal  de  Conie,  un 
certain  Giovanni  Geraldi  (sic),  surnommé  Marinella,  (jui, 
tout  Vénitien  qu'il  est,  sait  les  langues  allemande  et  polo- 
naise, est  venu  me  trouver  et  me  raconter  que,  du  temps 
de  Pie  IV,  il  a  été  envoyé  à  Moscou  par  le  cardinal  da  INIula, 
sur  l'ordre  de  Sa  Sainteté;  mais  que  ni  les  Polonais  ni  le 
roi  Sigismond  ne  voulurent  d'aucune  manière  lui  accorder 
le  passage,  de  crainte  peut-être  que  le  Siège  apostolique 
ne  mit  ainsi  quelque  frein  à  la  Pologne.  Il  revint  alors  sur 
ses  pas  pour  prendre  le  chemin  de  la  Livonie,  mais  ne 
pouvant  pénétrer  plus  avant  à  cause  de  différents  obsta- 
cles, il  fut  obligé  de  rentrer  en  Italie,  ainsi  qu'il  était 
arrivé  au  sieur  Alessandro  {sic,  au  lieu  de  Giovanni)  Canobio 
qui,  dans  le  même  but ,  avait  été  envoyé  autrefois  dans 
ces  régions  '.  » 

Telle  est  en  résumé  l'histoire  de  la  mission  de  Giraldi. 
Quant  aux  détails,  la  correspondance  diplomatique  de 
l'époque  n'en  a  conservé  que  des  lambeaux.  Bien  que  ses 
instructions  remontent  à  l'année  1561,  le  nom  de  Giraldi 
ne  se  retrouve  qu'en  1564  sous  la  plume  du  nonce  de 
Pologne,  Comniendone,  A  sa  grande  surprise,  il  apprend 
un  jour  qu'on  a  intercepté  un  pli  avec  des  dépêches 
chiffrées,  et  un  bref  du  Pape  à  Ivan  IV.  Giraldi,  porteur 
ide  ces  messages,  emprisonné  d'abord,  puis  relâché,  prétend 
que  toute  la  correspondance  est  entre  les  mains  du  Roi,  et 
refuse  de  s'expliquer  ultérieurement .  Sigismond  paraît 
profondément  blessé  ;  les  partisans  des  nouvelles  idées 
îxploitent  l'incident;  Commendone  lui-même  est  mystifié, 
2t,  dans  sa  dépêche  du   3  janvier  1564,  il  insinue   au 

'  Bathoiy  et  Possevino,  p.  53. 


380  ruOJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSC.oi'. 

cardinal  liorronico  le  désir  d'être  mis  au  courant  de 
l'alfairc.  La  réponse,  qui  devait  contenir  de  précieuses 
révélations,  ne  nous  est  pas  parvenue.  Trois  mois  après,  le 
5  avril,  le  nonce  revient  sur  le  même  sujet  pour  confirmer 
les  renseignements  déjà  donnés.  C'est  à  l'archevêque  de 
Gnescn,  Uchanski,  que  le  Roi  fait  ses  confulences.  Com- 
mendone  se  sert  du  même  intermédiaire  pour  affirmer 
de  nouveau  la  sincérité  du  Pape,  et  il  ajoute  dans  sa 
dépêche  :  «  Quant  à  moi,  je  ne  vois  pas  grand  mal  à  ce 
que  le  Itoi  se  persuade  que  le  Siège  apostolique  pourrait 
un  jour  entrer  en  négociations  avec  Moscou,  et  peut-être 
cette  affaire  ne  serait-elle  pas  à  négliger  complètement  ' .  » 
Le  nonce  avait  des  raisons  pour  tenir  ce  langage  :  le  scan- 
dale du  divorce  roval  était  à  craindre  ;  les  plus  dangereux 
sectaires  se  multipliaient  impunément;  afin  de  réagir 
efficacement,  un  point  d'appui  hors  de  la  Pologne  n'eût 
pas  été  inopportun. 

A  partir  de  celte  époque,  la  correspondance  de  Com- 
mendone  est  muette  sur  le  projet  de  mission  moscovite, 
ce  qui  permet  de  supposer  qu  il  n'y  eut  pas  de  consé- 
quences fâcheuses.  Du  reste,  avec  la  dissolution,  en  1563, 
du  concile  de  Trente,  l'objet  principal  des  négociations 
avait  disparu  de  lui-même.  Quant  à  Giraldi,  la  malchance 
le  poursuit.  La  même  année  1564,  après  avoir  échappé 
aux  prisons  de  Pologne,  il  se  laisse  encore  prendre  à  Venise. 
Dans  l'intervalle  entre  ces  deux' aventures,  il  semble  avoiri 
été  à  Rome  et  reçu  de  nouvelles  instructions  de  Mula 
Cette  seule  circonstance  le  rendait  suspect  à  la  Seigneurie 
les  soupçons  s'accrurent,  lorsqu'on  le  trouva  muni  d'un 
bref  pontifical  et  d'une  note  rédigée  par  le  cardinal  véni- 
tien. Les  sénateurs  remirent  au  nonce  la  pièce  romaine, 

'  TouncuÉi-£v,  t.  I,  p.  199,  202.  -  |' 


CIUAI.DI,    MON  IF  AGIO.  381 

cil  protoslanl  d'avoir  respecté  le  sceau  du  secret,  mais  la 
note  de\int  entre  leurs  mains  un  terrible  {jrieC.  Une 
t'iujuête  lut  ordonnée  ;  on  parla  de  poison  et  de  poiffnards 
diri^jés  contre  le  patriarche  <rA(juiIee,  Giovanni  Grimaiii, 
d'une  conjuration  ourdie  par  Mula.  Mal{jré  ces  bruits 
compromettants,  Giraldi  sortit  sain  et  sauf  des  mains  de 
l;i  justice.  Nous  le  retrouvons  à  Venise  en  1580,  honoré 
(le  la  confiance  du  sénat  et  traduisant  des  messages  russes  ' . 
I,  année  suivante,  il  fait  à  Possevino  le  récit  mentionné 
|)his  haut,  après  quoi  son  nom  s'éclipse  de  l'histoire. 

Cependant,  n'ayant  pas  réussi  à  inviter  le  Tsar  au  concile 
i]o  Trente,  Pie  IV  voulait  qu'il  fut,  du  moins,  mis  au  cou- 
rant des  décrets  promuljjués  par  les  Pères.  Un  excellent 
messager  s'offrait  pour  les  lui  porter.  Dès  l'année  1561, 
lia  Bonifacio,  originaire  de  Raguse,  versé  dans  les  langues, 
ancien  élève  de  l'Université  de  Paris  et  Franciscain  de 
Terre  Sainte,  avait  demandé  et  obtenu  les  facultés  néces- 
saires pour  exercer  les  saints  ministères  en  Hongrie, 
Transylvanie,  Pologne  et  Moscovie.  Nommé  en  1564  évê- 
que  de  Stagno  en  Dalmatie,  il  n'avait  rien  perdu  de  son 
ardeur  apostolique.  C'est  lui,  après  qu'il  eut  assisté  au 
concile  de  Trente,  que  Pie  IV  chargea  d'en  porter  le  volume 
à  Moscou  et  de  sonder  Ivan  au  sujet  de  la  ligue.  Le  bref 
adressé  au  Tsar  est  daté  du  10  juillet  1565.  Après  avoir 
rappelé  brièvement  que  la  guerre  avait  arrêté  Canobio  en 
route,  que  la  mission  secrète  de  Giraldi  avait  aussi  échoué, 
le  Pape  recommande  avec  instance  l'évêque  de  Stagno  et 
prodigue  les  formules  ordinaires  d'étiquette.  Quelle  a  été 
l'issue  de  ces  efforts  ?  Le  représentant  pontifical  a-t-il  pu 
exécuter  les  ordres  de  son  maître?  Dans  les  correspon- 
dances diplomatiques  il  n'en  reste  pas  de  traces,  et  il  paraît 

1  Archives  de  Venise,  Cons.  X,  Secr.,  t.  VIII,  f.  12.  — Bathory  et  Pos- 
sevino, p.  32. 


382    PROJETS  DE  MISSIOïSS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

plus  probable  qu'on  n'est  pas  allé  au  delà  des  pieux  désirs.  | 
Ce  qui  est  curieux  à  relever,  c'est  l'opinion  favorable  de  I 
Pie  IV  par  rapport  au  tsar  Ivan.  Il  le  croyait  enflamme 
d'un  zèle  ardent  et  pur  pour  la  foi  et  tout  à  fait  irréconci- 
liable avec  les  hérétiques'.  Les  mêmes  illusions  engagè- 
rent Pie  V  à  hasarder  une  nouvelle  tentative. 


III 


Les  trois  missions  précédentes  se  rattachaient  principa- 
lement au  concile  de  Trente  ;  on  réservait  toutes  les  autres 
questions  pour  ces  grandes  assises  de  la  chrétienté. 
En  1570,  nous  rentrons  dans  l'ordre  d'idées,  pour  ainsi 
dire,  traditionnel  à  l'endroit  de  Moscou.  Les  projets  de 
Léon  X,  d'Adrien  VI,  de  Clément  VII  reparaissent  à  nou- 
veau et  presque  sous  les  mêmes  formes. 

Pie  V  était  l'homme  providentiel  qui  devait,  le  premier, 
ébranler  la  puissance  menaçante  des  Osmanlis.  Élevé 
dans  la  suite  au  rang  des  saints  canonisés,  il  a  été,  durant 
sa  vie,  le  type  du  moine  couronné  de  la  tiare  pontificale. 
La  jeunesse  de  Michel  Ghislieri  se  passa  dans  la  solitude 
du  cloître,  où  l'austère  discipline  et  de  sérieuses  études 
donnèrent  à  son  caractère  une  trempe  virile  et  à  ses  idées 
une  teinte  profonde  d'ascétisme.  Les  ministères  qu'il  eut 
ensuite  à  exercer,  soit  comme  religieux  dominicain,  soit 
comme  cardinal,  et  qui  le  mettaient  souvent  en  contact 
avec  les  hérétiques  au  tribunal  de  l'Inquisition,  ne  firent 

'  Farlati,  t.  VI,  p.  353.  —  Archives  du  Vatican,  Arm.  XLII,  t.  X7, 
f.  388,  t.  XXIII,  f.  23.  Ces  deux  manuscrits  sont  dans  un  tel  état  de 
vétusté  qu'ils  ne  sont  plus  livrés  au  public. 


l'oi'.iico.  :js3 

que  développer  les  doux  traits  snlllants  do  sa  remarqualdc 
personnalité.  La  même  empreinte  se  retrouve  encore 
chez  le  pontife.  D'une  piété  an.'jélique  au  pied  des  autels, 
il  ne  recule  pas  devant  les  rigueurs  nécessaires  au  niain- 
tien  de  la  discipline  et  ù  la  sauvegarde  de  la  foi;  aux  pro- 
grès croissants  de  l'islamisme,  il  oppose  une  ardeur  guer- 
rière et  presque  juvénile,  qui  étonne  dans  un  vieillard 
couronné  de  cheveux  blancs,  brisé  par  d'atroces  souf- 
frances. 

Les  flammes  qui  avaient  consumé  l'arsenal  de  Venise 
étaient  à  peine  éteintes,  et  la  reine  de  l'Adriatique  se  re- 
mettait lentement  de  ce  désastre;  en  Espagne,  les  Maures 
de  Grenade  exerçaient  encore  de  sanglantes  représailles 
contre  leurs  maîtres,  lorsque  des  bruits  de  guerre  et  d'in- 
Tasion  se  répandirent  dans  le  monde  chrétien,  qu'effrayait 
encore  l'ombre  de  Suleyman.  Ce  fameux  capitaine  avait 
reculé  les  frontières  de  son  empire  à  l'est  jusqu'à  la  forte- 
resse de  Van,  à  l'ouest  jusqu'à  Belgrade  et  Gran  ;  au  midi, 
il  avait  rattaché  à  la  Porte  les  États  barbaresques.  Ses 
talents  militaires  lui  survivaient  encore  dans  la  personne 
du  grand  vizir  Mohammed  Sokolli,  originaire  de  Bosnie, 
qu'il  avait  légué  à  son  fils.  Le  sultan  Sélim  II  lui-même 
n'était  pas  si  adonné  aux  plaisirs  énervants  du  harem  qu'il 
n'eût  des  éclairs  de  courage  et  des  velléités  de  conquête. 
C'était  surtout  l'île  de  Chypre  avec  son  ciel  d'azur,  sa 
luxuriante  végétation,  ses  vins  délicats,  son  huile  et  son 
miel,  ses  mines  d'alun,  de  sel,  de  cuivre,  ses  pierres 
dures  et  précieuses,  qui  formait  depuis  longtemps  l'objet 
de  ses  convoitises.  Elles  avaient  été  éveillées,  paraît-il, 
par  un  Juif  portugais,  Joseph  Nazi,  déjà  élevé  au  rang 
de  duc  de  Naxos  sans  que  sa  folle  ambition  fût  encore 
satisfaite.  Il  prodiguait  au  Sultan  le?  ducats  de  Venise  et 
même,  en  dépit  du  Coran,  les  meilleurs  vins  de  Chypre, 


38'»    PROJETS  DK  MISSIONS  POINT  I  T  1  C  A  LES  A  MOSCOU. 

avec  des  paroles  flatteuses,  des  projets  séduisants,  se  pio- 
luettant  tout  bas  de  se  tailler  un  royaume  dans  la  con- 
quête ottomane. 

Sélim  se  laissa  convaincre.  Déjà  il  avait  pacifié  la 
Hongrie  et  comprimé  la  révolte  dans  l'Yémen.  Lorsqu'il 
apprit  que  les  flammes  ravageaient  Venise  et  que  le  sang 
coulait  en  Espagne,  il  crut  le  moment  opportun  pour  la 
guerre  et  fit  valoir  ses  futiles  réclamations  au  sujet  de 
Chypre.  La  république  de  Saint-Marc,  maîtresse  de  l'île 
depuis  1489,  n'eut  pas  de  peine  à  en  faire  justice.  Mais 
l'heure  n'était  plus  aux  pourparlers;  les  voies  de  fait  suc- 
cédèrent aux  menaces  :  le  13  janvier  1570,  le  baile  de 
Constantinople,  Marc-Antonio  Barbaro,  est  arrêté,  les 
navires  vénitiens,  mouillés  dans  les  ports  turcs,  sont  mis 
en  séquestre;  les  fameux  corsaires  levantins  paraissent 
dans  la  Méditerranée  et  les  brigands  sur  les  frontières  de 
la  Dalmatie.  Désormais  le  doute  n'était  plus  possible,  les 
Turcs  déclaraient  la  guerre  à  la  Seigneurie. 

Cet  événement  jeta  partout  l'épouvante  et  l'effroi.  Le 
siège  de  Malte,  avec  ses  cruelles  représailles,  vivait  en 
core  dans  tous  les  souvenirs,  et  voici  que  le  Croissant  se 
montrait  de  nouveau  à  l'horizon.  Le  danger  était  com 
mun,  et  personne  ne  pouvait  prévoir  les  conséquences 
d'une  guerre  malheureuse,  ni  fixer  des  limites  aux  con 
quêtes  d'un  ennemi  qui  avait  juré  la  destruction  du  chris- 
tianisme. Il  fallait  donc  organiser  promptement  la  défense; 
l'initiative  en  revenait  au  chef  suprême  de  la  chrétienté, 
car  ce  n'était  pas  une  simple  lutte  de  nation  à  nation  qui 
s'engageait  :  le  Croissant  se  dressait  contre  la  Croix,  et 
Mahomet  disputait  à  Jésus-Christ  l'empire  du  monde. 
Pie  V  ne  faillit  pas  à  sa  mission.  La  pensée  d'une  liguel 
universelle  contre  les  Turcs  le  préoccupait  depuis  long- 
temps, et,  dès  les  premiers  jours  de  son  pontificat,  il  e 


POiniCO  385 

avait  fait  le  point  de  (léparl  de  ses  combinaisons  poli- 
tiques. A  l'approche  du  danj^jcr,  il  rcdoui)la  d'aclivitc;, 
cherchant  des  alliés,  armant  des  {galères  à  ses  frais,  fai- 
sant appel  à  tous  les  dévouements.  Nous  ne  suivrons  pas 
le  pontife  dans  ses  multiples  négociations  avec  la  plupart 
des  princes  d'Occident,  voire  avec  (piel([U(;s  souverains 
orientaux,  dans  le  but  de  rallier  les  uns  et  les  autres  sous 
le  môme  drapeau  contre  les  Osman  lis.  Il  s'a(jit,  dans 
l'espèce,  des  rapports  de  Pie  V  avec  Moscou,  dont  les 
origines  remontent  à  la  même  source,  c'est-à-dire  au 
projet  de  guerre  contre  les  Turcs. 

Dans  le  rapprochement,  sur  ce  terrain,  du  Pape  avec  le 
Tsar,  il  n'y  a  rien  qui  doive  étonner.  Le  danger  était  si 
pressant  et  la  cause  d'un  intérêt  si  général,  qu'en  dehors 
du  monde  ottoman  on  pouvait  chercher  partout  des 
points  de  contact,  avec  l'espoir  légitime  d'en  trouver. 
Par  une  étrange  coïncidence,  Venise  prenait  le  même 
chemin  à  la  même  époque.  Sur  la  foi  de  l'émigré  hellé- 
nique Malaxos,  le  Conseil  des  Dix  se  flattait  d'organiser 
un  soulèvement  dans  la  Morée;  le  patriarche  de  Gonstan- 
tinople  devait  être  initié  à  ces  menées  secrètes.  Pour  par- 
venir jusqu'à  lui,  le  nonce  de  Pologne  fut  prié,  à  titre 
d'ancien  ami,  de  lui  envoyer  les  dépêches  vénitiennes 
par  l'entremise  du  «  roi  de  Moscou  » ,  que  l'on  engageait 
aussi  à  prendre  les  armes  contre  les  Turcs.  Cette  corres- 
pondance n'arriva  jamais  à  sa  destination.  On  avait  d'ail- 
leurs, à  Rome,  une  idée  très  favorable  des  Moscovites  et 
de  leur  souverain.  Les  négociations  de  1550-1551  légiti- 
maient de  belles  espérances;  à  deux  reprises,  des  man- 
dataires pontificaux  avaient  ensuite  essayé  de  pénétrer 
jusqu'au  Kremlin,  mais  chaque  fois  le  roi  de  Pologne 
avait  suscité  des  obstacles  insurmontables.  Ainsi  rien 
n'avait  modifié  l'impression  produite  par  les  avances  de 

35 


380    PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A   MOSCOU. 

Stelnberg,  bien  qu'on  ne  sut  pas  au  Juste,  Pie  V  l'avouera 
[ont  à  l'heure,  à  quoi  s'en  tenir  ni  sur  l'authenticité  de 
l'ambassade,  ni  sur  la  valeur  des  propositions  russes.  Les 
plus  récentes  relations  officielles  ne  dissipaient  guère  ces 
illusions.  Le  nonce  de  Pologne,  Giulio  Ruggicri,  de 
retour  à  Rome  en  15G8,  écrivait  dans  son  rapport  que  le 
Tsar,  hostile  aux  luthériens,  accepterait  peut-être  avec 
moins  de  répugnance  l'union  avec  le  Saint-Siège,  si  l'on 
parvenait  à  lui  en  exposer  les  principes.  Quant  à  la  poli- 
tique, Riiggieri  ne  cachait  pas  au  Pape  l'animosité  qui 
régnait  entre  les  Polonais  et  les  Moscovites  ;  une  paix 
solide  et  durable  lui  paraissait  impossible;  tout  au  plus 
pouvait-on  espérer  une  trêve  de  quelques  années'. 

Ces  circonstances  dans  leur  ensemble  frappèrent  l'es- 
prit éminemment  pratique  de  Pie  V;  elles  indiquaient  le 
but  à  atteindre  et  la  marche  à  suivre.  Aussi  le  nouveau 
nonce,  Vincent  del  Portico,  fut-il  chargé  de  réconcilier 
Ivan  IV  avec  Siglsmond- Auguste,  le  Pape  devant  accré- 
diter, au  besoin,  un  ambassadeur  à  Moscou  pour  activer 
l'entente  cordiale  en  vue  d  une  alliance  contre  les  Turcs. 
Bientôt  la  guerre  de  Chypre  vint  donner  à  ce  projet  une 
poignante  actualité,  et  au  Pape  l'occasion  d'en  faire  l'ob- 
jet non  plus  d'un  avis  quelconque,  mais  d'une  négocia 
tion  diplomatique. 

De  nouvelles  et  plus  pressantes  instructions  furent 
envoyées  au  nonce  de  Pologne,  intermédiaire  d'office 
pour  les  affaires  moscovites.  L'âme  de  Pie  V  s'y  reflète 
tout  entière  avec  sa  candeur,  son  énergie  et  son  zèle.  Le 
Pape  désire,  si  c'est  possible,  que  Portico  se  rende  lui 
même  à  Moscou,  qu'il  expose  franchement  au  Tsar  l'état 
des  choses  :  les  ambassades  d'Ivan,  sous  le  pontificat  de 

'  RoMANiN,  t.  VI,  p.  287.  —  Lamansky,  p.  077  à  082.  —  Archives  de 
Venise,  Lett.  di  amb.  in  Pol.,  ii°  18.  —  Eelacye  nunc,  t.  I,  p.  203,  208. 


poirnco.  387 

Paul  III   et  de  Jules   III,   oui  laissé  à  Rome  le  meilleur 
souvenir;  les  négoeiations  ayant  été  brusquement  inter- 
rompues, le   Pontife   désire   savoir    si  les   nnd)assadeurs 
étaient  dûment  autorisés  et  si  le  souverain   persiste  dans 
les  mêmes   sentiments.  Successeur  de  saint  Pierre,  dési- 
reux du  salut  des  âmes,  il  est  prêt,  de  son  côté,  à  envoyer 
des  évêques  et  des  prédicateurs  à  Moscou.  Par  mesure  de 
prudence,  le  nonce  est  averti    de  ne  parler  de   relijjion 
qu'en   termes   vagues,    sans    aborder    la   controverse,  à 
moins  que  le  Tsar  lui-même  ne  manifeste  des  doutes  sur 
la   primauté    romaine,  le   purgatoire,    la   procession    du 
îSaint-Esprit,  la  vision  immédiate  de  Dieu  après  la  mort  : 
pn  supposait  Ivan  beaucoup  plus  subtil  théologien  qu'il 
îlie  l'était  en  effet.  Par  contre,  il  fallait  exposer  en  détail 
e  projet  de  ligue  contre  le  Grand  Turc,  réveiller  l'espoir 
l'arracher  la  Terre  Sainte  à  u  ce  chien  et  cruel  tyran  " , 
•appeler  l'alliance  ébauchée  entre  Rome,  Venise  et  l'Es- 
)agne,  engager  le  Tsar  à  attaquer  les  Osmanlis  l'année 
uivante,  de  concert  avec  l'Empereur  et  le  roi  de  Pologne, 
àvorisant  ainsi,  par  une  puissante  diversion  en  Hongrie, 
es  opérations  des  flottes  chrétiennes  dans  la  INIéditerra- 
lée.  Le  post-scriptum   portait  en  chiffres  :    «  D'après  ce 
Mjue   Sa  Sainteté  a  entendu,  le   Moscovite  a  exprimé   le 
lésir  d'obtenir  les  grâces  et  privilèges  suivants  :  le  titre 
oyal,  des  prêtres  pour  instruire  ses  peuples  dans  les  rites 
omains,  des  artistes  et  quelques  autres  choses  encore';  si 
out  cela  est  vrai,  Son  Altesse  pourra  bien  se  le  rappeler,  » 
Ine  lettre  à   Ivan   accompagnait  les     instructions  :  les 
lêmes  idées  y  reviennent  sous   une  autre  forme  et  dans 
ordre  inverse,  la  guerre  figure  au  premier  plan'.   Les 

!  '  Archives  du  Vatican,  Polit.,  t.  XXXIII,  f.  33.  —  Borne  et  Moscou, 
140,  n"  5.  —  Theiner,  Vet.  mon.  Pol.,  t.  II,  p.  748.  Il  ne  reste,  que  je 
Lhe,  aucun  vestige  d'ambassade  du  temps  de  Paul  III. 


(n 


388    l'll(».lErS  DE  MISSIOiNS  POiNT  I  FI  CALES  A  MOSCOU.  I 

incerliliulcs  du  Pape  sont  coninie  un  écho  lointain  des 
doutes  provoqués  jadis  par  l'ambassade  de  Steinberg 
Pour  convaincre  Ivan,  mieux  eût  vahi  lui  parler  de  Tinfa- 
tijjable  Sokolli  f|ui,  renonçant  à  percer  l'isthme  de  Suez, 
s'était  rabattu,  Tannée  précédente,  sur  la  jonction  du  Don 
avec  la  Volga,  opération  stratéjjique  des  plus  redoutables 
pour  Moscou. 

En  recevant  les  dépêches  pontificales,  le  nonce  de  Polo 
gne  dut  être  frappé  d'étonnement,  pour  ne  pas  dire  d( 
stupeur.  Mieux  renseijjné  sur  les  affaires  de  Moscou  qu'or 
ne  pouvait  l'être  en  Italie,  il  ne  se  dissimulait  probable 
ment  pas  qu'il  y  avait  des  abîmes  entre  les  hypothèse 
romaines  et  la  réalité.  Si  jamais  auparavant  le  Tsar  n'avaii 
ressenti  le  vif  désir  qu'on  lui  prétait  gratuitement  de  s'uni 
à  l'Église  romaine,  en  1570  il  était  moins  encore  dans  le 
dispositions  requises  pour  une  démarche  de  ce  genre.  Loii 
d'être  un  phénomène  transitoire,  l'étrange  transformatio 
de  15G1  avait  passé  à  l'état  de  mal  chronique  et  persistant 
Oubliant  qu'il  avait  juré  d'être  le  père  de  son  peuple,  1 
vainqueur  de  Kazan  et  d'Astrakhan  était  devenu  le  typ 
achevé  du  tyran,  mais  du  tyran  taillé  h  l'antique,  qui  n'a  pli 
l'horreur  du  sang  et  qui  se  complaît  dans  les  instincts  sauvî 
ges.  Les  historiens  russes  ont  en  vain  essayé  de  tracer  le  p 
traitde  ce  monstre;  il  eût  défié  leburinde  Shakespeare.  Dod 
d'une  constitution  robuste,  Ivan  se  livrait  impunément  an 
plus  coupables  excès,  étouffant  ses  remords  dans  u'^e  dévi 
tion  hypocrite,  et  ce  bizarre  accouplement  de  piété  et  d'i 
famies,  d'oraisons  et  de  crimes,  jette  une  lueur  à  la  fol 
rebutante  et  sinistre  sur  cette  époque  désastreuse.  En  I56W"là 
un  singulier  expédient  fut  mis  en  œuvre  pour  revêtir  d||P»t 
formes  de  la  légalité  les  abus  du  pouvoir.   Au  commcnc    -jini 
ment  de   l'hiver,    le   Tsar   quitta  brusquement  Moscqj^ 
emmenant  avec  lui  sa  famille  ainsi  qu'une  partie  de  sBiijw 


COli 


POnXICO.  389 

résors,  et  il  fît  déclarer  publiquement  qu'il  n'était  plus  en 
état  de  {jouvcrner  le  pays  :  les  hoïars  sont  des  traîtres  qui 
rançonnent  les  provinces  et  mettent  la  patrie  aux  enchères  ; 
veut-on  sévir,  le  clerffé  intervient  en  faveur  des  coupables  ; 
pour  échapper  à  cette  alternative,  l'exilé  volontaire  s'en 
va  «  où  Dieu  lui  montrera  le  chemin  »  .  A  cette  nouvelle 
nattendue,  Moscou  fut  placée  d'épouvante.  Ce  n'était  pas 
^ue  le  farouche  despote  laissât  des  regrets  après  lui,  mais 
1  y  avait  à  craindre,  en  pleine  hostilité  avec  la  Polo(jne, 
'oligarchie  des  boiars,  et,  tyran  pour  tyran,  mieux  valait 
în  avoir  un  seul  que  plusieurs.  L'élite  de  la  capitale, 
îlergé  en  tête,  se  rendit  à  la  Sloboda  Alexandrovskaia  ', 
)ù  Ivan  s'était  réfugié,  et  le  supplia  de  reprendre  les  rênes 
iu  gouvernement.  Le  Tsar,  se  laissant  toucher  par  les 
3rières  et  les  larmes,  retira  son  abdication  cDhémère,  à 
condition  qu'il  pourrait  dorénavant  châtier  à  son  gré  les 
îoupables ,  confisquer  leurs  biens ,  livrer  leurs  têtes  au 
)ourreau,  sans  que  personne  eût  le  droit  de  réclamer.  Ces 
3aroles  insidieuses  étaient  grosses  de  massacres  pour  un 
)rochain  avenir.  Un  sombre  projet  hantait  le  cerveau  du 
Tsar,  et  son  cœur  était  suffisamment  abruti  pour  le  mettre 
1  exécution.  Les  descendants  des  princes  apanages  se  sou- 
/^enaient  de  leurs  anciens  privilèges,  les  boiars  invoquaient 
lardiment  leurs  droits  héréditaires  :  c'était  autant  de  bor- 
les  imposées  au  pouvoir  souverain  que  déjà  Ivan  III  avait 
îommencé  à  élargir.  Son  petit-fils  n'entendait  pas  revenir 
^;n  arrière,  et  les  soupçons  qu'il  avait  conçus,  la  crainte 
l'être  trahi ,  la  défection  de  quelques  dignitaires,  le  por- 
tent à  noyer  dans  le  sang  toutes  les  résistances  réelles  ou 
.upposées  à  ses  volontés.  Ainsi  s'établissait  officiellement 
e  régime  autocratique,  dont  Pierre  I"  fera  plus  tard,  en 

'  Aujourd'hui  Alexandrovsk,  dans  le  gouvernement  de  Vladimir. 


390     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

le  développant,  un  vaste  et  puissant  organisme  et  qui  a 
traversé  de  nos  jours  des  crises  périlleuses.  l''n  s'en{ja{jeant 
dans  cette  voie,  les  boïars,  le  cler^jé,  les  élus  de  la  nation, 
brisèrent  soudainement  avec  un  passé  séculaire  ;  bientôl 
ils  eurent  à  s'en  repentir. 

Investi  de  ses  nouveaux  pouvoirs,  Ivan  revint  à  Moscou, 
le  2  février  1565,  et  se  hâta  de  faire  passer  dans  les  faits 
les  concessions  obtenues  à  la  Sloboda.  C'est  alors  que  parai 
la  tristement  fameuse  opritchnina  :  le  pays  fut  divisé  ei 
deux  parties  inégales;  la  plus  grande,  appelée  zemstchina 
fut  confiée  au  gouvernement  des  boïars  sous  la  haute  sur 
veillance  d'Ivan  ;  le  Tsar  se  réservait  personnellement  h 
partie  plus  petite ,  composée  de  quelques  quartiers  de 
Moscou,  d'un  nombre  restreint  de  villes  secondaires 
c'était  Y  opritchnina.  Tous  les  suspects  en  furent  chassé 
avec  femmes  et  enfants  au  plus  fort  de  l'hiver;  on  leu 
promit  ailleurs  des  terres  équivalentes  à  celles  qu'ils  étaien 
sommés  d'abandonner.  Trois  cents  hommes  des  plus  san 
guinaires,  rompus  à  tous  les  vices,  résignés  aux  turpitudes 
furent  choisis  entre  les  opritchniki  pour  composer  l'entou 
rage  du  Tsar.  Les  satellites  se  montrèrent  dignes  du  maître 
ils  devinrent  ses  compagnons  de  débauche  et  ses  exécu 
teurs  des  hautes  œuvres. 

Le  sombre  et  mélancolique  palais  de  la  Sloboda,  noi 
loin  de  la  capitale,  était  la  résidence  ordinaire  du  chef  d 
l'opritchnina  et  de  ses  principaux  membres.  Là  s'offrai 
aux  regards  des  Moscovites  un  singulier  spectacle  :  sou, 
l'égide  de  la  majesté  souveraine,  les  dehors  de  la  vi| 
monastique  abritaient  des  horreurs.  Ivan  formait  avec  lej 
siens  une  hratia  ou  communauté  religieuse,  dont  il  étaij 
lui-même  Fhégoumène.  Vêtus  de  la  bure  monacale,  on  le 
voyait,  de  jour  et  de  nuit,  se  rendre  à  l'église  pour 
chanter  gravement  les  longs  offices  du  rite  oriental  ;  1^ 


II 


l'OKTlCO.  301 

Tsar  sonnait  les  cloches,  dirijjeait  les  chantres,  multipliait 
les  prostrations  au  pied  des  images  ;  à  certaines  heures,  ils 
se  reunissaient  tous  à  la  table  commune,  où  régnait  un 
lugubre  silence,  interrompu  seulcnicnt  par  la  lecture  des 
vies  de  saints.  Si  ces  moines  improvisés  subissaient  sans 
murmure  cette  contrainte,  c'est  qu'ils  comptaient  sur  la 
revanche  :  le  reste  du  temps  se  passait  en  exécrables 
orgies,  auxquelles  succédaient  l'application  de  la  torture 
aux  inculpés  et,  le  plus  souvent,  leur  exécution  avec  tous 
les  raffinements  d'une  cruauté  sauvage.  La  soif  du  sang 
tourmentait  le  Tsar  :  les  délateurs  ne  suffisaient  pas  pour 
découvrir  des  coupables,  les  bourreaux  se  fatiguaient  à 
égorger  des  victimes,  mais  rien  ne  touchait  le  cœur  désor- 
mais endurci  du  sanguinaire  hégoumène;  il  ordonnait  des 
prières  pour  les  innocents  massacrés  sous  ses  yeux,  et 
reprenait  les  tortures. 

L'année  1570  est  restée  surtout  mémorable  dans  les 
fastes  de  l'opritchnina.  A  cette  époque  se  rapportent  les 
scènes  lamentables  de  Novgorod.  Cette  cité,  naguère  floris- 
sante, fut  faussement  accusée  de  tramer  un  complot  avec 
'  les  Polonais;  aussitôt  sa  perte  et  sa  ruine  furent  décidées. 
Ivan  se  met  en  campagne  contre  elle,  la  terreur  précède 
sa  bande  infâme  d'opritchniki  ;  à  l'arçon  de  leurs  selles 
flottent  suspendus  des  têtes  de  chien  et  des  balais,  armes 
parlantes,  car  ces  étranges  chevaliers  doivent  mordre  les 
coupables  et  balayer  les  traîtres  ;  de  sanglantes  étapes 
marquent  leur  chemin;  ils  ne  laissent  derrière  eux,  à  Tver 
surtout,  qu'un  pays  dévasté.  En  proie  à  d'indicibles  angois- 
ses, Novgorod  reçoit  cependant  son  souverain  avec  tous 
les  signes  extérieurs  du  dévouement  et  de  la  soumission. 
Hommage  inutile!  elle  n'échappera  pas  à  son  triste  sort. 
jOn  y  érige  un  simulacre  de  tribunal,  qui  condamne  sans 
appel  et  juge  sommairement.  Cette  procédure  paraît  encore 


392     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTiriC ALES  A  MOSCOU. 

trop  compliquée  :  le  plus  souvent  les  arrêts  de  mort  sont 
lancés  avec  un  arbitraire  révoltant  ;  des  groupes  d'indi- 
vidus, parfois  des  familles  entières  sont  précipités  dans  le 
Volkhov,  dont  les  flots  saturés  de  sang  repoussent  les 
victimes.  Celte  dernière  chance  de  salut  est  encore  enlevée 
aux  infortunés  Novgorodiens  :  les  opritchniki  circulent  en 
bateaux  et  achèvent  avec  le  fer  les  moribonds  qui  surna- 
gent. L'affreuse  hécatombe  dure  cinq  longues  semaines, 
après  quoi  la  ville  est  livrée  au  pillage.  Plus  de  dix  mille 
hommes,  dit-on,  y  périrent  dans  divers  genres  de  supplices. 
Quant  au  Tsar  avec  sa  bande  ,  après  avoir  assouvi  leur 
fureur,  ils  reprirent,  chargés  de  butin,  le  chemin  de  la 
Sloboda. 

Tel  était  l'homme  auquel  Portico  devait  porter,  de  la 
part  du  Pape,  des  paroles  de  conciliation  religieuse  et  des 
propositions  d'alliance  antiottomane  :  mission  d'autant 
plus  ingrate  qu'au  lieu  de  lancer  ses  armées  contre  les 
Turcs,  Ivan  préférait  négocier  paisiblement  avec  eux.  A  la 
suite  des  incursions  hostiles  occasionnées  par  les  projets 
stratégiques  de  Sokolli,  Novosiltsov  était  envoyé,  en  1570, 
à  Gonstantinople,  porter  plainte  au  Sultan  et  déclarer  que 
le  Tsar  n'est  pas  ennemi  de  l'Islam.  Ivan  lui-même  écrivait 
à  Sélim  que  les  musulmans  jouissaient  à  Moscou  d'une 
parfaite  liberté  et  proposait  de  maintenir  les  bons  rapports 
établis  par  Bayezid. 

En  présence  de  ces  difficultés,  avec  des  instructions  si 
peu  conformesà  l'état  réel  des  choses,  que  devait,  que  pou-j||ii 
vait  faire  le  nonce  ?  Diplomate,  il  avait  à  renseigner  son 
souverain  et  à  l'éclairer  sur  la  situation;  serviteur  dévoué, 
tout  au  plus  pouvait-il  faire  preuve  de  bonne  volonté,  enlpf 
essayant  d'exécuter  les  ordres  reçus.  Il  fit  l'un  et  l'autre. 
Aussi  lui  sommes-nous  redevables  d'un  dossier  en  règle 
sur  Ivan,   dont  il  sera  question  tout  à  l'heure,   dès  que    . 

! 


à 


PO  un  no.  893 

iious  aurons  esquissé  les  (Irin.irclics  du  nouco  .uiprès  de 
Si^isniond. 

L'approbation  royale  à  obtenir  était  une  condition  pré- 
liminaire, mais  indispensable.  Il  fallait  traverser  la  l*olo- 
;;ne  pour  pénétrer  jusqu'à  Moscou  ;  l'usayc  voulait  cpion 
tint  les  Polonais  au  courant  des  négociations  [)()ursuivies 
avec  leurs  voisins  ;  cette  fois,  l'affaire  était  doublement 
délicate.  Sigismond  avait  dej)uis  longtemps  remis  dans  le 
fourreau  l'épée  de  Varna  ;  le  petit-neveu  de  Wladyslaw 
était  dans  les  meilleurs  termes  avec  le  Juif  tout-puissant 
du  Bosphore,  Joseph  Nazi  ;  l'idée  d'une  guerre  contre  les 
Turcs  n'avait  aucune  chance  de  faire  fortune  en  Pologne. 
Les  difficultés  s'aggravaient,  sitôt  que  le  tsar  de  Moscou 
devait  être  invité  à  entrer  dans  la  ligue  générale  ;  le  cours 
des  années  n'avait  pas,  à  cet  égard,  dissipé  les  appréhen- 
sions de  Sigismond,  tout  en  laissant  de  fortes  empreintes 
sur  sa  physionomie.  Le  fastueux  souverain  qui  avait  si 
souvent  brillé  dans  les  riches  costumes  nationaux  aux 
étoffes  bigarrées,  aux  ceintures  étincelantes  de  pierreries, 
ne  portait  plus  que  des  habits  de  couleur  sombre;  ses 
appartements  étaient  aussi  tendus  de  noir,  comme  pour 
mieux  encadrer  la  tristesse  qui  le  dévorait.  Après  le  départ 
pour  l'Autriche  de  sa  troisième  femme  qu'il  poursuivait 
d  une  mortelle  antipathie,  retiré  le  plus  souvent  à  Ivnyszyn, 
usé  avant  l'âge,  tourmenté  de  la  goutte,  entouré  d'ignobles 
créatures,  il  cherchait  des  consolations  et  ne  trouvait  pas 
le  bonheur.  Cependant  l'année  1569  avait  été  témoin  d'un 
triomphe  pacifique  des  plus  mémorables  :  à  la  diète  de 
Lublin  ,  la  Lithuanie  s'était  réunie  à  la  Pologne  ,  mais 
l'importante  forteresse  de  Polotsk  restait  encore  aux  mains 
d'ivan  IV.  Sigismond  ne  pouvait  se  faire  à  cette  idée; 
«  Roi  du  lendemain  «  ,  s'il  tardait  à  déclarer  la  guerre, 
il  n'en  restait  pas  moins  invariablement  hostile  à  Moscou. 


39V    PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

Ainsi,  en  1570,  à  la  seule  nouvelle  que  les  Vénitiens  se 
dirigeaient  vers  la  frontière  russe,  il  déploya  une  surpre- 
nante activité  pour  les  faire  arrêter,  de  crainte  qu'avec 
eux  le  progrès  ne  pénétrât  à  Moscou'.  Malgré  ses  tristc5 
habitudes,  au  milieu  d'une  cour  dépravée  et  frivole,  le 
dernier  Jagellon  avait  gardé  les  dehors  de  la  dignité ,  la 
courtoisie  des  manières.  Aussi  réservé  dans  les  paroles 
qu'irrésolu  de  caractère,  il  ne  tranchait  pas  les  questions 
dans  le  vif  et  préférait  s'en  tenir  aux  ménagements  diplo- 
matiques, surtout  vis-h-vis  de  Rome.  Initié  aux  desseins 
de  Pie  V,  il  n'opposa  pas  constamment  des  fins  de  non- 
recevoir  aux  instances  pontificales;  il  y  eut  des  fluctuations 
dans  ses  réponses,  mais  lorsqu'elles  étaient  favorables, 
il  les  entourait  de  clauses  qui  rendaient  les  concessions 
parfaitement  illusoires. 

Le  nonce  possédait  la  confiance  du  Roi.  Il  semble  même 
avoir  été  mieux  noté  à  Varsovie  qu'à  Rome;  toujours 
est-il  qu'il  n'obtint  pas  le  chapeau  de  cardinal,  demandé 
en  sa  faveur  par  la  Pologne.  Lorsqu'il  fit  ses  premières 
ouvertures  au  sujet  de  Moscou,  Siglsmond-Auguste  les 
accueillit  avec  bienveillance  :  il  déclara  qu'il  consentirait 
à  l'envoi  d'un  nonce  pontifical  auprès  d'Ivan,  pourvu  que 
ce  nonce  fut  Portico  lui-même  ou  toute  autre  personne 
digne  de  la  même  confiance;  que  la  question  religieuse 
fût  l'unique  objet  de  la  mission  ;  qu'il  y  eût  quelque  espoir 
de  la  conversion  d'Ivan  et  que  tout  se  passât  dans  le  plus 
profond  secret.  De  pareilles  conditions  ne  voilaient  qu'à 
grand'peine  un  refus  péremptoire. 

Aussi,  interpellé  par  le  cardinal  Hosius,  son  représen- 
tant à  Rome,  il  ne  lui  cacha  pas  le  fond  de  sa  pensée  et  se 
servit  même,  pour  la  mieux  expliquer,  d'une  piquante 

^Bibl.  Ord.  Krasiîiskich,  t.  I,  p.  345  à  353. 


PO  UT  ICO.  395 

coinpaniisoii.  Le  2'.>  mai  1571,  Si^jismond  ccrivaità  Hosius 
que,  de  l'avis  de  son  conseil,  il  ne  pourrait  accorder  au 
nonce  pontifical  les  passeports  j)our  Moscou,  pas  même 
en  temps  de  trêve.  Deux  motifs  rcnga.fjeaieiit  à  prendre 
cette  résolution  :  le  barbare  Ivan  n'en  deviendrait  (|ue 
plus  fier  et  plus  intraitable,  s'il  voyait  des  porsonnajjes 
étranxjers  arriver  au  Kremlin;  la  conversion  des  Mosco- 
vites, malgré  tous  ces  efforts,  resterait  à  l'état  de  cbimère. 
C'était  dire,  en  d'autres  termes,  que  le  Pape  n'y  gagnerait 
rien,  tandis  que  le  roi  de  Pologne  y  perdrait  quelque 
chose.  Il  ajoutait  qu'un  Russe  est  plus  difficile  à  convertir 
qu'un  Juif,  quoique  l'entêtement  des  enfants  d'Abraham 
soit  proverbial;  dès  lors,  comment  se  flatter  de  ramener, 
d'un  seul  coup,  toute  la  nation  au  bercail?  Un  apologue  à 
l'adresse  du  Pape  servait  de  conclusion  :  le  Roi  exprimait 
la  crainte  que  «  n'importe  qui  »  n'eût  le  sort  du  chien 
d'Esope  lâchant  la  proie  qu'il  tient  sous  la  dent  pour  s'em- 
parer de  l'ombre  reflétée  dans  les  eaux.  La  morale  de  la 
fable  se  laissait  deviner  :  favoriser  Moscou,  c'eût  été  se 
brouiller  avec  la  Pologne.  Le  cardinal  Hosius  était  mieux 
que  personne  en  état  de  saisir  l'allusion,  mais  beaucoup 
trop  discret  pour  divulguer  des  confidences  de  ce  genre  : 
la  lettre  royale  resta  probablement  ensevelie  dans  son 
portefeuille. 

Il  y  eut  toutefois  de  part  et  d'autre  de  nouvelles  dé- 
marches, dont  un  seul  document  a  conservé  le  souvenir. 
Une  ligue  contre  les  Turcs  avait  été  formellement  conclue, 
le  25  mai  I57I,  entre  Pie  V,  Philippe  II  et  le  doge  de 
Venise,  —  c'était  la  treizième  depuis  la  fondation  de  l'em- 
pire ottoman;  —  une  clause  spéciale  stipulait  que  le  même 
traité  pourrait  s'étendre  à  tous  les  princes  chrétiens.  Le 
Pape  s'en  prévalut  pour  inviter  le  roi  de  Pologne  à  s'unir 
aux  nouveaux  croisés.  Celui-ci  hésitait  à  prendre  lui-même 


396    PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

les  arineset  ne  voulait  pas  qu'on  enrôlât  »on  rival  du  Nord. 
Mais  se  ravisant  il  écrivit  au  Pontife,  le  3  septembre  1571, 
qu'il  donnerait  son  concours  à  l'expédition  d'un  nonce  à 
]\Ioscou,  pourvu  qu'on  observât  les  conditions  primitives, 
<pic  la  foi  et  non  la  guerre  fût  l'objet  de  la  mission  et 
(pion  lui  garantit  les  pieuses  dispositions  d'Ivan.  Le  Roi 
se  rappelait  des  clauses  que  lui  avait  inspirées  une  pru- 
dence de  serpent;  il  oubliait  que  son  secret  avait  été 
dévoilé  dans  sa  jjropre  lettre  â  Ilosius. 

Ces  déclarations  équivoques  laissaient  croire  que  Portico 
jouissait  de  son  entière  liberté  d'action.  Il  devait,  par 
conséquent,  donner  signe  de  vie,  d'autant  plus  que  ses 
lenteurs  faisaient  à  Rome  une  impression  pénible;  le  vice- 
chancelier  Krasinski  se  crut  même  obligé,  à  un  moment 
donné,  de  plaider  la  cause  du  diplomate  pontifical  et  d'af- 
firmer hautement  sa  bonne  foi  dans  l'affaire  de  Moscou. 
Les  instructions  romaines  lui  laissaient  une  certaine  lati- 
tude :  avant  de  se  rendre  lui-même  auprès  du  Tsar,  il 
était  autorisé  à  envoyer  des  émissaires  pour  sonder  le 
terrain.  C'était  le  plus  sage  et  le  seul  parti  à  prendre  : 
Portico  avait  déjà  dirigé  un  ecclésiastique  sur  Moscou,  le 
10  mai  1571,  après  s'être  mis  en  rapport  avec  les  ambas- 
sadeurs russes  en  Pologne.  Il  en  dépêcha  encore  un  second 
vers  la  fin  du  mois  de  juillet.  Les  détails  de  cette  double 
mission  ne  nous  sont  pas  parvenus;  on  ignore  jusqu'aux 
noms  des  messagers;  il  est  même  assez  probable  qu'ils 
n'ont  pas  réussi  à  accomplir  leur  voyage'.  Quoi  qu'il  en 
soit,  le  nonce  n'en  continuait  pas  moins  ses  préparatifs 
pour  l'ambassade  moscovite.  Ainsi  on  faisait  alors  beaucoup 
de  bruit  autour  de  la  discussion  théologique  d'Ivan  avec 
Rokita,  ministre  des  Frères   bohèmes,  qui  avait  accom- 

'  Bibl.  Ord.  Krasinshich,  t.  III,  p.  41,  151,  165.  —  TuEiNEn,  Vet.  mon. 
Pol.,  t.  II,  p.  773.  —  Catena,  p.  185. 


POllTinO.  397 

pa^jnc  l'ambassade  polonaise  à  Moscou,  en  1570.  Le  Tsar 
aimait,  en  cHct,  à  étaler  son  érudition  l)il)li(jue,  et  il 
avait  saisi  l'occasion  pour  ("aire  une  apologie  plus  préten- 
tieuse que  savante  de  la  loi  orthodoxe.  A  l'issue  du  déhat, 
l  y  eut,  de  part  et  d'autre,  échange  d'écrits  dogmatiques  : 
Wengierski  affirme  avoir  vu  lui-même  le  livre  élégamment 
relié  que  le  Tsar  avait  remis  à  Rokita.  En  attendant,  la 
j)resse  divulguait  les  détails  de  la  discussion  qui  avait  eu 
lieu  au  Kremlin.  Le  nonce  crut  qu'on  pourrait  peut-être 
en  tirer  parti;  l'étrange  récit  fut  traduit  du  russe  en  polo- 
nais, et  du  polonais  en  latin.  En  même  temps  parut  qne 
réfutation  de  la  profession  de  foi  protestante  rédigée  à 
Sandomir,  que  des  malveillants  faisaient  passer  auprès 
d'Ivan  pour  un  symbole  catholique.  Les  préoccupations 
religieuses  et  littéraires  n'absorbaient  pas  tellement  le 
nonce  qu'il  n'eut  des  loisirs  pour  les  soins  matériels  :  les 
voitures  de  voyage,  les  litières  et  autres  accessoires  ne 
furent  pas  oubliés  '. 

Ces  frais  de  préparatifs  manifestaient  au  grand  jour  la 
promptitude  du  serviteur  à  obéir  à  son  maître;  le  diplo- 
mate ne  se  montrait  pas  moins  empressé  de  renseigner 
dûment  sa  cour.  Une  bonne  fortune  rendit  ce  dernier 
rôle  plus  facile  que  l'autre.  Pendant  que  le  nonce  cher- 
chait des  nouvelles  sur  Ivan,  un  soldat  d'origine  poméra- 
nienne,  nommé  Albert  Schlichting,  prisonnier  à  Moscou 
depuis  sept  ans,  trouva  le  moyen  de  s'échapper  et  s'en 
vint  en  Pologne,  où  ses  premiers  moments  de  liberté  furent 
consacrés  à  fixer  ses  souvenirs  sur  le  papier.  Attaché  au 
service  du  médecin  italien  d'Ivan,  Arnoldo,  il  avait  beau- 
coup vu  par  lui-même,  beaucoup  entendu,  et  il  ne  se  sen- 
tait pas  en  veine  de  réticences.  Son  prolixe  mémoire  de 

'  Regenvolscil'S,  p.  91.  —  Tsvétaïev,  Protest.,  p.  5Md  570.  — Theiner, 
Vet.  mon.  Pol.,  t.  II,  p.  774. 


y08     l'IlOJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

soixante-cinq  grandes  pages,  dédié  à  Sigismond-Augiistc, 
donne  une  idée  singulièrement  défavorable  du  Tsar;  il  y 
raconte  avec  des  détails  plus  ou  moins  exacts  l'organisa- 
tion de  l'opritclmina,  le  sac  de  Novgorod,  les  massacres 
périodiques  de  Moscou.  Le  tableau  est  si  sombre  que  le 
lecteur  en  reste  accablé.  Quant  à  Portico,  cette  relation 
d'un  témoin  oculaire  lui  tombait  entre  les  mains  tout  juste 
à  point  nommé;  aussi  s'empressa-t-il  de  l'envoyer  à  Rome 
pour  en  édifier  le  Pape  et  son  conseil.  C'est  encore  par  la 
môme  voie  probablement  que  parvinrent  au  ^Vatican  les 
rapports  des  ambassadeurs  polonais  à  Moscou  en  1570.  Les 
outrages  qu'ils  avaient  subis  en  route,  l'accueil  glacial  du 
Tsar,  n'étaient  pas  de  nature  à  faire  rechercher  les  relations 
diplomatiques  avec  Ivan.  Pour  ne  pas  se  laisser  prendre 
au  dépourvu,  le  nonce  gardait  auprès  de  lui  le  double  des 
pièces  qu'il  envoyait  à  Rome;  il  en  fit  part,  en  1581,  à 
Possevino  :  c'est  ce  que  nous  avons  appelé  plus  haut  le 
dossier  de  Portico. 

Cependant,  grâce  aux  révélations  du  nonce,  la  vérité 
commençait  à  se  faire  jour  à  Rome.  Le  caractère  d'Ivan 
inspirait  au  Pape  une  vive  répugnance;  il  se  résigna  au 
sacrifice  de  ses  projets.  «  Nous  renonçons  complètement, 
écrivait-il  au  roi  de  Pologne,  le  31  novembre  1571,  à  l'af- 
faire moscovite,  à  cause  des  informations  que  nous  avions 
reçues  sur  la  vie  du  Tsar.  »  Un  peu  auparavant,  la  même 
résolution  avait  été  notifiée  à  Portico  en  ces  termes  : 
«  Nous  avons  vu  ce  que  vous  nous  communiquez  au  sujet 
du  Moscovite.  Ne  pensez  plus  à  vous  rendre  dans  ces  con- 
trées, lors  même  que  le  roi  de  Pologne  louerait  et  favo- 
riserait votre  voyage,  car  nous  ne  voulons  pas  nous  mettre 
en  rapport  avec  une  nation  si  cruelle  et  si  barbare.  »  Le  ' 
nonce  n'eut  pas  de  peine  à  se  conformer  au  désir  de  son 
maître.  L'entreprise  semblait  si  importante  et  si  difficile 


POHTICO.  .ÎOO 

û  qui  la  voyait  de  près,  que  Portico  se  faisait  nu  nu  rilc  de 
n'avoir  pas  recule  dcvaut  elle.  In  magnis  voluisse  sat  est, 
disait-il  avec  le  poète,  comme  pour  se  consoler  de  n'avou- 
pas  mieux  réussi  '. 

Pie  V  trouvait,  de  son  côté,  des  motifs  de  satisfaction 
autrement  efficaces.  Le  7  octobre  1571  marcpiait  une  date 
immortelle  :  la  flotte  chrétienne  noyait  dans  les  cau.v  de 
Lépante  le  prestige  du  Croissant.  Cette  grande  victoire 
navale  pèsera  un  jour,  comme  Salamine  et  Actium,  dans 
les  destinées  du  monde.  Désormais  la  preuve  (jlorifuse  et 
sanglante  en  est  acquise  :  les  fils  des  croisés,  unissant 
leurs  efforts,  peuvent  briser  la  puissance  musulmane.  Au 
Pape  revenait  la  mission  de  maintenir  cette  union  et  de  la 
développer;  —  problème  difficile,  auquel  Pie  V  consacra 
le  reste  d'une  vie  qui  allait  bientôt  s'éteindre.  Absorbé 
par  cette  incessante  préoccupation,  il  ne  songea  plus  à  la 
Moscovie.  Incapable  du  reste,  à  cette  époque,  de  servir  la 
cause  commune,  elle  avait  à  se  remettre  de  ses  propres 
désastres.  L'année  1571  avait  été  singulièrement  fatale 
aux  Russes  ;  tandis  que  le  Pape  recherchait  leur  alliance 
contre  les  Turcs,  Ivan  voyait  ses  propres  États  ravagés  par 
les  Tatars.  Profitant  des  beaux  mois  du  printemps,  Devlet- 
Guireï,  khan  de  Crimée,  avait  porté  le  fer  et  le  feu  jusque 
sous  les  murs  de  Moscou,  dont  il  avait  incendié  les  fau- 
bourgs. Le  Tsar  se  réfugia  dans  le  Nord  et  ne  revint  dans 
sa  capitale  que  pour  signer  une  paix  plus  humiliante  que 
ne  l'avait  été  sa  fuite.  Dès  lors,  comment  compter  sur  son 
alliance? 

Parfaitement  initié  à  ces  péripéties,  Sigismond  n'eut 
garde  d'en  appeler  à  l'invasion  tatare  dans  sa  correspon- 

'  Archives  du  Vatican,  Polit.,  LXVIII;  PU  V  Br.,  t.  XIX,  f.  436.  — 
Catena,  p.  185.  —  Theiner,  Vet.  mon.  Pol,,  t.  II,  p.  774.  —  Sbomik 
vomsk.  ist.  ob.,  LXXI,  p.  748  à  7C2. 


400    l'MOJKTS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOO. 

(lance  avec  le  Pape;  et  cependant  n'eùt-ce  pas  été  un 
spécieux  prétexte  pour  enliaver  la  mission  moscovite? 
Les  dépêches  de  Portico  expliquent  cette  réserve  :  vers  la 
fin  de  l'année  1571,  les  mandataires  de  Devlet-Guireï 
vinrent  à  Varsovie  se  faire  payer  leurs  prouesses;  l'or 
polonais  avait  lancé  les  Tatars  contre  Moscou.  Cette 
espèce  de  compromis  ne  répujjnait  pas  aux  hordes  merce- 
naires, et  les  princes  chrétiens  s'en  prévalaient  sans  scru- 
pule, mais  en  secret.  Aussi,  lorsque  le  Pape  abandonne 
ses  projets,  il  n'en  donne  d'autre  motif  que  la  barbarie  et 
la  cruauté  des  Moscovites.  Son  regard  se  tourne  vers  la 
Perse,  l'Arabie,  l'Ethiopie;  c'est  là  qu'il  cherche  de  nou- 
veaux alliés. 

Venise  ne  s'effarouchait  pas  si  facilement.  Les  alliés 
n'avaient  pas  consenti  au  massacre  des  prisonniers  de 
Lépante;  le  sicaire  soudoyé  contre  Sélim  n'avait  pu  tuer 
le  Sultan;  le  conseil  des  Dix  revient  alors,  en  1572,  à 
l'idée  d'un  soulèvement  des  Hellènes  et  d'une  entente 
avec  le  Tsar,  mais  les  lettres  qui  lui  sont  expédiées  ont 
le  même  sort  que  celles  de  1570  :  elles  s'égarent  en 
route. 

Les  événements  ne  tarderont  pas  h  modifier,  à  l'endroit 
de  Moscou,  les  vues  du  Saint-Siège.  Déjà,  dans  sa  relation 
finale,  Portico  avait  insisté  sur  les  avantages  d'une  paix 
durable  'entre  les  nations  slaves  '.  Grégoire  XIII  fera  de 
nouvelles  démarches  auprès  d'Ivan. 


•  Thkiner,   Vet.  moti.  PoL,  t.  II,  p.  772.  —  Lamansky,  p.  83  à  90,  082, 
083.  —  Archives   du  Vatican,  Arm.  LXIV,  t.  XXIX,  Polonia,  t.  I,  f.  85. 


CHAPITRE    III 

RODOLPHE     CLKNKK     ET     JACQUES     WORONECKI 

i57G-I580 


I  Grégoire  XIII  élu  Pape  à  l'unanirnité.  —  Son  portrait  par  les  ambassa- 
deurs de  Venise.  —  liC  cardinal  de  Côme.  —  Côté  faible  de  l'administra- 
tion pontificale.  —  Efforts  concentras  sur  l'éducation.  — Université  gré- 
gorienne. —  Collège  grec.  —  Candidats  slaves.  —  La  question  d'Orient. 

—  Dépêches  du  nonce  Laureo.  —  Maximilien  II  et  Ivan  IV.  —  L'ar- 
cbiduc  Ernest  et  le  partage  de  la  Pologne.  —  Ambassade  de  Gobentzl  à 
Moscou.  —  Optimisme  de  son  mémoire.  —  Revirement  dans  la  politique 
du  Saint-Siège.  — Causes  de  rapprochement  avec  Moscou.  —  Instructions 
du  cardinal  Morone.  —  Ses  rapports  avec  les  envoyés  moscovites  à 
Ratisbonne.  —  Dépèclies  pressantes  du  cardinal  de  Côme. — Détails  bio- 
graphiques sur  Rodolphe  Clenl<e.  —  Il  accepte  la  mission  de  Moscou.  — 
Instructions  de  Morone  à  Glenke.  —  Tergiversations  de  l'Empereur. —  Il 
s'oppose  à  la  mission  moscovite.  —  Vrai  motif  de  cette  opposition.  — 

—  Mort  de  Clenke. 

II.  Une  erreur  historique.  —  Décadence  de  l'empire  turc.  —  Projet  de 
Grégoire  XIII.  —  L'homme  providentiel.  —  Stéphane  Bathory,  sa  jeu- 
nesse, ses  succès.  —  Elu  prince  de  Transylvanie,  ensuite  roi  de  Pologne. 
Ses  titres  au  trône.  —  Dépèches  de  Laureo  :  simplicité  de  Bathory,  cui- 
sine royale,  lune  de  miel,  désillusions.  —  Bathory  reconnu  roi  par  le 
Saint-Siège.  —  Ligue  antiottomane.  —  Pacta  conventa.  —  Nécessité  de 
réconcilier  la  Pologne  avec  Moscou.  —  Dépèche  romaine  à  Caligari.  — 
Position  difficile  de  celui-ci.  —  Projets  militaires  de  Bathory.  —  La 
guerre  déclarée  à  Moscou.  —  Prise  de  Polotsk  et  de  Sokol.  —  Premières 
ouvertures  du  nonce  à  Bathory  et  à  Zamojski.  —  Réponses  dilatoires.  — 
Politique  du  Saint-Siège.  —  La  toque  et  le  glaive  envoyés  à  Bathory.  — 
Aveux  plus  sincères.  —  Incidents  défavorables  :  projet  de  divorce  sur- 
pris par  le  nonce.  —  On  lui  insinue  d'abandonner  l'affaire  moscovite.  — 
Dernières  tentatives. — Bathory  reste  fidèle  aux  traditions  de  Sigismond  II. 

—  Nouvelle  occasion  de  reprendre  les  anciens  projets. 

26 


402    PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 


Sous  le  Pontificat  de  Grégoire  XIII,  les  rapports  de 
Rome  avec  Moscou  altcij^jiicnt,  au  seizième  siècle,  leur 
point  culminant.  Naj^uèrc  professeur  de  droit  canon  à 
Bologne,  Ugo  Boncompagni  réunissait  autour  de  sa  chaire 
des  Reginald  Pôle,  des  Carlo  Borromeo,  des  Farnèse,  des 
Truchsess.  A  Trente,  il  étonna  les  Pères  du  Concile  par 
ses  connaissances  juridiques  et  sa  vaste  érudition.  La  révi- 
sion du  fameux  procès  de  l'archevêque  de  Tolède,  accusé 
d'hérésie,  lui  donna  encore  plus  de  renom.  A  la  mort  de 
Pie  V,  la  hrillante  réputation  de  légiste  consommé  et  de 
cardinal  intègre  lui  valut  les  suffrages  du  conclave. 
L'élection  se  fit  sans  scrutin,  ou,  j)Our  nous  servir  du 
terme  consacré,  par  adoration.  Boncompagni  prit  le  nom 
de  Grégoire  XIII. 

Les  ambassadeurs  de  Venise  ont  fait  et  refait  son  por- 
trait. Extérieur  grave,  taille  élevée,  maigre,  robuste, 
petits  yeux  et  vue  perçante,  nez  aquilin  qui  révèle,  d'après 
Soriano,  «  une  âme  généreuse  et  faite  pour  régner  »  , 
haut  en  couleurs,  couronné  de  cheveux  blancs,  marcheur 
infatigable,  ne  craignant  pas  le  grand  air,  mangeant  peu 
et  buvant  encore  moins,  se  couchant  tôt  et  se  levant  de 
bonne  heure,  tel  était  le  nouveau  pape.  Ses  qualités  et 
ses  défauts  ont  été  ainsi  esquissés  par  Paolo  Tiepolo  : 
«  juste,  intelligent,  amateur  et  défenseur  de  l'Église 
romaine,  mais  peu  versé  dans  la  politique  et  nullement 
enclin  à  ce  genre  d'affaires  »  ,  Les  relations  avec  les  sou- 
verains relevaient  entièrement  de  Ptolomeo  Galli,  mieux 


IIOIIOI.I'IIE    CM'.NKK.  -VU3 

connu  sous  le  nom  de  curdinul  de  Côme,  secrétaire  des 
brefs  ad  principes,  esprit  plutôt  médiocre  (jue  puissant, 
mais  d'un  caractère  aimable  et  souple,  d'un  commerce 
sur,  d'une  fidélité  éprouvée.  Au  gré  des  fins  diplomates 
(le  Venise,  cette  partie  de  l'administration  pontificale 
laissait  beaucou[)  à  désirer  :  pas  de  profondeur  dans  les 
plans,  pas  de  suite  dans  les  idées;  on  traînait  en  lon- 
gueur les  questions  épineuses,  sans  égard  pour  les  princes, 
avec  trop  de  scrupules  juridiques  '. 

Que  si  l'homme  de  loi  absorbait  souvent  l'homme 
d'État,  le  Pontife  ne  se  démentait  jamais.  Les  intérêts  de 
l'Église  étaient  souverainement  chers  à  Grégoire;  la  pro- 
pagation de  la  foi  et  l'abolition  des  abus  se  poursuivaient 
avec  un  visible  succès.  Les  réformes  inaugurées  par  le 
concile  de  Trente  poussaient  ainsi  de  profondes  racines 
dans  le  sol  et  s'assuraient  de  l'avenir.  La  pensée  domi- 
nante du  Pontife  fut  toujours  l'instruction  de  la  jeunesse 
et  la  formation  du  clergé.  Le  concile  avait  tracé  de  nou- 
velles règles  pour  l'érection  des  séminaires;  par  les  soins 
du  Pape,  vingt-deux  collèges  environ  furent  fondés  dans 
différents  pays,  et,  pour  couronner  l'œuvre  restauratrice, 
un  vaste  centre  d'études  fut  établi  à  Rome  et  confié  à  la 
direction  des  Jésuites.  De  tous  les  points  du  globe,  une 
élite  studieuse  affluait  vers  l'Université  grégorienne.  On 
s'y  retrempait  dans  les  bonnes  doctrines,  dans  les  tradi- 
tions d'attachement  au  Saint-Siège.  Après  quoi,  rentrés 
dans  leurs  foyers,  les  jeunes  docteurs  propageaient  au 
loin  les  idées  romaines. 

L'année  1576  vit  surgir,  sur  les  bords  du  Tibre,  le 
collège  grec  de  Saint- Athanase,  destiné  spécialement 
aux  Hellènes,  sans  toutefois  que  les  Slaves  du  rite  oriental 

'  Ai,BÈRi,  t.  X,  p.  163  à  290.  Relations  de  Paolo  Tiepolo,  Soriano, 
Antonio  Tiepolo,  Correr, 


404     PllOJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

en  fussent  exclus.  Dès  l'origine  de  la  fondation,  le  cardi- 
nal de  Côme  chargeait  le  nonce  de  Pologne,  Vincent 
Laureo,  de  se  mettre  en  quête  d'une  douzaine  de  jeunes 
Russes,  intelligents,  honnêtes,  désireux  de  s'instruire, 
profondément  attachés  à  leur  patrie;  prémices  des  Slaves 
au  collège,  ils  eussent  été  ensuite  parmi  leurs  compa- 
triotes les  apôtres  de  Rome.  On  calculait  que  les  provinces 
russes  de  la  Pologne  fourniraient  facilement  six  candi- 
dats; les  six  autres  devaient  être  de  vrais  Moscovites, 
séduits  par  des  promesses  ou  livrés  aux  Polonais  par  les 
hasards  de  la  guerre.  La  commission  n'était  pas  facile  à 
exécuter.  A  peine,  au  lieu  de  douze  candidats,  le  nonce 
put-il  en  trouver  trois,  dont  un  seul  d'origine  moscovite. 
Bientôt  le  collège  grec  rendra  des  services  signalés  à  la 
cause  de  l'union,  en  donnant  aux  Hellènes  un  Arcudio, 
un  Allacci,  et  aux  Slaves  un  Rutski,  un  Korsak,  un  Ko- 
lenda  '. 

Préoccupé  de  l'avenir,  le  Pape  ne  pouvait  se  soustraire 
à  la  tâche  présente,  qui  s'imposait  de  vive  force.  Lorsque 
le  baile  vénitien,  Barbaro,  se  présenta  à  SokoUi  au  lende- 
main de  la  guerre  de  Chypre  et  de  la  journée  de  Lépante, 
le  grand  vizir  lui  parla  en  ces  termes  :  «  Tu  viens  voir 
sans  doute  où  en  est  notre  courage  après  le  dernier  acci- 
dent qui  nous  est  arrivé;  mais  il  v  a  une  grande  différence 
entre  votre  perte  et  la  nôtre.  En  vous  arrachant  un 
royaume,  c'est  un  bras  que  nous  vous  avons  coupé,  et 
vous,  en  battant  notre  flotte,  vous  n'avez  fait  que  nous 
raser  la  barbe.  Un  bras  coupé  ne  saurait  croître  de  nou- 
veau, tandis  que  la  barbe  rasée  se  reproduit  avec  plus  de 
force  qu'auparavant.  »  Le  mot  n'était  vrai  qu'à  demi;  les 
aigles  polonaises,  guidées  par  l'héroïque  Sobieski,  n'au- 

>  RoDOTA,  t.  m,  p.  146  à  220,  —  WiERZBOWSKi,  Otnoch.,  p.  238. 


RODOT.PIIK    ni.F.NKE.  405 

ront  plus  qu'à  s'élancer  sur  les  Ottomans  campés  devant 
les   murs  de  Vienne,  et  la  Turquie    deviendra   ce  {jrand 
malade   dont    les   héritiers,  trop  jaloux    l'un    de    l'autre, 
prolongent  seuls  l'existence.  Après  la  victoire  des  chré- 
tiens, le  prestige  des  Turcs  sera  perdu  à  jamais.  Pour   le 
moment,  ce  qui  frappait  les  esprits,  c'était  plutôt  la  rapi- 
dité inouïe  avec  laquelle  SokoUi  avait  réparé  les  pertes  de 
Lépante.  En   1572,  l'escadre  ottomane  ne    comptait  pas 
moins  de  deux  cent  cinquante  voiles;  le  Croissant  sillon- 
nait de  nouveau  les  mers;  déjà  reparaissait  dans  le  loin- 
tain le  danger  d'une  nouvelle  invasion  qu'une  ligue  uni- 
verselle pouvait  seule   conjurer.   L'Europe  du   seizième 
siècle  ne  se  laissait  pas  facilement  enflammer  par  le  feu 
sacré  des  croisades.  Grégoire  XIII  n'en  voulut  pas  moins 
affronter  l'entreprise  :   l'avenir  de  l'Occident  dépendait 
de   la  défaite  de  l'Islam.  Les    mêmes   diplomates   véni- 
tiens, qui  ont  critiqué  si  vivement  la  politique  extérieure 
du  Pape,  avouent  qu'il  travaillait  avec  constance  et  ardeur 
à  la  ligue  antiottomane,  et  que,  pour  la  faire  réussir,  il 
eût  volontiers  sacrifié  les  trésors  de  l'Église.  Le  problème 
à  résoudre  semblait  d'autant  plus  difficile,  qu'on  ne  pou- 
vait plus  compter  sur  les  alliés  de  Lépante.  Le  7  mars  1573, 
Venise  avait  conclu  la  paix  avec  les  Turcs;  l'Espagne  de 
i%ilippe  II   signera  une  trêve  en    1578.  Cependant,   les 
hostilités  qui  s'annonçaient  entre  la  Perse  et  la  Turquie 
faisaient  de  loin   entrevoir  le    moment  où  l'on  mettrait 
les  Osmanlis  entre  deux  feux,  si  les  princes  chrétiens  les 
attaquaient  simultanément  en   Occident.  A  ce   point  de 
vue,  ralliance  militaire  des  Moscovites  eût  été  des  plus 
précieuses;  on  devait  se  complaire  à  la  croire  possible. 
Les  dépêches  de  Laureo  n'étaient  pas  faites  pour  dé- 
courager Grégoire  XIII.  La    guerre    avec   Moscou   avait 
d'abord  semblé  au  nonce  de  Varsovie  un  excellent  déri- 


40G     l'IlOJKTS  DE  MISSIONS  TONTIFICALES  A  MOSCOU. 

vatif  pour  l'ardeur  belliqueuse  des  Polonais  ;  mais  lors- 
que les  chances  crivan  de  succéder  aux  Jaj|cllons  devin- 
rent plus  sérieuses,  il  s'aperçut  qu'au  fond  ce  choix  ne 
serait  pas  si  mauvais,  pourvu,  naturellement,  que  le  Tsar 
se  fît  catholique.  En  effet,  les  avantages  paraissaient  pré- 
cieux. Bon  capitaine,  favorisé  par  la  victoire,  disposant 
de  moyens  formidables,  animé  de  haine  contre  les  Turcs 
et  les  hérétiques,  Ivan  pouvait  mieux  que  tout  autre, 
dans  la  pensée  de  Laureo,  réjjler  la  question  d'Orient'. 
Par  un  singulier  concours  de  circonstances,  les  diplo- 
mates autrichiens  étaient  encore  plus  empressés  à  faire 
l'éloge  du  tsar  de  Moscou.  Pendant  les  deux  interrègnes 
qui  se  succédèrent  à  quelques  mois  de  distance,  après  la 
mort  du  dernier  Jagellon  (7  juillet  1572),  de  graves  et 
communs  intérêts  eurent  bientôt  rapproché  d'Ivan  IV 
l'empereur  ]\Iaximilien.  Henri  de  Valois  n'était  monté 
sur  le  trône  de  Pologne  que  pour  en  descendre  précipi- 
tamment, à  la  première  nouvelle  qu'il  pourrait  devenir 
roi  de  France.  Le  vainqueur  de  Jarnac  s'en  allait  tuer 
les  Guise  et  se  faire  assassiner  par  Jacques  Clément.  En 
proie  à  une  vive  agitation,  déchiré  par  les  partis  politi- 
ques, le  pays  traditionnel  de  la  liberté  se  préparait 
bruyamment  à  de  nouvelles  élections.  L'archiduc  Ernest, 
à  défaut  de  l'Empereur  lui-même,  était  le  candidat  de 
l'Autriche.  Les  Turcs  favorisaient  Stéphane  Bathory,  leur 
vaseal  et  voiévode  de  Transylvanie.  Bien  que  le  Tsar  mît 
aussi  des  prétentions  en  avant,  soit  pour  lui,  soit  pour 
son  fds,  soit  sur  la  Pologne  tout  entière,  soit  seulement 
sur  la  Lithuanie,  Maximilien  II  voulut  essayer  de  gagner 
ses  suffrages  pour  Ernest.  L'Empereur  s'intéressait  aux 

'  WiERznowSKi,  Vinc.  Laureo,  p.  76.  Le  nonce  croyait  que  le  titre  d'em- 
pereur conféré  à  Ivan  IV  après  la  conquête  de  GoQStaatiaopIe  suffirait  pour 
qu'il  SQ  réconciliât  avec  Rome.  Ibidem,  p.  257. 


RODOLI'IIK    CLKNKE.  407 

jiiojcls  livoniens  d'Ivau  ;  Batliory  iiis[)irait  des  craintes  ù 
1  iiii  el  à  Fautre;  cet  enchevétrcim'iil  (ritih'iêts  ouvrait  le 
(liaiiip  aux  concessions  mutuelles  et  à  l'action  diplonia- 
liiiuc.  Jean  Cobentzl  fut  envoyé  dans  ce  but  à  Moscou 
[leiidant  l'hiver  de  l'année  1575.  Ces  négociations  sont  en 
(Kliors  de  notre  sujet;  elles  roulaient  sur  le  partage  encore 
pK-niaturé  de  la  Pologne.  La  maison  d'Autriche  voulait 
(bien  céder  des  provinces  qu'elle  ne  possédait  pas,  pourvu 
qu'un  archiduc  obtînt  tout  un  royaume;  le  Tsar  ne  voyait 
aucun  inconvénient  à  livrer  des  Slaves  aux  Allemands, 
i^'il  pouvait  du  même  coup  élargir  ses  propres  frontières. 
Des  lettres  flatteuses  pour  Ernest  furent  donc  expédiées 
eu  Pologne,  où  elles  n'arrivèrent  du  reste  qu'après  lélec- 
liou  de  Bathory.  Mais  il  nous  tarde  d'aborder  ce  qui  dans 
tout  cela  nous  touche  de  plus  près  :  le  mémoire  rédigé 
par  Cobentzl  sur  la  Moscovie. 

Le  diplomate  autrichien  a  été  évidemment  ébloui  par 
lac  cueil  qu'il  reçut  au  Kremlin.  Rien  que  l'apparition 
lu  Tsar  le  frappe  de  stupeur  :  Ivan  se  montre,  à  la  pre- 
mière audience,  avec  un  manteau  d'étoffe  précieuse  sur 
les  épaules,  tout  couvert  de  rubis,  d'émeraudes,  de  dia- 
iiaiits  grands  comme  des  noix,  s'écrie  Cobentzl  avec 
l'îilhousiasme  ;  le  fils  aîné  du  Tsar  déploie  dans  son  cos- 
-uine  la  même  magnificence,  moins  la  couronne  et  le 
îCeptre.  A  la  vue  des  splendeurs  dont  s'entoure  le  mo- 
aarque  du  Nord,  notre  ambassadeur  est  comme  étourdi; 
il  dédaigne  ce  que  naguère  il  avait  admiré  :  rien  n'est 
comparable  aux  merveilles  de  Moscou,  ni  les  tiares  et  les 
Tiitres  du  Pape,  ni  les  joyaux  de  France  ou  d'Espagne,  ni 
les  trésors  de  Toscane,  de  Bohême,  de  Hongrie.  Au  festin 
^ui  succède  à  l'audience,  nouvelle  surprise,  nouvelle 
idmiration.  Vêtus  de  longues  robes  à  l'orientale,  le  souve- 
rain et  son  fils  semblent  enveloppés  de  lumière,  si  vif  est 


408     riU).lETS  DE  MISSIONS  PONTI  Kl  CALES  A  MOSCOU. 

l'éclat  des  pierreries  qui  élincellent  sur  leurs  costumes 
cramoisis;  de  nombreux  serviteurs  aux  brillantes  livrées 
entourent  les  tables  jjarnies  de  vaisselle  et  de  coupes  en 
or  et  en  vermeil.  Six  longues  beures  se  passent  ainsi  au 
milieu  des  boissons  et  des  mets,  car  la  gravité  de  nos 
pères  ne  reculait  pas  devant  cette  épreuve,  le  plus  sou- 
vent assez  funeste  pour  plusieurs  d'entre  eux.  La  dernière 
libation  est  offerte  aux  convives  par  le  Tsar  lui-même. 
Après  quoi,  à  la  lueur  des  flambeaux,  on  reconduit  les 
hôtes  étrangers  à  leur  domicile  pour  s'y  remettre  intré- 
pidement à  boire  et  à  manger  jusqu'au  lever  de  l'aurore. 
Non  content  d'admirer  ce  qui  tombait  sous  les  yeux, 
Cobentzl  trouva  des  amis  complaisants  qui  lui  donnèrent 
force  détails  sur  les  trésors  cachés  d'Ivan  et  sur  ses  res- 
sources militaires.  Les  richesses  accumulées  au  Kremlin 
sont  presque  légendaires  :  trois  cents  charretées  d'or  et 
d'argent  enlevées  à  Novgorod  sous  Ivan  III,  les  dépouilles 
de  quinze  principautés  subjuguées  par  Vasili  III,  le  butin 
de  Kazan,  d'Astrakhan,  de  Dorpat,  de  Pernau  et  de  quel- 
ques autres  villes  prises  à  l'ennemi  et  soustraites  au 
pillage.  Quant  aux  forces  militaires,  elles  étaient  évaluées 
à  trois  cent  mille  cavaliers,  cent  mille  fantassins  armés  d 
fusils,  cent  mille  autres  munis  de  flèches,  qui  tous  peuven 
être  mobilisés  dans  l'espace  de  quinze  jours.  Cette  der* 
nière  affirmation  suffit,  à  elle  seule,  pour  donner  la  me 
sure  de  l'exactitude  de  Cobentzl.  Personne  n'ignore  ave( 
quelle  lenteur  et  quelle  difficulté  les  Tsars  réunissaient 
sous  les  drapeaux  leurs  soldats-laboureurs,  disséminés 
dans  les  campagnes  :  le  délai  de  quinze  jours  est  un 
amère  ironie. 

L'optimisme  de   notre  diplomate  ne  s'arrête  pas  au: 
faits  purement  matériels;  il  paraît  au  grand  jour  dans  les 
appréciations  morales.  Ivan  est  censé  animé   d'un  beau 


RODOLPIIK   CLKNKE.  409 

zèle  pour  conclure  une  alliance  antioltomano  avec  le 
Pape,  l'Empereur,  le  roi  d  Ilspagnc  et  tous  les  princes 
chrétiens.  Au  seizième  siècle,  à  ralliance  polititpu;  s'as- 
socie toujours  l'idée  de  l'unité  relijjieuse.  A  cet  ('{jard, 
Cobentzl  trouve  les  Moscovites  admirablement  préparés, 
pourvu  qu'on  y  mette  de  la  prudence  et  de  la  modéra- 
tion. En  effet,  rien  de  plus  facile  que  de  rentrer  dans  le 
giron  de  l'Église  pour  ceux  qui,  à  la  rigueur,  n'en  sont 
jamais  sortis  :  c'est  le  cas  des  Moscovites.  Ils  professent, 
à  quelques  détails  près,  les  mêmes  doctrines  que  l'Église 
romaine,  s'adonnent  aux  mêmes  pratiques,  y  compris  les 
jeûnes  et  le  culte  des  saints,  recourent  aux  mêmes  sacre- 
ments, ne  portent  pas  de  haine  aux  Latins;  la  piété  popu- 
laire se  manifeste  dans  les  processions,  dans  la  vie  exem- 
plaire des  moines  et  des  nonnes.  N'écoutant  que  son  zèle, 
Cobentzl  croit  devoir  indiquer  l'homme,  d'après  lui,  le 
plus  capable  d'agir  dans  le  sens  du  rapprochement  :  c'est 
le  Père  Stanislas  Warszewicki,  recteur  du  collège  des 
Jésuites  de  Vilna. 

Après  ces  échappées  lumineuses  vient  tout  naturelle- 
ment le  désir  de  voir  Ivan,  à  défaut  d'ui^  Habsbourg, 
monter  sur  le  trône -de  Pologne  et  assumer  contre  les 
Turcs  une  mission  providentielle  ' .  Quand  on  songe  que 
le  Tsar  parcourait  alors  la  cinquième  des  six  époques  de 
massacres  consignées  dans  les  chroniques,  que  les  plus 
illustres  boïars  comptaient  parmi  les  victimes,  que  Tver 
et  Novgorod  saccagés  cruellement  se  relevaient  à  peine 
de  leurs  ruines,  que  les  églises  et  les  couvents  n'échap- 
paient guère  à  la  déprédation,  que  tout  le  pays,  plongé 


'  WiCHMANN,  p.  1.  —  TocRGUÉxEv,  l.  I,  p.  255.  —  Pom.  dipl.  snoch.,  t.  I, 
roi.  481  à  574.  Tourguénev  attribue  faussement  ce  mémoire  à  Pernstein  ; 
Wichmann  est  dans  l'erreur  sur  les  dates.  Pour  toute  cette  période,  voir 
Z.^KP.zEWSKi,  Po  iiciccc^e,  p.  60  et  suiv.  —  Appendice,  n°  III. 


410    IMIOJETS  DE  MISSIO.NS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

dans  un  morne  effroi,  regardait  l'avenir  avec  terreur,  on 
se  demande  non  sans  surprise  comment  un  homme,  versé 
dans  la  politique  et  rompu  aux  grandes  affaires,  pouvait 
si  facilement  se  laisser  halluciner. 

Tel  était  cependant  le  langage  de  Gobentzl,  et  nous  ne 
sommes  pas  éloigné  de  croire  que  ses  paradoxes  ont  fait 
oublier  les  sombres  dépêches  de  Porlico.  Le  diplomate 
autrichien  jouissait  d'une  certaine  autorité;  son  mémoire, 
adressé,  semble-t-il,  à  plusieurs  personnages  à  la  fois,  a 
circulé  dans  les  plus  hautes  sphères,  et,  s'il  faut  en  juger 
d'après  les  exemplaires  encore  existants,  il  a  dû  être  très 
répandu. 

Les  événements  politiques  attiraient  le  Saint-Siège  vers 
le  même  ordre  d'idées .  Les  concurrents  au  trône  de  Po- 
logne étaient  si  nombreux,  si  profondément  divisés,  qu'il 
ne  fallait  pas  s'attendre  à  une  issue  pacifique  des  élections.  A 
deux  jours  d'intervalle,  le  12  et  le  14  décembre  1575, 
deux  rois  furent  successivement  proclamés  :  Maximilien  II 
et  Stéphane  Bathory.  Gagnant  de  vitesse  sur  son  rival, 
rendu  promptement  en  Pologne,  le  voiévode  de  Transyl- 
vanie avait  m^êlé  son  sang  h  celui  des  Jagellons,  posé  leur 
couronne  sur  sa  tête,  fasciné  et  séduit  les  esprits  par  ses 
allures  chevaleresques,  tandis  que  l'Empereur,  entouré  de 
son  conseil,  calculait  les  chances  de  succès,  s'effarouchait 
des  risques  à  courir  et  se  bornait,  en  somme,  à  rédiger  de 
touchantes  proclamations. 

Le  nonce  Laureo  se  trouva  placé  dans  une  fausse  posi- 
tion :  en  pleine  lutte  électorale,  il  avait  officiellement  sou- 
tenu les  Habsbourg,  la  candidature  d'Ivan  restant  toujours 
subordonnée  à  leur  échec;  quant  à  Bathory,  on  l'avait 
négligé  complètement.  Aux  yeux  du  Saint-Siège,  il  n'y 
avait  donc  d'autre  élection  valable  que  celle  de  l'Empereur. 
Pour  ne  pas  se  déjuger,  Laureo  quitta  Varsovie  et  se  fixa 


ROnOLPM  !•;    CLKNKE.  411 

Breslau.  Un  seul  avanlujjc  dérivait  de  cette  confusion  : 
tome  pouvait  traiter  des  alfairesde  Moscou  avec  un  roi  de 
ologne  sans  que  les  Polonais  eussent  rien  à  y  voir  ;  d'ail- 
îurs,  un  Iia!)sbourg  ne  serait-il  pas  plus  prévenant  et 
lus  souple  qu'un  Ja^ellon  ?  L'occasion  d'entrer  en  matière 
offrit  d'elle-même  au  départ  pour  l'AIIema^jne  du  cardi- 
al  IMorone,  accrédité  en  qualité  de  légat  auprès  de  Maxi- 
lilien  II, 

En  effet,  les  instructions  pontificales  du  26  avril  1576 
éveloppent  longuement  les  avantages  d'une  mission 
)maine  à  Moscou,  même  au  point  de  vue  des  intérêts  du 
aint-Empire.  L'affaire  passait  en  bonnes  mains.  Accusé 
'hérésie  et  jeté  dans  les  fers  par  Paul  IV,  Morone  était 
)rti  de  prison  pour  présider  les  Pères  du  concile  de  Trente; 
admiration  générale  avait  succédé  aux  soupçons  ,  ses 
dvcrsaires  le  redoutaient,  les  Romains  le  surnommaient, 
cause  de  sa  réserve,  le  puits  de  Saint-Patrice. 

En  outre,  les  circonstances  se  prêtèrent  aux  négociations: 
ans  les  premiers  jours  de  juillet,  deux  envoyés  russes,  le 
rince  Sougorski  et  le  diak  Artsybachev,  vinrent  à  la  diète 
e  Ratisbonne  conclure  une  alliance  définitive,  s'entendre 
\QC  Maximilien  sur  la  ligue  et  intriguer  contre  Balhory. 
Empereur  s'en  ouvrit  au  cardinal  et,  sur  la  remarque 
ail  faudrait  auparavant  mettre  à  l'épreuve  la  sincérité 
loscovite,  lui  déclara  sans  réticence  qu'un  envoyé  spécial 
;  rendrait  au  Kremlin.  C'était  là  que  Morone  voulait  en 
inir;  il  murmura  timidement  que  le  Pape  pourrait  peut- 
re  en  faire  autant.  S'apercevant  alors  du  piège,  Maxi- 
lilien  se  replia  sur  les  démarches  préliminaires  à  la  diète 

sur  les  incursions  des  Turcs  en  Croatie.  Cependant, 
ientôt  après,  il  approuva  le  projet  pontifical,  et  Morone  se 
lit  immédiatement  en  rapport  avec  les  Russes,  que  les 
lauvaises  langues  accusaient  d'être  assez  grossiers.  La  pre- 


M2     PROJETS  DE  MISSIONS  PONT  lE  I  C  A  ],ES  A  M  OS  CD  0. 

mière  entrevue  réussit  à  merveille  et  dissipa  les  appréhen- 
sions.  Il  n'y  avait  j)lus  qu'à  pousser  la  pointe.  Le  28  août, 
le  cardinal  fit  présenter  une  lettre  à  Sougorski  avec 
prière  de  s'en  charger  pour  son  maître.  Quel  ne  fut  pai 
l'étonnement  général,  lorsque  les  diplomates  du  Kremlin 
répondirent  j)ar  un  refus  !  «  Que  le  Pape  envoie  lui-mérac 
son  ambassadeur  à  Moscou,  disaient-ils,  qu'il  donne  sef 
lettres  aux  courriers  impériaux  ;  quant  à  nous ,  nou{ 
sommes  accrédités  auprès  de  l'Empereur  et  nullement 
auprès  du  Pape.  »  Rien  ne  put  les  faire  changer  d'avis  ; 
ils  savaient  trop  bien  qu'ils  répondaient  sur  leurs  têtes  dt 
la  fidélité  servile  aux  ordres  du  maître  '. 

Morone  était  tout  entier  à  son  désappointement  et  peut 
être  à  son  dépit,  lorsqu'il  reçut  de  Rome  des  dépêches  qui 
marquent  une  nouvelle  phase  dans  ces  négociations.  Déj, 
plus  d'une  fois  le  cardinal  de  Côme  avait  adjuré  la  diète 
voter  promptement  les  subsides  pour  la  guerre,  sans  laisse) 
à  Mourad  III  le  loisir  de  subjuguer  la  Perse  ;  le  Saint-Sièg( 
ne  perdait  pas  l'espoir  d'enrôler  l'Espagne,  le  Portugal 
l'Italie  avec  Venise,  et,  pour  grossir  le  nombre  des  alliés 
Morone  se  voyait  autorisé  à  tenter  la  fortune  auprès  d( 
Schah-Ismaïl  et  d'Ivan  IV.  En  Perse,  le  bruit  des  arme 
eût  couvert  la  voix  des  diplomates;  Moscou  présentait  plu 
de  ressources.  On  envoya  donc  au  légat  d'Allemagne  m 
bref  pour  Ivan  IV  avec  une  dépêche  datée  du  25  août,  qu 
nous  offre  un  curieux  spécimen  d'idées  inexactes  sur  Mes 
cou.  Le  Saint-Siège  se  dit  parfaitement  informé  des  excel 
lentes  dispositions  du  Tsar,  voire  de  sa  déférence,  de  soi 
profond  respect  pour  le  Pape.  Jusqu'ici,  pour  ménage; 
l'Autriche,  on   s'est  tenu  à  l'écart;    maintenant  que  1er 

'  Archives  du  Vatican,  Polit.,  CXVI,  f.  61;  fonds  Borghèse,  III 
ji»107  G.  — laEiîiER,  Annales,  t.  II,  p.  525,  529.  —  Pam.  dipl.  snoch.,i.î 
col.  664,  6Ô5.  I 


% 


nODOLPlIE  CLENKE.  413 

Habsbourg  sont  en  bons  termes  avec  Ivan,  pourquoi  les 
iiilerèts  de  rÉjjlisc  ne  niarclicralent-ils  pas  de  Front  avec 
ccnix  du  Saint-Empire?  Morone  reçut,  par  consé(juent. 
Tordre  positil' d'envoyer  un  messager  à  Moscou.  Comme  a 
1  ordinaire,  le  but  de  la  mission  sera  politique  à  la  fois  cl 
religieux.  L'appui  de  Maximilien  semblait  si  assuré  qu'on 
lui  suggéra  d'avance  le  canevas  d'une  lettre  i\  Ivan.  Ouant 
a  i'heureux  résultat  de  l'entreprise  ,  Rome  n'en  doutait 
jiicsque  pas;  on  s  attendait  plutôt  à  voir  arriver,  du  fond 
de  la  Moscovie,  une  ambassade  solennelle  '. 

A  Ratisbonne,  le  légat  n'était  guère  mieux  informé  que 
le  cardinal  au  Vatican;  ne  puisaient-ils  pas  tous  les  deux 
aux  mêmes  sources  autrichiennes?  Sans  faire  d'observa- 
tion à  sa  cour,  sans  se  laisser  décourager  par  Sougorski, 
Morone  ne  songea  qu'à  exécuter  les  ordres  reçus.  L'Empe- 
reur donna  verbalement  son  approbation;  le  titulaire  de 
la  mission  était  trouvé  d'avance  :  Rodolphe  Clenke  s'en 
chargeait  volontiers.  Savant,  érudit,  d'une  constitution 
roljuste,  d'un  genre  de  vie  austère,  presque  Spartiate,  ce 
prêtre  distingué  consacrait  ses  loisirs  aux  études  et  culti- 
\  ait  les  sciences  sacrées,  le  droit  civil  et  les  langues  orien- 
tales. Son  humeur  enjouée  et  quelque  peu  batailleuse  le 
faisait  tour  à  tour  admirer  par  les  uns,  craindre  par  les 
autres,  et  parfois  gronder  par  son  évêque,  à  cause  de  ses 
mordantes  saillies. 

Jusque-là  sa  carrière  n'avait  été  rien  moins  que  mono- 
tone. Sa  jeunesse  s'était  écoulée  en  grande  partie  aux  uni- 
versités protestantes  de  Wittemberg,  Meissen,  Rostock. 
Vers  1550,  Clenke  se  trouve  à  l'université  catholique  de 
Cracovie,  et  c'est  à  cette  époque  que  se  rapporte  son 
voyage  de  Moscou  en  compagnie  de  Stanislas  Jedrowski, 

*  TnEiNER,  Annales,  t.  II,  p.  213.  —  Borne  et  Moscou,  p.  150,  n°  10. 


JI14     PROJETS  DE  M1SSI0^'S  PONTIFICALES  A   MOSCOU. 

envoyé  auprès  du  Tsar  par  Sigisinond-Au/justc.  Celle  loin- 
taine et  falifjaiitc  excursion  laissa  à  Tintrépide  touriste 
des  souvenirs  inclfaçablcs  et  le  mit  en  veine  d'existence 
nomade.  Au  retour,  à  peine  a-t-il  passé  quelque  temps 
auprès  de  Gebliard  de  Waldbourg,  le  futur  archevêque  si 
tristement  célèbre  de  Cologne,  qu'il  est  de  nouveau  sur 
les  grands  chemins;  la  France  et  l'Italie  l'atlirent  sans  le 
captiver;  le  voici,  en  1557,  à  l'université  d'Ingolstadt; 
bientôt  après  il  se  fait  recevoir  licencié  en  droit  à  Lou- 
vain,  et  se  consacre  à  l'étude  de  la  théologie.  Dès  qu'il 
eut  obtenu  le  bonnet  de  docteur,  il  fut  nommé  recteur  du 
séminaire  nouvellement  érigé  d'Eichstiictt,  professeur  de 
théologie,  prédicateur  de  la  cathédrale  et  chanoine.  Ce 
rapide  avancement,  ce  cumul  de  fonctions,  sont  une 
preuve  des  mérites  et  des  capacités  de  Clenke.  Le  duc  de 
Bavière,  qui  lui  servait  des  pensions,  n'y  resta  pas  indiffé- 
rent et,  faisant  valoir  ses  droits  sur  le  savant  ecclésias- 
tique, lui  confia,  en  1570,  la  direction  du  Georgianum 
d'ingolstadt. 

Au  mois  d'août  1576,  Morone  eut  l'occasion  de  voir 
Clenke  à  Ratisbonne,  et,  le  trouvant  plein  de  science  et 
de  zèle,  habile  dans  la  controverse,  lui  proposa  la  mission 
de  Moscou.  L'offre  fut  acceptée  avec  empressement.  Ne 
prévoyant  plus  d'obstacles,  le  légat  rédigea  une  longue 
feuille  d'instructions  qui  reflète  fidèlement  les  illusions 
romaines  :  l'union  avec  l'Église  et  la  guerre  contre  les 
Turcs  en  forment  l'objet;  Clenke  est  chargé  de  provoquer 
une  ambassade  russe  à  Rome,  et  autorisé  à  promettre  des 
théologiens  et  des  prêtres,  si  le  Tsar,  nouveau  David,  prêt 
à  lutter  contre  l'Islam,  veut  se  faire  instruire  plus  à  fond. 
La  lettre  du  légat  à  Ivan  est  écrite  dans  le  même  style  ^ 

'MeDKRER,  t.    II,  p.    45  à  51.  SCTTNER,    p.    27. TUEUWELIUS,  WyMCK, 

passim.  —  GRiGonovifcn,  p.  27  à  75,  n"'  5,  6. 


RODOI-PFIE   r.MlNKR.  41.', 

On  ne  se  doutait  pas  des  contrastes  :  le  despote  de  Moscou 
à  Fécole  d'un  prêtre  latin,  les  ()|)iil(liriiki  soumis  docile- 
ment au  l'ape;  —  n'était-ce  pas  rêver  l'impossiidc? 

En  organisant  la  mission  sous  les  auspices  impériales, 
en  espérant  le  concours  de  rAutriclie,  ni  (Jrégoire  XIII  ni 
Morone  n'avaient  compté  avec  la  versatilité  qui  distirijjua 
de  tout  temps  la  plupart  des  Ilabshourjj.  Après  une  ré- 
ponse évasive  et  une  approbation  complète,  Maximilien 
allait  encore  revenir  sur  sa  décision.  Le  prince  Soufjorski 
se  mettait  déjà  en  route,  Clenke  devait  l'accompaj^ner; 
comme  dernière  formalité,  Morone  en  informe  1  Empe- 
reur, lorsque,  l'avant-veille  du  départ,  le  15  septembre, 
une  déclaration  inattendue  vient  plonger  les  intéressés 
dans  l'étonnement.  Sa  Majesté  exprimait  l'avis  de  surseoir 
à  l'envoi  de  Rodolphe  Clenke  ou  de  tout  autre  représen- 
tant pontifical,  et  voici  pourquoi  :  les  négociations  ne  s'ou- 
vriraient à  Moscou  qu'après  l'arrivée  des  ambassadeurs  du 
Saint-Empire,  du  roi  d'Espagne  et  du  roi  de  Danemark  ; 
or,  avant  de  traiter  avec  le  Tsar,  il  serait  opportun  que  les 
diplomates  étrangers  s'entendissent  entre  eux  ;  une  mission 
isolée  manquerait  son  but.  Ces  raisons  sont  moins  convain- 
cantes qu'on  ne  croirait.  La  résolution  impériale  s'inspirait 
plutôt  d'une  secrète  jalousie  :  des  conseillers  ombrageux, 
craignant  un  nouveau  succès  du  Saint-Siège,  avaient  per- 
suadé l'Empereur  de  faire  avorter  la  mission  pontificale. 
Telle  est  la  version  donnée  par  Malvasia,  secrétaire  de 
Morone,  au  P.  Possevino  ;  telle  est  l'opinion  de  Possevino 
lui-même.  Le  légat  d'Allemagne  ne  se  montra  pas  contrarié 
outre  mesure  de  cet  échec.  On  eut  soin  de  l'avertir  que  les 
Russes  ne  se  souciaient  pas  d'emmener  avec  eux  un  prêtre 
romain.  Voyant  qu'il  serait  inutile  d'insister,  il  s'épargna 
de  nouvelles  démarches,  et  l'affaire  en  resta  là.  Le  repro- 
che d'inconstance  ne  saurait  être  adressé  au  cardinal  de 


416    PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOUj 

Côme  ;  le  jour  même  où  l'Empereur  notifiait  son  refus,  il 
félicitait  ^loronc  de  ses  prcnncrs  succès  au[)rcs  de  Soujjorski 
et ,  au  nom  du  Pape,  l'encourageait  à  multiplier  ses 
elTorts  ', 

Le   plus  désappointé  de   tous   fut  peut-être  Rodolphe 

Clenke  :  son  esprit  aventureux  se  complaisait  dans  le  grand 

œuvre  à  parfaire  ,  dans  le  lointain  voyagea  entreprendre. 

Obligé  d'y  renoncer,  il  se  consacra  au  duché  de  Brunswick, 

,  où  il  y  avait  à  soutenir  une  lutte  ardente  contre  le  protes- 

]  tantisme.  Victime  de  son  zèle,   de  ses    travaux,  de   ses 

.    fatigues,  il  mourut  le  C  août  1578.  Sa  dépouille  mortelle 

repose  dans  la  modeste  église  des  religieuses  d'Eldagessen. 

Ainsi  disparut  de  la  scène  du  monde  celui  qui  aurait  dû 
gagner  Ivan  le  Terrible  à  la  foi  romaine,  en  faire  le  cham- 
pion du  Saint-Siège  et  la  terreur  des  Ottomans.  Je  ne  hasar- 
derai pas  l'hypothèse  que  Clenke  eût  réussi  dans  sa  mission  ; 
toujours  est-il  que  ce  n'était  pas  à  un  Habsbourg  de  lui 
susciter  des  obstacles  . 


II 


On  a  cru  jusqu'ici  que  Grégoire  XIII,  avant  la  célèbre 
mission  de  Possevino,  n'avait  essayé  qu'une  seule  fois  de 
se  mettre  en  rapport  avec  Moscou,  et  qu'il  n'avait  pas 
renouvelé  en  Pologne  les  démarches  avortées  en  Autriche. 
C'est  une  erreur  dont  il  importe  de  signaler  la  source.  Lesf 
instructions  du  cardinal  de  Côme  au  nonce  de  Pologne  sur  1 

'  Borne  et  Moscou,  p,  15V,  n"  12;  Bathory  et  Possevino,  p.  53.  —  ToUR- 
GCKNEV,  Suppl.,  p.  21.  —  Archives  du  Vatican,  Gennania,  XGVI,  f.  119, 
212. 


JACQUES    WORONECKI.  r*i7 

une  mission  auprès  d'Ivan,  on  1571),  yisaicnt  inconnues 
aux  arcliives  du  Vatican,  et,  si  la  correspoiidaiicc  de  Cali- 
gari,  publiée  par  Tour^uénev,  n'en  révèle  pas  les  traces, 
c'est  qu'elle  présente  elle-même  de  regrettables  lacunes  ; 
notamment  les  dépêches  chiffrées  n'y  sont  pas  reproduites. 
Ces  précieux  documents,  que  j'ai  la  chance  d'arracher  le 
premier  à  l'oubli,  permettent  de  mettre  en  lumière  un 
épisode  diplomatique  qui  ne  manque  ni  d'intérêt  ni  d'im- 
portance :  il  s'agit  d'un  nouveau  projet  moscovite  provo- 
qué par  les  complications  d'Orient. 

A  la  mort  de  Suleyman  I",  l'empire  islamique  entra 
dans  sa  période  de  décadence.  A  la  vérité,  les  causes 
d'affaiblissement  restèrent  à  l'état  occulte  tant  que  Sokolli, 
de  sa  main  vigoureuse,  empêcha  leur  éclosion  et  maintint 
les  traditions  du  grand  règne.  Cependant  le  Croissant  n'est 
plus  entouré  d'un  prestige  invincible;  la  journée  de  Lé- 
pante  l'avait  détruit  sans  briser  encore  complètement  la 
puissance  ottomane.  Mourad  III  s'était  engagé  dans  une 
longue  et  terrible  guerre  avec  la  Perse.  Il  y  avait  des 
alternatives  de  victoires  et  de  revers,  mais  les  bruits  défa- 
vorables aux  Turcs  trouvaient  plus  de  crédit  en  Europe,  et 
une  ambassade  persane  venait  solliciter  à  Lisbonne  le 
concours  des  princes  d'Occident  pour  porter  un  mortel  et 
dernier  coup  à  l'empire  ébranlé  de  Mahomet.  Se  pré- 
valant des  circonstances  favorables,  Grégoire  XIII  reprit 
les  projets  caressés  à  Rome  depuis  1576.  Il  se  laissa  per- 
suader que  les  Turcs,  harcelés  par  les  Perses  en  Asie,  ne 
pourraient  guère  opposer  une  longue  résistance  aux  ar- 
mées chrétiennes  qui  viendraient  les  attaquer  de  toutes 
parts  en  Europe.  Le  point  capital,  d'où  dépendait  la  vic- 
toire, était  donc  d'organiser  promptement  la  ligue  pour 
faire  coïncider  une  campagne  dans  la  presqu'île  des  Bal- 
kans avec  les  opérations  militaires  que  les  Perses  pousse- 

2T 


418     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

raient  vijjoureusement  en  Orient.  On  espérait  rallier  sous 
le  même  drapeau  l'Espagne  et  Venise,  ces  deux  rivales 
c^jalement  fières  et  puissantes,  dont  le  concours,  en  vue 
du  succès,  était  également  nécessaire.  Le  commande- 
ment suprême  eût  été  confié  au  roi  de  Pologne.  Ce  choix 
était  indiqué  :  Batbory  se  révélait  tout  à  coup  comme  un 
homme  providentiel  aspirant  aux  plus  hautes  destinées. 
Son  passé  n'était  pas  sans  gloire. 

2es  Balhory  de  Somlyo  comptaient  parmi  les  plus  illus- 
tres familles  de  Transylvanie;  traditions  belliqueuses, 
courage  à  toute  épreuve,  simplicité  patriarcale,  fidélité  à 
la  foi  des  ancêtres,  tels  étaient  leurs  traits  distinctifs. 
L'année  même  de  la  naissance  du  futur  monarque,  ses 
parents  élevèrent  à  côté  de  leur  château  une  église  à  la 
sainte  Vierge.  Possevino  eut  un  jour  l'occasion  de  la 
voir  et  d'admirer  les  précieux  ornements  dont  elle  était 
fournie.  Il  ne  manqua  pas  d'en  tirer,  après  coup,  l'horo- 
scope du  nouveau-né,  prédestiné  à  devenir  grand  construc- 
teur d'églises  et  restaurateur  du  culte  divin.  Envoyé  par 
son  père  à  Gran,  Stéphane  y  reçut  à  la  cour  de  l'arche- 
vêque une  forte  et  pieuse  éducation.  Lorsqu'il  passa,  tout 
jeune  encore,  au  service  de  Ferdinand,  son  caractère  était 
déjà  si  fièrement  trempé  que  le  primat  de  Hongrie  put 
faire  de  lui  cet  éloge  :  «  Voici  un  garçon,  dit-il  au  roi  des 
Romains,  qui  veut  être  traité  comme  un  homme.  »  Sur 
un  théâtre  plus  vaste,  les  qualités  de  Bathory  se  firent 
mieux  remarquer  :  en  15  49,  il  se  rendit  à  la  diète  d'Augs- 
bourg;  la  vie  des  camps  lui  valut  la  réputation  de  vaillant 
soldat;  ensuite  il  accompagna  en  Italie  l'archiduchesse 
Catherine,  fiancée  au  duc  de  Mantoue. 

Mais  ces  bonnes  relations  avec  les  Habsbourg  ne  tar- 
dèrent pas  à  s'altérer  singulièrement.  Le  voiévode  de 
Transylvanie,  Jean-Sigismond  Zapolya,  disputait  à  Ferdi- 


JACQUES    WOllONECKI.  419 

nand,  les  armes  à  la  iiiuiu,  la  comoane  royale  de  Hon^jrie. 
Rentré  j)armi  les  siens,  nounné  comniandanl  de  Vara- 
dine,  Hafhory  embrassa  le  parti  de  son  prince,  et  il  eut 
souvent  à  combattre  les  milices  autrichiennes.  La  {juerre 
devenait  ainsi  de  plus  en  plus  son  élément  favori;  tout  l'y 
portait,  et  son  inclination  naturelle,  et  sa  position  sociale, 
et  les  circonstances  ajjitées  de  l'époque.  Son  jfcnie  mili- 
taire se  trahit  à  chaque  occasion  :  on  admire  son  coup 
d'œil,  son  énergie,  ses  soudaines  inspirations;  le  champ 
de  hataille  l'anime  d'un  enthousiasme  qu'il  répand  autour 
de  lui;  sous  la  tente,  il  étudie  avec  passion  l'art  de  la 
guerre  et  invente  des  boulets  qui  font  la  terreur  de  len- 
nemi.  Aussi  fin  diplomate  que  valeureux  capitaine,  la 
mission  de  Vienne  lui  échut  souvent  en  partage.  Les  pour- 
parlers avec  Ferdinand  n'aboutirent  jamais.  Maximilien  II 
était  sur  le  point,  en  1565,  de  ratifier  un  traité  avantageux 
pour  lui,  lorsque  Bathory  vint  demander  de  nouvelles 
concessions  en  faveur  de  son  maître.  Le  recul  ressemblait 
à  un  piège;  l'Empereur  rompit  les  négociations  et  retint 
prisonnier  l'envoyé  de  Zapolya.  Près  de  trois  ans  s'écou- 
lèrent ainsi  dans  une  captivité  honorable  qui  ne  le  privait 
de  rien,  si  ce  n'est  de  la  liberté. 

En  1571,  lorsque  le  dernier  Zapolya  eut  fermé  les  yeux, 
les  suffrages  des  électeurs  se  portèrent  sur  Bathory.  Il 
accepta  la  couronne  de  Transylvanie;  mais  pour  la  con- 
server sur  sa  tête,  il  dut  livrer  une  sanglante  bataille  à  un 
rival  perfide  et  puissant.  Le  calme  rentrait  peu  à  peu  dans 
le  pays,  les  relations  du  dehors  n'en  restaient  pas  moins 
compliquées  :  vassal  et  tributaire  du  Sultan,  le  voïévode 
recevait  de  lui  l'investiture  et,  en  cas  de  guerre,  lui  four- 
nissait un  contingent;  d'autres  attaches,  mais  secrètes, 
unissaient  la  principauté  à  l'empire:  or  l'Empereur  abhor- 
rait le  Sultan;  ni  l'un  ni  l'autre  n'avait  les  sincères  sym- 


420     PK0.1KTS  DE  MISSIO>'S  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

patliies  de  Bathory,  qui  eût  préféré  voir  sa  patrie  rendue  à 
elle-même  et  comj)lètcmciil  indépendante  '. 

Le  nouveau  voïévode  aurait  consumé  obscurément  sa 
vie  et  ses  forces  dans  la  lutte  avec  ces  difficultés,  si  les 
Polonais  ne  l'eussent  appelé  à  devenir  leur  roi.  Un  bril- 
lant avenir  s'ouvrait  devant  lui  ;  mais  (juels  étaient  ses 
titres  au  trône  de  Pologne?  Talents  militaires,  réputation 
de  tolérance,  hostilité  envers  les  Habsbourg,  protection 
du  Sultan,  promesse  d'épouser  la  dernière  Jagellon.  \.a 
petite  noblesse,  la  szlachta,  n'en  tlemandait  pas  davan- 
ta"^e;  Fenthousiasme  des  électeurs  se  fût  certainement 
refroidi,  s  ils  eussent  mieux  connu  la  rude  énergie  du 
maître  qu'ils  acclamaient,  son  austère  justice,  ses  prin- 
cipes de  discipline,  sa  volonté  inébranlable  de  ne  pas  être 
un  roi  de  théâtre. 

Quant  aux  petits  côtés  de  l'événement,  personne  ne  les 
a  mieux  saisis  que  le  nonce  Laureo.  Ce  qui  le  frappe  avant 
tout  dans  Bathory,  c'est  la  simplicité  de  ses  allures  :  ses 
vêtements  sont  modestes,  presque  pauvres  ;  lorsqu'il  ôte 
son  soulier  de  fer,  on  aperçoit  des  chaussures  percées,  et 
l'on  échange  des  sourires;  an  milieu  d'une  conversation, 
survient  un  palatin  quelconque,  il  prend  le  Roi  par  le 
bras,  le  tire  familièrement  à  l'écart,  ordonne  à  haute  voix 
de  fermer  les  portes,  de  ne  laisser  entrer  personne.  La 
cuisine  royale  est  une  cuisine  militaire  ;  le  bœuf  avec  des 
oi.onons  et  de  l'ail  en  fait  tous  les  frais,  contraste  frappant 
avec  les  festins  légendaires  des  magnats.  Le  mariage  avec 
Anne  Jagellon  avait  été  essentiellement  politique,  l'incli- 
nation n'y  était  pour  rien  ;  la  lune  de  miel  ne  dura  que 
quelques  jours,  l'épouse  de  cinquante-quatre  ans  se  vit 
bientôt  délaissée  par  un  mari  plus  jeune  de  dix  ans,  bouil- 

'  PossEviNO,  La  Transilvanîa,  ms.,  p.  172.  —  Archives  du  Vatican,, 
fonds  Borghèse,  LXV,  D,  f.  2W. 


JACQUES   WOnONF.r.Kr,  V2I 

iaiit  (l'acLivllé.  Lrius  cliainbros  étaient  voisines,  séparées 
par  une  sctilc  pièee.  Au  lieu  de  luire  appeler  la  Heine  ou 
dalKM'  la  trouver,  l'alhory  lui  offrit  de  venir  sj)onlané- 
nicnt  (piand  elle  voudrait  le  voir.  Une  première  fois,  elle 
endura  cinq  heures  d'altenle;  personne  ne  i)arnl  dans  la 
<()irée  suivante  :  la  lleinc  revint  bouleversée  dans  sa  cham- 
bre, un  accès  de  fièvre  se  déclara,  une  saijjnée.fut  néces- 
saire. Même  désillusion  dans  les  affaires  :  le  lloi  se  con- 
duisait en  maître  al)solu,  distribuant  à  son  ^ré  les  faveurs 
et  les  charges,  ne  laissant  à  son  épouse  aucune  part  d'in- 
fluence. Mortifiés  et  déçus,  les  partisans  d'Anne  remplis- 
saient la  capitale  de  leurs  plaintes  et  s'en  allaient  répétant 
partout  :  Erravimiis,  erravimus .  Le  nonce  conclut  sa  dé- 
pêche chiffrée  en  exprimant  l'espoir  fjue  ces  vétilles  jette- 
ront peut-être  quelque  lumière  sur  des  questions  plus 
graves  '. 

Rome  avait,  en  effet,  une  décision  importante  à  pren- 
dre :  il  fallait  choisir  entre  Maximilien  et  Bathory,  élus 
tous  les  deux  rois  de  Pologne.  L'un  possédait  les  sympa- 
thies du  Saint-Siège;  une  rupture  avec  l'autre  semblait 
imminente.  La  mort  de  Maximilien  II  vint  fort  à  propos 
dégager  la  situation  :  le  Pape  reconnut  l'élection  de  Ba- 
thory; le  Roi  oublia  l'échec  du  voiévode;  d'excellentes 
relations  s'établirent  entre  Rome  et  Varsovie,  sitôt  qu'on 
eut  appris  à  mieux  connaître  les  dispositions  chevale- 
resques de  Bathory,  son  attachement  inébranlable  à 
l'Église,  sa  haine  secrète  du  Croissant".  Désormais  le  chef 
de  la  ligue  antiottomane  s'imposait  par  la  force  des 
choses  :  à  la  tête  de  la  brillante  et  indomptable  cavalerie 
polonaise,  des  fantassins  hongrois,  intrépides  et  endu- 
rants, le  royal  capitaine  pouvait  plus  facilement  que  tout 

'  WiinzBOwSKi,   V'inc.  Laureo,  p.  424  à  427. 
*  liibl.  nat.,  fonds  latin,  n°  6083,  passim 


422     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

autre   pénétrer  jusqu'au  cœur  de  l'ennemi,  à  travers  la 
Moldavie  et  la   Valachie,    dont  l'accès  lui  était  ouvert. 

Mais  auparavant  un  obstacle  devait  être  écarté.  Les 
pacta  conventa,  acceptés  sous  la  foi  du  serment,  obli- 
geaient le  nouveau  Roi  à  maintenir  la  paix  avec  les  Turcs 
et  à  reprendre  aux  Moscovites  leurs  conquêtes  sur  les 
Polonais  '.  Rome  comprenait  très  bien  que  la  lutte  simul- 
tanée avec  deux  adversaires  formidables  compromettrait  i 
la  victoire,  mais  on  voulait  chan^jer  les  rôles  :  conclure 
une  alliance  avec  Ivan  et  concentrer  les  forces  contre 
Mourad.  Si  le  Roi  se  laissait  convaincre,  la  diète  l'eût 
délié  de  ses  promesses.  Grégoire  XIII  revenait  ainsi  au 
projet  favori  du  Saint-Siège. 

Le  cardinal  de  Côme  se  mit  immédiatement  à  l'œuvre. 
Une  longue  dépêche  fut  adressée,  le  10  juin  1579,  au 
nonce  de  Varsovie,  André  Caligari,  successeur  de  Laureo. 
Presser  Bathory  de  se  mettre  à  la  tête  d'une  croisade, 
sous  peine  de  passer  pour  l'ami  des  Turcs;  laisser  le  Pape 
rétablir  la  paix  avec  Moscou,  car,  en  dépit  des  trêves,  on 
se  battait  déjà  en  Livonie  :  tel  était  le  mot  d'ordre,  ren- 
forcé par  des  promesses  de  subsides  et  des  mirages  de 
conquête  :  on  pourrait  arrondir  la  Transylvanie,  s'em- 
parer de  la  Moldavie,  en  proie  aux  aventuriers;  de  la 
Valachie,  épuisée  par  les  discordes,  voire  de  Constanti- 
nople.  Pour  ne  pas  compromettre  les  succès  militaires  des 
Polonais,  le  Pape  agirait  spontanément,  comme  à  l'insu 
du  Roi,  de  sorte  qu'à  Moscou  l'on  ne  se  douterait  même 
pas  qu'il  fût  initié  au  secret.  Caligari  n'avait  qu'à  rédiger 
des  instructions,  dont  le  point  culminant  serait  la  paix 
entre  les  deux  nations  belligérantes  et  l'union  de  Moscou 
avec  Rome  sur  la  base  du  concile  de  Florence.  Muni  de 

»  Vol.  legum,  t.  II,  p.  898, 


JACQUES  WOUONECKI.  42» 

cette  pièce  et  avec  l'assentiment  du  Hoi,  le  neveu  de  l'ar- 
chevcque  de  Gnesen,  Jacques  Zbarala  Woronecki,  irait 
tenter  la  fortune  au  Kremlin  '. 

La  dépêche  cardinalice,  à  dire  vrai,  proposait  à  Gali- 
gari  un  problème  à  peu  près  insoluble.  Les  excès  sauvages 
du  terrible  Ivan  le  rendaient  de  plus  en  plus  étranger 
aux  idées  romaines  de  conciliation,  et,  en  1579,  Bathory 
devait  être  également  inaccessible  aux  discours  pacifiques. 
De  vastes  plans  de  campagne  germaient  dans  sa  tète  ;  il 
les  avait  esquissés  au  nonce  dès  le  mois  d'avril  1578  : 
marcher  sur  Polotsk  et  Smolensk,  cribler  de  projectiles 
les  deux  forteresses,  surprendre  Moscou,  exiger  des  vaincus 
la  cession  de  la  Livonie,  et  dicter  au  Kremlin  les  condi- 
tions de  la  paix.  Projet  grandiose,  que  reprendra  dans  trois 
siècles  un  capitaine  de  génie  pour  aboutir  à  un  désastre! 
La  diète  de  la  même  année  1578  encourageait  Bathory  à 
donner  de  l'avant  :  de  lourds  impôts  furent  votés  avec 
une  largesse  inouïe.  A  peine  les  préparatifs  terminés,  le 
courrier  Lopacinski  partit  pour  Moscou,  le  26  juin  1579, 
porteur  d'une  déclaration  formelle  de  guerre  :  la  Livonie 
en  était  l'enjeu;  le  but  suprême,  celui  de  refouler  vers 
l'Asie  le  plus  formidable  ennemi  de  la  Pologne  '. 

La  fortune,  dès  le  début,  se  déclara  en  faveur  de 
Bathory.  Par  un  mouvement  habile  et  inattendu,  il  avait 
envahi  la  Russie  Blanche,  tandis  qu'Ivan  dirigeait  le  gros 
de  ses  troupes  sur  Pskov  et  Novgorod  pour  se  rapprocher 
de  la  Livonie.  Le  29  août,  les  formidables  remparts  de 
Polotsk  sont  déjà  la  proie  des  flammes;  le  lendemain,  un 
furieux  et  dernier  assaut  est  livré;  Bathory,  à  genoux  sous 
sa  tente,  lève  les  mains  vers  le  ciel  et  fait  vœu  d'ériger  un 

'  Rome  et  Moscou,  p.  156,  n"  13. 

•  WiERZBOwsKi,  Vinc.  Lauieo,  p.  694;  Uchansc,  t.  III,  p.  301.  —  Pot- 
KOwsKi,  p.  162,  Q°  114. 


424     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTI  FI  C  AT,ES  A  MOSCOU. 

collège  de  Jésuites,  s'il  parvient  à  s'emparer  de  la  ville. 
Après  quelques  heures  d'un  combat  acharné,  Polotsk  se 
rend  aux  vainqueurs.  Le  11  septembre,  Sokol,  incendié, 
pillé  de  toutes  parts,  est  le  tliéatre  d'un  carnage  épouvan- 
table; les  plus  vieux  soldats  ne  se  rappellent  pas  avoir  ji 
rien  vu  de  pareil.  D'autres  forteresses  moscovites,  moins 
importantes,  subissent  tour  à  tour  le  môme  sort;  les  pro- 
vinces avoisinantes  sont  dévastées  sans  pitié. 

Or  Bathory  était  justement  dans  l'ivresse  de  la  victoire, 
lorsque  le  nonce  Caligari,  à  la  suite  des  dépêches  romaines, 
lui  fit,  le  8  septembre,  ses  premières  ouvertures.  Sans 
aborder  la  question  moscovite,  il  parlait  en  général  de  la 
ligue  et  proposait,  si  l'armée  s'attardait  en  campagne,  de 
venir  à  Polotsk  ^  Auprès  du  Roi  se  trouvait  Jean  Za m oj ski, 
dit  le  Grand  par  ses  compatriotes,  chancelier  du  royaume, 
ancien  étudiant  de  l'université  de  Padoue,  aussi  versé 
dans  le  droit  romain  et  les  auteurs  classiques  que  dans 
l'art  de  la  guerre,  éloquent,  courageux,  ennemi  tradi- 
tionnel de  Moscou.  Ces  circonstances  ne  promettaient  pas 
un  succès  facile.  D'autre  part,  ni  Bathory  ni  Zamojski  ne 
s'opposaient,  en  principe,  h  la  ligue;  tous  deux  se  plai- 
gnaient souvent  des  Turcs  ;  on  soupçonnait  les  pachas  de 
semer  la  discorde  parmi  les  Polonais,  dont  la  faiblesse 
faisait  la  force  des  Ottomans.  Galigari  ne  se  décourageait 
pas  d'avance;  il  espérait  même,  après  tout,  qu'une  paix 
honorable,  sous  les  auspices  du  Pape,  serait  peut-être 
acceptée.  Le  Roi  et  le  chancelier  répondirent  au  nonce 
le  même  jour,  20  septembre,  et  dans  le  même  sens.  L'af- 
faire leur  paraissait  trop  importante  pour  être  traitée  dans 


'  Pour  la  suite  des  négociations  jusqu'au  1"  janvier  1580,  voir  Tbeiser, 
Annales,  t.  III,  p.  68  à  74,  681.  —  Tourguénev,  t.  I,  p.  274  à  289.  — 
Heidenstein,  De  bello  mosc,  p.  38  et  suiv.  —  Kniga  posolsk.,  passioi.  — 
Archives  du  Vatican,  Polonia,  t.  XVI,  f.  283,  290,  307  à  386. 


JACQUES  WORONECKI.  425 

le  tumulte  des  camps  ;  inulile  par  conséquent  (jtic  le  nonce 
se  déran{;('àt.  Zaïnojski  annonçait  le  retour  procliain  du 
Roi  à  Vilna;  et  le  lloi,  rcnciiciissant  sur  Zamojski,  insistait 
sur  le  mauvais  état  des  roules  et  la  loiifjiieiir  du  voya{jc. 
Au  cours  de  Tannée,  on  avait  d('jà  plus  d'une  fois  donné 
à  Galijjari  des  repenses  évasives,  lorsque  ces  matières 
épineuses  tombaient  sous  sa  plume.  Cette  fois,  on  pouvait 
se  flatter  de  mieux  réussir  :  la  né^jociation  s'enjiajjeait 
sérieusement,  le  nonce  avait  un  bref  du  l'ape  l'autorisant 
à  intervenir  en  vue  de  la  paix  avec  Moscou  et  de  la  li{jue 
à  organiser.  Au  seizième  siècle,  auprès  d'une  cour  catlio- 
lique,  un  habile  diplomate  était  avec  cela  suffisamment 
armé,  sinon  pour  triompher  de  tous  les  obstacles,  au 
moins  pour  obtenir  des  réponses  catégoriques;  mais  la 
malchance  poursuivait  Caligari. 

Après  avoir  brillamment  terminé  la  campagne  de  1579, 
Stéphane  se  dépécha  de  rentrer  dans  ses  États,  à  cause  de 
la  diète  imminente.  Le  5  octobre,  le  nonce  eut  à  Vilna  sa 
première  audience.  La  veille,  il  avait  causé  longuement 
avec  Zamojski.  Une  guerre  européenne  contre  les  Turcs 
souriait  au  belliqueux  chancelier,  pourvu  qu'on  eût  le 
temps  de  s'y  préparer  et  que  tout  se  fît  en  secret.  Quant 
à  la  mission  moscovite,  il  se  retranchait  dans  une  discré- 
tion parfaite,  ne  voulant  rien  hasarder  sur  les  rapports 
avec  un  souverain  trop  habitué  à  violer  ses  serments,  et 
"ontre  lequel  la  Pologne  devait  se  mettre  en  garde. 

Ces  allusions  faisaient  prévoir  l'issue  de  l'audience 
royale.  Elle  fut  longue  :  Bathory  avait  ses  moments  d'ex- 
pansion où  sa  parole  débordait  comme  un  fleuve;  il  se 
montra,  du  reste,  aussi  fin  que  courtois.  Prince  catho- 
lique, à  l'offre  flatteuse  de  diriger  une  croisade,  il  ne  pou- 
vait répondre  que  par  des  protestations  de  noble  et  filial 
dévouement,  trop  heureux  s'il  pouvait  mettre  sa  vie  et  ses 


426     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

États  au  service  du  Saint-Siège,  et  voir  sa  patrie  hongroise 
délivrée  du  joug  ottoman.  Mais  avant  de  s'engager  dans 
une  si  rude  entreprise,  ne  faudrait-il  pas  s'assurer  que  les 
garanties  du  succès  sont  suffisantes?  En  développant  cette 
pensée  dans  sa  dépêche  du  5  octobre,  Galigari,  sur  le  désir 
du  Roi,  n'hésite  pas  à  requérir  un  mémoire  rédigé  en 
latin,  où  serait  exposé  le  plan  de  guerre  offensive  contre 
les  Turcs,  avec  l'énumération  des  princes  qui  y  prendraient 
part,  et  l'effectif  de  leurs  armées,  le  nombre  des  galères 
et  des  vaisseaux  de  transport  pour  soldats,  munitions  et 
provisions;  en  outre,  on  y  mentionnerait  les  conditions 
de  la  ligue,  les  mesures  à  prendre  contre  l'instabilité  et  la 
furia  des  Français,  capables  de  tout  compromettre,  les 
moyens  d'apaiser  la  guerre  des  Pays-Bas,  qui  pourrait 
arrêter  le  roi  d'Espagne;  enfin,  on  fixerait  le  montant  des 
subsides,  le  nombre  de  chevaux  et  de  soldats  à  lever  en 
Pologne.  Bathory  se  réservait  de  faire  des  observations, 
de  donner  des  conseils  dictés  par  l'expérience  militaire, 
après  quoi  la  diète  eût  prononcé  en  dernière  instance. 

Le  Roi  ne  refusa  pas  non  plus  son  concours  à  la  mission 
de  Moscou,  sans  cacher  toutefois  son  désir  que  l'envoi  du 
messager  fût  différé  jusqu'après  la  diète  :  d'un  jour  à 
l'autre,  on  attendait,  soit  le  retour  du  courrier  Lopacinski, 
soit  l'arrivée  d'un  ambassadeur  russe.  Au  cours  de  l'au- 
dience, le  vainqueur  de  Polotsk  laissa  tomber  quelques 
paroles  menaçantes  à  l'adresse  de  son  rival;  avant  d'at- 
taquer les  Turcs,  il  espérait  avoir  raison  des  Moscovites, 
car  les  forces  d'Ivan,  disait-il,  ne  sont  pas  aussi  considé- 
rables qu'on  le  pense  ;  une  révolte  peut  facilement  éclater 
dans  sa  capitale,  les  meilleurs  capitaines  russes  ont  dis- 
paru, et  sur  les  trois  survivants  de  quelque  renom,  l'un 
manque  d'expérience,  l'autre  de  dévouement,  le  troi- 
sième n'est  pas  heureux  à  la  guerre.  Revenant^  ensuite 


i 


JACnilKS  WOTIONECKI.  42T 

aux  projets  de  ligue,  liatliory  s'étendit. lon/jucment  sur  la 
manière  de  se  battre  avec  les  Turcs,  ilont  il  faut  exténuer 
les  chevaux  par  <les  marches  et  îles  contremarches,  avant 
de  livrer  bataille;  sur  les  ruses  de  {][uerre  des  Tatars,  qui 
attaquent  avec  vi{]ueur,  simulent  la  fuite  et  reviennent  à 
la  charge  en  lançant  des  nuées  de  flèches.  La  ])risc  de 
Constanti?iople  ne  semblait  pas  difficile  à  l'intrépide  guer- 
rier, pourvu  qu'on  assiégeât  la  ville  par  terre  et  par  mer 
à  la  fois  ;  il  regrettait  profondément  que  les  alliés  de  Pie  V 
n'eussent  pas  continué  la  campagne  après  la  journée  de 
Lépante;  deux  ans  auraient  suffi  pour  détruire  à  jamais  la 
puissance  de  l'Islam.  Telles  étaient  les  opinions  et  les  vues 
de  Bathory  en  1570.  Le  nonce  ne  manque  pas  de  les  con- 
signer dans  sa  dépêche,  en  suppliant,  deux  jours  après,  le 
cardinal  de  Gôme  de  n'en  rien  révéler  à  son  prédécesseur  : 
Laureo  était  mal  vu  à  Varsovie.  Il  s'était  vanté  d'avoir 
écrit  une  histoire  contemporaine  de  Pologne,  au  grand 
déplaisir  de  Zamojski,  qui  s'en  plaignait  tout  haut;  les 
relations  de  l'ancien  nonce  avec  les  ennemis  du  Roi  éveil- 
laient les  soupçons  ;  la  plus  légère  indiscrétion  pouvait 
être  fatale,  les  Turcs  avaient  des  intelligences  dans  le 
pays. 

Ces  précautions  méticuleuses  ne  dissimulaient  cepen- 
dant pas  l'échec  de  Caligari.  II  n'avait  obtenu  de  nouveau 
qu'une  réponse  dilatoire  :  dilatoire  quant  à  la  guerre 
ottomane,  car  le  mémoire  exigé  par  le  Roi  ne  pouvait  être 
livré  de  sitôt,  et  les  conditions  de  la  ligue  ne  se  laissaient 
pas  improviser  à  la  hâte;  dilatoire  surtout  quant  à  la 
mission  moscovite,  que  le  capitaine  victorieux,  mais  dénué 
de  ressources,  remettait,  non  sans  motif,  jusqu'après  la 
diète.  En  effet,  les  représentants  de  la  nation  avaient 
seuls  qualité  pour  voter  les  impôts,  et  l'argent  a  toujours 
été  le  nerf  de  la  guerre.  Convoqués  à  Varsovie,  le  23  no- 


428     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

vembrc,  les  bruyants  comices  de  la  libre  Poloj^ne  furent 
aussi  ora{Teux  qu'à  l'ordinaire,  mais  plnr  fertiles  en  résul- 
tats pratiques.  lîon  {jré,  mal  {|ré,  les  fiers  .:^;;nats  s'incli- 
naient devant  les  j^loires  militaires  de  Batho»  y  ;  Zamojski, 
le  prince  de  la  parole,  en  imposait  à  la  petite  noblesse; 
unissant  leurs  efforts,  le  Roi  et  le  chancelier  enlevèrent  les 
suffrages  de  la  diète.  L'esprit  belliqueux,  assoupi  sous  le 
règne  de  Sigismond  II,  se  réveillait  parmi  les  Polonais;  la 
conquête  de  la  Livonie,  celle  peut-être  de  Moscou,  sédui- 
saient les  plus  timides,  et  l'idée  aventureuse  faisait  son 
chemin.  Zamojski  prévoyait  que  les  peuples  conquis  se- 
raient taillables  et  corvéables  à  merci,  tandis  que  les  vain- 
queurs ne  payeraient  plus  de  grosses  contributions;  avec 
toute  l'autorité  de  sa  haute  position  et  de  ses  talents,  il 
adjurait  ses  compatriotes  de  ne  pas  laisser  échapper  une 
occasion  unique  de  profit  et  de  gloire  :  la  diète  convaincue 
vota  les  subsides.  Bathory  y  ajouta  quelques  sommes  pui- 
sées dans  son  modeste  trésor.  Son  frère  Christophe  lui 
envoya,  à  défaut  d'argent,  des  fantassins  hongrois.  Se 
trouvant  ainsi,  à  l'issue  de  la  diète,  dans  des  conditions 
plus  avantageuses,  le  roi  de  Pologne  ne  se  montrera-t-il 
pas  moins  accessible  aux  insinuations  pacifiques  du  Saint-. 
Siège? 

Fidèle  à  son  programme,  Rome,  en  ce  moment,  n'en 
pressait  cependant  pas  l'exécution.  On  n'avait  point,  la 
suite  le  prouvera,  d'idée  nette  et  précise  sur  les  origines 
de  la  guerre  entre  Russes  et  Polonais,  sur  la  gravité  de 
ses  motifs,  sur  la  valeur  des  droits  en  collision  ;  questions 
singulièrement  complexes  que  Caligari  tranchait  d'un  seul 
mot  quand  il  ne  répétait  pas  les  versions  polonaises.  Dans 
les  victoires  de  Bathory,  érigeant  des  églises,  fondant  des 
collèges,  Grégoire  XIII  ne  voyait  que  triomphes  de  la  foi 
et  progrès  de  la  religion  ;  il  l'en  félicitait  avec  une  effusion 


.1  A  CQV  K S    \V  O  r,  O  N  V.  C  K  1 .  420 

patcriiollo  cl,  sur  le  dt'clin  de  l'année  1579,  lui  décernait 
la  t()(jiie  et  le  .';laivc,  bénis  selon  l'usajjc  dans  la  nuit  de 
iSoél,  et  ofl'erls  tour  à  tour  aux  princes  les  mieux  méri- 
tants. Les  cncourajenicnls  l)clli(jn<!ux  s'alliaient,  dans 
1  idée  du  pontile,  avec  le  désir  de  la  [)aix;  (juelques  vic- 
toires décisives  eussent  provoqué  des  négociations,  hâté 
leur  marche,  préparé  le  terrain  de  la  li(;ue.  Calijjari  ajjis- 
sait  sur  place  dans  le  même  esprit,  tempérant  l'enthou- 
siasme par  la  prudence.  Il  exhortait  les  évoques  à  prier 
pour  le  succès  des  armes  polonaises,  composait  lui-même 
une  formule  spéciale  d'oraison,  se  répandait  en  congratu- 
lations devant  le  nouveau  Récarèdc,  mais  reprenait,  à  la 
première  occasion,  son  refrain  pacifique,  sans  se  laisser 
décourager  ni  par  les  projets  de  guerre  discutés  à  la  diète, 
ni  par  le  courant  de  l'opinion  publique. 

Pareille  occasion  se  présenta  à  l'audience  dont  la  dé- 
pêche du  1"  janvier  1580  donne  un  fidèle  résumé.  Le  lan- 
gage de  Bathory  est  loin  d'être  le  même;  du  5  octobre  au 
jour  présent  la  différence  est  frappante  :  c'est  que  le  Roi 
désormais  ne  doute  pas  de  l'appui  de  la  diète.  Aux  allusions 
à  la  guerre  contre  les  Turcs,  il  répond  froidement  que  les 
obstacles  paraissent  insurmontables  :  les  Perses  s'avouent 
épuisés,  le  roi  d'Espagne  ne  songe  qu'aux  Pays-Bas,  la 
Pologne  risquerait  de  se  trouver  isolée.  Même  réserve  à 
l'endroit  de  Moscou  :  au  lieu  de  s'en  tenir  à  la  procédure 
officielle,  le  nonce  est  engagé  à  se  mettre  en  rapport  avec 
Fedor  Chérémétev,  un  des  plus  marquants  prisonniers 
moscovites.  Or,  Moscou  ne  transigeait  pas  sur  les  forma- 
lités, et  personne  n'ignorait  en  Pologne  que  des  pour- 
parlers non  autorisés  par  le  Tsar  seraient  considérés  au 
Kremlin  comme  nuls  et  non  avenus.  L'idée  prédominante 
de  Bathory  se  laisse  facilement  saisir;  un  aveu  formel 
s'échappe  de  ses  lèvres  :  pas  de  bonne  paix  avec  Ivan, 


430     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

(lit-il  à  Calijjari,  si  ce  n'est  les  urines  à  la  main.  Assuré- 
ment, ces  procédés  ne  correspondaient  pas  en  tous  points 
aux  vues  de  Rome;  toutefois  le  nonce  crut  devoir  user 
d'une  extrême  condescendance,  il  ne  souleva  pas  d'objec- 
tions ;  son  but  suprême  eût  été  d'amener  Ivan  à  demander 
rintervention  du  Saint-Siège,  personne  ne  prévoyait  en- 
core les  démarches  spontanées  que  provoqueraient  les 
péripéties  de  la  guerre.  Bathory,  de  son  côté,  dut  savoir 
gré  à  Galigari  de  laisser  les  événements  suivre  leur  cours 
et  de  ne  pas  trop  insister  sur  la  croisade  antiottomane. 
Pour  le  moment,  les  bonnes  grâces  des  Turcs  n'étaient 
pas  à  dédaigner;  elles  auraient  permis  de  lancer  les  Tatars 
contre  Moscou.  L'envoyé  polonais  agitait  cette  question  à 
Constantinople,  mais  le  Roi  se  gardait  bien  d'en  souffler 
mot  et  se  renfermait  dans  de  vagues  affirmations  *. 

Sur  ces  entrefaites,  Galigari,  ayant  été  nommé  évéque 
de  Bertinoro  et  prévoyant  la  fin  prochaine  de  sa  noncia- 
ture, ne  demandait  pas  mieux  que  de  la  terminer  brillam- 
ment, lorsque  des  événements  d'un  caractère  intime  et 
personnel  vinrent  paralyser  son  action  et  compliquer  les 
affaires.  Bien  peu  de  jours  avaient  suffi  à  l'époux  d'Anne 
Jagellon  pour  se  convaincre,  s'il  en  avait  jamais  douté, 
que  la  vie  conjugale  avec  une  vieille  infante  ne  serait  pas 
l'idéal  du  bonheur.  Ce  n'était  pas  qu'il  eût  les  mêmes  fai- 
blesses qui  avaient  discrédité  son  prédécesseur;  la  cour  et 
la  maison  du  nouveau  Roi  présentaient,  au  contraire,  un 
aspect  presque  rigide;  irréprochable  dans  sa  vie  privée, 
Bathory  ne  souffrait  autour  de  lui  ni  licence,  ni  libertinage. 
Une  seule  passion  le  dominait,  celle  de  la  chasse.  Dans  les 
forêts  séculaires  de  Grodno,  sa  robuste  nature  se  retrou- 
vait à  l'aise,  lorsque,  suivi  de  ses  meutes  anglaises,  tos- 

'  Archives  du  Vatican,  Pofonia,  t.  XVII,  Cifra  di  Caligari,  i"  janvier 
1580.  —  PoLKOvvsKi,  p.  reO,  n»  113. 


i 


JACQUES    WOI'.D.M.CKI.  431 

canes,  hongroises,  il  se  lançait  à  la  poursuite  du  sanfjlier 
et  (lu  chevreuil.  Au  milieu  des  tracasseries  inlc'rieures,  se 
pi'odiguant  à  1 1  chasse  et  à  la  {jUierre,  le  sacrifice  du  loyer 
domestique  n'eût  pas  coûté  heaucoup  d'efforts  à  Dathory. 
Il  avait  le  culte  des  lettres  et  des  sciences,  de  profondes 
convictions  religieuses;  il  se  voyait  entouré  d'amis  qui 
parta.jjeaient  ses  goûts  et  nourrissaient  les  mêmes  projets 
belliqueux. 

Mais  si  l'amour  n'avait  pas  de  prise  sur  lui,  les  rêves 
d'ambition  n'en  devenaient  que  plus  fascinateurs  :  la  pen- 
sée dynastique  semble  avoir  fortement  préoccupé  le  soldat 
couronné.  Placé  par  les  suffrages  d'un  peuple  libre  à  la 
tète  d'un  royaume  électif,  il  n'en  espérait  pas  moins  que 
le  prestige  de  sa  gloire  militaire  donnerait  à  sa  postérité 
quelque  droit  au  trône  de  Pologne.  Or,  la  princesse  Anne 
l'avait  par  son  alliance  apparenté  avec  une  race  illustre, 
mais  son  âge  avancé  était  tout  espoir  de  succession. 
Le  mot  funeste  de  divorce  retentit  dans  l'entourage 
du  Roi.  On  aurait  réuni  un  concile  provincial,  évoqué 
les  néfastes  souvenirs  des  deux  derniers  interrègnes, 
vivement  représenté  les  dangers  d'un  troisième,  et  les 
plus  chauds  partisans  de  la  fille  des  Jagellons  l'eussent 
peut-être  sacrifiée  au  bien  suprême  de  la  patrie.  Le 
nonce  fut  des  premiers  à  surprendre  le  mystère  qui  se 
tramait  dans  l'ombre.  Dès  lors  un  devoir  impérieux  s'im- 
posait au  représentant  du  Saint-Siège  :  il  fallait  déjouer 
habilement  les  projets  attentatoires  à  un  lien  sacré,  et,  au 
besoin,  déclarer  sans  réticence  que  Rome  n'admettrait 
jamais  de  scandale.  Cette  fermeté  choquait  les  courtisans 
trop  zélés  et  les  patriotes  à  outrance.  Aussi  les  difficultés 
surgissaient-elles  de  toutes  parts;  le  nonce  s'en  prend  à 
deux  évêques  d'une  regrettable  faiblesse  ;  il  s'en  prend  au 
Roi  lui-même,  trop  désireux  de  léguer  aux  Polonais  un 


/»32     PUOJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU. 

liéritier  de  son  sanjj;  il  s'en  prend  surtout  à  Zaniojski,  qui 
fait  triste  figure  dans  la  corrcspoiidauce  diplomatique  : 
trois  mois  auparavant,  le  chancelier,  modèle  des  époux, 
«  croissait  encore  journellement  en  vertu  et  en  piété  n  ; 
désormais  il  ne  sera  plus  qu'un  politicien  ambitieux, 
timide,  intéressé,  responsable  de  tous  les  malheurs  (pie 
causeront  ses  funestes  conseils;  enfin  Caligari  avoue  — 
terrible  aveu  sous  la  pliunc  d'un  diplomate  —  qu'il  est  en 
disgrâce  à  la  cour  de  Pologne  pour  avoir  pénétré  le  secret 
du  divorce  royal  et  refusé  son  concours  '.  l 

Rien  n'autorise  à  croire  que  ces  circonstances  eurent  I 
une  influence  directe  sur  l'alfaire  de  Moscou  ;  Bathory  ne 
voulait  pas  de  mission  pontificale,  parce  que,  loin  de  i 
songer  à  la  paix,  il  était  décidé  à  continuer  la  guerre  tant 
que  les  soldats  et  les  subsides  ne  lui  manqueraient  pas. 
Cependant  les  relations  personnelles  du  nonce  ne  pou- 
vaient plus  occasionner  que  des  retards  et  des  entraves. 
Le  projet  de  divorce  lut,  il  est  vrai,  désavoué  à  la 
diète,  et  si  complètement  abandonné  qu'il  n'en  reste  plus 
d'autres  traces;  mais  les  impôts  largement  votés  et  les 
aspirations  générales  de  conquête  permettaient  de  prendre 
des  mesures  plus  radicales,  sans  que  l'on  se  crût  obligé 
aux  mêmes  égards  envers  Caligari,  l'inébranlable  adver- 
saire de  la  veille.  Ainsi  l'entrevue  avec  Chérémétev,  qui 
lui  avait  été  promise,  n'eut  pas  lieu,  et  le  prisonnier  mos- 
covite quitta  Varsovie  sans  emporter  de  commission  ponti- 
ficale. On  le  disait  très  obstiné  dans  ses  préjugés  religieux; 
son  intervention  n'eût  peut-être  pas  amené  de  bons  résul- 
tats. En  même  temps,  des  amis  dévoués  insinuaient  au 
nonce  que  ses  efforts  pour  réconcilier  deux  rivaux  en 
train  de  vider  leur  querelle  par  les  armes  ne  seraient  pas 

'  Archives  du  Vatican,  Polonia,  t.  XVII,  f.   41,  43,  51     —  TuEiNEn, 
Annales,  t.  III,  p.  661,  n°  5. 


JACQUES    WORONECKl.  Mi 

vus  de  bon  rell  à  la  cour,  et  qu'il  valait  mieux  y  renoncer 
pour  le  moment.  Quinze  jours  après,  le  18  février  1580, 
(liiligari  déclare  l'ormcllcment  au  cardinal  de  Côme  <ju'il 
M'  voit  obligé  d'abandonner  cette  affaire,  parce  que  les 
n  lations  avec  Moscou  sont  suspectes  aux  yeux  du  Iloi  et 
(lu  cbancclier,  et  qu'il  se  contentera,  à  l'avenir,  d'obser- 
ver et  d'attendre  l'occasion  oj)portune  '. 
1  il  tint  parole.  Bathory  avait  toujours  à  lutter  avec  des 
(liltlcultés  financières,  malgré  la  libéralité  de  la  diète.  Les 
[lon<Tues  campagnes  d'hiver  épouvantaient  les  plus  braves; 
ceux  qui  suivaient  de  près  les  phases  de  la  guerre  décou- 
vraient parfois  des  pronostics  alarmants.  Dans  le  courant 
du  mois  de  mai,  les  pessimistes  redoutaient  «  une  paix 
ignominieuse  avec  Moscou  »  ;  Caligari  s'attendait  à  un 
châtiment  de  celui  qui  avait  si  souvent  refusé  l'interven- 
tion du  Pape  et  arrêté  l'expédition  du  bref  à  Ivan.  Aussi 
s  empressa-t-il  d'écrire  et  de  faire  dire  au  Roi  que,  sous 
les  auspices  du  Saint-Siège,  une  réconciliation  se  ferait 
avec  plus  de  dignité  et  même  avec  plus  d'avantage,  à 
cause  des  faveurs  que  l'on  accorderait  à  la  Pologne, 
mais  qu'il  fallait  avant  tout  apaiser  la  colère  du  ciel  et 
mettre  en  Dieu  son  unique  espoir. 

Trois  mois  après,  une  nouvelle  échappée  parut  s'ouvrir. 
Des  circonstances  imprévues  rapprochent  la  Suède  de  la 
Pologne  ;  il  est  question  de  s'unir  contre  l'ennemi  commun, 
Ivan  IV.  Initié  à  ces  secrets  diplomatiques,  Caligari  se  pro- 
pose de  travailler  activement  à  la  réussite  de  l'alliance 
projetée,  et  il  ajoute  négligemment,  comme  pour  acquit  de 
conscience,  qu'à  l'issue  de  la  campagne  le  gué  sera  tenté  : 
si  le  roi  de  Suède  se  montre  plus  conciliant  que  Bathory, 
le  bref  du  Pape  sera  envoyé  à  Moscou  par  Stockholm. 

'  Archives  du  Vatican,  Polonia,  t.  XVII,  f.  70;  voir  ausii,  f.  52, 
215,  239,  457   —  Heidenstein,  De  bello  mosc,  p.  57. 

S8 


434     PROJETS  DE  MISSIONS  PONTIFICALES  A  MOSCOU., 

f 

Les  événements  marchaient  plus  vite  que  les  desseinsij 
du  nonce.  Aucune  suite  ne  fut  donnée,  pour  le  moment, 
à  CCS  différents  projets.  De  spécieux  prétextes  écartaient  " 
l'intervention  pontificale;  le  plan  grandiose  de  Gré- 
goire XIII  se  trouvait  ainsi  compromis,  entravé,  et,  dans 
tous  les  cas,  retardé.  Le  chef  présomptif  de  la  croisade 
s'engageait  dans  une  nouvelle  guerre  contre  un  prince 
chrétien;  l'union,  sous  un  seul  drapeau,  de  tous  les  adver- 
saires de  l'Islam  devenait  impossible.  S'il  faut  apprécier 
à  leur  juste  valeur  les  intentions  généreuses  du  Pape,  on 
ne  saurait  non  plus  reprocher  à  Bathory  de  n'y  avoir  pas 
correspondu  avec  plus  d'empressement.  Prévenu  contre 
les  Moscovites,  confiant  dans  son  étoile,  victorieux  jusque- 
là,  jaloux  de  remplir  ses  serments,  outragé  dans  son  hon- 
neur, traité  par  le  Tsar  de  voisin  et  non  de  frère,  il  ne  se 
pressait  pas  de  sacrifier  des  avantages  qu'il  avait  conquis  à 
la  pointe  de  l'épée. 

Un  prochain  avenir  justifiera  les  appréhensions  de  Ba- 
thory, tout  en  ouvrant  au  Pape  un  vaste  champ  d'activité. 
Encore  quelques  mois,  et  ce  n'est  plus  Grégoire  XIII  qui 
engagera  un  roi  catholique  à  déposer  les  armes;  le  Tsar 
orthodoxe  enverra  spontanément  son  messager  frapper  à 
la  porte  du  Vatican  et  demander  l'intervention  romaine 
pour  conclure  la  paix  avec  Bathory. 


APPENDICE 


NOUVEAUX    DETAILS    SUR    LE    CARDINAL    ISIDORE 


On  trouvera  dans  les  Notes  et  Extraits  de  Ch.  Jorf^a  des  docu- 
ments intéressants  sur  l'abbé  Isidore,  ambassadeur  {jrec,  et  le 
cardinal  Isidore  de  Russie.  Il  s'ayit,  dans  les  deux  cas,  du  môme 
personnage. 

Les  deux  pièces  principales  (p.  519,  522)  sont  les  suivantes  : 

1»  Une  lettre  d'Isidore  au  pape  Nicolas  V,  datée  de  l'île  de 
Crète,  15  juillet  1453.  Le  cardinal  se  réclame  des  lettres  précé- 
demment envoyées,  confirme  la  réconciliation  parfaite  del'Efflise 
grecque  avec  celle  de  Rome,  conclue  le  12  septembre  (sic)  1452, 
donne  des  détails  sur  le  siège  de  Gonstantinople  et  annonce  sa 
prochaine  arrivée.  (Milan,  Bibl.  Brera,  A.  E.,  XII,  40.  n»  12, 
f.  63.) 

2°  Une  lettre  anonyme  d'un  compagnon  d'Isidore  au  cardinal 
de  Fermo,  Domenico  Capranica,  datée  du  même  jour  et  du  même 
«ndroit,  et  dont  voici  le  texte  : 

(I  Reverendissime  in  Ghristo  pater  et  domine  singularissime. 
Post  débitas  recommendaciones,  etc.  Facta  enim  Sancta  Unione, 
pro  qua  reverendissimus  dominus  cardinalis  Ruthenus  ex  urbe 
recesserat,  et  vendita  sua  facultate  tota  usque  ad  vestimenta  pro 
urbis  Gonstantinopolitane  miserabilis  subsidio  et  Christi  paupe- 
rum  necessitate,  idem  dominus  pater,  capta  illa  urbe,  pro  qua 
multum  insudaverat,  ipse  ab  infidelibus  captus  fuit  apud  eccle- 
siam  Sancte  Sofie,  ad  quam  accesserat,   putans  posse  invenire 


430  APPENDICE 

quosdam  armalos  paratos  Turcis  obstare;  undc,  considcrans  omnes 
circumcirca  aufujjere,  a  qaibusJain  suis  panris,  teste  Deo,  coactiis 
ad  eccicsiain  perroxit,  aidons  pro  Christi  fidc;  san{fuinein  effiiii- 
dero.  Captus  itaque  fuit,  et  tanquaiu  incofjiutns  duohns  diebiis 
mansit  in  Turcoriim  ma{j;no  exorcitu.  Veriiiiiadjuinento  luit  rexc 
rendissimo  domino  cardinaliquod  quidam  monaclnis  senex  intci- 
fectus  fuit,  cujus  caput  imperatori  Turcorum  procapite  reveren- 
dissiini  douiini  cardinalis  allatum  fuerat.  Fama  i{,Mtur  doininutii 
cardinalein  obiisse  babebatur.  Tandem  idem  dominus,  advectus 
in  civitatcin  peronsem,  redcmptus  fuit,  mansitque  ibi  abscoiiditus 
duininus  cardinalis  VIII  diebus,  abscondendo  se  de  duino  iii 
domum,  sed,  postquam  percepit  Turcum  eciam  Perain  cepissc, 
non  judicavit  tune  ibidem  posse  manere,  et,  animadvertens  non 
posse  per  loca  cbristianorum  ftiyere,  ingressus  est  {|aleas  Turco- 
rum, in  quibus  mansit  tribus  diebus;  obvolutus  enimerat  pannis 
in  faciein,  eo  quod  sagitta  vulneratus  erat;  peciit  ergo  Persas  cum 
galeis  Tliurcorum.  Quibus  in  partibus  fmxit  se  esse  quemdam 
paupcrrimum  captivum  liberatum,  querentem  redimere  suos  filios 
in  urbe  Gonstantinopolitana  captos,  et  sic  parumper  devenit, 
quodam  Turcosemper  associatus,  usque  ad  quendam  locum  Fogis 
(Phocée)  Yocatum.  Deinde  peitranseunte  domino  cardinali,  qui- 
dam Januenses  ipsum  a^jnovernnt  et  inadvertenter  inciperant 
manilestare  dominum  cardinalem.  Unde  dominus  cardinalis, 
timens,  quoniam  patria  illa  erat  Tburcorum,  ingressus  quodam 
parvo  navigio,  venit  apud  Gbvum  et  inde  Cretam,  unde  Gbrisli 
gratia  in  bac  urbe  adductus  valet,  Christi  gratia  liberatus.  Duxi- 
nius  enim  scribere  ad  Reverendissimam  Dominationem  Vestram 
modum  sue  liberacionis,  tanquam  ad  protectorem  reverendissimi 
domini  nostri  cardinalis  ;  scribimus  enim  quoniam  polliciti 
fueramus  litteris  nostris  reddere  Dominationem  Vestram  certio- 
rem  de  morte  vel  de  vita  ipsius.  » 

(Munich.  Bib!.  r.  v,;le,  ms.  lat.  4689,  f.  143  v.  —  Milan,  Bibl. 
Brera,  A.  E  ,  XII,  40.) 


APPENDICE  Uii 


II 


SOURCES    POUR    L'IIISTOIIIK    DR    HANS    SCHLITTE 

M.  Fiedier  a  été  le  premier  à  rajeunir,  en  18G2,  l'incident  de 
Schlitte,  dont  le  nom  traînait  jusque  dans  les  manuels  d'histoire 
de  Russie,  sans  que  personne  se  donnât  la  peine  de  remonter 
jusqu'aux  sources.  Les  Archives  d'I'^tat  de  Vienne  lui  ont  fourni 
de  précieux  matériaux  pour  son  étude  :  Jim  Versnch  der  Verei- 
îiigung  der  russisclien  mit  der  rœmisclien  Kirclie  im  XVI'  Jahr- 
hundcrte.  Elles  possèdent  trois  séries  de  documents  sur  Schlitte. 
La  première  contient  les  papiers  envoyés,  en  15G7,  à  l'empereur 
Maximilien  II  par  Alphonse  Gamiz  :  la  plupart  d'entre  eux  se 
rapportent  aux  négociations  de  Steinberg  à  Rome.  Dans  la  seconde 
rentrent  des  pièces  assez  disparates  sur  les  mêmes  sujets.  Ces 
deux  séries  ont  été  mises  en  œuvre  par  M.  Fiedier,  mais  il  a 
compU'itement  négligé  la  troisième,  qui  fait  également  partie  des 
Rîissica,  se  trouve  à  la  suite  des  autres,  et  porte  le  titre  :  Die 
Mission  Hans  Schlittcns  belreffende  ^c/e«,I547-I555.  Et  pourtant 
cette  série  ne  manque  pas  d'importance.  On  y  trouvera  des  lettres 
autographes  de  Schlitte,  des  mémoires  originaux  des  États  livo- 
niens,  les  quatre  messages  originaux  également  de  Henri  H,  dont 
l'un,  adressé  à  Suleyman  I,  est  sur  parchemin. 

Voici  le  texte  de  la  lettre  à  Ivan  : 

(i  Très  hault  et  très  excellent  prince,  Notre  bien  aimé  Jehan  de 
Schelette,  votre  ambassadeur,  s'est  retiré  par  devers  nous,  et 
nous  a  fait  entendre  le  désir  qu'il  avoit  de  vous  aller  retrouver 
pour  vous  rendre  compte  de  son  voiage  et  vous  dire  aucunes  choses 
«l'importance,  mesmes  les  torts  et  oultraigcs  qu'il  a  reçus  de 
l'empereur  en  la  charge  pour  laquelle  il  avoit  par  vous  esté  dé- 
pesché  devers  lui,  nous  suppliant  et  requérant  à  cette  cause  le 
vouloir  accompagner  de  nos  lettres  tant  au  Grand  Seigneur  que 
au  Roy  de  Suède  pour  lui  faire  bailler  par  les  pays  de  leur  obéis- 
sance le  passage  seur  et  libre  qu'il  demande  pour  vous  aller 
retrouver.  Ce  que  nous  avons  bien  voulu  faire,  estant  question 
d'une  occasion  si  bonne,  si  saincte  et  dévotte  que  celle  pour 
laquelle  vous  aviez  dépesché  votre  ambassadeur,  et  telle  quel  ne 
l'ovoit,  ne  devoit  estre  aucunement  esconduit  d'un  empereur 
<|ui,  au  contraire,  la  traite  fort  autremenque  le  devoir  d'un  prince 


43»  APPENDICE 

chrétien  ne  requiert.  Espérant  bien  que  en  la  requeste  que  nous 
avons  sur  ce  taicte  au  susdit  Grand  Sei^jneur  et  Roy  de  Suède 
nous  auront  esté  yratiffiés,  qui  ne  nous  sera  moins  de  plaisir  que 
a  vous  de  contentement  pour  revoir  votre  dit  ambassadeur,  par 
lequel  vous  entendrez  la  bonne  amytié  que  nous  vous  portons  et 
le  désir  que  nous  avons  de  faire  pour  vous  et  les  vôtres  en  tous 
les  lieux  et  endroits  où  vous  voudrez  nous  employer.  Priant  ;i 
tant  le  créateur,  très  hault  et  très  excellent  prince,  qu'il  vous  a\t 
en  sa  très  saincte  et  digne  {jarde  et  soing.  A  St  Germain  en  Layc, 
le  XV«  jour  de  juillet  1555.  Votre  bon  amy  Henri.  »  (Audos:  «A 
très  hault  et  très  excellent  Prince,  le  grant  prince  des  Moscowyes.»  , 

Les  documents  des  Archives  de  Lubeck  ont  été  signalés  par 
M.  Forsten  {Journal  Min.  Nar.  Prosv.,  août  1890,  p.  292).  Ils 
sont  classés  dans  les  I\Iiscellanea  Ihdlienica,  n"  I,  et  intitulés  : 
Acta  in  Sache  Hatis  Schlitte  contra  Senatiim  Lubecensem,  1548. 
II  est  iiidispensable  de  les  consulter  pour  éclaircir  les  rapports 
de  Schlitte  avec  la  Hanse,  les  États  livoniens,  Charles-Quint  et 
le  marquis  Joachim  II  de  Brandebourg. 

Très  intéressantes  les  pièces  déco  vertes  par  M.  Karge  aux  |ï 
Archives  de  Kœnigsberg  (Herzocj  AlLrechtvon  Preussen  tmd  dcr 
/>ewï5c/!eOrf/6?n,p.455,481),surtoutlalettre,datéedu2Gjuinl5'i6, 
où  Albert  de  Prusse  recommande  à  Ivan  le  «  negociator  Johannes 
Schlitte  »  qui  s'en  vient  à  Moscou  «  negotiorum  suorum  nierci- 
moniorumque  causa  » ,  et  puis  tout  ce  qui  se  rapporte  aux  alliances 
politiques  hardiment  projetées  par  Schlitte  au  détriment  de  la 
Pologne  et  même  de  la  Prusse. 


i 


APPENDICE  kZ9\ 

m 

LE   MÉMOIRE    DE    COBENTZL 


Le  jour  mcMiie  do  sa  rentrée  à  Vienne,  13  mars  I57G,  Cobentzl 
'empressa  de  présenter  à  l'empereur  Maximilien  II  un  rapport 
étaillé  sur  sa  mission  de  IMoscou.  Cette  pièce  a  été  publiée  en 
ntier  par  M.  Wierzbowski  [Materialy  k  Istorii  Moskovskayo 
rosoudarslva,  Vjpusk  IV.) 

Le  mémoire  analysé  dans  le  texte  de  notre  volume,  p.  404,  a 
gaiement  Cobentzl  pour  auteur.  Il  a  été  publié,  dès  l'année  161 1, 
ans  le  Thésaurus  politicus  PlùUppi  Honorii  de  Cologne.  Réim- 
rimé  depuis  avec  des  variantes,  il  a  été  même  donné  pour 
ledit,  en  1820,  par  Wichmann  (Sammlvng,  1. 1,  p.  1). 

On  a  longtemps  controversé  sur  le  vrai  nom  de  l'auteur  et 
oici  pourquoi  :  dans  les  différents  dépôts  de  Rome,  Venise, 
ienne,  Berlin,  Moscou,  ce  même  mémoire  est  attribué  tantôt  à 
obentzl,  tantôt  à  Jean  ou  Philippe  Pernstein.  En  faveur  de 
obentzl,  ily  aunargumentpéremptoire  :  interpellé  par  Possevino, 
n  1581,  à  Gratz,  lui-même  a  reconnu  la  paternité  de  ce  mémoire, 
ue  le  cardinal  de  Côme  avait  communiqué  au  Jésuite  en  route 
our  Moscou  (Bathory  et  Possevino,  p.  71).  D'ailleurs,  outre  que 
i  parenté  entre  les  deux  pièces  est  indéniable,  il  suffit  de  com- 
arer  le  mémoire  en  question  avec  le  récit  officiel  fait  à  Moscou 
e  l'ambassade  de  Cobentzl  (Pam.  dlpl.  snoch.,  t.  1,  col.  481  à 
71)  pour  s'apercevoir  que  les  itinéraires,  les  dates,  les  noms, 
insi  que  toutes  les  autres  circonstances  sont  des  deux  côtés  abso- 
iment  identiques. 

M.  Wierzbow'ski  trouve  le  rapport  du  13  mars  1576  beaucoup 
loins  optimiste  que  le  mémoire.  11  suppose  que  cette  seconde 
ièce  a  subi  des  remaniements  tendancieux,  afin  de  souligner,  à 
i  diète  de  Varsovie,  l'amitié  de  l'Autriche  avec  la  Russie,  et 
avantage  d'une  alliance  avec  Ivan  IV  contre  les  Turcs  (Materialy^ 
.  VI).  Affaire  de  nuances,  et  opinions  variables.  Le  fait  est  que, 
is-à-vis  de  Possevino,  Cobentzl  a,  en  1581,  mainter:.:  et  garanti 
exactitude  du  mémoire.  11  a  seulement  ajouté  quelques  traits 
ecrusiuté  d'Ivan  (Bathory  et  Possevino,  p.  71. — ^ome  et  Moscou ^ 

.  149,  n»  IX). 


I 


BIBLIOGRAPHIE 


I 

MANUSCRITS 


Bologne,  Bibliothèque  de  l'Université,  ms.   Uhaldini,  t.  II. 

CoPENDAGCE,  Archives  royales,  Indkomne  Brève;  Auslacndischer  Rcgis- 
traut,  an.  1554. 

Fi.ohence,  Archives  d'Etat,  Mediceo  innami  il  Principato,  filza  I, 
n"'  100,  101;  XIII,  n°  90;  XLVI,  n»'  143,  172.  —  Bibliothèque  Lauren- 
ziana,  Acqiiisti  e  Doni,  n°  143;  Strozzi,  n°  33. 

GÈNES,  Archives  d'État,  Registro  Lettcre,  t.  XYIII;  Notaro  Andréa  de 
Cairo,  filza  10,  n"  33;  17,  n"  179;  18,  n»  160. 

KoEMCSBERG,  Archives  d'État,  Ordensbriefarchiv,  t.  XIII;  VI  Schrank, 
28  Fach,  n»  1  (Affaire  Schlitte). 

LuBECK,  Archives  municipales,  Miscellanea  Ruthenica,  t.  I,  Àcta  in 
Sache  Hans  Schlitte  contra  Senatum  Liibecensem,  1548. 

Mantoije,  Archives  Gonzaga,  Buste  840,  841,  842,  843  ;  Copia  lettere, 
37,  48. 

Milan,  Archives  d'État,  Missive,  165;  Potenze  estere,  Roma,  ann.  1461, 
1472;  Russia,  ann.  1483,  1493. 

MoDÈNE,  Archives  d'État,  Parchemin  de  Pomposa,  17  octobre  1451  ; 
Principi  esteri,  Roma,  ann.  1472;  Lettere  di  Principi  esteri,  1472. 

NuRNBERG,  Kreisarchiv,  Jahresreçjistcr,  t.   IV;    Saal  I,  Lade  209,  n°  54. 

Paris,  Bibliothèque  nationale,  fonds  italien,  1445;  fonds  latin,  3127, 
6063.  —  JNotre  collection  :  La  Transilvania  di  Antonio  Possevino. 

Rome,  Archives  d'État,  Archivio  Camerale,  LJber  Depositarii  Sancte  Cru- 
ciate,  ann.  1464-1475;  Liber  Cardinaliuni  S.  Cruciate  Commissariorum 
gcneralium,  ann.  1468-1472;  Mandati,  ann.  1443-1472;  Obligationes, 
ann.  1464-1471.  —  Archives  du  Vatican,  Armaria  XXXIV,  t.  IV,  VI,  VII, 
XII;  XXXIX,  t.  XII;  XLII,  t.  XV;  LXIV,  t.  XXIX;  Brevia  démentis 
VII,  t.  X,  XVII  ;  PU  IV,  PU  V,  t.  XIX  ;  Exitus,  t.  472  ;  Introitus  et 
Exitus,  t.  410;  Germania,  LUI,  XCVI  ;  I^ettere  di  Seqi-etaria,  t.  170  A; 
Litterae  principum,  t.  III,  1555-1565;  Obligationes,  t.  82,  83;  Politicorum., 
t.  XXIII,  LXVIII,  CXVI,  CXXIX;  Polonia,  t.  XVI,  WU;Rationes  Came- 
rae,  t.  487;  Regesta,  n°»  404,  414,  417,  433,  437,  44».  '<50,  .'(59,  468,  470, 
484,  540,  543,  583,  660,  665,  668,  681,  1194,  1200,  1201,  1280-,  fonds 


442  RIRLIOGRAPHIE 

Bortjhtse,  I,  n"  783;  III,  n°  117  C;  LXV,  D.  —  Archives  de  la  Congre- 
gation  de  la  Propagande,  Scritture  oriqinali,  1705.  —  Bibliothèque  Barbe- 
rini,  XVI,  85;  XXXVI,  12;  LVI,  129;  LXII,  58.  —  Bibliothèque  du 
Vatican,  fonds  grec,  133,  651,  914,  4163  (Fantino  Valaresso)  ;  fonds  OttO' 
boni,  Vti7;  fonds  slaùe,  XII. 

Saint- l'ÉXEnsBODRG,  Bibliothèque  publique,  Mss.  Latins,  F,  IV,  n°  145, 
1518-1520. 

Sienne,  Archives  d'État,  Co7isistoro,  Lettere,  ann.  1453;  Deliberazioni, 
ann.  1472  ;  Indice  délie  Deliberazioni,  t.  II  ;  Archives  de  l'Opéra  del  Duonio, 
n"'  548,  555,  556;  Bibliothèque  communale,  ms.  A,  IV,  2. 

Vemse,  Archives  d'État,  Consiglio  Dieci,  Misti,  t.  XVIII  ;  Secreti, 
t.  VIII  ;  Lettere  di  Ambasciatori  in  Polonia,  busta  18  ;  Senato,  Misti,  t.  LX; 
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1670,  3  vol. 

Papadopol-Calimach  (Alex),  Sofia  Paleolog  nepota  imperatului  Constan- 
tin XII  Paleoloq  si  Domnita  Olena  fiica  domnului  Moldovei  Stefan-cel- 
Mare.  Bucuresci,  1895. 

Pamiatniki  diplomatitcheskikh  Snoche'nij  drevnej  Rossii  s  Derjavami 
inostrannymi .  Saint-Pétersbourg,  1851-1871,  10  vol. 


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riavSiopa,  'AQtivvjtiv,  t.  XVIII,  livraison  4IU,  1"  mars  1868.  H 

Pastok  (D'  Lud\vig\  Gescliiclite  (1er  Pnepste  seit  clem  Austjantj  des  Mît- 
tcltiltcrs.  Freihurg  in  Bicisgau,  1894,  t.  II. 

Pavlov  (A.),  Krititcheskié  opyly  po  istorii  drevneïchei  <jrél\0-rousslioi 
polémiki  protiv  Latinian.  Saint-Pëtcrsbourg,  1878. 

Pkars  (Edwin),  The  Destruction  of  the  Greeh  Evipirc  and  the  Story  Oj 
thc  Capture  of  Constantinople  by  the  Turks.  London,  1903. 

PEnAGALLo(Prospero), /-e/£ere^/j^.  de  BritoediP .  Centurione.  Rorna,  1892. 

PiF.nLiNG  (P.),  Bathory  et  Possevi-no.  Documents  inédits  sur  les  rapports 
du  Saint-Siège  avec  les  Slaves.  Paris,  1887. 

—  Ilans  Schlitte  d'après  les  Archives  de  Vienne  dans  Revue  des  Questions 
historiques,  janvier  1898. 

—  L'Italie  et  la  Jiussie  au  XVI'  siècle.  Paris,  1892. 

—  Borne  et  Moscou  (1574-1579).  Paris,  1883. 

—  La  Russie  et  l'Orient.  Paris,  1891. 

Picnics,  Lettera  d'Alberto  Compense  che  scrivo  al  beatissimo  Padre  Clé- 
mente VII  intorno  aile  cose  di  Moscovia  e  dello  stato  de  Moscoviti  e  con 
quanta  facilita  si  redurrebero  alla  ubedienza  délia  Santa  Chiesa  Romana, 
Venezia,  1543. 

Pu  Secusdi,  Pontificis  Max.,  Commentarii.  Francofurti,  1614. 

PoGiAM  (Julii),  Epistolae  et  Orationes.  Romae,  1758-1762,  4  vol. 

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1882,  t.  CCLXIV,  p.  205  à  258. 

PoLKOWSRi  (X.  Ignacy),  Sprawy  ivojenne  Krola  Stefana  Batorego,  Kra- 
kow,  1887. 

Polnoé  Sobranié  Rousskikh  Lie'topiseï.  Saint-Pétersbourg,  1846-1859, 
8  vol. 

Popov  (Andreï),  Istoriko-litératourny  Obzor...  Sotchinénij  protiv  Lati» 
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Pravolslavnyj  Sobiesie'dnik.  Kazan,  1861,  livr.  de  mai. 

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Slavonicarum.  Trajecti  ad  Rhenum,  1652. 

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do  1690.  Berlin,  1864,2  vol. 

Reumont  (Alfred  von),  Lorenzo  de'Medici  il  Magnifico.  Leipzig,  1883, 
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RoDOiA  (Pietro-Pompilio),  Dell'origine,  progressa  e  stato  présente  del 
rito  greco  in  Italia.  Roma,  1758-1763,  3  vol. 


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lUnissLaïa  Istovitchexhaïa  Bibliotcha  izdiivacinaia  Arklicojjr.ililclicskoioii 
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lioussliaïa  licCnpis  po  Nil.onovoïc  spis/xon.  Saint-Pélcrshourg,  t.  VI, 
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Sadov  (Alexandre),   Vissarion  Nihcïsld.  Saint-Pétorsliourf;,   1883. 

SAKUAnov  (J.),  Skazania  Rousskago  Naroda.  Sainl-Pclcrslxnirjj,  1841- 
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Pétersbourg,  t.  XXXV,  1882;  t.  XLI,  1884;  t.  Liil,  1887;  t.  LIX,  1887; 
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Schp;ker,  Le  voyage  d'outre-mer  de  Bertrandon  de  la  Broquière .  Paris, 
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Scriptores  Rerum,  Livonicarum.  Riga  und  Leipzig,  1853,  2  vol. 

Scriptores  Rerum  Polonicarum.  Cracoviae,  t.  I,  1872. 

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Syropoulos,  Vera  Historia  Unionis  von  verae  inter  Graecos  et  Latines.., 
par  Sylvestrum  Sguropulum,  Hagae-Comitis,  1660. 

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TuEiNER   (Augustinus),  Annales  Ecclesiastici.  Romae,  1856,  3  vol. 

—  Vctcra  Monumenta  historica  Hungariam  sacram  illustrantia .  Romae, 
1859-1860,  2  vol. 

—  Vetera  Monumenta  Poloniae  et  Lithuaniae  gcntiumque  ftnitimarum 
liistoriivi  illustrantia.  Romae,  1860-1864,  4  vol. 

Theiner  (Augustinus)  et  Miklosich  (Franciscus),  Monumenta  spectantia 
ad  Unwnem  Ecclesiarum  Graecae  et  Romanae.  Vindobonae,  1872. 
,   Theuwelius,   Kurtzes  Bedenken  und  Gegenbericht  Laurentii  Theuwelii, 
Richters,    auf  die    unqeheure    Schmehe   Schrift...   wider   das  Leben    und 
Absterben  H.  D.  Rodolphen  Klencken.  Coellen,  1581. 

TiRHOMiROV   (J.-A.),    Obozriénié  sostava  nioskovskikh  liétopisnych  svodov 

29 


450  HIRMOGIlAl'HIE 

dans    Journal    Min.   Nar.  Piosv.    Saint-Pétersbourg,    août    1895,    t.    CGC, 
p.  416  à  451. 

TocnccÉNEV,  Historica  Riissiae  Monumenta.  Petropoli,  1841,  2  vol. 

—  Supplemcutum  ad  historica  Riissiac  Monumenta.  Petropoli,  1848. 
TnAPKZUNTius   (Georfjius),    Coniparationes   philosophorum    Aristotclis    et 

Platoitis.  Venctiis,  152;J. 

TnAVKnsAKi,  Ambrosii  Traversarii,  generalis  Camaldulcnsium  atiorutn- 
que  ad  ipsum...  latiiiae  Epistolae.  Florentiae,  1759. 

TsvÉTAÏEV  (Dm.),  Protcstanxtvo  i  Protcstanty  v  Bonsii.  Moskva,  1890. 

Vast  (Henri),  Le  Cardinal  Bcxsarion,  1403-1472.  Paris,  1878. 

VoiGT,  Geschiclite  Prcuascns.  Kœnigsberg,   t.  IX,  1839. 

VoiGT  (Gcorg),  Die  Wicderbclebung  des  classischen  Allerthianx.  Berlin, 
1893,  2  vol. 

l'olumina  le(jum,  Volumen  sccundum,  ab  anno  1550  ad  annum  1609, 
Acta  Reipublicae  c.ontincns.  Petropoli,  1859. 

WARSciiA€En(Adolf),  Ueber  die  Qiiellen  zur  Gescliichte  des  Florenliner 
Concils.  Breslau,  s.  a. 

WiCHMANN  (B.  von),  Samnilung.,,  kleincr  Schriften  i,ur  aeltern  Ges- 
chichte...  des  Eussisclien  Eeichs.  Ester  Band,  Berlin,  1820. 

WiERZBOWSKi,  Otnocltéiiia  ftossii  i  Polchi  dans  Journal  Min.  Nar.  Prosv. 
Saint-Pétersbourg,    août  J882,  t.  CCXXII,  p.  208  à  242. 

—  Materialy  k  Istorii  Moskowskago  gosoudarstva  v  XVI  i  XVII  stolé- 
tiakh,  livr.  IV.  Varsovie,  1901. 

—  Uchansciana  czyli  '^bior  dokumentow...  War.szawa,  1884-1892,  4  vol. 

—  Vincent  Laureo,  évêque  de  Mondovi,  nonce  apostolique  en  Pologne, 
1574-1579.  Varsovie,  1887. 

Wynick.h,  Leichpredig  hei  don  Catholischen  Bcgrahnis-^  desu. ..  Ilerrn 
Rodolphen  Klencken  ...qehalten  Anno  M.  D.  LXXVIII.  Gelruckt  zu  In- 
golstatt  durch  David  Sartorlum. 

Zakrzewski  (Wincenty),  Po  uciecCi,e  Henryka,  w  Krakovie,  1878. 

—  Stosunki  Stolicy  Apostolskiej  s  Iwanem  Groznym,  w  Krakovie,  1872. 
Zamyslovsk.1  (E.),  Ilerberstein  i  ego...  izviéstia.  Saint-Pétersbourg,  1884 
Zhisuman    (D*^  Jos.),    Dus   Eherecht   der   orientalischen  Kirche.    Wien, 

1864. 

—  Die  Unionsverhandlungen  zwischen  der  orientalischen  und  der  roe 
viischen  Kirche.  Wien,  1858. 

Z1NK.EISEN  (Johann-Wilhelm),  Drci  Denkschriften  ûbcr  die  orientalische 
Frage...  aus  dem  Jahre  1517.  Gotha,  1854. 

Z0BRZYCK.1  (Dyonizy),  Kronika  Miasta  Lwowa.  Lwow,  1844. 

Le  présent  volume  était  déjà  sous  presse  lorsque  les  deux  publications 
suivantes  ont  paru  : 

Pastor  (Ludwig),  Geschichte  der  Pdpste  seit  dem  Ausgang  des  Mittelal- 
ters.  Freiburg  im  Brelsgau,  1906,  t.  IV. 

Uebersberger  (Hans),  Oesterreich  und  Russland  seit  dem  Ende  det 
15.  Jahrhuiiderts.  Wien,  1906,  t.  I.  1488-1605. 


INDEX    ALPHABÉTIQUE 

DES  NOMS  DE  PERSONNES  CONTENUS  DANS  CE  VOLUME 


Abraham,  395. 

AccoLTi,  cardinal,  270. 

Adachev  (Alexis),  323,  360,  368. 

Adam,  104. 

Adrien  I",  pape,  44. 

Adrien  VI,  pape,   289,  290,    296, 

297,  382. 
Aeneas  Sylvius.  —  Voy.  Pie  II. 
Akhmed.  —  Voy.  Mohammed,  khan 

tatar. 
Albergati    (Nicolas),    cardinal,    25, 

29,  61. 
Albert  II,  empereur,  25,  50, 
Albert,  duc  de  Prusse,  256,  265  à 

267,  274,  282,  344,  346,  375. 
Albert  de  Ldbeck,  205. 
Alexandre  VI,  pape,  86,  111,  197, 

208, 231, 235, 247, 249,  250,  251, 

255,  352. 
Alexandre,  roi   de   Pologne,  239  à 

243,  245  à  252. 
Alexandre    Vladimiromtch,     kniaz 

de  Kiev,  54. 
Alexis  Basei,  307. 
Alexis  Miehaïlovitch,  tsar,  224. 
Allacci  (Léon),  404. 
Aloisio  de  Carcano,  208,  210,  219, 

220. 
Alvise.  —  V.  Aloisio. 
Alphonse  I",  roi  de  Naples,  61,  83. 
Amidani  (Jean),  96. 
Ammanati,  cardinal,  146. 


Anargtres  (les  saints),  294. 
Anasïasie  Romanovna,  320, 322, 368. 
André  (saint)  113. 
André  Vasiuévitch,  172. 
Angarano,  Angela,  131. 
Angelico  de  Fiesole,  195. 
Anne,  épouse  de  Vladimir,  103,  319, 
Anne,   reine  de  Pologne,  420,  421, 

430,  431. 
Antoine,  évêque  de  Garthage,  96. 
Antonin  (saint),  4. 
Antonio  Nicolai,  63. 
Apostolios  (Michel),  74. 
Archimède,  95. 
Arcimboldi,  cardinal,  146. 
Arccdio  (Pierre),  404. 
Argyropoclos  (Jean),  74,  165. 
Arioste,  25. 

ARiffroTE,  28,  31,  94,  153,  215. 
Arnoldo,  397. 
Artsïbachev,  411. 
Athakase  (saint),  36. 
Athanase  Nikitine,  283,  284. 
Athénée,  8, 

Auguste,  66,  195,  254,  319,  344. 
Augustin  (saint),  142. 
AuRisPA  (Giovanni),  11,  26,  30. 
AvRAMi,  évêque  de  Souzdal,  22,  42, 

45,  49,  56,  58. 

Babour,  284. 

Bakacs  dErdod,  cardinal,  259,  260. 


A52 


INDEX     ALIMIABETIQUE. 


Baliii    (J(<rAinc),    évique    de    (îurk, 

291,  296. 
lUi.ni    (Pierre),    évéquc   de    Tropéa, 

128. 
lUi-z.vc,  300. 

Baiui.miico  (Jaeopo),  139. 
BAnii.\r,o  (Giosafal),  187. 
lUnii.^no  (Marc-Antonio),  38 V,  40V. 
BAnno,  cardinal.  —  Voy.  Paul  II. 
BAnwEnr  BERNEn,  333,  334'. 
Basile.  —  Voy.  Vasili  II. 
Basile  II,   empereur  d'Orient,  319. 
Basile  (Saint),  36. 
Basmanov  (Alexis),  368. 
Basmanov  (Fedor),  368. 
lUTiior.Y  DK  Somlyo  (les),  418. 
B.vriioRY  (Christophe),  428. 
Bathory  (Stéphane),  roi  de  Pologne, 

361,  406, 407, 410, 411, 418  à434. 
Baxy,  191. 

Bayezid  II,  222  à  224,  392. 
Bkllini  (Gentile),  128,  201. 
Bkmbo,  cardinal,  254. 
Benedetto,  152. 
Benoît  XIII,  antipape,  3. 
Benoît  XIV,  pape,  34,  40. 
Benvoclienti  (Leonardo),  78,  79. 
Bekzi  (Ugo),  26,  31. 

BEHAAnDISO    DE    BOUCOMAINERO,    208. 

Bertano  (Pierre),  cardinal,  336,  338 
à  341,  357,  359. 

Bessarion,  cardinal,  30,  36,  37,  39 
à  41,  50,  61,  64,  79,  81,  82,  90, 
91,  94,  95,  98  à  100,  114,  117  à 
120,  122,  126  à  128,  130,  133, 
134,  136,  137,  141,  142,  153, 
163,  164,  175,  201,  229,  367. 

BiELSKY  (Bogdane),  368. 

Bielsky  (Fedor),  174. 

BioNDo  (Flavio),  30. 

Bismarck,  prince,  258. 

Blanco  de  Caio,  202. 

Blankendurg  (Hans),  327. 

Blaxkenfeld,  évêque  deRevel,267. 

BOBILAS,  53. 

BoccALiNO  de  Mantoue,  207. 
BoNA,   reine  de  Pologne,  300,  343. 


BoNAcœn.si  (Philippe),  183. 
iioNATTo  (iiartlioloiiieo),  114,  121. 
BoNcOMi-AG.M    (Ugo).  —  Voy.    Grk- 

OOIRE  XIII. 

BoNCiovANNi  (Berardo),  370,  374. 

BoNiiACiO,  évoque  de  Slagno,  381. 

BoNTMnRE  (Antonio),  év('(|uc  d'Ac- 
cia,  155  à  158,  161,  169  à  175, 
178. 

Boris  Godousov,  tsar,  224. 

Boris,  kniaz  de  Tver,  22,  59. 

Boris  VAsiLiÉviTcn,  172. 

BoR,iA  (Alonzo).  —  Voy.  Calixte  III. 

BoRJA. (Rodrigo).  —  Voy.  Alexan- 
dre VI. 

Borromeo  (Carlo),  cardinal,  364  à 
366,  374,  379,  402. 

Bouillok  (Godefroy  de),  137. 

Boulev.  —  Voy.  Ldev. 

Bourbon  (Connétahle  de),  309. 

Bracciolini  Poggio,  30. 

Bramante,  206. 

Hrol'Giiam,  lord,  225. 

Brdnacho  Bathir,  182. 

BRtJNELLE,SCni,  40. 

Bryeske  (Andronic  de),  71, 

Bugenhagen,  333. 

BuoNFiGLi  (Benedetto),  159.  m 

Bdrchard,  203,  231,  247. 

Bussi  (Jean- André  de),  évêque  d'A- 

leria,  156. 
BcsTRON  (Florio),  129. 
Bustron  (Georges),  129. 

Calandrini,  cardinal,  114,  160. 

Caligari  (André),  417,  422  à  430, 
432,  433. 

Calixte  III,  pape,  82,  84  à  87,  94, 
95,  99,  266. 

Cali.imachus  Experiens.  —  Voy.  Bo- 
n-accorsi. 

Calvin,  355. 

C.AMPEGGI,  cardinal,  294,  297. 

Campofregoso  (Paolo),  archevêque 
de  Gênes,  156. 

Campofregoso  (Pietro),  doge  de  Gê- 
nes, 81. 


i 


INDEX    ALPHABÉTIQUE. 


453 


*\nobio  (Giovanni-KranocRco  Muzza 

<ii),  :j()5  à  375,  ;j77  à  ;i7y,  381. 

(  uii.i.o  (Vittorc),  110,  139. 
(  u'UANicA,  cardinal,  Cl,  160. 
(  MiACCioi.o,  famille,  123. 
Cakacciolo,  prince,  122,  123. 
Caraka  (les),  36V. 
Oahafa  (Carlo),  cardinal,  364. 
iMiAFA  (Olivier),  cardinal,  150. 
(;aucioi-ilo    (Athanasc),    évoque    de 

Gcrace,  120,  126,  128. 
Carlo,  Vénitien,  205. 
Casimir  IV,  roi  de  Pologne,  59,  67, 

85,  88,  138,  177,  182,  183,  190, 

191,  193,  202,  204,  240  à  242, 

249. 
Casimir  (saint),  271,  274. 
Cassien  (saint),  161. 
Catherine,  reine  de  Bosnie,  152. 
Catherine,  reine  de  Pologne,  348  à 

350,  371,  418. 
Catherine  (sainte),  164. 
Catherine  Cornaro,  reine  de   Chy- 
pre, 128  à  130. 
Centcrione  (Angelo),  278. 
Centlrione  (Paoletto),  277  à  286, 

288  à  292,  298,  307,  340. 
Centurione  (Raphaël),  276  à  278. 
Centcrione  Zaccaria  JI,  116. 
Cervini,  cardinal,  342. 
Cesakini  (Giuliano),  cardinal,  10, 11, 

28,  29,  41,  42,  61,  65. 
Chalcondyle  (Démétrius),  165,  254. 
Charlemagne,  69. 
Charles-Quint,  168,  254,  270,  289, 

303,  305,  306,  309,  325  à  330, 

333  à  342,  344,  345,  347  à  350, 

357  à  359,  375. 
Charles  VII,  roi  de  France,  25. 
Charles  VIII,  roi  de  France,  234, 

235. 
Charlotte   de    Lusignan,    reine    de 

Chypre,  124  à  126,  129. 
Charlotte  de  SAV0iE,reine  de  France, 

134. 
Chérkmétev  (Fedor),  429,  432. 
Chévrigcine  (Istoraa),  199. 


CiiiERicATi    (Kranccsco),    évc^que   do 

Terai.io,  29V,  309. 
CiiouKiEwit;/.  \^lvun),  174. 
Choi:ïski,  prince,  322. 
CiiRi.sTiERN     11,    roi    de    Danemark, 

256,  285,  288,  297. 
Chri.stieiin    m,  roi    de  Danemark, 

330,  333,  334. 
Chrysoloras  (.lean),  26. 
CHRY.S0L0RA.S  (Manuel)  8,  26,  28, 
CiCÉRON,   195. 

CiD  Campeador,  189. 

CiOLEK.  (Érasme),  t'vcquc  de   Plock, 

246,  247,  256,  270  à  274. 
CiTUS   (Gian-Francesco),   cvéque  de 

Skara,  296  à  300,  302,  303,  306 

à  311. 
Clément  VII,  pape,  257,  263,  284, 

290  à  292.  295  à  299,  306  à  310, 

313,  3V0,  382. 
Clément  VIII,  antipape,  3. 
Clément  (Jacques),  406. 
Clenke  (Rodolphe),  413  à  416. 
CoRENTZL  (Jean),  407  à  410. 
CoETivY    (Alain    de),    cardinal,    82, 

156. 
Colleone,  137. 

CoLLO  (Francesco  da),  219,  269,  286. 
CoLocci  (Angelo),  232. 
Colomb  (Christophe),  195,  277. 
Colonna  (famille),  5. 
CoLONNA  (Othfn),  cardinal.  —  Voy. 

Martin  V. 
Colonna   (Prospère),    cardinal,    61, 

102. 
Côme  (saint),  294. 
CôME  (cardinal  de),  403  à  405,  412, 

416,  422,  427,  433. 
Commendone,  cardinal,  365,379,380. 
Commersadt  (Je'rôme),  326,  327. 
Comnène  (les),  76. 
ComnÈne    (Alexis),    empereur    d'O- 
rient, 227. 
Condulmaro   (Gabriel),  cardinal.  — • 

Voy.  Eugène  IV. 
Constantin  le  Grand,    70,    76,   79, 

80,  164,  221,  227. 


«54 


INDEX    ALPHABÉTIQUE 


Constantin  IX,  empereur  d'Orient, 
319. 

Constantin  XMonomaqoe,  empereur 
d'Orient,  227. 

Constantin  XII  Dracazès,  empereur 
d'Orient,  62,  63,  70,  76,  109, 
153. 

Constantin,  prince.  —  Voy.  Cas- 
sien. 

Contarini  (Ambrogio),  183  à  185, 
187,  188,  236. 

CoNTi  (Antonio),  269. 

CORNARO  (famille),  128. 

CoRNARO  (André),  J28. 

CoRNARO  (Catherine).  —  Voy.  Cathe- 
rine. 

CoRNARO  (Marc),  128. 

CoRRARO  (Gregorio),  30. 

CORVILUAM,  278. 

Cristoforo,  argentier,  205. 

Critopoclos,  118. 

Croissy,  289. 

Cuppis  (de),  cardinal,  357,  358. 

CusA,  cardinal,  114. 

Damien  (saint),  294. 

Dandulo  (Bernardo),  83. 

Daniel, évêque de  Vladimir  Volynski, 
65. 

Daniel,  métropolite  de  Moscou,  314, 
322. 

Daniel  de  Galitch,  352.  "" 

Dante,    195. 

David,  roi  d'Israël,  218. 

Debossis  (Paolo),  217, 

Delfino  (Zacharie),  évêque  de  Pha- 
res, 365,  366. 

DÉMÉTRius  Efasmius.  —  Voy,  GuÉ- 

RASIMOV. 

démosthène,  31,  95,  215. 
Descartes,  35. 
Devlet-Gcireï,  399,  400. 
Diaz  (Barthélémy),  278. 
Diedo,  76. 
Dietrich,  250. 
Diodore,  95. 
Dishïpato  (Georges),  13. 


Disuypato  (Jean),  7,  15,  27. 
DisuvPATO  (Manuel),  13. 
Dldcosz,  181. 
Dmitri  DoNSKOï,  19,  190,  191,217, 

222,  313. 
Dmitri  Ivanovitch,  238. 
Dorothée  de  Mytilène,  40. 
DoxA  (xManuel),  206,  207. 
DucAS,  73,  75. 

Eberstein   (Philippe),    comte,    337, 

341,  358. 

Énée,  évoque  de  Drontheim,  290, 
291. 

Érasme,  295. 

Ernest,  archiduc,  406,  407. 

Escdlape,  286. 

Este  (les  marquis  d'),  25. 

Este  (Bertholdo  d'),  139. 

Este  (Ercole  d'),  142,  161,  233. 

Este  (NiccoloD'),  26. 

Este  (Rinaldo  Maria  d'),  69. 

Estocteville  (Guillaume  d'),  cardi- 
nal, 61,  86,  112,  114,  160. 

EUCLIDE,   95. 

Eugène  IV,  pape,  4  à  6,  13,  25,  29, 
30,  32,  41,  43,  45,  47  à  50,  52, 
53,  56,  57,  59,  61  à  63,  66,  103, 
147,  367. 

Eugénie,  51. 

Farnèse  (Alexandre),  cardinal,  339, 

342,  373,  402. 
Faust,  195. 
Fedor,  tsar,  224. 
Fedor  Davidovitch,  171. 
FÉLIX  V,  antipape,  59,  68,  85. 
Ferdinand  I",  empereur,  303,  305, 

306,  347  à  350,  364,  367,  369, 

372,  377,  418,  419. 
Ferdinand  V   le  Catholique,   232, 

235. 
Ferreri  (Zacharie),  271  à  274,  303. 
FiCHET  (Guillaume),  141. 
Ficino  (Marsiglio),  254. 
FiESCHi,  cardinal,  81. 
FiLELFO   (Francesco),   93,  95,  153. 


INDEX     AI.PH  ArîKTIOlIR. 


455 


FlOnAVANTI  (Aiull('-),   201. 

FionAVANTi  (Ilo(l()I|ilio-Ari8tote),  200 

à  202,  206,  218. 
FoMA  Matvkïkv,  22,  M,  50. 
Fionio  (Pierre),  évêque  de  Castella- 

mare,  271. 
Flaeming,  308. 

FOGHKTTA,    277. 
FORCELLA,    160. 

FonïiBnAccio,  5. 

FoscARi  (Francesco),  doge  de  Venise, 

25,  79. 
François  I",  roi  de  France,  254. 
François  d'Assisk  (saint),  297. 
Frédéric  II,  empereur,  204. 
Frédéric  III,  empereur,  69,  86,  89, 

211. 
Frédéric  II,  roi  de  Prusse,  258. 
FrÉron  (Simon),  12,  14. 

Galien,  95. 

Gai.isteo  (duc  de),  232. 

Galli  (Ptolomeo).  —  Voy.  cardinal 

de  Côme. 
Gaszïold,  347. 
Gautier  (Théophile),  217. 
Gaza  (Théodore),  71,  153. 
Gengiskhan,  190,  191. 
Gennadius.  —  Voy.  Scholarius. 
Gentile  de  Fadriano,  3. 
Georges,  duc  de  Silésie,  328. 
Georges,   métropolite  de  Kiev,  55. 
Georges  (saint),  197. 
Georges  de  Trébizonde,  72,  97. 
GÉRASiME,  métropolite  de  Kiev,  17. 
Ghislieri  (Michel).  —  Voy.  Pie  V. 
GiBLET,   154. 

GiERs,  196. 

Giovanni  de  Raguse,  14,  32,  44. 

Giovannina  de  Cisate,  205. 

Giovio  (Paolo),  282,  283,  286,  288, 
289,  292, 294, 295, 311, 330, 340. 

GiRALDi  (Giovanni),  377,  381. 

GiSLARDi  (les),  132. 

GiSLARDi  (Antonio),  130,  132  à  134, 
139  140,  155,  175,  176,  179, 
180,  181,  197,  200,  255,  340. 


(JlSI.ARDI  (Mcolo),  132,  133. 

GlDCCIARDINI,  206. 

GicsTiNiAN  (Antonio),  231. 
GiusTiNiANi  (Ajjostino),  277. 
GiDSTiNiANi  (Giovanni),  76. 
Glinski  (les),  321. 
Glinski  (Anne),  321. 
GuNSKi  ([Iél<';ne),  314,  322. 
Glinski  (louri),  321. 
GODODNOV  (Boris). —  Voy.  Uoniiî. 
GoNKMK  (Guillaume),  125,   126. 
GoNZAGA(Federico),99, 121, 122,233. 
GoNZAGA  (Francesco),  J99. 
GoNZAGA  (Francesco),   cardinal,    92, 

101,  102,  126. 
GoNZAGA  (Isabelle),  295. 
GoNZAGA  (Lodovico),  121,  122. 
(JoRTCHAKOv,  princc,  196. 
Gracodes  (les),  5. 
Granvelle,  338. 
Grassi,  cardinal,  262,  270. 
Grassi  (Paride),  282. 
Grégoire  I"  le  Grand  (saint),  pape, 

68,  87. 
Grégoire  III,  pape,  50. 
Grégoire  XII,  pape,  4. 
Grégoire XIII,  pape,  360,361,  379, 

400,  402,  403,   405,  415  à  417, 

422,  428,  434. 
Grégoire  de  Naziakze   (saint),  95. 
Grégoire  de  Nysse  (saint),  36. 
Grégoire    Mammas,    patriarche     de 

Constantinople,   37,    64,    70,    71, 

74,  88,  89. 
Grégoire,  métropolite  de  Kiev,  17, 

22,  23,  49,  58,  85,  88,  174. 
Grimani  (Giovanni),  patriarche  d'A- 

quilée,  381. 
GuARiKO  de  Vérone,  8,  26,  30. 
GcDELA,  17,  22,  26. 
Guédimine,  240,  245,  251. 
GrÉRAsiMov(Dmitri),  293  à  295,  298, 

299,  301,  309,  311,  340. 
GriLLOCHE  de  Bordeaux,  234. 
GciSE  (les),  406. 

GCTEMBERG,    195. 

Gustave  I",  roi  de  Suède,  297. 


»5fi 


INDFA     ALPHABETIQUE. 


Habsbourg  (les),  69,  211,  2(iV.  ;M)2, 
345,  348,  349,  410,  413,  415, 
418,  420. 

riAnOUN-AL-RACUlD,   215. 

Hkdwice,  reine  de  Pologne,  240. 

HÉLÈNE,  tille  de  Stéphane  de  Mol- 
davie, 209. 

HÉLÈNE,  matrone  bosniaque,  152. 

HÉLÈNE,  reine  de  Pologne,  238,243, 
244,  246  à  251. 

Henui  II,  roi  de  France,  335. 

Henri   III,  roi  de  France,  406. 

HERBEnsTEiN  (Sigisniond) ,  172,  236, 
264, 265, 303,  304,  311,  314,  342. 

HÉRODE,  193. 
HÉRODOTE,    95. 
HiPPOCRATE,    95. 

HoHENZOLLERN  (Barbe),  121. 
Homère,  31,  95,  215. 
Hosius    (Stanislas),    cardinal,    366, 
367,  369  à  371,  374,  394  à  396. 

HOULAGOU,  280. 
HCNYADI,  82,  108. 

Jaroslav,  grand  kniaz,  188. 

Innocekt  IV,  pape,  352. 

Innocent  VIII,  pape,  203,  231. 

louRi,  grec,  132,  133,  136,  138. 

louRi,  kniaz  de  Smolensk,  54. 

lorni  Dmitriévitch  Maly,  226,  267. 

Isabelle,  reine  de  Castille,  232,  235. 

Isabelle  d'Aragon,  300. 

Isidore,  cardinal,  7  à  10,  12,  13, 
15  à  24,  36  à  40,  42,  43,  45,  49 
à  50,  52  à  59,  61  à  70,  72  à  81, 
83  à  87.  89  à  102,  111,  114,  117, 
120  à  122,  124,  134,  171,  174, 
352,  361,  367. 

Isidore,  évêque  deThessalonique,94. 

ISKANDER,   105. 

IsMAÏL,  schah,  412. 

ISOCRATE,  95. 

IsrAGLiAS  (Pierre),  cardinal,  249. 

Ivan  I"  Kalita,   18,  135,  240,  245. 

Ivan  III,  tsar,  131.  133,  134  à  136, 
140,  141,  145,  147  à  149,  151, 
162,   166,  168  à  170,  172,  176  à 


J8I,  183,  185,  189  h  203,  20.-), 
207,  209  à  215,  218  à  222,  224  à 
226,  229,  233,  237,  238,  240  à 
246,  248  à  250,  252,  255,  256, 
258,  259,  266,  270,  291,  307, 
312,  324,  343,  367,  389,  408. 

Ivan  IV,  tsar,  196,  198,  224,  284, 
312,  318  à  323,  325  à  332,  334 
à  338,  341,  346,  351  à  357,  360 
à  362,  368  à  373, 375. 377, 379  à 
382,  386  à  399,  V06  à  410,  412  à 
414, 416,  417,  422,  423,  426,  429, 
430,  433. 

Ivan,  fils  d'Ivan  III,  172,  174,  205. 

Jacobo,  205. 

Jacques  IV,  roi  d'Ecosse,  256. 

Jacques  de  Lusignan,  roi  de  Chypre, 

84,  123  à  129. 
Jacques  de  Porto,  96. 
Jagellon  (les\  213,  264,  348,  355, 

406,  410,  431. 
Jagellon  (Wladyslaw),  240,  302. 
Jacubi  (Emmanuel\  99. 
Jagubi  (Nicolas),  88,  96. 
Jean  XXIII,  antipape,  3. 
Jean   II   (VIII),    empereur  d  Orient, 

6,  7,  12,  14,  25,  27,  36,  43,  50, 

70,  135. 
Jean  II,  métropolite  de  Kiev,  55. 
Jean,  roi  de  Danemark,  256,  290. 
Jean  II,  roi  de  Chypre,   123  à  125, 

127. 
Jean  III,  roi  de  Pologne,  404. 
Jean-Albert,    roi  de   Pologne,    240, 

249. 
Jean-Baptiste  (saint),  39,  114,  164, 

193. 
Jean-  Chrtsostome    (saint),    36,   44, 

89,  95. 
Je.an  Ecgénikos,  93. 
Jedrowski  (Stanislas),  413. 
JoACHiM  II,  marquis,  327. 
Joasaph,     patriarche    de    Constanlî- 

nople,  319. 
JoNAS,  métropolitedc  Moscou.  17,  20, 

58,  67,  85,  88, 104, 103, 163, 361. 


INDEX    AMMIARKTIOIJR. 


vr)7 


>  \s,  proplii^tc,  79. 
iM  III  ,     palriarclie     de     Conslaiiti- 

nnple,  14,  25,  ;J6,  49. 
.  I  I  s  II,  pape,  92,   251,  25G,  259, 

2(i(). 

I  IIS  III,  papc,;i32, ;w;5,;î;i8à34o, 
;'.vv,  ;j5i),  ;J52,  ;J5(),  ;558,  387. 

musiiMKN  l''',  eiupcreiir  (l'Orient,  76. 

[amta.  —  Voy.  Ivan  I". 
LAn*Tciii.\nov    (Mctrophane),     198, 

208,  255. 

ARPOV  (Fcdor),  287. 
LoLENDA  (Gabriel),  404. 
lOnarski  (Adam),  342,  343. 
LonsAK  (Raphaël),  404. 
LoLRRSKi,  prince,  236,  237. 
lRasinsri,  396. 
Lni.iAMTCii  (louri),  199. 
Lromer  (Martin),  369,  370,  372. 
Lryski    (Albert),    350,    353,    o54, 

356. 

..AMPUGNANI,   202. 

jANDRIANI,  cardinal,  29. 

iANGEN,    332. 

AKNOY  (Ghillebert  de),  187. 
jAVREO    (Vincent),    cardinal,   404   à 

406,  410,  420,  427. 
jAZare  II,  roi  de  Serbie,  116. 
jAzarev  (Dmitri),  181. 
jECCARELlo  (Oppizo),  156. 
.ÉON  X,  pape,  254  à  257,  260,  262, 

265,  267,  270,  272  à  275,  282, 

288  à  291,  297,  303,  313,  352, 

382. 
LiÉOK  XIII,  pape,  34. 

LÉON  JlDOVINE,  205. 

LÉONARD  DE  Chio,  72,  75,  76,  79. 

Leonardo  DE  Vinci,  206. 

LÉONARD  l'Arétin,  27,  28, 

Leus,  96. 

LoBANOV,  prince,  196. 

LoDOvico  DE  Bologne,  154, 

LODYGDINE,  307. 
liOMELLiNi  (Linoreta),  277, 
LoPAciNSKi,  423,  426. 


LoRKDANO  (F.oonardo),   do(;c  de    Vc- 

nino,  273. 
Lonis  XI, roi  dcFrnncc,  134, 141,221. 
Louis  II,  roi  de  Hongrie,  349. 
LoDi.s  Dii  Savoie,  124. 
LoYOï-A  (Saint  Ijjnace  de),  339. 
Lucien,  8. 

Ludovic  le  More,  206,  207. 
LiJEV  (Nicolas),  286  à  288. 
Lusicnan  (b-s),   127. 
LcTUER, 254, 274, 289, 333, 349,355. 

Macaire,    métropolite    de    Moscou, 

318,  361,  364. 
Machiavel,  195. 
Maffei,    cardinal,   342,    343,    345, 

356,  357. 
Mai  FEi  DE  VoLTERRA(GiacoM>o),  144, 

146  à  149,  152,  153. 
Mahomet,  384,  417. 
MAL.vrESTA  (les),  233. 
Malatestis  (Eusebio  de),  121,  122. 
Malaxos,  385. 
Maliouta-Skouratov,  368. 
Malvasia,  415. 
Malvezzi  (Virgilio),  165. 
JNIammas.  —  Voy.  Grc{joire   Mammas. 
M.mvREv  (Daniel),  206,  207. 
Manassès,  95. 
Mandeslo,  327. 
Manetti  (Gianozzo),  29. 
Manuce  (Aide),  287. 
Manuel  II,  empereur  d'Orient,  6,  9, 

109,  149. 
Marc  d'Éphèse,  43,  44,  63,  64,  93. 
Marcellini,    (Conrado),    évêque    de 

Terracine,  96,  98. 
Marguerite  de  Bavière,  122. 
Marie,  matrone  bosniaque,  152. 
Marie,  mère  d'Ivan  III,   136,    172. 
Marie  de  Tver,  136,  205. 
Marracci,  94. 
Marsuppini  (Carlo),  29. 
Martin  V,  pape,  2,  3,  5,  149. 
Masaccio,  3. 

Mathieu,  évcque  de  Vilna,  68, 
Maxime  (saintj,  38. 


«58 


INDEX    ALPHABETIQUE. 


Maxime  le  G«ec,  286,  287,  293. 
Maximiukn  1'"%  empereur,  206,  213, 

2F<-,  26V,  269. 
MAX1MIL1E^  II,  empereur,  406,  410, 

411,  413,  415,  419,  421. 
Medici,  cardinal,  342. 
Medici  (Cosimo),  28,  31. 
Medici  (Giuliano),  160. 
Medici    (Lorcnzo),    28,    150,     151, 

160,  165,  206. 
MÉnicis  (les),  27, 28,  152,  153, 165, 

272,  311. 
Mêlanchtiion,  333. 
Mellozzo  de  Forli,  143,  195. 
Menciiikov,  prince,  224 
Mesdoza,  338, 
Mencer,  14. 
MENCLi-GrinEÏ,  190,  192,  210,  222 

à  224. 
Métropuane,  patriarche  de  Constan- 

tinoplc,  62,  64. 
Michel  VIII,  empereur  d'Orient,  7, 

164. 
Michel-Akge,  254. 
Michel  Cérulaire,  34,  36,  148. 
Michel  le  Sacellaire,  9. 
Mikhaïl  Romanov,  tsar,  224. 
Milanesi,  41. 
MiSAÏL,  métropolite  de  Kiev,  174. 

MlïIA  MaLY.  Voy.   GuÉRASIMOV. 

Mohammed  II,  70,  75,  78,  89,  201, 

229. 
Mohammed,   khan   tatar,    138,   140, 

155,  177,  179  à  182,  190  à  194. 
Mohammed-Guireï,  218,  312,  313. 
MoLviANiKOv  (Iakov),  199. 
MoNTFORï  (Vincent  de),  96. 
More  (Thomas),  263. 
MoRO  (Cristoforo),   116. 
Morone,  cardinal,   373,  411  à  416. 
Morosini,  115. 

Mounékhike  (Mikhaïlo),  226,  286. 
MouRAD  II,  14,  65. 
Mourad  III,  413,  417,  422. 
MuLA  (Marc -Antoine),  cardinal,  375, 

376,  379  à  381. 
McHTZ  (Eugène),  200,  220.  , 


55, 

69 
95, 


Napoléon  I",  218. 

Nazi  (Joseph),  383,  393. 

NÉRON,  322. 

Niccoi.i  (Niccolo  de),  29. 

NicÉpiioRE,  métropolite  de  Kiev, 

Nicolas  I",  pape,  21. 

Nicolas  V,    pape,  29,  66,   68, 

71,  72,  74,  79  à  82,  84  à  86, 

194. 
Nicolas,  prêtre,  298. 
Nigris  (Thomas  de),  291. 
NiKiTA  15erlémicuev,  179. 
NiRITA  PopoviTcn,   173. 
NoGAROLA  (Leonardo),  166. 
NOCAROLI,  303. 
NoïARAs  (Anne),  153. 
NoTARAS  (Jacques),  73,  153. 
NoTARAS  (Lucas),  73,  153. 
NovosiLTsov,  392. 


Ooibene  (Paolo),  181,  183. 

OLc^A^'SKI,  244. 

Olesnicki  (Zbigniew),  cardinal,  52, 

53,  68,  93. 
Orsini,  cardinal,  160. 
Orsini  (Clarice),  150  à  153,  165. 
OsiECKi,  370. 
OsoRNO,  comte,  232. 
OsTROG  (Constantin,  prince  d'),  248, 

261,  262,  264. 
Odzoun-Hassan,  143,  181,  184,  200. 

Pacheco,  cardinal,  342. 

Padkiewski,  372. 

Paléologues  (les),  20,  76,  77,  105, 

109,  117  à  123,  126,  142,  143, 

153,  163,  172,  208,  230,  236 
Paléologue  (André),  116,  122,  127, 

143,  159,  229  à  235,  246. 
Paléologue  (André)  junior,  230. 
Paléologue  (Ange),  99. 
Paléologue     (Catherine),      épouse 

d'André,  231,  235. 
Paléologue  (Catherine),   épouse  de 

Thomas,  116. 
Paléologue   (Constantin),  —    Voy, 

Constantin  Dragazès. 


INDEX    ALPHABÉTIQUR 


459 


I'alÉoloode  (Constantin),  fils  d'An- 
<lré,  2:î5. 

I  ■  u.ÉOLOCUE  (Démétrius),  25, 63, 109. 

I'alÉOLOOUE  (Dcimétrius),  gtratopé- 
(larque,  7,  15. 

T'aléolocce  (Hélène),  épouse  de 
Jean  II,  127. 

i'Ai.ÉOLOGUE  (Hélène),  épouse  de  La- 
zare II,  116. 

l 'M.ÉOLOGtiE  (Jean).  —  Voy.  Jean  II. 

PvLÉOLOGtJE  (Jean),  junior,  230. 

Pméoiogue  (Manuel).  —  Voy.  Ma- 

Nt     I    1,     II. 

PAi.tui.OGDE  (Manuel),  fils  de  Tho- 
mas, 116,  122,  127,  229,  230. 

PàLÉOLOGCE  (Michel).  —  Voy.  Mi- 
chel VIII. 

Paléologue    (Sophie),    116,    120   à 

124,  126  à  130,  133  à  135,  139, 
140,  142,  148  à  153,  155,  159  à 
172,  175  à  178,  180,  185,  189, 
191,  194,  225,  229,  233,  236  à 
238,  246,  248,  266,  367. 

Paléologue  (Théophile),  74. 
Paléologue  (Thomas),  90,  91,  100. 
109  à  112,  114  à  117,  119,  121, 

125,  133,  137,  162,  164. 
Paléologue  (Zoé).  —  Voy.  Sophie. 
Palladio,   159,  166. 

Palliano  (duc  de),  364. 

Pamuoli  (Bartolomeo),  évêque  d'Ac- 
cia,  174. 

Pansélinos,  219. 

Parentucelli  (Thomas).  —  Voy.  Ni- 
colas V. 

Parpajose  (Michèle),  208. 

Paul  II,  pape,  61,  69,  111,  122, 
125,  133,  137,  138,  141,  143, 
157,  183,  201. 

Paul  III,  pape,  263,  338,  387. 

Paul  IV,  pape,  364,  411. 

Paul  (saint),  40,  117,  145,  266. 

Paule,  matrone  bosniaque,  152. 

Peux  (Arnold),  327. 

PÉLOPS,   10. 

PÉRicLÈs,  31,  254. 
Pergamcotes  (Georges),  202. 


PF.nRAULT  CKavinond),  rardinoi,  234. 
PÉnrois  (i.K),    PJ.'). 
l'KTnAuorE,  195. 

PlIlI.AIIKII',   42. 

Philippe,  métropolite  di?  Kiev,  136, 

147,  171. 
Phiihii;  II,  roi  d'Espagne,  375,  395, 

405. 
Philippe  le  Box,  duc  de  Bourgogne, 

46. 
Philothée,  moine   de  Pskov,    104, 

226  à  287. 
Philothée,  patriarche  de  Constanti- 

nople,  227. 
PnoTius,  métropolite  de  Kiev,  17. 
Photids,    patriarche    de    Constant!- 

nople,  21,  33,  35,  36,  71. 
Phrantzès,  76, 93, 115,118,122,123. 
PiAST  (les),  240. 
Pic  de  la  Mirandole,  254. 
PiccisiNO  (Niccolo),  26. 
Pie  II,  pape,  78,   86,  87  à  91,  97, 

100, 101, 111  à  116, 122, 125, 128. 
Pie  III,  pape,  251. 
Pie  IV,  pape,  364,  366,  370,  374  à 

377,  379,  381,  382. 
Pie  V,  pape,  358,  364,  382  à  386, 

394,  395,  399,  402,  427. 
Pierre  (saint),  2,  3,  10,  40,  41,  145, 

175,  179,  226,  387. 
Pierre  I",  empereur  de  Russie,  196, 

215,  389. 
Pierre  Gougnivt,  55. 
Pietro,  armurier,  208. 
Pietro,  élève  de  Fioravanti,  201. 
Pietro  de  Cortone,  92. 
PiGHiNi,  cardinal,  342. 
Pighius   (Albert),    290,    291,   295, 

296,  340. 
PiNCETTi  (Jacques),  96. 
Pintcricchio,  90. 
Piso  (Jacques),  260,  261,  270. 
Platisa,  160. 

Platon,  28,  31,  94,  95,  165,  215, 
Plestcheiev  (Mikhaïlo),  224. 
PlÉthon  (Gémiste),  30,  31. 
Plutuique,  95. 


V60 


INDEX     ALPHABÉTIQUE. 


i»OLE  (l\eginal<l),  cardinal,  402. 
Poccio.  —  Voy.  HiuccioLiM. 
PouTiEN,  254.,  287. 

POLVBE,  95. 

POMl'ONirS  LXKTUS,    183. 

Ponce  Pilate,  23. 

POPPEL  (Nicolas),  211,  212. 

PoncARO  (Slefano),  81. 

Porphyre,  165. 

PoRTico   (Vincent    dki,),   386,   392, 

394,  396,  398  à  400,  410. 
PossEviNO  (Antonio),  378,  381,  398. 

415,  416,  418. 
Praxine,  matrone  bosniaque,  152. 
Prothimus  (Franco),  97. 
Protiiimcs     (Nicolas),     archevêque 

d'Athènes,  97,  98. 
PnoussE,  319. 
Pccci,  cardinal,  308. 
PcLci  (Luigi),  150  à  152,  165. 
PcscuLO  (Ubertino),  72. 
Put  (du),  cardinal,  342. 
PïRRHCS,  roi  d'Épire,  265. 

Radziwill  (les),  347. 

Radziwill  (Barbe),  reine  de  Polo- 
gne, 347,  348. 

Radziwill  (Nicolas)  le  Noir,  345, 
347  à  349,  370  à  372. 

Raphaël,  254,  257. 

Raykaldi,  235. 

Razine  (Stienka),  281. 

Reck  (Johann  von  der),  Meister  de 
Livonie,  328,  329. 

Remoliko  (Francesco),  247. 

Rhalev  (les),  203,  204,  206,  209. 

Rhalev  (Démétrius),  198,  199,  203, 
208  à  210,  255. 

Rhalev  (Manuel),  202. 

Rhalli  (Démétrius),  161,  172. 

RiARio  (Girolamo),  comte,  144. 

RiARio  (Pietro),  cardinal,  144. 

Ricimer  (Flavius),  87. 

RiODRiK,  319,  351. 

RoRiTA,  396,  397. 

Rosso  (Marco),  184. 

RovERE,  cardinal.  —  Voy.  Sixte  IV. 


RuGGiERi  (Giulio),  386. 
RcsnoRi-  (Paul),  23. 
RuTSRi,  404. 

Sauourov  (Salomonie),  314. 
Sadoleï,  254,  301,  303,  308. 
Sagcndino  (Niccolo),  32. 
Salomon,  roi  d'Israël,  218. 
Santa-Croce,  cardinal,  270. 
Santai  (Sigismond),  250. 
Sancto  (Marino),  299. 
Savonarole  (Jérôme),  263,  287. 

SCAMOZZI,   165. 
ScANDERBEG,    108. 

ScARAMPO,  cardinal,  61. 

ScuLicuTiNC  (Albert),  397. 

Schlitte  von  Sculittenberg  (Hans), 
328  à  337,  340,  341,  358  à  362. 

ScHOLARiu.s  (Georges),  30,  63,  74. 

Schoenberg  (Dietrich),  266  à  269, 
282,  286,  313,  340. 

Schoenberg  (Nicolas),  263  à  271, 
274,  282. 

Schomberg  (les),  263. 

ScoTTO  (Benedetto),  279. 

SÉLiM  I,  259,  263. 

SÉLiM  II,  383,  384,  392,  400. 

Serge  (saint),  51,  52,  54,  56. 

Servopoclos,  96. 

Sforza  (les),  205. 

Sforza  (Bianca),  91. 

Sforza  (Bianca),  épouse  de  Maximi- 
lien  I",  206. 

Sforza  (Bona).  —  Voy.  Bona. 

Sforza  (Francesco),  5,  201. 

Sforza  (Galeazzo  Maria),  134,  146, 
201,  202. 

Sforza  (Gian  Galleazo),  206. 

Sforza  (Ludovico).  —  Voy.  Ludo- 
vic LE  More. 

Shakespeare,  388. 

Sigismond,  empereur,  25. 

Sigismond  I",  roi  de  Pologne,  213, 
257,  259  à  265,  268  à  271,  273, 
274,  292,  298  à  302,  304,  305, 
308,  372. 

Sigismosd  II,  roi  de  Pologne,  338, 


INDEX     AI.l'HAinÏTIQOE. 


461' 


:i42  à  345,  347  ;^  352,  35V  ;,  357, 
300,  3G9  à  375,  371),  ;58(>,  31)2  h 
395,  31)8,  391),  414,  42S. 

Sii.vKSTnK  l",  [lanc,  44,  227. 

Sii.vESTnK,  po|)(',  323,  324,  3()(),  3(»8. 

SiMKON,  patriarche  de  Constanli- 
noplc,  163. 

SlMKON  DE  SopznAL,  22,  43  à  45, 
50,  51,  54,  5G. 

SiMONKTTO,  81. 

Sixte    IV,    pape,   141,    143    à   145, 

149,  150.  154,  156  à  159,   161, 

162,    164,   174,   175,    183,    202, 

204,  230,  232,  235. 
SixTE-QuisT,  pape,  201. 
SoiiiESKi. —  Voy.  Jean  III. 
Sdkoi.i.i     (Mohammed),    383,    388, 

392,  404,  405,  417. 
Soi.Ani  (les),  204. 
Soi.Ain  (Boniforte),  204,  205. 
Soi.Ani  (Pietro  Antonio),  204  à  206, 

217,  219,  220. 
SouANZO  (Giacomo),  376. 
SoniANO,  402. 
SorcoRSKi,   prince,  411,   413,  415, 

416. 
Spandouxus,  96. 
Spakdocms  (Théodore),  163. 
Spiridiox  (saint),  74. 
Steinberg  (Johann),  331,  332,  335 

à  337,  339  à  342,  344,  353,  356 

à  361,  371,  386,  388. 
Stéphane,  roi  de  Bosnie,  152. 
Stéphane,    voïévode    de    Moldavie, 

209. 
Stéphane  Bathory.  —  Voy.  Bathory. 
Strabon,  280. 

SuLEYMAN  I",  215,  290,  383,  417. 
Syropoclos  (Siivestre),  37,  39,  49. 

Tadeo  de  Ferrare,  202. 
Tamerlan,  190,  284. 
Tamir,  182. 

Tarsis  (Augustin  de),  276. 
Tasse  (le),  25. 

Tedaldi    (Giovanni),    agent    pontifi- 
cal, 271,  272,  274. 


Tkdai.di  (fîiovanni),  niiinhand  flo- 
rentin,  2SV. 

Tiii.oi>()i.(  ;  (iirolaino),  50. 

TiiAiioii  ,^.\dall>ert),  évûfjuc  (!<■  Viina, 
244. 

TiiAiR,  182. 

TiiKODOSE,    empereur  d'Orient,    75. 

TiiKODOSK,  hdgoumènc,  55. 

TiiÉODOSE,  métropolite  de  .Moscou, 
147. 

Thomas,  évoque  de  Tarentaise,  126. 

Thomas  d'Aqpix  (saint),  95. 

Thucydide,  95. 

TiEPOLO  (l»aoIo),  402. 

Titien  (le),  128. 

To(;;;o  (Leonardo),  159. 

ToLBOczisE  (Semen),  200. 

ToRQUEMADA,    Cardinal,    32,   61,   86. 

ToRZELO  (Jehan),  46  à  48. 

TOURCUÉNEV,  417. 

Trakhaniote,  majordome,  112. 

Trakhaniote  (louri),  161,  210,  213. 

Tranciiedini  (Nicodemo),  146. 

Traversari  (Ambrogio),  14,  30,  40, 

44,  47,  50. 

TREVIS.AN  (Gian-Battista),  139  à  141, 

176  à  185,  200. 
Trissino,  168. 
Trono    (Nicolo),    doge    de    Venise, 

178. 
Trousov,  307,  309,  310,  340. 
Trucusess,  cardinal,  402. 

UcHANSKX,  archevêque  de  Gnesen, 
380. 

Valla  (Lorenzo),  30. 

Vasco  de  Gama,  278. 

Vasih,    évêque  de   Novgorod,  227. 

Vasili  II,  grand  kniaz,  17,  19  à  22, 

45,  54,  55,  57  à  59,  67,  85,  88, 
103,  162,  352. 

Vasili  III,  grand  kniaz,  226,  238, 
255,  256,  258  à  261,  263  à  271, 
273  à  275,  281,  283  à  286,  288 
à  291,  293,  295,  298,  299,  302 
à  307,  309  à  314,  322,  324,  325, 


*6S 


INDEX    ALPHABETIQUE 


330,   331,  340,    342,  3V5,  352, 
360,  367,  408. 

VaSILI  ClIKMlAKINE,   312. 

Vasili  GniAZNOi,  368. 

Vassian,  archimandrite,  22. 

Vassian-  de  Rylo,  192,  193,  286. 

Veit  Seng,  362. 

VExnnAMiN,    doge    de   Venise,    182. 

VÉnosÈsE  (Paul),  128. 

Vespasiano,  95. 

Viazf:mski,  368. 

ViAZEMSKi  (Dmitri),  174. 

VinciLE,  195. 

ViscoxTi  (Philippo   Maria},  duc  de 

Milan,  5. 
ViTELirs.  —  Voy.  Ciolek, 

VlTTORE    PlSANO,   3,    43. 

"Vladimir  Monomaque,  grand  kniaz, 
18,  105,  227,  314,  318,  343,  344. 

Vladimir  (saint),  22,  103,  135,241, 
252,  319,  344,  351. 

VOGLER,    362, 

VoLPE  (les),  132. 

VoLPE  (Angola).  —  Voy.  Axgarano. 

VoLPE  (Bandini),  131. 

VoLPE  (Carlo),  131,  133,  134. 

VoLPE  (Elisia),  131. 

VoLPE  (Gian-Battista),  130,  à  134, 
136  à  144,  148  à  150,  153  à  155, 
159,  161,  162,  166,  168,  170, 
171,  173,  175  à  178,  180,  197, 
204,  212,  255,  266,  340. 


VoLi>E(iNicolo),  131. 

VoLPE  (Trevisano),  131,  166. 

VoRENZA  (Grégoire),  210. 

Waldbouro  (Gebhard  de),  444. 

Warszewicki  (Stanislas),  409. 

Weisrerg,  332. 

Wencierski,  397. 

Wladyslaw  II,  roi  de  Hongrie,  250 

252. 
WiJiDvsLAW  III,  roi  de  Pologne,  53, 

65,  393. 
WoRONECKi  (Jacques  Zbarata),  423. 

Xavier  (Saint  François),  339. 
xénophon,  8. 

Zaberejski,  242. 

Zacchi  (Gaspar),  évêque  de  Cingoli 

et  d'Osimo,  118. 
Zamojski  (Jean),  424,  425,  427,  428, 

432. 
Zamytski,  268. 
Zaxantoxio,  205. 
Zaxoe  da  Grema,  111. 
Zapolva  (Barbe),  213. 
ZAPOLYA(Jean-Sigismond),  418,  419. 
Zehender  (Johann),  327. 
ZoAXNE,  bombardero,  206. 
Zolkiewski  (Stanislas),  218. 


TABLE   DES    MATIERES 


THODUCTION. 


LIVRE   PREMIER 

LES     RUSSES    ET     LE    CONCILE    DE     FLORENfiE 
CHAPITRE    PREMIER 

l'union     et     MOSCOU 

1417-1443 

Élection  de  Martin  V.  —  Renouveau  de  l'Église  et  de  Rome.  —  Négocia- 
tions avec  l'Orient.  —  Mort  de  Martin  V.  —  Election  d'Eugène  IV.  — 
Ses  antécédents.  —  Sympathies  pour  l'Orient.  —  Difficultés.  —  Le  con- 
cile de  Bâle.  —  Il  envoie  ses  délégués  à  Constantinople.  —  Conditions 
du  Pape  et  du  concile.  —  Mandataires  de  Jean  Paléologue  à  Râle.  — 
Isidore,  hégoumène  de  Saint-Démétrius.  —  Ses  lettres,  sa  tournure 
d'esprit,  ses  sentiments,  sa  foi,  son  patriotisme.  —  Arrivée  à  Râle.  — 
Discours  de  Cesarini  et  d'Isidore.  —  Le  concile  général  meilleur  moyen 
de  réunion.  —  Décret  du  7  septembre  1434,  —  Le  chanoine  Fréron 
auprès  du  Pape.  —  Eugène  IV  se  rallie  au  concile.  —  Ordres  et  contre- 
ordres.  —  La  réunion  du  concile  en  Occident  est  décidée.  —  Détente  à 
Constantinople.  —  Accusations  contre  les  mandataires  de  Bâle.  —  Nou- 
velle rédaction  du  décret  du  7  septembre.  —  Byzance  et  les  Russes.  — 
Le  siège  de  Kiev.  —  Déceptions  de  Jonas.  —  Isidore  nommé  métropolite 
de  Kiev.  —  Un  monde  nouveau.  —  La  Russie  dans  sa  période  laborieuse. 

—  Les  fils  de  Kalita.  —  Leur  politique  savante.  —  Concentration  à 
Moscou.  —  Le  grand  kniaz  Vasili  II.  —  Accueil  d'Isidore  au  Kremlin. 

—  Opposition  au  départ.  —  Départ  pour  l'Italie.  —  Incident  à  louriev. 

—  Impressions  de  voyage.  —  Arrivée  à  Ferrare.  —  Les  Grecs  au  con- 
cile. —  Translation  du  concile  à  Florence 1 

II.  Jean  Paléologue  à  la  porte  San-Gallo.  —  Les  Médicis.  —  Leur  entou- 
rage. —  Humanistes  à  la  cour  pontificale.  —  Désillusions  au  sujet  des 


464  TABLE   DES    MATIÈRES. 

Grecs.  —  Luttes  de  l'esprit.  —  Procéilure  ailoptce.  —  Syntlièse  du  con- 
cile. —  Rites  d'Orient  et  d'Ocrideiit  mis  sur  le  iiicine  pied.  —  Questions 
doj^maliques.  —  Le  Filioque  et  la  primauté  du  Pape.  —  Rôle  d'Isidore. 

—  Ses  tendances  conciliatrices.  —  Profession  de  foi.  —  Démarche  auprès 
du  Pape.  —  Rédaction  de  la  Ijulle.  —  Sa  promulgation.  —  Points 
expressément  mentionnés.  —  Nouibreuses  <;opies  de  la  bulle.  —  Traduc- 
tion russe.  —  Epigraphes  latines.  —  Médailles.  —  Pas-reliefs  de  Phila- 
rète.  —  Relation  du  pope  Siméon.  —  Discours  de  Marc  d'Ephèsc  — 
Tristesse  du  pope.  —  Avrauii  refuse  de  signer  la  bulle.  —  La  réclusion 

;       lui  fait  changer  d'avis.  —  Logique  d'Isidore 27 

III.  Les  fiançailles  de  l'Orient  avec  l'Occident.  —  Questions  militaires.  — 
\      Mémoire  de  Torzelo.  —  Isidore  intermédiaire  entre  le  Pape  et  l'Empe- 
reur. —  Promesses  d'Eugène  IV.  —  Légation  d'Isidore.  —  Pension  des 
^        Russes.  —  Promotion  cardinalice.  —  Titre  d'Isidore.  —  Séjour  à  Venise. 

—  Siméon  et  Foma  en  fuite.  —  Incidents  étranges.  —  Lettre  circulaire 
d'Isidore.  —  Réception  à  Cracovie  par  Olesnicki. —  Principe  pacificateur, 

—  L'union  à  Chelm.  —  Lettre  d'Isidore  en  faveur  de  Bobilas.  —  Bon  I 
accueil  à  Kiev  et  à  Smolensk.  —  Disposition  des  esprits  à  Moscou.  — 
Arrivée  d'Isidore.  —  Promulgation  de  la  bulle.  —  Dénouement  tragique. 

—  Emprisonnement  du  métropolite.  —  Griefs  de  Vasili.  —  Réunion  du 
clergé.  —  Condamnation  d'Isidore.  —  Sa  fuite.  —  Incidents  à  Tver  et  à 
Novogrodek.  —  Départ  pour  l'Italie 46 


CHAPITRE    II 

LE     CARDINAL     ISIDORE 

1443-1463 

Isidore  et  le  Sacré  Collège.  —  Arrivée  à  Sienne.  —  Chapeau  rouge  et  apé- 
rition  de  la  bouche.  —  L'union  à  Constantinople.  —  Mission  d'Isidore 
«  en  Grèce  et  en  Russie  »  .  —  Bref  d'Eugène  IV.  —  Grégoire  Mammas, 
patriarche  de  Constantinople.  —  Consécration  de  Daniel.  —  La  défaite 
de  Varna.  —  Nicolas  V  et  ses  projets.  —  Jonas  métropolite  de  Kiev.  — 
Reconnu  par  Casimir.  —  Plaintes  contre  l'évèque  latin  de  Vilna.  —  Dio- 
cèse de  la  Sabine  confié  à  Isidore.  —  Nouveaux  bénéfices.  —  Situation 
de  Constantinople.  —  Isidore  y  est  envoyé.  —  Préparatifs  de  la  mission. 
—  Naples  et  Chio.  —  Discours  d'Isidore  à  Constantinople.  —  L'union 
proclamée  à  Sainte-Sophie.  —  Discordes.  —  Les  galères  de  Venise.  — 
Tours  et  murs  réparés  aux  frais  d'Isidore.  —  Il  est  chargé  de  la  défense 
du  bastion  Saint-Démétrius.  —  Prise  de  la  ville  par  les  Turcs.  —  Légende 
sur  Isidore.  —  La  version  vraie.  —  Un  cri  d'alarme.  —  «  L'homme  pro- 
videntiel »  à  Venise.  —  Isidore  à  Bologne.  —  Emotion  à  Rome.  —  La 
paix  de  Lodi.  —  Lettre  d'Isidore.  —  Mort  de  Nicolas  V.  —  Conclave  de 
Calixte  III.  —  Isidore  à  Venise.  —  Faveur  obtenue  pour  les  Grecs.  — 
Pension  pontificale.  —  Éénéfices.  —  Résignation  de  droits.  —  Division 
de  la  métropole  de  Kiev.  —  Nomination  de  Grégoire.  —  Incident  av' 


► 


TABLE  DES    MATIÈRES.  j^fiS 

conclave  de  Pie  II.  —  H('néficc«.  —  Affaire»  de  Russie.  —  Rrrf  «lu  11  icp- 
teinl)re  1458.  —  Le  roi  de  l'olopne  se  déclare  pour  Grégoire.  —  Le  che- 
valier Ju{^uhi.  —  Le  congrès  de  Maritoue.  —  Isidore  noniiiic  patriarche 
de  Constanlinople.  —  Issue  du  congrès.  —  Kx(  iirsidu  «l'Isidore  à  Venise. 

—  Départ  pour  Ancône.  —  Projet  d'une  campagne  dan»  la  Morée.  — 
Retour  à  Rome.  —  Malatlie  d'Isidore.  —  Son  genre  de  vie  à  Rome.  — 
San-Riagio  et  la  Palazzuola.  —  Réputation  de  vertu.  —  Goût  de»  livres 
et  des  études.  —  Manuscrits  prêté»  par  Calixle  III.  —  Leur  conservation. 

—  Isidore  homme  d'action.  —  Entouré  de  Latins.  —  Train  modeste  de 
maison.   — Etat   des   finances.   —   Procès   avec  rarchevê(|ue  d'Athènes. 

—  Autres  procès.  —  Lettre  au  marquis  de  Mantoue.  —  Cérémonie  tou- 
chante au  Vatican.  —  Dernières  phases  de  la  maladie.  —  Entrevue  avec 
le  cardinal  Gonzaga.  —  Pieuse  mort  d'Isidore.  —  Ses  traces  dans  le 
monde  slave.  —    Réaction  à  Moscou  par  suite  du  concile    de   Florence. 

—  Les  Grecs  déconsidérés.  —  Explication  de  la  chute  de  Constanli- 
nople. —  Intuition  patriotique.  —  Les  gloires  de  Ryzance  refluent  ver» 
Moscou 60 


LIVRE   II 

IVAN    III    ET     SOPHIE     PALÉOLOGUE 
CHAPITRE   PREMIER 

MARIAGE     d'iVAN     III     AU     VATICAN 

1454-1477 

I.  L'horizon  du  côté  de  l'Orient.  ^  Les  Paléologues.  —  Luttes  fratricides. 
—  Les  Turcs  et  Démétrius.  —  Thomas  refuse  de  vendre  ses  Etats.  —  Il 
se  réfugie  à  Rome.  —  La  rose  d'or.  —  Pension  et  installation  à  Santo- 
Spirito.  —  Physionomie  du  despote.  —  Translation  du  chef  de  saint 
André.  —  Comité  cardinalice.  —  Voyage  de  Thomas.  —  Appréhension» 
de  Venise.  —  Mort  de  Pie  II.  —  Mort  de  Thomas.  —  Arrivée  de  ses 
enfants  à  Rome.  —  Programme  de  Bessarion  pour  leur  éducation.  —  Zoé 
Paléologue.  —  Anciens  projets  d'union  avec  un  Gonzaga.  —  Fiançailles 
avec  Caracciolo.  —  Jacques  de  Lusignan.  —  Ambassade  de  Gonème.  — 
Conseil  matrimonial  de  Venise.  —  Gonème  à  Rome.  —  Consistoire 
animé.  —  Mariage  projeté  de  Zoé  avec  le  roi  de  Chypre.  —  Zoé  exprime 
son  consentement.  —  Consticution  d'une  dot.  —  Athanase  Carciofilo  des- 
tiné pour  Nicosie.  —  Brusque  revirement.  —  Lusignan  épouse  Catherine 
Cornaro.  —  Venise  s'empare  de  Chypre.  —  Malentendus  des  chroni- 
queurs chypriotes 107 

II.  Gian-Battista  Volpe.  —  Antonio  Gislardi.  —  Emissaires  de  Volpe  à 
Rome  en  1468.  —  louri  revient  à  Moscou.  —  Message  de  Bessarion.  — 
Récit  du  chroniqueur.  —  Critique.  —  Le  grand  kniaz  Ivan  III.  — 
Impressions  des  Moscovites.  —  Conseil  au  Kremlin.  —  Le  mariage  avec 

30 


466  TABLE   DES    MATIÈRES. 

Zoé  approuvé.  —  Volpe  envoyé  à  Rome.  —  Zoé  consent  au  mariago 
avec  Ivan.  —  Gislardi  propose  à  Venise  l'alliance  tatare.  —  Trevisan 
destiné  pour  Moscou.  —  Volpe  rapporte  au  Kremlin  les  réponses  de 
Rome.  —  Seconde  mission  de  Volpe  en   Italie.  —  Rappel  de  Trevisan. 

—  Volpe  rencontre  Bessarion  à  Bologne.  —  Message  du  cardinal.  — 
Sixte  IV.  —  Ses  projets  de  croisade.  —  Son  entourage.  —  Récit  de 
Maffei.  —  Critique.  —  Conjectures  sur  le  contrat  bilatéral.  —  Silhouette 
de   Zoé    par  Pulci.  —  Mariage  au   Vatican.  —  Incident   de  la    bague. 

—  Proposition  d'alliance  tatare.  —  Antonio   Bonumbre.  —  Son  passé. 

—  Ses  pouvoirs  de  légat.  —  La  dot  de  Zoé.  —  Les  fresques  de  Santo- 
Spirito.  —  Compagnons  de  voyage.  —  Bref  pontifical.  —  Audience  de 
congé 130 

IIL  Itinéraire  de  Zoé.  — Viterbe,  Sienne,  Bologne.  —  Les  fêtes  de  Vicence. 

—  Nurnberget  Liibeck.  —  Incident  à  Pskov.  —  Arrivée  à  Moscou.  —  La 
croix  de  Bonumbre.  —  Menace  du  métropolite  Philippe.  — Désistement. 

—  Réception  de  Zoé  au  Kremlin.  —  Elle  s'appelle  désormais  Sophie.  — 
Mariage  dans  la  cathédrale  provisoire.  —  Discussion  religieuse  entre 
Bonumbre  et  le  métropolite.  —  Nikita  Popovitch.  —  Bonumbre  en 
Lithuanie.  —  Message  des  Lithuaniens  à  Sixte  IV.  —  Second  message. 

—  Gislardi  à  Rome.  —  Ses  assurances  au  sujet  de  Moscou.  —  Commis- 
sions de  Sixte  IV , 163' 

IV.  Double  mission  de  Trevisan.  —  Relations  de  Moscou  avec  la  Horde 
d'or.  —  Silence  de  Trevisan.  —  Son  secret  est  surpris.  —  Accusation  de 
Venise  contre  Bonumbre.  —  Trevisan  dans  les  fers.  —  Correspondance 
d'Ivan  III  avec  Venise.  —  Messages  confiés  à  Gislardi.  —  Droits  de 
Moscou  sur  Byzance.  —  Trevisan  envoyé  à  la  Horde.  —  Son  retour  a 
Venise.  —  Négociations  avec  les  Tatars  en  Pologne.  —  Callimachus 
Experiens  à  Venise.  —  Contarini  au  Kremlin.  —  Préventions  d'Ivan 
contre  Trevisan.  —  Audience  auprès  de  Sophie.  —  Motif  de  la  bienveil- 
lance envers  Contarini 176 


CHAPITRE   II 

Là   rekaissance    a    SMSOOU 

1477-1513 

I    Moscou  et  Moscovites  d'après  Contarini.  —  Lacunes  dans  la  silhouette. 

—  Conséquences  du  mariage  avec  Sophie.  —  La  Horde  d'or  frappée 
au  cœur.  —  Alliance  d'Ivan  avec  le  khan  de  Crimée.  —  Initiative  attri- 
buée à  l'altière  Byzantine.  —  Tribut  refusé.  —  Campagne  de  Mohammed. 

—  Objurgations  de  Vassian.  —  Heureuse  issue.  —  L'Europe  du  quinzième 
siècle.  —  Ivan  III,  fondateur  delà  diplomatie  moscovite.  — Organisation* 

—  Commerce  et  étiquette.  —  Seraen  Tolbouzine  en  Italie.  —  Fioravanti. 

—  Georges  Percancotes.  —  Démétrius  et  Manuel  Rhalev.  —  Appréhen- 
sions du  roi  de  Pologne.  —  Pietro  Antonio  Solari.  —  Un  médecin  juif. 

—  Manuel  Doxa  et  Daniel  Mamyrev.  —  Milanais  à  Moscou.  '—  Démé- 


TABLE  DES    MATIÈRES.  487 

trius  Rhalev  et  Karatchiarov.  —  I'«'rij>étic«  an  retour.  —  Dcm  voyages  de 
Poppcl  à   1VI08COU.  —  Trakhaniote  à  Vienne 186 

II,  La  question  d'Orient.  —  Politique  à  double  face.  —  Allures  chevale- 
resques. —  Fions  rapports  avec  les  Turrs.  —  Coninierce  à  Kaffa  et  Azov. 

—  Système  de  la  non-intervention.  —  AmLasRadc  russe  à  Constantinople. 

—  Sentiment  des  masses.  —  Théorie  de  Pliiluthéc.  —  Moscou  troisième 
Rome.  —  Légendes  populaires.  —  Rase  hi8l()ri(|uc.  —  Départ  de  .VLmucI 
Paiéologue.  —  Situation  de  son  frère  André  à  la  cour  de  Home.  — 
Distribution  de  privilèges  et  de  titres.  —  Voyages  à  Moscou.  —  Vente  dei 
droits  héréditaires  à  Charles  VIII.  —  Testament  en  faveur  de  Ferdinand 
et  d'Isabelle.  —  Opinion  des  contemporains  sur  Sophie.  —  Influence  qu'on 
lui  attribue.  —  Son  zèle  pour  l'orthodoxie.  —  Miracle  consigné  dans  la 
chronique.  —  Disgrâce  éphémère  de  Sophie.  —  La  couronne  réservée 
à  son  fils 221 

III.  Un  mariage  mixte.  —  Alexandre  Jagellon  élève  de  Callimachus.  —  Les 
conquêtes  de  Guédimine.  —  Guerres  de  revendication.  — La  paix  moyen- 
nant mariage.  —  Négociations  matrimoniales.  —  La  clause  fatidique.  — 
Célébration  des  noces.  —  Le  panrussisme.  —  Chicanes  d'Ivan  III.  — 
L'ambassade  de  Ciolek  à  Rome.  — Alternative  d'Alexandre  VI. —  Expli- 
cation. —  Les  sentiments  d'Hélène.  —  Guerre  entre  la  Pologne  et 
Moscou.  —  Le  Scipion  slave  prisonnier.  —  Hélène  essaye  d'intervenir. — 
Intervention  d'Alexandre  VI.  —  Un  ambassadeur  aviné.  —  Conclusion 
de  la  trêve.  — Nouvelles  chicanes  d'Ivan. — Jules  II  renouvelle  l'alterna- 
tive d'Alexandre  VI.  —  Problème  réservé  à  l'avenir 239 


LIVRE   III 

LÉS    PAPES    MÉDICIS    ET    VASILI    III 
CHAPITRE    PREMIER 

PISO,     SCBOENBERC,     FERRERI 

1513-1521 

Léon  X  et  l'état  de  l'Italie.  —  La  question  turque.  —  Optimisme  du  Pape 
à  l'endroit  de  Moscou.  —  Souvenirs  personnels.  —  Traditions  du  Dane- 
mark. —  Opinion  de  Ciolek.  —  Le  Raphaël  du  palais  Pitti.  —  Politique 
du  Pape.  —  La  paix  dans  le  Nord.  —  Sympathies  polonaises.  —  Point 
de  vue  national  du  roi  Sigismond.  —  Le  grand  kniaz  Vasili,  ami  des 
Turcs,  hostile  à  la  Pologne.  —  Le  secret  de  la  situation  ignoré  du  Saint- 
Siège.  —  La  croisade  au  concile  de  Latran.  —  Campagne  diplomatique. 

—  Les  rapports  avec  Moscou  confiés  au  cardinal  Erdôd.  —  Appréhensions 
du  roi  de  Pologne.  —  Revirement.  —  Jacques  Piso  destiné  pour  Moscou. 

—  La  bataille  du  8  septembre  1514. —  La  mission  de  Piso  contremandée. 

—  Victoire   stérile  en    conséquences.  —  Messe  d'actions    de  grâces  au 
Vatican.  —  Terreur  inspirée  par  les  Turcs.  —  Mémoire  de  Léon  X.  — 


468  TABLE   DES   MATIERES. 

Proclamation  de  la  trêve  de  cinq  ans.  —  Mission  de  Nicolas  Schœnberg 
dans  le  Nord.  —  Sa  consigne.  —  Sigismond  accepte  la  trêve  do  cinq  ans 
et  l'intervention  du  Pape  à  Moscou.  —  Le  Père  Nicolas  à  Kœnigsberg.  — 
Albert  de  Brandebourg.  —  Dietrich  Schœnberg.  —  Son  caractère.  — 
Ses  combinaisons  pour  Moscou.  —  Voyage  de  1517.  —  Réponse  do 
Vasili.  —  Promesses  de  Léon  X.  —  Second  voyage  de  Dietrich  en  1518. 

—  Réponse  décevante  de  Vasili.  —  Troisième  voyage  en  1519.  —  Der- 
nière réponse  donnée  à  Kœnigsberg.  —  Vasili  inébranlable  dans  la  «  foi 
grecque  » .  —  Concessions.  — Revirement  en  Pologne.  —  Le  Roi  s'oppose 
au  départ  de  Nicolas  Schœnberg  pour  Moscou.  —  Vrai  motif  de  l'oppo- 
sition. —  Trêve  du  31  décembre  1518.  —  Espérances  du  Père  Nicolas.  — 
Illusions  de  Dietrich.  —  Les  Grecs  du  Kremlin.  —  Envoi  d'un  messager 
pontifical  à  Moscou  demandé  par  Sigismond.  —  Conditions.  —  Comité 
cardinalice.  —  Discours  de  Ciolek.  —  Décisions  du  comité.  —  L'évèque 
de  Castellamare  refuse  la  mission.  —  Zacharie  Ferreri.  —  Giovanni 
Tedaldi.  —  Leur  séjour  à  Venise.  —  Scène  touchante  au  collège.  —  Revi- 
rement en  Pologne.  —  Sigismond  s'oppose  au  voyage  de  Ferreri  à  Moscou. 

—  Allures  pacifiques  des  Russes.  —  Vrai  motif  de  l'opposition  royale.  — 
Travaux  de  Ferreri  en  Pologne.  —  Trêve  entre  Sigismond  et  Albert  de 
Brandebourg.  —  Léon  X  reste  fidèle  à  l'optimisme 253 


CHAPITRE  II 

CENTURIONS    ET    l'ÉvÊQUE    DE    SKARÀ 

1518-1528 

Emancipation  de  Paoletto  Centurione.  —  Les  talents  du  bâtard.  —  Ses 
voyages.  —  Dépit  contre  les  Portugais.  —  Nouvelle  découverte.  — 
Jalousie  des  villes  d'Italie.  —  Tracé  fluvial  de  Centurione.  —  Bref  de 
Léon  X  à  Vasili  III.  —  Centurione  à  Kœnigsberg.  —  Arrivée  au  Kremlin. 

—  Refus  de  Vasili.  —  Voyage  d'Athanase  Nikitine.  —  Centurione  et  les 
Danois.  —  Polémique  religieuse  à  Moscou.  —  L'idée  unitaire  de  Nicolas 
Luëv.  —  Messages  de  Maxime  le  Grec.  —  Secrets  en  matière  religieuse  s 
confiés  à  Centurione.  —  Rentrée  à  Rome  sous  Adrien  V^I.  —  Le  Champ 
mûr  de  Pighius.  —  Son  mémoire  sur  Moscou.  —  Bref  de  Clément  VII  à 
Vasili.  —  Second  voyage  de  Centurione.  —  Retour  à  Rome  avec  Guéra- 
simov.  —  Message  de  Vasili.  —  Conseil  de  Pighius.  —  L'évèque  de 
Skara  désigné  pour  Moscou.  —  Ses  antécédents.  —  Ses  instructions.  — 
Son  départ  avec  Guérasimov.  — Entrevue  avec  Bona  Sforza.  —  Audience 
du  roi  de  Pologne.  —  Désir  de  la  trêve.  —  Arrivée  à  Moscou.  —  Noga- 
roli  et  Herberstein.  —  Ambassade  polonaise.  —  Négociations  en 
commun.  —  Trêve  de  cinq  ans.  —  Bonnes  paroles  de  Vasili.  —  Départ 
de  l'évèque  avec  Trousov  et  Lodyguine.  —  Confidences  de  Sigismond  I". 

—  Halte  à  Venise  à  cause  du  sac  de  Rome.  —  Arrivée  à  Orvieto.  — 
Réponses  du  Pape.  —  Mort  tragique  de  l'évèque  de  Skara.  —  Esquisse 
de  Vasili  III.  —  Destruction  des  derniers  apanages.  —  Politique  eité- 


TABLE  DES   MATIÈRES. 


469 


rieurc.  -  ConMance  dan.  la  -  foi  erccquc   . .  -  Divorce  avec  Salo.nonie^ 
_  MariaRC  sacrilège  avec  Hélène  Glinski.  -  lIluM.ms  romaines.   .     270 

LIVRE  IV 

PROJETS    DE    MISSIONS     PONTIFICALES    A     MOSCOU 

CHAPITRE    PREMIER 

VVE    MYSTIFICATION     D  I  P  I-O  M  AT  I  Q  U  B 

1547-1553 

Sacre  et  noces  d'Ivan  IV.  -  Incendie  de  Moscou  -  Physionomie  du  Tsar 
_  Sa  transformation.  -  Mission  de  Hans  Schl.tte  en  Alle.nagne.  -  Ses 
rapports  avec  Charles-Quint.  -  Levée  dho.nmes  pour  Moscou.  - 
Schlitte  écroué  à  Lubeck.  -  Il  s'échappe  de  la  pr.son  et  se  remet  a 
rœuvre.  -  Origines  de  la  mystification.  -  Steinherg  nonune  chancelier 
du  Tsar.  -  Chargé  de  négocier  la  réunion  des  Ljjl.ses  de  Rome  et  de 
Moscou.  -  Document  libellé  à  cette  occasion.  -  Derniers  renseigne- 
l'tHur  Schlitte.  -  Sa  lettre  au  roi  de  Danemark.  -  Harwert  Berner. 
_  Réponse  de  Ghristiern  III.  —  Détresse  financière  de  Schlitte.  —  bon 


proiet'de  réponse  à  Ivan  IV  au  nom  de  Gharles-Qu.nt.  -  Demarch  de 
Ste  nberp.  -  Le  comte  Philippe  d'Ebe.stein.  -  Lettres  de  Charles. 
Qu  nt  et'de  Bertano.  -  S.einberg  à  Rome.  -  Résume  de  ses  mémoire. 
_  Commission  cardinalice.  -  L'affaire  moscovite  dénoncée  aux  Polo- 
nais -  Adam  Konarski.  -  Trouble  de  Sigismond  II.  -  Mot.  s  gène- 
•     I-  I  ;ar.P  dp    conduite.  —  Conseds    d  Albert    de 

raux   et  particuliers.   —   Ligne  de    conuu.ie 

Prusse  -  Radziwill  le  Noir  à  la  cour  de  terd.nand  I".  —  Succès  tacUe. 
!:Me;sage  de  Charles-Quint.  -  Bref  de  Jules  "I-  " ^---7;,^ 
Sipismond  II  h  Kryski.  -  Dilemme  à  proposer  au  Pape.  -  Le  tre  des 
s  natlrs  de  PologJe.  -  Point  culminant  de  la  polémique.  -  ^ues  du 
Sam-Siè.e  -  Réponse  de  Jules  III  à  Kryski  et  aux  eveques  de 
loWn  -  Découragement  de  Steinberg.  -  Nouvelle  tentative.  - 
pSsion  de  minutes.'-  Échec  complet.  -  Disparition  <ie  Stcnberg  - 
Part  de.  responsabilités.  -  Or.hodox.e  divan  IV.  -  Le  «io^ier  de 
Schlitte  et  Veit  Seng.  -  Son  rapport  sur  Moscou.^  -Courant  d  opti- 
misme.  ..• • 

CHAPITRE  II 

CASOBIO,     GIRALDI,     BONIFACIO,     PORTICO 

1561-1572 
>    r,r»f,    —Réouverture  du  concile  de  Trente.  — Invitation  de. 
'•  :„rZ.  e".tii,irdLiae„u.  -  C.„«bi„  d,.u.é  pou,  MO.OU. 


VTO  TABLE  DES    MATIERES. 

—  Ses  instructions.  —  Hosius  y  ajoute  une  mission  politique.  —  CHancet 
douteuses  de  succès  à  Moscou.  —  Difficultés  à  prévoir  en  Pologne.  — 
Efforts  de  Hosius  pour  faciliter  la  mission  moscovite.  —  Canobio  à  Gra- 
covie.  —  Conseils  du  nonce  Bongiovanni.  —  Appréhensions  de  flosius. 

—  Canobio  à  Vilna.  —  Accueil  gracieux  de  Sigismond-Augusle.  — • 
Délai  fatal.  —  Maladresse  de  Canobio.  —  Procédés  de  Radziwill.  — 
Lutte  avec  Padniewski.  —  Renseignements  de  Kromer.  — Nouvelle  lutto 
entre  Radziwill  et  Padniewski.  —  Le  roi  refuse  à  Canobio  le  passaga 
pour  Moscou.  —  Explications  diverses.  —  Echec  de  Canobio  à  Kœnigs- 
berg.  —  Dernier  échange  d'idées 363 

II.  L'ambassadeur  da  Mula  nommé  cardinal.  —  Disgrâce  à  Venise,  crédit  à 
Rome.  —  Giraldi  chargé  d'une  mission  secrète  à  Moscou.  —  Ses  instruc- 
tions. —  Anomalie  dans  le  titre  d'Ivan  IV.  —  Histoire  de  la  mission 
résumée  par  Possevino.  —  Giraldi  arrêté  en  Pologne.  —  Dépèches  de 
Commendone.  —  Giraldi  arrêté  à  Venise.  —  Détails  personnels.  — 
Bonifacio,  évêque  de  Stagno,  destiné  à  porter  à  Moscou  les  décrets  du 
concile  de  Trente.  —  Doutes  historiques.  —  Opinion  de  Pie  IV  sur  le 
tsar  Ivan 375 

III.  Pie  V,  type  d'un  moine  pontife.  —  Sélim  II  déclare  la  guerre  à  Venise. 

—  Ligue  contre  les  Turcs.  —  Lettres  de  Venise  à  Ivan  IV.  —  Bonne 
opinion  à  Rome  sur  les  Moscovites.  —  Vincent  del  Portico,  nonce  de 
Pologne,  destiné  pour  Moscou.  —  Ses  instructions.  —  On  ignore  à  Rome 
les  excès  sauvages  d'Ivan,  l'institution  de  l'opritchnina,  les  massacres 
périodiques,  le  sac  de  Novgorod.  —  Portico  s'ouvre  sur  la  mission  mos- 
covite au  roi  de  Pologne.  —  Physionomie  de  celui-ci,  ses  tergiversations, 
sa  lettre  à  Hosius.  —  Deux  prêtres  expédiés  successivement  à  Moscou. 

—  Préparatifs  de  voyage  de  Portico.  —  Il  envoie  à  Rome  les  relations  de 
Schlichting  et  des  ambassadeurs  polonais.  —  Pie  V  renonce  au  projet 
moscovite.  —  La  bataille  de  Lépante.  —  Deviet-Guireï  aux  portes  de 
Moscou.  —  Nouvelles  lettres  de  Venise  à  Ivan  IV 38^ 


CHAPITRE   III 

RODOLPHE     CLEMKE     ET    JACQUES     WORONECKI 

1576-1580 

I.  Grégoire  XIII  élu  Pape  à  l'unanimité.  —  Son  portrait  par  les  ambassa- 
deurs de  Venise.  —  Le  cardinal  de  Côme.  —  Côté  faible  de  l'administra- 
tion pontificale.  —  Efforts  concentrés  sur  l'éducation.  —  Université  gré- 
gorienne. —  Collège  grec.  —  Candidats  slaves.  —  La  question  d'Orient. 
—  Dépêches  du  nonce  Laureo.  —  Maximilien  II  et  Ivan  IV.  —  L'ar- 
chiduc Ernest  et  le  partage  de  la  Pologne.  —  Ambassade  de  Cobenlzl  à 
Moscou.  —  Optimisme  de  son  mémoire.  — Revirement  dans  la  politique 
du  Saint-Siège.  —  Causes  de  rapprochement  avec  Moscou.  —  Instruc- 
tions du  cardinal  Morone.  —  Ses  rapports  avec  les  envoyés  moscovites  à 
Ratisbonne.   —  Dépêches  pressantes  du  cardinal  de  Côme.  —  Détail» 


TABLE  DES    MATIÈRES.  471 

bio{;raplii(|ue8  sur  lU>(I()li>hc  CIcnkc.  —  Il  accople  la  mission  de  Moscou. 

—  Insliuctions  de   Moroiie  à  CIcnkc.  —  Tcr{;iver8ati()n8  de  l'iùiniereur. 

—  Il  s'oppose  à  la  mission  moscovite.  — /Vrai  motif  de  cette  opposition. 

—  Mort  de  Clenke VOi 

II.  Une  erreur  historique.  —  Décadence   de  l'empire  turc.  —  Projet  de 

Grégoire  XIII.  — Ij'hommc  providentiel.  — Stéphane  Hathory,  sa  jeu- 
nesse, ses  succès.  — Elu  prince  de  Transylvanie,  ensuite  roi  du  Pologne. 

—  Ses  titres  au  trône.  —  Dépêches  de  Laurco  :  simplicité  de  FJalliory, 
cuisine  royale,  lune  de  miel,  désillusions.  —  Hatliory  reconnu  roi  par  le 
Saint-Siège.  —  ].i(;uc  anlioltomane.  —  Pacta  conuenta.  —  Nécessité  do 
réconcilier  la  Pologne  avec  Moscou.  —  Dépêche  romaine  à  Caligari.  — 
Position  difficile  de  celui-ci.  —  Projets  militaires  de  Ralhory.  —  La 
guerre  déclarée  à  Moscou.  —  Prise  de  Polotsk  et  de  Sokol.  —  Premières 
ouvertures  du  nonce  à  lîathory  et  à  Zaïnojski.  —  Réponses  dilatoires.  — 
Politique  du  Saint-Siège.  —  La  toque  et  le  glaive  envoyés  à  fiathory.  — 
Aveux  plus  sincères.  —  Incidents  défavorables  :  projet  de  divorce  surpris 
par  le  nonce.  —  On  lui  insinue  d'abandonner  l'affaire  moscovite.  — • 
Dernières  tentatives.  —  Batliory  reste  Kdèle  aux  traditions  de  Sigismond  II. 

—  NouTelle  occasion  de  reprendre  les  anciens  projets 416 

APPENDICE 

I.  Nouveaux  détails  sur  le  cardinal  Isidore 435 

II.  Sources  pour  l'histoire  de  Hans  Schlitte 4.37 

III.  Le  Mémoire  de  Cobentzl 439 

Bibliographie. 441 

Index  alphabétique  des  noms  de  personnes  contenus  dans  ce  volume.     451 


lÀBIS.    TYPOGRAPHIE    PLON-NOCnRIT    ET    C",    8,    RUE    GARANCIÈRE,     — •    7641, 


A    LA    MÊME    LIBUAIKIK 

I\'»poléon  et  Alexandre  I"'.  L'Alliance  russe  som  le  premier  Empire, 

par  Alhcrl  Vandai.,  de  l'Académie  française. 

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(Conronné  deux  jois  par  l'Académie  française,  grand  prix  Gobert.) 
Histoire  des  Papes  dopui.*»  la  fln  du  moyen  â«|e,  ouvrage  écrit 

d'après  \iu  grand  nombre  de  documents  inédits,  extraits  des  arciiives 

secrètes  du  Vatican  et  autres,  par  le   D'-  Louis   PAsron.  Traduit  de 

l'allemand  par  Furcy  Raynaud.  2"^  édit.  Six  vol.  in-8» 60  fr. 

La   Civilisation   en   Italie   au   temps  de  la   Itenaissance,  par 

J.  BuncKiiAUDT.  Traduction  do  M.  Schmitt,  professeur  au  lycée  Con- 

dorcel,  sur  la  2«  édition,  annotée  par  Geigkh.  Deux  vol.  in-8».    15  fr. 
I/AUemafjne  et  la  Réforme,  par  Jean  Janssen.  Ouvrage  traduit  de 

l'allcniand  sur  la  ii'  édilion  par  K.  Paris. 

—  Tome  1.  L'Allemagne  ù  la  fin  du  moyen  âge. 

—  Tome  II.  L'Allemagne  depuis  le  commencement  de  la 
guerre  politique  et  religieuse  jusqu'à  la  fln  «le  la  Révo- 
lution sociale  (1525). 

Tome  III.  L'Allemagne  depuis  la  fln  de  la  Révolution  sociale 

jusqu'à   la   paix  d'Angsbourg  (152o-lo55). 

—  Tome  IV.  L'Allemagne  depuis  le  traité  de  paix  d'Augsbourg 
en  1555  jusqu'à  la  proclamation  dn  formulaire  de  eon* 
corde  en   I  580. 

—  Tome  V.  L'Allemagne  depuis  la  proelamaiion  du  Formu- 
laire de  concorde  jusqu'au  conisnencement  de  la^ff uerre  de 
'rrcnte  ans  (1580-1618). 

—  Tome  VI.  La  Civilisation  en  Allemagne  depuis  la  fin  du 
moyen  âge  jusqu'au  commencement  de  la  guerre  de  Trente 
ans.  Six  vol.  in-8°.  Prix  de  chaque  vol 15  fr. 

(Ouvraye  récompensé  par  l'Académie  française^  prix  Langlois.) 
Les  Luttes  religieuses  en  France  au  seizième  siècle,  par  le 

vicomte  de  Meaux.  Un  vol.  in-8° 7  fr.  50 

Les  Affaires  religieuses  en  Bohême  au  seizième  siècle,  depuis 

l'origine   des  Fières  bohèmes  jusques    et   y   coriï^ris  la  lettre  de 

^majesté  de  1009,  par  E.  CHARvÉniAT.  Un  vol.  in-S" 7  fr.  50 

Journal  du  Concile  de  Trente,  rédigé  par  un  secrétaire  vénitien 

présent  aux  sessions  de  1562  à  1563,  et  publié  par  Armand  Baschet, 

avec  d'autres   documents  diplomatiques  relatifs  à  la  mission  des 

Ambassadeurs  de  Fiance  au  Concile.  Un  vol.  in-8» 6  fr. 

Fin  de  la  vieille  France  :  François  I".  Portraits  et  récite  du  seizième 

siècle,  par  Mme  C.  Coignet.  Un  vol.  in-8° .'".  .  .  .    7  fr.  50 

Anne   de    Montmorency,    grand    maître    et     connétable     de 

France,  à  la  cour,  aux  armées  et  au  conseil  du  roi  François  I",  par 

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DK 

67 

.3     2.  éd. 
P6 
1906 
t.1 


Pierling,  Paul 

La  Russie  et  le  Saint-Siège 


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