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Full text of "La Russie sous Nicolas Ier"

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LA    RUSSIE 


NICOLAS  r. 


LA  RUSSIE 


sous 


NICOLAS  F, 


M.  IVAN  GOIOVINE. 


Festen  Mulh  in  schwerem  Leiden , 
Huelfc,  \vo  die  Unschuld  weint, 
EwiKkeit  geschwor'nen  Eiden. 
Walirlieit  gcgcn  Freuiid  undFeind, 
Maennerslolz  voi-  Krenigsthroneii— 
Krueder,  gaelt'es  Gut  und  Blut— 
Deni  Verdiensle  seine  Kronen, 
Untergang  der  Luegenbrut  ! 

Schiller. 


PARIS, 


CAPELLE,  LIBRAIRE-EDITEUR, 

Rue  des  Grès-Sorbonne ,  10,  près  l'École  de  droit. 

1845. 


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AVERTISSEMENT. 


Thomas  Golovine  ,  sommé  |)ar  Boris 
Godounof  de  rentrer  dans  sa  patrie,  répon- 
dit :  (c  Je  rentrerai,  lorsque  trois  proverbes 
a  auront  cessé  d'exister  en  Russie  :  a  Tout  ce 
c(  qui  est  à  moi  est  au  tzar;  —  Près  du  tzar, 
«  près  de  la  mort;  —  Ne  crains  pas  le  juge- 
ce  ment ,  crains  le  juge  '.  » 

Plus  de  deux  siècles  se  sont  écoulés  depuis, 
et  n'ont  apporté  que  peu  de  changement  aux 
malheurs  de  la  Russie.  Le  séquestre  s'allie  à  la 
confiscation,  en  dépit  des  lois  qui  les  avaient 
solennellement  proscrits  ;  l'approche  du  tzar 


*  Thomas  Golovine  a  émigré  en  Lithuanie,  et  y  est  mort. 
Ses  descendants  y  existent  encore. 


II  AVERTISSEMENT. 

n'est  de  bon  augure  que  pour  ses  courtisans; 
la  persécution  s'attache  aux  honunes  indépen- 
dants et  éclairés,  et  le  juge  russe  n'est  encore 
qu'un  exécuteur  des  hautes  œuvres.  Les  pro- 
verbes d'alors  ont  été  remplacés  par  des  dic- 
tons nouveaux ,  tels  que  :  «  Dieu  est  haut,  et 
ce  le  tzar  est  loin  ;  — Qui  sert  se  lamente,» 
en  dépit  de  cette  autre  sentence  :  a  La  prière 
«  à  Dieu  ,  le  service  au  souverain  ne  sont  ja- 
cc  mais  perdus.  »  Des  abus  d'une  nature  diffé- 
rente sont  venus  prendre  la  place  des  cruau- 
tés anciennes  ;  et  si  j'avais  voulu  imiter  le 
mâle  langage  de  mon  ancêtre  ,  j'aurais  dit  : 
«  Je  rentrerai,  lorsque  toute  la  Russie  aura  été 
avancée  à  la  quatorzième  classe  (les  employés 
des  quatorze  classes  ne  peuvent  être  battus); 
lorsque  l'Allemand  n'y  vaudra  pas  plus  que 
le  Russe,  et  lorsque  la  plume  aura  le  poids 
du  fer  dans  la  balance  sociale.  » 

Mon  bonheur  ne  pouvait  être  complet  sans 
celui  de  mes  concitoyens.  N'espérant  pas  le 
voir  se  réaliser  de  sitôt,  et  ne  pouvant  y  con- 
tribuer assez  puissamment  dans  mon  pays , 
j'ai  renoncé  à  celui-ci,  d'autant  plus  facilement 
que  j'espérais  lui  être  plus  utile  à  l'étranger. 

Je  ne  suis  pas  le  premier  et  je  ne  serai  pas 


AVERTISSEMENT.  m 

le  dernier  à  déplorer  l'asservissement  de  la 
Russie ,  à  protester  contre  ses  oppresseurs;  et 
jamais  je  n'atteindrai  à  l'énergie  du  poëte 
russe  qui  disait  : 

«  En  Russie,  on  honore  le  tzar  et  le  knout; 
ce  et  les  Russes,  oies  imbéciles!  crient  :  Hourra, 
«  il  est  temps  de  nous  battre  !  » 
Ni  à  la  hauteur  de  cet  autre ,  qui  s'écrie  : 

«  J'ai  vu  la  Russie  esclave  au  pied  des  saints 
<c  autels  :  agitant  avec  bruit  ses  fers ,  le  cou 
(c  plié,  elle  priait  pour  le  tzar,  v 

Si  j'ai  dit  du  mal  de  la  Russie  ,  c'est  unique- 
ment par  amour  pour  elle.  On  voit  avec  indif- 
férence, chez  les  étrangers,  les  défauts  qui , 
dans  nos  frères,  nous  révoltent,  et  l'on  est  plus 
sévère  pour  ceux  qu'on  aime  que  pour  ceux 
auxquels  on  ne  s'intéresse  que  fort  peu.  D'ail- 
leurs la  Russie  est  pour  moi  une  notion  abs- 
traite ,  grande  et  belle,  et  que  je  me  plais  à 
élever  dans  l'avenir. 

Encore  moins  ai-je  cru  devoir  user  d'in- 
dulgence pour  le  gouvernement.  Auteur  des 
maux  sans  nombre  qui  attristent  la  Russie , 
tout  ménagement  envers  lui  aurait  été  de  la 
pusillanimité.  Son  injustice  envers  moi  ne  m'a 
cependant  pas  rendu  injuste  à  son  égard  ;  au 


IV  AVERTISSEMENT. 

contraire,  elle  n'a  fait  qn'aceroître  ma  cir- 
conspection, en  me  démontrant  les  torts  de 
toute  injustice. 

Les  hommes  qui  sont  au  pouvoir  n'osent 
ou  ne  veulent  élever  la  voix.  Ils  pèchent  dans 
l'eau  trouble ,  et  c'est  pourcjuoi  ils  maintien- 
nent le  trouble.  Ce  sont  là  les  véritables  traî- 
tres à  la  patrie  et  les  véritables  révolution- 
naires. L'homme  qui  a  su  se  rendre  libre  pour 
dévoiler  l'indignité  et  l'ignorance  du  gouver- 
nement, n'excitera-t-il  contre  lui  que  l'indi- 
gnation et  le  mépris? 

La  publicité  a  ce  bon  côté ,  que  l'erreur 
croule  d'elle-même  avec  le  temps  ,  tandis  que 
la  vérité  survit  et  se  perpétue.  Il  nen  sera 
pas  autrement  de  cet  écrit;  et  tout  acharne- 
ment contre  moi  ne  sera  que  le  fruit  de 
l'aveuglement  ou  de  la  mauvaise  foi,  qui  ne 
tiennent  pas  compte  des  intentions  et  ne 
voient  que  l'effet  du  moment. 

Je  n'ai  reproduit  ici  que  des  anecdotes  mé- 
ritant toute  confiance  parla  source  dont  elles 
émanaient.  Il  suffît  cju'elles  soient  accréditées 
dans  le  peuple,  pour  trouver  place ,  même 
tlans  l'histoire;  car  elles  sont  toujours  l'ex- 
pression du  caractère  de  l'homme  auquel  elles 


AVERTISSEMENT.  v 

se  rapportent.  On  ne  raconte,  sur  les  grands 
hommes  et  les  bons  souverains,  que  des  traits 
qui  les  honorent  ;  sur  les  rois  méchants  et 
incapables,  on  n'a  que  des  récits  pénibles  à 
faire. 

Si  je  voulais  dire  tout  ce  cpie  j'ai  cru  devoir 
taire,  si  je  faisais  connaître  les  épreuves  aux- 
quelles j'ai  soumis  ce  que  j'avais  à  dire ,  on 
n'aurait  pas  de  doute  siu^  la  véracité  de  mes 
récits;  mais  il  suffira  de  déclarer  que  je  n'ai 
absolument  rien  inventé. 

Il  ne  tient,  du  reste,  qu'à  Nicolas  de  prou- 
ver que  mon  jugement  sur  son  mérite  est  faux 
et  qu'il  est  digne  de  régner  sur  le  peuple  con- 
fié à  ses'soins.  Qu'il  commande  à  ses  acolytes. 
Qu'il  dise  à  Orlof  que  désormais  il  prétend 
gouverner  par  la  douceur,  la  franchise  et  la 
confiance,  et  qu'il  abolit  la  police  secrète.  Qu'il 
dise  à  Bloudof  cju'après  avoir  rassemblé  les 
lois  russes,  il  s'est  convaincu  qu'elles  ne  sont 
bonnes  qu'à  être  jetées  au  feu  ;  indignes 
du  siècle  où  nous  vivons ,  de  Dieu  et  des 
hommes  ;  et  qu'il  va  les  remplacer  par  des  lois 
justes  et  sages.  Qu'il  dise  à  Panine  que  les 
voleurs  ne  doivent  pas  être  au  pouvoir,  mais 
en  Sibérie.  Qu'il  dise  à  Ouvarof  c]u'il  ne  veut 


VI  AVERTISSEMENT, 

plus  du  charlatanisme  de  la  civilisation,  et 
la  veut  pure  corume  le  ciel.  Qu'il  dise  à 
Pérovsky  que  son  nom  doit  s'allier  à  la  plus 
grande  œuvre  de  notre  siècle  ,  à  l'émanci- 
pation des  serfs;  et  que  si,  d'ici  à  un  temps 
rapproché,  les  maîtres  n'ont  pas  affranchi 
leurs  paysans ,  ceux-ci  le  seront  par  la  force 
de  la  loi ,  car  il  ne  peut  ni  ne  doit  y  avoir 
d'esclaves  sur  un  sol  chrétien.  Qu'il  dise  à 
Nesselrode  que  la  France,  ce  foyer  de  la  civi- 
lisation ,  mérite  toute  son  estime,  et  ne  peut 
plus  être  son  ennemie.  Qu'il  dise  aussi  que  la 
Pologne  a  assez  souffert,  et  que,  Dieu  faisant 
tomber  de  ses  yeux  le  bandeau  qui  les  cou- 
vrait, il  ôte  les  chaînes  à  la  Pologne. 

Et  après  avoir  dit  tout  cela,  qu'il  l'exécute. 
A  ce  prix  ,  Thistoire  réformera  son  arrêt  ;  elle 
dira  qu'après  avoir  beaucoup  péché  ,  il  s'est 
beaucoup  repenti,  et  elle  placera  son  nom  à 
côté  de  ceux  que  les  peuples  vénèrent. 

N'est-ce  donc  rien  que  cette  désapprobation 
unanime  qui  s'élève  contre  tous  ses  actes  .^ 
Pense-t-il  qu'il  n'y  a  qu'erreur  et  mensonge  de 
la  part  du  monde  civilisé,  et  que  toute  la  sa- 
gesse et  tout  l'honneur  se  trouvent  de  son 
côté.^  Ah!  s'il  est  doux  de  régner  en  maître 


AVERTISSEMENT.  vu 

absolu,  il  l'est  jilus  encore  de  rendre  libre  le 
peuple  qu'on  gouverne  ;  mais  cette  joie  n'est 
donnée  qu'aux  âmes  pures  et  belles. 

Paris,  le  i4  juillet  1845. 


MA  PERSECUTION. 


Le  1 1  mars  1 843,  je  fus  appelé  chez  M.  le 
chargé  d'affaires  de  Russie  à  Paris.  Je  m'y  rendis 
le  lendemain  à  midi.  Après  m'avoir  prié  de  m'as- 
seoir,  il  me  dit  : 

—  Monsieur,  j'ai  reçu,  en  date  du  23  février 
(vieux  style),  l'instruction  suivante  : 

«  Votre  Excellence, 

a  La  volonté  de  S.  M.  l'Empereur  est,  qu'à  la 
a  réception  de  la  présente,  vous  mandiez  devant 
«  vous  le  prince  Pierre  Dolgorouky  et  M.  Ivan 
«  Golovine,  et  leur  déclariez  qu'ils  aient  immédia- 
«  tement  à  quitter  Paris  et  à  se  rendre  à  Saint- 
ce  Pétersbourg.  Vous  n'accepterez  aucune  espèce 
«  d'excuse,  ni  maladie,  ni  autre  prétexte,  et  leur 
«  signifierez  qu'en  cas  de  désobéissance ,  il  sera 
«  procédé  à  leur  égard  comme  envers  des  rebelles 
«  à  la  volonté  Impériale,  selon  toutes  les  rigueurs 
«  des  lois. 

«  Signé  Nesselrode.  » 


2  LA  RUSSIE 

Cette  lecture  faite,  M.  KIssélef   continua: 

—  Quand  voulez-vous  partir? 

—  Je  n'ai  quitté  la  Russie  que  pour  cause  de 
santé  ,  et  j'Ai  toujours  regretté  de  ne  pouvoir  y 
rentrer  ;  mais  il  me  serait  impossible  de  le  faire  en 
ce  moment. 

—  Je  ne  puis  recevoir  cette  excuse. 

—  J'espère  que  S.  M.  l'Empereur  aura  assez 
d'humanité  pour  l'accueillir. 

—  Vous  venez  de  voir  que  je  ne  puis  admettre 
aucun  prétexte. 

—  Ce  n'est  point  un  prétexte;  je  puis  produire 
des  certificats  attestant  mon  état  de  maladie. 

—  Quand  voulez-vous  que  je  vous  délivre  votre 
passe-port? 

—  J'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire  que  je  ne 
pouvais  partir. 

—  Que  voulez-vous  donc  que  je  fasse? 

—  Faites  votre  rapport  en  conséquence. 

—  Je  ne  l'ose ,  écrivez  vous-même. 

—  J'aurai  cet  honneur. 

—  Mais  vous  ne  voyez  donc  pas  que  c'est  la 
volonté  du  monarque? 

—  Ma  maladie  est  la  volonté  de  Dieu. 

Je  saluai  et  sortis;  le  prince  Dolgorouky  entra 
immédiatement  après  moi. 

J'envoyai  le  même  jour  la  lettre  que  voici,  à 
l'adresse  de  M.  Kissélef  : 


sous  INICOLAS 


«  Votre  Excellence, 

«  Mondésirconstantaélé  de  rentrer  au  plus  tôt 
«  dans  mon  pays,  que  je  n'ai  quitté  qu'en  consi- 
«  dération  de  l'état  délabré  de  ma  santé.  Je  me 
«  serais  donc  empressé  d'obéir  à  l'ordre  de  rappel 
«  que  je  viens  de  recevoir;  mais  ma  maladie  ne 
«  me  permet  pas  d'entieprendre  un  voyage  aussi 
«  pénible  et  qui  pourrait  causer  ma  mort.  Espè- 
ce rant  ([ue  mes  jours  ])Ourront  encore  être  utiles  à 
«  S.  M.  l'Empereur,  et  craignant  qu'une  mort  pré- 
«  maturée  ne  me  prive  de  la  faculté  de  confondre 
«  la  malignité  et  de  détruire  la  calomnie,  je  me 
«  repose  sur  la  clémence  et  la  justice  de  notre 
«  très-gracieux  monarque,  et  je  sollicite  liumble- 
«  ment  la  remise  de  mon  voyage,  jusqu'à  Tamé- 
«  lioralion  de  ma  santé;  aussitôt  que  je  le  pourrai, 
ce  je  me  mettrai  immédiatement  en  route.  J'ai 
ce  l'honneur  de  joindre  ici  un  certificat  de  mé- 
cc  decin. 

«  Paris,  ce  iï  mars  1843.  » 

Quelle  pouvait  être  la  cause  de  mon  rappel? 
Mon  passe-port  n'avait  qu'un  an  et  demi  de  date, 
et  il  est  permis  à  tout  noble  russe  de  rester  cinq 


4  LA.  RUSSIE 

ans  à  rétraiiger.  Je  n'avais  absolument  rien  à  me 
reprocher.  M.  le  ministre  de  la  police,  le  comte 
Benckendorf,  n'avait  pas  daigné  me  faire  connaître 
ce  qui  avait  porté  le  gouvernement  fusse  à  user 
de  cette  rigueur  à  mon  égard.  Il  avait  tout  simple- 
ment dit  à  mon  frère,  que  l'empereur  trouvait  mon 
séjour  à  Paris  inutile,  et  il  avait  eu  la  bonté  de  pro- 
mettre qu'il  me  défendrait  à  mon  retour,  s'il  était 
vrai,  comme  on  le  lui  disait,  ç\uefcwais  un  bon 
cœur.  Le  princeDolgorouky  avait  peu  auparavant 
fait  imprimer  un  opuscule  intitulé  :  «  JVotice  sur 
les  principales  fandlle s  de  la  Russie ,  par  le  comte 
Alinagro.  »  Cette  brochure  avait  soulevé  l'indi- 
gnation de  plusieurs  nobles  et  de  quelques  hauts 
fonctionnaires  russes.  En  plaçant  sous  la  protec- 
tion de  la  France  une  Histoire  des  Romanofs  qu'il 
était  sur  le  point  d'achever,  le  prince  s'était  attiré 
son  rappel,  et  comme  moi-même  je  venais  de 
mettre  sous  presse  un  traité  d'économie  politique, 
je  n'eus  aucun  doute  qu'on  n'en  voulut  à  mon  livre, 
quoiqu'on  en  ignorât  complètement  le  contenu. 

Est-il  défendu  aux  Russes  de  se  faire  impri- 
mer à  l'étranger?  Avant  de  procéder  à  la  publica- 
tion de  mon  ouvrage,  je  m'étais  adressé  au  corres- 
pondant du  ministre  de  l'instruction  publique  à 
Paris ,  pour  savoir  si  j'étais  autorisé  à  le  faire.  Il 
me  dit  qu'à  la  rigueur  il  était  interdit  de  rien 
faire  imprimer  à  l'étranger;  que  l'engagement  à 


sous  NICOLAS  I".  5 

signer  par  ceux  qui  prennent  des  passe-ports, 
contenait  cette  défense;  mais  cpie  la  plupart  du 
temps  on  délivrait  des  passe-ports  sans  imposer 
aucune  obligation;  que  tous  les  jours  des  Russes 
publiaient  des  écrits  hors  de  leur  pays,  et  qu'en 
conséquence  je^  pouvais  faire  de  même  en  toute 
tranquillité. —  «  Si  votre  livre,  ajouta-t-il,  est 
«  contraire  à  la  Russie  ,  le  gouvernement  vous 
«  punira  fort  probablement;  s'il  ne  l'est  pas, 
ce  il  fermera  les  veux;  et  s'il  lui  était  avantageux, 
«  il  se  pourrait  même  qu'il  vous  récompensât.  » 
Je  lui  demandai  si  je  pouvais  me  fier  à  ses  pa- 
roles ?  —  «Vous  pouvez  ,  me  répondit-il,  les 
«  prendre  pour  officielles.  » 

J'eus  donc  bâte  de  lui  faire  communiquer  la 
nouvelle  de  mon  rappel,  en  lui  disant  que,  con- 
vaincu de  ma  parfaite  innocence  à  tous  égards, 
je  ne  pouvais  expliquer  cette  rigueur  que  par  mon 
livre.  Il  eut  la  complaisance  d'écrire  immédiate- 
ment au  comte  Benckendorf,  pour  lui  dire  que 
mon  ouvrage,  tout  différent  en  cela  de  l'écrit  du 
prince  Dolgorouky,  était  purement  scientifique  et 
plutôt  favorable  que  contraire  à  la  Russie. 

La  loi  russe  est  expresse  :  elle  prescrit  à  tout 
sujet  de  rentrer  dans  son  pays  à  la  première  som- 
mation ;  mais  il  y  a  une  autre  loi  non  moins  ex- 
plicite, qui  dit  qu'on  peut  être  exilé  dans  les  pro- 
vinces de  l'intérieur  d'après  jugement  rendu,  ou 


f.  LA  RUSSIE 

mêmesurunn  simple (lisposition  dugoiwcrnemcnt^  et 
les  provinces  confinant  la  Sibérie,  celles  de  Vialka, 
de  Perm,  deVologda,  sont  celles  qu'en  pareil  cas 
on  choisit  de  préférence.  Je  me  savais  innocent; 
mais  qui  me  disait  qu'on  ne  m'avait  pas  calomnié? 
Les  espions  russes  sont  très-nombreux  à  Paris,  et 
à  Paris  plus  qu'ailleurs;  il  suffit  souvent  de  dé- 
plaire à  l'un  de  ces  messieurs  pour  qu'il  vous  dé- 
nonce au  pouvoir,  enchanté  de  mériter  quelques 
bonnes  grâces,  ou  au  moins  de  bien  gagner-  ses 
appointements;  car  on  suspecte  et  on  éloigne  ceux 
d'entre  eux  qui  sont  trop  avares  de  rapports.  Les 
dénonciateurs  jouissent  d'un  strict  incognito,  ne 
sont  pas  mis  en  présence  des  accusés  ,  et  leur  pa- 
role pèse  plus  que  celle  des  honnêtes  gens.  Des 
personnes  parfaitement  irréprochables  ont  été  rap- 
pelées en  Russie  sur  un  simple  soupçon  de  libé- 
ralisme ,  et  lors  même  qu'ils  ont  échappé  à  toute 
espèce  de  peine,  parce  qu'on  n'avait  ni  acte  ni 
propos  à  alléguer  contre  eux,  ils  n'en  ont  pas 
moins  vu  leur  carrière  compromise.  Un  caprice 
du  comte  de  iNesselrode  m'avait  déjà  fait  renon- 
cer à  toute  espèce  de  service  ;  devais-je  aller  subir 
de  nouvelles  humihations?  Mon  rappel  devenant 
public,  aucune  justification  n'aurait  mis  mon  in- 
nocence à  l'abri  de  toute  airière-pensée.  Ma 
meilleure  défense  était  mon  livie;  je  crus  donc 
devoir  le  publier,  no  pouvant  d'ailleurs  lenoncer 


sous  NICOLAS  I-.  T 

à  la  satisfaction  de  faire  paraître  le  fruit  de  plu- 
sieurs années  d'études,  alors  qu'on  ne  me  faisait 
pas  même  l'honneur  de  me  demander  ce  sacrifice. 
J'aiuiais  et  j'aime  mon  pays  autant  qu'un  autre; 
et  précisément  parce  que  je  l'aimais,  je  voulais, 
autant  qu'il  était  en  moi,  contribuer  à  effacer  ce 
titre  de  barbaies  ,  dont  on  nous  salue  dans  toute 
l'Europe. 

Si  je  ne  parle  ici  ni  des  droits  de  l'homme,  ni 
des  droits  de  la  civilisation  ,  supérieurs  à  toutes 
les  lois  ei  surtout  à  des  lois  iniques,  dioils  mé- 
connus et  que  je  voyais  indignement  violés  en 
moi ,  c'est  parce  que  je  veux  rester  à  la  portée  du 
gouvernement  russe. 

Je  me  promis  toutefois  d'user  de  tous  les  ména- 
gements possibles  ,  afin  de  mettre  de  mon  côté 
ceux  même  qui,  tout  en  ne  partageant  pas  mes 
opinions,  méritaient  mon  estime.  Je  sauvai  donc 
les  apparences  en  me  déclarant  malade ,  ce  que 
j'étais  en  effet. 

Le  i3,  j'eus  chez  moi  la  visite  d'un  secrétaire 
de  l'ambassade,  qui,  au  nom  de  son  chef,  me  pria 
de  partir  au  moins  pour  l'Allemagne,  afin  qu'il 
leur  fût  possible  de  présenter  ce  départ  au  gouver- 
nement comme  une  exécution  de  ses  ordres.  Je 
répondis  que  je  n'avais  aucune  confiance  dans  les 
médecins  allemands.  Il  me  pria  de  fixer  au  moins 
un  terme  à  mon  départ.  INe  pouvant  assigner  un 


8  LA  RUSSIE 

terme  à  ma  maladie ,  je  ne  pus  obtempérer  à 
cette  nouvelle  demande.  Le  lendemain,  la  même 
personne  m'invita  par  écrit  à  modifier  ma  lettre 
dans  le  sens  qu'il  m'avait  proposé;  cette  démar- 
che n'eut  pas  plus  de  succès  que  la  précédente. 

Le  jour  suivant,  un  attaché  à  l'ambassade  vint 
chezmoi  médire  qu'il  avaitlula  minute  du  rappoit 
qu'on  venait  de  préparer  sur  mon  affaire;  il  ajouta 
que  je  payerais  les  pots  cassés  si  je  ne  changeais 
rien  à  ma  lettre;  le  prince  Dolgorouky  ayant  déter- 
miné l'époque  de  son  retour,  le  courroux  de  l'em- 
pereur, pensait-il  ,  retomberait  sur  moi  seul. 
Croyant  tout  gagner  en  gagnant  du  temps  ,  et  con- 
naissant l'esprit  peu  accommodant  du  tzar,  je  re- 
liiai  ma  première  lettre  et  la  remplaçai  parla  sui- 
vante : 

«  Votre  Excellence, 

«  Obéissant  sans  réplique  à  la  prescription  que 
«  je  viens  de  recevoir,  je  me  serais  mis  immédia- 
o  lement  en  route  ;  mais  l'état  de  ma  santé  ne  me 
«  permet  pas  de  suppoiter  le  mouvement  de  la  voi- 
<c  ture,  et  en  outre  la  prochaine  ouverture  de  la 
«  navigation  me  donnera  le  moyen  de  rentrer  plus 
.c  tôt;  je  pense  donc,  conformément  à  mon  devoir, 
«  me  mettre  en  route  avec  le  premier  bateau  à  va- 
a  peur,   ,1'ai    l'honneur  de   joindre  sous    ce   pli 


sous  NICOLAS  V\  9 

«  le  cerlificat  attestant  mon  état  de  maladie.  » 
La  réponse  du  comte  deBenckendorf  àson  cor- 
respondant ne  se  fit  pas  attendre.  —  «  Quant  à 
«  M.  Golovine,  lui  écrivait-il,  vous  pouvez  être 
«  parfaitement  tranquille  sur  son  compte  ;  /lous 
«  nni'ons  pas  de  corps  de  délit  contre  lui  (textuel , 
«  la  lettre  était  en  français).  Aussi  ce  n'était  qu'une 
«  mesure  de  préca.ution  et  non  pas  de  répression. 
a  Cette  affaire  n'aura  pas  de  suite.  » 

N'était-ce  pas  dire  assez  clairement  que  j'étais 
innocent?  Mais,  en  ce  cas,  pourquoi  me  poursuivre? 
V2LY  précaution?  Ne  vaudrait-il  pas  autant  empri- 
sonner les  passants,  de  peur  qu'ils  ne  commet- 
tent un  crime  quelconque?  N'était-ce  pas  faire 
comme  certains  propriétaires  de  serfs  qui  battent 
leurs  gens,  par  avance  pour  leurs  fautes  à  venir,  ou 
bien  qui,  après  avoir  reconnu  qu'ils  ont  frappé  à 
tort,  promettent  d'en  tenir  compte  à  la  prochaine 
occasion  ?  Porter  le  trouble  et  l'effroi  dans  une 
famille,  mettre  en  émoi  Paris  et  Pétersbouig, 
avouer  à  la  face  de  l'Europe  qu'on  rappelait  un 
auteur  pour  les  ouvrages  qu'il  avait  dans  son  por- 
tefeuille ou  sous  presse  ,  était-ce  là  ce  qu'on  ap- 
pelle une  mesure  àe  précaution?  Il  est  vrai  qu'on 
m'avait  recommandé  sous  main  de  ne  pas  ébrui- 
ter l'affaire.  Le  comte  de  Benckendoif  avait  deux 
réponses  à  cela  :  «  L'empereur  veut  que  ses  su- 
«  jets  se  tiennent  tranquilles  à  l'étranger,  et  nous 


10  LA  RUSSIE 

«  ne  nous    soucions   guère  qu'ils   y    publient   la 

«  moindre  des  choses.  » 

Me  fiant  sur  la  lettre  du  chef  des  gendarmes  à 
son  correspondant ,  je  crus  cpie  toute  cette  affaire 
resterait  sans  suite  ,  comme  tant  d'autres  mesures 
trop  précipitées  du  gouvernement  russe,  d'autant 
plus  qu'il  y  avait  des  antécédents  qui  m'autorisaient 
à  le  penser.  J'envoyai  deux  exemplaires  de  mon 
Economie  politique  à  Sainl-Pétersbourg,  destinés, 
l'un  à  l'empereur,  l'autre  au  ministre  de  la  police, 
et  me  rendis  aux  eaux  des  Pyrénées.  Le  comte  de 
Benckendorf  ne  prit  la  peine  que  de  lire  la  préface 
qu'il  trouva  très-incendiaire ,  parce  que  j'y  récla- 
mais l'hospitalité  de  la  France  pour  mes  idées.  Il 
réprimanda  sévèrement  son  correspondant  pour 
l'avoir  induit  en  erreur  sur  l'esprit  de  mon  livre. 
La  censure,  après  de  longs  doutes,  laissa  passer 
mon  ouvrage,  mais  en  coupa  plusieurs  feuillets; 
et  tout  cela  joint  à  la  nouvelle  que  le  prince  Dol- 
gourouky  venait  d'être  exilé  à  Viatka,  était  de  na- 
ture àm'inspirer  de  justes  craintes  sur  l'avenir  qui 
m'attendait  à  mon  retour. 

Bien  résolu  à  ne  rentrer  en  Russie  qu'avec  de 
bonnes  assurances  pour  ma  tranquillité  ,  et  ne  re- 
cevant pendant  plusieurs  mois  aucun  avis,  je  me 
décidai  à  adresser,  de  Cauterets,  la  lettre  suivante 
au  ministre  de  la  police,  en  date  du  i5  août  1843  : 


sous  NICOLAS  P\  U 

«  Monsieur  le  comte, 

«  Il  y  a  plusieurs  mois  que  j'ai  eu  l'honneur 
«  d'expédier  deux  exemplaires  de  mon  dernier  ou- 
«  vrage  à  Saint-Pétersbourg;  je  destinais  l'un  à 
«  S.  M.  l'Empereur,  l'autre  à  Voire  Excellence.  Ne 
«  lecevant  aucune  réponse  à  ce  sujet,  je  dois  pré- 
«  sumer  cpi'une  crainte  mal  fondée  aura  empêché 
«  mon  frère  de  faire  parvenir  mes  livres  a  leur 
«  destination.  En  ce  cas,  je  vous  prie,  M.  le  Comte, 
«  de  vouloir  bien  rassurer  mon  frère  ,  accepte i-  de 
«  lui  l'honmiage  d'un  exemplaire,  et  faire  agréer 
«  l'autre  à  notre  auguste  souverain,  en  lui  expri- 
«  mant  tout  le  regret  que  j'éprouve  de  ne  pouvoir 
«  moi-même  le  déposer  à  ses  pieds,  nne  grave 
«  maladie  me  retenant  encore  loin  de  mon  pays. 

«  Agréez ,  etc.  » 

A  mon  retour  à  Paris,  la  légation  russe  me  re- 
mit un  papier  signé  Doubelt,  daté  du  1/12  sep- 
tembre 1843  ,  et  dont  voici  la  teneur  : 

«  Monsieur, 

«M.  le  général  aide  de  camp,  comte  Benckendorf, 
«  ayant  été  instruit  que,  sans  avoir  demandéd'au- 
«  torisation ,  vous  êtes  allé  de  Paris  aux  Pyrénées 


12  LA  RUSSIE 

«  pour  V  faire  un  traileme nt  d'eaux  minérales  , 
«  tandis  qu'au  mois  de  mars  dernier  il  vous  a  été 
u  communiqué  l'ordre  suprême  de  revenir  en  Rus- 
«  sie,  et  que  vous-même  avez  déclaré  par  écrit  que 
«  vous  partiriez  à  l'ouverture  de  la  navigation  par 
a  le  premier  bateau  à  vapeur,  Son  Excellence  m'a 
(f  chargé  de  vous  faire  connaître  qu'elle  se  borne, 
«  une  dernière  fois,  à  vous  réitérer  l'ordre  d'ac- 
«  complir  votre  devoir,  et  de  revenir  sur-le-champ 
«  h  Saint-Pétersbourg,  sans  plus  vous  prévaloir 
«  d'aucune  espèce  de  prétexte.  Dans  le  cas  con- 
«  traire  ,  Son  Excellence  fera  son  très-humble  rap- 
«  port  à  Sa  Majesté  l'Empereur,  et  alors  le  retard 
a  même  que  vous  aurez  mis  à  accomplir  l'ordre 
«  suprême,  sera  de  votre  part  un  crime  important, 
«  et  vous  aurez  encouru  une  responsabilité  sévère  , 
«  selon  la  loi. 

«  Remplissant  par  là  l'ordre  du  comte  Alexandre 
«  Christophorovitsch,  j'ai  l'honneur  devons  assu- 
«  rer  de  mon  sincère  dévouement  et  respect.  » 

Je  répondis  incontinent: 

«  MoxsiFFR  lt:  comte  , 

«  Que  puis-je  répondre  à  l'office  que  vous  m'avez 
«  fait  l'httnneur  de  me  faire  adresser  en  date  du 
«  i"  septembre,  et  qui  ne  m'a  ét<^  remis  par  l'am- 


sous   NICOLAS   I".  13 

i<  bassade  que  le  9.2  novembre?  Si  je  vous  parle 
«  (Je  uies  affaires  qui  me  retiennent  ici,  votre  ré- 
((  ponï>e  est  faite  d'avance  :  vous  ne  voulez  entendie 
«  aucune  olijection.  Ma  maladie,  le  traitement  que 
«je  suis,  n'excitent  que  votre  mécontentement, 
«  ce   qui  n'est  pas  de  nature  à  me  l'assurer    sur 
«  l'avenir  qui  m'attend  a  mon  retour.  Puis-je  par- 
ce 1er  de  mon  innocence?  Mais  vous  en  êtes  con- 
((  vaincu  comme  moi-même:  et  ne  devais-je  pas 
«  \oir  dans    vos  paroles  :  «  qu'on   n'avait   pas  de 
«  corps  de  délit  contre  moi, que  cette  affaire  n'au- 
<x  rait  pas  de  suite.  »   rautorisati(jn  daller  ou  bon 
«  me  semble?  Faut-il  que  je  proteste  de  mon  dé- 
«  vouement  à  mon  souverain?  L'histoire  est  là, 
«  fpii  dit  que  nous  avons  seivi  le    trône  comme 
«  j>ersonne;  certes,  je  n'aurai  pas  été  le  premier  à 
«  faire  exception  à  cette  règle,  et  je  n'ai  fait  usage 
«  de  la  liberté  de  la  presse  que  pour  consolider  la 
i<  gloire  de  mon  pays.    11  est  aisé    de   le   servir 
«  dans  la  prospérité_,  mais  il  est  plus  difficile  de 
«  le  faire  dans  l'adversité.  Aies  crimes  sont  ma  ma- 
te ladie  et  mon  intelligence,  el  vous  ne  voulez  pas 
«  me  laisser,  pour  dédommagement,  la  faculté  qui 
«  est  donnée  au  dernier  des  sujets,  de  se  mouvoir 
a  à  son  gré.  Il  ne  me  reste  donc  ,    Monsieur  le 
«  Comte,   qu'à  protester  de  ma  \énération  prxir 
0  vous,  el  à  me  reposer  sur  la  clémence  et  la  jus- 
«  tice  de  mou  souverain. 


14  LA.  RUSSIE 

«  Tels  sont  les  senliineuls  avec  lesquels,  elc.  » 

Le    général   Doubelt  me  répondit  le  aS   no- 
vembre (vieux  style)  : 

«  Monsieur  , 

«  M.  le  général  aide  de  camp,  comte  de  Benc- 
«  kendorf,  ayant  reçu  voire  lettre  du  ia/^4  novem- 
«  bre,  a  bien  voulu  déclarer  que  le  gouvernement 
«  n'a  eu  à  vous  accuser  d'aucun  crime;  mais  vous 
«  devenez  vous-même  coupable  depuis  le  temps 
«  que  vous  ne  remplissez  pas  l'oidre  de  Sa  Majesté 
«  concernant  votre  retour  en  Russie.  Son  Excel- 
ce  lence,  par  un  effet  delà  bonté  de  son  Ame,  a  re- 
«  tenu  jusqu'ici  et  retient  encore  son  très-humble 
«  rapport  à  ce  sujet  ,  mais  il  se  pourrait  que  Sa 
«  Majesté  l'Empereur  voulùtbien  s'informer  si  vous 
«  êtes  de  retour  de  l'étianger  ;  on  sera  alors  forcé 
«  de  lui  soumettre  les  particularités  de  cette  affaire, 
a  et  vous  serez,  pour  votre  retard  dans  i'accom- 
«  plissement  de  la  volonté  du  monarque,  comme 
«  pour  LUI  crime  iinporUnit,  soumis  à  la  responsa- 
«  bilité,  selon  toute  la  rigueur  des  lois.  C'est  pour- 
ce  quoi  le  comte  Alevandre  Christophorovitsch,  se 
ce  bornant,  pour  une  dernière  fois,  à  renouveler  ses 
ce  premières  in  tances,  m'a  chargé  de  vous  prier  de 
ce  revenir  immédiatement  en  Russie ,  ne  vous  ex- 


sous  NICOLAS  I",  15 

«  disant  plus  sur  aucun  prétexle  ,  et ,  dans  le  cas 
«  contraire,  Son  Excellence  se  verra  forcée  de  por- 
«  1er  le  tout  à  la  connaissance  de  Sa  Majesté  l'Em- 
«  pereur. 

a  Remplissant  par  là  la  volonté  du  comte  Alexan- 
«  dre  Christoplîorovitsch ,  j'ai  l'honneur  de  vous 
«  assurer  de  mes  sincères  respect  et  dévouement.  » 

En  même  temps  ,  M.  le  comte  me  faisait  écrire  , 
par  une  voie  privée  ,  que  l'empereur  n'aimait  pas 
qu'on  plaisantât  avec  lui,  et  était  habitué  à  ce 
qu'on  lui  obéit;  qu'il  suffirait  d'une  seule  parole 
de  lui  pour  que  le  gouvernement  français  mo  fit 
quitter  la  France.  Tant  d'arrogance  m'indigna;  les 
bruits  assez  adroitement  semés,  par  les  agents 
russes,  que  M.Guizotavait  offert  de  faire  partir  le 
prince  Dolgorouky  avec  des  gendarmes ,  ne  m'in- 
timidèrent pas  davantage;  je  savais  jusqu'où 
pouvait  descendre  la  diplomatie  russe,  et  bientôt 
je  fus  complètement  rassuré  sui"  ce  point.  Je  me 
confiai  donc  à  la  garde  de  Dieu,  et  répondis  ce 
qui  suit  au  ministre  de  la  police  : 

o  Monsieur  le  comte  , 

u  Dans  votre  ordre  du  aS  novembre,  vous  con- 
«  venez  de  mon  innocence  et  parlez  de  la  bonté 
«  de  votre  âme.  Je  n'ai  jamais  douté  de  la  pre- 


16  LA  RUSSIE 

«  mièie ,  mais  la  seconde  n'appert  guère  de  votre 
«lettre.  La  bonté  d'âme,  la  justice  exigent  des 
«  dédommagements  en  faveur  des  innocents  per- 
«  sécutés,  et  non  pas  la  continuation  des  persécu- 
«  lions. 

ce  De  plus,  vous  daignez  me  faire  dire  que, 
«  pour  le  retard  que  j'ai  mis  à  rentrer  dans  mon 
«  pays ,  il  sera  procédé  envers  moi  selon  toute  la 
«  rigueur  des  lois,commepourun  crime  important. 
«  Il  serait  difficile,  Monsieur  le  Comte,  d'ordonner 
«  et  d'ôter  en  même  temps  la  faculté  d'obéir,  mieux 
«  que  vous  ne  le  faites. 

«  Persuadé  que  ma  cause  est  juste,  je  place  mes 
«  espérances  dans  l'impartialité  de  S.  M.  l'Empe- 
«  reur,et  je  prie  Votre  Excellence  de  ne  plus  tar- 
«  der  de  faire  son  rapport  sur  les  causes  qui 
«  m'empêchent  de  revenir  bientôt ,  causes  que  j'ai 
«  déjà  exposées  dans  mes  lettres  du  i5  août  et  du 
«  i[\  novembre ,  et  qui  consistent  dans  le  déian- 
«  gement  de  ma  santé  et  de  ma  fortune.  » 

A  la  réception  de  cette  lettre,  M.  Bencken- 
dorf  écrivit  en  marge  la  sentence  suivante  : 
«  Le  jeune  homme  finira  par  se  perdre  de  lui- 
«  même.  »  Puis  il  fit  venir  chez  lui  mon  frère, 
l'embrassa,  le  fit  s'asseoir,  et  lui  dit  :  «  Vous 
«  savez  que  je  suis  de  vos  amis;  mais  il  n'y  a  pas 
'(  de  famille  sans  vilain ,  et  votie  frère  est  le  vilain 
c(  de  votre  famille.  »  —  Ecce  homol 


sous  NICOLAS  1".  ir 

Le  20/8  février,  l'anibassafle  me  fit  remettre 
un  éciit  du  général  Doubelt ,  daté  du  20/8  janvier 
et  conçu  en  ces  termes  : 

«  MONSIEUK  , 

«  M.  le  général  aide  de  camp  comte  Benc- 
«  kendorf  ayant  reçu  votre  lettre  du  3  janvier 
«  (nouveau  style),  et  ayant  vu  que  vous  ne  vous 
«  empressez  pas  d'exécuter  l'ordre  suprême,  con- 
«  cernant  votre  retour  immédiat  en  Russie,  m'a 
«  chargé  de  vous  informer  que  Son  Excellence  a 
«  renvoyé  la  lemise  de  son  rapport  à  S.  M.  l'Em- 
«  pereur  à  quatre  semaines  encore;  mais  si,àrex- 
«  piration  de  ce  terme  (on  avait  eu  le  soin  de  le 
«  laisseï-  expirer),  vous  n'êtes  pas  arrivé  à  Saint- 
ce  Pétersbourg,  votre  désobéissance  sera  alors  im- 
«  médiatement  soumise  à  S.  M.  l'Empereur. 

«  Remplissant  par  là  l'ordre  du  comte  Alexandre 
«  Christophorovitscb ,  j'ai  l'honneur  de  vous  pré- 
«  senter,  Monsieur,  l'assurance  de  mon  sincèie 
«  lespect  et  de  mon  dévouement.  » 

La  veille,  M.  Kissélef  m'avait  communiqué  l'or- 
dre qu'il  avait  reçu  du  comte  de  Wesselrode,  en 
date  du  26  janvier,  et  qui  prescrivait  de  lui  faire 
savoir  ma  décision  sur  mon  retour. 

Je  n'avais  pas  d'ordre  à  recevoir  du  comte  de 


18  LA  RUSSIE 

ISesselrode,  {)uis(|ue  j'en  recevais  du  comte  de  Benc- 
kendorf,  el  j'avîiis  au  surplus  ("ait  le  sacrifice  de 
ma  carrière,  pour  ne  pas  cire  sous  la  dépendance 
du  ministre  des  affaires  étiangères.  Invité  par  lui 
à  prendre  des  leçons  d'écriture,  j'avais  pensé  pou- 
voir être  plus  utile  à  mon  pays  comme  auteur  que 
comme  copiste,  et  je  m'étais  en  conséquence 
retiré  du  service. 

Je  remis  à  M.  Kissélef  la  lettre  suivante,  à  l'a- 
dresse de  M.  de  Nesselrode  : 

«  Monsieur  le  comte, 

«  J'avais  cru  m'ètre  expliqué  assez  catégorique- 
«  ment  au  sujet  de  ma  rentrée  en  Russie,  dans 
«  mes  lettres  à  M.  le  comte  de  Benckendorf,  en  date 
«  du  i5  août, du  il\  novembre  i843,  et  du  3  jan- 
(c  vier  1 844- Mais  puisque  Votre  Excellence  dai- 
i(  gne  intervenir  dans  cette  mesure  de  haute 
«  police,  elle  me  fait  un  devoir  de  lui  avouer  que 
«  je  n'ai  quitté  le  service  et  mon  pays  que  pour 
(c  prendre  les  leçons  de  calligraphie  qu'elle  avait 
«  bien  voulu  me  prescrire.  Je  n'avais  pas  de  pro- 
«  tection  ,  et  vous  n'aviez  pas  sans  doute  à  vous 
a  rappeler,  Monsieur  le  Comte,  que  le  premier 
((  ministie  des  affoires  étrangères  en  Russie  avait,, 
c<  le  nom  que  je  porte. 

«  J'espère,  toutefois,  que  vous  n'userez  pas  de 


sous  NICOLAS  l"'-.  19 

«  loiit  votre  jionvoir  pour  faire  dire  que  les  Benc- 
«  UendorfetlesNesselrode  ont  réduit  un  Golovine 
rc  au  rôle  de  proscrit. 

«  Je  saisis  cette  occasion  pour  vous  expiimer  la 
«  haute  considération  et  les  sentiments  distingués 
«  avec  lesquels  j'ai  l'honneui-  d'être,  etc.,  etc.  » 

Comme  je  demandais  sur  cette  lettre  l'avis  du 
poète  russe  B***,  il  m'engagea  beaucoup  à  la  faire 
partir,  disant  que  le  comte  de  Nesseliode  était  un 
liomme  supérieur;  que  se  rappelant  le  tort  qu'il 
m'avait  fait,  il  s'empresserait  de  le  réparer,  ,1e  ne 
tardai  pas  à  acquérir  une  nouvelle  preuve  de  cette 
double  vérité  :  que  les  hommes  de  cœur  ne  sont 
pas  des  hommes  piatiques,  et  que  les  grands  di- 
gnitaires sont  sujets  à  de  petites  haines. 

M.  de  Nesselrode  n'eut  rien  de  plus  pressé,  à  la 
réception  de  ma  lettre,  que  de  la  mettre  sous 
les  yeux  de  l'empereur,  qui  ordonna  immédiate- 
ment le  séquestre  de  tous  mes  biens,  ma  mise 
en  jugement,  pour  crime  de  désobéissance  et  de 
haute  trahison,  et  mon  arrestation,  si  je  mettais  le 
pied  sur  le  territoire  russe. 

Le  prince  Dolgorouky  fut  rappelé  de  son  exil 
à  Viatka ,  et  l'emperereur  lança  un  décret  qui  dé- 
fendit aux  sujets  russes  d'aller  à  l'étranger  avant 
l'âge  de  vingt-cinq  ans,  et  imposa  leurs  passe-ports 
à  huit  cents  francs  par  an.  On  n'excepta  de  cette 


20  LA  RUSSIE 

mesure    que   les    malades    et    les    commerçants. 

Un  soir,  eiiHu,  Sa  xMajesté  me  fit  l'honneur  de 
lire  ma  lettre  à  la  cour,  et  en  petit  cercle.  —  «Qui 
«  aurait  pensé,  s'écria-t-il,  que  le  frère  de  noire  Go- 
«  lovine  serait  l'auteur  d'une  leltre  pareille?  Et  qui 
«  donc  ose  dire  que  cet  homme  écrit  bien?  Je  vous 
«  en  fais  juges  vous-mêmes.  Messieurs;  cette  lettre 
«  est-elle  bien  écrite?»  Et  aussit(M  ces  messieurs  de 
s'incliner,  et  de  dire:  «  JNon  certes,  Sire  ;  cette  let- 
«  tre  est  très-mal  écrite.  » 

Condamné  à  la  cour,  je  ne  taidai  pas  à  l'être 
au  sénat,  qui  a  prononcé  contre  moi  la  peine  de 
l'exil  en  Sibérie  ,  la  [)rivalion  de  mes  droits  civi- 
ques et  la  confiscation  de  mes  biens. 


sous  NICOLAS  I".  21 

I. 

NOTICE   HISTORIQUE  SUK  LE  REGNE  DE  NICOLAS  I^-^. 


Il  ne  peut  élre  clans  mes  intentions  de  m'arrê- 
ter  longtemps  à  l'histoire  d'un  règne  qui  n'auia 
ma!C|ué  que  par  des  cruautés  et  des  actes  de  dé- 
mence; actes  utiles,  toutefois,  en  ce  sens  qu'ils 
auront  servi  à  combler  la  mesure  des  iniquités  et 
à  presser  l'avènement  d'un  ordre  de  choses  meil- 
leur. 

Alexandre  venait  demourir  à  ïaganiog,  le  19  no- 
vembre 1825.  Il  emportait  avec  lui  dans  la  tombe 
des  plans  généreux,  et  laissait  après  lui  des  regrets 
et  des  inquiétudes:  des  regrets  amoindris  par  l'ad- 
ministration d'Araklitscliéief,  dans  les  mains  du- 
quel il  avait  laissé  flotter  les  rênes  de  l'empire, 
alors  que  le  dégoût  s'était  emparé  de  lui;  des  in- 
quiétudes accrues  par  un  orage  qui  s'amassait  dans 
l'ombre,  et  dont  on  avait  un  pressentiment  géné- 
ral. On  n'était  rien  moins  que  rassuré  sur  l'avenir 
que  préparaient  à  la  Russie  les  frères  d'Alexandre. 


àâ  LA  RUSSIE 

Constantin  était  tout  au  plus  propre  à  renouveler 
le  règne  de  son  pèie.  Fou,  capricieux,  ])on  et  mé- 
chant par  accès,  il  ne  pouvait  faire  espérer  nn 
pouvoir  égal  et  intelligent;  on  connaissait  à  peine 
Nicolas.  Constantin  avait  du  reste  renoncé  à  la 
couronne,  par  suite  de  son  mariage  avec  la  prin- 
cesse Lovitz,  fille  d'un  simple  gentilhomme  polo- 
nais, Grousinsky.  L'acte  de  sa  renonciation  et  le 
manifeste  d'Alexandre  qui  désignait  Nicolas  pour 
son  successeur  étaient  déposés  dans  l'église  de 
l'Assomption,  à  Moscou,  et  confiés  à  la  garde  des 
trois  autorités  suprêmes  de  l'empire,  du  synode, 
du  conseil  et  du  sénat.  Dans  sa  lettre  à  l'empe- 
reur, du  1 4  janvier  1822,  le  grand-duc  Constan- 
tin déclarait  «  qu'au  cas  où  jamais  il  serait  revêtu 
(f  de  la  haute  dignité  à  laquelle  il  était  appelé  par 
«  sa  naissance,  il  ne  se  croyait  ni  l'esprit,  ni  la 
«  force  nécessaires  pour  l'exercer.  » 

Nicolas  joua  avec  la  couronne,  la  fit  offrir  à 
Constantin,  et  fit  prêter  serment  aux  troupes, 
«laissant  ainsi,  quoiqu'il  ail  piétendu  le  con- 
traire, sa  chère  patrie  dans  l'incertitude  sui-  la 
personne  de  son  souverain  légitime.  »  Constantin 
avait  déjà  réitéré  son  refus,  et  Nicolas  exigea  alors 
le  serment  pour  lui-même.  Ce  fut  le  signal  d'une 
émeute  qui  éclata  soudainement. 

L'élite  de  la  noblesse  et  de  l'armée  russes,  des 
jeunes  gens  d'une  haute  instruction  et  d'un  esprit 


sous  mCOLAS  V\  23 

érninent,  se  trouvant  mal  à  l'aise  au  milieu  des 
institutions  qui  pesaient  sur  eux,  poussés  par  un 
amour  sans  ])ornespour  la  pairie,  voulant  à  tout 
prix  remédieiàses  maux,  avaient,  dès  l'année  1817, 
formé  plusieurs  sociétés  à  l'instar  de  celles  de  l'é- 
tranger, surtout  du  Tai^e/i(f/M(/n/  ixWemaud.  Ces  as- 
sociations avaient  pour  but  de  répandre  les  lu- 
mières par  l'établissement  d'écoles  publiques ,  et 
surtout  des  écoles  à  la  Lancaster;  de  tiavailler  à 
l'émancipation  des  serfs,  par  la  propagation  des 
idées  libérales  et  par  des  exemples  de  généreux 
affranchissements;  de  remédier  aux  abus  de  la 
justice,  en  ne  se  refusant  pas  aux  fonctions  qui 
pourraient  être  confiées  à  leurs  membres  ('),  en 
encourageant  les  juges  intègres,  et  en  leur  donnant 
même  des  secours  pécuniaiies.  Ils  voulaient  ainsi 
venir  en  aide,  par  leur  concours,  aux  efforts  du 
gouvernenient  qu'ils  croyaient  insuffisants,  et  ils 
pensaient  si  peu  que  leurs  vues  pussent  être  blâ- 
mables, qu'ils  ont  voulu  ,  à  plusieurs  reprises, 
demander  l'assentiment  du  pouvoir.  La  crainte  de 
ne  pas  trouver  assez  d'appui  dans  sapliilanlbropie 
les  arrêta. 

En  189,2,  une  supplique  qui  demandait  l'auto- 
risation d'ouvrir  une  souscription  pour  l'émanci- 


(1)  Ryléïéf  et  Poustschine  ,  entre  autres,  occupaient  avec 
distinction  des  postes  peu  attrayants. 


24  LA  RUSSIE 

palion  des  seifs,  a  été  présentée  à  l'empereur  et 
est  restée  sans  résultat.  On  y  voyait  figurer  les  noms 
des  hommes  les  plus  respectables,  tels  que  le 
comte  Vorontzof ,  le  prince  Menscliikof  et  les 
principaux  conjurés.  M.  Yassiltscbikof,  président 
actuel  du  conseil,  y  avait  d'abord  donné  son  as- 
sentiment, qu'il  retira  plus  tard.  Plusieurs  des  si- 
gnataires tombèrent  même  dans  la  disgrâce,  à  la 
suite  de  cette  démarche. 

Formée  d'abord  sous  le  nom  de  Vll/iion  de  salut, 
l'association  prit  plus  tard  celui  de  VUnioii  du 
bien  public  ou  du  Livre  vert,  d'après  la  couleur  de 
la  reliure  de  son  règlement.  Elle  se  divisa  en  so- 
ciété du  Nord  et  société  du  Midi.  La  première  avait 
son  siège  à  Sainl-Pélersbouig,  la  seconde  à  Toul- 
tschine.  En  i  SaS,  celle-ci  se  joignit  à  la  société  des 
Slaves  réunis.  31oscou  leur  servait  de  point  de  ral- 
liement. Les  idées  constitutionnelles  étaient  alors 
à  la  mode  et  s'étaient  lépandues  dans  la  classe 
éclairée,  à  la  suite  des  campagnes  de  1 8 1 3  à  1 8 1 5. 
L'organisation  sociale  devint  nécessaiiement  l'ob- 
jet des  méditations  de  ces  réunions,  et  fut,  paimi 
leurs  membres,  le  sujet  de  débats  fréquents  et 
chaleureux,  qui  étaient  d'ailleurs  des  conversations 
particulières  bien  plus  que  des  délibérations  for- 
melles. 

Déjà,  en  1820,  l'existence  de  ces  sociétés  avait 
été  dénoncée  à  l'empereur  Alexandre,  qui  ne  crut 


sous  NICOLAS  V\  25 

pas  devoir  intervenir  ouvertement.  Au  mois  de 
juin  1824,  le  sous-officiei-  SclierwocKl  attira  l'at- 
tention du  gouvernement  sur  ce  qu'il  (jualifiait 
de  complot.  Le  capitaine  Mayboroda,  du  régiment 
de  Vialka,  dénonça  à  l'empereur  Alexandre,  dans 
une  lettre  du  i^^  décembre,  l'association  dont  il 
était  lui-même  membre.  Le  sous-lieutenant  Ros- 
tovtzof,  enfin,  adressa  une  autre  lettre  au  grand- 
duc  Nicolas.  Ryléiéf  en  eut  la  copie,  et  la  mon- 
trant àsesconfrères,  dans  la  soirée  du  1 3  décembre: 
«  — Vous  le  voyez,  dit-il,  nous  sommes  trahis.  Il  faut 
«  agir,  il  faut  mourir  d'une  manière  ou  d'une  autre. 
«  — Les  fourreaux  sont  brisés,  s'écria  un  descon- 
(f  jurés,  nous  ne  saurions  cacher  nos  sabres.  » 

Le  14/26  décembre,  comme  la  garde  venait  de 
prêter  serment  à  Nicolas,  les  conjurés  se  répandent 
dans  ses  rangs,  disant  aux  soldats  qu'on  les  a  trom- 
pés, que  Constantin  n'a  pas  abdiqué,  qu'il  marche 
sur  Pétersbourg  et  punira  les  traîtres.  Le  prince 
Stschépine-Rostovsky  blesse  legénéral  Schénschine 
qui  venait  interposer  son  autorité,  et  le  général 
Friedericks;  il  s'empare  des  drapeaux,  et  quatre 
compagnies  du  régiment  de  Moscou  marchent 
en  pleine  révolte  contre  le  palais.  Les  lieute- 
nants Southof  et  Panof  y  amènent  un  détache- 
ment des  grenadiers  de  la  garde.  —  «  Enten- 
dez-vous ces  décharges,  crie  Nicolas  Bestouschef 
aux  marins  de  la  garde;  ce  sont  vos  frères  qu'on 


26  LA   RUSSIE 

assassine;  »  et  toul  le  bataillon  court  aii\  armes. 
De  l'aulie  côté,  le  général  Alexis  Oilof,  dont  le 
frère  était  clans  la  conspiration,  se  porte  à  la  tête 
de  son  régiment  de  la  garde  à  cheval ,  à  la  défense 
de  Nicolas,  i  ,3oo  hommes  étaient  rangés  sous  les 
murs  du  sénat.  Miloiadovitsch ,  le  général  gou- 
veineur  de  Saint-Pétersbourg,  essaye  de  les  faire 
rentrer  dans  l'ordre;  Kahovsky  le  lue.  Le  métropo- 
litain vient  alors  en  grande  tenue  élever  sa  voix;  sa 
voix  est  couverte  parle  bruit  du  tambour.  Nicolas 
ordonne  à  un  escadron  des  gardes  à  cheval  de 
charger  les  révoltés;  les  gardes  à  cheval  sont  re- 
poussés. On  amène  du  canon;  un  général  apporte 
des  cartouches  dans  le  caisson  de  sa  voiture;  les 
artilleurs  refusent  de  tirer.  Il  met  lui-même  le  feu 
aux  pièces,  les  insurgés  se  dispersent.  Plusieurs 
boulets  sont  lancés  dans  les  différentes  directions 
de  la  ville,  ils  tuent  et  blessent  un  grand  nombre 
d'habitants  inoffensifs;  une  barque  emmène  le 
lendemain  les  cadavres  ;  tout  était  rentré  dans 
l'ordre. 

Cependant,  le  même  jour,  i4  décembre,  le 
colonel  Pestel,  l'âme  et  le  chef  de  la  société  du 
Midi,  était  arrêté.  Serge  Monravief,  piévenu  à 
temps ,  ne  le  fut  que  le  29.  Ses  camaïades  le  dé- 
livrent ainsi  que  ses  fières;  ils  soulèvent  le  régi- 
n«ent  de  Tschernigof  et  marchent  sur  Relaia-ïzer- 
kof.  Un  détachement  du  corps  de  Geismar  les  at- 


sous  NICOLAS  1-.  27 

teint  sur  les  hauteurs  d'Oustinovka.  L'arme  au 
bras,  les  soldats  m.arclieut  sur  les  canons,  la 
mitraille  déchire  leurs  rangs;  Hippolyle  Mouravief 
tombe  mort,  Serge  est  blessé,  la  cavalerie  les  charge 
de  tous  côtés,  et  ils  mettent  bas  les  armes. 

Une  enquête  minutieuse  a  lieu  à  Saint-Péters- 
bourg; le  grand-duc  Michel  est  au  nombre  de 
ceux  qui  y  procèdent.  Des  masses  d'individus 
sont  arrêtés  sur  le  moindre  soupçon;  leurs  papiers 
sont  scrupuleusement  examinés;  à  défaut  d'actes, 
on  s'attaque  aux  propos  qui  peuvent  avoir  été 
tenus  depuis  dix  ans,  et  qui  ne  se  seront conseivés 
que  confusément  dans  la  mémoire  de  ceux  à  qui 
on  les  reproche,  comme  de  ceux  qui  les  ont  en- 
tendus. En  supposant  même  que  la  calomnie  n'ait 
pas  inspiré  de  fausses  déclarations  à  certains  ac- 
cusés, la  peur  a  pu  en  porter  quelques-uns  à  ac- 
cabler les  autres  pour  atténuer  leurs  propres 
fautes.  Les  paroles  sont  travesties,  commentées; 
on  a  recours,  lui  la  gravité  des  j ails ,  à  des  me- 
sures extraordinaires;  on  emploie  des  moyens  per- 
suasifs ^  l'intimidation  ou  les  voies  de  ligueur; 
on  accable  les  malheureux  de  chaînes,  sous  le 
poids  desquelles  ils  étouffent.  Aux  uns  on  fait 
avouer  des  choses  inexactes,  signer  aux  aulies 
des  faits  controuvés;  on  confond  les  temps  et  les 
événements.  Tour  à  tour  on  exagère  les  actes  ou 
on  ravale  les  intentions  et  les  discours.  «La  peur 


28  LA  RUSSIE 

a  de  grands  yeux,  »  dit  le  Russe,  et  la  commis- 
sion d'enquête  change  en  affaire  monstrueuse  des 
faits  de  peu  d'importance,  en  même  temps  cju'elle 
cherche  à  perdre  les  conjurés  dans  l'opinion  pu- 
blique. Elle  s'attaque  à  leur  dignité  personnelle, 
met  en  doute  leur  courage,  leur  prodigue  les  épi- 
thètes  les  plus  grossières ,  leur  prête  des  calom- 
nies, raille  leurs  idées  politiques  qu'elle  qualifie 
de  pliilantJiropic  banale  ou  de  tentatives  de  scélé- 
rats, il  suffit  d'e\aminer  avec  attention  l'acte  d'ac- 
cusation pour  se  convaincre  des  contradictions, 
des  non-sens  qu'il  renferme  et  de  l'absence  totale 
de  preuves.  Quant  à  la  défense,  il  n'en  put  être 
(jueslion;  les  conjurés  avaient  des  accusateurs 
prévenus,  des  juges  courtisans  et  point  de  défen- 
seurs. —  M.  Jakouschkine  a  offert  son  bras  pour 
tuer  l'empereur.  Quand  ? — En  1817!  Mais  il  se  ren- 
dit aux  raisons  deVon-Viesen  et  de  Seige  Moura- 
vief.  En  iSaS,  dans  une  réunion  à  Kief,  la  mo- 
tion d'exterminei'  la  famille  iuq:)éi'iale  ne  put  être 
adoptée,  selon  l'acte  d'accusation  lui-même.  Serge 
Mouravief  déclara  qu'il  ne  voulait  pas  du  légicide. 
Bestouschef-Ruinine  a  combattu  la  mênie  opinion 
dans  une  lettre  à  Jouschinski.  Quant  à  celle  qu'il 
aurait  adressée  à  la  société  secrète  de  Pologne,  et 
où  il  demandait  la  mort  de  Constantin  ,  elle  n'est 
jamais  partie.  A  Babrouisk  on  devait, dit-on,  s'empa- 
rer du  tzar.  Quipiouve  que  ce  sont  les  moyens  qui 


sous  NICOLAS  P\  29 

ont  manqué  et  non  pas  la  volonté?  Joukof  s'écrie 
que  si  le  soit  tombait  sur  lui  pour  tuer  rempereui,  il 
se  tuerait  lui-même.  INikita  Mouravief  ne  voulait 
que  de  la  propagande;  il  trouvait  le  plan  d'exter- 
miner la  famille  impériale  barbare  et  inexécutable. 
Mathieu  Mouravief,  dans  une  lettre,  en  date  du  3 
novembre  i  824,  à  son  frère  Serge,  démontre  l'im- 
possibilité de  tout  bouleversement.  Jakoubovitsch 
voulait,  dit-on,  se  venger  d'Alexandre,  et  le  tuer; 
mais  il  a  repoussé  cette  accusation  ,  et  l'enquête  a 
constaté  que  les  autres  membres  de  la  société  ont 
cherché  à  empêcher  l'exécution  d'une  menace  qui 
n'était  qu'une  bravade.  Quant  à  l'assassinat  de 
Nicolas,  la  commission  elle-même  prête  à  Jakou- 
bovitsch ces  paroles  :  «  Je  ne  m'en  charge  pas, 
j'ai  un  bon  cœur,  je  ne  puis  devenir  assassin  de 
sang-froid.)) — â.  Bestouschef  ayant  émis,  toujours 
sur  des  on  dit,  l'opinion  qu'on  pouvait  pciiéfrer 
dans  le  palais,  Batinkof  s'est  écrié  :  «  Dieu  nous 
en  préserve!» — A  en  croire  l'enquête,  Kahovsky  a 
imputé  à  Ryléiéf  l'intention  de  faire  assassiner 
Constantin;  mais  Bestouschef  et  Steinhel  ont  dé- 
menti ce  fait. 

L'accusation  du  régicide  une  fois  écartée  ,  pas- 
sons à  l'intention  d'établir  une  république. 

Ryléiéf  disait  qu'une  république  est  une  folie; 
que  ce  qu'il  fallait  vouloir,  c'était  une  monarchie 
Umitée ,  lors  même  «  que  dans  les  monarchies  il 


30  LA  RLSSIE 

ne  pouvait  exister  de  fijiands  cyiaclères.  »  11  ne 
concédait  pas  à  la  société  le  droit  d'établir  un 
ordre  de  choses  nouveau,  sans  le  concours  des 
représentants  de  la  nation.  Batinkof  disait  même 
que  les  seules  prières  dites  à  la  messe  pour  la  fa- 
mille impériale ,  rendaient  en  Russie  la  république 
impossible. 

Reste  le  projet  d'une  constitution.  ^lais  qui 
donc,  dans  ce  temps-là,  n'en  avait  par  rédigé 
quelqu'une?  11  n'y  avait  pas  alors  d'homme  capable 
de  penser, qui  n'eût  un  plan  de  constitution  dans 
sa  poche,  dans  son  buieau  ou  dans  sa  tête.  L'em- 
pereur Alexandre  en  avait  trois  :  celle  de  Navo- 
siltzof,  celle  de  Spéianski  et  celle  de  Mardvinof. 

Cette  constitution,  qui  n'en  était  pas  une,  car, 
suivant  les  propres  paroles  de  la  commission,  «  des 
projets  sans  liaison,  sans  base ,  ne  peuvent  pas 
s'appeler  des  jDlans,  »  on  ne  songeait  pas  d'ailleurs 
à  rim])Oser  de  force.  On  voulait  éviter  toute  effu- 
sion de  sang,  et  on. était  persuadé  que  l'empereur 
ferait  une  concession  et  laisserait  convoquer  des 
députés.  C'est  dans  cette  intention  qu'on  s'était 
lendu  sur  la  place. 

Après  plus  de  cinq  mois  de  travail,  la  com- 
mission d'enquête  acheva  son  instruction.  L'em- 
pereur érigea,  pour  prononcer  sur  le  sort  des 
inculpés,  une  cour  suprême  composée  des  trois 
corps    de   l'État,    le  conseil  de  l'empire,  le  se- 


sous  NICOLAS  1".  31 

liât  et  le  synode.  On  leur  adjoignit  des  digni- 
taires militaires  et  civils.  Ce  tribunal  reconnut 
que  les  cent  vingt  et  un  accusés  avaient  tous,  sui- 
vant la  loi,  mérité  la  mort;  mais  faisant  appel  à 
la  clémence  impériale,  il  classa  les  accusés  en 
onze  catégories,  sauf  cinq  d'entre  eux  qu'il  plaça 
hors  ligne,  à  cause  de  l'énormité  de  leur  crime.  Ce 
furent  Pestel,  Ryléiéf,  Serge  Mouravief,  Bestous- 
clief-Rumine  et  Kahovsky;  ils  furent  condamnés 
à  être  écartelés.  Trente  et  un  individus  de  la  pre- 
mière catégorie  devaient  avoir  la  tête  trancliée. 
Ceux  de  la  seconde  devaient  subir  la  niorl  poli- 
tique; ceux  de  la  troisième  devaient  aller  aux  tra- 
vaux forcés  à  perpétuité.  Ceux  de  la  dernière  de- 
vaient servir  comme  soldats  ,  en  conservant  leurs 
droits  de  noblesse. 

L'empereur  commua  ces  peines.  Les  cinq 
malheureux  condamnés  à  être  écartelés  durent  être 
pendus.  On  les  insultait  jusque  dans  le  genre  de 
mort  qu'on  leur  destinait.  Ceux  de  la  première 
catégorie  furent  condamnés  aux  travanx  forcés 
à  perpétuité.  La  peine  des  autres  fut  allégée  en 
proportion. 

Le  i3/'25  juillet  eut  lieu  l'exéculion  sur  les 
glacis  de  la  citadelle.  Les  condamnés  assis- 
tèrent pendant  une  heure  aux  préparatifs  de 
leur  supplice.  Les  autres  dcfilèient  autour  des 
potences;  on  cassa  leurs   épées  sur  leurs  tètes, 


32  LA  RUSSIE 

on  jeta  au  feu  leurs  épauleltes  et  leurs  décorations. 
Les  coides  destinées  à  Ryléiéf,  Mouravief  et  Bes- 
touschef-Rumine  se  rompirent ,  et  on  les  condui- 
sit une  seconde  fois  à  la  mort  ;  ').  On  ordonna 
d'ériger  des  potences  à  la  place  des  croix,  sur  la 
tombe  des  officiers  tués  àOustinovka. 

I.e  lendemain,  la  place  du  Sénat,  où  avait  eu 
lieu  la  révolte,  fut  purifiée  par  une  cérémonie  re- 
ligieuse et  expiatoire.  L'empereur  envoya  un  de 
ses  aides  de  camp  chez  la  femme  de  Ryléiéf  pour 
l'assurer  de  sa  protection.  Il  fit  donner  5o,ooo 
roubles  au  père  de  Pestel  et  à  son  frère  l'aiguil- 
lette d'aide  de  camp  à  son  service,  ce  qui  fit  dire 
que  celui-ci  portait  au  cou  la  corde  de  son  frère. 
Le  délateur  Scberwood  reçut  5o,ooo  roubles  , 
une  maison  et  le  titre  de  fulcle,  ce  qui  ne  l'em- 
pèclia  pas  plus  tard  d'être  expulsé  de  son  régiment 
pour  inconduite.  Rostovlzof  eut  sa  carrière  faite. 

Un  manifeste  de  S.  M.,  du  i3/25  juillet  18:26,  ap- 
prit à  l'humanité  que  INicolas  «  avait  vu  avec  plai- 
«  sir  leurs  plus  proches  parents  renier  et  livrer  à 
«  la  justice  les  malheureux  sur  lesquels  planaient 
«  les  soupçons  de  complicité.  >. 

Les  soldats  qui  avaient  pris  part  à  l'insurrection 

(i)  La  commission  d'enquête  s'est  plu  à  qualifier  Ryléiéf 
de  sous-lieutenant  et  de  journaliste.  Il  était  chef  de  bureau  et 
poète. 


sous  NICOLAS  I".  33 

fuient  envoyés  en  Géorgie  ,  puis  employés  en  pre- 
mière ligne  contre  les  Perses  dans  la  guerre  qui 
éclata  bientôt.  Les. résîiments  fidèles  recurent  des 
récompenses.  On  donna  à  l'un  d'eux  l'uniforme 
d'Alexandre;  à  d'autres,  son  chiffre;  aux  Cosaques 
du  Don,  son  épée. 

Fort  heureusement,  nous  n'avons  pas  besoin 
d'aller  chercher  loin  la  critique  de  toute  celte 
procédure.  Des  faits  analogues  à  ceux  que  nous 
avons  rapportés  venaient  de  se  passer  dans  un 
pays  voisin,  tributaire  de  la  Russie,  mais  jouissant 
d'une  administration  plus  éclairée.  Ils  eurent  des 
résultats  qui  condamnent  sans  réplique  les  allures 
brusques  du  despotisme,  et  établissent  victorieu- 
sement la  supériorité  du  gouvernement  constitu- 
tionnel. L'enquête  faite  à  Saint-Péteisbouig  cons- 
tata en  Pologne  l'existence  de  sociétés  secrètes  qui 
avaient  même  entretenu  des  lapporfs  avec  la  so- 
ciété russe  du  Midi.  L'attention  du  gouvernement 
fut  nécessah-eraent  attirée  sur  elles,  et  une  enquête 
fut  ordonnée  à  Varsovie.  On  reconnut,  en  effet, 
que, depuis  1821,  existait,  en  Pologne,  la  Société 
Patriotique  nationale,  et  que,  l'année  suivante, 
Mazevski  y  avait  organisé  la  Société  des  Templiers, 
à  l'instar  de  celle  de  l'Ecosse.  Uminski,  Jablo- 
novski,  Soltyk,  Kizynanovski,  étaient  membres  de 
ces  sociétés  qui  avaient  pour  ])ut  principal  le  ré- 
tablissement de  la  Pologne.  La  commission  d'en- 


34  LA  RUSSIE 

quête  indiqua  cinq  catégoi  ies  de  coupables  ;  le 
sénat  fut  chaîné  de  prononcer  sur  leur  soit.  Il  leur 
donna  des  avocats  pour  défenseurs;  les  débals 
furent  publics,  et  durèrent  un  mois;  après  quoi 
cette  cour  supiéine,  qui  avait  fait  faiie  une  nou- 
velle instruction,  écarta,  à  runaniniilé  moins  une 
voix,  celle  du  général  comte  Krazinski ,  l'accusa- 
tion de  haute  trahison;  elle accjuitta  la  plusgiande 
paitie  des  accusés,  et  condamna  les  autres  à  quel- 
ques mois  de  réclusion.  L'em[)ereur  fit  faire  une 
réprimande  aux  juges,  chose  (|ui  ne  s'était  jamais 
vue,  et  se  donna  la  consolation  d'incarcérer  les 
condamnés  dans  les  cachots  de  Saint-Péters- 
bourg, ce  ([ui  était  une  violation  delà  constitution; 
et  ce  fut  un  des  griefs  dont  se  prévalut  plus  tard 
la  révolution  polonaise. 

Revenons  à  la  Russie. 

Le.^l^e  »826,  eut  lieu,  à  Moscou,  le  couron- 
nement de  l'empereur,  au  milieu  de  pompes  et 
de  réjouissances  qui  firent  dire,  à  une  jolie  femme, 
qu'il  était  bien  fâcheux  que  dételles  fêtes  fussent 
si  rares.  Le  peuple  fut  convié  à  un  festin  monstie, 
à  Dévitsche-Polé;  et,  comme  la  foule  se  précipita 
en  désordre  sur  les  mets  qu'on  lui  avait  apprêtés, 
elle  en  fut  chassée  par  des  pompes  à  incendie.  Ud 
manifeste  réduisit  de  cincj  ans  la  peine  des  cou- 
damnés  politiques  du  i4- 

Le    16/28   septembre,    un    manifeste   impérial 


sous  NICOLAS  I".  35 

déclara  la  guerre  à  la  Perse.  Le  Irailé  de  Gulis- 
lan  ,  du  26  octobre  181 3,  avait  laissé  accès  à  des 
contestations  inévitables,  en  stipulant  que  les 
deux  parties  contractantes  avaient  la  faculté  d'é- 
tendre leurs  possessions  territoriales  selon  leurs 
convenances,  sauf  à  dédommager  la  partie  lésée. 
Suivant  cette  disposition ,  la  Russie  avait  occupé 
le  littoral  du  lac  Goktclia ,  en  offrant  pour  com- 
pensation à  la  Perse  le  territoire  compris  entre  les 
rivières  de  Capunaktcliay  et  TsclK)udov.  Le  scliali 
refusa  cet  arrangement.  Le  prince  Menscliikov, 
envoyé  par  l'empereur  pour  aplanir  ce  différend  , 
fut  éconduit.  Le  klian  de  Talychyne  égorgea  la 
garnison  russe  d'Arkivan,  et  Abbas-Mirza,  l'héri- 
tier de  la  couronne  persane,  envahit  la  province 
d'Elisabethpol  à  la  tête  de  5o,ooo  hommes  de 
troupes  régulières.  Les  peuplades  musulmanes 
du  Caucase  se  soulevèrent  à  son  approche.  Mada- 
tof  défit,  le  2/14  septembre,  l'avant-garde  per- 
sane sur  la  Schamkhor,  et  occupa  la  ville  d'Elisa- 
bethpol. Le  21,  Paskévitch  ^int  le  joindre  avec  sa 
division,  et,  fort  de  9,000  hommes,  il  défit  toute 
l'armée  d' Abbas-Mirza  sur  les  boids  de  la  rivière 
de  Djéham,àdeux  lieues  d'Elisabethpol, qui  donna 
son  nom  à  cette  bataille.  Les  Perses  repassèrent 
l'Araxe.  Grabbe  obtint  des  résultats  satisfaisants  du 
côté  de  la  mer  Caspienne.  Paskévitch  fut  nommé 
général  en  chef  à  la  place  d'Yeiniolof,  et  lîenken- 

3. 


36  LA  RLSSIE 

dorf  remplaça  Madatof  clans  le  conimandetncnt  de 
l'avant-garde.  Etsclimiadzine  se  rendit  sans   irsis- 
lance,  dans  le  mois  d'avril  1827.  Paskévitch    l'ran- 
cliit   l'Aiaxe,  et  défit    l'ennemi   à   la   bataille    de 
Djwan-Boulak  ;  \q  drapeau  victorieux  des  vaincus 
tomba  dans  les  mains  des  Russes. — Abbas-Abad  se 
rendit  à  eux  le  ig/Si  juillet.  Ces  triomphes  n'em- 
péclièrent  pourtant  pas  les  Perses  d'assiéger  Etscli- 
miadzine. KrassoYsky  essaya  en  vain  de  leur  faire 
abandonner  ce   plan;  Paskévitch  se  vit  forcé  de 
se  porter  au  secours  de  son  lieutenant.  Le  prince 
persan  repassa  de  nouveau  l'Araxe,  et  Sardar-Abad 
se  rendit  aux   Russes.   Après  six  jours  de   siège, 
Erivan  fut  occupé  le   i3  octobre.  Le  ^5,  Tauris, 
la  capitale  d'x\dzerbadaidjan,  eut  le   même  sort. 
Alir-Jar-Kan    fut    également  occupé   par   l'armée 
russe.  La  Perse  alors  demanda  la  paix  ,  et  les  con- 
férences  s'ouvrirent    le   2    novembre.   La    Russie 
exigea  la  cession  des  khanats  d'Erivan  et  de  ISa- 
khitchevan,    et    20    millions    de   roubles   argent 
d'indemnité.  Âbbas-Mirza  accepta  ces  conditions; 
mais  la  ratification  du  schah  se  fit  attendre   trois 
mois,  ce   qui    força  Paskévitch  à   leprendre  les 
armes.  Il  occupa,  le  15/27  janvier  1828,  Ourmiah; 
Soukhtel  entra  dans  Ardebyl;  le  10/22  février,  le 
traité  fut  signé  à  Tourkmantchaï.    Paskévitch  re- 
çut,   en  récompense  de  sa  conduite  dans   cette 
campagne,  un  million,  et  le  titre  de  comted'Érivan. 


sous  NICOLAS   1",  37 

La  Russie  gagna  deux  provinces  à  cette  guerre,  qui 
lui  coula  plus  de  sueur  que  de  sang. 

La  guerre  avec  la  Perse  était  à  peine  achevée, 
quand  éclata  celle  de  la  Turquie.  Le  1/1/26  avril 
1828,  parut  le  manifeste  de  l'empereur,  suivi 
d'une  déclaration  explicative.  La  Porte  y  répondit 
en  date  du  4  j*^'!"-  ^^^  deux  paris  on  s'accusait 
de  ne  pas  avoir  observé  le  traité  de  Bukharest. 
La  Turquie  reprochait  à  la  Russie  d'avoir  pro- 
tégé le  soulèvement  des  Grecs,  d'avoir  soutenu 
et  recueilli  Ypsilanti,  fomenté  des  troubles  en 
Moldavie  et  en  Yalachie.  La  Russie,  de  son  côté, 
accusait  le  divan  d'avoir  poussé  à  la  révolte  les 
CircassienSj  entravé  le  commeice  de  la  mer  Moiie, 
violé  l'amnistie  accordée  à  la  Servie,  entretenu  la 
résistance  de  la  Perse,  et  retardé  la  paix  qui  ve- 
nait d'éti'e  conclue  avec  c^te  puissance. 

Aussitôt  après  la  déclaration,  le  feld-maréchal 
prince  AVittgenstein  se  mil  à  la  léte  d'une  armée 
de  io5,ooo  hommes,  et  franchit  le  Piulh,  le  7 
mai,  sui-  trois  points.  lassy  et  Bukharest  furent 
immédiatement  occupés,  et  lecomtede  Pahlen  fut 
chargé  de  l'administration  des  deux  principautés. 
Le  troisième  corps  passa  le  Danube  le  8  juin,  et 
assiégea  Kustendji.  Les  Cosaques  Zaporogues,  qui, 
depuis  deux  siècles,  appartenaient  à  la  Turquie, 
repassèrent  sous  la  domination  lusse.  Ceux  de 
Nekrazow  suivirent  leur   exemple.  Le  grand-duc 


38  LA  RUSSIE 

Michel  assiégea  Braïlov,  à  lalétediisoplième  corps. 
L'empereur  s'y  rendit  en  personne  le  20  mai. 
Le  i5  juin,  on  tenla  un  assaut  (jui  ne  réussit  pas. 
Une  mine  partit  trop  tôt,  une  autre  ne  partit  pas 
du  tout;  aucune  brèche  n'était  praticable;  les 
tioupes  se  précipitèrent  sui-  les  lemparts,  et  y  per- 
dirent beaucoup  de  monde.  Le  grand-duc  fit  son- 
ner la  retraite.  Le  lendemain,  la  mine  qui  n'avait 
pas  joué  fit  une  brèche  considérable.  Le  pacha  turc 
rendit  la  place  le  18  juin,  et  se  letira  avec  les  hon- 
neurs de  la  guerre.  L'empereur  donna  au  grand- 
duc  Michel  l'ordre  de  Saint-Georges  de  la  deuxième 
classe. 

Le  20,  Rustendji  fit  sa  soumission.  Le  1 1  , 
Menschikov  avait  pris  A.napa.  Le  6  juillet,  Ba- 
zardschik  fut  occupé  sans  résistance.  Les  Turcs 
engagèrent  sous  ses  nmrs  une  affaire  d'avant-garde 
qui  ne  fut  pas  à  leur  avantage.  Le  20  juillet ,  il  y 
eut  un  combat  sanglant  dans  la  direction  de 
Schoumla;  les  Turcs  se  retirèrent  dans  leur  camp, 
et  les  Russes  élevèrent  des  redoutes.  Le  comte 
Soukhheln  se  porta  sur  Varna,  et  fut  repoussé. 
Ouschakof,  qui  vint  à  son  aide,  n'empêcha  pas 
l'entrée  d'un  renfort  turc  dans  la  ville.  Le  général 
Roth  cerna  la  forteresse  de  Silestrie.  Geismar  fut 
chargé  de  protéger  la  Valachie.  Le  28  juillet ,  il  y 
eut  une  affaire  chaude  devant  Schoumla,  mais 
qui  resta  sans  conséquence.  Menschikov  venait 


sous  NICOLAS  I".  39 

de  prendre  le  commandement  du  siège  de  ^arna; 
Tamiial  Greigli  cerna  la  ville  du  côté  de  la  mer. 

En  Asie,  le  général  Paskévilch  ouvrit  la  campa- 
gne, le  7  du  riiois  de  juillet.  Le  j  5,  ilenle\'aKars.  Le 
26,  la  forteresse  dePoti,  la  seule  que  possédassent 
les  Turcs  sur  la  côte  orientale  de  la  mer  Noire,  se 
rendit  à  un  détachement  du  corps  de  Géorgie.  Le 
4  sej)teud3re ,  Paskévitcli  remporta  une  victoire 
complète  sous  les  murs  d'Aklialtzic.  Le  8,  cette 
place  se  rendit  après  une  résistance  vigoureuse, qui 
causa  aux  Russes  des  pertes  considérables. 

Pendant  que  l'empereur  était  allé  à  Odessa 
presser  l'arrivée  des  renforts  et  ordonner  une  nou- 
velle levée  de  reciues^  le  sultan  déployait  tous  les 
moyens  de  résistance;  il  faisait  fortifier  le  Bos- 
phore, réparer  les  navires,  armer  et  exercer  des 
troupes  à  Constantinople.  Le  séraskier  Hussein- 
Pacha  était  enfermé  dans  Schoumla  avec  une  ar- 
mée de  GojOoo  hommes,  loussouf  et  le  capoudan- 
paclia  étaient  allés  défendre  Varna.  Le  grand  vizir 
lui-même  se  rendit  en  personne  à  l'armée,  [^a 
peste,  qui  avait  éclaté  au  début  de  la  campagne, 
exerçait  de  plus  en  plus  ses  ravages  dans  les 
rangs  de  l'armée  russe.  Les  vivres  et  les  fourrages 
commençaient  à  manquer,  et  la  cavalerie  se  dé- 
montait à  vue  d'œil.  Les  populations,  fuyant  à 
l'approche  de  l'ennemi,  laissaient  le  pays  désert. 
La  présence  de  l'empereur,  loin  d'être  un  stimu- 


^0  LA  RUSSIE 

lant  et  un  avantage,  n'était  qu'une  gêne,  parce 
qu'elle  entravait  l'autorité  du  général  en  chef. 
C'est  ce  qu'on  ne  comprit  que  trop  tard. 

Le  pacha  de  Widdin  prit  l'offensive,  et  força  le 
général  Geismar  à  rétrograder  et  à  abandonner  son 
camp;  mais  un  mouvement  énergique  donna  à 
celui-ci  la  victoire,  et  réduisit  les  Turcs  à  fuir 
derrière  le  Danube,  laissant,  entre  les  mains  des 
Russes,  if\  drapeaux  et  600  cliariots  chargés  de 
munitions.  C'était  le  26  septembre.  Le  5  et  le  6 , 
le  général  Roth  avait  obtenu  un  succès  devant 
Silestrie.  Mais  devant  Schoumla ,  les  Russes  avaient 
éprouvé  un  échec  dans  la  nuit  du  aS  au  26  août. 

Les  Turcs  les  attaquèrent  sur  trois  points.  Sur 
le  premier,  ils  enlevèrent  une  redoute  où  comman- 
dait le  général  Wrede,  qui  y  trouva  la  mort  avec 
tous  ses  soldats;  sur  le  second  point,  ils  obligèrent 
Rùdigei-  à  détruire  ses  retranchements  d'Eski- 
Stamboul;  sur  le  troisième,  ils  prirent  un  canon. 
Le  lendemain,  ils  occupèrent  Eski-Stamboul,  ce 
qui  rétablit  la  communication  des  Turcs  avec  An- 
drinople.  Ces  succès  permirent  à  un  détachement 
turc  de  se  porter  au  secours  de  Varna. 

Le  7  août,  l'amiral  Greigh  fit  enlever  quatorze 
bâtiments  turcs  ;  puis  il  fit  détruire  les  magasins 
et  l'aisenal  de  Néada.  Le  capitaine  Riilzki  s'em- 
paia  de  douze  canons,  encloua  les  autres,  et  fit 
sauter  l'arsenal. 


sous  NICOLAS  I".  41 

Le  2  1  août,  le  prince  Menscliikov  fut  l)lessé 
devant  Varna ,  et  remplacé  par  le  comte  Voronlzof 
dans  le  commandement  du  siège.  La  garde  impé- 
riale vint  renforcer  l'armée,  et,  le  12  septembre, 
le  géneial  Golovine  occupa  les  hauteurs  de  Ga- 
lata;  mais  ayant  envoyé  le  régiment  des  chasseurs 
de  la  garde  pour  reconnaître  un  corps  turc  qui 
s'avançait  sur  la  route  d'Aïdos,  ce  régiment  fut 
taillé  en  pièces.  Le  général  Hartung  fut  tué  dans 
cette  affaire.  Le  28  septembre,  le  général  Freytag 
peiditla  vie  dans  un  combat  acharné,  où  les  deux 
paitis  s'attribuèrent  la  victoire.  Le  3o,  une  bri- 
gade russe  s'étant  trop  aventurée,  fut  malliaitée, 
et  le  général  larnof  tué. 

Les  travaux  du  siège  étant  avancés,  le  brave 
lieutenant  Zaïtzevsky,  à  la  tête  de  quelques  marins, 
renforcés  par  les  volontaires  de  la  garde,  entra,  le 
"7  octobre ,  dans  Varna  par  la  brèche;  il  s'empara 
d'un  bastion ,  pénétra  dans  la  ville ,  rasa  une 
place;  mais  ne  se  voyant  pas  soutenu  ,  il  fut  forcé 
à  la  letraite,  après  avoir  encloué  sept  canons 
turcs.  Le  lendemain ,  loussouf-Pacha  envoya  un 
secrétaire  pour  ouvrir  des  pourparlers.  Le  9,  il 
vint  lui-même  sur  un  vaisseau  russe;  le  10,  il  se 
rendit,  et  alla  bientôt  recueillir  en  Crimée  le  prix 
de  sa  trahison.  Ses  troupes  suivirent  son  exemple, 
et  nûrent  bas  les  armes;  le  capoudan-pacha  ob- 
tint la  permission  de  rejoindre  l'armée  turque.  Il 


42  LA   RUSSIE 

soitil,  le  la  ,  à  la  lète  de  3oo  liommes;  les  Russes 
entrèrent  immédiatement  dans  Yarna.  L'empereur 
envoya  douze  canons  turcs  à  Vaisovie,en  mémoire 
de  la  mort  de  Wladislas  YI,  qui  avait  été  tué  en 
i444  sous  les  murs  de  Yarna,  réputée  imprena- 
ble. Ces  canons  ne  parvinrent  pas  à  leur  destina- 
tion ;  jetés  par  la  tempête  sur  la  côte,  ils  retom- 
bèrent dans  les  mains  des  Tuics.  Les  propriétés 
de  loussouf-Paclia  en  Turquie  ,  son  harem  et  sa 
famille,  lurent  mis  sous  le  séquestre.  Capoudan- 
ï*aclia  remplaça  le  vizir,  qui  fut  exilé  àGallopolis. 
Dans  le  même  temps,  le  siège  de  Schoumla  fut 
levé,  Silestrie  abandoiniée;  et  l'armée  russe  se 
relira  à  lassi,  dans  un  état  de  désorganisation  coni- 
])lète.  L'empereur  rentra  à  Saint-Péteisbourg. 

Le  25  janvier,  après  deux  jours  de  combat,  le 
comte  Langeron  enleva  Kalé;  Tournov  se  rendit 
le  1 1  février.  Trente  chaloupes  turques  fuient  dé- 
truites devant  INicopolis. 

Le  i8  février,  Diebitsch  fut  nommé  général  en 
chef,  en  remplacement  du  prince  Wiltgenstein, 
(pii  prit  congé  de  l'armée  le  27.  Le  comte  Toll 
fut  nommé  commandant  de  l'état-majoi-;  le  pré- 
sident Pahlen  fut  rappelé  à  Saint-Pétersbourg; 
Langeron  prit  son  congé.  L'airnée  russe  fut  portée 
à  24o?o<^o  hommes;  12  vaisseaux  stationnaient 
dans  la  mer  INoire. 

Le  27  février,  le  contre-amiral  Koumani  enleva 


sous  NICOLAS  P\  43 

la  place  de  Sizeboli,  à  ^5  lieues  de  Constanti- 
nople.  Plus  tard  ,  les  Turcs  essayèrent  en  vain  de 
s'emparer  de  la  redoute  que  les  Russes  y  avaient 
élevée  à  la  bâte. 

A  l'approche  de  Silestrie,  le  17  mai,  les  Russes 
furent  attaqués  par  une  partie  de  la  garnison  de 
cette  place,  qui  fut  repoussée  et  la  ville  assiégée. 
Le  général  Rotli  eut,  le  même  jour,  près  de  Pra- 
vady,  un  engagement  avec  le  nouveau  grand  vizir 
Rescbid-Paclia.  Renforcé  par  le  général  Wacbler, 
il  obligea  l'ennemi  à  se  retirer;  mais  celui-ci,  se- 
couru à  son  tour,  revint  h  la  cbarge,  et  ne  lâcba 
prise  que  le  soir,  après  des  pertes  considéiables 
des  deux  parts.  Le  général  major  Rinden  fut  tué 
dans  cette  affaire.  Le  généial  en  cbef  russe  mar- 
cha,  le  i*^*"  juin,  au  secours  de  Roth,  et  cerna  le 
grand  vizii'.  Le  11  juin,  s'engagea  le  combat  de 
Koulewtsclia,  qui  dura  quatie  heures  d'abord, pen- 
dant lesquelles  les  Russes  eurent  beaucoup  àsouf- 
fiir;  malgré  leur  supériorité  sous  le  rapport  du 
nombre,  le  vizir  se  fraya  un  passage,  et  se  retrancha 
dans  une  position  forte,  qu'il  fut  obligé  d'abandon- 
ner le  lendemain,  avec  une  grande  perte  que  les 
Russes  portent  à  5,000  tués  et  i,5oo])risonniers.  Le 
bulletin  officiel  assimila  celte  bataille  à  celles  de 
Kagoul  et  de  Rymnik,  laissant  à  l'histoire  le  soin 
de  mettre  Diebitsch  à  côté  de  Roumiantzof  et  de 
Souvorof.  Le  général   en  chef  fit  faire  alors  des 


44  LA  RUSSIE 

propositions  de  paix,  qui  n'eurent  pas  de  suile. 

La  nouvelle  de  celle  vicloiie  ébiaiila  Sileslrie, 
dont  on  avait  enfin  détruit  les  foiiificalions  exté- 
rieures. Des  fusées  jetées  dans  la  ville  y  portèrent 
la  consternation;  une  mine  qui  ouvrit  une  brèche 
dans  le  cœur  de  la  forteresse  acheva  de  démora- 
liser les  assiégés.  Les  deux  pachas  capitulèrent,  et 
se  rendirent  prisonniers  avec  leur  garnison.  Le 
i*""  juillet ,  les  Russes  entrèrent  dans  la  place. 

En  Asie ,  l'ouverture  de  la  campagne  avait  été 
relardée  par  l'attentat  commis  à  Téhéran,  le  \i 
février,  sui-  l'ambassade  russe,  qui  voulait  retenir 
une  femme  arménienne,  sujette  russe.  Cette  cir- 
constance souleva  l'indignation  de  la  population  ; 
on  se  poita  en  armes  sur  l'hôtel  de  l'ambassade , 
et  la  foule,  ayant  eu  quelques  hommes  tués  par 
les  Cosaques ,  massacra  tout  le  personnel  de  la 
légation,  excepté  un  seul  secrétaire  qui  se  trouva 
absent.  Le  schah  prévint  toute  complication, 
sévit  contre  les  coupables,  et  envoya  son  petit-lils 
à  Saint-Pétersbourg,  présenter  ses  doléances  à  l'em- 
pereur. Rassuié  de  ce  côté,  Paskévitch  leprit 
les  hostilités  en  Asie,  où  Akhaltziec  était  assiégé 
par  les  Turcs.  Le  i3  mai,  le  généial  Bon  il  zof  battit 
Achmet-khan.  Le  i*"*  juillet,  Paskévitch,  préve- 
nant la  jonction  du  séraskier  d'Erzeroum  avec 
Hagki-Pacha  dans  la  vallée  de  Zevine ,  se  porta 
d'abord  contre  le  premier,  qu'il  força  de  fuir,  et 


sous  NICOLAS  I".  45 

l)altit,  le  lendemain,  le  second,  qu'il  fit  prison- 
nier. 3r  pièces  de  canon,  19  drapeaux  et  i,5oo 
prisonniers  furent  les  trophées  de  celte  douljle 
victoire.  Le  5  juillet,  Tarmée  russe  emporta  Has- 
san-Khale,  la  clef  d'Erzeroum,  capitale  de  la 
Turcomanie,  qui, elle-même,  se  rendit  le  9. 

Après  la  prise  de  Silestiie,  Diebitsch  résolut  de 
franchir  le  Balkan,  tandis  que  le  grand  vizir  l'at- 
tendait sous  les  murs  de  Schoumia.  Les  trois 
corps  se  rangèrent  en  deux  colonnes,  passèrent  la 
rivière  Kamtschik,  et  enlevèrent  ou  tournèrent 
facilement  les  petits  postes  que  les  Turcs  avaient 
à  leur  opposer.  Le  vizir  attaqua  Rùdiger,  près 
d'Aïdos,  le  24  juillet,  mais  fut  repoussé;  et  les 
Russes  s'emparèrent,  à  la  suite  de  ces  avantages, 
d'Aïdos  et  de  Karnabach.  Halœ- Pacha  ne  fut  pas 
plus  heureux  que  le  vizir  dans  ses  attaques  à 
lamboli  et  à  Seiimno,  qui  fut  pris  d'assaut  par 
les  Russes  le  1  i  août. 

Le  19,  l'armée  russe  se  trouva  en  vue  d'Anchi- 
nopole,  qui  lui  ouvrit  ses  portes  le  lendemain.  De 
là,  elle  poussa  jusqu'à  Eynos.  En  attendant,  ses 
derrières,  sous  les  ordres  de  Geismar  et  de  Kras- 
sovsky,  continuèrent  à  être  sérieusement  inquiétés. 

Le  général  prussien  baion  Mùffling  pressait  le 
divan  de  conclure  la  paix,  conformément  aux 
instructions  qu'il  avait  reçues  de  son  gouverne- 
ment, à  la  suite  d'un  voyage  que  Nicolas  venait 


46  LA  RUSSIE 

de  faire  à  Berlin.  Le  iS  août,  airivèrent  à  Bour- 
gos  les  deux  négociateurs  russes,  les  comtes  Alexis 
Orlofet  Pahlen.  Les  envoyés  turcs,  Mebemet-Sadi- 
Effendi  et  Aboul-Kadir-Bey,  se  lendirent,  dans  le 
même  but,  au  quartier  général  russe.  Les  pour- 
parlers s'ouvrirent  le  3o ,  et  le  i4  septembre  la 
paix  fut  signée.  La  Russie  conserva  le  territoire 
conquis  confinant  à  l'iméret  et  à  la  Géorgie  , 
Anapa,  Poti,  Akbaltzik,  etc.,  etc.  Les  Dardanelles 
furent  ouvertes  aux  navires  marcbands  de  toutes 
les  nations.  La  Poife  s'engageait  à  payer,  en  18 
mois,  1 1  millions  et  demi  de  ducats  de  Hollande, 
et  donnait  son  adbésion  au  traité  du  6  juillet 
1827,  concernant  la  Grèce.  Elle  s'obligeait  enfin  à 
restituer  aux  principautés  les  établissements  de  la 
rixe  gaucbe  du  Danube.  Les  liospodars  devaient 
être  élus  à  vie,  et  les  impôts,  payés  jusque-là  en 
nature,  seraient  à  l'avenir  perçus  en  argent. 

Le  i\  mai, eu l  lieu,  à  Varsovie,  le  couronnement 
de  Nicolas.  Il  prononça  à  genoux  une  prière  dans 
laquelle  on  remarque  ces  mots  :  «  Que  mon  cœur, 
«  ô  mon  maîtie  et  mon  Dieu,  soit  dans  ta  main  , 
«  et  que  je  puisse  légner  pour  le  bonheur  de  mes 
«  peuples  et  pour  la  gloire  de  ton  saint  nom  ,  d'a- 
«  près  la  charte  octroyée  par  mon  auguste  piédé- 
«  cesseur  et  déjà  jurée  par  moi ,  afin  que  je  ne 
«  redoute  pas  de  comparaître  de\ant  toi  au  jour 
«  de  ton  jugement  éternel!  » 


sous  WICOLAS  P\  47 

De  Varsovie,  l'empereur  et  rinipératrice  se  ren- 
dirent à  Berlin. 

Khosrew-Mirza,  le  fils  d'Abbas-Mirza  ,  vint  à 
Saint-Pétersbourg  pour  implorer  le  pardon  de 
l'attentat  du  12  février  1829. 

En  février  i83o,  arrivèrent  deux  ambassadeurs 
turcs,  qui  obtinrent  une  remise  de  3  millions 
sur  la  contribution  imposée  à  leur  pays. 

Le  28  mai ,  l'empereui'  ouvrit  la  diète  polonaise 
par  un  discours  en  français,  et  plein  de  bauteur. 
Des  plaintes  se  firent  entendre  dans  cette  assem- 
blée ,  et  le  tzar  y  eut  peu  d'égards.  On  se  plaignait 
de  la  suppression  de  la  publicité  pour  les  diètes  , 
de  l'encbaînement  où  on  tenait  la  presse,  des 
tracasseries  de  la  police,  et  des  cruautés  de  Cons- 
tantin. 

La  nouvelle  de  la  révolution  de  juillet  fut  l'é- 
tincelle qui  mit  en  feu  les  éléments  de  méconten- 
tement qui  existaient  à  Varsovie.  Le  29  novembre, 
les  porte-enseigne  foicèrent  l'entrée  du  palais  de 
Belvédèie.  Gendre,  Lubowicki  furent  tués;  Cons- 
tantin écliappa  par  une  issue  secrète,  et  se  réfugia 
dans  les  rangs  de  sa  garde.  Les  troupes  polonaises 
prirent  les  armes,  et  s'emparèient  de  l'arsenal. 
Constantin  avait  10,000  nommes;  il  eut  pu  étouf- 
fer la  révolte  à  son  geiine,  mais  le  courage  lui 
manqua;  il  aima  mieux  évacuer  Varsovie.  Il  y  fut 
institué  une  administration  provisoire, sousla  prési- 


48  LA  RUSSIE 

deiicedii  prince  Adam  Czarloiyski.  Clopicki  recul 
le  comtuandement  des  troupes.  Le  nouveau  pou- 
voir fit  porter  dans  le  camp  du  giand-duc  des 
propositions  d'airangement,  auxquelles  celui-ci 
n'avait  pas  l'autorité  d'accéder.  Il  se  retira  en 
Volhynie.  Clopicki  fut  nommé  dictateur,  et  la  diète 
convoquée  pour  le  i8  décembre.  Elle  conserva 
à  Clopicki  son  pouvoir,  et  créa  un  conseil  national 
pour  remplacer  le  gouvernement  provisoire. 

Le  24  décemlire,  Nicolas  publia  un  manifeste 
contre  «  V infâme  traJusun  qui  s'était  servie  de 
mciisoiigps ,  de  menaces  et  de  promesses  illusoires 
pour  sou  met  Ire  à  quelques  rel)eîles  les  paisibles 
habitants.  » 

«  Le  peuple  polonais,  y  est-il  dit,  qui,  après  tant 
d'infortunes  ,  jouissait  de  la  paix  et  du  bien-être, 
à  l'ombre  de  noire  puissance,  se  précipite  de 
nouveau  dans  l'abîme  de  la  révolution  et  des  ca- 
lamités; des  ramas  d' êtres  cnklules ,  quoique  de'jà 
saisis  d'effroi  à  la  pensée  du  châtiment  qui  les 
attend  ,  osent  rêver  quelques  instants  la  victoire, 
et  nous  proposer  des  conditions,  à  nous,  leur 
maître  légitime!  » 

Le  peuple  polonais  publia,  en  date  du  10  jan- 
vier i83i,  un  manifeste  qui  exposait  ses  giiefs.  On 
V  lit  :  «  La  réunion  sur  une  seule  tête  des  cou- 
ronnes d'autocrate  et  de  roi  constitutionnel  était 
une  de  ces  monstruosités  politiques  qui  ne  peu- 


sous  NICOLAS  P".  49 

vent  exister  longtemps.  Chacun  prévoyait  que  le 
royaume  de  Pologne  devait  être  pour  Ja  Russie 
un  germe  d'institutions  libérales,  ou  succomber 
sous  la  main  de  fer  de  ses  despotes.  Cette  question 
fut  bientôt  résolue...  L'instruction  publique  fut 
corrompue  :  on  organisa  un  système  d'obscuran- 
tismej  on  enleva  au  peuple  tout  moyen  d'instruc- 
tion ;  à  un  palatinat  entier,  sa  représentation  dans 
le  conseil  ;  aux  chambres  ,  la  faculté  de  voter  le 
budget;  on  imposa  de  nouvelles  charges,  on  créa 
des  monopoles  propres  à  tarir  la  source  des  ri- 
chesses nationales;  et  le  trésor,  grossi  par  ces 
mesures ,  devint  la  pâture  d'une  valetaille  salariée, 
d'infâmes  agents  provocateurs  et  de  vils  espions... 

«La  calomnie,  l'espionnage,  avaient  pénétré 
jusque  dans  l'intérieur  des  familles,  y  avaient  in- 
fecté de  leur  venin  la  liberté  de  la  vie  domestique, 
et  l'antique  hospitalité  des  Polonais  était  devenue 
un  piège  pour  l'innocence.  La  liberté  individuelle, 
solennellement  garantie,  était  violée;  les  prisons 
étaient  encombrées  ;  des  conseils  de  guerre  ,  nom- 
més pour  prononcer  dans  des  cas  civils,  sou- 
mettaient à  des  peines  infamantes  des  citoyens 
dont  toute  la  faute  était  d'avoir  voulu  soustraire 
à  la  corruption  l'esprit  et  le  caractère  de  la  na- 
tion. » 

Toutes  les  propositions  de  la  Pologne  ayant 
été  repoussées  avec   mépris    par  l'empereur  de 


50  LA  RUSSIE 

Russie,  la  guerre  devenait  imminente.  Chlopicki 
ne  comptant  pas  sur  le  succès,  donna  sa  démis- 
sion de  dictateur;  remplacé  par  Radzivill  et  plus 
tard  par  Skzynecki,  il  prit  place  dans  l'armée  po- 
lonaise, en  qualité  de  simple  volontaire. 

Le  25  janvier  i83i,  sur  la  proposition  du  prince 
Roman  Soltyk ,  la  diète  polonaise  déclara  la  dé- 
chéance de  l'empereur  Nicolas.  L'armée  russe  en- 
vahit la  Pologne  au  mois  de  février. 

On  connaît  les  particularités  de  cette  lutte  hé- 
roïque, la  bataille  de  Grochov,  du  19  et  du  20, 
restée  indécise;  le  combat  sanglant  dePraga,  du 
25  du  même  mois;  celui  d'Ostrolenka,  du  26  mai, 
oii  les  Polonais  disputèrent  si  opiniâtrement  une 
victoire  que  les  Russes  ne  surent  pas  utiliser. 
Geismar  flétrit  dans  cette  campagne  les  lauriers 
qu'il  avait  cueillis  dans  la  guerre  de  Turquie.  Le 
i4  janvier,  Dvernicki  lui  prit  11  canons;  le  19,  il 
fut  battu  à  Waver,  et  avec  Rosen  à  Dembewilkie. 
Néanmoins,  toutes  les  tentatives  des  Polonais  pour 
soulever  la  Lithuanie,  comme  la  Volhynie,  restè- 
rent sans  résultat,  et  ne  leur  valurent  que  la  perle 
des  corps  qu'ils  y  avaient  envoyés.  Le  17  avril, 
Kreutz battit  Sieiawski;  Rùdiger  défit  Dwernicki  et 
le  foi  ça  à  se  réfugier  en  Autriche,  où  son  corps 
fut  désarmé.  Chrzanowski  et  Jankovvski,  qui  le 
remplacèrent  en  Volhynie,  eurent  le  même  sort. 
Chlapowski  et  Gielgud,  battus  à  Vilna  par  Sacken, 


sous  WICOLAS  1".  61 

se  réfugient  en  Prusse,  et  y  sont  également  dé- 
sarmés. Dembinski  seul  sut  conserver  ses  troupes 
et  les  ramener  à  Varsovie. 

Leio  juin,  mourut  Diebitscli,  etseize  jours  après, 
le  grand-duc  Constantin.  Paskévitcli  prit  le  com- 
mandement des  troupes ,  passa  la  Vistule  le  29 
juillet,  etlivra,  le  6  septembre,  le  mémorable  as- 
saut de  Varsovie,  où  il  entra  le  8. 

Les  vengeances  de  îS'icolas  furent  terribles.  Les 
vaincus  se  virent  traités  en  criminels.  L'amour  de 
la  patrie  et  de  l'indépendance,  ces  vertus  qu'on 
voudrait  voir  posséder  aux  Russes,  furent  taxées  de 
crimes  chez  les  Polonais.  On  peupla  la  Sibérie,  le 
Caucase  et  l'armée,  de  ces  malheureux  ;  la  Pologne 
fut  incorporée  à  la  Russie  et  en  devint  une  pro- 
vince, contrairement  à  tous  les  traités.  On  pro- 
digua   tous   les  supplices;    on  ne  respecta  ni  la 
propriété ,  ni  les  liens  de  famille.  L'Europe,  vers 
laquelle  la  Pologne  avait  en  vain  tendu  ses  bras , 
assista  à  ces  forfaits  sans  protester,  et  laissa  s'ac- 
complir impunément  toutes  ces  cruautés.  Mais  le 
ciel  châtia  la  Russie  de  ses  fléaux.  A,  la  guerre  de 
Pologne  succéda  celle  du  Caucase,  qui  devint  une 
plaie  saignante  au  flanc  de  l'empire.  La  révolte, 
étouffée  d'un  côté,  surgit  au  sein  même  de  la  Rus- 
sie. Deux  cents  officiers  périrent  à  Novgorod  et  à 
Slaraia-Roussa.  Au  choléra,  qui  venait  de  ravager  la 
Russie,  succéda  la  famine,  en  i833  et  en  [8^0;  la 


52  LA  RUSSIE 

détresse  pul)li((iie  fut  à  son  coml)!e.  Le  palais  cl'hi- 
\er,  à  Saint-Pétershoiirg,  devint  la  proie  des  flam- 
mes, en  i838;  la  mort  vint  ravir  une  fille  à 
l'empereur.  L'histoire  enfin,  ce  juge  suprême  des 
rois,  n'a  pas  attendu  que  INicolas  eût  cessé  de  vi- 
vre ou  de  régner,  pour  accuser  sa  tyrannie. 


sous  NICOLAS  I".  53 


IL 

COUP  D'CEIL  GÉNÉRAL. 


C'est  bien  à  tort  qu'on  dit  tant  de  mal  de  la 
Russie.  On  y  jouit  d'une  liberté  tiès-laige,  et  la 
\'ie  ne  laisse  pas  d'y  être  assez  douce  encore.  Que 
n'y  peut-on  pas,  giand  Dieu  ?  Prenez  du  tbé  soir 
et  matin,  ou  le  soir  seulement,  dans  une  coupe 
ou  dans  un  vene,  avec  ou  sans  crème  ;  prenez-en 
une,  deux,  trois,  quaiante  tasses,  si  le  cœur  vous 
en  dit  ;  mettez  le  sucre  dans  \otre  thé  ou  gardez- 
le  à  la  main  (v  prikous/wii),  ou  bien  encore  sus- 
pendez-en un  morceau  au  plafond,  et  que  chacun 
de  vous  vienne  y  goûter  à  son  four;  faites  absolu- 
ment ainsi  que  bon  vous  semblera.  Mettez  ou 
ne  mettez  pas  de  l'eau  dans  votre  vin  ,  peisonne 
ne  s'en  mêle.  Buvez  des  vins  français  ou  espagnols, 
à  votre  choix;  portugais  même,  si  vous  le  voulez; 
du  vin  blanc  ou  du  vin  rouge,  vous  avez  toute 
licence.  Vous  n'avez  pas  précisément  à  craiisdre 
de  manger  toute  voire  fortune;  le  gouvernement 


ôl  LA  RUSSIE 

paternel  de  la  Russie  a  des  tutelles  jDour  les  dis- 
sipateurs. Allez  en  droschld  ou  en  carrosse,  à  un 
ou  à  deux  chevaux,  à  quatre  même  si  vous  êtes 
noble,  vous  en  avez  le  droit,  à  moins  (|u'il  ne 
soit  vrai,  comme  on  le  prétend,  que  l'empereur 
NicolaSjoffusquépar  leluxe  qu'étalaient  des  jeunes 
gens  sans  titre,  n'ait  limité  la  prérogative  d'aller 
à  quatre  chevaux  aux  dignitaires  des  quatre  pre- 
mières classes;  que  vos  chevaux  soient  d'une 
même  couleui-  ou  que  leurs  robes  s'alternent,  le 
choix,  à  cet  égard,  n'appartient  qu'à  yous.  Allez 
au  ])as  ou  brûlez  le  pavé ,  pourvu  que  vous  n'é- 
crasiez personne;  et  si  ce  malheur  vous  arrive, 
vous  en  serez  quitte  pour  la  perte  de  vos  chevaux, 
et  quelques  coups  de  bâton  donnés  à  votre  co- 
cher '.  Par  exemple ,  ne  dépassez  pas  l'empe- 
reur :  la  politesse  vous  en  fait  une  loi;  et  la  con- 
venance est,  sur  ce  point,  d'accord  avec  les  règle- 
ments. 

^  Le  général  aide  de  camp  de  l'empereur,  M.  le  baron 
Dellinshausen,  rompit  un  jour  la  file  des  voitures  à  une  pro- 
menade publique.  La  police  s'en  prit  à  son  cocher,  et  le  baron 
écrivit  une  lettre  virulente  au  général  gouverneur  de  Saint- 
Pétersbourg.  Le  jour  de  Pâques,  comme  il  vint,  à  son  tour, 
souhaiter  la  bonne  fèteau  tzar,  celui-ci  l'écarta,  en  disant  qu'il 
n'embrassait  pas  les  perturbateurs  de  l'ordie  public.  Le  gé- 
néral donna  sa  démission,  et  l'empereur  lui  envoya  le  cordon 
de  l'Aigle  blanc,  qui  le  rattacha  au  service.  C'est  ainsi  que  se 
raccommodent,  pour  la  plupart,  les  brouilles  do  famille. 


sous  NICOLAS  I".  55 

Ètes-\ous  pour  la  brune  ou  pour  la  blonde, 
courtisez  celle  qui  vous  séduit.  Contez-lui  fleu- 
rette; entretenez  une  femme,  deux  femmes  même 
à  la  sourdine.  Toutefois,  ne  commettez  pas  d'adul- 
tère; le  châtiment  vous  atteindrait,  lors  même  qu'il 
n'y  aurait  pas  de  plainte  de  la  part  du  mari  :  c'est 
justice.  Ne  séduisez  pas  la  vierge,  vous  seriez 
obligé  de  l'épouser,  à  moins  que  vous  ne  puissiez 
établir  que  vous  n'avez  pas  été  le  premier  à  jouir 
de  ses  faveurs.  Ne  vous  frottez  pas  non  plus  aux 
élèves  du  théâtre,  si  vous  ne  voulez  passer  quel- 
ques mois  au  corps  de  garde,  comme  le  prince  V**; 
l'empereur  n'entend  pas  raillerie  à  ce  sujet.  N'en- 
levez ni  dame  ni  demoiselle  ,  si  vous  ne  voulez 
pas  perdre  Yotre  rang,  comme  le  comte  F**,  qui, 
pour  avoir  épousé  sa  femme  sans  le  consente- 
ment de  ses  parents,  descendit  de  la  garde  dans 
l'armée.  Si  plus  tard  il  est  devenu  écuyer  de  S.  M., 
c'est  pour  avoir  conduit  l'âne  de  l'impératrice 
dans  les  montagnes  de  la  Suisse  saxonne,  chance 
à  laquelle  tout  le  monde  ne  saurait  prétendre.  11 
vous  restera  bien,  sans  cela,  de  quoi  faire  le  Fau- 
blas  russe  et  le  joli  cœur.  Vous  pouvez ,  par  exem- 
ple, vous  marier  dix  fois  dans  votre  vie,  sans  que 
cela  tire  àconséquence,  pourvu  que  vous  vous  adres- 
siez à  des  fdles  qui  n'ont  pas  l'âge  voulu  pour  le 
mariage.  On  vous  fera  divorcer  autant  de  fois  que 
vous  serez  devenu  époux,  et  vos  enfants  ne  pour- 


ÔG  LA  RUSSIE 

ront  même  pas    porter  votre  nom.  Toujours  les 

innocents  pâtissent  pour  les  péclieurs. 

Aimez-vous  les  spectacles,  vous  en  avez  de  tous 
genres  :  le  français,  l'allemand,  le  russe  et  l'ita- 
lien, l'opéra  et  les  ballets,  à  Pétersbourg  et  à 
Moscou,  voire  même  à  Odessa.  Si  vous  préférez  le 
théâtre  français,  mettez  un  habit  pour  vous  y 
rendre,  car  l'empereur  y  va  souvent.  Gardez-vous 
bien  de  rester  assis  quand  il  est  debout,  d'applau- 
dir quand  il  n'applaudit  pas;  il  ne  serait  pas  bien- 
séant d'en  agir  de  la  sorte. 

Faites-vous  habiller  par  le  tailleur  que  vous 
voudrez;  mettez-vous  comme  il  vous  plaît,  pourvu 
qu'il  n'y  ait  rien,  dans  votre  mise,  qui  choque 
l'empereur.  Gardez-vous  bien  déporter  une  baibe  : 
on  vous  inviterait  poliment  à  la  raser  ;  la  barbe 
donne  sur  les  nerfs  de  l'empereur.  Ne  portez  pas 
les  cheveux  trop  longs,  l'empereur  est  chauve! 

Mariez-vous,  vousfeiezbien,  comme  dit  le  grand- 
duc  Michel;  ne  vous  mariez  pas,  vous  ferez  mieux. 
Si  vous  épousez  la  fille  de  quelque  grand  fonc- 
tionnaire ,  il  vous  faut  pour  cela  préalablement  le 
consentement  de  Sa  Majesté;  c'est  logique. 

Couchez-vous  à  l'heure  qu'il  vous  plait;  passez 
des  nuits  blanches,  si  bon  vous  senible.  Seule- 
ment ne  jouez  ni  aux  jeux  défendus,  ni  trop  gros 
jeu  ;  votre  domestique  même  pourrait  vous  dé- 
noncer h  la  police.  Ayez  le  médecin  qui  possède 


sous  NICOLAS  I-.  57 

votre  confiance,  trop  lieuienx  si  vous  en  trouvez 
un  bon '.Lisez  les  livres  que  vous  aimez,  même 
les  livres  défendus  :  on  se  les  procure  aisément. 
Écrivez,  publiez,  mais  en  vous  renfermant  dans 
les  lois  qui  existent  à  ce  sujet,  et  en  vous  confor- 
mant aux  idées  du  gouvernement.  La  censure  ne 
vous  garantirait  pas  de  la  responsabilité  pour  les 
choses  qu'elle  laisserait  passer  inaperçues.  Prome- 
nez-vous, mais  saluez  bien  l'empereur  si  vous  le 
rencontrez  :  il  y  tient  infiniment;  saluez  aussi  le 
grand-duc  Michel,  quand  même  il  ne  vous  le  ren- 
drait jamais.  JNe  faites  ni  le  tapageur  ni  le  bret- 
teur;  la  capitale  est  la  propriété  de  l'empereur, 
qui  tient  aux  mœurs  et  à  la  pai\  publique.  Ne  fu- 
mez pas  dans  la  rue,  de  crainte  de  mettre  le  feu 
quelque  part.  Il  faut  servir  ou  du  moins  avoir 
servi  :  c'est  reçu  ;  on  est  mal  vu  si  l'on  ne  sert  pas. 
Vous  avez  en  cela  tant  de  choix,  depuis  la  veste 
du  hussard  jusqu'à  la  cuirasse  du  chevalier-garde 
et  l'habit  du  fonctionnaire  civil!  Servez  où  vous 
avez  quelque  parenté,  quelque  liaison  qui  puisse 
aider  à  votre  avancement. 

Voyagez  si  vous  aimez  les  voyages:  tout  homme 
bien  élevé  doit  le  faire.  Allez  même  en  France  : 
l'empereur  ne  l'aime  pas ,  mais  il  ferme  les  yeux. 
Là,  seulement,  conduisez-vous  avec  prudence;  ne 
vous  mêlez  pas  d'écrire,  n'entrez  dans  aucune  as- 
sociation,  ne  fréquentez  pas  des   libéraux   trop 


58  LA  RUSSIE 

exaltés.  Si  l'on  vous  rappelle  en  Russie,  revenez 
sur-le-clianjp  :  votre  obéissance  adoucira  les  ri- 
gueurs de  l'exil  qui  vous  attend, et  en  abrégera  le 
terme. 

Quel  sort  que  celui  des  nobles  russes!  une  vie 
de  rois,  de  demi-dieux!  Un  noble  retiré  dans  ses 
terres,  avec  une  belle  femme,  à  la  tête  de  quel- 
ques nïilliers  de  paysans  et  de  gros  revenus,  coule 
des  jours  de  délices,  et  mène  une  existence  comme 
il  ne  s'en  voit  pas  en  ce  monde.  Vous  êtes  maître 
souverain  dans  vos  terres;   tout  s'incline  et  plie 
devant  vous,   tout  rampe  dans    la  poussière  et 
tremble  à  votre  voix.  Ordonnez-vous  cent  ou  deux 
cents  coups  de  l)àton  à  Pierre  ou  à  Jacques;  il 
en  sera  comme  \ous  l'aurez  dit ,  et  son  dos  aura 
incontinent  la  couleui-  du  charbon.  Vous  n'aurez 
qu'à  jeter  le  mouchoir  à  la  femme  qui  vous  aura 
plu  :  on  n'est  pas  sultan  pour  rien.  Laissez  dire, 
après  tout,  ces  philanthropes,  ces  saute-ruisseaux 
qui  nous  arrivent  de  l'Europe.  Nous  en  avons  vu, 
et  des  plus  beaux  ,  qui  nous  jetaient  à  la  face  notre 
sauvagerie,  notre  cruauté,  et  qui,  se  réveillant  un 
beau  jour  dans  les  bras  d'une  noble  dame  russe, 
élevés  jusqu'à  sa   couche,  devenus  seigneurs  de 
ses  terres  et  de  ses  vassaux,  s'en  vont  depuis  lors 
disant  qu'il  n'y  a  rien  de  tel  que  la  vie  d'un  boyard. 
Faiseurs  de  phrases,  allez,  nous  savons  ce  que 
vous  valez,  et  ce  que  nous   valons   nous-mêmes  ! 


sous  NICOLAS  I".  59 

Prêchez  la   morale  à  d'autres  qu'à  nous  ;    nous 
avons  la  nôtre. 

Dans  ce  peu  de  mots  se  peint  la  Russie  tout 
entière.  On  y  vivote,  on  y  ménage  la  chèvre  et  le 
chou;  on  cherche  des  excuses  à  tout,  et  l'on  se 
dit  qu'en  fin  de  compte,  il  y  a  des  compensations. 
Lenohle  se  croit  libre,  et  pense  qu'il  ne  doit  s'en 
prendre  ((u'à  lui-même  s'il  va  échanger  sa  liberté 
pour  des  grades,  pour  des  distinctions,  et,  de 
maître  suzerain  qu'il  était,  se  faire  serviteur.  Il  a 
sa  cour,  sa  résidence,  sa  propiiélé;  qu'il  y  reste. 
Le  serf  pense  que  son  état  est  naturel ,  fixé  par 
les  décrets  du  Très-Haut ,  et  qu'il  serait  infiniment 
plus  malheureux  s'il  était  libre.  Le  militaire  ne 
pense  à  rien  ;  on  ne  lui  en  laisse  pas  le  temps,  et 
on  l'accable  d'exercices  pour  occuper  ses  loisirs. 
L'employé  ne  songe  qu'à  orner  sa  boutonnière  ou 
à  remplir  sa  poche,  et  tout  marche  par  cette  vo- 
lonté de  fer  qu'imprime  le  souverain. 

Mais  oiimarche-t-on?Vers  une  révolution?  Elle 
est  pour  longtemps  encore  impossible;  car  le  bois 
dont  on  fait  les  révolutionnaires  ne  se  trouve  pas 
en  Russie.  Les  quelques  hommes  libres  qui  s'y 
rencontrent  regardent  les  baïonnettes,  laissent 
passer,  et  il  faut  du  temps  avant  que  l'armée  se 
révolte.  11  n'y  a  de  possible  en  Russie,  en  fait  de 
révolution  ,  que  des  révolutions  de  palais  ,  et  cela, 
lorsqu'elles    sont    consenties    ou    ordonnées    par 


60  LA.  RUSSIE 

les  héritiers  de  la  couronne  eux-mêmes.  Ainsi, 
Ivan  Vet  Pierre  III  n'ont  disparu  que  sur  l'ordre 
de  Catherine  II;  ainsi  Alexandre,  devant  opter 
entre  son  propre  exil  et  l'abdication  forcée  de  son 
père,  se  prononça  pour  ce  dernier  parti,  et  alors 
on  dépassa  ses  intentions.  Il  faut  au  moins,  à 
juger  selon  toutes  les  apparences,  une  génération 
ou  deux  avant  qu'il  n'y  ait  de  révolution  en  Russie. 
Mais  les  décrets  du  Très-Haut  sont  impénétrables. 
En  fait  de  probabilités,  le  calcul  se  trouve  sou- 
vent en  défaut.  Que  de  fois  la  tempête  éclate  au 
moment  où  on  s'y  attendait  le  moins!  Le  tremble- 
ment de  terre,  l'inondation,  ne  s'annoncent  pas 
à  l'avance ,  et  l'on  périt  souvent,  alors  qu'on  se 
croit  le  plus  en  sûreté  :  les  révolutions  ont  tou- 
jours pris  au  dépourvu  les  rois.  Les  masses  sont  in- 
flammables à  l'excès;  qu'une  étincelle  vienne,  elle 
peut  venir  du  gouvernement  lui-même,  et  l'in- 
cendie s'allumera  vile.  Déjà  le  gouvernement  est 
soucieux;  il  s'inquiète  de  tout,  inquiète  tout  le 
monde,  et  se  fait  par  là  un  tort  infini.  Une  mous- 
tache à  la  lèvre  d'un  bourgeois,  une  barbe  au 
menton  d'un  fonctionnaire  civil,  un  marchand 
sans  barbe,  suffisent  pour  lui  donner  de  l'inquié- 
tude. Il  voit  là  des  indices  précurseurs  de  la  ci- 
vilisation, du  libéralisme,  de  l'orage  qui  s'apprête; 
il  les  poursuit  à  outrance;  et  ses  pauvres  sujets, 
traqués  de  toute  part,  en  viennent  à  songer  au 


sous  NICOLAS  I"^',  61 

libéralivSrne,  auquel  ils  ne  pensaient  pas  le  moins 
du  monde. 

En  attendant,  tout  est  tranquille.  On  ne  se 
plaint  hautement  que  là  où  l'on  ne  craint  pas 
d'être  entendu  :  chez  soi,  dans  quelque  terre  dé- 
serte. On  baisse  la  voix  dans  les  villes  ;  on  ne 
souffle  mot  dans  les  capitales.  On  gémit,  et  l'on 
plie  sous  la  férule  impériale.  On  bat  ou  l'on  est 
baltu;  on  est  marteau  ou  l'on  est  enclume,  ou 
même  l'un  et  l'autre  à  la  fois  :  heureux  ceux  qui 
ont  à  choisir!  L'empereur  gronde  ses  affidés; 
ceux-ci  prennent  leur  revanche  sur  leurs  subor- 
donnés ,  qui ,  ne  trouvant  plus  les  paroles  assez 
énergiques,  lèvent  la  main  sur  ceux  qui,  à  leur 
tour,  trouvant  la  main  trop  légère,  s'arment  du 
bâton,  remplacé  plus  loin  par  le  Fouet.  Le  paysan 
est  battu  par  tout  le  monde  :  par  son  maître,  quand 
celui-ci  daigne  s'abaisser  jusque-là;  par  le  bailli  et 
le  starosta,  par  les  autorités  publiques,  le  stano- 
voï  ou  Yispraviiik,  puis  par  le  premier  venu,  par 
le  passant,  qui  n'est  pas  un  paysan. De  son  côté,  le 
malheureux  n'a,  pour  se  dédommager,  que  sa 
femme  ou  son  cheval.  Aussi  la  plupart  des  femmes 
sont  battues  en  Russie,  et  c'est  pitié  de  voir  com- 
ment on  y  traite  les  chevaux.  A  Pétersbourg,  c'est 
un  bruit  continuel  de  fouets,  et  tous  les  coups 
portent  sur  les  pauvres  animaux.  Pierre  I",  dans 
son  ardeur  de  réformes,   aurait  dû  remplacer  le 


62  LA  RUSSIE 

fouet  russe  par  un    fouet  long,    avec   Iec|uel  on 
se  passerait  l'envie  de  l^atlre  en  battant  l'air. 

Voulez-vous  assister  au  lever  d'un  petit  maître 
russe,  non  pas  précisément  de  l'un  des  seigneurs 
de  l'ancienne  roche,  mais  d'un  gentilhomme  ap- 
partenant à  cette  classe  de  fashionahles,  frisés  et 
musqués,  qui  vous  parlent  philanthropie  en  trois 
ou  quatre  langues  toutes  très-joliment  estropiées, 
qui  dansent  plus  ou  moins  agréablement,  et  chan- 
tent même  la  J/r//;v<:V//rt/><^?  Commençons  par  le  pelit 
lever  :  d'aboid  ce  sont  des  questions  sur  le  temps, 
le  jour,  le  quantième  :1e  laquais  doit  y  répondre 
couramment.  Puis  il  conmience  à  habiller  son 
maître  en  lui  passant  dans  le  lit  même  les  chaus- 
settes aux  pieds,  puis  ses  caleçons  qu'il  boutonne 
soigneusement,. puis  sa  robe  et  ses  pantoufles. 
Après  une  quantité  innombrable  de  pipes  bour- 
rées, allumées  et  arrosées  par  un  nombre  infini 
de  verres  de  thé,  commence  le  grand  lever.  Oh! 
là,  le  pauvre  valet  de  chambre  est  sûr  de  faire 
quelques  bévues  qui  lui  valentautant  ou  cent  fois 
autant  de  coups  de  poingetde  coupsde  piedappli- 
qués  indifféremment  sur  toutes  les  parties  du 
corps.  Ne  se  trorape-t-il  dans  aucune  partie  de  son 
service;  c'est  à  sa  propre  toilette  qu'on  s'en  prend, 
et  c'est  même  par  là  qu'on  commence,  pour  s'é- 
gayer le  cœur  et  se  divertir  l'esprit ,  aussi  bien 
que  pour  se  mettre  en  train.  —  «  Tu  es  toujours 


sous  NICOLAS  1".  63 

sale  comme  un  peigne;  ta  veste  est  déclurée  au 
coude,  ton  habit  râpé,  ton  linge  malpropre;  «et 
vlan  !  les  coups  pieu  vent;  Dieu  sait  quels  coups, 
et  Dieu  sait  où  !  On  ne  s'enquiertpas  si  le  malheu- 
reux a  de  quoi  se  mieux  vêtir,  eP  on  sait  que  les 
habits  de  gala  lui  sont  interdits.  Arrive-t-il,  par 
quelque  bonheur  imprévu,  qu'on  n'ait  rien  trouvé 
à  redire  à  son  costume,  on  s'en  prend  à  sa  mine; 
de  deux  choses  l'une:  ou  bien  elle  est  sale,  ou  elle 
est  triste;  et  alors  on  la  tiraille  de  tous  côtés,  on 
la  pince  ,  on  la  relève  par  des  coups  sous  le  men- 
ton,  on  la  courbe  vers  la  terre  en  arrachant  des 
poignées  de  cheveux.  —  «  Pourquoi  es-lu  si  sour- 
nois? Relève-moi  celle  tête;  regarde  dans  les  yeux 
de  ton  maître.  A.s-tu  peui-  de  lui?  Je  ne  veux 
pas  de  cet  air  triste.  Qui  le  verrait  penseiait  qu'on 
te  tyrannise,  qu'on  te  rend  malheureux.  L'es-tu, 
voyons?»  Et  le  pauvre  animal  de  répondre  :  «  Non, 
monseigneur,  je  suis  bien  satisfait  de  vous.  »  Si 
c'est  une  dame  et  qu'elle  ait  besoin  de  châtier  un 
homme,  elle  en  appelle  un  autre,  et  lui  ordonne 
de  le  souffleter  en  sa  présence. 

Le   maître  de   police   bat  le  conmiissaiie    du 
quartier;  celui-ci  l'officier  de  police,  qui  s'en  donne 
sur  le  soldat  de  ville,  qui  passe  sa  mauvaise  lui 
meur  sur  le  premier  individu  à  qui  il  a  à  lepro- 
cher  la  moindre  chose. 

Chassez  le  iiatuiel,  il  revient  au  galop. 


G4  LA  RUSSIE 

Le  Russe  suce  la  manie  de  batlre  avec  le  lait  de 
sa  nouii ice  ,  et  cette  manie  ne  le  quitte  qu'à  la 
tombe.  «  Le  premier  coup  de  poing  que  je  reçus 
à  l'étranger  pour  un  coup  de  cravache,  telle  fut 
ma  première  leçon  de  liberté,  »  a  dit  le  prince 
K**.  Et  s'il  m'était  pernùs  de  parler  de  moi-même, 
je  dirais  que  je  ne  passe  pas  un  jour  hors  de  mon 
pays  sans  mieux  comprendre  les  droits  de  la  li- 
berté et  de  l'humanité,  sans  mieux  apprécier  la 
valeur  et  la  dignité  de  1  homme;  et  si  j'y  reste, 
c'est  précisément  parce  que  je  me  sens  ainsi  de- 
venir meilleur.  Que  voulez-vous?  il  y  a  des  choses 
(pii  sont  dans  l'air.  Les  goûts,  les  habitudes  d'un 
pays  se  gagnent  involontairement.  Le  marquis  de 
Custine,  après  un  séjour  de  trois  mois  en  Russie, 
était  devenu  cruel  au  point  de  laisser  courir  un 
poulain  tout  un  relais  aupiès  de  sa  mère.  Des  Eu- 
ropéens sont  devenus  cannibales  avec  les  sauvages 
de  cette  espèce;  qu'il  soit  permis  aux  Russes  de  de- 
venir libres  avec  des  hommes  libres.  Et  si  actuel- 
lement j'écris,  c'est  pour  qu'il  ne  reste  rien  de 
toutes  les  atrocités  qui  se  commettent  en  Russie 
tous  les  jours  et  en  plein  jour.  Il  y  a  un  proverbe 
national  qui  dit  :  «  INe  sors  pas  la  poussière  de  la 
maison;  »  et  c'est  ce  qui  fait  que  la  maison  de- 
vient et  reste  sale.  Il  faut  retourner  la  phrase  et 
dire  :  «  Ralaye  ta  chambre  le  plus  souvent  pos- 
sible. »  —  «  Lavez  votre  linge  sale  en  famille ,  » 


sous  NICOLAS  !■=".  65 

dil-on;  mais  si  la  famille  néglige  ce  devoii-,  ne 
faul-il  pas  appeler  à  son  aide  les  étrangers?  La  pu- 
blicité et  le  grand  jour  feront  plus  que  tous  les 
décrets  impériaux.  C'est  par  les  sentiments  qu'il 
faut  prendre  même  des  hommes  bruts.  On  se  coi- 
rige  de  ses  travers  quand  on  a  à  en  rougir,  bien 
plus  que  lorsqu'on  ne  fait  qu'en  souffrir.  La  pu- 
blicité est  le  salut  du  monde,  et  serait  celui  de  la 
Russie,  si  l'on  voulait  l'y  laisser  pénétrer.  Ouvrez  les 
portes  des  tribunaux,  et  la  justice  viendra  y  sié- 
ger; rendez  publics  les  acles  du  gouveinemenl , 
et  celui-ci  deviendra  meilleur.  Qu'on  le  sache  donc 
bien  :1a justice supiéme,  à  lacpielle  rien  n'échappe, 
n'est  pas  seulement  dans  l'autre  monde;  elle  se 
trouve  également  ici-bas.  Il  y  a  un  tribunal  devant 
lequel  il  faut  comparaître,  de  son  vivant  même: 
c'est  le  tribunal  de  l'opinion  publique.  Que  les 
méchants  tremblent,  et  que  les  bons  se  réjouis- 
sent ! 

Ce  n'est  pas  là  ce  que  pensent  les  Russes  de 
l'ancienne  roche.  L'étranger  n'a  rien  à  leui'  ap- 
prendre; et  le  séjour  qu'ils  y  font  les  guérit  des 
arrière-pensées  de  liberté  qu'ils  peuvent  avoir 
emportées  avec  eux.  «En  France,  disent-ils,  il  n'y  a 
pas  moyen  de  se  faire  servir;  chacun  fait  le  maître, 
et  traite  avec  vous  d'égal  à  égal  ;  il  n'y  a  pas  d'obéis- 
sance, et,  parlant,  il  ne  peut  y  avoir  d'ordre.  Nous 
ne  voulons  pas  de  ce  régime.  Le  gouvernement 


66  LA  russip: 

y  est  Faible  ,  méprisé  au  dehors,  peu  respecté  au 
dedans,  tandis  que  tout  tremble  au  nom  et  à  l'as- 
pect de  notre  tzar.  L'immoralité  est  à  son  com- 
ble en  France;  on  vend  tout,  et  l'on  vole  sur  tout. 

«  Du  despotisme,  il  y  en  a  ici  presque  autant  que 
chez  nous;  le  despotisme  est  dans  le  sang  du 
Français,  et  partout  où  la  loi  lui  laisse  (juelque  ar- 
bitraire, l'agent  de  l'administration  publicpie  se 
dédommage  de  toutes  les  entraves  qu'il  trouve 
ailleurs  à  son  bon  plaisir.  L'intérêt  seul  guide  la 
France.  Voyez  comme  ce  boutiquier  salue  hum- 
blement le  chaland  en  équipage,  lui  si  fier  quand 
il  va  saisir  quelque  malheureux  dans  son  grenier! 
C'est  encore  l'intérêt  qui  siège  dans  le  parlement  : 
on  n'y  entend  crier  que  celui  qui  veut  parvenir, 
ou  ceux  qui  en  ont  perdu  l'espoir.  L'opinion  pu- 
blique est  entre  les  mains  de  quelques  particu- 
liers qui  trafiquent  de  la  presse  comme  d'une  den- 
rée ou  d'une  épice,  et  se«vendent  au  plus  ofh-ant. 
Si  l'empereur  voulait,  il  aurait  toute  la  presse 
pour  lui,  et  les  journaux  de  Paris  se  battraient 
pour  avoir  ses  roubles.  Us  vivent  de  subventions, 
et  desservent  leurs  abonnés  aux  frais  des  gouver- 
nements qui  les  payent,  m 

Est-ce  la  peine  de  réfuter  toutes  ces  attaques? 
Les  étrangers  ont  tort  de  tant  médire  de  la  France, 
et  ils  devraient  se  rappeler  que  s'ils  mangent, 
boivent  et  s'habillent   tant  soit  peu  bien  ,  c'est 


sous   NICOLAS  I'".  67 

grâce  à  ce  pays,  qui  leur  a  appris  et  leui-  apprend 
tous  ces  petits  riens  cpii  constituent  la  vie  entière. 
La  cuisine  française  est  encore  la  meilleure  du 
monde,  et  celle  que  les  étrangers  préfèrent;  les  vins 
français  sont  supérieurs  à  tous  les  autres;  les 
modes,  les  meubles,  viennent  partout  de  Paris; 
et  le  jour  où  les  autres  peuples  voudront  être  li- 
bres ,  c'est  encore  de  la  France  qu'ils  apprendront 
à  l'être. 

—  «  N'écrivez  jamais  contre  la  Russie ,  me  fai- 
sait diie  un  jour  une  des  plus  hautes  intelligences 
de  ce  pays;  quicon(pie  lève  la  plume  contre  sa  pa- 
trie devient  nieurtrier.  »  11  le  disait  au  moment 
où  le  gouveinement  ordonnait  la  séquestration 
de  mes  biens,  et  cherchait  à  m'ôler  tout  uioyen 
d'existence.  L'amour  de  la  patrie  était,  même 
dans  cet  homme  d'élite,  supérieur  à  l'amour  de 
la  vérité,  et  la  crainte  de  faire  connaître  à  l'é- 
tranger les  travers  de  son  pays  surpassait  en  lui  le 
désir  de  les  voir  s'effacer.  Faut-il  donc  attendre 
que  la  vérité  se  fasse  jour  en  Russie?  Mais  notre 
génération  n'y  verra  pas  naître  la  liberté  de  la 
presse.  L'étranger  n'a  que  trop  de  moyens  de  con- 
naître nos  défauts,  soit  en  visitant  notie  pays,  soit 
en  apprenant  notre  langue;  et  les  connaissances 
incomplètes  qu'il  acquiert  de  la  sorte  nous  sont 
souvent  plus  défavorables  que  ne  peut  l'être  la  vé- 
rité dite  sans  voile  et  tout  entière. 


68  LA  RUSSIE 

Plus  que  d'autres,  nous  avons  de  légitimes 
droits  à  l'indulgence  et  au  respect  de  l'Europe.  A. 
peine  éclos,  nous  marchons  à  pas  précipités  dans 
la  civilisation,  et  nous  pouvons  nous  consoler,  en 
partie  au  moins,  de  nos  travers  par  le  spectacle 
des  défauts  des  autres.  Je  serais  impardonnable  si 
je  prenais  plaisir  à  montrer  sous  un  jour  défavo- 
lable  le  peuple  russe;  loin  de  là,  c'est  une  tâche 
pour  moi  bien  pénible,  je  ne  la  remplis  qu'à 
contre-cœur;  mais  j'y  vois  un  devoir  sacré  qu'au- 
cune considération  ne  doit  ra'empêclier  d'accom- 
plir. Peu  de  gens  se  trouveront  dans  ma  position  , 
j'aime  à  le  croire;  et,  en  compensation  de  tout  le 
mal  qui  en  découle,  il  serait  insensé  de  ne  pas 
profiter  du  seul  bien  ([ui  puisse  en  résulter.  Je  n'ai 
pas  appelé  sui-  moi  la  persécution,  comme  les  amis 
du  gouvernement  se  plaisent  à  le  dire;  j'ai,  aii 
contraire,  tout  fait  pour  la  détourner;  mais,  sen- 
tinelle perdue  de  la  civilisalion,  j'ai  dû  la  défendre 
à  tout  prix. 

J'aime  mon  pays  autant  c[u'un  autre  ,  mais 
j'aime  encore  plus  l'humanité;  et  dussé-je  me  faire 
des  ennemis  de  mes  amis  les  ])lus  chers,  je  ne 
cesserai  de  combattre  tout  ce  qui  est  une  violation 
de  ses  lois  univeiselles  et  impérissables. 


sous  NICOLAS  I".  69 


III. 
ASPECT  DU  PAYS. 


Je  quittai  la  Russie  pour  la  première  fois  au 
prinl(;mps  de  rannée  i836.  La  neige  couvrait  la 
rou!e  de  Moscou  à  Saint-Pétersbourg,  et  là  il 
neiga  le  21  mai  (vieux  style").  La  traveisée  de  la 
Baltique  fut  prompte  et  heureuse;  en  trois  jours 
et  demi  nous  fûmes  débarqués  à  Travemùnde. 
Je  croyais  aborder  sur  une  autre  planète  :  le 
calendrier  marquait  douze  jours  de  distance  entre 
les  deux  pays;  il  y  avait  des  mois,  à  en  juger 
par  l'aspect  de  la  nature.  L'herbe  était  aussi  veiie 
en  Allemagne  qu'elle  était  jaune  en  Russie;  les  blés 
y  étaient  aussi  hauts  que  je  les  avais  laissés  petils; 
les  arbres  apparaissaient  dans  toute  la  beauté  de 
leur  parure  :  tandis  qu'en  Russie  il  n'y  avait  ni 


'  La  Russie  a  encore  le  vieux  calendrier  de  César,  et  aUend 
un  nouveau  Pierre  le  Grand  qui  la  mette  sur  ce  point  au  pair 
avec  les  pays  civilisés. 


70  LA  RUSSIK 

fleurs  ni  feuilles,  el  nous-niêiues  anivions  enve- 
loppés de  foui  rures. 

Le  pins  beau  jour  de  la  vie  d'un  Russe  est  sans 
contredit  celui  où  il  fait  le  trajet  de  Travemiuide 
à  Lubeck.  Rien  ne  peut  se  comparer  à  son  bon- 
heur. Sa  curiosité  est  excitée  à  un  haut  degré  ; 
tout  lui  cause  une  surprise  agréable;  il  laisse  des 
frimas  derrière  lui,  un  beau  soleil  resplendit  sur 
sa  tête,  et  lui  jette  des  rayons  qui  sont  tous  des 
rayons  d'espérance.  Il  jouit  de  la  vie  dans  la  plé- 
nitude de  ce  mot;  il  n'a  plus  à  de'sirer  le  paradis, 
car  il  l'a  vu  sur  cette  terre.  On  trouverait  diffici- 
lement des  expiessions  pour  reproduire  tout  l'en- 
thousiasme que  les  Russes  éprouvent  et  manifes- 
tent plus  ou  moins  ouvertement  dans  celte  cir- 
constance. Ce  sentiment  se  modifie  suivant  l'âge, 
le  caractère,  les  précédents  de  chacun,  et  prend 
autant  de  formes  diverses  qu'il  y  a  d'individus; 
mais,  chez  tous,  il  tient  du  délire.  Il  s'en  faut  de 
bien  peu  que  ces  nouveaux  pèlerins  ne  baisent  la 
terre,  comme  les  navigateurs  qui  découvrent  de 
nouveaux  parages;  c'est  à  grand'peine  s'ils  n'ado- 
rent pas  le  soleil,  qu'ils  ont  soin  de  saluer  même  à 
leur  départ,  comme  l'astre  d'un  autre  monde  et  le 
prophète  d'une  autre  vie,  d'une  vie  de  bonheur 
et  de  délices  '. 

'  Je  me  suis  plu  à  rejjroduire  ici  les  idées  que  j'avais  émises, 
à  mon  retour  des  pays  étrangers,  dans  une  revue  russe  en  i838. 


sous  NICOLAS  I".  71 

Un  an  et  demi  après,  je  reniral  dans  nion  pays 
pai-  la  Prusse.  Je  m'en  approchai  le  cœur  trem- 
blant, craignant  qu'il  ne  pût  soutenir  aucune  com- 
paraison avec  les  contiées  que  j'avais  visitées,  et 
ne  sachant  si  j'y  trouverais  les  dédommagements 
suffisants  aux  déceptions  que  j'attendais.  J'étais 
comme  celui  qui  va  revoii-  sa  fiancée  après  une 
longue  absence  :  xM'aimera-t-elle  ?  l'aimerai-je  ?  nous 
conviendrons-nous? Que  pouriai-je  faire  pour  elle, 
et  que  voudra-t-elle  faire  pour  moi?  Telles  étaient 
les  cpiestions  qui  m'agitaient.  Déjà  mon  pays 
s'annonçait  à  moi  de  plus  en  plus,  à  cha(jue  pas 
que  jefaisais  en  avant.  Le  duché  de  Posen  en  offre 
un  avant-goût  assez  prononcé.  J'avais  déjà  revu 
ces  /xffftftfis  gvisdonl  se  couvre  la  classe  des  paysans 
russes;  le  froid  devenait  plus  intense,  et  les  neiges 
étaient  plus  profondes.  Nous  étions  dans  le  mois 
de  mars;  je  quittais  un  printemps  naissant,  j'entrais 
dans  le  fort  de  l'hivei'.  C'était  à  rebours  ce  que  j'a- 
vais rencontré  au  départ.  La  douane  fut  par  nous 
affrontée  courageusement,  et  traversée  sans  acci- 
dents fâcheux.  On  me  fit  bien  payer  au  poids  de 
l'or  le  droit  d'entrer  des  gants  et  des  cigares,  mais 
on  me  fit  giâce  d'un  flacon  d'odeur  et  d'une  col- 
lection de  mouchoirs,  et  on  eut  surtout  la  déli- 
catesse de  ne  pas  visiter  mes  papiers  :  je  me  con- 
solai donc.  Il  n'en  fut  pas  de  n)éme  de  quelques 
étrangers  qui  m'accompagnaient;  on  leur  fit  la 


72  LA  RUSSIE 

guerre  sur  tout,  et  on  les  chicana  jusque  sur  leur 

linge  et  leurs  liabits,  qu'on  trouva  tiop  neufs. 

J'entrai  dans  le  pays  à  l'aube  du  jour,  et  le  pre- 
mier incident  qui  fixa  mon  attention  fut  un  coup  de 
fouet  que  mon  postillon  asséna  à  un  paysan  qui 
passait  inoffensif  à  côté  de  lui  dans  un  traîneau 
plat.  J'en  eus  le  cœur  navré;  le  paysan  ne  souffla 
mot,  et  reçut  le  coup  en  plein  dos,  en  ayant 
soin  toutefois  de  s'affaisseï'  un  peu.  Le  postil- 
lon était  satisfait  de  lui-même,  et  laissa  errer  sur 
ses  lèvres  un  souriie  de  béatitude.  Je  pensai  un 
moment  à  rebrousser  chemin.  C'est  donc  tou- 
jours, me  dis-je,  le  pays  du  knout?  et  je  me  pris 
h  songer.  Les  idées  amères  se  succédèrent  en  moi, 
pendant  que  le  tiaîneau  glissait,  avec  la  rapidité 
de  l'air,  sur  une  mer  de  neige  qui  n'offrait  pas  la 
moindre  distraction  à  mes  tristes  pensées. 

La  Lithuanie  se  déroulait  à  mes  regards  dans 
toute  sa  monotonie;  j'entrais  dans  des  villages 
sales  et  infects,  habités  })ar  des  juifs  polonais  ;  je 
voyais  ceux-ci  coiffés  de  singuliers  turbans  à  la 
turque,  et  vélusde  longues  tuniques:  c'était  l'Asie! 
Ainsi  se  réalisaient,  par  une  sorte  d'avant-goiit, 
mes  projets  de  voyage  en  Orient.  C'est  bien  assez, 
me  dis-je,  de  la  barbarie  qu'on  ne  peut  éviter; 
son  aspect  n'a  rien  de  si  piquant  ni  de  si  intéies- 
sant,  qu'on  doive  affronterpour  elle  les  périlsd'un 
si  lointain  voyage.  Une  heure  de  conversation  avec 


sous  NICOLAS  I".  73 

des  gens  civilisés  vaut  bien  mieux  que  des  années 
passées  à  étudier  des  mœurs  sauvages  et  des  ha- 
bitudes grossières,  à  d'autres  l'étude  du  mal!  j'ai 
bien  assez  à  faire  pour  approfondir  le  bien. 

Le  froid  allait  toujours  croissant,  et  bientôt  j'é- 
prouvai de  la  difficullé  à  respirer;  le  vent  re- 
foulait le  souffle  dans  ma  poitrine,  et  me  coupait 
la  parole.  J'avais  bien  eu  la  précaution  de  me 
munir  d'une  pelisse  d'ours  excellente;  mais  j'étais 
chaussé  un  peu  à  la  légère,  et  j'eus  bientôt  les 
pieds  gelés.  Je  fais  grâce  au  lecteur  du  reste  de  mon 
voyage,  et  me  hâte  d'arriver  à  Saint-Pétersbourg. 

On  connaît  à  peu  près  ce  que  c'est  qu'un  voyage 
en  Russie.  Excepté  la  route  de  Pétersbourg  à 
Moscou,  qui  est  la  plus  belle  chaussée  de  l'Eu- 
rope, et  où  la  plupart  des  relais  présentent  de 
très-beaux  hôtels,  il  n'y  a,  partout  ailleurs,  ni 
routes  dignes  de  ce  nom ,  ni  aucune  espèce  de 
ressources  pour  les  voyageurs.  Au  midi,  la  chaus- 
sée ne  dépasse  pas  Toula,  et  sur  la  route del'étran- 
ger  elle  s'arrête  à  Narva,  qui  n'est  qu'à  quarante- 
cinq  lieues  de  Pétersbourg  :  excepté  dans  les  villes 
de  gouveinement,  on  ne  peut  trouvei'  que  diffici- 
lement de  quoi  apaiser  la  faim  la  moins  exigeante. 
Les  maîtres  de  relais  ont  bien  une  bouillotte, 
mais  rarement  du  thé;  un  lit,  mais  des  draps  de 
lit  sont  un  luxe  inouï,  excepté  dans  les  piovinces 
allemandes.  Aussi  le  voyageur  qui  aime    tant  soit 


74  LA  RUSSIE 

peu  ses  aises  est -il  astreint  à  traîner  avec  lui 
tout  l'attirail  d'une  maison,  depuis  le  cuisiniei' 
jusqu'à  la  vaisselle  et  les  draps.  Les  hôtels,  même 
dans  les  capitales,  sont  d'une  malpropreté  inouïe; 
ils  sont  pleins  de  veimine,  et  ceux  même  que 
tiennent  les  étrangers  n'en  sont  pas  exempts. 

La  vitesse  avec  laquelle  on  court  la  poste  en 
Russie  est  grande;  mais  elle  a  souvent  été  exagé- 
rée, et  ne  surpasse  guère  celle  de  la  malle-poste 
française.  Les  particuliers  ne  l'obtiennent  qu'à 
force  d'argent  ou  de  coups,  et  les  avantages  en 
sont  détruits,  pour  eux,  parles  relards  qu'on  leur 
fait  subir  aux  relais.  L'atlelage  se  fait  avec  lenteur, 
les  cordes  de  barnais  se  rompent  souvent,  les 
clievaux  même  manquent  parfois;  et  il  arrive  en- 
core qu'au  moment  où  vous  mettez  votre  pied  dans 
rétpiipage,  on  vient  dételer  vos  cbevaux  pour  les 
mettre  à  la  voiture  de  quelque  haut  fonctionnaire 
arrivé  impromptu.  Les  voitures  publiques  n'exis- 
tent que  sur  la  route  de  Moscou  et  de  Riga,  et  un 
méchant  chariot  est  tout  ce  que  l'administration 
des  postes  met  à  la  disposition  des  voyageurs. 

On  ne  saurait  se  faire  une  idée  de  toutes  les 
vexations  que  les  étrangers  subissent  à  leur  arri- 
vée à  Saint-Pétersbourg.  Les  Français  y  sont  plus 
exposés  que  les  autres.  Après  des  déclarations 
très-longues  et  très-délaillées  sur  toutes  choses, 
déclarations  qu'ils  donnent  par  écrit,  ils  ont  à 


sous  NICOLAS  I".  75 

siibiriin  interrogatoire  du  chef  de  la  police  seciète; 
en  voici  un  ccliantillon  : 

—  Dans  quelle  intention  éles-vous  venu  en 
Russie?  demandait  le  général  Doubelt  à  un  Fran- 
çais de  mes  amis. 

•^ —  Mon  général,  j'ai  voulu  connaître  le  pays. 

—  Vous  avez  pour  cela  choisi  une  bien  mau- 
vaise saison. 

—  J'avais  pensé  que  l'hiver  était  l'époque  la 
plus  convenable  pour  étudier  la  Russie, 

—  Je  vous  demande  pardon  ,  l'été  est  ce  qu'il  y 
a  de  mieux.  Monsieur  a  été  militaire? 

—  Oui,  mon  général. 

—  Et  vous  voudriez  assurément  vous  mettre  au 
courant  de  tout  ce  qui  concerne  notre  armée? 

—  Je  n'ai  pas  cette  prétention  ;  il  y  a  longtemps 
que  j'ai  quitté  le  service,  et  je  n'ai  pas  conservé 
beaucoup  de  goût  pour  tout  ce  qui  s'y  rapporte. 

—  Comptez-vous  faire  un  long  séjoui-  en  Rus- 
sie? 

—  Quelques  mois. 

—  Et  quelle  route  prendrez-vous  poui'  repartir? 

—  Je  compte  m'en  retourner  par  Odessa  et 
Constantinople. 

—  Vous  prendrez  du  service  en  France? 

—  Général ,  mon  présent  et  mon  passé  peuvent 
être  de  votre  ressort,  mais  je  crois  que  l'avenir  me 
regarde  seul. 


76  LA  RUSSIF 

—  Je  suis  vraiment  confus  de  vous  avoir  fait 
toutes  ces  questions,  mais  le  service  m'en  faisait 
un  devoir. 

Pouschkine  a  très-bien  décrit  Pétersbourg  dans 
quatre  vers  :  «  Ville  somptueuse,  ville  pauvre, 
«  aspect  réguliei',  voûte  des  cieux  d'un  vert  pâle, 
«  tristesse,  froid,  et  granit!  » 

Les  maisons  sont  plus  belles  de  loin  que  de 
près;  la  brique  y  remplace  la  pierre  de  taille  et  le 
niarbie;  les  édifices  sont  construits  pour  la  vue 
plus  que  pour  la  durée  ,  et  se  détériorent  aussi 
vite  qu'ils  s'élèvent.  Aucun  goût  ne  piéside  à  la 
disposition  de  l'enseiuble.  Les  places  sont  de  vastes 
champs;  la  verdure  et  les  fontaines  sont  des  cho- 
ses inconnues.  Tandis  qu'à  Beilin  vous  avez  le 
Thiergarten,  à  Vienne  le  Prater,  à  Londres  une 
quantité  de  parcs,  à  Paiis  les  Champs-Elysées;  à 
Pétersbourg,  vous  n'avez  qu'un  jardin  d'été  assez 
mesquin.  L'aspect  de  quelques  parties  de  la  ville, 
surtout  des  quais,  est  imposant,  et  il  y  a  des  égli- 
ses, des  ponts  et  des  nionuments  remarquables. 
L'empereur  actuel  a  beaucoup  contribué  à  l'em- 
bellissement de  Saint-Pétersbourg,  et  a  cela  de 
commun  avec  les  grands  monarques  comme  avec 
les  grands  tyrans.  L'ostentation  et  la  vanité  (ju'il 
y  met  sautent  à  tous  les  yeux  ;  la  lettre  N  se  dessine 
sur  tous  les  ponts  de  la  chaussée  de  Moscou. 

Si  Pétersbourg  est  une  ville  étrangère  et  toute 


sous  NICOLAS  P\  77 

d'imitation,  Moscou  est  une  ville  nationale  el 
entièrement  russe;  l'une  est  la  résidence  impériale, 
et  l'autie  la  capitale  de  la  Russie.  Pétersbourg 
est  un  ramassis  d'industriels  et  de  courtisans, 
d'étrangers  et  d'employés;  Moscou  est  la  résidence 
des  nobles  et  le  siège  des  manufacturiers.  Là,  les 
rues  sont  plus  étroites  et  plus  variées;  les  habitants 
plus  rapprochés,  moins  méfiants,  et  plus  occupés 
de  choses  sérieuses  et  vraiment  utiles.  Les  com- 
méjages  de  province  y  remplacent  bien  les  intri- 
gues de  la  cour,  mais  l'immoralité  de  celle-ci  n'y 
tend  pas  ses  filets.  L'absence  des  militaires  ajoute 
au  calme  de  la  vie  ce  c[u'elle  ôte  à  l'ornement  des 
réunions  et  au  faste  des  processions.  Les  diverses 
polices,  officielle  et  secrète,  s'y  étalent  moins 
pompeusement,  et  échappent  même  aux  yei>\  de 
l'habitant.  Tout  ceci  contribue  puissamment  au 
charme  delà  vie,  et  fait  de  Moscou  le  réduit  pai- 
sible des  hommes  qui  placent  le  bonheur  ailleurs 
que  dans  l'avancement  obtenu  au  service  impé- 
rial. 

Les  mille  et  une  églises,  toutes  d'architecture 
nationale,  les  couvents,  aussi  riches  que  nom- 
liieux,  y  conservent  la  véritable  piété  moscovite. 
Les  souvenirs  historiques  qui  planent  sui-  Moscou 
rappellent  des  jours  d'épreuves  et  de  souffrances, 
des  temps  de  troubles  et  de  discordes,  et  ratta- 
chent à  celte  ville  tous  les  cœurs  véritablement 


78  LA  RUSSIE 

russes;  ils  leur  promettent  de  beaux  jours  de  li- 
berté dans  l'avenir,  et  les  consolent  de  la  splen- 
deur qu'ils  laissent  à  Pétersbourg,  par  la  pensée 
de  la  tyrannie  qu'on  voudrait  voir  enterrée  dans 
les  marais  de  cette  ville. 

Excepté  Odessa,  cette  cité  toute  méridionale, 
tout  italienne,  et  le  point  le  plus  a\ancé  de  la 
civilisation  européenne  sur  le  sol  de  la  Russie,  les 
autres  \illes  de  cet  empire  ressemblent  à  des  vil- 
lages sauvages,  et  qui  ne  diffèrent  que  par  leur 
étendue.  Des  églises  plus  ou  moins  belles  et  tou- 
jours trop  nombreuses  ,  des  édifices  de  gouverne- 
ment plus  ou  moins  prétentieux,  sur  des  places 
très-vastes  et  uniformes,  tel  est  le  principal  et  à 
peu  près  l'unique  ornement  de  toutes  les  cités  de 
l'intérieur,  qui  sont  mal  pavées,  prescpie  pas 
éclairées  la  nuit,  et  où  le  nombre  des  maisons  en 
Ijois  l'emporte  de  beaucoup  sur  celui  des  cons- 
ti-uctions  en  pierre.  Le  gasfinoï-ihvor,  ce  bazar 
russe,  est  fornement  de  rigueur  de  toutes  les 
villes.  Il  se  compose  d'une  enfdade  de  boutiques 
attenantes  et  réunies  en  un  seul  édifice,  se  distin- 
gue par  plus  ou  moins  de  ricbesse  dans  les  mar- 
chandises,  et  fait  une  diversion  à  la  monotonie 
de  la  ville,  par  les  cris  perpétuels  des  marchands 
qui  s'arrachent  les  chalands  ou  se  disputent  avec 
les  acheteurs. 

Les  villages  russes  sont  exclusivement  composés 


sous  NICOLAS  P\  79 

tle  cabanes  en  bois  couvertes  de  chaume  ou  de 
planches,  et  qui  forment  une  seule  rue  souvent 
démesuiément  longue,  entrecoupée  de  hangars, 
et  ornée  d'une  ou  de  deux  églises.  Ce  mode  de 
construction  rend  les  incendies  fréquents  et  dan- 
i,^ereux;  incommode  pour  la  culture,  il  contribue 
pourtant  à  animei'  la  vie  des  habitants. 

L'absence  de  montagnes  rend  les  paysages  rus- 
ses d'une  uniformité  désespérante.  Les  seules  qui 
s'élèvent  dans  l'intérieur  de  l'empire  sont  suffisam- 
ment caractérisées  par  leur  nom  à'éléi^alioii  plala. 
Le  sapin,  le  pin  et  le  bouleau  sont  presque  les 
seuls  aibres  de  la  Russie  supérieure.  Là  les  villes 
et  les  villages  sont  très-rares,  et  on  ne  trouve  pres- 
que pas  d'habitations  isolées.  Le  déseit  commence 
aux  portes  de  Saint-Pétersbourg,  et  s'étend,  avec  de 
rares  interruptions,  dans  tous  les  sens,  changeant 
de  nom  et  d'aspect.  Le  sable  et  le  marais  se  dis[)u- 
tent  le  territoire;  l'agricultuie  elle-même  laisse 
un  tiers  du  sol  cultivé  en  jachère  et  la  moitié  du 
terrain  en  friche.  Au  midi,  dès  qu'on  entre  dans 
le  gouvernement  d'Orel,  1  aspect  du  pays  change, 
en  même  temps  que  le  climat  se  fait  sensiblement 
meilleur.  Le  sol  noir  remplace  l'argile  et  le  sable 
qui  dominent  dans  les  provinces  du  nord;  la  vé- 
gétation devient  visiblement  plus  riche  et  plus 
forte,  l'air  plus  doux  ;  mais  la  richesse  du  peuple 
ne  suit  pas  toutes  ces  améliorations  de  la  nature. 


80  LA  RUSSIE 

Le  manque    de  coinmunicalions,    réloigneinent 

des  cenlies  de  commerce  privent  la  contrée  de 

déliouchés,  et  avilissent  le  prix  des  denrées,  qui 

est  d'autant  plus  bas  que  leur  abondance  est  plus 

grande. 

Le  climat  est,  dans  le  nord  de  la  Russie,  d'une 
rigueui-  extrême;  souvent,  en  liiver,  le  tbermomè- 
Ire  se  brise  par  reffet  du  froid,  et  ne  laisse  plus 
aucun  moyen  d'en  préciser  l'intensité.  L'hiver 
commence  au  mois  d'octobie  et  finit  avec  le  mois 
d'avril;  il  ne  resle  donc  plus  que  cinq  mois  pour 
les  Irois  autres  saisons  réunies,  qui  se  confondent 
les  unes  dans  lesauties,  et  justifient  le  ujot  :  qu'en 
Russie  il  n'y  a  que  deux  hivers,  l'un  blancet  l'autre 
verl;  en  été  même,  les  gelées  sont,  en  effet,  très- 
fréquentes  pendant  la  nuit,  et  la  lempératuie 
passe  presque  subitement  d'un  extrême  à  l'autre. 
A  midi,  la  chaleur  est  tout  africaine,  et  à  huit  heu- 
res du  soir  on  est  obligé  de  se  couvrir  d'un 
ujanteau. 

Dans  aucun  pays  le  nombie  des  femmes  laides 
n'est  aussi  considérable,  et  celui  des  femmes  jolies 
plus  petit,  qu'en  Russie.  Dans  la  haute  société  seu- 
lement, et  dans  les  provinces  éloignées  des  grandes 
routes,  on  trouve  des  types  de  véritable  beauté. 
En  revanche,  les  femmes  sont  très-robustes  et 
très-fécondes,  et  les  hommes  soni  généralement 
d'une  beauté  remarquable.  La  civilisation,  Tins- 


sous  NICOLAS  r\  81 

trnctioii;,  la  sensibilité  sont,  en  Russie,  le  partage 
presque  exclusif  des  femmes;  et  leur  supériorité 
sur  les  hommes  est  inconleslahle,  pour  tout  ce 
qui  tient  à  la  culture  de  l'espril.  Ce  phénomène 
s'explique  par  la  différence  dans  le  genre  de  vie  des 
deux  sexes.  L'intelligence  des  hommes  est  absor- 
bée par  le  souci  de  l'avancemenl,  des  croix  et  des 
tsc/iùf/is;  \)ouv  les  militaires  surtout,  le  mépris  des 
lettres  est  de  mode,  mais  la  mode  heureusement 
n'étend  pas  justpie-là  son  empire  sur  les  dames. 


82  LA  RUSSIE 

IV. 

CARACTÈRE   DU   PEUPLE. 


Il  n'y  a  pas  de  tâche  plus  compliquée,  plus 
embarrassanle  et  plus  ingrate  à  la  fois  que  celle 
de  tracer  le  caractère  d'un  peuple.  Le  caractère 
d'un  individu  est  souvent  diflicile  à  définir:  com- 
bien plus  ne  doit  pas  l'être  celui  d'une  nation  en- 
tière, et  surtout  d'une  nation  qui,  comme  la 
Russie,  est  un  amalgame  de  tant  de  races?  De 
même  qu'on  trouve  des  hommes  de  génie  et  des 
idiots  chez  tous  les  peuples,  ce  qui  fait  qu'aucun 
d'eux  ne  peut  prétendre  au  monopole  des  uns  ou 
des  autres;  de  même  on  trouve  des  cœurs  froids 
dans  les  pays  chauds  ,  des  hommes  et  des  femmes 
passionnés  dans  les  contrées  froides.  Aussi  est-on 
autorisé  à  dire  que  les  capacités  et  les  sentiments 
ne  se  règlent  ni  sin-  la  position  géogiaphique  d'un 
pays,  ni  sur  les  origines  des  nations,  mais  bien 
plus  sur  les  individualités.  La  vanité  et  l'orgueil , 
la  duplicité  et  la  fausseté,  l'égoïsme  et  l'avarice, 


sous  NICOLAS  P^  83 

sont  des  vices  coniminis  à  tous  les  liomiiies;  et 
l'on  serait  fort  en  peine  de  dire  s'ils  sont  plus 
répandus  dans  une  nation  que  dans  une  autre. 
Nous  reconnaissons  de  plus  que  tous  les  peuples, 
depuis  les  Français  et  les  Russes  jusqu'aux  Chi- 
nois et  aux  Juifs,  sont  ou  peuvent  être  presque 
également  courageux  et  moraux;  ces  qualités  va- 
rient seulement  selon  les  circonstances,  ou  pren- 
nent des  formes  différentes  en  s'appliquant  à  des 
objets  divers.  La  civilisation,  en  outre,  comble 
de  plus  en  plus  les  distances  entre  les  nations, 
aplanit  les  différences  qui  les  distinguent,  et  tend 
à  généraliser  leurs  caractères.  En  Russie,  elle  a  cet 
effet  plus  qu'ailleurs,  parce  qu'elle  n'y  est  pas  née 
d'elle-même,  qu'elle  a  été  importée  de  l'étranger, 
et  inoculée  au  peuple  tout  d'un  coup.  Mais 
comme  son  œuvre  n'est  pas  achevée,  le  caractère 
du  peuple  n'est  pas  encore  établi  définilivemenl, 
et  son  état  actuel  n'est  que  transitoire.  Pour  le  bien 
apprécier ,  il  faudrait  l'étudier  dans  toutes  les 
nuances  que  lui  impriment  les  différences  des 
origines ,  des  classes  et  des  occupations.  Mais 
comme  néanmoins  il  y  a  quelques  points  géné- 
raux qui  dominent  toutes  ces  variétés,  et  d'autres 
qui  sont -particuliers  à  la  nation  russe,  nous  es- 
sayerons de  les  saisir,  convaincus  à  l'avance  de 
tout  ce  qu'il  y  a  d'ingrat  dans  une  telle  enli-^prise; 
car  on  ne  loue  jamais  assez  un   peuple  pour  lui 

G. 


84  LA  RUSSIE 

plaire;  et  le  blâme  qu'on  lui  adresse,  quelque 
légitime  qu'il  soit,  Jîlesse  toujours  sa  suscepti- 
bilité. 

Le  Russe  est  naturellement  bon  et  doux,  meil- 
leur et  plus  doux  que  les  autres  peuples;  c'est  un 
point  sur  lequel  ou  s'accorde  assez  volontiers.  11 
y  a  bien  encore  en  lui  de  la  barbarie  primitive, 
comme  il  a  aussi  déjà  empiunlé  quelques  défauts 
à  la  civilisation  moderne;  mais  le  fond  est  digne 
d'estime  sous  plus  d'un  rapport,  et  s'il  ne  pourrit 
pas  avant  d'être  mur  (crainte  puérile  et  ridicule), 
si  le  gouvernement  ne  lui  ûiit  pas  prendre  un  pli 
qu'il  serait  ensuite  trop  tard  d'effacer,  il  pourra, 
avec  le  temps,  se  placer  haut  dans  l'opinion  gé- 
nérale. 

Une  disposition  fâcheuse  et  malheureusement 
trop  fiéquente  chez  ce  peuple,  c'est  la  fourberie. 
Ne  trouvant  pas  à  son  esj^rit  de  digne  et  suffisante 
occupation,  le  Russe  le  dirige  vers  la  liomperie, 
qu'il  considère  encore  comme  le  moyen  le  plus 
aisé  de  parvenir.  C'est  là  l'effet  d'un  manque  de 
civilisation  et  un  fruit  de  l'esclavage.  Ne  sentant 
pas  ses  forces,  ou  n'osant  pas  en  faire  usage,  il  a 
recours  à  la  ruse  dans  la  plupart  des  cas.  C'est 
aussi  une  preuve  de  son  malheur:  ne  connaissant 
pas  de  remède  à  ses  souffrances,  et  ne  pouvant 
échapper  aux  maux  qui  l'accablent ,  il  est  plus 
sujet  qu'un  autre  à  tomber  dans  de  funestes  écarts, 


sous  NICOLAS  P\  85 

tels  que  la  fourberie,  l'ivrogneiie  et  la  débauche 
en  général.  'Mais  Tabeiiation  même  de  son  esprit 
peut  servir. à  en  donner  la  mesure;  le  filou  russe 
est  de  force  à  rivaliser  avec  les  premiers  filous  du 
[uonde,  et  l'on  cite  de  lui  des  trails  surprenants 
de  supercherie 

Un  officier,  piévenu  qu'on  volait  sur  les  bat  eaux- 
à  vapeur  à  leur  départ  pour  l'étranger,  tenait 
avec  soin  les  mains  sur  ses  poches,  tout  en  cau- 
sant avec  un  an)i  dont  il  était  venu  prendie  congé. 
La  cloche  sonne,  il  embrasse  son  ami,  et  leporte 
aussitôt  les  mains  à  ses  poches  ;  mais  il  les  trouve 
vides. 

Un  autre  dépose  son  lorgnon  sur  le  buffet  d'un 
foyer,  et  le  surveille  d'un  regard  attentif;  mais, 
dans  le  moment  où  il  porte  un  verre  à  sa  bouche 
et  lève  les  yeux  pour  boire,  le  lorgnon  disparait. 

Pour  ne  pas  reproduire  des  faits  qui  peuvent 
s'être  passés  dans  d'autres  pays,  ou  qui  se  répètent 
partout,  sans  qu'on  puisse  discerner  le  lieu  de 
leur  origine,  j'en  citerai  un  Cjui  m'est  airivé  à  moi- 
même.  Me  rendant  de  Tver  à  Moscou,  je  louai  un 
cocher  qui  devait  me  rendre  à  une  heure  fixe 
dans  cette  dernière  ville.  En  route,  et  pendant 
la  nuit,  il  me  demanda  ime  partie  de  l'argent 
qui  lui  revenait.  Kéveillé  en  sursaut,  je  lui 
donnai  huit  roubles  de  ])lus  (ju'i!  ne  réclamait, 
ce    dont    je    ne    m'aperçus    que    le    lendemain. 


86  LA   RUSSIF, 

Quinze  jours  plus  lard,  il  me  voit  sur  la  même 
roule,  me  reconnaît,  et  vient  à  moi  le  cha- 
peau à  la  main.  Je  croyais  qu'il  allait  me  rendre 
mou  argent,  et  m'applaudissais  de  trouver  en 
lui  un  honnête  homme.  Quelle  ne  fut  pas  ma 
surprise  lorsque  je  le  vis  réclamer  huit  roubles 
encore,  disant  que,  dans  mon  sommeil,  je  m'étais 
trompé  de  compte!  Le  tour  me  parut  trop  plaisant 
pour  me  fâcher;  et  mon  homme  ne  fit  aucune 
difficulté  de  reconnaîlie  ses  torts,  du  moment  que 
je  lui  eus  accordé  de  l'esprit. 

La  fdouterie  est  poussée  à  un  si  haut  degré  en 
Russie,  qu'on  dirait  vraiment  qu'elle  est  dans  l'air 
ou  dans  le  sang.  Le  commerce  et  la  fabrication 
russes  sont  certainement  les  moins  honnêtes  du 
monde.  La  Chine  et  l'Angleterre  ont  à  s'en  plaindre 
au  même  degré.  Les  Chinois  assez  confiants  pour 
lecevoir,  sans  les  visiter,  les  rouleaux  de  drap 
russe,  trouvent  au  fond  des  morceaux  de  bois; 
les  Anglais  achètent  de  la  graisse  pour  du  suif.  En 
vain  leur  gouvernement  a  piotesté  contre  cet  abus 
un  nombre  infini  de  fois;  en  vain  l'empereur  lui- 
même  a  lancé  des  décrets  pour  le  réprimer.  Un 
Français,  chargé  par  le  gouvernement  de  démas- 
quer toute  cette  fraude,  a  failli  être  tué  par  les 
fabricants;  et  les  employés  n'ont  pas  été  à  l'épreuve 
des  séductions  auxquelles  il  avait  résisté,  car  ses 
dénonciations  sont  restées  sans   résultat.  Le  petit 


sous  NICOLAS  I".  87 

négoce  ne  \it  que  de  rapines  :  vous  achetez  un 
objet  dans  la  boulitjue,  et  vous  en  emportez  un 
autre  chez  vous.  11  faut  étie  toujours  sui-  ses  gardes  ; 
les  domestiques  sont  aussi  \oleurs  que  les  cochers 
et  les  cuisiniers.  Si  c'est  un  peu  partout  de  même, 
la  chose  n'est  nulle  part  poussée  aussi  loin  qu'en 
Russie:  là,  les  employés  même  de  l'administration 
puhlicjue  prennent  des  deux  mains,  n'attendent 
pas  (ju'on  leur  donne,  demandent  et  marchandent, 
acceptent  les  gros  présents  et  ne  dédaignent  pas 
les  petits. 

r^julle  part  l'ivrognerie  n'est  aussi  répandue 
qu'en  Russie.  Cela  tient  à  plusieurs  causes  :  à  la 
pauvreté,  au  désespoir  qui  naît  de  l'état  précaire 
et  de  l'absence  de  sécurité  pour  les  propriétés, 
à  l'incertitude  de  l'avenir,  et  surtout  au  défaut  de 
lumières.  Le  temps  et  le  gouvernement  peuvent 
beaucoup  contre  ce  fléau  :  le  premier,  en  éclai- 
rant les  masses,  et  le  second  en  cherchant  de  plus 
nobles  sources  de  revenu  que  l'industrie  des  eaux- 
de-vie,  dont  il  accapare  le  monopole  en  se  faisant 
le  premier  cabaretier  du  pays. 

L'adresse  est  unecjualité  assez  propre  aux  Rus- 
ses :  sans  autre  outil  qu'une  hache,  le  paysan 
vient  à  bout  des  constructions  les  plus  compli- 
quées et  de  boiseries  très-délicates.  L'intrépidité 
et  la  dextérité  des  ouvriers  maçons,  en  Russie, 
est  vraiment   surpienanle  :  on   les  voit,  pendus 


88  LA  RUSSIE 

à   des   hauteurs    immenses,    travailler  avec   une 

grande  précision. 

Le  Russe  possède  à  un  tiès-haut  degré  la  fa- 
culté de  l'imitation,  et  c'est  à  tort  qu'on  lui  re- 
fuse celle  de  l'invention.  Jusqu'ici  il  a  eu  trop  à 
faire  pour  reproduire  ce  que  les  autres  ont  fait; 
le  jour  où  il  n'aura  plus  à  imiter,  il  saura  créer. 
Pour  l'esprit,  comme  en  général  pour  le  carac- 
tère, le  Russe  tient  le  milieu  enlie  le  Français  et 
l'Allemand.  Il  a  parfois  la  profondeui-  de  l'un  et 
le  hiillant  de  l'autre.  11  est  moins  lourd  ([ue 
l'Alleuîand,  moins  petiiianl  que  le  Français,  plus 
pratique  que  le  premier,  moins  inconstant  que 
le  second,  moins  routinier  que  tous  les  deux. 

L'espiit  russe,  ou  pour  mieux  dire  l'esprit  slave, 
réunit  en  lui  les  deux  éléments  et  concilie  les  deux 
caractères.  Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  pensent 
qu'il  est  appelé  à  régénérer  le  monde,  car  je  ne 
crois  pas  que  le  monde  se  désorganise  et  toiîclie 
à  sa  destruction;  mais  je  suis  d'avis  qu'il  est  des- 
tiné à  réconcilier  l'esprit  français  et  l'esprit  alle- 
mand, à  compléter  l'un  par  l'autre,  à  fondie  et 
combiner  tous  les  deux  ,  et  à  reculer  peut-être 
avec  le  tem})S  les  bornes  de  leur  action. 

Comme  nous  l'avons  dit,  il  est  très-difficile  de 
préciser  la  moralité  d'un  peuple,  et  suitout  d'éta- 
blir en  ce  point  sa  supériorité  ou  son  infériorité 
vis-à-vis  d'un  autre.  Comparé  à  ses  voisins  d'Eu- 


sous  NICOLAS  P\  89 

rope ,  le  Russe  a  moins  de  celle  immoralité  d'i- 
magination, fruit  d'une  civilisation  avancée;  mais 
il  a  aussi  moins  de  cette  moralitéde  piincipes  que 
peut  donner  seule  une  forte  et  sage  éducation. 
Son  immoralité  sensuelle  n'a  ni  pour  cause,  ni 
pour  excuse,  ni  pour  ornement,  cette  imagina- 
tion qui  explique  et  rachète  celle  des  peuples  po- 
licés. S'il  est  débauché,  il  l'est  jusqu'à  la  bruta- 
lité, par  le  cœur  plutôt  que  par  l'esprit;  et  les 
séductions  ([u'il  trouve  dans  son  pays  ne  sont 
pas  de  nature  à  motiver  ou  à  atténuer  ses  écarts, 
La  femme  (je  parle  de  la  femme  du  giand  monde) 
est  plus  raffinée  dans  ses  licences,  grâce  aux  fruits 
aigres-doux  du  romantisme  français;  mais  elle  ne 
prend  pas  assez  de  peine  ou  n'a  pas  assez  de  tact 
pour  dérober  ses  intrigues,  et  le  peu  de  letenue 
de  quelques  dames  lusses  leur  a  valu  une  cé- 
lébrité européenne.  Ce  relâchement  est  d'autant 
plus  funeste,  qu'en  se  répandant  il  mine  le  bon- 
heur domestique ,  seul  refuge  des  Russes,  si  pau- 
vres en  plaisirs  et  consolations,  et  contribue  à  dé- 
truire les  liens  de  famille,  que  d'autres  causes 
encore  rendent  très-peu  solides. 

Tout  vierge  encore,  le  Russe  est  fort  de  coips 
et  d'âme  :  il  endure  facilement  les  fatigues  et  les 
privations,  et  pourrait  aisément  supporter  toutes 
les  souffrances,  si  sa  moralité  était  à  l'unisson  de 
sa  force  matérielle.   Son  sang- froid  et   sa  cons- 


9Ô  LA  RUSSIE 

tance  lui  donnent  souvent  une  supérioiité  incon- 
testable sur  les  autres  nations;  niais  sa  nonchalance 
et  son  insouciance  sont  tout  asiatiques.  Effets  du 
manque  de  civilisation,  elles  sont,  à  leur  tour, 
une  des  causes  qui  rentietiennent.  Le  Russe  n'a 
du  zèle  et  de  l'application  que  par  accès,  et  sa 
paresse  est  un  des  principaux  obstacles  au  déve- 
loppement du  pays. 

Tl  estplus  ambitieux  qu'on  ne  l'est  ailleurs  :  l'or- 
ganisation politique  de  son  pays  lui  en  fait  une 
loi  ;  mais  comme  en  même  temps  elle  paralyse 
son  zèle  et  comprime  l'essor  de  ses  capacités,  les 
carrières  manquées  ,  les  ambitions  refoulées  ne 
sont  nulle  part  plus  fréquentes  que  dans  ce  pays, 
où  les  mécontentements,  ne  pouvant  se  faire  jour 
dans  une  opposition  légitime  et  ouverte,  aboutis- 
sent à  une  apathie  désolante  ou  à  une  perte  ceitaine. 
Il  est  consolant  pouitantde  voir  que,  pendant  que 
les  uns  iniuiolent  tout  à  leur  carrière,  honneur, 
parenté  même,  il  en  est  d'autres  qui  ne  tiou\ent 
pas  que  les  dons  du  gouvernement  puissent  ra- 
cheter les  humiliations  qu'il  mêle  à  ses  giàces. 

Le  Russe  est  pieux,  hospitalier,  généreux,  trois 
qualités  communes  aux  peuples  primitifs,  et  que 
la  civilisation  tend  malheureusement  à  affaiblir. 
Mais  sa  piété  tient  de  la  superstition,  et  consiste 
piesque  uniquement  dans  la  sciupuleuse  obser- 
vation des  rites.   J'ai  vu  un    filou    fouiller  d'une 


sous  NICOLAS  I".  91 

main  la  poclie  d'un  passant,  et  de  l'autre  faire  le 
signe  de  la  croix,  au  son  de  la  cloche  qui  ap])elait 
aux  vêpres.  Le  Russe  fait  perpétuellement  le  signe 
de  la  croix  ;  il  le  fait  devant  chaque  église  et  cha- 
que image,  en  entrant  dans  une  chambre  et  en 
en  sortant,  en  se  mettant  à  table  et  en  la  quittant, 
en  se  couchant  et  en  se  levant. 

Après  le  tzar  du  ciel ,  c'est  le  tzar  de  la  terre 
c|ue  le  Russe  adoie  le  plus.  Il  est  poui-  lui  le  re- 
présentant et  l'élu  de  Dieu,  comme  il  est  le  chef 
de  l'Église,  la  source  de  toute  béatitude,  et  la 
cause  première  de  toute  crainte;  sa  main  grati- 
fie aussi  largement  que  son  bras  fiappe  loin  et 
fort.  Amour,  peur,  courtisanerie,  tout  se  confond 
dans  cette  déification  du  monarque,  qui  ne  sert 
le  plus  souvent  qu'à  masquer  la  cupidité  des  uns 
et  la  pusillanimité  des  autres.  Le  tzar  est  le  centre 
de  tous  les  rayons,  le  point  de  mire  de  tous  les 
yeux,  le  soleil  rouge  de  tous  les  Russes  ;  c'est  ainsi 
(pi'ils  le  nomment,  et  le  vestibule  du  Kremlin,  où 
les  anciens  tzars  apparaissaient  au  peuple,  s'apjie- 
lait  le  vestibule  rouge  :  Krdsnoïékrjitzo.  En  public, 
tous  les  regaids  sont  fixés  sur  l'empereur;  dans 
les  salons,  les  conversations  ne  roulent  que  sur  lui 
et  sa  famille;  dans  la  solitude  même,  les  esprits 
en  sont  occupés  de  préférence.  Tout  ce  qu'il  fait 
est  bien  fait,  et  mérite  d'être  imité.  Tout  le  monde 
se  promène  là  et  au  moment  où  il  se  promène; 


92  LA  RUSSIE 

tout  le  monde  adore  la  danse,  parce  qu'il  aime 
à  danser;  et  il  n'est  personne  qui  n'affectionne  le 
service  militaire,  parce  que  l'empereur  en  est  un 
zélé  partisan.  Le  tzar  est  le  père  de  tout  le  peu- 
ple, et  nul  n'a  d'autres  parents  que  lui;  quand 
son  intérêt  parle,  toute  autre  voix  est  étouffée.  Les 
parents  des  conjurés  de  1825  dansaient  à  Moscou , 
pendant  qu'on  faisait  traverseï-  la  ville  à  ces  mal- 
heureux :  et  de  cette  mère  qui  a  accepté  trois  cents 
roubles,  en  récompense  de  ce  qu'elle  avait  ra- 
mené son  fils  déserteur,  ou  de  l'empereur  qui 
les  lui  a  accordés,  on  ne  sait  lequel  a  été  le  plus 
Spartiate.  On  fait  bien  du  libéralisme  à  huis-clos, 
mais  on  jette  la  pierre  à  celui  qui  se  révolte,  et 
on  fuit  un  libéral  compromis  comme  un  lépreux. 
Ceux  qui,  à  diverses  époques,  se  sont  sacrifiés 
pour  le  bien  du  peuple,  ont  recueilli  plus  d'indif- 
férence et  de  haine  qu'ils  n'ont  rencontré  de 
svnq)athie.  Il  s'est  trouvé  des  parents  qui  ont 
abandonné  leurs  enfants  et  leurs  frères  en  Sibé- 
rie sans  le  moindie  secours,  alors  qu'ils  jouis- 
saient des  biens  dont  ils  étaient  devenus  les  hé- 
ritiers par  leur  condamnation,  et  qui  ne  corres- 
pondaient avec  eux  qu'à  contre-cœur:  aussi  leur 
conduite  a  été  pour  ces  malheureux  le  plus  grand 
des  supplices.  M.  L**  apportant  un  jour  des  lettres 
de  ces  exilés  à  leurs  parents,  ceux-ci  les  refusè- 
rent, disant  qu'elles  ne  venaient  pas  par  la  voie 


sous  NICOLAS  P\  93 

officielle.  Il  est  consolant  de  dire  pourtant  que 
telle  n'a  pas  été  la  conduite  de  tous,  et  l'histoire 
conservera  religieusement  la  mémoire  delà  prin- 
cesse de  Troiihetzkoï,  née  comtesse  Laval;  de  ma- 
dame rsarvschkine,  néeKanavnitzine;  de  madame 
Rosen,  qui  lî'ont  pas  voulu  séparer  leur  destinée  de 
celle  de  leurs  maris.  La  France  a  toujours  et  partout 
mie  noble  part  à  tout  ce  qui  est  dévouement.  La  de- 
moiselle de  compagnie  de  madame  Ivasclief,  une 
Française,  après  avoir  caché  à  tous  les  yeux  son 
amour  pour  le  fils  de  cette  dame,  alla  en  Sibérie 
lui  offrir  sa  main,  alors  que,  de  brillant  officier 
des  gardes,  il  n'était  plus  qu'un  malheureux  ga- 
lérien. Elle  l'aida  à  porter  le  poids  de  ses  souf- 
frances, et  vient  de  rentrer  avec  lui  en  Russie. 

Rien  n'égale  le  bonheur  d'un  Russe  quand  l'em- 
pereur lui  parle;  aussi  est-ce  un  spectacle  curieux 
de  voir  comment  les  courtisans  sont  à  la  piste 
d'une  seule  parole  du  souverain.  Immobiles, 
l'oreille  tendue,  l'œil  fixe,  ils  attendent  un  mot, 
se  pressent  autour  de  celui  qui  a  été  assez  heu- 
reux pour  le  recevoii-,  ou  se  retirent,  la  mine 
longue  et  l'air  désappointé,  quand  ils  ont  été 
tiompés  dans  leur  attente.  Le  commandant  Bas- 
choutzky  demandait,  pour  seule  grâce,  à  l'empe- 
reur Alexandre  que ,  chaque  fois  qu'il  le  verrait 
à  la  cour,  il  lui  dit  à  l'oreille  le  mot  à'inilxîcile. 
—  Un  ambassadeur  de  France  voulant  adresser  la 


94  LA  RUSSIE 

parole  à  Paul  I,el  conlrarié  de  le  voir  pailer  sans 
cesse  à  un  de  ses  favoris  :  —  Sire,  dil-il,  c'est  là 
apparemment  quelque  grand  de  votre  empire? 
—  Sachez  ,  lui  répondit  le  tzar,  qu'il  n'y  a  de 
giand  que  celui  à  qui  je  parle,  et  cela  tant  que  je 
lui  paile. 

Il  y  a  bien  encore  ({uelcpie  chose  au-dessus  de 
l'honneur  d'une  conversation  avec  le  souverain, 
c'est  une  de  ces  liaisons  qui  semblent  rapprocher 
de  sa  famille  ceux  qui  en  sont /io/iorcs;  mais  n'en  a 
pas  qui  veut.  Si,  à  la  cour,  on  ne  va  pas  jusqu'à 
féliciter  le  mari  trompé  par  un  membre  de  la 
famille  iuqjériale,  c'est  par  jalousie  autant  (pie 
par  convenance;  mais  on  manque  rarement  d'en- 
vier son  sort,  et  lui-même  est  asse^z  peu  maître  de 
son  bonheur  pour  s'en  applaudir  ouvertement. 

La  barbarie,  la  tyrannie  et  l'immoralité  sont 
nées  et  ont  toujours  vécu  dans  une  indigne  pro- 
miscuilé.  Ce  sont  de  proches  paients,  parmi  les- 
(piels  on  ne  saurait  distinguer  la  mère  delà  fdle  : 
l'une  produit  et  entretient  l'autie.  La  tyrannie  ne 
s'établit  et  ne  subsiste  que  grâce  à  la  barbarie 
qu'elle  propage  et  soutient  à  son  tour;  l'immora- 
lité en  découle  nécessairement,  et  couronne  l'œu- 
vre. Pour  étudier  les  tristes  effets  de  l'alliage  de 
ces  trois  éléments,  il  faut  aller  en  Russie.  Le 
Russe  ne  sait  pas  s'arrêter  aux  limites  de  l'obéis- 
sance; il  les  confond  avec  la  bassesse,  et  l'ordre 


sous  NICOLAS  r\  95 

avec  l'esclavage.  II  voit  dans  le  libéralisme  un  dé- 
faut de  calcul  ou  d'esprit ,  toutes  les  fois  qu'il 
n'ose  pas  le  qualifier  de  trahison.  On  trouverait 
en  Russie  peu  de  gens  en  état  de  comprendre  que 
la  liberté  est  une  condition  et  un  effet  de  la  di- 
gnité de  l'homme;  et  le  Russe  ignore  généralement 
que  le  courage  moral  et  le  courage  civil  sont  tout 
aussi  difficiles,  et  pour  le  moins  aussi  honorables, 
que  le  courage  puiement  matériel.  Les  libéraux 
russes  ne  sont ,  en  très-grande  partie ,  que  des 
mécontents;  et  les  hommes  éclairés  vivent  en 
paix  avec  leur  conscience,  grâce  à  cette  funeste 
persuasion  que  le  gouvernement  absolu  est  le 
seul  qui  convienne,  pour  le  moment,  à  leur  pays. 
On  ne  veut  pas  comprendre  que,  lors  même  qu'il 
en  serait  ainsi,  il  est  du  devoir  sacré  d'un  honnête 
homme  de  contribuer  de  tout  son  pouvoir  au 
développement  de  la  civilisation,  et  de  hâtei'  l'oi- 
dre  de  choses  qui  en  découle  nécessairement; 
car  si  un  gouvernement  libre  est  un  effet  de 
la  civilisation,  il  en  est  à  son  tour  la  cause;  et  je 
crois  que  l'on  pourrait  commencer  par  l'un  aussi 
bien  que  par  l'autre.  Lj^  Russie  est  un  pays  de 
serfs  et  d'employés;  les  vertus  qui  accompagnent 
la  liberté  ou  qui  en  découlent  y  sont  ignorées. 
C'est  le  gouvernement  qui  fait  les  Russes  ce  qu'ils 
sont,  et  qui  doit  porter  la  responsabilité  de  tous 
leurs  défauts.  C'est  à  lui,  bien  plus  qu'au  caractère 


96  LA  RUSSIE 

des  Russes,  qu'il  faut  altrihuer  celle  haine  qu'on 
leur  porte;  et  cette  haine  est  si  forte,  si  générale 
à  l'étranger,  qu'il  m'est  arrivé  d'y  rencontrer  des 
compatriotes  qui  n'osaient  avouer  leur  nationalité. 
C'est  une  erjeur  de  croire  que  la  haine  de  l'es- 
clavage, l'amour  de  la  lil)erté,  le  mépris  de  la  ty- 
rannie, soient  un  effet  exclusif  de  la  civilisation; 
ils  tiennent  uni(|uement  au  sentiïnent  de  la  di- 
gnité, et  se  rencontrent  chez  les  peuples  incultes 
aussi  bien  (pie  chez  des  peuples  civilisés. 


sous  NICOLAS  P".  97 


V. 


«ENRE   DE  VIE, 


Le  Russe  est  très-sédenlaire;  le  climat  lui  en 
fait  une  loi ,  et  ses  mœurs  tiennent  de  celles  de 
l'Orient  par  leur  indolence,  11  est  pins  volontiers 
couché  que  debout,  et  sort  en  voilure  plus  qu'à 
pied.  La  paresse  est  même  un  défaut  assez  géné- 
ral des  Russes.  Un  équipage  est  de  première  né- 
cessité dans  ce  pays:  la  mode  en  fait  une  loi;  les 
grandes  distances  à  parcourir  dans  les  villes  le 
rendent  presque  indispensable;  le  bon  marché 
des  chevaux  et  des  fourrages  ,  et  la  facilité  qu'ont 
les  nobles  de  prendre  leurs  cochers  parmi  leurs 
serfs,  en  rendent  l'entretien  peu  coûteux.  Aussi 
n'y  a-t-il  pas  de  si  petite  fortune  ni  de  si  pauvre 
diable  qui  n'ait  son  véhicule.  La  quantité  des 
équipages  dans  les  villes  est  innombrable;  mais 
leur  qualité  est ,  pourcela  même,  rarement supé- 
l'ieure  ;  l'on  ne  voit  que  peu  d'attelages  bien  as- 
sortis, et  les  carrossiers  russes  ne  peuvent  encore 

7 


98  LA  RUSSIE 

rivaliser  avec  ceux  de  l'étranger.  Â  Saint-Péters- 
bourg, le  nombre  des  droschki  et  des  traîneaux 
de  louage  est  inouï  ;  outre  ceux  qui  stationnent 
à  des  endroits  qui  leur  sont  assignés  ,  et  ce  sont 
les  meilleurs,  il  en  circule  des  milliers  dans  toutes 
les  parties  de  la  ville.  En  biver,  tous  les  paysans 
qui  ne  trouvent  pas  de  travail  à  la  campagne  vien- 
nent,avec  leur  cbeval  et  un  mécbant  traîneau, voi- 
turer  les  habitants  de  Saint-Pétersbourg  pour  des 
prix  excessivement  modiques.  Il  n'y  a  pas  encore 
detarif  pour  les  voitures  de  place,  ce  qui  cause  des 
disputes  peipétuelles  et  donne  lieu  sans  cesse  à 
des  rixes  et  à  des  voies  de  fait.  Les  droscbki longs 
sont  tout  ce  qu'on  peut  se  figurer  de  plus  primitif, 
de  plus  léger  et  de  plus  incommode,  en  fait  d'é- 
quipages. C'est  une  plancbe  longue  posée  sur  des 
ressorts  portés  par  quatre  roues  à  fleur  de  terre  , 
couverte  d'un  coussin  et  flanquée  d'ailes  qui  ga- 
rantissent assez  mal  de  la  boue  ,  avec  un  petit  siège 
devant  pour  le  cocher,  et  souvent  même  sans 
cela.  Dans  ce  cas,  le  phaéton  se  met  à  cbeval  sur 
le  droschki ,  en  tortillant  sa  robe  autour  de  ses 
jambes,  et  appuyant  ses  pieds  à  côté  des  roues 
qui  l'éclaboussent  sans  pitié.  Le  maître  se  place 
également  à  cheval  derrière  lui,  et  peut  au  besoin 
établir  une  autre  personne  entre  lui  et  le  cocher. 
Celle-ci  s'accroche  tant  bien  que  mal ,  au  risque 
de  tomber  par  terre,  au  premier  mouvement  un 


sous  NICOLAS  r\  99 

peu  brusque.  Le  droschki  rond  est  un  acheniine- 
menl  vers  le  cabriolet.  U  y  a  aussi  des  droscliki 
couverts,  qui  sont  des  espèces  de  cahriolcts-my- 
lords ;  mais  leur  usage  disparaît  de  plus  en 
plus,  pendant  qu'il  se  propage  à  Berlin  comme 
à  Paris. 

Les  maisons  sont  rarement  bien  entretenues:  à 
Moscou  surtout,  on  est  sûr  de  trouver  dans  pres- 
que toutes  une  partie  sale.  Le  comfort  et  Télé- 
gance ,  le  goût  et  le  luxe  font  pourtant  de  grands 
progrès  dans  l'ameublement.  Le  nombre  des  do- 
mestiques est  exorbitant;  mais  ils  sont  pour  la 
plupart  tiès-mal  vêtus,  nouriis  et  payés.  Les  an- 
ticbambies  en  sont  encombrées,  et  ils  contiibuent 
plus  à  la  saleté  qu'à  la  propreté  de  la  maison. 

On  se  garantit  très-bien  du  fioid  en  Russie, 
grâce  à  l'abondance  des  fourrures  et  au  bon  mar- 
clié  du  bois.  Saint-Pétersbourg  est  redevable  de 
ce  dernier  avantage  à  la  grande  quantité  des  bar- 
ques qui  y  arrivent  de  l'intérieur,  et  qui^  une  fois 
décbargées ,  sont  dépecées  pour  servir  au  cliauf- 
fage  de  la  ville.  Par  suite,  le  bois  y  est  moitié 
meilleur  marcbé  qu'à  Moscou,  qui  n'a  pas  de  navi- 
gation intérieure.  En  hiver,  les  portes  sont  dou- 
bles et  bien  calfeutrées;  les  poêles  sont  immen- 
ses, et  construits  d'après  un  système  qui  condense 
si  bien  la  chaleur,  qu'il  suffit  de  les  chauffer  une 
fois  par   jour,    pour   entretenir  constamment  la 

7. 


100  LK  RUSSIE 

température  à  un  très-haut  degré.  Quelques  per- 
sonnes croient  que  la  grande  chaleur  qui  règne 
dans  les  appartements  des  Russes  est  défavorable 
à  leur  santé,  surtout  dans  les  chambres  à  coucher  ; 
d'autres  pensent  avec  M.  Virey  qu'elle  est  la  cause 
de  leurs  dispositions  passionnées.  Ce  qui  fait 
plus  de  tort  à  la  santé  que  la  chaleur  des  habita- 
tions, c'est  sans  contredit  l'humidité  des  campa- 
gnes marécageuses  qui  environnent  Saint-Péters- 
bourg :  on  y  a  reconnu  la  cause  première  des 
affections  sciofuleuses  auxquelles  la  population 
est  sujette.  Les  tapis  et  les  cheminées  sont  un 
hixe,  et  le  piogrès  n'en  a  pas  encore  généralisé 
l'usage.  Les  pelisses  abritent  parfaitement  contre 
les  rigueurs  du  climat,  ce  qui  fait  (|u'on  se  trouve, 
en  Russie,  plus  à  son  aise  par  les  plus  grandes 
gelées  que  dans  les  autres  pays,  où  le  froid  prend 
souvent  les  habitants  au  dépourvu. 

La  cuisine  russe  est  fort  indigeste,  et,  à  part 
quelques  plats,  inabordable  pour  les  personnes 
délicates.  Aussi  se  voit-elle  reléguée  dans  les 
classes  inférieures,  et  remplacée,  dans  les  autres, 
par  la  cuisine  française.  Deux  ou  trois  soupes, 
le  sruau  et  les  gâteaux  russes  conservent  seuls 
encore  leurs  droits  aux  tables  les  mieux  servies. 
En  général ,  on  fait  bonne  chair  en  Russie,  et  les 
repas  y  sont  aussi  nombreux  que  somptueux.  Tl 
s'v  fait  une  consommation  prodigieuse  de  vin  de 


sous  NICOLAS  I".  101 

Champagne;  il  s'en  boit,  dit-on,  plus  en  Russie 
qu'il  ne  s'en  recolle  en  France  ,  et  le  Russe  ap- 
prend le  nom  de  Cliquot  en  même  lemps  que  les 
mots  de  père  et  de  mère.  Ce  vin  y  coûte  pourtant 
le  double  de  ce  qu'il  se  vend  à  Paris ,  le  fisc  russe 
s'adjugeant  un  veire  chaque  fois  que  le  particu- 
lier en  boit  un. 

Les  meilleurs  vins  de  Bordeaux  vont  en 
Russie;  mais  le  Bourgogne  ne  supporte  pas  le 
voyage  par  mer.  Plusieurs  vins  de  la  Crimée  riva- 
lisent heureusement  avec  les  vins  de  France,  et 
pourraient  être  d'une  grande  ressource  pour  le 
pays,  si  on  savait  les  ulihser.  Néanmoins,  l'usage 
du  vin  n'est  pas  encore  répandu  :  le  kwas  et 
l'eau-de-vie  en  tiennent  lieu  dans  les  ménages 
modestes. 

Le  thé  est  la  boisson  favorite  des  Russes,  et  il 
y  a  des  personnes  (|ui  en  prennent  toute  la  jour- 
née, comme  les  Espagnols  du  chocolat.  IJn  tou- 
riste allemantl  lemarcjuait  que,  pendant  (pie  l'Eu- 
rope civilisée  demandait  à  hauts  cris  de  l'or,  les 
Russes  demandaient  du  thé,  tschaï. 

Les  Russes  fument  beaucoup ,  et  leur  tabac 
est  d'assez  bonne  qualité,  la  régie  n'ayant  pas  en- 
core passé  par  là.  Les  jeunes  gens  poussent  la 
manie  de  fumer  jusfju'àla  folie  et  ont  des  grooms 
à  leur  service,  spécialement  chargés  de  bourrer 
et   d'allumer   les   pipes.   Qu'on    entre    ou    qu'on 


102  LA  RUSSIE 

sonne,  ils  ne  demandent  pas  ce  qu'on  veut,  et  ac- 
courent aussitôt  avec  une  pipe  et  du  feu.  Jadis  on 
mettait  beaucoup  d'ostentation  dans  les  pipes,  et 
de  luxe  dans  les  bouts  d'ambre  :  aujourd'hui  la 
quantité  a  remplacé  la  qualité.  Le  cigarre  com- 
mence déjà  à  faire  prévaloir  ses  droits  sur  la 
pipe. 

Les  bains  de  vapeur  sont ,  à  peu  de  chose  près, 
ce  qu'ils  étaient  de  temps  immémorial;  ils  sont 
pour  le  peuple,  à  la  fois,  une  affaire  de  luxe,  de 
plaisir,  de  propreté  et  de  santé. 

L'usage  du  linge  n'a  pas  pris  tout  le  dévelop- 
pement désirable;  c'est  encore  un  objet  de  dis- 
tinction pour  les  personnes  bien  élevées.  Beau- 
coup de  gens  n'en  changent  que  loisqu'ils  vont 
au  bain  ,  une  ou  tout  au  plus  deux  fois  par  se- 
maine. —  Tu  mets  donc  tous  les  jours  une  chemise 
blanche?  disait  un  officier  lusse  à  son  camarade, 
habitué  de  Paris. —  Et  toi,donc?clemandaceIui-ci. 
—  Il  y  a  pour  cela  le  samedi,  répondit  naïvement 
le  premier.  Aussi  voit-on  encore  des  personnes 
préférer  la  toile  de  couleur,  parce  qu'elle  est  moins 
sujette  à  se  salir,  ou  du  moins  à  paraître  sale. 

Les  cartes  sont  le  passe-temps  habituel  des  Russes, 
et  occupent  leurs  soirées  plus  que  la  danse  et  la 
conversation.  Le  ivhist  et  la  préférence  ont  rem- 
placé le  pharaon  et  le  lansquenet;  les  employés  y 
ont  surtout  acquis  une  grande  supéiiorité. 


sous  NICOLAS  I".  108 

La  véritable  économie  est  ignorée  en  Russie;  on 
est  piodigiie  ou  avaie,  el  l'un  plus  souvent  que 
l'autre.  Quelques  marchands  entassent  leurs  écus, 
se  privent  de  tout  plaisir  dans  la  vie,  et  parvien- 
nent, par  leurs  épargnes  plus  que  par  leurs  spécu- 
lations, à  se  faire  des  fortunes  souvent  colossales, 
que  les  fils  dissipen  t  plus  vite  que  les  pères  ne  les  ont 
acquises.  Les  nobles,  en  revanche,  dépensent  ordi- 
nairement bien  au  delà  de  leurs  revenus,  et  font 
des  dettes  dont  ils  remettent  le  payement  à  l'époque 
de  leur  mariage  ou  de  leui'  avancement  au  service. 
On  considère  comme  tout  à  fait  bon  genre,  en 
Russie,  de  ne  pas  payer  ses  dettes  et  défaire  aller 
ses  créanciers.  Le  ser\ice  public  crée  une  sorte  de 
dioit  à  cet  égard,  en  garantissant  les  employés  mi- 
litaires et  civils  de  certaines  poursuites.  Aussi  n'y 
a-t-il  pas  de  pays  où  il  soit  plus  difficile  de  se 
faire  payer,  et  oi^i  le  crédit  soit  moins  développé. 
Les  plus  sages  commencent  à  se  retirer  à  temps 
dans  leurs  terres,  pour  y  réparer  les  brèches  que 
le  séjour  de  la  capitale  a  faites  à  leur  fortune. 

Le  noble  a  le  choix  entre  le  service  public,  la 
vie  dans  ses  teries  et  le  voyage  à  l'étranger.  Pour 
servir,  il  faut  faire  abnégation  de  toute  individua- 
lité et  de  toute  indépendance,  se  cuirasser  de  pa- 
tience, d'indifférence  et  d'insensibilité,  et  n'es- 
pérer d'avancement  qu'à  force  de  persévérance 
dans  tous  ces  tristes  éléments  de  succès.  Il  faut 


104  LA  RLSSIE 

toujours  flatter,  toujours  plier  et  ne  jamais  se 
plaindre,  encore  moins  se  permettre  d'avoir  une 
opinion  à  soi.  On  ne  saurait  habiter  Pétersbourg 
sans  servir,  au  moins  pour  la  forme  ,  c'est-à-dire  , 
sans  être  inscrit  dans  une  administration  quel- 
conque; dans  la  province,  on  ne  peut  que  diffi- 
cilement échapper  au  service  des  fonctions  élec- 
tives. 

La  vie  de  propriétaire  est  monotone  et  insipide  ; 
l'hiver  surtout  est  insupportable  à  la  campagne, 
et  toute  personne  tant  soit  peu  aisée  va  le  passer  à 
Moscou,  ou  au  moins  dans  le  chef  lieu  de  sa 
province,  où  il  trouve  la  ressource  des  clubs,  de 
quelques  bals  donnés  par  la  noblesse,  et  du  jeu. 
Les  propriétés  sont  très-dispersées,  et  leurs  maîtres 
ne  se  voient  que  rarement;  mais,  en  revanche, 
ceux-ci  passent  quelquesjours  ensemble  chaque  fois 
qu'ils  se  rencontrent.  La  chasse  ou  la  pèche  ne 
s'organisent  que  larement  en  commun;  les  jour- 
naux circulent  bien  dans  un  certain  cercle ,  mais 
les  conversations  languissent  ou  ne  roulent  que 
sur  des  sujets  arides. 

Les  plus  civilisés,  les  plus  mécontents  ou  les 
plus  riches  vont  se  distraire  ou  se  consoler  à  l'é- 
tranger ,  dont  le  séjour  manque  rarement  d'être 
d'un  grand  profit  pour  leur  esprit,  lors  même  que 
le  cœur  repiend  au  retour  son  ancien  pli.  Les 
voyages  sont,  pour  le  Russe,  une  économie  aussi 


sous  NICOLAS  P«.  106 

souvent  (jiriin  luxe,  ce  qui  n'empêche  pas  que  le 
Izar  ne  fasse  tous  ses  efforts  pour  empêclier  les 
excursions  de  ses  sujets  à  l'étrauger.  Les  difficultés 
ajoutent  aux  séductions,  et  l'émigration  des  nobles 
russes  devient  tout  à  fait  systématique.  On  ne 
thésaurise  que  pour  aller  à  l'étranger,  et  l'on  y 
reste  jusqu'à  l'épuisement  de  ses  dernières  res- 
sources, ou  jusqu'à  l'expiration  du  passe-port,  qui 
est  de  cinq  ans  pour  le  noble  et  de  trois  ans  pour* 
le  bourgeois;  celui-ci  est  censé  mettre  plus  de 
diligence  dans  ses  affaires,  y  apporter  plus  de  dex- 
térité, ou  n'en  avoir  que  de  moins  importantes 
que  le  noble,  qui,  en  fait  d'affaires,  n'a  que  celles 
du  plaisir.  La  manie  des  voyages  est,  chez  les 
courtisans,  plus  forte  que  leur  complaisance  pour 
le  souverain.  Le  grand  duc  Michel  lui-même  disait 
un  jour  que,  s'il  était  simplement  général  russe,  il 
ne  manquerait  pas  d'aller  à  Paris. 

La  vie  du  marchand  russe  est  toute  différenle 
de  celle  du  noble.  Il  joue  aux  dames  au  lieu  de 
jouer  aux  cartes,  va  en  chariette  au  heu  d'aller  eu 
carrosse  ,  et  a  la  faculté  de  porter  la  barbe  longue, 
licence  que  ne  peut  se  permettre  aucun  noble.  11 
est  fidèle  à  la  cuisine  russe,  boit  son  vin  de  Cham- 
pagne non  frappé ,  et  son  thé  dans  la  soucoupe 
au  lieu  de  le  prendre  dans  la  tasse.  Il  emploie  son 
suj)erflu  à  parer  les  images  de  ses  patrons  et  à 
orner  sa  femme,  le  tout  avec  un  mauvais  goût  par- 


106  LA  RUSSIE 

fait.  Ses  enfants  n'ont  rien  de  plus  à  cœur  que  de 
quitter  le  coslunie  national  et  de  se  vêtir  en  pe- 
tits maîtres. 

Le  paysan  met  sa  coquetterie  dans  l'ornement 
de  sa  chaumière.  Les  chaumières  russes  ressem- 
blent beaucoup  aux  cabanes  de  la  Suisse  ;  les  plus 
belles  se  composent  de  deux  étages,  et  se  dislin- 
guent  par  la  grande  profusion  des  ciselures  en 
bois.  Parfois  la  peinture  vient  s'y  étaler  dans  des 
couleurs  très-éclatanles.  Les  paysans  tant  soit  peu 
aisés  entretiennent  une  grande  propielé  dans  l'in- 
térieur de  leur  maison,  jusqu'aux  laracaiis ,  qu'un 
préjugé  populaire  considère  comnie  des  botes  de 
bonne  fortune.  Le  poêle  et  le  lit  sont  les  pièces 
curieuses  de  leur  cabane.  Le  poêle  prend  le  milieu 
ou  la  plus  grande  partie  de  la  chambre, et  lelit  est 
une  soupente  en  bois  qui  forme  un  second  plafond, 
où  couche  toute  la  famille,  et  parfois  plusieurs 
ménages  qui  dorment  sous  le  même  toit,  père, 
mère,  mari ,  femme  et  enfants  ,  les  uns  à  côté  des 
autres. 

Le  pavsan  russe  se  marie  volontiers  et  jeune; 
car  une  femme  est  pour  lui  tout  à  la  fois  une 
ouvrière,  une  servante  et  une  ménagèie.  11  ne 
lient  pas  absolument  à  la  trouver  innocente,  et 
les  filles  des  villages  ont  presque  toujours  des 
amants  avant  d'avoir  un  mari.  Il  est  d'une  poli- 
tesse et  d'une  candeur  ravissantes  ;  il  salue  volon- 


sous  NICOLAS  P^  107 

tiers  et  souvent.  S'il  trouve  quelqu'un  au  travail , 
il  lui  dit  ;  i<  Dieu  vous  aide!»;  et  s'il  voit  quelqu'un 
manger,  il  lui  ciie  :  «  Pain  et  sel!  w 

Les  jours  de  fête,  les  villages  présentent  un  as- 
pect animé;  les  costumes  s'enjbellissent,  le  kaf- 
lan  gris  est  remplacé  par  le  bleu  ,  la  cbaussiue 
d'ecorce  fait  parfois  place  à  la  botte  ou  au  soulier. 
Les  femmes  se  coiffent  de  leur  plus  beau  bonnet, 
qui  est  une  espèce  de  sliako  d'éloffé  plus  ou 
moins  belle,  ornée  de  ganses  et  de  pierreries. 

Les  cbants  et  la  danse  occupent  les  loisirs  de  la 
population  réunie  ;  le  jeu  vient  s'y  joindre  parfois. 
Les  cbants  sont  d'une  gaieté  assez  triste  et  'd'un 
esprit  équivoque;  mais  les  cliœurs  les  relèvent 
assez  bien. 

La  balalaïka  remplace  la  guitare  et  accompagne 
les  voix  et  la  danse,  où  les  talons  et  les  bras  jouent 
le  principal  lôle.  Les  garci l ki  s,oni  un  jeu  très-ié- 
pandu  et  très-décent.  Les  joueurs  se  placent  sur 
deux  rangs,  les  uns  derrière  les  autres,  les  bom- 
mes  donnant  la  main  aux  femmes.  A  la  télé  se  met 
l'acteur  piincipal  qui  brûle ^  et  de  là  le  nom  donné 
à  ce  jeu  :  il  tourne  le  dos  à  la  société.  Le  dernier 
couple  se  sépare  et  court  en  avant;  celui  qui 
brûle  doit  cbeicber  à  s'emparer  de  la  femme  avant 
son  cavaliei'.  S'il  y  parvient,  celui-ci  le  remplace, 
et  ainsi  de  suite. 

Les  montagnes  russes  sont  un  divertissement  de 


108  LA  RUSSIE 

rigueur  en  hiver.  Les  gamins  les  construisent  avec 

la  prennère  glace,  et  le  carnaval  les  voit  s'élever, 

même  dans  les  capitales,  à  l'usage  du  peuple.  A 

Pâques,  lorsque  la  glace  a  disparu,  on  les  élève  en 

bois. 

La  haute  société  de  Pétersbourg  a  des  monta- 
gnes à  elle  qu'elle  appelle  anglaises,  à  cause  du 
club  anglais  qui  les  dirige. 

Les  fêtes  de  Pâques  se  célèbrent  d'une  manière 
originale;  elles  durent  au  moins  une  semaine  qui 
se  nomme  la  semaine  sainte.  Les  personnes 
(|ui  s'adressent  alors  des  souhaits,  suivant  l'usage, 
s'embrassent  à  trois  reprises;  et  il  y  en  a  qui  ne 
se  bornent  pas  à  exercer  leurs  droits  sur  leurs 
connaissances;  elles  s'adressent  de  préférence  aux 
jolies  femmes  qui  auraient  n)auvaise  grâce  à  s'y 
refuser,  à  moins  qu'elles  n'appartiennent  à  la 
haute  société,  où  les  mœurs  étiangèies  ont  pris  le 
dessus  sur  les  usages  nationaux  et  les  habitudes 
religieuses.  L'empereur  embrasse  toute  sa  cour  et 
tous  les  officiers  de  la  garde  le  premier  jour  des 
fêles.  L'impératrice  leur  laisse  baiser  sa  main.  11 
est  d'usyge  de  dire  dans  ces  cas  :  «  Christ  est  res-. 
suscité,))  et  de  répondre:  uEn  vérité  ressuscité.»  Un 
joui-  que  l'empereur  Psicolas  salua  ainsi  un  soldat 
ensentinellequi  était  juif,  celui-cilui  répondit  que 
c'était  un  affreux  mensonge.  Le  tzar  ordonna  de  ne 
plus  faire  monter,  ces  jours-là,  la  garde  aux  juifs. 


sous  NICOLAS  P\  109 

Les  œufs  peints  et  leurs  imitations  en  porce- 
laine, en  sucre  ou  en  cire,  sont  offerts  et  reçus  en 
profusion.  On  s'amuse  à  les  casser  les  uns  sur  les 
autres,  ou  à  les  faire  rouler  dans  des  tubes;  le  ga- 
gnant est,  dans  le  premier  cas,  celui  dont  l'œuf 
casse  l'autre;  et  celui  qui  le  touche,  dans  le 
second. 

La  Russie  est  très-riche  en  gibier  de  toute  sorte, 
et  la  chasse  y  est  facile  à  l'excès.  Celle  de  l'ours 
est  pourtant  aussi  dangereuse  que  divertissante. 
Cet  animal,  national  par  excellence,  a  des  mœurs 
étranges  parfaitement  connues  des  habitants.  Il 
affectionne  le  blé,  et  se  rend  souvent  la  nuit  dans 
les  champs.  La  framboise  est  son  fruit  de  prédi- 
lection,  et  plus  d'une  femme  s'est  trouvée  face  à 
face  avec  un  ours,  en  allant  cueillir  ses  fraises. 
Une  d'elles,  suiprise  de  voir  un  de  ces  animaux 
à  deux  pas,  se  trouble  et  lui  assène  un  violent 
coup  de  corbeille  sur  la  tête.  La  bête,  prise  à  l'im- 
provisle,  fut  saisie  d'une  peur  panique  et  s'enfuit 
à  toutes  jambes.  On  dit  qu'on  la  trouva  morte  à 
quelques  lieues  de  là.  D'autres  faits  de  ce  genre 
prouvent  aussi  que  cet  animal  est  sujet  à  des 
frayeurs  subites  capables  de  lui  causer  la  mort.  En 
hiver,  il  se  couvre  de  feuilles  mortes,  et  reste 
couché  à  la  même  place,  suçant  sa  patte  pour 
toute  nourriture.  Les  paysans  l'affrontent  quel- 
quefois seuls  avec  un  couteau   de  chasse  ;  ils   le 


110  LA  RUSSIE 

laissent  alors  tranquillement  poser  ses  pattes  de  de- 
vantsnrleursépanles,afin  de  lui  ouvrir  plus  facile- 
ment le  ventre  dans  cette  position.  D'autres  fois, 
ils  vont  à  deux  ,  armés  de  fourches,  fiouver  l'ours 
dans  son  réduit,  le  saluent  amicalement,  l'appe- 
lant de  son  nom  de  Michel,  el  font  tranquillement 
un  bout  de  chemin  à  ses  côtés;  puis  l'un  d'eux  fait 
un  geste  offensif  contre  l'animal  qui  aussitôt  se 
porte  sur  lui,  présentant  ainsi  le  flanc  à  l'autre 
chasseur  qui  lui  enfonce  sa  fourche  dans  les  reins 
et  le  terrasse  facilement,  avec  l'aide  de  son  com- 
pagnon. Quelquefois  on  le  prend  par  ses  défauts, 
qui  sont  l'opiniâtreté  et  la  gourmandise  ;  les  pièges 
de  cette  nature  réussissent  surtout  avec  les  oursins. 
Ainsi,  entre  autres,  on  leur  lance  des  boules 
garnies  de  clous,  qu'ils  s'obslinent  à  écraser,  et 
plus  les  clous  leur  font  de  mal,  plus  ils  se  les 
enfoncent  dans  les  pattes  ;  ou  bien  encore  on 
leur  jette  une  barrique  enduite  de  miel  qui  s'at- 
tache à  leur  tête,  présentant  ainsi  un  point  de  mire 
facile  au  chasseur,  qui  peut,  de  cette  façon  aussi, 
les  prendrevivants.  Quand  l'ours  est  blessé,  la  fu- 
reur révèle  en  lui  toutes  ses  forces;  il  brise  les  ar- 
bres, ou,  à  leur  défaut,  il  arrache  des  mon- 
ceaux de  terre  qu'il  jette  dans  l'air.  S'il  ren- 
verse un  homme,  il  lui  ouvre  de  préférence  le 
crâne;  aussi  le  malheureux  qui  se  voit  sans  dé- 
fense a  soin  de  tomber,  devant  lui,  de  manière 


sous  NICOLAS  I".  111 

a  présenter  à  ses  griffes  la  partie  la  moins  noble 
du  corps. 

Les  loups  sont  très-répandus  ,  grâce  à  l'absence 
de  battues  régulières;  mais,  dans  les  provinces  de 
l'ouest,  qui  sont  les  plus  dégarnies  de  bois,  ils 
déviennent, comme  les  ours,  déplus  en  plus  rares. 
Inoffensifs  et  timides  en  été,  on  les  voit  en  liiver 
s'approcber  des  habitations  et  s'attaquer  aux 
hommes  et  aux  animaux.  Ils  se  jettent  toujours 
sur  les  seconds  plutôt  que  sur  les  premiers,  et 
dévorent  avant  tout  celui  des  leurs  qui  est  blessé 
ou  tué.  Les  parties  qu'ils  aiment  le  mieux  sont, 
dans  l'homme  les  mollets,  et  le  sein  chez  les  fem- 
mes. Le  cri  du  cochon  les  attiie  facilement  :  aussi, 
quand  on  veut  leur  donner  la  chasse,  atlache-t-on  à 
son  traîneau  des  cochons  de  lait  qu'on  fait  crier. 

Le  coq  de  bruyère  est  le  gibier  principal  de  la 
Russie,  qu'il  ne  quitte  jamais  ,  et  on  le  chasse 
hiver  comme  été.  En  hiver,  on  construit  une  sorte 
dehutteavec  des  bianchages,  en  avant  ou  au  som- 
met de  laquelle  on  place  des  coqs  empaillés  qui 
servent  à  attirer  le  gibier.  Les  mœurs  de  ces  oiseaux 
valent  la  peine  d'être  étudiées  de  près.  Ils  ont  des 
éclaireurs  qui  vont  avertir  la  bande  de  l'approche 
du  chasseur:  ils  fuient  alors,  mais  ne  s'envolent 
pas;  ils  ont  des  chefs  qui  sont  les  plus  vieux  et 
les  plus  expérimentés  d'entre  eux,  et  qu'il  est  dif- 
ficile de  tuer;  ce  sont  les  derniers  qui  se  laissent 


112  lA  RUSSIE 

prendre  au  piège  du  coq  empaillé.  Le  coq  de 
bruyère  sourd  est  deux  ou  trois  fois  aussi  grand 
que  celui  des  champs.  11  n'est  sourd  que  lorsqu'il 
chante,  et,  dès  qu'il  s'arrête,  le  moindre  bruit  le 
fait  s'envoler;  aussi  le  chasseur  se  voit-il  obligé  de 
se  diriger  sur  son  chant:  tant  que  celui-ci  dure,  il 
est  libre  de  ses  actions,  et  peut  même  manquer 
l'oiseau  sans  en  être  entendu;  maisildoit  s'abstenir 
du  moindre  mouvement  dès  que  le  coq  se  tait. 

La  gelinotte  se  trouve  en  grande  profusion  en 
Russie;  la  bécasse  y  est  très-répandue  dans  toutes 
ses  vai'iétés,depuis  l'inappiochable  krohnschnôpfel 
jusqu'à  la  facile  doube  qui  préfère  la  Russie  aux 
autres  pays  de  l'Europe.  La  perdrix  rouge  et  le 
faisan  ne  se  trouvent  qu'au  midi,  et  sont  très-nom- 
breux au  Caucase;  la  perdrix  blanche  est  aussi 
répandue  que  la  perdrix  grise  ;  le  lièvre  et  le  re- 
nard sont  aussi  nombreux  que  le  lapin  et  le  che- 
vreuil sont  rares. 


sous  NICOLAS  P\  1J3 


VI. 


DU   GOUVERXEiMENT  RUSSE. 


Le  gouvernement  russe  a  pour  traits  distinctifs 
l'arbitraire  et  la  rapacité.  Il  n'a  jamais  pu  conce- 
voir qu'on  puisse  régner  sans  opprimer,  ni  com- 
prendre que  la  douceur  assure  le  bonheur  du 
peuple  et  la  sécurité  du  pouvoir,  plus  que  la 
cruauté,  qu'en  Russie  on  appelle  juste  sévérité, 
comme  on  confond  la  tyrannie  avec  la  puissance. 

L'empereur  Nicolas  est  l'ennemi  déclaré  de  la 
liberté,  et  toute  sa  politique  se  réduit  à  lui  faire 
une  guérie  à  outrance.  11  croit  que  la  liberté  est 
le  désordre ,  et  il  ne  peut  pas  comprendre  qu'il 
n'y  a  pas  d'ordre  sans  elle,  qu'il  n'y  a  qu'abus  du 
pouvoir  et  indignité  des  sujets  sous  le  régime  de 
l'esclavage.  Nicolas  a  étouffé  la  liberté  en  Pologne, 
et  il  fait  tout  pour  en  retarder  l'avènement  en 
Russie.  Dans  une  lettre  qu'il  écrivait  à  l'empereur 
d'Âutricbe,  au  début  de  la  seconde  campagne  de 
Turquie,  il  lui  disait  que,  pour  qu'il  fût  en  me- 


114  LA  RUSSIE 

sure  de  lui  prêter  main-forte  contre  le  libéralisme 
qui  dresse  sa  tête  jusqu'aux  pieds  des  trônes,  ce 
qu'il  déplore  comme  lui ,  il  importait  que  Fran- 
çois H  n'encourageât  pas  la  résistance  du  sultan  , 
résistance  qui  réclamait  l'emploi  de  toutes  les 
forces  de  la  Russie. 

Quand  donc  les  souverains  voudront-ils  se  con- 
vaincre que  leur  intérêt  et  celui  de  leurs  peuples 
ne  sont  qu'un?  que,  sans  liberté,  il  n'y  a  ni  ri- 
chesse ni  civilisation?  La  supprimer,  c'est  com- 
mettie  mi  vol  ;  la  doimer,  c'est  acquérir  le  pre- 
mier litre  à  la  gloire  et  à  la  reconnaissance  du 
monde.  Pour  cela,  il  ne  faut  pas  être  unWashington; 
il  suffit  d'être  honnête  homme.  Un  gouverne- 
ment doit  non-seulement  ne  pas  reslieindre  la 
liberté  de  son  peuple,  il  doit  élever  celui-ci  et  le 
rendre  apte  à  en  jouir.  Nicolas  fait  souvent  parade 
de  sa  franchise ,  et ,  à  l'entendre  ,  le  gouvernement 
constitutionnel  répugne  à  sa  loyauté,  parce  qu'il 
commande  des  méfiées  et  des  intrigues  que  son 
caractère  désapprouve.  Qu'y  a-t-il  donc  là  qui 
mérite  de  l'admiration  ?  La  franchise  du  despo- 
tisme n'est  que  l'impudeur  du  vice. 

Les  dilapidations  des  employés  surpassent ,  en 
Russie,  tout  ce  qu'on  peut  s'imaginer.  Tous  les 
fonctionnaires,  petits  ou  grands,  volent  ouverte- 
ment et  impunément,  depuis  les  munitions  jus- 
qu'aux vivres  des  soldats  et  aux  médicaments  des 


sous  NICOLAS  P\  115 

hôpitaux.  On  vole,  en  quelque  sorte,  jusqu'à  des 
liommes,  en  cachant  le  nombre  de  ceux  qui  suc- 
combent dans  chaque  affaire,  jusqu'à  la  fin  de  la 
campagne.  On  continue  ainsi  à  recevoir  les  vivres 
et  l'équipement  pour  ceux  qui,  disparus  des  rangs, 
ne  disparaissent  des  listes  qu'au  terme  de  la  guerre. 
ÂuCaucase,  où  les  hostilités  nediscontinuaientpas, 
cet  abus  avait  atteint  des  proportions  inouïes  ; 
les  rangs  étaient  vides,  les  listes  étaient  pleines,  et 
les  poches  aussi  ^  Le  capitaine  vit  de  son  esca- 
dron ou  de  sa  compagnie;  le  colonel,  de  son  ré- 
giment; le  général,  de  sa  brigade,  et  ainsi  de  suite. 
En  cédant  le  commandement  de  son  corps  d'ar- 
mée ,  on  s'entend  avec  son  successeur,  et  tout  est 
dit  ^.  Les  officiers  de  police,  qui  reçoivent  un 
millier  de  francs  d'appointements,  ont  des  peiisses 
et  des  chevaux  de  plusieurs  milliers  de  roubles. 
Les  chefs  de  police  ont  des  maisons,  et  les  gou- 
verneurs des  hôtels.  On  fait  sa  fortune  au  service 


'  En  i8i3  et  i8i/i,  le  colonel  P**  avait  soin  de  faire  indi- 
quer, dans  les  morts,  les  soldats  qui  font  le  gruau  de  leurs 
pelotons,  parce  qu'ils  portent,  à  cet  effet,  des  pots  de  fer 
qu'il  fallait  remplacer,  ce  qui  était  autant  de  gagné  pour  leur 
chef  insatiable  ,  et  pourtant  riche  par  sa  femme. 

"  On  cherche  actuellement  à  remédier  à  ces  abus,  en  en- 
levant aux  chefs  militaires  tout  ce  qui  concerne  l'administra- 
tion de  leur  corps  d'armée  ;  on  en  charge  une  commission 
spéciale. 

8. 


116  LA  RLSSIE 

plutôt  qu'ailleurs,  et,  dans  certains  emplois,  plus 
vite  que  clans  d'autres.  Une  main  lave  l'autre;  les 
employés,  petits  et  grands,  se  partagent  leurs 
bénéfices  ;  et  malheur  à  celui  qui  voudrait  faiie  de 
la  probité!  la  pauvre  brebis  innocente  serait  dé- 
vorée par  ces  loups  rapaces.  Avec  de  l'argent,  on 
gagne  en  justice  les  plus  mauvaises  causes,  et 
l'on  se  rachète  de  tous  les  crimes.  Veut-on  faire  un 
procès?  on  ne  se  demande  pas  si  Ton  a  plus  de 
droits  que  son  adversaire,  on  examine  seulement 
si  l'on  est  plus  riche  que  lui;  sur  alors  d'avoir  les 
juges  de  son  côté,  on  agit.  L'empereur  lui-même 
se  déclare  impuissant  contre  ce  fléau,  et  c'est  à 
peine  si  on  ne  lui  vole  pas  ses  propres  effets  ^  A. 


'  Il  circulait,  de  mon  temps,  à  Berlin,  une  anecdote  pré- 
cieuse : 

L'empereur,  pendant  un  de  ses  séjours  dans  cette  capitale, 
fit  voir  au  prince  Auguste  une  tabatière  qu'il  destinait  au 
peintre  Kriiger,  et  que  le  prince  trouva  magnifique.  Lors- 
cju'elle  eut  été  donnée  à  l'artiste,  S.  A.  R.  exprima  le  désir 
de  la  revoir,  et  quelle  ne  fut  pas  sa  surprise  de  trouver  une 
tabatière  fort  ordinaire,  à  la  place  de  celle  qui  lui  avait  été 
montrée.  Il  en  parla  à  l'empereur  qui,  reconnaissant  qu'on 
l'avait  volé,  répondit  qu'il  aurait  trop  à  faire  s'U  voulait  dé- 
raciner un  tel  vice. 

Cela  ne  l'empêcha  pas  de  faire  casser  et  exiler  les  fournis- 
seurs qui  avaient  si  mal  approvisionné  les  corps  lusses  aux 
manœuvres  de  Kalisch,  en  i835,  et  on  le  vit  plus  tard,  au 


sous  NICOLAS  P".  117 

son  toui',  il  a  confisqué  les  biens  des  Polonais  au 
profit  de  l'État,  et  ce  raffinement  de  cruauté  ne 
saurait  trouver  de  justification  dans  notre  siècle. 

M.  Gejelinsky  trafiquait  de  la  signature  même 
de  l'empereur.  Chef  de  la  chancellerie  du  comité 
des  ministres,  il  effaçait  ou  modifiait,  pour  des 
sommes  considérables,  les  décisions  impériales 
écrites  au  crayon.  Un  employé,  qu'il  avait  éloigné, 
le  dénonça.  L'empereur  le  fit  appeler  devant  lui, 
et  lui  promit  de  la  clémence  s'il  avouait  son  crime  ; 
cela  fait ,  il  fut  mis  en  jugement.  Devant  le  tribunal, 
il  nia  l'aveu  qu'il  avait  fait  à  Nicolas.  Il  fut  dégiadé 
et  fait  soldat.  Puis,  cédant  à  une  faiblesse  blâ- 
ma])le,  fempereur  le  fit  recevoir  dans  la  quator- 
zième classe  ,  afin  de  lui  donner  la  faculté  de  jouir 
des  propriétés  qu'il  avait  si  illégalement  accumulées. 
Après  cet  événement,  les  décisions  que  l'empereur 
donne  au  crayon  sont  recouvertes  d'un  certain 
vernis  qui  empêche  la  falsification. 

Le  gouvernement  russe  a,  pour  principe  et  pour 
unique  but,  ses  propres  intérêts;  le  bonheur  du 
peuple  est  pour  lui  d'une  importance  subordonnée. 
Le  bien-étie  matériel  est  tout  ce  qu'il  consente  à 
lui  procurer,  et ,  comme  cela  est  impossible  sans 
la  civilisation  ,  et  qu'il  craint  la  civilisation  ,  parce 

Caucase,  dépouiller  le  prince  D*  de  ses  aiguillettes  d'aide  de 
camp,  poui'  en  revêtir  son  beau-frère,  le  jeune  baron  Rosen. 


118  LA  RUSSIE 

qu'il  ne  la  comprend  pas,  il  se  voit  condamné  au  sup- 
plice des  Danaïdes.  —  «  Ce  que  je  veux ,  avant  tout, 
«  disait  l'empereur  Nicolas  ,  c'est  assurer  du  repos 
«  à  mon  Alexandre ,  c'est  rendre  tranquille  le 
«  règne  de  mon  fds.  »  Et  ce  fds,  accourant  un  jour 
à  sa  rencontre  pour  le  féliciter  d'avoir  échappé 
au  fameux  coup  de  fusil  de  Posen ,  ce  coup  mys- 
térieux, qui  n'est  parti,  suivant  toule  apparence, 
que  d'une  voiture  de  sa  suite ,  le  tzar  le  réprimanda 
sévèrement.  —  «  Il  ne  faut  même  pas  ,  dit-il,  faire 
«  naître  dans  le  peuple  la  pensée  qu'on  peut  tirer 
«  sur  le  tzar. 

«  —  Il  ne  faut  pas  donner  des  idées  au  peuple, 
«  disait  un  jour  le  comte  de  Benckendorf  à  l'au- 
«  teur  russe  B***,  qu'il  sermonnait  pour  un  article 
«  patriotique;  ce  sont  les  bétes  qui  servent  à  trai- 
te ner  le  char!  » 

Tout,  dans  ce  gouvernement,  se  réduit  à  l'em- 
pereur, tout  se  meut  et  vit  par  Jui  seul.  Depuis  la 
couleur  d'un  pantalon,  le  boulon  d'un  habit ,  jus- 
qu'aux procès  les  plus  compliqués,  tout  passe  ou 
est  censé  passer  par  ses  mains ,  et  rien  ne  peut  se 
faire  sans  son  ordre  ou  sa  sanction.  Son  intérêt 
doit  être  la  règle  et  le  premier  devoir  de  tout 
employé,  et  le  gouvernement  russe  a  la  naïveté 
d'écrire  au  frontispice  de  sa  législation  :  «  L'empe- 
«  reur  de  toutes  les  Russies  est  un  monarque  au- 
(f  tocrate  dont  la  puissance  est  illimitée.  —  Dieu 


sous  NICOLAS  I".  119 

«  lui-même  ordonne  d'obéir  à  sa  volonté  suprême, 
«  non-seulement  par  crainte,  mais  par  conviction.» 
Swod,  t.  1,  sect.  I,  art.  i. 

«  Le  pouvoir  du  gouvernement,  dit  l'article  80 
«  du  même  code,  appartient  dans  toute  son  étendue 
«  à  l'empereur.  »  C'est  lui  qui  fait  et  refait  les  lois. 
L'article  60  établit  bien  que  les  lois  n'ont  pas  de 
force  rétroactive,  mais  l'article  suivant  excepte 
toutes  celles  où  il  est  expressément  dit  qu'elles 
s'appliquent  aux  temps  antérieurs  à  leur  publica- 
tion. L'article  70  dit  formellement,  en  outre,  que 
tout  oukase  distinct  ou  spécial  à  une  cause  particu- 
lière, ou  bien  à  un  certain  ordre  de  faits,  prive 
les  lois  générales  de  leur  effet  pour  ces  mêmes 
causes,  et  il  ajoute  que  les  privilèges  accordés  par 
l'empereur  à  des  individus  ou  à  des  sociétés  peu- 
vent contenii-  des  clauses  contraires  aux  lois  géné- 
rales ,  qui  perdent  alors,  pour  ces  cas,  leur  effi- 
cacité. Tous  les  jours  on  voit  des  exceptions  aux 
lois  générales  passer  sous  l'égide  de  ces  mots  : 
«  ne  V  primer  drougnim  ,  sans  tirer  à  consétjuence 
pour  autrui.  »  Jamais  la  tyrannie  n'a  tenu  un  lan- 
gage plus  naïf,  et  n'a  mis  moins  de  ménagements 

'  Le  catéchisme,  à  l'usage  des  provinces  polonaises, parle  du 
culte  à  rendre  à  l'empereur,  et  il  y  est  dit  qu'il  faut  se  sou- 
mettre aux  décrets  de  sa  justice ,  à  l'exemple  du  Christ  qui 
est  mort  sur  la  croix.  M.  de  la  Mennais  s'écrie  à  ce  sujet  :  «  Il 
a  été  donné  à  cet  homme  de  reculer  les  bornes  du  blasphème.» 


120  LA  RUSSIE 

pour  s'expriinei'  dans  toute  sa  latitude;  loin  de 
rougir  d'elle-iuémej  elle  veut  faire  croire  et  croit 
qu'elle  est  le  seul  salut  du  peuple  russe. 

L'iulérét  du  monarque  est  le  fil  qui  traverse 
tout  le  labyrinthe  de  la  législation  russe  .C'est  là  ce 
(|ue  les  gouverneurs  des  provinces  ont  à  surveiller 
d'abord;  l'intérêt  du  pays  ne  vient  qu'après.  La 
censure  est  chargée  de  le  garantir  avant  toute 
autie  chose.  L'empereur  marche  l'égal  de  Dieu  ; 
dans  les  églises,  on  prie  pour  le  tzar  plus  que  pour 
l'humanité  et  pour  la  loi  du  Christ ,  et  la  liberté 
de  religion  n'est  écrite  dans  les  lois  qu'afin  que 
Dieu  soit  prié,  dans  toutes  les  langues  et  selon 
tous  les  rites,  pour  le  bonheur  du  souverain  '. 

Le  pouvoir  judiciaire  n'appartient  pas  moins 
au  tzar  que  le  pouvoir  législatif  et  le  pouvoir  exé- 
cutif. L'empereur  peut  suspendre,  modifier,  faire 
reviser  ou  casser  toute  espèce  de  jugement,  atté- 
nuer ou  aggraver  une  peine,  et  Nicolas  a  plus 
souvent  fait  usage  du  second  que  du  premier  de 

'  Svod,  t.  I,  un.  45.  «  La  liberlé  de  religion  est  acquise, 
uon-seuk'meiil  aux  chrétiens  des  différents  rites,  mais  aussi 
aux  Hébreux,  aux  niahométans  et  aux  païens  ,  a(in  que  tous 
les  peuples  résidant  en  Russie  glorifient  Dieu,  le  Tout-Puissant, 
dans  les  différentes  langues,  selon  la  loi  et  le  rite  dateurs 
ancêtres ,  bénissant  le  règne  des  monarques  russes,  et  priant 
le  Créateur  de  l'univers  d'accroître  la  prospérité  et  la  puis- 
sance de  l'empire,  » 


sous  NICOLAS  P".  121 

ces  droits.  La  prescription  n'est  qu'une  illusion.  Un 
aide  de  camp  de  Diebitscli,  le  baron  B**,  est  le- 
commandé  par  le  feld-niaréclia!  au  tzai- pour  une 
affaire  teiminée  depuis  plus  de  quinze  ans,  et 
l'empereui-  ordonne  qu'elle  soit  revue  au  plénum 
du  sénat.  Les  lettres  de  change  qui  avaient  motivé 
la  vente  aux  enchères  d'une  propriété  de  son 
père,  furent  reconnues  illégales,  pour  avoir  été 
données  à  des  courtisanes,  et  la  personne  qui 
avait  acheté  cette  propriété  à  l'encan  en  fut  dé- 
pouillée sans  aucun  dédommagement. 

Le  tzar  est  président  du  conseil  de  l'enq^ire; 
mais  sa  voix  n'y  compte  pas  seulement  pour  deux, 
en  cas  de  partage  :  elle  compte  pour  tout,  lors 
même  qu'il  se  prononce  contre  la  majorité,  quel- 
que forte  qu'elle  soit.  La  volonté  du  conseil  n'est 
suivie  que  quand  elle  est  unanime;  il  suffit  qu'un 
membre  émette  un  avis  différent  des  autres,  pour 
que  l'empereur  puisse  le  faire  prédominer.  Il  n'y 
a  pas  de  mal  sans  compensation,  disent  les  Russes 
qui  trouvent  une  excuse  à  tous  les  abus,  et  cha(|ue 
fois  que  la  majorité  fait  erreur,  l'empereur  fait  bien 
de  se  prononcer  contre  elle;  mais  le  jour  où  il 
voudra  favoriser  un  courtisan,  châtier  un  adver- 
saire, il  n'aura  pas  de  peine  à  trouver  une  voix  au 
moins  qui  émette  l'opinion  qu'il  voudra  faire  pré- 
dominer. 

a  En  Russie  il  n'y  a  point  de  loi,  a  dit  Pousch- 


122  LA  RUSSIE 

«  kine;  la  loi  est  clouée  à  un  poteau,  et  ce  poteau 
«  est  couronné.  »  Les  légistes  russes  n'ont  aucune 
idée  du  droit,  et  les  administrateurs  ne  croient  pas 
à  la  sainteté  de  la  loi.  Il  y  a  autant  de  lois  qu'il  peut 
y  avoir  de  cas  particuliers;  ce  qui  fait  que  la  lé- 
gislation est  aussi  élastique  que  la  conscience  des 
juges.  11  n'y  a  pas  de  lois  en  Russie;  il  n'y  a  que 
des  ordonnances,  des  oukases  émanant  du  caprice 
du  maître,  ou  dictés  par  des  circonstances  isolées, 
et  de  tels  décrets  ne  méritent  pas  le  nom  de  lois, 
lors  même  qu'ils  en  ont  la  force'.  La  loi  a  une 
base  morale  et  raisonnable  :  elle  découle  de  faits 
constatés  et  qui  se  reproduisent  sou  vent, de  besoins 
avérés,  et  est  l'expression  d'une  utilité  incontesta- 
ble; les  ordonnances  au  contraire  ne  sont  que 
l'inspiration  d'une  volonté  isolée,  d'un  besoin 
passager,  vrai  ou  faux.  La  confiscation  des  biens 
a  été  abolie  par  Catlierine;  elle  est  rétablie  par 
INicolas ,  à  la  suite  de  la  révolution  polonaise. 
L'émigration  était  tolérée  à  la  condition  d'une  re- 
mise au  gouvernement  sur  les  biens  exportés; 
INicolas  l'a  fait  assimiler  à  la  haute  trahison,  à  l'oc- 
casion d'un   Polonais    qui    est  allé   s'établir   en 

'  L'impératrice  Catherine  ayant  convoqué  des  députés 
pour  procéder  à  la  confection  des  lois,  un  d'eux  demanda  s'il 
y  aurait  des  oukases,  et,  sur  la  réponse  affumative  qui  lui 
fut  faite,  il  s'écria  qu'il  n'y  avait  rien  à  faire  alors,  et  re- 
partit aussitôt  pour  sa  province. 


sous  NICOLAS  I".  123 

Suisse.  Deux  chartes ,  celles  de  Michel  Ronianof 
et  de  Catherine  II,  permettaient  aux  nobles  de 
résider  à  l'étranger;  ISicolas,  par  antipathie  pour 
les  idées  libérales,  met  un  terme  de  cinq  ans  à 
leur  séjour  au  dehors ,  puis  il  impose  leurs  passe- 
ports, et  en  soumet  la  délivrance  à  des  difficultés 
de  tout  genre. 

Le  gouvernement  russe  sait  à  merveille  que 
toutes  les  indignités  dans  lesquelles  il  se  complaît, 
ne  peuvent  subsister  qu  à  l'abri  de  la  plus  grande 
ignorance  et  de  la  plus  profonde  immoralité.  Aussi 
le  principal  secret  de  sa  politique  est-il  l'abrutisse- 
ment et  la  démoralisation  de  son  peuple.  La  dignité 
humaine  est  une  chose  qu'il  ignore;  il  la  fait  con- 
sister dans  l'aveugle  obéissance  à  ses  décrets,  et 
quiconque  a  le  sentiment  de  sa  valeur  individuelle 
est  taxé  par  lui  de  rebelle.  Il  veut  commander 
en  despote  et  qu'on  lui  obéisse  en  esclave.  M.  Kou- 
kolnik  mit  en  scène  un  drame  intitulé  :  La  main 
du  Très-haut,  drame  plein  d'un  tzarisme  classi- 
que. Le  tzar  enchanté  le  mande  chez  lui.  Le 
poète,  qui  avait  eu  un  frère  compromis  dans  la 
révolte  de  i8a5,  paraît  devant  le  monarque  tout 
tremblant.  Celui-ci  s'informe  de  la  cause  de  son 
trouble,  et  le  rassure  en  lui  disant  :  «Tous  les 
«jours  il  arrive  que  de  deux  frères  l'un  est  un 
«  lâche  et  l'autre  un  honnête  homme.  »  M.  Polévoï 
qui  osa  trouver  à  redire  à  ce  fameux  drame,  fut 


124  LA  RUSSIE 

saisi  à  Moscou,  arraclié  à  sa  famille,  eniraîné  à 
Saint-Pétersbourg,  sous  l'escorte  d'un  gendarme, 
dans  le  chariot  d'un  courrier,  et  cette  secousse  pro- 
duisit un  tel  bouleversement  dans  tout  son  être, 
que,  d'auteur  liliéral ,  il  devint  un  écrivain  cour- 
tisan. A  ia  suite  de  cet  événement,  on  fit  les  vers 
suivants  :  «  I.a  main  du  Très-Haut  a  accompli  trois 
«prodiges:  elle  a  sauvé  la  patrie,  élevé  Koukol- 
iiik.et  perdu  Polévoï.  »  On  n'ose  pas,  en  Russie, 
avoir  sur  les  choses  les  plus  puériles,  sur  les  ques- 
tions d'ait  ou  de  littérature,  une  autreopinion  que 
celle  de  l'empereur.  Une  foistpi'ila  émis  la  sienne, 
il  n'yaplusqu'àlapartagerouà  se  taire. LJn  jour  que 
je  demandais  à  un  journaliste  s'il  nous  feraitla  cri- 
tique de  l'histoire  de  M.  Boutourline,  général  aide 
de  camp  de  l'empereur,  il  me  répondit  tout  naïve- 
ment :  «  Je  n'ai  pas  deux  tètes  sur  mes  épaules,  w 

Le  gouveinement  russe  est  un  gouvernement 
militaire,  fort  et  résolu,  mais  brutal  et  prompt, 
ignorant  et  cruel.  Les  formes  qu'on  observe  ail- 
leurs sont,  pour  lui,  une  superfluité,  et  seraient 
en  effet  un  ridicule,  du  moment  qu'elles  ne  de- 
vraient masquer  que  sa  cruauté.  La  politesse  de 
M.  Doubelt  avait  fait  de  lui  le  bouffon  delà  police 
secrète,  et, chaque  fois  que  l'empereur  veut  être 
poli,  il  se  fait  violence.  Comme  la  mer  et  comme 
Mirabeau,  le  bel  homme  n'est  jamais  si  beau  que 
dans  la  colère. 


sous  NICOLAS  V\  125 

Sous  le  régime  du  sabre  et  de  la  moustache, 
le  citoyen  paisible  se  sent  mal  à  l'aise;  le  talent 
est  dép'acé  là  où  règne  la  force  brutale,  qui ,  tout 
en  rougissant  d'elle-même,  le  ciaint ,  le  liait,  le 
méprise  et  le  persécute.  La  civilisation  ne  peut 
régler  sa  marche  sur  le  tambour;  ce  bruit  lui  est 
odieux  :  elle  le  fuit ,  se  cache,  se  désespère,  et  se 
consume  dans  une  triste  inaction.  «  La  persécu- 
tion,  dit  un  proverbe  allemand  ,  est  le  lot  de  la 
capacité  en  Russie.  »  Passe  pour  la  persécution  : 
le  talent  peut  s'en  faire  un  laurier,  toutes  les  fois 
qu'on  veut  reconnaître  sa  puissance  et  l'honorer 
tout  en  le  poursuivant;  mais,  partout  où  la  bar- 
barie est  au  pouvoir,  elle  affecte  du  mépris  pour 
le  talent,  comme  pour  une  chose  futile,  source 
de  déceptions  plutôt  que  moyen  de  succès. 
Elle  n'encourage  que  celui  qui  la  divertit,  et 
ne  souffre  tout  au  plus  que  celui  qui  ne  lui  porte 
pas  ombrage.  Qui  dit  un  savant,  en  Russie,  dit 
un  homme  bizarre,  un  pauvre  diable,  une  sorte 
de  manœuvre;  un  professeur  (rw/^c7^//^//)  y  va  de 
pair  avec  les  domestiques;  un  littérateur  est  un 
honmie  quiamanqué  sa  vocation.  Qu'on  accueille 
et  (ju'on  reçoive  un  artiste  ,  c'est  le  plus  souvent 
avecun  excès  d'enthousiasme  ou  d'indifférence  qui 
dépasse  la  mesure  des  convenances.  Le  chanteur 
perd -sa  voix  en  Russie  ;  le  peintre  ne  peut  y  faire 
que  des  soldats  ou  des  portraits;  l'architecte  de 


126  LA  RUSSIE 

génie  n'y  pourra  faire  adopter  un  seul  plan  qui 
ne  ressemble  à  des  édifices  connus.  L'empereur 
raye  un  portrait  de  Krûger,  parce  cpi'il  trouve  à 
son  uniforme  huit  boulons  au  lieu  de  neuf,  et  le 
lui  renvoie  à  Berlin.  Le  comte  Benckendorf  ne 
laisse  pas  partir  pour  l'Italie  un  peintre  célèbre  : 
a  Qu'avez-vous  à  faire  là-bas,  avec  des  paysans?  » 
lui  dit-il;  et  celui-ci,  poussé  à  bout,  lui  répond: 
K  Eh  cpi'ai-je  donc  à  rester  ici,  avec  des  laquais  ?  » 
Le  président  de  l'Académie  des  beaux-arts  invite 
M.  B.  à  aller  étudier  le  genre  d'un  peintre  obscur 
de  Dûsseldorf,  et  celui-ci  lui  répond  :  «  Nous  n'a- 
vons rien  de  commun  :  il  boit  de  l'eau  et  moi 
du  vin.  )>  IJn  autre  peintre  russe  présente  quel- 
ques toiles  d'église  qui  lui  avaient  été  comman- 
dées, et  l'empereur,  non-seulement  ne  les  reçoit 
pas,  mais  le  fait  expulseï-  de  l'Académie,  qui 
osait  le  trouver  très-utile  comme  maître  de 
dessin. 

M.  Pétschérine,  un  des  élèves  les  plus  distin- 
gués de  l'institut  des  professeurs,  se  rendit  à  Na- 
ples,  après  avoir  achevé  son  cours  d'études  à 
Berlin.  Le  secrétaire  de  la  légation  russe  à  JNaples 
a  l'imprudence  d'écrire  par  la  poste,  à  un  ami  à 
Saint-Pétersbourg,  qu'il  venait  de  faire  la  connais- 
sance de  M.  Pétschérine,  homme  de  tète,  mais 
républicain  enragé.  Comme  de  rigueur,  la  lettre 
est  décachetée ,   lue  à  la  poste ,    et  l'ordre   est 


sous  NICOLAS  r\  127 

donné  de  placer  M.  Pétschérine  sous  la  surveil- 
lance de  la  police  secrète.  A  son  retour,  venant  oc- 
cuper une  chaire  de  pliilologie  à  Moscou,  il  voit 
iin  mouchard  siéger  à  son  cours.  Indigné  juste- 
ment d'un  tel  procédé,  il  demande  un  congé 
pour  aller  à  l'étranger,  et  va  se  fixer  en  Suisse. 
M.  Strogonof,  le  curateur  de  l'Université  de  Mos- 
cou, lui  écrit  pour  le  sommer  de  levenir,  promet- 
tant d'oublier  le  passé  ;  M.  Pétschérine  répond 
qu'il  sait  le  sort  qui  l'attend  en  Russie  ,  (|u'il  y 
sera  gorgé  d'or  et  de  décorations,  mais  qu'il  pré- 
fère à  cet  état  la  misère  avec  l'indépendance.  Ses 
tristes  prévisions  ont  été  dépassées  :  ses  parents 
l'eurent  bientôt  abandonné.  Son  père,  général 
russe,  lui  avait  déjà  refusé  tout  appui  du  jour  où 
il  n'avait  pu  faire  prévaloir  sa  volonté  en  lui  fai- 
sant embrasser  la  carrière  militaiie.  Ses  connais- 
sances profondes  et  variées  ne  lui  donnant  pas 
les  moyens  d'exister,  il  attenta  à  sa  vie,  mais  ne 
sut  pas  se  l'ôter ,  et  alla  enfin  s'enfermer  dans  un 
cpuvent  belge.  Que  la  paix  l'y  suive,  et  que  son 
nom  soit  marqué  au  front  du  gouvernement  russe! 
La  faveur  du  souverain  ,  des  services  publics 
de  longue  durée  ,  loin  de  mettre  un  homme 
à  l'abri  des  vexations,  ne  font  que  l'y  exposer 
davantage.  «  Sont-ce  tes  décorations  qui  te  rendent 
si  fier?  crie  un  jour  l'empereur  à  un  de  ses  géné- 
raux; c'est  moi  qui  te  les  ai  données,  et  je  puis  te 


128  LA  RUSSIE 

les  oter.  »  —  «  Vous  ne  savez  pas  faire  marclier 
\os  cadets,»  dit  le  grand-duc  Michel  au  général 
Sch**,  et  le  vieillard  se  met  en  ligne  et  au  pas  avec 
les  porte-enseignes.  Tout  récemment,  en  i843, 
l'empereur  étant  entré  pendant  les  manœuvres 
dans  la  tente  du  prince  d'Oldenbourg,  et  voyant 
sur  le  tapis  une  tache  d'huile  qu'on  n'avait  pas  eu 
le  temps  de  faire  disparaître,  écrivit  dans  l'ordre 
du  jour  :  «  Je  remercie  le  prince  D*  pour  sa  co- 
chonnerie^ »  ce  qui  porta  le  grand  écuyer  à  donner 
sa  démission. 

Chassez  le  naturel ,  il  revient  au  galop. 

Le  prince,  tout  en  se  retirant  du  service,  ne  put 
maîtriser  ses  goûts  de  courtisanerie,  et  fit  deman- 
der à  l'empereur  la  peimission  de  conserver  la 
voiture  et  la  livrée  de  la  cour.  Nicolas  répondit 
qu'il  ne  s'était  pas  attendu  à  une  pareille  bassesse 
de  la  part  du  prince  D*. 

C'est  une  c|uestion  difficile  que  celle  de  savoir 
si,  en  Russie,  la  brutalité  de  l'absolutisme  l'em- 
porte sur  la  lâcheté  des  courtisans  :  vivant  l'une 
par  l'autre,  elles  sont  nécessairement  égales  et 
méritent  d'être  flétiies  au  même  degré. 

On  envisage  comme  une  grâce  particulière  de 
l'empereur,  quand  il  daigne  tutoyer  quek|u'un  de 
ses  sujets;  et  ses  affidés,  par  imitation ,  tutoient 
leurs  subordonnés,  qui  n'osent  se  permetlre  la 
même  familiarité. 


sous  NICOLAS  I".  129 

Peiit-oii  s'étonner,  après  tout  cela,  que  tel  mi- 
nistre ait  frappé  impunément,  de  sa  propre  main, 
un  cbef  de  relais?  Tout  le  monde,  en  Russie,  en 
a,  plus  ou  moins,  fait  autant  dans  sa  vie;  mais 
c'était  aux  cliefs  à  donner  le  bon  exemple. 

Un  général  ,  aide  de  camp  de  l'empereur,  a 
failli  se  porter  aux  mêmes  violences  envers  un 
maître  de  poste  de  l'Allemagne,  qui ,  en  le  menaçant 
d'user  des  mêmes  procédés,  apaisa  son  courroux. 

On  accuse  l'empereur  seul  de  tout  le  mal  qui  se 
commet  en  Russie.  C'est  là  une  conséquence  né- 
cessaire du  régime  absolu  ;  bon  ou  mauvais,  l'exem- 
ple est  toujours  contagieux,  quand  il  vient  d'un 
personnage  auguste;  mais  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que,  là  où  les  bonnes  cboses  ne  s'exécutent 
pas,  par  la  négligence  des  fonctionnaires,  les 
ordres  cruels,  les  mesures  malentendues  pourraient 
souvent  aussi  être  ajournés  indéfniiment.  «  Les 
abus,  disait  un  bomme  d'esprit,  sont  le  salut  de  la 
Russie;»  tant  il  est  fiécpient  d'y  voir  désobéir 
aux  ordres  déplacés. 

Les  amis  du  bien  et  du  pays  excusent  souvent 
tous  les  abus  qui  se  commettent  par  l'absence 
d'hommes  capables.  Ces  hommes  n'ont  pourtant 
jamais  manqué  aux  grands  souverains.  I^ierre  P"^  a 
bien  su  trouver,  dans  la  rue,  un  Menschikof , 
élever  un  Schafirof,  employer  un  Dolgorouky, 
distinguer  un  Scheremeteff,  honorer  un  Golovine  ; 


130  LA  RUSSIE 

Catherine  a  eu  ses  Potemkine,  ses  Orlof,  ses  Rou- 
miantzof  et  ses  Souvarof.  Le  génie  et  le  talent  se 
pressent  autour  d'un  trône  qui  leur  donne  de 
l'éclat,  et  fuient  celui  qui  ne  sait  les  apprécier. 
Moins  que  jamais ,  les  hommes  capables  manque- 
raient à  Nicolas,  s'il  savait  s'en  servir;  mais  ils 
s'éloignent  du  service,  se  cachent  au  fond  de  leurs 
terres,  ou  promènent  leur  oisiveté  à  l'étranger; 
c'est  que  ces  hommes  exigent  des  procédés  et  ne 
voudraient  s'associei-  qu'à  des  actions  méritoires. 
Le  parli  allemand  est  tout-puissant  en  Russie; 
et  si  les  provinces  de  la  Baltique  sont,  aux  gou- 
vernements russes,  dans  le  rapport  de  trois  à  cin- 
quante, les  fonctionnaires  d'origine  allemande  qui 
entourentle  pouvoir,  sont,  aux  Russes,  dans  le  rap- 
port inverse,  celui  de  cinquante  à  trois.  Les  hautes 
dignités  de  l'empire, les  chaiges  de  ministres,  d'am- 
bassadeurs ,  de  généraux  et  d'officiers  supérieurs, 
sont  de  préférence  données  à  des  Allemands. 
Pierre,  en  faisant  la  conquête  des  provinces  alle- 
mandes, ne  se  doutait  pas  qu'il  leur  assujettissait 
son  propre  pays.  S'il  affectionnait  les  étrangers, 
ce  n'étaient  pas  ceux  dont  il  peuplait  la  Sibérie.  Plus 
civilisés  que  les  nationaux  ,  les  Allemands  ont  con- 
quis la  Russie,  tout  en  se  laissant  conquérir.  Ce 
fait  s'est  reproduit  en  Chine  avec  les  Mongols  ,  en 
Italie  avec  les  Barbares ,  en  Grèce  avec  les  Romains  : 
les  conquérants  sauvages  n'ont  imposé  le  joug  aux 


sous  NICOLAS  P\  131 

peuples  civilisés  que  pour  se  soumettre  eux-mêmes 
aux  vaincus.  Mais  ici  la  politique  a  fait  plus  que  la 
civilisation.  Le  secret  du  succès  des  Allemands 
n'est  pas  dans  leur  esprit  :  le  Russe  en  a  cent  fois 
autant  que  le  Finnois,  et  l'éducation  des  Russes  , 
pour  être  plus  variée,  n'est  pas  moins  profonde 
que  celle  des  Allemands.  Ceux-ci  doivent  leur 
succès  à  la  persévérance  qui  les  caiactérise,  et 
qu'explique  l'état  de  dénùment  qui  les  cloue  à 
leur  poste  ,  genre  de  capacité  qui  se  traduit  admi- 
rablement par  le  mot  allemand  Sitz-Fleisch. 

Le  secret  de  la  préférence  systématique  que  le 
gouvernement  soi-disant  russe  donne  aux  Allemands 
est  dans  la  confiance  qu'ils  lui  inspirent.  Animés, 
pour  le  troue,  d'un  dévouement  à  toute  épreuve, 
ils  n'ont ,  pour  le  pays,  que  de  l'indifférence,  que 
de  la  haine  ou  du  mépris  pour  le  peuple.  «  Je  ne. 
sers  pas  la  Russie,  disait  un  étranger  de  distinc- 
tion ,  je  seis  mon  maître  ,  Alexandie  Pavlovitsch.  » 
On  comprendra  donc  aisément  la  haine  que  les 
Russes  portent  aux  Allemands.  «  Faites-moi  Alle- 
mand, »  disait  Yermolof  à  l'empereur  Alexandre, 
qui  lui  laissait  le  choix  d'une  grâce.  —  «  Votre 
tschinn?  demande-t-on  à  un  personnage  d'une  co- 
médie.»—  «Allemand,»  répond  celui-ci, —  «Avant 
de  songer  à  devenir  militaiie  ou  fonctionnaire 
civil,  songe  à  devenir  Allemand,»  disait  un  père  à 
son  fils;  et,  lorsque  celui-ci  revint  dans  son  pays, 

9- 


132  LA  RUSSIE 

avec  toute  l'éinditioii  germanique,  il  trouva  l'ac- 
cès fermé  partout.  C'est  (|ue  la  vertu  nécessaire, 
pour  ])arvenir  dans  le  gouvernement,  ne  se  gagne 
pas  ,  c'est  un  héritage  qui  tient  au  sang  et  non  à 
l'esprit. 

Le  trône  de  la  Russie  est  accessible  aux  deux 
sexes;  mais  les  hommes  passent  avant  les  femmes, 
et  les  aînés  avant  les  cadets.  A  la  mort  de  l'empe- 
reur ,  le  sceptre  appartient  à  son  fils  aîné;  s'il 
meurt  sans  héritiers  mâles  ,  au  frère  puîné ,  et  ainsi 
de  suite  ,  jusqu'à  l'entière  extinction  des  branches 
masculines,  après  quoi  l'empire  tombe  en  par- 
tage à  la  ligne  féminine  la  plus  proche  du  dernier 
tzar. 

Le  mari  de  l'impératrice  jouit  des  droits  attri- 
bués aux  épouses  des  empereuis,  sauf  le  titre  de 
Majesté  Impériale. 

Si  la  couronne  venait  à  échoir,  par  hérédité,  à 
une  princesse,  souveraine  dans  un  autre  pays, 
elle  aurait  à  opter  entre  les  deux  trônes,  et  entre 
les  deux  religions ,  si  elle  appartenait  à  un  culte 
autre  que  celui  de  la  Russie. 

Les  personnes  régnantes  ne  peuvent  professer 
d'autre  religion  que  la  religion  grecque. 

Les  enfants  issus  du  mariage  d'un  membre  de 
la  famille  impériale  avec  un  individu  qui  n'ap- 
partient à  aucune  maison  régnante,  ne  peuvent 
prétendre  au  trône. 


sous  NICOLAS  1".  133 

Tout  héritier  de  la  couronne  est  libre  d'y  re- 
noncer formellement. 

La  majorité  du  souverain  est  fixée  à  l'âge  de 
seize  ans.  Le  mineur  appelé  à  régner  doit  avoir  un 
tuteur  et  un  gouverneur,  qui  peuvent  être  ou  la 
même  personne  ou  deux  personnes  différentes. 
Leur  choix  appartient  à  l'empereur,  qui  peut  les 
désigner  de  son  fivant. 

S'il  n'y  a  pas  pourvu,  ces  fonctions  reviennent 
de  droit  au  père  ou  à  la  mère  du  jeune  souverain, 
ou,  à  leur  défaut,  à  son  oncle.  Le  régent  doit 
avoir  auprès  de  lui  un  conseil  de  six  personnes  à 
son  choix.  Les  membres  de  la  famille  impériale 
peuvent  y  être  admis,  mais  n'en  font  point  partie 
intégrante. 

Les  armes  de  l'empire  de  Russie  sont  un  aigle 
noir  à  deux  têtes  et  à  trois  couronnes  dans  un 
champ  d'or,  avec  un  sceptre  d'or  clans  la  serre 
droite  et  un  globe  dans  la  gauche.  L'écusson  porte 
les  armes  de  Moscou  :  le  saint  Georges,  sur  un 
cheval  blanc,  perçant  un  diagon  de  sa  pique  ' . 
L'aile  droite  de  l'aigle  est  ornée  de  trois  écussons 
portant  les  aimes  des  royaumes  deRasan,  d'As- 
trakhan et  de  la  Sibérie  ;  et  sur  l'aile  gauche  sont 


&" 


'  C'est  ià  une  interprétalion  fausse  et  arbitraire  des  armes 
priniitives  de  Moscou.  Elles  ne  figuraient  t|uo  le  tzar  lui- 
nicnie  ,  auquel  ou  a  gratuittînieut  substitue  saint  Georges. 


134  LA  RUSSIE 

celles  delà  Pologne,  de  la  Tauride  et  de  la  Finlande. 
Sur  la  poitrine  de  l'oiseau  pend  la  chaîne  de  l'or- 
dre de  Saint- André. 

L'impératrice  reçoit,  outre  l'entretien  de  sa 
maison, 600,000  roubles  par  an.  Elle  les  conserve, 
après  la  mort  de  son  époux  ,  tant  qu'elle  réside 
en  Russie;  mais,  si  elle  quitte  le  pays,  elle  n'en 
touche  plus  que  la  moitié.  • 

L'héritier  présomplifreçoit,  en  sus  de  l'entretien 
de  sa  maison  ,  3oo,ooo  roubles  par  an.  Sa  femme 
a  i5o,ooo  roubles  durant  la  vie  de  son  mari,  et  le 
double  si  elle  devient  veuve.  Leurs  enfants  ont 
chacun  5o,ooo  roubles,  jusqu'à  leur  majoiité  ou 
maiiage. 

Les  autres  enfants  de  l'empereur  ont  100,000 
roublesavant  la  majorité,  et  1 5o,ooo  roubles  après. 
Ses  filles  et  petites-filles  ont  i  million  de  dot;  les 
arrièie-petites-filles  3oo,ooo  roubles,  et  les  descen- 
dantes plus  éloignées  100,000,  etc. 


sous  NICOLAS  I".  13^ 

VIL 

DE  LA   POLITIQUE  RUSSE, 


La  pierre  angulaire  de  l'empire  de  Russie ,  de 
sa  puissance,  de  sa  ricliesse  comme  de  sa  politique, 
c'est  Pierre  le  Grand.  On  le  retrouve  partout,  et 
partout  sublime,  admirable.  Tandis  que  d'une 
main  il  dispersait  sur  la  Baltique  la  flotte  sué- 
doise,  avec  des  navires  qu'il  avait  fait  sortir  du 
néant  ;  que  ,  vainqueur  à  Pultava  ,  il  érigeait 
dans  des  marais  impénétrables  une  ville  merveil- 
leuse, il  montrait  de  l'autre  la  route  de  Calcutta  , 
s'établissait  sur  la  mer  Caspienne  et  la  mer  Noire, 
cette  mer  dont  les  courants  ont  toujours  porté  les 
navires  russes  droit  sous  les  nuirs  de  Byzance.S'il 
échouait  à  Kbiva;  s'il  était  réduit  par  le  traité  de 
PruthjOÙl'avait  entraîné  l'engouement  du  triomphe, 
à  raser  Azov,  qu'il  venait  de  prendre  sur  les  Turcs, 
il  enlevait  des  provinces  entières  à  la  Perse,  cou- 
vrait le  Caucase  d'un  réseau  de  forteresses  éche- 
lonnées de  façon  à  retenir  les  incursions  de  ses 


136  LA  RUSSIE 

bordes  de  brigands.  Se  posant  d'un  pied  ferme  en 
Europe  ,  sur  les  ruines  de  la  puissance  suédoise,  il 
ouvrait  ainsi,  en  Asie,  un  vaste  cbamp  de  conquête 
matérielle  et  morale  à  la  Russie,  et  faisait  le  pre- 
mier pas  vers  l'empire  univeisel.  Ses  successeurs 
suivirent  sa  politicpie;  mais  cette  politique  de 
géant  n'était  pas  à  leur  taille,  et  maintenant  en- 
core, comme  alors,  la  Russie  est  à  deux  pas  de 
Constantinople  et  de  Calcutta,  ces  deux  points 
principaux  de  l'empire  universel,  deux  routes  qui 
mènent  à  la  londje  ou  à  la  conquête,  deux  pas 
terribles  à  francliir  et  qu'elle  ne  francbira  peut- 
être  pas  ! 

Les  armes  lui  ont  valu  quelques  conquêtes;  la 
diplomatie  a  miné  le  sol  qui  sépare  la  Russie  de  la 
Méditerranée  et  de  l'Océan  Pacifique;  mais  la  force 
nécessaire  pour  faire  sauter  cette  distance  a  man- 
qué jusqu'ici.  Engagée  dans  cette  voie  de  con- 
quête ,  la  Russie  pourra  difficilement  reculer  ;  c'est 
une  pente  rapide  cju'il  est  plus  aisé  aujourd'bui 
de  descendre  que  de  remonter.  Vaincre  ou  mou- 
rir, telle  a  été  jusqu'ici  la  seule  alternative  des 
puissances  conquérantes,  et  toutes  celles  qui  ont 
aspiré  à  l'empire  universel  ont  écboué  à  la  moitié 
de  leur  route.  La  Russie  fera-t-elle  exception  à 
cette  règle  générale? 

Des  progrès  notables,  disons-nous  ,  ont  été  ob- 
tenus dans  la  voie  indiquée  par  Pieire  le  Grand. 


sous  NICOLAS  P\  137 

La  Pologne  ne  sépare  plus  la  Russie  de  l'Europe; 
la  Tui(|uie,  dépouillée  de  plusieurs  parties  de  son 
leriitoire,  n'est  plus  (ju'un  cadavre,  et,  avec 
quelque  talent  militaire,  l'occupation  de  Constan- 
tinoj)le  est  une  chose  facile.  La  Perse  subit  la  loi 
des  Russes;  le  Caucase,  cpii  se  rit  encore  de  leur 
puissance  si  aveuglément  dissipée  clans  cette  con- 
trée, n'est  pas  un  obstacle  indomptable.  Kliiva  , 
la  Bukliarie  subissent  l'influence  moscovite;  de 
sorte  que  lorsque  la  Russie  bouge,  l'Asie  tremble, 
l'Inde  s'émeut,  et  Londres  est  consternée.  C'est 
dans  l'Orient  que  conveigent  toutes  les  graves 
cjuestions  de  la  politique;  c'estîà, encore  une  fois, 
que  le  sort  du  monde  devra  se  décider.  Pétersbourg 
ne  peut  rester  la  capitale  de  la  Russie;  c'est  un 
camp  avancé  dont  son  fondateur  n'a  jamais  voulu 
faire  une  résidence  continuelle.  Constantinople 
ou  Calcutta,  voilà  les  capitales  naturelles  de 
l'empire.  Le  colosse  étouffe  dans  ses  steppes  sans 
mer,  et  il  étend  ses  bras  vers  l'Océan.  L'atleindra- 
l-il?  Pendant  que  la  Russie  envahirait  l'Oiient  , 
l'Allemagne  resterait  plongée  dans  son  sommeil 
léthargique;  la  France  ne  pourrait  rien  sans  l'An- 
gleterre, et  n'aurait  d'ailleurs  qu'à  opter  entre  la 
possession  de  l'Asie  par  les  Anglais  ou  par  les 
Russes.  L'Angleterre  et  la  Russie  pouiraient  donc 
se  partager  le  monde;  la  piemière,  menacée  sé- 
rieusement dans  les  Indes,  laisserait   facilement 


138  LA  RUSSIE 

s'établir  la  seconde  sur  le  Bospiiore  ;  mais  alors 
l'Aiitriclie  voudrait  avoir  sa  part;  la  France  oppo- 
serait son  veto ,  et  si  l'on  dédommageait  celle-ci 
par  l'Egypte  ,  il  faudrait  céder  la  Pologne  à  l'Alle- 
magne, ce  qui  ne  serait  encore  qu'un  échange 
tout  au  profit  de  la  Russie, 

Jusqu'ici,  la  cour  de  Saint-Pétersbourg  a  cherché 
à  séparer  la  France  de  l'Angleterre,  dans  des  vues 
mesquines  et  personnelles.  Elle  y  avait  réussi  un 
moment;  mais  n'ayant  pas  envie  de  s'attacher 
la  France,  elle  a  vu  son  œuvre  détruite.  Elle 
pourra  susciter  des  occupations  à  la  Fiance,  en- 
dormii'  ou  intimider  l'Allemagne;  mais  l'Anglais 
veille  toujours  ,  et  le  génie  de  Pierre  le  Grand  n'a 
pas  passé  à  ses  descendants.  Toutes  ces  questions 
sont  donc  ajournées;  et  il  eut  mieux  valu  pour 
la  Russie  qu'on  les  eût  laissées  dormir  jusqu'à  la 
veiuie  de  l'homme  qui  saurait  les  résoudre  d'un 
seul  coup.  La  constance  qui  distingue  la  politique 
russe  lui  est  plus  contraire  que  favorable;  en  at- 
tirant sur  elle  l'attention  générale,  elle  rend  im- 
possible le  secret  et  l'imprévu,  qui,  en  politique, 
sont  les  premières  conditions  du  succès. 

On  croit  néanmoins  le  danger  vivace  et  pres- 
sant. En  effet,  la  Russie  une  fois  établie  dans  les 
Indes ,  c'en  est  fait  de  l'équilibre  politique  ;  les 
conquêtes  qu'elle  fait  en  Asie  sont  des  avantages 
qu'elle  gagne  sur  l'Europe.  INul  doute  que  l'Asie 


sous  NICOLAS  I".  139 

ne  doive  être  Irihutaire  de  l'Europe,  et  il  faut  bâ- 
ter de  tous  ses  vœux  l'assujettissement  de  la  bar- 
barie à  la  civilisation.  Nul  doute  que  l'Asie  ne 
gagne  à  la  conquête  de  la  Russie;  mais  quel  sera 
alors  le  sort  du  monde  ,  le  sort  de  la  liberté  ? 
L'esclavage ,  et  suilout  l'esclavage  militaiie?  tant 
que  la  Russie  sert  sous  cette  bannière,  les  amis  de 
la  liberté  ne  peuvent  soubaiter  le  succès  de  ses 
entreprises  guerrières.  Du  jour  où  elle  tiendra  le 
sceptre  de  l'univers,  c'en  est  fait  des  libertés  du 
monde.  Il  pourrait  y  avoir  alors  même  des  guerres 
glorieuses,  puisque  l'indépendance  en  serait  le 
but;  mais  l'issue  en  serait  funeste  a.  leur  noble 
cause.  Même  après  avoir  triompbé  au  debors,  la 
Russie  succombera  au  dedans.  Ce  n'est  pas  avec 
le  mal  qui  la  travaille,  mal  latent  et  assoupi,  mais 
non  moins  terrible,  qu'elle  peut  se  basarder  à  de 
nouvelles  conquêtes.  Les  meilleures  qu'elle  ait  à 
faire  pour  le  moment ,  sont  à  l'intérieur.  Là  ,  elle 
peut  décupler  sa  population  ,  la  civiliser,  l'enri- 
cbir.  Sous  le  coup  d'une  grande  secousse  intérieure, 
ses  parties  se  disloqueraient,  et  les  peuples  soumis 
viendraient  exercer  sur  elle  de  cruelles  représailles. 
Tandis  qu'après  avoir  triomphé  des  dangers  domes- 
tiques, après  avoir  résolu  les  questions  de  sa  vie 
intime,  elle  pourra,  avec  moins  de  crainte,  braver 
les  dangers  extérieurs.  Le  rôle  que  la  Russie  est 
appelée  à  jouer  en  Asie,  lui  est  assuré  par  la  force 


140  LA  RUSSIE 

des  choses  .  par  sa  seule  position  géographique  : 
il  est  beau,  il  est  grand;  mais  pour  être  à  même 
de  l'accomplir,  conformément  aux  lois  de  l'équité 
et  de  la  perfectibilité  ,  il  faut  qu'elle-même  ait 
progressé  dans  la  voie  de  la  civilisation  ,  afin  de 
ne  pas  commettre,  par  de  nouvelles  conquêtes, 
de  spoliation  sur  ses  maîtres  en  lumière  et  en 
liberté. 

Tel  est  l'idéal,  et  il  est  toujours  beau  d'avoir 
devant  soi  un  vaste  lioiizon,  lors  même  qu'on 
n'en  atteint  jamais  les  bornes;  mais  ce  n'est  pas 
là  la  réalité.  Celle-ci  esl  triste  et  modeste. 

De  ce  point  de  vue,  Calcutta  et  Constantino- 
ple  ne  sont  que  des  cliimères  ,  et  Varsovie  est  le 
boulet  de  galérien  qui  enchaîne  la  Piussie  à  un 
volcan  toujours  prêt  à  faire  éruption.  11  en  est  de 
Constantinople,  pour  elle,  comme  d'Alexandrie 
pour  la  France,  de  Rome  pour  l'Autriche.  Quant 
à  Calcutta,  son  occupation  n'existe  que  dans  l'i- 
magination des  agents  anglais,  qui  voudraient 
donner  le  change  sur  leurs  propres  menées,  en 
inquiétant  l'opinion  publique  parles  projets  d'un 
pays    assez  vain   pour  laisser    accréditer    de  tels 

bruits,  assez  inhabile  pour  ne  pas  les  démentir. 
Pour  arriver  à  Calcutta,  les  Russes  devraient 

traverser  des  pays  inconnus  et  malsains,  eux  pour 

qui  la  chaleur  seule  est  un  ennemi  invincible; 

combattre  des  populations  aguerries   contre  les- 


sous  NICOLAS  I".  141 

quelles  ont  échoué  bien  des  puissantes  tentatives. 
Il  leui'  faudrait  engloutir  dans  ce  pays  des  armées 
entières;  il  leur  faudrait  aussi,  pour  une  telle 
entreprise,  être  plus  riches  qu'ils  ne  le  sont.  L'ar- 
gent, cette  première  condition  de  la  guerre,  leur 
manque,  et  leur  manquera  longtemps  encoie.  En 
supposant  même  que  la  Russie  puisse  faire  la 
conquête  des  Indes,  quel  intérêt  y  trouverait- 
elle  en  ce  moment?  Son  industrie  et  son  com- 
merce sont  entièrement  nuls.  La  première  ne 
peut  seulement  pas  suffne  aux  besoins  du  pavs, 
et  le  second  est  dans  les  langes;  or,  cesontl'indus- 
liie  et  le  commerce  seuls  qui  rendent  inqjortante, 
pour  l'Angleterre,  la  possession  des  Indes. 

L'Europe  peut  donc  détourner  ses  yeux  de 
Calcutta.  Il  ne  saurait  y  avoir  là,  pour  elle,  un 
sujet  de  craintes  sérieuses.  Chercher  la  Russie 
de  ce  côté,  c'est  s'exposer  à  la  manquer  ailleurs, 
là  où  elle  menace  de  plus  près  l'avenir  du  monde. 
Quand  on  prêle  à  la  Russie  une  tendance  systé- 
matique vers  l'Océan  Pacifique,  une  persévérance 
admirable  à  détruire  les  points  qui  l'en  séparent, 
on  fait  plus  d'honneur  à  sa  politique  qu'elle  n'en 
mérite,  .le  n'en  veux  d'autres  preuves  que  la  fin 
malheureuse  de  M.  Vitkévitsch.  Longtemps  l'An- 
gleterre a  pensé  qu'à  Kaboul,  comme  à  Lahore, 
il  avait  agi  conformément  à  ses  instructions;  et 
pourtant,  à  son  retour  de  l'Orient,  après  une  au- 


142  LA  RUSSIE 

dience  chez  le  comte  Nesseliode,  il  s'est  brûlé 
la  cervelle.  Le  ministre  lui  avait  dit  qu'il  serait 
forcé  de  le  mettre  de  côté  pour  un  certain  temps, 
et  il  n'a  pas  îijouté  assurément  que  c'était  pour 
complaire  à  l'Angleterre,  ou  au  moins  pour  as- 
soupir ses  méfiances;  autrement  le  jeune  officier 
ne  se  serait  pas  tué.  Le  gouvernement  se  donna 
beaucoup  de  peine  pour  étouffer  cet  événement, 
et  le  cadavre  de  Vitkévitscb  disparut  comme 
celui  d'un  simple  matelot. 

Grâce  à  la  vigilance  de  l'Europe,  le  projet  d'oc- 
cuper Constantinople  est,  sinon  entièrement  aban- 
donné, au  moins  indéfiniment  ajourné,  et  l'on  a 
vu  Nicolas,  en  i833,  soutenir  la  puissance  du 
sultan  qu'il  n'a  pu  détruire,  au  moment  où  elle 
menaçait  de  s'écrouler  sous  les  coups  d'Ibrahim. 
Voulait-il  attacher  par  la  reconnaissance  ceux  qu'il 
n'a  su  dompter  qu'à  demi  par  les  armes,  ou  bien 
craignait-il  de  voirl'empire  ottoman  se  consolider 
sous  le  sceptie  du  pacha  d'Egypte ,  au  point  de 
pouvoir  braver  sa  puissance?  Mais  la  reconnais- 
sance des  Turcs  n'est  pas  à  l'épreuve  de  leur  haine 
invétérée  pour  les  Russes  ;  elle  n'étouffera  jamais 
la  voix  des  intérêts  bien  entendus,  et  cette 
vieille  politique  qui  veut  qu'on  laisse  s'abîmer  un 
ennemi,  par  les  discordes  intestines,  est  encore  la 
meilleure.  Quanta  l'influence  étrangère  qu'on  eût 
voulu  annuler  en  Turquie,  si  elle  a  été  suffisante 


sous  NICOLAS  P\  143 

pour  prévenir  l'intervention  russe ,  elle  saura 
bien  rendre  éphémère  toute  alliance  des  deux 
empereurs.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  trait  chevaleres- 
que de  Mcolas  n'a  abouti  qu'à  une  manœuvre 
stérile  et  à  un  protectorat  pour  le  moins  assez 
illusoire.  Il  n'en  a  pas  été  autrement  en  i84o.  Au 
moment  où  les  troupes  russes  allaient  entrer  en 
Syrie,  pour  appuyer  les  décisions  des  alliés  à  l'é- 
gard de  Méhémet- x\li,  l'Angleterre,  jalouse  de 
toute  intervention  russe ,  l'avait  rendue  inutile 
par  ses  éclatants  succès  sur  mer. 

Un  fait  évident,  c'est  l'affaiblissement  consécu- 
tif de  la  politique  russe,  depuis  le  règne  de  ISico- 
las.  Jamais  elle  n'a  été  plus  impopulaire,  plus  dis- 
créditée dans  l'opinion  publique,  cette  reine  de 
notre  siècle  dont  la  puissance  s'accroît  de  plus  en 
plus.  Elle  est  détestée  en  Allemagne,  abhorrée  en 
Italie,  ruinée  en  Grèce,  exilée  de  l'Espagne,  muette 
en  France.  Ses  principes  antihumains  et  obscu- 
rantistes minent  sa  consistance  et  son  avenir. 
Elle  se  détruit  d  elle-même,  par  ses  tendances 
absolutistes  et  par  son  langage  hautain,  que  ses 
forces  ne  justifient  en  aucune  façon  ,  et  dont  on 
est  parvenu  à  découvrir  le  vide.  Réduite  à  l'Au- 
triche, qui,  tout  en  s'inquiéiant  de  ses  empiéte- 
ments, s'unit  à  elle,  en  raison  des  dangers  de  l'ab- 
solutisme ;  vue  d'un  mauvais  œil ,  même  en  Prusse, 
elle  ne  se  maintient  en  AJlemagne  que  par  les  liai- 


144  LA  RUSSIE 

sons  quiexislent entre  !es  cours;liaisons  de  familles, 
toujours  éphémères.  Elle  est  aussi  impopulaire 
chez  les  peuples  slaves,  tpie  les  Russes  y  sont  bien 
venus;  ils  préfèrent,  malgré  tout,  le  régime  autri- 
chien au  régime  russe;  et  la  conformité  de  religion, 
de  langue,  n'est  pas  à  même  de  détruire  la  répu- 
gnance qu'inspire  le  gouvernement  russe.  Nicolas, 
en  portant  les  malheurs  de  la  Pologne  à  leur  com- 
ble, a  détaché  de  la  Russie  tous  les  cœurs,  et  a 
créé  ,  à  la  cause  de  la  liberté,  un  appui  formidable 
(pii  ne  tardera  pas  à  porter  ses  fruits. 

On  loue  bien  encore  la  dignité  et  la  résolution 
de  la  politique  russe  ,  et  il  serait  surprenant,  en 
effet,  qu'avec  un  peuple  de  soixante  millions 
d'hommes,  courbés  sous  la  loi  de  l'absolutisme, 
son  langage  ne  fût  pas  net  etdécisif.  Appuyé  sur  une 
armée  nombreuse,  qu'on  peut  recruter  à  l'infini; 
sans  avoir  à  craindre  aucune  opposition  sérieuse; 
assis  sur  un  solqui  ne  tente  personne,  car  personne 
ne  veut  conquérir  des  neiges  et  des  saisies;  n'é- 
tant pas  gêné  dans  ses  mouvements  par  le  con- 
tr(Me  national,  le  gouvernement  russe,  qui  connaît 
l'humeur  guerrière  de  son  peuple,  sorti  vainqueur 
de  tant  de  luttes,  et  peu  disposé  à  souffrir  de  tran- 
saction avec  l'ennemi,  peut  et  doit  ne  se  laisser 
intimider  par  aucune  menace,  et  est  en  mesure 
de  menacer  à  son  tour.  Mais  ce  qui  donne  de  la 
dignité  véritable  et  de  la  force  réelle  à  une  poli- 


sous  NICOLAS  I-.  145 

tique,  c'est  son  but,  ses  tendances;  et,  sous  ce 
rapport ,  la  Russie  n'a  pas  toujours  élé  irrépro- 
chable. Quant  à  ses  moyens,  ce  ne  sont  pas  les 
plus  moraux  qu'elle  préfère,  et  sa  fourberie  passe 
à  tort  pour  de  l'habileté. 

Ses  diplomates  ont  la  léputation  d'être  habiles, 
grâce  à  des  qualités  traditionnelles  qu'ils  acquiè- 
rent dans  leur  long  service,  et  qui  consistent  dans 
une  ruse  routinière  ,  monnaie  qui  s'use  à  chaque 
dupe  qu'elle  fait.  La  diplomatie  russe  est  certaine- 
ment celle  qui  a  le  plus  contribué  à  compromet- 
tre sa  cause,  car  on  ne  croit  plus  à  sa  nécessité, 
et  on  n'aime  pas  ses  allures. 

On  ne  peut  se  figurer  le  peu  de  bienveillance 
que  montrent  les  légations  russes  pour  leurs 
compatriotes ,  et  l'on  croit  que  c'est  pour  les 
dégoûter  de  venir  à  l'étranger,  qu'ils  se  refusent  à 
la  moindie  obligeance  envers  eux.  L'un  refait  ses 
appartements,  l'autre  sa  fortune,  et  ils  ne  peuvent 
donner  des  fêles;  un  troisième  n'en  fait  annoncer 
que  lorsqu'il  prévoit  la  mort  de  quelque  grandper- 
sonnage  qui  le  forceraà  les  contremander  ;  un  qua- 
trième dit,  à  qui  veut  l'entendre,  que  ses  rapports, 
avec  la  cour  auprès  de  laquelle  il  réside,  sont  tiop 
peu  affectueux  poui-  qu'il  puisse  lui  demandei*  le 
moindre  acte  de  courtoisie.  L'arrogance  est  la 
règle  générale  pour  tous,  et  la  politesse  n'est 
qu'une  exception  pour  quelques-uns. 


146  LA  RUSSIE 


VIII. 


DE  LA  POLICE  RUSSE. 


Je  fis  ,  pour  la  première  fois  ,  connaissance  avec 
la  police  de  Saint-Pélersbourg ,  en  i84o,  en  au- 
tomne. J'avais  fait  une  tournée  aux  bains  de  mer 
de  Reval  ,  et  revenais  par  le  bateau  à  vapeur. 
Comme  c'est  le  même  qui  va  en  Suède,  nous  fû- 
mes arrêtés  à  Cronstadt  ,  pendant  deux  mortelles 
heures,  avant  qu'on  eût  accompli  toutes  les  for- 
malités ridicules  auxquelles  sont  sujets  les  étran- 
gers à  leur  entrée  en  Russie.  Arrivés  àSaint-Péters- 
bourg,à  l'heure  du  dîner,  on  plaça  une  barrière  qui 
nous  interdit  la  sortie  du  bateau  jusqu'à  la  venue  de 
remj)lové  chargé  de  la  distribution  des  passe-ports. 
Malgré  les  difficultés  et  les  accidents  du  voyage, 
nous  étions  exacts  au  rendez-vous,  et  l'employé 
ne  l'était  pas.  Il  y  a  un  proverbe  russe  qui  dit 
que  sept  hommes  n'en  attendent  pas  un  seul,  et 
nous  nous  trouvions  au  moins  soixante-dix,  dont 
plusieurs   étaient  plus  haut  placés  et  plus   titrés 


sous  NICOLAS  1".  147 

que  l'employé  de  la  police,  poiii'  ne  pas  parler 
des  autres  qualités  qu'on  estime  moins  en  Russie. 
Son  arrivée  fut  le  signal  de  notre  délivrance;  il 
se  vit  aussitôt  abordé  par  les  plus  pressés  qui, 
faisant  valoir  leurs  titres,  furent  servis  avant  les 
autres.  Ce  fut  d'abord  un  gentilliomme  de  la  cham- 
bre, le  prince  T**,  qui  obtint  le  premier  son  passe- 
port, puis  tous  ses  gens.  L'em[)loyé  avait  bien  fait 
quelque  objection  pour  ces  derniers;  mais,  le 
prince  persistant,  il  appela  Lafleur  et  Frontin 
avant  les  autres  passagers. Un  tailleur  vint  ensuite, 
priant  le  fonctionnaiie  de  ne  pas  faire  attendre 
un  compatriote:  l'euqjloyé  était  Finnois,  et  le  tail- 
leur juif.  Je  riais  de  ce  spectacle  plus  que  je  ne 
m'en  fâchais,  lorsque,  de  simple  spectaleui-,  un 
incident  me  força  de  devenir  acteur.  Le  conseiller 
d'État,  R**,  vint  me  prier  de  lui  faire  avoir  ses 
passe  porls,  étant  lui-même  occupé  près  de  sa 
femme  (|ui,tout  le  temps  delà  tiaversée,  était  res- 
tée au  lit  par  suite  d'une  opération  qu'elle  avait 
subie  à  Reval.  Je  ne  doutai  pas  que  de  si  graves 
raisons  ne  me  fissent  obtenii-  un  tour  de  faveur 
pour  M.  et  madame  R**,  el  j'abordai,  le  chapeau 
à  la  main,  l'employé,  rassuré  d'autant  plus  sur 
sa  courtoisie  qu'il  pailait  français,  ce  qui  passe 
généralement,  en  Russie,  pour  l'indice  d'une  cer- 
taine éducation. — Monsieur,  lui  dis-je,  auriez-vous 
l'extrême  complaisance  de  délivrer  le  passe-port 

lO. 


148  LA  RUSSIE 

de  madame  R**  ;  elle  est  souffrante,  et  il  faut  le 
temps  de  prendre  des  mesuies  pour  la  transpor- 
ter chez  elle.  —  Monsieui-,  me  répondil-il  cavaliè- 
rement, votre  dame  peut  attendre. 

Désappointé,  je  lui  répliquai  que  c'était  en  agir 
fort  à  son  aise.  Aussitôt  les  personnes,  les  dames 
surtout ,  qui  assistaient  à  cette  scène,  vinrent  m'ex- 
primer  leurs  regrets  et  l'intérêt  qu'elles  portaient 
à  la  malade.  Un  mot  amenant  l'autie  :  —  11  \  a,  en 
fin  de  compte,  dit  une  dame,  quatre  heures  que 
nous  attendons.  Aussitôt  l'employé  nous  jeta  du 
haut  de  son  siège  ces  mots  :  — Il  n'est  pas  vrai  que 
vous  attendiez  depuis  quatre  heuies. 

L'impertinence  me  fit  perdre  patience,  et  je 
répondis  : 

—  Monsieur,  on  ne  vous  adresse  pas  la  parole. 

—  Qu'est-ce  à  dire? 

—  Cela  veut  dire  que  vous  n'avez  pas  à  vous 
mêler  des  conversations  qui  ne  vous  regardent 
pas. 

—  Qui  êtes  vous? 
Je  me  nommai. 

—  Où  servez-vous  ? 

—  Là  où  vous  ne  servez  pas. 

—  Je  vous  défends  de  vous  en  aller  sans  ma 
permission. 

Prévoyant  que  cette  permission  se  ferait  trop 
attendre,  je  partis  sur-le-champ,  et  le  lendemain 


sous  NICOLAS  I".  149 

je  reçus  rinvitation  de  passer  chez  le  grand  maître 
de  la  police,  le  général-major,  Kakoscbkine. 

—  Monsieur,  me  dil-il  ,  votre  premier  pas,  à 
votre  retour  de  V  étrangler  ^  a  été  caiacléiisé  par  un 
manque  d'égards  envers  les  employés  du  gouver- 
nement. 

—  Je  ne  suis  allé  qu'à  Reval ,  lui  répondis-je, 
renversant  ainsi  par  ce  seul  mot  tout  cet  écha- 
faudage d'idées  incendiaires  qu'on  est  censé  puiser 
à  l'étranger. 

—  Votre  permis  portait  Helsingfors. 

—  Lors  même,  mon  général,  que  j'y  serais  allé, 
je  ne  serais  pas  sorti  des  limites  de  l'empire  russe. 

—  N'impoite  d'où  vous  veniez,  vous  devez 
respecter  les  fonctionnaires. 

—  Je  puis  vous  assurer,  mon  général,  que  je 
sais  ne  manquer  de  respect  envers  aucun  de  ceux 
qui  le  méritent. 

—  Et  qu'avez-vous  dit  lorsqu'on  vous  a  de- 
mandé oi^i  vous  serviez  ? 

—  Cette  question  était  parfaitement  superflue; 
voire  employé  tenait  entre  ses  niains  nos  passe- 
ports, il  pouvait  donc  savoir  au  juste  où  je  servais; 
je  n'ai,  du  reste,  répondu  que  ce  qui  était  exact; 
je  ne  sers  pas,  en  effet,  où  il  sert. 

—  Et  vous  trouvez  que  cela  n'est  pas  offensant  ? 
— ^  J'ai  toujours  pensé.  Excellence,  que  toute 

espèce  de  service  était  également  lionoiable;  la 


150  LA  RUSSIE 

manière  seule  dont  nous  nous  en  acquittons 
établit  la  dignité;  et  si  voire  employé  s'est  forma- 
lisé de  mes  paioles  ,  parce  (piil  les  a  prises  comme 
un  reproche  sur  la  manière  dont  il  accomplissait 
son  devoir,  je  ne  serai  pas  assez  impoli  pour  le 
contiedire  sur  ce  point.  Youlez-vous  me  permet- 
tre de  vous  expliquer  conmient  les  choses  se  sont 
passées? 

—  Je  ne  veux  entendre  aucune  excuse. 

—  Vous  avez  pourtant  lecu  sa  plainte. 

—  Oui,  et  je  ne  vous  la  montrerai  pas. 

—  Mais  je  puis,  à  mon  tour,  avoii-  des  sujets 
de  plainte. 

—  Des  plaintes:  je  veux  alois  que  vous  me  les 
présentiez  dans  les  vingt-quatre  heures. 

—  Je  puis  le  faire  même  plus   tôt;   et  au  mo- 
ment où  j'allais  me  retirer,  il  me  cria  : 


—  Oli  allez- 


vous  : 


—  Plaît-il  ,  mon  général? 

—  Allez-vous-en. 

Comme  j'entr'ouviais  la  porte  ,  il  cria  aux  em- 
ployés de  la  chancellerie  qu'on  eût  à  ne  rédiger 
pour  moi  aucune  espèce  de  plainte. 

Quelques  heures  plus  taid,  je  reçus  chez  moi 
la  visite  de  deux  de  ces  messieurs,  qui  m'offri- 
rent leurs  services,  à  condition  que  je  ne  les 
trahirais  pas.  Je  leur  remis  l'exposé  que  j'avais 
rédigé  ,  payai  l'un,  et  crus  pouvoir  me  dispenser 


sous  NICOLAS  I"  151 

de  rien  donner  à  l'autre;  et  comme  je  lui  tendais 
la  main  \ide  ,  lui,  qui  la  croyait  pleine  ,  faillit  m'en 
enlever  la  peau  ,  pensant  y  trouver  un  assignat. 

Plus  tard,  je  rencontrai  un  de  ces  employés  qui 
me  dit,  avec  le  plus  grand  mystère,  que  M.  Ka- 
kosclikine  avait  demandé  au  général-gouverneur 
qu'on  me  mît  sous  la  surveillance  de  la  police.  Je 
pensai  que  cet  homme  voulait  de  nouveau  me 
rançonner,  et  le  remerciai  de  l'intéiét  qu'il  me 
témoignait.  Je  n'entendis  plus  parler  de  cette  af- 
faire, et  n'ai  rien  appris  sur  la  suite  qu'on  lui  aura 
donnée. 

Une  autre  lois  ,  à  la  fête  de  Calbérinhof,  où  tout 
le  monde  fume  ,  comme  j'allumais  mon  cigare,  un 
officier  de  police ,  à  moitié  ivre,  s'approche  de 
moi,  el, faisan l  mine  de  me  frapper  sur  les  doigts, 
me  dit  : —  «Comment  oses-tu  fumer  là  où  la  fa- 
mille impériale  se  propose  de  se  promener?»  Un 
officier  de  la  garde,  qui  se  trouvait  avec  moi, 
m'épargna  la  peine  de  me  mettre  en  colère,  et 
prit  énergiquenient  ma  défense,  mais  ne  put  par- 
venir à  savoii-  le  nom  du  kvarUilrwï^  qui  se  renfer- 
ma dans  un  silence  prudent. 

Un  soir  que  je  sortais  du  théâtre  français  et 
m'approchais  de  la  porte  par  où  venait  un  vent 
froid,  je  me  couvris  juste  à  l'entrée  du  corridor. 
L'officier  de  police  qui  se  trou\ait  à  côté  me  dit  : 
— «Monsieur,  vous  mettez  trop  tôt  votre  chapeau.» 


152  LA.  RUSSIE 

Ineaulrefois  ,  on  me  vola  unepelisse  dans  une 
maison  parliculièie.  Les  maîtres  de  celle-ci  en- 
voyèrent sui-le-cliamp  à  la  {)olice  un  domestique 
à  qui  on  fit  attendie  inutilement  des  heures  en- 
tières le  lelour  du  conmiissnire.  I.e  lendemain, 
on  le  renvoya  de  nouveau,  et  il  me  rapporta  la 
réponse  que  voici  :  «  —  Dites  à  votre  maître  que 
puisqu'il  n"a  pas  daigné  m'altendre  hier,  je  ne 
suis  pas  disposé  à  faiie  des  recherches,  w  Je  dois 
diie  pourtant  qu'il  m'est  venu,  plus  lard,  un  scru- 
pule :  le  voleur  pouvait  fort  hien  n'être  que  le 
domestique  lui-même  qui,  alors,  aura  inventé 
celte  solution  donnée  à  l'affaire. 

Comme  je  faisais  un  jour  le  récit  de  toutes  ces 
vexations  à  un  fonctionnaire  puhlic,  il  me  lépon- 
dit  que  j'avais  vraiment  du  malheur,  et  qu'il  ne 
ne  lui  était  jamais  rien  arrivé  de  pareil.  11  se  peut, 
en  effet,  que  ,  destiné  à  dévoiler  les  infamies  du 
gouvernement  russe,  le  sort  ait  voulu  me  les  faire 
éprouver  par  moi-même; mais  pourpieuvequeles 
autres  ne  sont  pas  exempts  de  vexations  pareilles,  je 
vais  citer  les  faits  suivants  qui  sont  parvenus  à  ma 
connaissance  entre  mille  autres  restés  inconnus  : 

Le  jeune  prince  V**  avait  eu  pour  maîtresse 
une  Française  à  laquelle  il  fit  des  renies  après 
s'être  marie.  Cette  dame  habitait,  depuis,  la  rue  de 
Vosnessenkaia, à  Saint-Pétersbourg,  et  elle  eut  le 
malheur   de    plaire  à  l'officier  de  police  de  son 


sous  NICOLAS  1".  153 

quartier.  Les  assiduités  de  celui-ci  ayant  été  re- 
poussées  ,  sa  colère  en  fut  excitée,  et  il  s'obstina 
comme  une  bêle  fauve  à  la  poursuitede  cette  pau- 
vre femme.  Le  misérable  soudoya  l'épicier  du 
coin  ,  le  portier  de  la  maison  ,  la  femme  de  cliam- 
bre  même  de  cette  dame  ,  pour  l'espionner.  La 
domestique  eut  bientôt  des  plaies  sur  le  corps  à 
la  suite  d'une  maladiede  débaucbe.  Le  kvartalnoï 
dénonça  aussitôt  la  dame,  pour  coups  donnés  à  sa 
femme  de  cliambre,  coups  qui  lui  auraient  causé 
des  blessures.  11  obtint  contre  elle  un  ordre  d'ai- 
restation,  et  se  présenta  à  sa  \ictime,  lui  offrant 
deux  moyens  d'écbapper  à  la  poursuite  :  c'était  de 
se  livrer  à  lui  ou  bien  de  payei-  dix  mille  roubles; 
et  comme  cette  dame  repoussait  cet  ignoble  traité 
avec  indignation  ,  il  la  fit  saisir  dans  son  lit  et 
emporter  dans  ses  diaps  à  la  police  où  elle  fut 
écrouée.  Elle  écrivit  lettres  sur  lettres  au  comte 
Benckendorf  qui  n'avait  pas  l'iiabitude  de  lire 
celles  qu'on  lui  adressait.  Elle  dépérissait  dans  un 
sale  cachot,  et  y  reslajuscju'à  ce  qu'enfin  sa  femme 
de  cliambre,  qui  était  serve  du  gouveinement  de 
Tver,  poussée  pai-  le  remords,  allât  avouer  le  tout 
à  son  seigneur,  qui  parvint  à  faire  délivier  l'inno- 
cente, sans  faire  punir  le  coupable. 

Un  jeune  fiancé  loue  ,  le  jour  de  ses  noces,  des 
diamants  pour  sa  femme,  qui  lui  sont  volés  dans 
la  nuit.  Il    va  trouver  le    commissaire  de   police 


154  LA  RUSSIE 

qui,  après  avoir  entendu  sa  plainte,  ouvre  un  bu- 
reau et  lui  fait  voir  ses  bijoux.  Le  jeune  homme 
se  précipite  pour  les  prendre.  —  «  C'est  six  mille 
roubles,  lui  dil  le  commissaire.»  Le  pauvre  employé 
lui  fin't  obseiverque,  vivant  de  ses  appointements, 
il  ne  saurait  où  prendre  une  pareille  somme,  et 
le  commissaire  referme  à  clef  le  tiroir  où  se  trou- 
vaient les  pierreries.  Le  jeune  maiié  court  aussitôt 
chez  le  général  Kakoschkine,  et  lui  raconte  les  dé- 
tails de  ce  qui  venait  de  se  passer.  —  «  Je  n'ai  pas 
detels  em[)loyés,  »lui  dit  le  grand  maître  de  police, 
et  il  le  congédia  a^ec  un  salut  majestueux. 

iJu  lionmie  prend  un  voleur  en  flagrant  délit  et 
le  conduit  à  la  police. — «  Ah!  c'est  une  ancienne 
connaissance!»  s'éciie  le  commissaire,  et  il  le  fait 
relâcher. 

Un  médecin  avait  donné  des  soins  à  la  famille  du 
commissaire  du  premier  arrondissement  de  Saint- 
Pétersbourg.  Celui-ci  lui  demanda  comment  il 
pourrait  le  récompenser-  de  ses  peines?  —  «Si  vous 
voulez  me  faire  un  grand  plaisir,  lui  répondit  le 
médecin  ,  ce  serait  de  me  donner  la  monîre  que  je 
vois  suspendue  à  votre  mur.  «C'était  celle  qu'on  lui 
avait  volée  il  y  avait  quelque  temps  ,  et  qui  était 
restée  dans  les  mains  de  la  police. 

Le  prince  M**  déclare  à  la  police  qu'on  lui  a 
\o]é  sa  pelisse.  Quelques  jours  après,  un  kvartal- 
noi  vient  l'avertir  que  toutes  les  recherches  pour 


sous  NICOLAS  I".  155 

retrouver  son  manteau  ont  été  infructueuses. 
Comme  le  prince  le  reconduisait  dans  l'anli- 
cbambre,  i!  le  vit  levétir  sa  propre  pelisse  :  il  resta 
ébahi,  sans  en  faire  la  remarque  à  l'obligeant  offi- 
cier de  police;  car  c'est  ainsi  qu'on  nouime  les 
sergents  de  ville  en  Russie;  c'est  surtout  ainsi  que 
M.  Kakoscbkine  se  plait  à  les  désigner,  même  en 
russe  ;  il  a  même  vouki  leur  faire  a\oir  l'épaulelte, 
ce  que  l'empereur  a  eu  le  bon  esprit  de  refuser. 

Le  comte  Benckendorf  perd  mille  roubles  en 
billetsd'assignation,  et  averlitla police.  Le  général 
Kakoscbkine  les  lui  fait  letrouver  immédiatement; 
mais  voilà  que  le  valet  de  cbambre  du  comte,  en 
faisant  ses  babils  ,  découvre  la  sonune  dans  la 
doublure  de  la  redingoie.  L'aigent  fut  restitué  à 
M.  Kakoscbkine;  mais  M.  Kakoscbkine  ne  fui  pas 
destitué;  au  contraire,  il  n'eut  qu'à  se  louer  du 
ministre,  qui  lui  lendit  un  service  signalé  dans 
la  circonstance  suivante. 

M.  Pérovsky,  ministre  de  l'intérieur,  voulant 
régulariser  la  vente  des  comestibles,  fit  faire,  cbez 
un  boucher  de  Sainl-Péteisbouig.la  saisie  de  son 
livie  courant,  où  se  tiouvaient  inscrites,  joui-  par 
jour,  les  cjuantités  de  viande  qu'il  délivrait  oratis 
aux  employés  de  la  police.  Le  ministre  dénonça 
cette  malversation  à  rem[)ereur,  qui  chargea  le 
comte  Benckendorf  d'ordonner  uneenqiiête,  tout 
en  lui  recommandant  de  ménager  son  cher  aide 


156  LA  RUSSIE 

de  camp  Kakosclikine ,  dans  le  cas  où  il  le  trou- 
verait trop  compromis.  Bientôt  on  rripj)orta  à 
M.  Pérovsky  le  fatal  livre ,  en  le  priant  de  le  faire 
sceller,  formalité  qu'il  avait  omise.  Cela  fait,  il 
se  trouva  que  le  boucher  n'avait  rien  donné  à  la 
police.  Au  livie  en  question  on  en  avait  substitué 
un  autre  parfaitement  semblable ,  mais  d'où  les 
articles  à  la  cliaige  de  la  police  avaient  disparu. 
L'affaire  en  resta  là. 

Un  passager  avait  été  dévalisé  dans  un  wagon 
sur  le  chemin  de  fei-  de  Pavlovsky  ;  en  descendant 
à  Pélersbourg,  il  déposa  sa  plainte  dans  lesniains 
fidèles  d'un  officier  de  police  :  je  dis  fidèles,  parce 
qu'elles  ne  rendent  lien  de  ce  qu'elles  prennent. 
Celui-ci  exigea  des  témoins,  demandant  si  quel- 
qu'un avait  vu  le  voleur  sur  le  fait.  —  Moi,  ré- 
pondit un  vieillard.  —  Qui  es-  lu?  réphqua  le 
kvarlalnoi.  —  Le  conseiller  d'État  intime  ***.  — 
Pardon,  excuse.  Votre  Excellence.  —  Que  veux-tu 
que  je  te  pardonne?  l'insolence  est  de  ton  métier- 

M.  Roidofnikine,  chef  du  dépaitement  asia- 
tique, fut  mis  au  violon  pour  avoir  traversé  une 
place  d'exercice.  Quand  il  s'agit  de  dresser  pro- 
cès -  verbal ,  il  déclara  ses  titres. —Que  neparliez- 
vous  plus  tôt  ,  lui  dit  le  commissaire?  —  C'est 
qu'on  ne  m'a  rien  demandé,  répondit  l'hounne 
d'État,  qu'on  relâcha  aussitôt  avec  tous  les  égards 
qui  lui  étaient  dus. 


sous  NICOLAS  V\  157 

Un  ancipn  militaire  dit  un  jour  clans  une  so- 
ciété, à  Petershouig  ,  que  c'était  une  erreur  de 
croire  (|ue  le  duel  fut  défendu  en  Russie,  car  il 
avait,  dans  sa  vie,  tué  un  des  officiers  de  son  régi- 
ment, sans  avoir  eu  à  en  répondre.  Les  murs 
ont  des  oreilles  dans  ce  pays,  et  ces  mots  furent 
rapportés  à  la  police,  qui  s'assura  de  celui  qui  les 
avait  proférés ,  et  se  mit  en  quête  delà  personne 
qu'il  assurait  avoir  tuée.  Elle  découvrit  bientôt  un 
individu  du  même  nom  ,  qui  avait  été  militaire,  et 
qui,  depuis,  avait  piis  un  emploi  civil.  Un  colonel 
des  gendarmes  vint  le  trouver. 

—  C'est  vous  qu'on  nomme  ***?  lui  dit-il. 

—  Pour  vous  servir. 

—  Vous  avez  connu,  ou  vous  connaissez  M***. 

—  Nous  avons  été  du  même  régiment;  mais 
j'étais  officier,  et  lui  porte-enseigne,  ce  qui  fait 
que  nous  avons  eu  très-peu  de  rapports  ensemble. 

—  Monsieur,  pourriez-vous  me  dire  comment 
vous  passez  votre  journée? 

—  Rien  de  plus  facile;  je  passe  mes  joiiinées 
comme  je  passe  les  semaines ,  les  mois  et  les  an- 
nées. Je  vais.  Monsieur,  tous  les  jours  que  le  bon 
Dieu  fait,  à  mon  bureau,  au  département  des  pos- 
tes; tous  les  samedis,  je  vais  au  bain  ,  et  tous  les 
dimanches  à  la  messe. 

—  Pourriez-vous  avoir  l'obligeance  de  vous 
déshabiller  devant  moi? 


158  LA  RUSSIE 

—  Pourquoi  cela,  s'il  vous  plaît? 

—  Je  ne  puis  vous  le  dire;  mais  il  faut  absolu- 
ment que  je  vous  voie  nu. 

—  Je  suis  vraiment  très-bonteux  ,  et  vous  m'o- 
bligerez beaucoup  de  ne  pas  insister. 

—  Vous  me  voyez  désolé;  il  le  faut,  et  je  ne 
sais  quel  parti  prendre. 

—  Eli  bien,  je  vous  offre  un  moyen  :  venez  sa- 
medi aux  bains,  et  votre  curiosité  sera  satisfaite, 
quel  qu'en  soit  l'étrange  motif. 

Le  colonel  fut  exact  au  rendez-vous  ;  et  après 
avoir  visité  le  corps  de  l'ex-officier,  il  lui  dit 
que  son  ancien  camaïade  s'étant  vanté  de  l'a- 
voir tué ,  la  police  avait  pensé  qu'il  pouvait 
l'avoir  du  moins  blessé,  el  l'avait  cliargé,  lui, 
de  tirer  cette  affaire  au  clair.  Il  était  encbanlé 
de  pouvoir  rapporter  à  ses  supérieurs  qu'il  n'en 
était  rien. 

Le  général  D***  se  lia  avec  une  artiste  française 
qui  avait ,  avant  lui,  connu  un  jeune  bomme  qui 
était  resté  lui  devoir  trois  mille  roubles  pour  prix 
de  ses  faveurs.  Elle  pria  le  général  de  la  faire  ren- 
trer dans  ses  fonds.  Son  ancien  amant  fut  en  effet 
arrêté  à  la  foire  de  Nijni-Novgorod ,  sans  qu'il  se 
doutât  de  la  moindre  cbose,  el  amené,  avec  des 
gendarmes,  dans  un  chariot  de  poste,  à  Saint- 
Pétersbourg,  où  le  général  D***  lui  enjoignit  d'ac- 
quitter sa  dette  en  vingt-quatre  heures.  Force  lui 


sous  NICOLAS  I".  159 

fut  de  s'exécuter  avec  le  moins  de  mauvaise  grâce 
possible. 

M.  Michalovsky  ,  avocat  de  la  cour  de  Varsovie, 
avait  été  compromis  dans  la  révolution  de  Polo- 
gne; et  la  troisième  section  de  la  chancellerie  de 
l'empereur,  tel  est  le  nom  officiel  de  la  police  se- 
crète en  Russie,  donna  l'ordre  de  farréter  et  de 
le  conduire  à  Viatka  où  il  devait  passer  deux  ans 
en  exil.  A  sa  place  on  se  saisit  d'un  autre  M.  Mi- 
chalovsky ,  notaire  de  Vilna,  et  on  l'expédia  à 
Viatka.  Une  fois  anivé ,  il  protesta,  et  l'eireur 
fut  reconnue;  mais  il  n'en  expia  pas  moins  la  faute 
d'autrui ,  et  subit,  dans  toute  sa  durée,  l'exil  en- 
couru par  son  homonyme  ,  car  M.  Benckendoif 
ne  voulut  jamais  avouer  à  l'empereur  cette  mé~ 
prise,  et  aima  mieux  en  faire  porter  la  peine  à  un 
innocent. 

Ce  fait  n'est  pas  unique  dans  son  genre  ,  et 
en  rappelle  un  autre  qui  s'est  passé  sous  le  règne 
de  Paul  1*^"^.  Cet  empereur  voulut  absolument  qu'on 
amenât  devant  lui  un  criminel  f(ue  le  général-gou- 
verneur de  Pétersbouig  ne  savait  où  découvrir. 
Ne  pouvant  faire  oulîlier  l'affaire  à  son  maître,  et 
craignant  son  courroux  ,  le  comte  Pahlen  fit  saisir 
un  pauvre  Allemand  au  moment  où,  arrivant  de 
son  pays,  plein  d'insouciance  et  très-innocent ,  il 
se  présentait  à  la  barrière  de  la  capitale.  On  lui 
anachales  narines, on  le  kiiouia  et  on  l'expédia  en 


160  LA  RUSSIE 

Sibérie.  Ce  fut  l'empereur  Alexandre  seulement 
qui  lui  fit  restituer  ses  droits,  et  le  dédommagea 
en  lui  accordant,  sur  sademande, la  franchise  pour 
faire  entrer  en  Russie  des  limes  de  l'Allemagne. 

L'expulsion  de  M.  Kalergi  ftiit  également  peu 
d'honneur  au  gouvernement  russe.  C'est  ce 
gouvernement  qui,  par  ses  agents,  a  semé  le 
trouble  en  Grèce ,  espérant  faire  tomber  ce 
rovaume  entre  ses  mains  ;  lui  seul  a  provoqué 
la  dernière  révolution  ,  pensant  qu'après  l'expul- 
sion de  la  branche  actuellement  régnante,  la  Grèce 
se  verrait  réduite  à  se  mettre  sous  la  protection 
de  la  Russie.  Puis,  lorsque  ce  mouvement  a  eu 
produit  un  effet  tout  à  fait  contraire  à  celui  qu'il 
en  attendait  ,  et  doté  laGièce  d'une  constitution, 
le  gouvernement  russe  a  voulu  se  justifier  de  la 
part  qu'il  y  avait  prise,  en  donnant  l'ordre  au 
frère  du  général  grec  de  quitter  l'empire. 

—  S'il  faut  absolument  que  je  vous  dise  pour- 
quoi on  vous  renvoie,  lui  disait  le  comte  de  Benc- 
kendorf,  c'est  parce  (jue  l'empereur  trouve  la 
conduite  de  votre  frère  indigne  envers  lui ,  et  in- 
digne envers  son  roi. 

—  Excellence  ,  lui  i  épondit  M.  Kalergi ,  je  n'ac- 
corde à  personne  le  droit  de  trouver  la  conduite 
de  mon  frère  indigne.  Un  homme  qui  a  servi 
vingt  ans  son  pays,  qui  est  criblé  de  blessures, 
qui  a  été  prisonnier  chez  les  Turcs,  où   il  a  eu 


sous  NICOLAS  r\  161 

les  oreilles  coupées,  ne  peut  élre  qu'un  liomnie 
honorable. 

— Monsieur,répondit  le  cbefdela  police,  après  un 
langage  pareil^  vous  n'avez  qu'à  plierbagageet  partir. 

Le  roi  Othon  ,  instruit  de  cette  manœuvre , 
s'écria  :  «  Je  ne  comprends  pas  pourquoi  l'em- 
pereur se  mêle  de  mes  affaires.  M.  Kalergi  est  mon 
général  aidedecamp,  et  déplus  mon  meilleurami.» 

M.  J***  a  l'imprudence,  dans  un  souper  à  Flo- 
rence ,  la  veille  de  Pâques,  de  tirer  sa  montre  et 
de  dire  :  «  A  l'heure  où  nous  sommes  (il  était 
minuit),  le  drapeau  tricolore  flotte  sur  les  murs 
du  Kremlin  ,  et  une  nouvelle  conjuration  a  triom- 
phé. »  Son  oncle  lui-même  va  le  dénoncer  au 
comte  Benckendorf.  Arrivé  à  Vienne,  M.  ,1**"  est 
expédié  pour  Pétersbourg;  et  là  il  nomme  des  in- 
nocents comme  ayant  participé  à  ce  complot,  qui 
n'avait  existé  que  dans  son  imagination.  Le  gou- 
vernement acquiert  la  conviction  que  toutes  ses 
dépositions  sont  de  pure  invention  ;  il  ne  mande 
pas  moins  les  personnes  désignées.  L'un,]M,  R.^  est 
arraché  par  des  gendarmes  à  sa  paisible  retiaite, 
dans  ses  teires  ;  un  autre,  M.  F.,  est  appelé  de 
Naples;  et  lorsqu'il  prouve  qu'il  n'a  jamais  connu 
M.  J***,  on  lui  dit  qu'il  peut  repartir.  M.  J**"  lui- 
même,  après  avoir  passé  six  mois  au  cachot  de 
Schlûsselbourg ,  est  envoyé,  avec  la  camisole  de 
force,  à  Yiatka.  Son   oncle  avait   été  chargé  de 


162  LA  RUSSIE 

faire  une  descente  chez  sa  propre  sœur,  la  mère 
du  jeune  homme;  et,  pendant  qu'il  s'entretenait 
avec  elle  dans  le  salon  ,  ses  agents  forçaient,  dans 
la  pièce  voisine,  un  bureau,  où  ils  ne  trouvaient 
que  des  papiers  parfaitement  innocents.  Cet  ex- 
cellent parent  se  présente  enfin  pour  recevoir  le 
salaire  de  toutes  ses  infamies;  et, peu  satisfait  des 
re'compenses  qu'on  lui  donne  pour  avoir  dévoilé 
le  monstre  de  iieveu,  il  quitte  le  service;,  et,  de  re- 
tour dans  son  pays  natal,  il  lance  contre  la  Rus- 
sie un  ouvrage  qui  a  fait  quelque  sensation  en 
son  temps.  Voilà  ce  qu'on  a  à  attendre  de  ces  zélés 
serviteurs  qui  n'ont  ni  foi,  ni  loi,  ni  famille,  ni 
patrie,  et  dans  lesquels  le  gouvernement  russe  est 
assez  aveugle  pour  mettre  sa  confiance.  Quant  à  la 
famille  de  M.  J***,  indignée  des  procédés  qu'elle 
avait  subis,  et  craignant  de  nouvelles  persécu- 
tions, elle  vendit  ses  biens  et  s'expatria. 

Un  magnat  russe,  le  comte  K",  vivait  retiré  dans 
ses  terres  de  Pskov.  Allant  un  jour  à  Saint-Péters- 
bourg faire  acte  de  présence  à  la  cour,  quelle  ne  fut 
pas  sa  surprise  de  s'entendre  réprimander  par  le 
tzar,  sur  des  paroles  qu'il  n'avait  tenues  qu'en 
présence  de  son  fils  seul.  De  retour  chez  lui, 
comme  un  de  ses  amis  allait  entamer  une  con- 
versation politique,  il  lui  imposa  silence,  en  lui 
disant  de  se  méfier  de  son  fils,  qui  était  là. 
La  police  secrète  de  la  Russie  a  ses  ramifica- 


sous  NICOLAS  P\  163 

lions  dans  la  liante  et  la  basse  société.  Des  dames 
convaincues  d'espionnage  sont  reçues  dans  le 
monde,  et  reçoivent  chez  elles;  des  hommes,  qui 
sont  entachés  de  la  même  réputation,  ne  sont  pas 
plus  maltraités  pour  cela,  et  portent  leur  honte 
avec  une  certaine  fierté.  11  n'y  a  pas  un  seul  régi- 
ment de  la  garde  qui  n'ait  plusieurs  espions.  Aux 
théâtres,  et  surtout  au  théâtre  français,  il  se  trouve 
souvent  plus  de  mouchards  que  de  simples  spec- 
tateurs. Il  y  a  enfin  tant  d'espions,  que  la  manie 
d'en  voir  partout  est  devenue  générale.  Cela  seit  à 
merveille  le  gouvernement.  Ne  pouvant  se  tenir 
en  garde  contre  tout  le  monde,  les  moins  ombra- 
geux reviennent  de  leur  frayeur,  et,  confondant 
les  espions  avec  les  gens  honorables,  ils  se  lais- 
sent aller  à  des  confidences  toujours  très-dange- 
reuses ;  les  autres,  au  contraire,  se  méfiant  de  tout 
le  monde,  mettent  tant  de  retenue  dans  leurs  pa- 
roles, qu'il  n'y  a  pas  de  conversations  plus  insi- 
pides que  celles  des  salons  de  Saint-Pétersbourg. 
La  correspondance  prend  aussi  le  même  carac- 
tère, grâce  aux  précautions  de  même  genre  dont 
le  gouvernement  l'entoure.  La  poste  a  un  bureau 
secret,  spécialement  chargé  de  décacheter  les  let- 
tres. Celles  des  personnes  suspectes  le  sont  tou- 
jours ;  celles  qui  viennent  de  l'étranger  le  sont 
presque  en  masse,  et  pour  les  autres,  on  en  ou- 
vre environ  la  dixième. 


164  LA  RUSSIE 

Il  V  aurait  à  établir  plusieurs  catégories  d'es- 
pions. Les  uns  sont  aux  appointements,  d'autres 
exercent  sur  la  foi  des  traités  ou  en  vue  de  la  gé- 
nérosité du  pouvoir;  d'autres  sont  des  complai- 
sants ou  des  bavards,  que  l'on  ménage  et  qu'on 
exploite;  d'autres,  enfin,  des  agents  provocateurs 
qui  occupent  une  place  plus  ou  moins  distinguée 
dans  la  société.  Voici  le  portrait  de  l'un  d'eux: 
c'est  un  conseiller  d'État,  un  père  de  famille,  un 
riche  rentier.  Il  donnait  une  soirée  chez  lui  ,  et 
s'était  entouré  de  jeunes  gens  plus  inexpérimen- 
tés les  uns  que  les  autres.  La  révolution  de  Po- 
logne venait  d'éclater.  L'éclaireur  de  l'opinion 
publique  amenait  nécessairement  la  conversation 
sur  cet  événement.  Il  condamnait  beaucoup  le 
gouvernement  russe,  disant  que  sa  conduite  en- 
vers les  Polonais  n'avait  pas  de  nom,  et  traînait 
ses  mots  de  manière  à  prendre  quelqu'un  dans 
ses  fdets.  Le  secrétaire  d'État,  3L  B**,  indigné  d'un 
tel  procédé,  l'aborde,  et  lui  dit  à  haute  voix: 
«  Vous,  Monsieur,  qui  êtes  une  autorité  en  ma- 
tière de  langue  russe ,  pouriiez-vous  me  dire 
comment  se  traduisent  les  mots  français  agent 
provocateur?  » 

Il  y  a  des  espions  en  uniforme,  ce  sont  les  gen- 
darmes; des  espions  déguisés,  ce  sont  les  officiers 
de  police;  des  espions  fashionables,  des  espions 
voyageurs  qui  résident  à  l'étranger  ou  qui  reçoi- 


sous  INI  COLAS  r\  165 

vent  des  missions  extraordinaires;  certains  fonc- 
tionnaires le  sont  r.r  officia.  Les  gouveineurs  des 
provinces  ont  des  rapports  périodiques  à  faire 
sur  les  personnes  surveillées  ou  celles  qui  rnéri- 
tent  de  l'être.  Les  ambassadeurs  ont  la  haute  sur- 
veillance sur  leurs  compatriotes.  Le  fait  suivant 
mettra  cette  vérité  en  lumière. 

En  1826,  à  la  suite  de  la  révolte  de  Saint-Pé- 
tersbourg, les  nnnistres  résidant  près  des  cours 
étrangères  reculent  l'oidre  de  surveiller  la  con- 
duite et  les  opinions  politiques  de  leurs  compa- 
triotes, et  d'en  inslruiie,  par  des  rapports,  leur 
gouvernement.  L'ambassadeur  jusse  à  Naples, 
M.  le  comte  St*,  écrivit  aussitôt  que  l'un  de  ses 
atlaclîés  fréquentait  tout  ce  qu'il  y  avait  de 
plus  carbonaro  dans  la  ville.  C'était  le  même  qui 
venait  d'enregistrer  et  de  serrer  à  son  rang  l'ins- 
truction que  son  clief  avait  reçue.  Celui-ci  lui  fit 
conseiller  de  paitir.  On  se  retrace  facilement  les 
craintes  du  pauvre  secrétaire.  M.  Tatistscbef  le  ras- 
sura à  Vienne,  tant  bien  que  mal;  mais  ses  an- 
goisses redoublèrent  en  arrivant  à  la  frontière 
russe.  Il  était  nuit  ;  tremblant,  il  réveille  l'employé, 
qui  se  met  à  feuilleter  dans  un  gros  livre,  répé- 
tant à  tout  moment  son  nom,  qu'il  vient  de 
lui  dire,  et  qui,  ainsi  répété,  chaque  fois  le 
fait  tressaillir.  —  Quel  est  donc,  demande-t-il 
enfin,  ce  livre  que  vous  examinez  avec  une  telle 


166  LA  RUSSIE 

attention  ?  —  Monsieur ,  lui  répond  l'employé , 
c'est  un  livre  tel,  que  celui  qui  y  est  inscrit  n'a  ni 
entrée  ni  sortie....  Votre  nom  ne  s'y  trouve  pas.» 
Délivré  de  ce  premier  danger,  il  ne  fut  rassuré 
que  par  le  comte  de  Nesselrode,  qui  convint  que 
son  chef  avait  été  trop  ombrageux,  et  lui  donna 
une  place  à  Constantinople. 

La  partie  de  la  législation  russe  dont  l'exécu- 
tion est  spécialement  confiée  à  la  police,  pré- 
sente des  dispositions  trop  curieuses  pour  ne  pas 
être  rapportées.  Là, nous  pouvons  nous  dispenser 
de  commentaires,  et  nous  borner  simplement 
à  transcrire.  Nous  prenons  au  hasard  dans  le 
tome  XIV  du  Svod.  L'art.  216  est  ainsi  conçu  : 
«  L'ivrognerie  est  défendue  à  tous  et  à  chacun.  » 
L'art.  219  porte  que  quiconque  passe  plus  de 
temps,  dans  l'année,  en  état  d'ivresse  qu'en  état 
de  raison ,  est  retenu  dans  une  maison  de  correc- 
tion,  jusqu'à  ce  qu'il  soit  amendé.  L'art.  227 
prescrit  une  amende  équivalente  à  une  demi- 
journée  d'entretien  dans  la  maison  de  correction, 
contre  l'homme  qui  entrerait  dans  un  bain  public 
de  femmes,  ou  contre  la  femme  qui  entrerait  dans 
un  bain  d'hommes.  Ceux  qui  ne  seraient  pas  à 
même  d'acquitter  l'amende  sont  obligés  de  chauf- 
fer les  poêles  dans  la  maison  de  correction. 

L'article  suivant  prescrit  de  demander  aux  ma- 
lades qui  entrent  aux  hôpitaux  pour  des   mala- 


sous  NICOLAS  I".  167 

dies  résultant  de  la  débauche,  par  qui  ils  ont  été 
infectés;  si  ce  sont  des  femmes  de  mauvaise  \ie, 
on  doit  les  traiter  à  Thôpital,  et  après  leur  gué- 
rison  les  renvoyer  dans  leurs  foyers  :  on  rend  les 
femmes  des  soldats  à  leurs  maris,  en  obligeant 
ceux-ci ,  par  écrit,  à  ne  pas  les  laisser  se  livrer 
à  la  débaucbe;  et  les  femmes  des  serfs  à  leurs  pro- 
priétaires, en  leur  faisant  payer  les  fiais  de  guéri- 
son.  Dans  le  cas  où  ceux-ci  ne  voudraient  pas  s'en 
charger,  on  les  expédie  en  Sibérie. 

L'article  3  s'exprime  en  ces  termes  :  «  Tous  doi- 
vent être  respectueux  dans  l'église,  y  entrer  avec 
piété  et  sans  effort.  » 

L'article  7  ordonne  de  se  tenir  devant  les  ima- 
ges saintes  ainsi  que  l'exigent  la  bienséance  et  la 
sainteté  du  lieu. 

L'article  8  prescrit  de  ne  pas  causer  pendant 
l'office ,  de  ne  pas  changer  de  place ,  de  ne  pas 
distraire  l'attention  des  fidèles  par  aucune  parole, 
action  ou  geste;  mais  de  se  tenir  dans  la  crainte, 
le  silence  et  le  respect. 

L'article  i3  ordonne  d'envoyer  devant  les  tri- 
bunaux ceux  même  qui  n'entrent  dans  l'église 
qu'avec  effort,  quelque  soit  leur  rang. 

L'art.  2/4  porte  :  «  Tout  orthodoxe  ào\X,  au  moins 
une  fois  par  an,  se  confesser  et  communier,  à 
partir  de  l'âge  de  sept  ans.  » 

Les  articles  33  et  34  ont  pour  objet  de  détruire 


168  LA  RUSSIE 

les  restes  de  l'idolAtrie  et  des  traditions  jDaïennes. 

Les  articles  35  et  36  défendent ,  en  outre,  les 
fausses  prédictions  et  la  nécromancie. 

L'art.  l\Ç>  est  ainsi  conçu  :  «Il  est  défendu  aux 
personnes  nées  dans  le  sein  de  la  religion  ortho- 
doxe, et  à  celles  qui  s'y  sont  converties ,  de  pren- 
dre une  autre  religion,  même  chrétienne.  »  Ceux 
qui  commettent  ce  crime  sont  mis  en  jugement. 
Leurs  serfs  orthodoxes  passent  sous  tutelle,  et  ils 
ne  peuvent  habiter  leurs  propriétés. 


sous  NICOLAS  I".  1C9 


IX. 


NICOLAS  1ER. 


Quand  on  parcourt  la  galerie  des  portraits  des 
Romanofs,  l'œil  s'arrête  avec  plaisir  sur  les  traits 
mâles  et  nationaux  de  Pierre  I",  dont  les  défauts 
furent  ceux  de  son  pays  et  de  son  siècle,  et  dont 
les  qualités  étaient  celles  du  génie.  On  aime  à  les 
retrouver  dans  Anne  I",  à  qui  on  pardonne  ses 
"vices en  souvenir  de  son  oncle,  si  même  on  ne  les 
rejette  sur  son  indigne  courtisan,  le  Courlandais 
Biren.  Puis  toute  ressemblance  se  perd  dans 
Pierre  III,  et  le  Russe  se  demande  d'où  vient 
celui-ci?  Ces  traits,  cette  allure  lui  semblent  d'un 
Allemand,  et  il  murmure  péniblement  le  nom  de 
Holstein-Gotorp.  Non,  jamais  sa  bouclie  ne  se 
prélera  à  celte  dissonance;  jamais  le  Russe  ne 
se  familiarisera  avec  l'idée  qu'il  est  régi  par  des 
Allemands.  Aussi  se  garde-t-on  bien  de  lui  révéler 
que  ses  souverains  sont  d'origine    étrangère,  et 


170  LA  RUSSIE 

met-on  tout  en  œuvre  pour  leur  conserver  le  nom 
chéri  des  Romanofs,  Nemetz,  l'Allemand,  est  un 
mot  odieux  pour  le  Russe  :  il  veut  dire  muet;  et 
ce  fut  jadis  le  nom  générique  qui  désignait  tous 
les  étrangers,  pour  celui  qui  s'appelait  lui-même 
le  Slave ^  ou  l'homme  de  la  parole  ^ 

Mais  revenons  à  notre  galerie.  Après  tout , 
Pierre  III  est  le  petit-fils  de  Pierre  Y%  et  le  Russe 
a  un  amour  sans  borne  et  sans  fin  pour  ses  tzars, 
leurs  petits  et  arrière-petits-fils.  Pourtant,  depuis 
quand  une  mère  transmet-elle  le  nom  de  ses  pères 
à  ses  enfants?  et  pourquoi  les  Holstein-Gotorps 
sont-ils  des  Romanofs  ? 

Passons  sur  Pierre  III  ;  après  lui ,  vient  sa 
femme  Catherine  II,  et  le  Russe ,  se  rappelant 
qu'il  lui  doit  la  Crimée  et  la  Lithuanie,  prend  vo- 
lontiers en  amitié  cette  femme  si  verte,  qu'il  affuble 
de  son  nom  favori  de  matouschka,  mère.  Mais  à 
l'aspect  de  Paul  F',  le  Russe  reste  pétiifié.  Ces 
Iraits  ne  parlent  pas  à  son  cœur,  ils  ne  reprodui- 
sent ni  ceux  de  Catherine,  ni  ceux  de  Pierre  III; 
encore  moins  rappellent- il  s  les  Romanofs.  On 
connaît  l'infirmité  du   chef  de  la    branche  des 


'  Cette  antipathie  des  Russes  contre  les  Allemands  est  par- 
tagée par  les  Polonais,  dont  un  proverbe  disait  que,  tant  que 
la  lumière  serait  lumière,  le  Polonais  ne  serait  pas  frère  de 
l'Allemand. 


sous  NICOLAS  V\  171 

Holsteins  ,  et  l'ordre  donné  par  le  sénat  à  Cathe- 
rine d'admettre  Soltykof  dans  la  couche  impériale; 
ordre  viaiment  cruel ,  si  ce  magnat  ressemblait 
à  son  fils  !  Comment  le  sénat  aurait-il  commis  la 
maladresse  de  faire  une  offre  pareille  à  une  femme 
qui  se  connaissait  en  hommes  aussi  bien  que 
Catherine  ?  Étiange  jeu  de  la  nature  !  Paul  ressem- 
blait comme  deux  gouttes  d'eau  à  un  Finnois  de 
Strelna;  et  ses  cheveux  roux,  son  nez  retroussé, 
son  entêtement  proverbial,  font  supposer  quel- 
que étrange  substitution.  Le  sénat  a  ordonné 
qu'il  naquît  un  fils  à  Catherine;  mais  s'il  ne  lui 
est  venu  qu'une  fille,  et  une  fille  morte?  Le  be- 
soin qu'avai  tle  pays  d'un  héritier  du  trône,  l'am- 
bition que  nourrissait  Catherine  de  conserver  le 
pouvoir,  la  proximité  de  la  maison  des  orphe- 
lins, où  se  trouvent  tant  d'enfants  de  la  Finlande, 
prêtent  à  des  suppositions  qui  peuvent  être  des 
réalités,  et  on  est  tenté  d'admettre  qu'à  une  fille 
née  moite,  on  aura  substitué  l'enfant  de  quelque 
honnête  Finnois.  Car,  encore  une  fois,  pourquoi 
ce  nez  retroussé,  ces  cheveux  roux,  et  plus  en- 
core cette  haine  de  Catherine  pour  son  fils  Paul  ? 
Pouschkine  se  plaisait  à  figurer  la  nationalité 
de  la  race  régnante  d'une  manière  assez  bizarre. 
Il  versait  dans  un  vase  un  verre  de  vin  rouge  pur, 
en  honneur  de  Pierre  F',  dont  l'origine  russe  ne 
pouvait  être  contestée;  il  y  ajoutait  un  verre  d'eau 


172  LA  russip: 

pour  le  père  de  Pierre  III  :  il  aurait  dû  s'en  tenir 
là,  et  renverser  la  coupe  ;  mais,  fidèle  au  principe 
du  gouvernement  russe,  qui  fait  passer  les  Go- 
torps  pour  des  Romanofs,  il  versait  un  autre  verre 
d'eau  en  l'honneur  de  Catherine  II,  princesse 
d'Anhalt.  Cette  fois  il  aurait  dû  peut-être  ajouter 
un  verre  de  vin  ;  mais,  de  crainte  de  se  compro- 
mettre, il  passait  outre,  et  versait  un  quatrième 
verre  d'eau  pour  Maria  Féodorovna,  la  mère  de 
Nicolas  I",  puis  un  cinquième  pour  l'impératrice 
actuelle  ;  et  il  obtenait  enfin  une  liqueur  si  faible- 
ment rougie,  qu'il  excitait  un  rire  général  lorsqu'il 
priait  son  auditoire  de  décider  si  c'était  là  du  vin 
ou  de  l'eau,  et  si,  par  comparaison,  les  tzars  ac- 
tuels de  la  Russie  étaient  des  Russes  ou  des  Alle- 
mands. 

Autant  Paul  était  laid  de  corps  et  de  cœur, 
autant  sa  femme,  la  princesse  de  Wurtemberg, 
fut  belle;  et  de  celle  union  naquirent  ^Alexandre , 
qui  ressemblait  à  sa  mère,  beau  de  corps  et  d'es- 
prit comme  elle;  Constantin,  qui  ressemblait  en 
tout  à  son  père,  et  était  aussi  laid  que  méchant; 
Nicolas,  qui  n'est  beau  que  de  corps;  et  enfin  Mi- 
chel, qui  n'est  ni  très-bon  ni  très-beau. 

Après  son  usurpation  qui  fut  un  crime,  selon 
les  propres  paroles  de  Nicolas,  qui  s'étonnait  un 
jour  qu'on  put  l'appeler  Grande,  après  ses  débau- 
ches, l'histoire  doit  reprocher  à  Catherine  II  la 


sous  ?ÎIC0LAS  P\  173 

mauvaise  éducation  qu'elle  a  donnée  à  ses  enfants. 
Elle  détestait  Paul  comme  un  fils  indigne  d'elle, 
et  qui  lui  aurait  été  imposé;  elle  ne  pouvait  se 
réconcilier  avec  l'idée  qu'il  dût  lui  succéder  sur 
le  trône.  Elle  négligea  son  instruction;  ce  qui, 
joint  à  son  caractère  de  fou  ,  lui  valut  une  mort 
violente.  Catherine  consacrait  tous  ses  soins 
à  son  petit-fils  Alexandre  ;  mais  l'éducation  de 
celui-ci  fut  tiop  étrangère  aux  mœurs  de  son 
pays,  et  peu  conforme  au  génie  de  sa  nation;  le 
courage  lui  a  toujours  manqué,  du  reste,  pour 
accomplir  ce  que  son  esprit  avait  reconnu  juste 
et  utile.  Faible  autant  que  bon,  astucieux  autant 
que  libéral,  il  ne  sut  que  jeter  dans  le  peuple  des 
germes  de  liberté,  que  son  successeur  s'est  plu  à 
détruire. 

Frappé  des  troubles  que  lui  léguait  son  frère, 
Nicolas  pensa  que,  pour  bien  régner,  il  suffirait 
en  tout  de  faire  le  contraire  de  ce  qu'aurait  fait 
Alexandre  :  de  poursuivre  la  liberté  à  outrance, 
de  chercher  à  être  aussi  national  (jue  son  prédé- 
cesseur avait  été  étranger,  aussi  orthodoxe  que 
l'autre  avait  été  catholique.  Il  trompait  ainsi  l'es- 
poir qu'il  avait  donné  à  son  avènement  au  trône^ 
dans  ses  divers  manifestes,  proclamant  que  son 
règne  ne  serait  en  tous  points  que  la  continuation 
de  celui  de  son frèie. 

L'éducation    de  Nicolas  a  été  aussi  nulle  que 


174  LA  RUSSIE 

celle  de  ses  autres  frères  qu'onne  destinait  pas 
au  trône'.  Pendant  toute  la  durée  du  règne  d'A- 
lexandre ,  il  ne  s'éleva  pas  au-dessus  du  rang  d'un 
général  de  division,  et  il  a  contracté  dans  ce  poste 
un  esprit  étroit  et  une  prédilection  pour  l'état 
militaire  que  depuis  il  a  portée  jusqu'au  ridicule. 
Il  est  d'une  telle  ignorance  qu'il  écrit  inné{j\  moi) 
sansj'atef  ce  qui  équivaut  à  écrire  en  français  Ni- 
colas sans  s;  et  son  despotisme  est  tel,  qu'aucun 
homme  d'État  n'a  osé  jus([u'ici  lui  révéler  la  faute 
d'orthographe  qu'il  commet  si  fréquemment.  11 
est  étonnant  que  pas  un  auteur  russe  ne  se  soit 
avisé  jusqu'ici  d'abolir  celle  malencontreuse  let- 
tre, ne  fût-ce  que  pour  faire  sa  cour  au  souve- 
rain ^ . 

La  lecture  favorite  et  quotidienne  de  Nicolas 
consiste  dans  V Abeille  du  Nord,  le  jouinal  le  plus 


'  Le  grand-duc  Constantin  ne  savait  pas  écrire  deux  mots 
de  russe;  mais,  en  revanche,  il  écrivait  assez  bien  le  fran- 
çais. J'ai  entendu  dire  qu'un  étudiant  de  Moscou  a  été  envoyé 
en  e\il,  parce  que  ,  dans  une  collection  d'autographes  qu'il 
avait  recueillie,  il  s'en  trouvait  un  du  grand-duc  Michel,  qui 
portait  pour  signature  :  «  Le  bienveillant  Michel,  »  bienveillant, 
en  russe,  avec  un  Jate.  Il  est  notoire  que  la  plupart  des  mi- 
nistres russes  ne  savent  pas  écrire  correctement  leur  langue, 
et  tous  n'ont  pas  pour  excuse  de  connaître  trop  de  langues 
étrangères ,  ce  qui  est  le  cas  des  princes  de  la  famille  impé- 
riale. 


sous  NICOLAS  P\  175 

nul  qui  se  soit  jamais  publié  dans  les  deux  hémis- 
phères. Sa  Majesté  se  plaît  à  faire  en  marge  des 
remarques  au  crayon.  On  lit  sur  une  de  ces  feuil- 
les, qui  sont  toutes  soigneusement  déposées  à 
l'Ermitage,  qu'il  faut  mettre  en  grand  romain  les 
noms  des  tribunaux  de  gouvernement,  de  dis- 
trict, etc. 

Le  vaisseau  de  ligne  la  Russie  est  un  témoi- 
gnage accablant  du  despotisme  peu  éclairé  de  Ni- 
colas. Ayant  visité  le  navire  sur  le  chantier,  il 
trouva  qu'on  n'y  circulait  pas  assez  aisément,  or- 
donna d'augmenter  les  espaces,  et  fit  prévaloir 
son  opinion  sur  celle  des  gens  du  métier.  Aussi 
ce  vaisseau  devint-il  le  plus  mauvais  marcheur  de 
toute  la  flotte  russe,  et  l'on  ne  s'en  sert  que  très- 
peu. 

Lorsqu'il  lui  prend  fantaisie  de  commander  le 
mouvement  d'un  navire,  et  cela  lui  arrive  presque 
chaque  fois  qu'il  va  en  mer,  le  capitaine  du  vais- 
seau a  bien  soin  de  se  mettre  derrière  lui,  afin 
d'empêcher  par  ses  signaux  la  stricte  exécution 
des  ordres  de  S.  M.,  qui  aurait  pour  effet  inévi- 
table la  perte  du  navire  avec  son  auguste  pas- 
sager. 

Son  coup  de  canon  à  Schoumla  est  la  parodie 
de  Napoléon  à  Montereau.  Un  officier  d'artillerie 
croyait  le  but  tiop  éloigné  pour  tirer;  Nicolas  lui 
enjoignit  de  faire  feu,  et  le  boulet  resta  en  route. 


176  LA  RISSIE 

La  campagne  de  Turquie  a  imposé  silence  aux 
courtisans  qui  avaient  essayé  de  préconiser  les  ta- 
lents militaires  de  INicolas.  Il  faut  lui  rendre  cette 
justice  que,  depuis,  il  a  eu  le  bon  esprit  de  renon- 
cera faire  la  guerre  par  lui-même,  et  de  se  bornera 
présider  aux  manœuvres. On  ne  peut  pas  comman- 
der avec  plus  d'élégance  ;  sa  voix  domine  toutes 
les  autres,  et  il  serait  difficile  d'exercer  les  trou- 
pes mieux  qu'il  ne  le  fait.  On  admire  en  lui  la  fa- 
cilité avec  laquelle  il  distingue,  dans  les  rangs  les 
plus  éloignés,  la  moindre  faute  dans  la  mise  d'un 
soldat  ou  d'un  officier.  Pas  un  bouton  ,  pas  une 
agrafe  n'échappe  à  sa  vigilance.  C'est  là  un  talent 
commun  à  toute  la  famille  impéiiale;  et  que  de 
fois  les  amis  de  la  patrie  se  sont  dit,  à  la  vue  de 
ce  coup  d'œil  pénétrant,  avec  un  soupir  inexpri- 
mable, que  si  cette  capacité  avait  été  appliquée  à 
des  objets  plus  importants,  plus  dignes  de  capti- 
ver l'attention  d'un  monarcjue,  il  en  serait  résulté 
de  précieux  avantages  pour  le  pays. 

—  Tenez  ferme,  disait  un  jour  Nicolas  au  géné- 
ral Mouravief,  devant  tout  le  corps  diplomatique 
présent  aux  manœuvres  de  Scblûsellbourg;  je  vais 
vous  battre. 

—  Sire,  répondit  l'intrépide  guerrier,  je  n'ai  ja- 
mais été  battu  à  la  guerre. 

11  battit,  en  effet,  S.  M.  à  plate  couture,  ce  que 
celle-ci  ne  lui  pardonna  jamais. 


SOLS  rslCOLAS  1".  177 

—  Coiiiiiient  avez-vous  trouvé  mes  licenciés? 
lui  demanda-t-il  lorsqu'il  vint  passer  en  revue  son 
corps  d'armée. 

—  Sire,  répondit  le  trop  franc  Mouravief,  il  fal- 
lait les  voir,  il  y  a  de  cela  quinze  jours,  loisqu'ils 
arrivaient  de  leurs  foyers:  ils  ressemblaient  alors 
à  un  troupeau  de  mendianls. 

L'empereur  s'en  vengea  cruellement.  Comme  il 
vit  le  lendemain  s'approcher  le  corps  que  corn-, 
mandait  Mouravief  :  «  Yolre  corps,  lui  dit-il,  a  l'air 
d'un  troupeau  de  mendiants,  w  Le  brave  général 
quitta  le  service,  et  le  pays  souffrit  doublement 
de  ne  pas  avoir  en  Nicolas  V^  un  Frédéric  IL 

Et  que  sont  en  effet  les  licenciés,  si  ce  n'est  une 
des  plus  malheuieuses  conceptions  qui  se  puis- 
sent voir?  Toute  vérité  n'est  pas  bonne  à  dire; 
mais  quand  le  pays  en  souffre,  on  ne  saurait  la 
proclamer  assez  haut. 

L'empereur  a  réduit  le  service  actif  du  soldat, 
de  vingt-cinq  à  vingt-deux  ans  pour  les  régiments 
de  ligne,  et  de  vingt-deux  à  cpiinze  pour  ceux 
de  la  garde.  Pendant  le  reste  du  teuîps,  les  soldats 
restent  en  disponibilité,  tenus  de  venir  s'exer- 
cer tous  les  ans  aux  manœuvres,  et,  en  cas  de 
guerre,  de  rentrer  sous  les  drapeaux.  Mais  on 
a  oublié  le  principal,  c'est-à-dire,  de  pourvoir  à 
leur  entretien.  Après  avoir  cessé  d'être  villageois, 
ils   cessent  d'être   bons    soldats.    Inutiles  à    l'ar- 


178  LA  RUSSIE 

mée,  ils  deviennent  une  charge  pour  les  campa- 
gnes, et,  ne  trouvant  que  difficilement  des  moyens 
d'existence,  fomentent  le  trouble  et  le  mécon- 
tentement parmi  les  populations  rurales.  Les 
propriétaires  les  craignent,  les  paysans  les  re- 
poussent, et  l'État  a  ainsi  créé  des  prolétaires 
dangereux  et  aguerris,  à  la  place  de  soldats  disci- 
plinés. 

Ce  que  l'on  conteste  le  plus  rarement  à  Nico- 
las, c'est  la  force  de  caractère,  qui,  à  ce  que  l'on 
prétend,  s'est  révélée  en  lui,  à  un  haut  point,  le 
jour  même  de  son  avènement  au  trône.  Mais  il 
paraît  néanmoins  qu'on  a  eu  de  la  peine  à  lui 
persuader  de  paraître  devant  les  insurgés;  et  il  est 
certain  qu'avant  de  quitter  le  palais,  il  a  prié  Dieu 
avec  ferveur.  Etait-ce  de  la  piété,  ou  de  la  peur? 
On  le  croit  assez  dissimulé  pour  afficher  l'une 
et  pour  cacher  l'autre.  Sur  la  place  même,  on  l'a 
vu  pâle  et  tremblant,  pendant  que  ses  satellites 
disaient:  «Tout  est  perdu,» au  moment oii tout  al- 
lait pour  le  mieux.  Les  insurgés ,  n'ayant  pas  de 
chef  militaire,  sont  restés  dans  l'inaction  toute 
la  journée,  et  la  résolution  n'est  venue  à  Nicolas 
que  le  soir.  On  amena  alors  du  canon,  douze 
canons  contre  treize  cents  hommes,  lorsqu'on  en 
avait  plus  de  treize  mille  de  troupes  fidèles  !  On 
tira  à  cent  pas  sur  les  révoltés,  puis  on  tira  sur 
le  peuple,  le  long  de  la  rue  des  Galères  et  des 


sous  NICOLAS  P\  179 

quais.  Une  femme,  qui  en  ce  moment  regardait 
par  la  croisée,  eut  la  tête  emportée  par  un  boulet. 
«  Quel  triste  commencement  de  règne  !  »  s'est  écrié 
INicolas  en  rentrant  au  palais. 

Son  ancien  instituteur,  le  baron  D*,  lui  de- 
manda un  jour  d'où  lui  vint  tant  d'aplomb,  à 
lui  que,  de  tout   temps,  il  avait  connu  si  faible? 

—  Il  y  allait  de  ma  couronne,  répondit-il.  Le  jeu 
valait  en  effet  la  peine  de  se  montrer  courageux. 

—  Je  n'ai  fait  que  mon  métier,  a-t-il  dit  au  mar- 
quis de  Gustine,  dans  un  accès  d'étrange  mo- 
destie. 

Un  journal  officiel  a  raconté  que,  rencontrant 
dans  le  palais  une  compagnie  de  grenadiers  in- 
surgés qui  ne  lui  rendirent  pas  son  salut,  INicolas 
leur  dit  qu'ils  se  trompaient  déroute,  et  qu'ils  eus- 
sent à  aller  rejoindre  les  mutins  sur  la  place 
d'isaac.  Les  courtisans  sont  allés  plus  loin,  et  ont 
dit  qu'il  avait  commandé  l'exercice  aux  sapeurs 
de  garde  au  palais,  s'était  fait  coucher  en  joue, 
avait  soutenu  leur  regard,  et  puis  avait  fait  baisser 
les  armes. 

Lorsqu'enfm  la  révolte  eut  avorté ,  et  comme 
on  conduisait  prisonniers  etgarrottés  les  soldats  du 
régiment  de  Moscou,  le  grand  duc  Michel  leur  ap- 
parut pour  la  première  fois  ce  jour-là,  et  leur 
adressa  les  plus  sales  injures.  Un  d'eux  s'étant 
permis   de  garder  son  bonnet  sur  sa  tête,  reçut 

X2. 


180  LA  RLSSIE 

dans  la  figure  le  poing  de  son  altesse  impériale'. 
Après  la  victoiie,  INicolas  usa  de  clémence.  La 
commission  pénale  avait  condamné  les  principaux 
conjuiés  à  ètie  écartelés  :  le  tzar  commua  cette 
peine  en  celle  de  la  potence.  La  potence,  c'était 
chose  nouvelle  en  Russie;  il  était  réservé  à  Nico- 
las de  l'introduire.  On  ne  trouva  pas  de  bourreau; 
on  en  fit  venir  de  Suède.  Dans  le  cours  de  l'exe'- 
cution  ,  trois  patients  tombent,  encore  vivants; 
on  va  consulter  Nicolas  sur  ce  qu'il  fallait  faire. 
—  Les  rependre,  fut  sa  réponse  ^.  Mouravief  re- 
monte en  disant  en  français  ces  mots  :  «  Dans  ce 
f....  pays,  on  ue  sait  seulement  pas  pendre  un 
homme.  »  Ryléiéf  a  dit  que,  comme  ancien  mili- 
taire, il  eût  mérité  d'être  fusillé. 

Un  poète  écrivit,  à  la  suite  de  toutes  ces  exécu- 
tions, un  (juatrain  immortel:  «  A  peine  monta-t-il 
au  trône  qu'il  fit  des  siennes.  Il  éleva  cinq  po- 
tences et  bannit  cent  exilés.  » 


'  Le  sokliit,  témoin  oculaire  de  cette  scène,  en  me  la  ra- 
contant sur  son  lit  de  mort,  témoigna  rindii,'nation  d'un  vrai 
militaire,  pour  ne  pas  dire  d'un  véritable  gentilhomme. 

'  Le  roi  de  Danemark  a  fait  preuve  de  plus  d'humanité 
dans  une  circonstance  pareille.  Ayant  fait  arrêter  le  supplice 
d'un  condamné  au  moment  où  celui-ci  avait  dt^à  posé  sa 
tète  sur  l'échafand ,  il  reconnut  que  la  mort  était  bien  méritée, 
mais  en  fit  la  remise,  en  considération  des  angoisses  qu'il 
avait  subies. 


sons  NICOLAS  I".  181 

LeCliénier  russe,  Ryléiéf,  fut  au  iiimbredes  pen- 
dus. Lafleui-  de  la  noblesse  fui.  faucliée  sans  pilié. 
Et  que  voulaient  les  conjurés?  Une  constitution 
qu'Âlexandie  mênieavait  appelée  detous  sesvœux; 
en  eu  donnant  une  à  la  Pologne,  il  avait  exprimé 
son  aident  regret  de  ne  ])Ouvoir  en  faire  autant 
pour  son  pays.  Qui  sait?  il  y  a  peut-être  eu,  parmi 
les  conjurés,  des  liommes  qui  n'ont  trempé  dans 
le  complot  que  pour  faire  la  cour  à  leur  souverain? 
L'ex-ambassadeurMarknfétaitsur  son  litdemort, 
lorsque  son  neveu  vint  lui  raconter  les  détails  de 
la  révolte,  et  termina  son  récit  en  disant  :  «Enfin, 
c'était  tout  comme  en  Fiance.  —  Tu  te  trompes, 
mon  ami  ,  lui  répondit  son  oncle;  en  France,  des 
savetiers  ont  voulu  être  des  princes;  ici,  des 
princes  ont  voulu  être  savetiers.  »  Si  ce  n'était  là 
qu'un  reproclie,  il  pouiia  devenir  une  louange. 

Un  jour,  l'empereur  fit  appeler  cliez  lui  un  de 
ses  généraux;  il  était  tout  bouleveisé.  —  As-tu 
connaissance  de  cette  biochure?  lui  demanda-t-il, 
en  lui  présentant  un  projet  de  constitution  pour 
la  Russie,  qu'on  venait  de  trouver  dans  les  pa- 
piers de  Constantin. 

—  Non,  sire;  et  vous-même,  répondit  le  général, 
l'auriez-vous  ignorée? 

—  Aurais-je,  sans  cela,  jugé  les  conjurés  du 
i4  comme  je  l'ai  fait?  répliqua  l'empereur  tout 
effaré.  Apprends-moi  qui  l'a  rédigée. 


182  LA  RUSSIE 

Le  général  ne  put  lui  apprendre  que  le  nom  du 
copiste,  le  prince  V***. 

Le  sort  des  victimes  d'un  noble  égarement,  de 
ceux  que  les  Russes  mêmes  ne  désignaient  que 
sous  le  nom  de  «  malheureux,»  ne  fut  pas  adouci 
à  la  suite  de  cette  découverte.  Les  événements 
heureux  advenus  au  sein  de  la  famille  impériale, 
ou  les  entreprises  qui  avaient  besoin  du  secours 
divin,  ont  seuls  apporté  quelque  soulagement  à 
leur  position.  Ainsi,  lors  de  la  déclaration  de 
guerre  à  la  Turquie,  Nicolas,  en  sortant  de  l'église 
deKasan  ,  ordonnaau  comte  Benckendorf  de  faire 
ôter  les  chaînes  aux  condamnés  politiques  du  i4  ; 
mais,  à  l'expiration  de  leur  peine  des  travaux 
forcés ,  le  comte  voulut  leur  assigner  pour  séjour 
les  villes  principales  de  la  Sibérie,  afin,  disait-il, 
de  pouvoir  les  mieux  surveiller.  —  Y  penses-tu? 
lui  répondit  Nicolas;  les  faire  jouir  de  la  vie  dans 
les  grands  centres  de  population!  Et,  prenant  lui- 
même  une  carte  de  la  Sibérie,  il  indiqua,  de  ses 
propres  mains  ,  les  lieux  les  plus  déserts  et  les  plus 
éloignés  de  ce  triste  pays,  comme  devant  être  ceux 
de  leur  résidence.  Aussi,  tous  ces  infortunés  ont 
plus  souffert  aux  colonies  qu'aux  travaux  forcés, 
qui  n'étaient  nullement  pénibles  par  eux-mêmes, 
et  leur  offraient  au  moins  la  consolation  de  vivre 
en  commun. 

Il  est  vrai  de  dire  qu'à  la  première  plainte  con- 


sous  NICOLAS  I".  183 

tre  la  personne  chargée  des  condamnés  à  Nerts- 
cbinsk,  et  cjui  les  avait  reçus  en  robe  de  chambre 
en  leur  disant,  «  Qu'avez-vous  été  ruminer  là-bas? 
On  va  vous  faire  passer  ici  votre  humeur  turbu- 
lente, »  Nicolas  la  cassa,  et  la  remplaça  par  un 
homme  bon  et  éclairé,  l'ancien  chef  du  régiment 
de  chasseurs  à  cheval  qui  portait  son  nom,  et  dont 
les  exilés  eurent  tout  lieu  de  se  louer,  le  général 
Léparsky . 

Citons  encore  ce  fait  à  l'honneur  de  Nicolas: 
Un  des  conjurés,  le  prince  Obolensky,  était  de 
ses  ennemis  personnels.  A  toutes  ses  questions  il 
répondait  en  français  ,  sans  lui  donner  d'autre 
titre  que  celui  àe monsieur.  La  commission,  pour 
plaire  à  l'empereur,  condamna  le  prince  à  la  mort. 
Nicolas  raya  son  nom,  en  disant  :  «  C'est  une  bas- 
sesse. » 

Mais  un  colonel  du  régiment  de  Moscou,  avec 
qui  Nicolas  avait  eu  des  différends  au  service,  fut 
plus  maltraité  que  les  auties,  et  fut  celui  qui  par- 
ticipa le  moins  aux  grâces  si  rares  et  si  restreintes 
de  son  ancien  chef. 

—  Que  vous  a  donc  fait  votre  empereur?  de- 
mandait Nicolas  à  l'un  des  conjurés,  alors  qu'il 
leur  faisait  l'honneur  delesquestionner  lui-même. 
— Nous  n'avions  pas  un  empereur,  nous  en  avions 
deux,  répondit  celui-ci  :  l'un  votre  frère,  et  l'au- 
tre Ârakhtschéiéf.  Et  comme  il  continuait  sur  ce 


184  LA  RUSSIE 

ton  Je  grand-duc  Micliel,  présent  à  l'interrogatoire, 
s'écria  :  -  Il  faut  lui  fermer  la  bouche  avec  une 
baïonnette.  —  Vous  demandiez  tout  à  l'heure,  ré- 
pliqua l'accusé,  pourquoi  il  nous  fallait  une  cons- 
titution? C'est  pour  que  dépareilles  choses  ne  se 
disent  pas. 

Le  premier  succès  a  enhardi  Nicolas,  et  l'a  rendu 
plus  intraitai)le  encore;  il  a  aussi  procédé  avec 
plus  de  résolution  dans  des  circonstances  moins 
impoitantes.  I.ors  de  la  lévolte  du  choléra,  il  s'est 
fait  conduire  en  calèche  sui-  le  maiché  au  foin  à 
Saint-Pétersbourg;  là,  il  a  dit  à  un  rassemblement 
de  moujiks  de  prier  Dieu,  et  les  moujiks  ont  ôté 
leurs  bonnets.  Il  leur  a  dit  de  se  metireà  genoux, 
et  ils  se  sont  agenouillés.  Aussi,  a-t-on  i-eproduit 
l'empereur  dans  cette  occasion  mémoiable,  en 
aquaielle  et  en  peinture.  Mais  on  oublie  qu'il 
a  apostrophé  l'attroupement  par  ces  paroles  : 
«  Etes-vous  des  Français  ?  j'  et  on  ne  dit  pas  que 
les  avenues  étaient  gardées  par  la  force  armée. 

A  Novgorod,  il  s'est  présenté  seul  avecOrlof,  et 
armé  seulement  d'une  épée ,  devant  les  colons 
mutinés,  et  les  a  fait  rentrer  dans  l'ordre  pai'  un 
juron  énergique.  Le  juron  ,  dit  le  Russe  ,  est  le 
beurre  au  gruau  ,  le  sel  à  la  sauce;  et  ce  jour-là 
le  Holslein  valait  un  Romanof.  Mais  les  exécutions 
qui  suivirent  ce  soulèvement  égalèrent  en  cruauté 
les  excès  auxquels  se  sont  portés  les  révoltés.  Si 


sous  NICOLAS  I".  185 

les  colons  ont  écorcbé  vifs  leurs  officiers  ,  il  y  en 
eut  parmi  eux  qui  reçurent  jusqu'à  douze  mille 
coups  de  verges. 

Un  jour  que  INicolas  exerçait  les  troupes,  il 
s'éleva  un  orage  ;  l'empeieur  pâlit,  et,  prenant  dé- 
cidément son  parti,  il  enfonça  son  chapeau  jus- 
qu'aux oreilles,  et  éleva  la  voix  :  —  Ne  svoï  hrat , 
ne  scJioutit^  se  dirent  des  soldats  malicieux;  ce 
qui  peut  se  rendie  par  ces  mots  :  «  Le  gaillard 
d'en  haut  n'est  pas  des  nôtres ,  il  ne  plaisante 
pas.  « 

L'oj^iniâtî'elé  et  la  cruauté  ne  peuvent  s'appeler 
force  de  caractèie.  L'homme  véiilablement  fort, 
et  qui  a  la  conscience  de  sa  force,  est  naturelle- 
ment doux.  Nicolas  a  été  aussi  faible  que  cruel, 
avant  d'être  empereur.  Il  arrachait  les  mousta- 
ches et  les  favoris  aux  soldats  de  sa  brigade,  et 
tremblait  dans  ranlichambie  d'Alexandre,  n'osant 
ni  avancer,  ni  entrer;  ils  se  poussaient  du  coude 
Michel  et  lui,  et  s'envoyaient  l'un  l'autre  dans  le 
cabinet  de  l'empereur.  Cn  soldat  du  génie  avait 
été  condamné  à  êtie  passé  aux  verges  :  INicolas, 
alors  chefdu  génie,  augmenta  de  sa  plumele  nom- 
bre des  coups  qu'il  devait  recevoir.  Son  aide  de 
camp,  M.  P***,  lui  fit  observer  qu'il  était  inutile 
de  rien  changer  au  jugement,  car  il  était  sur  que 
le  malheureux  succomberait  sans  cela.  INicolas  se 
rendit  à  ces  raisons;  mais  ce  qui  étonna  le  plusson 


186  LA  RUSSIE 

aide  de  camp  ,  c'est  qu'il  parlait  de  tout  cet  inci- 
dent comme  d'une  chose  indifférente.  Néron  avait 
pleuré  en  signant  un  arrêt  de  mort! 

C'est  au  manque  de  lumières,  autant  qu'au  man- 
que d'énergie,  qu'il  faut  attribuer  l'avortement  des 
plans  louables  que  Nicolas  a  conçus  à  son  avéne- 
mentau  trône.  Il  a  voulu  abolir  les  tschinns,  intro- 
duire la  publicité  des  débats  judiciaires  ,  et  il  a 
reculé  devant  le  seul  nom  d'avocats  qu'il  eût  fallu 
instituer.  C'est  encore  par  ignorance,  plus  que 
par  crainte  de  la  noblesse,  qu'il  laisse  l'émancipa- 
tion des  serfs  à  l'état  de  projet. 

Tourmenté  deson  origine  allemande, Nicolas  se 
met  au  supplice  afin  de  passer  pour  Russe.  Ainsi, 
il  appelle  souvent  l'impératrice  du  nom  de  baba 
(femme  de  paysan).  Un  jour  qu'il  alla  avec  elle 
dans  les  casernes  de  Préobrajensky ,  il  dit  aux  sol- 
dais :  «C'est,  je  crois,  la  première  fois,  depuis 
Elisabeth,  qu'une  baba  tzarine  vient  aux  ca- 
sernes. » 

Il  a  la  prétention,  non-seulement  d'égaler,  mais 
même  de  suipasser  Pierre  le  Grand;  il  veut  pa- 
raître plus  national  que  lui,  et  conseiverles  usages 
que  Pierre  avait  proscrits  avec  violence.  «  Je  t'ai 
vu  avec  une  barbe  ,  dit-il  un  jour  à  un  négociant  : 
pourquoi  Fas-tu  rasée?  Il  ne  faut  pas  abandonner 
les  mœurs  de  ses  pères.  » 

Puis,  par  une  bizarre  contradiction,  il  défen- 


sous  NICOLAS  P\  187 

dit,  dans  son  oukase  de  1887,  aux  employés 
civils,  de  porter  la  moustache  ou  la  barbe  «  à  la 
mode  jaivc  ou  française.  »  Il  visait  à  l'esprit,  et 
oubliait  que  si  Pierre  rasait  la  barbe  de  la  sauva- 
gerie, Nicolas  rase  celle  de  la  civilisation. 

En  revanche  ,  la  moustache  fut  décrétée  pour 
toute  l'armée  ^  Revenant  d'un  voyage,  l'empe- 
reur se  présenta  chez  lui  avec  une  légère  mous- 
tache. L'impératrice  le  complimenta  sur  cette  in- 
novation ,  et  désira  la  lui  voir  conserver  ;  pour 
lui  complaire,  il  la  fit  adopter  à  l'armée.  «  J'y  ai 
mis  de  l'opposition,  disait  le  grand-duc  Michel; 
mais  puisque  l'empereur  le  veut  absolument,  je 
me  laisserai  pousser  une  moustache  d'une  aune.» 
Il  tint  parole  ,  et  donna  l'exemple  aux  courti- 
sans. 

Quoi  de  plus  national  que  la  coiffure  à  la 
jeune  France  ^  qu'on  appelait  aussi  à  la  moujik? 
Mais  il  suffisait  qu'elle  fût  adoptée  à  Paris,  pour 
que  Nicolas  et  la  cour  prissent  à  tâche  de  la  ridi- 
culiser. Rencontrant  un  sieur  Jakovlef  habillé  et 
coiffé  à  la  parisienne,  l'empereur  lui  fait  signe 
d'approcher,  le  fait  monter  dans  son  équipage,» 
et  le  conduit  au  palais,  où  il  le  présente  à  l'impé- 
ratrice. «Je  vous  présente,    dit-il,   l'homme    le 


La  cavalerie  légère  la  portait  seule  jusque-là. 


188  LA.  RUSSIE 

plus  élégant  de  mon  empire.  Promenez  -  vous,  » 
cria-t-il  au  jeune  homme.  Puis,  après  l'avoir  dé- 
visagé ,  il  lui  ordonna  d'aller  se  faire  raser.  Les 
courtisans  ont  raconté  très-longtemps  cette  anec- 
dote, comme  un  trait  d'esprit  de  l'empereur, Lors- 
qu'ils ont  vu  qu'on  ne  faisait  qu'en  hausser  les 
épaules,  ils  ont  voulu  la  nier;  mais  il  était  trop 
lard. 

Pour  faire  comme  le  tzar,  une  grande  dame 
manda  un  jour  chez  elle  un  coiffeur  fiançais  de 
Saint-Pétersbourg.  Il  fut  introduit  dans  le  salon; 
et  la  maîtresse  de  la  maison  ,  le  présentant  à  la 
société  :  «  Voici ,  messieuis  et  mesdames,  dit-elle  , 
ce  que  c'est  qu'une  coiffure  à  la  moujik.  »  Le 
coiffeur  qui  me  racontait  ce  fait  ajouta  qu'il  était 
bien  tenté  de  faire  voii'  autre  chose,  mais  qu'il 
avait  été  arrêté  par  l'exemple  de  son  confrère  de 
Moscou,  qui  fut  impitoyablement  fustigé  par  les 
gens  d'un  prince  russe  devant  lequel  il  s'était 
permis  de  se  présenter  sans  redingote,  au  mo- 
ment où  S.  E\c.  était  entrée  avec  sa  femme  dans 
sa  boutique. 

Nicolas  fut  moins  heureux  avec  le  comte  Sa- 
moïlof.  Sa  toilette,  fraîchement  arrivée  de  Paris, 
lui  déplut  souverainement  ,  et  il  le  fit  représenter 
sur  le  théâtre  de  Moscou.  Le  comte  pria  l'acteur 
de  passer  chez  lui,  le  complimenta  sur  son  talent, 
et  lui   fit  présent  de  trois  boutons  en  diamant  , 


sous  NICOLAS  P\  189 

avec  le  prix  desquels  l'arliste  s'acheta  une  maison 
dans  le  faubourg  de  la  ville. 

Après  Pierre  le  Grand ,  c'est  à  Napoléon  que 
Nicolas  eût  voulu  ressembler,  et  ce  n'est  pas  à  sa 
volonté  qu'il  faut  s'en  prendre  s'il  n'y  réussit  pas. 
A  défaut  de  grandes  victoires  ,  il  l'imite  dans  cer- 
taines allures.  Un  soldat,  au  Caucase  ,  fit  sauter 
un  fort  près  d'ètie  pris  par  les  Circassiens;  l'em- 
pereur ordonna  que  le  nom  de  ce  brave  fût  appelé 
le  premier  dans  son  régiment  ,  et  qu'un  grenadier 
répondît  à  sa  place  :  «  Mort  pour  la  gloire  des 
armes  russes.  » 

Nous  ne  voulons  pas  ici  établir  de  parallèle, 
par  respect  pour  le  grand  homme  ;  nous  prendrons 
un  seul  fait  de  ia  vie  de  Bonaparte.  Un  auteur 
écrivit  contre  lui  un  pamphlet  virulent;  Napoléon 
lui  donna  l'épaulette,  en  lui  disant  :  «  SerVez-vous 
de  l'épée  pour  moi ,  comme  vous  vous  êtes  servi 
de  la  plume  contre  moi.  »  A  côté  de  cela  ,  voyez 
Nicolas  s'en  allant  lui-même,  au  crépuscule,  re- 
garder à  l'étalage  des  libraires  s'il  n'y  verrait  pas 
les  Mémoires  dhui  /naître  d'armes.,  par  Alexan- 
dre Dumas  ;  et  lorsqu'il  les  surprend  entre  les 
mains  du  prince  de  Darmstadt ,  nouvellement 
arrivé  à  Pétersbourg  :  «  Sachez,  lui  dit 'il,  qu'il 
ne  faut  pas  lire  des  livres  défendus  dans  mon 
empire  ». 

Une  autre  fois,  il  voit  les  Paroles  d'u/i  Crojant 


190  LA.  RUSSIE 

chez  l'héritier  de  la  couronne;  et  apprenant  qu'elles 
venaient  de  la  librairie  de  Bellizard,  il  fit  mettre 
celui-ci  en  jugement.  Le  malheureux  put  se  ra- 
cheter à  prix  d'or  ;  mais  le  nom  de  libraire  de  la 
cour  disparut  de  son  enseigne. 

La  civilisation  est  l'ennemie  mortelle  delNicolas; 
la  liberté  est  sa  bête  noire;  et  la  France,  qui  re- 
présente l'une  et  l'autre,  est  l'objet  constant  de  ses 
animosités.  Autant  les  relations  de  ce  pays  avec  la 
Russie  ont  été  affectueuses  sous  la  Restauration, 
autant  elles  sont  devenues  peu  amicales  depuis  la 
révolution.  A  l'avènement  de  Louis  -  Philippe , 
Nicolas  s'écria  qu'il  eut  mieux  aimé  sur  le  trône 
un  soldat  de  Napoléon.  Lorsque  la  nouvelle  de  la 
révolution  de  juillet  arriva  à  Saint-Pétersbourg, 
l'empereur  salua  l'anjbassadeur  de  France  par  ces 
mots  :  ce  Vos  Bourbons  sont  des  dindons;  ils  se 
font  chasser  pour  la  troisième  fois  de  la  France.  » 
Puis,  s'enfermant  avec  le  prince  Lieven ,  il  lui 
dicta  l'ordre  à  tous  les  Russes  de  quitter  Paris  dans 
les  vingt-quatre  heures,  et  celui  de  défendre  au 
pavillon  tricolore  l'entrée  des  ports  russes.  Quinze 
jours  après,  le  ministre  des  finances  lui  représenta 
que  le  commerce  s'était  arrêté  à  la  suite  de  sa  dé- 
fense. «  Eh  bien  1  qu'on  la  retire  ,»  dit-il  avec  l'im- 
perturbable sang-froid  du  génie.  Sa  conduite  en- 
vers Louis-Philippe  a  toujours  été  brutale;  celle 
du  roi  des  Français  ,  au  contraire,  s'est  distinguée 


sous  NICOLAS  P\  191 

par  la  politesse,  et  a  été  pleine  de  ménagements 
et  de  prévenances.  Qui  ne  connaît  la  réponse  hau- 
taine que  le  tzar  fit  à  la  lettre  tout  affectueuse  par 
laquelle  Louis-Philippe  l'instruisait  de  son  avène- 
ment au  trône?  Plus  tard,  il  retira  son  amhassa- 
deur,  pour  le  remplacer  par  un  simple  chargé 
d'affaires.  On  avait  dit  que  ce  n'était  là  qu'une 
mesure  d'économie,  et  qu'on  a\ait  fait  de  même 
envers  l'Angleterre  et  l'Autriche.  Mais  MM.  Brunof 
et  Médéme  sont  des  ministres  plénipotentiaires  , 
et  M.  Kissélef  n'est  qu'un  simple  chargé  d'affaires. 
«  La  France  ,  avait  dit  l'empereur,  n'est  pas  une 
puissance  digne  d'avoir-  un  de  mes  ambassa- 
deurs. » 

Qui  a  perdu  à  cette  mesure? Les  Russes  les  pre- 
miers, qui  ne  sont  plus  représentés  en  France 
comme  ils  auraient  dû  l'être.  Et  d'où  vient  tant 
de  présomption  ?  «  Je  puis,  avait  dit  Nicolas  à 
Pahlen  en  le  nommant  au  poste  d'ambassadeur 
à  Paris,  je  puis  vous  soutenir  par  cent  mille,  au 
besoin  par  deux  cent  mille  baïonnettes ,  mais  pas 
au  delà.  »  Or,  ces  deux  chiffres  sont  trop  modestes 
pour  donner  droit  à  tant  de  morgue. 

«Louis-Philippe,  disait  un  jour  Nicolas,  ne 
sort  donc  jamais  de  Guizot  et  de  Thiers?  —  Que 
voulez- vous ,  sire,  lui  répondit  un  ministre,  l'un 
est  sa  main  droite  et  l'autre  sa  main  gauche.  —  Au 
train  dont  les  affaires  vont  en  France,  répliqua 


192  LA  RlSSlp: 

l'empereur,    il  paraît  (|ue  le  roi  des  Fiançais  n'a 

que  deux  mains  gauches.  » 

«  — C'est  encore  à  la  civilisation  qu'on  doit  la 
révolution  de  juillet,  disait  le  comte  Benckendorf 
à  l'empereur  pendant  leur  voyage  en  Finlande. 
—  Je  commence  à  m'apercevoir,  répondit  celui- 
ci,  qu'il  faut  opposer  des  bornes  à  la  civilisation. 
Un  homme  instruit  ne  voudra  plus  obéir  à  un 
chef  ignorant.  )i  —  Au  lieu  de  civiliser  les  chefs,  il 
veut  abrutir  tout  le  monde.  Dieu  ne  souffrira  pas 
ce  forfait. 

«C'est  une  bien  I)elle  chose  que  la  liberté,  disait 
Nicolas,  un  jour  (|u'après  son  diner  au  palais 
Anilschkine,  il  s'élait  retiré  dans  son  cabinet, 
avec  quelques  fidèles;  mais  je  vous  demande  ce 
qu'ils  en  ont  fait  ,  ces  messieurs  d'au  delà  du 
Rhin?  —  Et  vous-même,  sire,  qu'avez -vous 
fait  pour  elle?  » 

H  aurait  tout  donné  pour  ne  plus  avoir  de  con- 
tact avec  la  France.  Vingt  fois  il  a  voulu  faire 
partir  les  Busses  de  Paris.  On  assure  que  le  comte 
Pahlen  lui  a  répondu  ,  en  recevant  un  pareil  ordre  : 
(f  .le  suis  votre  ambassadeur,  et  non  point  votre 
maître  de  police.  »  Si  ce  mot  n'est  pas  ce  que 
l'ambassadeur  a  dit,  il  est  au  moins  ce  qu'il  au- 
rait pu  dire  en  pareille  occurrence. 

L'amiral  ïschitschagof,  ayant  répondu  à  l'or- 
dre de  partir,  qu'il  avait  de  l'empereur  Alexandre  la 


sous  iMCOLAS  P\  lyS 

permission  de  résideien  Fiance,]Nicolas  le  raya  des 
membres  du  conseil  de  l'empire;  sur  quoi  l'ami- 
ral lui  renvoya  ses  diplômes,  qui  lui  assuraient  une 
pension  de  5o,ooo  roubles.  Le  noble  boyard  aima 
mieux  la  misère  que  d'obéir  à  des  ordres  ridicules. 

On  ne  délivre  point  de  passe-ports  pour  Paris,  et 
tous  les  Russes  qui  s'y  trouvent  n'y  viennent  qu'en 
contrebande;  mais,  comme  le  fruit  défendu  est 
toujours  le  meilleur,  il  en  arrive  plus  qu'il  n'en 
viendrait  si  la  prohibition  n'existait  pas. 

Les  hauts  fonctionnaires  qui  visitent  Paris  se 
gardent  bien  de  se  faire  présenter  h  la  cour,  et  les 
plus  marquants  ne  mettent  même  pas  le  pied  dans 
cette  ville  de  perdition.  Ainsi  le  comte  Vorontzof , 
general-gouverneur  d'Odessa,  lors  de  son  dernier 
voyage  en  France,  n'a  pas  dépassé  Rouen  ,  où  les 
autorités  et  les  sommités  russes  sont  allées  le  saluer. 

Enfin,  le  traité  du  i5  juillet  n'a  été  fait ,  selon 
l'expression  même  de  la  diplomatie  russe,  que 
pour  donner  une  chiquenaude  au  gouvernement 
français.  Cette  fantaisie  a  coûté  beaucoup  à  la 
Russie,  et  ne  lui  a  rien  rapporté.  La  France  a  eu 
le  bon  esprit  de  ne  pas  prendre  trop  à  cœur  les 
mauvais  procédés  de  ses  amis  les  ennemis,  et  la 
Russie  a  été  frustrée,  dans  son  attente  d'une 
guerre  générale  contre  la  France. 

D'où  vient  cet  acharnement  de  JNicolas  contre 
la  dynastie  actuellement  régnante  en  France?  La 


194  LA.  RUSSIE 

révolution  de  juillet ,  suite  indispensable  de  l'at- 
tentat porté  à  la  constitution  que  les  alliés  eux- 
mêmes  avaient  garantie ,  a  rendu  un  grand  service 
à  la  cause  monarchique,  en  maintenant  le  trône; 
et  la  faute  de  la  révolution  de  Pologne  est  au  gou- 
vernement russe,  mais  nullement  à  la  France. 

Les  cruautés  de  Nicolas  contre  les  Polonais  font 
saigner  tous  les  cœurs.  Les  Russes  ne  peuvent 
vouloir  de  cette  conquête  au  prix  du  déshonneur 
que  ces  persécutions  rejettent  sur  eux.  Le  poète 
russe  (Pouschkine),  dans  la  chaleur  même  du 
patriotisme  ,  ne  s'écriait-il  pas  :  «  Celui  qui  tombe 
dans  la  lutte  est  sacré;  nous  n'avons  jamais  foulé 
nos  ennemis  terrassés  ?  »  Si  Alexandre  a  su  res- 
pecter les  droits  des  pays  conquis,  pourquoi 
Nicolas  ne  le  peut-il  pas  ?  S'il  ne  sait  pas  régner 
humainement  sur  la  Pologne,  y  organiser  un 
gouvernement  libre  et  éclairé,  qu'il  y  renonce  ! 
JJ ordre  qui  règne  à  Varsovie  est  pire  que  la  plus 
complète  anarchie.  Nous  ne  sommes  pas  dans  les 
temps  de  sauvages  envahissements;  et  XqVœ  victisl 
doit  être  rayé  du  droit  des  gens.  Pourquoi  faire 
déchirer  des  frères  par  des  frères?  Pourquoi  trai- 
ter les  amis  de  la  patrie  et  de  l'indépendance  plus 
mal  que  des  prisonniers  de  guerre,  plus  durement 
que  des  criminels?  Le  Kremlin  a  été  vengé  à  Prague  ; 
aller  au  delà^  c'est  pousser  jusqu'à  l'auto-da-fé. 
Si  le  coq  gaulois  n'a  pour  la  Pologne  que  des  cris; 


sous  NICOLAS  P\  195 

si  l'aigle  française  l'a  meurtrie  dans  ses  serres  pro- 
tectrices, que  n'est-ce  à  la  Russie  à  la  relever,  à 
elle  qui  a  eu  la  gloire  de  la  vaincre  ? 

Les  persécutions  récentes  des  catholiques  et  des 
juifs  ont  détruit  la  seule  liberté  qui  honorât  jus- 
qu'ici le  gouvernement  russe ,  la  liberté  des  cultes. 
Les  grecs-unis  (catholiques  dont  l'office  se  fait  en 
slave)  ont  été  incorporés  par  la  force  à  l'Église 
grecque.  Les  mariages  mixtes  ont  été  soumis  à  l'o- 
bligation d'élever  les  enfants  à  naître  dans  la  religion 
grecque,  contraiiementàla  loi  antérieure,  qui  vou- 
lait que  les  fils  suivissent  la  foi  de  leur  père ,  et  les 
filles  celle  de  leur  mère.  L'intimidation,  la  cupidité, 
la  violence,  tout  a  été  mis  en  œuvre  pour  augmen- 
ter les  prosélytes  à  la  religion  dominante  en  Russie. 
Les  prêtres  polonais  n'ont  pas  eu  l'éneigie  des 
martyrs,  et  ceux  d'entre  eux  qui  tenaient  à  leur 
foi  plus  qu'à  leur  gouvernement  ont  été  rempla- 
cés par  des  ecclésiastiques  dévoués  à  l'empereui-. 
Est-ce  la  haine  de  la  religion  catholique  ou  la 
haine  de  la  Pologne  qui  pousseNicolas  à  ces  cruau- 
tés? On  le  croit  assez  indifférent  en  fait  de  reli- 
gion. 11  se  repose  en  tout,  à  cet  égard,  sur  le 
procureur  général  du  synode,  qui  met  toute  sa 
confiance  dans  un  certain  M.  Skriptzyne,  chef  du 
département  des  cultes  étrangers,  et  dans  M.  En- 
gelhardt,  gouverneur  civil  de  Mohilev,  dont  l'a- 
charnement contre  le   catholicisme  va  jusqu'au 

i3.* 


196  LA  RUSSIE 

fanatisme,  et  n'a  été  égalé  que  par  la  haine  de 
l'ancien  général-gouverneui',  prince  Kliavansky, 
pour  les  propriétaires  de  la  Russie  Blanche. 

Les  pauvres  juifs  ont  été  en  butte  à  des  avanies 
de  tout  genre.  Â  Mstislavl ,  des  objets  de  contre- 
bande ayant  été  saisis  chez  eux,  les  juifs  se  portè- 
rent à  des  excès,  repoussèrent  une  compagnie  d'in- 
valides ,  en  blessèrent  plusieurs  ,  et  reprirent  leurs 
marchandises.  L'empereur  ordonna  défaire  soldat 
le  dixième  des  habitants.  Les  juifs  s'émurent ,  in- 
triguèrent, sacrifièrent  des  sonunes  considérables; 
ce  qui  disposa  les  autorités  à  atténuer  les  faits  et 
à  sauver  les  coupables.  Pour  en  finir  d'un  seul 
coup  avec  la  contrebande,  Nicolas  fit  raser,  sur 
une  étendue  de  cinquante  verstes  à  la  frontière, 
le  sol,  réduit  ainsi  en  désert,  et  les  pauvres  juifs 
furent  bannis  de  leur  Eldorado.  Non  content  de 
cette  atroce  mesure,  et  alliant  le  ridicule  à  la 
cruauté,  il  vient  de  prescrire  aux  juifs  de  revêtir 
le  costume  national. 

Qui  pourrait  retracer  toute  les  persécutions 
auxquelles  des  innocents  ont  été  en  butte  sous  ce 
règne  malheuieux  ?  Qui  pourrait  compter  tous  les 
actes  de  cruauté  de  Nicolas? 

M.  H**  raconte,  dans  une  lettre  privée  qu'il 
confie  à  la  poste,  un  fait  qui  courait  tout  Pélers- 
bourg  ,  à  savoir,  qu'un  boutoscJuiik  a  assassiné 
un  négociant.  On  attend  la  nuit  pour  venir  le  sai- 


sous  NICOLAS  I".  197 

sir  dans  son  lit,  auprès  de  sa  femme  enceinle,  qui 
en  fit  une  fausse  couclie;  et  lui,  il  a  passé  trois 
ans  en  exil. 

M.  Jakovlef,  un  des  premieis  richards  de  la 
Russie,  perd  au  club  anglais,  à  Saint-Pétersbouri^, 
100,000  roubles  aux  kigles.  L'ordre  de  sa  dépor- 
tation à  Vialka  fut  donné  ,  et  ne  fut  révoqué 
que  parce  que  son  père  fit  don  de  100,000  aufies 
roubles  aux  établissements  de  bienfaisance,  dont 
le  chef  est  en  même  temps,  par  une  étrange  dé- 
rision, le  chef  de  la  police  secrète,  police  que  le 
Japon  et  la  Chine  n'ont  pas  égalée,  et,  de  toutes  les 
institutions,  la  plus  malfaisante. 

M.  Kologrivof  a  été,  par  un  indigne  subterfuge, 
tiré  de  Paris  et  fait  soldat  au  Caucase,  pour  avoir 
pris  part  à  la  révolution  de  juillet.  «  Vous  avez  le 
goût  militaire,  lui  dit  l'empereur  ;  allez  me  servir 
au  Caucase.  »  Pour  l'arrachei"  de  Paris,  sa  mèio 
ayantdemandé  sa  grâce,  l'empereur  répondit  (|u'il 
eût  à  revenir,  à  la  seule  condition  d'entrer  au 
service;  et  ce  service  fut  celui  d'un  soldat. 

M.  D**  a  eu  le  même  sort  pour  s'être  engagé 
dans  la  légion  étrangère  en  Algérie ,  poussé  qu'il 
y  fut  par  un  manque  d'argent. 

Un  espion  fashionable  s'aboucha  avec  un  noble 
courlandais,  M.  B**,  qui,  à  Paris,  avait  fré(juenté 
des  sociétés  politiques,  et  le  livra  aux  autorités 
russes,  qui  l'exilèrent  à  Vladimir. 


198  LA  RUSSIE 

Bestouschef,  après  avoir  rendu  fameux,  dans  les 
lettres,  le  nom  de  Marlinsky,  qu'il  prit  lors  de  son 
exil  en  Sibérie,  fut  envoyé  comme  soldat  au  Cau- 
case; et  le  jour  où,  après  avoir  gngné  son  épau- 
lette  à  la  pointe  de  son  épée,  il  rentiait  dans  la 
société,  ce  jour  on  l'expédia,  lui  et  quelques  hom- 
mes, contre  un  corps  de  Circassiens  dix  fois  plus 
nombreux  ;  et  ils  furent  taillés  en  pièce. 

M.  Madvinof  a  été  destitué  pour  avoir  autorisé 
là  publication  du  portrait  de  Bestouschef,  non  de 
Bestouschef  qui  avait  été  dégradé  pour  sa  participa- 
tion à  la  révolte  de  iSaS,  mais  de  Marlinsky,  qui 
avait  reconquis  la  noblesse  par  son  épée.  «  Ceux 
qui  ont  mérité  d'être  pendus,  dit  le  grand-duc 
Michel  à  l'empereur,  vont  être  suspendus;»  visant 
ainsi  au  calembour,  qui  est  sa  manie. 

M.Tschédaeff  a  été  déclaré  fou,  de  par  Sa  Majesté 
l'autocrate,  pour  s'être  permis  d'écrire,  dans  une 
revue  de  Moscou  ,  qu'on  ne  pouvait  pas  passer 
raisonnablement  vingt-quatre  heures  en  Russie; 
que  les  Russes  ne  sont  pas  des  Européens,  parce 
qu'un  tzar  leur  a  ouvert  une  fenêtre  glacée  sur 
l'Europe,  et  qu'un  autre  les  y  a  promenés  tambour 
battant;  et  enfui  pour  avoir  ajouté  que  la  Russie, 
en  préféiant  la  religion  grecque  à  la  religion  ca- 
tholique ,  s'est  retardée  dans  la  civilisation.  Le 
censeur  Boldoref,  qui  avait  laissé  passer  cet  article, 
fut  exilé  au  couvent  de  Vassilevsk,  et  M.  Tsché- 


sous  NICOLAS  I".  199 

daeffut  astreint  à  la  visite  journalière  d'un  méde- 
cin, qui  devait  lui  verser  de  l'eau  froide  sur  la  léte. 

Le  bas  officier  Angel  avait  été  condamné,  par 
le  tribunal  militaire,  pour  une  faute  d'insubordi- 
nation ;  l'empereur  a  aggiavé  sa  peine. 

Un  grenadier  qui  avait  fait  mine  de  tuer  son 
capitaine,  qui  le  frappait  souvent  et  sans  raison, 
fut  condamné  à  être  passé  aux  verges.  L'empereur 
écrivit  de  sa  propre  main  que  le  premier  millier 
de  coups  lui  serait  donné  sur  la  tète. 

Le  prince  Sanguscliko  avait  été  condamné  à 
l'exportation  en  Sibérie,  pour  avoir  participé  à  la 
révolution  de  Pologne.  L'empereur  ajouta  à  l'ar- 
rêt qu'il  ferait  la  route  à  pied. 

Madame  Gracholska  va,  avec  son  fds,  voir  son 
mari  émigré  en  Suisse,  et  l'enfant  déclare  vouloir 
rester  auprès  de  son  père.  L'empereur  fît  mettre 
la  mère  en  jugement  à  son  retour  en  Russie.  Les 
nobles  du  gouvernement  de  la  Podolie  se  coti- 
sent pour  lui  donner  les  moyens  de  faire  le  voyage 
de  la  Sibérie;  la  collecte  produit  i4,ooo  roubles. 
Nicolas  en  fait  retenir  treize  mille  au  profit  des 
invalides,  disant  que  mille  roubles  suffisent  pour 
faire  le  trajet. 

Les  lenteurs  de  Diebitscb,  dans  la  campagne  de 
Pologne,  lui  valurent,  de  la  part  des  Prussiens, 
le  surnom  de  :  Sa  bald  kanii  nichl,  JXe  peut  sitôt, 
qui  parodiait  son  titre  de  Zahalkanski  (  le  Trans- 


200  LA  RUSSIE 

balcanien).Tlparaîtf[uela  cause  de  ses  irrésolutions 
était  sa  maîtresse,  d'origine  polonaise, (|ui  paraly- 
sait ses  mouvements  et  l'empécliait  d'utiliser  ses 
victoires;  à  moins  qu'on  ne  veuille  voir  en  lui 
l'instrument  d'une  intrigue  de  haute  région ,  Ni- 
colas n'eut  pas  le  courage  de  le  destituer,  et  Die- 
bitscli  mourut  du  clioléra  ou  du  poison,  pris  de 
gré  ou  de  force,  c'est  ce  que  l'histoire  n'a  pu 
éclaircir  encore.  Puis  vint  la  mort  de  Constantin  , 
au  moment  même  où  il  allait  être  un  objet  de 
gêne  pour  son  frère.  Son  médecin  ne  l'assista  pas 
à  sa  mort,  et  fut  remplacé  par  celui  de  la  ville, 
qui  fut  décoré;  le  gouverneur  de  la  province  est 
aussi  récompensé. 

Il  suffit  qu'une  moit  soit  utile  à  un  souverain 
pour  qu'on  l'accuse  aussitôt  ,  si  peu  que  les  cir- 
constances s'y  prêtent.  La  princesse  Lovitz  mou- 
rut également,  au  moment  même  où  l'on  était 
embarrassé  sur  l'étiquette  avec  biquelle  on  devait 
la  recevoir  à  la  cour  de  Saint-Pétersbourg.  Je 
sais  qu'il  y  a  des  serviteurs  complaisants  qui  ou- 
tre-passent  les  volontés  de  leurs  maîtres;  mais  en 
effet  voilà  bien  des  morts  venues  à  propos,  sur- 
tout lorsqu'on  y  ajoute  celle  d'Elisabeth. 

L'empereur  a  pour  les  militaires  une  prédilec- 
tion qui  dépasse  toutes  les  bornes.  Il  croit  qu'un 
militaire  est  capable  de  tout ,  et  plus  propre  à 
faire  un  fonctionnaire  civil  qu'un  bourgeois.  La 


sous  NICOLAS  I".  201 

plupart  de  ses  ministres  ont  été  ou  sont  encore 
des  militaires.  Le  comte  Cankrine  lui-même  n'a 
pas  échappé  au  ridicule  de  vouloir  le  devenir,  et  a 
été  fait  général  sur  sa  propre  demande.  En  faisant 
sonaide  de  camp,  le  comte  Strogonof,  ministre  de 
l'intérieur,  l'empereur  a  rendu  un  aussi  mauvais 
service  au  pays  qu'au  comte  lui-même,  qui  est 
plus  honnête  homme  que  savant  administrateur. 
Le  comte  Pahlen  fut  un  autre  général  que  Ni- 
colas appela  à  une  charge  civile.— Sire,  kii  dit-il, 
je  n'ai  fait  toute  ma  vie  que  le  métier  des  armes  ; 
vous  m'appelez  à  un  rude  poste. — Et  moi  donc, 
lui  répondit  l'empereur,  ai-je  jamais  fait  de  la 
politique  avant  de  monter  au  trône?  Et  pourtant 
je  ne  m'en  suis  pas  mal  tiré,  comme  tu  sais. 

En  Pologne,  le  ministre  de  l'instruction  publi- 
que a  été  le  général  Golovine  d'abord,  puis  le 
général  Chipof;  et  ils  s'en  sont  tirés  assez  mal  tous 
les  deux.  Les  curateurs  de  la  plupart  des  univer- 
sités sont  des  militaires,  et  celui  de  Dorpat ,  le 
général  Kraftstrom,  passa  sans  transition  du  com- 
mandement d'une  brigade  à  celui  de  l'université, 
réalisant  ainsi  le  mot  de  Griboïédof  :  «  Je  vous 
donnerai  un  sergent  pour  Voltaire.  »  Les  étu- 
diants racontent  sur  son  compte  des  anecdotes 
trop  curieuses  pour  ne  pas  être  rapportées. 

Toutes  les  fois  qu'aux  promotions  latines  il 
entendait  le  mot  curatoi\  il  se  levait  aussitôt  de 


202  LA  RUSSIE 

son  siège  ;  et  pensant  qu'il  était  question  de  lui 
et  qu'il  ne  pouvait  en  être  parlé  qu'en  teimes 
très-flatteurs ,  il  saluait  gracieusement  celui  qui 
venait  de  proférer  le  mot  fatal. 

—  Combien  d'années  de  service  avez -vous? 
demanda-t-il  un  jour  à  un  professeur  de  gyni- 
nase.  — Vingt-deux  ans,  lui  répondit  celui-ci.  — 
Et  vous  n'êtes  pas  encore  devenu  professeur  d'u- 
niversité? repartit  le  chef  des  savants,  croyant 
faire  entrevoir  à  son  interlocuteur  une  perspec- 
tive flatteuse,  et  ignorant  qu'on  ne  devient  pas 
curé  pour  avoir  été  sonneur  de  cloches  toutesavie. 

—  Tous  ces  pots  déviaient  être  égaux,  disait- 
il,  en  parcourant  le  Jardin  botanique,  au  célèbie 
professeur  Ledebuhr. — Comment  cela  pourrait-il 
être,  lui  observa  celui-ci,  à  moins  de  couper  les 
plantes?  —  Eh  bien!  faites-les  couper. 

—  Qu'on  me  raye  cet  étudiant,  dit-il  un  jour 
en  voyant  un  jeune  homme  en  habit  bourgeois, 
qui  portait  un  bonnet  de  l'université.  —  11  est 
déjà  rayé ,  répliqua  le  pedell.  —  Qu'on  le  raye 
une  seconde  fois,  repartit  M.  le  curateur. 

—  Les  lois  n'ont  pas  de  force  rétroactive,  lui 
objectait  un  étudiant  qui  croyait  défendre  son 
droit.  —  Vous  voulez  que  les  lois  de  Sa  Majesté 
n'aient  pas  de  force  active?  Vous  êtes  un  rebelle, 
cria  le  général  ;  et  il  chassa  le  jeune  homme  de 
sa  présence. 


sous  NICOLA.S  l'\  20$ 

Les  chefs  de  la  police  sont  des  militaires,  et  on 
ne  sait  que  trop  combien  ces  messieurs  procèdent 
cavalièiement.  —  On  se  plaint  beaucoup  de  ta 
police,  disait  un  jour  INicolas  à  Kakoscbkine, 
grand  maître  de  police  à  Saint-Pétersbouig;  on 
dit  qu'elle  est  par  trop  impolie. — Sire  ,  lui  répon- 
dit son  aide  de  camp  général,  si  elle  était  autre- 
ment,  elle  ne  serait  pas  aussi  vi^^ilaiiic.  L'empe- 
reur ne  trouva  pas  de  réplique,  et  ne  sut  pas  dire 
que  la  police  doit  être  polie,  tout  en  étant  vigi- 
lante. 

Pour  comble  de  ridicule,  la  tiare  elle-même  a 
été  placée  sous  le  schako.  L'aide  de  camp  géné- 
ral Protassof  a  été  fait  grand  procureur  du  synode  ! 
11  n'y  a  là  rien  qui  doive  suiprendie,  le  tzar  lui- 
même  est  patriarche.  Il  fait  et  défait  les  saints. 
Il  a  fait  canoniser  Mitrophane,  pour  occuper  le 
peuple  et  enrichir  la  province  de  Voronesch.  lia 
réuni  Saint-Stanislas  aux  saints  de  l'Église  grec- 
que. Lorsqu'il  fut  question  d'introduire  l'ordre 
polonais  de  Saint-Sthanislas,  le  clergé  fit  observer 
que  ce  saint  n'était  pas  un  saint  russe. —  Eh  bien! 
qu'on  ne  donne  pas  cet  ordre  aux  prêtres,  a  ré- 
pondu l'empereur;  et  tout  fut  dit. 

Puisque  nous  en  sommes  aux  décorations  rus- 
ses, disons  un  mot  de  celle  de  la  Boucle,  que  Ni- 
colas a  créée.  Elle  est  destinée  à  être  un  signe  de 
distinction  pour  quinze  ans  et  plus  de  service  irré- 


204  LA  RUSSIE 

procliable,  comme  si  le  service  était  généralement 
si  peu  irréprochable  en  Russie,  qu'il  faille  distin- 
guer celui  (|ui  mérite  cette  qualification. 

Un  jour,  dans  une  petite  capitale  de  l'Allemagne, 
le  chargé  d'affaires  de  France  jouait  au  uhist  avec 
cehii  de  Russie,  qui  portait  cette  marque  de  dis- 
tinction. Le  Français  le  pria  de  Tinilier  dans  le  se- 
cret de  cet  ornement;  et  lorsqu'il  eut  appris  que 
le  chiffre  placé  sur  la  poitrine  de  son  partner  di- 
sait le  nombre  de  ses  années  de  service  :  «  On 
vous  marque  donc,  reprit-il,  comme  du  bétail?» 
Un  duel  a  failli  s'ensuivre,  et  l'employé  russe  fut 
rappelé  pour  avoir  compromis  les  insignes  impé- 
riaux. 

Un  homme  servait  à  table,  au  club  de  Moscou, 
avec  une  boucle  à  la  boutonnière,  indiquant  vingt 
ans  de  service.  «  Celui-là  ne  renversera  pas  au 
moins  les  plats  sur  nous,  dit  un  malin,  »  qui  fut 
aussitôt  mandé  à  Saint-Pétersbourg,  où  le  comte 
Benckendorflui  lava  la  tète.  Je  ne  sais  s'il  n'eut  pas 
mieux  aimé  recevoir  quelque  plat  sur  son  habit. 

Restait  un  ridicule  de  plus,  c'était  de  concé- 
der cette  même  distinction  aux  femmes.  Nicolas 
n'y  a  pas  manqué ,  et  il  a  institué  la  Marque  de 
Marie. 

L'empereur  cache  avec  soin  à  sa  femme  ses  pe- 
tites et  grandes  infidélités.  Celle-ci  a  plus  de  mérite 
encore  à  ne  pas  s'apercevoir  qu'elle  est  trompée, 


sous  NICOLAS  I".  205 

OU  du  moins  à  ne  pas  faire  paraître  qu'elle  le  voit  , 
quoique  la  demoiselle  d'honneur  qui  est  honorée, 
pour  le  moment,  des  bonnes  grâces  de  l'autocrate, 
soit  très-souvent  de  service  auprès  de  l'impéra- 
trice, et  n'ait  pas  toujours  assez  de  tact  pour  ne 
pas  lui  faire  sentir  la  préférence  dont  elle  est 
l'objet. 

Il  faut  rendre  à  Nicolas  celte  justice,  qu'il  est 
assez  constant  dans  ses  liaisons  illicites,  et  garde 
longtemps  ses  maîtresses,  tout  en  se  permettant 
quelques  caprices.  Celle  qui  le  captive  actuelle- 
ment le  séduit  par  l'esprit  et  par  l'amabilité,  plus 
que  par  les  grâces  physiques.  Ce  sont  là  toutes 
choses  d'ailleurs  assez  naturelles  et  parfaitement 
excusables,  surtout  si  l'on  veut  considérer  que 
l'empereur  est  encore  dans  la  force  de  l'âge,  et 
que  l'impératiice  a  une  santé  complètement 
dérangée,  à  tel  point  que  les  médecins  lui  ont 
interdit  tout  rapport  avec  son  mari;  et  cela  nul- 
lement pour  complaire  aux  goûts  du  tzar^ 

iNicolas  est  moins  indulgent  pour  les  autres  que 
pour  lui-même.  Il   a  plus  d'une  fois  sévi,  avec 


'  —  «  Qu'est-ce  qui  n'est  pas  en  faute  devant  son  tzar,  eu 
péché  devant  Dieu?  »  disait  M**  à  sa  femme,  après  avoir  ac- 
quis !a  certitude  qu'elle  le  trompait  avec  l'empereur.  Un  tel 
relâchement  de  mœurs  dans  les  sujets  explique  bien  des 
fautes  dans  les  princes. 


206  LA  RUSSIE 

beaucoup  de  rigueur,  contre  les  déréglemenls  de 

cette  espèce.  Il  a  forcé  le  général  en  chef  R à 

épouser  sa  maîtresse,  qu'il  avait  vue  passer  dans 
une  voiture  aux  armes  du  général  ;  et  le  prince  S.  T., 
à  se  marier  à  une  demoiselle  d'honneur  qu'il  aban- 
donna presque  aussitôt. 

Un  colonel  des  mines,  aussi  laid  que  peu  ai- 
mable, était  marié  à  une  Italienne,  aussi  belle 
que  passionnée.  Le  résultat  de  cette  union  mal 
assortie  fut  ce  qu'il  est  toujours  en  pareil  cas.  La 
jeune  femme  se  lia  avec  un  jeune  et  joli  garçon 
nommé  Souch...,  et  de  cette  liaison  naquit  un  fils 
que  son  père  légal  prit  en  affection,  lui  trouvant 
une  grande  ressemblance  avec  lui-même.  «Dieu  sait 
comment  sont  faites  les  femmes  d'à  présent ,  disait 
à  ce  sujet  une  dame  de  l'ancien  régime;  elles  ne 
savent  seulement  pas  tromper  leurs  maris.»  La 
charmante  Italienne  prit  en  mauvaise  part  les 
caresses  que  le  colonel  prodiguait  à  son  fils,  et 
lui  découvrit  tout  crûment  la  vérité.  Celui-ci  ne 
se  posséda  pas  de  rage ,  et  adressa  aussitôt  son 
rapport  à  l'empereur,  qui  fait  tout ,  et  tout  seul , 
en  Russie.  Le  divorce  fut  ordonné,  l'Italienne  ex- 
pulsée du  pays  avec  sa  mère,  et  son  amant  mis 
aux  arrêts ,  puis  exclu  du  service  ;  car  le  ser- 
vice est  mêlé  à  tout  en  Russie  :  tantôt  on  l'inflige 
comme  une  peine,  et  tantôt  on  en  prive  ceux  que 
l'on  veut  punir. 


sous  NICOLAS  I-.  207 

Nicolas  est  un  bon  père  de  famille  ;  mais  est-ce 
bien  là  un  mérite  qui  mérite  tant  de  louanges,  et 
les  animaux  les  plus  féroces  n'aiment-ils  pas  leur 
progéniture?  Si  les  femmes  trouvent  que  l'empe- 
reur Nicolas  est  un  bel  homme,  en  revanche  les 
phrénologues  n'ont  pas  une  haute  idée  de  son 
crâne.  Ils  disent  qu'on  n'y  rencontre  pas  les  signes 
de  la  causalité;  les  médecins  affirment  qu'il  con- 
tient de  l'eau;  les  historiens  prétendent  que  les 
Holstein-Gotorp  perdent  l'esprit,  passé  l'âge  de 
quarante  ans.  Cette  fois  peut-être,  comme  tant 
d'autres,  les  femmes  ont  seules  raison.  Ce  qu'il  y 
a  de  certain ,  c'est  que  l'empereur  est  un  homme 
grand.  Il  y  a  des  centaines  de  grenadiers,  de  cui- 
rassiers et  de  cadets  même  qui  ont  eu  l'insigne 
honneur  de  se  mesurer  avec  lui ,  sous  le  rapport 
de  la  taille. 

Son  œil  est  celui  d'un  despote  ;  rien  ne  le  flatte 
tant  que  de  voir  des  gens  qui  ont  peur  de  lui;  celui 
qui  le  fixe  d'un  œil  immobile  ne  sera  jamais  de  ses 
favoris.  L'anecdote  suivante  nous  servira  de  preuve. 
Un  jeune  fiancé  se  promenait  dans  les  jardins 
d'Alexandrovka  (c'est  le  Trianon  de  Péterhof,  qui 
est  le  Versailles  russe).  Tout  en  pensant  à  l'amour 
et  à  son  futur  bonheur,  il  entra  ,  par  distraction  , 
dans  les  allées  réservées  à  la  famille  impériale. 
Deux  grenadiers  l'accostent  d'une  manière  cavalière 
et  le  somment  de  se  retirer;  mais  le  jeune  homme 


208  la;russie 

leur  fait  voir  son  uiiifoinie  de  la  chaiicelleiie 
impériale;  et  les  soldats  dont  la  consigne  ou  Tin- 
telligence  n'étaient  pas  à  la  hauteur  d'un  tel  stra- 
tagème, le  laissèrent  passer.  Enhardi  par  ce  résul- 
tat inattendu,  l'employé  se  hasarde  plus  loin.  Tout 
à  coup  l'empereur  apparaît  devant  lui ,  sublime, 
menaçant  ;  et  le  fixe  de  son  rf^^ard d'aigle.  I.e  jeune 
homme  se  trouble,  pâlit,  reste  stupéfait,  et  sent 
ses  genoux  fléchir  sous  lui.  Sa  peur,  si  subite  et  si 
grande  ,  calma  l'empereur,  et  empêcha  l'explosion 
de  sa  colère  ;  mais  elle  produisit  un  effet  tel  sur  le 
pauvre  employé,  qu'il  en  fut  sérieusement  malade. 

Sa  fiancée ,  qui  n'avait  pas  le  temps  ou  l'envie 
d'attendre,  prit  un  autre  époux  :  celte  infidélité 
causa  un  tel  chagrin  au  malade,  que  son  état  em- 
pira au  point  qu'il  dut  quitter  le  service,  et  cher- 
cher à  l'étranger  le  moyen  de  rétablir  sa  santé  et 
d'échapper  à  son  désespoir. 

Repnine ,  le  général-gouverneur  de  la  Petite 
Russie,  commit  de  grandes  malveisations  durant 
son  administration.  La  remontrance  que  lui  en  fit 
le  comte  Benckendorf  produisit  sur  lui  un  effet 
que  la  bienséance  me  défend  d'indiquer  plus  clai- 
rement. Cette  nouvelle  satisfit  l'empereur,  et  le 
flatta  tellement ,  qu'il  fit  suspendie  toute  pour- 
suite contre  le  prévaiicateur. 

Un  aide  de  camp  de  l'empereur  fut  destitué 
])our  avoir  gesticulé  en  lui  parlant;  un  autre  dut 


sous  NICOLAS  V\  209 

passer  de  la  cavalerie  dans  l'infanterie,  du  régi- 
ment des  clievaliers  gardes  à  celui  de  Préobrajens- 
kî ,  pour  un  mauvais  calembour,  disent  les  uns, 
pour  s'être  permis  des  airs  trop  familiers,  disent 
les  autres. 

Deux  étudiants,  n'ayant  pas  salué  l'empereur, 
furent  mis  au  corps  de  garde,  et  mandés  devant 
Sa  Majesté,  à  qui  ils  déclarèrent  qu'ils  arrivaient 
de  leur  province,  et  n'avaient  pas  reconnu  le  sou- 
verain. L'explication  lui  parut  assez  satisfaisante 
pour  qu'il  les  fît  dîner  à  son  palais.  Grande  fut 
la  rumeui' dans  toute  la  capitale ,  on  ne  tarissait 
pas  de  louanges. 

Voulant  être  impartial  avant  tout,  accommodant 
quand  même,  je  me  suis  bien  des  fois  adressé  aux 
personnes  le  mieux  informées,  aux  courtisans 
les  plus  dévoués,  les  priant  en  grâce  de  me  dési- 
gner au  moins  une  seule  belle  action  de  Nicolas, 
prêt  à  m'éprendre  pour  lui  de  tout  l'enthousiasme 
que  les  belles  actions  peuvent  inspirer.  Les  uns  me 
balbutièrent  des  monosyllabes  et  restèrent  court, 
d'autres  appelèrent  mon  attention  sur  la  dignité 
de  sa  politique  étrangère,  ou  me  débitèrent  des 
mots  vagues  sur  la  noblesse  de  ses  sentiments; 
j'ai  fini  pouilant  par  trouver  des  personnes  qui 
m'ont  cité  des  traits  qu'elles  appelaient  chevale- 
resques. 

Je  promets  d'avance  de  compléter  ce  chapitre 

i4 


210  LA  RUSSIE 

par  tous  ceux  qu'on  voudra  me  communiquer 
et  prouver.  Voici,  en  attendant,  ce  que  j'ai  re- 
cueilli : 

Un  colonel  donna  un  soufflet  à  un  porte-en- 
seigne. Celui-ci  tira  son  pistolet,  et  l'étendit  roide 
mort.  L'empereur  demanda  si  le  pistolet  était 
chargé  au  moment  de  l'insulte;  et,  sur  la  réponse 
affirmative  ,  il  gracia  le  meurtrier. 

Un  officier  en  fit  autant  avec  son  colonel,  qui 
ne  l'avait  insulté  qu'en  paroles.  Nicolas  s'écria  que 
cette  mort  lui  resterait  sur  la  conscience. 

Un  autre  officier,  qui  laissa  impunie  une  offense 
grave  qu'il  avait  reçue  de  l'un  de  ses  camarades, 
fut  exclu  du  régiment  par  ordre  suprême. 

Mais  à  côté  de  ces  petits  faits,  que  j'ai  recueillis 
avec  si  grande  peine,  combien  d'autres  se  pres- 
sent sous  ma  plume,  qui  piouveraient  que  ces 
traits  louables  n'ont  été  dictés  que  par  des  accès 
de  caprice,  et  nullement  par  des  principes  bien 
arrêtés  ! 

MM.  Issakof  et  Likbatschef,  deux  capitaines 
d'artillerie  de  la  garde,  eurent,  après  l'exercice  et 
hors  des  rangs,  une  altercation  avec  un  capitaine 
qui  avait  passé  de  la  garde  polonaise  au  service 
de  la  Russie.  L'un  de  ces  messieurs  lui  dit  qu'il 
était  un  traître.  Ils  furent  mis  en  jugement ,  et  le 
tribunal  prononça  que  les  arrêts  auxquels  ils 
avaient  été  préalablement  assujettis  leur  seraient 


sous  NICOLAS  P^  211 

comptés  comme  peine  suffisante.  L'empereur  fil 
réprimander  le  tribunal,  nomma  une  commission, 
et  fit  envoyer  les  deux  accusés  dans  des  forte- 
resses éloii^nées,  comme  officiers  de  ligne. 

Au  Caucase,  un  noble  dégradé  reçut,  dans  les 
rangs,  un  coup  de  poing  de  son  sergent,  et  lui 
passa  aussitôt  sa  baïonnette  à  travers  le  corps.  Il 
fut  condamné  au  supplice  des  verges,  et  le  général 
Labantzof  ordonna  à  tous  les  dégradés,  qui  sont 
très-nombreux  au  Caucase,  d'assister  et  de  contri- 
buer à  l'exécution  ,  en  faisant  ainsi  l'office  de 
bourreaux. 

Malgré  tout,  je  ne  crois  pas  Nicolas  tyran  par 
nature,  il  ne  l'est  que  par  conviction.  Il  est  per- 
suadé que,  s'il  agissait  autrement,  les  affaires  ne 
marcheraient  pas;  et  il  est  très-satisfait  de  la  ma- 
nière dont  elles  marchent  sous  son  règne.  L'habi- 
tude qu'il  s'est  faite  de  son  régime  lui  a  nécessai- 
rement fait  prendre  du  goût  à  la  cruaulé;  car,  à 
force  de  tyranniser,  on  devient  tyran.  Pour  ré- 
gner sur  la  Russie,  il  faut,  disent  les  Russes,  une 
main  de  fer;  mais  encore  faut-il  que  cette  main 
soit  gantée.  Nicolas  est  bien  le  bras  de  fer,  mais 
il  a  oublié  les  gants. 


i4. 


212  LA  RUSSIE 


X. 


L'ENTOURAGE  DE  NICOLAS. 


L'niPÉRA.TRTCE  a,  de  tout  temps,  exercé  une 
influence  bienfaisante  sur  son  époux,  en  tempé- 
rant sa  fougue  et  ses  excès;  aussi  tout  le  monde 
tremble  à  l'idée  qu'elle  doit,  suivant  toute  appa- 
rence, mourir  avant  lui-,  l'on  présume  que  sa  mort 
produira  sur  Nicolas  l'effet  qu'a  produit  sur 
Ivan  IV  la  perte  de  sapremière  femme.  Sans  qu'elle 
ait  des  qualités  supérieures,  l'atmosphère  dans  la- 
quelle elle  vit  n'a  pas  pu  détruire  les  bons  prin- 
cipes qu'elle  a  puisés  à  la  cour  de  Prusse. 

Le  GRAIYD-Duc  HÉRITIER  DU  TRONE  ne  promet 
pas  beaucoup,  au  dire  des  personnes  qui  l'ont 
approché  de  près;  mais  ce  ne  sont  pas  toujours 
ceux  qui  promettent  qui  tiennent  le  plus,  et  son 
père,  par  la  manière  dont  il  gouverne,  lui  aura 
rendu  la  tâche  facile.  11  lui  sera  aisé  de  contenter 
le  peuple,  après  un  règne  aussi  dur.  Ce  qu'il  va  de 
certain,  c'est  qu'ila  un  bon  cœur,  et  c'est  beaucoup. 


sous  NICOLAS  V\  213 

Enfant  encore,  son  père  lui  demanda  ce  qu'il 
eût  fait  des  conjurés  du  i4? — «Je  leur  aurais 
pardonne ,»  répondit  le  tzaiewitsch.  On  lui 
trouve  beaucoup  de  ressemblance  avec  son  oncle 
Alexandre,  ce  qui  paile  aussi  en  sa  faveur.  Son 
instruction  n'a  pas  élé  aussi  brillante  que  le  croit 
son  père,  qui  s'est  chargé  de  la  compléter  par  lui- 
même.  11  faut  espérer  qu'il  ne  réussira  pas  en  tout 
à  le  refaire  à  sa  façon  et  à  son  image. 

Le  jeune  GRAND-DUC  Constantin  Nikola.évitsch 
est  le  phénix  de  la  famille.  On  le  dit  pétri  d'esprit. 
A  la  première  leçon  de  langue  russe  qu'il  prit 
de  M.  Plétnef ,  comme  celui-ci  allait  s'en  aller,  le 
grand-duc  le  retint  de  son  propre  élan  ,  en  lui 
disant  qu'il  voulait  étudier  encore.  Un  jour,  s'ap- 
prochant  d'un  officier  des  chevaliers  gardes  ,  il  lui 
dit  :  «  Comment  se  fait-il  que  je  vous  voie  en 
vert  tous  les  jours,  qu'hier  soir  vous  fussiez  en 
rouge,  et  que  vous  soyez  maintenant  en  blanc?  » 
L'officier  se  mit  en  devoir  de  lui  expliquer  cette 
transfiguration,  et  Constantin  Nikolaévitsch  répli- 
qua :  «  Je  comprends,  vous  faites  comme  les  pail- 
lasses. »  En  sa  qualité  d'amiral,  il  se  donna  le 
plaisir  d'arrêter  son  frère  aîné,  qui  se  trouvait 
sur  son  navire;  ce  qui  lui  valut  à  lui-même,  de 
la  part  de  son  père ,  des  arrêts  prolongés. 

Le  GRAND-DUC  MiciiEL,  frère  de  l'empereur,  a  un 
cœur  bon,  sous  une  écorce  dure,  et  l'esprit  porté 


214  LA  RUSSIE 

au  calembour.  On  assure  l'avoir  \u  pleurer  à  la 
vue  des  soldats  russes  qu'on  tuait  en  Pologne ,  pen- 
dant que  son  frère  Constantin  se  frottait  les  mains 
en  disant  :  «  Que  pensez-vous  de  mes  Polonais?» 
On  ne  dit  pas  si  Michel  a  donné  des  larmes  aux 
soldats  qu'il  a  immolés  à  Braïlov,  mais  on  prétend 
qu'il  n'a  pas  voulu  porter  l'ordre  de  Saint-Georges 
qui  lui* fut  conféré  pour  le  déplorable  siège  de 
cette  place.  C'est  d'ailleurs  le  plus  grand  courtisan 
de  la  Russie;  en  public,  on  le  voit  toujours,  courbé 
en  deux,  parler  à  son  frère  avec  une  vénération 
manifeste.  C'est  le  premier  serviteur  du  tzar.  Je 
l'entendais  dire  avec  regret,  dans  un  bal  :  «  Tous 
mes  collègues  m'ont  devancé  au  service.  » 

A  une  certaine  époque,  néanmoins,  il  y  a  eu 
de  la  brouille  entre  les  deux  frères,  et  alors  Michel 
s'en  allait  à  Moscou  ou  à  l'étranger,  où  il  faisait 
semblant  de  s'amuser  beaucoup  ;  et  il  recherchait 
la  popularité  parmi  les  nobles,  comme  parmi  les 
officiers.  L'empereur  le  réprimandant  un  jour  sé- 
vèrement de  ce  qu'il  fraternisait  avec  des  inférieurs, 
il  répondit  qu'il  ne  s'attendait  pas  à  être  traité  de 
la  sorte  par  son  frère  et  son  souverain. 

Sa  femme,  la  grande-duchesse  Hélène,  est  une 
femme  d'esprit,  ce  qui  lui  attire,  de  la  part  de 
l'impératrice,  une  jalousie  qui  se  trahit  souvent 
par  de  petites  querelles  de  ménage.  Une  fois  que 
la  grande-duchesse  revenait  de  l'étranger,  ses  cof- 


sous  NICOLAS  I".  215 

fres  furent  scrupuleusement  visités  à  la  douane; 
ses  toilettes  perdiient  un  peu  de  leur  fraîcheur, 
mais  n'en  éclipsèrent  pas  moins ,  à  la  cour,  toutes 
les  autres  par  leur  nouveauté.  Passons  aux  mi- 
nistres. 

Ainsi  que  sept  villes  de  la  Grèce  se  disputaient 
l'honneur  d'avoir  donné  le  jour  à  Homère  ,  ainsi 
quatre  puissances  pourraient  revendiquer  la  gloire 
d'avoir  le  comte  de  Nesselrode  pour  sujet.  Il  est 
venu  au  monde  en  vue  de  Lisbonne,  sur  un  na- 
vire anglais,  de  parents  allemands,  au  service  de 
la  Russie.  Aucun  prêtre  luthérien  ne  se  trouvant 
d'ailleurs  à  bord  du  vaisseau  qui  a  vu  naître  le 
petit  diplomate,  il  a  été  baptisé  suivant  le  rit 
de  la  religion  anglicane.  11  pourrait  donc  être  ré- 
clamé par  la  Grande-Bretagne  puisqu'il  est  né 
sous  son  pavillon  ,  et  que  le  navire  d'une  puis- 
sance est  considéré  comme  partie  de  son  territoire. 
Mais  l'Angleterre  est  assez  riche  en  hommes  d'É- 
tat pour  en  céder  un  à  la  Russie,  que  cela  tire  ou 
non  à  conséquence. 

Sa  famille  est  originaire  de  Vestphalie;  les  Nes- 
selrodes  sont  comtes  de  l'Empire,  et,  par  suite, 
le  chancelier  a  toujours  refusé  obstinément  le 
titre  de  comte  russe,  que  l'empereur  lui  a  offert 
a  plusieurs  reprises.  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'agis- 
saient les  Russes  comme  lui,  et  bien  avant  lui, 
comtes  du   saint- empire  ;   les   Golovine    et   les 


216  LA  RUSSIE 

Menschikof  n'ont  pas  balancé  un  moment  à  accep- 
ter les  titres  de  leur  pays;  mais  M.  de  JNesselrode 
n'est  pas  assez  courtisan  pour  être  national,  et 
pense  qu'un  titre  du  saint-empire  est  bien  pré- 
férable à  un  titre  russe  équivalent.  Poui  tant  il  se 
ferait  violence,  et  accepterait  le  titre  de  prince,  si 
toutefois  on  voulait  bien  le  lui  donner.  En  atten- 
dant il  prend  patience,  en  se  faisant  doter,  dans 
le  midi  et  l'est  de  la  Russie,  de  vastes  terres  où  il 
s'adonne  à  l'élève  des  moulons. 

Le  comte  Nesselrode  fut  marin  ,  puis  cuirassier, 
etofficierde  la  garde  à  cheval.  L'empereur  Paul  lui 
trouvant  la  figure  d'un  diplomate,  le  comte  passa 
aux  afftiires  étrangères.  On  sait  combien  Paul  V^ 
était  peu  pliysionomiste;  il  lui  est  ariivé  plusieurs 
fois  d'intervertir  les  rôles,  de  transformer  les  maî- 
tres en  valets  et  les  valets  en  maîtres,  par  pure 
fantaisie.  Devenu  diplomate  de  par  le  tzar,  Nes- 
selrode parvint,  comme  tant  d'autres,  par  le  beau 
sexe,  quoique  la  femme  à  laquelle  il  s'acbessa  ou  qui 
s'adressa  à  lui  n'ait  jamais  brillé  par  sa  beauté.  Ce 
fut  là  son  coup  d'essai  et  de  maître  à  la  fois.  On 
joua  à  coup  sûr,  et  les  conditions  du  marché  furent 
stipulées  d'avance.  La  comtesse  Gourief,  fille  du 
ministre  des  finances, après  avoir  brigué  sans  suc- 
cès plusieurs  bons  partis,  aux  yeux  desquels  sa  ri- 
chesse ne  rachetait  pas  sa  laideur,  s'adressa,  faute 
de  mieux, à  Nesselrode  :  celui-ci  apporta  pour  dot 


sous  NICOLAS  P\  217 

le  poVivoir  dont  elle  se  cliargea  de  le  revêtir.  De- 
puis, sa  femme  est  restée  toute-puissante  sur  lui: 
quiconque  n'est  pas  assuré  de  son  assentiment  ne 
peut  compter  sur  rien.  Pour  plaire  à  la  comtesse,  il 
faut  flatter  ses  goiUs  artistiques:  elle  aime  les  ta- 
bleaux et  les  bustes,  et  ne  dédaigne  ni  les  copies, 
ni  les  originaux. 

Le  comte  a  toujours  eu  une  jolie  écriture,  et 
s'est  fait,  à  l'école  des  grands  maîtres  avec  lesquels 
il  a  eu  des  rapports,  une  rédaction  à  sa  taille.  Il 
est  petit  et  remuant.  Il  porte  habituellement  sur 
son  hobit  le  crachat  de  Saint-André,  avec  la  mé- 
daille delà  campagne  turque,  manière  très-adroite 
de  faire  sa  cour  au  héros  de  Varna.  Les  cartes 
sont  sa  passion  ,  et  on  dit  qu'il  y  a  perdu  son  âme; 
mais  il  n'y  a  perdu  que  cela  :  ses  mérinos  pros- 
pèrent à  vue  d'oeil. 

Le  comte  Nesselrode  est  le  chef  du  parti  alle- 
mand. Les  deux  tiers  du  personnel  des  affaires 
étrangères  sont  composés  d'Allemands:  des  Lipp- 
mann  ,  des  Ostensacken  ,  des  Beck,  des  Molcke, 
des  Fuhrmann  ;  et  la  Russie  est  représentée,  en 
Angleterre,  par  un  Brunow;  en  France,  par  un 
Pahlen  ;  en  Prusse,  par  un  Meyndorf;  en  Autriche, 
par  un  Médéme;  à  Stockholm,  par  un  Kriidner; 
à  Berne,  par  un  autre  Kriidner  ;  à  Hambourg,  par 
un  Struve;  à  Copenhague,  par  un  Nicolaï;  à  Dresde, 
par    un    Schrôder;  à  Téhéran  ,  par    un    second 


218  LA  RUSSIE 

Médéme.  Un  jour  que  l'on  conseillait  au  comte 
Nesselrode  de  chercher  a  placer  des  Russes  à  l'é- 
tranger, il  répondit  avec  flegme  :  «  Les  Russes  ne 
m'ont  jamais  fait  que  des  bévues.  »  Il  s'agissait 
alors  de  M.  Kakoschkine,  qui,  en  effet,  paraît  en 
avoir  commis  à  Turin.  3Iais  qu'a  donc  fait  31.  de 
ÏSesselrode  lui-même?  Le  traité  du  i5  juillet,  une 
bravade  qui  a  tourné  au  ridicule;  l'abandon  de 
la  politique  constante  vis-à-vis  de  la  Turquie.  — 
Nous  avons  trop  à  faire  avec  la  Pologne  pour  nous 
occuper  de  la  Turquie,  disent  les  diplomates  rus- 
ses. —  Nos  rapports  avec  la  France  sont  compro- 
mis.—  Tel  est  le  bon  plaisir  de  l'empereur,  ré- 
pondent-ils. M.  le  chancelier  n'y  peut  rien.  —  Nos 
intérêts  sont  souvent  sacrifiés  à  l'Angleterre.  — Ce 
sont  des  avances  que  nous  faisons. — La  Prusse  se 
plaint  de  nos  procédés  à  son  égard.  —  Le  pays 
avant  tout,  disent  les  créatures  du  comte.  —  Qui 
vivra  verra. 

Le  COMTE  Benckendorf  était  un  bon  homme 
dans  toute  la  force  du  terme ,  car  il  était  aussi  bon 
que  borné.  Pour  parvenir,  il  a  dessiné  des  frégates 
dans  l'album  de  l'empereur  Paul,  ce  qui  lui  a  valu 
les  aiguillettes  d'aide  de  camp  du  tzar.  Il  était  gé- 
néral de  division  à  favénement  de  Nicolas,  qui  le 
mit  à  la  tête  de  la  police  secrète ,  de  cette  ma- 
chine infernale  enfantée  par  la  peur  et  la  dé- 
mence. Tout  le   monde  s'accorde  à  dire  que  le 


sous  NICOLAS  P^  219 

comteBenckendorffit,  dans  ce  tristeposte,  le  moins 
de  mal  possible,  ce  qui  est  un  mérite  négatif  assez 
grand.  Mais  un  ami  maladroit  est  pire  qu'un  en- 
nemi intelligent,  et  le  peu  d'esprit  du  comte  a 
perdu  bien  des  gens  que  des  hommes  plus  péné- 
trants auraient  pu  sauver,  utiliser  même. 

Le  litre  officiel  de  l'emploi  qu'occupait  M.  Benc- 
kendorf  est  celui  de  chef  du  corps  des  gendarmes, 
ce  qui  implique  celui  de  chef  des  espions.  L'empe- 
reur a  placé  un  officier  supérieur  de  gendarmerie 
dans  chaque  Yille  de  province,  pour  surveiller  les 
administrateurs  et  les  administrés.  —  J'ai  trouvé 
là  des  hommes  bien  précieux,  disait-il  un  jour  au 
piiuce  Vassiltschikof. —  Que  n'en  faites-vous  donc 
des  gouverneurs?  lui  répondit  le  président  du  con- 
seil. Il  aurait  pu  dire  aussi  bien  :  Que  ne  les  mettez- 
vous  au  conseil  de  l'empire?  Quand  on  charge  des 
prévaricateurs  de  surveiller  des  dilapidateurs,  ils 
font  cause  commune,  et,  pour  rendre  leurs  bé- 
néfices suffisants,  ils  doublent  les  extorsions. 
C'est  aussi  ce  qui  arriva  dans  cette  circonstance. 
Les  surveillants  se  mirent  de  pair  avec  les  sur- 
veillés, et  furent  bientôt  de  connivence  avec  tous 
les  employés  qui  s'engraissaient  aux  dépens  des 
sujets.Voici  entre  autres  ce  qui  se  passa  à  Novgorod. 
Le  gouverneur  de  cette  province,  M.  Soukovkine, 
commit  tant  de  malversations,  qu'elles  parvinrent 
à  la  connaissance  de  l'empereur,  sans  que  les  auto- 


220  LA  RUSSIE 

rites  compétentes  en  eussent  été  averties  aupara* 
\anl,  grâce  à  la  parenté  de  M.  S*  avec  Klein michel, 
déjà  en  grande  faveur  auprès  de  Nicolas.  S. M.  en 
fit  instruire  M.  BJoudof,  qui  avertit  le  comte  de 
Benckendorf.  Le  ministre  de  la  police  adressa  aus- 
sitôt une  sévère  réprimande  au  colonel  des  gen- 
darmes de  Novgorod,  qui  n'avait  fait  aucun  rapport 
sur  les  abus  qui  se  commettaient  dans  le  cercle  de 
sa  surveillance.  Celui-ci  se  trouva  étie  un  Allemand, 
et  l'Allemand,  comme  dit  le  Russe,  ne  brûle  ni  ne 
se  noie.  11  alla  se  jeter  aux  pieds  de  la  comtesse 
Oilof,  qui  faisait  alors  ses  dévotions  dans  un  cou- 
vent de  Novgorod,  et  que  la  piété  disposait  à  la 
clémence.  Le  rusé  colonel  lui  jura  que  sa  bonté 
d'âme  le  perdait,  car  c'était  par  bonté  pure  qu'il 
avait  fermé  les  yeux  sur  tous  les  abus  qui  se  com- 
mettaient dans  la  province.  La  comtesse  éciivit  à 
son  époux,  et  le  pardon  du  colonel  fut  assuré. 

Dans  les  derniers  temps,  le  comte  Benckendorf 
n'avait  plus  ni  mémoire,  ni  ardeur  au  travail.  Il  ne 
lisait  pas  les  lettres  qu'on  lui  adressait,  et  oubliait 
les  choses  les  plus  importantes  :  il  a  oublié  des 
hommes  en  exil  et  d'autres  en  prison.  Le  général 
Doubelt  était  son  factotum;  celui-ci  prenait  des 
deux  mains:  aussi  a-t-on  voulu,  plus  d'une  fois,  le 
destituer;  mais  le  comte  Benckendorf  ayant  dé- 
claré qu'il  quitterait  aussitôt  le  service,  on  a  fermé 
les  yeux,  en  attendant  que  le  comte  en  eût  fait 


sous  NICOLAS  P\  221 

autant  ;  puis ,  lui  mort,  on  a  oublié  de  les  ouvrir. 

On  sait  que  le  comte  Benckendorf  était  directeur 
de  plusieurs  compagnies  de  bateaux  a  vapeur  et 
autres,  ce  qui  était  pour  lui  une  source  de  reve- 
nus, et  constituait  aux  entrepreneurs  une  protec- 
tion plus  ou  moins  illicite.  Il  ne  dédaignait  pas 
non  plus  les  petits  présents  faits  adroitement.  Il 
y  a  tel  collier  d'émeraudes  qui  a  valu  un  cordon 
de  Saint-Stanislas  à  M.  L**;  il  y  a  certains  dia- 
mants ,  offerts  à  l'occasion  d'une  noce,  qui  ont  valu 
au  comte  B**  la  conservation  de  son  titre  de  comte, 
déjà  fortement  contesté.  «  Sa  famille  étant  aussi 
riche  que  puissante,  il  n'eût  pas  été  bon  de  l'en 
priver,  »  dit  M.  de  Benckendorf  à  l'empereur;  et 
tout  en  resta  là.  Mais  je  ne  m'appesantirai  pas  sur 
ces  petites  misères,  si  répandues  en  Russie,  oii 
c'est  déjà  un  mérite  que  de  prendre  peu  ou  de  ne 
recevoir  qu'indirectement. 

Le  comte  Benckendorf  est  mort  au  sein  de  la 
religion  catholique,  grâce  à  l'influence  magique 
de  madame  Krûdner,  à  laquelle  il  consacrait,  dans 
les  derniers  temps,  sa  fortune,  son  temps  et  son 
repos.  Il  s'était  épris  pour  elle  de  cet  amour  de 
vieillard  qui  ne  finit  qu'à  la  tombe,  amour  tout 
platonique  et  tout  malheureux  qui  accéléra  sa  fin. 
Sa  conversion,  qui  ne  transpira  qu'après  sa  mort, 
scandalisa  beaucoup  l'empereur  et  la  cour;  mais 
elle  a,  dit-on,  sauvé  un  grand  nombre  d'innocents, 


222  LA  RUSSIE 

devenus  ses  coreligionnaires.  Madame  Kriidner 
l'appelait  la  meilleure  âme  du  monde.  Cette  opi- 
nion est  devenue  celle  du  pays  entier,  et  je  me 
plais  à  ne  pas  la  contredire  pour  ma  petite  part, 
me  rappelant  surtout  les  torts  que  le  comte  peut 
avoir  eus  à  mon  égard. 

Le  COMTE  ORLOF,qui  vient  de  remplacer  le  comte 
Benckendorf,  est  un  des  intimes  de  Sa  Majesté; 
il  doit  sa  carrière  à  la  journée  du  \^.  Chef  du 
régiment  de  gardes  à  cheval  qui  est  caserne  le 
plus  près  du  palais,  il  se  rendit  à  sa  tète  le  pre- 
mier, sur  la  place  d'ïsaac.  Depuis,  il  fut  comblé 
de  faveurs  et  de  caresses.  Un  jour  pourtant  que 
l'empereur  lui  frappait  sur  le  ventre ,  le  favori  eut 
la  fantaisie  de  s'en  formaliser,  et  de  dire  qu'il  était 
vieux, et  qu'il  avait  besoin  de  repos.  —  «  Qu'à  cela 
ne  tienne,  répondit  le  tzar;  va  où  bon  te  semble.» 
Orlof  fut  consterné;  il  redoubla  aussitôt  d'assiduité 
et  de  prévenances  auprès  du  monarque,  qui  oublia 
cet  incident,  mais  qui,  dans  une  autre  occasion, 
disait  :  «  Il  n'y  a  d'indispensable  pour  moi  que 
Tscliernyschef.  »  Fait  ministre  de  la  police,  le 
comte  Orlof  a  dit  un  mot  profond  :  «  Je  ne  com- 
prends pas  l'utilité  de  toute  cette  institution.  » 
Puisse-t-il  en  concevoir  un  jour  toute  l'inutilité, 
et  contribuer  à  l'abolir! 

M.  TscHERNYscHEF,  miuistre  de  la  guerre,  doit 
sa  carrière  à  l'habileté  avec  laquelle  il  a  exploité 


sous  NICOLAS  P«.  223 

les  archives  de  France  en  1811,  et  s'est  procuré 
les  plans  et  les  projets  de  la  campagne  de  18 12. 
Fait  général,  il  est  entré  à  Cassel,  et,  depuis,  il  a 
toujours  dans  la  bouche  :  «Quand  j'ai  pris  Cassel.  » 

A  l'avènement  de  l'empereur  Nicolas,  il  a  dé- 
ployé une  cruelle  énergie  dans  la  persécution  des 
conjurés.  Un  officier,  injustement  accusé  et  fort  de 
sa  conscience,  s'emporta  contre  lui  à  un  mouve- 
ment de  colère,  et  fut,  pour  cela,  traité  plus  mal 
que  les  coupables.  11  surveilla  lui-même  la  con- 
damnation du  comte  Tschernyschef,  afin  de  s'em- 
parer de  ses  biens.  L'empereur  alla  le  présentei-  à 
la  mère  de  l'accusé  ,  pour  essayer  de  le  lui  faire 
adopter;  mais  cette  digne  femme  répondit  qu'elle 
recevait  volontiers  le  général  aide  de  camp  de 
Sa  Majesté,  mais  qu'elle  ne  pouvait  voir  en  lui  un 
parent. L'affaire  fut  alors  portée  au  conseil  de  l'em- 
pire, et ,  comme  le  secrétaire  rapporteur  ne  pou- 
vait trouver  de  loi  à  l'appui  de  la  demande  faite 
pour  le  transfert  des  biens  du  comte  Tscherny- 
schef au  général,  un  noble  et  spirituel  membre 
du  conseil  dit  :  «  Cherchez  bien,  il  faut  que  cela  se 
trouve.  »  Le  secrétaire  persistant  dans  son  opinion, 
le  comte  M^*  ajouta  :  «  Il  y  a  une  loi  qui  veut  que 
le  bien  du  supplicié  revienne  au  bourreau,  » 
faisant  ainsi  allusion  à  une  loi  anglaise  qui  lègue 
au  bourreau  les  bottes  de  celui  qu'il  a  exécuté. 

Déchu  de  ses  espérances ,  Tschernyschef  porta 


224  LA  RUSSIE  •* 

ses  vues  du  côté  du  mariage.  Trois  femmes,  qu'il 
épousa  l'une  après  l'autre,  ont  fait  sa  fortune.  Le 
titre  de  comte  ne  lui  fit  pas  défaut,  et  il  a  été  rem- 
placé par  celui  de  prince. 

Le  COMTE  Cankrine  était  le  seul  homme  d'État, 
en  Russie,  qui  possédât  de  la  science  et  des  con- 
naissances, quoique  un  peu  arriéré  sur  la  partie 
qu'il  administrait.  C'était  un  très-bon  teneur  de 
livres;  mais  la  chimie,  la  mécanique,  la  techno- 
logie, lui  étaient  complètement  inconnues.  Le  sen- 
timent du  devoir  dominait  en  lui  toute  nationa- 
lité allemande;  il  voulait  réellement  le  bien  de  la 
Russie,  tout  en  ne  négligeant  pas  ses  propres 
affaires,  que  son  poste  lui  permettait  de  soigner 
mieux  qu'aux  autres.  On  a  reproché  à  Colbert  sa 
fortune  ;  permis  de  reprocher  à  M.  Cankrine  la 
sienne,  lors  même  qu'il  laisse  le  soin  de  la  dé- 
penser à  ses  enfants.  Il  s'est  amassé  /joOjOOo 
roubles  de  rente.  «  Tout  y  passera  ,  dit-il  ;  mes  en- 
fants s'en  chargent.  » 

Il  était  le  partisan  le  plus  chaleureux  du  ré- 
gime prohibitif,  en  même  temps  que  du  système 
industriel;  elle  développement  fébrile  qu'il  a  im- 
primé aux  manufactures  ne  rachète  pas  les  souf- 
fiances  de  l'agriculture,  à  latjuelle  il  avait  refusé  sa 
sollicitude.  Un  cœur  véritablement  russe  ne  serait 
jamais  tombé  dans  cette  erreur;,  et  aurait  compris 
que  la  Russie  est,  avant  tout,  un  pays  agricole. 


sous  NICOLAS  1".  225 

La  question  du  servage  a  trouvé  en  défaut  la 
science  du  ministre.  Ses  dispositions  sur  les  mon- 
naies n'ont  été  qu'un  tâtonnement  dans  l'obscu- 
rité, où  ,  à  force  de  tomber  mal,  il  lui  est  arrivé 
quelquefois  de  toucher  juste.  Il  s'est  pourtant 
opposé  aux  dissipations  de  l'empereur  avec  une 
persévérance  que  le  tzar  qualifiait  d'entêtement, 
sans  pourtant  oser  trop  le  brusquer.  Le  mérite  de 
Mazarin  a  été  de  donner  Colbert  à  Louis  XIV.  Le 
comte  Cankrine,  en  se  donnant  pour  successeur 
M.Vrontscbenko,  a  rendu  un  assez  mauvais  service 
à  la  Russie. 

Le  COMTE  Kleikmichel,  comte  par  la  grâce  de 
Nicolas,  comme  presque  tous  les  comtes  et  prin- 
ces quileservent,  est  une  créature  du  comte  Ara- 
kblscbéiéf,  et  une  créature  ingrate  envers  son 
ancien  chef.  Il  a  été  le  premier  à  lui  tourner  le  dos, 
dès  que  l'empereur  l'eut  abandonné.  Aussi  Arakhts- 
cbéiéf,  lorsqu'on  est  venu  lui  demander  des  ren- 
seignements sur  son  ancien  aide  de  canip,  a  ré- 
pondu qu'il  ne  le  connaissait  pas.  Comme  pourtant 
les  plaintes  qu'avait  soulevées  son  administra- 
tion parvenaient  à  ses  oreilles,  il  s'écria  :  «  Ne  vous 
plaignez  pas  trop,  je  vous  donnerai  mon  Petrous- 
cha;»  et  celui-ci  en  effet  marche  déjà  à  pas  de  géant 
sur  ses  traces,  autant  dans  la  faveur  du  maître  que 
dans  la  haine  du  peuple.  On  assure  que  le 
grand-duc  Michel  a  dit  au  chef  des  voies  et  com- 

i5 


226  LA  RUSSIE 

munications,  au  moment  où  il  venait  de  faire 
fustiger  des  cadets  et  de  les  envoyer  comme  sim- 
ples soldats  au  Caucase  :  «  Vous  avez  fait  une  tache 
au  règne  de  mon  frère.  »  La  noblesse  murmura 
hautement  pour  la  première  fois  ;  les  mères  éle- 
vèrent leurs  voix,  et  reprirent  leurs  enfants  à  ce 
bourreau. 

Le  secret  des  liens  qui  unissent  cet  homme  à 
Nicolas  n'est  pas  autant  dans  la  conformité  de  leurs 
goûts  et  de  leurs  caractères,  que  dans  des  ménage- 
ments réciproques.  Il  faut  bien  que  le  souverain 
ait  soin  de  celui  qui  a  soin  de  ses  maîtresses. 

Le  comte  Rleinmichel  est  le  fonctionnaire  le 
plus  brutal  de  l'empire  russe  ;  ce  qui  est  beau- 
coup dire  pour  un  pays  oii  il  y  a  tant  de  gens 
qui  se  font  une  gloire  de  l'être. 

Le  palais  d'hiver,  si  tyranniquement  rebâti ,  a 
édifié  la  fortune  du  comte ,  et  le  plafond  de  la 
salle  de  Saint-Georges,  en  s'écroulant,  ne  l'a  pas 
entraînée.  «  Sois  tranquille,  lui  dit  l'empereur, 
j'en  porte  seul  la  faute;  je  me  suis  trop  pressé.  » 
Et  comme  il  y  avait  un  colonel  qui,  regardant  le 
plafond,  laissait  sortir  de  sa  cravate  une  idée  de 
barbe ,  l'auguste  monarque  passa  sur  lui  sa  mau- 
vaise humeur. 

Les  prédécesseurs  de  M.  Kleinmichel ,  dans  son 
poste  de  chef  des  voies  et  communications,  ont 
été  MIVI.  TolletBétancourt,  deux  hommes  de  bien 


sous  NICOLAS  1^\  227 

et  de  talent,  qui  ont  joui  d'une  haute  estime  dans 
le  public,  mais  qui  n'ont  pu  faire  adopter  leurs 
plans  au  gouvernement,  si  prodigue  pour  lui- 
même,  et  si  avare  pour  les  objets  d'utilité  publi- 
que. Voyant  qu'avec  huit  millions  il  n'y  avait  pas 
moyen  de  songer  à  doter  la  Russie  de  routes  bien 
faites,  M.  Bétancourt  avait  reporté  toute  sa  sollici- 
tude sur  le  corps  des  cadets  confié  à  ses  soins,  et 
l'avait  organisé  à  l'instar  de  l'École  polytechnique; 
mais  là  aussi  l'esprit  allemand  ne  manqua  pas  de 
prendre  le  dessus  sur  l'esprit  français;  etle  prince 
de  Wirtemberg,  qui  prit  la  direction  des  affaires 
après  M.  Bétancourt,  remit  le  tout  sur  l'ancien 
pied.  Le  comte  de  Toll  a  été  auprès  de  Diebitsch 
un  chef  d'état-major  distingué,  tantdansla  campa- 
gne de  Turquie  que  dans  celle  de  Pologne. 

M.lecomteRissÉLEF,  ministre  des  domaines,  est 
un  des  chefs  de  l'opposition  russe,  du  parti  libéral 
et  réformateur;  opposition  qui  n'en  est  pas  une, 
libéralisme  qui  n'en  a  que  le  nom  ,  réformes  qui 
manquent  de  plan.  On  le  croit  l'ennemi  le  plus 
dangereux  de  l'empereur,  tant  ses  mesures  ont 
pour  effet  inévitable  le  mécontentement,  et  pa- 
raissent devoir  amener  des  révolutions. 

Libéral  modéré,  n'osant  faire  une  opposition 
ouverte,  homme  d'État  médiocre,  se  trouvant  sous 
l'influence  de  principes  si  contraires,  il  ne  peut 
suivre  une  marche  assurée.  On  ferait  bien  mieux, 

i5. 


228  LA  RUSSIE 

au  lieu  de  voir  dans  ses  mauvaises  uiesuies  des 
arrière  -  pensées  de  révolution,  de  ne  les  attri- 
buer qu'à  la  mauvaise  foi  de  ses  agents.  Ce  qui  lui 
faille  plus  d'honneur,  c'est  d'être  le  partisan  de 
l'émancipation  des  serfs  ;  mais  le  parti  des  anciens 
Russes  lui  ferme  la  bouche,  chaque  fois  qu'il  lui 
reproche  de  ne  pas  avoir  de  paysans.  Les  posses- 
sions considérables  de  ses  adversaires  devraient 
pourtant  leur  imposeï:  un  langage  plus  désinté- 
ressé. 

M.  OuvAROF,  ministre  de  l'instruction  publi- 
que, qui  n'est  pas  encore  comte  ,  mais  ne  peut 
tarder  à  l'être,  est  un  homme  qui  ne  manque  ni 
de  connaissances  ni  d'esprit,  mais  qui  pèche  par 
le  cœur.  Son  amour-propre  et  sa  vanité  n'ont  d'é- 
gale que  l'enNie  qu'il  porte  à  tous  ceux  qui  avan- 
cent plus  vite  que  lui.  «  Moi  et  l'empereur  nous 
avons  décidé,  »dit-il  à  tout  bout  de  champ;  puis, 
se  reprenant,  il  recommence  :  «  L'empereur  et  moi 
nous  avons  pensé.  »  La  natioiutlité  et  rautocratie 
sont  la  devise  de  son  administration.  11  est  aussi 
dévoué  à  l'absolutisme  qu'il  a  été  libéral  autrefois: 
il  l'est  même  beaucoup  plus.  M.  Ouvarof  est  trop 
bon  philologue  pour  être  savant  dans  les  autres 
branches  de  l'instruction,  ce  qui  ne  l'empêche  pas 
de  dicter  ses  lois  en  maître  souverain  à  la  méde- 
cine comme  à  la  jurisprudence. —  «Vous  avez  tort 
de  vouloir  professer  l'économie  politique,  disait-il 


sous  NICOLAS  P\  229 

à  M.  Tsch...;  réconomie  politique  n'est  pas  une 
science:  vous  devriez  plutôt  vous  charger  de  l'his- 
toire. »  Il  est  juste  de  dire  que,  malgré  tout,  le 
ministère  de  M.  Ouvarof  a  été  utile  à  l'instruc- 
tion publique,  surtout  sous  le  rapport  du  haut 
enseignement. 

On  a  d'ailleurs  la  tâche  facile,  quand  on  vient 
au  ministère  apiès  un  Schichkof.  Voici  ce  qu'on 
lit  dans  les  Mémoires  que  ce  dernier  a  laissés  :  Il 
allait  à  Moscou  avec  l'empereur  Alexandre;  et 
comme  celui-ci  s'était  éloigné  de  l'équipage,  le 
ministre,  resté  seul ,  se  prit  à  contempler  le  ciel. 
11  y  distingua,  dit-il,  deux  nuages,  dont  l'un  res- 
semblait, par  sa  forme,  à  un  dragon  tel  quon  le 
représente  sur  le  papier,  eiVsiUUe  à  une  écrevisse. 
Les  deux  nuages  marchèrent  l'un  sur  l'autre,  et 
entamèrent  un  combat  acharné  ;  le  dragon  fut 
rompu.  Le  ministre  y  vit  l'image  de  la  guerre  qui 
venait  de  commencer  (c'était  en  1812);  mais  des 
deux  parties  belligérantes  lacpielle  devait  être  l'é- 
crevisse?  «  Évidemment  la  Russie,  s'écrie-t-il,  car 
les  deux  motscommencent  en  russeparlalettre/.  » 

Le  PRINCE  VoLKHOiysKY,  ministre  de  la  cour, 
a  été  l'ami  et  le  souffre-douleur  de  l'empereur 
Alexandre,  qui  poussait  souvent  la  familiarité  jus- 
qu'à le  traiter  on  ne  peut  plus  mal.  Un  jour  qu'on 
lui  servit  de  mauvais  thé,  il  fit  avaler  au  prince 
toute  la  bouilloire.  Une  autre  fois  que  M.  de  VV)1- 


230  LA  RUSSIE 

khonsky  s'exprimait  avec  dédain  sur  le  compte  des 
dames  polonaises,  le  chevaleresque  Alexandre,  qui 
aimait  alors  madame  Naryscbkine,  née  princesse 
Czetwertinski,lui  riposta  par  un  soufflet  ;  et  à  Pa- 
ris, en  i8i4,  au  moment  de  son  départ,  comme  on 
lui  présenta  une  voiture  mal  attelée,  le  tzar  gronda 
le  prince  comme  un  palefrenier. 

L'anecdote  suivante  donnera  au  lecteur  une 
idée  de  l'administration  du  prince  Volkbonsky  en 
particulier,  et  de  celle  du  gouvernement  russe  en 
général.  Une  bague  disparut  de  la  caisse  aux  bi- 
joux. On  demanda  à  la  sentinelle  si  elle  n'avait  vu 
entrer  personne-  dans  la  pièce  où  le  vol  avait  été 
commis ,  et  si ,  dans  le  cas  oii  il  serait  venu  quel- 
qu'un ,  elle  reconnaîtrait  la  personne  qui  était 
entrée.  Sur  sa  réponse  affirmative,  on  fit  circuler 
le  soldat  dans  le  ministère,  et  il  n'eut  pas  de  peine 
à  désigner  l'employé  qu'il  avait  vu  entrer.  Le 
prince  Volkbonsky  frappa  ce  malbeureux,  et  le 
cbassa  du  service,  avec  un  ceitificat  qui  portait  en 
propres  termes  :«  Renvoyé  pour  soupçon  de  vol.» 
La  carrière  du  jeune  bomme  se  trouvait  ainsi  rui- 
née à  jamais;  sa  famille  et  lui  étaient  déshonorés 
pour  toujours.  Le  bonheur  voulut  qu'il  eût  pour 
père  un  général  en  retraite,  bomme  de  caractère  et 
de  principes.  Celui-ci  écrivit  sur-le-champ  une  let- 
treà  l'empereur,  où  il  lui  disait  que,  n'ayant  pas  de 
preuves  du  crime  de  son  fils ,  il  ne  savait  s'il  devait 


sous  NICOLAS  P".  231 

le  chasser  de  sa  présence,  ou  le  sener  sur  son 
cœur.  Il  priait,  en  conséquence  ,'  le  souverain  ,  non 
comme  tzar,  mais  comme  père,  d'ordonner  une 
enquête  sur  cette  affaire.  Il  levétit  son  uniforme, 
et  alla  remettre  sa  lettre  à  Nicolas, à  la  garde  mon- 
tante. On  reconnut  alors  que  le  voleur  de  la  bague 
était  un  suisse  de  l'iiôtel.  L'empereur  prit  le  jeune 
employé  à  sa  chancellerie;  mais  le  prince  Vol- 
khonsky  fut  conservé  dans  son  poste. 

Le  fait  suivant  prouvera  une  fois  de  plus  com- 
bien les  ministres  eux-mêmes ,  en  Russie,  sont 
peu  désintéressés. 

Un  marchand  de  châles  persans,  à  Moscou,  est 
mandé  chez  l'iujpératrice,  pendant  son  passage 
dans  celte  ville.  Elle  choisit  deux  châles,  s'en- 
quierl  du  prix,  et  ordonne  qu'on  les  achète.  Les 
châles  furent  pris;  mais  le  marchand  ne  reçut 
qu'avec  peine  une  partie  de  son  argent.  On  lui 
imposa  un  rabais  forcé.  M.  R**,  bijoutier  de  la 
ville,  eut  à  se  plaindre  d'un  procédé  analogue  de 
la  part  du  ministre  de  la  cour. 

M.  PÉROvsKY  marquera  honorablement  dans 
les  annales  de  l'administration  russe;  il  l'em- 
porte de  beaucoup  sur  tous  ses  prédécesseurs, 
par  son  activité  comme  par  son  ardeur  pour  le 
bien.  Son  entrée  au  ministère  de  l'intérieur  a  été 
signalée  par  de  louables  dispositions.  Il  a  fait  une 
razzia  utile  contre  les  gouverneurs  ,  et  en  a  rem- 


232  LA.  RUSSIE 

placé  beaucoup  assez  heureusement.  Il  s'était  pris 
corps  à  corps  avec  l'indigne  police  de  Saint-Péters- 
bourg, et  n'a  lâché  prise  que  devant  la  protec- 
tion impériale  :  ce  qui  a  valu  à  M.  Kakoschkine  le 
nom  de  Cachecoqaiii.  Les  agents  du  ministère 
avaient  découvert  à  Pétersbouig  l'existence  d'une 
bande  de  voleurs,  de  plusieurs  centaines  d'hom- 
mes. M.  Pérovsky  demandait  le  renvoi  de  M.  Ka- 
koschkine; mais  S.  M.  se  contenta  de  réprimander 
celui-ci,  et  répondit  au  ministre  que  c'est  grâce 
au  grand-maître  de  police  qu'elle  dort  tranquille 
depuis  vingt  ans.  Les  malfaiteurs  furent  punis, 
mais  des  intrigants  surent  persuader  à  l'empereur 
qu'il  avait  sévi  contre  des  innocents.  Le  crédit  et 
le  zèle  de  M.  Pérovsky  en  essuyèrent  une  grave 
atteinte. 

De  tous  les  choix  que  Nicolas  a  faits  pour  le 
ministère  de  l'intérieur,  celui  de  M.  Pérovsky 
paraît  le  plus  heureux,  M.  Lanskoi  était  un  homme 
nul;  M.  Zagrévsky  un  homme  borné,  qui,  lors  du 
choléra  à  Moscou,  faisait  soumettre  à  la  fumiga- 
tion les  bariques  de  thé.  11  réveillait  ses  employés 
pour  des  ordonnances  importantes^  qui  prescri- 
vaient un  nouveau  mode  d'essuyer  les  plumes. 
Son  successeur,  M.  Bloudof,  a  été  un  ministre  intel- 
ligent et  probe,  mais  sanssysièmeet  sans  énergie, 
quoiqu'on  lait  accusé  d'être  allé  jusqu'à  la  cruauté 
dans    la  rédaction  du  compte  rendu  du   comité 


sous  NICOLAS  V\  233 

cliargé  de  l'enquête  sur  les  conjurés  deiiSaS,  travail 
qui  lui  a  fait  faire  une  carrière  brillante.  Il  a  depuis 
remplacé  le  comte  Spéransky  à  la  rédaction  des 
lois,  sans  remplir  la  lacune  qu'a  laissée  la  mort 
de  ce  digne  homme,  le  seul  légiste  savant  de  la 
Russie.  Le  comte  Strogonof,  qu'on  appela  à  la 
placedeM.  Bloudof,  et  qu'on  faisait  passer  pour  une 
tête  forte,  se  montra  plus  que  faible.  Déjà,  dans 
le  temps  où  il  avait  été  général-gouverneur  de 
Kharkof,  il  avait  donné  plusieurs  preuves  d'in- 
habileté, mais  qui  passèrent  inaperçues,  grâce  à  la 
faveur  de  Bloudof.  Un  jour  l'empereur  lui  désigna 
une  rue  de  Kbarkof  qu'il  aurait  voulu  voir  dis- 
paraître: le  comte  Strogonof  fit  mettre  aussitôt  à 
chaque  maison  des  placards  qui  désignaient  l'épo- 
que où  elle  devait  être  rasée,  ou  remplacée  par  une 
autre.  Il  n'écouta  ni  plaintes  ni  prières,  et  fit  exé- 
cuter ses  dispositions  à  la  lettre.  Le  fait  qui  amena 
son  éloignement  mérite  d'étie  raconté.  Un  ex- 
officier de  la  garde  réclama  la  protection  du 
grand-duc  Michel  poui-  une  place  de  gorodnitschi. 
Son  Altesse  lui  donna  une  lettre  de  recomman- 
dation pour  le  comte  Strogonof,  qui ,  ayant  con- 
sulté ses  registres,  déclara  ne  pas  avoir  de  place 
vacante.  Mais  l'officier  ne  se  découragea  pas,  et 
eut  recours  au  chef  de  la  chancellerie  du  mi- 
nistre; celui-ci  fut  d'avis  que,pour  cinq  mille  rou- 
bles, il  se  trouverait  un  emploi  disponible.  Lof- 


234  LA  RUSSIE 

ficier  alla  instruire  le  grand-duc  du  résultat  de  sa 
démarche,  et  S.  A.  lui  fit  toucher  les  cinq  mille 
roubles  sur  sa  propre  cassette.  Le  même  soir,  ren- 
contrant M.  Strogonof  au  palais,  il  lui  apprit  com- 
ment il  était  devenu  son  créancier;  puis  il  ins- 
truisit l'empereur  de  tout  ce  qui  venait  de  se 
passer.  Sa  Majesté  s'écria  qu'elle  aimait  mieux 
avoir  à  son  service  des  hommes  d'esprit  qui  vo- 
lent, que  des  individus  qui  laissent  voler  sans  s'en 
apercevoir.  Il  se  refroidit  aussitôt  pour  son  mi- 
nistre, qui  lui  demanda  un  congé  de  quatre 
mois.  —  De  quatre  ans  si  tu  veux,  lui  répliqua 
l'empereur.  Ce  fut  alors  que  M.  Strogonof  solli- 
cita le  poste  d'ambassadeur  à  Vienne.  Nicolas  lui 
répondit  que  c'était  lui  seul  qui  désignait  les  titu- 
laires à  de  tels  emplois.  Le  ministre  ne  se  fit  pas 
expliquer  ce  refus  plus  ou  moins  poli,  plus  ou 
moins  spirituel  ,  et  se  retira  à  Paris  ,  où  on  le 
voit  suivre  assidûment  des  cours  publics  :  mieux 
vaut  tard  que  jamais.  Il  est  vrai  que  ces  cours 
sont  des  cours  de  médecine. 

Le  piiiNCE  Menschikof,  ministre  de  la  marine, 
est  plus  spirituel  et  riche  que  profond  et  indépen- 
dant. On  le  voit  des  heures  entières  attendre  le 
comte  Kleinmichel  pour  le  consulter  sur  la  tenue 
de  jour  pour  les  marins.  Le  comte  est  une  auto- 
rité en  cette  matière,  qui  est  le  côté  faible  de 
l'empereur;  et  l'esprit  de  Menschikof  lui  fait  tant 


sous  NICOLAS  l'\  235 

d'ennemis,  qu'il  lui  faut  bien  rechercher  l'appui 
des  forts.  M.  de  Nesselrode  est  son  plus  grand 
adversaire. 

Le  COMTE  Panine  a  été  trop  bon  diplomate  pour 
un  bon  ministre  de  la  justice;  mais  le  général 
Protassof  présidant  le  synode,  M.  Panine  peut 
d'autant  mieux  siéger  au  sénat,  qu'on  ne  lui  con- 
teste ni  de  l'aptitude  ni  de  l'ardeur  au  travail;  ce 
n'était  pas  précisément  le  fort  de  son  prédéces- 
seur, M.  Daschkof,  qui  se  faisait  un  devoir  de 
ne  pas  importuner  l'empereur. 

Le  PRINCE  Vassiltschikof,  prince  de  par  Ni- 
colas, président  du  conseil  de  l'empire  et  général 
en  chef,  est  un  homme  bien  intentionné;  mais  il 
n'a  qu'une  faible  influence  sur  l'empereur,  qui  ne 
se  laisse  conseiller,  du  reste, par  personne. — «H  y 
a  quinze  ans  que  je  règne,  il  est  trop  tard  pour 
m'apprendre  à  gouverner,»  répondit  INicolas  un 
jour  que  le  prince  le  priait  de  modifier  une  me- 
sure aussi  sévère  qu'injuste.  Son  prédécesseur, 
le  comte  Navassiltzof,  ancien  curateur  de  l'u- 
niversité de  Vilna,  a  laissé  après  lui  une  triste  mé- 
moire. Il  n'a  pas  craint,  à  Vilna,  de  compromettre 
des  innocents  pour  s'élever,  et  de  provoquer 
des  complots  pour  avoir  !a  gloire  de  les  déjouer. 

M.  Paskévitsch  ,  comte  d'Érivan,  prince  de 
Varsovie,  a  un  nom  européen  et  une  réputation 
militaire  incontestable.  Sa  campagne  de  Perse  est 


236  LA  RUSSIE 

admiralile,  et  celle  qu'il  a  faite  dans  la  Turquie 
d'Asie  est  une  critique  amèie  de  la  guerre  faite 
de  ce  côté  du  Bosphore.  Il  est  vrai  que,  dans  ces 
deux  pays,  il  a  eu  affaire  à  des  troupes  peu  aguer- 
ries. Le  bonheur  est  certes  pour  beaucoup  dans 
ses  exploits;  mais,  comme  le  disait  Souvorof,  à 
qui  l'on  reprochait  aussi  de  n'être  qu'heureux, 
le  mérite  doit  bien  être  pour  quelque  chose  dans 
des  victoires  suivies.  Il  a  fallu  avoir  recours  à  Pas- 
kévitsch  pour  achever  la  guerre  de  Pologne,  et 
son  arrivée  seule  releva  l'espiit  de  l'armée. 
Les  fautes  commises  par  les  Polonais  sont  évi- 
dentes; mais  elles  n'ôtent  que  bien  peu  au  mérite 
de  Paskévitsch,  qui  a  su  les  utiliser  comme  il  a  su 
réparer  les  siennes.  Devenu  lieutenant  de  la  Po- 
logne, il  a  été  assez  heureux,  dans  ce  poste,  pour 
modérer  les  cruautés  de  son  maître. 

Yermolof  a  été  un  des  meilleurs'  généraux  de 
la  Russie.  C'est  lui  qui  a  fait  les  plans  de  Borodino 
et  de  Koulm,  des  deux  batailles  qui  ont  fait  le 
plus  d'honneur  aux  armes  de  son  pays.  Soit  qu'il 
ait  eu  avec  ISicolasdes  différends  à  Paris  en  i8i4, 
où  l'on  assure  qu'il  remit  à  sa  place  le  grand-duc, 
qui  se  mêlait  d'une  revue  où  il  commandait  en 
chef,en  lui  adressant cesparoles énergiques: «Vous 
êtes  assez  jeune  pourapprendre,  et  pasassezvieux 
pour  enseignei';  »  soit  ([u'il  ait  mis  peu  d'empres- 
sement à  faire  prêter  serment  à  Nicolas  par  son 


SOLS  NICOLAS  I".  237 

corps  d'armée:  soit  enfin  par  une  consé([uence 
de  la  victoire  du  parti  allemand,  qui ,  après  la  ré- 
volte de  1825,  l'a  emporté  sur  le  parti  russe,  qui 
comptait  Yermolof  parmi  ses  chefs,  il  est  de  fait  que 
le  brave  général  tomba  en  disgrâce.  Paskévitsch 
fut  d'abord  envoyé  pour  surveiller  sa  conduite,  avec 
des  droits  égaux.  Yermolof  voulut  le  perdre,  etl'en- 
voya  avec  une  division  contre  tout  le  corps  d'Abaz- 
Mirza,  le  suivant  avec  le  gros  des  troupes,  prêt  à 
réparer  l'échec  qu'aurait  dû  essuyer  son  lieute- 
nant. Il  n'en  fut  rien. Paskévitsch  battit  les  Perses, 
et  Yermolof  fut  rappelé.  Moscou  le  lecut  avec  en- 
thousiasme; mais  il  fut  assez  impolitique  pour 
reprendre  l'uniforme,  et  la  popularité  le  quitta. 
Brave,  habile,  national,  libéial  par  mécontente- 
ment autant  qu'il  avait  été  despote  dans  son  ad- 
ministration,  il  resta  un  reproche  vivant  adressé 
à  l'empereur.  Une  sorte  de  remords  lui  fit  envoyer 
le  cordon  de  Saint-André,  lors  de  l'érection  du 
monument  de  Koulm. 


238  LA  RUSSIE 


XI. 


DES  CLASSES   DU  PEUPLE. 


DE  LA   NOBLESSE. 

Il  y  a  deux  espèces  de  noblesse  en  Russie  :  la 
noblesse  héréditaire  et  la  noblesse  personnelle.  La 
première  est  acquise  au  grade  d'officier  dans  l'ar- 
mée ;  dans  le  service  civil,  à  la  huitième  classe, 
qui  équivaut  au  rang  de  major;  elle  peut  être 
conférée  par  l'empereur,  comme  elle  est  aussi  at- 
tachée à  certains  ordres  qui  se  donnent  aux  nobles 
personnels  ou  aux  nieuibres  du  clergé  ;  les  mar- 
chands ont  été  privés  de  cette  prérogative  par  le 
décret  du  3o  octobre  [826. 

Les  officiers,  en  passant  au  service  civil  avec 
un  grade  inférieur  à  la  huitième  classe,  conser- 
vent leurs  droits  de  nobles  héréditaires. 

Les  enfants  nés  avant  la  promotion  de  leur  père 
à  la  noblesse  héréditaire  sont  nobles ,  toutes  les 
fois  que  le  père  acquiert  la  noblesse  par  un  grade 
ou  par  un  ordre.  S'il  la  reçoit  de  la  faveur  de 
l'empereur,  l'acte  de  collation  doit  indiquer,  d'une 
manière  spéciale,  si  elle  doit  remonter  aux  enfants 


sous  NICOLAS  V\  239 

déjà  nés.  Celui  dont  le  père  et  le  grand-père  ont 
servi,  chacun  au  moins  vingt  ans,  dans  des  grades 
qui  donnent  la  noblesse  personnelle  ,  a  droit  à  la 
noblesse  liéréditaire. 

Celle-ci  se  divise  en  six  degrés  :  i°  les  nobles 
avec  des  titres  de  prince  ,  de  comte  et  de  baron  ; 
2*^  les  familles  anciennement  nobles;  3°  les  nobles 
militaires;  4°  les  nobles  de  la  huitième  classe; 
5**  les  nobles  de  création  impériale;  et  6**  les  no- 
bles étrangers. 

La  noblesse  personnelle  est  attachée  ,  dans  le 
service  civil ,  aux  grades  inférieurs  à  la  huitième 
classe,  ou  bien  elle  se  confère  par  une  nomination 
de  l'empereur.  L'ordre  de  Saint-Stanislas  la  donne 
aux  membres  du  clergé  catholique  et  aux  Basch- 
kires. 

Dans  les  derniers  temps,  l'empereur  Nicolas  a 
voulu  rehausser  la  noblesse,  en  ne  conférant  l'hé- 
rédité qu'à  la  cinquième  classe  dans  le  service  ci- 
vil ;  mais,  en  limitant  le  service  du  soldat  à  quinze 
ans  dans  la  garde,  et  celui  du  bas-officier  à  douze 
ans,  il  a  rendu  plus  facile  l'accès  du  grade  d'offi- 
cier, et  par  conséquent  de  la  noblesse  héréditaire. 
On  est  devenu  ,  il  est  vrai,  plus  exigeant  pour  les 
examens  des  candidats;  mais  la  faculté  laissée  à 
ceux-ci,  pendant  un  certain  temps,  de  choisir  entre 
l'épaulette  d'officier  et  une  pension  de  34o  à 
5oo  roubles  assignation  par  an ,  n'a  pas  peu  con- 


240  LA  RUSSIE 

tiibué  à  discréditer  la  iiol)lesse;  le  nombre  de 
ceux  qui  préféraient  l'argent  à  l'anoblissement  de- 
vint si  grand  ,  qu'on  dut  supprimer  cette  dispo- 
sition. L'accès  en  a  d'ailleurs  été  rendu  plus  facile 
encore  pour  les  grades  civils,  par  ce  qu'on  a  fait 
pour  favoriser  sous  le  rapport  de  l'avancement  les 
licenciés  des  universités. 

L'institution  actuelle  de  la  noblesse  russe  est 
toute  révolutionnaire.  Que  Pierre  ait  voulu  forti- 
fier son  pouvoir  ou  relever  lé  peuple  en  affaiblis- 
sant la  noblesse,  il  n'est  pas  moins  certain  qu'il  a 
révolutionné  le  pays,  et  préparé  le  règne  de  l'éga- 
lité. Pour  cela  il  avait  deux  moyens  à  prendre  : 
détruire  les  droits  de  la  noblesse,  ou  les  générali- 
ser en  les  rendant  d'un  accès  plus  facile.  11  a  pré- 
féré le  second  plus  souvent  qu'il  ne  s'est  servi  du 
premier;  et  depuis,  ses  successeurs  n'ont  fait  que 
continuer  sa  politique,  sans  en  comprendre  la 
portée. 

La  noblesse  est  actuellement  tombée  dans  l'opi- 
nion publique  ;  et  si  elle  ne  sert  plus  de  digue  au 
pouvoir,  elle  ne  lui  sert  pas  non  plus  d'appui. 
Envahie  par  le  peuple,  elle  a  été  minée  dans  sa 
base;  et  ses  richesses  se  dissipant  de  jour  en  jour, 
elle  perd  le  dernier  prestige  de  sa  puissance.  Tou- 
tes les  terres  sont  engagéesàla  couronne,  etl'exis- 
tence  du  servage  paralyse  le  développement  de 
la  richesse.  Le  jour  où  tout  le  peuple  sera  devenu 


sous  ISICOLAS  I".  241 

noble,  ou  seulement  lorsque  le  nombre  des  nobles 
sera  immense,  ce  jour,  la  noblesse  aura  fait  place 
à  la  démocratie.  Que  deviendra  alors  le  trône? 

La  noblesse  russe  a  la  faculté  d'entrerau  service 
public  sans  pouvoir  y  être  forcée,  à  moins  d'un 
décret  nominal  de  l'empereur. 

Les  nobles  ont  le  droit  d'aller  à  l'étranger  avec 
des  passe-ports ,  et  d'y  pren d re  du  ser v  ice ,  avec  l'a  u- 
torisation  du  gouvernement;  mais  ils  sont  obligés 
de  rentrer  sans  délaidans  le  pays,  au  premier  appel. 
Tout  noble  retiré  du  service  peut  porter  l'uni- 
forme du  gouvernement  oii  il  est  inscrit. 

Le  noble  ne  peut  être  privé,  sans  jugement,  de 
la  vie,  de  l'honneur,  ni  de  ses  biens;  il  doit  être 
jugé  par  ses  pairs  ^,  et  la  sentence  doit  être  con- 
firmée par  l'empereur. 

Le  noble  est  affranchi  de  toute  peine  corporelle 
avant  comme  pendant  le  jugement,  et  ne  peut  y 
être  soumis  que  pour  un  fait  postérieur  à  celui 
qui  l'a  privé  de  la  noblesse. 

Les  crimes  qui  entraînent  la  perte  de  ses  droits 
sont  ceux  de  trahison,  de  vol  et  d'assassinat. 

Le  noble  russe  est  exempt  des  impôts  person- 
nels et  du  recrutement.  Ses  maisons  de  campagne 
ne  peuvent  être  occupées  par  des  troupes. 

*  Il  est  dérisoire  d'appeler  des  juges  ordinaires  des  em- 
ployés anoblis  par  d'anciens  nobles. 

16 


242  LA  RUSSIE 

Le  noble  héréditaire  a  le  droit  d'établir  dans  ses 
propriétés  toute  espèce  de  fabriqueset d'industrie; 
il  peut  le  faire  également  dans  les  villes,  en  s'ins- 
crivant  dans  une  guilde.  A  cette  condition  ,  il  est 
admis  à  faire  aussi  tout  genre  de  commerce. 

Il  peut  acquérir  des  biens-fonds  avec  des  serfs, 
mais  il  ne  peut  posséder  des  serfs  sans  avoir  des 
terres. 

Les  affranchis  devenus  nobles  héréditaires  ne 
peuvent,  avant  la  troisième  génération  ,  acquérir 
les  biens  dans  lesquels  ils  ont  été  inscrits  eux- 
mêmes  comme  serfs;  et,  dans  le  cas  où  un  tel  bien 
tomberait  à  l'un  d'eux  en  héritage,  il  doit  être 
placé  immédiatement  sous  tutelle,  ou  vendu  dans 
les  six  mois. 

Excepté  les  Tatares  anciennement  établis,  il  n'y 
a  que  les  chrétiens  qui  aient  droit  de  posséder  des 
serfs  chrétiens. 

Le  bien  d'esclaves  qui  échoit  à  un  noble  per- 
sonnel passe  à  la  couronne,  qui  en  paye  un  prix 
fixé  par  âme,  selon  les  différentes  provinces.  Il 
est  payé  en  outre  5o  roubles  argent  pour  toute 
femme  mère  de  famille  '. 

Comme  on  le  voit,  tous  ces  droits  sont  négatifs 
plutôt  que  positifs,  et  ne  donnent  rien  de  plus  que 

'  En  Russie,  les  femmes  ne  sont  pas  comprises  parmi  les 
âmes  qui  appartiennent  aux  nobles. 


sous  NICOLAS  V\  243 

ce  qui,  dans  les  pays  civilisés,  appartient  à  tout 
le  monde  ^.  Il  ne  faut  rienmoins  (jue  la  naïveté  de 
la  législation  russe  pour  énumérer,  dans  ses  codes, 
des  droits  comme  ceux  que  nous  venons  d'indi- 
quer. Aussi  ne  pourront-ils,  avec  le  progrès  de  la 
civilisation ,  rester  l'apanage  exclusif  d'une  classe  ; 
le  temps  en  fera  table  rase.  Les  distinctions  d'hom- 
mes libres  et  de  serfs  une  fois  abolies ,  les  privi- 
lèges des  nobles  disparaîtront  et  deviendront  le 
patrimoine  de  la  nation  entière,  comme  ils  sont 
celui  de  l'humanité.  —  «  Les  droits  de  la  noblesse, 
disiait  un  jour  un  professeur  russe  célèbre,  qui  au- 
rait pu  être  un  écrivain  distingué  aussi  bien  qu'il 
est  devenu  un  haut  fonctionnaire,  les  droits  de 
la  noblesse  russe  consistent  à  entrer  au  service,  si 
on  veut  bien  l'y  admettre;  à  le  quitter,  si  on  veut 
la  laisser  partir;  à  aller  a  l'étranger,  si  on  lui  donne 
un  passe-port;  à  acheter  des  biens-fonds,  si  elle  a  de 
l'argent.  »  El  ces  droits  sont  les  mêmes  pour  les 
descendants  de  Rurick  ou  de  Guidemine,  et  pour 
le  dernier  parvenu. 

La  noblesse  de  chaque  gouvernement  forme  un 
corps  séparé,  et  a  la  faculté  de  s'assembler  pour  se 

(i)  Le  dernier  chiffonnier  en  France  peut,  s'il  le  veut, 
prendre  du  service,  en  sortir  à  son  gré,  voyager  avec  un 
passe-port  à  l'étranger  ;  il  peut,  s'il  en  a  le  moyen,  acheter  d«s 
nègres  dans  les  colonies;  il  est  exempt  des  peines  corpo- 
relles, et  ne  peut  être  non  plus  puni  sans  jugement. 

i6, 


244  LA  RUSSIE 

concerter  sur  ses  intérêts  communs.  Ces  sortes 

d'assemblées  ont  lieu  par  gouvernements  et  par 

districts,  et  elles  sont  ordinaires   ou  extraoïdi- 

naires. 

Les  assemblées  ordinaires,  pour  les  gouverne- 
ments, se  tiennent  tous  les  trois  ans,  babituel- 
lement  du  mois  de  décembre  au  mois  de  janvier. 
Celles  des  districts  les  précèdent  de  trois  mois. 

Le  droit  de  siéger   dans  ces  assemblées,  avec 
voix  délibérative  ,  appartient  aux  nobles  bérédi- 
taires  qui  ont  au  moins  cent  paysans  ou  3ooo  des- 
siatines  de  terre  labourable.  Ceux  qui  ont  5o  pay- 
sans, au  moins,    peuvent    y  assister,   mais    non 
délibérer.  Les  colonels  ou   conseillers  d'État ,  et 
les  fonctionnaires  investis  de   grades  supérieurs 
n'ont  besoin    que    de  cinq  seifs  pour  être  élec 
leurs.  Dans  les  gouvernements  des  deux  capita 
les,  de  la  Tauride  et  d'Astraban,  les  nobles  pro 
priétairesde  maisons  ou  de  biens  de  campagne^  etc. 
qui  leur  rapportent  au  moins  600  roubles  argent 
prennent  une  part  active  aux  assemblées.  En  ou- 
tre ,  on  ne  peut  en  être  membre  avant  l'âge  de 
21  ans  révolus,  et  si  l'on  n'a  acquis  au  moins  la 
quatorzième  classe  au  service  actif. 

Le  noble  qui  possède  en  même  temps,  dans 
plusieurs  gouvernements  ou  districts,  les  proprié- 
tés requises  pour  avoir  droit  aux  élections,  y  par- 
ticipe dans  cbacun  de  ces  gouvernements  ou  dis- 


sous  NICOLAS  I".  245 

tricts.  Celui  qui  a,  dans  difféients  gouvernemenls 
ou  districts,  de  petites  parcelles  de  propiiélés,  qui 
réunies  forment  loo  paysans  ou  3ooo  dessialines, 
a  le  choix  du  lieu  où  il  veut  exercer  ses  droits  d'é- 
lecteur. 

Les  petits  propriétaires  ont  la  faculté  de  mettre 
leur  avoir  en  commun,  jusqu'à  ce  que  la  quantité 
des  terres  ou  des  paysans  possédés  réponde  à 
celle  qui  est  exigée  par  la  loi  ;  et  alors  ils  envoient 
à  l'assemblée  un  représentant. 

Les  tuteurs  et  possesseurs  viagers  de  propiié- 
lés dont  l'imporlance  satisfait  aux  conditions 
fixées  par  la  loi,  peuvent  prendre  part  aux  assem- 
bléess'ilsrenjplissentlesautres  conditions  voulues. 
Le  père  peut  se  faiie  représenter  par  un  fils,  et 
la  femme  par  un  de  ses  parents,  ou  même  par  un 
étranger  noble. 

Les  nobles  qui  ont  été  chassés  du  service  ou 
mis  en  jugement  pour  ciime,  sont  privés  du  droit 
de  siéger  à  l'assemblée. 

L'assemblée  de  la  noblesse  a  le  droit  d'avoir 
une  maison  à  elle,  un  secrétaire  ,  des  archives  et 
un  sceau. 

Les  assemblées  de  gouvernement  ont  pour  mis- 
sion d'élire  aux  différents  emplois  qui  sont  de 
leur  ressort ,  de  débattie  les  intérêts  de  leur  gou- 
vernement, et  de  présenter  leurs  opinions  au 
gouverneui-,  au  ministre  de  l'intéiieur  et  à  i'cm- 


246  LA  RUSSIE 

pereur  lui-même,  auquel  ils  peuvent  adresser 
des  suppliques  en  mains  propres.  Elles  ont  à  faire 
choix  de  trois  députés,  pour  le  cas  où  le  pouvoir 
croirait  nécessaire  de  les  mander  auprès  de  lui  , 
afin  de  conférer  sur  les  plaintes  et  les  demandes 
de  la  noblesse.  Ces  assemblées  peuvent,  après  en 
avoir  reçu  l'autorisation  ,  envoyer  des  députés  au- 
près de  l'empereur,  pour  lui  rendre  grâce  des  droits 
et  des  privilèges  qu  il  aurait  octroyés  à  la  noblesse. 
Les  assemblées  de  chaque  gouvernement ,  et 
particulièrement  le  maréchal  et  les  députés,  sont 
chargés  de  vérifier  les  titres  des  nobles  de  la  pro- 
vince, et  de  veiller  sur  le  livre  de  la  noblesse. 

L'assemblée  de  la  noblesse  ne  peut,  en  aucun 
cas,  comparaître  devant  les  tribunaux,  et  ne  s'y 
défend  que  par  des  délégués. 

Sicile  prenait  des  décisions  contraires  aux  lois, 
elle  encourrait  une  amende  de  1 5o  roubles  argent; 
le  maréchal  du  gouvernement  paverait  en  sus 
60  roubles,  et  les  maréchaux  de  district  3o  rou- 
bles argent. 

Le  chef  du  gouvernement  ne  peut  en  faire  par- 
tie, quand  même  il  aurait  des  propriétés  dans  la 
j)rovince  même.  Le  procuieur  du  gouvernement 
doit  y  assister  simplement  pour  donner  les  éclair- 
cissements nécessaires  sur  les  lois,  mais  il  nepeut 
prendre  une  part  active  aux  travaux. 

Les   maréchaux   des  gouvernements  ,   comme 


sous  NICOLAS  P\  247 

ceux  des  districts,  élus  par  les  assemblées  de  la 
noblesse,  dans  chacune  de  ces  circonscriptions  , 
ont  pour  mission  d'ouvrir,  de  présider  et  de  clore 
les  assemblées  dont  ils  émanent ,  d'y  maintenir 
l'ordre,  de  leur  faire  part  des  volontés  et  des  dis- 
positions du  pouvoir  central,  et  d'administrer  les 
sommes  appartenant  à  la  noblesse  selon  ses  dis- 
positions. Ils  reçoivent  le  serment  des  employés 
élus  par  la  noblesse  ,  et  sont  membres  du  bureau 
du  recrutement. 

Les  maréchaux  des  gouvernements  ont  en  outre 
à  délivrer  les  certificats  nécessaires  aux  nobles  qui 
voudraient  entrer  au  service,  et  «  Unir  prêts  les 
chevaux  de  renfort  nécessaires  à  l'usage  de  la  fa- 
mille impériale.  Ils  prennent  part  à  la  mise  en  tu- 
telle des  biens  des  nobles  qui  maltraitent  leurs 
serfs,  qui  seraient  par  trop  prodigues,  ou  qui  s'é- 
loigneraient de  la  religion  orthodoxe. 

La  noblesse  de  chaque  district  désigne  un  dé- 
puté pour  \ assemblée  des  députés^  qui  ne  relève 
que  du  sénat,  et  est  présidée  par  le  maréchal  du 
gouvernement.  Celle-ci  est  chargée  de  la  formation 
du  livre  nobiliaire  ;  elle  y  ajoute  les  personnes  qui 
lui  auraient  fourni  les  preuves  irrécusables  de  leur 
noblesse ,  délivre  les  diplômes  et  en  donne  avis  à 
la  géroldie,  qui  révise  ses  décisions.  Elle  parti- 
cipe aussi  à  la  mise  en  tutelle  des  propriétés  des 
nobles. 


248  LA  RUSSIE 

Lors  de  l'assemblée  générale,  la  noblesse  de 
chaque  district  cboisit  un  maréchal  de  district ,  le 
juge  du  ressort,  un  ispraviiik ,  les  juges  des  deux 
tribunaux,  et  les  inspecteurs  des  magasins  de  blé. 
Elle  a  aussi  à  élire  des  candidats  aux  charges  qui 
sont  distribuées  par  tout  le  gouvernement.  Ce  sont: 
le  maréchal  du  gouvernement,  les  présidents  des 
cours  criminelle  et  civile,  le  juge  de  paix,  le  cu- 
rateur du  gynmase,  qui  est  aussi  celui  des  écoles; 
les  adjoints  des  trois  tribunaux  pénal,  civil  et  de 
paix  ;  le  secrétaire  de  la  noblesse,  et  les  membres 
de  la  commission  de  la  bienfaisance  publique. 

L'élection  du  maréchal  du  gouvernement  se  fait 
parmi  les  anciens  maréchaux,  en  commençant  par 
le  titulaire  actuel ,  les  maréchaux  de  district  an- 
ciens ou  en  exercice,  et  les  présidents  des  cham- 
bres. Si  ceux-ci  refusent,  la  noblesse  est  libre  de 
choisir  un  nouveau  candidat.  On  vote  sur  chaque 
candidat  par  des  boules  pour  ou  contre. 

Les  assemblées  de  gouvernement  peuvent,  à  la 
majorité  des  deux  tiers  des  voix  ,  exclure  tout 
noble  qui  a  été  flétri  par  un  jugement  (juelconque, 
ou  qui  a  commis  un  acte  déshonorant,  avant 
même  qu'il  n'ait  étéjugé.  On  ne  peut  appeler  d'une 
telle  décision  qu'au  sénat ,  et  dans  le  cas  seulement 
d'irrégularité  dans  le  scrutin. 

Les  membres  qui  ont  réuni  le  plus  de  voix, 
après  les  élus  aux  différents  postes ,  deviennent 


sous  NICOLAS  I".  249 

des  suppléants  natuiels  pour  chacune  de  ces  fonc- 
tions, et  s'appellent  candidats. 

Les  maréchaux  des  districts  peuvent  être  choi- 
sis parmi  les  nobles  héréditaires  qui  ne  réunis- 
sent pas,  comme  propriétaires,  les  conditions  de 
l'éligibilité;  et,  une  fois  qu'ils  ont  passé  trois  ans 
dans  celte  charge,  ils  acquièrent  le  droit  de  pren- 
dre part  aux  assemblées. 

Les  présidents  des  deux  cours  peuvent  être  élus 
parmi  les  nobles  étrangers  au  gouvernement.  Ils 
doivent  avoir  occupé  les  postes  d'assesseurs,  un 
emploi  équivalent  à  la  sixième  classe,  ou  bien 
appartenir  à  la  septième. 

Les  nobles  personnels  peuvent  être  élus  aux 
places  d'adjoints,  et,  faute  d'autres  aspirants,  à 
celles  d'ispraçniks. 

Les  postes  judiciaires  ne  se  renouvellent  que 
tous  les  six  ans,  les  autres  à  chaque  assemblée  de 
la  noblesse. 

Le  maréchal  du  gouvernement  et  le  curateur 
des  écoles  doivent  être  confirmés  par  l'empe- 
reur. 

Tout  noble  a  le  droit  de  déclarer  à  l'avance 
qu'il  n'acceptera  point  telle  ou  telle  place.  Celui 
qui  a  occupé  un  poste  supérieur  ne  peut  être,  sans 
son  consentement,  investi  d'un  emploi  inférieur. 

Dans  les  gouvernements  d'Archangel,  d'Olo- 
netzk,  de  Viatka,  de  Perm,  et  dans  tous  ceux  de  la 


250  LA  RUSSIE 

Sibérie,  il  n'y  a  pas  d'élections,  à  cause  du  trop 

petit  nonil:>re  de  nobles  résidant  sur  les  lieux. 

Quelque  limités  que  soient  les  droits  des  assem- 
blées de  la  noblesse,  le  cercle  d'activité  dévolu  à 
certains  postes,  qui  sont  à  leur  nomination,  est 
assez  étendu  pour  que  cette  institution  puisse  être 
utile,  si  elle  était  convenablement  exercée;  mais 
la  défaveur  qui  s'attache  au  service  public  en  Rus- 
sie est  telle,  et  les  principes  de  déloyauté  y  ont  pé- 
nétré si  profondément,  que  les  postes  inférieurs 
sont  considérés  comme  une  flétrissure.  En  \ain 
des  patriotes  généreux  ont  voulu  se  dévouer 
pour  les  relever  dans  l'opinion;  ils  ont  échoué 
dans  leur  tentative,  et  ont  dû  les  abandonner  à  des 
gens  qui  n'ont  d'autres  moyens  d'existence  que 
les  dilapidations  inséparables,  en  Russie,  de  tout 
emploi  public. 

Les  charges  de  présidents  des  deux  cours  sont 
rarement  occupées  j)ar  despersonnes  élues  au  sein 
de  la  noblesse,  où  l'on  en  trouve  peu  qui  réunis- 
sent les  conditions  voulues  pour  ces  postes;  et,  la 
plupart  du  temps,  c'est  le  gouvernement  lui-même 
qui  les  fait  occuper  par  des  fonctionnaires  de  son 
choix.  Des  malversations  ayant  été  constatées  dans 
le  gouvernement  de  Novgorod,  Nicolas  a  lancé, 
l'année  dernière,  un  décret  outrageant  pour  tout 
le  corps  de  la  noblesse  :  il  disait  que,  si  elle  ne 
savait  pas  faire  un  usage  convenable  des  droits 


sous  NICOLAS  I".  251 

qu'il  lui  avait  roiicéck's,  il  les  lui  retirerait.  Le  geai 
séparait  là  des  plumes  du  paon.  Ce  n'est  pas  Nico- 
las, mais  Catherine  II,  qui  a  accordé  le  droit  d'é- 
lection à  la  no])îesse.  Qu'arriverait-il,  si  les  no- 
bles qui  occupent  certains  postes  d'administra- 
tion intérieure,  étaient  remplacés  par  des  agents 
du  gouvernement  ?  Le  bien  que  font  encore  les 
premiers  seiait  détruit;  la  vénalité  et  la  paitialité 
passeraient  toutes  les  bornes,  et  le  peu  de  pro- 
bité qu'on  doit  à  la  présence  des  nobles,  dans  les 
emplois,  disparaîtrait.  Tant  que  le  gouvernement 
ne  sera  pas  devenu  moral,  et  que  ses  agents  ne 
seront  pas  indépendants,  on  ne  peut  songer  qu'à 
étendre  la  part  des  nobles  dans  l'administration; 
et  l'on  ne  doit  s'appliquer  qu'à  relever  les  fonc- 
tions qui  leur  sont  dévolues. 

Pour  se  faire  une  juste  idée  de  la  noblesse 
russe,  il  ne  f;Hidrait  pas  la  confondre  dans  un  en- 
semble ,  uîais  distinguer  plusieurs  catégories. 
Les  hommes  de  cour  et  les  fonctionnaires  n'ont 
rien  de  commun  avec  la  noblesse  propreoient 
dite.  Leur  vie  est  réglée  d'en  haut;  leur  esj)rit  est 
rétréci  par  l'étiquette  de  la  cour  ou  la  routine  de 
leur  emploi;  leur  cœur  ne  bat  pas  à  l'aise  dans 
leur  uniforme  étroit,  ou  sous  le  poids  des  décora- 
tions. Dans  la  province ,  on  trouve  des  gens  qui 
tous,  après  avoir  servi  plus  ou  moins  longtemps 
et  occupé  des  postes  plus  ou  moins  importants, 


252  LA  RUSSIE 

ont  abandonné  cette  carrière ,  soit  par  nécessité, 
soit  par  goût  pour  la  vie  rurale,  ou  bien  simple- 
ment pai-  aversion  pour  le  service  public.  Les  uns 
s'occupent  avec  succès  de  leurs  terres  plutôt  que 
de  leurs  serfs;  les  autres  se  sont  volontairement 
exilés  et  retirés  du  monde,  dans  l'espoir  chanceux 
d'un  meilleur  avenir.  A  côté  d'eux,  on  rencontre 
une  nuée  de  petits  seigneurs  qui  n'ont  jamais 
quitté  la  province,  qui  ont  servi,  soit  à  l'intérieur, 
soit  dans  les  régiments  de  ligne,  et  ne  se  sont  ja- 
mais affranchis  des  préjugés  enracinés  dans  leur 
caste.  L'ignorance  la  plus  crasse  s'allie  souvent 
chez  eux  à  des  principes  d'une  moralité  plus  qu'é- 
quivoque. Des  exceptions  se  rencontrent  toute- 
fois dans  les  deux  catégories,  et  l'on  trouve  parfois 
des  cœurs  chaleureux  parmi  les  fonctionnaires, 
des  esprits  éclairés  parmi  les  propriétaires. 

La  noblesse  russe  est  la  tète  et  le  cœur  de  la 
nation;  elle  est  même  la  nation  tout  entière;  car, 
malheureusement  encore,  elle  seule  a  des  droits, 
quoique  illusoires,  tandis  que  le  reste  du  peuple 
n'a  quedes  obligations.  C'est  dans  ses  rangs  que  se 
trouvent  les  gens  les  plus  civilisés  et  les  plus  dis- 
tingués sous  tous  les  rapports.  Jusqu'ici  sa  seule 
vertu  était  un  patriotisme  qui  s'est  révélé,  autant 
par  de  grands  sacrifices,  lors  des  guerres  nationa- 
les, que  par  un  dévouement  aveugle  au  trône, 
qu'elle  considère  comme  la  seule  garantie  du  bien- 


sous  NICOLAS  P\  253 

être  public  et  privé.  La  liberté  sera  nécessairement, 
pour  elle,  la  première  conséquence  et  l'effet  im- 
médiat de  la  loi  du  progrès.  Déjà,  en  iSaS,  plus  de 
cent  nobles  se  sont  sacrifiés  pour  cette  sainte  cause. 
La  littérature  et  l'armée  doivent  à  la  noblesse 
leurs  premières  illustrations.  Les  Pousclikine 
et  les  Karamzine ,  les  Souvorof  et  les  Koutouzof 
étaient  nobles,  avant  de  devenir  de  grands  auteurs 
ou  de  grands  capitaines.  C'est  sur  la  noblesse  que 
doit  donc  reposer  l'espoir  des  réformes  nécessai- 
res à  la  Russie  ;  car  c'est  bien  moins  d'elle  que  du 
gouvernement  que  vient  tout  obstacle  au  déve- 
loppement de  la  nation. 

Il  faudrait  aussi  distinguer  la  noblesse  selon  les 
différentes  provinces.  Les  Allemands  n'ont  rien  de 
commun  avec  les  Russes;  les  petits  Russiens  ne 
leur  ressemblentguère  plus.  La  noblesse  desprovin- 
ces delà  Baltique  (je  parle  de  celle  qui  aime  mieux 
s'occuper  de  ses  intérêts  et  de  ceux  du  pays  que  de 
briguer,  à  la  cour,  des  distinctions  qui  exci- 
tent la  jalousie  des  nationaux),  la  noblesse  alle- 
mande, dis-je,  a  le  sentiment  de  sa  dignité,  une 
civilisation  vraiment  européenne,  des  mœurs  et 
des  usages  honorables.  L'empereur  Alexandre, 
qui  éprouvait  souvent  du  dégoût  pour  les  basses- 
ses de  ses  courtisans,  se  trouvant  un  jour  à  un  bal, 
à  Réval,  dit  tout  liaut  à  ses  généraux  :  «  Voyez, 
ici,  on  ne  salue  pas  comme  chez  nous.  » 


254  LA  RUSSIE 

Dans  la  petite  Russie,  les  Tatares  n'ont  pas  laissé 
cette  trace  profonde  de  leur  domination, qui  a  dé- 
moralisé de  fond  en  comble  la  Russie  proprement 
dite.  Le  servage  n'y  a  même  été  inti  oduit  que  par 
Elisabeth,  qui  s'avisa  un  jour  de  faire  don  à  son 
amant Rasoumovsky  de  5o,ooo  hommes  libres;  et 
depuis  on  a  forcément  inscrit  comme  serfs  les  ha- 
bitants de  ce  pays,  qui  étaient  jusque-là  attachés  à 
leurs  chefs  militaires,  et  non  point  à  la  glèbe. 

DES    SERFS. 

Aucun  homme  libre  ne  peut  être  réduit  à  l'état 
de  serf.  Depuis  l'année  i8of,  les  empereurs  ont 
renoncé  à  Tusage  de  donner  des  serfs  en  cadeau, 
quoiqu'il  y  ail  eu  des  exceptions  à  cette  règle  pour  la 
Pologne,  oi^i  l'on  a  arbitrairement  privé  plusieurs 
villages  entiers  de  leur  liberté.  L'asservissement 
volontaire  n'est  pas  valable,  et  il  n'y  a  plus  que 
les  orphelins,  recueillis  avant  l'âge  de  huit  ans, 
élevés  et  instruits  par  un  noble,  qui  puissent  être 
inscrits  au  nombre  de  ses  serfs. 

Les  enfants  prennent  la  condition  de  leur  père; 
ils  sont  libres  s'ils  naissent  après  son  émancipa- 
tion, son  entrée  au  service  militaire,  ou  son  envoi 
en  Sibérie.  Les  femmes  libres  qui  épousent  des 
serfs  conservent  leur  liberté,  tout  en  devant  obéis- 
sance à  leur  nouveau   maître.  Le  mariage  avec 


sous  NICOLAS  P\  255 

un  homme  libre  émancipe  la  fille  ou  la  femme 
serve. 

II  est  défendu  aux  propriétaires  d'imposer  à 
leurs  serfs  des  mariages  contraiies  à  leurs  inclina- 
tions; mais  il  est  aussi  interdit  au  clergé  de  marier 
des  serfs  sans  l'autorisation  de  leurs  maîtres.  Ne 
pouvant  s'allier  d'ordinaire  qu'entre  eux,  les  serfs 
appartenant  au  même  propriétaire  se  trouvent 
bientôt  unis  de  parenté  pardes  liens  qui  leur  per- 
mettent difficilement  de  contracter  de  nouveaux 
mariages.  Les  petits  propriétaires  surtout,  privés 
du  droit  d'acheter  des  fdles  chez  les  voisins, 
voient  leurs  serfs  condamnés  à  un  célibat  perpé- 
tuel, et  leur  bien  décroître  de  plus  en  plus. 

Les  serfs  fugitifs  doivent  être  rendus  à  leurs 
maîtres,  quand  même  ils  auraient  été  plus  de  dix 
ans  en  fuite.  S'ils  contractent  dans  cet  intervalle 
des  mariages  avec  des  serfs  appartenant  à  d'autres 
maîtres,  ceux-ci,  mari  ou  femme,  et  leurs  enfants, 
reviennent  aux  propriétaires  des  fuyards.  Dans  le 
cas  où  ils  se  seraient  mariés  avec  d'autres  fuyards, 
ces  sortes  de  familles  reviennent  en  entier  au  maî- 
tre du  mari,  et  celui  de  la  femme  reçoit  l'indem- 
nité fixée  par  la  loi. 

Si  la  femme  fugitive  se  marie  à  un  homme  li- 
bre, elle  reste  libre  ;  mais  son  mari  est  tenu  d'in- 
demniser le  propriétaire. 

Si  un  serf  a  été  tué  sans  préméditation  ,  le 
meurtrier  paye  au  propriétaire  600  roubles  ar- 


256  LA  RUSSIE 

gent;  mais  s'il  y  a  eu  préméditation,  il  n'y  a  pas 
lieu  à  indemnité,  le  criminel  étant  passible  des 
peines  portées  par  la  loi  ^ 

Le  maître  d'un  navire  sur  lequel  un  serf  meurt, 
par  suite  de  son  service ,  est  obligé  de  payer  au 
maître  du  serf  trois  ans  de  rétribution  et  l'impôt 
du  défunt  ^. 

Les  serfs  sont  tenus  de  travailler  pour  leur 
maître  trois  jours  de  la  semaine,  qui  ne  doivent 
jamais  être  les  dimanches  ni  les  fêtes. 

Il  est  interdit  aux  maîtres  de  faire  travailler 
leurs  serfs  aux  mines,  à  des  conditions  que  ceux-ci 
n'auraient  pas  acceptées  de  plein  gré. 

Le  maître  décide,  sans  appel,  les  contestations 
entre  les  serfs  de  sa  propriété,  et  leur  inflige  les 
peines  qu'il  veut,  sans  avoir  le  droit  toutefois  de 
les  mutiler  ou  de  mettre  leurs  jours  en  danger.  Son 
pouvoir  ne  va  pas  jusqu'au  châtiment  des  crimes^ 
qui  doivent  toujours  être  portés  devant  les  tribu- 
naux. Il  peut  également  s'en  remettre  à  ceux-ci  de 
la  punition  de  ses  gens,  pour  désobéissance  ou 
délits  ordinaires,  comme  il  peut  aussi  faire  soldat 
ou  abandonner  à  la  discrétion  du  gouvernement 
un  serf  de  mauvaise  conduite. 

Le  propriétaire  peut  transporter  ses  serfs  d'une 

'  Swod,  t.  IX,  art.  962. 

"  Les  propriétaires  payent  pour  leurs  serfs  près  de  8  francs 
par  an  d'impôt  personnel. 


sous  NiCOLAS   I  '.  257 

terre  à  une  autre,  quelles  que  soient  la  distance 
et  la  situation  des  lieux;  mais,  dans  le  cas  où  ses 
biens  seraient  hypothéqués,  il  ne  peut  le  faire 
qu'avec  le  consentement  des  créanciers. 

Quiconque  n'est  pas  noble  héréditaire  ne  peut 
avoir  de  serfs.  Le  noble  qui  n'a  pas  de  terres  ne 
peut  posséder  des  hommes.  L'affranchi  devenu 
noble,  son  fils  et  son  petit-fils  ne  peuvent  possé- 
der les  terres  où  ils  ont  été  serfs. 

Il  est  défendu  de  faire  annoncer  dans  les  jour- 
naux aucune  vente  de  serfs  sans  terres,  ou  de  pro- 
céder à  ces  ventes  publiquement  sur  des  foires 
ou  marchés.  On  ne  peut  diviser  les  familles,  vendre 
séparément  le  mari,  la  femme  ou  les  enfants  non 
mariés,  orphelins  ou  non. 

Le  propriétaire  doit  préserver  les  serfs  de  l'indi- 
gence. Il  paye  une  amende  de  i  rouble  5o  cop. 
argent,  pour  tout  serf  piis  en  flagrant  délit  de 
mendicité. 

Les  serfs  ruinés  pu  maltraités  par  leur  maître 
sont  placés  sous  tutelle,  et  certaines  cruautés  des 
maîtres  envers  leurs  serfs  peuvent  être  portées  de- 
vant les  tribunaux  ^.  Les  propriétaires  placés  sous 
tutelle  nepeuvent  pas  résider  dans  leursbiens,  mais 

*  On  cite  un  trait  étrange  de  la  justice  de  Nicolas. 
M.  S**,  propriétaire  du  gouvernement  de  Vitebsk,  ayant  été 
assassiné  par  ses  serfs  parce  qu'il  avait  voulu  violer  une  de 
leurs  filles,  on  ordonna  une  enciuétc.  Vingt  nobles,  voisins  du 

17 


258  LA  RUSSIE 

ils  sont  libres  de  les  vendre  ou  de  disposer  de 
leurs  revenus.  Dans  le  cas  où  ils  acquerraient  de 
nouveaux  serfs,  ceux-ci  auraient  le  soit  des  autres. 
Les  propriétés  sur  lesquelles  s'accumulent  des  ar- 
riérés d'impôts  passent  sous  tutelle  jusqu'à  l'ac- 
quittement entier  des  dettes. 

Les  serfs  ne  peuvent  posséder  aucun  immeu- 
ble. Leurs  terres  et  leurs  maisons  appartiennent  à 
leurs  maîtres  '.  Les  héritages  qui  leur  reviennent 
sont  vendus  à  leur  profit.  Ils  peuvent,  avec  l'auto- 
risation de  leurs  seigneurs,  fonder  des  fabriques, 
faire  le  commerce,  et  s'inscrire  temporairement 
aux  maîtrises. 

Le  maître  peut  donner  la  liberté  à  ses  serfs  en 
masse  ou  individuellement,  avec  ou  sans  terre. 
L'affranchi  est  tenu  de  faire  choix  d'un  état  avant 
le  plus  prochain  recensement  ;  et,  dans  le  cas  con- 
traire, il  devient  soldat  ou  colon,  et  ses  enfants 
en  bas  âge  sont  placés  dans  des  écoles  militaiies. 
Lesenfants  qui,  dansée  temps,  auraient perduleurs 
parents ,  restent  libres,  à  condition  de  choisir  un 
état  dès  qu'ils  seront  devenus  majeurs.  Si  l'acte 
d'affranchissement  n'était  pas  reconnu  valable , 
l'affranchi  retournerait  à  la  servitude,  à  moins  que, 


défunt,  déposèrent  en  faveur  de  sa  moralité.  L'empereur  or- 
donna de  séquestrer  les  biens  de  tous  ces  faux  témoins. 
'  Swod,  t.  IX,  art.  1047. 


sous  NICOLAS  I".  259 

dans  l'intervalle,  il  n'eût  fait  choix  d'un  état;  mais, 
une  fois  inscrit  dans  une  profession  libre,  il  con- 
serve son  indépendance  ,  et  son  maître  reçoit  du 
gouvernement  ii4  roubles  28  4/7  cop.  pour  un 
homme,  et  67  roubles  i4  a/7  cop.  argent  pour 
une  femme. 

Les  serfs  qui  tombent  en  la  possession  de  per- 
sonnes non  chrétiennes  deviennent  libres  en 
payant  4  roubles  5o  cop.  argent,  par  tête,  au  pro- 
fit du  maître. 

Le  serf  qui  dénoncerait,  avec  preuves,  son  maî- 
tre, pour  trahison  ou  attentat  contre  l'empereur, 
obtiendrait  la  liberté,  ainsi  que  toute  sa  famille". 

Les  serfs  faits  prisonniers  de  guerre  ne  retour- 
nent pas  à  leurs  maîtres  en  recouvrant  la  liberté. 

La  condamnation  a  l'exportation  ou  aux  tra- 
vaux forcés  donne  la  liberté  aux  serfs,  et  leurs 
femmes  peuvent  les  suivre  dans  le  lieu  de  leur 
exil. 

Dans  une  autre  occasion  ^,  je  me  suis  prononcé 
en  faveur  du  décret  du  2  avril  1 84^ ,  qui  donne 
aux  nobles  la  faculté  d'émanciper  les  serfs,  en 
passant  avec  eux  des  conventions  librement  con- 
senties. Aujourd'hui  encore,  je  maintiens  mon 
opinion  dans  toute  son  étendue.  J'ai  salué  ce  dé- 

'  Swod,  art.  1088. 

'  Esprit  de  l'économie  politique. 

17. 


260  LA  RUSSIE 

cret  comme  un  acte  avant-coureurde  l'émaiicipat  ion 
des  serfs  :  en  effet,  si  peu  que  ce  soit,  c'est  beau- 
coup que  d'avoir  abordé  cette  question  ;  et  déjà 
la  crainte  de  \'oir  le  gouvernement  trancher  un 
jour  ce  nœud  pousse  les  nobles  à  prévenir  son 
intervention  directe,  et  à  remédier,  d'une  manière 
ou  d'une  autre,  à  l'état  actuel  des  choses.  Parle 
moven  que  le  gouvernement  a  adopté,  il  s'est  dé- 
parti l'initiative,  et  a  rejeté  la  responsabilité  sur  la 
noblesse,  en  ouvrant  un  champ  libre  à  sa  philan- 
thropie. C'est  là,  de  sa  part,  une  politique  comme 
une  autre,  et  qui  allège  singulièrement  sa  tâche. 
Une  fois  parvenu  là,  bon  gré  mal  gré,  il  y  aurait  de 
la  pusillanimité  à  reculer,  et  je  m'empare  de  son 
décret  comme  d'une  planche  de  salut.  Je  le  somme, 
au  nom  de  l'humanité,  de  faire  honneur  aux  en- 
gagenients  que,  moralement,  il  a  contractés  à  la 
face  du  monde  entier.  Je  crois  le  décret  bon,  parce 
qu'il  me  paraît  modéré,  et  qu'il  respecte  les  pré- 
tentions de  chacun, laissant  aux  nobles, commeaux 
serfs,  toute  latitude  pour  stipuler  les  conventions 
qu'ils  auiont  reconnues  avantageuses.  Celte  loi  est 
d'autant  plus  sage  qu'elle  réseive  au  gouverne- 
ment la  faculté  de  faire ,  au  bout  de  quelque 
temps,  un  choix  entre  toutes  les  conventions  qui 
auront  été  passées,  et  d'adopter  pour  modèle  celle 
qui  aurait  été  reconnue  la  meilleure,etqui  pourra 
être  rendue  obligatoire.  Je  pensais  bien,  d'ailleurs, 


sous  NICOLAS  I".  261 

et  je  crois  encore  que  la  force  des  choses  comman- 
dera impérieusement  d'adopter  des  conditions 
différentes  selon  la  différence  des  localités  '. 

Jusqu'ici  les  résultats  n'ont  pas  répondu  aux 
espérances.  La  noblesse  n'a  pas  mis,  à  entrer  dans 
la  voie  qui  lui  était  ouveite,  l'empressement  qu'on 
était  en  droit  d'attendre  d'elle;  le  pouvoir  n'a 
pas  apporté  sur  ce  point  la  persévérance  néces- 
saire, et  s'est  laissé  soupçonner  de  timidité  ou  de 
duplicité.  Les  serfs  n'ont  pas  les  lumières  suffi- 
santes pour  établir  les  conditions  de  leur  affran- 
chissement, et  craindraient  de  compromettre  leur 
avenir.  Ils  se  méfient  du  gouvernement  plus  que 
de  leurs  mailres  ,  et  aiment  mieux  rester  serfs  que 
de  se  mettre  sous  une  dépendance  plus  grande  de 
l'autorité.  Le  jour,  disent-ils, où  nous  aurions  des 
différends  avec  nos  maîtres,  les  juges  leur  donne- 
raient raison  et  gain  de  cause.  Ils  craignent  de  ne 
pouvoir  alors  suffire  à  la  rapacité  de  ces  magistrats, 
tandis  qu'ils  n'ont  guère  à  se  plaindre  actuelle- 
ment delà  cruauté  de  leuis seigneurs.  La  noblesse, 
de  son  côté, n'a  aucune  envie  de  faire  intervenir  le 
gouvernement  dans  ses  relations  avec  ses  paysans  ; 

'  On  m'objecte,  on  nie  dit  que  le  serf  étant  inie  chose,  on 
ne  peut  traiter  avec  lui;  qu'étant  une  propriété  lui-même,  il 
ne  peut  avoir  de  (luoi  repondre  de  ses  engagements.  L'objec- 
tion est  subtile.  Le  serf  n'est  serf  qu'autant  que  la  loi  le  veut 
bien,  et  c'est  pour  lui  donner  une  i)ropriété  qu'on  l'émancipé. 


262  LA  RUSSIE 

et  celui-ci,  marchant  à  tâtons,  n'ose  ni  \enir  en 
aide  aux  serfs,  ni  prendre  une  résolution  défini- 
tive. La  question  se  voit  ainsi  indéfiniment  ajour- 
née, grâce  au  mauvais  état  de  l'administration 
russe,  et  à  la  mauvaise  foi  des  employés  que  la 
loi  de  1842  chargeait  de  vider  les  différends  entre 
les  affranchis  et  les  nobles.  Mais  avec  la  situation 
déplorable  des  tribunaux  russes.il  n'est  pas  possi- 
ble de  songer  non-seulement  à  une  émancipation 
quelconque,  mais  l'existence  elle-même  devient 
un  fardeau.  C'est  là  qu'il  faut  avant  tout  porter 
le  scalpel;  il  faut  améliorer  l'administration,  soit 
en  encourageant  les  nobles  les  plus  intelligents 
et  les  plus  probes  à  y  prendre  part,  soit  en  y  ap- 
pelant des  jeunes  gens  instruits  et  de  bonne  fa- 
mille. Mais  le  mal  est  plus  profond  qu'on  ne  le 
pense;  il  tient  à  l'organisation  même  du  gouver- 
nement russe,  et  c'est  dans  les  hautes  régions  qu'il 
faudrait  frapper.  L'édifice  pèche  par  la  base;  il 
est  impossible  d'améliorer  réellement  une  partie 
sans  refaire  le  tout.  On  ne  peut  émanciper  les 
serfs  sans  émanciper  les  nobles ,  moraliser  les 
sujets  sans  moraliser  le  gouvernement.  Il  faut  tout 
à  la  fois  relever  la  loi,  purifier  la  législation, 
perfectionner  la  procédure,  inculquer,  à  chacun 
et  à  tous,  le  sentiment  du  devoir,  civiliser  le 
peuple,  en  un  mot.  Mais  ce  n'est  point  une 
raison  de  négliger  les  détails ,  de  renoncer  aux 


sors  NICOLAS  P".  203 

améliorations  partielles,  parce  cju'on  ne  j)eut 
modifier  le  tout;  il  faut  travailler  à  l'un  et  à  l'au- 
tre en  même  temps,  et  commencer  pai-  quekpie 
chose. 

Ce  ne  sont  pas  les  moyens  qui  manquent  pour 
mener  à  fin  une  œuvre  que  Dieu  lui-même  se 
chargerait  de  protéger;  et  il  est  bien  plus  difficile 
de  subsister  avec  les  serfs,  que  de  se  tirer  des  em- 
barras que  pourrait  faire  naître  l'affranchissement. 

Ne  voulût-on  décréter  la  liberté  que  sur  les  bases 
des  rapports  actuellement  existant  entre  les  maî- 
tres et  les  serfs,  qu'on  tenterait  encore  plus  qu'il 
n'est  possible  de  faire.  Le  seif  dit  de  ùarstsc/n'/ia, 
ou  qui  travaille  pour  le  compte  de  son  maître,  a 
trois  jours  de  la  semaine  pour  lui  et  trois  dessia- 
tinesde  terre  en  usufruit,  une  de  chaque  culture, 
d'après  le  système  des  jachères,  qui  règne  généra- 
lement en  Russie.  Dans  certaines  provinces,  il  en 
a  même  six,  deux  de  chaque  culture  '.  lia  de  plus 
une  cabane,  des  ustensiles  de  travail,  des  animaux 
en  propre.Le  seigneurie  plus  avide  respecte  la  pro- 
priété mobilière  du  serf,  et  le  prélèvement  des 
moutons,  des  poulets,  des  œufs  et  de  la  toile,  com- 
mence à  disparaître.  Il  déplace  bien  parfois  sa 
cabane  et  son  champ;  mais  il  ne  peut  s'empêcher 
de  lui  donner  l'une   et  l'autre,  étant  obligé  de 


'&^ 


Une  dessiatine  est  un  peu  plus  d'un  hectare. 


264  LA  RUSSIE 

pourvoira  sa  subsistance,  et  tiouvantquele  mode 
en  usage  est  encore  le  plus  facile.  Les  paysans 
redevanciers  jouissent  de  la  totalité  des  terres  du 
seigneur  pour  une  rétribution  minime  qui  est 
fixée  d'un  commun  accord. 

Si  la  loi  déclarait  cet  état  de  clioses  fixe  et  obli- 
gatoire, en  assurant  aux  serfs  la  propriété  de  leur 
terrain  ,  en  échange  du  travail  ou  de  la  rétribu- 
tion qu'ils  payent,  les  nobles  crieraient  à  la  spolia- 
tion, et  les  mieux  pourvus,  ceux  qui  exploitent 
eux-mêmes  leurs  terres,  se  legarderaient  comme 
lésés  dans  leurs  droits.  Les  plus  intelligents,  qui 
seraient  disposés  à  renoncer  à  leurs  droits  sur  les 
hommes,  ne  consentiraient  pas  à  céder  à  per- 
pétuité la  moindre  parcelle  de  leurs  terres.  Si  donc 
l'état  actuel  des  clioses  protège  évidemment  les 
serfs,  comment  ne  saurait-on  trouver  des  arran- 
gements qui  satisfassent  les  deux  parties?  Les 
nobles  n'ayant  pas  de  droits  sur  leurs  seifs  n'en 
ont  pas  sur  leur  travail,  plus  que  ceux-ci  n'ont  de 
droit  sur  leurs  terres.  Le  pacte  est  facile  à  rompre, 
elle  gouvernement  peut,  en  toute  justice,  pres- 
crire un  nouvel  ordre  de  choses.  Laissant  aux 
deux  parties  la  faculté  de  débattre  et  de  fixer 
leurs  rapports,  il  peut  et  il  doit  les  y  pousser,  en 
se  prononçant  pour  une  règle  quelconque  qui 
serait  imposée  de  force  si,  après  un  certain  temps, 
on  ne  s'était  pas  arrangé  de  gré  à  gré. 


sous  NICOLAS  V\  26.'i 

Il  n'est  pas  temps  encore,  disent  les  nobles. 
C'est  le  cri  que  pousse  le  malade  à  l'aspect  de 
l'instrument  du  chirurgien,  cri  qui  se  change  en 
soupir  de  soulagement,  lorsque  l'opérateur  a  en- 
levé le  membie  gangrené.  Les  serfs,  disent-ils  en- 
core, ne  sont  pas  aptes  à  faire  un  usage  conve- 
nable de  la  liberté.  Si  ce  n'est  pas  là  le  langage  du 
loup  à  la  brebis,  c'est  celui  de  gens  prévenus. 
L'esclavage  n'a  jamais  été  l'éducation  de  la  liberté; 
le  gouvernement  russe,  en  interdisant  toute  ins- 
truction aux  serfs  %  empêche  leur  intelligence  de 
concevoir  les  bienfaits  d'une  condition  libre,  et 
les  condamne  à  un  abrutissement  qui  les  fait  se 
complaire  dans  l'esclavage. 

Les  nobles  russes  veulent  l'affranchissement 
des  seifs,  parce  (ju'ils  rougissent  de  passer  pour 
des  marchands  d'esclaves  aux  yeux  de  l'Europe 
civilisée;  parce  qu'ils  commencent  à  entrevoir 
quelque  profit  dans  l'émancipation,  et  à  craindre, 
pour  leur  propre  sûreté,  que  les  serfs  ne  viennent 
à  s'emparer  eux-mêmes  de  la  liberté  qu'on  leur 
refuse  aujourd'hui.  Le  gouvernement  le  veut 
aussi,  afin  de  se  blanchir  devant  l'étranger  et 
d'augmenter  ses  revenus.  H  n'y  aurait  de  la  sorte 


'  Le  serf  ne  peut  être  admis  aux  écoles  publiques  qu'après 
avoir  obtenu  son  émancipation ,  et  il  n'a  été  rien  fait  dans 
l'intérêt  de  l'instruction  de  cette  classe  de  la  population. 


266  LA  RUSSIE 

que  les  serfs  eux-mêmes  qui  ne  \oudraient  pas 
devenir  libres;  car,  à  entendre  les  partisans  du 
statu  qiio,  leur  étal  est  assuré  actuellement,  et 
deviendrait  tout  à  fait  précaire  le  jour  de  leur 
affranchissement.  Si,  en  effet,  les  nobles  n'enten- 
dent rien  céder  de  leurs  terres ,  en  ce  cas  ,  certes, 
la  liberté  serait  une  arme  dangereuse  entre  les 
mains  des  serfs. 

Le  gouvernement,  d'un  côté,  n'a  pas  le  courage 
deprendreune  mesure  décisive,  et,  de  l'autre,  les 
serfs  ne  savent  pas  stipuler  en  faveur  de  leurs  in- 
térêts. L'empereur,  cédant  aux  influences  de  l'é- 
tranger, voudrait  bien  se  couronner  d'un  laurier 
immortel  ;  mais  il  ne  sait  ni  éviter  ni  affronter  les 
dangers  que  présente  l'affranchissement,  et  il  se 
complaît  trop  bien  dans  les  ténèbres  qui  l'entou- 
rent, pour  décréter  la  liberté  qui  les  dissiperait. 

Avant  d'émanciper  les  serfs  des  nobles,  il  fau- 
drait affiancbir  les  serfs  de  la  couronne;  car  tout 
le  monde  s'accorde  à  dire  que  leur  état  est  plus 
malheureux  que  celui  des  serfs  des  particuliers. 
Ils  ne  peuvent  se  déplacer  à  leur  gré,  ni  embras- 
ser l'industrie  qui  leur  convient,  ni  s'établir  là 
où  il  leur  plaît  ;  et  la  multiplicité  de  leurs  chefs 
ne  fait  que  paralyser  leur  activité,  que  ruiner 
leur  fortune.  Sous  les  prétextes  les  plus  futiles, 
tous  les  employés  du  gouvernement  et  employés 
éligibles  les  rançonnent  à  qui  mieux  mieux,  leur 


sous  NICOLAS  I".  267 

donnant  pour  motifs  de  leurs  extorsions  de  hautes 
raisons  gouvernementales  qui  sont  censées  échap- 
per à  leur  intelligence;  et  l'uniforme  ridicule 
dont  on  a  affublé  les  paysans-fonctionnaires  ac- 
croît leur  cupidité  autant  que  leur  influence. 

Les  demi-mesures  que  Nicolas  a  prises  jusqu'ici 
manquent  d'énergie;  et,  récemment  encore,  le 
gouvernement,  en  se  portant  garant  des  enga- 
gements que  les  serfs  attachés  au  service  per- 
sonnel de  leurs  maîtres  auraient  contractés  pour 
leur  libération,  n'a  pas  su  fixer  un  maximum  qui 
fût  obligatoire  pour  les  seigneurs.  11  est  donc  dit 
que  rien  de  grand  ne  s'accomplira  sous  ce  régime 
malheureux,  et  que  l'héritier  de  la  couronne  hé- 
ritera de  toutes  les  difficultés  que  son  père  ne 
sait  pas  résoudre. 

DU    CLERGÉ    RÉGULIER. 

Un  homme  ne  peut  entrer  dans  un  couvent 
avant  trente  ans,  une  femme  avant  quarante.  Ils 
doivent  être  libres  de  tout  engagement  et  obliga- 
tion personnelle,  comme  du  service  public,  de  la 
dépendance  d'un  maître,  des  liens  du  mariage; 
n'avoir  pas  de  dettes  ou  de  comptes  à  régler  avec 
la  justice.  Dans  le  cas  où  deux  époux  voudraient 
renoncer  au  monde  à  la  fois,  il  faut  qu'ils  n'aient 
pas  d'enfants  en  bas  âge. 


268  LA  RUSSIE 

Le  moine  c|iii  quitte  son  couvent  ne  recouvre 
ni  les  grades  ni  les  ordres  qu'il  j3oiivait  avoir  ac- 
quis au  service,  et  rentre  simplement  dans  la 
classe  qu'il  a  occupée  par  droit  de  naissance,  il 
ne  peut  être  admis  de  nouveau  au  service,  ni  ha- 
biter, avant  sept  ans,  une  des  capitales,  ou  le 
gouvernement  dans  lequel  se  trouve  le  monastère 
d'où  il  est  sorti. 

Les  moines  exclus  du  couvent  pour  inconduite 
sont  à  la  disposition  du  gouvernement. 

Les  moines  sont  exempts  d'impôts,  du  recrute- 
ment et  des  peines  corporelles. 

Aucun  membre  du  clergé  régulier  ne  peut  ni 
acquérir  ni  posséder  d'immeubles;  il  est  tenu  de 
s'en  défoire  à  la  prise  de  la  tonsure,  et  n'a  point 
droit  de  les  racheter  à  sa  rentrée  dans  le  monde; 
mais  il  peut  faire  bâtir  ou  acheter  des  cellules 
dans  l'intérieur  de  son  monastère.  Tout  commerce 
lui  est  interdit,  hormis  celui  des  objets  qu'il  con- 
lectionne  lui-même,  et  qui,  avec  l'agrément  de 
l'autorité,  peuvent  être  vendus  ])ar  des  religieux 
âgés.  Il  lui  est  interdit  de  contracter  aucun  enga- 
gement, de  recevoir  en  dépôt  d'autres  objets  que 
des  livres,  et  de  placer  aucun  capital  dans  les  ins- 
titutions de  crédit. 

Les  autorités  monastiques  ont  seules  le  dioit 
de  tester.  Les  biens  des  simples  moines  appartien- 
nent, api  es  leur  mort,  au  monastère. 


SOLS  NICOLAS  l"\  269 


DU   CLERGE    SECULIER. 


Tout  homme,  excepté  le  serf,  peut  embrasser- 
l'état  ecclésiastique,  lorsqu'il  y  a  des  places  va- 
cantes dans  le  clergé ,  et  lorsque  la  conduite  et 
l'éducation  du  postulant  sont  conformes  aux  de- 
voirs de  ce  ministère. 

Les  diacres  qui  renoncent  à  leurs  fonctions  ne 
peuvent  ètie  admis  au  service  public  que  six  ans, 
et  les  prêtres,  que  dix  ans  après  ;  ils  ne  recouvrent 
pas  les  droits  qu'ils  pourraient}'  avoir  acquis  pré- 
cédemment. S'ils  ont  été  exclus  du  clergé  pour  in- 
conduite, le  teime  avant  lequel  ils  ne  sauraient 
être  admis  au  service  civil  est  doublé;  il  est  alois 
de  douze  ansipour  les  diacres,  et  pour  les  curés 
de  vingt  ans.  ^uant  au  service  militaire,  ils  peu- 
vent y  être  admis  immédiatement,  mais  comme 
soldats. 

Les  simples  clercs ,  exclus  pour  mauvaise  con- 
duite, et  privés  du  libre  clioix  d'un  état,  sont 
faits  soldats,  ou,  en  cas  d'incapacité,  colons  dans 
les  gouvernements  les  moins  peuplés. 

Les  membres  du  clergé  sont  affianchis  des  im- 
pôts, des  peines  corpoielles  et  du  recrutement. 
C>eux  qui  sont  nobles  de  naissance,  ou  le  sont 
devenus  par  la  collaliou  d'un  oi-dre,  sont  autorisés 
à  j)osséder  des  serfs. 


270  LA.  RUSSIE 

Les  maisons  appartenant  aux  ecclésiastiques, 
tant  en  fonction  que  retirés  du  service,  sont  exemp- 
tes de  toute  contribulion, hormis  celles  pour  l'en- 
tretien de  la  rue  et  l'éclairage  public.  Il  est  défendu 
d'y  établir  des  restaurants  ou  des  cabarets.  Aucun 
membre  du  clergé  ne  peut  donnei'  de  caution 
valable,  ni  gérer  légalement  les  affaires  des  parti- 
culiers. Tout  genre  de  commerce  qui  exige,  de 
ceux  qui  s'y  destinent,  une  admission  ou  récep- 
tion, est  interdit  au  clergé. 

DES    HABITANTS    DES    VILLES. 

La  législation  russe  entend,  par  classe  moyenne, 
tous  les  habitants  des  villes  indistinctement,  les 
négociants  comme  les  ouvriers';  à  proprement 
parler,  la  classe  moyenne  n'existe,  pas,  à  moins 
qu'on  n'y  fasse  entrer  la  petite  noblesse,  le  petit 
clergé,  les  employés  et  les  négociants. 

Les  négociants  inscrits  dans  une  guilde^sont 
exempts  du  service  militaire  et  des  impôts  per- 
sonnels. 

Les  bourgeois  ne  peuvent  posséder,  dans  les  ca- 

'  Swod,  t.  IX,  art.  459. 

*  Il  y  a  trois  guildes  de  négociants  en  Russie,  qui  diffèrent 
selon  les  contributions  qu'elles  payent  au  gouvernement,  la 
nature  et  l'importance  des  affaires  commerciales  auxquelles 
l'inscription  dans  chacune  de  ces  guildes  donne  droit. 


sous  NICOLAS  P\  271 

pitales ,  des  maisons  d'une  valeur  de  plus  de 
7,5oo  roubles  argent,  s'ils  ne  sont  inscrits  dans  une 
guilde.  Ils  ne  peuvent  davantage  posséder  des  ter- 
res avec  des  serfs,  et  ceux-ci  doivent,  lorsque  le 
cas  se  présente,  être  transportés  ailleurs  ou  ven- 
dus, dans  le  cours  d'une  année ,  à  quelqu'un  qui 
ait  le  droit  de  les  posséder. 

En  vertu  d'anciens  privilèges,  la  ville  de  Smo- 
lensk  conserve,  en  sa  propriété,  des  terres  pour- 
vues de  serfs,  sous  la  dépendance  de  son  hôtel 
de  ville.  I^esTatares  de  la  Tauride  et  les  Poloi'iiiks 
du  gouvernement  de  Vologda  sont  aussi  en  de- 
hors de  la  loi  qui  vient  d'être  rapportée. 

Les  paysans  n'ont  pas  le  droit  de  posséder  des 
maisons  dans  les  capitales. 

Les  habitants  de  chaque  ville  ont  la  faculté  de 
se  réunir,  pour  se  consulter  sur  leurs  intérêts  com- 
muns. Ces  assemblées  sont  générales,  ou  partielles 
et  spéciales,  soit  aux  différentes  classes  d'habi- 
tants ,  comme  celles  des  négociants ,  des  ou- 
vriers, etc.,  ou  bien  aux  différents  quartiers  des 
villes. 

Les  assemblées  générales  ont  lieu  d'ordinaire 
tousles  trois  ans,  en  hiver,  quinze  jours  après  celles 
de  la  noblesse.  Elles  peuvent  aussi  être  convo- 
quées, par  extraordinaire,  dans  toutes  les  circons- 
tances où  le  besoin  s'en  ferait  sentir. 

L'assemblée  de  chaque  ville  peut  avoir  une  mai- 


27  2  LA  RUSSIE 

son  paiiiciilière,  des  aicliives,  un  sceau,  un  se- 
crétaire et  une  caisse  pour  les  dépenses  com- 
munales. 

ïoutbourgeoisâgé  deaSans,  et  possesseur  d'un 
capital  dont  l'intérêt  se  monte  au  moins  à  i5  rou- 
bles argent,  peut  prendre  une  part  active  à  ces 
réunions.  Ceux  qui  sont  moins  âgés  ou  moins 
riches  n'ont  que  le  droit  d'y  assister.  Les  paysans, 
habitants  de  la  ville  et  y  possédant  une  maison, 
ne  sont  pas  admis  aux  assemblées. 

Les  attributions  de  ces  assemblées  sont  de  dé- 
libérer sur  les  propositions  du  chef  du  gouverne- 
ment, de  lui  adresser  des  présentations  pour  cer- 
taines places,  et  de  lui  soumettre  des  léflexions 
sur  les  intérêts  de  la  communauté.  Dans  le  cas  où 
les  droits  et  les  avantages  du  commerce  seraient 
gravement  lésés  ou  compromis,  l'assemblée  peut 
en  référer  directement  au  ministre  des  finances. 

La  commune  paye  une  amende  de  60  roubles 
])our  toute  décision  contraire  aux  lois.  Elle  ne 
comparaît  pas  devant  les  tribunaux,  et  s'y  défend 
par  un  avocat. 

Les  communes  ont  droit  à  des  prairies  concé- 
dées par  le  gouvernement.  Elles  ont  la  faculté  d'é- 
riger des  moulins,  de  construire  des  canaux  et 
d'établir  des  banques. 

Les  élections  sont  générales  pour  toute  la  ville, 
ou  spéciales  pour  chaque  quartier  ou  chaque  corps 


sous  rSlCOLAS  I".  273 

crélat.  L'assemblée  générale  nomme  le  maire  de 
la  ville,  les  bourgmestres,  les  conseillers  de  l'iiôtel 
de  ville.  Elle  élit,  par  arrondissement,  les  juges 
verbaux,  les  députés  de  l'assemblée,  les  membres 
de  la  commission  des  logements  et  de  la  répartition 
des  contributions.  Les  élections  attribuées  à  des 
corps  ])artiels  sont  celles  des  courtiers  et  des  no- 
taires, des  membres  des  écoles  de  commerce,  des 
inspecteurs  des  écoles  primaires,  des  experts  pour 
les  marchandises  destinées  à  l'exportation,  des 
contrôleius  des  métaux  précieux,  des  commissai- 
res de  la  Société  de  bienfaisance  de  Moscou, 
des  membres  de  la  navigation  fluviale  à  Tver  et 
à  Orel. 

Chaque  corps  d'état,  qui  a  une  voix  dans  la  com- 
mune, envoie  un  délégué  au  conseil  municipal, 
qui,  à  son  tour,  compose  un  comité  de  six  mem- 
bres. Les  marchands,  les  bourgeois  et  les  ouvriers 
forment  des  corporations  particulières  et  élisent 
des  chefs;  chaque  giiilde  a  son  maire,  chaque 
maîtrise  a  son  ancien,  et  toutes  les  maîtrises  réu- 
nies font  le  choix  d'un  syndic.  Ces  sortes  d'élec- 
tions ont  lieu  tous  les  ans.  Les  contre-maîtres  ont 
aussi  leurs  élus  et  fondés  de  pouvoir.  En  outre, 
chacpie  ville  a  à  élire  vingt-quatre  jurés  pour  le  re- 
crutement. 

Les  députés  des  arrondissements  forment, avec 
les  starosU's  et  le  maire,  l'assemblée  des  députés 


274  LA   RUSSIE 

qui  est  changée  de  dresser  le  livre  de  la  commune, 
où  sont  inscrits  tous  les  bourgeois  de  la  ville,  et 
d'en  donner  à  ceux-ci  des  extraits  et  des  attesta- 
tions. 

Les  banqueroutiers,  les  gens  condamnés  en  jus- 
tice, nepeuvent  être  admis  aux  élections;  et  ceux 
même  qui  ne  sont  que  mal  famés,  ou  qui  n'inspi- 
rent pas  de  confiance,  peuvent  en  être  exclus. 

Ceux  qui  ont  introduit  une  bii  iche  nouvelle 
d'industrie,  les  maîtres  des  fabriques  de  drap  qui 
sont  fournisseurs  delà  couronne,  et  les  chefs  des 
pharmacies,  ne  sont  point  obligés  au  service. 

Les  marchands  de  la  première  guilde  ne  sont 
tenus  d'accepter  que  les  postes  de  maire  de  la  ville 
et  d'adjoints  des  tribunaux  de  paix.  Ceux  de  la 
deuxième  guilde  sont  en  outre  astreints  de  rem- 
plir les  charges  de  bourgmestres  et  de  conseillers 
(rathmann).  Les  membres  de  la  troisième  guilde 
ne  peuvent  refuser  les  places  de  député.  Les  au- 
tres postes  ne  reviennent  qu'aux  bourgeois  pro- 
prement dits. 

Les  élus  doivent  être  confirmés  par  les  autori- 
tés préposées  aux  administrations  auxquelles  leurs 
fonctions  lessortissent. 

Tous  ces  agents  ont  des  uniformes  selon  leurs 
emplois,  et  ceux  qui  ont  été  en  fonctions  pendant 
trois  sessions  les  conservent  pour  toujours.  Ils 
sont  affranchis  du  recrutement  tant   qu'ils  sont 


sous  NICOLA.S  I'\  275 

en  place,  et  le  deviennent  pour  toujours  (juand 
ils  y  sont  restés  pendant  trois  sessions.  Les  né- 
gociants de  la  troisième  guilde  ({ui  occupent  des 
postes  équivalents  à  des  grades  dans  le  seivice 
public,  sont,  pendant  leur  gestion,  à  l'abri  des 
peines  corporelles. 

Les  élections  se  font  pour  trois  ans,  excepté 
celles  des  juges  verbaux,  des  députés  et  des  com- 
missaires de  quartiers,  qui  se  renouvellent  tous  les 
ans. 

Les  élus  ne  touchent  pas  d'appointements  delà 
couronne,  mais  bien  de  la  ville  même,  suivant  les 
dispositions  arrêtées  par  le  ministre  de  l'intérieur. 

Le  lo  avril  1 832,  il  a  été  institué  une  classe  parti- 
culière de  bourgeois,  celle  des  citoyens  honoraires. 
Cettequalitéest  héréditaire  ou  personnelle.  Dans  la 
première  catégorie  sont  compris  les  enfants  des  no- 
bles personnels,  les  négociants  décorés,  les  mar- 
chands qui  sont  restés  dix  ans  dans  la  première 
ou  vingt  ans  dans  la  seconde  guilde,  sans  avoir 
fait  faillite  ni  avoir  été  mis  en  jugement,  ceux  qui 
ont  été  conseillers  du  commerce  ou  des  manufac- 
tures, les  docteurs  et  maîtres  es  arts  des  universités 
à  moins  qu'ils  n'aiment  mieux  entrer  au  service, 
les  artistes  de  l'Académie  des  arts,  et  ceux  des 
théâtres  impériaux  de  la  première  classe,  après 
quinze  ans  de  service. 

Sont  citoyens  honoraires  personnels,  les  can- 

18, 


27G  LA  RUSSIE 

diclals  et  les  éliitliaiils  gradués  des  universités,  les 
élèves  des  écoles  de  commerce  de  Saint-Pétersbourg 
et  de  Moscou  qui  ont  achevé  leurs  cours,  les  ac- 
teurs de  la  première  classe  après  dix  ans  de  service. 

L'une  et  l'autre  distinction  peut  être  accor- 
dée par  le  gouvernement  aux  sommités  du  com- 
merce et  de  l'industrie,  des  sciences  et  des  arts. 

Les  droits  de  la  bourgeoisie  honorifique  cessent 
pour  cause  de  banqueroute  frauduleuse,  et  pour 
tout  crime  entraînant  la  privation  des  droits  civi- 
ques. Ils  sont  suspendus  à  l'égard  de  ceux  qui  pas- 
sent à  une  condition  servile  ou  domestique,  sans 
préjudice  pour  leurs  enfants,  si  la  qualité  était,  en 
eux,  héréditaire. 

DES   ÉLECTIONS    DE    LA    CAMPAGNE. 

Les  paysans  de  la  couronne  ont  seuls  le  droit 
des  élections  publiques.  Us  envoient  deux  délé- 
gués au  tribunal  de  conscience ,  dont  l'un  est 
membre  du  collège  de  la  bienfaisance  publique. 
Ils  élisent  un  zémski  pour  la  police  locale,  des 
sotsids  et  des  dessf'ats/iis  ou  surveillants  de  cent  et 
de  dix  maisons. 

Ces  élections  ont  également  lieu  tous  les  trois 
ans  dans  chaque  district,  et  par  des  délégués, 
au  nombie  d'un  pour  cinq  cenis  maîtres  de 
maison  ou  de  teire.  L'électeur  doit  être  âgé  de 


sous  NICOLAS  V\  277 

trente  ans  nu  moins,  père  de  famille,  et  d'une 
conduite  iiréprocl)a])le.  L'éligilile  doit  réunir  les 
mêmes  conditions;  il  peut  en  outre  être  noble  ou 
fonctionnaire  public,  pourvu  qu'il  consente  à 
remplir  une  place.  Les  élections  ont  lieu  dans  la 
\ille  désignée  par  l'autorité,  et  doivent  être  con- 
firmées par  le  chef  de  la  province.  Les  élus  ne 
peuvent  être  punis  sans  jugement,  ni  enrôlés 
connue  soldats;  et  ceux  qui  auraient  rempli  des 
cliarges  pendant  neuf  ans,  en  vertu  de  trois  élec- 
tions successives,  sont,  à  vie,  dispensés  du  reciu- 
tement.  Les  assesseurs  ont  des  uniformes,  et  sont 
salariés  par  le  gouvernement.  L'élection  des 
sotskis  et  des  dessintskis  se  fait  par  le  suffrage  uni- 
versel. Les  villages  qui  ont  moins  de  dix  ou  de 
cent  maisons  sont  réunis  à  d'autres  avec  lesquels 
ils  alternent  pour  l'élection  des  dessiatskis  et  des 
sotskis.  Les  sotskis  sont  élus  pour  trois  ans,  et  les 
dessiatskis  tous  les  mois.  Il  y  en  a  indistincte- 
ment chez  tous  les  paysans,  et  ils  ont  pour  mis- 
sion de  remplir  les  ordres  de  la  police  et  de  veiller 
à  la  tranquilhté  publique.  Les  propiiélaires  les 
désignent  à  leur  gré  pour  leurs  serfs. 

Les  élections  sont  locales  ou  générales;  particu- 
lières pour  chaque  village  (sélo),  ou  générales 
pour  l'arrondissement  (voloste).  Les  premières  se 
bornent  aux  choix  des  électeurs  pour  les  élections 
générales,   dans   la  proportion  de  deux  par  dix 


278  LA.  RUSSIE 

maisons.  Les  élecleurs  forment  l'élection  générale 
de  la  commune,  et  ont  à  nommer  l'ancien  du  vil- 
lage, les  maires,  les  percepteurs  des  contributions, 
l'inspecteur  du  magasin  des  blés,  les  gardes  fores- 
tiers, les  juges  de  la  conscience,  les  starostes  pour 
l'incendie,  les  sotskis,  et  trois  candidats  aux  char- 
ges de  volostes.  Ces  élections  se  font  au  scrutin, 
entre  les  candidats  pris  parmi  les  électeurs,  à  rai- 
son de  deux  sur  dix.  Chaque  collège  électoral  d'ar- 
rondissement élit  un  maire,  des  adjoints  et  des 
juges,  parmi  lesquels  la  chambre  des  domaines  en 
choisit  un  pour  chaque  charge.  Les  divers  élus 
doivent  être  âgés  de  aS  ans;  les  soldais  congédiés 
sont  aptes  à  remplir  ces  emplois. 

En  Sibérie,  les  élections  des  paysans  ont  lieu 
tous  les  ans,  et  se  font  par  des  délégués,  à  raison 
d'un  pour  cent  habitants.  Les  charges  électives  y 
sont  bornées,  dans  les  volostes,  à  celles  du  maire, 
du  staroste  et  de  l'écrivain,  et,  dans  les  villages,  à 
celles  des  anciens  et  des  dessiatskis.  En  Sibérie, 
comme  au  Caucase,  les  paysans  n'envoient  pas 
de  délégués  aux  tribunaux,  et  ces  charges  sont 
conférées  par  le  gouvernement.  Dans  les  provinces 
de  l'ouest,  les  élections  se  font  par  tous  les  habi- 
tants des  villages  ou  des  volostes  en  commun. 


sous  NICOLAS  P».  279 


XII. 

DU  SERVICE  PUBLIC. 


Le  droit  de  servir  son  pays  n'est  pas  donné  à 
tout  le  monde  en  Russie.  Les  classes  liibutaires, 
les  seifs,  les  affranchis,  les  bourgeois  proprement 
dits,  les  marchands  de  la  seconde  et  de  la  troi- 
sième guilde,  sont  privés  du  droit  d'entrer  au  ser- 
vice civil.  Cette  interdiction  ne  s'étend  pas  à  l'ins- 
truction publique;  mais  les  serfs  ne  peuvenl  faire 
d'études. 

La  noblesse,  au  contraire,  est  obligée  de  servir, 
car  telle  est  la  volonté  du  souverain,  et  par  consé- 
quent de  l'opinion  publique,  sa  fidèle  compagne; 
il  y  a  une  loi,  d'ailleurs,  qui  prive  de  la  noblesse 
celui  dont  le  père  et  le  grand-père  n'auraient  pas 
servi.  La  conséquence  de  ce  fait  est  l'encombre- 
ment des  nobles  dans  les  fonctions  civiles,  et  le 
manque  d'officiers  capables  dans  les  rangs  de  l'ar- 
mée. 

Le  service  actif  ne  compte  qu'à  partir  de  l'âge 


280  LA  RIISSIK 

de  seize  ans.  Les  jeunes  gens  (|ui  auraient  été  éle- 
vés à  l'étranger,  de  dix  à  dix-liiiit  ans,  sont  privés 
de  la  faculté  de  prendie  du  service. 

Le  marchand  de  la  preniière  guilde  qui  n'y  se- 
rait pas  resté  vingt  ans,  ou  qui  aurait  fait  faillite, 
n'a  pas,  lui  et  ses  enfants,  le  droit  d'être  admis  au 
service  civil. 

Les  diacres  cpii  quittent  volontairement  l'église 
ne  peuvent  être  reçus  au  service  que  six  ans,  et 
les  curés  que  dix  ans  après.  Ceux  qui  auraient  été 
exclus  de  l'église  pour  inconduite,  sont  astreints  au 
double  de  ce  délai. 

11  y  a  quatorze  classes  ou  tscJunus,  savoii'  : 


GRADES    CIVILS. 

GRADES    MILITAIRES. 

jre 

classe 

.  Chancelier. 

Feld- maréchal. 

1^ 

— 

Conseiller  intime  actuel. 

Général  en  chef. 

y 

— 

Conseiller  intime. 

Général  lieutenant. 

4^ 

— 

Conseiller  d'État  actuel. 

Général  major. 

5« 

— 

Conseiller  d'État. 

Brigadier.  (Aboli). 

G« 

— 

Conseiller  de  collège. 

Colonel. 

„e 

— 

Conseiller  de  cour. 

Lieutenant-colonel. 

^^ 

— 

Assesseur  de  collège. 

Major. 

9^ 

— 

Conseiller  titulaire. 

Capitaine. 

nf 

— 

Secrétaire  de  collège. 

Capitaine  en  second, 

1 1*^ 

— 

« 

,, 

11^ 

— 

Secrétaire  de  gouvernement. 

Lieutenant. 

ir 

— 

» 

Sous-lieutenant. 

i4^ 

— 

Registrateur  de  collège. 

Officier. 

Ces  grades  militaires  sont  ceux  des  régiments 


sous  NICOLAS  P^  281 

de  ligne;  dans  la  gaide,  les  mêmes  titres  représen- 
tent un  giade  de  deux  degrés  plus  élevé ,  l'artillerie 
exceptée,  où  l'avantage  n'est  que  d'un  seul  grade. 

Les  membres  ordinaires  de  l'Académie  des  scien- 
ces sont  de  lasixième,  les  membres extiaordinaires 
de  la  septième,  elles  adjoints  delà  huitième  classe. 

Les  professeurs  des  Académies  des  arts  et  de  mé- 
decine sont,  s'ils  appartiennent  au  premier  degré, 
de  la  sixième,  ceux  du  second  de  la  septième,  et 
ceux  du  troisième  degré  de  la  huitième  classe. 

Le  second  astronome  de  l'observatoire  est  de 
la  septième,  et  les  autres  aides  du  directeur  de  la 
huitième  classe. 

Les  professeurs  ordinaires  des  universités  sont 
de  la  septième,  les  professeurs  extraordinaires  de 
la  huitième,  et  les  lecteurs  de  la  dixième  classe. 
L'institut  pédagogique,  l'école  de  droit  et  les  lycées 
d'Odessa  et  deTzarskoié-Sélo  suivent  la  même  clas- 
sification. Les  professeurs  des  lycées  de  Besbo- 
rodko  et  de  Demidof  sont  de  la  huitième  classe. 

Les  directeurs  des  gymnases  sont  delà  septième, 
les  inspecteurs  de  la  huitième;  les  maîtres  de 
science  du  premier  degré  sont  de  la  neuvième, 
ceux  du  second  de  la  dixième,  et  les  maîties  de 
dessin  et  d'écriture  de  la  douzième  classe. 

L'inspecteur  du  lycée  de  Tzaiskoié-Sélo  est  de 
la  sixième  classe. 

Le  directeur  de  l'école  de  Saint-Pierre  et  Saint- 


282  LA  RUSSIE 

Paul  est  de  la  huitième  classe,  qu'il  conserve 
après  six  ans  de  service.  L'inspecteur  est  de 
la  neuvième,  les  maîtres  de  la  dixième,  et  conser- 
vent leurs  droits  après  quatre  ans  d'exercice. 

Tous  les  professeurs,  maîtres  et  instituteurs  sont 
comptés  comme  étant  au  service  actif,  et  avancent 
selon  les  règles  générales.  Les  instituteurs  privés 
sont  également  considérés  comme  étant  au  service, 
et  ont  les  droits  de  la  noblesse  personnelle,  quand 
même  ils  n'auraient  aucun  grade. 

Les  maîtres  des  écoles  communales  sont  com- 
pris dans  la  quatorzième  classe,  mais  n'y  sont  ad- 
mis en  effet  qu'après  douze  ans  de  service. 

Au  Don,  les  instituteurs  des  Cosaques  ont  des 
grades  militaires;  leur  avancement  a  lieu  néan- 
moins, non  d'après  l'ordre  militaiie,  mais  d'a- 
piès  les  règlements  de  l'instruction  publi(jue. 

Les  maîtres  qui  n'ont  aucun  certificat  d'étude 
acquièrent  le  grade  de  la  quatorzième  classe  au 
bout  de  trois  ans,  s'ils  sont  nobles;  au  bout  de 
cinq,  s'ils  sont  fils  de  nobles  personnels;  au  bout  de 
sept,  si  leurs  pères  n'ont  été  revêtus  d'aucun  grade; 
et  au  bout  de  dix  ans,  si  leurs  parents  n'ont  pas 
eu  de  droits  au  service.  Ceux,  au  contraire,  qui 
ont  fait  des  cours  au  gymnase  sans  ac(|uérir  de 
grade,  arrivent  à  la  quatorzième  classe  au  bout  de 
deux  ans,  s'ils  sont  dans  la  première  catégorie;  de 
trois,  s'ils  sont  dans  la  deuxième  ;  de  cùiq,  dans  la 


sous  NICOLAS  I".  283 

troisième,  et  de  huit  ans, dans  la  qiialiième.  Ceux 
qui  ont  ainsi  obtenu  des  grades  y  sont  confirmés 
après  un  an  de  service. 

Les  docteurs  en  médecine  et  en  chirurgie  sont 
de  la  septième,  les  médecins  ordinaires  de  la  hui- 
tième, les  pharmaciens  de  la  neuvième,  les  vété- 
rinaires de  la  dixième,  les  candidats  de  méde- 
cine de  la  douzième,  les  aides  de  la  quatorzième 
classe.  Les  premiers  sont  confirmés  dans  leur 
tschiim  après  dix  ans  de  service,  les  seconds  après 
huit  ans^  Les  médecins  du  premier  degré  sont 
admis  danslaneuvième  classe  après  trois  ans,  ceux 
du  deuxième  après  quatre  ans,  et  ceux  du  troi- 
sième après  six  ans  d'exercice.  Les  vétérinaires  et 
les  pharmaciens  employés  sont  soumis  à  la  même 
règle.  Les  dentistes  attachés  au  service  public  sont 
reçus  dans  la  quatorzième  classe  au  bout  de  douze 
ans  de  service.  Les  docteurs  sont  promus  de  la 
huitième  à  la  septième  en  cinq  ans,  à  la  sixième 
après  onze  ans,  et  à  la  cinquième  après  quinze 
ans  de  service.  Les  médecins,  les  vétérinaires  et 
les  pharmaciens  du  premier  degré  sont  promus 
à  la  huitième  classe  après  huit  ans;  ceux  du  se- 
cond après  neuf  ans,  et  ceux  du  troisième  après 
dix  ans  de  service.  Ces  derniers  ne  peuvent  s'élever 
au-dessus  de  la  huitième  classe. 

'  Décret  du  24  mai  i8'î4. 


284  LA  RUSSIE 

Le  chambellan  est  censé  être  conseiller  d'Élal, 
et  le  gentilhomme  de  la  cliambie  conseiller  titu- 
laire. On  ne  peut  être  revélu  de  ces  charges  de 
cour  sans  avoir  acquis  les  grades  correspon- 
dant au  service  actif. 

Les  valets  de  chambre  de  la  cour  sont  promus 
à  la  douzième  classe  au  bout  de  dix  ans  de  ser- 
vice; mais  ils  ne  peuvent,  dans  cette  charge,  dé- 
passer la  huitième.  Les  fourriers  de  la  cour  et  les 
échansons  ne  peuvent  s'élever  au-dessus  de  la  neu- 
vième. Les  fourriers  de  la  chambre  sont  admis 
dans  la  sixième  en  même  temps  qu'ils  reçoivent 
leur  charge.  Les  grands  chantres  de  la  cour  sont 
faits  de  la  douzième  classe,  après  dix  ans  de  ser- 
vice; quand  ils  ont  atteint  la  neuvième,  on  les  fait 
passer  à  quelque  autre  service. 

Les  ouvriers  maîtres  des  fabriques  peuvent,  au 
bout  de  douze  ans,  obtenir  le  grade  de  la  quator- 
zième classe,  à  la  condition  de  rester  dans  leur 
profession  pendant  huit  ans. 

Les  acteurs  et  artistes  des  troupes  impériales 
sont  comptés  comme  appartenant  au  service  pu- 
blic. Us  sont  divisés  en  trois  classes  :  les  premiers 
rôles,  les  solistes,  les  machinistes,  les  régisseurs, 
les  chefs  d'orchestre,  forment  la  première;  les 
seconds  emplois,  les  souffleurs,  les  maîtres  de 
garde-robes,  sont  de  la  seconde,  et  les  choristes  de 
la  troisième. 


sous  ?^!  COL  AS  1".  28a 

Les  ai  listes  delà  première  classe,  qui  ont  passé 
dix  ans  an  tliéâlre,  peuvent  entrer  au  service  de 
l'État,  et  ont  droit  à  être  reçus  dans  la  quatorzième 
classe  après  six  ans.  Ceux  qui  ont  été  élevés  dans 
les  institutions  de  la  couronne  n'acquièrent  les 
mêmes  droits  qu'au  bout  de  quinze  ans  de 
théâtre. 

Les  chefs  des  relais  sont  comptés  dans  la  qua- 
torzième classe. 

L'avancement  au  service  dépend  de  deux  con- 
ditions :  la  naissance  et  les  études.  Sous  ces  deux 
rapports,  il  y  a  tiois  subdivisions  : 

En  ce  qui  concerne  la  naissance ,  on  distingue 
la  noblesse  héréditaire,  la  noblesse  personnelle 
et  les  individus  étrangers  à  la  noblesse.  Sous  le 
rapport  des  études,  il  y  a  d'abord  les  personnes 
qui  ont  achevé  leurs  cours  aux  universités  et  ac- 
quis des  grades,  celles  qui  ont  fait  leurs  études 
dans  les  gymnases,  et  enfin  celles  qui  n'ont  reçu 
qu'une  éducation  privée. 

Quicoîique  n'a  pas  fait  d'études  se  classe  au 
service  en  vertu  des  droits  de  sa  naissance.  On 
entre  alors  sans  distinction,  sans  aucun  grade, 
et  comme  simple  employé  de  chancellerie.  Mais 
les  nobles  héréditaires  arrivent  à  la  quatorzième 
classe  au  bout  de  deux  ans;  les  enfants  des 
anciens  employés,  des  marchands  de  la  première 
guilde  et  des  ecclésiastiques,  après  quatre  ans;  et 


286  LA  RUSSIE 

les  enlanls  de  ceux  qui  n'ont  pas  eu  dégrade,  en 

six  ans. 

Entre  la  quatorzième  et  la  neuvième  classe, 
tout  employé  de  cette  catégorie  est  tenu  de 
rester  quatre  ans  dans  chaque  grade,  et  au  moins 
trois  ans  en  cas  de  services  éminents;  mais  de  la 
neuvième  classe  à  la  huitième,  les  nobles  hérédi- 
taires doivent  être  promus  en  cinq  aïs,  et  les  au- 
tres en  dix  ans  seulement.  Il  faut  six  ans  pour 
monter  de  la  huitième  à  la  septième  et  de  la  sep- 
tième à  la  sixième,  et  le  même  nombre  d'années 
pour  passer  de  la  sixième  à  la  cinquième  classe. 
Quand  ils  se  sont  distingués,  les  nobles  hérédi- 
taires peuvent  acquérir  la  huitième  classe  en  trois 
ans;  mais  ceux  qui  ne  le  sont  pas  ont  besoin  de 
huit  années.  La  même  cause  peut,  pour  les  clas- 
ses supérieures,  faire  obtenir  à  tous,  et  sans  dis- 
tinction d'origine,  une  diminution  de  deux  ans. 

Les  jeunes  gens  qui  ont  acquis  des  grades  aux 
universités  entrent  au  service,  avec  les  tschiniis  qui 
y  sont  attribués.  Le  docteur  est  reçu  comme 
étant  de  la  huitième,  le  maître  es  arts  de  la  neu- 
vième, le  candidat  de  la  dixième,  et  l'étudiant 
gradué  de  la  douzième  classe. 

Les  académies  du  culte  confèrent  des  licences 
du  premier  et  du  second  degré,  qui  correspondent 
aux  titres  de  maîtreès  arts  ou  de  candidats;  et  les 
licenciés  qui  renoncent  à  la  carrière  ecclésiastique 


sous  NICOLAS  1".  2b7 

entrent  au  service  civil,  avec  rang  dans  la  neu- 
vième ou  la  dixième  classe. 

Les  séminaires  confèrent  à  leurs  élèves  des  li- 
cences à  deux  degrés,  dont  le  premier  seulement 
donne  droit  à  la  quatorzième  classe. 

Le  lycée  de  Tzarskoié-Sélo  et  l'institut  de  droit 
sont  autorisés  à  conférer  à  leurs  élèves  des  grades 
jusqu'à  la  neuvième  classe  inclusivement;  le  lycée 
d'Odessa,  celui  du  prince  Bescorodko  ne  dé- 
passent pas  la  douzième,  et  celui  de  Demidof  la 
quatorzième  classe. 

Les  individus  lettrés  dits  de  la  première  catégo- 
rie s'élèvent  de  la  quatorzième  classe  à  la  dou- 
zième, et  de  la  douzième  à  la  dixième,  en  trois 
ans;  de  la  dixième  à  la  neuvième,  et  de  la  neu- 
vième à  la  huitième,  en  quatre  ans,  s'ils  sont  no- 
bles d'origine,  et  en  six  ans  s'ils  ne  le  sont  pas; 
de  la  huitième  à  la  septième,  et  de  la  septième  à 
la  sixième,  en  trois  ans,  et  de  la  sixième  à  la  cin- 
quième, en  quatre  ans.  Les  servives  éminents  peu- 
vent amener  un  bénéfice  de  deux  ans  pour  chaque 
grade, jusqu'au  huitième  inclusivement,  et  d'un 
an  pour  les  rangs  supérieurs. 

Les  personnes  qui  n'ont  pas  suivi  les  cours  des 
institutions  publiques  peuvent  subir,  aux  univer- 
sités, des  examens  qui  leur  donnent  les  droits  des 
hommes  lettrés. 

Les  étudiants  qui  ont  été  instruits  aux   fiais 


288  LA  RLSsir-: 

de   TKlat  sont  tenus  de  faire  six    ans  de  service. 

Dans  la  seconde  classe  des  lettrés,  sont  compris 
les  élèves  des  écoles  secondaires,  des  gymnases,  etc. 
Ils  ac(|uièient  la  quatorzième  classe  au  bout  d'une 
année  de  service,  s'ils  sont  nobles;  de  deux  ans, 
si  leurs  pères  n'étaient  que  nobles  personnels, 
et  de  quatre  ans  s'ils  n'avaient  aucun  titre  de  no- 
blesse. 

Jusqu'à  la  neuvième  classe,  ils  passent  quatre 
ans  dans  chaque  grade;  pour  arriver  ensuite  à  la 
huitième  classe,  le  noble  ne  met  que  quatre  ans, 
elles  autres  dix.  Puis  il  leur  faut,  à  tous,  quatre 
ans  pour  obtenir  les  classes  supérieuies,  excepté 
la  cinquième, qui  exige  six  ans  de  service.  Celui 
((ui  s'est  distingué  peut  obtenir  une  diminution 
d'un  an  pour  chaque  grade,  de  quatre  ans  même 
pour  l'admission  à  la  huitième  classe,  s'il  n'est 
pas  noble,  et  de  deux  ans  pour  la  cinquième. 

Les  corps  des  pages ,  des  marins  et  des  porte- 
enseignes  peuvent ,  dans  le  cas  d'inaptitude  au 
service  militaire,  placer  leurs  élèves  dans  le  ser- 
vice civil,  en  les  faisant  comprendre  parmi  les 
lettrés  de  la  première  classe  ou  de  la  seconde,  d'a- 
près l'examen  qu'ils  ont  à  subir  sur  les  sciences 
qui  ont  fait  l'objet  de  leurs  études.  Les  élèves  des- 
tinés à  la  garde  ont  droit  à  la  dixième  et  les  au- 
tres à  la  douzième  classe. 

Les  militaires  passent  au  service  civil  avec  les 


sous  NICOLAS  P\  289 

grades  qu'ils  ont  clans  l'aimée;  mais  ils  n'y  ob- 
tiennent d'avancement  qu'après  la  promotion  de 
leurs  camarades  restés  au  régiment.  Ils  sont  ran- 
gés, au  service  civil,  dans  la  première  classe 
des  lettrés  s'ils  ont  été  artilleurs,  sapeurs  de  la 
garde  ou  officiers  d'état-major;  les  autres  sont 
compris  dans  la  seconde. 

Passé  la  cinquième  classe,  il  n'y  a  plus  de  règle 
pour  l'avancement,  (jui  ne  dépend  alors  que  de  la 
volonté  de  l'empereur. 

Jusqu'à  la  septième  classe  inclusivement,  l'avan- 
cement ordinaire,  ou  par  ancienneté,  dépend  du 
sénat  dirigeant,  et  s'opère  par  des  diplômes  que 
donne  cette  assemblée.  A  partir  de  la  sixième 
classe,  l'avancement  est  soumis  à  l'empereur,  et 
les  diplômes  sont  contre-signes  par  lui.  L'avance- 
ment, pour  services  éminents,  doit  élie  soumis, 
par  chaque  ministre,  au  comité  des  ministres,  et 
par  celui-ci  à  l'empereui'. 

Les  jeunes  gens  sont  tenus  de  débuter  au  ser- 
vice parun  emploidans  une  province,  et  d'y  passer 
trois  ans.  Ils  sont  sous  la  surveillance  expresse 
des  gouverneurs,  qui  adressent,  sur  leur  conduite, 
des  rapports  à  l'empereui- lui-même.  Le  ministère 
des  affaires  étrangères  est  le  seul  qui,  d'emblée, 
reçoive  des  commençants. 

Les  différents  emplois,  dans  l'administration, 
sont  en  rapport  avec  les  classes,  de  manière  que 

ï9 


IXJO  LA  RUSSIE 

chaque  tschinn  a  droit  à  certaines  fonctions;  et  l'on 
ne  peut  assigner  à  celui  qui  en  est  investi  d'emploi 
inférieur  que  d'un  seul  grade,  à  moins  que  la  per- 
sonne elle-même  préfère  une  place  plus  subor- 
donnée; on  peut  toutefois  occuper  une  place  su- 
périeure de  deux  degrés  à  son  tschinn. 

En  quittant  le  service,  si  on  a  rempli  son  de- 
voir d'une  manière  irréprocliable,  on  est  congédié 
avec  le  tschinn  supérieur,  pourvu  qu'on  soit  resté 
au  moins  un  an  dans  son  grade.  La  huitième 
classe,  qui  confère  les  droits  de  la  noblesse  héré- 
ditaire, ne  s'accorde  aux  personnes  qui  ne  sont  pas 
nobles  que  lorsqu'elles  ont  fourni  dans  la  neuvième 
classe  le  nombre  d'années  exigées  pour  elles.  Si 
l'on  vient  à  rentrer  au  service,  on  n'y  est  reçu 
qu'avec  le  grade  qu'on  a  effectivement  occupé. 

Le  service,  en  Sibérie  ou  au  Caucase,  et  dans 
certains  districts  des  gouvernements  de  Viatka, 
d'Astrakhan,  d'Arkhangel,  d'Olonetsk,  deVologda, 
attendu  le  désagrément  du  séjour  dans  ces  con- 
trées, donne  droit  à  des  privilèges  particuliers. 

Les individusappartenant  aux  classes  tributaires, 
mais  libres,  sont,  dans  ces  provinces,  admis  au  ser- 
vice, et  obtiennent  la  quatorzième  classe  au  bout 
de  huit  ans.  Ceux  qui  ont  droit  au  service  pubhc, 
y  jouissent  d'une  diminution  de  la  moiliédu  temps 
exigible  pour  leur  admission  dans  la  quatorzième 
classe.  L'indemnité  pour  frais  de  route  est  dou- 


sous  rSICOLA-S  1".  2'Jl 

ble  pour  toute  la  dislance  entre  le  lieu  du  séjour 
et  celui  de  la  destination;  l'employé  reçoit  en  ou- 
tre une  subvention  qui  varie  de  loo  à  i5o  roubles 
argent  pour  ses  frais  de  déplacement,  et  il  a  tous 
les  cinq  ans  une  gratification  du  tiers  du  traite- 
ment annuel.  Les  personnes  qui  ont  accepté  l'in- 
demnité de  déplacement  sont  tenues  de  passer  trois 
ans  au  service,  ou,  dans  le  cas  contraire,  de  rem- 
bourser à  la  couronne  tout  l'argent  reçu  à  ce  titre. 
Sur  les  trente-cinq  ans  de  service  nécessaiies  pour 
obtenir  l'ordre  de  Saint-Vladimir,  tiois  ans  sont 
comptés  pour  quatre;  à  àstrakban,  quatre  années 
comptent  pour  cinq.  Les  malades  sont  admis 
dans  les  hôpitaux,  et  les  enfants  des  employés 
sont  reçus  dans  les  écoles  aux  frais  de  la  cou- 
ronne. 

Tout  employé  qui  a  fait  un  service  irréprocha- 
ble de  vingt  ans,  reçoit  une  pension  égale  au  tiers 
de  ses  appointements.  Pour  trente  ans  on  a  les 
deux  tiers,  et  après  trente-cinq  ans  de  service  on 
conserve,  à  titre  de  pension,  la  totalité  de  son  trai- 
tement. Sur  les  deux  derniers  termes, il  est  possible 
d'obtenir  un  bénéfice  de  six  mois.  En  cas  de  santé 
ruinée  pour  cause  de  service,  l'employé  a  droit 
aux  susdites  pensions,  avec  un  bénéfice  de  dix 
ans  :  c'est-à-dire  qu'il  reçoit  le  tiers  des  appointe- 
ments après  dix  ans,  les  deux  tiers  après  vingtans, 
et  la  totalité  après  trente  ansde  service.  En  cas  de 

'9« 


202  LA.  RLSSIE 

maladie  grave  el  incurable,  comiiiu  de  paralysie, 
d'aliénation,  de  cécité,  il  conserve  le  tiers  de  ses 
appointements  après  cinq  ans,  les  deux  tiers 
après  dix  ans,  et  la  totalité  après  vingt  ans 
de  service.  Pour  les  agents  qui  n'ont  pas  eu 
de  traitement  fixe,  les  pensions  sont  réglées  en 
raison  d'un  total  de  28  roubles  5o  cop.  argent, 
par  an. 

Les  em{)loyés  de  rinstiuclion  j)ul)lique  reçoi- 
vent, comme  pension,  un  tiers  de  leurs  appoin- 
tements après  quinze  ans,  deux  tiers  après  vingt 
ans,  et  la  totalité  après  vingt-cinq  ans  de  service. 
Pour  chaque  période  de  cinq  ans  au  delà,  ils  re- 
çoivent, en  sus,  un  cinquième  de  leur  traitement, 
(|u'ils  touchent  en  même  temps  que  la  pension, 
tant  qu'ils  continuent  le  même  service. 

Les  employés  de  la  cour  consei-vent ,  après 
quinze  ans  de  service,  le  tiers  de  leurs  appointe- 
ments, à  titre  de  pension,  la  moitié  après  vingt- 
cin(j  ans,  et  la  totalité  après  trente.  S'ils  font 
cinquante  ans  de  service,  ils  reçoivent  en  outre  la 
totalité  de  leurs  dépenses  d'entretien ,  comme 
frais  de  table  et  autres;  pour  trente-cinq  ans,  ils 
ont  droit  au  tiers,  pour  quarante  ans,  à  la  moitié, 
et  pour  quarante-cinq  ans,  aux  deux  tiers. 

Les  artistes  des  théâties  impériaux  gardent , 
après  vingt  ans  de  service,  la  totalité  de  leurs 
appointements,    s'ils    n'excèdent   pas    1142    rou- 


sous  NICOLAS  V\  293 

l)les  80  cop.  argent,  et  la  moitié  apiès  dix  ans. 

Le  temps  passé  en  congé'  ou  en  semestie,aii 
delà  de  quatre  mois  pour  les  employés  ordinaiies, 
et  de  deux  mois  poui"  les  acteurs,  est  défalqué  du 
teuq:)s  effectif  du  service,  et  ne  compte  pas  pour 
les  pensions  plus  cpie  pour  les  appointements  et 
les  grades. 

La  veuve,  sans  enfants,  d'un  employé  mort  au 
service,  reçoit  la  moitié  de  la  pension  qui  serait 
revenue  à  son  mari.  Pour  cbacpie  enfant, elle  reçoit 
en  outre  un  tiers  de  la  pension,  de  soite  (\\w 
celle  qui  a  trois  enfunts  touche  la  pension  en- 
tière. On  ne  fait  pas  de  dislinclioii  entre  les  en- 
fants de  l'employé  et  ceux  d'un  autre  lit. 

Le  droit  des  veuves  et  des  orphelins  ne  s'étend 
pas  aux  pensionsque leurs  maris  ou  pères  auraient 
obtenues, de  leur  vivant,  pour  quelque  acte  de  dis- 
tinction particulière. 

Les  enfants  privés  de  leur  mère  reçoivent  cha- 
cun un  quait  de  la  pension  de  leur  père;  quatre 
enfants  la  reçoivent  en  entier,  et  un  plus  grand 
nombre  se  la  partagent  par  portions  égales.  Les  en- 
fants devenus  majeurs,  c'est-à-dire,  les  garçons  à 
dix-sept  ans  et  les  filles  à  vingt  et  un,  ou  pour- 
vus d'un  établissement,  les  fdies  en  se  ma- 
riant, et  les  garçons  par  leur  admission  dans  une 
institution  publique  aux  frais  de  la  couronne, 
perdent  leurs  droits  à  la  pension  de  leur  père. 


294  LA  RUSSIE 

Sauf  quelques  exreplious,  personne  ne  peul  à 
la  fois  jouir  d'une  pension  et  de  ses  appointe- 
ments. Dans  le  service  militaire,  les  années  pas- 
sées en  campagne  sont  comptées  doubles  pour  la 
pension. 

Les  uniformes  des  fonctionnaires  civils  sont 
verts,  excepté  ceux  du  ministère  de  l'instruction 
publique,  qui  sont  bleus,  et  le  costume  de  grande 
cérémonie  des  sénateurs,  qui  est  rouge. 

Il  y  a  le  grand  et  le  petit  uniforme:  pour  le  grand, 
l'habit  est  à  un  rang  de  boutons,  avec  collet  mon- 
tant, endrapouenveloursbrodé  en  orouen  argent, 
selon  les  différents  ministères.  Il  y  a  ordinairement 
vingt-cinq  boutons,  neuf  devant,  trois  sur  les  pa- 
rements, trois  sur  chaque  basque  et  deux  sur  cha- 
que pan.  Les  cinq  premières  classes  ont  des  pan- 
talons blancs  avec  galons;  les  cravates  doivent 
être  blanches.  Les  gilets  sont  en  drap  blanc,  avec 
des  boutons  d'uniforme.  Les  cravates,  gilets  et 
pantalons  de  couleur,  sont  sévèrement  prohibés. 
Les  moustaches  et  les  barbes  sont  rigoureusement 
interdites.  Nul  ne  peut  rester  en  habit  bourgeois 
dans  les  bureaux.  Pour  le  voyage,  il  y  a  des  redin- 
gotes d'uniforme.  La  broderie  des  habits  a  dix 
variétés,  selon  les  grades.  Les  employés  qui  ont 
des  épées  d'honneur,  acquises  au  service  mili- 
taire, les  conservent  avec  l'uniforme  civil. 

Est-il  besoin  d'insister  sur  tout  ce  qu'il  y  a  de 


sous  NICOLAS  I".  29Ô 

ridicule  dans  celte  organisation  ?  Pourquoi  qua- 
torze classes  et  non  pas  quarante- une?  qua- 
torze, lorsqu'en  réalité  il  n'y  en  a  que  douze? 
Quelle  similitude  y  a-t-il  entre  les  rangs  civils  et 
les  grades  militaires ,  sur  lesquels  les  premiers  ont 
été  calqués?  Le  lapport  entre  le  rang  et  les  fonc- 
tions est  tout  à  fait  arbitraire;  aussi  se  voit-on 
forcé  de  s'en  écarter  à  tout  moment,  et  d'ad- 
mettre des  exceptions  qui  tendent  à  devenir  des 
règles.  Les  titres  de  chef  de  section,  de  bureau,  ou 
de  département,  sonnent-ils  moins  bien  ou  impo- 
seraient-ils moins  de  respect  que  ceux  de  con- 
seiller honoraire ,  conseiller  de  collège  ou  de 
conseiller  actuel?  Les  tschinovniks  russes  ne 
sont-ils  pas  de  véritables  mandarins  chinois?  Ils 
sont,  il  est  vrai,  affranchis  des  coups  de  bâton  ; 
mais  alors,  comme  le  disait  un  homme  d'esprit, 
pourquoi  ne  pas  avancer  toute  la  nation  au  moins 
à  la  quatorzième  classe? 

Du  quatorzième  tschinn  au  huitième,  du  grade 
d'officier  à  celui  de  major,  on  est  appelé  votre  no- 
blesse; de  la  huitième  à  la  cinquième  classe,  votre 
haute  noblesse;  pour  la  cinquième,  ou  le  rang  de 
conseiller  d'Etat,  il  y  a  une  dénomination  spé- 
ciale, celle  de  haute  naissance  ;  de  la  quatrième 
à  la  seconde  on  est  traité  d^excellence,  et  dans  la 
seconde  et  la  premièie,  de  haute  excellence.  Les 
adresses  des  lettres  portent  ces  titres;  les  soldats, 


296  LA  RUSSIE 

les  laquais  et  les  cochers  les  ont  sans  cesse  dans 
la  bouche:  voilà  bien  de  l'honneur!  Les  femmes 
jouissent  aussi  des  mêmes  sobriquets,  et  s'appellent 
également  «  niesdames  les  conseillères  titulaires 
ou  intimes,  »  comme  aussi  a  mesdames  les  généra- 
les.» Sur  la  porte  de  l'une  d'elles,  je  lisais  un  jour  : 
«  Conseillère  de  collège,  Poulette  (Rourotschkine);» 
et  une  autre,  accostée  dans  la  rue  par  un  inconnu, 
répond  fièrement  :  «  Pour  qui  me  prends-tu  ?  Je 
suis  conseillère  d'État!  » 

Le  fonctionnaire  russe  le  plus  élevé  ne  piend 
soin  (|ue  de  sa  fortune,  et  ne  sert  qu'en  propor- 
tion des  avantages  matériels  qu'il  retire  de  son 
service.  L'iionneur  et  la  gloire  ne  sont  rien  pour 
lui,  à  côté  des  croix,  des  tscliinns,  des  roubles  et 
des  dessiatines  de  terie. 

Les  grades,  les  crachats  eux-mêmes,  ne  sont  que 
des  marche-pieds  pour  arriver  à  la  fottune.  L'ai- 
guillette d'aide  de  camp  de  l'empereur  et  le  cor- 
don de  Saint-André  sont,  au  sommet  de  ce  mât  de 
cocagne,  les  seuls  prix  considérés  comme  dignes 
delà  peine  que  les  Russes  se  donnent  pour  y  grim- 
per. La  surexcitation  de  la  vanité  est  en  propor- 
tion de  la  multiplicité  des  distinctions.  Là  où 
l'aveugle  obéissance  est  la  seule  vertu,  le  mérite  in- 
dividuel n'a  pas  de  valeur.  Les  intérêts  de  la  pa- 
trie ne  préoccupent  personne;  la  patrie  d'un 
Russe,  c'est  l'empereur,  et  on  ne  sert  celui-ci  qu'au- 


sous  NICOLAS  !■=».  297 

tant  qu'il  paye;  aussi  l'avidité  des  employés  n'est 
égalée  cpie  par  la  prodigalité  du  tzar,  cpii  a  ruiné  la 
Russie  en  dons  de  toute  espèce  faits  à  ses  affidés. 
La  Pologne  ,  la  Bessarabie,  le  Caucase,  sont  passés 
en  cadeaux, et  on  ne  saurait  compter  les  millions 
que  Nicolas  a  prodigués  à  ses  courtisans.  Sachant 
qu'il  a  beaucoup  d'ennemis,  il  croit  ne  pas  pou- 
voir s'attacher  assez  ses  créatures,  et  la  sueur  du 
peuple  paye  leur  incapacité  et  leur  insouciance. 
Les  subventions  accidentelles  et  sans  cesse  répé- 
tées, les  rentes  viagères,  le  maintien  de  la  totalité 
des  appointements  à  ceux  qui  quittent  le  service; 
tout  cela  absorbe  la  plus  grande  partie  du  bud- 
get, et  fait  delà  Russie  le  plus  malheureux  des  pnys. 
— «  C'est  un  pays  vraiment  infortuné,  »  s'écriait  un 
jour  lord  Stevart,  après  avoii-  quitté  Pétersbouig, 
où   il  a  été  ambassadeur  de  la  Grande-Bretagne. 


298  LA   RUSSIK 


XIII. 

DES  ORDRES   RUSSES. 


Il  y  a  liuit  ordres  en  Russie  :  i°  l'ordre  de  Sainl- 
\ndié;  2"  celui  de  Sainte  ("atlierine;  3°  de  Saint- 
Alexandre-INewsky;  /|°  de  l'Aigie  Blanc;  5^*  de 
Saint-Geoige  ;  6"  de  Saint-Vladimir;  7"  de  Sainte- 
Anne;  8"  de  Saint-Stanislas. 

L'Aigle  Blanc  et  le  Saint-Stanislas  sont  d'origine 
polonaise;  l'ordre  de  Sainte-Anne  est  duHoIstein  ; 
l'ordre  de  Sainte-Catherine  est  celui  des  dames, 
et  a  pour  grande  maîtresse  l'impératrice,  qui  con- 
serve cette  dignité  jusqu'à  sa  mort.  Le  grand 
maître  de  tous  les  autres  est  l'empereur  seul.  Tous 
les  grands  ducs  de  la  Russie  deviennent,  à  leur 
baptême,  chevaliers  de  Saint-André,  de  Saint- 
Alexandre,  de  l'Aigle  Blanc  et  de  Sainte-Anne; 
les  princes  du  sang  ne  le  sont  que  quand  ils  ont 
atteint  l'âge  de  majoiité.  Les  grandes-duchesses 
reçoivent,  au  baptême,  l'ordre  de  Sainte-Cathe- 
rine, et  les  princesses  du  sang,  à  leur  majorité. 


sous  NICOLAS  I".  209 

Un  ordre  donne,  en  Russie ,  les  droits  de  la  no- 
blesse héréditaire.  Les  Baschkires  sont  exceptés  de 
cette  prérogative;  ils  n'acquièrent  par  là  que  la 
noblesse  personnelle  '.  Depuis  le  lo  avril  iSSa, 
les  ordies  ne  confèrent  aux  marchands  russes  que 
les  droits  héréditaires  de  citoyens  lionoraires.  La 
noblesse,  inhérente  à  l'ordre,  se  transmet  aux  en- 
fants nés  avant  l'élévation  du  père,  à  l'exception 
pourtant  de  ceux  qui  seraient  venus  au  monde 
dans  la  condition  de  serfs  ou  de  tributaires. 

Les  chevaliers  d'un  ordre  en  sont  privés,  pour 
crimes  et  délits  contraires  à  la  dignité  et  à  l'hon- 
neur, après  jugement  confirmé  par  l'empereur.  Les 
officiers  dégradés  sont  privés  du  droit  de  poiter 
leurs  ordres  jusqu'à  leur  réhabilitation  ;  il  en  est 
de  même  des  clercs  exclus  du  service.  Le  nombre 
des  chevaliers,  en  général,  n'est  déterminé  pour 
aucun  ordre,  mais  celui  des  membres  salariés  est 
fixé  pour  chacun  d'eux.  A  leur  réception,  tous 
payent  une  rétribution,  selon  la  décoration  et  la 
classe  qu'ils  reçoivent.  Les  étrangers  sont  affran- 
chis de  cet  impôt ,  ainsi  que  les  Circassiens  et  les 
personnes  qui  reçoivent  des  décorations  ornées 
de  diamants.  Les  étrangers,  hors  du  service  ,  n'ont 
aucun  droit  aux  revenus  affectés  à  l'ordre  dont  ils 
peuvent  être  revêtus. 

'  Art.  206  du  statut  des  ordres. 


:îOO  la  RUSSIE 

L'administration  de  tous  les  ordres  appartient 
au  chanceliei-,  qui  est  élu  parmi  les  chevaliers  de 
Saint-Ândié.lla,pouradîoinls,  le  caissier  des  ordres 
elle  grand  mailre  des  cérémonies,  (|ui  est  en  même 
temps  celui  de  la  cour  impériale.  Tous  les  deux 
portent  l'ordre  de  Saint-André  au  cou.  Les  au- 
tres ordres  ont  chacun  un  maître  de  cérémonie, 
qui  porte  ses  insignes  de  la  même  manièie. 
Chaque  ordre  a  en  outre  un  secrétaire  et  deux 
hérauts  portant  la  croix  à  la  boutonnière.  Tous  les 
chevaliers  et  les  officiers  ont  des  mantilles,  dont 
la  couleur  est  déterminée  par  les  statuts. 

Chaque  ordre  a  son  jour  de  fête,  et  le  8  no- 
vembre, le  jour  de  Saint-Michel ,  en  Russie,  est  la 
fête  de  tous.  Les  chevaiieis  qui  résident  à  Saint- 
Pétersbourg  et  à  Moscou  élisent  alors  six  membres 
de  chaque  ordre,  préposés  à  la  surveillance  et  au 
soin  des  institutions  de  bienfaisance  situées  dans 
chaque  capitale. 

L'Académie  des  sciences  est  chargée  de  publier, 
tous  les  cinq  ans  ,  la  liste  complète  des  chevaliers 
de  tous  les  ordres  avec  leurs  titres,  ainsi  que  le 
tableau  des  nouvelles  créations  et  des  extinctions. 

On  ne  peut  être  décoré  qu'après  quinze  ans  de 
service ,  ^.rtvyjte' pour  des  mérites  particuliers,  ou 
pour  avoir  servi,  soit  en  Sibérie  ,  soit  au  Caucase  ; 
dans  ces  cas,  il  peut  y  avoir  un  bénéfice  de  cinq 
ans.   En   outre,  pour   être    admis  à  recevoir  un 


sous  NICOLAS  1".  301 

ordre,  il  faut  être  au  moins  de  la  neuvième  classe, 
ou  occuper  un  posle  équivalent  à  ce  rang.  A  part 
cela,  il  y  a  des  conditions  particulières  de  temps 
et  de  position  au  service,  pour  les  différents  degrés 
de  chaque  ordre.  Ainsi  on  ne  peut  donner  l'ordre 
de  Sainte-Anne  de  la  première  classe,  ni  celui  de 
Saint-Yladimir  de  la  seconde,  à  qui  que  ce  soit 
dont  le  rang  ou  la  fonction  sont  au-dessous  de 
la  quatrième  classe;  l'ordre  de  Saint-Stanislas,  de 
la  première  classe,  ne  peut  être  conféré  à  celui 
dont  la  fonction  est  au-dessous  de  la  cinquième, 
et  le  tscliinn  au-dessous  de  la  quatrième;  pas  plus 
que  le  Saint-Vladimir,  de  la  troisième  classe,  à 
ceux  dont  le  rang  ou  le  poste  sont  au-dessous  de 
la  sixième  classe. 

Au  surplus,  les  décorations  russes  sont  classées 
d'après  leur  importance  respective,  et  l'on  ne  peut 
enfreindre  leur  biérarcliie,  c'est-à-dire,  donner 
un  ordre  supérieur  à  celui  qui  n'a  pas  les  ordres 
inférieurs.  Néanmoins,  des  exceptions  à  toutes  ces 
règles  se  rencontrent  et  se  pratiquent  journelle- 
ment. 

L'ordre  de  Saiivt-André  n'a  qu'une  seule  classe; 
la  décoration  consiste  dans  un  cordon  bleu  de 
ciel,  qui  se  place  sur  l'épaule  droite;  le  crachat 
se  porte  du  côté  gauche;  la  croix,  suspendue 
au  cordon ,  est  bleue ,  et  posée  sur  un  aigle 
surmonté  de  trois  cou  ion  nés.  Elle  offie  l'image  de 


302  LA   RL'SSIE 

la  crucificalitm  de  Sainl- Audré  ,  avec  les  qiialre 
lettres  latines  :  S.  A.  P.  R.  (Sanctus  Andréas,  pal  to- 
nus Russia^).  Le  revers  représente  une  charte,  avec 
l'inscription  russe  :  Pour  fui  e.tfideliu'.  Le  crachat 
est  en  argent  avec  un  champ  en  or,  où  l'on  voitl'aigle 
russe,  avec  la  croix  de  Saint-André  entourée  delà 
devise  de  l'ordre  en  lettres  d'or,  sur  un  champ  d'azur. 

Le  costume  se  compose  d'un  long  manteau  en 
velours  vert ,  doublé  de  taffetas  blanc ,  avec 
des  collets,  des  cordons  et  des  bandoulièies 
en  argent.  L'étoile  de  l'ordre  est  cousue  au  côté 
gauche.  La  survesle  est  blanche,  et  le  chapeau  en 
velours  noir  avec  une  plume  rouge,  et  une  croix 
de  Saint-André  sur  le  ruban. 

Cetordren'est  acquis  de  droità  aucun  litre,  et  ne 
peut  être  conféré  que  par  la  volonté  du  souverain. 

Les  chevaliers  de  cet  ordre  doivent  occuper  des 
fonctions  de  la  troisième  classe,  et ,  par  leur  pro- 
motion, ils  acquièrent  en  même  temps  les  ordres 
de  Saint-Alexandre,  de  Sainte-Anne  et  de  l'Aigle 
Blanc.  Mais  habituellement  cet  ordre  n'est  donné 
qu'à  des  fonctionnaires  de  la  première  ou  de  la 
seconde  classe,  et  lorsqu'ils  ont  tous  les  ordres 
inférieurs. 

Chaque  chevalier  paye,  à  sa  nomination,  une  ré- 
tribution de  24^  roubles  argent'.  Douze  chevaliers, 

^  Le  rouble  argent  vaut  environ  4  li-j  le  rouble  assignat, 
\  fr.  lie. 


sous  NICOLAS  P\  303 

y  compris  Irois  du  clergé,  louclienl  enlre  eux,  par 
année,  6092  roubles  argent;  67  roubles  66  cop. 
cliacun. 

L'ordre  de  Saint-André,  le  premier  par  sa  créa- 
tion comme  par  son  importance,  a  été  institué 
par  Pierre  le  Grand ,  au  retour  de  ses  voyages 
à  l'étranger.  Le  premier  chevalier  fut  le  comte 
Feodor  Alexéïvitscb  Golovine,  chancelier,  feld- 
maréchal  et  grand  amiial  de  Russie ,  qui ,  à  son 
tour,  en  a  revêtu  Pierre  r\  en  récompense  de  sa 
mémoiable  victoire  navale  sur  les  Suédois, 

L'ordre  DE  Sainte-Catherine  a  été  créé  en  com- 
inémoration  de  la  délivrance  de  Pierre  V^  à  la  ba- 
taille de  Pruth,  par  l'impératrice  Catherine  T^. 
Cet  ordre  a  deux  classes,  celles  de  la  grande  et  de 
la  petite  croix.  Le  cordon  en  est  rouge,  avec  un 
liseré  en  argent,  et  se  porte  par-dessus  l'épaule 
droite.  La  croix  est  blanche,  posée  dans  la  main 
de  sainte  Catherine;  et  au  centre  est  une  autre 
petite  croix  avec  des  rayons  et  quatre  lettres  la- 
tines, D.  S.  F.  R.  (Domine,  salvum  fac  Regem).  Sur 
la  rosace  de  la  croix  est  inscrite  en  russe  la  devise 
de  l'ordre  :  Pour  a/Jiour  et  patrie.  Le  crachat  est 
en  argent,  avec  une  croix  du  même  métal  dans  un 
champ  rouge,  entouré  de  la  devise.  Le  costume 
est  en  étoffe  d'argent  brodé  d'or;  le  schleif  et  le 
chapeau  sont  en  velours  vert. 

La  charge  de  diaconesse  de  l'ordre  appartient  à 


304  LA  laSSlL 

la  peisomie  le  plus  haut  placée  de  la  raïuilleiiiipé-' 
riale.  Elle  revient  de  droit  à  l'inipératrice  régnante, 
lorsque  celle  de  maîtresse  de  l'ordre  est  occupée 
par  l'impératrice  douairière. 

Il  y  a  douze  membres  de  la  grande  croix,  sans 
compter  les  dames  de  la  famille  impériale,  et  qua- 
lre-vingl-(piatoize  de  la  petite.  L'ordie  ne  peut 
être  conféré  qu'aux  dames  nobles. 

Il  est  alloué  layS  roubles  argent,  par  an,  pour 
six  dames  de  la  grande  croix,  et  2428  roubles 
pour  douze  de  la  petite,  y  compris  cinq  mem- 
bres du  clergé. 

Les  obligations  des  chevalières  de  cet  ordre  con- 
sistent à  remercier  Dieu,  tous  les  jours,  delà  déli- 
vrance de  Pierre  V^;  à  lui  demander  la  santé  de 
l'empereur  et  de  sa  famille;  à  lire  tous  les  diman- 
ches trois  fois  le  Pcilrr  iioster;  à  tâch^j-  de  convertir 
des  infidèles  à  la  leligion  grecque,  et  à  délivrei-, 
à  leurs  frais,  un  chrétien  des  mains  des  barbares. 
Ces  dames  sont  en  outre  chaigées  de  surveillei" 
l'institut  de  Sainte-Catherine,  et  celles  qui  sont 
décorées  de  la  grande  croix  peuvent  y  placer  cha- 
cune une  élève. 

L'oHDRE  DE  Saijnt-âlexandre-Newsky  n'a  qu'une 
seule  classe.  Le  cordon  est  rouge,  et  se  porte  sur 
l'épaule  gauche,  avec  une  croix  en  oi-  émaillée  de 
rouge,  ornée  de  quatre  aigles  à  deux  têtes  cou- 
ronnées. D'un    côté    est  représenté  Alexandre  à 


sous  MCOLAS  I"-.  305 

cheval ,  et  de  l'aiilre  est  son  cliiffre  latin  sous  une 
couronne  de  prince.  Le  manteau  est  en  velours 
rouge  doublé  de  blanc,  le  surveste  en  argent,  et 
le  chapeau  est  noir  avec  une  plume  blanche. 

Douze  chevaliers,  y  compris  cinq  clercs,  reçoi- 
vent par  an  7014  roubles  28  cop.  Chaque  chevalier 
paye  à  sa  réception  1 80  roubles. 

L'ordre  de  l'Aigle  Blanc  est  aussi  d'une  seule 
classe.  La  décoration  se  compose  d'un  cordon 
bleu  foncé,  porté  sur  l'épaule  gauche,  avec  un 
aigle  noir  à  deux  têtes  d'or  et  couronnées ,  dans 
lequel  on  voit  une  croix  rouge  avec  un  aigle  blanc 
à  une  tête.  Le  crachat  est  d'or,  et  se  porte  du  côté 
gauche.  La  devise  est,  «  Projulc,  rcge  et  lege.  »  On 
paye  i5o  roubles  lorsqu'on  y  est  admis. 

L'ordre  de  Saint-George  a  été  fondé  par  Cathe- 
rine Il ,  le  26  novembre  1769.  Il  a  quatre  degrés. 
Pour  le  premier ,  le  cordon  ,  formé  de  trois  raies 
noires  et  deux  jaunes,  se  porte  en  travers  de  l'é- 
paule droite,  par-dessous  l'uniforme.  Le  crachat 
est  carré,  en  or,  avec  un  champ  d'or,  le  chiffre 
de  saint  George  dans  un  cerceau  noir ,  et  la 
devise  russe  :  Pour  service  et  courage.  Le  cra- 
chat se  porte  du  côté  gauche.  La  croix  est  en 
émail  blanc,  avec  les  armes  de  Moscou,  ou  l'image 
de  saint  George  perçant  le  dragon.  Ce  qui  distin- 
gue le  second  degré,  c'est  le  crachat  et  la  croix 
portés  au  cou.  Le  troisième  porte  simplement  la 


306  LA  RUSSIE 

croix  au  cou,  et  le  quatrième  à  la  boutonnière. 
Le  surveste  est  en  velours  orange  avec  des  croix 
noires.  Il  existe  pour  les  soldats  une  subdivision 
à  part,  dont  la  décoration  est  une  croix  en  argent. 
Cet  ordre  se  donne  gratis.  Les  pensions  sont  de 
200  roubles  pour  les  chevaliers  de  la  première 
classe,  de  ii4  roubles  28  cop.  pour  ceux  de  la 
seconde,  de  67  roubles  i4  cop.  pour  ceux  de  la 
troisième,  et  de  28  roubles  Sy  cop.  pour  les  che- 
valiers de  la  quatrième  classe.  Le  chiffre  des  pen- 
sions annuelles  de  cet  ordre  s'élève  à  10,971  roubles. 
L'ordre  de  Saint-George    se  donne  pour  des 
faits  d'armes,  comme  la  prise    d'une   forteresse 
ennemie  ou  la  défense  d'une  des  places  de  l'em- 
pire; la  capture  des  navires, des  canons,  des  dra- 
peaux ou   des  généraux   ennemis.  Il    se   donne 
encore  à  l'auteur  d'un  avis  qui  décide  la  victoire, 
à  celui  qui  s'est  fait  jour  à  travers  les  rangs  enne- 
mis. Les  maréchaux  et  les  généraux  en  chef  peu- 
vent, en  temps  de  guerre,  décorer  leurs  subor- 
donnés de  la  quatrième  et  de  la  cinquième  classe 
de    Saint-George ,  avec  ou   sans  la  participation 
du  conseil  de  l'ordre ,  composé  au  moins  de  sept 
chevaliers.  Les  deux  premières  classes  sont  con- 
férées par  l'empereur  lui-même.  En  outre,  l'ordre 
de  Saint-George  se  donne  pour  vingt-cinq  ans  de 
service  militaire,  ou   pour  vingt  campagnes  de 
terre  et  dix-huit  sur  mer.  En  ce  cas  ,  la  croix  doit 
porter  une  inscription  qui  l'indique. 


sous  NICOLAS  P''.  307 

L'ordre  de  Saint-Vladimir  a  été  créé  le  11  sep- 
tembre 1782,  en  mémoire  du  vingt  et  unième  an- 
niversaire du  couronnement  de  l'impératrice  Ca- 
therine II.  Il  se  compose  de  quatre  classes.  Le 
cordon  a  une  raie  rouge  au  milieu  de  deux  raies 
noires;  toutes  trois  sont  d'égale  dimension.  11  se 
porte  sur  l'épaule  droite,  par-dessus  l'habit,  si  le 
chevalier  n'a  pas  d'ordre  supérieur,  et  en  dessous, 
sur  le  gilet,  dans  le  cas  où  il  en  aurait  un  autre 
plus  ancien.  Le  crachat  est  octogone,  à  angles  d'oi- 
et  d'argent  alternativement,  avec  un  champ  rond 
et  noir  entouré  d'un  cercle  noir  et  orné  d'une 
croix  en  or,  autour  de  laquelle  se  trouvent  les  ini- 
tiales russes  du  saint  :  S.  R.  K.  W.  La  devise  est  : 
Utilité,  honneur  et  gloire.  Le  crachat  se  porte  sur 
le  côté  gauche.  La  croix  est  rouge,  avec  le  chiffre 
de  saint  Vladimir  surmonté  d'une  couronne, 
d'un  côté,  et,  de  l'autre,  la  date  de  l'institution 
de  l'ordre. 

La  seconde  classe  porte  la  grande  croix  au  cou, 
avec  un  crachat  du  côté  gauche;  la  troisième,  une 
croix  plus  petite  au  cou,  et  la  quatrième  à  la  bou- 
tonnière. Quand  l'ordre  est  la  récompense  de 
faits  militaires,  cette  dernière  est  accompagnée 
d'une  rosace. 

Cette  décoration  s'obtient,  à  part  les  services 
connus  de  l'empereur  lui-même,  pour  avoir  ré- 
tabli l'ordre  dans  une  partie  négligée  de  l'admi- 


308  LA  RUSSIE 

nislralion;  pour  avoir  animé  ou  préparé  les 
autres  au  service  ;  pour  avoir  débrouillé,  terminé 
ou  prévenu  des  procès.  On  l'obtient  encore  pour 
avoir  sauvé  dix  personnes  ,  et  pour  être  venu 
au  secours  d'une  localité  dans  la  famine,  ou  en 
proie  à  toute  autre  calamité  publique;  pour  avoir 
contribué  à  faire  régner  l'abondance  dans  son 
pays  par  ses  travaux  agricoles;  pour  tout  projet 
qui  aura  rapporté  à  la  couronne  au  moins  3o,ooo 
roubles  argent;  pour  une  invention  qui  aura  servi 
à  l'accroissement  de  la  richesse  nationale;  pour 
tout  ouvrage  adopté  comme  classique  ;  pour 
trente-cinq  ans  de  service  civil ,  actif,  irrépro- 
chable et  zélé,  ou  seulement  vingt-cinq  dans  les 
provinces  transcaucasiennes.  Tout  témoignage  su- 
prême de  satisfaction  abrège  d'un  an  ce  délai.  Le 
médecin  qui,  dans  une  année ,  aura  vacciné  3,ooo 
personnes,  jouit  de  la  même  prérogative. 

Ont  droit  au  même  ordre  :  les  nobles  qui  auront 
occupé  trois  fois  des  fonctions  électives,  et  qui 
auront  été  élus,  une  quatrième  fois,  aux  fonc- 
tions de  maréchaux  de  la  noblesse,  de  curateurs 
du  gymnase,  de  députés  ou  de  secrétaires;  les 
bourgeois  qui  auront  rempli  la  même  condition 
dans  les  quarantaines.  Si  les  uns  ou  les  autres 
avaient,  durant  leurs  fonctions,  obtenu  cette  dé- 
coration à  titre  de  distinction  spéciale,  la  loi  se 
trouverait,  par  cela  même,  accomplie  à  leur  égard. 

Il  est  assigné  au  payement  des  pensions  pour 


sous  NICOLAS  P".  309 

cliaqiie  classe  de  l'ordre,  1714  roul)les  ^^8  1/7 
cop.  argent.  Les  chevaliers  de  la  première  classe 
reçoivent  171  roubles /p  6/7  cop.  ;  ceux  de  la 
seconde,  85  roubles  71  3/7  cop.;  ceux  de  la  troi- 
sième, 57  roubles  i4  2/7  cop.;  et  ceux  de  la  qua- 
trième, 28  roubles  67  1/7  cop.  argent. 

A  la  mort  d'un  chevalier,  sa  femme  jouit  de  la 
pension  pendant  un  an  seulement.  Les  chevaliers 
des  deux  premiers  degrés  ont  entrée  à  la  cour  de 
pair  avec  les  fonctionnaires  de  la  quatrième  classe, 
et  ceux  des  deux  autres  avec  les  employés  de  la 
sixième  classe. 

Les  chevaliers  du  premier  degré  payent,  à  leur 
réception,  180  roubles;  ceux  du  second,  60  rou- 
bles ;  du  troisième,  3o  roubles;  et  du  quatrième, 
9  roubles  aigent.  Ceux  qui  ont  été  décorés  pour 
ti-ente-cinq  ans  de  service  ne  payent  rien. 

Le  général  en  chef  d'une  armée  est  autorisé,  en 
temps  de  guerre,  à  créer,  de  son  propre  gré,  des 
chevaliers  de  la  quatrième  classe,  avec  rosace, 
pour  des  faits  d'armes  éclatants. 

L'ordre  ue  Saiivte-ânjne  est  également  composé 
de  quatre  classes.  Pour  la  première,  le  cordon  est 
rouge,  avec  un  liseré  jaune ,  et  se  porte  de  gauche 
à  droite.  La  croix  est  rouge,  avec  l'image  de  sainte 
Anne  d'un  côté  et  son  chiffre  de  l'autre.  Le  crachat 
en  argent,  porté  à  droite,  a  pour  devise  :  Ainan- 
tihus  jitstiliaiu,  picfalmi,  fidctn.  I^a  seconde  classe 


310  LA  RUSSIE 

porte  la  croix  au  cou  ;  la  troisième,  à  la  bouton- 
nière, et  la  quatrième  sur  l'épée  ou  le  sabre  ,  sans 
ruban,  et  telle  qu'elle  se  voit  sur  le  crachat.  Cette 
dernière  se  conserve  avec  les  ordres  supérieurs. 
On  ajoute,  dans  la  première  et  la  seconde  classe, 
une  couronne  à  la  croix,  ce  qui  forme  une  dis- 
tinction particulière  ;  et,  dans  la  troisième  classe  , 
une  rosace,  pour  les  faits  d'armes;  dans  la  qua- 
trième, l'inscription,  «Pour  bravoure, «qui  se  place 
sur  l'arme  ornée  de  la  croix.  Il  y  a,  en  outre,  une 
cinquième  subdivision  pour  les  soldats  qui  ont 
fait  vingt  ans  de  service.  C'est  une  médaille  dorée, 
avec  l'image  de  la  croix ,  attachée  par  un  ruban 
rouge  et  jaune. 

Cet  ordre  a  été  adjoint  aux  ordres  russes  le  5 
avril  1797;  mais  la  fête  s'en  célèbre  le  3  février,  en 
mémoire  d'Anna  Pétrovna. 

Il  peut  être  conféré  à  tout  ecclésiastique  qui 
aura  converti  au  moins  cent  individus  non  chré- 
tiens ou  cent  hérétiques  ,  fait  rentrer  dans  l'obéis- 
sance des  paysans  révoltés  ou  donné  le  bon  exem- 
ple aux  soldats;  à  celui  qui  se  sera  distingué  dans 
les  sciences,  qui  aura  érigé  des  couvents  ou  des 
églises  autrement  qu'aux  frais  de  la  couronne, 
qui  aura  rempli  avec  distinction,  pendant  au 
moins  cinq  ans,  des  charges  gratuites.  Il  est  ac- 
cordé aux  miUtaires,  pour  le  commandement  d'un 
corps  détaché,  plus  fort  qu'une  compagnie  ou  un 


sous  NICOLAS  P\  3fi 

escadron,  ou  bien  de  mille  recrues,  même  en  plu- 
sieurs détachements;  sous  la  condition,  toutefois, 
dans  le  premier  cas,  que  ce  corps  aura  conservé, 
pendant  trois  ans,  une  place  distinguée  parmi  les 
troupes, et  que  le  nombre  des  malades  ou  des  ex- 
clus pour  incoriduite  n'aura  pas  dépassé  i  p.  cent. 

Dans  le  service  civil ,  cet  ordre  peut  être  accordé 
a  quiconque,  dans  trois  ans,  aura  arrangé  amia- 
blement  dix  procès  engagés  sur  une  valeur  suffi- 
sante pour  qu'il  y  eût  appel  au  sénat;  à  celui  qui, 
dans  les  fonctions  de  juge  de  paix,  aura  concilié 
tous  les  différends  portés  devant  lui,  et  n'en  aura 
laissé  aucun  prendre  une  marcbe  judiciaire.  On 
y  a  droit  également  quand  on  a  assuré  le  sort 
des  veuves  et  des  orpbelins,  et  dévoilé  celui  des 
pauvres;  quand  on  a  procuré  au  gouvernement  un 
avantage  particulier  et  imprévu;  quand  on  a  ex- 
posé sa  vie  ou  sa  fortune  pour  le  bien  public; 
dirigé ,  sans  secours  de  l'autorité ,  une  pension 
publique  de  jeunes  gens,  pendant  dix  ans,  à  la 
satisfaction  générale.  L'instituteur  privé  reçoit  cet 
ordre,  après  quinze  ans  de  travail,  s'il  est  noble  bé- 
réditaire  ;  après  vingt  ans,  s'il  est  noble  personnel  ; 
et  après  vingt-cinq  ans,  s'iln'estni  l'un  ni  l'autre. 

Les  présentations  pour  cet  ordre  ont  lieu  par 
le  chapitre,  et  sont  décidées  au  scrutin  dans  le 
conseil,  qui  est  composé  de  douze  cbevaliers,  les 
plus    anciens   de  chaque  degré,  qui  se  trouvent 


312  LA  RUSSIE 

présents  à  Saint-Pétersbourg,  au  mois  de  décem- 
bre de  cbaque  année. 

Le  général  en  chef  d'une  armée  peut,  à  la  guerre, 
conférer  les  deuxième,  troisième  et  quatrième  de- 
grés de  cet  ordre. 

Dans  la  première  classe,  vingt  commandeurs, 
dont  quatre  ecclésiastiques  ,  reçoivent  chacun 
228  roubles  67  1/7  cop.  argent  de  pension  ;  vingt- 
deux  autres,  dont  quatre  ecclésiastiques,  touchent 
ii4  roubles  28  4/7  cop.  argent. 

Dans  la  seconde  classe,  vingt  commandeurs, 
dont  deux  ecclésiastiques,  reçoivent  100  roubles 
argent;  quarante-deux,  dont  huit  clercs,  71  rou- 
bles l\i  6/7  cop.;  et  trente-six  pensionnaires,  dont 
six  clercs,  71  roubles  [\i  ^j-j  cop.  argent. 

Dans  la  troisième  classe,  quatre-vingt-dix  che- 
valiers reçoivent  67  roubles  i4  2/7  cop.  ;  quatre- 
vingt-dix  autres,  l^i  roubles  85  5/4  cop. 

Dans  la  quatrième  classe,  quatre-vingt-dix  che- 
valiers touchent  34  roubles, 28  4/7  cop.;etquatre- 
vingt-dix^autres,  28  roubles  57  1/7  cop.  argent. 

Les  chevaliers  de  la  première  classe  payent,  à 
leur  nomination,  60  roubles,  et,  à  chaque  pro- 
motion, 75  roubles;  ceux  de  la  seconde,  3o  rou- 
bles; ceux  de  la  troisième,  18  roubles;  et  ceux  de 
la  quatiième,  9  loubles  argent. 

L'ordre  de  Sainï-Stvaislas  est  établi  pour  ré- 
compenser ceux  (}ui  auront  contribué  au  bien  de 


sous  NICOLAS  I".  313 

l'empire  russe  et  du  royaume  de  Pologne,  qui  (m 
est  inséparable  (art.  621),  par  des  services  tels 
qu'ils  auront  attiré  l'attention  de  l'empereur. 

Il  y  a  trois  degrés;  il  en  a  été  aboli  un  ,  le  qua- 
trième ou  le  deuxième,  le  28  mai  iSSg.  Ceux  qui 
l'avaient  jusque-là  ont  conservé  le  droit  de  porter 
un  crachat  avec  la  croix  au  cou.  Cet  ordre  vient 
après  celui  de  Sainte-A.nne.  Les  chevaliers  de  la 
première  classe  de  ce  dernier  ordre  ne  portent,  en 
même  temps,  ni  le  cordon  ni  le  crachat  de  Saint- 
Stanislas,  mais  la  croix  au  cou. 

La  croix  est  rouge,  émaillée  rouge,  à  quatre 
branches  divisées  chacune  en  deux  et  ornées  de 
petites  boules  en  or.  A  leur  réunion  se  trouvent 
des  demi-cercles  en  or.  Au  milieu,  il  y  a  un  cercle 
rond  en  émail  blanc,  avec  un  liseré  vert  et  un  lau- 
rier de  la  même  couleur  qui  porte  en  rouge  le 
chiffre  latin  :  SS.  Dans  les  coins  de  la  croix ,  des 
quatre  côtés,  se  trouvent  des  aigles  russes  à  deux 
têtes  en  or.  Le  revers  est  en  or  avec  rebord  blanc, 
et  le  chiffre. 

Le  cordon  est  rouge,  large  de  deux  pouces  et 
demi,  avec  un  double  liseré  blanc,  et  se  porte  sur 
l'épaule  droite  ;  le  crachat  se  met  du  côté  gauche. 
Il  est  en  argent  avec  huit  rayons,  et  le  rebord,  sem- 
blable à  celui  de  la  croix,  porte  la  devise:  Prœ- 
iiiiando  incitât. 

La  décoiation  du  second  degré  se  porte  au  cou, 


314  LA  RUSSIE 

et  a  deux  subdivisions,  l'une  avec  et  l'autre  sans 
couronne.  Celle  du  tioisième  se  porte  à  la  bou- 
tonnière. 

La  fête  de  l'ordre  a  lieu  le  tt^'.  Le  premier 
et  le  second  degré  sont  laissés  à  la  disposition 
de  l'empereur.  Le  troisième,  à  paît  les  services 
connus  de  S.  M.,  se  confère,  pour  des  actes  de 
bienfaisance,  à  ceux  qui  ont  sacrifié  leur  fortune 
au  bien  public  ou  à  celui  du  service;  aux  per- 
sonnes qui  ont  géré  un  emploi  utile  sans  rétribu- 
tion ,  ou  un  emploi  en  dehors  de  leurs  fonctions 
ordinaires,  pendant  un  an.  Il  s'accorde  également 
pour  des  inventions  et  des  ouvrages  d'une  utilité 
incontestable,  pour  la  mise  en  ordre  d'un  travail 
embrouillé,  pour  la  découverte  des  abus  graves  ou 
des  crimes.  Il  peut  être  donné  à  un  instituteur 
privé,  pour  quinze  ans  de  service,  s'il  est  noble 
héréditaire;  pour  douze  ans,  s'il  est  noble  per- 
sonnel; et  pour  aS  ans ,  s'il  n'est  pas  noble. 

Celui  qui,  d'après  les  statuts,  aura  mérité  l'or- 
dre, a  la  faculté  de  le  solliciter,  par  l'entremise 
de  ses  supérieurs ,  s'il  est  ou  a  été  au  service ,  ou 
du  chef  du  gouvernement,  s'il  est  en  retraite.  Ce 
troisième  degré  peut  être  conféré  par  un  conseil 
composé  de  douze  chevaliers  de  chaque  degré, 
sous  la  présidence  d'un  grand-cordon,  par  une 
nomination  au  scrutin,  dont  le  résultat  est  soumis 
à  la  décision  de  l'empereur. 


sous  NICOLAS  V\  315 

Le  chef  d'une  armée  active  peut,  pour  de 
beaux  faits  d'armes,  conférer  le  Saint-Stanislas  de 
la  seconde  et  de  la  troisième  classe. 

Lors  de  sa  promotion ,  tout  chevalier  du  pre- 
mier degré  paye  90  roubles;  celui  du  second,  3o; 
celui  du  troisième,  i5  roubles  argent.  Cet  argent 
est  destiné  à  des  œuvres  de  bienfaisance  indiquées 
par  l'empereur. 

Les  personnes  qui  ont  reçu  cet  ordre  depuis  le 
Il  novembre  i83i,  jour  de  son  annexion  aux  dé- 
corations russes ,  sont,  par  là  même,  nobles  héré- 
ditaires; celles  qui  l'ont  obtenu  auparavant,  ne  le 
sont  que  si  elles  sontdécoréesdu  premier  degré.  Les 
ecclésiastiques  russes  ne  reçoivent  pas  cet  ordre, 
et  les  membres  du  clergé  catholique  romain  n'ac- 
quièrent, avec  cette  décoration,  que  le  droit  de 
\^oh\esse personnelle  ^  Les  marchands  sont  nobles 
personnels  s'ils  ont  obtenu  cette  décoration  avant 
le  —avril  i832  ,  et  citoyens  honoraires  héréditai- 
res s'ils  ne  l'ont  eue  que  depuis. 

Il  y  a  trente  pensionnaires  du  premier  degré  à 
142  roubles  85  5/7  cop.  argent  par  an  ;  soixante 
du  second,  à  ii4  roubles  28  4/7  cop.;   quatre- 


'  La  loi  russe  est  assez  naïve  pour  le  dire,  et  ne  l'est  pas 
assez  pour  ajouter  que  c'est  parce  que  les  ecclésiastiques  ro- 
mains ne  sont  pas  susceptibles  d'avoir  des  enfants.  (Décret  du 
28  mai  1839. — Svod.,  t.  I,liv.  vi,  art.  682.) 


31G  LA  RUSSIE 

vingt-dix  du  troisième  degré  à  85  roubles  71  3/7 

cop. chacun. 

Le  pensionnaire  qui  passe  à  un  degré  supérieur 
perd  la  pension  qu'il  touchait,  et  doit  attendre  son 
tour  pour  la  pension  du  nouveau  degré.  Il  doit 
renvoyer  au  chapitre  les  insignes  qu'il  avait  portés 
jusque-là.  Il  en  est  de  même  quand  un  chevalier  . 
meurt;  et  si  les  insignes  étaient  alors  perdus,  les 
héritiers  en  restitueraient  la  valeur.  Les  chevaliers 
qui  se  font  moines  perdent  l'ordre  et  la  pension. 
A  la  moit  du  chevalier  pensionné,  sa  femme  jouit 
de  la  pension  pendant  un  an. 

Les  héritiers  d'un  militaire  ,  tué  à  la  guerre , 
sont  exemptés  de  l'obligation  de  renvoyer  ses  in- 
signes ou  d'en  restituer  la  valeur. 

La  DÉCORATION  DU   SERVICE  IRRÉPROCHA.BLE    n'cSt 

pas  un  ordre;  c'est  une  simple  marque  de  distinc- 
tion. Elle  se  compose  d'une  boucle  dorée,  carrée, 
avec  un  laurier,  dans  le  milieu  duquel  se  trouve 
un  chiffre  romain,  indiquant  les  années  de  ser- 
vice. Elle  se  place  sur  un  ruban  des  ordres 
de  Saint-George,  pour  les  militaires,  et  de 
Saint-Vladimir,  pour  les  fonctionnaires  civils. 
Cette  décoration  a  été  instituée  le  22  août  1827, 
en  commémoiation  du  couronnement  de  l'em- 
pereur Nicolas,  qui  a  eu  lieu  le  même  jour  de 
l'année  précédenle.  Elle  se  confère  le  jour  anni- 
versaire de  son  institution ,  et  se  porte  au-dessous 


sous  NICOLAS  P\  317 

des  ordres  véiilables,  comme  leur  élanl  inférieure. 
Elle  se  donne  pour  quinze  ans  de  service,  et  se 
renouvelle  tous  les  cinq  ans. 

Les  chevaliers  de  Saint-George,  après  vingt-cinq 
ans  de  service,  et  de  Saint-Vladimir,  après  trente- 
cinq  ans,  pas  plus  que  les  chevaliers  des  ordres 
les  plus  importants,  ne  sont  dispensés  de  porter 
cette  boucle,  qu'il  est  prescrit  de  mettre  au-dessous 
de  la  seconde  boutonnière. 

Les  artistes  n'ont  droit  à  cette  distinction  que 
pour  le  temps  passé  au  service  à  partir  de  leur 
réception  dans  un  ordre  de  chevalerie  ^  Les  maî- 
tres de  relais  et  les  individus  qui  n'ont  pas  de 
tschinn  effectif  n'y  ont  pas  droit. 

Il  n'y  a  aucune  espèce  de  diminution  à  obtenir 
dans  les  termes  voulus  pour  la  boucle.  On  retran- 
che, du  temps  de  service  ainsi  calculé,  les  congés 
de  plus  de  vingt-neuf  jours;  le  service  d'un  em- 
ployé qui,  dans  l'espace  de  quinze  ans,  aura 
changé  trois  fois  de  genre  de  service  ,  est  déclaré 
non  valable ,  toutes  les  fois  qu'il  sera  resté  moins 
de  trois  ans  dans  le  même  poste.  Tout  retard 
dans  un  semestre  peut  faire  perdre  une  année  de 
service ,  à  moins  de  causes  graves  admises  par 
l'autorité  ;  un  retard  de  quatre  mois  prive  totale- 


'  Une  disposition  générale  défend  de  donner  un   ordre 
avant  qu'on  ait  reçu  la  boucle. 


318  LA  RUSSIE 

ment  du  droit  à  la  boucle.  Les  réprimandes  ins- 
crites dans  les  états  de  service  emportent  la  peite 
d'uneannée,etles  arrêts, accompagnés  de  la  forma- 
lité, retardent  l'obtention  de  la  décoration  de  trois 
ans. L'institution  prive  de  leurs  droits  à  cet  insigne 
ceux  qui  ont  été  mis  en  jugement  et  n'en  sont 
pas  sortis  justifiés,  soit  qu'ils  aient  été  laissés  sous 
le  coup  du  soupçon,  soit  qu'un  manifeste  impé- 
rial les  ait  amnistiés,  ou  ait  suspendu  toute  action 
de  la  justice  à  leur  égard;  mais  si,  après  cela,  ils 
remplissent  cjuinze  années  de  service  irréprocha- 
ble, la  boucle  leur  sera  conférée.  Ceux  qui  ont 
été  élargis  ,  faute  de  preuves  contre  eux ,  sont 
considérés  comme  innocents. 

La  collation  définitive  de  la  boucle  appartient 
à  un  conseil  composé  de  généraux  en  chef  ou  de 
conseillers  intimes  actuels  ,  élus  par  l'empereur, 
sous  la  présidence  du  plus  ancien  d'entre  eux,  ou 
du  plus  ancien  fonctionnaire  de  la  première 
classe ,  s'il  s'en  trouve.  Ce  conseil  s'assemble  tous 
les  ans,  au  plus  tard  le  20  juillet,  et  siège  au  pa- 
lais d'hiver.  La  sanction  de  l'empereur  est  néces- 
saire à  ses  décisions,  pour  les  rendre  valables. 

On  paye  trois  roubles  argent  pour  chaque  bou- 
cle. Il  est  permis  aux  personnes  qui  en  sont  revê- 
tues de  la  placer  dans  leurs  armes  et  sur  leurs 
cachets. 

La  boucle  n'est  pas  retirée  à  celui  qui  l'a  ob- 


sous  NICOLAS  P*.  319 

tenue,  pour  des  méfaits  qui  en  eussent  empêché 
l'obtention;  mais  elle  n'est  point  remplacée, poul- 
ie coupable,  par  celle  qui  lui  serait  revenue  pour  les 
cinq  an  s  dans  l'espace  desquels  il  aura  été  en  faute. 
S'il  fait  cinq  autres  années  de  service  irréprocha- 
ble ,  on  lui  confère  la  boucle  pour  cette  période. 
Si  le  méfait  est  commis  avant  l'obtention  de  la 
boucle,  mais  après  le  temps  accompli  pour  l'ob- 
tenir, le  cas  est  soumis  à  la  décision  de  l'empe- 
reur. 

LaMARQUEMARïEaété  érigée  le  1 4  octobre  1828, 
en  mémoire  de  l'impératrice  Marie  Feodorovna, 
mère  de  Nicolas.  Elle  se  confère  aux  dames,  pour 
service  irréprochable.  Elle  est  de  deux  degrés  :  le 
premier  porte  la  décoration  à  l'épaule,  et  le  second 
au  sein.  Pour  celui-là,  la  croix  est  à  quatre  bran- 
ches ,    et   en  or  émaillé  de  bleu  ;    elle  porte  le 
chiffre  de  Marie  Feodorovna  ;  au  centre  est  un 
laurier  avec  le  nombre  des  années  de  service  en 
chiffres   romains.  L'insigne  du  second  degré  est 
un  médaillon  bleu  avec  les  deux  chiffres.  Le  ruban 
est  celui  de  l'ordre  de  Saint-Vladimir.  Cette  déco- 
ration est  destinée  aux  dames  dites  des  classes, 
aux  maîtresses,  directrices  et  inspectrices  des  ins- 
titutions qui  étaient   sous  la  surveillance  immé- 
diate de  l'impératrice-mère.  Le  premier  degré  se 
donne  aux  dames  qui  ont  passé  dans  ces  fonctions 
2 5  ans  et  au-dessus,  et  le  second  à  celles  qui  y 


320  LA  RUSSIK 

ont  été  de  i5  à  25  ans.  Tous  les  cinq  ans  le  cliiffie 
se  renouvelle.  Les  titres  à  la  léception  de  cette 
décoration  sont  discutés  en  un  conseil  érigé  au- 
près des  institutions  de  bienfaisance,  et  dont  les 
décisions  sont  confirmées  par  l'empereur.  Cette 
marque  de  distinction  ne  se  perd  jamais. 

Les  officiers  de  l'armée  reçoivent  des  sabres  et 
des  épées  en  or,  ornés  parfois  de  stras, sans  aucun 
frais,  avec  une  inscription  constatant  leur  bra- 
voure. Les  généraux  en  chef  des  grandes  armées 
peuvent  en  accorder  pour  des  actions  d'éclat  et 
faits  éminents. 

Pour  avoir  sauvé  la  vie  à  des  personnes  en  pé- 
ril, on  obtient  des  médailles  en  or  et  en  argent, 
avec  des  rubans  de  Saint- Vladimir. 

Les  maires  des  paroisses  qui  restent,  avec'dis- 
tinction,  neufansdans  leurs  charges,  et  sont  réélus 
pour  trois  autres  années ,  reçoivent  des  médailles 
qu'ils  portent  au  cou,  s'ils  ne  sont  pas  nobles.  Les 
vaccinateurs  sont  aussi  récompensés  par  des  mé- 
dailles. Les  planteurs  distingués  ,  au  Caucase  et 
dans  la  Nouvelle  Russie,  les  paysans  qui  excellent 
dans  la  culture  de  la  pomme  de  terre,  les  ou- 
vriers supérieurs  des  fabriques,  les  juifs  établis 
sur  les  terres  delà  couronne  et  qui  se  distinguent 
dans  l'économie  agricole ,  ont  droit  aux  mêmes 
récompenses.  Les  pilotes,  les  employés  des  qua- 
rantaines, les  instituteurs  après  dix  ans  de  fonc- 


sous  ]\1C0L/\S  1-.  321 

lions,  obtiennent  des  médailles  avec  des  rul)ans 
de  Saint-Alexandre.  Les  chefs  des  paysans ,  pour 
neuf  ans  de  service  ,  en  ont  aussi  avec  des  rubans 
de  Sainte-Anne. 

Les  médailles  obtenues  quand  on  a  sauvé  la 
vie  à  quelqu'un  ,  ou  pour  tout  autre  acte  d'hu- 
manité,  ne  sont  sujettes  à  aucun  impôt.  Les 
autres  payent,  d'après  leurs  rubans  ou  leurs  for- 
mes,  de  7  à  i5o  roubles  argent  de  contribution. 
Les  personnes  ayant  des  médailles  qui  se  portent 
au  cou  sont  exemptes  du  recrutement.  Les  autres 
le  sont  des  peines  corporelles. 

Il  y  a  en  outre  des  haftans  de  distinction  en 
drap,  velours  ou  damas,  qui  sont  d'uniforme 
ou  non.  Ces  kaftans sont  destinés  particulièrement 
aux  fonctionnaires  paysans. 


322  LA  RUSSIE 


XIV, 


DES  HAUTES  COURS  ADMINISTRATIVES,  LEGISLATIVES 
ET  JUDICIAIRES. 


LE   CONSEIL   DE   L  EMPIRE. 

Les  attributions  du  conseil  de  l'empire  com- 
prennent toute  affaire  qui  exige  la  promulgation 
d'une  loi  nouvelle,  la  modification,  l'explication 
ou  le  complément  d'une  loi  existante  ;  toute 
mesure  extraordinaire  dans  le  domaine  de  l'admi- 
nistration intérieure  ou  de  la  politique  extérieure, 
comme  la  paix  ou  la  guerre ,  quand  elle  peut 
être  sujette  à  un  examen  préalable;  les  questions 
spéciales  en  matière  de  finances,  la  fixation  du  bud- 
get et  le  règlement  des  impôts,  l'expropriation  des 
particuliers  pour  cause  d'intérêt  public,ou  le  pas- 
sage d'une  propriété  de  la  couronne  en  la  posses- 
sion des  particuliers,  les  brevets  d'invention, etc. 
Ce  conseil  prononce  sur  la  concession  et  le  retrait 
des  lettres  de  noblesse,  et  dirige  l'instruction  contre 


sous  NICOLAS  P\  323 

les  ministres  et  les  gouverneurs  généraux  accusés, 
avec  l'autorisation  de  l'empereur.  Il  connaît  des 
procès  sur  lesquels  le  sénat  a  été  partagé,  ou  dont 
la  conclusion  n'a  pas  obtenu  la  sanction  du  mi- 
nistre de  la  justice. 

Le  conseil  de  l'empire  se  divise  en  départe- 
ments, que  nous  appellerons  aussi  sections,  ou  se 
réunit  en  assemblée  générale  ;  les  membres  des 
divers  départements  sont  membres  de  l'assemblée 
générale,àlaquelle  sont  adjoints  en  outre  des  per- 
sonnes prises  en  dehors. 

Il  y  a  cinq  départements  :  i°  celui  de  la  justice; 
2°  de  la  guerre;  3°  du  culte  et  des  affaires  civiles; 
4"  de  l'économie,  et  5°  des  affaires  de  la  Pologne. 

Le  personnel  des  départements  est  nommé  tous 
les  six  mois,  par  l'empereur  lui-même,  et  se  com- 
pose d'un  président  et  d'au  moins  trois  membres 
pour  chaque  département.  Les  sections  peuvent 
appeler  dans  leur  sein  et  consulter  les  personnes 
dont  ils  veulent  réclamer  les  lumières.  Pour  les 
affaires  qui  concernent  à  la  fois  plusieurs  départe- 
ments ,  ceux-ci  ont  droit  de  se  réunir  et  de  déli- 
bérer en  commun. 

Les  membres  du  conseil  de  l'empire  peuvent  en 
même  temps  être  investis  de  toute  autre  charge, 
dans  l'ordre  judiciaire  ou  administratif.  Les  mi- 
nistres sont  de  droit  membres  du  conseil  de  l'em- 
pire, mais  ils  ne  peuvent  être  nommés  présidents 

ai. 


324  LA  RUSSIE 

dans  les  sections.  Le  président  de  rassemblée  gé- 
nérale est  l'empereur  lui-même,  et,  en  son  ab- 
sence ,  celui  qu'il  veut  bien  désigner  une  fois  tous 
les  ans.  Le  vice-président  est  celui  des  présidents 
de  département  qui  est  le  plus  ancien  en  grade. 

L'assemblée  générale  siège  dans  l'ordre  suivant  : 
le  président  occupe  le  milieu  de  la  salle  ;  à  sa 
droite  sont  placés  les  membres  qui  ne  font  pas 
partie  des  départements;  à  sa  gauche,  les  minis- 
tres, et  vis-à-vis  de  lui  les  membres  des  sections, 
leurs  présidents  en  tète.  Au  milieu,  en  face  du 
président,  se  trouve  le  secrétaire  de  l'empire  ,  as- 
sisté d'un  secrétaire  d'Élat  et  de  deux  aides. 

Les  orateurs  parlent  debout.  Si  plusieurs  mem- 
bres réclament  la  parole  à  la  fois,  elle  est  accor- 
dée au  plus  ancien  en  grade.  Les  amendements 
aux  projets  mis  en  délibération  doivent  être 
présentés  par  écrit.  Les  votes  sont  inscrits  à  côté 
du  nom  de  chaque  membre,  et  les  décisions  sont 
consignées  dans  un  procès-verbal.  On  fait  connaî- 
tre à  la  fin  de  chaque  séance  l'ordre  du  jour  delà 
suivante.  Dans  les  départemenls  ,  on  prend  rang 
d'après  les  tchinns. 

Les  affaires  où  il  s'agit  de  quelque  mesure  ex- 
traordinaire arrivent  directement  à  l'assemblée  gé- 
nérale, sur  la  décision  de  l'empereur.  Les  dépar- 
tements y  envoient  celles  sur  lesquelles  leurs 
membres  n'ont  pu  s'entendre,  ou  pour  lesquelles 


sous  NICOLAS  I".  325 

ils  ont  pris  une  décision  qui  casse  un  arrêt  du  sénat, 
ou  qui  les  met  en  désaccord  avec  le  ministre  dont 
émane  l'affaire  en  question. 

Le  conseil  de  l'empire  peut  renvoyer  au  sénat  les 
affaires  dans  lesquelles  celui-ci  n'aurait  pas  pris 
en  considération  quelque  pièce  importante,  afin 
qu'elle  y  soit  revue  de  nouveau. 

Le  secrétaire  de  l'empire  soumet  les  décisions 
du  conseil  à  la  confirmation  de  l'empereur.  Les 
affaires  de  Pologne  lui  sont  déférées  en  procès- 
verbal  ,  toutes  les  fois  qu'elles  n'ont  pas  été  dé- 
battues dans  l'assemblée  générale  ;  et  les  autres 
sous  forme  de  mémoires ,  signés  par  le  président 
ou  le  vice-président,  et  par  le  secrétaire  de  l'empire. 
La  volonté  de  l'empereur  décide  l'affaire  définiti- 
vement ,  lors  même  qu'il  se  prononcerait  pour 
l'opinion  de  la  minorité.  En  cas  d'absence  pio- 
longée  de  l'empereur,  S.  M.  désigne  elle-même 
l'étendue  du  pouvoir  que  le  conseil  de  l'empiie 
est  appelé  à  exercer  pendant  ce  temps. 

Près  du  conseil  se  trouve  une  chancellerie,  sous 
les  ordres  du  secrétaire  de  l'empire.  Elle  se  com- 
pose de  sept  sections,  dont  chacune  a  pour  chef 
un  secrétaire  d'Etat,  excepté  les  deux  dernières, 
celle  des  archives  et  celle  des  affaires  du  secrétariat 
de  l'empire ,  qui  sont  régies  par  des  aides. 


326  LA  RUSSIE 

LE    COMITÉ    DES   MINISTRES. 

Le  comité  des  ministres  est  compose  de  tous 
les  ministres  et  chefs  des  administrations  séparées, 
complétant  l'organisation  ministérielle,  tels  que 
le  chef  de  l'état-major  de  la  marine,  celui  des  voies 
et  communications,  des  postes,  le  contrôleur  de 
l'empire;  etc. ,  et  en  outre  des  présidents  des  dé- 
partements au  conseil  de  l'empire  et  des  personnes 
spécialement  désignées  par  l'empereur. 

Le  président  est  élu  par  le  souverain  ;  a  défaut 
de  quoi  la  présidence ,  comme  en  cas  de  maladie 
du  titulaire ,  appartient  au  membre  le  plus  ancien 
en  grade. 

Le  comité  s'assemble  deux  fois  par  semaine  en 
hiver,  à  ii  heures  du  matin  ,  et  une  fois  par  se- 
maine en  été,  à  lo  heures.  Le  président  peut,  en 
cas  d'affaire  majeure,  convoquer  une  réunion 
extraordinaire.  Les  membres  siègent  selon  leur 
ancienneté  en  grade. 

Les  attributions  du  comité  des  ministres  com- 
prennent toute  affaire  qui  demande  l'action  com- 
binée ou  le  concours  de  plusieurs  ministères,  qui 
embarrasse  un  ministre  ou  excède  sa  compétence, 
et  nécessite  la  résolution  suprême.  En  outre  ,  les 
ministres  sont  tenus  de  soumettre  au  comité  des 
comptes  rendus,  pour  chaque  année  de  leuradmi- 


sous  NICOLAS  P\  327 

nistration,  comme  d'en  référer  à  sa  décision  pour 
les  cas  extraordinaires,  les  affaires  qui  concer- 
nent la  sécurité  publique  ou  la  subsistance  du  peu- 
ple ,  les  causes  des  hérétiques,  les  réprimandes 
à  faire  aux  gouverneurs,  les  récompenses  et  pen- 
sions à  accorder  aux  employés  civils. 

Le  général  gouverneur  de  la  Finlande  est  égale- 
ment autorisé  à  déférer  au  comité  toute  affaire  qui 
demandele  concours  des  deux  administrations,  sans 
exiger  de  modifications  à  la  législation  du  duché. 

Les  décisions  du  comité  ne  reçoivent  force  de 
loi  qu'après  la  sanction  de  l'empereur.  Il  n'y  a 
d'exemptées  de  cette  règle  que  les  décisions  una- 
nimes du  comité ,  concernant  les  pensions  et  les 
secours  momentanés  aux  employés,  et  les  affaires 
des  hérétiques,  sauf  les  cas  extraordinaires.  Les 
changements  à  faire  dans  la  législation  sont  préa- 
lablement soumis  à  la  deuxième  section  de  la  chan- 
cellerie de  l'empereur,  spécialement  chargée  de  la 
rédaction  des  lois. 

Le  comité  des  ministres  n'exerce  pas  de  pouvoir 
exécutif,  et  laisse  le  soin  de  remplir  ses  décisions 
à  celui  des  ministres  dans  la  compétence  duquel 
se  trouve  l'affaire  en  litige. 

La  chancellerie  du  comité  est  composée  de  plu- 
sieurs sections  ,  d'un  bureau  d'expédition  générale 
et  d'une  division  des  archives. 


328  LA  RUSSIE 

LE   SÉNAT. 

Le  sénat  est  la  haute  cour  judiciaire  de  la  Rus- 
sie ;  dispensateur  et  directeur  de  la  justice,  il 
veille  à  l'exécution  des  lois  et  à  la  régularité  dans 
l'administration. 

Ses  ntiembres  sont  nommés  par  l'empereur , 
parmi  les  dignitaires  des  trois  pi-emières  classes, 
soit  civils,  soit  militaires.  Le  président  est  l'em- 
pereur lui-même  ;  les  ministres  y  siègent ,  mais  non 
pas  leurs  suppléants.  Les  généraux  gouverneurs  et 
les  gouverneurs  militaires  y  ont  accès. 

Le  sénat  se  divise  en  onze  départements,  dont 
six  résident  à  Saint-Pétersbourg,  trois  à  Moscou  et 
deux  à  Varsovie.  Les  présidents  sont  désignés  par 
l'empereur.  Le  nombre  des  sénateurs  est  illimité, 
mais  le  minimum  des  membres  qui  doivent  être 
présents  pour  que  les  délibérations  aient  leur  cours 
est  fixé  à  trois  pour  les  départements  de  Saint- 
Pétersbourg  et  de  Moscou  ,  et  à  cinq  pour  ceux  de 
Varsovie.  Le  ministre  de  la  justice  complète  ce 
nombre  au  besoin  par  le  plus  jeune  des  sénateurs 
des  départements  correspondants.  Dans  chaque 
département  siège  un  grand  procureur,  qui  veille 
h  la  régularité  des  affaires. 

Le  premier  déparlement  est  chargé  de  lapromul- 
gation  des  lois  et  de  leur  expédition  aux  autorités 


sous  NICOLAS  I».  329 

compétentes ,  de  la  vérification  des  droits  civiques 
autres  que  ceux  des  nobles  et  des  serfs,  de  la 
naturalisation  des  étrangers,  de  la  surveillance  des 
élections,  de  la  nomination  et  de  la  démission  des 
employés.  Il  vide  tous  les  conflits  qui  peuvent 
s'élever  entre  les  différents  tribunaux,  et  connaît 
des  procès  entre  la  couronne   et  les  particuliers. 

Les  deuxième,  troisième  et  quatrième  départe- 
ments à  Saint-Pétersbouig,  le  septième  et  le  hui- 
tième à  Moscou ,  et  le  neuvième  à  Varsovie,  con- 
naissent, en  appel,  des  affaires  civiles  ;  le  cinquième 
à  Pétersbourg,  le  sixième  à  Moscou,  et  le  dixième 
à  Varsovie,  sont  chargés  des  affaires  criminelles. 
Chacun  de  ces  départements  exerce  la  juridiction 
sur  un  nombre  défini  de  gouvernements  qui  for- 
ment son  ressort.  Les  attributions  du  département 
d'arpentage  sont  suffisamment  indiquées  par  son 
nom,  et  s'étendent  à  tout  l'empire. 

Les  départements  se  réunissent  dans  certains 
cas,  et  forment  des  assemblées  générales  :  il  y  en 
a  deux  à  Saint-Pétersbourg ,  composées,  l'une  des 
trois  premiers,  et  l'autre  des  trois  derniers  dépar- 
tements, sous  la  présidence  du  plus  ancien  pré- 
sident, et  sous  la  surveillance  du  ministre  de  la 
justice.  Les  trois  dépailements  de  Moscou  forment 
une  seule  assemblée  générale,  ainsique  les  deux  de 
Varsovie ,  sous  la  présidence  du  lieutenant  du 
royaume.  Les  sénateurs  honoraires  n'y  sont  pas 
admis. 


330  LA  RUSSIE 

Les  assemblées  générales  connaissent  de  toutes 
les  affaires  sur  lesquelles  on  n'a  pas  pu  s'entendre 
dans  les  départements. 

La  première  ,  à  Saint-Pétersbourg  ,  juge  en 
outre  les  sénateurs  coupables,  décide  de  l'avance- 
ment des  employés  jusqu'à  la  sixième  classe,  et 
confirme  les  titres  des  nobles.  Les  sénateurs  les 
plus  anciens  en  grade  remplacent  les  présidents, 
en  cas  d'absence ,  aux  assemblées  générales , 
comme  dans  les  réunions  particulières.  Les  mi- 
nistres siègent  dans  le  premier  département,  et  le 
ministre  delà  justice,  avec  son  suppléant,  assiste 
aux  assemblées  générales. 

Celles-ci  ont  lieu  une  fois  pai  semaine.  Le  mi- 
nistre de  la  justice  fait  en  outre  convoquer  les 
sénateurs  en  séance  extraordinaire,  pour  toute 
affaire  qui  ne  souffre  pas  de  remise.  Les  séances 
s'ouvrent  à  dix  heures.  Toutes  les  semaines,  le 
ministre  de  la  justice  fait  son  rapport  à  l'empe- 
reur sur  les  membies  absents  ou  qui  se  sont  trou- 
vés en  retard.  Les  sénateurs  investis  de  quelque 
charge  particulière  ne  peuvent  manquer  aux  as- 
semblées générales,  et  doivent  au  moins  venir  deux 
fois  par  semaine  dans  les  départements.  Les  mi- 
nistres et  les  gouverneurs  sont  seuls  exemptés  de 
cette  obligation.  Les  vacances  du  sénat  ont  lieu  en 
été;  les  affaires  ne  sont  soumises  aux  assemblées 
que  par  extraits.  Dans  les  départements,  elles  se 


sous  NICOLAS  V\  331 

décident  à  l'unanimité.  S'il  s'élève  un  désaccord 
sur  la  manière  dont  les  questions  doivent  être 
posées,  et  qu'il  ne  puisse  être  décidé  à  la  simple 
majorité,  on  appelle  alors  à  voter  le  plus  jeune 
membre  d'un  autre  département.  Le  sénateur  qui 
n'adopte  pas  l'opinion  de  la  majorité  est  autorisé 
à  émettre  la  sienne  par  écrit ,  mais  dans  un  délai 
de  huit  jours  au  plus  ,  pour  les  départements  ,  et 
à  la  séance  suivante,  pour  les  assemblées  généra- 
les. Ses  collègues  peuvent  alors  revenir  sur  leur 
vote.  Les  membres  absents,  lors  des  réunions 
des  départements  ,  sont  tenus  de  faire  connaître 
leur  opinion  ;  mais  il  n'en  est  pas  de  même  aux 
assemblées  générales.  La  voix  d'un  ministre  ne 
compte  pas  dans  les  affaires  qu'il  a  présentées  lui- 
même  au  sénat,  ou  qui  rentrent  dans  les  attribu- 
tions de  son  ministère.  Le  grand  procureur  cherche, 
par  écrit,  à  concilier  les  opinions  ;-s'il  n'y  parvient 
pas ,  il  porte  l'affaire  en  litige  devant  l'assemblée 
générale.  La  même  chose  arrive  également  lorsque 
le  procureur  n'adopte  pas ,  pour  sa  part ,  la  déci- 
sion du  département;  mais  il  doit  préalablement 
demander  l'autorisation  du  ministre  de  la  justice. 
Dans  les  assemblées  générales,  la  majorité  est 
des  deux  tiers  des  voix.  Si  elle  ne  peut  y  être  obte- 
nue, le  ministre  de  la  justice  en  réfère  à  une  con- 
sultation des  grands  procureurs  réunis,  et  assistés 
de  son  adjoint  et  d'un  jurisconsulte.  Quinze  jours 


335  LA  RUSSIE 

leur  sont  accordés  pour  étudier  la  question.  En 
cas  de  partage,  la  voix  du  ministre  est  prépondé- 
rante. Lorsque  les  mêmes  cas  se  présentent  au 
sénat  de  Moscou  ,  la  consultation  a  lieu  à  Saint- 
Pétersbourg.  L'affaire  est  ensuite  reportée  à  l'as- 
semblée générale  ;  et  s'il  ne  s'y  produit  pas  de 
majorité  ,  ou  bien  si  le  ministre  de  la  justice  con- 
serve une  opinion  différente  de  celle  f|ui  prévaut, 
alors  il  en  réfère  à  l'empereur  par  l'entremise  du 
conseil  de  l'empire. 

Le  sénat  ne  reconnaît,  au-dessus  de  lui,  d'autre 
pouvoir  que  celui  de  l'empereur.  Les  autorités 
subordonnées  ne  peuvent  différer  l'exécution  de 
ses  décrets  que  lorsqu'il  y  a  contradiction  dans 
les  prescriptions,  et  alors  elles  sont  tenues  de 
soumettre  la  difficulté  au  sénat  lui-même.  Celui-ci 
peut  faire  parvenir  à  S.  M.  des  observations  sur 
les  lois  existantes  ,  par  l'entremise  du  ministre  de 
la  justice,  en  tant  qu'elles  exigent  un  complément, 
une  explication  ou  une  modification,  par  suite  d'au- 
tres lois  contradictoires;  mais  il  lui  est  stricte- 
ment interdit  de  se  prévaloir  de  la  clémence 
impériale,  dans  les  cas  particuliers,  pour  au- 
toriser des  exceptions  aux  lois,  ou  de  se  permettre 
aucune  observation  sur  des  lois  nouvellement  pro- 
mulguées par  l'empereur. 

Si  le  sénat  découvre  quelques  abus  dans  les 
ministères,  il  avertit  les  ministres;  et  s'il  n'en  ob- 


sous  NICOLAS  P\  333 

tient  pas  desexplicalions  satisfaisantes,  il  en  réfère 
à  S.  M.  H  envoie  des  réprimandes  aux  gouverneurs, 
pour  les  négligences  commises  sans  mauvaise  in- 
tention, et,  en  cas  de  récidive,  il  les  publie;  mais  si 
elles  sont  de  nature  à  attirer  une  peine,  il  demande 
l'autorisation  de  l'empereur.  Le  sénat  ne  peut  de 
lui-même  ni  changer  une  lettre  aux  lois  existantes  , 
ni  modifier  ses  propres  dispositions,  sans  l'autori- 
sation de  l'empereur.  Il  n'y  a  pas  d'appel  contre  le 
sénat,  si  ce  n'est  à  l'empereur,  qui  fait  alors  revoir 
l'affaire  par  l'assemblée  générale  du  sénat,  si  elle 
a  été  décidée  dans  un  département,  et  par  le 
conseil  de  l'empire,  si  elle  a  été  discutée  en  as- 
semblée générale.  Quiconque  porterait  contre  le 
sénat  une  plainte  mal  fondée,  serait  mis  en  juge- 
ment. Aussi  le  plaignant  doit-il,  en  tout  cas,  cer- 
tifier par  écrit  qu'il  connaît  les  rigueurs  des  lois 
existantes  à  ce  sujet. 

«  Tout  sénateur ,  comme  un  digne  enfant  de 
son  pays,  ayant  toujours  en  vue  son  devoir  envers 
Dieu,  l'État  et  la  loi ,  doit  se  rappeler  que  l'obli- 
gation qui  lui  est  imposée  connue  juge  consiste 
à  considérer  sa  patrie  comme  sa  famille,  et  l'hon- 
neur comme  un  ami  ;  à  examiner  avec  soin  les 
demandes  qui  lui  sont  faites,  à  rectifier  ses  erreurs 
à  changer  et  poursuivre  lesjuges  suspects,  et  sur- 
tout à  rechercher  les  moyens  d'établir  la  vérité,  et 
non  pas  de  gagner  du  temps. 


334  LA  RUSSIE 

«  Tout  sénateur  est  obligé,  comme  à  un  devoir 
de  conscience,  de  faire  son  rapport  sur  tout  le 
mal  qui  se  commet  dans  le  pays,  et  sur  toutes  les 
violations  de  la  loi  qui  parviennent  à  sa  connais- 
sance.» (S  wod.,  t.  1%  liv.  3,  sect.i,  art.  2^7  et  248.) 

Chaque  département  a  sa  chancellerie.  La  pre- 
mière assemblée  générale  de  Saint-Pétersbourg  et 
celle  de  Moscou  ont  en  outre  chacune  une  chan- 
cellerie particulière.  Elles  sont  sous  les  ordres  des 
grands  procureurs  désignés  par  le  ministre  de  la 
justice,  qui  est  le  chef  suprême  de  toutes  les  chan- 
celleries du  sénat. 

La  plus  grande  anomalie  qui  existe  dans  l'orga- 
nisation du  sénat,  c'est  le  pouvoir  exorbitant  attri- 
bué au  ministère  public,  qui  peut  suspendre  ou  an- 
nuler par  son  veto  les  décisions  delà  majorité,  dans 
les  départements,  par  la  voix  du  grand  procureur,  et 
de  l'unanimité  dans  les  assemblées  générales,  par  la 
voix  du  ministre  de  la  justice.  La  cause  en  est-elle 
que  les  sénateurs,  pris  au  hasard  dans  l'armée  ou 
l'administration  civile,  sont  ignorants  en  matière  de 
droit  ?  Mais  si  l'on  ne  peut  ni  ne  sait  remédier  à 
ce  mal,  faudrait-il  au  moins  ne  pas  prendre  les 
ministres  de  la  justice  parmi  les  généraux  ou  les 
diplomates,  ainsi  qu'on  l'a  fait  jusqu'ici  ;  et  alors 
même  qu'on  en  aurait  de  savants,  faudrait-il  bor- 
ner leur  droit  de  paralyser  les  décisions  du  sénat 
aux  cas  de  violation  des  lois ,  et  surtout  ne  pas 


sous  NICOLAS  I".  335 

laisser  traîner  les  affaires  en  longueur  ,  en  accor- 
dant des  délais  aux  procureurs  et  aux  ministres 
pour  formuler  leur  opinion.  Les  sénateurs  russes 
ne  sont  pas  à  l'épreuve  des  offres  d'argent  plus 
ou  moins  adroitement  faites  ;  mais  il  est  plus  fa- 
cile encore  de  corrompre  un  seul  individu  qu'une 
assemblée,  et  les  procureurs  impériaux  sont  en 
effet ,  en  Russie,  au  sénat  comme  dans  les  gouver- 
nements, les  seuls  dispensateurs  de  la  justice. 


LE   SYNO«E. 


Il  est  actuellement  composé  de  huit  membres 
et  de  quatre  adjoints,  d'une  cliancellerie  ,  de  l'ad- 
ministration de  l'instruction  ecclésiastique ,  de 
l'administration  ecclésiastique,  et  de  la  chancelle- 
rie du  grand  procureur  du  synode. 

Les  éparchies  se  divisent  en  trois  classes.  La 
première  comprend  les  quatre  métropolities  de 
Kiev,  de  Novgorod,  de  Moscou  et  de  Pétersbourg. 
La  seconde  classe  contient  dix-huit  archevêchés  , 
et  la  troisième  vingt-six  évéchés  et  les  trois  épar- 
chies de  la  Géorgie. 

L'instruction  ecclésiastique  est  distribuée  en 
trois  arrondissements ,  ceux  de  Kiev  ,  de  Moscou 
et  de  Pétersbourg  ,  avec  autant  d'académies,  et 
quarante-cinq  séminaires. 


33G  LA  RUSSIE 


XV. 


DES  MINISTERES 


Il  y  a  neuf  ministères  en  Russie:  i^  le  ministère 
de  l'intérieur;  2°  celui  des  finances;  3°  de  l'ins- 
truction publique;  4°  de  la  justice;  5°  des  do- 
maines; 6°  de  la  guerre;  7°  des  affaires  étrangères; 
8°  de  la  cour;  9°  de  la  marine.  De  plus,  il  y  a 
trois  administrations  qui  sont  à  l'égal  des  minis- 
tères ,  savoir  :  j  °  le  contrôle  de  l'empire  ;  2°  le 
département  des  voies  de  communication  et  d'édi- 
fices publics;  3°  celui  des  postes. 

Il  y  a  dans  chaque  ministère  plusieurs  direc- 
tions, qu'on  appelle  en  Russie  des  départements, 
le  conseil  du  ministre  et  la  chancellerie  du  minis- 
tère. Les  directions  se  divisent  en  sections,  et  les 
sections  en  bureaux.  Le  conseil  du  ministre  se 
compose  de  tous  les  directeurs  et  du  ministre  en 
second,  sous  la  présidence  du  ministre.  L'em- 
pereur   peut   y   adjoindre    des    membres   parti- 


sous   NICOLAS  I".  337 

culiers,  et  le  conseil  lui-même  peut  mander  dans 
son  sein  les  personnes  étrangères  au  ministère 
dont  il  aurait  besoin  de  prendre  l'avis.  Chaque 
direction  peut  aussi  se  réunir  en  assemblée  géné- 
ra le  ^co\\\}^osée  allons  les  chefs  de  section  présidés 
par  le  directeur,  qui  peut,  avec  l'autorisation  du 
ministre,  appeler  à  la  réunion,  pour  les  questions 
scientifique,  artistique  et  industrielle,  des  person- 
nesprisesen  dehors  de  l'administration.  La  plupart 
des  directions  ont  des  chancelleries  particulières. 

Les  ministres  sont  choisis  par  l'empereur;  les 
directeurs  ,  par  le  ministre  ,  avec  l'assentiment 
de  l'empereur;  les  autres  fonctionnaires  sont  pla- 
cés et  déplacés,  sur  la  présentation  du  directeur  , 
par  le  ministre;  et  les  employés  tout  à  fait  subal- 
ternes le  sont  par  le  directeur  seul. 

Le  pouvoir  des  ministres  est  exclusivement 
exécutif.  Ils  ne  peuvent  modifier  aucune  loi ,  et 
sont  tenus,  pour  tout  ce  qui  concerne  la  législa- 
tion, d'avoir  recours  au  conseil  de  l'empire.  Lors- 
qu'ils rencontrent,  dans  la  sphère  de  leurs  attri- 
butions, des  difficultés  qu'il  ne  leur  appartient  pas 
de  résoudre  par  eux-mêmes;  lorsqu'ils  sentent  la 
nécessité  de  quelques  changements,  ou  bien  qu'il 
leur  faut  prendre  des  mesures  qui  demandent  le 
concours  des  auties  pouvoirs,  ils  ont  à  en  référer 
au  sénat,  et,  dans  les  circonstances  graves,  à  l'em- 
pereur, par  l'entremise  du  comité  des  ministres,  lis 

22 


33.8  LA.  RUSSIE 

ont  recours  également  au  sénat  pour  tous  les  objets 
de  sa  compétence,  tels  que  le  mouvement  des  em- 
ployés et  les  causes  judiciaires. 

Chaque  année,  le  i"  août,  tous  les  ministres 
présentent  au  ministre  des  finances  le  relevé  des 
dépenses  nécessaires  pour  leur  département.  Ce- 
lui-ci en  réfère  au  conseil  de  l'empire,  et ,  sur  son 
autorisation,  ouvre  les  crédits  demandés.  Chaque 
mois,  les  ministres  donnent  avis  au  trésor  des 
sommes  qui  leur  sont  nécessaires. 

La  responsabilité  ministérielle  est  encourue  dans 
deux  cas:  lorsque  le  ministre  s'écarte  arbitraire- 
ment des  lois,  ou  lorsqu'il  occasionne  des  abus  ou 
commet  des  dommages  par  sa  négfigence.Il  n'a  pas 
à  répondre  des  effets  fâcheux  des  mesures  qu'il  a 
proposées,  mais  qui  ont  été  approuvées  par  le  sé- 
nat ou  l'empereur.  En  cas  d'abus,  S.  M.  décide,  s'il 
y  a  lieu,  à  poursuivre;  et  c'est  le  conseil  de  l'em- 
pire qui  se  charge  de  l'enquête  et  de  l'instruction. 
Si  celles-ci  démontrent  que  le  ministre  s'est  rendu 
indigne  de  la  confiance  de  l'empereur,  on  le  des- 
titue ;  et  si  elles  signalent  des  faits  graves,  on  le 
fait  comparaître  devant  le  tribunal  criminel. 

Les  ministres  en  second  remplacent  les  minis- 
tres pendant  leur  absence  ou  maladie,  siègent 
au  conseil,  et  peuvent  diriger  telle  partie  du  dé- 
partement que  leurs  chefs  veulent  leur  confier.  Le 
plus  souvent,  ce  sont  les  affaires  qui  ne  présentent 


sous  NICOLAS  I".  339 

pas  assez  d'intérêt  pour  que  les  ministres  s'en  oc- 
cupent eux-mêmes  qui  ieur  sont  ainsi  renvoyées. 
Ils  sont  censés  acquérir,  dans  ce  poste,  les  capacités 
nécessaires  pour  devenir  ministres  à  leur  lour: 
cela  réussit  assez  mal  à  l'égard  des  personnes  qui 
n'ont  pas  acquis  auparavant  une  certaine  instruc- 
tion; et,  pour  celles  qui  sont  aptes  à  gérer  un  mi- 
nistère, le  temps  passé  dans  ce  poste  secondaire  est 
dépensé  en  pure  perte,  et  l'emploi  lui-même  n'est 
qu'un  embarras  de  plus  pour  l'administration  gé- 
nérale. Si  les  pays  civilisés  se  passent  bien  de  ces 
doublures  de  ministre,  pourquoi  la  Russie  ne  le 
pourrait-elle  pas?  et  là  même,  du  moment  que 
les  ministres  des  affaires  étrangères,  de  la  guerre, 
delà  marine,  n'ont  pas  besoin  de  ces  sortes  de  col- 
laborateurs, pourquoi  les  ministres  de  l'intérieur 
ou  des  finances  ne  pourraient-ils  s'en  passer? 

Le  MINISTÈRE  DE  l'intérieur  sc  composc  de  six 
directions,  d'une  section  particulière  de  statistique 
avec  sa  chancellerie,  d'un  conseil  de  médecine, 
d'une  chancellerie,  et  d'un  conseil  ordinaire. 

La  direction  de  la  police  executive  est  chargée 
dé  l'ordre  intérieur,  de  la  police  judiciaire  et  pé- 
nale, de  la  rentrée  des  contributions. 

La  direction  économique  s'occupe  des  subsis- 
tances, concourt  à  l'entretien  de  l'armée,  surveille 
les  magasins  de  blé,  fait  les  relevés  des  récoltes, 
les  plans  des  villes  et  villages,  règle  ce  qui  concerne 


340  LA  RUSSIE 

les  foires  et  marchés.  Elle  est  également  chargée 
des  institutions  de  bienfaisance ,  des  maisons  de 
correction  et  des  sociétés  d'assurance. 

La  direction  des  cultes  étrangers  a  trois  sections, 
et  un  bureau  au  lieu  de  chancellerie. 

La  direction  de  médecine  s'occupe  du  placement 
et  de  la  surveillance  des  médecins,  vétérinaires, 
pharmaciens  et  sages-femmes.  Elle  a  dans  ses  at- 
tributions les  hôpitaux  civils,  les  eaux  minérales, 
la  vaccine  et  les  quarantaines. 

La  direction  des  préparations  médicales  est 
chargée  d'approvisionner  l'armée,  la  flotte  et  quel- 
ques établissements  de  l'administration  civile,  de 
médicaments  et  d'instruments  de  chirurgie;  elle  a 
également  l'entretien  des  pharmacies  de  la  cou- 
ronne, des  magasins  et  des  jardins  médicinaux. 
L'assemblée  générale  de  la  direction  se  compose, 
sous  la  présidence  du  directeur,  de  trois  conseillers, 
dont  l'un  s'appelle  l'ancien  et  doit  être  médecin 
ou  apothicaire. 

La  direction  des  affaires  générales  reçoit  les 
ordres  du  souverain  et  en  assure  l'exécution  , 
prend  les  dispositions  nécessaires  pour  les  voya- 
ges de  l'empereur,  s'occupe  de  la  promotion  des 
gouverneurs-,  elle  est  chargée  en  outre  des  affaires 
secrètes  et  pressées  ,  de  la  naturalisation  des 
étrangers,  des  élections,  et  des  crimes  contre  la 
religion  du  pays. 

Le  conseil  de  médecine  est  la  cour  suprême  en 


sous  NICOLAS  I".  341 

matière  de  médecine  scientifique  et  légale.  Son 
président  doit  être  médecin  et  choisi  par  l'empe- 
reur, sur  la  présentation  du  ministre.  Les  direc- 
teurs des  divisions  médicales  des  ministères  de 
l'intérieur  et  de  la  guerre  ,  le  médecin  en  chef  de 
l'état-major  de  la  flotte,  et  le  médecin  inspecteur 
du  conseil  de  tutelle,  sontmembres  de  ce  conseil, 
ainsi  qu'un  médecin  du  ministère  de  l'instiuction 
publique.  Les  autres  membres  sont  élus  par  le 
conseil  lui-même,  et  confirmés  par  le  ministie. 
Parmi  ceux-ci,  le  conseil_'a  à  faire  choix  d'un  se- 
crétaire. 11  se  réunit  deux  fois  par  semaine,  à 
moins  d'événements  particuliers.  Il  a  une  chan- 
cellerie, dont  les  sections  ont  pour  chefs  des  mé- 
decins. Au  conseil  appartient  la  censure  des  ou- 
vrages et  des  prospectus  de  médecine,  celle  des 
livres  traitant  de  cuisine  et  de  chimie  économi- 
que; il  est  chargé  de  l'appréciation  des  découvertes 
en  médecine,  de  la  publication  des  instructions 
nécessaires  en  cas  de  maladies  contagieuses,  de 
l'examen  des  médecins  venant  de  l'étranger,  de  la 
vérification  des  enquêtes  faites  sur  les  personnes 
atteintes  de  mort  subite,  etc.        • 

La  section  de  statistique  fait  paitie  du  conseil 
du  ministère.  Le  ministre  en  second  en  est  le 
président;  les  diiecteurs  en  font  partie  ;  le  mi- 
nistre leur  adjoint  des  membres  de  son  conseil; 
des  étrangers  peuvent  y  être  appelés  pour  donner 


342  LA  RUSSIE 

des  renseignements;  la  section  a  des  correspon- 
dants qu'elle  choisit  elle-même.  Un  de  ses  mem- 
bres, désigné  par  le  ministre,  est  chargé  de  son 
administration.  Elle  siège  mie  fois  par  semaine,  et 
a  une  chancellerie,  un  architecte,  un  géomètre,  et 
un  bureau  de  dessin.  Elle  est  chargée  de  la  véri- 
fication des  plans  des  villes  nouvelles,  des  projets 
de  divisions  territoriales  de  l'empire,  etc. 

Le  MINISTÈRE  DES  FINANCES  sc  composc  dc  la 
direction  des  manufactures  et  du  commerce  inté- 
rieur, de  celles  du  commerce  extérieur,  des  con- 
tributions et  redevances  ,  de  la  trésorerie  ,  de 
l'administration  des  monnaies,  mines  et  salines, 
avec  le  corps  des  mines  et  l'état-major  des  ingé- 
nieurs des  mines.  Il  a  de  plus  trois  chancelleries  : 
la  chancellerie  générale,  la  chancellerie  secrète,  et 
celle  du  crédit. 

La  direction  des  mamifacf lires  et  du  commerce 
intérieur  a  près  d'elle  un  conseil  spécial  dit  des 
manufactures  ,  qui ,  sous  la  présidence  du  chef  de 
la  direction  ,  se  compose  de  personnes  versées 
dans  cette  partie  ,  prises  dans  la  noblesse  et  le 
négoce ,  six  dans  chaque  classe  ,  de  deux  profes- 
seurs de  chimie  et  de  minéralogie,  et  d'un  techno- 
logue.  Ce  conseil  a  une  section  à  Moscou,  des 
comités  et  des  correspondants  dans  les  autres 
villes.  La  section  de  Moscou  se  compose  de  quatre 
nobles,  de  quatre  marchands ,  d'un   chimiste   et 


sous  NICOLAS  P".  343 

d'un  mécanicien  ;  son  président  est  en  même 
temps  celui  du  comité  de  l'approvisionnement  de 
l'armée  en  draps.  Le  directeur  du  conseil  de  Saint- 
Pétersbourg  est  le  chef  de  la  première  section  de 
la  direction  ;  un  employé  du  comité  est  celui  de 
la  section  de  Moscou.  Les  membres  n'ont  pas 
d'appointements. 

Les  fonctions  du  conseil  des  manufactures  con- 
sistent à  compléter  les  renseignements  statistiques 
des  gouverneurs  pour  ce  qui  concerne  les  fabri- 
ques, à  veiller  sur  le  développement  et  l'amélio- 
ration des  manufactures,  à  délivrer  les  brevets , 
les  privilèges,  etc. 

Le  conseil  du  commerce  est  composé  de  quatre 
négociants  de  la  première  guilde  adonnés  au  com- 
merce intérieur,  de  quatre  autres  s'occupant  du 
commerce  extérieur,  et  de  quatre  négociants 
étrangers.  Ils  sont  choisis  par  le  ministre  des  finan- 
ces, parmi  vingt-quatre  candidats  élus  par  la  société 
des  commerçants.  Le  ministre  peut,  du  consen- 
tement de  l'assemblée  et  avec  l'autorisation  de 
l'empereur,  y  adjoindre  des  personnes  dont  il 
aura  jugé  le  concours  utile. 

Il  y  a  des  sections  de  ce  conseil  à  Moscou,  Riga, 
Ârkhangel,  Odessa,  Taganrog.  Elles  sont  composées 
de  négociants  de  la  première  et  de  la  seconde 
guilde  et  de  commerçants  étrangers ,  deux  de 
chaque  catégorie,  choisis  par  le  chef  de  chaque 


344  LA  RUSSIE 

gouvernement,  sur  douze  personnes  présentées 
par  l'assemblée  des  commerçants.  Le  nombre  des 
membres  peut,  au  besoin,  être  porté  de  six  à  douze, 
mais  ne  peut  dépasser  ce  cliiffre. 

Les  chefs  des  directions  des  manufactures  et 
du  commerce  extérieur  siègent  au  conseil.  Lors- 
qu'il s'agit  de  questions  qui  leur  sont  communes, 
le  conseil  du  commerce  peut  se  réunir  avec  celui 
des  manufactures. 

heco/nitésavcuit  du  corps  iks  ingénieurs  des  mines 
veille  à  l'exploitation  des  mines;  il  correspond 
avec  les  savants  étrangers  et  les  employés  du  mi- 
nistère résidant  à  l'étranger;  il  est  aussi  chargé 
de  la  rédaction  du  Journal  des  mines.  Un  général 
d'artillerie  et  un  amiral  sont  au  nombre  des  mem- 
bres du  comité,  qui,  tous,  doivent  étie  confirmés 
par  l'empereur.  Les  chefs  des  mines  d'Oural  et 
d'Altaï  prennent  part  aux  séances  du  comité, 
lorsqu'ils  se  trouvent  à  Saint-Pétersbourg. 

La  chancellerie  générale  du  ministère  des  finances 
se  compose  de  deux  sections,  dont  la  première  a 
autant  de  bureaux  qu'il  y  a  de  directions,  excepté 
la  direction  de  la  trésorerie,  à  laquelle  est  exclu- 
sivement réservée  la  seconde  section,  avec  trois 
bureaux. 

Il  est  censé  exister,  auprès  delà  chancellerie, 
un  comité  savant  du  ministère,  composé  de  trois 
membres  et  un  secrétaire,  pour  débattre  les  pro- 


sous  NICOLAS  V\  345 

jels  et  les  institutions  de  finance,  et  pour  répandre 
l'instruction  financière  parmi  les  employés;  mais 
ce  comité  n'a  jamais  été  réuni. 

Le  MINISTÈRE  DE  LINSTRUCTION  PUBLIQUE  se  COm- 

pose  d'une  direction  ,  d'une  chancellerie  et  d'un 
conseil  du  ministre,  qui  se  nommeaussi  l'adminis- 
tration principale  des  écoles.  L'administration  de 
la  censure  relève  également  de   ce  département. 

La  direction  de  V instruction  publique  se  com- 
pose de  quatre  sections  et  d'une  chancellerie  ayant 
ses  archives  ,  sa  caisse,  un  magasin  de  livres,  un 
architecte,  un  bibliothécaire,  un  médecin,  tille  a 
près  d'elle  une  commission  archéologique  et  la  ré- 
daction du  Journal  ministériel. 

La  première  section  comprend  trois  bureaux. 
Le  premier  est  chargé  des  affaires  des  arrondis- 
sements de  Saint  -  Pétersbourg  et  de  Dorpat,  et 
de  l'institut  pédagogique;  le  second,  des  arron- 
dissements de  Kiev  et  de  la  Russie  Blanche;  le 
troisième,  de  l'arrondissement  de  Moscou,  et  des 
académies  de  médecine  et  de  chirurgie  de  Moscou 
et  de  Vilna. 

La  seconde  section  se  divise  en  deux  bureaux: 
le  premier  a,  dans  ses  attributions,  les  affaires  de 
l'Académie  des  sciences,  les  observatoires  de  Poul- 
kov  et  de  Yilna,  la  bibliothèque  impériale  de  Saint- 
Pétersbourg  ,  le  musée  de  Roumiantzof,  l'arron- 
dissement de  Kazan  et  les  écoles  de  la  Sibérie.  Le 


346  LA  RUSSIE 

second  bureau  est  chargé  des  affaires  de  l'arron- 
dissement de  Kliarkov,  de  celui  d'Odessa,  des 
écoles  transcaucasiennes  ,  et  de  la  partie  médicale 
des  universités. 

La  troisième  section  règle  ce  qui  concerne  l'ar- 
rondissement de  Varsovie,  et  se  divise  en  deux 
bureaux.  La  quatrième  est  celle  de  la  comptabilité, 
et  comprend  trois  bureaux. 

L'assemblée  générale  de  la  direction  de  l'ins- 
truction publique  se  compose  du  directeur  et  du 
vice-directeur,  des  chefs  de  section  et  du  chef  de 
la  chancellerie.  En  cas  de  besoin  ,  le  directeur 
peut  y  mander  des  savants  et  des  artistes. 

Le  Journal  du  ministère  a  pour  objet  principal  de 
publier  les  ordonnances  qui  sont  du  ressort  de  ce 
département, et  de  constater  l'état  de  l'instruction 
publique  dans  les  diverses  institutions.  La  rédac- 
tion en  est  confiée  à  un  rédacteur  en  chef  et  à  un 
aide,  qui,  tous  les  deux,  sont  désignés  par  le  mi- 
nistre; il  y  a  en  outre  quelques  employés,  dont  le 
nombre  est  également  fixé  par  lui,  et  dont  le 
choix  appartient  au  chef  de  la  direction,  sous  son 
approbation. 

L'entretien ,  l'éclairage ,  le  chauffage  des  bâti- 
ments ministériels,  les  gages  des  serviteurs,  sont 
prélevés  sur  les  revenus  que  produisent  leStschou- 
kine-Dvor(le  marché  aux  fruits), et  les  boutiques 
situées  dans  les  édifices  appartenant  à  la  direction. 


sous  NICOLAS  P\  347 

Le  MINISTÈRE  DES  DOMA.INFS  se  compose  de  ti'ois 
directions.  Entre  les  deux  premières  sont  répartis 
les  domaines  de  l'empire,  d'après  les  gouverne- 
ments où  ils  sont  situés.  La  troisième  est  chargée 
de  répandre  l'instruction  agricole,  d'opérer  le  ca- 
dastre et  d'inspecter  les  géomètres.  Chaque  direc- 
tion a  sa  chancellerie.  Le  conseil  du  ministère  est 
formé  des  directeurs,  y  compris  celui  de  la  chan- 
cellerie ,  et  d'au  moins  cinq  membres.  Ija  chan- 
cellerie du  ministère  a  deux  sections,  outre  une 
division  spéciale  pour  le  défrichement  des  envi- 
rons de  Saint-Pétersbourg. 

Auprès  de  ce  ministère  il  y  a  également  un  co- 
mité savant ,  présidé  par  le  chef  de  la  troisième 
direction,  et  composé  de  trois  sections,  l'une  pour 
l'agriculture,  l'autre  pour  les  forêts,  la  troisième 
pour  le  cadastre.  Un  corps  d'agents  forestiers  se 
trouve  placé  sous  l'autorité  du  ministre  des  do- 
maines. 

Le    MINISTÈRE    DE    LA    JUSTICE    SC    COmpOSC  d'uUC 

direction  et  d'une  chancellerie.  La  direction  a 
cinq  sections  :  i^la  section  executive;  i^  celle  des 
affaires  criminelles  ;  3»  celle  des  affaires  civiles 
des  gouvernements  de  la  Grande  Russie  ;  [\^  celle 
des  affaires  civiles  des  autres  gouvernements;  et 
5<^  la  section  des  comptes. 

Le  MINISTÈRE  DES  AFFAIRES  ETRANGERES  COmprCud 

un  conseil,  une  chancellerie,  la  direction  des  af- 


348  LA  RUSSIE 

faires  extérieures  ,  celle  des  relations  intérieures, 
une  direction  de  l'économie  et  des  comptes ,  une 
autre  du  cérémonial,  la  direction  des  affaires  asia- 
tiques, les  archives  de  l'État,  celles  de  Saint-Péters- 
bourg et  celles  de  Moscou. 

Le  MINISTÈRE  DE  LA.  GUERRE  a  uu  couscil  mili- 
taire composé  de  neuf  membres,  non  compris  le 
président  qui  est  le  ministre  lui-même,  l'audito- 
riat  général  composé  de  même,  la  chancellerie 
du  ministère,  celle  de  l'empereur  dite  de  campa- 
gne, et  neuf  directions  :  i'^  celle  de  l'état-major,  qui 
a  trois  sections  et  un  dépôt  topographique  mili- 
taire; i""  celle  des  inspections,  avant  cinq  sections; 
3°  celle  de  l'artillerie,  composée  de  sept  sections; 
4**  celle  du  génie,  ayant  trois  sections;  5°  celle  du 
commissariat  des  guerres,  qui  comprend  six  sec- 
tions; 6^  celle  des  vivres  et  des  approvisionne- 
ments; 7°  celle  des  colonies  militaires;  8°  celle  du 
service  de  santé;  9°  celle  de  l'auditoriat. 

Ce  ministère  a  dans  ses  attributions  l'académie 
militaire,  l'académie  médico-chirurgicale  ,  le  co- 
mité militaire  savant,  composé  de  neuf  membres 
et  un  directeur,  le  comité  de  la  censure  militaire, 
formé  de  six  membres  et  un  président,  le  comité 
savant  de  médecine  militaire,  la  rédaction  de  Xln- 
K'alide^  elc. 

Le  Miry^ISTÈRE  DE  LA.  MARINE  CSt    SOUS   leS   Ordl'CS 

du  chef  de  l'état-major  de  la  marine.  Il  comprend 


sous  NICOLAS  P\  349 

un  conseil  dit  de  l'amirauté,  un  comité  savant, 
une  chancellerie  du  ministère  et  une  autre  de 
l'empereur,  dite  de  campagne,  unauditoriat  géné- 
ral, et  en  outre  les  directions  suivantes:  celle  des 
inspections ,  celle  des  travaux  hydrographiques  , 
celle  de  l'auditoriat,  celle  des  bâtiments,  l'admi- 
nistration générale  des  hôpitaux,  l'administration 
de  l'intendance  générale  de  la  flotte,  les  directions 
de  l'artillerie,  du  commissariat,  des  constructions 
navales  et  des  forêts  de  la  marine. 

Le  MINISTÈRE  DE  LA.  COUR  Comprend  le  chapitre 
des  ordres  avec  ses  bureaux  d'expédition  ;  la  di- 
rection des  apanages,  qui  a  quatre  sections  et  dix- 
neuf  comptoirs  dans  les  piovinces,  a  été  ,  depuis 
le  passage  de  son  chef,  M.Pérovsky,  au  ministère  de 
l'intérieur,  réunie  à  ce  département.  Le  ministère 
de  la  cour  a  de  plus  dans  ses  attributions  :  le  ca- 
binet de  S.  M. ,  la  chancellerie ,  qui  se  divise  en 
trois  sections,  le  contrôle  du  ministère,  le  comp- 
toir de  la  cour,  celui  de  l'intendance  de  la  cou- 
ronne,  celui  des  écuries,  l'école  d'architecture 
monumentale  à  Moscou,  le  comptoir  de  chasse, 
la  direction  des  théâtres  de  Saint-Pétersbourg  et 
de  Moscou,  le  comptoir  des  palais  de  Moscou, 
avec  la  chambre  des  armes,  l'administration  des 
palais  deZarskoitélo,  de  Péterhof  et  deGatschina, 
l'académie  des  arts  et  le  jardin  botanique. 

Nous  passerons  sous  silence  l'organisation  des 


350  LA  RUSSIE 

administrations  ayant  rang  de  ministère,  pour 
nous  arrêter  à  la  chancellerie  de  l'empereur  et  à 
la  commission  des  requêtes,  qui  ont  une  plus 
haute  importance. 

La  CHANCELLERIE  DE  l'empereur  doit  Ic  jour  à 
Nicolas,  et  peut  donner  au  juste  la  mesure  de  son 
esprit  administratif  et  organisateur.  Elle  est  com- 
posée de  six  sections,  dont  chacune  a  pour  chef 
un  secrétaire  d'État.  La  première  section  est  char- 
gée de  la  correspondance  avec  les  ministères,  et 
de  la  confection  des  rescrits  qui  accompagnent 
les  gratifications  de  l'empereur,  la  collation  des 
ordres,  aussi  bien  que  la  manifestation  de  la  sim- 
ple gratitude  impériale.  Ces  pièces  pourront  for- 
mer un  jour  une  collection  curieuse  de  preuves 
servant  à  établir  la  nullité  des  hommes  et  des  actes 
de  ce  règne.  Ces  sortes  de  bulletins,  aussi  pom- 
peux que  \ides,  au  lieu  d'être  consacrés  à  des 
actes  méritoires,  ne  constatent  que  des  services 
vulgaires,  et  qui,  dans  les  autres  pays,  ne  sont 
l'objet  d'aucune  rémunération,  en  dehors  désap- 
pointements ordinaires.  Ce  qui  exerce  surtout  l'in- 
telligence des  rédacteurs  de  ces  rescrits,  c'est  lai 
question  desavoir  s'ils  doivent  faire  dire  à  l'empe- 
reur, pour  tel  ou  tel,  «  le  bienveillant  »  tout  court, 
et  pour  tel  autre,  «  le  bienveillant  à  toujours.  » 

La  seconde  section  s'occupe  de  la  confection  des 
lois  y  comme  si  c'était  à  la  chancellerie  de  l'empe- 


sous  NICOLAS  P^  351 

reiir  et  à  une  seule  de  ses  sections  à  faire  des  lois. 
Aussi  les  codes  de  Nicolas  ne  sont  pas  des  lois 
nouvellement  faites,  ou  bien  empruntées  aux  pays 
étrangers  et  adaptées  à  la  Russie  ,  mais  simple- 
ment un  ramas  indigeste  d'oukases  surannés,  com- 
pulsés et  rhabillés  au  gré  du  pouvoir. 

La  troisième  section  est  celle  de  la  police  secrète. 

La  quatrième  est  chargée  des  institutions  de 
bienfaisance  créées  par  l'impératrice  mère. 

La  cinquième  est  le  niinistère  des  domaines,  qui 
s'y  est  égaré  par  hasard. 

La  sixième  enfin  est  la  chancellerie  de  campa- 
gne de  l'empereur. 

La  COMMISSION  DES  REQUETES  a  été  instituée  pour 
faire  droit  aux  plaintes  et  suppli((ues  adressées  à 
S.  M. ,  et  est  composée  d'un  président  et  de  quel- 
ques membres  désignés  par  l'empereur;  le  plus 
impoitant  est'le  secrétaire  d'État  chargé  de  la  ré- 
ception des  pétitions.  Il  a  auprès  de  lui  une  chan- 
cellerie particulière  ,  qui  jouit  des  prérogatives 
d'une  chancellerie  impériale. 

Les  pétitions  doivent  être  adressées  au  secré- 
taire d'État  ou  à  l'empereur,  signées  par  Je  péti- 
tionnaire, avec  l'indication  de  son  état  et  de  son 
domicile.  Elles  peuvent  être  faites  sur  papier  libre. 

Le  délai  dans  lequel  on  peut  porter  plainte 
contre  les  décisions  des  tribunaux,  est  limité  à 
un  an  pour  les  personnes  qui  résident  à  l'intérieur 


3Ù2  LA  RUSSIE 

de  l'empire,  et  à  deux  pour  celles  qui  séjournent 
à  l'étranger,  à  moins  toutefois  cjue  la  réclamation 
ne  s'appuie  sur  la  découverte  de  nouveaux  do- 
cuments, ou  sur  la  preuve  que  ceux  précédemment 
produits  étaient  faux. 

La  commission  ne  s'occupe  pas  des  affaires  dé- 
cidées au  plénum  du  sénat ,  au  conseil  de  l'empire 
ou  au  comité  des  ministres  ,  sauf  cependant  le 
cas  où  des  serfs  réclament  leur  liberté  ,  ou  bien 
quand  il  s'agit  des  dioits  des  nobles  et  des  mi- 
neurs ,  d'affaires  déférées  à  la  commission  par 
ordre  spécial  de  l'empereur,  et  de  celles  enfin  où  , 
indépendamment  de  la  sentence,  l'exposé  des 
faits  est  contesté. 

Les  dénonciations  qui  n'ont  pas  un  rapport 
intime  avec  le  sujet  de  la  pétition  ne  sont  pas 
prises  en  considération  par  la  commission,  qui  les 
renvoie  à  l'autorité  qu'elles  regardeiit ,  ou  bien  à 
la  police  secrète.  Les  demandes  de  décorations  , 
les  plaintes  contre  les  supérieurs,  sont  renvoyées 
aux  chefs  qu'elles  concernent.  Les  demand.es  d'au- 
dience, adressées  à  l'empereur,  ne  lui  sont  pré- 
sentées que  lorsqu'il  est  question  de  graves  révé- 
lations. Les  suppliques  pour  gratifications  et 
secours  pécuniaires,  quand  elles  émanent  de  hauts 
fonctionnaires,  doivent  être  soumises  à  l'empe- 
reur. Les  sollicitations  pour  que  l'empereur  tienne 
des  enfants  sur  les  fonts  baptismaux  ne  sont  re- 


SOLS  NICOLAS  I".  353 

mises  à  S.  M.  que  lorsque  les  services  des  pétition- 
naires paraissent  à  la  commission  devoir  leur 
donner  des  droits. 

Toutes  les  décisions  de  la  commission  doivent 
être  soumises  à  l'empereur,  ainsi  que  les  affaires 
qui  n'ont  pas  pu,  dans  son  sein ,  être  décidées  à 
l'unanimité. 

La  commission  adresse  les  projets  qu'elle  reçoit 
des  particuliers  aux  ministères  compétents;  lors- 
que ceux-ci  rejettent  des  propositions  que  la  com- 
mission juge  importantes,  elle  peut  alors  deman- 
der à  l'empereur  l'autorisation  de  les  porter  au 
conseil  de  l'empire. 


a3 


354  LAl  RUSSIE 

XV. 

DE  L'ADMINISTRATION  PROVINCIALE. 


La  Russie  est  divisée  en  cinquante-trois  gou- 
vernements, dont  quarante-trois  sont  régis  d'après 
un  mode  général,  et  les  autres  ont  une  adminis- 
tration particulière,  tels  que  la  Sibérie,  leCaucase 
avec  leurs  subdivisions  ,  la  Bessarabie,  les  pays 
Cosaques  et  ceux  des  peuplades  errantes.  Quant 
aux  droits  spéciaux  de  certaines  provinces  incor- 
porées à  l'empire  russe ,  sous  la  condition  expresse 
de  la  conservation  de  leurs  privilèges,  INicolasen 
a  fait  table  rase.  Lorsqu'à  son  avènement  au  trône, 
il  s'est  agi  de  refondre  les  lois  de  l'empire  en  un 
seul  corps  de  législation,  M.  Spéransky  fut  chargé 
de  cette  œuvre;  et  l'on  fit  venir  à  Saint-Péters- 
bourg un  députéde  chaque  province  jouissant  de 
droits  particuliers,  afin  de  concerter  avec  eux  la 
nouvelle  collection  des  lois. 

M.  Spéransky  ,  homme  de  bonne  foi  et  de  lu- 
mières ,  originaire  lui-même  de  Kiev,  avait  l'inten- 
tion de  maintenir  les  droits  provinciaux ,  n'y 
vovant  rien  d'incompatible  avec  l'autocratie  ,   ni 


sous  WICOLAS   V\  355 

rien  de  contraire  aux  intérêts  du  gouvernement 
russe  :  tenant  compte  des  différences  d'origine  et 
de  civilisation  ,  il  voulait  perpétuer  dans  la  législa- 
tion les  variétés  auxquelles  elles  avaient  donné 
lieu.  La  Pologne,  cette  aînée  des  nations  euro- 
péennes dans  l'œuvre  de  la  liberté,  avait  doté  la 
Litliuanie  et  la  Russie  Blanche,  alors  tjue  ces  deux 
pays  faisaient  partie  du  royaume,  d'institutions  li- 
béiales,  telles  que  la  publicité  des  débats  judiciai- 
res; et  ces  provinces  avaient  continué  d'en  jouir 
jusqu'à  la  fin  du  règne  d'Alexandre. 

Plus  tard,  lorsque  la  Pologne  eut  payé  de  son 
indépendance  sa  gloire  et  ses  fautes  en  matière 
de  libeité  ,  la  réaction  se  fit  sentir  sur  les  pays  qui 
lui  avaient  appartenu.  M.  Kbavransky  ,  général 
gouverneur  de  V  itebsk  ,  homme  d'un  esprit  borné 
et  d'un  dévouement  illimité  ,  sut  persuader  à 
M.  Chadoursky  ,  maréchal  de  noblesse,  de  de- 
mander l'annexion  complète  de  ce  gouvernement 
à  la  Russie.  Le  pouvoir  accueillit  cette  proposition 
avec  délire  ,  comme  si  elle  eût  été  l'expression  du 
vœu  général  de  la  noblesse,  et  bientôt  on  répéta 
le  même  stratagème  avec  le  gouvernement  de 
Mohilev.  Toute  cette  contrée  fut  ainsi  frustrée  de 
ses  droits  particuliers;  les  lois  polonaises  y  furent 
remplacées  par  les  lois  russes;  et  comme  celles-ci 
diffèrent  des  autres  jusque  dans  les  dispositions 
quiréglent  l'héritage,  il  en  résulta  une  grande  per- 


356  LA  RUSSIE 

turbation  dans  toutes  les  transactions.  M.  Bibikof, 
général  gouverneur  de  Kiev,  y  mit  moins  de  mé- 
nagement encore.  Sans  avoir  recours  à  l'intermé- 
diaire d'un  maréchal  de  noblesse,  il  demanda  de 
son  propre  gré,  à  l'empereur,  que  les  provinces 
confiées  à  son  administration  fussent  admises  à 
jouir  des  bienfaits  delà  législation  russe.  Un  décret 
impérial  fit  droit  à  cette  requête;  et,  comme  M.  le 
général  gouverneur  se  vantait  un  jour  chez  lui  de 
cette  mesure  ,  un  propriétaire  de  la  province, 
M.  le  comte  de  B**,  lui  répondit  en  face  qu'il  n'y 
avait  pas  de  quoi  tant  s'applaudir;  «car  c'était  bien 
plus  aux  Russes  ,  dit-il,  à  emprunter  la  législa- 
tion polonaise,  qu'à  la  Pologne  à  subir  la  leur.  » 
Les  gouvernements  de  Kharkov,  de  PoUava,  de 
Tschernigov,  ne  tardèrent  pas  à  avoir  le  même  sort. 
La  procédure  orale  y  fut  remplacée  par  la  pro- 
cédure écrite;  les  posovs^  ou  le  droit  appartenant 
au  dernier  sujet  d'appeler  en  justice  le  premier 
fonctionnaire,  fut  aboli.  Spéransky en  eut  le  cœur 
navré  ,  et  les  députés  furent  renvoyés  dans  leurs 
foyers,  excepté  ceux  des  provinces  de  la  Bal- 
tique, qui  avaient  de  puissants  protecteurs  à  la 
cour;  mais  leur  tour  paraît  devoir  venir  bientôt. 
M.  Ouvarof,  le  ministre  de  l'instruction  publi- 
que, v  travaille  de  tout  son  pouvoir,  et  l'empe- 
reur lui  prête  à  cet  égard  une  oreille  bienveillante. 
L'élément,  la  langue,  les  lois  russes  y  prennent 


sous  ]\'ICOLAS  P^  3Ô7 

do  plus  Pli  plus  le  dessus  sur  l'élément,  la  langue 
et  les  lois  allemandes;  et,  quelque  digne  que  soit 
l'attitude  des  patriotes  de  ces  pays,  ils  ne  sont  rien 
moins  que  rassurés  sur  l'avenir  qui  les  attend.  La 
Finlande  seule  a  conservé  ses  droits  intacts,  et  a 
même  un  sénat  particulier,  tandis  que  les  provin- 
ces de  la  Baltique  ne  peuvent  en  appeler  qu'à 
celui  de  Saint-Pétersbourg.  Il  est  digne  de  remar- 
que toutefois,  que  l'esprit  de  corps  et  la  méfiance 
envers  les  juges  russes  sont  si  grands  parmi  les 
Allemands,  qu'on  cite  peu  de  cas  où  ils  en  aient 
appelé  au  sénat  russe,  tant  ils  tiennent  à  vider 
leurs  différends  chez  eux. 

Sous  le  rapport  administratif,  la  Russie  se  divise 
en  gouvernements  généiaux  et  en  gouvernements 
simples.  Les  premiers  sont  ceux  qui  ont  pour 
chefs  des  généraux  gouverneurs  ,  auxquels  sont 
subordonnés  les  gouverneurs  civils,  tandis  que, 
dans  les  gouvernements  simples,  ceux-ci  ne  relè- 
vent que  du  ministère  de  l'intérieur.  Les  gouver- 
nements généraux  se  composent  tantôt  d'un  seul 
et  tantôt  de  plusieurs  gouvernements.  Ainsi  les 
deux  capitales,  Moscou  et  Saint-Pétersbourg,  de 
même  qu'Orenbourg  ,  forment  chacun  un  gouver- 
nement général  isolé,  tandis  que  la  Petite  Russie, 
la  Nouvelle  Russie,  la  Pvussie  Blanche,  la  Sibérie 
de  l'Est,  la  Siljérie  de  l'Ouest,  les  provinces  alle- 
mandes, la  Finlande,  se  composent  de  trois  ou 


358  LA  RUSSIE 

quatre  gouvernements.  Le  général  gouverneur  de 
KharkoY  a  dans  sa  dépendance  les  gouvernements 
de  Rharkov,  deTchernigov  et  de  Poltava;  celui  de 
Kiev  a  la  Podolie,  la  Kiovie  et  laVoIliynie  ;  celui  de  Vi- 
tebska  Mohilev,  SmolensketVitebsk.Yilna, Minsk, 
Grodno  et  Rovno  forment  une  province  à  part. 

On  chercherait  en  vain  à  s'expliquer  la  néces- 
sité des  généraux  gouverneurs  ^  La  position  li- 
mitrophe de  quelques-unes  des  provinces  confiées 
àleurs  soins  amène  bien  des  conflits  avec  l'étran- 
ger, et  fait  naître  des  questions  d'une  certaine 
importance;  mais  les  gouverneurs  civils  sauraient 
tout  aussi  bien  pourvoir  à  leur  solution.  Ces  mê- 
mes provinces,  pour  la  plupart  conquises  ,  sont 
sujettes  à  des  troubles  ;  mais  le  pouvoir  discré- 
tionnaire des  généraux  gouverneurs  les  augmente 
plus  qu'il  ne  les  étouffe,  lors  même  que  ces  digni- 
taires ne  se  plaisent  pas  à  les  simuler  pour  avoir 
une  occasion  de  se  faire  valoir.  A  une  certaine 
époque  ,  on  avait  pensé  à  étendre  celte  institution 
à  toute  la  Russie  ;  mais  on  recula  devant  les  cla- 
meurs que  ce  projet  souleva  parmi  les  nationaux; 
et ,  du  moment  que  les  deux  tiers  de  la  Russie 
peuvent  se  passer  de  généraux  gouverneurs,  on 

*  Leur  inutilité  vient  d'être  signalée  dans  un  ouvrage  remar- 
quable récemment  publié  à  Paris,  sous  le  titre  de  :  Système 
de  législation,  d'administration  et  de  politique  de  la  Russie  en 
1844  »  P^^  "/2  homme  d'Etat  russe. 


sous  NICOLAS  P\  359 

ne  voit  pas  de  raison  pour  que  le  reste  de  l'em- 
pire soit  soumis  h  leur  autorité.  Ces  postes  sont 
de  sitiiples  sinécures  confiées,  pour  la  plupart  du 
temps,  à  des  généraux  tout  à  fait  étrangers  à  l'ad- 
ministration civile,  et  qui  sont  une  source  d'abus 
infinis  et  de  formalités  inutiles.  Le  gouverneur 
civil,  qui  se  trouve  sous  la  dé|>endance  d'un  géné- 
ral gouverneur,  voit  son  activité  et  son  autorité 
paralysées,  lors  même  qu'il  saurait  se  maintenir 
en  bons  rapports  avec  son  supérieur;  ce  qui  lui 
est  presque  impossible,  grâce  au  clief  de  la  cban- 
cellerie  du  général  gouverneur,  personnage  plus 
influent  que  le  général  lui-même,  dont  il  est  le  fac- 
totum, et  qui  trouve  dans  les  récriminations  contre 
les  gouverneurs  civils  une  source  abondante  de  re- 
venus illicites:  aussi  ces  plaintes  ne  discontinuent- 
elles  jamais,  et  vont-elles  se  multipliant  au  gré  des 
cupides  employés  de  la  chancellerie.  L'ordre  pu- 
blic ,  les  bons  rapports  entre  les  chefs,  le  respect 
de  l'autorité  ,  tout  se  trouve  de  la  sorte  gravement 
compromis  par  suite  de  la  présence  des  généraux 
gouverneurs,  véritables  padischahs ,  qui,  réunis- 
sant le  pouvoir  civil  et  le  pouvoir  militaire,  peu- 
vent mettre  en  danger  l'empire  lui-même,  si  jamais 
l'éloignement  de  la  capitale  leur  insinuait  le  désir 
de  se  rendre  indépendants. 

Voici  comment  la  législation  russe   définit  les 
devoirs  des  gouverneurs  civils  :«  Les  gouverneurs 


360  LA  RUSSIE 

civils,  étant  les  chefs  immédiats  des  gouvernements 
qui  leur  sont  confiés  par  la  volonté  suprême  de 
S.  M.  l'empereur,  sont  les  premiers  gardiens  de 
l'inviolabilité  des  droits  de  Vautocratie,  des  ouka- 
ses du  sénat  dirigeant,  et  des  ordres  émanant  des 
autorités  supérieures.  Chargés  de  veiller,  par  un 
soin  constant  et  toujours  diligent,  au  bien-être  des 
habitants  de  toutes  les  classes,  et  d'entrer  dans 
leur  position  et  leurs  besoins,  ils  doivent  mainte- 
nir partout  la  tranquillité  publique,  la  sécurité  de 
chacun  et  de    tous,  l'exécution   des  règlements  , 
l'ordre   et   la  bienséance.  Il   leur  appartient   de 
prendre  les  mesures  nécessaires  pour  garantir  la 
santé  publique, pour  assurer  les  subsistances  dans 
leur  gouvernement,  pour  secourir  les  indigents  et 
les  malades.  Ils  surveillent  la  prompte  adminis- 
tration de  la  justice  et  l'exécutionj  immédiate  de 
toutes  les  ordonnances  et  prescriptions  légales.  » 
Ils  ne  peuvent  ni  changer  les  lois,  ni  s'écarter 
de  leurs  dispositions,  ni  punir  personne  sans  ju- 
gement, et  doivent  soumettre  à  l'agrément  de  l'au- 
torité supérieure  toutes    les  mesures   extraordi- 
naires qu'ils  croient  utiles  de  prendre  dans  l'intérêt 
de  la  prospérité  publique. 

Ils  sont  chargés  de  faire  publier,  partout  et  sans 
délai ,  les  lois,  manifestes  et  ordres  de  toute  espèce, 
aussitôt  après  leur  lecture  au  goubernium .  En  cas 
de  réception  d'ordres  spéciaux  de  l'empereur,  ils 


sous  NICOLAS  I".  361 

ont  à  informer  S.  M.  et  le  ministre  compétent  de 
la  suite  qui  leur  aura  été  donnée. 

Ils  ont  à  maintenir  dans  la  \'oie  de  l'ordre  ,  de 
la  légalité  et  des  convenances,  les  autorités  publi- 
ques qui  sont  sous  leur  dépendance;  ils  se  font 
rendre  compte  de  la  gestion  des  fonds  mis  à  la 
disposition  de  ces  mêmes  autorités;  ils  surveillent 
la  rentiée  des  contril3utions  et  des  arriérés. 

Pour  les  cas  extraordinaires  et  d'extrême  ur- 
gence, le  gouverneur  a  droit  de  convoquer  augon- 
hemiuîn  les  chambies  de  finance,  des  domaines, 
civile  et  ciiminelle,  sous  la  piésidence  du  procu- 
reur du  gouvernement.  11  doit  alors  informer  le 
sénat  et  le  ministère  dans  les  attributions  duquel 
se  trouve  l'affaire  en  litige,  de  la  décision  qu'aura 
prise  cette  assemblée  générale. 

Il  est  chargé  de  recueillit'  des  renseignements 
exacts  sur  la  moralité  et  la  capacité  des  employés 
de  son  gouvernement;  il  veille  à  ce  que  leurs  ab- 
sences ne  soient  pas  tiop  longues  et  trop  fréquen- 
tes; il  présente  aux  récompenses  ceux  qui  s'en  sont 
rendus  dignes,  exclut  du  service,  quand  sa  com- 
pétence va  jusque-là,  ceux  qui  se  sont  rendus 
coupables  d'abus,  ou  il  les  fait  mettre  en  jugement. 
Les  jeunes  gens  sortant  des  universités,  et  qui 
commencent  leur  service  dans  la  province,  sont 
spécialement  confiés  à  ses  soins  paternels. 

Le  gouverneur  civil  a  la  haute  surveillance  sur 


362  LA  RUSSIE 

les  élections  de  la  noblesse,  sans  avoir  droit  de  les 
influencer  en  aucune  façon ,  et  sans  pouvoir  y 
prendre  une  part  directe,  lors  même  qu'il  serait 
noble  du  gouvernement  qu'il  administre.  Il  com- 
munique au  maréchal  la  liste  des  nobles  mis  en 
jugement,  et  qui,  par  suite,  sont  exclus  des  élec- 
tions; il  fait  prêter  serment  à  ceux  qui  se  présen- 
tent pour  y  voter,  installe  les  élus  dans  leurs  fonc- 
tions, ou  fait  son  rapport  aux  ministres  ou  au 
sénat  sur  ceux  dont  la  nomination  a  besoin  d'être 
confirmée  par  l'empereur.  Il  fait  part  au  maréchal, 
le  cas  échéant ,  des  obstacles  qui  empêchent  les 
élus  d'entrer  en  fonctions  ,  et  soumet  à  son  assen- 
timent les  employés  qu'il  présente  pour  les  places 
auxquelles  la  noblesse  n'a  pas  pourvu,  les  pre- 
nant de  préférence  parmi  les  nobles  du  gouverne- 
ment. 

Les  gouverneurs  doivent  protéger  la  religion  et 
l'Église,  empêcher  la  propagation  des  hérésies  et 
contribuer  à  leur  extirpation,  sévir  contre  les  in- 
dividus qui  troubleraient  les  offices  et  les  cérémo- 
nies religieuses,  veiller  enfin  à  ce  que ,  pendant 
les  jours  de  fête,  les  travaux  soient  interrompus. 

lis  sont  les  gardiens  des  droits  dévolus  à  chaque 
classe,  et  chargés  d'empêcher  que  personne  n'u- 
surpe des  prérogatives  qui  ne  lui  sont  pas  attri- 
buées par  les  lois.  Ainsi,  ils  ont  soin  qu'il  ne  soit 
pas  infligé  de  peines  corporelles  à  ceux  qui  en 


sous  NICOLAS  I-.  363 

sont  exempts;  que  les  paysans  ne  soient  pas  mal- 
traités ou  surchargés  de  travail  et  de  redevances; 
que  les  livres.de  noblesse  soient  entretenus  en  bon 
état  par  les  députés,  et  qu'il  ne  se  commette  pas 
d'erreurs  dans  les  certificats  de  noblesse  que  les 
maréchaux  délivrent.  Ils  veillent  à  cequeles  cou- 
vents et  les  églises  jouissent  des  terres  et  des 
avantages  qui  leur  sont  concédés,  à  ce  que  les  ec- 
clésiastiques soient  exempts  d'impôts  ,  et ,  en  cas 
tie  procès,  représentés  devant  les  tribunaux  par 
des  députés  de  leur  état.  Ils  ont  à  garantir  les  droits 
des  étrangers,  à  faire  adresser  des  rapports  par 
les  autorités  locales  aux  autorités  supérieures,  sur 
leur  moralité  et  leur  conduite  ;  ils  font  prêter 
serment  à  ceux  d'entre  eux  qui  désirent  être  na- 
turalisés, et  en  instruisent  l'autorité  supérieure. 

Chefs  suprêmes  de  la  police  dans  leur  gouver- 
nement, ils  en  dirigent  l'action  dans  toutes  ses 
parties,  et  veillent  sur  la  moralité  de  la  province 
confiée  à  leurs  soins  ;  ils  doivent  mettre  ordre  à 
toute  espèce  d'abus,  étouffer,  à  leur  germe,  les  ré- 
voltes et  les  pillages,  sévir  contre  la  débauche  et 
la  dissipation  ,  l'ivrognerie  et  les  jeux  prohibés. 
Ils  ont  à  prévenir  le  vagabondage  et  à  réprimer  la 
mendicité  ;  à  cet  effet,  ils  renvoient  les  mendiants 
aux  heux  dont  ils  sont  originaires,  leur  procurant 
un  travail  qui  leur  rapporte  de  quoi  faire  la  route, 
et  placent  au  collège  de  la  bienfaisance  publique 


364  LA  RUSSIE 

ceux   d'entre  eux   qui  n'ont    ni   maîtres   ni    pa- 
rents. 

Ils  exercent  une  vigilance  particulière  sur  les 
personnes  placées,  par  ordre  suprême,  sous  la  sur- 
veillance spéciale,  et  tiennent  au  courant  de  leur 
conduite  la  troisième  section  de  la  chancellerie  de 
l'empereur,  ainsi  que  le  ministre  de  l'intérieur, 
qui  en  instruit  S.  M. 

Ils  doivent  empêcher  la  formation  des  sociétés 
secrètes,  et  mettre  en  jugement  leurs  fondateurs  , 
en  instruisant  sans  délai  le  ministie  de  l'intérieur 
de  la  nature  de  ces  sociétés,  et  des  mesures  prises 
à  leur  égard. 

Ils  ont  à  prévenir  la  circulation  des  livres  et  des 
estampes  non  autorisés  par  la  censuie.  Ils  ne 
peuvent  permettre  l'établissement  d'aucune  im- 
primerie ou  lithographie  sans  le  consentement  du 
ministre,  pas  plus  que  celui  d'aucune  loterie  sur 
des  objets  dont  la  valeur  serait  au-dessus  de  trois 
cents  roubles  argent. 

Ils  sont  chargés  d'assurer  la  liberté  du  com- 
merce des  grains,  de  prévenir  les  accaparements, 
et  de  faire  afficher  trois  ou  quatre  fois  par  an  les 
taxes  établies  d'après  les  prix  du  marché.  Ils  sur- 
veillent l'établissement  et  l'entretien  des  magasins 
de  blé,  et  sont,  pour  cela,  présidents  de  la  coin- 
mission  des  subsistances  .Vi-à  veillent  également  à  la 
bonne  qualité  des  vivres,  à  l'exécution  des  lois 


SOLS  INICOLAS  I".  365 

sanitaires,  à  renteirement  des  morts  et  au  bon 
état  des  hôpitaux. 

En  cas  d'apparition  de  maladie  épidémique, 
ils  en  instruisent  immédiatement  l'empereur  par 
l'entremise  du  ministère,  elle  tiennent  au  courant 
de  la  marche  du  fléau,  par  des  rapports  hebdo- 
madaires. Dans  les  cas  graves,  ils  établissent  un 
comité  de  quarantaine  avec  un  tribunal  militaire, 
pour  juger  les  délits  contre  les  précautions  sani- 
taires. Ils  doivent  s'efforcer  de  propager  la  vaccine 
par  tous  les  moyens,  faire  en  sorte  qu'il  y  ait  au 
moins  un  homme  sur  mille  qui  sache  vacciner; 
et,  à  cet  effet,  ils  le  font  instruire  gratuitement. 

Les  gouverneurs  civils  ont  soin  de  l'embehis- 
sement  des  villes,  de  leur  pavage,  de  l'entretien 
des  édifices  publics,  delà  construction  des  églises. 
Us  sont  présidents  du  comité  des  bdûments,  et  veil- 
lent à  ce  que  les  constructions  se  fassent  dans 
l'ordre  prescrit,  ils  dirigent  les  expropriations,  et 
fixent  les  dédommagements  à  accorder  aux  pro- 
priétaires. Us  s'occupent  des  voies  et  communica- 
tions, font  construire  et  réparer  les  grandes  routes 
aux  frais  de  la  couronne,  et  les  chemins  vicinaux 
aux  frais  des  communes.  Une  commission  parti- 
culière leur  est  adjointe  à  cet  effet. 

Ils  autorisent  l'établissement  de  nouvelles  fa- 
briques, ainsi  que  celui  des  foires  et  des  marchés; 
ils  se  tiennent  au  courant  du  mouvement  indus- 


366  LA  RUSSIE 

triel  dans  leur  gouvernement,  et  en  instruisent 
le  ministre  des  finances. 

Ils  président  le  comité  cliargé  de  faire  les  re- 
levés statistiques  de  la  situation  du  gouverne- 
ment sous  tous  les  rapports.  Ces  documents  se 
publient  en  entier  ou  en  partie  dans  la  gazette  du 
gouvernement,  et  le  gouverneur  est  obligé  de  les 
envoyer  au  ministère  de  l'intérieur,  et  de  les  sou- 
mettre par  extraits  à  l'empereur,  dans  le  cas  où 
celui-ci  viendrait  à  passer  dans  sa  circonscription. 

Les  gouverneurs  sont  tenus  d'accorder  une 
attention  particulières  la  levée  des  recrues,  et  ils 
président  à  cette  fin  le  comité  du  recrutement.  Ils 
prennent  des  mesuies  pour  que  les  nouveaux  sol- 
dats soient  défrayés  dans  leur  route. 

Ils  surveillent  l'administration  des  tutelles  sous 
lesquelles  ont  été  placés  les  propiiélaiies  cruels, 
les  aliénés  et  les  prodigues;  l'interdit,  l'évalua- 
tion et  la  mise  en  vente  des  propriétés  grevées 
sont  également  de  leur  ressort. 

Ils  dirigent  les  affaires  criminelles,  suivent  l'in- 
struction, pressent  le  jugement,  et  assurent  l'exé- 
cution des  sentences,  sans  pouvoir  en  suspen- 
dre les  effets,  à  moins  de  preuves  suffisantes, 
mais  avec  le  droit  de  les  faire  reviser  par  une 
commission. 

Les  affaires  civiles  ne  leur  sont  soumises  que 
lorsque  la  couronne  y  est  intéressée  ;  mais  ils  ont 


sous  NICOLAS  1".  367 

à  faire  droit  aux  plaintes  qui  leur  parviennent  sur 
la  négligence  des  tribunaux. 

Tout  gouverneur  civil  doit ,  loisqu'il  entre  en 
fonctions  ou  qu'il  en  sort ,  adresser  au  ministre 
de  l'intérieur  et  au  général  gouverneur ,  s'il  y  en 
a  un,  un  rapport  sur  l'état  dans  lequel  il  laisse  son 
gouvernement,  et  un  autre  à  son  successeur,  ou 
bien  au  vice-gouverneur  qui  le  remplace.  Ce  do- 
cument doit  constater  le  nombre  des  affaires  en 
instance  dans  les  différents  ressorts  ,  l'état  des 
subsistances,  celui  des  arriérés  pour  le  payement 
des  contributions;  il  indique  les  vues  et  projets 
d'amélioration  à  introduire  dans  les  différentes 
parties  de  l'administration. 

Le  nouveau  gouverneui-  examine  ,  à  son  instal- 
lation, toutes  les  parties  de  l'administration,  et 
prend  des  dispositions  pour  remédier  aux  maux 
qu'il  aura  reconnus  dans  chacune  d'elles.  Puis  il 
parcourt  son  gouvernement  en  une  seule  ou  en 
plusieurs  fois,  vérifie,  sur  les  lieux,  l'exaclitude 
des  renseignements  qu'il  aura  recueillis  aupiès  des 
différentes  autorités,  et  prescrit  les  améliorations 
qu'il  aura  trouvées  nécessaires.  U  fait  droit  aux 
plaintes  et  réclamations  légitimes,  et  ordonne  aux 
autorités  compétentes  de  mettre  un  ternie  aux 
abus.  Il  s'enquiert  des  souffrances  des  habitants  , 
porte  son  attention  sur  l'état  des  industries,  et 
constate  les  moyens  de   les  faire  prospérer.  Des 


368  LA  RUSSIE 

ohseivalions  qu'il  aura  recueillies  de  la  sorte,  il 
compose  un  mémoire  qu'il  adresse  à  l'empereur 
en  personne,  et  dont  une  copie  est  envoyée  au 
ministre,  et  une  autre,  s'il  y  a  lieu ,  au  général 
gouverneur. 

Le  gouverneur  renouvelle  cette  visite  de  la  pro- 
vince tous  les  ans  ou  tous  les  deux  ans,  suivant 
son  étendue,  l'importance  et  la  facilité  du  travail; 
et  il  consigne  ses  obser\ations  dans  le  rapport  qu'il 
fait,  vers  le  i^"^  mars  de  chaque  année,  à  l'empe- 
reur, et  qui  est,  pour  ainsi  dire,  la  statistique  an- 
nuelle du  gouvernement.  En  outre,  il  adresse  à 
S.  M.  des  rapports  spéciaux  à  des  époques  diffé- 
rentes, savoir  :  sur  les  dépenses  occasionnées  par 
la  levée  des  recrues,  dans  les  six  semaines  qui 
suivent  le  recrutement;  sur  les  contributions  or- 
dinaires, à  la  fin  de  l'année,  et  les  impôts  extraor- 
dinaires, après  leur  prélèvement.  Il  informe,  tous 
les  quinze  jours,  la  troisième  section  de  la  chan- 
cellerie de  l'empereur  de  tous  les  événements 
particuliers.  Tous  les  quatre  moi^,  il  instruit  le 
ministère  de  la  suite  donnée  aux  ordres  de  l'em- 
pereur et  du  sénat;  tous  les  six  mois,  il  lui  rend 
compte  des  prisonniers  retenus  depuis  plus  d'un 
an,  et  à  la  fin  de  l'année  il  lui  envoie  la  table  des 
affaires  qui  ont  été  traitées. 

Telles  sont  les  immenses  attributions  des  gou- 
verneurs; dûment  exercée,  leur  mission  aurait  pu 


sous   NICOLAS  l".  369 

être  d'une  grande  utilité  pour  le  pays;  mais,  mal- 
heureusement, ces  fonctions  sont  conférées  le  plus 
souvent  à  des  hommes  incapables,  soit  que  l'in- 
trigue et  la  protection  président  à  leur  distribu- 
tion, soit  qu'il  y  ait,  en  Russie, pénurie  complète 
d'hommes  probes  et  éclairés.  11  est  de  fait  que  les 
abus  les  plus  criants  se  commettent  tous  les  jours, 
dans  le  ressort  de  l'administration  intérieure;  les 
gouverneurs  ne  sont  pas  plus  intègres  et  désinté- 
ressés que  les  autres  fonctionnaires  russes,  mais 
ils  sont  tout  aussi  ignorants  et  insouciants.  Il  se- 
rait trop  long  de  rapporter  les  preuves  innom- 
brables et  inouïes  de  leurs  prévarications;  et,  ne 
pouvant  les  dénoncer  tous,  il  ne  serait  pas  juste 
d'appeler  le  châtiment  sur  les  uns  et  de  l'épar- 
gner aux  autres.  Il  suffit  de  dire  que  l'un  emprunte 
de  l'argent  pour  ne  pas  le  rendre,  à  celui  auquel 
il  peut  être  utile;  qu'un  autre  se  fait  approvision- 
ner gratis  par  des  marchands  qu'il  autorise  tacite- 
ment à  débiter  de  la  drogue  ;  qu'un  troisième  re- 
çoit de  l'argent  du  fermier  des  eaux-de-vie  pour 
le  laisser  mettre  de  l'eau  dans  son  vin;  qu'un 
quatrième  se  fait  adjuger  des  constructions  à  des 
prix  indus;  qu'un  cinquième  met  aux  enchères 
les  propriétés  des  mineurs,  sans  en  avoir  prévenu 
le  public,  afin  de  les  faire  acheter  à  bon  compte 
par  ses  émissaires;  qu'un  sixième  emploie  les 
paysans  de  la  couronne  à  construire  une  chaus- 

ï4 


370  Lk  RUSSIE 

sée  coiidiiisaiU  à  une  terre  qu'il  vietil  d'ache- 
ter, avec  l'argent  qu'il  s'est  fait  donner  par  des 
hérétiques  pour  avoir  fait  mettre  en  Kberté  leur 
chef.  Et  ce  ne  sont  pas  là  des  faits  isolés,  qui  ne 
soient  propres  qu'à  quelques-uns  des  gouverneurs; 
mais  le  plus  grand  nombre  d'entre  eux  se  rendent 
coupables  de  la  plupart  de  ces  extorsions,  ou  d'au- 
tres analogues,  sans  qu'on  sévisse  jamais  contre 
eux;  car,  lors  même  qu'on  les  poursuit,  ils  trou- 
vent des  protecteurs  qui  les  sauvent.  Cette  plaie 
hideuse  et  large  de  la  Russie,  la  dilapidation  par- 
tout présente,  tient,  disons-le  hautement,  autant  au 
peu  desécurité  des  citoyens,  qu'à  l'immoralité  pri- 
vée des  fonctionnaires.  Làoù  le  caprice  de  l'absolu- 
tisme dispose,  à  lui  seul,  du  sort  de  chacun  et  de 
tous  ,  où  personne  n'est  assuré  ni  de  sa  vie,  ni  de 
safortune;  là,dis-je,tout  le  monde  ne  songe  qu'au 
présent,  ne  cherche  qu'à  s'eni  ichir  au  plustôt,  afin 
qu'il  lui  reste  le  plus  possible,  au  moment  d'une 
destitution  qui  peut  le  frapper  d'une  manière  inat- 
tendue, pour  des  faits,  le  plus  souvent,  indépen- 
dants de  sa  volonté  ;  tandis  que  ,  par  une  consé- 
quence rigoureuse,  les  abus  véritables  passent  in- 
aperçus. Quant  à  l'incapacité  et  à  la  négligence  des 
gouverneurs,  ce  seul  mot  les  peint  suffisamment  : 
Comme  un  gouverneur  se  plaignait  de  ce  que  les 
affaires  ne  marchaient  pas,  quelqu'un  lui  objecta 
qu'il  faudrait  que,  lui-même,  il  lût  les  papiersqu'il 


sous  NICOLAS  P".  371 

signait  ;  à  quoi  il  répondit  qu'il  l'avait  bien  essayé, 
mais  que  les  choses  allaient  plus  mal  encore. 

Les  gouverneurs  sont  dignement  secondés  par 
les  différents  employés  et  agents  qui  sont  sous 
leuis  ordres;  gens  sans  instruction,  sans  princi- 
pes, il  n'y  a  pas  d'abus  et  de  malversation  qu'on 
n'obtienne  d'eux  pour  de  l'argent.  Pour  ne  citer 
qu'un  fait  entre  mille,  un  tribunal  de  district,  payé 
par  un  accusé  ,  le  renvoyait  de  la  plainte  portée 
contre  lui,  par  le  motif,  disait-il,  qu'il  n'y  avait 
pas  de  moyen  de  communication  entre  les  deux 
rives  du  fleuve  cjue  le  plaignant  aurait  dû  avoir 
traversé  pour  que  son  accusation  pût  être  jus- 
tifiée. Celui-ci  n'eut  pas  de  peine  à  détruire  ce 
mensonge  par  le  témoignage  de  ceux  même  qui 
l'avançaient.  Prétextant  une  affaire  de  commerce, 
il  vint  demander,  au  tribunal  saisi  de  la  plainte, 
un  certificat  attestant  qu'il  y  avait  sur  le  fleuve 
en  question  un  bac  qui  permettait  de  faire  les 
transports  voulus  de  blé  et  de  farine,  tout  le 
temps  que  la  rivière  n'était  pas  gelée.  Pour  dix 
roubles  assignats,  il  obtint  l'attestation  qu'il  de- 
mandait. 

Mais,  sans  anticiper,  arrêtons-nous  quelque  peu 
sur  l'organisation  des  différentes  autorités  pro- 
vinciales. 

Chaque  gouverneur  civil  a  une  chancellerie 
chargée  des  correspondances  relatives  à  la  réunion 

24. 


372  LA  RUSSIE 

des  assemblées  de  la  noblesse,  à  la  rémunéiation 
de  leurs  employés,  à  l'inspection  du  gouverne- 
ment par  son  chef,  au  recrutement  et  au  mouve- 
ment des  troupes,  à  la  censure,  etc. 

Chaque  gouvernement  a  un  gouberniiun  {gou- 
hernskoïé  pravlénié),  sous  la  présidence  du  gou- 
verneur. Le  vice-gouverneur  en  est  le  premier 
conseiller.  Il  se  compose  d'une  chancellerie,  d'un 
bureau  des  archives,  d'une  typographie,  d'un  ar- 
chitecte et  de  deux  arpenteurs.  Il  est  chargé  de 
la  publication  des  lois  ,  de  la  nomination,  de  l'a- 
vancement et  de  la  mise  à  la  retraite  des  fonction- 
naires de  la  province.  Ses  attributions  s'étendent 
également  au  mouvement  général  des  affaires,  au 
maintien  de  l'ordre  et  aux  soins  qu'exige  la  santé 
publique,  à  la  mise  en  tutelle  des  biens,  à  la  véri- 
fication des  recensements,  à  la  surveillance  des 
paysans  fuyards  et  des  déserteurs.  Il  donne  suite 
aux  plaintes  des  particuliers  contre  les  autorités 
locales,  et  est  sous  la  dépendance  immédiate  du 
sénat  dirigeant.  La  chancellerie  du  goubernium" 
se  compose  de  quatre  sections,  excepté  à  Saint-Pé- 
tersbourg et  à  MOSCOU;  où  il  y  en  a  cinq. 

La  cour  criminelle  et  la  cour  civile  du  gouver- 
nement se  composent  chacuned'un  président, avec 
son  suppléant,  et  d'un  nombre  fixe  d'assesseurs. 
Dans  quelques  endroits,  il  y  a  en  outre  des  con- 
seillers. Dans  les  deux  capitales,  les  cours  civiles 


sous  NICOLAS  I".  373 

se  divisent  en  deux  départements  ,  dont  cliaeun 
a  un  président  spécial,  et  le  nombre  de  membres 
suffisant  pour  former  un  tribunal  complet.  Dans 
les  gouvernements  d'Astrakhan  ,  d'Ârkhangel , 
d'Olonetzk,  de  Perm  et  de  Viatka,  les  deux  cours 
n'en  forment  qu'une  seule. 

Les  présidents  sont  nommés  par  l'autorité  su- 
périeure, sur  une  liste  de  candidats  élus  par  les  as- 
semblées de  la  noblesse 

Dans  les  gouvernements  de  l'Est,  ils  sont  dési- 
gnés par  le  ministre  de  la  justice  ;  pour  ceux 
d'Astrakhan,  d'Arkhangel,  etc.  ,1e  sénat,  à  chaque 
vacance,  propose  deux  candidats  à  l'empereur, 
qui  choisit  entre  eux.  Leurs  suppléants  sont  dé- 
signés par  le  ministre  de  la  justice  dans  les  gou- 
vernements de  l'Est,  et  ailleurs  par  le  sénat,  sur 
la  proposition  du  ministre.  Les  assesseurs  des 
cours  sont  choisis,  deux  par  la  noblesse  et  deux 
par  les  assemblées  des  villes.  Dans  les  gouverne- 
ments de  Viatka  ,  d'Arkhangel  et  d'Olonetzk,  les 
assesseurs  de  la  noblesse  sont  désignés  parle  pou- 
voir centrai;  dans  celui  d'Astrakhan,  par  l'auto- 
rité locale,  et  confirmés  par  le  sénat. 

Le  tribunal  de  conscience  se  compose  d'un  juge 
président  et  de  six  assesseurs.  Le  juge  est  élu  par 
la  noblesse ,  et  les  assesseurs  par  la  noblesse ,  le 
corps  des  marchands  et  celui  des  paysans.  Dans 
les  gouvernements  d'Arkhangel ,  de  Viatka  et  de 


374  L^  RUSSIE 

Perm,  le  juge  et  les  deux  assesseuis  sont  désignés 
par  le  gouvernement  ;  le  premier  remplit  les  fonc- 
tions de  maréchal  de  la  noblesse.  Les  difficultés 
entre  enfants  et  parents  sont  de  la  compétence 
exclusivedu  tribunal  de  conscience.  Sesjugements 
ne  sont  exécutoires  qu'après  la  confirmation  du 
gouverneur  civil.  En  cas  de  désaccord  entre  le 
tribunal  et  le  gouverneur ,  l'affaire  est  portée  au 
sénat.  Dans  la  Petite  Russie,  le  tribunal  de  cons- 
cience est  représenté  pai*  un  tribunal  dit  des  Trois 
(tréteiskii  soud),  que  les  deux  parties  choisissent 
volontairement,  et  sur  la  sentence  duquel  il  n'y 
a  pas  d'appel. 

La  police  locale  est  confiée  au  tribunal  de 
canton  ,  qui  se  compose  d'un  président  appelé  is- 
prcnmik  et  de  quelques  assesseurs.  Ce  tribunal  a 
une  chancellerie,  divisée  en  deux  bureaux.  Les 
districts  sont  partagés  en  sections,  stan^  qui  ont 
leurs  chefs  spéciaux  appelés  stanavoï pristm' ^  sous 
les  ordres  desquels  se  trouvent  des  sotski  et  des 
dessiatski.  L'ispravnik  et  le  doyen  des  assesseurs 
sont  désignés  par  la  noblesse,  le  stanovoï  par  la 
couronne;  et  les  assesseurs  sont  choisis  par  les 
paysans  de  la  couronne  et  les  cultivateurs  libres, 
parmi  les  nobles  du  gouvernement. 

Passons  à  l'administration   particulière  de  cer- 
taines provinces. 

La  Sibérie  est  divisée  en  deux  parties,  celle 


sous  NICOLAS  I-.  37  5 

de  l'Est  et  celle  de  l'Ouest  ,  qui  ont  chacune  une 
administration  à  jjart.  Celle  de  l'Ouest  réside  à 
Omsk,  et  s'étend  aux  gouvernements  de  Tobolsk, 
de  Tomsk,  et  aux  Riiguises  ;  celle  de  l'Est  a  sa 
résidence  à  Irkoutsk  ,  et  comprend  les  gouver- 
nements d'Irkoutsk  ,  d'Énisseisk  ,  la  province  de 
Iakoutsk,  le  cercle  d'Okliotsk,  de  Kamtscbatka  et 
de  Troitzko-Savsk. 

L'administration  supérieure  de  cliacune  des 
deux  parties  se  compose  d'un  général  gouverneur 
et  de  son  conseil,  formé  de  six  conseillers,  dont 
trois  sont  présentés  par  le  général  gouverneur,  et 
les  trois  autres  par  les  ministres  de  l'intérieur,  des 
finances  et  de  la  justice,  à  la  nomination  de  l'em- 
pereur. 

En  cas  d'absence  ou  de  maladie  ,  le  général 
gouverneur  est  remplacé  au  conseil  par  un  des 
gouverneurs  civils  qu'il  désigne  à  cet  effet.  Chaque 
gouvernement  est  administré  par  un  gouverneur 
civil  et  un  conseil  composé,  sous  sa  présidence, 
des  présidents  du  goubernium  ,  de  la  chambre  de 
finance,  du  tribunal  et  du  procureur  du  gouver- 
nement. Chaque  arrondissement  a  un  chef  spécial, 
et  un  conseil  formé  des  chefs  des  différentes 
branches  de  l'administration  locale,  du  maire, 
dujugCjdel'ispravnikjdu  trésorier,  et  du  substitut 
du  procureur. 

Les  indigènes  de  la  Sibérie  ont  une  administra- 


376  LA  RUSSIE 

tion  différenle,  suivant  leur  genre  de  vie  et  le 
mode  de  leurs  occupations.  Les  peuplades  erran- 
tes sont  régies  par  une  stepnaïa  douma,  ou  une 
chambre  des  steppes  ,  composée  de  taïscha  , 
sdissani ,  schoulenguiy  etc.,  à  laquelle  appartient 
la  haute  administration  de  plusieurs  tribus  réu- 
nies. Les  peuplades  séparées  ont  des  strostas  avec 
leurs  adjoints,  qu'elles  appellent  dans  leur  langue 
des  daroiigua  ou  des  taïscha.  Tous  ces  chefs  sont 
élus  par  les  indigènes  eux-mêmes. 

Le  gouverneur  civil  deTomsk  est  désigné  parle 
ministre  des  finances ,  parce  qu'il  est  en  même 
temps  préposé  aux  mines  d'Altaï,  qui  sont  sous  la 
dépendance  de  ce  ministère. 

Les  Rirguises  sont  régis  par  un  général-majoi-, 
et  par  une  administration  que  préside  un  colonel 
ou  un  lieutenant-colonel,  et  composée  de  quatre 
conseillers,  dont  un  est  Kirguise  ,  d'un  assesseur, 
d'un  substitut  de  procureur,  et  d'une  chancellerie. 
Ces  autorités  résident  à  Omsk. 

La  province  de  Iakoutsk  a  un  chef  et  une  ad- 
ministration composée  de  trois  conseillers  et  d'un 
substitut  de  procureur,  présidée  par  le  chef  de  la 
province. 

L'administration  d'Okhotsk  est  confiée  à  un 
employé  de  la  flotte,  assisté  d'un  conseil  com- 
posé du  plus  ancien  officier  de  l'armée  de  mer, 
après  le  chef,  du  juge  de  l'arrondissement  et  de 


sous  NICOLAS  I«\  877 

l'ispravnik.  Elle  relève  du  général-gouverneur 
d'Irkoutsk ,  ainsi  que  le  Kamlschatka  ,  qui  a  aussi 
un  chef  particulier. 

La  surveillance  du  cordon  de  la  frontière  chi- 
noise de  Troïtzko-Savsk  est  confiée  à  un  chef 
(major),  assisté  d'un  conseiller  et  de  six  asses- 
seurs. Le  chef  est  désigné  par  le  ministre  des  af- 
faires étrangères. 

Le  Caucase  se  divise  en  province  Caucasienne 
et  en  pays  Transcaucasien  ,  qui ,  l'une  et  l'autre  , 
relèvent  du  général  en  chef  du  Caucase.  La  pro- 
vince caucasienne  a  son  chef-lieu  à  Stavropol ,  et 
est  administrée  par  un  eniployé  militaire  supé- 
rieur, dont  les  droits  correspondent  à  ceux  d'un 
gouverneur  militaire,  et  par  un  conseil  composé 
du  gouveineur  civil,  président  du  gouhernium  , 
du  maréchal  de  la  noblesse,  des  présidents  des 
tribunaux,  de  celui  de  la  chambre  des  finances  et 
de  la  cour  des  domaines,  et  du  procuieur  de  la 
province. 

Les  arrondissements  sont  régis  par  un  chef  mi- 
litaire, et  un  conseil  composé  du  major  de  la  place, 
du  maréchal  du  district,  du  maire,  de  l'isprav- 
nik, etc. 

Le  pays  Transcaucasien  se  compose  du  gouver- 
nement de  la  Géorgie-Iméritie  et  de  la  province 
Caspienne.  Le  chef  du  corps  d'armée  du  Caucase 
est  aussi  celui  de  l'administration.  H  est  assisté  d'un 


378  LA  RUSSIE 

conseil  où  siégenl  legouveineiir  militaire  de  Tiflis , 
desruembres  désignés  par  l'empereur,  et  les  fonc- 
tionnaires qui  peuvent  y  être  appelés  lorsqu'il 
s'occupe  de^  affaires  qui  les  concernent.  Si  le  pré- 
sident ne  croit  pas  devoir  se  rangei-  à  l'opinion  de 
la  majorité  du  conseil  ,  il  en  réfère  au  sénat 
ou  aux  ministres  compétents;  il  peut  aussi  mettre 
immédiatement  à  exécution  l'opinion  de  la  mino- 
rité, ou  même  d'un  seul  membre,  en  prenant  le  tout 
sous  sa  responsabilité,  et  en  informant,  sans  délai, 
le  ministre  que  concerne  l'affaire  en  litige,  des 
raisons  qui  lui  ont  fait  prendre  cette  résolution. 
Depuis  la  nomination  d'un  lieutenant  du  Caucase, 
le  pouvoir  du  chef  de  ce  corps  d'armée,  qui  réu- 
nit les  deux  titres,  a  été  augmenté  outre  mesure. 

Un  gouverneur  civil  est  à  la  télé  du  gouverne- 
ment delà  Géorgie-ïmérilie.  La  province  Caspienne 
a  un  chef  particulier.  Les  arrondissements  ont 
chacun  un  administrateur  spécial  et  un  suppléant. 
Ils  sont  divisés  en  sections ,  régies  par  des  asses- 
seurs. 

Les  Cosaques  du  Don  sont  administrés  par  un 
ataman  qui,  comme  les  généraux-gouverneurs, 
réunit  en  lui  l'autorité  civile  et  militaire.  Il  préside 
le  gouvernement  militaire ,  qui  est  composé  du 
chef  de  l'état-major,  du  doyen  des  membres ,  de 
quatie  assesseurs,  et  qui  se  divise  en  quatre  bu- 
reaux et  une  section  de  comptabilité  et  de  con- 


sous  NICOLAS  P\  379 

trôle.  Le  gouvernement  militaire  a  le  droit  de 
déférer  au  sénat  les  ordres  qu'il  reçoit  de  l'ataman 
et  auxquels  il  refuse  son  approbation ,  sans  pouvoir 
toutefois  en  arrêter  la  mise  à  exécution.  Le  chef 
de  réfat-major  remplace  l'ataman  en  cas  de  mala- 
die, d'absence  ou  d'intérim. 

II  y  a  un  tribunal  civil  et  un  tribunal  criminel, 
composés  chacun  d'un  ancien,  de  deux  adjoints 
et  de  trois  assesseurs  cosaques,  élus  par  les  chefs 
militaires  tous  les  trois  ans;  le  procureur  et  deux 
substituts  sont  indépendants  de  l'armée  et  nommés 
par  le  sénat,  sur  la  présentation  du  ministre  delà 
justice.  Le  contrôleur  est  désigné  également  par 
le  sénat,  sur  la  présentation  du  contrôleur  de 
l'empire. 

Le  pays  des  Cosaques  du  Don  a  sept  arrondisse- 
ments et  autant  d'administrations  spéciales,  plus 
celle  des  Kalmouks.  Les  tribunaux  des  cercles  sont 
composés  chacun  d'un  juge,  officier  militaire,  de 
deux  assesseurs,  employés  civils  (à  Tscheikask  il  y 
en  a  trois),  et  de  deux  Cosaques;  il  a  une  chan- 
cellerie. L'administration  du  pays  des  Kalmouks 
est  formée  d'un  juge,  deux  assesseurs  et  deux  dé- 
putés; elle  a  également  une  chancellerie.  Celle 
des  stanitza  se  compose  d'un  ataman  et  de  deux 
juges,  nommés  parles  habitants  tous  les  trois  ans. 

Les  Cosaques  d'Asor  sont  sous  les  ordres  du 
général-gouverneur  de  la  Nouvelle  Russie.  Ils  ont 


380  LA  RUSSIE 

à  leur  tête  un  ataman,  et  sont  régis,  pour  les  af- 
faires administratives,  par  une  cbancellerie  mili- 
taire. 

Les  Cosaques  de  la  mer  Noire  sont  sous  l'auto- 
rité du  général  en  chef  du  corps  d'armée  du 
Caucase.  Leur  ataman  a  les  attributions  d'un  géné- 
ral de  division,  pour  les  affaires  militaires,  et  celles 
d'un  gouverneur,  pour  les  affaires  civiles. 

Les  Cosaques  d'Orenbourg  dépendent  du  chef 
du  corps  d'armée  d'Orenbourg  ,  ceux  d'Astrakhan 
du  gouvernement  militaire  de  cette  ville.  Leur  ata- 
man est  élu  par  eux  et  confirmé  par  l'enipereur. 

Les  Cosaques  d'Oural  relèvent  aussi  du  général- 
gouverneur  d'Orenbourg. 

Parmi  les  Cosaques  de  Sibérie,  on  distingue  les 
Cosaques  de  ville  et  ceux  de  ligne.  Les  premiers 
sont  chargés  de  la  police  des  villes,  et  sont  à  la 
disposition  des  autorités  civiles.  Les  Cosaques  de 
Ugne  sont  soumis  aux  ordres  de  la  chancellerie 
militaire  de  la  Sibérie,  qui  a  son  siège  àOmsk,  et  à 
ceux  de  l'officier  commandant  le  corps  d'armée  de 
la  Sibérie. 


sous  NICOLAS  1".  J81 


XVL 


LEOISLATION  PENALE, 


Le  code  pénal  russe  définit  les  crimes  et  les 
délits  ainsi  qu'il  suit  :  «  Toute  action  défendue 
«  par  la  loi  sous  lu  peur  d'une  peine  est  un  crime; 
(f  et  tout  acte  défendu  sous  la  peur  d'une  légère 
«  punition  corporelle, ou  d'une  correction  de  po- 
«  lice,  s'appelle  délit,  w  — C'est  se  prononcer  assez 
ouvertement  pour  le  système  d'intimidation  qui, 
comme  le  disait  Hegel ,  dans  un  de  ses  cours  sur 
la  philosophie  du  droit,  à  Berlin,  est  un  bâton 
devant  un  chien. 

Tout  vol  et  toute  escroquerie  dont  la  valeur  ne 
dépasse  pas  vingt  rouhles  assignation  ,  l'ivrognerie 
et  les  coups  donnés  dans  une  querelle,  quand  ils 
n'ont  point  de  gravité,  font  partie  des  délits. 

Sont  réputés  complices  d'un  crime,  tous  ceux 
qui  y  ont  coopéré  ou  qui  l'ont  facilité  par  leurs 
actes,  leurs  paroles  ou  leurs  écrits.  La  compli- 
cité morale  est  ainsi  établie  et  en  même  temps 
laissée  à  l'arbitraire  des  juges.  Ceux  qui  ont  pro- 


382  LA  RUSSIE 

voqué  le  crime  sont  punis  plus  sévèrement  que 
ceux  qui  ont  participé  à  son  accomplissenienl, 
saufles  cas  où  la  loi  a  stipulé,  pour  certains  crimes, 
l'égalité  de  la  peine. 

\^3i peine  de  mort  a  été  abolie  par  ies  décrets 
de  1753  et  1754,  hors  ies  cas  de  crimes  politi- 
ques, qui  seront  portés  devant  le  tribunal  pénal 
suprême.  C'est  le  contraire  de  ce  qui  se  pratique 
dans  le  monde  civilisé.  Là,  la  peine  de  mort  est 
conservée  pour  les  meurtres,  et  abolie  pour  les 
crimes  politiques.  En  Russie  ,  aimer  son  pays  et 
lui  vouloir  du  bien,  autrement  que  ne  l'entend  le 
gouvernement ,  est  un  crime  plus  grand  que  de 
tuer  son  semblable.  Par  qui  sont  déterminés  les 
crimes  qui  doivent  être  portés  devant  le  tribunal 
suprême?  Par  l'autorité  seule  ;  et  quel  est  ce  tri- 
bunal extraordinaire  ?  Il  se  compose ,  pour  chaque 
cas  particulier,  des  membres  que  l'empereur  choi- 
sit, seul,  dans  le  conseil  de  l'empire,  le  sénat,  ou 
parmi  les  autres  dignitaires  de  la  cour  et  de 
l'État.  C'est  donc  une  des  parties  qui  se  trouve  en 
même  temps  juge,  et  ce  juge  ne  peut  être  que 
partial. 

Aucune  loi  fixe  ne  détermine,  pour  les  condam- 
nés à  la  peine  capitale,  le  mode  de  supplice.  11  est 
abandonné  à  la  volonté  des  juges,  pour  chaque 
cas  particulier.  Le  tribunal  suprême  peut,  à  son 
gré ,  ordonner  que  l'on  soit  enterré  vif,  écartelé 


sous  NICOLAS  P«.  383 

OU  pendu.  C'est  là  donner  assurément  trop  d'é- 
tendue au  pouvoir  discrétionnaire.  Ainsi  ,  le  i5 
septembre  1764,  le  sous-lieutenant  Mirovitsch  eut 
la  tête  coupée;  le  10  novembre  1771  ,  deux  des 
principaux  complices  de  la  révolte  qui  éclata  à 
Moscou,  à  l'occasion  de  la  peste,  furent  pendus. 
Le  10  janvier  1755,  Pougatscbef  et  Perfilief  furent 
écartelés,  et  leurs  complices  pendus  ou  décapités. 
Le  i3  juillet  18-26,  cinq  des  conjuiés  du  i4  dé- 
cembre ont  été  pendus. 

Il  n'est  pas  même  nécessaire  qu'il  y  ait  eu  arrêt 
de  mort  pour  qu'un  criminel  meuie.  Le  bour- 
reau peut  tuer  un  liomme,  d'un  seul  coup  de  knout 
ou  de  pleite.  On  peut  laisser  mourir  le  condamné 
sous  les  verges;  on  n'a  pour  cela  qu'à  dire  au 
médecin  qui  assiste  le  patient  de  fermer  les  yeux  , 
en  le  dispensant  ainsi  de  toute  responsabilité.  Le 
bourreau  peut  enfin  ,  par  maladresse  volontaire 
ou  involontaire,  en  brisant  Fépée  du  noble  qui 
subit  sa  condamnation,  la  casser  sur  sa  tête,  au 
lieu  de  la  casser  au-dessus  de  sa  tête,  et  appuyei* 
un  peu  trop  fort ,  sans  avoir  précisément  reçu  là- 
dessus  des  instructions  catégoriques.  Le  fait  s'est 
présenté  en  i836:  M.  Pavlof  poignarda  M.  Apiélef 
au  sortir  de  l'église,  oii  celui-ci  venait  de  se  ma- 
rier à  M'i®  R. ,  après  avoir  promis  d'épouser  la 
sœur  de  M.  Pavlof,  qu'il  avait  séduite.  Par  ordre  de 
l'empereur,  ce  dernier  fut  jugé   en  vingt-quatre 


384  LA  RLSSIE 

heures  et  condamné  à  la  dégradation  ;  le  bouiTeau 
lui  enfonça  le  crâne  en  cassant  son  épée. 

Tout  homme  qui,  de  quelque  manière  que  ce  soit, 
a  connaissance  d'un  complot  politique,  est  tenu 
de  le  dénoncer  ,  sous  peine  de  passer  pour  com- 
plice et  d'être  traité  comme  tel.  L'oukase  du  2  5 
janvier  i^i5  dit:  «  Quiconque  est  un  vrai  chré- 
tien et  un  serviteur  fidèle  de  son  souverain  et  de 
sa  patrie  peut,  sans  aucun  doute,  dénoncer  ver- 
balement ou  par  écrit  les  affaires  nécessairrs  et 
importantes,  et  nommément  les  suivantes  :  i°  toute 
trame  méchante  contre  la  personne  de  S.  M.,  et  la 
trahison;  i°  la  révolte  ou  l'insurrection.  »  De  là 
les  crimes  dits  des  deux  points.  En  i  ySo ,  on  a 
adjoint  au  premier  la  médisance  contre  S.  M.  et  la 
maison  impériale. 

La  parenté  n'exempte  de  cette  obligation  à  aucun 
degré.  Les  serfs  reçoivent  leur  liberté  poui- avoir 
dénoncé  leurs  maîtres,  s'ils  conspiraient  contre 
le  souverain.  Toute  autre  dénonciation  de  leur 
part,  contie  leur  seigneur,  ne  doit  pas  être  accueil- 
lie. Il  en  est  de  même  des  enfants  vis-à-vis  de 
leurs  pères.  La  religion  n'a  pas  davantage  trouvé 
grâce  devant  cette  loi,  qui  ne  respecte  pas  la  sain- 
teté de  la  confession  ,  et  ordonne  à  tout  curé  de 
dénoncer  celui  qui  lui  avouerait  une  conju- 
ration. 

La  peine  de  mort  est   appliquée,  sans  dislinc- 


sous   NICOLAS  1-.  385 

tioii ,  à  la  rébellion  à  main  armée  ou  avec  vio- 
lence; à  la  trahison,  crime  qui  consiste  à  avoir 
prêté  à  l'ennemi  quelque  aide  ou  coopération , 
ou  entretenu  avec  lui  des  intelligences;  à  la  reddi- 
tion ,  par  un  chef,  des  forts  ou  des  vaisseaux  qui 
lui  ont  été  confiés,  sans  qu'il  y  ait  eu  nécessité 
absolue;  à  ceux  enfin  qui,  par  des  cris,  auraient 
semé  une  frayeur  panique  dans  les  rangs  de  l'armée. 

La  peine  de  mort  peut  aussi  être  prononcée 
par  les  tribunaux  militaires,  devant  lesquels  les 
bourgeois  peuvent  être  renvoyés  pour  infraction 
aux  quarantaines. 

Les  paroles  offensantes  contre  les  membres  de 
la  famille  impériale,  tant  écrites  que  proférées  de 
vive  voix ,  constituent  le  crime  de  lèse-majesté  , 
qui  est  puni  de  mort  toutes  les  fois  qu'il  est  porté 
devant  le  tiibunal  suprême;  mais,  devant  les  tri- 
bunaux ordinaires,  il  n'est  passible  que  des  peines 
qui  remplacent  la  peine  de  mort,  telles  que  celles 
du  knout  ou  des  travaux  forcés.  lien  est  de  même 
de  tous  les  crimes  contre  les  deux  points. 

V,di  mort  politique  em^orie\dii^\'\\'AX\oï\  des  droits 
de  cité.  Celui  qui  y  est  condanuié  est  couché  sur 
l'échafaud  ou  placé  sous  la  potence,  et  puis  expé- 
dié aux  travaux  forcés.  Les  décrets  de  1763  et 
1764  ont  limité  ces  simulacres  de  la  peine  capi- 
tale aux  crimes  purement  politiques  portés  devant 
le  tribunal  suprême. 


386  LA  RUSSIE 

La  confiscation  des  biens,  au  profit  de  la  cou- 
ronne, a  été  abolie  par  l'article  2  3  de  la  charte 
octroyée  à  la  noblesse  le  ii  avril  1^85  ;  elle  ne 
devait  plus  avoir  lieu  qu'au  profit  des  héiitiers  du 
condamné.  Le  6  mai  1802,  cette  disposition  a  été 
étendue  aux  autres  classes  du  peuple.  Les  biens 
des  criminels  condamnés  à  mort  et  exécutés  pas- 
sent à  leurs  héritiers,  comme  s'ils  étaient  décédés 
naturellement.  Il  en  est  de  même  des  cas  de  mort 
civile  (Swod.,  t.  XIV,  art.  167  et  168). 

Les  décrets  de  1809,  18 10  et  1820  ont  rétabli 
la  confiscation  des  biens  immeubles,  au  profit  de 
la  couronne ,  contre  les  nobles  des  provinces  li- 
mitrophes qui,  pendant  une  insurrection,  se  reti- 
reraient sans  autorisation  à  l'étranger. 

La  loi  du  1  avril  1722  dit  que  les  marins  russes 
qui,  sans  permission  du  gouvernement,  prendront 
du  service,  et  s'obligeront  à  résider  à  l'étranger, 
seront  considérés  comme  déserteurs;  et  elle  ajoute 
que  ceux  qui,  après  avoir  pris  du  service  à  l'étran- 
ger, avec  l'agrément  du  gouvernement,  ne  revien- 
dront pas,  au  premier  appel  qui  leur  sera  signifié, 
seront  traités  sans  miséricorde.  La  loi  de  1762, 
enfin,  pose  en  général  que  tous  les  Russes  qui  ne 
rentreraient  pas  en  Russie ,  lorsqu'il  sera  publié 
que  le  bien  de  l'État  l'exige,  verront  leurs  biens 
séquestrés.  Nicolas,  par  son  oukase  du  1 5  septem- 
bre i836,   a  ordonné  que,  «  dans  le  cas    où    le 


sous  NICOLAS  I".  387 

gouvernement  reconnaîtra  la  nécessité  de  melire 
à  exécution  les  lois  précitées,  il  sera  adressé,  à  l'in- 
dividu dont  il  s'agira,  un  ordre  de  rappel  en  règle, 
et,  quil  s'j  rende  ou  qiiil  ne  s'y  rende  pas,  il  sera 
vrononcé  sur  lui  un  jugement,  et  donné  suite  à  l' af- 
faire,d!  après  les  lois .yiX^vdiCow  était  plus  clair  dans 
ses  décrets  sanguinaires. 

L'oukase  du  17  avril  i834  ordonne  le  séquestre 
des  biens  de  ceux  qui  restent  à  l'étranger,  au  delà 
des  termes  voulus  par  les  lois. 

Toute  cette  complication  dans  les  lois  n'est  que 
la  conséquence  de  l'arbitraire  le  plus  aveugle. 
Ainsi,  pendant  que  les  meurtriers  de  Pierre  IJI  et 
de  Paul  P'',les  Orlof,  les  Pablen,  lesBennigseU;,  les 
Ouvarof,  les  Zoubof,  n'ont  trouvé  que  deslionneurs 
pour  prix  de  leur  meurtre,  les  conjurés  de  iSaS, 
qui  n'ont  pas  réussi  dans  leur  tentative,  l'ont  ex- 
piée sur  la  potence.  De  même,  en  tout  temps, on  a 
accueilli  les  émigrés  étrangers  avec  une  rare  bospi- 
talité,  on  a  même  comblé  de  faveurs  ceux  qui  ont 
déserté  les  rangs  de  leur  armée;  tandis  qu'on  ose 
appeler  crime  de  baute  trabison  la  simple  émigra- 
tion des  sujets  russes ,  et  l'on  sévit,  avec  la  der- 
nière rigueur,  contre  ceux  que  leurs  intérêts  obli- 
gent de  s'établir  à  l'étranger,  pendant  que  la 
législation  russe  naturalise,  avec  la  plus  grande 
facilité,  tous  ceux  qui  veulent  se  fixer  en  Rus- 
sie. La  loi  dit,  en  effet,  que  tout  étranger,  s'il 

25. 


388  LA  RUSSIE 

n'esl  juif  ou  derviche,  peut  inimédialenient  se 
faire  sujet  russe,  en  prêtant  le  serment  voulu  de 
fidélité,  rseuf  mois  après  sa  déclaration,  il  doit 
élre  admis  aux  droits  de  la  bourgeoisie,  et,  une 
fois  même  naturalisé,  il  peut  lenoncer  à  son  titre 
de  Russe,  en  payant  l'impôt  de  trois  années. 

La  privation  de  la  noblesse  entraîne  la  séques- 
tration des  biens  jusqu'au  pardon  des  condamnés, 
qui  leur  fait  recouvrer  leurs  propriétés,  ou  jusqu'à 
leur  mort,  apiès  laquelle  leur  fortune  est  restituée 
à  leur  famille.  Cette  loi  ne  s'étend  pas  aux  biens 
meubles  et  immeubles,  pour  la  possession  desquels 
il  n'est  pas  nécessaire  d'avoir  un  titre  de  noblesse  : 
ceux-là  restent  à  la  disposition  des  condamnés, 
qui  peuvent  même  en  acquérir  d'autres  dans  ces 
conditions. 

Le  mariage  de  l'homme  qui  vient  à  être  privé 
des  droits  civiques  est  rompu,  et  sa  femnie  est 
libre  d'en  contracter  un  nouveau.  Si  le  criminel 
était  gracié  avant  que  sa  femme  eût  foimé  d'autres 
liens,  l'époux  reprendrait  ses  droits.  Les  enfants, 
nés  avant  la  condamnation  du  père,  restent  dans 
la  classe  à  laquelle  il  a  appartenu,  et  ceux  qui  lui 
naissent  après  suivent  sa  nouvelle  condition. 
Ce  fait  s'est  présenté,  entre  autres,  pour  les  fils  du 
général  Rosen,  condamné  à  la  Sibérie,  pour  l'in- 
surrection de  iSaS;  son  fils  aîné  est  resté  baron, 
et  ceux  qui  lui  sont  nés  en  Sibérie  y  ont  été  co- 


sous  NICOLAS  r\  389 

Ions;  puis,  lorsque  le  père  a  passé  comme  soltlat 
au  Caucase,  ils  ont,  par  une  grâce  parliculièie  de 
l'empereur,  été  faits  cantonistes,  ou  enfants  de 
troupe. 

La  femme  et  les  enfants  du  condamné  conser- 
vent leurs  droits  de  propriété  ,  lors  même  qu'ils 
le  suivraient  en  exil  ;  mais  ils  ne  peuvent,  dans  ce 
cas,  revenir  en  Russie  avant  sa  réhabilitation  ou 
sa  mort;  le  dévouement  est  ainsi  puni  à  l'égal 
du  crime. 

Le  hiout  est  la  peine  qui  vient  immédiatement 
après  la  peine  de  mort,  et  qui  est  censée  l'avoir 
remplacée.  Il  est  infligé  pour  les  crimes  politiques 
des  deux  points,  qu'on  n'a  pas  voulu  renvoyer  au 
tribunal  supiénie,  et  qui  auraient,  en  ce  cas,  en- 
couru la  peine  capitale;  pour  sacrilège,  violation 
de  tombeaux  ,  vol  d'objets  appartenant  à  une 
église,  dans  l'église  même;  pour  des  paroles  inju- 
rieuses contre  la  Trinité,  les  livres  saints  et  la  non 
révélation  de  ces  propos.  On  punit  du  fouet  les 
Hébreux,  les  maliométans  et  les  païens  qui  con- 
vertiraient un  chrétien  à  leur  foi,  par  la  force  ou 
la  ruse.  On  applique  la  même  peine  au  meurtre 
avec  préméditation  ,  à  l'enlèvement  d'un  homme 
libre  vendu  comme  serf,  au  vol  d'enfants,  à  la 
contrefaçon  des  décrets  de  l'empereur  ou  du  sénat, 
ou  à  l'usage  qu'auraient  fait  de  pareils  actes  des 
héritiers   qui  en  connaissaient  l'origine  illicite; 


390  LA  RUSSIE 

à  la  fabrication  de  fausses  monnaies  nationales  ou 
étrangères,  à  la  falsification  des  assignats  et  des  pa- 
piers de  crédit  russes  ;  à  l'introduction  de  fauxassi- 
gnatsrusses  fabriqués  àl'étranger,  à  la  refontedes 
monnaies  russes,  sauf  celle  de  platine.  Le  knout  est 
la  peine  dont  est  puni  le  viol  commis  contre  une 
jeune  fille,  une  femme  mariée,  une  veuve  ou  un 
homme;  il  est  également  donné  aux  serfs  de  la 
personne  violée  qui  ne  se  seraient  pas  opposés  à  la 
consommation  du  crime,  et  qui  n'auraient  pas 
défendu  leur  maîtresse;  la  loi  l'inflige  aussi  aux 
brigands ,  aux  négriers ,  à  ceux  qui  cachent  les 
malfaiteurs,  aux  incendiaires,  aux  complices  et 
non  révélateurs  de  tous  ces  crimes. 

Le  meurtre  d'un  parent  ou  d'un  chef  n'est  pas 
puni  plus  sévèrement  que  les  meurtres  ordinaires 
(Loi  du  1^'  janvier  i835).  Le  meurtrier,  qui  se 
livre  de  son  propre  mouvement  à  la  justice,  obtient 
la  commutation  du  knout  en  pleite.,  ou  martinet. 

Le  nombre  des  coups  de  knout  est  fixé  par  les 
juges,  spécialement  pour  chaque  condamné.  Il  leur 
est  toutefois  interdit  de  joindre  à  leurs  sentences 
les  termes  jadis  usuels  de  «  fouetter  sans  pitié  ou 
avec  cruauté.  »  Depuis  le  décret  du  20  décembre 
1817,  on  n'arrache  plus  les  narines  aux  crimi- 
nels; mais  ceux  qui  ont  subi  la  peine  du  knout, 
voleurs  ou  meurtriers  indistinctement ,  sont 
marqués,    sur  le  front  et   les  joues,   des   lettres 


sous  NICOLAS  P\  391 

russes:  B.  O.  P.  (V.  O.  R.  ),  qui  veulenl  dire  vo- 
leur. 

Après  le  juge,  le  bourreau  peut  aggraver  ou 
atténuer  le  supplice  ;  son  pouvoir,  à  cet  égard, 
surpasse  même  celui  du  magistrat;  car  il  dépend 
de  lui,  sinon  de  tuer  le  patient,  au  moins  de  le 
torturer  à  l'infini,  comme  il  peut  aussi  ne  lui  faire 
que  fort  peu  de  mal  ;  et  c'est  ce  qui  a  ordinaire- 
ment lieu  toutes  les  fois  qu'il  trouve,  dans  la 
bouche  du  condamné,  une  pièce  de  monnaie  qui 
en  vaille  la  peine.  Les  âmes  charitables  ne  man- 
quent jamais  cle  remplir  les  mains  de  celui  qu'on 
mène  au  supplice  ,  et  celui-ci  n'a  rien  de  plus 
empressé  que  de  passer  la  meilleure  pièce  dans  sa 
bouche. 

La  peine  du  knout  entraîne  toujours,  après  elle, 
Cp|}e  des  travaux  forcés,  qu'on  subit  en  Sibérie, 
daps  les  mines  et  dans  les  fabriques.  Les  Tatares 
des  gouvernements  de  Kasan ,  de  Simbirsk  et 
d'Orenbourg  subissent  cette  peine  dans  les  for- 
teresses de  la  Finlande. 

Le  fouet  ou  knout  est  fait  de  cuir  tressé ,  et  a  la 
forme  triangulaire;  c'est,  comme  on  le  sait,  celle 
qui  cause  les  blessures  les  plus  dangereuses. 

JjR  pleite  ou  le  martinet  se  compose  de  lanières 
de  cuir  brut  très-grosses,  lâches,  et  d'une  longueur 
démesurée  ;  elle  enlève  facilement,  à  chaque  coup, 
des  lambeaux  de  chair.  L'exécution  a  lieu  publi- 


392  LA  RUSSIE 

qiiement  ou  simplement  à  la  police.  Dans  le  pre- 
mier cas,  la  peine  s'appelle  supplice,  et,  dans  le 
second,  correction.  Appliquée  publiquement,  elle 
est  suivie  de  l'exil  en  Sibérie,  où  le  condamné  est 
traité  comme  colon. 

On  encourt  ce  châtiment:  en  frappant  quelqu'un 
dans  un  lieu  public  ,  en  déchirant  ou  détruisant 
les  décrets  du  gouvernement  ^ ,  en  s'opposant  à 
l'action  des  autorités  légales  ^,  ou  à  l'exécution 
publique  d'un  condamné  ^. 

Quiconque  prive  un  homme  d'un  membre  est 
puni  de  la  pleite.  Il  en  est  de  même  de  celui  qui 
se  mutile  lui-même  pour  éviter  le  recrutement. 
Le  nombre  des  coups  est  fixé,  pour  ce  cas,  de 
vingt-cinq  à  cinquante  ;  et  si  l'individu  se  rétablit 
de  ses  blessures,  il  est  fait  soldat. 

Pour  vol  d'objets  évalués  plus  de  trente  roubles 
argent,  les  coupables  sont  punis  de  la  pleite  à  la 
police,  faits  soldats  ou  exilés  en  Sibérie.  Pour  tout 
vol  d'une  valeur  de  six  à  trente  roubles,  on  donne 
la  pleite,  sans  exiler  les  coupables.  Au-dessous  de 
six  roubles ,  le  vol  est  puni  de  la  détention  dans 
une  maison  de  correction. 


'  Les  cas  graves  entraînent  le  knout. 
*  Si  on  le  fait  à  main  armée ,  on  reçoit  le  knout. 
'  L'ouverture  des  prisons  par  la  force,  et  la  mise  en  liberté 
des  détenus,  sont  punis  du  knout. 


sous  NICOLAS  I".  393 

Le  faux  serment  et  le  faux  témoignage  sont  punis 
de  la  pleite. 

Toutes  ces  peines ,  aussi  barbares  que  ridicules , 
n'intimident  pas  les  malfaiteurs,  et  ne  corrigent 
pas  même  ceux  qui  les  ont  subies.  T.e  fouet  ne 
laisse  pas  de  trace,  comme  disent  les  criminels 
eux-mêmes,  tandis  qu'au  moins  les  narines  arra- 
chées faisaient  porter  aux  condamnés  une  mar- 
que éternelle  d'in faune  qu'ils  s'appliquaient  à 
effacer  par  leur  bonne  conduite;  aussi  étaient-ils 
réputés  les  hommes  les  plus  probes  des  mines 
comme  des  colonies.  Loin  de  nous  toutefois  de 
vouloir  le  rétablissement  de  cette  barbare  mutila- 
tion !  nous  voudrions  au  contraire  l'abolition  du 
knout  et  de  la  pleite,  et ,  sinon  le  rétablissement 
de  la  peine  de  mort,  au  moins  l'organisation  d'un 
système  pénitentiaire  mieux  combiné  pour  l'amé- 
lioration des  criminels.  Il  y  a  longtemps  qu'on 
est  revenu  sur  l'hoireur  qu'inspirait  le  travail 
dans  les  mines.  Le  simple  exil  en  Sibérie  n'effraye 
pas  les  personnes  sans  profession  et  sans  proprié- 
tés. Les  colons  y  reçoivent  des  terres  en  abon- 
dance, et  le  pays  n'est  pas  inhabitable  partout.  Les 
mauvais  traitements  qui  accompagnent  et  suivent 
les  expéditions  des  condamnés  ne  répugnent  qu'aux 
hommes  plus  ou  moins  bien  élevés.  C'est  d'ailleurs 
le  lieu  de  dire  un  mot  de  la  Sibérie,  de  ce  pays 
d'exil  et  de  supplices. 


394  LA  RUSSIE 

Les  condamnés  à  la  déportatioq  y  vont  à  pied  ; 
les  chariots  ne  sont  autorisés  que  pour  les  mala- 
des. Ils  ont  des  baguettes  de  fer  aux  mains ,  les 
nobles  seuls  exceptés  ;  les  meurtriers  et  les  grands 
criminels  sont  enchaînés.  Toute  tentative  de  fuite 
est  punie  de  châtiments  coipoiels,  même  sur 
les  nobles.  Au  lieu  de  numéros,  on  donne  des 
noms  propres  aux  exilés,  mais  autres  que  ceux 
qu'ils  ont  portés  avant  leur  condamnation.  S'ils  les 
changeaient  entre  eux,  ils  seraient  punis  de  cinq 
ans  de  travaux  forcés  en  sus  de  leur  peine. 

A  Kasan  ,  se  réunissent  les  exilés  venant  de  la 
plupart  des  gouvernements.  Cette  ville  a ,  à  cet 
effet,  un  bureau  d'expédition  des  exilés,  qui  est 
autorisé  à  retenir  pour  les  salines  d'Iletz  un  nom- 
bre indéterminé  de  condamnés  aux  travaux  for- 
cés ou  simplement  à  l'exil  ;  à  Perm ,  on  peut 
en  retenir  pour  la  fabrication  du  vin,  et  même 
pour  le  collège  de  bienfaisance  publique. 

A  Tobolsk  siège  le  comité  des  exilés  ,  composé 
d'un  chef,  de  ses  assesseurs,  et  d'une  chancellerie 
ayant  deux  sections.  Il  dépend  du  gouvernement 
civil  de  Tobolsk,  et  a  des  bureaux  d'expédition 
dans  plusieurs  villes. 

A  leur  arrivée  en  Sibérie ,  les  criminels  sont 
distribués  ,  d'après  leurs  facultés  ,  entre  différents 
genres  de  travaux.  Les  uns  sont  employés  aux 
mines,  soit  qu'ils  y  aient  été  condamnés  spéciale- 


sous  NICOLAS  P\  395 

ment,  soit  qu'ayant  subi  la  peine  du  martinet,  on 
les  reconnaisse  propres  à  ces  sortes  de  travaux  ; 
soit  enfin  qu'il  y  ait  simplement  disette  d'ouvriers: 
mais,  en  ce  cas,  ils  ne  sont  astreints  au  travail  des 
mines  que  pour  un  an  seulement,  qui  leur  compte 
pourdeuxansd'exil,  et  avec  une  paye  double.  S'ils 
commettent  quelque  nouveau  délit,  ils  y  restent 
deux  ans  de  plus  ,  lors  même  que  le  tribunal  n'au- 
rait pas  prononcé  contre  eux  la  peine  des  travaux 
forcés. 

Ceux  qui  savent  un  métier  sont  faits  ouvriers; 
d'autres  deviennent  colons,  et  d'autres  enfin  la- 
quais. Les  exilés  destinés  à  être  domestiques  sont 
répartis  entre  les  babitants  qui  en  demandent. 
Ceux-ci  doiventles  nourrir,  et  leur  payerau  moins 
I  1/2  rouble  argent  d'appointements  par  mois  et 
d'avance.  Le  terme  de  cette  peine  est  de  huit  ans  , 
à  l'expiration  desquels  ces  valets  forcés  peuvent  se 
faire  paysans,  serfs,  de  la  couronne. 

Laduréehabituelle  des  travaux  forcés  est  de  vingt 
ans;  après  quoi  les  condamnés  peuvent  s'établir 
librement  dans  les  mines  auxquelles  ils  ont  tra- 
vaillé, ou  bien  dans  d'autres  ateliers.  Les  condam- 
nés employés  comme  ouvriers  dans  les  fabriques 
de  drap  n'y  restent  que  dix  ans.  Les  travaux  aux 
forteresses  sont  considérés  comme  les  plus  rudes. 

Les  estropiés  et  les  incurables  forment  une  ca- 
tégorie particulière. 


396  LA  RUSSIE 

Les  colons  ne  sont  exempts  d'impôt  que  pendant 
trois  ans;  les  sept  autres,  ils  payent  la  moitié  de 
la  contribution  personnelle.  A  l'expiration  de  leur 
peine,  ils  payent  la  totalité  de  l'impôt.  Après  vingt 
ans  de  séjour  en  Sibérie,  ils  sont  soumis  au  recru- 
tement. 

Les  serfs  envoyés  en  Sibérie,  sur  la  demande 
de  leurs  maîties,  y  sont  expédiés  aux  dépens  de 
ceux-ci,  et  y  sont  distribués  dans  les  villages  pour 
le  travail  des  cbamps. 

Les  exilés  peuvent  se  marier  en  Sibérie,  tant  à 
des  personnes  libres  qu'à  d'autres  condamnés.  La 
femme  libre  qui  pour  la  première  fois  se  marie  à 
un  exilé,  reçoit  oo  roubles  argent  de  gratification  , 
et  l'homme  libre  qui  prend  une  femme  exilée 
en  reçoit  i5. 

Les  condamnés  politiques  restent ,  en  Sibérie  , 
sous  la  surveillance  spéciale  de  la  troisième  section 
de  la  chancellerie  de  l'empereiu'. 

Passer  (iLix  verges  est  une  peine  militaire  qui 
n'est  applicable  auxautres  individusque  lorsqu'ils 
deviennent  justiciables  des  tribunaux  militaires, 
comme  pour  infraction  aux  quarantaines,  ou  pour 
rébellion  des  serfs  envers  leurs  maîtres.  On  range 
en  ligne  tout  un  bataillon  armé  de  verges;  le  con- 
damné ,  les  mains  liées  par-devant  à  la  crosse  d'un 
fusil,  est  mené  tout  le  long  de  la  ligne,  précédé 
d'un  tambour  qui  couvre  ses  cris,  jusqu'à  ce  qu'il 


sous  NICOLAS  l''\  397 

ait  reçu  le  nombre  de  coups  fixé  par  le  jugement, 
ce  qui  n'arrive  presque  jamais;  car  peu  d'hommes 
peuvent  en  supporter  plus  de  quatre  à  cinq  cents, 
et  le  plus  souvent  on  condamne  à  un  nombre  su- 
périeur. Lorsqu'il  ne  peut  plus  marcher,  on  porte 
le  supplicié  sur  un  brancard,  si  toutefois  sa  vie  n'est 
pas  encore  en  danger.  Le  plus  souvent  on  mène 
le  moribond  à  l'hôpital ,  où  il  reste  jusqu'à  son 
rétablissement ,  après  quoi  on  lui  inflige  le  même 
supplice,  et  ainsi  de  suite  jusqu'au  complément 
des  coups  fixés  par  la  sentence.  La  loi  pénale  russe 
donne  à  cette  peine  le  nom  aWemsinddes/j/tzruthen, 
en  mémoire  de  son  origine  autrichienne  ;  mais  on 
la  désigne  habituellement  par  ces  mots  :  «  Chasser 
à  travers  les  rangs.  » 

O/i  est  fait  soldat  à  perpétuité  ou  à  temps. 
Dans  ce  second  cas  même  ,  il  est  défendu  par  la 
loi  de  fixer  un  terme  à  la  peine,  sa  durée  dépen- 
dant de  la  conduite  du  condamné,  de  la  disposi- 
tion de  ses  chefs,  ou  de  la  faveur  dont  il  jouit.  On 
lui  ravit  ainsi  sa  dernière  consolation ,  la  pers- 
pective d'expier  son  crime,  en  même  temps  qu'on 
renverse  cette  première  règle  du  droit ,  la  pro- 
portionnalité des  peines  aux  délits.  Que  la  bonne 
conduite  du  condamné  puisse  abréger  son  châti- 
ment, et  son  inconduite  l'empirer,  cela  se  conçoit; 
mais  qu'au  moins  le  juge  qui  le  prononce  en  fixe 
la  durée!  Quant  à  la  peine  en  elle-même,   nous 


398  LA  RUSSIE 

n'en  disons  mot  :  son  absurdité  saute  aux  yeux  ; 
mais  elle  est  conséquente  avec  tout  l'esprit  de  la 
législation  pénale  russe,  qui  tantôt  prive  des  cri- 
minels de  la  noblesse,  comme  si  les  autres  classes 
du  peuple  devaient  se  considérer  comme  trop 
heureuses  de  recevoir  un  criminel  dans  leur 
sein;  tantôt  fait  passer,  pour  des  délits  plus  ou 
moins  graves ,  les  militaires  de  la  garde  dans  les 
régiments  de  ligne,  comme  si  ceux-ci  n'avaient  pas 
dans  leurs  rangs  des  gens  honorables.  En  imposant 
le  service  militaire  comme  une  flétrissure,  la  loi 
ne  s'arrête  nullement  à  cette  considération,  qu'elle 
porte  atteinte  à  l'honneur  des  drapeaux;  et,  en 
remplaçant  la  peine  de  mort  par  celle  des  ver- 
ges, elle  ne  fait  que  couronner  son  œuvre  de  bar- 
barie. 

Les  employés  pour  crimes  commis  au  service, 
tels  que  dilapidations,  insubordination,  abus  de 
pouvoir,  sont  faits  soldats.  Les  hérétiques  qui 
cherchent  des  prosélytes  ou  qui  se  mutilent,  en- 
courent la  même  peine,  mais  ils  s'en  libèrent  en 
embrassant  la  religion  grecque.  Tout  homme 
exempt  des  peines  corporelles  et  condamné  à  l'exil, 
en  Sibérie,  peut  être  fait  soldat,  s'il  n'a  pas  plus 
de  35  ans.  Par  contre,  tout  homme  impropre  au 
service  militaire,  et  qui  y  a  été  condamné  pour 
crime,  est  exilé  en  Sibérie. 

La  volonté  impériale  est  enfin  l'arbitre  suprême 


sous  NICOLAS  P^  399 

de  cette  peine.  Il  arrive  souvent  à  l'empereur 
Nicolas,  en  visitant  les  prisons,  de  trouver  des 
détenus  qui  lui  plaisent  par  leur  taille  ,  et  qu'il 
désigne  aussitôt  pour  être  faits  soldats,  sans  s'en- 
quérir du  motif  de  leur  incarcération,  sans  savoir 
s'ils  sont  là  pour  assassinat,  ou  simplement  sous 
prévention,  ou  bien  pour  un  délit  de  peu  d'impor- 
tance. La  loi  laisse  au  gouvernement  la  faculté  de 
faire  soldats  les  paysans  condamnés  à  l'exil  par 
leurs  communes  ou  leurs  maîtres. 

Dans  les  prisons,  les  femmes  doivent  être  sé- 
parées des  hommes;  les  nobles,  les  employés,  les 
bourgeois  et  les  étrangers  ,  des  prisonniers  de 
basse  classe.  On  ne  doit  pas  confondre  les  accusés 
avec  les  condamnés,  ni  même  ceux  qui  ne  sont 
l'objet  que  de  soupçons  ,  avec  ceux  dont  la  cul- 
pabilité est  plus  probable;  les  criminels  impor- 
tants sont  séparés  de  ceux  qui  le  sont  moins.  Les 
enfants,  les  détenus  pour  dettes  et  les  coaccusés 
doivent  enfin  être  renfermés  à  part.  Les  ecclésias- 
tiques ,  passibles  d'emprisonnement ,  sont  envoyés 
au  consistoire. 

Les  détenus  sont,  en  règle  générale,  nourris 
aux  frais  de  l'État.  Les  employés  et  les  nobles  ne 
le  sont  que  s'ils  manquent  de  moyens  d'existence. 
En  ce  cas,  il  leur  est  alloué  sept  copeks  argent  par 
jour,  et  même  vingt  en  Géorgie.  Les  enfants,  au- 
dessous  de  dix  ans,  reçoivent  la  moitié  de  la  paye 


■100  LA  RUSSIE 

ordinaire;  et  les  piisonnieis  pour  délies  ,  le  dou- 
ble, aux  frais  de  leurs  créanciers,  quidoivent  payer 
d'avance,  pour  tel  terme  qu'ils  veulent;  mais  s'ils 
omettent  de  le  faire,  les  détenus  sont  mis  en  li- 
berté le  lendemain  même. 

Pour  prévenir  l'évasion  des  détenus ,  comme 
pour  punir  toute  tentative  de  ce  genre,  il  est  per- 
mis de  leur  mettre  les  fers  aux  bras  et  aux  jambes. 
Les  femmes  ne  les  ont  jamais  qu'aux  mains.  Ces 
chaînes  ne  peuvent  excéder  le  poids  de  cinq  livres 
russes  et  demie,  et  doivent  être  revêtues  de  cuir 
dans  la  partie  qui  s'adapte  aux  pieds.  Les  person- 
nes exemptes  des  peines  corporelles  ou  mineures 
sont  également  dispensées  des  fers.  Une  fois  par 
mois,  il  est  prescrit,  pour  empêcher  les  évasions, 
de  raser  la  moitié  de  la  tête  aux  détenus,  excepté 
aux  prisonniers  pour  dettes,  aux  femmes,  aux 
personnes  exemptes  des  peines  corporelles,  et  à 
celles  qui  ne  sont  que  pour  un  certain  temps  aux 
arrêts. 

Les  vagabonds  et  les  gens  sans  profession  ,  les 
condamnés  à  l'exil,  sans  addition  de  peine  infa- 
mante, quand  ils  n'en  sont  pas  exempts  par  leur 
condition  ,  et  qu'ils  ne  peuvent  être  faits  soldats, 
les  individus  condamnés  aux  travaux  dans  une 
forteresse ,  ou  à  la  réclusion  dans  les  maisons 
de  force ,  sont  expédiés  aux  coinpai^nics  de  tra- 
vail^ ainsi  que  ceux  qui  y  ont  été  spécialement 


SOLS  .MCOLAS  P\  401 

envoyés,  pour  inconduite,  de  la  pari  de  leurcom- 
mune  ou  de  leurs  seigneurs. 

II  y  a  \ingt-sept  de  ces  compagnies,  dans  vingt- 
sept  villes  de  gouvernement.  Les  prisonniers  qui  y 
sont  incorporés  sont  soumis  à  la  discipline, et  ont 
des  unifoimes  militaires  d'après  les  deux  catégo- 
ries de  vaga]3onds  ou  de  criminels.  Ils  sont  em- 
ployés aux  travaux  publics,  ou,  faute  d'occupation 
de  ce  genre,  à  des  travaux  de  commande,  à 
raison  de  6  copecks  argent  par  jour. 

Le  duel  est  puni,  en  Russie,  comme  un  meurtie, 
si  mort  s'en  est  suivie;  comme  une  mutilation, 
s'il  n'en  est  résulté  (jue  des  blessures.  Quiconque 
s'est  rendu  sur  le  terrain  et  a  apprêté  son  arme,  est 
privé  des  droits  de  cité  et  exilé  en  Sibérie.  Les  té- 
moins sont  punis  comme  complices  des  crimes  qui 
ont  été  le  résultat  du  duel. 

La  tentative  de  suicide  est  punie  comme  une 
tentative  de  meurtre. 

Les  coups  portés  sur  la  tête,  sur  le  visage  ou 
dans  quelques  parties  dangereuses,  constituent  une 
offense  grave,  justiciable  des  tribunaux  criminels. 
Les  offenses  par  paroles  ou  par  écrit  sont  appelées 
simples.  Les  peines  sont,  pour  l'offense  grave,  la 
demande  de  pardon,  l'amende,  les  dommages- 
intérêts  ,  l'arrestation  ,  l'éloignement  du  service 
ou  le  cbàtiment  corporel,  suivant  la  classe  h  la- 
quelle   appartient    le    coupable;    l'offense   sim- 

26 


402  LA  RUSSIE 

pie  ne  donne  lieu  qu'à  des  dommages- intérêts. 

Toute  offense  envers  un  bourgeois  est  punie 
d'une  amende  égale  à  la  quotité  de  sa  contribution 
annuelle.  Les  coups  sont  taxés  au  double ,  ainsi 
que  les  offenses  faites  aux  femmes  des  bourgeois; 
et,  dans  le  cas  où  celles-ci  payent  par  elles-mêmes 
un  impôt ,  l'amende  est  augmentée  d'autant.  Les 
filles  reçoivent  en  pareil  cas  une  indemnité  quatre 
fois  plus  forte  que  celle  qui  serait  attribuée  à  leurs 
parents;  pour  les  fils  en  bas  âge,  l'indemnité  est 
réduite  à  moitié. 

Les  offenses  graves  faites  au  clergé  sont  punies 
du  double  de  l'amende  fixée  pour  les  bourgeois. 
Les  dommages-intérêts  ,  pour  offense  à  des  nobles, 
sont  réglés  d'après  les  appointements  que  ceux-ci 
reçoivent  au  service,  ou  qu'ils  y  recevraient  d'après 
leur  grade. 

Les  offenses  simples  se  prescrivent  par  un  an, 
les  offenses  graves  par  deux  ans. 

Tout  calomniateui-  doit  rétracter  ses  paroles,  et 
est  passible  en  outre  de  deux  ans  d'emprisonne- 
ment. L'auteur  d'un  libelle  est  puni  comme  s'il 
avait  commis  le  crime  qu'il  a  reproché  à  son 
adversaire,  et  son  pamphlet  est  brûlé  en  place  pu- 
blique. 

Outre  l'envoi  en  Sibérie  et  dans  les  colonies, on 
peut  être  simplement  consigné  dans  une  résidence 
déterminée ,  comme  il  y  a  aussi  l'exil  dans  les  pro- 


sous  NICOLAS  I   .  403 

vinces  de  l'inlérieur,  ou  celui  d'un  seigneur  dans 
ses  terres.  La  loi  dit ,  assez  naïvement ,  que  ces 
sortes  d'exils  ont  lieu  d'après  un  jugement,  ou 
bien  encore  suivant  une  disposition  du  gouverne- 
ment. Il  en  est  de  même  du  renvoi  des  étrangers 
à  la  frontière,  qui  ne  dépend  que  de  la  police  se- 
crète. 

Les  nobles,  tant  héréditaires  que  personnels , 
les  négociants  des  deux  premières  gidldes,  et  ceux 
de  la  troisième  qui  ont  occupé  ,  dans  l'adminis- 
tration municipale,  des  postes  équivalant  à  une 
classe  quelconque  du  service  public,  le  clergé  tant 
séculier  que  régulier,  avec  ses  femmes  et  ses  en- 
fants, sont  exempts  des  peines  corporelles  ,  qu'on 
remplace  ordinairement  par  la  dégradation  mili- 
taire ,  toutes  les  fois  que  les  coupables  n'ont  pas 
été  condamnés  à  l'exil  ou  aux  travaux  forcés.  Tous 
les  individus,  ainsi  que  leurs  femmes  ,  sont  à  l'abri 
des  marques  infamantes. 

En  cas  de  maladie  d'un  condamné,  l'exécution 
de  la  peine  corporelle  est  remise  jusqu'à  son  réta- 
blissement; et  si  sa  santé  ne  lui  permet  pas  de  la 
subir  du  tout,  il  peut  en  être  dispensé,  avec  l'as- 
sentiment des  autorités.  Les  femmes  enceintes  ne 
subissent  leur  peine  que  quarante  jours  apiès  leurs 
couches  ,  et  les  femmes  qui  ont  des  enfants  à 
la  mamelle  jouissent  d'une  remise  d'un  an  et 
demi. 

26. 


404  LA  RUSSIE 

Les  enfants,  au-dessous  de  dix  ans,  ne  sont  pas- 
sibles d'aucune  peine,  etles  crimes  qu'ils  commet- 
tent ne  doivent  en  rien  porter  préjudice  à  leur 
avenir.  Les  enfants  de  dix  à  quatorze  ans  ne 
peuvent  être  condamnés  ni  aux  travaux  forcés, 
ni  au  knout,  ni  à  la  pleite  publirpiement  adminis- 
trée. De  quatorze  à  dix-sept  ans,  ils  sont  passibles 
des  travaux  forcés  ,  mais  ne  subissent  pas  de 
peines  coiporelles  infamantes.  De  onze  à  quinze 
ans,  ils  encouient,  pour  des  délits  de  peu  d'impor- 
tance, les  verges;  de  quinze  à  dix-sept  ans,  la 
pleite  à  la  police. 

Les  vieillaids  de  soixante-dix  ans  et  au-dessus 
sont  dispensés  des  peines  corpoî-elles  et  des  mar- 
ques infaiiianles.  Les  aliénés  et  les  individus  qui 
ont  agi  en  état  de  somnambulisme  ne  sont  pas 
punissables;  ils  sont  seulement  détenus  dans  des 
maisons  de  fous  :  les  premiers,  deux  ans,  et  les 
seconds,  six  semaines  après  leur  guérison. 

Tout  meurtre  sans  préméditation  est  puni  de  la 
réclusion  dans  un  couvent. 

Le  droit  de  légitime  défense  s'étend  à  celui  qui 
voit  la  vie  d'un  autre  en  danger,  ou  qui  défend 
une  femme  menacée  de  violences.  Les  crimes 
imposés  par  la  force  ne  sont  pas  punissables 
dans  la  peisonne  de  celui  qui  n'en  a  été  que  l'ins- 
trument. 

La  prescription  est  acquise  au  bout  de  dix  ans 


sous  NICOLAS  V\  405 

révolus,  après  la  perpétration  du  crime,  sauf  pour 
les  cas  d'abandon  de  la  religion  et  de  désertion 
militaire. 

Celui  qui  dénonce  des  faussaires  ou  des  contre- 
bandiers est,  par  cela  même,  à  l'abri  des  pour- 
suites qu'il  aurait  encourues  comme  leur  complice- 
mais  le  criminel  dont  la  faute  est  avérée,  n'ob- 
tient pas  de  soulagement  à  sa  peine. 

L'ivrognerie  est  une  ciiconstance  aggravante, 
dans  toute  espèce  de  crime  commis  avec  pré- 
méditation, et  n'est  jamais  une  considération  atté- 
nuante. 

Toute  dénonciation  anonyme  reste  sans  effet, 
mais  on  ne  demande  aucun  serment  au  dénon- 
ciateur. Les  enfants  ne  sont  pas  reçus  à  dénoncer 
leurs  pères  pour  des  crimes  privés.  En  1822,  le 
conseil  de  l'empire  a  exempté  les  femmes  de 
l'obligation  de  dénoncer  leurs  maiis  pour  vol.  Les 
magistrats  qui  dirigent  de  fausses  accusations, 
dans  de  mauvaises  intentions,  sont  punis  des  pei- 
nes portées  contre  les  crimes  qu'ils  ont  reprochés 
à  des  innocents. 

Les  déclarations  de  l'accusé  devant  le  tiibunal , 
si  elles  sont  conformes  aux  faits  établis, sont  con- 
sidérées comme  la  meilleure  preuve  de  sa  culpabi- 
lité. Mais  ces  aveux  ne  sont  pas  indispensables 
])our  que  la  condauuiation  soit  prononcée. 

Ne  sont  pas  admis  comme  témoins  :  les  enfants 


406  LA  RUSSIE 

au-dessous  de  quinze  ans  ,  les  aliénés,  les  sourds 
et  muets  ,  les  hommes  privés  des  droits  civils  et  de 
l'honneur,  ceux  qui  n'ont  jamais  été  reçus  à  la 
communion ,  les  étrangers  dont  la  conduite  est 
inconnue,  les  parents,  les  amis  et  les  ennemis  dé- 
clarés des  accusés.  Les  parents  peuvent  pourtant 
déposer  contre  leurs  enfants. 

Tout  juge  intéressé  dans  la  cause  peut  être 
récusé  et  obligé  de  s'abstenir,  sur  la  requête  des 
parties. 

La  procédure  criminelle  est  gratuite ,  et  se  fait 
sur  papier  libre;  mais  les  frais  de  loute  des  ma- 
gistrats instructeurs  et  des  témoins  sont  à  la  charge 
des  accusés. 

Lorsque  les  faits  de  la  cause  sont  de  nature  à 
entraîner  un  supplice,  le  procès,  après  avoir  été 
jugéau  tribunal depremière  instance [zéinsJdïsoud), 
doit  être  soumis  à  la  révision  de  la  cour  crimi- 
nelle, établie  au  chef-lieu  du  gouvernement ,  dans 
tous  les  cas  ,  qu'il  y  ait  eu  condamnation  ou  ac- 
quittement. Les  jugements  qui  ne  prononcent  que 
des  peines  correctionnelles,  ne  sont  déférés  aux 
tribunaux  supérieurs  que  par  l'appel  des  con- 
damnés. 

L'arrêt  de  la  cour  criminelle  doit  être  soumis  au 
gouverneur  civil  de  la  province;  s'il  le  sanctionne, 
il  est  mis  immédiatement  à  exécution  ;  dans  le 
cas  contraire ,  il  est  soumis  à  la  révision  du  sénat. 


sous  NICOLAS  P\  407 

Le  sénat  ne  peut  intervenir  dans  une  affaire 
dont  le  jugement  a  été  confirmé  par  le  gouverneur, 
que  lorsqu'il  y  a  eu  violation  des  lois  ou  des  rè- 
gles de  la  piocédure,  ou  bien  en  vertu  d'un  ordre 
spécial  de  l'empereur  ;  et ,  dans  ce  cas,  il  ne  peut 
qu'alléger  la  peine. 

Les  jugements  qui  condamnent  les  nobles  à  la 
privation  de  leurs  droits  doivent  toujours  être 
revisés  par  le  sénat.  Les  procès  pour  meurtre 
de  personnes  nobles  doivent  aussi  lui  être  soumis, 
lors  même  que  la  cour  criminelle  aurait  acquitté 
les  accusés.  Les  accusations  capitales  où  sont  im- 
pliqués des  citoyens  honoraires^  et  des  employés 
qui  n'auraient  pas  encore  atteint  la  quatorzième 
classe,  lui  sont  également  déférées. 

Quant  au  condamné  roturier,  il  peut  porter 
plainte  au  sénat  contre  la  cour  criminelle  ;  mais 
l'arrêt  de  celle-ci,  quand  il  prescrit  l'exil,  est  mis 
à  exécution  aussitôt  qu'il  a  été  rendu.  Dès  ce  jour, 
le  condamné  appartient  à  l'autorité  des  exilés  de 
Tobolsk. 

Le  sénat  connaît  de  toute  affaire  dans  la- 
quelle des  nobles  seraient  impliqués  avec  des 
serfs ,  et  de  toutes  celles  où  on  aurait  con- 
damné neuf  personnes  à  la  fois  aux  peines  cor- 
porelles. 

Les  titres  de  noblesse ,  les  ordres  et  les  kaftans 
de  distinction  ne  peuvent  être  enlevés  à  personne, 


408  LA  RUSSIE 

sans  que  la  sentence  ait  été  confirmée  par  l'empe- 
reur. 

Si  les  titres  des  nobles  accusés  sont  contesta- 
bles, sans  qu'il  y  ait  de  preuves  de  leur  nullité  , 
il  leur  est  fait  remise  de  l'application  des  peines 
corporelles. 

Mieux  que  tous  les  raisonnements ,  l'anecdote 
suivante  fera  ressortir  les  ridicules  de  la  procé- 
dure criminelle  suivie  en  Russie.  Le  fait  s'est  passé 
dans  le  gouvernement  de  ïver. 

Un  paysan  se  prit  de  querelle  avec  un  autre 
pour  une  affaire  d'intérêt.  11  le  laissa  partir  tran- 
quillement de  cliez  lui,  puis,  appelant  à  son  aide 
son  ouvrier,  il  couiut  à  travers  champs,  devança 
son  homme,  et  l'assomma  sur  le  grand  chemin,  il 
était  nuit.  Une  femme  passant  sur  la  loute  re- 
connut un  des  assassins,  au  moment  où  ils  pre- 
naient la  fuite,  sans  qu'elle  eût  vu  toutefois  com- 
mettre le  crime.  On  arrêta  les  deux  coupables,  et, 
de  plus,  trois  jeunes  gens  qui,  ce  jour-là,  étaient 
absents  du  village. 

Ainsi  que  cela  se  pratique  en  pareil  cas,  on 
obligea  les  accusés  à  tenir  le  cadavre  parles  pieds, 
pour  observer  en  cet  instant  leurs  physionomies. 
Celles  des  trois  jeunes  gens  ne  trahirent  aucune 
émotion  ,  tandis  que  le  véritable  assassin  devenait 
tout  pâle  et  tout  tieml)lant,  au  moindre  contact 
avec  le  corps  de  la  victime.  Mais  il  était  riche;  il 


sous  NICOLAS  I".  409 

fil  des  dons  considérables  aux  juges  et  greffiers, 
et,  contrairement  à  l'usage  et  à  la  loi,  on  l'avait  en- 
fermé dans  la  même  pièce  avec  son  complice.  Un 
jour  il  lui  dit  qu'il  était  ridicule  de  se  perdre  tous 
deux,  et  que,  s'il  voulait  prendre  sur  lui  seul  le 
crime,  il  lui  donnerait  cent  roubles  pour  récom- 
pense. L'ouvrier  y  consentit.  Sur  ces  entrefaites, 
le  gouverneur  civil,  M.  B***,  vint  visiter  la  prison; 
et,  entrant  dans  la  cellule  des  assassins  en  ques- 
tion, il  leur  reprocha  avec  énergie  de  ne  pas  faire 
l'aveu  de  leur  crime.  Le  maître  s'écria  alors  qu'il 
était  innocent,  et  que  son  ouvriei'  seul  avait  com- 
mis l'assassinat  pour  lequel  ils  étaient  détenus. 
Questionné  à  son  tour,  celui-ci  s'avoua  seul  cou- 
pable. Les  employés  qui  suivaient  le  gouverneur, 
tout  disposés  en  faveur  du  généreux  paysan,  se 
saisiient  de  cet  aveu,  et  demandèrent  à  leur  chef 
s'il  fallait  en  dresser  procès-verbal.  Le  gouver- 
neur y  consentit,  et,  après  son  départ,  l'ouvrier 
réclama  leprixdeson  dévouement;  mais  le  maître 
lui  dit  que,  puisqu'il  avait  eu  la  bêtise  d'avouer 
avant  de  tenir  son  argent,  il  ne  l'aurait  pas.  L'ou- 
vrier s'empressa  aussitôt  de  dénoncer  le  tout  au 
tribunal  et  de  rétracter  ses  aveux;  mais  il  fut 
condamné  pour  dr positions  contradictoires^  knouté 
et  envoyé  en  Sibérie,  tandis  cjue  le  principal  au- 
teur du  crime  jouit  maintenant  encore  de  sa  li- 
berté. 


410  LA  RUSSIE 

La  loi  défend  de  toucher  à  un  cadavre  avant 
que  le  genre  de  mort  ait  été  constaté.  Une  pay- 
sanne se  fourre  la  tête  dans  le  poêle  d'un  bain 
russe ,  et  y  reste  asphyxiée.  Son  mari  arrive  ,  la 
retire  par  les  pieds,  et,  la  voyant  morte,  va  cher- 
cher la  justice,  qui  commence  par  emmener 
l'homme  en  prison,  disant  qu'il  était  défendu  de 
remuer  un  corps  mort  avant  l'arrivée  des  magis- 
trats. 

Un  ispravnik  chargé  défaire  fustiger  un  paysan 
convaincu  d'un  délit,  s'empare  de  son  homonyme, 
qui  se  laisse  battre,  et  ne  fait  constater  la  méprise 
qu'après  avoir  reçu  les  coups.  Le  grave  magistrat 
ne  s'embarrasse  pas  pour  si  peu  de  chose  ;  il  en- 
voie chercher  le  véritable  coupable,  et  fait  recom- 
mencer le  supplice. 

Ce  sont,  pour  la  plupart  du  temps,  des  gens 
tout  à  fait  ignorants,  des  paysans  n'ayant  au- 
cune notion  du  droit,  qui  instruisent  les  premiers 
les  affaires  criminelles.  Le  procès-verbal  doit  être 
signé  par  l'accusé;  et  lorsque  celui-ci  ne  sait  ni 
lire  ni  écrire,  ce  qui  est  très-fréquent,  on  l'oblige 
à  y  apposer  trois  croix,  ce  qu'il  fait  ordinairement 
en  aveugle ,  car  on  ne  lui  laisse  pas  le  temps  de 
la  réflexion,  et  on  lui  enjoint  de  s\^v\ev  quand 
même.  Comme  toutes  les  croix  se  ressemblent,  les 
substitutions  deviennent  faciles,  et  on  a  vu,  grâce 
à  ces  ridicules  signatures,  des  innocents  aller  en 


sous  NICOLAS  P\  411 

Sibérie  à  la  place  des  coupables.  Heureusement , 
sur  la  route,  les  gouverneurs  ,  en  inspectant  les 
convois  des  criminels  ,  leur  demandent  s'ils  ont 
des  sujets  de  plainte;  et  lorsqu'ils  leur  en  pro- 
duisent de  fondées ,  ils  les  retiennent  et  font  revi- 
ser leurs  affaires.  Il  arrive  de  la  sorte  que  justice 
est  rendue  aux  innocents. 

A  huis  clos,  il  ne  peut  y  avoir  dejustice;  et  tant 
qu'il  n'y  aura  pas  de  publicité  en  Russie,  il  n'y 
aura  que  les  juges  qui  gagneront  aux  procès. 

A  Klimovitsclii ,  le  secrétaire  du  tribunal  de  la 
banlieue  était  chargé,  en  l'absence  des  juges, 
d'instruire  une  affaire  qui  concernait  une  jeune 
fille.  Il  s'aperçut  qu'elle  était  vierge,  et  lui  offrit  de 
la  sauver  au  prix  de  son  déshonneur.  Le  crime 
fut  consommé  séance  tenante.  4u  moment  où  la 
jeune  fille  sortait,  on  remarqua  des  traces  de  sang 
à  sa  robe  ,  et  cet  indice  trahit  les  coupables.  Le 
procureur  de  l'endroit  donna  suite  à  cette  affaire, 
et  le  secrétaire  fut  destitué.  Mais  combien  d'au- 
tres faits  de  même  nature  ou  pires  encore  doivent 
passer  inaperçus  ! 


412  LA  RUSSIE 


XYIII. 


DE  LA  LITTERATURE  RUSSE. 


Y  a-t-il  ou  non  une  littéiatuie  russe?  Telle  est 
la  question  qu'on  entend  souvent  faire  ,  et  non  pas 
seulement  par  deshommesqui  ne  savent  vous  dire 
autre  chose  sur  la  Russie  que  ce  refrain  perpé- 
tuel :all  y  fait  bien  froid;  »  ou  bien  par  ceux  en- 
core qui  poussent  la  naïveté  jusqu'à  vous  de- 
mander «  s'il  est  bien  vrai  que  les  Russes  soient 
chrétiens  ?  » 

Des  personnes  de  beaucoup  d'esprit  et  d'un 
grand  savoir  ne  sont  nullement  en  peine  pour 
trancher  cette  question  d'une  manière  négative. 
«  En  fait  de  littérature  slave  ,  disait  un  jour  un 
Français  célèbre,  il  n'y  a  que  la  traduction  des 
fables  de  la  Fontaine.»  L'honorable  pair  se  trom- 
])ait  de  peu  :  la  Russie  a  eu  dans  Kiyloff  son  la 
Fontaine,  que  des  poètes  distingués  se  sont  plu  à 
traduire  en  français  comme  en  italien. 

On  nous  permettra  d'être  plus  réservé,  et  de  ne 


sous  NICOLAS  P".  413 

répondre  que  d'une  manière  évasîve.  Nous  dirons 
donc  qu'il  y  a  au  moins  autant,  sinon  plus  de  rai- 
sons, pour  admettre  que  pour  nierl'existenced'une 
littérature  russe.  Si  des  productions  littéraires, 
quelle  qu'en  soit  la  valeur,  peuvent  constituer 
une  littérature,  la  Russie  en  a  une  incontestable- 
ment; si,  au  contraire,  on  n'entend  donner  le 
nom  de  littérature  qu'à  une  série  de  compositions 
qui  bravent  le  temps  et  les  révolutions  du  goût , 
qui  soient  à  l'épreuve  du  progrès  des  lumières, 
nous  avouerons  qu'elle  a  fort  peu  et  presque  point 
de  celles-là. 

La  littérature  est,  en  Russie,  à  peu  près  ce  qu'é- 
tait autrefois  en  France  la  littérature  romane.  De 
même  que  celle-ci  fut  intermédiaire  entre  la  litté- 
rature latine  et  la  littérature  française,  de  même, 
en  Russie,  la  littérature  actuellement  existante 
peut  être  considérée  comme  intermédiaire  entre 
la  littérature  slave  et  celle  que  la  Russie  pourra 
posséder  d'ici  à  quelque  temps.  Il  semblera  peut- 
être  étrange  que  nous  parlions  d'une  littérature 
slave  en  opposition  avec  une  littérature  russe, 
lorsque  la  première  ne  se  compose,  en  Russie, 
presque  exclusivement  que  de  livres  sacrés;  mais, 
là  comme  ailleurs,  les  moines  ont  été  longtemps 
les  seuls  dépositaires  des  lumières,  les  seuls  hom- 
mes de  lettres;  leur  langue,  ou  celle  de  l'Eglise, 
qui  a  pris  naissance  chez  les  Slaves  du  Danube,  a 


414  LA  RUSSIE 

été  la  première  langue  écrite,  et  conserve  encore 
aujourd'hui  sur  la  langue  pailée,  ou  la  langue 
russe  proprement  dite,  une  influence  aussi  funeste 
qu'elle  a  été  bienfaisante  dans  le  principe  ,  en 
initiant  tout  d'un  coup  les  Russes  aux  beautés 
des  Écritures  sacrées.  La  langue  profane  a  bien  de 
la  peine  aujourd'hui  à  se  faire  jour  à  travers  cet 
argot  ecclésiastique. 

La  langue  russe  est  loin  encore  d'être  formée, 
et  il  ne  peut  y  avoir  de  littérature  sans  un  idiome 
bien  élaboré.  En  France,  en  Angleterre ,  en  Alle- 
magne, on  peut  créer  des  mots  nouveaux ,  intro- 
duire de  nouvelles  expressions  ;  mais  les  auteurs 
d'il  y  a  un  siècle  seront  lus  pendant  des  siècles 
encore,  tandis  qu'il  n'est  pas  probable  que  les 
auteurs  russes  qu'on  lit  actuellement  le  soient 
encore  dans  cent  ans.  Ils  seront  relégués  parmi 
les  curiosités  historiques,  consultés,  goûtés  même 
peut-être  pour  l'originalité  ou  le  fond  de  leurs  idées, 
mais  non  assurément  pour  la  forme  dont  ils  les 
auront  revêtues.  Pareil  sort  est  déjà  advenu  aux 
plus  anciens  d'entre  eux. 

La  langue  russe  n'a  pas  encore  reçu  son  cachet 
définitif  :  amalgame  de  mots  slaves ,  étrangers  et 
russes  ,  l'usage  n'a  pas  consacré  les  uns  ,  rejeté 
définitivement  les  autres,  créé  assez  de  termes 
nouveaux  ou  nationaux  pour  les  idées  nouvelles 
ou  étrangères.  Ainsi  ,   entre  autres ,  les  auteurs 


sous  NICOLAS  l'\  415 

russes  sont  divisés  en  deux  camps ,  qui  se  font 
une  guerre  acharnée  sur  la  question  de  savoir  s'il 
faut  préférer  le  sei  à  Veto  y  deux,  mots  qui  veu- 
lent dire  parfaitement  la  même  chose  (ils  équi- 
valent au  mot  français  ce),  et  qui,  tous  deux, 
sont  également  peu  harmonieux,  mais  dont  le 
premier  est  plus  slave,  et  le  second  plus  russe. 
Ce  sont  là  les  mots  d'ordre  de  deux  partis  et  de 
deux  écoles  :  l'école  slave  et  l'école  russe.  Cette 
division  se  retrouve  même  en  politique:  les S/m'es 
sont  en  tout  dévoués  aux  anciens  usages,  enne- 
mis de  Pierre  le  Grand  et  de  la  civilisation  euro- 
péenne. 

Les  règles  de  la  grammaire  russe  sont  très-peu 
fixes ,  passablement  arbitraires  et  confuses ,  ce 
qui  fait  qu'il  n'y  a  peut-être  pas  dans  le  pays  cent 
personnes  qui  écrivent  leur  langue  correctement; 
les  auteurs  eux-mêmes  varient  plus  ou  moins  dans 
leur  orthographe.  Plusieurs  lettres  grecques  ont 
été  exclues  de  la  langue  russe,  par  ordonnance 
de  Pierre  le  Grand;  la  lettrey<^te  {e  dérivé  de  1'/) 
est  encore  une  source  de  difficultés  infinies  pour 
tout  le  monde;  et  son  utilité  étant  presque  nulle, 
il  y  a  lieu  de  croire  que  quelque  homme  influent 
la  fera  disparaître,  pour  complaire  à  ceux  qu'elle 
embarrasse.  Il  y  a  encore  deux  /  dans  l'alphabet 
russe,  1'/  (le  dix  etlV  de  huit,  noms  qui  leur  vien- 
nent de  ce  que  les  Slaves  se  sont  servis  des  lettres 


416  LA.  RUSSIE 

comme  de  chiffres  ;  le  premier  se  met  de  rigueur 
devant  les  voyelles;  il  aura  assurément  le  sort  de 
\ epsilon^  qui  a  été  banni  de  l'usage  par  Pierre  Y^  \ 
ly  et  ly  grec  sont  aussi  à  peu  près  superflus. 

La  langue  russe  est  inabordable  pour  les  étran- 
gers, parce  qu'elle  ne  présente  aucune  conformité 
avec  les  autres  langues.  Elle  est  d'une  harmonie 
douteuse  et  d'une  richesse  équivoque,  mais  faci- 
lement maniable  et  susceptible  de  devenir  très- 
expressive.  Elle  est  peu  sonore  par  plusieurs  rai- 
sons :  la  multiplicité  des  sons  discordants,  des 
stsc/ia,  de  j\,  de  /i/^,puis  encore  la  prédominance 
des  consonnes  sur  les  voyelles,  et  des  syllabes 
dures  sur  les  syllabes  douces.  Son  abondance  ne 
consiste  qu'en  doubles  emplois  ou  en  mots  par- 
faitement équivalents,  ce  qui  ne  constitue  nulle- 
ment la  richesse.  Une  langue  ne  peut  s'appeler 
riche  que  lorsqu'elle  est  propre  à  rendre  par  des 
mots  différents  toutes  les  nuances  des  idées,  toutes 
les  variations  des  sentiments;  et  le  russe  est  trop 
peu  cultivé  pour  rivaliser  en  cela  avec  les  langues 
étrangères.  Ses  synonymes  ne  se  distinguent,  pour 
la  plupart,  que  par  le  genre  de  style  dans  lequel 
ils  s'emploient.  Les  mots  slaves  appartiennent  à 
un  ordre  plus  élevé  de  composition,  comme  à  la 
haute  poésie,  tandis  que  leurs  équivalents  en 
russe  sont  réservés  à  la  prose.  Le  plus  souvent 
c'est  le  seul  et  même  mot  auquel  les  Russes  ont 


sous  ?.'rCOLAS  l'\  417 

ajouté  une  voyelle,  ce  qui  forme  précisément  le 
caractère  distinctif  du  génie  de  leur  langue.  Ainsi 
breg  en  slavon ,  la  rive,  se  dit  bereg  en  russe; 
vlas ,  cheveu,  est  en  russe  vo/os.  Les  premiers  ne 
sont  usitésqu'en  poésie.  Les exigencesdu  rhytbme 
font  souvent  préférer  les  mots  slaves  à  ceux  de 
l'idiome  moderne,  et  s'opposent  ainSl  à  l'unité  du 
langage. 

La  langue  russe  a  pourtant  un  avantage,  qui 
consiste  dans  la  facilité  des  constructions  qu'elle 
possède,  comme  le  grec  et  le  latin  ,  et  qu'elle  doit 
surtout  à  l'existence  des  déclinaisons;  cette  li- 
berté permet  de  distriloueiles  mots  dans  la  phrase, 
selon  la  portée  des  expressions  et  la  force  des 
idées. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  la  littérature 
russe  est  dans  son  enfance;  cai-  elle  ne  peut  met- 
tre en  avant  que  des  poètes,  et  la  poésie  a  toujours 
été  le  premier  pas  d'un  peuple  dans  la  carrière 
des  lettres.  Il  n'y  a  pas  un  seul  philosophe  russe; 
Karamzine  est  l'unifjue  historien  de  son  pays,  et 
lui-même  ,  au  jugement  de  beaucoup  de  gens  ,  est 
un  conteur  agréable,  plutôt  ((u'un  profond  histo- 
rien :  cette  opinion,  je  ne  la  partage  nullement,  car 
je  pense  que  si  Karamzine  n'est  pasle  INiebubr  de 
la  Russie,  il  a  plus  d'un  droit  à  en  être  appelé  le 
Gibbon,  si  tant  est  qu'il  faille  absolument  juger 
par  comparaison  du  connu  à  l'inconnu.  Les  autres 


2' 


118  LA  RUSSIE 

liisloriens  russes  ne  sont  que  des  annalistes  ou  des 

compilateurs. 

Karamzineest  généralement  considéré  ,  et  à  bon 
droit,  comme  le  réformateur  de  la  langue  russe. 
C'est  lui  qui,  le  premier,  a  eu  le  courage  d'y  intro- 
duire des  tournures  de  phrases  étiangères,  mais 
tout  à  fait  indispensables.  Supérieur  par  le  style 
à  Lomonossof ,  il  lui  est  souvent  inférieur  pour 
l'enchaînement  logique  des  idées  ;  quoique  les 
subtilités  historiques  de  Lomonossof  soient  par- 
fois empreintes  de  paradoxe. 

L'histoire  de  Karamzine  présente  un  mélange 
bizarre  de  libéralisme  et  de  servilisme  ,  également 
dissimulés  et  déguisés.  Quoi  de  plus  naïf  que  cette 
maxime  par  lui  professée  :  que  les  peuples  sauva- 
ges aiment  la  liberté  et  l'indépendance,  et  les  peu- 
ples civilisés  l'ordre  et  le  repos  ?  Ailleurs  ,  en 
peignant  les  cruautés  d'Ivan  IV,  dont  le  règne  a 
inspiré  ses  plus  belles  pages,  on  l'entend  s'écrier 
que  les  Russes  périssaient  pour  l'absolutisme 
comme  les  Spartiates  aux  Thermopyles  ! 

Le  roman  vient  de  naître  à  peine  en  Russie,  et 
ne  peut  revendiquer  encore  un  seul  ouvrage  clas- 
sique. On  cite  pourtant,  dans  ce  genre,  quelques 
productions  distinguées,  telles  que////Y>',  Miloslav- 
skjG\.  Roslavief,  de  Zagoskine  ;  la  Maison  de  glace, 
de  Lajeschnikof  ;  la  Famille  des  Kholriiski;  les 
Ames  mortes^  de  Gogol.  En  revanche,  il  y  a 
oute  une  ruche  de  nouvellistes,  à  la  tête  desquels 


sous  NICOLAS  I-.  419 

il  faut  placer  :  M.  Pavlof ,  dont  le  Yatagan  et  le 
Démon   sont  d'assez   belles     productions     pour 
ne   déparer  aucune  littérature  ;    M.    Dalil ,    plus 
national  que  son   nom;    le   comte   Sallohuh ,  le 
gentleman   des  auteurs  russes;   le  très-abondant 
Marlinski,  qui  n'est  autre  qu'Alexandre  Bestous- 
chef,  exilé  en  Sibérie  par  suite  de  la  révolte  de  iSaS, 
et  tué  au  Caucase;  le  patriotique  Glinka,  etc., etc. 
Sous  le  rapport  de  la  science,  la  pénurie   est 
complète.  \J Histoire  wiiverselle  de  Kaïdanot"  n'est 
même    pas    un   bon    livre    d'étude.   La    Statisti- 
que russe,  de  M.  àrsénief,  et  son  Histoire  de  la 
Grèce,  prouvent    seulement    ce    qu'il   aurait  pu 
faire,  s'il  avait  osé  écrire  ;  sa  Géographie  ne  prouve 
même  pas  cela.  En  politique,  il  n'y  a  absolument 
rien.  Pour  la  jurispiudence  ,  on   cite  avec  éloge 
\ Encyclopédie  de  M.  INévoline.  M.  Mo uravief  s'est 
fait  une   spécialité  par   des    écrits    théologiques. 
M.  Norof  a  publié  des  voyages  en  Sicile  ,  à  Jérusa- 
lem et  en  Egypte ,  où  le  biblisme  se  mêle  agréa- 
blement avec  l'archéologie.  M.  Levchine  a  donné 
une  description  des  steppes  des  Kirguises-Kaïssaks, 
qui  a  été  traduite  en  français.  Le  père  Hyacinthe 
a  étudié  la  Chine  sous  toutes  ses  faces ,  grâce  au 
séjour  prolongé  qu'il  a  fait  dans  le  Céleste  Empire, 
en  qualité  démissionnaire  russe.  Aussi  est-il  devenu 
une  autorité  pour  tout  ce  qui  concerne  la  langue, 
la  littérature  et  les  mœurs  chinoises. 


420  LA  RUSSIE 

Le  journalisme  est  dans  un  état  de  dégradation 
inouïe.  V /4beillc duNord^Xe  seul  journalquotidien, 
non  officiel, qui  s'intitule  journal  politique,  n'ose 
ou  ne  sait  publier  aucunes  nouvelles  du  pays,  et 
est  plus  que  circonspect  pour  celles  de  l'étranger. 
Il  nage  dans  un  égout  de  polémique  plate  et  basse, 
se  nourrit  de  viles  flatteries  adressées  au  gouver- 
nement russe, et  se  met  au  supplice  pour  fermer  la 
route  à  toute  intelligence  qui  sortdeson  ornière, 
à  toute  âme  libre  et  à  tout  cœur  tant  soit  peu  in- 
dépendant. MM.  Gretscb  et  Boulgarine  sont  à  la 
tête  de  cette  feuille.  On  cite  le  premier  comme 
excellent  puriste  ,  mais  romancier  plus  que  mé- 
diocre; le  second  est  un  nouvelliste  qui  vise  au 
piquant,  sans  sortir  du  trivial.  Ils  ne  sont  Russes 
ni  l'un  ni  l'autre,  ce  qui  ne  les  empéclie  pas  d'être 
les  plus  grands  patriotes  de  la  Russie;  l'un  est 
d'origine  allemande,  et  l'autre  d'origine  polonaise. 
Ceci  soit  dit  sans  préjudice  pour  l'Allemagne  ou 
la  Pologne  :  le  génie  et  la  bassesse  sont  de  tous  les 
pays. 

Si  la  Russie  n'a  qu'un  journal  quotidien  ,  qui 
ne  soit  pas  officiel,  en  revanclie,  le  nombre  des 
Revues  mensuelles  est  considérable;  elles  contien- 
nent souvent  des  articles  précieux,  parmi  d'autres 
insignifiants,  nuls  ou  mauvais.  La  Bibliothèque 
de  lecture,  rédigée  par  M.  Sinkovsky;  les  Annales 
patriotiques,  rédigées  par  l'infatigable  M.Kraëfsky, 


sous  NICOLAS  I".  '  421 

et  le  Moscovite,  qui  \ieiit  de  passer  de  M.  Po- 
godine  à  M.  Riréïévsky,  sont  les  plus  estima- 
bles de  ces  publications;  mais  leur  forme  ency- 
clopédique et  volumineuse  témoigne  de  l'enfance 
de  ce  genre  de  littérature.  Le  Télégraphe  de 
Moscou ,  de  M.  Polévoï ,  a  noblement  marqué 
dans  l'histoire  du  journalisme  russe,  et  a  été 
supprimé  pour  son  libéralisme!  Le  Fi/s  de  Ui  patrie 
et  le  Courrier  russe  ont  clos  leur  triste  carrière. 
Le  Phare,  de  M.  Korsakof,  est  un  sujet  de  rail- 
lerie, pour  M.  Boulgaiine  lui-même;  il  obscurcit 
plus  qu'il  n'éclaire.  Le  Contemporain ,  de  M.  Pletnef , 
ne  répond  pas  aux  légitimes  espérances  qu'a  don- 
nées le  fondateur  de  cette  re\ue  trimestrielle , 
Pouschkine  ,  et  n'est  plus  en  rapport  avec  son 
ViQV^Ajdi  Gazette  littéraire  ,  qui  rappelle  par  son 
titre  celle  qu'ont  fondée  Pouschkine  et  le  baron 
Delweg ,  paraît  trois  fois  la  semaine,  se  tient  à 
l'écart  de  l'obscurantisme  des  Gretsch  et  des 
Boulgarine,  et  se  rapproche  en  cela  des  Annales 
patriotiques. 

A  côté  de  MM.  Gretsch  et  Boulgarine ,  se  pla- 
cent, à  la  tète  du  journalisme  russe,  MM.  Polévoï 
et  Sinkovsky,  qui  représentent  une  nuance  moins 
sombre  et  plus  consolante.  M.  Sinkovsky  ne  man- 
(|ue  ni  de  science  ni  de  finesse  d'esprit.  M.  Polévoï 
s'est  fait  par  lui-même  une  instruction  à  l'usage 
de  la  masse  des  lecteuis  russes.  H  a  publié  une 


4Î2  *  LA  RUSSIE 

Histoire  de  Russie,  inachevée  et  imparfaite,  une 
grande  quantité  de  contes  et  de  pièces  de  théâtre, 
où  le  patriotisme  se  marie  avec  une  courtisanerie 
qui  descend  jusqu'à  la  servilité.  Tels  sont  Pauline 
la  Sibérienne  ,  le  Grand-Père  de  la  flotte  russe  , 
Igolkine,  etc.  Son  drame  delà  Mort,  ou  f  Honneur, 
fait  exception  à  cette  triste  règle,  et  est  libéral  sans 
être  national.  M.  Polévoï  est,  du  reste,  un  écrivain 
qui  mérite  plus  qu'un  autre  de  l'indulgence  , 
grâce  à  son  état  de  fortune.  Il  faut  aussi  lui  rendre 
cette  justice,  que,  lorsqu'il  a  eu  le  loisir  de  soigner 
ses  articles  de  critique,  il  s'est  élevé  au-dessus  de 
la  médiocrité. 

Mais  revenons  à  la  poésie,  qui  seule  a  atteint  un 
assez  haut  degré  de  développement  en  Russie.  Je 
ne  parlerai  ici  ni  de  Lomonossof,  aussi  profond 
qu'universel,  qui,  le  même  jour,  faisait  des  obser- 
vations astronomiques  et  écrivait  des  pages  d'his- 
toire ou  de  philosophie ,  fruits  de  ses  études  en 
Allemagne,  ou  bien  encore  des  odes  de  com- 
mande; ni  de  Soumarokof,  aussi  fade  que  vieux; 
ni  de  Trédiakovski,  aussi  ridicule  que  plat;  ni 
de  Fon-Yisine,  ce  pamphlétaire  du  siècle  de 
Catherine  II ,  aussi  spirituel  que  mordant.  Sa 
Grammaire  de  la  cour,  plusieurs  comédies,  et  ses 
Lettres  sur  la  France,  bravent  le  temps  et  la  révo- 
lution que  la  langue  russe  a  subie  depuis  son 
époque.  Je  ne  m'arrêterai  pas  davantage  à  Dmitrief, 


sous  NICOLAS  ï^\  123 

dont  les  fables  sont  meilleures  que  ses  odes;  pas 
même  à  Derjavine,  à  qui  il  n'a  manqué  que  la 
science  pour  être  le  Goethe  russe;  non  plus  qu'à 
Kniajuine,lepère  delà  comédie  russe;  niàOzerof, 
le  vrai  créateur  de  la  tragédie  dans  son  pays,  et 
dont  le  Dmhri  Donskoï,  le  Fingal,  VOEdipe,  sont  de 
dignes  imitations  des  théâtres  étrangers.  Malheu- 
reusement ces  pièces  ne  présentent  pas  plus  le 
cachet  de  l'originalité  que  celui  du  génie,  et  ne  se 
distinguent  ni  par  l'intrigue  ni  par  les  caractères. 

Tous  ces  auteurs  appartiennent  à  des  siècles 
antérieurs,  et  leur  langue  a  tellement  vieilli,  qu'elle 
ne  laisse  que  le  regret  de  voir  tant  de  belles  idées 
et  d'heureux  sentiments  condamnés  à  l'oubli. 

Pouschkine  ,  Krylof  et  Griboïédof  sont  les  trois 
dignes  représentants  de  la  littérature  russe  mo- 
derne; tous  trois  sont  morts  dans  le  courant  du 
règne  actuel.  Griboïédof  a  été  assassiné  en  Perse, 
où  il  remplissait  les  fonctions  de  chargé  d'affaires. 
Pouschkine  a  succombé  dans  un  duel  en  i836;  et 
Krylof  s'est  éteint  paisiblement,  comme  il  a  vécu  , 
au  milieu  de  l'estime  générale.  La  cour  a  fait  de 
splendides  obsèques  à  cet  homme  qui  ne  lui  por- 
tait pas  ombrage. 

Krylof  est  le  la  Fontaine  russe  ,  Jans  toute  la 
gloire  et  l'éclat  de  ce  nom;  c'est  le  bon  et  le  pur, 
le  profond  et  le  malicieux  fabuliste,  dont  les  imi- 
tations ne  sont  égalées  (jue  par  ses  pioductions 


424  LA  RUSSIE 

originales,  et  qui  laisse  loin  derrière  lui  les  fables 

de  Khémnilzer  et  d'Ismaïlof. 

Griboïédof  a  fait  un  chef  d'œuvre  :  le  Malheur 
de  l'esprit.  On  pourrait  dire,  en  un  sens,  qu'il 
a  ouvert,  mais  il  est  plus  juste  de  dire  qu'il  a 
fermé,  l'arène  de  la  comédie,  en  tant  qu'il  y  a 
atteint  une  hauteur  à  laquelle  ne  s'est  élevé  per- 
sonne, ni  avant,  ni  après  lui.  Il  a,  par  son  chef- 
d'œuvre,  épuisé,  pour  ainsi  dire,  la  comédie  russe, 
et  l'a  rendue  impossible,  pour  le  temps  au  moins 
oii  les  mœurs  seront  telles  qu'il  les  a  dépeintes.  Il 
a  si  bien  saisi  et  reproduit  les  travers  de  ses  compa- 
triotes ,  qu'il  n'a  rien  laissé  à  faire,  même  au  génie, 
qui  se  voit  réduit  à  attendre  que  le  temps,  en  ré- 
formant les  caractères ,  ait  détruit  la  ressemblance 
des  portraits  de  Griboïédof.  Déjà  cette  ressem- 
blance commence  à  s'effacer,  pour  quelques-uns, 
dont  les  originaux  deviennent  plus  rares;  mais  le 
héros  principal  de  la  comédie  n'a  rien  perdu  de 
l'intérêt  qu'il  inspire.  Si  Famoussof  le  boyard, 
Scalosoub  le  militaire  ont  vieilli  un  peu,  au  souffle 
de  la  civilisation ,  les  Tschalski  n'ont  fait  que  se 
multiplier,  et  l'on  ne  rencontre  que  trop  de  ces 
jeunes  gens  russes  qui ,  en  revenant  de  l'étranger, 
trouvent  leur  pays  insupportable  et  le  quittent , 
si  ce  n'est  pour  toujours,  au  moins  pour  le  plus 
longtemps  possible.  Moltschaline  est  le  digne  re- 
présentant des  employés  russes;  son  nom  même, 


sous  NICOLAS  I".  425 

qui  vent  dire  se  taire^  exprime  à  merveille  la  qua- 
lité  qui  doit  distinguer,  enRussie,  toutemployé,  et 
que  Griboïédof  a  si  bien  rendue  dans  ce  vers  : 
«  11  ne  faut  pas  oser  avoir  une  opinion  à  soi.  » 
Son  dialogue  avec  Tschalski  révèle  un  peintre  de 
mœurs  distingué. 

Tschatski.    Nous    n'avons  pu    trouver  à   nous  dire  deux 
mots,  Dmitri  Alexandrowltscli;  quel  est  donc  votre  genre  de 
vie  ? 
.  Moltschaline .  Comme  par  le  passé. 

Tschatski.  Et  jadis  comment  viviez- vous?  aujourd'hui 
comme  hier;  de  la  plume  aux  cartes,  et  des  cartes  aux  plu- 
mes :  le  flux  et  le  reflux  ont  leur  heiu-e  fixée  ? 

Moltschaline.  Depuis  que  je  compte  aux  archives ,  j'ai  reçu 
trois  récompenses. 

Tschatski.  Les  rangs  et  la  grandeur  vous  ont  tenté  ? 

Moltschaline.  Chacun  a  son  talejit. 

Tschatski.  Le  vôtre? 

Moltschaline.  J'en  ai  deux  :  la  sobriété  et  la  régularité. 

Tschatski.  Deux  magnifiques,  et  qui  valent  tous  les  nôtres. 

Moltschaline.  Les  rangs  ne  vous  ont  pas  souri.  Vous  n'avez 
pas  eu  de  succès  au  service  ? 

Tschatski.  Les  rangs  se  donnent  par  les  hommes,  et  les 
hommes  sont  sujets  à  se  tromper.» 

Les  demoiselles  russes  sont  très-bien  saisies 
dans  ce  peu  de  mots  : 

•  «  Nos  filles  savent  se  parer  de  taffetas  et  de  crêpe  ;  elles  ne 


426  LA  RUSSIE 

disent  pas  un  mot  avec  simplicité,  mais  toujours  avec  une 
minauderie  charmante;  elles  vous  chantent  les  romances 
françaises  en  prenant  les  notes  les  plus  hautes;  elles  s'atta- 
chent aux  militaires,  parce  qu'elles  ^oni  patriotes. 

«  Et  nos  vieux  donc?  Quand  une  fois  ils  se  montent  la  tète, 
s'attablent  pour  parler  affaires,  chaque  mot  est  un  verdict; 
car  ils  sont  tous  de  race ,  et  parfois  ils  discourent  sur  le  gou- 
vernement de  telle  façon  que,  si  quelqu'un  les  épiait,  malheur 
à  eux! 

L'imagination  révoltée  de  Tschatski  s'attaque  à 
tous  les  abus  de  la  Russie;  elle  les  flétrit  sans  pitié, 
et  sans  l'autorisation  de  la  censure  : 

«  Je  me  serais  dévoué  à  la  fable  ;  la  fable  c'est  ma  passion  ; 
railleries  perpétuelles  sur  les  lions  et  les  aigles!  On  a  beau 
dire  que  ce  sont  là  des  animaux,  ce  sont  pourtant  des  tzars.  » 

Tschatski  passe  en  revue  ses  anciennes  connais- 
sances de  Moscou,  les  ridiculisant  toutes;  et,  tan- 
dis qu'il  stigmatise  l'un  après  l'autre  les  ti avers 
de  la  Russie,  Famoussof  ne  cesse  de  le  sermonner  : 

«  Laisse  là  tes  idées  libérales ,  ne  régis  pas  tes  biens  avec 
négligence ,  et  avant  tout  va  servir.  —  Je  suis  prêt  à  ser- 
vir, répond-il  ;  mais  il  me  répugne  de  m'asservir.  » 

On  a  reproché  au  Malheur  de  Vesprit  de  ne  pas 
avoir  d'intrigue  ;  mais  il  y  a  tant  de  malice,  tant 
de  verve,  tant  d'esprit  répandus  sur  toute  cette 
pièce,  que  ce  défaut  est  presque  insensible. 

Pour  rivaliser  avec  Griboïédof,  il  faut  s'adresser 
à  une  autre  sphère  et  à  d'autres  caractères.  C'est 


sous  NICOLAS  I«\  427 

ce  qu'a  compris  et  exécuté  avec  succès  M.  Gogol, 
qui,  dans  sa  patrie,  la  Petite  Russie,  et  dans  son 
imagination  méridionale  ,  a  trouvé  une  source 
abondante  d'inspiration.  Son  Réviseur  est  riche 
en  caractères  grotesques  et  en  scènes  comiques. 
La  nature  s'y  montre  dans  tousses  traits  saillants, 
sans  parure  et  sans  fard,  mie  nature  burlesque 
que  l'auteur  ne  prend  soin  ni  de  dissimuler  ni 
d'embellir ,  dans  ce  qu'elle  peut  avoir  de  répu- 
gnant. 

Pousclikine  est  le  représentant  de  l'esprit  russe, 
le  chef  de  la  littérature  de  son  pays.  Instruit, 
noble,  chaleureux,  persécuté ,  il  réunissait  en  lui 
toutes  les  conditions  du  succès ,  et  la  mort  est 
venue  le  ravir  au  milieu  de  ses  plus  beaux  triom- 
phes ,  au  moment  où  ,  après  avoir  été  l'ornement 
de  la  Pxussie,  il  en  devenait  l'appui  et  le  fanal. 

Exilé  trois  fois  de  la  capitale ,  errant  dans  les 
lieux  où  a  été  banni  Ovide,  sa  muse  conversait 
dignement  avec  le  poète  latin,  et  exhalait  sa  peine 
dans  une  épître  touchante  qu'il  adressait  à  Ja- 
sykof. 

«  A  JASYKOF. 

«  De  tout  temps  un  doux  lien  unit  les  poètes  entre  eux  : 
ils  sont  prêtres  des  mêmes  muses ,  la  même  flamme  les  agite. 
Étrangers  les  uns  aux  autres  par  le  sort,  ils  sont  parents  par 
l'inspiration.  Je  le  jure  par  l'ombre  d'Ovide,  Jasykof,  je  te 


428  LA  RLSSIF, 

suis  proche.  Il  y  a  loni^'tomps  que  je  serais,  un  matin,  allé, sur 
la  route  de  Dorpat,  porter  vers  ton  chevet  hospitalier  mon 
lourd  bâton,  et  j'en  serais  revenu  le  cœur  plein  du  tableau  de 
tes  jours  sans  soucis,  de  ton  entretien  librement  animé,  et 
des  retentissements  de  ta  lyre  sonore.  Mais  le  sort  se  joue 
de  moi  méchamment  :  il  y  a  longtemps  quej'erre  sans  toit, 
au  souffle  du  despotisme.  En  m'endormant,  je  ne  sais  où  je 
m'éveillerai  !  Aujourd'hui,  seul  dans  un  exil  sombre,je  traîne 
des  jours  de  misère.  Entends,  j)oëte,  mon  appel;  ne  trompe 
point  mes  espérances.  Dans  le  village  où  se  cachait  l'élève  de 
Pierre ,  l'esclave  aimé  des  tzars  et  des  tzarines ,  et  leur  hôte 
oublié,  mon  aïeul  l'Arabe,  dans  les  lieux  où,  ne  songeant 
plus  à  la  cour  et  aux  promesses  somptueuses  d'Elisabeth, 
il  pensait,  sous  l'ombre  des  allées  de  tilleul,  dans  des  étés 
froids,  à  son  Afrique  lointaine,  je  t'attends.  » 

Russlan  et  Ludinila  a  été  le  premier  poëme  de 
Pousckine;  le  Prisonnier  du  Caucase,  les  Bo/ie- 
miens ,  Pultava ,  la  Fontaine  de  Baklischissaraï , 
les  Deux  frères  brigands ,  le  comte  Nou/ine,  sont 
\enus  après.  Le  Prisonnier  du  Caucase  est  une  de 
ses  meilleures  productions,  quoique  lui-même  il 
lait  toujours  considérée  comme  un  travail  de 
jeune  homme.  Les  différentes  traductions  qui  en 
ont  été  faites  ne  donnent  qu'une  faible  idée  de 
l'original.  La  nature  y  a  été  saisie  d'une  manière 
ravissante,  une  des  plus  belles  natures  du  monde, 
celle  du  Caucase;  et  l'amour  vierge  et  noble  de 
la  fdle  des  montagnes  embellit  admirablement  ce 
tableau.  Il  faut  entendre  son  langage  passionné  et 


sous  IMCOLAS  V\  429 

tendre,  voluptueux  et  chasîe ,  la  voir  verser  le 
lait  au  prisonnier  russe,  scier  ses  fers,  lui  donner 
la  liberté,  et  rester  sans  lui. 

Les  mœurs  guerrières  des  Circassiens  sont  aussi 
peintes  à  merveille  dans  ce  poëme. 

«  Il  contemplait  des  heures  entières,  comme  parfois  l'agile 
Circassien,  dans  un  vaste  désert,  en  bonnet  à  long  poil,  en 
bourka  noire,  se  penchant  sur  le  pommeau  de  la  selle,  s'ap- 
puyant  sur  l'étrier  d'un  pied  svelte,  volait  au  gré  de  son 
coursier,  s'habituant  d'avance  à  la  guerre. 

«  Il  admirait  la  beauté  de  sa  mise  simple  et  guerrière.  Le 
Tscherkesse  est  couvert  d'armes  :  il  en  est  fier  et  ravi.  Il  porte 
la  cotte  de  mailles,  le  fusil ,  le  carquois,  l'arc  de  Kouban ,  le 
poignard  et  la  schaschka  (le  sabre),  la  fidèle  compagne  de  ses 
peines  et  de  ses  loisirs.  Rien  ne  le  fatigue,  aucun  bruit  ne 
trahit  sa  présence.  A  pied  ou  à  cheval,  il  est  toujours  le 
même,  invincible  et  indomptable  !  Terreur  des  Cosaques 
insouciants,  sa  richesse  est  un  cheval  fougueux,  élève  des 
troupeaux  de  montagne,  compagnon  fidèle  et  patient. 

«  A  quoi  songes-tu,  Cosaque?  Tu  rappelles  à  ton  souvenir 
les  années  passées,  ton  bivouac  dans  un  camp  tumultueux, 
les  cris  vainqueurs  des  régiments,  et  ta  patrie?  Rêve  perfide! 
Adieu  les  libres  sctanitzn ,  le  foyer  paternel,  le  Don  silen- 
cieux, la  guerre  et  les  filles  vermeilles  !  Sur  la  rive  aborde 
l'ennemi  secret ,  la  flèche  sort  du  carquois,  vole,  et  le  Cosa- 
que tombe  sur  le  mont  ensanglanté.  « 

Pidtava  nous  retrace  l'ambition  et  la  perfidie 
de  Mazeppa,  l'amour  du  septuagénaire  pour  sa 
filleule,  la  princesse  Marie  Rotshoubei,  à  qui  la 


430  LA  RUSSIE 

splendeur  du  grand  lietman  fait  oublier  les  che- 
veux blancs  du  vieillard.  En  regard,  le  poète  nous 
montre  la  grandeur  et  la  puissance  de  Kotschou- 
beï,  sa  soif  de  vengeance  contre  le  ravisseur  de 
sa  fille  ,  son  ancien  ami,  celui  qui  lui  avait  confié 
tous  les  secrets  de  son  âme  rancuneuse  et  fière  , 
même  le  souvenir  de  ce  festin  où  Pierre  l'avait 
tenu  par  la  barbe,  offense  que  Mazeppa  avait  juré 
de  laver  dans  le  sang  du  tzar,  et  son  complot  avec 
le  roi  de  Suède.  Kotscboubeï  dénonce  le  tout  à 
Pierre,  et  c'est  un  aspirant  à  la  main  de  sa  fdle, 
un  jeune  et  noble  Cosaque  qui  porte  au  tzar  sa 
lettre  cachée  dans  son  schako,  ce  schako  qui  ne 
tombera  qu'avec  sa  tète.  Le  chevaleresque  Pierre 
renvoie  la  dénonciation  à  Mazeppa  lui-même ,  et 
le  laisse  maître  du  sort  de  Kotschouloeï.  Le  prince 
est  jeté  dans  un  cachot,  et,  à  son  tour,  on  veut 
lui  arracher  ses  secrets ,  le  secret  de  son  trésor. 
«  Trois  trésors  ont  été  la  consolation  de  ma  vie, 
répond  Kotschoubéï  à  Orlik,  le  confident  de  Ma- 
zeppa ;  mon  premier  trésor  était  mon  honneur  : 
la  torture  me  l'a  enlevé;  mon  second  trésor, l'hon- 
neur de  ma  fille  bien-aimée:  tremblant,  je  veillais 
sur  celui-là  nuit  et  jour,  Mazeppa  l'a  volé;  mais 
j'ai  conservé  mon  troisième  trésor,  ma  sainte  ven- 
geance, et  je  m'apprête  à  la  porter  à  Dieu.  » 

La  tête  de  Kotschoubéï  tombe ,  Mazeppa  triom- 
phe; mais  la  journée  de  Pultava  renverse  ses  pro- 


sous  NICOLAS  I".  431 

jets,  et  il  fuit  sur  les  traces  du  roi  batailleur ,  «  qui 
veut  forcer  le  sort  à  tourner  comme  un  régiment 
au  gré  du  tambour.  »  Après  le  supplice  de  son 
père,  Marie  à  quitté  la  maison  de  son  époux, 
comme  elle  avait  fui  la  maison  paternelle  pour 
s'allier  au  faroucbe  betman.  Dans  la  nuit  qui  suit 
la  bataille  de  Pultava,  elle  lui  apparaît  en  songe, 
pâle,  en  baillons,  et  folle. 

Eugène  Onéguine  est  un  roman  en  vers,  plein 
de  naturel  et  d'une  cbarmante  gaieté,  tableau  des 
mœurs  de  la  province,  et  dont  les  héros  plaisent 
autant  qu'ils  intéressent.  Le  récit  du  duel  de  Lénski 
avec  Onéguine  a  surtout  été  dicté  par  l'inspiration; 
on  dirait  que  Pouscbkine  y  a  prévu  sa  propre 
mort,  en  retraçant  celle  du  poète  Lénski;  aussi  ces 
vers  ne  mourront  jamais,  et  seront  toujours  ché- 
ris des  Russes.  Le  double  intérêt  qui  s'y  attache 
nous  porte  à  traduire  cette  pièce  curieuse. 

«  Les  pistolets  ont  brillé,  le  marteau  frappe  avec  bruit  contre 
la  baguette,  les  balles  s'enfoncent  dans  le  canon  cannelé,  et  le 
chien  a  résonné  une  première  fois.  La  poudre  en  sillons  gris  se 
répand  sur  la  batterie.  La  pierre  dentelée,  solidement  affermie, 
se  dresse  de  nouveau.  Derrière  un  pieu  se  place,  confus,  le 
voisin  Guillot.  Les  deux  adversaires  jettent  leurs  manteaux. 
Zaretski  a  mesuré  trente-deux  pas,  avec  une  exactitude  mer- 
veilleuse; il  a  placé  les  amis  aux  deux  extrémités,  et  chacun  a 
pris  son  pistolet. 

«Maintenant,  rapprochez-vous  !  De  sang-froid ,  sans  viser 


432  LA  RUSSIE 

encore,  les  combattants,  d'une  démarche  assurée,  lentement, 
également,  firent  quatre  pas,  quatre  pas  vers  la  mort.  Alors 
Eugène,  sans  cesser  d'avancer,  commença  le  premier  à  lever 
doucement  son  pistolet.  Ils  firent  cinq  pas  encore,  et  Lénski, 
fermant  l'œil  gauche,  se  mit  aussi  à  viser;  mais  à  l'instant 
Onéguine  tire...  Les  heures  dernières  ont  sonné,  le  poète 
laisse  tombei'  son  arme  en  silence. 

«  Il  pose  doucement  la  main  sur  la  poitrine.  L'œil  terne  ex- 
prime la  mort,  non  la  souffrance.  C'est  ainsi  que  lentement,  sur 
la  pente  des  montagnes  luisantes  d'étincelles  au  soleil,  tombe 
l'avalanche  de  neige.  Saisi  d'un  froid  subit,  Onéguine  se  pré- 
cipite vers  le  jeune  homme,  le  regarde,  l'appelle...  en  vain. 
Il  n'est  plus.  Le  jeune  chantre  a  trouvé  une  fin  prématurée. 
La  tempête  a  soufflé,  une  fleur  charmante  s'est  fanée  dès 
l'aurore!  Le  feu  s'est  éteint  sur  l'autel  ! 

'<  Il  était  couché  sans  mouvement,  et  l'immobilité  terne  de 
son  front  avait  quelque  chose  d'étrange.  Il  était  blessé  sous  la 
poitrine,  d'outre  en  outre,  et  le  sang  coulait  fumant  de  sa 
blessure.  Dans  ce  cœur,  il  y  a  un  moment  à  peine,  battaient 
l'inspiration,  la  haine,  l'espérance  et  l'amour.  La  vie  jouait 
dans  ce  corps,  le  sang  bouillait.  Maintenant ,  comme  dans  une 
maison  déserte,  tout  y  est  tranquille  et  sombre;  le  silence  y 
règne  à  jamais.  Les  volets  sont  fermés ,  les  vitres  sont  blan- 
chies de  craie.  La  maîtresse  du  logis  en  a  disparu;  elle  s'est 
retirée,  mais  où?  Dieu  le  sait.  On  a  perdu  jusqu'à  ses  traces. 

«  Il  est  agréable  d'exciter,  par  une  épigramme  effrontée,  un 
ennemi  imprévoyant,  de  voir  comment,  avec  obstination, 
courbant  ses  cornes  en  furie,  il  se  mire  involontairement  et  a 
honte  de  se  reconnaître.  Il  est  plus  doux,  amis ,  si  bêtement  il 
beugle  :  «  C'est  moi!  »  il  est  plus  doux  encore  de  lui  apprêter 


sous  NICOLAS  P".  433 

en  silence  une  lombe  honncto,  et  de  viser  lentement  au  front 
pâle,  à  une  noble  distance  ;  et  pourtant  l'envoyer  à  ses  pères  ne 
peut  vous  rendre  heureux. 

«  Et  si,  devant  votre  pistolet,  tombe  un  jeune  ami  qui,  le 
verre  en  main,  vous  aura  offensé  par  un  regard  peu  modeste, 
ou  par  une  réponse  inconsidérée,  ou  par  tout  autre  l'ien,  ou 
même  qui,  dans  une  colère  subite,  vous  aura  fièrement  défié 
au  combat;  dites!  quel  sentiment  s'emparera  de  votre  âme, 
lorsque,  immobile  par  terre  devant  vous,  avec  la  mort  au 
front,  il  se  roidira  par  degrés,  et  restera  sourd  et  silencieux 
à  votre  appel  désespéré? 

«Livré  aux  angoisses  du  remords,  serrant  de  la  niain  le  pis- 
tolet, Eugène  regarde  Linski.  «  Il  est  mort,  s'écria  le  témoin; 
—  mort!  »  Terrassé  par  cette  exclamation  terrible,  Onéguine 
s'éloigne  en  tremblant  et  appelle  ses  gens.  Zaretski  dépose 
avec  précaution  le  cadavre  glacé  sur  un  traîneau  ;  il  mène 
chez  lui  le  funèbre  trésor.  Les  chevaux,  sentant  la  mort,  hen- 
nissent, se  cabrent,  couvrent  d'iuie  blanche  écume  le  frein 
d'acier,  et  s'envolent  comme  un  trait. 

«Mes  amis,  vous  regrettez  le  poëte!  Dans  l'éclat  des  espé- 
rances joyeuses  ,  trompant  le  monde,  sortant  à  peine  des  vête- 
ments d'adolescent,  il  s'est  éteint.  Où  est  l'agitation  brû- 
lante, où  est  le  noble  feu  des  pensées  et  des  sentiments  élevés, 
tendres  et  courageux!  Où  sont  les  désirs  orageux  de  l'amour, 
la  soif  des  connaissances  et  du  travail,  la  crainte  du  vice  et  de 
la  honte,  et  vous,  rêves  traditionnels,  prestiges  d'une  vie  cé- 
leste, songes  d'une  sainte  poésie  ! 

«  Peut-être  était-il  né  pour  le  bonheur  des  hommes,  ou  au 
moins  pour  la  gloire.  Sa  lyro,  maintenant  silencieuse,  pouvait 

28 


434  LA  RUSSIE 

retentir  dans  les  siècles  par  des  accents  sonores  et  sans  fin. 
Peut-être  la  place  du  poëte  était-elle  marquée  haut  sur  l'é- 
chelle du  monde.  Il  se  peut  que  son  ombre  de  martyr  ait  em- 
porté avec  elle  un  saint  mystère  ;  pour  nous  est  perdue  une 
voix  créatrice,  et,  à  travers  la  tombe,  l'hymne  des  temps,  la 
bénédiction  des  peuples  ne  pourra  l'atteindre. 

«Mais  il  se  peut  aussi  qu'unsort  commun  attendît  le  poëte.  Les 
années  de  la  jeunesse  auraient  passé;  le  feu  de  Vâme  se  serait 
refroidi  en  lui;  il  aurait  beaucoup  changé,  délaissé  les  muses; 
il  se  serait  marié,  puis,  vivant  à  la  campagne,  heureux  et 
trompé,  il  aurait  porté  une  robe  de  tricot,  et  aurait  connu  le 
positif  de  la  vie;  il  aurait  eu  la  goutte  à  quarante  ans;  man- 
geant, buvant,  s'ennuyant,  engraissant,  vieillissant,  il  serait 
mort  enfin  dans  son  lit,  au  milieu  des  enfants,  des  femmes 
criardes  et  des  médecins.  » 

Les  derniers  moments  de  Pouscbkine  furent 
empoisonnés  par  la  pensée  d'un  malheur  domes- 
tique; malheur  vrai  ou  faux,  c'est  ce  qu'on  n'a  pu 
découvrir.  On  ne  sait  s'il  faut  accuser  son  imagi- 
nation, ses  ennemis  ou  sa  femme,  de  l'avoir  poussé 
dans  la  tombe.  Tous  peut-être  y  ont  contribué. 
Il  lui  fut  adressé  sur  l'infidélité  réelle  ou  préten- 
due de  sa  femme  des  lettres  anonymes  qui  le 
poussèrent  à  provoquer  son  rival,  son  propre 
beau-frère,  et  celui-ci  eut  le  malheur  de  le  blesser 
mortellement. 

Pouscbkine  avait  du  sang  africain  dans  les  veines; 
il  avait  pour  bisaïeul  un  nègre  au  service  de 
Pierre  V^  (  le  général  Hannibal  ).  De  là  peut-être 


sous  NICOLAS  I".  435 

l'exaltation  ,  qui  était  un  des  secrets  de  son  gé- 
nie, et  pour  laquelle  on  n'a  pas  su  avoir  assez 
de  ménagements.  Il  était  aussi  libéral  qu'on 
peut  l'être  sous  la  verge  de  fer  du  gouvernement 
russe;  mais  il  était  encore  plus  patriote  que  libé- 
ral. Son  poste  de  gentilhomme  n'a  pas  fait  oublier 
sa  persécution ,  pas  plus  que  ses  vers  aux  calom- 
niateurs de  la  Russie  n'ont  détruit  l'effet  de  ses 
poésies  libérales.  Son  ode  sur  la  liberté,  sa  généa- 
logie  sont  les  plus  curieuses  de  ses  pièces  inédites. 
Sa  satire  sur  Ouvarof,  le  ministre  de  l'instruction 
publique,  n'a  pas  non  plus  été  reproduite  dans  la 
collection  de  ses  œuvres  complètes.  Pour  la  faire 
passer,  il  s'est  servi  d'un  stratagème:  l'intitulant 
la  Mort  de  Lucullus,  traduction  du  latin,  il  l'envoya 
à  une  Revue  de  Moscou ,  qui  s'empressa  de  la 
publier.  Appelé  devant  le  ministre  de  la  police, 
et  sommé  de  dire  sur  qui  il  avait  fait  ses  vers: 
«  Sur  vous-même.  Monsieur  le  Comte,  »  répon- 
dit-il ;  et  comme  celui-ci  se  mit  à  rire ,  il  lui  de- 
manda pourquoi  M.  Ouvarof  n'en  avait  pas  fait 
autant ,  lorsqu'on  lui  avait  rapporté  que  la  satire 
était  dirigée  contre  lui.  Le  comte  Benckendorf  rap- 
porta le  tout  à  l'empereur,  disant  qu'après  une 
réplique  aussi  spirituelle ,  il  n'avait  pas  eu  le  cou- 
rage de  faire  des  reproches  au  poète. 

Ses  contes  en  vers  sont  de   ceux  qu'on  lit  et 
relit  avec  un  charme  toujours  nouveau  ;  ses  épî- 

28. 


436  LA  RUSSIE 

très  sont  aussi  belles  que  nombreuses;  mais  sa 
prose  ne  me  parait  pas  être  à  la  bauteur  desa  poésie  ; 
je  sais  d'ailleurs  que  tout  le  monde  ne  partage 
pas  cette  opinion.  Ses  nouvelles  en  prose  ne  pré- 
sentent pas,  je  croisj  le  cacbet  particulier  de  son 
génie,  quoique  sa  Fille  du  capiuùne^  sa  Dame  de 
pique  et  quelques  autres  occupent  dans  la  littéra- 
ture russe  une  place  remarquable.  Son  Histoire  de 
Pierre  le  Grcmd  est  restée  à  l'état  de  projet ,  et 
celle  de  la  Révolte  de  Poiigatschef,  toute  remar- 
quable qu'elle  soit,  n'a  pas  révélé  danslauteur  un 
Tacite.  Pouscbkine  s'est  essayé  dans  la  tragédie,  en 
donnant  Boris  Godowiof,  où  l'on  trouve  des  veis 
sublimes  mêlés  à  de  la  prose.  Toutes  ses  produc- 
tions lyriques  sont  autant  de  titres  à  la  gloire.  Son 
élégie  sur  la  mort  de  Cbénier  est  remplie  de  pro- 
fonds enseignements  aux  despotes. 


«  Sois  fier  et  réjouis-toi,  poëte  ;  tu  n'as  pas  courbé  une  tête 
obéissante  devant  l'opprobre  de  tes  jours;  tu  as  méprisé  le 
tyran  puissant;  ton  flambeau  éclatant   de   terreur  a   éclairé 

d'une  lumière  cruelle  le  conseil  des  chefs  sans  gloire Ton 

vers  a  sifflé  sur  leurs  têtes 

'<  Sois  fier,  ô  chantre Et  toi,  béte  féroce,  joue  avec  ma 

tète  :  elle  est  dans  tes  griffes.  Mais  écoute,  sache-le,  athée:  mon 
cri,  mon  rire  furieux  te  poursuivent  !  Bois  notre  sang,  vis 
de  meurtres  :  tu  n'es  qu'un  pygmée,  qu'un  lâche  pygmée. 
Et  l'heure  viendra,  et  elle  n'est  pas  loin.  Le  tyran  tombera! 
L'indignation  bondira  cnlin.  Les  soupirs  de  la  patrie  réveil- 


sous  NICOLAS  I".  437 

leront  le   sort  lassé.  Je  m'en   vais,  il  est  temps;  mais  lu  me 
suivras  ,  je  t'attends.  » 

Plus  haut  Pouscbkine  fait  dire  à  Chénier  : 

«  Je  ne  vous  verrai  ])as,  ô  jours  de  gloire  et  de  bonheur! 
la  hache  m'attend.  Je  traîne  mes  dernières  heures.  Demain  le 
supplice  !  D'une  main  solennelle,  le  bourreau  lèvera  ma  tète 
par  les  cheveux  au-dessus  d'une  foule  indifférente.  Adieu , 
amis  !  Mes  cendres  privées  d'asile  ne  reposeront  pas  dans  le 
jardin  où  nous  passions  des  jours  sans  souci,  au  milieu  des 
sciences  et  des  fêtes,  et  où  nous  désignions  d'avance  la  place 
de  nos  urnes.  Mais,  amis,  si  mon  souvenir  vous  est  sacré, 
remplissez  mon  dernier  désir  :  pleurez  mon  sort  en  silence. 
Craignez  d'attirer  les  soupçons  par  des  larmes.  Dans  notre 
siècle,  vous  le  savez ,  les  pleurs  sont  un  crime.  Un  frère  n'ose 
aujourd'hui  regretter  un  frère. 

«  Une  prière  encore  :  vous  avez  oui  cent  fois  ces  vers, 
créations  négligées,  pensées  volantes,  traditions  éparses  de 
toute  ma  jeunesse.  Amis,  ces  feuilles  renferment  toute  ma  vie, 
espoirs  et  rêves ,  larmes  et  amours.  Retrouvez-les ,  je  vous 
prie,  chez  Abel  et  Fanni;  ramassez  ces  tributs  offerts  à  une 
muse  innocente.  Le  monde  sévère,  la  fière  renommée  ne  les 
connaîtront  point.  Hélas  !  ma  tête  tombera  avant  le  temps  ; 
mon  génie  peu  mûr  n'a  pas  créé  pour  la  gloire  des  œuvres 
élevées  ;  je  mourrai  bientôt  tout  entier.  Mais,  pieux  envers 
mon  ombre,  conservez,  amis,  mon  manuscrit  pour  vous. 
Quand  l'orage  aura  passé ,  rassemblez-vous  parfois  en  cercle 
religieux  pour  lire  mon  rouleau  fidèle,  et,  après  avoir  long- 
temps écouté,  dites  :  «  C'est  lui,  voici  son  discours.  »  Et  moi. 
oubliant  mon  sommeil  sépulcral,  j'entrerai  sans  être  vu  et 
prendrai  place  parmi  vous;  je  m'oublierai  en  vous  écou- 
tant, je  me  désaltérerai  à  vos  larmes,  et  peut-être  serai-je 


438  LA  RUSSIE 

consolé  par  l'amour;  peut-être  ma  captive  triste  et  pâle,  écou- 
tant mes  chants  d'amour Mais  brisant  soudain  son  doux 

chant,  le  poète  pencha  sa  tête  pensive.  » 

Le  Nojé,  le  Chevalier  de  cuivre ,  la  Nymphe , 
une  des  dernières  pièces  de  Pouschkine,  appro- 
client  de  la  perfection. Si,  dans  ses  poënies,  il  peut 
passer  pour  un  imitateur  de  lord  Byron  ,  sa 
NjmpJie  rappelle  Goethe ,  par  la  profondeur  des 
pensées  et  le  fini  des  vers.  Des  critiques  mal  ins- 
truits ont  dit  de  Pousclikine  qu'il  s'était  fait  une 
lâche  facile,  celle  de  transporter  dans  sa  langue 
les  idées  des  autres  peuples.  Ceux  qui  ont  parlé 
ainsi  n'avaient  pas  à  vaincre  la  même  difficulté 
que  le  poète  russe  ;  ils  écrivaient  dans  une  langue 
toute  faite,  et  ne  se  sont  pas  élevés  au-dessus  de 
la  médiocrité.  Pousclikine  est  sous  tous  les  rapports 
un  poëte  national  ;  dans  ses  vers  on  se  sent  vivre 
en  Russie,  on  y  respire  un  air  russe;  soit  qu'il 
prône  ou  qu'il  flagelle  son  pays ,  ami  flatteur  ou 
conseiller  sévère,  les  Russes  l'aiment  également  et 
honorent  en  lui  leur  plus  grande  gloire.  C'est  aussi 
lui  qui,  après  Karamzine,  a  le  plus  contribué  à 
la  formation  de  la  langue  russe. 

Pour  accomplir  toutefois  nos  devoirs  de  criti- 
que, nous  dirons  que  ses  vers  sont  encombrés  de 
slavonismes;  et  c'est  là  un  tort  qu'il  s'est  souvent 
reproché  à  la  fin  de  sa  carrière ,  et  qu'il  a  cherché 


sous  NICOLAS  r\  439 

à  éviter  dans  ses  dernières  compositions,  N'ayant 
ni  rival  qui  pût  exciter  son  zèle,  ni  maître  qui  eût 
puluiservirdemodèle,ni  critiquequivalùtla peine 
qu'il  s'arrêtât  à  ses  dires  %  il  a  parfois  négligé  son 
style,  et  s'est  permis  des  licences  qui  nuisent  à  la 
pureté  classique.  La  paresse  d'esprit  assez  com- 
mune aux  Russes  a  aussi  contribué  pour  sa  part 
à  ce  résultat.  Là  où  le  sujet  tenait  son  esprit  en 
baleine,  il  a  su  donner  à  ses  vers  un  poli  admi- 
rable, et  ce  sont  ceux  qui ,  de  son  propre  aveu  , 
lui  ont  coûté  le  plus  de  peine.  Cbez  lui,  le  senti- 
ment et  l'esprit  l'emportent  sur  l'imagination  ; 
des  réflexions  beureuses  se  mêlent  à  une  sensi- 
bilité forte  et  cbaleureuse,  mais  rarement  roma- 
nesque. H  passait  aussi  trop  souvent  d'une  idée  à 
une  autre  sans  aucune  transition. 

RYLÉiÉFa  été  le  poète  et  le  martyr  de  la  liberté; 
poëte  forcément  circonspect,  il  est  vrai,  mais 
non  moins  cber  aux  amis  de  cette  noble  cause; 
car  s'il  est  beau  de  voir  la  poésie  en  lutte  ou- 
verte avec  le  pouvoir,  il  n'est  pas  moins  cu- 
rieux de  la  voir  respirer  librement  dans  les  fers. 
Ryléiéf  a  été  d'ailleurs  lionmie  d'action  ;  il  a 
montré  du  cœur  dans  toutes  les  circonstances,  et 


'  L'aveugle  acharnement  de  M.  Boulgarine  contre  lui 
n'a  servi  qu'à  déshonorer  celui-ci  et  qu'à  révolter  Pou- 
schkine. 


4  10  LA  RUSSIE 

si  sa  fin  maîlieiiieuse  '  ne  doit  pas  faiie  estimer 
son  mérite  littéraire  au-dessus  de  ce  qu'il  \aut , 
celui-ci  est  assez  beau  pour  dominer  la  voix  des 
serviles  courtisans  qui  se  font  un  devoir  de  dé- 
précier le  talent  de  tout  homme  condamné  par  le 
pouvoir,  et  pour  imposer  silence  aux  esclaves, 
qui  ne  peuvent  reconnaître  les  sacrifices  dont  ils 
ne  sont  pas  dignes.  Si  c'est  un  défaut  que  d'exa- 
gérer son  propre  mérite,  ne  pas  reconnaître  celui 
des  autres  est  l'indice  le  plus  certain  de  l'igno- 
rance. 

Les  vers  de  Ryléiéf  respirent  toujours  un  saint 
amour  pour  la  liberté,  un  profond  mépris  pour 
la  tyrannie.  Le  sujet  en  est  de  préférence  emprunté 
à  la  cause  de  l'indépendance.  Vdinaro^sky  en  a  été 
le  champion  dans  la  Petite  Russie,  et  la  confession 
de  ISalivaiko  est  celle  du  poète  lui-même  : 

«Ne dis  pas,  ô  père  saint,  dit  le  conspirateur  au  prêtre,  que 
ce  soit  un  péché  terrible....  Je  sais  quel  sort  attend  celui  qui, 
le  premier,  se  lève  contre  les  oppresseurs  des  peuples....  Mais 
où  donc  et  quand  la  liberté  a-t-elle  été  achetée  sans  sacrifi- 
ces?.... iMa  mère  et  ma  sœur  m'ont  chanté  un  passé  immor- 
tel!... » 

«  Soit,  j'accomplirai,  mon  fils,  le  désir  de  ton  ûme,  dit  Ro- 


'  Il  a  été   ptndu  coinnic  un  des  chefs  de  la  conspiration 
de  1825. 


sous  NICOLAS  P\  441 

1,'néda  à  Isiaslav.  Que  mon  récit  souffle  en  toi  l'esprit  de  Ro- 
govold,  qu'il  allume  en  ton  sang  l'ardeur  pour  les  grandes 
actions,  l'amour  pour  ton  pays  natal,  et  le  mépris  des  oppres- 
seurs. » 

Kazlof  ,  cavalier  élégant  dans  sa  jeunesse, 
aveugle  la  plus  grande  partie  de  sa  vie ,  dictait, 
comme  Mihon,  ses  vers  à  ses  fdles.  Son  esprit  et 
son  cœur  avaient  gagné  en  force  et  en  beauté  tout 
ce  que  son  corps  avait  perdu  le  jour  où  il  fui 
frappé  de  paralysie. 

Mort  pour  ce  monde,  il  s'était  exilé  dans  les 
régions  de  la  pensée;  y  concentrant  ses  souvenirs 
et  se  rappelant  ses  sensations  passées,  il  s'est  sou- 
vent élevé,  dans  la  poésie,  à  une  grande  hau- 
teur, soit  qu'il  ait  retracé  les  tableaux  de  la 
nature,  soit  qu'il  ait  reproduit  les  situations  de 
la  vie  active,  soit  enfin  qu'il  ait  chanté  les  rêves 
de  son  imagination.  La  tristesse  en  lui  se  mêle 
toujours  au  plaisir,  le  regret  à  l'amour,  la  haine 
à  la  résignation  ,  et  ces  contrastes  produisent 
un  mélange  séduisant  par  son  originalité.  Tschcr- 
netz  (le  pénitent  noir),  et  la  Princesse  Dah^o- 
rouky  sont  deux  de  ses  poèmes  qui  échapperont 
justement  à  l'oubli. 

JouKovsKY  est  un  traducteur  correct,  un  poète 
incolore  et  un  prosaïste  peu  célèbre.  Son  Chantre 
dans  le  camp  russe  lui  a  valu  une  grande  popu- 
larité depuis  i8[2.  Ses  traductions  de  Schiller  et 


442  LA  RUSSIE 

de  Byi  on  sont  des  meilleures.  Il  achève  en  ce  mo- 
ment une  traduction  de  l'Odyssée.  C'est  lui  qui  a 
dirigé  l'instruction  du  grand-duc  héritier  de  la 
couronne. 

Jasykof  a  chanté  avec  un  rare  talent  les  plaisirs 
de  Bacchus  et  les  mœurs  des  étudiants  allemands, 
parmi  lesquels  il  a  puisé  des  principes  estimables 
qui  ont  dirigé  sa  vie  comme  sa  poésie.  11  est  tou- 
jours resté  fidèle  à  la  maxime  qu'il  a  rendue  dans 
ces  beaux  vers  : 

«  La  pourpre  te  sourit-elle  joyeusement?  la  sentence  de 
l'arbitraire  est-elle  terrible?  sois  innocent  comme  une  co- 
lombe, fier  et  impétueux  comme  l'aigle.  Alors  des  sons  mys- 
térieux et  doux  s'élèveront  de  tes  cordes  harmonieuses  : 
charmé  par  ces  accents,  l'esclave  oubliera  ses  souffi'ances  et 
le  roi  Saiil  leur  prêtera  l'oreille.  » 

Ce  n'est  pas  un  mince  mérite  que  celui  de 
n'avoir  jamais  flatté  le  pouvoir  ;  mais  ce  n'est 
point  le  seul  de  Jasykof,  et  ses  chansons  vivront 
aussi  longtemps  que  le  souvenir  de  la  vie  univer- 
sitaire. 

On  a  souvent  fait  ressortir  le  rapport  intime 
qui  semble  exister  entie  la  vie,  les  capacités  d'un 
homme  et  le  sens  littéral  de  son  nom.  Les  noms 
propies  des  Russes  ont  pour  la  plupart  une  signi- 
fication quelconque.  Pouschkine  veut  direcanon; 
Jasykof,  langue;  Joukovsky,  bourdon.  De  cette 


sous  NICOLAS  P\  443 

façon,  Pouscbkine  pourrait  passer  pour  le  canon 
d'alarme  ,  car  c'est  de  lui  que  date  une  ère  nou- 
\elle  dans  la  littérature  russe,  et  Joukovsky  a  dit 
de  Jasykof  que  son  nom  lui  a  été  donné  pour  la 
pureté  de  son  langage. 

Baratynsky  est  le  plus  célèbre  des  disciples  de 
Pouscbkine.  Sa  jeunesse  a  été  aussi  malbeureuse 
que  sa  vie  ensuite  a  été  résignée.  Après  avoir  été 
neuf  ans  soldat  en  Finlande,  il  a  passé  le  reste  de 
ses  jours  dans  une  paisible  retraite,  et  est  venu 
mourir  à  Naples.  Il  a  enricbi  la  langue  russe  de 
plusieurs  mots  beureux ,  et  la  littérature  d'une 
quantité  de  poésies  remarquables.  Eckla,  la  Bohé- 
mienne y  ses  vers  sur  la  mort  de  Goethe ^  vivront 
longtemps  encore. 

SUR     LA   MORT    DE   GOETHE. 

«  Elle  apparut,  et  le  grand  vieillard  ferma  en  paix  ses  yeux 
d'aigle.  Il  mourut  calme,  après  avoir  accompli  dans  ce  monde 
tout  ce  qui  est  de  ce  monde.  Ne  pleurez  point  sur  la  tombe 
sublime  ,  ne  regrettez  pas  que  le  crâne  du  génie  soit  l'héri- 
tage des  vers. 

«Il  s'est  éteint;  mais  rien  sous  le  soleil  des  vivants  n'a 
échappé  à  son  attention,  et  son  cœur  a  eu  de  l'écho  pour  tout 
ce  qui  parle  au  cœur.  Il  a  parcouru  le  monde  sur  les  ailes  de  sa 
pensée ,  et  n'a  trouvé  de  bornes  que  dans  ce  qui  n'a  pas  de 
limites. 

«  Tout  servait  d'aliment  àson  esprit  :  les  œuvres  des  sages,  les 


444  LA  RUSSIE 

créations  des  arts  inspirés,  les  traditions  des  siècles  passés  et 
les  espérances  des  temps  à  venir.  A  son  gré,  il  pouvait  péné- 
trer, par  la  pensée,  dans  la  chauniière  du  pauvre  comme  dans 
le  palais  du  roi. 

«Il  vivait  d'une  même  vie  avec  la  nature  entière.  Il  entendait 
le  mouvement  du  ruisseau,  il  comprenait  le  bruissement  des 
feuilles,  et  sentait  grandir  les  plantes.  Pour  lui  le  livre  des 
étoiles  n'avait  point  de  secret,  et  la  vague  des  mers  conver- 
sait avec  lui. 


«Il  a  observé  et  analysé  l'homme  tout  entier.  Et  si  le  créateur 
a  borné  à  cette  vie  terrestre  notre  existence  passagère;  si  rien 
ne  nous  attend  au  delà  du  cercueil ,  après  le  monde  des  faits, 
sa  tombe  justifiera  le  créateur. 

«  Mais  s'il  nous  est  donné  de  vivre  après  la  tombe, lui,qul  a 
respiré  en  plein  la  vie  d'ici-bas,  et  qui  a,  en  sons  profonds  et 
sonores,  rendu  à  la  terre  tout  ce  qui  est  de  la  terre  ,  il  s'élèvera 
avec  une  âme  sereine  devant  l'Éternel,  et  rien  de  terrestre  ne 
le  troublera  dans  le  ciel.» 


Les  qualités  de  cœur  ont  valu  à  M.  Baratynsky 
l'amour  de  tous  ceux  qui  l'ont  approché,  et  la  sévé- 
rité que  l'empereur  Alexandre  déploya  contre  lui, 
ne  fit  qu'accroître  l'intérêt  que  lui  portaient 
des  hommes  estimables. 

Il  avait  onze  ans,  lorsque  les  cadets  du  corps 
des  pages  ,  séduits  par  le  fameux  drame  de  Schiller, 
formèrent  une  bande  de  biigands,  dont  le  plus 


sous  NICOLAS  1".  445 

Agé,  le  capitaine,  avait  quatorze  ans.  Ces  jeunes 
fuus  s'amusaient  à  dévaliser  les  passants  et  à  dé- 
poser intacts  dans  le  grenier  de  leur  hôtel  les 
objets  enlevés.  Ils  continuèrent  ces  espiègleries 
pendant  six  mois,  sans  que  l'autorité  préposée  à 
leur  surveillance ,  et  chargée  de  leur  éducation  , 
se  doutât  de  la  moindre  chose.  Enfin,  pris  sur  le 
fait,  ils  furent  tous  exclus  des  pages.  Baratynsky 
était  du  nombre.  Parvenu  à  fâiïe  de  dix-huit  ans,  il 
demanda  du  service,  et  ne  l'obtenant  pas,  il  s'of- 
frit à  entrer  comme  simple  soldat  dans  un  régi- 
ment. L'empereur  eut  la  cruauté  de  le  maintenir 
dans  cette  situation,  neuf  ans  consécutifs. 

En  vain  la  Russie  retentissait  de  la  gloire  du 
jeune  poète,  en  vain  les  plus  hauts  fonctionnaires 
intervenaient  pour  lui,  le  tzar  resta  inébranlable. 
Le  prince  Galitzine,  ministre  de  l'instruction  pu- 
blique, demandait  tous  les  ans  sa  grâce  le  ven- 
dredi saint;  il  finit  par  la  demander  seule,  à 
l'exclusion  de  toute  autre.  Alexandre  répondait 
toujours  :  «  Comment  veux-tu  que  je  porte 
fépaulette  avec  un  homme  qui  a  volé?»  Ba- 
ratynsky n'était  pas  homme  alors  :  il  n'avait  pas 
volé  ;  il  avait  expié  volontairement  une  faute 
d'enfance.  Ces  considérations  ne  purent  convain- 
cre l'empereur,  jusqu'à  ce  qu'enfin,  cédant  aux 
prières  de  Diebitsch,  il  fit  Baratynsky  officier. 
Celui-ci  ne  porta  pas  l'épaulette  et  donna  aussitôt 


446  LA  RUSSIE 

sa  démission.  Les  hommes  qui  sortent  de  la  foule 
s'en  distinguent  même  dans  leurs  écarts;  et  si  j'ai 
tant  tenu  à  publier  ce  fait,  c'est  parce  que  les  dé- 
fenseurs du  pouvoir  se  sont  parfois  plu  à  le  dé- 
naturer. 

Vénévitinof  et  Lermontof  sont  deux  autres  poè- 
tes dont  le  pays  a  eu  à  déplorer  la  mort  préma- 
turée, et  dont  les  débuts  promettaient  un  brillant 
avenir. 

Vénévitinof  a  pressenti  sa  fin  dans  ces  vers  : 

«  Oh  !  non,  ami,  tes  paroles  sont  inutiles;  les  pressentiments 
ne  mentent  pas,  et  il  y  a  longtemps  que  je  me  suis  habitué  à 
comprendre  leur  langage.  L'âme  m'a  dit,  il  y  a  longtemps  : 
Tu  traverseras  le  monde  comme  l'éclair;  il  t'est  donne  de  tout 
sentir,  mais  tu  ne  jouiras  pas  de  la  vie.  » 

Lermontof,  pour  avoir  chanté  la  mort  de 
Pouschkine,  se  vit  exiler  au  Caucase,  et  y  fut  tué 
dans  un  duel,  comme  son  illustre  maître. 

Le  prince  Viazemsky  et  le  baron  Delweg  ont 
publié  plusieurs  poésies  estimables.  Khomiakof  a 
écrit  deux  tragédies  assez  remarquables  :  Dtnitri 
le  pseudonyme  et  Jermak. 

Tépliakof  a  laissé,  après  lui,  deux  volumes  de 
poésie  goûtés  par  beaucoup   de  monde. 

M™^  Rostoptschine  s'est  essayée  dans  la  poésie 
légère  avec  la  grâce  qui  la  caractérise. 

M.  Vénédictof  a  abandonné  sa  lyre  au  moment 
où  il  en  avait  tiré  quelques  sons  harmonieux. 


sous  NICOLAS  P\  447 

Le  nombre  des  jeunes  poètes  est  considérable, 
et  l'avenir  réserve  sans  doute  à  quelques-uns 
d'entre  eux  une  place  distinguée  dans  la  litté- 
rature. 

Le  principal  obstacle  à  son  développement,  c'est 
la  censure.  A  la  rigueur  des  lois  qui  la  régissent, 
il  faut  ajouter  l'arbitraire  qui  y  règne,  comme  dans 
toutes  les  parties  de  l'administration  russe.  De 
même  que  la  grande  responsabilité  qui  pèse  sur 
les  généraux  les  empêche  souvent  de  prendre 
des  décisions  utiles  et  de  gagner  des  batailles  ;  de 
même,  celle  à  laquelle  sont  sujets  les  censeurs 
arrête  toute  activité  intellectuelle  :  car  ils  aiment 
mieux  souvent  supprimer  une  œuvre  que  de  la 
laisser  passer,  dans  la  crainte  d'avoir  à  s'en  repen- 
tir. Leur  ligne  de  conduite  n'est  tracée  que  d'une 
manière  vague  et  dans  des  termes  généraux.  Ils 
ont  à  sauvegarder  les  intérêts  de  Dieu  et  de  son 
représentant  sur  la  terre  :  les  moines  veillent  au 
premier,  tous  ont  l'œil  sur  le  second.  M.  Delarue, 
ayant  traduit  en  russe  les  vers  de  Victor  Hugo  (à 
une  belle)  :  «  Si  j'étais  roi,  si  j'étais  Dieu!  »  fut 
dénoncé  parle  métropolitain  de  Saint-Pétersbourg 
et  persécuté  au  service.  L'ambassadeur  de  Saxe  at- 
tira l'attention  de  l'empereur  sur  un  article  de 
M.  Tscbédaef ,  à  qui  on  fit  défense  de  rien  écrire. 
Une  des  filles  de  l'empereur  mit  sous  les  yeux 
de  son  père  un  feuilleton  de  Vltwalidej  qui  racon- 


4^8  LA  RUSSIE 

tait  les  débuts  d'une  artiste  italienne,  alors  qu'ils 
avaient  été  jetaidés,  et  le  pauvre  auteur,  qui 
n'avait  fait  son  article  que  de  commande  et 
d'avance,  passa  plus  d'un  mois  au  corps  de  garde. 

MM.  Grelsch  ,  Boulgarine  et  Voiéikof ,  eux- 
mêmes,  n'ont  pas  échappé  à  pareille  rigueur,  et  ils 
ont  été  enfermés  pour  s'être  combattus  dans  une 
polémique  trop  virulente.  Le  comte  Kleinmichel  a 
fait  mettre  aux  arrêts  un  auteur  qui  s'était  moqué 
de  la  cravate  d'un  officier  des  voies  et  communica- 
tions. Les  censeurs  eux-mêmes  sont  souvent  sou- 
mis à  la  même  peine  ou  à  pire  encore  :  celui  qui 
avait  laissé  passer  l'article  de  M.Tscbédaef  a  été  en- 
fermé dans  un  couvent.  Aussi  sont-ils  circonspects 
jusqu'au  ridicule.  Dans  ce  vers  que  nous  avons  cité 
de  Pouschkine  :  «  J'erre  au  gré  du  despotisme,  » 
le  mot  de  despotisme  fut  rayé,  et  le  poète  le  rem- 
plaça par  celui  à' intempérie  qui  ne  fait  pas  rime. 
Dans  le  vers  de  Jasykof  :  «  La  pourpre  te  sourit- 
elle  joyeusement,  »  le  motd'rtw/we  a  été  substitué 
à  celui  de  pourpre. 

Comme  on  le  voit,  la  censure  russe  n'est  pas 
seulement  préventive,  elle  est  aussi  répressive;  et 
la  responsabilité  atteint  l'auteur,  lors  même  que 
son  œuvre  aurait  été  autorisée.  On  se  compromet 
par  ses  écrits  plus  que  par  ses  paroles,  et,  en 
Russie,  un  homme  compromis  est  un  homme 
perdu  ,  car  il  ne  peut  se  relever  (jue  par  l'abaisse- 


sous  NICOLAS  1^'.  449 

ment.  Le    liisle   sort  de   la  plupart  des  auteurs 
russes  n'est  propie  qu'à  dégoûter  de  cette  carrière 
ceux  qui  sont  les  plus  capables  d'y  briller.  On  ne 
s'eni^age  pas  volontiers  sur  la  trace  des  martyrs,  et 
leurs  lauriers    ne  séduisent  pas  tout   le   monde. 
Quand  on  voit  des  hommes  se  perdre  par  leur  ta- 
lent, ceux  qui  en  ont  l'enterrent  ou  croisent  leurs 
bras  dans  une  inactivité  désespérée.  S'il  i'inil  du 
calme  et  du  repos  pour  qu'une  littérature   pros- 
père, il  lui  faut  aussi  de  la  liberté.  On  gémit  et  on 
se  plaint  sous  le  joug,  mais  on  ne  chante  ni  ne 
rêve,  et  on  ne  médite  que  péniblement.  Les  lettres 
demandent   aussi   une  protection  éclairée,  et  les 
philosophes  couronnés  deviennent  bien  rares  dans 
notre  temps  ;  la  main  qui  manie  un  glaive  est  lare- 
rement  assez  légèie  pour  une  plume.   Si  les  pro- 
ductions littéraires  éclairent  un   peuple,   il  faut 
aussi  que  le  peuple  soit    éclairé  à  son   tour  pour 
faire  avancer  la  littérature ,  pour   encourager  les 
auteurs,  en  distinguant  le  mérite,  en  l'appréciant 
à  sa  juste  valeur;  et    les  Russes  sont  à   cet  égard 
trop  sévères  et  trop  indulgents  à  la  fois.  Les  uns 
n'ont  du  goût  que  pour  la  littérature  étiangère,  et 
les  autres  se  contentent  des  productions  les  plus 
médiocres.  En  un  mot  :  TcDipora  si  fueriiitnubila, 
soins  cris. 


29 


450  LA  RUSSIE 


XIX. 


SITUATION  INDUSTRIELLE. 


L'agriculture  est,  en  Russie,  à  l'état  primitif  et 
dans  une  infériorité  alarmante.  Les  disettes  sont 
périodiques  ;  plus  ou  moins  générales ,  elles  re- 
viennent régulièrement  tous  les  cinq  ou  six  ans, 
et  mettent  chaque  fois  le  pays  à  deux  doigts  de 
sa  perte. 

La  faute  n'en  est  pas,  comme  on  serait  tenté  de  le 
croire,  aux  rigueurs  et  aux  inconstances  du  climat, 
mais  bien  à  l'état  désespérant  de  la  culture ,  qui 
n'a  pas  encore  profité  en  Russie  des  progrès  qu'elle 
a  faits  ailleurs;  cela  tient  aussi  à  l'insuffisance  des 
voies  de  communication  ,  qui  fait  que  souvent  des 
parties  de  cet  empire  regorgent  de  blés,  tandis  que 
d'autres  soufflent  de  la  famine,  sans  que  les  pre- 
mières puissent  venir  en  aide  aux  secondes.  C'est 
à  cette  dernière  cause  qu'il  faut  attribuer  encore, 
en  grande  partie,  les  différences  énormes  qui  se 
remarquent  dans  les  prix  des  céréales;  elles  sont 


sous  NICOLAS  P\  4âi 

quelquefois  de  i  à  lo,  non-seulement  d'après  les 
années,  mais  même  d'après  les  localités. 

Le  pâturage ,  cette  mamelle  de  l'agriculture , 
n'est  l'objet  d'aucun  soin.  Les  prairies  artificielles 
sont  généralement  inconnues,  et  les  irrigations 
ainsi  que  les  dessèchements  le  sont  encore  plus. 
Le  bétail  gaspille  les  herbages,  et  le  foin  qu'on  re- 
cueille est  mal  séché  et  mal  conservé. 

La  simple  routine  préside  à  toutes  les  opérations 
de  l'agriculture.  On  sème,  on  fauche  et  on  ré- 
colte ,  non  pas  en  temps  opportun ,  mais  aux  épo- 
ques où  on  le  faisait  jadis,  et  à  partir  de  certains 
jours  de  fête,  qui  sont  plus  ou  moins  mobiles, 
suivant  l'ancien  calendrier,  en  vigueur  dans  ce  pays. 
Après  le  servage,  l'usage  des  jachères,  qui  do- 
mine en  Russie,  est  la  cause  principale  du  malaise 
de  l'agriculture.  Avec  ce  système,  les  fourrages  ne 
peuvent  prospérer,  et  par  conséquent  le  bétail  ne 
saurait  atteindre  la  quantité  ni  acquérir  la  qualité 
désirables.  Les  accidents  de  la  température  influent 
diversement  sur  les  différentes  plantes  agricoles, 
et  là  où  elles  ne  sont  pas  vaiiées ,  il  n'y  a  aucun 
remède  aux  disettes  qui  affectent  tous  les  produits 
à  la  fois.  Le  manque  de  bras  n'est  pas  un  obstacle  à 
l'introduction  d'un  meilleurassolement;  car  il  est 
plus  lucratif  de  cultiver  peu  de  terrain,  mais  bien, 
que  d'en  cultiver  beaucoup,  mais  mal. 

Le  bétail  est  dans  un  état  d'infériorité  inouïe. 

^9' 


452  LA  RUSSIE 

Pour  la  plupart,  les  vaches  russes  ressemhlenl  à 
des  chèvres,  et  les  chevaux  employés  à  la  culture 
sont  de  la  taille  des  ânes.  Dans  le  gouvernement 
d'Arkhangel  seulement,  se  conserve  le  bétail  de 
Kholmogor,  qui  est  d'origine  hollandaise  et  an- 
glaise; au  midi,  on  trouve  des  laces  hongroises; 
mais  ces  deux  qualités  supérieures  de  bêtes  à 
cornes  n'ont  pas  été  répandues  dans  l'empire  et 
sont  restées  confinées  dans  les  localités  où  elles  ont 
été  importées.  La  brebis  russe  mange  juste  autant 
qu'elle  rapporte  ;  les  moutons  des  Kirguises  et  de 
la  Crimée  ne  servent  qu'à  la  nourriture,  et  leurs 
peaux,  à  la  confection  des  pelisses;  leur  toison 
n'est  bonne  (|u'à  la  fabrication  des  feutres.  Les 
mérinos  ne  se  trouvent  que  chez  quelques  pro- 
priétaires riches,  et  les  races  sicilienne  et  saxonne 
n'existent  que  dans  certaines  provinces. 

La  plus  grande  quantité  du  bétail  vient  dans 
les  steppes,  où  elle  n'est  d'aucune  utilité  pour 
l'agriculture.  C'est  de  là  que  la  Russie  tire  presque 
la  totalité  des  suifs  et  des  peaux  qu'elle  exporte. 
C'est  aussi  chez  les  peuples  pasteurs  que  le  cheval 
est  le  plus  répandu;  il  fait  toute  la  richesse  des 
Kirguises  et  des  Ralmouks.  H  y  a  des  Kirguises 
qui  entretiennent  des  troupeaux  de  10,000  che- 
vaux ,  paissant  par  bandes,  suivant  leur  âge,  et 
gardés  par  des  étalons  en  place  de  bergers.  Les 
provinces   du  Caucase  et  du  Don  ont  aussi  des 


sous  NICOLAS  I™.  453 

haras  nombreux  et  excellents.  Les  gouvernements 
(le  l^erm  et  de  Yiatka  possèdent  des  chevaux  de 
trait,  renommés  pour  leur  agilité  et  qui  y  ont  été 
transportés  de  l'île  d'Oesel.  La  couronne  entretient 
des  haras  bien  montés  pour  la  cour  et  l'armée,  et, 
sous  ce  rapport,  l'industrie  privée  n'est  pas  restée 
en  arrière.  Il  y  a  des  foires  de  chevaux  à  Mos- 
cou,  Lebedeine  ,  Rharkov,  Koursk,  etc.,  et  les 
cavaleries  allemandes  viennent  se  remonter  en 
Russie.  Les  courses  n'ont  pas  encore  pris  toute 
l'importance  désirable. 

Les  forêts  occupent  une  superficie  de  23  millions 
et  demi  de  dessialines,  dont  un  million  est  en 
bois  propre  à  la  marine.  C'est  dans  la  Sibérie,  le 
long  du  fleuve  Ub,  que  ce  dernier  se  conserve  in- 
tact. Ce  pays  est  également  riche  en  cèdres.  Les 
colonies  russes,  en  Amérique,  fournissent,  pour  la 
construction  de  certaines  parties  des  navires,  sur- 
tout des  proues,  un  bois  recherché  et  que  l'on 
nomme  odoriférant.  Au  midi  delà  Russie,  les  forêts 
disparaissent  de  plus  en  plus,  et  la  cherté  du  bois 
devient  déjà  sensible  dans  les  pays  attenant  aux 
glandes  voies  de  canalisation  et  où  la  construc- 
tion des  barques  en  emploie  une  grande  quantité. 
Aussi  faut-il  désirer  avec  impatience  que  les  ba- 
teaux à  vapeur  viennent  remplacer  les  barques.  Il 
en  a  déjà  été  établi  sur  la  Volga,  de  INijni  à 
Astrakhan,  sur  l'Oural  et  le  Dnieper,  au-dessus 


454  LA  RUSSIE 

des  cataractes,  et  il  est  question  d'en  construire 
pour  le  Kour  et  l'ensemble  des  canaux  de  Marie. 
Mais  les  habitudes  invétérées  dans  le  peuple 
et  le  peu  d'importance  du  commerce  intérieur 
seront,  longtemps,  des  obstacles  puissants  au  dé- 
veloppement désirable  de  la  navigation  à  vapeur. 
Il  n'y  a  que  peu  d'années  que  le  gouvernement 
a  ouvert  les  yeux  sur  les  calamités  qui  attendent  le 
pays  à  la  suite  de  la  destruction  des  forêts;  mais 
les  mesures  qu'il  a  prises  sont  insuffisantes,  mal 
conçues,  et  plus  mal  exécutées  encore.  Elles  ne 
s'étendent  pas  d'ailleurs  aux  forêts  des  particuliers, 
dont  la  plupart  sont  possédées  en  commun,  et  où 
chacun  des  propriétaires  cherche  à  abattre  le  plus 
possible.  Le  vol  du  bois  est  pratiqué  ouvertement, 
partout  et  sur  une  grande  échelle.  Aucune  parci- 
monie ne  préside  à  l'emploi  des  arbies,  tant  pour 
l'extraction  du  goudron  ou  de  la  poix ,  que  pour 
l'enlèvement  de  l'écorce  qui  sert  à  la  confection 
des  chaussures  généralement  usitées  chez  le  bas 
peuple.  Les  incendies  sont  aussi  très-fréquents,  et 
on  ne  songe  souvent  à  les  éteindre  que  lorsqu'ils 
s'approchent  des  habitations.  L'emploi  du  torph  , 
du  charbon  de  terre  et  de  tout  ce  qui  peut  faire 
économiser  le  bois  n'est  pas  répandu.  11  a  été 
pourtant  pris,  dans  l'intérêt  de  l'instruction  fores- 
tière, quelques  dispositions  qui  promettent  d'être 
utiles  ;  des  écoles  ont  été,  à  cet  effet,  érigées  à  Pé- 


sous  NICOLAS  V\  4.') 5 

tersbourg,  à  Tzarkoi-Sélo  ,  ainsi  que  deux  cours 
spéciaux  à  Mittau. 

L'éducation  des  abeilles  est  répandue  dans  tout 
l'empire,  et  se  pratique  avec  succès,  même  en 
Sibérie,  oii  le  miel  n'a  cependant  pas  le  parfum 
qui  le  distingue  ailleuis.  Il  y  a  des  provinces  qui 
gagnent  des  millions  par  cette  seule  industrie,  car 
la  consommation  est  prodigieuse;  le  miel  rem- 
place le  sucre  dans  les  classes  peu  aisées  ;  l'hydro- 
mel a  de  tout  temps  été  la  boisson  favorite  des 
Slaves,  et  devient  celle  des  malioraétans.  Les 
églises  consomment  beaucoup  de  cierges,  et  la 
Russie  exporte  encore  de  la  cire  à  l'étranger. 

La  culture  de  la  soie ,  au  contraire  ,  n'a  pu 
réussir  jusqu'ici,  et  le  gouvernement,  après  s'en 
être  occupé  exclusivement,  l'a  abandonnée  à  l'in- 
dustrie privée  ,  qui  n'espère  obtenir  des  résultats 
satisfaisants  qu'au  Caucase;  les  essais  faits  dans 
les  gouvernements  d'Astrakhan ,  d'Ekatérinoslav, 
de  Kiev,  etc.,  n'ont  pas  été  couronnés  de  suc- 
cès. Le  manque  de  connaissances  et  de  goût  pour 
cette  occupation  a  été  un  obstacle  au  moins  tout 
aussi  puissant  que  le  climat. 

La  vigne  se  cultive  et  le  vin  se  fabrique  avec 
autant  de  négligence  que  d'ignorance.  Le  Caucase, 
la  Crimée,  le  Don  ont  des  vignobles  qui ,  exploités 
par  des  mains  habiles ,  auraient  pu  donner  des 
résultats  satisfaisants. 


456  LA  RUSSIE 

La  chasse  et  la  pêche  sont,  pour  la  Russie,  une 
source  considérable  de  richesse,  mais  qu'il  serait 
téméraire  de  vouloir  évaluer  en  chiffres ,  même 
d'une  manière  approximative.  La  chasse  est  sur- 
tout importante  en  Sibérie,  où  elle  fait  l'occupa- 
tion exclusive  de  plusieurs  peuplades,  dont  quel- 
ques-unes acquittentleurs  impôts  en  fou  rruies.  Les 
insulaires  sont  libres  de  toute  contribution,  mais 
à  la  condition  de  chasser  pour  le  compte  de  la 
Compagnie  Américaine,  qui  leur  fournit  les  usten- 
siles nécessaires  et  leur  achète  les  animaux  à  un 
taux  fixe.  Tous  ces  pays  abondent  en  bétes  fauves, 
et  des  espèces  les  plus  renommées  pour  leur  four- 
rure ;  mais  cette  richesse  est  sujette  à  de  grandes 
variations,  et  subit  en  outre  une  diminution  de 
plus  en  plus  sensible.  L'intervention  du  gouver- 
nement est  devenue  absolument  nécessaire,  tant 
pourprévenir  la  destruction  complète  des  animaux 
que  pour  en  régulariser  l'exploitation. 

La  pèche  la  plus  considérable  se  fait  dans  la 
mer  Caspienne  et  les  fleuves  qui  y  versent  leurs 
eaux,  surtout  la  Volga,  cette  mère  des  fleuves 
russes.  Après  avoir  été  soumise  au  monopole  du 
gouvernement,  la  pèche  est  devenue  en  grande 
partie  libre;  mais  la  manipulation  du  poisson 
exige  de  grands  perfectionnements. 

Les  mines  sont  destinées  à  remplir  une  place 
importante  dans  les  ressources  de  la  Russie,  etsont 


sous  NICOLAS  P\  457 

déjà  d'un  grand  profit  pour  la  couronne,  comme 
pour  quelques  particuliers.  L'Oural  est  riche  en  or, 
en  platine,  métal  qui  est  un  produit  exclusif  de  la 
Russie,  en  fer  et  en  cuivre.  On  y  trouve  aussi  de 
l'argent ,  du  malachite  et  des  pierres  précieuses. 
En  Sibérie,  les  mines  d'Altaï  et  de  Nertschinsk  sont 
surtout  riches  en  aigent.  Les  premières  le  sont 
aussi  en  cuivre,  comme  les  secondes  en  vif-argent. 
En  Finlande,  on  ne  trouve  que  peu  d'argent,  mais 
beaucoup  de  cuivje  et  de  fer;  il  y  a  seize  mines 
de  ce  dernier  métal.  En  Géorgie,  les  mines  d'ar- 
gent ont  été  fermées,  mais  celles  de  cuivre  sont 
assez  importantes.  La  province  de  Baka  ,  nouvel- 
lement acquise  delà  Perse,  abonde  en  soufre 
et  en  naphte.  On  évalue  la  totalité  des  produits 
des  mines  à  environ  cent  soixante-cinq  millions 
de  francs  par  an.  De  iSaS  à  t836,  on  avait  le- 
liré  cinq  mille  cent  cinquante  pouds  "  d'or,  et 
mille  deux  cent  cinquante-neuf  pouds  de  pla- 
tine. L'extraction  du  sel  est  de  trente  millions  de 
pouds  par  an. 

Malgré  tous  les  efforts  du  gouvernement  et  les 
illusions  des  patriotes  ,  l'industrie  russe  est  en- 
core dans  son  enfance.  Les  anciens  procédés,  les 
vieilles  routines  sont  suivis  de  préférence  dans 
les  fabriques.  Le  goût  et  les  connaissances  tecli- 


'  Le  pond  est  de  20  kilogrammes. 


458  LA  RUSSIE 

niques  manquent  aux  manufacturiers,  parce  qu'ils 
ne  reçoivent  aucune  iustruction  spéciale  et  que 
la  civilisation  générale  leur  fait  défaut.  Le  gou- 
vernement ne  songe  pas  assez  à  répandre  les 
écoles  normales  d'arts  et  meliers,  et  à  mettre  les 
connaissances  industrielles  à  la  portée  des  ou- 
vriers ,  ainsi  que  cela  se  pratique  dans  les  pays 
civilisés.  Les  efforts  qu'il  a  faits  dans  ce  but,  soit 
en  créant  des  établissements  nouveaux,  soit  en 
introduisant  dans  les  écoles  existantes  des  cours 
de  chimie,  de  technologie  et  de  dessin,  s'adres- 
sent à  des  enfants  et  non  à  des  hommes  faits; 
ainsi,  entre  autres,  les  enfants  trouvés,  à  Moscou, 
ont  des  maîtres  pour  toutes  ces  sciences,  et  parmi 
eux,  c'est  le  plus  petit  nombre  qui  suit  la  canière 
industrielle. 

Le  gouvernement  russe  se  borne  simplement 
à  garantir  les  fabricants  contre  toute  concurrence 
étrangère,  ce  quiles  fait  persévérer  dans  leur  apathie 
et  leur  incapacité.  Pour  protéger  trois  ou  quatre 
mille  fabricants,  il  impose  des  privations  péni- 
bles, des  dépenses  excessives  à  des  millions  de 
consommateurs,  et,  malgré  toute  cette  protection 
factice,  les  fabricants  russes  ne  peuvent  rivaliser 
avec  ceux  de  l'étranger.  La  matière  première,  la 
main-d'œuvre,  l'entretien  sont  cinq  fois  moins 
chers  en  Russie  qu'en  Angleterre,  et,  nonobstant 
cet  immense  avantage  ,  les  objets  de  fabrication 


sous  NICOLAS  P\  459 

russe  sont  de  cinquante  et  de  cent  pour  cent  plus 
chersqueles  produits  des  manufactures  anglaises. 
Les  industriels  étrangers  ne  viennent  pas  volon- 
tiers s'établir  en  Russie,  quoique  les  capitaux  y 
rapportent  le  double  et  le  triple  de  ce  qu'ils  pro- 
duisent dans  les  autres  pays.  La  cause  en  est  dans 
l'absence  de  sécurité  pour  les  propriétés,  dans 
l'état  fàcbeux  de  la  législation  et  de  la  procédure 
judiciaire,  dans  le  peu  de  considération  dont 
jouissent  les  industriels ,  soit  auprès  du  gouver- 
nement, soit  dans  l'opinion  publique. 

Tant  que  la  concurrence  étrangère  ne  viendra 
pas  exciter  les  fabricants  russes  à  mieux  produire, 
et  tant  que  l'instruction  ne  sera  pas  descendue 
jusqu'à  eux,  on  ne  peut  se  flatter  de  voir  prospé- 
rer les  industries,  même  celles  qui  sont  en  quelque 
sorte  une  propriété  exceptionnelle  de  la  Russie. 
Ainsi  le  chanvre,  le  cuir,  les  métaux  que  la 
Russie  produit,  en  quantité  ou  en  qualité  supé- 
rieures aux  autres  pays,  n'y  sont  pas  encore  devenus 
l'objet  d'une  parfaite  élaboration.  On  ne  sait  y 
faire  ni  le  cuir  verni,  ni  le  cuir  pour  voitures; 
si  la  toile  à  voiles  y  est  de  bonne  qualité,  les  toiles 
fines  y  viennent  de  l'étranger.  Les  imitations  en 
bronze  sont  toutes  de  serviles  copies,  et  ne  peu- 
vent soutenir  de  comparaison  avec  celles  de  la 
France.  Le  mauvais  goût  des  soieries  dépasse  tout 
ce  qu'on  peut  se  figurer,  et  leur  qualité  est  no- 


400  LA  RUSSIE 

loirement  très-inférieure.  En  draps,  on  ne  fait 
avec  succès  que  les  qualités  les  plus  communes, 
et  leur  excessif  bon  marché  seul  leur  permet  de 
rivaliser  avec  les  draps  de  l'étranger.  Ce  pioduit 
s'exporte  principalement  en  Chine;  mais,  pour  les 
qualités  supérieures,  on  est  obligé  d'y  joindre  des 
draps  étrangers.  En  jBSq,  il  existait  déjà  cinq  cent 
cinquante  fabriques  de  laine.  La  fabrication  du 
coton  a  pris  un  grand  développement  depuis 
l'année  182 5,  et,  en  quatorze  ans,  l'importation 
et  la  fabrication  ont  sextuplé;  la  première  s'est 
élevée  à  un  million  de  pouds,  et  la  seconde  est 
arrivée  à  représenter  une  valeur  de  p!  s  décent 
millions  de  roubles  assignats.  Les  fab  ques  na- 
tionales de  soie  emploient  pour  quatre  millions 
de  roubles  de  soie  brute,  et  il  entre  dans  la  con- 
sommation pour  quinze  millions  de  roubles  assi- 
gnats de  soieries  étrangères.  Il  y  a  plus  de  deux 
mille  fabriques  de  cuir,  et  près  de  deux  cents  de 
sucre  de  betterave,  chiffre  qui  a  dépassé  celui  des 
autres  fabriques  de  sucre.  Les  produits  tii'és  du 
lin  représentent  une  valeur  de  vingt-cinq  millions 
de  roubles  assignats. 

Des  roules  impraticables  et  mauvaises  dans  la 
plus  grande  partie,  médiocres  seulement  en  quel- 
ques endroits,  des  mers  inaccessibles  toute  une 
moitié  de  l'année ,  des  principes  invétérés  de 
mauvaise  foi  parmi  les  marchands,  des  lois  élas- 


sous  ÎSICOLA.S  P«.  4fil 

tiques  et  mal  conçues  sur  les  baïKjueroules,  le  dé- 
faut d'instruction,  le  manque  de  crédit,  Fabsence 
de  toute  considération  pour  la  classe  des  négo- 
ciants, claquemurés  dans  une  caste,  à  l'instar  des 
castes  indiennes  ;  en  voilà  mille  fois  plus  qu'il  ne 
faut  pour  paralyser  toute  espèce  de  commerce. 
L'existence  des  foires ,  dont  on  se  plaît  à  faire 
ressortir  les  opérations  colossales,  est  encore  une 
preuve  de  l'instabilité  et  de  l'insuffisance  des  opé- 
rations commerciales. 

Tout  le  commerce  extérieur  de  la  Russie  est 
entre  les  mains  des  étrangers.  La  navigation  est 
principalement  desservie  par  leurs  navires  ;  des 
étrangers  sont  à  la  tête  des  premières  maisons  de 
commerce,etàPétersbourgseulementon  en  compte 
trois  mille.  En  Asie  même,  le  commerce  ne  se 
fait  que  par  l'entremise  des  indigènes  qui  viennent 
chercher  les  marchandises  russes  à  la  foire  de 
Nijni,  et  ce  sont  eux  encore  qui  conduisent  les 
caravanes.  Les  marchands  russes  sont  si  pauvres 
en  capitaux  ([ue  les  négociants  du  dehors  sont 
obligés,  non-seulement  de  faire  des  crédits  d'un 
an  pour  le  payement  de  ce  qu'ils  leur  vendent, 
mais  même  de  leur  avancer  d'autant  le  prix  con- 
venu des  marchandises  qu'ils  leur  achètent. 

Le  système  prohibitif  entrave  tous  les  mou- 
vements du  commerce  extérieur.  Un  État  ne 
vend   qu'en  proportion  de  ce  qu'il  achète,  et  la 


462  LA  RUSSIE 

Russie,  en  refusant  les  produits  de  l'étranger, 
resserre  par  là  sa  propre  exportation  ,  la  monnaie 
n  étant  pas  souvent  plus  demandée  que  tout  autre 
produit.  La  concurrence  anglaise  supplante  de 
plus  en  plus  le  commerce  russe  sur  tous  les  mar- 
chés de  l'Asie,  et  la  Russie  se  voit  réduite  à  n'y 
vendre  que  des  produits  bruts.  En  Chine,  l'An- 
gleterre lui  apprête  un  coup  dont  elle  ne  se  relè- 
vera jamais  peut-être.  Les  îles  Aie  ou  tes,  les  colonies 
russes,  en  Amérique,  s'appauvrissent  plus  qu'elles 
n'enrichissent  la  compagnie  qui  les  exploite. 


sous  NICOLAS  P\  463 

XX- 

DE   L'ARMÉE. 


La  Russie  croit  avoir  résolu  ce  problème  :  que 
le  bâton  peut  et  doit,  dans  l'armée,  remplacer 
l'honneur.  «  Le  bâton  ,  disait  un  professeur  de 
tactique  russe  ,  donne  de  l'ardeur  au  soldat.  »  On 
le  considère  comme  le  meilleur  moyen  pour  me- 
ner les  troupes  au  feu.  Un  jour,  au  Caucase,  les 
Russes,  assaillis  par  la  mitraille,  refusaient  d'avan- 
cer. Le  général  Viliaminof  s'assied  sur  un  tam- 
bour, en  première  ligne,  et  appelle  hors  des  rangs 
quelques  soldats  qu'il  fait  fustiger.  Puis  il  com- 
mande au  bataillon  d'avancer,  et  les  Russes  chas- 
sèrent les  Circassiens.  Depuis  ce  trait ,  Viliaminof 
est  passé  maître  dans  la  tactique  russe.  C'est  là  un 
exemple  entre  mille ,  et  le  prince  Schakhovskoy 
a  usé  du  même  procédé  avec  ses  grenadiers  au 
pont  d'Ostrolenka.  «  Comment  peut-  il  en  être 
autrement?  disent  les  officiers  russes;  le  bâton 
est  une  chose  sûre  et  positive;  on  ne  lui  échappe 


464  LA.  RUSSIE 

pas,  et  son  elTel  est  leniljle:  landis  (jiu;  la  balle 
de  l'ennemi  est  incertaine;  l'on  peut  en  outre  ré- 
sister à  celui-ci,  mais  non  pas  à  son  chef.» — «C'est 
la  chair  qui  se  révolte  dans  Thomme  ;  c'est  donc 
la  chair  qu'il  faut  dompter,»  disait  le  professeur  cité 
plus  haut.  C'est  d'après  laméme  maxime  apparem- 
ment qu'il  a  persuadé  un  jour  à  un  officier  lusse 
de  faire,  contre  lui-même,  à  ses  chefs,  un  rappoit 
dans  lequel  il  s'accusait  d'ivrogneiie,  et  ses  supé- 
rieurs le  mirent  en  effet  aux  arrêts  pour  six  mois. 
Qu'y  a-t-il  déplus  barbare  que  de  battre  un  homme? 
Rien,  si  ce  n'est  de  se  faire  l'apologiste  d'un  tel 
procédé,  de  l'ériger  en  système. 

Nous  nous  permettrons  de  demander  au  docte 
professeur  comment  il  se  fait  que,  dans  la  garde 
russe,  où  le  bâton  devient  de  plus  en  plus  rare, 
et  ne  peut,  ou  du  moins  ne  devrait  pas  être  in- 
fligé sans  jugement,  l'esprit  de  corps  et  la  morale 
du  soldat  aient  fait  de  grands  progrès?  Pourquoi, 
du  temps  de  Catherine,  où  le  bâton  était  très-peu 
usité,  le  soldat  russe  était  renommé  pour  sa  va- 
leur? Pourcpioi  enfin  l'armée  qui  a  gagné  le  plus 
de  victoires  ,  l'armée  française,  n'a  jamais  connu 
un  usage  aussi  indigne?  Comment  se  fait-il  encore 
que  généralement,  en  temps  de  guerre  ,  on  se  voie 
forcé  de  changer  de  manière  d'être  avec  le  soldat, 
et  d'être  beaucoup  moins  cruel  dans  tout  ce  qui  tou- 
che à  la  discipline  ?  C'est  qu'un  jour  de  bataille  on 


sous  Nicolas  i  .  465 

ne  distingue  pas  la  halle  ennemie  de  la  sienne,  et 
plus  d'un  outrage  peut  être  vengé  dans  le  sang  de 
l'officier  trop  injuste  ou  trop  sévère,  sans  qu'il 
soit  possible  de  reconnaître  le  coupable. 

On  ne  saurait  se  figurer  tous  les  mauvais  traite- 
ments auxquels  le  soldat  russe  est  exposé  de  la 
part  de  ses  chefs,  petits  et  grands.  Sans  solde,  sans 
nourriture  convenable ,  acca])lé  d'avanies  et  de 
coups,  il  est  dévoué  d'avance  à  l'hôpital  et  à  une 
mort  prématurée.  Aussi  l'armée  russe  perd  pret^- 
que  autant  d'hommes,  en  temps  de  paix  qu'en 
temps  de  guerre  ,  et  les  recrutements  n'ont  jamais 
discontinué  depnis  le  règne  de  Nicolas. 

Après  le  manque  d'instruction  dans  les  officiers, 
le  côté  faible  de  l'armée  russe  est  dans  le  peu  d'intel- 
ligence de  ses  soldats  ;  et  la  supériorité  de  l'armée 
française  est  due  précisément  à  Ja  réunion  de  ces 
deux  moyens  de  succès.  Nous  ne  sommes  phis  dans 
les  temps  où  la  force  ph\si(jue  décidait  seule  de  la 
victoire,  et  les  baïonnettes  intelligentes  ont  au- 
jourd'hui une  prépondérance  incontestable.  C'est 
l'intelligence  des  soldats  français  qui  a  métamor- 
phosé l'art  nnhtaire.  Guidés  par  elle  ,  les  sol- 
dats français,  pendant  la  grande  révolution, 
ne  pouvant  résister  aux  nombreuses  cohortes  de 
leurs  ennemis  coalisés,  sortaient  des  rangs  et  se 
dispersaient  en  tirailleurs  ;  la  valeur  des  niasses 
fut  paralysée  par  cette  innovation.  A  Tilsilt,  INapo- 

3o 


46(i  LA.  RUSSIE 

léon  lialiil  à  Alexandre  ce  grand  secret  de  Ja  tac- 
tique française.  Les  Prussiens  l'imitèrent  d'abord; 
les  Russes  l'adoptèrent  ensuite;  mais  Tintelligence 
qui  avait  inventé  ce  moyen,  et  qui  peut  inventer 
autre  chose  tous  les  jours,  cette  intelligence  qui 
apprend  au  soldat  à  se  tirer  de  tout  danger,  et  qui 
l'assiste  dans  toutes  les  difficultés,  ne  s'emprunte 
pas;  elle  se  développe  naturellement,  et  n'a  pas 
jusqu'ici  été  balancée  avec  succès  par  cet  instinct 
sauvage  des  Russes,  instinct  de  conservation  et 
de  divination  que  l'ennemi  a  souvent  eu  l'occa- 
sion d'admirer  en  eux.  L'intelligence  ne  leur  man- 
que pas  non  plus;  tout  homme  courageux  est 
intelligent,  et  personne  ne  refuse  le  courage  au 
soldat  russe.  Son  esprit  est  simplement  opprimé 
sous  le  bâton;  et  si  jamais  il  avait  pour  chefs  des 
hommes  capables  de  l'apprécier,  il  serait  le  pre- 
mier soldat  du  monde.  Il  en  est  en  cela  de  l'aimée 
comme  de  toute  ia  nation. 

Un  officier  russe,  résidant  à  Paris,  fit,  sur  l'es- 
prit de  l'armée  française,  un  rapport  qui  plut 
beaucoup  à  l'empereur.  Sa  Majesté  le  décora,  et 
voulant  faire  profiter  son  armée ,  en  partie  au 
moins,  de  cet  esprit  si  vanté,  il  y  introduisit  le 
pas  libre.,  qui,  en  fait,  contraste  singulièrement 
avec  son  nom.  On  ne  peut  rien  voir  de  plus  gêné 
que  ce  pas,  et  de  plus  régulièrement  saccadé  que 
le  mouvement  du  bras  qui  l'accompagne. 


sous  NICOLAS  P\  467 

Ce  sont  les  chefs  qui  font  raivmée.  La  meilleure 
armée  du  monde  était  l'armée  prussienne  sous 
Frédéric  II ,  l'armée  française  sous  Napoléon,  l'ar- 
mée russe  sous  Souvorof.  Or,  ce  qui  manque  pré- 
cisément à  l'armée  russe  aujourd'hui,  ce  sont  de 
bons  officiers  et  des  généraux  habiles.  En  Russie, 
le  génie  a  besoin  d'être  noble  pour  sortir  des 
rangs  obscurs  de  l'armée  et  se  mettre  à  sa  tête;  et 
les  nobles  militaires  ,  lors  même  qu'ils  prennent 
leur  carrière  au  séiieux  ,  ne  sont  pas  aussi  bien 
partagés  par  le  génie  que  par  l'organisation  so- 
ciale. 

Si  l'on  prend  isolément  les  différentes  armes  dont 
se  compose  l'armée  russe,  on  trouvera  que  son  ar- 
tillerie est  très-bonne,  manœuvrant  avec  célérité, 
mais  avec  plus  de  résohilion  que  de  précision;  elle 
tire  assez  bien  pour  une  bataille,  assez  mal  dans  un 
siège.  La  cavalerie  russe  estdes  mieux  montées,  et  ne 
cède  le  pas  qu'à  la  cavalerie  hongroise;  elle  excelle 
surtout  dans  l'alignement;  mais  les  soldats  sont 
trop  gênés  dans  leurs  habits,  faits  en  bloc,  pour 
être  bien  à  cheval.  Les  Cosaques  sont  une  cavalerie 
particulière  à  la  Russie,  et  qu'on  a  vainement 
voulu  imiter  ailleurs,  en  Autriche,  par  exemple,  et 
en  France,  sous  Napoléon.  C'est  tout  un  peuple 
à  cheval;  chaque  individu  prend  l'habitude  de 
monter  dès  son  enfance,  et  ne  fait  qu'un  avec 
son  coursier.  Les  Cosaques  sont  d'une  grande  uti- 

3o. 


468  LA  RUSSIE 

lité  pour  le  service  des  avanl-postes,  pour  recon- 
naître et  harceler  l'ennemi;  mais  en  niasse,  ils  sont 
sans  valeur:  une  compagnie  d'infanterie  régulière 
repousse  facilement  l'attaque  de  tout  un  régiment 
de  Cosaques.  L'infanterie  russe  est  justement  re- 
nommée pour  sa  fermeté  et  sa  ténacité.  Généra- 
lement, en  corps,  le  soldat  russe  est  excellent; 
mais,  pris  isolément, il  se  perd.  Plus  qu'un  autre  , 
il  lui  faut  sentir  le  contact  de  son  voisin  et  en- 
tendre la  voix  de  son  chef.  C'est  une  machine  en- 
durcie aux  fatigues,  docile  au  premier  signe, 
unique  dans  son  genre  pour  la  précision  des  mou- 
vements, mais  qui  ne  vaut  plus  rien  dès  que  son 
ressort  se  dérange.  Tout  corps  russe,  sans  officiers, 
est  un  corps  sans  âme.  «  Tuez  les  noirs,»  disaient 
les  Turcs,  en  parlant  des  officiers  russes,  «et  les 
gris  (les  soldats)  seront  perdus.  » 

Les  Russes  ont  une  tactique  à  eux.  Ils  sont  trop 
Romains  pour  reconnaître  en  cette  matière  la  su- 
périorité des  autres  nations,  ou  pour  adopter 
tous  leurs  principes.  Ainsi ,  ils  désapprouvent  le 
système  de  Napoléon  de  marcher  au  cœur  d'un 
pays,  en  laissant  de  côté  les  places  fortes.  La 
capitale,  selon  eux,  n'est  pas  un  point  straté- 
gique; et,  pour  preuve,  ils  nomment  Moscou 
qui  n'a  pas  entraîné  l'empire  dans  sa  chute.  La 
prise  de  cette  ville  a  pourtant  été  un  coup  de  fou- 
dre pour  la  Russie;  tout  peuple  d'ailleurs  ne  peut 


sous  NICOLAS  V\  469 

faire  le  sacrifice  de  sa  capitale,  et  n'a  pasnou  plus 
à  son  service  un  hiver  rigoureux  qui  assure  la  dé- 
sorganisation d'une  armée  ennemie  mal  approvi- 
sionnée. A  quoi  donc  ont  servi  les  sièges  des  for- 
teresses turques  en  1828,  si  ce  n'est  à  prolonger 
la  gueire  et  à  accroître  les  désastres  ? 

Un  autre  point  également  important  en  tactique, 
la  concentration  des  masses,  est  généralement 
ignoré  des  généraux  russes.  Paskévitsch  seul  l'a  tant 
soit  peu  pratiqué  au  début  delà  campagnede  Polo- 
gne.C'est  à  Souvorofque  les  Russes  font  perpétuel- 
lement appel,  pour  ce  qui  est  de  l'art  militaire,  et 
c'est  à  lui  qu'on  attribue  l'honneur  d'avoir  le  mieux 
compris  l'espi  it  du  soldat  russe.  Il  faisait  de  chair 
humaine  l'amorce  de  ses  canons,  ne  ménageait 
pas  les  troupes  ,  marchaitàla  victoire  sur  des  mon- 
ceaux de  cadavres,  et  engageait,  un  jour  de  ba- 
taille ,  jusqu'au  dernier  de  ses  soldats  ;  faisant  ainsi 
dépendre,  d'un  seul  coup  de  main,  le  sort  d'une 
campagne ,  d'une  guerre  ,  d'un  pays.  Cette  tac- 
tique est  trop  cruelle  ou  trop  téméraire  pour  étie 
recommandable,  et  c'est  la  seule  chose  que  les 
partisans  de  Souvorof  lui  empruntent,  incapables 
tle  s'appioprier  ce  qu'il  y  avait  de  mieux  en  lui; 
ce  principe,  par  exenq>le,  qu'il  faut  détruire,  àson 
germe ,  tout  rassemblement  de  l'ennemi  ,  en  se 
portant  sur  le  point  où  il  se  forme  avec  une  grande 
célérité,  et  avant  qu'il  ne  soit  devenu  menaçant. 


470  LA  RUSSIE 

On  fait  encore  si  bon  marché  des  hommes  en 
Russie  ,  que  plus  d'une  fois,  à  Leipsick,  à  Varna, 
au  Caucase,  lorsqu'un  détachement  russe,  prêta 
succomber,  pouvait  entraîner  la  perte  d'un  corps 
entier,  ou  seulement  compromettre  la  victoire , 
on  a  lâché  des  bordées  de  mitraille  qui  abattaient 
les  Russes  aussi  bien  que  les  ennemis. 

Nulle  part  la  manie  des  parades ,  des  exercices 
de  tout  genre  et  de  toute  dénomination,  n'est  pous- 
sée aussi  loin  qu'en  Russie.  L'excès  du  bien  lui- 
même  est  un  mal,  et  le  bien  dont  il  s'agit  ici  est 
très-douteux  ;  car  l'utilité  pratique  n'est  pas  ce 
qu'on  a  le  plus  en  vue  dans  ces  sortes  de  manœu- 
vres. Il  faut  avoir  vu  le  fantassin  russe  lever  sa 
jambe,  pendant  un  quait  d'heure,  pour  la  poser 
ensuite  à  terre  avec  la  même  formalité  et  la  même 
lenteur;  avoir  assisté  aux  exercices  les  plus  com- 
pliqués que  font  à  pied  les  cavaliers  les  plus 
lourds;  il  faut  voir  l'officier  russe  à  la  tête  de  son 
peloton  ,  se  tordre  comme  un  cheval  de  brancard, 
pour  se  convaincre  qu'un  homme  d'aucune  autre 
nation  ne  voudrait  s'astreindre  à  une  pareille 
manœuvre,  qui  tient  souvent  de  la  dégradation 
et  mène  à  l'abrutissement.  C'est  là  ce  qui  forme 
par  excellence  le  divertissement  favori,  comme 
l'occupation  la  plus  assidue,  de  Nicolas, aussi  bien 
que  de  tous  les  princes  de  la  famille  impériale. 
C'est  l'art,  et  le  seul  art,  dans  lequel  ils  excellent. 


sous  NICOLAS  P\  471 

Un  corps  de  près  de  cent  mille  hommes  est  spé- 
cialement réservé  aux  menus  plaisirs  de  l'empe- 
reur,  et  ces  plaisirs  sont  des  plus  cliers,  car  la 
garde  absorbe  la  plus  grande  partie  des  forces 
matérielles  et  morales  de  la  Russie.  C'est  là  que  se 
ruinent  les  fils  des  plus  riches  familles,  et  chaque 
régiment  de  la  garde  coûte  près  de  deux  fois  autant 
qu'un  régiment  de  ligne.  Si  l'empereur  voulait  au 
moins  partager  ses  faveurs  entre  les  différentscorps 
de  l'armée,  etles  appelerles uns  après  les  autresen 
garnison  dans  sa  résidence,  ils  s'amélioreraient 
tous,  sous  le  rapport  de  la  tenue  et  de  l'élégance, 
et  le  pays  ne  ferait  qu'y  gagner. 

Le  recrutement  s'exerce  tous  les  ans;  les  levées 
sont  de  cinq  recrues  sur  mille  âmes;  il  y  a  en 
outre  des  recrutements  extraordinaires  aux  épo- 
ques et  dans  les  proportions  qu'on  veut  bien  leur 
assigner. 

Tous  les  individus  sujets  à  l'impôt  personnel 
le  sont  aussi  au  recrutement ,  tels  que  les  paysans 
de  toute  espèce  ,  etles  bourgeois  proprement  dits. 
En  sont  exempts  :  les  marchands  des  trois  guildes, 
les  voiturins  qui  s'inscrivent  comme  commerçants, 
les  bourgeois  qui  occupent  des  fonctions  électives 
ou  qui  font  le  commerce  au  Caucase,  au  delà  de 
la  ligne  des  quarantaines  ;  les  paysans  de  la  cou- 
ronne qui  ont  occupé  des  charges  publiques  pen- 
dant neuf  ans ,  les  élèves  des  maisons  des  orphe- 


472  LA  RUSSIE 

lins  et  des  enfants  trouvés,  à  moins  qu'ils  ne 
soient  condamnés  à  être  soldats;  ceux  de  la  ferme 
agricole  du  ministère  des  domaines,  et  ceux  de 
l'école  des  apanages,  s'ils  sont  devenus  inspecteurs 
de  culture,  pendant  toute  la  durée  de  leur  charge; 
les  fils  du  maire  de  volas  te ,  tant  qu'ils  ne  sont 
pas  séparés  de  leur  père.  Sont  en  outre  dispensés 
du  recrutement,  les  indigènes  de  la  Sibérie,  les 
Samoïèdes  du  gouvernement  d'Arkhangel  et  les 
colons  de  certaines  catégories. 

Les  habitants  d'Arkhangel,  ceux  du  pays  qui 
confine  l'Autriche  etla  Prusse,  sur  une  étendue  de 
cent  verstes  ,  les  cultivateurs  libres  du  gouverne- 
ment de  Mohilev ,  les  Tatares  du  gouvernement 
d'Astrakhan  ,  les  étrangers  établis  dans  la  Tauride, 
les  ouvriers  de  ÎSarva  et  de  certains  pays  peu 
peuplés,  jouissent  de  la  prérogative  de  se  libérer 
en  payant  3oo  roubles  aigent  pour  chaque  re- 
crue. Les  Lopares  du  district  de  Kola ,  les  élèves 
qui  ont  achevé  leurs  cours  à  l'institut  techno- 
logique, peuvent  se  racheter  pour  i5o  roubles 
argent. 

L'âge  voulu  pour  être  soldat  est  fixé  de  20 
à  35  ans.  Les  nobles  (jui  veulent  faire  soldats  quel- 
ques-uns de  leurs  serfs,  en  sus  de  leur  contribu- 
tion, peuvent  les  ûiire  admettie  de    18  à  4o  ans. 

Dans  la  même  famille,  le  célibataire  passe  avant 
le  fils  marié,  le  plus  âgé  avant  le  plus  jeune,  celui 


sous  NICOLAS  I".  473 

qui  n'a  pas  d'enfants  avant  celui  qui  en  a.  Entre 
ceux  qui  sont  mariés  et  ont  des  enfants,  les  pa- 
rents décident,  et,  à  leur  défaut,  le  sort  prononce. 
On  peut,  d'un  commun  consentement ,  faire  des 
exceptions  à  ces  règles.  La  famille  qui  n'a  qu'un 
seul  ouvrier  ne  donne  pas  de  recrues,  à  moins 
qu'il  n'y  ait  un  tiers  des  familles  dans  ce  cas  ,  et 
alors  on  prélève  une  recrue  sur  toutes  ces  familles 
réunies. 

Dans  chaque  gouvernement,  il  y  a  un  comité 
qui  désigne  les  lieux  où  doivent  être  établis 
les  bureaux  de  recrutement  (  rekroutskoié  pris- 
soutstvié).  Il  y  en  a  jusqu'à  quatre  dans  les  gou- 
vernements les  plus  peuplés ,  et  il  doit  toujours 
s'en  trouver  un  au  chef-lieu.  Ce  dernier  se  com- 
pose du  président  de  la  chambre  des  finances,  du 
maréchal  du  district,  du  conseiller  delà  chaud)re 
des  finances  qui  dirige  la  section  de  la  révision  , 
d'un  employé  militaire  et  d'un  employé  de  mé- 
decine. 

Les  bourgeois  de  chaque  ville  ,  les  paysans  de 
la  couronne  dans  chaque  réunion  de  villages,  les 
propriétés  de  chaque  seigneur,  dans  le  même  gou- 
vernement ,  forment  des  arrondissements  parti- 
culiers de  recrutement.  Si  un  arrondissement  de 
bourgeois  n'a  pas  le  nombre  voulu  d'habitants 
'  pour  fournir  une  recrue  ,  il  reste  débiteur  de  l'État 
d'une  fraction  propoitionnelle  à  sa  populalion, 


474  LA  RUSSIE 

et  il  s'acquitte  an  procliain  recrutement,  oiilors- 
qu'il  arrive  à  devoir  un  homme  entier.  Si  l'arron- 
dissement est  composé  de  paysans  de  la  couronne, 
il  s'acquitte  en  argent,  et  si  la  part  qui  lui  revient 
est  au-dessus  d'un  quart  de  recrue,  il  est  obligé 
d'avancer  un  homme  dont  on  lui  tient  compte  au 
recrutement  suivant. 

Les  villages  russes  du  Caucase,  qui  ont  souffert 
de  l'insurrection  des  montagnards  et  qui  ont  eu  des 
hommes  tués,  blessés  ou  enlevés,  sont  autorisés  à 
remplacer  leurs  recrues  pardes  prisonniers  tscher- 
kesses,  à  raison  de  deux  pour  un. 

Chaque  recrue  doit  avoir  i  archines  3  ver- 
schoks.  Certains  districts  de  Vologda  ,  d'Arkhan- 
gel  et  de  Perm  ,  jouissent  de  la  remise  d'un  ver- 
schok.  Aux  recrues  admises  on  rase  le  front,  et, 
à  celles  qu'on  refuse ,  le  derrière  de  la  tête.  Les 
paysans  du  même  arrondissement  peuvent  se 
remplacer  les  uns  les  autres,  el  tout  homme  libre 
peut  se  faire  remplaçant  à  prix  d'argent. 


sous  NICOLAS  P\  475 


XXL 

LE  CAUCASE. 


Le  Caucase  a  plusieurs  points  de  ressemblance 
avec  l'Algérie.  Ici,  comme  là,  le  christianisme  est 
aux  prises  avec  l'islamisme, la  civilisation  en  lutte 
avec  la  barbarie.  Le  climat  de  ces  deux  pays  in- 
cultes est  également  funeste  aux  Européens;  la 
chaleur  et  la  fièvre  y  déciment  leurs  rangs.  Cette 
ressemblance  se  retrouve  en  partie  jusque  dans 
les  habitudes  et  les  mœurs  des  deux  contrées, 
jusque  dans  les  armes  et  les  étoffes  qui  révèlent 
les  mêmes  goûts.  L'Orient,  l'islamisme,  le  génie 
turc  impriment  partout  le  même  cachet.  Abdel- 
Kader,  enfin,  le  chef  des  Arabes,  a  un  digne  et 
heureux  rival  dans  Schamile ,  le  chef  des  Circas- 
siens,  et  le  pouvoir  moral  que  ces  deux  hommes 
extraordinaires  exercent  sur  leur  peuple  inspire 
du  respect,  même  à  leurs  ennemis.  Mais  là  s'arrête 
la  ressemblance;  le  Circassien  est  autrement  ter- 
rible que  l'Arabe,  et  le  Caucase  est  autrement 


476  LA  RUSSIE 

montagneux  que  l'Algérie.  Aussi,  tandis  que  les 
I loupes  françaises,  en  Afrique,  ont  très-peu  souf- 
ferl  de  l'ennemi,  il  n'y  a  pas  de  crête,  de  défilé  , 
de  ruisseau,  dans  le  Caucase,  qui  n'ait  été  im- 
prégné du  sang  îusse.  Les  Circassiens  défendent 
avec  opiniâtreté  chaque  parcelle  deleursol,  et  sont 
loin  encore  de  reconnaître  la  supériorité  des  armes 
et  de  la  civilisation  russes.  Il  en  résulte  que,  pen- 
dant qu'Alger  n'est  tout  simplement  qu'un  moyen 
d'occujjer  l'armée  française,  une  occasion  de 
distinction  et  d'avancement  pour  ses  officiers,  le 
Caucase  est,  pour  l'armée  russe,  une  tombe  tou- 
jours ouverte  qui  engloutit  ses  officiers,  use  ses 
généraux  ,  et  nous  craignons  fort  que  tout  le  cou- 
rage et  l'énergie  que  les  Russes  déploient  dans 
cette  guerre  ne  soient  dépensés  en  pure  perte. 

Rien  n'excite  tant  la  commisération  que  de  voir 
le  soldat  russe,  ce  blond  enfant  du  désert  des 
neiges,  en  lutte  avec  le  fils  des  montagnes,  souple 
comme  le  daim,  vigoureux  comme  le  roc  et  prompt 
comme  l'éclair.  Rien  n'est  plus  triste  que  de  voir 
la  tactique  russe  aux  prises  avec  la  sauvage  bra- 
voure des  Circassiens.  Les  dispositions  et  les  pré- 
visions les  plus  savantes  se  trouvent  mises  en  dé- 
faut par  les  brusques  mouvements  desTscherkesses, 
qui  n'ont  que  leur  ruse  et  leur  courage  pour  tac- 
tique. On  n'a  pas,  on  ne  peut  pas  avoir  une  seule 
carte  topograpliique  du  Caucase,  (jui   échappe  à 


sous  NICOLAS  l\  477 

toute  espèce  d'appréciation,  ou  du  moins  aux 
moyens  que  les  Russes  emploient  pour  lever  des 
plans,  et  l'intérieur  du  pays  est  totalement  in- 
connu sous  tous  les  rapports.  Personne  n'a  pé- 
nétré dans  le  creux  des  montagnes;  les  indigènes 
eux-mêmes  n'en  connaissent  que  des  parties  ou 
n'ont  de  l'ensemble  que  des  idées  confus  es,  et  s 
émissaires  lesplusentreprenants  n'ont  pu  en  explo- 
rer que  quelques  localités.  Les  troupes  russes  mar- 
chent donc  à  tâtons  et  au  hasard,  tandisquelesCir- 
cassiens  agissent  en  parfaite  connaissance  de  cause. 
Comme  la  foudre,  ils  tombent  sur  les  colonnes 
russes  ,  alors  qu'ils  ont  le  nombre  et  le  terrain 
pour  eux ,  et ,  comme  la  foudre ,  ils  disparais- 
sent presque  aussitôt  dans  les  fentes  de  leurs  ro- 
chers ;  souvent  ils  se  cachent  dans  les  joncs  qui 
couvrent  les  rives  de  leurs  fleuves  et  qui  forment, 
pour  ainsi  dire,  des  forêts  impénétrables;  de  là, 
ils  attaquent  tantôt  la  tête  des  colonnes  russes, 
tantôt  la  queue  qu'ils  parviennent  à  détruire,  ou 
simplement  ils  envoient  quelques  balles  qui  frap- 
pent toujours  juste,  et  vont  chercher  de  préfé- 
rence les  officiers;  puis  ils  s'enfoncent  dans  les 
joncs,  et  toute  tentative  pour  les  retrouver  reste 
infructueuse.  D'autres  fois,  ils  se  cachent  dans  ces 
forêts  sombres  et  épaisses  que  la  nature  a  fait 
croître  comme  pour  leur  défense; les  Russes,  avant 
de  se  hasarder  à  y  pénétrer,  lancent  force  boulets, 


478  LA  RUSSIE 

puis  y  envoient  des  tirailleurs.  Rien  ne  révèle  la 
présence  de  l'ennemi;  la  colonne  s'engage  dans 
le  bois,  et  aussitôt  les  arbres  s'animent , les  balles 
pleuvent,  les  soldats  russes  tombent  en  masse  ou 
sont  forcés  de  prendre  la  fuite. 

Les  Circassiens  ne  s'aventurent  que  rarement 
dans  la  plaine,  leurs  tentatives  de  ce  genre  leur 
ayant  souvent  coûté  très-chei'.  En  i8a8,  ils  pas- 
sèrent le  Couban  au  nombre  de  12,000.  Les  Co- 
saques de  la  mer  ?soire,  prévenus  de  leur  attaque, 
les  reçurent,  en  cette  occasion,  avec  de  la  mitraille 
à  une  portée  meurtrière  ,  et  leur  ayant  coupé  la 
retraite ,  en  firent  un  affreux  carnage.  Ce  qui  ne 
périt  pas  de  leur  main  ,  alla  se  noyer  dans  le  Cou- 
ban ou  s'enfoncer  dans  les  marais  qui  se  trouvent 
del'autie côté  du  fleuve.  Le  nombre  des  chevaliers 
cuirassés  qui  périrent  dans  cette  affaire  fut  surtout 
considérable.  On  rapporte  qu'en  cette  occasion, 
les  Circassiens  avaient  couru  au  combat  en  ca- 
ressant leur  sabre  contre  la  manche  de  leur  habit 
et  au  cri  de:«  Viens  Marie  derrière  le  Couban;  » 
désignant  par  ce  nom  les  femmes  cosaques  qui 
les  tentent  plus  que  les  leurs,  si  renommées  pour 
leur  beauté.  Il  est  vrai  que  cette  singularité  se 
retrouve  parmi  les  peuples  policés  ,  le  type  étran- 
ger l'emportant  souvent,  grâce  à  l'attrait  de  la 
nouveauté,  sur  la  beauté  véritable. 

En  i838,  au  mois  de  septembre,  on  a  vu  les 


sous  NICOLAS  P\  479 

Circassiens  tomber  à  l'iniproviste  siir  Kislovodsk , 
encore  rempli  des  baigneurs  qui  venaient,  y  faire 
usage  des  eaux  minérales.  Ils  saccagèrent  les  deux 
maisons  les  plus  avancées  dans  la  plaine,  en  tuè- 
rent les  habitants,  massacrèrent  le  petit  coips  de 
gardes  qui  se  trouvait  à  côté,  et  repartirent  enchan- 
tés de  ce  hardi  coup  de  main;  mais  les  piquets 
avaient  déjà  instruit  le  général  Sass  de  cette  atta- 
que. Prompt  comme  l'éclair,  il  leur  coupe  la 
route  avec  une  poignée  de  Cosaques  de  ligne ,  et 
quatre  cents  Tscherkesses  payèrent  de  leur  vie 
cette  téméraire  excursion. 

Ce  n'est  que  lorsque  les  Russes  sont  rentrés 
dans  leurs  quartiers  d'hiver,  que  les  Circassiens 
s'essayent  à  l'attaque  des  forts,  en  bandes  nom- 
breuses. Le  courage  des  garnisons  russes  a  souvent 
du,  dans  ces  cas  ,  suppléer  le  nombre.  Aujourd'hui, 
les  montagnards  ont  aussi  appris  à  faire  un  meil- 
leur usage  du  canon  ;  autrefois  ,  les  pièces  russes 
qui  leur  tombaient  entre  les  mains  leur  étaient 
enlevées  dès  la  première  affaire  et  retournées  contre 
eux-mêmes. 

Les  Ciicassiens  peuvent  être  cités  comme  d'ha- 
biles tireurs ,  et  les  officiers  russes  sont  les  pre- 
mières victimes  de  leur  adresse.  Il  en  périt  un 
nombre  considérable  et  tout  à  fait  dispropor- 
tionné avec  celui  des  soldats.  Souvent  on  s'est  vu 
obligé  de  leur  faire  revêtir  la  capote  de  ces  der- 


480  LA  RUSSIE 

niers,  pour  les  soustraire  aux  I)a]les  de  l'ennemi  ; 
mais  cette  précaution  répugne  à  leur  vaienr,  et  lant 
(ju'elle  n'est  que  facultative,  les  officiers  non- 
seulement  la  dédaignent,  mais  mettent  même  de 
l'ostentation  dans  leur  mise.  Le  bonnet  blanc  est 
celui  qu'ils  préfèrent,  et  un  justaucorps  en  damas 
du  pays  est  leur  costume  habituel.  La  discipline 
leur  laisse  toute  latitude  à  ce  sujet. 

Lefusilcircassienest  exlraoïdinairementlong  et 
s'adapte  à  un  appui  ou  à  la  poignée  même  du 
sabre  qu'on  enfonce  dans  la  lerie;  il  est  très-juste; 
sa  balle  est  petite  et  en  cuivre.  Le  plomb,  comme 
la  poudre,  manquent  aux  indigènes;  aussi  les  voit- 
on  donner  un  bœuf  pour  un  demi-kilogramme 
de  poudre  ,  et  affronter  les  plus  grands  périls  dans 
l'attaque  des  forts  où  les  magasins  de  munitions 
leur  promettent  un  précieux  butin.  Le  sabre  cir- 
cassien  est  d'une  trenqje  merveilleuse  ,  arrondi 
comme  un  demi-sabre  et  sans  poignée  pour  ga- 
rantir la  main.  Les  Russes  n'ont  pas  cru  pouvoir 
mieux  faire  que  de  l'adopter,  pour  certains  corps  de 
leur  cavalerie ,  et,  au  Caucase,  leurs  officiers  s'en 
servent  de  préférence. 

Dans  l'armée  russe,  les  Cosaques,  dits  de  ligne, 
sont  la  troupe  (jui  tient  le  mieux  tête  aux  Circas- 
siens.  Habitant  côte  à  côte  avec  eux,  ils  ont  pris 
leurs  usages,  leur  costume,  leurs  armes,  et  riva- 
lisent avec  eux  d'adresse  comme  de  vitesse.  Les 


sous  NICOLAS  P".  481 

Cosaques  de  la  mer  iNoire,  quoique  moins  utiles, 
ont  su  se  faire  respecter,  ce  qui  n'est  pas  du  tout 
le  cas  avec  leurs  confrères  du  Don,  devenus  un 
objet  de  raillerie  pour  les  Tsclierkesses  ,  tant  à 
cause  de  leurs  vestes  rouges  que  de  leur  mollesse 
toute  féminine;  les  montagnards  les  massacrent 
comme  des  moutons.  Le  fantassin  russe  est  vrai- 
ment h  plaindre,  dans  cette  guerre  si  peu  faite 
à  sa  nature.  Quand  il  ne  sent  pas  le  coude  de 
son  voisin,  il  est  perdu;  là  où  il  ne  s'agit  plus 
d'enfoncer  ou  de  repousser  des  masses  par  des 
masses,  il  n'a  que  faire.  La  guerre  de  partisans,  la 
guerre  de  tirailleurs  le  prend  au  dépourvu.  Son 
havresac  sur  le  dos,  armé  d'un  mauvais  fusil, 
qu'il  tire  à  tout  hasard,  d'un  sabre  qui  n'en  mé- 
rite pas  le  nom,  la  baïonnette  lui  est  de  peu  d'u- 
tilité, et  on  a  vu  plus  d'un  soldat  tomber  sous  le 
sabre  du  Circassien  qu'il  avait  percé  de  sa  baïon- 
nette, parce  qu'il  ne  savait  pas  la  retirer  assez 
vite.  Â  côté  d'un  tel  adversaire,  le  Circassien  est 
un  héros  de  la  fable;  manquant  rarement  son 
homme ,  se  servant  du  pistolet  après  avoir  dé- 
chargé son  fusil,  jouant  du  poignard  aussi  bien 
que  du  sabre,  né,  élevé  à  la  guerre  et  pour  la 
guerre,  c'est  en  outre  une  béte  féroce,  se  plaisant 
dans  le  carnage,  indomptable  et  intraitable.  Cou- 
rageux comme  sa  lame,  agile  comme  son  cheval, 
se  nourrissant  avec  une  poignée  de  riz,  fanatique 

3i 


482  LA  RUSSIE 

comme  le  musulman, sanguinaire  comme  un  païen, 
combattant  pour  son  indépendance  au  milieu  de 
montagnes  inaccessibles,  il  peut  se  flatter  de  faire 
repentir  quiconque  tenterait  de  l'asservir.  La  vio- 
lence ne  peut  rien  sur  lui;  il  se  plaît  à  la  vue  du 
sang  ;  sur  la  tombe  de  chaque  frère  tué  par  un 
chrétien,  il  met  un  signe  qu'il  ne  fait  disparaître 
que  lorsqu'il  a  vengé  cette  mort  par  le  trépas  d'un 
ennemi.  La  civilisation  avec  toutes  ses  séductions 
n'a  pas  d'attrait  pour  ces  hommes,  et  ils  ferment 
avec  soin  leur  cœur  à  tout  sentiment  qui  pourrait 
compromettre  leur  indépendance.  Les  Circassiens, 
enrôlés  dans  les  troupes  russes,  conservent  toute 
leur  nationalité  et  le  plus  vif  amour  de  la  patrie. 
Les  enfants  même,  qui,  transportés  h  Saint- 
Pétersbourg,  élevés  dans  la  religion  grecque, 
étaient  envoyés  ensuite  comme  missionnairesdans 
leur  pays,  jetaient  leur  évangile  dans  le  premier 
fleuve  circassien,  et  rentraient  au  sein  de  leurs 
foyers  avec  les  sentiments  qu'ils  en  avaient  em- 
portés, souvent  accrus  d'une  haine  plus  forte 
encore  pour  les  Russes  ;  d'autres  fois  ,  leurs  frères 
ont  fait  des  cartouches  avec  les  bibles  des  émis- 
saires russes.  Aussi  s'est-on  convaincu  qu'il  valait 
mieux  tolérer  leur  religion  ,  et  les  cadets  circas- 
siens, à  Pétersbourg ,  ont  un  moullah  ,  qui  vient 
leur  enseigner  leur  foi. 

Divisés  en  peuplades   indépendantes  les  unes 


sous  NICOLAS  V\  483 

des  autres,  obéissant  parfois  seulement  aux  ordres 
d'un  prophète,  d'un  moullali  qu'ils  croient  ins- 
piré, ou  d'uu  prince  qui  sait  prendre  de  l'empire 
sin-  eux,  si  jamais  ils  oubliaient  leurs  querelles  in- 
testines, pour  se  ranger  sous  une  même  bannière, 
nulle  puissance  au  monde  ne  pourrait  les  vaincre. 
Aussi ,  ce  que  les  Russes  ont  de  mieux  à  faire,  ce 
n'est  pas  de  laisser  croître  l'influence  de  Sclia- 
mile,  dans  l'espérance  que  la  sévérité  dont  il 
use,  pour  maintenir  sous  son  autorité  les  dif- 
férentes tribus  qui  lui  obéissent ,  poussera  celles- 
ci  à  secouer  son  joug  et  à  se  défaire  de  lui ,  mais 
bien  d'attiser  et  utiliser,  par  tous  leurs  moyens,  les 
discordes  de  ces  peuplades  et  de  leurs  chefs;  caria 
haine  est  si  terrible  entre  ces  sauvages,  qu'on  a  vu 
des  Circassiens  passer  dans  les  rangs  russes  pour 
combattre  leurs  anciens  amis,  leurs  frères,  leurs 
oncles,  avec  un  acharnement  qui  n'avait  pas  d'égal. 
Tout  Circassien  porte  les  armes,  et  on  a  sou- 
vent trouvé,  parmi  les  morts,  des  femmes  qui 
avaient  étonné  les  Russes  par  leur  valeur.  Aussi 
n'est-il  pas  plus  possible  de  préciser  le  nombre 
de  leurs  combattants  que  celui  des  habitants  eux- 
mémes.Qu'on  ne  porte  le  premier  qu'à  un  million 
seulement,  c'est  assurément  plus  qu'il  ne  faut 
encore  pour  paralyser ,  dans  une  contrée  aussi 
montueuse  ,  toutes  les  entreprises  de  l'armée 
russe,  lors  même  qu'elle  serait  portée  au  double 

3i. 


484  LA.  RUSSIE 

OU   au  triple  du   corps  acluellemenl  emplové  au 
Caucase. 

Dans  celte  guerre  on  ne  fait  pas  de  quartier  ; 
l'esclavage  le  plus  dur  attend  les  prisonniers  rus- 
ses ,  et,  pour  ne  pas  donner  aux  Circassiens  des 
moyens  pécuniaires  de  prolonger  la  guerre,  le 
gouvernement  a  adopté  le  principe  de  ne  pas  les 
racheter.  En  traitant  les  prisonniers  tclierkesses 
mieux  qu'on  ne  le  fait  encore,  car  on  manque 
rarement  de  les  rouer  de  coups  dès  qu'on  les 
prend,  on  pourrait  espérer  d'en  voir  augmenter 
le  nombre.  En  attendant,  le  courage  et  le  fana- 
tisme duCircassien  font  qu'il  aime  mieux  souvent 
se  tuer  lui-même  que  de  se  rendre  aux  Russes. 
Un  jour,  un  Circassien,  après  avoir  vu  périr  sous 
lui  son  clieval,  se  trouve  entouré  par  une  ving- 
taine d'officiers  delà  garde  russe.  Résolument,  il 
leur  présente  le  canon  de  son  fusil,  faisant  mine 
de  tuer  le  premier  qui  s'avancera  sur  lui.  Les  offi- 
ciers se  consultent  pour  savoir  si  l'un  d'entre 
eux  ira  affronter  le  danger,  ou  bien  si,  en  se  pré- 
cipitant tous,  ils  laisseront  à  leur  brave  adversaire 
le  choix  de  sa  victime.  Ce  dernier  parti  est  celui 
qu'ils  adoptent  ;  mais  ,  au  premier  mouvement 
qu'ils  font  en  avant,  le  Circassien  jette  son  arme 
à  terre  et  se  perce  de  son  poignard.  En  ramassant 
son  fusil  ,  on  trouva  qu'il  n'était  même  pas 
chargé. 


sous  NICOLAS  P".  -48.-i 

Les  Clicassiens  font  du  fusil  ce  que  les  Kuro- 
péens  font  de  l'épée  ou  du  sabre;  ils  s'en  servent 
en  guise  d'arme  blanche  avec  nne  adresse  parti- 
culière. Les  Cosa([uesde  ligne  les  imitent  en  cela, 
comme  dans  le  resle,  et  on  montre  encore  une 
montagne  sur  laquelle,  des  deux  parts,  on  a 
combattu  au  fusil  avec  un  égal  acharnement.  Au 
nioment  où  trois  cents  Cosaques  de  ligne  attei- 
gnaient le  sommet,  ils  \irent  accourir  à  eux  plu- 
sieurs milliers  de  Circassiens.  L'officier  \oulut 
fuir;  mais  son  frère  le  retint,  et  cette  poignée  de 
braves  reçut  l'attaque  avec  courage.  Ils  périrent 
tous,  et  ,  lorsqu'on  \int  visiter  le  champ  de  ba- 
taille, on  trouva  que  les  Cosaques  avaient  vendu 
cher  leur  \ie,  car  ils  s'étaient  fait  une  ceinture ]de 
cadavres  ennemis.  Le  plus  vieux  des  Cosaques  , 
en  même  temps  le  plus  habile  à  manier  le  fusil  , 
était  tombé  le  plus  loin  dans  les  rangs  de  l'en- 
nemi, après  avoir  cassé  son  arme  en  plusieurs 
endroits;  et  mort,  sa  main  tenait  encore  la  barbe 
d'un  ïscherkesse.  Le  soldat  russe,  de  son  côté,  se 
sert  de  la  crosse  presque  aussi  bien  que  le  Circas- 
sien  emploie  le  canon  ;il  la  préfère  à  la  baïonnette, 
avec  laquelle ,  dit-il ,  on  ne  peut  tuer  qu'un 
homme  à  la  fois,  tandis  qu'avec  la  crosse,  on  en 
abat  deux  et  trois  d'un  seul  coup.  Aussi,  un  jour 
de  bataille,  la  plupart  des  crosses  russes  sont 
brisées,  et  le  soldat  demande  souvent  à  l'officier 


486  LA  RUSSIE 

la  permission  de  retourner  le  fusil.  Les  Polonais 
avaient  la  même  prédilection  pour  le  com])at  à  la 
crosse,  quiest  devenue  ainsi,  pour  les  Slaves,  une 
arme  de  prédilection;  et  il  faut  en  effet  une  cer- 
taine force  pour  s'en  servir  avec  facilité. 

Depuis  l'annexion  de  la  Géorgie  et  la  cession 
des  provinces  persanes,  les  Russes  occupent  les 
deux  faces  de  la  chaîne  du  Caucase,  qu'ils  tien- 
nent ainsi  cernée  des  deux  parts.  I/intérieur  des 
montagnes  est  composé  de  rochers  arides,  tout 
au  plus  propres  à  nourrir  les  troupeaux  qui  ser- 
vent à  l'entretien  des  pauvres  peuplades  tscher- 
kesses.  Y  a-t-il  là  vraiment  de  quoi  tenter  les  con- 
quérants, surtout  lorsque  la  guerre,  dans  ces  pays, 
demande  tant  de  sacrifices  en  hommes  et  en  ar- 
gent? Je  ne  fais  aucun  doute  que,  si  on  laissait  les 
montagnards  en  repos,  ils  ne  restassent  tranquilles, 
et, n'entretinssent  volontiers  avec  les  Russes  des 
relations  paisibles  et  profitables  pour  les  deux 
parties.  Les  trêves,  quelque  courtes  et  passagères 
qu'elles  aient  été,  me  confirment  dans  cette  opi- 
nion. Ce  sont  toujours  les  vexations  et  les  rapines 
des  employés  russes  qui  ont  provoqué  le  soulève- 
ment des  indigènes ,  et  il  faut  bien  que  les  abus 
aient  été  atroces  pour  pousser  les  Circassiens  à 
préférer  les  calamités  de  la  guerre  au  repos  de  la 
paix.  C'est  pour  cette  cause  que  le  Daghestan,  de 
province  soumise,  est  devenu  le  repaire  des  plus 


sous  NICOLAS  I".  487 

horribles  ennemis  de  la  Russie;  que  les  Tsclits- 
chentz  se  sont  soulevés  plus  de  sept  fois,  dans  l'es- 
pace de  dix  anSj  et  que  le  lieu  où  réside  Schamile 
a  été  plus  de  cinq  fois  dans  la  possession  des 
Russes,  sans  qu'ils  aient  pu  le  conserver.  Les 
Circassiens  qui  habitent  le  pied  des  montagnes 
reconnaissent  ostensiblement  le  pouvoir  de  la 
Russie;  mais,  dans  les  intervalles  entre  deux  cam- 
pagnes ,  ils  prêtent  main-forte  aux  montagnards 
et  les  secondent  dans  l'attaque  des  forts.  Si  on  ne 
leur  donnait  plus  aucun  sujet  de  plainte,  ils  ne 
s'exposeraient  pas  à  des  tentatives  que  les  Russes 
peuvent  châtier  sévèrement.  Jusqu'ici  on  a  trop 
facilement  accordé  des  capitulations,  tandis  qu'une 
répression  énergique  des  soulèvements  aurait 
pour  effet  immanquable  d'abréger  les  calamités 
de  la  guerre. 

Avec  les  moyens  et  les  hommes  d'aujourd'hui', 
la  guerre  du  Caucase  est  donc  une  guerre  stérile, 
et  l'obstination  que  met  le  gouvernement  russe  à 
la  continuer  n'aboutira  qu'à  une  effusion  de  sang 
inutile,  qu'à  envenimer  les  animosités  et  à  rendre 
tout  rapprochement  impossible.  La  guerre  qu'il 
devrait  faire  avant  tout ,  c'est  à  ses  propres  em- 
ployés, qui  sont  ses  plus  grands  ennemis,  et  qui, 
après  avoir  provoqué  la  lutte,  la  rendent  si  funeste, 
en  pillant  et  volant  sans  pitié.  Ils  vendent  à  l'en^ 
nemi  jusqu'à  de  la  poudre.  Ils  cachent  le  nombre 


488  LA  RUSSIE 

des  morls  ,  et  le  corps  d'armée  du  Caucase  est  si 
lual  approvisionné  qu'il  n'y  a  seulement  pas  un 
seul  appareil  de  chirurgie  qui  mérite  ce  nom.  Les 
généraux,  de  leur  côté,  tiaînent  la  guerre  en  lon- 
gueur, pour  conserver  une  source  de  fortune  et 
d'avancement,  et,  tant  qu'il  n'y  aura  pas  de  sol- 
dats qui  sachent  tirer,  les  pertes  seront  toujours 
du  côté  des  Russes,  leur  artillerie  ne  leur  servant 
de  rien  dans  cette  guerre  toute  irrégulière. 

Au  début  du  règne  actuel ,  se  trouvait  au  Cau- 
case le  général  Yermolov,  dont  le  nom  seul  était 
pour  les  Circassiens  un  sujet  de  terreur,  comme  il 
est  resté  pour  les  Russes  un  objet  de  vénération. 
L'intrigue  le  fit  rappeler.  Son  élève  ,  le  général 
Viliaminof ,  aurait  pu  continuer  son  système  et 
rendre  sa  retraite  moins  sensible,  s'il  eût  été  libre 
de  ses  actions;  mais  ,  entiavé  par  le  général  en 
chef,  le  baron  Rosen  et  parle  ministère,  il  dut 
se  borner  à  l'exécution  de  leurs  ordres.  La  négli- 
gence et  les  abus  reprochés  au  général  Rosen 
amenèrent  sa  destitution.  Le  général  Golovine  , 
qui  le  remplaça,  sut,  pendant  son  commande- 
ment au  Caucase  ,  y  maintenir  la  supériorité  des 
aimes  russes  ,  et  élever  quelques  forts  avancés , 
parmi  lesquels  celui  qui  porte  son  nom  est  d'une 
glande  utilité.  Dégoûté  bientôt  d'un  poste  plus 
pénible  que  glorieux,  il  céda  sa  place  au  baron  de 
INeidhardt^  dont  le  pédantisme  allemand  s'attacha 


sous  INICOLAS  I".  489 

à  des  bagalelles  et  compromit  les  points  impov- 
tants.  Les  espérances  du  pays  se  sont  ranimées  à 
la  nomination  du  comte  Vorontzof  qui  ,  pourvu 
d'un  pouvoir  discrétionnaire  ,  a  sur  tous  ses  de- 
vanciers un  immense  avantage,  ayant  fait  preuve 
de  quelque  habileté  militaire  dans  la  campagne  de 
France,  et  de  quelque  savoir  administratif,  dans 
son  poste  de  gouverneur  général  de  la  Nouvelle- 
Russie,  il  paraît  légitimer  le  choix  qu'on  a  fait  de 
lui.  Mais  un  défaut  qui  lui  est  propre,  c'est  d'être 
aussi  malheureux  dans  le  choix  de  ses  agents 
qu'opiniâtre  à  les  maintenir.  Or  ,  tous  les  maux 
du  Caucase  découlent  précisément  de  la  mauvaise 
foi  des  fonctionnaires  qui  y  ont  été  employés  jus- 
qu'ici; et  comme  on  compte  plus  sur  les  mesures 
administratives  que  sur  les  entreprises  militaires 
du  comte  Vorontzof,  il  y  a  lieu  de  craindre  que 
ses  efforts  ne  soient  pas  toujours  couronnés  de 
succès.  Son  entrée  en  fonctions  a  été  signalée  par 
une  disposition  qu'on  né  saurait  blâmer  avec  trop 
de  rigueur.  Longtemps  avant  sa  nomination,  des 
chefs  circassiens  sollicitaient  l'autorisation  de  faire 
la  traite  des  esclaves  dans  la  mer  Noire.  Moins 
par  humanité  que  pour  ne  pas  leur  donner  le 
moyen  de  s'enrichir,  on  leur  refusait  leur  de- 
mande. En  y  obtempérant ,  le  comte  Vorontzof 
croit  les  avoir  disposés  en  faveur  de  la  Russie  ; 
mais  la  reconnaissance  tscherkesse  n'est  pas  chose 


490  LA  RUSSIE  SOUS  NICOLAS  ^^ 

sur  laquelle  les  Russes  puissent  compter,  et  il  est 
à  regretter  qu'un  homme  civilisé  ait  cru  devoir 
céder  à  des  considérations  peu  courageuses,  pour 
autoriser  la  \iolatio»  d'une  loi  d'humanité  ,  et 
rétablir  la  traite  des  blancs,  alors  que  le  gouver- 
nement russe  proteste  contre  la  traite  des  noirs. 

Schamile  paraît  être  un  de  ces  hommes  supé- 
rieurs que  les  guerres  d'indépendance  ont  sou- 
vent fait  surgir  de  leur  sein.  Il  a  déjà  plus  d'une 
fois  fait  cruellement  repentir  les  lUisses  de  l'avoir 
laissé  retourner  dans  ses  montagnes.  Fait  prison- 
nier en  1828  ,  à  côté  de  Kasi-Moula ,  son  maître 
et  son  prédécesseur,  il  a  longtemps  été  retenu 
dans  un  fort  russe,  et  n'a  été  élargi,  avec  d'autres 
prisonniers,  que  parce  qu'on  les  croyait  tous  inof- 
fensifs. Son  fils  est  depuis  tombé  entre  les  mainsdes 
Russes,  qui  le  font  élever  avec  les  cadets  de  Saint- 
Pétersbourg.  Ce  chef  exerce  une  influence  magique 
sur  ses  compatriotes ,  par  la  force  et  par  l'or  au- 
tant que  par  son  ascendant  moral.  Chaste,  comme 
tous  les  hommes  à  grande  mission ,  il  dédaigne  la 
loi  du  prophète,  qui  l'autorise  à  entretenir  un 
nombreux  harem,  et  consacre  ses  richesses  à  dé- 
frayer ses  gardes  du  corps  qui  lui  servent  à  pous- 
ser les  peuplades  circassiennes  contre  les  Russes. 


FIN. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Pages. 
AVERTISSEMENT..  I-VII 

Ma  persécution ., i 

I.  Notice  historique  sur  le  règne  de  Nicolas  I^'. .  .  .  ai 

II.  Coup  d'œil  général 53 

III.  Aspect  du  pays 6g 

IV.  Caractère  du  peuple 82 

V.  Genre  de  vie 97 

VI.  Du  gouvernement  russe ii3 

VIL      De  la  politique  russe i35 

VIII.  De  la  police  russe 146 

IX.  Nicolas  r"" 169 

X.  L'entourage  de  Nicolas 21a 

XI.  Des  classes  du  peuple 288 

La  noblesse Ibid. 

Des  serfs 264 

Du  clergé  régulier 267 

Du  clergé  séculier 269 

Des  habitants  des  villes.  . 270 

Des  élections  de  la  campagne 276 

XII.  Du  service  public 279 

XIII.  Des  ordres  russes 298 

XIV.  Des  hautes  cours  administratives ,  législatives  et 

judiciaires 822 

Le  conseil  de  l'empire Jbid. 


492  TABLE  DES  MATIERES. 

Le  comité  des  ministres 326 

Le  sénat SaS 

Le  synode 335 

XV.      Des  ministères 336 

XYbis.  De  l'administration  provinciale 354 

XVL     Législation  pénale 38 1 

XVIIL  De  la  littérature  russe /ji2 

XIX.  Situation  industrielle 45o 

XX.  De  l'armée A63 

XXL     Le  Caucase 475 


FIN    DE    LA    TABLE. 


Paiiï.— Typographie  FirminDidol  frèm,  rue  Jacob,  ôC 


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^A      Golovin,  Ivan  Gavrilovich 
211        La  Russie  sous  Nicolas  1er 

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