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LA RUSSIE
NICOLAS r.
LA RUSSIE
sous
NICOLAS F,
M. IVAN GOIOVINE.
Festen Mulh in schwerem Leiden ,
Huelfc, \vo die Unschuld weint,
EwiKkeit geschwor'nen Eiden.
Walirlieit gcgcn Freuiid undFeind,
Maennerslolz voi- Krenigsthroneii—
Krueder, gaelt'es Gut und Blut—
Deni Verdiensle seine Kronen,
Untergang der Luegenbrut !
Schiller.
PARIS,
CAPELLE, LIBRAIRE-EDITEUR,
Rue des Grès-Sorbonne , 10, près l'École de droit.
1845.
DK
2,//
.s^^
Gc>
AVERTISSEMENT.
Thomas Golovine , sommé |)ar Boris
Godounof de rentrer dans sa patrie, répon-
dit : (c Je rentrerai, lorsque trois proverbes
a auront cessé d'exister en Russie : a Tout ce
c( qui est à moi est au tzar; — Près du tzar,
« près de la mort; — Ne crains pas le juge-
ce ment , crains le juge '. »
Plus de deux siècles se sont écoulés depuis,
et n'ont apporté que peu de changement aux
malheurs de la Russie. Le séquestre s'allie à la
confiscation, en dépit des lois qui les avaient
solennellement proscrits ; l'approche du tzar
* Thomas Golovine a émigré en Lithuanie, et y est mort.
Ses descendants y existent encore.
II AVERTISSEMENT.
n'est de bon augure que pour ses courtisans;
la persécution s'attache aux honunes indépen-
dants et éclairés, et le juge russe n'est encore
qu'un exécuteur des hautes œuvres. Les pro-
verbes d'alors ont été remplacés par des dic-
tons nouveaux , tels que : « Dieu est haut, et
ce le tzar est loin ; — Qui sert se lamente,»
en dépit de cette autre sentence : a La prière
« à Dieu , le service au souverain ne sont ja-
cc mais perdus. » Des abus d'une nature diffé-
rente sont venus prendre la place des cruau-
tés anciennes ; et si j'avais voulu imiter le
mâle langage de mon ancêtre , j'aurais dit :
« Je rentrerai, lorsque toute la Russie aura été
avancée à la quatorzième classe (les employés
des quatorze classes ne peuvent être battus);
lorsque l'Allemand n'y vaudra pas plus que
le Russe, et lorsque la plume aura le poids
du fer dans la balance sociale. »
Mon bonheur ne pouvait être complet sans
celui de mes concitoyens. N'espérant pas le
voir se réaliser de sitôt, et ne pouvant y con-
tribuer assez puissamment dans mon pays ,
j'ai renoncé à celui-ci, d'autant plus facilement
que j'espérais lui être plus utile à l'étranger.
Je ne suis pas le premier et je ne serai pas
AVERTISSEMENT. m
le dernier à déplorer l'asservissement de la
Russie , à protester contre ses oppresseurs; et
jamais je n'atteindrai à l'énergie du poëte
russe qui disait :
« En Russie, on honore le tzar et le knout;
ce et les Russes, oies imbéciles! crient : Hourra,
« il est temps de nous battre ! »
Ni à la hauteur de cet autre , qui s'écrie :
« J'ai vu la Russie esclave au pied des saints
<c autels : agitant avec bruit ses fers , le cou
(c plié, elle priait pour le tzar, v
Si j'ai dit du mal de la Russie , c'est unique-
ment par amour pour elle. On voit avec indif-
férence, chez les étrangers, les défauts qui ,
dans nos frères, nous révoltent, et l'on est plus
sévère pour ceux qu'on aime que pour ceux
auxquels on ne s'intéresse que fort peu. D'ail-
leurs la Russie est pour moi une notion abs-
traite , grande et belle, et que je me plais à
élever dans l'avenir.
Encore moins ai-je cru devoir user d'in-
dulgence pour le gouvernement. Auteur des
maux sans nombre qui attristent la Russie ,
tout ménagement envers lui aurait été de la
pusillanimité. Son injustice envers moi ne m'a
cependant pas rendu injuste à son égard ; au
IV AVERTISSEMENT.
contraire, elle n'a fait qn'aceroître ma cir-
conspection, en me démontrant les torts de
toute injustice.
Les hommes qui sont au pouvoir n'osent
ou ne veulent élever la voix. Ils pèchent dans
l'eau trouble , et c'est pourcjuoi ils maintien-
nent le trouble. Ce sont là les véritables traî-
tres à la patrie et les véritables révolution-
naires. L'homme qui a su se rendre libre pour
dévoiler l'indignité et l'ignorance du gouver-
nement, n'excitera-t-il contre lui que l'indi-
gnation et le mépris?
La publicité a ce bon côté , que l'erreur
croule d'elle-même avec le temps , tandis que
la vérité survit et se perpétue. Il nen sera
pas autrement de cet écrit; et tout acharne-
ment contre moi ne sera que le fruit de
l'aveuglement ou de la mauvaise foi, qui ne
tiennent pas compte des intentions et ne
voient que l'effet du moment.
Je n'ai reproduit ici que des anecdotes mé-
ritant toute confiance parla source dont elles
émanaient. Il suffît cju'elles soient accréditées
dans le peuple, pour trouver place , même
tlans l'histoire; car elles sont toujours l'ex-
pression du caractère de l'homme auquel elles
AVERTISSEMENT. v
se rapportent. On ne raconte, sur les grands
hommes et les bons souverains, que des traits
qui les honorent ; sur les rois méchants et
incapables, on n'a que des récits pénibles à
faire.
Si je voulais dire tout ce cpie j'ai cru devoir
taire, si je faisais connaître les épreuves aux-
quelles j'ai soumis ce que j'avais à dire , on
n'aurait pas de doute siu^ la véracité de mes
récits; mais il suffira de déclarer que je n'ai
absolument rien inventé.
Il ne tient, du reste, qu'à Nicolas de prou-
ver que mon jugement sur son mérite est faux
et qu'il est digne de régner sur le peuple con-
fié à ses'soins. Qu'il commande à ses acolytes.
Qu'il dise à Orlof que désormais il prétend
gouverner par la douceur, la franchise et la
confiance, et qu'il abolit la police secrète. Qu'il
dise à Bloudof cju'après avoir rassemblé les
lois russes, il s'est convaincu qu'elles ne sont
bonnes qu'à être jetées au feu ; indignes
du siècle où nous vivons , de Dieu et des
hommes ; et qu'il va les remplacer par des lois
justes et sages. Qu'il dise à Panine que les
voleurs ne doivent pas être au pouvoir, mais
en Sibérie. Qu'il dise à Ouvarof c]u'il ne veut
VI AVERTISSEMENT,
plus du charlatanisme de la civilisation, et
la veut pure corume le ciel. Qu'il dise à
Pérovsky que son nom doit s'allier à la plus
grande œuvre de notre siècle , à l'émanci-
pation des serfs; et que si, d'ici à un temps
rapproché, les maîtres n'ont pas affranchi
leurs paysans , ceux-ci le seront par la force
de la loi , car il ne peut ni ne doit y avoir
d'esclaves sur un sol chrétien. Qu'il dise à
Nesselrode que la France, ce foyer de la civi-
lisation , mérite toute son estime, et ne peut
plus être son ennemie. Qu'il dise aussi que la
Pologne a assez souffert, et que, Dieu faisant
tomber de ses yeux le bandeau qui les cou-
vrait, il ôte les chaînes à la Pologne.
Et après avoir dit tout cela, qu'il l'exécute.
A ce prix , Thistoire réformera son arrêt ; elle
dira qu'après avoir beaucoup péché , il s'est
beaucoup repenti, et elle placera son nom à
côté de ceux que les peuples vénèrent.
N'est-ce donc rien que cette désapprobation
unanime qui s'élève contre tous ses actes .^
Pense-t-il qu'il n'y a qu'erreur et mensonge de
la part du monde civilisé, et que toute la sa-
gesse et tout l'honneur se trouvent de son
côté.^ Ah! s'il est doux de régner en maître
AVERTISSEMENT. vu
absolu, il l'est jilus encore de rendre libre le
peuple qu'on gouverne ; mais cette joie n'est
donnée qu'aux âmes pures et belles.
Paris, le i4 juillet 1845.
MA PERSECUTION.
Le 1 1 mars 1 843, je fus appelé chez M. le
chargé d'affaires de Russie à Paris. Je m'y rendis
le lendemain à midi. Après m'avoir prié de m'as-
seoir, il me dit :
— Monsieur, j'ai reçu, en date du 23 février
(vieux style), l'instruction suivante :
« Votre Excellence,
a La volonté de S. M. l'Empereur est, qu'à la
a réception de la présente, vous mandiez devant
« vous le prince Pierre Dolgorouky et M. Ivan
« Golovine, et leur déclariez qu'ils aient immédia-
« tement à quitter Paris et à se rendre à Saint-
ce Pétersbourg. Vous n'accepterez aucune espèce
« d'excuse, ni maladie, ni autre prétexte, et leur
« signifierez qu'en cas de désobéissance , il sera
« procédé à leur égard comme envers des rebelles
« à la volonté Impériale, selon toutes les rigueurs
« des lois.
« Signé Nesselrode. »
2 LA RUSSIE
Cette lecture faite, M. KIssélef continua:
— Quand voulez-vous partir?
— Je n'ai quitté la Russie que pour cause de
santé , et j'Ai toujours regretté de ne pouvoir y
rentrer ; mais il me serait impossible de le faire en
ce moment.
— Je ne puis recevoir cette excuse.
— J'espère que S. M. l'Empereur aura assez
d'humanité pour l'accueillir.
— Vous venez de voir que je ne puis admettre
aucun prétexte.
— Ce n'est point un prétexte; je puis produire
des certificats attestant mon état de maladie.
— Quand voulez-vous que je vous délivre votre
passe-port?
— J'ai eu l'honneur de vous dire que je ne
pouvais partir.
— Que voulez-vous donc que je fasse?
— Faites votre rapport en conséquence.
— Je ne l'ose , écrivez vous-même.
— J'aurai cet honneur.
— Mais vous ne voyez donc pas que c'est la
volonté du monarque?
— Ma maladie est la volonté de Dieu.
Je saluai et sortis; le prince Dolgorouky entra
immédiatement après moi.
J'envoyai le même jour la lettre que voici, à
l'adresse de M. Kissélef :
sous INICOLAS
« Votre Excellence,
« Mondésirconstantaélé de rentrer au plus tôt
« dans mon pays, que je n'ai quitté qu'en consi-
« dération de l'état délabré de ma santé. Je me
« serais donc empressé d'obéir à l'ordre de rappel
« que je viens de recevoir; mais ma maladie ne
« me permet pas d'entieprendre un voyage aussi
« pénible et qui pourrait causer ma mort. Espè-
ce rant ([ue mes jours ])Ourront encore être utiles à
« S. M. l'Empereur, et craignant qu'une mort pré-
« maturée ne me prive de la faculté de confondre
« la malignité et de détruire la calomnie, je me
« repose sur la clémence et la justice de notre
« très-gracieux monarque, et je sollicite liumble-
« ment la remise de mon voyage, jusqu'à Tamé-
« lioralion de ma santé; aussitôt que je le pourrai,
ce je me mettrai immédiatement en route. J'ai
ce l'honneur de joindre ici un certificat de mé-
cc decin.
« Paris, ce iï mars 1843. »
Quelle pouvait être la cause de mon rappel?
Mon passe-port n'avait qu'un an et demi de date,
et il est permis à tout noble russe de rester cinq
4 LA. RUSSIE
ans à rétraiiger. Je n'avais absolument rien à me
reprocher. M. le ministre de la police, le comte
Benckendorf, n'avait pas daigné me faire connaître
ce qui avait porté le gouvernement fusse à user
de cette rigueur à mon égard. Il avait tout simple-
ment dit à mon frère, que l'empereur trouvait mon
séjour à Paris inutile, et il avait eu la bonté de pro-
mettre qu'il me défendrait à mon retour, s'il était
vrai, comme on le lui disait, ç\uefcwais un bon
cœur. Le princeDolgorouky avait peu auparavant
fait imprimer un opuscule intitulé : « JVotice sur
les principales fandlle s de la Russie , par le comte
Alinagro. » Cette brochure avait soulevé l'indi-
gnation de plusieurs nobles et de quelques hauts
fonctionnaires russes. En plaçant sous la protec-
tion de la France une Histoire des Romanofs qu'il
était sur le point d'achever, le prince s'était attiré
son rappel, et comme moi-même je venais de
mettre sous presse un traité d'économie politique,
je n'eus aucun doute qu'on n'en voulut à mon livre,
quoiqu'on en ignorât complètement le contenu.
Est-il défendu aux Russes de se faire impri-
mer à l'étranger? Avant de procéder à la publica-
tion de mon ouvrage, je m'étais adressé au corres-
pondant du ministre de l'instruction publique à
Paris , pour savoir si j'étais autorisé à le faire. Il
me dit qu'à la rigueur il était interdit de rien
faire imprimer à l'étranger; que l'engagement à
sous NICOLAS I". 5
signer par ceux qui prennent des passe-ports,
contenait cette défense; mais cpie la plupart du
temps on délivrait des passe-ports sans imposer
aucune obligation; que tous les jours des Russes
publiaient des écrits hors de leur pays, et qu'en
conséquence je^ pouvais faire de même en toute
tranquillité. — « Si votre livre, ajouta-t-il, est
« contraire à la Russie , le gouvernement vous
« punira fort probablement; s'il ne l'est pas,
ce il fermera les veux; et s'il lui était avantageux,
« il se pourrait même qu'il vous récompensât. »
Je lui demandai si je pouvais me fier à ses pa-
roles ? — «Vous pouvez , me répondit-il, les
« prendre pour officielles. »
J'eus donc bâte de lui faire communiquer la
nouvelle de mon rappel, en lui disant que, con-
vaincu de ma parfaite innocence à tous égards,
je ne pouvais expliquer cette rigueur que par mon
livre. Il eut la complaisance d'écrire immédiate-
ment au comte Benckendorf, pour lui dire que
mon ouvrage, tout différent en cela de l'écrit du
prince Dolgorouky, était purement scientifique et
plutôt favorable que contraire à la Russie.
La loi russe est expresse : elle prescrit à tout
sujet de rentrer dans son pays à la première som-
mation ; mais il y a une autre loi non moins ex-
plicite, qui dit qu'on peut être exilé dans les pro-
vinces de l'intérieur d'après jugement rendu, ou
f. LA RUSSIE
mêmesurunn simple (lisposition dugoiwcrnemcnt^ et
les provinces confinant la Sibérie, celles de Vialka,
de Perm, deVologda, sont celles qu'en pareil cas
on choisit de préférence. Je me savais innocent;
mais qui me disait qu'on ne m'avait pas calomnié?
Les espions russes sont très-nombreux à Paris, et
à Paris plus qu'ailleurs; il suffit souvent de dé-
plaire à l'un de ces messieurs pour qu'il vous dé-
nonce au pouvoir, enchanté de mériter quelques
bonnes grâces, ou au moins de bien gagner- ses
appointements; car on suspecte et on éloigne ceux
d'entre eux qui sont trop avares de rapports. Les
dénonciateurs jouissent d'un strict incognito, ne
sont pas mis en présence des accusés , et leur pa-
role pèse plus que celle des honnêtes gens. Des
personnes parfaitement irréprochables ont été rap-
pelées en Russie sur un simple soupçon de libé-
ralisme , et lors même qu'ils ont échappé à toute
espèce de peine, parce qu'on n'avait ni acte ni
propos à alléguer contre eux, ils n'en ont pas
moins vu leur carrière compromise. Un caprice
du comte de iNesselrode m'avait déjà fait renon-
cer à toute espèce de service ; devais-je aller subir
de nouvelles humihations? Mon rappel devenant
public, aucune justification n'aurait mis mon in-
nocence à l'abri de toute airière-pensée. Ma
meilleure défense était mon livie; je crus donc
devoir le publier, no pouvant d'ailleurs lenoncer
sous NICOLAS I-. T
à la satisfaction de faire paraître le fruit de plu-
sieurs années d'études, alors qu'on ne me faisait
pas même l'honneur de me demander ce sacrifice.
J'aiuiais et j'aime mon pays autant qu'un autre;
et précisément parce que je l'aimais, je voulais,
autant qu'il était en moi, contribuer à effacer ce
titre de barbaies , dont on nous salue dans toute
l'Europe.
Si je ne parle ici ni des droits de l'homme, ni
des droits de la civilisation , supérieurs à toutes
les lois ei surtout à des lois iniques, dioils mé-
connus et que je voyais indignement violés en
moi , c'est parce que je veux rester à la portée du
gouvernement russe.
Je me promis toutefois d'user de tous les ména-
gements possibles , afin de mettre de mon côté
ceux même qui, tout en ne partageant pas mes
opinions, méritaient mon estime. Je sauvai donc
les apparences en me déclarant malade , ce que
j'étais en effet.
Le i3, j'eus chez moi la visite d'un secrétaire
de l'ambassade, qui, au nom de son chef, me pria
de partir au moins pour l'Allemagne, afin qu'il
leur fût possible de présenter ce départ au gouver-
nement comme une exécution de ses ordres. Je
répondis que je n'avais aucune confiance dans les
médecins allemands. Il me pria de fixer au moins
un terme à mon départ. INe pouvant assigner un
8 LA RUSSIE
terme à ma maladie , je ne pus obtempérer à
cette nouvelle demande. Le lendemain, la même
personne m'invita par écrit à modifier ma lettre
dans le sens qu'il m'avait proposé; cette démar-
che n'eut pas plus de succès que la précédente.
Le jour suivant, un attaché à l'ambassade vint
chezmoi médire qu'il avaitlula minute du rappoit
qu'on venait de préparer sur mon affaire; il ajouta
que je payerais les pots cassés si je ne changeais
rien à ma lettre; le prince Dolgorouky ayant déter-
miné l'époque de son retour, le courroux de l'em-
pereur, pensait-il , retomberait sur moi seul.
Croyant tout gagner en gagnant du temps , et con-
naissant l'esprit peu accommodant du tzar, je re-
liiai ma première lettre et la remplaçai parla sui-
vante :
« Votre Excellence,
« Obéissant sans réplique à la prescription que
« je viens de recevoir, je me serais mis immédia-
o lement en route ; mais l'état de ma santé ne me
« permet pas de suppoiter le mouvement de la voi-
<c ture, et en outre la prochaine ouverture de la
« navigation me donnera le moyen de rentrer plus
.c tôt; je pense donc, conformément à mon devoir,
« me mettre en route avec le premier bateau à va-
a peur, ,1'ai l'honneur de joindre sous ce pli
sous NICOLAS V\ 9
« le cerlificat attestant mon état de maladie. »
La réponse du comte deBenckendorf àson cor-
respondant ne se fit pas attendre. — « Quant à
« M. Golovine, lui écrivait-il, vous pouvez être
« parfaitement tranquille sur son compte ; /lous
« nni'ons pas de corps de délit contre lui (textuel ,
« la lettre était en français). Aussi ce n'était qu'une
« mesure de préca.ution et non pas de répression.
a Cette affaire n'aura pas de suite. »
N'était-ce pas dire assez clairement que j'étais
innocent? Mais, en ce cas, pourquoi me poursuivre?
V2LY précaution? Ne vaudrait-il pas autant empri-
sonner les passants, de peur qu'ils ne commet-
tent un crime quelconque? N'était-ce pas faire
comme certains propriétaires de serfs qui battent
leurs gens, par avance pour leurs fautes à venir, ou
bien qui, après avoir reconnu qu'ils ont frappé à
tort, promettent d'en tenir compte à la prochaine
occasion ? Porter le trouble et l'effroi dans une
famille, mettre en émoi Paris et Pétersbouig,
avouer à la face de l'Europe qu'on rappelait un
auteur pour les ouvrages qu'il avait dans son por-
tefeuille ou sous presse , était-ce là ce qu'on ap-
pelle une mesure àe précaution? Il est vrai qu'on
m'avait recommandé sous main de ne pas ébrui-
ter l'affaire. Le comte de Benckendoif avait deux
réponses à cela : « L'empereur veut que ses su-
« jets se tiennent tranquilles à l'étranger, et nous
10 LA RUSSIE
« ne nous soucions guère qu'ils y publient la
« moindre des choses. »
Me fiant sur la lettre du chef des gendarmes à
son correspondant , je crus cpie toute cette affaire
resterait sans suite , comme tant d'autres mesures
trop précipitées du gouvernement russe, d'autant
plus qu'il y avait des antécédents qui m'autorisaient
à le penser. J'envoyai deux exemplaires de mon
Economie politique à Sainl-Pétersbourg, destinés,
l'un à l'empereur, l'autre au ministre de la police,
et me rendis aux eaux des Pyrénées. Le comte de
Benckendorf ne prit la peine que de lire la préface
qu'il trouva très-incendiaire , parce que j'y récla-
mais l'hospitalité de la France pour mes idées. Il
réprimanda sévèrement son correspondant pour
l'avoir induit en erreur sur l'esprit de mon livre.
La censure, après de longs doutes, laissa passer
mon ouvrage, mais en coupa plusieurs feuillets;
et tout cela joint à la nouvelle que le prince Dol-
gourouky venait d'être exilé à Viatka, était de na-
ture àm'inspirer de justes craintes sur l'avenir qui
m'attendait à mon retour.
Bien résolu à ne rentrer en Russie qu'avec de
bonnes assurances pour ma tranquillité , et ne re-
cevant pendant plusieurs mois aucun avis, je me
décidai à adresser, de Cauterets, la lettre suivante
au ministre de la police, en date du i5 août 1843 :
sous NICOLAS P\ U
« Monsieur le comte,
« Il y a plusieurs mois que j'ai eu l'honneur
« d'expédier deux exemplaires de mon dernier ou-
« vrage à Saint-Pétersbourg; je destinais l'un à
« S. M. l'Empereur, l'autre à Voire Excellence. Ne
« lecevant aucune réponse à ce sujet, je dois pré-
« sumer cpi'une crainte mal fondée aura empêché
« mon frère de faire parvenir mes livres a leur
« destination. En ce cas, je vous prie, M. le Comte,
« de vouloir bien rassurer mon frère , accepte i- de
« lui l'honmiage d'un exemplaire, et faire agréer
« l'autre à notre auguste souverain, en lui expri-
« mant tout le regret que j'éprouve de ne pouvoir
« moi-même le déposer à ses pieds, nne grave
« maladie me retenant encore loin de mon pays.
« Agréez , etc. »
A mon retour à Paris, la légation russe me re-
mit un papier signé Doubelt, daté du 1/12 sep-
tembre 1843 , et dont voici la teneur :
« Monsieur,
«M. le général aide de camp, comte Benckendorf,
« ayant été instruit que, sans avoir demandéd'au-
« torisation , vous êtes allé de Paris aux Pyrénées
12 LA RUSSIE
« pour V faire un traileme nt d'eaux minérales ,
« tandis qu'au mois de mars dernier il vous a été
u communiqué l'ordre suprême de revenir en Rus-
« sie, et que vous-même avez déclaré par écrit que
« vous partiriez à l'ouverture de la navigation par
a le premier bateau à vapeur, Son Excellence m'a
(f chargé de vous faire connaître qu'elle se borne,
« une dernière fois, à vous réitérer l'ordre d'ac-
« complir votre devoir, et de revenir sur-le-champ
« h Saint-Pétersbourg, sans plus vous prévaloir
« d'aucune espèce de prétexte. Dans le cas con-
« traire , Son Excellence fera son très-humble rap-
« port à Sa Majesté l'Empereur, et alors le retard
a même que vous aurez mis à accomplir l'ordre
« suprême, sera de votre part un crime important,
« et vous aurez encouru une responsabilité sévère ,
« selon la loi.
« Remplissant par là l'ordre du comte Alexandre
« Christophorovitsch, j'ai l'honneur devons assu-
« rer de mon sincère dévouement et respect. »
Je répondis incontinent:
« MoxsiFFR lt: comte ,
« Que puis-je répondre à l'office que vous m'avez
« fait l'httnneur de me faire adresser en date du
« i" septembre, et qui ne m'a ét<^ remis par l'am-
sous NICOLAS I". 13
i< bassade que le 9.2 novembre? Si je vous parle
« (Je uies affaires qui me retiennent ici, votre ré-
(( ponï>e est faite d'avance : vous ne voulez entendie
« aucune olijection. Ma maladie, le traitement que
«je suis, n'excitent que votre mécontentement,
« ce qui n'est pas de nature à me l'assurer sur
« l'avenir qui m'attend a mon retour. Puis-je par-
ce 1er de mon innocence? Mais vous en êtes con-
(( vaincu comme moi-même: et ne devais-je pas
« \oir dans vos paroles : « qu'on n'avait pas de
« corps de délit contre moi, que cette affaire n'au-
<x rait pas de suite. » rautorisati(jn daller ou bon
« me semble? Faut-il que je proteste de mon dé-
« vouement à mon souverain? L'histoire est là,
« fpii dit que nous avons seivi le trône comme
« j>ersonne; certes, je n'aurai pas été le premier à
« faire exception à cette règle, et je n'ai fait usage
« de la liberté de la presse que pour consolider la
i< gloire de mon pays. 11 est aisé de le servir
« dans la prospérité_, mais il est plus difficile de
« le faire dans l'adversité. Aies crimes sont ma ma-
te ladie et mon intelligence, el vous ne voulez pas
« me laisser, pour dédommagement, la faculté qui
« est donnée au dernier des sujets, de se mouvoir
a à son gré. Il ne me reste donc , Monsieur le
« Comte, qu'à protester de ma \énération prxir
0 vous, el à me reposer sur la clémence et la jus-
« tice de mou souverain.
14 LA. RUSSIE
« Tels sont les senliineuls avec lesquels, elc. »
Le général Doubelt me répondit le aS no-
vembre (vieux style) :
« Monsieur ,
« M. le général aide de camp, comte de Benc-
« kendorf, ayant reçu voire lettre du ia/^4 novem-
« bre, a bien voulu déclarer que le gouvernement
« n'a eu à vous accuser d'aucun crime; mais vous
« devenez vous-même coupable depuis le temps
« que vous ne remplissez pas l'oidre de Sa Majesté
« concernant votre retour en Russie. Son Excel-
ce lence, par un effet delà bonté de son Ame, a re-
« tenu jusqu'ici et retient encore son très-humble
« rapport à ce sujet , mais il se pourrait que Sa
« Majesté l'Empereur voulùtbien s'informer si vous
« êtes de retour de l'étianger ; on sera alors forcé
« de lui soumettre les particularités de cette affaire,
a et vous serez, pour votre retard dans i'accom-
« plissement de la volonté du monarque, comme
« pour LUI crime iinporUnit, soumis à la responsa-
« bilité, selon toute la rigueur des lois. C'est pour-
ce quoi le comte Alevandre Christophorovitsch, se
ce bornant, pour une dernière fois, à renouveler ses
ce premières in tances, m'a chargé de vous prier de
ce revenir immédiatement en Russie , ne vous ex-
sous NICOLAS I", 15
« disant plus sur aucun prétexle , et , dans le cas
« contraire, Son Excellence se verra forcée de por-
« 1er le tout à la connaissance de Sa Majesté l'Em-
« pereur.
a Remplissant par là la volonté du comte Alexan-
« dre Christoplîorovitsch , j'ai l'honneur de vous
« assurer de mes sincères respect et dévouement. »
En même temps , M. le comte me faisait écrire ,
par une voie privée , que l'empereur n'aimait pas
qu'on plaisantât avec lui, et était habitué à ce
qu'on lui obéit; qu'il suffirait d'une seule parole
de lui pour que le gouvernement français mo fit
quitter la France. Tant d'arrogance m'indigna; les
bruits assez adroitement semés, par les agents
russes, que M.Guizotavait offert de faire partir le
prince Dolgorouky avec des gendarmes , ne m'in-
timidèrent pas davantage; je savais jusqu'où
pouvait descendre la diplomatie russe, et bientôt
je fus complètement rassuré sui" ce point. Je me
confiai donc à la garde de Dieu, et répondis ce
qui suit au ministre de la police :
o Monsieur le comte ,
u Dans votre ordre du aS novembre, vous con-
« venez de mon innocence et parlez de la bonté
« de votre âme. Je n'ai jamais douté de la pre-
16 LA RUSSIE
« mièie , mais la seconde n'appert guère de votre
«lettre. La bonté d'âme, la justice exigent des
« dédommagements en faveur des innocents per-
« sécutés, et non pas la continuation des persécu-
« lions.
ce De plus, vous daignez me faire dire que,
« pour le retard que j'ai mis à rentrer dans mon
« pays , il sera procédé envers moi selon toute la
« rigueur des lois,commepourun crime important.
« Il serait difficile, Monsieur le Comte, d'ordonner
« et d'ôter en même temps la faculté d'obéir, mieux
« que vous ne le faites.
« Persuadé que ma cause est juste, je place mes
« espérances dans l'impartialité de S. M. l'Empe-
« reur,et je prie Votre Excellence de ne plus tar-
« der de faire son rapport sur les causes qui
« m'empêchent de revenir bientôt , causes que j'ai
« déjà exposées dans mes lettres du i5 août et du
« i[\ novembre , et qui consistent dans le déian-
« gement de ma santé et de ma fortune. »
A la réception de cette lettre, M. Bencken-
dorf écrivit en marge la sentence suivante :
« Le jeune homme finira par se perdre de lui-
« même. » Puis il fit venir chez lui mon frère,
l'embrassa, le fit s'asseoir, et lui dit : « Vous
« savez que je suis de vos amis; mais il n'y a pas
'( de famille sans vilain , et votie frère est le vilain
c( de votre famille. » — Ecce homol
sous NICOLAS 1". ir
Le 20/8 février, l'anibassafle me fit remettre
un éciit du général Doubelt , daté du 20/8 janvier
et conçu en ces termes :
« MONSIEUK ,
« M. le général aide de camp comte Benc-
« kendorf ayant reçu votre lettre du 3 janvier
« (nouveau style), et ayant vu que vous ne vous
« empressez pas d'exécuter l'ordre suprême, con-
« cernant votre retour immédiat en Russie, m'a
« chargé de vous informer que Son Excellence a
« renvoyé la lemise de son rapport à S. M. l'Em-
« pereur à quatre semaines encore; mais si,àrex-
« piration de ce terme (on avait eu le soin de le
« laisseï- expirer), vous n'êtes pas arrivé à Saint-
ce Pétersbourg, votre désobéissance sera alors im-
« médiatement soumise à S. M. l'Empereur.
« Remplissant par là l'ordre du comte Alexandre
« Christophorovitscb , j'ai l'honneur de vous pré-
« senter, Monsieur, l'assurance de mon sincèie
« lespect et de mon dévouement. »
La veille, M. Kissélef m'avait communiqué l'or-
dre qu'il avait reçu du comte de Wesselrode, en
date du 26 janvier, et qui prescrivait de lui faire
savoir ma décision sur mon retour.
Je n'avais pas d'ordre à recevoir du comte de
18 LA RUSSIE
ISesselrode, {)uis(|ue j'en recevais du comte de Benc-
kendorf, el j'avîiis au surplus ("ait le sacrifice de
ma carrière, pour ne pas cire sous la dépendance
du ministre des affaires étiangères. Invité par lui
à prendre des leçons d'écriture, j'avais pensé pou-
voir être plus utile à mon pays comme auteur que
comme copiste, et je m'étais en conséquence
retiré du service.
Je remis à M. Kissélef la lettre suivante, à l'a-
dresse de M. de Nesselrode :
« Monsieur le comte,
« J'avais cru m'ètre expliqué assez catégorique-
« ment au sujet de ma rentrée en Russie, dans
« mes lettres à M. le comte de Benckendorf, en date
« du i5 août, du il\ novembre i843, et du 3 jan-
(c vier 1 844- Mais puisque Votre Excellence dai-
i( gne intervenir dans cette mesure de haute
« police, elle me fait un devoir de lui avouer que
« je n'ai quitté le service et mon pays que pour
(c prendre les leçons de calligraphie qu'elle avait
« bien voulu me prescrire. Je n'avais pas de pro-
« tection , et vous n'aviez pas sans doute à vous
a rappeler, Monsieur le Comte, que le premier
(( ministie des affoires étrangères en Russie avait,,
c< le nom que je porte.
« J'espère, toutefois, que vous n'userez pas de
sous NICOLAS l"'-. 19
« loiit votre jionvoir pour faire dire que les Benc-
« UendorfetlesNesselrode ont réduit un Golovine
rc au rôle de proscrit.
« Je saisis cette occasion pour vous expiimer la
« haute considération et les sentiments distingués
« avec lesquels j'ai l'honneui- d'être, etc., etc. »
Comme je demandais sur cette lettre l'avis du
poète russe B***, il m'engagea beaucoup à la faire
partir, disant que le comte de Nesseliode était un
liomme supérieur; que se rappelant le tort qu'il
m'avait fait, il s'empresserait de le réparer, ,1e ne
tardai pas à acquérir une nouvelle preuve de cette
double vérité : que les hommes de cœur ne sont
pas des hommes piatiques, et que les grands di-
gnitaires sont sujets à de petites haines.
M. de Nesselrode n'eut rien de plus pressé, à la
réception de ma lettre, que de la mettre sous
les yeux de l'empereur, qui ordonna immédiate-
ment le séquestre de tous mes biens, ma mise
en jugement, pour crime de désobéissance et de
haute trahison, et mon arrestation, si je mettais le
pied sur le territoire russe.
Le prince Dolgorouky fut rappelé de son exil
à Viatka , et l'emperereur lança un décret qui dé-
fendit aux sujets russes d'aller à l'étranger avant
l'âge de vingt-cinq ans, et imposa leurs passe-ports
à huit cents francs par an. On n'excepta de cette
20 LA RUSSIE
mesure que les malades et les commerçants.
Un soir, eiiHu, Sa xMajesté me fit l'honneur de
lire ma lettre à la cour, et en petit cercle. — «Qui
« aurait pensé, s'écria-t-il, que le frère de noire Go-
« lovine serait l'auteur d'une leltre pareille? Et qui
« donc ose dire que cet homme écrit bien? Je vous
« en fais juges vous-mêmes. Messieurs; cette lettre
« est-elle bien écrite?» Et aussit(M ces messieurs de
s'incliner, et de dire: « JNon certes, Sire ; cette let-
« tre est très-mal écrite. »
Condamné à la cour, je ne taidai pas à l'être
au sénat, qui a prononcé contre moi la peine de
l'exil en Sibérie , la [)rivalion de mes droits civi-
ques et la confiscation de mes biens.
sous NICOLAS I". 21
I.
NOTICE HISTORIQUE SUK LE REGNE DE NICOLAS I^-^.
Il ne peut élre clans mes intentions de m'arrê-
ter longtemps à l'histoire d'un règne qui n'auia
ma!C|ué que par des cruautés et des actes de dé-
mence; actes utiles, toutefois, en ce sens qu'ils
auront servi à combler la mesure des iniquités et
à presser l'avènement d'un ordre de choses meil-
leur.
Alexandre venait demourir à ïaganiog, le 19 no-
vembre 1825. Il emportait avec lui dans la tombe
des plans généreux, et laissait après lui des regrets
et des inquiétudes: des regrets amoindris par l'ad-
ministration d'Araklitscliéief, dans les mains du-
quel il avait laissé flotter les rênes de l'empire,
alors que le dégoût s'était emparé de lui; des in-
quiétudes accrues par un orage qui s'amassait dans
l'ombre, et dont on avait un pressentiment géné-
ral. On n'était rien moins que rassuré sur l'avenir
que préparaient à la Russie les frères d'Alexandre.
àâ LA RUSSIE
Constantin était tout au plus propre à renouveler
le règne de son pèie. Fou, capricieux, ])on et mé-
chant par accès, il ne pouvait faire espérer nn
pouvoir égal et intelligent; on connaissait à peine
Nicolas. Constantin avait du reste renoncé à la
couronne, par suite de son mariage avec la prin-
cesse Lovitz, fille d'un simple gentilhomme polo-
nais, Grousinsky. L'acte de sa renonciation et le
manifeste d'Alexandre qui désignait Nicolas pour
son successeur étaient déposés dans l'église de
l'Assomption, à Moscou, et confiés à la garde des
trois autorités suprêmes de l'empire, du synode,
du conseil et du sénat. Dans sa lettre à l'empe-
reur, du 1 4 janvier 1822, le grand-duc Constan-
tin déclarait « qu'au cas où jamais il serait revêtu
(f de la haute dignité à laquelle il était appelé par
« sa naissance, il ne se croyait ni l'esprit, ni la
« force nécessaires pour l'exercer. »
Nicolas joua avec la couronne, la fit offrir à
Constantin, et fit prêter serment aux troupes,
«laissant ainsi, quoiqu'il ail piétendu le con-
traire, sa chère patrie dans l'incertitude sui- la
personne de son souverain légitime. » Constantin
avait déjà réitéré son refus, et Nicolas exigea alors
le serment pour lui-même. Ce fut le signal d'une
émeute qui éclata soudainement.
L'élite de la noblesse et de l'armée russes, des
jeunes gens d'une haute instruction et d'un esprit
sous mCOLAS V\ 23
érninent, se trouvant mal à l'aise au milieu des
institutions qui pesaient sur eux, poussés par un
amour sans ])ornespour la pairie, voulant à tout
prix remédieiàses maux, avaient, dès l'année 1817,
formé plusieurs sociétés à l'instar de celles de l'é-
tranger, surtout du Tai^e/i(f/M(/n/ ixWemaud. Ces as-
sociations avaient pour but de répandre les lu-
mières par l'établissement d'écoles publiques , et
surtout des écoles à la Lancaster; de tiavailler à
l'émancipation des serfs, par la propagation des
idées libérales et par des exemples de généreux
affranchissements; de remédier aux abus de la
justice, en ne se refusant pas aux fonctions qui
pourraient être confiées à leurs membres ('), en
encourageant les juges intègres, et en leur donnant
même des secours pécuniaiies. Ils voulaient ainsi
venir en aide, par leur concours, aux efforts du
gouvernenient qu'ils croyaient insuffisants, et ils
pensaient si peu que leurs vues pussent être blâ-
mables, qu'ils ont voulu , à plusieurs reprises,
demander l'assentiment du pouvoir. La crainte de
ne pas trouver assez d'appui dans sapliilanlbropie
les arrêta.
En 189,2, une supplique qui demandait l'auto-
risation d'ouvrir une souscription pour l'émanci-
(1) Ryléïéf et Poustschine , entre autres, occupaient avec
distinction des postes peu attrayants.
24 LA RUSSIE
palion des seifs, a été présentée à l'empereur et
est restée sans résultat. On y voyait figurer les noms
des hommes les plus respectables, tels que le
comte Vorontzof , le prince Menscliikof et les
principaux conjurés. M. Yassiltscbikof, président
actuel du conseil, y avait d'abord donné son as-
sentiment, qu'il retira plus tard. Plusieurs des si-
gnataires tombèrent même dans la disgrâce, à la
suite de cette démarche.
Formée d'abord sous le nom de Vll/iion de salut,
l'association prit plus tard celui de VUnioii du
bien public ou du Livre vert, d'après la couleur de
la reliure de son règlement. Elle se divisa en so-
ciété du Nord et société du Midi. La première avait
son siège à Sainl-Pélersbouig, la seconde à Toul-
tschine. En i SaS, celle-ci se joignit à la société des
Slaves réunis. 31oscou leur servait de point de ral-
liement. Les idées constitutionnelles étaient alors
à la mode et s'étaient lépandues dans la classe
éclairée, à la suite des campagnes de 1 8 1 3 à 1 8 1 5.
L'organisation sociale devint nécessaiiement l'ob-
jet des méditations de ces réunions, et fut, paimi
leurs membres, le sujet de débats fréquents et
chaleureux, qui étaient d'ailleurs des conversations
particulières bien plus que des délibérations for-
melles.
Déjà, en 1820, l'existence de ces sociétés avait
été dénoncée à l'empereur Alexandre, qui ne crut
sous NICOLAS V\ 25
pas devoir intervenir ouvertement. Au mois de
juin 1824, le sous-officiei- SclierwocKl attira l'at-
tention du gouvernement sur ce qu'il (jualifiait
de complot. Le capitaine Mayboroda, du régiment
de Vialka, dénonça à l'empereur Alexandre, dans
une lettre du i^^ décembre, l'association dont il
était lui-même membre. Le sous-lieutenant Ros-
tovtzof, enfin, adressa une autre lettre au grand-
duc Nicolas. Ryléiéf en eut la copie, et la mon-
trant àsesconfrères, dans la soirée du 1 3 décembre:
« — Vous le voyez, dit-il, nous sommes trahis. Il faut
« agir, il faut mourir d'une manière ou d'une autre.
« — Les fourreaux sont brisés, s'écria un descon-
(f jurés, nous ne saurions cacher nos sabres. »
Le 14/26 décembre, comme la garde venait de
prêter serment à Nicolas, les conjurés se répandent
dans ses rangs, disant aux soldats qu'on les a trom-
pés, que Constantin n'a pas abdiqué, qu'il marche
sur Pétersbourg et punira les traîtres. Le prince
Stschépine-Rostovsky blesse legénéral Schénschine
qui venait interposer son autorité, et le général
Friedericks; il s'empare des drapeaux, et quatre
compagnies du régiment de Moscou marchent
en pleine révolte contre le palais. Les lieute-
nants Southof et Panof y amènent un détache-
ment des grenadiers de la garde. — « Enten-
dez-vous ces décharges, crie Nicolas Bestouschef
aux marins de la garde; ce sont vos frères qu'on
26 LA RUSSIE
assassine; » et toul le bataillon court aii\ armes.
De l'aulie côté, le général Alexis Oilof, dont le
frère était clans la conspiration, se porte à la tête
de son régiment de la garde à cheval , à la défense
de Nicolas, i ,3oo hommes étaient rangés sous les
murs du sénat. Miloiadovitsch , le général gou-
veineur de Saint-Pétersbourg, essaye de les faire
rentrer dans l'ordre; Kahovsky le lue. Le métropo-
litain vient alors en grande tenue élever sa voix; sa
voix est couverte parle bruit du tambour. Nicolas
ordonne à un escadron des gardes à cheval de
charger les révoltés; les gardes à cheval sont re-
poussés. On amène du canon; un général apporte
des cartouches dans le caisson de sa voiture; les
artilleurs refusent de tirer. Il met lui-même le feu
aux pièces, les insurgés se dispersent. Plusieurs
boulets sont lancés dans les différentes directions
de la ville, ils tuent et blessent un grand nombre
d'habitants inoffensifs; une barque emmène le
lendemain les cadavres ; tout était rentré dans
l'ordre.
Cependant, le même jour, i4 décembre, le
colonel Pestel, l'âme et le chef de la société du
Midi, était arrêté. Serge Monravief, piévenu à
temps , ne le fut que le 29. Ses camaïades le dé-
livrent ainsi que ses fières; ils soulèvent le régi-
n«ent de Tschernigof et marchent sur Relaia-ïzer-
kof. Un détachement du corps de Geismar les at-
sous NICOLAS 1-. 27
teint sur les hauteurs d'Oustinovka. L'arme au
bras, les soldats m.arclieut sur les canons, la
mitraille déchire leurs rangs; Hippolyle Mouravief
tombe mort, Serge est blessé, la cavalerie les charge
de tous côtés, et ils mettent bas les armes.
Une enquête minutieuse a lieu à Saint-Péters-
bourg; le grand-duc Michel est au nombre de
ceux qui y procèdent. Des masses d'individus
sont arrêtés sur le moindre soupçon; leurs papiers
sont scrupuleusement examinés; à défaut d'actes,
on s'attaque aux propos qui peuvent avoir été
tenus depuis dix ans, et qui ne se seront conseivés
que confusément dans la mémoire de ceux à qui
on les reproche, comme de ceux qui les ont en-
tendus. En supposant même que la calomnie n'ait
pas inspiré de fausses déclarations à certains ac-
cusés, la peur a pu en porter quelques-uns à ac-
cabler les autres pour atténuer leurs propres
fautes. Les paroles sont travesties, commentées;
on a recours, lui la gravité des j ails , à des me-
sures extraordinaires; on emploie des moyens per-
suasifs ^ l'intimidation ou les voies de ligueur;
on accable les malheureux de chaînes, sous le
poids desquelles ils étouffent. Aux uns on fait
avouer des choses inexactes, signer aux aulies
des faits controuvés; on confond les temps et les
événements. Tour à tour on exagère les actes ou
on ravale les intentions et les discours. «La peur
28 LA RUSSIE
a de grands yeux, » dit le Russe, et la commis-
sion d'enquête change en affaire monstrueuse des
faits de peu d'importance, en même temps cju'elle
cherche à perdre les conjurés dans l'opinion pu-
blique. Elle s'attaque à leur dignité personnelle,
met en doute leur courage, leur prodigue les épi-
thètes les plus grossières , leur prête des calom-
nies, raille leurs idées politiques qu'elle qualifie
de pliilantJiropic banale ou de tentatives de scélé-
rats, il suffit d'e\aminer avec attention l'acte d'ac-
cusation pour se convaincre des contradictions,
des non-sens qu'il renferme et de l'absence totale
de preuves. Quant à la défense, il n'en put être
(jueslion; les conjurés avaient des accusateurs
prévenus, des juges courtisans et point de défen-
seurs. — M. Jakouschkine a offert son bras pour
tuer l'empereur. Quand ? — En 1817! Mais il se ren-
dit aux raisons deVon-Viesen et de Seige Moura-
vief. En iSaS, dans une réunion à Kief, la mo-
tion d'exterminei' la famille iuq:)éi'iale ne put être
adoptée, selon l'acte d'accusation lui-même. Serge
Mouravief déclara qu'il ne voulait pas du légicide.
Bestouschef-Ruinine a combattu la mênie opinion
dans une lettre à Jouschinski. Quant à celle qu'il
aurait adressée à la société secrète de Pologne, et
où il demandait la mort de Constantin , elle n'est
jamais partie. A Babrouisk on devait, dit-on, s'empa-
rer du tzar. Quipiouve que ce sont les moyens qui
sous NICOLAS P\ 29
ont manqué et non pas la volonté? Joukof s'écrie
que si le soit tombait sur lui pour tuer rempereui, il
se tuerait lui-même. INikita Mouravief ne voulait
que de la propagande; il trouvait le plan d'exter-
miner la famille impériale barbare et inexécutable.
Mathieu Mouravief, dans une lettre, en date du 3
novembre i 824, à son frère Serge, démontre l'im-
possibilité de tout bouleversement. Jakoubovitsch
voulait, dit-on, se venger d'Alexandre, et le tuer;
mais il a repoussé cette accusation , et l'enquête a
constaté que les autres membres de la société ont
cherché à empêcher l'exécution d'une menace qui
n'était qu'une bravade. Quant à l'assassinat de
Nicolas, la commission elle-même prête à Jakou-
bovitsch ces paroles : « Je ne m'en charge pas,
j'ai un bon cœur, je ne puis devenir assassin de
sang-froid.)) — â. Bestouschef ayant émis, toujours
sur des on dit, l'opinion qu'on pouvait pciiéfrer
dans le palais, Batinkof s'est écrié : « Dieu nous
en préserve!» — A en croire l'enquête, Kahovsky a
imputé à Ryléiéf l'intention de faire assassiner
Constantin; mais Bestouschef et Steinhel ont dé-
menti ce fait.
L'accusation du régicide une fois écartée , pas-
sons à l'intention d'établir une république.
Ryléiéf disait qu'une république est une folie;
que ce qu'il fallait vouloir, c'était une monarchie
Umitée , lors même « que dans les monarchies il
30 LA RLSSIE
ne pouvait exister de fijiands cyiaclères. » 11 ne
concédait pas à la société le droit d'établir un
ordre de choses nouveau, sans le concours des
représentants de la nation. Batinkof disait même
que les seules prières dites à la messe pour la fa-
mille impériale , rendaient en Russie la république
impossible.
Reste le projet d'une constitution. ^lais qui
donc, dans ce temps-là, n'en avait par rédigé
quelqu'une? 11 n'y avait pas alors d'homme capable
de penser, qui n'eût un plan de constitution dans
sa poche, dans son buieau ou dans sa tête. L'em-
pereur Alexandre en avait trois : celle de Navo-
siltzof, celle de Spéianski et celle de Mardvinof.
Cette constitution, qui n'en était pas une, car,
suivant les propres paroles de la commission, « des
projets sans liaison, sans base , ne peuvent pas
s'appeler des jDlans, » on ne songeait pas d'ailleurs
à rim])Oser de force. On voulait éviter toute effu-
sion de sang, et on. était persuadé que l'empereur
ferait une concession et laisserait convoquer des
députés. C'est dans cette intention qu'on s'était
lendu sur la place.
Après plus de cinq mois de travail, la com-
mission d'enquête acheva son instruction. L'em-
pereur érigea, pour prononcer sur le sort des
inculpés, une cour suprême composée des trois
corps de l'État, le conseil de l'empire, le se-
sous NICOLAS 1". 31
liât et le synode. On leur adjoignit des digni-
taires militaires et civils. Ce tribunal reconnut
que les cent vingt et un accusés avaient tous, sui-
vant la loi, mérité la mort; mais faisant appel à
la clémence impériale, il classa les accusés en
onze catégories, sauf cinq d'entre eux qu'il plaça
hors ligne, à cause de l'énormité de leur crime. Ce
furent Pestel, Ryléiéf, Serge Mouravief, Bestous-
clief-Rumine et Kahovsky; ils furent condamnés
à être écartelés. Trente et un individus de la pre-
mière catégorie devaient avoir la tête trancliée.
Ceux de la seconde devaient subir la niorl poli-
tique; ceux de la troisième devaient aller aux tra-
vaux forcés à perpétuité. Ceux de la dernière de-
vaient servir comme soldats , en conservant leurs
droits de noblesse.
L'empereur commua ces peines. Les cinq
malheureux condamnés à être écartelés durent être
pendus. On les insultait jusque dans le genre de
mort qu'on leur destinait. Ceux de la première
catégorie furent condamnés aux travanx forcés
à perpétuité. La peine des autres fut allégée en
proportion.
Le i3/'25 juillet eut lieu l'exéculion sur les
glacis de la citadelle. Les condamnés assis-
tèrent pendant une heure aux préparatifs de
leur supplice. Les autres dcfilèient autour des
potences; on cassa leurs épées sur leurs tètes,
32 LA RUSSIE
on jeta au feu leurs épauleltes et leurs décorations.
Les coides destinées à Ryléiéf, Mouravief et Bes-
touschef-Rumine se rompirent , et on les condui-
sit une seconde fois à la mort ; '). On ordonna
d'ériger des potences à la place des croix, sur la
tombe des officiers tués àOustinovka.
I.e lendemain, la place du Sénat, où avait eu
lieu la révolte, fut purifiée par une cérémonie re-
ligieuse et expiatoire. L'empereur envoya un de
ses aides de camp chez la femme de Ryléiéf pour
l'assurer de sa protection. Il fit donner 5o,ooo
roubles au père de Pestel et à son frère l'aiguil-
lette d'aide de camp à son service, ce qui fit dire
que celui-ci portait au cou la corde de son frère.
Le délateur Scberwood reçut 5o,ooo roubles ,
une maison et le titre de fulcle, ce qui ne l'em-
pèclia pas plus tard d'être expulsé de son régiment
pour inconduite. Rostovlzof eut sa carrière faite.
Un manifeste de S. M., du i3/25 juillet 18:26, ap-
prit à l'humanité que INicolas « avait vu avec plai-
« sir leurs plus proches parents renier et livrer à
« la justice les malheureux sur lesquels planaient
« les soupçons de complicité. >.
Les soldats qui avaient pris part à l'insurrection
(i) La commission d'enquête s'est plu à qualifier Ryléiéf
de sous-lieutenant et de journaliste. Il était chef de bureau et
poète.
sous NICOLAS I". 33
fuient envoyés en Géorgie , puis employés en pre-
mière ligne contre les Perses dans la guerre qui
éclata bientôt. Les. résîiments fidèles recurent des
récompenses. On donna à l'un d'eux l'uniforme
d'Alexandre; à d'autres, son chiffre; aux Cosaques
du Don, son épée.
Fort heureusement, nous n'avons pas besoin
d'aller chercher loin la critique de toute celte
procédure. Des faits analogues à ceux que nous
avons rapportés venaient de se passer dans un
pays voisin, tributaire de la Russie, mais jouissant
d'une administration plus éclairée. Ils eurent des
résultats qui condamnent sans réplique les allures
brusques du despotisme, et établissent victorieu-
sement la supériorité du gouvernement constitu-
tionnel. L'enquête faite à Saint-Péteisbouig cons-
tata en Pologne l'existence de sociétés secrètes qui
avaient même entretenu des lapporfs avec la so-
ciété russe du Midi. L'attention du gouvernement
fut nécessah-eraent attirée sur elles, et une enquête
fut ordonnée à Varsovie. On reconnut, en effet,
que, depuis 1821, existait, en Pologne, la Société
Patriotique nationale, et que, l'année suivante,
Mazevski y avait organisé la Société des Templiers,
à l'instar de celle de l'Ecosse. Uminski, Jablo-
novski, Soltyk, Kizynanovski, étaient membres de
ces sociétés qui avaient pour ])ut principal le ré-
tablissement de la Pologne. La commission d'en-
34 LA RUSSIE
quête indiqua cinq catégoi ies de coupables ; le
sénat fut chaîné de prononcer sur leur soit. Il leur
donna des avocats pour défenseurs; les débals
furent publics, et durèrent un mois; après quoi
cette cour supiéine, qui avait fait faiie une nou-
velle instruction, écarta, à runaniniilé moins une
voix, celle du général comte Krazinski , l'accusa-
tion de haute trahison; elle accjuitta la plusgiande
paitie des accusés, et condamna les autres à quel-
ques mois de réclusion. L'em[)ereur fit faire une
réprimande aux juges, chose (|ui ne s'était jamais
vue, et se donna la consolation d'incarcérer les
condamnés dans les cachots de Saint-Péters-
bourg, ce ([ui était une violation delà constitution;
et ce fut un des griefs dont se prévalut plus tard
la révolution polonaise.
Revenons à la Russie.
Le.^l^e »826, eut lieu, à Moscou, le couron-
nement de l'empereur, au milieu de pompes et
de réjouissances qui firent dire, à une jolie femme,
qu'il était bien fâcheux que dételles fêtes fussent
si rares. Le peuple fut convié à un festin monstie,
à Dévitsche-Polé; et, comme la foule se précipita
en désordre sur les mets qu'on lui avait apprêtés,
elle en fut chassée par des pompes à incendie. Ud
manifeste réduisit de cincj ans la peine des cou-
damnés politiques du i4-
Le 16/28 septembre, un manifeste impérial
sous NICOLAS I". 35
déclara la guerre à la Perse. Le Irailé de Gulis-
lan , du 26 octobre 181 3, avait laissé accès à des
contestations inévitables, en stipulant que les
deux parties contractantes avaient la faculté d'é-
tendre leurs possessions territoriales selon leurs
convenances, sauf à dédommager la partie lésée.
Suivant cette disposition , la Russie avait occupé
le littoral du lac Goktclia , en offrant pour com-
pensation à la Perse le territoire compris entre les
rivières de Capunaktcliay et TsclK)udov. Le scliali
refusa cet arrangement. Le prince Menscliikov,
envoyé par l'empereur pour aplanir ce différend ,
fut éconduit. Le klian de Talychyne égorgea la
garnison russe d'Arkivan, et Abbas-Mirza, l'héri-
tier de la couronne persane, envahit la province
d'Elisabethpol à la tête de 5o,ooo hommes de
troupes régulières. Les peuplades musulmanes
du Caucase se soulevèrent à son approche. Mada-
tof défit, le 2/14 septembre, l'avant-garde per-
sane sur la Schamkhor, et occupa la ville d'Elisa-
bethpol. Le 21, Paskévitch ^int le joindre avec sa
division, et, fort de 9,000 hommes, il défit toute
l'armée d' Abbas-Mirza sur les boids de la rivière
de Djéham,àdeux lieues d'Elisabethpol, qui donna
son nom à cette bataille. Les Perses repassèrent
l'Araxe. Grabbe obtint des résultats satisfaisants du
côté de la mer Caspienne. Paskévitch fut nommé
général en chef à la place d'Yeiniolof, et lîenken-
3.
36 LA RLSSIE
dorf remplaça Madatof clans le conimandetncnt de
l'avant-garde. Etsclimiadzine se rendit sans irsis-
lance, dans le mois d'avril 1827. Paskévitch l'ran-
cliit l'Aiaxe, et défit l'ennemi à la bataille de
Djwan-Boulak ; \q drapeau victorieux des vaincus
tomba dans les mains des Russes. — Abbas-Abad se
rendit à eux le ig/Si juillet. Ces triomphes n'em-
péclièrent pourtant pas les Perses d'assiéger Etscli-
miadzine. KrassoYsky essaya en vain de leur faire
abandonner ce plan; Paskévitch se vit forcé de
se porter au secours de son lieutenant. Le prince
persan repassa de nouveau l'Araxe, et Sardar-Abad
se rendit aux Russes. Après six jours de siège,
Erivan fut occupé le i3 octobre. Le ^5, Tauris,
la capitale d'x\dzerbadaidjan, eut le même sort.
Alir-Jar-Kan fut également occupé par l'armée
russe. La Perse alors demanda la paix , et les con-
férences s'ouvrirent le 2 novembre. La Russie
exigea la cession des khanats d'Erivan et de ISa-
khitchevan, et 20 millions de roubles argent
d'indemnité. Âbbas-Mirza accepta ces conditions;
mais la ratification du schah se fit attendre trois
mois, ce qui força Paskévitch à leprendre les
armes. Il occupa, le 15/27 janvier 1828, Ourmiah;
Soukhtel entra dans Ardebyl; le 10/22 février, le
traité fut signé à Tourkmantchaï. Paskévitch re-
çut, en récompense de sa conduite dans cette
campagne, un million, et le titre de comted'Érivan.
sous NICOLAS 1", 37
La Russie gagna deux provinces à cette guerre, qui
lui coula plus de sueur que de sang.
La guerre avec la Perse était à peine achevée,
quand éclata celle de la Turquie. Le 1/1/26 avril
1828, parut le manifeste de l'empereur, suivi
d'une déclaration explicative. La Porte y répondit
en date du 4 j*^'!"- ^^^ deux paris on s'accusait
de ne pas avoir observé le traité de Bukharest.
La Turquie reprochait à la Russie d'avoir pro-
tégé le soulèvement des Grecs, d'avoir soutenu
et recueilli Ypsilanti, fomenté des troubles en
Moldavie et en Yalachie. La Russie, de son côté,
accusait le divan d'avoir poussé à la révolte les
CircassienSj entravé le commeice de la mer Moiie,
violé l'amnistie accordée à la Servie, entretenu la
résistance de la Perse, et retardé la paix qui ve-
nait d'éti'e conclue avec c^te puissance.
Aussitôt après la déclaration, le feld-maréchal
prince AVittgenstein se mil à la léte d'une armée
de io5,ooo hommes, et franchit le Piulh, le 7
mai, sui- trois points. lassy et Bukharest furent
immédiatement occupés, et lecomtede Pahlen fut
chargé de l'administration des deux principautés.
Le troisième corps passa le Danube le 8 juin, et
assiégea Kustendji. Les Cosaques Zaporogues, qui,
depuis deux siècles, appartenaient à la Turquie,
repassèrent sous la domination lusse. Ceux de
Nekrazow suivirent leur exemple. Le grand-duc
38 LA RUSSIE
Michel assiégea Braïlov, à lalétediisoplième corps.
L'empereur s'y rendit en personne le 20 mai.
Le i5 juin, on tenla un assaut (jui ne réussit pas.
Une mine partit trop tôt, une autre ne partit pas
du tout; aucune brèche n'était praticable; les
tioupes se précipitèrent sui- les lemparts, et y per-
dirent beaucoup de monde. Le grand-duc fit son-
ner la retraite. Le lendemain, la mine qui n'avait
pas joué fit une brèche considérable. Le pacha turc
rendit la place le 18 juin, et se letira avec les hon-
neurs de la guerre. L'empereur donna au grand-
duc Michel l'ordre de Saint-Georges de la deuxième
classe.
Le 20, Rustendji fit sa soumission. Le 1 1 ,
Menschikov avait pris A.napa. Le 6 juillet, Ba-
zardschik fut occupé sans résistance. Les Turcs
engagèrent sous ses nmrs une affaire d'avant-garde
qui ne fut pas à leur avantage. Le 20 juillet , il y
eut un combat sanglant dans la direction de
Schoumla; les Turcs se retirèrent dans leur camp,
et les Russes élevèrent des redoutes. Le comte
Soukhheln se porta sur Varna, et fut repoussé.
Ouschakof, qui vint à son aide, n'empêcha pas
l'entrée d'un renfort turc dans la ville. Le général
Roth cerna la forteresse de Silestrie. Geismar fut
chargé de protéger la Valachie. Le 28 juillet , il y
eut une affaire chaude devant Schoumla, mais
qui resta sans conséquence. Menschikov venait
sous NICOLAS I". 39
de prendre le commandement du siège de ^arna;
Tamiial Greigli cerna la ville du côté de la mer.
En Asie, le général Paskévilch ouvrit la campa-
gne, le 7 du riiois de juillet. Le j 5, ilenle\'aKars. Le
26, la forteresse dePoti, la seule que possédassent
les Turcs sur la côte orientale de la mer Noire, se
rendit à un détachement du corps de Géorgie. Le
4 sej)teud3re , Paskévitcli remporta une victoire
complète sous les murs d'Aklialtzic. Le 8, cette
place se rendit après une résistance vigoureuse, qui
causa aux Russes des pertes considérables.
Pendant que l'empereur était allé à Odessa
presser l'arrivée des renforts et ordonner une nou-
velle levée de reciues^ le sultan déployait tous les
moyens de résistance; il faisait fortifier le Bos-
phore, réparer les navires, armer et exercer des
troupes à Constantinople. Le séraskier Hussein-
Pacha était enfermé dans Schoumla avec une ar-
mée de GojOoo hommes, loussouf et le capoudan-
paclia étaient allés défendre Varna. Le grand vizir
lui-même se rendit en personne à l'armée, [^a
peste, qui avait éclaté au début de la campagne,
exerçait de plus en plus ses ravages dans les
rangs de l'armée russe. Les vivres et les fourrages
commençaient à manquer, et la cavalerie se dé-
montait à vue d'œil. Les populations, fuyant à
l'approche de l'ennemi, laissaient le pays désert.
La présence de l'empereur, loin d'être un stimu-
^0 LA RUSSIE
lant et un avantage, n'était qu'une gêne, parce
qu'elle entravait l'autorité du général en chef.
C'est ce qu'on ne comprit que trop tard.
Le pacha de Widdin prit l'offensive, et força le
général Geismar à rétrograder et à abandonner son
camp; mais un mouvement énergique donna à
celui-ci la victoire, et réduisit les Turcs à fuir
derrière le Danube, laissant, entre les mains des
Russes, if\ drapeaux et 600 cliariots chargés de
munitions. C'était le 26 septembre. Le 5 et le 6 ,
le général Roth avait obtenu un succès devant
Silestrie. Mais devant Schoumla , les Russes avaient
éprouvé un échec dans la nuit du aS au 26 août.
Les Turcs les attaquèrent sur trois points. Sur
le premier, ils enlevèrent une redoute où comman-
dait le général Wrede, qui y trouva la mort avec
tous ses soldats; sur le second point, ils obligèrent
Rùdigei- à détruire ses retranchements d'Eski-
Stamboul; sur le troisième, ils prirent un canon.
Le lendemain, ils occupèrent Eski-Stamboul, ce
qui rétablit la communication des Turcs avec An-
drinople. Ces succès permirent à un détachement
turc de se porter au secours de Varna.
Le 7 août, l'amiral Greigh fit enlever quatorze
bâtiments turcs ; puis il fit détruire les magasins
et l'aisenal de Néada. Le capitaine Riilzki s'em-
paia de douze canons, encloua les autres, et fit
sauter l'arsenal.
sous NICOLAS I". 41
Le 2 1 août, le prince Menscliikov fut l)lessé
devant Varna , et remplacé par le comte Voronlzof
dans le commandement du siège. La garde impé-
riale vint renforcer l'armée, et, le 12 septembre,
le géneial Golovine occupa les hauteurs de Ga-
lata; mais ayant envoyé le régiment des chasseurs
de la garde pour reconnaître un corps turc qui
s'avançait sur la route d'Aïdos, ce régiment fut
taillé en pièces. Le général Hartung fut tué dans
cette affaire. Le 28 septembre, le général Freytag
peiditla vie dans un combat acharné, où les deux
paitis s'attribuèrent la victoire. Le 3o, une bri-
gade russe s'étant trop aventurée, fut malliaitée,
et le général larnof tué.
Les travaux du siège étant avancés, le brave
lieutenant Zaïtzevsky, à la tête de quelques marins,
renforcés par les volontaires de la garde, entra, le
"7 octobre , dans Varna par la brèche; il s'empara
d'un bastion , pénétra dans la ville , rasa une
place; mais ne se voyant pas soutenu , il fut forcé
à la letraite, après avoir encloué sept canons
turcs. Le lendemain , loussouf-Pacha envoya un
secrétaire pour ouvrir des pourparlers. Le 9, il
vint lui-même sur un vaisseau russe; le 10, il se
rendit, et alla bientôt recueillir en Crimée le prix
de sa trahison. Ses troupes suivirent son exemple,
et nûrent bas les armes; le capoudan-pacha ob-
tint la permission de rejoindre l'armée turque. Il
42 LA RUSSIE
soitil, le la , à la lète de 3oo liommes; les Russes
entrèrent immédiatement dans Yarna. L'empereur
envoya douze canons turcs à Vaisovie,en mémoire
de la mort de Wladislas YI, qui avait été tué en
i444 sous les murs de Yarna, réputée imprena-
ble. Ces canons ne parvinrent pas à leur destina-
tion ; jetés par la tempête sur la côte, ils retom-
bèrent dans les mains des Tuics. Les propriétés
de loussouf-Paclia en Turquie , son harem et sa
famille, lurent mis sous le séquestre. Capoudan-
ï*aclia remplaça le vizir, qui fut exilé àGallopolis.
Dans le même temps, le siège de Schoumla fut
levé, Silestrie abandoiniée; et l'armée russe se
relira à lassi, dans un état de désorganisation coni-
])lète. L'empereur rentra à Saint-Péteisbourg.
Le 25 janvier, après deux jours de combat, le
comte Langeron enleva Kalé; Tournov se rendit
le 1 1 février. Trente chaloupes turques fuient dé-
truites devant INicopolis.
Le i8 février, Diebitsch fut nommé général en
chef, en remplacement du prince Wiltgenstein,
(pii prit congé de l'armée le 27. Le comte Toll
fut nommé commandant de l'état-majoi-; le pré-
sident Pahlen fut rappelé à Saint-Pétersbourg;
Langeron prit son congé. L'airnée russe fut portée
à 24o?o<^o hommes; 12 vaisseaux stationnaient
dans la mer INoire.
Le 27 février, le contre-amiral Koumani enleva
sous NICOLAS P\ 43
la place de Sizeboli, à ^5 lieues de Constanti-
nople. Plus tard , les Turcs essayèrent en vain de
s'emparer de la redoute que les Russes y avaient
élevée à la bâte.
A l'approche de Silestrie, le 17 mai, les Russes
furent attaqués par une partie de la garnison de
cette place, qui fut repoussée et la ville assiégée.
Le général Rotli eut, le même jour, près de Pra-
vady, un engagement avec le nouveau grand vizir
Rescbid-Paclia. Renforcé par le général Wacbler,
il obligea l'ennemi à se retirer; mais celui-ci, se-
couru à son tour, revint h la cbarge, et ne lâcba
prise que le soir, après des pertes considéiables
des deux parts. Le général major Rinden fut tué
dans cette affaire. Le généial en cbef russe mar-
cha, le i*^*" juin, au secours de Roth, et cerna le
grand vizii'. Le 11 juin, s'engagea le combat de
Koulewtsclia, qui dura quatie heures d'abord, pen-
dant lesquelles les Russes eurent beaucoup àsouf-
fiir; malgré leur supériorité sous le rapport du
nombre, le vizir se fraya un passage, et se retrancha
dans une position forte, qu'il fut obligé d'abandon-
ner le lendemain, avec une grande perte que les
Russes portent à 5,000 tués et i,5oo])risonniers. Le
bulletin officiel assimila celte bataille à celles de
Kagoul et de Rymnik, laissant à l'histoire le soin
de mettre Diebitsch à côté de Roumiantzof et de
Souvorof. Le général en chef fit faire alors des
44 LA RUSSIE
propositions de paix, qui n'eurent pas de suile.
La nouvelle de celle vicloiie ébiaiila Sileslrie,
dont on avait enfin détruit les foiiificalions exté-
rieures. Des fusées jetées dans la ville y portèrent
la consternation; une mine qui ouvrit une brèche
dans le cœur de la forteresse acheva de démora-
liser les assiégés. Les deux pachas capitulèrent, et
se rendirent prisonniers avec leur garnison. Le
i*"" juillet , les Russes entrèrent dans la place.
En Asie , l'ouverture de la campagne avait été
relardée par l'attentat commis à Téhéran, le \i
février, sui- l'ambassade russe, qui voulait retenir
une femme arménienne, sujette russe. Cette cir-
constance souleva l'indignation de la population ;
on se poita en armes sur l'hôtel de l'ambassade ,
et la foule, ayant eu quelques hommes tués par
les Cosaques , massacra tout le personnel de la
légation, excepté un seul secrétaire qui se trouva
absent. Le schah prévint toute complication,
sévit contre les coupables, et envoya son petit-lils
à Saint-Pétersbourg, présenter ses doléances à l'em-
pereur. Rassuié de ce côté, Paskévitch leprit
les hostilités en Asie, où Akhaltziec était assiégé
par les Turcs. Le i3 mai, le généial Bon il zof battit
Achmet-khan. Le i*"* juillet, Paskévitch, préve-
nant la jonction du séraskier d'Erzeroum avec
Hagki-Pacha dans la vallée de Zevine , se porta
d'abord contre le premier, qu'il força de fuir, et
sous NICOLAS I". 45
l)altit, le lendemain, le second, qu'il fit prison-
nier. 3r pièces de canon, 19 drapeaux et i,5oo
prisonniers furent les trophées de celte douljle
victoire. Le 5 juillet, Tarmée russe emporta Has-
san-Khale, la clef d'Erzeroum, capitale de la
Turcomanie, qui, elle-même, se rendit le 9.
Après la prise de Silestiie, Diebitsch résolut de
franchir le Balkan, tandis que le grand vizir l'at-
tendait sous les murs de Schoumia. Les trois
corps se rangèrent en deux colonnes, passèrent la
rivière Kamtschik, et enlevèrent ou tournèrent
facilement les petits postes que les Turcs avaient
à leur opposer. Le vizir attaqua Rùdiger, près
d'Aïdos, le 24 juillet, mais fut repoussé; et les
Russes s'emparèrent, à la suite de ces avantages,
d'Aïdos et de Karnabach. Halœ- Pacha ne fut pas
plus heureux que le vizir dans ses attaques à
lamboli et à Seiimno, qui fut pris d'assaut par
les Russes le 1 i août.
Le 19, l'armée russe se trouva en vue d'Anchi-
nopole, qui lui ouvrit ses portes le lendemain. De
là, elle poussa jusqu'à Eynos. En attendant, ses
derrières, sous les ordres de Geismar et de Kras-
sovsky, continuèrent à être sérieusement inquiétés.
Le général prussien baion Mùffling pressait le
divan de conclure la paix, conformément aux
instructions qu'il avait reçues de son gouverne-
ment, à la suite d'un voyage que Nicolas venait
46 LA RUSSIE
de faire à Berlin. Le iS août, airivèrent à Bour-
gos les deux négociateurs russes, les comtes Alexis
Orlofet Pahlen. Les envoyés turcs, Mebemet-Sadi-
Effendi et Aboul-Kadir-Bey, se lendirent, dans le
même but, au quartier général russe. Les pour-
parlers s'ouvrirent le 3o , et le i4 septembre la
paix fut signée. La Russie conserva le territoire
conquis confinant à l'iméret et à la Géorgie ,
Anapa, Poti, Akbaltzik, etc., etc. Les Dardanelles
furent ouvertes aux navires marcbands de toutes
les nations. La Poife s'engageait à payer, en 18
mois, 1 1 millions et demi de ducats de Hollande,
et donnait son adbésion au traité du 6 juillet
1827, concernant la Grèce. Elle s'obligeait enfin à
restituer aux principautés les établissements de la
rixe gaucbe du Danube. Les liospodars devaient
être élus à vie, et les impôts, payés jusque-là en
nature, seraient à l'avenir perçus en argent.
Le i\ mai, eu l lieu, à Varsovie, le couronnement
de Nicolas. Il prononça à genoux une prière dans
laquelle on remarque ces mots : « Que mon cœur,
« ô mon maîtie et mon Dieu, soit dans ta main ,
« et que je puisse légner pour le bonheur de mes
« peuples et pour la gloire de ton saint nom , d'a-
« près la charte octroyée par mon auguste piédé-
« cesseur et déjà jurée par moi , afin que je ne
« redoute pas de comparaître de\ant toi au jour
« de ton jugement éternel! »
sous WICOLAS P\ 47
De Varsovie, l'empereur et rinipératrice se ren-
dirent à Berlin.
Khosrew-Mirza, le fils d'Abbas-Mirza , vint à
Saint-Pétersbourg pour implorer le pardon de
l'attentat du 12 février 1829.
En février i83o, arrivèrent deux ambassadeurs
turcs, qui obtinrent une remise de 3 millions
sur la contribution imposée à leur pays.
Le 28 mai , l'empereui' ouvrit la diète polonaise
par un discours en français, et plein de bauteur.
Des plaintes se firent entendre dans cette assem-
blée , et le tzar y eut peu d'égards. On se plaignait
de la suppression de la publicité pour les diètes ,
de l'encbaînement où on tenait la presse, des
tracasseries de la police, et des cruautés de Cons-
tantin.
La nouvelle de la révolution de juillet fut l'é-
tincelle qui mit en feu les éléments de méconten-
tement qui existaient à Varsovie. Le 29 novembre,
les porte-enseigne foicèrent l'entrée du palais de
Belvédèie. Gendre, Lubowicki furent tués; Cons-
tantin écliappa par une issue secrète, et se réfugia
dans les rangs de sa garde. Les troupes polonaises
prirent les armes, et s'emparèient de l'arsenal.
Constantin avait 10,000 nommes; il eut pu étouf-
fer la révolte à son geiine, mais le courage lui
manqua; il aima mieux évacuer Varsovie. Il y fut
institué une administration provisoire, sousla prési-
48 LA RUSSIE
deiicedii prince Adam Czarloiyski. Clopicki recul
le comtuandement des troupes. Le nouveau pou-
voir fit porter dans le camp du giand-duc des
propositions d'airangement, auxquelles celui-ci
n'avait pas l'autorité d'accéder. Il se retira en
Volhynie. Clopicki fut nommé dictateur, et la diète
convoquée pour le i8 décembre. Elle conserva
à Clopicki son pouvoir, et créa un conseil national
pour remplacer le gouvernement provisoire.
Le 24 décemlire, Nicolas publia un manifeste
contre « V infâme traJusun qui s'était servie de
mciisoiigps , de menaces et de promesses illusoires
pour sou met Ire à quelques rel)eîles les paisibles
habitants. »
« Le peuple polonais, y est-il dit, qui, après tant
d'infortunes , jouissait de la paix et du bien-être,
à l'ombre de noire puissance, se précipite de
nouveau dans l'abîme de la révolution et des ca-
lamités; des ramas d' êtres cnklules , quoique de'jà
saisis d'effroi à la pensée du châtiment qui les
attend , osent rêver quelques instants la victoire,
et nous proposer des conditions, à nous, leur
maître légitime! »
Le peuple polonais publia, en date du 10 jan-
vier i83i, un manifeste qui exposait ses giiefs. On
V lit : « La réunion sur une seule tête des cou-
ronnes d'autocrate et de roi constitutionnel était
une de ces monstruosités politiques qui ne peu-
sous NICOLAS P". 49
vent exister longtemps. Chacun prévoyait que le
royaume de Pologne devait être pour Ja Russie
un germe d'institutions libérales, ou succomber
sous la main de fer de ses despotes. Cette question
fut bientôt résolue... L'instruction publique fut
corrompue : on organisa un système d'obscuran-
tismej on enleva au peuple tout moyen d'instruc-
tion ; à un palatinat entier, sa représentation dans
le conseil ; aux chambres , la faculté de voter le
budget; on imposa de nouvelles charges, on créa
des monopoles propres à tarir la source des ri-
chesses nationales; et le trésor, grossi par ces
mesures , devint la pâture d'une valetaille salariée,
d'infâmes agents provocateurs et de vils espions...
«La calomnie, l'espionnage, avaient pénétré
jusque dans l'intérieur des familles, y avaient in-
fecté de leur venin la liberté de la vie domestique,
et l'antique hospitalité des Polonais était devenue
un piège pour l'innocence. La liberté individuelle,
solennellement garantie, était violée; les prisons
étaient encombrées ; des conseils de guerre , nom-
més pour prononcer dans des cas civils, sou-
mettaient à des peines infamantes des citoyens
dont toute la faute était d'avoir voulu soustraire
à la corruption l'esprit et le caractère de la na-
tion. »
Toutes les propositions de la Pologne ayant
été repoussées avec mépris par l'empereur de
50 LA RUSSIE
Russie, la guerre devenait imminente. Chlopicki
ne comptant pas sur le succès, donna sa démis-
sion de dictateur; remplacé par Radzivill et plus
tard par Skzynecki, il prit place dans l'armée po-
lonaise, en qualité de simple volontaire.
Le 25 janvier i83i, sur la proposition du prince
Roman Soltyk , la diète polonaise déclara la dé-
chéance de l'empereur Nicolas. L'armée russe en-
vahit la Pologne au mois de février.
On connaît les particularités de cette lutte hé-
roïque, la bataille de Grochov, du 19 et du 20,
restée indécise; le combat sanglant dePraga, du
25 du même mois; celui d'Ostrolenka, du 26 mai,
oii les Polonais disputèrent si opiniâtrement une
victoire que les Russes ne surent pas utiliser.
Geismar flétrit dans cette campagne les lauriers
qu'il avait cueillis dans la guerre de Turquie. Le
i4 janvier, Dvernicki lui prit 11 canons; le 19, il
fut battu à Waver, et avec Rosen à Dembewilkie.
Néanmoins, toutes les tentatives des Polonais pour
soulever la Lithuanie, comme la Volhynie, restè-
rent sans résultat, et ne leur valurent que la perle
des corps qu'ils y avaient envoyés. Le 17 avril,
Kreutz battit Sieiawski; Rùdiger défit Dwernicki et
le foi ça à se réfugier en Autriche, où son corps
fut désarmé. Chrzanowski et Jankovvski, qui le
remplacèrent en Volhynie, eurent le même sort.
Chlapowski et Gielgud, battus à Vilna par Sacken,
sous WICOLAS 1". 61
se réfugient en Prusse, et y sont également dé-
sarmés. Dembinski seul sut conserver ses troupes
et les ramener à Varsovie.
Leio juin, mourut Diebitscli, etseize jours après,
le grand-duc Constantin. Paskévitcli prit le com-
mandement des troupes , passa la Vistule le 29
juillet, etlivra, le 6 septembre, le mémorable as-
saut de Varsovie, où il entra le 8.
Les vengeances de îS'icolas furent terribles. Les
vaincus se virent traités en criminels. L'amour de
la patrie et de l'indépendance, ces vertus qu'on
voudrait voir posséder aux Russes, furent taxées de
crimes chez les Polonais. On peupla la Sibérie, le
Caucase et l'armée, de ces malheureux ; la Pologne
fut incorporée à la Russie et en devint une pro-
vince, contrairement à tous les traités. On pro-
digua tous les supplices; on ne respecta ni la
propriété , ni les liens de famille. L'Europe, vers
laquelle la Pologne avait en vain tendu ses bras ,
assista à ces forfaits sans protester, et laissa s'ac-
complir impunément toutes ces cruautés. Mais le
ciel châtia la Russie de ses fléaux. A, la guerre de
Pologne succéda celle du Caucase, qui devint une
plaie saignante au flanc de l'empire. La révolte,
étouffée d'un côté, surgit au sein même de la Rus-
sie. Deux cents officiers périrent à Novgorod et à
Slaraia-Roussa. Au choléra, qui venait de ravager la
Russie, succéda la famine, en i833 et en [8^0; la
52 LA RUSSIE
détresse pul)li((iie fut à son coml)!e. Le palais cl'hi-
\er, à Saint-Pétershoiirg, devint la proie des flam-
mes, en i838; la mort vint ravir une fille à
l'empereur. L'histoire enfin, ce juge suprême des
rois, n'a pas attendu que INicolas eût cessé de vi-
vre ou de régner, pour accuser sa tyrannie.
sous NICOLAS I". 53
IL
COUP D'CEIL GÉNÉRAL.
C'est bien à tort qu'on dit tant de mal de la
Russie. On y jouit d'une liberté tiès-laige, et la
\'ie ne laisse pas d'y être assez douce encore. Que
n'y peut-on pas, giand Dieu ? Prenez du tbé soir
et matin, ou le soir seulement, dans une coupe
ou dans un vene, avec ou sans crème ; prenez-en
une, deux, trois, quaiante tasses, si le cœur vous
en dit ; mettez le sucre dans \otre thé ou gardez-
le à la main (v prikous/wii), ou bien encore sus-
pendez-en un morceau au plafond, et que chacun
de vous vienne y goûter à son four; faites absolu-
ment ainsi que bon vous semblera. Mettez ou
ne mettez pas de l'eau dans votre vin , peisonne
ne s'en mêle. Buvez des vins français ou espagnols,
à votre choix; portugais même, si vous le voulez;
du vin blanc ou du vin rouge, vous avez toute
licence. Vous n'avez pas précisément à craiisdre
de manger toute voire fortune; le gouvernement
ôl LA RUSSIE
paternel de la Russie a des tutelles jDour les dis-
sipateurs. Allez en droschld ou en carrosse, à un
ou à deux chevaux, à quatre même si vous êtes
noble, vous en avez le droit, à moins (|u'il ne
soit vrai, comme on le prétend, que l'empereur
NicolaSjoffusquépar leluxe qu'étalaient des jeunes
gens sans titre, n'ait limité la prérogative d'aller
à quatre chevaux aux dignitaires des quatre pre-
mières classes; que vos chevaux soient d'une
même couleui- ou que leurs robes s'alternent, le
choix, à cet égard, n'appartient qu'à yous. Allez
au ])as ou brûlez le pavé , pourvu que vous n'é-
crasiez personne; et si ce malheur vous arrive,
vous en serez quitte pour la perte de vos chevaux,
et quelques coups de bâton donnés à votre co-
cher '. Par exemple , ne dépassez pas l'empe-
reur : la politesse vous en fait une loi; et la con-
venance est, sur ce point, d'accord avec les règle-
ments.
^ Le général aide de camp de l'empereur, M. le baron
Dellinshausen, rompit un jour la file des voitures à une pro-
menade publique. La police s'en prit à son cocher, et le baron
écrivit une lettre virulente au général gouverneur de Saint-
Pétersbourg. Le jour de Pâques, comme il vint, à son tour,
souhaiter la bonne fèteau tzar, celui-ci l'écarta, en disant qu'il
n'embrassait pas les perturbateurs de l'ordie public. Le gé-
néral donna sa démission, et l'empereur lui envoya le cordon
de l'Aigle blanc, qui le rattacha au service. C'est ainsi que se
raccommodent, pour la plupart, les brouilles do famille.
sous NICOLAS I". 55
Ètes-\ous pour la brune ou pour la blonde,
courtisez celle qui vous séduit. Contez-lui fleu-
rette; entretenez une femme, deux femmes même
à la sourdine. Toutefois, ne commettez pas d'adul-
tère; le châtiment vous atteindrait, lors même qu'il
n'y aurait pas de plainte de la part du mari : c'est
justice. Ne séduisez pas la vierge, vous seriez
obligé de l'épouser, à moins que vous ne puissiez
établir que vous n'avez pas été le premier à jouir
de ses faveurs. Ne vous frottez pas non plus aux
élèves du théâtre, si vous ne voulez passer quel-
ques mois au corps de garde, comme le prince V**;
l'empereur n'entend pas raillerie à ce sujet. N'en-
levez ni dame ni demoiselle , si vous ne voulez
pas perdre Yotre rang, comme le comte F**, qui,
pour avoir épousé sa femme sans le consente-
ment de ses parents, descendit de la garde dans
l'armée. Si plus tard il est devenu écuyer de S. M.,
c'est pour avoir conduit l'âne de l'impératrice
dans les montagnes de la Suisse saxonne, chance
à laquelle tout le monde ne saurait prétendre. 11
vous restera bien, sans cela, de quoi faire le Fau-
blas russe et le joli cœur. Vous pouvez , par exem-
ple, vous marier dix fois dans votre vie, sans que
cela tire àconséquence, pourvu que vous vous adres-
siez à des fdles qui n'ont pas l'âge voulu pour le
mariage. On vous fera divorcer autant de fois que
vous serez devenu époux, et vos enfants ne pour-
ÔG LA RUSSIE
ront même pas porter votre nom. Toujours les
innocents pâtissent pour les péclieurs.
Aimez-vous les spectacles, vous en avez de tous
genres : le français, l'allemand, le russe et l'ita-
lien, l'opéra et les ballets, à Pétersbourg et à
Moscou, voire même à Odessa. Si vous préférez le
théâtre français, mettez un habit pour vous y
rendre, car l'empereur y va souvent. Gardez-vous
bien de rester assis quand il est debout, d'applau-
dir quand il n'applaudit pas; il ne serait pas bien-
séant d'en agir de la sorte.
Faites-vous habiller par le tailleur que vous
voudrez; mettez-vous comme il vous plaît, pourvu
qu'il n'y ait rien, dans votre mise, qui choque
l'empereur. Gardez-vous bien déporter une baibe :
on vous inviterait poliment à la raser ; la barbe
donne sur les nerfs de l'empereur. Ne portez pas
les cheveux trop longs, l'empereur est chauve!
Mariez-vous, vousfeiezbien, comme dit le grand-
duc Michel; ne vous mariez pas, vous ferez mieux.
Si vous épousez la fille de quelque grand fonc-
tionnaire , il vous faut pour cela préalablement le
consentement de Sa Majesté; c'est logique.
Couchez-vous à l'heure qu'il vous plait; passez
des nuits blanches, si bon vous senible. Seule-
ment ne jouez ni aux jeux défendus, ni trop gros
jeu ; votre domestique même pourrait vous dé-
noncer h la police. Ayez le médecin qui possède
sous NICOLAS I-. 57
votre confiance, trop lieuienx si vous en trouvez
un bon '.Lisez les livres que vous aimez, même
les livres défendus : on se les procure aisément.
Écrivez, publiez, mais en vous renfermant dans
les lois qui existent à ce sujet, et en vous confor-
mant aux idées du gouvernement. La censure ne
vous garantirait pas de la responsabilité pour les
choses qu'elle laisserait passer inaperçues. Prome-
nez-vous, mais saluez bien l'empereur si vous le
rencontrez : il y tient infiniment; saluez aussi le
grand-duc Michel, quand même il ne vous le ren-
drait jamais. JNe faites ni le tapageur ni le bret-
teur; la capitale est la propriété de l'empereur,
qui tient aux mœurs et à la pai\ publique. Ne fu-
mez pas dans la rue, de crainte de mettre le feu
quelque part. Il faut servir ou du moins avoir
servi : c'est reçu ; on est mal vu si l'on ne sert pas.
Vous avez en cela tant de choix, depuis la veste
du hussard jusqu'à la cuirasse du chevalier-garde
et l'habit du fonctionnaire civil! Servez où vous
avez quelque parenté, quelque liaison qui puisse
aider à votre avancement.
Voyagez si vous aimez les voyages: tout homme
bien élevé doit le faire. Allez même en France :
l'empereur ne l'aime pas , mais il ferme les yeux.
Là, seulement, conduisez-vous avec prudence; ne
vous mêlez pas d'écrire, n'entrez dans aucune as-
sociation, ne fréquentez pas des libéraux trop
58 LA RUSSIE
exaltés. Si l'on vous rappelle en Russie, revenez
sur-le-clianjp : votre obéissance adoucira les ri-
gueurs de l'exil qui vous attend, et en abrégera le
terme.
Quel sort que celui des nobles russes! une vie
de rois, de demi-dieux! Un noble retiré dans ses
terres, avec une belle femme, à la tête de quel-
ques nïilliers de paysans et de gros revenus, coule
des jours de délices, et mène une existence comme
il ne s'en voit pas en ce monde. Vous êtes maître
souverain dans vos terres; tout s'incline et plie
devant vous, tout rampe dans la poussière et
tremble à votre voix. Ordonnez-vous cent ou deux
cents coups de l)àton à Pierre ou à Jacques; il
en sera comme \ous l'aurez dit , et son dos aura
incontinent la couleui- du charbon. Vous n'aurez
qu'à jeter le mouchoir à la femme qui vous aura
plu : on n'est pas sultan pour rien. Laissez dire,
après tout, ces philanthropes, ces saute-ruisseaux
qui nous arrivent de l'Europe. Nous en avons vu,
et des plus beaux , qui nous jetaient à la face notre
sauvagerie, notre cruauté, et qui, se réveillant un
beau jour dans les bras d'une noble dame russe,
élevés jusqu'à sa couche, devenus seigneurs de
ses terres et de ses vassaux, s'en vont depuis lors
disant qu'il n'y a rien de tel que la vie d'un boyard.
Faiseurs de phrases, allez, nous savons ce que
vous valez, et ce que nous valons nous-mêmes !
sous NICOLAS I". 59
Prêchez la morale à d'autres qu'à nous ; nous
avons la nôtre.
Dans ce peu de mots se peint la Russie tout
entière. On y vivote, on y ménage la chèvre et le
chou; on cherche des excuses à tout, et l'on se
dit qu'en fin de compte, il y a des compensations.
Lenohle se croit libre, et pense qu'il ne doit s'en
prendre ((u'à lui-même s'il va échanger sa liberté
pour des grades, pour des distinctions, et, de
maître suzerain qu'il était, se faire serviteur. Il a
sa cour, sa résidence, sa propiiélé; qu'il y reste.
Le serf pense que son état est naturel , fixé par
les décrets du Très-Haut , et qu'il serait infiniment
plus malheureux s'il était libre. Le militaire ne
pense à rien ; on ne lui en laisse pas le temps, et
on l'accable d'exercices pour occuper ses loisirs.
L'employé ne songe qu'à orner sa boutonnière ou
à remplir sa poche, et tout marche par cette vo-
lonté de fer qu'imprime le souverain.
Mais oiimarche-t-on?Vers une révolution? Elle
est pour longtemps encore impossible; car le bois
dont on fait les révolutionnaires ne se trouve pas
en Russie. Les quelques hommes libres qui s'y
rencontrent regardent les baïonnettes, laissent
passer, et il faut du temps avant que l'armée se
révolte. 11 n'y a de possible en Russie, en fait de
révolution , que des révolutions de palais , et cela,
lorsqu'elles sont consenties ou ordonnées par
60 LA. RUSSIE
les héritiers de la couronne eux-mêmes. Ainsi,
Ivan Vet Pierre III n'ont disparu que sur l'ordre
de Catherine II; ainsi Alexandre, devant opter
entre son propre exil et l'abdication forcée de son
père, se prononça pour ce dernier parti, et alors
on dépassa ses intentions. Il faut au moins, à
juger selon toutes les apparences, une génération
ou deux avant qu'il n'y ait de révolution en Russie.
Mais les décrets du Très-Haut sont impénétrables.
En fait de probabilités, le calcul se trouve sou-
vent en défaut. Que de fois la tempête éclate au
moment où on s'y attendait le moins! Le tremble-
ment de terre, l'inondation, ne s'annoncent pas
à l'avance , et l'on périt souvent, alors qu'on se
croit le plus en sûreté : les révolutions ont tou-
jours pris au dépourvu les rois. Les masses sont in-
flammables à l'excès; qu'une étincelle vienne, elle
peut venir du gouvernement lui-même, et l'in-
cendie s'allumera vile. Déjà le gouvernement est
soucieux; il s'inquiète de tout, inquiète tout le
monde, et se fait par là un tort infini. Une mous-
tache à la lèvre d'un bourgeois, une barbe au
menton d'un fonctionnaire civil, un marchand
sans barbe, suffisent pour lui donner de l'inquié-
tude. Il voit là des indices précurseurs de la ci-
vilisation, du libéralisme, de l'orage qui s'apprête;
il les poursuit à outrance; et ses pauvres sujets,
traqués de toute part, en viennent à songer au
sous NICOLAS I"^', 61
libéralivSrne, auquel ils ne pensaient pas le moins
du monde.
En attendant, tout est tranquille. On ne se
plaint hautement que là où l'on ne craint pas
d'être entendu : chez soi, dans quelque terre dé-
serte. On baisse la voix dans les villes ; on ne
souffle mot dans les capitales. On gémit, et l'on
plie sous la férule impériale. On bat ou l'on est
baltu; on est marteau ou l'on est enclume, ou
même l'un et l'autre à la fois : heureux ceux qui
ont à choisir! L'empereur gronde ses affidés;
ceux-ci prennent leur revanche sur leurs subor-
donnés , qui , ne trouvant plus les paroles assez
énergiques, lèvent la main sur ceux qui, à leur
tour, trouvant la main trop légère, s'arment du
bâton, remplacé plus loin par le Fouet. Le paysan
est battu par tout le monde : par son maître, quand
celui-ci daigne s'abaisser jusque-là; par le bailli et
le starosta, par les autorités publiques, le stano-
voï ou Yispraviiik, puis par le premier venu, par
le passant, qui n'est pas un paysan. De son côté, le
malheureux n'a, pour se dédommager, que sa
femme ou son cheval. Aussi la plupart des femmes
sont battues en Russie, et c'est pitié de voir com-
ment on y traite les chevaux. A Pétersbourg, c'est
un bruit continuel de fouets, et tous les coups
portent sur les pauvres animaux. Pierre I", dans
son ardeur de réformes, aurait dû remplacer le
62 LA RUSSIE
fouet russe par un fouet long, avec Iec|uel on
se passerait l'envie de l^atlre en battant l'air.
Voulez-vous assister au lever d'un petit maître
russe, non pas précisément de l'un des seigneurs
de l'ancienne roche, mais d'un gentilhomme ap-
partenant à cette classe de fashionahles, frisés et
musqués, qui vous parlent philanthropie en trois
ou quatre langues toutes très-joliment estropiées,
qui dansent plus ou moins agréablement, et chan-
tent même la J/r//;v<:V//rt/><^? Commençons par le pelit
lever : d'aboid ce sont des questions sur le temps,
le jour, le quantième :1e laquais doit y répondre
couramment. Puis il conmience à habiller son
maître en lui passant dans le lit même les chaus-
settes aux pieds, puis ses caleçons qu'il boutonne
soigneusement,. puis sa robe et ses pantoufles.
Après une quantité innombrable de pipes bour-
rées, allumées et arrosées par un nombre infini
de verres de thé, commence le grand lever. Oh!
là, le pauvre valet de chambre est sûr de faire
quelques bévues qui lui valentautant ou cent fois
autant de coups de poingetde coupsde piedappli-
qués indifféremment sur toutes les parties du
corps. Ne se trorape-t-il dans aucune partie de son
service; c'est à sa propre toilette qu'on s'en prend,
et c'est même par là qu'on commence, pour s'é-
gayer le cœur et se divertir l'esprit , aussi bien
que pour se mettre en train. — « Tu es toujours
sous NICOLAS 1". 63
sale comme un peigne; ta veste est déclurée au
coude, ton habit râpé, ton linge malpropre; «et
vlan ! les coups pieu vent; Dieu sait quels coups,
et Dieu sait où ! On ne s'enquiertpas si le malheu-
reux a de quoi se mieux vêtir, eP on sait que les
habits de gala lui sont interdits. Arrive-t-il, par
quelque bonheur imprévu, qu'on n'ait rien trouvé
à redire à son costume, on s'en prend à sa mine;
de deux choses l'une: ou bien elle est sale, ou elle
est triste; et alors on la tiraille de tous côtés, on
la pince , on la relève par des coups sous le men-
ton, on la courbe vers la terre en arrachant des
poignées de cheveux. — « Pourquoi es-lu si sour-
nois? Relève-moi celle tête; regarde dans les yeux
de ton maître. A.s-tu peui- de lui? Je ne veux
pas de cet air triste. Qui le verrait penseiait qu'on
te tyrannise, qu'on te rend malheureux. L'es-tu,
voyons?» Et le pauvre animal de répondre : « Non,
monseigneur, je suis bien satisfait de vous. » Si
c'est une dame et qu'elle ait besoin de châtier un
homme, elle en appelle un autre, et lui ordonne
de le souffleter en sa présence.
Le maître de police bat le conmiissaiie du
quartier; celui-ci l'officier de police, qui s'en donne
sur le soldat de ville, qui passe sa mauvaise lui
meur sur le premier individu à qui il a à lepro-
cher la moindre chose.
Chassez le iiatuiel, il revient au galop.
G4 LA RUSSIE
Le Russe suce la manie de batlre avec le lait de
sa nouii ice , et cette manie ne le quitte qu'à la
tombe. « Le premier coup de poing que je reçus
à l'étranger pour un coup de cravache, telle fut
ma première leçon de liberté, » a dit le prince
K**. Et s'il m'était pernùs de parler de moi-même,
je dirais que je ne passe pas un jour hors de mon
pays sans mieux comprendre les droits de la li-
berté et de l'humanité, sans mieux apprécier la
valeur et la dignité de 1 homme; et si j'y reste,
c'est précisément parce que je me sens ainsi de-
venir meilleur. Que voulez-vous? il y a des choses
(pii sont dans l'air. Les goûts, les habitudes d'un
pays se gagnent involontairement. Le marquis de
Custine, après un séjour de trois mois en Russie,
était devenu cruel au point de laisser courir un
poulain tout un relais aupiès de sa mère. Des Eu-
ropéens sont devenus cannibales avec les sauvages
de cette espèce; qu'il soit permis aux Russes de de-
venir libres avec des hommes libres. Et si actuel-
lement j'écris, c'est pour qu'il ne reste rien de
toutes les atrocités qui se commettent en Russie
tous les jours et en plein jour. Il y a un proverbe
national qui dit : « INe sors pas la poussière de la
maison; » et c'est ce qui fait que la maison de-
vient et reste sale. Il faut retourner la phrase et
dire : « Ralaye ta chambre le plus souvent pos-
sible. » — « Lavez votre linge sale en famille , »
sous NICOLAS !■=". 65
dil-on; mais si la famille néglige ce devoii-, ne
faul-il pas appeler à son aide les étrangers? La pu-
blicité et le grand jour feront plus que tous les
décrets impériaux. C'est par les sentiments qu'il
faut prendre même des hommes bruts. On se coi-
rige de ses travers quand on a à en rougir, bien
plus que lorsqu'on ne fait qu'en souffrir. La pu-
blicité est le salut du monde, et serait celui de la
Russie, si l'on voulait l'y laisser pénétrer. Ouvrez les
portes des tribunaux, et la justice viendra y sié-
ger; rendez publics les acles du gouveinemenl ,
et celui-ci deviendra meilleur. Qu'on le sache donc
bien :1a justice supiéme, à lacpielle rien n'échappe,
n'est pas seulement dans l'autre monde; elle se
trouve également ici-bas. Il y a un tribunal devant
lequel il faut comparaître, de son vivant même:
c'est le tribunal de l'opinion publique. Que les
méchants tremblent, et que les bons se réjouis-
sent !
Ce n'est pas là ce que pensent les Russes de
l'ancienne roche. L'étranger n'a rien à leui' ap-
prendre; et le séjour qu'ils y font les guérit des
arrière-pensées de liberté qu'ils peuvent avoir
emportées avec eux. «En France, disent-ils, il n'y a
pas moyen de se faire servir; chacun fait le maître,
et traite avec vous d'égal à égal ; il n'y a pas d'obéis-
sance, et, parlant, il ne peut y avoir d'ordre. Nous
ne voulons pas de ce régime. Le gouvernement
66 LA russip:
y est Faible , méprisé au dehors, peu respecté au
dedans, tandis que tout tremble au nom et à l'as-
pect de notre tzar. L'immoralité est à son com-
ble en France; on vend tout, et l'on vole sur tout.
« Du despotisme, il y en a ici presque autant que
chez nous; le despotisme est dans le sang du
Français, et partout où la loi lui laisse (juelque ar-
bitraire, l'agent de l'administration publicpie se
dédommage de toutes les entraves qu'il trouve
ailleurs à son bon plaisir. L'intérêt seul guide la
France. Voyez comme ce boutiquier salue hum-
blement le chaland en équipage, lui si fier quand
il va saisir quelque malheureux dans son grenier!
C'est encore l'intérêt qui siège dans le parlement :
on n'y entend crier que celui qui veut parvenir,
ou ceux qui en ont perdu l'espoir. L'opinion pu-
blique est entre les mains de quelques particu-
liers qui trafiquent de la presse comme d'une den-
rée ou d'une épice, et se«vendent au plus ofh-ant.
Si l'empereur voulait, il aurait toute la presse
pour lui, et les journaux de Paris se battraient
pour avoir ses roubles. Us vivent de subventions,
et desservent leurs abonnés aux frais des gouver-
nements qui les payent, m
Est-ce la peine de réfuter toutes ces attaques?
Les étrangers ont tort de tant médire de la France,
et ils devraient se rappeler que s'ils mangent,
boivent et s'habillent tant soit peu bien , c'est
sous NICOLAS I'". 67
grâce à ce pays, qui leur a appris et leui- apprend
tous ces petits riens cpii constituent la vie entière.
La cuisine française est encore la meilleure du
monde, et celle que les étrangers préfèrent; les vins
français sont supérieurs à tous les autres; les
modes, les meubles, viennent partout de Paris;
et le jour où les autres peuples voudront être li-
bres , c'est encore de la France qu'ils apprendront
à l'être.
— « N'écrivez jamais contre la Russie , me fai-
sait diie un jour une des plus hautes intelligences
de ce pays; quicon(pie lève la plume contre sa pa-
trie devient nieurtrier. » 11 le disait au moment
où le gouveinement ordonnait la séquestration
de mes biens, et cherchait à m'ôler tout uioyen
d'existence. L'amour de la patrie était, même
dans cet homme d'élite, supérieur à l'amour de
la vérité, et la crainte de faire connaître à l'é-
tranger les travers de son pays surpassait en lui le
désir de les voir s'effacer. Faut-il donc attendre
que la vérité se fasse jour en Russie? Mais notre
génération n'y verra pas naître la liberté de la
presse. L'étranger n'a que trop de moyens de con-
naître nos défauts, soit en visitant notie pays, soit
en apprenant notre langue; et les connaissances
incomplètes qu'il acquiert de la sorte nous sont
souvent plus défavorables que ne peut l'être la vé-
rité dite sans voile et tout entière.
68 LA RUSSIE
Plus que d'autres, nous avons de légitimes
droits à l'indulgence et au respect de l'Europe. A.
peine éclos, nous marchons à pas précipités dans
la civilisation, et nous pouvons nous consoler, en
partie au moins, de nos travers par le spectacle
des défauts des autres. Je serais impardonnable si
je prenais plaisir à montrer sous un jour défavo-
lable le peuple russe; loin de là, c'est une tâche
pour moi bien pénible, je ne la remplis qu'à
contre-cœur; mais j'y vois un devoir sacré qu'au-
cune considération ne doit ra'empêclier d'accom-
plir. Peu de gens se trouveront dans ma position ,
j'aime à le croire; et, en compensation de tout le
mal qui en découle, il serait insensé de ne pas
profiter du seul bien ([ui puisse en résulter. Je n'ai
pas appelé sui- moi la persécution, comme les amis
du gouvernement se plaisent à le dire; j'ai, aii
contraire, tout fait pour la détourner; mais, sen-
tinelle perdue de la civilisalion, j'ai dû la défendre
à tout prix.
J'aime mon pays autant c[u'un autre , mais
j'aime encore plus l'humanité; et dussé-je me faire
des ennemis de mes amis les ])lus chers, je ne
cesserai de combattre tout ce qui est une violation
de ses lois univeiselles et impérissables.
sous NICOLAS I". 69
III.
ASPECT DU PAYS.
Je quittai la Russie pour la première fois au
prinl(;mps de rannée i836. La neige couvrait la
rou!e de Moscou à Saint-Pétersbourg, et là il
neiga le 21 mai (vieux style"). La traveisée de la
Baltique fut prompte et heureuse; en trois jours
et demi nous fûmes débarqués à Travemùnde.
Je croyais aborder sur une autre planète : le
calendrier marquait douze jours de distance entre
les deux pays; il y avait des mois, à en juger
par l'aspect de la nature. L'herbe était aussi veiie
en Allemagne qu'elle était jaune en Russie; les blés
y étaient aussi hauts que je les avais laissés petils;
les arbres apparaissaient dans toute la beauté de
leur parure : tandis qu'en Russie il n'y avait ni
' La Russie a encore le vieux calendrier de César, et aUend
un nouveau Pierre le Grand qui la mette sur ce point au pair
avec les pays civilisés.
70 LA RUSSIK
fleurs ni feuilles, el nous-niêiues anivions enve-
loppés de foui rures.
Le pins beau jour de la vie d'un Russe est sans
contredit celui où il fait le trajet de Travemiuide
à Lubeck. Rien ne peut se comparer à son bon-
heur. Sa curiosité est excitée à un haut degré ;
tout lui cause une surprise agréable; il laisse des
frimas derrière lui, un beau soleil resplendit sur
sa tête, et lui jette des rayons qui sont tous des
rayons d'espérance. Il jouit de la vie dans la plé-
nitude de ce mot; il n'a plus à de'sirer le paradis,
car il l'a vu sur cette terre. On trouverait diffici-
lement des expiessions pour reproduire tout l'en-
thousiasme que les Russes éprouvent et manifes-
tent plus ou moins ouvertement dans celte cir-
constance. Ce sentiment se modifie suivant l'âge,
le caractère, les précédents de chacun, et prend
autant de formes diverses qu'il y a d'individus;
mais, chez tous, il tient du délire. Il s'en faut de
bien peu que ces nouveaux pèlerins ne baisent la
terre, comme les navigateurs qui découvrent de
nouveaux parages; c'est à grand'peine s'ils n'ado-
rent pas le soleil, qu'ils ont soin de saluer même à
leur départ, comme l'astre d'un autre monde et le
prophète d'une autre vie, d'une vie de bonheur
et de délices '.
' Je me suis plu à rejjroduire ici les idées que j'avais émises,
à mon retour des pays étrangers, dans une revue russe en i838.
sous NICOLAS I". 71
Un an et demi après, je reniral dans nion pays
pai- la Prusse. Je m'en approchai le cœur trem-
blant, craignant qu'il ne pût soutenir aucune com-
paraison avec les contiées que j'avais visitées, et
ne sachant si j'y trouverais les dédommagements
suffisants aux déceptions que j'attendais. J'étais
comme celui qui va revoii- sa fiancée après une
longue absence : xM'aimera-t-elle ? l'aimerai-je ? nous
conviendrons-nous? Que pouriai-je faire pour elle,
et que voudra-t-elle faire pour moi? Telles étaient
les cpiestions qui m'agitaient. Déjà mon pays
s'annonçait à moi de plus en plus, à cha(jue pas
que jefaisais en avant. Le duché de Posen en offre
un avant-goût assez prononcé. J'avais déjà revu
ces /xffftftfis gvisdonl se couvre la classe des paysans
russes; le froid devenait plus intense, et les neiges
étaient plus profondes. Nous étions dans le mois
de mars; je quittais un printemps naissant, j'entrais
dans le fort de l'hivei'. C'était à rebours ce que j'a-
vais rencontré au départ. La douane fut par nous
affrontée courageusement, et traversée sans acci-
dents fâcheux. On me fit bien payer au poids de
l'or le droit d'entrer des gants et des cigares, mais
on me fit giâce d'un flacon d'odeur et d'une col-
lection de mouchoirs, et on eut surtout la déli-
catesse de ne pas visiter mes papiers : je me con-
solai donc. Il n'en fut pas de n)éme de quelques
étrangers qui m'accompagnaient; on leur fit la
72 LA RUSSIE
guerre sur tout, et on les chicana jusque sur leur
linge et leurs liabits, qu'on trouva tiop neufs.
J'entrai dans le pays à l'aube du jour, et le pre-
mier incident qui fixa mon attention fut un coup de
fouet que mon postillon asséna à un paysan qui
passait inoffensif à côté de lui dans un traîneau
plat. J'en eus le cœur navré; le paysan ne souffla
mot, et reçut le coup en plein dos, en ayant
soin toutefois de s'affaisseï' un peu. Le postil-
lon était satisfait de lui-même, et laissa errer sur
ses lèvres un souriie de béatitude. Je pensai un
moment à rebrousser chemin. C'est donc tou-
jours, me dis-je, le pays du knout? et je me pris
h songer. Les idées amères se succédèrent en moi,
pendant que le tiaîneau glissait, avec la rapidité
de l'air, sur une mer de neige qui n'offrait pas la
moindre distraction à mes tristes pensées.
La Lithuanie se déroulait à mes regards dans
toute sa monotonie; j'entrais dans des villages
sales et infects, habités })ar des juifs polonais ; je
voyais ceux-ci coiffés de singuliers turbans à la
turque, et vélusde longues tuniques: c'était l'Asie!
Ainsi se réalisaient, par une sorte d'avant-goiit,
mes projets de voyage en Orient. C'est bien assez,
me dis-je, de la barbarie qu'on ne peut éviter;
son aspect n'a rien de si piquant ni de si intéies-
sant, qu'on doive affronterpour elle les périlsd'un
si lointain voyage. Une heure de conversation avec
sous NICOLAS I". 73
des gens civilisés vaut bien mieux que des années
passées à étudier des mœurs sauvages et des ha-
bitudes grossières, à d'autres l'étude du mal! j'ai
bien assez à faire pour approfondir le bien.
Le froid allait toujours croissant, et bientôt j'é-
prouvai de la difficullé à respirer; le vent re-
foulait le souffle dans ma poitrine, et me coupait
la parole. J'avais bien eu la précaution de me
munir d'une pelisse d'ours excellente; mais j'étais
chaussé un peu à la légère, et j'eus bientôt les
pieds gelés. Je fais grâce au lecteur du reste de mon
voyage, et me hâte d'arriver à Saint-Pétersbourg.
On connaît à peu près ce que c'est qu'un voyage
en Russie. Excepté la route de Pétersbourg à
Moscou, qui est la plus belle chaussée de l'Eu-
rope, et où la plupart des relais présentent de
très-beaux hôtels, il n'y a, partout ailleurs, ni
routes dignes de ce nom , ni aucune espèce de
ressources pour les voyageurs. Au midi, la chaus-
sée ne dépasse pas Toula, et sur la route del'étran-
ger elle s'arrête à Narva, qui n'est qu'à quarante-
cinq lieues de Pétersbourg : excepté dans les villes
de gouveinement, on ne peut trouvei' que diffici-
lement de quoi apaiser la faim la moins exigeante.
Les maîtres de relais ont bien une bouillotte,
mais rarement du thé; un lit, mais des draps de
lit sont un luxe inouï, excepté dans les piovinces
allemandes. Aussi le voyageur qui aime tant soit
74 LA RUSSIE
peu ses aises est -il astreint à traîner avec lui
tout l'attirail d'une maison, depuis le cuisiniei'
jusqu'à la vaisselle et les draps. Les hôtels, même
dans les capitales, sont d'une malpropreté inouïe;
ils sont pleins de veimine, et ceux même que
tiennent les étrangers n'en sont pas exempts.
La vitesse avec laquelle on court la poste en
Russie est grande; mais elle a souvent été exagé-
rée, et ne surpasse guère celle de la malle-poste
française. Les particuliers ne l'obtiennent qu'à
force d'argent ou de coups, et les avantages en
sont détruits, pour eux, parles relards qu'on leur
fait subir aux relais. L'atlelage se fait avec lenteur,
les cordes de barnais se rompent souvent, les
clievaux même manquent parfois; et il arrive en-
core qu'au moment où vous mettez votre pied dans
rétpiipage, on vient dételer vos cbevaux pour les
mettre à la voiture de quelque haut fonctionnaire
arrivé impromptu. Les voitures publiques n'exis-
tent que sur la route de Moscou et de Riga, et un
méchant chariot est tout ce que l'administration
des postes met à la disposition des voyageurs.
On ne saurait se faire une idée de toutes les
vexations que les étrangers subissent à leur arri-
vée à Saint-Pétersbourg. Les Français y sont plus
exposés que les autres. Après des déclarations
très-longues et très-délaillées sur toutes choses,
déclarations qu'ils donnent par écrit, ils ont à
sous NICOLAS I". 75
siibiriin interrogatoire du chef de la police seciète;
en voici un ccliantillon :
— Dans quelle intention éles-vous venu en
Russie? demandait le général Doubelt à un Fran-
çais de mes amis.
•^ — Mon général, j'ai voulu connaître le pays.
— Vous avez pour cela choisi une bien mau-
vaise saison.
— J'avais pensé que l'hiver était l'époque la
plus convenable pour étudier la Russie,
— Je vous demande pardon , l'été est ce qu'il y
a de mieux. Monsieur a été militaire?
— Oui, mon général.
— Et vous voudriez assurément vous mettre au
courant de tout ce qui concerne notre armée?
— Je n'ai pas cette prétention ; il y a longtemps
que j'ai quitté le service, et je n'ai pas conservé
beaucoup de goût pour tout ce qui s'y rapporte.
— Comptez-vous faire un long séjoui- en Rus-
sie?
— Quelques mois.
— Et quelle route prendrez-vous poui' repartir?
— Je compte m'en retourner par Odessa et
Constantinople.
— Vous prendrez du service en France?
— Général , mon présent et mon passé peuvent
être de votre ressort, mais je crois que l'avenir me
regarde seul.
76 LA RUSSIF
— Je suis vraiment confus de vous avoir fait
toutes ces questions, mais le service m'en faisait
un devoir.
Pouschkine a très-bien décrit Pétersbourg dans
quatre vers : « Ville somptueuse, ville pauvre,
« aspect réguliei', voûte des cieux d'un vert pâle,
« tristesse, froid, et granit! »
Les maisons sont plus belles de loin que de
près; la brique y remplace la pierre de taille et le
niarbie; les édifices sont construits pour la vue
plus que pour la durée , et se détériorent aussi
vite qu'ils s'élèvent. Aucun goût ne piéside à la
disposition de l'enseiuble. Les places sont de vastes
champs; la verdure et les fontaines sont des cho-
ses inconnues. Tandis qu'à Beilin vous avez le
Thiergarten, à Vienne le Prater, à Londres une
quantité de parcs, à Paiis les Champs-Elysées; à
Pétersbourg, vous n'avez qu'un jardin d'été assez
mesquin. L'aspect de quelques parties de la ville,
surtout des quais, est imposant, et il y a des égli-
ses, des ponts et des nionuments remarquables.
L'empereur actuel a beaucoup contribué à l'em-
bellissement de Saint-Pétersbourg, et a cela de
commun avec les grands monarques comme avec
les grands tyrans. L'ostentation et la vanité (ju'il
y met sautent à tous les yeux ; la lettre N se dessine
sur tous les ponts de la chaussée de Moscou.
Si Pétersbourg est une ville étrangère et toute
sous NICOLAS P\ 77
d'imitation, Moscou est une ville nationale el
entièrement russe; l'une est la résidence impériale,
et l'autie la capitale de la Russie. Pétersbourg
est un ramassis d'industriels et de courtisans,
d'étrangers et d'employés; Moscou est la résidence
des nobles et le siège des manufacturiers. Là, les
rues sont plus étroites et plus variées; les habitants
plus rapprochés, moins méfiants, et plus occupés
de choses sérieuses et vraiment utiles. Les com-
méjages de province y remplacent bien les intri-
gues de la cour, mais l'immoralité de celle-ci n'y
tend pas ses filets. L'absence des militaires ajoute
au calme de la vie ce c[u'elle ôte à l'ornement des
réunions et au faste des processions. Les diverses
polices, officielle et secrète, s'y étalent moins
pompeusement, et échappent même aux yei>\ de
l'habitant. Tout ceci contribue puissamment au
charme delà vie, et fait de Moscou le réduit pai-
sible des hommes qui placent le bonheur ailleurs
que dans l'avancement obtenu au service impé-
rial.
Les mille et une églises, toutes d'architecture
nationale, les couvents, aussi riches que nom-
liieux, y conservent la véritable piété moscovite.
Les souvenirs historiques qui planent sui- Moscou
rappellent des jours d'épreuves et de souffrances,
des temps de troubles et de discordes, et ratta-
chent à celte ville tous les cœurs véritablement
78 LA RUSSIE
russes; ils leur promettent de beaux jours de li-
berté dans l'avenir, et les consolent de la splen-
deur qu'ils laissent à Pétersbourg, par la pensée
de la tyrannie qu'on voudrait voir enterrée dans
les marais de cette ville.
Excepté Odessa, cette cité toute méridionale,
tout italienne, et le point le plus a\ancé de la
civilisation européenne sur le sol de la Russie, les
autres \illes de cet empire ressemblent à des vil-
lages sauvages, et qui ne diffèrent que par leur
étendue. Des églises plus ou moins belles et tou-
jours trop nombreuses , des édifices de gouverne-
ment plus ou moins prétentieux, sur des places
très-vastes et uniformes, tel est le principal et à
peu près l'unique ornement de toutes les cités de
l'intérieur, qui sont mal pavées, prescpie pas
éclairées la nuit, et où le nombre des maisons en
Ijois l'emporte de beaucoup sur celui des cons-
ti-uctions en pierre. Le gasfinoï-ihvor, ce bazar
russe, est fornement de rigueur de toutes les
villes. Il se compose d'une enfdade de boutiques
attenantes et réunies en un seul édifice, se distin-
gue par plus ou moins de ricbesse dans les mar-
chandises, et fait une diversion à la monotonie
de la ville, par les cris perpétuels des marchands
qui s'arrachent les chalands ou se disputent avec
les acheteurs.
Les villages russes sont exclusivement composés
sous NICOLAS P\ 79
tle cabanes en bois couvertes de chaume ou de
planches, et qui forment une seule rue souvent
démesuiément longue, entrecoupée de hangars,
et ornée d'une ou de deux églises. Ce mode de
construction rend les incendies fréquents et dan-
i,^ereux; incommode pour la culture, il contribue
pourtant à animei' la vie des habitants.
L'absence de montagnes rend les paysages rus-
ses d'une uniformité désespérante. Les seules qui
s'élèvent dans l'intérieur de l'empire sont suffisam-
ment caractérisées par leur nom à'éléi^alioii plala.
Le sapin, le pin et le bouleau sont presque les
seuls aibres de la Russie supérieure. Là les villes
et les villages sont très-rares, et on ne trouve pres-
que pas d'habitations isolées. Le déseit commence
aux portes de Saint-Pétersbourg, et s'étend, avec de
rares interruptions, dans tous les sens, changeant
de nom et d'aspect. Le sable et le marais se dis[)u-
tent le territoire; l'agricultuie elle-même laisse
un tiers du sol cultivé en jachère et la moitié du
terrain en friche. Au midi, dès qu'on entre dans
le gouvernement d'Orel, 1 aspect du pays change,
en même temps que le climat se fait sensiblement
meilleur. Le sol noir remplace l'argile et le sable
qui dominent dans les provinces du nord; la vé-
gétation devient visiblement plus riche et plus
forte, l'air plus doux ; mais la richesse du peuple
ne suit pas toutes ces améliorations de la nature.
80 LA RUSSIE
Le manque de coinmunicalions, réloigneinent
des cenlies de commerce privent la contrée de
déliouchés, et avilissent le prix des denrées, qui
est d'autant plus bas que leur abondance est plus
grande.
Le climat est, dans le nord de la Russie, d'une
rigueui- extrême; souvent, en liiver, le tbermomè-
Ire se brise par reffet du froid, et ne laisse plus
aucun moyen d'en préciser l'intensité. L'hiver
commence au mois d'octobie et finit avec le mois
d'avril; il ne resle donc plus que cinq mois pour
les Irois autres saisons réunies, qui se confondent
les unes dans lesauties, et justifient le ujot : qu'en
Russie il n'y a que deux hivers, l'un blancet l'autre
verl; en été même, les gelées sont, en effet, très-
fréquentes pendant la nuit, et la lempératuie
passe presque subitement d'un extrême à l'autre.
A midi, la chaleur est tout africaine, et à huit heu-
res du soir on est obligé de se couvrir d'un
ujanteau.
Dans aucun pays le nombie des femmes laides
n'est aussi considérable, et celui des femmes jolies
plus petit, qu'en Russie. Dans la haute société seu-
lement, et dans les provinces éloignées des grandes
routes, on trouve des types de véritable beauté.
En revanche, les femmes sont très-robustes et
très-fécondes, et les hommes soni généralement
d'une beauté remarquable. La civilisation, Tins-
sous NICOLAS r\ 81
trnctioii;, la sensibilité sont, en Russie, le partage
presque exclusif des femmes; et leur supériorité
sur les hommes est inconleslahle, pour tout ce
qui tient à la culture de l'espril. Ce phénomène
s'explique par la différence dans le genre de vie des
deux sexes. L'intelligence des hommes est absor-
bée par le souci de l'avancemenl, des croix et des
tsc/iùf/is; \)ouv les militaires surtout, le mépris des
lettres est de mode, mais la mode heureusement
n'étend pas justpie-là son empire sur les dames.
82 LA RUSSIE
IV.
CARACTÈRE DU PEUPLE.
Il n'y a pas de tâche plus compliquée, plus
embarrassanle et plus ingrate à la fois que celle
de tracer le caractère d'un peuple. Le caractère
d'un individu est souvent diflicile à définir: com-
bien plus ne doit pas l'être celui d'une nation en-
tière, et surtout d'une nation qui, comme la
Russie, est un amalgame de tant de races? De
même qu'on trouve des hommes de génie et des
idiots chez tous les peuples, ce qui fait qu'aucun
d'eux ne peut prétendre au monopole des uns ou
des autres; de même on trouve des cœurs froids
dans les pays chauds , des hommes et des femmes
passionnés dans les contrées froides. Aussi est-on
autorisé à dire que les capacités et les sentiments
ne se règlent ni sin- la position géogiaphique d'un
pays, ni sur les origines des nations, mais bien
plus sur les individualités. La vanité et l'orgueil ,
la duplicité et la fausseté, l'égoïsme et l'avarice,
sous NICOLAS P^ 83
sont des vices coniminis à tous les liomiiies; et
l'on serait fort en peine de dire s'ils sont plus
répandus dans une nation que dans une autre.
Nous reconnaissons de plus que tous les peuples,
depuis les Français et les Russes jusqu'aux Chi-
nois et aux Juifs, sont ou peuvent être presque
également courageux et moraux; ces qualités va-
rient seulement selon les circonstances, ou pren-
nent des formes différentes en s'appliquant à des
objets divers. La civilisation, en outre, comble
de plus en plus les distances entre les nations,
aplanit les différences qui les distinguent, et tend
à généraliser leurs caractères. En Russie, elle a cet
effet plus qu'ailleurs, parce qu'elle n'y est pas née
d'elle-même, qu'elle a été importée de l'étranger,
et inoculée au peuple tout d'un coup. Mais
comme son œuvre n'est pas achevée, le caractère
du peuple n'est pas encore établi définilivemenl,
et son état actuel n'est que transitoire. Pour le bien
apprécier , il faudrait l'étudier dans toutes les
nuances que lui impriment les différences des
origines , des classes et des occupations. Mais
comme néanmoins il y a quelques points géné-
raux qui dominent toutes ces variétés, et d'autres
qui sont -particuliers à la nation russe, nous es-
sayerons de les saisir, convaincus à l'avance de
tout ce qu'il y a d'ingrat dans une telle enli-^prise;
car on ne loue jamais assez un peuple pour lui
G.
84 LA RUSSIE
plaire; et le blâme qu'on lui adresse, quelque
légitime qu'il soit, Jîlesse toujours sa suscepti-
bilité.
Le Russe est naturellement bon et doux, meil-
leur et plus doux que les autres peuples; c'est un
point sur lequel ou s'accorde assez volontiers. 11
y a bien encore en lui de la barbarie primitive,
comme il a aussi déjà empiunlé quelques défauts
à la civilisation moderne; mais le fond est digne
d'estime sous plus d'un rapport, et s'il ne pourrit
pas avant d'être mur (crainte puérile et ridicule),
si le gouvernement ne lui ûiit pas prendre un pli
qu'il serait ensuite trop tard d'effacer, il pourra,
avec le temps, se placer haut dans l'opinion gé-
nérale.
Une disposition fâcheuse et malheureusement
trop fiéquente chez ce peuple, c'est la fourberie.
Ne trouvant pas à son esj^rit de digne et suffisante
occupation, le Russe le dirige vers la liomperie,
qu'il considère encore comme le moyen le plus
aisé de parvenir. C'est là l'effet d'un manque de
civilisation et un fruit de l'esclavage. Ne sentant
pas ses forces, ou n'osant pas en faire usage, il a
recours à la ruse dans la plupart des cas. C'est
aussi une preuve de son malheur: ne connaissant
pas de remède à ses souffrances, et ne pouvant
échapper aux maux qui l'accablent , il est plus
sujet qu'un autre à tomber dans de funestes écarts,
sous NICOLAS P\ 85
tels que la fourberie, l'ivrogneiie et la débauche
en général. 'Mais Tabeiiation même de son esprit
peut servir. à en donner la mesure; le filou russe
est de force à rivaliser avec les premiers filous du
[uonde, et l'on cite de lui des trails surprenants
de supercherie
Un officier, piévenu qu'on volait sur les bat eaux-
à vapeur à leur départ pour l'étranger, tenait
avec soin les mains sur ses poches, tout en cau-
sant avec un an)i dont il était venu prendie congé.
La cloche sonne, il embrasse son ami, et leporte
aussitôt les mains à ses poches ; mais il les trouve
vides.
Un autre dépose son lorgnon sur le buffet d'un
foyer, et le surveille d'un regard attentif; mais,
dans le moment où il porte un verre à sa bouche
et lève les yeux pour boire, le lorgnon disparait.
Pour ne pas reproduire des faits qui peuvent
s'être passés dans d'autres pays, ou qui se répètent
partout, sans qu'on puisse discerner le lieu de
leur origine, j'en citerai un Cjui m'est airivé à moi-
même. Me rendant de Tver à Moscou, je louai un
cocher qui devait me rendre à une heure fixe
dans cette dernière ville. En route, et pendant
la nuit, il me demanda ime partie de l'argent
qui lui revenait. Kéveillé en sursaut, je lui
donnai huit roubles de ])lus (ju'i! ne réclamait,
ce dont je ne m'aperçus que le lendemain.
86 LA RUSSIF,
Quinze jours plus lard, il me voit sur la même
roule, me reconnaît, et vient à moi le cha-
peau à la main. Je croyais qu'il allait me rendre
mou argent, et m'applaudissais de trouver en
lui un honnête homme. Quelle ne fut pas ma
surprise lorsque je le vis réclamer huit roubles
encore, disant que, dans mon sommeil, je m'étais
trompé de compte! Le tour me parut trop plaisant
pour me fâcher; et mon homme ne fit aucune
difficulté de reconnaîlie ses torts, du moment que
je lui eus accordé de l'esprit.
La fdouterie est poussée à un si haut degré en
Russie, qu'on dirait vraiment qu'elle est dans l'air
ou dans le sang. Le commerce et la fabrication
russes sont certainement les moins honnêtes du
monde. La Chine et l'Angleterre ont à s'en plaindre
au même degré. Les Chinois assez confiants pour
lecevoir, sans les visiter, les rouleaux de drap
russe, trouvent au fond des morceaux de bois;
les Anglais achètent de la graisse pour du suif. En
vain leur gouvernement a piotesté contre cet abus
un nombre infini de fois; en vain l'empereur lui-
même a lancé des décrets pour le réprimer. Un
Français, chargé par le gouvernement de démas-
quer toute cette fraude, a failli être tué par les
fabricants; et les employés n'ont pas été à l'épreuve
des séductions auxquelles il avait résisté, car ses
dénonciations sont restées sans résultat. Le petit
sous NICOLAS I". 87
négoce ne \it que de rapines : vous achetez un
objet dans la boulitjue, et vous en emportez un
autre chez vous. 11 faut étie toujours sui- ses gardes ;
les domestiques sont aussi \oleurs que les cochers
et les cuisiniers. Si c'est un peu partout de même,
la chose n'est nulle part poussée aussi loin qu'en
Russie: là, les employés même de l'administration
puhlicjue prennent des deux mains, n'attendent
pas (ju'on leur donne, demandent et marchandent,
acceptent les gros présents et ne dédaignent pas
les petits.
r^julle part l'ivrognerie n'est aussi répandue
qu'en Russie. Cela tient à plusieurs causes : à la
pauvreté, au désespoir qui naît de l'état précaire
et de l'absence de sécurité pour les propriétés,
à l'incertitude de l'avenir, et surtout au défaut de
lumières. Le temps et le gouvernement peuvent
beaucoup contre ce fléau : le premier, en éclai-
rant les masses, et le second en cherchant de plus
nobles sources de revenu que l'industrie des eaux-
de-vie, dont il accapare le monopole en se faisant
le premier cabaretier du pays.
L'adresse est unecjualité assez propre aux Rus-
ses : sans autre outil qu'une hache, le paysan
vient à bout des constructions les plus compli-
quées et de boiseries très-délicates. L'intrépidité
et la dextérité des ouvriers maçons, en Russie,
est vraiment surpienanle : on les voit, pendus
88 LA RUSSIE
à des hauteurs immenses, travailler avec une
grande précision.
Le Russe possède à un tiès-haut degré la fa-
culté de l'imitation, et c'est à tort qu'on lui re-
fuse celle de l'invention. Jusqu'ici il a eu trop à
faire pour reproduire ce que les autres ont fait;
le jour où il n'aura plus à imiter, il saura créer.
Pour l'esprit, comme en général pour le carac-
tère, le Russe tient le milieu enlie le Français et
l'Allemand. Il a parfois la profondeui- de l'un et
le hiillant de l'autre. 11 est moins lourd ([ue
l'Alleuîand, moins petiiianl que le Français, plus
pratique que le premier, moins inconstant que
le second, moins routinier que tous les deux.
L'espiit russe, ou pour mieux dire l'esprit slave,
réunit en lui les deux éléments et concilie les deux
caractères. Je ne suis pas de ceux qui pensent
qu'il est appelé à régénérer le monde, car je ne
crois pas que le monde se désorganise et toiîclie
à sa destruction; mais je suis d'avis qu'il est des-
tiné à réconcilier l'esprit français et l'esprit alle-
mand, à compléter l'un par l'autre, à fondie et
combiner tous les deux , et à reculer peut-être
avec le tem})S les bornes de leur action.
Comme nous l'avons dit, il est très-difficile de
préciser la moralité d'un peuple, et suitout d'éta-
blir en ce point sa supériorité ou son infériorité
vis-à-vis d'un autre. Comparé à ses voisins d'Eu-
sous NICOLAS P\ 89
rope , le Russe a moins de celle immoralité d'i-
magination, fruit d'une civilisation avancée; mais
il a aussi moins de cette moralitéde piincipes que
peut donner seule une forte et sage éducation.
Son immoralité sensuelle n'a ni pour cause, ni
pour excuse, ni pour ornement, cette imagina-
tion qui explique et rachète celle des peuples po-
licés. S'il est débauché, il l'est jusqu'à la bruta-
lité, par le cœur plutôt que par l'esprit; et les
séductions ([u'il trouve dans son pays ne sont
pas de nature à motiver ou à atténuer ses écarts,
La femme (je parle de la femme du giand monde)
est plus raffinée dans ses licences, grâce aux fruits
aigres-doux du romantisme français; mais elle ne
prend pas assez de peine ou n'a pas assez de tact
pour dérober ses intrigues, et le peu de letenue
de quelques dames lusses leur a valu une cé-
lébrité européenne. Ce relâchement est d'autant
plus funeste, qu'en se répandant il mine le bon-
heur domestique , seul refuge des Russes, si pau-
vres en plaisirs et consolations, et contribue à dé-
truire les liens de famille, que d'autres causes
encore rendent très-peu solides.
Tout vierge encore, le Russe est fort de coips
et d'âme : il endure facilement les fatigues et les
privations, et pourrait aisément supporter toutes
les souffrances, si sa moralité était à l'unisson de
sa force matérielle. Son sang- froid et sa cons-
9Ô LA RUSSIE
tance lui donnent souvent une supérioiité incon-
testable sur les autres nations; niais sa nonchalance
et son insouciance sont tout asiatiques. Effets du
manque de civilisation, elles sont, à leur tour,
une des causes qui rentietiennent. Le Russe n'a
du zèle et de l'application que par accès, et sa
paresse est un des principaux obstacles au déve-
loppement du pays.
Tl estplus ambitieux qu'on ne l'est ailleurs : l'or-
ganisation politique de son pays lui en fait une
loi ; mais comme en même temps elle paralyse
son zèle et comprime l'essor de ses capacités, les
carrières manquées , les ambitions refoulées ne
sont nulle part plus fréquentes que dans ce pays,
où les mécontentements, ne pouvant se faire jour
dans une opposition légitime et ouverte, aboutis-
sent à une apathie désolante ou à une perte ceitaine.
Il est consolant pouitantde voir que, pendant que
les uns iniuiolent tout à leur carrière, honneur,
parenté même, il en est d'autres qui ne tiou\ent
pas que les dons du gouvernement puissent ra-
cheter les humiliations qu'il mêle à ses giàces.
Le Russe est pieux, hospitalier, généreux, trois
qualités communes aux peuples primitifs, et que
la civilisation tend malheureusement à affaiblir.
Mais sa piété tient de la superstition, et consiste
piesque uniquement dans la sciupuleuse obser-
vation des rites. J'ai vu un filou fouiller d'une
sous NICOLAS I". 91
main la poclie d'un passant, et de l'autre faire le
signe de la croix, au son de la cloche qui ap])elait
aux vêpres. Le Russe fait perpétuellement le signe
de la croix ; il le fait devant chaque église et cha-
que image, en entrant dans une chambre et en
en sortant, en se mettant à table et en la quittant,
en se couchant et en se levant.
Après le tzar du ciel , c'est le tzar de la terre
c|ue le Russe adoie le plus. Il est poui- lui le re-
présentant et l'élu de Dieu, comme il est le chef
de l'Église, la source de toute béatitude, et la
cause première de toute crainte; sa main grati-
fie aussi largement que son bras fiappe loin et
fort. Amour, peur, courtisanerie, tout se confond
dans cette déification du monarque, qui ne sert
le plus souvent qu'à masquer la cupidité des uns
et la pusillanimité des autres. Le tzar est le centre
de tous les rayons, le point de mire de tous les
yeux, le soleil rouge de tous les Russes ; c'est ainsi
(pi'ils le nomment, et le vestibule du Kremlin, où
les anciens tzars apparaissaient au peuple, s'apjie-
lait le vestibule rouge : Krdsnoïékrjitzo. En public,
tous les regaids sont fixés sur l'empereur; dans
les salons, les conversations ne roulent que sur lui
et sa famille; dans la solitude même, les esprits
en sont occupés de préférence. Tout ce qu'il fait
est bien fait, et mérite d'être imité. Tout le monde
se promène là et au moment où il se promène;
92 LA RUSSIE
tout le monde adore la danse, parce qu'il aime
à danser; et il n'est personne qui n'affectionne le
service militaire, parce que l'empereur en est un
zélé partisan. Le tzar est le père de tout le peu-
ple, et nul n'a d'autres parents que lui; quand
son intérêt parle, toute autre voix est étouffée. Les
parents des conjurés de 1825 dansaient à Moscou ,
pendant qu'on faisait traverseï- la ville à ces mal-
heureux : et de cette mère qui a accepté trois cents
roubles, en récompense de ce qu'elle avait ra-
mené son fils déserteur, ou de l'empereur qui
les lui a accordés, on ne sait lequel a été le plus
Spartiate. On fait bien du libéralisme à huis-clos,
mais on jette la pierre à celui qui se révolte, et
on fuit un libéral compromis comme un lépreux.
Ceux qui, à diverses époques, se sont sacrifiés
pour le bien du peuple, ont recueilli plus d'indif-
férence et de haine qu'ils n'ont rencontré de
svnq)athie. Il s'est trouvé des parents qui ont
abandonné leurs enfants et leurs frères en Sibé-
rie sans le moindie secours, alors qu'ils jouis-
saient des biens dont ils étaient devenus les hé-
ritiers par leur condamnation, et qui ne corres-
pondaient avec eux qu'à contre-cœur: aussi leur
conduite a été pour ces malheureux le plus grand
des supplices. M. L** apportant un jour des lettres
de ces exilés à leurs parents, ceux-ci les refusè-
rent, disant qu'elles ne venaient pas par la voie
sous NICOLAS P\ 93
officielle. Il est consolant de dire pourtant que
telle n'a pas été la conduite de tous, et l'histoire
conservera religieusement la mémoire delà prin-
cesse de Troiihetzkoï, née comtesse Laval; de ma-
dame rsarvschkine, néeKanavnitzine; de madame
Rosen, qui lî'ont pas voulu séparer leur destinée de
celle de leurs maris. La France a toujours et partout
mie noble part à tout ce qui est dévouement. La de-
moiselle de compagnie de madame Ivasclief, une
Française, après avoir caché à tous les yeux son
amour pour le fils de cette dame, alla en Sibérie
lui offrir sa main, alors que, de brillant officier
des gardes, il n'était plus qu'un malheureux ga-
lérien. Elle l'aida à porter le poids de ses souf-
frances, et vient de rentrer avec lui en Russie.
Rien n'égale le bonheur d'un Russe quand l'em-
pereur lui parle; aussi est-ce un spectacle curieux
de voir comment les courtisans sont à la piste
d'une seule parole du souverain. Immobiles,
l'oreille tendue, l'œil fixe, ils attendent un mot,
se pressent autour de celui qui a été assez heu-
reux pour le recevoii-, ou se retirent, la mine
longue et l'air désappointé, quand ils ont été
tiompés dans leur attente. Le commandant Bas-
choutzky demandait, pour seule grâce, à l'empe-
reur Alexandre que , chaque fois qu'il le verrait
à la cour, il lui dit à l'oreille le mot à'inilxîcile.
— Un ambassadeur de France voulant adresser la
94 LA RUSSIE
parole à Paul I,el conlrarié de le voir pailer sans
cesse à un de ses favoris : — Sire, dil-il, c'est là
apparemment quelque grand de votre empire?
— Sachez , lui répondit le tzar, qu'il n'y a de
giand que celui à qui je parle, et cela tant que je
lui paile.
Il y a bien encore ({uelcpie chose au-dessus de
l'honneur d'une conversation avec le souverain,
c'est une de ces liaisons qui semblent rapprocher
de sa famille ceux qui en sont /io/iorcs; mais n'en a
pas qui veut. Si, à la cour, on ne va pas jusqu'à
féliciter le mari trompé par un membre de la
famille iuqjériale, c'est par jalousie autant (pie
par convenance; mais on manque rarement d'en-
vier son sort, et lui-même est asse^z peu maître de
son bonheur pour s'en applaudir ouvertement.
La barbarie, la tyrannie et l'immoralité sont
nées et ont toujours vécu dans une indigne pro-
miscuilé. Ce sont de proches paients, parmi les-
(piels on ne saurait distinguer la mère delà fdle :
l'une produit et entretient l'autie. La tyrannie ne
s'établit et ne subsiste que grâce à la barbarie
qu'elle propage et soutient à son tour; l'immora-
lité en découle nécessairement, et couronne l'œu-
vre. Pour étudier les tristes effets de l'alliage de
ces trois éléments, il faut aller en Russie. Le
Russe ne sait pas s'arrêter aux limites de l'obéis-
sance; il les confond avec la bassesse, et l'ordre
sous NICOLAS r\ 95
avec l'esclavage. II voit dans le libéralisme un dé-
faut de calcul ou d'esprit , toutes les fois qu'il
n'ose pas le qualifier de trahison. On trouverait
en Russie peu de gens en état de comprendre que
la liberté est une condition et un effet de la di-
gnité de l'homme; et le Russe ignore généralement
que le courage moral et le courage civil sont tout
aussi difficiles, et pour le moins aussi honorables,
que le courage puiement matériel. Les libéraux
russes ne sont , en très-grande partie , que des
mécontents; et les hommes éclairés vivent en
paix avec leur conscience, grâce à cette funeste
persuasion que le gouvernement absolu est le
seul qui convienne, pour le moment, à leur pays.
On ne veut pas comprendre que, lors même qu'il
en serait ainsi, il est du devoir sacré d'un honnête
homme de contribuer de tout son pouvoir au
développement de la civilisation, et de hâtei' l'oi-
dre de choses qui en découle nécessairement;
car si un gouvernement libre est un effet de
la civilisation, il en est à son tour la cause; et je
crois que l'on pourrait commencer par l'un aussi
bien que par l'autre. Lj^ Russie est un pays de
serfs et d'employés; les vertus qui accompagnent
la liberté ou qui en découlent y sont ignorées.
C'est le gouvernement qui fait les Russes ce qu'ils
sont, et qui doit porter la responsabilité de tous
leurs défauts. C'est à lui, bien plus qu'au caractère
96 LA RUSSIE
des Russes, qu'il faut altrihuer celle haine qu'on
leur porte; et cette haine est si forte, si générale
à l'étranger, qu'il m'est arrivé d'y rencontrer des
compatriotes qui n'osaient avouer leur nationalité.
C'est une erjeur de croire que la haine de l'es-
clavage, l'amour de la lil)erté, le mépris de la ty-
rannie, soient un effet exclusif de la civilisation;
ils tiennent uni(|uement au sentiïnent de la di-
gnité, et se rencontrent chez les peuples incultes
aussi bien (pie chez des peuples civilisés.
sous NICOLAS P". 97
V.
«ENRE DE VIE,
Le Russe est très-sédenlaire; le climat lui en
fait une loi , et ses mœurs tiennent de celles de
l'Orient par leur indolence, 11 est pins volontiers
couché que debout, et sort en voilure plus qu'à
pied. La paresse est même un défaut assez géné-
ral des Russes. Un équipage est de première né-
cessité dans ce pays: la mode en fait une loi; les
grandes distances à parcourir dans les villes le
rendent presque indispensable; le bon marché
des chevaux et des fourrages , et la facilité qu'ont
les nobles de prendre leurs cochers parmi leurs
serfs, en rendent l'entretien peu coûteux. Aussi
n'y a-t-il pas de si petite fortune ni de si pauvre
diable qui n'ait son véhicule. La quantité des
équipages dans les villes est innombrable; mais
leur qualité est , pourcela même, rarement supé-
l'ieure ; l'on ne voit que peu d'attelages bien as-
sortis, et les carrossiers russes ne peuvent encore
7
98 LA RUSSIE
rivaliser avec ceux de l'étranger. Â Saint-Péters-
bourg, le nombre des droschki et des traîneaux
de louage est inouï ; outre ceux qui stationnent
à des endroits qui leur sont assignés , et ce sont
les meilleurs, il en circule des milliers dans toutes
les parties de la ville. En biver, tous les paysans
qui ne trouvent pas de travail à la campagne vien-
nent,avec leur cbeval et un mécbant traîneau, voi-
turer les habitants de Saint-Pétersbourg pour des
prix excessivement modiques. Il n'y a pas encore
detarif pour les voitures de place, ce qui cause des
disputes peipétuelles et donne lieu sans cesse à
des rixes et à des voies de fait. Les droscbki longs
sont tout ce qu'on peut se figurer de plus primitif,
de plus léger et de plus incommode, en fait d'é-
quipages. C'est une plancbe longue posée sur des
ressorts portés par quatre roues à fleur de terre ,
couverte d'un coussin et flanquée d'ailes qui ga-
rantissent assez mal de la boue , avec un petit siège
devant pour le cocher, et souvent même sans
cela. Dans ce cas, le phaéton se met à cbeval sur
le droschki , en tortillant sa robe autour de ses
jambes, et appuyant ses pieds à côté des roues
qui l'éclaboussent sans pitié. Le maître se place
également à cheval derrière lui, et peut au besoin
établir une autre personne entre lui et le cocher.
Celle-ci s'accroche tant bien que mal , au risque
de tomber par terre, au premier mouvement un
sous NICOLAS r\ 99
peu brusque. Le droschki rond est un acheniine-
menl vers le cabriolet. U y a aussi des droscliki
couverts, qui sont des espèces de cahriolcts-my-
lords ; mais leur usage disparaît de plus en
plus, pendant qu'il se propage à Berlin comme
à Paris.
Les maisons sont rarement bien entretenues: à
Moscou surtout, on est sûr de trouver dans pres-
que toutes une partie sale. Le comfort et Télé-
gance , le goût et le luxe font pourtant de grands
progrès dans l'ameublement. Le nombre des do-
mestiques est exorbitant; mais ils sont pour la
plupart tiès-mal vêtus, nouriis et payés. Les an-
ticbambies en sont encombrées, et ils contiibuent
plus à la saleté qu'à la propreté de la maison.
On se garantit très-bien du fioid en Russie,
grâce à l'abondance des fourrures et au bon mar-
clié du bois. Saint-Pétersbourg est redevable de
ce dernier avantage à la grande quantité des bar-
ques qui y arrivent de l'intérieur, et qui^ une fois
décbargées , sont dépecées pour servir au cliauf-
fage de la ville. Par suite, le bois y est moitié
meilleur marcbé qu'à Moscou, qui n'a pas de navi-
gation intérieure. En hiver, les portes sont dou-
bles et bien calfeutrées; les poêles sont immen-
ses, et construits d'après un système qui condense
si bien la chaleur, qu'il suffit de les chauffer une
fois par jour, pour entretenir constamment la
7.
100 LK RUSSIE
température à un très-haut degré. Quelques per-
sonnes croient que la grande chaleur qui règne
dans les appartements des Russes est défavorable
à leur santé, surtout dans les chambres à coucher ;
d'autres pensent avec M. Virey qu'elle est la cause
de leurs dispositions passionnées. Ce qui fait
plus de tort à la santé que la chaleur des habita-
tions, c'est sans contredit l'humidité des campa-
gnes marécageuses qui environnent Saint-Péters-
bourg : on y a reconnu la cause première des
affections sciofuleuses auxquelles la population
est sujette. Les tapis et les cheminées sont un
hixe, et le piogrès n'en a pas encore généralisé
l'usage. Les pelisses abritent parfaitement contre
les rigueurs du climat, ce qui fait (|u'on se trouve,
en Russie, plus à son aise par les plus grandes
gelées que dans les autres pays, où le froid prend
souvent les habitants au dépourvu.
La cuisine russe est fort indigeste, et, à part
quelques plats, inabordable pour les personnes
délicates. Aussi se voit-elle reléguée dans les
classes inférieures, et remplacée, dans les autres,
par la cuisine française. Deux ou trois soupes,
le sruau et les gâteaux russes conservent seuls
encore leurs droits aux tables les mieux servies.
En général , on fait bonne chair en Russie, et les
repas y sont aussi nombreux que somptueux. Tl
s'v fait une consommation prodigieuse de vin de
sous NICOLAS I". 101
Champagne; il s'en boit, dit-on, plus en Russie
qu'il ne s'en recolle en France , et le Russe ap-
prend le nom de Cliquot en même lemps que les
mots de père et de mère. Ce vin y coûte pourtant
le double de ce qu'il se vend à Paris , le fisc russe
s'adjugeant un veire chaque fois que le particu-
lier en boit un.
Les meilleurs vins de Bordeaux vont en
Russie; mais le Bourgogne ne supporte pas le
voyage par mer. Plusieurs vins de la Crimée riva-
lisent heureusement avec les vins de France, et
pourraient être d'une grande ressource pour le
pays, si on savait les ulihser. Néanmoins, l'usage
du vin n'est pas encore répandu : le kwas et
l'eau-de-vie en tiennent lieu dans les ménages
modestes.
Le thé est la boisson favorite des Russes, et il
y a des personnes (|ui en prennent toute la jour-
née, comme les Espagnols du chocolat. IJn tou-
riste allemantl lemarcjuait que, pendant (pie l'Eu-
rope civilisée demandait à hauts cris de l'or, les
Russes demandaient du thé, tschaï.
Les Russes fument beaucoup , et leur tabac
est d'assez bonne qualité, la régie n'ayant pas en-
core passé par là. Les jeunes gens poussent la
manie de fumer jusfju'àla folie et ont des grooms
à leur service, spécialement chargés de bourrer
et d'allumer les pipes. Qu'on entre ou qu'on
102 LA RUSSIE
sonne, ils ne demandent pas ce qu'on veut, et ac-
courent aussitôt avec une pipe et du feu. Jadis on
mettait beaucoup d'ostentation dans les pipes, et
de luxe dans les bouts d'ambre : aujourd'hui la
quantité a remplacé la qualité. Le cigarre com-
mence déjà à faire prévaloir ses droits sur la
pipe.
Les bains de vapeur sont , à peu de chose près,
ce qu'ils étaient de temps immémorial; ils sont
pour le peuple, à la fois, une affaire de luxe, de
plaisir, de propreté et de santé.
L'usage du linge n'a pas pris tout le dévelop-
pement désirable; c'est encore un objet de dis-
tinction pour les personnes bien élevées. Beau-
coup de gens n'en changent que loisqu'ils vont
au bain , une ou tout au plus deux fois par se-
maine. — Tu mets donc tous les jours une chemise
blanche? disait un officier lusse à son camarade,
habitué de Paris. — Et toi,donc?clemandaceIui-ci.
— Il y a pour cela le samedi, répondit naïvement
le premier. Aussi voit-on encore des personnes
préférer la toile de couleur, parce qu'elle est moins
sujette à se salir, ou du moins à paraître sale.
Les cartes sont le passe-temps habituel des Russes,
et occupent leurs soirées plus que la danse et la
conversation. Le ivhist et la préférence ont rem-
placé le pharaon et le lansquenet; les employés y
ont surtout acquis une grande supéiiorité.
sous NICOLAS I". 108
La véritable économie est ignorée en Russie; on
est piodigiie ou avaie, el l'un plus souvent que
l'autre. Quelques marchands entassent leurs écus,
se privent de tout plaisir dans la vie, et parvien-
nent, par leurs épargnes plus que par leurs spécu-
lations, à se faire des fortunes souvent colossales,
que les fils dissipen t plus vite que les pères ne les ont
acquises. Les nobles, en revanche, dépensent ordi-
nairement bien au delà de leurs revenus, et font
des dettes dont ils remettent le payement à l'époque
de leur mariage ou de leui' avancement au service.
On considère comme tout à fait bon genre, en
Russie, de ne pas payer ses dettes et défaire aller
ses créanciers. Le ser\ice public crée une sorte de
dioit à cet égard, en garantissant les employés mi-
litaires et civils de certaines poursuites. Aussi n'y
a-t-il pas de pays où il soit plus difficile de se
faire payer, et oi^i le crédit soit moins développé.
Les plus sages commencent à se retirer à temps
dans leurs terres, pour y réparer les brèches que
le séjour de la capitale a faites à leur fortune.
Le noble a le choix entre le service public, la
vie dans ses teries et le voyage à l'étranger. Pour
servir, il faut faire abnégation de toute individua-
lité et de toute indépendance, se cuirasser de pa-
tience, d'indifférence et d'insensibilité, et n'es-
pérer d'avancement qu'à force de persévérance
dans tous ces tristes éléments de succès. Il faut
104 LA RLSSIE
toujours flatter, toujours plier et ne jamais se
plaindre, encore moins se permettre d'avoir une
opinion à soi. On ne saurait habiter Pétersbourg
sans servir, au moins pour la forme , c'est-à-dire ,
sans être inscrit dans une administration quel-
conque; dans la province, on ne peut que diffi-
cilement échapper au service des fonctions élec-
tives.
La vie de propriétaire est monotone et insipide ;
l'hiver surtout est insupportable à la campagne,
et toute personne tant soit peu aisée va le passer à
Moscou, ou au moins dans le chef lieu de sa
province, où il trouve la ressource des clubs, de
quelques bals donnés par la noblesse, et du jeu.
Les propriétés sont très-dispersées, et leurs maîtres
ne se voient que rarement; mais, en revanche,
ceux-ci passent quelquesjours ensemble chaque fois
qu'ils se rencontrent. La chasse ou la pèche ne
s'organisent que larement en commun; les jour-
naux circulent bien dans un certain cercle , mais
les conversations languissent ou ne roulent que
sur des sujets arides.
Les plus civilisés, les plus mécontents ou les
plus riches vont se distraire ou se consoler à l'é-
tranger , dont le séjour manque rarement d'être
d'un grand profit pour leur esprit, lors même que
le cœur repiend au retour son ancien pli. Les
voyages sont, pour le Russe, une économie aussi
sous NICOLAS P«. 106
souvent (jiriin luxe, ce qui n'empêche pas que le
Izar ne fasse tous ses efforts pour empêclier les
excursions de ses sujets à l'étrauger. Les difficultés
ajoutent aux séductions, et l'émigration des nobles
russes devient tout à fait systématique. On ne
thésaurise que pour aller à l'étranger, et l'on y
reste jusqu'à l'épuisement de ses dernières res-
sources, ou jusqu'à l'expiration du passe-port, qui
est de cinq ans pour le noble et de trois ans pour*
le bourgeois; celui-ci est censé mettre plus de
diligence dans ses affaires, y apporter plus de dex-
térité, ou n'en avoir que de moins importantes
que le noble, qui, en fait d'affaires, n'a que celles
du plaisir. La manie des voyages est, chez les
courtisans, plus forte que leur complaisance pour
le souverain. Le grand duc Michel lui-même disait
un jour que, s'il était simplement général russe, il
ne manquerait pas d'aller à Paris.
La vie du marchand russe est toute différenle
de celle du noble. Il joue aux dames au lieu de
jouer aux cartes, va en chariette au heu d'aller eu
carrosse , et a la faculté de porter la barbe longue,
licence que ne peut se permettre aucun noble. 11
est fidèle à la cuisine russe, boit son vin de Cham-
pagne non frappé , et son thé dans la soucoupe
au lieu de le prendre dans la tasse. Il emploie son
suj)erflu à parer les images de ses patrons et à
orner sa femme, le tout avec un mauvais goût par-
106 LA RUSSIE
fait. Ses enfants n'ont rien de plus à cœur que de
quitter le coslunie national et de se vêtir en pe-
tits maîtres.
Le paysan met sa coquetterie dans l'ornement
de sa chaumière. Les chaumières russes ressem-
blent beaucoup aux cabanes de la Suisse ; les plus
belles se composent de deux étages, et se dislin-
guent par la grande profusion des ciselures en
bois. Parfois la peinture vient s'y étaler dans des
couleurs très-éclatanles. Les paysans tant soit peu
aisés entretiennent une grande propielé dans l'in-
térieur de leur maison, jusqu'aux laracaiis , qu'un
préjugé populaire considère comnie des botes de
bonne fortune. Le poêle et le lit sont les pièces
curieuses de leur cabane. Le poêle prend le milieu
ou la plus grande partie de la chambre, et lelit est
une soupente en bois qui forme un second plafond,
où couche toute la famille, et parfois plusieurs
ménages qui dorment sous le même toit, père,
mère, mari , femme et enfants , les uns à côté des
autres.
Le pavsan russe se marie volontiers et jeune;
car une femme est pour lui tout à la fois une
ouvrière, une servante et une ménagèie. 11 ne
lient pas absolument à la trouver innocente, et
les filles des villages ont presque toujours des
amants avant d'avoir un mari. Il est d'une poli-
tesse et d'une candeur ravissantes ; il salue volon-
sous NICOLAS P^ 107
tiers et souvent. S'il trouve quelqu'un au travail ,
il lui dit ; i< Dieu vous aide!»; et s'il voit quelqu'un
manger, il lui ciie : « Pain et sel! w
Les jours de fête, les villages présentent un as-
pect animé; les costumes s'enjbellissent, le kaf-
lan gris est remplacé par le bleu , la cbaussiue
d'ecorce fait parfois place à la botte ou au soulier.
Les femmes se coiffent de leur plus beau bonnet,
qui est une espèce de sliako d'éloffé plus ou
moins belle, ornée de ganses et de pierreries.
Les cbants et la danse occupent les loisirs de la
population réunie ; le jeu vient s'y joindre parfois.
Les cbants sont d'une gaieté assez triste et 'd'un
esprit équivoque; mais les cliœurs les relèvent
assez bien.
La balalaïka remplace la guitare et accompagne
les voix et la danse, où les talons et les bras jouent
le principal lôle. Les garci l ki s,oni un jeu très-ié-
pandu et très-décent. Les joueurs se placent sur
deux rangs, les uns derrière les autres, les bom-
mes donnant la main aux femmes. A la télé se met
l'acteur piincipal qui brûle ^ et de là le nom donné
à ce jeu : il tourne le dos à la société. Le dernier
couple se sépare et court en avant; celui qui
brûle doit cbeicber à s'emparer de la femme avant
son cavaliei'. S'il y parvient, celui-ci le remplace,
et ainsi de suite.
Les montagnes russes sont un divertissement de
108 LA RUSSIE
rigueur en hiver. Les gamins les construisent avec
la prennère glace, et le carnaval les voit s'élever,
même dans les capitales, à l'usage du peuple. A
Pâques, lorsque la glace a disparu, on les élève en
bois.
La haute société de Pétersbourg a des monta-
gnes à elle qu'elle appelle anglaises, à cause du
club anglais qui les dirige.
Les fêtes de Pâques se célèbrent d'une manière
originale; elles durent au moins une semaine qui
se nomme la semaine sainte. Les personnes
(|ui s'adressent alors des souhaits, suivant l'usage,
s'embrassent à trois reprises; et il y en a qui ne
se bornent pas à exercer leurs droits sur leurs
connaissances; elles s'adressent de préférence aux
jolies femmes qui auraient n)auvaise grâce à s'y
refuser, à moins qu'elles n'appartiennent à la
haute société, où les mœurs étiangèies ont pris le
dessus sur les usages nationaux et les habitudes
religieuses. L'empereur embrasse toute sa cour et
tous les officiers de la garde le premier jour des
fêles. L'impératrice leur laisse baiser sa main. 11
est d'usyge de dire dans ces cas : « Christ est res-.
suscité,)) et de répondre: uEn vérité ressuscité.» Un
joui- que l'empereur Psicolas salua ainsi un soldat
ensentinellequi était juif, celui-cilui répondit que
c'était un affreux mensonge. Le tzar ordonna de ne
plus faire monter, ces jours-là, la garde aux juifs.
sous NICOLAS P\ 109
Les œufs peints et leurs imitations en porce-
laine, en sucre ou en cire, sont offerts et reçus en
profusion. On s'amuse à les casser les uns sur les
autres, ou à les faire rouler dans des tubes; le ga-
gnant est, dans le premier cas, celui dont l'œuf
casse l'autre; et celui qui le touche, dans le
second.
La Russie est très-riche en gibier de toute sorte,
et la chasse y est facile à l'excès. Celle de l'ours
est pourtant aussi dangereuse que divertissante.
Cet animal, national par excellence, a des mœurs
étranges parfaitement connues des habitants. Il
affectionne le blé, et se rend souvent la nuit dans
les champs. La framboise est son fruit de prédi-
lection, et plus d'une femme s'est trouvée face à
face avec un ours, en allant cueillir ses fraises.
Une d'elles, suiprise de voir un de ces animaux
à deux pas, se trouble et lui assène un violent
coup de corbeille sur la tête. La bête, prise à l'im-
provisle, fut saisie d'une peur panique et s'enfuit
à toutes jambes. On dit qu'on la trouva morte à
quelques lieues de là. D'autres faits de ce genre
prouvent aussi que cet animal est sujet à des
frayeurs subites capables de lui causer la mort. En
hiver, il se couvre de feuilles mortes, et reste
couché à la même place, suçant sa patte pour
toute nourriture. Les paysans l'affrontent quel-
quefois seuls avec un couteau de chasse ; ils le
110 LA RUSSIE
laissent alors tranquillement poser ses pattes de de-
vantsnrleursépanles,afin de lui ouvrir plus facile-
ment le ventre dans cette position. D'autres fois,
ils vont à deux , armés de fourches, fiouver l'ours
dans son réduit, le saluent amicalement, l'appe-
lant de son nom de Michel, el font tranquillement
un bout de chemin à ses côtés; puis l'un d'eux fait
un geste offensif contre l'animal qui aussitôt se
porte sur lui, présentant ainsi le flanc à l'autre
chasseur qui lui enfonce sa fourche dans les reins
et le terrasse facilement, avec l'aide de son com-
pagnon. Quelquefois on le prend par ses défauts,
qui sont l'opiniâtreté et la gourmandise ; les pièges
de cette nature réussissent surtout avec les oursins.
Ainsi, entre autres, on leur lance des boules
garnies de clous, qu'ils s'obslinent à écraser, et
plus les clous leur font de mal, plus ils se les
enfoncent dans les pattes ; ou bien encore on
leur jette une barrique enduite de miel qui s'at-
tache à leur tête, présentant ainsi un point de mire
facile au chasseur, qui peut, de cette façon aussi,
les prendrevivants. Quand l'ours est blessé, la fu-
reur révèle en lui toutes ses forces; il brise les ar-
bres, ou, à leur défaut, il arrache des mon-
ceaux de terre qu'il jette dans l'air. S'il ren-
verse un homme, il lui ouvre de préférence le
crâne; aussi le malheureux qui se voit sans dé-
fense a soin de tomber, devant lui, de manière
sous NICOLAS I". 111
a présenter à ses griffes la partie la moins noble
du corps.
Les loups sont très-répandus , grâce à l'absence
de battues régulières; mais, dans les provinces de
l'ouest, qui sont les plus dégarnies de bois, ils
déviennent, comme les ours, déplus en plus rares.
Inoffensifs et timides en été, on les voit en liiver
s'approcber des habitations et s'attaquer aux
hommes et aux animaux. Ils se jettent toujours
sur les seconds plutôt que sur les premiers, et
dévorent avant tout celui des leurs qui est blessé
ou tué. Les parties qu'ils aiment le mieux sont,
dans l'homme les mollets, et le sein chez les fem-
mes. Le cri du cochon les attiie facilement : aussi,
quand on veut leur donner la chasse, atlache-t-on à
son traîneau des cochons de lait qu'on fait crier.
Le coq de bruyère est le gibier principal de la
Russie, qu'il ne quitte jamais , et on le chasse
hiver comme été. En hiver, on construit une sorte
dehutteavec des bianchages, en avant ou au som-
met de laquelle on place des coqs empaillés qui
servent à attirer le gibier. Les mœurs de ces oiseaux
valent la peine d'être étudiées de près. Ils ont des
éclaireurs qui vont avertir la bande de l'approche
du chasseur: ils fuient alors, mais ne s'envolent
pas; ils ont des chefs qui sont les plus vieux et
les plus expérimentés d'entre eux, et qu'il est dif-
ficile de tuer; ce sont les derniers qui se laissent
112 lA RUSSIE
prendre au piège du coq empaillé. Le coq de
bruyère sourd est deux ou trois fois aussi grand
que celui des champs. 11 n'est sourd que lorsqu'il
chante, et, dès qu'il s'arrête, le moindre bruit le
fait s'envoler; aussi le chasseur se voit-il obligé de
se diriger sur son chant: tant que celui-ci dure, il
est libre de ses actions, et peut même manquer
l'oiseau sans en être entendu; maisildoit s'abstenir
du moindre mouvement dès que le coq se tait.
La gelinotte se trouve en grande profusion en
Russie; la bécasse y est très-répandue dans toutes
ses vai'iétés,depuis l'inappiochable krohnschnôpfel
jusqu'à la facile doube qui préfère la Russie aux
autres pays de l'Europe. La perdrix rouge et le
faisan ne se trouvent qu'au midi, et sont très-nom-
breux au Caucase; la perdrix blanche est aussi
répandue que la perdrix grise ; le lièvre et le re-
nard sont aussi nombreux que le lapin et le che-
vreuil sont rares.
sous NICOLAS P\ 1J3
VI.
DU GOUVERXEiMENT RUSSE.
Le gouvernement russe a pour traits distinctifs
l'arbitraire et la rapacité. Il n'a jamais pu conce-
voir qu'on puisse régner sans opprimer, ni com-
prendre que la douceur assure le bonheur du
peuple et la sécurité du pouvoir, plus que la
cruauté, qu'en Russie on appelle juste sévérité,
comme on confond la tyrannie avec la puissance.
L'empereur Nicolas est l'ennemi déclaré de la
liberté, et toute sa politique se réduit à lui faire
une guérie à outrance. 11 croit que la liberté est
le désordre , et il ne peut pas comprendre qu'il
n'y a pas d'ordre sans elle, qu'il n'y a qu'abus du
pouvoir et indignité des sujets sous le régime de
l'esclavage. Nicolas a étouffé la liberté en Pologne,
et il fait tout pour en retarder l'avènement en
Russie. Dans une lettre qu'il écrivait à l'empereur
d'Âutricbe, au début de la seconde campagne de
Turquie, il lui disait que, pour qu'il fût en me-
114 LA RUSSIE
sure de lui prêter main-forte contre le libéralisme
qui dresse sa tête jusqu'aux pieds des trônes, ce
qu'il déplore comme lui , il importait que Fran-
çois H n'encourageât pas la résistance du sultan ,
résistance qui réclamait l'emploi de toutes les
forces de la Russie.
Quand donc les souverains voudront-ils se con-
vaincre que leur intérêt et celui de leurs peuples
ne sont qu'un? que, sans liberté, il n'y a ni ri-
chesse ni civilisation? La supprimer, c'est com-
mettie mi vol ; la doimer, c'est acquérir le pre-
mier litre à la gloire et à la reconnaissance du
monde. Pour cela, il ne faut pas être unWashington;
il suffit d'être honnête homme. Un gouverne-
ment doit non-seulement ne pas reslieindre la
liberté de son peuple, il doit élever celui-ci et le
rendre apte à en jouir. Nicolas fait souvent parade
de sa franchise , et , à l'entendre , le gouvernement
constitutionnel répugne à sa loyauté, parce qu'il
commande des méfiées et des intrigues que son
caractère désapprouve. Qu'y a-t-il donc là qui
mérite de l'admiration ? La franchise du despo-
tisme n'est que l'impudeur du vice.
Les dilapidations des employés surpassent , en
Russie, tout ce qu'on peut s'imaginer. Tous les
fonctionnaires, petits ou grands, volent ouverte-
ment et impunément, depuis les munitions jus-
qu'aux vivres des soldats et aux médicaments des
sous NICOLAS P\ 115
hôpitaux. On vole, en quelque sorte, jusqu'à des
liommes, en cachant le nombre de ceux qui suc-
combent dans chaque affaire, jusqu'à la fin de la
campagne. On continue ainsi à recevoir les vivres
et l'équipement pour ceux qui, disparus des rangs,
ne disparaissent des listes qu'au terme de la guerre.
ÂuCaucase, où les hostilités nediscontinuaientpas,
cet abus avait atteint des proportions inouïes ;
les rangs étaient vides, les listes étaient pleines, et
les poches aussi ^ Le capitaine vit de son esca-
dron ou de sa compagnie; le colonel, de son ré-
giment; le général, de sa brigade, et ainsi de suite.
En cédant le commandement de son corps d'ar-
mée , on s'entend avec son successeur, et tout est
dit ^. Les officiers de police, qui reçoivent un
millier de francs d'appointements, ont des peiisses
et des chevaux de plusieurs milliers de roubles.
Les chefs de police ont des maisons, et les gou-
verneurs des hôtels. On fait sa fortune au service
' En i8i3 et i8i/i, le colonel P** avait soin de faire indi-
quer, dans les morts, les soldats qui font le gruau de leurs
pelotons, parce qu'ils portent, à cet effet, des pots de fer
qu'il fallait remplacer, ce qui était autant de gagné pour leur
chef insatiable , et pourtant riche par sa femme.
" On cherche actuellement à remédier à ces abus, en en-
levant aux chefs militaires tout ce qui concerne l'administra-
tion de leur corps d'armée ; on en charge une commission
spéciale.
8.
116 LA RLSSIE
plutôt qu'ailleurs, et, dans certains emplois, plus
vite que clans d'autres. Une main lave l'autre; les
employés, petits et grands, se partagent leurs
bénéfices ; et malheur à celui qui voudrait faiie de
la probité! la pauvre brebis innocente serait dé-
vorée par ces loups rapaces. Avec de l'argent, on
gagne en justice les plus mauvaises causes, et
l'on se rachète de tous les crimes. Veut-on faire un
procès? on ne se demande pas si Ton a plus de
droits que son adversaire, on examine seulement
si l'on est plus riche que lui; sur alors d'avoir les
juges de son côté, on agit. L'empereur lui-même
se déclare impuissant contre ce fléau, et c'est à
peine si on ne lui vole pas ses propres effets ^ A.
' Il circulait, de mon temps, à Berlin, une anecdote pré-
cieuse :
L'empereur, pendant un de ses séjours dans cette capitale,
fit voir au prince Auguste une tabatière qu'il destinait au
peintre Kriiger, et que le prince trouva magnifique. Lors-
cju'elle eut été donnée à l'artiste, S. A. R. exprima le désir
de la revoir, et quelle ne fut pas sa surprise de trouver une
tabatière fort ordinaire, à la place de celle qui lui avait été
montrée. Il en parla à l'empereur qui, reconnaissant qu'on
l'avait volé, répondit qu'il aurait trop à faire s'U voulait dé-
raciner un tel vice.
Cela ne l'empêcha pas de faire casser et exiler les fournis-
seurs qui avaient si mal approvisionné les corps lusses aux
manœuvres de Kalisch, en i835, et on le vit plus tard, au
sous NICOLAS P". 117
son toui', il a confisqué les biens des Polonais au
profit de l'État, et ce raffinement de cruauté ne
saurait trouver de justification dans notre siècle.
M. Gejelinsky trafiquait de la signature même
de l'empereur. Chef de la chancellerie du comité
des ministres, il effaçait ou modifiait, pour des
sommes considérables, les décisions impériales
écrites au crayon. Un employé, qu'il avait éloigné,
le dénonça. L'empereur le fit appeler devant lui,
et lui promit de la clémence s'il avouait son crime ;
cela fait , il fut mis en jugement. Devant le tribunal,
il nia l'aveu qu'il avait fait à Nicolas. Il fut dégiadé
et fait soldat. Puis, cédant à une faiblesse blâ-
ma])le, fempereur le fit recevoir dans la quator-
zième classe , afin de lui donner la faculté de jouir
des propriétés qu'il avait si illégalement accumulées.
Après cet événement, les décisions que l'empereur
donne au crayon sont recouvertes d'un certain
vernis qui empêche la falsification.
Le gouvernement russe a, pour principe et pour
unique but, ses propres intérêts; le bonheur du
peuple est pour lui d'une importance subordonnée.
Le bien-étie matériel est tout ce qu'il consente à
lui procurer, et , comme cela est impossible sans
la civilisation , et qu'il craint la civilisation , parce
Caucase, dépouiller le prince D* de ses aiguillettes d'aide de
camp, poui' en revêtir son beau-frère, le jeune baron Rosen.
118 LA RUSSIE
qu'il ne la comprend pas, il se voit condamné au sup-
plice des Danaïdes. — « Ce que je veux , avant tout,
« disait l'empereur Nicolas , c'est assurer du repos
« à mon Alexandre , c'est rendre tranquille le
« règne de mon fds. » Et ce fds, accourant un jour
à sa rencontre pour le féliciter d'avoir échappé
au fameux coup de fusil de Posen , ce coup mys-
térieux, qui n'est parti, suivant toule apparence,
que d'une voiture de sa suite , le tzar le réprimanda
sévèrement. — « Il ne faut même pas , dit-il, faire
« naître dans le peuple la pensée qu'on peut tirer
« sur le tzar.
« — Il ne faut pas donner des idées au peuple,
« disait un jour le comte de Benckendorf à l'au-
« teur russe B***, qu'il sermonnait pour un article
« patriotique; ce sont les bétes qui servent à trai-
te ner le char! »
Tout, dans ce gouvernement, se réduit à l'em-
pereur, tout se meut et vit par Jui seul. Depuis la
couleur d'un pantalon, le boulon d'un habit , jus-
qu'aux procès les plus compliqués, tout passe ou
est censé passer par ses mains , et rien ne peut se
faire sans son ordre ou sa sanction. Son intérêt
doit être la règle et le premier devoir de tout
employé, et le gouvernement russe a la naïveté
d'écrire au frontispice de sa législation : « L'empe-
« reur de toutes les Russies est un monarque au-
(f tocrate dont la puissance est illimitée. — Dieu
sous NICOLAS I". 119
« lui-même ordonne d'obéir à sa volonté suprême,
« non-seulement par crainte, mais par conviction.»
Swod, t. 1, sect. I, art. i.
« Le pouvoir du gouvernement, dit l'article 80
« du même code, appartient dans toute son étendue
« à l'empereur. » C'est lui qui fait et refait les lois.
L'article 60 établit bien que les lois n'ont pas de
force rétroactive, mais l'article suivant excepte
toutes celles où il est expressément dit qu'elles
s'appliquent aux temps antérieurs à leur publica-
tion. L'article 70 dit formellement, en outre, que
tout oukase distinct ou spécial à une cause particu-
lière, ou bien à un certain ordre de faits, prive
les lois générales de leur effet pour ces mêmes
causes, et il ajoute que les privilèges accordés par
l'empereur à des individus ou à des sociétés peu-
vent contenii- des clauses contraires aux lois géné-
rales , qui perdent alors, pour ces cas, leur effi-
cacité. Tous les jours on voit des exceptions aux
lois générales passer sous l'égide de ces mots :
« ne V primer drougnim , sans tirer à consétjuence
pour autrui. » Jamais la tyrannie n'a tenu un lan-
gage plus naïf, et n'a mis moins de ménagements
' Le catéchisme, à l'usage des provinces polonaises, parle du
culte à rendre à l'empereur, et il y est dit qu'il faut se sou-
mettre aux décrets de sa justice , à l'exemple du Christ qui
est mort sur la croix. M. de la Mennais s'écrie à ce sujet : « Il
a été donné à cet homme de reculer les bornes du blasphème.»
120 LA RUSSIE
pour s'expriinei' dans toute sa latitude; loin de
rougir d'elle-iuémej elle veut faire croire et croit
qu'elle est le seul salut du peuple russe.
L'iulérét du monarque est le fil qui traverse
tout le labyrinthe de la législation russe .C'est là ce
(|ue les gouverneurs des provinces ont à surveiller
d'abord; l'intérêt du pays ne vient qu'après. La
censure est chargée de le garantir avant toute
autie chose. L'empereur marche l'égal de Dieu ;
dans les églises, on prie pour le tzar plus que pour
l'humanité et pour la loi du Christ , et la liberté
de religion n'est écrite dans les lois qu'afin que
Dieu soit prié, dans toutes les langues et selon
tous les rites, pour le bonheur du souverain '.
Le pouvoir judiciaire n'appartient pas moins
au tzar que le pouvoir législatif et le pouvoir exé-
cutif. L'empereur peut suspendre, modifier, faire
reviser ou casser toute espèce de jugement, atté-
nuer ou aggraver une peine, et Nicolas a plus
souvent fait usage du second que du premier de
' Svod, t. I, un. 45. « La liberlé de religion est acquise,
uon-seuk'meiil aux chrétiens des différents rites, mais aussi
aux Hébreux, aux niahométans et aux païens , a(in que tous
les peuples résidant en Russie glorifient Dieu, le Tout-Puissant,
dans les différentes langues, selon la loi et le rite dateurs
ancêtres , bénissant le règne des monarques russes, et priant
le Créateur de l'univers d'accroître la prospérité et la puis-
sance de l'empire, »
sous NICOLAS P". 121
ces droits. La prescription n'est qu'une illusion. Un
aide de camp de Diebitscli, le baron B**, est le-
commandé par le feld-niaréclia! au tzai- pour une
affaire teiminée depuis plus de quinze ans, et
l'empereui- ordonne qu'elle soit revue au plénum
du sénat. Les lettres de change qui avaient motivé
la vente aux enchères d'une propriété de son
père, furent reconnues illégales, pour avoir été
données à des courtisanes, et la personne qui
avait acheté cette propriété à l'encan en fut dé-
pouillée sans aucun dédommagement.
Le tzar est président du conseil de l'enq^ire;
mais sa voix n'y compte pas seulement pour deux,
en cas de partage : elle compte pour tout, lors
même qu'il se prononce contre la majorité, quel-
que forte qu'elle soit. La volonté du conseil n'est
suivie que quand elle est unanime; il suffit qu'un
membre émette un avis différent des autres, pour
que l'empereur puisse le faire prédominer. Il n'y
a pas de mal sans compensation, disent les Russes
qui trouvent une excuse à tous les abus, et cha(|ue
fois que la majorité fait erreur, l'empereur fait bien
de se prononcer contre elle; mais le jour où il
voudra favoriser un courtisan, châtier un adver-
saire, il n'aura pas de peine à trouver une voix au
moins qui émette l'opinion qu'il voudra faire pré-
dominer.
a En Russie il n'y a point de loi, a dit Pousch-
122 LA RUSSIE
« kine; la loi est clouée à un poteau, et ce poteau
« est couronné. » Les légistes russes n'ont aucune
idée du droit, et les administrateurs ne croient pas
à la sainteté de la loi. Il y a autant de lois qu'il peut
y avoir de cas particuliers; ce qui fait que la lé-
gislation est aussi élastique que la conscience des
juges. 11 n'y a pas de lois en Russie; il n'y a que
des ordonnances, des oukases émanant du caprice
du maître, ou dictés par des circonstances isolées,
et de tels décrets ne méritent pas le nom de lois,
lors même qu'ils en ont la force'. La loi a une
base morale et raisonnable : elle découle de faits
constatés et qui se reproduisent sou vent, de besoins
avérés, et est l'expression d'une utilité incontesta-
ble; les ordonnances au contraire ne sont que
l'inspiration d'une volonté isolée, d'un besoin
passager, vrai ou faux. La confiscation des biens
a été abolie par Catlierine; elle est rétablie par
INicolas , à la suite de la révolution polonaise.
L'émigration était tolérée à la condition d'une re-
mise au gouvernement sur les biens exportés;
INicolas l'a fait assimiler à la haute trahison, à l'oc-
casion d'un Polonais qui est allé s'établir en
' L'impératrice Catherine ayant convoqué des députés
pour procéder à la confection des lois, un d'eux demanda s'il
y aurait des oukases, et, sur la réponse affumative qui lui
fut faite, il s'écria qu'il n'y avait rien à faire alors, et re-
partit aussitôt pour sa province.
sous NICOLAS I". 123
Suisse. Deux chartes , celles de Michel Ronianof
et de Catherine II, permettaient aux nobles de
résider à l'étranger; ISicolas, par antipathie pour
les idées libérales, met un terme de cinq ans à
leur séjour au dehors , puis il impose leurs passe-
ports, et en soumet la délivrance à des difficultés
de tout genre.
Le gouvernement russe sait à merveille que
toutes les indignités dans lesquelles il se complaît,
ne peuvent subsister qu à l'abri de la plus grande
ignorance et de la plus profonde immoralité. Aussi
le principal secret de sa politique est-il l'abrutisse-
ment et la démoralisation de son peuple. La dignité
humaine est une chose qu'il ignore; il la fait con-
sister dans l'aveugle obéissance à ses décrets, et
quiconque a le sentiment de sa valeur individuelle
est taxé par lui de rebelle. Il veut commander
en despote et qu'on lui obéisse en esclave. M. Kou-
kolnik mit en scène un drame intitulé : La main
du Très-haut, drame plein d'un tzarisme classi-
que. Le tzar enchanté le mande chez lui. Le
poète, qui avait eu un frère compromis dans la
révolte de i8a5, paraît devant le monarque tout
tremblant. Celui-ci s'informe de la cause de son
trouble, et le rassure en lui disant : «Tous les
«jours il arrive que de deux frères l'un est un
« lâche et l'autre un honnête homme. » M. Polévoï
qui osa trouver à redire à ce fameux drame, fut
124 LA RUSSIE
saisi à Moscou, arraclié à sa famille, eniraîné à
Saint-Pétersbourg, sous l'escorte d'un gendarme,
dans le chariot d'un courrier, et cette secousse pro-
duisit un tel bouleversement dans tout son être,
que, d'auteur liliéral , il devint un écrivain cour-
tisan. A ia suite de cet événement, on fit les vers
suivants : « I.a main du Très-Haut a accompli trois
«prodiges: elle a sauvé la patrie, élevé Koukol-
iiik.et perdu Polévoï. » On n'ose pas, en Russie,
avoir sur les choses les plus puériles, sur les ques-
tions d'ait ou de littérature, une autreopinion que
celle de l'empereur. Une foistpi'ila émis la sienne,
il n'yaplusqu'àlapartagerouà se taire. LJn jour que
je demandais à un journaliste s'il nous feraitla cri-
tique de l'histoire de M. Boutourline, général aide
de camp de l'empereur, il me répondit tout naïve-
ment : « Je n'ai pas deux tètes sur mes épaules, w
Le gouveinement russe est un gouvernement
militaire, fort et résolu, mais brutal et prompt,
ignorant et cruel. Les formes qu'on observe ail-
leurs sont, pour lui, une superfluité, et seraient
en effet un ridicule, du moment qu'elles ne de-
vraient masquer que sa cruauté. La politesse de
M. Doubelt avait fait de lui le bouffon delà police
secrète, et, chaque fois que l'empereur veut être
poli, il se fait violence. Comme la mer et comme
Mirabeau, le bel homme n'est jamais si beau que
dans la colère.
sous NICOLAS V\ 125
Sous le régime du sabre et de la moustache,
le citoyen paisible se sent mal à l'aise; le talent
est dép'acé là où règne la force brutale, qui , tout
en rougissant d'elle-même, le ciaint , le liait, le
méprise et le persécute. La civilisation ne peut
régler sa marche sur le tambour; ce bruit lui est
odieux : elle le fuit , se cache, se désespère, et se
consume dans une triste inaction. « La persécu-
tion, dit un proverbe allemand , est le lot de la
capacité en Russie. » Passe pour la persécution :
le talent peut s'en faire un laurier, toutes les fois
qu'on veut reconnaître sa puissance et l'honorer
tout en le poursuivant; mais, partout où la bar-
barie est au pouvoir, elle affecte du mépris pour
le talent, comme pour une chose futile, source
de déceptions plutôt que moyen de succès.
Elle n'encourage que celui qui la divertit, et
ne souffre tout au plus que celui qui ne lui porte
pas ombrage. Qui dit un savant, en Russie, dit
un homme bizarre, un pauvre diable, une sorte
de manœuvre; un professeur (rw/^c7^//^//) y va de
pair avec les domestiques; un littérateur est un
honmie quiamanqué sa vocation. Qu'on accueille
et (ju'on reçoive un artiste , c'est le plus souvent
avecun excès d'enthousiasme ou d'indifférence qui
dépasse la mesure des convenances. Le chanteur
perd -sa voix en Russie ; le peintre ne peut y faire
que des soldats ou des portraits; l'architecte de
126 LA RUSSIE
génie n'y pourra faire adopter un seul plan qui
ne ressemble à des édifices connus. L'empereur
raye un portrait de Krûger, parce cpi'il trouve à
son uniforme huit boulons au lieu de neuf, et le
lui renvoie à Berlin. Le comte Benckendorf ne
laisse pas partir pour l'Italie un peintre célèbre :
a Qu'avez-vous à faire là-bas, avec des paysans? »
lui dit-il; et celui-ci, poussé à bout, lui répond:
K Eh cpi'ai-je donc à rester ici, avec des laquais ? »
Le président de l'Académie des beaux-arts invite
M. B. à aller étudier le genre d'un peintre obscur
de Dûsseldorf, et celui-ci lui répond : « Nous n'a-
vons rien de commun : il boit de l'eau et moi
du vin. )> IJn autre peintre russe présente quel-
ques toiles d'église qui lui avaient été comman-
dées, et l'empereur, non-seulement ne les reçoit
pas, mais le fait expulseï- de l'Académie, qui
osait le trouver très-utile comme maître de
dessin.
M. Pétschérine, un des élèves les plus distin-
gués de l'institut des professeurs, se rendit à Na-
ples, après avoir achevé son cours d'études à
Berlin. Le secrétaire de la légation russe à JNaples
a l'imprudence d'écrire par la poste, à un ami à
Saint-Pétersbourg, qu'il venait de faire la connais-
sance de M. Pétschérine, homme de tète, mais
républicain enragé. Comme de rigueur, la lettre
est décachetée , lue à la poste , et l'ordre est
sous NICOLAS r\ 127
donné de placer M. Pétschérine sous la surveil-
lance de la police secrète. A son retour, venant oc-
cuper une chaire de pliilologie à Moscou, il voit
iin mouchard siéger à son cours. Indigné juste-
ment d'un tel procédé, il demande un congé
pour aller à l'étranger, et va se fixer en Suisse.
M. Strogonof, le curateur de l'Université de Mos-
cou, lui écrit pour le sommer de levenir, promet-
tant d'oublier le passé ; M. Pétschérine répond
qu'il sait le sort qui l'attend en Russie , (|u'il y
sera gorgé d'or et de décorations, mais qu'il pré-
fère à cet état la misère avec l'indépendance. Ses
tristes prévisions ont été dépassées : ses parents
l'eurent bientôt abandonné. Son père, général
russe, lui avait déjà refusé tout appui du jour où
il n'avait pu faire prévaloir sa volonté en lui fai-
sant embrasser la carrière militaiie. Ses connais-
sances profondes et variées ne lui donnant pas
les moyens d'exister, il attenta à sa vie, mais ne
sut pas se l'ôter , et alla enfin s'enfermer dans un
cpuvent belge. Que la paix l'y suive, et que son
nom soit marqué au front du gouvernement russe!
La faveur du souverain , des services publics
de longue durée , loin de mettre un homme
à l'abri des vexations, ne font que l'y exposer
davantage. « Sont-ce tes décorations qui te rendent
si fier? crie un jour l'empereur à un de ses géné-
raux; c'est moi qui te les ai données, et je puis te
128 LA RUSSIE
les oter. » — « Vous ne savez pas faire marclier
\os cadets,» dit le grand-duc Michel au général
Sch**, et le vieillard se met en ligne et au pas avec
les porte-enseignes. Tout récemment, en i843,
l'empereur étant entré pendant les manœuvres
dans la tente du prince d'Oldenbourg, et voyant
sur le tapis une tache d'huile qu'on n'avait pas eu
le temps de faire disparaître, écrivit dans l'ordre
du jour : « Je remercie le prince D* pour sa co-
chonnerie^ » ce qui porta le grand écuyer à donner
sa démission.
Chassez le naturel , il revient au galop.
Le prince, tout en se retirant du service, ne put
maîtriser ses goûts de courtisanerie, et fit deman-
der à l'empereur la peimission de conserver la
voiture et la livrée de la cour. Nicolas répondit
qu'il ne s'était pas attendu à une pareille bassesse
de la part du prince D*.
C'est une c|uestion difficile que celle de savoir
si, en Russie, la brutalité de l'absolutisme l'em-
porte sur la lâcheté des courtisans : vivant l'une
par l'autre, elles sont nécessairement égales et
méritent d'être flétiies au même degré.
On envisage comme une grâce particulière de
l'empereur, quand il daigne tutoyer quek|u'un de
ses sujets; et ses affidés, par imitation , tutoient
leurs subordonnés, qui n'osent se permetlre la
même familiarité.
sous NICOLAS I". 129
Peiit-oii s'étonner, après tout cela, que tel mi-
nistre ait frappé impunément, de sa propre main,
un cbef de relais? Tout le monde, en Russie, en
a, plus ou moins, fait autant dans sa vie; mais
c'était aux cliefs à donner le bon exemple.
Un général , aide de camp de l'empereur, a
failli se porter aux mêmes violences envers un
maître de poste de l'Allemagne, qui , en le menaçant
d'user des mêmes procédés, apaisa son courroux.
On accuse l'empereur seul de tout le mal qui se
commet en Russie. C'est là une conséquence né-
cessaire du régime absolu ; bon ou mauvais, l'exem-
ple est toujours contagieux, quand il vient d'un
personnage auguste; mais il n'en est pas moins
vrai que, là où les bonnes cboses ne s'exécutent
pas, par la négligence des fonctionnaires, les
ordres cruels, les mesures malentendues pourraient
souvent aussi être ajournés indéfniiment. « Les
abus, disait un bomme d'esprit, sont le salut de la
Russie;» tant il est fiécpient d'y voir désobéir
aux ordres déplacés.
Les amis du bien et du pays excusent souvent
tous les abus qui se commettent par l'absence
d'hommes capables. Ces hommes n'ont pourtant
jamais manqué aux grands souverains. I^ierre P"^ a
bien su trouver, dans la rue, un Menschikof ,
élever un Schafirof, employer un Dolgorouky,
distinguer un Scheremeteff, honorer un Golovine ;
130 LA RUSSIE
Catherine a eu ses Potemkine, ses Orlof, ses Rou-
miantzof et ses Souvarof. Le génie et le talent se
pressent autour d'un trône qui leur donne de
l'éclat, et fuient celui qui ne sait les apprécier.
Moins que jamais , les hommes capables manque-
raient à Nicolas, s'il savait s'en servir; mais ils
s'éloignent du service, se cachent au fond de leurs
terres, ou promènent leur oisiveté à l'étranger;
c'est que ces hommes exigent des procédés et ne
voudraient s'associei- qu'à des actions méritoires.
Le parli allemand est tout-puissant en Russie;
et si les provinces de la Baltique sont, aux gou-
vernements russes, dans le rapport de trois à cin-
quante, les fonctionnaires d'origine allemande qui
entourentle pouvoir, sont, aux Russes, dans le rap-
port inverse, celui de cinquante à trois. Les hautes
dignités de l'empire, les chaiges de ministres, d'am-
bassadeurs , de généraux et d'officiers supérieurs,
sont de préférence données à des Allemands.
Pierre, en faisant la conquête des provinces alle-
mandes, ne se doutait pas qu'il leur assujettissait
son propre pays. S'il affectionnait les étrangers,
ce n'étaient pas ceux dont il peuplait la Sibérie. Plus
civilisés que les nationaux , les Allemands ont con-
quis la Russie, tout en se laissant conquérir. Ce
fait s'est reproduit en Chine avec les Mongols , en
Italie avec les Barbares , en Grèce avec les Romains :
les conquérants sauvages n'ont imposé le joug aux
sous NICOLAS P\ 131
peuples civilisés que pour se soumettre eux-mêmes
aux vaincus. Mais ici la politique a fait plus que la
civilisation. Le secret du succès des Allemands
n'est pas dans leur esprit : le Russe en a cent fois
autant que le Finnois, et l'éducation des Russes ,
pour être plus variée, n'est pas moins profonde
que celle des Allemands. Ceux-ci doivent leur
succès à la persévérance qui les caiactérise, et
qu'explique l'état de dénùment qui les cloue à
leur poste , genre de capacité qui se traduit admi-
rablement par le mot allemand Sitz-Fleisch.
Le secret de la préférence systématique que le
gouvernement soi-disant russe donne aux Allemands
est dans la confiance qu'ils lui inspirent. Animés,
pour le troue, d'un dévouement à toute épreuve,
ils n'ont , pour le pays, que de l'indifférence, que
de la haine ou du mépris pour le peuple. « Je ne.
sers pas la Russie, disait un étranger de distinc-
tion , je seis mon maître , Alexandie Pavlovitsch. »
On comprendra donc aisément la haine que les
Russes portent aux Allemands. « Faites-moi Alle-
mand, » disait Yermolof à l'empereur Alexandre,
qui lui laissait le choix d'une grâce. — « Votre
tschinn? demande-t-on à un personnage d'une co-
médie.»— «Allemand,» répond celui-ci, — «Avant
de songer à devenir militaiie ou fonctionnaire
civil, songe à devenir Allemand,» disait un père à
son fils; et, lorsque celui-ci revint dans son pays,
9-
132 LA RUSSIE
avec toute l'éinditioii germanique, il trouva l'ac-
cès fermé partout. C'est (|ue la vertu nécessaire,
pour ])arvenir dans le gouvernement, ne se gagne
pas , c'est un héritage qui tient au sang et non à
l'esprit.
Le trône de la Russie est accessible aux deux
sexes; mais les hommes passent avant les femmes,
et les aînés avant les cadets. A la mort de l'empe-
reur , le sceptre appartient à son fils aîné; s'il
meurt sans héritiers mâles , au frère puîné , et ainsi
de suite , jusqu'à l'entière extinction des branches
masculines, après quoi l'empire tombe en par-
tage à la ligne féminine la plus proche du dernier
tzar.
Le mari de l'impératrice jouit des droits attri-
bués aux épouses des empereuis, sauf le titre de
Majesté Impériale.
Si la couronne venait à échoir, par hérédité, à
une princesse, souveraine dans un autre pays,
elle aurait à opter entre les deux trônes, et entre
les deux religions , si elle appartenait à un culte
autre que celui de la Russie.
Les personnes régnantes ne peuvent professer
d'autre religion que la religion grecque.
Les enfants issus du mariage d'un membre de
la famille impériale avec un individu qui n'ap-
partient à aucune maison régnante, ne peuvent
prétendre au trône.
sous NICOLAS 1". 133
Tout héritier de la couronne est libre d'y re-
noncer formellement.
La majorité du souverain est fixée à l'âge de
seize ans. Le mineur appelé à régner doit avoir un
tuteur et un gouverneur, qui peuvent être ou la
même personne ou deux personnes différentes.
Leur choix appartient à l'empereur, qui peut les
désigner de son fivant.
S'il n'y a pas pourvu, ces fonctions reviennent
de droit au père ou à la mère du jeune souverain,
ou, à leur défaut, à son oncle. Le régent doit
avoir auprès de lui un conseil de six personnes à
son choix. Les membres de la famille impériale
peuvent y être admis, mais n'en font point partie
intégrante.
Les armes de l'empire de Russie sont un aigle
noir à deux têtes et à trois couronnes dans un
champ d'or, avec un sceptre d'or clans la serre
droite et un globe dans la gauche. L'écusson porte
les armes de Moscou : le saint Georges, sur un
cheval blanc, perçant un diagon de sa pique ' .
L'aile droite de l'aigle est ornée de trois écussons
portant les aimes des royaumes deRasan, d'As-
trakhan et de la Sibérie ; et sur l'aile gauche sont
&"
' C'est ià une interprétalion fausse et arbitraire des armes
priniitives de Moscou. Elles ne figuraient t|uo le tzar lui-
nicnie , auquel ou a gratuittînieut substitue saint Georges.
134 LA RUSSIE
celles delà Pologne, de la Tauride et de la Finlande.
Sur la poitrine de l'oiseau pend la chaîne de l'or-
dre de Saint- André.
L'impératrice reçoit, outre l'entretien de sa
maison, 600,000 roubles par an. Elle les conserve,
après la mort de son époux , tant qu'elle réside
en Russie; mais, si elle quitte le pays, elle n'en
touche plus que la moitié. •
L'héritier présomplifreçoit, en sus de l'entretien
de sa maison , 3oo,ooo roubles par an. Sa femme
a i5o,ooo roubles durant la vie de son mari, et le
double si elle devient veuve. Leurs enfants ont
chacun 5o,ooo roubles, jusqu'à leur majoiité ou
maiiage.
Les autres enfants de l'empereur ont 100,000
roublesavant la majorité, et 1 5o,ooo roubles après.
Ses filles et petites-filles ont i million de dot; les
arrièie-petites-filles 3oo,ooo roubles, et les descen-
dantes plus éloignées 100,000, etc.
sous NICOLAS I". 13^
VIL
DE LA POLITIQUE RUSSE,
La pierre angulaire de l'empire de Russie , de
sa puissance, de sa ricliesse comme de sa politique,
c'est Pierre le Grand. On le retrouve partout, et
partout sublime, admirable. Tandis que d'une
main il dispersait sur la Baltique la flotte sué-
doise, avec des navires qu'il avait fait sortir du
néant ; que , vainqueur à Pultava , il érigeait
dans des marais impénétrables une ville merveil-
leuse, il montrait de l'autre la route de Calcutta ,
s'établissait sur la mer Caspienne et la mer Noire,
cette mer dont les courants ont toujours porté les
navires russes droit sous les nuirs de Byzance.S'il
échouait à Kbiva; s'il était réduit par le traité de
PruthjOÙl'avait entraîné l'engouement du triomphe,
à raser Azov, qu'il venait de prendre sur les Turcs,
il enlevait des provinces entières à la Perse, cou-
vrait le Caucase d'un réseau de forteresses éche-
lonnées de façon à retenir les incursions de ses
136 LA RUSSIE
bordes de brigands. Se posant d'un pied ferme en
Europe , sur les ruines de la puissance suédoise, il
ouvrait ainsi, en Asie, un vaste cbamp de conquête
matérielle et morale à la Russie, et faisait le pre-
mier pas vers l'empire univeisel. Ses successeurs
suivirent sa politicpie; mais cette politique de
géant n'était pas à leur taille, et maintenant en-
core, comme alors, la Russie est à deux pas de
Constantinople et de Calcutta, ces deux points
principaux de l'empire universel, deux routes qui
mènent à la londje ou à la conquête, deux pas
terribles à francliir et qu'elle ne francbira peut-
être pas !
Les armes lui ont valu quelques conquêtes; la
diplomatie a miné le sol qui sépare la Russie de la
Méditerranée et de l'Océan Pacifique; mais la force
nécessaire pour faire sauter cette distance a man-
qué jusqu'ici. Engagée dans cette voie de con-
quête , la Russie pourra difficilement reculer ; c'est
une pente rapide cju'il est plus aisé aujourd'bui
de descendre que de remonter. Vaincre ou mou-
rir, telle a été jusqu'ici la seule alternative des
puissances conquérantes, et toutes celles qui ont
aspiré à l'empire universel ont écboué à la moitié
de leur route. La Russie fera-t-elle exception à
cette règle générale?
Des progrès notables, disons-nous , ont été ob-
tenus dans la voie indiquée par Pieire le Grand.
sous NICOLAS P\ 137
La Pologne ne sépare plus la Russie de l'Europe;
la Tui(|uie, dépouillée de plusieurs parties de son
leriitoire, n'est plus (ju'un cadavre, et, avec
quelque talent militaire, l'occupation de Constan-
tinoj)le est une chose facile. La Perse subit la loi
des Russes; le Caucase, cpii se rit encore de leur
puissance si aveuglément dissipée clans cette con-
trée, n'est pas un obstacle indomptable. Kliiva ,
la Bukliarie subissent l'influence moscovite; de
sorte que lorsque la Russie bouge, l'Asie tremble,
l'Inde s'émeut, et Londres est consternée. C'est
dans l'Orient que conveigent toutes les graves
cjuestions de la politique; c'estîà, encore une fois,
que le sort du monde devra se décider. Pétersbourg
ne peut rester la capitale de la Russie; c'est un
camp avancé dont son fondateur n'a jamais voulu
faire une résidence continuelle. Constantinople
ou Calcutta, voilà les capitales naturelles de
l'empire. Le colosse étouffe dans ses steppes sans
mer, et il étend ses bras vers l'Océan. L'atleindra-
l-il? Pendant que la Russie envahirait l'Oiient ,
l'Allemagne resterait plongée dans son sommeil
léthargique; la France ne pourrait rien sans l'An-
gleterre, et n'aurait d'ailleurs qu'à opter entre la
possession de l'Asie par les Anglais ou par les
Russes. L'Angleterre et la Russie pouiraient donc
se partager le monde; la piemière, menacée sé-
rieusement dans les Indes, laisserait facilement
138 LA RUSSIE
s'établir la seconde sur le Bospiiore ; mais alors
l'Aiitriclie voudrait avoir sa part; la France oppo-
serait son veto , et si l'on dédommageait celle-ci
par l'Egypte , il faudrait céder la Pologne à l'Alle-
magne, ce qui ne serait encore qu'un échange
tout au profit de la Russie,
Jusqu'ici, la cour de Saint-Pétersbourg a cherché
à séparer la France de l'Angleterre, dans des vues
mesquines et personnelles. Elle y avait réussi un
moment; mais n'ayant pas envie de s'attacher
la France, elle a vu son œuvre détruite. Elle
pourra susciter des occupations à la Fiance, en-
dormii' ou intimider l'Allemagne; mais l'Anglais
veille toujours , et le génie de Pierre le Grand n'a
pas passé à ses descendants. Toutes ces questions
sont donc ajournées; et il eut mieux valu pour
la Russie qu'on les eût laissées dormir jusqu'à la
veiuie de l'homme qui saurait les résoudre d'un
seul coup. La constance qui distingue la politique
russe lui est plus contraire que favorable; en at-
tirant sur elle l'attention générale, elle rend im-
possible le secret et l'imprévu, qui, en politique,
sont les premières conditions du succès.
On croit néanmoins le danger vivace et pres-
sant. En effet, la Russie une fois établie dans les
Indes , c'en est fait de l'équilibre politique ; les
conquêtes qu'elle fait en Asie sont des avantages
qu'elle gagne sur l'Europe. INul doute que l'Asie
sous NICOLAS I". 139
ne doive être Irihutaire de l'Europe, et il faut bâ-
ter de tous ses vœux l'assujettissement de la bar-
barie à la civilisation. Nul doute que l'Asie ne
gagne à la conquête de la Russie; mais quel sera
alors le sort du monde , le sort de la liberté ?
L'esclavage , et suilout l'esclavage militaiie? tant
que la Russie sert sous cette bannière, les amis de
la liberté ne peuvent soubaiter le succès de ses
entreprises guerrières. Du jour où elle tiendra le
sceptre de l'univers, c'en est fait des libertés du
monde. Il pourrait y avoir alors même des guerres
glorieuses, puisque l'indépendance en serait le
but; mais l'issue en serait funeste a. leur noble
cause. Même après avoir triompbé au debors, la
Russie succombera au dedans. Ce n'est pas avec
le mal qui la travaille, mal latent et assoupi, mais
non moins terrible, qu'elle peut se basarder à de
nouvelles conquêtes. Les meilleures qu'elle ait à
faire pour le moment , sont à l'intérieur. Là , elle
peut décupler sa population , la civiliser, l'enri-
cbir. Sous le coup d'une grande secousse intérieure,
ses parties se disloqueraient, et les peuples soumis
viendraient exercer sur elle de cruelles représailles.
Tandis qu'après avoir triomphé des dangers domes-
tiques, après avoir résolu les questions de sa vie
intime, elle pourra, avec moins de crainte, braver
les dangers extérieurs. Le rôle que la Russie est
appelée à jouer en Asie, lui est assuré par la force
140 LA RUSSIE
des choses . par sa seule position géographique :
il est beau, il est grand; mais pour être à même
de l'accomplir, conformément aux lois de l'équité
et de la perfectibilité , il faut qu'elle-même ait
progressé dans la voie de la civilisation , afin de
ne pas commettre, par de nouvelles conquêtes,
de spoliation sur ses maîtres en lumière et en
liberté.
Tel est l'idéal, et il est toujours beau d'avoir
devant soi un vaste lioiizon, lors même qu'on
n'en atteint jamais les bornes; mais ce n'est pas
là la réalité. Celle-ci esl triste et modeste.
De ce point de vue, Calcutta et Constantino-
ple ne sont que des cliimères , et Varsovie est le
boulet de galérien qui enchaîne la Piussie à un
volcan toujours prêt à faire éruption. 11 en est de
Constantinople, pour elle, comme d'Alexandrie
pour la France, de Rome pour l'Autriche. Quant
à Calcutta, son occupation n'existe que dans l'i-
magination des agents anglais, qui voudraient
donner le change sur leurs propres menées, en
inquiétant l'opinion publique parles projets d'un
pays assez vain pour laisser accréditer de tels
bruits, assez inhabile pour ne pas les démentir.
Pour arriver à Calcutta, les Russes devraient
traverser des pays inconnus et malsains, eux pour
qui la chaleur seule est un ennemi invincible;
combattre des populations aguerries contre les-
sous NICOLAS I". 141
quelles ont échoué bien des puissantes tentatives.
Il leui' faudrait engloutir dans ce pays des armées
entières; il leur faudrait aussi, pour une telle
entreprise, être plus riches qu'ils ne le sont. L'ar-
gent, cette première condition de la guerre, leur
manque, et leur manquera longtemps encoie. En
supposant même que la Russie puisse faire la
conquête des Indes, quel intérêt y trouverait-
elle en ce moment? Son industrie et son com-
merce sont entièrement nuls. La première ne
peut seulement pas suffne aux besoins du pavs,
et le second est dans les langes; or, cesontl'indus-
liie et le commerce seuls qui rendent inqjortante,
pour l'Angleterre, la possession des Indes.
L'Europe peut donc détourner ses yeux de
Calcutta. Il ne saurait y avoir là, pour elle, un
sujet de craintes sérieuses. Chercher la Russie
de ce côté, c'est s'exposer à la manquer ailleurs,
là où elle menace de plus près l'avenir du monde.
Quand on prêle à la Russie une tendance systé-
matique vers l'Océan Pacifique, une persévérance
admirable à détruire les points qui l'en séparent,
on fait plus d'honneur à sa politique qu'elle n'en
mérite, .le n'en veux d'autres preuves que la fin
malheureuse de M. Vitkévitsch. Longtemps l'An-
gleterre a pensé qu'à Kaboul, comme à Lahore,
il avait agi conformément à ses instructions; et
pourtant, à son retour de l'Orient, après une au-
142 LA RUSSIE
dience chez le comte Nesseliode, il s'est brûlé
la cervelle. Le ministre lui avait dit qu'il serait
forcé de le mettre de côté pour un certain temps,
et il n'a pas îijouté assurément que c'était pour
complaire à l'Angleterre, ou au moins pour as-
soupir ses méfiances; autrement le jeune officier
ne se serait pas tué. Le gouvernement se donna
beaucoup de peine pour étouffer cet événement,
et le cadavre de Vitkévitscb disparut comme
celui d'un simple matelot.
Grâce à la vigilance de l'Europe, le projet d'oc-
cuper Constantinople est, sinon entièrement aban-
donné, au moins indéfiniment ajourné, et l'on a
vu Nicolas, en i833, soutenir la puissance du
sultan qu'il n'a pu détruire, au moment où elle
menaçait de s'écrouler sous les coups d'Ibrahim.
Voulait-il attacher par la reconnaissance ceux qu'il
n'a su dompter qu'à demi par les armes, ou bien
craignait-il de voirl'empire ottoman se consolider
sous le sceptie du pacha d'Egypte , au point de
pouvoir braver sa puissance? Mais la reconnais-
sance des Turcs n'est pas à l'épreuve de leur haine
invétérée pour les Russes ; elle n'étouffera jamais
la voix des intérêts bien entendus, et cette
vieille politique qui veut qu'on laisse s'abîmer un
ennemi, par les discordes intestines, est encore la
meilleure. Quanta l'influence étrangère qu'on eût
voulu annuler en Turquie, si elle a été suffisante
sous NICOLAS P\ 143
pour prévenir l'intervention russe , elle saura
bien rendre éphémère toute alliance des deux
empereurs. Quoi qu'il en soit, le trait chevaleres-
que de Mcolas n'a abouti qu'à une manœuvre
stérile et à un protectorat pour le moins assez
illusoire. Il n'en a pas été autrement en i84o. Au
moment où les troupes russes allaient entrer en
Syrie, pour appuyer les décisions des alliés à l'é-
gard de Méhémet- x\li, l'Angleterre, jalouse de
toute intervention russe , l'avait rendue inutile
par ses éclatants succès sur mer.
Un fait évident, c'est l'affaiblissement consécu-
tif de la politique russe, depuis le règne de ISico-
las. Jamais elle n'a été plus impopulaire, plus dis-
créditée dans l'opinion publique, cette reine de
notre siècle dont la puissance s'accroît de plus en
plus. Elle est détestée en Allemagne, abhorrée en
Italie, ruinée en Grèce, exilée de l'Espagne, muette
en France. Ses principes antihumains et obscu-
rantistes minent sa consistance et son avenir.
Elle se détruit d elle-même, par ses tendances
absolutistes et par son langage hautain, que ses
forces ne justifient en aucune façon , et dont on
est parvenu à découvrir le vide. Réduite à l'Au-
triche, qui, tout en s'inquiéiant de ses empiéte-
ments, s'unit à elle, en raison des dangers de l'ab-
solutisme ; vue d'un mauvais œil , même en Prusse,
elle ne se maintient en AJlemagne que par les liai-
144 LA RUSSIE
sons quiexislent entre !es cours;liaisons de familles,
toujours éphémères. Elle est aussi impopulaire
chez les peuples slaves, tpie les Russes y sont bien
venus; ils préfèrent, malgré tout, le régime autri-
chien au régime russe; et la conformité de religion,
de langue, n'est pas à même de détruire la répu-
gnance qu'inspire le gouvernement russe. Nicolas,
en portant les malheurs de la Pologne à leur com-
ble, a détaché de la Russie tous les cœurs, et a
créé , à la cause de la liberté, un appui formidable
(pii ne tardera pas à porter ses fruits.
On loue bien encore la dignité et la résolution
de la politique russe , et il serait surprenant, en
effet, qu'avec un peuple de soixante millions
d'hommes, courbés sous la loi de l'absolutisme,
son langage ne fût pas net etdécisif. Appuyé sur une
armée nombreuse, qu'on peut recruter à l'infini;
sans avoir à craindre aucune opposition sérieuse;
assis sur un solqui ne tente personne, car personne
ne veut conquérir des neiges et des saisies; n'é-
tant pas gêné dans ses mouvements par le con-
tr(Me national, le gouvernement russe, qui connaît
l'humeur guerrière de son peuple, sorti vainqueur
de tant de luttes, et peu disposé à souffrir de tran-
saction avec l'ennemi, peut et doit ne se laisser
intimider par aucune menace, et est en mesure
de menacer à son tour. Mais ce qui donne de la
dignité véritable et de la force réelle à une poli-
sous NICOLAS I-. 145
tique, c'est son but, ses tendances; et, sous ce
rapport , la Russie n'a pas toujours élé irrépro-
chable. Quant à ses moyens, ce ne sont pas les
plus moraux qu'elle préfère, et sa fourberie passe
à tort pour de l'habileté.
Ses diplomates ont la léputation d'être habiles,
grâce à des qualités traditionnelles qu'ils acquiè-
rent dans leur long service, et qui consistent dans
une ruse routinière , monnaie qui s'use à chaque
dupe qu'elle fait. La diplomatie russe est certaine-
ment celle qui a le plus contribué à compromet-
tre sa cause, car on ne croit plus à sa nécessité,
et on n'aime pas ses allures.
On ne peut se figurer le peu de bienveillance
que montrent les légations russes pour leurs
compatriotes , et l'on croit que c'est pour les
dégoûter de venir à l'étranger, qu'ils se refusent à
la moindie obligeance envers eux. L'un refait ses
appartements, l'autre sa fortune, et ils ne peuvent
donner des fêles; un troisième n'en fait annoncer
que lorsqu'il prévoit la mort de quelque grandper-
sonnage qui le forceraà les contremander ; un qua-
trième dit, à qui veut l'entendre, que ses rapports,
avec la cour auprès de laquelle il réside, sont tiop
peu affectueux poui- qu'il puisse lui demandei* le
moindre acte de courtoisie. L'arrogance est la
règle générale pour tous, et la politesse n'est
qu'une exception pour quelques-uns.
146 LA RUSSIE
VIII.
DE LA POLICE RUSSE.
Je fis , pour la première fois , connaissance avec
la police de Saint-Pélersbourg , en i84o, en au-
tomne. J'avais fait une tournée aux bains de mer
de Reval , et revenais par le bateau à vapeur.
Comme c'est le même qui va en Suède, nous fû-
mes arrêtés à Cronstadt , pendant deux mortelles
heures, avant qu'on eût accompli toutes les for-
malités ridicules auxquelles sont sujets les étran-
gers à leur entrée en Russie. Arrivés àSaint-Péters-
bourg,à l'heure du dîner, on plaça une barrière qui
nous interdit la sortie du bateau jusqu'à la venue de
remj)lové chargé de la distribution des passe-ports.
Malgré les difficultés et les accidents du voyage,
nous étions exacts au rendez-vous, et l'employé
ne l'était pas. Il y a un proverbe russe qui dit
que sept hommes n'en attendent pas un seul, et
nous nous trouvions au moins soixante-dix, dont
plusieurs étaient plus haut placés et plus titrés
sous NICOLAS 1". 147
que l'employé de la police, poiii' ne pas parler
des autres qualités qu'on estime moins en Russie.
Son arrivée fut le signal de notre délivrance; il
se vit aussitôt abordé par les plus pressés qui,
faisant valoir leurs titres, furent servis avant les
autres. Ce fut d'abord un gentilliomme de la cham-
bre, le prince T**, qui obtint le premier son passe-
port, puis tous ses gens. L'em[)loyé avait bien fait
quelque objection pour ces derniers; mais, le
prince persistant, il appela Lafleur et Frontin
avant les autres passagers. Un tailleur vint ensuite,
priant le fonctionnaiie de ne pas faire attendre
un compatriote: l'euqjloyé était Finnois, et le tail-
leur juif. Je riais de ce spectacle plus que je ne
m'en fâchais, lorsque, de simple spectaleui-, un
incident me força de devenir acteur. Le conseiller
d'État, R**, vint me prier de lui faire avoir ses
passe porls, étant lui-même occupé près de sa
femme (|ui,tout le temps delà tiaversée, était res-
tée au lit par suite d'une opération qu'elle avait
subie à Reval. Je ne doutai pas que de si graves
raisons ne me fissent obtenii- un tour de faveur
pour M. et madame R**, el j'abordai, le chapeau
à la main, l'employé, rassuré d'autant plus sur
sa courtoisie qu'il pailait français, ce qui passe
généralement, en Russie, pour l'indice d'une cer-
taine éducation. — Monsieur, lui dis-je, auriez-vous
l'extrême complaisance de délivrer le passe-port
lO.
148 LA RUSSIE
de madame R** ; elle est souffrante, et il faut le
temps de prendre des mesuies pour la transpor-
ter chez elle. — Monsieui-, me répondil-il cavaliè-
rement, votre dame peut attendre.
Désappointé, je lui répliquai que c'était en agir
fort à son aise. Aussitôt les personnes, les dames
surtout , qui assistaient à cette scène, vinrent m'ex-
primer leurs regrets et l'intérêt qu'elles portaient
à la malade. Un mot amenant l'autie : — 11 \ a, en
fin de compte, dit une dame, quatre heures que
nous attendons. Aussitôt l'employé nous jeta du
haut de son siège ces mots : — Il n'est pas vrai que
vous attendiez depuis quatre heuies.
L'impertinence me fit perdre patience, et je
répondis :
— Monsieur, on ne vous adresse pas la parole.
— Qu'est-ce à dire?
— Cela veut dire que vous n'avez pas à vous
mêler des conversations qui ne vous regardent
pas.
— Qui êtes vous?
Je me nommai.
— Où servez-vous ?
— Là où vous ne servez pas.
— Je vous défends de vous en aller sans ma
permission.
Prévoyant que cette permission se ferait trop
attendre, je partis sur-le-champ, et le lendemain
sous NICOLAS I". 149
je reçus rinvitation de passer chez le grand maître
de la police, le général-major, Kakoscbkine.
— Monsieur, me dil-il , votre premier pas, à
votre retour de V étrangler ^ a été caiacléiisé par un
manque d'égards envers les employés du gouver-
nement.
— Je ne suis allé qu'à Reval , lui répondis-je,
renversant ainsi par ce seul mot tout cet écha-
faudage d'idées incendiaires qu'on est censé puiser
à l'étranger.
— Votre permis portait Helsingfors.
— Lors même, mon général, que j'y serais allé,
je ne serais pas sorti des limites de l'empire russe.
— N'impoite d'où vous veniez, vous devez
respecter les fonctionnaires.
— Je puis vous assurer, mon général, que je
sais ne manquer de respect envers aucun de ceux
qui le méritent.
— Et qu'avez-vous dit lorsqu'on vous a de-
mandé oi^i vous serviez ?
— Cette question était parfaitement superflue;
voire employé tenait entre ses niains nos passe-
ports, il pouvait donc savoir au juste où je servais;
je n'ai, du reste, répondu que ce qui était exact;
je ne sers pas, en effet, où il sert.
— Et vous trouvez que cela n'est pas offensant ?
— ^ J'ai toujours pensé. Excellence, que toute
espèce de service était également lionoiable; la
150 LA RUSSIE
manière seule dont nous nous en acquittons
établit la dignité; et si voire employé s'est forma-
lisé de mes paioles , parce (piil les a prises comme
un reproche sur la manière dont il accomplissait
son devoir, je ne serai pas assez impoli pour le
contiedire sur ce point. Youlez-vous me permet-
tre de vous expliquer conmient les choses se sont
passées?
— Je ne veux entendre aucune excuse.
— Vous avez pourtant lecu sa plainte.
— Oui, et je ne vous la montrerai pas.
— Mais je puis, à mon tour, avoii- des sujets
de plainte.
— Des plaintes: je veux alois que vous me les
présentiez dans les vingt-quatre heures.
— Je puis le faire même plus tôt; et au mo-
ment où j'allais me retirer, il me cria :
— Oli allez-
vous :
— Plaît-il , mon général?
— Allez-vous-en.
Comme j'entr'ouviais la porte , il cria aux em-
ployés de la chancellerie qu'on eût à ne rédiger
pour moi aucune espèce de plainte.
Quelques heures plus taid, je reçus chez moi
la visite de deux de ces messieurs, qui m'offri-
rent leurs services, à condition que je ne les
trahirais pas. Je leur remis l'exposé que j'avais
rédigé , payai l'un, et crus pouvoir me dispenser
sous NICOLAS I" 151
de rien donner à l'autre; et comme je lui tendais
la main \ide , lui, qui la croyait pleine , faillit m'en
enlever la peau , pensant y trouver un assignat.
Plus tard, je rencontrai un de ces employés qui
me dit, avec le plus grand mystère, que M. Ka-
kosclikine avait demandé au général-gouverneur
qu'on me mît sous la surveillance de la police. Je
pensai que cet homme voulait de nouveau me
rançonner, et le remerciai de l'intéiét qu'il me
témoignait. Je n'entendis plus parler de cette af-
faire, et n'ai rien appris sur la suite qu'on lui aura
donnée.
Une autre lois , à la fête de Calbérinhof, où tout
le monde fume , comme j'allumais mon cigare, un
officier de police , à moitié ivre, s'approche de
moi, el, faisan l mine de me frapper sur les doigts,
me dit : — «Comment oses-tu fumer là où la fa-
mille impériale se propose de se promener?» Un
officier de la garde, qui se trouvait avec moi,
m'épargna la peine de me mettre en colère, et
prit énergiquenient ma défense, mais ne put par-
venir à savoii- le nom du kvarUilrwï^ qui se renfer-
ma dans un silence prudent.
Un soir que je sortais du théâtre français et
m'approchais de la porte par où venait un vent
froid, je me couvris juste à l'entrée du corridor.
L'officier de police qui se trou\ait à côté me dit :
— «Monsieur, vous mettez trop tôt votre chapeau.»
152 LA. RUSSIE
Ineaulrefois , on me vola unepelisse dans une
maison parliculièie. Les maîtres de celle-ci en-
voyèrent sui-le-cliamp à la {)olice un domestique
à qui on fit attendie inutilement des heures en-
tières le lelour du conmiissnire. I.e lendemain,
on le renvoya de nouveau, et il me rapporta la
réponse que voici : « — Dites à votre maître que
puisqu'il n"a pas daigné m'altendre hier, je ne
suis pas disposé à faiie des recherches, w Je dois
diie pourtant qu'il m'est venu, plus lard, un scru-
pule : le voleur pouvait fort hien n'être que le
domestique lui-même qui, alors, aura inventé
celte solution donnée à l'affaire.
Comme je faisais un jour le récit de toutes ces
vexations à un fonctionnaire puhlic, il me lépon-
dit que j'avais vraiment du malheur, et qu'il ne
ne lui était jamais rien arrivé de pareil. 11 se peut,
en effet, que , destiné à dévoiler les infamies du
gouvernement russe, le sort ait voulu me les faire
éprouver par moi-même; mais pourpieuvequeles
autres ne sont pas exempts de vexations pareilles, je
vais citer les faits suivants qui sont parvenus à ma
connaissance entre mille autres restés inconnus :
Le jeune prince V** avait eu pour maîtresse
une Française à laquelle il fit des renies après
s'être marie. Cette dame habitait, depuis, la rue de
Vosnessenkaia, à Saint-Pétersbourg, et elle eut le
malheur de plaire à l'officier de police de son
sous NICOLAS 1". 153
quartier. Les assiduités de celui-ci ayant été re-
poussées , sa colère en fut excitée, et il s'obstina
comme une bêle fauve à la poursuitede cette pau-
vre femme. Le misérable soudoya l'épicier du
coin , le portier de la maison , la femme de cliam-
bre même de cette dame , pour l'espionner. La
domestique eut bientôt des plaies sur le corps à
la suite d'une maladiede débaucbe. Le kvartalnoï
dénonça aussitôt la dame, pour coups donnés à sa
femme de cliambre, coups qui lui auraient causé
des blessures. 11 obtint contre elle un ordre d'ai-
restation, et se présenta à sa \ictime, lui offrant
deux moyens d'écbapper à la poursuite : c'était de
se livrer à lui ou bien de payei- dix mille roubles;
et comme cette dame repoussait cet ignoble traité
avec indignation , il la fit saisir dans son lit et
emporter dans ses diaps à la police où elle fut
écrouée. Elle écrivit lettres sur lettres au comte
Benckendorf qui n'avait pas l'iiabitude de lire
celles qu'on lui adressait. Elle dépérissait dans un
sale cachot, et y reslajuscju'à ce qu'enfin sa femme
de cliambre, qui était serve du gouveinement de
Tver, poussée pai- le remords, allât avouer le tout
à son seigneur, qui parvint à faire délivier l'inno-
cente, sans faire punir le coupable.
Un jeune fiancé loue , le jour de ses noces, des
diamants pour sa femme, qui lui sont volés dans
la nuit. Il va trouver le commissaire de police
154 LA RUSSIE
qui, après avoir entendu sa plainte, ouvre un bu-
reau et lui fait voir ses bijoux. Le jeune homme
se précipite pour les prendre. — « C'est six mille
roubles, lui dil le commissaire.» Le pauvre employé
lui fin't obseiverque, vivant de ses appointements,
il ne saurait où prendre une pareille somme, et
le commissaire referme à clef le tiroir où se trou-
vaient les pierreries. Le jeune maiié court aussitôt
chez le général Kakoschkine, et lui raconte les dé-
tails de ce qui venait de se passer. — « Je n'ai pas
detels em[)loyés, »lui dit le grand maître de police,
et il le congédia a^ec un salut majestueux.
iJu lionmie prend un voleur en flagrant délit et
le conduit à la police. — « Ah! c'est une ancienne
connaissance!» s'éciie le commissaire, et il le fait
relâcher.
Un médecin avait donné des soins à la famille du
commissaire du premier arrondissement de Saint-
Pétersbourg. Celui-ci lui demanda comment il
pourrait le récompenser- de ses peines? — «Si vous
voulez me faire un grand plaisir, lui répondit le
médecin , ce serait de me donner la monîre que je
vois suspendue à votre mur. «C'était celle qu'on lui
avait volée il y avait quelque temps , et qui était
restée dans les mains de la police.
Le prince M** déclare à la police qu'on lui a
\o]é sa pelisse. Quelques jours après, un kvartal-
noi vient l'avertir que toutes les recherches pour
sous NICOLAS I". 155
retrouver son manteau ont été infructueuses.
Comme le prince le reconduisait dans l'anli-
cbambre, i! le vit levétir sa propre pelisse : il resta
ébahi, sans en faire la remarque à l'obligeant offi-
cier de police; car c'est ainsi qu'on nouime les
sergents de ville en Russie; c'est surtout ainsi que
M. Kakoscbkine se plait à les désigner, même en
russe ; il a même vouki leur faire a\oir l'épaulelte,
ce que l'empereur a eu le bon esprit de refuser.
Le comte Benckendorf perd mille roubles en
billetsd'assignation, et averlitla police. Le général
Kakoscbkine les lui fait letrouver immédiatement;
mais voilà que le valet de cbambre du comte, en
faisant ses babils , découvre la sonune dans la
doublure de la redingoie. L'aigent fut restitué à
M. Kakoscbkine; mais M. Kakoscbkine ne fui pas
destitué; au contraire, il n'eut qu'à se louer du
ministre, qui lui lendit un service signalé dans
la circonstance suivante.
M. Pérovsky, ministre de l'intérieur, voulant
régulariser la vente des comestibles, fit faire, cbez
un boucher de Sainl-Péteisbouig.la saisie de son
livie courant, où se tiouvaient inscrites, joui- par
jour, les cjuantités de viande qu'il délivrait oratis
aux employés de la police. Le ministre dénonça
cette malversation à rem[)ereur, qui chargea le
comte Benckendorf d'ordonner uneenqiiête, tout
en lui recommandant de ménager son cher aide
156 LA RUSSIE
de camp Kakosclikine , dans le cas où il le trou-
verait trop compromis. Bientôt on rripj)orta à
M. Pérovsky le fatal livre , en le priant de le faire
sceller, formalité qu'il avait omise. Cela fait, il
se trouva que le boucher n'avait rien donné à la
police. Au livie en question on en avait substitué
un autre parfaitement semblable , mais d'où les
articles à la cliaige de la police avaient disparu.
L'affaire en resta là.
Un passager avait été dévalisé dans un wagon
sur le chemin de fei- de Pavlovsky ; en descendant
à Pélersbourg, il déposa sa plainte dans lesniains
fidèles d'un officier de police : je dis fidèles, parce
qu'elles ne rendent lien de ce qu'elles prennent.
Celui-ci exigea des témoins, demandant si quel-
qu'un avait vu le voleur sur le fait. — Moi, ré-
pondit un vieillard. — Qui es- lu? réphqua le
kvarlalnoi. — Le conseiller d'État intime ***. —
Pardon, excuse. Votre Excellence. — Que veux-tu
que je te pardonne? l'insolence est de ton métier-
M. Roidofnikine, chef du dépaitement asia-
tique, fut mis au violon pour avoir traversé une
place d'exercice. Quand il s'agit de dresser pro-
cès - verbal , il déclara ses titres. —Que neparliez-
vous plus tôt , lui dit le commissaire? — C'est
qu'on ne m'a rien demandé, répondit l'hounne
d'État, qu'on relâcha aussitôt avec tous les égards
qui lui étaient dus.
sous NICOLAS V\ 157
Un ancipn militaire dit un jour clans une so-
ciété, à Petershouig , que c'était une erreur de
croire (|ue le duel fut défendu en Russie, car il
avait, dans sa vie, tué un des officiers de son régi-
ment, sans avoir eu à en répondre. Les murs
ont des oreilles dans ce pays, et ces mots furent
rapportés à la police, qui s'assura de celui qui les
avait proférés , et se mit en quête delà personne
qu'il assurait avoir tuée. Elle découvrit bientôt un
individu du même nom , qui avait été militaire, et
qui, depuis, avait piis un emploi civil. Un colonel
des gendarmes vint le trouver.
— C'est vous qu'on nomme ***? lui dit-il.
— Pour vous servir.
— Vous avez connu, ou vous connaissez M***.
— Nous avons été du même régiment; mais
j'étais officier, et lui porte-enseigne, ce qui fait
que nous avons eu très-peu de rapports ensemble.
— Monsieur, pourriez-vous me dire comment
vous passez votre journée?
— Rien de plus facile; je passe mes joiiinées
comme je passe les semaines , les mois et les an-
nées. Je vais. Monsieur, tous les jours que le bon
Dieu fait, à mon bureau, au département des pos-
tes; tous les samedis, je vais au bain , et tous les
dimanches à la messe.
— Pourriez-vous avoir l'obligeance de vous
déshabiller devant moi?
158 LA RUSSIE
— Pourquoi cela, s'il vous plaît?
— Je ne puis vous le dire; mais il faut absolu-
ment que je vous voie nu.
— Je suis vraiment très-bonteux , et vous m'o-
bligerez beaucoup de ne pas insister.
— Vous me voyez désolé; il le faut, et je ne
sais quel parti prendre.
— Eli bien, je vous offre un moyen : venez sa-
medi aux bains, et votre curiosité sera satisfaite,
quel qu'en soit l'étrange motif.
Le colonel fut exact au rendez-vous ; et après
avoir visité le corps de l'ex-officier, il lui dit
que son ancien camaïade s'étant vanté de l'a-
voir tué , la police avait pensé qu'il pouvait
l'avoir du moins blessé, el l'avait cliargé, lui,
de tirer cette affaire au clair. Il était encbanlé
de pouvoir rapporter à ses supérieurs qu'il n'en
était rien.
Le général D*** se lia avec une artiste française
qui avait , avant lui, connu un jeune bomme qui
était resté lui devoir trois mille roubles pour prix
de ses faveurs. Elle pria le général de la faire ren-
trer dans ses fonds. Son ancien amant fut en effet
arrêté à la foire de Nijni-Novgorod , sans qu'il se
doutât de la moindre cbose, el amené, avec des
gendarmes, dans un chariot de poste, à Saint-
Pétersbourg, où le général D*** lui enjoignit d'ac-
quitter sa dette en vingt-quatre heures. Force lui
sous NICOLAS I". 159
fut de s'exécuter avec le moins de mauvaise grâce
possible.
M. Michalovsky , avocat de la cour de Varsovie,
avait été compromis dans la révolution de Polo-
gne; et la troisième section de la chancellerie de
l'empereur, tel est le nom officiel de la police se-
crète en Russie, donna l'ordre de farréter et de
le conduire à Viatka où il devait passer deux ans
en exil. A sa place on se saisit d'un autre M. Mi-
chalovsky , notaire de Vilna, et on l'expédia à
Viatka. Une fois anivé , il protesta, et l'eireur
fut reconnue; mais il n'en expia pas moins la faute
d'autrui , et subit, dans toute sa durée, l'exil en-
couru par son homonyme , car M. Benckendoif
ne voulut jamais avouer à l'empereur cette mé~
prise, et aima mieux en faire porter la peine à un
innocent.
Ce fait n'est pas unique dans son genre , et
en rappelle un autre qui s'est passé sous le règne
de Paul 1*^"^. Cet empereur voulut absolument qu'on
amenât devant lui un criminel f(ue le général-gou-
verneur de Pétersbouig ne savait où découvrir.
Ne pouvant faire oulîlier l'affaire à son maître, et
craignant son courroux , le comte Pahlen fit saisir
un pauvre Allemand au moment où, arrivant de
son pays, plein d'insouciance et très-innocent , il
se présentait à la barrière de la capitale. On lui
anachales narines, on le kiiouia et on l'expédia en
160 LA RUSSIE
Sibérie. Ce fut l'empereur Alexandre seulement
qui lui fit restituer ses droits, et le dédommagea
en lui accordant, sur sademande, la franchise pour
faire entrer en Russie des limes de l'Allemagne.
L'expulsion de M. Kalergi ftiit également peu
d'honneur au gouvernement russe. C'est ce
gouvernement qui, par ses agents, a semé le
trouble en Grèce , espérant faire tomber ce
rovaume entre ses mains ; lui seul a provoqué
la dernière révolution , pensant qu'après l'expul-
sion de la branche actuellement régnante, la Grèce
se verrait réduite à se mettre sous la protection
de la Russie. Puis, lorsque ce mouvement a eu
produit un effet tout à fait contraire à celui qu'il
en attendait , et doté laGièce d'une constitution,
le gouvernement russe a voulu se justifier de la
part qu'il y avait prise, en donnant l'ordre au
frère du général grec de quitter l'empire.
— S'il faut absolument que je vous dise pour-
quoi on vous renvoie, lui disait le comte de Benc-
kendorf, c'est parce (jue l'empereur trouve la
conduite de votre frère indigne envers lui , et in-
digne envers son roi.
— Excellence , lui i épondit M. Kalergi , je n'ac-
corde à personne le droit de trouver la conduite
de mon frère indigne. Un homme qui a servi
vingt ans son pays, qui est criblé de blessures,
qui a été prisonnier chez les Turcs, où il a eu
sous NICOLAS r\ 161
les oreilles coupées, ne peut élre qu'un liomnie
honorable.
— Monsieur,répondit le cbefdela police, après un
langage pareil^ vous n'avez qu'à plierbagageet partir.
Le roi Othon , instruit de cette manœuvre ,
s'écria : « Je ne comprends pas pourquoi l'em-
pereur se mêle de mes affaires. M. Kalergi est mon
général aidedecamp, et déplus mon meilleurami.»
M. J*** a l'imprudence, dans un souper à Flo-
rence , la veille de Pâques, de tirer sa montre et
de dire : « A l'heure où nous sommes (il était
minuit), le drapeau tricolore flotte sur les murs
du Kremlin , et une nouvelle conjuration a triom-
phé. » Son oncle lui-même va le dénoncer au
comte Benckendorf. Arrivé à Vienne, M. ,1**" est
expédié pour Pétersbourg; et là il nomme des in-
nocents comme ayant participé à ce complot, qui
n'avait existé que dans son imagination. Le gou-
vernement acquiert la conviction que toutes ses
dépositions sont de pure invention ; il ne mande
pas moins les personnes désignées. L'un,]M, R.^ est
arraché par des gendarmes à sa paisible retiaite,
dans ses teires ; un autre, M. F., est appelé de
Naples; et lorsqu'il prouve qu'il n'a jamais connu
M. J***, on lui dit qu'il peut repartir. M. J**" lui-
même, après avoir passé six mois au cachot de
Schlûsselbourg , est envoyé, avec la camisole de
force, à Yiatka. Son oncle avait été chargé de
162 LA RUSSIE
faire une descente chez sa propre sœur, la mère
du jeune homme; et, pendant qu'il s'entretenait
avec elle dans le salon , ses agents forçaient, dans
la pièce voisine, un bureau, où ils ne trouvaient
que des papiers parfaitement innocents. Cet ex-
cellent parent se présente enfin pour recevoir le
salaire de toutes ses infamies; et, peu satisfait des
re'compenses qu'on lui donne pour avoir dévoilé
le monstre de iieveu, il quitte le service;, et, de re-
tour dans son pays natal, il lance contre la Rus-
sie un ouvrage qui a fait quelque sensation en
son temps. Voilà ce qu'on a à attendre de ces zélés
serviteurs qui n'ont ni foi, ni loi, ni famille, ni
patrie, et dans lesquels le gouvernement russe est
assez aveugle pour mettre sa confiance. Quant à la
famille de M. J***, indignée des procédés qu'elle
avait subis, et craignant de nouvelles persécu-
tions, elle vendit ses biens et s'expatria.
Un magnat russe, le comte K", vivait retiré dans
ses terres de Pskov. Allant un jour à Saint-Péters-
bourg faire acte de présence à la cour, quelle ne fut
pas sa surprise de s'entendre réprimander par le
tzar, sur des paroles qu'il n'avait tenues qu'en
présence de son fils seul. De retour chez lui,
comme un de ses amis allait entamer une con-
versation politique, il lui imposa silence, en lui
disant de se méfier de son fils, qui était là.
La police secrète de la Russie a ses ramifica-
sous NICOLAS P\ 163
lions dans la liante et la basse société. Des dames
convaincues d'espionnage sont reçues dans le
monde, et reçoivent chez elles; des hommes, qui
sont entachés de la même réputation, ne sont pas
plus maltraités pour cela, et portent leur honte
avec une certaine fierté. 11 n'y a pas un seul régi-
ment de la garde qui n'ait plusieurs espions. Aux
théâtres, et surtout au théâtre français, il se trouve
souvent plus de mouchards que de simples spec-
tateurs. Il y a enfin tant d'espions, que la manie
d'en voir partout est devenue générale. Cela seit à
merveille le gouvernement. Ne pouvant se tenir
en garde contre tout le monde, les moins ombra-
geux reviennent de leur frayeur, et, confondant
les espions avec les gens honorables, ils se lais-
sent aller à des confidences toujours très-dange-
reuses ; les autres, au contraire, se méfiant de tout
le monde, mettent tant de retenue dans leurs pa-
roles, qu'il n'y a pas de conversations plus insi-
pides que celles des salons de Saint-Pétersbourg.
La correspondance prend aussi le même carac-
tère, grâce aux précautions de même genre dont
le gouvernement l'entoure. La poste a un bureau
secret, spécialement chargé de décacheter les let-
tres. Celles des personnes suspectes le sont tou-
jours ; celles qui viennent de l'étranger le sont
presque en masse, et pour les autres, on en ou-
vre environ la dixième.
164 LA RUSSIE
Il V aurait à établir plusieurs catégories d'es-
pions. Les uns sont aux appointements, d'autres
exercent sur la foi des traités ou en vue de la gé-
nérosité du pouvoir; d'autres sont des complai-
sants ou des bavards, que l'on ménage et qu'on
exploite; d'autres, enfin, des agents provocateurs
qui occupent une place plus ou moins distinguée
dans la société. Voici le portrait de l'un d'eux:
c'est un conseiller d'État, un père de famille, un
riche rentier. Il donnait une soirée chez lui , et
s'était entouré de jeunes gens plus inexpérimen-
tés les uns que les autres. La révolution de Po-
logne venait d'éclater. L'éclaireur de l'opinion
publique amenait nécessairement la conversation
sur cet événement. Il condamnait beaucoup le
gouvernement russe, disant que sa conduite en-
vers les Polonais n'avait pas de nom, et traînait
ses mots de manière à prendre quelqu'un dans
ses fdets. Le secrétaire d'État, 3L B**, indigné d'un
tel procédé, l'aborde, et lui dit à haute voix:
« Vous, Monsieur, qui êtes une autorité en ma-
tière de langue russe , pouriiez-vous me dire
comment se traduisent les mots français agent
provocateur? »
Il y a des espions en uniforme, ce sont les gen-
darmes; des espions déguisés, ce sont les officiers
de police; des espions fashionables, des espions
voyageurs qui résident à l'étranger ou qui reçoi-
sous INI COLAS r\ 165
vent des missions extraordinaires; certains fonc-
tionnaires le sont r.r officia. Les gouveineurs des
provinces ont des rapports périodiques à faire
sur les personnes surveillées ou celles qui rnéri-
tent de l'être. Les ambassadeurs ont la haute sur-
veillance sur leurs compatriotes. Le fait suivant
mettra cette vérité en lumière.
En 1826, à la suite de la révolte de Saint-Pé-
tersbourg, les nnnistres résidant près des cours
étrangères reculent l'oidre de surveiller la con-
duite et les opinions politiques de leurs compa-
triotes, et d'en inslruiie, par des rapports, leur
gouvernement. L'ambassadeur jusse à Naples,
M. le comte St*, écrivit aussitôt que l'un de ses
atlaclîés fréquentait tout ce qu'il y avait de
plus carbonaro dans la ville. C'était le même qui
venait d'enregistrer et de serrer à son rang l'ins-
truction que son clief avait reçue. Celui-ci lui fit
conseiller de paitir. On se retrace facilement les
craintes du pauvre secrétaire. M. Tatistscbef le ras-
sura à Vienne, tant bien que mal; mais ses an-
goisses redoublèrent en arrivant à la frontière
russe. Il était nuit ; tremblant, il réveille l'employé,
qui se met à feuilleter dans un gros livre, répé-
tant à tout moment son nom, qu'il vient de
lui dire, et qui, ainsi répété, chaque fois le
fait tressaillir. — Quel est donc, demande-t-il
enfin, ce livre que vous examinez avec une telle
166 LA RUSSIE
attention ? — Monsieur , lui répond l'employé ,
c'est un livre tel, que celui qui y est inscrit n'a ni
entrée ni sortie.... Votre nom ne s'y trouve pas.»
Délivré de ce premier danger, il ne fut rassuré
que par le comte de Nesselrode, qui convint que
son chef avait été trop ombrageux, et lui donna
une place à Constantinople.
La partie de la législation russe dont l'exécu-
tion est spécialement confiée à la police, pré-
sente des dispositions trop curieuses pour ne pas
être rapportées. Là, nous pouvons nous dispenser
de commentaires, et nous borner simplement
à transcrire. Nous prenons au hasard dans le
tome XIV du Svod. L'art. 216 est ainsi conçu :
« L'ivrognerie est défendue à tous et à chacun. »
L'art. 219 porte que quiconque passe plus de
temps, dans l'année, en état d'ivresse qu'en état
de raison , est retenu dans une maison de correc-
tion, jusqu'à ce qu'il soit amendé. L'art. 227
prescrit une amende équivalente à une demi-
journée d'entretien dans la maison de correction,
contre l'homme qui entrerait dans un bain public
de femmes, ou contre la femme qui entrerait dans
un bain d'hommes. Ceux qui ne seraient pas à
même d'acquitter l'amende sont obligés de chauf-
fer les poêles dans la maison de correction.
L'article suivant prescrit de demander aux ma-
lades qui entrent aux hôpitaux pour des mala-
sous NICOLAS I". 167
dies résultant de la débauche, par qui ils ont été
infectés; si ce sont des femmes de mauvaise \ie,
on doit les traiter à Thôpital, et après leur gué-
rison les renvoyer dans leurs foyers : on rend les
femmes des soldats à leurs maris, en obligeant
ceux-ci , par écrit, à ne pas les laisser se livrer
à la débaucbe; et les femmes des serfs à leurs pro-
priétaires, en leur faisant payer les fiais de guéri-
son. Dans le cas où ceux-ci ne voudraient pas s'en
charger, on les expédie en Sibérie.
L'article 3 s'exprime en ces termes : « Tous doi-
vent être respectueux dans l'église, y entrer avec
piété et sans effort. »
L'article 7 ordonne de se tenir devant les ima-
ges saintes ainsi que l'exigent la bienséance et la
sainteté du lieu.
L'article 8 prescrit de ne pas causer pendant
l'office , de ne pas changer de place , de ne pas
distraire l'attention des fidèles par aucune parole,
action ou geste; mais de se tenir dans la crainte,
le silence et le respect.
L'article i3 ordonne d'envoyer devant les tri-
bunaux ceux même qui n'entrent dans l'église
qu'avec effort, quelque soit leur rang.
L'art. 2/4 porte : « Tout orthodoxe ào\X, au moins
une fois par an, se confesser et communier, à
partir de l'âge de sept ans. »
Les articles 33 et 34 ont pour objet de détruire
168 LA RUSSIE
les restes de l'idolAtrie et des traditions jDaïennes.
Les articles 35 et 36 défendent , en outre, les
fausses prédictions et la nécromancie.
L'art. l\Ç> est ainsi conçu : «Il est défendu aux
personnes nées dans le sein de la religion ortho-
doxe, et à celles qui s'y sont converties , de pren-
dre une autre religion, même chrétienne. » Ceux
qui commettent ce crime sont mis en jugement.
Leurs serfs orthodoxes passent sous tutelle, et ils
ne peuvent habiter leurs propriétés.
sous NICOLAS I". 1C9
IX.
NICOLAS 1ER.
Quand on parcourt la galerie des portraits des
Romanofs, l'œil s'arrête avec plaisir sur les traits
mâles et nationaux de Pierre I", dont les défauts
furent ceux de son pays et de son siècle, et dont
les qualités étaient celles du génie. On aime à les
retrouver dans Anne I", à qui on pardonne ses
"vices en souvenir de son oncle, si même on ne les
rejette sur son indigne courtisan, le Courlandais
Biren. Puis toute ressemblance se perd dans
Pierre III, et le Russe se demande d'où vient
celui-ci? Ces traits, cette allure lui semblent d'un
Allemand, et il murmure péniblement le nom de
Holstein-Gotorp. Non, jamais sa bouclie ne se
prélera à celte dissonance; jamais le Russe ne
se familiarisera avec l'idée qu'il est régi par des
Allemands. Aussi se garde-t-on bien de lui révéler
que ses souverains sont d'origine étrangère, et
170 LA RUSSIE
met-on tout en œuvre pour leur conserver le nom
chéri des Romanofs, Nemetz, l'Allemand, est un
mot odieux pour le Russe : il veut dire muet; et
ce fut jadis le nom générique qui désignait tous
les étrangers, pour celui qui s'appelait lui-même
le Slave ^ ou l'homme de la parole ^
Mais revenons à notre galerie. Après tout ,
Pierre III est le petit-fils de Pierre Y% et le Russe
a un amour sans borne et sans fin pour ses tzars,
leurs petits et arrière-petits-fils. Pourtant, depuis
quand une mère transmet-elle le nom de ses pères
à ses enfants? et pourquoi les Holstein-Gotorps
sont-ils des Romanofs ?
Passons sur Pierre III ; après lui , vient sa
femme Catherine II, et le Russe , se rappelant
qu'il lui doit la Crimée et la Lithuanie, prend vo-
lontiers en amitié cette femme si verte, qu'il affuble
de son nom favori de matouschka, mère. Mais à
l'aspect de Paul F', le Russe reste pétiifié. Ces
Iraits ne parlent pas à son cœur, ils ne reprodui-
sent ni ceux de Catherine, ni ceux de Pierre III;
encore moins rappellent- il s les Romanofs. On
connaît l'infirmité du chef de la branche des
' Cette antipathie des Russes contre les Allemands est par-
tagée par les Polonais, dont un proverbe disait que, tant que
la lumière serait lumière, le Polonais ne serait pas frère de
l'Allemand.
sous NICOLAS V\ 171
Holsteins , et l'ordre donné par le sénat à Cathe-
rine d'admettre Soltykof dans la couche impériale;
ordre viaiment cruel , si ce magnat ressemblait
à son fils ! Comment le sénat aurait-il commis la
maladresse de faire une offre pareille à une femme
qui se connaissait en hommes aussi bien que
Catherine ? Étiange jeu de la nature ! Paul ressem-
blait comme deux gouttes d'eau à un Finnois de
Strelna; et ses cheveux roux, son nez retroussé,
son entêtement proverbial, font supposer quel-
que étrange substitution. Le sénat a ordonné
qu'il naquît un fils à Catherine; mais s'il ne lui
est venu qu'une fille, et une fille morte? Le be-
soin qu'avai tle pays d'un héritier du trône, l'am-
bition que nourrissait Catherine de conserver le
pouvoir, la proximité de la maison des orphe-
lins, où se trouvent tant d'enfants de la Finlande,
prêtent à des suppositions qui peuvent être des
réalités, et on est tenté d'admettre qu'à une fille
née moite, on aura substitué l'enfant de quelque
honnête Finnois. Car, encore une fois, pourquoi
ce nez retroussé, ces cheveux roux, et plus en-
core cette haine de Catherine pour son fils Paul ?
Pouschkine se plaisait à figurer la nationalité
de la race régnante d'une manière assez bizarre.
Il versait dans un vase un verre de vin rouge pur,
en honneur de Pierre F', dont l'origine russe ne
pouvait être contestée; il y ajoutait un verre d'eau
172 LA russip:
pour le père de Pierre III : il aurait dû s'en tenir
là, et renverser la coupe ; mais, fidèle au principe
du gouvernement russe, qui fait passer les Go-
torps pour des Romanofs, il versait un autre verre
d'eau en l'honneur de Catherine II, princesse
d'Anhalt. Cette fois il aurait dû peut-être ajouter
un verre de vin ; mais, de crainte de se compro-
mettre, il passait outre, et versait un quatrième
verre d'eau pour Maria Féodorovna, la mère de
Nicolas I", puis un cinquième pour l'impératrice
actuelle ; et il obtenait enfin une liqueur si faible-
ment rougie, qu'il excitait un rire général lorsqu'il
priait son auditoire de décider si c'était là du vin
ou de l'eau, et si, par comparaison, les tzars ac-
tuels de la Russie étaient des Russes ou des Alle-
mands.
Autant Paul était laid de corps et de cœur,
autant sa femme, la princesse de Wurtemberg,
fut belle; et de celle union naquirent ^Alexandre ,
qui ressemblait à sa mère, beau de corps et d'es-
prit comme elle; Constantin, qui ressemblait en
tout à son père, et était aussi laid que méchant;
Nicolas, qui n'est beau que de corps; et enfin Mi-
chel, qui n'est ni très-bon ni très-beau.
Après son usurpation qui fut un crime, selon
les propres paroles de Nicolas, qui s'étonnait un
jour qu'on put l'appeler Grande, après ses débau-
ches, l'histoire doit reprocher à Catherine II la
sous ?ÎIC0LAS P\ 173
mauvaise éducation qu'elle a donnée à ses enfants.
Elle détestait Paul comme un fils indigne d'elle,
et qui lui aurait été imposé; elle ne pouvait se
réconcilier avec l'idée qu'il dût lui succéder sur
le trône. Elle négligea son instruction; ce qui,
joint à son caractère de fou , lui valut une mort
violente. Catherine consacrait tous ses soins
à son petit-fils Alexandre ; mais l'éducation de
celui-ci fut tiop étrangère aux mœurs de son
pays, et peu conforme au génie de sa nation; le
courage lui a toujours manqué, du reste, pour
accomplir ce que son esprit avait reconnu juste
et utile. Faible autant que bon, astucieux autant
que libéral, il ne sut que jeter dans le peuple des
germes de liberté, que son successeur s'est plu à
détruire.
Frappé des troubles que lui léguait son frère,
Nicolas pensa que, pour bien régner, il suffirait
en tout de faire le contraire de ce qu'aurait fait
Alexandre : de poursuivre la liberté à outrance,
de chercher à être aussi national (jue son prédé-
cesseur avait été étranger, aussi orthodoxe que
l'autre avait été catholique. Il trompait ainsi l'es-
poir qu'il avait donné à son avènement au trône^
dans ses divers manifestes, proclamant que son
règne ne serait en tous points que la continuation
de celui de son frèie.
L'éducation de Nicolas a été aussi nulle que
174 LA RUSSIE
celle de ses autres frères qu'onne destinait pas
au trône'. Pendant toute la durée du règne d'A-
lexandre , il ne s'éleva pas au-dessus du rang d'un
général de division, et il a contracté dans ce poste
un esprit étroit et une prédilection pour l'état
militaire que depuis il a portée jusqu'au ridicule.
Il est d'une telle ignorance qu'il écrit inné{j\ moi)
sansj'atef ce qui équivaut à écrire en français Ni-
colas sans s; et son despotisme est tel, qu'aucun
homme d'État n'a osé jus([u'ici lui révéler la faute
d'orthographe qu'il commet si fréquemment. 11
est étonnant que pas un auteur russe ne se soit
avisé jusqu'ici d'abolir celle malencontreuse let-
tre, ne fût-ce que pour faire sa cour au souve-
rain ^ .
La lecture favorite et quotidienne de Nicolas
consiste dans V Abeille du Nord, le jouinal le plus
' Le grand-duc Constantin ne savait pas écrire deux mots
de russe; mais, en revanche, il écrivait assez bien le fran-
çais. J'ai entendu dire qu'un étudiant de Moscou a été envoyé
en e\il, parce que , dans une collection d'autographes qu'il
avait recueillie, il s'en trouvait un du grand-duc Michel, qui
portait pour signature : « Le bienveillant Michel, » bienveillant,
en russe, avec un Jate. Il est notoire que la plupart des mi-
nistres russes ne savent pas écrire correctement leur langue,
et tous n'ont pas pour excuse de connaître trop de langues
étrangères , ce qui est le cas des princes de la famille impé-
riale.
sous NICOLAS P\ 175
nul qui se soit jamais publié dans les deux hémis-
phères. Sa Majesté se plaît à faire en marge des
remarques au crayon. On lit sur une de ces feuil-
les, qui sont toutes soigneusement déposées à
l'Ermitage, qu'il faut mettre en grand romain les
noms des tribunaux de gouvernement, de dis-
trict, etc.
Le vaisseau de ligne la Russie est un témoi-
gnage accablant du despotisme peu éclairé de Ni-
colas. Ayant visité le navire sur le chantier, il
trouva qu'on n'y circulait pas assez aisément, or-
donna d'augmenter les espaces, et fit prévaloir
son opinion sur celle des gens du métier. Aussi
ce vaisseau devint-il le plus mauvais marcheur de
toute la flotte russe, et l'on ne s'en sert que très-
peu.
Lorsqu'il lui prend fantaisie de commander le
mouvement d'un navire, et cela lui arrive presque
chaque fois qu'il va en mer, le capitaine du vais-
seau a bien soin de se mettre derrière lui, afin
d'empêcher par ses signaux la stricte exécution
des ordres de S. M., qui aurait pour effet inévi-
table la perte du navire avec son auguste pas-
sager.
Son coup de canon à Schoumla est la parodie
de Napoléon à Montereau. Un officier d'artillerie
croyait le but tiop éloigné pour tirer; Nicolas lui
enjoignit de faire feu, et le boulet resta en route.
176 LA RISSIE
La campagne de Turquie a imposé silence aux
courtisans qui avaient essayé de préconiser les ta-
lents militaires de INicolas. Il faut lui rendre cette
justice que, depuis, il a eu le bon esprit de renon-
cera faire la guerre par lui-même, et de se bornera
présider aux manœuvres. On ne peut pas comman-
der avec plus d'élégance ; sa voix domine toutes
les autres, et il serait difficile d'exercer les trou-
pes mieux qu'il ne le fait. On admire en lui la fa-
cilité avec laquelle il distingue, dans les rangs les
plus éloignés, la moindre faute dans la mise d'un
soldat ou d'un officier. Pas un bouton , pas une
agrafe n'échappe à sa vigilance. C'est là un talent
commun à toute la famille impéiiale; et que de
fois les amis de la patrie se sont dit, à la vue de
ce coup d'œil pénétrant, avec un soupir inexpri-
mable, que si cette capacité avait été appliquée à
des objets plus importants, plus dignes de capti-
ver l'attention d'un monarcjue, il en serait résulté
de précieux avantages pour le pays.
— Tenez ferme, disait un jour Nicolas au géné-
ral Mouravief, devant tout le corps diplomatique
présent aux manœuvres de Scblûsellbourg; je vais
vous battre.
— Sire, répondit l'intrépide guerrier, je n'ai ja-
mais été battu à la guerre.
11 battit, en effet, S. M. à plate couture, ce que
celle-ci ne lui pardonna jamais.
SOLS rslCOLAS 1". 177
— Coiiiiiient avez-vous trouvé mes licenciés?
lui demanda-t-il lorsqu'il vint passer en revue son
corps d'armée.
— Sire, répondit le trop franc Mouravief, il fal-
lait les voir, il y a de cela quinze jours, loisqu'ils
arrivaient de leurs foyers: ils ressemblaient alors
à un troupeau de mendianls.
L'empereur s'en vengea cruellement. Comme il
vit le lendemain s'approcher le corps que corn-,
mandait Mouravief : « Yolre corps, lui dit-il, a l'air
d'un troupeau de mendiants, w Le brave général
quitta le service, et le pays souffrit doublement
de ne pas avoir en Nicolas V^ un Frédéric IL
Et que sont en effet les licenciés, si ce n'est une
des plus malheuieuses conceptions qui se puis-
sent voir? Toute vérité n'est pas bonne à dire;
mais quand le pays en souffre, on ne saurait la
proclamer assez haut.
L'empereur a réduit le service actif du soldat,
de vingt-cinq à vingt-deux ans pour les régiments
de ligne, et de vingt-deux à cpiinze pour ceux
de la garde. Pendant le reste du teuîps, les soldats
restent en disponibilité, tenus de venir s'exer-
cer tous les ans aux manœuvres, et, en cas de
guerre, de rentrer sous les drapeaux. Mais on
a oublié le principal, c'est-à-dire, de pourvoir à
leur entretien. Après avoir cessé d'être villageois,
ils cessent d'être bons soldats. Inutiles à l'ar-
178 LA RUSSIE
mée, ils deviennent une charge pour les campa-
gnes, et, ne trouvant que difficilement des moyens
d'existence, fomentent le trouble et le mécon-
tentement parmi les populations rurales. Les
propriétaires les craignent, les paysans les re-
poussent, et l'État a ainsi créé des prolétaires
dangereux et aguerris, à la place de soldats disci-
plinés.
Ce que l'on conteste le plus rarement à Nico-
las, c'est la force de caractère, qui, à ce que l'on
prétend, s'est révélée en lui, à un haut point, le
jour même de son avènement au trône. Mais il
paraît néanmoins qu'on a eu de la peine à lui
persuader de paraître devant les insurgés; et il est
certain qu'avant de quitter le palais, il a prié Dieu
avec ferveur. Etait-ce de la piété, ou de la peur?
On le croit assez dissimulé pour afficher l'une
et pour cacher l'autre. Sur la place même, on l'a
vu pâle et tremblant, pendant que ses satellites
disaient: «Tout est perdu,» au moment oii tout al-
lait pour le mieux. Les insurgés , n'ayant pas de
chef militaire, sont restés dans l'inaction toute
la journée, et la résolution n'est venue à Nicolas
que le soir. On amena alors du canon, douze
canons contre treize cents hommes, lorsqu'on en
avait plus de treize mille de troupes fidèles ! On
tira à cent pas sur les révoltés, puis on tira sur
le peuple, le long de la rue des Galères et des
sous NICOLAS P\ 179
quais. Une femme, qui en ce moment regardait
par la croisée, eut la tête emportée par un boulet.
« Quel triste commencement de règne ! » s'est écrié
INicolas en rentrant au palais.
Son ancien instituteur, le baron D*, lui de-
manda un jour d'où lui vint tant d'aplomb, à
lui que, de tout temps, il avait connu si faible?
— Il y allait de ma couronne, répondit-il. Le jeu
valait en effet la peine de se montrer courageux.
— Je n'ai fait que mon métier, a-t-il dit au mar-
quis de Gustine, dans un accès d'étrange mo-
destie.
Un journal officiel a raconté que, rencontrant
dans le palais une compagnie de grenadiers in-
surgés qui ne lui rendirent pas son salut, INicolas
leur dit qu'ils se trompaient déroute, et qu'ils eus-
sent à aller rejoindre les mutins sur la place
d'isaac. Les courtisans sont allés plus loin, et ont
dit qu'il avait commandé l'exercice aux sapeurs
de garde au palais, s'était fait coucher en joue,
avait soutenu leur regard, et puis avait fait baisser
les armes.
Lorsqu'enfm la révolte eut avorté , et comme
on conduisait prisonniers etgarrottés les soldats du
régiment de Moscou, le grand duc Michel leur ap-
parut pour la première fois ce jour-là, et leur
adressa les plus sales injures. Un d'eux s'étant
permis de garder son bonnet sur sa tête, reçut
X2.
180 LA RLSSIE
dans la figure le poing de son altesse impériale'.
Après la victoiie, INicolas usa de clémence. La
commission pénale avait condamné les principaux
conjuiés à ètie écartelés : le tzar commua cette
peine en celle de la potence. La potence, c'était
chose nouvelle en Russie; il était réservé à Nico-
las de l'introduire. On ne trouva pas de bourreau;
on en fit venir de Suède. Dans le cours de l'exe'-
cution , trois patients tombent, encore vivants;
on va consulter Nicolas sur ce qu'il fallait faire.
— Les rependre, fut sa réponse ^. Mouravief re-
monte en disant en français ces mots : « Dans ce
f.... pays, on ue sait seulement pas pendre un
homme. » Ryléiéf a dit que, comme ancien mili-
taire, il eût mérité d'être fusillé.
Un poète écrivit, à la suite de toutes ces exécu-
tions, un (juatrain immortel: « A peine monta-t-il
au trône qu'il fit des siennes. Il éleva cinq po-
tences et bannit cent exilés. »
' Le sokliit, témoin oculaire de cette scène, en me la ra-
contant sur son lit de mort, témoigna rindii,'nation d'un vrai
militaire, pour ne pas dire d'un véritable gentilhomme.
' Le roi de Danemark a fait preuve de plus d'humanité
dans une circonstance pareille. Ayant fait arrêter le supplice
d'un condamné au moment où celui-ci avait dt^à posé sa
tète sur l'échafand , il reconnut que la mort était bien méritée,
mais en fit la remise, en considération des angoisses qu'il
avait subies.
sons NICOLAS I". 181
LeCliénier russe, Ryléiéf, fut au iiimbredes pen-
dus. Lafleui- de la noblesse fui. faucliée sans pilié.
Et que voulaient les conjurés? Une constitution
qu'Âlexandie mênieavait appelée detous sesvœux;
en eu donnant une à la Pologne, il avait exprimé
son aident regret de ne ])Ouvoir en faire autant
pour son pays. Qui sait? il y a peut-être eu, parmi
les conjurés, des liommes qui n'ont trempé dans
le complot que pour faire la cour à leur souverain?
L'ex-ambassadeurMarknfétaitsur son litdemort,
lorsque son neveu vint lui raconter les détails de
la révolte, et termina son récit en disant : «Enfin,
c'était tout comme en Fiance. — Tu te trompes,
mon ami , lui répondit son oncle; en France, des
savetiers ont voulu être des princes; ici, des
princes ont voulu être savetiers. » Si ce n'était là
qu'un reproclie, il pouiia devenir une louange.
Un jour, l'empereur fit appeler cliez lui un de
ses généraux; il était tout bouleveisé. — As-tu
connaissance de cette biochure? lui demanda-t-il,
en lui présentant un projet de constitution pour
la Russie, qu'on venait de trouver dans les pa-
piers de Constantin.
— Non, sire; et vous-même, répondit le général,
l'auriez-vous ignorée?
— Aurais-je, sans cela, jugé les conjurés du
i4 comme je l'ai fait? répliqua l'empereur tout
effaré. Apprends-moi qui l'a rédigée.
182 LA RUSSIE
Le général ne put lui apprendre que le nom du
copiste, le prince V***.
Le sort des victimes d'un noble égarement, de
ceux que les Russes mêmes ne désignaient que
sous le nom de « malheureux,» ne fut pas adouci
à la suite de cette découverte. Les événements
heureux advenus au sein de la famille impériale,
ou les entreprises qui avaient besoin du secours
divin, ont seuls apporté quelque soulagement à
leur position. Ainsi, lors de la déclaration de
guerre à la Turquie, Nicolas, en sortant de l'église
deKasan , ordonnaau comte Benckendorf de faire
ôter les chaînes aux condamnés politiques du i4 ;
mais, à l'expiration de leur peine des travaux
forcés , le comte voulut leur assigner pour séjour
les villes principales de la Sibérie, afin, disait-il,
de pouvoir les mieux surveiller. — Y penses-tu?
lui répondit Nicolas; les faire jouir de la vie dans
les grands centres de population! Et, prenant lui-
même une carte de la Sibérie, il indiqua, de ses
propres mains , les lieux les plus déserts et les plus
éloignés de ce triste pays, comme devant être ceux
de leur résidence. Aussi, tous ces infortunés ont
plus souffert aux colonies qu'aux travaux forcés,
qui n'étaient nullement pénibles par eux-mêmes,
et leur offraient au moins la consolation de vivre
en commun.
Il est vrai de dire qu'à la première plainte con-
sous NICOLAS I". 183
tre la personne chargée des condamnés à Nerts-
cbinsk, et cjui les avait reçus en robe de chambre
en leur disant, « Qu'avez-vous été ruminer là-bas?
On va vous faire passer ici votre humeur turbu-
lente, » Nicolas la cassa, et la remplaça par un
homme bon et éclairé, l'ancien chef du régiment
de chasseurs à cheval qui portait son nom, et dont
les exilés eurent tout lieu de se louer, le général
Léparsky .
Citons encore ce fait à l'honneur de Nicolas:
Un des conjurés, le prince Obolensky, était de
ses ennemis personnels. A toutes ses questions il
répondait en français , sans lui donner d'autre
titre que celui àe monsieur. La commission, pour
plaire à l'empereur, condamna le prince à la mort.
Nicolas raya son nom, en disant : « C'est une bas-
sesse. »
Mais un colonel du régiment de Moscou, avec
qui Nicolas avait eu des différends au service, fut
plus maltraité que les auties, et fut celui qui par-
ticipa le moins aux grâces si rares et si restreintes
de son ancien chef.
— Que vous a donc fait votre empereur? de-
mandait Nicolas à l'un des conjurés, alors qu'il
leur faisait l'honneur delesquestionner lui-même.
— Nous n'avions pas un empereur, nous en avions
deux, répondit celui-ci : l'un votre frère, et l'au-
tre Ârakhtschéiéf. Et comme il continuait sur ce
184 LA RUSSIE
ton Je grand-duc Micliel, présent à l'interrogatoire,
s'écria : - Il faut lui fermer la bouche avec une
baïonnette. — Vous demandiez tout à l'heure, ré-
pliqua l'accusé, pourquoi il nous fallait une cons-
titution? C'est pour que dépareilles choses ne se
disent pas.
Le premier succès a enhardi Nicolas, et l'a rendu
plus intraitai)le encore; il a aussi procédé avec
plus de résolution dans des circonstances moins
impoitantes. I.ors de la lévolte du choléra, il s'est
fait conduire en calèche sui- le maiché au foin à
Saint-Pétersbourg; là, il a dit à un rassemblement
de moujiks de prier Dieu, et les moujiks ont ôté
leurs bonnets. Il leur a dit de se metireà genoux,
et ils se sont agenouillés. Aussi, a-t-on i-eproduit
l'empereur dans cette occasion mémoiable, en
aquaielle et en peinture. Mais on oublie qu'il
a apostrophé l'attroupement par ces paroles :
« Etes-vous des Français ? j' et on ne dit pas que
les avenues étaient gardées par la force armée.
A Novgorod, il s'est présenté seul avecOrlof, et
armé seulement d'une épée , devant les colons
mutinés, et les a fait rentrer dans l'ordre pai' un
juron énergique. Le juron , dit le Russe , est le
beurre au gruau , le sel à la sauce; et ce jour-là
le Holslein valait un Romanof. Mais les exécutions
qui suivirent ce soulèvement égalèrent en cruauté
les excès auxquels se sont portés les révoltés. Si
sous NICOLAS I". 185
les colons ont écorcbé vifs leurs officiers , il y en
eut parmi eux qui reçurent jusqu'à douze mille
coups de verges.
Un jour que INicolas exerçait les troupes, il
s'éleva un orage ; l'empeieur pâlit, et, prenant dé-
cidément son parti, il enfonça son chapeau jus-
qu'aux oreilles, et éleva la voix : — Ne svoï hrat ,
ne scJioutit^ se dirent des soldats malicieux; ce
qui peut se rendie par ces mots : « Le gaillard
d'en haut n'est pas des nôtres , il ne plaisante
pas. «
L'oj^iniâtî'elé et la cruauté ne peuvent s'appeler
force de caractèie. L'homme véiilablement fort,
et qui a la conscience de sa force, est naturelle-
ment doux. Nicolas a été aussi faible que cruel,
avant d'être empereur. Il arrachait les mousta-
ches et les favoris aux soldats de sa brigade, et
tremblait dans ranlichambie d'Alexandre, n'osant
ni avancer, ni entrer; ils se poussaient du coude
Michel et lui, et s'envoyaient l'un l'autre dans le
cabinet de l'empereur. Cn soldat du génie avait
été condamné à êtie passé aux verges : INicolas,
alors chefdu génie, augmenta de sa plumele nom-
bre des coups qu'il devait recevoir. Son aide de
camp, M. P***, lui fit observer qu'il était inutile
de rien changer au jugement, car il était sur que
le malheureux succomberait sans cela. INicolas se
rendit à ces raisons; mais ce qui étonna le plusson
186 LA RUSSIE
aide de camp , c'est qu'il parlait de tout cet inci-
dent comme d'une chose indifférente. Néron avait
pleuré en signant un arrêt de mort!
C'est au manque de lumières, autant qu'au man-
que d'énergie, qu'il faut attribuer l'avortement des
plans louables que Nicolas a conçus à son avéne-
mentau trône. Il a voulu abolir les tschinns, intro-
duire la publicité des débats judiciaires , et il a
reculé devant le seul nom d'avocats qu'il eût fallu
instituer. C'est encore par ignorance, plus que
par crainte de la noblesse, qu'il laisse l'émancipa-
tion des serfs à l'état de projet.
Tourmenté deson origine allemande, Nicolas se
met au supplice afin de passer pour Russe. Ainsi,
il appelle souvent l'impératrice du nom de baba
(femme de paysan). Un jour qu'il alla avec elle
dans les casernes de Préobrajensky , il dit aux sol-
dais : «C'est, je crois, la première fois, depuis
Elisabeth, qu'une baba tzarine vient aux ca-
sernes. »
Il a la prétention, non-seulement d'égaler, mais
même de suipasser Pierre le Grand; il veut pa-
raître plus national que lui, et conseiverles usages
que Pierre avait proscrits avec violence. « Je t'ai
vu avec une barbe , dit-il un jour à un négociant :
pourquoi Fas-tu rasée? Il ne faut pas abandonner
les mœurs de ses pères. »
Puis, par une bizarre contradiction, il défen-
sous NICOLAS P\ 187
dit, dans son oukase de 1887, aux employés
civils, de porter la moustache ou la barbe « à la
mode jaivc ou française. » Il visait à l'esprit, et
oubliait que si Pierre rasait la barbe de la sauva-
gerie, Nicolas rase celle de la civilisation.
En revanche , la moustache fut décrétée pour
toute l'armée ^ Revenant d'un voyage, l'empe-
reur se présenta chez lui avec une légère mous-
tache. L'impératrice le complimenta sur cette in-
novation , et désira la lui voir conserver ; pour
lui complaire, il la fit adopter à l'armée. « J'y ai
mis de l'opposition, disait le grand-duc Michel;
mais puisque l'empereur le veut absolument, je
me laisserai pousser une moustache d'une aune.»
Il tint parole , et donna l'exemple aux courti-
sans.
Quoi de plus national que la coiffure à la
jeune France ^ qu'on appelait aussi à la moujik?
Mais il suffisait qu'elle fût adoptée à Paris, pour
que Nicolas et la cour prissent à tâche de la ridi-
culiser. Rencontrant un sieur Jakovlef habillé et
coiffé à la parisienne, l'empereur lui fait signe
d'approcher, le fait monter dans son équipage,»
et le conduit au palais, où il le présente à l'impé-
ratrice. «Je vous présente, dit-il, l'homme le
La cavalerie légère la portait seule jusque-là.
188 LA. RUSSIE
plus élégant de mon empire. Promenez - vous, »
cria-t-il au jeune homme. Puis, après l'avoir dé-
visagé , il lui ordonna d'aller se faire raser. Les
courtisans ont raconté très-longtemps cette anec-
dote, comme un trait d'esprit de l'empereur, Lors-
qu'ils ont vu qu'on ne faisait qu'en hausser les
épaules, ils ont voulu la nier; mais il était trop
lard.
Pour faire comme le tzar, une grande dame
manda un jour chez elle un coiffeur fiançais de
Saint-Pétersbourg. Il fut introduit dans le salon;
et la maîtresse de la maison , le présentant à la
société : « Voici , messieuis et mesdames, dit-elle ,
ce que c'est qu'une coiffure à la moujik. » Le
coiffeur qui me racontait ce fait ajouta qu'il était
bien tenté de faire voii' autre chose, mais qu'il
avait été arrêté par l'exemple de son confrère de
Moscou, qui fut impitoyablement fustigé par les
gens d'un prince russe devant lequel il s'était
permis de se présenter sans redingote, au mo-
ment où S. E\c. était entrée avec sa femme dans
sa boutique.
Nicolas fut moins heureux avec le comte Sa-
moïlof. Sa toilette, fraîchement arrivée de Paris,
lui déplut souverainement , et il le fit représenter
sur le théâtre de Moscou. Le comte pria l'acteur
de passer chez lui, le complimenta sur son talent,
et lui fit présent de trois boutons en diamant ,
sous NICOLAS P\ 189
avec le prix desquels l'arliste s'acheta une maison
dans le faubourg de la ville.
Après Pierre le Grand , c'est à Napoléon que
Nicolas eût voulu ressembler, et ce n'est pas à sa
volonté qu'il faut s'en prendre s'il n'y réussit pas.
A défaut de grandes victoires , il l'imite dans cer-
taines allures. Un soldat, au Caucase , fit sauter
un fort près d'ètie pris par les Circassiens; l'em-
pereur ordonna que le nom de ce brave fût appelé
le premier dans son régiment , et qu'un grenadier
répondît à sa place : « Mort pour la gloire des
armes russes. »
Nous ne voulons pas ici établir de parallèle,
par respect pour le grand homme ; nous prendrons
un seul fait de ia vie de Bonaparte. Un auteur
écrivit contre lui un pamphlet virulent; Napoléon
lui donna l'épaulette, en lui disant : « SerVez-vous
de l'épée pour moi , comme vous vous êtes servi
de la plume contre moi. » A côté de cela , voyez
Nicolas s'en allant lui-même, au crépuscule, re-
garder à l'étalage des libraires s'il n'y verrait pas
les Mémoires dhui /naître d'armes., par Alexan-
dre Dumas ; et lorsqu'il les surprend entre les
mains du prince de Darmstadt , nouvellement
arrivé à Pétersbourg : « Sachez, lui dit 'il, qu'il
ne faut pas lire des livres défendus dans mon
empire ».
Une autre fois, il voit les Paroles d'u/i Crojant
190 LA. RUSSIE
chez l'héritier de la couronne; et apprenant qu'elles
venaient de la librairie de Bellizard, il fit mettre
celui-ci en jugement. Le malheureux put se ra-
cheter à prix d'or ; mais le nom de libraire de la
cour disparut de son enseigne.
La civilisation est l'ennemie mortelle delNicolas;
la liberté est sa bête noire; et la France, qui re-
présente l'une et l'autre, est l'objet constant de ses
animosités. Autant les relations de ce pays avec la
Russie ont été affectueuses sous la Restauration,
autant elles sont devenues peu amicales depuis la
révolution. A l'avènement de Louis - Philippe ,
Nicolas s'écria qu'il eut mieux aimé sur le trône
un soldat de Napoléon. Lorsque la nouvelle de la
révolution de juillet arriva à Saint-Pétersbourg,
l'empereur salua l'anjbassadeur de France par ces
mots : ce Vos Bourbons sont des dindons; ils se
font chasser pour la troisième fois de la France. »
Puis, s'enfermant avec le prince Lieven , il lui
dicta l'ordre à tous les Russes de quitter Paris dans
les vingt-quatre heures, et celui de défendre au
pavillon tricolore l'entrée des ports russes. Quinze
jours après, le ministre des finances lui représenta
que le commerce s'était arrêté à la suite de sa dé-
fense. « Eh bien 1 qu'on la retire ,» dit-il avec l'im-
perturbable sang-froid du génie. Sa conduite en-
vers Louis-Philippe a toujours été brutale; celle
du roi des Français , au contraire, s'est distinguée
sous NICOLAS P\ 191
par la politesse, et a été pleine de ménagements
et de prévenances. Qui ne connaît la réponse hau-
taine que le tzar fit à la lettre tout affectueuse par
laquelle Louis-Philippe l'instruisait de son avène-
ment au trône? Plus tard, il retira son amhassa-
deur, pour le remplacer par un simple chargé
d'affaires. On avait dit que ce n'était là qu'une
mesure d'économie, et qu'on a\ait fait de même
envers l'Angleterre et l'Autriche. Mais MM. Brunof
et Médéme sont des ministres plénipotentiaires ,
et M. Kissélef n'est qu'un simple chargé d'affaires.
« La France , avait dit l'empereur, n'est pas une
puissance digne d'avoir- un de mes ambassa-
deurs. »
Qui a perdu à cette mesure? Les Russes les pre-
miers, qui ne sont plus représentés en France
comme ils auraient dû l'être. Et d'où vient tant
de présomption ? « Je puis, avait dit Nicolas à
Pahlen en le nommant au poste d'ambassadeur
à Paris, je puis vous soutenir par cent mille, au
besoin par deux cent mille baïonnettes , mais pas
au delà. » Or, ces deux chiffres sont trop modestes
pour donner droit à tant de morgue.
«Louis-Philippe, disait un jour Nicolas, ne
sort donc jamais de Guizot et de Thiers? — Que
voulez- vous , sire, lui répondit un ministre, l'un
est sa main droite et l'autre sa main gauche. — Au
train dont les affaires vont en France, répliqua
192 LA RlSSlp:
l'empereur, il paraît (|ue le roi des Fiançais n'a
que deux mains gauches. »
« — C'est encore à la civilisation qu'on doit la
révolution de juillet, disait le comte Benckendorf
à l'empereur pendant leur voyage en Finlande.
— Je commence à m'apercevoir, répondit celui-
ci, qu'il faut opposer des bornes à la civilisation.
Un homme instruit ne voudra plus obéir à un
chef ignorant. )i — Au lieu de civiliser les chefs, il
veut abrutir tout le monde. Dieu ne souffrira pas
ce forfait.
«C'est une bien I)elle chose que la liberté, disait
Nicolas, un jour (|u'après son diner au palais
Anilschkine, il s'élait retiré dans son cabinet,
avec quelques fidèles; mais je vous demande ce
qu'ils en ont fait , ces messieurs d'au delà du
Rhin? — Et vous-même, sire, qu'avez -vous
fait pour elle? »
H aurait tout donné pour ne plus avoir de con-
tact avec la France. Vingt fois il a voulu faire
partir les Busses de Paris. On assure que le comte
Pahlen lui a répondu , en recevant un pareil ordre :
(f .le suis votre ambassadeur, et non point votre
maître de police. » Si ce mot n'est pas ce que
l'ambassadeur a dit, il est au moins ce qu'il au-
rait pu dire en pareille occurrence.
L'amiral ïschitschagof, ayant répondu à l'or-
dre de partir, qu'il avait de l'empereur Alexandre la
sous iMCOLAS P\ lyS
permission de résideien Fiance,]Nicolas le raya des
membres du conseil de l'empire; sur quoi l'ami-
ral lui renvoya ses diplômes, qui lui assuraient une
pension de 5o,ooo roubles. Le noble boyard aima
mieux la misère que d'obéir à des ordres ridicules.
On ne délivre point de passe-ports pour Paris, et
tous les Russes qui s'y trouvent n'y viennent qu'en
contrebande; mais, comme le fruit défendu est
toujours le meilleur, il en arrive plus qu'il n'en
viendrait si la prohibition n'existait pas.
Les hauts fonctionnaires qui visitent Paris se
gardent bien de se faire présenter h la cour, et les
plus marquants ne mettent même pas le pied dans
cette ville de perdition. Ainsi le comte Vorontzof ,
general-gouverneur d'Odessa, lors de son dernier
voyage en France, n'a pas dépassé Rouen , où les
autorités et les sommités russes sont allées le saluer.
Enfin, le traité du i5 juillet n'a été fait , selon
l'expression même de la diplomatie russe, que
pour donner une chiquenaude au gouvernement
français. Cette fantaisie a coûté beaucoup à la
Russie, et ne lui a rien rapporté. La France a eu
le bon esprit de ne pas prendre trop à cœur les
mauvais procédés de ses amis les ennemis, et la
Russie a été frustrée, dans son attente d'une
guerre générale contre la France.
D'où vient cet acharnement de JNicolas contre
la dynastie actuellement régnante en France? La
194 LA. RUSSIE
révolution de juillet , suite indispensable de l'at-
tentat porté à la constitution que les alliés eux-
mêmes avaient garantie , a rendu un grand service
à la cause monarchique, en maintenant le trône;
et la faute de la révolution de Pologne est au gou-
vernement russe, mais nullement à la France.
Les cruautés de Nicolas contre les Polonais font
saigner tous les cœurs. Les Russes ne peuvent
vouloir de cette conquête au prix du déshonneur
que ces persécutions rejettent sur eux. Le poète
russe (Pouschkine), dans la chaleur même du
patriotisme , ne s'écriait-il pas : « Celui qui tombe
dans la lutte est sacré; nous n'avons jamais foulé
nos ennemis terrassés ? » Si Alexandre a su res-
pecter les droits des pays conquis, pourquoi
Nicolas ne le peut-il pas ? S'il ne sait pas régner
humainement sur la Pologne, y organiser un
gouvernement libre et éclairé, qu'il y renonce !
JJ ordre qui règne à Varsovie est pire que la plus
complète anarchie. Nous ne sommes pas dans les
temps de sauvages envahissements; et XqVœ victisl
doit être rayé du droit des gens. Pourquoi faire
déchirer des frères par des frères? Pourquoi trai-
ter les amis de la patrie et de l'indépendance plus
mal que des prisonniers de guerre, plus durement
que des criminels? Le Kremlin a été vengé à Prague ;
aller au delà^ c'est pousser jusqu'à l'auto-da-fé.
Si le coq gaulois n'a pour la Pologne que des cris;
sous NICOLAS P\ 195
si l'aigle française l'a meurtrie dans ses serres pro-
tectrices, que n'est-ce à la Russie à la relever, à
elle qui a eu la gloire de la vaincre ?
Les persécutions récentes des catholiques et des
juifs ont détruit la seule liberté qui honorât jus-
qu'ici le gouvernement russe , la liberté des cultes.
Les grecs-unis (catholiques dont l'office se fait en
slave) ont été incorporés par la force à l'Église
grecque. Les mariages mixtes ont été soumis à l'o-
bligation d'élever les enfants à naître dans la religion
grecque, contraiiementàla loi antérieure, qui vou-
lait que les fils suivissent la foi de leur père , et les
filles celle de leur mère. L'intimidation, la cupidité,
la violence, tout a été mis en œuvre pour augmen-
ter les prosélytes à la religion dominante en Russie.
Les prêtres polonais n'ont pas eu l'éneigie des
martyrs, et ceux d'entre eux qui tenaient à leur
foi plus qu'à leur gouvernement ont été rempla-
cés par des ecclésiastiques dévoués à l'empereui-.
Est-ce la haine de la religion catholique ou la
haine de la Pologne qui pousseNicolas à ces cruau-
tés? On le croit assez indifférent en fait de reli-
gion. 11 se repose en tout, à cet égard, sur le
procureur général du synode, qui met toute sa
confiance dans un certain M. Skriptzyne, chef du
département des cultes étrangers, et dans M. En-
gelhardt, gouverneur civil de Mohilev, dont l'a-
charnement contre le catholicisme va jusqu'au
i3.*
196 LA RUSSIE
fanatisme, et n'a été égalé que par la haine de
l'ancien général-gouverneui', prince Kliavansky,
pour les propriétaires de la Russie Blanche.
Les pauvres juifs ont été en butte à des avanies
de tout genre. Â Mstislavl , des objets de contre-
bande ayant été saisis chez eux, les juifs se portè-
rent à des excès, repoussèrent une compagnie d'in-
valides , en blessèrent plusieurs , et reprirent leurs
marchandises. L'empereur ordonna défaire soldat
le dixième des habitants. Les juifs s'émurent , in-
triguèrent, sacrifièrent des sonunes considérables;
ce qui disposa les autorités à atténuer les faits et
à sauver les coupables. Pour en finir d'un seul
coup avec la contrebande, Nicolas fit raser, sur
une étendue de cinquante verstes à la frontière,
le sol, réduit ainsi en désert, et les pauvres juifs
furent bannis de leur Eldorado. Non content de
cette atroce mesure, et alliant le ridicule à la
cruauté, il vient de prescrire aux juifs de revêtir
le costume national.
Qui pourrait retracer toute les persécutions
auxquelles des innocents ont été en butte sous ce
règne malheuieux ? Qui pourrait compter tous les
actes de cruauté de Nicolas?
M. H** raconte, dans une lettre privée qu'il
confie à la poste, un fait qui courait tout Pélers-
bourg , à savoir, qu'un boutoscJuiik a assassiné
un négociant. On attend la nuit pour venir le sai-
sous NICOLAS I". 197
sir dans son lit, auprès de sa femme enceinle, qui
en fit une fausse couclie; et lui, il a passé trois
ans en exil.
M. Jakovlef, un des premieis richards de la
Russie, perd au club anglais, à Saint-Pétersbouri^,
100,000 roubles aux kigles. L'ordre de sa dépor-
tation à Vialka fut donné , et ne fut révoqué
que parce que son père fit don de 100,000 aufies
roubles aux établissements de bienfaisance, dont
le chef est en même temps, par une étrange dé-
rision, le chef de la police secrète, police que le
Japon et la Chine n'ont pas égalée, et, de toutes les
institutions, la plus malfaisante.
M. Kologrivof a été, par un indigne subterfuge,
tiré de Paris et fait soldat au Caucase, pour avoir
pris part à la révolution de juillet. « Vous avez le
goût militaire, lui dit l'empereur ; allez me servir
au Caucase. » Pour l'arrachei" de Paris, sa mèio
ayantdemandé sa grâce, l'empereur répondit (|u'il
eût à revenir, à la seule condition d'entrer au
service; et ce service fut celui d'un soldat.
M. D** a eu le même sort pour s'être engagé
dans la légion étrangère en Algérie , poussé qu'il
y fut par un manque d'argent.
Un espion fashionable s'aboucha avec un noble
courlandais, M. B**, qui, à Paris, avait fré(juenté
des sociétés politiques, et le livra aux autorités
russes, qui l'exilèrent à Vladimir.
198 LA RUSSIE
Bestouschef, après avoir rendu fameux, dans les
lettres, le nom de Marlinsky, qu'il prit lors de son
exil en Sibérie, fut envoyé comme soldat au Cau-
case; et le jour où, après avoir gngné son épau-
lette à la pointe de son épée, il rentiait dans la
société, ce jour on l'expédia, lui et quelques hom-
mes, contre un corps de Circassiens dix fois plus
nombreux ; et ils furent taillés en pièce.
M. Madvinof a été destitué pour avoir autorisé
là publication du portrait de Bestouschef, non de
Bestouschef qui avait été dégradé pour sa participa-
tion à la révolte de iSaS, mais de Marlinsky, qui
avait reconquis la noblesse par son épée. « Ceux
qui ont mérité d'être pendus, dit le grand-duc
Michel à l'empereur, vont être suspendus;» visant
ainsi au calembour, qui est sa manie.
M.Tschédaeff a été déclaré fou, de par Sa Majesté
l'autocrate, pour s'être permis d'écrire, dans une
revue de Moscou , qu'on ne pouvait pas passer
raisonnablement vingt-quatre heures en Russie;
que les Russes ne sont pas des Européens, parce
qu'un tzar leur a ouvert une fenêtre glacée sur
l'Europe, et qu'un autre les y a promenés tambour
battant; et enfui pour avoir ajouté que la Russie,
en préféiant la religion grecque à la religion ca-
tholique , s'est retardée dans la civilisation. Le
censeur Boldoref, qui avait laissé passer cet article,
fut exilé au couvent de Vassilevsk, et M. Tsché-
sous NICOLAS I". 199
daeffut astreint à la visite journalière d'un méde-
cin, qui devait lui verser de l'eau froide sur la léte.
Le bas officier Angel avait été condamné, par
le tribunal militaire, pour une faute d'insubordi-
nation ; l'empereur a aggiavé sa peine.
Un grenadier qui avait fait mine de tuer son
capitaine, qui le frappait souvent et sans raison,
fut condamné à être passé aux verges. L'empereur
écrivit de sa propre main que le premier millier
de coups lui serait donné sur la tète.
Le prince Sanguscliko avait été condamné à
l'exportation en Sibérie, pour avoir participé à la
révolution de Pologne. L'empereur ajouta à l'ar-
rêt qu'il ferait la route à pied.
Madame Gracholska va, avec son fds, voir son
mari émigré en Suisse, et l'enfant déclare vouloir
rester auprès de son père. L'empereur fît mettre
la mère en jugement à son retour en Russie. Les
nobles du gouvernement de la Podolie se coti-
sent pour lui donner les moyens de faire le voyage
de la Sibérie; la collecte produit i4,ooo roubles.
Nicolas en fait retenir treize mille au profit des
invalides, disant que mille roubles suffisent pour
faire le trajet.
Les lenteurs de Diebitscb, dans la campagne de
Pologne, lui valurent, de la part des Prussiens,
le surnom de : Sa bald kanii nichl, JXe peut sitôt,
qui parodiait son titre de Zahalkanski ( le Trans-
200 LA RUSSIE
balcanien).Tlparaîtf[uela cause de ses irrésolutions
était sa maîtresse, d'origine polonaise, (|ui paraly-
sait ses mouvements et l'empécliait d'utiliser ses
victoires; à moins qu'on ne veuille voir en lui
l'instrument d'une intrigue de haute région , Ni-
colas n'eut pas le courage de le destituer, et Die-
bitscli mourut du clioléra ou du poison, pris de
gré ou de force, c'est ce que l'histoire n'a pu
éclaircir encore. Puis vint la mort de Constantin ,
au moment même où il allait être un objet de
gêne pour son frère. Son médecin ne l'assista pas
à sa mort, et fut remplacé par celui de la ville,
qui fut décoré; le gouverneur de la province est
aussi récompensé.
Il suffit qu'une moit soit utile à un souverain
pour qu'on l'accuse aussitôt , si peu que les cir-
constances s'y prêtent. La princesse Lovitz mou-
rut également, au moment même où l'on était
embarrassé sur l'étiquette avec biquelle on devait
la recevoir à la cour de Saint-Pétersbourg. Je
sais qu'il y a des serviteurs complaisants qui ou-
tre-passent les volontés de leurs maîtres; mais en
effet voilà bien des morts venues à propos, sur-
tout lorsqu'on y ajoute celle d'Elisabeth.
L'empereur a pour les militaires une prédilec-
tion qui dépasse toutes les bornes. Il croit qu'un
militaire est capable de tout , et plus propre à
faire un fonctionnaire civil qu'un bourgeois. La
sous NICOLAS I". 201
plupart de ses ministres ont été ou sont encore
des militaires. Le comte Cankrine lui-même n'a
pas échappé au ridicule de vouloir le devenir, et a
été fait général sur sa propre demande. En faisant
sonaide de camp, le comte Strogonof, ministre de
l'intérieur, l'empereur a rendu un aussi mauvais
service au pays qu'au comte lui-même, qui est
plus honnête homme que savant administrateur.
Le comte Pahlen fut un autre général que Ni-
colas appela à une charge civile.— Sire, kii dit-il,
je n'ai fait toute ma vie que le métier des armes ;
vous m'appelez à un rude poste. — Et moi donc,
lui répondit l'empereur, ai-je jamais fait de la
politique avant de monter au trône? Et pourtant
je ne m'en suis pas mal tiré, comme tu sais.
En Pologne, le ministre de l'instruction publi-
que a été le général Golovine d'abord, puis le
général Chipof; et ils s'en sont tirés assez mal tous
les deux. Les curateurs de la plupart des univer-
sités sont des militaires, et celui de Dorpat , le
général Kraftstrom, passa sans transition du com-
mandement d'une brigade à celui de l'université,
réalisant ainsi le mot de Griboïédof : « Je vous
donnerai un sergent pour Voltaire. » Les étu-
diants racontent sur son compte des anecdotes
trop curieuses pour ne pas être rapportées.
Toutes les fois qu'aux promotions latines il
entendait le mot curatoi\ il se levait aussitôt de
202 LA RUSSIE
son siège ; et pensant qu'il était question de lui
et qu'il ne pouvait en être parlé qu'en teimes
très-flatteurs , il saluait gracieusement celui qui
venait de proférer le mot fatal.
— Combien d'années de service avez -vous?
demanda-t-il un jour à un professeur de gyni-
nase. — Vingt-deux ans, lui répondit celui-ci. —
Et vous n'êtes pas encore devenu professeur d'u-
niversité? repartit le chef des savants, croyant
faire entrevoir à son interlocuteur une perspec-
tive flatteuse, et ignorant qu'on ne devient pas
curé pour avoir été sonneur de cloches toutesavie.
— Tous ces pots déviaient être égaux, disait-
il, en parcourant le Jardin botanique, au célèbie
professeur Ledebuhr. — Comment cela pourrait-il
être, lui observa celui-ci, à moins de couper les
plantes? — Eh bien! faites-les couper.
— Qu'on me raye cet étudiant, dit-il un jour
en voyant un jeune homme en habit bourgeois,
qui portait un bonnet de l'université. — 11 est
déjà rayé , répliqua le pedell. — Qu'on le raye
une seconde fois, repartit M. le curateur.
— Les lois n'ont pas de force rétroactive, lui
objectait un étudiant qui croyait défendre son
droit. — Vous voulez que les lois de Sa Majesté
n'aient pas de force active? Vous êtes un rebelle,
cria le général ; et il chassa le jeune homme de
sa présence.
sous NICOLA.S l'\ 20$
Les chefs de la police sont des militaires, et on
ne sait que trop combien ces messieurs procèdent
cavalièiement. — On se plaint beaucoup de ta
police, disait un jour INicolas à Kakoscbkine,
grand maître de police à Saint-Pétersbouig; on
dit qu'elle est par trop impolie. — Sire , lui répon-
dit son aide de camp général, si elle était autre-
ment, elle ne serait pas aussi vi^^ilaiiic. L'empe-
reur ne trouva pas de réplique, et ne sut pas dire
que la police doit être polie, tout en étant vigi-
lante.
Pour comble de ridicule, la tiare elle-même a
été placée sous le schako. L'aide de camp géné-
ral Protassof a été fait grand procureur du synode !
11 n'y a là rien qui doive suiprendie, le tzar lui-
même est patriarche. Il fait et défait les saints.
Il a fait canoniser Mitrophane, pour occuper le
peuple et enrichir la province de Voronesch. lia
réuni Saint-Stanislas aux saints de l'Église grec-
que. Lorsqu'il fut question d'introduire l'ordre
polonais de Saint-Sthanislas, le clergé fit observer
que ce saint n'était pas un saint russe. — Eh bien!
qu'on ne donne pas cet ordre aux prêtres, a ré-
pondu l'empereur; et tout fut dit.
Puisque nous en sommes aux décorations rus-
ses, disons un mot de celle de la Boucle, que Ni-
colas a créée. Elle est destinée à être un signe de
distinction pour quinze ans et plus de service irré-
204 LA RUSSIE
procliable, comme si le service était généralement
si peu irréprochable en Russie, qu'il faille distin-
guer celui (|ui mérite cette qualification.
Un jour, dans une petite capitale de l'Allemagne,
le chargé d'affaires de France jouait au uhist avec
cehii de Russie, qui portait cette marque de dis-
tinction. Le Français le pria de Tinilier dans le se-
cret de cet ornement; et lorsqu'il eut appris que
le chiffre placé sur la poitrine de son partner di-
sait le nombre de ses années de service : « On
vous marque donc, reprit-il, comme du bétail?»
Un duel a failli s'ensuivre, et l'employé russe fut
rappelé pour avoir compromis les insignes impé-
riaux.
Un homme servait à table, au club de Moscou,
avec une boucle à la boutonnière, indiquant vingt
ans de service. « Celui-là ne renversera pas au
moins les plats sur nous, dit un malin, » qui fut
aussitôt mandé à Saint-Pétersbourg, où le comte
Benckendorflui lava la tète. Je ne sais s'il n'eut pas
mieux aimé recevoir quelque plat sur son habit.
Restait un ridicule de plus, c'était de concé-
der cette même distinction aux femmes. Nicolas
n'y a pas manqué , et il a institué la Marque de
Marie.
L'empereur cache avec soin à sa femme ses pe-
tites et grandes infidélités. Celle-ci a plus de mérite
encore à ne pas s'apercevoir qu'elle est trompée,
sous NICOLAS I". 205
OU du moins à ne pas faire paraître qu'elle le voit ,
quoique la demoiselle d'honneur qui est honorée,
pour le moment, des bonnes grâces de l'autocrate,
soit très-souvent de service auprès de l'impéra-
trice, et n'ait pas toujours assez de tact pour ne
pas lui faire sentir la préférence dont elle est
l'objet.
Il faut rendre à Nicolas celte justice, qu'il est
assez constant dans ses liaisons illicites, et garde
longtemps ses maîtresses, tout en se permettant
quelques caprices. Celle qui le captive actuelle-
ment le séduit par l'esprit et par l'amabilité, plus
que par les grâces physiques. Ce sont là toutes
choses d'ailleurs assez naturelles et parfaitement
excusables, surtout si l'on veut considérer que
l'empereur est encore dans la force de l'âge, et
que l'impératiice a une santé complètement
dérangée, à tel point que les médecins lui ont
interdit tout rapport avec son mari; et cela nul-
lement pour complaire aux goûts du tzar^
iNicolas est moins indulgent pour les autres que
pour lui-même. Il a plus d'une fois sévi, avec
' — « Qu'est-ce qui n'est pas en faute devant son tzar, eu
péché devant Dieu? » disait M** à sa femme, après avoir ac-
quis !a certitude qu'elle le trompait avec l'empereur. Un tel
relâchement de mœurs dans les sujets explique bien des
fautes dans les princes.
206 LA RUSSIE
beaucoup de rigueur, contre les déréglemenls de
cette espèce. Il a forcé le général en chef R à
épouser sa maîtresse, qu'il avait vue passer dans
une voiture aux armes du général ; et le prince S. T.,
à se marier à une demoiselle d'honneur qu'il aban-
donna presque aussitôt.
Un colonel des mines, aussi laid que peu ai-
mable, était marié à une Italienne, aussi belle
que passionnée. Le résultat de cette union mal
assortie fut ce qu'il est toujours en pareil cas. La
jeune femme se lia avec un jeune et joli garçon
nommé Souch..., et de cette liaison naquit un fils
que son père légal prit en affection, lui trouvant
une grande ressemblance avec lui-même. «Dieu sait
comment sont faites les femmes d'à présent , disait
à ce sujet une dame de l'ancien régime; elles ne
savent seulement pas tromper leurs maris.» La
charmante Italienne prit en mauvaise part les
caresses que le colonel prodiguait à son fils, et
lui découvrit tout crûment la vérité. Celui-ci ne
se posséda pas de rage , et adressa aussitôt son
rapport à l'empereur, qui fait tout , et tout seul ,
en Russie. Le divorce fut ordonné, l'Italienne ex-
pulsée du pays avec sa mère, et son amant mis
aux arrêts , puis exclu du service ; car le ser-
vice est mêlé à tout en Russie : tantôt on l'inflige
comme une peine, et tantôt on en prive ceux que
l'on veut punir.
sous NICOLAS I-. 207
Nicolas est un bon père de famille ; mais est-ce
bien là un mérite qui mérite tant de louanges, et
les animaux les plus féroces n'aiment-ils pas leur
progéniture? Si les femmes trouvent que l'empe-
reur Nicolas est un bel homme, en revanche les
phrénologues n'ont pas une haute idée de son
crâne. Ils disent qu'on n'y rencontre pas les signes
de la causalité; les médecins affirment qu'il con-
tient de l'eau; les historiens prétendent que les
Holstein-Gotorp perdent l'esprit, passé l'âge de
quarante ans. Cette fois peut-être, comme tant
d'autres, les femmes ont seules raison. Ce qu'il y
a de certain , c'est que l'empereur est un homme
grand. Il y a des centaines de grenadiers, de cui-
rassiers et de cadets même qui ont eu l'insigne
honneur de se mesurer avec lui , sous le rapport
de la taille.
Son œil est celui d'un despote ; rien ne le flatte
tant que de voir des gens qui ont peur de lui; celui
qui le fixe d'un œil immobile ne sera jamais de ses
favoris. L'anecdote suivante nous servira de preuve.
Un jeune fiancé se promenait dans les jardins
d'Alexandrovka (c'est le Trianon de Péterhof, qui
est le Versailles russe). Tout en pensant à l'amour
et à son futur bonheur, il entra , par distraction ,
dans les allées réservées à la famille impériale.
Deux grenadiers l'accostent d'une manière cavalière
et le somment de se retirer; mais le jeune homme
208 la;russie
leur fait voir son uiiifoinie de la chaiicelleiie
impériale; et les soldats dont la consigne ou Tin-
telligence n'étaient pas à la hauteur d'un tel stra-
tagème, le laissèrent passer. Enhardi par ce résul-
tat inattendu, l'employé se hasarde plus loin. Tout
à coup l'empereur apparaît devant lui , sublime,
menaçant ; et le fixe de son rf^^ard d'aigle. I.e jeune
homme se trouble, pâlit, reste stupéfait, et sent
ses genoux fléchir sous lui. Sa peur, si subite et si
grande , calma l'empereur, et empêcha l'explosion
de sa colère ; mais elle produisit un effet tel sur le
pauvre employé, qu'il en fut sérieusement malade.
Sa fiancée , qui n'avait pas le temps ou l'envie
d'attendre, prit un autre époux : celte infidélité
causa un tel chagrin au malade, que son état em-
pira au point qu'il dut quitter le service, et cher-
cher à l'étranger le moyen de rétablir sa santé et
d'échapper à son désespoir.
Repnine , le général-gouverneur de la Petite
Russie, commit de grandes malveisations durant
son administration. La remontrance que lui en fit
le comte Benckendorf produisit sur lui un effet
que la bienséance me défend d'indiquer plus clai-
rement. Cette nouvelle satisfit l'empereur, et le
flatta tellement , qu'il fit suspendie toute pour-
suite contre le prévaiicateur.
Un aide de camp de l'empereur fut destitué
])our avoir gesticulé en lui parlant; un autre dut
sous NICOLAS V\ 209
passer de la cavalerie dans l'infanterie, du régi-
ment des clievaliers gardes à celui de Préobrajens-
kî , pour un mauvais calembour, disent les uns,
pour s'être permis des airs trop familiers, disent
les autres.
Deux étudiants, n'ayant pas salué l'empereur,
furent mis au corps de garde, et mandés devant
Sa Majesté, à qui ils déclarèrent qu'ils arrivaient
de leur province, et n'avaient pas reconnu le sou-
verain. L'explication lui parut assez satisfaisante
pour qu'il les fît dîner à son palais. Grande fut
la rumeui' dans toute la capitale , on ne tarissait
pas de louanges.
Voulant être impartial avant tout, accommodant
quand même, je me suis bien des fois adressé aux
personnes le mieux informées, aux courtisans
les plus dévoués, les priant en grâce de me dési-
gner au moins une seule belle action de Nicolas,
prêt à m'éprendre pour lui de tout l'enthousiasme
que les belles actions peuvent inspirer. Les uns me
balbutièrent des monosyllabes et restèrent court,
d'autres appelèrent mon attention sur la dignité
de sa politique étrangère, ou me débitèrent des
mots vagues sur la noblesse de ses sentiments;
j'ai fini pouilant par trouver des personnes qui
m'ont cité des traits qu'elles appelaient chevale-
resques.
Je promets d'avance de compléter ce chapitre
i4
210 LA RUSSIE
par tous ceux qu'on voudra me communiquer
et prouver. Voici, en attendant, ce que j'ai re-
cueilli :
Un colonel donna un soufflet à un porte-en-
seigne. Celui-ci tira son pistolet, et l'étendit roide
mort. L'empereur demanda si le pistolet était
chargé au moment de l'insulte; et, sur la réponse
affirmative , il gracia le meurtrier.
Un officier en fit autant avec son colonel, qui
ne l'avait insulté qu'en paroles. Nicolas s'écria que
cette mort lui resterait sur la conscience.
Un autre officier, qui laissa impunie une offense
grave qu'il avait reçue de l'un de ses camarades,
fut exclu du régiment par ordre suprême.
Mais à côté de ces petits faits, que j'ai recueillis
avec si grande peine, combien d'autres se pres-
sent sous ma plume, qui piouveraient que ces
traits louables n'ont été dictés que par des accès
de caprice, et nullement par des principes bien
arrêtés !
MM. Issakof et Likbatschef, deux capitaines
d'artillerie de la garde, eurent, après l'exercice et
hors des rangs, une altercation avec un capitaine
qui avait passé de la garde polonaise au service
de la Russie. L'un de ces messieurs lui dit qu'il
était un traître. Ils furent mis en jugement , et le
tribunal prononça que les arrêts auxquels ils
avaient été préalablement assujettis leur seraient
sous NICOLAS P^ 211
comptés comme peine suffisante. L'empereur fil
réprimander le tribunal, nomma une commission,
et fit envoyer les deux accusés dans des forte-
resses éloii^nées, comme officiers de ligne.
Au Caucase, un noble dégradé reçut, dans les
rangs, un coup de poing de son sergent, et lui
passa aussitôt sa baïonnette à travers le corps. Il
fut condamné au supplice des verges, et le général
Labantzof ordonna à tous les dégradés, qui sont
très-nombreux au Caucase, d'assister et de contri-
buer à l'exécution , en faisant ainsi l'office de
bourreaux.
Malgré tout, je ne crois pas Nicolas tyran par
nature, il ne l'est que par conviction. Il est per-
suadé que, s'il agissait autrement, les affaires ne
marcheraient pas; et il est très-satisfait de la ma-
nière dont elles marchent sous son règne. L'habi-
tude qu'il s'est faite de son régime lui a nécessai-
rement fait prendre du goût à la cruaulé; car, à
force de tyranniser, on devient tyran. Pour ré-
gner sur la Russie, il faut, disent les Russes, une
main de fer; mais encore faut-il que cette main
soit gantée. Nicolas est bien le bras de fer, mais
il a oublié les gants.
i4.
212 LA RUSSIE
X.
L'ENTOURAGE DE NICOLAS.
L'niPÉRA.TRTCE a, de tout temps, exercé une
influence bienfaisante sur son époux, en tempé-
rant sa fougue et ses excès; aussi tout le monde
tremble à l'idée qu'elle doit, suivant toute appa-
rence, mourir avant lui-, l'on présume que sa mort
produira sur Nicolas l'effet qu'a produit sur
Ivan IV la perte de sapremière femme. Sans qu'elle
ait des qualités supérieures, l'atmosphère dans la-
quelle elle vit n'a pas pu détruire les bons prin-
cipes qu'elle a puisés à la cour de Prusse.
Le GRAIYD-Duc HÉRITIER DU TRONE ne promet
pas beaucoup, au dire des personnes qui l'ont
approché de près; mais ce ne sont pas toujours
ceux qui promettent qui tiennent le plus, et son
père, par la manière dont il gouverne, lui aura
rendu la tâche facile. 11 lui sera aisé de contenter
le peuple, après un règne aussi dur. Ce qu'il va de
certain, c'est qu'ila un bon cœur, et c'est beaucoup.
sous NICOLAS V\ 213
Enfant encore, son père lui demanda ce qu'il
eût fait des conjurés du i4? — «Je leur aurais
pardonne ,» répondit le tzaiewitsch. On lui
trouve beaucoup de ressemblance avec son oncle
Alexandre, ce qui paile aussi en sa faveur. Son
instruction n'a pas élé aussi brillante que le croit
son père, qui s'est chargé de la compléter par lui-
même. 11 faut espérer qu'il ne réussira pas en tout
à le refaire à sa façon et à son image.
Le jeune GRAND-DUC Constantin Nikola.évitsch
est le phénix de la famille. On le dit pétri d'esprit.
A la première leçon de langue russe qu'il prit
de M. Plétnef , comme celui-ci allait s'en aller, le
grand-duc le retint de son propre élan , en lui
disant qu'il voulait étudier encore. Un jour, s'ap-
prochant d'un officier des chevaliers gardes , il lui
dit : « Comment se fait-il que je vous voie en
vert tous les jours, qu'hier soir vous fussiez en
rouge, et que vous soyez maintenant en blanc? »
L'officier se mit en devoir de lui expliquer cette
transfiguration, et Constantin Nikolaévitsch répli-
qua : « Je comprends, vous faites comme les pail-
lasses. » En sa qualité d'amiral, il se donna le
plaisir d'arrêter son frère aîné, qui se trouvait
sur son navire; ce qui lui valut à lui-même, de
la part de son père , des arrêts prolongés.
Le GRAND-DUC MiciiEL, frère de l'empereur, a un
cœur bon, sous une écorce dure, et l'esprit porté
214 LA RUSSIE
au calembour. On assure l'avoir \u pleurer à la
vue des soldats russes qu'on tuait en Pologne , pen-
dant que son frère Constantin se frottait les mains
en disant : « Que pensez-vous de mes Polonais?»
On ne dit pas si Michel a donné des larmes aux
soldats qu'il a immolés à Braïlov, mais on prétend
qu'il n'a pas voulu porter l'ordre de Saint-Georges
qui lui* fut conféré pour le déplorable siège de
cette place. C'est d'ailleurs le plus grand courtisan
de la Russie; en public, on le voit toujours, courbé
en deux, parler à son frère avec une vénération
manifeste. C'est le premier serviteur du tzar. Je
l'entendais dire avec regret, dans un bal : « Tous
mes collègues m'ont devancé au service. »
A une certaine époque, néanmoins, il y a eu
de la brouille entre les deux frères, et alors Michel
s'en allait à Moscou ou à l'étranger, où il faisait
semblant de s'amuser beaucoup ; et il recherchait
la popularité parmi les nobles, comme parmi les
officiers. L'empereur le réprimandant un jour sé-
vèrement de ce qu'il fraternisait avec des inférieurs,
il répondit qu'il ne s'attendait pas à être traité de
la sorte par son frère et son souverain.
Sa femme, la grande-duchesse Hélène, est une
femme d'esprit, ce qui lui attire, de la part de
l'impératrice, une jalousie qui se trahit souvent
par de petites querelles de ménage. Une fois que
la grande-duchesse revenait de l'étranger, ses cof-
sous NICOLAS I". 215
fres furent scrupuleusement visités à la douane;
ses toilettes perdiient un peu de leur fraîcheur,
mais n'en éclipsèrent pas moins , à la cour, toutes
les autres par leur nouveauté. Passons aux mi-
nistres.
Ainsi que sept villes de la Grèce se disputaient
l'honneur d'avoir donné le jour à Homère , ainsi
quatre puissances pourraient revendiquer la gloire
d'avoir le comte de Nesselrode pour sujet. Il est
venu au monde en vue de Lisbonne, sur un na-
vire anglais, de parents allemands, au service de
la Russie. Aucun prêtre luthérien ne se trouvant
d'ailleurs à bord du vaisseau qui a vu naître le
petit diplomate, il a été baptisé suivant le rit
de la religion anglicane. 11 pourrait donc être ré-
clamé par la Grande-Bretagne puisqu'il est né
sous son pavillon , et que le navire d'une puis-
sance est considéré comme partie de son territoire.
Mais l'Angleterre est assez riche en hommes d'É-
tat pour en céder un à la Russie, que cela tire ou
non à conséquence.
Sa famille est originaire de Vestphalie; les Nes-
selrodes sont comtes de l'Empire, et, par suite,
le chancelier a toujours refusé obstinément le
titre de comte russe, que l'empereur lui a offert
a plusieurs reprises. Ce n'est pas ainsi qu'agis-
saient les Russes comme lui, et bien avant lui,
comtes du saint- empire ; les Golovine et les
216 LA RUSSIE
Menschikof n'ont pas balancé un moment à accep-
ter les titres de leur pays; mais M. de JNesselrode
n'est pas assez courtisan pour être national, et
pense qu'un titre du saint-empire est bien pré-
férable à un titre russe équivalent. Poui tant il se
ferait violence, et accepterait le titre de prince, si
toutefois on voulait bien le lui donner. En atten-
dant il prend patience, en se faisant doter, dans
le midi et l'est de la Russie, de vastes terres où il
s'adonne à l'élève des moulons.
Le comte Nesselrode fut marin , puis cuirassier,
etofficierde la garde à cheval. L'empereur Paul lui
trouvant la figure d'un diplomate, le comte passa
aux afftiires étrangères. On sait combien Paul V^
était peu pliysionomiste; il lui est ariivé plusieurs
fois d'intervertir les rôles, de transformer les maî-
tres en valets et les valets en maîtres, par pure
fantaisie. Devenu diplomate de par le tzar, Nes-
selrode parvint, comme tant d'autres, par le beau
sexe, quoique la femme à laquelle il s'acbessa ou qui
s'adressa à lui n'ait jamais brillé par sa beauté. Ce
fut là son coup d'essai et de maître à la fois. On
joua à coup sûr, et les conditions du marché furent
stipulées d'avance. La comtesse Gourief, fille du
ministre des finances, après avoir brigué sans suc-
cès plusieurs bons partis, aux yeux desquels sa ri-
chesse ne rachetait pas sa laideur, s'adressa, faute
de mieux, à Nesselrode : celui-ci apporta pour dot
sous NICOLAS P\ 217
le poVivoir dont elle se cliargea de le revêtir. De-
puis, sa femme est restée toute-puissante sur lui:
quiconque n'est pas assuré de son assentiment ne
peut compter sur rien. Pour plaire à la comtesse, il
faut flatter ses goiUs artistiques: elle aime les ta-
bleaux et les bustes, et ne dédaigne ni les copies,
ni les originaux.
Le comte a toujours eu une jolie écriture, et
s'est fait, à l'école des grands maîtres avec lesquels
il a eu des rapports, une rédaction à sa taille. Il
est petit et remuant. Il porte habituellement sur
son hobit le crachat de Saint-André, avec la mé-
daille delà campagne turque, manière très-adroite
de faire sa cour au héros de Varna. Les cartes
sont sa passion , et on dit qu'il y a perdu son âme;
mais il n'y a perdu que cela : ses mérinos pros-
pèrent à vue d'oeil.
Le comte Nesselrode est le chef du parti alle-
mand. Les deux tiers du personnel des affaires
étrangères sont composés d'Allemands: des Lipp-
mann , des Ostensacken , des Beck, des Molcke,
des Fuhrmann ; et la Russie est représentée, en
Angleterre, par un Brunow; en France, par un
Pahlen ; en Prusse, par un Meyndorf; en Autriche,
par un Médéme; à Stockholm, par un Kriidner;
à Berne, par un autre Kriidner ; à Hambourg, par
un Struve; à Copenhague, par un Nicolaï; à Dresde,
par un Schrôder; à Téhéran , par un second
218 LA RUSSIE
Médéme. Un jour que l'on conseillait au comte
Nesselrode de chercher a placer des Russes à l'é-
tranger, il répondit avec flegme : « Les Russes ne
m'ont jamais fait que des bévues. » Il s'agissait
alors de M. Kakoschkine, qui, en effet, paraît en
avoir commis à Turin. 3Iais qu'a donc fait 31. de
ÏSesselrode lui-même? Le traité du i5 juillet, une
bravade qui a tourné au ridicule; l'abandon de
la politique constante vis-à-vis de la Turquie. —
Nous avons trop à faire avec la Pologne pour nous
occuper de la Turquie, disent les diplomates rus-
ses. — Nos rapports avec la France sont compro-
mis.— Tel est le bon plaisir de l'empereur, ré-
pondent-ils. M. le chancelier n'y peut rien. — Nos
intérêts sont souvent sacrifiés à l'Angleterre. — Ce
sont des avances que nous faisons. — La Prusse se
plaint de nos procédés à son égard. — Le pays
avant tout, disent les créatures du comte. — Qui
vivra verra.
Le COMTE Benckendorf était un bon homme
dans toute la force du terme , car il était aussi bon
que borné. Pour parvenir, il a dessiné des frégates
dans l'album de l'empereur Paul, ce qui lui a valu
les aiguillettes d'aide de camp du tzar. Il était gé-
néral de division à favénement de Nicolas, qui le
mit à la tête de la police secrète , de cette ma-
chine infernale enfantée par la peur et la dé-
mence. Tout le monde s'accorde à dire que le
sous NICOLAS P^ 219
comteBenckendorffit, dans ce tristeposte, le moins
de mal possible, ce qui est un mérite négatif assez
grand. Mais un ami maladroit est pire qu'un en-
nemi intelligent, et le peu d'esprit du comte a
perdu bien des gens que des hommes plus péné-
trants auraient pu sauver, utiliser même.
Le litre officiel de l'emploi qu'occupait M. Benc-
kendorf est celui de chef du corps des gendarmes,
ce qui implique celui de chef des espions. L'empe-
reur a placé un officier supérieur de gendarmerie
dans chaque Yille de province, pour surveiller les
administrateurs et les administrés. — J'ai trouvé
là des hommes bien précieux, disait-il un jour au
piiuce Vassiltschikof. — Que n'en faites-vous donc
des gouverneurs? lui répondit le président du con-
seil. Il aurait pu dire aussi bien : Que ne les mettez-
vous au conseil de l'empire? Quand on charge des
prévaricateurs de surveiller des dilapidateurs, ils
font cause commune, et, pour rendre leurs bé-
néfices suffisants, ils doublent les extorsions.
C'est aussi ce qui arriva dans cette circonstance.
Les surveillants se mirent de pair avec les sur-
veillés, et furent bientôt de connivence avec tous
les employés qui s'engraissaient aux dépens des
sujets.Voici entre autres ce qui se passa à Novgorod.
Le gouverneur de cette province, M. Soukovkine,
commit tant de malversations, qu'elles parvinrent
à la connaissance de l'empereur, sans que les auto-
220 LA RUSSIE
rites compétentes en eussent été averties aupara*
\anl, grâce à la parenté de M. S* avec Klein michel,
déjà en grande faveur auprès de Nicolas. S. M. en
fit instruire M. BJoudof, qui avertit le comte de
Benckendorf. Le ministre de la police adressa aus-
sitôt une sévère réprimande au colonel des gen-
darmes de Novgorod, qui n'avait fait aucun rapport
sur les abus qui se commettaient dans le cercle de
sa surveillance. Celui-ci se trouva étie un Allemand,
et l'Allemand, comme dit le Russe, ne brûle ni ne
se noie. 11 alla se jeter aux pieds de la comtesse
Oilof, qui faisait alors ses dévotions dans un cou-
vent de Novgorod, et que la piété disposait à la
clémence. Le rusé colonel lui jura que sa bonté
d'âme le perdait, car c'était par bonté pure qu'il
avait fermé les yeux sur tous les abus qui se com-
mettaient dans la province. La comtesse éciivit à
son époux, et le pardon du colonel fut assuré.
Dans les derniers temps, le comte Benckendorf
n'avait plus ni mémoire, ni ardeur au travail. Il ne
lisait pas les lettres qu'on lui adressait, et oubliait
les choses les plus importantes : il a oublié des
hommes en exil et d'autres en prison. Le général
Doubelt était son factotum; celui-ci prenait des
deux mains: aussi a-t-on voulu, plus d'une fois, le
destituer; mais le comte Benckendorf ayant dé-
claré qu'il quitterait aussitôt le service, on a fermé
les yeux, en attendant que le comte en eût fait
sous NICOLAS P\ 221
autant ; puis , lui mort, on a oublié de les ouvrir.
On sait que le comte Benckendorf était directeur
de plusieurs compagnies de bateaux a vapeur et
autres, ce qui était pour lui une source de reve-
nus, et constituait aux entrepreneurs une protec-
tion plus ou moins illicite. Il ne dédaignait pas
non plus les petits présents faits adroitement. Il
y a tel collier d'émeraudes qui a valu un cordon
de Saint-Stanislas à M. L**; il y a certains dia-
mants , offerts à l'occasion d'une noce, qui ont valu
au comte B** la conservation de son titre de comte,
déjà fortement contesté. « Sa famille étant aussi
riche que puissante, il n'eût pas été bon de l'en
priver, » dit M. de Benckendorf à l'empereur; et
tout en resta là. Mais je ne m'appesantirai pas sur
ces petites misères, si répandues en Russie, oii
c'est déjà un mérite que de prendre peu ou de ne
recevoir qu'indirectement.
Le comte Benckendorf est mort au sein de la
religion catholique, grâce à l'influence magique
de madame Krûdner, à laquelle il consacrait, dans
les derniers temps, sa fortune, son temps et son
repos. Il s'était épris pour elle de cet amour de
vieillard qui ne finit qu'à la tombe, amour tout
platonique et tout malheureux qui accéléra sa fin.
Sa conversion, qui ne transpira qu'après sa mort,
scandalisa beaucoup l'empereur et la cour; mais
elle a, dit-on, sauvé un grand nombre d'innocents,
222 LA RUSSIE
devenus ses coreligionnaires. Madame Kriidner
l'appelait la meilleure âme du monde. Cette opi-
nion est devenue celle du pays entier, et je me
plais à ne pas la contredire pour ma petite part,
me rappelant surtout les torts que le comte peut
avoir eus à mon égard.
Le COMTE ORLOF,qui vient de remplacer le comte
Benckendorf, est un des intimes de Sa Majesté;
il doit sa carrière à la journée du \^. Chef du
régiment de gardes à cheval qui est caserne le
plus près du palais, il se rendit à sa tète le pre-
mier, sur la place d'ïsaac. Depuis, il fut comblé
de faveurs et de caresses. Un jour pourtant que
l'empereur lui frappait sur le ventre , le favori eut
la fantaisie de s'en formaliser, et de dire qu'il était
vieux, et qu'il avait besoin de repos. — « Qu'à cela
ne tienne, répondit le tzar; va où bon te semble.»
Orlof fut consterné; il redoubla aussitôt d'assiduité
et de prévenances auprès du monarque, qui oublia
cet incident, mais qui, dans une autre occasion,
disait : « Il n'y a d'indispensable pour moi que
Tscliernyschef. » Fait ministre de la police, le
comte Orlof a dit un mot profond : « Je ne com-
prends pas l'utilité de toute cette institution. »
Puisse-t-il en concevoir un jour toute l'inutilité,
et contribuer à l'abolir!
M. TscHERNYscHEF, miuistre de la guerre, doit
sa carrière à l'habileté avec laquelle il a exploité
sous NICOLAS P«. 223
les archives de France en 1811, et s'est procuré
les plans et les projets de la campagne de 18 12.
Fait général, il est entré à Cassel, et, depuis, il a
toujours dans la bouche : «Quand j'ai pris Cassel. »
A l'avènement de l'empereur Nicolas, il a dé-
ployé une cruelle énergie dans la persécution des
conjurés. Un officier, injustement accusé et fort de
sa conscience, s'emporta contre lui à un mouve-
ment de colère, et fut, pour cela, traité plus mal
que les coupables. 11 surveilla lui-même la con-
damnation du comte Tschernyschef, afin de s'em-
parer de ses biens. L'empereur alla le présentei- à
la mère de l'accusé , pour essayer de le lui faire
adopter; mais cette digne femme répondit qu'elle
recevait volontiers le général aide de camp de
Sa Majesté, mais qu'elle ne pouvait voir en lui un
parent. L'affaire fut alors portée au conseil de l'em-
pire, et , comme le secrétaire rapporteur ne pou-
vait trouver de loi à l'appui de la demande faite
pour le transfert des biens du comte Tscherny-
schef au général, un noble et spirituel membre
du conseil dit : « Cherchez bien, il faut que cela se
trouve. » Le secrétaire persistant dans son opinion,
le comte M^* ajouta : « Il y a une loi qui veut que
le bien du supplicié revienne au bourreau, »
faisant ainsi allusion à une loi anglaise qui lègue
au bourreau les bottes de celui qu'il a exécuté.
Déchu de ses espérances , Tschernyschef porta
224 LA RUSSIE •*
ses vues du côté du mariage. Trois femmes, qu'il
épousa l'une après l'autre, ont fait sa fortune. Le
titre de comte ne lui fit pas défaut, et il a été rem-
placé par celui de prince.
Le COMTE Cankrine était le seul homme d'État,
en Russie, qui possédât de la science et des con-
naissances, quoique un peu arriéré sur la partie
qu'il administrait. C'était un très-bon teneur de
livres; mais la chimie, la mécanique, la techno-
logie, lui étaient complètement inconnues. Le sen-
timent du devoir dominait en lui toute nationa-
lité allemande; il voulait réellement le bien de la
Russie, tout en ne négligeant pas ses propres
affaires, que son poste lui permettait de soigner
mieux qu'aux autres. On a reproché à Colbert sa
fortune ; permis de reprocher à M. Cankrine la
sienne, lors même qu'il laisse le soin de la dé-
penser à ses enfants. Il s'est amassé /joOjOOo
roubles de rente. « Tout y passera , dit-il ; mes en-
fants s'en chargent. »
Il était le partisan le plus chaleureux du ré-
gime prohibitif, en même temps que du système
industriel; elle développement fébrile qu'il a im-
primé aux manufactures ne rachète pas les souf-
fiances de l'agriculture, à latjuelle il avait refusé sa
sollicitude. Un cœur véritablement russe ne serait
jamais tombé dans cette erreur;, et aurait compris
que la Russie est, avant tout, un pays agricole.
sous NICOLAS 1". 225
La question du servage a trouvé en défaut la
science du ministre. Ses dispositions sur les mon-
naies n'ont été qu'un tâtonnement dans l'obscu-
rité, où , à force de tomber mal, il lui est arrivé
quelquefois de toucher juste. Il s'est pourtant
opposé aux dissipations de l'empereur avec une
persévérance que le tzar qualifiait d'entêtement,
sans pourtant oser trop le brusquer. Le mérite de
Mazarin a été de donner Colbert à Louis XIV. Le
comte Cankrine, en se donnant pour successeur
M.Vrontscbenko, a rendu un assez mauvais service
à la Russie.
Le COMTE Kleikmichel, comte par la grâce de
Nicolas, comme presque tous les comtes et prin-
ces quileservent, est une créature du comte Ara-
kblscbéiéf, et une créature ingrate envers son
ancien chef. Il a été le premier à lui tourner le dos,
dès que l'empereur l'eut abandonné. Aussi Arakhts-
cbéiéf, lorsqu'on est venu lui demander des ren-
seignements sur son ancien aide de canip, a ré-
pondu qu'il ne le connaissait pas. Comme pourtant
les plaintes qu'avait soulevées son administra-
tion parvenaient à ses oreilles, il s'écria : « Ne vous
plaignez pas trop, je vous donnerai mon Petrous-
cha;» et celui-ci en effet marche déjà à pas de géant
sur ses traces, autant dans la faveur du maître que
dans la haine du peuple. On assure que le
grand-duc Michel a dit au chef des voies et com-
i5
226 LA RUSSIE
munications, au moment où il venait de faire
fustiger des cadets et de les envoyer comme sim-
ples soldats au Caucase : « Vous avez fait une tache
au règne de mon frère. » La noblesse murmura
hautement pour la première fois ; les mères éle-
vèrent leurs voix, et reprirent leurs enfants à ce
bourreau.
Le secret des liens qui unissent cet homme à
Nicolas n'est pas autant dans la conformité de leurs
goûts et de leurs caractères, que dans des ménage-
ments réciproques. Il faut bien que le souverain
ait soin de celui qui a soin de ses maîtresses.
Le comte Rleinmichel est le fonctionnaire le
plus brutal de l'empire russe ; ce qui est beau-
coup dire pour un pays oii il y a tant de gens
qui se font une gloire de l'être.
Le palais d'hiver, si tyranniquement rebâti , a
édifié la fortune du comte , et le plafond de la
salle de Saint-Georges, en s'écroulant, ne l'a pas
entraînée. « Sois tranquille, lui dit l'empereur,
j'en porte seul la faute; je me suis trop pressé. »
Et comme il y avait un colonel qui, regardant le
plafond, laissait sortir de sa cravate une idée de
barbe , l'auguste monarque passa sur lui sa mau-
vaise humeur.
Les prédécesseurs de M. Kleinmichel , dans son
poste de chef des voies et communications, ont
été MIVI. TolletBétancourt, deux hommes de bien
sous NICOLAS 1^\ 227
et de talent, qui ont joui d'une haute estime dans
le public, mais qui n'ont pu faire adopter leurs
plans au gouvernement, si prodigue pour lui-
même, et si avare pour les objets d'utilité publi-
que. Voyant qu'avec huit millions il n'y avait pas
moyen de songer à doter la Russie de routes bien
faites, M. Bétancourt avait reporté toute sa sollici-
tude sur le corps des cadets confié à ses soins, et
l'avait organisé à l'instar de l'École polytechnique;
mais là aussi l'esprit allemand ne manqua pas de
prendre le dessus sur l'esprit français; etle prince
de Wirtemberg, qui prit la direction des affaires
après M. Bétancourt, remit le tout sur l'ancien
pied. Le comte de Toll a été auprès de Diebitsch
un chef d'état-major distingué, tantdansla campa-
gne de Turquie que dans celle de Pologne.
M.lecomteRissÉLEF, ministre des domaines, est
un des chefs de l'opposition russe, du parti libéral
et réformateur; opposition qui n'en est pas une,
libéralisme qui n'en a que le nom , réformes qui
manquent de plan. On le croit l'ennemi le plus
dangereux de l'empereur, tant ses mesures ont
pour effet inévitable le mécontentement, et pa-
raissent devoir amener des révolutions.
Libéral modéré, n'osant faire une opposition
ouverte, homme d'État médiocre, se trouvant sous
l'influence de principes si contraires, il ne peut
suivre une marche assurée. On ferait bien mieux,
i5.
228 LA RUSSIE
au lieu de voir dans ses mauvaises uiesuies des
arrière - pensées de révolution, de ne les attri-
buer qu'à la mauvaise foi de ses agents. Ce qui lui
faille plus d'honneur, c'est d'être le partisan de
l'émancipation des serfs ; mais le parti des anciens
Russes lui ferme la bouche, chaque fois qu'il lui
reproche de ne pas avoir de paysans. Les posses-
sions considérables de ses adversaires devraient
pourtant leur imposeï: un langage plus désinté-
ressé.
M. OuvAROF, ministre de l'instruction publi-
que, qui n'est pas encore comte , mais ne peut
tarder à l'être, est un homme qui ne manque ni
de connaissances ni d'esprit, mais qui pèche par
le cœur. Son amour-propre et sa vanité n'ont d'é-
gale que l'enNie qu'il porte à tous ceux qui avan-
cent plus vite que lui. « Moi et l'empereur nous
avons décidé, »dit-il à tout bout de champ; puis,
se reprenant, il recommence : « L'empereur et moi
nous avons pensé. » La natioiutlité et rautocratie
sont la devise de son administration. 11 est aussi
dévoué à l'absolutisme qu'il a été libéral autrefois:
il l'est même beaucoup plus. M. Ouvarof est trop
bon philologue pour être savant dans les autres
branches de l'instruction, ce qui ne l'empêche pas
de dicter ses lois en maître souverain à la méde-
cine comme à la jurisprudence. — «Vous avez tort
de vouloir professer l'économie politique, disait-il
sous NICOLAS P\ 229
à M. Tsch...; réconomie politique n'est pas une
science: vous devriez plutôt vous charger de l'his-
toire. » Il est juste de dire que, malgré tout, le
ministère de M. Ouvarof a été utile à l'instruc-
tion publique, surtout sous le rapport du haut
enseignement.
On a d'ailleurs la tâche facile, quand on vient
au ministère apiès un Schichkof. Voici ce qu'on
lit dans les Mémoires que ce dernier a laissés : Il
allait à Moscou avec l'empereur Alexandre; et
comme celui-ci s'était éloigné de l'équipage, le
ministre, resté seul , se prit à contempler le ciel.
11 y distingua, dit-il, deux nuages, dont l'un res-
semblait, par sa forme, à un dragon tel quon le
représente sur le papier, eiVsiUUe à une écrevisse.
Les deux nuages marchèrent l'un sur l'autre, et
entamèrent un combat acharné ; le dragon fut
rompu. Le ministre y vit l'image de la guerre qui
venait de commencer (c'était en 1812); mais des
deux parties belligérantes lacpielle devait être l'é-
crevisse? « Évidemment la Russie, s'écrie-t-il, car
les deux motscommencent en russeparlalettre/. »
Le PRINCE VoLKHOiysKY, ministre de la cour,
a été l'ami et le souffre-douleur de l'empereur
Alexandre, qui poussait souvent la familiarité jus-
qu'à le traiter on ne peut plus mal. Un jour qu'on
lui servit de mauvais thé, il fit avaler au prince
toute la bouilloire. Une autre fois que M. de VV)1-
230 LA RUSSIE
khonsky s'exprimait avec dédain sur le compte des
dames polonaises, le chevaleresque Alexandre, qui
aimait alors madame Naryscbkine, née princesse
Czetwertinski,lui riposta par un soufflet ; et à Pa-
ris, en i8i4, au moment de son départ, comme on
lui présenta une voiture mal attelée, le tzar gronda
le prince comme un palefrenier.
L'anecdote suivante donnera au lecteur une
idée de l'administration du prince Volkbonsky en
particulier, et de celle du gouvernement russe en
général. Une bague disparut de la caisse aux bi-
joux. On demanda à la sentinelle si elle n'avait vu
entrer personne- dans la pièce où le vol avait été
commis , et si , dans le cas oii il serait venu quel-
qu'un , elle reconnaîtrait la personne qui était
entrée. Sur sa réponse affirmative, on fit circuler
le soldat dans le ministère, et il n'eut pas de peine
à désigner l'employé qu'il avait vu entrer. Le
prince Volkbonsky frappa ce malbeureux, et le
cbassa du service, avec un ceitificat qui portait en
propres termes :« Renvoyé pour soupçon de vol.»
La carrière du jeune bomme se trouvait ainsi rui-
née à jamais; sa famille et lui étaient déshonorés
pour toujours. Le bonheur voulut qu'il eût pour
père un général en retraite, bomme de caractère et
de principes. Celui-ci écrivit sur-le-champ une let-
treà l'empereur, où il lui disait que, n'ayant pas de
preuves du crime de son fils , il ne savait s'il devait
sous NICOLAS P". 231
le chasser de sa présence, ou le sener sur son
cœur. Il priait, en conséquence ,' le souverain , non
comme tzar, mais comme père, d'ordonner une
enquête sur cette affaire. Il levétit son uniforme,
et alla remettre sa lettre à Nicolas, à la garde mon-
tante. On reconnut alors que le voleur de la bague
était un suisse de l'iiôtel. L'empereur prit le jeune
employé à sa chancellerie; mais le prince Vol-
khonsky fut conservé dans son poste.
Le fait suivant prouvera une fois de plus com-
bien les ministres eux-mêmes , en Russie, sont
peu désintéressés.
Un marchand de châles persans, à Moscou, est
mandé chez l'iujpératrice, pendant son passage
dans celte ville. Elle choisit deux châles, s'en-
quierl du prix, et ordonne qu'on les achète. Les
châles furent pris; mais le marchand ne reçut
qu'avec peine une partie de son argent. On lui
imposa un rabais forcé. M. R**, bijoutier de la
ville, eut à se plaindre d'un procédé analogue de
la part du ministre de la cour.
M. PÉROvsKY marquera honorablement dans
les annales de l'administration russe; il l'em-
porte de beaucoup sur tous ses prédécesseurs,
par son activité comme par son ardeur pour le
bien. Son entrée au ministère de l'intérieur a été
signalée par de louables dispositions. Il a fait une
razzia utile contre les gouverneurs , et en a rem-
232 LA. RUSSIE
placé beaucoup assez heureusement. Il s'était pris
corps à corps avec l'indigne police de Saint-Péters-
bourg, et n'a lâché prise que devant la protec-
tion impériale : ce qui a valu à M. Kakoschkine le
nom de Cachecoqaiii. Les agents du ministère
avaient découvert à Pétersbouig l'existence d'une
bande de voleurs, de plusieurs centaines d'hom-
mes. M. Pérovsky demandait le renvoi de M. Ka-
koschkine; mais S. M. se contenta de réprimander
celui-ci, et répondit au ministre que c'est grâce
au grand-maître de police qu'elle dort tranquille
depuis vingt ans. Les malfaiteurs furent punis,
mais des intrigants surent persuader à l'empereur
qu'il avait sévi contre des innocents. Le crédit et
le zèle de M. Pérovsky en essuyèrent une grave
atteinte.
De tous les choix que Nicolas a faits pour le
ministère de l'intérieur, celui de M. Pérovsky
paraît le plus heureux, M. Lanskoi était un homme
nul; M. Zagrévsky un homme borné, qui, lors du
choléra à Moscou, faisait soumettre à la fumiga-
tion les bariques de thé. 11 réveillait ses employés
pour des ordonnances importantes^ qui prescri-
vaient un nouveau mode d'essuyer les plumes.
Son successeur, M. Bloudof, a été un ministre intel-
ligent et probe, mais sanssysièmeet sans énergie,
quoiqu'on lait accusé d'être allé jusqu'à la cruauté
dans la rédaction du compte rendu du comité
sous NICOLAS V\ 233
cliargé de l'enquête sur les conjurés deiiSaS, travail
qui lui a fait faire une carrière brillante. Il a depuis
remplacé le comte Spéransky à la rédaction des
lois, sans remplir la lacune qu'a laissée la mort
de ce digne homme, le seul légiste savant de la
Russie. Le comte Strogonof, qu'on appela à la
placedeM. Bloudof, et qu'on faisait passer pour une
tête forte, se montra plus que faible. Déjà, dans
le temps où il avait été général-gouverneur de
Kharkof, il avait donné plusieurs preuves d'in-
habileté, mais qui passèrent inaperçues, grâce à la
faveur de Bloudof. Un jour l'empereur lui désigna
une rue de Kbarkof qu'il aurait voulu voir dis-
paraître: le comte Strogonof fit mettre aussitôt à
chaque maison des placards qui désignaient l'épo-
que où elle devait être rasée, ou remplacée par une
autre. Il n'écouta ni plaintes ni prières, et fit exé-
cuter ses dispositions à la lettre. Le fait qui amena
son éloignement mérite d'étie raconté. Un ex-
officier de la garde réclama la protection du
grand-duc Michel poui- une place de gorodnitschi.
Son Altesse lui donna une lettre de recomman-
dation pour le comte Strogonof, qui , ayant con-
sulté ses registres, déclara ne pas avoir de place
vacante. Mais l'officier ne se découragea pas, et
eut recours au chef de la chancellerie du mi-
nistre; celui-ci fut d'avis que,pour cinq mille rou-
bles, il se trouverait un emploi disponible. Lof-
234 LA RUSSIE
ficier alla instruire le grand-duc du résultat de sa
démarche, et S. A. lui fit toucher les cinq mille
roubles sur sa propre cassette. Le même soir, ren-
contrant M. Strogonof au palais, il lui apprit com-
ment il était devenu son créancier; puis il ins-
truisit l'empereur de tout ce qui venait de se
passer. Sa Majesté s'écria qu'elle aimait mieux
avoir à son service des hommes d'esprit qui vo-
lent, que des individus qui laissent voler sans s'en
apercevoir. Il se refroidit aussitôt pour son mi-
nistre, qui lui demanda un congé de quatre
mois. — De quatre ans si tu veux, lui répliqua
l'empereur. Ce fut alors que M. Strogonof solli-
cita le poste d'ambassadeur à Vienne. Nicolas lui
répondit que c'était lui seul qui désignait les titu-
laires à de tels emplois. Le ministre ne se fit pas
expliquer ce refus plus ou moins poli, plus ou
moins spirituel , et se retira à Paris , où on le
voit suivre assidûment des cours publics : mieux
vaut tard que jamais. Il est vrai que ces cours
sont des cours de médecine.
Le piiiNCE Menschikof, ministre de la marine,
est plus spirituel et riche que profond et indépen-
dant. On le voit des heures entières attendre le
comte Kleinmichel pour le consulter sur la tenue
de jour pour les marins. Le comte est une auto-
rité en cette matière, qui est le côté faible de
l'empereur; et l'esprit de Menschikof lui fait tant
sous NICOLAS l'\ 235
d'ennemis, qu'il lui faut bien rechercher l'appui
des forts. M. de Nesselrode est son plus grand
adversaire.
Le COMTE Panine a été trop bon diplomate pour
un bon ministre de la justice; mais le général
Protassof présidant le synode, M. Panine peut
d'autant mieux siéger au sénat, qu'on ne lui con-
teste ni de l'aptitude ni de l'ardeur au travail; ce
n'était pas précisément le fort de son prédéces-
seur, M. Daschkof, qui se faisait un devoir de
ne pas importuner l'empereur.
Le PRINCE Vassiltschikof, prince de par Ni-
colas, président du conseil de l'empire et général
en chef, est un homme bien intentionné; mais il
n'a qu'une faible influence sur l'empereur, qui ne
se laisse conseiller, du reste, par personne. — «H y
a quinze ans que je règne, il est trop tard pour
m'apprendre à gouverner,» répondit INicolas un
jour que le prince le priait de modifier une me-
sure aussi sévère qu'injuste. Son prédécesseur,
le comte Navassiltzof, ancien curateur de l'u-
niversité de Vilna, a laissé après lui une triste mé-
moire. Il n'a pas craint, à Vilna, de compromettre
des innocents pour s'élever, et de provoquer
des complots pour avoir !a gloire de les déjouer.
M. Paskévitsch , comte d'Érivan, prince de
Varsovie, a un nom européen et une réputation
militaire incontestable. Sa campagne de Perse est
236 LA RUSSIE
admiralile, et celle qu'il a faite dans la Turquie
d'Asie est une critique amèie de la guerre faite
de ce côté du Bosphore. Il est vrai que, dans ces
deux pays, il a eu affaire à des troupes peu aguer-
ries. Le bonheur est certes pour beaucoup dans
ses exploits; mais, comme le disait Souvorof, à
qui l'on reprochait aussi de n'être qu'heureux,
le mérite doit bien être pour quelque chose dans
des victoires suivies. Il a fallu avoir recours à Pas-
kévitsch pour achever la guerre de Pologne, et
son arrivée seule releva l'espiit de l'armée.
Les fautes commises par les Polonais sont évi-
dentes; mais elles n'ôtent que bien peu au mérite
de Paskévitsch, qui a su les utiliser comme il a su
réparer les siennes. Devenu lieutenant de la Po-
logne, il a été assez heureux, dans ce poste, pour
modérer les cruautés de son maître.
Yermolof a été un des meilleurs' généraux de
la Russie. C'est lui qui a fait les plans de Borodino
et de Koulm, des deux batailles qui ont fait le
plus d'honneur aux armes de son pays. Soit qu'il
ait eu avec ISicolasdes différends à Paris en i8i4,
où l'on assure qu'il remit à sa place le grand-duc,
qui se mêlait d'une revue où il commandait en
chef,en lui adressant cesparoles énergiques: «Vous
êtes assez jeune pourapprendre, et pasassezvieux
pour enseignei'; » soit ([u'il ait mis peu d'empres-
sement à faire prêter serment à Nicolas par son
SOLS NICOLAS I". 237
corps d'armée: soit enfin par une consé([uence
de la victoire du parti allemand, qui , après la ré-
volte de 1825, l'a emporté sur le parti russe, qui
comptait Yermolof parmi ses chefs, il est de fait que
le brave général tomba en disgrâce. Paskévitsch
fut d'abord envoyé pour surveiller sa conduite, avec
des droits égaux. Yermolof voulut le perdre, etl'en-
voya avec une division contre tout le corps d'Abaz-
Mirza, le suivant avec le gros des troupes, prêt à
réparer l'échec qu'aurait dû essuyer son lieute-
nant. Il n'en fut rien. Paskévitsch battit les Perses,
et Yermolof fut rappelé. Moscou le lecut avec en-
thousiasme; mais il fut assez impolitique pour
reprendre l'uniforme, et la popularité le quitta.
Brave, habile, national, libéial par mécontente-
ment autant qu'il avait été despote dans son ad-
ministration, il resta un reproche vivant adressé
à l'empereur. Une sorte de remords lui fit envoyer
le cordon de Saint-André, lors de l'érection du
monument de Koulm.
238 LA RUSSIE
XI.
DES CLASSES DU PEUPLE.
DE LA NOBLESSE.
Il y a deux espèces de noblesse en Russie : la
noblesse héréditaire et la noblesse personnelle. La
première est acquise au grade d'officier dans l'ar-
mée ; dans le service civil, à la huitième classe,
qui équivaut au rang de major; elle peut être
conférée par l'empereur, comme elle est aussi at-
tachée à certains ordres qui se donnent aux nobles
personnels ou aux nieuibres du clergé ; les mar-
chands ont été privés de cette prérogative par le
décret du 3o octobre [826.
Les officiers, en passant au service civil avec
un grade inférieur à la huitième classe, conser-
vent leurs droits de nobles héréditaires.
Les enfants nés avant la promotion de leur père
à la noblesse héréditaire sont nobles , toutes les
fois que le père acquiert la noblesse par un grade
ou par un ordre. S'il la reçoit de la faveur de
l'empereur, l'acte de collation doit indiquer, d'une
manière spéciale, si elle doit remonter aux enfants
sous NICOLAS V\ 239
déjà nés. Celui dont le père et le grand-père ont
servi, chacun au moins vingt ans, dans des grades
qui donnent la noblesse personnelle , a droit à la
noblesse liéréditaire.
Celle-ci se divise en six degrés : i° les nobles
avec des titres de prince , de comte et de baron ;
2*^ les familles anciennement nobles; 3° les nobles
militaires; 4° les nobles de la huitième classe;
5** les nobles de création impériale; et 6** les no-
bles étrangers.
La noblesse personnelle est attachée , dans le
service civil , aux grades inférieurs à la huitième
classe, ou bien elle se confère par une nomination
de l'empereur. L'ordre de Saint-Stanislas la donne
aux membres du clergé catholique et aux Basch-
kires.
Dans les derniers temps, l'empereur Nicolas a
voulu rehausser la noblesse, en ne conférant l'hé-
rédité qu'à la cinquième classe dans le service ci-
vil ; mais, en limitant le service du soldat à quinze
ans dans la garde, et celui du bas-officier à douze
ans, il a rendu plus facile l'accès du grade d'offi-
cier, et par conséquent de la noblesse héréditaire.
On est devenu , il est vrai, plus exigeant pour les
examens des candidats; mais la faculté laissée à
ceux-ci, pendant un certain temps, de choisir entre
l'épaulette d'officier et une pension de 34o à
5oo roubles assignation par an , n'a pas peu con-
240 LA RUSSIE
tiibué à discréditer la iiol)lesse; le nombre de
ceux qui préféraient l'argent à l'anoblissement de-
vint si grand , qu'on dut supprimer cette dispo-
sition. L'accès en a d'ailleurs été rendu plus facile
encore pour les grades civils, par ce qu'on a fait
pour favoriser sous le rapport de l'avancement les
licenciés des universités.
L'institution actuelle de la noblesse russe est
toute révolutionnaire. Que Pierre ait voulu forti-
fier son pouvoir ou relever lé peuple en affaiblis-
sant la noblesse, il n'est pas moins certain qu'il a
révolutionné le pays, et préparé le règne de l'éga-
lité. Pour cela il avait deux moyens à prendre :
détruire les droits de la noblesse, ou les générali-
ser en les rendant d'un accès plus facile. 11 a pré-
féré le second plus souvent qu'il ne s'est servi du
premier; et depuis, ses successeurs n'ont fait que
continuer sa politique, sans en comprendre la
portée.
La noblesse est actuellement tombée dans l'opi-
nion publique ; et si elle ne sert plus de digue au
pouvoir, elle ne lui sert pas non plus d'appui.
Envahie par le peuple, elle a été minée dans sa
base; et ses richesses se dissipant de jour en jour,
elle perd le dernier prestige de sa puissance. Tou-
tes les terres sont engagéesàla couronne, etl'exis-
tence du servage paralyse le développement de
la richesse. Le jour où tout le peuple sera devenu
sous ISICOLAS I". 241
noble, ou seulement lorsque le nombre des nobles
sera immense, ce jour, la noblesse aura fait place
à la démocratie. Que deviendra alors le trône?
La noblesse russe a la faculté d'entrerau service
public sans pouvoir y être forcée, à moins d'un
décret nominal de l'empereur.
Les nobles ont le droit d'aller à l'étranger avec
des passe-ports , et d'y pren d re du ser v ice , avec l'a u-
torisation du gouvernement; mais ils sont obligés
de rentrer sans délaidans le pays, au premier appel.
Tout noble retiré du service peut porter l'uni-
forme du gouvernement oii il est inscrit.
Le noble ne peut être privé, sans jugement, de
la vie, de l'honneur, ni de ses biens; il doit être
jugé par ses pairs ^, et la sentence doit être con-
firmée par l'empereur.
Le noble est affranchi de toute peine corporelle
avant comme pendant le jugement, et ne peut y
être soumis que pour un fait postérieur à celui
qui l'a privé de la noblesse.
Les crimes qui entraînent la perte de ses droits
sont ceux de trahison, de vol et d'assassinat.
Le noble russe est exempt des impôts person-
nels et du recrutement. Ses maisons de campagne
ne peuvent être occupées par des troupes.
* Il est dérisoire d'appeler des juges ordinaires des em-
ployés anoblis par d'anciens nobles.
16
242 LA RUSSIE
Le noble héréditaire a le droit d'établir dans ses
propriétés toute espèce de fabriqueset d'industrie;
il peut le faire également dans les villes, en s'ins-
crivant dans une guilde. A cette condition , il est
admis à faire aussi tout genre de commerce.
Il peut acquérir des biens-fonds avec des serfs,
mais il ne peut posséder des serfs sans avoir des
terres.
Les affranchis devenus nobles héréditaires ne
peuvent, avant la troisième génération , acquérir
les biens dans lesquels ils ont été inscrits eux-
mêmes comme serfs; et, dans le cas où un tel bien
tomberait à l'un d'eux en héritage, il doit être
placé immédiatement sous tutelle, ou vendu dans
les six mois.
Excepté les Tatares anciennement établis, il n'y
a que les chrétiens qui aient droit de posséder des
serfs chrétiens.
Le bien d'esclaves qui échoit à un noble per-
sonnel passe à la couronne, qui en paye un prix
fixé par âme, selon les différentes provinces. Il
est payé en outre 5o roubles argent pour toute
femme mère de famille '.
Comme on le voit, tous ces droits sont négatifs
plutôt que positifs, et ne donnent rien de plus que
' En Russie, les femmes ne sont pas comprises parmi les
âmes qui appartiennent aux nobles.
sous NICOLAS V\ 243
ce qui, dans les pays civilisés, appartient à tout
le monde ^. Il ne faut rienmoins (jue la naïveté de
la législation russe pour énumérer, dans ses codes,
des droits comme ceux que nous venons d'indi-
quer. Aussi ne pourront-ils, avec le progrès de la
civilisation , rester l'apanage exclusif d'une classe ;
le temps en fera table rase. Les distinctions d'hom-
mes libres et de serfs une fois abolies , les privi-
lèges des nobles disparaîtront et deviendront le
patrimoine de la nation entière, comme ils sont
celui de l'humanité. — « Les droits de la noblesse,
disiait un jour un professeur russe célèbre, qui au-
rait pu être un écrivain distingué aussi bien qu'il
est devenu un haut fonctionnaire, les droits de
la noblesse russe consistent à entrer au service, si
on veut bien l'y admettre; à le quitter, si on veut
la laisser partir; à aller a l'étranger, si on lui donne
un passe-port; à acheter des biens-fonds, si elle a de
l'argent. » El ces droits sont les mêmes pour les
descendants de Rurick ou de Guidemine, et pour
le dernier parvenu.
La noblesse de chaque gouvernement forme un
corps séparé, et a la faculté de s'assembler pour se
(i) Le dernier chiffonnier en France peut, s'il le veut,
prendre du service, en sortir à son gré, voyager avec un
passe-port à l'étranger ; il peut, s'il en a le moyen, acheter d«s
nègres dans les colonies; il est exempt des peines corpo-
relles, et ne peut être non plus puni sans jugement.
i6,
244 LA RUSSIE
concerter sur ses intérêts communs. Ces sortes
d'assemblées ont lieu par gouvernements et par
districts, et elles sont ordinaires ou extraoïdi-
naires.
Les assemblées ordinaires, pour les gouverne-
ments, se tiennent tous les trois ans, babituel-
lement du mois de décembre au mois de janvier.
Celles des districts les précèdent de trois mois.
Le droit de siéger dans ces assemblées, avec
voix délibérative , appartient aux nobles bérédi-
taires qui ont au moins cent paysans ou 3ooo des-
siatines de terre labourable. Ceux qui ont 5o pay-
sans, au moins, peuvent y assister, mais non
délibérer. Les colonels ou conseillers d'État , et
les fonctionnaires investis de grades supérieurs
n'ont besoin que de cinq seifs pour être élec
leurs. Dans les gouvernements des deux capita
les, de la Tauride et d'Astraban, les nobles pro
priétairesde maisons ou de biens de campagne^ etc.
qui leur rapportent au moins 600 roubles argent
prennent une part active aux assemblées. En ou-
tre , on ne peut en être membre avant l'âge de
21 ans révolus, et si l'on n'a acquis au moins la
quatorzième classe au service actif.
Le noble qui possède en même temps, dans
plusieurs gouvernements ou districts, les proprié-
tés requises pour avoir droit aux élections, y par-
ticipe dans cbacun de ces gouvernements ou dis-
sous NICOLAS I". 245
tricts. Celui qui a, dans difféients gouvernemenls
ou districts, de petites parcelles de propiiélés, qui
réunies forment loo paysans ou 3ooo dessialines,
a le choix du lieu où il veut exercer ses droits d'é-
lecteur.
Les petits propriétaires ont la faculté de mettre
leur avoir en commun, jusqu'à ce que la quantité
des terres ou des paysans possédés réponde à
celle qui est exigée par la loi ; et alors ils envoient
à l'assemblée un représentant.
Les tuteurs et possesseurs viagers de propiié-
lés dont l'imporlance satisfait aux conditions
fixées par la loi, peuvent prendre part aux assem-
bléess'ilsrenjplissentlesautres conditions voulues.
Le père peut se faiie représenter par un fils, et
la femme par un de ses parents, ou même par un
étranger noble.
Les nobles qui ont été chassés du service ou
mis en jugement pour ciime, sont privés du droit
de siéger à l'assemblée.
L'assemblée de la noblesse a le droit d'avoir
une maison à elle, un secrétaire , des archives et
un sceau.
Les assemblées de gouvernement ont pour mis-
sion d'élire aux différents emplois qui sont de
leur ressort , de débattie les intérêts de leur gou-
vernement, et de présenter leurs opinions au
gouverneui-, au ministre de l'intéiieur et à i'cm-
246 LA RUSSIE
pereur lui-même, auquel ils peuvent adresser
des suppliques en mains propres. Elles ont à faire
choix de trois députés, pour le cas où le pouvoir
croirait nécessaire de les mander auprès de lui ,
afin de conférer sur les plaintes et les demandes
de la noblesse. Ces assemblées peuvent, après en
avoir reçu l'autorisation , envoyer des députés au-
près de l'empereur, pour lui rendre grâce des droits
et des privilèges qu il aurait octroyés à la noblesse.
Les assemblées de chaque gouvernement , et
particulièrement le maréchal et les députés, sont
chargés de vérifier les titres des nobles de la pro-
vince, et de veiller sur le livre de la noblesse.
L'assemblée de la noblesse ne peut, en aucun
cas, comparaître devant les tribunaux, et ne s'y
défend que par des délégués.
Sicile prenait des décisions contraires aux lois,
elle encourrait une amende de 1 5o roubles argent;
le maréchal du gouvernement paverait en sus
60 roubles, et les maréchaux de district 3o rou-
bles argent.
Le chef du gouvernement ne peut en faire par-
tie, quand même il aurait des propriétés dans la
j)rovince même. Le procuieur du gouvernement
doit y assister simplement pour donner les éclair-
cissements nécessaires sur les lois, mais il nepeut
prendre une part active aux travaux.
Les maréchaux des gouvernements , comme
sous NICOLAS P\ 247
ceux des districts, élus par les assemblées de la
noblesse, dans chacune de ces circonscriptions ,
ont pour mission d'ouvrir, de présider et de clore
les assemblées dont ils émanent , d'y maintenir
l'ordre, de leur faire part des volontés et des dis-
positions du pouvoir central, et d'administrer les
sommes appartenant à la noblesse selon ses dis-
positions. Ils reçoivent le serment des employés
élus par la noblesse , et sont membres du bureau
du recrutement.
Les maréchaux des gouvernements ont en outre
à délivrer les certificats nécessaires aux nobles qui
voudraient entrer au service, et « Unir prêts les
chevaux de renfort nécessaires à l'usage de la fa-
mille impériale. Ils prennent part à la mise en tu-
telle des biens des nobles qui maltraitent leurs
serfs, qui seraient par trop prodigues, ou qui s'é-
loigneraient de la religion orthodoxe.
La noblesse de chaque district désigne un dé-
puté pour \ assemblée des députés^ qui ne relève
que du sénat, et est présidée par le maréchal du
gouvernement. Celle-ci est chargée de la formation
du livre nobiliaire ; elle y ajoute les personnes qui
lui auraient fourni les preuves irrécusables de leur
noblesse , délivre les diplômes et en donne avis à
la géroldie, qui révise ses décisions. Elle parti-
cipe aussi à la mise en tutelle des propriétés des
nobles.
248 LA RUSSIE
Lors de l'assemblée générale, la noblesse de
chaque district cboisit un maréchal de district , le
juge du ressort, un ispraviiik , les juges des deux
tribunaux, et les inspecteurs des magasins de blé.
Elle a aussi à élire des candidats aux charges qui
sont distribuées par tout le gouvernement. Ce sont:
le maréchal du gouvernement, les présidents des
cours criminelle et civile, le juge de paix, le cu-
rateur du gynmase, qui est aussi celui des écoles;
les adjoints des trois tribunaux pénal, civil et de
paix ; le secrétaire de la noblesse, et les membres
de la commission de la bienfaisance publique.
L'élection du maréchal du gouvernement se fait
parmi les anciens maréchaux, en commençant par
le titulaire actuel , les maréchaux de district an-
ciens ou en exercice, et les présidents des cham-
bres. Si ceux-ci refusent, la noblesse est libre de
choisir un nouveau candidat. On vote sur chaque
candidat par des boules pour ou contre.
Les assemblées de gouvernement peuvent, à la
majorité des deux tiers des voix , exclure tout
noble qui a été flétri par un jugement (juelconque,
ou qui a commis un acte déshonorant, avant
même qu'il n'ait étéjugé. On ne peut appeler d'une
telle décision qu'au sénat , et dans le cas seulement
d'irrégularité dans le scrutin.
Les membres qui ont réuni le plus de voix,
après les élus aux différents postes , deviennent
sous NICOLAS I". 249
des suppléants natuiels pour chacune de ces fonc-
tions, et s'appellent candidats.
Les maréchaux des districts peuvent être choi-
sis parmi les nobles héréditaires qui ne réunis-
sent pas, comme propriétaires, les conditions de
l'éligibilité; et, une fois qu'ils ont passé trois ans
dans celte charge, ils acquièrent le droit de pren-
dre part aux assemblées.
Les présidents des deux cours peuvent être élus
parmi les nobles étrangers au gouvernement. Ils
doivent avoir occupé les postes d'assesseurs, un
emploi équivalent à la sixième classe, ou bien
appartenir à la septième.
Les nobles personnels peuvent être élus aux
places d'adjoints, et, faute d'autres aspirants, à
celles d'ispraçniks.
Les postes judiciaires ne se renouvellent que
tous les six ans, les autres à chaque assemblée de
la noblesse.
Le maréchal du gouvernement et le curateur
des écoles doivent être confirmés par l'empe-
reur.
Tout noble a le droit de déclarer à l'avance
qu'il n'acceptera point telle ou telle place. Celui
qui a occupé un poste supérieur ne peut être, sans
son consentement, investi d'un emploi inférieur.
Dans les gouvernements d'Archangel, d'Olo-
netzk, de Viatka, de Perm, et dans tous ceux de la
250 LA RUSSIE
Sibérie, il n'y a pas d'élections, à cause du trop
petit nonil:>re de nobles résidant sur les lieux.
Quelque limités que soient les droits des assem-
blées de la noblesse, le cercle d'activité dévolu à
certains postes, qui sont à leur nomination, est
assez étendu pour que cette institution puisse être
utile, si elle était convenablement exercée; mais
la défaveur qui s'attache au service public en Rus-
sie est telle, et les principes de déloyauté y ont pé-
nétré si profondément, que les postes inférieurs
sont considérés comme une flétrissure. En \ain
des patriotes généreux ont voulu se dévouer
pour les relever dans l'opinion; ils ont échoué
dans leur tentative, et ont dû les abandonner à des
gens qui n'ont d'autres moyens d'existence que
les dilapidations inséparables, en Russie, de tout
emploi public.
Les charges de présidents des deux cours sont
rarement occupées j)ar despersonnes élues au sein
de la noblesse, où l'on en trouve peu qui réunis-
sent les conditions voulues pour ces postes; et, la
plupart du temps, c'est le gouvernement lui-même
qui les fait occuper par des fonctionnaires de son
choix. Des malversations ayant été constatées dans
le gouvernement de Novgorod, Nicolas a lancé,
l'année dernière, un décret outrageant pour tout
le corps de la noblesse : il disait que, si elle ne
savait pas faire un usage convenable des droits
sous NICOLAS I". 251
qu'il lui avait roiicéck's, il les lui retirerait. Le geai
séparait là des plumes du paon. Ce n'est pas Nico-
las, mais Catherine II, qui a accordé le droit d'é-
lection à la no])îesse. Qu'arriverait-il, si les no-
bles qui occupent certains postes d'administra-
tion intérieure, étaient remplacés par des agents
du gouvernement ? Le bien que font encore les
premiers seiait détruit; la vénalité et la paitialité
passeraient toutes les bornes, et le peu de pro-
bité qu'on doit à la présence des nobles, dans les
emplois, disparaîtrait. Tant que le gouvernement
ne sera pas devenu moral, et que ses agents ne
seront pas indépendants, on ne peut songer qu'à
étendre la part des nobles dans l'administration;
et l'on ne doit s'appliquer qu'à relever les fonc-
tions qui leur sont dévolues.
Pour se faire une juste idée de la noblesse
russe, il ne f;Hidrait pas la confondre dans un en-
semble , uîais distinguer plusieurs catégories.
Les hommes de cour et les fonctionnaires n'ont
rien de commun avec la noblesse propreoient
dite. Leur vie est réglée d'en haut; leur esj)rit est
rétréci par l'étiquette de la cour ou la routine de
leur emploi; leur cœur ne bat pas à l'aise dans
leur uniforme étroit, ou sous le poids des décora-
tions. Dans la province , on trouve des gens qui
tous, après avoir servi plus ou moins longtemps
et occupé des postes plus ou moins importants,
252 LA RUSSIE
ont abandonné cette carrière , soit par nécessité,
soit par goût pour la vie rurale, ou bien simple-
ment pai- aversion pour le service public. Les uns
s'occupent avec succès de leurs terres plutôt que
de leurs serfs; les autres se sont volontairement
exilés et retirés du monde, dans l'espoir chanceux
d'un meilleur avenir. A côté d'eux, on rencontre
une nuée de petits seigneurs qui n'ont jamais
quitté la province, qui ont servi, soit à l'intérieur,
soit dans les régiments de ligne, et ne se sont ja-
mais affranchis des préjugés enracinés dans leur
caste. L'ignorance la plus crasse s'allie souvent
chez eux à des principes d'une moralité plus qu'é-
quivoque. Des exceptions se rencontrent toute-
fois dans les deux catégories, et l'on trouve parfois
des cœurs chaleureux parmi les fonctionnaires,
des esprits éclairés parmi les propriétaires.
La noblesse russe est la tète et le cœur de la
nation; elle est même la nation tout entière; car,
malheureusement encore, elle seule a des droits,
quoique illusoires, tandis que le reste du peuple
n'a quedes obligations. C'est dans ses rangs que se
trouvent les gens les plus civilisés et les plus dis-
tingués sous tous les rapports. Jusqu'ici sa seule
vertu était un patriotisme qui s'est révélé, autant
par de grands sacrifices, lors des guerres nationa-
les, que par un dévouement aveugle au trône,
qu'elle considère comme la seule garantie du bien-
sous NICOLAS P\ 253
être public et privé. La liberté sera nécessairement,
pour elle, la première conséquence et l'effet im-
médiat de la loi du progrès. Déjà, en iSaS, plus de
cent nobles se sont sacrifiés pour cette sainte cause.
La littérature et l'armée doivent à la noblesse
leurs premières illustrations. Les Pousclikine
et les Karamzine , les Souvorof et les Koutouzof
étaient nobles, avant de devenir de grands auteurs
ou de grands capitaines. C'est sur la noblesse que
doit donc reposer l'espoir des réformes nécessai-
res à la Russie ; car c'est bien moins d'elle que du
gouvernement que vient tout obstacle au déve-
loppement de la nation.
Il faudrait aussi distinguer la noblesse selon les
différentes provinces. Les Allemands n'ont rien de
commun avec les Russes; les petits Russiens ne
leur ressemblentguère plus. La noblesse desprovin-
ces delà Baltique (je parle de celle qui aime mieux
s'occuper de ses intérêts et de ceux du pays que de
briguer, à la cour, des distinctions qui exci-
tent la jalousie des nationaux), la noblesse alle-
mande, dis-je, a le sentiment de sa dignité, une
civilisation vraiment européenne, des mœurs et
des usages honorables. L'empereur Alexandre,
qui éprouvait souvent du dégoût pour les basses-
ses de ses courtisans, se trouvant un jour à un bal,
à Réval, dit tout liaut à ses généraux : « Voyez,
ici, on ne salue pas comme chez nous. »
254 LA RUSSIE
Dans la petite Russie, les Tatares n'ont pas laissé
cette trace profonde de leur domination, qui a dé-
moralisé de fond en comble la Russie proprement
dite. Le servage n'y a même été inti oduit que par
Elisabeth, qui s'avisa un jour de faire don à son
amant Rasoumovsky de 5o,ooo hommes libres; et
depuis on a forcément inscrit comme serfs les ha-
bitants de ce pays, qui étaient jusque-là attachés à
leurs chefs militaires, et non point à la glèbe.
DES SERFS.
Aucun homme libre ne peut être réduit à l'état
de serf. Depuis l'année i8of, les empereurs ont
renoncé à Tusage de donner des serfs en cadeau,
quoiqu'il y ail eu des exceptions à cette règle pour la
Pologne, oi^i l'on a arbitrairement privé plusieurs
villages entiers de leur liberté. L'asservissement
volontaire n'est pas valable, et il n'y a plus que
les orphelins, recueillis avant l'âge de huit ans,
élevés et instruits par un noble, qui puissent être
inscrits au nombre de ses serfs.
Les enfants prennent la condition de leur père;
ils sont libres s'ils naissent après son émancipa-
tion, son entrée au service militaire, ou son envoi
en Sibérie. Les femmes libres qui épousent des
serfs conservent leur liberté, tout en devant obéis-
sance à leur nouveau maître. Le mariage avec
sous NICOLAS P\ 255
un homme libre émancipe la fille ou la femme
serve.
II est défendu aux propriétaires d'imposer à
leurs serfs des mariages contraiies à leurs inclina-
tions; mais il est aussi interdit au clergé de marier
des serfs sans l'autorisation de leurs maîtres. Ne
pouvant s'allier d'ordinaire qu'entre eux, les serfs
appartenant au même propriétaire se trouvent
bientôt unis de parenté pardes liens qui leur per-
mettent difficilement de contracter de nouveaux
mariages. Les petits propriétaires surtout, privés
du droit d'acheter des fdles chez les voisins,
voient leurs serfs condamnés à un célibat perpé-
tuel, et leur bien décroître de plus en plus.
Les serfs fugitifs doivent être rendus à leurs
maîtres, quand même ils auraient été plus de dix
ans en fuite. S'ils contractent dans cet intervalle
des mariages avec des serfs appartenant à d'autres
maîtres, ceux-ci, mari ou femme, et leurs enfants,
reviennent aux propriétaires des fuyards. Dans le
cas où ils se seraient mariés avec d'autres fuyards,
ces sortes de familles reviennent en entier au maî-
tre du mari, et celui de la femme reçoit l'indem-
nité fixée par la loi.
Si la femme fugitive se marie à un homme li-
bre, elle reste libre ; mais son mari est tenu d'in-
demniser le propriétaire.
Si un serf a été tué sans préméditation , le
meurtrier paye au propriétaire 600 roubles ar-
256 LA RUSSIE
gent; mais s'il y a eu préméditation, il n'y a pas
lieu à indemnité, le criminel étant passible des
peines portées par la loi ^
Le maître d'un navire sur lequel un serf meurt,
par suite de son service , est obligé de payer au
maître du serf trois ans de rétribution et l'impôt
du défunt ^.
Les serfs sont tenus de travailler pour leur
maître trois jours de la semaine, qui ne doivent
jamais être les dimanches ni les fêtes.
Il est interdit aux maîtres de faire travailler
leurs serfs aux mines, à des conditions que ceux-ci
n'auraient pas acceptées de plein gré.
Le maître décide, sans appel, les contestations
entre les serfs de sa propriété, et leur inflige les
peines qu'il veut, sans avoir le droit toutefois de
les mutiler ou de mettre leurs jours en danger. Son
pouvoir ne va pas jusqu'au châtiment des crimes^
qui doivent toujours être portés devant les tribu-
naux. Il peut également s'en remettre à ceux-ci de
la punition de ses gens, pour désobéissance ou
délits ordinaires, comme il peut aussi faire soldat
ou abandonner à la discrétion du gouvernement
un serf de mauvaise conduite.
Le propriétaire peut transporter ses serfs d'une
' Swod, t. IX, art. 962.
" Les propriétaires payent pour leurs serfs près de 8 francs
par an d'impôt personnel.
sous NiCOLAS I '. 257
terre à une autre, quelles que soient la distance
et la situation des lieux; mais, dans le cas où ses
biens seraient hypothéqués, il ne peut le faire
qu'avec le consentement des créanciers.
Quiconque n'est pas noble héréditaire ne peut
avoir de serfs. Le noble qui n'a pas de terres ne
peut posséder des hommes. L'affranchi devenu
noble, son fils et son petit-fils ne peuvent possé-
der les terres où ils ont été serfs.
Il est défendu de faire annoncer dans les jour-
naux aucune vente de serfs sans terres, ou de pro-
céder à ces ventes publiquement sur des foires
ou marchés. On ne peut diviser les familles, vendre
séparément le mari, la femme ou les enfants non
mariés, orphelins ou non.
Le propriétaire doit préserver les serfs de l'indi-
gence. Il paye une amende de i rouble 5o cop.
argent, pour tout serf piis en flagrant délit de
mendicité.
Les serfs ruinés pu maltraités par leur maître
sont placés sous tutelle, et certaines cruautés des
maîtres envers leurs serfs peuvent être portées de-
vant les tribunaux ^. Les propriétaires placés sous
tutelle nepeuvent pas résider dans leursbiens, mais
* On cite un trait étrange de la justice de Nicolas.
M. S**, propriétaire du gouvernement de Vitebsk, ayant été
assassiné par ses serfs parce qu'il avait voulu violer une de
leurs filles, on ordonna une enciuétc. Vingt nobles, voisins du
17
258 LA RUSSIE
ils sont libres de les vendre ou de disposer de
leurs revenus. Dans le cas où ils acquerraient de
nouveaux serfs, ceux-ci auraient le soit des autres.
Les propriétés sur lesquelles s'accumulent des ar-
riérés d'impôts passent sous tutelle jusqu'à l'ac-
quittement entier des dettes.
Les serfs ne peuvent posséder aucun immeu-
ble. Leurs terres et leurs maisons appartiennent à
leurs maîtres '. Les héritages qui leur reviennent
sont vendus à leur profit. Ils peuvent, avec l'auto-
risation de leurs seigneurs, fonder des fabriques,
faire le commerce, et s'inscrire temporairement
aux maîtrises.
Le maître peut donner la liberté à ses serfs en
masse ou individuellement, avec ou sans terre.
L'affranchi est tenu de faire choix d'un état avant
le plus prochain recensement ; et, dans le cas con-
traire, il devient soldat ou colon, et ses enfants
en bas âge sont placés dans des écoles militaiies.
Lesenfants qui, dansée temps, auraient perduleurs
parents , restent libres, à condition de choisir un
état dès qu'ils seront devenus majeurs. Si l'acte
d'affranchissement n'était pas reconnu valable ,
l'affranchi retournerait à la servitude, à moins que,
défunt, déposèrent en faveur de sa moralité. L'empereur or-
donna de séquestrer les biens de tous ces faux témoins.
' Swod, t. IX, art. 1047.
sous NICOLAS I". 259
dans l'intervalle, il n'eût fait choix d'un état; mais,
une fois inscrit dans une profession libre, il con-
serve son indépendance , et son maître reçoit du
gouvernement ii4 roubles 28 4/7 cop. pour un
homme, et 67 roubles i4 a/7 cop. argent pour
une femme.
Les serfs qui tombent en la possession de per-
sonnes non chrétiennes deviennent libres en
payant 4 roubles 5o cop. argent, par tête, au pro-
fit du maître.
Le serf qui dénoncerait, avec preuves, son maî-
tre, pour trahison ou attentat contre l'empereur,
obtiendrait la liberté, ainsi que toute sa famille".
Les serfs faits prisonniers de guerre ne retour-
nent pas à leurs maîtres en recouvrant la liberté.
La condamnation a l'exportation ou aux tra-
vaux forcés donne la liberté aux serfs, et leurs
femmes peuvent les suivre dans le lieu de leur
exil.
Dans une autre occasion ^, je me suis prononcé
en faveur du décret du 2 avril 1 84^ , qui donne
aux nobles la faculté d'émanciper les serfs, en
passant avec eux des conventions librement con-
senties. Aujourd'hui encore, je maintiens mon
opinion dans toute son étendue. J'ai salué ce dé-
' Swod, art. 1088.
' Esprit de l'économie politique.
17.
260 LA RUSSIE
cret comme un acte avant-coureurde l'émaiicipat ion
des serfs : en effet, si peu que ce soit, c'est beau-
coup que d'avoir abordé cette question ; et déjà
la crainte de \'oir le gouvernement trancher un
jour ce nœud pousse les nobles à prévenir son
intervention directe, et à remédier, d'une manière
ou d'une autre, à l'état actuel des choses. Parle
moven que le gouvernement a adopté, il s'est dé-
parti l'initiative, et a rejeté la responsabilité sur la
noblesse, en ouvrant un champ libre à sa philan-
thropie. C'est là, de sa part, une politique comme
une autre, et qui allège singulièrement sa tâche.
Une fois parvenu là, bon gré mal gré, il y aurait de
la pusillanimité à reculer, et je m'empare de son
décret comme d'une planche de salut. Je le somme,
au nom de l'humanité, de faire honneur aux en-
gagenients que, moralement, il a contractés à la
face du monde entier. Je crois le décret bon, parce
qu'il me paraît modéré, et qu'il respecte les pré-
tentions de chacun, laissant aux nobles, commeaux
serfs, toute latitude pour stipuler les conventions
qu'ils auiont reconnues avantageuses. Celte loi est
d'autant plus sage qu'elle réseive au gouverne-
ment la faculté de faire , au bout de quelque
temps, un choix entre toutes les conventions qui
auront été passées, et d'adopter pour modèle celle
qui aurait été reconnue la meilleure,etqui pourra
être rendue obligatoire. Je pensais bien, d'ailleurs,
sous NICOLAS I". 261
et je crois encore que la force des choses comman-
dera impérieusement d'adopter des conditions
différentes selon la différence des localités '.
Jusqu'ici les résultats n'ont pas répondu aux
espérances. La noblesse n'a pas mis, à entrer dans
la voie qui lui était ouveite, l'empressement qu'on
était en droit d'attendre d'elle; le pouvoir n'a
pas apporté sur ce point la persévérance néces-
saire, et s'est laissé soupçonner de timidité ou de
duplicité. Les serfs n'ont pas les lumières suffi-
santes pour établir les conditions de leur affran-
chissement, et craindraient de compromettre leur
avenir. Ils se méfient du gouvernement plus que
de leurs mailres , et aiment mieux rester serfs que
de se mettre sous une dépendance plus grande de
l'autorité. Le jour, disent-ils, où nous aurions des
différends avec nos maîtres, les juges leur donne-
raient raison et gain de cause. Ils craignent de ne
pouvoir alors suffire à la rapacité de ces magistrats,
tandis qu'ils n'ont guère à se plaindre actuelle-
ment delà cruauté de leuis seigneurs. La noblesse,
de son côté, n'a aucune envie de faire intervenir le
gouvernement dans ses relations avec ses paysans ;
' On m'objecte, on nie dit que le serf étant inie chose, on
ne peut traiter avec lui; qu'étant une propriété lui-même, il
ne peut avoir de (luoi repondre de ses engagements. L'objec-
tion est subtile. Le serf n'est serf qu'autant que la loi le veut
bien, et c'est pour lui donner une i)ropriété qu'on l'émancipé.
262 LA RUSSIE
et celui-ci, marchant à tâtons, n'ose ni \enir en
aide aux serfs, ni prendre une résolution défini-
tive. La question se voit ainsi indéfiniment ajour-
née, grâce au mauvais état de l'administration
russe, et à la mauvaise foi des employés que la
loi de 1842 chargeait de vider les différends entre
les affranchis et les nobles. Mais avec la situation
déplorable des tribunaux russes.il n'est pas possi-
ble de songer non-seulement à une émancipation
quelconque, mais l'existence elle-même devient
un fardeau. C'est là qu'il faut avant tout porter
le scalpel; il faut améliorer l'administration, soit
en encourageant les nobles les plus intelligents
et les plus probes à y prendre part, soit en y ap-
pelant des jeunes gens instruits et de bonne fa-
mille. Mais le mal est plus profond qu'on ne le
pense; il tient à l'organisation même du gouver-
nement russe, et c'est dans les hautes régions qu'il
faudrait frapper. L'édifice pèche par la base; il
est impossible d'améliorer réellement une partie
sans refaire le tout. On ne peut émanciper les
serfs sans émanciper les nobles , moraliser les
sujets sans moraliser le gouvernement. Il faut tout
à la fois relever la loi, purifier la législation,
perfectionner la procédure, inculquer, à chacun
et à tous, le sentiment du devoir, civiliser le
peuple, en un mot. Mais ce n'est point une
raison de négliger les détails , de renoncer aux
sors NICOLAS P". 203
améliorations partielles, parce cju'on ne j)eut
modifier le tout; il faut travailler à l'un et à l'au-
tre en même temps, et commencer pai- quekpie
chose.
Ce ne sont pas les moyens qui manquent pour
mener à fin une œuvre que Dieu lui-même se
chargerait de protéger; et il est bien plus difficile
de subsister avec les serfs, que de se tirer des em-
barras que pourrait faire naître l'affranchissement.
Ne voulût-on décréter la liberté que sur les bases
des rapports actuellement existant entre les maî-
tres et les serfs, qu'on tenterait encore plus qu'il
n'est possible de faire. Le seif dit de ùarstsc/n'/ia,
ou qui travaille pour le compte de son maître, a
trois jours de la semaine pour lui et trois dessia-
tinesde terre en usufruit, une de chaque culture,
d'après le système des jachères, qui règne généra-
lement en Russie. Dans certaines provinces, il en
a même six, deux de chaque culture '. lia de plus
une cabane, des ustensiles de travail, des animaux
en propre.Le seigneurie plus avide respecte la pro-
priété mobilière du serf, et le prélèvement des
moutons, des poulets, des œufs et de la toile, com-
mence à disparaître. Il déplace bien parfois sa
cabane et son champ; mais il ne peut s'empêcher
de lui donner l'une et l'autre, étant obligé de
'&^
Une dessiatine est un peu plus d'un hectare.
264 LA RUSSIE
pourvoira sa subsistance, et tiouvantquele mode
en usage est encore le plus facile. Les paysans
redevanciers jouissent de la totalité des terres du
seigneur pour une rétribution minime qui est
fixée d'un commun accord.
Si la loi déclarait cet état de clioses fixe et obli-
gatoire, en assurant aux serfs la propriété de leur
terrain , en échange du travail ou de la rétribu-
tion qu'ils payent, les nobles crieraient à la spolia-
tion, et les mieux pourvus, ceux qui exploitent
eux-mêmes leurs terres, se legarderaient comme
lésés dans leurs droits. Les plus intelligents, qui
seraient disposés à renoncer à leurs droits sur les
hommes, ne consentiraient pas à céder à per-
pétuité la moindre parcelle de leurs terres. Si donc
l'état actuel des clioses protège évidemment les
serfs, comment ne saurait-on trouver des arran-
gements qui satisfassent les deux parties? Les
nobles n'ayant pas de droits sur leurs seifs n'en
ont pas sur leur travail, plus que ceux-ci n'ont de
droit sur leurs terres. Le pacte est facile à rompre,
elle gouvernement peut, en toute justice, pres-
crire un nouvel ordre de choses. Laissant aux
deux parties la faculté de débattre et de fixer
leurs rapports, il peut et il doit les y pousser, en
se prononçant pour une règle quelconque qui
serait imposée de force si, après un certain temps,
on ne s'était pas arrangé de gré à gré.
sous NICOLAS V\ 26.'i
Il n'est pas temps encore, disent les nobles.
C'est le cri que pousse le malade à l'aspect de
l'instrument du chirurgien, cri qui se change en
soupir de soulagement, lorsque l'opérateur a en-
levé le membie gangrené. Les serfs, disent-ils en-
core, ne sont pas aptes à faire un usage conve-
nable de la liberté. Si ce n'est pas là le langage du
loup à la brebis, c'est celui de gens prévenus.
L'esclavage n'a jamais été l'éducation de la liberté;
le gouvernement russe, en interdisant toute ins-
truction aux serfs % empêche leur intelligence de
concevoir les bienfaits d'une condition libre, et
les condamne à un abrutissement qui les fait se
complaire dans l'esclavage.
Les nobles russes veulent l'affranchissement
des seifs, parce (ju'ils rougissent de passer pour
des marchands d'esclaves aux yeux de l'Europe
civilisée; parce qu'ils commencent à entrevoir
quelque profit dans l'émancipation, et à craindre,
pour leur propre sûreté, que les serfs ne viennent
à s'emparer eux-mêmes de la liberté qu'on leur
refuse aujourd'hui. Le gouvernement le veut
aussi, afin de se blanchir devant l'étranger et
d'augmenter ses revenus. H n'y aurait de la sorte
' Le serf ne peut être admis aux écoles publiques qu'après
avoir obtenu son émancipation , et il n'a été rien fait dans
l'intérêt de l'instruction de cette classe de la population.
266 LA RUSSIE
que les serfs eux-mêmes qui ne \oudraient pas
devenir libres; car, à entendre les partisans du
statu qiio, leur étal est assuré actuellement, et
deviendrait tout à fait précaire le jour de leur
affranchissement. Si, en effet, les nobles n'enten-
dent rien céder de leurs terres , en ce cas , certes,
la liberté serait une arme dangereuse entre les
mains des serfs.
Le gouvernement, d'un côté, n'a pas le courage
deprendreune mesure décisive, et, de l'autre, les
serfs ne savent pas stipuler en faveur de leurs in-
térêts. L'empereur, cédant aux influences de l'é-
tranger, voudrait bien se couronner d'un laurier
immortel ; mais il ne sait ni éviter ni affronter les
dangers que présente l'affranchissement, et il se
complaît trop bien dans les ténèbres qui l'entou-
rent, pour décréter la liberté qui les dissiperait.
Avant d'émanciper les serfs des nobles, il fau-
drait affiancbir les serfs de la couronne; car tout
le monde s'accorde à dire que leur état est plus
malheureux que celui des serfs des particuliers.
Ils ne peuvent se déplacer à leur gré, ni embras-
ser l'industrie qui leur convient, ni s'établir là
où il leur plaît ; et la multiplicité de leurs chefs
ne fait que paralyser leur activité, que ruiner
leur fortune. Sous les prétextes les plus futiles,
tous les employés du gouvernement et employés
éligibles les rançonnent à qui mieux mieux, leur
sous NICOLAS I". 267
donnant pour motifs de leurs extorsions de hautes
raisons gouvernementales qui sont censées échap-
per à leur intelligence; et l'uniforme ridicule
dont on a affublé les paysans-fonctionnaires ac-
croît leur cupidité autant que leur influence.
Les demi-mesures que Nicolas a prises jusqu'ici
manquent d'énergie; et, récemment encore, le
gouvernement, en se portant garant des enga-
gements que les serfs attachés au service per-
sonnel de leurs maîtres auraient contractés pour
leur libération, n'a pas su fixer un maximum qui
fût obligatoire pour les seigneurs. 11 est donc dit
que rien de grand ne s'accomplira sous ce régime
malheureux, et que l'héritier de la couronne hé-
ritera de toutes les difficultés que son père ne
sait pas résoudre.
DU CLERGÉ RÉGULIER.
Un homme ne peut entrer dans un couvent
avant trente ans, une femme avant quarante. Ils
doivent être libres de tout engagement et obliga-
tion personnelle, comme du service public, de la
dépendance d'un maître, des liens du mariage;
n'avoir pas de dettes ou de comptes à régler avec
la justice. Dans le cas où deux époux voudraient
renoncer au monde à la fois, il faut qu'ils n'aient
pas d'enfants en bas âge.
268 LA RUSSIE
Le moine c|iii quitte son couvent ne recouvre
ni les grades ni les ordres qu'il j3oiivait avoir ac-
quis au service, et rentre simplement dans la
classe qu'il a occupée par droit de naissance, il
ne peut être admis de nouveau au service, ni ha-
biter, avant sept ans, une des capitales, ou le
gouvernement dans lequel se trouve le monastère
d'où il est sorti.
Les moines exclus du couvent pour inconduite
sont à la disposition du gouvernement.
Les moines sont exempts d'impôts, du recrute-
ment et des peines corporelles.
Aucun membre du clergé régulier ne peut ni
acquérir ni posséder d'immeubles; il est tenu de
s'en défoire à la prise de la tonsure, et n'a point
droit de les racheter à sa rentrée dans le monde;
mais il peut faire bâtir ou acheter des cellules
dans l'intérieur de son monastère. Tout commerce
lui est interdit, hormis celui des objets qu'il con-
lectionne lui-même, et qui, avec l'agrément de
l'autorité, peuvent être vendus ])ar des religieux
âgés. Il lui est interdit de contracter aucun enga-
gement, de recevoir en dépôt d'autres objets que
des livres, et de placer aucun capital dans les ins-
titutions de crédit.
Les autorités monastiques ont seules le dioit
de tester. Les biens des simples moines appartien-
nent, api es leur mort, au monastère.
SOLS NICOLAS l"\ 269
DU CLERGE SECULIER.
Tout homme, excepté le serf, peut embrasser-
l'état ecclésiastique, lorsqu'il y a des places va-
cantes dans le clergé , et lorsque la conduite et
l'éducation du postulant sont conformes aux de-
voirs de ce ministère.
Les diacres qui renoncent à leurs fonctions ne
peuvent ètie admis au service public que six ans,
et les prêtres, que dix ans après ; ils ne recouvrent
pas les droits qu'ils pourraient}' avoir acquis pré-
cédemment. S'ils ont été exclus du clergé pour in-
conduite, le teime avant lequel ils ne sauraient
être admis au service civil est doublé; il est alois
de douze ansipour les diacres, et pour les curés
de vingt ans. ^uant au service militaire, ils peu-
vent y être admis immédiatement, mais comme
soldats.
Les simples clercs , exclus pour mauvaise con-
duite, et privés du libre clioix d'un état, sont
faits soldats, ou, en cas d'incapacité, colons dans
les gouvernements les moins peuplés.
Les membres du clergé sont affianchis des im-
pôts, des peines corpoielles et du recrutement.
C>eux qui sont nobles de naissance, ou le sont
devenus par la collaliou d'un oi-dre, sont autorisés
à j)osséder des serfs.
270 LA. RUSSIE
Les maisons appartenant aux ecclésiastiques,
tant en fonction que retirés du service, sont exemp-
tes de toute contribulion, hormis celles pour l'en-
tretien de la rue et l'éclairage public. Il est défendu
d'y établir des restaurants ou des cabarets. Aucun
membre du clergé ne peut donnei' de caution
valable, ni gérer légalement les affaires des parti-
culiers. Tout genre de commerce qui exige, de
ceux qui s'y destinent, une admission ou récep-
tion, est interdit au clergé.
DES HABITANTS DES VILLES.
La législation russe entend, par classe moyenne,
tous les habitants des villes indistinctement, les
négociants comme les ouvriers'; à proprement
parler, la classe moyenne n'existe, pas, à moins
qu'on n'y fasse entrer la petite noblesse, le petit
clergé, les employés et les négociants.
Les négociants inscrits dans une guilde^sont
exempts du service militaire et des impôts per-
sonnels.
Les bourgeois ne peuvent posséder, dans les ca-
' Swod, t. IX, art. 459.
* Il y a trois guildes de négociants en Russie, qui diffèrent
selon les contributions qu'elles payent au gouvernement, la
nature et l'importance des affaires commerciales auxquelles
l'inscription dans chacune de ces guildes donne droit.
sous NICOLAS P\ 271
pitales , des maisons d'une valeur de plus de
7,5oo roubles argent, s'ils ne sont inscrits dans une
guilde. Ils ne peuvent davantage posséder des ter-
res avec des serfs, et ceux-ci doivent, lorsque le
cas se présente, être transportés ailleurs ou ven-
dus, dans le cours d'une année , à quelqu'un qui
ait le droit de les posséder.
En vertu d'anciens privilèges, la ville de Smo-
lensk conserve, en sa propriété, des terres pour-
vues de serfs, sous la dépendance de son hôtel
de ville. I^esTatares de la Tauride et les Poloi'iiiks
du gouvernement de Vologda sont aussi en de-
hors de la loi qui vient d'être rapportée.
Les paysans n'ont pas le droit de posséder des
maisons dans les capitales.
Les habitants de chaque ville ont la faculté de
se réunir, pour se consulter sur leurs intérêts com-
muns. Ces assemblées sont générales, ou partielles
et spéciales, soit aux différentes classes d'habi-
tants , comme celles des négociants , des ou-
vriers, etc., ou bien aux différents quartiers des
villes.
Les assemblées générales ont lieu d'ordinaire
tousles trois ans, en hiver, quinze jours après celles
de la noblesse. Elles peuvent aussi être convo-
quées, par extraordinaire, dans toutes les circons-
tances où le besoin s'en ferait sentir.
L'assemblée de chaque ville peut avoir une mai-
27 2 LA RUSSIE
son paiiiciilière, des aicliives, un sceau, un se-
crétaire et une caisse pour les dépenses com-
munales.
ïoutbourgeoisâgé deaSans, et possesseur d'un
capital dont l'intérêt se monte au moins à i5 rou-
bles argent, peut prendre une part active à ces
réunions. Ceux qui sont moins âgés ou moins
riches n'ont que le droit d'y assister. Les paysans,
habitants de la ville et y possédant une maison,
ne sont pas admis aux assemblées.
Les attributions de ces assemblées sont de dé-
libérer sur les propositions du chef du gouverne-
ment, de lui adresser des présentations pour cer-
taines places, et de lui soumettre des léflexions
sur les intérêts de la communauté. Dans le cas où
les droits et les avantages du commerce seraient
gravement lésés ou compromis, l'assemblée peut
en référer directement au ministre des finances.
La commune paye une amende de 60 roubles
])our toute décision contraire aux lois. Elle ne
comparaît pas devant les tribunaux, et s'y défend
par un avocat.
Les communes ont droit à des prairies concé-
dées par le gouvernement. Elles ont la faculté d'é-
riger des moulins, de construire des canaux et
d'établir des banques.
Les élections sont générales pour toute la ville,
ou spéciales pour chaque quartier ou chaque corps
sous rSlCOLAS I". 273
crélat. L'assemblée générale nomme le maire de
la ville, les bourgmestres, les conseillers de l'iiôtel
de ville. Elle élit, par arrondissement, les juges
verbaux, les députés de l'assemblée, les membres
de la commission des logements et de la répartition
des contributions. Les élections attribuées à des
corps ])artiels sont celles des courtiers et des no-
taires, des membres des écoles de commerce, des
inspecteurs des écoles primaires, des experts pour
les marchandises destinées à l'exportation, des
contrôleius des métaux précieux, des commissai-
res de la Société de bienfaisance de Moscou,
des membres de la navigation fluviale à Tver et
à Orel.
Chaque corps d'état, qui a une voix dans la com-
mune, envoie un délégué au conseil municipal,
qui, à son tour, compose un comité de six mem-
bres. Les marchands, les bourgeois et les ouvriers
forment des corporations particulières et élisent
des chefs; chaque giiilde a son maire, chaque
maîtrise a son ancien, et toutes les maîtrises réu-
nies font le choix d'un syndic. Ces sortes d'élec-
tions ont lieu tous les ans. Les contre-maîtres ont
aussi leurs élus et fondés de pouvoir. En outre,
chacpie ville a à élire vingt-quatre jurés pour le re-
crutement.
Les députés des arrondissements forment, avec
les starosU's et le maire, l'assemblée des députés
274 LA RUSSIE
qui est changée de dresser le livre de la commune,
où sont inscrits tous les bourgeois de la ville, et
d'en donner à ceux-ci des extraits et des attesta-
tions.
Les banqueroutiers, les gens condamnés en jus-
tice, nepeuvent être admis aux élections; et ceux
même qui ne sont que mal famés, ou qui n'inspi-
rent pas de confiance, peuvent en être exclus.
Ceux qui ont introduit une bii iche nouvelle
d'industrie, les maîtres des fabriques de drap qui
sont fournisseurs delà couronne, et les chefs des
pharmacies, ne sont point obligés au service.
Les marchands de la première guilde ne sont
tenus d'accepter que les postes de maire de la ville
et d'adjoints des tribunaux de paix. Ceux de la
deuxième guilde sont en outre astreints de rem-
plir les charges de bourgmestres et de conseillers
(rathmann). Les membres de la troisième guilde
ne peuvent refuser les places de député. Les au-
tres postes ne reviennent qu'aux bourgeois pro-
prement dits.
Les élus doivent être confirmés par les autori-
tés préposées aux administrations auxquelles leurs
fonctions lessortissent.
Tous ces agents ont des uniformes selon leurs
emplois, et ceux qui ont été en fonctions pendant
trois sessions les conservent pour toujours. Ils
sont affranchis du recrutement tant qu'ils sont
sous NICOLA.S I'\ 275
en place, et le deviennent pour toujours (juand
ils y sont restés pendant trois sessions. Les né-
gociants de la troisième guilde ({ui occupent des
postes équivalents à des grades dans le seivice
public, sont, pendant leur gestion, à l'abri des
peines corporelles.
Les élections se font pour trois ans, excepté
celles des juges verbaux, des députés et des com-
missaires de quartiers, qui se renouvellent tous les
ans.
Les élus ne touchent pas d'appointements delà
couronne, mais bien de la ville même, suivant les
dispositions arrêtées par le ministre de l'intérieur.
Le lo avril 1 832, il a été institué une classe parti-
culière de bourgeois, celle des citoyens honoraires.
Cettequalitéest héréditaire ou personnelle. Dans la
première catégorie sont compris les enfants des no-
bles personnels, les négociants décorés, les mar-
chands qui sont restés dix ans dans la première
ou vingt ans dans la seconde guilde, sans avoir
fait faillite ni avoir été mis en jugement, ceux qui
ont été conseillers du commerce ou des manufac-
tures, les docteurs et maîtres es arts des universités
à moins qu'ils n'aiment mieux entrer au service,
les artistes de l'Académie des arts, et ceux des
théâtres impériaux de la première classe, après
quinze ans de service.
Sont citoyens honoraires personnels, les can-
18,
27G LA RUSSIE
diclals et les éliitliaiils gradués des universités, les
élèves des écoles de commerce de Saint-Pétersbourg
et de Moscou qui ont achevé leurs cours, les ac-
teurs de la première classe après dix ans de service.
L'une et l'autre distinction peut être accor-
dée par le gouvernement aux sommités du com-
merce et de l'industrie, des sciences et des arts.
Les droits de la bourgeoisie honorifique cessent
pour cause de banqueroute frauduleuse, et pour
tout crime entraînant la privation des droits civi-
ques. Ils sont suspendus à l'égard de ceux qui pas-
sent à une condition servile ou domestique, sans
préjudice pour leurs enfants, si la qualité était, en
eux, héréditaire.
DES ÉLECTIONS DE LA CAMPAGNE.
Les paysans de la couronne ont seuls le droit
des élections publiques. Us envoient deux délé-
gués au tribunal de conscience , dont l'un est
membre du collège de la bienfaisance publique.
Ils élisent un zémski pour la police locale, des
sotsids et des dessf'ats/iis ou surveillants de cent et
de dix maisons.
Ces élections ont également lieu tous les trois
ans dans chaque district, et par des délégués,
au nombie d'un pour cinq cenis maîtres de
maison ou de teire. L'électeur doit être âgé de
sous NICOLAS V\ 277
trente ans nu moins, père de famille, et d'une
conduite iiréprocl)a])le. L'éligilile doit réunir les
mêmes conditions; il peut en outre être noble ou
fonctionnaire public, pourvu qu'il consente à
remplir une place. Les élections ont lieu dans la
\ille désignée par l'autorité, et doivent être con-
firmées par le chef de la province. Les élus ne
peuvent être punis sans jugement, ni enrôlés
connue soldats; et ceux qui auraient rempli des
cliarges pendant neuf ans, en vertu de trois élec-
tions successives, sont, à vie, dispensés du reciu-
tement. Les assesseurs ont des uniformes, et sont
salariés par le gouvernement. L'élection des
sotskis et des dessintskis se fait par le suffrage uni-
versel. Les villages qui ont moins de dix ou de
cent maisons sont réunis à d'autres avec lesquels
ils alternent pour l'élection des dessiatskis et des
sotskis. Les sotskis sont élus pour trois ans, et les
dessiatskis tous les mois. Il y en a indistincte-
ment chez tous les paysans, et ils ont pour mis-
sion de remplir les ordres de la police et de veiller
à la tranquilhté publique. Les propiiélaires les
désignent à leur gré pour leurs serfs.
Les élections sont locales ou générales; particu-
lières pour chaque village (sélo), ou générales
pour l'arrondissement (voloste). Les premières se
bornent aux choix des électeurs pour les élections
générales, dans la proportion de deux par dix
278 LA. RUSSIE
maisons. Les élecleurs forment l'élection générale
de la commune, et ont à nommer l'ancien du vil-
lage, les maires, les percepteurs des contributions,
l'inspecteur du magasin des blés, les gardes fores-
tiers, les juges de la conscience, les starostes pour
l'incendie, les sotskis, et trois candidats aux char-
ges de volostes. Ces élections se font au scrutin,
entre les candidats pris parmi les électeurs, à rai-
son de deux sur dix. Chaque collège électoral d'ar-
rondissement élit un maire, des adjoints et des
juges, parmi lesquels la chambre des domaines en
choisit un pour chaque charge. Les divers élus
doivent être âgés de aS ans; les soldais congédiés
sont aptes à remplir ces emplois.
En Sibérie, les élections des paysans ont lieu
tous les ans, et se font par des délégués, à raison
d'un pour cent habitants. Les charges électives y
sont bornées, dans les volostes, à celles du maire,
du staroste et de l'écrivain, et, dans les villages, à
celles des anciens et des dessiatskis. En Sibérie,
comme au Caucase, les paysans n'envoient pas
de délégués aux tribunaux, et ces charges sont
conférées par le gouvernement. Dans les provinces
de l'ouest, les élections se font par tous les habi-
tants des villages ou des volostes en commun.
sous NICOLAS P». 279
XII.
DU SERVICE PUBLIC.
Le droit de servir son pays n'est pas donné à
tout le monde en Russie. Les classes liibutaires,
les seifs, les affranchis, les bourgeois proprement
dits, les marchands de la seconde et de la troi-
sième guilde, sont privés du droit d'entrer au ser-
vice civil. Cette interdiction ne s'étend pas à l'ins-
truction publique; mais les serfs ne peuvenl faire
d'études.
La noblesse, au contraire, est obligée de servir,
car telle est la volonté du souverain, et par consé-
quent de l'opinion publique, sa fidèle compagne;
il y a une loi, d'ailleurs, qui prive de la noblesse
celui dont le père et le grand-père n'auraient pas
servi. La conséquence de ce fait est l'encombre-
ment des nobles dans les fonctions civiles, et le
manque d'officiers capables dans les rangs de l'ar-
mée.
Le service actif ne compte qu'à partir de l'âge
280 LA RIISSIK
de seize ans. Les jeunes gens (|ui auraient été éle-
vés à l'étranger, de dix à dix-liiiit ans, sont privés
de la faculté de prendie du service.
Le marchand de la preniière guilde qui n'y se-
rait pas resté vingt ans, ou qui aurait fait faillite,
n'a pas, lui et ses enfants, le droit d'être admis au
service civil.
Les diacres cpii quittent volontairement l'église
ne peuvent être reçus au service que six ans, et
les curés que dix ans après. Ceux qui auraient été
exclus de l'église pour inconduite, sont astreints au
double de ce délai.
11 y a quatorze classes ou tscJunus, savoii' :
GRADES CIVILS.
GRADES MILITAIRES.
jre
classe
. Chancelier.
Feld- maréchal.
1^
—
Conseiller intime actuel.
Général en chef.
y
—
Conseiller intime.
Général lieutenant.
4^
—
Conseiller d'État actuel.
Général major.
5«
—
Conseiller d'État.
Brigadier. (Aboli).
G«
—
Conseiller de collège.
Colonel.
„e
—
Conseiller de cour.
Lieutenant-colonel.
^^
—
Assesseur de collège.
Major.
9^
—
Conseiller titulaire.
Capitaine.
nf
—
Secrétaire de collège.
Capitaine en second,
1 1*^
—
«
,,
11^
—
Secrétaire de gouvernement.
Lieutenant.
ir
—
»
Sous-lieutenant.
i4^
—
Registrateur de collège.
Officier.
Ces grades militaires sont ceux des régiments
sous NICOLAS P^ 281
de ligne; dans la gaide, les mêmes titres représen-
tent un giade de deux degrés plus élevé , l'artillerie
exceptée, où l'avantage n'est que d'un seul grade.
Les membres ordinaires de l'Académie des scien-
ces sont de lasixième, les membres extiaordinaires
de la septième, elles adjoints delà huitième classe.
Les professeurs des Académies des arts et de mé-
decine sont, s'ils appartiennent au premier degré,
de la sixième, ceux du second de la septième, et
ceux du troisième degré de la huitième classe.
Le second astronome de l'observatoire est de
la septième, et les autres aides du directeur de la
huitième classe.
Les professeurs ordinaires des universités sont
de la septième, les professeurs extraordinaires de
la huitième, et les lecteurs de la dixième classe.
L'institut pédagogique, l'école de droit et les lycées
d'Odessa et deTzarskoié-Sélo suivent la même clas-
sification. Les professeurs des lycées de Besbo-
rodko et de Demidof sont de la huitième classe.
Les directeurs des gymnases sont delà septième,
les inspecteurs de la huitième; les maîtres de
science du premier degré sont de la neuvième,
ceux du second de la dixième, et les maîties de
dessin et d'écriture de la douzième classe.
L'inspecteur du lycée de Tzaiskoié-Sélo est de
la sixième classe.
Le directeur de l'école de Saint-Pierre et Saint-
282 LA RUSSIE
Paul est de la huitième classe, qu'il conserve
après six ans de service. L'inspecteur est de
la neuvième, les maîtres de la dixième, et conser-
vent leurs droits après quatre ans d'exercice.
Tous les professeurs, maîtres et instituteurs sont
comptés comme étant au service actif, et avancent
selon les règles générales. Les instituteurs privés
sont également considérés comme étant au service,
et ont les droits de la noblesse personnelle, quand
même ils n'auraient aucun grade.
Les maîtres des écoles communales sont com-
pris dans la quatorzième classe, mais n'y sont ad-
mis en effet qu'après douze ans de service.
Au Don, les instituteurs des Cosaques ont des
grades militaires; leur avancement a lieu néan-
moins, non d'après l'ordre militaiie, mais d'a-
piès les règlements de l'instruction publi(jue.
Les maîtres qui n'ont aucun certificat d'étude
acquièrent le grade de la quatorzième classe au
bout de trois ans, s'ils sont nobles; au bout de
cinq, s'ils sont fils de nobles personnels; au bout de
sept, si leurs pères n'ont été revêtus d'aucun grade;
et au bout de dix ans, si leurs parents n'ont pas
eu de droits au service. Ceux, au contraire, qui
ont fait des cours au gymnase sans ac(|uérir de
grade, arrivent à la quatorzième classe au bout de
deux ans, s'ils sont dans la première catégorie; de
trois, s'ils sont dans la deuxième ; de cùiq, dans la
sous NICOLAS I". 283
troisième, et de huit ans, dans la qiialiième. Ceux
qui ont ainsi obtenu des grades y sont confirmés
après un an de service.
Les docteurs en médecine et en chirurgie sont
de la septième, les médecins ordinaires de la hui-
tième, les pharmaciens de la neuvième, les vété-
rinaires de la dixième, les candidats de méde-
cine de la douzième, les aides de la quatorzième
classe. Les premiers sont confirmés dans leur
tschiim après dix ans de service, les seconds après
huit ans^ Les médecins du premier degré sont
admis danslaneuvième classe après trois ans, ceux
du deuxième après quatre ans, et ceux du troi-
sième après six ans d'exercice. Les vétérinaires et
les pharmaciens employés sont soumis à la même
règle. Les dentistes attachés au service public sont
reçus dans la quatorzième classe au bout de douze
ans de service. Les docteurs sont promus de la
huitième à la septième en cinq ans, à la sixième
après onze ans, et à la cinquième après quinze
ans de service. Les médecins, les vétérinaires et
les pharmaciens du premier degré sont promus
à la huitième classe après huit ans; ceux du se-
cond après neuf ans, et ceux du troisième après
dix ans de service. Ces derniers ne peuvent s'élever
au-dessus de la huitième classe.
' Décret du 24 mai i8'î4.
284 LA RUSSIE
Le chambellan est censé être conseiller d'Élal,
et le gentilhomme de la cliambie conseiller titu-
laire. On ne peut être revélu de ces charges de
cour sans avoir acquis les grades correspon-
dant au service actif.
Les valets de chambre de la cour sont promus
à la douzième classe au bout de dix ans de ser-
vice; mais ils ne peuvent, dans cette charge, dé-
passer la huitième. Les fourriers de la cour et les
échansons ne peuvent s'élever au-dessus de la neu-
vième. Les fourriers de la chambre sont admis
dans la sixième en même temps qu'ils reçoivent
leur charge. Les grands chantres de la cour sont
faits de la douzième classe, après dix ans de ser-
vice; quand ils ont atteint la neuvième, on les fait
passer à quelque autre service.
Les ouvriers maîtres des fabriques peuvent, au
bout de douze ans, obtenir le grade de la quator-
zième classe, à la condition de rester dans leur
profession pendant huit ans.
Les acteurs et artistes des troupes impériales
sont comptés comme appartenant au service pu-
blic. Us sont divisés en trois classes : les premiers
rôles, les solistes, les machinistes, les régisseurs,
les chefs d'orchestre, forment la première; les
seconds emplois, les souffleurs, les maîtres de
garde-robes, sont de la seconde, et les choristes de
la troisième.
sous ?^! COL AS 1". 28a
Les ai listes delà première classe, qui ont passé
dix ans an tliéâlre, peuvent entrer au service de
l'État, et ont droit à être reçus dans la quatorzième
classe après six ans. Ceux qui ont été élevés dans
les institutions de la couronne n'acquièrent les
mêmes droits qu'au bout de quinze ans de
théâtre.
Les chefs des relais sont comptés dans la qua-
torzième classe.
L'avancement au service dépend de deux con-
ditions : la naissance et les études. Sous ces deux
rapports, il y a tiois subdivisions :
En ce qui concerne la naissance , on distingue
la noblesse héréditaire, la noblesse personnelle
et les individus étrangers à la noblesse. Sous le
rapport des études, il y a d'abord les personnes
qui ont achevé leurs cours aux universités et ac-
quis des grades, celles qui ont fait leurs études
dans les gymnases, et enfin celles qui n'ont reçu
qu'une éducation privée.
Quicoîique n'a pas fait d'études se classe au
service en vertu des droits de sa naissance. On
entre alors sans distinction, sans aucun grade,
et comme simple employé de chancellerie. Mais
les nobles héréditaires arrivent à la quatorzième
classe au bout de deux ans; les enfants des
anciens employés, des marchands de la première
guilde et des ecclésiastiques, après quatre ans; et
286 LA RUSSIE
les enlanls de ceux qui n'ont pas eu dégrade, en
six ans.
Entre la quatorzième et la neuvième classe,
tout employé de cette catégorie est tenu de
rester quatre ans dans chaque grade, et au moins
trois ans en cas de services éminents; mais de la
neuvième classe à la huitième, les nobles hérédi-
taires doivent être promus en cinq aïs, et les au-
tres en dix ans seulement. Il faut six ans pour
monter de la huitième à la septième et de la sep-
tième à la sixième, et le même nombre d'années
pour passer de la sixième à la cinquième classe.
Quand ils se sont distingués, les nobles hérédi-
taires peuvent acquérir la huitième classe en trois
ans; mais ceux qui ne le sont pas ont besoin de
huit années. La même cause peut, pour les clas-
ses supérieures, faire obtenir à tous, et sans dis-
tinction d'origine, une diminution de deux ans.
Les jeunes gens qui ont acquis des grades aux
universités entrent au service, avec les tschiniis qui
y sont attribués. Le docteur est reçu comme
étant de la huitième, le maître es arts de la neu-
vième, le candidat de la dixième, et l'étudiant
gradué de la douzième classe.
Les académies du culte confèrent des licences
du premier et du second degré, qui correspondent
aux titres de maîtreès arts ou de candidats; et les
licenciés qui renoncent à la carrière ecclésiastique
sous NICOLAS 1". 2b7
entrent au service civil, avec rang dans la neu-
vième ou la dixième classe.
Les séminaires confèrent à leurs élèves des li-
cences à deux degrés, dont le premier seulement
donne droit à la quatorzième classe.
Le lycée de Tzarskoié-Sélo et l'institut de droit
sont autorisés à conférer à leurs élèves des grades
jusqu'à la neuvième classe inclusivement; le lycée
d'Odessa, celui du prince Bescorodko ne dé-
passent pas la douzième, et celui de Demidof la
quatorzième classe.
Les individus lettrés dits de la première catégo-
rie s'élèvent de la quatorzième classe à la dou-
zième, et de la douzième à la dixième, en trois
ans; de la dixième à la neuvième, et de la neu-
vième à la huitième, en quatre ans, s'ils sont no-
bles d'origine, et en six ans s'ils ne le sont pas;
de la huitième à la septième, et de la septième à
la sixième, en trois ans, et de la sixième à la cin-
quième, en quatre ans. Les servives éminents peu-
vent amener un bénéfice de deux ans pour chaque
grade, jusqu'au huitième inclusivement, et d'un
an pour les rangs supérieurs.
Les personnes qui n'ont pas suivi les cours des
institutions publiques peuvent subir, aux univer-
sités, des examens qui leur donnent les droits des
hommes lettrés.
Les étudiants qui ont été instruits aux fiais
288 LA RLSsir-:
de TKlat sont tenus de faire six ans de service.
Dans la seconde classe des lettrés, sont compris
les élèves des écoles secondaires, des gymnases, etc.
Ils ac(|uièient la quatorzième classe au bout d'une
année de service, s'ils sont nobles; de deux ans,
si leurs pères n'étaient que nobles personnels,
et de quatre ans s'ils n'avaient aucun titre de no-
blesse.
Jusqu'à la neuvième classe, ils passent quatre
ans dans chaque grade; pour arriver ensuite à la
huitième classe, le noble ne met que quatre ans,
elles autres dix. Puis il leur faut, à tous, quatre
ans pour obtenir les classes supérieuies, excepté
la cinquième, qui exige six ans de service. Celui
((ui s'est distingué peut obtenir une diminution
d'un an pour chaque grade, de quatre ans même
pour l'admission à la huitième classe, s'il n'est
pas noble, et de deux ans pour la cinquième.
Les corps des pages , des marins et des porte-
enseignes peuvent , dans le cas d'inaptitude au
service militaire, placer leurs élèves dans le ser-
vice civil, en les faisant comprendre parmi les
lettrés de la première classe ou de la seconde, d'a-
près l'examen qu'ils ont à subir sur les sciences
qui ont fait l'objet de leurs études. Les élèves des-
tinés à la garde ont droit à la dixième et les au-
tres à la douzième classe.
Les militaires passent au service civil avec les
sous NICOLAS P\ 289
grades qu'ils ont clans l'aimée; mais ils n'y ob-
tiennent d'avancement qu'après la promotion de
leurs camarades restés au régiment. Ils sont ran-
gés, au service civil, dans la première classe
des lettrés s'ils ont été artilleurs, sapeurs de la
garde ou officiers d'état-major; les autres sont
compris dans la seconde.
Passé la cinquième classe, il n'y a plus de règle
pour l'avancement, (jui ne dépend alors que de la
volonté de l'empereur.
Jusqu'à la septième classe inclusivement, l'avan-
cement ordinaire, ou par ancienneté, dépend du
sénat dirigeant, et s'opère par des diplômes que
donne cette assemblée. A partir de la sixième
classe, l'avancement est soumis à l'empereur, et
les diplômes sont contre-signes par lui. L'avance-
ment, pour services éminents, doit élie soumis,
par chaque ministre, au comité des ministres, et
par celui-ci à l'empereui'.
Les jeunes gens sont tenus de débuter au ser-
vice parun emploidans une province, et d'y passer
trois ans. Ils sont sous la surveillance expresse
des gouverneurs, qui adressent, sur leur conduite,
des rapports à l'empereui- lui-même. Le ministère
des affaires étrangères est le seul qui, d'emblée,
reçoive des commençants.
Les différents emplois, dans l'administration,
sont en rapport avec les classes, de manière que
ï9
IXJO LA RUSSIE
chaque tschinn a droit à certaines fonctions; et l'on
ne peut assigner à celui qui en est investi d'emploi
inférieur que d'un seul grade, à moins que la per-
sonne elle-même préfère une place plus subor-
donnée; on peut toutefois occuper une place su-
périeure de deux degrés à son tschinn.
En quittant le service, si on a rempli son de-
voir d'une manière irréprocliable, on est congédié
avec le tschinn supérieur, pourvu qu'on soit resté
au moins un an dans son grade. La huitième
classe, qui confère les droits de la noblesse héré-
ditaire, ne s'accorde aux personnes qui ne sont pas
nobles que lorsqu'elles ont fourni dans la neuvième
classe le nombre d'années exigées pour elles. Si
l'on vient à rentrer au service, on n'y est reçu
qu'avec le grade qu'on a effectivement occupé.
Le service, en Sibérie ou au Caucase, et dans
certains districts des gouvernements de Viatka,
d'Astrakhan, d'Arkhangel, d'Olonetsk, deVologda,
attendu le désagrément du séjour dans ces con-
trées, donne droit à des privilèges particuliers.
Les individusappartenant aux classes tributaires,
mais libres, sont, dans ces provinces, admis au ser-
vice, et obtiennent la quatorzième classe au bout
de huit ans. Ceux qui ont droit au service pubhc,
y jouissent d'une diminution de la moiliédu temps
exigible pour leur admission dans la quatorzième
classe. L'indemnité pour frais de route est dou-
sous rSICOLA-S 1". 2'Jl
ble pour toute la dislance entre le lieu du séjour
et celui de la destination; l'employé reçoit en ou-
tre une subvention qui varie de loo à i5o roubles
argent pour ses frais de déplacement, et il a tous
les cinq ans une gratification du tiers du traite-
ment annuel. Les personnes qui ont accepté l'in-
demnité de déplacement sont tenues de passer trois
ans au service, ou, dans le cas contraire, de rem-
bourser à la couronne tout l'argent reçu à ce titre.
Sur les trente-cinq ans de service nécessaiies pour
obtenir l'ordre de Saint-Vladimir, tiois ans sont
comptés pour quatre; à àstrakban, quatre années
comptent pour cinq. Les malades sont admis
dans les hôpitaux, et les enfants des employés
sont reçus dans les écoles aux frais de la cou-
ronne.
Tout employé qui a fait un service irréprocha-
ble de vingt ans, reçoit une pension égale au tiers
de ses appointements. Pour trente ans on a les
deux tiers, et après trente-cinq ans de service on
conserve, à titre de pension, la totalité de son trai-
tement. Sur les deux derniers termes, il est possible
d'obtenir un bénéfice de six mois. En cas de santé
ruinée pour cause de service, l'employé a droit
aux susdites pensions, avec un bénéfice de dix
ans : c'est-à-dire qu'il reçoit le tiers des appointe-
ments après dix ans, les deux tiers après vingtans,
et la totalité après trente ansde service. En cas de
'9«
202 LA. RLSSIE
maladie grave el incurable, comiiiu de paralysie,
d'aliénation, de cécité, il conserve le tiers de ses
appointements après cinq ans, les deux tiers
après dix ans, et la totalité après vingt ans
de service. Pour les agents qui n'ont pas eu
de traitement fixe, les pensions sont réglées en
raison d'un total de 28 roubles 5o cop. argent,
par an.
Les em{)loyés de rinstiuclion j)ul)lique reçoi-
vent, comme pension, un tiers de leurs appoin-
tements après quinze ans, deux tiers après vingt
ans, et la totalité après vingt-cinq ans de service.
Pour chaque période de cinq ans au delà, ils re-
çoivent, en sus, un cinquième de leur traitement,
(|u'ils touchent en même temps que la pension,
tant qu'ils continuent le même service.
Les employés de la cour consei-vent , après
quinze ans de service, le tiers de leurs appointe-
ments, à titre de pension, la moitié après vingt-
cin(j ans, et la totalité après trente. S'ils font
cinquante ans de service, ils reçoivent en outre la
totalité de leurs dépenses d'entretien , comme
frais de table et autres; pour trente-cinq ans, ils
ont droit au tiers, pour quarante ans, à la moitié,
et pour quarante-cinq ans, aux deux tiers.
Les artistes des théâties impériaux gardent ,
après vingt ans de service, la totalité de leurs
appointements, s'ils n'excèdent pas 1142 rou-
sous NICOLAS V\ 293
l)les 80 cop. argent, et la moitié apiès dix ans.
Le temps passé en congé' ou en semestie,aii
delà de quatre mois pour les employés ordinaiies,
et de deux mois poui" les acteurs, est défalqué du
teuq:)s effectif du service, et ne compte pas pour
les pensions plus cpie pour les appointements et
les grades.
La veuve, sans enfants, d'un employé mort au
service, reçoit la moitié de la pension qui serait
revenue à son mari. Pour cbacpie enfant, elle reçoit
en outre un tiers de la pension, de soite (\\w
celle qui a trois enfunts touche la pension en-
tière. On ne fait pas de dislinclioii entre les en-
fants de l'employé et ceux d'un autre lit.
Le droit des veuves et des orphelins ne s'étend
pas aux pensionsque leurs maris ou pères auraient
obtenues, de leur vivant, pour quelque acte de dis-
tinction particulière.
Les enfants privés de leur mère reçoivent cha-
cun un quait de la pension de leur père; quatre
enfants la reçoivent en entier, et un plus grand
nombre se la partagent par portions égales. Les en-
fants devenus majeurs, c'est-à-dire, les garçons à
dix-sept ans et les filles à vingt et un, ou pour-
vus d'un établissement, les fdies en se ma-
riant, et les garçons par leur admission dans une
institution publique aux frais de la couronne,
perdent leurs droits à la pension de leur père.
294 LA RUSSIE
Sauf quelques exreplious, personne ne peul à
la fois jouir d'une pension et de ses appointe-
ments. Dans le service militaire, les années pas-
sées en campagne sont comptées doubles pour la
pension.
Les uniformes des fonctionnaires civils sont
verts, excepté ceux du ministère de l'instruction
publique, qui sont bleus, et le costume de grande
cérémonie des sénateurs, qui est rouge.
Il y a le grand et le petit uniforme: pour le grand,
l'habit est à un rang de boutons, avec collet mon-
tant, endrapouenveloursbrodé en orouen argent,
selon les différents ministères. Il y a ordinairement
vingt-cinq boutons, neuf devant, trois sur les pa-
rements, trois sur chaque basque et deux sur cha-
que pan. Les cinq premières classes ont des pan-
talons blancs avec galons; les cravates doivent
être blanches. Les gilets sont en drap blanc, avec
des boutons d'uniforme. Les cravates, gilets et
pantalons de couleur, sont sévèrement prohibés.
Les moustaches et les barbes sont rigoureusement
interdites. Nul ne peut rester en habit bourgeois
dans les bureaux. Pour le voyage, il y a des redin-
gotes d'uniforme. La broderie des habits a dix
variétés, selon les grades. Les employés qui ont
des épées d'honneur, acquises au service mili-
taire, les conservent avec l'uniforme civil.
Est-il besoin d'insister sur tout ce qu'il y a de
sous NICOLAS I". 29Ô
ridicule dans celte organisation ? Pourquoi qua-
torze classes et non pas quarante- une? qua-
torze, lorsqu'en réalité il n'y en a que douze?
Quelle similitude y a-t-il entre les rangs civils et
les grades militaires , sur lesquels les premiers ont
été calqués? Le lapport entre le rang et les fonc-
tions est tout à fait arbitraire; aussi se voit-on
forcé de s'en écarter à tout moment, et d'ad-
mettre des exceptions qui tendent à devenir des
règles. Les titres de chef de section, de bureau, ou
de département, sonnent-ils moins bien ou impo-
seraient-ils moins de respect que ceux de con-
seiller honoraire , conseiller de collège ou de
conseiller actuel? Les tschinovniks russes ne
sont-ils pas de véritables mandarins chinois? Ils
sont, il est vrai, affranchis des coups de bâton ;
mais alors, comme le disait un homme d'esprit,
pourquoi ne pas avancer toute la nation au moins
à la quatorzième classe?
Du quatorzième tschinn au huitième, du grade
d'officier à celui de major, on est appelé votre no-
blesse; de la huitième à la cinquième classe, votre
haute noblesse; pour la cinquième, ou le rang de
conseiller d'Etat, il y a une dénomination spé-
ciale, celle de haute naissance ; de la quatrième
à la seconde on est traité d^excellence, et dans la
seconde et la premièie, de haute excellence. Les
adresses des lettres portent ces titres; les soldats,
296 LA RUSSIE
les laquais et les cochers les ont sans cesse dans
la bouche: voilà bien de l'honneur! Les femmes
jouissent aussi des mêmes sobriquets, et s'appellent
également « niesdames les conseillères titulaires
ou intimes, » comme aussi a mesdames les généra-
les.» Sur la porte de l'une d'elles, je lisais un jour :
« Conseillère de collège, Poulette (Rourotschkine);»
et une autre, accostée dans la rue par un inconnu,
répond fièrement : « Pour qui me prends-tu ? Je
suis conseillère d'État! »
Le fonctionnaire russe le plus élevé ne piend
soin (|ue de sa fortune, et ne sert qu'en propor-
tion des avantages matériels qu'il retire de son
service. L'iionneur et la gloire ne sont rien pour
lui, à côté des croix, des tscliinns, des roubles et
des dessiatines de terie.
Les grades, les crachats eux-mêmes, ne sont que
des marche-pieds pour arriver à la fottune. L'ai-
guillette d'aide de camp de l'empereur et le cor-
don de Saint-André sont, au sommet de ce mât de
cocagne, les seuls prix considérés comme dignes
delà peine que les Russes se donnent pour y grim-
per. La surexcitation de la vanité est en propor-
tion de la multiplicité des distinctions. Là où
l'aveugle obéissance est la seule vertu, le mérite in-
dividuel n'a pas de valeur. Les intérêts de la pa-
trie ne préoccupent personne; la patrie d'un
Russe, c'est l'empereur, et on ne sert celui-ci qu'au-
sous NICOLAS !■=». 297
tant qu'il paye; aussi l'avidité des employés n'est
égalée cpie par la prodigalité du tzar, cpii a ruiné la
Russie en dons de toute espèce faits à ses affidés.
La Pologne , la Bessarabie, le Caucase, sont passés
en cadeaux, et on ne saurait compter les millions
que Nicolas a prodigués à ses courtisans. Sachant
qu'il a beaucoup d'ennemis, il croit ne pas pou-
voir s'attacher assez ses créatures, et la sueur du
peuple paye leur incapacité et leur insouciance.
Les subventions accidentelles et sans cesse répé-
tées, les rentes viagères, le maintien de la totalité
des appointements à ceux qui quittent le service;
tout cela absorbe la plus grande partie du bud-
get, et fait delà Russie le plus malheureux des pnys.
— « C'est un pays vraiment infortuné, » s'écriait un
jour lord Stevart, après avoii- quitté Pétersbouig,
où il a été ambassadeur de la Grande-Bretagne.
298 LA RUSSIK
XIII.
DES ORDRES RUSSES.
Il y a liuit ordres en Russie : i° l'ordre de Sainl-
\ndié; 2" celui de Sainte ("atlierine; 3° de Saint-
Alexandre-INewsky; /|° de l'Aigie Blanc; 5^* de
Saint-Geoige ; 6" de Saint-Vladimir; 7" de Sainte-
Anne; 8" de Saint-Stanislas.
L'Aigle Blanc et le Saint-Stanislas sont d'origine
polonaise; l'ordre de Sainte-Anne est duHoIstein ;
l'ordre de Sainte-Catherine est celui des dames,
et a pour grande maîtresse l'impératrice, qui con-
serve cette dignité jusqu'à sa mort. Le grand
maître de tous les autres est l'empereur seul. Tous
les grands ducs de la Russie deviennent, à leur
baptême, chevaliers de Saint-André, de Saint-
Alexandre, de l'Aigle Blanc et de Sainte-Anne;
les princes du sang ne le sont que quand ils ont
atteint l'âge de majoiité. Les grandes-duchesses
reçoivent, au baptême, l'ordre de Sainte-Cathe-
rine, et les princesses du sang, à leur majorité.
sous NICOLAS I". 209
Un ordre donne, en Russie , les droits de la no-
blesse héréditaire. Les Baschkires sont exceptés de
cette prérogative; ils n'acquièrent par là que la
noblesse personnelle '. Depuis le lo avril iSSa,
les ordies ne confèrent aux marchands russes que
les droits héréditaires de citoyens lionoraires. La
noblesse, inhérente à l'ordre, se transmet aux en-
fants nés avant l'élévation du père, à l'exception
pourtant de ceux qui seraient venus au monde
dans la condition de serfs ou de tributaires.
Les chevaliers d'un ordre en sont privés, pour
crimes et délits contraires à la dignité et à l'hon-
neur, après jugement confirmé par l'empereur. Les
officiers dégradés sont privés du droit de poiter
leurs ordres jusqu'à leur réhabilitation ; il en est
de même des clercs exclus du service. Le nombre
des chevaliers, en général, n'est déterminé pour
aucun ordre, mais celui des membres salariés est
fixé pour chacun d'eux. A leur réception, tous
payent une rétribution, selon la décoration et la
classe qu'ils reçoivent. Les étrangers sont affran-
chis de cet impôt , ainsi que les Circassiens et les
personnes qui reçoivent des décorations ornées
de diamants. Les étrangers, hors du service , n'ont
aucun droit aux revenus affectés à l'ordre dont ils
peuvent être revêtus.
' Art. 206 du statut des ordres.
:îOO la RUSSIE
L'administration de tous les ordres appartient
au chanceliei-, qui est élu parmi les chevaliers de
Saint-Ândié.lla,pouradîoinls, le caissier des ordres
elle grand mailre des cérémonies, (|ui est en même
temps celui de la cour impériale. Tous les deux
portent l'ordre de Saint-André au cou. Les au-
tres ordres ont chacun un maître de cérémonie,
qui porte ses insignes de la même manièie.
Chaque ordre a en outre un secrétaire et deux
hérauts portant la croix à la boutonnière. Tous les
chevaliers et les officiers ont des mantilles, dont
la couleur est déterminée par les statuts.
Chaque ordre a son jour de fête, et le 8 no-
vembre, le jour de Saint-Michel , en Russie, est la
fête de tous. Les chevaiieis qui résident à Saint-
Pétersbourg et à Moscou élisent alors six membres
de chaque ordre, préposés à la surveillance et au
soin des institutions de bienfaisance situées dans
chaque capitale.
L'Académie des sciences est chargée de publier,
tous les cinq ans , la liste complète des chevaliers
de tous les ordres avec leurs titres, ainsi que le
tableau des nouvelles créations et des extinctions.
On ne peut être décoré qu'après quinze ans de
service , ^.rtvyjte' pour des mérites particuliers, ou
pour avoir servi, soit en Sibérie , soit au Caucase ;
dans ces cas, il peut y avoir un bénéfice de cinq
ans. En outre, pour être admis à recevoir un
sous NICOLAS 1". 301
ordre, il faut être au moins de la neuvième classe,
ou occuper un posle équivalent à ce rang. A part
cela, il y a des conditions particulières de temps
et de position au service, pour les différents degrés
de chaque ordre. Ainsi on ne peut donner l'ordre
de Sainte-Anne de la première classe, ni celui de
Saint-Yladimir de la seconde, à qui que ce soit
dont le rang ou la fonction sont au-dessous de
la quatrième classe; l'ordre de Saint-Stanislas, de
la première classe, ne peut être conféré à celui
dont la fonction est au-dessous de la cinquième,
et le tscliinn au-dessous de la quatrième; pas plus
que le Saint-Vladimir, de la troisième classe, à
ceux dont le rang ou le poste sont au-dessous de
la sixième classe.
Au surplus, les décorations russes sont classées
d'après leur importance respective, et l'on ne peut
enfreindre leur biérarcliie, c'est-à-dire, donner
un ordre supérieur à celui qui n'a pas les ordres
inférieurs. Néanmoins, des exceptions à toutes ces
règles se rencontrent et se pratiquent journelle-
ment.
L'ordre de Saiivt-André n'a qu'une seule classe;
la décoration consiste dans un cordon bleu de
ciel, qui se place sur l'épaule droite; le crachat
se porte du côté gauche; la croix, suspendue
au cordon , est bleue , et posée sur un aigle
surmonté de trois cou ion nés. Elle offie l'image de
302 LA RL'SSIE
la crucificalitm de Sainl- Audré , avec les qiialre
lettres latines : S. A. P. R. (Sanctus Andréas, pal to-
nus Russia^). Le revers représente une charte, avec
l'inscription russe : Pour fui e.tfideliu'. Le crachat
est en argent avec un champ en or, où l'on voitl'aigle
russe, avec la croix de Saint-André entourée delà
devise de l'ordre en lettres d'or, sur un champ d'azur.
Le costume se compose d'un long manteau en
velours vert , doublé de taffetas blanc , avec
des collets, des cordons et des bandoulièies
en argent. L'étoile de l'ordre est cousue au côté
gauche. La survesle est blanche, et le chapeau en
velours noir avec une plume rouge, et une croix
de Saint-André sur le ruban.
Cetordren'est acquis de droità aucun litre, et ne
peut être conféré que par la volonté du souverain.
Les chevaliers de cet ordre doivent occuper des
fonctions de la troisième classe, et , par leur pro-
motion, ils acquièrent en même temps les ordres
de Saint-Alexandre, de Sainte-Anne et de l'Aigle
Blanc. Mais habituellement cet ordre n'est donné
qu'à des fonctionnaires de la première ou de la
seconde classe, et lorsqu'ils ont tous les ordres
inférieurs.
Chaque chevalier paye, à sa nomination, une ré-
tribution de 24^ roubles argent'. Douze chevaliers,
^ Le rouble argent vaut environ 4 li-j le rouble assignat,
\ fr. lie.
sous NICOLAS P\ 303
y compris Irois du clergé, louclienl enlre eux, par
année, 6092 roubles argent; 67 roubles 66 cop.
cliacun.
L'ordre de Saint-André, le premier par sa créa-
tion comme par son importance, a été institué
par Pierre le Grand , au retour de ses voyages
à l'étranger. Le premier chevalier fut le comte
Feodor Alexéïvitscb Golovine, chancelier, feld-
maréchal et grand amiial de Russie , qui , à son
tour, en a revêtu Pierre r\ en récompense de sa
mémoiable victoire navale sur les Suédois,
L'ordre DE Sainte-Catherine a été créé en com-
inémoration de la délivrance de Pierre V^ à la ba-
taille de Pruth, par l'impératrice Catherine T^.
Cet ordre a deux classes, celles de la grande et de
la petite croix. Le cordon en est rouge, avec un
liseré en argent, et se porte par-dessus l'épaule
droite. La croix est blanche, posée dans la main
de sainte Catherine; et au centre est une autre
petite croix avec des rayons et quatre lettres la-
tines, D. S. F. R. (Domine, salvum fac Regem). Sur
la rosace de la croix est inscrite en russe la devise
de l'ordre : Pour a/Jiour et patrie. Le crachat est
en argent, avec une croix du même métal dans un
champ rouge, entouré de la devise. Le costume
est en étoffe d'argent brodé d'or; le schleif et le
chapeau sont en velours vert.
La charge de diaconesse de l'ordre appartient à
304 LA laSSlL
la peisomie le plus haut placée de la raïuilleiiiipé-'
riale. Elle revient de droit à l'inipératrice régnante,
lorsque celle de maîtresse de l'ordre est occupée
par l'impératrice douairière.
Il y a douze membres de la grande croix, sans
compter les dames de la famille impériale, et qua-
lre-vingl-(piatoize de la petite. L'ordie ne peut
être conféré qu'aux dames nobles.
Il est alloué layS roubles argent, par an, pour
six dames de la grande croix, et 2428 roubles
pour douze de la petite, y compris cinq mem-
bres du clergé.
Les obligations des chevalières de cet ordre con-
sistent à remercier Dieu, tous les jours, delà déli-
vrance de Pierre V^; à lui demander la santé de
l'empereur et de sa famille; à lire tous les diman-
ches trois fois le Pcilrr iioster; à tâch^j- de convertir
des infidèles à la leligion grecque, et à délivrei-,
à leurs frais, un chrétien des mains des barbares.
Ces dames sont en outre chaigées de surveillei"
l'institut de Sainte-Catherine, et celles qui sont
décorées de la grande croix peuvent y placer cha-
cune une élève.
L'oHDRE DE Saijnt-âlexandre-Newsky n'a qu'une
seule classe. Le cordon est rouge, et se porte sur
l'épaule gauche, avec une croix en oi- émaillée de
rouge, ornée de quatre aigles à deux têtes cou-
ronnées. D'un côté est représenté Alexandre à
sous MCOLAS I"-. 305
cheval , et de l'aiilre est son cliiffre latin sous une
couronne de prince. Le manteau est en velours
rouge doublé de blanc, le surveste en argent, et
le chapeau est noir avec une plume blanche.
Douze chevaliers, y compris cinq clercs, reçoi-
vent par an 7014 roubles 28 cop. Chaque chevalier
paye à sa réception 1 80 roubles.
L'ordre de l'Aigle Blanc est aussi d'une seule
classe. La décoration se compose d'un cordon
bleu foncé, porté sur l'épaule gauche, avec un
aigle noir à deux têtes d'or et couronnées , dans
lequel on voit une croix rouge avec un aigle blanc
à une tête. Le crachat est d'or, et se porte du côté
gauche. La devise est, « Projulc, rcge et lege. » On
paye i5o roubles lorsqu'on y est admis.
L'ordre de Saint-George a été fondé par Cathe-
rine Il , le 26 novembre 1769. Il a quatre degrés.
Pour le premier , le cordon , formé de trois raies
noires et deux jaunes, se porte en travers de l'é-
paule droite, par-dessous l'uniforme. Le crachat
est carré, en or, avec un champ d'or, le chiffre
de saint George dans un cerceau noir , et la
devise russe : Pour service et courage. Le cra-
chat se porte du côté gauche. La croix est en
émail blanc, avec les armes de Moscou, ou l'image
de saint George perçant le dragon. Ce qui distin-
gue le second degré, c'est le crachat et la croix
portés au cou. Le troisième porte simplement la
306 LA RUSSIE
croix au cou, et le quatrième à la boutonnière.
Le surveste est en velours orange avec des croix
noires. Il existe pour les soldats une subdivision
à part, dont la décoration est une croix en argent.
Cet ordre se donne gratis. Les pensions sont de
200 roubles pour les chevaliers de la première
classe, de ii4 roubles 28 cop. pour ceux de la
seconde, de 67 roubles i4 cop. pour ceux de la
troisième, et de 28 roubles Sy cop. pour les che-
valiers de la quatrième classe. Le chiffre des pen-
sions annuelles de cet ordre s'élève à 10,971 roubles.
L'ordre de Saint-George se donne pour des
faits d'armes, comme la prise d'une forteresse
ennemie ou la défense d'une des places de l'em-
pire; la capture des navires, des canons, des dra-
peaux ou des généraux ennemis. Il se donne
encore à l'auteur d'un avis qui décide la victoire,
à celui qui s'est fait jour à travers les rangs enne-
mis. Les maréchaux et les généraux en chef peu-
vent, en temps de guerre, décorer leurs subor-
donnés de la quatrième et de la cinquième classe
de Saint-George , avec ou sans la participation
du conseil de l'ordre , composé au moins de sept
chevaliers. Les deux premières classes sont con-
férées par l'empereur lui-même. En outre, l'ordre
de Saint-George se donne pour vingt-cinq ans de
service militaire, ou pour vingt campagnes de
terre et dix-huit sur mer. En ce cas , la croix doit
porter une inscription qui l'indique.
sous NICOLAS P''. 307
L'ordre de Saint-Vladimir a été créé le 11 sep-
tembre 1782, en mémoire du vingt et unième an-
niversaire du couronnement de l'impératrice Ca-
therine II. Il se compose de quatre classes. Le
cordon a une raie rouge au milieu de deux raies
noires; toutes trois sont d'égale dimension. 11 se
porte sur l'épaule droite, par-dessus l'habit, si le
chevalier n'a pas d'ordre supérieur, et en dessous,
sur le gilet, dans le cas où il en aurait un autre
plus ancien. Le crachat est octogone, à angles d'oi-
et d'argent alternativement, avec un champ rond
et noir entouré d'un cercle noir et orné d'une
croix en or, autour de laquelle se trouvent les ini-
tiales russes du saint : S. R. K. W. La devise est :
Utilité, honneur et gloire. Le crachat se porte sur
le côté gauche. La croix est rouge, avec le chiffre
de saint Vladimir surmonté d'une couronne,
d'un côté, et, de l'autre, la date de l'institution
de l'ordre.
La seconde classe porte la grande croix au cou,
avec un crachat du côté gauche; la troisième, une
croix plus petite au cou, et la quatrième à la bou-
tonnière. Quand l'ordre est la récompense de
faits militaires, cette dernière est accompagnée
d'une rosace.
Cette décoration s'obtient, à part les services
connus de l'empereur lui-même, pour avoir ré-
tabli l'ordre dans une partie négligée de l'admi-
308 LA RUSSIE
nislralion; pour avoir animé ou préparé les
autres au service ; pour avoir débrouillé, terminé
ou prévenu des procès. On l'obtient encore pour
avoir sauvé dix personnes , et pour être venu
au secours d'une localité dans la famine, ou en
proie à toute autre calamité publique; pour avoir
contribué à faire régner l'abondance dans son
pays par ses travaux agricoles; pour tout projet
qui aura rapporté à la couronne au moins 3o,ooo
roubles argent; pour une invention qui aura servi
à l'accroissement de la richesse nationale; pour
tout ouvrage adopté comme classique ; pour
trente-cinq ans de service civil , actif, irrépro-
chable et zélé, ou seulement vingt-cinq dans les
provinces transcaucasiennes. Tout témoignage su-
prême de satisfaction abrège d'un an ce délai. Le
médecin qui, dans une année , aura vacciné 3,ooo
personnes, jouit de la même prérogative.
Ont droit au même ordre : les nobles qui auront
occupé trois fois des fonctions électives, et qui
auront été élus, une quatrième fois, aux fonc-
tions de maréchaux de la noblesse, de curateurs
du gymnase, de députés ou de secrétaires; les
bourgeois qui auront rempli la même condition
dans les quarantaines. Si les uns ou les autres
avaient, durant leurs fonctions, obtenu cette dé-
coration à titre de distinction spéciale, la loi se
trouverait, par cela même, accomplie à leur égard.
Il est assigné au payement des pensions pour
sous NICOLAS P". 309
cliaqiie classe de l'ordre, 1714 roul)les ^^8 1/7
cop. argent. Les chevaliers de la première classe
reçoivent 171 roubles /p 6/7 cop. ; ceux de la
seconde, 85 roubles 71 3/7 cop.; ceux de la troi-
sième, 57 roubles i4 2/7 cop.; et ceux de la qua-
trième, 28 roubles 67 1/7 cop. argent.
A la mort d'un chevalier, sa femme jouit de la
pension pendant un an seulement. Les chevaliers
des deux premiers degrés ont entrée à la cour de
pair avec les fonctionnaires de la quatrième classe,
et ceux des deux autres avec les employés de la
sixième classe.
Les chevaliers du premier degré payent, à leur
réception, 180 roubles; ceux du second, 60 rou-
bles ; du troisième, 3o roubles; et du quatrième,
9 roubles aigent. Ceux qui ont été décorés pour
ti-ente-cinq ans de service ne payent rien.
Le général en chef d'une armée est autorisé, en
temps de guerre, à créer, de son propre gré, des
chevaliers de la quatrième classe, avec rosace,
pour des faits d'armes éclatants.
L'ordre ue Saiivte-ânjne est également composé
de quatre classes. Pour la première, le cordon est
rouge, avec un liseré jaune , et se porte de gauche
à droite. La croix est rouge, avec l'image de sainte
Anne d'un côté et son chiffre de l'autre. Le crachat
en argent, porté à droite, a pour devise : Ainan-
tihus jitstiliaiu, picfalmi, fidctn. I^a seconde classe
310 LA RUSSIE
porte la croix au cou ; la troisième, à la bouton-
nière, et la quatrième sur l'épée ou le sabre , sans
ruban, et telle qu'elle se voit sur le crachat. Cette
dernière se conserve avec les ordres supérieurs.
On ajoute, dans la première et la seconde classe,
une couronne à la croix, ce qui forme une dis-
tinction particulière ; et, dans la troisième classe ,
une rosace, pour les faits d'armes; dans la qua-
trième, l'inscription, «Pour bravoure, «qui se place
sur l'arme ornée de la croix. Il y a, en outre, une
cinquième subdivision pour les soldats qui ont
fait vingt ans de service. C'est une médaille dorée,
avec l'image de la croix , attachée par un ruban
rouge et jaune.
Cet ordre a été adjoint aux ordres russes le 5
avril 1797; mais la fête s'en célèbre le 3 février, en
mémoire d'Anna Pétrovna.
Il peut être conféré à tout ecclésiastique qui
aura converti au moins cent individus non chré-
tiens ou cent hérétiques , fait rentrer dans l'obéis-
sance des paysans révoltés ou donné le bon exem-
ple aux soldats; à celui qui se sera distingué dans
les sciences, qui aura érigé des couvents ou des
églises autrement qu'aux frais de la couronne,
qui aura rempli avec distinction, pendant au
moins cinq ans, des charges gratuites. Il est ac-
cordé aux miUtaires, pour le commandement d'un
corps détaché, plus fort qu'une compagnie ou un
sous NICOLAS P\ 3fi
escadron, ou bien de mille recrues, même en plu-
sieurs détachements; sous la condition, toutefois,
dans le premier cas, que ce corps aura conservé,
pendant trois ans, une place distinguée parmi les
troupes, et que le nombre des malades ou des ex-
clus pour incoriduite n'aura pas dépassé i p. cent.
Dans le service civil , cet ordre peut être accordé
a quiconque, dans trois ans, aura arrangé amia-
blement dix procès engagés sur une valeur suffi-
sante pour qu'il y eût appel au sénat; à celui qui,
dans les fonctions de juge de paix, aura concilié
tous les différends portés devant lui, et n'en aura
laissé aucun prendre une marcbe judiciaire. On
y a droit également quand on a assuré le sort
des veuves et des orpbelins, et dévoilé celui des
pauvres; quand on a procuré au gouvernement un
avantage particulier et imprévu; quand on a ex-
posé sa vie ou sa fortune pour le bien public;
dirigé , sans secours de l'autorité , une pension
publique de jeunes gens, pendant dix ans, à la
satisfaction générale. L'instituteur privé reçoit cet
ordre, après quinze ans de travail, s'il est noble bé-
réditaire ; après vingt ans, s'il est noble personnel ;
et après vingt-cinq ans, s'iln'estni l'un ni l'autre.
Les présentations pour cet ordre ont lieu par
le chapitre, et sont décidées au scrutin dans le
conseil, qui est composé de douze cbevaliers, les
plus anciens de chaque degré, qui se trouvent
312 LA RUSSIE
présents à Saint-Pétersbourg, au mois de décem-
bre de cbaque année.
Le général en chef d'une armée peut, à la guerre,
conférer les deuxième, troisième et quatrième de-
grés de cet ordre.
Dans la première classe, vingt commandeurs,
dont quatre ecclésiastiques , reçoivent chacun
228 roubles 67 1/7 cop. argent de pension ; vingt-
deux autres, dont quatre ecclésiastiques, touchent
ii4 roubles 28 4/7 cop. argent.
Dans la seconde classe, vingt commandeurs,
dont deux ecclésiastiques, reçoivent 100 roubles
argent; quarante-deux, dont huit clercs, 71 rou-
bles l\i 6/7 cop.; et trente-six pensionnaires, dont
six clercs, 71 roubles [\i ^j-j cop. argent.
Dans la troisième classe, quatre-vingt-dix che-
valiers reçoivent 67 roubles i4 2/7 cop. ; quatre-
vingt-dix autres, l^i roubles 85 5/4 cop.
Dans la quatrième classe, quatre-vingt-dix che-
valiers touchent 34 roubles, 28 4/7 cop.;etquatre-
vingt-dix^autres, 28 roubles 57 1/7 cop. argent.
Les chevaliers de la première classe payent, à
leur nomination, 60 roubles, et, à chaque pro-
motion, 75 roubles; ceux de la seconde, 3o rou-
bles; ceux de la troisième, 18 roubles; et ceux de
la quatiième, 9 loubles argent.
L'ordre de Sainï-Stvaislas est établi pour ré-
compenser ceux (}ui auront contribué au bien de
sous NICOLAS I". 313
l'empire russe et du royaume de Pologne, qui (m
est inséparable (art. 621), par des services tels
qu'ils auront attiré l'attention de l'empereur.
Il y a trois degrés; il en a été aboli un , le qua-
trième ou le deuxième, le 28 mai iSSg. Ceux qui
l'avaient jusque-là ont conservé le droit de porter
un crachat avec la croix au cou. Cet ordre vient
après celui de Sainte-A.nne. Les chevaliers de la
première classe de ce dernier ordre ne portent, en
même temps, ni le cordon ni le crachat de Saint-
Stanislas, mais la croix au cou.
La croix est rouge, émaillée rouge, à quatre
branches divisées chacune en deux et ornées de
petites boules en or. A leur réunion se trouvent
des demi-cercles en or. Au milieu, il y a un cercle
rond en émail blanc, avec un liseré vert et un lau-
rier de la même couleur qui porte en rouge le
chiffre latin : SS. Dans les coins de la croix , des
quatre côtés, se trouvent des aigles russes à deux
têtes en or. Le revers est en or avec rebord blanc,
et le chiffre.
Le cordon est rouge, large de deux pouces et
demi, avec un double liseré blanc, et se porte sur
l'épaule droite ; le crachat se met du côté gauche.
Il est en argent avec huit rayons, et le rebord, sem-
blable à celui de la croix, porte la devise: Prœ-
iiiiando incitât.
La décoiation du second degré se porte au cou,
314 LA RUSSIE
et a deux subdivisions, l'une avec et l'autre sans
couronne. Celle du tioisième se porte à la bou-
tonnière.
La fête de l'ordre a lieu le tt^'. Le premier
et le second degré sont laissés à la disposition
de l'empereur. Le troisième, à paît les services
connus de S. M., se confère, pour des actes de
bienfaisance, à ceux qui ont sacrifié leur fortune
au bien public ou à celui du service; aux per-
sonnes qui ont géré un emploi utile sans rétribu-
tion , ou un emploi en dehors de leurs fonctions
ordinaires, pendant un an. Il s'accorde également
pour des inventions et des ouvrages d'une utilité
incontestable, pour la mise en ordre d'un travail
embrouillé, pour la découverte des abus graves ou
des crimes. Il peut être donné à un instituteur
privé, pour quinze ans de service, s'il est noble
héréditaire; pour douze ans, s'il est noble per-
sonnel; et pour aS ans , s'il n'est pas noble.
Celui qui, d'après les statuts, aura mérité l'or-
dre, a la faculté de le solliciter, par l'entremise
de ses supérieurs , s'il est ou a été au service , ou
du chef du gouvernement, s'il est en retraite. Ce
troisième degré peut être conféré par un conseil
composé de douze chevaliers de chaque degré,
sous la présidence d'un grand-cordon, par une
nomination au scrutin, dont le résultat est soumis
à la décision de l'empereur.
sous NICOLAS V\ 315
Le chef d'une armée active peut, pour de
beaux faits d'armes, conférer le Saint-Stanislas de
la seconde et de la troisième classe.
Lors de sa promotion , tout chevalier du pre-
mier degré paye 90 roubles; celui du second, 3o;
celui du troisième, i5 roubles argent. Cet argent
est destiné à des œuvres de bienfaisance indiquées
par l'empereur.
Les personnes qui ont reçu cet ordre depuis le
Il novembre i83i, jour de son annexion aux dé-
corations russes , sont, par là même, nobles héré-
ditaires; celles qui l'ont obtenu auparavant, ne le
sont que si elles sontdécoréesdu premier degré. Les
ecclésiastiques russes ne reçoivent pas cet ordre,
et les membres du clergé catholique romain n'ac-
quièrent, avec cette décoration, que le droit de
\^oh\esse personnelle ^ Les marchands sont nobles
personnels s'ils ont obtenu cette décoration avant
le —avril i832 , et citoyens honoraires héréditai-
res s'ils ne l'ont eue que depuis.
Il y a trente pensionnaires du premier degré à
142 roubles 85 5/7 cop. argent par an ; soixante
du second, à ii4 roubles 28 4/7 cop.; quatre-
' La loi russe est assez naïve pour le dire, et ne l'est pas
assez pour ajouter que c'est parce que les ecclésiastiques ro-
mains ne sont pas susceptibles d'avoir des enfants. (Décret du
28 mai 1839. — Svod., t. I,liv. vi, art. 682.)
31G LA RUSSIE
vingt-dix du troisième degré à 85 roubles 71 3/7
cop. chacun.
Le pensionnaire qui passe à un degré supérieur
perd la pension qu'il touchait, et doit attendre son
tour pour la pension du nouveau degré. Il doit
renvoyer au chapitre les insignes qu'il avait portés
jusque-là. Il en est de même quand un chevalier .
meurt; et si les insignes étaient alors perdus, les
héritiers en restitueraient la valeur. Les chevaliers
qui se font moines perdent l'ordre et la pension.
A la moit du chevalier pensionné, sa femme jouit
de la pension pendant un an.
Les héritiers d'un militaire , tué à la guerre ,
sont exemptés de l'obligation de renvoyer ses in-
signes ou d'en restituer la valeur.
La DÉCORATION DU SERVICE IRRÉPROCHA.BLE n'cSt
pas un ordre; c'est une simple marque de distinc-
tion. Elle se compose d'une boucle dorée, carrée,
avec un laurier, dans le milieu duquel se trouve
un chiffre romain, indiquant les années de ser-
vice. Elle se place sur un ruban des ordres
de Saint-George, pour les militaires, et de
Saint-Vladimir, pour les fonctionnaires civils.
Cette décoration a été instituée le 22 août 1827,
en commémoiation du couronnement de l'em-
pereur Nicolas, qui a eu lieu le même jour de
l'année précédenle. Elle se confère le jour anni-
versaire de son institution , et se porte au-dessous
sous NICOLAS P\ 317
des ordres véiilables, comme leur élanl inférieure.
Elle se donne pour quinze ans de service, et se
renouvelle tous les cinq ans.
Les chevaliers de Saint-George, après vingt-cinq
ans de service, et de Saint-Vladimir, après trente-
cinq ans, pas plus que les chevaliers des ordres
les plus importants, ne sont dispensés de porter
cette boucle, qu'il est prescrit de mettre au-dessous
de la seconde boutonnière.
Les artistes n'ont droit à cette distinction que
pour le temps passé au service à partir de leur
réception dans un ordre de chevalerie ^ Les maî-
tres de relais et les individus qui n'ont pas de
tschinn effectif n'y ont pas droit.
Il n'y a aucune espèce de diminution à obtenir
dans les termes voulus pour la boucle. On retran-
che, du temps de service ainsi calculé, les congés
de plus de vingt-neuf jours; le service d'un em-
ployé qui, dans l'espace de quinze ans, aura
changé trois fois de genre de service , est déclaré
non valable , toutes les fois qu'il sera resté moins
de trois ans dans le même poste. Tout retard
dans un semestre peut faire perdre une année de
service , à moins de causes graves admises par
l'autorité ; un retard de quatre mois prive totale-
' Une disposition générale défend de donner un ordre
avant qu'on ait reçu la boucle.
318 LA RUSSIE
ment du droit à la boucle. Les réprimandes ins-
crites dans les états de service emportent la peite
d'uneannée,etles arrêts, accompagnés de la forma-
lité, retardent l'obtention de la décoration de trois
ans. L'institution prive de leurs droits à cet insigne
ceux qui ont été mis en jugement et n'en sont
pas sortis justifiés, soit qu'ils aient été laissés sous
le coup du soupçon, soit qu'un manifeste impé-
rial les ait amnistiés, ou ait suspendu toute action
de la justice à leur égard; mais si, après cela, ils
remplissent cjuinze années de service irréprocha-
ble, la boucle leur sera conférée. Ceux qui ont
été élargis , faute de preuves contre eux , sont
considérés comme innocents.
La collation définitive de la boucle appartient
à un conseil composé de généraux en chef ou de
conseillers intimes actuels , élus par l'empereur,
sous la présidence du plus ancien d'entre eux, ou
du plus ancien fonctionnaire de la première
classe , s'il s'en trouve. Ce conseil s'assemble tous
les ans, au plus tard le 20 juillet, et siège au pa-
lais d'hiver. La sanction de l'empereur est néces-
saire à ses décisions, pour les rendre valables.
On paye trois roubles argent pour chaque bou-
cle. Il est permis aux personnes qui en sont revê-
tues de la placer dans leurs armes et sur leurs
cachets.
La boucle n'est pas retirée à celui qui l'a ob-
sous NICOLAS P*. 319
tenue, pour des méfaits qui en eussent empêché
l'obtention; mais elle n'est point remplacée, poul-
ie coupable, par celle qui lui serait revenue pour les
cinq an s dans l'espace desquels il aura été en faute.
S'il fait cinq autres années de service irréprocha-
ble , on lui confère la boucle pour cette période.
Si le méfait est commis avant l'obtention de la
boucle, mais après le temps accompli pour l'ob-
tenir, le cas est soumis à la décision de l'empe-
reur.
LaMARQUEMARïEaété érigée le 1 4 octobre 1828,
en mémoire de l'impératrice Marie Feodorovna,
mère de Nicolas. Elle se confère aux dames, pour
service irréprochable. Elle est de deux degrés : le
premier porte la décoration à l'épaule, et le second
au sein. Pour celui-là, la croix est à quatre bran-
ches , et en or émaillé de bleu ; elle porte le
chiffre de Marie Feodorovna ; au centre est un
laurier avec le nombre des années de service en
chiffres romains. L'insigne du second degré est
un médaillon bleu avec les deux chiffres. Le ruban
est celui de l'ordre de Saint-Vladimir. Cette déco-
ration est destinée aux dames dites des classes,
aux maîtresses, directrices et inspectrices des ins-
titutions qui étaient sous la surveillance immé-
diate de l'impératrice-mère. Le premier degré se
donne aux dames qui ont passé dans ces fonctions
2 5 ans et au-dessus, et le second à celles qui y
320 LA RUSSIK
ont été de i5 à 25 ans. Tous les cinq ans le cliiffie
se renouvelle. Les titres à la léception de cette
décoration sont discutés en un conseil érigé au-
près des institutions de bienfaisance, et dont les
décisions sont confirmées par l'empereur. Cette
marque de distinction ne se perd jamais.
Les officiers de l'armée reçoivent des sabres et
des épées en or, ornés parfois de stras, sans aucun
frais, avec une inscription constatant leur bra-
voure. Les généraux en chef des grandes armées
peuvent en accorder pour des actions d'éclat et
faits éminents.
Pour avoir sauvé la vie à des personnes en pé-
ril, on obtient des médailles en or et en argent,
avec des rubans de Saint- Vladimir.
Les maires des paroisses qui restent, avec'dis-
tinction, neufansdans leurs charges, et sont réélus
pour trois autres années , reçoivent des médailles
qu'ils portent au cou, s'ils ne sont pas nobles. Les
vaccinateurs sont aussi récompensés par des mé-
dailles. Les planteurs distingués , au Caucase et
dans la Nouvelle Russie, les paysans qui excellent
dans la culture de la pomme de terre, les ou-
vriers supérieurs des fabriques, les juifs établis
sur les terres delà couronne et qui se distinguent
dans l'économie agricole , ont droit aux mêmes
récompenses. Les pilotes, les employés des qua-
rantaines, les instituteurs après dix ans de fonc-
sous ]\1C0L/\S 1-. 321
lions, obtiennent des médailles avec des rul)ans
de Saint-Alexandre. Les chefs des paysans , pour
neuf ans de service , en ont aussi avec des rubans
de Sainte-Anne.
Les médailles obtenues quand on a sauvé la
vie à quelqu'un , ou pour tout autre acte d'hu-
manité, ne sont sujettes à aucun impôt. Les
autres payent, d'après leurs rubans ou leurs for-
mes, de 7 à i5o roubles argent de contribution.
Les personnes ayant des médailles qui se portent
au cou sont exemptes du recrutement. Les autres
le sont des peines corporelles.
Il y a en outre des haftans de distinction en
drap, velours ou damas, qui sont d'uniforme
ou non. Ces kaftans sont destinés particulièrement
aux fonctionnaires paysans.
322 LA RUSSIE
XIV,
DES HAUTES COURS ADMINISTRATIVES, LEGISLATIVES
ET JUDICIAIRES.
LE CONSEIL DE L EMPIRE.
Les attributions du conseil de l'empire com-
prennent toute affaire qui exige la promulgation
d'une loi nouvelle, la modification, l'explication
ou le complément d'une loi existante ; toute
mesure extraordinaire dans le domaine de l'admi-
nistration intérieure ou de la politique extérieure,
comme la paix ou la guerre , quand elle peut
être sujette à un examen préalable; les questions
spéciales en matière de finances, la fixation du bud-
get et le règlement des impôts, l'expropriation des
particuliers pour cause d'intérêt public,ou le pas-
sage d'une propriété de la couronne en la posses-
sion des particuliers, les brevets d'invention, etc.
Ce conseil prononce sur la concession et le retrait
des lettres de noblesse, et dirige l'instruction contre
sous NICOLAS P\ 323
les ministres et les gouverneurs généraux accusés,
avec l'autorisation de l'empereur. Il connaît des
procès sur lesquels le sénat a été partagé, ou dont
la conclusion n'a pas obtenu la sanction du mi-
nistre de la justice.
Le conseil de l'empire se divise en départe-
ments, que nous appellerons aussi sections, ou se
réunit en assemblée générale ; les membres des
divers départements sont membres de l'assemblée
générale,àlaquelle sont adjoints en outre des per-
sonnes prises en dehors.
Il y a cinq départements : i° celui de la justice;
2° de la guerre; 3° du culte et des affaires civiles;
4" de l'économie, et 5° des affaires de la Pologne.
Le personnel des départements est nommé tous
les six mois, par l'empereur lui-même, et se com-
pose d'un président et d'au moins trois membres
pour chaque département. Les sections peuvent
appeler dans leur sein et consulter les personnes
dont ils veulent réclamer les lumières. Pour les
affaires qui concernent à la fois plusieurs départe-
ments , ceux-ci ont droit de se réunir et de déli-
bérer en commun.
Les membres du conseil de l'empire peuvent en
même temps être investis de toute autre charge,
dans l'ordre judiciaire ou administratif. Les mi-
nistres sont de droit membres du conseil de l'em-
pire, mais ils ne peuvent être nommés présidents
ai.
324 LA RUSSIE
dans les sections. Le président de rassemblée gé-
nérale est l'empereur lui-même, et, en son ab-
sence , celui qu'il veut bien désigner une fois tous
les ans. Le vice-président est celui des présidents
de département qui est le plus ancien en grade.
L'assemblée générale siège dans l'ordre suivant :
le président occupe le milieu de la salle ; à sa
droite sont placés les membres qui ne font pas
partie des départements; à sa gauche, les minis-
tres, et vis-à-vis de lui les membres des sections,
leurs présidents en tète. Au milieu, en face du
président, se trouve le secrétaire de l'empire , as-
sisté d'un secrétaire d'Élat et de deux aides.
Les orateurs parlent debout. Si plusieurs mem-
bres réclament la parole à la fois, elle est accor-
dée au plus ancien en grade. Les amendements
aux projets mis en délibération doivent être
présentés par écrit. Les votes sont inscrits à côté
du nom de chaque membre, et les décisions sont
consignées dans un procès-verbal. On fait connaî-
tre à la fin de chaque séance l'ordre du jour delà
suivante. Dans les départemenls , on prend rang
d'après les tchinns.
Les affaires où il s'agit de quelque mesure ex-
traordinaire arrivent directement à l'assemblée gé-
nérale, sur la décision de l'empereur. Les dépar-
tements y envoient celles sur lesquelles leurs
membres n'ont pu s'entendre, ou pour lesquelles
sous NICOLAS I". 325
ils ont pris une décision qui casse un arrêt du sénat,
ou qui les met en désaccord avec le ministre dont
émane l'affaire en question.
Le conseil de l'empire peut renvoyer au sénat les
affaires dans lesquelles celui-ci n'aurait pas pris
en considération quelque pièce importante, afin
qu'elle y soit revue de nouveau.
Le secrétaire de l'empire soumet les décisions
du conseil à la confirmation de l'empereur. Les
affaires de Pologne lui sont déférées en procès-
verbal , toutes les fois qu'elles n'ont pas été dé-
battues dans l'assemblée générale ; et les autres
sous forme de mémoires , signés par le président
ou le vice-président, et par le secrétaire de l'empire.
La volonté de l'empereur décide l'affaire définiti-
vement , lors même qu'il se prononcerait pour
l'opinion de la minorité. En cas d'absence pio-
longée de l'empereur, S. M. désigne elle-même
l'étendue du pouvoir que le conseil de l'empiie
est appelé à exercer pendant ce temps.
Près du conseil se trouve une chancellerie, sous
les ordres du secrétaire de l'empire. Elle se com-
pose de sept sections, dont chacune a pour chef
un secrétaire d'Etat, excepté les deux dernières,
celle des archives et celle des affaires du secrétariat
de l'empire , qui sont régies par des aides.
326 LA RUSSIE
LE COMITÉ DES MINISTRES.
Le comité des ministres est compose de tous
les ministres et chefs des administrations séparées,
complétant l'organisation ministérielle, tels que
le chef de l'état-major de la marine, celui des voies
et communications, des postes, le contrôleur de
l'empire; etc. , et en outre des présidents des dé-
partements au conseil de l'empire et des personnes
spécialement désignées par l'empereur.
Le président est élu par le souverain ; a défaut
de quoi la présidence , comme en cas de maladie
du titulaire , appartient au membre le plus ancien
en grade.
Le comité s'assemble deux fois par semaine en
hiver, à ii heures du matin , et une fois par se-
maine en été, à lo heures. Le président peut, en
cas d'affaire majeure, convoquer une réunion
extraordinaire. Les membres siègent selon leur
ancienneté en grade.
Les attributions du comité des ministres com-
prennent toute affaire qui demande l'action com-
binée ou le concours de plusieurs ministères, qui
embarrasse un ministre ou excède sa compétence,
et nécessite la résolution suprême. En outre , les
ministres sont tenus de soumettre au comité des
comptes rendus, pour chaque année de leuradmi-
sous NICOLAS P\ 327
nistration, comme d'en référer à sa décision pour
les cas extraordinaires, les affaires qui concer-
nent la sécurité publique ou la subsistance du peu-
ple , les causes des hérétiques, les réprimandes
à faire aux gouverneurs, les récompenses et pen-
sions à accorder aux employés civils.
Le général gouverneur de la Finlande est égale-
ment autorisé à déférer au comité toute affaire qui
demandele concours des deux administrations, sans
exiger de modifications à la législation du duché.
Les décisions du comité ne reçoivent force de
loi qu'après la sanction de l'empereur. Il n'y a
d'exemptées de cette règle que les décisions una-
nimes du comité , concernant les pensions et les
secours momentanés aux employés, et les affaires
des hérétiques, sauf les cas extraordinaires. Les
changements à faire dans la législation sont préa-
lablement soumis à la deuxième section de la chan-
cellerie de l'empereur, spécialement chargée de la
rédaction des lois.
Le comité des ministres n'exerce pas de pouvoir
exécutif, et laisse le soin de remplir ses décisions
à celui des ministres dans la compétence duquel
se trouve l'affaire en litige.
La chancellerie du comité est composée de plu-
sieurs sections , d'un bureau d'expédition générale
et d'une division des archives.
328 LA RUSSIE
LE SÉNAT.
Le sénat est la haute cour judiciaire de la Rus-
sie ; dispensateur et directeur de la justice, il
veille à l'exécution des lois et à la régularité dans
l'administration.
Ses ntiembres sont nommés par l'empereur ,
parmi les dignitaires des trois pi-emières classes,
soit civils, soit militaires. Le président est l'em-
pereur lui-même ; les ministres y siègent , mais non
pas leurs suppléants. Les généraux gouverneurs et
les gouverneurs militaires y ont accès.
Le sénat se divise en onze départements, dont
six résident à Saint-Pétersbourg, trois à Moscou et
deux à Varsovie. Les présidents sont désignés par
l'empereur. Le nombre des sénateurs est illimité,
mais le minimum des membres qui doivent être
présents pour que les délibérations aient leur cours
est fixé à trois pour les départements de Saint-
Pétersbourg et de Moscou , et à cinq pour ceux de
Varsovie. Le ministre de la justice complète ce
nombre au besoin par le plus jeune des sénateurs
des départements correspondants. Dans chaque
département siège un grand procureur, qui veille
h la régularité des affaires.
Le premier déparlement est chargé de lapromul-
gation des lois et de leur expédition aux autorités
sous NICOLAS I». 329
compétentes , de la vérification des droits civiques
autres que ceux des nobles et des serfs, de la
naturalisation des étrangers, de la surveillance des
élections, de la nomination et de la démission des
employés. Il vide tous les conflits qui peuvent
s'élever entre les différents tribunaux, et connaît
des procès entre la couronne et les particuliers.
Les deuxième, troisième et quatrième départe-
ments à Saint-Pétersbouig, le septième et le hui-
tième à Moscou , et le neuvième à Varsovie, con-
naissent, en appel, des affaires civiles ; le cinquième
à Pétersbourg, le sixième à Moscou, et le dixième
à Varsovie, sont chargés des affaires criminelles.
Chacun de ces départements exerce la juridiction
sur un nombre défini de gouvernements qui for-
ment son ressort. Les attributions du département
d'arpentage sont suffisamment indiquées par son
nom, et s'étendent à tout l'empire.
Les départements se réunissent dans certains
cas, et forment des assemblées générales : il y en
a deux à Saint-Pétersbourg , composées, l'une des
trois premiers, et l'autre des trois derniers dépar-
tements, sous la présidence du plus ancien pré-
sident, et sous la surveillance du ministre de la
justice. Les trois dépailements de Moscou forment
une seule assemblée générale, ainsique les deux de
Varsovie , sous la présidence du lieutenant du
royaume. Les sénateurs honoraires n'y sont pas
admis.
330 LA RUSSIE
Les assemblées générales connaissent de toutes
les affaires sur lesquelles on n'a pas pu s'entendre
dans les départements.
La première , à Saint-Pétersbourg , juge en
outre les sénateurs coupables, décide de l'avance-
ment des employés jusqu'à la sixième classe, et
confirme les titres des nobles. Les sénateurs les
plus anciens en grade remplacent les présidents,
en cas d'absence , aux assemblées générales ,
comme dans les réunions particulières. Les mi-
nistres siègent dans le premier département, et le
ministre delà justice, avec son suppléant, assiste
aux assemblées générales.
Celles-ci ont lieu une fois pai semaine. Le mi-
nistre de la justice fait en outre convoquer les
sénateurs en séance extraordinaire, pour toute
affaire qui ne souffre pas de remise. Les séances
s'ouvrent à dix heures. Toutes les semaines, le
ministre de la justice fait son rapport à l'empe-
reur sur les membies absents ou qui se sont trou-
vés en retard. Les sénateurs investis de quelque
charge particulière ne peuvent manquer aux as-
semblées générales, et doivent au moins venir deux
fois par semaine dans les départements. Les mi-
nistres et les gouverneurs sont seuls exemptés de
cette obligation. Les vacances du sénat ont lieu en
été; les affaires ne sont soumises aux assemblées
que par extraits. Dans les départements, elles se
sous NICOLAS V\ 331
décident à l'unanimité. S'il s'élève un désaccord
sur la manière dont les questions doivent être
posées, et qu'il ne puisse être décidé à la simple
majorité, on appelle alors à voter le plus jeune
membre d'un autre département. Le sénateur qui
n'adopte pas l'opinion de la majorité est autorisé
à émettre la sienne par écrit , mais dans un délai
de huit jours au plus , pour les départements , et
à la séance suivante, pour les assemblées généra-
les. Ses collègues peuvent alors revenir sur leur
vote. Les membres absents, lors des réunions
des départements , sont tenus de faire connaître
leur opinion ; mais il n'en est pas de même aux
assemblées générales. La voix d'un ministre ne
compte pas dans les affaires qu'il a présentées lui-
même au sénat, ou qui rentrent dans les attribu-
tions de son ministère. Le grand procureur cherche,
par écrit, à concilier les opinions ;-s'il n'y parvient
pas , il porte l'affaire en litige devant l'assemblée
générale. La même chose arrive également lorsque
le procureur n'adopte pas , pour sa part , la déci-
sion du département; mais il doit préalablement
demander l'autorisation du ministre de la justice.
Dans les assemblées générales, la majorité est
des deux tiers des voix. Si elle ne peut y être obte-
nue, le ministre de la justice en réfère à une con-
sultation des grands procureurs réunis, et assistés
de son adjoint et d'un jurisconsulte. Quinze jours
335 LA RUSSIE
leur sont accordés pour étudier la question. En
cas de partage, la voix du ministre est prépondé-
rante. Lorsque les mêmes cas se présentent au
sénat de Moscou , la consultation a lieu à Saint-
Pétersbourg. L'affaire est ensuite reportée à l'as-
semblée générale ; et s'il ne s'y produit pas de
majorité , ou bien si le ministre de la justice con-
serve une opinion différente de celle f|ui prévaut,
alors il en réfère à l'empereur par l'entremise du
conseil de l'empire.
Le sénat ne reconnaît, au-dessus de lui, d'autre
pouvoir que celui de l'empereur. Les autorités
subordonnées ne peuvent différer l'exécution de
ses décrets que lorsqu'il y a contradiction dans
les prescriptions, et alors elles sont tenues de
soumettre la difficulté au sénat lui-même. Celui-ci
peut faire parvenir à S. M. des observations sur
les lois existantes , par l'entremise du ministre de
la justice, en tant qu'elles exigent un complément,
une explication ou une modification, par suite d'au-
tres lois contradictoires; mais il lui est stricte-
ment interdit de se prévaloir de la clémence
impériale, dans les cas particuliers, pour au-
toriser des exceptions aux lois, ou de se permettre
aucune observation sur des lois nouvellement pro-
mulguées par l'empereur.
Si le sénat découvre quelques abus dans les
ministères, il avertit les ministres; et s'il n'en ob-
sous NICOLAS P\ 333
tient pas desexplicalions satisfaisantes, il en réfère
à S. M. H envoie des réprimandes aux gouverneurs,
pour les négligences commises sans mauvaise in-
tention, et, en cas de récidive, il les publie; mais si
elles sont de nature à attirer une peine, il demande
l'autorisation de l'empereur. Le sénat ne peut de
lui-même ni changer une lettre aux lois existantes ,
ni modifier ses propres dispositions, sans l'autori-
sation de l'empereur. Il n'y a pas d'appel contre le
sénat, si ce n'est à l'empereur, qui fait alors revoir
l'affaire par l'assemblée générale du sénat, si elle
a été décidée dans un département, et par le
conseil de l'empire, si elle a été discutée en as-
semblée générale. Quiconque porterait contre le
sénat une plainte mal fondée, serait mis en juge-
ment. Aussi le plaignant doit-il, en tout cas, cer-
tifier par écrit qu'il connaît les rigueurs des lois
existantes à ce sujet.
« Tout sénateur , comme un digne enfant de
son pays, ayant toujours en vue son devoir envers
Dieu, l'État et la loi , doit se rappeler que l'obli-
gation qui lui est imposée connue juge consiste
à considérer sa patrie comme sa famille, et l'hon-
neur comme un ami ; à examiner avec soin les
demandes qui lui sont faites, à rectifier ses erreurs
à changer et poursuivre lesjuges suspects, et sur-
tout à rechercher les moyens d'établir la vérité, et
non pas de gagner du temps.
334 LA RUSSIE
« Tout sénateur est obligé, comme à un devoir
de conscience, de faire son rapport sur tout le
mal qui se commet dans le pays, et sur toutes les
violations de la loi qui parviennent à sa connais-
sance.» (S wod., t. 1% liv. 3, sect.i, art. 2^7 et 248.)
Chaque département a sa chancellerie. La pre-
mière assemblée générale de Saint-Pétersbourg et
celle de Moscou ont en outre chacune une chan-
cellerie particulière. Elles sont sous les ordres des
grands procureurs désignés par le ministre de la
justice, qui est le chef suprême de toutes les chan-
celleries du sénat.
La plus grande anomalie qui existe dans l'orga-
nisation du sénat, c'est le pouvoir exorbitant attri-
bué au ministère public, qui peut suspendre ou an-
nuler par son veto les décisions delà majorité, dans
les départements, par la voix du grand procureur, et
de l'unanimité dans les assemblées générales, par la
voix du ministre de la justice. La cause en est-elle
que les sénateurs, pris au hasard dans l'armée ou
l'administration civile, sont ignorants en matière de
droit ? Mais si l'on ne peut ni ne sait remédier à
ce mal, faudrait-il au moins ne pas prendre les
ministres de la justice parmi les généraux ou les
diplomates, ainsi qu'on l'a fait jusqu'ici ; et alors
même qu'on en aurait de savants, faudrait-il bor-
ner leur droit de paralyser les décisions du sénat
aux cas de violation des lois , et surtout ne pas
sous NICOLAS I". 335
laisser traîner les affaires en longueur , en accor-
dant des délais aux procureurs et aux ministres
pour formuler leur opinion. Les sénateurs russes
ne sont pas à l'épreuve des offres d'argent plus
ou moins adroitement faites ; mais il est plus fa-
cile encore de corrompre un seul individu qu'une
assemblée, et les procureurs impériaux sont en
effet , en Russie, au sénat comme dans les gouver-
nements, les seuls dispensateurs de la justice.
LE SYNO«E.
Il est actuellement composé de huit membres
et de quatre adjoints, d'une cliancellerie , de l'ad-
ministration de l'instruction ecclésiastique , de
l'administration ecclésiastique, et de la chancelle-
rie du grand procureur du synode.
Les éparchies se divisent en trois classes. La
première comprend les quatre métropolities de
Kiev, de Novgorod, de Moscou et de Pétersbourg.
La seconde classe contient dix-huit archevêchés ,
et la troisième vingt-six évéchés et les trois épar-
chies de la Géorgie.
L'instruction ecclésiastique est distribuée en
trois arrondissements , ceux de Kiev , de Moscou
et de Pétersbourg , avec autant d'académies, et
quarante-cinq séminaires.
33G LA RUSSIE
XV.
DES MINISTERES
Il y a neuf ministères en Russie: i^ le ministère
de l'intérieur; 2° celui des finances; 3° de l'ins-
truction publique; 4° de la justice; 5° des do-
maines; 6° de la guerre; 7° des affaires étrangères;
8° de la cour; 9° de la marine. De plus, il y a
trois administrations qui sont à l'égal des minis-
tères , savoir : j ° le contrôle de l'empire ; 2° le
département des voies de communication et d'édi-
fices publics; 3° celui des postes.
Il y a dans chaque ministère plusieurs direc-
tions, qu'on appelle en Russie des départements,
le conseil du ministre et la chancellerie du minis-
tère. Les directions se divisent en sections, et les
sections en bureaux. Le conseil du ministre se
compose de tous les directeurs et du ministre en
second, sous la présidence du ministre. L'em-
pereur peut y adjoindre des membres parti-
sous NICOLAS I". 337
culiers, et le conseil lui-même peut mander dans
son sein les personnes étrangères au ministère
dont il aurait besoin de prendre l'avis. Chaque
direction peut aussi se réunir en assemblée géné-
ra le ^co\\\}^osée allons les chefs de section présidés
par le directeur, qui peut, avec l'autorisation du
ministre, appeler à la réunion, pour les questions
scientifique, artistique et industrielle, des person-
nesprisesen dehors de l'administration. La plupart
des directions ont des chancelleries particulières.
Les ministres sont choisis par l'empereur; les
directeurs , par le ministre , avec l'assentiment
de l'empereur; les autres fonctionnaires sont pla-
cés et déplacés, sur la présentation du directeur ,
par le ministre; et les employés tout à fait subal-
ternes le sont par le directeur seul.
Le pouvoir des ministres est exclusivement
exécutif. Ils ne peuvent modifier aucune loi , et
sont tenus, pour tout ce qui concerne la législa-
tion, d'avoir recours au conseil de l'empire. Lors-
qu'ils rencontrent, dans la sphère de leurs attri-
butions, des difficultés qu'il ne leur appartient pas
de résoudre par eux-mêmes; lorsqu'ils sentent la
nécessité de quelques changements, ou bien qu'il
leur faut prendre des mesures qui demandent le
concours des auties pouvoirs, ils ont à en référer
au sénat, et, dans les circonstances graves, à l'em-
pereur, par l'entremise du comité des ministres, lis
22
33.8 LA. RUSSIE
ont recours également au sénat pour tous les objets
de sa compétence, tels que le mouvement des em-
ployés et les causes judiciaires.
Chaque année, le i" août, tous les ministres
présentent au ministre des finances le relevé des
dépenses nécessaires pour leur département. Ce-
lui-ci en réfère au conseil de l'empire, et , sur son
autorisation, ouvre les crédits demandés. Chaque
mois, les ministres donnent avis au trésor des
sommes qui leur sont nécessaires.
La responsabilité ministérielle est encourue dans
deux cas: lorsque le ministre s'écarte arbitraire-
ment des lois, ou lorsqu'il occasionne des abus ou
commet des dommages par sa négfigence.Il n'a pas
à répondre des effets fâcheux des mesures qu'il a
proposées, mais qui ont été approuvées par le sé-
nat ou l'empereur. En cas d'abus, S. M. décide, s'il
y a lieu, à poursuivre; et c'est le conseil de l'em-
pire qui se charge de l'enquête et de l'instruction.
Si celles-ci démontrent que le ministre s'est rendu
indigne de la confiance de l'empereur, on le des-
titue ; et si elles signalent des faits graves, on le
fait comparaître devant le tribunal criminel.
Les ministres en second remplacent les minis-
tres pendant leur absence ou maladie, siègent
au conseil, et peuvent diriger telle partie du dé-
partement que leurs chefs veulent leur confier. Le
plus souvent, ce sont les affaires qui ne présentent
sous NICOLAS I". 339
pas assez d'intérêt pour que les ministres s'en oc-
cupent eux-mêmes qui ieur sont ainsi renvoyées.
Ils sont censés acquérir, dans ce poste, les capacités
nécessaires pour devenir ministres à leur lour:
cela réussit assez mal à l'égard des personnes qui
n'ont pas acquis auparavant une certaine instruc-
tion; et, pour celles qui sont aptes à gérer un mi-
nistère, le temps passé dans ce poste secondaire est
dépensé en pure perte, et l'emploi lui-même n'est
qu'un embarras de plus pour l'administration gé-
nérale. Si les pays civilisés se passent bien de ces
doublures de ministre, pourquoi la Russie ne le
pourrait-elle pas? et là même, du moment que
les ministres des affaires étrangères, de la guerre,
delà marine, n'ont pas besoin de ces sortes de col-
laborateurs, pourquoi les ministres de l'intérieur
ou des finances ne pourraient-ils s'en passer?
Le MINISTÈRE DE l'intérieur sc composc de six
directions, d'une section particulière de statistique
avec sa chancellerie, d'un conseil de médecine,
d'une chancellerie, et d'un conseil ordinaire.
La direction de la police executive est chargée
dé l'ordre intérieur, de la police judiciaire et pé-
nale, de la rentrée des contributions.
La direction économique s'occupe des subsis-
tances, concourt à l'entretien de l'armée, surveille
les magasins de blé, fait les relevés des récoltes,
les plans des villes et villages, règle ce qui concerne
340 LA RUSSIE
les foires et marchés. Elle est également chargée
des institutions de bienfaisance , des maisons de
correction et des sociétés d'assurance.
La direction des cultes étrangers a trois sections,
et un bureau au lieu de chancellerie.
La direction de médecine s'occupe du placement
et de la surveillance des médecins, vétérinaires,
pharmaciens et sages-femmes. Elle a dans ses at-
tributions les hôpitaux civils, les eaux minérales,
la vaccine et les quarantaines.
La direction des préparations médicales est
chargée d'approvisionner l'armée, la flotte et quel-
ques établissements de l'administration civile, de
médicaments et d'instruments de chirurgie; elle a
également l'entretien des pharmacies de la cou-
ronne, des magasins et des jardins médicinaux.
L'assemblée générale de la direction se compose,
sous la présidence du directeur, de trois conseillers,
dont l'un s'appelle l'ancien et doit être médecin
ou apothicaire.
La direction des affaires générales reçoit les
ordres du souverain et en assure l'exécution ,
prend les dispositions nécessaires pour les voya-
ges de l'empereur, s'occupe de la promotion des
gouverneurs-, elle est chargée en outre des affaires
secrètes et pressées , de la naturalisation des
étrangers, des élections, et des crimes contre la
religion du pays.
Le conseil de médecine est la cour suprême en
sous NICOLAS I". 341
matière de médecine scientifique et légale. Son
président doit être médecin et choisi par l'empe-
reur, sur la présentation du ministre. Les direc-
teurs des divisions médicales des ministères de
l'intérieur et de la guerre , le médecin en chef de
l'état-major de la flotte, et le médecin inspecteur
du conseil de tutelle, sontmembres de ce conseil,
ainsi qu'un médecin du ministère de l'instiuction
publique. Les autres membres sont élus par le
conseil lui-même, et confirmés par le ministie.
Parmi ceux-ci, le conseil_'a à faire choix d'un se-
crétaire. 11 se réunit deux fois par semaine, à
moins d'événements particuliers. Il a une chan-
cellerie, dont les sections ont pour chefs des mé-
decins. Au conseil appartient la censure des ou-
vrages et des prospectus de médecine, celle des
livres traitant de cuisine et de chimie économi-
que; il est chargé de l'appréciation des découvertes
en médecine, de la publication des instructions
nécessaires en cas de maladies contagieuses, de
l'examen des médecins venant de l'étranger, de la
vérification des enquêtes faites sur les personnes
atteintes de mort subite, etc. •
La section de statistique fait paitie du conseil
du ministère. Le ministre en second en est le
président; les diiecteurs en font partie ; le mi-
nistre leur adjoint des membres de son conseil;
des étrangers peuvent y être appelés pour donner
342 LA RUSSIE
des renseignements; la section a des correspon-
dants qu'elle choisit elle-même. Un de ses mem-
bres, désigné par le ministre, est chargé de son
administration. Elle siège mie fois par semaine, et
a une chancellerie, un architecte, un géomètre, et
un bureau de dessin. Elle est chargée de la véri-
fication des plans des villes nouvelles, des projets
de divisions territoriales de l'empire, etc.
Le MINISTÈRE DES FINANCES sc composc dc la
direction des manufactures et du commerce inté-
rieur, de celles du commerce extérieur, des con-
tributions et redevances , de la trésorerie , de
l'administration des monnaies, mines et salines,
avec le corps des mines et l'état-major des ingé-
nieurs des mines. Il a de plus trois chancelleries :
la chancellerie générale, la chancellerie secrète, et
celle du crédit.
La direction des mamifacf lires et du commerce
intérieur a près d'elle un conseil spécial dit des
manufactures , qui , sous la présidence du chef de
la direction , se compose de personnes versées
dans cette partie , prises dans la noblesse et le
négoce , six dans chaque classe , de deux profes-
seurs de chimie et de minéralogie, et d'un techno-
logue. Ce conseil a une section à Moscou, des
comités et des correspondants dans les autres
villes. La section de Moscou se compose de quatre
nobles, de quatre marchands , d'un chimiste et
sous NICOLAS P". 343
d'un mécanicien ; son président est en même
temps celui du comité de l'approvisionnement de
l'armée en draps. Le directeur du conseil de Saint-
Pétersbourg est le chef de la première section de
la direction ; un employé du comité est celui de
la section de Moscou. Les membres n'ont pas
d'appointements.
Les fonctions du conseil des manufactures con-
sistent à compléter les renseignements statistiques
des gouverneurs pour ce qui concerne les fabri-
ques, à veiller sur le développement et l'amélio-
ration des manufactures, à délivrer les brevets ,
les privilèges, etc.
Le conseil du commerce est composé de quatre
négociants de la première guilde adonnés au com-
merce intérieur, de quatre autres s'occupant du
commerce extérieur, et de quatre négociants
étrangers. Ils sont choisis par le ministre des finan-
ces, parmi vingt-quatre candidats élus par la société
des commerçants. Le ministre peut, du consen-
tement de l'assemblée et avec l'autorisation de
l'empereur, y adjoindre des personnes dont il
aura jugé le concours utile.
Il y a des sections de ce conseil à Moscou, Riga,
Ârkhangel, Odessa, Taganrog. Elles sont composées
de négociants de la première et de la seconde
guilde et de commerçants étrangers , deux de
chaque catégorie, choisis par le chef de chaque
344 LA RUSSIE
gouvernement, sur douze personnes présentées
par l'assemblée des commerçants. Le nombre des
membres peut, au besoin, être porté de six à douze,
mais ne peut dépasser ce cliiffre.
Les chefs des directions des manufactures et
du commerce extérieur siègent au conseil. Lors-
qu'il s'agit de questions qui leur sont communes,
le conseil du commerce peut se réunir avec celui
des manufactures.
heco/nitésavcuit du corps iks ingénieurs des mines
veille à l'exploitation des mines; il correspond
avec les savants étrangers et les employés du mi-
nistère résidant à l'étranger; il est aussi chargé
de la rédaction du Journal des mines. Un général
d'artillerie et un amiral sont au nombre des mem-
bres du comité, qui, tous, doivent étie confirmés
par l'empereur. Les chefs des mines d'Oural et
d'Altaï prennent part aux séances du comité,
lorsqu'ils se trouvent à Saint-Pétersbourg.
La chancellerie générale du ministère des finances
se compose de deux sections, dont la première a
autant de bureaux qu'il y a de directions, excepté
la direction de la trésorerie, à laquelle est exclu-
sivement réservée la seconde section, avec trois
bureaux.
Il est censé exister, auprès delà chancellerie,
un comité savant du ministère, composé de trois
membres et un secrétaire, pour débattre les pro-
sous NICOLAS V\ 345
jels et les institutions de finance, et pour répandre
l'instruction financière parmi les employés; mais
ce comité n'a jamais été réuni.
Le MINISTÈRE DE LINSTRUCTION PUBLIQUE se COm-
pose d'une direction , d'une chancellerie et d'un
conseil du ministre, qui se nommeaussi l'adminis-
tration principale des écoles. L'administration de
la censure relève également de ce département.
La direction de V instruction publique se com-
pose de quatre sections et d'une chancellerie ayant
ses archives , sa caisse, un magasin de livres, un
architecte, un bibliothécaire, un médecin, tille a
près d'elle une commission archéologique et la ré-
daction du Journal ministériel.
La première section comprend trois bureaux.
Le premier est chargé des affaires des arrondis-
sements de Saint - Pétersbourg et de Dorpat, et
de l'institut pédagogique; le second, des arron-
dissements de Kiev et de la Russie Blanche; le
troisième, de l'arrondissement de Moscou, et des
académies de médecine et de chirurgie de Moscou
et de Vilna.
La seconde section se divise en deux bureaux:
le premier a, dans ses attributions, les affaires de
l'Académie des sciences, les observatoires de Poul-
kov et de Yilna, la bibliothèque impériale de Saint-
Pétersbourg , le musée de Roumiantzof, l'arron-
dissement de Kazan et les écoles de la Sibérie. Le
346 LA RUSSIE
second bureau est chargé des affaires de l'arron-
dissement de Kliarkov, de celui d'Odessa, des
écoles transcaucasiennes , et de la partie médicale
des universités.
La troisième section règle ce qui concerne l'ar-
rondissement de Varsovie, et se divise en deux
bureaux. La quatrième est celle de la comptabilité,
et comprend trois bureaux.
L'assemblée générale de la direction de l'ins-
truction publique se compose du directeur et du
vice-directeur, des chefs de section et du chef de
la chancellerie. En cas de besoin , le directeur
peut y mander des savants et des artistes.
Le Journal du ministère a pour objet principal de
publier les ordonnances qui sont du ressort de ce
département, et de constater l'état de l'instruction
publique dans les diverses institutions. La rédac-
tion en est confiée à un rédacteur en chef et à un
aide, qui, tous les deux, sont désignés par le mi-
nistre; il y a en outre quelques employés, dont le
nombre est également fixé par lui, et dont le
choix appartient au chef de la direction, sous son
approbation.
L'entretien , l'éclairage , le chauffage des bâti-
ments ministériels, les gages des serviteurs, sont
prélevés sur les revenus que produisent leStschou-
kine-Dvor(le marché aux fruits), et les boutiques
situées dans les édifices appartenant à la direction.
sous NICOLAS P\ 347
Le MINISTÈRE DES DOMA.INFS se compose de ti'ois
directions. Entre les deux premières sont répartis
les domaines de l'empire, d'après les gouverne-
ments où ils sont situés. La troisième est chargée
de répandre l'instruction agricole, d'opérer le ca-
dastre et d'inspecter les géomètres. Chaque direc-
tion a sa chancellerie. Le conseil du ministère est
formé des directeurs, y compris celui de la chan-
cellerie , et d'au moins cinq membres. Ija chan-
cellerie du ministère a deux sections, outre une
division spéciale pour le défrichement des envi-
rons de Saint-Pétersbourg.
Auprès de ce ministère il y a également un co-
mité savant , présidé par le chef de la troisième
direction, et composé de trois sections, l'une pour
l'agriculture, l'autre pour les forêts, la troisième
pour le cadastre. Un corps d'agents forestiers se
trouve placé sous l'autorité du ministre des do-
maines.
Le MINISTÈRE DE LA JUSTICE SC COmpOSC d'uUC
direction et d'une chancellerie. La direction a
cinq sections : i^la section executive; i^ celle des
affaires criminelles ; 3» celle des affaires civiles
des gouvernements de la Grande Russie ; [\^ celle
des affaires civiles des autres gouvernements; et
5<^ la section des comptes.
Le MINISTÈRE DES AFFAIRES ETRANGERES COmprCud
un conseil, une chancellerie, la direction des af-
348 LA RUSSIE
faires extérieures , celle des relations intérieures,
une direction de l'économie et des comptes , une
autre du cérémonial, la direction des affaires asia-
tiques, les archives de l'État, celles de Saint-Péters-
bourg et celles de Moscou.
Le MINISTÈRE DE LA. GUERRE a uu couscil mili-
taire composé de neuf membres, non compris le
président qui est le ministre lui-même, l'audito-
riat général composé de même, la chancellerie
du ministère, celle de l'empereur dite de campa-
gne, et neuf directions : i'^ celle de l'état-major, qui
a trois sections et un dépôt topographique mili-
taire; i"" celle des inspections, avant cinq sections;
3° celle de l'artillerie, composée de sept sections;
4** celle du génie, ayant trois sections; 5° celle du
commissariat des guerres, qui comprend six sec-
tions; 6^ celle des vivres et des approvisionne-
ments; 7° celle des colonies militaires; 8° celle du
service de santé; 9° celle de l'auditoriat.
Ce ministère a dans ses attributions l'académie
militaire, l'académie médico-chirurgicale , le co-
mité militaire savant, composé de neuf membres
et un directeur, le comité de la censure militaire,
formé de six membres et un président, le comité
savant de médecine militaire, la rédaction de Xln-
K'alide^ elc.
Le Miry^ISTÈRE DE LA. MARINE CSt SOUS leS Ordl'CS
du chef de l'état-major de la marine. Il comprend
sous NICOLAS P\ 349
un conseil dit de l'amirauté, un comité savant,
une chancellerie du ministère et une autre de
l'empereur, dite de campagne, unauditoriat géné-
ral, et en outre les directions suivantes: celle des
inspections , celle des travaux hydrographiques ,
celle de l'auditoriat, celle des bâtiments, l'admi-
nistration générale des hôpitaux, l'administration
de l'intendance générale de la flotte, les directions
de l'artillerie, du commissariat, des constructions
navales et des forêts de la marine.
Le MINISTÈRE DE LA. COUR Comprend le chapitre
des ordres avec ses bureaux d'expédition ; la di-
rection des apanages, qui a quatre sections et dix-
neuf comptoirs dans les piovinces, a été , depuis
le passage de son chef, M.Pérovsky, au ministère de
l'intérieur, réunie à ce département. Le ministère
de la cour a de plus dans ses attributions : le ca-
binet de S. M. , la chancellerie , qui se divise en
trois sections, le contrôle du ministère, le comp-
toir de la cour, celui de l'intendance de la cou-
ronne, celui des écuries, l'école d'architecture
monumentale à Moscou, le comptoir de chasse,
la direction des théâtres de Saint-Pétersbourg et
de Moscou, le comptoir des palais de Moscou,
avec la chambre des armes, l'administration des
palais deZarskoitélo, de Péterhof et deGatschina,
l'académie des arts et le jardin botanique.
Nous passerons sous silence l'organisation des
350 LA RUSSIE
administrations ayant rang de ministère, pour
nous arrêter à la chancellerie de l'empereur et à
la commission des requêtes, qui ont une plus
haute importance.
La CHANCELLERIE DE l'empereur doit Ic jour à
Nicolas, et peut donner au juste la mesure de son
esprit administratif et organisateur. Elle est com-
posée de six sections, dont chacune a pour chef
un secrétaire d'État. La première section est char-
gée de la correspondance avec les ministères, et
de la confection des rescrits qui accompagnent
les gratifications de l'empereur, la collation des
ordres, aussi bien que la manifestation de la sim-
ple gratitude impériale. Ces pièces pourront for-
mer un jour une collection curieuse de preuves
servant à établir la nullité des hommes et des actes
de ce règne. Ces sortes de bulletins, aussi pom-
peux que \ides, au lieu d'être consacrés à des
actes méritoires, ne constatent que des services
vulgaires, et qui, dans les autres pays, ne sont
l'objet d'aucune rémunération, en dehors désap-
pointements ordinaires. Ce qui exerce surtout l'in-
telligence des rédacteurs de ces rescrits, c'est lai
question desavoir s'ils doivent faire dire à l'empe-
reur, pour tel ou tel, « le bienveillant » tout court,
et pour tel autre, « le bienveillant à toujours. »
La seconde section s'occupe de la confection des
lois y comme si c'était à la chancellerie de l'empe-
sous NICOLAS P^ 351
reiir et à une seule de ses sections à faire des lois.
Aussi les codes de Nicolas ne sont pas des lois
nouvellement faites, ou bien empruntées aux pays
étrangers et adaptées à la Russie , mais simple-
ment un ramas indigeste d'oukases surannés, com-
pulsés et rhabillés au gré du pouvoir.
La troisième section est celle de la police secrète.
La quatrième est chargée des institutions de
bienfaisance créées par l'impératrice mère.
La cinquième est le niinistère des domaines, qui
s'y est égaré par hasard.
La sixième enfin est la chancellerie de campa-
gne de l'empereur.
La COMMISSION DES REQUETES a été instituée pour
faire droit aux plaintes et suppli((ues adressées à
S. M. , et est composée d'un président et de quel-
ques membres désignés par l'empereur; le plus
impoitant est'le secrétaire d'État chargé de la ré-
ception des pétitions. Il a auprès de lui une chan-
cellerie particulière , qui jouit des prérogatives
d'une chancellerie impériale.
Les pétitions doivent être adressées au secré-
taire d'État ou à l'empereur, signées par Je péti-
tionnaire, avec l'indication de son état et de son
domicile. Elles peuvent être faites sur papier libre.
Le délai dans lequel on peut porter plainte
contre les décisions des tribunaux, est limité à
un an pour les personnes qui résident à l'intérieur
3Ù2 LA RUSSIE
de l'empire, et à deux pour celles qui séjournent
à l'étranger, à moins toutefois cjue la réclamation
ne s'appuie sur la découverte de nouveaux do-
cuments, ou sur la preuve que ceux précédemment
produits étaient faux.
La commission ne s'occupe pas des affaires dé-
cidées au plénum du sénat , au conseil de l'empire
ou au comité des ministres , sauf cependant le
cas où des serfs réclament leur liberté , ou bien
quand il s'agit des dioits des nobles et des mi-
neurs , d'affaires déférées à la commission par
ordre spécial de l'empereur, et de celles enfin où ,
indépendamment de la sentence, l'exposé des
faits est contesté.
Les dénonciations qui n'ont pas un rapport
intime avec le sujet de la pétition ne sont pas
prises en considération par la commission, qui les
renvoie à l'autorité qu'elles regardeiit , ou bien à
la police secrète. Les demandes de décorations ,
les plaintes contre les supérieurs, sont renvoyées
aux chefs qu'elles concernent. Les demand.es d'au-
dience, adressées à l'empereur, ne lui sont pré-
sentées que lorsqu'il est question de graves révé-
lations. Les suppliques pour gratifications et
secours pécuniaires, quand elles émanent de hauts
fonctionnaires, doivent être soumises à l'empe-
reur. Les sollicitations pour que l'empereur tienne
des enfants sur les fonts baptismaux ne sont re-
SOLS NICOLAS I". 353
mises à S. M. que lorsque les services des pétition-
naires paraissent à la commission devoir leur
donner des droits.
Toutes les décisions de la commission doivent
être soumises à l'empereur, ainsi que les affaires
qui n'ont pas pu, dans son sein , être décidées à
l'unanimité.
La commission adresse les projets qu'elle reçoit
des particuliers aux ministères compétents; lors-
que ceux-ci rejettent des propositions que la com-
mission juge importantes, elle peut alors deman-
der à l'empereur l'autorisation de les porter au
conseil de l'empire.
a3
354 LAl RUSSIE
XV.
DE L'ADMINISTRATION PROVINCIALE.
La Russie est divisée en cinquante-trois gou-
vernements, dont quarante-trois sont régis d'après
un mode général, et les autres ont une adminis-
tration particulière, tels que la Sibérie, leCaucase
avec leurs subdivisions , la Bessarabie, les pays
Cosaques et ceux des peuplades errantes. Quant
aux droits spéciaux de certaines provinces incor-
porées à l'empire russe , sous la condition expresse
de la conservation de leurs privilèges, INicolasen
a fait table rase. Lorsqu'à son avènement au trône,
il s'est agi de refondre les lois de l'empire en un
seul corps de législation, M. Spéransky fut chargé
de cette œuvre; et l'on fit venir à Saint-Péters-
bourg un députéde chaque province jouissant de
droits particuliers, afin de concerter avec eux la
nouvelle collection des lois.
M. Spéransky , homme de bonne foi et de lu-
mières , originaire lui-même de Kiev, avait l'inten-
tion de maintenir les droits provinciaux , n'y
vovant rien d'incompatible avec l'autocratie , ni
sous WICOLAS V\ 355
rien de contraire aux intérêts du gouvernement
russe : tenant compte des différences d'origine et
de civilisation , il voulait perpétuer dans la législa-
tion les variétés auxquelles elles avaient donné
lieu. La Pologne, cette aînée des nations euro-
péennes dans l'œuvre de la liberté, avait doté la
Litliuanie et la Russie Blanche, alors tjue ces deux
pays faisaient partie du royaume, d'institutions li-
béiales, telles que la publicité des débats judiciai-
res; et ces provinces avaient continué d'en jouir
jusqu'à la fin du règne d'Alexandre.
Plus tard, lorsque la Pologne eut payé de son
indépendance sa gloire et ses fautes en matière
de libeité , la réaction se fit sentir sur les pays qui
lui avaient appartenu. M. Kbavransky , général
gouverneur de V itebsk , homme d'un esprit borné
et d'un dévouement illimité , sut persuader à
M. Chadoursky , maréchal de noblesse, de de-
mander l'annexion complète de ce gouvernement
à la Russie. Le pouvoir accueillit cette proposition
avec délire , comme si elle eût été l'expression du
vœu général de la noblesse, et bientôt on répéta
le même stratagème avec le gouvernement de
Mohilev. Toute cette contrée fut ainsi frustrée de
ses droits particuliers; les lois polonaises y furent
remplacées par les lois russes; et comme celles-ci
diffèrent des autres jusque dans les dispositions
quiréglent l'héritage, il en résulta une grande per-
356 LA RUSSIE
turbation dans toutes les transactions. M. Bibikof,
général gouverneur de Kiev, y mit moins de mé-
nagement encore. Sans avoir recours à l'intermé-
diaire d'un maréchal de noblesse, il demanda de
son propre gré, à l'empereur, que les provinces
confiées à son administration fussent admises à
jouir des bienfaits delà législation russe. Un décret
impérial fit droit à cette requête; et, comme M. le
général gouverneur se vantait un jour chez lui de
cette mesure , un propriétaire de la province,
M. le comte de B**, lui répondit en face qu'il n'y
avait pas de quoi tant s'applaudir; «car c'était bien
plus aux Russes , dit-il, à emprunter la législa-
tion polonaise, qu'à la Pologne à subir la leur. »
Les gouvernements de Kharkov, de PoUava, de
Tschernigov, ne tardèrent pas à avoir le même sort.
La procédure orale y fut remplacée par la pro-
cédure écrite; les posovs^ ou le droit appartenant
au dernier sujet d'appeler en justice le premier
fonctionnaire, fut aboli. Spéransky en eut le cœur
navré , et les députés furent renvoyés dans leurs
foyers, excepté ceux des provinces de la Bal-
tique, qui avaient de puissants protecteurs à la
cour; mais leur tour paraît devoir venir bientôt.
M. Ouvarof, le ministre de l'instruction publi-
que, v travaille de tout son pouvoir, et l'empe-
reur lui prête à cet égard une oreille bienveillante.
L'élément, la langue, les lois russes y prennent
sous ]\'ICOLAS P^ 3Ô7
do plus Pli plus le dessus sur l'élément, la langue
et les lois allemandes; et, quelque digne que soit
l'attitude des patriotes de ces pays, ils ne sont rien
moins que rassurés sur l'avenir qui les attend. La
Finlande seule a conservé ses droits intacts, et a
même un sénat particulier, tandis que les provin-
ces de la Baltique ne peuvent en appeler qu'à
celui de Saint-Pétersbourg. Il est digne de remar-
que toutefois, que l'esprit de corps et la méfiance
envers les juges russes sont si grands parmi les
Allemands, qu'on cite peu de cas où ils en aient
appelé au sénat russe, tant ils tiennent à vider
leurs différends chez eux.
Sous le rapport administratif, la Russie se divise
en gouvernements généiaux et en gouvernements
simples. Les premiers sont ceux qui ont pour
chefs des généraux gouverneurs , auxquels sont
subordonnés les gouverneurs civils, tandis que,
dans les gouvernements simples, ceux-ci ne relè-
vent que du ministère de l'intérieur. Les gouver-
nements généraux se composent tantôt d'un seul
et tantôt de plusieurs gouvernements. Ainsi les
deux capitales, Moscou et Saint-Pétersbourg, de
même qu'Orenbourg , forment chacun un gouver-
nement général isolé, tandis que la Petite Russie,
la Nouvelle Russie, la Pvussie Blanche, la Sibérie
de l'Est, la Siljérie de l'Ouest, les provinces alle-
mandes, la Finlande, se composent de trois ou
358 LA RUSSIE
quatre gouvernements. Le général gouverneur de
KharkoY a dans sa dépendance les gouvernements
de Rharkov, deTchernigov et de Poltava; celui de
Kiev a la Podolie, la Kiovie et laVoIliynie ; celui de Vi-
tebska Mohilev, SmolensketVitebsk.Yilna, Minsk,
Grodno et Rovno forment une province à part.
On chercherait en vain à s'expliquer la néces-
sité des généraux gouverneurs ^ La position li-
mitrophe de quelques-unes des provinces confiées
àleurs soins amène bien des conflits avec l'étran-
ger, et fait naître des questions d'une certaine
importance; mais les gouverneurs civils sauraient
tout aussi bien pourvoir à leur solution. Ces mê-
mes provinces, pour la plupart conquises , sont
sujettes à des troubles ; mais le pouvoir discré-
tionnaire des généraux gouverneurs les augmente
plus qu'il ne les étouffe, lors même que ces digni-
taires ne se plaisent pas à les simuler pour avoir
une occasion de se faire valoir. A une certaine
époque , on avait pensé à étendre celte institution
à toute la Russie ; mais on recula devant les cla-
meurs que ce projet souleva parmi les nationaux;
et , du moment que les deux tiers de la Russie
peuvent se passer de généraux gouverneurs, on
* Leur inutilité vient d'être signalée dans un ouvrage remar-
quable récemment publié à Paris, sous le titre de : Système
de législation, d'administration et de politique de la Russie en
1844 » P^^ "/2 homme d'Etat russe.
sous NICOLAS P\ 359
ne voit pas de raison pour que le reste de l'em-
pire soit soumis h leur autorité. Ces postes sont
de sitiiples sinécures confiées, pour la plupart du
temps, à des généraux tout à fait étrangers à l'ad-
ministration civile, et qui sont une source d'abus
infinis et de formalités inutiles. Le gouverneur
civil, qui se trouve sous la dé|>endance d'un géné-
ral gouverneur, voit son activité et son autorité
paralysées, lors même qu'il saurait se maintenir
en bons rapports avec son supérieur; ce qui lui
est presque impossible, grâce au clief de la cban-
cellerie du général gouverneur, personnage plus
influent que le général lui-même, dont il est le fac-
totum, et qui trouve dans les récriminations contre
les gouverneurs civils une source abondante de re-
venus illicites: aussi ces plaintes ne discontinuent-
elles jamais, et vont-elles se multipliant au gré des
cupides employés de la chancellerie. L'ordre pu-
blic , les bons rapports entre les chefs, le respect
de l'autorité , tout se trouve de la sorte gravement
compromis par suite de la présence des généraux
gouverneurs, véritables padischahs , qui, réunis-
sant le pouvoir civil et le pouvoir militaire, peu-
vent mettre en danger l'empire lui-même, si jamais
l'éloignement de la capitale leur insinuait le désir
de se rendre indépendants.
Voici comment la législation russe définit les
devoirs des gouverneurs civils :« Les gouverneurs
360 LA RUSSIE
civils, étant les chefs immédiats des gouvernements
qui leur sont confiés par la volonté suprême de
S. M. l'empereur, sont les premiers gardiens de
l'inviolabilité des droits de Vautocratie, des ouka-
ses du sénat dirigeant, et des ordres émanant des
autorités supérieures. Chargés de veiller, par un
soin constant et toujours diligent, au bien-être des
habitants de toutes les classes, et d'entrer dans
leur position et leurs besoins, ils doivent mainte-
nir partout la tranquillité publique, la sécurité de
chacun et de tous, l'exécution des règlements ,
l'ordre et la bienséance. Il leur appartient de
prendre les mesures nécessaires pour garantir la
santé publique, pour assurer les subsistances dans
leur gouvernement, pour secourir les indigents et
les malades. Ils surveillent la prompte adminis-
tration de la justice et l'exécutionj immédiate de
toutes les ordonnances et prescriptions légales. »
Ils ne peuvent ni changer les lois, ni s'écarter
de leurs dispositions, ni punir personne sans ju-
gement, et doivent soumettre à l'agrément de l'au-
torité supérieure toutes les mesures extraordi-
naires qu'ils croient utiles de prendre dans l'intérêt
de la prospérité publique.
Ils sont chargés de faire publier, partout et sans
délai , les lois, manifestes et ordres de toute espèce,
aussitôt après leur lecture au goubernium . En cas
de réception d'ordres spéciaux de l'empereur, ils
sous NICOLAS I". 361
ont à informer S. M. et le ministre compétent de
la suite qui leur aura été donnée.
Ils ont à maintenir dans la \'oie de l'ordre , de
la légalité et des convenances, les autorités publi-
ques qui sont sous leur dépendance; ils se font
rendre compte de la gestion des fonds mis à la
disposition de ces mêmes autorités; ils surveillent
la rentiée des contril3utions et des arriérés.
Pour les cas extraordinaires et d'extrême ur-
gence, le gouverneur a droit de convoquer augon-
hemiuîn les chambies de finance, des domaines,
civile et ciiminelle, sous la piésidence du procu-
reur du gouvernement. 11 doit alors informer le
sénat et le ministère dans les attributions duquel
se trouve l'affaire en litige, de la décision qu'aura
prise cette assemblée générale.
Il est chargé de recueillit' des renseignements
exacts sur la moralité et la capacité des employés
de son gouvernement; il veille à ce que leurs ab-
sences ne soient pas tiop longues et trop fréquen-
tes; il présente aux récompenses ceux qui s'en sont
rendus dignes, exclut du service, quand sa com-
pétence va jusque-là, ceux qui se sont rendus
coupables d'abus, ou il les fait mettre en jugement.
Les jeunes gens sortant des universités, et qui
commencent leur service dans la province, sont
spécialement confiés à ses soins paternels.
Le gouverneur civil a la haute surveillance sur
362 LA RUSSIE
les élections de la noblesse, sans avoir droit de les
influencer en aucune façon , et sans pouvoir y
prendre une part directe, lors même qu'il serait
noble du gouvernement qu'il administre. Il com-
munique au maréchal la liste des nobles mis en
jugement, et qui, par suite, sont exclus des élec-
tions; il fait prêter serment à ceux qui se présen-
tent pour y voter, installe les élus dans leurs fonc-
tions, ou fait son rapport aux ministres ou au
sénat sur ceux dont la nomination a besoin d'être
confirmée par l'empereur. Il fait part au maréchal,
le cas échéant , des obstacles qui empêchent les
élus d'entrer en fonctions , et soumet à son assen-
timent les employés qu'il présente pour les places
auxquelles la noblesse n'a pas pourvu, les pre-
nant de préférence parmi les nobles du gouverne-
ment.
Les gouverneurs doivent protéger la religion et
l'Église, empêcher la propagation des hérésies et
contribuer à leur extirpation, sévir contre les in-
dividus qui troubleraient les offices et les cérémo-
nies religieuses, veiller enfin à ce que , pendant
les jours de fête, les travaux soient interrompus.
lis sont les gardiens des droits dévolus à chaque
classe, et chargés d'empêcher que personne n'u-
surpe des prérogatives qui ne lui sont pas attri-
buées par les lois. Ainsi, ils ont soin qu'il ne soit
pas infligé de peines corporelles à ceux qui en
sous NICOLAS I-. 363
sont exempts; que les paysans ne soient pas mal-
traités ou surchargés de travail et de redevances;
que les livres.de noblesse soient entretenus en bon
état par les députés, et qu'il ne se commette pas
d'erreurs dans les certificats de noblesse que les
maréchaux délivrent. Ils veillent à cequeles cou-
vents et les églises jouissent des terres et des
avantages qui leur sont concédés, à ce que les ec-
clésiastiques soient exempts d'impôts , et , en cas
tie procès, représentés devant les tribunaux par
des députés de leur état. Ils ont à garantir les droits
des étrangers, à faire adresser des rapports par
les autorités locales aux autorités supérieures, sur
leur moralité et leur conduite ; ils font prêter
serment à ceux d'entre eux qui désirent être na-
turalisés, et en instruisent l'autorité supérieure.
Chefs suprêmes de la police dans leur gouver-
nement, ils en dirigent l'action dans toutes ses
parties, et veillent sur la moralité de la province
confiée à leurs soins ; ils doivent mettre ordre à
toute espèce d'abus, étouffer, à leur germe, les ré-
voltes et les pillages, sévir contre la débauche et
la dissipation , l'ivrognerie et les jeux prohibés.
Ils ont à prévenir le vagabondage et à réprimer la
mendicité ; à cet effet, ils renvoient les mendiants
aux heux dont ils sont originaires, leur procurant
un travail qui leur rapporte de quoi faire la route,
et placent au collège de la bienfaisance publique
364 LA RUSSIE
ceux d'entre eux qui n'ont ni maîtres ni pa-
rents.
Ils exercent une vigilance particulière sur les
personnes placées, par ordre suprême, sous la sur-
veillance spéciale, et tiennent au courant de leur
conduite la troisième section de la chancellerie de
l'empereur, ainsi que le ministre de l'intérieur,
qui en instruit S. M.
Ils doivent empêcher la formation des sociétés
secrètes, et mettre en jugement leurs fondateurs ,
en instruisant sans délai le ministie de l'intérieur
de la nature de ces sociétés, et des mesures prises
à leur égard.
Ils ont à prévenir la circulation des livres et des
estampes non autorisés par la censuie. Ils ne
peuvent permettre l'établissement d'aucune im-
primerie ou lithographie sans le consentement du
ministre, pas plus que celui d'aucune loterie sur
des objets dont la valeur serait au-dessus de trois
cents roubles argent.
Ils sont chargés d'assurer la liberté du com-
merce des grains, de prévenir les accaparements,
et de faire afficher trois ou quatre fois par an les
taxes établies d'après les prix du marché. Ils sur-
veillent l'établissement et l'entretien des magasins
de blé, et sont, pour cela, présidents de la coin-
mission des subsistances .Vi-à veillent également à la
bonne qualité des vivres, à l'exécution des lois
SOLS INICOLAS I". 365
sanitaires, à renteirement des morts et au bon
état des hôpitaux.
En cas d'apparition de maladie épidémique,
ils en instruisent immédiatement l'empereur par
l'entremise du ministère, elle tiennent au courant
de la marche du fléau, par des rapports hebdo-
madaires. Dans les cas graves, ils établissent un
comité de quarantaine avec un tribunal militaire,
pour juger les délits contre les précautions sani-
taires. Ils doivent s'efforcer de propager la vaccine
par tous les moyens, faire en sorte qu'il y ait au
moins un homme sur mille qui sache vacciner;
et, à cet effet, ils le font instruire gratuitement.
Les gouverneurs civils ont soin de l'embehis-
sement des villes, de leur pavage, de l'entretien
des édifices publics, delà construction des églises.
Us sont présidents du comité des bdûments, et veil-
lent à ce que les constructions se fassent dans
l'ordre prescrit, ils dirigent les expropriations, et
fixent les dédommagements à accorder aux pro-
priétaires. Us s'occupent des voies et communica-
tions, font construire et réparer les grandes routes
aux frais de la couronne, et les chemins vicinaux
aux frais des communes. Une commission parti-
culière leur est adjointe à cet effet.
Ils autorisent l'établissement de nouvelles fa-
briques, ainsi que celui des foires et des marchés;
ils se tiennent au courant du mouvement indus-
366 LA RUSSIE
triel dans leur gouvernement, et en instruisent
le ministre des finances.
Ils président le comité cliargé de faire les re-
levés statistiques de la situation du gouverne-
ment sous tous les rapports. Ces documents se
publient en entier ou en partie dans la gazette du
gouvernement, et le gouverneur est obligé de les
envoyer au ministère de l'intérieur, et de les sou-
mettre par extraits à l'empereur, dans le cas où
celui-ci viendrait à passer dans sa circonscription.
Les gouverneurs sont tenus d'accorder une
attention particulières la levée des recrues, et ils
président à cette fin le comité du recrutement. Ils
prennent des mesuies pour que les nouveaux sol-
dats soient défrayés dans leur route.
Ils surveillent l'administration des tutelles sous
lesquelles ont été placés les propiiélaiies cruels,
les aliénés et les prodigues; l'interdit, l'évalua-
tion et la mise en vente des propriétés grevées
sont également de leur ressort.
Ils dirigent les affaires criminelles, suivent l'in-
struction, pressent le jugement, et assurent l'exé-
cution des sentences, sans pouvoir en suspen-
dre les effets, à moins de preuves suffisantes,
mais avec le droit de les faire reviser par une
commission.
Les affaires civiles ne leur sont soumises que
lorsque la couronne y est intéressée ; mais ils ont
sous NICOLAS 1". 367
à faire droit aux plaintes qui leur parviennent sur
la négligence des tribunaux.
Tout gouverneur civil doit , loisqu'il entre en
fonctions ou qu'il en sort , adresser au ministre
de l'intérieur et au général gouverneur , s'il y en
a un, un rapport sur l'état dans lequel il laisse son
gouvernement, et un autre à son successeur, ou
bien au vice-gouverneur qui le remplace. Ce do-
cument doit constater le nombre des affaires en
instance dans les différents ressorts , l'état des
subsistances, celui des arriérés pour le payement
des contributions; il indique les vues et projets
d'amélioration à introduire dans les différentes
parties de l'administration.
Le nouveau gouverneui- examine , à son instal-
lation, toutes les parties de l'administration, et
prend des dispositions pour remédier aux maux
qu'il aura reconnus dans chacune d'elles. Puis il
parcourt son gouvernement en une seule ou en
plusieurs fois, vérifie, sur les lieux, l'exaclitude
des renseignements qu'il aura recueillis aupiès des
différentes autorités, et prescrit les améliorations
qu'il aura trouvées nécessaires. U fait droit aux
plaintes et réclamations légitimes, et ordonne aux
autorités compétentes de mettre un ternie aux
abus. Il s'enquiert des souffrances des habitants ,
porte son attention sur l'état des industries, et
constate les moyens de les faire prospérer. Des
368 LA RUSSIE
ohseivalions qu'il aura recueillies de la sorte, il
compose un mémoire qu'il adresse à l'empereur
en personne, et dont une copie est envoyée au
ministre, et une autre, s'il y a lieu , au général
gouverneur.
Le gouverneur renouvelle cette visite de la pro-
vince tous les ans ou tous les deux ans, suivant
son étendue, l'importance et la facilité du travail;
et il consigne ses obser\ations dans le rapport qu'il
fait, vers le i^"^ mars de chaque année, à l'empe-
reur, et qui est, pour ainsi dire, la statistique an-
nuelle du gouvernement. En outre, il adresse à
S. M. des rapports spéciaux à des époques diffé-
rentes, savoir : sur les dépenses occasionnées par
la levée des recrues, dans les six semaines qui
suivent le recrutement; sur les contributions or-
dinaires, à la fin de l'année, et les impôts extraor-
dinaires, après leur prélèvement. Il informe, tous
les quinze jours, la troisième section de la chan-
cellerie de l'empereur de tous les événements
particuliers. Tous les quatre moi^, il instruit le
ministère de la suite donnée aux ordres de l'em-
pereur et du sénat; tous les six mois, il lui rend
compte des prisonniers retenus depuis plus d'un
an, et à la fin de l'année il lui envoie la table des
affaires qui ont été traitées.
Telles sont les immenses attributions des gou-
verneurs; dûment exercée, leur mission aurait pu
sous NICOLAS l". 369
être d'une grande utilité pour le pays; mais, mal-
heureusement, ces fonctions sont conférées le plus
souvent à des hommes incapables, soit que l'in-
trigue et la protection président à leur distribu-
tion, soit qu'il y ait, en Russie, pénurie complète
d'hommes probes et éclairés. 11 est de fait que les
abus les plus criants se commettent tous les jours,
dans le ressort de l'administration intérieure; les
gouverneurs ne sont pas plus intègres et désinté-
ressés que les autres fonctionnaires russes, mais
ils sont tout aussi ignorants et insouciants. Il se-
rait trop long de rapporter les preuves innom-
brables et inouïes de leurs prévarications; et, ne
pouvant les dénoncer tous, il ne serait pas juste
d'appeler le châtiment sur les uns et de l'épar-
gner aux autres. Il suffit de dire que l'un emprunte
de l'argent pour ne pas le rendre, à celui auquel
il peut être utile; qu'un autre se fait approvision-
ner gratis par des marchands qu'il autorise tacite-
ment à débiter de la drogue ; qu'un troisième re-
çoit de l'argent du fermier des eaux-de-vie pour
le laisser mettre de l'eau dans son vin; qu'un
quatrième se fait adjuger des constructions à des
prix indus; qu'un cinquième met aux enchères
les propriétés des mineurs, sans en avoir prévenu
le public, afin de les faire acheter à bon compte
par ses émissaires; qu'un sixième emploie les
paysans de la couronne à construire une chaus-
ï4
370 Lk RUSSIE
sée coiidiiisaiU à une terre qu'il vietil d'ache-
ter, avec l'argent qu'il s'est fait donner par des
hérétiques pour avoir fait mettre en Kberté leur
chef. Et ce ne sont pas là des faits isolés, qui ne
soient propres qu'à quelques-uns des gouverneurs;
mais le plus grand nombre d'entre eux se rendent
coupables de la plupart de ces extorsions, ou d'au-
tres analogues, sans qu'on sévisse jamais contre
eux; car, lors même qu'on les poursuit, ils trou-
vent des protecteurs qui les sauvent. Cette plaie
hideuse et large de la Russie, la dilapidation par-
tout présente, tient, disons-le hautement, autant au
peu desécurité des citoyens, qu'à l'immoralité pri-
vée des fonctionnaires. Làoù le caprice de l'absolu-
tisme dispose, à lui seul, du sort de chacun et de
tous , où personne n'est assuré ni de sa vie, ni de
safortune; là,dis-je,tout le monde ne songe qu'au
présent, ne cherche qu'à s'eni ichir au plustôt, afin
qu'il lui reste le plus possible, au moment d'une
destitution qui peut le frapper d'une manière inat-
tendue, pour des faits, le plus souvent, indépen-
dants de sa volonté ; tandis que , par une consé-
quence rigoureuse, les abus véritables passent in-
aperçus. Quant à l'incapacité et à la négligence des
gouverneurs, ce seul mot les peint suffisamment :
Comme un gouverneur se plaignait de ce que les
affaires ne marchaient pas, quelqu'un lui objecta
qu'il faudrait que, lui-même, il lût les papiersqu'il
sous NICOLAS P". 371
signait ; à quoi il répondit qu'il l'avait bien essayé,
mais que les choses allaient plus mal encore.
Les gouverneurs sont dignement secondés par
les différents employés et agents qui sont sous
leuis ordres; gens sans instruction, sans princi-
pes, il n'y a pas d'abus et de malversation qu'on
n'obtienne d'eux pour de l'argent. Pour ne citer
qu'un fait entre mille, un tribunal de district, payé
par un accusé , le renvoyait de la plainte portée
contre lui, par le motif, disait-il, qu'il n'y avait
pas de moyen de communication entre les deux
rives du fleuve cjue le plaignant aurait dû avoir
traversé pour que son accusation pût être jus-
tifiée. Celui-ci n'eut pas de peine à détruire ce
mensonge par le témoignage de ceux même qui
l'avançaient. Prétextant une affaire de commerce,
il vint demander, au tribunal saisi de la plainte,
un certificat attestant qu'il y avait sur le fleuve
en question un bac qui permettait de faire les
transports voulus de blé et de farine, tout le
temps que la rivière n'était pas gelée. Pour dix
roubles assignats, il obtint l'attestation qu'il de-
mandait.
Mais, sans anticiper, arrêtons-nous quelque peu
sur l'organisation des différentes autorités pro-
vinciales.
Chaque gouverneur civil a une chancellerie
chargée des correspondances relatives à la réunion
24.
372 LA RUSSIE
des assemblées de la noblesse, à la rémunéiation
de leurs employés, à l'inspection du gouverne-
ment par son chef, au recrutement et au mouve-
ment des troupes, à la censure, etc.
Chaque gouvernement a un gouberniiun {gou-
hernskoïé pravlénié), sous la présidence du gou-
verneur. Le vice-gouverneur en est le premier
conseiller. Il se compose d'une chancellerie, d'un
bureau des archives, d'une typographie, d'un ar-
chitecte et de deux arpenteurs. Il est chargé de
la publication des lois , de la nomination, de l'a-
vancement et de la mise à la retraite des fonction-
naires de la province. Ses attributions s'étendent
également au mouvement général des affaires, au
maintien de l'ordre et aux soins qu'exige la santé
publique, à la mise en tutelle des biens, à la véri-
fication des recensements, à la surveillance des
paysans fuyards et des déserteurs. Il donne suite
aux plaintes des particuliers contre les autorités
locales, et est sous la dépendance immédiate du
sénat dirigeant. La chancellerie du goubernium"
se compose de quatre sections, excepté à Saint-Pé-
tersbourg et à MOSCOU; où il y en a cinq.
La cour criminelle et la cour civile du gouver-
nement se composent chacuned'un président, avec
son suppléant, et d'un nombre fixe d'assesseurs.
Dans quelques endroits, il y a en outre des con-
seillers. Dans les deux capitales, les cours civiles
sous NICOLAS I". 373
se divisent en deux départements , dont cliaeun
a un président spécial, et le nombre de membres
suffisant pour former un tribunal complet. Dans
les gouvernements d'Astrakhan , d'Ârkhangel ,
d'Olonetzk, de Perm et de Viatka, les deux cours
n'en forment qu'une seule.
Les présidents sont nommés par l'autorité su-
périeure, sur une liste de candidats élus par les as-
semblées de la noblesse
Dans les gouvernements de l'Est, ils sont dési-
gnés par le ministre de la justice ; pour ceux
d'Astrakhan, d'Arkhangel, etc. ,1e sénat, à chaque
vacance, propose deux candidats à l'empereur,
qui choisit entre eux. Leurs suppléants sont dé-
signés par le ministre de la justice dans les gou-
vernements de l'Est, et ailleurs par le sénat, sur
la proposition du ministre. Les assesseurs des
cours sont choisis, deux par la noblesse et deux
par les assemblées des villes. Dans les gouverne-
ments de Viatka , d'Arkhangel et d'Olonetzk, les
assesseurs de la noblesse sont désignés parle pou-
voir centrai; dans celui d'Astrakhan, par l'auto-
rité locale, et confirmés par le sénat.
Le tribunal de conscience se compose d'un juge
président et de six assesseurs. Le juge est élu par
la noblesse , et les assesseurs par la noblesse , le
corps des marchands et celui des paysans. Dans
les gouvernements d'Arkhangel , de Viatka et de
374 L^ RUSSIE
Perm, le juge et les deux assesseuis sont désignés
par le gouvernement ; le premier remplit les fonc-
tions de maréchal de la noblesse. Les difficultés
entre enfants et parents sont de la compétence
exclusivedu tribunal de conscience. Sesjugements
ne sont exécutoires qu'après la confirmation du
gouverneur civil. En cas de désaccord entre le
tribunal et le gouverneur , l'affaire est portée au
sénat. Dans la Petite Russie, le tribunal de cons-
cience est représenté pai* un tribunal dit des Trois
(tréteiskii soud), que les deux parties choisissent
volontairement, et sur la sentence duquel il n'y
a pas d'appel.
La police locale est confiée au tribunal de
canton , qui se compose d'un président appelé is-
prcnmik et de quelques assesseurs. Ce tribunal a
une chancellerie, divisée en deux bureaux. Les
districts sont partagés en sections, stan^ qui ont
leurs chefs spéciaux appelés stanavoï pristm' ^ sous
les ordres desquels se trouvent des sotski et des
dessiatski. L'ispravnik et le doyen des assesseurs
sont désignés par la noblesse, le stanovoï par la
couronne; et les assesseurs sont choisis par les
paysans de la couronne et les cultivateurs libres,
parmi les nobles du gouvernement.
Passons à l'administration particulière de cer-
taines provinces.
La Sibérie est divisée en deux parties, celle
sous NICOLAS I-. 37 5
de l'Est et celle de l'Ouest , qui ont chacune une
administration à jjart. Celle de l'Ouest réside à
Omsk, et s'étend aux gouvernements de Tobolsk,
de Tomsk, et aux Riiguises ; celle de l'Est a sa
résidence à Irkoutsk , et comprend les gouver-
nements d'Irkoutsk , d'Énisseisk , la province de
Iakoutsk, le cercle d'Okliotsk, de Kamtscbatka et
de Troitzko-Savsk.
L'administration supérieure de cliacune des
deux parties se compose d'un général gouverneur
et de son conseil, formé de six conseillers, dont
trois sont présentés par le général gouverneur, et
les trois autres par les ministres de l'intérieur, des
finances et de la justice, à la nomination de l'em-
pereur.
En cas d'absence ou de maladie , le général
gouverneur est remplacé au conseil par un des
gouverneurs civils qu'il désigne à cet effet. Chaque
gouvernement est administré par un gouverneur
civil et un conseil composé, sous sa présidence,
des présidents du goubernium , de la chambre de
finance, du tribunal et du procureur du gouver-
nement. Chaque arrondissement a un chef spécial,
et un conseil formé des chefs des différentes
branches de l'administration locale, du maire,
dujugCjdel'ispravnikjdu trésorier, et du substitut
du procureur.
Les indigènes de la Sibérie ont une administra-
376 LA RUSSIE
tion différenle, suivant leur genre de vie et le
mode de leurs occupations. Les peuplades erran-
tes sont régies par une stepnaïa douma, ou une
chambre des steppes , composée de taïscha ,
sdissani , schoulenguiy etc., à laquelle appartient
la haute administration de plusieurs tribus réu-
nies. Les peuplades séparées ont des strostas avec
leurs adjoints, qu'elles appellent dans leur langue
des daroiigua ou des taïscha. Tous ces chefs sont
élus par les indigènes eux-mêmes.
Le gouverneur civil deTomsk est désigné parle
ministre des finances , parce qu'il est en même
temps préposé aux mines d'Altaï, qui sont sous la
dépendance de ce ministère.
Les Rirguises sont régis par un général-majoi-,
et par une administration que préside un colonel
ou un lieutenant-colonel, et composée de quatre
conseillers, dont un est Kirguise , d'un assesseur,
d'un substitut de procureur, et d'une chancellerie.
Ces autorités résident à Omsk.
La province de Iakoutsk a un chef et une ad-
ministration composée de trois conseillers et d'un
substitut de procureur, présidée par le chef de la
province.
L'administration d'Okhotsk est confiée à un
employé de la flotte, assisté d'un conseil com-
posé du plus ancien officier de l'armée de mer,
après le chef, du juge de l'arrondissement et de
sous NICOLAS I«\ 877
l'ispravnik. Elle relève du général-gouverneur
d'Irkoutsk , ainsi que le Kamlschatka , qui a aussi
un chef particulier.
La surveillance du cordon de la frontière chi-
noise de Troïtzko-Savsk est confiée à un chef
(major), assisté d'un conseiller et de six asses-
seurs. Le chef est désigné par le ministre des af-
faires étrangères.
Le Caucase se divise en province Caucasienne
et en pays Transcaucasien , qui , l'une et l'autre ,
relèvent du général en chef du Caucase. La pro-
vince caucasienne a son chef-lieu à Stavropol , et
est administrée par un eniployé militaire supé-
rieur, dont les droits correspondent à ceux d'un
gouverneur militaire, et par un conseil composé
du gouveineur civil, président du gouhernium ,
du maréchal de la noblesse, des présidents des
tribunaux, de celui de la chambre des finances et
de la cour des domaines, et du procuieur de la
province.
Les arrondissements sont régis par un chef mi-
litaire, et un conseil composé du major de la place,
du maréchal du district, du maire, de l'isprav-
nik, etc.
Le pays Transcaucasien se compose du gouver-
nement de la Géorgie-Iméritie et de la province
Caspienne. Le chef du corps d'armée du Caucase
est aussi celui de l'administration. H est assisté d'un
378 LA RUSSIE
conseil où siégenl legouveineiir militaire de Tiflis ,
desruembres désignés par l'empereur, et les fonc-
tionnaires qui peuvent y être appelés lorsqu'il
s'occupe de^ affaires qui les concernent. Si le pré-
sident ne croit pas devoir se rangei- à l'opinion de
la majorité du conseil , il en réfère au sénat
ou aux ministres compétents; il peut aussi mettre
immédiatement à exécution l'opinion de la mino-
rité, ou même d'un seul membre, en prenant le tout
sous sa responsabilité, et en informant, sans délai,
le ministre que concerne l'affaire en litige, des
raisons qui lui ont fait prendre cette résolution.
Depuis la nomination d'un lieutenant du Caucase,
le pouvoir du chef de ce corps d'armée, qui réu-
nit les deux titres, a été augmenté outre mesure.
Un gouverneur civil est à la télé du gouverne-
ment delà Géorgie-ïmérilie. La province Caspienne
a un chef particulier. Les arrondissements ont
chacun un administrateur spécial et un suppléant.
Ils sont divisés en sections , régies par des asses-
seurs.
Les Cosaques du Don sont administrés par un
ataman qui, comme les généraux-gouverneurs,
réunit en lui l'autorité civile et militaire. Il préside
le gouvernement militaire , qui est composé du
chef de l'état-major, du doyen des membres , de
quatie assesseurs, et qui se divise en quatre bu-
reaux et une section de comptabilité et de con-
sous NICOLAS P\ 379
trôle. Le gouvernement militaire a le droit de
déférer au sénat les ordres qu'il reçoit de l'ataman
et auxquels il refuse son approbation , sans pouvoir
toutefois en arrêter la mise à exécution. Le chef
de réfat-major remplace l'ataman en cas de mala-
die, d'absence ou d'intérim.
II y a un tribunal civil et un tribunal criminel,
composés chacun d'un ancien, de deux adjoints
et de trois assesseurs cosaques, élus par les chefs
militaires tous les trois ans; le procureur et deux
substituts sont indépendants de l'armée et nommés
par le sénat, sur la présentation du ministre delà
justice. Le contrôleur est désigné également par
le sénat, sur la présentation du contrôleur de
l'empire.
Le pays des Cosaques du Don a sept arrondisse-
ments et autant d'administrations spéciales, plus
celle des Kalmouks. Les tribunaux des cercles sont
composés chacun d'un juge, officier militaire, de
deux assesseurs, employés civils (à Tscheikask il y
en a trois), et de deux Cosaques; il a une chan-
cellerie. L'administration du pays des Kalmouks
est formée d'un juge, deux assesseurs et deux dé-
putés; elle a également une chancellerie. Celle
des stanitza se compose d'un ataman et de deux
juges, nommés parles habitants tous les trois ans.
Les Cosaques d'Asor sont sous les ordres du
général-gouverneur de la Nouvelle Russie. Ils ont
380 LA RUSSIE
à leur tête un ataman, et sont régis, pour les af-
faires administratives, par une cbancellerie mili-
taire.
Les Cosaques de la mer Noire sont sous l'auto-
rité du général en chef du corps d'armée du
Caucase. Leur ataman a les attributions d'un géné-
ral de division, pour les affaires militaires, et celles
d'un gouverneur, pour les affaires civiles.
Les Cosaques d'Orenbourg dépendent du chef
du corps d'armée d'Orenbourg , ceux d'Astrakhan
du gouvernement militaire de cette ville. Leur ata-
man est élu par eux et confirmé par l'enipereur.
Les Cosaques d'Oural relèvent aussi du général-
gouverneur d'Orenbourg.
Parmi les Cosaques de Sibérie, on distingue les
Cosaques de ville et ceux de ligne. Les premiers
sont chargés de la police des villes, et sont à la
disposition des autorités civiles. Les Cosaques de
Ugne sont soumis aux ordres de la chancellerie
militaire de la Sibérie, qui a son siège àOmsk, et à
ceux de l'officier commandant le corps d'armée de
la Sibérie.
sous NICOLAS 1". J81
XVL
LEOISLATION PENALE,
Le code pénal russe définit les crimes et les
délits ainsi qu'il suit : « Toute action défendue
« par la loi sous lu peur d'une peine est un crime;
(f et tout acte défendu sous la peur d'une légère
« punition corporelle, ou d'une correction de po-
« lice, s'appelle délit, w — C'est se prononcer assez
ouvertement pour le système d'intimidation qui,
comme le disait Hegel , dans un de ses cours sur
la philosophie du droit, à Berlin, est un bâton
devant un chien.
Tout vol et toute escroquerie dont la valeur ne
dépasse pas vingt rouhles assignation , l'ivrognerie
et les coups donnés dans une querelle, quand ils
n'ont point de gravité, font partie des délits.
Sont réputés complices d'un crime, tous ceux
qui y ont coopéré ou qui l'ont facilité par leurs
actes, leurs paroles ou leurs écrits. La compli-
cité morale est ainsi établie et en même temps
laissée à l'arbitraire des juges. Ceux qui ont pro-
382 LA RUSSIE
voqué le crime sont punis plus sévèrement que
ceux qui ont participé à son accomplissenienl,
saufles cas où la loi a stipulé, pour certains crimes,
l'égalité de la peine.
\^3i peine de mort a été abolie par ies décrets
de 1753 et 1754, hors ies cas de crimes politi-
ques, qui seront portés devant le tribunal pénal
suprême. C'est le contraire de ce qui se pratique
dans le monde civilisé. Là, la peine de mort est
conservée pour les meurtres, et abolie pour les
crimes politiques. En Russie , aimer son pays et
lui vouloir du bien, autrement que ne l'entend le
gouvernement , est un crime plus grand que de
tuer son semblable. Par qui sont déterminés les
crimes qui doivent être portés devant le tribunal
suprême? Par l'autorité seule ; et quel est ce tri-
bunal extraordinaire ? Il se compose , pour chaque
cas particulier, des membres que l'empereur choi-
sit, seul, dans le conseil de l'empire, le sénat, ou
parmi les autres dignitaires de la cour et de
l'État. C'est donc une des parties qui se trouve en
même temps juge, et ce juge ne peut être que
partial.
Aucune loi fixe ne détermine, pour les condam-
nés à la peine capitale, le mode de supplice. 11 est
abandonné à la volonté des juges, pour chaque
cas particulier. Le tribunal suprême peut, à son
gré , ordonner que l'on soit enterré vif, écartelé
sous NICOLAS P«. 383
OU pendu. C'est là donner assurément trop d'é-
tendue au pouvoir discrétionnaire. Ainsi , le i5
septembre 1764, le sous-lieutenant Mirovitsch eut
la tête coupée; le 10 novembre 1771 , deux des
principaux complices de la révolte qui éclata à
Moscou, à l'occasion de la peste, furent pendus.
Le 10 janvier 1755, Pougatscbef et Perfilief furent
écartelés, et leurs complices pendus ou décapités.
Le i3 juillet 18-26, cinq des conjuiés du i4 dé-
cembre ont été pendus.
Il n'est pas même nécessaire qu'il y ait eu arrêt
de mort pour qu'un criminel meuie. Le bour-
reau peut tuer un liomme, d'un seul coup de knout
ou de pleite. On peut laisser mourir le condamné
sous les verges; on n'a pour cela qu'à dire au
médecin qui assiste le patient de fermer les yeux ,
en le dispensant ainsi de toute responsabilité. Le
bourreau peut enfin , par maladresse volontaire
ou involontaire, en brisant Fépée du noble qui
subit sa condamnation, la casser sur sa tête, au
lieu de la casser au-dessus de sa tête, et appuyei*
un peu trop fort , sans avoir précisément reçu là-
dessus des instructions catégoriques. Le fait s'est
présenté en i836: M. Pavlof poignarda M. Apiélef
au sortir de l'église, oii celui-ci venait de se ma-
rier à M'i® R. , après avoir promis d'épouser la
sœur de M. Pavlof, qu'il avait séduite. Par ordre de
l'empereur, ce dernier fut jugé en vingt-quatre
384 LA RLSSIE
heures et condamné à la dégradation ; le bouiTeau
lui enfonça le crâne en cassant son épée.
Tout homme qui, de quelque manière que ce soit,
a connaissance d'un complot politique, est tenu
de le dénoncer , sous peine de passer pour com-
plice et d'être traité comme tel. L'oukase du 2 5
janvier i^i5 dit: « Quiconque est un vrai chré-
tien et un serviteur fidèle de son souverain et de
sa patrie peut, sans aucun doute, dénoncer ver-
balement ou par écrit les affaires nécessairrs et
importantes, et nommément les suivantes : i° toute
trame méchante contre la personne de S. M., et la
trahison; i° la révolte ou l'insurrection. » De là
les crimes dits des deux points. En i ySo , on a
adjoint au premier la médisance contre S. M. et la
maison impériale.
La parenté n'exempte de cette obligation à aucun
degré. Les serfs reçoivent leur liberté poui- avoir
dénoncé leurs maîtres, s'ils conspiraient contre
le souverain. Toute autre dénonciation de leur
part, contie leur seigneur, ne doit pas être accueil-
lie. Il en est de même des enfants vis-à-vis de
leurs pères. La religion n'a pas davantage trouvé
grâce devant cette loi, qui ne respecte pas la sain-
teté de la confession , et ordonne à tout curé de
dénoncer celui qui lui avouerait une conju-
ration.
La peine de mort est appliquée, sans dislinc-
sous NICOLAS 1-. 385
tioii , à la rébellion à main armée ou avec vio-
lence; à la trahison, crime qui consiste à avoir
prêté à l'ennemi quelque aide ou coopération ,
ou entretenu avec lui des intelligences; à la reddi-
tion , par un chef, des forts ou des vaisseaux qui
lui ont été confiés, sans qu'il y ait eu nécessité
absolue; à ceux enfin qui, par des cris, auraient
semé une frayeur panique dans les rangs de l'armée.
La peine de mort peut aussi être prononcée
par les tribunaux militaires, devant lesquels les
bourgeois peuvent être renvoyés pour infraction
aux quarantaines.
Les paroles offensantes contre les membres de
la famille impériale, tant écrites que proférées de
vive voix , constituent le crime de lèse-majesté ,
qui est puni de mort toutes les fois qu'il est porté
devant le tiibunal suprême; mais, devant les tri-
bunaux ordinaires, il n'est passible que des peines
qui remplacent la peine de mort, telles que celles
du knout ou des travaux forcés. lien est de même
de tous les crimes contre les deux points.
V,di mort politique em^orie\dii^\'\\'AX\oï\ des droits
de cité. Celui qui y est condanuié est couché sur
l'échafaud ou placé sous la potence, et puis expé-
dié aux travaux forcés. Les décrets de 1763 et
1764 ont limité ces simulacres de la peine capi-
tale aux crimes purement politiques portés devant
le tribunal suprême.
386 LA RUSSIE
La confiscation des biens, au profit de la cou-
ronne, a été abolie par l'article 2 3 de la charte
octroyée à la noblesse le ii avril 1^85 ; elle ne
devait plus avoir lieu qu'au profit des héiitiers du
condamné. Le 6 mai 1802, cette disposition a été
étendue aux autres classes du peuple. Les biens
des criminels condamnés à mort et exécutés pas-
sent à leurs héritiers, comme s'ils étaient décédés
naturellement. Il en est de même des cas de mort
civile (Swod., t. XIV, art. 167 et 168).
Les décrets de 1809, 18 10 et 1820 ont rétabli
la confiscation des biens immeubles, au profit de
la couronne , contre les nobles des provinces li-
mitrophes qui, pendant une insurrection, se reti-
reraient sans autorisation à l'étranger.
La loi du 1 avril 1722 dit que les marins russes
qui, sans permission du gouvernement, prendront
du service, et s'obligeront à résider à l'étranger,
seront considérés comme déserteurs; et elle ajoute
que ceux qui, après avoir pris du service à l'étran-
ger, avec l'agrément du gouvernement, ne revien-
dront pas, au premier appel qui leur sera signifié,
seront traités sans miséricorde. La loi de 1762,
enfin, pose en général que tous les Russes qui ne
rentreraient pas en Russie , lorsqu'il sera publié
que le bien de l'État l'exige, verront leurs biens
séquestrés. Nicolas, par son oukase du 1 5 septem-
bre i836, a ordonné que, « dans le cas où le
sous NICOLAS I". 387
gouvernement reconnaîtra la nécessité de melire
à exécution les lois précitées, il sera adressé, à l'in-
dividu dont il s'agira, un ordre de rappel en règle,
et, quil s'j rende ou qiiil ne s'y rende pas, il sera
vrononcé sur lui un jugement, et donné suite à l' af-
faire,d! après les lois .yiX^vdiCow était plus clair dans
ses décrets sanguinaires.
L'oukase du 17 avril i834 ordonne le séquestre
des biens de ceux qui restent à l'étranger, au delà
des termes voulus par les lois.
Toute cette complication dans les lois n'est que
la conséquence de l'arbitraire le plus aveugle.
Ainsi, pendant que les meurtriers de Pierre IJI et
de Paul P'',les Orlof, les Pablen, lesBennigseU;, les
Ouvarof, les Zoubof, n'ont trouvé que deslionneurs
pour prix de leur meurtre, les conjurés de iSaS,
qui n'ont pas réussi dans leur tentative, l'ont ex-
piée sur la potence. De même, en tout temps, on a
accueilli les émigrés étrangers avec une rare bospi-
talité, on a même comblé de faveurs ceux qui ont
déserté les rangs de leur armée; tandis qu'on ose
appeler crime de baute trabison la simple émigra-
tion des sujets russes , et l'on sévit, avec la der-
nière rigueur, contre ceux que leurs intérêts obli-
gent de s'établir à l'étranger, pendant que la
législation russe naturalise, avec la plus grande
facilité, tous ceux qui veulent se fixer en Rus-
sie. La loi dit, en effet, que tout étranger, s'il
25.
388 LA RUSSIE
n'esl juif ou derviche, peut inimédialenient se
faire sujet russe, en prêtant le serment voulu de
fidélité, rseuf mois après sa déclaration, il doit
élre admis aux droits de la bourgeoisie, et, une
fois même naturalisé, il peut lenoncer à son titre
de Russe, en payant l'impôt de trois années.
La privation de la noblesse entraîne la séques-
tration des biens jusqu'au pardon des condamnés,
qui leur fait recouvrer leurs propriétés, ou jusqu'à
leur mort, apiès laquelle leur fortune est restituée
à leur famille. Cette loi ne s'étend pas aux biens
meubles et immeubles, pour la possession desquels
il n'est pas nécessaire d'avoir un titre de noblesse :
ceux-là restent à la disposition des condamnés,
qui peuvent même en acquérir d'autres dans ces
conditions.
Le mariage de l'homme qui vient à être privé
des droits civiques est rompu, et sa femnie est
libre d'en contracter un nouveau. Si le criminel
était gracié avant que sa femme eût foimé d'autres
liens, l'époux reprendrait ses droits. Les enfants,
nés avant la condamnation du père, restent dans
la classe à laquelle il a appartenu, et ceux qui lui
naissent après suivent sa nouvelle condition.
Ce fait s'est présenté, entre autres, pour les fils du
général Rosen, condamné à la Sibérie, pour l'in-
surrection de iSaS; son fils aîné est resté baron,
et ceux qui lui sont nés en Sibérie y ont été co-
sous NICOLAS r\ 389
Ions; puis, lorsque le père a passé comme soltlat
au Caucase, ils ont, par une grâce parliculièie de
l'empereur, été faits cantonistes, ou enfants de
troupe.
La femme et les enfants du condamné conser-
vent leurs droits de propriété , lors même qu'ils
le suivraient en exil ; mais ils ne peuvent, dans ce
cas, revenir en Russie avant sa réhabilitation ou
sa mort; le dévouement est ainsi puni à l'égal
du crime.
Le hiout est la peine qui vient immédiatement
après la peine de mort, et qui est censée l'avoir
remplacée. Il est infligé pour les crimes politiques
des deux points, qu'on n'a pas voulu renvoyer au
tribunal supiénie, et qui auraient, en ce cas, en-
couru la peine capitale; pour sacrilège, violation
de tombeaux , vol d'objets appartenant à une
église, dans l'église même; pour des paroles inju-
rieuses contre la Trinité, les livres saints et la non
révélation de ces propos. On punit du fouet les
Hébreux, les maliométans et les païens qui con-
vertiraient un chrétien à leur foi, par la force ou
la ruse. On applique la même peine au meurtre
avec préméditation , à l'enlèvement d'un homme
libre vendu comme serf, au vol d'enfants, à la
contrefaçon des décrets de l'empereur ou du sénat,
ou à l'usage qu'auraient fait de pareils actes des
héritiers qui en connaissaient l'origine illicite;
390 LA RUSSIE
à la fabrication de fausses monnaies nationales ou
étrangères, à la falsification des assignats et des pa-
piers de crédit russes ; à l'introduction de fauxassi-
gnatsrusses fabriqués àl'étranger, à la refontedes
monnaies russes, sauf celle de platine. Le knout est
la peine dont est puni le viol commis contre une
jeune fille, une femme mariée, une veuve ou un
homme; il est également donné aux serfs de la
personne violée qui ne se seraient pas opposés à la
consommation du crime, et qui n'auraient pas
défendu leur maîtresse; la loi l'inflige aussi aux
brigands , aux négriers , à ceux qui cachent les
malfaiteurs, aux incendiaires, aux complices et
non révélateurs de tous ces crimes.
Le meurtre d'un parent ou d'un chef n'est pas
puni plus sévèrement que les meurtres ordinaires
(Loi du 1^' janvier i835). Le meurtrier, qui se
livre de son propre mouvement à la justice, obtient
la commutation du knout en pleite., ou martinet.
Le nombre des coups de knout est fixé par les
juges, spécialement pour chaque condamné. Il leur
est toutefois interdit de joindre à leurs sentences
les termes jadis usuels de « fouetter sans pitié ou
avec cruauté. » Depuis le décret du 20 décembre
1817, on n'arrache plus les narines aux crimi-
nels; mais ceux qui ont subi la peine du knout,
voleurs ou meurtriers indistinctement , sont
marqués, sur le front et les joues, des lettres
sous NICOLAS P\ 391
russes: B. O. P. (V. O. R. ), qui veulenl dire vo-
leur.
Après le juge, le bourreau peut aggraver ou
atténuer le supplice ; son pouvoir, à cet égard,
surpasse même celui du magistrat; car il dépend
de lui, sinon de tuer le patient, au moins de le
torturer à l'infini, comme il peut aussi ne lui faire
que fort peu de mal ; et c'est ce qui a ordinaire-
ment lieu toutes les fois qu'il trouve, dans la
bouche du condamné, une pièce de monnaie qui
en vaille la peine. Les âmes charitables ne man-
quent jamais cle remplir les mains de celui qu'on
mène au supplice , et celui-ci n'a rien de plus
empressé que de passer la meilleure pièce dans sa
bouche.
La peine du knout entraîne toujours, après elle,
Cp|}e des travaux forcés, qu'on subit en Sibérie,
daps les mines et dans les fabriques. Les Tatares
des gouvernements de Kasan , de Simbirsk et
d'Orenbourg subissent cette peine dans les for-
teresses de la Finlande.
Le fouet ou knout est fait de cuir tressé , et a la
forme triangulaire; c'est, comme on le sait, celle
qui cause les blessures les plus dangereuses.
JjR pleite ou le martinet se compose de lanières
de cuir brut très-grosses, lâches, et d'une longueur
démesurée ; elle enlève facilement, à chaque coup,
des lambeaux de chair. L'exécution a lieu publi-
392 LA RUSSIE
qiiement ou simplement à la police. Dans le pre-
mier cas, la peine s'appelle supplice, et, dans le
second, correction. Appliquée publiquement, elle
est suivie de l'exil en Sibérie, où le condamné est
traité comme colon.
On encourt ce châtiment: en frappant quelqu'un
dans un lieu public , en déchirant ou détruisant
les décrets du gouvernement ^ , en s'opposant à
l'action des autorités légales ^, ou à l'exécution
publique d'un condamné ^.
Quiconque prive un homme d'un membre est
puni de la pleite. Il en est de même de celui qui
se mutile lui-même pour éviter le recrutement.
Le nombre des coups est fixé, pour ce cas, de
vingt-cinq à cinquante ; et si l'individu se rétablit
de ses blessures, il est fait soldat.
Pour vol d'objets évalués plus de trente roubles
argent, les coupables sont punis de la pleite à la
police, faits soldats ou exilés en Sibérie. Pour tout
vol d'une valeur de six à trente roubles, on donne
la pleite, sans exiler les coupables. Au-dessous de
six roubles , le vol est puni de la détention dans
une maison de correction.
' Les cas graves entraînent le knout.
* Si on le fait à main armée , on reçoit le knout.
' L'ouverture des prisons par la force, et la mise en liberté
des détenus, sont punis du knout.
sous NICOLAS I". 393
Le faux serment et le faux témoignage sont punis
de la pleite.
Toutes ces peines , aussi barbares que ridicules ,
n'intimident pas les malfaiteurs, et ne corrigent
pas même ceux qui les ont subies. T.e fouet ne
laisse pas de trace, comme disent les criminels
eux-mêmes, tandis qu'au moins les narines arra-
chées faisaient porter aux condamnés une mar-
que éternelle d'in faune qu'ils s'appliquaient à
effacer par leur bonne conduite; aussi étaient-ils
réputés les hommes les plus probes des mines
comme des colonies. Loin de nous toutefois de
vouloir le rétablissement de cette barbare mutila-
tion ! nous voudrions au contraire l'abolition du
knout et de la pleite, et , sinon le rétablissement
de la peine de mort, au moins l'organisation d'un
système pénitentiaire mieux combiné pour l'amé-
lioration des criminels. Il y a longtemps qu'on
est revenu sur l'hoireur qu'inspirait le travail
dans les mines. Le simple exil en Sibérie n'effraye
pas les personnes sans profession et sans proprié-
tés. Les colons y reçoivent des terres en abon-
dance, et le pays n'est pas inhabitable partout. Les
mauvais traitements qui accompagnent et suivent
les expéditions des condamnés ne répugnent qu'aux
hommes plus ou moins bien élevés. C'est d'ailleurs
le lieu de dire un mot de la Sibérie, de ce pays
d'exil et de supplices.
394 LA RUSSIE
Les condamnés à la déportatioq y vont à pied ;
les chariots ne sont autorisés que pour les mala-
des. Ils ont des baguettes de fer aux mains , les
nobles seuls exceptés ; les meurtriers et les grands
criminels sont enchaînés. Toute tentative de fuite
est punie de châtiments coipoiels, même sur
les nobles. Au lieu de numéros, on donne des
noms propres aux exilés, mais autres que ceux
qu'ils ont portés avant leur condamnation. S'ils les
changeaient entre eux, ils seraient punis de cinq
ans de travaux forcés en sus de leur peine.
A Kasan , se réunissent les exilés venant de la
plupart des gouvernements. Cette ville a , à cet
effet, un bureau d'expédition des exilés, qui est
autorisé à retenir pour les salines d'Iletz un nom-
bre indéterminé de condamnés aux travaux for-
cés ou simplement à l'exil ; à Perm , on peut
en retenir pour la fabrication du vin, et même
pour le collège de bienfaisance publique.
A Tobolsk siège le comité des exilés , composé
d'un chef, de ses assesseurs, et d'une chancellerie
ayant deux sections. Il dépend du gouvernement
civil de Tobolsk, et a des bureaux d'expédition
dans plusieurs villes.
A leur arrivée en Sibérie , les criminels sont
distribués , d'après leurs facultés , entre différents
genres de travaux. Les uns sont employés aux
mines, soit qu'ils y aient été condamnés spéciale-
sous NICOLAS P\ 395
ment, soit qu'ayant subi la peine du martinet, on
les reconnaisse propres à ces sortes de travaux ;
soit enfin qu'il y ait simplement disette d'ouvriers:
mais, en ce cas, ils ne sont astreints au travail des
mines que pour un an seulement, qui leur compte
pourdeuxansd'exil, et avec une paye double. S'ils
commettent quelque nouveau délit, ils y restent
deux ans de plus , lors même que le tribunal n'au-
rait pas prononcé contre eux la peine des travaux
forcés.
Ceux qui savent un métier sont faits ouvriers;
d'autres deviennent colons, et d'autres enfin la-
quais. Les exilés destinés à être domestiques sont
répartis entre les babitants qui en demandent.
Ceux-ci doiventles nourrir, et leur payerau moins
I 1/2 rouble argent d'appointements par mois et
d'avance. Le terme de cette peine est de huit ans ,
à l'expiration desquels ces valets forcés peuvent se
faire paysans, serfs, de la couronne.
Laduréehabituelle des travaux forcés est de vingt
ans; après quoi les condamnés peuvent s'établir
librement dans les mines auxquelles ils ont tra-
vaillé, ou bien dans d'autres ateliers. Les condam-
nés employés comme ouvriers dans les fabriques
de drap n'y restent que dix ans. Les travaux aux
forteresses sont considérés comme les plus rudes.
Les estropiés et les incurables forment une ca-
tégorie particulière.
396 LA RUSSIE
Les colons ne sont exempts d'impôt que pendant
trois ans; les sept autres, ils payent la moitié de
la contribution personnelle. A l'expiration de leur
peine, ils payent la totalité de l'impôt. Après vingt
ans de séjour en Sibérie, ils sont soumis au recru-
tement.
Les serfs envoyés en Sibérie, sur la demande
de leurs maîties, y sont expédiés aux dépens de
ceux-ci, et y sont distribués dans les villages pour
le travail des cbamps.
Les exilés peuvent se marier en Sibérie, tant à
des personnes libres qu'à d'autres condamnés. La
femme libre qui pour la première fois se marie à
un exilé, reçoit oo roubles argent de gratification ,
et l'homme libre qui prend une femme exilée
en reçoit i5.
Les condamnés politiques restent , en Sibérie ,
sous la surveillance spéciale de la troisième section
de la chancellerie de l'empereiu'.
Passer (iLix verges est une peine militaire qui
n'est applicable auxautres individusque lorsqu'ils
deviennent justiciables des tribunaux militaires,
comme pour infraction aux quarantaines, ou pour
rébellion des serfs envers leurs maîtres. On range
en ligne tout un bataillon armé de verges; le con-
damné , les mains liées par-devant à la crosse d'un
fusil, est mené tout le long de la ligne, précédé
d'un tambour qui couvre ses cris, jusqu'à ce qu'il
sous NICOLAS l''\ 397
ait reçu le nombre de coups fixé par le jugement,
ce qui n'arrive presque jamais; car peu d'hommes
peuvent en supporter plus de quatre à cinq cents,
et le plus souvent on condamne à un nombre su-
périeur. Lorsqu'il ne peut plus marcher, on porte
le supplicié sur un brancard, si toutefois sa vie n'est
pas encore en danger. Le plus souvent on mène
le moribond à l'hôpital , où il reste jusqu'à son
rétablissement , après quoi on lui inflige le même
supplice, et ainsi de suite jusqu'au complément
des coups fixés par la sentence. La loi pénale russe
donne à cette peine le nom aWemsinddes/j/tzruthen,
en mémoire de son origine autrichienne ; mais on
la désigne habituellement par ces mots : « Chasser
à travers les rangs. »
O/i est fait soldat à perpétuité ou à temps.
Dans ce second cas même , il est défendu par la
loi de fixer un terme à la peine, sa durée dépen-
dant de la conduite du condamné, de la disposi-
tion de ses chefs, ou de la faveur dont il jouit. On
lui ravit ainsi sa dernière consolation , la pers-
pective d'expier son crime, en même temps qu'on
renverse cette première règle du droit , la pro-
portionnalité des peines aux délits. Que la bonne
conduite du condamné puisse abréger son châti-
ment, et son inconduite l'empirer, cela se conçoit;
mais qu'au moins le juge qui le prononce en fixe
la durée! Quant à la peine en elle-même, nous
398 LA RUSSIE
n'en disons mot : son absurdité saute aux yeux ;
mais elle est conséquente avec tout l'esprit de la
législation pénale russe, qui tantôt prive des cri-
minels de la noblesse, comme si les autres classes
du peuple devaient se considérer comme trop
heureuses de recevoir un criminel dans leur
sein; tantôt fait passer, pour des délits plus ou
moins graves , les militaires de la garde dans les
régiments de ligne, comme si ceux-ci n'avaient pas
dans leurs rangs des gens honorables. En imposant
le service militaire comme une flétrissure, la loi
ne s'arrête nullement à cette considération, qu'elle
porte atteinte à l'honneur des drapeaux; et, en
remplaçant la peine de mort par celle des ver-
ges, elle ne fait que couronner son œuvre de bar-
barie.
Les employés pour crimes commis au service,
tels que dilapidations, insubordination, abus de
pouvoir, sont faits soldats. Les hérétiques qui
cherchent des prosélytes ou qui se mutilent, en-
courent la même peine, mais ils s'en libèrent en
embrassant la religion grecque. Tout homme
exempt des peines corporelles et condamné à l'exil,
en Sibérie, peut être fait soldat, s'il n'a pas plus
de 35 ans. Par contre, tout homme impropre au
service militaire, et qui y a été condamné pour
crime, est exilé en Sibérie.
La volonté impériale est enfin l'arbitre suprême
sous NICOLAS P^ 399
de cette peine. Il arrive souvent à l'empereur
Nicolas, en visitant les prisons, de trouver des
détenus qui lui plaisent par leur taille , et qu'il
désigne aussitôt pour être faits soldats, sans s'en-
quérir du motif de leur incarcération, sans savoir
s'ils sont là pour assassinat, ou simplement sous
prévention, ou bien pour un délit de peu d'impor-
tance. La loi laisse au gouvernement la faculté de
faire soldats les paysans condamnés à l'exil par
leurs communes ou leurs maîtres.
Dans les prisons, les femmes doivent être sé-
parées des hommes; les nobles, les employés, les
bourgeois et les étrangers , des prisonniers de
basse classe. On ne doit pas confondre les accusés
avec les condamnés, ni même ceux qui ne sont
l'objet que de soupçons , avec ceux dont la cul-
pabilité est plus probable; les criminels impor-
tants sont séparés de ceux qui le sont moins. Les
enfants, les détenus pour dettes et les coaccusés
doivent enfin être renfermés à part. Les ecclésias-
tiques , passibles d'emprisonnement , sont envoyés
au consistoire.
Les détenus sont, en règle générale, nourris
aux frais de l'État. Les employés et les nobles ne
le sont que s'ils manquent de moyens d'existence.
En ce cas, il leur est alloué sept copeks argent par
jour, et même vingt en Géorgie. Les enfants, au-
dessous de dix ans, reçoivent la moitié de la paye
■100 LA RUSSIE
ordinaire; et les piisonnieis pour délies , le dou-
ble, aux frais de leurs créanciers, quidoivent payer
d'avance, pour tel terme qu'ils veulent; mais s'ils
omettent de le faire, les détenus sont mis en li-
berté le lendemain même.
Pour prévenir l'évasion des détenus , comme
pour punir toute tentative de ce genre, il est per-
mis de leur mettre les fers aux bras et aux jambes.
Les femmes ne les ont jamais qu'aux mains. Ces
chaînes ne peuvent excéder le poids de cinq livres
russes et demie, et doivent être revêtues de cuir
dans la partie qui s'adapte aux pieds. Les person-
nes exemptes des peines corporelles ou mineures
sont également dispensées des fers. Une fois par
mois, il est prescrit, pour empêcher les évasions,
de raser la moitié de la tête aux détenus, excepté
aux prisonniers pour dettes, aux femmes, aux
personnes exemptes des peines corporelles, et à
celles qui ne sont que pour un certain temps aux
arrêts.
Les vagabonds et les gens sans profession , les
condamnés à l'exil, sans addition de peine infa-
mante, quand ils n'en sont pas exempts par leur
condition , et qu'ils ne peuvent être faits soldats,
les individus condamnés aux travaux dans une
forteresse , ou à la réclusion dans les maisons
de force , sont expédiés aux coinpai^nics de tra-
vail^ ainsi que ceux qui y ont été spécialement
SOLS .MCOLAS P\ 401
envoyés, pour inconduite, de la pari de leurcom-
mune ou de leurs seigneurs.
II y a \ingt-sept de ces compagnies, dans vingt-
sept villes de gouvernement. Les prisonniers qui y
sont incorporés sont soumis à la discipline, et ont
des unifoimes militaires d'après les deux catégo-
ries de vaga]3onds ou de criminels. Ils sont em-
ployés aux travaux publics, ou, faute d'occupation
de ce genre, à des travaux de commande, à
raison de 6 copecks argent par jour.
Le duel est puni, en Russie, comme un meurtie,
si mort s'en est suivie; comme une mutilation,
s'il n'en est résulté (jue des blessures. Quiconque
s'est rendu sur le terrain et a apprêté son arme, est
privé des droits de cité et exilé en Sibérie. Les té-
moins sont punis comme complices des crimes qui
ont été le résultat du duel.
La tentative de suicide est punie comme une
tentative de meurtre.
Les coups portés sur la tête, sur le visage ou
dans quelques parties dangereuses, constituent une
offense grave, justiciable des tribunaux criminels.
Les offenses par paroles ou par écrit sont appelées
simples. Les peines sont, pour l'offense grave, la
demande de pardon, l'amende, les dommages-
intérêts , l'arrestation , l'éloignement du service
ou le cbàtiment corporel, suivant la classe h la-
quelle appartient le coupable; l'offense sim-
26
402 LA RUSSIE
pie ne donne lieu qu'à des dommages- intérêts.
Toute offense envers un bourgeois est punie
d'une amende égale à la quotité de sa contribution
annuelle. Les coups sont taxés au double , ainsi
que les offenses faites aux femmes des bourgeois;
et, dans le cas où celles-ci payent par elles-mêmes
un impôt , l'amende est augmentée d'autant. Les
filles reçoivent en pareil cas une indemnité quatre
fois plus forte que celle qui serait attribuée à leurs
parents; pour les fils en bas âge, l'indemnité est
réduite à moitié.
Les offenses graves faites au clergé sont punies
du double de l'amende fixée pour les bourgeois.
Les dommages-intérêts , pour offense à des nobles,
sont réglés d'après les appointements que ceux-ci
reçoivent au service, ou qu'ils y recevraient d'après
leur grade.
Les offenses simples se prescrivent par un an,
les offenses graves par deux ans.
Tout calomniateui- doit rétracter ses paroles, et
est passible en outre de deux ans d'emprisonne-
ment. L'auteur d'un libelle est puni comme s'il
avait commis le crime qu'il a reproché à son
adversaire, et son pamphlet est brûlé en place pu-
blique.
Outre l'envoi en Sibérie et dans les colonies, on
peut être simplement consigné dans une résidence
déterminée , comme il y a aussi l'exil dans les pro-
sous NICOLAS I . 403
vinces de l'inlérieur, ou celui d'un seigneur dans
ses terres. La loi dit , assez naïvement , que ces
sortes d'exils ont lieu d'après un jugement, ou
bien encore suivant une disposition du gouverne-
ment. Il en est de même du renvoi des étrangers
à la frontière, qui ne dépend que de la police se-
crète.
Les nobles, tant héréditaires que personnels ,
les négociants des deux premières gidldes, et ceux
de la troisième qui ont occupé , dans l'adminis-
tration municipale, des postes équivalant à une
classe quelconque du service public, le clergé tant
séculier que régulier, avec ses femmes et ses en-
fants, sont exempts des peines corporelles , qu'on
remplace ordinairement par la dégradation mili-
taire , toutes les fois que les coupables n'ont pas
été condamnés à l'exil ou aux travaux forcés. Tous
les individus, ainsi que leurs femmes , sont à l'abri
des marques infamantes.
En cas de maladie d'un condamné, l'exécution
de la peine corporelle est remise jusqu'à son réta-
blissement; et si sa santé ne lui permet pas de la
subir du tout, il peut en être dispensé, avec l'as-
sentiment des autorités. Les femmes enceintes ne
subissent leur peine que quarante jours apiès leurs
couches , et les femmes qui ont des enfants à
la mamelle jouissent d'une remise d'un an et
demi.
26.
404 LA RUSSIE
Les enfants, au-dessous de dix ans, ne sont pas-
sibles d'aucune peine, etles crimes qu'ils commet-
tent ne doivent en rien porter préjudice à leur
avenir. Les enfants de dix à quatorze ans ne
peuvent être condamnés ni aux travaux forcés,
ni au knout, ni à la pleite publirpiement adminis-
trée. De quatorze à dix-sept ans, ils sont passibles
des travaux forcés , mais ne subissent pas de
peines coiporelles infamantes. De onze à quinze
ans, ils encouient, pour des délits de peu d'impor-
tance, les verges; de quinze à dix-sept ans, la
pleite à la police.
Les vieillaids de soixante-dix ans et au-dessus
sont dispensés des peines corpoî-elles et des mar-
ques infaiiianles. Les aliénés et les individus qui
ont agi en état de somnambulisme ne sont pas
punissables; ils sont seulement détenus dans des
maisons de fous : les premiers, deux ans, et les
seconds, six semaines après leur guérison.
Tout meurtre sans préméditation est puni de la
réclusion dans un couvent.
Le droit de légitime défense s'étend à celui qui
voit la vie d'un autre en danger, ou qui défend
une femme menacée de violences. Les crimes
imposés par la force ne sont pas punissables
dans la peisonne de celui qui n'en a été que l'ins-
trument.
La prescription est acquise au bout de dix ans
sous NICOLAS V\ 405
révolus, après la perpétration du crime, sauf pour
les cas d'abandon de la religion et de désertion
militaire.
Celui qui dénonce des faussaires ou des contre-
bandiers est, par cela même, à l'abri des pour-
suites qu'il aurait encourues comme leur complice-
mais le criminel dont la faute est avérée, n'ob-
tient pas de soulagement à sa peine.
L'ivrognerie est une ciiconstance aggravante,
dans toute espèce de crime commis avec pré-
méditation, et n'est jamais une considération atté-
nuante.
Toute dénonciation anonyme reste sans effet,
mais on ne demande aucun serment au dénon-
ciateur. Les enfants ne sont pas reçus à dénoncer
leurs pères pour des crimes privés. En 1822, le
conseil de l'empire a exempté les femmes de
l'obligation de dénoncer leurs maiis pour vol. Les
magistrats qui dirigent de fausses accusations,
dans de mauvaises intentions, sont punis des pei-
nes portées contre les crimes qu'ils ont reprochés
à des innocents.
Les déclarations de l'accusé devant le tiibunal ,
si elles sont conformes aux faits établis, sont con-
sidérées comme la meilleure preuve de sa culpabi-
lité. Mais ces aveux ne sont pas indispensables
])our que la condauuiation soit prononcée.
Ne sont pas admis comme témoins : les enfants
406 LA RUSSIE
au-dessous de quinze ans , les aliénés, les sourds
et muets , les hommes privés des droits civils et de
l'honneur, ceux qui n'ont jamais été reçus à la
communion , les étrangers dont la conduite est
inconnue, les parents, les amis et les ennemis dé-
clarés des accusés. Les parents peuvent pourtant
déposer contre leurs enfants.
Tout juge intéressé dans la cause peut être
récusé et obligé de s'abstenir, sur la requête des
parties.
La procédure criminelle est gratuite , et se fait
sur papier libre; mais les frais de loute des ma-
gistrats instructeurs et des témoins sont à la charge
des accusés.
Lorsque les faits de la cause sont de nature à
entraîner un supplice, le procès, après avoir été
jugéau tribunal depremière instance [zéinsJdïsoud),
doit être soumis à la révision de la cour crimi-
nelle, établie au chef-lieu du gouvernement , dans
tous les cas , qu'il y ait eu condamnation ou ac-
quittement. Les jugements qui ne prononcent que
des peines correctionnelles, ne sont déférés aux
tribunaux supérieurs que par l'appel des con-
damnés.
L'arrêt de la cour criminelle doit être soumis au
gouverneur civil de la province; s'il le sanctionne,
il est mis immédiatement à exécution ; dans le
cas contraire , il est soumis à la révision du sénat.
sous NICOLAS P\ 407
Le sénat ne peut intervenir dans une affaire
dont le jugement a été confirmé par le gouverneur,
que lorsqu'il y a eu violation des lois ou des rè-
gles de la piocédure, ou bien en vertu d'un ordre
spécial de l'empereur ; et , dans ce cas, il ne peut
qu'alléger la peine.
Les jugements qui condamnent les nobles à la
privation de leurs droits doivent toujours être
revisés par le sénat. Les procès pour meurtre
de personnes nobles doivent aussi lui être soumis,
lors même que la cour criminelle aurait acquitté
les accusés. Les accusations capitales où sont im-
pliqués des citoyens honoraires^ et des employés
qui n'auraient pas encore atteint la quatorzième
classe, lui sont également déférées.
Quant au condamné roturier, il peut porter
plainte au sénat contre la cour criminelle ; mais
l'arrêt de celle-ci, quand il prescrit l'exil, est mis
à exécution aussitôt qu'il a été rendu. Dès ce jour,
le condamné appartient à l'autorité des exilés de
Tobolsk.
Le sénat connaît de toute affaire dans la-
quelle des nobles seraient impliqués avec des
serfs , et de toutes celles où on aurait con-
damné neuf personnes à la fois aux peines cor-
porelles.
Les titres de noblesse , les ordres et les kaftans
de distinction ne peuvent être enlevés à personne,
408 LA RUSSIE
sans que la sentence ait été confirmée par l'empe-
reur.
Si les titres des nobles accusés sont contesta-
bles, sans qu'il y ait de preuves de leur nullité ,
il leur est fait remise de l'application des peines
corporelles.
Mieux que tous les raisonnements , l'anecdote
suivante fera ressortir les ridicules de la procé-
dure criminelle suivie en Russie. Le fait s'est passé
dans le gouvernement de ïver.
Un paysan se prit de querelle avec un autre
pour une affaire d'intérêt. 11 le laissa partir tran-
quillement de cliez lui, puis, appelant à son aide
son ouvrier, il couiut à travers champs, devança
son homme, et l'assomma sur le grand chemin, il
était nuit. Une femme passant sur la loute re-
connut un des assassins, au moment où ils pre-
naient la fuite, sans qu'elle eût vu toutefois com-
mettre le crime. On arrêta les deux coupables, et,
de plus, trois jeunes gens qui, ce jour-là, étaient
absents du village.
Ainsi que cela se pratique en pareil cas, on
obligea les accusés à tenir le cadavre parles pieds,
pour observer en cet instant leurs physionomies.
Celles des trois jeunes gens ne trahirent aucune
émotion , tandis que le véritable assassin devenait
tout pâle et tout tieml)lant, au moindre contact
avec le corps de la victime. Mais il était riche; il
sous NICOLAS I". 409
fil des dons considérables aux juges et greffiers,
et, contrairement à l'usage et à la loi, on l'avait en-
fermé dans la même pièce avec son complice. Un
jour il lui dit qu'il était ridicule de se perdre tous
deux, et que, s'il voulait prendre sur lui seul le
crime, il lui donnerait cent roubles pour récom-
pense. L'ouvrier y consentit. Sur ces entrefaites,
le gouverneur civil, M. B***, vint visiter la prison;
et, entrant dans la cellule des assassins en ques-
tion, il leur reprocha avec énergie de ne pas faire
l'aveu de leur crime. Le maître s'écria alors qu'il
était innocent, et que son ouvriei' seul avait com-
mis l'assassinat pour lequel ils étaient détenus.
Questionné à son tour, celui-ci s'avoua seul cou-
pable. Les employés qui suivaient le gouverneur,
tout disposés en faveur du généreux paysan, se
saisiient de cet aveu, et demandèrent à leur chef
s'il fallait en dresser procès-verbal. Le gouver-
neur y consentit, et, après son départ, l'ouvrier
réclama leprixdeson dévouement; mais le maître
lui dit que, puisqu'il avait eu la bêtise d'avouer
avant de tenir son argent, il ne l'aurait pas. L'ou-
vrier s'empressa aussitôt de dénoncer le tout au
tribunal et de rétracter ses aveux; mais il fut
condamné pour dr positions contradictoires^ knouté
et envoyé en Sibérie, tandis cjue le principal au-
teur du crime jouit maintenant encore de sa li-
berté.
410 LA RUSSIE
La loi défend de toucher à un cadavre avant
que le genre de mort ait été constaté. Une pay-
sanne se fourre la tête dans le poêle d'un bain
russe , et y reste asphyxiée. Son mari arrive , la
retire par les pieds, et, la voyant morte, va cher-
cher la justice, qui commence par emmener
l'homme en prison, disant qu'il était défendu de
remuer un corps mort avant l'arrivée des magis-
trats.
Un ispravnik chargé défaire fustiger un paysan
convaincu d'un délit, s'empare de son homonyme,
qui se laisse battre, et ne fait constater la méprise
qu'après avoir reçu les coups. Le grave magistrat
ne s'embarrasse pas pour si peu de chose ; il en-
voie chercher le véritable coupable, et fait recom-
mencer le supplice.
Ce sont, pour la plupart du temps, des gens
tout à fait ignorants, des paysans n'ayant au-
cune notion du droit, qui instruisent les premiers
les affaires criminelles. Le procès-verbal doit être
signé par l'accusé; et lorsque celui-ci ne sait ni
lire ni écrire, ce qui est très-fréquent, on l'oblige
à y apposer trois croix, ce qu'il fait ordinairement
en aveugle , car on ne lui laisse pas le temps de
la réflexion, et on lui enjoint de s\^v\ev quand
même. Comme toutes les croix se ressemblent, les
substitutions deviennent faciles, et on a vu, grâce
à ces ridicules signatures, des innocents aller en
sous NICOLAS P\ 411
Sibérie à la place des coupables. Heureusement ,
sur la route, les gouverneurs , en inspectant les
convois des criminels , leur demandent s'ils ont
des sujets de plainte; et lorsqu'ils leur en pro-
duisent de fondées , ils les retiennent et font revi-
ser leurs affaires. Il arrive de la sorte que justice
est rendue aux innocents.
A huis clos, il ne peut y avoir dejustice; et tant
qu'il n'y aura pas de publicité en Russie, il n'y
aura que les juges qui gagneront aux procès.
A Klimovitsclii , le secrétaire du tribunal de la
banlieue était chargé, en l'absence des juges,
d'instruire une affaire qui concernait une jeune
fille. Il s'aperçut qu'elle était vierge, et lui offrit de
la sauver au prix de son déshonneur. Le crime
fut consommé séance tenante. 4u moment où la
jeune fille sortait, on remarqua des traces de sang
à sa robe , et cet indice trahit les coupables. Le
procureur de l'endroit donna suite à cette affaire,
et le secrétaire fut destitué. Mais combien d'au-
tres faits de même nature ou pires encore doivent
passer inaperçus !
412 LA RUSSIE
XYIII.
DE LA LITTERATURE RUSSE.
Y a-t-il ou non une littéiatuie russe? Telle est
la question qu'on entend souvent faire , et non pas
seulement par deshommesqui ne savent vous dire
autre chose sur la Russie que ce refrain perpé-
tuel :all y fait bien froid; » ou bien par ceux en-
core qui poussent la naïveté jusqu'à vous de-
mander « s'il est bien vrai que les Russes soient
chrétiens ? »
Des personnes de beaucoup d'esprit et d'un
grand savoir ne sont nullement en peine pour
trancher cette question d'une manière négative.
« En fait de littérature slave , disait un jour un
Français célèbre, il n'y a que la traduction des
fables de la Fontaine.» L'honorable pair se trom-
])ait de peu : la Russie a eu dans Kiyloff son la
Fontaine, que des poètes distingués se sont plu à
traduire en français comme en italien.
On nous permettra d'être plus réservé, et de ne
sous NICOLAS P". 413
répondre que d'une manière évasîve. Nous dirons
donc qu'il y a au moins autant, sinon plus de rai-
sons, pour admettre que pour nierl'existenced'une
littérature russe. Si des productions littéraires,
quelle qu'en soit la valeur, peuvent constituer
une littérature, la Russie en a une incontestable-
ment; si, au contraire, on n'entend donner le
nom de littérature qu'à une série de compositions
qui bravent le temps et les révolutions du goût ,
qui soient à l'épreuve du progrès des lumières,
nous avouerons qu'elle a fort peu et presque point
de celles-là.
La littérature est, en Russie, à peu près ce qu'é-
tait autrefois en France la littérature romane. De
même que celle-ci fut intermédiaire entre la litté-
rature latine et la littérature française, de même,
en Russie, la littérature actuellement existante
peut être considérée comme intermédiaire entre
la littérature slave et celle que la Russie pourra
posséder d'ici à quelque temps. Il semblera peut-
être étrange que nous parlions d'une littérature
slave en opposition avec une littérature russe,
lorsque la première ne se compose, en Russie,
presque exclusivement que de livres sacrés; mais,
là comme ailleurs, les moines ont été longtemps
les seuls dépositaires des lumières, les seuls hom-
mes de lettres; leur langue, ou celle de l'Eglise,
qui a pris naissance chez les Slaves du Danube, a
414 LA RUSSIE
été la première langue écrite, et conserve encore
aujourd'hui sur la langue pailée, ou la langue
russe proprement dite, une influence aussi funeste
qu'elle a été bienfaisante dans le principe , en
initiant tout d'un coup les Russes aux beautés
des Écritures sacrées. La langue profane a bien de
la peine aujourd'hui à se faire jour à travers cet
argot ecclésiastique.
La langue russe est loin encore d'être formée,
et il ne peut y avoir de littérature sans un idiome
bien élaboré. En France, en Angleterre , en Alle-
magne, on peut créer des mots nouveaux , intro-
duire de nouvelles expressions ; mais les auteurs
d'il y a un siècle seront lus pendant des siècles
encore, tandis qu'il n'est pas probable que les
auteurs russes qu'on lit actuellement le soient
encore dans cent ans. Ils seront relégués parmi
les curiosités historiques, consultés, goûtés même
peut-être pour l'originalité ou le fond de leurs idées,
mais non assurément pour la forme dont ils les
auront revêtues. Pareil sort est déjà advenu aux
plus anciens d'entre eux.
La langue russe n'a pas encore reçu son cachet
définitif : amalgame de mots slaves , étrangers et
russes , l'usage n'a pas consacré les uns , rejeté
définitivement les autres, créé assez de termes
nouveaux ou nationaux pour les idées nouvelles
ou étrangères. Ainsi , entre autres , les auteurs
sous NICOLAS l'\ 415
russes sont divisés en deux camps , qui se font
une guerre acharnée sur la question de savoir s'il
faut préférer le sei à Veto y deux, mots qui veu-
lent dire parfaitement la même chose (ils équi-
valent au mot français ce), et qui, tous deux,
sont également peu harmonieux, mais dont le
premier est plus slave, et le second plus russe.
Ce sont là les mots d'ordre de deux partis et de
deux écoles : l'école slave et l'école russe. Cette
division se retrouve même en politique: les S/m'es
sont en tout dévoués aux anciens usages, enne-
mis de Pierre le Grand et de la civilisation euro-
péenne.
Les règles de la grammaire russe sont très-peu
fixes , passablement arbitraires et confuses , ce
qui fait qu'il n'y a peut-être pas dans le pays cent
personnes qui écrivent leur langue correctement;
les auteurs eux-mêmes varient plus ou moins dans
leur orthographe. Plusieurs lettres grecques ont
été exclues de la langue russe, par ordonnance
de Pierre le Grand; la lettrey<^te {e dérivé de 1'/)
est encore une source de difficultés infinies pour
tout le monde; et son utilité étant presque nulle,
il y a lieu de croire que quelque homme influent
la fera disparaître, pour complaire à ceux qu'elle
embarrasse. Il y a encore deux / dans l'alphabet
russe, 1'/ (le dix etlV de huit, noms qui leur vien-
nent de ce que les Slaves se sont servis des lettres
416 LA. RUSSIE
comme de chiffres ; le premier se met de rigueur
devant les voyelles; il aura assurément le sort de
\ epsilon^ qui a été banni de l'usage par Pierre Y^ \
ly et ly grec sont aussi à peu près superflus.
La langue russe est inabordable pour les étran-
gers, parce qu'elle ne présente aucune conformité
avec les autres langues. Elle est d'une harmonie
douteuse et d'une richesse équivoque, mais faci-
lement maniable et susceptible de devenir très-
expressive. Elle est peu sonore par plusieurs rai-
sons : la multiplicité des sons discordants, des
stsc/ia, de j\, de /i/^,puis encore la prédominance
des consonnes sur les voyelles, et des syllabes
dures sur les syllabes douces. Son abondance ne
consiste qu'en doubles emplois ou en mots par-
faitement équivalents, ce qui ne constitue nulle-
ment la richesse. Une langue ne peut s'appeler
riche que lorsqu'elle est propre à rendre par des
mots différents toutes les nuances des idées, toutes
les variations des sentiments; et le russe est trop
peu cultivé pour rivaliser en cela avec les langues
étrangères. Ses synonymes ne se distinguent, pour
la plupart, que par le genre de style dans lequel
ils s'emploient. Les mots slaves appartiennent à
un ordre plus élevé de composition, comme à la
haute poésie, tandis que leurs équivalents en
russe sont réservés à la prose. Le plus souvent
c'est le seul et même mot auquel les Russes ont
sous ?.'rCOLAS l'\ 417
ajouté une voyelle, ce qui forme précisément le
caractère distinctif du génie de leur langue. Ainsi
breg en slavon , la rive, se dit bereg en russe;
vlas , cheveu, est en russe vo/os. Les premiers ne
sont usitésqu'en poésie. Les exigencesdu rhytbme
font souvent préférer les mots slaves à ceux de
l'idiome moderne, et s'opposent ainSl à l'unité du
langage.
La langue russe a pourtant un avantage, qui
consiste dans la facilité des constructions qu'elle
possède, comme le grec et le latin , et qu'elle doit
surtout à l'existence des déclinaisons; cette li-
berté permet de distriloueiles mots dans la phrase,
selon la portée des expressions et la force des
idées.
Ce qu'il y a de certain, c'est que la littérature
russe est dans son enfance; cai- elle ne peut met-
tre en avant que des poètes, et la poésie a toujours
été le premier pas d'un peuple dans la carrière
des lettres. Il n'y a pas un seul philosophe russe;
Karamzine est l'unifjue historien de son pays, et
lui-même , au jugement de beaucoup de gens , est
un conteur agréable, plutôt ((u'un profond histo-
rien : cette opinion, je ne la partage nullement, car
je pense que si Karamzine n'est pasle INiebubr de
la Russie, il a plus d'un droit à en être appelé le
Gibbon, si tant est qu'il faille absolument juger
par comparaison du connu à l'inconnu. Les autres
2'
118 LA RUSSIE
liisloriens russes ne sont que des annalistes ou des
compilateurs.
Karamzineest généralement considéré , et à bon
droit, comme le réformateur de la langue russe.
C'est lui qui, le premier, a eu le courage d'y intro-
duire des tournures de phrases étiangères, mais
tout à fait indispensables. Supérieur par le style
à Lomonossof , il lui est souvent inférieur pour
l'enchaînement logique des idées ; quoique les
subtilités historiques de Lomonossof soient par-
fois empreintes de paradoxe.
L'histoire de Karamzine présente un mélange
bizarre de libéralisme et de servilisme , également
dissimulés et déguisés. Quoi de plus naïf que cette
maxime par lui professée : que les peuples sauva-
ges aiment la liberté et l'indépendance, et les peu-
ples civilisés l'ordre et le repos ? Ailleurs , en
peignant les cruautés d'Ivan IV, dont le règne a
inspiré ses plus belles pages, on l'entend s'écrier
que les Russes périssaient pour l'absolutisme
comme les Spartiates aux Thermopyles !
Le roman vient de naître à peine en Russie, et
ne peut revendiquer encore un seul ouvrage clas-
sique. On cite pourtant, dans ce genre, quelques
productions distinguées, telles que////Y>', Miloslav-
skjG\. Roslavief, de Zagoskine ; la Maison de glace,
de Lajeschnikof ; la Famille des Kholriiski; les
Ames mortes^ de Gogol. En revanche, il y a
oute une ruche de nouvellistes, à la tête desquels
sous NICOLAS I-. 419
il faut placer : M. Pavlof , dont le Yatagan et le
Démon sont d'assez belles productions pour
ne déparer aucune littérature ; M. Dalil , plus
national que son nom; le comte Sallohuh , le
gentleman des auteurs russes; le très-abondant
Marlinski, qui n'est autre qu'Alexandre Bestous-
chef, exilé en Sibérie par suite de la révolte de iSaS,
et tué au Caucase; le patriotique Glinka, etc., etc.
Sous le rapport de la science, la pénurie est
complète. \J Histoire wiiverselle de Kaïdanot" n'est
même pas un bon livre d'étude. La Statisti-
que russe, de M. àrsénief, et son Histoire de la
Grèce, prouvent seulement ce qu'il aurait pu
faire, s'il avait osé écrire ; sa Géographie ne prouve
même pas cela. En politique, il n'y a absolument
rien. Pour la jurispiudence , on cite avec éloge
\ Encyclopédie de M. INévoline. M. Mo uravief s'est
fait une spécialité par des écrits théologiques.
M. Norof a publié des voyages en Sicile , à Jérusa-
lem et en Egypte , où le biblisme se mêle agréa-
blement avec l'archéologie. M. Levchine a donné
une description des steppes des Kirguises-Kaïssaks,
qui a été traduite en français. Le père Hyacinthe
a étudié la Chine sous toutes ses faces , grâce au
séjour prolongé qu'il a fait dans le Céleste Empire,
en qualité démissionnaire russe. Aussi est-il devenu
une autorité pour tout ce qui concerne la langue,
la littérature et les mœurs chinoises.
420 LA RUSSIE
Le journalisme est dans un état de dégradation
inouïe. V /4beillc duNord^Xe seul journalquotidien,
non officiel, qui s'intitule journal politique, n'ose
ou ne sait publier aucunes nouvelles du pays, et
est plus que circonspect pour celles de l'étranger.
Il nage dans un égout de polémique plate et basse,
se nourrit de viles flatteries adressées au gouver-
nement russe, et se met au supplice pour fermer la
route à toute intelligence qui sortdeson ornière,
à toute âme libre et à tout cœur tant soit peu in-
dépendant. MM. Gretscb et Boulgarine sont à la
tête de cette feuille. On cite le premier comme
excellent puriste , mais romancier plus que mé-
diocre; le second est un nouvelliste qui vise au
piquant, sans sortir du trivial. Ils ne sont Russes
ni l'un ni l'autre, ce qui ne les empéclie pas d'être
les plus grands patriotes de la Russie; l'un est
d'origine allemande, et l'autre d'origine polonaise.
Ceci soit dit sans préjudice pour l'Allemagne ou
la Pologne : le génie et la bassesse sont de tous les
pays.
Si la Russie n'a qu'un journal quotidien , qui
ne soit pas officiel, en revanclie, le nombre des
Revues mensuelles est considérable; elles contien-
nent souvent des articles précieux, parmi d'autres
insignifiants, nuls ou mauvais. La Bibliothèque
de lecture, rédigée par M. Sinkovsky; les Annales
patriotiques, rédigées par l'infatigable M.Kraëfsky,
sous NICOLAS I". ' 421
et le Moscovite, qui \ieiit de passer de M. Po-
godine à M. Riréïévsky, sont les plus estima-
bles de ces publications; mais leur forme ency-
clopédique et volumineuse témoigne de l'enfance
de ce genre de littérature. Le Télégraphe de
Moscou , de M. Polévoï , a noblement marqué
dans l'histoire du journalisme russe, et a été
supprimé pour son libéralisme! Le Fi/s de Ui patrie
et le Courrier russe ont clos leur triste carrière.
Le Phare, de M. Korsakof, est un sujet de rail-
lerie, pour M. Boulgaiine lui-même; il obscurcit
plus qu'il n'éclaire. Le Contemporain , de M. Pletnef ,
ne répond pas aux légitimes espérances qu'a don-
nées le fondateur de cette re\ue trimestrielle ,
Pouschkine , et n'est plus en rapport avec son
ViQV^Ajdi Gazette littéraire , qui rappelle par son
titre celle qu'ont fondée Pouschkine et le baron
Delweg , paraît trois fois la semaine, se tient à
l'écart de l'obscurantisme des Gretsch et des
Boulgarine, et se rapproche en cela des Annales
patriotiques.
A côté de MM. Gretsch et Boulgarine , se pla-
cent, à la tète du journalisme russe, MM. Polévoï
et Sinkovsky, qui représentent une nuance moins
sombre et plus consolante. M. Sinkovsky ne man-
(|ue ni de science ni de finesse d'esprit. M. Polévoï
s'est fait par lui-même une instruction à l'usage
de la masse des lecteuis russes. H a publié une
4Î2 * LA RUSSIE
Histoire de Russie, inachevée et imparfaite, une
grande quantité de contes et de pièces de théâtre,
où le patriotisme se marie avec une courtisanerie
qui descend jusqu'à la servilité. Tels sont Pauline
la Sibérienne , le Grand-Père de la flotte russe ,
Igolkine, etc. Son drame delà Mort, ou f Honneur,
fait exception à cette triste règle, et est libéral sans
être national. M. Polévoï est, du reste, un écrivain
qui mérite plus qu'un autre de l'indulgence ,
grâce à son état de fortune. Il faut aussi lui rendre
cette justice, que, lorsqu'il a eu le loisir de soigner
ses articles de critique, il s'est élevé au-dessus de
la médiocrité.
Mais revenons à la poésie, qui seule a atteint un
assez haut degré de développement en Russie. Je
ne parlerai ici ni de Lomonossof, aussi profond
qu'universel, qui, le même jour, faisait des obser-
vations astronomiques et écrivait des pages d'his-
toire ou de philosophie , fruits de ses études en
Allemagne, ou bien encore des odes de com-
mande; ni de Soumarokof, aussi fade que vieux;
ni de Trédiakovski, aussi ridicule que plat; ni
de Fon-Yisine, ce pamphlétaire du siècle de
Catherine II , aussi spirituel que mordant. Sa
Grammaire de la cour, plusieurs comédies, et ses
Lettres sur la France, bravent le temps et la révo-
lution que la langue russe a subie depuis son
époque. Je ne m'arrêterai pas davantage à Dmitrief,
sous NICOLAS ï^\ 123
dont les fables sont meilleures que ses odes; pas
même à Derjavine, à qui il n'a manqué que la
science pour être le Goethe russe; non plus qu'à
Kniajuine,lepère delà comédie russe; niàOzerof,
le vrai créateur de la tragédie dans son pays, et
dont le Dmhri Donskoï, le Fingal, VOEdipe, sont de
dignes imitations des théâtres étrangers. Malheu-
reusement ces pièces ne présentent pas plus le
cachet de l'originalité que celui du génie, et ne se
distinguent ni par l'intrigue ni par les caractères.
Tous ces auteurs appartiennent à des siècles
antérieurs, et leur langue a tellement vieilli, qu'elle
ne laisse que le regret de voir tant de belles idées
et d'heureux sentiments condamnés à l'oubli.
Pouschkine , Krylof et Griboïédof sont les trois
dignes représentants de la littérature russe mo-
derne; tous trois sont morts dans le courant du
règne actuel. Griboïédof a été assassiné en Perse,
où il remplissait les fonctions de chargé d'affaires.
Pouschkine a succombé dans un duel en i836; et
Krylof s'est éteint paisiblement, comme il a vécu ,
au milieu de l'estime générale. La cour a fait de
splendides obsèques à cet homme qui ne lui por-
tait pas ombrage.
Krylof est le la Fontaine russe , Jans toute la
gloire et l'éclat de ce nom; c'est le bon et le pur,
le profond et le malicieux fabuliste, dont les imi-
tations ne sont égalées (jue par ses pioductions
424 LA RUSSIE
originales, et qui laisse loin derrière lui les fables
de Khémnilzer et d'Ismaïlof.
Griboïédof a fait un chef d'œuvre : le Malheur
de l'esprit. On pourrait dire, en un sens, qu'il
a ouvert, mais il est plus juste de dire qu'il a
fermé, l'arène de la comédie, en tant qu'il y a
atteint une hauteur à laquelle ne s'est élevé per-
sonne, ni avant, ni après lui. Il a, par son chef-
d'œuvre, épuisé, pour ainsi dire, la comédie russe,
et l'a rendue impossible, pour le temps au moins
oii les mœurs seront telles qu'il les a dépeintes. Il
a si bien saisi et reproduit les travers de ses compa-
triotes , qu'il n'a rien laissé à faire, même au génie,
qui se voit réduit à attendre que le temps, en ré-
formant les caractères , ait détruit la ressemblance
des portraits de Griboïédof. Déjà cette ressem-
blance commence à s'effacer, pour quelques-uns,
dont les originaux deviennent plus rares; mais le
héros principal de la comédie n'a rien perdu de
l'intérêt qu'il inspire. Si Famoussof le boyard,
Scalosoub le militaire ont vieilli un peu, au souffle
de la civilisation , les Tschalski n'ont fait que se
multiplier, et l'on ne rencontre que trop de ces
jeunes gens russes qui , en revenant de l'étranger,
trouvent leur pays insupportable et le quittent ,
si ce n'est pour toujours, au moins pour le plus
longtemps possible. Moltschaline est le digne re-
présentant des employés russes; son nom même,
sous NICOLAS I". 425
qui vent dire se taire^ exprime à merveille la qua-
lité qui doit distinguer, enRussie, toutemployé, et
que Griboïédof a si bien rendue dans ce vers :
« 11 ne faut pas oser avoir une opinion à soi. »
Son dialogue avec Tschalski révèle un peintre de
mœurs distingué.
Tschatski. Nous n'avons pu trouver à nous dire deux
mots, Dmitri Alexandrowltscli; quel est donc votre genre de
vie ?
. Moltschaline . Comme par le passé.
Tschatski. Et jadis comment viviez- vous? aujourd'hui
comme hier; de la plume aux cartes, et des cartes aux plu-
mes : le flux et le reflux ont leur heiu-e fixée ?
Moltschaline. Depuis que je compte aux archives , j'ai reçu
trois récompenses.
Tschatski. Les rangs et la grandeur vous ont tenté ?
Moltschaline. Chacun a son talejit.
Tschatski. Le vôtre?
Moltschaline. J'en ai deux : la sobriété et la régularité.
Tschatski. Deux magnifiques, et qui valent tous les nôtres.
Moltschaline. Les rangs ne vous ont pas souri. Vous n'avez
pas eu de succès au service ?
Tschatski. Les rangs se donnent par les hommes, et les
hommes sont sujets à se tromper.»
Les demoiselles russes sont très-bien saisies
dans ce peu de mots :
• « Nos filles savent se parer de taffetas et de crêpe ; elles ne
426 LA RUSSIE
disent pas un mot avec simplicité, mais toujours avec une
minauderie charmante; elles vous chantent les romances
françaises en prenant les notes les plus hautes; elles s'atta-
chent aux militaires, parce qu'elles ^oni patriotes.
« Et nos vieux donc? Quand une fois ils se montent la tète,
s'attablent pour parler affaires, chaque mot est un verdict;
car ils sont tous de race , et parfois ils discourent sur le gou-
vernement de telle façon que, si quelqu'un les épiait, malheur
à eux!
L'imagination révoltée de Tschatski s'attaque à
tous les abus de la Russie; elle les flétrit sans pitié,
et sans l'autorisation de la censure :
« Je me serais dévoué à la fable ; la fable c'est ma passion ;
railleries perpétuelles sur les lions et les aigles! On a beau
dire que ce sont là des animaux, ce sont pourtant des tzars. »
Tschatski passe en revue ses anciennes connais-
sances de Moscou, les ridiculisant toutes; et, tan-
dis qu'il stigmatise l'un après l'autre les ti avers
de la Russie, Famoussof ne cesse de le sermonner :
« Laisse là tes idées libérales , ne régis pas tes biens avec
négligence , et avant tout va servir. — Je suis prêt à ser-
vir, répond-il ; mais il me répugne de m'asservir. »
On a reproché au Malheur de Vesprit de ne pas
avoir d'intrigue ; mais il y a tant de malice, tant
de verve, tant d'esprit répandus sur toute cette
pièce, que ce défaut est presque insensible.
Pour rivaliser avec Griboïédof, il faut s'adresser
à une autre sphère et à d'autres caractères. C'est
sous NICOLAS I«\ 427
ce qu'a compris et exécuté avec succès M. Gogol,
qui, dans sa patrie, la Petite Russie, et dans son
imagination méridionale , a trouvé une source
abondante d'inspiration. Son Réviseur est riche
en caractères grotesques et en scènes comiques.
La nature s'y montre dans tousses traits saillants,
sans parure et sans fard, mie nature burlesque
que l'auteur ne prend soin ni de dissimuler ni
d'embellir , dans ce qu'elle peut avoir de répu-
gnant.
Pousclikine est le représentant de l'esprit russe,
le chef de la littérature de son pays. Instruit,
noble, chaleureux, persécuté , il réunissait en lui
toutes les conditions du succès , et la mort est
venue le ravir au milieu de ses plus beaux triom-
phes , au moment où , après avoir été l'ornement
de la Pxussie, il en devenait l'appui et le fanal.
Exilé trois fois de la capitale , errant dans les
lieux où a été banni Ovide, sa muse conversait
dignement avec le poète latin, et exhalait sa peine
dans une épître touchante qu'il adressait à Ja-
sykof.
« A JASYKOF.
« De tout temps un doux lien unit les poètes entre eux :
ils sont prêtres des mêmes muses , la même flamme les agite.
Étrangers les uns aux autres par le sort, ils sont parents par
l'inspiration. Je le jure par l'ombre d'Ovide, Jasykof, je te
428 LA RLSSIF,
suis proche. Il y a loni^'tomps que je serais, un matin, allé, sur
la route de Dorpat, porter vers ton chevet hospitalier mon
lourd bâton, et j'en serais revenu le cœur plein du tableau de
tes jours sans soucis, de ton entretien librement animé, et
des retentissements de ta lyre sonore. Mais le sort se joue
de moi méchamment : il y a longtemps quej'erre sans toit,
au souffle du despotisme. En m'endormant, je ne sais où je
m'éveillerai ! Aujourd'hui, seul dans un exil sombre,je traîne
des jours de misère. Entends, j)oëte, mon appel; ne trompe
point mes espérances. Dans le village où se cachait l'élève de
Pierre , l'esclave aimé des tzars et des tzarines , et leur hôte
oublié, mon aïeul l'Arabe, dans les lieux où, ne songeant
plus à la cour et aux promesses somptueuses d'Elisabeth,
il pensait, sous l'ombre des allées de tilleul, dans des étés
froids, à son Afrique lointaine, je t'attends. »
Russlan et Ludinila a été le premier poëme de
Pousckine; le Prisonnier du Caucase, les Bo/ie-
miens , Pultava , la Fontaine de Baklischissaraï ,
les Deux frères brigands , le comte Nou/ine, sont
\enus après. Le Prisonnier du Caucase est une de
ses meilleures productions, quoique lui-même il
lait toujours considérée comme un travail de
jeune homme. Les différentes traductions qui en
ont été faites ne donnent qu'une faible idée de
l'original. La nature y a été saisie d'une manière
ravissante, une des plus belles natures du monde,
celle du Caucase; et l'amour vierge et noble de
la fdle des montagnes embellit admirablement ce
tableau. Il faut entendre son langage passionné et
sous IMCOLAS V\ 429
tendre, voluptueux et chasîe , la voir verser le
lait au prisonnier russe, scier ses fers, lui donner
la liberté, et rester sans lui.
Les mœurs guerrières des Circassiens sont aussi
peintes à merveille dans ce poëme.
« Il contemplait des heures entières, comme parfois l'agile
Circassien, dans un vaste désert, en bonnet à long poil, en
bourka noire, se penchant sur le pommeau de la selle, s'ap-
puyant sur l'étrier d'un pied svelte, volait au gré de son
coursier, s'habituant d'avance à la guerre.
« Il admirait la beauté de sa mise simple et guerrière. Le
Tscherkesse est couvert d'armes : il en est fier et ravi. Il porte
la cotte de mailles, le fusil , le carquois, l'arc de Kouban , le
poignard et la schaschka (le sabre), la fidèle compagne de ses
peines et de ses loisirs. Rien ne le fatigue, aucun bruit ne
trahit sa présence. A pied ou à cheval, il est toujours le
même, invincible et indomptable ! Terreur des Cosaques
insouciants, sa richesse est un cheval fougueux, élève des
troupeaux de montagne, compagnon fidèle et patient.
« A quoi songes-tu, Cosaque? Tu rappelles à ton souvenir
les années passées, ton bivouac dans un camp tumultueux,
les cris vainqueurs des régiments, et ta patrie? Rêve perfide!
Adieu les libres sctanitzn , le foyer paternel, le Don silen-
cieux, la guerre et les filles vermeilles ! Sur la rive aborde
l'ennemi secret , la flèche sort du carquois, vole, et le Cosa-
que tombe sur le mont ensanglanté. «
Pidtava nous retrace l'ambition et la perfidie
de Mazeppa, l'amour du septuagénaire pour sa
filleule, la princesse Marie Rotshoubei, à qui la
430 LA RUSSIE
splendeur du grand lietman fait oublier les che-
veux blancs du vieillard. En regard, le poète nous
montre la grandeur et la puissance de Kotschou-
beï, sa soif de vengeance contre le ravisseur de
sa fille , son ancien ami, celui qui lui avait confié
tous les secrets de son âme rancuneuse et fière ,
même le souvenir de ce festin où Pierre l'avait
tenu par la barbe, offense que Mazeppa avait juré
de laver dans le sang du tzar, et son complot avec
le roi de Suède. Kotscboubeï dénonce le tout à
Pierre, et c'est un aspirant à la main de sa fdle,
un jeune et noble Cosaque qui porte au tzar sa
lettre cachée dans son schako, ce schako qui ne
tombera qu'avec sa tète. Le chevaleresque Pierre
renvoie la dénonciation à Mazeppa lui-même , et
le laisse maître du sort de Kotschouloeï. Le prince
est jeté dans un cachot, et, à son tour, on veut
lui arracher ses secrets , le secret de son trésor.
« Trois trésors ont été la consolation de ma vie,
répond Kotschoubéï à Orlik, le confident de Ma-
zeppa ; mon premier trésor était mon honneur :
la torture me l'a enlevé; mon second trésor, l'hon-
neur de ma fille bien-aimée: tremblant, je veillais
sur celui-là nuit et jour, Mazeppa l'a volé; mais
j'ai conservé mon troisième trésor, ma sainte ven-
geance, et je m'apprête à la porter à Dieu. »
La tête de Kotschoubéï tombe , Mazeppa triom-
phe; mais la journée de Pultava renverse ses pro-
sous NICOLAS I". 431
jets, et il fuit sur les traces du roi batailleur , « qui
veut forcer le sort à tourner comme un régiment
au gré du tambour. » Après le supplice de son
père, Marie à quitté la maison de son époux,
comme elle avait fui la maison paternelle pour
s'allier au faroucbe betman. Dans la nuit qui suit
la bataille de Pultava, elle lui apparaît en songe,
pâle, en baillons, et folle.
Eugène Onéguine est un roman en vers, plein
de naturel et d'une cbarmante gaieté, tableau des
mœurs de la province, et dont les héros plaisent
autant qu'ils intéressent. Le récit du duel de Lénski
avec Onéguine a surtout été dicté par l'inspiration;
on dirait que Pouscbkine y a prévu sa propre
mort, en retraçant celle du poète Lénski; aussi ces
vers ne mourront jamais, et seront toujours ché-
ris des Russes. Le double intérêt qui s'y attache
nous porte à traduire cette pièce curieuse.
« Les pistolets ont brillé, le marteau frappe avec bruit contre
la baguette, les balles s'enfoncent dans le canon cannelé, et le
chien a résonné une première fois. La poudre en sillons gris se
répand sur la batterie. La pierre dentelée, solidement affermie,
se dresse de nouveau. Derrière un pieu se place, confus, le
voisin Guillot. Les deux adversaires jettent leurs manteaux.
Zaretski a mesuré trente-deux pas, avec une exactitude mer-
veilleuse; il a placé les amis aux deux extrémités, et chacun a
pris son pistolet.
«Maintenant, rapprochez-vous ! De sang-froid , sans viser
432 LA RUSSIE
encore, les combattants, d'une démarche assurée, lentement,
également, firent quatre pas, quatre pas vers la mort. Alors
Eugène, sans cesser d'avancer, commença le premier à lever
doucement son pistolet. Ils firent cinq pas encore, et Lénski,
fermant l'œil gauche, se mit aussi à viser; mais à l'instant
Onéguine tire... Les heures dernières ont sonné, le poète
laisse tombei' son arme en silence.
« Il pose doucement la main sur la poitrine. L'œil terne ex-
prime la mort, non la souffrance. C'est ainsi que lentement, sur
la pente des montagnes luisantes d'étincelles au soleil, tombe
l'avalanche de neige. Saisi d'un froid subit, Onéguine se pré-
cipite vers le jeune homme, le regarde, l'appelle... en vain.
Il n'est plus. Le jeune chantre a trouvé une fin prématurée.
La tempête a soufflé, une fleur charmante s'est fanée dès
l'aurore! Le feu s'est éteint sur l'autel !
'< Il était couché sans mouvement, et l'immobilité terne de
son front avait quelque chose d'étrange. Il était blessé sous la
poitrine, d'outre en outre, et le sang coulait fumant de sa
blessure. Dans ce cœur, il y a un moment à peine, battaient
l'inspiration, la haine, l'espérance et l'amour. La vie jouait
dans ce corps, le sang bouillait. Maintenant , comme dans une
maison déserte, tout y est tranquille et sombre; le silence y
règne à jamais. Les volets sont fermés , les vitres sont blan-
chies de craie. La maîtresse du logis en a disparu; elle s'est
retirée, mais où? Dieu le sait. On a perdu jusqu'à ses traces.
« Il est agréable d'exciter, par une épigramme effrontée, un
ennemi imprévoyant, de voir comment, avec obstination,
courbant ses cornes en furie, il se mire involontairement et a
honte de se reconnaître. Il est plus doux, amis , si bêtement il
beugle : « C'est moi! » il est plus doux encore de lui apprêter
sous NICOLAS P". 433
en silence une lombe honncto, et de viser lentement au front
pâle, à une noble distance ; et pourtant l'envoyer à ses pères ne
peut vous rendre heureux.
« Et si, devant votre pistolet, tombe un jeune ami qui, le
verre en main, vous aura offensé par un regard peu modeste,
ou par une réponse inconsidérée, ou par tout autre l'ien, ou
même qui, dans une colère subite, vous aura fièrement défié
au combat; dites! quel sentiment s'emparera de votre âme,
lorsque, immobile par terre devant vous, avec la mort au
front, il se roidira par degrés, et restera sourd et silencieux
à votre appel désespéré?
«Livré aux angoisses du remords, serrant de la niain le pis-
tolet, Eugène regarde Linski. « Il est mort, s'écria le témoin;
— mort! » Terrassé par cette exclamation terrible, Onéguine
s'éloigne en tremblant et appelle ses gens. Zaretski dépose
avec précaution le cadavre glacé sur un traîneau ; il mène
chez lui le funèbre trésor. Les chevaux, sentant la mort, hen-
nissent, se cabrent, couvrent d'iuie blanche écume le frein
d'acier, et s'envolent comme un trait.
«Mes amis, vous regrettez le poëte! Dans l'éclat des espé-
rances joyeuses , trompant le monde, sortant à peine des vête-
ments d'adolescent, il s'est éteint. Où est l'agitation brû-
lante, où est le noble feu des pensées et des sentiments élevés,
tendres et courageux! Où sont les désirs orageux de l'amour,
la soif des connaissances et du travail, la crainte du vice et de
la honte, et vous, rêves traditionnels, prestiges d'une vie cé-
leste, songes d'une sainte poésie !
« Peut-être était-il né pour le bonheur des hommes, ou au
moins pour la gloire. Sa lyro, maintenant silencieuse, pouvait
28
434 LA RUSSIE
retentir dans les siècles par des accents sonores et sans fin.
Peut-être la place du poëte était-elle marquée haut sur l'é-
chelle du monde. Il se peut que son ombre de martyr ait em-
porté avec elle un saint mystère ; pour nous est perdue une
voix créatrice, et, à travers la tombe, l'hymne des temps, la
bénédiction des peuples ne pourra l'atteindre.
«Mais il se peut aussi qu'unsort commun attendît le poëte. Les
années de la jeunesse auraient passé; le feu de Vâme se serait
refroidi en lui; il aurait beaucoup changé, délaissé les muses;
il se serait marié, puis, vivant à la campagne, heureux et
trompé, il aurait porté une robe de tricot, et aurait connu le
positif de la vie; il aurait eu la goutte à quarante ans; man-
geant, buvant, s'ennuyant, engraissant, vieillissant, il serait
mort enfin dans son lit, au milieu des enfants, des femmes
criardes et des médecins. »
Les derniers moments de Pouscbkine furent
empoisonnés par la pensée d'un malheur domes-
tique; malheur vrai ou faux, c'est ce qu'on n'a pu
découvrir. On ne sait s'il faut accuser son imagi-
nation, ses ennemis ou sa femme, de l'avoir poussé
dans la tombe. Tous peut-être y ont contribué.
Il lui fut adressé sur l'infidélité réelle ou préten-
due de sa femme des lettres anonymes qui le
poussèrent à provoquer son rival, son propre
beau-frère, et celui-ci eut le malheur de le blesser
mortellement.
Pouscbkine avait du sang africain dans les veines;
il avait pour bisaïeul un nègre au service de
Pierre V^ ( le général Hannibal ). De là peut-être
sous NICOLAS I". 435
l'exaltation , qui était un des secrets de son gé-
nie, et pour laquelle on n'a pas su avoir assez
de ménagements. Il était aussi libéral qu'on
peut l'être sous la verge de fer du gouvernement
russe; mais il était encore plus patriote que libé-
ral. Son poste de gentilhomme n'a pas fait oublier
sa persécution , pas plus que ses vers aux calom-
niateurs de la Russie n'ont détruit l'effet de ses
poésies libérales. Son ode sur la liberté, sa généa-
logie sont les plus curieuses de ses pièces inédites.
Sa satire sur Ouvarof, le ministre de l'instruction
publique, n'a pas non plus été reproduite dans la
collection de ses œuvres complètes. Pour la faire
passer, il s'est servi d'un stratagème: l'intitulant
la Mort de Lucullus, traduction du latin, il l'envoya
à une Revue de Moscou , qui s'empressa de la
publier. Appelé devant le ministre de la police,
et sommé de dire sur qui il avait fait ses vers:
« Sur vous-même. Monsieur le Comte, » répon-
dit-il ; et comme celui-ci se mit à rire , il lui de-
manda pourquoi M. Ouvarof n'en avait pas fait
autant , lorsqu'on lui avait rapporté que la satire
était dirigée contre lui. Le comte Benckendorf rap-
porta le tout à l'empereur, disant qu'après une
réplique aussi spirituelle , il n'avait pas eu le cou-
rage de faire des reproches au poète.
Ses contes en vers sont de ceux qu'on lit et
relit avec un charme toujours nouveau ; ses épî-
28.
436 LA RUSSIE
très sont aussi belles que nombreuses; mais sa
prose ne me parait pas être à la bauteur desa poésie ;
je sais d'ailleurs que tout le monde ne partage
pas cette opinion. Ses nouvelles en prose ne pré-
sentent pas, je croisj le cacbet particulier de son
génie, quoique sa Fille du capiuùne^ sa Dame de
pique et quelques autres occupent dans la littéra-
ture russe une place remarquable. Son Histoire de
Pierre le Grcmd est restée à l'état de projet , et
celle de la Révolte de Poiigatschef, toute remar-
quable qu'elle soit, n'a pas révélé danslauteur un
Tacite. Pouscbkine s'est essayé dans la tragédie, en
donnant Boris Godowiof, où l'on trouve des veis
sublimes mêlés à de la prose. Toutes ses produc-
tions lyriques sont autant de titres à la gloire. Son
élégie sur la mort de Cbénier est remplie de pro-
fonds enseignements aux despotes.
« Sois fier et réjouis-toi, poëte ; tu n'as pas courbé une tête
obéissante devant l'opprobre de tes jours; tu as méprisé le
tyran puissant; ton flambeau éclatant de terreur a éclairé
d'une lumière cruelle le conseil des chefs sans gloire Ton
vers a sifflé sur leurs têtes
'< Sois fier, ô chantre Et toi, béte féroce, joue avec ma
tète : elle est dans tes griffes. Mais écoute, sache-le, athée: mon
cri, mon rire furieux te poursuivent ! Bois notre sang, vis
de meurtres : tu n'es qu'un pygmée, qu'un lâche pygmée.
Et l'heure viendra, et elle n'est pas loin. Le tyran tombera!
L'indignation bondira cnlin. Les soupirs de la patrie réveil-
sous NICOLAS I". 437
leront le sort lassé. Je m'en vais, il est temps; mais lu me
suivras , je t'attends. »
Plus haut Pouscbkine fait dire à Chénier :
« Je ne vous verrai ])as, ô jours de gloire et de bonheur!
la hache m'attend. Je traîne mes dernières heures. Demain le
supplice ! D'une main solennelle, le bourreau lèvera ma tète
par les cheveux au-dessus d'une foule indifférente. Adieu ,
amis ! Mes cendres privées d'asile ne reposeront pas dans le
jardin où nous passions des jours sans souci, au milieu des
sciences et des fêtes, et où nous désignions d'avance la place
de nos urnes. Mais, amis, si mon souvenir vous est sacré,
remplissez mon dernier désir : pleurez mon sort en silence.
Craignez d'attirer les soupçons par des larmes. Dans notre
siècle, vous le savez , les pleurs sont un crime. Un frère n'ose
aujourd'hui regretter un frère.
« Une prière encore : vous avez oui cent fois ces vers,
créations négligées, pensées volantes, traditions éparses de
toute ma jeunesse. Amis, ces feuilles renferment toute ma vie,
espoirs et rêves , larmes et amours. Retrouvez-les , je vous
prie, chez Abel et Fanni; ramassez ces tributs offerts à une
muse innocente. Le monde sévère, la fière renommée ne les
connaîtront point. Hélas ! ma tête tombera avant le temps ;
mon génie peu mûr n'a pas créé pour la gloire des œuvres
élevées ; je mourrai bientôt tout entier. Mais, pieux envers
mon ombre, conservez, amis, mon manuscrit pour vous.
Quand l'orage aura passé , rassemblez-vous parfois en cercle
religieux pour lire mon rouleau fidèle, et, après avoir long-
temps écouté, dites : « C'est lui, voici son discours. » Et moi.
oubliant mon sommeil sépulcral, j'entrerai sans être vu et
prendrai place parmi vous; je m'oublierai en vous écou-
tant, je me désaltérerai à vos larmes, et peut-être serai-je
438 LA RUSSIE
consolé par l'amour; peut-être ma captive triste et pâle, écou-
tant mes chants d'amour Mais brisant soudain son doux
chant, le poète pencha sa tête pensive. »
Le Nojé, le Chevalier de cuivre , la Nymphe ,
une des dernières pièces de Pouschkine, appro-
client de la perfection. Si, dans ses poënies, il peut
passer pour un imitateur de lord Byron , sa
NjmpJie rappelle Goethe , par la profondeur des
pensées et le fini des vers. Des critiques mal ins-
truits ont dit de Pousclikine qu'il s'était fait une
lâche facile, celle de transporter dans sa langue
les idées des autres peuples. Ceux qui ont parlé
ainsi n'avaient pas à vaincre la même difficulté
que le poète russe ; ils écrivaient dans une langue
toute faite, et ne se sont pas élevés au-dessus de
la médiocrité. Pousclikine est sous tous les rapports
un poëte national ; dans ses vers on se sent vivre
en Russie, on y respire un air russe; soit qu'il
prône ou qu'il flagelle son pays , ami flatteur ou
conseiller sévère, les Russes l'aiment également et
honorent en lui leur plus grande gloire. C'est aussi
lui qui, après Karamzine, a le plus contribué à
la formation de la langue russe.
Pour accomplir toutefois nos devoirs de criti-
que, nous dirons que ses vers sont encombrés de
slavonismes; et c'est là un tort qu'il s'est souvent
reproché à la fin de sa carrière , et qu'il a cherché
sous NICOLAS r\ 439
à éviter dans ses dernières compositions, N'ayant
ni rival qui pût exciter son zèle, ni maître qui eût
puluiservirdemodèle,ni critiquequivalùtla peine
qu'il s'arrêtât à ses dires % il a parfois négligé son
style, et s'est permis des licences qui nuisent à la
pureté classique. La paresse d'esprit assez com-
mune aux Russes a aussi contribué pour sa part
à ce résultat. Là où le sujet tenait son esprit en
baleine, il a su donner à ses vers un poli admi-
rable, et ce sont ceux qui , de son propre aveu ,
lui ont coûté le plus de peine. Cbez lui, le senti-
ment et l'esprit l'emportent sur l'imagination ;
des réflexions beureuses se mêlent à une sensi-
bilité forte et cbaleureuse, mais rarement roma-
nesque. H passait aussi trop souvent d'une idée à
une autre sans aucune transition.
RYLÉiÉFa été le poète et le martyr de la liberté;
poëte forcément circonspect, il est vrai, mais
non moins cber aux amis de cette noble cause;
car s'il est beau de voir la poésie en lutte ou-
verte avec le pouvoir, il n'est pas moins cu-
rieux de la voir respirer librement dans les fers.
Ryléiéf a été d'ailleurs lionmie d'action ; il a
montré du cœur dans toutes les circonstances, et
' L'aveugle acharnement de M. Boulgarine contre lui
n'a servi qu'à déshonorer celui-ci et qu'à révolter Pou-
schkine.
4 10 LA RUSSIE
si sa fin maîlieiiieuse ' ne doit pas faiie estimer
son mérite littéraire au-dessus de ce qu'il \aut ,
celui-ci est assez beau pour dominer la voix des
serviles courtisans qui se font un devoir de dé-
précier le talent de tout homme condamné par le
pouvoir, et pour imposer silence aux esclaves,
qui ne peuvent reconnaître les sacrifices dont ils
ne sont pas dignes. Si c'est un défaut que d'exa-
gérer son propre mérite, ne pas reconnaître celui
des autres est l'indice le plus certain de l'igno-
rance.
Les vers de Ryléiéf respirent toujours un saint
amour pour la liberté, un profond mépris pour
la tyrannie. Le sujet en est de préférence emprunté
à la cause de l'indépendance. Vdinaro^sky en a été
le champion dans la Petite Russie, et la confession
de ISalivaiko est celle du poète lui-même :
«Ne dis pas, ô père saint, dit le conspirateur au prêtre, que
ce soit un péché terrible.... Je sais quel sort attend celui qui,
le premier, se lève contre les oppresseurs des peuples.... Mais
où donc et quand la liberté a-t-elle été achetée sans sacrifi-
ces?.... iMa mère et ma sœur m'ont chanté un passé immor-
tel!... »
« Soit, j'accomplirai, mon fils, le désir de ton ûme, dit Ro-
' Il a été ptndu coinnic un des chefs de la conspiration
de 1825.
sous NICOLAS P\ 441
1,'néda à Isiaslav. Que mon récit souffle en toi l'esprit de Ro-
govold, qu'il allume en ton sang l'ardeur pour les grandes
actions, l'amour pour ton pays natal, et le mépris des oppres-
seurs. »
Kazlof , cavalier élégant dans sa jeunesse,
aveugle la plus grande partie de sa vie , dictait,
comme Mihon, ses vers à ses fdles. Son esprit et
son cœur avaient gagné en force et en beauté tout
ce que son corps avait perdu le jour où il fui
frappé de paralysie.
Mort pour ce monde, il s'était exilé dans les
régions de la pensée; y concentrant ses souvenirs
et se rappelant ses sensations passées, il s'est sou-
vent élevé, dans la poésie, à une grande hau-
teur, soit qu'il ait retracé les tableaux de la
nature, soit qu'il ait reproduit les situations de
la vie active, soit enfin qu'il ait chanté les rêves
de son imagination. La tristesse en lui se mêle
toujours au plaisir, le regret à l'amour, la haine
à la résignation , et ces contrastes produisent
un mélange séduisant par son originalité. Tschcr-
netz (le pénitent noir), et la Princesse Dah^o-
rouky sont deux de ses poèmes qui échapperont
justement à l'oubli.
JouKovsKY est un traducteur correct, un poète
incolore et un prosaïste peu célèbre. Son Chantre
dans le camp russe lui a valu une grande popu-
larité depuis i8[2. Ses traductions de Schiller et
442 LA RUSSIE
de Byi on sont des meilleures. Il achève en ce mo-
ment une traduction de l'Odyssée. C'est lui qui a
dirigé l'instruction du grand-duc héritier de la
couronne.
Jasykof a chanté avec un rare talent les plaisirs
de Bacchus et les mœurs des étudiants allemands,
parmi lesquels il a puisé des principes estimables
qui ont dirigé sa vie comme sa poésie. 11 est tou-
jours resté fidèle à la maxime qu'il a rendue dans
ces beaux vers :
« La pourpre te sourit-elle joyeusement? la sentence de
l'arbitraire est-elle terrible? sois innocent comme une co-
lombe, fier et impétueux comme l'aigle. Alors des sons mys-
térieux et doux s'élèveront de tes cordes harmonieuses :
charmé par ces accents, l'esclave oubliera ses souffi'ances et
le roi Saiil leur prêtera l'oreille. »
Ce n'est pas un mince mérite que celui de
n'avoir jamais flatté le pouvoir ; mais ce n'est
point le seul de Jasykof, et ses chansons vivront
aussi longtemps que le souvenir de la vie univer-
sitaire.
On a souvent fait ressortir le rapport intime
qui semble exister entie la vie, les capacités d'un
homme et le sens littéral de son nom. Les noms
propies des Russes ont pour la plupart une signi-
fication quelconque. Pouschkine veut direcanon;
Jasykof, langue; Joukovsky, bourdon. De cette
sous NICOLAS P\ 443
façon, Pouscbkine pourrait passer pour le canon
d'alarme , car c'est de lui que date une ère nou-
\elle dans la littérature russe, et Joukovsky a dit
de Jasykof que son nom lui a été donné pour la
pureté de son langage.
Baratynsky est le plus célèbre des disciples de
Pouscbkine. Sa jeunesse a été aussi malbeureuse
que sa vie ensuite a été résignée. Après avoir été
neuf ans soldat en Finlande, il a passé le reste de
ses jours dans une paisible retraite, et est venu
mourir à Naples. Il a enricbi la langue russe de
plusieurs mots beureux , et la littérature d'une
quantité de poésies remarquables. Eckla, la Bohé-
mienne y ses vers sur la mort de Goethe ^ vivront
longtemps encore.
SUR LA MORT DE GOETHE.
« Elle apparut, et le grand vieillard ferma en paix ses yeux
d'aigle. Il mourut calme, après avoir accompli dans ce monde
tout ce qui est de ce monde. Ne pleurez point sur la tombe
sublime , ne regrettez pas que le crâne du génie soit l'héri-
tage des vers.
«Il s'est éteint; mais rien sous le soleil des vivants n'a
échappé à son attention, et son cœur a eu de l'écho pour tout
ce qui parle au cœur. Il a parcouru le monde sur les ailes de sa
pensée , et n'a trouvé de bornes que dans ce qui n'a pas de
limites.
« Tout servait d'aliment àson esprit : les œuvres des sages, les
444 LA RUSSIE
créations des arts inspirés, les traditions des siècles passés et
les espérances des temps à venir. A son gré, il pouvait péné-
trer, par la pensée, dans la chauniière du pauvre comme dans
le palais du roi.
«Il vivait d'une même vie avec la nature entière. Il entendait
le mouvement du ruisseau, il comprenait le bruissement des
feuilles, et sentait grandir les plantes. Pour lui le livre des
étoiles n'avait point de secret, et la vague des mers conver-
sait avec lui.
«Il a observé et analysé l'homme tout entier. Et si le créateur
a borné à cette vie terrestre notre existence passagère; si rien
ne nous attend au delà du cercueil , après le monde des faits,
sa tombe justifiera le créateur.
« Mais s'il nous est donné de vivre après la tombe, lui,qul a
respiré en plein la vie d'ici-bas, et qui a, en sons profonds et
sonores, rendu à la terre tout ce qui est de la terre , il s'élèvera
avec une âme sereine devant l'Éternel, et rien de terrestre ne
le troublera dans le ciel.»
Les qualités de cœur ont valu à M. Baratynsky
l'amour de tous ceux qui l'ont approché, et la sévé-
rité que l'empereur Alexandre déploya contre lui,
ne fit qu'accroître l'intérêt que lui portaient
des hommes estimables.
Il avait onze ans, lorsque les cadets du corps
des pages , séduits par le fameux drame de Schiller,
formèrent une bande de biigands, dont le plus
sous NICOLAS 1". 445
Agé, le capitaine, avait quatorze ans. Ces jeunes
fuus s'amusaient à dévaliser les passants et à dé-
poser intacts dans le grenier de leur hôtel les
objets enlevés. Ils continuèrent ces espiègleries
pendant six mois, sans que l'autorité préposée à
leur surveillance , et chargée de leur éducation ,
se doutât de la moindre chose. Enfin, pris sur le
fait, ils furent tous exclus des pages. Baratynsky
était du nombre. Parvenu à fâiïe de dix-huit ans, il
demanda du service, et ne l'obtenant pas, il s'of-
frit à entrer comme simple soldat dans un régi-
ment. L'empereur eut la cruauté de le maintenir
dans cette situation, neuf ans consécutifs.
En vain la Russie retentissait de la gloire du
jeune poète, en vain les plus hauts fonctionnaires
intervenaient pour lui, le tzar resta inébranlable.
Le prince Galitzine, ministre de l'instruction pu-
blique, demandait tous les ans sa grâce le ven-
dredi saint; il finit par la demander seule, à
l'exclusion de toute autre. Alexandre répondait
toujours : « Comment veux-tu que je porte
fépaulette avec un homme qui a volé?» Ba-
ratynsky n'était pas homme alors : il n'avait pas
volé ; il avait expié volontairement une faute
d'enfance. Ces considérations ne purent convain-
cre l'empereur, jusqu'à ce qu'enfin, cédant aux
prières de Diebitsch, il fit Baratynsky officier.
Celui-ci ne porta pas l'épaulette et donna aussitôt
446 LA RUSSIE
sa démission. Les hommes qui sortent de la foule
s'en distinguent même dans leurs écarts; et si j'ai
tant tenu à publier ce fait, c'est parce que les dé-
fenseurs du pouvoir se sont parfois plu à le dé-
naturer.
Vénévitinof et Lermontof sont deux autres poè-
tes dont le pays a eu à déplorer la mort préma-
turée, et dont les débuts promettaient un brillant
avenir.
Vénévitinof a pressenti sa fin dans ces vers :
« Oh ! non, ami, tes paroles sont inutiles; les pressentiments
ne mentent pas, et il y a longtemps que je me suis habitué à
comprendre leur langage. L'âme m'a dit, il y a longtemps :
Tu traverseras le monde comme l'éclair; il t'est donne de tout
sentir, mais tu ne jouiras pas de la vie. »
Lermontof, pour avoir chanté la mort de
Pouschkine, se vit exiler au Caucase, et y fut tué
dans un duel, comme son illustre maître.
Le prince Viazemsky et le baron Delweg ont
publié plusieurs poésies estimables. Khomiakof a
écrit deux tragédies assez remarquables : Dtnitri
le pseudonyme et Jermak.
Tépliakof a laissé, après lui, deux volumes de
poésie goûtés par beaucoup de monde.
M™^ Rostoptschine s'est essayée dans la poésie
légère avec la grâce qui la caractérise.
M. Vénédictof a abandonné sa lyre au moment
où il en avait tiré quelques sons harmonieux.
sous NICOLAS P\ 447
Le nombre des jeunes poètes est considérable,
et l'avenir réserve sans doute à quelques-uns
d'entre eux une place distinguée dans la litté-
rature.
Le principal obstacle à son développement, c'est
la censure. A la rigueur des lois qui la régissent,
il faut ajouter l'arbitraire qui y règne, comme dans
toutes les parties de l'administration russe. De
même que la grande responsabilité qui pèse sur
les généraux les empêche souvent de prendre
des décisions utiles et de gagner des batailles ; de
même, celle à laquelle sont sujets les censeurs
arrête toute activité intellectuelle : car ils aiment
mieux souvent supprimer une œuvre que de la
laisser passer, dans la crainte d'avoir à s'en repen-
tir. Leur ligne de conduite n'est tracée que d'une
manière vague et dans des termes généraux. Ils
ont à sauvegarder les intérêts de Dieu et de son
représentant sur la terre : les moines veillent au
premier, tous ont l'œil sur le second. M. Delarue,
ayant traduit en russe les vers de Victor Hugo (à
une belle) : « Si j'étais roi, si j'étais Dieu! » fut
dénoncé parle métropolitain de Saint-Pétersbourg
et persécuté au service. L'ambassadeur de Saxe at-
tira l'attention de l'empereur sur un article de
M. Tscbédaef , à qui on fit défense de rien écrire.
Une des filles de l'empereur mit sous les yeux
de son père un feuilleton de Vltwalidej qui racon-
4^8 LA RUSSIE
tait les débuts d'une artiste italienne, alors qu'ils
avaient été jetaidés, et le pauvre auteur, qui
n'avait fait son article que de commande et
d'avance, passa plus d'un mois au corps de garde.
MM. Grelsch , Boulgarine et Voiéikof , eux-
mêmes, n'ont pas échappé à pareille rigueur, et ils
ont été enfermés pour s'être combattus dans une
polémique trop virulente. Le comte Kleinmichel a
fait mettre aux arrêts un auteur qui s'était moqué
de la cravate d'un officier des voies et communica-
tions. Les censeurs eux-mêmes sont souvent sou-
mis à la même peine ou à pire encore : celui qui
avait laissé passer l'article de M.Tscbédaef a été en-
fermé dans un couvent. Aussi sont-ils circonspects
jusqu'au ridicule. Dans ce vers que nous avons cité
de Pouschkine : « J'erre au gré du despotisme, »
le mot de despotisme fut rayé, et le poète le rem-
plaça par celui à' intempérie qui ne fait pas rime.
Dans le vers de Jasykof : « La pourpre te sourit-
elle joyeusement, » le motd'rtw/we a été substitué
à celui de pourpre.
Comme on le voit, la censure russe n'est pas
seulement préventive, elle est aussi répressive; et
la responsabilité atteint l'auteur, lors même que
son œuvre aurait été autorisée. On se compromet
par ses écrits plus que par ses paroles, et, en
Russie, un homme compromis est un homme
perdu , car il ne peut se relever (jue par l'abaisse-
sous NICOLAS 1^'. 449
ment. Le liisle sort de la plupart des auteurs
russes n'est propie qu'à dégoûter de cette carrière
ceux qui sont les plus capables d'y briller. On ne
s'eni^age pas volontiers sur la trace des martyrs, et
leurs lauriers ne séduisent pas tout le monde.
Quand on voit des hommes se perdre par leur ta-
lent, ceux qui en ont l'enterrent ou croisent leurs
bras dans une inactivité désespérée. S'il i'inil du
calme et du repos pour qu'une littérature pros-
père, il lui faut aussi de la liberté. On gémit et on
se plaint sous le joug, mais on ne chante ni ne
rêve, et on ne médite que péniblement. Les lettres
demandent aussi une protection éclairée, et les
philosophes couronnés deviennent bien rares dans
notre temps ; la main qui manie un glaive est lare-
rement assez légèie pour une plume. Si les pro-
ductions littéraires éclairent un peuple, il faut
aussi que le peuple soit éclairé à son tour pour
faire avancer la littérature , pour encourager les
auteurs, en distinguant le mérite, en l'appréciant
à sa juste valeur; et les Russes sont à cet égard
trop sévères et trop indulgents à la fois. Les uns
n'ont du goût que pour la littérature étiangère, et
les autres se contentent des productions les plus
médiocres. En un mot : TcDipora si fueriiitnubila,
soins cris.
29
450 LA RUSSIE
XIX.
SITUATION INDUSTRIELLE.
L'agriculture est, en Russie, à l'état primitif et
dans une infériorité alarmante. Les disettes sont
périodiques ; plus ou moins générales , elles re-
viennent régulièrement tous les cinq ou six ans,
et mettent chaque fois le pays à deux doigts de
sa perte.
La faute n'en est pas, comme on serait tenté de le
croire, aux rigueurs et aux inconstances du climat,
mais bien à l'état désespérant de la culture , qui
n'a pas encore profité en Russie des progrès qu'elle
a faits ailleurs; cela tient aussi à l'insuffisance des
voies de communication , qui fait que souvent des
parties de cet empire regorgent de blés, tandis que
d'autres soufflent de la famine, sans que les pre-
mières puissent venir en aide aux secondes. C'est
à cette dernière cause qu'il faut attribuer encore,
en grande partie, les différences énormes qui se
remarquent dans les prix des céréales; elles sont
sous NICOLAS P\ 4âi
quelquefois de i à lo, non-seulement d'après les
années, mais même d'après les localités.
Le pâturage , cette mamelle de l'agriculture ,
n'est l'objet d'aucun soin. Les prairies artificielles
sont généralement inconnues, et les irrigations
ainsi que les dessèchements le sont encore plus.
Le bétail gaspille les herbages, et le foin qu'on re-
cueille est mal séché et mal conservé.
La simple routine préside à toutes les opérations
de l'agriculture. On sème, on fauche et on ré-
colte , non pas en temps opportun , mais aux épo-
ques où on le faisait jadis, et à partir de certains
jours de fête, qui sont plus ou moins mobiles,
suivant l'ancien calendrier, en vigueur dans ce pays.
Après le servage, l'usage des jachères, qui do-
mine en Russie, est la cause principale du malaise
de l'agriculture. Avec ce système, les fourrages ne
peuvent prospérer, et par conséquent le bétail ne
saurait atteindre la quantité ni acquérir la qualité
désirables. Les accidents de la température influent
diversement sur les différentes plantes agricoles,
et là où elles ne sont pas vaiiées , il n'y a aucun
remède aux disettes qui affectent tous les produits
à la fois. Le manque de bras n'est pas un obstacle à
l'introduction d'un meilleurassolement; car il est
plus lucratif de cultiver peu de terrain, mais bien,
que d'en cultiver beaucoup, mais mal.
Le bétail est dans un état d'infériorité inouïe.
^9'
452 LA RUSSIE
Pour la plupart, les vaches russes ressemhlenl à
des chèvres, et les chevaux employés à la culture
sont de la taille des ânes. Dans le gouvernement
d'Arkhangel seulement, se conserve le bétail de
Kholmogor, qui est d'origine hollandaise et an-
glaise; au midi, on trouve des laces hongroises;
mais ces deux qualités supérieures de bêtes à
cornes n'ont pas été répandues dans l'empire et
sont restées confinées dans les localités où elles ont
été importées. La brebis russe mange juste autant
qu'elle rapporte ; les moutons des Kirguises et de
la Crimée ne servent qu'à la nourriture, et leurs
peaux, à la confection des pelisses; leur toison
n'est bonne (|u'à la fabrication des feutres. Les
mérinos ne se trouvent que chez quelques pro-
priétaires riches, et les races sicilienne et saxonne
n'existent que dans certaines provinces.
La plus grande quantité du bétail vient dans
les steppes, où elle n'est d'aucune utilité pour
l'agriculture. C'est de là que la Russie tire presque
la totalité des suifs et des peaux qu'elle exporte.
C'est aussi chez les peuples pasteurs que le cheval
est le plus répandu; il fait toute la richesse des
Kirguises et des Ralmouks. H y a des Kirguises
qui entretiennent des troupeaux de 10,000 che-
vaux , paissant par bandes, suivant leur âge, et
gardés par des étalons en place de bergers. Les
provinces du Caucase et du Don ont aussi des
sous NICOLAS I™. 453
haras nombreux et excellents. Les gouvernements
(le l^erm et de Yiatka possèdent des chevaux de
trait, renommés pour leur agilité et qui y ont été
transportés de l'île d'Oesel. La couronne entretient
des haras bien montés pour la cour et l'armée, et,
sous ce rapport, l'industrie privée n'est pas restée
en arrière. Il y a des foires de chevaux à Mos-
cou, Lebedeine , Rharkov, Koursk, etc., et les
cavaleries allemandes viennent se remonter en
Russie. Les courses n'ont pas encore pris toute
l'importance désirable.
Les forêts occupent une superficie de 23 millions
et demi de dessialines, dont un million est en
bois propre à la marine. C'est dans la Sibérie, le
long du fleuve Ub, que ce dernier se conserve in-
tact. Ce pays est également riche en cèdres. Les
colonies russes, en Amérique, fournissent, pour la
construction de certaines parties des navires, sur-
tout des proues, un bois recherché et que l'on
nomme odoriférant. Au midi delà Russie, les forêts
disparaissent de plus en plus, et la cherté du bois
devient déjà sensible dans les pays attenant aux
glandes voies de canalisation et où la construc-
tion des barques en emploie une grande quantité.
Aussi faut-il désirer avec impatience que les ba-
teaux à vapeur viennent remplacer les barques. Il
en a déjà été établi sur la Volga, de INijni à
Astrakhan, sur l'Oural et le Dnieper, au-dessus
454 LA RUSSIE
des cataractes, et il est question d'en construire
pour le Kour et l'ensemble des canaux de Marie.
Mais les habitudes invétérées dans le peuple
et le peu d'importance du commerce intérieur
seront, longtemps, des obstacles puissants au dé-
veloppement désirable de la navigation à vapeur.
Il n'y a que peu d'années que le gouvernement
a ouvert les yeux sur les calamités qui attendent le
pays à la suite de la destruction des forêts; mais
les mesures qu'il a prises sont insuffisantes, mal
conçues, et plus mal exécutées encore. Elles ne
s'étendent pas d'ailleurs aux forêts des particuliers,
dont la plupart sont possédées en commun, et où
chacun des propriétaires cherche à abattre le plus
possible. Le vol du bois est pratiqué ouvertement,
partout et sur une grande échelle. Aucune parci-
monie ne préside à l'emploi des arbies, tant pour
l'extraction du goudron ou de la poix , que pour
l'enlèvement de l'écorce qui sert à la confection
des chaussures généralement usitées chez le bas
peuple. Les incendies sont aussi très-fréquents, et
on ne songe souvent à les éteindre que lorsqu'ils
s'approchent des habitations. L'emploi du torph ,
du charbon de terre et de tout ce qui peut faire
économiser le bois n'est pas répandu. 11 a été
pourtant pris, dans l'intérêt de l'instruction fores-
tière, quelques dispositions qui promettent d'être
utiles ; des écoles ont été, à cet effet, érigées à Pé-
sous NICOLAS V\ 4.') 5
tersbourg, à Tzarkoi-Sélo , ainsi que deux cours
spéciaux à Mittau.
L'éducation des abeilles est répandue dans tout
l'empire, et se pratique avec succès, même en
Sibérie, oii le miel n'a cependant pas le parfum
qui le distingue ailleuis. Il y a des provinces qui
gagnent des millions par cette seule industrie, car
la consommation est prodigieuse; le miel rem-
place le sucre dans les classes peu aisées ; l'hydro-
mel a de tout temps été la boisson favorite des
Slaves, et devient celle des malioraétans. Les
églises consomment beaucoup de cierges, et la
Russie exporte encore de la cire à l'étranger.
La culture de la soie , au contraire , n'a pu
réussir jusqu'ici, et le gouvernement, après s'en
être occupé exclusivement, l'a abandonnée à l'in-
dustrie privée , qui n'espère obtenir des résultats
satisfaisants qu'au Caucase; les essais faits dans
les gouvernements d'Astrakhan , d'Ekatérinoslav,
de Kiev, etc., n'ont pas été couronnés de suc-
cès. Le manque de connaissances et de goût pour
cette occupation a été un obstacle au moins tout
aussi puissant que le climat.
La vigne se cultive et le vin se fabrique avec
autant de négligence que d'ignorance. Le Caucase,
la Crimée, le Don ont des vignobles qui , exploités
par des mains habiles , auraient pu donner des
résultats satisfaisants.
456 LA RUSSIE
La chasse et la pêche sont, pour la Russie, une
source considérable de richesse, mais qu'il serait
téméraire de vouloir évaluer en chiffres , même
d'une manière approximative. La chasse est sur-
tout importante en Sibérie, où elle fait l'occupa-
tion exclusive de plusieurs peuplades, dont quel-
ques-unes acquittentleurs impôts en fou rruies. Les
insulaires sont libres de toute contribution, mais
à la condition de chasser pour le compte de la
Compagnie Américaine, qui leur fournit les usten-
siles nécessaires et leur achète les animaux à un
taux fixe. Tous ces pays abondent en bétes fauves,
et des espèces les plus renommées pour leur four-
rure ; mais cette richesse est sujette à de grandes
variations, et subit en outre une diminution de
plus en plus sensible. L'intervention du gouver-
nement est devenue absolument nécessaire, tant
pourprévenir la destruction complète des animaux
que pour en régulariser l'exploitation.
La pèche la plus considérable se fait dans la
mer Caspienne et les fleuves qui y versent leurs
eaux, surtout la Volga, cette mère des fleuves
russes. Après avoir été soumise au monopole du
gouvernement, la pèche est devenue en grande
partie libre; mais la manipulation du poisson
exige de grands perfectionnements.
Les mines sont destinées à remplir une place
importante dans les ressources de la Russie, etsont
sous NICOLAS P\ 457
déjà d'un grand profit pour la couronne, comme
pour quelques particuliers. L'Oural est riche en or,
en platine, métal qui est un produit exclusif de la
Russie, en fer et en cuivre. On y trouve aussi de
l'argent , du malachite et des pierres précieuses.
En Sibérie, les mines d'Altaï et de Nertschinsk sont
surtout riches en aigent. Les premières le sont
aussi en cuivre, comme les secondes en vif-argent.
En Finlande, on ne trouve que peu d'argent, mais
beaucoup de cuivje et de fer; il y a seize mines
de ce dernier métal. En Géorgie, les mines d'ar-
gent ont été fermées, mais celles de cuivre sont
assez importantes. La province de Baka , nouvel-
lement acquise delà Perse, abonde en soufre
et en naphte. On évalue la totalité des produits
des mines à environ cent soixante-cinq millions
de francs par an. De iSaS à t836, on avait le-
liré cinq mille cent cinquante pouds " d'or, et
mille deux cent cinquante-neuf pouds de pla-
tine. L'extraction du sel est de trente millions de
pouds par an.
Malgré tous les efforts du gouvernement et les
illusions des patriotes , l'industrie russe est en-
core dans son enfance. Les anciens procédés, les
vieilles routines sont suivis de préférence dans
les fabriques. Le goût et les connaissances tecli-
' Le pond est de 20 kilogrammes.
458 LA RUSSIE
niques manquent aux manufacturiers, parce qu'ils
ne reçoivent aucune iustruction spéciale et que
la civilisation générale leur fait défaut. Le gou-
vernement ne songe pas assez à répandre les
écoles normales d'arts et meliers, et à mettre les
connaissances industrielles à la portée des ou-
vriers , ainsi que cela se pratique dans les pays
civilisés. Les efforts qu'il a faits dans ce but, soit
en créant des établissements nouveaux, soit en
introduisant dans les écoles existantes des cours
de chimie, de technologie et de dessin, s'adres-
sent à des enfants et non à des hommes faits;
ainsi, entre autres, les enfants trouvés, à Moscou,
ont des maîtres pour toutes ces sciences, et parmi
eux, c'est le plus petit nombre qui suit la canière
industrielle.
Le gouvernement russe se borne simplement
à garantir les fabricants contre toute concurrence
étrangère, ce quiles fait persévérer dans leur apathie
et leur incapacité. Pour protéger trois ou quatre
mille fabricants, il impose des privations péni-
bles, des dépenses excessives à des millions de
consommateurs, et, malgré toute cette protection
factice, les fabricants russes ne peuvent rivaliser
avec ceux de l'étranger. La matière première, la
main-d'œuvre, l'entretien sont cinq fois moins
chers en Russie qu'en Angleterre, et, nonobstant
cet immense avantage , les objets de fabrication
sous NICOLAS P\ 459
russe sont de cinquante et de cent pour cent plus
chersqueles produits des manufactures anglaises.
Les industriels étrangers ne viennent pas volon-
tiers s'établir en Russie, quoique les capitaux y
rapportent le double et le triple de ce qu'ils pro-
duisent dans les autres pays. La cause en est dans
l'absence de sécurité pour les propriétés, dans
l'état fàcbeux de la législation et de la procédure
judiciaire, dans le peu de considération dont
jouissent les industriels , soit auprès du gouver-
nement, soit dans l'opinion publique.
Tant que la concurrence étrangère ne viendra
pas exciter les fabricants russes à mieux produire,
et tant que l'instruction ne sera pas descendue
jusqu'à eux, on ne peut se flatter de voir prospé-
rer les industries, même celles qui sont en quelque
sorte une propriété exceptionnelle de la Russie.
Ainsi le chanvre, le cuir, les métaux que la
Russie produit, en quantité ou en qualité supé-
rieures aux autres pays, n'y sont pas encore devenus
l'objet d'une parfaite élaboration. On ne sait y
faire ni le cuir verni, ni le cuir pour voitures;
si la toile à voiles y est de bonne qualité, les toiles
fines y viennent de l'étranger. Les imitations en
bronze sont toutes de serviles copies, et ne peu-
vent soutenir de comparaison avec celles de la
France. Le mauvais goût des soieries dépasse tout
ce qu'on peut se figurer, et leur qualité est no-
400 LA RUSSIE
loirement très-inférieure. En draps, on ne fait
avec succès que les qualités les plus communes,
et leur excessif bon marché seul leur permet de
rivaliser avec les draps de l'étranger. Ce pioduit
s'exporte principalement en Chine; mais, pour les
qualités supérieures, on est obligé d'y joindre des
draps étrangers. En jBSq, il existait déjà cinq cent
cinquante fabriques de laine. La fabrication du
coton a pris un grand développement depuis
l'année 182 5, et, en quatorze ans, l'importation
et la fabrication ont sextuplé; la première s'est
élevée à un million de pouds, et la seconde est
arrivée à représenter une valeur de p! s décent
millions de roubles assignats. Les fab ques na-
tionales de soie emploient pour quatre millions
de roubles de soie brute, et il entre dans la con-
sommation pour quinze millions de roubles assi-
gnats de soieries étrangères. Il y a plus de deux
mille fabriques de cuir, et près de deux cents de
sucre de betterave, chiffre qui a dépassé celui des
autres fabriques de sucre. Les produits tii'és du
lin représentent une valeur de vingt-cinq millions
de roubles assignats.
Des roules impraticables et mauvaises dans la
plus grande partie, médiocres seulement en quel-
ques endroits, des mers inaccessibles toute une
moitié de l'année , des principes invétérés de
mauvaise foi parmi les marchands, des lois élas-
sous ÎSICOLA.S P«. 4fil
tiques et mal conçues sur les baïKjueroules, le dé-
faut d'instruction, le manque de crédit, Fabsence
de toute considération pour la classe des négo-
ciants, claquemurés dans une caste, à l'instar des
castes indiennes ; en voilà mille fois plus qu'il ne
faut pour paralyser toute espèce de commerce.
L'existence des foires , dont on se plaît à faire
ressortir les opérations colossales, est encore une
preuve de l'instabilité et de l'insuffisance des opé-
rations commerciales.
Tout le commerce extérieur de la Russie est
entre les mains des étrangers. La navigation est
principalement desservie par leurs navires ; des
étrangers sont à la tête des premières maisons de
commerce,etàPétersbourgseulementon en compte
trois mille. En Asie même, le commerce ne se
fait que par l'entremise des indigènes qui viennent
chercher les marchandises russes à la foire de
Nijni, et ce sont eux encore qui conduisent les
caravanes. Les marchands russes sont si pauvres
en capitaux ([ue les négociants du dehors sont
obligés, non-seulement de faire des crédits d'un
an pour le payement de ce qu'ils leur vendent,
mais même de leur avancer d'autant le prix con-
venu des marchandises qu'ils leur achètent.
Le système prohibitif entrave tous les mou-
vements du commerce extérieur. Un État ne
vend qu'en proportion de ce qu'il achète, et la
462 LA RUSSIE
Russie, en refusant les produits de l'étranger,
resserre par là sa propre exportation , la monnaie
n étant pas souvent plus demandée que tout autre
produit. La concurrence anglaise supplante de
plus en plus le commerce russe sur tous les mar-
chés de l'Asie, et la Russie se voit réduite à n'y
vendre que des produits bruts. En Chine, l'An-
gleterre lui apprête un coup dont elle ne se relè-
vera jamais peut-être. Les îles Aie ou tes, les colonies
russes, en Amérique, s'appauvrissent plus qu'elles
n'enrichissent la compagnie qui les exploite.
sous NICOLAS P\ 463
XX-
DE L'ARMÉE.
La Russie croit avoir résolu ce problème : que
le bâton peut et doit, dans l'armée, remplacer
l'honneur. « Le bâton , disait un professeur de
tactique russe , donne de l'ardeur au soldat. » On
le considère comme le meilleur moyen pour me-
ner les troupes au feu. Un jour, au Caucase, les
Russes, assaillis par la mitraille, refusaient d'avan-
cer. Le général Viliaminof s'assied sur un tam-
bour, en première ligne, et appelle hors des rangs
quelques soldats qu'il fait fustiger. Puis il com-
mande au bataillon d'avancer, et les Russes chas-
sèrent les Circassiens. Depuis ce trait , Viliaminof
est passé maître dans la tactique russe. C'est là un
exemple entre mille , et le prince Schakhovskoy
a usé du même procédé avec ses grenadiers au
pont d'Ostrolenka. « Comment peut- il en être
autrement? disent les officiers russes; le bâton
est une chose sûre et positive; on ne lui échappe
464 LA. RUSSIE
pas, et son elTel est leniljle: landis (jiu; la balle
de l'ennemi est incertaine; l'on peut en outre ré-
sister à celui-ci, mais non pas à son chef.» — «C'est
la chair qui se révolte dans Thomme ; c'est donc
la chair qu'il faut dompter,» disait le professeur cité
plus haut. C'est d'après laméme maxime apparem-
ment qu'il a persuadé un jour à un officier lusse
de faire, contre lui-même, à ses chefs, un rappoit
dans lequel il s'accusait d'ivrogneiie, et ses supé-
rieurs le mirent en effet aux arrêts pour six mois.
Qu'y a-t-il déplus barbare que de battre un homme?
Rien, si ce n'est de se faire l'apologiste d'un tel
procédé, de l'ériger en système.
Nous nous permettrons de demander au docte
professeur comment il se fait que, dans la garde
russe, où le bâton devient de plus en plus rare,
et ne peut, ou du moins ne devrait pas être in-
fligé sans jugement, l'esprit de corps et la morale
du soldat aient fait de grands progrès? Pourquoi,
du temps de Catherine, où le bâton était très-peu
usité, le soldat russe était renommé pour sa va-
leur? Pourcpioi enfin l'armée qui a gagné le plus
de victoires , l'armée française, n'a jamais connu
un usage aussi indigne? Comment se fait-il encore
que généralement, en temps de guerre , on se voie
forcé de changer de manière d'être avec le soldat,
et d'être beaucoup moins cruel dans tout ce qui tou-
che à la discipline ? C'est qu'un jour de bataille on
sous Nicolas i . 465
ne distingue pas la halle ennemie de la sienne, et
plus d'un outrage peut être vengé dans le sang de
l'officier trop injuste ou trop sévère, sans qu'il
soit possible de reconnaître le coupable.
On ne saurait se figurer tous les mauvais traite-
ments auxquels le soldat russe est exposé de la
part de ses chefs, petits et grands. Sans solde, sans
nourriture convenable , acca])lé d'avanies et de
coups, il est dévoué d'avance à l'hôpital et à une
mort prématurée. Aussi l'armée russe perd pret^-
que autant d'hommes, en temps de paix qu'en
temps de guerre , et les recrutements n'ont jamais
discontinué depnis le règne de Nicolas.
Après le manque d'instruction dans les officiers,
le côté faible de l'armée russe est dans le peu d'intel-
ligence de ses soldats ; et la supériorité de l'armée
française est due précisément à Ja réunion de ces
deux moyens de succès. Nous ne sommes phis dans
les temps où la force ph\si(jue décidait seule de la
victoire, et les baïonnettes intelligentes ont au-
jourd'hui une prépondérance incontestable. C'est
l'intelligence des soldats français qui a métamor-
phosé l'art nnhtaire. Guidés par elle , les sol-
dats français, pendant la grande révolution,
ne pouvant résister aux nombreuses cohortes de
leurs ennemis coalisés, sortaient des rangs et se
dispersaient en tirailleurs ; la valeur des niasses
fut paralysée par cette innovation. A Tilsilt, INapo-
3o
46(i LA. RUSSIE
léon lialiil à Alexandre ce grand secret de Ja tac-
tique française. Les Prussiens l'imitèrent d'abord;
les Russes l'adoptèrent ensuite; mais Tintelligence
qui avait inventé ce moyen, et qui peut inventer
autre chose tous les jours, cette intelligence qui
apprend au soldat à se tirer de tout danger, et qui
l'assiste dans toutes les difficultés, ne s'emprunte
pas; elle se développe naturellement, et n'a pas
jusqu'ici été balancée avec succès par cet instinct
sauvage des Russes, instinct de conservation et
de divination que l'ennemi a souvent eu l'occa-
sion d'admirer en eux. L'intelligence ne leur man-
que pas non plus; tout homme courageux est
intelligent, et personne ne refuse le courage au
soldat russe. Son esprit est simplement opprimé
sous le bâton; et si jamais il avait pour chefs des
hommes capables de l'apprécier, il serait le pre-
mier soldat du monde. Il en est en cela de l'aimée
comme de toute ia nation.
Un officier russe, résidant à Paris, fit, sur l'es-
prit de l'armée française, un rapport qui plut
beaucoup à l'empereur. Sa Majesté le décora, et
voulant faire profiter son armée , en partie au
moins, de cet esprit si vanté, il y introduisit le
pas libre., qui, en fait, contraste singulièrement
avec son nom. On ne peut rien voir de plus gêné
que ce pas, et de plus régulièrement saccadé que
le mouvement du bras qui l'accompagne.
sous NICOLAS P\ 467
Ce sont les chefs qui font raivmée. La meilleure
armée du monde était l'armée prussienne sous
Frédéric II , l'armée française sous Napoléon, l'ar-
mée russe sous Souvorof. Or, ce qui manque pré-
cisément à l'armée russe aujourd'hui, ce sont de
bons officiers et des généraux habiles. En Russie,
le génie a besoin d'être noble pour sortir des
rangs obscurs de l'armée et se mettre à sa tête; et
les nobles militaires , lors même qu'ils prennent
leur carrière au séiieux , ne sont pas aussi bien
partagés par le génie que par l'organisation so-
ciale.
Si l'on prend isolément les différentes armes dont
se compose l'armée russe, on trouvera que son ar-
tillerie est très-bonne, manœuvrant avec célérité,
mais avec plus de résohilion que de précision; elle
tire assez bien pour une bataille, assez mal dans un
siège. La cavalerie russe estdes mieux montées, et ne
cède le pas qu'à la cavalerie hongroise; elle excelle
surtout dans l'alignement; mais les soldats sont
trop gênés dans leurs habits, faits en bloc, pour
être bien à cheval. Les Cosaques sont une cavalerie
particulière à la Russie, et qu'on a vainement
voulu imiter ailleurs, en Autriche, par exemple, et
en France, sous Napoléon. C'est tout un peuple
à cheval; chaque individu prend l'habitude de
monter dès son enfance, et ne fait qu'un avec
son coursier. Les Cosaques sont d'une grande uti-
3o.
468 LA RUSSIE
lité pour le service des avanl-postes, pour recon-
naître et harceler l'ennemi; mais en niasse, ils sont
sans valeur: une compagnie d'infanterie régulière
repousse facilement l'attaque de tout un régiment
de Cosaques. L'infanterie russe est justement re-
nommée pour sa fermeté et sa ténacité. Généra-
lement, en corps, le soldat russe est excellent;
mais, pris isolément, il se perd. Plus qu'un autre ,
il lui faut sentir le contact de son voisin et en-
tendre la voix de son chef. C'est une machine en-
durcie aux fatigues, docile au premier signe,
unique dans son genre pour la précision des mou-
vements, mais qui ne vaut plus rien dès que son
ressort se dérange. Tout corps russe, sans officiers,
est un corps sans âme. « Tuez les noirs,» disaient
les Turcs, en parlant des officiers russes, «et les
gris (les soldats) seront perdus. »
Les Russes ont une tactique à eux. Ils sont trop
Romains pour reconnaître en cette matière la su-
périorité des autres nations, ou pour adopter
tous leurs principes. Ainsi , ils désapprouvent le
système de Napoléon de marcher au cœur d'un
pays, en laissant de côté les places fortes. La
capitale, selon eux, n'est pas un point straté-
gique; et, pour preuve, ils nomment Moscou
qui n'a pas entraîné l'empire dans sa chute. La
prise de cette ville a pourtant été un coup de fou-
dre pour la Russie; tout peuple d'ailleurs ne peut
sous NICOLAS V\ 469
faire le sacrifice de sa capitale, et n'a pasnou plus
à son service un hiver rigoureux qui assure la dé-
sorganisation d'une armée ennemie mal approvi-
sionnée. A quoi donc ont servi les sièges des for-
teresses turques en 1828, si ce n'est à prolonger
la gueire et à accroître les désastres ?
Un autre point également important en tactique,
la concentration des masses, est généralement
ignoré des généraux russes. Paskévitsch seul l'a tant
soit peu pratiqué au début delà campagnede Polo-
gne.C'est à Souvorofque les Russes font perpétuel-
lement appel, pour ce qui est de l'art militaire, et
c'est à lui qu'on attribue l'honneur d'avoir le mieux
compris l'espi it du soldat russe. Il faisait de chair
humaine l'amorce de ses canons, ne ménageait
pas les troupes , marchaitàla victoire sur des mon-
ceaux de cadavres, et engageait, un jour de ba-
taille , jusqu'au dernier de ses soldats ; faisant ainsi
dépendre, d'un seul coup de main, le sort d'une
campagne , d'une guerre , d'un pays. Cette tac-
tique est trop cruelle ou trop téméraire pour étie
recommandable, et c'est la seule chose que les
partisans de Souvorof lui empruntent, incapables
tle s'appioprier ce qu'il y avait de mieux en lui;
ce principe, par exenq>le, qu'il faut détruire, àson
germe , tout rassemblement de l'ennemi , en se
portant sur le point où il se forme avec une grande
célérité, et avant qu'il ne soit devenu menaçant.
470 LA RUSSIE
On fait encore si bon marché des hommes en
Russie , que plus d'une fois, à Leipsick, à Varna,
au Caucase, lorsqu'un détachement russe, prêta
succomber, pouvait entraîner la perte d'un corps
entier, ou seulement compromettre la victoire ,
on a lâché des bordées de mitraille qui abattaient
les Russes aussi bien que les ennemis.
Nulle part la manie des parades , des exercices
de tout genre et de toute dénomination, n'est pous-
sée aussi loin qu'en Russie. L'excès du bien lui-
même est un mal, et le bien dont il s'agit ici est
très-douteux ; car l'utilité pratique n'est pas ce
qu'on a le plus en vue dans ces sortes de manœu-
vres. Il faut avoir vu le fantassin russe lever sa
jambe, pendant un quait d'heure, pour la poser
ensuite à terre avec la même formalité et la même
lenteur; avoir assisté aux exercices les plus com-
pliqués que font à pied les cavaliers les plus
lourds; il faut voir l'officier russe à la tête de son
peloton , se tordre comme un cheval de brancard,
pour se convaincre qu'un homme d'aucune autre
nation ne voudrait s'astreindre à une pareille
manœuvre, qui tient souvent de la dégradation
et mène à l'abrutissement. C'est là ce qui forme
par excellence le divertissement favori, comme
l'occupation la plus assidue, de Nicolas, aussi bien
que de tous les princes de la famille impériale.
C'est l'art, et le seul art, dans lequel ils excellent.
sous NICOLAS P\ 471
Un corps de près de cent mille hommes est spé-
cialement réservé aux menus plaisirs de l'empe-
reur, et ces plaisirs sont des plus cliers, car la
garde absorbe la plus grande partie des forces
matérielles et morales de la Russie. C'est là que se
ruinent les fils des plus riches familles, et chaque
régiment de la garde coûte près de deux fois autant
qu'un régiment de ligne. Si l'empereur voulait au
moins partager ses faveurs entre les différentscorps
de l'armée, etles appelerles uns après les autresen
garnison dans sa résidence, ils s'amélioreraient
tous, sous le rapport de la tenue et de l'élégance,
et le pays ne ferait qu'y gagner.
Le recrutement s'exerce tous les ans; les levées
sont de cinq recrues sur mille âmes; il y a en
outre des recrutements extraordinaires aux épo-
ques et dans les proportions qu'on veut bien leur
assigner.
Tous les individus sujets à l'impôt personnel
le sont aussi au recrutement , tels que les paysans
de toute espèce , etles bourgeois proprement dits.
En sont exempts : les marchands des trois guildes,
les voiturins qui s'inscrivent comme commerçants,
les bourgeois qui occupent des fonctions électives
ou qui font le commerce au Caucase, au delà de
la ligne des quarantaines ; les paysans de la cou-
ronne qui ont occupé des charges publiques pen-
dant neuf ans , les élèves des maisons des orphe-
472 LA RUSSIE
lins et des enfants trouvés, à moins qu'ils ne
soient condamnés à être soldats; ceux de la ferme
agricole du ministère des domaines, et ceux de
l'école des apanages, s'ils sont devenus inspecteurs
de culture, pendant toute la durée de leur charge;
les fils du maire de volas te , tant qu'ils ne sont
pas séparés de leur père. Sont en outre dispensés
du recrutement, les indigènes de la Sibérie, les
Samoïèdes du gouvernement d'Arkhangel et les
colons de certaines catégories.
Les habitants d'Arkhangel, ceux du pays qui
confine l'Autriche etla Prusse, sur une étendue de
cent verstes , les cultivateurs libres du gouverne-
ment de Mohilev , les Tatares du gouvernement
d'Astrakhan , les étrangers établis dans la Tauride,
les ouvriers de ÎSarva et de certains pays peu
peuplés, jouissent de la prérogative de se libérer
en payant 3oo roubles aigent pour chaque re-
crue. Les Lopares du district de Kola , les élèves
qui ont achevé leurs cours à l'institut techno-
logique, peuvent se racheter pour i5o roubles
argent.
L'âge voulu pour être soldat est fixé de 20
à 35 ans. Les nobles (jui veulent faire soldats quel-
ques-uns de leurs serfs, en sus de leur contribu-
tion, peuvent les ûiire admettie de 18 à 4o ans.
Dans la même famille, le célibataire passe avant
le fils marié, le plus âgé avant le plus jeune, celui
sous NICOLAS I". 473
qui n'a pas d'enfants avant celui qui en a. Entre
ceux qui sont mariés et ont des enfants, les pa-
rents décident, et, à leur défaut, le sort prononce.
On peut, d'un commun consentement , faire des
exceptions à ces règles. La famille qui n'a qu'un
seul ouvrier ne donne pas de recrues, à moins
qu'il n'y ait un tiers des familles dans ce cas , et
alors on prélève une recrue sur toutes ces familles
réunies.
Dans chaque gouvernement, il y a un comité
qui désigne les lieux où doivent être établis
les bureaux de recrutement ( rekroutskoié pris-
soutstvié). Il y en a jusqu'à quatre dans les gou-
vernements les plus peuplés , et il doit toujours
s'en trouver un au chef-lieu. Ce dernier se com-
pose du président de la chambre des finances, du
maréchal du district, du conseiller delà chaud)re
des finances qui dirige la section de la révision ,
d'un employé militaire et d'un employé de mé-
decine.
Les bourgeois de chaque ville , les paysans de
la couronne dans chaque réunion de villages, les
propriétés de chaque seigneur, dans le même gou-
vernement , forment des arrondissements parti-
culiers de recrutement. Si un arrondissement de
bourgeois n'a pas le nombre voulu d'habitants
' pour fournir une recrue , il reste débiteur de l'État
d'une fraction propoitionnelle à sa populalion,
474 LA RUSSIE
et il s'acquitte an procliain recrutement, oiilors-
qu'il arrive à devoir un homme entier. Si l'arron-
dissement est composé de paysans de la couronne,
il s'acquitte en argent, et si la part qui lui revient
est au-dessus d'un quart de recrue, il est obligé
d'avancer un homme dont on lui tient compte au
recrutement suivant.
Les villages russes du Caucase, qui ont souffert
de l'insurrection des montagnards et qui ont eu des
hommes tués, blessés ou enlevés, sont autorisés à
remplacer leurs recrues pardes prisonniers tscher-
kesses, à raison de deux pour un.
Chaque recrue doit avoir i archines 3 ver-
schoks. Certains districts de Vologda , d'Arkhan-
gel et de Perm , jouissent de la remise d'un ver-
schok. Aux recrues admises on rase le front, et,
à celles qu'on refuse , le derrière de la tête. Les
paysans du même arrondissement peuvent se
remplacer les uns les autres, el tout homme libre
peut se faire remplaçant à prix d'argent.
sous NICOLAS P\ 475
XXL
LE CAUCASE.
Le Caucase a plusieurs points de ressemblance
avec l'Algérie. Ici, comme là, le christianisme est
aux prises avec l'islamisme, la civilisation en lutte
avec la barbarie. Le climat de ces deux pays in-
cultes est également funeste aux Européens; la
chaleur et la fièvre y déciment leurs rangs. Cette
ressemblance se retrouve en partie jusque dans
les habitudes et les mœurs des deux contrées,
jusque dans les armes et les étoffes qui révèlent
les mêmes goûts. L'Orient, l'islamisme, le génie
turc impriment partout le même cachet. Abdel-
Kader, enfin, le chef des Arabes, a un digne et
heureux rival dans Schamile , le chef des Circas-
siens, et le pouvoir moral que ces deux hommes
extraordinaires exercent sur leur peuple inspire
du respect, même à leurs ennemis. Mais là s'arrête
la ressemblance; le Circassien est autrement ter-
rible que l'Arabe, et le Caucase est autrement
476 LA RUSSIE
montagneux que l'Algérie. Aussi, tandis que les
I loupes françaises, en Afrique, ont très-peu souf-
ferl de l'ennemi, il n'y a pas de crête, de défilé ,
de ruisseau, dans le Caucase, qui n'ait été im-
prégné du sang îusse. Les Circassiens défendent
avec opiniâtreté chaque parcelle deleursol, et sont
loin encore de reconnaître la supériorité des armes
et de la civilisation russes. Il en résulte que, pen-
dant qu'Alger n'est tout simplement qu'un moyen
d'occujjer l'armée française, une occasion de
distinction et d'avancement pour ses officiers, le
Caucase est, pour l'armée russe, une tombe tou-
jours ouverte qui engloutit ses officiers, use ses
généraux , et nous craignons fort que tout le cou-
rage et l'énergie que les Russes déploient dans
cette guerre ne soient dépensés en pure perte.
Rien n'excite tant la commisération que de voir
le soldat russe, ce blond enfant du désert des
neiges, en lutte avec le fils des montagnes, souple
comme le daim, vigoureux comme le roc et prompt
comme l'éclair. Rien n'est plus triste que de voir
la tactique russe aux prises avec la sauvage bra-
voure des Circassiens. Les dispositions et les pré-
visions les plus savantes se trouvent mises en dé-
faut par les brusques mouvements desTscherkesses,
qui n'ont que leur ruse et leur courage pour tac-
tique. On n'a pas, on ne peut pas avoir une seule
carte topograpliique du Caucase, (jui échappe à
sous NICOLAS l\ 477
toute espèce d'appréciation, ou du moins aux
moyens que les Russes emploient pour lever des
plans, et l'intérieur du pays est totalement in-
connu sous tous les rapports. Personne n'a pé-
nétré dans le creux des montagnes; les indigènes
eux-mêmes n'en connaissent que des parties ou
n'ont de l'ensemble que des idées confus es, et s
émissaires lesplusentreprenants n'ont pu en explo-
rer que quelques localités. Les troupes russes mar-
chent donc à tâtons et au hasard, tandisquelesCir-
cassiens agissent en parfaite connaissance de cause.
Comme la foudre, ils tombent sur les colonnes
russes , alors qu'ils ont le nombre et le terrain
pour eux , et , comme la foudre , ils disparais-
sent presque aussitôt dans les fentes de leurs ro-
chers ; souvent ils se cachent dans les joncs qui
couvrent les rives de leurs fleuves et qui forment,
pour ainsi dire, des forêts impénétrables; de là,
ils attaquent tantôt la tête des colonnes russes,
tantôt la queue qu'ils parviennent à détruire, ou
simplement ils envoient quelques balles qui frap-
pent toujours juste, et vont chercher de préfé-
rence les officiers; puis ils s'enfoncent dans les
joncs, et toute tentative pour les retrouver reste
infructueuse. D'autres fois, ils se cachent dans ces
forêts sombres et épaisses que la nature a fait
croître comme pour leur défense; les Russes, avant
de se hasarder à y pénétrer, lancent force boulets,
478 LA RUSSIE
puis y envoient des tirailleurs. Rien ne révèle la
présence de l'ennemi; la colonne s'engage dans
le bois, et aussitôt les arbres s'animent , les balles
pleuvent, les soldats russes tombent en masse ou
sont forcés de prendre la fuite.
Les Circassiens ne s'aventurent que rarement
dans la plaine, leurs tentatives de ce genre leur
ayant souvent coûté très-chei'. En i8a8, ils pas-
sèrent le Couban au nombre de 12,000. Les Co-
saques de la mer ?soire, prévenus de leur attaque,
les reçurent, en cette occasion, avec de la mitraille
à une portée meurtrière , et leur ayant coupé la
retraite , en firent un affreux carnage. Ce qui ne
périt pas de leur main , alla se noyer dans le Cou-
ban ou s'enfoncer dans les marais qui se trouvent
del'autie côté du fleuve. Le nombre des chevaliers
cuirassés qui périrent dans cette affaire fut surtout
considérable. On rapporte qu'en cette occasion,
les Circassiens avaient couru au combat en ca-
ressant leur sabre contre la manche de leur habit
et au cri de:« Viens Marie derrière le Couban; »
désignant par ce nom les femmes cosaques qui
les tentent plus que les leurs, si renommées pour
leur beauté. Il est vrai que cette singularité se
retrouve parmi les peuples policés , le type étran-
ger l'emportant souvent, grâce à l'attrait de la
nouveauté, sur la beauté véritable.
En i838, au mois de septembre, on a vu les
sous NICOLAS P\ 479
Circassiens tomber à l'iniproviste siir Kislovodsk ,
encore rempli des baigneurs qui venaient, y faire
usage des eaux minérales. Ils saccagèrent les deux
maisons les plus avancées dans la plaine, en tuè-
rent les habitants, massacrèrent le petit coips de
gardes qui se trouvait à côté, et repartirent enchan-
tés de ce hardi coup de main; mais les piquets
avaient déjà instruit le général Sass de cette atta-
que. Prompt comme l'éclair, il leur coupe la
route avec une poignée de Cosaques de ligne , et
quatre cents Tscherkesses payèrent de leur vie
cette téméraire excursion.
Ce n'est que lorsque les Russes sont rentrés
dans leurs quartiers d'hiver, que les Circassiens
s'essayent à l'attaque des forts, en bandes nom-
breuses. Le courage des garnisons russes a souvent
du, dans ces cas , suppléer le nombre. Aujourd'hui,
les montagnards ont aussi appris à faire un meil-
leur usage du canon ; autrefois , les pièces russes
qui leur tombaient entre les mains leur étaient
enlevées dès la première affaire et retournées contre
eux-mêmes.
Les Ciicassiens peuvent être cités comme d'ha-
biles tireurs , et les officiers russes sont les pre-
mières victimes de leur adresse. Il en périt un
nombre considérable et tout à fait dispropor-
tionné avec celui des soldats. Souvent on s'est vu
obligé de leur faire revêtir la capote de ces der-
480 LA RUSSIE
niers, pour les soustraire aux I)a]les de l'ennemi ;
mais cette précaution répugne à leur vaienr, et lant
(ju'elle n'est que facultative, les officiers non-
seulement la dédaignent, mais mettent même de
l'ostentation dans leur mise. Le bonnet blanc est
celui qu'ils préfèrent, et un justaucorps en damas
du pays est leur costume habituel. La discipline
leur laisse toute latitude à ce sujet.
Lefusilcircassienest exlraoïdinairementlong et
s'adapte à un appui ou à la poignée même du
sabre qu'on enfonce dans la lerie; il est très-juste;
sa balle est petite et en cuivre. Le plomb, comme
la poudre, manquent aux indigènes; aussi les voit-
on donner un bœuf pour un demi-kilogramme
de poudre , et affronter les plus grands périls dans
l'attaque des forts où les magasins de munitions
leur promettent un précieux butin. Le sabre cir-
cassien est d'une trenqje merveilleuse , arrondi
comme un demi-sabre et sans poignée pour ga-
rantir la main. Les Russes n'ont pas cru pouvoir
mieux faire que de l'adopter, pour certains corps de
leur cavalerie , et, au Caucase, leurs officiers s'en
servent de préférence.
Dans l'armée russe, les Cosaques, dits de ligne,
sont la troupe (jui tient le mieux tête aux Circas-
siens. Habitant côte à côte avec eux, ils ont pris
leurs usages, leur costume, leurs armes, et riva-
lisent avec eux d'adresse comme de vitesse. Les
sous NICOLAS P". 481
Cosaques de la mer iNoire, quoique moins utiles,
ont su se faire respecter, ce qui n'est pas du tout
le cas avec leurs confrères du Don, devenus un
objet de raillerie pour les Tsclierkesses , tant à
cause de leurs vestes rouges que de leur mollesse
toute féminine; les montagnards les massacrent
comme des moutons. Le fantassin russe est vrai-
ment h plaindre, dans cette guerre si peu faite
à sa nature. Quand il ne sent pas le coude de
son voisin, il est perdu; là où il ne s'agit plus
d'enfoncer ou de repousser des masses par des
masses, il n'a que faire. La guerre de partisans, la
guerre de tirailleurs le prend au dépourvu. Son
havresac sur le dos, armé d'un mauvais fusil,
qu'il tire à tout hasard, d'un sabre qui n'en mé-
rite pas le nom, la baïonnette lui est de peu d'u-
tilité, et on a vu plus d'un soldat tomber sous le
sabre du Circassien qu'il avait percé de sa baïon-
nette, parce qu'il ne savait pas la retirer assez
vite. Â côté d'un tel adversaire, le Circassien est
un héros de la fable; manquant rarement son
homme , se servant du pistolet après avoir dé-
chargé son fusil, jouant du poignard aussi bien
que du sabre, né, élevé à la guerre et pour la
guerre, c'est en outre une béte féroce, se plaisant
dans le carnage, indomptable et intraitable. Cou-
rageux comme sa lame, agile comme son cheval,
se nourrissant avec une poignée de riz, fanatique
3i
482 LA RUSSIE
comme le musulman, sanguinaire comme un païen,
combattant pour son indépendance au milieu de
montagnes inaccessibles, il peut se flatter de faire
repentir quiconque tenterait de l'asservir. La vio-
lence ne peut rien sur lui; il se plaît à la vue du
sang ; sur la tombe de chaque frère tué par un
chrétien, il met un signe qu'il ne fait disparaître
que lorsqu'il a vengé cette mort par le trépas d'un
ennemi. La civilisation avec toutes ses séductions
n'a pas d'attrait pour ces hommes, et ils ferment
avec soin leur cœur à tout sentiment qui pourrait
compromettre leur indépendance. Les Circassiens,
enrôlés dans les troupes russes, conservent toute
leur nationalité et le plus vif amour de la patrie.
Les enfants même, qui, transportés h Saint-
Pétersbourg, élevés dans la religion grecque,
étaient envoyés ensuite comme missionnairesdans
leur pays, jetaient leur évangile dans le premier
fleuve circassien, et rentraient au sein de leurs
foyers avec les sentiments qu'ils en avaient em-
portés, souvent accrus d'une haine plus forte
encore pour les Russes ; d'autres fois , leurs frères
ont fait des cartouches avec les bibles des émis-
saires russes. Aussi s'est-on convaincu qu'il valait
mieux tolérer leur religion , et les cadets circas-
siens, à Pétersbourg , ont un moullah , qui vient
leur enseigner leur foi.
Divisés en peuplades indépendantes les unes
sous NICOLAS V\ 483
des autres, obéissant parfois seulement aux ordres
d'un prophète, d'un moullali qu'ils croient ins-
piré, ou d'uu prince qui sait prendre de l'empire
sin- eux, si jamais ils oubliaient leurs querelles in-
testines, pour se ranger sous une même bannière,
nulle puissance au monde ne pourrait les vaincre.
Aussi , ce que les Russes ont de mieux à faire, ce
n'est pas de laisser croître l'influence de Sclia-
mile, dans l'espérance que la sévérité dont il
use, pour maintenir sous son autorité les dif-
férentes tribus qui lui obéissent , poussera celles-
ci à secouer son joug et à se défaire de lui , mais
bien d'attiser et utiliser, par tous leurs moyens, les
discordes de ces peuplades et de leurs chefs; caria
haine est si terrible entre ces sauvages, qu'on a vu
des Circassiens passer dans les rangs russes pour
combattre leurs anciens amis, leurs frères, leurs
oncles, avec un acharnement qui n'avait pas d'égal.
Tout Circassien porte les armes, et on a sou-
vent trouvé, parmi les morts, des femmes qui
avaient étonné les Russes par leur valeur. Aussi
n'est-il pas plus possible de préciser le nombre
de leurs combattants que celui des habitants eux-
mémes.Qu'on ne porte le premier qu'à un million
seulement, c'est assurément plus qu'il ne faut
encore pour paralyser , dans une contrée aussi
montueuse , toutes les entreprises de l'armée
russe, lors même qu'elle serait portée au double
3i.
484 LA. RUSSIE
OU au triple du corps acluellemenl emplové au
Caucase.
Dans celte guerre on ne fait pas de quartier ;
l'esclavage le plus dur attend les prisonniers rus-
ses , et, pour ne pas donner aux Circassiens des
moyens pécuniaires de prolonger la guerre, le
gouvernement a adopté le principe de ne pas les
racheter. En traitant les prisonniers tclierkesses
mieux qu'on ne le fait encore, car on manque
rarement de les rouer de coups dès qu'on les
prend, on pourrait espérer d'en voir augmenter
le nombre. En attendant, le courage et le fana-
tisme duCircassien font qu'il aime mieux souvent
se tuer lui-même que de se rendre aux Russes.
Un jour, un Circassien, après avoir vu périr sous
lui son clieval, se trouve entouré par une ving-
taine d'officiers delà garde russe. Résolument, il
leur présente le canon de son fusil, faisant mine
de tuer le premier qui s'avancera sur lui. Les offi-
ciers se consultent pour savoir si l'un d'entre
eux ira affronter le danger, ou bien si, en se pré-
cipitant tous, ils laisseront à leur brave adversaire
le choix de sa victime. Ce dernier parti est celui
qu'ils adoptent ; mais , au premier mouvement
qu'ils font en avant, le Circassien jette son arme
à terre et se perce de son poignard. En ramassant
son fusil , on trouva qu'il n'était même pas
chargé.
sous NICOLAS P". -48.-i
Les Clicassiens font du fusil ce que les Kuro-
péens font de l'épée ou du sabre; ils s'en servent
en guise d'arme blanche avec nne adresse parti-
culière. Les Cosa([uesde ligne les imitent en cela,
comme dans le resle, et on montre encore une
montagne sur laquelle, des deux parts, on a
combattu au fusil avec un égal acharnement. Au
nioment où trois cents Cosaques de ligne attei-
gnaient le sommet, ils \irent accourir à eux plu-
sieurs milliers de Circassiens. L'officier \oulut
fuir; mais son frère le retint, et cette poignée de
braves reçut l'attaque avec courage. Ils périrent
tous, et , lorsqu'on \int visiter le champ de ba-
taille, on trouva que les Cosaques avaient vendu
cher leur \ie, car ils s'étaient fait une ceinture ]de
cadavres ennemis. Le plus vieux des Cosaques ,
en même temps le plus habile à manier le fusil ,
était tombé le plus loin dans les rangs de l'en-
nemi, après avoir cassé son arme en plusieurs
endroits; et mort, sa main tenait encore la barbe
d'un ïscherkesse. Le soldat russe, de son côté, se
sert de la crosse presque aussi bien que le Circas-
sien emploie le canon ;il la préfère à la baïonnette,
avec laquelle , dit-il , on ne peut tuer qu'un
homme à la fois, tandis qu'avec la crosse, on en
abat deux et trois d'un seul coup. Aussi, un jour
de bataille, la plupart des crosses russes sont
brisées, et le soldat demande souvent à l'officier
486 LA RUSSIE
la permission de retourner le fusil. Les Polonais
avaient la même prédilection pour le com])at à la
crosse, quiest devenue ainsi, pour les Slaves, une
arme de prédilection; et il faut en effet une cer-
taine force pour s'en servir avec facilité.
Depuis l'annexion de la Géorgie et la cession
des provinces persanes, les Russes occupent les
deux faces de la chaîne du Caucase, qu'ils tien-
nent ainsi cernée des deux parts. I/intérieur des
montagnes est composé de rochers arides, tout
au plus propres à nourrir les troupeaux qui ser-
vent à l'entretien des pauvres peuplades tscher-
kesses. Y a-t-il là vraiment de quoi tenter les con-
quérants, surtout lorsque la guerre, dans ces pays,
demande tant de sacrifices en hommes et en ar-
gent? Je ne fais aucun doute que, si on laissait les
montagnards en repos, ils ne restassent tranquilles,
et, n'entretinssent volontiers avec les Russes des
relations paisibles et profitables pour les deux
parties. Les trêves, quelque courtes et passagères
qu'elles aient été, me confirment dans cette opi-
nion. Ce sont toujours les vexations et les rapines
des employés russes qui ont provoqué le soulève-
ment des indigènes , et il faut bien que les abus
aient été atroces pour pousser les Circassiens à
préférer les calamités de la guerre au repos de la
paix. C'est pour cette cause que le Daghestan, de
province soumise, est devenu le repaire des plus
sous NICOLAS I". 487
horribles ennemis de la Russie; que les Tsclits-
chentz se sont soulevés plus de sept fois, dans l'es-
pace de dix anSj et que le lieu où réside Schamile
a été plus de cinq fois dans la possession des
Russes, sans qu'ils aient pu le conserver. Les
Circassiens qui habitent le pied des montagnes
reconnaissent ostensiblement le pouvoir de la
Russie; mais, dans les intervalles entre deux cam-
pagnes , ils prêtent main-forte aux montagnards
et les secondent dans l'attaque des forts. Si on ne
leur donnait plus aucun sujet de plainte, ils ne
s'exposeraient pas à des tentatives que les Russes
peuvent châtier sévèrement. Jusqu'ici on a trop
facilement accordé des capitulations, tandis qu'une
répression énergique des soulèvements aurait
pour effet immanquable d'abréger les calamités
de la guerre.
Avec les moyens et les hommes d'aujourd'hui',
la guerre du Caucase est donc une guerre stérile,
et l'obstination que met le gouvernement russe à
la continuer n'aboutira qu'à une effusion de sang
inutile, qu'à envenimer les animosités et à rendre
tout rapprochement impossible. La guerre qu'il
devrait faire avant tout , c'est à ses propres em-
ployés, qui sont ses plus grands ennemis, et qui,
après avoir provoqué la lutte, la rendent si funeste,
en pillant et volant sans pitié. Ils vendent à l'en^
nemi jusqu'à de la poudre. Ils cachent le nombre
488 LA RUSSIE
des morls , et le corps d'armée du Caucase est si
lual approvisionné qu'il n'y a seulement pas un
seul appareil de chirurgie qui mérite ce nom. Les
généraux, de leur côté, tiaînent la guerre en lon-
gueur, pour conserver une source de fortune et
d'avancement, et, tant qu'il n'y aura pas de sol-
dats qui sachent tirer, les pertes seront toujours
du côté des Russes, leur artillerie ne leur servant
de rien dans cette guerre toute irrégulière.
Au début du règne actuel , se trouvait au Cau-
case le général Yermolov, dont le nom seul était
pour les Circassiens un sujet de terreur, comme il
est resté pour les Russes un objet de vénération.
L'intrigue le fit rappeler. Son élève , le général
Viliaminof , aurait pu continuer son système et
rendre sa retraite moins sensible, s'il eût été libre
de ses actions; mais , entiavé par le général en
chef, le baron Rosen et parle ministère, il dut
se borner à l'exécution de leurs ordres. La négli-
gence et les abus reprochés au général Rosen
amenèrent sa destitution. Le général Golovine ,
qui le remplaça, sut, pendant son commande-
ment au Caucase , y maintenir la supériorité des
aimes russes , et élever quelques forts avancés ,
parmi lesquels celui qui porte son nom est d'une
glande utilité. Dégoûté bientôt d'un poste plus
pénible que glorieux, il céda sa place au baron de
INeidhardt^ dont le pédantisme allemand s'attacha
sous INICOLAS I". 489
à des bagalelles et compromit les points impov-
tants. Les espérances du pays se sont ranimées à
la nomination du comte Vorontzof qui , pourvu
d'un pouvoir discrétionnaire , a sur tous ses de-
vanciers un immense avantage, ayant fait preuve
de quelque habileté militaire dans la campagne de
France, et de quelque savoir administratif, dans
son poste de gouverneur général de la Nouvelle-
Russie, il paraît légitimer le choix qu'on a fait de
lui. Mais un défaut qui lui est propre, c'est d'être
aussi malheureux dans le choix de ses agents
qu'opiniâtre à les maintenir. Or , tous les maux
du Caucase découlent précisément de la mauvaise
foi des fonctionnaires qui y ont été employés jus-
qu'ici; et comme on compte plus sur les mesures
administratives que sur les entreprises militaires
du comte Vorontzof, il y a lieu de craindre que
ses efforts ne soient pas toujours couronnés de
succès. Son entrée en fonctions a été signalée par
une disposition qu'on né saurait blâmer avec trop
de rigueur. Longtemps avant sa nomination, des
chefs circassiens sollicitaient l'autorisation de faire
la traite des esclaves dans la mer Noire. Moins
par humanité que pour ne pas leur donner le
moyen de s'enrichir, on leur refusait leur de-
mande. En y obtempérant , le comte Vorontzof
croit les avoir disposés en faveur de la Russie ;
mais la reconnaissance tscherkesse n'est pas chose
490 LA RUSSIE SOUS NICOLAS ^^
sur laquelle les Russes puissent compter, et il est
à regretter qu'un homme civilisé ait cru devoir
céder à des considérations peu courageuses, pour
autoriser la \iolatio» d'une loi d'humanité , et
rétablir la traite des blancs, alors que le gouver-
nement russe proteste contre la traite des noirs.
Schamile paraît être un de ces hommes supé-
rieurs que les guerres d'indépendance ont sou-
vent fait surgir de leur sein. Il a déjà plus d'une
fois fait cruellement repentir les lUisses de l'avoir
laissé retourner dans ses montagnes. Fait prison-
nier en 1828 , à côté de Kasi-Moula , son maître
et son prédécesseur, il a longtemps été retenu
dans un fort russe, et n'a été élargi, avec d'autres
prisonniers, que parce qu'on les croyait tous inof-
fensifs. Son fils est depuis tombé entre les mainsdes
Russes, qui le font élever avec les cadets de Saint-
Pétersbourg. Ce chef exerce une influence magique
sur ses compatriotes , par la force et par l'or au-
tant que par son ascendant moral. Chaste, comme
tous les hommes à grande mission , il dédaigne la
loi du prophète, qui l'autorise à entretenir un
nombreux harem, et consacre ses richesses à dé-
frayer ses gardes du corps qui lui servent à pous-
ser les peuplades circassiennes contre les Russes.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
AVERTISSEMENT.. I-VII
Ma persécution ., i
I. Notice historique sur le règne de Nicolas I^'. . . . ai
II. Coup d'œil général 53
III. Aspect du pays 6g
IV. Caractère du peuple 82
V. Genre de vie 97
VI. Du gouvernement russe ii3
VIL De la politique russe i35
VIII. De la police russe 146
IX. Nicolas r"" 169
X. L'entourage de Nicolas 21a
XI. Des classes du peuple 288
La noblesse Ibid.
Des serfs 264
Du clergé régulier 267
Du clergé séculier 269
Des habitants des villes. . 270
Des élections de la campagne 276
XII. Du service public 279
XIII. Des ordres russes 298
XIV. Des hautes cours administratives , législatives et
judiciaires 822
Le conseil de l'empire Jbid.
492 TABLE DES MATIERES.
Le comité des ministres 326
Le sénat SaS
Le synode 335
XV. Des ministères 336
XYbis. De l'administration provinciale 354
XVL Législation pénale 38 1
XVIIL De la littérature russe /ji2
XIX. Situation industrielle 45o
XX. De l'armée A63
XXL Le Caucase 475
FIN DE LA TABLE.
Paiiï.— Typographie FirminDidol frèm, rue Jacob, ôC
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
^A Golovin, Ivan Gavrilovich
211 La Russie sous Nicolas 1er
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