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ÉCOLE
DES HAUTES ÉTUDES F
COMAAERCIALES
DE MONTRÉAL
BIBLIOTHEQUE
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COTE
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University of Ottawa
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LA
SCIENCE SOCIALE.
lYrOGKAlMllE FII'.MIN-DiDOT ET C"". — PAllIS.
LA
SCIENCE SOCIALE
SUIVANT LA MÉTHODE D'OBSERVATION.
Directeur : M. EDMOND DEMOLINS.
10' Année. — Tome XX.
PARIS,
BUREAUX DE LA REVUE,
LIBRAIRIE DE FIRMIN-DIDOT ET C'%
IMPRIMEURS DE l/lXSTITCT, RUE JACOB, oG.
1895.
QUESTIONS DU JOUR
LE
SIXIÈME CONGRÈS INTERNATIONAL
DES MIAEURS, A PARIS.
Le congrès international des mineurs, tenu à Paris du 3 au
7 juin dernier, est la sixième réunion de ce genre. C'est en 1890
que le congrès se réunit pour la première fois ; il siégea dans une
ville de Belgique, à Jolimont. L'année suivante, la réunion se
tint à Paris; — en 1892, à Londres; — en 1893, à Bruxelles,
— et l'année dernière, à Berlin (1).
Ces congrès ont. pour la Science sociale, une réelle importance.
En premier lieu, les délégués représentent un nombre de tra-
vailleurs très considérable : près de 1.100.000, en 1894; —
968.000, chiffre officiel, cette année. Cette grosse différence
est due à ce que les 100.000 mineurs autrichiens, repré-
sentés l'année dernière à Berlin, n'ont pu, faute de fonds, en-
voyer de délég-ués à Paris. Quant aux 968.000 mineurs repré-
sentés, ils se répartissent ainsi qu'il suit : 590.000 ang-lais (2);
(1) J'ai rendu compte du congrès de Berlin dans le Mouvement social de juin
1894.
(2) Dont 96.000 mineurs appartenant à VUnioii nationale (formée par les mineurs
du Ourham et du NortliumberlandJ, et 20.000 mineurs du Pays de Galles. Ces deux dis-
tricts sont les seuls qui restent en dehors de la Miaers' Fédération of Great Britain,
b LA SCIENCE SOCIALE.
166.000 allemands; 132.000 français et 80.000 belges (1).
Un second fait, qui donne à ces congrès une grande impor-
tance, est cju'ils sont internationaux. Le congrès annuel des
Trade-Unions anglaises, cju'on appelle souvent « Parlement du
Travail », mérite ce titre par le grand nombre d'ouvriers repré-
sentés et l'importance des questions cju'on y discute ; mais seuls
les ouvriers du Royaume-Uni y envoient des délégués.' Au con-
traire, des ouvriers de divers pays européens sont représentés
aux congrès internationaux des mineurs; dans quelques années,
on y verra peut-être siéger des délégués des États-Unis, de l'Aus-
tralie, de la Nouvelle-Zélande, du Japon, Ce sera là un grand
pas en avant; mais comme déjà on n'y discute que des ques-
tions d'ordre international, on voit sur un même sujet appa-
raître clairement les tendances et les opinions diôérentes engen-
drées par des formations sociales différentes, et les observa-
teurs, ceux-là surtout qui sont armés de la méthode de la Science
à laquelle ont adhéré tous les autres districts miniers d'Angleterre et d'Ecosse. La
Fédération [irélend représenter 474.000 mineurs.
(1) Tous ces chififres auraient besoin d'être examini'S de près. Au congrès de Berlin,
la délégation britaMni(iue représentait 6i5.000 mineurs, soit 35.000 de plus i[ue cette
année. Celte diminution porte sur les chiflres du Pays de Galles ('20.000 mineurs en
1895, contre 50.000 en 1894) et du Durham et du Nortluiinberland (96.000 contre
120.000) où les mineurs n'ont pas, cette année, l'ait entrer en ligne de compte leurs ca-
marades non syndiqués, alors que les chiffres de la Fedcratioii n'ont pas été retou-
chés.
De leur côté, les délégués français ne représentaient à Berlin que 100.000 mineurs-,
cette année, ils se sont présentés au nom de 132.000 travailleurs des mines. Nous
croyons intéressant de donner, d'après le rapport présenté par M. Basiy, le détail de
ces 132.000 mineurs : Ouvriers du fond : 93.700; — ouvriers de la surface : 39.000.
Les ouvriers du fond comprennent : 83.800 hommes; 5.500 jeunes gens (de 16 à
18 ans); 4.400 enfants (de 13 à 16 ans). Les ouvriers de la surface se divisent en :
27.900 hommes, 2.800 jeunes gens (de 16 à 18 ans); 4.100 enfants (de 13 à 16 ans);
4.200 femmes.
M. 'Williain Small, secrétaire de la Fédération des mineurs du Lanarkshire (Ecosse),
adhérente à \à Miners' Fédération ofGreal Britain, estime, d'après des documents
officiels, le chiffre total des mineurs de la Grande-Bretagne à 540.662, en 1893. M. Small
ne compte certainement pas les ouvriers de la surface. En cette même année 1893, la
Belgique avait 116.861 mineurs; l'Allemagne, 290.632; l'Espagne, 12,100; l'Autriche,
52.459; les États-Unis, 363.309. Les chiffres respectifs de la France et de l'Italie, en
1892, étaient 130.116 et 2.295. Les chiffres faisaient défaut pour la Hongrie, la Suède,
la Bussie et le Japon. Aucune indication n'était fournie en ce qui concerne l'Australie,
la Nouvelle-Zélande, l'Amérique du Sud, etc. (Nous devons la communication de ce
document à l'obligeance de M. Smellie, président de la Fédération des mineurs écos-
sais.)
LE SIXIKME COiNCiRKS INTERNATIONAL HES MINEIJUS, A l'ARlS, 7
sociale, peuvent y apercevoir des conclusions intéressantes.
De plus, le coni^rês de 1895 avait une importance particulière,
qui tenait à ce ^{ue, sur les cinq principales questions inscrites
à son proi;ramme, deux, — la journée de huit heures et la res-
ponsabilité (les patrons en cas d'accidents, — sont tout à fait à
Tordre du jour. IMusicurs propositions de loi relatives à la jour-
née de huit heures ont été faites récemment aux parlements de
France et du Royaume-Uni (1); et, au moment où j'écris, le
Sénat français discute le texte d'une loi, adoptée par la Chambre
depuis le 10 juin 1893, sur la responsabilité dans les accidents
du travail et sur l'assurance obligatoire.
Enfin , une dernière circonstance contribuait à rendre cette
réunion intéressante. Les socialistes ont mené grand bruit autour
delà résolution de M. Kcir-Hardie demandant « la nationalisation
de tous les moyens de production, de distribution et d'échange »
adoptée par le dernier congrès des Trade-Unions à Norwich (2);
à les entendre, les ouvriers anglais étaient passés au collecti-
visme marxiste. Dans une conversation que j'avais eue avec lui
à Londres, en octobre dernier, M. Tom Mann, secrétaire général
de Vhidcpeiidant Labour Parti/ (Parti indépendant du Travail)
dont M. Keir-Hardie est président, avait ramené l'importance de
ce vote à des proportions plus modestes, et cette année, M. Al-
bert Stanley, secrétaire de la Fédération des mineurs des Mid-
lands, a bien voulu m 'expliquer comment ce vote de Norwich a
été enlevé (3); mais le congrès qui vient d'avoir lieu à Paris a
bien mis en évidence que, pratiquement, le socialisme n'a guère
avancé parmi les mineurs anglais, à supposer même qu'il ait
gagné du terrain.
(1) Qu'il me suffise de rappeler les votes de la Chambre des Communes du 3 mai
1893, et du 25 avril 1894, tous les deux favorables à la journée de huit heures pour les
mineurs (mais seulement pour les ouvriers du fond), — et le projet de loi déposé à la
Chambre française le Ti mai 1894 par M. Jules Guesde, projet instituant la journée
maximum de huit heures pour tous les ouvriers de toutes les industries.
(2) Sur le congrès de Norwich, voir ma Lettre d'Ecosse dans le Mouvement social
d'octobre 1894.
(3) i< Au congrès des Trade-Unions, me dit M. Stanley, le vote se règle en principe
sur le nombre d'unionistes représentés : autant de fois 1. 000 unionistes, autant de fois
1 vote. Cependant les associations comprenant moins de 1.000 membres ont également
8 LA SCIEiN'CE SOCIALE.
La première séance du congrès était annoncée pour le lundi
3 juin, à onze heures du matin. J'arrivai au lieu de rendez-vous,
une salle du café du Globe, 8, boulevard de Strasbourg, alors
que M. T. Burt, président du Comité International permanent,
venait de déclarer la séance ouverte. Ce qui me frappa tout d'a-
bord, ce fut l'absence totale de ces drapeaux rouges, inscriptions
révolutionnaires et portraits d'agitateurs socialistes qui déco-
raient la salle du congrès à Berlin. N'étaient les tables et les chai-
ses destinées aux délégués et à la presse, et, sur l'estrade, la
grande table et les chaises des membres du bureau et des trois
traducteurs, la salle du café du Globe ne différait en rien de son
aspect ordinaire. Dans la galerie réservée au public, personne,
excepté les femmes ou filles de trois ou quatre délégués anglais ;
aux bancs de la presse, sept ou huit reporters; quelques délégués
sont absents, en train d'achever dans une salle voisine leur partie
de billard, mais le plus grand nombre sont là, assis à leurs bancs.
Aux premiers rangs sont groupés les délégués de la Grande-
Bretagne. Quelques-uns, John Wilson, Burt, ^Yoods, John Johnson,
Stanley, attirent de suite l'attention par leur air de calme dignité
et d'intelligence supérieure, mais tous sont confortablement vêtus;
je remarque môme que la plupart d'entre eux ont une rose à la
boutonnière. Cette élite des ouvriers, ces représentants de jn-olô-
taires, ont du reste l'air bourgeois bien plus qu'ouvrier, et c'est à
eux sans contredit que faisait allusion le reporter d'un jour-
nal socialiste qui s'écriait : « Mais on dirait une réunion d'écono-
mistes! »
Je ne veux pas dire que, parmi les délégués continentaux, il n'y
droit chacune à un vote. Cliaque délégué ne pouvant émettre r/u'un seul voie, si par
exemple la Miners' Fédération veut exercer le plein pouvoir de vote que lui donnent
ses 200.000 membres, il faut qu'elle envoie 200 délégués. Or, aux congrès des Trade-
Unions elle en envoie beaucoup moins. i)eut-ètre une trentaine, de sorte qu'elle ne
peut émettre que 3() votes, tandis que de petites unions comptant ;iOO à 400 membres
seulement émettent chacune un vote. C'est ce qui s'est passé au congrès de Norwich .
où la Miners' Fédération, ne prenant aucun intérêt spécial aux questions portées au
programme, n'avait envoyé qu'un petit nombre de délégués, »
« En ce qui concerne les idées de Keir-Hardie et de ses partisans, ajoute M. Stan-
ley, les représentants des mineurs, sauf un petit nombre d'hommes extrêmes, en sont
les adversaires résolus » {ore pracfically dcad against tliem).
LE SIXIKMH CO.XGHHS INTERNATIONAL DES MINEl'RS A l'AUlS. \f
avait pas de gens intoUigents; l)ien au coatraii'e. Mais les Anglais
tranchaient sur le reste par leur calme, leur politesse, leur sim-
plicité de parole. Aucun d'eux ne s'est laissé emporter, comme
certains délégués continentaux, à des violences de langage, et ils
ont laissé aux seuls Belges la spécialité des discours ampoulés et
des mots prétentieux.
Du reste, on ne pouvait s'empêcher de porter une attention spé-
ciale aux délégués de la Grande-Bretagne, car ils formaient le
plus gros bataillon du congrès. Sur 55 délégués environ, il n'y
avait que 5 Allemands, envoyés par les mineurs de Silésie, de
Saxe, de Westphalie et du bassin de la Ruhr. Parmi eux, on remar-
quait M. Môller député de la circonscription de Waldenbourg, en
Silésie, le seul mineur membre du Reichstag, et le fameux agita-
teur et conférencier socialiste Bunte, délégué de Westphalie, l'un
des trois ouvriers envoyés à l'empereur allemand lors de la grève
de 1889. La Belgique — c'est-à-dire les bassins de Mons, du Bo-
rinage, et de Charleroi — était représentée par 8 délégués, dont
5, MM. Cavrot, Jean Callcwaert, xMaroille, Brenez, et Alfred Defuis-
seaux, siègent à la Chambre des représentants sur les bancs socia-
listes. M. Defuisseaux, dont la redingote noire, la cravate blanche,
et l'air ultra-bourgeois. — j'allais écrire philistin, — tranchaient
nettement sur la mise plus modeste de ses collègues, est un ancien
ingénieur des mines, condamné, — par défaut, — à trente ans de
prison pour cause d'agitation socialiste, et qui a été élu député l'an-
née dernière après l'introduction du sufï'rage universel en Belgique .
Parmi les Français, citons seulement 3IM. Basly et Lamendin, dé-
putés, et M. Calvignac, ex-maire de Carmaux. Tous les autres
députés, soit 35 à 40, représentent les trois associations de mi-
neurs de la Grande-Bretagne. Citons pour la Miners' Fech'ratio)i
MM. Ashton, Stanley, Smellie, Cowey, Pickard, Woods, ces deux
derniers députés à la Chambre des Communes. M. Abraham,
député, représente les mineurs du Pays de Galles. Enfin la
Miners' national Union (Durham et Northumberland) a délégué
entre autres MM. Ralph Young, John Johnson, Boyle, Wilson, dé-
puté, Th. Burt, député et sous-secrétaire d'État au BoardofTrade.
Mais ce n'est pas seulement par leur nombre que les délégués
10 LA SCIENCE SOCIALE.
anglais l'emportaient sur leurs collègues du continent, c'est en-
core parce qu'ils représentaient un nombre de mineurs bien plus
considérable. En effet, les 35 Anglais représentaient 590.000 mi-
neurs, alors que les 18 délégués des trois pays continentaux n'en
représentaient à eux tous que 378.000. Or, comme les votes ont
lieu, non à la majorité des nationalités, — comme dans la plupart
des congrès socialistes internationaux, — mais à la majorité des
voix représentées, les Anglais sont toujours sûrs de faire triom-
pher leurs idées s'ils restent unis. Alors même que les mineurs
du Pays de Galles, et du Durham et du Northumberland s'abs-
tiendraient, la Miners' Fédération of Great Britam avec ses
474.000 voix l'emporterait encore de beaucoup sur les continen-
taux réunis.
De plus, si l'on ne peut se fier aux chiffres précédents (voir p. (5,
note 1), il est un fait incontestable : c'est que seuls les mineurs
anglais sont organisés d'une manière solide. Seules leurs unions
ont à la fois un grand nombre d'associés, — généralement
même elles comprennent la majorité des mineurs du district, —
bien disciplinés, et une caisse bien remplie, et par suite possè-
dent une force matérielle et une influence sociale réelles. Au
lieu de se présenter, comme la plupart des délégués continen-
taux, au nom de travailleurs dont les trois quarts ne leur ont
point donné mandat de les représenter, les délégués britanniques
ont derrière eux au minimum un corps solide de 300.000 trade-
unionistes qui les ont librement choisis, qui les paient, et qui
ne leur donnent pouvoir et mandat de voter que sur certains
points et pas sur d'autres.
Si les délégués anglais l'emportaient par leur nombre, par
celui des voix dont ils disposaient, et aussi par le nombre des
trade-Unionistes qu'ils représentaient réellement, ils l'empor-
taient encore bien davantage par la valeur personnelle , comme
je l'ai déjà laissé entrevoir. Des hommes tels que MM. Burt,
Stanley, Woods, Ashton, Pickard, ont incontestablement plus
de valeur qu'aucun des délégués continentaux, et tout ingénieur
des mines que soit M. le député Defuisseaux, aucun homme im-
partial ne le mettra en parallèle avec un ancien ouvrier mineur
LE SIXIÈME CONGRÈS I.NTEHNATIONAL DES MINEUKS, A l'AUIS. 11
comme M. John Wilsnn , député du Durhaui, auquel ses adver-
saires eux-mêmes se plaisent à rendre hommage. A mon avis,
rien ne [)i'ouve mieux la grande supériorité sociale des mineurs
anglais que les hommes qu'ils ont choisis, parmi eu.r , pour les
mettre à leur tête.
Il est du reste certain que les délégués représentaient d'une
façon très exacte les tendances générales et la tournure d'esprit
des mineurs des diverses nationalités en présence, et jusqu'à un
certain point de ces différentes nations elles-mêmes. Les délégués
anglais (1) se sont lait remarquer surtout par leur esprit prati-
que et positif. Leurs revendications ne vont point d'un coup jus-
qu'à l'extrême. On sent qu'on a affaire à des gens qui savent ce
qu'ils veulent, et, en général, où ils vont; à des gens qui ont
conscience de leur force, la force que possèdent des unions nom-
breuses, riches, disciplinées. C'est même la conscience de leur
force qui entraine quelquefois trop loin les fractions bien orga-
nisées de la Miners' Fédération (j'exclus par là celles de l'Ouest
de l'Ecosse) (2). M. de Rousiers a bien mis ce fait en lumière
dans son livre récent sur la Question ouvrière (m Anglotcrre (3).
Les délégués allemands nous montraient un type social exac-
tement opposé au type anglais. Dans les discassions auxquelles
ils ont pris part, ils ont été de parfaits doctrinaires. Ce sont
avant tout des social-démocrates; le Capital de Karl Marx est leur
évangile; le congrès du parti leur en donne chaque année un
commentaire revu et approuvé; ils s'y tiennent et ne veulent
point connaître autre chose, ils votent pour ou contre une pro-
position selon qu'elle est conforme ou contraire à la doctrine
marxiste ; et ils votent avec un ensemble parfait , car les Alle-
mands ont une docilité moutonnière, un esprit de soumission
étonnant. En les écoutant, j'avais l'impression de théoriciens
intransigeants qui prennent leurs conceptions pour des vérités
(1) Les Écossais et les Gallois, nos lecteurs le savent, ap|)artionnent à un type so-
cial bien différent du type anglais.
(2) Voir dans la Science sociale de décembre 1894 mon article sur la Grève des
mineurs écossais, et principalement le paragraphe 4 sur les Unions de mineurs.
(3j Voir le livre H : La question ouvrière dans les mines, et surtout le para-
graphe 2 du cb. IV, sur la force de ta discipline et la force des clioses.
12 LA SCIENCE SOCIALE.
incontestables; mais ils me représentaient aussi cette nation ca-
poraliste, où les chefs départi, les socialistes comme le prince
de Bismark et l'empereur lui-même, ne comprennent pas, ou
plutôt ne veulent pas admettre qu'on n'accepte pas toutes leurs
idées, et leurs seules idées (1).
Quant aux Français et aux Belges, ils sont moins moutonniers.
— en ce sens qu'ils n'ont pas pour Tautorité le respect qui dis-
tingue nos voisins d"outre-Rhin, — et moins doctrinaires que les
Allemands. Ce sont avant tout des politiciens qui, au congrès de
Paris, parlaient pour la presse, c'est-à-dire pour la galerie,
beaucoup plus que pour les autres délégués. Quant à leur sincé-
rité, — la sincérité de politiciens est toujours sujette à caution, —
si j'ai de bonnes raisons de suspecter celle de certains d'entre
eux, je crois qu'un bon nombre sont plutôt des gens d'intelli-
gence moyenne, ignorants, et, — ceci s'applique plutôt aux Belges,
— aigris par les circonstances difficiles qu'ils ont traversées.
Le lecteur comprendra sans peine qu'entre délégués d'esprit
si différent il y ait défiance mutuelle et manque de sympathie.
Les Anglais trouvent que les confine utaux sont des gens sans com-
pétence, parlant d'après des théories et non d'après les faits, et
ils se défient autant des politiciens que des doctrinaires. De leur
côté, tous les continentaux font l'union sur le dos des Anglais, qu'ils
traitent de conservateurs et d'arriérés; quant aux délégués du
Durham et du Northumberland, ce sont, à leur avis, des réaction-
naires et des ennemis de la classe ouvrière. Ces divers sentiments
se sont bien manifestés au congrès de Berlin ; et si cette année
on n'a pas vu se reproduire les mêmes scènes violentes, si les
séances ont été relativement calmes, il faut l'attribuer à la con-
duite des délégués anglais qui, plusieurs fois, se sont abstenus de
voter et ont semblé laisser le champ libre aux continentaux.
(1) .le n'insislerai pas en ce qui concerne l$isinark et Guillaume II dont l'autorita-
risme est chose bien connue. Quant aux socialistes allemands, qu'il me sufTise de
rappeler les querelles des marxistes orthodoxes avec les jeunes ou indépendants; ces
derniers, qui sont moins nombreux, ont maintes fois été excommuniés par leurs ad-
versaires. Enfin, au dernier congrès marxiste de 1894, tenu à Francfort, les querelles
entre Bebel, Liebnecht. Singer et leurs partisans, surtout Prussiens, d'un côté, et
VoUmar et les Allemands du Sud de l'autre côté, ont pris un caractère aigu qui
semble présager un nouveau schisme.
LK SIXIÈME CONC.HKS INTEH.NATIONAL DES MINEURS, A l'AIUS. i',i
Mais (les deux côtés on est arrivé avec ses idées faites sur toutes
les (juestions iuipurtantes, on les a exposées et discutées avec
plus ou moins de chaleui- et d'habileté, mais on savait qu'on
n'influencerait pas son voisin, et les résultats des votes étaient
connus d'avance. C'est ainsi que les choses s'étaient passées en
1894; il en a été de même en 1895.
Tous les ans, dans la dernière séance du congrès, les délégués
de chacune des nationalités choisissent deux ou trois des leurs,
et l'ensemble des élus forme un Comitr I nier national qui repré-
sente les mineurs pendant Tannée courante (1). Ce comité se
réunit deux mois environ avant le congrès pour en arrêter l'ordre
du jour; il a entre autres pour devoir d'exclure toute question
n'ayant pas un caractère international.
Ce comité s'est réuni le 15 avril dernier à la Maison du Peuple
de Bruxelles; seuls, les délégués français, MM. Basly et Lamendin,
étant absents, en raison du décret d'expulsion porté anté-
rieurement contre eux par les autorités belges. Après avoir
écarté, pour le motif indiqué plus haut, une proposition
française relative aux Prudhommes mineurs, le comité inscrivit
au programme du congrès de Paris les sujets de discussion qui
suivent : 1° la journée de huit heures, 2'^ la surproduction, 3" la
responsabilité des patrons, i" l'inspection des mines, et 5" l'iiy-
giène des mines.
De plus, et là on reconnaît nettement l'influence anglaise, le
comité inscrivit parmi les règlements généraux que tout délégué
devait être mineur ou secrétaire d'une association de mineurs.
Ce coup droit porté aux politiciens, ne peut cependant les at-
teindre d'une façon effective; ainsi, M. Alfred Defuisseaux que,
(1) La composition de ce comité varie peu, la plupart de ses membres étant réélus
chaque année. Pour 1894-95, les élus de la Grande-Bretagne étalent : MM. Burt et
Pickard, députés, et Asliton, secrétaire de la Miners' Fédéral Ion. I/Allemagne était
représentée par MM. Moller, député, et Hermann Henker; la lielgique par MM. Cal-
lewaert et Cavrot, députés; la France par MM. Basly et Lamendin. déjiutés. — Celte
année, M. Horn, député au Landtag saxon remplace M. Ilenker et M. Calvigiiac rem-
place M. Basly ; il n'y a pas d'autres cliaiigcments.
14 LA SCIENCE SOCIALE.
personne ne s'y est trompé, cet article visait directement, en a
été quitte pour se faire élire secrétaire d'une société de mineurs
belges, et s'est présenté au cong-rès avec un mandat parfaite-
ment en règle. Le seul résultat apprécialile a été d'accroitre
l'antipathie des continentaux à l'égard des Anglais, et surtout
à l'égard de M. Pickard, secrétaire général du Comité interna-
tional et du congrès, et par suite de soulever un violent inci-
dent dans la première séance de la réunion de Paris.
Mais ce que le Comité International ne peut pas faire, c'est
de fixer les heures d'ouverture des séances du congrès, et ceci
nous a valu, également dans la première séance, un incident
dont la violence ne le cédait qu'à la bouifonnerie. Les Anglais
ayant proposé de siéger de dix heures à une heure, et de deux
heures à quatre heures selon l'usage de leur pays, les délégués
français, — on voit bien là les gens qui parlent pour la gale-
rie, — déclarèrent que cinq heures n'étaient pas assez, et de-
mandèrent qu' « on travaillât sept heures ». M. Pickard ayant
dit « qu'il ne pouvait conseiller de siéger si longtemps dans une
aussi petite salle pour faire un travail sérieux », les délégués
français abandonnèrent leur proposition; mais elle fut aussitôt
reprise par les Belges qui, avec les Allemands, prétendirent que
cinq heures par jour n'étaient pas assez pour discuter toutes
les questions inscrites au programme. Alors M. Basly proposa
de couper la poire en deux, et de siéger six heures. Mais M. Pic-
kard, prenant de nouveau la parole, déclara qu'il s'agissait
seulement de fixer l'heure d'ouverture des séances, que les pré-
cédents congrès avaient siégé cinq heures, et que seul le Comité
International pouvait changer cet article du règlement ; il pro-
posa seulement de siéger de dix heures à midi et de deux heures
à cinq heures pour se conformer aux habitudes du continent.
M. Burt, président du Comité International, qui, en vertu des
règlements, présidait cette première séance, mit alors aux voix
la proposition Pickard. La délégation française ayant demandé
(ju'on votât par nationalité, ce qui eût donné contre la propo-
sition Pickard une majorité de 3 contre 1, M. Burt répondit
d'une voix brève que la question n'était pas une question de
LE SI.MKMK ('.()M;RKS I.NTKU.N ATKi.NAL I»1CS MINEURS, A l'ARIS. \o
principe ou de nationalité, mais de convenance i)ersonnelle, (;t
([lie le vote aurait.lieuà mains levées. Les Français déclarèrent ne
pouvoir voter dans de pareilles conditions, et s'abstinrent; les au-
tres déléu'ués du continent suivirent leur exemple, et la proposi-
tion Pickard l'ut déclarée adoptée au milieu d'un violent tumulte.
Midi sonnait, et la séance allait prendre fin, quand les délé-
gués français, oubliant subitement leur ardeur de travail, ex-
posèrent que ce jour-là, 3 juin, était un jour férié, — le lundi
de la Pentecôte, — et que, pour cette raison, ils demandaient que
le congrès ne siégeât pas l'après-midi, et s'ajournât au lende-
main matin. Ni les Allemands ni les Belges ne protestèrent, les
Anglais pas davantage, et la proposition française fut adoptée
à l'unanimité.
La séance du mardi matin fut ouverte sous la présidence de
M. Calvignac (1), qui remercia ses collègues français de l'avoir
élu pour protester contre la condamnation qui l'a frappé ré-
cemment pour insultes à M. Mazens, maire de Carmaux, dans
l'exercice de ses fonctions; M. Calvignac nie du reste absolu-
ment avoir tenu les propos qu'on lui reproche .
Ceci étant dit, les travaux du Congrès reprennent, et l'on règle
tout d'abord la question de la représentation des mineurs autri-
chiens qui, nous l'avons dit plus haut, n'ont pas, faute d'argent,
envoyé de délégués, mais ont mandaté un des délégués allemands,
M. Meyer. Il s'agit de savoir si ce mandat est valal>le d'une
façon complète, et si M. Meyer pourra jeter dans la balance les
100.000 voix des Autrichiens. Au nom de la délégation britan-
nique, M. Kalph Young", délégué du Northumberland, déclare
qu'il serait imprudent de permettre à une nationalité de se
faire représenter par une autre, attendu qu'on peut être appelé
à voter par nationalités, et que, si une nationalité n'est pas
suffisamment bien organisée, si elle manque de fonds pour en-
voyer des délégués, on ne doit point lui laisser de part dans les
(1) Les délégués de chaque nationalité à tour de rôle choisissent parmi eux le pré-
sident du Jour. Par exemple, le [irésident français n'est élu que par les Franeais, el
seulement pour un jour; le lendemain, il cède la place à un président d'une autre na-
tionalité élu (le la même manière.
16 LA SCIENCE SOCIALE.
décisions. Les continentaux, au contraire, demandent que le
mandat soit valable tout entier, et que les voix autrichiennes
entrent en ligne de compte ; mais le Comité d affaires, — élu au
commencement du congres de la même façon que le Comité
International, dont il est du reste entièrement distinct, — auquel
la décision finale est remise, n'accorde aux Autrichiens qu'une
représentation idéale : M. Meyer ayant le droit de parler en leur
nom, mais non de voter pour eux. Cette décision est encore due
à l'influence des Anglais qui se montrèrent intransigeants. Les
Allemands acceptent cette décision; mais alors les Français et
les Belges protestent, disant que M. Pickard a influencé le Comité
d'aflaires, et que le vote a été escamoté comme celui de la veille
relatif aux heures de séance du congrès. Un violent tumulte
éclate à nouveau. M. Calvignac, très embarrassé, agite sa sonnette :
« Ne te fais pas naturaliser anglais au bureau, » lui crie M. Basly.
« Je demande la parole, président [sic] », crie un autre délé-
gué français, M. Evrard, secrétaire général adjoint du syndicat
des mineurs du Pas-de-Calais. M. Calvignac continue à agiter sa
sonnette, et de guerre lasse les Belges et les Français se taisent.
Le congrès eût alors dû aborder la question de la journée de
huit heures inscrite la première à l'ordre du jour, mais les délé-
gués belges demandent (ju'on discute tout d'abord la question
de la surproduction. M. Defuisseaux, qui parle en leur nom, fait
valoir que la Chambre belge discute à ce moment de nouveaux
tarifs douaniers, et que ses collègues et lui peuvent être obligés
de partir à l'improviste pour aller soutenir la cause du Ubre-
échange. En se proclamant libre-échangiste, M. Defuisseaux était
bien sûr de plaire aux Anglais, et la proposition belge est adoptée
à l'unanimité.
Deux propositions contre la surproduction sont inscrites au
programme du congrès. L'une, émanant des Français, veut « que
la production de la houille soit réglée sur la demande » ; l'autre,
venant de la Miners' Fedrratio)i, réclame « que la surproduction
du charbon soit empêchée de manière à régulariser les prix de
vente et les salaires. »
LE SÏXIKME CONGRES INTEHNATK iNAL DES MINEllîS. A PARIS. 17
Il y a lieu de rappeler ici qu'au congrès delicrlin , la Miiiers"
Fedcvdtion avait proposé, par l'organe de M. Aspinwall, l'ordre du
jour suivant : « Le congrès est d'avis que la surproduction de la
houille est due à l'entrée dans les mines d'ouvriers inexpéri-
mentés et à l'énorme concurrence que se font les intermédiaires.
Le congrès émet en conséquence le vœu que toutes les nationa-
lités aient recours à tous les moyens légitimes de limiter la pro-
duction de la houille et s'efforcent de prévenir désormais par des
mesures légales l'admission dans les mines d'ouvriers inexpéri-
mentés. »
Le lecteur remarquera que si les mineurs anglais voulaient
restreindre leur nombre, et s'assurer un monopole par des me-
sures légales, c'est-à-dire par le rétablissement des anciennes
barrières corporatives, apprentissage et autres, à l'entrée d'un
métier fort simple (1), ils n'avaient même pas essayé d'indiquer
une seule des mesures à prendre contre les intermédiaires. Au
contraire, au congrès de Paris, les délégués français et belges
apportèrent et soutinrent une prétendue solution complète du
problème de la surproduction, solution imaginée, chose digne
de remarque, par un capitaliste, M. Emile Lewy (2).
Le système de M. Lewy est fort simple en théorie. M. Lewv
constate d'abord qu'il y a manque d'équilibre entre la production
et la consommation de la houille. Quelquefois la houille s'accu-
mule et on est obligé de la vendre presque au prix de revient;
d'autres fois, au contraire, mais très rarement, la demande est
plus grande que l'olire, et on en tire un bon prix. Ces varia-
tions de prix affectent également le salaire des ouvriers que l'on
est obligé de réduire, et les bénéfices des patrons qui deviennent
nuls; quelquefois même, les patrons doivent suspendre l'exploi-
tation pour ne pas succomber.
Le remède, dit M. Lewy, est dans une entente inteniationalf
(1) Voir sut- ce sujet, Paul Je Rousiers : La Question ouvrière en Angleterre,
Il partie, ch. v, paragraphe 3 : La réduction de la production par voie législative.
(2) M. Lewy est un Danois, né à Copenhague en 1841. Autrefois secrétaire de MM. de
Rothschild à Naples et à Paris, il était récemment, et, je crois est encore, président
du conseil d'administration et administrateur délégué des charhonnages de Pâturages
et Wasnies (Belgique).
T. XX. 2
18 LA SCIENCE SOCIALE.
pour régler la production et fixer les prix de vente d'après le
taux des salaires. L'ouvrier recevrait un salaire minimum, qui
en Belgique serait pour le moins double du salaire actuel (1), et
les patrons recevraient une juste rémunération du capital qu'ils
exposent, car, et c'est M. Defuisseaux qui parle ainsi, « les inté-
rêts des deux parties sont également légitimes ».
Quant à la réalisation de ce programme séduisant, voici com-
ment M. Lewy estime qu'elle pourrait se faire. « .l'aurai pour
moi, dit-il (2), tous les mineurs, et dès le premier jour un grand
nombre de patrons; les autres suivront sans se faire attendre. »
Cependant, si par basard certains patrons étaient rebelles à l'en-
tente internationale, il faudrait les réduire. Pour y arriver, « la
grève serait déclarée dans tous les charbonnages qui dans un
délai maximum de huit jours n'auraient pas formellement ac-
cepté le système Lewy avec toutes les conditions qu'il implique ».
Une de ces conditions est l'organisation d'un comité interna-
tional composé « pour 1/3 de délégués des mineurs, pour 1/3 de
délégués des patrons, et pour un dernier 1/3 d'hommes ayant
des qualifications spéciales et possédant une expérience commer-
ciale, linancière, administrative, etc. » Ce comité réglerait la
production de chaque pags après considération de la consomma-
lion intérieure et de r exportation. « Il pourrait autoriser : 1° l'un
ou l'autre des pays producteurs à augmenter son extraction, à
condition qu elle serre uniquement aux besoins intérieurs et non
à faire concurrence à des prix avilis aux autres pays produc-
teurs; 2° dans chaque pays, s'il y a lieu, un certain nombre de
charbonnages à faire des journées supplémentaires, lorsqu'il
serait démontré que leur situation l'exige dans l'intérêt bien
entendu de leurs ouvriers, et plus particulièrement lorsqu'il s'a-
gira de soutenir des charbonnages donnant des preuves mani-
(1) M. Lewy demande cette augmentation de 50 0/0 des salaires des mineurs belges
parce (jue ces salaires, qui dépassent rarement 3 fr. 50 par jour, sont les plus bas
d'Euroiie. Pour les mineurs des autres pays, ceux d'Angleterre en particulier, M. Lewy
ne demande pas une pareille augmentation.
(2) Je cite textuellement une interview de M. Lewy publiée dans The Mining
Journal de Londres du 25 février 1893 , et reproduite par l'organe de M. Alfred De-
fuisseaux, Le Suffrage universel, du 28 février 18'J3.
LE SIXIEME COMC.ltES INTERNATIONAL DES MINEURS, A l'ARlS. Il)
festes de leur sympathie aux ouvriers; 3° à dépasser exception-
nellement la journée de huit heures (1). Le comité international
de production aurait encore pour mission d'étudier toutes les
questions intéressant les mineurs, — de préparei' et faire adopter
par les gouvernements respectifs toutes les lois jugées néces-
saires pour la protection de la vie et des intérêts des mineurs :
inspection des mines, caisses de secours et de retraites, — et
môme de préparer et faire adopter toutes les modilications jugées
nécessaires aux lois existantes. Le comité international serait en
réalité un véritable /^^//di'.s^t'yv^ international des mines comprenant
un nombreux état-major réparti dans tous les pays producteurs. »
Si je me suis arrêté aussi longtemps sur le système Lcwy, c'est
que son exposé complet dispense de longues réfutations. Ce plan
d'accaparement ne tient pas debout, et le jour où l'on essaierait
de le mettre en pratique, même ses partisans les plus chaleureux
en verraient éclater toutes les impossibilités. Quand M. Defuis-
seaux s'est adressé « à nos chers amis d'Angleterre » et à leurs
sentiments de solidarité et de fraternité, leur rappelant qu'ils n'ont
pas les difficultés du continent, qu'ils sont dans une situation
privilégiée, et leur a demandé d'accepter le plan Lewy c qu'ils
peuvent faire échouer », les délégués anglais se sont mis à rire et
n'ont pas paru le moins du monde touchés. C'est en vain que
pour les ébranler, M. Defuisseaux s'est écrié d'une voix mélodra-
matique : « Comité central international, sentez-vous la puis-
sance de ces mots? » ils ne se sont pas laissé convaincre.
C'est que les mineurs anglais acceptent bien — et proposent —
un système supprimant la concurrence que leur font les ouvriers
inexpérimentés [unskilled workers) qui viennent travailler dans
les houillères, mais que, réflexions faites, ils ne veulent pas li-
miter la production de la houille en Grande-Bretagne. Ils trou-
vent excellent que le charbon anglais soit exporté en quantité
chaque année plus considérable, et ne songent pas à se sacrifier
(1) Une des conditions du système Lewy est l'adoption générale de la journée de
huit heures. De plus, les mineurs ne travailleraient ([ue quatre jours par semaine, et
recevraient le salaire de cinc] jours. Enfin, en plus de l'augmentation de salaire journa-
lier (montant à 50 0/0 pour les ouvriers belges), les mineurs auraient une part de 25 o/o
dans les bénéfices de l'exploitation.
20 LA SCIENCE SOCIALE.
à leurs camarades du continent. Si la théorie de la limitation de
la production leur parait superbe quand elle leur est présentée
sous un jour avantageux, le sens commun chez eux ne tarde pas
à reprendre ses droits, et ils changent d'avis en apercevant le re-
vers de la médaille.
Aussi M. John Wilson, délégué du Durham, appuyé par M. Ro-
bert Smellie, délégué écossais, propose que la résolution Defuis-
seaux, demandant l'adoption du système Lewy par le congrès,
soit renvoyée au comité international qui la fera imprimer et
l'enverra aux diverses associations pour qu'elle puisse être pré-
sentée au congrès de 1890, — ce qui est une façon très anglaise et
très pratique d'enterrer la question.
Mais, comme les délégations française et belge demandent qu'on
discute cet amendement, la parole est donnée à un délégué alle-
mand, M. MôUer. M. Moller déclare que les Allemands sont entiè-
rement contre le système Lewy, et ceia parce gtic les faits sont
contre ce système.
J'avoue qu'en entendant cette phrase je dressai l'oreille. Les
Allemands sortaient-ils donc du terrain de la doctrine pour entrer
sur celui des faits? Je ne tardai pas à savoir à quoi m'en tenir.
Le svstème Lewy, dit M. Moller, suppose une alliance entre le
capital et le travail. Or une telle alliance est impossible; elle
créerait des divisions entre les travailleurs, alors qu'il n'y a que
deux partis : d'un côté les capitalistes, de l'autre le prolétariat.
Les ouvriers seraient obligés de s'unir avec leurs employeurs
contre d'autres employeurs, tandis qu'à d'autres moments il leur
faudrait s'unir entre eux contre leurs propres patrons. Voilà ce
que M. Moller, en bon doctrinaire, appelle les faits; mais il faut
lui rendre cette justice qu'il a su fortement mettre en relief cer-
tains côtés enfantins du système Lewy.
C'est ainsi qu'on a objecté à M. Lewy que l'industrie ne pour-
rait supporter une hausse du prix de la houille montant à 5 et
6 francs par tonne; mais M. Lewy ne s'embarrasse pas pour si
peu : « Nous sommes charbonniers, dit-il (1), et vos afiaires ne
(1) The Mining Journal. — 25 février 1893.
LE SIXIÈME CONGHÈS INTERNATIONAL DES MINEI'RS, A l'ARIS. Î2I
nous i-eg'ardent pas;,., si poiii- (jiic vous gagniez de rargcnt, il
faut que je me ruine, je n'en suis pas;... s'il faut absolument
que l'un de nous disparaisse, eh bien, que ce soit vous et pas
nous (M. Lewy ne s'est pas demandé ce que deviendraient les
charbonnages, si les commandes de la grande industrie leur
manquaient subitement; la disparition ou môme la diminution
de la clientèle ne semble pas le préoccuper), et je vous conseillerai
avant de vous résigner à disparaître d'essayer mon système et de
vous entendre pour limiter votre production... >>
Croire, même un instant, qu'il serait possible au monde indus-
triel de s'organiser ainsi en syndicats d'accaparement, se faisant
entre eux une g-uerre de prix, ne peut venir qu'à l'esprit d'un
homme dégagé de toute connaissance des faits, et c'est ce que
M. Moller a bien montré. Il a ajouté avec non moins de raison
qu'essayer la mise en pratique du système Lewy ferait perdre
aux mineurs la sympathie du public, et du public ouvrier plus
encore que du public bourgeois. N'avoir pas vu ce fait inévitable
prouve le mancjue d'études sérieuses et même le manque de sens
commun des délégués français et belges. On reste confondu en
lisant que « l'idéal de M. Lewy, avec un peu de bonne volonté de
part et d'autre, sera bientôt une réalité » (1), affirmation qui est
due à M. Jean Callewaert, président des Chevaliers du travail
belges et des mineurs du bassin de Charleroi, actuellement dé-
puté à la Chambre belge. Et que penser de la Fédération na-
tionale des mineurs belges qui, dès l'année dernière, « après
étude du projet Lewy », l'adoptait à l'unanimité?
Aussi, clans un très spirituel discours, salué des éclats de rire
et des applaudissements répétés de la délégation anglaise,
M. John Wilson n'eut pas de peine à faire ressortir les impossi-
bilités pratiques du système Lewy. M. Smellie, délégué écossais,
vint appuyer M. Wilson, et déclara c[ue, à son avis à lui, le seul
remède est la nationalisation des mines (2).
(1) Voir un numéro spécial, préparé pour le congrès des mineurs à Berlin, du jour-
nal Le SiilJrcKje tmiverscl, dirigé par M. Defuisseaux.
(2) M. Smellie, président de la fédération des mineurs d'Ecosse, appartient au i)arti
indépendant du travail, dont il est le candidat parlementaire pour la circonscription
de Mid-Lanark.
i22 LA SCIENCE SOCIALE.
Les Allemands et les Anglais s'étant prononcés contre le système
Lewy, la cause était entendue, et ce fut en vain que M. Basly vint
à son tour parler en sa faveur. L'amendement Wilson, renvoyant
la proposition Defuisseaux au comité international, reçut les votes
unanimes des délégations anglaises et allemandes, soit 750.000
voix ; les Français et les Belges votèrent contre, également à l'una-
nimité de leurs 212,000 voix.
On passe ensuite à la discussion de la journée de huit heures.
Deux propositions, Tune émanant de la Miners Fédération,
l'autre de la délégation française, avaient été inscrites au pro-
gramme du congrès. La première demande « qu'une loi fixe à
huit heures, descente et montée comprises [from bank ta bank), la
journée des mineurs du fond. » La deuxième, plus radicale, ré-
clame également la journée de huit heures pour les ouvriers de
la surface. Aussi décide-t-on de discuter tout d'abord la propo-
sition anglaise, et en second lieu la proposition française.
C'était au tour de la délégation anglaise de parler la première,
mais un délégué anglais, M. Abraham, député et représentant
des mineurs de la Galles du Sud, s'étant déclaré partisan de la
proposition française, M. Basly dit que c'est chose si rare de
trouver un Anglais partageant les opinions des Français, qu'il
renonce à la parole en sa faveur. M. Abraham prononce un
discours dans lequel il n'y a rien à retenir. Un autre délégué an-
glais, M. Gowey, lui succède et vient soutenir la proposition
de la Miners Fédération. Il déclare qu'il serait heureux de voir
la journée de huit heures accordée aux ouvriers de la surface
aussi bien qu'à ceux du fond ; mais, dit-il, (c je suis un possibi-
liste, et ne demande que ce que je puis obtenir. » Et constatant
que l'opinion publique en Angleterre n'est pas favorable à la
journée de huit heures pour les ouvriers de la surface, il ajoute
que ((, s'il ne peut avoir tout le gâteau, il en prendra du moins
les miettes » [If Icanl get the hog , VU take the bristles). Un troi-
sième délégué anglais, M. Bailey, prend la parole pour appuyer
M. Gowey. M. Bailey n'accepte pas la proposition française, parce
qu'en Angleterre, les heures de travail des ouvriers de la surface
LE SIXIÈME r.ONCRÈS INTERNATIONAL DES MINEIRS, A l'AKIS. 23
ne sont pas réglées parcelles des ouvriers du fond. Il ajoute (jue la
Chambre des Communes aurait voté la loi des huit heures, si les
élus des mineurs du Durham et du Northumberland ne s'y étaient
pas opposés (1), et il reproche à ces mêmes mineurs de travail-
ler moins de huit heures par jour, alors que les jeunes garçons
employés avec eux travaillent dix heures. Il rappelle que dans
les mines situées dans les districts adhérents à la Fédération, les
jeunes garçons ne travaillent que neuf heures.
Cette attaque était prévue par les délégués du Durham et du
Northumberland, qui, loin de s'en émouvoir, présentent une ré-
solution contre la journée de huit heures, résolution dont je n'ai
pas le texte exact , mais qui est semblable à celle qu'ont soute-
nue au congrès de Berlin MM. Ralph Young (du Northumber-
land) et Johnson (du Durham). La résolution Young-Johnsoii
était ainsi conçue : « Le congrès, reconnaissant la grande diver-
sité des conditions naturelles existant chez les divers peuples ici
représentés, estime qu'il est hors de propos de déléguer au Parle-
ment, ou à tout autre corps législatif, le pouvoir ou le droit de fixer
la durée du travail des adultes dans les mines, mais conseille for-
tement aux mineurs de chaque nation de saisir toutes les occa-
sions de diminuer leurs heures de travail, autant que cela est
possible et non préjudiciable à leurs intérêts. »
Cette année, ce sont MM. Boyle et House qui sont venus sou-
tenir la politique des mineurs du Durham et du Northumberland.
<i Si nous sommes opposés aux huit heures, dit M. Boyle, ce n'est
pas pour des raisons sentimentales mais pour des raisons de
chiffres, et parce qu'une telle loi nous serait défavorable.
M. Basly a rappelé que journée de huit heures ne veut pas
dire journée obligatoire, mais journée maximum de huit heures.
Eh bien, nous croyons que si ces mots huit heures étaient ins-
crits dans un texte de loi, ils auraient une si grande force morale
que partout on serait obligé de travailler huit heures, et qu'on
(1) Le '25 avril 1894, la Chambre des Communes se prononça, par 281 voi\ contre
194, en faveur d'un projet de loi de huit heures pour les mineurs du fond ; mais les
auteurs de ce projet de loi aimèrent mieux le retirer que d'y introduire le principe de
V option locale.
LA SCIENCE SOCIALE.
ne pourrait obtenir une journée de travail moindre... M. Abra-
ham a dit de son côté qu'un surplus de travailleurs est aussi
nuisible qu'un surplus de production. Or, si par une loi des huit
heures, on donne aux mineurs une situation privilégiée, la pro-
portion des umkilled labourors qui viennent grossir leur nombre
s'accroîtra beaucoup... On nous reproche d'être égoïstes parce
que nous ne voulons pas de la journée de huit heures; or, nous
ne nous opposons pas du tout à ce qu'on vous la donne, mais nous
ne voulons pas qu'on nous l'impose... On nous reproche aussi de
travailler moins de huit heures alors que les jeunes garçons
travaillent dix heures au fond de la mine. Vous savez que ces
jeunes garçons sont nos fds. Prétendez-vous les aimer et vous
soucier de leur santé et de leurs intérêts plus que nous ne le fai-
sons nous-mêmes? Alors que j'étais jeune garçon, j'ai moi-même
travaillé dans les mines, et je ne suis pas le seul ici, aussi nous
savons à quoi nous en tenir sur ce point... Je voterai contre la
journée de huit heures, parce que j'ai le devoir de soutenir les
intérêts de mes commettants. »
M. House se borne à quelques mots bien sentis. Après avoir
affirmé une fois de plus sa foi dans le sdf-help et la puissance
de l'action des trade-unions : « Si vous aviez dépensé pour l'ac-
tion syndicale, dit-il aux autres délégués anglais, la moitié du
temps et de l'argent que vous avez perdus dans l'action politique,
les mineurs que vous représentez seraient dans de meilleures
conditions. Quant à nous, qui vivons et travaillons dans le Dur-
ham et le Northumberland, nous connaissons nos affaires mieux
que qui que ce soit, et nous savons qu'une journée légale de
huit heures nous serait préjudiciable. »
Un délégué allemand, M. Horn, succède à M. House. Dans un
discours 1res violent, il déclare que les Allemands réclament la
journée de huit heures pour tous les ouvriers du fond et de la
surface. En Allemagne, dit-il, les ouvriers de la surface travail-
lent souvent dans le fond, et quand on veut punir les ouvriers
du fond, on les envoie à l'extérieur où le travail est moins payé.
Du reste, les délégués allemands représentent les ouvriers de la
surface aussi bien <jue du fond, et de plus, comme social-démo-
LE SIXIÈME CONGRÈS INTERNATIONAL DES MINEURS, A PARIS. 23
cratcs, ils réclament la journée de huit heures pour tous les ou-
vriers de toutes les industries. Quant aux délégués du Durhaiii
et du Northuuiberland, M. Horn déclare leur conduite honteuse,
et les compare aux curés qui. en AUemaii'ne, veulent faire patien-
ter le peuple. Mais, comme a dit Henri Heine, les social-démo-
crates « laissent le ciel aux anges et aux moineaux » et cherchent
à établir sur terre le ciel à leur façon. Redoublant de violence,
M. Horn accuse les délégués du Durham et du Northumberland
de ne venir aux congrès que pour empêcher qu'on prenne des
décisions et qu'on marche de l'avant ; il les proclame plus dan-
gereux que les patrons et les capitalistes, et dit (jue « ce sont des
loups déguisés en brebis ».
Tn tel discours aurait certainement soulevé des incidents,
mais soit ignorance, soit calcul, le traducteur -anglo-allemand,
un rédacteur en sous-ordre du journal socialiste allemand
Vorivâi'ts, a supprimé toutes ces violences, et sa traduction n'a
présenté aux délégués anglais qu'un petit speech anodin.
Après cjuelques phrases d'un délégué belge, M. Stanley, se-
crétaire de la Fédération des Midlands, prend la parole pour ré-
sumer le débat. \\ en profite pour rendre hommage, au milieu
des bravos de la délégation britannique, à l'honnêteté et au dé-
vouement des représentants des mineurs de l'Union nationale
qu'il appelle « nos frères ». Il rappelle que si ces derniers
combattent l'intervention législative dans la fixation des heures
de travail, ils l'acceptent fort bien sur tous les autres points,
et marchent alors la main dans la main avec les mineurs de
la Fédération, aussi ne veut-il pas désespérer de les voir se
convertir un jour à la journée légale de huit heures.
On vote alors sur la proposition anglaise : journée légale de
huit heures pour les mineurs du fond. Seuls, les délégués du
Durham et du Northumberland votent contre; tous les autres
délégués anglais et tous ceux du continent votent pour, soit
96.000 voix contre et 872.000 voix pour.
On passe ensuite à la proposition française réclamant égale-
ment les huit heures pour les ouvriers de la surface. Tous les
continentaux et les mineurs de la Galles du Sud votent pour, et
26 LA SCIENCE SOCIALE.
comme la Miner.s Fédération s'abstient et que les mineurs du Dur-
ham et du Northumberland font de même, la proposition est
déclarée adoptée. Il y a lieu de remarquer qu'une dizaine au
moins de délégués anglais ont voté pour la proposition française,
mais cela à titre individuel. « Ils n'ont exprimé que leur opinion
propre, me dit M. Asliton, secrétaire de la Miners Fédération,
car ils n'ont reçu des mineurs qu'ils représentent aucun mandat
de voter sur ce point. »
Puis on en vient à la question de l'inspection des mines.
La délégation française a déposé une proposition demandant
« que les délégués ouvriers chargés de l'inspection des mines
aient une indépendance absolue ». Le congrès se prononce à
l'unanimité en faveur de ce vœu.
Le congrès aborde ensuite l'importante question de la respon-
sabilité des patrons. Deux propositions sont inscrites à l'ordre
du jour; elles émanent encore de la délégation française et de la
Miners' Fédération. La première réclame une loi rendant les
patrons responsables de tous les accidents, sauf en cas de sui-
cide dûment constate. La deuxième demande que les patrons
soient rendus responsables pour les indemnités à accorder à
toutes personnes blessées pendant le cours de leur travail dans
les mines ou autour des mines, sauf dans le cas où par sa né-
gligence Vouvrier aurait contribué à l'accident. » Par suite
d'une erreur d'impression, ce dernier membre de phrase n'exis-
tait pas dans le texte imprimé de la proposition anglaise ; et ce
fait, lors du vote, a été cause d'une malentente, bien que les
délégués anglais, chose significative, aient pris soin de faire
remarquer l'erreur commise.
M. Basly, qui parle le premier, prétend que si les ouvriers
commettent quelques imprudences au cours de leur travail,
c'est qu'ils sont mal payés et qu'ils veulent aller plus vite pour
gagner un peu plus d'argent; en dernière analyse, ce sont les
patrons qui sont responsables (1). MM. Parrott et Edwards, qui
(1) n Les neuf dixième des accidents, — puisque c'est ainsi qu'on nomme ces liomici-
des patronaux, — sont dus à la rapacité capitaliste. C'est un échafaudage hors de ser-
LE SIXIKME CONGHi:S INTKH.NATIONAL DES MINEUHS, A l'AKIS. 2/
défendent la proposition de la Minors Fédération, disent qu'en
Angleterre les règlements des mines sont établis par des comi-
tés mixtes où les ouvriers sont représentés, et que si les mineurs
enfreignent les règlements, les patrons ne peuvent être tenus
pour responsables. Mais la loi anglaise oblige l'ouvrier à prou-
ver que le patron a été coupable de négligence, alors que ce
devrait être au contraire au patron de prouver qu'il n'était
pas en défaut. Enfin la loi permet le contracting ont (c'est-à-dire
un contrat par lequel l'ouvrier s'engage à ne rien réclamer de
son employeur s'il est victime d'un accident) ; M. Parrott et
après lui M. Edwards, protestent contre cette tolérance qui,
espèrent-ils, cessera bientôt (1).
M. Bunte, Allemand, dit au contraire que la proposition fran-
çaise ne va pas assez loin, et que le patron devrait être toujours
responsable, même dans les cas de suicide, parce que si un ou-
vrier se suicide, c'est qu'il y est poussé par la vie misérable qu'il
mène. Enfin M. Lamendin prononce un discours violent dans le-
quel il y a néanmoins une idée juste : c'est que les ingénieurs de
l'État chargés de contrôler les ingénieurs des compagnies minières
vice, une corde usée, une machine qu'il a fallu nettoyer eu inouveinent, un personnel
insuffisant ou écrasé de travail, etc., toutes causes secondaires qui se rattachent à une
cause première et unique : la caisse à remplir coûte (jue coule. C'est à la caisse, par
suite, qu'il faut frapper... Pour décider la gent patronale à prendre les mesures de
sécurité nécessaires, il faut que l'écrabouillement de ses machines humaines lui re-
vienne plus cher que leur sauvegarde. C'est pourquoi il n'y a pas à faire le moindre
fonds sur « l'obligation légale pour les patrons d'assurer leurs employés » ([ue quel-
ques-uns ont uiise en avant comme un remède souverain... L'établissement d'une
« assurance sociale » auquel s'est arrêté un des derniers congrès possibilisles serait
plus désastreux encore. Un pareil « service public », s'il pouvait jamais être installé
en régime capitaliste, loin de restreindre et de prévenir, multiplierait et provoquerait
les boucheries ouvrières. » {Programme du parti ouvrier (marxiste), ses considé-
rants et ses articles, par Jules Guesde et Paul Lafargue, 3® éd., p. 7.5-7G).
(1) Nos lecteurs seront certainement frappés du caractère pratique et modéré des re-
vendications anglaises. Le fait suivant en est encore une preuve. Le 5 juin à la séance
du matin, on annonce au congrès (jue la veille avait eu lieu^ dans le district de Fife, en
Ecosse, un accident causant la mort de neuf mineurs. M. Hasiam. délégué anglais, en
présentant une adresse de condoléances, explique qu'en .Vnglelerre, après chaque
accident, il y a une enquête publique faite par un jury de treize membres, mais qu'en
Ecosse l'enquête est faite par un fonctionnaire et est tenue secrète, .\ussi, dans son
adresse de condoléances, M. Ilaslam exprime le vœu que la législation anglaise soit
appliquée à l'Ecosse. Pas un mot à l'adresse de la « gent patronale » et de la « rapa-
cité capitaliste ».
^O LA SCIENCE SOCIALE.
sont souvent négligents; c'est un fait que la dernière catastrophe
de Montceau-les-Mines n'a que trop prouvé. Aussi réclame-t-il la
responsabilité des patrons dans tous les cas, sauf celui de sui-
cide.
On vote d'abord sur la proposition anglaise. Tous les délégués
anglais, sauf ceux du Durliam et da Northumberland qui votent
contre, se prononcent en sa faveur, ainsi que tous les délégués
continentaux à l'exception d'un Allemand. Un malentendu s'est
en efïet produit. Les délégués continentaux n'ont considéré que
le texte imprimé delà proposition de la Miners Fédération (c'est-
à-dire sans l'adjonction des mots « sauf le cas où l'ouvrier par sa
négligence aurait contribué à l'accident »), et ils ont voté pour.
Les délégués du Durham et du Northumberland ont voté contre,
pour la môme raison. Au contraire, les délégués de la Fédération
ont estimé qu'après les discours de leurs orateurs il n'y aurait
pas de malentendu, et ils ont voté pour leur proposition amendée
par le membre de phrase non contenu dans le texte imprimé.
On vote ensuite sur la proposition française, à laquelle donnent
leurs voix tous les continentaux et un certain nombre d'Anglais,
mais la grande majorité de ces derniers s'abstient. Ceux des
Anglais qui ont voté pour la proposition française ne font, bien
entendu, qu'exprimer une opinion personnelle.
Une dernière proposition faite par les Français était inscrite à
l'ordre du jour, elle demande « l'application au travail des mines
du meilleur système hygiénique connu », et elle est votée à l'una-
nimité des délégués des quatre nationalités.
Enfin, après avoir choisi les memljres du nouveau Comité in-
ternational pour 1895-96, le congrès a clôturé ses séances le ven-
dredi soir, 7 juin. Ce même soir, le groupe parisien du parti ou-
vrier (marxiste) a offert aux membres du congrès un punch sous
la présidence de M. Paul Lafargue. La grande majorité des délé-
gués anglais ont brillé par leur absence à ce punch; les autres,
à l'exception de deux ou trois socialistes, déclaraient hautement
n'être venus que par politesse, et sans faire la moindre attention
aux idées politiques des organisateurs.
LE SIXIÈME CONCHKS INTERNATIONAL DES MINEURS, A PARIS. 29
Il nous faut maintenant examiner quels seront les résultats po-
sitifs de ce coni;Tès, et quels ciisei£;nements la Science sociale
peut retirer des farts qui en ont signalé les séances et des discus-
sions qui les ont remplies.
Les délégués allemands, en bous marxistes qui saisissent toutes
les occasions de « sommer le gouvernement » de satisfaire leurs
fantaisies, avaient demandé au congrès « que toutes les résolu-
tions adoptées à l'unanimité fussent adressées par les secrétaires
de chaque nationalité à leurs gouvernements respectifs en invitant
ces derniers à y donner suite et à en accuser réception ». Or,
comme comme on l'a vu plus haut, il n'y a eu que deux résolu-
tions votéesàl'unanimité. L'une d'elles, qui réclame «l'application
au travail des mines du meilleur système hygiénique connu » ,
est d'un caractère platonique remarquable, car elle ne contient
pas la moindre indication sur les moyens qu'il conviendrait d'a-
dopter. Les délégués français qui l'ont présentée diront peut-
être que ce n'est pas leur affaire, mais celle des ingénieurs; en
tout cas, c'est une réponse qu'ils ne sauraient faire en ce qui
concerne la seconde proposition, laquelle émane d'eux également :
(( que les délégués ouvriers chargés de l'inspection des mines aient
leur indépendance absolue ». Il est regrettable qu'ils n'aient pas
pris la peine d'exposer et de discuter la question, et de nous ren-
seigner sur les mesures capables d'assurer cette indépendance.
Quoi qu'il en soit, ces deux résolutions vont être transmises aux
gouvernements d'Allemagne, de Belgicjue, de France et du
Royaume-Uni ; mais à quoi cette démonstration aboutira-t-elle?
Il ne se passe pas de mois, je devrais dire de semaine, où la Cham-
bre des députés ne vote quelque ordre du jour ainsi conçu : « La
Chambre , reconnaissant la nécessité d'encourager l'agriculture ,
ou le commerce, ou l'industrie, ou ce qu'il vous plaira, invite le
Gouvernement à prendre les mesures nécessaires dans le plus
bref délai, et passe à l'ordre du jour ». Le Gouvernement « donne
acte » de l'invitation qui lui est faite, promet d'étudier la ques-
tion, et voilà l'affaire enterrée, jusqu'à ce qu'on lui renouvelle
pareille invitation. Il en sera de même des deux résolutions vo-
tées par le congrès des mineurs, et ce sera justice parce qu'elles
30 LA SCIENCE SOCIALE.
restent dans le général et dans le vague et ne précisent rien en
fait.
11 est non moins certain que l'énorme majorité par laquelle le
congrès s'est prononcé pour la journée légale de huit heures
(rappelons que la résolution votée s'applique aux seuls mineurs
du fond) n'avancera pas d'un jour l'adoption de cette mesure,
même dans le pays où l'opinion puhlique se montre le mieux
disposée à son endroit. Tant que les représentants des mineurs de
la Fédération n'accepteront pas la clause de Y option locale, per-
mettant au Durham et au Northumberland de régler leurs affaires
à leur convenance et selon les nécessités particulières de leur
situation, la loi des huit heures ne sera pas votée d'une manière
définitive parla Chambre des Communes (1). Sur le continent,
(1) Voici comment s'exprimait le II octobre 1894, clans un discours adressé à ses
électeurs de Birmingham-Ouest, un éminent homme d'Etat anglais, M. Joseph
Chamberlain, leader du parti libéral-unioniste à la Chambre des Communes :
« Le congrès des Trade-Unions a voté l'autre jour (il s'agit du congrès de Norwich)
une résolution en faveur de la journée légale de huit heures pour tous les ouvriers
de toutes les industries et professions. Je ne comprends pas, Messieurs, comment
des hommes de bon sens, des hommes bien intentionnés, ont pu en venir à pai'eille
absurdité. (Applaudissements.)... Il me semble qu'il n'y a que deux cas où l'interven-
tion législative dans la fixation des heures de travail puisse se justifier. C'est quand
le travail est si excessif qu'il constitue soit un danger pour l'ouvrier, pour sa santé
et son état général, soit indirectement, comme dans le cas de certains travailleurs
des chemins de fer, un obstacle à la sécurité du public. Le second cas nous est fourni
par ces industries , par ces professions, où , soit par quelque perfectionnement de
l'outillage, soit par un travail plus intense de la part des ouvriers, on peut obtenir
avec une moindre dépense de temps une même somme de production... Or, Mes-
sieurs, ce que je désirerais, c'est qu'une expérience fût faite dans une industrie con-
venablement choisie, et j ai toujours pensé que l'industrie minière était bien celle-là.
J'ai tendance à croire, — je puis me tromper. — que dans le cas des mines, il serait
|)ossible, par un travail plus intense de la part des piqueurs, d'extraire en huit heures
autant de charbon qu'en neuf, et peut-être même davantage. En tout cas, comme
les mineurs désirent que cet essai ait lieu , je suis pour ma part d'avis qu'on leur per-
mette de le tenter, et je regrette que par suite du manque de raison des chefs de la
Miners' Fédérât ion of'Great Brilain, cette expérience ne soit pas déjà commencée.
Ils eussent pu obtenir, pendant la dernière session, que cette réforme fût mise en
vigueur dans presque tous les districts miniers de la Grande-Bretagne, et ils ont
refusé, — non parce qu'ils ne pouvaient obtenir tout ce dont ils avaient besoin, mais
parce que la Chambre des Communes n'a pas voulu leur permettre de tyranniser
Uo coerce) leurs camarades du Nord (Durham et Northumberland), qui sont des
hommes aussi intelligents qu'eux, qui déclarent qu'ils sont dans des conditions spé-
ciales ayant besoin d'un traitement particulier, et qui certainement sont parfaitement
capables de prendre soin de leurs propres affaires. Eh bien, comme je viens de le
dire, je crois que nous avons le devoir strict [tlial. we are honnd) de sauvegarder
LE SIXTKME CONGRES INTERNATIONAL DES MINEURS, A PARIS. ."{I
OÙ l'on réclame la journée de huit heures non scul(>incnt pour les
mineurs du tond mais pour les ouvriers de toutes les industries
et professions, les projets de loi dans ce sens auront encore long-
temps à attendre avant môme d'être pris en considération.
En ce qui concerne le vote sur la responsabilité des patrons
en eas d'accidents, nous avons dit plus haut qu'il y a eu malen-
tendu par suite d'une erreur dans le texte imprimé de la réso-
lution anglaise. Sur cette question, en effet, la Fédération des
mineurs et rUnion nationale s'entendent parfaitement, et leurs
demandes sont très raisonnables. Actuellement, la loi anglaise
oblige l'ouvrier victime d'un accident à prouver que son patron
ou les employés de son patron étaient en défaut contre le rè-
glement ; si l'ouvrier n'y réussit pas, le patron n'est pas tenu
de lui verser une indemnité. De plus, si l'ouvrier a contracled
oui, le patron est déchargé de toute responsabilité dans quelque
cas que ce soit. Les mineurs, et avec eux les autres associations
ouvrières anglaises, réclament d'abord l'abolition du contractirig
ont, puis ils demandent que le patron soit responsable dans
deux cas : 1° Quand il est en défaut contre le règlement. Et ce
doit être au patron, ajoutent-ils, à prouver qu'il n'était pas en
défaut; s'il n'y parvient pas, il sera tenu pour responsable.
Ce transfert au patron de la charge qui incombait à l'ouvrier de
faire la preuve me semble juste. 2" Quand il sera démontré que
l'indépendance des mineurs du Nord. Mais sous cette condition, je suis pour ma part
absolument disj^osé à voter la journée légale de huit heures pour les districts où
la grande majorité des mineurs désirent cette réforme. Je serais très heureux que cet
essai eût lieu. S'il réussissait, il est possible que le Nord changeât d'avis; et s'il ne
réussissait pas, ce seraient justement ceux qui auraient eu la plus grande part à sa
mise en vigueur qui subiraient la plus grosse perte. »
Dans une lettre publique adressée à M. D. A. Thomas, membre de la Chambre des
Communes, au mois d'août 1894, M. C.ladstone avait donné son opinion sur ce
même sujet de la manière que voici : « Je suis nettement d'avis, que si les mineurs
désirent, à une majorité qui soit presque une unanimité, obtenir une loi des huit
heures, ils ont un titre moral à l'obtenir-, mais quant au droit moral d'imposer cette
réforme à une minorité considérable, j'ai de grands doutes; et j'appréhende, si cette
minorité est réellement considérable, qu'on trouve plus de difficultés pratiques à la
contraindre que n'en prévoyaient les promoteurs du projet de loi. »
En fait, M. Gladstone et M. Chamberlain sont d'accord, mais ce dernier a l'avan-
tage sur le grand vieillai-d de se prononcer d'une manière très nette en faveur
de la liberté, tandis que M. Gladstone se tient dans des termes plus vagues.
32 LA SCIENCE SOCIALE.
ni le patron ni ïouvricr n'était en défaut, et que l'accident
est dû à des causes inconnues ou bien à une fatalité. Le discours
de M. Chamberlain, que je cite en note (1), exprime bien, à mon
sens, les raisons d'être de cette demande; et il est certain que
d'ici peu de temps les ouvriers anglais obtiendront toute satis-
faction. Quant aux prétentions des continentaux, elles sont telle-
ment exag-érées et injustes qu'on ne peut ni ne doit y prêter
attention .
Mais où le vote des délégués anglais a été le plus significatif,
c'a été sur la question de la surproduction. Nos lecteurs savent
que cette question est intimement liée à celle du living-ivage
(littéralement salaire qui permet de vivre). Or, avant la grande
grève de 1893, la Miners Fédération soutenait une théorie du
living-wage, qui, déclare M. de Rousiers, peut se résumer ainsi :
« Les prix doivent suivre les salaires , et non les salaires suivre
les prix (2). >>
Cette théorie du salaire forcé n'a pas longtemps résisté au
calme examen d'esprits pratiques. L'année d'après, à Berlin, les
délégués de la Fédération votaient la résolution suivante : « Le
congrès estime que la seule manière d'obtenir et de maintenir un
liviner-waffe est d'être entièrement organisé, et de ne laisser dé-
(1) « En dernier lieu, il y a la question des compensations pour les blessures et ac-
cidents. (Applaudissements.)... Mesdames et Messieurs, quelques précautions que nous
puissions prendre, quel(iues perfectionnements que nous puissions introduire, des ac-
cidents arriveront dans les manufactures et au cours des travaux qu'on exécute dans
ce pays... et à mon avis, que je n'exprime pas aujourd'liui pour la première fois, dans
toute industrie les indemnités ei verser en cas d'accidents constituent à bon droit le
premier élément du coût de i>roduction. Si vous vous mettez à fabriquer de la poudre,
vous savez que, quoi que vous |)uissie/. faire, il y aura une certaine moyenne d'acci-
dents dans le cours de cinquante ans. Je dis que la charge d'indemniser ceux qui ris-
quent leur vie, ceux qui sont tués ou blessés dans un de ces accidents qui auront
certainement lieu un jour ou l'autre, doit être supportée par les fabricants [traders] ;
on doit l'ajouter au coût de production de la poudre; c'est une partie intégrale du
coût de production, la plus déplorable si vous voulez, mais sans laquelle on ne peut
fabriquer de poudre. C'est pourquoi je dis que c'est à la fabrication et au commerce
d'en supporter les frais {tliat the cost should be tlirown upon tlie trade). J'ajoute
qu'on pourra s'assurer Cintre les accidents de la même manière qu'on s'assure contre
les incendies ou contre les explosions de chaudières. » i, Discours de M. Chamberlain
à ses électeurs de Birmingham-Ouest, 11 octobre 1894.)
(2) Voir: La Question onrricre en Angleterre W" partie, ch. iv, g 2 : La force de
la discipline et la force des choses.
LE SIXIÈME CONGRÈS INTEFINATIONAL DES MINEURS, A TARIS. .'J3
cider aucune question relative aux salaires sans que Ton prenne
en considération, dans les arrangements à intervenir, les proiits,
les pertes, les prixde vente et l'établissement d'un salaire mini-
mum. » En fait, ce que demandait la Miners' Fédération, c'était
que les salaires fassent aussi élevés que le permettraient les cir-
constances, prétention très raisonnable et très diliérente de celle
d'augmenter les salaires et par suite les prix de la houille, selon
la fantaisie des mineurs. A ce môme congrès de Berlin, les délé-
gués de la Mi)if'rs' Fédération émirent le vœu : >.< Que toutes les
nationalités aient recours à tous les moyens légitimes de limiter
la production de la houille... », mais ils n'indiquèrent, — et cela
montre bien l'inanité de semblables propositions, — aucun moyen
d'y parvenir. Cette année, à Paris, la Miners' Fédération ?,e^ bor-
nait à demander : « que la surproduction de la houille fût em-
pêchée de manière à régulariser les prix de vente et les salaires ».
Il ne s'agit donc plus de limiter la production de la houille, mais
<le la régulariser, et de prévenir les résultats fâcheux qu'entraîne
la surproduction : l'avilissement des prix et des salaires, et le chô-
mage périodique. La réalisation de ce vœu présente certaine-
ment de grandes difficultés, mais le vœu lui-même est l'expres-
sion d'un désir raisonnable. Je crois, du reste, que les délégués
anglais se rendent compte eux-mêmes du caractère platonique de
ce vœu, car après l'avoir fait inscrire à l'ordre du jour du congrès,
ils n'ont même pas demandé sa discussion.
L'évolution qui s'est faite dans l'esprit des mineurs anglais est
donc très remarquable, et cela d'autant mieux qu'il ne saurait
y avoir de doute sur le point d'arrivée. En 1893, la Miners
Fédération demandait que les prix de vente fussent réglés d'a-
près le taux des salaires; cette année, ses délégués à l'unanimité
se sont unis aux représentants du Durham et du Northumberland
pour repousser le projet Lewy. M. Lewy a eu beau leur montrer
la journée de huit heures, un living-wage, la participation aux
bénéfices, etc., ils ont rejeté son plan d'accaparement jo«/-ef' quil
est irréalisable, et qu'ils se rendent compte que même une en-
tente internationale ne pourrait, tous les faits l'indiquent, do-
miner longtemps la clientèle en lui imposant des prix excessifs.
T. XX. 3
34 LA SCIENCE SOCIALE.
Au contraire , si les Allemands ont voté contre le système Lewy,
c'est qu'il implique une entente entre patrons et ouvriers, grand
scandale aux yeux des doctrinaires marxistes.
Le système Lewy a donc été renvoyé au Comité international,
et on le verra sans doute réapjiaraitre l'an prochain; mais dès
à présent, c'est une affaire finie. 11 est intéressant de constater
que ceux des ouvriers d'Europe qui sont les plus capables et les
plus avancés, ceux qui possèdent le plus d'initiative et qui
représentent le mieux l'esprit de progrès l'ont rejeté sans phrases
comme sans parti pris de doctrine.
Certaines personnes semblent croire que de tels congrès sont
inutiles. Il n'en est rien, mais il ne faut pas en exiger plus qu'ils
ne peuvent donner. Je demandais à M. Burt, alors que le con-
grès venait de finir ses travaux, quelle était son impression
générale? Sans se faire prier, M. Burt me répondit que ces
co)i(jrrs )i ont actuellement , à son avis, quune importance édiica-
iionnelle. C'est là une opinion que je partage entièrement ,
et je voudrais maintenant examiner quels sont les éducateurs et
quelle sorte d'éducation ils donnent.
On a dit souvent, et c'est nue vérité devenue banale, que l'é-
ducation par l'exemple est la meilleure de toutes. Or, au con-
grèSj il y avait des gens dont l'exemple indique ce qu'il convient
de faire, et d'autres dont l'exemple montre ce qu'il faut éviter,
D'un côté, on voyait des délégués connaissant leur sujet, sachant
ce qu'ils voulaient et pourquoi ils le voulaient, parlant et agis-
sant en gens de bon sens qui no prétendent pas tout changer du
jour au lendemain, des délégués calmes, précis, modérés, des dé-
légués enfin qui, suivant les mots de M. John Wilson, « sont venus
non seulement pour faire des affaires mais pour montrer qu'ils
sont capables de les faire ». De l'autre côté étaient des délégués
à la cervelle bourrée de doctrine, ignorant les faits, soit de parti
pris, soit' par manque d'étude, hantés de préoccupations électo-
rales, regardant l'indiscipline et le bruit comme les marques
d'un es])rit indépendant. Alors que, par leur savoir, leur modé-
ration, leur opportunisme, les premiers ont obtenu des résultats
LE SIXIKM1-: CONGHKS INTERNATIONAL DES MINEURS, A l'ARIS. .'{o
visibles poui- tout le monde et favorables à leurs commettants
(relations amicales avec les patrons, grèves évitées ou terminées
par conciliation ou arbitrage, bureaux permanents de conciliation,
journée de neuf heures et même de huit heures dans certains dis-
tricts, salaires les plus élevés de l'Europe'), les autres ne peuvent
rien placer en regard qu'une liste interminable de déclamations
aux effets nuls ou désastreux pour ceux dont ils prétendaient sou-
tenir la cause.
IVnir les observateurs impartiaux, il ne saurait y avoir d'hé-
sitation; les faits disent bien haut quelle éducation est la bonne.
Mais les délégués continentaux ont-ils été tant soit peu influencés
par leurs collègues d'Angleterre? Je le désire, sans trop le croire.
Dans tous les congrès qui ont eu lieu, et les continentaux s'en
plaignent très fort, au congrès de Paris comme aux cinq précé-
dents, ce sont les délégués anglais qui ont joué le rôle principal,
et il ne pouvait en être autrement parce que ce sont eux qui
voient le plus juste. Mais cjuelle que soit la valeur personnelle de
ces délégués, ils n'arriveraient à rien et n'existeraient même pas
comme hommes publics, si les ouvriers qu'ils ont derrière eux
n'avaient reçu aussi bien qu'eux-mêmes la formation sociale su-
périeure qui caractérise les Anglo-Saxons. En dernière analyse,
et dans toutes les questions, c'est toujours à la formation sociale
qu'on arrive.
J. Bailhache.
" ^csa^-osjNô'O'^
LES ANCÊTRES DE SOCRATE.
II.
L'ÉVEIL DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE EN lONIE 1).
I.
Nous avons constaté, dans notre premier article les caractères
généraux de la région où la plus haute école de philosophie est
venue au monde : un examen sommaire des différentes contrées
du glohe nous a amenés, de proche en proche, à reconnaître par
quelles conditions naturelles et -sociales les rivages helléniques
de la Méditerranée se sont trouvées le terrain propice à la pre-
mière culture de la philosophie. Aujourd'hui, serrant les faits de
plus près, il nous font voir pourquoi les rivages de l'Ionie, à l'ex-
trémité occidentale de l'Asie Mineure, ont été le point de départ
précis de ce grand essor de l'intelligence humaine.
Un voyageur qui aurait gravi, il y a deux mille cinq cents
ans, les hauteurs du promontoire de Mycale, aurait pu embrasser
du regard un remarquable panorama.
A l'Ouest, nageant dans la mer de l'Archipel, les Sporades et
les Cyclades; au Nord et au Sud, une côte découpée, sinueuse,
toute en golfes et en presqu'îles, donnant à ses lignes courbes un
développement quadruple de la longueur d'une ligne droite. A
l'Est, la fameuse vallée du Méandre, le fleuve sinueux par ex-
cellence. Vers le Nord-Est, une autre vallée, celle du Caystre, cé-
lèbre par ses cygnes. Dans cet immense paysage, trois points lui
(1) Voir la livraison précédente.
LES ANCKTRES HE SOCRATE. 3/
.•uiraient signalé riiumanité : à l'Ouest, le fameux temple de Hérè
(.lunoui, une des î^loires de Samos; au Sud, le temple d'Apollon
Dindyméen, vénéré' par Milet; au Nord, enfin, ce merveilleux
temple d'Artémis d'Éphèse, dont la destruction a suffi pour im-
mortaliser un maniaque. Ces trois temples, chefs-d'œuvre de
l'art ionique, auraient successivement fixé ses regards sur trois
citt'S de cette lonie antique : Samos, où vécut Ésope, où ergota
Mélissus, d'où s'élance Pythagore, où le « tyran « Polycrate,
subtil protecteur d'Hérodote et d'Anacréon, se trouvait malheu-
reux d'être trop heureux; — Milet, sur le vaste golfe Latmique,
aujourd'hui marécage pestilentiel, mais alors peuplé de flottes
blanches, Milet qui la première donna le signal de l'éveil philo-
sophique et vit fleurir, avec Thaïes, Anaximandreet Anaximène,
la première école de physiciens ; — Éphèse enfin, plus modeste,
livrant à la postérité le seul nom d'Heraclite, ce penseur bizarre
et profond dont toute l'imagination des évolutionnistes modernes
ne fait que remettre à neuf les audacieuses conceptions.
Tout est là, tout tient là, tout sort de là : Milet, Samos, Éphèse,
avec leurs voisines Clazomènes et Colophon, sont le berceau de la
philosophie grecque, romaine, moderne. Ce petit rivage a eu la
fortune d'arriver, avant tout le reste du globe, au point social
voulu pour servir de théâtre à ce grand phénomène intellectuel.
Les autres régions ont eu besoin d'emprunter quelque chose à
celle-ci, ne fût-ce que le premier souffle initiateur. L'Italie, comme
nous l'avons dit, eut pour premiers instituteurs le Colophonien
Xénophane et le Samien Pythagore. Athènes même, métropole
de Milet, se fit l'élève de sa colonie, et le Milésien Archélaiis ca-
téchisa Socrate.
Pourquoi cette supériorité de l'Ionie? Cette supériorité ne peut
tenir évidemment qu'à une excellence particulière dans la façon
dont se trouvent réalisées ici les deux conditions que nous avons
reconnues comme essentielles à l'épanouissement philosophique :
le loisir et V instruction.
Une seule de ces conditions, répétons-le, est insuffisante pour le
résultat envisagé ici. Toutes deux sont nécessaires, et nécessaires
à un degré très intense.
38 LA SCIENCE SOCIALE.
Or, les gens del'Ionie avaient tout ce qu'il faut pour jouir d'un
intense loisir et acquérir une intense instruction.
Voyons d'abord le loisir.
II.
Le loisir dérive des conditions du iraïKiil, qui tiennent elles-
mêmes au lÏPAi. Quel est donc le lieu?
L'aspect et le climat de l'Ionic ne diffèrent pas d'une façon ca-
ractéristique de l'aspect et du climat des rivages de la Grèce et
de la Grande-Grèce. C'est un lieu de même espèce, et propre à
produire des influences sociales sensiblement analogues. Voilà
longtemps qu'on a comparé l'Asie Mineure à une « terre d'Asie
enchâssée dans un littoral d'Europe ». Les rivages de l'xVsie Mi-
neure sont donc grecs par le climat comme ils l'ont toujours
plus ou moins été par la race. Seulement, il y a quelques diffé-
rences à noter. Le Nord, — la côte de Trébizonde, — est exposée à
des froids très vifs durant l'hiver, et la végétation s'en ressent. Le
Sud, — la côte de Tarse, — participe déjà aux conditions des climats
africains. Reste la côte occidentale, mais cette côte occidentale
comprend elle-même trois parties : Éolide, lonieet Carie. L'Éolide,
au Nord, tend à se rapprocher du climat septentrional. La Carie,
en revanche^ penche vers le climat du Midi. L'Ionie est exacte-
ment à l'extrémité de FAnatolie. Son climat, « le plus agréable et
le plus uniforme de toute la région cistaurique (1) », a, pour
moyenne d'hiver, huit degrés; pour moyenne d'été, vingt-quatre;
pour moyenne de l'année, seize. Le massif du Tmole, placé
comme un écran au-dessus de la vallée du Caystre, la protège
contre les vents du Nord, et la mer aux multiples golfes neutralise
suffisamment, par sa fraîcheur, les fortes chaleur de l'été.
« Les Ioniens, dit Hérodote, — qui n'était pas Ionien, — ont
bâti leurs villes dans la contrée la plus agréable que je connaisse,
soit pour la beauté du ciel, soit pour la température. En effet,
(1) Reclus.
LES ANCÊTRES DK SOCRATE. .'J9
les pays (jui eiivirouDeiil rionic, au Nord et au Sud, à l'Est et à
rOuest, ne peuvent entrer en comparaison avec elle, les uns
étant exposés aux pluies et aux froids, les autres aux chaleurs et
à la sécheresse » (1).
Sur ces rivages exceptionnellement favorisés, les productions
naturelles sont a])ondantes. Aujourdliui encore, qui ne connaît le
muscat de Samos? Celte île possédait une montagne nommée
Ay.zc/wç, c'est à dire vigne. Les vignobles de Clazomèncs, — la
patrie d'Anaxagore, — se reconstituent actuellement. Strabon
loue les figues d'Ionie, Xénophon représente les vallées du Méan-
dre et du Caystre comme pleines d'oliviers et de liguiers (2).
Orangers, citronniers, mûriers, grenadiers ombragent les jar-
dins. Il n'est peut-être pas de pays où les alluvions déposées par
les cours d'eau soient plus considérables. On évalue à deux mil-
liards de mètres cubes, au minimum, la quantité de limon char-
riée par le Méandre depuis l'antiquité classique jusqu'à nos jours.
L'Ionie est donc par excellence un pays fertile ; mais l'exubé-
rance naturelle d'un, sol a toujours besoin d'être dirigée. La
preuve en est dans le délaissement actuel de ces rivages, dans
les bourbiers malsains qui ont envahi peu à peu ces embouchures
de fleuves, dans la disparition de ces belles cités grecques rem-
placées, sauf Sniyrne, — qui a changé de place, — par de minus-
cules villages turcs. L'Ionie n'était la terre agréable et prospère
célébrée par Hérodote, qu'au prix d'un certain travail. Quel
était ce trcwa'd au temps de Thaïes?
Ce travail avait deux faces : la culture et le commerce. Pour
spécifier, classons-les tout de suite et disons : une culture surtout
arborescente et un commerce de cabotage très développé.
La Science sociale a suffisamment montré, en d'autres articles,
qu'un des caractères principaux de la culture arborescente est
d'exiger fort peu de travail. L'arbre pousse; on n'a guère qu'à
le laisser pousser. L'homme n'intervient que périodiquement,
pour planter, greffer, récolter, et ces différents travaux sont beau-
coup moins pénibles que ceux de l'agriculture proprement dite.
(1) Hér. I, 14'.?, 1.
(2) Aujourd'hui encore, il se fait un lucratif commerce de ligues de Sniyrne.
40 LA SCIENCE SOCIALE.
La culture arborescente, par sa facilité, a une grande analogie
avec la simple cueillette, c'est-à-dire avec l'exploitation des pro-
ductions spontanées. C'est une besogne peu absorbante, qui laisse
toute latitude aux propriétaires méditatifs pour se livrer à leurs
pensées, si. dautres circonstances sociales les poussent dans ce
sens-là.
On raconte que Thaïes se fit fort admirer de ses concitoyens
pour le fait suivant. Ce « sage », ayant observé le ciel, au prin-
temps et durant l'été, en avait conclu dans sa sagesse que la récolte
des olives serait bonne. Les syndicats d'accaparement n'étant pas
encore inventés, le sage Thaïes se constitua syndicat à lui tout
seul et acheta d'avance aux propriétaires d'oliviers toute leur ré-
colte, à forfait. L'opération fut excellente, et l'anecdote laisse
entrevoir à la fois et le caractère arborescent de la culture mi-
lésienne, et les loisirs qu'avait Thaïes pour étudier les nuages (1),
et ses aptitudes commerciales, développées, elles aussi, par le
milieu, comme nous le verrons.
Il faut mentionner, à côté de la culture arborescente, le pâtu-
rage des moutons. Ce dernier trouve beaucoup de terrains pro-
pices dans la ceinture de collines qui entoure le bassin de la
Méditerranée. Or, le pâturage, plus que la cueillette encore, pro-
cure à l'homme des loisirs. Et qu'on ne nous objecte pas ici que
les philosophes, en général, n'ont pas gardé les moutons. Il faut
voir les choses de plus haut , les envisager à un point de vue
plus social, et reconnaître, après réflexion, que toute présence de
pasteurs dans une société tend, par ricochet, à augmenter dans
l'ensemble de cette société la chance de voir s'y produire tel ou
tel phénomène qu'engendre facilement la vie du pasteur.
On rapporte encore que le philosophe Anaxagore, par amour
pour la sagesse, négligea l'administration de sa fortune et con-
vertit ses terres en pâturages à nwiitons. L'anecdote est trop
simple et trop naturelle pour n'être pas véridique. Elle ne nous
dit pas ce qu'étaient les terres d'Anaxagore, si c'étaient des
champs de blé, ou l'un de ces nomhreux vignobles qui font et
(1) C'est Thaïes, dit-on, qui tomba un jour dans un trou en contemplant les étoiles.
I^a Fontaine en a fait le sujet de sa fable : l'Astrologne qui lonibe dans un imits.
LES ANCKTRKS DE SOCRATE. il
laisaioiit la richesse de (Mazomènes; de plus, il est probable que
le philosophe ne surveillait pas ses trou[)eau\ lui-même, et se
contentait de prendre à son service des bergers. Mais le trait n'en
est pas moins typique, en ce <ju"il nous montre, de la façon la plus
nette, le lien (jui existe entre les travaux manuels d'une race et
ses travaux intellectuels.
I.a prédominance de Varbrr, et principalement de Varhre frui-
tier en lonie, n'est pas sans jeter un certain jour, à notre avis,
sur ce sentiment profond de la fécondité de la nature, dont nous
aurons à parler plus loin, sentiment si puissamment enraciné
chez tous les Grecs, si visible déjà dans la formation de la my-
thologie, et dont l'influence, sous une forme nouvelle, scientifique
cette fois, se manifesta dans l'éclosion de tant de poèmes et de
tant de traités philosophiques, tous décorés du même nom par
nos penseurs ioniens : Ilsp- *I>J7sojç, De la nature. Or, çjjiç vient
de 'y'jut, et çjo) û^miiQ pousser. La nature, pour le philosophe
ionien, c'est la végétation des choses.
A cette prédominance de Varbre se rattache encore une note
hien méditerranéenne, la sobriété, dont nous aurons l'occasion
de retrouver l'influence en parlant de l'épicuréisme et du stoï-
cisme. Pour le moment, constatons que cette qualité, due au
climat, contribue dans une large mesure à augmenter les loisirs
de la population. La modération des besoins agit dans le même
sens que la fécondité du sol : toutes deux tendent à diminuer le
travail de l'homme. D'un côté, il demande peu; de l'autre, la na-
ture lui fournit beaucoup : d'un côté, l'alimentation végétale est
celle qui convient le mieux; de l'autre, rien n'est plus abon-
dant ni spontané que la production végétale.
Nous parlerons plus loin des effets intellectuels du commerce,
qui se rapportent principalement à l'instruction. Mais rappelons
que le commerce grec, le commerce de cabotage, suppose for-
cément une activité moins intense que le commerce au long cours,
fondé sur de vastes spéculations et un système de comptoirs
compliqués, comme celui des Phéniciens. C'est un petit commerce
de famille, laissant subsister davantage ce qui reste du moule
patriarcal primitif, et donnant par suite plus de loisir que l'autre.
4S2 LA SCIENCE SOCIALE.
Le bateau ionien n'aime pas la haute mer. Phocée s'y aventure
bien quelquefois, Milet presque jamais. Doubler l'Italie semble
déjà d'une très grande hardiesse ; perdre de vue la Crète pour
cingler vers les rivages de l'Afrique inquiète sérieusement de
braves marins, et Ton voit ceux qui doivent fonder Gyrène sup-
plier leur chef, à l'instar des matelots de Colomb, de revenir en
arrière, parce que cette mystérieuse Afrique leur semble trop
loin. Pour l'Ionie, le génie commercial n'est donc pas un démon,
un de ces démons qui possèdent une race tout entière et l'em-
pôchent de rêver à autre chose. Ces aptitudes commerciales, toutes
brillantes qu'elles paraissent à une certaine époque, ont un sen-
sible contre-poids dans cet amour de la bonne terre ensoleillée,
plantée de vignes, d'oliviers, de figuiers, où ont vécu les ancêtres,
et où les loisirs sont si doux. Lors de l'invasion de Cyrus, Bias,
le sage de Priène (cité en face de Milet), conseille aux Ioniens de
partir, tous en bloc, et d'aller fonder une autre lonie dans l'ile
de Sardaigne : la proposition n'est pas adoptée. Vaincus, ruinés
par le même concjuérant, les Phocéens se résig-nent d'abord à
s'embarquer pour leur lointaine colonie d'Alalie , dans lile de
Corse; les vaisseaux s'éloignent du rivage, mais une partie des
émigrants est prise soudain de regret. Malgré le deuil, la servi-
tude, la misère en perspective, une partie des galères aime mieux
virer de bord et regagner la ville. Le reste, moins attendri, pour-
suit la route de l'exil. Ce fait, pour qui veut voir ce qui s'y
révèle , reflète assez fidèlement le double courant qui se partage
celte race, et indique à quelle distance on doit la ranger des races
de commerçants cosmopolites, âpres au gain, dédaigneux des
loisirs, impropres à l'attendrissement et à ces retours d'affection
vers un foyer dont les charmes tiennent aux dons faciles du sol.
Le commerçant exclusif, après le commerce, ne voit que le
commerce encore; le commerçant propriétaire rêve assez volon-
tiers de la campagne. Le Phénicien enrichi et l'Ionien enrichi,
en vertu de leurs différentes formations sociales, ne peuvent avoir
la même façon de concevoir le but de la vie et d'utiliser leurs
richesses. Or, c'est le repos, la retraite après le commerce, qui
permet de s'adonner aux spéculations de l'esprit.
LES ANCETRES DE SOCHATE. 43
« Les colonies iircccjiies, dit Cousin, ont pi-écédc le continent
(Cousin veut dire la (irèce d'Europe), dans le goût et la culture
des choses de l'esprit, parce que la navigation et le commerce
les avaient enrichies de bonne heure, et y avaient créé, pour un
certain nombre d'hommes, le loisir qui engendre la cui'iosité et
d'autres besoins que ceux de la vie ordinaire » (1).
L'Ionien a donc des loisirs. Comment les emploiera-t-il?En fêtes,
en flâneries, en entretiens prolongés sur les places publiques ou
au bord d'un ruisseau, comme Socrate et Phèdre dans le Phèdre,
— car en parlant de l'Ionie, c'est d'avance Athènes que nous
peignons. Callinus, poète d'Éphèse, reproche aux Éphésiens
de ne vouloir vivre « cjue dans la paix ». Xénophane raille les
Colophoniens de leurs vêtements flottants. Nombreux sont les
jours fériés (quatre-vingts à Athènes^ et brillante est la Fête « pa-
nionienne )>, qu'on va célébrer en grande pompe à l'île de Dé-
los. Et cette fête est non seulement religieuse^ mais encore poé-
tique et musicale. Tout citoyen ionien doit apprendre la musique,
et non loin de là sont la Lydie et la Phrygie, qui donnent leurs
noms à deux des modes musicaux. Les poètes, de leur côté, ne
manquent pas. Sur les sept villes c{ui se disputent la gloire d'avoir
vu naitre Homère, cinq sont ioniennes (2). Mimnerme de Coiophon,
Callinus d'Éphèse inaugurent la poésie élégiaque, cjui a de si
étroits rapports avec la philosophie, cjue notre Lamartine a, d'un
instinct tout naturel, intitulé ses élégies Méditations. C'est Téos,
ville d'Ionie, cjui voit naitre Anacréon, le poète du plaisir. Bien
des poètes d'ailleurs sont nettement philosophes, comme Phéré-
cydes de Syros, maitre de Pythagore, qui rime des sentences; et,
à l'inverse, bien des philosophes sont en même temps poètes.
Bias versifiait sur divers sujets : Xénophane mettait en vers l'his-
toire de sa patrie Coiophon. Mais le fait le plus curieux à cons-
tater, c'est la forme poétique prise naturellement par la phi-
losophie naissante elle-même. Tous ces ouvrages r.z^\ çjcrswç
sont des poèmes avant d'être des traités. Anaximandre, He-
raclite, Parménide et les autres, racontent la génération du
(1) Hist. de la philosophie, 101.
(2) Smyrne, Chios, Coiophon, Salamine, Athènes.
44 LA SCIENCE SOCIALE.
monde en beaux hexamètres, comme Homère racontait la co-
lère dAcbille. La poésie et la musique, d'ailleurs si étroitement
liées à cette époque, sont un des signes les plus caractéristiques
des loisirs qui sont le partage de cette race. Des loisirs, il en faut
pour chanter, il en faut pour méditer ; mais quand un peuple
médite en chantant, ou prend plaisir à écouter des chanteurs
qui méditent, c'est que ce peuple a en réserve une somme de
loisirs qui, les pasteurs mis à part, permet de le distinguer assez
nettement des autres peuples du globe.
Si les conditions de la vie favorisent la poésie et la méditation,
elles ne favorisent pas moins, surtout à certaines heures de la
journée, les conversations de la place publique. Nous ne refe-
rons pas, après tant d'autres, le tableau de ces interminables
causeries, dont nous aurons à parler en abordant ]a philosophie
athénienne. Rappelons seulement que les conditions de l'Ionie.
à ce point de vue, sont assez semblables à celles de FAttique.
Deux qualités de l'esprit sortent de cette coutume : la clarté et
la subtilité; la clarté, à cause du besoin que l'on éprouve de
bien faire saisir à autrui la pensée qui vous absorbe et que l'on
veut à tout prix traduire; la subtilité, à cause de Ja nécessité
où l'on se trouve, à chaque instant, d'inventer des arguments
pour dépister ceux de ladversaire. Ce n'est pas pour rien que l'art
de la parole a été comparé à une escrime. Cette escrime s'acquiert
lentement, parrhabitude,parrexercice répété. Sans doute d'autres
gens que les Ioniens ont été bavards dans le monde, mais n'ou-
blions pas que ce bavardage ne figure ici que comme l'un des
Hémenis de tout un ensemble de causes. Il y a bavardage
et bavardage. Il y a les entretiens sur la pluie et le beau temps,
il y en a d'autres plus relevés; ou plutôt il est un certain ni-
veau intellectuel où les conversations sur la pluie et le beau
temps prennent une allure philosophique, et où les interlocu-
teurs se mettent, en curieux, en amateurs, en flâneurs ins-
truits et raffinés, à rechercher entre eux la cause de la pluie et
celle du beau temps. C'est précisément le point de départ de la
philosophie ionienne.
Ce haut niveau intellectuel, qui l'a donné à l'Ionie? Deux eau-
LES ANCKTHKS DE SOCHATE. 45
ses principales : son proi^rès commercial considéré en lui-même
et les relations nouées, à l'occasion de ce commerce, avec trois
centres orientaux civilisés, rÉgypte, l'Assyrie et la Lydie.
m.
« Tout se convertit en feu et le feu en tout, disait Heraclite,
comme les marchandises s'échangent contre l'or et l'or contre
les marchandises. » Cette comparaison, (jui vient si naturelle-
ment à la bouche du philosophe d'Ephèse, montre l'importance
ducommerce pour ces populations. Ce commerce, tout borné qu'il
soit par son caractère de cabotage, ne laisse pas d'être admi-
rablement productif. L'Ionien n'a que des renseignements assez
vagues sur la géographie des peuples lointains. Charybde,
Scylla, les colonnes d'Hercule, le fleuve Océan, les Lestrigons,
les Lotophages, l'Atlandide, les îles Fortunées, toutes ces no-
tions compliquées de légendes homériques s'embrouillent encore
dans sa tète au sixième siècle. Il croit volontiers que l'am-
bre est issu de l'action magique du dernier rayon de soleil
sur les flots de l'Océan. Mais, quant aux rivages voisins, il les con-
naît parfaitement. Deux mers sont spécialement son domaine,
le Pont-Euxin et la mer Egée. Or le Pont-Euxin est un excel-
lent marché commercial. Parlàarrive le blé, comme aujourd'liui;
par là arrivent les peaux, dépouilles des troupeaux scythes,
l'ambre, transporté par des caravanes qui vont le chercher à
la Baltique, les pépites d'or du Phase et de l'Oural, les denrées
de l'Inde et de l'Assyrie apportées par la route de l'Arménie.
Milet et plusieurs autres cités d'Ionie centralisent ces produits
et les répartissent aux différents marchés de la Crèce et des
îles. Mais ce n'est pas tout. Les bons magasins sont ceux qui
occupent un coin, les bons centres commerciaux sont ceux qui
se trouvent à l'intersection de deux routes. L'Ionie est à une
intersection. Si la route maritime du Nord la met en communi-
cation avec le Pont-Euxin, la route terrestre de l'Est la ratta-
che à la vallée de l'Euphrate et à l'Assyrie. Plusieurs routes,
dont une célèbre, nommée la route royale, joignent en effet,
46 LA SCIENCE SOCIALE.
par la Lydie, la Phrygie et la Gappadoce, les vallées du Cays-
tre et du Méandre au cours supérieur de FEuphrate. Cette
route est d'autant plus utile que les Phéniciens, ennemis des
Grecs, occupent toujours le fond oriental de la Méditerranée,
cul-de-sac dangereux pour la marine ionienne. De là, à travers
l'Asie Mineure, un grand trafic d'où sort cette civilisation mi-
grecque, mi-assyrienne, de la Lydie, incarnée dans le curieux
personnage de Crésus.
Un tel mouvement commercial ne va pas sans un puissant
effort d'ascension intellectuelle. Nous ne reviendrons pas sur le
rôle tout-puissant du commerce dans le développement de l'ins-
truction. Nous avons nous-même parlé ailleurs de ces Grecs
enrichis qui, aujourd'hui, après avoir fait leur fortune à Gènes,
à Marseille, à Odessa, consacrent une partie de leur fortune à
fonder et à entretenir des écoles dans leurs villes natales, parce
que leur propre expérience leur a fait sentir, plus vivement
qu'ils ne l'auraient éprouvé dans toute autre carrière, les inap-
préciables bienfaits de l'instruction. Et la jeunesse grecque ac-
tuelle, comme au tempsoù la jeunesse d'Athènes se suspendait aux
lèvres de Socrate, répond parfaitement à ces exhortations venues de
si haut. Écoutons M. Pierre Moraïtinis, dansZ« Grèce telle quelle
est, nous dépeindre cette passion perpétuée à travers les siè-
cles : « Ces jeunes étudiants de l'Université d'Athènes ont l'hé-
roïsme de l'étude. On en voit quelquefois qui, fils de pauvres
rajas des provinces les plus reculées de la Turquie, dénués
de toutes ressources, supportent, comme jadis à Paris les capets
de Montaigu, les plus dures privations, pour arriver à se nourrir
du pain de l'intelligence. Il y en a qui s'engagent comme do-
mestiques et se réservent dans la journée quelques heures seu-
lement pour suivre, les cours. Nous en avons vu qui se rédui-
saient pendant des mois entiers au pain et à l'eau pour acheter
les livres nécessaires à leurs études. Ce n'est qu'à Athènes qu'on
voit presque tous les jours le trait de Cléanthe qui puisait de
leau pendant la nuit pour se procurer quelques ressources » (1).
(1) P. 91.
LI'S ANCÊTRES DE SOCRATE. 47
Vers répoqucde la conquête perse, l'Ionie se montre incontes-
tablement supérieure, au point de vue des cultures intellectuelles,
à ses voisins de l'Est comme à ceux de rOuest. C'est chez eux
que Darius choisit les ingénieurs qu'il charge de jeter un pont
sur le Danube lors de son expédition contre les Scythes; Crésus,
dit-on, entretient des relations avec la plupart des sept sages et
se fait avec plaisir leur Mécène. En Grèce, d'autre part, on est
sensiblement en retard sur la civilisation ionienne, surtout chez
les peuples doriens ; et Aristagoras de Miletfait sensation à Sparte
lorsqu'il montre aux Lacédémoniens « une tablette d'airain sur
laquelle était gravé le tour de la terre entière, avec toute la mer
et /o/(.s les fleuves ». L'admiration du Dorien Hérodote nous ga-
rantit ici celle des Spartiates qui, évidemment, n'avaient jamais
rien vu de pareil.
Ce même Aristagoras disait au roi Cléomène de Sparte : « Les
peuples de ce continent (l'Ionie) sont plus riches que tous les
autres réunis, en or, en argent, en cuivre, en étoffes de diverses
couleurs, en bètes de charge et en esclaves. » Voilà qui nous
montre réalisée une conséquence du commerce, la richesse, con-
dition essentielle au développement des cultures intellectuelles.
Effectivement nos philosophes sont des gens riches , des gros
bonnets de la cité. Diogène de Laerte nous dit de Thaïes,
qu' « après avoir vaqué aux affaires de la cité, il résolut de con-
sacrer tous ses loisirs à la contemplation de la nature » ; le morose
Heraclite avait refusé les magistratures que lui proposaient les
Éphésiens. C'était l'aristocrate dégoûté, comme Pythagore
était l'aristocrate dominateur. Plusieurs d'entre eux étaient
d'ailleurs « de lionne famille », ce qui ne nuit jamais à l'éduca-
tion, et l'on sait que les bonnes familles avaient représenté,
après la conquête da Péloponèse par les Doriens, un élément
important de l'émigration ionienne. Ce même Heraclite, si
dédaigneux des magistratures républicaines, descendait d'An-
droclès, fils de Codrus, fondateur d'Ephèse, ce qui fait de lui,
à en croire une autre généalogie, le petit-cousin de Platon.
Mais à mesure que nous signalons un caractère nouveau, n'ou-
blions pas le caractère précédent avec lequel il se combine, car
48 LA SCIENCE SOCIALE.
la résultante dépendra étroitement de cette combinaison. Si le
commerce invite l'Ionien à s'instruire, ses loisirs de planteur,
de vigneron, d'éleveur dont nous avons parlé, interviendront de
façon à donner une allure spéciale à cette instruction. Celle-ci
ne sera pas exclusivement pratique, comme chez les peuples qui
n'ont pas un instant à perdre. Elle sera plus facilement spécula-
tive, cU&intéressi'e. Comme les raffinés du temps de Louis XIII qui
se battaient en duel <( pour rien, pour le plaisir », les bons lîour-
geois éphésiens, samiens, milésiens, groupés vers le soir sous
les platanes, en face de la mer « aux nombreux murmures »,
aimeront à deviser sur des sujets subtils, inutiles, mais d'autant
plus agréables à traiter qu'ils emporteront plus loin l'imagination
dans le domaine du rêve, sans tomber pourtant dans le fantasti-
que et l'absurde, qui choquerait le fin et clair bon sens de ces
commeri-ants avisés. Mais ces idées, avant de se développer, au-
ront besoin d'être fécondées par d'autres. Le voisinage, élargi
par le commerce, va agir sur cette philosophie naissante. Les
connaissances acquises depuis longtemps par les civilisations
orientales vont se transfuser tout naturellement dans ce nouveau
milieu, et, là, changeant d'aspect et de but, s'enveloppant de bril-
lants accessoires, elles vont revêtir enfin cette belle forme
théorique dont l'Orient malhabile ne songeait point à les parer.
On le voit, le phénomène s'indique de lui-même. Cette action
de l'Egypte et de l'Assyrie sur la Grèce est trop évidente pour
qu'on songe sérieusement à la nier. Zeller lui-même, qui tient ja-
lousement à conserver aux Grecs la plus grande somme possible
de mérite propre et d'initiative, ne cherche à vrai dire qu'à ré-
duire l'action étrangère au mininmm. Cette action s'opère de
plusieurs manières et peut se résumer dans trois grands faits :
1° Les' Lwj/ages et exils de Grecs en Orient. Les longues péré-
grinations de Pythagore, de Démocrite, de Platon, amplifiées
sans doute par la légende, n'en sont pas moins authentiques pour
une bonne partie. Thaïes, descendant d'une famille phénicienne
implantée à Milet, était allé à Babylone. Il avait, en Egypte,
mesuré la hauteur des Pyramides par leur ombre. C'était à peu
près l'époque où Antiménidas, frère d'Alcée, servait dans l'armée
LES ANCKTUKS ])[•] SOCRATE. 49
babylouieniio, et, à dillei'entcs pliases do riiistoire gTecqac, des
bannis ilkistres, Déniarate, 'rbcinislocle, Akibiade, ont cherché
im refuge soit chez les rois de [jvdie, soit chez les satrapes perses
leurs sucessesscurs, ce ({ui prouve des relations assez régulière-
ment établies. Un courant intellectuel résulte forcément de ces
explorations, d'où sortent sans nul doute mille histoires merveil-
leuses, contées aux parents, aux amis, aux concitoyens. Hérodote
a consigné par écrit ses impresssions de voyage. D'autres devaient
se contenter de les traduire de vive voix; et, pour ce qui concerne
les connaissances scientifiques, il est impossible de ne pas voir une
connexion étroite entre la descendance phénicienne de Thaïes , ses
voyages en Assyrie et en Egypte, d'une part, et, d'autre part, les
connaissances astronomiques dont il fit preuve plusieurs fois,
connaissances qui le mirent si haut dans l'estime des Milésiens.
L'histoire témoigne de l'admiration de ces derniers, lorsqu'ils
virent se réaliser, au beau milieu d'une bataille entre Mèdes et
Lydiens, la fameuse éclipse du 18 mai de l'an 585 av. J.-C. pré-
dite par leur compatriote. Les admirateurs n'oubliaient qu'un
point, c'est que les Ghaldéens connaissaient depuis longtemps le
secret des éclipses et l'art d'en calculer le retour.
2" Un second fait est Y ouverture de rEgt/pfe au commerce io-
nien. Là encore, les Milésiens ont eu la primeur. Ils viennent de
fonder Naucratis, à l'embouchure du Nil, et ils ont obtenu quelque
chose comme des « capitulations » qui leur confèrent une sorte
de monopole commercial, bientôt partagé pourtant par Égine,
Samos et d'autres cités maritimes. Psamméticus, roi d'Egypte,
introduit dans son royaume des troupes ioniennes et cariennes
pour l'aider à gouverner le pays. Un autre roi, Amasis, ami de
Polycrate, le « tyran » de Samos, envoie des offrandes à Delphes
et épouse une Grecque de Cyrène. Néchao, après la prise de Jéru-
salem, envoie en ex-voto le vêtement porté par lui ce jour-là au
temple d'Apollon à Alilet. La patrie de Thaïes, comme on le voit,
est essentiellement favorisée dans cette évolution de l'Egypte vers
l'amitié de la Grèce. G'est une chance de plus pour elle de voir
éclore avant les autres villes grecques les germes de science rap-
portés par ses voyageurs des divers pays de l'Orient.
50 LA SCIENCE SOCIALE.
3° Le troisième fait à signaler est t intime voisinage de l'Iotiie
et de la Lt/die. Pasteurs enrichis par le métier de caravaniers,
plus ou moins transformés et sédentarisés par l'exploitation des
mines d'or, ainsi que des paillettes d'or que roulent le Pactole
et quelques autres cours d'eau du pays, les Lydiens deviennent
à cette époque un peuple très riche. Comme fond de population,
les Sémites paraissent se combiner chez eux avec les Pélasges.
Toujours est-il que des relations très suivies, très amicales, exis-
tent entre Crésus et les Ioniens. Crésus donne de l'argent aux
temples ioniens, envoie de riches présents à Delphes, tient à hon-
neur d'obtenir le droit de cité en Grèce, pensionne Ésope, con-
sulte Bias, se fait suivre de Thaïes dans ses campagnes. Né d'une
Carienne, il a d'ailleurs commencé sa fortune en empruntant
mille statères d'or à un Ionien d'Éphèse. Une anecdote veut que
ce même Crésus ait décerné une coupe d'or, comme prix de sa-
gesse, à Thaïes suivant les uns, ou, suivant les autres, à Pittacus.
Sardes, capitale de la Lydie, est alors le grand marché de l'or
et du cuivre. La colonie grecque y est nombreuse. C'est alors,
suivant les historiens, qu'apparait la monnaie, invention ly-
dienne (1), due aux nombreux trafics entre l'Ionie et l'Assyrie.
Comme on l'a fait observer judicieusement, le trafic terrestre
exige plus la monnaie que le trafic maritime, les vaisseaux ayant
besoin d'un lest pour le retour et cherchant à rapporter mar-
chandises pour marchandises. Quoi qu'il en soit, la Lydie est
non seulement un véhicule puissant, propre à transporter en
lonie bien des idées assyriennes, mais encore une école de grands
patrons intellectuels, dont le plus célèbre, Crésus, a visiblement
joué, vis-à-vis des philosophes de cette époque, le rôle d'Auguste
et de Mécène vis-à-vis des poètes de leur temps.
Le point de départ de la philosophie grecque n'est donc point
fourni par la Grèce même. La semence vient d'ailleurs, et cette
semence, qui ne fructifiait pas jusqu'alors, ou ne produisait que
des rudiments de germination, s'enracine merveilleusement dans
le nouveau sol où elle est tombée. Il est permis, en l'absence de
fl) Les Phéniciens se servaient d'or et d'argent en lingots.
LKS ANCETRES DE SOCRATE.
détails historiques, de reconstruire par la pensée quelques scènes
de ces tomps-lc\ .Mnôsarquc, le riche marchand saniien, possède
un fils et des vaisseaux. Le lils s'appelle Pythagore; les vaisseaux
font le trafic des bouches du Nil. Pythagore s'embarque sur ces
vaisseaux. Il descend aux l)ords du Delta; il s'aliouche avec des
Egyptiens (rélite; il intcrriciDC les prêtres. Ceux-ci lui parlent
religion, astronomie, mathématiques. Le jeune Samien écoute,
médite, revient dans sa patrie. Ces connaissances, qui, chez les
Egyptiens, n'étaient et ne pouvaient pas être à l^rtat philosophi-
(/ite, deviennent le pivot d'un vaste système. Pythagore débar-
qué retrouve ses loisirs, ses amis oisifs et cultivés; il leur raconte
ses voyages, ses découvertes, leur laisse entrevoir le trésor de
connaissances qu'il rapporte de là-bas, brode sur chacune d'elles,
les creuse, les amplifie tranquillement, pour le seul plaisir de les
amplifier ou de les creuser. 11 part. Il aborde à Crotone, ville po-
puleuse, riche, avide d'instruction. Il répète aux Crotoniates ce
qu'il a déjà confié à ses amis de Samos. La nouveauté de ces
idées, l'ingéniosité des enjolivures frappe les imaginations. Un
auditoire se forme, s'élargit, fait du sage un maître, du maître
presque un dieu, et le pythagorisme est créé.
IV.
Mais avant d'éparpiller notre analyse en des systèmes parti-
culiers, il convient de déterminer, par un coup d'œil d'ensemble,
les caractères fondamentaux de cette philosophie anté-socra-
tique, caractères communs à toutes les écoles, et qui procèdent
étroitement des conditions du milieu commun.
Les historiens de la philosophie ont classé en cinq grands
groupes les philosophes prédécesseurs de Socrate : l'école physi-
cienne d'Ionie, l'école idéaliste d'Élée, l'école pythagoricienne,
l'école atomistique d'Âbdère et l'école sophistique. Empédocle
est classé à part comme éclectique. Anaxagore, à cause de sa
doctrine sur V esprit, est également mis à un rang spécial.
Or, une préoccupation commune distingue les quatre premières
02 LA SCIENCE SOCIALE.
écoles : il s'agit pour elles d'expliquer la nature, la constitution
et l'origine du monde phi/sique (1). Dune manière ou d'une
autre, elles demeurent fascinées par l'idée des (Hvnients.
Comment naissent, comment ^Jo?/.s.se;z/ les choses? telle est l'ar-
dente préoccupation de ces planteurs de vignes et d'oliviers.
Tout vient de Feau, dit Thaïes : l'air n'est que de l'eau raréfiée,
la terre, de l'eau condensée. Tous les jours nous voyons l'eau se
changer en air, puisque le soleil en pompe les vapeurs; tous les
jours nous voyons l'eau se changer en terre, puisque des flots
du Méandre sort sans cesse un abondant limon. Tout vient de
l'air, réplique Anaximène; l'eau n'est que de l'air condensé; la
terre, de l'air plus condensé encore. Qu'est-ce, en effet, que la
pluie, sinon de lair qui se change en eau? Lair, d'ailleurs, est
infini; l'air pénètre tout, enveloppe tout, vivifie tout. C'est par
l'air qu'on respire et la respiration est source de la vie. L'air est
l'élément mobile et la mobilité est signe de vie. Tout vient de
Pinfini (à'-s-.pov), dit à son tour Anaximandre, et cet in/ini n est
dans sa pensée qu'une sorte de fluide gazéiforme intermédiaire
entre l'eau et l'air. Tout vient du feu, riposte Heraclite : le feu.
c'est-à-dire la chaleur, anime et vivifie tout. N'est-ce pas le feu
qui transforme le solide en liquide , le liquide en gazeux , c'est
à dire, suivant le langage de l'époque, la terre en eau et l'eau en
air? Nest-ce pas aussi le feu qui, en chauffant la vase des marais,
hymen de l'humide et du solide, y fait éclore, par une génération
spontanée, des milliers d'êtres vivants, sans excepter l'homme
lui-même? Idéalistes et pythagoriciens n'échappent pas à cette
loi : eux aussi sont absorbés par l'idée du monde physique.
Zeller remarque judicieusement l'analogie des doctrines de Xé-
nophane et d'Anaximandre. Le philosophe d'Élée, comme celui
de Milet, parle de ce limon primitif qui engendre la terre et les
hommes, des astres nés et nourris de vapeurs, de l'étendue in-
finie de la matière. Le même Xénophane affirme que la terre a
passé de létat liquide à l'état solide et repassera à l'état liquide,
(1) Arislote (cité par Zeller, I, 176) confond Parménlde; Pylhagore, Démocrlte el
Enipédocle en disant que tous ces philosophes ont considéré les choses sensibles
comme la seule réalité.
r.KS ANCKTHES PK SOC^HATE. 33
que les nuages sont des vapeurs soutenues j)ai' le soleil, (jue le
soleil et les astres se dissolvent et renaissent chacjue joui', que les
météores sont des fiuag'es (jui s'allument en s'élevant et s'étei-
gnent en s'ahaissant, que Tair est iufini par en haut et la terre
infinie par en bas. Parménide son disciple déclare que tous l(^s êtres
sont formés d'un mélange de chaud et de froid, ([uil y a deux
éléments, la terre et le feu, que le feu constitue l'ouvrier et la
terre les matériaux. On peut appeler cela de l'idéalisme, mais
c'est l'idéalisme de gens qui accordent une singulière attention
aux phénomènes matériels. Peu importe, après cela, les abstrac-
tions sur Y imité et les subtilités contre le mouveinenl. En réalité,
Thaïes et Xénophane sont frères, et c'est ce que Zeller reconnaît
très bien : « Nous devons, dit-il, rang'ef les Éléates parmi les
physiciens, quelle que soit d'ailleurs la distance qui sépare leurs
conclusions mêmes de celles des antres philosophes de la na-
ture (1). » Et plus haut : « Xénopliane se donne, en somme, la
même tâche que les physiciens, savoir, de déterminer le principe
des pliénomètics actuels, l'essence des choses (2). »
Pythagore, avec ses mathématiques, semble se distinguer da-
vantage des Ioniens purs, et il est certain que sa philosophie
renferme des éléments assez singuliers pour mériter une étude
à part. Toutefois, bien des traits de ses doctrines le rapprochent
des penseurs précédents. Diogène de baërte nous apprend que
Pythagore se préoccupait beaucoup du chaud, du froid, du sec,
de l'humide, des saisons, des deux couches d'air (mobile et im-
mobile). Pythagore divisait le monde en sphères et en cercles,
admettait la rotation de la terre (3), attribuait à l'action du feu
central différents phénomènes de l'univers, croyait à des habi-
tants dans la lune, emprisonnait les espaces planétaires dans un
vaste cercle de feu, découvrait que l'étoile du soir était la même
que l'étoile du matin, classait par ordre les planètes, et pensait
que le monde, éternel dans le fond de sa substance, était soumis,
(1) Phil. des Grecs, t. II, p. 97.
(2) IhûL, 95. Xénophane, toniinc Anaximandre, intitule son ouvrage (en vers) r.ifi
(3) Suivant certains auteurs, cette idée n'aurait été émise ijuc par des pytha^ori-
ciens postérieurs.
54 LA SCIENCE SOCIALE.
— comme le disait Heraclite. — à une alternative éternelle de
générations et de corruptions.
xVvec l'école d'Abdère, Y esprit ionien est encore moins facile à
nier. La doctrine des atomes, purement matérialiste, nous ra-
mène plus que jamais aux éléments. D'après liCucippe et Démo-
crite, les atomes sont les véritables éléments des êtres, mais les
espèces de matière qualifiées à^éléments par les Ioniens ne dis-
paraissent pas pour cela. C'est ainsi que le feu est formé d'atomes
ronds, ce qui explique sa mobilité. L'air, l'eau, la terre, résul-
tent de la façon dont se groupent et s'accrochent les autres ato-
mes. On connaît assez les théories curieuses de cette école sur
la formation de l'univers, due aux rencontres fortuites de tous
ces atomes tombant éternellement dans le vide. Plus difficile se
montre Anaxagore, qui appelle à son secours V Intelligence et
lui fait débrouiller le chaos des homœoméries, atomes différents
de ceux de Démocrite en ce qu'ils contiennent à l'avance les
qualités caractéristiques des corps qu'ils formeront plus tard.
L'Intelhgence fait donc tourbillonner la matière, qui est à l'état
d'air; de l'air sort l'eau; de l'eau la terre; une partie de la
terre devient pierre, et certaines de ces pierres, détachées du
globe par le mouvement de rotafion, deviennent des astres en
s'enflammant dans Téther.
Fidèle à notre promesse, nous bornons nos citations. Il ne
s'agit pas ici d'analyser en détail tous les systèmes, mais d'en
tirer la quintessence et d'en montrer l'harmonie. Pythagorc
seul nous arrêtera une autre fois. Si nous voulions préciser l'o-
rientation de cette philosophie ionienne, nous dirions que Les-
prit qui l'inspire peut se résumer en deux mots : l'idée de (/('--
nération^ o-jziz , et l'idée à'oj^dre physique, y}^r;\}.zz, deux mots
dont les dérivés scientifiques ont pris des sens bien connus,
mais dont on doit retenir la signification étymologique.
L'idée de la création, qui nous parait si simple, et qui éclate
à la première ligne de la Genèse, est complètement absente du
cerveau grec. Aucun philosophe, à ce point de vue, n'éprouve
le besoin de remonter à une cause première. Tous se placent
en pleines causes secondes, dans un état hypothétique de la ma-
M!:S ANCKTHES DE SOCRATK. 55
i'u'vc supposée préexistante, et partent de là pour expliquer com-
ment les êtres divers, astres, fluides, globe terrestre, minéraux,
végétaux, animaux; homme, intelligence même, ont été néces-
sairement oif/cnt/r/'s. VA la philosophie, en cela, se trouve par-
i'aitement d'accord avec la mythologie. Thaïes décrit la généra-
tion des éléments connne Hésiode racontait dans sa théog-onie
celle des dieux. Heraclite, qui explique par Ja chaleur l'éternelle
et changeante fécondité des choses, vit auprès de cette Diane
dEphèse, aux cinquante mamelles, qui symbolisait pour le
peuple de la cité les multiples forces de la nature. Empédocle,
Pythagore, Anaxag-ore donnent une ànie aux plantes^ et Platon
comparera bientôt le monde entier à « un grand animal, por-
tant dans son sein les autres animaux ». Diogène d'Apollonie dit
que le soleil se nourrit de vapeurs et change de place comme
un animal change de pàturag-e. Rappelons-nous maintenant les
antécédents agricoles de cette société, l'importance des cultures
arborescentes, les joies de la vendange et de la cueillette des
olives, l'admiration pour cette terre-mère qui épanche de son
sein tant de trésors, les loisirs de ces heureux Ioniens leur per-
mettant de regarder pousser les arbres, se gonfler le sol, pas-
ser les nuages, tomber la pluie, reparaître le soleil, éclore à la
surface du limon les insectes bourdonnants de l'été. Ajoutez à
tout cela le haut niveau intellectuel du peuple qui peut se livrer
à de telles occupations, et vous concevrez cette direction fon-
damentale donnée à la première école de philosophie qui ait
paru dans le monde.
Ce monde lui-même, comment va-t-on l'appeler? — K;7;;.;r,
c'est-à-dire ordi'e, arrangement, combinaison. L'ensemble des
êtres, sollicitant un nom de cette langue grecque si riche et si
souple, n'en obtient point d'autre que cette métaphore d'ailleurs
si juste, et qui dénote un coup d'œil si artiste chez ceux qui la
lui ont appliquée. Chose remarquable, l'idée d'un Dieu arran-
geur est absente jusqu'à Socrate, et néanmoins tous les efforts
des philosophes tendent à établir de vastes symétries, des corres-
pondances systématiques entre les différentes parties et les ditfé-
rentes forces de l'univers. Empédocle va jusqu'à substantifier
5G LA SCIENCE SOCIALE.
YAinoiw et la Discorde^ à en faire deux éléments qu'il joint aux
quatre autres pour les réunir ou les séparer selon les besoins du
moment. C'est ici que l'imagination se donne libre carrière. Re-
prenons, par exemple, le système de Thaïes : tout vient de l'eau.
Il y a là une donnée de l'observation. Évidemment le philosophe
a été frappé de l'utilité de l'eau dans la nature, de sa quantité,
de son action directe sur la vég-étation, de la circulation d'une
sève liquide dans les branches. Jusque-là rien de merveilleux;
mais notre homme ne s'en tient pas là; son idée lui semble belle;
il prend feu là-dessus. Absorbé par sa vénération de l'eau, il va y
ramener tous les êtres. Il cherchera des arguments; il en trouvera
d'admirables, d'ingénieux, comme celui-ci : « L'eau forme tout,
parce cp'elle prend toutes les formes ». L'air et la terre ne l'em-
barrassèrent pas; au contraire, la fantaisie se joue harmonieu-
sement au milieu de ces difficultés scientifiques. Dilatons l'eau,
nous avons l'air; resserrons-la, nous avons la terre. Mais Thaïes
n'a pas pensé au feu. Qu'à cela ne tienne! Anaximène comble la
lacune en montrant comment l'air, en se raréfiant, devient l'air
chaud, lequel nous amène insensiblement au feu. Condensez ce
même air, vous avez l'air froid; condensez cet air froid, vous avez
le vent; condensez encore, vous avez le nuage; condensez da-
vantage, vous avez la pluie, c'est-à-dire l'eau; condensez tou-
jours, vous avez la terre, puis la pierre. Aucun anneau ne man-
que à la chaîne, et le coup d'œil ne souffre pas. Les astres,
naturellement, intriguent beaucoup. Le Phénicien se contentait
de savoir où ils mènent. Le Grec se demande ce qu'ils sont, et,
en attendant que la science l'ait explic[ué, l'imagination a déjà
trouvé la réponse. Pour Anaximandre, les astres sont des t7wits
percés dans de grands anneaux dair sombre qui tournent autour
de la terre et emprisonnent un air lumineux, visible au seul en-
droit des trous. Pour Heraclite, la voûte céleste présente des con-
cavités où les vapeurs, en montant, vont se masser et s'enflam-
ment. Prenons le système deDémocrite. L'hypothèse aujourd'hui
fait sourire : des atomes qui tombent dans le vide immense, alors
que, dans le vide immense, le mot tomberiv'ai plus de sens: ces
mêmes atomes tombant plus ou jnoins vite, selon leur poids,
I.KS A.NC.KTUF.S ItK SOCHATE. 57
alors que, clans le vide, ia eliute de tous les corps, pesants ou lé-
gers, s'opère avec une vitesse égale; ces. rencontres qui en ré-
sultent, atonies durs s" agglomérant avec les atomes durs, atomes
frêles s'assooiant aux: atomes frôles, atomes ronds glissant partout
victorieusement, et l'univers entier, avec son ciel, sa terre, ses
astres, ses êtres divers, résultant de cette grande averse d'atomes :
tout cela fait sourire la logique, mais quel poème laborieux d'i-
magination! Si ces philosophes-là n'admettent pjis d'architecte de
l'univers, c'est qu'ils sont eux-mêmes de merveilleux architectes,
façonnant un système philosophique comme Phidias façonnera la
frise du Parthénon. De même que la philosophie était en germe
dans la mythologie, la mythologie se prolonge dans la philoso-
phie. En un mot, si l'idée de la 'fJ^'.ç nous révèle principalement
l'Ionien agriculteur avec ses loisirs, l'idée du -/.is;;,:; nous repré-
sente plutôt l'Ionien instruit par le commerce et s'efForçant d'a-
dapter à ses tendances de calculateur, d'artiste, de patricien cul-
tivé, des doctrines nées d'hier et où l'on peut tailler dans le neuf.
Un système, d'ailleurs, si l'on veut y songer, suppose moins la
joie du vrai que l'instinct du beau.
Tels sont les premiers caractères que l'on peut saisir dans la
philosophie grecque à ses débuts. Ces débuts embrassent le
sixième siècle tout entier et une partie du cinquième. C'est la
période qui va de la décadence des Phéniciens aux guerres médi-
ques. Durant l'intervalle, de grands événements se passent : Tyr
est prise par Nabuchodonosor, et l'empire assyrien lui-même est
renversé par Cyrus, qui, après une longue lutte, range l'Ionie
sous ses lois. La brillante civiUsation de Milet, d'Éphès^e, de Pho-
cée reçoit un rude coup du barbare perse. Phocée succombe la
première, puis Éphèse, puis Milet, qui soutient avec le secours
d'Athènes, sa métropole, une lutte désespérée. Désormais la phi-
losophie va illustrer d'autres rivages, et nous aurons à la suivre
ailleurs, à Athènes principalement, où se concentre désormais,
par un nouveau « retour », toute la force et toute l'indépendance
de l'Ionie. Mais avant d'arriver au type de Socrate, deux courtes
étapes nous sont encore nécessaires. Les philosophes dont nous
oS LA SCIENCE SOCIALE.
avons cité le nom dans cet article étaient pour la plupart des
philosophes (ïoccasion. Leur succès va être décisif pour la voca-
tion d'une foule d'autres, et nous allons voir surgir sur leurs pas
le philosophe de métier. C'est le professeur après ramateur, le
(irec exploitant la philosophie au lieu du Grec qui a rencontré
par hasard la philosophie. Le philosophe de métier lui-même se
présentera sous deux aspects très différents, mais tous deux en
harmonie profonde avec les conditions sociales de la cité hellé-
nique. De là deux curieuses physionomies à étudier : celle du;^y-
thagoricien, celle du sophiste.
[A suivre.)
G. d'Azambija.
MADAGASCAR^^.
V
II.
LE ROYAUME HOVA.
LES ORIGINES DU PEUPLE IIOVA.
Les Hovas, les derniers des émigrés océaniens à Madagascar, y
arrivèrent, il y a huit ou dix siècles tout au plus, et se fixèrent
d'abord sur la côte Sud-Est, où ils avaient abordé. 31ais ils ne tar-
dèrent pas à soufï'rir du climat et de l'hostilité des populations
voisines. Honnis et repoussés par elles, ils durent se réfugier sur
les hauts plateaux de l'intérieur, où, après avoir vécu dans la
faiblesse et l'isolement, ils s'accrurent insensiblement en nomljre
et en puissance, et finirent par constituer un État organisé, qui
devait, au cours de ce siècle, se rendre maitre de la plus grande
partie de l'île.
Voici en quels termes une tradition indigène, très ancienne,
très répandue parmi les triljus de l'Ouest, et que le R. P. Piolet
déclare absolument digne de foi, rapporte l'origine et les pro-
grès du royaume ho va (2) : « Les Amboa-lambo (^Hovas), dit cette
légende, sont venus d'au delà des mers. Les vaisseaux qui les por-
taient se brisèrent sur la côte de Madagascar. Ces naufragés s'é-
tablirent d'abord près de l'Océan, sans se mêler aux habitants
du pays. La fièvre fit parmi eux de nombreuses victimes. Cepen-
dant il se multiplièrent peu à peu, et ils occupèrent la contrée.
(1) Voir le précédent article dans la Science sociale du mois dernier, juin 181'5.
(2) R. P. Piolet, MadcKjuscaret les Hovas, p. 205.
00 LA SCIENCE SOCIALE.
Les iiidisènes en furent jaloux et leur suscitèrent d'abord de
minces querelles, qui se chaneèrent ensuite encombats meurtriers.
Les Amboa-laml)0 furent vaincus et presque exterminés. Or, un
jour, après une sanglante défaite, ils prirent le parti de se retirer
vers le centre de File. Leur nombre était fort réduit, il n'y avait
peut-être pas cent hommes en état de porter les armes. Us par-
tirent donc vers le désert avec leurs femmes et leurs enfants, à la
recherche d'une terre plus paisible et d'un climat plus salubre.
Ils trouvèrent l'un et l'autre vers le centre du pays, où ils se fixè-
rent et se multiplièrent rapidement. Plus tard ils firent la euerre
à leurs voisins pour s'emparer de leurs troupeaux et de leurs terres,
et furent vainqueurs dans les combats qu'ils leur livrèrent. »
Comment une poignée d'hommes échoués ainsi sur une côte
inhospitahère, puis, après un pénible exode, transplantés sur
un sol montagneux et presque aride, sont-ils parvenus non seule-
ment à vivre, mais à se propager, à s'étendre, à dominer leurs
voisins, à établir leur souveraineté sur le plateau central d'abord,
puis finalement sur la presque totalité de l'île? Tel est le pro-
blème que nous nous proposons d'étudier.
Si ardu que ce problème puisse paraître, la Science sociale va
nous fournir le moyen de le résoudre. Il nous suffira, à cet effet,
de comparer la formation sociale des Hovas avec celle des tribus
qu'ils ont rencontrées devant eux, une fois parvenus sur le plateau
central, et de rechercher comment, dans ce lieu déterminé, s'est
exercée, par rapport aux deux groupes de populations ainsi mis
en présence, l'influence du mode de travail cjui constituait l'art
nourricier de chacun d'eux.
Les Hovas, avons-nous dit précédemment, sont des Malais. Ve-
nus par mer de l'archipel indien, leur lieu d'origine, ils sont
arrivés à Madagascar dans toute la pureté de leur formation so-
ciale primitive. On sait, en efiet, cjuc les migrations par voie
maritime, en évitant pendant la route aux émigrants tout con-
tact avec les populations étrangères, les déposent, au point d'ar-
rivée, absolument tels qu'ils se trouvaient au point de départ.
C'est ainsi que les Hovas, parvenus à Madagascar sur une flo-
MADAGASCAR. 01
tille (lo barques dnuhles, ont {)ii y prendre terre sans que leur
lormation malaise ait été en rien altérée par le voyage.
Or, ([ue sont les Malais? Ce sont des populations mong-oliqucs,
de couleur jaune, (|ui, descendues de Chine dans Farchipel malais
par les vallées orientales de la péninsule indo-chinoise, ont été
transformées par le séjour de plusieurs siècles qu'elles ont fait en
ce lieu. Les renseignements fournis sur elles par Ratzel (1), dans
le savant traité d'ethnographie qu'il a publié sous le titre de
Viilkerkundc, permettent de se faire une idée exacte des caractères
de leur civilisation spéciale. Les Malais, tout d'abord, ont conservé
avec soin l'organisation communautaire de la famille qu'ils avaient
apportée de Chine. Ratzel constate que leur religion se résume
presque tout entière dans le culte des ancêtres (p. V63) et il ajoute,
d'autre part, que chez eux l'organisation fondamentale de l'État
s'appuie dune manière tout à fait évidente sur les liens de famille
(p. i38). Ces deux traits suffiraient, croyons-nous, à défaut d'au-
tres preuves, pour démontrer le caractère communautaire de la
famille malaise et mettre en relief l'analogie qu'elle a conservée
avec le type chinois (2).
Quant à la nature de leur travail nourricier, elle est très exac-
tement définie par le même auteur : « Les Malais véritables, dit-il
(p. 372), même lorsqu'ils se sont établis dans une résidence fixe,
sont portés par leur instinct, si toutefois cette résidence fixe
est voisine de la mer ou d'un grand fleuve, à la vie maritime et aux
branches d'industrie qui sont le plus directement en rapport avec
la vie maritime. La pêche, le commerce et la piraterie répondent
à leurs tendances favorites; l'agriculture n'est pour eux le plus
souvent qu'un pis aller et ils ne se livrent jamais ou presque ja-
mais à l'art pastoral pur. »
Sonl-ils obligés de recourir aux travaux des champs , Ratzel
constate (p. VI G) que « leur agriculture a pour objet premier
le riz. Même l'élevage du bétail, là où il se produit, est en
étroite corrélation avec la culture de cette céréale, car les buffles
(1; Ratzel (D' Friedrich). Vulkerlaindc, t. H.
(2) Voir, dans la Science sociale, sur l'organisation de la famille chez les Chinois,
les articles de M. Robert Pinot (année 1886).
Gi2 LA SCIENCE SOCIALE.
des Malais ont pour principal emploi de travailler les champs
de riz. »
Sont-ils libres de suivre leur penchant pour la vie maritime ,
Ratzel nous apprend qu'ils s'adonnent immédiatement au com-
merce : c( Le Malais, dit-il (p. i28), a pour le commerce une in-
clination innée. »
Mais pour être commerçant, il faut avoir quelque chose à
vendre. Le commerce est alimenté surtout par la fabrication. Les
Malais seront donc fabricants. Et, de fait, nous lisons, dans l'au-
teur que nous venons de citer, qu'ils sont hal)iles dans diverses
branches d'industrie, spécialement dans le travail des métaux.
Nous devinons pourquoi ils inclinent vers cette branche particu-
lière d'industrie : c'est sans aucun doute parce qu'elle fournit des
produits d'un placement plus général. Ces produits, qui ont une
grande valeur sous un faible volume, sont faciles à transporter
par mer et trouvent aisément des acquéreurs sur tous les mar-
chés. Ils constituent, parla même, un objet de commerce de pre-
mier ordre et on s'explique très bien pourquoi les Malais, étant
de préférence commerçants, et commerçants marins, ont choisi,
entre tous les genres de fabrication, celai qui satisfaisait le mieux
pour eux aux conditions du commerce maritime.
11 ne suffit pas qu'un commerçant nit quelque chose à vendre,
il faut aussi (ju'il sache le vendre. 11 doit être capable de se do-
miner, de manière à dissimuler à son client le désir qu'il a de
lui voir acheter les marchandises qu'il lui présente ; il doit savoir
« faire l'article >>, il doit savoir séduire, éblouir le malheureux
acheteur, et , au besoin , l'étourdir par un flux de paroles insi-
dieuses. De toutes ces qualités propres au commerce, pas une ne
fait défaut aux Malais. Nous savons par Ratzel (p. 378) qu'ils
sont tous maîtres d'eux-mêmes, quelle que soit leur passion in-
térieure, quïls sont très polis et très bavards, et qu'ils ont un
don de parole remarquable.
Mais ce ne sont point encore là tous les traits caractéristiques du
commerce. Le commerçant entre quotidiennement en rapports,
par suite de sa profession, avec les peuples les plus divers. Au
contact des civilisations les plus variées et des mœurs les plus
jMADAGASCAn. (i.'i
tlilfércntos, parfois nièiiie les plus opposées, son esprit doit torcé-
jnent devenir plus ouvert et plus tolérant, son jugement plus
large; et, appartint-il au type de famille le plus conservateur des
anciens usages, au type communautaire^ il sera peu à peu conduit,
par ce frottement de tous les jours, à abandonner au moins une
partie de ses traditions héréditaires. C'est ce qui se produit dans
le cas des Malais, dont les aptitudes intellectuelles, d'après l'au-
teur que nous citons, se manifestent d'une façon très particu-
lière par une facilité remarquable à s'assimiler les éléments d'une
civilisation étrangère. Non seulement ils imitent les procédés de
fabrication des peuples avec lesquels ils sont en relation, de ma-
nière à pouvoir leur offrir les produits que ceux-ci préfèrent,
mais encore ils accueillent très volontiers toutes les doctrines et
toutes les religions étrang"ères.
En faisant le portrait des Malais, nous venons de donner à très
peu de chose près celui des Hovas. Il y manque cependant encore
unirait essentiel. Ratzel, parlant de la navigation malaise, après
avoir dit qu'elle se rattache à la navigation polynésienne et
qu'elle s'effectue à l'aide de pirogues à balancier et de canots
doubles, ajoute (p. i2T) que c'est grâce à de tels moyens de
transports que se sont faites « les grandes expéditions de com-
merce et de piraterie des Malais, qui ont été parfois des migra-
tions de peuples ». Il faut retenir ces paroles. Elles nous livrent
le secret de l'organisation primitive des Hovas.
Les Hovas, en tant que Malais, sont donc des communautaires et
des commerçants. Mais ils sont quelque chose de plus : ils repré-
sentent l'élément le plus actif, le plus entreprenant, de la société
malaise. Ce n'est pas pour se livrer seulement à un commerce un
peu plus étendu que des communautaires quittent leur pays dans
des conditions à peu près exclusives de tout espoir de retour. Il
faut que les Hovas aient été poussés par un motif plus fort pour
s'embarquer comme ils l'ont fait, avec leurs femmes et leurs en-
fants, quitter la terre des aïeux et cingler à l'aventure vers une
côte aussi lointaine que celle de Madagascar. Ce motif, Ratzel
nous permet de le deviner, lorscju'il nous parle de ces grandes
expéditions de commerce et de piraterie des Malais, nai ont éti'
64 LA SCIENCE SOCIALE.
parfois des migrations de peuples. Il n'y a point de doute, à nos
yeux, que les Hovas n'aient été, non des Malais ordinaires, mais
des Maldiis particuiièreinenf organisés en vue d expéditions loin-
taines de piraterie et de conquête.
Ils se trouvaient évidemment organisés d'une manière com-
plète pendant la traversée. Nulle part moins qu'à bord d'un na-
vire on ne peut se passer d'ordre, de discipline et de hiérarchie.
Et ils conservèrent leur organisation lorsqu'ils débarquèrent à Ma-
dagascar. Les difficultés spéciales de leur situation vis-à-vis des
indigènes leur en faisaient une nécessité étroite. Loin de se fondre
avec eux, comme ils l'eussent fait tout naturellement s'ils n'eussent
été cjue de simples colons isolés, sans arrière-pensée de domination
et de conc|uête, ils restèrent unis, dit la tradition, et formèrent
un groupe autonome. Tant cju'ils furent faibles, ils continuèrent
à vivre à part; mais, peu à peu, ils se multiplièrent et menacèrent
l'indépendance de leurs voisins. C'est alors cjue ceux-ci s'ému-
rent : ils comprirent cjue s'ils ne mettaient un terme au développe-
ment croissant des nouveaux-venus, ils ne tarderaient pas à être
vaincus et asservis par eux. Le conflit éclata, mais la lutte était
inégale. Les Hovas encore trop faibles furent battus; ils prirent
alors le parti de se retirer dans l'intérieur de l'Ile, et se dirigèrent
vers le plateau central. C'est là qu'ils s'arrêtèrent et s'établirent.
Quelles populations y rencontrèrent-ils , et dans quelles con-
dition s'effectua leur établissement? Telle est la double question
cjui se présente maintenant à nous et dont la solution va nous
révéler tout le secret de leur évolution sociale.
Un premier point est hors de doute, c'est que les Hovas^ en ar-
rivant sur le plateau de Flmérina, dans la région où s'élève main-
tenant Tananarive, ne trouvèrent point ce pays vide. Il était oc-
cupé par une population appelée les Vazimbas (1). Qu'étaient ces
Vazimbas? Nous n'hésitons pas à répondre que c'étaient des agri-
culteurs. Il suffit de se rappeler ce que nous avons dit dans notre
précédent article , lorsque nous avons présenté la description
(1) Eux-mêmes venus de la région sud-orienlale et océanienne de l'Asie, comme tous
les Malgaches, ainsi que nous l'avons fait voir dans l'article précédent.
jMAllAr.ASCAH. 05
pliysi(|ue du plateau central nialg-ache. pour se persuader (]ue
Jamais riiomuie n'a pu y vivre des produits de la simple ré-
colte. Ce plateau, il est vrai, était plus boisé autrefois qu'il ne
l'est aujourd'hui, mais ce n'est là (|u'uuc différence relativement
secondaire au pointde vue ([ui nous occupe. La présence des bois,
en réjL^ularisant \o régime des eaux et en assurant un climat plus
égal, rendait la culture plus facile et plus fructueuse, mais elle
n'en supprimait pas la nécessité. Le sol graniticyue de l'Imérina
n'a jamais pu donner des produits spontanés en <[uantité suffi-
sante pour alimenter tout un peuple. Les habitants devaient
donc demander au travail de la terre les ressources que la na-
ture refusait de leur accorder gratuitement.
Nous sommes d'autant plus fondés à considérer les Vazimbas
comme des agriculteurs, que là où le plateau central de Ma-
dagascar a été respecté jusque dans ces derniers temps par les
invasions postérieures et s'est conservé par conséquent dans
son état originaire, nous le trouvons précisément occupé par des
ag-riculteurs. C'est ce qu'il est facile de constater dans la partie
de plateau (jiui confine immédiatement au sud de llmérine,
nous voulons parler du pays des Betsiléos.
Les Betsiléos sont aujourd'hui tombés sous la domination de
leurs voisins les Hovas, et leur organisation politique, a, par suite,
été changée; mais leur organisation sociale, seul point qui nous
importe, est demeurée intacte. Or, voici comment ils nous sont
décrits par les RR. PP. Abinal et de La Vaissière , (jui les con-
naissaient parfaitement.
« Le Betsiléo, disent-ils (1), a généralement le visage plus
noir que le Hova , ses lèvres sont plus épaisses , son nez plus
aplati, son front plus bas; tout l'ensemble de ses traits accuse,
en un mot, plus de grossièreté que chez son vainqueur de l'I-
mérina. Mais il a, en revanche, une stature plus haute et des mem-
bres plus forts, mieux proportionnés. Le caractère du Betsiléo se
ressent de son tempérament peu nerveux et souvent lympha-
tique. Il est plus doux que le Hova; plus calme, et n'est point
(1) R. P. de La Vaissière, Vingt uns à Madagascar, i>. îo-il.
T. XX.
(i6 LA SCIENCE SOCIALE.
porté aux mêmes spéculations véreuses. Le vrai bonlieur pour
lui coiifiiste à vivre au milieu, de ses proiwiétés^ entouré d'une
nombreuse famille qui le vénère , occupé à planter ses rizières,
ses champs de maïs ou de manioc, et à se livrer tout entier
au soin de ses nombreux troupeaux de bœufs.
« Comme intelligence, le Betsiléo semble suivre de fort près
le Hova. On le remarque facilement dans les écoles, où ses en-
fants arrivent souvent à l'emporter sur leurs émules de llmérina.
Ce qui ne les empêchera pas, plus tard , en raison de leur sim-
plicité, de devenir les victimes de la rouerie des commerçants
hovas. »
« Avant la conquête des Hovas, c'est-à-dire avant le commen-
cement du dix-neuvième siècle, les Betsiléos, d'après le R. P. Pio-
let (1), habitaient exclusivement dans des villes construites au
sommet des montagnes et d'un très difficile accès. On n'y arri-
vait d'ordinaire que par un seul côté , tous les autres étant à
pic et une triple enceinte de fossés profonds entourant la ville
et la montagne ; précaution bien nécessaire à raison des guerres
continuelles que les Betsiléos se faisaient entre eux, ou qu'ils
soutenaient de la part des Bara leurs voisins (2). Ces villes sont
aujourd'hui presque toutes abandonnées par les habitants du
pays , qui préfèrent se log-er dans des fermes , généralement
éparses au milieu des plaines, et entourées d'épais massifs de
cactus épineux, vraiment impénétraljles.
« Les Hovas se sont établis en grand nombre au milieu des
Betsiléos, qu'ils envahissent peu à peu, et qu'ils dépouillent de
leurs plus belles possessions. Nulle part, dans toute l'ile de Ma-
dagascar, leur administration n'est aussi oppressive, aussi ar-
bitraire, moins conforme aux règles de la justice, et aucune
autre tribu n'est exploitée comme ces malheureux et inoffensifs
Betsiléos. Sous les prétextes les plus frivoles, les Hovas les dépossè-
dent de leurs terres, se les approprient et les font cultiver par
des esclaves venus de l'Imérina. Ou bien, c'est par le commerce
et l'usure qu'ils les ruinent et leur enlèvent tout ce qu'ils pos-
(1 R. P. Piolet, Madagascar, sa description, ses liabitanfs, p. 323-325.
(2; On peut comparer cette situation à celle des villages kabyles.
MADAGASCAU. 67
sèdent. Un mallieiircux Betsiléo achète deux fois, ti'ois fois, dix
fois sa valeur, ce (ju'un Ambohiiualaza vient lui apportei' en
lait do toiles et de bibelots et ne peut le payer; ou bien, pour-
une cause quelconque, funérailles, impùts, etc., il a dû em-
prunter à des taux fantastiques quel([ues piastres à son voisin
hova, et il ne peut pas les rendre : alors on vend sa maison, son
champ, tous ses biens à l'encan , le créancier les achète, et le
Betsiléo est ruiné. »
Les lignes que nous venons de citer mettent en relief, de la
manière la plus saillante, le contraste qui existe entre le Hova
et le Betsiléo, c'est-à-dire entre deux types se rattachant à des
méthodes de travail toutes différentes : d'un côté, le marchand,
rusé et sans scrupule, qui arrive de loin après avoir beaucoup
couru le monde; de l'autre, le cultivateur, honnête et facile à du-
per, dont les vues étroites n'ont jamais dépassé l'horizon borné
de son plateau natal.
Puisqu'il résulte de la force même des choses, c'est-à-dire des
ressources naturelles du lieu et du travail qui y est appliqué, ce
contraste a dû exister de tout temps entre les simples paysans,
premiers occupants du massif central de l'île, et les aventuriers,
venus de la côte pour les exploiter. Le type des Yazimba, au mi-
lieu desquels, d'après la tradition, s'établirent les Hovas, à leur
arrivée dans l'Imérina, devait donc, tout l'indique, être très
analogue à celui que présentent aujourd'hui les Betsiléos, ces
voisins des Hovas récemment envahis par eux.
La conclusion qu'il en faut tirer, et qu'eliectivement nous en
tirons, c'est que la population actuelle de l'Imérina, celle qu'on
appelle communément et indistinctement le peuple hova, est
formée en réalité de deux couches superposées de populations :
une première couche plus ancienne, qui était formé de cultiva-
teurs, et une seconde couche plus moderne, qui a fini par recou-
vrir l'autre et par la dominer, et qui était constituée par des
industriels et des commerçants.
Longtemps on a cru que les premiers occupants, les Vazimbas,
exterminés par les envahisseurs, avaient disparu sans laisser de
traces. Cette hypothèse de la destruction complète de tout un
08 LA SCIENCE SOCIALE.
peuple est peu conforme à la vraisemblance historique. (< Dans
toute conquête, en effet, à moins qu'il ne s'agisse d'une race no-
toirement inférienre, comme, par exemple, les Indiens d'Amérique
vis-à-vis de la race anglo-saxonne , les vaincus se soumettent
ordinairement au vainqueur, puis se mélangent à lui, et souvent
même ils reprennent peu à peu le dessus et arrivent à le dominer.
C'est ce qui s'est passé en Angleterre après laconcjuête normande,
c'est ce qui s'était produit dans notre pays après l'invasion franque,
et ce que l'on constate également en étudiant les populations si
mélangées des Indes, de la Malaisie et de la Chine. C'est donc
vraisemblablement ce qui dut avoir lieu lors de la conquête de
l'Imérina.
(( Et puis, il y a cette multiplicité des races (ju'il faut expli-
quer. Nous retrouvons, en eifet, clairement, parmi ceux qu'on
est convenu d'appeler les « Hovas » , deux races en tout semblables
aux habitants des autres parties de Madagascar, c'est-à-dire les
descendants des Papous, ou Négritos, des iles de la Malaisie, et
ceux des Indonésiens et Polynésiens du même pays; et, en même
temps, les dominant ouvertement, juxtaposée, se mêlant irrégu-
lièrement avec elles, mais sans contracter d'alliance légitime,
une troisième race bien différente (à certains égards) des deux
premières, plus intelligente, plus ambitieuse, avec des goût, des
tendances, et des aptitudes à part. Or, il est impossible qu'une
différence si tranchée, qu'une séparation si marquée, se soit pro-
duite entre vainqueurs, après la conquête; il est bien invraisem-
blable aussi, qu'elle existât auparavant parmi eux.
1 Ce n'est pas tout : les Hovas ont un culte tout particulier pour
les anciens habitants de l'Imérina, les Vazimbas, ceux-là précisé-
ment qu'ils auraient vaincus, et puis exterminés et chassés de
leur pays. Il y a même une tradition courante parmi eux que
ces Vazimbas reparaîtront un jour et reconquerront l'Imérina. Ce
culte, on tâche de l'expliquer par la crainte qu'ont les vainc[ueurs
que les âmes de leurs victimes ne se vengent en leur envoyant
des sorts, des maléfices, quantité de maladies et de malheurs.
De là, des prières et des sacrifices, afin de les apaiser. Mais, pour
un effet si universel, pour un culte si profondément enraciné
MADACASr.AII. 69
et si général, la cause est-elle suffisante? VA puis, comment
admettre que les vainqueurs conservent ainsi soigneusement la
tradition que leurs victimes reparaîtront un jour pour les battre
et les chasser à leiii- tour? Tout cela est pour le moins hien invrai-
semblable. Tout au contraire s'explique naturellement et faci-
lement, en admettant une thèse féconde et très simple, que
M. Grand idier indicjuait déjà dans un mémoire ])ublié en 1888,
pour le centenaire de la Société philomatique, et qu'il m'a affirmé
personnellement, dit le 1*. Piolet (1), être pour lui une certitude. »
Cette thèse consiste à distinguer, dans ce qu'on appelle commu-
nément en France les Hovas (et qu'il serait plus exact d'appeler
les Antimerina ou les Ambaniandro (2), deux éléments bien diffé-
rents : les descendants des marchands malais conquérants et
dominateurs, qui sont les Andriana, et les descendants de leurs
prédécesseurs, adonnés à la culture et subjugués par eux, les
Vazimbas, qui sont les Hovas proprement dits. Les Andriana sont la
classe noble du pays, et forment approximativement le sixième
de sa population libre; les Hovas, qui constituent la masse du
reste de la nation, sont au contraire la classe roturière.
Si l'on veut bien tenir compte de cette diflerence dans ie
mode de travail, et si l'on admet cette succession d'établissements
chez le peuple hova, ou, pour parler plus exactement, chez le
peuple antimerina, toutes les difficultés que nous avons signalées
se dissipent, toutes les obscurités s'éclaircissent. On n'a plus à
supposer la destruction, si invraisemblable, de toute la population
ancienne; on se rend très aisément compte de la variété des
types physiques, et il n'y a pas jusqu'au culte des Vazimbas,
les vaincus d'autrefois, il n'y a pas jusqu'à la croyance populaire
à leur retour, qui ne trouvent une explication satisfaisante. Puis-
qu'ils sont les ancêtres de ceux qu'on appelle aujourd'hui les
Hovas proprement dits, il est tout naturel que ceux-ci, qui forment
le gros de la population, aient pour eux une vénération particu-
(1) R.P. Piolet, McuUujascar et les Hovas, p. 24-25.
(2} Le nom à.' Antimerina désigne les habitants du plateau de riniérina: celui
A' Ambaniandro, qui est |>lus usité à Madagascar, a exactement la même acception. Si
au lieu d'employer un de ces deux termes, nous continuons à nous servir de celui
de peuple hova, c'est uniquement pour nous conformer à l'usage établi.
70 LA SCIENCE SOCIALE.
lière et croient à leur retour : c'est en entretenant de telles
espérances, plus ou moins chimériques, c[ue de tout temps les
vaincus ont tâché de se consoler de leurs défaites.
Mais cette théorie n'a pas seulement le mérite de résoudre des
difficultés de détail, elle présente un avantage beaucoup plus
grand : elle permet de voir clair dans la question très complexe
de Forganisation du peuple ho va.
II. l'organisation du peuple IIOVA.
A la base de l'organisation du peuple hova se trouve la com-
munauté de famille, et au sommet la communauté d'État, repré-
sentée par le souverain. Entre la communauté de famille et la
communauté d'État se place un groupement intermédiaire, la
caste. La famille, la caste et la royauté, telles sont les trois ins-
titutions essentielles de cette société. Il y faut joindre, pour être
complet, le régime censitaire et l'esclavage.
Nous allons démonter un à un ces divers rouages de la vie
privée et publique des Hovas, mais, avant de le faire, il importe,
pour rendre nos explications plus claires, d'insister sur une no-
tion tout à fait capitale, à savoir, que, tandis qu'en Europe l'or-
ganisation sociale a pour point d'appui l'installation matérielle
des familles sur le sol, à Madagascar, comme chez toutes les races
patriarcales, l'organisation sociale est entièrement fondée sur la
hiérarchie des personnes.
Cette différence profonde entre les races patriarcales et les races
non patriarcales, qui est un des points dominants et les mieux
éclaircis de la Science sociale, a été exposée bien des fois dans
cette Revue. On en peut voir un énoncé particulièrement net
dans la remarquable étude de M. Robert Pinot sur la Société chi-
noise; je prie le lecteur de vouloir bien s'y reporter (1). « En
Asie, écrivait-il, les familles, détachées du sol, lient fortement
les individus aux individus; partout et toujours, les hommes
sont dans l'étroite dépendance de cet organisme puissant, la
(1) Voir notamment la Science sociale, année 1886, premier semestre, p. 411.
MADAGASCAR. 71
tamillc patriarcale; elle les suit, les gouverne, les soutient en
([uel([ue lieu «[u'ils se trouvent. En Europe, au contraire, les
lamilles sont liées au sol; là où elles ont pris racine, elles ol-
frent un sérieux appui aux individus; c'est sur ce coin de terre
que les liomnics sont forts; en dehors de ce point, c'est Fabsoluc
liberté, c'est lindividualisme avec ses avantages et ses inconvé-
nients. Aussi, en Asie, on comprend très bien qu'une terre n'ap-
partienne à personne, mais on ne comprend pas qu'un homme
soit seul, indépendant, qu'il ne soit relié à aucun groupe, à
aucune famille; en Europe, on ne conçoit pas une terre sans
maître, mais on conçoit très bien l'homme seul, sans famille,
l'individu isolé. » Ce qui est vrai en Asie, l'est également à Ma-
dagascar. Là aussi, on comprend l'homme sans domaine, sans
propriété foncière, mais on ne comprend pas l'homme en dehors
de la communauté.
« A Madagascar, écrit le R. P. Piolet (1), toute la terre appar-
tient à la reine ; et ce n'est pas là seulement nne manière em-
phatique d'exprimer le pouvoir absolu, la toute-puissance du
souverain, c'est un principe primordial et qui domine tout. En
1891, en passant à Nossi-Bé, je causais avec un Malgache fort in-
telligent et d'une certaine situation ; c'était un des descendants
des anciens rois sakalaves, un ami de la France et un ennemi
desHovas. Il me parlaitde la maison et des champs qu'il avait sur
la Grande-Terre, et, en lui répondant, j'employais le mot de
propriété. « Oh ! ils ne m'appartiennent pas, » reprit-il; et, comme
je ne comprenais pas : « ils appartiennent à la reine, continua-
t-il, car toute la terre de Madagascar appartient à la reine ; je les
cultive, je les ensemence, j'en récolte les fruits, mais ils ne
m'appartiennent pas. » Voilà ce que vous répondront tous les
Malgaches sans exception, car c'est là l'exacte vérité. La reine
peut vous prendre votre terre, votre récolte, votre maison, sans
compensation aucune, si elle en a besoin, ou simplement si elle
en a envie «.
Si les Hovas n'ont pas la notion d'un véritable droit de pro-
(1) H. p. Piolet, MadcKjascar el les Hovas, p. 180.
72 LA SCIENCE SOCIALE.
priété foncière, ils ont, tout au contraire, avons-nous dit. une
attache profonde avec la famille à laquelle ils appartiennent.
« C'estla famille, écrit leR. P. Piolet (1), qui est la véritable unité
sociale et le fondement de l'État malgache... Chaque famille
forme comme un petit État, avec ses lois et ses coutumes propres,
transmises oralement. Le père, ou à défaut du père, son fils
aillé, ou tout autre choisi par lui ou désigné par l'usage, y est
tout-puissant. C'est lui qui régit tout pendant sa vie et il a pleine
liberté à sa mort de laisser ses biens à qui il veut et comme
il veut. Il peut rejeter ses enfants ou en adopter d'autres, à la
seule condition de notifier sa décision au gouvernement. Avant
1861, il pouvait même les vendre; il peut même les châtier et
les punir corporellement ou par la prison. Cependant les affaires
importantes, mariages, contrats de mariages, ventes de biens
patrimoniaux, procès, peine des fers ou autres semblables, se
discutent en commun et relèvent de la famille réunie en conseil. »
Les membres de la famille vivent ensemble, jouissent en com-
mun des biens patrimoniaux et concourent, chacun pour sa
part, à les faire prospérer. Ceux qui, après s'être mariés, quit-
tent le toit paternel pour vivre en ménages séparés, s'établissent
d'ordinaire dans le voisinage de la résidence du chef de famille,
et continuent, sous son autorité, à vivre de la vie commune.
Le lien de famille se manifeste encore par des obligations
mutuelles d'assistance. <( Si un membre de la famille devient
pauvre, les autres membres viennent à son aide ; s'il est réduit
en esclavage pour cause de dettes, ils s'unissent pour fournir le
prix de son rachat; s'il meurt, ils pourvoient à ses funérailles
et prennent soin des survivants; s'il est engagé au service de
l'État, ils doivent lui fournir les subsides nécessaires. La légis-
lation facilite, encourage, parfois même rend obligatoires, ces
divers actes d'assistance, et l'opinion publique serait très sé-
vère pour celui qui se refuserait à les accomplir [-2). »
Le chef de la famille est très respecté. Loin d'être en butte à
la jalousie de ses frères, à cause de la part supérieure qu'il a
(Il R. P. Piolet, Madagascar et les Hovas,\\ 94-95.
(2} Ellis (Rev. William), Hisiory of Madagascar, ch. v.
MADAGASCAR. / .{
rc(;ue dans riiéiitage, il est vu par eux d'un l)on d'il, et ils le
considèrent comme leur tuteur et leur soutien naturel.
llne autre considération qui contribue très fortement à assurer
la solidité du lion familial, c'est la crainte de la malédiction
paternelle. Autant le Malgache trouve, dans les encouragements
reçus au foyer, de force dans ses entreprises et de patience dans
ses revers, autant il se désespère et perd confiance, quand ces
encouragements lui font défaut. U a besoin de sentir autour
de lui la chaude sympathie du groupe auquel il appartient.
Or, la malédiction paternelle le rejetterait du sein de la famille,
l'excommunierait en quelque sorte, et le marquerait au front,
lui et ses descendants, d'un signe ineffaçable. Il deviendrait, ainsi,
que toute sa postérité, aux yeux de ses concitoyens, un objet
d'universelle réprobation. On comprend dès lors tout reffroique
lui inspire un pareil châtiment et toute l'autorité que le droit
d'infliger celui-ci assure au chef de la famille.
Mais de tous les liens qui retiennent ensemble les divers
membres de la communauté domestique, le dernier et aussi le
plus puissant, c'est, sans aucun doute, rattachement au tombeau
de famille. La crainte d'être privé, pour cause d'indignité, de
sa place dans cette sépulture est, pour le Malgache, une pers-
pective si redoutée qu'elle suffit à ramener les plus endurcis et
à les arrêter au milieu des pires désordres. « La mémoire des
ancêtres est, en effet, extrêmement chère au Malgache; il est
passionné pour leur culte, et leur tombeau est, à ses yeux, la
chose la plus sacrée du monde. Il ne voit pas de plus grand
honneur que celui d'y dormir son dernier som meil auprès des
siens, car il y recevra l'encens et la prière de ses fils et arrière-
petits-fils. Par suite, l'exclusion du tombeau est le plus g-rand
déshonneur qu'une famille puisse infliger à un de ses membres.
Une menace d'exclusion est terrible; les plus obstinés n'y résistent
pas, tant l'honneur de la sépulture est grand et sacré. On peut dire
que chaque membre de la famille estime sa place au tombeau à
l'égal de sa vie ; et pour ne la point perdre, il reste uni de son vivant
avec ceux dont il ne veut point se séparer après la mort (1). »
(1) R. P. de La Vaissière, Vingt ans à Madagascar, p. 18r>. .
7-4 LA SCIENCE SOCIALE.
Au-dessus de la famille patriarcale, première et fondamentale
assise de l'organisation sociale des Hovas, se trouve la caste.
Celle-ci n'est autre chose qu'un agrandissement de la famille
elle-même. Elle est formée par l'ensemble des familles issues
d'un auteur commun, depuis de nombreuses générations.
« La caste, réunie en conseil, est supérieure à chacune des fa-
milles qui la composent, et certaines affaires plus importantes lui
sont exclusivement réservées. Elle a aussi ses usages, ses lois, ses
coutumes, fidèlement conservées par la tradition et inviolable-
ment observées. Elle a également ses chefs supérieurs et subalter-
nes. Chaque caste a en jouissance, — non la propriété, car, nous
l'avons dit, il n'y a que la reine qui soit vraiment propriétaire à
Madagascar, — d'une part de territoire qui ne saurait être aliénée,
ni vendue aux membres d'une autre caste. Il n'y a d'exception
que pour Tananarive, où chaque caste habite bien un quartier
déterminé, maison le terrain peut être vendu ou acheté indistinc-
tement par tout Malgache (1). »
Il n'y a point égalité entre les diverses castes, et on le com-
prendra aisément si l'on veut bien se reporter aux vues <jue
nous avons exposées sur la formation du peuple hova. Les des-
cendants des conquérants malais forment les castes nobles, celles
des Andriana, les descendants des habitants antérieurs vaincus
et suJîjugués forment les castes roturières, celles des Haras
proprement dits.
Au-dessus de toutes les castes nobles, ou Andriana, est la caste
royale. Celle-ci comprend « la reine ou Andriana par excellence,
— c'est même là son nom ordinaire, ni/ Andriana, — puis les
Zanak' Andriana, enfants, c'est-à-dire proches parents de la
reine, ou princes de sang (2). »
Les castes de la noblesse sont au nombre de six, ayant cha-
cune leurs chefs propres, leurs privilèges et usages particu-
liers.
Les deux premières de ces castes comprennent les seigneurs
censitaires. Ils portent le nom de Tompomenakehj et jouissent
1,1"; R. P. Piolet, Madagascer et les Hooas, p. 97.
(2) Ibid., p. 97.
MADAGASCAR. /D
(le terres à redevances, appelées menakeh/. Ces seigneurs per-
çoivent nne part des moissons, reçoivent des présents dans les
grandes circonstances, sont entourés d'une haute considération
et exercent une certaine influence sur les ali'aires publiques.
La troisième caste, celle des Zanalompo, qu'on appelle plus
habituellement les Anibohimalaza, du nom de l'endroit où ils
résident, se livre particulièrement au commerce. Ses membres
sont très riches et très puissants, et on trouve un certain nombre
d'entre eux dans tous les centres importants.
Les trois dernières classes de la noblesse renferment des arti-
sans, et les membres de l'une d'elles sont renommés pour leur
adresse dans les travaux de ferblanterie. Tous ses membres sont
ouvriers dans l'armée et c'est là un de ses privilèges. Elle habite
le village de Soamanandrarina (1),
Au-dessous des six castes Andriana qui, nous l'avons déjà in-
diqué, forment approximativement le sixième de la population
libre de l'Imérina, se trouvent les castes haras. Celles-ci n'ont
généralement aucun privilège. Il y a cependant quelques excep-
tions. Ainsi, on ne doit faire couler le sang d'aucun membre de
celle des Trimofoloalina , absolument comme s'ils faisaient partie
de la famille royale, en souvenir et en récompense du dévouement
héroïque dont fit preuve leur premier ancêtre, sous le roi Andria-
masinavalona. D'autres castes, au contraire, sont vouées à des
corvées humiliantes, comme, par exemple, le balayage des rues.
Les Antsihanaka sont exempts du service militaire ; mais, en re-
tour, ils doivent porter les munitions et les caisses de la reine.
Dominant toutes les castes Andriana et Hovas, apparaît enfin
au sommet de la hiérarchie, la plus haute de toutes les insti-
tutions politiques du peuple liova, la royauté,
La royauté n'est pas précisément héréditaire, quoic|u'elle ne
sorte jamais de la même famille. Jusqu'à la mort de Radama II,
en 1863, c'était le prince régnant, qui, avant de mourir, dé-
signait son successeur. Depuis, c'est la volonté du premier mi-
(1) Il est intéressant de comparer ces quelques traits des castes malgaches à la des-
cription des castes hindoues donnée par M. de Préville, dans cette Revue, t. XV,
p. 397,
76 LA SCIENCE SOCIALE.
nistre qui l'impose au peuple. Et ce successeur a toujours été une
reine, qui, par le fait même de sa désignation, devient la femme
du premier ministre. C'est ainsi que le ministre actuel a été suc-
cessivement le mari de trois reines, Kasolierina, Ranavalona 11
et Ranavalona III,
Cette royauté, conçue selon le type du patriarche chef de
famille, est absolue. Le souverain est considéré comme le descen-
dant des dieux, et tous ses sujets sans excejition professent pour lui
le respect le plus profond. Ils obéissent sans réserve à tous ses or-
dres, et révèrent toutes ses décisions, toutes ses paroles, comme
une émanation de la sagesse divine.
La reine se montre rarement en public et c'est un spectacle
qui ne manque ni de pittoresque ni de grandeur que d'assister,
lorsqu'elle revient de voyag^e, à sa rentrée dans sa bonne ville
de Tananarive. Elle y pénètre, sous un grand parasol rouge à
boule d'or, suivie d'un splendide cortège. Tous les canons tonnent
en son honneur et de la foule innombrable, accourue de toutes
parts pour la voir et l'acclamer, s'élèvent des chants qui célèbrent
sa grandeur et sa gloire : (( Notre reine est une belle reine; notre
reine est notre soleil; notre reine est notre Dieu. »
La vénération qui s'attache à la personne auguste de la reine
s'étend à tout ce qui se rapporte à elle. Tout ce qui lui appartient,
même les objets les plus vulgaires, participe au respect dont on
l'entoure. xVinsi tout le monde doit se ranger et se découvrir au
passage de la provision d'eau qui lui est apportée d'une fontaine
à elle seule réservée; de môme, devant son jjois, devant ses ba-
g'ages, devant tous les objets destinés à son usage particulier.
Nous venons de décrire les cadres extérieurs de la société ho va.
Il nous reste à montrer ce que ces cadres renferment, ce que
l'observation y découvre de réalités concrètes et d'activités sociales,
vivantes et agissantes. Mais avant d'aborder cette nouvelle partie
de notre tâche, nous devons faire remarquer combien ces cadres
considérés en eux-mêmes, et abstraction faite de leur contenu,
se trouvent en parfaite harmonie avec l'opinion que nous avons
adoptée au sujet de l'origine du peuple ho va.
En effet, nous avons distingué dans ce peuple deux éléments : un
MAllACASCAH. 77
élément conquérant et un éléments conquis : oi\ coiTélativemcnt.
à cette dualité d'éléments, nous trouvons la division descastes en
deux catégories, les'castes de la noblesse, ou castes aiitlriana, et
les castes roturières, ou castes /io?'«y. Nous avons émisTopinion que
le fond de la })opulation vaincueétait formé de cultivateurs: or les
castes //6»r^/.i" sont composées d'agriculteurs. Nous avons constaté
que les vainqueurs malais étaient des commerçants et qu'ils ap-
partenaient aune race particulièrement habile dans le tra\ail des
métaux : or, sur les six castes de la noblesse, descendant des con-
quérants malais, nous en trouvons une qui comprend des arti-
sans, une autre qui se compose de ferblantiers renommés et une
troisième enfin qui est faite de commerçants. Nous avons cons-
taté que les vainqueurs malais constituaient à leur arrivée une
expédition organisée et hiérarchisée : or, nous remarquons que,
sur ces six castes de la noblesse, la seconde et la troisième sont
formées de seigneurs censitaires, c'est-à-dire évidemment de des-
cendants des principaux chefs de l'émigration, et qu'au-dessus
des diverses castes, il s'en élève une seule, qui domine toutes les
autres sans exception, la caste royale : comment n'y pas voir la
caste héritière du chef suprême de l'entreprise primitive? La
constitution actuelle du peuple hova reproduit donc fidèlement
et retrace en quelque sorte trait pour trait l'organisation qu'il
présentait au lendemain de la conquête.
Nous trouvons de nouveaux indices de cette persistance de
l'organisation première dans l'institution du régime censitaire et
dans celle de l'esclavage.
L'esclavage est général à iMadagascar. Aussi serait-il inutile
d'en faire une mention spéciale à propos des Hovas, si nous n'a-
vions à indiquer que l'on distingue dans l'Imérina deux catégo-
ries d'esclaves, les esclaves des particuliers et les esclaves de la
couronne. Ce sont ces derniers qui nous intéressent ici particu-
lièrement en ce qu'ils nous permettent d'ajouter un nouveau trait
à la description des conquérants malais. Ces esclaves noirs, ap-
pelés tsimandoa sont en effet, la chose est certaine, les descen-
dants de ceux que possédait à son arrivée dans l'ile, le chef
qui conduisit Texpédition par laquelle les Andriana se rendirent
LA SCIENCE SOCIALE.
maîtres du plateau central. Ils sont dans une situation toute par-
ticulière. Us se sont figés, pour ainsi dire, à jamais dans la con-
dition sociale qu'ils occupaient au moment de la conquête. Ils
ne peuvent être affranchis, mais, en revanche, ils ont le droit
d'aspirer aux emplois de l'État, et certains d'entre eux jouissent
même d'un grand pouvoir et d'un grand crédit.
Quant au régime censitaire, dont nous avons déjà mentionné
l'existence, il serait tout à fait inexplicable, si l'on n'admettait
point la dualité d'origine que nous assignons au peuple hova.
« La race conquérante, écrit le R.P. Piolet, domine en Imérina
et forme une sorte de féodalité. Les chefs, en effet, se partagè-
rent, après la conquête, les territoires conquis et en .formèrent
autant de fiefs, ou menakely, c[ui ne peuvent être possédés que
par les deux premières castes ou par les membres de la famille
royale. ¥À si les autres castes nobles n'ont pas de fiefs, elles y
suppléent par l'arrogance , par l'orgueil , par leur mépris pour
les simples « Hovas ». Mais toutes sont également viciées, égale-
ment corrompues, et la famille, chez elles, est moins bien con-
servée, les traditions des ancêtres moins bien observées, que
parmi les castes populaires (1). »
Si la constitution originaire du peuple hova s'est conservée
dans ses grandes lignes avec une si parfaite fidélité , ce résultat
est dû à l'influence de la formation communautaire des deux élé-
ments qui le constituent. On sait, en effet, combien la famille
communautaire est conservatrice des traditions. C'est là une vé-
rité acquise à la Science sociale. Mais on sait également que cet
esprit conservateur est beaucoup plus intense chez les familles
vouées à la culture que chez les familles vouées à la fabrication
et au commerce. Nous venons d'en voir une nouvelle confirma-
tion dans les lignes qui précèdent : le Hova cultivateur est plus
fidèle à la tradition des ancêtres que l'Andriana, descendant des
populations malaises adonnées aux travaux industriels et aux
spéculations commerciales.
[)c toutes ces constatations diverses, se dégage, avec la dé-
(1) R. P. Piolet. Madagascar et les Hovas, \k 27-28.
MAHAGASCAR. 79
inonstration désormais sural>onclante de la dualité d'origine dos
Hovas, cette idée loiidameiitale et directrice (|ue, dans l'évolution
sociale de ce peuple", les Hovas proprement dits représentent l'é-
lément de stabilité et de tidélité aux anciennes coutumes; tandis
que les Andriana ou Malais y représentent au contraire l'élément
novateur, la tendance au progrès elles aspirations vers l'avenir.
m. — LA VIK SOCIALE DKS HOVAS.
Pour se faire une idée exacte et complète de la vie sociale des
Hovas, il serait nécessaire d'avoir sous les yeuxun certain nombre
de monographies, composées scientifiquement d'après la mé-
thode d'observation, et consacrées à la description des types les
plus représentatifs qui s'étagent aux divers degrés de la hiérar-
chie hova. Il faudrait, par exemple, avoir à sa disposition quel-
ques bonnes monographies du Hova cultivateur, de l'Andriana
artisan, de l'Andriana commerçant, du seigneur censitaire, du
gouverneur hova, du prince de la famille royale. Nous aurons
certainement un jour ces documents, mais, pour le moment, ils
nous font encore défaut. Nous en sommes réduits aux descriptions
et aux remarques, trop souvent incohérentes et superficielles,
des voyageurs ordinaires. C'est à l'aide de ces sources, malheu-
reusement bien insuffisantes, que nous allons essayer de recons-
tituer un tableau sommaire de la vie sociale des Hovas.
Nous nous occuperons d'abord de leur vie privée, et nous
grouperons ce que nous avons à en dire autour de la description
de la famille ouvrière hova.
Cette famille ouvrière est principalement adonnée aux travaux
de la culture. C'est de l'exploitation du sol qu'elle tire essentiel-
lement ses ressources alimentaires.
« Les Malgaches, en général, ne sont pas riches, dit le R. P.
Piolet; ils possèdent une case, un bout de rizière, un petit
champ de manioc, c'est à peu près tout. Il est rare cependant
de rencontrer, au moins dans la campagne, une famille n'ayant
absolument rien, pas même un tout petit champ de riz. En
tout cas la question du paupérisme, si effrayante pour nos vieil-
80 LA SCIENCE SOCIALE.
les sociétés, n'existe pas là-bas; et je ne pense pas que, dans
les circonstances ordinaires, vous puissiez trouver une seule per-
sonne mourant de faim. Cela tient à la modestie de leurs be-
soins, à leur résignation native, à la multiplicité des ressources
de ce pays si étendu pour une population si peu nombreuse, et
aussi à leur esprit de solidarité et de charité mutuels (lisez, à
leur esprit communautaire). Un Malgache, en effet, vit à peu
près de rien, au besoin s'habille de n'importe quelles nippes.
S'il ne peut travailler, il trouvera toujours dans sa famille, ou
dans sa caste, ou dans son village, un trou pour s'abriter et
une patate ou une poignée de riz pour le nourrir : c'est tout
ce qu'il lui faut. La mendicité n'est pas encore interdite dans ce
pays neuf, et, si l'on donne peu à la fois, on est toujours prêt à
donner quelque chose.
« Quant à ceux qui possèdent, leur richesse ne consiste pas
ordinairement en argent, et nombreuses sont les personnes qui
jamais de leur vie n'ont eu une piastre à la fois. Dans une de
ses conférences, M. Jully parlait même de certain village où
tout le monde réuni ne posséderait pas cinq francs, tant le nu-
méraire est rare à Madagascar. La richesse ne consiste pas non
plus en vastes étendues territoriales et la grande propriété y
est inconnue. Chacun possède les champs qu'il peut cultiver,
ou faire cultiver par des esclaves, et il en reste à côté abondam-
ment pour tous les autres. Les vraies possessions du riche Hova
sont les esclaves et les troupeaux de bœufs. Les premiers se comp-
tent parfois par centaines, et les seconds par milliers (1). »
Ce qui fait la supériorité de la propriété mobilière par rap-
port à la propriété foncière, c'est que la première est toujours
libre entre les mains du maître, qui peut en disposer par voie
de vente, d'échange ou de toute autre manière, avec la plus
grande facilité et sans aucune espèce de restriction.
Il en est tout autrement de la propriété foncière. Elle est
entourée de barrières étroites, qui non seulement entravent et
limitent l'exercice du droit, mais l'atteignent lui-même jusque
(I) R. P. Piolet, Madagascar et les Hovas, p. 178-179.
MADAGASCAR. 81
dans son essence. La première, la plus importante de ces limita-
tions, est le droit éminent du souverain qui t'ait de lui le seul
propriétaire de Vile, et lui attribue le pouvoir de réclamer
comme siens, selon son bon plaisir, tout immeuble, toute terre
à sa convenance. « Évidemment, sous cette réserve d'être tou-
jours prêt à donner ce que Ton vous demandera, on peut pos-
séder, cultiver, récolter ; mais la menace est perpétuelle. Prenez
garde, en particulier, d'avoir une maison trop agréable ou en-
tièrement tinie, une récolte trop belle, quelque chose de nou-
veau ou qui attire l'attention, on vous rappellerait que vous
n'êtes qu'une espèce d'usufruitier, et vous auriez travaillé
« pour la reine de Madagascar ». Et ce qu'il y a de remarquable,
c'est que ce droit supérieur du souverain n'existe pas seu-
lement en théorie, mais se pratique aussi en fait sans exci-
ter non seulement la moindre plainte, mais même Fétonnement.
^< Si c'est pour la reine, qu'on leur prend leurs biens, les
Malgaches se soumettent avec un véritable empressement,
tellement cette conduite parait naturelle à tous, et tellement le
principe que « tout appartient à la souveraine » a pénétré
dans les mœurs (1). » Ce seul trait suffirait à classer la race.
On se trouve évidemment en présence d'une population profon-
dément communautaire, pour qui les liens de l'homme avec le
sol qu'il cultive ne sont, pour ainsi dire, rien, comparés aux liens
de famille, et où l'on considère la souveraine comme un patriar-
che investi de la toute-puissance et de la suprême autorité au
sein de cette communauté agrandie qui constitue l'État.
Après la restriction venant du droit royal, se place la restric-
tion venant du régime censitaire. « Le tompomenakeli/, ou sei-
gneur, est propriétaire (il vaudrait mieux dire : a la jouissance)
de son fief avant les gens qui l'habitent, et que l'on pourrait
appeler ses tenanciers ou ses serfs. C'est lui (jui auparavant l'avait
conquis, s'en était emparé, ou l'avait reçu du roi, son compa-
gnon, son ami, ou son parent; mais, par un arrangement équi-
valant aujourd'hui à un titre de propriété, le noble a concédé
;i) II. p. Piolel, Mailaijascnr cl les Hovas, p 180,
T. XX.
82 LA SCIENCE SOCIALE.
au serf un lopin de terre moyennant une redevance annuelle
payable, et qui se paye toujours en nature (1). »
Une troisième restriction provient de la caste. Il est interdit
de vendre des biens immobiliers à un membre d'une caste autre
que celle à laquelle on appartient. « La caste, en efTet, possède,
elle aussi, un certain droit de propriété, non pas qu'elle puisse
posséder directement, mais les terrains qui lui appartiennent ne
doivent pas sortir des mains de ses membres, et ne peuvent être
vendus aux personnes d'une autre caste. Il n'y a d'exception quïi
Tananarive, où toute personne peut acheter n'importe quel ter-
rain, quoique les diverses castes aient leurquartier particidier, et
les provinces conquises, surtout les territoires des Antsiha-
naka et des Betsileos, oîi les conquérants s'emparent peu à peu
des plus belles propriétés et des plus riches situations (2). »
Dans la mesure limitée que comportent les restrictions qui
viennent d'être indiquées, le Hova est maitre de ses diverses
possessions; il peut les aliéner de son vivant, ou en disposer à sa
mort, de la manière la plus conforme à ses volontés ; et des lois
généralement sages et raisonnables protègent ses droits contre la
fraude, la violence et les injustices.
Mais si sa volonté est libre, elle ne saurait cependant jamais
s'exercer d'une manière arbitraire. Elle sera, en effet, toujours
fortement influencée par des raisons « purement morales et tenant
aux traditions et aux mœurs populaires, telles, par exemple, que
l'amour de tout Malgache pour la maison et le champ de famille,
et l'infamie attachée au fds qui vend la rizière du père, le fanin-
draza on terre des ancêtres (3). »
Après l'organisation si nettement communautaire de leur régime
de propriété, un des traits les plus caractéristiques de la vie so-
ciale des Hovas, c'est leur profond respect pour les traditions. Ce
trait est important à noter en tant que nouvelle manifestation du
type social auquel ils appartiennent. Il est clair que là où la famille
est, pour ainsi dire, le tout de l'individu, personne ne sauraitavoir
(1) R. p. Piolet, Madagascar et les IIocas,\). î81.
(2) Ibid., p. 181.
f3) Ibid., p. 181.
MADAGASCAR. 83
d'autre pensre que do so conformer le plus fidèlement possible;
aux ti-aditions cjui constituent la continuité de la lanulle à travers
les âges. Flacourt avait déjà remarqué cet attachement des
Hovas à leurs vieilles coutumes. Chez eux, dit-il, la coutume
« passe pour loy très asseurée dans tous les événements qui v
arrivent, dans la façon de planter les vivres, de bâtir les villes,
les magazins et maisons, dans les manières de vivre, de faire la
g-uerre, les réjouissances publiques, les danses, exercices et
autres choses qui sont aussi diverses. Le prince ne la peut pas
changer. Si le prince commandait quelque chose à ses subjects
qui fust contraire à celle- cy, ils luy remontreraient incontinent
que ce n'est pas la coutume de leurs ancêtres, et qu'ainsi ils ne
pourraient exécuter ce commandement, à quoy le prince n'a point
de réplique. Cette coutume est tellement enracinée qu'ils ne la
changeraient pas pour quoy que ce soit au monde. Ce qu'ils ont
appris de père en fils, ils l'estiment plus que ce qu'on leur pour-
rait enseigner (1). » Plus récemment, EUis a confirmé la vérité
des assertions du vieil historien. « La vénération des Malgaches
pour les coutumes traditionnelles et pour les opinions de leurs
ancêtres est un des traits les plus frappants de leur caractère na-
tional. Ce sentiment exerce son influence sur leur vie publique
et sur leur vie privée ; et il n'est personne sur qui il l'exerce da-
vantage que sur le souverain, absolu à tous autres égards (2) ».
Des cultivateurs communautaires, bien plus étroitement attachés
à leur famille qu'à leur domaine, très respectueux et très obéis-
sants envers le patriarche, chef de cette famille et envers le sou-
verain, chef de la grande famille qui englobe toutes les autres,
tel est le premier aspect sous lequel nous apparaît la société ho va.
Pénétrons maintenant un peu plus avant dans l'examen de cette
société et essayons de nous rendre compte de la vie quotidienne
des petits propriétaires hovas.
(A suivre.) Lucien de Sainte-Croix.
(1) Flacourt, Histoire de la grande isle de Madagascar, y. lOi-105.
(2) EUis (Rév. William), Hislonj of Madagascar, ch. xiii.
MAITRE GUILLAUME DE SAINT-AMOUR.
L'UNIVERSITÉ DE PARIS ET LES ORDRES MENDIANTS
AU TREIZIÈME SIÈCLE (1).
X. — OBSTINATION DE GLILLALME ET SOUMISSION PENIBLE
DE l'université.
Quand Guillaume de Saint-Auioui", Odon de Douay, Chrestien
de Béarnais et Nicolas de Bar-sur-Aube, arrivèrent à Anagni,
vers le milieu du mois d'octobre, la première chose qu'ils appri-
rent, ce fut leur condamnation. En vain essayèrent-ils de la faire
lever, et entamèrent-ils à ce sujet de longues discussions avec les
cardinaux-juges, avec Humbert, général des Dominicains, avec
Bonaventure de Fidenza, qui était venu pour défendre ses frères
de l'Ordre de Saint-François.
Voyant que leurs efforts étaient inutiles et que leur doctrine
était définitivement réprouvée, les députés de l'Université vou-
lurent au moins justifier la conduite qu'ils avaient tenue et expli-
quer la résistance qu'ils avaient opposée aux volontés formelles
et réitérées du Souverain Pontife; ils produisirent, pensant avoir
là un argument sans réplique, l'acte du 31 juillet, qu'ils avaient
apporté avec eux : c'était cet accord passé entre l'Université, les
Prélats et les Religieux qui avait le double inconvénient de
n'être pas un arrangement aussi naturel et aussi intelligent du
fond des choses que la décision d'Alexandre IV, et de ne pas
tenir compte de l'appréciation de celui qui était le chef commun
et indispensable des trois corps en conflit.
(1) Voir la livraison de juin.
M.MTMK (UILLAIMK DE SAINT-AMOUK. 83
Puis, sentant que cette polénii(]ue dépourvue de sanction était
vaine et restait d'ailleurs sans succès, trois d'entre eux, Odon,
(Ihrestien et Nicolas, résolurent de se soumettre. Le 23 de ce
même mois d'octobre, ils prêtèrent publiquement, en présence
de toute la cour romaine, le serment d'obéir au pontife romain,
d'ol)server la bulle Qttas/ lignwn vitiv, de recevoir dans le corps
de l'Université les Keligieux Mendiants, et parmi eux Thomas
d'Aquin et Bonaventure, de ne jamais s'employer à faire que
l'Université de Paris fût dissoute ou transportée ailleurs, ni de
permettre à aucun de leurs subordonnés de s'y employer; de
se rétracter publiquement à Paris et dans tous les autres lieux où
ils avaient prêché la doctrine condamnée ; de publier partout la
condamnation du livre Dps Périls dfis Derniers Te))ip.s;de déclarer
en chaire que le Pape peut envoyer partout des prédicateurs et
des confesseurs sans le consentement des prélats inférieurs ou des
curés, que les évêques ont le même pouvoir dans leurs diocèses,
que les Religieux qui se sont faits pauvres pour Jésus-Christ ne
sont point obligés de travailler des mains pour avoir de quoi
vivre, que les Jacobins et les Cordeliers ont été approuvés de
Dieu par les faits concluants à raison desquels l'Église a légiti-
mement inscrit plusieurs de leurs membres au catalogue des
Saints (1). On dressa de tout cela un acte en forme, dont on leur
donna copie. Us quittèrent presque aussitôt la cour pontificale,
laissant Guillaume soutenir seul le poids des accusations et des
condamnations du Saint-Siège. Pour eux, ils rentrèrent à Paris,
reprirent possession de leurs chaires, ainsi que de toutes leurs au-
tres charges ou bénéfices, et vécurent en si bonne intelligence
avec les Mendiants que l'un d'eux, Chrestien de Beauvais, étant
mort peu après, voulut être enterré chez les Dominicains et qu'un
autre, Laurent d'Angleterre, réclama plus tard la même faveur
et la paya de toute sa riche bibliothèque (2).
(1) Du Boulay, p. 315, 31fi.
(2) Cantimpré raconte que Chrestien de Beauvais, atteint de la maladie qui ledevail
emporter, déclara que c'était la jalousie qui l'avait jeté dans le parti de G. de Saint-
Amour, et s'adressant aux Frères Prêcheurs qu'il avait fait venir auprès de lui, il leur
dit : « Je n'ai rien à vous laisser en réparation des injures dont je me suis rendu
coupable; mais, en signe de repentir, je vous laisse mon corps auquel vous donnerez
86 LA SCIENCE SOCIALE.
Mais pendant ce temps que faisait Guillaume ?
Fortitcr in Curla stetit : et in pluribus aDominicanisaccusatus,
de sua innocentia et doctrlna coram quatuor cardinalibus compé-
tente)' satisfecit (1) ». C'est aller un peu loin dans Taffirmation ;
le simple exposé des faits suffira à rétablir la vérité. Nous avons
encore, du reste, les réponses qu'il fît au.v objections de ses ad-
versaires; c'est la continuation de son système d'attaque : fausse
interprétation des textes; désaveu habile de ce qu'il a dit d'abord
et ne peut plus raisonnablement soutenir. Comme on lui repro-
chait de nombreuses erreurs dans son livre Des Périls des Der-
niers Temps, voici de quelle façon il répondit : (( Cet ouvrage n'a
pas toujours conservé la môme forme. Il en a même changé cinq
fois successivement, selon qu'on jugeait bon de corriger, d'ajou-
ter, de retrancher, ou de préciser les différents sens. Je crois
que l'exemplaire qu'on m'en a montré, est de la troisième compi-
lation, et je ne sais pas s'il s'y est glissé quelque chose de défec-
tueux, pour le tour ou pour la forme, d'où le Pape aurait pris
lieu de le condamner; l'on m'assure qu'il ne veut en rien toucher
aux témoignages de l'Ecriture sainte ; dans ce cas, bien loin de
contredire son jugement, je m'y attache en toute obéissance.
Mais, s'il avait vu la quatrième ou cinquième compilation de ces
témoignages, il n'y eût certainement rien trouvé qui fût capable
d'offenser une àme chrétienne et qui par conséquent fût digne
de censure; mais l'ouvrage lui aurait été plutôt un sujet d'ap-
probation. Car il est remarquable que, dans ces diverses compi-
lations, on a fait généralement profession de les soumettre toutes
à la correction de l'Église, c'est-à-dire du Pape et des Prélats à
qui appartient cette autorité (2) . »
la sépulture. » Laurent d'Anj^leterre voulut aussi être inhumé dans le cloître Saint-
Jacques « et Dieu permit, ajoute le chroniqueur, qu'il en advint ainsi d'un grand
nombre de ceux qui avaient persécuté les Frères.
(1) « Il se tint intrépidement en cour de Rome et, accusé sur plusieurs chefs par
les Dominicains, il rendit dûment raison de sa conduite et de sa doctrine. » {Historia
Normannorum, p. 10o9 C.)
{\) Opcra Guillelmi de Sante-Amore ; Responsiones ad objectiones Dominica-
iioruni. Un peu plus loin, dans les mêmes Réponses, Guillaume dit que, du temps
de saint Hilaire, le Pape était hérétique, et que ce Pape était Anastase II. Or Anas-
MAITRE GUILLAUME DE SAINT-AMOUR. S7
ConiiiK'iit l'ut accueillie cette (léteuse, nous ne le savons pas au
juste, mais elle semble avoir eu sur les esprits un certain effet,
au dire même de Cantimpré, (|ui raconte de Guillaume que :
Mi ro modo clrriim llomaitiim, ncnioa et populum iii j^urtem suu;
pcrvrrsiUUis indinavcrat et sedu.rerat multis verbis (1). Aussi
Alexandre IV se liàta-t-il de lui imposer silence et d'exig-er de lui
le serment d'obéir à ses ordres. Guillaume demeura ainsi à Rome
sans que d'autres dispositions paraissent avoir été prises à son
égard ; mais étant tombé malade, et très affaibli par le climat et
les chaleurs de l'été, on lui laissa reprendre le chemin de la
France.
(domine il revenait, il reçut en route le bref suivant que nous
donnons en entier :
(( Alexandre, évoque, serviteur des serviteurs de Dieu, à Guil-
laume de Saint-Amour pour le ramener dans la bonne voie.
« A cause des fautes graves et nombreuses que vous avez
commises, et spécialement à cause de l'ouvrage pernicieux et
détestable que vous avez composé, et que nous avons déjà cen-
suré et condamné de l'avis de nos frères, vous avez mérité un
châtiment sévère. Au nom de l'obéissance que vous nous devez,
d'après le serment cjue vous avez prêté de vous conformer exac-
tement à nos ordres sous peine d'excommunication et de pri-
vation de vos bénéfices (peines que nous voulons que vous
encourriez par le seul fait de tentative de désobéissance à nos or-
dres, et cela sans préjudice des autres ordres que nous pour-
rons vous donner), nous vous ordonnons et mandons de ne ren-
trer en France dans aucun temps sans une permission expresse
de notre autorité apostolique ; et en outre, nous vous interdisons
à toujours la faculté d'enseigner et de prêcher ; de telle sorte que
tase II vivait bien cent cinquante ans après saint Hilaire. On voit le peu de connais-
sance de riiistoire qu avaient les plus savants hommes de cette époque.
(1) « Il avait étonnamment incline clergé et laïques à Rome dans Iç sens de sa
mauvaise cause et les avait séduits parbeaucoup de paroles. » (Du Boulay, i). 843.) On
raconte aussi quelquefois (juAlbert leGrand trouva tout le monde ébranlé parla parole
de Guillaume: mais qu'ayant, sur l'ordre du l'ape, expliqué TÉvanKile de saint Jean
elles Épitres canoniques, il le (itavec tant de génie qu'il parut fort au-dessus de cet
homme que tout le monde admirait, ce qui décida la victoire linaledes Mendiants.
88 LA SCIENCE SOCIALE.
VOUS ne vous permettrez cFenseigner en quelque lieu que ce soit,
ni de prêcher, soit devant des clercs, soit devant le peuple, sans
notre permission.
« Donné à Viterbe, le huitième jour des Ides d'Auguste, la troi-
sième année de notre Pontificat (1). »
Voici l'explication de cette décision. Deux jours après, le Pape
écrivait à Louis IX, pour lui annoncer cjuil avait interdit à Guil-
laume l'entrée du royaume, mivaitt quelc roi le l ai ar ait demandé :
« Puisque Votre Altesse Roy aie nous a demandé^ ainsi qu'elle s'en
souvient, d'interdire l'entrée de son royaume à ce même Guillaume,
ce qae noas avons cru devoir faire pour les motifs exposés plus
haut^ nous la prions et lui recommandons de ne permettre, sous
aucun prétexte, que ledit Guillaume rentre dans vos Etats... »
Et le 23 de ce mois d'août, Alexandre IV fit savoir à l'évêque
de Paris, que ce n était pas pour avoir défendu les prétentions de
r Université que Guillaume était condamné^ mais à cause de son
livre détestable. Il ajoutait cjue si Guillaume refusait de se sou-
mettre l'évêque devait le déclarer parjure et excommunié et faire
pourvoir d'office à tous ses bénéfices et charges [±). Guillaume
prit donc le chemin de l'exil et rapporta à sa petite ville natale,
après quarante années d'absence, un nom désormais célèbre et
un avenir brisé. Le comté de Bourgogne, de laquelle était cette
petite ville de Saint-Amour, n'appartenait pas alors au royaume
de France : il put donc s'y retirer en paix.
Au même temps, devant la foule des « Escholiers » assemblés,
le livre Des Périls des Derniers Temps fut « ars par la main du
bourreau ».
Et bientôt après, dans la grande salle de l'évêché de Paris, la
même foule se retrouvait encore pour acclamer deux nouveaux
docteurs : Thomas d'Aquin et Bonaventure de Fidenza, le Domi-
nicain et le Franciscain, qui avaient enfin vaincu.
Barement on a vu une cause être plus imperturbablement rame-
née à ses termes justes et naturels par un chef suprême et se trou-
ver plus digne de vaincre par elle-même et par ses représentants.
(1) Bullea, p. 135-130.
(2) Th. de Champré.
MAITRK GLILLAUMK DE SAINT-AMOUR. 89
Mais, la victoire une fois assurée, nous allons voir mieux (jue
jamais à quel point elle était nécessaire, l.a peur du nouveau
et du large, malgré- les caractères les plus incontestables de va-
leur qu'ils pussent revêtir, l'appréhension de la concurrence
étaient tels dans ce milieu corporatif sorti du moyen âge à son
déclin, que nous allons assister au prolongement de ce spectacle,
véritablement pénible, d'une multitude d'esprits, non sans mé-
rite, qui ne savent que réclamer sans fin le passé, dans ses étroi-
tesses, dans ses prétentions pédantesques, dans son ég'oïsme sa-
tisfait, dans son incapacité à envisager le progrès des choses.
C'est qu'il y a eu en France, au moyen âge, deux courants suc-
cessifs bien opposés. Le premier est celui qui a créé cette époque
absolument originale, si différente de l'antiquité qu'il a fallu lui
donner un nom à part. Le second est celui qui a mis fin à cette
époque et a ramené, avec l'âge dit moderne, les souvenirs et l'i-
mitation de l'antiquité. Ce second courant était en pleine forma-
tion déjà au treizième siècle. Tandis que, dans la première période,
on avait vu partout l'esprit d'indépendance se manifester par la
conquête d'une liberté toute individuelle, par la rupture des liens
d'homme à homme, rupture du Franc avec le Mérovingien, rup-
ture du grand feudataire avec le Carlovingien, rupture du vassal
avec le suzerain, rupture du serf avec le seigneur, on vit au con-
traire, dans la seconde période, des groupements restrictifs se
faire d'homme à homme, des associations se nouer, se serrer et
se fermer totalement. L'esprit d'initiative et d'élargissement a été
étoutfé dans ce réseau, dont tout l'effort était d'arrêter le mouve-
ment chez les autres et de ne pas se dépasser même entre asso-
ciés. De là nous sont venus, à travers de longs siècles, ces ten-
dances routinières dont on commence enfin à voir le défaut, cette
résistance instinctive et irraisonnée à tout ce qui ne s'est pas en-
core fait, cette crainte à priori de tout changement, cette appré-
hension de ce qui remue le passé, cette sorte de dédain froissé
pour ce qui prétend donner du large aux institutions et ouvrir
des voies nouvelles. C'est bien là l'esprit dont nous allons briè-
vement saisir les manifestations continues, à la suite du coup par
lequel était renversée la résistance arbitraire et erronée de l'Uni-
90 LA SCIENCE SOCIALE.
versité à introduire parmi elle les nouveaux Religieux, au même
titre que tous.
L'exil même de Guillaume n'avait pas mis fin à tout, et si quel-
ques docteurs s'étaient soumis au Souverain Pontife avec un mé-
ritoire empressement, il en était d'autres sur lesquels Guillaume
de Saint-Amour pouvait encore compter. Le Pape cependant ne
négligea rien pour les abattre au plus tôt. Il y apporta la plus
extraordinaire énergie, comme on va le voir.
Le 15 novembre 1256, il adressa à l'Université la bulle : Pari-
siniis peritla (1), où après avoir comparé cette Corporation à une
source féconde d'où toutes les sciences coulent et se répandent
sur l'Univers, il se plaint de ceux qui y ont jeté le trouble et le
désordre et pour que ce blâme ne tombe pas sur les Religieux, il
se déclare hautement leur protecteur et ordonne au nom du bien
général de l'Église, autant que pour la prospérité de l'Université,
qu'on punisse sévèrement ceux qui ont prêché ou enseigné con-
tre les Mendiants, ou qui prennent la défense du livre Des Périls.
Puis viennent, coup sur coup et sans relâche, toute une série
d'autres bulles : du 7 janvier, pour ordonner au Chancelier de
ne promouvoir à la Licence, ou à quelque faculté que ce fût,
quiconque ne ferait pas serment d'obéir à la bulle du 14 avril
1255; — du 12 mai, pour contraindre l'Université à recevoir dans
son sein tous les docteurs réguliers à quelque ordre religieux qu'ils
appartiennent; et de ne point alléguer pour désobéir l'acte du
1'"^ mars 1256, ou la dissolution fictive de l'Université faite vers
cette même époque ; — du 23 du même mois, pour convaincre tous
les Prélats du royaume de France que ce ne sont point les Réguliers
qui sont la cause des désordres de l'Université et les prier d'en
instruire leurs peuples; — du li juillet, pour obliger Tévêque
de Paris, sous peine d'excommunication, de faire publier et exé-
cuter ses ordres dans le délai d'un mois, et lui enjoindre de lui
signaler les rebelles pour qu'ils puissent être punis par le roi après
leur séparation publique de l'Église; — du 30 juillet, pour prier
Louis IX d'aider Févêque de Paris à ramener à l'ordre les docteurs
(1) Bulles, \i. 95.
MAITKE GUILLAUME DE SAINT-AMOUH. '.'1
réfractaires ot do chasser do Franco ceux (jui sont obstinés, on de
les cliàtior de qnohjuo autre façon (1).
Beaucoiij) do docteurs de l'Université quittèrent alors Paris et
laissèrent, comme dit Matthieu PAris, la ville presque déserte,
tant à cause do la moisson et dos voudan^es qui approchaient,
(|uc de la résistance que les Dominicains avaient encore à leur
opposer. Néanmoins ceux-ci, pour adoucir les esprits, prièrent
le Pape de lever les censures que plusieurs docteurs séculiers
avaient encourues soit à cause d'eux, soit pour avoir conservé
chez eux lo livre Des Pôfils; ce que le Souverain Pontife accorda
le 27 septembre, « à tous ceux qui se soumettraient ».
L'Université ou, pour mieux dire, ceux de ses membres qui res-
taient encore à Paris, cédèrent enfin ; Thomas et Bonaventure pu-
rent inaugurer leur enseignement public (2), et le maître général
des Dominicains envoya à tout son Ordre une circulaire où il
rendait grâce à Dieu, au Souverain Pontife, à l'assemblée des
Cardinaux, au Roi et à une innombrable quantité de fidèles du
secours qu'ils leur avaient apporté dans cette grande tribulation.
Mais la paix ainsi rétablie ne dura pas longtemps. En 1259,
nous ne savons à quel propos, on recommença à vexer les Domi-
cains et à faire courir contre eux une foule de pamphlets et do
couplets satiriques. On en trouve jusque dans le Roman de la
Rose :
Être banni de ce royaume
A tort comme Maître Guillaume
De Saint-Amour qu'hypocrisie
Fit exiler par grande envie...
Puis plus loin :
Si celui de Saint-Amour ne ment
Qui avait coutume de disputer et d'enseigner
(1) Bulles, p. 105-151, 123-127 (certains auteurs prétendent que le Pape n'envoya
pas moins de 40 bulles pour cette afl'aire.)
(2) On raconte même que, dans leur profonde humilité, les deux docteurs disputè-
rent à qui refuserait l'honneur de parler le premier, et que, pour la première fois,
l'impitoyable logique de Thomas d'Aquin eut le dessous.
92 LA SCIENCE SOCIALE.
Et prêcher de cette matière,
Devant le clergé
Je ne donne pain ni vin
S'il n'avait en sa vérité
L'accord de l'Université
Et du peuple communément
Qui écoutait son prèchement...
Et Rutebœuf, dont nous connaissons déjà les sentiments, ne laissa
pas passer sans en protitor une si belle occasion : le Dit des Ri'glcs
en fait foi, et l'on sent, au ton dont il y parle en passant de Guil-
laume de Saint- Amour, toute l'amertume que cette condamnation
avait laissée dans son cœur d'ami. Mais il fit plus que de pour-
suivre les Religieux des traits accidentels de sa satire, il consacra
spécialement deux longues pièces à la louang-e et à la défense de
Guillaume. La première est curieuse, parce qu'elle montre une
fois de plus que toute l'argumentation des partisans de Guillaume
consistait à s'appuyer sur le compromis fait entre l'Université,
les Mendiants et les Prélats du royaume, et qu'ils affectaient de ne
tenir aucun compte du refus qu'avait fait le Pape, chef suprême
de ces trois corps, d'admettre le compromis. 11 y a là le signe
manifeste de cette tendance qui a abouti aux hérésies des
seizième, dix-septième et dix-huitième siècles : méconnaître les
fonctions les plus incontestables de la Papauté et faire de la Reli-
gion une organisation toute locale, c'est-à-dire abolir ces deux
grandes choses, la sûreté de doctrine et la catholicité de l'E-
glise .
Voici les principaux passages de cette pièce de Rutebœuf :
Oyez, prélats, princes et rois,
La déraison et l'injustice
Qu'on a fait à Maître Guillaume :
On l'a banni de ce royaume;
Nul si a tort ne fut jugé.
Qui exile un homme sans raison,
Je dis que Dieu, qui vit et qui règne,
Le doit exiler de son rècne.
Bien avez ouï la discorde
(Ne faut pas que je la rappelle)
MAITRE Gl'ILLAl'MK DE SAINT-AMOI'K. W.i
Qui a duré si longuement,
Sept ans tout |)leiiicment
Entre la gent de saint l»oinini(iue
Et ceux (jui enseignent la Logi(iue.
Les Prélats surent cette guerre.
Alors ils comnienccrent à requérir
L'Université et les Frères,
Qui sont nés de plus de quatre mères (I)
Qu'ils leur laissassent la paix faire.
Et guerre doit bien déplaire
A gens qui paix et foi prêchent,
Et qui doivent le bon exemple
Par parole et par actions.
Ainsi qu'à moi il me semble.
Ils s'accordèrent à la paix,
Sans plus faire de guerre jamais.
Ce fut juré à tenir
Et scellé pour souvenir.
Maître Guillaume au roi vint.
Là où il y avait des témoins, et plus de vingt!
Et dit : « Sire, nous sommes en mise
De faire la paix, par l'avis
Que les prélats voudront :
Je ne sais s'ils la rompront. >'
Le roi jura : « En nom de moi.
Ils m'auront tous pour ennemi.
S'ils la brisent, et sachez sans faute
Que je n'ai souci de leur bataille. ->
Alors Maître partit du palais
(Où il y avait assez de clercs et de laïcs!)
Sans que depuis il fil rien
Pour défaire la paix.
Cette dernière a négation ne manque [)as de hardiesse, après toute
l'agitation que nous avons vue soulevée par Guillaume de Saint-
Amour, au moyen de ses prédications et de son livre sur les
Périls des Derniers Temps, où il attaquait tout simplement le
droit à l'existence des Ordres Mendiants et sollicitait de l'Église
leur suppression.
(1) Allusion sans doute aux (pialre Ordres Moiidianls.
1)4 LA SCIENCE SOCIALE.
Le poète termine en se posant, d'une façon qui ne peut émou-
voir beaucoup, en martyr éventuel de la cause de Guillaume de
Saint-Amour :
Uuand Dieu se montrera cloué.
Le jour du dernier jugement,
Pour lui demander justice,
Et vous, sur ce que je raconte,
Vous en aurez peur et honte !
Quant à moi, bien le puis-je dire,
Point ne redoute le supplice
De la mort, d'où quelle vienne,
Si elle me vient pour une telle affaire.
On a souvent attribué cette complainte à Guillaume de Saint-
Amour lui-même, mais à tort assurément, et la critique littéraire
a rendu à Rutebœuf ce qui lui appartient. Dans une seconde
pièce, appelée DU de la sainte Église, le poète représente l'É-
glise se lamentant sur le sort de ses vrais amis; mais ce ne sont,
cette fois, que gémissements sans argumentation intéressante.
On pourrait multiplier beaucoup ces citations, bien qu'un
grand nombre des ouvrages de ce genre soient perdus. Nous
ignorons même quel était celui que l'évêque de Paris, dans un
monitoire publié au mois de janvier 1259, défendit particulière-
ment de retenir chez soi sous peine d'excommunication.
Dans tous les cas, Guillaume, on le voit, n'était point complè-
tement oublié et ses vengeurs avaient des partisans. On raconte
que, le dimanche des Rameaux (30 mars 1259), Thomas d'Aquin
prêchant dans l'église Saint-Jacques, crut devoir prévenir ses
auditeurs contre les écrivains satiriques qui ne ménageaient pas
assez les Religieux; un bedeau de l'Université appartenante la
nation de Picardie, Guillot , se leva du milieu de l'auditoire,
imposa silence au Dominicain, et lut un factum injurieux contre
les Mendiants. La lecture faite, le frère Thomas d'Aquin reprit sa
prédication et l'acheva sans dire un mot pour se justifier, lui ou
son Ordre, ou pour se plaindre. Disons tout de suite que, par un
bref (bref Ex alto)^ le Pape, informé de l'affaire, excommunia
(iuillot, le suspendit de ses fonctions, et le chassa pour toujours
de Paris (26 juin 1259).
MAITRE GUILLAUME DE SAINT-AMOUR. 95
Les docteurs mômes de l'Université se mirent bientôt de la par-
tie. Nous le voyons d'abord par une lettre du Souverain Pontife
à révoque de Paris (5 avril 1259), où il se plaint que quelques
docteurs cherchent à créer des difficultés aux Dominicains parce
que ceux-ci s'opposent au retour à Paris de Guillaume de Saint-
Amour. Il ordonne à l'évoque d'assembler tous les docteurs et
les écoliers pour leur défendre de continuer leurs agissements
et les avertit qu'en conscience et, sous peine d'excommunica-
tion encourue ipso facto, ils ne peuvent entretenir des relations
avec le docteur de Saint-Amour, ni désirer le retour d'un homme
justement condamné et oljstiné dans son refus d'obéissance au
Saint-Siège (1). Les plus violents contre les Religieux étaient les
membres des Facultés des Arts, du Droit et de la Médecine. Guil-
laume de Saint-Amour appartenant à celle de Théologie, ils pré-
tendaient que c'était à celle-ci seulement que s'adressaient les
ordres du Souverain Pontife. Le bref E.r alto, dont nous avons
parlé un peu plus hauf, avait fait justice de cette prétention et
leur avait enjoint de recevoir tous, aussi bien les Décrétistes que
les Artistes et les Médecins, les religieux de quelque Ordre qu'ils
fussent, et cela dans quinze jours, sous peine d'excommunication
dont ils ne pourraient être relevés qu'en se présentant en per-
sonne au Saint-Siège.
Ces docteurs allaient en effet très loin dans leur résistance. Ils
s'étaient engagés par serment à unir leurs efforts pour obtenir
la levée des sentences d'exil ou de toutes autres peines prononcées
contre ceux qui avaient pris leurs intérêts et surtout pour faire
consentir le roi au retour de Guillaume de Saint-Amour. Ils s'é-
taient même, au commencement de cette année 1259, adressés
au Pape pour obtenir la grâce de Guillaume (2).
Alexandre leur répondit, le 5 avril, en leur défendant, sous les
peines les plus sévères, de rien faire de plus pour rappeler Guil-
laume auprès d'eux, attendu que celui-ci ne mérite pas de par-
don puisqu'il demeure endurci dans son obstination (3) ; il me-
(1) Bulle MuUorum rclat., au HuUaire, \k 140.
(•>) Du Moulay, p. SSi.
(3) Bulles, p. 1 '19-150.
96 LA SCIENCE SOCIALE.
nace aussi tous ceux qui inquiéteraient encore les Religieux. Le
17 juin suivant, il ordonna au Chancelier de Sainte-Geneviève de
ne jamais promouvoir, à quelque licence que ce fût, un candidat
qui ne jurerait pas de ne troubler à l'avenir ni directement ni in-
directement la paix dont ont besoin l'I'niversité et les Ordres
religieux (1).
Trois jours après, le Pape écrivit encore à l'évêque de Paris pour
lui dire qu'ayant appris que la cause de toutes ces agitations était
la correspondance entretenue par Guillaume avec plusieurs doc-
teurs de Paris, il interdisait à ceux-ci de continuer ce commerce
épistolaire, et cela sous peine d'une excommunication encourue
ipso facto et réservée au Saint-Siège (2).
Le 11 juillet, Alexandre IV s'adresse directement à l'Université,
l'assurant qu'il n'accorderait jamais rien à Guillaume tant que
celui-ci ne se serait pas soumis sans restrictions. Puis enfin, le
15 du même mois, il pria Louis IX de prêter à l'évêque de Paris
le secours de sa royale puissance (3).
Ce dernier effort emporta la victoire. Beaucoup d'ecclésiastiques
se soumirent et eurent recours à l'évêque de Paris pour obtenir
l'absolution des censures encourues par eux et, le 3 décembre
1260, le Pape donna à l'évêque les pouvoirs suffisants, à condi-
tion qu'il n'en userait qu'après s'être assuré de la sincérité de
ceux qui en sollicitaient l'emploi et leur imposerait de s'abstenir
quelque temps de leurs fonctions ecclésiastiques (i).
Puis, l'Université déclara se soumettre tout entière et recevoir
les Religieux, mais à certaines conditions arrêtées d'un commun
accord et que nous trouvons énumérées dans l'acte qui en fut
dressé pour mémoire, après les délibérations du 20 janvier,
ainsi que, des 19 et 25 février 1260.
« Nous statuons et ordonnons, pour certaines raisons expri-
mées plus amplement en d'autres lettres, que les Frères Prêcheurs,
toutes les fois qu'ils seront appelés ou admis aux actes publics, y
(1) Bulles, p. 151.
(2) Ibid., \>. 152-157.
(3) Ibkl.. p. 158.
(4) Ibid, p. 160.
MAITKE ClLILL.VrMK DE SAUNT-AMOUH. î)7
tieiuli'oul le ilcriiicr rang-, à savoir les docteui-s en théologie après
tous les autres docteurs jeunes ou vieux, séculiers ou réguliers,
(.le la même faculté, et dans les disputes ils n'argumenteront
(jn'après les autres docteurs. Les bacheliers de leur Ordre auront
aussi le dernier rang- après ceux des autres, c'est-à-dire des Frè-
res [Mineurs, des (larmes, des Augtislins, des Cisterciens et des
autres religieux. Et cette présente ordonnance s(;ra pui)liée et
affichée aux portes des églises et jurée par tous ceux qui nous
ont fait serinent de fidélité. Donné à Saint-Mathurin, dans notre
assemblée convoquée par trois fois le iO janvier, le 19 et '21 fé-
vrier 1259(1). »
Ce fut la fin de cette longue dispute : dcsinil in piscem. On
voit, jusque dans cette dernière et mesquine satisfaction, sous
l'intluence de quels sentiments étroits agissait l'Université.
XI. — EXIL ET EI.V DE GUILLAUME.
Il ne nous reste plus qu'à connaître ce que lit Guillaume dans
son exil et comment il finit.
La tradition locale, et bien des faits c[ue nous venons de ren-
contrer, nous montrent Guillaume, pendant son exil, occupé à
ranimer par une active correspondance le zèle de ses anciens
collègues. C'est alors qu'il composa le plus considérable de ses
ouvrages, qui ne parut que peu de temps avant sa mort. Il vivait
retiré dans son petit cabinet de travail, au premier étage dune
tour ronde qui subsiste encore et qui forme le coin de la maison
de pierre qu'il se lit construire : il en parle dans son testament.
Tout auprès, en retour sur la ville, est sa chapelle; puis, le long-
dès mm'ailles de la ville, s'étend ce jardin dont il donnera la
plus grande partie pour construire son hôpital. Renfermé dans
cette étroite enceinte dune petite localité où parvient à peine le
bruit des affaires lointaines de Paris et de Rome, Guillaume va
(Ij Du Boulay, p. 356. Au lieu de 12.39, il faut lire 12(>0, car à celle époque, en
France, on comptait encore l'année à partir de Pâques, ce qui faisait six et sept mois
(le retard sur la nôtre.
T. XX. 7
98 LA SCIENCE SOCIALE.
donc vivre au milieu de ses concitoyens dont beaucoup ignorent
sa gloire et ne connaissent que sa défaite. Mais, dans la patrie
comtoise, les cœurs ne regardent pas aux succès et de douces con-
solations sont encore réservées au grand docteur; il retrouve sa
famille, ses amis, et, au sein de cette existence plus calme, son
cœur de prêtre semble se rouvrir aux douces inspirations.
Un de ses premiers soins fut en efTet de restaurer un hôpital
d'ancienne fondation déjà (1). A ses propres frais il fit construire
un bâtiment plus vaste et donna pour cette construction la plus
belle partie de son jardin, celle où coule en murmurant la source
féconde du Soujet. Le rez-de-chaussée est occupé par une vaste
salle le long des murs de laquelle sont rangés les lits des ma-
lades; à l'une des extrémités, au côté de bise (nord), s'élève
un autel entouré d'une balustrade, sorte de chapelle où se célé-
breront les saints mystères que pourront suivre du regard et
sans se déranger tous ceux qui seront couchés ; à l'autre extré-
mité, du côté du vent (sud), s'ouvre une de ces vastes cheminées
comme en conservent encore nos vieilles maisons et que connais-
sent bien ceux qui ont affronté le rude hiver de nos montagnes.
Autour de la cour qui précède l'entrée, se trouvent les logements
des personnes employées au soin des pauvres malades, ainsi que les
magasins et les autres dépendances. Les contemporains ne pou-
vaient savoir encore tout ce qu'il ferait pour assurer l'avenir de
cette fondation, et leurs désirs ne pouvaient aller aussi loin que
sa générosité. Après six siècles écoulés, cet hôpital est riche en-
core des dons de Guillaume et tandis que, hormis les érudits de
profession, tout le monde ignore le nom du théologien, les pau-
vres de sa ville jouissent encore de ses bienfaits et regardent avec
émotion le portrait de celui dont ils ne savent rien, eux non plus,
si ce n'est qu'il lui doivent souvent la santé et toujours les secours
nécessaires à leur état.
J^a mémoire du passé n'a rien conservé de plus sur le séjour
(1) Cet hôpital, dil-on, avait été fondé vers lloo par Jeanne d'Andelot, de la cé-
lèbre maison de Coligny, de concert avec diverses personnes pieuses de Saint-Amour
et des environs. II reste encore, aux Archives de l'hôpital, quelques parchemins de
cette époque en mauvais état, qui se:nblent en faire mention.
MAITRE (U'ILLAUMK DR SAINT-AMOTB. flO
(le (Iiiillaiinio dans son pays et son testament, quelque détaillé
qu'il soit, ne nous apprend rien Nous n'avons non plus rien
de précis sur son prétendu retour à Paris en 1263. Quelques
auteurs du dix-septième siècle ont écrit que, le pape Alexan-
dre IV étant mort le 25 mai 1281 et le Français Urbain IV élu le
29 août suivant, celui-ci permit à Guillaume de rentrera Paris,
où il vint au printemps de 1263 et lut reçu en triomphe par
l'Université (1^. La chose est possible, mais les plus vieux chro-
niqueurs n'en parlent point; et même YHisloria Nornianno-
non (2) laisse entendre que (Tuillaume n'a jamais quitté son
exil. Il semble cependant que le nouveau Pape lui ait rendu
une partie de ses bénéfices et charg-es puisque, quelque temps
après, Clément IV donnera de nouveau à Guillaume le titre de
maitrr dans une lettre qu'il lui adressera. Tillemont, qui soutient
la première opinion, dit qu'elle n'a rien d'impossible, puisque
nous voyons par les détails d'un procès que (luiliot, le bedeau
de la nation de Picardie, excommunié et exilé par Alexandre IV,
était en 1263 rentré en grâce et avait repris .ses fonctions. Mais
cela ne prouve que bien peu, car on ne nous dit pas que (iuillot
ait refusé de se soumettre et ait été absous quand même, tandis
que nous savons très bien que (iuillaume ne s'est jamais soumis.
Deux ans après ce prétendu retour triomphal à Paris, Guil-
laume fit donc paraître le nouvel ouvrage, fruit de ses médita-
tions solitaires et des loisirs de son exil : CoUectiones catholicae et
canon icae scripturae ad instriictionem et pracparationem sini-
plicium Christi fuleliiun contra pericula immincntia Ecclesiae
generali per h/pocritas , p&eudopincdicatores ^ et pénétrantes
domos, etotiosos^ et gijrovagos. Il n'y a pas à se tromper sur
l'objet du livre.
(1) Du Boiilay, p. 368-369; Saiiil-Ainoiir, pivfact', p. Go-(J4.
(2) Hisl. A'orm., \y. 101 i D. — Les ailleurs niodcrues (|ui oui louché àcoUeiiues-
tion ont amplifié encore avec un luisnic digue d'un plus beau sujet et d'un événement
plus certain. Le retour de Guillaume à Paris fut un véritable triomphe; il reçut de la
population de la capitale cet accueil qui fait pâlir l'envie et que l'enthousiasme général
seul peut accorder. » (Corneille Saint-Marc, p. 24.) — Voir aussi: Tissot, Leçons de
littérature française ancienne et moderne, qui compare ce retour à celui de Vol-
taire au di\-huilièmc siècle,
100 LA SCIENCE SOCIALE.
C'était, sous une forme un peu nouvelle mais plus étendue,
le Livre des Périls; ce travail justifie d'une connaissance pro-
fonde des Écritures et des Pères, d'une prodigieuse érudition
en même temps que d'un inébranlable attachement à la cause
pour laquelle le docteur avait toute sa vie combattu. Jamais
le vieux lutteur n'a été plus souple en ses allures, n'a porté de
plus vigoureux coups, ni mieux été sur ses gardes pour la
riposte. Tout d'abord il n'y voulut pas mettre son nom et dé-
clara, dans les Préliminaires, que la connaissance de l'auteur
n'ajouterait rien à la valeur de la thèse; il protestait aussi de
sa soumission au Pape et aux prélats et se rangeait d'avance à
leur avis quel qu'il fût : singulière tactique qui n'est pas la
meilleure note de l'esprit de Guillaume; il promet toujours
une soumission qu'il ne fait jamais.
Mais, sur ces entrefaites, Urbain IV étant mort et Clément IV
élu à sa place, le 5 février 1265, Guillaume, qui pensait ce Pape
moins hostile à ses idées que les précédents Souverains Pontifes,
lui fit présenter son ouvrage par l'entremise d'un certain
Thomas, docteur de Paris, qui se trouvait alors à Rome et qui
n'a rien de commun avec Thomas d'Aquin.
Cilément IV le lut en partie et répondit à Guillaume par l'in-
termédiaire du même Thomas (1).
,1) Celle leltrc esl thi 18 oclobrc l'2r)G; ello osl Iroj) imi'orlanlo el le sens en a clé
tro|) souvenl déliguré pour que nous ne la cillons pas en enlier el dans le lexte ori-
ginal.
« Diloclo lilio niagislro Guillichiio de Sanclo Aniore.
« Si cirea verilalis elal)oras indagineni; si caulelas eliain coUigis ex scripluris;
duhi lanien sobrius inquisilor exislas, elacuinen cvilcs scandali, non te credinius ar-
gucndum. Sed cavenduni est libi, vel praelerilorum ^luo haereal aninio niniis tenax
memoria, el ne sub doclrinac specie delraclorum colores insidias, veliilam objuiga-
tionem nierearis audire quâ PauUua aetigil feslus diccns : Te niultae litlerae faciunl
insanire. Sanè libelluin novuni evolvere cepinius quemmisisti, qui licet inlcrdum alias
orasciicuineal, velcreni tanien niultum sapit ; cl cum excussus et discussus. coloralus
in aliquo videalur, lolam prinii substanliamconipiobabilur relinere. Veruin(|uia loluni
non legimus, nihil libi possumus respondere. nisi (juod provida diligenliae cor luum inu-
nias, ne sub boni sixu'ic le seducet, (jui se, ul lalcal, in angcluni huis Iransligural. Nos
aulem cum legeriuius opusculuni el aliis aniatoribus verilalis el eanidem inlelligen-
libus communicaveriinus, lune quod nobis videbitur libi debemus intimare: Sed quia
res forsilanabibil in longum propler negolioruni inslanliaui quaedc mundi diversispar-
MAITRE GUILLAUME nR SAINT-AMOUU. lOl
Mais, quclqiio temps après, Clément IV donna le livre au
général des Dominicains, Jean de Vcrceil, cpii commit à Tho-
mas d'Aqnin le soin de l'examiner. Le docteur dominicain ne
Irouvaut rien dans cet ouvrage qu'il neiU déjà réfuté dans le
traité théologique qu'il avait fait autrefois contre les Périls des
Derniers Temps^ réédita de nouveau ce travail Contre ceux qui
comballent la profession religieuse. Il y ajouta cependant peu
après deux autres ouvrages de moins grande importance, les
dix-septième et dix-huitième de ses œuvres, pour montrer en
quoi consiste la perfection chrétienne et comment elle est atteinte
par la vie religieuse. Guillaume neut rien à répondre. Mais Gérard
dAbheville, docteur de l'Université de Paris (1), publia peu après
un libelle contre les Mendiants, les accusant de cent-neuf erreurs.
On lui répondit aussitôt en l'accusant lui-même de soutenir cent-
trois propositions fausses; Gérard alors attaqua avec violence le
traité de Thomas d'Aquin Sur la Perfection clirétienne et en lit
une critique si ridicule que le religieux ne répondit pas. Le cin-
quième libelle de l'universitaire nous valut une réponse de
Thomas d'Aquin et une autre de Bonavcnture, le Franciscain,
qui donna alors son Apologie des Pauvres, dernière réplique
aux ennemis des Mendiants, demeurée sans réponse.
Ces événements durent assombrir les derniers jours de Guil-
laume. Depuis quelque temps déjà il sentait approcher sa fin
et s'y était préparé en faisant son testament, puis un codicille
important qu'il y ajouta quelques jours avant sa mort, arrivée le
13 septeml)re 1272 :
« L'an de nostre Seigneur, mil deux cent septante deux, — di-
saient les papiers aujourd'hui perdus du chapitre de Saint-Amour,
— mourut vénérable homme Mcssire (Guillaume de Saint-Amour,
libiis nos solito acrius inquielant, dilecUiin (iliiiin inaj^islruin Thoiiiaiii .siipradicli
praesentalorem operis ultra nolumus detinere.
« Datuin Vilerbii dcciino qiiinto Kalendas Novembris, anno secundo noslri ponlifi-
caliis. » (Kchard. Suni. S. Thom. vind. p. 264; Natal Alexand. 1. c. et liullaire romain.)
(:î) Saint Bonaventure nous dit nuMne quf, en punition de ses fautes, Gérard dAli-
beville mourut peu après de la paralysie et de la lèpre, désignant par testament de
1271 Robert de Sorbon comme son exécuteur testamentaire. Il était arcliidiacre d'A-
miens. Voir Du l$oulay, p. 70y.
102 LA SCIENCE SOCIALE.
docteur en sainte Théolog-ie, homme très docte et très excellent,
lequel étant et travaillant au lit de maladie extrême, très sain
de sens et d'entendement demanda (que) le précieux corps de
J.-C. luy fiU apporté et, quand on lui présenta ledit corps de
J.-C. en la présence du peuple, il confessa grandement la foy
de notre Sauveur et Seigneur en ces paroles : « Voicy, sous les
« espèces du pain, le vrai Dieu et le vrai Homme, chair vive; le
« Père engendra le Fils éternellement, lecjuel est né de la Vierge
« Marie, passible a conversé avec les hommes; homme passible
« a été crucifié, mort comme homme passible et ressuscité de
(( mort, le tiers jour, impassible est monté aux cieux le iO""^ jour
« après sa résurrection, Dieu et homme impassible. » Et alors
reçut le précieux corps de J.-C. en grande révérence et crainte,
en présence de Messire Etienne chapellain de Saint-Amour;
de Messire Etienne, curé de Domscure ; de (ùiillaume Cachet;
de Guillaume de Bresse (ou de Bornes) ; Guichard de Villeneuve,
prebstre; messire Pierre de Saint-Amour chanoine de Mâcon,
de Messire Guy Camus, clerc, et de plusieurs autres. »
Guillaume fut inhumé dans un tombeau placé en dehors de
l'église paroissiale, du côté du vent, près de la porte princi-
pale. 11 était légèrement enfoncé dans la muraille sous une pe-
tite voûte et surmonté d'une petite statuette du docteur à genoux
les mains jointes (1).
Plus tard, sur le tombeau du maître on grava ces quatre vers qui
témoignent plus de l'aclmiration des compatriotes du docteur que
de leur strict amour de la vérité, au moins pour ce qui regarde
la foi :
(1) Voici du reste ce qu'en dit un lial)ilant de Saint-Ainoiir, messire Colonibel, «lui
écrivait au commencement du dix-liuitième sircle :
« Sepulciirum luijus celeberrimi doctoris visilur in ecclesia parochiali sanclorum
Amoris el Vialoris, in parte spcctanlc meridiem, sub fornice qua3 logit jacentem hune
lumulum: vuigo fertur incluses fuisse celebris bujus doctoris varios librosut posteri-
lali périrent sed muUum dubius est ille rumor, nam in lestamenlo dederit suos libros
et mortuus fuerit in communione Kcclcsifc ut patet in sermone (juein iiabuit in pra--
sentia S. S. corporis Clirisli, ([uem superius retuli. »
Ces renseignements se trouvent transcrits à la dernière page du premier des manus-
On lit de l'iiùpital de Saint-Amour, où se trouve la copie du testament de Guillaume,
crits à la suite ces deux lignes : Testamenlarias tabulas suppeditavit nobis R, D. Cn-
loinbetus Tlieologus, die '26 Augusti, anno Domini ICIfi.
MAITIU': GUILLAUME \)E SALNT-AM0U15. 103
DIX ET LUS. Cl.lilU, lUGOIl ET SENTlùVTtA VEllI,
Vil! l'IIS ET CIIAIU S VlUriT, J.VCET llIC TUMULATUS.
(».\I.MIU!S, IIUNC, IIOIIIS, l'LEltS SANCTl PLANG.VT AMnKIS,
TLiTOHEM VILLE, TUTOIÏ OUIA DEFICIT ILLE.
..lilIT 1272 (I).
La pierre sur laquelle se lit encore cette épitaplie ne remonte
certainement pas au delà du quinzième siècle^ époque ù laquelle
l'église de Saint-Amour fut presque entièrement reconstruite et
où probablement on restaura le tombeau de Guillaume. Un peu
plus tard, vers la fin du di.\-liuitième siècle, lorsqu'on transporta
loin de l'église, autour de laquelle il se trouvait, ce cimetière
commun, on dérangea encore une fois les restes du docteur et
on les transporta dans un caveau intérieur creusé sous le maitre-
autel, du côté de l'Évangile. En 1822, on descendit dans ce
caveau et Ton y trouva, au milieu, un tombeau sans inscription,
sur lequel étaient déposes les restes d'une calotte ecclésiastique
et d'une paire de sandales. On n'enleva pas ces objets, mais ce
caveau fut refermé; malheureusement on le scella d'une pierre
neuve après l'avoir comblé de plâtras et de pierres et l'ancienne
sert depuis à paver un corridor extérieur où on peut encore lavoir.
C'est auprès de ce tombeau, aujourd'hui si ignoré que, jusqu'à la
Révolution, les bourgeois de Saint-Amour s'assemblaient chaque
année pour élire le nouveau recteur de l'hôpital et, tous les di-
manches, après la grand'messe de la Familiarité, le clergé ve-
nait processionnellement y réciter un De profiincUs pour le
repos de l'àme de Maître Guillaume de Saint-Amour, docteur
en sainte Théologie de la maison de Sorbonne; recteur de l'U-
(1) A la fin de ce même manuscrit dont il est parlé à la note précédente, on lit
cette traduction en français de l'épitaphe de Guillaume :
De tous les clers l'exemple et la bannière
Et la rigueur de la sentence dernière,
Homme pieux, aux pauvres charitable,
Est inhumé dans ce tombeau notable;
A toutes heures, peuple de Saint-Amour
Pleure, regrette par pitié et amour
Celuy qui estait sans faillir
Le vray tuteur (lui icy est enseveli.
Dieu aye son àme.
104 LA SCIENCE SOCIALE.
niversité de Paris, chapelain du Souverain Pontife, chanoine de
Beauvais et de Màcon (1), et bienfaiteur insigne de l'hùpital de
Saint-Amour.
On se plait à voir ce docteur obstiné finir en paix avec l'Église.
Mais il est vraisembLible que l'Église y a dû mettre beaucoup
de son indulgence. Jusque dans le testament de Guillaume, on
retrouve la trace de ses erreurs fondées sur la fausse interpré-
tation du mot qui lui a fait confondre les Ordres difs men-
diants avec des vagabonds sans profession. En stipulant la gé-
nérosité qu'il veut faire aux pauvres, il semble se plaire à rap-
peler les formules pédantesques de sa fameuse querelle : « Item,
aux pauvres honnestes de la paroisse ou d'entour^ lesqueh- ne
sîiyvent point oijsiveté de leurs volontés et ne peuvent avoir sus-
tentation de leurs biens ou labeurs ou aultrement sans péché
et pour ce mendient par nécessité inévitable... donne et lègue
quarante livres. » Cet homme est un illustre exemple de ces
prétendus logiciens, hantés par une idée qu'ils se sont faite en
se tenant à des mots et en raisonnant sur le sens abstrait et ex-
clusif qu'ils se sont plu à leur donner /^«r définition. Si Guillaume
de Saint-Amour s'était quelque pou appliqué à l'observation des
faits sociaux au lieu de se perdre dans de creuses et scolastiques
déductions, il aurait vite vu et compris en quoi des hommes,
dont Thomas d'Aquin et Bonaventure de Fidenza étaient les
représentants les plus autorisés, tranchaient sur le type du pur
mendiant;, et ce que leurs libres allures dégagées de soucis tem-
por^s et la large action de leurs pouvoirs étendus apportaient
de progrès sur l'esprit d'étroite organisation de l'Université et
du clergé régulier d'alors.
Maurice Perrod.
(1) Ellies Dupin [Histoire des controverses et des matières ecclésiastiques, trei-
zième siècle, \x 535) dit qu'il fit recherclier au moment où il écrivait son ouvrage,
dans l'obiluaire des chanoines de Màcon, par M. Francastel, et que celui-ci y décou-
vrit la mention de la mort de Guillaume au quinzième jour de septembre 1272.
Le Directeur-Gérant : Edmond Demolins.
TYPOGRAWinE F1RJII.\-DID0T KT c'*. — PAIUS.
QUESTIONS DU JOUR.
LES PROFESSIONS ET LA SOCIÉTÉ
EN ANGLETERRE,
A PROPOS D'UN LIVRE RÉGENT (i\
Au mois d'août dernier, nous présentions aux lecteurs de la
Science sociale l'ouvrage de M. Max Leclerc sur réducation
anglaise. Le volume qui vient de paraître est en réalité la suite
de celui-là. Après avoir étudié l'éducation dans son fonction-
nement, dans le cadre matériel de ses écoles, M. Max Leclerc a
voulu en observer les résultats et le complément. Il a suivi les
écoliers en dehors de l'école, dans les professions où ils donnent
leur mesure et achèvent de se former.
Nous pénétrons ainsi plus avant dans la société anglaise; nous
voyons à l'œuvre ses divers organismes constitutifs; et, en même
temps, l'esprit général qui domine l'éducation anglaise se dé-
gage plus clairement, avec une netteté et un relief plus accusés.
On jugerait mal de l'éducation française par le seul examen
des établissements d'éducation. Une enquête sociale qui se bor-
nerait à la description de la vie de collège risquerait d'être fort
incomplète si elle avait la prétention d'expliquer comment nous
élevons nos enfants.
(1) Les Professions et la Société en Anrjleferre, [lar Max Leclerc; Armand Colin
et C'e.
lOG LA SCIENCE SOCIALE.
Et pourtant, nos méthodes pédagogiques sont ambitieuses;
elles s'etforcent parfois d'atteindre à l'entière formation de l'enfant ;
elles le placent dans un milieu artificiel supposé nécessaire au
bon achèvement de T'euvre éducatrice; elles le prennent tout
petit, le préparent au moyen d'un entraînement raisonné à une
série d'épreuves et le livrent à la vie vers l'époque de sa majorité,
après l'en avoir, pour ainsi dire, abstrait, pendant plus de dix ans.
Dans ces conditions, le monde extérieur a moins d'action sur
les élèves que dans les institutions anglaises plus ouvertes aux
influences du dehors. Malgré cela, nous savons tous que nous
n'avons pas été élevés seulement au collège.
C'est que toute éducation est forcément dominée par une
certaine conception de la vie, en vue de laquelle l'enfant est
formé. Pour connaître le sens d'une éducation, il faut savoir quel
est le but vers lequel elle se dirige, autrement dit, ce que de-
viennent les enfants une fois leur éducation supposée finie.
Tel est le plan suivi par M. Max Leclerc, et il est tout particu-
lièrement justifié pour une étude sur l'Angleterre. Les Anglais,
en effet, ne voient dans l'école qu'une préparation éloignée à la
profession, non une préparation immédiate. Ils comptent plus
cjue nous sur l'expérience de la vie et la pratique du métier pour
achever l'éducation et donner l'instruction technique ; ils croient
à l'éducation en dehors de l'école.
Il faut donc sortir de l'école pour comprendre leur éducation.
A l'école, ils acquièrent non pas un grade, comme nous, mais
un certain nombre d'idées générales et certaines aptitudes phy-
siques également générales.
Dans les « public schools » l'idée générale qui domine est
celle d'Arnold, l'illustre directeur de Rugby : Dexeniv un chrisfian
gentleman, prendre dans la vie une certaine attitude inspirée
de l'idée du devoir, être sincère, coiu^ageux, ne se laisser jamais
abattre. C'est une conviction morale. C'est aussi une idée gé-
nérale, au point de vue purement intellectuel ; elle donne l'in-
telligence de la vie; elle explique pourquoi nous sommes sur
terre.
Dans les écoles moins aristocratiques, l'idée générale dominante
LKS l'UOl'ESSloNS KT LA SnCII-rnO E^ ANGLETERRE. 107
est un pou dillérente. Kilo se précise dans robligalioil du travail,
dans la dignité de l'honiiue capable d'assurer lui-même sa vie
et celle de sa famille. Elle se résume dans ce désir : l'indépen-
dance ])ar le travail. Et c'est encore là une conviction morale
inspirée de l'idée du devoir; c'est encore l'intelligence de la vie.
On discute beaucoup chez nous, en ce temps-ci, sur l'éducation
et l'instruction. M. Brunetière s'est plaint de ce que la part des
idées générales n'est pas suffisante au collège (1); elle sera tou-
jours très mince tant que le collège sera organisé pour être
l'école non de la vie mais de la profession; la préoccupation de
l'examen, de la situation à acquérir, dominera toujours toute
autre préoccupation. Que cette part des idées générales soit
demandée à l'ancienne instruction classique ou à toute autre
branche de connaissances, en réalité on la négligera et on tra-
vaillera dans les manuels. Au contraire, lorsque l'école a sim-
plement pour but « de vous apprendre à apprendre », la part
des idées générales se fait toute seule. C'est ce qui a lieu en
Angleterre avec une instruction ordinairement moins étendue
que la nôtre.
On se plaint aussi que l'éducation morale mancjue de base. Il
n'en est pas de même en Angleterre, et, sur ce point, il est
nécessaire d'écarter toute écjuivoque. Les Anglais ont conservé,
malgré une extraordinaire diversité de sectes religieuses, une
croyance générale à la Révélation et l'intelligence précise de la
vie. Ils savent pourquoi nous sommes sur terre et les difficultés
qu'ils rencontrent sur leur route ne les étonnent ni ne les iriH-
tent; ils n'ignorent pas que c'est là la raison d'être de la con-
dition humaine, que c'est aussi sa dignité et que la vie de l'homme
est un devoir à remplir.
En France, ces vérités sont oubliées par une grande partie
de la population, en particulier par les maîtres officiels de la
jeunesse. Beaucoup même de ceux qui les acceptent n'ont pas
en elles cette foi vigoureuse qui détermine la ferme conviction
et inspire l'acte. Ils ne savent pas, ou savent peu, ou négligent
(1) Revue des Deux-Monde-; du 15 février 1895.
108 LA SCIENCE SOCIALE.
de se demander ce qu'ils sont venus faire sur notre planète. Ce
fondement faisant défaut, la morale des manuels n'est plusqu'une
leçon quelconque, que retient la mémoire des bons élèves, que
les autres s'empressent d'oublier ou n'apprennent pas du tout,
dont personne n'est pénétré. La morale ne s'enseigne pas dans
les livres, pas plus que le patriotisme ou la vertu. Elle n'appar-
tient pas à riustruction, mais à l'éducation.
L'Angleterre ayant conservé la croyance au devoir, à la mis-
sion providentielle de l'homme, est plus à même de livrer aux
combats de la vie des jeunes gens énergiques. Et ses écoles ser-
vent à développer leur énergie, à susciter une ou deux idées
très simples qui lui servent de guides. Ainsi préparé, le jeune
Anglais descend dans l'arène et essaie ses forces; à lui de choisir
ses armes, de faire son apprentissage sous tel ou tel chef. L'école
et la famille ont accompli leur tâche en le munissant d'une con-
viction forte et d'une idée directrice.
A la suite de M. Max Leclerc nous allons voir le jeune Anglais
à rœuvrt' dans les diflérentes sphères où le poussent ses apti-
tudes, ses goûts ou ses traditions.
I. LES ARTS USUELS.
Une illusion assez' répandue en France, c'est que les Anglais
ont toujours été des agriculteurs, des industriels et des commer-
çants remarcjuables, c]u'ils ont toujours occupé dans le monde
la place cju'ils y tiennent aujourd'hui, et que c'est là une affaire
de tempérament, l'eifet d'une préoccupation dominante de la
vie pratique; en d'autres termes, qu'il est inutile de s'inspirer
de leur exemple, parce que leurs succès sont dus à des cjualités
permanentes de la race. Les autres peuples, dit-on, sont plus
poétiques, ou plus généreux, ou plus portés aux études spécu-
latives; les Anglais, eux, se renferment dans le domaine utili-
taire et y triomphent ; il n'y a rien à faire à cela.
L'histoire en main, M. xAIax Leclerc détruit cette fausse lé-
gende : Les Anglais n'ont pas toujours été des agriculteurs mo-
LES PROFESSIONS ET LA SOCIÉTÉ EN ANT.LETEIUŒ. 109
(lèles, ni des colonisateurs entreprenants, ni clés induslriels puis-
sants, ni des eoinmeivanls iiabilcs ; ils n'ont même pas toujours
été marins, malgré la situation exceptionnellement favorable
de leur pays à ce point de vue. Tout cela, ils le sont devenus,
non pas les premiers, mais après beaucoup d'autres : l'agricul-
ture était plus avancée en France que chez eux sous Henri IV
et Louis XIII; l'industrie leur est venue des Flandres; ils ont été
marins et colonisateurs beaucoup plus tard que le Portugal, l'Es-
pagne, la Hollande et la France. Comment donc ont-ils acquis
l'avance et la supériorité qu'on leur reconnaît aujourd'hui dans
les arts usuels? Il est intéressant de le savoir; il y a avantage à
bien s'en rendre compte, et cela peut nous g-uider dans les
transformations qui s'imposent à nous, si nous voulons conserver
à la France son rang et sa richesse.
Il se trouve précisément que leurs procédés sont très simples,
très naturels, faciles à imiter par conséquent. Ils ne supposent
pas de vastes plans conçus à l'avance par des hommes d'une
puissance matérielle et d'une clairvoyance intellectuelle de pre-
mier ordre. Et, de plus, ils sont personnels; ils n'exigent pas
l'accord préalable d'une majorité de citoyens, mais seulement
la poussée individuelle d'hommes agissant chacun de leur
côté.
Cela est particulièrement frappant en ce qui concerne l'ex-
pansion de la race anglaise. L'empire colonial de l'Angleterre
n'a été la « grande pensée » d'aucun règne ; son développement
a même été dû en grande partie à l'absence de ces grandes
pensées politiques qui prétendent diriger l'activité de toute une
nation. L'Angleterre a réussi en cela, disait Seeley (1), « parce
qu'elle ne s'est pas laissée empêtrer dans les complications de
l'Ancien Monde ». Pendant que nous abaissions la maison d'Au-
triche, ou que nous refaisions la carte de l'Europe, travail glo-
rieux, épuisant et éphémère, les émigrants anglo-saxons s'ins-
tallaient en Amérique, les compagnies à charte jetaient les bases
de vastes colonies, et leurs progrès poursuivis sans éclat, loin
(Ij Cité par M. Max Leclerc, p. 21G.
110 LA SCIENCE SOCIALE.
du théâtre sur lequel se concentrait l'attention des politiques,
préparaient l'œuvre toujours grandissante à laquelle le dix-neu-
vième siècle est venu donner le puissant essor que Ton sait.
Des commencements humbles, des semences jetées un peu
partout et sans qu'on y prenne garde, mais dans une terre la-
borieusement retournée, se révélant seulement lorsqu'elles ont
produit leur fruit, lorsque la récolte riche couvre le sol, telle
est la marche de la colonisation anglaise.
Et la force de l'entreprise est si peu dans l'organisation po-
litique que, lorsque les fautes de la métropole amènent la
rupture du lien qui l'unit aux colonies, il n'y a pas, à vrai
dire, de désastre.
C'est l'histoire connue de la naissance des États-Unis. Les gen-
tilshommes français qui allaient, avec Lafayette et Rochambeau,
soutenir la cause de l'indépendance américaine s'imaginaient
bien porter à l'Angleterre un coup funeste, et cette considéra-
tion était pour une bonne part dans leur enthousiasme. On
voyait là une revanche de la guerre de Sept Ans. C'était une
revanche, en effet; mais si elle humilia politicjucment l'Angle-
terre, elle lui rendit d'autre part un signalé service. Elle lui
ouvrit les yeux sur la grosse erreur économique du système
colonial ; elle la mit en demeure de commercer avec des pays
neufs sans les opprimer, sans être maîtresse de leurs douanes;
elle l'initia aux conditions modernes du négoce international,
au libre jeu des intérêts divers. « Cette révolution économique,
d'où l'on attendait la ruine de l'Angleterre, fit au contraire sa
grandeur » (1); en détruisant son pouvoir politique en Amé-
rique, les États-Unis, lui montrèrent que la force de son expan-
sion n'était pas là. Us la rejetèrent violemment vers les moyens
simples et personnels qui devaient assurer sa puissance col
Cette simplicité de moyens est caractéristique dans l'organi-
sation de tous les métiers usuels anglais. Elle a failles colons;
Elle fait aussi les ingénieurs, les agriculteurs, les commer-
çants, etc.
(1) Max Leclerc, p. 217.
LES PROFESSIONS ET LA SOCIÉTÉ EN ANGLETERRE. IH
Elle éclate tout paiticulièreinent clans la profession cVingé-
nieur, si étroitement liée à des connaissances scientili(j[ues
compliquées. xNous n'abordons, en France, un pareil métier
(ju'après une longue préparation parles livres; en Angleterre,
011 y entre tout jeune, ignorant, et de suite, on se met à la
pratique élémentaire; M. Max Leclerc cite à ce sujet des exem-
ples très instructifs. A la tête des ateliers de construction d'une
grande compagnie de chemins de fer, voici un directeur, an-
cien ouvrier : c'est « un homme robuste, à l'aspect rude, au
langage simple; il n'a rien d'un gentleman, mais il a plutôt
l'air d'un contremaitre très intelligent. Toute sa personne res-
pire la force physique; ses traits, l'énergie et la pleine posses-
sion de soi-même. Fils d'un mécanicien de la marine, il quitte
l'école à seize ans, entre dans un atelier de construction méca-
nique, travaille de cinq heures du matia à cinq heures et demie
du soir, et suit le soir des cours au collège de Finsbury. A l'a-
telier, il apprend successivement les métiers de forgeron, de
tourneur, d'ajusteur, etc.; à l'école, il complète, tant bien que
mal, son instruction théorique. Il fallait un tempérament de fer
et une force de caractère peu commune pour mener de front
ce double labeur. Il achève son apprentissage technique en
voyageant, comme chauffeur et comme mécanicien, sur les lo-
comotives ; puis il rentre à l'atelier. Presque au sortir de cette
longue série d'épreuves, il obtenait le poste élevé qu'il occupe.
Il avait vingt-sept ans alors. Ses supérieurs ont jugé qu'ayant
résisté à une sélection impitoyable, il avait fait preuve des qua-
lités indispensables à un chef d'industrie : l'intelligence, l'ha-
bileté technique, la vigueur physique et l'énergie morale » (l).
Même formation chez sir Joseph AVhitworth, le célèbre cons-
tructeur. « Tous nos ingénieurs, dit-on à M. Max Leclerc, sont
des hommes du métier (practical nien), sortis du rang. Ils sont
entrés ici vers l'âge de quatorze ans en moyenne; ils ont passé
par tous les ateliers, appris toutes les finesses et tous les tours de
main, franchi tous les degrés de la hiérarchie. Quant à leur ins-
(1) Max Leclerc, p. 14.
112 LA SCIENCE SOCIALE.
truction scientifique, ils n'ont pu la pousser qu'en suivant des
cours du soir (1). »
Sans doute, ces ingénieurs sont beaucoup moins savants que
les nôtres; cela n'est pas contestable: mais ils sont habiles à
imaginer des machines; ils ont fait faire à l'outillage industriel
des progrès considérables; la praticjue du travail manuel leur a
donné l'intuition des solutions simples, et ils reprochent à nos
ingénieurs français l'inutile complication de leurs procédés (2),
Aujourd'hui, il s'opère en Angleterre un mouvement de réac-
tion contre l'apprentissage exclusivement pratique de la profes-
sion d'ingénieur; des écoles technic^ues ont été créées avec mis-
sion de préparer un personnel plus instruit, ayant une certaine
culture scientifique générale, mais la praticjue du métier reste
toujours à la base de la formation intellectuelle et les professeurs
eux-mêmes ne l'oublient pas. Il faut lire dans l'ouvrage de
M. Max Leclerc les conseils cjue donne à ses élèves de Finsbury
Collège, M. Perry^ professeur de construction mécanique : « Sans
l'expérience personnelle du travail manuel, leur dit-il, un direc-
teur d'usine n'est guère plus utile qu'un manuel de l'ingénieur
relié en veau (3). » Et il développe ce thème en indiquant aux
jeunes gens cjui suivent son cours dans quelles conditions ils se-
ront à même de faire leur apprentissage avec le plus de profit
pour leur développement personnel.
Ainsi, dans les écoles professionnelles elles-mêmes, les Anglais
continuent à s'inspirer des méthodes simples et frustes cjui les ont
conduits au succès. Quels cjue soient les inconvénients possibles
de ces méthodes, ils préfèrent les subir plutôt que de s'exposer
aux inconvénients des nôtres. Et il faut bien avouer que leur
industrie ne parait pas se trouver trop mal de cette manière
d'agir.
A plus forte raison l'apprentissage praticjue règne-t-il sans par-
tage clans les professions usuelles où l'application des sciences est
moins nécessaire, dans l'agriculture, dans le commerce. C'est tou-
(1) Max Leclerc, \k Ifi.
(2) Ibid., p. 17 cl 35.
(3) IbUL, p. 25
LES rUOFESSlONS ET LA SOCIÉTÉ EN ANGLETERRE. 11."}
jours vers seize ou dix-S(^pt ans, souvent même [)lns tôt, (]uc le jeune
agriculteur ou le jeune commerçant est mis aux prises avec son
métier futur. A 31anchester et à Liverpool, l'usagée général est
{{ue les hoiis comuiimcent à quinze ans leur stauc préparatoire
de clcrk. Ce si âge dure cinq années et personne n'en est dis-
pensé, quel que soit son savoir classique; de plus, il est onéreux,
car le clerk reçoit en moyenne 500 francs par an pendant ces
cin(| années. C'est seulement au bout de ce temps-là qu'il pourra
gagner sa vie. Tout concourt donc à hâter la prompte sortie du
collège du futur commerçant. Il résulte de là que l'on exige peu
de lai comme acquis intellectuel : une bonne écriture, un peu
d'orthographe et du calcul, en un mot, l'instruction primaire
élémentaire, c'est tout ce qu'on lui demande. Et tous les jeunes
gens munis de ce mince bagage, que fournissent gratuitement
une foule d'écoles, peuvent aspirer à devenir clerks et à s'élever
suivant leurs facultés à une situation plus ou moins brillante. Le
seul obstacle est la difticulté de vivre sans aide de sa famille pen-
dant le temps que dure l'apprentissage ; encore en est-il c[uel-
ques-uns qui parviennent à résoudre ce problème. L'ouvrage de
M. Max Leclerc est rempli de courtes biographies où l'on suit
l'élévation progressive et rapide d'hommes débutant dans la vie
sans ressources et conquérant énergiquement leur place au so-
leil (1). Et l'on voit bien que ce n'est pas uniquement sur des
livres qu'ils ont peiné pour en arriver là.
Tout cela nous surprend bien un peu, nous autres Français,
car nous avons pris l'habitude de tout apprendre, même les mé-
tiers usuels, par « raison démonstrative » et notre science li-
vresque s'étonne et se scandalise, en quelque sorte, de voir nos
voisins d'outre-Manche aborder avec ce sans-façon les plus hau-
tes questions industrielles, agricoles et commerciales. Nous cher-
chons le professeur et nous ne le trouvons pas.
Toutefois nous admettons encoi'e à la rigueur qu'on puisse ob-
tenir de cette manière des ingénieurs, des cultivateurs, des négo-
ciants, mais nous nous récrions tout à fait si on vient nous dire
(1) Voir notamment \<. 6, 7.
114 LA SCIENCE SOCIALE.
que des méthodes analog-ues sont employées en Angleterre pour
former les membres du corps médical ou du barreau. C'est pour-
tant ce cjui a lieu.
IT. LES ARTS LIBERAUX.
Autant tjue possible, il vaut mieux se bien porter lorsqu'on sé-
journe en Angleterre; le titre de médecin n'est pas une garantie
scientificjue très sérieuse et l'on peut se trouver livré à de jeu-
nes praticiens munis, il est vrai, d'une certaine expérience, mais
plus confiants dans leur coup d'oeil que dans leurs connaissances,
et pour cause.
Il arrive que l'on commence à quinze ans l'exercice de la mé-
decine ; on se place comme assistant ch^z un médecin diplômé
qui vous fait tour à tour laver les bouteilles de sa pharmacie ou
visiter ses malades (1); au milieu de ces occupations variées il
faut trouver le loisir de s'instruire comme on peut, de passer
l'examen préliminaire à l'entrée officielle de la profession, puis
de suivre les cours cVune des innombrables écoles de médecine cjui
fleu rissent stir la surface du Royaume-Uni. Pendant tout ce temps-
là, d'ailleurs, on donne souvent force consultations, on adminis-
tre des remèdes, comme Gil-Blas chez le docteur Sangrado; on
tue ou on g-uérit son prochain, suivant la force de résistance ([u'il
oppose aux médications.
L'art médical est traité comme un métier manuel et soumis
à la coutume de l'apprentissage. Il y a bien des examens à pas-
ser, des cours à suivre, mais le niveau peu élevé des études per-
met à des jeunes gens de vingt et un ans de recevoir la qualifi-
cation de docteur.
Les corps qui confèrent cette qualification sont fort nombreux.
Entête, figure l'Université de Londres dont le titre est fort prisé,
et à bon droit, car il ne s'obtient qu'après des épreuves très dif-
(1) V. dans l'ouvrage fie M. Max Leclerc, p. 62 à 66, la curieuse histoire d'un jeune
médecin, aujourd'luii arrivé à une siluation importante dans sa profession. C'est un
mélange d'énergie personnelle admirable et de pratiques médicales peu justiliables.
LES PROFESSIONS ET LA SOCIÉTÉ EN ANGLETERRE. 115
licilos; mais 1 rniversité de Londres crée chaque année une demi-
douzaine de docteurs; on est M. D. de Londres comme est mem-
i3i'e de l'Institut; c'est une distinction scientifique plutôt qu'un
grade. A côté de irniversité, la société des Apothicaires de Lon-
dres possède, elle aussi, le droit de faire des médecins qualifiés,
et elle est peu exigeante.
Ce qui manque très nettement au corps médical anglais pris
dans son ensemble, c'est la science. Reste à savoir si l'apprentis-
sage est responsable de cette situation. L'apprentissage, qui cho-
que nos habitudes, serait sans inconvénients, croyons-nous,
et aurait même des avantages s'il était complété par des études
sérieuses, si la puissante Médical Association se montrait plus
soucieuse de relever la profession. Au lieu de cela, elle est sur-
tout gardienne des privilèges attachés à la profession. C'est la
pente naturelle à tous les corps Termes. Ici une circonstance par-
ticulière favorise cet état de choses. La médiocrité de certains
médecins ne nuit pas à leur établissement; elle convient à leur
clientèle. Toutes les sociétés de secours mutuels, qui assurent aux
classes pauvres le bénéfice de l'assistance médicale, donnent à
leurs médecins des honoraires fort peu élevés. La population
ouvrière consulte les docteurs mais les paie très mal. Pour six
pence (0 fr. 60), le médicàtre de faubourg fournit la consultation
et le remède. A ce prix-là, on ne peut pas déranger des savants.
Aussi exige-t-on peu du médecin destiné à servir cette clientèle.
Mais cette clientèle est nombreuse dans l'industrielle Angleterre;
elle est de beaucoup la plus nombreuse; c'est elle cjui peuple
les faubourgs de Londres^ de Liverpool, de Manchester, et cer-
taines villes industrielles ne contiennent guère que des ouvriers.
Agglomérés dans de grands centres, ils usent des secours mé-
dicaux beaucoup plus que les paysans, mais leurs ressources
sont faibles et ils ne pourraient pas rémunérer suffisamment le
docteur de nos Facultés françaises que des études longues et coû-
teuses ont préparé à l'exercice de son art. En somme, l'Angle-
terre a besoin de guérisseurs médiocres et elle les fabrique
médiocres, choisissant seulement dans la multitude quelques
personnalités éminentes. qui passent par l'Université de Londres
116 LA SCIENCE SOCIALE,
et qui se trouvent ainsi désignées à l'attention des gens en mesure
de s'offrir le luxe d'un vrai médecin.
Le contraste entre les médecins et les gens de loi montre bien, au
surplus, que ce n'est pas l'apprentissage pratique qui étouffe chez
les premiers la culture intellectuelle. Les gens de loi ont conservé,
eux aussi, l'hahitude de se former au métier par le métier même,
et pourtant, on s'accorde à reconnaître en eux une valeur réelle.
C'est C[ue la clientèle est, ici, toute différente. Les plus pau-
vres gens peuvent être malades et demander un secours médical;
mais, pour s'adresser à un avocat, il faut avoir des intérêts ma-
tériels à défendre, une maison, un champ, une industrie. Or,
la terre est presque entièrement entre les mains de grands pro-
priétaires; l'industrie entre les mains de grands manufacturiers;
les ouvriers qui ont à se plaindre de leurs patrons recourent
plus volontiers, plus aisément et plus efficacement aux Trade-
Unions qu'à une contestation judiciaire. Dès lors les gens qui
plaident sont des gens riches, capables de bien payer, et soucieux
de faire de leur argent un bon emploi. xV cette clientèle de
choix, il faut des produits de choix.
De tout temps le barreau anglais a été considéré comme une
profession aristocratique, conduisant aux honneurs et réclamant
de ses membres les habitudes et la tenue d'un gentleman. Ce-
pendant, au-dessous du barristei\ il y avait le solicitoi\ sorte
d'avoué, dont la situation sociale se classait beaucoup moins
haut et offrait beaucoup moins de garanties. M. Max Leclerc ra-
conte avec d'intéressants détails comment, depuis une centaine
d'années, les soliciturs ont entrepris leur propre réforme et sont
parvenus^ en fait, à relever leur profession. Aujourd'hui, Vlncor-
porated Laiv Society exige des futurs soHcitors, en dehors du
stage indispensable chez un patron , certaines connaissances
techniques; elle exerce, en plus, sur tous les membres une active
surveillance; en un mot, il y a là un corps qui s'est ressaisi,
qui a gag"né en prestige et qui attire aujourd'hui à lui les gra-
dués des Universités. Un barrister en renom, fils d'un juge, ra-
contait à M. Max Leclerc que « son père aurait frémi à la seule
pensée qu'il pût devenir solicitor, tandis qu'un frère cadet de
LES IMIOFESSIONS ET LA SOCIÉTÉ EN ANGLETHURE. I 17
son père, (]ui a pu assister au l'clèvement de la profession dé-
daignée, a vu sans regret un de ses fils y entrer (1^. »
Il eût été curieux de se rendre compte des motifs qui ont déter-
miné les solicito7's à entreprendre cette réforme. I/énergie dont
ils ont fait preuve pour mener à bien une œuvre de ce genre,
toujours délicate et laborieuse, ne suffit pas à l'expliquer. Elle
a été la raison de leur succès, mais quelle circonstance les avait
amenés à reconnaître la nécessité d'une transformation? Il est
à croire que cette transformation s'imposait par le caractère
nouveau de la clientèle. La petite industrie commençait à suc-
comber devant la concurrence des machines; en même temps,
la terre s'était de plus en plus concentrée en grands domaines;
les intérêts en jeu dans les litiges augmentaient donc d'impor-
tance; ils étaient représentés désormais par des plaideurs moins
nombreux, plus difficiles à. satisfaire, habitués à bien payer
pour de bonne besogne. La clientèle tendait à ce que nous la
voyons aujourd'hui. Il devenait urgent de se mettre à sa hau-
teur. Telle est du moins l'hypothèse qui nous semble la plus
probable; il faudrait, pour la vérifier, se renseigner auprès des
vieillards compétents qui ont été mêlés à ce mouvement.
Entraînés par l'exemple des sollcitors et soucieux de conserver
leur supériorité, les barristers ont tenté de créer des cours à
l'usage des jeunes aspirants à la profession. Mais, malgré plu-
sieurs essais, ces cours sont peu suivis (2) ; on continue à pré-
férer aux leçons des professeurs, la formation pratique du tra-
vail sous la direction de l'avocat. Cette coutume d'apprentissage
donne, il faut le reconnaître, des résultats satisfaisants, et le
barreau anglais reste digne de son beau renom. Le talent n'y
est pas rare, la sélection s'y opère constamment par un travail
acharné, et de cette pépinière de praticiens sortent encore des
jurisconsultes émérites. Les rares élus qui sont promus aux
hautes fonctions de juges ont tous débuté comme harristei's, et
c'est leur succès marquant dans cette profession qui les désigne
au choix du Lord Chancelier.
(1) p. 45 et 46.
{'!] Max Lecleic, p. 51.
118 LA SCIE.NCE SOCIALE.
m. LES FONCTIONS PUBLIQUES.
Qu'un avocat célèbre soit pourvu d'une haute charge judiciaire,
cela nous semble justifié, même en France, et le fait s'y rencon-
tre. Toutefois, d'une façon générale, nous n'admettons plus
guère qu'on puisse faire « l'apprentissage » d'une fonction pu-
blique. Nous exigeons ordinairement des épreuves préparatoi-
res assez compliquées de tous nos candidats fonctionnaires, et
nous considérons cjue ces épreuves constituent la meilleure ga-
rantie pour le pubhc.
Les Anglais ne raisonnent pas tout à fait ainsi. Ils admettent
qu'on puisse essayer un homme, l'éprouver, aux frais mêmes
des contribuables, et ils considèrent cjue ce moyen de sélection
vaut ce qu'il coûte, parce qu'il permet plus librement de trou-
ver l'homme convenable à la situation, the rirjht man in tJie
right place.
En France, rien ne se ressemble comme deux fonctionnaires dans
l'exercice de leurs fonctions. Formés sur un même modèle, livrés
par la même fabrique, ils agissent d'après le même programme
étroit; leurs écarts sont réprimés, leur initiative aussi. Us sont
le produit impersonnel d'un système général et uniforme, en
sorte qu'on est à la fois garanti contre leur insuffisance possible
et assuré de ne pas mettre à profit les qualités supérieures qu'ils
peuvent avoir. Les hommes d'élite qui se trouvent pris dans cet
étau en souffrent parfois cruellement; d'autres se résignent, et
les incapables se sentent à l'aise.
Cette conception moyenne du fonctionnaire qui éteint, ou tout
au moins comprime l'homme, répugne essentiellement à l'esprit
de l'Angleterre. On aime mieux courir le risque d'être mal servi
parfois, et ne pas se priver de la lil>re action d'un homme de
valeur.
Je trouve, dans une note du livre de M. Max Leclerc, un témoi-
gnage qui indique bien le contraste entre les deux méthodes, la
LKS l'UOb'ESSIO.NS KT LA SOCIÉTÉ EX ANGLETERRE. H9
méthode française et la méthode anglaise. M. de B..., est-il dit
dans cette note (1) , (|iii a représenté la France dans le conseil
de contrôle à deux en Egypte, avant 1881, a été souvent frappé
de ce fait que les fonctionnaires anglais, môme les plus élevés,
savent fort mal les princi[)es de leur métier. Le Chancelier de
l'Échiquier égyptien, un Anglais désigné par l'Angleterre,
n'avait aucune idée de la comptabilité publique, ignorait les
opérations de trésorerie et ne connaissait que son carnet de
chèques; les ingénieurs anglais commettaient des fautes énor-
mes. Il y a eu, ajoute xM. de B..., des gaspillages fous; mal-
gré tout, les Anglais réussissent à dominer, parce qu'ils laissent
les mêmes hommes dans les mêmes places pendant dix, quinze
et vingt ans. » M. de B... aurait dû ajouter : « Et parce que les
hommes qu'ils laissent sont traités en hommes, qu'ils agissent
sous leur responsabilité, qu'aucune contrainte, qu'aucun partage
d'autorité ne vient disssimuler le résultat de leurs actes. »
C'est ainsi que les Anglais ont envoyé sous toutes les latitudes
des fonctionnaires dont beaucoup ont pu devenir des personna-
lités de premier ordre. M. Max Leclerc retrace en quelques li-
gnes la courte et brillante carrière de Sir Gérard Portai, enlevé
à trente-six ans et déjà rompu aux questions africaines (2). Dis-
tingué dès la première heure par Sir Evelyn Baring (Lord Cro-
mer), il était destiné à lui succéder et, malgré sa grande jeunesse,
on lui avait déjà confié des postes importants. C'est là un fait or-
dinaire dans les administrations anglaises : découvrir les jeunes
gens capables, leur fournir les occasions de se développer, leur
faciliter l'apprentissage de ce qu'ils auront à faire, les initier de
bonne heure à la direction, aux lourdes responsabilités, tel est
le devoir reconnu et pratiqué de ceux qui sont avancés dans la
carrière. On ne laisse pas à un règlement sur l'ancienneté le
soin de désigner son successeur; on le prépare soi-même; on se
donne la peine de le chercher, de le former, comme fait un ma-
nufacturier ou un commerçant.
Là même où on entre par un concours, où. par conséquent,
(1) p. 230. note 1.
(2) P. 108.
120 LA SCIENCE SOCIALE.
rorganisatioii anglaise semble se rapprocher de la nôtre, on
reste fidèle à la règle de choisir les fonctionnaires d'après leur
valeur personnelle et non d'après leur âge {upon mcril , not ac-
cording to seniority) (1). La liberté de décision laissée aux agents
leur permet de manifester cette valeur personnelle ; la liberté de
direction laissée aux chefs leur permet de la récompenser.
En un mot, les Anglais estiment que le meilleur moyen d'a-
voir de bons fonctionnaires consiste à faire sélectionner cons-
tamment le personnel administratif par ceux qui le dirigent. En
France, nous voulons opérer la sélection par un système qui
mette à l'abri la responsabilité des chefs. Aous compliquons toute
chose à plaisir pour nous dispenser de cette opération simple,
naturelle et efficace, qui consiste à apprécier ce que vaut un
homme. Nous exigeons une foule de garanties, nous négligeons
la seule qui soit réelle, parce que nous ne laissons pas aux agents
de l'État la liberté d'action nécessaire pour qu'ils puissent don-
ner leur mesure dans l'exercice de leurs fonctions, pour qu'on
juge ce dont ils sont capables. Nous éteignons fhomme sous le
fonctionnaire, et quand des circonstances difficiles réclament im-
périeusement un homme, nous ne trouvons plus que des fonction-
naires.
Et pourtant, notre race française possède à un haut degré les
aptitudes qui permettraient le succès de la méthode simple em-
ployée par nos voisins. Un jeune Français, non comprimé par
l'internat et la caserne, ne manque pas naturellement d'initiative.
Il a, en plus de l'Anglais, une sympathie large qui le prédispose
à l'action sur les hommes, une grnnde facilité de transformation
et d'adaptation qui lui permet de se plier à des situations diverses.
Il lui manque ordinairement deux choses : dans sa formation pre-
mière, l'éducation de la volonté; dans l'exercice des professions,
l'occasion de vouloir librement et sous sa responsabilité person-
nelle. On nous pousse beaucoup à savoir, on ne nous apprend
plus à vouloir.
Les éducateurs delà jeunesse commencent à le reconnaître;
(1) Max Leclerc, p. 117.
LK5 PROFESSIONS KT LA SOCIKÏI-; EN ANCLETEHRi:. 121
c'est une heureuse disposition. D'autre part, les transformations
économi(|ues et sociales qui s'opèrent déjà, celles qui se prépa-
rent pour un avenir peu éloigné auront pour ell'et de rejeter vers
les travaux usuels une foule de jeunes gens habitués à chercher
dans des situations toutes faites un abri contre la nécessité du
travail. On peut espérer beaucoup de ce contact obligé avec la
vie normale et naturelle. C'est la meilleure chance de relève-
ment que nous ayons, l'aide la plus efficace que puisse rencon-
trer la bonne volonté des maîtres préoccupés à bon droit de don-
ner à la jeunesse une forte trempe.
Paul de RousiERS.
COURS D'EXPOSITION DE LA SCIENCE SOCIALE (i;
XII.
LES TYPES SOCIAUX
DU BASSIN DE LA MÉDITERRANÉE.
LA RÉGION DES PLATEAUX; LE TYPE ACTUEL :
LES ALBANAIS.
Nous avons observé les deux premières régions sociales de la
Méditerranée : celle des Vallées et celle des Ports maritimes.
Nous abordons aujourd'hui l'étude de la troisième région, celle
des Plateaux. La Vallée, le Port, le Plateau forment les trois or-
ganismes distincts et cependant inséparables de ce groupe de
sociétés, car ils réagissent les uns sur les autres. La Vallée a donné
le type du cultivateur; le Port, celui du marin et du commer-
çant; enfin, le Plateau va produire le type du guerrier, qui, à
toutes les époques, mais surtout dans l'antiquité, a dominé les
deux autres et a constitué le mécanisme du gouvernement. C'est
le Plateau qui nous explique la vie politique de ces sociétés au-
trefois si fameuses.
(1) Voir la série des éludes précédentes livr. de mars, mai, septembre, oclobre,
novembre 1893; de janvier, mars, juin, août et novembre 1894, de mars 1895.
LES TYl'ES SOCIAUX DU BASSIN HE LA MÉniTERRAiVÉE. 1 2.'{
Conformément à la marche que nous avons constamment sui-
vie, nous allons étudier la région des Plateaux, dans le présent
dabord, puis dans le passé, afin de partir de l'observation di-
recte et du phénomène vivant, pour atteindre ensuite les faits
anciens et les phénomènes historiques (1).
Situation respective des Vallées , des Ports et des Plateaux.
— D'une façon générale, le tronçon central de la Péninsule des
Balkans, qui a été l'origine des Grecs, c'est-à-dire la Thessalie et
l'Hellade, ou le nord de la Grèce, présente un sol qui va s'éle-
vaut graduellement d'Orient en Occident. Les Ports les plus cé-
lèbres sont situés sur le bord oriental; derrière ce bord, sorte
de bourrelet formé par des falaises ou par les alluvions des fleu-
ves, s'étendent les Vallées, marécageuses dans leurs parties basses
et habitables surtout dans leur partie centrale, à une élévation
moyenne entre le pied des montagnes et la mer; ces Vallées sont
plutôt fermées qu'ouvertes par les estuaires marécageux de leurs
fleuves. Enfin, derrière ces Vallées, et s'étendant jusqu'au bord
occidental, s'élèvent les montagnes, c'est-à-dire la région des
Plateaux.
Ainsi, en thèse générale, les Ports sont à l'Orient, les Vallées
au centre et les montagnes à l'Occident.
Cette formule générale, toujours vraie par quelques cotés, se
diversifie, dans l'application, sur beaucoup de points de la Pénin-
sule : ce sont des variantes, parfois des déviations du système.
Mais c'est en Thessalie que cette disposition apparaît avec le plus
de netteté. Cette région offre d'ailleurs un autre intérêt : elle a
été le grand lieu d'établissement des Pélasges dans la Péninsule
hellénique. On sait que les Pélasges s'établissaient de préférence
au milieu des vallées fertiles, et la Thessalie est la plus magni-
fique vallée d'alluvion de toute la région des Balkans. C'est autour
de cette vallée qu'a rayonné l'histoire des anciens Grecs depuis
Jupiter jusqu'à Alexandre le Grand.
(l) Nous (levons remercier notre ami, M. Henri de Tourville, des notes qu'il a
bien voulu nous communiquer et dans lesquelles tout ce sujet était esquissé d'une
façon masistrale.
124 LA SCIENCE SOCIALE.
Nous venons de dire que Ton rencontre en Thessalie, les trois
régions sociales qui caractérisent et expliquent le monde médi-
terranéen : la Vallée, le Port et le Plateau.
A rOrient, se trouve un rivage tout à fait séparé de la Vallée
par rOlympe, TOssa, le Pélion, les marais du lac de Karla et
l'extrémité du mont Othrys. Le port situé sur ce rivage est ainsi
rejeté en dehors de la Vallée, c'est le port encore très fré-
quenté de Volo, autrefois lolchos, célèbre pour avoir été le lieu
d'embarquement des Argonautes; il est au fond du golfe dit
de Volo, appelé jadis du nom caractéristique de golfe pélas-
gique.
A l'intérieur, s'étend la Vallée de la Salambria, autrefois le
Pénée, vaste salle ronde entre les hauteurs du rivage et les
montagnes du fond. Cette vallée ne communique avec la mer
que par une brèche étroite que les eaux ont ouverte violemment
pour se faire un passage : cette fente pittoresque est la fameuse
vallée de Tempe. Elle est aussi facile à défendre que le passage
des Thermopyles.
Enfin, à l'Occident, s'élève le plateau, la grande montagne ra-
mifiée, le Pinde avec ses arrière-monts, qui vont tremper dans
l'Adriatique et qui, à partir du Pinde, font éventail au Sud et
au Nord", depuis l'entrée du golfe de Corinthe jusqu'au massif
du Monténégro.
C'est dans cette grande région montagneuse de la Grèce que
nous allons trouver le type Albanais.
L'Albanie présente le type actuel le plus pur des Plateaux mé-
diterranéens. — Ces montagnes du Pinde ont donné et con-
servent encore un type pur de la iMéditerranée, parce qu'elles
n'ont pu être peuplées et qu'elles n'ont été notoirement peuplées,
que par la voie de la Méditerranée, La route venant de l'inté-
rieur des terres, la route du nord, était fermée par le rempart
des Balkans et des Alpes. Cette grande barrière, qui va de la
mer Noire à l'Adriatique, a fermé, pendant des siècles, la pres-
qu'ile hellénique aux invasions, aux peuplements par la voie du
continent. Nous avons expliqué les raisons sociales qui per-
LES TYPES SOCIAIX 1)1' BASSIN DE LA MÉDITElUiANÉE. 125
mettent d'établir ce fait (1), Los géographes l'admettent égale-
ment : « Au sud de la grande barrière des monts, dit Reclus, le
mouvement des peuples entre l'Europe et l'Asie ne pouvait s'o-
pérer que par mer. Les peuples assez avancés en civilisation pour
se construire des bâtiments étaient donc les seuls auxquels le
chemin fût ouvert... En outre, les groupes d'émigrants ne pou-
vaient jamais être bien nombreux à cause des difficultés de l'é-
quipement et de la navigation. L'épaisseur des Alpes et de tous
ses avant-monts, du Pinde aux Carpathes, séparaient donc vrai-
ment deux mondes distincts, où la marche de l'histoire devait
s'accomplir différemment... Les Albanais sont les descendants
les plus directs des antiques Pélasges (2) ».
Quand, plus tard, dans les derniers temps de l'Empire romain,
les invasions des peuples du Nord eurent enfin réussi à franchir
le rempart des Balkans et des Alpes dinariques, les populations
de la Péninsule trouvèrent, ici comme partout, un refuge dans la
montagne. C'est ce qui explique comment le type a pu se con-
server jusqu'à nos jours dans sa pureté. Le type albanais s'est
alors étendu dans toute cette région montagneuse et s'est même
prolongé au Nord, le long de l'Adriatique, dans l'Illyrie. Mais,
depuis, il a été refoulé du côté du Nord, par les diverses invasions
slaves, et, du côté du Sud, par les Grecs modernes des vallées et
des ports, ou par des infiltrations de Slaves et de Valaques, qui,
en longeant et en contournant le Pinde, venaient établir leurs
troupeaux dans la partie la plus ouverte et la plus féconde de ces
montagnes, qu'on appelle aujourd'hui encore le nome {ou dis-
trict) d'Acarnanie et Étoile.
L'Albanie est donc resserrée entre la rivière et le golfe d'Arta
(autrefois d'Ambracie), dont les eaux descendent du Pinde, la
chaîne du Pinde avec sa continuation vers le Nord qui reçoit
quelquefois le nom d'Alpes helléniques, le massif du Monténé-
gro, et enfin l'Adriatique.
(1) Voir un de nos prtcédenls articles, livraison de juin 189i, t. XVII, p, 500 et
suiv.
{2)Nouv. Géog. univ., I, p. 192. Yoirdans Malte-Brun, t. VII, p. TOI et suiv.. une dis-
sertation étendue pour établir l'origine pélasgique et grecque des Ailjanais. Cette ori-
gine est confirmée par la plupart des voyageurs et des philologues.
126 LA SCIENCE SOCIALE.
Le Montagnard albanais a été formé par une sélection supé-
rieure d'émigrants de la Vallée. — Le type du Plateau est sorti
du type de la Vallée, de ce type des Pélasges, dont nous avons
donné la description (1) et qui ont été les grands immigrants du
bassin méditerranéen. Nous avons expliqué pourcjuoi les Phéni-
ciens-Carthaginois n'ont pas peuplé et rempli de leur type l'in-
térieur des terres; ils ont seulement porté sur les rivages l'exci-
tation merveilleuse du commerce.
En sortant du type des Pélasges, les montagnards de la iMédi-
terranée se sont trouvés dans un cas particulier : ils ont procédé
de la formation agricole et urbaine , ce qui leur a imprimé un
caractère distinctif. L'émigration agricole et urbaine s'effectue
par petits groupes, ou même par individualités isolées, parce
que la culture et la vie urbaine tendent à diminuer et à dis-
soudre les communautés de famille. Si ces groupes petits, si ces
individualités isolées sont de qualité inférieure, ils succombent
dans l'émigration, précisément à cause de leur petit nombre et
de leur isolement, et parce que ayant perdu, dans la vie com-
pliquée de la culture et de la ville, les habitudes et les aptitudes
de la vie simple, ils n'y savent pas suppléer par l'énergie et l'i-
nitiative. Il n'y a donc que les éléments supérieurs de cette émi-
gration agricole et urbaine qui puissent subsister; et, pour qu'ils
subsistent dans des sols peu cultivables et en dehors de Taggio-
mération, il faut qu'ils surpassent en vigueur et en personnalité
les tempéraments communs des agriculteurs et des urbains du
milieu desquels ils sortent. 11 se produit là une sélection ana-
logue à celle qu'on a pu longtemps observer dans le Far-West
américain, où tous ceux qui n'étaient pas capables d'une exis-
tence rude et entreprenante ne pouvaient se maintenir.
C'est ainsi que la montagne a eu pour résultat d'atténuer la
communauté au profit de l'initiative personnelle. Elle a donc
émancipé la population méditerranéenne originaire de la lourde
et compacte communauté pélasgique; elle a opéré une sélection
d'indépendants, capables d'indépendance.
(1) Livraison de juin 1894, t. XVJI, p. 487 et suiv.
LES TYI'KS SOCIAUX MU MASSIN llK LA MKDITElilîANÉE. 1:27
La Montagne ne produit pas toujours cette sélection supé-
rieure. — Kilt* a quel([uerois, il est vrai, opéré ce même effet
ailleurs ({u'en Grèce. Mais, le plus souvent, la montagne a été
le refuge de la communauté. Ce phénomène tient aux trois cir-
constances suivantes :
1° Les montagnes en général, ou du moins le plus souvent,
ont reçu une émigration de demi-nomades, lâchant le sol de la
plaine auquel ils s'étaient imparfaitement fixés : ils fuyaient de-
vant de nouveaux arrivants avant d'être parvenus à la vie agri-
cole et urbaine développée. Le type de la montagne avait ainsi
pour point de départ le type demi-nomade. C'est ce que nous
avons vu chez les Slaves du Sud, quand ils ont occupé le versant
Nord des Balkans, d'où ils sont finalement descendus vers le
midi.
Au contraire, les montagnes helléniques et italiennes ont été
peuplées par des gens d'origine agricole et urbaine : les Pélasges
que nous connaissons. Le point de départ du type n'est donc pas
le même. La conséquence de ce fait est que les montagnes hellé-
niques et italiennes ont été peuplées par des gens d'une forma-
tion sociale plus avancée que celle des autres populations mon-
tagnardes.
2° De plus, les montagnes^ en général, ont été occupées par
une émigration en masse, par un flot de peuple montant en
même temps, par une population arrivant avec ses cadres anté-
rieurs. Cela n'a pas seulement eu lieu quand les émigrants étaient
demi-nomades. Même dans les cas, plus rares, où les émigrants
sortaient de la vie agricole et urbaine (ou, du moins, d'une vie
plus sédentaire que celle des demi-nomades), le peuplement de
la montagne s'est souvent fait en masse, tous fuyant ensemble.
Dans les montagnes helléniques et italiennes, il en a été autre-
ment : ce sont des émigrants épars, peu nombreux chaque fois,
qui sont sortis du milieu des Pélasges et ont gagné la montagne.
C'est famille par famille, môme individu par individu, qu'on a
émigré vers la montagne, accidentellement, successivement. Les
cadres antérieurs ont été rompus; l'indépendance a été la cause,
ou tout au moins l'effet de ce mode d'émigration vers une terre
128 LA SCIENCE SOCIALE.
neuve, inoccupée. C'étaient des bannis volontaires ou forcés,
partant pour une bonne ou pour une mauvaise raison. L'histoire
de la Grèce et de l'Italie est pleine de faits de cette nature , ainsi
que nous le constaterons lorsque nous parlerons du type ancien
des Plateaux,
Ce genre d'émigration a eu pour conséquence de développer,
chez ces montagnards, l'initiative et la personnalité; elle a donné
une sélection d'indépendants, se rejoignant, débarrassés des gens
habitués à la dépendance, et se constituant socialement en dehors
du vieux cadre.
3° De quelcjue façon qu'aient été peuplées les montagnes en
général, par demi-nomades ou par sédentaires, en masse ou
même par petits groupes, les montagnards se sont trouvés géné-
ralement entourés, au pied des monts, par une ceinture de
grands pays, habités au large par une population nombreuse.
En Grèce et en Italie, il n'en a pas été ainsi. Le pays au pied de
la montagne était fait de ces courtes et étroites vallées d'alluvion,
que termiuaient de près la montagne et la mer. Ajoutez à cela
que les montagnes grecques et italiennes ne sont pas, comme les
massifs des Alpes ou des Balkans, une accumulation épaisse, pro-
fonde, de séries de montagnes : ce sont des chaines allongées et
ordinairement simples.
La double conséquence de ce fait était que les montagnards
helléniques ou italiens restaient de très près en rapport avec les
gens de la Vallée; et que la Vallée était assez limitée pour qu'un
parti d'indépendants, redescendant sur elle, n'y fût pas écrasé
par le grand nombre, ou noyé dans la population d'en bas.
Cependant, à ces derniers points de vue, l'Albanie s'écarte moins
que les autres chaines helléniques, ou italiennes, du type des
grands massifs montagneux : c'est un pays montueux d'une notable
épaisseur. Mais aussi c'est précisément ce qui a contribué à sa
conservation : l'épaisseur relative de ses montagnes l'a préservé
mieux du débordement des invasions en masse, quand sont sur-
venus les peuples non méditerranéens.
C'est encore ce qui a nui, de tous temps, à son développement
social ultérieur, à l'évolution du type vers des formes nouvelles
LES TYPKS SOCIAL.X DU lîASSIX DK LA MHUlTEHUANÉli. 129
et plus compli({uées, que nous trouverons seulement dans l'an-
cienne histoire, dans l'ancien état de la Méditerranée, chez les
vieux (îrecs et chez les vieux Romains, descendus de montagnes
moins épaisses, plus immédiatement et plus incessamment en
relation avec la Vallée.
Le type méditerranéen de la Montagne diffère donc du type médi-
terranéen de la Vallée, en ce qu'il est une sélection d'indépen-
dants, d'hommes à initiative, sortis du milieu de la communauté.
La communauté est ainsi diminuée et le type s'élève vers l'énergie
individuelle. Nous avons déjà vu quelque chose de cela dans le
type du Port; mais ici il y a plus d'énergie physique, plus d'é-
nergie morale. La Montagne, dans la région méditerranéenne,
est plus difficile à pratiquer que la mer, elle est plus rude de
climat, elle développe plus l'exercice des membres. Et, comme
elle n'est pas propre au commerce, elle détourne moins de la
culture, qui s'y fait d'ailleurs par un travail plus âpre; elle n'af-
faiblit pas la trempe du caractère par la souplesse des affaires et
par la richesse.
Le travail a institué chez les Albanais une communauté
plutôt publique que familiale. — Grâce aux conditions de Lieu,
la montagne albanaise ayant été peuplée de la manière que nous
venons de dire, quel genre de travail en est résulté?
S'il est vrai, comme nous l'avons vu, que ces montagnards
viennent de la Vallée et qu'ils sont d'anciens Pélasges, ils doivent
être formés, à la culture. C'est en effet ce que constatent les
voyageurs. « M. Wiet nous apprend que l'agriculture est relati-
vement développée chez les Mirdites (c'est le type le plus pur des
Albanais) (1) : obligés, pour vivre, de cultiver avec soin les vallées
de leurs âpres montagnes, ils réussissent â leur faire rendre de
plus belles récoltes que celles de la plaine, habitée par une
population plus indolente (-2). »
(1) Les Mirdites, ou Mirdiotes, sont dans les montagnes d'un petit (leiive ajipelé
la Matou inatja, qui débouche dans l'Adriatique immédiatement au-dessous du Drin,
très près de l'extrême pointe Sud du Monténégro. Le plateau très fertile de la Métoja
est sur la partie du Drin qui vient du Nord et qu'on appelle le Drin noir.
[2) Reclus, Geog. unir., t. I, p. 192.
130 LA SCIENCE SOCIALE.
Eq fait, les Albanais produisent tout ce qui est nécessaire à
leurs besoins restreints; ils façonnent eux-mêmes ces objets au
moyen de l'industrie domestique et n'achètent presque rien au
dehors. Comme les anciens Pélasges, ils consacrent par des fêtes
les grandes époques de la nature.
Mais, par suite de la nature montagneuse du sol, cette culture est
nécessairement ardue, elle ne donne guère, sauf dans les parties
plus basses, que le maïs et le sumac (1). Le reste ne peut être
exploité qu'en herbe par les moutons et les chèvres. Les familles
possèdent, en moyenne, une quarantaine de têtes de ce menu
bétail.
Mais on sait que l'herbe des montagnes s'exploite mieux,
surtout pour les moutons et les chèvres, en laissant le sol indivis.
L'éloignement des habitations rend d'abord ^difficile l'appropria-
tion des pâturages ; en outre, comme leur exploitation n'exige ni
travail ni entretien, ils ne souffrent pas du régime de la commu-
nauté ; enfin, il est plus commode et plus avantageux aux familles
de confier la garde de leurs animaux à un berger commun que
d'envoyer chacune au loin un parent ou un domestique et d'avoir
à installer des clôtures, dont l'établissement et l'entretien seraient
dispendieux. Telles sont les raisons pour lesquelles la commu-
nauté de parcours persiste généralement sur les terres herbues
des hautes montagnes. Il y a cependant des exceptions. Dans
certaines montagnes de l'Auvergne, par exemple, les pâturages
sont appropriés. Cela tient à l'extraordinaire fertilité de ces pâ-
turages, qui s'étendent sur un sol de lave très profond. On a intérêt
à les aménager et souvent à les enclore, par conséquent à les
approprier, car l'hectare de montagne a parfois autant de valeur
que la même superficie dans la vallée.
Cette condition ne se présentant pas dans l'Albanie, on com-
prend que la nécessité du libre parcours maintienne, entre les
habitants d'une même portion de montagne, une certaine com-
munauté. Mais ce n'est plus la communauté de famille, qui
d'ailleurs, comme nous l'avons dit, a perdu du terrain dans
(1) Le sumac est une sorte d'arbuste à vernis dont le principal usage, dans ce pays,
est de maintenir contre l'éboulenient les terres cultivables.
LES TYPES S(KIAll\ DT lîASSIN DE LA i\lÉI)[TEl{liANÉE. l.'M
rémiiiration individuelle; c'est une communauté beaucoup plus
vague et plus générale, une communauté extérieure à la famille
et qui prend plutôt un caractère d'organisation publique, puis-
qu'elle réunit un bon nombre de familles du même voisinage,
obligées de se concerter pour l'exploitation de toute une partie
de montagne.
Mais le travail ne nous révèle pas seulement l'existence d'une
communauté publique de biens, il fait en outre ressortir une
distinction très nette entre les occupations des hommes et celles
des femmes, et il amène par là à la connaissance d'une autre na-
ture de communauté publique.
C'est aux femmes seules qu'incombent les durs travaux de la
culture et les diverses fabrications domestiques. L'homme ne
daigne pas s'y associer. « Le propriétaire, dit M. Pouqueville
qui a séjourné une vingtaine d'années en Albanie, se livre à la
chasse, reste accroupi à la tète de son champ que sa femme et
ses enfants labourent, ensemencent ou moissonnent. L'homme
attend tout de sa famille; hautain, taciturne, il tient à la main le
bâton du commandement; il exige les soins, les services et les
secours de ceux qui dépendent de lui et il n'entre dans les détails
domestiques que pour troquer ou vendre l'excédent des produits.
11 charge sa femme d'un sac de denrées qu'elle porte au marché ;
il est le seul maître du pécule et le détenteur des clefs sous
lesquelles on enferme les objets de quelque valeur. Son occupa-
tion unique est d'entretenir ses armes, de pourvoir au soin de
sa chaussure, à la confection de ses cartouches, à la conservation
de ses munitions de guerre ; et il passe le reste de son temps à
fumer et à végéter (1). »
Les poésies albanaises comparent la femme à la navette tou-
jours active, tandis que le père de famille est représenté comme
le bélier majestueux, qui précède le troupeau, en faisant sonner
la clochette. La manière dont se font les mariages se rattache
d'ailleurs à la tradition patriarcale la plus claire et est en har-
monie avec cette situation faite à la femme. Les unions sont
(1) VoyiKje dans la Grèce, par Pouqueville, ancien consul général de France près
d'Ali, pacha de Janina, t. II, p. 588.
13S2 LA SCIENCE SOCIALE.
décidées par les parents, c'est-à-dire par la communauté
familiale et non par les intéressés. Parfois on est tiancé dès le
berceau (1). La cérémonie du mariage se célèbre sous forme
d'enlèvement, et, dans certaines régions de l'Albanie, l'enlève-
ment se praticjue réellement et est admis dans les familles :
« Naguère la femme devait être enlevée à l'ennemi et, dans
nombre de villages de la plaine, les jeunes filles musulmanes
s'attendent sans trop d'etfroi à être enlevées par les guerriers
mirdites dans cjuelcjue expédition de maraude. Les parents eux-
mêmes prennent leur parti de ces enlèvements, sachant qu'on
leur paiera tôt ou tard le prix du rapt ». La femme est généra-
lement maintenue très à l'écart des hommes, comme dans toutes
les sociétés communautaires, et elle est sa servante autant et
plus que la compagne de son époux. Elle ne prend place à
table avec lui cju'aux fêtes solennelles. Dans les voyages, le dos
chargé du berceau qui renferme le nouveau-né, elle suit à pied
son mari, dont elle porte aussi le fusil sur l'épaule, tandis que
celui-ci, installé sur son mulet, fume tranc|uillenient.
Le paragraphe suivant va nous apprendre cjuelles circons-
tances ont établi et maintenu au profit de l'homme une situa-
tion aussi privilégiée et ont donné lieu à une communauté
publique plus nécessaire et plus vivace encore que celle des
pâturages.
La communauté dominante, chez ces montagnards, est celle
du clan guerrier. — La culture et l'art pastoral transhumant
ne constituent pas le seul travail des Albanais. Il en est un
autre, qui vient s'ajouter à celui-là et qui est spécialement pra-
ticjué par les hommes. Et ce nouveau travail est bien autrement
puissant que l'art pastoral pour retenir les gens dans la com-
munauté, toute diminuée qu'elle soit du côté de la famille. De
plus, c'est à la communauté publique cju'il pousse par nature.
Là va s'accentuer l'évolution de la communauté amoindrie de la
famille à la communauté pidilique dominante. 11 s'agit de la
(1) Pouqueville, loc. cit., II, p. 575.
LES TYPES SOCIAUX DIT UASSIN DE LA MÉDITEUHANÉE. 133
guerre, de la défense, du pillage: celte occupation, on va le
voir, rentre bien ici dans la catégorie du travail et elle est la
cause informante la plus énergique de ce qui subsiste du régime
communautaire.
On comprend (jue ces émig-rants épars, isolés, qui surviennent
les uns après les autres, ont à se défier les uns des autres :
leurs antécédents ne sont pas faits d'ordinaire pour rassurer.
Non seulement ils n'arrivent pas tout liés entre eux, mais ils
ne sont pas portés à se fondre : ils aiment leur indépendance;
c'est pour elle, c'est afin d'en jouir, ou parce qu'ils en ont
voulu jouir inopportunément dans la cité pélasgique, dans les
communautés bien réglées de la vallée, qu'ils sont passés à la
montagne. Ils ont à défendre leur personne, les objets qu'ils
ont apportés et qui, dans la solitude, deviennent précieux par
leur rareté, leurs troupeaux, enfin leurs petites cultures. Us
s'arment donc, mais constamment, en permanence, individuel-
lement et tous, pour la protection quotidienne et usuelle de
leurs moyens d'existence, de leur travail et de leurs biens.
Dans cet éparpillement qui a succédé pour eux à fagglomé-
ration urbaine, l'arme portée sur soi et toujours prête à agir
doit remplacer la protection des hautes murailles pélasgiques
et la sécurité de la grande communauté antique.
Les voilà donc organisés sur le pied de guerre, et cette
organisation est le régime de vie ordinaire. Une fois armés
pour défendre leurs étroites ressources, il est immanquable qu'ils
se battent pour s'en procurer de plus amples. « Le brigandage
est considéré comme une partie de l'industrie nationale. Les
Albanais sont estimés parmi leurs compatriotes en raison du
butin qu'ils rapportent dans leur foyer, ,1'ai vu, à Prémiti, un
Toxide qui ne manquait jamais de faire ses campagnes an-
nuelles, qu'on appelle courses ou corvées, au delà du Vardar;
et, connu pour un voleur fameux, il était le coryphée de son
quartier. Les idées reçues à cet égard sont qu'un individu qui
ne lèse pas ses voisins ou l'autorité locale, et qui paie de sa
personne, n'a usé que de ses droits naturels. Aussi la carrière
du vol public est-elle regardée comme celle des premières
134 LA SCIENCE SOCIALE.
armes d'un Albanais, et lorsqu'on est heureux, c'est le chemin
pour parvenir aux premières dignités de l'Empire, C'était la
voie qui, dans ces derniers temps^ avait élevé Passevend Oglou
au pachalik de Vidin; Ismaël, bey de Serré, — qui ne voulut
jamais de titre public, — au commandement de la Macédoine
Transaxienne. J'en avais, dans mes rapports particuliers, un
exemple plus direct en entendant Ali, pacha de Janina, me ra-
conter comment, de chef de bande, il était devenu vizir. Il
s'extasiait lorsqu'il croyait voir revivre ces inclinations dans un
de ses petits-fils, dont il croyait faire le plus J)el éloge eo
disant que ce jeune rejeton du crime serait, comme son grand-
père, un brave voleur, qui dévorerait ses frères et ses voi-
sins » (1).
D'après ces traits, on peut juger combien ce type albanais
nous est précieux pour comprendre le montagnard grec de
l'antiquité. Grotius remarque que cette manière d'envisager le
vol était ordinaire dans la Grèce (2). Thucydide nous apprend
qu'on demandait aux étrangers, sans les offenser, s'ils étaient
brigands ou pirates. On trouve de pareils exemples dans Ho-
mère (3), Les Lacédémoniens approuvaient le vol comme propre
à former les jeunes gens à l'adresse et à la vigilance (4). Epi-
cure soutenait qu'il n'y avait point de mal à voler, mais à se
laisser prendre (5).
Mais un pareil genre de vie ne serait bientôt , d'homme à
homme, qu'un guet-apens intolérable, si on n'arrivait pas à se
grouper de place en place pour une défense commune : on fait
donc alliance avec les plus proches, par l'origine, le lieu, les
idées^ pour se faire entre soi un voisinage à peu près paisible,
et se défendre au besoin ensemble contre de plus éloignés, dont
on ne saurait se rendre sûr; c'est le clan militaire, forme évi-
dente d'une communauté d'ordre public. On sait que le clan dif-
(1) Pouqueville, t. II, p. 572.
(2) Droit de la Guerre, liv. II, c. xv, n" 5.
(3) Voir les articles de M. Champault, sur les Héros d'Homère, dans la Science so-
ciale, t. XIII et suiv.
(4) Aulu-Gelle, liv. II, c. xviii.
(5)Arr., InEpicL, lih. III, c. vu.
LRS TYl'ES SOCIAUX DU BASSIN DE LA MÉDITERRANÉE. 135
fère de la communauté familiale en ce qu'il groupe des per-
sonnes appartenant ;\ des familles difTérentes, des personnes qui
ne sont pas réunies par des liens de parenté : c'est une associa-
tion extérieure à la famille.
A vrai dire, ce clan militaire restreint et un peu branlant
constitue toute l'organisation politique des Albanais, il n'y a,
parmi eux, « ni unanimité ni ensemble, si ce n'est dans le cas où
le foyer et l'autel sont menacés par un ennemi étranger. Mais,
comme, habituellement, on n'a rien à craindre de semblable ,
chaque canton libre se compose de villages indépendants , et
ces hameaux se partagent en phares ou partis , qui reçoivent
volontairement l'impulsion d'un ou de plusieurs chefs que chacun
d'eux se choisit. Des haines tiennent toujours non seulement
les phares , mais les familles et même les individus qui en font
partie, dans la défiance, dans un état d'hostilité sourde. Par
suite de cette habitude des esprits, qui les rend nécessairement
inquiets et soupçonneux , il arrive que les bourgades et les vil-
lages albanais ont, dans leur construction, une forme particulière
et distinctive des autres hameaux. Chaque maison est crénelée ,
ou bien percée de meurtrières masquées par un enduit extérieur ;
elle est toujours isolée, hors de la portée d'une autre habitation.
Les familles d'un même parti , ou d'une souche commune , en
s'éloignant comme par branches collatérales du chef dont elles
descendent, forment, par échelon, des quartiers autour d'un ma-
melon, ou sur un plateau escarpé, de manière à pouvoir se se-
courir sans cesser d'être en garde contre les entreprises des
gens de leur phara » (1). « C'est ainsi qu'autrefois Sparte n'était
qu'une suite de villages habités par des individus retranchés
dans leurs demeures. Tant il est vrai que le type albanais actuel
fait revivre sous nos yeux les caractères essentiels du type an-
cien.
Et cependant la nécessité qui a brisé chez ces gens l'ancienne
communauté familiale est si forte, que cette vie remplie de
dangers a pour eux des charmes incomparables. Pouqueville a
(1) Pouqueville, iOid., p. 5G2.
136 LA SCIENCE SOCIALE.
connu un aga de Lexovico, qui ye vantait de n'avoir pas osé
passer depuis dix ans dans un quartier de la ville qu'on voyait
à travers les grilles de sa fenêtre et où il aurait été assassiné
par ses ennemis; il les désespérait par sa constance à se tenir
sur ses gardes et à vivre claquemuré. Des phares entières ont
souvent des inimitiés implacables ; elles ne passent que de nuit
et furtivement dans certaines rues. Chaque circonscription a ses
puits, ses citernes, ses fours et son marché à part, et on se dis-
pense d'aller à l'église, à la mosquée, pour n'y pas rencontrer
un ennemi. On s'est d'ailleurs entendu tacitement pour que cet
état de guerre n'entrave pas trop les travaux agricoles. Pouque-
ville a vu des moissonneurs faire tranquillement la récolte dans
la vallée de Drynopolis, tant que le jour durait, et se fusiller
après le souper, lorsqu'ils étaient rentrés en ville. « La guerre
peut éclater entre deux maisons d'une même phara, ou de
quartier à quartier, sans que les autres y prennent part. Mais
si un village, ou une ville, entre en guerre contre une ville ou
contre quelque autre hameau, la chose prend un caractère sé-
rieux. Ces querelles, comme aux siècles homériques, arrivent
pour l'enlèvement d'un Adonis, pour le vol de quelques chèvres,
très souvent à cause des limites des parcours; et, comme les dif-
férends ne peuvent se terminer parle moyen des lois, qui n'exis-
tent pas chez un peuple anarchique, on a recours à la voie des
armes. Alors on s'assemble, on délibère, les haines privées s'a-
journent dans les factions, et quand on doit marcher contre
une peuplade entière , on se prévient de part et d'autre , non
par le ministère de hérauts porteurs de caducées, mais en char-
geant un passant ou un muletier d'annoncer qu'on s'attaquera
dans tel temps. Il est difficile de s'imaginer en pareil cas combien
d'intrigues on emploie et à quels moyens ingénieux on a recours
pour augmenter le nombre de ses partisans et pour débaucher
ceux des autres. Si on entre en campagne, c'est en tâtonnant;
on cherche à s'emparer d'un défilé pour se rendre maître des
communications; on regarde comme une prise d'avant-postes
l'incendie des moulins, qui prive un village de ses farines, et le
triomphe est marquant, si on peut occuper des hauteurs assez
Li:S TYPES SOCIAUX lU' BASSIN DE LA MKDITEURANÉE. 137
rapprochées de rennomi poiu- linsuller en lui chantant des in-
jures » (1).
On croirait entendre les injures qu'échangeaient entre eux les
héros d'Homère. M. Pou([ucville fait d'ailleurs le rapprochement
entre les deux époques. Ces villages, bâtis dans des lieux escar-
pés, « coûtent souvent des sièges aussi longs et sans doute aussi
bien conduits que celui de Troie. Il faut avoir assisté à ces jour-
nées de Tantiquité pour y croire ; il faut voir les héros de la
Grèce moderne, embusqués sans se retrancher, se provoquer,
s'insulter, attendre qu'un homme se présente pour tirer, et s'en-
fuir quand ils ont « du pire », pour bien comprendre les com-
bats décrits dans Ylliadc. Il faut surtout entendre chacun se
vanter après une action, assister aux festins où Ion mange les
agneaux volés, qui sont rôtis eu plein air, pour jouir des scènes
que la poésie a si brillamment parées de la richesse de ses cou-
leurs. Rien n'a changé, à cet égard, sur la terre des demi-dieux
et des héros; et, si on labourait les champs d'Ilium tandis que
les Grecs assiégeaient la capitale de Priam, si les Troyens de
leur côté vendangeaient sur les coteaux du mont Ida pendant le
blocus, il arrive souvent aux Albanais de lever un siège à la
veille du succès, pour aller ensemencer leurs terres, faucher
leurs prés, ou bien chercher dans leur famille des provisions
qui leur manquent » (-2).
Avec cet esprit d'indépendance, qui fait le fond de leur situa-
tion, on comprend qu'ils soient incapables de concevoir un grou-
pement national, sinon au point de vue militaire. Aussi les tribus
sont-elles absolument autonomes dans leurs alliances intérieures ;
mais, en face de l'étranger, elles ne forment qu'une seule na-
tion (3). On n'est jamais plus uni et groupé que dans les pires
catastrophes. La guerre contre les Turcs en offre un exemple
tragique : « Sur des milliers de montagnards, il ne se trouve pas
un vieillard, pas une femme, pas un enfant pour demander grâce
aux massacreurs envoyés par Ali-Pacha. L'héroïsme de ces
(1) Pouqiieville, loc. cit.. t. II, p. ÔCO.
(2) Ibtcl., p. 50:?.
(3) V. Reclus, Xouv.Géoij. univ., t. I, p. r.>3, l'.i4.
T. XX. 10
138 LA SCIENCE SOCIALE.
femmes qui mettaient le feu aux caissons de cartouches, qui se
précipitaient du haut des rochers, ou s'élançaient dans les tor-
rents en se tenant par la main et en chantant leur chant de mort,
restera toujours l'un des étonnements de l'histoire (1). » L'ad-
miration demeure, mais l'étonnement cesse, quand on s'est rendu
compte, comme nous venons de le faire, des causes qui ont dé-
veloppé chez ces gens le mépris de la mort, l'énerg-ie indivi-
duelle, et l'attachement à la communauté ]>ublique constituée
sur le clan militaire. On ne survit pas à sa défaite.
La nature des lieux et le clan guerrier ont permis à ces
populations d'échapper à la conquête. — On comprend que ces
montagnards ont une grande force de résistance contre les en-
treprises venant du dehors. En fait, les Albanais, mais spéciale-
ment les Mirdites , c[ui représentent , si l'on peut ainsi parler,
l'Albanais à sa plus haute puissance, n'ont jamais été soumis aux
Turcs, en dépit des efforts formidables que ceux-ci ont faits de-
puis plus de quatre cent cinquante ans, et au temps de leur plus
grande puissance. Aussi les Mirdites sont-ils demeurés catholi-
ques. Ils avaient résisté de même à la série interminable des
invasions celtiques, germaniques et slaves de toutes les époques.
Les exploits du fameux Scander-Beg sont un exemple célèbre de
cette force de résistance.
Cette force de résistance, qui avait sa source dans le tempéra-
ment essentiellement guerrier que nous venons d'expliquer, a été
en outre soutenue par la nature des lieux. « L'Albanie est le pays
le plus montueux, le plus confus, le plus difficile de la Turquie
d'Europe. Les montagnes s'y entassent, s'y croisent, s'y enche-
vêtrent de telle sorte qu'il est impossible de suivre leur direction
et de les rattacher les unes aux autres. Les vallées y sont tour-
mentées, déchirées, parcourues par des torrents et ne s'épanouis-
sent que dans de petites plaines. Le terrain cultivable est rare;
toute la nature s'y montre âpre et sauvage. Si, de ces traits géné-
raux, nous voulions passer au détail, nous sommes forcés d'avouer
(1) Reclus, Nouv. Gcoy. univ., t. I.
LES TYPES SOCIAUX DU HASSIN DE LA MÉDITEUHANÉE. 139
querAlljauio, coiiiiik; toute Iji partie occidentale de l'Empire otto-
man, est moins connue aujourd'hui que du temps des Grecs et
des Romains et que c'est aux auteurs anciens que les géographes
modernes ont em[)runté la plupart des renseignements qu'ils pos-
sèdent sur ces contrées (1). »
C'est en vertu de cette force de résistance que nous avons au-
jourd'hui sous les yeux le type parfaitement conservé du monta-
gnard sorti du milieu des Pélasges et premier habitant de
cette portion du globe.
La formation prise dans la montagne ne change pas plus que
la montagne, tant qu'on y reste et qu'on repousse l'arrivée d'au-
tres races : c'est ce qui explique la persistance du type social et
du type physique constatée par tous les voyageurs. « La popu-
lation de la Turquie occidentale, entre les monts de la Bosnie et
de la Grèce, est composée de Guêqnes et de Kosques (Albanais du
Nord et Albanais du Sud) dont l'état social ne s'est guère modifié
depuis trois mille ans. Leur figure est presque toujours régulière ;
ils ont la tète allongée, le nez effilé, l'œil petit et fixe, la plupart
sont blancs et la nuance de leur iris est le gris ou le bleu. Us ont
la poitrine bombée, la taille fine, les membres gracieux efforts.
D'après \V. Virchow, les Albanais sont parmi les Européens ceux
dont le crâne a la forme la plus noble. Gais, audacieux, habiles
à la répartie , les Albanais ressemblent aux Grecs. Par leurs
mœurs, leur manière de sentir et de pe nser, les Albanais de nos
jours nous représentent encore les Pélasges des a nciens temps.
Maintes scènes auxquelles assiste le voya geur le transportent en
pleine Odyssée. Georges de Hahn, le savant qui a le mieux étu-
dié les Chkipetar (c'est le nom que se donnent eux-mêmes les
Albanais, il signifie « hommes des rochers »), croyait voir en euxde
véritables Doriens, tels que devaient être ceux que conduisaient
les Héraclides, en sortant des forêts de l'Épire, pour aller à la
conquête du Péloponèse. (Il ne se trompait pas, ainsi que nous le
verrons dans l'article suivant.) Ils ont même courage, même
amour de la guerre, de la domination, même esprit de clan ; ils
(1) Malte-Brun, Géofj.. t. IV, p. G80.
140 LA SCIENCE SOCIALE.
ont aussi à peu près le même costume : la blanche fustanelle,
élégamment serrée à la taille n'est autre que l'ancienne chla-
myde (1). »
On comprend à quel point ce type est curieux pour la connais-
sance du type social primitif des Grecs, que nous étudierons en-
suite.
L'origine, l'insuffisance des ressources du sol, le clan guer-
rier et le voisinage de vallées riches ont développé l'habitude
du brigandage. — Les origines de ces montagnards, puisque
c'étaient des révoltés, leurs visées, puisque ce sont des indépen-
dants, leurs divisions naturelles, puisqu'ils ne sont pas arrivés
en bloc, ont fait, de tous temps, nous l'avons vu, que la première
sûreté pour leur existence était dans leurs armes. C'est l'outil
dont ils entendent le mieux l'usage. Ils ne se sont pas contentés
de lui demander la préservation de leur vie, ils lui ont encore
demandé les ressources de la vie : et cela était tout simple, puis-
que leurs montagnes les rendaient nécessiteux, et que les gens
de la vallée bien pourvus , étaient leurs ennemis , ceux qu'ils
avaient fuis, volontairement ou bannis par eux.
Cette série de faits, — et le brigandage qui en est la conséquence,
— s'est reproduite sur une quantité d'autres points de la Grèce,
dans les montagnes, notamment depuis l'invasion ottomane, si
mal accueillie à bon droit.
Le brigandage des montagnards institué comme un moyen
d'existence, n'a pas disparu complètement avec la libération de
la Grèce. Cette libération ne pouvait pas, par elle seule, donner
immédiatement des ressources de vie qui fussent du goût de ces
montagnards et dans leurs habitudes.
D'ailleurs le gouvernement établi par les Puissances euro-
péennes, auxiliaires de la Grèce, fut mal combiné pour donner
une solution à cette grave difficulté. Les Albanais, les 3Iaïnotes,
montagnards du même type sur le Taygète, au-dessus de Sparte,
les marins et pirates grecs, issus en grande partie des Albanais
(1) Reclus, Europe im'ridionalc, p. 185.
LES TYPES SOCIAUX DU BASSIN DE LA MÉDITEHRANÉE. I il
ot d'autres inontagnards, avaient été les héros vraiment extraor-
dinaires de la libération de la (irèce. Or le nouveau gouverne-
ment n'eut rien de plus pressé que de les mettre à l'écart. On sait
comment la couronne de Grèce fut donnée, en I8;î2, à Othou,
second lils du roi de Bavière, qui n'était pas encore majeur. Les
fonctions publiques furent alors envahies par une véritable ar-
mée de Bavarois, ce qui amena bientôt de vives protestations de
la part des chefs et des soldats de la dernière guerre, et bientôt
des révoltes. Othondut expulser ses compatriotes en 18i3.
Il suffit d'ailleurs de lire les biographies de ces héros albanais
et grecs, pour se rendre compte que de pareils hommes ne pou-
vaient être qu'au pouvoir ou à la révolte. Citons entre autres :
Marco Botzaris (1), Capo d'Istria (2), Théodore Colocotronis (3),
l'amiral Miaulis (4), Alexandre 3Iavrocordato (5).
(1) Un des héros de la Grèce moLlerne, né en Albanie en 1789; il fit ses premières
armes dans une insurrection contre la Porte^ en 1800. Il passa ensuite au service de la
France. La révolution de 18'20 le trouva prêt. Xornmé statarque, ou général, dans la
Grèce occidentale, il prit aux Turcs Reniassa, Plaça, et combattit vaillamment à la journée
de Peta, en 1822, et au défilé de Trioueros. S'étant jeté dans Missolonghi (entrée du
golfe de Corinthe), il fit, avec 240 hommes, une sortie pendant la nuit, massacra un
grand nombre d'ennemis, mais reçut une blessure mortelle, 20 août 1823. Son fils
aîné devint ensuite aide de ca(npdu roiOthon. (Voir Dezobry et Bachelel, />ic^ hist.)
(2) Capo d'Istria, né à Corfou (la grande ile du rivage albanais), en 1770. Il prêta son
appui aux Grecs insurgés contre la Porte et eut la direction de leur gouvernement en
1827. Son peu de ménagements pour les chefs influents qui attendaient le prix de leurs
services le fit accuser de vouloir étouffer la liberté hellénique au profit de la Russie (au
service de laquelle il avait été auparavant comme diplomate et administrateur). Pietro
iMavromichalis, bey des Maïnotes, ayant été incarcéré à la suite de quelques troubles
dans sa principauté, son fils Georges et son frère Constantin assassinèrent Capo
d'Istria, 9 oct. 1831. (Dezobry, Dict. Iiisl.)
(.3) Théodore Colocotronis, un des chefs de l'insurrection grecque, né en 1770 dans
la Messénie (un paysde montagnes célèbres), mort en 1843. Il battit Méhemet-Pacha
en Morée, en 1822, mais ne sut ))oint sacrifier à l'intérêt commun sa haine contre Ma-
vrocordato. Général en chef dans la Morée sous la présidence de Capo d'Istria, il fut,
après le meurtre de ce dernier, un des chefs du gouvernement provisoire. Condamné
à mort pour avoir conspiré, en 1834, contre la régence établie pendant la minorité du
roi Othon, il obtint sa grâce. (Dezobry, Dict. Irisl.]
(4) Miaoulis, ou Miaulis, amiral grec né à Négrepont en 1772, mort en 1835, com-
manda en chef la Hotte des insurgés en 1822, battit les Turcs à Patras. 11 refusa de
combattre sous les ordres de lord Cochrane, dont il désapprouvait les plans, se retira,
se mita la tête des Hydriotes (iles peuplée parles Albanais) révoltés en 1831 contre le
gouvernement grec et n'échappa à nn procès de haute trahison que parla mort du
président Capo d'Istria. (Dezobry, Dict. hist.)
(5) .\lexandre Mavrocordato, né en 1787, un des chefs de l'insurrection grecque
142 LA SCIENCE SOCIALE.
Et. naturellement, ces hommes exercent le pouvoir, quand ils
le détiennent, à la façon d'un brigandage. « Dans l'Hellade, une
bureaucratie inquiète et rapace intervient à tout propos pour
gérer à son profit les deniers de la commune, corrompt les élec-
teurs, afin de se maintenir en place, et tente de rentrer dans ses
débours, en continuant, sous mille formes vexatoires plus ou
moins légales, les traditions de piraterie et de brigandage qui ont
été si longtemps celles de leur pays (1). »
Dans son roman, Le Roi des monkignes, Edmond About a
groupé avec beaucoup de vérité une série de traits qu'il avait
pu observer et saisir sur le vif. Son héros, Hadji Stavros, est un
type très réel de montagnard brigand et pirate, et les popula-
tions qu'il pille « le grondent tout haut et l'aiment tout bas ».
Elles reconnaissent en lui un fils authentique de leur race, le type
idéal que chacun voudrait atteindre et que chacun montre avec
orgueil à ses fils.
Les Albanais n'ont pu être modifiés par le commerce, ni
exercer, par ce moyen, une action au dehors. — Résister aux en-
treprises extérieures, ou se livrer au brigandage en opérant des
razzias sur la frontière, c'est sans doute agir sur le dehors, mais
ce n'est pas sortir de chez soi. Les Albanais n'ont été entraînés
au dehors ni par la pratique du commerce, ni par le transit et
le transport des marchandises étrangères. Nous allons voir pour-
quoi.
La partie centrale de l'Albanie a été, au temps des Romains,
une voie commerciale. On passait de Rrindes, ou Rrindisi, qui
est en Italie, àDyrrachium, ouDurazzo, qui est en Albanie : c'é-
tait prendre l'Adriatique au plus court, en évitant le terrible
promontoire des monts Acrocérauniens, fertile en tempêtes et en
naufrages. Infâmes scopuli !
De Durazzo partait une voie romaine, appelée voie Egnatienne
contre les Turcs en 1821, présideuf du conseil administratif eu 18'23, éloigné par l'in-
tluence de Ca|)o d'tstria et des Russes, puis rappelé aux affaires et président du Con-
seil en 1884. (Oczobry, Z)ic<. liist.)
(1) Reclus, JSouv. Géog. nniv. t. \, p. 118.
LKS TVPKS SOCIAUX DU liASSIN DE LA M KDITEHHANRE. 1 i3
[Via Efjnatia), qui passnit. en allant directement sur l'Kst, à l*e-
trella, Ochrida. Monastir. puis en M;icé(loine, ti Vodin.i et Janitza
(ancienuenient Édesse et Pella, capitales successives de la Macé-
doine sous Philippe et Alexandre), et aboutissait à Saloniquc.
C'était la voie directe pour aller de Home en Orient. Il en sub-
siste encore des fragments dont la solidité a résisté à dix-huit
siècles de service ou de ruine.
Mais il est clair qu'en dehors de ce trajet direct, imposé, pour
ainsi dire, contre la nature des lieux par la toute-puissance ro-
maine, le pays ne se prêtait pas au commerce et n'en subissait
pas d'atteinte. Les Romains disparus, les seules voies naturelles,
qui étaient celles du golfe de Corinthe ou de la Méditerranée,
ne souffrirent aucune rivalité.
C'est le rempart profond des montagnes étendu entre l'Adria-
tique et le Pinde, qui fait que les ports de la côte albanaise, d'ail-
leurs peu nombreux et peu favorables pour la plupart, ne peuvent
attirer le commerce. C'est lui qui explique que les Albanais
n'aient pas lieu de se faire marins sur leurs propres cotes.
« En attendant qu'une ville de commerce s'établisse sur la côte
et remplace les misérables « Echelles » auxquelles on donne le
nom de Ports, le mouv^ement des échanges se concentre dans
cjuelques villes de l'intérieur. Lapins considérable estPrizrend.
située sur le torrent de la Maritza, tributaire du Drin, à l'issue
d'une cluse de montagne, mais à l'extrémité méridionale de la
plaine très fertile de Metoya, par laquelle on peut rejoindre sans
peine la vallée de Vardar et la grande route d'Autriche à Salo-
nique. Prizrend est une ville de marché pour tous les hauts Al-
banais (Albanais du Nord) et ses habitants enrichis par le com-
merce se vantent de la magnificence de leur costume et de la
beauté de leurs armes (1). » Ce dernier trait montre l)ien à quel
point ils restent Albanais, en dépit de ce commerce d'ordre in-
finiment secondaire et placé tout à l'intérieur.
On voit donccjue le seul métier par lequel les Albanais peuvent
exercer vraiment une action au dehors est le métier des armes,
(1) Reclus, Inc. cit., p. 198.
144 LA SCIENCE SOCIALE.
la guerre, tant cette série de j)h6nomènes est étroitement liée.
Mais la guerre, où et comment?
Les Albanais ne peuvent plus pratiquer au dehors le métier
des armes qu'en se louant comme mercenaires. — Les beaux
temps du brigandage extérieur sont passés pour les Albanais.
Tout ce qu'ils peuvent faire aujourd'hui, c'est de résister aux
Turcs, au fond de leurs montagnes. Au dehors, ils seraient im-
médiatement arrêtés non seulement par cette puissance qui leur
est très supérieure en force, mais encore par l'intervention des
nations européennes qui s'entendent pour sauvegarder la Tur-
quie. Ils ne sont pas plus heureux du côté de la Grèce constituée
aujourd'hui en État et capable de se défendre, elle aussi.
Et voilà bien ce qui empêche l'évolution naturelle de ce type de
montagnard : il ne peut sortir librement et en masse de ses mon-
tagnes, pour exercer le seul métier auquel il soit apte réellement.
C'est précisément ce qui nous obligera, pour observer ce type
dans sa plénitude, à le chercher au temps où les montagnes de
la Méditerranée n'étaient pas cernées comme aujourd'hui par
les grands peuples étrang-ers à la Méditerranée, c'est-à-dire à
l'époque des anciens Grecs et des vieux Romains, qui nous mon-
treront ce qu'a été et ce qu'a produit autrefois l'expansion de ces
montagnards.
Faute de pouvoir sortir triomphalement, librement, en masse,
de l'Albanie, les Albanais en sortaient, pour la guerre, en se
louant aux autres peuples, comme le faisaient récemment encore
les Suisses. « Le recrutement, qui est volontaire, a lieu dans les
phares, par un chef qui s'intitule de sa propre autorité, boulouk-
bachi, ou commandant de peloton. Plus un pareil aventurier a
de fortune et de réputation, et plus il parvient à réunir de soldats.
Souvent on accorde une haute paie en faveur de services anciens
comme voleur : titre équivalent à celui de chevalier errant. Les
soldats admis sans considération d'âge et de taille sont tenus de
s'armer et de s'équiper à leurs frais (1) . »
(1) Pouqueville, loc. cil., p. 599.
LES TYI'ES SOCIAUX DU BASSIN DE LA MÉDITEUHANÉE. 1 io
Mais CCS voleurs de grands chemins transformés en soldats ré-
guliers étaient souvent eux-mêmes volés parle Turc, fjui les pre-
nait à son service. M. Pouqueville en cite un exemple amusant
dont il fut témoin : « C'est toujours d'un bayram à l'autre, c'est-
à-dire au terme de douze mois lunaires, qu'on paye l;t montre
des troupes sur appel nominal. On a soin, quelques jours avant
ce temps, de hausser le cours des monnaies avec lesquelles on
doit solder les troupes et même de supprimer les taïms, ou
étapes, afin d'obliger les Albanais à déserter en leur coupant
les vivres. Chez Ali-Pacha, qui ne mancjuait jamais de pratiquer
ce stratag'ème économique, le lieu de la revue était un de ses
jardins, ou de ses vastes salons. Les soldats, appelés par ses secré-
taires, entraient en s'étoufïant par une porte étroite, et faisaient
cercle autour de lui. On s'informait du temps de leurs services
non payés sur lesquels on les chicanait. Ensuite on leur délivrait
un bon sur le trésorier (muhardar), par lequel ils étaient ren-
voyés au saraf juif, qui les payait avec des espèces d'or rognées,
auxquelles il avait soin d'entremêler des sequins faux. Quant à
la solde des morts, des déserteurs et des absents, même pour
cause de maladie, elle est de plein droit acquise au satrape, qui,
plus d'une fois, a fait pendre des boulouk-bachis pour finir ses
comptes avec eux, et s'emparer en même temps de leurs biens.
Ainsi le service des Albanais auprès des chefs de leur pays n'est
pas tout profit pour eux (1). » S'ils connaissaient leur histoire, ils
regretteraient les temps fameux où ils descendaient dans les
vallées de la Grèce pour y faire la loi et, où, par surcroit, les
populations envahies faisaient d'eux des héros et môme des dieux.
Alors c'était réellement tout profit.
Actuellement, lorsqu'ils sont sortis de chez eux ainsi que nous
venons de le dire, ils en sont réduits à se fondre au dehors avec
d'autres, à s'assimiler à eux, tout en demeurant groupés les uns
près des autres dans les terres qu'on leur accorde et où ils créent
des villages, dits arnautes : c'est la corruption du mot acrocé-
rauniens, nom que donnent les Turcs aux Albanais.
(1) Pouqueville, loc.cit.,]). G02.
146 LA SCIENCE SOCIALE.
Cependant l'ancienne action que ces montag-nards exerçaient
au dehors se manifeste encore parfois dans une certaine mesure.
Elle se produit, dans quelques circonstances rares où un petit
groupe d'Albanais a pu sortir libre de ses montag-nes. Alors, on
voit poindre, comme en une image affaiblie, la transformation
dont ils sont susceptibles en pareil cas et le développement social
qu'ils sont capables d'imprimer autour d'eux.
On peut citer, comme exemple, le cas de la petite colonie
d'Hydra : « En 1730, quelques colons albanais, las des exactions
d'un pacha de la iMorée, s'étaient réfugiés dans l'ile cVHydra.
On les laissa tranquilles et ils n'eurent qu'à payer un faible im-
pôt. Aussi leur commerce, mêlé parfois d'un peu de piraterie,
grandit rapidement. Hydra occupe, il est vrai, une position fort
heureuse, commandant l'entrée des deux golfes de l'Argolide et
de l'Attique ; mais elle n'a point de port, ni même d'abri vérita-
blement digne de ce nom. C'est donc en dépit de la nature cjue
les Hydriotes avaient fait de leur rocher un rendez-vous du com-
merce ; les navires devaient se presser dans quelques anfractuosi-
tés de la côte serrés les uns contre les autres, retenus immobiles
par cjuatre amarres. Profitant de la guerre de l'Angleterre et de
la France, les Hydriotes s'étaient emparés du commerce du Le-
vant, de la mer Noire et étendaient leurs relations jusqu'en An-
gleterre et dans la Baltique. Au moment de l'insurrection de 18*21,
Hydra était l'ile la plus riche de l'Archipel; sa population était
estimée à cjuarante mille habitants. Les seuls armateurs d'Hydra
possédaient près de VOO navires de 100 à 200 tonneaux et, pen-
dant la lutte, ils lancèrent contre le Turc plus de 100 vaisseaux
armés de 2.000 canons. Hydra fournit à la flotte insurrection-
nelle ses chefs les plus intrépides, Jacob Tombazis, Tsamados
et André Miaoulis, (jui, avec l'ipsariote Canaris, poussèrent leurs
brûlots contre Ibrahim dans la rade de Modon et jusque clans le
port d'Alexandrie (1). » On comprend de cjuoi étaient capables
ces montagnards qui pouvaient ainsi transformer un simple
rocher au milieu de la mer!
(1) Vivien de Saint-Marlin, Dict. de Géog. univ., au mot Hydr\.
LKS TYPES SOCIAUX DU liASSIN HE LA MÉDITEKHANÉE. Il"
Mais, nousTavoiis dit, ces occasions de se rendre indépendants
en dcliors de leur territoire ne sont pas fréquentes avec l'ordre
politique établi aujourd'hui dans la Méditerranée par les puis-
sances occidentales. D'autre part, les guerres devenant de plus
en plus rares, le métier de mercenaire a graduellement perdu de
ses avantages et, par suite, il a fallu se résigner à chercher un
autre moyen d'existence.
Alors on s'est mis à émigrer un à un. ou par de petites bandes
pacifiques et résignées. Mais on a suivi la loi sociale de la forma-
tion des montagnes : on s'est jeté de préférence sur les métiers
urbains, qui n'astreignent pas à l'exploitation compliquée du
sol. C'est ainsi que les émigrants albanais se font surtout bou-
chers, boulangers, jardiniers, fontainiers, médecins, ou, pour
mieux dire, rebouteux, etc. Et ils s'assimilent ainsi un à un à la
population ambiante, ou bien, comme les montagnards, ils re-
viennent habiter une belle maison chez eux, lorsqu'ils ont
amassé une fortune suffisante.
Voilà donc ce type des Montagnes de la Méditerranée réduit,
par la compression, à la même condition que les montagnards
noyés dans le continent au milieu de grands peuples! Mais ce
n'est pas là leur condition naturelle : au contraire, ils avaient
eu, pendant des siècles, au pied de leurs montagnes, des petits
peuples séparés les uns des autres dans leurs petites vallées.
C'est en agissant « sur cette matière spéciale » avec leurs ap-
titudes de montagnards, qu'ils ont créé le type de l'ancien Grec
et du vieux Romain. Quelle différence de destinée avec celle
qu'ils ont aujourd'hui!
Mais aussi quelle évolution curieuse à constater!
C'est précisément ce qui nous reste à voir.
(A suivre.) Edmond Demolins.
L'ÉDUCATION NOUVELLE.
UN ETABLISSEMENT D'EDUCATION POUR LES JEUNES
FILLES.
On Va dit souvent, dans la Sciencp sociale, la question sociale
est surtout une question d'éducation : notre traditionnelle édu-
cation, trop claustrale, trop comprimante de toute initiative, de
toute spontanéité, trop réglée et trop passive, trop sédentaire et
trop surchargée, ne répond plus aux conditions de la vie mo-
derne. Elle forme des hommes pour le passé et non pour le pré-
sent, c'est-à-dire pour des époques où les individus trouvaient
des cadres tout faits pour les recevoir et souvent suffisants pour
les soutenir au milieu des diflicultés de la vie. On pouvait alors
réussir simplement en restant fidèle à la tradition des ancêtres et
en continuant leur profession. Aujourd'hui, la tradition est cons-
tamment battue en brèche par les transformations sociales et les
professions sont perpétuellement bouleversées par les modifica-
tions apportées aux méthodes de travail et par la transformation
et le développement des transports.
L'homme doit donc compter moins sur les autres et sur les
choses et davantage sur lui-même; il doit être toujours prêt à
tout événement, apte à se décider et à se retourner suivant les
nécessités de la vie.
De là, le besoin impérieux d'une éducation nouvelle, mieux
adaptée à ces conditions de vie.
Et cette nécessité ne s'impose pas seulement à l'homme, mais
également à la femme : pour elle aussi, le vieux mode de forma-
tion est insuffisant et pour les mêmes raisons. A cet homme nou-
veau, il faut une femme nouvelle, apte d'abord à suppolier avec
l'éducaïio.n nouvelle. 149
lui les difficultés plus gnuides do la vie. a[)tc ensuite à foi-nier
des hommes virilement. La femme ne doit pas se dresser comme
un obstacle, mais comme un aide; elle aussi doit être virile.
Le récit que l'on va lire nous montre non seulement une mai-
son où l'éducation parait combinée d'une façon plus ouverte,
plus spontanée, plus appropriée et plus intelligente, mais, de
plus, il met en relief, dans la personne de la directrice, un spé-
cimen remarqualjle du résultat que produit cette éducation. Elle
donne bien l'impression de la femme forte, non plus telle qu'on
la concevait autrefois et qu'elle suffisait dans le passé, mais telle
qu'elle convient au présent et qu'elle sera de plus en plus néces-
saire dans l'avenir.
Nous voudrions que cet exemple suscitât l'idée de créer, pour
les jeunes gens, un établissement du mémo genre. Cette création
se fera fatalement, car la force des choses nous y pousse, mais
il vaudrait mieux que ce fût aujourd'hui que demain : la nécessité
est urgente.
La petite ville où se trouve l'établissement que nous allons
décrire, entourée d'une large ceinture de forêt et à une heure de
Paris, paraissait indiquée pour devenir l'Oxford ou le Cambridge
de la France. Les Parisiens, plus encore autrefois qu'aujourd'hui,
y auraient eu leurs enfants dans une situation admira])le au point
de vue de l'hygiène morale et physique, et à proximité.
Cette pensée, sans doute, a présidé à la fondation de cette
maison d'éducation pour les jeunes filles. Malheureusement pour
nous, ce sont surtout des étrangères qui en ont profité jusqu'ici;
cependant, depuis quelques années, la proportion des Françaises
semble augmenter.
Les Ruches, c'est le nom de cet établissement, ne sont pas si-
tuées dans l'agglomération urbaine, mais sur la large avenue
bordée de villas et d'hôtels, qui, de la gare, mène à la ville et à
un kilomètre environ de cette dernière. Quelques pas les séparent
loO LA SCIENCE SOCIALE.
de la forêt, une partie même de la propriété en est limitrophe.
Je vais conter les impressions de ma visite à cette maison.
Bien que les Ruches aient été construites pour servir de mai-
son d'éducation, l'aspect extérieur est celui d'une grande de-
meure. C'est un superbe hôtel en briques et pierres de taille.
A chaque extrémité deux annexes importantes le flanquent à
angle droit. L'une est reliée à l'hôtel par une large galerie vitrée
servant de promenoir en temps de pluie; on me dit que c'est
la salle à manger.
L'autre, la salle des cours et l'atelier, est plus proche du corps
de logis principal; une allée asphaltée de quelques mètres de
longueur seulement y conduit.
L'intérieur de cette sorte de cour d'honneur est un jardin, avec
massifs verts contre les murs et les bâtiments, et pelouse centrale
autour de laquelle tournent les voitures.
Quand nous arrivons, nous n'avons pas besoin de sonner à la
petite porte : la grille d'entrée est grande ouverte, mais deux
gros terre-neuve, attachés à leur niches, annoncent notre arrivée.
En passant devant la salle des cours et devant d'autres salles
au rez-de-chaussée, nous apercevons des jeunes tilles au travail.
Elles relèvent la tête, nous regardent, mais, franchement, avec
calme, comme nous regarderions nous-mêmes de nos fenêtres
si l'on entrait chez nous. Il n'y a dans notre passage aucun
prétexte à désordre ; point de groupe de têtes derrière un carreau,
ni l'espionnage des rideaux soulevés. Décidément nous n'entrons
pas dans un couvent.
A l'aboiement des terre-neuve, deux chiens de maison sont
venus en observation à la porte vitrée du perron; l'un, vieux
bull, trop gras, heureux invalide; l'autre, un beau caniche
bien blanc.
Le vestibule, chauffé au calorifère comme tout l'hôtel, forme,
par suite de la saillie du perron, un rond point central, au
milieu d'une vaste galerie dallée de marbre blanc et noir. Elle
s'étend sur toute la longueur du bâtiment, simple en profon-
deur à cet étage et se prolonge par la galerie vitrée de la salle à
mander.
l'éducation nouvelle. 151
Kn lace de la [)oi'te d'entrée, un très grand salon, très élevé,
dans Iciiiiel nous sommes introduits et dont les trois fenêtres
donnent sur un jardiû plus vaste que celui de l'entrée.
Le parcjuct ciré est recouvert de plusieurs carpettes d'Orient.
Nous remarquons une grande vitrine renfermant des bibelots,
plusieurs paravents dont l'un garni de photographies. Le mobi-
lier est élégant, canapés, fauteuils, chaises, tabourets, clairs, dorés,
différents les uns des autres. C'est un salon très élégant et en même
temps facile à déménag'er. Il sert souvent de salle de danse.
A côté, réuni par une large baie, le petit salon (tout est rela-
tif), dans lequel passent habituellement leur soirée une vingtaine
de personnes. L'ameublement en est plus sévère, plus pratique
que celui du grand salon. Grande bibliothèque des élèves, piano
à queue, piano droit, sièges où dominent des étoffes plus sombres
et solides.
Un magnifique et viril cabinet de travail, celui de la Direc-
trice, fait pendant au petit salon et complète les appartements
de réception. Un grand bureau ministre en bois ciré et une
immense bibliothèque vitrée, qui garnit entièrement le panneau
principal, en sont le meubles les plus saillants.
M"' J. D... est arrivée, et, dès qu'elle connaît notre désir, nous
propose aussitôt de visiter son établissement.
Au premier et au second étages, la galerie du rez-de-chaus-
sée est remplacée par un couloir central sur lequel donnent,
de chaque côté, les chambres des maîtresses et celles des élèves,
diversement alternées. Il y a quinze chambres par étage.
En principe, chaque élève a sa chambre. Cependant, des
sœurs, des parentes, ou même des amies, peuvent, sur leur de-
mande, obtenir une chambre à deux lits. En fait, il y a pour les
élèves quinze chambres à un lit et six à deux lits.
Chaque chambre est très simple; lit en fer, commode ou
secrétaire, chaises et table. Les jeunes filles peuvent les décorer
comme elles l'entendent. On y voit des photographies et des ob-
jets personnels, tels que buvards, pendules de voyage, etc. Enfin,
chacune d'elles présente l'aspect que pourrait avoir une cham-
bre de jeune fdle dans sa propre famille.
152 LA SCIENCE SOCIALE.
L'accès des chambres est toujours ouvert aux élèves. Elles y
vont quand elles veulent, mais, ce qui est facile à comprendre,
ne doivent pas s'y réunir à plusieurs pour y séjourner. Bien qu'il
fasse froid, nous remarquons que presque toutes les fenêtres des
chambres à coucher sont entrouvertes. Ces jeunes fdles ne crai-
gnent pas l'air.
Par la galerie vitrée nous nous rendons à la salle à manger.
Cette immense pièce, largement éclairée, remplit tout le rez-de-
chaussée de l'une des annexes. Elle contient quatre oq cinq ta-
bles de différentes dimensions. Nous remarquons sur l'une d'elles
des tasses à café non encore desservies. Je demande si le café
entre dans le menu. On me répond que non et que ce service
est à l'usage des professeurs de littérature. Chaque jour un pro-
fesseur de Paris ou de Melun vient passer la journée aux Ruches
pour y faire ses cours. 11 déjeune avec ces dames et ces demoi-
selles.
Au-dessous de la salle à manger sont les cuisines et le service.
Au-dessus, l'infirmerie, en cas de maladie très grave ou surtout
contagieuse. Elle est entièrement séparée par une entrée parti-
culière et comprend qaatre chambres pour élèves, et une pour
la maîtresse qui les soigne et se met en quarantaine avec elles.
La seconde annexe contient la grande salle des cours. Pour
nous y rendre, nous retournons sur nos pas et traversons trois
ou quatre salles d'études et de classes de dimensions variées mais
plutôt réduites.
Entîn, au-dessus de la salle des cours, nous montons à un
grand atelier, encombré de chevalets et de maquettes pour les
leçons do dessin et de peinture. Une élève toute seule y étudie
son piano. « Je suis obligée de les disséminer un peu partout
pour les études, nous dit M"" J. D... » En effet, nous avons remar-
qué des pianos dans la salle à manger et dans quelques cham-
bres à coucher.
Tout, dans cette visite du cadre matériel, nous donne l'im-
pression d'une grande vie de famille, étonnamment large, libre,
saine et active.
l'éducation nouvelle. 153
Nous rentrons au salon. Il s'ai^it maintenant d'apprendre ce
que Ton ne voit pas. — D'abord, la distribution de la journée.
La cloche sonne à 7 heures et l'on apporte dans chaque cham-
bre un broc d'eau chaude. Le tub est d'un usage quotidien,
pris froid ou attiédi, suivant les convenances ou les prescrip-
tions.
A 8 heures, réunion des élèves dans deux salles d'études pour la
prière du matin, faite séparément pour les catholiques et les
protestantes. Puis déjeuner du matin.
De 9 heures à midi, classes et études, coupées par un quart
d'heure de récréation.
A midi, grand déjeuner.
De 1 heure à 2^ promenade obligatoire pour toutes. Les prome-
nades se font toujours en forêt.
De 2 heures à 6, cours, classes, études, coupées à i heures par
une demi-heure pour le goûter. La journée scolaire est finie. A
6 heures diner. La soirée se prolonge de 8 heures à 10, selon les
âges.
Les deux temps de travail, de 9 heures à midi et de 2 heures à
6, seraient trop prolongés. Aussi, dans la matinée, à des heures
différentes, suivant les cours et les élèves, se placent des prome-
nades d'une heure. Cette promenade du matin est facultative,
excepté pour les élèves à qui deux heures de marche sont or-
données par le médecin ou par les parents. Et non seulement
elle est facultative en principe, mais journellement : vous pouvez
y aller aujourd'hui et pas demain.
La seule restriction est que les élèves sont toujours accom-
pagnées par une de ces dames. « Souvent les parents me deman-
dent de laisser sortir seule leurfîllc, nous dit M'"" J. D..., mais, ici,
ce n'est pas possible. »
En outre, contrairement à l'usage général en France, dessin,
T. XX. u
154 LA SCIENCE SOCIALE.
danse, gymnastique, musique, comptent dans les heures de
travail.
Enlin, les élèves ont la libre disposition du jardin. Elles peu-
vent, si cela leur convient, y apprendre leurs leçons, et beau-
coup en profitent dans la belle saison. « Elles font comme elles
veulent, nous dit M'" J. D... ; pourvu cju'elles sachent leurs leçons,
c'est tout ce que nous demandons. »
Trois salles répondent aux divers emplois cjue l'on veut faire
de -la soirée, que nous avons déjà vue se prolonger suivant les
âges. Dans le petit salon, on joue du piano, on chante; les plus
jeunes dansent, font des rondes; ce n'est que récréation. Dans
une salle d'étude, appelée « du demi-silence », on travaille à l'ai-
guille, on peut lire, écrire des lettres, faire la lecture à haute
voix, causer, mais sans grand éclat. Dans la troisième salle, le
silence est de rigueur. C'est là que se réunissent, entre autres,
les élèves qui, préparant leurs examens, ont besoin d'heures de
travail supplémentaires.
Bien entendu, pour passer du travail au plaisir ou réciproque-
ment, il suffit de changer de pièce; en sorte que l'on n'a point
d'excuse pour enfreindre un règlement à la fois strict et élasti-
que. Il ne vous est pas imposé, on le choisit, on se l'impose libre-
ment. Il n'offre donc pas de prise à la révolte.
Liberté, cadre élastique mais ferme, voilà les caractères cjue
nous retrouvons partout, avec un minimum de contrainte.
Ainsi, il n'y a pas d'uniforme, il n'y a point de trousseau ré-
glementaire. Chaque jeune fille conserve le linge personnel, les
toilettes cju'elle possède dans sa famille, « Je supplie seule-
ment, dit M"" J. D..., d'apporter des toilettes simples. »
Le règlement scolaire des Ruches est appliqué aux jeunes fdles
confiées à M"" J. D... sauf indications contraires. Il comprend les
études classicfues poussées juscjuaux examens du brevet supé-
rieur. Seulement, comme le latin est aussi enseigné et que l'é-
tude des sciences, que M'"" J. D... considère comme insuffisante
dans le programme classique, est poussée plus avant, l'obtention
du baccalauréat est rendue facile.
L'KnrCATIOX NOUVKLLE. 1 OO
En outi-e, ({luitre laniiiies sont enseignées, non pas an choix,
mais simili tanénicnt : le l'raiiçais, l'anglais, Tallemand et l'ita-
lien. Ces quatre langues sont enseignées par des dames de ces
nationalités, attachées à l'établissement et y demeurant. A cha-
que repas, il y a quatre tables où se parlent quatre langues ditlc-
rentes. Dans chaque promenade, suivant les jours, se parle une
de ces langues. Aussi, en sortant des Ruches, les jeunes fdles sont
en état de s'en servir couramment.
Le programme comprend en outre : la musique, le piano et
le chant, le dessin, la peinture, la danse, et la gymnastique.
En dehors de ce programme général, la liberté accordée aux
familles de diriger les études de leurs filles suivant leurs vues
et suivant leurs différentes nationalités, a donné naissance à une
série de programmes particuliers. C'est ici un enchevêtrement
dans les groupements du travail, fait pour porter la confusion
dans nos idées françaises qui rencontrent une manière de faire
inconnue chez nous. Non seulement une élève peut se trouver
dans une classe pour le français, dans une autre pour l'anglais,
mais encore elle peut suivre plus de cours de littérature, ou moins
de sciences. « J'ai beaucoup de peine à expliquer cela aux pa-
rents français, dit M"" J. D... Ils veulent toujours savoir dans quelle
classe sera leur fdle. Mais comment voulez-vous que je mette
une jeune fille, sachant l'anglais, au cours élémentaire, sous pré-
texte qu'elle ne peut suivre que ce cours pour rallcmand ; de
même pour l'histoire, les sciences ou la littérature. Ce serait
plus simple, mais absurde, tandis que notre système donne de
très bons résultats. Par exemple, la première semaine de la ren-
trée, c'est un casse-tête chinois I Pour classer chaque élève dans
chaque matière, il faut lui faire passer autant de petits exa-
mens .
— Comment vous en tirez-vous?
— Nous nous y mettons toutes et, par voie d'élimination, clas-
sons tout de suite les très fortes ou très faibles en chaque ma-
tière. Restent les douteuses, pour lesquelles nous tâtonnons ; et
puis, nous changeons, si nous nous sommes trompées. »
Voilà bien une manière d'agir qui ne me semble pas faite
156 LA SCIENCE SOCIALE.
pour la plus grande commodité des professeurs, mais pour la
plus grande utilité des élèves.
L'apprentissage du ménage est facultatif. Les jeunes filles ne
font pas leurs chamljres et ne sont astreintes à aucune obliga-
tion de ce genre. Et, cependant, il est très en honneur aux Ru-
che. Certaines charges, certains emplois de surveillance ména-
gère y sont donnés comme récompenses. Les travaux à l'aiguille
sont bénévolement montrés et pratiqués le soir. Une de ces da-
mes découpant très bien, les jeunes filles qui le désirent, décou-
pent, à tour de rôle, sous sa direction. Détail caractéristique :
dans les conditions d'engagement de la cuisinière figure le libre
accès de la cuisine aux élèves, sous certaines réserves bien en-
tendu, et la possibilité pour elles de cuisiner, de faire de la pâ-
tisserie, avec l'aide et les conseils de la cuisinière.
Le pansement des plaies, des blessures, est fait et enseigné par
une de ces dames : y assiste qui veut. Elle se fait aider et rem-
placer par ses élèves, mais sans aucune contrainte. « Il en est, dit
M"' J. D..., à qui la vue du sang fait mal : à quoi bon les
forcera assister à des pansements qu'elles ne pourront pas prati-
quer? »
Il n'est donné aux Ruches aucune instruction religieuse. Nous
sommes loin, cependant, de ce qu'on appelle, chez nous, la
neutralité religieuse. Chacun est favorisé dans la pratique de sa
religion, mais en dehors de l'établissement. Ainsi les élèves sui-
vent les catéchismes à l'église catholique ou protestante, sont
accompagnées à la messe ou à l'office le dimanche. Les catholi-
ques vont se confesser et communier quand elles le désirent ou
suivant les instructions des parents, dont il est pris note et qu'on
leur rappelle.
■ Nous avons vu le grand salon servir de salle de danse. Il est
donné en effet d'assez fréquentes soirées, des bals auxquels sont
conviés des étrangers choisis , des réceptions dans lesquelles les
élèves jouent des charades, des comédies.
l'éducation nouvelle. 1o7
Enfin, les jeunes lilles dont les parents sont trop éloignés peu-
vent être, pendant les vaeauees, conduites aux bains de nier ou à
des stations d'eaux.
Cet établissement comprend actuellement son maximum d'élè-
ves, qui est fixé à trente. Sur ce nombre, et c'est la propor-
tion moyenne, un tiers est français, un tiers anglais, un tiers
de nationalités diverses, américaine, allemande, roumaine,
russe, etc.
La moitié des élèves, à peu près, y fait toute son éducation ; les
autres n'y passent que deux ou trois ans, le temps de bien ap-
prendre le français, tout en continuant leurs études.
Mais il est encore un autre classement propre aux Ruches et qui
explique ce nom. C'est le classement en élèves ordinaires .et en
a abeilles » ou élèves d'élite. L'abeille est l'élève méritante qui fait
honneur et que l'on adopte. Ce sont elles qui sont plus particu-
lièrement revêtues des charges ménagères dont nous avons parlé.
La réception d'une abeille et la remise de la petite abeille
en or, sous forme de broche, qui lui sert d'emblème, est une
grande solennité à laquelle on a su attacher un tel prix qu'un
témoin me raconte l'avoir vu recevoir avec des larmes d'émo-
tion.
A l'élasticité des groupements pour le travail, nous nous atten-
dions à un nombreux personnel dirigeant : nous sommes, néan-
moins, surpris d'en apprendre le nombre. En dehors des cinq ou
six professeurs étrangers, il y a dix maîtresses à demeure dans
l'établissement. Une maîtresse pour trois élèves. Ainsi s'expliquent
ces subdivisions si nombreuses des classes d'après le degré d'a-
vancement de chaque élève, ces sorties si faciles. Je comprends,
maintenant, comment M"' J. D... pouvait dire : « Il y a tou-
jours une dame qui a envie de sortir; les élèves s'entendent
avec elle. Le dimanche, les grandes marcheuses font des excursions
de plusieurs heures en forêt. »
Enfin il y a treize domestiques.
Après cela, le prix de la pension, .'{.500 francs, ne nous paraît pas
élevé. D'autant plus que, contrairement à nos usages , tout est
158 LA SCIENCE SOCIALE,
compris clans cette somme, même les soins médicaux par une
visite hebdomadaire de médecin. Une grande maladie, exigeant
des visites et soins exceptionnels , pourrait occasionner des frais
supplémentaires ; mais c'est là un événement tout exceptionnel.
On paye à part les leçons d'équitation, de chant, d'accompag-ne-
ment, données par de grands professeurs, aux élèves d'une force
tout à fait supérieure.
m.
Mais à côté de l'œuvre, il y a cchii qui la dirige, il y a l'ou-
vrier.
Nous avons admiré l'œuvre comme bienfaisante ; de plus, con-
dition vitale, elle est prospère. Non seulement elle semble avan-
tageuse à la catégorie de parents pour qui elle est faite, puis-
qu'ils y envoient leurs enfants, mais encore à celle qui la dirige.
Ce n'est pas une œuvre de bienfaisance, c'est une affaire et une
ailaire qui paie.
Savez-vous quel est l'ouvrier qui dirige cette importante affaire ,
bien plus, qui l'a relevée? Car, je le savais par la voix publique,
les Ruches ont connu de mauvais jours ; elles étaient bien tom-
bées, dit-on, elles se sont relevées. Eh bien, c'est une jeune An-
glaise, qui était encore mineure quand elle en prit la direction,
il y a cinq ou six ans.
Son histoire est intéressante et instructive comme un exemple
vivant. Elle est même la plus puissante réclame en faveur de
l'œuvre, puisque iM"' J. D... en est aussi le fruit. Elle a été élevée
aux Ruches.
Probablement sortie d'une de ces nombreuses familles anglai-
ses qui, par l'éducation, dotent leurs enfants des moyens d'arri-
ver, mais ne peuvent ni veulent les établir, elle fit ses études aux
Ruches, poussa jusqu'au baccalauréat, en France, et concourut
avec succès pour des diplômes étrangers.
Par afï'ection et en reconnaissance de ses aptitudes, sa devan-
cière, la fondatrice des Ruches, songea à se l'adjoindre et en fit
l'éducation .NdUVKLLE. 1 S9
mémo son liéritièrc. Mais la mort survint avant le temps prévu, et
la mourante laissait les Huches tellement grevées de dettes que
l'héritage les égalait ;\ peine.
M"" J. D... l'accepta cependant; elle s'assura le concours
de la plupart des maîtresses et, en particulier, des deux plus
anciennes qui lavaient élevée et devaient lui servir, au début,
de porte-respect. Ce fut une bonne chance, mais, évidemment
aussi, une position délicate que celle de cette directrice obli-
gée de se mettre en quelque sorte sous tutelle.
On cria à la folie. Les premières années furent dures, sans
doute, mais l'établissement se releva. En sept ans, il a remboursé
cent quarante mille francs; à ce compte, dans deux ans, les Ku-
ches seront complètement libérées.
Contrairement à une opinion trop répandue, mais qui ne re-
pose que sur une spécieuse et vague impression à priori, Fob-
servation d'exemples vivants et non d'hypothèses montre que
ce n'est pas la bonne chance qui donne le succès et le maintient ;
c'est bien plutôt la dure nécessité et presque toujours des diffi-
cultés imprévues. Elles tiennent toujours en haleine, forcent à
toujours lutter et à vaincre toujours.
Les difficultés imprévues ne manquèrent pas. Il ne semblait
pas que l'héritage des Ruches, que nous avons vu se réduire à
un instrument de travail sans autre valeur que l'emploi que l'on
en ferait, pût être l'objet de contestations et il ne le fut pas, en
effet, sur le moment. Mais quand le travail l'eut fécondé, les
contestations naquirent de l'envie. Un frère de l'ancienne di*-
rectrice essaya du chantage et de l'intimidation, intenta procès
sur procès. M"^ J. D... finit par triompher, mais après combien de
mois de dérangements, de démarches difficiles, en notre pays
surtout, pour une jeune fille! Et pendant ce temps, que d'an-
goisses ! elle seule le sait.
Mais, ce que je voudrais montrer, comme je l'ai ressenti, c'est
la simplicité, la facilité des moyens qui assurent le succès à ces
magnifiques produits de l'éducation anglo-saxonne et qui les y
mènent par une vie large, enviable.
A l'œuvre on connaît l'ouvrier. M"®.!. D... est bien l'ouvrière
160 LA SCIENCE SOCIALE.
de son œuvre. Elle comprend pour elle-même la vie avec la
même largeur de vues qu'elle l'a comprise pour ses élèves. En
constatant son succès, on nous dit : <■< Et avec cela elle ne se
refuse rien! »
Jeune et jolie, elle est très élégamment vêtue, d'une élégance
simple, mais très réelle. Nous dirions : Ce n'est pas une mise de
maîtresse de pension. Mais, elle, croit que son devoir est de
mener à bien ses élèves, que sa mise n'a rien à y voir, que ceci
rentre dans le cadre de sa liberté individuelle. Comme elle re-
connaît à ses élèves le droit d'apprendre leurs leçons au jardin,
pourvu qu'elles les sachent, elle se reconnaît le droit de se
mettre à son goût, pourvu que ses élèves soient bien élevées.
De même, elle s'amuse pour son compte. Elle ne craint pas,
dans de certaines limites, d'aller au bal. Elle aime la danse et
danse pour son plaisir. Sa limite est un cercle étroit d'intimité.
Il ne l'entraîne pas dans le monde des oisifs, où il n'y a place
que pour le plaisir. Ce doit être pour elle une distraction, non
une absorption , une aide et non une entrave au travail.
A son tour, elle donne des fêtes pour elle et pour ses élèves.
Quelques-unes ont fait époque. On se rappelle certain dîner de
notabilités littéraires où, pour faire honneur à leurs hôtes, ces
demoiselles, elles-mêmes, les ont servis à table.
Dans ces occasions, M"'' J. D... n'est pas maîtresse de pension,
mais maîtresse de maison et en garde jalousement toute l'indé-
pendance de caractère. A l'annonce d'une de ces fêtes, une
dame, non invitée, ayant trouvé tout simple d'écrire à cette
maîtresse de pension pour demander ime invitation, se la vit
nettement refuser.
L'on me dit enfin que le père d'une des élèves et voisin des
Ruches y vient souvent passer ses soirées dans l'intimité.
Voilà des faits qui dérangent nos habitudes. Ils étonnent, et,
cependant, la médisance se tait. La vérité est forte par elle-même.
Même non comprise, elle se sent, elle s'impose.
M"' J. D... s'est réservé la direction générale, et encore, en
écartant le côté matériel et le service , dont s'est entièrement
chargée une de ses anciennes maîtresses qui en fait sa seule
l'éducation nouvelle. 461
occupation. Le clioiv et la direction des professeurs, les rap-
ports avec les parents, le gouvernement de toute la commu-
nauté et la comptabilité, telles sont les attributions de M"' .1. D...
Elle donnait au début quatre heures de leçon, mais, par ordre
du médecin, elle a dû les réduire à deux. Ce n'est pas grand-
chose, et pourtant il faut croire que ce pas grand'chose est
bien essentiel, puisque c'est suivant la manière dont la direc-
tion est comprise et exercée qu'une affaire prospère ou périclite.
En somme, à quoi M"' .1. D... doit-elle son succès?
Une de nos compatriotes, chargée avant sa majorité d'un
héritage grevé de dettes égales à l'avoir et nécessitant le gouver-
nement d'un personnel de quinze professeurs et maîtresses plus
âgés qu'elle, de treize domestic[ues, de trente élèves dont quel-
c[ues-unes ses contemporaines, ne l'aurait certainement pas cru
acceptable, et son refus aurait reçu l'approbation générale.
Que serait-elle devenue ! Sans doute une institutrice dans une
honnête famille. Cette audace d'entreprise de l'Anglaise, en voilà
assez pour séparer ces deux vies par un abime : l'une s'est ouvert
un avenir, l'autre se l'est fermé ; elles ne se rencontreront plus.
Voilà pour le point de départ. Que choisit maintenant
M"" J. D... comme attributions? Toutes les responsabilités, c'est-
à-dire ce que nous cherchons à éviter le plus. Non seule-
ment elle se les réserve toutes, mais elle les développe en se con-
sacrant toute à elles. Elle fait du gouvernement général son unique
affaire, réserve toute sa liberté pour avoir l'œil à tout, considère
que maîtres, élèves, parents, méritent tous ses soins; elle cède
même le g-ouvernement matériel, mais garde la comptabilité, qui
lui permet de se rendre compte chaque jour de sa marche ma-
térielle.
Quelles sont les qualités que réclament de pareilles attribu-
tions? Toujours des qualités de caractère : observation, jugement,
décision, fermeté, sang'-froid. Il faut connaître son monde, avoir
raison quand on fait une observation, en avoir le courage, tenir
la main à ce qu'elle produise son effet. A toutes les demandes
qui se renouvellent à tout instant du jour, il faut ne pas perdre
la tête, se décider vite, répondre juste; on est responsable de tout.
162 LA SCIENCE SOCIALE.
Ce n'est rien, et de là dépend pourtant le succès ou la ruine.
L'activité, l'àme des atfaires, il en faut évidemment ici. Mais je
voudrais vous donner une idée de cette activité sans efïarement
qui consiste surtout dans l'aiisence de perte de temps et dans
son bon emploi , dans ce langage clair et précis d'homme d'af-
faires dans lequel il n'est dit que ce qui est utile, dans cette pleine
possession de soi-même, dans cette puissance d'attention qui
vous tient tout à votre sujet et ne vous laisse rien perdre ni ou-
blier.
Notre visite n'a pas duré une heure, y compris les deux stations
au salon, et c'est dans cette unique entrevue que j'ai appris tout
ce que je sais sur les Ruches, sauf, bien entendu, ce qui concerne
M"' J. D... , que j'ai glané de droite et de gauche.
Après un petit préambule de notre part, tout de suite, à notre
demande de visiter, nous partons. Pas d'hésitation, pas de de-
mande : Voulez-vous voir ceci, cela? Nous parcourons rapidement
l'établissement tout entier, mais pas de halte. Quelques explica-
tions brèves, quelques réponses claires aux questions.
De retour au salon, nous ne causons pas. Nous demandons et
M"*" J. D... répond et explique. Mais, quand c'est fini, c'est tini. Il
n'y a pas de péroraison, pas plus qu'il n'y a eu d'exorde.
Le tout, encore une fois, avec grand calme, sans effarement,
courtoisement. Toute à nous, tant que nous avons quelque ren-
seignement à demander, M"' J. D... ne semble pas regretter de
nous voir employer son temps, mais elle ne voudrait pas le
voir perdre. On sent l'habitude de parler ou d'écouter pour
échanger des propos utiles, de les terminer quand ils devien-
draient oiseux.
En somme. M"" J. D... a osé, a persévéré, a travaillé, mais elle
a toujours mené une vie saine, confortable et large, et ne s'est
pas refusé des heures de loisir et de récréation. C'est ainsi qu'elle
a marché au succès.
Nos jeunes filles, formées par elle, pourront arriver comme
elle, car, si l'on arrive ainsi, ce n'est pas parce que l'on est
anglo-saxon que l'on a plus de chances dans la vie, mais parce
que l'éducation anglo-saxonne, telle qu'on la donne aux Ruches,
I.'KiaCATliiN .N(U VELLE. 103
développe, mieux (]uc toute autre, la santé, le bon sens, l'initiative
courageuse, la persévérance, l'activité et entin l'aptitude à
passer du travail A un délassement salutaire, qualités plus né-
cessaires que jamais pour réussir dans les conditions de vie pré-
sentes,
Albert Daiprat.
MADAGASCAR"*.
III.
LE ROYAUME HOVA.
II. — LA VIK SOCIALE DKS HOVAS. [Sifite ct fin.)
Nous avons commencé, clans notre dernier article, à décrire la
vie sociale des Hovas, et nous avons constaté, que chez ce peu-
ple, l'immense majorité des familles tirait de la petite culture
ses moyens essentiels d'existence.
La condition générale du petit propriétaire hova nous est déjà
connue : essayons maintenant de pénétrer un peu plus avant
dans le détail de sa vie quotidienne.
1. LES FORMES DE LA VIE PRIVÉE.
La maison d'habitation du petit propriétaire hova était autre-
fois, à cause de l'insécurité du pays, le plus souvent située dans
un village entouré de murs et de fossés et juché au sommet de
quelque piton escarpé. Il subsiste encore aujourd'hui nombre
de ces villages , qui donnent au paysage un aspect plein de va-
riété et de pittoresque, mais les fossés qui les enserraient ne
(l)Voir les précédents articles dans les livraisons des deux derniers mois, juin et
juillet (ScicHce sociale, t. XIX, p. 453et t. XX, p. 59).
MADAGASCAR. 16l)
servent plus (ju'à cultiver des fruits ou des légumes, et les habi-
tations tendent de plus en plus à se mettre au large hors de Ten-
ceinte, de manière à ce que chaque propriétaire puisse résider
au milieu des cham})s et de la rizière qu'il cultive. L'habitation
se présente alors sous l'aspect d'un petit hameau, formé de
plusieurs cases en bois ou en briques séchées au soleil, et clos
de palissades. En ellet, à part les gens tout à fait pauvres, une
famille, à Madagascar, possède généralement deux ou trois mai-
sons dans son enclos, ou tohotcuu/, et souvent six ou plus en-
core ; les fils mariés habitent d'ordinaire près de leurs parents ;
certains bâtiments sont affectés aux esclaves, d'autres ser-
vent de cuisine, d'élable, de grange, ou sont employées à d'autres
usages.
Autrefois, ces maisons étaient en bois. Mais, depuis que le pays
a été complètement déboisé, elles sont le plus souvent construites
en briques rouges fabriquées avec la terre argileuse du pays et
présentent de grandes qualités de solidité et de résistance.
Les maisons sont toutes orientées vers l'Ouest, et ne présentent
absolument aucune ouverture du côté de l'Est. Cette disposition
est commandée par des raisons météorologiques.
Franchissons la palissade et dirigeons-nous vers le bâtiment
principal de l'habitation de famille.
Les Hovas étant très polis et très hospitaliers, il sera facile d'y
pénétrer.
Avant d'entrer, nous en demanderons la permission par la
formule : haodij, haody f peut-on entrer?) La maîtresse de la
maison nous répondra aussitôt : Mamlrosoa, tompokoé (entrez,
Monsieur). Nous n'aurons qu'à monter les deux ou trois marches
qui conduisent au seuil, la maison étant élevée de quelques
pieds au-dessus du sol pour éviter l'humidité. Nous franchirons
la porte, et nous nous trouverons au milieu de l'unique pièce qui
constitue tout l'appartement. Trois poteaux, rangés en ligne droite
1,1,1, figure ci-jointe) dans le sens de la longueur de l'édifice,
supportent le toit de celui-ci.
L'intérieur est éclairé par la porte (7 ibid.) ainsi que par une
fenêtre (8 ibid.) percées toutes deux dans la paroi Ouest.
166 LA SCIENCE SOCIALE.
Si nous faisons le tour de la pièce, nous trouvons (i zbid.), ioiû
près de la porte
d'entrée , les us-
tensiles à piler le
riz , céréale qui
fait le fond de l'a-
SID
limentation des
Ho vas : c'est d'a-
bord un large
mortier de bois
OLF.ST . ^
[laona) , puis, a
côté, le pilon {fcuioto), et enfin le disque de bois [saliafa), large
et peu profond, qui sert à séparer le riz de la balle qui s'en est
détachée par la décortication.
Nous passons devant le poteau le plus voisin de la paroi Sud :
c'est là qu'est attaché le veau engraissé par le propriétaire de
la maison. A l'angle Sud-Est, faisant face à la porte, s'élève
(3 ibid.) une petite construction en terre glaise, assez semblable
à un four : c'est l'étable où, le soir, on enferme le cochon. Au-
dessus de cette construction se trouve le juchoir des poules.
Le long de la paroi Est, se trouvent placées trois ou quatre
cruches sphériques (sinr/s) couvertes d'une sorte de calotte en
vannerie qui en protège le contenu contre la poussière : ces
cruches renferment la provision d'eau.
L'angle Nord-Est est le lieu sacré de la maison : on l'appelle
Z0/-0 /larazafuf. C est dans cet angle (10 ibid.) qi\ est placé le lit,
assez élevé au-dessus du niveau de la pièce, et auquel on monte
par un poteau entaillé qui tient lieu d'échelle. C'est là qu'est
conservé le fétiche domestique^ dans un panier accroché au
mur.
Entre le poteau Nord et la fenêtre, ou, ce qui revient au même,
entre la paroi Nord et le foyer, se trouve (6 ibid.) la place d'hon-
neur («?;«y7/ yj('///'/?z«) pour les étrangers. C'est là que notre hôtesse,
après avoir étendu à terre une natte propre, nous inviterait à
nous asseoir.
Au Sud de cette place d'honneur est le foyer {fatcma) (9 ibid.),
MAOAGASCAH. 167
|)etit(' construction d'cnvii'on ti-ois à quatre pieds carrés, où se
trouvent fixées cinq pierres, destinées à supporter au-dessus du
feu les marmites dans lesquelles on fera cuire le riz. A côté du
foyer est quelquefois placée une sorte de charpente sur laquelle
on dépose les marmites lorsqu'elles ne servent pas. Il n'y a pas
de cheminée : la fumée sort, soit par la porte et par la fenêtre,
soit tout simplement à travers les joncs qui composent la toiture.
Aussi la maison est-elle généralement noire de suie et pend-il
du toit de nombreuses stalactites fuligineuses. Cette suie est con-
sidérée par les 3Ialgaches comme donnant à la demeure un cachet
d'ancienneté tout à fait respectable.
L'ameublement, en dehors des objets que nous venons de dé-
crire, est très peu considérable. Il consiste en quelques rouleaux
de nattes, une demi-douzaine de cuillers dans un panier suspendu
au mur, un coffre contenant des vêtements [lainbas) pour les jours
de fête et les circonstances exceptionnelles, un certain nombre de
plats de poterie indigène et parfois européenne, une corne à boire
ou un vase de fer-blanc en tenant lieu, et, très fréquemment, une
lance ou deux. Pour compléter cet inventaire, n'oublions pas de
mentionner le matériel nécessaire pour filer et pour tisser les
étoffes.
Le pavé de la case est en terre battue couverte de nattes gros-
sières. Parfois les murs sont recouverts de nattes plus fines.
Les maisons plus riches que celle que nous venons de décrire
ont souvent un étage supérieur, auquel on accède par une
échelle. La chambre située à cet étage supérieur a fréquemment
un sol de terre battue ; on l'utilise comme cuisine, et cela avec
beaucoup d'avantage pour la pièce du rez-de-chaussée qui se
trouve ainsi mise à l'abri de la fumée et garantie contre la mal-
propreté.
Telle est la demeure où réside le chef de famille avec sa femme
et ses enfants.
La famille est en si grand honneur à Madag-ascar, que les jeu-
nes gens n'y ont pas de préoccupation plus vive que de s'en
créer une, ou, pour parler plus exactement, de continuer la leur,
en prenant femme aussitôt qu'ils le peuvent. « Le célibat est in-
168 LA SCIENCE SOCIALE,
connu chez les Hovas et l'on se marie très jeune : les femmes à
douze, treize ou quatorze ans, et les hommes à quinze ou seize
ans, douze ans étant Fàge requis pour les premières et quinze ce-
lui exigé pour les seconds. Car c'est l'ambition de tout Malgache
de fonder au plus tôt une famille, et son désir le plus ardent est
d'avoir un grand nombre d'enfants. « La fécondité dans le ma-
riage est considérée par lui comme une bénédiction du ciel, et
sa formule la plus cordiale pour remercier d'un bienfait consiste
à dire : « Que Dieu vous soit propice et vous donne beaucoup
d'enfants ! (1) » . Beaucoup de tribulations peuvent frapper le Mal-
gache. Doué d'un esprit de résignation à surpasser Job sur son
fumier, il présente à toutes un front d'airain : une seule décon-
certe son impassibilité, c'est celle de la stérilité... En revan-
che, plus les enfants sont nombreux, plus le bonheur est grand et
parfait, car leur éducation ne coûte à peu près rien et la famille
en est grandie d'autant (2) ». On sera sûr de laisser après soi des
descendants pour recueillir la tradition de ses ancêtres et accom-
plir les rites funéraires sur le tombeau où l'on sera allé dormir
auprès d'eux. D'autre part, on sera certain de conserver le pa-
trimoine dans la famille, en évitant que, par suite de déshérence,
il ne fasse retour au seigneur du domaine ou à l'État.
Le Malgache se marie dans sa caste, les unions entre personnes
appartenante des castes différentes étant en effet prohibées, abso-
lument comme nous avons vu interdites d'une caste à l'autre les
ventes de biens immobiliers. Non seulement le Malgache se ma-
rie dans sa famille, mais les unions entre cousins germains sont
extrêmement fréquentes, et on les considère comme les plus avan-
tageuses de toutes en tant qu'elles maintiennent les biens dans la
famille. On appelle ces mariages entre parents lova-tsimifindra ,
c'est-à-dire mariages qui conservent l'héritage.
Le mariage étant, comme nous venons de le dire, essentielle-
ment contracté liheronnn quœrendorum causa ^ il est précédé non
seulement de fiançailles, mais, très souvent, d'une sorte de stage
d'essai.
(1) R. P. de La Vaissière, Vingt an^ à Madagascar, \). iSl.
(2) R. P. Piolet, Madagascar cl les Hovas, p. 45.
MADAGASCAR. 10!)
u F.a plupart du temps, les parents décident, sans les consulter,
les mariages de leurs enfants; ils les fiancent très jeunes, parfois
même avant leur naissance, pour des motifs de convenance, d'in-
térêt ou de parenté, par exemple, pour fonder, dès le moment des
fiançailles, une famille fictive qui, dès lors, pourra acquérir,
hériter, et, par là, sauver les biens des parents que menace peut-
être déjà la confiscation. Les fiançailles précèdent donc de beau-
coup le mariage. Mais ce n'est pas tout. Les fiancés cohabi-
tent deux ou trois ans ensemble, avant de s'unir par nn mariage
en forme. Cet essai fini, ils pourront se séparer sans formalité au-
cune, s'ils ne se conviennent pas (1). » Un pareil essai n'est pos-
sible que grâce à l'extrême relâchement moral qui règne dans le
pays. Tous les observateurs ont en etfet constaté que les Mal-
gaches, à l'exemple des Polynésiens leurs ancêtres, ont une
incroyable liberté de mœurs (2). Leur santé en est atteinte à rai-
son de 80 % de la population, a-t-on assuré au R. P. Piolet. <( Le
peuple, ajoute-t-il, est un peu mieux conservé, mais la noblesse
déjà bien frappée, et Ion pourrait noter des signes effrayants
de caducité et de décrépitude, spécialement parmi les membres
de la famille royale. »
Quand les époux n'ont pas d'enfants, ils divorcent de droit
ou de fait et se remarient. Ils ont également, s'ils le préfèrent, la
ressource de se créer une famille artificielle en recourant à l'adop-
tion. Celle-ci est très fréquente et comme elle n'est soumise à
aucune limite d'âge, ni de conditions, elle prend de jour en
jour une extension plus considérable.
En somme, les ïlovas n'ont en général qu'un petit nombre
d'enfants, et ils les élèvent avec plus d'indulgence et même de
mollesse que de sévérité. Ils cèdent, parait-il, trop aisément à
leurs caprices. Il y a néanmoins entre parents et enfants des
rapports très aflectueux et la vieille tradition communautaire a
persisté avec assez de force pour maintenir, d'une façon très
satisfaisante, chez les jeunes le respect des ascendants.
Dès la naissance de chaque enfant, le père lui assigne une
(1) R. P. Piolet. Madagascar et les ïlovas, p. 9i.
(2) Ibid., p. 50, 51.
T. XX. 12
170 LA SCIENCE SOCIALE.
portion distincte dans les biens qui composent le patrimoine.
Ce n'est point là de sa part un acte cjui tende à la dissolution
de la communauté et à réparpillement de l'avoir de la famille :
C'est simplement une précaution contre les conséquences d'une
confiscation éventuelle toujours à redouter de la part de l'État,
c'est aussi un encouragement pour l'enfant à bien soigner la
part qui lui est attribuée et qui est destinée à lui appartenir un
jour. La famille hova n'est nullement une famille instable. C'est
une communauté dont les membres n'ont d'autre idée et d'au-
tre désir que de la maintenir le mieux possible et de vivre
étroitement groupés. Conserver les biens dans la famille, se
marier dans la famille, vivre au sein de la famille, tel est le
rêve et l'idéal de chacun d'eux.
Le R. P. de la Yaissière a tracé le tableau de cette vie de
famille : « Sous le toit domestique, écrit-il, tout le monde par-
ticipe de loin ou de près au genre de vie du maître de la
maison. Le jeune Malgache, à peine au sortir de l'enfance, ap-
prend bientôt à distinguer de celui de son père le bien qu'on
lui donne en propre. 11 compte déjà ses esclaves et ses bœufs.
Il sait qu'il possède des rizières qu'on cultive en son nom, en
attendant cju'il les cultive lui-même. Et cependant, juscju'au
jour de son mariage, il vit sous le toit paternel avec ses frères,
ses sœurs, ses cousins, voire même ses neveux, sans autre souci
que de faire prospérer son avoir particulier au sein de la com-
munauté. Là, meubles, habits, nourriture, sont à peu près en
commun. Et la troupe des esclaves, quoique déjà partagée en
lots, travaille pour tous. Rien de plus excellent, dit l'auteur,
cjue la vie en commun pour pénétrer un jeune cœur de l'esprit
de famille. Chacun sait, d'ailleurs, que la loi du rejet le livre-
rait à la honte, peut-être à la misère, s'il refusait d'adopter les
vues et l'esprit de la communauté.
(( Cette forte tendance à la vie en commun n'exclut pas ce-
pendant une certaine inégalité, le plus souvent inévitable. Ainsi,
l'ainé a droit au respect de tous. Quant à l'héritage, comme
nous l'avons déjà dit plus haut, il est soumis aux seules volontés
paternelles. On trouve de ces enfants privilégiés sous le rapport
SIADAGASCAR. 171
(le riiéritage dans toutes les familles : mais loin d'être en butte
à la jalousie des autres frères, ils sont vus de bon œil, et regar-
dés par tous comme leurs soutiens et protecteurs naturels (1) ».
L'éducation des enfants se faisait autrefois tout entière dans
la famille : c'est là qu'ils apprenaient pratiquement les arts
utiles et que, se mêlant à la conversation, s'initiant au chant et à
la musique, très en honneur chez les Hovas, ils recevaient les
premiers éléments de leur culture intellectuelle. Aujourd'hui,
les missions européennes ont multiplié les écoles dans le pays,
et les Hovas montrent beaucoup d'empressement à y envoyer
leurs enfants, qui s'y distinguent, d'ailleurs, par la vivacité et la
promptitude de leur esprit.
Durant l'enfance a lieu la circoncision, qui était autrefois une
fête publique, et qui n'est plus aujourd'hui qu'une fête de fa-
mille. Enfin, à dix-huit ans, le jeune Hova doit satisfaire à
l'obligation du service militaire. C'est alors qu'il fait vraiment
son entrée dans Tàge viril.
Dès que les enfants sont en âge d'être établis, ils se marient.
Les filles reçoivent une petite dot en tètes de bétail, esclaves ou
argent. Les garçons sont mis en possession de leur part dans
les biens communs. On bâtit aux couples qui restent dans la
communauté une case dans l'enceinte de l'habitation de famille^
Quant à ceux qui s'en vont, ils ne partent jamais sans esprit
de retour. Les Hovas, en effet, aiment leur village.
Sans doute, dit le R. P. Piolet, « ils le quittent souvent; ils en-
treprennent sans hésiter les plus grands voyages et ils s'absentent
de gaieté de cœur pour des années; mais ils conservent toujours
l'espoir et la volonté bien arrêtée de revenir. Parfois même, ils
emportent avec eux, comme le paysan irlandais allant en Amé-
rique, une poignée de la terre natale » (2). Ils la contemplent
souvent avec émotion pendant leur absence, en priant leur Dieu
de leur permettre de retourner au pays, pour la replacer à l'en-
droit du champ paternel d'où elle a été enlevée.
Dans l'enclos de la famille se dressent également les maison-
(1) R. P. de La Vaissièrc, Vingt uns à Madufjascar, p. 184-185.
(2) R. P. Piolet, Madagascar et les Hovas, p. 40.
172 LA SCIENCE SOCIALE.
nettes des esclaves. Ce nom d'esclaves pourrait induire en er-
reur. Quoique parfaitement exact, en ce qu'il désigne des per-
sonnes qui sont la chose du maître et peuvent être vendues
par lui, ce qui est bien le trait caractéristique de l'institution,
il ne doit point éveiller l'idée d'oppression, trop souvent insé-
parable de celle de l'esclavage. En fait, l'esclave à Aladagascar
est une sorte de serf. La douceur de sa condition tient à deux
causes : à l'identité de race et de couleur entre son maître et
lui, qui met entre eux une moindre difiérence, et à la facilité
extrême qu'aurait l'esclave maltraité de s'enfuir en gagnant la
zone forestière toute voisine , où il serait impossible de le rattraper.
Les esclaves sont très nombreux dans l'Imérina, où ils forment
certainement la majorité, peut-être les deux tiers de la popula-
tion. Certaines familles riches en ont des centaines, parfois des
milliers, et c'est au nombre de ses esclaves que s'apprécie la for-
tune réelle du Hova. Les meilleurs, et de beaucoup les plus nom-
breux, sont des Betsiléos.
Ces esclaves se divisent, d'après leurs occupations habituelles,
en esclaves domestiques et en esclaves cultivateurs.
(i Les premiers sont plus ou moins considérés comme membres
de la famille, quoique à un degré inférieur. Quelques-uns, ordi-
nairement des enfants, et surtout des petites filles non encore
mariées, habitent la maison du maitre; et alors ils sont nourris,
soignés, habillés, comme les autres enfants de la famille. Mais le
plus grand nombre est marié et vit à part dans sa case. Tout leur
service consiste alors dans quelques corvées qu'il se partagent
entre eux : préparer le riz, puiser l'eau à la fontaine, balayer
la maison, laver le Unge, voilà pour les femmes ; porter leur maître,
lui faire escorte, entretenir sa maison, voilà pour les hommes.
Cela leur prend, en moyenne, le douzième de leur temps, l'équi-
valent d'un mois par année. D'ailleurs, si cette corvée leur dé-
plaît, ils peuvent s'en exempter, en donnant un peu d'argent.
En dehors de ce service, il s'occupent de leurs propres affaires.
« Il faut dire la môme chose des esclaves cultivateurs, de ceux
qui travaillent les rizières et gardent les troupeaux de leur
maître. A côté du champ et du bœuf de ce dernier, il y a leur
MADAGASCAIi. 173
propre champ et leur propre bœuf, qu'ils font prospérer en même
temps, et ({uelquct'ois même plus vite.
« Enfin, c'est un esclave qui est l'intendant de la maison, qui
distribue à chacun sa tâche, surveille toutes les dépenses et a
toutes les clefs,
0 Outre ces deux classes d'esclaves, il y a encore (et l'absence
dans Tile de tout moyen normal de communication explique
très bien l'existence de cette nouvelle catégorie), il y a les esclaves
porteurs dont on loue les services quand on a à se déplacer. Ceux-
là sont jeunes, vigoureux, pleins d'entrain* Ils gag^nent beaucoup
d'argent et en donnent d'ordinaire une partie à leur maitre. Mais
ils sont heureux, parce qu'ils voyag^ent beaucoup, s'amusent
beaucoup et ne manquent de rien.
(( Xes esclaves sont exempts du service militaire, exempts aussi
de la corvée de l'Etat , souvent plus dure que celle du maitre.
Enfin, on ne les maltraite généralement pas, et jamais on ne doit
faire couler leur sang. Le maitre peut cependant les châtier, les
frapper du fouet ou les mettre aux fers. Mais (ainsi que nous le
disions plus haut) il le fait rarement, car ils pourraient s'enfuir
pour ne jamais revenir.
« Les esclaves ont le droit et parfois les moyens de se racheter.
Il leur suffit pour cela de payer le prix de leur rançon, c'est-à-
dire leur valeur vénale, et de faire une déclaration au gouver-
neur, à qui on offrira une piastre, comme tribut. Mais ils n'y
tiennent pas énormément, surtout les jeunes gens; et, quand ils
se rachètent, ils restent, pour éviter les corvées et le service mili-
taire, les esclaves nominaux, par exemple, de leurs parents où
d'un ami sûr (1). »
Ce ji est que chez les plus riches Hovas, et quand les esclaves
sont très nombreux, qu'il y a entre ceux-ci la division du travail
dont nous venons de parler et qui rappelle le souvenir de ce qui
existait dans les opulentes villas de l'époque romaine. Chez les
propriétaires hovas d'une condition moins élevée et d'une fortune
moindre, il en est autrement.
(1) R. P. Piolet, Madagascar et les Ilovas, p. lOO-loi.
174 LA SCIENCE SOCIALE.
Nous allons essayer, d'après Ellis, Sibree et quelques autres
auteurs (1 ), de retracer la journée d'un de ces Hovas de condition
moyenne dons nous avons déjà, plus haut, décrit l'habitation.
Ce petit propriétaire se lève en général de bonne heure. Comme
réveille-matin, il a le coq, dont nous avons décrit le juchoir
dans l'angle Sud-Est de la maison, au-dessus de l'étable du porc.
Ce coq chante en général vers trois heures du matin, mais il est
trop tôt, le jour n'étant pas encore levé. 11 chante de nouveau vers
cinq heures. C'est alors le moment d'aller voir si le soleil com-
mence à poindre. Le maître ou un de ses esclaves va ouvrir la
porte, regarde de côté de l'Est, et rentre en disant : (( Voilà le
jour ».
Après le lever, on procède à la toilette. Dès que tout le monde
est debout, le père et les divers membres de la famille viennent, les
uns après les autres, s'accroupir, soit près du foyer, soit devant
la porte de la maison, étendent leurs bras nus et ordonnent à un
esclave de leur apporter de l'eau. Celui-ci arrive, tenant dans la
main gauche un plat qui servira de cuvette, et, dans la droite,
une zingia, c'est-à-dire une corne de bœuf, munie d'un bâton en
guise de manche, et pleine d'eau fraîche : cette corne est le pot-
à-eau. L'esclave verse le liquide sur les mains du maître, qui les
frotte l'une contre l'autre, et se débarbouille aussi le visage. L'es-
clave a soin, pendant ce temps, de tenir le plat qui sert de cuvette
sous la tête du maître, de manière à recevoir l'eau qui eu ruis-
selle. Les autres membres de la famille se lavent de la même
manière. Puis c'est le tour des esclaves. Seulement ceux-ci, à la
différence des précédents, au lieu de s'essuyer avec une serviette,
se servent, pour cet usage, d'un des bouts de leur lamba.
Chacun achève de s'habiller. Le costume est très simple. Pour
les hommes, il se compose de trois parties : le salaka ou longue
ceinture de toile passée entre les jambes et serrée autour des
reins, Xakanjo ou tunique de toile de coton blanche, enfin le
lamba blanc, sorte de manteau assez semblable à la toge des Ro-
mains et dans lequel les Hovas excellent à se draper avec autant
(1) Ellis (Rev. William), Ilistory of Madagascar, ch. \i(; Sibree (Rev. James), Ma-
dagascar et ses habitants, p. 203-'i05.
MADAGASCAR. ITa
(le dignité (lue tl elég'ance. (!lomme coifï'iire, les homnics portent
un chapeau de paille de riz. Les femmes ont, comme les hommes,
une tunicjue et un Inmba, mais elles portent ce dernier d'une
mani(''re un peu diftVn'cnte. Elles ont de longs cheveux noirs
(pi'cUes pommadent de graisse et savent tresser de mille maniè-
res. Elles s'ornent volontiers de bijoux, mais ne portent pas de
chapeau. Comme les hommes, elles vont nu-pieds.
Au printemps, au lieu de porter des vêtements de toile blanche
ou de coton écru, on porte des cotonnades bariolées etfort légères.
Nous venons de décrire le costume des habitants de la campa-
gne. A Tananarive, le salaka est quelquefois remplacé par un
petit pantalon; et les gens de la cour, hommes et femmes, comme
aussi cpielques personnes riches en contact avec les étrangers,
aiment à s'habiller à l'européenne. Cependant il est rare que
l'on sacrifie le lamha qui, par une ressemblance de plus avec
la toge romaine, est vraiment un costume national.
Quant aux enfants, le plus mauvais chiffon suffit à leur vête-
ment, et encore arrive-t-il bien souvent qu'ils s'en passent.
La toilette faite, le maître envoie ses esclaves à leurs divers
travaux, et parfois les y accompag-ne lui-même.
La femme reste ordinairement à la maison, et passe son temps,
soit à la mettre en ordre, soit à tisser. Comme on a d'ordinaire
beaucoup plus d'esclaves qu'on n'en peut employer d'une ma-
nière régulière dans ce pays où il y a si peu de besoins, l'un va
garder les porcs, l'autre détache le veau du poteau où il est
attaché dans la maison, et le conduit au pâturage; un autre
traira la vache.
Ces petits travaux, et d'autres tout aussi simples, coupés par de
longs intervalles de repos pendant lesquels les esclaves se cou-
chent nonchalamment à terre, occupent ceux-ci jusqu'au mo-
ment où ils ont à faire les préparatifs du premier repas. Ce repas
n'a point lieu d'ordinaire avant onze heures ou midi.
Les Malg'a elles ont généralement des habitudes de tempérance,
et ils varient peu leur régime; le riz est leur aliment principal
et forme la base de tous les repas. Ils ne mangent guère que
deux fois par jour, dans la matinée, ainsi que nous venons de
176 LA SCIENCE SOCIALE.
le dire, et après le coucher du soleil. Les pauvres mangent souvent
leur riz sans viande; mais il le font bouillir avec certaines herbes
qui servent de légumes. Quelquefois ils sont réduits à se contenter
de racines de manioc, aliment nourrissant mais insipide. Toute-
fois, dans la plupart des ménages, on fait cuire avec le riz, ou rôtir
à part, un petit morceau de viande. Ils aiment les soupes, les com-
potes et les plats au jus; aussi arrosent-ils leur riz copieusement.
Us ont du boeuf à bon compte et de bonne qualité, ainsi que toute
espèce de volailles. Les moutons sont maigres et chétifs, couverts
de poils plutôt que de laine, et ressemblent beaucoup à des chèvres.
Ces moutons ont des queues volumineuses et pesantes, très esti-
mées par les indigènes, mais beaucoup moins par les Européens,
car elles ne sont presque qu'une masse de graisse. Aux funé-
railles et dans toutes les fêtes, labattage des bœufs et le repas
dont leur chair fait le plat de résistance, constituent une partie
essentielle de la solennité. On fait une grande consommation de
crevettes d'eau douce et d'écrevisses; mais les poissons ne sont
pas très abondants. Le meilleur est le tondro qui ressemble,
pour le goût, à la morue. On pêche des anguilles dans les riviè-
res, des cyprins dorés et des argentines dans les canaux des
champs de riz, mais ces poissons n'ont rien de délicat à cause de
leur goût de vase. Les légumes et les fruits sont à profusion. Le
peuple mange aussi de petites sauterelles qu'on fait griller
après leur avoir enlevé les ailes et les pattes.
Le riz se conserve dans la balle jusqu'au moment où on l'em-
ploie; il est battu et préparé pour la cuisson par les femmes es-
claves, et ce travail est une partie importante de leur ouvrage
journalier. Elles se servent à cet effet d'un grand mortier en
bois, haut de cinquante centimètres environ, terminé par un re-
bord plat et carré. On détache la balle en battant le riz avec un
pilon de bois : deux et souvent trois esclaves pilent ensem-
ble au même mortier, frappant alternativement leurs coups en
mesure. Quand le riz est bien battu, on le vanne dans un grand
plat en bois, on le lave à plusieurs reprises à l'eau fraîche, on
le fait cuire dans un pot de terre sphérique, et on le sert enfin
sur des plats de terre grossièrement vernissés. On enfonce une
MADAGASCAIJ. 177
cuiller clans chaque portion de riz, qu'on arrose largement de
jus de viande. Les pauvres se servent peu de couteaux ou de
fourchettes; ils dépècent la viande avec les doigts. Le temps né-
cessaire à la cuisson du riz est d'environ une demi-lieure. Ce laps
de temps sert d'unité pour la mesure de la durée .• on dit qu'un
endroit est à une, deux, trois masa-bary (cuissons de riz). L'eau
est la boisson usuelle; mais on prépare une sorte de café léger en
faisant bouillir de l'eau dans le pot au riz, aux parois duquel les
grains rôtis ou brûlés sont restés attachés après la cuisson. Le
goût du thé, du vrai café, et malheureusement aussi des spiritueux,
se répand parmi les Hovas. Après chaque repas, ils se rincent la
bouche avec de l'eau fraîche, habitude à laquelle ils doivent
peut-être la blancheur et l'excellent état de leurs dents. Ils re-
gardent les Européens qui négligent cette pratique comme lais-
sant beaucoup à désirer pour la propreté.
Les principaux travaux agricoles consistent dans la culture du
riz et l'élevage du bétail.
La culture du riz est assez pénible. « On défonce profondé-
ment le sol, on le fume, on brise et écrase les mottes avec un
très grand soin, ce qu'on effectuait autrefois en les faisant pié-
tiner par des bœufs; puis on y plante, brin par brin, on y
repique le riz que l'on a fait lever ailleurs en pépinières, et on
le maintient dans l'eau jusqu'à la moisson. Quand il est mûr,
on le coupe, on le fait sécher, et on le bat, en le frappant contre
une pierre (1). » La culture du riz nécessite souvent, soit pour
les diverses opérations qu'elle comporte, soit pour l'entretien
des canaux d'irrigation des rizières, le travail simultané d'un
grand nombre de bras. De là l'influence très marquée de cette
culture sur le maintien de la communauté de famille. La Science
sociale ayant déjà, il y a près de dix ans (2). mis en lumière
cet effet spécial de la culture du riz, il est inutile de recom-
mencer ici une démonstration déjà très bien faite , et nous nous
bornons à signaler en passant le nouvel exemple, qui, chez les
Hovas, la confirme une fois de plus.
(1)R. P. Violai, Maddfjascur et les Ifovos, p. 15.
(2) Voir les articles déjà elles de M. Robert Pinot {Science sociale, année 1886).
178 LA SCIENCE SOCIALE.
Les cultivateurs et les esclaves ne quittent les champs où ils
sont allés travailler cjue vers le coucher du soleil. C'est alors,
entre cinc| et six heures du soir, qu'on les voit revenir, par mil-
liers, des rizières, des marchés, des champs éloignés, portant
leur bêche sur l'épaule ou des fagots sur le dos, et se plaisant
parfois à écouter, le long du chemin, la chanson de cjuelque
berger, cjui, en petits couplets courts, mais d'une allure vive, cé-
lèbre le plaisir de retourner à la maison, après une journée
bien remplie.
Arrivés au logis, ils trouvent un repas identique à celui du
matin. Tandis qu'on le prépare et après qu'on l'a pris, la fa-
mille s'égaie en conversations et en plaisanteries. La journée
se termine souvent par des danses et par des chants. On va
enfin se coucher, on s'étend sur une ou deux nattes et on dort
jusqu'au chant du coc[.
Telle est la journée du Hova. Nous venons d'en décrire une :
toutes se ressemblent. D'année en année, elles se succèdent les
unes aux autres, et peu à peu la vie s'écoule, la vieillesse vient
et il est temps de songer au terme. Le Hova n'a ni religion pro-
prement dite, ni temple, ni prêtres. Ses croyances ne dépassent
pas le niveau d'un fétichisme grossier et d'une sorcellerie vul-
gaire. Mais il est loin d'être insensible au sort de l'âme après la
mort. Il a le culte des ancêtres. Il tient à conserver leur dépouille
près de sa demeure, dans la cour de l'habitation, s'il le peut,
tout au moins à proximité du village. Le tombeau de famille est
luxueusement édifié au moyen de larges dalles de pierre, A l'in-
térieur, les morts sont placés dans un ordre qui reproduit la hié-
rarchie de la communauté de famille. La porte, orientée comme
celle de la maison des vivants, et située à l'ouest : en face, le
long de la paroi orientale, se trouve la place d'honneur où il
n'y a ordinairement qu'un seul lit, réservé au chef de la fa-
mille, au patriarche de la communauté. Les autres membres sont
rangés au nord et au sud, sur deux ou trois rangs de gradins
superposés. Extérieurement , et exactement au-dessus de la place
d'honneur ou lit des ancêtres, est placée une stèle qui émerge
du sol : c'est sur cette stèle qu'on vient répandre de la graisse
MADAGASCAR. 170
cl célébrer (les sacrificos, le jour du Fandroann ou fètc natio-
nale, l/édificatioii, renibellissement, l'entretien du tombeau de
i'amille sont pour le Ilova une préoccupation constante, et une
source de dépense considérable.
Nous aurions achevé de décrire la vie sociale des Hovas, si
le peuple que nous désignons sous ce nom impropre n'était
composé que de Hovas proprement dits ; mais nous savons qu'au-
dessus de ces derniers, qui forment la couche profonde de la
population, il y a aussi les vainqueurs d'origine malaise repré-
sentés par les Andrianas. Théoriquement, avec le système d'in-
terdiction des mariages de caste à caste, chacun de ces deux
éléments aurait dû demeurer distinct de l'autre, et évoluer à
part. Mais il n'en a pas été ainsi : par suite d'unions illégitimes,
par suite de ces influences de voisinage que notre classification
sociale relève avec tant de raison, ces deux éléments ont fini
par se fondre l'un dans l'autre en une masse presque homogène.
Il nous reste à déterminer ce que cette masse doit d'une manière
plus spéciale à l'action de l'élément andriana. Les remarques
que nous avons déjà faites, en parlant des origines malaises
de cette partie de la population, nous permettront d'être très
bref.
Les Hovas doivent aux Andrianas àe n'être pas restés de purs
cultivateurs et de s'être élevés jusqu'à la fabrication et au com-
merce.
La fabrication n'a jamais lieu qu'en petite industrie familiale ,
soit accessoire soit principale. Bien que la division du travail soit
loin d'être poussée aussi loin qu'en Europe, il ne laisse pas que
d'y avoir, à Madagascar, des métiers et professions distincts, et
on compte nombre de Hovas qui tirent leur principal moyen
d'existence d'un art spécial. De ce nombre sont les charpentiers,
les forg-erons, les maçons, les ferblantiers, les ébénistes, les orfè-
vres, les couvreurs et bien d'autres.
Ils sont très habiles dans tous les travaux manuels, ils sont
doués d'une g-rande sûreté de main et d'une vue excellente. Leurs
longs doigts effdés semblent faits pour exécuter tous les ouvrages
(|ui exigent de la délicatesse et de la dextérité. « Avec ses yeux,
180 LA SCIENCE SOCIALE.
le Hova, dit le R. P. Piolet (1), voit plus loin que l'Européen
avec une jumelle, et il distingue de plus petits objets, avec leurs
reliefs les plus fins », et les plus ténus. Si l'on joint à ces qualités
physiques une très grande patience, on ne sera pas surpris que
les Hovas se distinguent dans le travail à la main.
Leurs lambas et leurs dentelles de soie, tissés et fabriqués on ne
sait trop par quels procédés tout rudimentaires, sont d'un travail
achevé, et se font remarquer par l'élégance de leur dessin et la
vivacité de leurs couleurs. Dans la confection de leurs chaînettes
et de leurs bijoux, d'une finesse extrême, et des objets en filigrane
d'or ou d'argent, les joailliers indigènes atteignent un haut degré
de perfection. L'adresse des Hovas n'est pas moins frappante dans
la fabrication des paniers de paille, de toute forme et de toute
destination. Il font notamment de petites boites, en paille très line,
qui sont des échantillons admirables de ce que peut l'habileté
manuelle : certaines d'entre elles, qui n'ont guère que deux centi-
mètres cubes, sont tissées presque aussi délicatement que la soie et
le coton le plus lin, et présentent un fini merveilleux à l'intérieur
comme à l'extérieur. Ils travaillent très adroitement le bois et la
corne. Ils fabriquent en particulier des cuillers de corne fondue
qu'on croirait de provenance européenne. Mais c'est dans l'indus-
trie du métal qu'ils montrent la supériorité la plus grande. On Jie
s'en étonnera pas si l'on se rappelle ce que nous avons dit plus haut
relativement au développement de cette industrie chez les popu-
lations malaises. Ils savent produire des fers d'excellente qualité,
tant pour la force que pour l'élasticité. On voit, dans les églises, des
serrures, des grilles, œuvre de la forge locale, qui sont exécutées,
dit Sibree, avec le même fini que l'on aurait pu obtenir d'ouvriers
anglais. « J'ai rapporté en Angleterre, dit le même observateur,
quelques limes de fabrique indigène et je les ai soumises à un
ami versé dans les articles qui sortent des manufactures de Shef-
tield; il les a trouvées parfaites (2). »
Les Hovas, il est vrai, n'inventent guère et sont surtout imita-
teurs. Mais ils savent s'approprier tous les procédés qu'ils voient
(1) R.P. Piolet, Madagascar et les Hovas, p. 39.
(2) Sibree, Madagascar et ses habitants, p. 220.
MADAGASCAR. 181
employer, et reproduire exactement tous les ()l)jets ({u'on leur
présente. A cet égard, ils rivalisent avec les Chinois. C'est ainsi,
par exemple, qu'on voit, dans le palais de la reine, plusieurs grands
vases d'argent, copiés sur des exemplaires envoyés de France ; il
serait difficile de les distinguer des originaux. D'autre part, c'est
presque exclusivement à l'aide d'ouvriers indigènes que le très
distingué architecte du gouvernement français à Tananarive ,
M. Jully, a construit et décoré le palais de la Résidence générale,
un des plus beaux édifices européens de la capitale hova. On sait
enfin que c'est en employant la main-d'œuvre malgache, qu'un
des principaux initiateurs de l'Imérina à la civilisation française,
notre compatriote Laborde, le grand Laborde comme on l'appelle
si justement là-bas, avait organisé ses prodigieuses usines de Man-
tasoa, où l'on fondait le fer, le cuivre, où l'on fabriquait des ca-
nons, des fusils, de la poudre, du papier, de la poterie, de la
chaux ; du verre, de la bougie, du savon et quantité d'autres pro-
duits utiles.
Si habile que soit le Hova dans les travaux de fabrication, il
excelle encore bien davantage dans le commerce. « Le Hova, dit
le R. P. Piolet, est essentiellement marchand, autant que le Juif
et plus que le Chinois (1). » Cette supériorité, les habitants de
l'Imérina la doivent incontestablement à l'élément malais qui est
entré dans leur formation sociale. Nous n'en voulons d'autre preuve
que la constatation suivante du R. P. de la Vaissière. « Le com-
merce entre les diverses peuplades de Madagascar se réduit, dit-
il, à fort peu de chose. Chaque tribu vit en effet séparée de la tri-
bu voisine et tâche de se suffire à elle-même, ce qui n'est pas bien
difficile, vu les besoins des barbares qui en font partie. Les Ho-
vas, cependant, font excoption à cette règle. Us s'adonnent de
bonne heure au commerce et ils l'exercent selon leurs moyens, au
milieu de leurs compatriotes ou avec les tribus voisines,
avec autant d'ardeur que les Européens qui fréquentent le
pays (2). » Il est certain que si les Hovas sont seuls à faire excep-
tion, parmi toutes les populations de iMadagascar, au point de
(1) R. P. Piolet, MadcKjascar et les Hovas, p. 37.
(2) R. P. de La Vaissière, Vingt ans à Madagascar, p. 19,
182 LA SCIENCE SOCIALE.
vue des aptitudes commerciales, il eu faut chercher la cause dans
l'élément particulier qui, du dehors, est venu modifier si profon-
dément leur formation sociale originaire.
Le R. P. Piolet donne de cette supériorité commerciale des
Hovas quelques exemples qui, dit-il avec raison, le dispenseront
de toute autre preuve.
« En 1891, deux Chinois montèrent à Tananarive, espérant
y faire fortune, comme ils le font partout ailleurs, comme ils le
font notamment sur la côte. Eh bien, ils ne purent rien y faire,
et durent rapidement repartir. Je rencontrai le dernier quand
je redescendais vers Tamatave.
« Quelques jours plus tard, je voyageais à Bourbon, de la
Pointe des Galets à Saint-Denis, avec M. Rebut, le directeur
d'une des grandes maisons de commerce de Madagascar, et voici
ce qu'il me raconta. Il a des comptoirs un peu partout sur les
côtes Est et Sud, et une succursale à Tananarive. Or, c'est chez
lui, à Tamatave, que les marchands de toile d'Ambohimalaza s'ap-
provisionnent, leurs frais de transport sont sensiblement les
mêmes que les siens, et ils arrivent néanmoins à lui faire avec
cela une telle concurrence qu'il ne pouvait plus lutter et était dé-
cidé à fermer sa maison de Tananarive. (]e seul fait en dit long !
« Le troisième trait est plutôt amusant ; un revendeur hova
achetait pour dix-sept piastres de toile chez un marchand euro-
péen, à Tananarive. Le marché était conclu, et il allait empor-
ter son ballot, quand un autre Hova entre, et là, séance tenante,
le premier lui revend sa toile vingt et une piastres, gagnant
ainsi quatre piastres sous les yeux de l'Européen ébahi et sur
son propre comptoir (1), »
On comprend qu'avec de telles aptitudes professionnelles les
Hovas aient le goût le plus vif pour la fréquentation des bazars
et des marchés publics. Tous les auteurs sont unanimes à recon-
naître que c'est leur occupation favorite.
- Ils sont très longs en affaires, demandent toujours des rabais,
marchandent, discutent, n'en finissent pas. Miachj varotra,
(1) R. P. Piolet, MudiKjascar et les Hovas, p. 38.
MADAGASCAR. IHo
c'est-à-(liro le marchandage, semble, dit EUis, être Faccompa-
gnement nécessaire de tout achat, absolument comme le fait
d'ouvrir les yeux est inséparable du phénomène de la vision. On
perd un temps considérable (et la chose doit évidemment cho-
quer, Ellis d'autant plus qu'il est Anglais, c'est-à-dire d'un pays
où les transactions se concluent sans beaucoup de phrases), on perd
un temps considérable, ajoute-t-il, à contester pour un penny.
Mais ce n'est pas tout; quand on s'est mis d'accord sur les prix,
tout n'est pas lini, car il faut encore procéder au paiement, et
c'est là une seconde opération aussi compliquée que la première.
Les Hovas n'ont pas, en effet, de monnaie divisionnaire, et, pour
y suppléer, il faut couper les piatres d'arsent en fragments de
toute forme et de toute dimension , qu'on est ensuite oljligé de
peser au moyen de petites balances que chaque individu porte
toujours sur lui avec une série de poids. Ces pesées donnent lieu
à des difficultés interminables.
Pendant toute la durée des discussions entre l'acheteur et le
vendeur, il se forme autour d'eux un cercle de curieux. Les Mal-
gaches, en effet, comme les autres Orientaux, n'aiment rien
tant que de suivre la conclusion d'un marché, pour se mêler au
débat et donner leur avis personnel.
Les transactions ont lieu, d'abord, dans les bazars, ou marchés
quotidiens, établis dans les principales villes en vue de procu-
rer les objets les plus indispensables aux besoins ordinaires de
la vie. Elles ont lieu sur une plus grande échelle dans les mar-
chés hebdomadaires, ou sorte de foires, beaucoup plus considé-
rables que les précédents, et qui portent invariablement le nom
des jours de la semaine auxquels ils sont tenus. On a ainsi le
marché du lundi [aialsi/w//), du mardi [talata), du mercredi
[alarobia], etc. Celui de Tananarive "a lieu le vendredi : de là
son nom de zonia.
Ces marchés sont très fréquentés et l'on y vient de fort loin.
La capitale présente, chaque vendredi, une scène des plus ani-
mées. De grand matin, toutes les routes conduisant à la ville sont
remplies de personnes qui apportent leurs produits pour les
vendre ou qui viennent faire des emplettes; les voies princi-
184 LA SCIENCE SOCIALE.
pales de Tananarive sont également occupées tout le jour par une
foule compacte. On n'a qu'à se rendre sur la vaste place où se
tient le marché, pour observer à loisir les types variés des diver-
ses tribus de la province, et se familiariser avec les produits du
pays et les articles de manufacture indigène. Chaque marchan-
dise a son emplacement spécial : il y a celui du bois, de la vais-
selle, des fruits, du riz, des tissus, des esclaves, des volailles, des
bœufs, des outils et ustensiles. Chacjue petit propriétaire y
apporte ce qu'il a à vendre, une charge de riz, une peau de
bœuf, quelques livres de cire, des boules de caoutchouc.
Rien de plus animé cjue ces grandes foires. A voir l'entrain
cju'y apportent tous les Hovas grands et petits, on a l'impression
très nette que c'est là, et non ailleurs, cju'ils sont bien dans leur
véritable élément. Le Hova pratique aussi beaucoup le trafic par
colportage. Tantôt il descend à la côte chercher des marchandises
pour les revendre, tantôt il circule dans le pays comme marchand
ambulant avec une pacotille d'objets de fabrication indig"ène.
La psychologie du Hova ressort, croyons-nous, assez nette-
ment du tableau que nous venons de tracer de sa vie sociale.
Il nous suffira, pour la compléter, d'ajouter qu'il est très in-
dolent, toutes les fois qu'il ne s'agit pas de quelque bonne spé-
culation à essayer, très avide d'argent, très enclin à l'usure et
au vol, extrêmement débauché, passablement ivrogne, très or-
gueilleux, très hypocrite, très menteur, et par-dessus tout d'une
extrême fourberie. Il est inconstant, léger, infidèle, ne se con-
sidère jamais comme lié par sa parole, et est entièrement dé-
pourvu de générosité, de grandeur cVàme et de dignité morale.
En revanche, il est doux, pacifique, hospitalier, d'un commerce
facile, beau parleur, orateur même, amateur passionné de poésie
et de musique, intelligent, adroit, débrouillard, très sobre, en
général, très actif, quand il veut, très endurant, très obéissant,
très résigné, et par -dessus tout profondément respectueux de
l'autorité publique et des traditions domestiques.
MADAGASCAR. 18o
II. LKVOLrXIOX 1»K LA ROVAl TK IIOVA.
Le fait le plus caractéristique de révolution sociale du peuple
hova, c'est la superposition d'une puissante communauté d'État
aux communautés de famille dont il était, il y a quelques siècles,
presque exclusivement composé.
Cette communauté d'État est d'origine toute récente. Son dé-
veloppement se confond avec celui de la monarchie hova, qui
en est la toute-puissante incarnation.
Au dix-septième siècle, iln'en était encore aucunement question.
Toutes les provinces du plateau central, écrivait Flacourt, « sont
gouvernées par plusieurs tyranneaux qui ont empiété Fauthorité,
par adresse et par force, dont les enfants succèdent aux pères,
et tiennent ainsi les habitants sujets sous le joug de la servi-
tude (1). »
Il est assez aisé de se représenter l'état de choses existant dans
rimérina à l'époque où écrivait le vieil historien. Les descendants
des Vazimbas, ou Hovas proprement dits, sont, depuis la conquête
malaise, tombés sous la domination des envahisseurs. Ceux-ci,
les Ândrianas, se sont partagé le pays, s'y sont taillé de petites
principautés. Leurs descendants régnent, chacun dans les limites
de son territoire, et exploitent les cultivateurs hovas qui habitent
celui-ci. Ce sont leurs sujets, et, quanta eux, ils sont les tyranneaux
dont parle Flacourt. Mais bientôt ils se lassent de ne régner que
sur leur propre domaine, et essaient de s'emparer des troupeaux
ou d'emmener enesclavag-e les sujets du tyranneau voisin. Celui-
ci résiste et se défend. Le régime des guerres privées commence.
Il était à son apogée au dix-septième siècle.
La tradition d'un chef suprême, imposant à tous le bon ordre
et le respect de la justice, n'était cependant pas entièrement
effacée. Rappelons-nous, en effet, que les émigrants malais,
pères des Andrianas, constituaient une troupe organisée et hié-
(1) Flacourt, Histoire de la (jrande île de Madagascar, p. 'i.
T. 71X.
186 LA SCIENCE SOCIALE.
rarchisée, qui possédait certainement un chef unique, et avait
dû le conserver après son arrivée dans File, pour lutter avec plus
de discipline et de succès contre les populations hostiles de la
côte Sud-Est. Cette tradition, un moment oubliée, reprend force.
LAndriana, héritier du titre du chef primitif, rend enfin à ce
titre tout son prestige et toute son autorité.
Cet héritier du chef originaire régnait précisément dans la
plaine marécageuse de Tananarive, où le besoin d'une autorité
très ferme se faisait particulièrement sentir. Non seulement, en
effet, cette contrée avait, comme les autres, besoin d'être pro-
tégée contre les agressions des voisins malintentionnés, mais elle
réclamait en outre impérieusement, par suite des circonstances
propres du lieu, l'exécution de travaux étendus de canalisation et
d'endiguement pour raménagement et le bon entretien des ri-
zières, travaux sans lesquels le pain quotidien aurait fait défaut à
la population. Seul, un pouvoir fort, centralisé, disposant de
larges ressources, pouvait entreprendre et mener à bien des
ouvrages aussi importants. On se trouvait en présence d'une si-
tuation (juelque peu analogue à celle qui, dans l'antique Egypte,
avait fait sortir l'unité de pouvoir du Pharaon de la nécessité de
réunir en une seule main l'ensemble solidaire des services d'irri-
gation et des diverses branches des travaux publics. Le résultat,
en tout cas, fut ici le même. Les Audrianas du voisinage passèrent
peu à peu de l'état de petits chefs indépendants à celui de simples
vassaux, de petits seigneurs dépendants, que leurs descendants
occupent encore, et une royauté conçue, selon le type patriarcal,
avec des pouvoirs absolus sans autre limitation que le respect
des anciens usages, s'établit sur tout le plateau de l'Imérina au
profit de la dynastie qui commandait à Tananarive.
C'est sous Andrianampoinimerina , qui régna de 1787 à 1810,
que ce nouveau régime prit une assiette définitive. Ce prince,
d'après le R. P. Piolet, fut « tout simplement un homme sur-
prenant, un de ces rois extraordinairement doués et complets,
dont l'apparition suffit pour imprimer une vive impulsion à une
nation, la jeter résolument dans les voies du progrès et parfois
en faire un grand peuple. Bravoure, intelligence pratique, talent
MADAGASCAR. 1S7
d'administration et d'organisation, il avait tout pour lui, ot c'est
lui véritablement qui est le fondateur de l'hégémonie hova (1). »
C'est lui qui, le premier, eut nettement conscience du double
but que devaient sans interruption poursuivre ses successeurs :
au dedans, t'ortilier sans cesse le pouvoir royal, développer, en
d'autres termes, la communauté d'État; au dehors, étendre les
frontièresde son royaume jusqu'aux extrémités mêmesde l'île. « Il
faut (jue toute cette terre m'appartienne, s'écria-t-il le jour de
son couronnement; la mer doit être la limite de mon royaume. »
Au dedans, il régna avec beaucoup de modération et d'é-
quité. (( Le gouvernement de ses États était remarquablement sage
et prudent, avec une indépendance locale qui laissait aux lem-
pomenakelij et aux chefs de village ou aux rois soumis une
grande initiative et une véritable autorité ; et, en même temps,
avec un pouvoir central fortement constitué, qui restait, en dernier
ressort, le maître incontesté et toujours obéi. »
Il encouragea beaucoup l'agriculture. « Le riz et moi, avait-
il coutume de dire, nous ne faisons qu'un. » Aux nécessiteux
qui venaient lui demander de l'argent, il remettait d'abord une
bêche, en leur disant : (( Travaillez et le sol vous nourrira; le
paresseux devient nécessairement voleur. » Il avait toujours une
récompense pour ceux qui lui apportaient les produits agricoles
les plus beaux, et l'un de ses plus chers conseillers, Hagamanity
travailla si bien un seul pied de manioc , le fuma avec tant de
soin, qu'il en retira, en l'arrachant, la charge de huit hommes.
« Il avait déjà fait refaire, au commencement de son règne,
les digues de l'Ikopa. Il multiplia partout les travaux de cette
nature. Tananarive était en etfet, en ce temps-là, comme un ilôt
rocheux, une montagne isolée, perdue au milieu d'un immense
lac, ou, pour parler plus exactement, d'un immense marais,
formé par les eaux de l'Ikopa recouvrant les plaines voisines.
Une double digue de trente kilomètres de long fut construite en
terrassements, large, élevée, solide, et c'est ainsi que furent
créées les immenses rizières qui font face à la ville du côté de
(1) R. P. Piolet, Maduf/ascar et lex lloras, p. 214.
18<S LA SCIENCE SOCIALE.
rOuest, et sont les plus belles de toute l'Imérina. Il lit construire
la route cVxVmbohimang-a et creusa un canal pour relier cette ville
à Tananarive , l'inaugurant solennellement lui-même dans sa
pirogue royale, au milieu des fêtes les plus grandioses et des ré-
jouissances de tout son peuple. »
11 s'appliqua également à développer le commerce. « Il mul-
tiplia les bazars ou marchés, ordonna à ses chefs de les pro-
téger et de les encourager, en particulier d'y vendre leurs den-
rées et d'y acheter à un prix raisonnable ce dont ils auraient
besoin. C'est lui qui créa les balances et les poids lég'aux pour
peser l'argent coupé , qui fixa la longueur de la brasse pour la
mesure des étoffes et fit faire le rary ou mesure pour le riz. »
Au dehors, il étendit considérablement au delà de l'Imérina
les limites du royaume.
Le règne d'Andrianampoinimerina représente une époque de
prospérité économique et d'équilibre heureux de tous les pouvoirs.
Sous les successeurs de ce grand prince , cet équilibre se
rompit, et depuis il ne s'est pas rétabli.
Au dedans , la communauté d'État n'a cessé de s'étendre au
détriment de l'indépendance de la caste et de la famille.
Le pouvoir royal s'est particulièrement appliqué à enlever
toute autorité aux deux castes supérieures de la noblesse et à
celle des princes du sang, La plus grande partie de cette au-
torité a passé aux mains des gouverneurs, agents directs et ré-
vocables du souverain. « S'il est permis de se servir d'une compa-
raison historique bien prétentieuse, mais à peu près exacte, écrit
le R. P. Piolet, ces noblesdes deux premières castes et les princes,
ou zanak' andriana, sont en raccourci, à Madagascar, vis-à-vis de
la reine et de son premier ministre, ce qu'était la noblesse en
France sous Louis XIII, vis-à-vis du Roi et de Richelieu. Même
orgueil , même impatience du joug, même soif de révolte, d'un
côté; et, de l'autre, même ministre autoritaire, implacable et
tout-puissant, même abaissement des pouvoirs locaux et même
concentration excessive (1). »
(1) R. P. Piolet, Madayascar et les Hovas, p. 98.
MAKACASCAR. IS!)
La coiumunaiité d'État s'est éf^alenient attaquée à riiulépcn-
dance de la famille par les moyens les plus variés : établisse-
ment d'une législation civile et pénale et institution de juges
d'Etat, de manière à remplacer les vieilles coutumes et la juridic-
tion familiale; reconnaissance du culte protestant comme reli-
gion d'Etat et création d'écoles obligatoires pour faire pénétrer
la nouvelle doctrine au foyer domestique;, enfin intervention
multiple , sous toutes les formes, dans le domaine des intérêts
privés.
Le développement de la communauté d'État s'est bientôt tra-
duit par un développement excessif du fonctionnarisme. En tète
de la hiérarchie administrative nouvelle se trouve le premier mi-
nistre, époux de la reine, véritable maire du palais, à qui appar-
tiennent, en fait, toute autorité et tout pouvoir.
En face de lui ne s'élève aucun pouvoir de contrôle : il n'a
(ju'à commander selon son bon plaisir et du haut en bas de la
hiérarchie ses ordres sont fidèlement transmis et accomplis. Il
fait connaître ses volontés par l'intermédiaire de ses secrétaires,
et il agit par l'organe des gouverneurs, qui, munis de pleins
pouvoirs, représentent la reine soit dans l'Imérina, soit dans les
provinces conquises. Entre le premier ministre et les gouverneurs,
les l^imandoa ou courriers de la reine, pris parmi les esclaves de
la couronne, et qui arrivent souvent à de hautes situations comme
les affranchis de l'ancienne Rome, servent à porter les messages
et surtout à exercer, au profit du premier ministre, tout un ser-
vice fort important de surveillance et d'espionnage.
De même que la centralisation au dedans avait amené le dé-
veloppement du fonctionnarisme, la politique d'extension au de-
hors a entraîné le progrès du militarisme.
Non que les Hovas soient naturellement de grands guerriers :
on ne saurait s'y attendre de la part d'un peuple de cultivateurs
commandé par une petite aristocratie issue de commerçants, et
leurs conquêtes sont bien plus fréquemment réalisées par la di-
plomatie que par les armes. Ce caractère spécial de l'expansion au
dehors du peuple hova est, on le remarquera, parfaitement en
harmonie avec la formation sociale malaise de la classe dirigeante.
190 LA SCIENCE SOCIALE.
Il est très exactement mis en lumière dans les lignes suivantes du
R. P. Piolet : « C'est par le moyen des gouverneurs, écrit-il, que
les Hovas se sont étendus et continuent à s'étendre dans tout le
pays, à force de prudence, d'habileté et surtout de constance et
de ténacité. Voici comment ils procèdent d'habitude. Ils établis-
sent un gouverneur dans un poste perdu, presque au milieu
d'une tribu hostile. Il s'y maintient comme il peut. Son autorité
est très douce d'abord, et à peine sensible. Quand il a pris pied,
qu'il s'est créé des partisans ou que ses soldats se sont installés
dans le pays, il envoie des messagers chez une peuplade voisine
pour lui proposer des échanges, lui demander à bâtir une maison,
à s'établir sur son territoire. Plus tard, il enverra un gouverneur.
Et l'on avancera ainsi peu à peu, comme une tache d'huile, le
joug devenant de plus en plus lourd à mesure que la conquête se
rafiérrait. Rarement on emploiera la force. On s'efforcera plutôt
de semer la division; s'il le faut, on saura attendre. Si même
telle tribu reste sourde à toutes les avances et se montre d'hu-
meur à se défendre, on en prendra son parti, comme par exem-
ple, pour les Tanala d'Ikongo; mais on ne renoncera jamais en-
tièrement à son but et, malgré tout, le travail d'absorption
continuera et progressera (1). »
L'armée des Hovas, étant surtout destinée à appuyer leur di-
plomatie cauteleuse, n'a pas besoin d'être très puissante. Effec-
tivement elle est très médiocre et si elle peut paraître redoutable
aux voisins des Hovas. c'est-à-dire à des tribus indigènes dépour-
vues de toute organisation, il est vraisemblable qu'elle ne saurait
opposer qu'une résistance assez faible à des corps d'armée euro-
péens. Elle est très nombreuse et très belle sur le papier, avec
son imposante hiérarchie à' honneurs : en réalité, elle n'est ni
organisée, ni exercée, ni commandée, et ce qui lui fait peut-être
encore le plus défaut, c'est le courage. D'après le R. P. Piolet,
de toutes les populations de l'Ile, le peuple hova serait la plus
lâche.
Militarisme et fonctionnarisme sont d'ordinaire, dans tous les
(1) R. P. Piolet, Madagascar et les Hovas, p. 13t.
MADACASCAIl. 101
Ktats, une source très onéreuse de dépenses. A Madagascar, il en
est un peu autrement. Le gouvernement hova ne paie, en effet,
ni traitement à ses fonctionnaires, ni solde à ses troupes, pas i)lus
d'ailleurs qu'il ne débourse quoi que ce soit pour les travaux
publics, pour l'instruction, ou pour l'assistance. Mais il ne faut
pas croire que le peuple y gagne rien. On pourvoit cà tout par
voie de réquisition : c'est ce qu'on appelle la corvée, le fanam-
poana. La corvée s'applique à la personne comme aux biens :
on est requis de remplir tel service public, comme de livrer en
nature telle ou telle denrée, tels ou tels objets. Il y a bien, dans
le royaume hova, un certain nombre d'impôts proprement dits^
payables en argent; mais ils sont forcément légers en raison du
peu d'abondance du numéraire, et partant ils ne jouent qu'un rôle
de second ordre dans l'organisation économique de l'Ile. Il en
est tout autrement de la corvée. Celle-ci constitue la base de
tout le système, et procure au gouvernement l'ensemble des
ressources que demandent à l'impôt les États pourvus de finances
régulières. Tous ceux qui sont investis des fonctions publiques
ou revêtus de dignités peuvent, chacun dans sa sphère, l'exiger
de leurs administrés ou justiciables, absolument comme les gou-
verneurs de chaque province peuvent l'exiger des habitants de
cette province et comme la reine ou le premier ministre peuvent
l'exiger des habitants de tout le royaume.
On comprend les abus sans nombre auxquels donne lieu la
perception d'un impôt ainsi dépourvu de toute assiette fixe.
« C'est, en effet, par corvée qu'on bâtit les maisons de ceux qui
ont le droit d'exiger cet impôt, c'est par corvée qu'on bâtit les
maisons de leurs parents, de leurs serviteurs; par corvée qu'on
leur apporte l'eau, le bois, le riz, la viande; par corvée qu'on
défriche, garde et fait prospérer leurs plantations sur la côte ou ail-
leurs, et qu'on exploite les mines d'or; par corvée qu'on les ac-
compagne dans leurs voyages pour les porter eux-mêmes avec
leurs bagages et leurs provisions, ou simplement pour leur faire
honneur; par corvée surtout, et c'est peut-être cette dernière
qui est la plus onéreuse de toutes, qu'on leur apporte de Tamatave
à Tananarive tout ce qu'il leur plait de commander, et souvent
192 LA SCIENCE SOCIALE.
des objets fort lourds, an dafy, au delà des mers (1). »
La corvée fut, à l'origine, une institution des plus utiles, lors-
qu'elle n'était exigée que pour l'exécution de travaux publics,
destinés à l'usage de tous les habitants. C'était alors son objet
exclusif, et, de plus, elle n'était perçue que par de petits chefs
locaux, simples, sans faste, peu exigeants. Aujourd'hui, complè-
tement détournée de son but primitif, et presque exclusivement
employée à satisfaire les intérêts personnels et privés de tous
ceux qui de près ou de loin concourent au gouvernement, elle
n'est plus entre les mains de ceux-ci que l'instrument des exac-
tions les plus éhontées et de la plus dure des tyrannies. Pour s'y
soustraire, les malheureux Hovas s'enfuient, désertent, et vont
souvent dans la brousse g-rossir les bandes des fahavalo.
Telles sont les conséquences désastreuses auxquelles devait
aboutir l'exercice du pouvoir absolu, lorsqu'au lieu d'appartenir
au patriarche et d'assurer, pour le bien de tous, le maintien de
l'équité et des traditions dans l'enceinte de la communauté de
famille , il s'est étendu hors de sa sphère naturelle, et pesant
lourdement sur une communauté d'État sans cesse élargie, n'a
plus servi qu'à l'exploitation égoïste de la majorité laborieuse par
une petite hiérarchie de gouvernants sans scrupules.
III. CONCLUSION.
Mettre un terme aux criants abus que nous venons de décrire,
rétablir la justice à Madagascar, tel sera le premier devoir de la
France, lorsque le corps expéditionnaire, maître de Tananarive,
lui aura rendu la possession efïective de la vieille colonie qu'elle
doit à Louis XIV et à Richelieu. Ce sera aussi son premier intérêt.
« Juge anglais dire à pauvre homme : Tu as i^iison, et à homme
riche : Tu as tort, voilà, d'après M. Chevillon, qui nous rapporte
ce propos significatif d'un indigène bengali, voilà le petit fait
qui, souvent répété, assure la domination de l'Angleterre dans
(1) R. P. Piolet, Madagascar et les Hovas, p. 184.
MADAGASCAR. 1!>3
rindo. Sous ce rég'imc, le paysan est tranquille II n'est plus
tracjiié et harassé par tons les fonctionnaires des gouveniements
indiL;ènes et musulmans. Il paye un petit impôt régulier, et le
voilà maître de son gain; il connaît un sentiment tout nouveau
chez le paysan hindou, celui delà sécurité (1). » Lorsque le paysan
malgache jouira à son tour d'une sécurité semblable, nul doute
qu'il n'en ressente à l'égard de la France une reconnaissance
pareille à celle que les Hindous éprouvent pour la Grande-Bre-
tag-ne.
Rétablir en premier lieu, la justice dans les pays, puis déve-
lopper ses richesses économiques et faire l'éducation morale des
indigènes, tel le sera la triple tâche du g-ouvernement français.
Pour y réussir, il devra placer Madagascar sous le régime du
protectorat. La dynastie régnante sera conservée, en raison de la
vénération que professent pour elle tous les Malgaches, et dont il
pourra être tiré un parti très utile. Un résident général sera
substitué au premier ministre et investi de la plénitude des pou-
voirs appartenant à ce dernier. Il gouvernera l'île sous sa res-
ponsabilité personnelle, assisté d'un très petit nombre de fonc-
tionnaires français choisis par lui avec le plus grand soin, autant
que possible mariés et installés à leur poste avec leur famille,
parlant couramment lé malgache, connaissant parfaitement les
mœurs du pays, et ayant étudié les affaires coloniales, non dans
les livres ou dans les écoles, mais par l'observation personnelle
des colonies prospères de type analogue appartenant à des pays
étrangers.
Le résident général et ses collaborateurs s'acquitteront de leur
rôle avec le concours des autorités indigènes. « On conservera
l'institution de la royauté à peu près telle qu'elle existe ; on gar-
dera aussi la même division administrative, et les mêmes ca-
dres , sinon les mêmes honunes. Tout le monde estime qu'il
faudra pour cela continuer à se servir des Hovas. Il est sur, en
effet, qu'ils ont déjà une certaine organisation, un réel esprit
de discipline et un vrai talent d'administration. Sous la direction
(1) André Clicvilloii, /;««.s- lliulc, Paris, IlachiMle. 1891. |). 206.
T. XX. 14
194 LA SCIENCE SOCIALE.
d'un bon résident, ils sauront, mieux que nous, manier les
diverses peuplades, ne pas heurter leurs préjugés, prendre contact
avec elles et en tirer parti. Le tout est de Jjien les tenir en main,
d'être toujours sur ses gardes, et leur ôter toute idée de révolte
ou de rébellion. On réussira surtout en leur montrant bien que
leur intérêt dépend de leur fidélité (1). »
Pour l'éducation morale des Malgaches, il suffira de s'en rap-
porter à nos dévoués missionnaires, dont le zèle civilisateur n'est
égalé que par leur ardent patriotisme. Bien des fois, on leur a
rendu témoignage à cet égard : nul cependant, nous nous plai-
sons à le rappeler, ne l'a fait avec plus d'autorité et de chaleur
que M. de Maliy, le vaillant et éloquent champion de la cause
française à Madagascar.
Nos missionnaires devront être traités par le gouvernement fran-
çais comme l'Angleterre sait traiter les siens. Ils devront recevoir
même appui, mêmes facilités d'action, et bénéficier en tout des
mêmes avantages. C'est seulement à la condition d'être mis ainsi
au moins sur le pied d'égalité, qu'ils pourront exercer une action
efficace sur les populations indig'ènes.
En ce qui concerne le développement des richesses économiques
de l'île, le gouvernement de la République devra, selon l'exemple
que donne l'Angleterre, lorsqu'elle prend possession d'un pays
nouveau, commencer par faire dresser la carte méthodique du
pays. On divisera celui-ci en un certain nombre de rectangles,
dont chacun sera confié à un explorateur spécial, avec mission de
le soumettre à une enquête approfondie, et de le décrire de la ma-
nière la plus minutieuse. Les renseignements ainsi obtenus seront
réunis, classés, et tenus à la libre disposition de toute personne
qui désirera en- prendre connaissance. Nulle pratique n'est plus
propre à éclairer le futur colon sur les ressources, les difficultés
et les secours, qu'il rencontrera en tel ou tel point, et par suite sur
les conditions, que, de son côté, il devra réaliser pour réussir
dans son entreprise.
Le gouvernement devra également procéder, mais avec une
(1) R. I*. Piolet, Madagascar et les llovas, p. 276.
MAltAGASCAK. 195
stricte économie et en ne visant (juaux résultats pratiques, à
rexéeution des travaux [)uljlies, (jui auront été reconnus néces-
saires. Dans rimérina, il y aura lieu, en outre, de procéder,
avec suite et méthode, à des travaux de reboisement.
Mais ce que le gouvernement devra considérer comme la partie
la plus importante de sa tâche, c'est par-dessus tout d'assurer la
venue et l'établissement de nouveaux colons.
Il n'y a point, en effet, de colonies sans colons. Pour attirer
ceux-ci, le gouvernement aura, du reste, bien moins à agir qu'à
s'abstenir. Il lui suffira de se rappeler que les fonctionnaires exis-
tent pour les colons, nonles colons pour les fonctionnaires. Ildevra.
en conséquence, éviter avec le plus grand soin tout ce qui ressem-
blerait à une réglementation inutile ou à une formalité vexatoire.
Le terrain étant ainsi librement ouvert à l'initiative privée,
celle-ci ne saurait manquer d'accomplir à Madagascar les pro-
diges dont elle est coutumière partout ailleurs.
Elle appréciera les avantages d'un climat relativement sain et
meilleur, surtout dans les hauts plateaux, que celui de la plu-
part de nos autres colonies. Outre la salubrité du climat, elle es-
timera à sa valeur l'absence dans le pays de presque tout animal
dangereux, sauf les caïmans, assez communs dans les rivières. Elle
saura utiliser la main-d'œuvre indigène et tirer parti de la ma-
nière la plus fructueuse des richesses du sol : exploitation des
gisements miniers, élevage du bétail et des animaux de basse-
cour, culture d'arbres fruitiers de toute sorte et de plantes pré-
cieuses des tropiques, telles que le café, la vanille, le cacao, le
caoutchouc; cultures industrielles telles que celles du coton, de
la ramie et autres textiles; exploitation d'immenses richesses fo-
restières, enfin, et peut-être même surtout, au témoignage de
nombre de bons esprits, agriculture proprement dite , tel est le
vaste champ qui s'ouvrira dans File à l'activité de nos concitoyens.
A égale distance de l'enthousiasme exagéré qui se représente
Madagascar comme une sorte d'Eldorado ou de terre de promis-
sion, et de l'esprit de dénigrement qui veut n'y voir qu'une sorte
de Sahara entouré d'une ceinture de forêts fiévreuses, il demeure
acquis, aux yeux des hommes les plus raisonnables et les mieux
11)6 LA SCIENCE SOCIALE.
ioformés, que l'ile, dans son ensemble, « a une bonne valeur
moyenne. A part certains cantons, où le sol exclusivement com-
posé de sable présente Faspect d'un désert, la terre est en général
fertile et donne tous les produits (1) ». Elle peut devenir, en
toutes ses parties, une excellente colonie d'exploitation, et même,
dans tout le massif montagneux de sa zone centrale, une colonie
de peuplement. Il est à souhaiter que la France sache mettre à
profit les avantages que des circonstances historiques déjà loin-
taines lui ont ainsi préparés.
Lucien de Sainte-Croix.
(1) Marcel Dubois, Cours de Géographie : France et colonies , p. 599.
Le Directeur-Gérant : Edmond Demolins.
TYPOGliAl'IIlE FIRMIN-DIDOT ET c".
QUESTIONS DU JOUR
OUTRE-MER '
Jai eu à lire YOulrc-Mer de M. Paul Bourget, une jouissance
exquise, celle do retrouver des impressions jadis éprouvées, de
revivre au milieu d'images familières; j'ai senti un peu de cette
fièvre que communiquent les hommes et les choses d'Amérique
à tous ceux qui les approchent. J'ai eu plus encore, la joie de
voir un écrivain de marque rendre hommage à ce qui fait la
puissance et la beauté morale des Etats-Unis, à cette énergie
active, à cette force de volonté dont les manifestations sont par-
tout.
M. Paul Bourget a compris l'Amérique; il a mesuré le goull're
qui sépare le Yankee de l'Européen Continental, du Latin. Il ne
s'est pas laissé prendre aux apparences semblables de démo-
cratie; il a voulu saisir des réalités vivantes, non pas pour le
plaisir de sacrifier à la mode d'ailleurs vieillie du document, mais
pour connaître la raison des choses et échapper à la piperie des
mots, à la trompeuse banalité des jugements convenus. Quand
un observateur délicat se donne la peine de faire cela, (juand il
peut exprimer dans un style plein de relief les résultais auxquels
il arrive, lorsque les images reçues par lui sont transmises au
lecteur avec leur vérité et leur intensité, l'œuvre produite prend
un intérêt de premier ordre.
Mais sa portée varie suivant les sujets d'observation choisis.
Tout phénomène n'est pas également fécond à analyser; il en est
T. XX. 15
198 LA SCIENCE SOCIALE.
que Ton ne peut atteindre qu'après Fexamen préalaJile d'autres
phénomènes plus simples, plus caractéristiques; de là l'inégalité
très frappante des différentes parties de l'ouvrage de M. Bourget.
Partout où les circonstances ont mis M. Bourget en présence de
faits primaires, de ces faits qui, par leur nature même, sont éclai-
rants et n'ont pas besoin d'explications préalables, son talent
s'est employé de la manière la plus utile et la plus fructueuse.
Tel épisode de son voyage dans le sud, auquel nous reviendrons,
en dit plus long sur le terrible problème des races qui se pose
dans les anciens États à esclaves que de copieuses considérations
et d'interminables statistiques. Sur d'autres points, il n'a pas dé-
gagé la réalité latente de l'inextricable apparence sous laquelle
elle se dissimule, et ses observations toujours sincères, toujours
brillantes, perdent une partie de leur valeur d'enseignement,
une partie même de leur vérité. Elles restent vraies dans leur
vérité concrète; elles ne sont plus vraies si on les prend comme
des exemples; elles ont un caractère exceptionnel; elles sont dé-
tachées de la vie générale.
C'est ainsi que M. Bourget s'est attaché tout d'abord au sujet y
la fois le plus complexe et le moins américain quïl y ait en
Amérique ; il a étudié les gens du monde daus leur fonction de
gens du monde, à Saratoga, ville de plaisirs élégants à l'usage
des familles possédant de très fortes quantités de dollars. Son
esprit pénétrant et son expérience de la vie mondaine lui ont
permis, il est vrai, de saisir très vite les traits essentiels qui diffé-
rencient un centre pareil aux États-Unis et en Europe, qui font
de Saratoga quelque chose de très distinct de Biarritz, de Trou-
ville ou de Bade; mais les réflexions que lui inspire son séjour
sont bien nettement le fruit de ce qu'il savait par avance quand
il a débarqué à New-York. S'il n'était pas arrivé avec cette idée,
juste d'ailleurs, que les Américains sont des gens très actifs, très
énergiques, très dépensiers, très indépendants, Saratoga ne lui
OUTRE-MER. 199
eût pas dit grancî'chose; il y a constaté maintes manifestations
de ces habitudes; il a cherché à en découvrir les motifs, par des
sondages en profondeur dans la psychologie des Américains et
des Américaines, et ses guides les plus sûrs dans ces investiga-
tions sont encore les faits recueillis par lui avant d'avoir mis le
pied en Amérique.
C'est que les raisons d'être de l'Amérique ne sont pas à Sara-
toga. Des gens riches qui s'amusent, dans quelque continent que
ce soit, n'apprennent pas grand'chose à un observateur. Leurs
amusements, leurs préoccupations, leurs sentiments, sont en
dehors de la vie normale et nationale ; ils ne s'y rattachent que
par un fil très ténu ; mais en Amérique plus que partout ailleurs
les gens qui s'amusent sont une exception ; ils sont une anomalie ;
il ne faut pas s'attarder auprès d'eux si on veut comprendre le
pays.
Et puis, l'Amérique n'est pas seulement un pays où l'on tra-
vaille; c'est surtout, c'est par-dessus tout un pays neuf, dans ce
sens que c'est un pays offrant encore à l'activité du premier oc-
cupant d'immenses espaces à coloniser. Enlevez cette condition
et la physionomie de tons les phénomènes se transforme ; plus
de vastes ranches où vivent à l'état presque sauvage d'immenses
troupeaux; partant, plus de bétail à bon marché, plus d'engrais-
sement facile, plus d'expédition en masse de viande sur Chicago,
Kansas-City ou Omaha. Plus déterres vierges à IG fr. 25 l'hectare,
et les frais de culture s'augmentent de l'intérêt de l'argent d'ac-
quisition, du prix des amendements devenus nécessaires et d'une
main-d'œuvre plus compliquée. En même temps, ces entreprises
hasardeuses de constructions de chemins de fer en plein désert,
ces spéculations à perte de vue sur les terrains de ville, les hootiis
fantastiques, le grain de folie que l'on retrouve dans toutes les
manifestations de l'activité américaine disparaissent du même
coup. C'est donc par la présence de ce qu'il y a encore de neuf
et de vacant en eux que les États-Unis sont ce qu'ils sont. Long-
temps encore après que le peuplement des terres libres sera
achevé, il restera dans la constitution sociale de l'Américain,
dans son caractère et sa manière d'être, un lointain eli'et de ces
200 LA SCIENCE SOCIALE.
conditions j^articulières. Le type survivra au phénomène qui l'a
déterminé et les observateurs de ce temps-là ne s'en rendront
compte qu'en remontant aux origines par des recherches histo-
riques difficiles et incertaines, ^aujourd'hui, nous pouvons encore
voir dans la réalité des faits comment un État se peuple, com-
ment des villes se fondent; deux ou trois jours de chemin de fer
permettent d'atteindre le véritable Ouest, la prairie nue sans
maître. C'est là qu'il faut aller si on veut observer à fond; New-
York, Boston, Philadelphie, les manufactures de la Nouvelle-An-
gleterre, Chicago, sont autant d'énigmes pour qui ne connaît
pas l'Ouest.
On ne peut pas s'empêcher de regretter que M. Bourget ne
soit pas allé chercher à l'Ouest le mot de ces énigmes. Toute
son observation eût été éclairée d'une vive lumière ; il aurait démêlé
plus promptement , plus sûrement et plus facilement l'écheveau
embrouillé de la société américaine de l'Est. Il aurait compris le
rôle joué par elle, aujourd'hui encore, dans la colonisation des
pays neufs; il aurait saisi l'esprit américain dans ses formes à la
fois les plus nettes et les plus accentuées.
L'Ouest lui aurait encore rendu un autre service, celui de le
mettre en contact avec le peuple. Ce n'est pas toujours chose fa-
cile pour un écrivain de profession, pour un homme très délicat,
très raffiné, de prendre ce contact. Dans les villes, les habitudes
de monde et d'éducation élèvent une foule de barrières entre
l'ouvrier et l'observateur; il faut beaucoup de volonté , pas mal
de savoir-faire et un peu de chance pour arriver à les franchir :
encore les résultats obtenus se ressentent-ils toujours de l'effort;
l'artifice y a une certaine part. Là où cet artifice apparaît sur-
tout, c'est dans le choix des relations que l'on parvient à nouer.
Le véritable ouvrier est difficile à atteindre, précisément parce
qu'il vit très en dehors de la sphère restreinte des rapports so-
ciaux mondains; celui que l'on arrive le plus aisément à joindre,
c'est le. leader, le dignitaire d'une Trade-Union, personnage un
peu hybride qui évolue déjà vers la bourgeoisie. Ou bien on
tombe dans un excès contraire : sous prétexte de se documenter
et dans une fougue de tout voir, on se fait accompagner d'un
OUTRE-MEH. 201
agent de police et on pénètre dans les bouges. M. Paul Bourget
a eu ce courage ; il est descendu dans les bas-fonds de la misère
et du vice. Mais ce sondage ne lui a permis de relevci' ([uc des
éléments tout à fait exceptionnels. Le monde des travailleurs
nest ni si haut ni si bas, pas plus chez les chefs du Labor tnove-
ment que chez les miséreux ou les criminels ; il est dans cette
masse diflicile à pénétrer, qui peine, qui résout tant bien que
mal le problème de la vie quotidienne, qui est aux prises avec
les conditions normales de l'existence. Un échantillon bien choisi
dans cette masse peut être étudié avec le plus grand profit; on
apprend beaucoup en l'observant, pourvu qu'on arrive jusqu'à
lui.
Dans l'Ouest, rien de plus facile. Vous débarquez dans une pe-
tite ville avec la plus vague des lettres d'introduction pour un
personnage quelconque, banquier ou épicier; vous lui dites que
vous êtes venu de France pour voir sa ville, et cet homme fait
l'impossible pour vous renseigner. 11 vous accueille comme un
messager de la Providence, vous invite chez lui, vous amène
chez ses amis, et il a des amis dans les conditions les plus di-
verses. Lui-même a parcouru d'ordinaire toute la gamme des
occupations propres à l'Ouest : Il a été coiv boy, mineur, rancJi-
man; il a travaillé dans les chemins de fer; il a fait du journa-
lisme. Et les g'ens qui l'entourent sont ainsi, hommes de toutes
besognes, prêts à travailler de leurs bras ou de leur tète, aussi
dilTérents du bourgeois européen (jue de l'ouvrier européen,
ayant connu la vie sous les aspects les plus opposés. En-
foncé dans son rorking chair, les pieds sur le comptoir, il vous
racontera volontiers comment il a pris un homestead dans la
Prairie, comment il a lynché des voleurs de chevaux, et il dis-
cutera les chances actuelles de la culture ou l'élevage dans le
pays. Le sujet vous intéresse-t-il? Un appel au téléphone et dix
minutes plus tard la livery stable vous envoie une voiture légère
attelée de deux chevaux alertes qui vous transporteront à une
ferme, à un ranchc. Là, aucune difticulté pour s'introduire dans
le home du propriétaire. A peine avez- vous attaché vos chevaux
aux piquets disposés devant la maison, qu'on vous demande de
202 LA SCIENCE SOCIALE.
rester dîner, et tout de suite on vous mène aux écuries, aux
herbages, on vous dit le prix des animaux de choix et ce qu'on
a payé pour bâtir, pour s'installer, comment les débuts ont été
durs, quelles circonstances favorables ont permis le succès etc.;
à table, maîtres et gens — quand il y a des g"ens — mangent géné-
ralement ensemble et la conversation s'établit sans embarras ni
contrainte entre toutes les personnes présentes. Les femmes
fournissent à ce moment un précieux concours à l'observateur.
Elles rabattent parfois sur l'enthousiasme du mari , racontent
leurs difficultés, leur isolement, et, de la discussion qui surgit,
une lumière très vive vient à naître, éclairant les observa-
tions précédentes. Ahl les bonnes heures, les heures utiles et
instructives que l'on passe ainsi à écouter ces pionniers de
rOuest, à les voir dans leur cadre, au milieu de leurs occu-
pations journalières! Inutile d'interroger, il suffit d'ouvrir les
yeux et de prêter l'oreille ; la glace est rompue, on pense tout
haut devant vous.
Et c'est ce résultat si difficile à atteindre dans une ville,
quand vous vous présentez, vous bourgeois, chez l'ouvrier, c'est
ce résultat si facilement atteint ici qui rend l'observation de
l'Ouest particulièrement fructueuse. Là, plus de barrière, plus
de conventions; intéressez-vous véritablement à ce que vous
voyez, vos interlocuteurs s'en apercevront bien vite et vous aurez
gagné leur confiance.
Autre avantage notable : les phénomènes que vous avez sous
les yeux sont peu compliqués; vous assistez en réalité à la nais-
sance d'une société : pas d'origines historiques; plus de cette
« nuit des temps » qui plane comme une énigme sur le passé
du moindre village de notre Europe occidentale ; plus de ces
préjugés traditionnels qui obscurcissent encore le peu que l'on
sait. La tâche est remarquablement simplifiée.
Ajoutez enfin que cette histoire d'un comté perdu du Dakota
ou du Kansas a été jadis l'histoii'e du Missouri, de l'Illinois, de
rohio; c'est ainsi que l'Amérique s'est peuplée, a grandi; c'est
de l'histoire qui se répète.
Enfin, comme je le disais au début, c'est par ces pays et ces
ou THE- MER. 203
g'cus de rOuest que les Etats-Unis conservent leur caractère pro-
pre, c'est ce qu'il y a en eux de plus américain. En débarquant
de France à New-York, les contrastes me paraissaient frappants
et rexclamation : « Comme c'est américain ! » me venait tout na-
turellement. En revenant à New-York, au retour de l'Ouest, je
retrouvais déjà l'Europe.
II
Le livre de M, Paul Bourget suffirait au surplus à démontrer
la souveraine efficacité de l'observation des pays simples et
neufs pour la connaissance de l'Amérique. Toute la partie inti-
tulée : « Dans le Sud » présente un intérêt exceptionnel et met
le lecteur aux prises avec la question si grave des noirs, de la
manière la plus saisissante. Arrivé dans une petite ville de la
Géorgie, M. Bourget se rend chez un propriétaire du voisinage,
Américain du Nord, fixé là depuis quelque temps, et qui dirige
une exploitation agricole dans les conditions nouvelles créées
par l'émancipation des Nègres. Le colonel Scott est essentielle-
ment un gentleman; il a les formes d'un homme du monde,
mais ses occupations le mettent en contact journalier avec la
population de travailleurs qu'il dirige. Grâce à elles, il plonge
dans le peuple, il le connaît bien, il est à même de donner des
indications précises à un observateur; c'est une autorité so-
ciale, un patron. Et par le seul fait de cette rencontre, M. Bour-
get prend immédiatement contact lui-même; ses puissantes fa-
cultés d'analyse s'exercent sur des éléments bien choisis d'avance ;
la simplicité de la vie rend ces éléments plus distincts, plus
nets, et nous y gagnons un tableau de la situation sociale en
(iéorgie tel qu'il semble, après avoir lu M. Bourget, qu'on se
reconnaîtrait en allant là-bas. Il y a comme la sensation d'une
chose vécue, une satisfaction de l'esprit due à l'illumination de
la vérité, une étincelle de cette « splendeur du vrai » (jui est
la beauté suprême dune œuvre.
Le colonel Scott occupe l'ancienne installation d'une famille
204 LA SCIENCE SOCIALE.
d'origine française, les Chastin. Plusieurs générations de Chas-
tin ont vécu là avant la guerre de sécession, de cette vie large,
simple et facile des planteurs du Sud. Il ne parait pas qu'ils
maltraitassent leurs esclaves, bien au contraire ; les marques de
dévouement que plusieurs leur donnèrent spontanément après
l'émancipation prouvent même cju'il existait entre eux autre
chose que des liens de servitude. Aujourd'hui encore, c'est une
de leurs anciennes esclaves qui prend soin de leurs tombes,
restant fidèle par delà la mort à ses maîtres disparus, et le co-
lonel Scott, témoin de ces pieux souvenirs, déclare qu'il a du
plaisir à occuper une maison habitée par ces ])raves gens pen-
dant quatre ou cinq générations.
Comment ont-ils fini? Hélas ! c'est l'histoire de beaucoup d'an-
ciennes familles du Sud. Installées dans un système faux, elles
. en goûtaient la douceur sans en apercevoir les dangers, sans se
préparer à sa disparition. Elles ne songeaient pas à rendre
leurs esclaves capables de se conduire ; elles n'imaginaient pas
davantage qu'elles pussent avoir besoin elles-mêmes d'autres
vertus que de celles que la tradition leur avait inculquées.
Quand arriva l'affranchissement des esclaves après les années
ruineuses de la guerre, elles furent surprises par les nécessités
nouvelles, et ces gens qui avaient fait preuve d'une admirable
énergie au cours d'une longue lutte de cinq années se trouvè-
rent sans défense et sans courage en présence de la crise éco-
nomique et sociale que déterminait la libération des noirs. « Les
Chastin, n'ayant que cette terre pour subsister, raconte le colo-
nel, ont duré ici plusieurs années sans presque en sortir, sans
la travailler, tuant un cochon de temps à autre, chassant un
peu, mangeant les tomates du potager que leur cultivait un pau-
vre nègre qui n'avait jamais voulu les quitter. »
Ainsi s'écroule et disparaît peu à peu cette aristocratie du Sud
qui ne fut pas sans grandeur et qui reste attachante dans son
infortune; on ne peut pas s'empêcher de lui donner des regrets;
on ne saurait faire fond sur elle pour l'œuvre de relèvement qui
s'impose au Sud.
Cette œuvre, un certain nombre d'Américains l'ont entreprise
(11T15E-MEIÎ. 205
courageusement, sans se faire illusion^ sur les difficultés de la
tâche. A côté du méprisable Carpet bagger, politicien de pre-
mier ordre accouru des États du Nord pour exploiter la crédu-
lité des nègres et opposer la masse de leurs votes aux in-
tluences de l'ancienne checalcrie du Sud^ on trouve aussi des
hommes conscients de la responsabilité qu'entraîne pour leur
pays raifranchissement de la population noire, véritablement
soucieux de l'élever moralement à la hauteur de la condition
sociale qui lui a été faite. Le colonel Scott, peint par M. Bourget,
est un de ces hommes, et en écoutant sa conversation, on aper-
çoit bien les obstacles auxquels il se heurte chaque jour.
Tout d'abord, il n'est pas homme à se contenter de se laisser
vivre, à jouir paisiblement de l'estime et de la bienveillance des
nègres qui l'entourent, à juger satisfaisant et suffisant un état
social sans secousses. Lorsque M. Bourget lui fait remarquer
combien tous ces gens paraissent heureux, il le reconnaît et
s'en indigne : « Heureux? Mais oui. Ils ne le sont que trop. Seu-
lement, c'est d'un bonheur de brute qui les dégrade plus encore
que resclavage. Oui, Monsieur, ils valaient mieux quand ils
étaient esclaves, vous pouvez m'en croire. J'ai été un de ceux
qui ont suivi Lincoln avec le plus d'enthousiasme. ... Et je ne
discute même pas cela. Xon, je ne le discute pas. On n'est pas
un homme quand on admet qu'il puisse y avoir un seul esclave
au monde dix-huit cents ans après le Christ. Mais nous avons
cru que nous avions fini quand nous les avons délivrés. C'eût
été trop simple. Noire devoir commenrait alors. Nous n'avons
pas réfléchi qu'un être d'une race inférieure, comme ceux-là, ne
passe point du coup à une condition supérieure sans danger. »
En somme, l'esclavage, malgré son caractère déprimant, avait
l'avantage d'être une contrainte au travail, contrainte favorable
au dressage des nègres, s'ils avaient pu facilement y échapper
une fois dressés, si on s'était préoccupé de leur faire faire l'ap-
prentissage de la liberté, au lieu de se borner à les apprivoi-
ser, à les former à la pratique commode d'une servitude plus
ou moins adoucie.
Aujourd'hui, la contrainte faisant défaut, il est extrêmement
206 LA SCIENCE SOCIALE.
difficile d'arracher le noir à son indolence, à son imprévoyance,
à cette conception enfantine de la vie qui lui fait abandonner
tout labeur dès qu'il a de quoi diner le soir. Ce qui lui répugne
surtout, c'est le travail régulier, continu, le vrai travail. S'im-
poser un eflbrt vigoureux mais momentané, courir un danger
avec l'espoir que l'on pourra se dispenser de travail pendant
quelque temps, c'est son affaire, et il accomplit des tours de force
pour obtenir ce résultat. Par exemple, il s'empare du serpent à
sonnette vivant, comme ce Jim Kennedy, voisin du colonel Scott,
qui possède une petite collection de monstres et la promène de
ville en ville, de village en village, pour ramasser ainsi de quoi
fainéantiser tout à son aise. Le colonel, médecin en même temps
que planteur, endort ses crotales en les inondant de chloroforme
et leur arrache les crocs pour éviter de dangereuses mor-
sures, mais cette forme de patronage est loin de combler ses
vœux. Ce qu'il voudrait, le but qu'il poursuit, c'est de donner
aux nègres cju'il emploie le goût de la vie laborieuse et saine.
Non seulement il prêche d'exemple, mais il les évangélise avec
un ardent prosélytisme, aidé en cela par sa fille, une jeune per-
sonne infirme mais avec une âme d'apôtre ; il cherche le chemin
de leur cœur pour y faire pénétrer la conviction religieuse ; sur-
tout, il a un profond sentiment de sa responsabilité morale vis-à-
vis deux; toute sa conduite est dominée par cette idée et les
nègres eux-mêmes ne s'y trompent pas, témoin ce curieux et tra-
gique épisode que M. Paul Bourget raconte de visu.
Pendant son séjour à Philippeville — c'est le pseudonyme
sous lequel il cache le nom de la petite ville de la Géorgie où la
scène se passait — un prisonnier mulâtre enfermé dans la prison,
s'était échappé à la veille d'être pendu. C'était un criminel dan-
gereux, coupable de plusieurs assassinats, un chef de bande
d'une audace et d'une adresse merveilleuses. Tout jeune encore
— vingt-cinq ans, je crois, — il n'avait pourtant pas débuté par
la vie de brigandage; à l'âge de quinze ou seize ans il était
entré au service du colonel Scott et l'accompagnait dans ses
grandes chasses, moitié serviteur, moitié compagnon. Le colonel
hii témoignait une grande affection, beaucoup de confiance, et
OITUK-MKK. 207
se llattait de faire de ce métis un homme et un clirétien. Un
jour, en se rendant à une partie de chasse avec son maitre, Sey-
luour hiissa s'emballer k>s chevaux qui les menaient; la voiture
fut renversée, et tous les objets qu'elle contenait dispersés dans
les herbes ; malgré toutes ses recherches, le colonel Scott ne par-
venait pas à retrouver un grand couteau à découper qui s'enfilait
d'ordinaire dans les courroies du panier à provisions, quand
tout à coup, il en vit briller le manche dans rentrebaillement du
gilet de Seymour, qui, penché en avant, feignait de continuer
la perquisition. Tremblant et pleurant, le mulâtre fit alors cet
aveu : « J'ai pensé que vous étiez furieux contre moi pour avoir
laissé s'emporter les chevaux et jai cru que vous me tueriez.
Alors, j'ai volé le couteau... » Lui que je traitais comme un fils!
ajoutait le colonel en racontant la chose à M. Bourget.
Dégoûté de cette ingratitude, il cessa de sortir avec Seymour,
le surveilla et surprit d'autres larcins. Le mulâtre fut chassé,
vola ailleurs, fut pris, condamné, mis à la chaîne et ses mauvais
instincts, bientôt développés par la fréquentation des criminels,
firent de lui un dangereux malfaiteur.
Les circonstances au milieu desquelles le colonel Scott expli-
({uait à M. Bourget l'échec de sa tentative d'éducation vis-à-vis
de Seymour donnaient à son récit un relief tout spécial. C'était
au lendemain de l'évasion : un groupe de cavaliers avait été
spontanément formé à Philippeville pour traquer le fugitif, et
une douzaine de ces terribles chiens chasseurs d'hommes « blood
liounds » parcouraient la forêt à sa recherche. A la tète de la
petite troupe, le colonel Scott dirigeait le mouvement, conduisait
la chasse, dominé par un profond sentiment de son devoir civi-
que, mais rempli d'une pitié secrète pour cet homme qu'il avait
aimé, (jui avait vécu près de lui, et qu'il poursuivait comme un
fauve. Et tout en galopant dans les sentiers de la forêt, le sou-
venir lui revenait de cette première faute de Seymour, origine
de toutes les autres, il se livrait à une sorte d'examen de cons-
cience, se demandant s'il avait réellement accompli tout son
devoir vis-à-vis de ce malheureux, s'il ne s'était pas laissé aller
à une impression trop prompte et trop vive en lui retirant son
208 LA SCIENCE SOCIALE.
ali'ection quand il l'avait surpris volant une arme pour se défen-
dre contre la colère possible de son bienfaiteur. « J'aurais dû
penser, disait-il, que cette répugnante facilité au soupçon était
une hérédité de l'esclavage. Les blancs avaient si cruellement
abusé d'eux!... »
Il faut lire dans Ontre-Mcr la scène magnifique où l'ancien
maître et l'ancien serviteur se retrouvent face à face, le premier
armé de sa carabine, le second nageant désespérément pour tra-
verser une rivière, suivi de près par les chiens, mais tenant hors
de l'eau sa main droite armée d'un revolver; tous deux se recon-
naissent; le colonel épaule sa carabine; son bras tremble, et
d'un geste brusque il relève le canon, ne pouvant se décider à
tirer ainsi sur Seymour. Et le bandit, touché de cette générosité,
détourne lui aussi son arme, qui a déjà commis tant d'assassinats,
il recule devant celui-là! Bientôt les rabatteurs accourent aux
aboiements des chiens, une balle atteint Seymour, on s'empare
de lui, le voilà de nouveau prisonnier, et son exécution annoncée
pour le surlendemain va avoir lieu. Nous allons encore retrouver
là le colonel, sa conscience puritaine s'alarme de l'insouciance
animale avec laquelle son protégé d'autrefois se prépare à pa-
raître devant le souverain juge; il vient l'exhorter, éveiller en
lui l'idée de l'au delà, condescendant avec une indulgence at-
tristée aux dernières fantaisies de ce grand enfant qui demande
« une bouteille de ce vieux whiskey » qu'il buvait autrefois à la
chasse. Nous le voyons s'agenouiller avec le condamné sur les
dalles de la prison pour lui faire répéter les paroles du Pater
)toster, et lui souffler encore, au moment où, la corde déjà passée
autour du cou, il va être lancé dans l'éternité, ce cri suprême
du bon larron : « Seigneur, souvenez-vous de moi dans votre
royaume! »
Tout est caractéristique dans cette tragique histoire, et le zèle
ardent du nordiste puritain, et l'insouciant animalisme du mu-
lâtre, et sa docilité vis-à-vis de l'ancien maître auquel il est
resté attaché malgré tout. Bien curieuse aussi cette chasse à
l'homme organisée spontanément par les citoyens honnêtes de
Philippe ville, épiciers, hôteliers, marchands, qui considèrent
ouTiu:-MRi{. 209
le soin (l«; faire l'éi^iici' le J)on ordre comme leurs affaires propres,
(jui, dans les moments criti(]ues, n'hésitent pas à faire la police
eux-mêmes. Il y a dans ce simple fait une indication profonde
sur ce qu'est l'esprit public aux États-Unis; on se rend compte du
puissant facteur que le Sud trouvera pour son relèvement dans
cette énergie pratique, effective, prompte à l'action, des bons
citoyens. Et cette énergie est susceptible des formes les plus
diverses; elle n'est pas spécialisée par un long usage à un seul
objet; vers la fin de la guerre de sécession, un officier français
qui venait d'assister à une parade des Nordistes disait au colonel
Scott : « Maintenant que vous avez cette belle armée, par où
allez-vous commencer? Par le Canada ou par le Mexique? ».
« Nous allons commencer par les renvoyer tous travailler, ré-
pondit le colonel. » Et, de fait, il en a été ainsi; ces troupes si
nombreuses ont été licenciées sans qu'il en résulte aucun em-
barras ; ce n'étaient pas des militaires que l'on jetait sur le pavé;
c'étaient des hommes qui avaient su faire la guerre, et qui re-
tournaient à leurs occupations une fois la guerre terminée.
Aujourd'hui, une sphère nouvelle d'activité est ouverte aux
Yankees. Ce ne sont plus seulement les terres de l'Ouest, dont
la mise en valeur a été poussée comme l'on sait, qui s'offrent
à eux. Le Sud, avec ses richesses naturelles considérables, avec
sa terre fertile, ses mines de fer et de houille inexploitées, fait
appel à leur initiative. Les souvenirs de la guerre sont assez
apaisés pour que de vieilles rancunes et d'anciens préjugés ne
soient plus très à redouter entre Blancs. Reste cette masse inerte
de la population nègre qui réclame un patronage intelligent
pour se hausser dans la réalité à la situation de droit qui lui a
été faite; impossible d'amener dans le Sud un développement
économique sérieux sans aborder ce gros problème social. Tous
les lecteurs de M. Paul Bourget comprendront cette nécessité,
parce qu'ils auront touché du doigt, grâce à une observation à la
fois pénétrante et bien informée, la grande plaie du Sud.
Paul de Roi siKRS.
LES ANCÊTRES DE SOCRATE
III
LE TYPE PYTHAGORICIEN (1)
La plupart des philosophes que nous avons passés en revue
se recrutent, si l'on nous passe l'expression moderne, dans le
monde des patrons , dans le milieu des autoi'ités sociales, des
gens possédant de leur chef de sûrs moyens d'existence , et pou-
vant, par conséquent, jouer en toute sécurité le rôle à'amateurs.
C'est ce qui nous explique le dédain de certains d'entre eux pour
les fonctions publiques. Thaïes les abandonne, Heraclite les mé-
prise. Cette catégorie d'esprits estime qu'il est bon de fuir les
honneurs, parce qu'ils troublent la tranquillité du sage.
C'est là un premier fait ; mais en voici un second qui nous dé-
route au premier abord. Ces philosophes, si peu ambitieux per-
sonnellement, sont souvent assiégés des offres les plus alléchantes
de la part de leurs cités ou des cités dans lesquelles ils ont trans-
porté leur séjour. Élée demande des lois à Parménide, Crotone à
Pythagore, Athènes à Solon. Or ni Solon, ni Pythagore ni Par-
ménide ne sont représentés dans l'histoire sous les traits d'intri-
gants ou d'ambitieux. Ils ont pu administrer sagement, prendre
d'utiles mesures, élaborer surtout des lois bien symétriques et de
forme plus ou moins littéraire. Au fond, ces hommes là ont été
plutôt élevés aux honneurs qu'ils ne s'y sont élevés eux-mêmes.
Ils n'ont eu qu'à se laisser soulever par le flot qui s'emparait
d'eux et les portait au pouvoir.
Donc, phénomène à constater : la philosophie, dès sa nais-
(1) Voir les deux précédents articles, dans la Science sociale, livraison de juin et de
juillet 1895.
LES ANCÉTHES DE SOCRAÏE. 211
sauce , est populaire dans les cités, et la supériorité dans les cid-
tures intellectuelles est une noie excellente aux yeux des popula-
tions.
Cette faveur populaire, rpic nous avons expliquée par Tétat
social de la cité grecque , et que redouble à cette époque la nou-
veauté des révélations scientitiques, ne peut évidemment que
pousser ])on nombre de gens à l'étude de la science, non plus
pour l'amour de celle-ci, mais en vue, soit des fonctions publiques
où l'on peut arriver par elle, soit du bénéfice qu'on peut trouver
à fournir des ressources intellectuelles à ceux qui briguent le
pouvoir.
C'est l'apparition du professlonufl.
Ces pliilosophes professionnels nous semblent pouvoir se ré-
partir en deux variétés, selon que le but poursuivi est l'exercice
direct du pouvoir ou le gain résultant de la formation intellec-
tuelle déjeunes politiciens. Ces deux variétés sont celle àw pyfha-
(joricien et celle du sophiste.
Le caractère professionnel de toutes deux éclate dans ce fait
que toutes deux sont très nombreuses. Pythagore n'a pas seule-
ment autour de lui quelques disciples, comme ïhalès, Xénophane
ou Leucippe; il di des nuées de disciples, ou, plus exactement, le
nom du maître se transforme en une sorte d'épithète commune
adoptée par une foule d'hommes qui, connus ou non connus de
celui-là. entrent quand môme dans son système intellectuel. De
même pour les sophistes, qui sont légion, et dont Athènes, à
l'époque de Socrate, possède des échantillons appartenant à tous
les rivages helléniques.
E.Kaminons aujourd'hui le pythagoricien.
La sphère d'action du pythagorisme est parfaitement délimitée.
Elle comprend surtout la Grande-Grèce, ou Italie méridionale , et
a ses principaux foyers dans les grands ports maritimes de Cro-
tone, de Locres, de Tarente. La Sicile est également influencée :
Empédocle, le philosophe d'Agrigente, Archimède, le géomètre
de Syracuse , touchent par bien des côtés au monde pythagori-
cien, sans en faire précisément partie.
212 LA SCIENCE SOCIALE.
Quelle est, au point de vue social, la situation du pythagoricien
dans les cités de la Grande Grèce? Gette situation est avant tout
une situation politique. On peut la définir par cette formule :
hs cultures intellectuelles inises au service de r aristocratie.
I. LE PYTHAGORISME ET L ARISTOCRATIE.
Ce n'est pas ici le lieu d'al^order la grande question des aris-
tocraties et des démocraties antiques, question fort complexe,
mal débrouillée jusqu'ici, et qui nous entraînerait en d'intermi-
nables dig-ressions. Disons seulement que la vitalité particulière
conservée par les aristocraties de la Grande Grèce , à une époque
où la démocratie régnait en maîtresse tout autour des rivages de
l'Archipel, nous semble tenir à deux causes : 1" l'intensité du
commerce maritime supposant, dans cette région occidentale où
la Méditerranée dilate ses eaux beaucoup plus qu'à l'Orient , une
certaine évolution du cabotage vers la navigation au long cours;
2" la nécessité de se défendre contre les peuplades guerrières et
pastorales du Bruttium et de la Calabre. Le premier fait engendre
de grandes inégalités de fortune ; le second amène à sentir da-
vantage le besoin d'un pouvoir fort. Le premier oriente le type
vers Carthage; le second l'oriente vers Sparte. Nous ne sommes
pourtant ni à Carthage ni à Sparte, ni dans le commerce tyran-
nique et exclusif, ni dans le militarisme rigide et absolu. L'ori-
gine de la race, en grande partie achéenne, nous rapproche sen-
siblement du type ionien, et les conditions sociales de la Grande
Grèce, reproduisant avec quelques variantes celles de Tlonie , se
prêtent, comme celles-ci, à l'éclosion et au succès des théories
philosophiques.
Mais, si l'aristocratie domine à Crotone et dans la plupart des
cités environnantes, il n'en est pas moins vrai que le courant
démocratique y est puissant. Issu de l'instabilité commerciale et
del'affluence énorme d'hommes nouveaux qui font de ces cités de
très grandes villes, il n'y est pas refoulé, comme dans les cités
LES ANCKTRES DE SOCRATE. 21.'{
phéniciennes, par la présence constante dans la ville et par l'é-
nergie toujours active des gros négociants. Le négociant grec,
avons-nous dit , aime la retraite et la campagne. Il est donc
moins fort pour lutter contre l'assaut des masses populaires, gens
des ports, ouvriers et portefaix parvenus, petits marchands, petits
pécheurs, boutiquiers, lazzaroni, etc., qui ne cessent de s'agiter
dans la ville. Cette aristocratie n'a pas la main aussi sûre, aussi
ferme, aussi cruelle que l'aristocratie de Tyr ou de Carthage. Il
lui faudrait i\e<, auxiliaires. Où les trouvera-t-elle? Dans ces cul-
tures intellectuelles dont on rafible, qui ont tant de vogue et
tant de prestige. Immensément riche, la noblesse du pays a de
quoi protéger ces défenseurs.
Ces plaines, aujourd'hui malsaines, déformées par des trem-
blements de terres, ravagées depuis des siècles par les Sarrazins
et les Barbaresques , pour ne pas parler des autres, étaient à
cette époque d'une prodigieuse fertilité. La vigne, l'olivier, les
arbres fruitiers produisaient en abondance. Suivant Yarron, le
blé à Sybaris rendait cent pour un. Grains, vins, huiles, lin,
bétail, poisson, bois de construction, s'entassaient dans les vais-
seaux qui s'élançaient de là dans deux directions, celle de llonie
et celle de l'Étrurie, deux riches marchés entre lesquels la
Grande Grèce avait le monopole du transitai). En revanche, les
laines fines de Milet affluaient chez les riches citoyens. Le luxe
de Sybaris est resté proverbial; mais les cités voisines, qui ont
suivi la même évolution sociale que Sybaris, n'avaient sans doute
guère à se prévaloir de quelque chose de meilleur : Sybaris joue
un peu le rôle de bouc émissaire. Quoi qu'il en soit, la richesse
était considérable dans tout le pays. La première partie de la
maxime « primiim vicere » se trouvait suffisamment réalisée
pour laisser au second terme toute facilité de se produire :
(( deinde philosophari ».
Nous avons déjà défini le type de Pythagore : c'est un Ionien
émigré, un homme supérieur arrivant d'un pays où l'instruction
(1) V. Science sociale, livraison de mars 18S8, A travers V Italie méridionale,
|iar M. J. Moiistier. Dans cet article .se trouve expliquée en détail la prospérité com-
merciale de Sybaris.
T. XX. 1(3
214 LA SCIENCE SOCIALE.
s'est plus rapidement développée qu'en Grande Grèce. Cet homme,
adopté par sa nouvelle patrie, devient le centre d'un puissant
faisceau de disciples, sorte de corporation politique qui étend
son réseau sur toutes les cités environnantes et dont le but est
de défendre partout les pouvoirs publics contre les prétentions
du parti populaire. Les pythagoriciens sont vénérés, choyés, ad-
mirés. On leur demande des/o/.v, c'est-à-dire àes constitutions . On
sait ce que cela veut dire. Comme Joseph de Maistre l'a très bien
dit, c'est au moment précis où la constitution d'un pays com-
mence à être éjjranlée qu'on éprouve le besoin de la coucher
par écrit, de la fortifier d'une solide enceinte de textes. Ces textes,
il importe de leur donner un caractère sacré, solennel, cjui im-
pressionne la multitude. Lespythag-oriciens, nous le verrons, sont
d'excellents ouvriers pour cette besogne-là. D'ailleurs Y esprit
communautaire de cité, qm confond à chaque instant les devoirs
de l'individu et ceux du citoyen, leur permet d'orner d'une foule
de préceptes moraux leurs dispositions législatives. Leur inter-
vention est marquée par une période de prospérité, dernière et
brillante lueur jetée par ces centres de civilisation passagère.
Des pythagoriciens sont magistrats; des pythagoriciens sont
généraux; Archytas conduit les Tarentins contre les Romains.
L'ensemble des adeptes forme une sorte de confrérie dominatrice,
s'étendant à toutes les cités du rivage : Locres. Rhégium. Méta-
ponte, Tarente, etc., et où l'esprit aristocratic[ue l'emporte sen-
siblement sur l'amour de la cité. Il y a là une sorte de Sainte-
Alliance, non des rois, comme celle de 1815, non des peuples,
comme celle de Béranger, mais des castes dirigeantes, qui
éprouvent le besoin de se serrer les coudes et de se soutenir
mutuellement. Cet état d'esprit se retrouve d'ailleurs un peu par-
tout dans le monde grec : les bannis se réfugient dans une cité
aristocratique, s'ils sont aristocrates; dans une ville démocrati-
cjue, s'ils sont démocrates. Ainsi fait plus tard Xéno])hon, banni
d'Athènes pour cause de laconisme ; ainsi feront, dans l'Italie
du moyen âge, les Guelfes et les Gibelins. Le pythagorisme, en
Grande Grèce, est un terrain intellectuel commun où peuvent se
rencontrer, pour concerter leurs plans de campagne, les patri-
LES ANCKTKKS DK SOCHATE. 215
cioiis de tous ces centres iii'I)aiiis, réunis par le péril commun el
l'identité des conceptions politiques.
Les pythagoriciens jouent donc un rôle social très important.
Ils exercent une influence étonnante pour des philosophes.
Cette influence se manifeste principalement sous deux formes,
la forme scientili({uc et la forme morale.
En d'autres ternies, si les pythagoriciens occupent un haut
rang dans la cité, cette situation prépondérante constitue pour
ainsi dire le salaire de la double action qu^ils exercent sur les
esprits et sur les moE-urs.
Vfiyons l'action sur les esprits.
II. — LA DOCTRINE PYTHAGORICIENNE.
L'originalité de la doctrine pythagoricienne, comme on le
sait, est qu'elle enchâsse toute la philosophie dans un appareil
mathématique. « Les pythagoriciens, dit Aristote, cherchaient
dans les choses une ressemblance avec les nombres et des rapports
numériques, puis ils identifiaient la chose avec ces nombres et
ces rapports (1). »
On sait que la table de multiplication a pris le nom de Pytha-
gore. C'est lui qui a calculé le fameux carré de riiypothénuse. Il
était pour son époque un grand mathématicien. Lui et ses disciples
s'amusaient à rechercher les propriétés des nombres et des
ligures. Sans instruments, ils observaient le ciel; ils ont déter-
miné pour la première fois l'ordre des planètes et exposé sur le
système du monde des théories, qui, longtemps oubliées et éclip-
sées par les conceptions d' Aristote, n'ont guère eu de transforma-
tions essentielles à subir pour devenir le système de Copernic et
de Galilée. Dans cette philosophie, le chiffre est une sorte de fé-
tiche, un être mystérieux qui produit, engendre, souffle suivant
(1) Voir sur les Pythagoriciens et les Éléates réunis, le jugement plus moderne de
Zeller : « Le nombre et VcHrc sont ici la substance des corps eux-mêmes, la matière
dont ils sont faits : et, pour cette raison même, ils sont conçus comme des choses
sensibles. » Traduction Boutroux, I, 175.
216 LA SCIENCE SOCIALE.
les cas le froid et le chaud. Il y a deux éléments dans la nature,
le pair et Yimpair. Au pair se rapportent le féminin, l'illimité, le
mouvement, la multiplicité, la gauche, le courbe, l'obscurité, le
mauvais, le rectangle. A l'impair se rapportent le masculin , le li-
mité, le repos, l'unité, la droite, le droit (opposé au courbe), la
lumière, le bon, le carré. Dieu est 1 ; la matière est 2. La femme
est 2 aussi, et s'oppose à l'homme, qui est A. Le mariage est 5
(2 + 3). 3 est d'ailleurs le nombre parfait, parce qu'il a un com-
mencement, un milieu et une fin. 1 , c'est encore la raison; 2 est
l'opinion; 7 est le nombre critique, correspondant aux diverses
phases de la vie humaine. La décade (ou le nombre 10), est
grande, toute-puissante, parfaite, source de tout, et renferme
l'essence de tous les nombres. La justice, produit de deux éga-
lités, est un nombre carré. Des calculs analogues s'appliquent aux
sphères célestes. Ces sphères , en glissant à travers l'éther, font
entendre une harmonie (1). Car la musique est aussi un grand
objet d'étude pour les pythagoriciens. Ils Fétudient, mais toujours
en mathématiciens. Ils font des expériences sur les cordes so-
nores, calculent les intervalles musicaux, discernent dans les tons
le diatonique, le chromatique, l'enharmonique, et comparent
l'àme elle-même à l'harmonie d'une lyre, — comparaison qui
servira d'objection à Simmias, dans le Phédon de Platon, lorsque
Socrate démontrera l'immortalité de l'âme. La musique prend
rang dès lors parmi les sciences mathématiques , et cela dure
ainsi , non seulement à travers toute l'antiquité, mais encore pen-
dant le moyen âge. Tandis que le trivium réunit la grammaire ,
la rhétorique et la dialectique , le cjuadrivium rassemble sous le
même bonnet, si l'on peut s'exprimer ainsi, l'arithmétique, la
géométrie, l'astronomie et la muùque.
(1) Cette idée de la musique des splières est très tenace dans la philosophie an-
cienne. Cicéron l'adopte dans ses Tusculanes. Le plaisir d'entendre cette musique
devient après la mort la récompense des justes. Lamartine dit encore dans ses Médi-
tations :
Et Celui qui, du sein de sa gloire infinie,
Des sphères qu'il ordonne écoule l'harmonie,
Écoute aussi la voix de mon humble raison
Qui contemple sa gloire et murmure son nom.
LES ANCÊTRES DE SOCRATE. 217
Tels sont, eu résumé, les procédés d'esprit passa!)lemciit par-
ticuliers des pythagoricieus. Et pourtant il est facile tle voir, eu se
reportant à notre dernier article, que si leur doctrine s'écarte
sensiblement de la philosophie ionienne, elle ne s'en sépare pas ab-
solu meut, ainsi ([ue nous l'avons fait remarquer et que l'atteste le
double jugement d'Aristote et deZeller sur la portée réelle de l'al-
gèbre pythagoricienne. Le fond de celle-ci, en effet, est toujours
l'explication de la nature, la recherche de l'origine des êtres ma-
tériels, l'étude de ce que nous avons appelé la grande végétation
des choses. C'est en quoi le philosophe de Samos reste de son
pays. L'innovation est dans cette forme mathématique, cette sorte
de symbolisme emprunté aux nombres, qui s'étend comme un
vêtement mystique sur toutes les idées, même sur celles où l'on
s'attendrait le moins à rencontrer des chiffres. C'est là le carac-
tère qu'il nous reste à explic|uer, puisque nous avons déjà étudié
l'autre. Nous en chercherons la justification, suivant notre mé-
thode, dans le milieu fourni par la race; mais nous n'avons pas
pour cela à recommencer de fond en comble l'analyse de ce mi-
lieu. La philosophie pythagoricienne (ou le succès de cette phi-
losophie, ce qui est tout un), s'explique, en tant qu'elle reproduit
les doctrines ioniennes, par les caractères sociaux de la Grande
Grèce identique aux caractères sociaux de l'Ionie , et , en tant
qu'elle s'écarte de la philosophie ionienne , par les caractères so-
ciaux de la Grande Grèce qui diffèreni de ceux de l'Ionie. Ces
caractères, quels sont-ils?
Nous croyons pouvoir les réduire à deux : la situation géogra-
phic£ue de la Grande Grèce , laquelle tend à développer et à al-
longer le cabotage , de manière à le faire sensiblement évoluer
vers la navigation au long cours, et la prédominance, compara-
tivement plus accentuée qu'en lonie, de la vie commerciale et
urbaine sur la vie agricole et rurale.
La Grande-Grèce est tout à fait à l'ouest du monde hellénique.
Nous sortons ici de l'Archipel, de son labyrinthe d'îles et de pres-
qu'îles, qui fournissent de faciles étapes au navigateur. Il faut
déjà, pour gagner le sud de l'Italie, franchir d'un saut la mer
Ionienne , voyage périlleux quelquefois, même pour les vaisseaux
218 LA SCIENCE SOCIALE.
qui portent César et sa fortune; mais c'est surtout à l'occident
que commence la grande mer. Cette portion de la Méditerranée
devait être, pour les navigateurs antiques, un véritable Océan. A
peiue quelques lies çà et là, et de grandes lies, Corse, Sardaigne ,
Baléares. Entre ces lies et la terre ferme, des étapes de plusieurs
jours et de plusieurs nuits. La navigation, dans ces parages, doit
évidemment se transformer dans une certaine mesure. Déjà les
Phocéens, fondateurs de Cumes, la plus ancienne colonie grecque
de la Grande Grèce, ont commencé à tracer la voie. Crotone, ïa-
rente, Sybaris, Agrigente , Syracuse ne peuvent que s'y engager
pareillement. Des connaissances mathématiques plus complètes,
plus exactes, sont nécessaires aux capitaines. L'étude des astres
devient plus stricte. Il faut serrer de plus près la vérité dans les
calculs, perfectionner même, autant que possible, l'outillage des
vaisseaux. De là. même à côté des philosophes-mathématiciens,
l'existence de mathématiciens purs, ou, plus exactement, d'ingé-
nieurs-mathématiciens, qui témoignent, indépendamment de
l'introduction des mathématiques dans la philosophie, d'un cou-
rant assez fort portant à l'étude des sciences exactes. Les deux
grands hommes de Massilia, — la plus occidentale des grandes
colonies grecques, — sont deux mathématiciens, Pythéas et Euthy-
mènes. On se rappelle, d'autre part, le rôle joué par Archimède
dans la défense de Syracuse contre les Romains, son enthousiasme
exubérant lorsqu'il eut « trouvé » son fameux principe d'hydros-
tatique, et la mort de cet homme singulier, tué par un soldat
pendant qu'il achevait de résoudre tranquillement un problème
de géométrie.
Tout ceci nous montre que le culte des mathématiques nest pas
une pure fantaisie de Pythagore ou de ses disciples , mais une
conséquence générale de F influence des conditions du travail sur
l'orientation des cultures intellectuelles dans toute cette région.
La relation que nous nous efforçons d'établir entre les progrès de
la navigation et la part donnée aux mathématiques dans la phi-
losophie nous apparaîtra peut-être mieux, sous une forme con-
crète, dans le fait de l'invention de la poulie, attribuée au pytha-
goricien Archytas. Ce dernier, qui se trouvait cumuler d'une façon
U:^, ANCÊTRES DE SOCRATE. 219
curieuse les rùlcs de philosophe, de poUticien, de général, de
mathématicien, d'astronome, et d'ingénieiii' naval, est un des
types les plus paii'aits du genre, celui qui incarne le mieux les
différents éléments qui contribuent à créer le pyllr.igorisrae.
Mais ces aptitudes mathématiques se comprendront davantage
si Ton considère que nous sommes ici dans les centres urbains
du monde grec où le commerce a pris, à un moment donné, le
plus magnifique essor. Ni Milet, ni Samos,,ni Éphèse ne semblent
avoir atteint la prospérité éphémère, mais prodigieuse, de ces
immenses ports du g-olfe de Tarente, dont quelques-uns, à ne
considérer que leur enceinte urbaine, ont renfermé plus d'un
million d'âmes (1). La Tarente, la Syracuse d'aujourd'hui, pour
ne parler que de ceux qui ont laissé des restes, ne sauraient en
rien donner une idée de ce qu'étaient la Tarente et la Syracuse
antiques. Il y eut là, à une certaine époque, au moment de l'é-
croulement de la puissance phénicienne coïncidant avec les der-
niers éclats de la civilisation de l'Etrurie, une rapide et puissante
poussée commerciale, grâce à laquelle ces rivag-es calabrais, route
alors unique pour les marchandises qui voulaient passer d'un
côté de la Méditerranée dans l'autre, se transformèrent en une
rangée de riches comptoirs, pleins de mouvement et d'affaires.
Or le commerce exige impérieusement le calcul (2), et le grand
commerce l'exige plus impérieusement encore. Nous avons au
que les Tyriens et les Carthaginois étaient calculateurs, astrono-
mes; mais nous avons noté soigneusement les causes sociales qui
empêchaient ces connaissances, exclusivement pratiques chez
eux, de passera l'état théorique, à \ ëis.i pJillosopJii que . Ici, au con-
traire , nous rencontrons à ce point de vue tous les avantages de
Tyr et de Carthage sans en rencontrer les inconvénients. Les ma-
thématiques peuvent fleurir, parce ([ue le commerce est floris-
sant; mais les mathématiques peuvent devenir un objet de médi-
tations désintéressées et spéculatives, parce que nous sommes
dans une socle lé grecque et que le commerce ne saisit pas l'homme
(1) Sybaris, (lit-on, arma trois cent mille hommes libres contre Crolone.
(2) Le mot coinpioir ne vient-il pas de compter ?
^20 LA SCIENCE SOCIALE.
tout entier (1). L'état social y autorise les loisirs, la retraite après
la négoce, la formation de familles mi-urbaines, mi-rurales,
amies du repos et se transmettant de père en fils, trancjuillement,
les connaissances aocjuises. Les cités ont à leur tête, non pas
seulement une chambre de commerce, mais une véritable aris-
tocratie, curieuse de discussions et de théories en l'air, de tout
ce qu'on pourrait appeler irrévérencieusement les bibelots de
l'intelligence. Et dès lors notre type s'explique parfaitement.
Nous concevons qu'Archytas ne borne pas ses soins à inventer la
poulie, — idée exclusivement pratique, — mais se fasse aussi,
suivant l'expression d'Horace, le w^est/ré-z/r des astres, delà mer
et du ciel, ce qui offre moins d'utilité immédiate. Nous compre-
nons également qu'Archimède, après avoir inventé des miroirs
ardents pour brûler la tlotte romaine et des crampons de fer pour
briser les vaisseaux de Marcellus, ait été trouvé, au moment de
la prise d'assaut, en train de résoudre un problème de théorie
pure qui le tracassait personnellement. C'est bien une mort de
Grec^ et une mort de philosophe, Archimède a été philosophe
sans le savoir.
Pythagore, avec l'ensemble des pythagoriciens, représente le
côté théorique d'Archytas et cï Archimède . Ce sont des gens qui,
sans être en général navigateurs ou ingénieurs, prennent la
science mathématique au point où elle se trouve chez les navi-
gateurs et les ingénieurs qui les entourent et, appuyés sur cette
science, se lancent librement dans le domaine de la spéculation.
Ils impriment le cachet philosophique, seul intéressant pour
l'histoire, sur ces connaissances vulgaires d'arithmétique com-
merciale ou d'astronomie maritime cjui, sans eux, ne laisseraient
pas de traces pour la postérité. Ils adaptent à ce cadre nouveau
et local, Rwchiffre, les préoccupations importées d'ionie touchant
l'origine du monde et de toute chose, préoccupations qui, étant
(1) Comme exemple de ces éUides désintéressées, citons, après le calcul du carré de
l'hypothénuse, déjà mentionné, les découvertes relatives aux quantités incommensu-
rables, ou encore celte observation que le cercle contient plus d'espace qu'un po-
lygone quelconque dont les lignes, ajoutées bout à bout, égalent en longueur la circon-
férence de ce cercle. Voilà bien des vérités qui « ne servent à rien » et auxquelles
on n'arrive que par des aptitudes particulières à la méditation.
LES ANCÊTRES DE SOCRATE. 221
clouru' le rôle (]uo jouent en Grande Grèce comme ailleurs les
fiiltures arborescentes, se fait jour d'ailleurs dans cette région
presque aussi naturellement qu'en lonie.
Si un mot résume l'œuvre scientifique de Pythagore, le chiffre^
un seul mot résume aussi son œuvre morale, la sobriété.
m. — LA MORALK PYTHAGORICIEXNK.
Il existe dans les cités de la Grande Grèce, au moment où ap-
paraît Pytliag'ore, un double courant parfaitement caractérisé :
courant tendant à maintenir la sobriété et les mœurs, courant
tendant à les détruire pour implanter le luxe et la corruption.
On nous dira qu'il se manifeste un peu partout des doubles
courants de ce gejire. L'objection a du vrai; mais on va voir que
le phénomène, pour des raisons spéciales, s'accuse dans notre ré-
gion beaucoup plus vivement qu'ailleurs.
Ces deux courants peuvent se personnifier dans deux cités qui,
à une même époque, représentent pour ainsi dire deux stades
de l'évolution de la race : Crotone et Sybaris.
Bien entendu, la distinction n'est pas absolue. Il devait y
avoir des gens sobres à Sybaris; il devait y avoir des gens cor-
rompus à Crotone. De plus, comme le remarque Grote, il ne faut
pas prendre pour argent comptant tout ce qu'on nous raconte
de Sybaris, parce que ces anecdotes ont généralement passé par
Crotone, la cité rivale et jalouse, qui a dû les amplifier et les
corser quelque peu. Quoi qu'il en soit, il est certain que le terme
de Sybarite a pris une signification bien connue. Il est certain
aussi que Sybaris a été vaincue et détruite par Crotone, bien que
sa population et ses armées fussent fort supérieures à celles de
sa voisine. Nous pouvons donc très bien admettre que Sybaris,
au point de vue des mœurs, se trouvait, vers le sixième siècle
avant Jésus-Christ, à un échelon plus bas que Crotone, qui, d'ail-
leurs, devait la suivre bientôt.
Voyons donc ce que l'histoire a retenu de saillant sur les mœurs
de ces deux villes.
222 LA SCIENCE SOCIALE.
Crotone, d'après les historiens, avait deux titres de gloire : ses
médecins et ses athlètes.
Le plus fameux de ses médecins est ce Démocède qui, après
avoir exercé son art à Crotone, vint travailler à Égine, où il ga-
gnait un talent par an, puis à Athènes, où les Pisistratides lui of-
frirent un talent et demi, ensuite à Samos, où Polycrate lui donna
deux talents, enfin à la cour de Darius qui le combla d'honneurs et
de richesses. Cette série de surenchères montre assez le cas qu'on
faisait du savant Crotoniate et de la formation médicale qu'il
avait reçue dans sa patrie.
L'athlète célèbre, c'est Milon, le fameux Milon, tantôt lutteur,
tantôt général, héros de tant de luttes olympiques, amoureux des
difficultés physiques, fier de s'attaquer à tout ce qu'il y avait de
plus fort chez les hommes et même dans la nature, comme le té-
moigne la légende de sa mort, immortalisée par Puget (1).
Démocède et Milon ne sont pas des isolés. Ce sont deux points
culminants au milieu d'une multitude de médecins et de gymnas-
tes. Or la médecine et la gymnastique, chez les Grecs, s'enten-
daient dans un sens plus large que chez nous. Platon, dans le
Gorgias^ dit qu'il existe deux sciences concernant le corps, la mé-
decine et la gymnastique. La médecine comprend l'hygiène, et
^d,v\,iQ.xx\iève:mG\Ala)'f'glementation des repas. Platon l'oppose à
la cuisine., ennemie jurée de la médecine, qui flatte le corps au
lieu de le conserver. La gymnastique embrasse tous les exercices
corporels, ainsi que la réglementation du vêtement. Platon l'op-
pose à \?i toilette., ennemie jurée de la gymnastique comme la cui-
sine l'est de la médecine, et qui, suivant sa même expression,
flatte le corps en feignant de le protéger. Ces idées de Platon, —
qui avait voyagé en Grande-Grèce, — jettent un jour assez clair
sur l'état social du peuple crotoniate, célèbre pour cette même
médecine et cette cette même gymnastique, proclamées <c les
sciences du corps » par le philosophe athénien. On voit que Cro-
tone en est restée à la sobriété naturelle de ces peuples méditer-
ranéens, qui, aujourd'hui encore, vivent dune assiettée d'olives,
(1) On prétend que Milon. ayant voulu fendre avec la main un arbre très solide,
vit sa main prise dans la fente et, dans cet état, fut dévoré par un lion.
LES ANCKTHES DK SOCHATE. 22.'}
(111110 pincée de macaroni, de (inclcjues poienées de riz et de
fruits secs. Le progrès de l'instruction a rendu plus systématique
l'habitude de cette sobriété; la nécessité de se défendre contre les
pasteurs guerriers des Abruzzes a développé, un peu comme à
Sparte, le goût des exercices physiques. Le climat, qui favorise
la frugalité, favorise également la simplicité dans le costume, re-
commandée parles confréries pythagoriciennes comme elle Tétait
déjà en Grèce par certaines sectes orphiques. La haute culture
médicale, de son côté, ne peut que montrer l'avantage que l'on
trouve à pratiquer des mœurs réguhères. Or le pouvoir, avons-
nous dit, est aux mains d'une élite, élite instruite, éclairée, tra-
ditionnelle. Cette élite estime que la sobriété est bonne; il lui est
avantageux que le peuple sache iiorner ses désirs; elle sait, d'au-
tre part, que la gymnastique est la condition sine qua non pour
avoir de bons soldats et que les hordes de la montagne sont
toujours prêtes à. fondre sur la mince ligne de rivages d'où ils
ont été refoulés. La sobriété, pivot de tout ce système de défense,
est éminemment utile à l'aristocratie. Elle fait donc tout ce qu'elle
peut pour la maintenir; et elle a raison de faire tout ce qu'elle
peut, car, en ce même moment, un courant inverse se produit,
sous l'influence du commerce, de l'enrichissement, de l'affluence
des marchandises précieuses, et ce courant, en devenant fort, me-
nace de jeter dans l'instabilité démocratique cette société, dont
la durée est si étroitement liée au maintien de ces mœurs quasi-
spartiates, rempart invisible de la cité.
Crotone a peur, en un mot, de devenir Sybaris.
Sybaris, c'est la cité du luxe, de la mollesse. Là, l'hygiène est
en baisse, la g-ymnastique est moins en honneur; la toilette et la
cuisine, ces deux flatteuses dont parle Platon, régnent en mai-
tresses. Certains traits passent en proverbe. C'est là que les dor-
meurs ne peuvent souffrir le pli d'une feuille de rose; c'est là que
les chevaux apprennent à marcher au son de la fliite. Aucune
laine n'est assez fine pour draper les membres délicats des Sy-
barites. Tel riche citoyen, voyageant au dehors, entraine à sa ,
suite une escorte de plusieurs centaines d'esclaves, valets, par-
fumeurs, cuisiniers. Cet état de choses est anormal sur le littoral
224 LA SCIENCE SOCIALE.
méditerranéen. Il tranche violemment avec les mœurs ordinaires
de ces populations simples et végétariennes. Mais il n'en a pas
moins sa cause sociale : le développement rapide et excessif du com-
merce. Le commerce, là où il prospère, tend à développer dans
une forte proportion les consommations de luve, et, lorsque l'en-
richissement est hrusque, les traditions familiales qui tendent à
maintenir la sobriété des ancêtres sont, comme l'atteste l'expé-
rience, plus facilement rompues.
Tel est le danger qui menace Crotone, le fléau qui, déjà, a
commencé à l'envahir.
L'aristocratie s'aperçoit qu'il faut lutter, et elle cherche des
auxiliaires.
Quels meilleurs appuis peut-elle trouver que celui que lui
présentent les cultures intellectuelles? quel meilleur instrument
à employer que celui de la prédication morale, puisqu'il faut agir
sur les mœurs?
De telles fonctions sont généralement dévolues à la religion,
dans les races où la religion jouit d'un grand prestige sur les
masses. L'ennemi du luxe, le champion de la simplicité et de la
modestie, le réformateur de la vie privée porte alors le froc et
s'appelle Savonarole.
La relig-ion, par elle-même, ne peut jouer ce rôle en Grande
Grèce. La race hellénique n'est pas sortie des steppes pauvres,
où le clergé est tout, mais des steppes riches, où il n'est rien.
L'esprit religieux est puissant chez les Grecs, mais les prêtres
n'exercent qu'une influence des plus secondaires : ils ne sont
que des sacrificateurs, des gardiens de temples. Ils ne prêchent
pas, ils n'agissent pas sur l'esprit public.
liC prédicateur, c'est Pythagore.
Pythagore et ses amis organisent une sorte de corporation
mystique, s'astreignent à des règles austères, s'attachent à
donner à leur vie une allure digne et respectable, imposent la
frugalité comme une loi et prescrivent l'abstinence de certains
aliments, tels que la viande et les fèves, en étayant ces défenses
de conceptions surnaturelles, telles que la métempsycose, évi-
demment importée d'Egypte.
LKS ANCKTRKS DE SOCRATK. 225
Ici ciicoi'c, j)<)ui' mieux t'om[)reii(lro la j)oi't(îo du pliéiiuiiièiic,
et ne pas l'attribuer tout entier à la fantaisie de Pytliagore, il
importe de faire quchpies rapprochements.
Une loi d'Athènes, assez ancienne, défendait de tuer un bœuf,
excepté pour le sacrifier à Zens Polieus (^Zeus de la cité).
Cette loi curieuse, dans sa brièveté, traduit un quadruple phé-
nomène : existence de l'agriculture dans l'Attique, sobriété des
Athéniens, piété profonde et importance souveraine de la cité.
Rappelons-nous maintenant les prescriptions mosaïques sur la
chair du lièvre et du porc, les interdictions analogues du Koran,
la grande prohibition des liqueurs fortes pour tous les musul-
mans, et l'on verra nettement le lien étroit qui existe entre les
préceptes positifs d'une philosophie ou d'une religion relatifs à
l'alimentation, et les conditions sociales des milieux parmi les-
quels ont été promulgués ces préceptes.
Ces préceptes sont la traduction solennelle d'un besoin social,
la réaction, parfois trop complète, d'une élite prévoyante contre
des excès dont les conséquences ont lieu de l'alarmer.
Car si la loi naturelle, identique en tout temps et en tout lieu,
n'a rien à démêler avec la Science sociale, les lois positives, qui
sont les différentes manières d'interpréter, ici et là, les données
vagues et générales de la loi naturelle, sont en étroite con-
nexion avec les phénomènes sociaux.
L'originalité de Pythag-ore, en tant que moraliste, a été de se
faire, avec un appareil politico-religieux, l'apotre de la tempé-
rance. Son apostolat ne consiste pas en effet en simples sermons.
Il ajoute au poids de ses conseils tout celui de l'autorité civile
dont il dispose et tout celui que l'idée religieuse, mêlée à son
enseignement moral, vient mettre à son tour dans la balance.
Le philosophe, en lui. ne supplée pas seulement le magistrat, il
supplée le ministre du culte , et , comme toutes les sciences se
tiennent à cette époque, il supplée aussi le médecin. On conçoit
l'effet d'une telle prédication sur ceux des Crotoniates qui, indé-
cis, commencent à évoluer vers les nouvelles mœurs, k mettre un
pied timide encore dans le sentier des raffinements et du luxe.
De soudains revirements se produisent, réactions magnifiques.
^26 LA SCIENCE SOCIALE.
retours enthousiastes vers le passé. Comme plus tard à Florence,
des femmes se dépouillent de leurs bijoux et jettent ces instru-
ments de perdition aux pieds de l'antique Savonarole. Les gens
coquets renoncent à leurs laines milésiennes, les gourmands
retournent aux légumes et aux olives de leurs pères. Bref, du-
rant une certaine période, la campagne de l'école pythagori-
cienne, équipée en société de tempérance, est couronnée d'un
brillant succès.
Devançons maintenant les temps, et contrôlons Crotone par
Athènes. Sans doute la situation des deux cités n'est pas absolu-
ment la même; mais il est facile d'apercevoir, moins fort qu'à
Crotone, un courant identique à celui que nous venons de signaler,
ainsi que ce même phénomène des cultures intellectuelles enrô-
lées au service de l" aristocratie en rue de restaurer les antiques
mœurs. Le courant, disons-nous, est moins fort qu'à Crotone,
car, même ainsi aidé, il ne triomphe pas. En revanche, il a l'a-
vantage d'être représenté par des écrivains de génie, dont les
œuvres nous offrent heureusement le point de comparaison que
nous cherchons. La campagne menée en Grande Grèce par les
pythagoriciens Test ici par Platon, par Xénophon, par Aristo-
phane, tous grands défenseurs de la sobriété, de la simplicité
dans les habits, des vieux usages des ancêtres. Nous n'insistons
pas sur les deux premiers, que nous reverrons ultérieurement.
Quant à Aristophane, on connaît son attitude politique. Réaction-
naire acharné, il a fait de toute son œuvre un gigantesque pam-
phlet contre la démocratie athénienne. Voyez par exemple le
fameux dialogue entre le Juste et l'Injuste, qui résume la pensée
fondamentale des Nuées. Ce n'est pas là seulement de la poésie.
C'est de la philosophie. Que reste-t-il, en effet, si on le dépouille
du sel comique et de la forme dialoguée? Une prédication pytha-
goricienne .
Seulement Aristophane faisait rire, et ne convertissait per-
sonne. 11 était de la minorité.* Pythagore régentait son public
comme un maître d'école. A ses arguments philosophiques, il
joignait la raison du plus fort.
Cette force, Pythagore et ses disciples ne devaient pas la garder
LES ANCKTllES DE SOCRATE. 227
touioius. I^a nature des cultures intellectuelles est d'être les auxi-
liaii'es du patronage, et robservatiou sociale montre que, partout
où elles entreprennent, pour un motif ou pour un autre, de syp-
plrer le patronage, l'état de choses qui s'ensuit ne peut être
qu'artilicicl, éphémère, mal écfuilibré. Les savants sont faits pour
enseigner et non pour commander. A eux le souci du progrès
intellectuel, à d'autres la direction etfective des hommes, l'ne ré-
pu])lique dirigée par des philosophes, ce rêve de Platon, caressé
plus tard par Cicéron, et réalisé à la lettre, avant ces deux pen-
seurs, dans les cités de la Grande Grèce, ofi're quelque chose de
contre nature. Ces phénomènes-là ne peuvent se produire que
rarement, et par suite d'un concours tout particulier de circons-
tances. La puissance réelle des pythagoriciens, qui reposait sur
trois fondements : l'appui de Laristocratie, le prestige énorme de
la science alors naissante et avidement recherchée, la présence
dans la société d'un nombreux élément sobre et honnête, partisan
des antiques mœurs, — cette puissance, disons-nous, devait for-
cément décliner à mesure que l'aristocratie perdrait du terrain,
que les découvertes de la science verraient se dissiper l'auréole
merveilleuse de leur nouveauté et que le camp des hommes so-
bres s'éclaircirait au proht des bataillons grossissants du luxe et
de l'immoralité. L'heure critique arriva. Sans doute le pythago-
risme ne fut pas battu du premier coup; il y eut des résistances,
des restaurations, des révolutions nouvelles ; mais, en définitive,
le système finit par craquer de toutes parts. Cette réaction se
manifesta politiquement par un vaste mouvement démocratique.
Pythagore, de son vivant, put assister au premier assaut. Les
pythagoriciens de Grotone furent traqués, bannis, massacrés. Les
belles constitutions s'écroulèrent. Mille récits, compliqués de
légendes, courent sur la mort du maître. Les uns veulent qu'il
ait été brûlé par les insurgés dans sa maison de Grotone; les
autres qu'il se soit réfugié à Métaponte, ou en Sicile. Certains
prétendent que, désespéré, il se laissa mourir de faim. Toutes ces
différentes versions concordent en ce qu'elles nous attestent
l'échec final du système, la défaite de l'aristocratie a])puyée sur
la science et sur la morale, et le triomphe définitif de la démo-
228 LA SCIENCE SOCIALE.
cratie remuante et instable, dont le règne va précéder, pour ces
cités trop rapidement enrichies par un commerce instable, la
suprême crise qui, après avoir emporté Sybaris, emportera bien-
tôt les autres cités.
Mais ces cités démocratiques n'auraient-elles pas, de leur côté,
un certain type de cultures intellectuelles à opposer à nos pytha-
goriciens? La philosophie n'était-elle pas faite pour elles comme
pour les autres, et, en ce cas, quelle forme peut prendre chez
elles cet enseignement philosophique dont nous avons constaté
la diffusion dans presque tous les milieux helléniques après son
apparition en lonie? C'est ce que nous verrons la prochaine fois,
en nous occupant des Sophistes.
[A suivre.)
G. d'Azambuja.
LA
DÉCENTRALISATIOX ADMINISTRATIVE
II
LA COMMUNE ET LE DÉPARTEMENT
Dans un premier article (1), nous avons montré que notre
pays, par une marche historique soutenue, est revenu depuis
plusieurs siècles à la tradition latine et aux règles administratives
de la Rome impériale.
Il nous faut déterminer maintenant l'état actuel précis do
notre régime administratif : à cet efTet, nous devons tout d'abord
demander au législateur moderne de quels principes il s'est
inspiré; nous examinerons ensuite quelle application réelle il a
fait de ces principes dans le fonctionnement des « services pu-
blics ». La question qui fait tout le sujet de ce travail est l'anta-
gonisme établi entre l'ingérence de l'État et l'initiative privée,
par le régime officiellement imposé aux autonomies locales.
Les autonomies locales sont constituées par des groupements
naturels, où les citoyens ont à gérer des intérêts immédiats,
simples, afférents à la vie quotidienne, essentiellement distincts
des intérêts généraux qui ressortissent à la collectivité totale
appelée FÉtat.
En France, les autonomies locales sont actuellement person-
nifiées dans la Commune et le Département.
Nous allons donc rechercher comment le législateur moderne
(1) Voir la livraison d'Avril 1895.
T. XX. 17
230 LA. SCIENCE SOCIALE.
a compris l'existence de ces personnes civiles élémentaires :
nous montrerons comment il a substitué à leur vie normale un
organisme artificiel.
En effet, et à la différence de ce qui fut orig-inairement, le
législateur a introduit ici le fonctionnaire, qui se hiérarchise
dans des bureaux : selon le système romain, les gouverneurs
de province se bornaient à imposer aux notables des cités, aux
autorités naturelles du lieu, certaines obligations surajoutées
à leurs devoirs nécessaires; dans la France monarchique, baillis
et sénéchaux, tout dépendants qu'ils fussent du roi, étaient
encore par eux-mêmes des personnages, et c'est seulement en
leur substituant des lieutenants, puis en commissionnant des
maîtres des requêtes, que le pouvoir est parvenu à remplacer
tout de bon les chefs naturels par de simples agents entièrement
placés dans sa main et dont le caractère distinctif est l'irres-
ponsabilité. Notre temps a vu la consommation et la perfection
de ce système, qui a trouvé sa formule définitive dans la légis-
lation de Pan VIII. C'est encore elle qui nous régit actuellement.
Sans doute, deux modifications importantes dans leur principe
ont été apportées au système : en 1831 et 1833, l'élection a été
introduite dans le recrutement des conseils municipaux et des
conseils généraux; en 1871, une réforme analogue a été appli-
quée à la désignation des maires, et les commissions dépar-
tementales ont été créées; les bases d'un système nouveau ont
été jetées ainsi par l'organisation des Conseils élus et l'institution
des Commissions départementales. Mais il ne faut pas s'y tromper :
si on a jeté des bases, l'édifice n'est guère sorti de terre. La
vieille bâtisse administrative est restée debout et s'est continuel-
lement agrandie de nouvelles annexes : c'est chez elle, dans
ses murs épais, au milieu de ses bureaux, que les Conseils élus et
la Commission départementale reçoivent une hospitalité mo-
mentanée et précaire. Durant le temps même de leurs courtes
sessions, nos élus ont pour principal souci de suivre les atfaires
de leurs communes dans « les bureaux » de la préfecture et dans
ceux des innombrables « services » qui gravitent autour d'elle.
Des rapports sont lus, des discussions ont lieu, des décisions
LA DÉCENTRALISATION ADMIMSTRATIVi:. 2."M
sont prises en sf-ancc; mais le trav.iil utile a été [)réparé, se fait
et se poursuivra dans ces « l)ur(>aux » où sont assis des hommes
modestes et généralement fort honorables, mais obscurs, qui
ont surtout pour g-uide etfectif des instructions et des « circu-
lairc^s » accumulées. Ces règles intérieures constituent au profit
de ce personnel une sau\egarde, une garantie contre toute ten-
tation d'initiative qui le rendrait responsable de ses agissements,
troublerait sa tranquillité et compromettrait la sécurité de son
humble avenir.
Ainsi règne au-dessus des corps élus, au-dessus même des
préfets et des ministres, la toute puissante et impersonnelle
Bureaucratie.
Voyons sur quels principes, dans la sphère des intérêts locaux
représentés par la Commune et le Département, le législateur
français a posé les fondements de ces deux institutions nouvelles,
portées par lui à un remarquable degré d'achèvement.
I. — LA CONSTITUTION DE LAN VIII.
La Constitution du 2-2 frimaire (13 décembre 17991, en même
temps qu'elle réglait l'ordre politique, a établi les principes de
notre organisation administrative.
Les intérêts locaux seront g"érés par des fonctionnaires choisis
sur de vastes listes de présentation émanées de r élection (1). Des
fonctionnaires élus : voilà le type.
Oh ! dira-t-on , nous sommes aujourd'hui bien loin d'une pareille
conception : ce que nous avons et ce que nous voulons avoir de
plus en plus, c'est la nation maîtresse de ses destinées en bas
(1) « Art. 7. Les citoyens de chaque arrondissement communal désignent par leurs
suffrages ceux d'entre eux qu'ils croient les plus propres à gérer les affaires publiques.
11 en résulte une liste de conliance, contenant un nombre de noms égal au dixième
du nombre des citoyens ayant droit d'y coopérer. C'est dans cette première liste com-
munale que doivent être pris les fonctionnaires publics de l' arrondissement.
« Art. 8. Les citoyens compris dans les listes communales d'un département dési-
gnent également un dixième d entre eux. 11 en résulte une seconde liste dite départe-
mentale, dans laquelle doivent être pris les fonctionnaires pnijtics du département.
232 LA SCIENCE SOCIALE.
comme en haut ; c'est le bulletin de vote tout puissant et seul
souverain. Aussi, l'électorat est-il partout, ou presque partout.
Je vais essayer de démontrer que nous sommes dupes d'une
illusion, et que le principe admis en l'an VIII n'a pas cessé de
nous régir.
On se rappelle l'œuvre de l'Assemblée constituante. Elle s'ins-
pira de cette idée : « La Nation est une; les départements ne sont
que les sections d'un même tout ; et elle mit en pratique cette
idée-mère, en confiant aux adminislmtlons locales le soin même
des intérêts généraux.
Qu'a fait de plus le législateur de Fan VIII? La même confusion
entre les deux ordres d'intérêts a été prise pour base fonda-
mentale de notre système politi<pie administratif; seulement,
il y a eu un revirement incontestable et évident : au lieu de
donner le pas à l'élément local, issu de l'élection, sur l'élément
général et d'ordre public, c'est le second qui désormais absorbe
le premier. Le pouvoir municipal et départemental ne tient plus
le roi en tutelle, comme en 1789; c'est le pouvoir central qui
exerce cette tutelle. Mais, ce qu'il faut bien retenir, c'est que
nos autorités locales sont comprises définitivement dans l'orga-
nisme gouvernemental, et que le mandat dont elles sont investies
a toujours un caractère de fonction publique ; tel est le terme
très juste employé par la constitution de frimaire.
Ce langage paraissait tout naturel à la fin du dernier siècle ,
à l'aurore du dix-neuvième ; il nous étonne un peu à présent :
et pourtant, nos idées n'ont guère changé.
En effet, à l'heure actuelle mais, à vrai dire , depuis bien peu
d'années, les maires sont élus par les conseils municipaux : a-t-
on, pour cela, cessé de les considérer comme des foîictionnaires
et de les tenir sous la férule du pouvoir gouvernemental? Que
peuvent les conseils municipaux? que peuvent même les con-
seils généraux? Le préfet n'exerce-t-il pas la toute-puissance, à
l'aide des bureaux, ou si mieux l'on aime, des « services pu-
blics » placés sous ses ordres?
Le principe posé par la Constitution de frimaire an VIII, a, du
reste, été développé et fixé par la Loi du 28 pluviôse de la même
LA DKCENTRALISATIO.X ADMINISTRATIVE. ^233
année (17 février 1^00), qui est la rèyle fondamentale et or-
ganique de notre régime administratif.
Mais avant d'étudier cette Loi de pluviôse, il convient d'em-
prunter à la Constifution de l'an VIII deux articles qui, eux
aussi, ont survécu aux règles éphémères de l'ordre purement
politique, tant ils exprimaient avec exactitude la conception qui
était alors et qui est demeurée dans les esprits : ces dispositions
révèlent l'idée générale qui va tout dominer.
« Art. 52. Sons la direction des Consuls^ un Conseil d'État est
chargé de rédiger les projets de lois, et de résoudre les difficultés
qui s'élèvent en matière administrative. » Ainsi renaît le Conseil
d'État . chargé de « résoudre les difficultés » c'est-à-dire « sou-
verain juge » en matière administrative. On dit ici, avec une
certaine candeur, au peuple français qui trouve cela tout na-
turel, que le gouvernement prend k sous sa direction » l'autorité
chargée de juger ses propres actes. Aujourd'hui on y mettrait
plus de formes ; on serait fort mal venu à prétendre que le con-
seil d'État rend la justice « sous la direction » du pouvoir cen-
tral. Mais au fond qu'y a-t-il de changé?
Voilà donc le Conseil d'État de Richelieu et de Louis XIV qui
reparait. La Constituante l'avait ressuscité une première fois;
mais elle n'en avait restauré que le nom, attribuant ce titre dé-
risoire au conseil des ministres lui-même. C'est donc un progrès
que ce retour à une institution régulière en la forme et stable
dans son personnel : il reste à voir quelles en sont les attrihu-
tions. Or, nous devons faire remarquer que l'esprit centralisa-
teur de la loi moderne nous a conduits au-delà même de l'Ancien
Régime. En effet, on a transformé en règle ce qui n'avait que le
caractère d'une exception fondée sur la raison d'État. En effet,
les légistes de l'ancienne France avaient imaginé un principe dit
de « justice retenue », qui cadrait assez bien avec l'idée du
pouvoir absolu résidant en la personne du roi : en vertu de cette
inaliénable plénitude de juridiction, le roi conservait le droit de
juger <( en conseil ». Que s'il y avait excès, si les « évocations »
devenaient abusives, des remontrances s'élevaient du sein des
Parlements, de la Cour des Comptes, de la Cour des Aides,
234 LA SCIENCE SOCIALE.
c'est-à-dire des juridictions ordinaires auxquelles l'antique
usage avait conféré le titre de « Cours souveraines ». C'était en
soi une faible barrière, il est vrai, mais qui trouvait néanmoins
une grande force dans l'opinion. Il était réservé au législateur
moderne de conférer au chef du gouvernement l'autorité su-
prême ordinaire en matière administrative, de l'établir juge de
droit commun^ et cela par voie d'institution régulière et consti-
tutionnelle.
Et il faut noter que le rétablissement du Conseil d'État n'a
pas mis fin à ceiie juridiction mimstérielle, que nos légistes ont,
au contraire, conservée avec un pieux respect. Les ministres
sont demeurés et demeurent, eux aussi, juges de droit commun
au premier degré. De telle sorte qu'en matière administrative
le ministre est juge en premier ressort, et le chef de l'État en
appel.
Du moins, les décrets « au contentieux » du chef du gouver-
nement sont préparés par le (Conseil d'État, qui constitue une
institution de forme régulière, tandis que les arrêtés des minis-
tres sont l'œuvre de cette Bureaucratie appelée à se juger elle-
même. Jamais un législateur n'eût osé coucher sur le papier de
pareilles règles : on sait que la juridiction ministérielle est
l'œuvre de la jurisprudence. On se souvient, en effet, que la
constitution de l'an III ayant cru devoir abolir jusqu'au nom de
Conseil d'État, comme pour se débarrasser d'un fantôme encore
importun, les légistes ont maintenu au profit des ministres iso-
lément., la juridiction que la Constituante leur avaif attribuée en
corps , sous ce nom fallacieux de Conseil d'État : et ils se sont
bien gardés, une fois le Conseil d'État restauré , de lui rendre son
héritage et d'en dépouiller les ministres usurpateurs. C'est donc
bien une institution nouvelle, une œuvre propre au droit nou-
veau, que cette 'mcvo^ahla juridiction ministérielle.
Il y avait, dans l'ancien régime, des traditions qui ne valaient
rien : on les a fixées à titre de règles positives^' et en même
temps, on en a créé d'autres plus détestables encore. Comment
s'en étonner si, dans les esprits, inconsciemment sans doute
mais trop sûrement, les mômes idées subsistent ? Certes, nous ne
LA nÉCE.NTHALISATION ADMINISTRATIVE. :23y
prétendons j)as ici faire valoir l'ancien réi;imc : nous entendons,
au contraire, en dénoncer la persistance et l'aggravation.
On va voir que, dans la matière qui nous occupe, il y a eu si
peu de changements véritables en France, depuis 1789, que les
réformes en apparence les plus décisives, sont elles-mêmes frap-
pées d'impuissance. Ainsi, la constitution de l'an VIII se terminait
par un article fameux. Fart. 75. Cet article a été abrogé
en 1870, dansunmoment d'entraînement politique, et il faut dire
que, s'il n'eût été sabré par décret, il n'aurait sans doute pas
disparu depuis. Or, cette abrogation n'a produit en définitive
aucun résultat. Voici cet article : « Art. 75. Les agents du gou-
vernement autres que les ministres ne peuvent être poursuivis
pour des faits relatifs à leurs fonctions qu'en vertu d'une décision
du Conseil d'État; en ce cas, la poursuite a lieu devant les tri-
bunaux ordinaires. » Jamais aucune poursuite n'a lieu pas plus
qu'auparavant. Pourquoi? parce qu'on trouve toujours un côté
administratif dans les actes des agents du gouvernement, que
le conflit est élevé, et qu'ainsi le dernier mot reste au gou-
vernement constitué juge en matière contentieuse administra-
tive.
De la Constitution politique de frimaire an VIII, passons à la
loi organique administrative de pluviôse, même année.
II. LA LOI DE PLUVIOSE.
La loi du 28 pluviôse an VIII est et demeure la charte fonda-
mentale de notre organisation administrative.
En ce qui concerne les Communes:, cette loi place, dans chacune
d'elles, maire, adjoint, conseil municipal.
Nous savons comment sont faites les nominations des a fonc-
tionnaires » municipaux.
Voici maintenant quelles sont les attributions du conseil muni-
cipal :
0 II entend et peut débattre le compte des recettes et dépenses
municipales, fjui sera rendu par le maire au sous-préfet, lequel
236 LA SCIENCE SOCIALE.
l'arrête définitivement. » (Art. 15.) Il faut remarquer ici que cette
disposition n'a pu résister à la concentration bureaucratique : le
sous-préfet ne donne qu'un avis, c'est le préfet qui arrête le
budg-et de la plus petite commune.
« Il (le conseil municipal) règle la répartition des travaux né-
cessaires à l'entretien et aux réparations des propriétés qui sont
à la charge des habitants » : la loi vise particulièrement les che-
mins. Mais aujourd'hui, comme la plupart des chemins sont sub-
ventionnés par le département, c'est le préfet qui, en réalité,
règle la contribution des communes, nomme agents-voyers et
cantonniers. De sorte que, s'il y a eu progrès certain dans le
service de la voirie, l'autonomie locale en a encore pâti.
Enfin, le conseil municipal « délibère sur les besoins particu-
liers et locaux de la municipalité, sur les emprunts, sur les octrois
ou contributions en centimes additionnels. » Il est heureux qu'on
laisse à la commune la faculté de prendre, sauf approbation de
l'autorité supérieure ])ien entendu, des délibérations sur ses be-
soins, et de voter les ressources nécessaires pour y donner satis-
faction. En 1800, on n'était pas très sûr que ce fût un droit pour
cette petite portion « d'un même tout », car c'est l'Etat qui est
tout 1 Le législateur sent le besoin de fournir des explications et
de se justifier : « Un conseil municipal a paru nécessaire, écrit
Rœderer dans son rapport, pour faire connaître les intérêts des
habitants, assurer leurs droits et régler les affaires domestiques
de la communauté... Comme les contributions nationales sont
votées en France par les représentants du peuple, il semble en
résulter que les contributions locales doivent l'être aussi par une
sorte de représentation de famille. Ce principe a été reconnu et
observé même sous la monarchie. »
Les mêmes principes régissent l'administration du Départe-
ment, lac[uelle absorbe, du reste, celle des Communes.
« Le Préfet sera chargé seul de l'administration. Le conseil
de préfecture prononcera sur le contentieux attribué en 1790 aux
Directoires. Lorsque le Préfet assistera au Conseil de Préfecture,
il jjrésidera : en cas de partage, il aura voix prépondérante. »
(Art. 3 à 5.)
LA DÉCENTRALISATION ADMINISTHATIVE. 237
« Le conseil général fera la répartition des contributions di-
rectes entre les arrondissements. 11 déterminera, dans 1rs limites
fixées par la loi, le nombre de centimes additionnels dont l'im-
positioiî sera demandée pour les dépenses du département.
Il entendra le compte annuel que le Préfet rendra de l'emploi
des centimes... 11 e./jn-imera so/i opinion sur l'état et les besoins
du département , et l'adressera au Ministre de l'Intérieur. »
^Art. 0.)
Tel a bien été le conseil général jusqu'à l'institution des com-
missions départementales en 1871 : comme la commune, le dé-
partement a son budget; il vote les ressources destinées à l'ali-
menter : le Préfet est chargé du reste.
Rappelons-nous que les légistes ont estimé que c'était encore
trop. Il a fallu, on le sait, la loi de 1838 pour assurer au dépar-
tement une existence propre, hors le giron de l'État où la juris-
prudence l'a tenu lié pendant trente-huit ans : on s'est obstiné,
durant ce long temps, à refuser à cette unité administrative le
caractère de personne civile. On la réduisait à ce rôle effacé de
simple circonscription, que joue rarrondissenient dans le système
actuel : et de fait, la législation n'avait point fait de distinction
entre les deux; aussi, avait-on eu bien soin d'adopter l'interpré-
tation la pkis restrictive.
Pourtant, un décret du 9 avril 1811 aurait dû forcer l'opinion
des légistes. Il portait « concession gratuite aux départements,
arrondissements et communes, de la pleine propriété des édifices
et bâtiments nationaux , actuellement occupés pour le service de
l'administration, des cours et tribunaux, et de l'instruction pu-
blique. » Voilà donc les départements assimilés aux communes,
aussi bien d'ailleurs que les arrondissements, au point de vue de
la faculté de posséder des biens, laquelle en droit constitue la
personnalité morale. N'importe, si on ne peut détruire la com-
mune, ainsi qu'on l'a bien vu en l'an III, on peut empêcher le
département de naître, et l'on s'y empresse.
Enfin, comme si le Préfet n'était pas assez puissant, nous le
voyons iwsiiiwé juge « en Conseil de Préfecture », comme le chef
du pouvoir en Conseil d'État.
238 LA SCIENCE SOCIALE.
Telle est la législation de l'an Vill, telle est cette fameuse loi
de pluviôse, dont l'éloge n'a pas cessé de retentir dans nos Fa-
cultés de Droit.
m. — LES LOIS DE 1831-18;J8.
L'organisation que nous venons de voir créer formait un cadre
parfait pour les évolutions de la bureaucratie.
Tout fut bien aligné, régularisé . Les ordonnances des 10 juin
1814, 28 janvier 1815, 8 août 1821 entourèrent de formalités mi-
nutieuses cette humble comptabilité communale, pourtant si
étroitement tenue dans les mains du pouvoir. Mais il faut rendre
cette justice à la bureaucratie qu'elle est fort honnête : avide
d'irresponsabilité, elle se lie les bras à elle-même pour ne pas être
tentée par l'arbitraire; c'est que l'arbitraire a pour corollaire
l'initiative, et elle en a horreur. Il est, d'ailleurs, très habile de
sa part de multiplier les formes, parce que c'est pour elle le moyen
de se rendre indispensable : songez donc, où irions-nous si nous
étions privés de ces « garanties »? et qui pourrait les observer,
sinon ceux qui connaissent et appliquent chaque jour textes et
circulaires?
En attendant, les intéressés se perdent dans ce dédale, et ne
comprennent plus rien à leurs propres affaires (1).
Quoi qu'il en soit, et une fois ses précautions bien prises, le
pouvoir crut nécessaire de desserrer, au moins en apparence, les
liens de la centralisation.
Au cours de la session de 1820-1821, un projet de loi avait été
présenté aux Chambres dans ce sens; mais, comme la besogne
parlementaire marche rarement d'un pas rapide, le gouverne-
ment jugea convenable d'agir par voie d'ordonnance.
En vertu de l'ordonnance du 12 août 1821, les communes
pourront disposer de leurs biens, entreprendre des constructions
et réparations, faire tous actes relatifs à l'intérêt communal,
(1) Nous avons montré déjà ailleuis [Mouvement social, lévrier 1895) l'inanilé de
ces règles de la comptabilité publique : nous reviendrons sur ce sujet dans la suite
de notre travail.
LA DÉCENTRALISATION ADMINISTHATIVi:. 239
dans les liniitcs di' Icio's revenus propres et de leurs ressources
ordinaires, avec la seulf aulorisation du préfet.
En droit, c'était le déplacement de l'action supérieure du pou-
voir central au profit de l'autorité préfectorale; c'était de la
déconcentration. Il faut, de plus, recouuaître que le gouverne-
ment interprétait la législation draconienne de l'an VIll dans le
sens le plus favorable : l' initiative était reconnue aux communes;
l'autorité publique se bornerait désormais à donner son autori-
sation. De sorte qu'à la centralisation proprement dite, dans son
sens strict et absolu, qui était bien dans la pensée du législa-
teur, la poussée de l'opinion publique et les exigences du bon
sens, substituèrent la tutelle administrative. C'était une conquête
fort modeste; mais enfin le joug- sera désormais moins humiliant.
Tel est le principe et le droit nouveau.
En fait, la concession était dérisoire : quelle est la commune
qui peut entreprendre quoi que ce soit à l'aide de ses revenus
propres et de ses ressources ordinaires? Il y en a, mais combien
rares! Cette illusoire concession sera pourtant renouvelée légis-
lativement eu 1807 et en 188i, ainsi que nous le verrons.
Il fallut attendre huit ans pour voir reparaître le projet de
loi de 1821, Encore bien que la réforme proposée par M. de
Martignac n'ait pas immédiatement abouti, on trouve, dans cet
épisode fameux de nos luttes parlementaires, des éléments pré-
cieux d'information sur l'état des esprits en France au regard
des libertés locales.
Le 27 janvier 1829, le discours du trône annonça en ces ter-
mes le nouveau projet de loi : « Un projet grave et important ap-
pellera surtout votre sollicitude. Depuis longtemps on s'accorde
à reconnaître la nécessité d'une organisation municipale et dé-
partementale dont l'ensemble se trouve en harmonie avec nos
institutions. Les cjuestions les plus difficiles se rattachent à cette
organisation. Elle doit assurer aux communes et aux départe-
ments une juste part dans la gestion de leurs intérêts; mais elle
doit conserver aussi au pouvoir protecteur et modérateur qui
appartient à la Couronne la plénitude de l'action et de la forer
dont l'ordre public a besoin. »
240 LA SCIENCE SOCIALE.
On voit dans quel esprit, avec quelles hésitations, quelles res-
trictions la réforme est proposée. On veut et on ne veut pas. De
même, lorsque M. de Martignac présente la loi à la Chambre,
« son discours est écouté avec une attention soutenue, et suivi
des plus vives acclamations ». Tout le monde sent la « nécessité »
d'une organisation nouvelle. Pourtant, ce discours si applaudi
révèle à son tour la constante préoccupation de retenir d'une
main ce qu'on donne d'une autre. Il débute ainsi : « Peu d'ob-
jets sont aussi dignes de fixer votre attention. La matière que
nous allons traiter touche à la fois aux intérêts généraux de la
société et aux intérêts privés qui se rapprochent le plus de la
famille. » L'orateur ajoute, il est vrai : « Il y a dans l'état actuel
de notre organisation municipale et départementale quelque
chose à^ incomplet , à' irrégulier, à^ incohérent , qui explique les
inquiétudes et qui signale le besoin d'une notable amélioration. »
Mais, entrant dans l'examen du fond, l'organe du gouvernement
pose aussitôt les prétendus principes du droit nouveau, lesquels
seraient véritablement incompatibles avec les libertés locales :
(( A partir de 1789, l'administration municipale n'est plus une
simple administration de famille, renfermée dans la régie des
intérêts locaux ; elle devient une partie de V administration de
ÏÈtat et concourt ainsi à l'administration générale. » Il revient
sur le même ordre d'idées en terminant son exposé ; il insiste
sur le caractère nouveau que le régime municipal revêtirait
depuis 1789 et sur les conséquences qui en doivent résulter.
« Dans le corps municipal, il faut distinguer deux parties tout à
fait distinctes : d'une part, celle qui exécute, qui administre et
qui rend des comptes; de l'autre, celle qui délibère, qui vote et
qui reçoit des comptes rendus. » <( L'autorité du maire et des ad-
joints émane de la puissance royale... Avant la Révolution, les
maires n'étaient que les chefs de la communauté, que les pré-
posés à l'administration et à la police de la famille. . . la loi de 1789,
les codes qui nous régissent et la législation tout entière leur ont
donné des attributions nouvelles et importantes qui les ratta-
(i) Journal des Débals du <.t février 1821».
LA DÉCENTRALISATION ADMINISTRATIVE. 241
choni à l'ddiiiiirislraliun de l'Ktat. Ils sont devenus responsables
pour la part qui leur appartient dans la conservai ion de l'ordre
public : état civil, recrutement de l'armée, logement des trou-
pes, police de sûreté, taxe du pain et de la viande, police ju-
diciaire. » M. de Martignac ne finit pus moins en déclarant « s'at-
tendre à la douleur d'être accusé d'abandonner les droits de la
Couronne » !
On sait que la réforme échoua par suite d'une coalition d'un
caractère politique.
Mais, la Révolution de juillet éclate. La même question repa-
rait devant les Chambres et, cette fois, aboutit à une solution.
Les lois de 1831 et de 1833 introduisent l'élection comme base
du recrutement des conseils municipaux, d'arrondissement et
généraux. Celles de 1837 et de 1838 codifient la réglementation
« incohérente » qui présidait au fonctionnement de ces assem-
blées : elle organise le budget du département, auquel la per-
sonnalité civile ne pourra plus être refusée.
Et c'est tout (1). La tutelle est sanctionnée une fois de plus.
(1) A la vérité, la loi du 18 juillet 18.37 crée un ordre de délibérations réglementai'
res, c'est-à-dire exécutoires par, elles-noêmes sans autorisation préalable : mais, d'une
part, les matières qui peuvent en faire l'objet sont énuinérées limitativemenl et se
réfèrent seulement à des actes de pure jouissance des biens communaux; d'autre part,
le préfet conserve le droit de suspendre, et même d'annuler les délibérations dont il
s'agit (art. 1 à 3, 9 17). De plus, l'administration supérieure règle le budget, et par
suite tient la bourse communale : il est un grand nombre de dépenses ol)li(jatoires:
et si toutes autres dépenses demeurent facultatives, c'est surtout pour le préfet
qu'elles revêtent ce caractère, car elles ne passeront que s'il le permet. Enlin, comme
pour mieux faire entendre à la commune l'infirmité de sa condition, on ouvre à son
profit, à titre de ressources ordinaires , le droit de voter annuellement cinq centimes
additionnels aux contriijutions foncière et mobilière : eût-elle le droit, comme le
voulait l'ordonnance du 12 août 1821, et comme on le lui reconnaîtra en 1867, de
disposer librement de ce fonds, qu'elle n'en serait pas plus au large. Nous verrons, en
étudiant le fonctionnement des services publics, combien est dérisoire et compliquée
en même temps la formation du budget ordinaire communal.
En ce qui concerne le département, le législateur de 1838 multiplie les lisières au-
tour du Conseil général : le point essentiel, le budget, est l'objet des plus étroites
précautions.
Ce budget est divisé en quatre sections, auxquelles correspondent quatre sortes de
ressources : ordinaires, facultatives, spéciales, extraordinaires. « Aucune dépense facul-
tative ne peut être inscrite dans la première scclion du budget (ressources ordinai-
res). En ce qui concerne les dépenses sur centimes spéciaux ou extraordinaires. « au-
cune dépense ne peut y être impliquée que .sur les centimes destinés à y pourvoir ;...
242 LA SCIENCE SOCIALE.
Comment s'étomier que la législation nouvelle soit demeurée
à ce point stationnaire? Les idées n'avaient point changé. Dans le
rapport demeuré célèbre, dont il fît précéder la loi municipale
du 18 juillet 1837, M. Vivien reprend, avec moins d'élévation
mais avec une rigueur plus pratique, l'exposé de M. de Martignac.
La réforme n'a pas fait un pas dans les esprits. <( Les communes,
écrit le rapporteur, partici'pent à la fois de la famille et du goii-
vetmement public dont elles offrent la double image... Elles cons-
tituent un des éléments du gouvernement. Aujourd'hui, les com-
^munes ne sont plus, quant au gouvernement général de l'Etat,
qu'une simple division administrative ; elles forment la dernière
des circonscrijitioîis oit descend l'autorité jmblique. Elles contri-
buent à Faction de la Couronne, à l'exécution des lois et règle-
ments )). Pourtant, il ajoute aussitôt : « Mais les attributions dont
leurs magistrats sont investis à ce titre pourraient être placées en
d'autres mains et ne leur sont confiées qu'à titre de délégation...
L administration communale pronrement dite embrasse^ selon
les termes de la constitution de 1791. les relations sociales qui
naissent de la réunion des habitants dans les villes et dans cer-
tains arrondissements du territoire des campagnes... Donc, le
pouvoir municipal peut être constitué sans porter atteinte à l'u-
nité du gouvernement central ; ce n'est pas un pouvoir politique » .
A la bonne heure. Seulement, nous allons voir se succéder les
restrictions.
M. Vivien s'empresse d'ajouter, en effet : « Cependant , nous
avons reconnu que le pouvoir central était appelé à intervenir à
d'autres titres qu'au point de vue politique. La sûreté, la salubrité
sont du domaine municipal : mais les mesures à prendre sont su-
bordonnées aux lois de VEtat , aux intérêts généraux et aux
intérêts privés; il va lieu au contrôle de l'Etat, gardien de la loi,
défenseur de l'intérêt général et des droits de tous. Les communes
sont propriétaires, mais à charge de conserver pour leurs suc-
et les fonds restés libres seront cumulés suivant la nature de leur origine.)^ (Art. 15,
19, 21.) Ainsi, ce qui reste disponible dans la poche gauche ne peut, sous aucun pré-
texte, passer dans la poche droite : tout est strictement réglementé, alin qu'on soit bien
sûr que le Conseil général ne puisse se mouvoir.
LA DÉCENTRALISATION ADMINISTHATIVE. 243
cesseurs : l'État représente les (jénératlons à venir. Elles peuvent
s'imposer, mais l'État a besoin de lever des impôts : il doit pré-
server lcseontril)uables d'un poids troj) onéreux. Ainsi, au-dessus
du droit de la commune, doit souvent se placer l autorité souve-
raine et la tutelle du gouvernement. »
En un mot, l'État, le gouvernement, c'est la providence uni-
verselle : il ne compromet jamais l'intérêt public, ni par mala-
dresse, ni par défaut d'information; il n'eni;'age point l'avenir
par des dépenses exagérées ; il est sage, équitable, protecteur im-
partial des droits de tous.
Or, il ne faut pas croire que les lég-islateurs de 1 830 , pas plus
que ceux de l'an VIII, fussent imbus de préjugés qui auraient
disparu de l'esprit des générations actuelles , ou qu'ils fussent
étrangers aux aspirations libérales qui distingueraient notre
temps. Nous nous efforçons, au contraire, de montrer quelle était
la pensée de ceux à qui nous devons ces lois, pour bien faire com-
prendre que cette pensée subsiste toujours cliez la plupart de
ceux qui aujourd'hui parlent le plus haut de réforme adminis-
trative et de décentralisation. Nous avons fait voir que Martignac,
tout en copiant Rœderer, sentait la « nécessité » des réformes; de
même, Vivien, après avoir fait l'apologie du pouvoir central, ne
manque pas de dire : u Cependant , nous ne voulons pas consa-
crer, avec l'extension qu'il a reçue en France, le système général
d'administration désigné sous le nom de centralisation : utile et
avantageux partout ce qui concerne les intérêts politiques, sûreté
générale et staljilité du gouvernement, nous le co?i(lamnons, dès
qu'on veut l'appliquer à des intérêts secondaires ou purement
privés. La liberté de l'administration communale doit contribuer
puissamment au développement de l'esprit public. » On ne sau-
rait mieux dire. « Cependant », tout en condamnant la centrali-
sation, on la maintient. Il serait temps de se rendre compte de
cet étrange abus des mots.
Le mouvement décentralisateur n'a pas cessé d'être en lutte
avec les timidités de la loi.
En IS'i.H , il fut fait un pas en avant, quant à la /ortne; mais
rien n'est changé au fond. La loi des 3-11 juillet 1848 admet le
244 LA SCIENCE SOCIALE.
suffrage universel pour le recrutement des Conseils municipaux ,
et leur confère le droit de « choisir les maires dans leur sein » .
On doit reconnaître , d'ailleurs , que le législateur se boi'nait à
consacrer une réforme qui, par un curieux phénomène, s'était
faite toute seule; il reconnaît ingénument, dans l'exposé des mo-
tifs, que « des Conseils municipaux eux-mêmes s'étaient adjoint
des citoyens dévoués à la république, qu'ils ne doutaient pas que
le suffrage universel eût appelés dans leur sein ».
Quoi qu'il en soit, le suffrage universel subsista; la nomination
des maires par les conseils municipaux disparut ; mais l'essentiel
n'avait pas été touché , savoir : la tutelle.
Et pourtant, la réforme s'imposait à ce point que, parmi les
décrets-lois édictés durant la période dictatoriale qui suivit le
coup d'État du 2 décembre 1851 , figure le fameux décret du
25 mars 1852 <( sur la décentralisation administrative ».
En réalité, comme on l'a dit justement, il s'agissait plutôt de
déconcentration . En effet, dans un certain nombre de cas déter-
minés , la décision à prendre , l'autorisation à donner passe du
ministre au préfet; rien de plus : la solution n'en provient pas
moins d'un organe du pouvoir central. Un autre décret en date du
13 avril 1861, et d'une légalité contestée, est venu développer le
principe admis en 1852 et en a étendu l'application au profit du
sous-préfet, désormais investi , dans des limites extrêmement res-
treintes, d'un pouvoir de décision propre.
Le seul avantage qu'on pût attendre de ces mesures , consis-
tait à hâter la solution des affaires. Ce but a-t-il été atteint?
Assurément non. Le sous-préfet tient à se couvrir \\%-k-y\s, du
préfet, le préfet vis-à-vis du ministre : ces fonctionnaires voulus-
sent-ils agir en dehors de leurs chefs, que ceux-ci ne le permet-
traient pas. La réforme est donc illusoire. On dut essayer de faire
mieux. Vinrent les lois du 18 juillet 1860, sur les Conseils géné-
raux, et du 24 juillet 1867 sur les Conseils municipaux.
Cette dernière loi posait u\\ principe très important. Désormais,
les délibérations exécutoires par elles-mêmes, toujours sous
réserve au profit du préfet, du droit d'annulation ou de suspen-
sion de la délibération, conformément à l'art. 18 de la loi du
LA DÉCENTRALISATION ADMIMSTIJATIVE. 245
1 S juillet 18;57, pourront comprendre toutes dépenses renfermées
dans la limite des « l'eceltes ordÏDairrs excédant le montant des
déponst^s obligatoires ». C'est le retour à l'ordonuance de 1821,
dont on connaît la portée. En pratique, le cas se présente rare-
ment ; on pourrait dire cpie jamais on ne dispose d'un excédent
de recettes on/ina/rcs : Voilà la réforme !
Même [)rocédé vis-à-vis dos (>ouseils généraux. La loi de 1866
créait deux catégories de délibérations qui échappaient à la né-
cessité de l'autorisation, sous réserve du droit de suspension ou
d'annulation par décret, et avec explication que ces cas étaient
extrêmement limités. Il faut reconnaître, seulement, que la légis-
lation de 1866 eut le bon sens de réduire à sa division naturelle,
en ordinaire et extraordinaire, le budget que nous avons vu dé-
membré en multiples sections. C'est tout, c'est-à-dire à peu près
rien.
IV. — LA RÉFORME DE 1871.
Une loi pi'ovisoire du li avril 1871 conféra au Conseil muni-
cipal, sauf exception au préjudice des chefs-lieux et des villes
importantes, le droit d'élire le maire ; une autre loi jo?•or^iO^Ve du
20 janvier 187i, le leur ravit; une autre \o\, provisoire aussi, du
12 août 1876, le leur rendit, avec des restrictions encore.
Enfin, une nouvelle loi, du 28 mars 1882 admit, à titre défi-
nitif cette mesure libérale, consacrée par la loi municipale du
5 avril 188 1.
Cette (( loi municipale » a été bien longtemps attendue : depuis
le 18 juillet 1837, il s'était écoulé près d'un demi-siècle. Le mou-
vement décentralisateur avait toujours été en s'accentuant : le
masque du « provisoire » adopté par le législateur au sujet de
la nomination des maires, montre assez quelle était la poussée
de l'opinion publique. En 1871, un principe nouveau avait été
posé, non plus au point de vue de la forme des institutions
municipales, mais au regard du fond : la loi du 10 août, sur les
Conseils généraux, dont nous [)arIerons tout à l'hearc, a subs-
T. XX. 18
246 LA SCIENCE SOCIALE.
titué à l'autorisation du préfet, celle du Conseil général, sur un
point de détail il est vrai (en matière de taxes d'octroi : art. 46
§ 25 et i8 s; i); mais le lég-islateur entendait que cette innova-
tion devint la règle, et que le Conseil général fût à l'avenir
investi de la tutelle des communes : la question fut seulement
renvoyée à la loi organique municipale. Que nous a donc ap-
porté cette loi de 1884, qui comprend 168 articles?
Encore bien peu de choses. Sans doute, ainsi qu'on l'a vu, le
législateur a consacré la nomination des maires par les conseils
municipaux ; il a conféré le droit à ces conseils de se réunir sans
autorisation préalable; les séances sont publiques.
Mais, c'est toujours dans la forme que les innovations s'exer-
cent; le fond subsiste, avec ses entraves et ses restrictions de
toutes sortes.
Le vœu du législateur de 1871 n'a point été respecté : la
tutelle demeure entière aux mains de l'autorité préfectorale;
elle ne saurait, paraît-il. être conférée aux Conseils généraux
« Eh quoi I sécrie le rapporteur, la commune est indépendante
et libre de sa nature. Elle fait partie de l'État; mais entre l'Etat
et elle, il n'y a personne d'assez grand pour la dominer, d'assez
autorisé pour lui dicter des lois et rég^enter sa conduite. » Per-
sonne ne régentera donc la Commune, si ce n'est pourtant l'État
lui-même!
Du reste, pour se rendre un compte exact de la portée d'une
loi, au point de vue de la centralisation, il faut étudier le fonc-
tionnement du budget. Or, lisons l'art. 145. « Lorsqu'il (le bud-
get) pourvoit à toutes les dépenses obligatoires et qu'il n' applique
aucune recette extraordinaire aux dépenses soit obligatoires, soit
facultatives, ordinaires ou extraordinaires, les allocations portées
au dit budget pour les dépenses facultatives ne peuvent être
modifiées par l'autorité supérieure. » C'est toujours l'ironie
étonnante de 1821 et de 1867.
Et pourtant, que de belles déclamations libérales ne trouve-t-
on pas dans les débats parlementaires de 188'i^!
Nous ne voudrions pas être injustes pourtant. La loi nouvelle
a réduit sensiblement le nombre des dépenses obligatoires. Est-
LA DECENTRALISATION ADMINISTRATIVE. 2i/
ce donc qu'elle a mis, au moins dans cette mesure, aux muni-
cipalités la bride sur le cou? Ce serait mal connaître la timidité
du législateur moderne. Souvenons-nous i)ien que le préfet
t'èylf toujours le budget, et que toute dépense sur ressourças
extraordinaires est soumise à son autorisation : or, répétons-le
encore une fois, les communes n'ayant, en général, que des res-
sources ordinaires d'une importance infime, le résultat pratique
de la loi est bien de maintenir Tarbitraire, puisque les dépenses
sur ressources extraordinaires, qui sont de beaucoup le cbamp le
plus étendu de l'action municipale, demeurent soumises aux
fantaisies de l'approbation du préfet.
Nous verrons, d'ailleurs, en étudiant les services publics, que
les lois ?>\xv r instruction primaire , de 1881-1886, ont fait subir
à ce qui subsiste de l'autonomie communale une terrible ampu-
tation.
Tout est donc à faire, en matière de libertés municipales.
Au contraire, une réforme importante a été apportée en faveur
des Conseils généraux par la loi du 10 août 1871.
Le Conseil général nomme son bureau ; il a le droit de faire
surplace des sortes d'enquêtes parlementaires ; il peut correspon-
dre avec l'assemblée d'un autre département, et instituer des
« Commissions interdépartementales » ; enfin, ses séances sont
publiques.
Voilà pour la forme.
Au fond, les Conseils généraux sont admis à statuer sur un
grand nombre d'afiaires par voie de délibération définitive, sauf
annulation par décret, pour excès de pouvoir ou violation de la
loi ou d'un règlement d'administration publique; le droit com-
mun, pour ces assemblées, consiste dans la faculté de prendre
des délibérations exécutoires par elles-mêmes, mais susceptibles
d'être frappées de suspension par décret.
Laloin'a laissé subsister qu'un seul cas de tutelle administrative
proprement dite : il est relatif aux dons et legs qui donnent lieu
aux réclamations des familles; encore le législateur, par un sen-
timent nettement proclamé de répugnance pour l'idée de tutelle,
a-t-il voulu du moins remplacer, dans l'art. 53, le mot d'auto-
248 LA SCIENCE SOCIALE.
risation », par le terme de « décision du g-ouvernement ».
Le budget départemental est arrêté par décret, à raison seule-
ment des dépenses obligatoires réduites au nombre de cinq.
Le Conseil général est chargé de présenter par ordre d'urgence
des propontions pour la répartition des allocations mises à la
disposition des Ministres à titre de fonds de secours pour les églises,
presbytères, maisons d'école, hôpitaux : ainsi est réfréné l'arbi-
traire administratif et la pression qui en résulte dans les élec-
tions.
Enfin, le droit d'émettre des vœux est reconnu au Conseil g-é-
néral dans une large mesure, c'est-à-dire sur les questions éco-
nomiques et d'administration générale, les vœux politiques
étant seuls interdits : cette disposition soulève de fréquents dé-
bats ; pourtant, l'opposition énoncée entre la politique et l'admi-
nistration semble suffisamment démonstrative. Ce qu'il est inter-
dit de discuter c'est la forme du gouvernement, la paix ou la
guerre, en un mot le domaine constitutionnel.
Arrivons, enfin, à la Commissio7i départementale.
Chaque année, le Conseil général élit dans son sein une com-
mission composée de \ à 7 membres. La présidence appartient
au plus âgé : on a voulu éviter de constituer trop fortement la
commission, dans un esprit de prudence évidemment exagéré.
Les réunions ont lieu au moins une fois par mois. Les chefs de
service sont tenus de fournir tous renseignements oraux ou
écrits, à la Commission dans la limite de ses attributions. La
Commission peut charger un ou plusieurs de ses membres de
missions spéciales. Elle exerce son mandat à divers titres. Et d'a-
bord, comme commission de surveillance et de contrôle, elle exa-
mine les contrats à passer par le préfet et donne son avis qui doit
être adopté, sauf recours au Conseil général; elle vérifie les or-
donnancements de paiement, ahn d'évâter les « tours de faveur ».
Le Conseil g-énéral peut lui délég-uer certaines affaires. Enfin, la
Commission règle celles quilui sont déférées par la loi: réparti-
tion des subventions dont le Conseil général ne s'est pas réservé
la distribution; fixation de l'ordre de priorité dans l'exécution
des travaux départementaux, afin d'écarter de la part du préfet
LA DÉCENTRALISATION ADMINISTRATIVE. 249
les manœuvres électorales; et autres mesures analogues prévues
tlans le même ordre d'idées; enliu, classement des chemins vici-
naux ordinaires, etc. (art. 86 à 88).
On ne peut méconnaître que le contrôle permanent de la Com-
mission départementale est venu compléter utilement le rôle at-
tribué au Conseil général par la loi nouvelle; on ne saurait pré-
tendre qu'aucun inconvénient n'en soit résulté; mais l'épreuve
est faite et la réforme désormais acquise.
Reste à savoir s'il n'y aurait pas lieu d'aller plus loin.
Notre loi a soin de placer en tête de ses articles l'institution du
Conseil général et de la Commission départementale ; mais au
troisième rang figure un article qui est fort inquiétant; en voici
le texte même :
« Le préfet est le représentant du pouvoir exécutif dans le dé-
partement. Il est, f'ii outre ^ chargé de l'instruction préalable des
affaires qui intéressent le département, ainsi que de l'exécution
des décisions du Conseil général et de la Commission départe-
mentale. » Ainsi, le « représentant du pouvoir exécutif dans le
département », y exerce également pour les affaires départemen-
tales, ce même pouvoir exécutif : la hiérarchie des Bureaux forme
donc une filière ininterrompue.
Nous étudierons plus loin cette grave question du rôle réservé
au préfet dans la gestion des intérêts départementaux ; mais nous
devons auparavant examiner de près comment fonctionnent les
divers « services » tels qu'ils sont actuellement organisés.
(.4 suivre.)
Daniel Touzaud.
^
LES LOWLANDERS
ET L'HISTOIRE D'ECOSSE
En décrivant les Highlanders qui occupent ies hautes terres de
l'Ecosse (1), j'ai dégagé le type social d'une moitié des habitants
du pays. Je voudrais aujourd'hui montrer que, pendant long-
temps, leurs voisins, les habitants des basses terres, les Lowlan-
ders, ont présenté les traces d'un état social analogue en beau-
coup de points à celui-là. On verra par là à quelle date relati-
vement moderne le type particulariste, si marqué maintenant
dans cette seconde partie du pays, a, je ne veux pas dire apparu,
mais triomphé, en secouant définitivement le joug de tous les
éléments communautaires qui l'enserraient et ({ui, à la faveur de
diverses circonstances, avaient réussi jusque-là à le dominer et
à entraver son essor.
[. LES LOW LANDS OFFRENT, AU POINT DE VUE DE LA NATURE
DU PAYS, DU RÉGIME DV TRAVAIL ET DU CARACTÈRE DES HABI-
TANTS UNE IMAGE AFFAIBLIE DES HIGHLANDS.
La basse Ecosse offre en effet avec la haute Ecosse beaucoup
pins de ressemblances qu'on ne l'imaginerait au premier abord :
1° Le climat des deux régions est sensiblement le même :
c'est un climat maritime, c'est-à-dire très humide. Aussi, à l'ori-
gine, la basse Ecosse était-elle essentiellement, comme la haute
(1) Voir les trois articles publiés dans la Science sociale, en janvier, avril et juin
I8<I5.
LES LOWLANDERS ET LlllSTolRE It'ÉCOSSE. 251
Ecosse, un pays forestier. Il suffit de lire le récit des campagnes
de Scptimc Sévère, que nous donne Dion, pour avoir l'impression
très nette d'un pays marécageux et boueux tout couvert d'un
fouillis inextricable de chênes, de coudriers, de bouleaux (1).
•2" La basse Ecosse n'est guère apte à subir d'autres transfor-
mations que celles qui font d'un sol forestier un terrain de
pâture. Ceci est surtout vrai de la zone méridionale' située sur
la frontière anglaise. Cette zone qui renferme 500,000 hectares,
près d'un huitième des Lowlands, comprise dans les comtés de
Selkirk et de Peebles et dans une partie de ceux de Dumfries et
de Koxburgh , sillonnée en tous sens par les chaînons monta-
gneux des Cheviots, ne se prête guère à la culture que sur la
dixième partie de son étendue et impose aux propriétaires
comme ressource fondamentale l'élevage du mouton (2). Et, de
fait, l'homme n'a pas fait violence à la nature : les « rentiers »
des abbayes du sud de l'Ecosse au xui'^ siècle, Melrose, Kelso,
accusent surtout de nombreux troupeaux de l'espèce ovine, mou-
tons, agneaux, etc. En 15'*4, quand les Anglais font une razzia
sur la frontière, ils trouvent à enlever 12,000 moutons et 10,000
bêtes à cornes, et seulement 200 sacs de blé. Au viii" siècle, les
voyageurs signalent encore l'absence presque complète de clô-
tures.
Dans la plus grande partie des Lowlands, trois millions
d'hectares environ, échelonnés du Sud-Ouest, au Nord-Est à la
base des Highlands, le sol, quoique plus fertile et se prêtant
très bien à l'élevage du gros bétail ainsi qu'à la culture fourra-
gère, demeure cependant une zone pastorale.
La différence entre les Lowlands et les Highlands ne s'accentue
véritablement que dans les 500,000 hectares (1/8 des Lowlands,
15 de l'Ecosse), qui composent la zone de l'est et sont alignés le
long du rivage oriental depuis Berwick jusqu'à Dundee, avec
deux ou trois échappées vers le centre du pays le long* des gran-
des rivières, aux environs de Stirling et d'Edimbourg. C'est la
seule zone où l'on pratique vraiment la culture des céréales.
(1) Skene, t. I, p. 83-86.
(2) De Lavergne, p. 352.
252 LA SCIENCE SOCIALE.
Et quelle culture ! Un statut royal de 1 21 i est obligé de com-
mander le travail sous peine d'amende (1). Il fixe Tépoque des
semailles ; il ordonne à ceux qui ont peu de bétail de cultiver à
la bêche afin de ne pas épuiser leurs animaux, qui sont la res-
source capitale. C'est une culture potagère. Fordun au xiv" siècle
parle surtout des fèves et des pois. L'assolement est inconnu, on
cultive toujours les mêmes pièces de terre, pendant que les trois
quarts de la superficie agricole restent indéfiniment en jachère.
C'est seulement en 1727 que, dans la partie la plus fertile du pays,
aux environs d'Edimbourg, on a commencé à cultiver le froment.
Ce n'est qu'en 1G95 que l'on abolit le runrig, c'est-à-dire les par-
tages périodiques du sol entre propriétaires : mais le runrig entre
fermiers subsiste, et, vers 1750, le sol du comté de Perth est
ainsi presque exclusivement exploité par des communautés agri-
coles et non divisé en fermes distinctes. On oe récolte pas de
fourrage, disent les rapports du bureau d'agriculture relatifs au
comté d'Ayr (1750), aussi le bétail meurt de faim en hiver.
Les charrettes sont inconnues dans le Sud^ et les transports s'y
font encore à dos de cheval à la fin du xviii" siècle. Vers 1750,
on dépeint les fermes du comté d'Ayr comme de misérables
chaumières avec un fumier à la porte et un trou rond au plafond
en guise de cheminée. L'argent y est rare, et toutes les fermes
sont à moitié fruits. Bref, l'aspect est des plus attristants. On n'a,
pour s'en convaincre qu'à relire les notes de voyage de Knox en
1786 sur le trajet de Longton à Dumfries et de Dumfries à Mof-
fat (2).
Rien ne donne mieux l'idée de ce caractère de demi-nomades,
longtemps conservé par les Écossais, que le récit de leurs guerres
contre les Anglais, du treizième au seizième siècle. Qu'on relise,
par exemple, le récit fait par Froissart de l'invasion écossaise de
1329 dans le Northumberland. L'armée de Douglas est toute à
(1) Dans la basse Ecosse où, de bonne heure, les chefs de clan se sont trouvés soumis
au pouvoir royal, nous voyons celui-ci s'efforcer d'arriver par ses statuts, comme
dans le reste de l'Euroiie, à réglementer la vie nationale.
(2) De Lavergne, pp. 352, 356, 363; Macklntosb, t. III, pp. 315 à 317; Dalriad.
pp. 57 et 58; Knox, t. I, p. 232; Skene, 1. 111, p. 240 et 244. Fordun, Chronique, liv. Il,
ch. 7, 8 et 9.
LES LOWLANDERS ET l"iIIST01RE d'ÉCOSSE. !253
cheval, les chevaliers et l(\s écuyers sur de bons gros roiuins^
les comiimncs f:ens sur de petites haquenées que l'on n'étrille ja-
mais et que, sitôt le cavalier descendu, on envoie paître aux
champs. Us ne mènent avec eux aucun bagage, rien qu'une petite
provision de farine d'avoine et une pierre plate sur la(|uelle ils la
délaient pour en faire des galettes; ils se servent, en guise de
chaudières, de marmites de peau dont on n'a même pas enlevé le
poil, et mangent à moitié cuite la viande des animaux qu'ils
tuent. On dirait une bande de Cosaques (1).
La guerre a tout à fait des allures de maraude; leur tactique
consiste à lancer sur l'Angleterre une razzia de cavalerie, à en-
lever du bétail, puis à décamper au plus vite; en cas d'invasion,
à battre en retraite, à se réfugier dans les bois, jamais dans les
châteaux où ils seraient bloqués (1329. 1355, 1385). Leur arme
favorite est lépieu, une arme de corps à corps; malgré tous les
efforts de la royauté, il est impossible de former des corps d'ar-
chers. Aussi, lorscju'ils veulent lutter avec les Anglais en bataille
rangée, ils sont presque toujours vaincus : à Falkirk, 1*298; à
Methuen, 1306; à Halidon Hill, 133i; à Durham, 134G ; à Ho-
niildon . Ii02; à Verneuil . li^i ; à Flodden, 1513; Banorock,
Burn. en 131i. fait seule exception. Généralement ils se gardent
mal et sont souvent surpris là Dupplin. 1332). En revanche, ils
ne sont jamais soumis. Au quatorzième siècle, les Anglais sem-
blent à plusieurs reprises les maîtres du pays, ils tiennent les
villes et les chàteaux_, mais il y a toujours au fond des bois quel-
ques particuliers, Douglas, Murray, Bamsay, Bandolph pour con-
tinuer la lutte, lasser l'ennemi et définitivement reprendre le
dessus.
Les dispositions d'esprit de l'habitant, on le devine aux traits
qui précèdent, sont d'un communautaire intense : même ten-
dance que dans les Highlands à se contenter du strict nécessaire
à préférer la vie étroite plutôt que de faire effort pour se pro-
curer davantage; même sobriété, même économie qui les fait
détester des Anglais, parce qu'ils acceptent du travail à des prix
(1) ScoU, lome II, ch. 7 ; Fordun, t. II, p. 38 ; Scott, Notes de Uedgauntlet ; Frois-
sart (éd. Luce), tome I, p. 51, et seq., 71, 328; Scott, l'Of/icier de for lune, ch. 15.
254 LA SCIENCE SOCIALE.
que ceux-ci déclarent dérisoires et qu'ils se contentent aussi de
se tirer tout juste d'aifaire dans ces métiers simples et peu lu-
cratifs. M. de Saussure est au bonheur de trouver chez eux la
même simplicité de mœurs que chez les Suisses. Nulle recherche
des commodités de la vie. Il a fallu que les soldats de Cromwell
vinssent tenir garnison à Aberdeen pour apprendre aux habi-
tants à planter des choux et à faire des souliers. Gomme les
Suisses encore, ils recherchent, quand ils émigrent, les mé-
tiers sans attache au sol , pour peu lucratifs qu'ils soient , le
service militaire surtout où ils goûtent les charmes de la com-
munauté et de l'imprévoyance , le colportage , autre métier
qui permet de voir du monde et de vivre au jour le jour. Jamais
ils ne partent sans esprit de retour; on les voit abandonner sou-
vent les plus g-raiids avantages pour venir mourir sous leur ciel
natal.
L'esprit de famille est très développé. Demandez à un Anglais
s'il est parent d'une personne qui porte le môme nom que lui,
dit Walter Scott dans une note de VAbbé; s'il y a quelque
doute, il vous répondra : « C'est une simple homonymie )>. Faites
la même question à un Écossais, il s'empressera de répondre:
« Nous devons être parents, mais j'ignore à quel degré ».
Les habitudes de vie sont toutes communautaires. Les mai-
sons de la vieille ville d'Edimbourg servent de demeure à
plusieurs locataires différents, tandis que, dans la nouvelle ville
(on saisit bien ici l'évolution moderne vers le particularisme),
chaque maison, suivant la mode anglaise, est occupée par une
seule famille. Ils aiment passionnément la conversation, et ce
qui les distingue des Anglais, c'est la sociabilité ; aussi ils raffo-
lent de discussions et de controverses politiques, littéraires ou
scientifiques; ils ne renoncent guère à la danse qu'à un âge
avancé .
Ils se tiennent étroitement les uns les autres. Un Écossais en
place ou en crédit profite de sa position pour s'entourer de ses
compatriotes et cherche à procurer delavancement aux membres
de sa famille ou de son clan. Si l'on a un procès, on se rend
à l'audience accompagné de tous ses parents et amis. La ven-
LES LOWLANDEItS ET l'iIISTOIRE d'ÉCOSSE. 255
detta est très fréquente. Ou voit que nous sommes clans un
pays où il ne t'ait pas bon vivre isolé (1). D'ailleurs h\ société
transforme cet lionime : il n'est entreprenant que s'il est en
compagnie, mais alors rien ne lui semblera impossible et les
entreprises les plus chimériques seront celles qui exerceront
sur lui le plus d'attrait.
II. — LES LOWLANDERS ONT ÉTÉ PENDANT LONGTEMPS ORGANISÉS SOUS
LE RÉGIME DU CLAN.
En présence de pareils traits, nous pouvons nous attendre ;'»
rencontrer ici le régime du clan, c'est-à-dire un groupement
communautaire qui réunit dans une association toute familiale
d'apparence des gens étrangers les uns aux autres par les liens
du sang. Et, de fait, nous n'avons pas à aller lùen loin ni bien
haut pour en retrouver les traces.
1" V onomastique présente des formes analogues dans la basse
et dans la haute Ecosse. Il existe peu de variété dans les noms
écossais et le même nom se trouve dispersé à tous les degrés
de l'échelle sociale : il n'y a pas de nom noble en Ecosse, dit
Saussure (2). Comme dans le Nord où nous trouvons des Suther-
land, des Macdonald, des Munro, des iMatheson grands proprié-
taires et petits tenanciers, nous trouvons au Sud une infinité
de Scott, de Kerr, d'Arinstrong, de Murray, de Maxwell, de
.lohnston, d'Elliot, de Douglas, d'Hamilton, de Fergusson, de
Hope,de Home, de Duncan, de Kobertson, et dans les conditions
les plus diverses. Voilà bien l'indice qu'autrefois tous ces
hommes ont été réunis dans un groupement nombreux qui
offrait extérieurement les apparences d'une famille. J'ai montré
(ju'aux Highlands, et le fait est probablement le même, ces
apparences familiales ne correspondaient pas à une réalité.
(1) Walter Scott, Histoire d' Ecosse, tome II, chap. 7 et 26; Saussure, t. I, p. 44,
49 à 55, 57, 65, 71 à 73, 154; t. III, p. ICI et 162; Johnson, p. 42 à 44, 55 à 57: de
Lavergne, p. 346.
(2) Saussure, t. III, p. 156.
236 LA SCIENCE SOCIALE.
2° L'organisation de la propriété est analogue, du moins an-
ciennement. Au onzième siècle, les cartulaires du comté de Buchan
nous montrent, lorsqu'une donation de terres appartenant à un
clan est faite à une abbaye, qu'elle émane de deux personnes, le
mormaer, ou grand chef, et le toisech de ce clan. Or, ce toisech
ou thane, c'est le nom gaélique ou saxon du tarksman moderne
des Higlilands, ce parent du chef de clan ou ce chef d'un clan
subordonné, qui, sans être propriétaire en titre, opère en fait la
distribution de la terre entre les cultivateurs. Cette habitude des
chefs, de charger un de leurs parents de diriger la mise en valeur
des terres du clan, est tellement enracinée que lorsque prédo-
mine notre système juridique sur l'amodiation de la propriété,
les g-rands seigneurs ont en général pour fermiers leurs frères
cadets. Aux douzième et treizième siècles, les ihanages ou pro-
priétés des thanes, sont encore en nombre considérable sur la
côte Est et dans le district de Calatria ou Falkirk. Ces thanes sont
alors encadrés dans le système féodal, leur ancien chef de clan,
roi ou grand seigneur, est devenu leur suzerain, mais pour prix
du bail de leur terre, qui prend le nom significatif de dyce (le
déis irlandais est la propriété héréditaire des immeubles), ils
paient à ce suzerain une redevance qui porte un nom tout diffé-
rent de celle que paient les possesseurs de véritables fiefs : c'est la
firma, en gaélique cain. Ces thanes, ou toisechs, lui doivent le
devoir de repas, le convetJi. Comme le tacksman, le toisech fait
cultiver sa terre eu partie par des journaliers, des cottars, qu'on
appelle alors des nativi, des bondi, c'est-à-dire des indigènes liés
à lui par une sorte de lien de servitude ; pour l'autre partie, il la
sous-loue à des tenanciers libres, qui lui doivent eux aussi le cain
et le conveth , tantôt jouissant d'un bail plus ou moins long (ce
sont les tenandries ou orthigern), tantôt sans bail et recevant de
lui un cheptel (c'est la tenure en steel-bow). Les seigneurs passent
leur temps en déplacements, se faisant héberger par leurs vassaux
et tenanciers, eux et leur suite. L'existence de cette nombreuse
domesticité que tout chef de clan traine après lui, en Ecosse
comme en Gaule, de cette nombreuse clientèle qu'il tient ainsi
à sa solde nous est attestée par les statuts émanant du pouvoir
LES LOWLANDERS ET l'iIISTOIHE d'ÉCOSSE. 257
central et <]iii, pour dissoudre ces bandes, édictent le bannisse-
ment contre tout individu qui ne vit pas de ses redevances ou de
l'exercice d'une profession reconnue. Souvent aussi, en vrai chef
de clan, le thane ou toisech ne respecte pas les baux. Le pamphlet
intitulé la Phimte de l'Ecosse, les récriminations du poète Hen-
ryson, les uom])reux statuts royaux qui annulent les reprises
illégales déterres ^IVOl, Ui9, U57, IVeO, IVDl, 1503, 1503), en
sont la preuve. On a prétendu que, à Texemple de l'Angleterre,
les propriétaires écossais du quinzième siècle voyant hausser le
prix de la laine avaient renvoyé leurs fermiei*s pour faire l'élevage
du mouton, et que ces évictions étaient la preuve qu'un régime
de propriété analogue existait des deux côtés de la Tweed. Mais
on n'a pas remarqué combien le fait allégué s'accorde peu avec
les données de l'histoire. Et d'abord, les quinzième et seizième
siècles ont été une des époques où la guerre a sévi en Ecosse avec
le plus d'acharnement, et le moment aurait été bien mal venu
pour remplacer des soldats par des moutons; on était si peu disposé
à le faire, qu'il fallut, en lTi8, défendre de concéder les terres à
charge de service militaire.
En second lieu, le tenancier était si peu un tenancier et si bien
un copropriétaire que, jusqu'en li09, il était responsable du
paiement des dettes de son seigneur, et que la plupart des lois
contre l'éviction ont eu pour but de maintenir, sur les terres qu'un
propriétaire vient de vendre, les tenanciers qui l'occupaient et
que l'acquéreur aurait pu vouloir expulser. L'effort des légistes
était de faire considérer le tenancier comme un fermier ayant un
bail : l'acquéreur, avec ses idées d'homme de clan, pensait au
contraire que ce n'était pas au chef, mais au clan qu'il avait
acheté la terre; la terre une fois vendue, tous les hommes du clan
lui semblaient devoir déguerpir.
Le régime du clan existe donc dans la basse Ecosse. Ce fait ne
doit pas nous étonner. Nous sommes encore ici en présence de
patriarcaux établis en pays pauvre, préférant vivre aux dépens
de leurs voisins plutôt que d'entamer un sol qui se prête diffici-
lement à la culture, ayant par conséquent tendance à s'organiser
^58 LA SCIENCE SOCIALE.
en groupements militaires, soit pour exploiter ces voisins, soit
pour se défendre contre leurs tentatives d'exploitation. Chacun
de ces groupements, isolé des autres par la nécessité de se dis-
perser pour vivre sur une assez grande surface (résultat de la
pauvreté du sol) et par la difficulté des communications, ne re-
connaît à aucune autorité extérieure le droit de trancher ses difïé-
rends avec un groupement voisin. De là, un esprit batailleur qui,
partout où se produit un contact, foire, marché, bal, etc., amène
inévitablement une bonne rixe et des coups largement échangés
de pari et d'autre. De là, ce caractère maraudeur et pillard que
revêtent leurs guerres contre les Anglais. De là, lorsque la paix
s'établit par l'union des deux royaumes, la constitution de bandes
admirablement organisées de voleurs, contrebandiers, faux
monnayeurs, faussaires, etc., comme celle qui existait encore à
la fin du siècle dernier dans le comté de Selkirk (1). De là, cette
ressemblance profonde de la région la plus pastorale de la basse
Ecosse, la frontière ou border, avec les Highlands sur lesquels
elle n'a guère qu'un siècle d'avance. Mêmes rivalités entre cer-
taines familles, mêmes usages de guerre privée qui se cachent
parfois sous les dehors dune guerre nationale, mais qui éclatent
aussi lorsque les deux royaumes sont en pleine paix (1). En 151*2,
le lord Kerr, gardien des marches écossaises du centre, est assas-
siné par les Anglais Héron et Starhed ; Starhed est, en représailles,
assassiné par les Kerrs; en 1552, Walter Scott est assassiné par les
Kerrs dans les rues d'Edimbourg en représailles du meurtre des
Kerrs commis en 1526; en 1585, Johnston d'Annandale est battu
par Maxwell de Dumfries et meurt en prison; en 1598, Maxwell
et ses alliés, les barons du Nithisdale, Douglas, Grierson, Kirk-
patrick, Crichton, sont battus par .lohnston fils et ses alliés,
les Scott, les Murray, les Grahame, les Elliot. Maxwell, griè-
vement blessé est achevé sur le champ de bataille. En 1008,
Johnston fds est assassiné dans une conférence par Maxwell
fils. Mais alors, pour la première fois^ un nouveau pouvoir
(1) Walter Scott, Histoire d'Ecosse, tome III, ch. 5 et 20; Dalriad, pp. 10 à 14;
Skeiie, t. III, p. 56 à 58, 223, 281 à 283.
(2} V. par exemple, Scott, t. 1, p. 222, t. II, p. 302.
LES LOWLANDERS ET l'iIISTOIRE d'ÉCOSSE. 259
apparaît, la jtislice royale intoiviciit, et Maxwell est décapité,
l()15.
111. — LIIISTOIIIK n KCOSSK X KS T ^UE LE UECIT DES LUTTES DE
CES CLANS, (jUl SE lUANSFORMENT, MAIS NE DISPARAISSENT PAS.
On doit comprendre désormais la physionomie générale de
l'histoire d'Ecosse. C'est une histoire de clans. Les quelques
colonies particularistes qui , dès la fin du cinquième siècle ,
s'étaient installées à Dumfries, le fort des Frisons, ou sur les
rives du Forth, le mcu-c Frisicum des chroniqueurs (1), étaient en
trop petit nombre pour faire prévaloir, dans des circonstances
du reste essentiellement défavorables, le type social qu'elles re-
présentent. J'aurai d'ailleurs, à propos des influences étrangères,
à revenir sur ce fait : il me suffit pour aujourd'hui de le men-
tionner.
Premii're période : Bps origines à tan 1100. — Dans la pre-
mière période de l'histoire d'Ecosse, jusqu'aux dernières années
du onzième siècle, nous sommes en présence d'une série de
groupes plus ou moins communautaires, classés par les histo-
riens d'après les langues qu'ils parlent en Bretons du Fortrenn
ou Verturiones, Pietés, Scots et Angles. Les chroniques de l'é-
poque sont malheureusement très rares et très brèves, et il n'y
est à peu près question que de guerres, mais on a pu voir quelle
avait été l'influence de la guerre sur le type gaélique, et on peut
juger par là de quelle importance sont ces récits dans l'espèce.
Or, tout ce que ces chroniques nous racontent à ce sujet semble
permettre d'affirmer les quatre propositions suivantes :
1° Il existe en Ecosse un certain nombre de régions natu-
relles, de pays géographiquement distincts, (jui forment
comme autant de compartiments où se constituent les clans, les
royaumes et les comtés.
2° Des contrées étrangères ou voisines, de l'Irlande ou de la
(1) Rhys ajoute dans sa Celiic Britaln la ville de Guidi, qu'il rapproche du nom des
Jutes, rapprochement fort douteux. Les Jutes d'ailleurs ne sont pas des Saxons.
260 LA SCIENCE SOCIALE.
Germanie, arrivent des populations en quête d'un établissement,
soit pour s'y installer en masse, soit pour y caser leur excédent.
C'est un premier sujet de g-uerre dont l'exemple se voit dans la
lutte des Scots et des Angles contre les Bretons et les Pietés ,
détenteurs préalables du sol, guerre qui a présenté des résultats
différents suivant que les populations soumises à l'invasion
étaient déjà plus ou moins fixées au sol. On peut s'en faire une
idée en consultant la carte des anciens diocèses de l'Ecosse. Là
où les enclaves sont rares, comme dans l'Ouest, on peut pré-
sumer que les nouveaux venus ont fait place nette, soit en re-
foulant, soit en absorbant leurs adversaires, qui menaient pro-
bablement une vie purement pastorale. Dans la partie orientale
au contraire l'enclievêtrement des paroisses de divers diocèses
semble bien montrer que la population conquérante s'est ins-
tallée au milieu de clans déjà fixés au sol par la culture : c'a été
une juxtaposition pure et simple.
3° Un chef de clan fait encore la guerre pour installer un
cadet en pays voisin. Dans ce cas, la plupart des sujets du chef
de clan vaincu changent tout simplement de maître. Il n'y a là
qu'un déplacement d'aristocratie, une superposition.
k" On se fait encore la guerre pour la possession du pouvoir
suprême, soit au sein du clan, soit au sein de la région. Chacun
de ces petits chefs de clan veut être le roi suprême. Une fois ce
titre fixé dans un clan et la vassalité imposée aux autres, on
pourrait croire l'unité établie, mais il n'en est rien à cause des
habitudes successorales des Gaëls. Le gouvernement de la com-
munauté chez les patriarcaux est, on le sait, déféré non pas au
fils du patriarche défunt, mais au plus âgé de ses parents, gé-
néralement à son frère. Dans ces petits royaumes, la succession
a lieu généralement du frère au frère. Je relève ainsi se suc-
cédant chez les Pietés, au septième siècle Gartnaidh, Brude
et Talore, tous trois fils de ^Yid, Gartnaidh et Drost fils de
Donald; au huitième, Brude et Nectan fils de Derilé; au neu-
vième, Constantin et Augus, fils de Fergus. Chez les Scots, au
sixième siècle, Comgall et Gabran, fils de Domangart; au sep-
tième, Conad, Donald et Comgall, fils d'Eochaidh ; au neuvième.
LKS LOWLANDKKS HT l'hISTOIUF, d'ÉCOSSE. 201
Kemieth et Donald, fils d'Alpin. (Ida va donc assez bien à la pie-
mièrc génération. Mais passons à la seconde. Le fils de l'ainé
des frères succède également sans difficulté à son oncle; mais,
à sa mort, il y a souvent ({uerelle entre son frère cadet et le
fils aîné de son oncle. Ce fils aine de l'oncle voudrait, en effet,
établir au profit de sa famille une sorte d'alternance. Cela lui
est assez facile, car il a été pourvu d'un apanage sur lequel
il peut s'appuyer; il y est poussé par les gens du pays qu'on
lui a ainsi donné et qui , ayant peut-être été autrefois la rési-
dence du roi suprême, aspire à le redevenir; il craint de plus
qu'en acceptant une situation subordonnée sa famille ne soit
un jour dépouillée de cet apanage, théoriquement aussi tem-
poraire qu'une ferme; souvent enfin, par suite de la persistance
de l'hérédité matriarcale au sein de certains clans pietés, ceux-
ci considèrent comme l'héritier légitime une personne toute dif-
férente de celle que veulent leur imposer comme suzerain les usa-
ges successoraux des Bretons, des Angles ou des Scots. Ainsi le
titre de roi suprême oscille entre diverses familles, et l'unité ne
s'établit pas. Gomme en Irlande, on a bien essayé de créer,
avec des morceaux de terre pris sur les clans voisins, un État
central, Gowrie, avec une capitale, Scone, qui jouent le rôle du
Mealths et du Tara d'Irlande; mais ce domaine est absolument
insuffisant à assurer à lui seul l'existence du roi suprême, ce
n'est qu'une pomme de discorde , une poire convoitée et nulle-
ment un centre d'appui.
Il faudrait maintenant délimiter les 'pays qui se disputent
ainsi la souveraineté (et je laisse de côté les guerres déchaînées
par les seules passions humaines au sein des familles), mais ce
n'est pas facile, car c'est à peine si un ou deux historiens écossais
ont su en reconnaître l'existence, et je ne puis dans ce travail
indiquer les raisons d'érudition pure qui me feraient modifier sur
certains points les délimitations qu'ils en donnent (1). Je désire
[V] On peut admetire, je crois, l'existence connue pitij^ V du Lotiiian et de la vallée
du Teviot qui, avec une partie du Galloway, appartiennent aux Angles (diocèse de
Wliitern et partie écossaise du diocèse de Lindisfarne). 2" Du Stratliclyde ou diocèse
de Glasgow, aux Bretons. 3" De l'Argyle, point d'ap|)ui des Scots au sixième-neuvième
siècle fl (les lords des îles au ([uin/.ième. 'i ' l»ii diocèse d'Al)ernetlliv cl du rirecliiii. \A
■r. XX. l'J
i262 LA SCIENCE SOCIALE.
seulement indiquer les grandes lignes du type social de cette
première époque. Quelques faits me suffiront pour cela.
Kenneth vient de s'installer sur le trône d'Ecosse, il a pour
successeur, en 860, son frère Donald, puis, en 8G3, son fils Cons-
tantin et, en 877, Aedh, frère de celui-ci. En opposition à ce
dernier, une partie de la population proclame le droit du fils de
la sœur ainée, Eochaid , petit-fils do Kenneth par sa mère. Le
droit de la ligne masculine triomphe , mais alors la compétition
se reporte entre les fils de Constantin et les fils d'Aedh, les pre-
miers appuyés par Ahernethy, les seconds par Dunkeld et saint
André. On voit ainsi se succéder (je marque d'un C les descen-
dants de Constantin et d'un A ceux d'Aedh) Donald , C. 889 ;
Constantin, A, 900; Malcolm, C, 942; Indulph, A, 954, Dubh, C.
962; Cuilean, A, 967; Kenneth, C, 971; Constantin, A, 995; Ken-
neth, C, 997. La branche cadette est désormais évincée, mais
entre les deux rameaux de la branche aînée la lutte recommence,
et Kenneth, fils de Dubh, est battu et tué en 1004 par son cousin
germain Malcolm, fils de Kenneth. Alors éclate une autre lutte;
les fondateurs du royaume scot de Dalriada, dont est sorti le
royaume scot d'Ecosse, étaient deux frères, Fergus et Lorn ; pen-
dant deux siècles, la tribu de l'ainé réussit à garder la supréma-
tie; au huitième siècle, l'alternance est établie; au neuvième,
chacun fait des conquêtes de son coté, et l'on ne se dispute pas;
mais, vers 1040, quand les descendants de Lorn se sont établis
dans le nord et régnent à Moray, ils attaquent de nouveau les
descendants de Fergus et prétendent leur disputer le titre royal
d'Ecosse, monopolisé sans droit par ceux-ci. Le système succes-
soral de ces rois de Moray est d'ailleurs absolument le même :
règne en 581 Garlnaidh, roi des Picles après Brude, dont la résidence est ailleurs; là
s'installent les Scots, notamment leur branche ainée qui fait du siège épiscopald'Aber-
nelliy un siège primatial, tandis que la branche cadette installée à Dunkeld y rétablit la
primatie à chaque avènement de ses membres. Les tours rondes de Brechinet d'Aber-
nethy, les seules d'Ecosse, me semblent encore confirmer la .s(,o/t5rt/^« plus grande do
ce diocèse, malgré l'avis contraire de Skene. 5" et 6" une bande médiane qui doit s'é-
tendre de Dunkeld au (irth de Moray, et qui est fort liée avec une zone côtière ou
évêché de Saint-André, formant peut-être une unité à l'origine. C'est là que s'installe
la brandie cadette des Scots, et j inclinerais à y voir l'ancien domaine des Bretons du
Fortrenn, coupé en quatre ou cinq diocèses par les conquêtes successives des clans ri vaux.
LES I.(l\\I.A.MlKliS KT l'iIISTOIHK d'kcOSSE. ^^OH
ail onzième siècle, Fuudlacc a pour successeurs les deux lils de
son frère aine, puis son fils Macbeth, auquel succède son cousin-
germain Lulacli. F.a même alternance semble bien exister chez
les Pietés; elle est certaine pour Brude, mort en 581 et pour Gar-
tnaidh, mort en ô^O, dont les deux branches royales scotiques
n'ont fait que chausser les bottes et épouser la rivalité géographi-
que. Postérieurement, ralternance est moins claire, mais la pré-
tention de l'établir explique seule certaines guerres civiles, cer-
tains retours de fortune, et je crois qu'on peut en gros tenir pour
certain que le principe en est toujours vivace.
Seconde jjériode : De l'an 1 100 à l'an 1''28S. ■ — La seconde
période de l'histoire d'Ecosse, qui comprend les douzième, trei-
zième et quatorzième siècles, nous fait assister à la ruine de ce
système et à la constitution d'un Etat, le royaume d'Ecosse.
Le premier indice de ce changement, c'est la disparition
successive des titres royaux portés par les petits chefs de clan.
La dernière mention d'un roi d'Atholl dans les chroniques est
de 739; on ne parle plus du rois des Dalriada et de Fortrenn au
dixième siècle, ni du roi de Moray après 1130. Le titre qu'ils por-
tent désormais est celui beaucoup plus modeste et subalterne
de mormaer ou grand officier, iarl ou comte, magnus judex.
satrapa, c'est le titre que portent les anciens rois d'Angus et
d'Atholl en 918, 905, 970. 970: et un texte de 1020 appelle
déjà mormaer celui que d'autres continuent pendant un siècle
encore à appeler roi de Moray. A la fin du onzième siècle, la
situation est encore plus profondément modifiée. C'est le mo-
ment où la conception gaélique de l'État, suivant laquelle la suc-
cession va du frère au frère, puis de celui-ci à son neveu, semble
souverainement injuste aux princesses de sang saxon ou nor-
mand, que les bons rapports de voisinage placent sur le trône
d'Ecosse et qui s'efforcent d'introduire leur conception natio-
nale du royaume assimilé à un domaine et partagé entre les
fils. C'est ce qui se fait par exemple au douzième siècle entre
Alexandre et David, fils de Malcolm (1). Plus tard, par un mé-
(1) On sera |icul-i'lrc éloniié ilc voir celle idée de parlage allriiiuécà des Saxons,
26i LA SCIENCE SOCIALE.
lange des deux idées celtique et normande, mélange qui finit
par prévaloir, on considère le titre royal comme une chose im-
par tageable (c'est l'idée celtique) (1), mais dévolue au fds à la
mort du père (c'est l'idée normande). Pour faire triompher leurs
vues, les reines de sang étranger ou les princes leurs fils sont
obligés de s'appuyer sur la partie méridionale de leur royaume,
dont ils ont reculé la fi'ontière aux dépens des rois anglo-saxons
ou danois. Cette frontière s'étend, en 9V6, jusqu'à la Derwent,
à l'ouest; en 1018, jusqu'à la Tweed, à l'est. Pendant tout le
douzième siècle, quoiqu'elle ne dépasse pas généralement le
Solway, à l'ouest, et la Tweed^ à l'est, elle oscille de manière à
laisser les Écossais maîtres un certain temps du Northumber-
land, du Curaberland^ du Huntington. Ces pays anglais, en dé-
fendant chez les Écossais le droit du fils contre le droit du
frère, défendent ce qu'ils considèrent comme la légitimité. Ce
sont ainsi des Saxons et des Normands qui deviennent les plus
fidèles alliés du prince écossais, qui l'entourent, qui profitent de
ses victoires. Au douzième siècle, Alexandre f ' a déjà autour
de lui des comtes de race anglo-normande, qui, sous David P"",
commencent à faire suivre leur titre féodal d'un nom de terre et
à s'appeler comtes d'Angus ou comtes de File. Par suite des con-
fiscations et des alliances, on voit alors passer les anciens petits
pays, Buchan, Atholl, Angus, Moray, Menteith, etc., aux mains
des Normands, ou aux mains des princes de la famille royale
qui subissent leur influence ; et, si l'on y ajoute les érections
par le roi des comtés nouveaux, l'Ecosse prend de plus en plus
qui passent pour avoir créé le Ijpé de la succession intégrale, mais, dans le cas au-
quel je fais allusion (partage de 1107), l'héritage parlernel comprend deux régions
qui forment deux unités distinctes, et les deux aines en jjrenncnt chacun une, comme
ils feraient si c'étaient des particuliers qui recueillaient dans une succession deux
domaines parfaitement indépendants. Les autres enfants ne reçoivent d'ailleurs pas
de royaume, car là il faudrait partager des biens qui souffriraient de ce partage.
(1) Selon l'idée celtique, il ne doit y avoir qu'wrt t~oi, parce qu'il ne saurai! y
avoir qu'un chef pour une. communauté. Mais, de fait, en Ecosse, quand plusieurs
communautés, plusieurs clans, ont réussi à se former, il y a tendance, chez chacun
d'eux à la complète indépendance, à l'autonomie manifestée aux yeux de tous par
un signe extérieur. Ainsi, s'il y a parfois plusieurs kois en Ecosse, il n'y en a jamais
(ju'un qui soit le roi d'Ecosse, bien que plusieurs compétiteurs puissent porter ce
titre en même tenq^s
LKS LOWLANIfKUS I:T l.'lllSTOIHI': |)'K(^.0SSK. 265
l'aspect d'iiu pays féodal avec un roi et ses grands feiidataires.
Les guerres de cette épocpie — j'excepte toujours les querelles
personnelles et les expéditions de pillage — se rapportent donc
toutes à deux types : tantôt le roi lutte pour faire reconnaître
son droit successoral (1); tantôt le roi lutte pour faire respecter
les coups d'autorité qu'il a tentés, c'est-à-dire les confiscations
qu'il a prononcées, les nouvelles lois qu'il prétend introduire,
les déplacements de population qu'il a opérés (2). On a voulu
voir dans ces conflits la protestation de la nationalité celtique
contre l'envahisseur étranger. En réalité, il y a des Celtes dans
les deux camps. En 1185, c'est l'ainé des descendants du celte
Fergus, de Galloway, qui lutte pour le roi contre une branche
cadette. En 1215 et 1235, c'est un chef celte, l'abbé laïque
d'ApercT0ssau,qui réprime l'insurrection de Moray et deGalloway.
La défense des principes celtiques dicte beaucoup moins la con-
duite des personnages celtes que l'avantage ou le tort fait à la
situation de leur famille par l'avènement des usages nouveaux.
C'est un trait qui se retrouve fréquemment dans les sociétés de
ce type.
Troisième période : JJe l'an l''28o à l'an 1101 . — 31ais à peine
la première période est-elle terminée et l'unité écossaise est-elle
constituée qu'elle risque d'être absorbée par sa puissante voi-
sine, l'Angleterre. A la faveur des difficultés successorales, les
Edouard vont entreprendre la conquête de l'Ecosse. C'est la der-
nière période de l'histoire de ce pays, et c'est encore, sous une
forme un peu modifiée, le régime du clan. Vaincu par la royauté,
le clan va l'exploiter à son profit. Il ne s'agit plus de déplacer
le pouvoir : il y a une capitale, un État ; mais le pouvoir est
toujours aussi envié : on va donc essayer de mettre la main
dessus, on ne se remuera plus pour faire un roi d'Ecosse, mais
pour s'emparer de sa personne et pour dicter aux autres, au
(1) Donald Ban conlre ses neveux Duncan el Ed^ar, 10'.);{, Malcolm conlie Ma( liclli
loio et ses successeurs contre les successeurs, li:JO, 1134,1153, 1211, 12'2'i,GuillaniiieI"
contre son cousin isssu de germain et ses descendants les Mac William, IKiO, li7i.
1187, 1211.
(2) En Moray, 1116, 1130, 1160, 1215; en Caitiiiiess, 119(1, ll'.tT ; en Ross, 1179, 1211 ;
en Argyle, 1164, 1222; en Gailoway, 1152, 11«(>, 117i, 1235.
206 LA SCIENCE SOCIALE.
nom dn prince, sa propre volonté à soi (1). Le l'ait est particu-
lièrement sensible sous les régences (2).
L'insurrection du comte d'Orkney. en 1615. dot la liste de ces
nombreuses rivalités féodales. Même lorsque le roi semble agir
seul et vouloir punir un vassal rebelle, il nest en réalité que
l'instrument d'un clan, tout au plus est-il son chef. Contre Dou-
glas, devenu trop puissant et soutenu par Scott de Buccleugh,
Hamilton et Crawford, Jacques II réunit, en lieo, Douglas d'An-
gus, Gordon et Orkney; contre ses frères. Jacques III a pour lui
(1) Entre princes, on se supprime non plus par la guerre, mais par l'assassinat:
1402, assassinat de l'héritier présomptif par son oncle Albany ; 1425, Jacques F'' t'ait
exécuter ses cousins germains, Ruclian et Albany, et les deux fils de celui-ci; 1437, il
est assassiné par son oncle Atlioll, Jacques III fait assassiner son frère le comte de
Mar et emprisonner son autre frère, le comte d'Albany.
(2) Sous Jacques II, le chancelier Chrichton et le tuteur du roi Livingston font assas-
siner juridiquement les deux fils d'Archibald Douglas (14.38) et le lord Fleming; sous
Jacques III, Alexandre Boyd enlève la tutelle aux Kennedy et finit par être décapité;
sous Jacques V, Albany enlève la régence à Angus et fait exécuter lord Home , les Home
assassinent le favori du régent, la Bastie; Angus reprend le pouvoir avec l'aide des
Homes et des Kerrs; Hamilton d'Arran et Beaton se déclarent contre lui : bataille dans
les nies d'Edimbourg. lijîO; retour d'Albany l."i24; retour d'Angus, 1526; Scott de Buc-
cleuch échoue dans une tenlalive pour lui enlever la personne du roi; liguede Sluart
de Lennox, Beaton et Glecairn contre Angus et Arran ; Lennox battu à Newiiston tst
assassiné après la bataille; .Jacques s'échappe des mains d'Angus 1528: exil de celui-ci;
insurrection des bordersen >a faveur, réjirimée jiar Campbell d'Argjle. Sous Marie
Stuart : lutte entre la reine douairière, Marie de Lorraine. Bealon, Argyle, Gordon
de Huntly, Bothwell, d'une part, Arran et Lennox, de l'autre, en 1543; Arran jiasse du
côté de Bealon, fuite de Lennox, en 1544, assassinat de Bealon, en 1546, par les pro-
testants; guerre religieuse d'Arran et Maitland de Letlhinglon contre la douairière,
en 1548; ligue de Murray, Arran, Glencairn, Argyle, Rolhes, contre la reine Marie
Sluart et son mari Stuart de Darnley, en 1566; assassinat de Rizzio, favori de la reine,
avec la complicité de Darnley, par Douglas de Morton et Rulhven, en 1566; ligue de
Morlon, Hepburn de Bothwell et Maitland contre Darnley, en 1567; assassinat de
Darnley, en 1567; ligue de Murray, Morlon, contre la reine et «on nouveau mari
Hotlnvell: captivité de la reine, prise d'armes d'Argyle et d'Hamillon en sa fa-
veur; leur défaite à Langside, en 1568; assassinat de Murray par un Hamilton en 1570;
assassinat de l'arcbevêque Hamilton par le parti du roi; as-assinat de Lennox |iar
Hamilton, Buccleticb et Kerr. en 1571 ; exécution de la Grange et enqjrisonnement de
Lethinglon par Morlon, en 1573; exécution de Morton à l'instigation de Stuart dO-
cliillrcc et d'Arran et de Stuart de Lennox, en 1580; Uulhwen de Gourie, Angus et
Lindsay s'emparent de la personne du roi, en 1582; retour d'Arran, exécution de
Gourie; chute d'Arran, en 1585; il est assassiné, en 1596, par un Douglas; tentative
infructueuse de Stuart de Bothwell pour s'emparer de la jjersonne du roi, en 1592;
le comte de Murray est battu et tué par les Gordon, en 1592 ; Argyle et Forbes sont bat-
tus à Clenlivat, en 1594, par Hay d'Errol, Angus et Huntly; enlèvement de la per-
sonne du roi par Ruthwen en 16oo, il est massacré par les gardes du prince.
LKS LOwr.ANDKiis ET 1,'iiiSToiiîK d'hcossi:. 267
Home et Hepl)urii; contre Aiii^us, Home, Hopbui'ii, Argyle, en
1V87, il a Huntly, Atholl, Erskine, (Iraham , Montoitli, Craw-
foi'd, Limlsay, Kuthvcn. La guerre ([ue Marie Stuart tait aux
Gordon, en 15(52, sert les intérêts de Murray, etc., etc. Sans un
clan, le roi est impuissant et désarmé.
Lorsque le roi d'Ecosse, devenu par liéritagc roi d'Angleterre,
a quitté Edimbourg- pour Londres, la lutte des partis et l'exploi-
tation du pouvoir, comme source de profit, continue. x\u dix-
septième siècle, la justice est administrée par le clan vainqueur
dans son intérêt exclusif, avec un tel dédain de l'équité qu'on ne
cite, en fait déjuges impartiaux, que les juges anglais imposés
pendant dix ans par Cromwell. Aussi, lorsqu'on a un procès,
compte-t-on plutôt sur ses amis que sur son bon droit. « Il est
impossible, dit un juge cité par Walter Scott (1), de condamner
un homme qui se présente bien accompagné. » A la tin du seizième
siècle, Gordon et Caithness plaident l'un contre l'autre; ils sont
si bien escortés, qu'une bataille s'engag-e dans la rue entre leurs
amis; Caithness vaincu est assiégé dans sa maison, et le roi,
sans oser punir qui que ce soit, ne peut que consigner chez lui
chacun des plaideurs et sa suite. Aussi n'est-il pas rare de voir
un particulier, comme John Ghiesley de Dalry, tuer en pleine
rue d'Edimbourg d'un coup de pistolet (1689) le président de la
cour de session, Georges Lockhart, qui avait prononcé contre lui.
A cette époque encore, les partis sont nombreux et aussi hos-
tiles les uns aux autres. Sous Charles I", il y a les anglicans que
commande Montrose; ils sont battus par les presbytériens,
en 1645. Mais parmi les presbytériens il y en a de modérés,
comme Hamilton , Campbell de Lanerick : en 16i8, ils en-
vahissent l'Angleterre pour rétablir le roi. Les presbytériens
rig-ides, ayant Argyll à leur tête, refusent de se joindre à
eux tant que le roi n'aura pas signé le co venant, et ils les lais-
sent battre, sans leur prêter appui, par les indépendants an-
glais. Eu 1650, Charles 11 jure le covenant, et l'Ecosse s'arme
pour lui; mais les Kers et les Strachan n'ont pas confiance en lui
1 ) Histoire d'Ecosse, lonie 11, cli. viv.
268 LA SCIENCE SOCIALE.
et l'ont cause commune avec Cromwell contre leurs compatriotes.
L'unité de vues n'existe pas. Pour que tous ces clans s'unissent,
il faut que leurs intérêts communs soient menacés : et c'est ce
qui se produit, par exemple, quand le roi cherche à se créer un
point d'appui en dehors d'eux. On conçoit assez cjue le roi soit
porté à le faire. Le roi, en effet, ne peut rien de lui-même au
milieu du conflit des chefs de clan ; il a beau se mettre en devoir
de créer des fonctionnaires qui soient à lui, il n'a pas de troupes
pour les faire respecter : car il n'a pas d'arg-ent. La plupart
du temps, si le roi veut punir un crime, il lui faut faire appel
à un chef de clan, à un baron, qui est en mauvais termes avec
le coupable. Cette situation lui semble intolérable, surtout lors-
qu'il la compare à celle des rois ses voisins, et alors il essaie
1° de se créer un trésor : de là viennent les confiscations et les taxes
multipliées de Jacques I'^' ; de là vient que Jacques III, au lieu
de faire des cadeaux, vend ses faveurs aux barons; — 2" de s'ap-
puyer snr des gens qui lui devront toute leur fortune : Jacques III
s'entoure de favoris de bas état, charpentiers, maçons, etc. ; la
noblesse wiainme se coalise contre eux et les met à mort ; — 3° de
s'appuyer sur l'église : les évécjues en effet sont instruits, ils peu-
vent donc fournir de bons fonctionnaires, ils ont le sentiment de
la hiérarchie et comprennent la nécessité cV obéir à un chef, ils
sont indépendants des seigneurs et dépendants du roi qui d'une
manière plus ou moins directe s'ingère dans leur nomination.
Aussi, la noblesse accueille-t-elle avec enthousiasme la Réforme
qui lui parait un excellent moyen de détruire l'influence du
clergé et vise-t-elle surtout à lui donner un caractère anti-épis-
copal, par conséquent presbytérien, tandis que la réforme an-
glaise ne touche pas à l'institution des évêques. Il y a tellement
])ien là un fait politique que Morton, le presbytérien fanatique,
rétablit l'épiscopat dès qu'il tient en mains le pouvoir. C'est vers
ce rétablissement que tendent tous les efl'orts de Jacques VI
(1598, IGOG, 1610); c'est une mainmise de la royauté sur le
clergé, par l'interdiction aux assemblées ecclésiastiques de se
réunir sans convocation royale, p<ir le droit de désigner aux
électeurs les candidats au poste do député du clergé dans ces
Lies I.OWLANDKHS ET l'hIST'OIHE d'ÈCOSSE. 209
assemblées. La noblesse sent le danger de ce rétablissement de
l'épiscopat, danger qui se formule pour elle ainsi : 1" Jacques
donne aux évèques des charges publiques : il y aura donc dans
l'État une autre influence que celle de la noblesse, -i" La noblesse
perd par là sur les assemblées ecclésiastiques, qui constituent, —
étant donné le rôle que s'arrogent les ministres presbytériens,
— un véritable corps judiciaire et par conséquent politique,
l'influence que lui donnent le droit de patronage et l'adjonction
des laïques aux ecclésiastiques dans les assemblées électorales
pour la désignation des membres des assemblées ecclésiastiques.
En 1638, il y a autant de députés laïques que d'ecclésiastiques,
et, en plus, il y a des assesseurs laïques. Avec l'épiscopat ce sera
lui, c'est-à-dire le roi, qui sera maître des élections et des as-
semblées. 3" Un épiscopat suppose un clergé jouant le rôle de
corps de l'état et donne à ce clergé une unité. 11 pourrait bien s'a-
viser de réclamer pour le clergé protestant les biens du clergé
catholique que la noblesse s'est adjugés intégralement. Les dis-
positions législatives de Jacques VI sur les dîmes semblent une
menace très significative en ce sens.
Aussi, vers 1637, la noblesse écossaise est-elle exaspérée ; on
parle de complots contre la personne de Charles I". Lorsque
l'insurrection populaire éclate, elle prend unanimement la tête
du mouvement. A l'exception de Huntly, qui reste fidèle au roi,
tous les gentilshommes, de 1638 à 1639, sont covenantaires ,
Grahame de Montrose comme Campbell d'Argyll, Scott, Macken-
zie de Seaforth, Hamilton de Lanark, Gordon de Sutherland,
Cassilis, Eglington, Crawford, Lindsay, Rothes, Balmerino, Lou-
don, Tester, Lothian, etc.
Remarquons en passant la différence qui existe à ce moment
entre l'Angleterre et l'Ecosse. La première, très nettement parti-
culariste, est complètement indifférente à ce que nous avons
coutume d'appeler la liberté politique, chose qui ne consiste en
somme que dans la lutte des partis pour la conquête du pouvoir.
Au seizième siècle, l'Anglais ne s'y intéresse pas; l'agriculture,
l'industrie, le commerce commencent à lui donner de beaux
bénéfices^ il s'inquiète fort peu du despotisme des Tudors ipii ne
T. XX. 20
270 LA SCIENCE SOCIALE.
le gêne pas dans son effort vers le gain et la fortune. D'autre
part, les clans communautaires qui, par suite des conquêtes an-
gle, danoise, normande, ont existé en Angleterre, non pas
comme org-anisation du travail, de la propriété, de la famille,
mais seulement comme mode d'exploitation des pouvoirs publics,
ces clans se sont tellement dévorés les uns les autres de liô5 à
1485, qu'il leur est impossible de tenir tête au souverain. L'xVn-
glais ne commence à s'agiter que lorsqu'au dix-septième siècle des
impôts illégalement établis menacent de lui enlever, sans son con-
sentement, une partie du fruit de son travail. Alors même, son
premier mouvement n'est pas de s'insurger, mais d'aller chercher
ailleurs un endroit où on le laisse t/rinqu/i/e : on sait que c'est
le premier mouvement de Cromwell, auquel Charles P'', en fai-
sant arrêter son navire en partance, ne lui permet pas de donner
suite. A vrai dire, il ne sinsiirge pas, il plaide (procès d'Hampden)
et ne se décide à la guerre que lorsqu'elle lui est déclarée par le
roi. En Ecosse, au contraire, la nation s'insurge pour des vétilles
liturgiques : c'est que le pays est pauvre, que les travailleurs n'y
exercent par conséquent qu'une très faible influence, et que le
peuple s'enrégimente facilement dans les coteries dont les chefs
visent à vivre sans travailler. La noblesse écossaise ne connaît
pour ses aînés que deux professions, qui sont toutes deux des
instruments de main mise sur le pouvoir, le barreau et l'armée (1).
Malgré les apparences, le mouvement de 1638 est si peu, dans la
pensée de ses chefs, une guerre religieuse et si bien une guerre
d'intérêts, que lorsque le roi demande des subsides pour venger le
massacre des protestants par les catholiques en Irlande, le parle-
ment d'Ecosse refuse tout net, aussi aveugle en cela que le parle-
ment d'Irlande qui, en désorganisant le pouvoir central et l'armée ,
a rendu la répression des troubles impossible. Ce que le parle-
ment d'Ecosse impose à Charles P^" en même temps que l'abolition
de l'épiscopat, c'est l'abdication de tout pouvoir législatif : sup-
pression du droit de faire des ordonnances ; suppression des « lords
articles, » sorte de conseil royal avec veto préalable ; interdiction
(1) Scoll, IJisloire d'Ecosse, t. II. eh. :i.
LES LOWLAMtKRS KT L'iirSTOIHK d'ÉCOS.SI:. "21i
de nomiuer pair d'Ecosse tout autre qu'an propriétaire écossais.
Bien plus, au fur et à mesure que l'on avance dans le dix-sep-
tième siècle, que la uohlosso perd ses inquiétudes à l'égard du
despotisme royal et voit grandir par le travail une classe bour-
geoise indépendante d'elle, une partie devient épiscopalienne et
tory, par opposition aux villes qui demeurent presbytériennes et
se font whigs, car il s'agit alors d'utiliser dans l'intérêt d'un parti
en décadence la force du pouvoir royal dont on ne redoute plus
de voir passer le niveau sur toutes les têtes, jusqu'au jour où,
vers le milieu du siècle, avec la révolution industrielle qui donne
définitivement la prépondérance aux hommes de travail, le parti
jacobite disparait peu à peu.
Ce qui est encore bien caractéristique du régime du clan pen-
dant toute cette période, c'est la facilité avec laquelle on fait
appel à l'étranger pour trancher des querelles intérieures. Aux
treizième et quatorzième siècles, alors qu'il s'agit pour l'Ecosse
d'être ou de ne pas être, il y a des Écossais qui servent dans l'ar-
mée anglaise, il y en a d'autres qui, par jalousie, laissent battre
leur générahssime Wallace , ou qui, en pleine guerre, ne font pas
trêve à leurs haines personnelles et n'hésitent pas à priver leur
cause des services d'un homme, parce qu'il est leur ennemi per-
sonnel (1).
En 1332, Edouard Baliol entre en Ecosse à la tète d'une armée
anglaise; en 1462 Douglas et le lord des iles font appel aux An-
glais; de même Albany contre son frère Jacques III; de même , en
ISii-lSie, Stuart deLennox, son frère l'évêque de Caithness, le
lord des iles, le comte de Caithness contre Marie de Lorraine.
Les iMac Neill guident les Anglais au pillage de Bute et d'Arran
(1546).
Seulement, ce n'est plus tout à fait alors le régime du clan tel
qu'il a fonctionné précédemment. 11 y a bien encore , à cause du
voisinage des Highlands, des haines territoriales, de voisin à
voisin, de Campbell à Macdonald, de Ross et de Grant à Gordon,
qui expliquent la persistance des uns dans le parti Nvhig, des
(1) Assassinat d'Alexandre Uainsay de Dalwolsay au quatorzième siècle, jiar Guil-
laume Douslas de Liddesdale.
^72 LA SCIENCE SOCIALE.
autres dans le parti tory. Mais les changements de parti sont fré-
quents. Bruce a soutenu Wallace et le parti national, puis il s'est
rangé au parti anglais. Les fils de Stuart de Bonkle et de Comyn,
qui étaient en 1297 dans le parti national, sont en 1306 avec
l'Angleterre. Bruce a contre lui son propre neveu, Bandolph. Le
plus fidèle de ses alliés, à lui baron normand, est un Celte, Mac-
donald, et il n'a pas d'ennemis plus acharnés que le normand
Comyn et le Celte Macdougal. Kirkaldy de la Grange est du parti
du roi en 1568, du parti de la reine en 1573. Campbell de Brea-
dalbane, whig en 1688 est tory en 1715; Simon Fraser de Lovât,
tory en 1707, whig en 1715, redevient tory en 1745. On peut être
très proche parent et rival : Douglas d'Angus lutte, en 1460,
contre le chef de sa famille ; en 1639, Gordon de Huntly et Gordon
de Sutherland sont dans des partis opposés, comme le sont en
1648 Campbell d'Argyle et son frère Campbell de Lanerick. La
lidélité des vassaux commence elle-même à s'ébranler. Lorsque
Douglas essaie de grouper ses voisins dans une ligue contre le l'oi
Jacques II, Colville, Herries, Maclellan refusent de s'y associer et
paient ce refus de leur vie. En 1460, Collasse abandonne Craw-
ford sur le champ de bataille de Brechin, parce qu'il lui a refusé
des terres, et Crawford et Hamilton finissent par abandonner
leur allié Douglas pour avoir leur part des confiscations promises.
Le clan dans lequel on naît, on vit et on meurt, tend de plus en
plus à disparaître au profit du parti politique dans lequel on
entre et d'où l'on sort au gré de l'intérêt ou du caprice du mo-
ment. La valeur personnelle d'un chef, à la suite duquel on peut
se mettre , prime les liens antérieurs de famille ou les idées que
le voisinage a pu développer. Ce ne sont plus les Campbells contre
les Donalds, les gens du sud-ouest contre ceux de l'est qui entrent
en lutte , c'est le parti de Paul qui dispute le gâteau au parti
de François.
Ch. DE Calan.
Le Directeur-Gérant : Edmond Demolins.
TMHJ0I;A1'I1IK FIIIMIN-DIDOT F,1 c"
QUESTIONS DU JOUR
LA PATRIE
A des esprits qui entendent contrôler les idées par les faits et
ne se paient pas de belles paroles, il importe aujourd'hui de se
rendre compte, aussi strictement que possible, des réalités qui
se dissimulent sous ces termes. Patrie et Patriotisme, grands
mots que beaucoup prennent par trop l'habitude d'employer
sans discernement, à tort ou à travers, quelques-uns avec un
enthousiasme qui ne désarme pas, d'autres avec un dédain et
une colère qui ne sont pas moins absolus.
Les fêtes bruyantes qui viennent d'avoir lieu en Allemagne, à
l'occasion de l'anniversaire de la Guerre de 1870 et en Italie à
l'occasion de l'anniversaire de l'Unité italienne, ont eu moins
pour but de célébrer d'anciennes victoires que de surexciter le
patriotisme allemand et italien, tout au moins de le tenir en
haleine. En France, pas plus qu'ailleurs, le chauvinisme ne s'est
endormi, surtout depuis vingt-cinq ans, et nos divers gouver-
nements ont fait tous leurs efforts pour l'entretenir. J'ai sous
les yeux un certain nombre de Manuels d'instruction civique
destinés à faire pénétrer dans les écoles le sentiment patriotique,
conformément à la loi votée le 6 décembre 1879 et au programme
élaboré par le Conseil supérieur de l'Instruction publique. Ainsi,
des deux côtés du Rhin et des Alpes, la préoccupation des pou-
voirs publics est la même.
T. XX. 21
274 LA SCIENCE SOCIALE.
Mais elle ne rencontre pas partout le même accueil. Un groupe
considérable de citoyens répudient hautement les formes renou-
velées du Civis sum romanus; ils traitent la patrie de marâtre,
affirment que c'est là une conception qui a fait son temps, qui
nest plus en harmonie avec l'état social actuel; ils disent que
tous les hommes sont frères et se déclarent des « sans patrie »,
au grand scandale de leurs concitoyens.
Voilà bien les deux doctrines en présence. Elles ne peuvent
certainement pas se concilier, mais elles peuvent avoir leur expli-
cation. On doit pouvoir dégager la formule du patriotisme, des-
siner en quelque sorte la courbe de son évolution dans les so-
ciétés humaines, saisir sa cause et ses conséquences, déterminer
enfin si le monde marche vers une accentuation, vers une di-
minution, ou vers une modification de l'idée de Patrie. Les
Chauvins ont-ils raison contre les Sans-Patrie, ou les Sans-Patrie
contre les Chauvins? S'ils ont à la fois tort et raison tous les
deux, dans quelle mesure se trompent-ils les uns et les autres?
Questions difficiles et surtout délicates, qui exigent, aussi bien
chez l'auteur de cet article que chez ses lecteurs, beaucoup de
calme et de liberté d'esprit. Il nous faut, les uns et les autres,
nous dégager, au moins pour un instant, de tout esprit de
parti et même de pays, nous imaginer que nous habitons une
autre planète d'où nous considérons avec tranquillité ce qui se
passe sur la terre.
La première constatation à faire, c'est que le Patriotisme se
développe très différemment et très inégalement dans les sociétés
humaines ; il y est le produit très varié de causes très dissem-
blables.
On peut tout au moins y reconnaître aisément quatre variétés
bien distinctes, qui se définissent ainsi : le Patriotisme fondé sur
le sentiment religieux, le Patriotisme fondé sur la concurrence
commerciale, le Patriotisme d'État, fondé sur l'ambition poli-
tique, le Patriotisme fondé sur l'indépendance de la vie privée.
LA PATRIE. 275
La première vai'iété, le Palrioiismc fondé sur le sentiment
religieux, peut s'observer particulièrement chez les Arabes, les
Touaregs, les Turcs et leurs similaires.
J'ai expliqué ailleurs (1) les causes sociales qui placent ces po-
pulations issues des Déserts sous la domination de confréries re-
ligieuses. Dans le présent, et aussi loin qu'on remonte dans le
passé, on trouve là un groupe d'hommes qui apparait toujours
comme l'unique, incontesté et omnipotent dominateur. Ce
groupe n'appartient pas à une tribu en particulier, mais il
compte des adhérents fanatiques dans toutes les tribus, d'une
extrémité du Désert à l'autre; il apparait non seulement comme
tout-puissant, mais comme universel. C'est lui que tous les con-
quérants qui ont essayé de pénétrer dans le Désert ont rencon-
tré devant eux; c'est lui que rencontrent, comme un obstacle
jusqu'à présent infranchissable, les Anglais sur la frontière sou-
danienne de l'Egypte, les Français sur la frontière saharienne de
l'Algérie.
Ces rois du Désert s'appellent les Confréries religieuses; leurs
membres s'appellent khouans, ou frères; leurs chefs s'appellent
khalifes, cheikhs, etc., et parfois, à certaines époques d'inspira-
tion ou de fureur religieuse plus grande, ils s'appellent mahdi,
ou envoyés de Dieu. A ces moments-là, malheur à ceux qui ten-
tent de pénétrer dans le Désert !
Ces confréries, ou zaouïas, ont, dans toutes les oasis, des mai-
sons relevant de la maison mère. Ainsi l'oasis de Guemar, dans
le Sahara, qui n'a que sept à huit cents habitations, compte ce-
pendant douze mosquées et quatre zaouïas.
Les khouans, ou frères, ont leurs mots de passe, leurs signes
de reconnaissance, une hiérarchie officielle qui s'étend du grand
maitre, ou khalife, jusqu'aux agents subalternes (messagers, porte-
(1) Voir la Science sociale, t. XV, p. 315 et suiv. : Les sociétés issues des Déserts ;
le type des oasis et des confins agricoles.
276 LA SCIENCE SOCIALE.
bannières, gardiens, etc.), enlin des assemblées générales où ils
se réunissent, soit pour recevoir les instructions secrètes du grand
maître, soit pour procéder à des initiations de nouveaux mem-
bres, soit pour organiser le soulèvement de la population contre
un ennemi du dedans ou du dehors. C'est une réunion de pa-
triotes, ce sont les chauvins du Désert.
C'est à cette variété de patriotisme que se rattachent les so-
ciétés qui occupaient autrefois les deux grandes oasis de TAssyrie
et de l'Egypte, au moins pendant la première période de leur his-
toire, alors cjue, récemment formées d'éléments sortis du Désert,
elles étaient sous la domination plus ou moins directe des con-
fréries religieuses et des prêtres d'Ammon (1). Il faut également
y rattacher Mahomet et ses sectateurs, ainsi que toutes les so-
ciétés fondées sous son inspiration, soit dans les Déserts d'Arabie
et du Sahara, soit à leurs deux extrémités, depuis l'Asie Mineure
jusqu'à l'Espagne. Il faut enfin y comprendre les Turcs, qui furent
amenés à demander à l'Islamisme des cadres de gouvernement
que ne leur donnait pas leur formation de pasteurs de steppes
riches.
Il suffit de nommer ces peuples pour évocjuer immédiatement
à l'esprit le caractère propre de cette variété du patriotisme : il
est absolu et impitoyable à l'égard de ses adversaires, parce qu'il
prétend s'appuyer sur une doctrine religieuse qui ne transige
pas. Mais il est surtout redoutable parce qu'il ne plie pas seule-
ment les corps sous sa domination, mais aussi les esprits et les
âmes. Non content de demander aux vaincus de se soumettre,
il leur impose l'obligation de croire : « Crois ou meurs. » Ce pa-
triotisme a ensanglanté l'histoire pendant des siècles et il se
présente au jugement des hommes chargé d'exécrables forfaits.
La religion n'est plus que de la fureur religieuse lorsqu'elle s'a-
dresse à la peur et non à la conscience, lorsqu'elle prétend s'im-
poser par la violence. Un pareil patriotisme doit être énergique-
ment flétri, surtout par les croyants, parce qu'il profane et qu'il
(1) Voir, dans la Science sociale : l'É(jypte (incieiine,[)3iV M. A. de Préville, t. IX,
p. 212 et suiv., et Les Clialdéens; Originalité et importance de leur rôle préhis-
torique, par M. L. Poinsard, t. XVI, p. 206 et suiv.
LA l'ATIÎIE. 277
déshonore ce qu'il y a de plus ii()l)le et de plus élevé : le senti-
uieul l'cligicux et la justice divine. Les patriotes de ce genre sont
les pires des simonia([ues, car, le sabre ou le bâton en main, ils
trafiquent des choses saintes au profit de leur passion, de leur
haine, ou de leur ambition.
II
La seconde vdviéié, \c Paù'ioti.sme fondé sur la concurrence
commerciale, a plus spécialement caractérisé les populations an-
ciennes des rivag-es de la Méditerranée, alors que cette mer était
une sorte de bassin fermé. On sait comment, dans l'antiquité,
une multitude de cités indépendantes, vivant principalement du
commerce, s'égrenaient le long des cotes de la Phénicie, de l'Asie
Mineure, de la Grèce, de la Grande-Grèce , de l'Espagne et de
l'Afrique septentrionale. Naturellement, elles se faisaient entre
elles une concurrence acharnée; triompher d'une rivale leur était
une question de vie ou de mort. L'histoire ancienne n'est guère
que le récit de ces rivalités marchandes.
C'était donc, pour ces cités, une nécessité de s'organiser en
vue de la défense et de l'attaque, car chacune d'elles formait
un petit monde à part qui ne pouvait guère compter que sur lui-
même. Aussi leur préoccupation constante fut-elle de dresser
leur jeunesse à tous les exercices du corps : la force, l'adresse,
la souplesse, l'habileté àtirerde l'arc devinrent les qualités qu'on
estimait le plus chez un jeune homme, et les jeux publics, qui
prirent dans toutes ces cités un si g-rand développement, n'é-
taient qu'une des formes de ce patriotisme ombrag-eux.
Le patriotisme alors était local, c'était le patriotisme de la
Cité, Civitas, Vrbs, mots fameux dont les auteurs de l'antiquité
sont pleins. Toutes les belles actions qu'ils nous racontent, et
dont nous remplissons encore pieusement et un peu naïvement
la mémoire de nos écoliers, sont la manifestation de ce g-enre
de patriotisme.
Une ville était aussi fière de ses athlètes que de ses philosophes,
parce que les uns et les autres étaient un produit nécessaire et
278 LA SCIENCE SOCIALE.
naturel de l'état social (1). « Crotone, dit Strabon, parait s'être
appliquée surtout à former des soldats et des athlètes. Il est ar-
rivé, par exemple, que, dans la même Olympiade, les sept
vainqueurs du stade furent tous de Crotone, de sorte qu'on a
pu dire avec vérité que le dernier des C rotoniates était encore
le premier des Grecs. » On tenait en telle estime les vainqueurs
de ces jeux publics, qu'on leur décernait les honneurs les plus
magnifiques et que les sculpteurs les plus renommés se dispu-
taient la gloire de faire leur statue. C'est ainsi qu'on voyait à
Olympiela statue du Crotoniate Astylos, vainqueur à trois Olym-
piades successives. Philippe, fils de Buttacos, vainqueur aux
jeux olympiques et le plus beau des Grecs de son temps, épousa
la fille de Telys, le tyran de Syiiaris, et fut, après sa mort, placé
parmi les héros. Phayllos se vit élever une statue à Delphes, pour
avoir remporté trois prix dans les jeux pythiques : l'inscription
de sa statue disait qu'il sautait 55 pieds et lançait le disque à
quatre-vingt-quinze pas. Il fut un des héros de la bataille de
Salamine. Mais le plus célèbre athlète fut le fameux xMilon de
Crotone. Il remporta six victoires aux jeux olympiques, sept
aux pythiques, dix aux isthmiques, neuf aux néméens. De son
vivant, sa réputation de vigueur était parvenue jusque dans l'ex-
trême Orient, à la cour des rois de Perse. Il avait à Olympie sa
statue de bronze exécutée par son compatriote, le sculpteur Da-
méos, de Crotone. Il prit une part éclatante dans les luttes de sa
patrie contre Sybaris.
Détrôner les jeux d'Olympie était l'ambition de toutes ces
villes. C'est ainsi que nous voyons Sybaris et Crotone instituer
des jeux solennels et créer des prix magnifiques en argent, dans
l'espoir d'attirer à ces solennités les Grecs d'Italie, de Sicile et
même des villes de l'Asie Mineure. Ce fut la lointaine origine
des honteux combats de gladiateurs, qui devaient plus tard
déshonorer la décadence romaine.
Telles étaient les formes de Patriotisme que la nécessité de
(1) Voir à ce sujet, dans la Science sociale : A travers l'Italie méridionale, par
M. A. Moustiers, t. V, p. 245 et suiv., etif's' ancêtres de Socrate, par M. d'Azainbuja,
t. XIX.
LA PATRIE. 279
résister à la concurrence commerciale développa dans les cités
anciennes de la Méditerranée. iMais c'était là un patriotisme d'ar-
gent, à la fois étroit et cupide. Ces compétitions à main armée,
ces luttes incessantes, que l'histoire a embellies de couleurs trop
éclatantes, avaient, en somme, pour mobile le désir de ruiner,
par la force brutale, une rivale qu'on ne pouvait surpasser par
l'habileté commerciale.
Le pur amour de la patrie et la volonté de se sacrifier au be-
soin pour elle tenaient moins de place qu'on ne le croit dans les
préoccupations de ces marchands : aussi, toutes ces villes, quand
elles lurent assez riches, cessèrent-elles de recruter leurs défen-
seurs dans leur sein et firent-elles appel à des armées de mer-
cenaires. « A partir de l'an 560 », marqué par une de leurs dé-
faites, « les Crotoniates, dit Justin, cessèrent de s'exercer au
courage militaire et au soin des armes. Ils tombèrent dans le
même luxe et la même mollesse que Sybaris. » Après Crotone,
c'est Tarente, dont « les vertus militaires se perdirent également
dans la corruption et l'amollissement des mœurs ».
Au fond, ce patriotisme si vanté peut se ramener à un drame
en deux actes : au premier acte, ces villes s'efforcent de se dé-
truire les unes les autres pour satisfaire leurs rivalités commer-
ciales; au second acte, les villes qui ont ainsi triomphé par la
force sont réduites et ruinées à leur tour par quelque vainqueur
appartenant à un autre type social.
III
La troisième variété, le Patriotisme (VÉtal fondé sur l ambi-
tion politique , se développe plus particulièrement dans les sociétés
à grands pouvoirs publics et à centrahsation administrative ,
dont la France, l'Allemagne, la Russie, l'Italie, l'Espagne sont les
types les plus caractérisés à l'époque actuelle. Dans le passé,
l'Empire romain se rattache à cette variété.
Ici, le pouvoir n'est plus représenté par des confréries religieu-
ses, ou par des municipalités urbaines composées de commerçants,
280 LA SCIENCE SOCIALE.
mais par des chefs, guerriers ou entourés de guerriers, exerçant
la domination sur de vastes territoires, disposant de ressources
considérables en hommes et en argent et ayant sous leurs ordres
une armée nombreuse de soldats et de fonctionnaires dociles.
De pareils chefs d'État sont admirablement outillés pour faire
la guerre, puisqu'ils tiennent dans leurs mains toutes les forces
vives du pays, puisque tout est, là, plus ou moins subordonné à
l'État. Soldats et fonctionnaires n'ont d'autre volonté que celle
du Pouvoir souverain qui les paye. Par situation, l'armée est
même plus favorable à la guerre qu'à la paix ; elle a une tendance
à n'estimer le souverain, ou le chef d'État, s'il s'agit d'une répu-
blique, qu'en proportion de ses exploits et de ses victoires.
Dans ces conditions , les représentants du Pouvoir sont natu-
rellement enclins à faire la guerre. C'est souvent pour eux un
moyen de supplanter un compétiteur, de chasser un rival : de
là, l'innombrable série des guerres entreprises à raison de pré-
tentions dynastiques , ou d'ambitions personnelles. C'est bien
séduisant de s'emparer d'un pouvoir qui vous donne l'omnipo-
tence et que la victoire suffit à sacrer et à justifier.
Mais une fois installé , il faut se maintenir, et ce n'est pas une
petite affaire pour des pouvoirs aussi exorbitants , qui froissent
tant d'intérêts, par la bonne raison qu'ils ont assumé la tâche de
penser, de parler et d'agir pour tout le monde. Ils menacent de
succomber sous cette omnipotence qui les écrase et qui les dé-
borde. Alors la guerre s'offre encore à eux comme une diversion,
comme un moyen de détourner les esprits des difficultés inté-
rieures. Et voilà bien la cause de toute une autre série de guerres
dont l'histoire est pleine.
Si ces souverains sont victorieux , leur puissance se trouve en-
core augmentée, et alors ils ne font plus la guerre pour se main-
tenir, mais pour s'agrandir, pour étendre leur domination, pour
créer ces immenses empires qui font la joie des historiens et la
désolation des peuples. Vous voyez ici se dresser devant vous
toute la série des prétendus grands rois qui encombrent les
avenues de l'histoire et en marquent les principales étapes.
Mais ces immenses puissances sont tellement contre nature,
LA l'ATRli:. 281
elles ciiti'ainent tle tels forfaits dans la vie publique et de telles
calamités dans la vie privée, qu'elles ne durent pas : elles s'é-
croulent avec fracas, presque immédiatement après la mort du
héros, souvent de son vivant. Alors la série des guerres recom-
mence avec les successeurs, et ainsi de suite, de générations en
générations.
La plupart de ces guerres sont entreprises en dépit du senti-
ment public, car les peuples ont besoin de la paix, parce qu'ils
ont besoin de travailler pour vivre et que la guerre ruine le
travail. Mais le sentiment public se fait difficilement jour dans
les sociétés de ce type : toute initiative privée y est comprimée
par la centralisation administrative. La masse de la population,
celle qui est adonnée au travail utile, obscur, méritoire, celle
qui produit et qui, seule, alimente l'impôt, est annihilée par la
puissance publique, qui a tout envahi, qui lui a peu à peu retiré
toute action sociale , qui l'a ainsi atrophiée ; elle ne sait plus
qu'obéir : elle obéit au gouvernenîent, elle obéit aux fonction-
naires, elle obéit aux politiciens. Est-ce qu'on résistait sous
Philippe II, sous Louis XIV, sous la Convention, sous Napoléon,
sous Guillaume l"'l
Or, ces pouvoirs si remarquablement outillés pour satisfaire
leur ambition politique ne peuvent se faire suivre, ne peuvent
obtenir des populations les sacrifices énormes qu'ils demandent
en hommes et en argent, qu'en invoquant l'intérêt de la Patrie,
qu'en surexcitant le sentiment patriotique.
Ils aiment passionnément la paix : personne ne le déclare
plus qu'eux et plus haut. La guerre est le pire des fléaux : ils
le répètent et le proclament. (Relisez le discours de l'Empereur
d'Allemagne aux fêtes de Kiel : le mot de « paix » y figure une
douzaine de fois.) Cependant ils passent leur vie à faire la
guerre, ou à la préparer. Et cette indéfinie préparation de la
guerre est plus ruineuse pour le pays que la guerre elle-même;
elle l'épuisé en hommes et en argent. '
Plus ce régime social devient ruineux, plus il est nécessaire
de faire appel aux sentiments patriotiques. Il est difficile de
calculer à quel degré de patriotisme un peuple peut arriver
282 LA SCIENCE SOCIALE.
quand il est complètement ruiné, ou à quel degi'é de ruine il
peut atteindre quand il est parvenu aux dernières convulsions
du patriotisme. On peut cependant s'en faire une idée en
étudiant la situation actuelle de l'Italie (1). Ce peuple présente,
au point de vue scientifique et social, un intérêt extrême : il
nous montre clairement le point où aboutit la voie dans laquelle
nous sommes engagés. Et si on veut faire la preuve, on n'a
qu'à considérer la situation actuelle de l'Espagne. Italie et Es-
pagne, Espagne et Italie, je signale ce double exemple aux
patriotes des Deux Mondes. Si on veut pousser plus loin l'ex-
périence, on peut y joindre les républiques de l'Amérique du
Sud.
Je ne sais qui a dit, mais c'était un esprit singulièrement
sincère : « On reculerait, si l'on voulait sonder ce qu'il y a au
fond du mot Patrie ». Il est incontestable que plus de la moitié
des forfaits qui déshonorent l'histoire et qui en font une lecture
si immorale, ont été commis au nom du patriotisme.
Je sais parfaitement qu'arrivé à ce point de mon article, j'ai
dû déranger les idées d'un certain nombre de mes lecteurs :
leur chauvinisme, leur patriotisme proteste. Aussi est-ce à eux
maintenant que je m'adresse plus spécialement. Et je leur dis :
« Franchement, êtes-vous si patriotes que cela? » J'entends
patriotes en actes, car je sais parfaitement que le nombre des Pa-
triotes en paroles est fort grand. Mais ici les paroles ne comptent
pas. Je crains que beaucoup ne se fassent grandement illusion
à eux-mêmes.
Le patriotisme se traduit principalement et d'une façon tan-
gible par deux séries d'actes : le paiement de l'impôt en argent
et le paiement de l'impôt du sang.
Vous payez exactement l'impôt en argent : la crainte du per-
cepteur est le commencement de la sagesse; d'ailleurs, il n'y a
pas moyen de s'y soustraire. Mais vous jjrotestez de toutes vos
(1) Par une ironio fortuite, mais cruelle, le pcirtique d'une des pièces d'artifices par
lesquelles les Italiens ont célébré l'anniversaire c'e l'Unité, s'ouvrait sur les décombres
d'un quartier de la " Troisième Rome » ruiné < vant d'avoir été construit. C'est le
Temps qui en l'ait la remarque.
LA PATRIE. 28;{
forces contre le poids croissant dos charges publiques, et si un can-
didat se fait un tremplin de la diminution des impots, vous lui
êtes favorable. J'affirme qu'en agissant ainsi vous manifestez que
vous êtes un faux patriote, au sens du patriotisme que je viens
de condamner. Le système que, contre moi, vous défendez, que
vous soutenez avec chaleur, ne peut fonctionner, vous le savez
bien, qu'avec énormément d'argent. Si vous aviez réellement ce
patriotisme, si vous l'aviez autrement que de tête, s'il était pour
vous autre chose qu'une attitude irraisonnée, vous ne marchande-
riez pas au Pouvoir l'argent dont il a besoin pour alimenter cette
forme du patriotisme. Payez sans vous plaindre : plus vous payez,
plus votre patriotisme triomphe, plus vous devez vous réjouir.
J'ai le droit, moi, de n'être pas content, parce que, conséquent
avec moi-même, je proteste en toute occasion contre le système
social édifié par ce faux patriotisme. Ce droit vous ne l'avez pas
et vous ne le prenez qu'en vous mettant en contradiction avec
vous-même.
Le second acte imposé par le patriotisme, tel que vous Tad-
mettez, est l'impôt du sang. Dans quelle mesure le payez-vous,
ô Patriotes! J'ai déjà traité ici même cette question ; on me per-
mettra de rappeler ce que j'écrivais à ce sujet : cela mérite peut-
être d'être dit deux fois :
« Ce n'est un mystère pour personne que tous les Français,
même les plus chauvins, n'ont qu'une préoccupation : se sous-
traire au service de trois ans et y soustraire leurs fils ; toute la
vie est orientée vers ce but.
« Si le service de trois ans est nécessaire, pourquoi s'y sous-
traire? S'il est inutile, pourquoi le défendre? N'y a-t-il pas une
sorte de contradiction à s'y soustraire et à le défendre tout à la
fois?
« Depuis la nouvelle loi militaire, les écoles qui dispensent de
deux ans de service sont encombrées de candidats. Plusieurs de
ces écoles périclitaient faute d'élèves; elles en regorgent main-
tenant. A l'Ecole de Droit, on en est même arrivé à abaisser les*'
épreuves, et par conséquent les études, pour pouvoir délivrer un
plus grand nombre de ces diplômes libérateurs. Les professeurs
284 LA SCIENCE SOCIALE.
se souviennent qu'ils sont pères , et leur paternité est moins in-
transigeante que leur chauvinisme.
« Parmi les sénateurs et les députés, combien y en a-t-il dont
les fils fassent trois ans de service? Y en a-t-il dix? — Ainsi, on
donne au service de trois ans ses votes, mais on ne lui donne
pas ses fils. »
En somme, cette variété de Patriotisme repose sur la poursuite
de la domination politique au moyen de la guerre et grâce à
l'extension démesurée de la puissance publique. Mais un pareil
patriotisme est tellement écrasant pour les populations, que
chacun, après avoir entonné en son honneur le couplet de ri-
gueur, s'efforce de se dérober aux charges exorbitantes qu'il
impose. Ces charges retombent alors de tout leur poids sur les
faibles, les petits, les naïfs, sur le peuple en un mot, qu'elles
écrasent, et qu'elles ruinent. Un jour, poussé à bout, ce peuple
se débarrasse violemment des Louis XIV, des Conventionnels,
des Napoléon, mais il ne réussit qu'à retomber sous la domina-
tion d'autres Louis XIV, d'autres Conventionnels, d'autres Napo-
poléon, car, dans ce type social, il y en a toujours en disponibi-
lité.
IV
J'arrive à la quatrième et dernière variété , le Patriotisme
fondé sur l' indépendance de la vie privée.
Je classe sous ce terme tout un groupe de sociétés dans les-
quelles le Patriotisme et l'idée de Patrie elle-même se manifes-
tent sous une forme absolument différente des trois précédentes.
Ici, l'homme considère essentiellement que la Patrie, c'est le
foyer, et que l'intérêt intangible qu'il doit défendre envers et
contre tous, c'est la liberté complète de ce foyer et de ceux qui
l'habitent. Pour lui, la patrie politique n'a d'autre but que de
•faciliter le maintien de l'indépendance privée. Il ne considère
pas, comme dans le type précédent, que l'homme est essentielle-
ment créé pour la patrie, mais la patrie pour l'homme. Il est
LA l'ATRIE. 285
moins préoccupé d'être citoyen d'un grand pays, que d'être un
citoyen libre. A vrai dire, il est homme avant d'être citoyen.
Cette l'orme de patriotisme, si différente de la forme latine, a
fait sa première apparition dans l'Occident de l'Europe vers le
cinquième siècle de notre ère. Elle a été importée en Gaule par
les Francs, en Grande-Bretagne par les Saxons. Francs et Saxons
appartenaient àla même formation sociale, que la Science sociale
désigne sous le nom de formation particularisle, parce que, con-
trairement à la tradition léguée par l'Empire romain , elle fait
prédominer l'individu, la particulier, sur l'Etat.
Cette prédominance du particulier s'est immédiatement tra-
duite, en France et en Grande-Bretagne, par un infini morcelle-
ment delà souveraineté. A vrai dire, il y a eu, au moyen âge,
autant de souverainetés que de domaines; chaque particulier
était souverain sur sa terre : il y exerçait la police et la justice.
Ce fut la substitution d'une foule de petites Patries à la grande
Patrie romaine.
Je n'ai pas à dire ici comment et pourquoi cette forme nouvelle
de société disparut peu à peu de la France, chassée par le type
de la grande Monarchie centralisée, et fut, au contraire, conservée
en Angleterre. Le fait est qu'aujourd'hui nous pouvons l'observer
principalement parmi les populations du type anglo-saxon, c'est-
à-dire en Angleterre et dans ses nombreuses colonies et aux Etats-
Unis.
Pour préciser la forme que revêt le Patriotisme, chez ces po-
pulations, il suffit de rappeler quelques faits connus de tous et
bien caractéristiques.
Le premier fait est la facilité extraordinaire avec laquelle Vin-
diviclu s'expatrie sans esprit de retour. Et il ne s'agit pas d'une
expatriation dans le voisinage de la frontière, mais au loin, au
plus loin, sous d'autres cieux , souvent aux antipodes. Le colon
anglo-saxon a manifestement le sentiment qu'il porte sa patrie
avec lui, que la patrie est l'endroit du monde où l'on [)eut vivre
libre.
Le second fait est Y indépendance des colonies vis-à-vis de la
mère patrie. Tant qu'elles lui restent unies, elles conservent vis-à-
286 LA SCIENCE SOCIALE.
vis délie une grande indépendance, s'administrant elles-mêmes,
jouissant, elles aussi, du self-government ; elles ne considèrent
pas que l'amour de la patrie consiste à se laisser mener et exploi-
ter par elle. Mais cette union avec la mère patrie est elle-même
passagère; elle ne se prolonge guère au delà de la période de
formation et d'éducation : les colonies ang-laises, comme les jeu-
nes Anglais, tendent à s'expatrier. C'est ainsi que l'Angleterre a
déjà vu les États-Unis se séparer d'elle et qu'elle voit s'accentuer
chaque jour les tendances séparatistes en Australie, en Nouvelle-
Zélande, au Canada, au Cap. (c Les habitants des colonies an-
glaises, dit un voyageur moderne, sont fiers aujourd'hui de s'ap-
peler Australiens, Canadiens, Africains. L'espritnational s'accentue
tous les jours, et c'est John Bull lui-même qui l'alimente. Tout
Anglais qui va s'établir aux colonies cesse, après quelques années,
d'être Anglais : il est Canadien, Australien, Africain, et jure par
sa nouvelle Patrie. C'est par pure politesse envers la mère patrie
que ces Anglo-Saxons acceptent des gouverneurs, et encore à la
condition formelle que ces gouverneurs ne s'occupent pas plus
de politique que ne le font la reine et les membres de la famille
royale (1). »
Une troisième manifestation non moins caractéristique est la
répudiation complète du militarisme . L'Angleterre, « qui a cepen-
dant quatre fois plus de sujets que n'en gouvernent les autres
Puissances de l'Europe réunies, est, parmi les grands États de
l'Europe, celui qui s'appuie sur l'armée permanente la moins
considérable. Son armée régulière est d'environ cent mille
hommes (2). C'est le sixième de celle de la France, de l'Allema-
gne et de la Russie, c'est-à-dire des pays de la variété précédente;
le quart de celle de l'Autriche, le tiers de celle de l'Italie sur le
pied de paix, bien entendu. C'est peut-être le trentième ou le
quarantième, si on tient compte du nombre des sujets.
Mais voici qui montre mieux à quel point l'Angleterre est peu
organisée en vue de la guerre : <( La conscription n'existe pas en
Angleterre et le gouvernement ne peut lever, dans le peuple
(1) Max O'Rell, La Maison John Bull et C", Calmann-Lévy.
(2) É. Reclus, Notivelle Géographie xinivcr selle, t. IV, p. 879, 881.
LA PATRIE. 287
morne, les hommes (|iii pouiiaic^nt lui servir à combattre les vo-
lontés du peuple : chaque année, les forces militaires seraient
licenciées de fait si le Parlement n'en votait le maintien. En prin-
cipe, le Souverain n'a pas le droit d'entretenir une armée perma-
nente sans la sanction des Communes, qui fournissent les fonds
nécessaires et proclament, chaque année, le Muting-act, d'après
lequel a été institué le code militaire (1). » Notez que la conscrip-
tion n'existe pas plus pour la marine que pour l'armée : les
marins se recrutent, comme les soldats, au moyen d'enrôlements
volontaires.
Aux États-Unis, l'armée est encore plus réduite : elle ne com-
prend, sur le pied de paix, que 26.000 hommes, pour un terri-
toire et une population immenses.
Ces tendances antimilitaristes s'accusent encore par le déve-
loppement des associations en faveur de la paix. Ce n'est guère
qu'en Angleterre et aux États-Unis qu'elles ont pris une sérieuse
extension. D'après un tableau que j'ai sous les yeux, les diverses
sociétés françaises comprennent environ 1.200 adhérents, la seule
société allemande qui soit mentionnée n'en a que 70, tandis que
cinq sociétés anglaises comptent à elles seules plus de 25.000
adhérents, sans parler de la Pcacc Society, fondée en 181G, qui
en compte plusieurs milliers. Aux États-Unis, une seule société a
plusieurs millions de membres, et les sociétés du même genre
sont innombrables et font tous les jours des progrès.
Entin, nous pouvons citer, comme dernier symptôme , la ten-
dance à régler les difficultés internationales non par la guerre
mais par r arbitrage. Depuis 1816, il est intervenu entre les dif-
férents peuples du monde entier soixante-douze traités d'arbi-
trages. Or, sur ce chiffre, vingt-trois concernent l'Angleterre et
trente-six les États-Unis. Tous les autres peuples réunis n'ont eu
recours à l'arbitrage que treize fois. Ces chiffres prouvent élo-
quemment que le patriotisme de la race anglo-saxonne se traduit
plus volontiers par l'arbitrage que par la force des armes.
(1) É. Reclus, Nouvelle Géoijraphie universelle, t. IV, p. 879.
LA SCIENCE SOCIALE.
Nous pouvons maintenant juger comparativement ces quatre
variétés de patriotisme.
Le Patriotisme fondé sur le sentiment religieux est aujourd'hui
confiné dans les Déserts, oîi les confréries musulmanes l'alimen-
tent péniblement ; en tous cas, il n'exerce plus et ne peut plus
exercer d'action extérieure. Chez les peuples de l'Occident, la re-
ligion tend de plus en plus à la praticjue de la tolérance ; elle se
propage par la persuasion et ne s'impose plus par la force; elle
établit son domaine dans la conscience et n'invoque plus la puis-
sance publique pour recruter des adhérents. Cette variété est
donc en recul manifeste sur toute la ligne.
Le patriotisme fondé sur la concurrence commerciale a égale-
ment fait son temps. Les causes qui lui ont autrefois donné nais-
sance, dans le bassin de la Méditerranée, n'existent plus depuis
longtemps. Les anciennes cités phéniciennes, carthaginoises,
grecques, puis vénitienne et génoise, n'existent plus ou à peu près
plus; et elles prouvent par leur ruine ou par leur irrémédiable
décadence ce que vaut ce genre de patriotisme comme force
sociale. Aujourd'hui, la concurrence est devenue « l'âme du com-
merce » ; alors même qu'on essaye de la limiter ou de l'atténuer
par des mesures douanières, les barrières s'abaissent entre les
peuples et l'on commerce, en somme, de plus en plus librement
d'un bout du monde à l'autre.
Voilà encore une forme de patriotisme sur laquelle il ne faut
plus compter et qui va rejoindre la précédente dans les fastes de
l'histoire ancienne.
Nous ne pouvons malheureusement en dire autant de la troi-
sième variété : le Patriotisme d'État fondé sur t ambition politique
n'est pas mort ; du moins, il est plus malade qu'on ne le croit gé-
néralement. Il présente ce symptôme infaillible des choses désor-
mais finies, qu'on ne réussit à le maintenir que par des procédés
LA l'AïlUE. 289
artificiels, vn recourant à des moyens de surexcitation de j)lus en
plus violents, et (ju'il entraîne pour les populations des charges
croissantes et déjà exorbitantes. Il est ])robable ([u'entre la France
et rAllemagne, par exemple, le vaincu sera celui cjui succombera
le premier aux charges qu'impose cette paix , plus onéreuse en-
core que la guerre. Mais, à ce moment-là, le vain({ueur ne vaudra
guère mieux.
Le véritable vainqueur sera f<nirni par les Sociétés apparte-
nant à la quatrième variété.
Cette variété, le Patriotisme fondé sur V indépendance de la
vie privée, présente tous les symptômes des choses qui gran-
dissent et qui ont pour elles l'avenir.
1° Ce patriotisme fonctionne naturellement, sans qu'il soit
nécessaire de l'entretenir par des excitations extérieures et in-
cessantes. Il est le produit d'un état social qui développe spon-
tanément chez l'homme le besoin de l'indépendance et l'éloi-
gnement pour toutes les contraintes inutiles, imposées par l'État.
Pour faire respecter cette indépendance vis-à-vis des Pouvoirs
publics, pour repousser ces contraintes, l'individu n'a donc qu'à
obéir à ses instincts les plus profonds. Il pratique cette forme
de patriotisme aussi naturellement qu'il boit, qu'il mange et
qu'il dort.
2° Ce patriotisme développe la richesse. Il la développe d'abord
négativement, en supprimant toutes les charges ruineuses im-
posées par le militarisme; il la développe ensuite positivement,
en excitant toutes les énergies triomphantes de la vie privée.
Les sociétés de ce type sont incontestablement les plus riches,
— et les plus riches par leur travail, — qui existent à la surface
du globe.
3° Ce patriotisme développe la (jrandeur morale. Il faut in-
sister sur ce point, parce que notre chauvinisme a eu intérêt à
fausser les idées à ce sujet. Il dit et répète que la guerre est
une grande source, sinon la plus grande, d'élévation morale,
que si elle venait à disparaître, il y aurait diminution de valeur
morale dans l'humanité. Cette affirmation est peut-être utile
pour exciter les peuples à se jeter les uns sur les autres, mais
T. XX. 22
290 LA SCIENCE SOCIALE.
elle est en contradiction tlagrante avec les faits les plus manifestes.
Les sauvages de l'Amérique du Sud et de l'Âfrifjue sont cons-
tamment en guerre les uns avec les autres, pour se disputer les
territoires de chasse : ils devraient donc, depuis des siècles, être
arrivés au plus haut degré de la valeur morale ; ils sont au der-
nier. Si on consulte l'histoire des peuples civilisés, on constate
que les périodes des invasions, des guerres, celles où le patrio-
tisme guerrier est arrivé à son paroxysme, sont en même temps
celles où l'homme semble frappé d'une plus grande déchéance
morale. Alors s'accumulent, sous la plume de l'historien, les
récits d'assassinats, de parjures, de luttes fratricides, de forfaits
de tous genres, qu'il est bien difficile de confondre avec un
développement de la grandeur morale. L'ambition surexcitée,
le désir de la conc[uête et de la domination portent les chefs
à fouler aux pieds toute morale; d'autre part, l'enivrement,
l'excitation de la lutte portent les soldats à tous les actes de
cruauté, de violence et de débauche que le bon sens de la
langue appelle les actes d'une « soldatesque effrénée ».
Mais on peut, objecter que le régime militaire actuel ne com-
porte plus, au moins au même degré, de pareils actes. Cela est
très vrai, mais, dans cet état nouveau, la déperdition morale,
pour être différente, n'en est pas moins réelle.
Aujourd'hui, la guerre est heureusement devenue l'exception;
l'état normal pour le soldat, c'est la paix armée. Nous sommes
déjà loin du guerrier dont la vie se passait dans les combats,
le soldat actuel passe sa vie à la caserne, à apprendre le ma-
niement d'une arme dont généralement il n'aura pas à se servir.
C'est presque un bon bourgeois paisible, vivant de rentes sur
l'État.
Or, on n'aperçoit pas du tout ce que cette vie de caserne peut
ajouter au développement moral de l'individu; mais, par contre,
on voit fort bien ce qu'elle lui enlève...
Cette demi-oisiveté, sans initiative et sans responsabilité, au
milieu d'une promiscuité énorme, ne constitue pas des condi-
tions morales très favorables : le rengagé, qui représente le soldat
à la plus haute puissance , n'a jamais passé pour un modèle de
LA 1>ATHIE. 291
grandeur morale. Un des signes les plus manilestcs de la valeur
morale d'un homme est l'aptitude (ju'il a à triompher de lui-
même, à faire l'cflort nécessaire pour surmonter les dilTicultés
de la vie, en un mot, à se plier à la dure loi du travail. Or,
c'est un fait connu du monde entier, que le passage par le
service militaire détruit en grande partie cette aptitude chez
l'homme. L'ancien soldat n'est apte qu'aux emplois de bureau
ou de police; il revient difficilement au métier de paysan ou
d'ouvrier, qu'il a pu exercer avant son entrée au service. Il
trouve décidément ces métiers trop durs pour lui. Le passage
par la caserne a donc diminué notablement sa valeur morale.
L'officier, de son côté, est influencé par ce milieu d'une ma-
nière qui n'est pas très heureuse. Il y aies ofiiciers qui travaillent ;
ceux-là échappent en partie par là aux effets énervants de la
vie de caserne. Mais en cela ils ne sont pas dans une situation
différente du commun de l'humanité qui est également obligé
de travailler pour vivre. Mais il y a les officiers qui ne travail-
lent pas, je veux dire qui s'en tiennent aux strictes obligations
de la vie militaire. Ceux-là sont peu à peu portés à passer les
longs loisirs que cette vie leur laisse, au café, au jeu, à la
promenade , en visites, ou en plaisirs. Je demande en quoi ces
divers exercices peuvent contribuer à les rendre supérieurs au
simple « pékin », au point de vue moral.
Si maintenant nous considérons les peuples qui ont répudié
le fonctionnarisme et le militarisme, ces deux formes du Patrio-
tisme d'État, nous constatons qu'ils échappent, par là même,
aux causes de dégénérescence morale qui sont propres à ces
deux institutions. La jeunesse, n'ayant plus la ressource de se
caser dans ces situations commodes et toutes faites de l'admi-
nistration et de l'armée, est obligée de se retourner vers les
professions usuelles, qui exigent plus d'effort et plus d'initiative,
qui exposent à plus d'aléa et à plus de responsabilité. Mais du
moins elle trouve, dans l'effort qu'elle est ainsi oblig-ée de faire
pour s'établir, pour élever et pour nourrir sa famille, une
énergie et une grandeur morale que n'ont jamais développées
l'oisiveté et la vie facile.
292 LA SCIENCE SOCIALE.
4° Ce Patriotisme accélère V expansion et r implantation de
la race dans le monde.
Voici, un extrait fort suggestif des statistiques officielles con-
cernant le nombre de navires qui ont passé par le canal de
Suez, dans le courant de l'année dernière.
Navires français 160
Navires allemands. 260
Navires anglais 2.262 ! ! !
Ces chiffres sont cruels. Pendant que, des deux côtés du Rhin
et des Alpes, nous tâchons de réchauffer, par tous les moyens pos-
sibles, un patriotisme qui faiblit, pendant que nous passons des
revues et que nous célébrons des anniversaires guerriers, un ad-
versaire que nous ne voyons pas, ou que nous méprisons parce
qu'il n'est pas comme nous armé jusqu'aux dents, sillonne tran-
quillement les mers de ses innombrables navires et envahit in-
sensiblement le monde de ses innombrables colons.
Nous sommes encore attardés dans cette idée archéologique
que la force d'une race dérive essentiellement de la force de ses
Pouvoirs publics. S'il en était vraiment ainsi, les races latines
devraient être actuellement maîtresses du monde, tandis qu'elles
reculent sur tous les points devant la race anglo-saxonne à pou-
voirs faibles et peu guerriers.
Si nous comprenions bien cela, nous serions dans la meilleure
posture pour remporter sur l'Allemag-ne cette revanche dont on
parle tant : nous la chercherions, non dans la prédominance
militaire, qui affaiblit le vainqueur presque autant que le vaincu,
mais dans la prédominance sociale, qui est seule réelle, parce
qu'elle est fondée sur le travail et sur l'indépendance de la vie
privée.
L'état de g-uerre, ou l'état de paix armée qui en est le corol-
laire, n'est pas une nécessité fatale; c'est tout simplement un
produit naturel des divers types de sociétés qui ont prédominé
jusqu'ici et qui, tous, à des degrés divers, étaient fondés sur le
développement exagéré des Pouvoirs publics. Pour les sociétés
qui ont réussi à se dégager de cette formation sociale, la guerre
LA l'ATRIE. 293
n'est plus (jii'iin accident de plus en plus rare; elles conser-
vent, en quelque sorte pour mémoire, leur armée très réduite en
nombre, ou pour se défendre au besoin contre les sociétés en-
core attardées dans le vieux système militaire.
Si maintenant nous voulions résumer toutes ces considérations
dans une formule brève, nous pourrions dire :
Le Patriotisme d'État, fondé sur l'ambition politique, n'est
qu'un Patriotisme artificiel et faux, qui conduit les peuples à
leur ruine.
Le vrai Patriotisme consiste, au contraire, à maintenir énergi-
quement l'indépendance du Particulier contre le développement
et contre les empiétements de l'État, parce que c'est le seul moyen
d'assurer à la Patrie la puissance et la prospérité sociales.
Edmond Demolins.
P. S. — Nous apprenons la prise de Tananarive par nos trou-
pes. Ce succès prouve, une fois de plus, que notre état social nous
a bien outillés pour la conquête à main armée.
Mais il ne suffit pas de vaincre il faut surtout savoir profiter de
la victoire; c'est à quoi nous sommes moins bien préparés.
Il s'agit donc maintenant de faire appel, plus que jamais, à la
forme de Patriotisme c[ue nous venons de définir, comme la plus
favorable à « l'expansion et à l'implantation de la race dans le
monde ». E. 1).
LES ANCETRES DE SOCRATE
IV. — LE TYPE DU SOPHISTE (1)
Nous avons vu, dans le type du pythagoricien, la première
apparition du philosophe de métier. Cette évolution va s'accen-
tuer avec un type fort différent, celui du sophiste.
Les mots eux-mêmes, si on le remarque, ont gardé l'empreinte
de cette évolution. Les premiers philosophes ne s'appelaient pas
philosophes, iTïQ.h sages [zbozi), ce qui n'indiquait qu'une qua-
Uté personnelle, un fait individuel; à partir de Pythagore, ils
s'appellent amis de la sagesse {oCkz'iz'szi), ce qui prend la façon
d'un titre corporatif, d'une accession à un genre de connaissances
constitué. Enfin, la terminaison istès (itty;;) étant spécialement
affectée aux métiers^ aux professions lucratives, nous avons main-
tenant devant nous le marchand de sagesse (o-ooitt-J;?).
Le terrain par excellence du sophiste, c'est Athènes, bien que
peu de sophistes soient athéniens. L'Ionie et ses colonies diver-
ses, d'un côté, la Sicile de l'autre, avaient connu la prospérité
avant Athènes. La splendeur de cette dernière cité date, comme
on le sait, des guerres Médiques, de ces fameuses victoires de
Marathon et de Salamine, qui concentrèrent dans la jeune Athè-
nes toute la puissance et toute la prospérité de l'ancienne confé-
dération ionienne.
Athènes, c'est la grande ville commerçante de la mer Egée,
la reine incontestée de tous les rivages orientaux du monde hel-
lénique. Ce monopole du commerce développe en elle, avec la
(1) Voir les trois précédents articles dans la Science sociale, livraisons de juin, de
juillet et de septembre 1895.
LES ANCKTRES DE SOCKATE. 295
ricliosse, les cultures intellectuelles qui en sont la conséquence,
comme en lonie et pour les mêmes raisons. Par suite, les hommes
éminents des diverses cités voisines, et même de certaines cités
lointaines, désertent leur patrie pour aller exercer leur talent à
Athènes, parer qu'on y gagne plus d'argent. Déjà Ton voit Par-
ménide et Zenon d'ÉIée, vers V60, faire un voyage à Athènes.
Gorgias, ambassadeur de Léontium, trouve profit à quitter le pays
qui l'a fait ambassadeur pour celui où il exerce son ambassade.
Protagoras quitte Abdère, où végète l'école de Démocrite. Thra-
symaque arrive de Chalcédoine. Hippias abandonne Élis, appe-
lant Athènes, dans son enthousiasme, le « Prytanée de la sa-
gesse ». Prodicus trouve que l'île de Cosne lui donne pas assez
de travail, et va en chercher dans la patrie de Thémistocle. Il y
a là, exercée par Athènes, une influence attractive analogue à celle
que possède actuellement Paris. C'est dans ce centre intellec-
tuel seul qu'on peut se faire connaître et faire valoir ses capacités
à un taux rémunérateur.
Mais Athènes n'est pas une cité semblable à Crotone ou à
Sybaris. D'une part, elle occupe bien réellement le centre du
petit monde grec. L'Archipel est là, devant elle, à sa portée. Ses
navires ne font d'ordinaire que le cabotage, qui n'exige pas une
organisation commerciale très compliquée et ne favorise guère
la formation d'immenses fortunes. La richesse est abondante,
mais plus di^isée. D'autre part, les guerres Médiques ont trop
rapidement passé, un peu comme une trombe, pour avoir déter-
miné dans la cité une solide org-anisation militaire. Forte de sa
toute-puissance navale, qui s'identifie avec sa toute-puissance
commerciale, Athènes songe peu à la défense terrestre. Elle y
songe si peu que les Lacédémoniens, durant la guerre du Pélo-
ponèse, envahiront et ravageront l'Attique en toute liberté.
Ces diverses circonstances contribuent à affaiblir, à Athènes,
l'élément aristocratique et à laisser dominer l'élément démocra-
tique. Ce n'est plus une élite sociale qui gouverne, c'est le petit
monde., pêle-mêle : petits armateurs, petits marchands, petits
paysans de la banlieue voisine, petits artisans urbains. Les grands
propriétaires sont tenus en suspicion, et les négociants qui s'en-
296 LA SCIENCE SOCIALE.
richissent trop voient fondre sur eux les liturgies, impôts énor-
mes, forçant un seul homme à l'équipement d'un vaisseau, à la
réparation des murailles, à lorganisation d'une représentation
dramatique.
C'est dans cette Athènes démocratique, remuante, que débar-
quent nos sophistes, arrivés de divers rivages où la philosophie
s'est déjà développée suivant les lois exposées dans nos précé-
dents articles. Là, point de classe privilégiée en mesure de les
soutenir officiellement, de s'en faire des auxihaires. 11 faut à soi
seul gagner sa vie comme l'on peut, et, dans ce tlot de commer-
çants, se faire commerçants comme tout le monde. Le sophiste
a emporté sa marchandise avec lui; il va tout simplement la
mettre en vente. Il se fera marchand d'idées.
I. LE MAIICIIAM) d'iDKKS.
Avant d'entrer dans l'examen de la sophistique proprement
dite, il faut, en effet, nous représenter la situation occupée par le
sophiste dans la société athénienne.
Le sophiste existe, parce qu'on a besoin de lui. La clientèle
préexiste toujours au marchand. Quelle est ici cette clientèle?
Les auteurs, et principalement Xénophon et Platon, sont una-
nimes là-dessus. Les sophistes s'adressent aux /f^?<;i(^.s gens riches.
C'est parmi eux que se recrutent les disciples de Gorgias et de
Protagoras comme les disciples de Socrate. Et pourquoi les jeu-
nes gens riches recherchent-ils les sophistes? Les mêmes auteurs,
en une foule d'endroits, nous font une réponse identique. C'est,
disent-ils, afin de se perfectionner dans fart de la parole et
d'entrer aussi armés que possible dans l'arène politique. Les
sophistes sont donc des marchands qui tiennent chez eux tous les
articles nécessaires au futur politicien, et ces articles sont si pré-
cieux qu'on ne lésine pas. Les sophistes sont payés, et grassement
payés. On paye cinquante drachmes pour assister au cours de
Prodicus sur le juste emploi des mots. Certains jeunes gens se
saignent pour se procurer ces bienheureuses leçons. D'autres,
moins fortunés, essayent du moins de s'en faire communiquer
LES ANCÊTRES DE SOCRATE. 297
le résuiiié par leurs camarades, et on se pâme au cours d'un so-
phiste auquel on n'a pas assisté (1).
Voilà un fait curieux et qu'il ne faut pas se hâter de mettre
sur le compte d'un amour désintéressé des choses de l'esprit. Cet
amour désintéressé se rencontre sans doute, et nous aurons occa-
sion d'en reparler en nous occupant de Socrate. Mais un mobile
plus puissant entraine la masse. Il est, dans nos Facultés, des
étudiants aussi assidus, aussi 'appliqués, aussi avides d'enseigne-
ments que l'étaient les riches éphèbes athéniens : ce sont les
étudiants à la licence et à l'agrégation, et l'on sait que leur ar-
deur trouve son explication dans l'obtention d'un précieux di-
plôme. Pas de diplôme à Athènes; mais, en revanche^ il faut
avoir passé par l'école des sophistes pour être quelqu'un dans la
cité. « Le plus grand de tous les biens, dit Gorgias dans Platon,
celui qui rend libre et même puissant dans chaque cité, c'est.
selon moi, d'être en état de persuader par ses discours les juges
dans les tribunaux, les sénateurs dans le sénat, le peuple dans
les assemblées, en un mot, tous ceux qui composent toute espèce
de réunion politique. » Voici maintenant Socrate présentant un
jeune élève, Hippocrate, à Proiagoras : « Hippocrate que voilà est
un de mes compatriotes, filsd'Apollodore, d'une des plus grandes
et des plus riches maisons d'Athènes: nul jeune homme de son
âge n'a de plus heureuses dispositions; il veut se rendre illustre
dans sa patrie, et il est persuadé que, pour y réussir, il ne peut
mieux faire que de s'attacher à toi » (2). Même note, comique
cette fois, donnée par .Vristophane ; c'est Strepsiade qui présente
son fils à Socrate, considéré par le poète athénien comme le roi
des sophistes :
Strepsiade. — Instruis-le, châtie-le, et ne manque pas de lui
bien affiler la langue, d'un côté pour les petits procès, de l'autre
pour les grandes affaires,
Socrate. — Ne t'inquiète pas; je te le rendrai sophiste ac-
compli.
(1) Voir le début du Pfic(lre,de Plalon.
(2) Platon, Protarjoras. — Nos citations de Platon sont cin|iruntoes à a traduc-
tion de Victor Cousin.
298 LA SCIENCE SOCIALE.
Pour bien comprendre cette importance extraordinaire de la
parole, qui est ici un phénomène social des plus saillants, rap-
pelons-nous les principaux caractères de la formation hellénique
et combinons-les avec la situation spéciale d'Athènes : culture
arborescente modérée, laissant beaucoup de loisirs ; petit com-
merce de cabotage, enrichissant beaucoup, grâce à la dispari-
tion des concurrences, et toutefois n'absorbant pas, comme en
Phénicie, ceux qui s'y livrent; origine ionienne de la race et
exode dansl'Attique de familles aristocratiques chassées du Pélo-
ponèse par les Héraclides; retour vers l'Attique de certains
Ioniens d'Asie, — de iMilet notamment, lors de l'invasion de l'Io-
nie par les Perses; ajoutez la constitution démocratique d'Athè-
nes, signalée plus haut, et l'on s'expliquera aisément comment,
de ces divers éléments sociaux, résulte un milieu particulièrement
intelligent, disposant d^ une partie de son temps, formé à la parole
par le commerce et la conversation, et où les individualités d'élite
s'efforcent de perfectionner à outrance, pour l'usage politique,
cette habileté de parole que le commerce et les loisirs tendent
déjà à leur donner.
En effet, si la raison du plus fort, en tout pays, est toujours la
meilleure, il s'agit de savoir en quoi consiste la force, et si cette
dernière ne change pas d'aspect suivant l'organisation d'une so-
ciété. Dans une cité restreinte, où l'accès des fonctions publiques
est ouvert à tous les citoyens, et où l'occupation dominante,
le commerce, a créé une race de gens bavards, persuasifs, la
force est à celui qui persuadera le mieux. Notons en passant que
nulle part ces conditions ne se sont trouvées mieux réalisées
qu'à Athènes. Elles ne le sont pas dans les cités où dominent
des aristocraties, lesquelles régnent par une infhience propre et
traditionnelle. Elles ne le sont pas dans les grands États, même
dans les grandes démocraties, où le jeu des élections est trop
étendu et trop compliqué, et où une portion trop restreinte des
citoyens réussit seule à suivre cette politique diffuse. A Athènes,
tout dépend de la parole. Comme la valeur d'un chevalier du
moyen âge se mesure à la vigueur avec laquelle il brandit la
lance ou l'épée, la valeur d'un politicien athénien se mesure à
LKS ANCÊTRES DE SOCRATE. 209
l'adresse avec laquelle il manie Texorde, la preuve, la réfuta-
tion, l'invective, Tironie, la narration, la péroraison. Or, tout
ceci se trouve bien en germe dans le commerce, mais à l'état
primitif, chaoti(iue. Un marchand de poissons qui vous fait
prendre, grâce à son boniment, des sardines gâtées pour des
sardines fraîches est incontestablement un orateur remarquable,
mais il est orateur sans le savoir. De plus, son éloquence est
confinée dans une spécialité. Il pataugerait peut-être sur un autre
sujet que les sardines. L'éphèbe riche sait cela, et il veut trans-
porter l'éloquence du marché à la place publique, de la bou-
tique au tribunal. Il veut se rendre compte, scientifiquement,
des procédés qu'emploie instinctivement tout Athénien dans ses
conversations d'affaires ; il veut cataloguer, dénombrer les armes
diverses que fournit la parole, et les diverses façons de s'en ser-
vir, afin de pouvoir au besoin, sans hésitation, se servir de la
meilleure, trouver instantanément la plus vigoureuse butte ou la
plus sûre parade. L'Athénien, ordinaire est comme un homme
bien musclé qui, si on lui met un fleuret en main, s'en sert avec
prestesse, mais sans méthode. L'éphèbe qui sort de chez les
sophistes est un escrimeur de profession. Il battra l'autre, comme
le maître d'armes de M. Jourdain, par raison démonstrative, et
voilà pourquoi il paie si cher les leçons qui l'ont rendu si
fort.
Mais il y a deux choses dans l'éloquence : le fond et la forme.
De là, en théorie, deux sortes de maîtres, le sophiste et le rhé-
teur, le sophiste marchand d'idées et le rhéteur marchand de
mots. Mais on conçoit que, dans un tel ordre de choses, la divi-
sion du travail ne s'accomplisse pas aisément. Tout rhéteur est
plus ou moins sophiste, et réciproquement. Gorgias, à une ques-
tion de Socrate qui lui demande ce qu'il est, se déclare officiel-
lement rhéteur, et le rhéteur Isocrate, en revanche, était par-
fois traité de sophiste. Au fond, les deux choses se tiennent trop
étroitement pour qu'on ait pu les séparer dans la pratique, du
moins à l'époque de Périclès. Le cours si coûteux où Prodicus
définissait et distinguait les synonymes ne pouvait aller sans une
analyse finie et pénétrante du sens des mots qu'il creusait ainsi.
300 LA SCIENCE SOCIALE.
Le côté sophistique est cVailleurs le côté essentiel de cette for-
mation à léloquence. Pour parler, il faut avoir quelque chose à
dire; et l'art même de parler pour ne rien dire, si précieux en
politique, suppose des connaissances psycholog-iques où la rhé-
torique a moins de part que la philosophie. Si le sophiste, en
tant que rhéteur, est donc l'homme qui apprend à tourner des
phrases, ce même sophiste, en tant que sophiste proprement
dit, est l'homme qui apprend à envelopper quelque chose sous
ces phrases, à retenir des idées toutes faites, des axiomes, des
sentences, des lieux d'argument (d'où est venu le terme de lieu
commun), des considérations morales, sur lesquels il est facile
de hroder n'importe quoi à n'importe quelle occasion. Alphonse
Daudet, dans les Rois en exil, nous représente un gros marchand
de vin enrichi, qui, obligé de paraître dans les salons selecl
après avoir marié sa fille à un prince, se fait donner par un
jeune bohème royaliste, très intelligent, «des idées sur les choses».
L'ancien négociant se paie ainsi le luxe d'étonner les gens
chics par la hauteur et l'originalité de ses vues politiques. Le
service que le sophiste rend au jeune Athénien a quelque chose
d'analogue. Aussi l'influence de la sophistique est-elle grande
sur les hommes d'État de ce temps-là. Périclès, Alcibiade, Thu-
cydide, Théramène, Critias, ont passé par cette haute et libre
école avant d'aborder la tribune ou de briguer les charges de
l'État; et Xénophon, parlant des rapports des deux derniers
avec Socrate, s'attache longuement (1) à nous montrer comment
ces deux jeunes Athéniens, ambitieux et sans scrupule, ne se
faisaient ainsi les disciples des maîtres éminents, qu'afm d'en
extraire tout le suc intellectuel qu'ils pouvaient et d'arriver
plus sûrement, par cette science acquise, à mettre la main sur
le pouvoir. Suivant le mot du grand Frédéric, ils pressaient
l'orange, quitte à jeter ensuite l'écorce.
On voit donc se préciser la raison d'être de la sophistique.
C'est un organisme utilitaire, un atelier où se forment des ap-
prentis. « On ne cultive plus la science pour elle-même, dit Zel-
(1) Méinorahlcs.
LES ANCÊTRES DE SOCRATE. 301
1er (1), mais on mesure son prix et son importance à son uti-
lité comme moijen (Vaction. La sophistique se trouve ainsi sur
la frontière commune de la philosophie et de la politique. »
Pénétrons maintenant dans la sophistique elle-même, et ren-
dons-nous compte de son essence, de ses procédés^ de ses prin-
cipes. Tout dérivera, évidemment, de la situation que nous ve-
nons de poser, à savoir du besoin qu'ont les jeunes gens riches
de se fortifier en vue des luttes de la tribune et de Xagova. Or,
sur l'agora, il faut raisonner, et, en même temps, il faut décider,
à chaque occasion, de la justice ou de l'injustice de telle loi,
de telle mesure, de telle administration politique. De là les deux
principales faces de la sophistique, les deux points de vue aux-
quels nous allons l'envisager : 1° la création et le triomphe
delà logique; 2° robscurcissement systématique de la morale.
II. LE TRIOMPHE DE LA LOGIQUE.
Logique vient de as';:;, qui signifie deux choses en grec : dis-
cours et raison. C'est ainsi que le fameux dialogue des Nuées
entre le Discours plus fort et le Discours plus faible doit se com-
prendre en réalité comme un dialogue entre la Bonne raison
et la Mauvaise raison (2). Ce double sens montre assez la relation
qui a existé primitivement entre l'art de parler et l'art de rai-
sonner, entre le bavardage et l'éloquence. L'enseignement so-
phistique est d'ailleurs, par excellence, un enseignement oral.
Les exercices écrits, importants de nos jours pour la prépara-
tion d'un examen, sont relégués, en Grèce, au second plan. C'est
la parole qui prépare directement à la parole. Le climat se prête
d'ailleurs admirablement. aux causeries en plein air. Les sophis-
tes et leurs disciples sont donc des périjjatél icie ns aysmi la lettre.
« J'eus vraiment un singulier plaisir, dit Socrate (3), à voir avec
quelle discrétion cette belle troupe (de disciples) prenait garde
(1) Philosopliie des Grecs, t. Il, p. 48G.
(2) On traduit généralement : le Juste et l'Injuste, ce qui ne rend i>as toute l'idée.
(3) Platon, Piotacjoras.
302 LA SCIENCE SOCIALE.
de ne point se trouver devant Protagoras, et avec quel soin, dès
que Protagoras retournait sur ses pas avec sa compagnie, elle
s'ouvrait devant lui, se rangeait de chaque côté, dans le plus
bel ordre, et se remettait toujours derrière lui avec respect ».
Ces quelques lignes font voir la scène. Que s'y passe-t-il main-
tenant?
Le génie attique aime la clarté, non point, comme l'insi-
nuent doctement des historiens de ce siècle, parce que le ciel est
bleuet que les collines s'y dessinent finement, mais tout sim-
plement parce que les commerçants, en traitant une affaire, ont
intérêt à s'expliquer le plus clairement possible. L'Athénien trans-
porte dans la philosophie les caractères de la conversation com-
merciale : il va mettre les points sur les i. L'entretien sophis-
tique débute par des préliminaires, des précautions logiques,
des conventions éliminatoires, ayant pour but de délimiter avec
soin le champ qu'on va parcourir. On règle les conditions de
la dispute, pour que ce soit bien entendu et qu'on ne se dispute
pas ensuite sur la manière de disputer. Si la clarté de ces pré-
ludes fait voir que nous avons affaire à une race commerçante,
leur longueur, en revanche, nous fait voir que les interlocu-
teurs, j^our leur compte, ne sont pas des commerçants. Ces jeunes
gens ont tout leur temps à eux ; ils ne sont pas pressés ; ils ont
tout le loisir nécessaire pour discuter en parfait repos d'esprit
la question qui va être soulevée par le maître ou par l'un d'eux.
L'ordre du tournoi est donc réglé. La lutte commence. Le
maître risque une définition, mais il ne la risque pas directement.
Il force son interlocuteur, par une série de questions adroites et
pressantes, à lui avouer que telle chose est ceci, que telle autre
est cela. C'est un des grands trucs des Sophistes que ces aveux
obtenus ainsi par voie d'interrogation. Le maître s'en empare ,
creuse la définition , en fait sortir des conséquences apparemment
logiques, et, à chaque pas, demande à linterlocuteur : « En con-
viens-tu, oui ou non? » Les détours sont tellement ingénieux, le
maître masque si bien le but où il veut aller, que le disciple , dé-
concerté, attentif seulement au lien des deux propositions consé-
cutives, répond presque toujours oui. Et le maître repart de plus
LES ANCÊTRES DE SOCRATE. 303
belle , sautant avec une prestesse incroyable de conséquence en
conséquence, chacune lardée de sou impitoyable : u Oui, ou
non? » Et il s'amuse à en tirer des absurdités monunieutales, ([ui
écrasent l'interlocuteur. Celui-ci répond-il c non » à une ques-
tion, le maître lui demande incontinent pourquoi , le harcèle de
questions nouvelles, recourt à des détours nouveaux, et arrive à
son but quand même. Il y a là une leçon de lirésencc cV esprit et
de fécondité d'improvisation raisonnante, deux choses souverai-
nement utiles au futur politicien.
Autre procédé : le dilemme. Ce genre d'argument est instinctif
et les sophistes ne l'ont pas inventé, pas plus qu'aucun autre.
Mais ils l'ont perfectionné, aiguisé, et surtout ils en ont systéma-
tisé l'emploi. (' Dis-tu que telle chose est ceci ou bien qu'elle est
cela? » Voilà une phrase qui, sous mille aspects, revient mille
fois dans leur bouche. L'art consiste ici à bien présenter les deux
cornes du dilemme, à poser la question de manière à ce que l'in-
terpellé ne s'aperçoive pas qu'il y a un milieu, ou encore à mêler
ingénieusement, dans une série de questions-dilemmes, les di-
lemmes irréprochables et ceux ({uine le sont pas, afin que l'adhé-
sion aux uns persuade l'adhésion aux autres.
On commencerait à avoir un squelette d'argumentation sophis-
tique dans les formules suivantes : « Dis-tu ceci? — Oui. — Dis-
tu encore ceci? — Certes. — Et par conséquent ceci? — Evidem-
ment. — Mais alors tu avoues aussi ceci? — J'en conviens. — Et
diras-tu que ceci est telle chose, ou bien non? — Je dis que c'est
telle chose. — Or donc, tu disais tantôt (ou « nous disions tan-
tôt ») que... Disions-nous cela, oui ou non? — Nous le disions.
— Eh bien? entends-tu par cela telle chose, ou bien telle autre
chose, — La première chose, — Et cette chose est-elle bonne
en un point et mauvaise en un autre, ou bien bonne de tout
point?... etc., etc. » Le lecteur se rend aisément compte du
mouvement de l'entretien.
Mais c'est là le jeu ordinaire. Pour les cas spéciaux, il y a le
grand jeu. Le sophiste a parfois atfaire à un interlocuteur malin,
beau parleur lui-même, prompt à saisir les subtilités insidieuses.
C'est alors qu'il faut manteuvrer habilement. Alors sui'vicnneut
304 LA SCIENCE SOCIALE.
les parenthèses, les digressions, les tirades. Ou se jette à côté de
la question. On ergote intrépidement pour faire croire à un point
faible chez l'adversaire. On esquive une question qu'on vous fait
en posant soi-même une question qui s'empare de la galerie ,
fait oublier la première et force l'interlocuteur à revenir sur la
défensive. On brandit le distinguo, qui est loin d'être une inven-
tion scolastique. Enfin, on a la suprême ressource de dire des
sottises à son adversaire , de s'indigner, de soutenir qu'il sort de
la question, qu'il viole les conventions de la dispute, qu'il inter-
roge au lieu de répondre. « N'as-tu pas honte, Socrate, d'inter-
roger quand on t'interroge? (1) », s'écrie Euthydème vexé par une
question qui le cloue sur place. Car, de même que le joueur d'é-
checs a intérêt à tenir l'échec , le sophiste a intérêt à interroger
sans relâche ^ et à ne laisser à son partenaire que juste le temps
de répondre, aussi brièvement que possible, à une série de ques-
tions rapides et bien enchaînées. L'ennemi, toujours réduit à
parer, ne peut ainsi pousser la moindre botte.
Or, qu'on le remarque, les qualités qui résultent de tels exer-
cices sont précisément celles qui sont indispensables à ce que
nous appelons aujourd'hui, d'un nom romain, le tribun. Le genre
d'éloquence qui en est le fruit n'est pas celui qui aide à l'orateur
à mettre une vérité en lumière, par des arguments consciencieu-
sement médités. C'est une éloquence délibérative à l'usage des
petites démocraties, ce que nous appellerions de nos jours une élo-
quence de clubs et de réunions publiques. Seulement, le public
du grand club athénien est plus fin, plus généralement cultivé
que celui de nos réunions électorales. Ce qui importe à l'orateur
athénien est moins de prouver une vérité que de se maintenir
par tous les moyens contre un adversaire, de tirer à lui toute la
couverture oratoire, de faire face de tous les côtés, de ne se lais-
ser désemparer par aucune objection, par aucune des nombreuses
interruptions qui peuvent jaillir du sein de la foule, de rétorquer
instantanément un essai de réfutation contre son auteur, d'échap-
per à ses pièges par des distinctions subtiles, immédiatement
(1) Plalon, Euthydème.
LES ANC.KTRES DE SOC.RATE. 305
aperçues ot développées, de prévoir le sijslrmr d'argumentation
de l'adversaire, pour le démolir et le ridiculiser d'avance. Il
parle devant une foule intelligente, — une canaille d'élite, — qui
saisit parraitemont le fil des preuves, les allusions, les traits iro-
niques. Toute la science, toute la tcc.Jmiqnc accumulée à l'école
des sophistes n'est pas de trop dans ces occasions. De là. dans
certains disconrs, ces merveilles de construction, d'enchaînement,
de proportion, cet emploi successif et opportun de tous les moyens
oratoires^ qui en font des œuvres classiques, propres à être dis-
séquées par les écoliers dans les collèges. Creusez les deux dis-
cours sw la Couronne, celui d'Eschine et celui de Démosthènes;
vous retrouverez les traces de cet art consommé, profond, que
les sophistes avaient révélé àAthènes. Démosthènes bâtit l'édifice,
mais c'est peut-être Gorgias qui a fourni l'échafaudage. Plus tard,
à Rome, on verra Cicéron prôner atout venant l'union de la phi-
losophie et de l'éloquence, et recommander aux jeunes orateurs
de se mettre, à son exemple, à l'étude de la philosophie ; car la
philosophie est un magasin d'idées où l'orateur, dans bien des
cas qui laisseraient son cerveau à sec, puise toujours avec
fruit.
Et ceci nous amène à dire un mot de Y abstraction^ qui, confinée
jusqu'ici dans les écrits de nos philosophes ioniens, fait irruption
dans le domaine de la politique et vient relever singulièrement,
au point de vue littéraire, la valeur des productions oratoires du
temps. On connaît rinfluence de l'abstraction sur les foules. Les
grands mots qu'on ne comprend pas, mais qu'on croit compren-
dre ou plutôt qu'on comprend à moitié, sans avoir le temps d'en
calculer le sens précis, exerceront toujours, dans la bouche d'un
orateur enthousiaste, une sorte de magnétisme enivrant. Ces
mots-là, en France, sont ceux dont on se sert pour clôturer les
alinéas, en y mettant le ton qu'il faut pour faire partir les ap-
plaudissements. On connaît : (( liberté, égalité, fraternité, soli-
darité, progrès, émancipation, esprit moderne, réaction, tyran-
nie, capitalisme, cléricalisme, etc., » et bien d'autres encore, de
forme savante et profonde , qui ne sont pas applaudis avec moins
de force, lorsqu'on les lance avec l'accent et le geste voulus, en
T, XX. 23
306 LA SCIENCE SOCIALE.
les faisant suivre d'une suspension convenable. Cette puissance de
l'abstraction a évidemment une cause. Elle est dans le désir va-
gue et confus où se trouve l'auditoire de se persuader à soi-même
qu'il comprend très bien toutes ces choses abstraites, placées lé-
gèrement au-dessus de son niveau. De plus, le large sens de ces
expressions, la multiplicité des interprétations qu'on en peut
faire, laisse toute latitude à l'imagination et lui permet, au mo-
ment où on les profère, de prendre ses libres envolées. Au fond,
l'auditoire est fier de se sentir traiter en grande personne, comme
quelqu'un de bien instruit, et sa reconnaissance se traduit par des
manifestations plus particulièrement éclatantes. Ces abstractions,
elles pullulent chez nos orateurs athéniens. Où les ont-ils prises?
Chez les sophistes, héritiers directs des philosophes de la période
ionienne. Et l'abstraction est parfois poussée jusqu'aux limites
extrêmes de la subtilité. Écoutons Gorgias : « L'Etre n'est pas, car
il serait dérivé ou non dérivé. Il n'est pas non dérivé, car il serait
sans commencement, et l'infini est impossible. L'infini est impos-
sible, car il ne peut être ni en lui-même, ni en un autre; ni en
lui-même, parceque le contenant est autre chose que le contenu;
ni en une autre chose, car il ne serait pas l'infini. D'autre part,
l'Être n'est pas dérivé, car il serait dérivé de l'Être ou du Non-
Être. Il n'est pas dérivé de l'Être, car si l'Être devenait autre
chose, il ne serait plus l'Être; il ne l'est pas du Non-Être, parce
que, de deux choses l'une, ou le Non-Être est, ou le Non-Être n'est
pas. Si le Non-Être n'est pas, rien ne vient de rien; et si le Non-
Etre est, on peut lui appliquer les raisonnements qui prouvent
que rien ne vient de l'Être (1) ».
Nous avons voulu citer cette curieuse argumentation, extraite
elle-même du fameux livre de Gorgias, De la nature ou du
Non-être^ divisé en trois parties : 1" Il n'y a rien; -2° s'il y a
quelque chose on ne peut le connaître; 3° s'il y a quelque
chose et si on peut le connaître, on ne peut l'exprimer par le
discours. Certes, nous sommes là dans la haute métaphysique
et la haute fantaisie; mais revenons toujours à notre point de
(1) Cité par Zeller, II, 501.
LES AN'ClilTRES DE SOCRATE. 307
vue, et remarquons le parti énorme (jue nos éphèljes peuvent
tirer, poiw les (liscoiirs pol'ilKjKcs qu'ils auruni à faire plus
tard, de ces arguties et de ces quintessences, mines à divisions,
à développements, à objections, à réfutations. Laissons (iorgias,
et revenons à Aristophane :
Stuepsiade. — Par Zens, je t'en prie, dis-moi, Socrate,
quelles sont ces femmes dont le langage est si solennel ; serait-
ce des demi-déesses?
Socrate. — Pas du tout; ce sont les Nuées du ciel, de gran-
des déesses pour les paresseux; nous leur devons tout, pensées,
paroles, finesse, charlatanisme, bavardage, mensonge, pénétra-
tion.
Strepsiade. — Aussi, en les écoutant, mon esprit a déployé
ses ailes. Il brûle de bavarder sur des riens, de soutenir des dis-
cussions creuses, de lancer son petit argument, de contredire,
de picoter un adversaire (1).
Résumons-nous : les sophistes nous apparaissent, dans leur vrai
jour, comme des intermédiaires entre les philosophes de Fâge
précédent et les politiciens de la génération nouvelle. Leur œu-
vre consiste à façonner, d'après les philosophes, une logique
abstraite^ subtile, compliquée, très souple et très riche, qu'ils
transmettent à des jeunes gens désireux d'appliquer cette logi-
que à l'art oratoire et d'arriver par là au gouvernement de la cité.
Si cette logique n'est pas encore réduite en corps de science,
comme elle le sera par Aristote , elle contient du moins tous les
éléments essentiels de cet organon qu'élaborera, au siècle suivant,
le philosophe deStagyre. Gorgias, Protagoras, Prodicus ont tracé
des règles, constaté des lois, donné des exemples de raisonne-
ment qui survivront à tous les siècles et passeront dans tous les
traités de philosophie. « La sophistique, dit Zeller, est le fruit
(1) Exemple comique d'argumentation sophistique ; «Les Africains sont noirs;
donc il ne sont pas blancs ; donc ils ne peuvent avoir les dents blanches , puisque
on ne peut être à la fois noir et blanc. » Tout VEut/iydème de Platon est plein de
traits du même genre. Ce dialogue semble consacré à la caricature du sophiste. Le
Gorrjias et le Protagoras les combattent sous une forme ]>lus sérieuse et plus re-
levée.
308 LA SCIENCE SOCIALE.
et rinstrument de la plus profonde révolution qui ait eu lieu
dans les idées et dans la vie intellectuelle du peuple grec (1). »
Mais cette révolution n'est si profonde que parce qu'elle affecte,
non seulement la vie intellectuelle, mais encore la vie morale.
C'est ce que nous allons voir.
TU. — BÉCADKXCK DK LA MORALE.
Déjà, dans certaines des subtilités que nous avons citées, nous
avons pu facilement reconnaître, au point de vue moral, quel-
que chose de trouble et d'inquiétant. Lorsque Protagoras affirme,
dans une maxime célèbre, que « l'homme est la mesure de toute
chose, de celles qui sont, en tant qu'on veut voir ce qu'elles
sont, de celles qui ne sont pas en tant qu'on veut voir ce qu'elles
ne sont pas », une telle philosophie donne joliment à penser.
L'idée que les choses n'existent qu'au moment où nous les pen-
sons, idée chère à certains disciples de Kant et qui se trahissait
avec éclat dans ce début d'une conférence de Fichte : (( Messieurs,
nous allons aujourd'hui créer Dieu », cette idée, disons-nous,
est assez familière à certains sophistes. Elle peut se rattacher à
la doctrine des derniers philosophes de l'école éléate, Mélissus
de Samos et Zenon d'Élée, cjui ont déjà tout à fait la tournure
de sophistes. Le sophiste Xéniade soutenait que toutes les opi-
nions sont fausses; d'autres, qu'une opinion n'est vraie que pour
celui qui la croit telle. Il y a donc, dans la sophistique, un côté
moral, et, pour mieux le dégager, demandons-nous première-
ment quelles pouvaient être, à ce point de vue, les prétentions
des sophistes. Nous verrons ensuite ce à quoi, en réalité, leur
enseignement a pu aboutir.
Les sophistes ont, en morale, de grandes prétentions. « Dis-moi,
Hippocrate, demande Protagoras, le sophiste n'est-il pas un mar-
chand, soit passager, soit fixé en un lieu, de toutes les denrées
dont l'âme se nourrit (2) ? ■» Or, parmi ces denrées, ne faut-il pas
mettre au premier rang la vertu? La vertu , c'est en effet, disent
(1) Plnl. des Grecs, II, 546.
(2) Platon, Protagoras.
LES ANCÊTRES DE SOCRATE. 300
ces mômes maîtres, « l'oljjet de la politique (1) ». Le bon ora-
teur (formé par les sophistes) doit travailler, suivant (lorgias, « à
rendre meilleures les Ames des citoyens ». Et le même sophiste
précise encore sa pensée : « Son esprit sera sans cesse occupé
des moyens de faire naître la justice dans l'a me de ses conci-
toyens, et d'en bannir iinjusticc; d'y faire germer la tempérance
et d'en écarter l'intempérance; d'y introduire enfin toutes les
vertus et d'en exclure tous les vices (2). » L'idée de la rhétorique
se lie d'ailleurs si étroitement à l'idée du jiistp et de Vinjustr,
que les interlocuteurs des dialogues sophistiques de Platon, par-
lant de la rhétorique, en viennent tout naturellement, sans sortir
du sujet, à parler du juste et de l'injuste, ce qui a paru jjizarre
aux commentateurs modernes. Quand Socrate demande à Pro-
tagoras ce qu'il fait, celui-ci répond solennellement que son
métier consiste à « enseigner l'intelligence des affaires domesti-
ques et des affaires publiques ». Il se vante, en résumé, de
« former de bons citoyens ». On le voit, c'est la formule qui re-
vient toujours, et un troisième grand sophiste, Prodicus, vient
attester la puissance de cette préoccupation chez lui et tous ses
pareils, par la célébrité de son apologue sur « Hercule entre le
vice et la vertu » .
Ces prétentions ne doivent pas nous étonner. Communes aux
sophistes et à leurs plus implacables adversaires, elles dérivent
étroitement de V organisation communautaire delà cité, qui, élar-
gissant le cadre de la famille patriarcale, fait de l'ensemble des
citoyens une sorte de groupement familial, dont les chefs ont
envers la masse des devoirs d'éducation morale analogues à ceux
des pères envers leurs enfants. Les sophistes d'un côté, Socrale
et Platon de l'autre, sont unanimes sur ce point : l'homme poli-
tique a charge d'àmes; il a pour mission de diriger les citoyens,
non seulement dans la vie publique, mais aussi dans la vie pri-
vée; ou plutôt il n'y a pas de frontières bien nettes entre la vie
privée et la vie publique. A chaque instant des questions de mo-
rale privée peuvent être portées au pied de la tribune. L'impiété
(1) Idée du ProUigoran.
ip.) Platon, Goryias.
310 LA SCIENCE SOCIALE.
est affaire d'État ; il y a des lois contre l'ingratitude ; il y en a
qui défendent de <( mentir au marché » . La prétention des so-
phistes se conçoit donc. Tout le débat porte sur la manière dont
les sophistes s'acquittent de cette mission qu'ils assument. Pla-
ton même estime qu'ils pèchent en cela par défaut plutôt que
par excès. Il les blâme, dans le Go/r/ias, de « négliger l'intérêt
public pour ne s'occuper que de leur intérêt personnel, se con-
duisant avec les peuples comme avec des enfants et s'appliquant
uniquement à leur faire plaisir, sans s'inquiéter s'ils deviendront
par là meilleurs ou pires. »
C'est là effectivement un médiocre souci pour le sophiste. Pro-
fesseur mercenaire, il ne cherche qu'à faire entrer la plus grande
quantité possible de drachmes dans sa caisse, et, pour cela, à
fournir aux jeunes gens les armes, quelles qu'elles soient, dont
ils ont besoin pour triompher à l'agora, dans les délibérations
populaires, ou devant les tribunaux, populaires aussi, de l'Athè-
nes de Périclès. De là cette gageure de Protagoras, qui s'enga-
geait à soutenir en tout le pour et le contre; de là, plus tard,
l'exorde fameux du rhéteur-sophiste Isocrate, déclarant que
l'éloquence consiste à rendre grandes les choses petites et petites
les choses grandes. « Quand je regarde, dit Criton à Socrate (1),
ceux qui font profession d'élever la jeunesse, ils m'épouvantent.
Je ne sais que faire, et, pour te dire la vérité, je n'en vois pas
un seul qui ne me paraisse tout à fait incapable. » La sophisti-
que, sous le rapport moral, c'est la philosophie corrompue et
pliée par force à des emplois utilitaires. On pressent vaguement,
dans l'argot à venir, la formation du verbe « sophistiquer ». Le
Strepsiade d'Aristophane, là-dessus encore, ne cache pas sa ma-
nière de voir : « Les coups, la faim, la soif, le chaud, le froid,
peu m'importe; qu'ils (les sophistes) m'écorchent pourvu que j'é-
chappe à mes dettes, pourvu que j'aie la réputation d'être un
coquin beau parleur, impudent, effronté, bavard, habile à sou-
der des mensonges, un vieux routier de chicane, i/ne vraie fable
de lois, un moulin à paroles , un renard qui passe par tous les
(1) Plalon, Eutinjdème.
LES ANCKTUES DE SOCIIATE. ^{l 1
ti'ous; souple comme une courroie, tilissant comme une anguille,
dissimulé, fanfaron, scélérat; un fourbe à cent visages, retors,
insupportable, et friand do bons plats. Tels sont les noms dont
je veux qu'on me salue, »
iMais ne perdons jamais de vue cette vérité sociale que, si les
sophistes sont corrupteurs, ils ne sont après tout que Vrcho,
l'expression, l'incarnation d'une société corrompue elle-même
par le commerce, l'enrichissement, l'oisiveté consacrée à la po-
litique, et les prévarications qui en résultent dans l'administra-
tion de la cité. Platon, l'impitoyable pourfendeur des sophistes,
le reconnaît loyalement : « Il ne faut pas s'imaginer, dit-il, que
ce soient les sophistes qui corrompent la jeunesse. Le grand
suphkte, c est h' peuple lui-même, qui ne veut être contredit ni
dans ses opinions ni dans ses inclinations. Les sophistes ne
sont que d'habiles gens, qui savent manier le peuple, le flatter
dans ses préjugés et enseigner leur art à leurs disciples (1). »
Nous verrons, dans un autre article, les causes de cette
hostilité qui se dessine contre les sophistes, hostilité qui a
trouvé sa plus célèbre et sa plus littéraire expression dans les
dialogues de Platon et dans les Nuées d'Aristophane , dont nous
aurions pu facilement extraire de bien plus larges citations.
Disons seulement que si les sophistes, à Athènes, scandalisent un
certain monde, c'est surtout par l'insurrection morale qu'ils
prêchent parfois contre les maximes traditionnelles de la cité.
Corruptrices en certains points, à cause de l'intérêt qui les
inspire, les doctrines morales des sophistes se trouvent, sur cer-
tains autres, plus près de la loi naturelle que ne le sont ces doc-
trines traditionnelles et officielles, parce qu'elles procèdent alors,
non des conventions humaines et des préjugés accumulés, mais
d'une simple inspiration philosophique. Ces idées portent à la dé-
sorganisation de la cilé^ et Ton conçoit la résistance qu'elles Unis-
sent par trouver de la part des esprits conservateurs , simultané-
ment irrités et contre ce qu'il y a de pervers dans la sophistique ,
et contre ce qu'il y a simplement de neuf.
(1) République, VI, 492.
312 LA SCIENCE SOCIALE.
C'est pourquoi une réaction s'impose, et nous allons la voir
éclater. Comme le pythagorisme, mais poui' d'autres motifs, la
sophisticjue ne pourra exercer cpi'une influence éphémère. Après
avoir permis à Gorgias de se pavaner en robe de pourpre et de
s'ériger à lui-même une statue d'or, après avoir permis à Pro-
tagoras de « tirer de son art plus de profit c[ue Phidias et dix
statuaires du leur (1), la sophistique va retomber dans le ma-
rasme où la condamne la stérilité de son œuvre. Les rhéteurs
proprement dits survivront, car on a toujours besoin d'apprendre
à arranger des mots, mais l'idée n'est pas comme le mot. Elle
vole comme la flamme, se répand, se communique, et le mar-
chand (Vulves finit par ne plus avoir en magasin qu'une marchan-
dise banale. Quand tous les tnics, toutes les ficelles sont connus,
c'est fini, le négociant qui les a apportés peut plier bagage. Son
rôle a pris fin. Trucs et ficelles se perpétueront sans lui. C'est ce
que Socrate fait sentir ironiquement au sophiste Euthydème et à
ses amis : « Ne disputez qu'entre vous seuls, ou, si jamais vous le
faites avec un autre, cjue ce soit pour de l'argent. Même, pour
bien faire, vous avertirez vos écoliers d'en user de la sorte, et
de n'en parler cju'entre eux ou avec vous; car la rareté, Euthy-
dème, met le prix aux choses, et l'eau, comme dit Pindare, se
vend à vil prix, quoiqu'elle soit ce qu'il y a de plus précieux (2). »
Voyons donc comment meurt la sophistique. Mais, n'oubliant
pas la grande loi : Natura non facit saltus, aussi vraie en
Science sociale qu'en histoire naturelle, voyons si par hasard le
grand héros de la lutte, l'homme qui a consacré sa vie à l'exter-
mination de la sophisticjue, ne va pas nous offrir, précisément,
le type dernier et le plus merveilleux du sophiste. Nous arrivons
à Socrate.
[A suivre.)
G. d'Azambuja.
(Il Plalon, Ménon.
(2) Plalon, Eutinjdème.
LE BOUDDHISME
DANS LE CÉLESTE EMPIRE'
Le Bouddhisme est né dans l'Inde; il est issu directement des
spéculations auxquelles s'adonne la caste brahmanique, la pre-
mière et la plus intluente des castes hindoues : et cependant
nous avons vu cette doctrine rejetée par la masse des popula-
tions aryennes, dont la constitution sociale elle concept reli-
gieux ne peuvent cadrer avec la Loi lîouddhique. Nous avons
constaté au contraire que, par-delà les monts Himalaya, dans
les vastes contrées de l'extrême Orient que recouvrent les so-
ciétés appartenant à la Race Jaune, la prédication des disciples
du Bouddha ne rencontre aucun obstacle insurmontable : elle
n'en trouve ni dans les institutions sociales, — l'organisation de
la caste étant absolument étrangère aux sociétés de la Race
Jaune, — ni dans les dél^ris de la Religion Primitive conservés au
sein de cette race, parmi lesquels ne figure aucune notion mé-
taphysique précise concernant l'existence, ou l'essence de la Di-
vinité.
Pour nous rendre compte des raisons qui ont rendu possible
cette expansion de la doctrine bouddhique hors de son pays
d'origine, et dans une aire du globe que nous avons pu déli-
(1) Voir les précédents articles, dans la Science sociale, t. XVIII, livraison d'aoïU
1894, p. 161, et livraison de septembre 1894, p. 245.
SoRCES : Eug. Simon, la Cité chinoise ; Paris, librairie de la ^Souvelle Rbvue, 1885.
— Kvc, V Empire chinois; Paris, Gaurne, \^l'è; Souvenirs d'un roijufje dcuis la
Tartarie et le Thibel; Gaume, 1878. — L. de Rosnv, la Morale de Confucius;
Paris, J. Maisonneiive, 1892. — Noël (S. J.), Historica notitia riluum ac Cxremo-
niarum Stnicarum ; Prague, 1711. — Lamaiuesse, l'Empire chinois, le Boud-
dhisme en Chine et au Thibel; Paris, Carré, 1894.
314 LA SCIENCE SOCIALE.
miter, nous avons été amenés déjà à formuler une hypothèse
touchant l'itinéraire primitif et la formation sociale originaire
de la Race Jaune. En considérant les conditions qui s'imposent
à une race de cultivateurs, dans la traversée du désert suivant
les vallées des deux grands affluents du lac d'Aral, nous y avons
trouvé la justification des caractères sociaux propres à la Race
Jaune, des traits qui la distinguent si nettement des autres ra-
ces humaines ; et aussi l'explication de la perte à peu près to-
tale, chez cette race, des notions dogmatiques dont les autres
variétés de l'espèce humaine ont, chacune pour sa part, conservé
les fragments.
L'examen de ces circonstances, qui a fait l'ohjet d'un précé-
dent article, a montré les difficultés que rencontrent ailleurs
les prédicateurs houddhistes, et la possibilité d'expansion que
leur offre au contraire la Race Jaune. iMais nous devons aller plus
loin. L'influence du Rouddha est trop considérable , trop domi-
nante , chez d'innombrables populations de l'extrême Orient,
pour que nous nous contentions d'avoir montré comment il lui
a été possible de s'établir. Il faut que nous arrivions à nous
expliquer aussi par quelles raisons, par quels moyens la Loi de
Çakya-Mouni est parvenue, dans les diverses sociétés qui com-
posent la Race Jaune, à une situation phis ou moins prépon-
dérante.
Pour cela, nous devons observer ces sociétés, non plus seule-
ment dans leur état primitif de familles indépendantes et quasi
isolées, cultivant les terres arrosables au bord des grands fleu-
ves, mais encore dans leurs développements successifs, dans les
complications sociales qu'ont superposées à cet état originaire
l'accroissement et l'extension de la race.
De prime abord, on distingue, dans l'extrême Orient, deux
groupes principaux de populations : 1° celles qui, réunies sous
le sceptre de l'empereur chinois, forment la « Nation Centrale »,
dans laquelle sont englobés la majorité des enfants de la Race
Jaune; 2" les sociétés diverses qui gravitent autour de ce centre
puissant, et entourent la Chine presque de tous côtés, de l'Indo-
Clîine au Japon, en passant par le Thibet.
LE lîOl nimiSME DANS LE CÉLESTE EMI'IfŒ. olo
Nous avons à observer eu premier lieu les conditions dans les-
(juelles se trouve la Chine, en face de la prédication du Boud-
dhisme, afin de nous rendre compte des résultats qu'ont pu y
produire, directement ou indirectement, la doctrine de lascète
himalayen et les institutions qui en découlent.
Pour en arriver au point où on la trouve aujourd'hui parvenue
dans la pratique des arts usuels, dans l'administration intérieure,
dans l'organisation du commerce extérieur par caravanes, clans
toutes les manifestations de son activité, la « Nation Centrale » a
forcément traversé plusieurs phases, parcouru plusieurs grandes
étapes sociales, ajoutant successivement à l'organisme primitif de
ses Cent Familles les organismes nouveaux qui répondaient à des
nécessités nouvelles. Dans ce milieu si profondément, si étrange-
ment traditionnel, — nous en avons vu la raison, — les institu-
tions ainsi surajoutées n'ont nullement fait disparaître celles qui
les avaient précédées.
La base large et solide des familles patriarcales autonomes sert
de substruction à l'édifice; au-dessus, et, sans écraser ces fonda-
tions puissantes, s'élève l'étage du pouvoir impérial; et lorsque les
caravaniers mongols, ou mantchoux, sont venus planter leur tente
au milieu du Céleste Empire, ils n'ont point démoli ce palais
administratif, se bornant à le couronner de leur léger pavillon.
Or, à chacun de ces étages sociaux correspond, dans le même
ordre, une manifestation de culte ; et dans l'édifice religieux, —
j'emploie ce terme à défaut d'autre, — de même que dans l'édifice
social de la « Nation Centrale », aucune des assises n'a écrasé
celles qui avaient été antérieurement posées : le culte familial, le
culte de Confucius, le culte bouddhique se superposent au sein
de la même société, tout en demeurant distinctement visibles à
l'œil de l'observateur.
Cette concordance entre les dilierents régimes sociaux et les
différents cultes, superposés les uns aux autres, est curieuse à exa-
miner dans les détails. Elle est particulièrement saisissable chez
la Race Jaune, d'abord, comme nous venons de le dire, parce
qu'au sein de cette race si éminemment attachée au passé, aucune
des institutions antérieures n'a disparu ; puis encore pour une
316 LA SCIENCE SOCIALE.
autre raison : la doctrine religieuse traditionnelle dans la Race
Jaune s'est à peu près réduite d la seule morale pratique (1), et la
morale pratique d'une société est forcément en rapport intime
avec l'ensemble des faits qui déterminent la manière d'être de
cette société.
Reprenons donc la Race Jaune dès ses commencements, dans
son état social originaire, et voyons quel rapport il y a entre le
concept social cjui s'imposait à ses familles primitives et le Culte
des Ancêtres^ qui, chez elle, est universel et fondamental.
1. — LE CULTE DES ANCKTRES.
Les renseignements sur les rites du culte des Ancêtres sont,
assez difficiles à rencontrer, parce que ce culte est une affaire
de famille, ne concernant que les parents : l'étranger n'y est
point admis. Cependant, au cours de leur longue et prospère
mission en Chine, les PP. Jésuites s'étaient soigneusement docu-
mentés sur ce sujet important. Le P. Noël a traduit en latin des
extraits assez longs du Livre chinois des Rites [Liber Rituion do-
mesticorum), dans lesquels nous trouvons le tableau complet des
cérémonies du culte privé. J'accommode à mon tour en fran-
çais cette curieuse description des rites sacrificiels familiaux, en
m'aidant, pour mieux faire ressortir les détails, de quelques do-
cuments plus modernes.
Dans la pièce la plus honorable et la plus ornée d'une habi-
tation chinoise, appartement qualilié de salon par un très dili-
gent observateur (2), on trouve toujours une sorte de console
ou crédence, surmontée d'une petite étagère fixée à la muraille
et renfermant les tablettes de bois sur lesquelles sont peints les
noms des ancêtres défunts. Ces ancêtres sont : le père et la mère,
le grand-père et la grand'mère, l'arrière-grand-père et Tarrière-
grand'mère, le trisaïeul et la trisaïeule (en ligne paternelle), du
chef de famille actuel (3). Tout auprès de la crédence se trou-
(1) V. l'art, précédenl. t. XVIH, p. 269.
(2) V. Eug. Simon, la Cité cJUnoise, \k 341.
(3) La série des Ancêtres masculins est la même (jue la série des sacrificateurs, des-
quels le chef actuel de la famille continue l'acte cultuel.
LK nornDiiisMF. dans le cklestk emimhe. .'U7
vent plusieurs eollVes reiiCennaut les archives de la famille.
Presque chaque jour, dans la plupart des familles, on brùlc
sur la console, — sur l'autel familial, — quelques parfums ou
<|ucl(|ues bâtons odorants, en l'honneur des ancêtres. Mais le vé-
ritable sacriiice anceslral n'a lieu qu'à dillérentes époques parfai-
tement déterminées ; il est l'occasion d'une réunion de la plupart
des parents chez l'ancêtre commun vivant, ou, à son défaut, chez
l'ainé des frères les plus anciens. La famille proprement dite,
celle dont l'assemblée en conseil exerce le gouvernement auto-
nome et la représentation vis-à-vis de l'État, se compose des des-
cendants du même trisaïeul, en ligne masculine ; c'est l'ancêtre
le plus éloigné dont la tablette nominative figure dans la cé-
rémonie du sacrifice.
Le sacrifice aux ancêtres a lieu régulièrement à chaque saison,
c'est-à-dire quatre fois par an; il porte, pour chaque saison, un
nom distinct : To, Ti, Cham, Chim. Le jour de chacune de ces
cérémonies est tiré au sort parmi les jours du deuxième mois de
la saison. On doit s'y préparer, dit le Livre des Rites^ « comme à
la réception des hôtes », et inspecter, dès la veille, les viandes et
toutes les substances destinées à figurer soit au sacrifice en lui-
même, soit au repas de famille, — repas rituel, — qui suivra.
Mais une préparation plus sérieuse, d'une plus haute portée,
est requise de l'officiant lui-même : il est astreint pendant les
trois jours qui précèdent le sacrifice, à V abstinence; non pas à
l'abstinence de nourriture, ou de telle ou telle nourriture, mais à
une abstinence morale, qui consiste à écarter tout acte, toute pen-
sée ou toute volonté qui ne serait pas conforme à la Piété : or, la
Piété est ainsi définie par le P. Noël : Pie tas, juxta Sinas, est
omnimodo cordis rectitudo : « La Piété, chez les Chinois, est
simplement la moralité » (1). Cette préparation morale indique
bien qu'il ne s'agit pas uniquement d'une cérémonie de commé-
moration funéraire, mais bien d'un acte à poser par le sacrifiant
en qui se résume la famille.
Au jour fixé, la crédence, qui supporte d'habitude les bâtons
(1) Ilstorica notitia, \k 9.
318 LA SCIENCE SOCIALE.
odorants et les vases à pafums, est drapée d'une étoffe précieuse,
aussi belle et aussi riche que le permet la situation de la famille.
Les tablettes de bois portant inscrits les noms des Ancêtres sont
extraites de l'étagère et placées debout sur cet autel. Les parents
qui résident d'ordinaire dans la maison, ainsi que ceux venant du
dehors, se groupent dans le salo)i, derrière la table déjà dressée
pour le repas qui va suivre. Tout est en ordre : le patriarche-
célébrant parait, escorté de deux petits acolytes pris parmi les
plus jeunes de la famille. Sa physionomie grave et pénétrée porte
le reflet de l'effort moral auquel il s'est astreint par V abstinence
des trois jours précédents. Il échange des saints avec les parents
réunis : une petite révérence et quatre inclinations plus profon-
des. Puis, l'assemblée doit entrer dans le recueillement et don-
ner à ses pensées un cours conforme à l'esprit de la cérémonie.
L'expression du Livre des Rites familiaux qui invite à ce re-
cueillement est traduite en latin par les mots : demittitur spi-
ritus (1), « on abaisse son esprit ». Chacun rentre en soi-même
pour se mettre en présence de sa propre cause et de la cause
commune à toute cette famille ainsi réunie, c'est-à-dire les an-
cêtres qui ont disparu dans la sépulture. Les pensées, comme
les regards, se tournent en bas, vers la terre, tandis que parmi
nous, au moment solennel où le sacrifice va commencer, on
élève les cœurs, Sursutn cordai et l'àme se tourne vers le
saint et souverain Père de tout ce qui existe, le Dieu tout-puis-
sant et éternel (2).
Ce contraste dans l'essence même du recueillement religieux
fait bien ressortir l'état de corruption et de dépression où est
tombée la partie dogmatique de la Religion Primitive, entre
les mains des patriarches-paysans. Il est d'autant plus frappant,
que les rites extérieurs du sacrifice offrent des deux parts plus
de ressemblances. En effet, à ce moment même où le rituel do-
mestique invite au recueillement que nous venons de définir,
(1) V. la noie ci-après ; v. aussi rexplication de ce terme par les auleurs chinois,
Hisl.orica nolilia, p. 9 : « Ad reprœsentandum sibi defiinctos tanquam prfesenles...
ad testificandmn interpatreni et filium amorem, ad contiliandmn inler fratres senio-
res et juniores concordiam... », etc. C'est un recueillement familial.
(2) Domine sancte Pater, omnipolens œterne Deus.
LE lîÛlDDllISME DANS LE CÉLESTE EMl'IKE. 3J0
le célébrant se lave les mains et s'a[)prochc de l'autel. Il fléchit
les genoux, allunio les l)àtons odorants. Chacun des deux pe-
tits acolytes s'agenouille près de lui : l'un, à gauche, lui pré-
sente une coupe reposant sur un plateau; l'autre, à droite,
verse le rin de riz dans la coupe. Le patriarche se lève alors,
et versant la coupe de la main droite, procède à FefTusion sa-
crificielle, en renversant tout le vin sur des nattes faites d'une
certaine herbe appelée 77iao, nattes remplies de sable et for-
mant éponge.
Telle est la partie essentielle du sacrifice. Ensuite commence
le repas de famille : une portion de chaque mets, une tasse et
les baguettes à manger le riz sont déposées devant la tablette
de chacun des ancêtres, qui semblent ainsi prendre part au
festin et revivre au milieu de leurs descendants rassemblés (1).
Dans les ports francs de l'Empire du Milieu, les voyageurs eu-
ropéens achètent souvent, avec mille autres chinoiseries et à titre
(11 Voici le texte principal du Livre des rites domestiques, traduit parle P.Noi'l
[Historica notitia..., p. 124). « Liber rituuia domesticarutn, t. VU, Cij-Li, sic :
Post unam breviorem et quatuor prot'undiores corporis iiiclinatioues, deniittitur spi-
ritus. Sinice Kiam-Xin, id est, parentans, seu paterfamilias, accedit ad mensaiu odo-
rum, llectit genua, accendit odoramenta; unus e liberis vel consanguineis flectit genua
a sinistra parle, scyphum orbiculo inipositum ei offert, et aller a dextra, etiarn llexis
genibus, vinum infundit in scyphum. Palcrfaniilias, lu'va tenens orbiculum et dex-
tera .scyphum, effundit tolum vinum in fasciculum herbarum Mao arenœ inimixtum
binamque tabellis profundiorem reverentiam exhibet. — Dein paler et malerfami-
lias e manibus famulorum accepta fercula piscium et carniurn, edulia, oiizam, pani-
culos, etc., apponunt in .secundo niensie ordine vacuo. ante ligneas Abavi et .\bavia\
Proavi et Proaviœ, Avi et AvcC, Patris et Matris, tabellas; et c;oteri consanguineiante
collateraliiim consanguineorum tabellas. »
Voir aussi, pour tout ce qui concerne le culte des .Vncêtres : Eug. Simon, la Cité
chinoise, p. r>.i et suiv., 100, 265, 341, 348, 3'i9, etc.
Le liquide dont l'effusion constitue le sacrKice aux Ancêtres est le vin de riz, ou
eau-de-vie provenant de la distillation du riz. Cette liqueur entre dans la consom-
mation journalière des familles : l'habitude est d'en prendre un verre au moins après
le repas du soir. Dans toute la partie du Céleste Empire où le climat permet au cul-
tivateur de tirer de ses champs deux récoltes annuelles de riz, le grain de la seconde
récolte est destiné à la fabrication de l'eau-de-vie et porte le nom de riz à distiller.
Cette seconde récolte n'est guère inférieure en quantité à la première, mais le grain
est un peu moins nourri et par conséquent d'une qualité moindre comme fécule ali-
mentaire. Il s'en fait une exportation considérable du midi vers le nord : ce qui mon-
tre bien que l'usage de ce liquide, tant pour la consommation que pour le sacrilice.
fait partie des coutumes delà race. (V., pour le vin de riz, Eug. Simon, p. 2.")1, etc.,
et annexes sur l'agriculture.)
320 LA SCIENCE SOCIALE.
de souvenir, de petites séries dimag-es peintes avec soin sur pâte
de riz par des artistes indigènes. Une de ces collections, que j'ai
sous les yeux, comprend toute l'histoire du riz; le premier ta-
bleau représente la semaille du riz en pépinière dans un petit
coin du jardin; le second nous montre le repiquage sur un ter-
rain plus vaste et couvert d'eau ; ensuite vient la moisson, puis
le battage, ramoncellement du grain, le pesage, la préparation
alimentaire, et enfin, comme dernier tableau, le sacrifice devant
les tal)lettes des Ancêtres. Il y a là un document moderne, abso-
lument contemporain, qui rend bien compte de la cérémonie du
sacrifice par effusion et de sa persistance chez les populations
de la Race Jaune.
Rappelons-nous maintenant les considérations de vie assignées
aux Cent FamiUes , dès l'origine , par l'itinéraire que nous leur
avons attribué (1), et rapprochons-en cet ensemble traditionnel
des cérémonies relatives au culte des Ancêtres. Ce culte ne con-
vient-il pas éminemment à des communautés familiales menées
par des patriarches auxquels la distribution des eaux nécessaires
à la culture confère une autorité suprême? Ne traduit-il pas
exactement le concept social propre à ces communautés autono-
mes, fermées, exemptes de tout voisinage trop rapproché, trop
entassé, le concept de la solidarité familiale , base effective et
encore bien apparente de toute la société chinoise? Y a-t-il rien
de plus typique à cet égard que cette forme particulière du re-
cueillement religieux, que cet état voulu où l'àme se borne à
regarder vers la terre « pour évoquer le souvenir des Ancêtres,
comme s'ils étaient présents , afin de promouvoir l'amour pa-
ternel et filial, et la concorde entre les frères (2) )/?
II. LE COXFUCEISME.
De l'organisation primitive des Cent Familles , de leurs tra-
ditions corrompues et déprimées par cette organisation même,
(1) V. rarticle [irécédent , la Science sociale, t. XVIII, p. 203.
(2) Historica nolilia, p. 9. — V. le texte en note ci-dessus.
LK noriiimiSMR dans le céleste emitre. 321
il no pouvait résulter un concept social autre <[uc la solidarilé
limitée à la famille.
Or, le développement même de la population, la construction
et rentretien de grands canaux dérivés des fleuves et destinés à
accroître le territoire cultivable (1), enfin tous les faits de com-
plication sociale qui imposent à une race agricole la nécessité
de subir des pouvoirs publics, tout cela devait se produire dans
les contrées que possédaient et colonisaient les Cent Familles.
Y eut-il d'abord de petits Etats locaux dont la concentration pro-
duisit l'Empire, ou cet Empire lui-même arriva-t-il tout d'un
coup à se constituer pour répartir ensuite les divers territoires
entre des princes feudataires? C'est là une question à peu près
insoluble pour le moment , les annales chinoises n'étant ni très
claires ni absolument à l'abri de la critique (2); d'ailleurs, ce
problème ne rentre nullement dans le cadre de notre étude. Ce
qui nous intéresse est de voir comment la conception de ce nou-
veau groupement, de cette société plus étendue, a pénétré dans
chacune des petites sociétés familiales qui devaient s'nnir pour
constituer la « Nation Centrale » ; ce qu'il nous faut, c'est de savoir
sous quelle forme ces familles ont compris l'existence et l'exer-
cice des pouvoirs publics.
La théorie de l'origine des pouvoirs, spéciale à la Race Jaune,
mérite qu'on s'y arrête.
Nous avons indiqué plus haut que le Trisaùnil et la Trisaïeule
sont, dans chaque famille, les ancêtres les plus reculés dont les
tablettes figurent sur l'autel du sacrifice. Au delà de cette géné-
ration déjà ancienne, et que le patriarche célébrant lui-même a
bien rarement vue de ses yeux, il devient difficile de particula-
riser dans telle famille plutôt que dans telle autre le culte de
tels ou tels ancêtres. D'une part, le nombre de ces ancêtres pro-
pres à chaque individu actuellement vivant cvoii suivant une pro-
gression géométrique , à mesure qu'on suit, en remontant vers
(1) Le service des canaux est encore aujourd'hui un des premiers et des plus im-
portants dans l'Empire chinois. V. Eug. Simon, p. 282, 283, etc.; lluc, Souvenirs d'un
voijage dans la Tartarie, t. II, p. 4, 12, etc.
(2) V. L. de Uosny, la Morale de Confucius, p. 110 et sulv.
T. XX. 24
322 LA SCIENCE SOCIALE.
le passé , les anneaux successifs de la chaîne des générations ;
tandis que, d'autre part, le nombre des membres cpii ont com-
posé chaque génération, en remontant dans le même sens, va
toujours se restreignant, pour aboutir comme limite au compte
exact des chefs des Cent Familles primitives.
I.a multiplication et l'entrecroisement des alliances à chaque
génération (1) produit ce résultat très sensible dès l'abord dans
un voisinage fixé au sol (2), que la plupart des ancêtres très re-
culés doivent être considérés comme étant communs à la plu-
part des personnes actuellement vivantes ; ils sont les causes, de
ces très nombreux individus et il est à peu près impossible de
démêler toutes ces filiations. Chaque membre actuel de la na-
tion chinoise représente une combinaison particulière de ces
causes enchevêtrées, qu'on est obligé de considérer en bloc
comme Y ensemble des causes du peuple actuellement existant.
Or, comme nous l'avons déjà observé en examinant les dé-
viations imprimées à la Relig'ion Primitive, chez la Race Jaune,
par la perte du dogme et par la forme matérielle du sacrifice
qui s'est conservée (3), l'idée de là cause première s'est oblité-
rée chez cette race, qui s'en est tenue à la considération de l'en-
semble et de l'enchainement des causes secondes : c'est ce que
d'autres, avec une vue plus distincte encore et par une expres-
sion encore plus vague, ont appelé la Nature. Dans cet ensemble
des causes secondes enchaînées les unes aux autres, la volonté
humaine et le travail de l'homme ont leur part, aussi bien que
les forces naturelles ; et la portion de ces causes humaines la
plus importante, la plus élevée, est certainement Y ensemble des
(1 ) 11 existe en Chine, tie temps immémorial, une coutume inviolable, fort sage du
reste cliez des gens aussi attachés à leurs chamjis el aux lieux qui les ont vus naître :
le mariage est interdit entre i)ersonnes portant le même norn de famille, c'est-à-dire
descendant par les mâles de la même souche i)rise au temps des Cent t^amilles primi-
tives. Cette coutume, en multipliant les alliances entre souches diiférentes, multiplie
indéfiniment le nombre des causes de chaque individu à naître.
(2) Cf. Lettres édifiantes, t. III, p. G9. Le P. Prémare remarque un temple des Au-
cêtres comnmnsà tous les habitants d'un village, « parceque, s'étant fait une coutume
de ne point s'allier hors de leur pays, ils sont tous parents aujourd'hui et ont tes
mêmes aïeux ».
(3) V. l'art, précédent. Science sociale, t. .XVIII, p. 2(i8.
LE BOUDDHISME DANS LE CÉLESTE EMl'IHE. .'$21]
causes; ancps/iri/cs. Cette partie, prise pour le tout, est ce qui
s'appelle proprement le Ciel chez les (chinois.
La « Piété Filiale » [Hiao]^ qui assure aux grands-parents, de
la part de leurs descendants, le respect, robéissance, les aliments
pendant leur vie et le sacrifice après leur mort, cette « Piété
Filiale » s'applique également aux Ancêtres innommés et reculés,
co/nnmns éi tous, qui constituent le Ciel. L'existence de ces an-
cêtres communs fait de tous leurs descendants communs une
grande famille : ainsi, la Piété Filiale est la base sur laquelle
repose la conception de la Nation Centrale. Cette coucej)tion
est le résultat très logique, et de la formation sociale primitive
propre à la Race Jaune, et des déviations de la Religion Primi-
tive qui se traduisent par le culte des Ancêtres.
Il existe en Chine, dit M. Eug. Simon, un mot qui revient à
tout propos dans le discours : c'est le mot Gen. Ce mot exprime
la solidarité humaine entre les hommes présents, ceux qui ne
sont plus et ceux qui seront; il est défini parce précepte reli-
gieux : « Que le passé et l'avenir soient devant vos yeux comme
« s'ils étaient. Il y a des choses cachées, mais elles sont. Vous ne
« pouvez voir tout le genre humain, mais il existe, et il est de
« votre devoir qu'il se manifeste de plus en plus » (1). L'homme (jui
vit est l'intermédiaire entre le Ciel, — ceux qui l'ont précédé, —
et la Terre, — ceux qui le suivront (2) : telle est, dans une âme
chinoise, la conception de la « Nation Centrale ». Elle dérive
manifestement de la solidarité familiale si profondément gravée
dans la formation sociale primitive de la race. Elle se traduit,
d'une part, par le Culte des Ancêtres, mais elle se traduit encore
par le souci constant de restituer à la terre ce que lui enlève cha-
que récolte, et cela en vue du bien-être des générations futures
appelées à célébrer plus tard le culte ancestral. C'est là le mo-
tif social du fameux Circulas de la culture chinoise. C'est le motif
aussi des édits impériaux ordonnant, sous le contrôle du Ministère
(1) V. Eug. Simon, la Cité chinoise, p. 18!» et siiiv.
(2) Cf. Hue, l'Empire chinois, t. II, p. 202 : « L'acte important, dans la cérémonie
du mariage chinois, est celui par lequel les deux époux adorent ensemble le Ciel et
la Terre. »
324 LA SCIENCE SOCIALE.
de l'Agriculture, le transport des engrais produits en excédent
dans certaines provinces, vers celles qui n'en ont pas assez.
Le lien de la <( Nation Centrale » est certainement un des
plus puissants qui existent. Il résulte sans doute de la commu-
nauté d'intérêts, de vues, de langue, comme les autres liens na-
tionaux, mais il y ajoute une communauté de sang- non fictive,
lui permettant de se rattacher réellement aux générations dis-
parues et à celles qui sont encore à naître, par une solidarité
vraie et sensible. Cette solidarité est rappelée à chaque instant
par tous les actes journaliers qu'inspire la Piété Filiale envers
les parents, par les pratiques agricoles elles-mêmes qui ont en
vue l'avenir (1) ; elle est consacrée par la vénération qui fait des
Ancêtres l'objet du culte solennel. Ce lien national si étroit et
si fort se traduit en fait par l'existence d'un pouvoir pubhc, per-
sonnifié dans l'Empereur. Transporter à la personne de l'Empe-
reur et aux institutions de l'Empire la vénération dont jouissent
les ancêtres innommés du Ciel, et la responsabilité envers les
générations futures, tel est le résultat auquel on arrive par une
déduction très simple : Iti « Nation Centrale » se tient unie et
indivisible par l'existence de l'Empire et de l'Empereur, c'est
donc l'Empereur qui représente et personnifie, à la fois, et l'en-
semble de la nation existante vis-à-vis des ancêtres et de la
postérité, et l'ensemble de ceux-ci vis-à-vis de chaque membre
de la nation, — résultat lui-même des causes ancestrales, et cause
ancestrale de ses descendants à venir (2). L'Empereur incarne en
sa personne le lien national, et, par là, peut être considéré comme
résumant en lui seul tous les descendants présents et à venir de
ces ancêtres reculés qui ne sont pas particuliers à chaque famille,
mais communs à toutes : il est le Fils du Ciel. Il est aussi le Maî-
tre de la Terre.
Confucius, né, dit-on, au sixième siècle avant notre ère, et
(1) V. Eug. Simon, p. 294, etc.
(2) Le peuple, de son coté, est le représentant non fictif, mais réel, du Ciel:\[
continue, pour ainsi dire. la vie des ancêtres défunts, sustinet pcrsonam defuncd, —
« Le Ciel voit, dit Meng-Tseu, mais c'est par les yeux du peuple; il entend, mais c'est
par les oreilles du peuple. » Ceci s'applique aux générations futures comme à celles
(|ui vivent présentement.
LE BOUDDHISMK DANS LE CÉLESTE EMI'IliE. 325
et qui lut ministre sous la dynastie des Tcheou, n'a pas créé le
concept social de la « Nation Centrale » incarnée dans l'Empe-
reur ; ce concept sort trop évidemment de la nature des choses,
de l'enchainement des faits sociaux, pour avoir été imaginé de
toutes pièces et à priori. La faculté maîtresse de ces hommes de
génie, qui semblent les fondateurs des sociétés au sein desquelles
ils ont vécu, est un sens critique extraordinaire qui leur a permis
de saisir, de débrouiller, de réunir en corps de doctrine les
idées et les sentiments intimes de la foule. Comme les autres
législateurs célèbres, Confucius a fixé par écrit, a clairement
exposé et promulgué ce qui se trouvait au fond de la conscience de
tous, en raison de la formation sociale propre à la race. Il a liasé
sur la Piété Filiale les devoirs du peuple envers le Fils du Ciel et
les obligations de l'Empereur vis-à-vis de la nation (i) ». Le philo-
sophe a dit : La loi qui règle les rapports du père et du fds est dans
la nature céleste : elle explique l'idée de prince et de sujet (2). »
L'œuvre propre de Confucius a été de formuler et de répandre
cette théorie du pouvoir, déjà admise en essence et intrinsèque-
ment renfermée dans le concept social de la nation : « Sa vie,
dit un auteur moderne, fut un apostolat administratif (3) ». x\près
sa mort, il prit le premier rang parmi les « lumières des esprits « ;
il fut considéré par tous les fonctionnaires impériaux comme un
ancêtre administratif, car il est la came du pouvoir et des émo-
luments qui résultent de leurs charges, il est leur cause en tant
qu'hommes publics. Par suite, la grande famille des Lettrés lui
rend, dans chacun de ses groupes, les honneurs ancestraux. Les
lettrés, fonctionnaires, ou aspirants- fonctionnaires , se réunissent
dans chaque circonscription pour otfrir en un temple spécial,
devant la tablette portant le nom de Confucius Ci-), le sacrifice
(1) Cf. Lamairesse, p. 12, 13.
(2) V. Hao-KÎng, chap. ix, v. 12 (L. de Ilosny, p. TU). Dans les si.v piciniers
chapitres de ce livre, qui sont certainement de Confucius lui-même, le service des
parents, les sacrifices et la garde du temple des Ancêtres sont proposés comme
moyens et comme (in d'un bon gouvernement (eh. !<"■, v. 7 ; cti. ii, v. 3 ; cli. m, v. 4 ;
ch. IV, v. 7; ch. v, v. vi; ch. G. entier).
(3) Lamairesse, ]>. 45.
(4) Cf. Hue, l'Empire chinois, t. II, p. 202. — Noël, Historica notitia, passim.
— Eug. Simon, p. 2GC, etc.
326 LA SCIENCE SOCIALE.
par effusion, tandis que dans une partie de son palais consacrée
à cet usage, l'Empereur, à des dates soigneusement fixées, célèbre
le même sacrifice tantôt en l'honneur du Ciel, c'est-à-dire des
ancêtres communs de la nation, tantôt en l'honneur de la Terre,
nourricière des générations à venir.
C'est ainsi c[ue, du haut en bas de l'échelle, tout se modèle, en
Chine, sur le groupement familial; et le Hiao-Kinf/ dit avec rai-
son : « N'est-ce pas dans l'appartement privé (dans la maison de
la famille) cjue lesprincipes sociaux arrivent à Fétataccompli (1) ? »
Toutes les facultés d'un membre de la « Nation Centrale » sont
perpétuellement dominées par l'esprit familial, et par l'esprit na-
tional qui en est simplement l'extension. L'harmonie est complète
entre les deux organisations : dans la famille, vénération et auto-
rité à l'ancêtre et libérale décentralisation des ménages; dans
le corps national, vénération et autorité au Fils du Ciel, mais
autonomie des familles et de levirs Conseils, fort légèrement tou-
chés par l'impôt et bien persuadés que les « mandarins et la loi
ne sont pas faits pour les honnêtes gens (2) ». On se rend compte
qu'une telle société doit former un bloc presque inattaquable et
presque impénétrable à l'étranger.
Et cependant, cette société si solidement basée sur le lien réel
de la parenté, sur la vénération d'ancêtres effectivement com-
muns à tous, subit à son extrême sommet de très fréquentes
commotions ; les dynasties impériales se succèdent, arrivant du
dehors, par invasion ; et dans toute la « Nation Centrale », le Fils
du Ciel est peut-être le seul homme qui ne puisse authentique-
ment faire remonter sa lignée jusqu'au Ciel des grands ancêtres
nationaux (3).
(1) Ch. XVI (L. de llosii}), p. 90.
(2) Eug. Simoiij p. 267; v. ]). l'J2 : « Un fonctionnaire pour plus de 400.000 ci-
toyens « ; pour l'impôt, v. p. 32 et suiv., etc.
(3) Les archives des familles chinoises, régulièrement tenues à jour par les con-
seils familiaux en leurs réunions, remontent ordinairement fort loin dans le passé.
Elles font foi en justice et leur authenticité est hors de doute, car elles peuvent
facilement être contrôlées par la comparaison des unes avec les autres. Le nom porté
par Ui famille indic/ue immédiatement celui des Cent Patriarches irrimilifs du-
quel elle descend de mnle e)i mâle; et les alliances successives, corrigées avec soin,
donnent un arbre généalogique clair et parfait.
r.K lUtlDKIIlSME DANS LK CÉLESTE EMPIRE. 327
Les dynasties impéiiales de i;i Chine sortent des grandes steppes
de prairie. I.c phénomène des invasions de nomades au milieu
de h\ puissante (^ Nation Centrale », du triomphe des envahis-
seurs, qui arrivent à placer un de leurs chefs à la tète de l'im-
mense Empire sédentaire, ce phénomène est évidemment com-
plexe. JWais pour un Chinois, pour un Célestial, l'explication en
est très simple : la « Nation Centrale atoujours l'Empereur qu'elle
doit avoir ».
En effet, le Ciel, cause de la nation elle-même, est aussi la
cause de l'existence du Fils du Ciel qui résume et unit la nation :
le Ciel veut qu'il y ait un Empereur. Quant à la détermination
de sa personne, elle dépend de renchaînement des causes, an-
cestrales ou autres, qui amènent tel ou tel à prendre possession
du pouvoir.
Et, en pratique, l'Empereur remplit bien le rôle (jui lui est
assigné par ses causes. Il préside et met en mouvement le rouage
administratif nécessaire à la nation ; il est donc indispensable.
Mais sa personne est indilférente : car le pouvoir public en Chine
étant bien rarement en contact avec les individus, fait peu de
mécontenis et ne suscite point de partisans zélés. Les questions
dynastiques n'excitent aucune passion dans la masse du peuple
chinois.
En d'autres termes, si la Chine offre nécessairement un trône
à occuper, en vertu des causes ancestrales qui ont ainsi modelé
la nation, le choix des dynasties est abandonné à des causes dif-
férentes, à des causes extérieures au Ciel proprement chinois.
Mais lorsque le choix est fixé, lorsque la dynastie nouvelle est
assise, le Ciel reprend ses droits et s'assure immédiatement de
la personne de son Fils; la puissante organisation de la <( Na-
tion Centrale » s'assimile son Empereur. Bouddhiste fervent et
fidèle disciple des Lamas lorsqu'il parcourait la Terre des Her-
bes et campait sous la tente au milieu de ses troupeaux de cava-
les, l'Empereur Mongol, ou Mantchou, ne tarde point à sentir la
nécessité de prendre désormais son point d'appui sur l'immense
population sédentaire qu'il a charge de gouverner en paix, sur
la forte hiérarchie administrative qu'il préside, pour tenir tète à
328 LA SCIENCE SOCIALE.
ceux-là mêmes qui l'ont élevé sur le trône et conserver la posi-
tion acquise. Ces volle-face impériales remplissent les célèbres
Annales des dynasties. Je n'en veux citer qu'un exemple, tiré
des Annales des Liao.
« L'empereur Taï-tsou posa cette question aux mandarins qui
se trouvaient à ses côtés :
« Le prince qui a reçu du Ciel le mandat de gouverner doit
servir le Ciel et respecter les Esprits; si quelqu'un a eu des mé-
rites et une vertu exceptionnelle, je désire savoir à qui je dois ren-
dre le principal culte. » Tous les mandarins répondirent : « C'est
à Bouddha. » L'Empereur ne fut pas de leur avis et dit :
« Confucius est un grand Saint que vénérèrent dix mille généra-
tions; il convient de le considérer comme notre Grand-Ancê-
tre (1) . » En conséquence, il édifia le Koung-tse-Miao, ou Temple
de Confucius. »
111. — Li: BOUDDHISME EN CHINE.
La situation dans laquelle se trouvent les empereurs Tartares
en Chine, permet de comprendre celle des Bonzes bouddhis-
tes dans ce pays. Depuis l'introduction des premiers prédica-
teurs bouddhiques dans l'Empire Céleste, au troisième siècle avant
notre ère, dit-on, les bonzes ont été, de temps en temps, soit
magnifiquement dotés, soit sévèrement réduits et persécutés (2),
en raison des dispositions variables des empereurs. Mais pendant
les très longues périodes qui séparent ces alternatives d'éléva-
tion ou d'abaissement momentanés, la manière d'être du peuple
chinois vis-à-vis du culte bouddhique semble n'avoir pas varié.
La grande majorité de la population est considérée et se con-
sidère elle-même comme bouddhiste , le surplus étant compté
comme sectateurs de la doctrine de Lao-tsé, système philoso-
phico-magique qui a au fond certains rapports avec le boudhisme.
D'ailleurs ces deux doctrines ne contiennent rien qui soit hostile
(1) L. de Rosny, p. 122.
(2) V. le résumé historique de ces revirements, Laniairesse, p. 59 à 117.
LE lioritDllISMK DANS LE CÉLESTE EMPIUE. 329
au culte des Ancêtres : « Les trois religions n'en l'ont ([u'unc » (1),
ont coutume de dire les Chinois, même les lettrés les plus attachés
au Gont'ucéïsme. Il y a cependant une de ces « trois i-eliiiions »
qui est profondément i^ravée au cœur de tout Côlcslidl et qui est
absolument universelle dans la « Nation Centrale ». L<' culte des
Ancêtres, avec le confucéisme comme couronnement national,
est entouré de la vénération profonde , de l'assentiment intime
qui conviennent au rite sacrificiel authentiquement conservé de-
puis le temps des Anciens Sages, des premiers hommes, tandis
que le Bouddhisme, et la doctrine de Lao-tsé dont je parle ici pour
mémoire, sont tenus ici pour des systèmes philosophiques ou des
superstitions particulières que chacun accepte ou rejette à son
gré. On adopte un de ces systèmes, comme apportant un renfort
à l'honnêteté, à la morale, comme proposant une solution, dou-
teuse et discutable il est vrai, au grand problème de la destinée
humaine. On appelle souvent les bonzes aux funérailles, mais
comme décor, pour ainsi dire, de luxe ou de bon ton, et sans que
leur présence et leur participation à la cérémonie soient regardées
comme nécessaire. Les dépenses qu'une famille s'impose de ce
chef sont considérées comme facultatives (2).
Au contraire, tout ce cjui touche au culte des Ancêtres re-
vêt un caractère formellement obligaloire. Être exclu du culte
domestique, c'est être excommunié de la famille ; c'est la plus
terrible des pénalités, et il n'est pas de châtiment, si dur soit-il,
prononcé par le conseil familial, au([uel un Chinois ne se sou-
mette plutôt que d'encourir cette excommunication. Il n'est pas de
dépense prescrite par les Rites, relativement au culte des An-
cêtres, ou aux funérailles, qui ne soit immédiatement souscrite,
solidaierment s'il le faut, par l'assemblée familiale, de peur de
« perdre la face », c'est-à-dire d'être déshonoré.
D'où vient cette différence d'autorité et de pouvoir entre deux
cultes simultanément professés dans une même famille? Ce n'est
point d'une inégalité dans la valeur morale des préceptes : à ce
point de vue « les trois religions n'en font qu'une «, ainsi que se
[\\ Hue, rEiiipire cliinois, t. H, |). 250, etc.
(2) Cf. Eug. Simon, p. 175, 2G7. 350, etc. — Hue, l'Empire chinois, |>. 227, 250.
330 LA SCIENCE SOCIALE.
plaisent à le repéter tous les Chinois Ijoiiddhistes. Ce n'est pas
non plus d'une inégalité dans la hauteur des enseignements dog-
matiques ou métaphysiques : les deux doctrines sont muettes l'une
et l'autre, quant aux précisions du dogme religieux fondamental,
l'existence et l'essence de la Divinité; et en matière de spécula-
tions philosophiques, le Bouddhisme, si faiblement apprécié, est
fort supérieur au culte national. Ce n'est pas dans la valeur re-
lative des deux systèmes, appréciés avec nos idées européennes,
que nous pouvons trouver la raison des préférences chinoises :
c'est par l'examen des pratiques générales populaires, par l'ob-
servation des faits, que nous devons en rechercher l'explication.
Presque tous les étrangers cjui ont voyagé dans le Céleste
Empire, comme ceux qui se sont trouvés en rapport avec les
Célestials, — les Américains notamment, — nous entretiennent
souvent de la fourberie et de la rapacité des Chinois. Le vol et
le mensonge sont les deux vices principaux qu'on reproche à ces
Asiatiques.
Dépouiller un homme de ce qu'il possède, et pour cela corrom-
pre la vérité, voilà des actes absolument réprouvés par la Bonne
Loi, par cette Loi prêchée à tout être vivant atin de lui ouvrir
l'accès de la sagesse immuable en le détachant des Désirs et de
Y Ignorance!
Et cependant, sur ces points, la réputation des Célestials est
dûment justifiée.
Transportons-nous, par exemple, avec quelque groupe de pè-
lerins mongols, dans l'une de ces grandes cités commerçantes
réunies autour d'une lamaserie, au pied de la grande Muraille.
Dans cette région, se traitent d'importantes affaires en bestiaux,
en cuirs, en laines, etc., entre les négociants chinois et les habi-
tanls de la steppe; c'est là que prennent gîte les nombreuses
caravanes traversant le désert du Nord-Ouest au Sud-Est pour le
transport des marchandises de la Russie, ou du Nord de la Chine.
A peine le voyageur tartare a-t-il franchi l'enceinte murée de la
ville, que de nombreuses auberges s'offrent pour le recevoir. Les
enseignes sont alléchantes, elles semblent indiquer,, de la part du
logeur, une tendance marc|uée vers la Perfection bouddhique :
LE lîOUDMllISMI': DANS LK CÉLESTK K.MI'IIŒ. 331
.iiihei'g'C des Trois Rapports Sociaux, auljcrg'c dos (Mnq Félicités,
des Trois Perfections, do la Justice et de la Miséricorde, de rÉquitô
Éternelle, etc. : autant de bouges suspects ou le boutiquier chi-
nois vient relancer sa proie. Ce négociant, avec une faconde
proverbiale, se répand en phrases cauteleuses sur la méchanceté
et la rouerie de ses congénères, sur le g-rand avantage qui résulte
pour le simple et candide Mongol de la renconti'e d'un homme
versé dans les affaires, et marchant cependant toujours à la
lumière de la conscience, de la vraie conscience qui doit éclairer
tous les hommes, Chinois ou Mongols. Que signifie cette odieuse
distinction entre Chinois et Tartares? Tous ne sont-ils pas frères?
Tous ne doivent-ils pas être amis? Circonvenu par des confrères,
séduit par ces hypocrites témoignages, le bon Tartare se laisse
conduire au magasin de cet homme habile qu'il considère réelle-
ment comme un frère. Là, de serviables commis prennent note
de toutes les affaires cjui ont amené le client à la ville : des bes-
tiaux et des denrées qu'il doit vendre, de l'emploi qu'il compte
faire de leur prix, tandis que le patron verse à l)oire au « grand
frère » et lui fait perdre la raison. Après s'être rendu maitre
de son esprit, le rusé « Kita » s'empare des cordons de sa l)Ourse.
Il vend les animaux et les marchandises du Mongol « au prix
qu'il veut », exécute ég-alement ses achats « au prix qu'il veut »,
et moyennant une commission fixée par lui-même. Le moment
du compte venu, on trompe encore odieusement le pauvre no-
made, et sur le cours et sur le poids de l'argent; et s'il s'avise de
présenter quelques observations, on ne l'entretient plus que « de
lois, de mandarins, de tribunaux, de prison et de supplice (1) ».
Par ces procédés malhonnêtes, absolument réprouvés par les
Rites, le Chinois avide et rusé réduit à la misère son frère en
Bouddha, et cela sans remords, parce qu'il est étranger. Sur la
frontière, le « Kita » menteur, égrenant entre ses doigts le cha-
pelet Ijouddhique pour séduire les pèlerins, va répétant cà haute
voix que « tous les hommes sont frères » : au fond il n'en croit
rien. Et cependant Bouddha a dit : « Une loi est une grâce pour
(1) V. Hue, Souvenirs, etc., l. I, p. 167, à 180, etc.; t. II, p. 10, M, i2, etc.
332 LA SCIENCE SOCIALE.
tous (1). » Mais voyez ce même individu, rentré dans sa famille,
traitant avec ses oncles et ses frères, et réglant avec eux la
dévolution de l'avoir commun : aussitôt la fourberie et l'avarice
semblent avoir disparu de son Ame; les partages de biens, les
liquidations les plus compliquées, comme il s'en rencontre si
souvent au sein des communautés nombreuses, tout cela se
règle à l'amiable, avec droiture et probité, même avec urbanité,
sans intervention des hommes de loi et sous la seule direction
du conseil familial (2).
Voyez ce même négociant, ou ses effrontés commis, engagés
dans l'une de ces associations de travail et bénéfices en parti-
cipation auxquelles presque tous les Chinois ont recours. Cha-
que membre à son tour est directeur, trésorier et répartiteur; il
y en a d'intelligents, et il s'en trouve qui sont faibles d'esprit :
les comptes, l'organisation, le roulement, tout cela est fort com-
pliqué et donnerait ouverture à mille tromperies (3). Cependant
il n'y a, en général, ni malversations ni réclamations; tout se
passe, entre ces enfants de la « maison Centrale » librement as-
sociés, avec une justice distributive des plus exactes. Il est
clair, du reste, que l'équité et le désintéressement mutuel peuvent
seuls maintenir des associations de ce genre. Or, elles sont in-
nombrables, entre Chinois de tout ordre ; tous y ont recours très
fréquemment et pour les objets les plus divers; et ces associa-
tions ont toujours fait preuve de la plus grande solidité, non
seulement lorsqu'elles sont établies sur le territoire du Céleste
Empire, mais encore lorsqu'elles existent entre les Chinois qui
s'expatrient, soit aux États-Unis, où elles sont redoutées et tra-
quées ('i-), soit dans l'Indo-Chine et dans les autres pays de Race
Jaune, où elles constituent pour les Chinois un moyen d'exploi-
tation vis-à-vis des naturels.
Voilà les faits. U^'en ressort-il?
Manifestement, il en résulte que l'idée de la grande frater-
(t) IIiic, l'Empire chinois, t. II, p. 220.
(2) Cf. Eug. Simon, p. 257 à 274, etc.
(3) Cf. Ibid., |). 12i et suiv. V. les laMeaux à la fin du volume.
(4) Ibid., p. 127.
I.K lUHnitlIlS.MK DANS Li: CKLESTE EMI'IIU;. 333
nitû humaine, iiuiveiselle, doiil l'ut animé le l'ondateur du licnul-
dhisme n"a point conquis le cœur des Célestials, tandis qu'une
autre conception plus étroite et plus nette leur inspire une con-
duite réellement fraternelle et honnête envers tous ceux qui leur
sont rattachés par le lien national.
Et cependant la grande majorité des Chinois professe le boud-
dhisme. Mais la Loi de Çakya Mouui, pure abstraction, pur sys-
tème philosophi({ue , ne peut prévaloir contre le fait social,
contre l'idée antérieure et concrète de la « Nation Centrale », liée
au Ciel des Ancêtres communs, et à la J'erre qui nourrira les
communs descendants des familles présentement vivantes. Les
Chinois, gens pratiques, ont accepté comme plus parfaite et
plus haute la doctrine de la Pure sagesse, mais ils Tout accom-
modée au concept social essentiellement fermé qui leur est
propre; c'est dans leurs familles et dans leur nation, famille
agrandie, qu'ils s'appliquent à suivre la Bonne Loi du renonce-
ment et de la fraternité.
La prédication du bouddhisme a été, sans aucun doute, un évé-
nement considérable; un puissant courant d'idées, une forte
poussée morale se sont propagés, grâce à cette prédication,
au milieu des innombrables rejetons de la Race Jaune, sans
obstacle apparent. Ce même mouvement s'était déjà produit dans
l'Inde, il y avait pris naissance; et l'Inde a rejeté la doctrine du
Bouddha, parce que cette doctrine se trouvait en opposition avec
la base de la société hindoue : la Caste. L'attitude de la « Na-
tion Centrale » en face du Bouddhisme est ditlerente ; elle se
laisse 'envahir par la doctrine de la Bonne Loi. elle l'accepte et
la met en pratique, mais en la limitant, en la circonscrivant dans
son jjropre concept social. Ce concept généalogique, dont j'ai
essayé d'expliquer l'origine, sépare le Célestial du Barbare, de
l'étranger : il ferme la porte à l'humanité abstraite envisagée par
l'ascète himalayen (1).
Le culte purement familial des Ancêtres propre à chaque
famille distincte, et la Piété Filiale relative aux ancêtres immé-
(1) V. « Le Bouddhisme dans l'Inde », Science sociale, t. XVIH. \>. 173, 175.
334 LA SCIENCE SOCIALE.
diats de cliacune d'elles, pratiques qui sont la base de la forma-
tion particulière des l'amilles composant la Race Jaune, n'impli-
([uent par eux-mêmes aucun dédain, aucune répulsion vis-à-vis de
l'étrang-er, spécialement à l'égard de l'étranger de même race,
imbu des mêmes traditions, professant les mêmes princi[)es. Au
contraire, rexclusivisme trouve sa raison d'être lorsqu'apparaît
Je lien national, incarné dans le Fils du Ciel attacbant à une
Terre commune les descendants des Cent Familles. La concep-
tion fermée de la « Nation Centrale » a précisément pour origine
l'enchevêtrement des généalogies entre les familles établies dans
un étroit voisinage, et fixées au soXpar la eulture des terres flu-
viales. Cette conception est la véritable « grande muraille » qui
a isolé le Céleste Empire des autres nations : c'est elle aussi qui
arrête la fraternité bouddhique au seuil de toute àme chinoise.
En dehors de la grande agglomération qui constitue la « Na-
tion Centrale », la Race Jaune comprend des populations d'un
genre différent, dont l'existence est basée sur un travail princi-
pal autre que la Culture. Chez ces populations, dont les familles
diffèrent des familles chinoises en ce qu'elles sont moins agglo-
mérées, moins fixées au sol, souvent même isolées ou nomades,
nous ne retrouverons plus le phénomène de la confusion inextri-
cable des causes ancestrales et de la continuité des relations à
venir;, rendues matériellement sensibles par la transmission du
sol cultivé. Lorsqu'un lien national analogue à celui des Céles-
tes n'existe pas ou n'existe que d'une façon faible et précaire en-
tre les familles, ce lien peut être suppléé au moyen des asso-
ciations que suscite le bouddhisme. Il y a là, au sein de la Race
Jaune, une seconde et dernière catégorie de sociétés, qu'il nous
reste à étudier.
[A suivre.) A. de Prk ville.
LA PÉNINSULE IBÉRIQUE
III
LA « RECONQUISTA » : FORMATION DU TYPE MODERNE
Nos précédentes études ont montré ce qu'était le peuple espa-
gnol à l'époque de la conquête arabe (1). Les éléments qui l'a-
vaient formé par des superpositions successives présentaient pres-
que tous des caractères analogues au point de vue social. Les Ibères,
section de la race berbère, venus par le Nord de l'Afrique, pas-
teurs sur les plateaux, pêcheurs et pirates sur les côtes, n'avaient
reçu des peuples commerçants de la Méditerranée, Phéniciens,
Grecs et Carthaginois, que quelques éléments de civilisation tout
extérieurs, sans grande portée au point de vue de l'organisation
fondamentale de la race. Les Romains, il est vrai, par leur pé-
nétration dans l'intérieur du pays, par leur colonisation agri-
cole, avaient commencé une évolution caractérisée et pro-
fonde; mais bientôt cette transformation avait été arrêtée par
la corruption administrative et par les exigences fiscales de
l'époque impériale. Après eux étaient venus des Germains, Suè-
ves, Alains, Vandales, Wisigoths, simples barbares, pasteurs et
pillards eux aussi, qui, pour la plupart, ne firent que passer; ceux
qui demeurèrent n'eurent pas d'autre visée que d'imiter ce
qu'ils avaient sous les yeux, c'est-à-dire les désordres de la dé-
cadence romaine; par un phénomène très usuel, ils tombèrent
directement du régime ordonné du patriarcat dans la désorga-
nisation la plus complète. De là. le succès facile des Arabes.
(1) V. rarticle précédent, Science sociale, mai 1895, t. .\IX, p. ill et siiiv.
33G LA SCIENCE SOCIALE.
(>eiix-ci étaient des commerçants orientaux, caravaniers au
dél)ut, puis, après la grande invasion mahométane, successeurs
ou imitateurs des Grecs et des Byzantins, accoutumés au trafic
maritime, au luxe et à la vie urbaine. Ils étaient amenés par là
à favoriser, chez les peuples soumis le développement des échan-
ges, des arts de la fabrication et aussi des cultures propres à ap-
provisionner les villes de légumes et de fruits frais, genre de
production qui convient si bien aux pays méridionaux quand on
dispose de l'eau nécessaire pour l'irrigation. Poussant devant
eux des hordes berbères africaines, subjuguées ou séduites, ils oc-
cupèrent la Péninsule presque entière; ils la semèrent de villes
commerçantes et industrielles florissantes, entourées de jardins,
et ils livrèrent les campagnes au pâturage.
La conclusion de tout ce que nous avons ainsi exposé est
que, après la conquête arabe, pas plus qu'auparavant, la po-
pulation de ce pays ne fut enracinée dans le sol et fondée sur
le travail de transformation du territoire. Les Arabes ou arabisés
devinrent riches par le commerce et l'industrie, mais par le
commerce des produits précieux de l'Orient et par les industries
de luxe; ils développèrent une civilisation brillante, mais ce
mode même de prospérité désorganisa leur vie privée, qui était
basée à l'origine sur les habitudes de restriction et de discipline
du patriarcat, et leur vie publique s'en ressentit tout natu-
rellement. Leurs richesses furent une tentation pour leurs voi-
sins : les vaincus refoulés dans les montagnes du Nord; leurs di-
visions facilitèrent à ceux-ci un retour en arrière, la reconquista,
comme disent les Espagnols.
C'est cette phase de l'histoire sociale de la Péninsule que nous
avons à étudier aujourd'hui.
I
Beaucoup d'Espagnols s'étaient soumis à la domination arabe
plutôt que de quitter les lieux où ils s'étaient sédentarisés et où
ils vivaient d'une vie facile; ils s'assimilèrent aisément aux vain-
LA l'ÉMNSL'LI^ IBHIUOUE. .'J37
(|uoui's, dont la formation sociale était au fond ti'ès analogue à
la leur; mais, en général, ils n'acceptèrent point leur religion,
et restèrent clirétiens, Leur physionomie devint d'ailleurs si par-
faitement semblable à celle des maîtres du pays, qu'on leur
donna le nom de Mozwabes.
D'autres, au contraire, fuyant la domination musulmane, se
réfugièrent dans les replis inextricables des montagnes du Nord.
Pourchassés à outrance, souvent battus, ils demeurèrent pour-
tant, et leur nombre ne tarda pas à se grossir d'une foule d'a-
venturiers attirés par le désir de guerroyer contre l'infidèle, de
faire du butin, ou même de se tailler des domaines à ses dé-
pens (1). La guerre d'indépendance prit ainsi à ses débuts et
garda durant de longues années nn aspect particulier. Ce fut,
en fait, une lutte de montagnards pauvres contre des citadins
abondamment pourvus, qu'il était fort avantageux de razzier à
toute occasion favorable. Aussi, jusqu'au treizième siècle, la
guerre contre les Maures put , rester l'occupation principale
des Espagnols, leur métier de prédilection. A cette époque, par
la défaite de Las \aras de ïolosa, en 1212, la puissance arabe
subit un échec dont elle ne put jamais se relever, si bien que
les États maures ne tardèrent pas à disparaître, à l'exception du
seul royaume de Grenade, détruit lui-même en 1492,
D'autres causes encore ont agi pour maintenir cette nation
sous les armes. L'esprit de clan, résultat de ses origines beau-
coup plus batailleuses que laborieuses, les porta dès le début à
se subdiviser en groupes indépendants, très souvent ennemis au
point de rechercher l'appui des princes musulmans pour s'acca-
bler les uns les autres. Dans l'intérieur même des États espa-
gnols, on voyait à chaque instant la guerre civile allumée entre
le souverain, la noblesse et les villes. Enfin, avant même d'avoir
chassé les Maures et unifié leur territoire, les Espagnols et les
Portugais se lançaient dans des entreprises extérieures pleines
(I) La Catalogne fut reprise aux Arabes par un seigneur franc, et le Portugal par
un capétien de Bourgogne. Plusieurs fois la croisade fut prêchéeen Europecontre les
Maures. Lisbonne et les Algarves ont été conquisesipar des expéditions de ce genre, au
profit du souverain local, moyennant l'abandon du butin à ses auxiliaires. La fondation
des autres royaumes chrétiens de l'Espagne présente des faits pareils.
T. XX. 25
338 LA SCIENCE SOCIALE.
de témérité. Un connaît leurs expéditions en Italie, en France,
anx Indes, en Amérique, les prétentions répétées de leurs souve-
rains à la couronne du Saint-Empire, prétentions réalisées enfin
par Charles-Quint au prix d'énormes sacrifices.
A qui voudra bien se rendre compte de cette continuité des
mêmes faits sociaux en Espagne, de cette série de races qui l'ont
peuplée sans avoir, aucune, d'attache profonde à la terre, ce que
je viens de dire suffira pour indiquer comment les Espagnols
sont devenus des soldats de métier; mais ce ne serait pas assez
pour donner la raison de leurs succès. Ces succès, en effet, sont
difficiles à comprendre lorsqu'on réfléchit aux difficultés qui
s'opposaient à l'expansion de ce petit peuple, d'ailleurs troublé,
divisé, et souvent mal conduit. Mais ils s'expliquent quand on
fait entrer en compte les secours de tout genre qui lui sont venus
du dehors. Nous avons remarqué déjà à quel point les aventu-
riers et les croisades avaient aidé à la reconquista. Après la
défaite des Maures, ceux-ci ont même contribué pour une très
grande part à la prospérité du pays : ils y sont restés en grand
nombre, continuante y travailler comme artisans et comme mar-
chands. A la suite de l'expulsion en masse des musulmans et des
Juifs, ces derniers furent partiellement remplacés par des Fla-
mands, des Français, des Anglais. Ce sont des Génois qui ont ou
vertcà la marine de la Péninsule les mers de l'Inde et de l'Améri
que (1). Enfin, à beaucoup d'égards, l'illustration de la monarchie
espagnole au seizième siècle n'a été que l'effet d'un éclat em-
prunté à la couronne impériale de Charles-Quint.
Ce sont encore des circonstances accidentelles qui ont agi dans
l'œuvre d'unification de la Péninsule. C'est grâce aux mariages
et aux accumulations d'héritage dont ils étaient la cause que
divers petits États espagnols se sont fondus définitivement, non
sans opposition, en un seul corps de nation (2). Force est donc de
reconnaître que, sans l'action renouvelée des causes extérieures.
(1) La situation est restée la mOine jusqu'à notre époque. V. sur ce [loiiit, la Science
sociale, août 1892.
(2) Le Portugal lui-même fut uni de 1580 à 1640; Pliiiiiqe II avait basé ses pré-
tentions sur sa parenté avec le dernier roi, tué au Maroc.
LA PKMNSULE IBÉRIQUE. .'îliO
rEspagnc i'econ(|iiise se fut consumée promptemeiit on discordes
intestines et n'eût pas plus qu'autrefois joué de rôle prépondé-
rant dans l'histoire.
Ainsi, la nation espagnole l'ut de tout temps, mais surtout du
huitième au dix-septième siècle, un peuple essentiellement mili-
taire, dont le tiii'tirr [)rincipal consistait à combattre sans cesse
et partout, à vivre de l'épée, et aux dépens d'autrui par consé-
quent. Pendant cette période, dit Buckle. toute l'intellisence qui,
dans ce pays, n était pas employée au service de l'Église, se
consacrait aux armes presque exclusivement. En fait, chacun
était soldat avant toute chose. Les écrivains, les savants, les
jurisconsultes, les négociants, les prêtres même, portent à l'occa-
sion la cuirasse et vont combattre un peu partout, sachant bien
que la g-uerre est le meilleur moyen, et le plus rapide, pour
arriver aux honneurs, aux dignités, à la richesse. La vie sociale
est entièrement dominée par cette tendance il). Tout finit par
être subordonné à l'esprit de conquête et à l'espoir de piller ou
d'exploiter l'étranger; l'affaire principale est le recrutement et
Tentretien de l'armée, qui devient, pour un temps, la première du
monde. Le peuple espagnol, qui s'est alors emparé du Portugal,
qui domine en Italie, aux Pays-Bas, au Nouveau-Monde, et qui
semble en possession dune énorme puissance, est « la grande
nation -> du moment. Elle donne le ton en Europe; on la craint,
on la jalouse et on l'admire; on recherche son alliance, ou bien
on forme, pour lui résister, de vastes coalitions.
Mais cette grandeur n'est qu'apparente et faite de rencon-
tres; à bref délai, tout s'écroule, et l'Espag-ne retombe brus-
quement à la condition de puissance de second ordre, vég-étant
au jour le jour, menacée de toutes parts, faible, pauvre et sta-
tionnaire en face de voisins en plein progrès.
Comment expliquer cela? D'une manière fondamentale, par
ce fait constant, qu'un peuple peu adonné à la culture et aux
arts de fabrication relatifs à la vie usuelle, ne saurait ni acqué-
1) Le rornan de chevalerie, démodé partout. Ileurit encore en Espagne à la lin du
quinzième siècle iV Amaûh de Gaule est de li'ij . Il a été fondé en Espagne vingt-
trois ordres de chevalerie.
340 LA SCIENCE SOCIALE.
rir par lui-même, ni conserver longtemps une situation prospère
et prépondérante. Nous venons de constater sommairement
que telle est bien l'histoire des peuples ibériques. Mais il nous
faut, après cette vue d'ensemble, entrer dans quelques dé-
tails sur ces causes profondes de l'infériorité constitutionnelle de
la race.
II
La société espagnole du moyen âge se divisait en catégories
bien tranchées : les serfs, les paysans li])res, la noblesse, les
villes, le clergé, la royauté.
Les premiers étaient astreints à un esclavage très voisin de
la servitude antique, à peine modifiée par l'influence du chris-
tianisme. Épuisés par les exigences de leurs maîtres, les serfs
désertent la terre pour courir aux armées, ou pour émigrer aux
colonies, laissant les campagnes à de vastes troupeaux de mou-
tons ou de bœufs à demi sauvages. C'est ainsi que des plaines
d'une grande fertihté demeurèrent à l'état de steppes habitées
seulement par quelcjucs pâtres très semblables aux gauchos ac-
tuels des Pampas américaines.
La responsabilité de cette situation incombe surtout aux clas-
ses supérieures, incapables de gouverner efficacement les popu-
lations qui leur étaient subordonnées. Cela s'explique aisément
quand on connaît le cours qu'ont suivi les choses. Pendant pres-
que toute la durée de la lutte entre chrétiens et intidèles, il
existait entre les deux partis une large zone de territoires inces-
samment parcourus par des bandes allant en razzia, ou par des
armées en marche contre l'irréconciliable ennemi. Vivre dans
cette zone était à peu près impossible, car on n'y trouvait au-
cune sécurité ni pour les biens ni pour les personnes. Au fur et
à mesure des progrès espagnols, le désert reculait vers le Sud,
et la partie Nord, incorporée aux territoires chrétiens, était
colonisée sous la direction des souverains. Ils taillaient dans ces
terres sans maître des domaines souvent très vastes, qu'ils dis-
tribuaient à leurs fidèles; ceux-ci établissaient sur leurs nou-
LA l'ÉNINSULK IHÉHIQUK. 341
voiles propriétés des prisonniers, considérés à peu près comme
des esclaves, des fuiiitil's qui n'avaient plus ni l'eu ni lieu, par-
lois des colons volontaires. Ces derniers obtenaient certaines
g"aranties, fondaient souvent des bourgs à charte, mais les au-
tres demeuraient à Tentière merci du seigneur. On appelait cela
organiser des poblaciones, ou repeuplements.
Ailleurs, lorsque des provinces entières tombaient aux mains
des Espagnols avec leurs habitants et leurs villes, les campagnes
étaient encore distribuées de la même façon. En général, les
Maures fuyaient vers le sud ou se groupaient dans les villes ; les
Mozarabes chrétiens demeuraient en place au contraire, croyant
n'avoir rien à craindre de leurs nouveaux maîtres, qui cepen-
dant leur imposaient la forme de servage applicable à leur
mode d'existence. Quant aux villes, pour se les concilier et y
retenir une population aisée et industrieuse, les rois leur concé-
daient des chartes; nous en parlerons en détail tout à l'heure.
C'est ainsi qu'il se forma en Espagne une classe nombreuse de
grands propriétaires fonciers, les riches hommes [ricos hombres),
qui n'avaient d'abord aucun goût pour la vie rurale, étant ac-
coutumés à la vie militaire, urbaine et de cour exclusivement.
Aussi ne s'intéressaient-ils à leurs domaines qu'au point de vue
du revenu qu'ils en pouvaient tirer par l'intermédiaire de leurs
intendants, pour alimenter les dépenses d'un luxe insensé. En
d'autres termes, cette féodalité purement militaire n'avait au-
cune part dans la direction du travail et se bornait à en acca-
parer les fruits pour les dissiper follement. Dans ces conditions,
la culture ne pouvait ni prospérer, ni même se maintenir.
A côté de ces 7'icos ho?nbrcs, un grand nombre d'individus de
peu de fortune, ou même tout à fait sans ressources : nobles
ruinés, cadets de famille, officiers inférieurs, même des soldats
et des aventuriers de basse origine, se disaient hidalgos, c'est-
à-dire gentilshommes, et vivaient de misère ou d'expédients,
méprisant le travail qui était à leurs yeux la marque de la con-
dition servile (1). Ces gens étaient toujours prêts à vendre le
(1) En piiiiciiic, loiil imlividii (lui vivait nol>loinont, {■'cst-à-dirc sans Iravaillcr, cif
qui possédait un clioval ol des armes, pouvait se dire liiddhjo.
342 LA SCIENCE SOCIALE.
concours de leur épée à quelque grand personnage, entraient dans
son clan, et lui fournissaient ainsi la force et rinfluence néces-
saires pour contrebalancer celles d'un rival, ou même pour traiter
d'égal à égal avec le roi, ou encore pour organiser quelque loin-
taine expédition.
On voit, par tous ces traits, qu'on ne saurait sans erreur com-
parer la féodalité espagnole à la féodalité franque, par exemple.
Celle-ci était maintenue par le lien réel ou terrier, les domaines
étant subordonnés entre eux par une coutume fixe , immuable ,
que leurs maîtres ne pouvaient rompre sans violer en même
temps le fait et le droit. En Espagne, les liens étaient tout per-
sonnels, et on en modifiait le régime par une simple raison de
convenance ou d'intérêt. Aussi, tant que la société franque con-
serva son caractère d'association basée sur la culture du sol, elle
vécut dans l'ordre et la paix; mais, dès qu'elle revêtit, par l'effet
des circonstances, le type militaire, chevaleresque, de la société
espagnole, elle tomba comme elle dans l'indiscipline et le dé-
sordre. En Castille, les nobles pouvaient, de leur propre auto-
rité, se déclarer déliés de toute obligation de fidélité à l'égard
du roi, à la seule condition de l'en prévenir, et de lever contre lui
le drapeau de la révolte, ce qui leur arrivait souvent du reste.
En résumé, à la fin du moyen âge, on trouvait en Espagne
une très nombreuse noblesse (1) subdivisée en plusieurs classes :
d'abord venaient les grands et les titrc's (environ 350, vers l'an
1650), qui formaient les deux parties de la haute aristocratie,
accumulaient les dignités, les charges, les monopoles, les pen-
sions, et possédaient d'énormes domaines. En troisième lieu
figurait la petite noblesse, besoigneuse et orgueilleuse, oisive,
avide de dons, de pensions et d'emplois en sous-ordre, toujours
prête à s'enrôler dans le clan de quelque grand seigneur pour
l'aider à pousser ou à soutenir sa fortune politique, en vivant à
ses dépens. Avec cela, elle se montrait en général aventureuse
et brave, bien que les vertus militaires aient sensiblement dé-
cliné à partir du début du dix-septième siècle.
(1) On estime que 1/5 ou 1/G delà population totale (1/2 sur certains points) se pré-
tendait de sans noble.
LA PÉNINSULE IBÉRIOIE. 343
Telle était la noblesse; voyons maintenant ce qu'il faut penser
de la population urbaine.
Les villes avaient été, pour la plupait, fondées ou développées
par les Arabes, qui y avaient importé ou agrandi un bon nombre
d'industries importantes. A Séville, (irenade. Tolède, Cuenca,
Ségovie, Avila, Ocana, Talavera, Cordoue, etc., etc., on tissait la
soie et la laine (1), on tannait et travaillait les cuirs, les aciers,
on fabriquait du sucre, des faïences, des gants, des meubles, des
armes. Des foires très fré(juentées se tenaient annuellement à
Médina del Campo, Burgos, Ségovie, Valladolid, Saragosse. Les
trafiquants arabes avaient établi des relations actives avec leurs
coreligionnaires d'Orient, et allaient chercher dans les ports de
l'Asie Mineure et de l'Egypte les produits de llnde, de la Chine
et du Japon. Ce mouvement fut continué, après la chute des
royaumes maures par les commerçants de Barcelone et de Cadix,
malgré les diflicultés des temps et la hardiesse des pirates de la
côte africaine, contre lesquels l'Espagne a dirigé plusieurs expé-
ditions, fait qui montre bien l'importance des intérêts à protéger.
Pendant une période assez longue, l'Espagne fut donc le centre
des relations commerciales entre l'Occiclent et l'Orient, comme
la Pologne était, de son côté, le grand chemin du négoce entre
l'Orient et les pays du Nord (2). De part et d'autre aussi, on vit
se développer une grande prospérité, qui fut éphémère pour des
raisons analogues.
Un peu plus tard, cette situation, entamée d'un côté par la
concurrence des ports italiens, fut renforcée par la découverte
de la route directe des Indes et par celle du contment d'Amé-
rique, qui fournirent de nouvelles sources de richesse, de nou-
velles occasions de trafic maritime. C'est le Portugal qui entra
le premier dans cette voie. Dès le treizième siècle, des marins
génois appelés par des souverains intelligents, comme le roi
Denys, formèrent en peu dannées une pépinière de hardis ma-
(1) On assure que l'Espagiio a fait battre jusqu'à 60.000 métiers pour la soie et la
laine. Vers IGGO il en restait IG.ooO. Habitudes militaires, expéditions maritimes,
commerce lointain, fabrication de tissus, forment un enchaînement qui se retrouve
dans l'histoire économique de beaucoup dépeuples.
(2) La Science sociale, octobre 1888.
344 LA SCIENCE SOCIALE.
telots. Un peu plus tard, un prince qui était à la fois un savant
et un homme plein d'initiative, Henri le Navigateur (1), ouvrit
la période des grandes explorations en envoyant des navires à
la côte occidentale d'Afrique. En l'i-8G, le cap de Bonne-Espé-
rance fut doublé; en li98, Yasco de Gama atteignit l'Inde, la
terre des épices, le but ardemment désiré par ces négociants de
premier ordre, qui devinrent ainsi les principaux agents entre
l'Europe et l'Asie. Du coup, Lisbonne centralisa l'approvision-
nement de tous les produits exotiques, ce qui en fit l'une des
villes les plus riches du monde. A ce moment, l'avenir le plus
magnifique semblait réservé à la Péninsule, car, de son côté,
l'Espagne unifiée faisait, elle aussi, grâce à l'initiative de Colomb,
de splendidcs découvertes. Les marchandises et les métaux pré-
cieux tirés des colonies fournirent à l'industrie et au commerce
de nouveaux éléments d'activité, et l'on put croire un moment
que les nations ibériques allaient, grâce au concours de l'im-
migration étrangère, prendre le pas et jouer le grand rôle en
Europe par leurs progrès et par leurs succès dans la fabrication
et le négoce.
Avec une telle prospérité, on ne pouvait manquer de voir
les arts et les lettres fleurir dans la Péninsule. Lorsque le mou-
vement des affaires crée de grandes villes, oîi se rencontrent
une classe de bourgeois puissamment riches et en outre une
caste de grands seigneurs fastueux, les artistes et les écrivains
apparaissent pour construire et orner leurs demeures, pour
amuser leurs loisirs, pour raconter leurs succès. C'est ainsi
que Barcelone, Séville, Valence devinrent des centres littéraires
brillants. Dès le quatorzième siècle, on organisait à Valence des
représentations dramatiques, et ses poètes étaient alors les
meilleurs de l'Espagne. C'est aussi à Valence que se formèrent
les premiers peintres nationaux; l'école se développa ensuite
en Catalogne, puis, lorsque la monarchie fut unifiée et centra-
lisée, à Madrid, à l'ombre de la protection royale. Séville n'avait
(1) Mort en i4G0. Les rois portugais, acculés au plateau central de la Péninsule,
n'avaient de chances de s'agrandir que par mer, et de se procurer de grandes res-
sources que par le commerce.
i.A rKMNsrr.i; hîhiuouk. 3io
pas moins do réputation, et Ion faisait Télog'c de Cervantes en
disant qu'il avait su acquérir cl sabor scvUlano, le sel de Séville.
L'ai'cliitecluro eut aussi sa l)elle époque, qui donna naissance
aux styles yy/c//i"yv.sf7> d'Espagne, ei nianoelln de Portugal, tous
deux également toufl'us, exubérants, ornés à l'excès, comme il
convient chez des gens dont la fortune a été rapide et qui n'ont
pas eu le temps de se former le goût. La musique entin était
cultivée avec passion, et cet art inspira plusieurs compositeurs
éminents au seizième siècle.
On comprend comment, dans ces conditions, les cultures iu-
tellectuelles devaient se développer dans les deux pays, et se
développer dans un certain sens, surtout lorsque la centralisation
administrative eut fait de grands progrès. De nombreuses uni-
versités furent créées; au dix-septième siècle, on en comptait
jusqu'à trente-cinq, avec trente ou quarante mille étudiants,
qui s'adonnaient à la théologie, à la philosophie, au droit, à la
littérature, très peu aux sciences, qui ne servaient à rien dans
la recherche des emplois publics.
Les grandes villes, qui accumulaient tant de richesses et dé-
veloppaient une culture intellectuelle si brillante, avaient aussi
des institutions publiques remarquables. Leurs fucros sont cé-
lèbres dans l'histoire, et on les cite souvent comme le type
accompli de la charte municipale; nous ne pouvons donc les
passer sous silence.
Les villes ibériques n'étaient pas toutes des cités à fiicros,
mais un grand nombre d'entre elles en étaient dotées, par l'effet
naturel des circonstances. Quelques-unes avaient été fondées
pour ainsi dire en vue de l'ennemi, pour servir de points d'ap-
pui à la défense des frontières. Mais la sécurité étant précaire
dans ces postes avancés, il avait fallu, pour les peupler, attirer
les gens par des privilèges. Le plus précieux de tous, surtout à
cette époque d'oppression, c'était la liberté. On accordait donc
aux habitants de ces places la franchise municipale, en y ajou-
tant même, dans certains cas, des droits de seigneurie sur le
pays d'alentour.
Ailleurs, après avoir enlevé à la domination arabe une
346 LA SCIENCE SOCIALE.
vieille cité, il s'agissait d'y retenir les Mozarabes et même les
Maures, et d'y appeler des colons. Dans ce cas encore on con-
cédait un fuero qui garantissait chacun contre l'oppression
seigneuriale ou royale. Le résultat était le même, ou à peu
près.
Enfin, dans le Nord, il avait fallu également reconnaître l'au-
tonomie des communautés paysannes basques et navarraises,
afin de les intéresser au sort de la cause espagnole, dont leur
pays était le dernier refuge, en consacrant des libertés que la
nature du sol leur avait permis d'organiser et de conserver de-
puis l'origine. La situation de ces communautés rurales était du
reste fort ditlerente de celle des villes, que nous allons mainte-
nant décrire très brièvement (1).
Les fueros, établis successivement d'après deux ou trois mo-
dèles primitifs, étaient très analogues, sans présenter une uni-
formité absolue; "de plus, les détails d'application différaient
sur des points assez nombreux. Pourtant, l'esprit général était
le même et se résumait à peu près en ceci : gouvernement local
exercé par la classe bourgeoise; magistrats élus par cette classe
et dans son sein, à l'exclusion des artisans et autres petites gens;
devoirs précis envers l'État représenté par le roi, au point de
vue de l'impôt et de la défense du pays; liberté de taxation
intérieure; droit d'asile.
Si de telles institutions avaient été appliquées avec sagesse et
modération, au sein d'une nation calme et bien ordonnée, elles
auraient pu se soutenir indéfiniment et contribuer pour une
large part à la prospérité du pays. Malheureusement il n'en
était pas ainsi. D'abord, on avait dépassé la mesure en donnant
aux villes plus qu'il n'était nécessaire, le droit d'asile par
exemple, ce qui les rendait trop puissantes et multipliait les
conflits avec l'autorité centrale. D'ailleurs, celle-ci, excitée par
la noblesse, ne tarda guère à concevoir la pensée de détruire
ce cju'elle avait accordé libéralement tout d'abord, si bien qu'une
lutte à peu près constante divisa la royauté et les villes. Enfin,
(1) Nous parlerons tout à l'heure des fueros généraux api>licables à un État tout
entier.
LA PENINSULK lUKUInUE. li'li
les villes portaient en elles-mêmes le mal chronique qui devait
causer la ruine de leurs libertés.
En elFet, nous savons comment les Espagnols étaient déjà,
par le fait de leurs origines, imbus de Tesprit de clan. Cet es-
prit uait d'ailleurs aisément dans les cités commerçantes, où la
richesse mobilière est tout, et fait la force et l'influence des fa-
milles. Celles-ci, vivant très rapprochées et exerçant leur action
sur le même milieu, deviennent aisément rivales non seulement
dans les afï'aires de négoce, mais encore dans la direction des
intérêts municipaux. Elles groupent des partisans, commencent
par se faire une guerre sourde qui finit presque toujours par
aboutir à une lutte à main armée. C'est, en deux mots, l'histoire
des républiques commerçantes de l'antiquité, de l'Italie du moyen
âge, des Flandres, etc.
D'autre part, soit pour se défendre contre les Maures, soit pour
tenir en respect la noblesse et souvent le roi lui-même, les villes
restaient organisées sur un pied militaire. Leurs milices étaient
nombreuses et exercées; au moyen de ligues souvent très éten-
dues (hoDiandûdes) , elles formaient de véritables armées, capa-
bles de tenir en échec celles du souverain. Cette cause contribuait
pour une large part à entretenir dans le pays, parmi toutes les
classes, l'esprit militaire, si opposé aux habitudes de travail ré-
gulier et de stabilité, et l'esprit d'insubordination, si peu com-
patible avec le maintien d'un état de choses ordonné, paisible ,
dans un grand pays.
On ne doit donc pas s'étonner si le pouvoir conçut de bonne
heure l'idée de briser ces petites républiques turbulentes et trou-
blées, où les abus de toute sorte se multipliaient de plus en
plus avec le temps, et qui vivaient en constante opposition avec
le gouvernement central. A diverses reprises, de vastes insurrec-
tions organisées par les comiDirros des Castilles furent écrasées
avec le concours des villes libres des Asturies, de l'Aragon , de
l'Andalousie, jalouses de leurs voisines. Les Aragonais et les
Andalous passèrent sous le joug à leur tour, et Charles-Quint
porta le dernier coup à l'indépendance municipale, avec laide
de la noblesse, qui craignait pour ses biens et ses pi'i\'ilèges.
;M8 la science sociale.
Philippe 11 n'eut plus guère qu'à recueillir les fruits de la vic-
toire en centralisant à outrance. En définitive, si la royauté avait
pu vaincre les villes et supprimer ou annuler leurs fueros, c'est
grâce surtout aux vices et aux abus de leur organisation , et au
caractère exagéré de leurs prétentions. Dans les Pyrénées, les
communautés paysannes ont gardé beaucoup plus longtemps
leurs fueros, au moins dans les traits essentiels, parce qu'elles
n'étaient pas exposées aux mêmes causes de décadence , et ne
présentaient pas le même danger pour l'ordre public, la sécurité
générale, et l'existence du pouvoir royal.
Quant au clergé, sa situation a été considérable en Espagne
depuis l'époque de la domination gothique. C'est qu'en effet chez
les AVisigoths ariens , en face des Francs catholiques , chez les
Espagnols catholiques en présence des Maures musulmans, l'i-
dée religieuse se confondit naturellement avec celle de patrie ,
ce c[ui donna une importance et une influence spéciales au
clergé. De plus, chez les Espagnols comme chez les Wisigoths,
les grandes charges ecclésiastiques étaient recherchées par les
représentants de la plus haute noblesse, qui conservaient natu-
rellement leurs relations, leur autorité personnelle, et bien sou-
vent leurs ambitions particulières, si bien que l'Église se trouva
directement mêlée aux discordes intérieures comme aux com-
plications du dehors. D'autre part, la foi ardente du moyen
âge, doublée du sentiment patriotique, fit que le clergé séculier
et régulier reçut en don des biens immenses, ce qui lui permit
de grossir ses rangs dans une proportion considérable. Et
comme, par éducation, les Espagnols étaient peu disposés au
travail manuel, leurs tendances naturelles leur faisaient adopter
plus volontiers les formes de la vie ecclésiastique et religieuse.
En 1650, on comptait dans ce pays -200.000 prêtres, avec SV
évêques et 12 archevêques; 9.000 couvents d'hommes abritant
70.000 moines, et 3.000 couvents de femmes avec 30.000 reli-
gieuses; soit en tout 300.000 personnes, sans parler des gens de
service attachés à cet immense personnel. A cette même époque,
un cinquième du sol, avec d'énormes revenus, était entre les
mains du clereé.
LA l'KNINSULK IlSKlilOlK. .'MO
('('S faits (*xpli(|U(Mit J)i(Mi des choses. D'aboi'd, il était difficile
(|ue des sectes dissidentes pussent vivi-e en paix au milieu d'une
population de foi ardente, et sous les yeux d'un clergé aussi in-
fluent, qui les condamnait. On fit donc de grands efforts pour
amener les Maures soumis à renoncer à l'islamisme ; il en fut de
même pour les Juifs. Heaucoup refusèrent absolument et prirent
d'eux-mêmes le chemin de l'exil. Les autres, menacés dans leurs
biens et dans leur sécurité, abjurèrent des lèvres, et restèrent
hérétiques au fond du cœur. Mais cela ne suffisait pas; il fallait
déraciner l'hérésie, de peur qu'après avoir couvé sous la cendre,
elle ne reprit un jour des forces nouvelles, compromettant à la
fois l'expansion du catholicisme et la sécurité de la nationalité
espagnole. Dans ce but, on imagina l'Inquisition, tribunal secret
chargé de surveiller les actes, de scruter les consciences, de pour-
suivre partout les faux chrétiens et les relaps. Tel était son but
primitif; nous verrons tout à l'heure comment elle en fut dé-
tournée.
Lorsque le schisme protestant vint à se produire, il trouva en
Espagne quelques adeptes qui commencèrent à prêcher la ré-
forme. Ce mouvement était gros de périls, d'abord pour la
religion dominante, ensuite pour les intérêts du clergé, qui se
voyait menacé dans sa situation et dans sa fortune ; enfin pour
le pouvoir royal, précisément occupé en ce moment même à
combattre en Allemagne le parti protestant. Aussi la répression
fut-elle impitoyable, et comme le milieu était d'ailleurs peu
favorable à l'expansion des doctrines nouvelles, elles y furent
étouffées pour longtemps (1).
Nous arrivons maintenant au pouvoir royal, et nous avons
à nous rendre compte de son évolution depuis le début de la
reconqidsta jusqu'aux temps modernes. Ce sera facile après
tout ce que nous venons d'observer.
Au début, lorsque la Péninsule était divisée en petits États ton.
jours en lutte entre eux et avec les Maures, chaque souverain de-
vait s'appliquer à grouper autour de lui et à rattacher à sa per-
(1) Philippe H interdit aux ('■Uulianls de sortir du jiays jiour aller étudier dans les
Universités étrangères, où ils auraient pu se pénétrer des idées de la Uél'orine.
350 LA SCIENCE SOCIALE.
sonne, comme un clan, le plus ,GTand nombre possible d'hommes
de guerre. Dans ce but, il leur faisait de larges concessions,
acceptaient le contrôle des seigneurs [ricos hombres)^ des villes
libres, du clergé, qui, pour bien constater leur pouvoir, imposè-
rent à ces petits princes des fueros ou chartes. Les privilèges ob-
tenus dans ces circonstances présentaient, dans le détail, certaines
différences mais, par leurs traits généraux, ils se ressemblaient fort
et reposaient sur les bases suivantes : pour la noblesse et le cler-
gé, exemptions d'impôts, liberté de coalition et de révolte, juridic-
tions spéciales, partage du pouvoir législatif et exécutif, large au-
torité sur les serfs.
Il y avait dans tout cela du bon, mélangé de beaucoup de
mauvais. On se garait avec soin contre l'arbitraire royal, mais
on le faisait parfois au moyen de rouages singuliers. Tel était
ce Jiislitia mai/o)' d'Aragon, magistrat inamovible, choisi parmi
la petite noblesse, qui pouvait résister au roi, prendre sous sa
garde, jusqu'à plus ample informé, ceux qu'il poursuivait, pro-
tester contre toute violation des fueros^ et au besoin appeler
le peuple aux armes. Or l'existence même de ce rouage étrange,
sorte de censeur absolu opposé à l'absolutisme royal, montre
combien les fueros avaient au fond peu de valeur libérale;
ils étaient, en réalité, des codes de privilèges établis au profit de
certaines classes et, par là même, aux risques et périls des classes
inférieures, ce n'étaient donc pas à proprement parler des chartes
delibertéspubliques. On a comparé, parexemple, \q Privilegio gê-
nerai ?iVdi^on?às de 1283, ou 1285, à la Grande Charte anglaise.
L'erreur est manifeste. La Grande Charte avait pour but de li-
miter les droits du pouvoir central vis-à-vis de la nation prise
dans son ensemble; \q'à fueros donnaient aux nobles et aux bour-
geois le droit de tirer Tépée contre le souverain, s'il venait à
entamer les privilèges exorbitants que l'aristocratie et les villes
s'étaient arrogés, ou fait concéder au milieu des circonstances
les plus critiques. Les deux situations ne sont évidemment pas
comparables.
Le rôle politique des divers ordres que nous avons passés en
revue s'affirmait par la réunion des Cortès, ou assemblées des
LA i'hmnsill: ibérique. 351
délég'ués de la noblesse, du clergé, des villes et des communes
paysannes. En xVi'agon, les Cor lès montraient vis-à-vis du sou-
verain une fermeté qui allait souvent jusqu'à l'arrogance, et une
commission permanente les remplaçait durant l'intervalle des
sessions. En Castille, l'institution était moins influente; souvent
les villes s'abstenaient par économie ; les sessions n'étaient pas
régulières, et bien que tout nouvel impôt dût en principe leur
être soumis, il arrivait qu'on se passait de leur autorisation,
quitte à essuyer leurs remontrances, d'ailleurs dépourvues de
sanction. Puis, il y avait partout des jalousies et des luttes entre
les ordres, qui délibéraient et votaient séparément; aussi, bien
qu'ils fussent tous assez disposés à se tourner contre le roi, celui-
ci réussissait souvent à leur imposer ses vues en exploitant leurs
haines réciproques.
Jusqu'àla fin du quinzième siècle, la Péninsule demeuradans cet
état d'anarchie intérieure, partagée en plusieurs États eux-mêmes
divisés par une sorte de fédéralisme irrégulier, mal agencé, propre
aux compétitions et aux g-uerres civiles, qui ne cessaient guère.
La noblesse surtout se signalait par son indiscipline. « Ces gens-
là, dit un contemporain, entretiennent leurs discordes vives et
crues, et multiplient les meurtres et les vols, dont chaque jour ils
se rendent réciproquement coupables ». Après liTi-, Ferdinand
et Isabelle commencèrent à faire la police des royaumes unis.
Appuyés d'abord sur les ligues des villes {hn^nutndades^ . ils pour-
suivirent avec une rigueur impitoyable les brigands de toute sorte
et obligèrent les seigneurs à courber la tête, par crainte de perdre
leurs privilèges, et à commencer l'évolution qui devait en faire
une simple noblesse de cour. Par un mouvement en retour, ils se
servirent alors de l'aristocratie pour battre en brèche la puissance
des bourgeoisies, instituèrent des conseils consultatifs au détriment
des Cortès, créèrent des fonctionnaires royaux en face des muni-
cipalités. L'cpuvre de la centralisation était entamée ; Charles-
Quint et Philippe II devaient l'achever en peu d'années.
Après la mort d'Isabelle, les grands essayèrent de secouer le
joug de la royauté, encore mal assurée; ils se révoltèrent et obli-
gèrent Ferdinand à abandonner la Castille à Philippe le Beau ;
352 LA SCIENCE SOCIALE.
celui-ci mourut lùentût au milieu d'un désordre tel, qu'où ne
trouva rien de mieux que de rappeler Ferdinand. L'unité se refit
ainsi d'elle-même, et cessa d'être en question quand l'Espagne
eut passé sous la rude main de Charles-Quint et de son succes-
seur. Ceux-ci, inspirés et soutenus par des légistes pénétrés de
l'esprit du droit romain (1), se donnèrent pour tâche de con-
sommer l'établissement du pouvoir absolu. Les Cor/è.s, réunies à
des époques de plus en plus éloignées, perdirent toute autorité;
après Philippe II, elles existent encore, mais sont réduites en
nombre et peuplées de fonctionnaires d'une parfaite docilité. En
même temps, la bureaucratie prenait des proportions grandioses.
Au centre, douze conseils permanents et des juntes temporaires
préparaient les décisions, que le roi prenait ensuite dans sa toute-
puissance, après examen dans son conseil secret. Dans les pro-
vinces et les colonies, des vice-rois et des capitaines-généraux
représentaient le souverain, et dirigeaient une nombreuse armée
d'agents de toute sorte. Bientôt les conseillers, les employés, les
scribes foisonnèrent à tel point, qu'un cinquième de la popula-
tion se trouva engagé au service de l'État pour administrer les
quatre autres cinquièmes; la maison royale comptait à elle seule
dix mille offices. Les conséquences de tout cela furent fâcheuses.
III
Au début de la période de centralisation, ce régime ne laissa
guère voir que des avantages. L'ordre remplaçait peu à peu
l'anarchie; les conseils étaient composés de gens sages et
modérés (2), les fonctionnaires étaient raisonnablement zélés et
honnêtes. Mais cela ne dura guère. Bientôt la machine adminis-
trative fut encomjjrée de sinécures et peuplée d'incapables pris
dans cette noblesse oisive que nous connaissons. La guerre et le
gaspillage ayant fait naitre de grands besoins d'argent; pour y
(1) Le droit romain, conservé par les Goths, fut remis en lionneur dés le douzième
siècle. Les Slete Partidas. vaste compilation législative delà lin du treizième siècle,
en proviennent directement.
(2) Pris d'ailleurs, pour la plupart, parmi les sujets de Charles-Quint étrangers à
l'Espagne : Flamands, Francs-Comtois, Allemands.
i.A l'KMNStiLfc; UîKiuoui':. 353
sulTire on introduisit la vénalité des ofliccs, même dans les muni-
cipalités, avec la multiplicité des titulaires. Le pays fut dès lors
exploité à fond, et les dépendances et colonies furent mises en
coupe réglée. « En Sicile, disait un proverbe italien, les Espagnols
grignotent ; ils mangent à Naples; en Lombardie, ils dévorent! »
11 va sans dire que les fonctionnaires, mal payés et cbangés sou-
vent, étaient d'une vénalité scandaleuse. « La justice, dit Cer-
vantes, est une machine qu'on doit graisser souvent, sinon elle
crie comme un char à bœufs. »
C'est ainsi que la royauté porta la main sur tout, pour paralyser
toutes choses. Elle remplaça le désordre et l'indiscipline d'autrefois
par un morne et étouffant despotisme, qui trouvait partout des su-
jets passifs ou des instruments commodes. C'est ainsi que l'Inquisi-
tion, détournée de son but primitif, devint en ses mains une arme
politique terrible, en dépit de l'opposition des évèques et des
Papes. En 1609, l'expulsion des Maures et des Juifs fit sortir du
pays 500.000 à 600,000 hommes, artisans et commerçants, qui
constituaient la portion la plus laborieuse de la population. La
noblesse en était réduite à mendier les faveurs royales. « Si né-
cessaire est l'aspect de Sa Majesté, dit l'historien Castro, si néces-
saire est son ombre, qu'ils considèrent comme un châtiment de
s'éloigner d'elle ». La bourgeoisie, en partie disparue au milieu
de la ruine générale, en partie fondue dans l'aristocratie, dispu-
tait à celle-ci les emplois publics. Quant au menu peuple, aban-
donné par les classes supérieures, écrasé sous les charges de
toute espèce, il en était réduit à vivre au jour le jour, dans la mi-
sère et l'insouciance. Les ouvriers des villes travaillaient juste
assez pour entretenir une existence frugale, et passaient le reste
du temps à flâner, à courir les spectacles, à jouer, à prendre des
attitudes de hidalgos. Les paysans^ sobres, patients, mais dénués
de toute initiative et sans ressources, ne pouvaient à eux seuls
relever la culture; à côté d'eux, 50.000 bergers à demi sauvages
conduisaient les troupeaux transhumants de la Mesta d'une ex-
trémité à l'autre du pays. Enfin une nombreuse canaille [pica-
ros), déclassés, bandits, courtisanes, gitanos, contrebandiers, in-
festait villes et grands chemins.
T. XX. ',>.C>
354 LA SCIENCE SOCIALE.
Dans ces conditions, on devine ce cjue pouvait être la produc-
tion économique. La guerre avait dévoré des millions d'hommes
et des milliards de francs ; l'émigration enlevait 40.000 personnes
par an; aussi la Péninsule allait-elle se dépeuplant. Des étran-
gers, profitant de l'inertie générale, prenaient les meilleures si-
tuations commerciales et industrielles; au dix-septième siècle, on
en trouvait 500.000 à 600.000. Une politicjue aveugle tendait à
fermer les débouchés, à accaparer tous les produits coloniaux et
à réserver le trafic avec les colonies aux seules maisons métropo-
litaines, impuissantes à l'alimenter. Quand Philippe II eut con-
quis le Portugal, on ferma ses ports aux étrangers. Ceux-ci étaient
ainsi poussés à s'approvisionner directement, ce qu'ils firent en
allant aux Indes et en Amérique, malgré les défenses et les croi-
sières. C'est par cet autocratisme méfiant, incapable et dupé,
que tout déclina avec rapidité. Après Philippe II, il n'y eut plus
en Espagne, à proprement parler, ni industrie, ni commerce, ni
armée, ni marine, ni administration, ni arts, ni littérature, ni
enseignement, sinon sous la forme de débris sans portée ni
consistance. Tout était désorganisé par le régime de la cen-
tralisation excessive, de la faveur, de la dilapidation, des mo-
nopoles (1) et des impôts sans mesure (2). La misère arrivait
à son comble : « Il y a dans l'année plus de jours que de saucis-
ses », disait le peuple, et l'Espagne, environnée de dangers,
semblait près de périr. Elle a réussi à survivre pourtant, mais
non pas à se relever d'une manière appréciable, ni surtout à
modifier son organisation sociale.
Quelle conclusion faut-il tirer de tout ceci? Quelle haute con-
sidération d'histoire sociale se dégage de notre série d'études?
Voilà ce qu'il est nécessaire de bien préciser en terminant.
Le fait qui saute aux yeux, en premier lieu, c'est que la Pé-
(1) Il y eu avait sur le sel, le poivre, le mercure, la cochenille, les caries, le plomb,
le soufre, le salpêtre, la cire, la gomme, l'alcool, le chocolat, le papier, les conserves,
le tabac, etc.
(2) En 1650, on lirait de ce pays près d'un milliard de francs, qui était gaspillé
d'une façon honteuse. La dette montait, vers 1600, à 4 ou 5 milliards, et fut réduite
par une série de banqueroutes.
LA réNINSULE U5ÉRIQUI':. 355
ninsule a été peuplée surtout, et à maintes reprises, de Herbères
africains, dont la condition sociale ne s'est jamais élevée, dans
le fond des choses, très sensiblement au-dessus de celle des Mau-
res ou des Arabes. Certains groupes de population, venus non
pas du Nord franck ou saxon, mais du Nord-Est, tels que les
Suèves, les Vandales, les Wisigoths, l'ont, il est vrai, envahie à
diverses reprises; mais la plupart n'ont fait que la traverser et,
d'ailleurs, ils étaient eux-mêmes trop faibles, socialement parlant,
pour exercer sur leurs devanciers une action profonde^ et pour
corriger ce que la formation des peuples issus d'Afrique avait de
défectueux. Au contraire, ils se sont aisément modelés sur ces
derniers, qui devaient à la civilisation grecque, carthaginoise et
romaine une supériorité extérieure et apparente assez marquée.
La reconquête même n'a pu donner pleine action, en Espa-
gne et en Portugal, aux influences supérieures des peuples du
Nord proprement dits, c'est-à-dire aux races franques et saxonnes.
En effet, elle a été conduite, en définitive, par un petit nombre d'a-
venturiers espagnols ou cosmopolites, appuyés principalement sur
des bandes issues des vallées pyrénéennes, ou des territoires re-
pris aux princes arabes ou arabo-berbères. Le fond même de la
population est donc resté autochtone; il a gardé, à l'abri des
influences du dehors, ses caractères originaires. En d'autres ter-
mes, au point de vue historique et social, comme au point de
vue géographique, la Péninsule nest qu'un prolongement du
continent africain. L'Afrique ne s'arrête qu'aux Pyrénées, peut-
être même à leur pied septentrional. Au delà, on ne trouve plus
ni le même sol, ni le même climat, ni la même race. Quant au
détroit de Gibraltar, ce n'est qu'un accident géographique dont
l'influence est beaucoup plus apparente que réelle.
Ceci nous indique d'une manière g'éaérale pourquoi les His-
pano-Portugais ont toujours conservé une physionomie spéciale.
Ils ont pu devenir chrétiens, adopter les formes extérieures de
la vie européenne, depuis ses modes jusqu'à ses combinaisons
politiques; toujours, ils ont interprété et appliqué tout cela à
leur manière, avec un génie particulier et des tendances sensible-
ment autres que les nôtres. C'est que, foncièrement, par origine.
3o6 LA SCIENCE SOCIALE.
ils ne sont point ce que nous sommes et ne peuvent ni concevoir
les choses, ni les appliquer exactement comme nous.
Au point de vue espagnol ou portugais, cela est important, car
il en résulte l'explication de bien des faits passés, et une indi-
cation précieuse pour la direction des faits à venir. Au point de
vue européen, le phénomène mérite aussi qu'on y prête atten-
tion^ car il en résulte que la Péninsule a été de tout temps une
porte ouverte sur l'Europe, et par cette issue l'Afrique a exercé,
sans cju'on s'en soit rendu compte, une action très marquée
sur les idées de l'Occident. La similitude de religion et de
mœurs extérieures entre l'Espagne et les pays d'Europe faisait
qu'on n'y prenait pas garde, mais le fait n'en est pas moins
certain.
Maintenant, faut-il se louer de cette action, ou la condamner?
Observons d'abord que des pires choses on tire toujours quel-
ques parties utilisables. Mais, pour l'ensemble, il suffit de se
rappeler le désastre complet de la civilisation arabe, et l'état
plus brillant que solide de la Péninsule elle-même sous la
domination africaine, pour se rendre compte aussitôt du peu
que l'influence orientale, transmise ainsi parmi nous, a pu nous
procurer de bon, de fort et de durable. Cette vue ouverte par
l'observation sociale sur l'action c[ue l'Espagne a eue en Europe
ne laisse ])as cjue d'être instructive et de débrouiller bien des
choses dans l'histoire.
Léon PoixsARi).
Le Directeur-Gérant : Edmond Demolins.
TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET c".
QUESTIONS DU JOUR
LE
CONGRÈS DES TRADE-UNIONS
A CARDIFF
Le congrès de Cardiff, comme ceux de Belfast et de Nonvich,
restera célèbre dans les annales du Trade-Unionisme. A Belfast,
en 1893, les Nouveaux-Unionistes, après des tentatives infruc-
tueuses aux trois précédents congrès, réussirent à faire voter par
137 voix contre 97 une résolution d'un caractère nettement so-
cialiste (1). L'année suivante, à Norwich, une résolution de
J. Keir-Hardie, alors député de South-\Yest-Ham (Londres) et chef
de Xlndcpendent Labour Party, — résolution demandant la na-
tionalisation de tous les moyens de production, de distribution
et d'échange, — fut adoptée par 219 voix contre 61. Sous le cou-
vert du Nouvel-Unionisme, le Socialisme semblait donc triompher ;
mais en Angleterre, plus que partout ailleurs, il faut ne pas se
laisser prendre aux apparences. Un mois après le congrès de Nor-
wich, M. Tom Mann, secrétaire général de V Indépendant Labour
Party, me disait très nettement que la majorité des ouvriers an-
glais n'était pas favorable au collectivisme. A la mémo époque,
M. Edward Aveling, gendre de Karl Marx, écrivait dans la revue
(1) Pour ce qui concerne le consr.''S de Belfast, voir, dans là Science sociale d'oc-
tobre 1893, l'article de M. Paul de Rousiers : « Au Coivjrès des Tradc-Umons ».
T. XX. 2 7
338 LA SCIENCE SOCIALE.
socialiste l'Ere Nouvelle, qu'il ne fallait pas attacher beaucoup
d'importance au vote de la résolution Keir-Hardie. Cette résolu-
tion était d'ailleurs répudiée par plusieurs Unions importantes,
entre autres, si mes souvenirs sont exacts, par X Amalgamated
Society of Eiigineers, qui compte 70.000 membres.
Il est cependant fort probable que les socialistes auraient de
nouveau triomphé à Gardiff, si le Comité parlementaire du con-
grès n'avait élaboré et mis en vigueur un nouveau règlement. En
effet, jusqu'à cette année, les Unions avaient le droit d'envoyer
autant de délégués qu'elles comptaient de milliers d'adhérents,
celles qui comptaient moins de 1.000 membres ayant droit ce-
pendant à un représentant. Chacun de ces délégués ou représen-
tants, avait une voix, et les propositions étaient adoptées ou reje-
tées à la majorité des votants, de sorte que deux Unions ne
comptant chacune qu'une centaine d'adhérents pouvaient contre-
Ijalancer une union forte de 2.000 membres. Mais ce n'est pas
tout. Aucun délégué, quelque nombreuse que fût l'Union par
laquelle il était envoyé, ne pouvait représenter plus de 1.000
unionistes, ni par conséquent disposer de plusieurs voix, si bien,
par exemple, que, pour être pleinement représentée dans les votes
du congrès, V Amalgamated Society of Engineers, dont je parlais
plus haut, aurait été obligée défaire les frais d'envoyer jusqu'à
70 délégués.
Le Comité parlementaire a changé tout cela. Profitant de ce
qu'une résolution du congrès de Norwich l'avait chargé, sans
plus amples indications, d'amender le règlement alors en vigueur,
il décida qu'à l'avenir les votes n'auraient plus lieu à mains le-
vées, mais au moyen de cartes, à raison de une carte par millier
de membres. De plus, les Unions peuvent maintenant confier à
un petit nombre de délégués, et même à un seul délégué, toutes
les cartes dont elles disposent. Le résultat de ce changement est
que les "Vieux-Unionistes, adversaires résolus du collectivisme, ont
au congrès une forte majorité.
LE CONGRÈS DES TRADE-UNIONS A CARDIFF. 359
Le Comité parlementaire ne s'en tint pas à cette reforme. Il dé-
cida que ceux-là seuls pourraient êire délégués au congrès qui,
lors de leur élection, seraient ouvriers de l'industrie q>ii les au-
rait élus, ou seraient fonctionnaires permanents et payés de
l'Union qu'ils viendraient représenter. Quant au motif de cette
réforme, l'un des membres du Comité parlementaire, M. James
Mawdsley, secrétaire de X Amalgamated Association of Operadves
Cotton Spinnprs à\\ Lancashire, l'a déclaré sans ambages au con-
grès do Cardiff : « Le congrès, a-t-il dit, était en danger d'être
exploité par des hommes qui sont réellement en dehors du mou-
vement ouvrier, et il était temps qu'on montrât que le congrès
des Trade-Unions n'est ni un congrès électoral ouvrier, ni un
congrès de V Indépendant Labour Parti/, ni un congrès libéral ou
tory, mais simplement un congrès ouvrier. » Et M. David
Holmes, président du Comité parlementaire, l'un des hommes
les plus populaires parmi les tisseurs ajoutait : « Si ces congrès
doivent être des congrès de Trade-Unions, il faut qu'ils en aient
les caractères, et ne deviennent pas un pandémonium politique,
ainsi qu'il arrive chaque année. » Il fallait du reste que le Comité
parlementaire fût bien pénétré de la nécessité d'une réforme
radicale, pour qu'il consentit à voter cet article du nouveau rè-
glement qui exclut désormais du congrès deux de ses membres
les plus éminents, M. Henry Broadhurst, député de Leicester, et
M. John Burns, député de Battersea. Il est à noter que si
M. Broadhurst s'est prononcé contre le nouveau règlement. John
Burns. au contraire, en fut l'un des défenseurs les plus ardents.
Enfin, un autre article du nouveau règlement décida qu'à l'a-
venir les Trade-Unions seules seraient représentées, et que les
Trades-Coiincils n'auraient plus le droit d'envoyer de délégués.
Un Trades-Council est composé de représentants des différentes
industries qui existent dans une ville; toutes les grandes villes
possèdent le leur. Accorder des délégués à ces Conseils, c'était
donner aux industries qu'ils représentent une double représenta-
tion, et les mineurs, entre autres, avaient toujours protesté contre
ce privilège.
Ce nouveau règlement, tout en faveur des Unions nond)reuses
360
LA SCIENCE SOCIALE.
et disciplinées, souleva, bien entendu, une très forte opposition.
Le Comité parlementaire se divise en deux fractions égales et
hostiles. L'une d'elles, conduite par MM. Broadhurst, Ben Tillett,
aldprmanàvi Conseil du comté de Londres, et J. Havelock \yilson,
député de Middlesborough, se prononça contre la réforme, et
demanda que le congrès de CardifFfût consulté sur son adoption.
Bien entendu J. H. Willson et ses amis réclamaient que le congrès
fût constitué d'après l'ancien règlement, ce qui aurait assuré à
leurs partisans une majorité presque certaine. Mais, grâce au
vote prépondérant du président du Comité parlementaire,
M. Holmes, ce furent les réformistes qui l'emportèrent, et, le
6 février 1895, le nouveau règlement fut définitivement adopté
et déclaré en vigueur à partir du jour même (1).
II
Le congrès de Cardiff fut donc constitué d'après le nouveau rè-
glement. Trois cent quarante délégués, représentant environ un
million de Trade-Unionistes, étaient présents le 2 septembre,
jour de l'ouverture. Si le nombre des ouvriers représentés a
grandement augmenté depuis 1868, où le congrès de Manches-
ter, le premier de tous, réunit trente-quatre délégués envoyés
par cent dix-huit mille trois cent dix-sept ouvriers , il est néan-
moins bien inférieur à celui de la réunion de 1890 tenue à Li-
(1) Le Comité parlementaire comprend 12 membres et un secrétaire qui na pas le
droit de vote; en cas de partage égal des voix, le président a voix prépondérante. Le
Comité de 1894-95 se divisa de la façon suivante :
Pour la réforme :
David Holmes (tisseurs de Burnley),
président.
JohnBurns (mécaniciens).
J. Mawdsley (ouvrier de l'industrie co-
tonnière de Manchester).
E. Cowey (mineurs du Yorkshire).
W. Inskipp (cordonniers de Leicester).
J. M. Jack (métallurgistes de Glasgow).
Contre la réforme :
H. Broadhurst (maçons).
J. H. Wilson (marins et chauffeurs).
Ben Tillett (ouvriers des docks de Lon-
dres).
W. Thorne (gaziers de Londres).
E. Harford (ouvriers des chemins de
fer de Londres).
R. Sheldon (ébénistes de Belfast).
Samuel "Woods (mineurs), secrétaire.
LE CONGRÈS DES TRADE-UMIONS A CARDIFF. 361
vorpool, OÙ (jiuitrc cent cinquante-sept délégués représentaient
un million quatre cent soixante-dix mille cent quatre-vingt-onze
Unionistes. Mais il faut noter que la Miners' National Union, for-
mée par les associations de mineurs du Durham et du Xortlium-
berland, n'a pas voulu participer au congrès de Cardiff. G^te
puissante association, Tune des plus riches et des mieux organi-
sées du Royaume-Uni et qui compte plus de quatre-vingt-dix
mille membres, est résolument hostile au collectivisme ortho-
doxe, à la nationalisation du sol, des mines et des chemins de
fer, et même à la journée légale de 8 heures. Du reste, les lec-
teurs de la Science sociale la connaissent bien déjà (l). C'est
parce que le congrès des Trade-Unions était devenu, suivant eux,
une réunion purement socialiste, que les mineurs du Durham et
du Northumberland, qui avaient envoyé des délégués à tous les
congrès précédents, se sont abstenus cette année. Il faut espérer
que cette abstention ne se renouvellera pas, car elle prive le con-
grès de quelques-uns des hommes les plus éminents que possè-
dent les Trade-Unions anglaises.
Le jour où s'ouvre le congrès des Trade-Unions est toujours
consacré aune excursion en commun; il y a seulement, le matin,
une courte séance dans laquelle les autorités constituées de la
ville souhaitent la bienvenue aux délégués. Les travaux du con-
grès ne commencèrent donc que le mardi 3 septembre, sous la
présidence de 3L John Jenkins, chairman du Trades-Gouncil de
Cardiff. La lutte entre les Nouveaux-Unionistes et leurs adversai-
res ne se fit pas attendre. M. Jenkins, dans son discours d'ouver-
ture, critiqua vertement la politique de « l'association électorale
qui se pare du titre de Parti indépendant du travail » et dé-
clara, au milieu d'applaudissements répétés, qu'en présentant des
candidatures exclusivement socialistes aux élections générales de
juillet dernier, elle n'avait réussi qu'à « empêcher la réélection
de quelques candidats très sympathiques aux demandes du con-
(1) Voir, entre autres, dans la Science sociale de juillet dernier, mon article sur
Le congres international des mineurs à Paris. Voir également l'ouvrage de
M. Paul de Rousiers, La Question ouvrière en Angleterre, et en particulier le chapi-
tre V. de la deuxième partie : Les revendications des tnineurs.
362 LA SCIENCE SOCIALE.
grès, à se couvrir du discrédit que procure une défaite complète,
à rendre les mots Labour candidate synonymes d'une expression
de reproche et de méfiance, et finalement à démontrer d'une ma-
nière évidente que les pires ennemis de la cause du travail pou-
vaient être des ouvriers [that the worst enemies of tlie advance-
ment of labour might be of their oivn hoiisehold). M. Jenkins,
continua en invitant Xlndependent Labour Party à publier ses
comptes financiers, parce que « tant que cela n'aura pas été
fait, les Trade-Unionistes pourront douter de l'indépendance du
Parti indépendant du Travail (applaudissements) » ; et il termina
en conseillant au congrès <( de borner ses travaux à s'eiïbrcer d'at-
teindre des résultats pratiques et possibles » ,
M. J. HavelockWilson, qui pendant toute la discussion s'est ré-
vélé comme le chef des Nouveaux-Unionistes, ne répondit pas aux
attac[ues du président contre Y Independent Labour Parti/, auquel
du reste il n'appartient pas. Mais il dépose la proposition sui-
vante : Le Congrès est d'avis que le Comité parlementaire a ex-
cédé les instructions qu'il avait reçues du congrès de Norwich, en
7nettant en vigueur le nouveau règlement sans d'abord le soti-
meltre au congrès de Cardiff pour T approuver ou le désap-
prouver. De plus., le congrès estime quil est contraire à la consti-
tution du congrès des Trade-Unions et de tous les autres corps
publics., qu'aucun comité altère les règles constitutionnelles d'une
association et les mette en vigueur une fois altérées sans les
soumettre à l'approbation d'une réunion de délégués dûment
convoqués ; et le congrès refuse de sanctionner la mise en vi-
gueur du nouveau règlement jusqu'à ce qu'il lui ait donné son
approbation par un vote. J'avoue qu'en effet les procédés du
Comité parlementaire me paraissent avoir été quelque peu high-
handed, comme disent nos voisins d'outre-Manche; mais, d'un
autre côté, il est étrange de voir M. J. Haveloek \Yilson et ses
amis protester au nom de l'esprit démocratique contre des
mesures tendant à empêcher une minorité de dicter des lois à
une majorité, et à assurer l'égalité entre tous les Trade-Unio-
nistes. Car, si le Comité parlementaire a péché au point de vue
de la forme quand il a mis lui-même en vigueur le nouveau rè-
LE CONGRÈS DES TRADE-UNIONS A CARDIFF. 303
glenieiit du congrès, il est très certain qu'au point de vue du
fond, il a eu cent fois raison, et les Trade-Unionistes représen-
tés ont ap[)rouv6 sa conduite par une très forte majorité. Du
reste. M, Mawdsley, dont j'ai déjà parlé plus haut, déclara « que
le Comité parlementaire tout entier avait été d'avis que le règle-
ment nécessitait une refonte, et que les diverses modifications
qu'on y avait apportées avaient été votées par une forte majorité.
La seule dispute avait été de savoir si le règlement modifié serait
ou non 'imnukliatement mis en vigueur. » C'était là, en effet, le fond
de la question, et je comprends aussi bien la colère des Nouveaux-
Unionistes que la décision du Comité parlementaire ; car, quant
à croire qu'une minorité rendue prépondérante par un règlement
voudrait bien renoncer à ce règlement et à sa prépondérance, ni
les partisans ni surtout les adversaires de la réforme ne s'abu-
saient à ce point. Et si, au point de vue de la forme, il me semble
bien qu'il y a eu quelque chose d'irrégulier, il faut reconnaître
que cette réforme a fait disparaître une situation anormale et
irrégulière au premier chef. Libre aux formalistes de se scanda-
liser.
Si le nouveau règlement eût été en vigueur aux congrès
de Belfast et de Norwich, aucune proposition collectiviste n'eût
eu la moindre chance d'être votée ; aussi les délégués apparte-
nant à rindependent Labour Party continuèrent-ils à l'attaquer.
Mais John Burns, le fameux député socialiste, — un socialiste
bien différent de M. Bebel ou de M. de Vollmar en Allemagne, et
de M. Jaurès ou de M. Fabérot dans notre pays, — vint parler
avec son éloquence si particulière en faveur du Comité dont il
faisait partie. Faisant allusion à la clause qui l'exclut désormais
du Congrès ainsi que son collègue M. Broadhurst, il déclara que
« la porte par laquelle étaient sortis M. Broadhurst et lui-môme
était celle qui admettait au sein du congrès, par l'entremise des
Trade-Councils, les publicains et les pécheurs [rires) . Les délé-
gués ne doivent pas désirer que le congrès devienne la parlotte
de ces pittoresques individus qui luttèrent dans l'intérêt des tra-
vailleurs [who ivorked for labour) il y a de cela vingt ou trente
ans. Ce dont ils ont besoin, c'est un congrès où le travail soitdirec-
364 LA SCIENCE SOCIALE.
tement représenté, un congrès qui ne soit pas Torgane et la per-
sonnification de l'homme qui est bien payé et qui a abandonné le
travail manuel, mais l'organe et la personnification de l'homme
qui gagne 30 shillings (37f. 50) par semaine Le congrès des
Trade-Unions, ajouta-t-il, a atteint le point où les routes se sé-
parent; le temps est venu pour vous, délégués, de décider si vous
serez les représentants directs des travailleurs. Si vous prenez ce
parti, je crois que ces congrès seront le plus grand des instru-
ments de progrès réservés aux ouvriers. Le socialisme l'éel et le
parti réellement indépendant du travail ne peuvent réussir qu'en
ayant des délégués authentiques [hona-fide credentials) et des
travailleurs honnêtes pour représenter les vues des ouvriers.» [Ap-
plaudissemen ts . )
La proposition de M. J.-H. Wilson fut alors soumise aux voix,
et rejetée par 604.000 voix contre 347.000, soit 247.000 voix de
majorité.
Le Comité parlementaire sortait donc victorieux de la lutte ;
mais le lendemain, 4 septembre, les Nouveaux-Unionistes recom-
mencèrent leurs attaques. Après que le secrétaire du Comité par-
lementaire, M. S. Woods, eut donné lecture de son rapport an-
nuel, un représentant des tailleurs de Londres, M. J. Mac-Donald,
proposa l'amendement suivant au paragraphe relatif à la question
des sans-travail : Il est à regretter que dans le cours de l'année
1894-95 le Comité parlementaire naît avisé à aucun moyen de
remplir le mandat que lui avait confié le congrès de Noi'ivich,
de ptroposer des mesures législatives en faveur do la nationalisa-
tion du sol et de tous les moyens de production et de distribution,
ce qui est, de l'avis du congrès, la seule solution réelle de la ques-
tion des sans-travail . Il est évident que l'adoption de cet amen-
dement par les délégués réunis à CardifF eût écjuivalu à leur
adhésion à la résolution collectiviste votée l'année précédente à
Norwich. Aussi le vote sur ce point a-t-il été significatif : 522 dé-
légués contre 339 votèrent contre l'amendement, et un nouveau
vote, par cartes cette fois, ayant été réclamé, la proposition Mac-
Donald fut finalement rejetée par 607.000 voix contre 186.000.
Les Nou.veaux-Unionistes, ce jour-là, semblaient courir au-de-
LE CONGRÈS DES TRADE-UNIONS A CAUDIFF. 305
vaul (les échecs. Dans ce rapport de M. Woods se trouvaient les
quelques lignes suivantes : « Nous reg'rettons de croire, mais la
force des circonstances nous y oblige, qu'au sein des classes ou-
vrières, il y a un nombre trop grand de faddists (1) et que cha-
que fad a ses partisans. Le résultat est que le vote de la classe
ouvrière de ce pays se divise par factions, et, par conséquent, les
grands principes auxquels nous sommes attachés et qui devraient
être sacrés aux travailleurs soufiVent très sérieusement. » Bien
que le Parti indépendant du travail ne fût pas nommé, chacun
savait bien que c'était de lui qu'il s'agissait. Aussi un délégué
appartenant à ce parti, et qui en est même l'un des principaux
chefs, M. Pete Curran, demanda-t-il que ce paragraphe fût retran-
ché du rapport de M. Woods. « Je voudraisbien, s'écria M. Curran,
que le Comité parlementaire donnàtune définition du mot faddist.
Ceux des journaux de ce pays qui n'ont de sympathie pour au-
cune des sections du congrès, nous appellent tous des faddists, et
il me semble très peu opportun que par son rapport le Comité
parlementaire contribue à élargir le fossé qui nous sépare, en
qualifiant de faddists les sections du congrès qui ne partagent
pas ses opinions. » On passa au vote sans discussion, et l'amen-
dement de M. Curran fut rejeté par Gli.OOO voix contre 170.000.
Nos lecteurs savent que c'est devenu une tradition du congrès
des Trade-Unions de voter chaque année une résolution en fa-
veur de la journée de huit heures. Aussi M. W. Thorne, délégué
des ouvriers du gaz de Londres, proposa-t-il une résolution récla-
mant la réduction à huit heures, par voie législative, de la jour-
née de travail pour tous les ouvriers et employés. Un délégué de
Sheffield,M. Wardley, demanda que certains métiersdans lesquels
il serait difficile de limiter aussi strictement la durée du travail
ne fussent pas soumis à cette loi; et plusieurs délégués réclamè-
rent le droit d'opter entre la journée de huit heures et la semaine
de quarante-huit heures. Mais M. Thorne ne voulut modifier eu
(1) Faddistesi, un mot d'argot intraduisible en français. Il sert à désigner les gens
([ui réclament bruyamment telle ou telle réforme particulière, et qui surbordonnent
tout à cette réforme. C'est ainsi que les ree<o/a?crs ou Abstinents totaux, ([ui veulent
à toute force imposer ;\ l'Angleterre le Local Veto Bill, sont dénoncés comme fad-
dists par ceux qui ne croient pas à l'efficacité de cette réforme.
366 LA SCIENCE SOCIALE.
rien sa proposition, disant que personne ne devrait être autorisé,
ne fût-ce qu'un jour, à travailler plus de huit heures, et le con-
grès lui donna raison par 625.000 voix contre 222.000. Ce vote
avait lieu le mercredi 4 septembre ; le samedi 1, c'est-à-dire trois
jours après, le congrès se déjugeait avec autant d'aisance que
les législateurs du Palais-Bourbon. En effet, sur la motion de
M. Emery, délégué deHanley, le congrès votait à l'unanimité une
autre résolution « invitant le Comité parlementaire à présenter à
la Chambre des Communes un projet de loi fixant les heures de
travail dans les boulangeriesà huit heures par jour ou à quarante-
huit heures par semaine ». C'est que la résolution de M. Thorne
n'est encore, tous les délégués le savent bien, que l'expression
d'une tendance, un vœu non réalisable dans un avenir prochain,
tandis qu'il se peut, pour des raisons spéciales, que les boulan-
gers, comme les mineurs, obtiennent par voie législative la fixa-
tion de leur journée de travail à huit heures. De plus, il est bien
à noter, et le fait est curieux, que la Fédrration des Mineurs de
Grande-Bretagne avait imposé à M, Thorne un amendement dé-
clarant que son projet de loi ne s'' étendrait pas aux mines ; c'est
pourquoi, sûre d'être laissée tranquille, la Fédération en bloc,
c'est-à-dire 166.000 voix, avait voté pour la résolution de M. Thorne
qui n'affectait plus en rien ses intérêts.
Le congrès a également voté à l'unanimité une résolution
proposée par M. Ben Tillett, délégué des ouvriers des docks de
Londres, qui invite le gouvernement de lord Salisbury à convo-
quer le Parlement en session spéciale d'automne « pour trouver
sans retard le moyen d'employer utilement les sans-travail » . Ce
vote ne souleva aucune discussion, mais il n'en fut pas de même
du suivant, relatif à l'émigration des étrangers en Angleterre.
Déjà, l'année dernière, le congrès de Norwich avait voté une
résolution invitant le gouvernement à suspendre l'immigration
étrangère. Cette année, M. Inskip, représentant des cordonniers
de Leicester, proposa la résolution suivante : Considérant qu'un
grand nombre d'industries et de Trade-Vnions souffrent de V im-
portation en grand d'étrangers sans moyens d'existence, le con-
grès invite le gouvernement à prendre, soit jiar une loi, soit par
LE CONtiHKS DES TRADE-UNIONS A CARDIFK. 307
inspcdlun o/ficlcUc, soit par décret, les mesures nécessaires pour
empêcher le débarquement d'étrangers pauvres n ayant joas de
moyens d'existence visibles. Plusieurs délégués parlèrent en fa-
veur de cette motion ; deux d'entre eux, M. Freake (cordonniers de
Londres) et M. Newcome (horlogers de Liverpool), dénoncèrent
tout particulièrement les Juifs russes et polonais qui acceptent
de l'ouvrage à n'importe quel prix. De son côté, M. Caplon, délé-
gué des Tailleurs Indépendants de Londres, fit la contre-propo-
sition suivante : Le Congrès regrette qu'une résolution protes-
tant contre r immigration des étrangers dans le Royaume-Uni
ait été votée l'année dernière, car les statistiques montrent que
l'émigration dépasse de beaucoup l'immigration; mais c'est le
système capitaliste qui précipite les travailleurs les uns contre
les autres, et comme 1 rade-Unionistes nous pensons que le seul
remède consiste dans l'union de tous les travailleurs de ce pays.
M. Sexton, un Irlandais délégué des ouvriers des docks de Liver-
pool, appuya la proposition de M. Caplon; plusieurs orateurs
parlèrent dans le même sens. Néanmoins la proposition de
M. Inskip fut votée par 122 délégués contre 77, et un vote par
cartes ayant été réclamé, elle fut de nouveau adoptée par
266.000 voix contre 2V6.000.
Une proposition de M. Clynes, délégué de X Union des Ouvriers
du gaz et des Manœuvres d'Oldham, a soulevé aussi beaucoup
d'opposition. M. Clynes demandait que le gouvernement inter-
dit de faire travailler les enfants âgés de moins de seize ans, et de
faire travailler la nuit les jeunes' gens au-dessous de dix-huit ans.
Cette proposition n'a été votée que parce que M. Clynes a accepté
l'amendement de la Fédération des mineurs de Grande-Bre-
tagne qui ramène à quatorze ans l'âge où les enfants peuvent
commencer à travailler. Le congrès a voté qu'à cet âge de qua-
torze ans les enfants pourraient aussi devenir membres d'une
Union. Plusieurs délégués demandaient que les unions fussent
ouvertes aux enfants dès l'âge de douze ans, mais le congrès a
jugé, avec raison me semble-t-il, qu'à douze ans des enfants
étaient encore trop jeunes pour prendre part aux délibérations
d'une Trade-Union.
368 LA SCIENCE SOCIALE.
Plusieurs résolutions ont été adoptées en ce qui concerne les
contrats passés par le gouvernement anglais. Citons une résolu-
tion de M. Ross invitant le gouvernement à n'acheter autant que
possible que des objets fabriqués dans le Royaume-Uni; et une
résolution proposée par M. Rowerman invitant le gouvernement
à ne passer contrat qu'avec des imprimeurs payant à tous leurs
ouvriers et employés les salaires fixés par les Trade-Unions. Sur
la motion de MM. Harris et Cummings, représentants des ouvriers
de l'arsenal de Woolwich, le congrès a également invité le gou-
vernement à se conformer à la résolution, votée par la Chambre
des Communes, de payer à tous les ouvriers de l'État les salaires
lixés par les Trade-Unions, avec un minimum de trente francs
par semaine (1), et aussi à abolir toutes les distinctions d'ouvriers
en plusieurs catégories. Un amendement de deux délégués appar-
tenant au sexe faible, Miss Whyte et Mrs Sergeant, demandant que
le gouvernement ne fasse pas de distinction entre les sexes quant
aux heures de travail et aux salaires, a été également adoptée.
Le congrès s'est également, comme les années précédentes,
prononcé en faveur de l'abolition de la Chambre des Lords, du
paiement par l'État des députés et des conseillers généraux
[cowity councillor.s), et de la mise à la charge de l'État des frais
d'élections. Il a réclamé des modifications à la loi des pauvres,
de façon que le travailleur âgé ne soit plus obligé d'entrer au
tvorkhouse, et que les personnes assistées ne soient plus privées
de leurs droits électoraux. Il a aussi demandé l'abolition de la
peine de mort, qu'il a qualifiée de barbare et de dégradante.
Sur la proposition de M. W. Thoriie, un vote de J)Iàme à l'em-
pereur d'Allemagne a été émis par le congrès. M. Thorne dé-
clara que Guillaume II était sur le point de faire proposer des lois
répressives pour amener la disparition des organisations ou-
vrières allemandes; il annonça de plus que le directeur du
(1) Notons que le Conseil du comté de Londres, qui emploie directement, sous le
contrôle de sa commission des travaux publics, un grand nombre d'ouvriers, a adopté
cette somme de trente francs par semaine (semaine de 6 jours) comme salaire minimum
de ses manu'uvres bommes; le salaire minimum des femmes est de 3 fr. 75 par jour.
Le conseil, du reste, a pour règle de conduite de payer ses ouvriers au taux reconnu de
leurs Unions.
LE CONGHÈS DES THADK-U.NIONS A CARDIKF. 301)
Vorivaerts, M. Pfund, avait été arrêté pour attaques contre l'em-
pereur, et que ce journal avait été confisqué. « Que nous ap-
prouvions ou non, dit-il, la politique des social-démocrates alle-
mands, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour
aider nos felioir-workers de ce pays. » La proposition de
M. Thorne fut adoptée à l'unanimité; il ne pouvait en être autre-
ment dans un pays où la liberté de la presse et la liberté d'as-
sociation sont regardées comme des droits inviolables. On ne
saurait donc prendre ce vote pour une manifestation socialiste.
Quelques instants après, M. T. Smith, délégué de Burnley,
faisait la proposition suivante : « La résolution passée le quatrième
jour du congrès de l'année dernière (la résolution collectiviste
proposée par Keir-Hardie) est abrogée, et la résolution présentée
par M. J. Rudge, de Manchester, est adoptée à sa place. » Il
est inutile de dire que la proposition Rudge était tout le con-
traire de celle de M. Keir-Hardie. Au milieu d'applaudissements
nombreux, M. Smith déclara que le résultat des élections gé-
nérales de juillet 1895 montre bien que le peuple anglais n'est
pas actuellement favorable au collectivisme. Aussi le vote de la
résolution Smith était-il certain; mais un vice de forme ayant
été commis, — M. Smith avait oublié de répéter dans sa résolution
le texte de la proposition Rudge, — le président, M. Jcnkins,
déclara que, pour ce motif, il ne pouvait la mettre aux voix.
Immédiatement après, le congrès vota à l'unanimité que, « à
son avis, la terre, les mines et les chemins de fer devraient être
la propriété de la nation » ; et il adopta également à l'unanimité
la proposition de M. Ben Tillett en faveur de la municipalisation
des docks de Londres (1). Je reviendrai tout à l'heure sur le
sens de ce double vote.
Lors de l'élection du nouveau Comité parlementaire, les Nou-
veaux-Unionistes ont subi un autre échec. Un des plus notables
d'entre eux, M. Ben Tillett, qui faisait partie du Comité de 1894-95,
a été battu, et les Vieux-Unionistes ont maintenant une majorité
(1) Voir à ce sujet, dans l'ouvrage de M. Paul de Bousiers la Queslion ouvrière en
Angleterre, le chajiilre m de la 3" partie consacré aux ouvriers des docks do Londres
que précisément M. Ben Tillett représentait à Cardiff.
370 LA SCIENCE SOCIALE.
assurée. Le secrétaire du Comité parlementaire, M. Woods, a été
réélu sans opposition.
Le congrès siégera l'an prochain à Edimbourg.
III
Nous avons si longuement mentionné et critiqué les principaux
votes du congrès, ainsi que les modifications de règlement faites
par le Comité parlementaire, que nos conclusions, nos constata-
tions plutôt, pourront être assez courtes.
Tout d'abord, on constate que chaque fois que le congrès a
été consulté sur des questions touchant directement l'intérêt des
ouvriers, il a pris position d'une façon fort nette. C'est ainsi qu'il
a voté pour la restriction de l'immigration étrangère pauvre en
Grande-Bretagne, et pour la fixation à quatorze ans de l'âge où
les enfants pourront commencer à travailler. Il a réclamé que le
gouvernement anglais n'achetât, aussi exclusivement que possible
que des produits anglais. Il a réclamé la mise en vigueur d'un
projet de loi voté par les Communes, mais rejeté par les Lords,
qui accordait à tous les ouvriers de l'État les salaires reconnus
par les Trade-Unions ; et, s'appuyant sur le précédent créé par
le conseil du comté de Londres, il a demandé pour eux la fixation
d'un salaire minimum de 30 francs.
Mais aassitôt que le congrès s'est lancé dans la discussion de
réformes qu'aucun homme pratique ne voit les moyens de faire
aboutir, il n'est arrivé qu'à donner un aveu virtuel d'impuissance.
C'est ainsi qu'en ce qui concerne les sans-travail, le Comité
parlementaire disait dans son Rapport que la question ne pouvait
être résolue « que par le changement des lois agraires et l'abo-
lition de tous les monopoles privés ». Le troisième jour du congrès,
les délégués rejetèrent par 607.000 voix contre 186.000 l'amen-
dement de M. J, Mac-Donald qui, comme nous l'avons dit plus
haut, déclarait que « la nationalisation du sol et de tous les
moyens de production et de distribution, — c'est-à-dire le col-
lectivisme, — est la seule solution réelle du problème des sans-
LE CONGRÈS DES THADE-CiNlONS A CAHIJIFF. 371
travail ». Et ce mcine jour, le congrès votait à l'unanimité la
proposition Ben Tillett (( invitant le gouvernement à convoquer
une session spéciale d'automne pour trouver sans retard l'emploi
utile des sans-travail ». C'était deux fois renoncer à résoudre
le problème et renvoyer ce soin à d'autres.
Il est vrai que certains des partisans de la journée de huit
heures déclarent que cette réforme serait la solution du problème
des sans-travail. Or, il ne pourrait en ôtre ainsi que si l'adoption
de la journée de huit heures faisait diminuer la production indi-
viduelle de l'ouvrier; et d'autres partisans de cette réforme
prétendent que la production ne diminuerait pas; c'est même
là leur grand argument en faveur des huit heures. Dans ce cas,
la journée de huit heures n'est plus un remède à la plaie des
sans-travail. Que si, au contraire, la production diminue et que
la main-d'œuvre augmente, les frais de production deviendront
si élevés qu'une loi des huit heures pourrait entramer la ruine du
pays qui l'aurait adoptée. Il faudrait donc que la loi des huit
heures fût adojitée universellement et en même temps. Je ne
crois pas que notre génération voie pareille révolution économique,
et au fond les délégués des Trade-Unions sont de cet avis ; je
laisse de côté, bien entendu, les visionnaires pour qui l'avènement
du socialisme équivaut aux espérances des Millénaires. Aussi je
n'attache pas grande importance à la résolution votée par le
congrès en faveur d'une loi des huit heures : voter pour cette
résolution n'engageait à rien, et du reste une forte minorité, —
qui eût été grossie de 90.000 voix si la Mincrs' national Union
avait été représentée, — s'est prononcée contre elle. Mais il faut
surtout remarquer que les mineurs ont voulu être exemptés du
bénéfice (?) de cette résolution. Et cela se comprend : nombre
de gens en Angleterre acceptent la journée de huit heures pour
les mines et quelques industries spéciales, mais ne veulent pas
en entendre parler comme mesure générale. Aussi les mineurs,
tenant compte de ce fait, demandent-ils que leur situation soit
réglée par une loi spéciale, ce qui laisse toute liberté d'action
sur le reste à leurs amis. Le congrès d'ailleurs, qui avait voté, le
mercredi V septembre, la proposition Thornc interdisant aux
372 LA SCIENCE SOCIALE.
ouvriers l'option entre huit heures par jour ou quarante-huit
heures par semaine, s'est déjugé le samedi suivant, et a voté la
proposition Emery, qui donne ce droit d'option aux boulangers.
C'est que les principes en Angleterre ont beaucoup moins de
pouvoir que les circonstances.
Ce qui le prouve bien encore, c'est la défaite des collectivistes
mise en évidence par la résolution favorable au Comité parlemen-
taire, par l'échec de Ben Tillett aux élections pour le nouveau
Comité, et surtout par le rejet de l'amendement Mac-Donald que
nous avons cité à deux reprises. Le congrès s'est prononcé éner-
giquement contre la nationalisation de tous les moyens de produc-
tion, de distribution et d'échange, parce que les intérêts du peuple
anglais tout entier, des ouvriers aussi bien que des bourgeois, en
souffriraient. Au contraire, il a voté la nationahsation des mines
et des chemins de fer, parce que cette mesure n'affecterait que ce
qu'il appelle des monopoles privés: et, de plus, les délégués, —
sauf les socialistes, — ne sont probablement pas opposés à l'expro-
priation à prix d'argent. Quant au vote en faveur de la nationalisa-
tion du sol. il ne faut pas oublier que nous sommes en Angleterre,
où les petits propriétaires sont peu nombreux, et où les idées
d'Henry Georges ont de nombreux partisans très convaincus, très
actifs, mais en grande majorité très ennemis du collectivisme.
Le vote en faveur de la municipalisation des docks de Londres
n'est pas étonnant non plus dans un pays où la gestion muni-
cipale a tant de succès à son actif.
Quant aux votes politiques du Cojigrès, c'est-à-dire ceux en fa-
veur de l'abolition de la Chambre des Lords, du paiement des
députés et des county councillors, de la mise des frais d'élections
à la charge de l'Etat, ils ne font que réclamer des réformes ins-
crites depuis longtemps au programme d'une partie des libéraux
anglais. M. Asquith, ministre de l'intérieur dans le cabinet Glads-
tone-Rosebery, s'est bien déclaré, lui aussi, partisan de l'abolition
de la Chambre haute; et il n'est pas le seul libéral qui demande
une mesure aussi radicale. Il n'y a là rien de révolutionnaire.
J'aurai fini quand j'aurai signalé l'évolution très grande qu'a
faite peu à peu l'éminent député de Battersea. Parti du socia-
U-: ('ONGRÈS DES THADE-INIONS A CARDIFF. 373
lismc (le lit riir, coinnie disent les Anglais, « John l>iirns n'est plus
maintenant, me déclarait tout dernièrement un de ses collègues
progressistes du conseil du comté de Londres, qu'un radical
avancé ». Pendant tout ce congrès, il a exercé sur ses collègues la
plus heureuse iniluence; ceux-ci, de leur côté, ont traité avec un
juste dédain les allégations mensongères et les injures que cer-
tains Nouveaux-Unionistes ont prodiguées contre lui. C'est que
John Burnsest avant tout un homme pratique. Dans une entrevue
qu'il avait bien voulu m'accorder l'année dernière, j'avais été
extrêmement frappé de sa modération, de son dédain <( des grands
principes », de son « opportunisme », — le mot est de lui. — De-
puis cette époque, il s'est sans cesse éloigné davantage des intran-
sigeants et des révolutionnaires. Les socialistes de cette sorte, —
car il s'intitule toujours socialiste, — sont malheureusement trop
rares.
J. Bailiiaciie.
28
LA
SITUATION COMMERCIALE ACTUELLE
EN FRANCE
Il y a trois ans, j'écrivais dans la Science sociale une série d'ar-
ticles sur la question économique, en me basant, pour l'étude de
cette question, sur la méthode scientilique que nous pratiquons
ici. Ces articles, étendus, complétés, sont devenus un volume
assez ample dont les conclusions sont parfaitement claires et pré-
cises, et peuvent se résumer en ces quelques lignes (1) :
1° On ne peut établir, en matière d'échanges économiques, une
théorie absolue et universelle , s' appliquant ne varietiir à toutes
les situations et à tous les peuples;
2° La politique douanière de chaque nation peut être déter-
minée scientifiquement par l'étude préalable de son état social et
économique.
Je souligne le mot social et je le place le premier, parce que
c'est en effet le premier élément à considérer. Un peuple sociale-
ment faible, placé dans le pays le plus riche du monde à tous les
points de vue, sera amené, par la force des choses, à agir d'une
manière tout autre que s'il était fortement constitué. Or, préci-
sément, c'est là un côté des choses que les économistes négligent
généralement. Ils parlent avec abondance de la production , de
la consommation, des entrées, des sorties, du transit, de la con-
currence , du mouvement des prix et des tableaux statistiques de
(1) lA Science sociale, 1892, mars à octobre inclus, et Lihre-éch ange et protection,
Paris, Didot, 1893.
LA SITUATION COMMERCIALE ACTUELLE EN FRANCE. 375
lit douane , mais ils ne tiennent presque aucun compte du moteur
qui donne la vie à tous ces éléments, qui les fait mouvoir avec
plus ou moins d'énergie et de vitesse, et qui, en fin de compte,
domine la situation , puisque le résultat final dépend de sa force.
Dans mes articles et dans mon livre, j'ai montré qu'en faisant
entrer en compte Télat social des différents peuples, d'une part,
et d'autre part leur état économique, on arrive, après une longue
et minutieuse analyse, à les classer en quatre catégories très net-
tement déterminées :
1 . Pays à production industrielle prépondérante ;
2. Pays à production naturelle prépondérante;
3. Pays en voie de développement industriel intense;
i. Pays à développement mixte de la culture et de l'industrie.
La première catégorie (représentée par l'Angleterre seule) com-
prend les pays occupés par une race anciennement établie, vi-
tioureu^ement constituée , et possédant une organisation indus-
trielle très avancée avec des moyens d'action puissants. La seconde
catégorie est formée par des pays où une race faible se trouve
répandue sur un sol souvent très fécond (Espagne, Turquie). La
troisième caractérise une nation forte poursuivant avec une
grande énergie le développement de sa fabrication (Etats-Unis) .
La quatrième enfin , qui renferme la plupart des vieux pays d'Eu-
rope, groupe des peuples moyennement organisés et outillés,
dont la vigueur sociale et la force économique sont également
limités par les circonstances, La France se classe dans cette der-
nière catégorie.
La politique douanière de chacune de ces variétés se déduit
naturellement de sa situation gépiérale. La première sera libre-
échangiste, parce qu'elle ne craint personne sur le terrain indus-
triel et peut trouver partout des débouchés si on ne l'arrête pas
par des obstacles artificiels; en outre, elle a besoin d'une énorme
quantité de denrées agricoles, pour nourrir ses populations ou-
vrières. La seconde est aussi libre-échangiste , ou devrait fétre ,
car elle a besoin de recevoir à bon compte les produits fabriqués
du dehors et d'écouler librement ses produits naturels. La troi-
sième, au contraire, n'hésitera pas à se protéger avec énergie, afin
376 LA SCIENCE SOCIALE.
de mettre son industrie grandissante à Tabri de la concurrence
insoutenable de la première. La dernière se couvrira aussi, mais
plus modérément, car elle doit soutenir et ménager en même
temps sa fabrication et son agriculture, d'où la nécessité de com-
biner et de compenser, pour ainsi dire, les mesures de protection,
sans sacrifier aucun grand intérêt et sans fermer les débouchés
extérieurs.
Donc, pas de libre-échange absolu, ni de protection universelle.
La France, notamment, trouve à l'époque présente un intérêt
certain à se protéger modérément, telles sont les indications don-
nées par l'étude méthodique des faits. Voyons maintenant com-
ment nous devons apprécier, à l'aide de ces données générales,
la situation commerciale actuelle de notre pays.
Mais auparavant, je dois insister sur un point que j'ai déjà
traité ici même (1), mais dont l'importance est assez grande pour
justifier de nouvelles observations. Je veux parler des statistiques
douanières et de l'usage abusif, absurde, qu'on en fait généra-
lement. Les écrivains économistes, les hommes politicjues, les
représentants du commerce eux-mêmes, basent sur les chifï'res
de ces statistiques leurs études, leurs discours, leurs raisonne-
ments et leurs conclusions. Or ces chiffres, je le répète avec toute
la force d'une conviction fondée sur l'expérience, sont radicale-
ment, irrémédiablement faux. Il en est ainsi : 1" parce que ces
statistiques fourmillent d'erreurs inévitables et énormes; 2° par-
ce que la plupart des calculs sont établis sur des moyennes su-
jettes à des variations considérables; Séparée qu'en se basant sur
les valeurs, on ne tient aucun compte des quantités, qui peuvent
être moindres, égales ou supérieures avec une même valeur
totale, si les prix se sont modifiés; ainsi, pendant les années
1857-66, il a été importé, d'après la douane, en tissus de coton,
pour 43 millions de francs, et en 1889 pour 47 millions. La dif-
férence parait minime; en réalité, elle est énorme, car si les
entrées de 1857-66 pesaient 7 millions de kilos, celles de 1889
pesaient 14 millions et plus, c'est-à-dire le double. En 1868, il a
(1) La Science sociale, octobre 1896.
LA SITUATION COMMERCIALE ACTUELLE EN FRANCE. .i i /
cté importé, toujours selon la statistique, pour 271 millions de
l'rancs de coton brut, et en 1882 pour 215 millions seulement.
Est-ce donc que nos filatures ont décliné? Pas du tout, car en 18G8
les entrées de coton pesaient 121 millions de kilos, et lil mil-
lions en 1882 ; c'est le prix seul qui avait baissé, et de beaucoup.
Je pourrais citer bien des exemples analogues, mais je me borne
à renvoyer à mes travaux antérieurs, pour abréger.
D'autre part, les statistiques annuelles, pour un mnne pays,
ne sont pas comparables entre elles. Il se produit une quantité de
faits qui modifient totalement les méthodes de calcul, soit pour
rensemblc, soit pour une portion des articles enregistrés. Ainsi,
jusqu'en 182G. la valeur des produits était comptée d'après les
déclarations du commerce plus ou moins vérifiées au moyen des
prix courants connus. En 1826, on établit un tableau fixe qui a
servi jusqu en 18*1.7, sans aucune variation. Depuis 18i7, une com-
mission composée d'un certain nombre d'hommes compétents
fixe chaque année le tableau des prix approximatifs moyens
applicables à chaque catégorie de produits ; à l'entrée, on calcule
la valeur des objets en ajoutant au prix de revient supposé les
frais, droits et comptes, etc. ; à la sortie, on ne tient compte que
de la valeur moyenne acquise à la frontière, et, par suite, la mesure
se trouve inégale, si bien que la comparaison entre les impor-
tations et les exportations d'une même rt;z;?r> devient illusoire.
Autre chose encore : avant 1860, la douane chiffrait l'exporta-
tion des rubans de soie sans déduire la tare, qui est considé-
rable ; elle était amenée par là à accuser une sortie supérieure à
\iii. 'production. Depuis, elle a, avec raison, modifié son procédé;
mais, alors, que valent les comparaisons? Et l'on pourrait citer
une foule de faits analogues. Pour les tissus de laine, par
exemple, jusqu'en 1865, l'exportation, qui donnait lieu au
paiement d'une prime de sortie, était comptée au poids net ; en
1860, la prime étant supprimée, on inscrivit les poids bruts ;
depuis quelques années la douane déduit une tare moyenne, ce
qui donne un poids net approximatif. Après cela, l'on compare
avec assurance les chiffres fournis pour le mouvement des lai-
nages; je demande ce que valent les comparaisons?
378 LA SCIENCE SOCIALE.
Qu'on ne s'y trompe pas. Je n'ai point l'intention de critiquer
ici r administration des douanes, qui fait ce qu'elle peut et ne
saurait donner plus. Je m'en prends uniquement à ceux qui pré-
tendent étudier scientifiquement les questions économiques, et
qui établissent leurs théories sur un sol aussi mouvant, aussi
incertain. En réalité, chacun cherche à appuyer sur les mêmes
chiffres des idées préconçues, divergentes, et réussit en effet à
échafauder son système en face du système adverse. Quelle
pauvre comédie !
Mais, dira le lecteur, on ne peut ignorer communément de
tels faits; comment persiste-t-on dans une méthode de travail
aussi peu sûre? On ne les ignore guère, en effet, mais le procédé
est si commode^ il épargne tant de recherches, d'observations et
de réflexions, que l'on s'en tient là malgré tout. La chose est
invraisemblable et pourtant elle est vraie. Dupont de Nemours
le remarquait déjà il y a plus d'un siècle, précisément à propos
des tableaux de la douane : « Il faut savoir les lire, disait-il, c'est
un talent médiocre et qui ne demande que de la réflexion, mais
peu d'administrateurs et d'écrivains politiques s'y sont encore
attachés ; les hommes sont paresseux, ils aiment à croire et à citer
sur le premier aperçu. » Depuis 1787 les hommes n'ont guère
changé, je n'en veux pour preuve que les polémiques soulevées
récemment dans la presse à propos de la situation commerciale
de la France à l'heure actuelle. Tout le monde invoque les
statistiques douanières, mais on ne s'entend point, et pour cause.
Voyons ce que nous en pourrons dire en nous servant d'une autre
méthode, et en laissant de côtelés statistiques, ou du moins en
ne leur demandant que ce qu'elles peuvent donner, c'est-à-dire
des renseignements très secondaires, très généraux et peu cer-
tains.
I. — LA POLITIQUE DOUANIERE DE LA FRANCE DEPUIS CENT ANS.
Depuis un siècle, — sans parler de l'ancien régime dont la situa-
tion économique était très spéciale, — la France n -à jamais cessé
LA SITUATION COMMERCIALE ACTUELLE EN FRANCE. 379
de suivre une [ioMUquo jn'otcclio/in/.'ik' . Seulement cette politùjuc;
a varié dans son intensité. La Révolution et le premier Empire
ont fait de la protection intense, ou plutôt de la prohibition, dans
un but de politicjue générale, les intérêts économiques étant
alors, fort mal à propos d'ailleurs, rélégués à Farrière-plan. Ce
procédé a donné, accidentellement, pour ainsi dire, quelques ré-
sultats intéressants, comme la création de certaines industries
nouvelles : celle du sucre de betterave, par exemple. Mais ces
avantages extraordinaires ne sauraient être considérés comme
une compensation suffisante pour les pertes causées par les excès
du système. Son caractère exceptionnel nous dispense d'ailleurs
de nous en occuper d'une manière développée.
La Restauration fut aussi très protectionniste, mais sa poli-
tique, exempte des ambitions qui animaient le premier Empire,
était uniquement guidée par le désir de favoriser les intérêts
des producteurs agricoles et industriels nationaux. Dans ce
but, elle établit des droits si élevés, qu'ils étaient souvent prohi-
bitifs. En fm de compte, le gouvernement des Bourbons adopta
le système de la protection intense. Or, la situation géné-
rale de la France, comparée avec celle des autres pays, était
alors sensiblement analogue, toutes proportions gardées, à ce
qu'elle est aujourd'hui. C'est dire que le régime économique
choisi était mal adapté aux besoins du pays. Il pouvait sans doute
donner satisfaction aux intérêts égoïstes de quelques propriétai-
res fonciers, de quelques gros fabricants, mais il lésait grave-
ment ceux de la majorité de la population. Les conséquences
de cette grave erreur se sont manifestées sous trois formes diffé-
rentes :
1° Par le maintien artificiel de prix exagérés, inadmissibles en
présence des progrès de l'industrie. Ainsi, en 1850 encore, les
ressorts d'acier se vendaient en France 2'i.0 francs les 100 kilos,
quand ils valaient au dehors moins de 100 francs. Ce fait est pris
entre un grand nombre d'autres analogues.
2° Par l'infériorité de V outillage. Le haut prix des machines,
des outils, et la qualité médiocre des matières employées pour
les construire faisaient que les fabricants renouvelaient le moins
380 LA SCIENCE SOCIALE.
souvent possible leur matériel et n'avaient guère à donner à
leurs ouvriers que clés instruments non seulement surannés, mais
mal établis et de mauvaise qualité (1).
3" Par la stagnation de l'industrie. L'infériorité de l'oulillage,
avec la trompeuse sécurité qui résultait de la protection poussée
jusqu'à la prohibition de fait, endormait les initiatives, enrayait
Ja transformation constante et graduelle qui doit normalement
se produire dans toutes les spécialités de la production : si bien
que, plus tard, on dut y procéder brusquement, avec d'énormes
frais et au prix de grandes soutl'rances.
Avec des droits modérés, un résultat diamétralement opposé
eût été obtenu. Les prix auraient baissé à un taux raisonnable;
reffet de la concurrence extérieure eût obligé les producteurs à
améliorer leur outillage, à se tenir au courant de tous les progrès
et à modifier leurs produits au fur et à mesure des besoins. Une
protection raisonnable leur était d'ailleurs indispensable, à
cause des éléments de faiblesse dus à une longue période de
guerre, de blocus et d'invasions, mais dus plus encore à la
décadence sociale poussée si loin déjà par l'ancien régime, ac-
centuée encore par la Révolution, et enfin consacrée par le
despotisme impérial, au moyen de cette centralisation raffinée
dont le système a été soigneusement conservé et renforcé par
tous les gouvernements survenus depuis.
Le régime de Juillet, dominé comme le précédent par des inté-
rêts restreints et trop peu clairvoyants, pratiqua la même poli-
tique douanière, en l'améliorant sur des points de détail. Grâce
à une paix prolongée, au progrès général des communications,
des relations internationales, une belle prospérité se manifesta
pourtant dans le pays, à tel point que cette période a laissé des
souvenirs très favorables à ceux qui l'ont connue, et qui survi-
vent. Et pourtant, le vice radical du système économique entre-
tenait une gêne latente, une compression des initiatives^ qui s'est
sûrement jointe aux causes politiques et sociales pour préparer
le renversement de la monarchie de Juillet.
(1) Cela est démontré par les diverses enquêtes faites de 1830 à 1860.
LA SITUATION COMMEUC.IALt: ACTUELLE EN EHANCE. 381
Quand le second Kinpire s'organisa, il trouva les choses à peu
près en l'état, et l'ut poussé par les circonstances à les inoditier. Ap-
puyé sur des couches sociales différentes, il ne pouvait manquer
d'entamer le privilège exagéré, abusif, établi au profit de la classe
riche parle tarif douanier. Il y procéda d'abord avec de loua-
bles précautions. L'ne série de décrets promulgués de iSô'-i à 1857
améliora le régime administratif des douanes, simplifia les for-
malités, abaissa certains droits, élargit le système des admissions
temporaires, des primes, des encouragements officiels. A la même
époque, les chemins de fer, la poste et le télégraphe venaient
imprimer aux affaires un essor puissant. L'effet de tout cela fut
très bon au point de vue du progrès de l'outillage et des métho-
des. iMais la France, encombrée d'un appareil politique et mili-
taire très lourd et très coûteux, lancée de nouveau dans les gran-
des entreprises extérieures, était bien loin encore de pouvoir
supporter la libre concurrence du dehors, spécialement de l'An-
gleterre. Pourtant, sous l'influence de combinaisons politiques
hasardeuses, jointe à celle de certains théoriciens français, et
sous la poussée très intéressée des Anglais adeptes de l'école de
iManchester, Napoléon III se lança tout à coup dans l'aventure des
traités de commerce de 1860.
On a souvent présenté ces traités comme des stipulations pure-
ment libre-échangistes. C'est là une erreur assez lourde. Les
tarifs conventionnels établis de 1860 à 1866 ont conservé à la
plupart des produits principaux de notre industrie une protection
brute allant de 20 à ïO % de la valeur, environ. Us représentent
donc plutôt la substitution assez brusque (1) d'un régime modéré
à un système trop absolu. Mais cela a suffi pour troubler profon-
dément les habitudes prises et pour déterminer la chute d'un
certain nombre d'ateliers arriérés ou mal situés (2), En d'autres
termes, la transformation de l'outillage et des méthodes, qui
aurait dû se faire par degrés, s'imposa tout à coup et ruina les
(1) Il faut tenir compte pourtant des réformes partielles opérées par décret de 1853 à
1857.
(2) L'industrie du fer, par exemple, dut franchir les obstacles d'une véritable révo-
lution, qui fit disparaître un grand nombre de petites forges.
LA SCIENCE SOCIALE.
plus faibles. D'autres, ceux qui étaient en état de résister et de
marcher de l'avant, profitèrent au contraire, en règle générale,
de cette évolution. Il faut dire aussi que, sous Fintluence des
économistes d'école, le gouvernement impérial procéda, dans la
conclusion de ces traités, avec une hâte souvent imprévoyante,
qui produisit bientôt des mécomptes. C'est ainsi que la clause (le
la nation la plus favorisée, insérée sans discernement dans tous
ces actes, donna les plus mauvais résultats : nous reviendrons, du
reste, sur ce point tout à l'heure.
Il ne faut donc pas s'étonner de la diversité des apprécia-
tions émises sur la réforme de 1800 : elles sont variées et oppo-
sées comme ses effets eux-mêmes. Il semble pourtant que les
choses auraient pu à la longue s'arranger, se tasser, se corriger
et s'améliorer sur les points trop compromis, si les événements
les plus redoutables pour les affaires n'étaient venus se jeter à la
traverse. La guerre de 1870 d'abord, le développement de la
concurrence internationale ensuite, enfin la crise monétaire, ont
contribué à créer la situation actuelle. Nous allons voir comment
et pourquoi.
II. — LES TARIFS DE 1892.
La guerre de 1870 a eu pour l'industrie et le commerce fran-
çais les conséquences les plus désastreuses, cela à plusieurs points
de vue. D'abord, cette crise a paralysé presque complètement
les affaires pendant près d'une année, et elle a causé d'immenses
pertes, ruiné bien des gens. Pendant ce temps, beaucoup de
clients étrangers de nos fabriques se sont approvisionnés ailleurs
et ont conservés l'habitude de porter chez nos concurrents tout
ou partie de leurs commandes. De plus, les frais de la guerre,
l'indemnité de cinq milliards, la i)aix armée, une politique
financière déplorable, ont porté le budget et les impôts à un
chiffre si colossal, qu'on n'aurail jamais pu croire la France ca-
pable de le supporter longtemps. Elle paie cependant, mais les
charges de toutes sortes pèsent lourdement sur la production et
LA SITUATION COMMERCIALE ACTUELLE EN FUANCE. 383
sur la consomination. Quand un usiiiiei- a acquitté eliaque année
la patente, Fimpùt roncier, la taxe mobilière, celle des portes et
fenêtres, avec leurs centimes additionnels qui dépassent souvent
le principal, plus la longue série des impôts indirects sur Thuile,
le vin, le pétrole, la bougie, les chevaux et voitures, les allu-
mettes, etc., etc., sans parler des contributionspériodiques comme
l'enregistrement, le timbre et les taxes successorales, il faut bien
que les prix de revient s'en ressentent. De même, l'ouvrier qui
paie sur presque tout ce qu'il mange et boit, tant à la commune
par l'octroi (nos industries sont le plus souvent établies dans les
villes), qu'à l'État, par les accises, doit réclamer des augmenta-
tions de salaire ou réduire sa consommation. Et toutes les person-
nes de fortune médiocre sont, du reste, dans le même cas. C'est
là, on n'en peut douter, une position défavorable pour l'indus-
trie qui produit et pour le commerce qui distribue les marchan-
dises. Il va sans dire que l'agriculture souffre de la même gêne,
puisqu'elle fournit sa large part des recettes budgétaires.
Cette situation est d'autant plus grave que la concurrence in-
ternationale a pris une large extension. Presque partout se sont
développées des industries qui n'existaient pas autrefois. Sou-
vent elles ont été créées dans des conditions très artificielles qui
les rendent peu viables; mais comme elles sont alors soutenues
par une barrière de douane hérissée de droits excessifs, ces
industries vivent et alimentent au moins le marché intérieur.
Ailleurs, des circonstances naturelles ont favorisé un mouvement
analogue, mais dans ce cas les concurrents nouveaux apparais-
sent sur tous les marchés pour nous disputer une clientèle qui
devient de plus en plus exigeante. En présence d'un pareil état
de choses, nos fabricants et nos commerçants devraient avoir
les mains libres autant que possible, et c'est le contraire qui est
vrai; nos lois compliquées et surannées, nos lourds impôts, les
paral3'sent dans une mesure grave.
Il faut bien dire aussi que très souvent les industriels et négo-
ciants français ne sont pas à la hauteur des circonstances. J'ai
montré ailleurs en détail les défectuosités de notre organisa-
tion commerciale; les intéressés ont beaucoup à faire par leur
384 LA SCIENCE SOCIALE.
propre initiative pour surmonter les difficultés présentes, tant
intérieures qu'extérieures, et ils ne devraient pas oublier qu'a-
vant tout, en premier lieu, ils doivent compter sur eux-mêmes
pour ouvrir les voies et conserver ou développer leur position,
puis après... encore sur eux-mêmes ; en troisième lieu... toujours
sur leur action personnelle, et enfin sur le gouvernement! Le
ministre précédent du commerce, homme jeune, instruit, actif,
formé en dehors des routines et des superstitions administra-
tives, l'a dit hautement et avec une hardiesse qui n'est pas sans
nécessiter un certain courage dans un pays comme le notre, où
les gouvernants sont essentiellement enclins à promettre beau-
coup et sans cesse, quitte à ne pas tenir. M. Lebon promet peu,
tient beaucoup, et engage les gens à agir; c'est là une manière
de faire assez nouvelle, qui pourrait produire des fruits précieux
si elle était imitée, et qui mérite en tous cas des louanges sincères
de la part de tous ceux qui ont foi et confiance dans le self-help,
formule anglaise qui se traduit fort bien par notre vieux pro-
verbe : Aide-toi, le ciel f aidera.
Mais en attendant que notre fameux « arsenal législatif » soit
rajeuni et simplifié, nos impôts allégés et nos hommes d'affaires
mieux dressés à l'initiative individuelle, il est bien certain que
nous luttons difficilement contre certains de nos rivaux. Déjà,
avant 1870, plusieurs industries se plaignaient fort, à tel point
qu'une enquête avait été organisée pour vérifier leurs dires.
Après la guerre, une vive reprise dissimula pendant un an ou
deux les difficultés les plus graves, mais dès 1874 ou 1875 , elles
se firent sentir de nouveau, avec une acuité d'autant plus grande
qu'un autre élément de trouble venait d'apparaitre : la crise
monétaire. C'est là encore une question grave que j'ai déjà traitée
en détail (1) ; j'y reviendrai cependant tout à l'heure, brièvement,
car elle est de la plus haute importance, et donne lieu aux discus-
sions les plus confuses. Ces influences multiples exercèrent en peu
d'années une action profonde sur la fabrication, la culture et le
commerce, si bien que des plaintes s' élevant de toutes parts, le
(1) hB. Science sociale, mars 1894; La question monétaire, Paris, Giard et Brière,
1895; Revue de Paris, 15 juin 1895.
LA SITUATION COMMERCIALE ACTUELLE EN FRANCE. 385
gouvernement dut inaugurer, vers 1885, une politique protection-
niste. Il ne le fit pas d'ailleurs sans hésitations ni précautions. Les
traités de commerce de 18f)0-18()(), renouvelés déjà en 1872-1875,
le furent encore, presque sans niodiiications, en 1882. Les théo-
riciens, alors très influents, appuyés par quelques gros intérêts
industriels auxquel le régime du moment convenait, luttèrent
avec acharnement pour le maintien du sla/u quo. Mais comme
l'effet protecteur des tarifs conventionnels très modérés de répoc|ue
se trouvait totalement dérangé, annulé en partie, par l'effet con-
traire des phénomènes monétaires, ainsi que je l'expliquerai
plus loin, la crise prit un caractère si aigu, surtout en ce qui con-
cernait l'agriculture, qu'il fallut aviser. On commença donc par
surtaxer les produits agricoles étrangers, puis on mit à l'étude
une réforme douanière complète en prévision de l'expiration pro-
chaine des traités. La réaction protectionniste, exaspérée par
l'aggravation rapide des causes de dépression citées plus haut, se
trouva dès lors si forte, qu'elle imposa une politique entièrement
nouvelle, caractérisée par deux traits essentiels : 1° un tarif géné-
ral très élevé ; 2° le remplacement des tarifs conventionnels mul-
tiples par un tableau unique, dit tarif minimum, dont les chif-
fres sont encore très élevés. En d'autres termes, la France revint
en principe, en 1892, au système de la protection intense, avec
suppression des traités de commerce établis sur le type de 1860.
C'est ici le lieu de dire un mot du système conventionnel du se-
cond Empire, et de celui cjui l'a. remplacé.
III. LES TRAITES DE COMMERCE.
J'ai, au début de cet article, rappelé en c{uelc|ues mots com-
bien est diverse la position économique des différents États. On ne
peut évidemment comparer la Grande-Bretagne à la Turquie, les
États-Unis au Brésil, etc., etc. Or, un pays qui établit un tarif géné-
ral de douane uniforme, agit comme s'il considérait en principe
que tous les autres pays sont vis-à-vis de lui dans la même posi-
tion, chose évidemment absurde. 11 est vrai de dire qu'on com-
386 LA SCIENCE SOCIALE.
mence pourtant toujours par édicter un tarif de ce genre, comme
point de départ commode de toute organisation économique, de
toute convention internationale spéciale à intervenir. Mais ensuite,
pour se mettre d'accord avecles circonstances, pour tenir compte
des ditTérences assez nombreuses qui se manifestent dans la con-
dition des autres États, on négociera et signera avec eux des trai-
tés de commerce qui feront transaction en dérogeant sur tel ou
tel point aux dispositions du tarif général. La transaction doit na-
turellement être en relation aussi exacte que possible avec la si-
tuation respective des deux pays en cause. On accordera à telle
nation une faveur qui sera refusée à telle autre ; en traitant avec
celle-ci, on aura spécialement en vue sa production agricole, et
le débouché qu'elle oifre à notre industrie ; vis-à-vis de cette au-
tre, on prendra au contraire en considération le besoin qu'elle a
de nos denrées, et la puissance de ses fabriques. Tel était en effet
le but primitif des anciens traités de commerce. Dans une série
d'articles, on réglait certains points particuliers, puis, dans des
tarifs annexes, on indiquait les droits réciproquement applicables
h un certain nombre d'articles, qui se trouvaient par là exceptés
du tarif général au profit des marchandises issues des pays con-
tractants.
Tout cela est parfaitement logique et pratique. Par malheur,
ce procédé si commode a été entièrement vicié et détourné de
son but par l'emploi inconsidéré et maladroit de la « clause de
la nation de la plus favorisée ». Cette stipulation a pour effet
d'égaliser les situations faites à tous les pays avec lesquels on
traite, de telle sorte qu'en fm de compte, il n'y a plus des tarifs
conventionnels applicables chacun à un pays déterminé, à raison
de ses besoins et de ses moyens, mais im seul tarif de cette sorte,
composé de tous ceux qui ont été concédés, et applicable à tous
les États à traités, puisque tous peuvent réclamer le bénéfice
d'une disposition avantageuse créée, il est vrai, pour autrui,
mais à l'application de laquelle la fameuse clause leur donne
droit. Ainsi disparaît la logique du système des traités dis-
tincts, dont la portée pratique se trouve entièrement mo-
difiée.
LA SITfATION COMMKHCIALK ACïl'ELLK F.N FRANCE. 387
Les cllcts (le la clause de la iialion la plus favorisée, ins-
crite au hasard partout, et jiisfpui dans un traité perpétuel (1),
ont étr si désastreux, qu'en 1892 on a pris des précautions
minutieuses en vue de les annuler. Il a été décidé que les traités
de conimcree seraient établis d'après un système tout différent
de celui de 1800 . Au lieu de comporter, chacun, des articles
contenant les stipulations réciproques, puis un tarif particulier,
ces traités devaient être limitf'S à un dispositif très général,
contenir d'ailleurs la clause de la nation la plus favorisée (2),
mais se combiner avec une loi spéciale concédant à tout pays
contractant l'usag'e d'un tarif loiique, fixé par les Chambres, et
appelé tarif minimum. On espérait échapper par ce moyen aux
surprises de la fameuse clause, puisqu'un seul tarif, connu d'a-
vance et irréductible, serait appliqué à titre conventionnel.
Mais ce système est parfaitement illogique, car^ en définitive, il se
résume en ceci : pour faire face à toutes les circonstances diffé-
rentes de ses relations économiques, la France n'a en principe
que deux tarifs : le tarif général, très élevé; le tarif minimum,
encore fortement protecteur, cependant plus réduit. Et comme
nous ne demandons pas mieux que de traiter avec les pays
étrangers en leur concédant le tarif minimum, on peut dire
que celui-ci se trouve être l'expression vraie de notre régime
douanier, sauf vis-à-vis des rares États qui s'obstinent à refuser
toute transaction tant qu'on ne leur accordera pas des conces-
sions supplémentaires. Donc nous ne pouvons pas plus que par
le passé régler nos mesures protectrices d'après les moyens et
les ressources de chaque pays; nous devons leur appliquer à
tous, uniformément au petit bonheur, une combinaison unique.
Le vice fondamental de ce procédé est apparu d'une façon
nette dans une occasion récente. Nous avions un intérêt parti-
culier à reprendre avec la Suisse les relations conventionnelles
rompues en 1892, et nous devions, pour y réussir, lui accorder
(1) Celui (le 1871 avec rAllemagne.
['!) On tient à cette clause, parce que l'on entend s'assurer d'avance à soi-inème le
i)énéfice des concessions meilleures laites |iar le co-contractant à autrui. D'ailleurs
nous sommes liés en tout état de cause, à ce point de vue, avec l'Alleniagne.
388 LA SCIENCE SOCIALE.
certaines réductions sur le tarif minimum lui-même, par déro-
gation au principe exposé plus haut. Mais comme la clause de
la nation la plus favorisée devait étendre automatiquement ces
réductions à tous les autres pays avec lesquels nous sommes
liés, il fallait raisonner ainsi pour chaque article en discussion :
je pourrais accorder ceci sans inconvénient grave à la Suisse,
car son status économique ne lui permettra pas de me nuire ;
mais si je cède, FAllemagne, l'Angleterre et d'autres profiteront
du même avantage par la répercussion de la clause, et les consé-
quences seront toutes différentes; donc, impossible de mettre
les choses d'accord avec la situation vraie. Cet exemple est très
démonstratif, d'autant plus qu'on a fini par signer avec le Con-
seil fédéral de Berne un accord qui, sous une forme difï'érente à
certains égards, constitue en fait un retour au procédé des traités
avec tarif conventionnel spécial. C'est qu'en effet ce procédé est
le seul qui réponde bien à la nature des choses; à la condition
cependant qu'il ne soit pas dérangé, détourné de son but, par
l'intervention de la clause de la nation la plus favorisée.
On peut dire à cela que nous ne sommes pas libres de renon-
cer à cette clause pour trois raisons : 1° nous l'avons concédée à
l'Allemagne à perpétuité; 2° si nos co-contractants en tirent
profit chez nous, nous en jouissons réciproquement chez eux;
3° il serait difficile ou impossible de conclure des traités de
commerce si nous n'acceptions pas cette stipulation devenue
usuelle, et très précieuse pour les pays à grande exportation,
comme l'Angleterre. Il est possible que ce soient là des obstacles
irréductibles, opposés à une organisation plus logique des rap-
ports conventionnels. Dans ce cas, nous en serions réduits à
nous traîner indéfiniment dans la même ornière, sans espoir d'ar-
river jamais à régler d'une manière normale nos rapports écono-
miques extérieurs. Mais je ne crois pas que la position soit si
mauvaise qu'on ne puisse absolument pas les modifier.
Nous pouvons maintenant essayer de résumer la position éco-
nomic[ue de la France. Sa condition générale exige une protection
modérée^ mais elle est soumise, au moins en apparence, au ré-
LA SITLATIOX COMMERCIALE ACTUELLE ES FRANCE. 389
i^ime (le la protection intense, régime qu'elle ne peut atloucii'que
dans une mesure fortrestreiule au moyen dos traités de commerce.
Il y a donc contradiction entre ses besoins réels et la législation
douanière établie en 1892 ; un pareil état de choses devrait pro-
duire à bref délai les résultats suivants : 1" forte réduction des
importations de toutes sortes ; 2" élévation consécutive des prix
à l'intérieur ; 3" stagnation marquée des initiatives, ralentisse-
ment des progrès de l'outillage et des méthodes; i" réduction
considérable des exportations, comme suite de tout ce qui pré-
cède.
Or la réalité des choses ne répond pas à ces conclusions théori-
ques. Sans doute, il s'est produit, de 1891 à 1893, une dépression
marquée des affaires, mais elle provenait d'un état général de
crise dont tous les pays ont ressenti les effets, parfois plus grave-
ment que la France elle-même; les nouveaux tarifs nont joué,
visiblement, à ce point de vue, qu'un rôle très secondaire, bien
inférieur à celui des causes anciennes et profondes qui agissent
périodiquement sur la production et la consommation, comme
l'accumulation des stocks, les mauvaises récoltes, les crises po-
litiques et financières, etc. D'autre part, les prix des denrées cou-
rantes et même des articles de toute sorte n'ont g"uère changé
depuis trois ans; ils ont plutôt baissé, d'ailleurs, que monté.
Toutes les personnes renseignées savent en outre que les condi-
tions de la concurrence internationale se sont maintenues aussi
sans changement bien sensible, et que les fabricants ne se
croient pas assez en sécurité derrière la douane pour s'endormir
dans une paisible routine. Enfin, depuis plusieurs mois, tous les
journaux spéciaux notent une reprise assez vive des affaires, non
seulement à l'intérieur, mais encore dans les relations interna-
tionales. La crise semble atténuée, et il est probable que les années
1895-9G seront bien meilleures que les précédentes. Tout cela est
en complète contradiction avec les indications qui précèdent;
d'où vient ce désaccord entre la théorie scientifique et les faits
pratiques? D'une circonstance particulière et très grave, dont
les effets s'étendent au monde entier et que je ne puis me dis-
penser de rappeler ici, au risque de me répéter encore sur cer-
T. XX. 29
390 LA SCIENCE SOCIALE.
tains points. On m'excusera, en considérant l'importance de la
question, les débats passionnés qu'elle soulève et les dangereuses
propositions auxquelles elle a donné lieu.
IV. LA QUESTION MONÉTAIRE.
La crise monétaire est intervenue d'une façon active pour at-
ténuer, dans une grande mesure, les effets du tarif de 1892, voici
comment. Ce tarif devait agir, nous l'avons remarqué, pour
hausser les prix à l'intérieur, supprimer la concurrence du de-
hors et permettre la stagnation des initiatives. Mais l'augmentation
des prix a été prévenue par celle de l'agio, différence de valeur
au change entre l'or et l'argent, et entre For et la monnaie de
papier en usage dans quelques pays dont la situation financière
est mauvaise; la même cause a maintenu l'influence de la concur-
rence étrangère, et obligé parla les intéressés à se remuer éner-
giquement pour conserver leurs positions. Rendons la chose sen-
sible par des exemples.
Grâce à l'agio entre l'or, l'argent et le papier, on pourrait, en
se procurant l'argent et le papier moyennant une somme d'or
nominalement égale, mais réellement très inférieure, acheter à
très bon compte les produits agricoles dans les pays où l'argent et
le papier, dépréciés partout ailleurs, gardent toute leur puissance
d'achat : la Russie, la Turquie, l'Egypte, etc. Dès lors, parle seul
effet de cette menace, sans quitter leur pays iV origine, ces produits
pèsent sur nos marchés, car nos cultivateurs sont obligés d'accepter
un prix qui ne soit pas sensiblement supérieur à celui du dehors,
augmenté seulement de faibles frais de transport et autres, et du
droit dédouane. Sans l'agio, la taxe d'entrée aurait pu ralentir
les importations, mais ce phénomène monétaire joue le rôle d'une
prime offerte à l'importation, annulant, en tout ou partie,
l'effet de la taxe protectrice. Dans ces conditions, les droits élevés
du tarif de 1892 n'ont plus, comme on le voit, qu'une influence
très réduite sur le prix des denrées agricoles.
L'exagération de l'agio a produit une évidente surélévation de
la valeur de l'or dont le rôle international s'est développé pour
LA SITUATION COMMERCIALE ACTUELLE EN FRANCE. .'J91
remplir la place laissée vacante par l'argent qui n'est plus ac-
cepté. Mais quand un métal monétaire augmente ainsi de va-
leur, le prix des denrées ou produits ])aisse, parce qu'on de-
mande im poids moinàve, de ce métal pour une môme quantité de
marchandises. De plus, l'agio permet, comme nous venons de le
dire, d'acquérir à bon marché certaines matières premières :
coton, peaux, fibres, laines et poils, etc. ; or, il résulte naturelle-
ment de là une notable diminution du prix de revient des pro-
duits fabriqués. Aussi les prix ont en général baissé depuis
quelques années dans une proportion considérable , et cette
baisse a annulé indirectement, au moins pour une bonne partie,
les droits opposés en 189*2 à l'entrée des produits industriels,
aussi bien que ceux qui regardent les produits agricoles.
Tel est, en résumé trèsserré, l'extraordinaire concours de circons-
tances qui a fait la situation actuelle. Nous avons un tarif doua-
nier trop élevé, exagéré, mais il est neutralisé par les effets de
l'agio. Donc la concurrence étrangère subsiste avec toute ou pres-
que toute la force acquise avant 1892, et si elle n'avait elle-même à
souffrir de l'état de choses général qui domine tous les marchés,
nous en sentirions sûrement le poids davantage encore. En tous
cas, cela explique la divergence des opinions qui se manifestent
aujourd'hui touchant l'effet des tarifs. Certains économistes, qui
raisonnent d'après les chiffres incohérents des statistiques , pré-
tendent que l'excès de la protection nous conduit à la ruine. La
plupart des intéressés déclarent au contraire que la situation
abaissée des prix dénonce la nullité de l'effet des tarifs. L'opinion
des premiers est justifiée en apparence, parce que les statistiques
de la douane étant exprimées en valeur et non en quantité,
leurs totaux diminuent, mais cela résulte de la chute des prix,
bien plus que de celle des affaires; et l'opinion des fabricants,
commerçants et agriculteiu^s, est motivée réellement par la dif-
ficulté qu'ils éprouvent à placer leurs produits, même à des
taux médiocres.
Après ces explications, que nous avons réduites autant que pos-
sible, nous essaierons de conclure en appréciant l'état des choses
et en essayant de prévoir l'avenir qu'il nous réserve.
392 LA SCIENCE SOCIALE.
V. — COXCLUSIONS.
La situation actuelle est donc anormale à tous les point de vue.
La France a des tarifs qui sont fondés sur l'idée d'une protec-
tion excessive, mais l'efTet de ces tarifs est annulé plus ou moins
par les conséquences de la crise monétaire. Du reste , son système
bimétalliste est bon en ce qu'il répond bien aux besoius divers
de sa population, et ne donne lieu dans les affaires à aucun em-
barras intérieur. Mais la baisse de l'argent et l'exagération de
l'agio entre les deux métaux, ou entre l'or et le papier à cours
forcé de certains pays, font que dans les relations internationales
un trouble profond se manifeste. Si ce trouble venait à s'atténuer
sensiblement ou à disparaître, le mauvais etl'et des tarifs exa-
gérés ne tarderait pas à se montrer. Si au contraire Tagio monte,
l'influence des tarifs s'atténue en proportion, et peut même dis-
paraître entièrement pour faire place à une véritable prime à
l'importation. Le danger est opposé, mais non moins grave.
Comment porter remède à ce double inconvénient? En élevant
les tarifs pour compenser l'agio, disent les uns ; en faisant dispa-
raître l'agio par la reprise de la frappe libre de l'argent, préten-
dent les autres. Ces mesures pourraient-elles, en effet, améliorer
la situation?
L'agio est exposé à des fluctuations très fréquentes et assez
fortes, précisément en relation avec celles du marché du métal
argent. Or ce marché est gouverné non seulement par les faits
naturels de la production de l'argent , mais encore par les ma-
nœuvres artificielles d'une spéculation effrénée , qui se fait sur ce
métal. Il en résulte que la portée des tarifs varie incessamment,
dans une mesure parallèle à celle des fluctuations de l'agio ;
quand celui-ci s'élève, l'effet des tarifs baisse, et réciproque-
ment. De là résulte pour les affaires une insécurité fort gênante,
que le commerce régulier redoute beaucoup. En augmentant les
tarifs de douane, on arriverait surtout à rendre plus sensibles ces
variations et les incertitudes qui en sont la suite. De plus, on
LA SITTATION COMMERCIALE ACTUELLE EN FRANCE. 393
ferait surgir de nouvelles complicatious internationales, des hos-
tilités et des gênes, qui nuiraient fortement à nos exportations.
Enfin , si , par l'eifet de circonstances imprévues , l'agio venait à
disparaître, nos tai'ifs encore exagérés porteraient bientôt tous
les mauvais fruits que nous avons signalés, et nous feraient
beaucoup de mal,
La véritable solution, la plus sûre, la plu savantageuse, consis-
terait dans une mesure propre à faire disparaître l'agio, com-
binée avec une réforme douanière ramenant nos tarifs à un taux
modéré, en rapport avec notre situation générale. Mais comment
réaliser cette mesure, qui devrait produire une hausse énorme
du prix du métal , afin de le ramener à son ancien taux et cà son
ancienne proportion de 15 1, 2, ou environ, par rapport à l'or?
Il existe actuellement une sorte de parti très actif, très remuant,
qni fait une vive campagne internationale en faveur du bimé-
tallisme universel considéré comme moyen d'arriver à la suppres-
sion de l'agio, c'est-à-dire à une hausse de kO à 50 % sur la
valeur actuelle de l'argent. Cette solution parait au premier abord
fort aisée, à réaliser, puisqu'il suffirait, dit-on, de reprendre par-
tout le libre monnayage des écus, aujourd'hui suspendu dans
presque tous les États de civilisation occidentale. Comment se
fait-il donc que les gouvernements hésitent à l'appliquer? Pour la
raison majeure, qu'ils se rendent compte de P impossibilité d' ar-
river à la suppression de Tagio par ce procédé. Reprendre la
frappe de l'argent, ce serait commettre un véritable acte de folie,
qui d'abord jetterait un trouble profond dans les circulations in-
térieures, et qui, après avoir enrichi quelques spéculateurs.
nuirait finalement à tout le monde sans profiter à personne, cela
est aisé à démontrer.
Il est hors de doute que la quantité des espèces en circulation
dans chaque pays, et entre pays divers, doit être en proportion
exacte avec le chiffre des affaires. Si celui-ci est représenté par
1.000, la masse monétaire métallique sera, je suppose, de 100,
dont une partie servira directement aux transactions courantes
au comptant, l'ensemble fournissant une base et un moyen de
compte à une vaste circulation d'effets variés, qui est elle-même
394 LA SCIENCE SOCIALE.
proportionnée à la quantité des produits mis dans le commerce.
Si on élève à 110 la quantité de la monnaie, on modifie cette si-
tuation en changeant sa base; l'équilibre est troublé, et il ne se
rétalilit que par un nouvel accommodement entre la valeur de la
monnaie et celle des marchandises, autrement dit par une hausse
des prix. En raréfiant au contraire la monnaie, en ramenant, par
exemple, sa quantité à 90, on rompt encore l'équilibre, mais
cette fois les prix baissent. Le phénomène est naturel, puisqu'il
résulte d'une nécessité mathématique : le maintien de la propor-
tion entre la somme des moyens de paiement et celle des choses
à payer; il est donc inévitable. Or, que ferait-on surgir en rou-
vrant les hôtels de monnaies au métal blanc? Une multiplication
considérable des écus, et la rupture de l'équilibre monétaire avec
sa conséquence forcée: la hausse rapide des prix, qui apporterait
un troul)le colossal dans tontes les transactions et dans toutes les
fortunes. Si encore, après cette rude secousse, la situation se
trouvait améliorée pour longtemps au profit des relations inté-
rieures et extérieures, on pourrait peut-être agir dans ce sens,
en prenant de minutieuses précautions. Mais on n'est même pas
fondé à prévoir cette heureuse compensation aux ruines que fe-
rait la transition. Voici pourquoi.
Tant que la production minière de l'argent est restée propor-
tionnée à peu près aux besoins monétaires, toute personne dis-
posant d'un lingot d'argent fin pesant un kilo pouvait, soit le
faire transformer en kï pièces de cinq francs, soit le vendre au
prix de 220 francs environ. Aujourd'hui, on ne peut plus faire
frapper d'écus, et le métal blanc n'a qu'un débouché, le marché
libre, où il vaut à peu près 120 francs le kilo, plus ou moins.
Supposons que l'on rouvre les Monnaies à la frappe des écus,
aussitôt tous les détenteurs de kilos d'argent à 120 francs s'em-
presseront de les apporter pour qu'on les transforme en 220
francs d'espèces, ce qui leur procurerait le joli bénéfice de
90^ ou environ, n'était le phénomène dont nous parlions tout
à l'heure. Comme il existe un très gros stock de métal blanc,
comme les mines peuvent en fournir chaque année peut-être six
millions de kilos et au delà, au lieu des 700.000 ou 800.000 kilos
LA SITIATION COMMERCIAIJ'. ACTUELLE EN FRANCE. 395
d'autn^'ois, il tomberait dans le courant actuel de la circulation
un tleuve d'écus qui le ferait largement déborder. Pour ramener
l'équilibre entre la monnaie et les produits, le public hausserait
les prix daus une proportion correspondante, cela naturellement,
à coup sur, ainsi que la pratique, complètement d'accord avec
la théorie , l'a démontré maintes fois. Le doute n'est même pas
permis sur ce point, car il est bien évident que si, à l'heure ac-
tuelle, la quantité de monnaie en usage suffit aux besoins, — et
personne ne songe à se plaiudre de la rareté des espèces, — toute
addition un peu considérable à cette quantité jetterait le trouble
dans la situation.
Dans ces conditions, l'augmentation indéfinie des espèces en
argent produirait les effets que voici. Toute personne apportant
à la Monnaie S^^^S d'argent tin recevrait en échange une
pièce de 5 francs (je néglige les frais de frappe) ; il lui faudrait
alors transformer sa pièce en produits, titres, terres ou maisons,
et m'offrirait dans ce but. 3Iais il s'apercevrait aussitôt cjue telle
de ces choses, dont le prix était autrefois de 5 francs, a monté
à 6 francs, puis à 7, puis à 7,50 et à 10 francs. La pièce ne suffi-
rait donc pas, il en faudrait deux, et la position du détenteur d ar-
gent se trouverait ramenée exactement à ce quelle est aiijour-
dliui, c'est-à-dire que, pour acquérir le même objet, il devrait
donner non pas 22^%5 , mais bien 45 grammes d'argent fin en lin-
got. Dès lors, le bénéfice prévu par les producteurs d'argent étran-
gers s'évanouirait, et l'opération n'aurait plus pour eux qu'un in-
térêt très secondaire. Mais nous. Français, chez qui l'écu garde
actuellement sa \a\enr légale sans trouble des prix, parce que la
masse en circulation reste à peu près fixe, nous devrions payer
toutes choses le double, ou plus, sans aucune compensation. Quel
bouleversement dans les relations économiques, que de difficul-
tés entre producteurs et clients, entre employeurs et employés,
entre propriétaires et locataires ! Il en résulterait une crise ana-
logue à celle des assignats en 179-2-1797, plus aigiie peut-être,
parce qu'aujourd'hui les intérêts sont plus développés et plus
actifs.
Je viens de parler des assignats. Ceci m'amène à envisager une
396 LA SCIENCE SOCIALE.
autre face de la question. Dans les conditions que je viens d'in-
dicjuer, les écus d'argent, cotés 5 francs par la loi, ne vau-
draient plus en réalité que la moitié (1), au moins pour le public.
Celui-ci les délaisserait le plus possible pour l'or, dont la valeur
relative prendrait un essor considérable , car on ne pourrait pas
multiplier les pièces de 20 francs comme les é&us_, faute de métal.
Dès lors, la crise de F agio, aujourd hui restreinte aux relations
internationales, pénétrerait dans les transactioiis intérieures.
Elle se généraliserait, bien loin de disparaître, d'autant plus que,
dans ces conditions, il deviendrait inutile et onéreux de faire
frapper tout le métal blanc disponible, dont une certaine quan-
tité resterait à l'.état de lingots comme aujourd'hui, pesant sur
le marché et avilissant les cours.
Voilà pourtant l'opération à lacjuelle certains théoriciens nous
convient, avec une imprévoyance bien extraordinaire enprésence
de la leçon si précise, si répétée etmême si récente des faits. Pour
mettre fin à la crise monétaire internationale, ils nous proposent
de l'étendre aux circulations nationales , indemnes juscju'ici
grâce aux précautions prises. Sans parler de la responsabilité
qui incomberaitaux gouvernements, s'ils renonçaient à leur pru-
dente attitude vis-à-vis de l'argent, il est évident cpie le plus
simple bon sens leur commande de s'abstenir, en présence des
risques que la frappe libre ferait nécessairement courir à la for-
tune publique et à la situation économicjue dans tous les pays à
circulation normale, c'est-à-dire où l'ancienne relation de l'or et
de l'argent s'est légalement maintenue.
Si le bimétallisme général, avec frappe libre de l'argent, est à
éviter pour le moment, \q monométallisme génë^dl qui n'admet
que la seule monnaie d'or n'est pas un remède meilleur, 1° parce
qu'il ne répond aucunement au besoin de petite monnaie d'un
grand nombre de pays ; 2° parce que l'or est encore trop rare pour
suffire à tous les besoins; 3° parce que le changement de système
coûterait des sommes colossales aux nombreux gouvernements
(1) Aujourdliui déjà, ils ne valent, comme métal, que la moitié de leur valeur
comme monnaie, mais celle-ci se maintient d'un commun accord parce que la circula-
tion reste à son niveau normal.
LA SITUATION COMMERCIALE ACTUELLE EN FRANCE. 307
([ui ont émis à 5 francs, par exemple, des écus qu'il leur faudrait
reprendre à ce priv contre de For, en perdant 50 à 00 % ou da-
vantage.
('cependant, il est bien certain, d'après tout ce que j'ai exposé,
que le règlement de notre question douanière est lié étroitement
à celui de laquestion monétaire, etne saurait se faire séparément.
Comment faut-il donc s'y prendre pour trancher la difficulté
préalable de la crise monétaire? J'ai indiqué ailleurs une com-
binaison dont je n'ai vu nulle part une critique décisive (1). Je
suis donc autorisé, jusqu'à nouvel ordre, à la recommander à
l'attention des spécialistes. Cette combinaison consiste dans la
création d'une monnaie internationale destinée à régler exclu-
sivement les échanges entre les divers pays et qui aurait, par
conséquent, pour effet de supprimer l'agio. Je voudrais qu'on me
démontrât d'abord son impraticabilité, s'il y a lieu, qu'ensuite
on cherchât quelque chose d'acceptable, car il est évident qu'avec
le régime actuel nous nous traînerons de crise en crise , d'expé-
rience en expérience, sans réussir jamais à recouvrer la stabilité
et la sécurité cjui sont si nécessaires aux affaires industrielles et
commerciales. Il faut faire quelque chose qui réponde aux besoins
des relations internationales sans troubler les situations inté-
rieures des divers pays', sans imposer de trop lourds sacrifices
aux trésors publics. Voilà bien le problème; il est fort difficile à
résoudre, cela est certain. Je ne crois pas qu'il soit impossible de
le régler, étant données les circonstances générales du moment.
Léon PoiNSARU.
(1) V. Revue de Paris, loc. cit., et la Question monétaire, p. 224 et s.
SOCRATE ET SON GROUPE*
SOCRATE ET SES AMIS
La popularité de Socrate , sa mort tragique, son triomphe dé-
finitif, sont trois problèmes en un seul, problèmes qui ont pas-
sionné la philosophie , problèmes qui doivent intéresser la Science
sociale. L'érudit le plus sec n'aborde pas sans émotion ce point de
l'histoire intellectuelle. On sent qu'il se passe à ce moment quel-
que chose de décisif pour la pensée humaine et qui va décider
de son orientation durant des siècles, au moins pour toute la ré-
gion méditerranéenne et pour quelques régions voisines où les
résultats de cette influence pourront g-raduellement s'étendre.
Qu'on se représente un homme du peuple dans une cité qui
compte nomljre de familles aristocratiques, un homme pauvre
dans une ville où foisonnent les riches, un homme laid en un siè-
cle où l'on adore la beauté plastique, un homme au langage sou-
vent grossier dans une société bercée aux cadences et à l'harmonie
des rhéteurs, enfin un homme qui n'écrit rien environné d'écri-
vains de génie qui , dans les différents ordres de la pensée humaine,
s'appliquent à créer des œuvres pour la postérité ; — l'on aura évo-
qué lextraordinaire silhouette de Socrate; — extraordinaire, di-
sons-nous, car cet homme du peuple verra accourir autour de lui les
fils de famille, parfoislesdescendantsdesrois(2) : ce pauvre refusera
lesprésents et les sacrifices pécuniaires des riches; cette laide tète
(1) Voir la série d'articles sur « les Ancêtres de Sociale )>, Science sociale, livrai-
sons de mai, juillet, septembre et octobre 1895.
(2) Platon fiait de race royale.
socuATE i:t son ghoupe. '{99
l'ondra Ion (radmiratioii le jcMine et bel Alcibiadc ; cette conver-
sation sinipleetréalisteferaunc victorieuse concurrence aux cours
des sophistes les plus renommés; enfin plusieurs disciples fidèles,
écrivains admirables (1) , s'attacheront à reproduire et à ampli-
fier, dans de sublimes dialogues où leur maître tiendra toujours
le grand rôle, les conversations ([uil a entretenues avec eux, et
que le maître lui-même ne s'était pas soucié de recueillir.
Tout cela est étrange , et Ton conviendra qu'il y a là dedans
wwphriiomcnr de groupement des plus remarquables. La Science
sociale trouve donc dans Socrate une riche matière à étude, et,
comme toute grandeur humaine a ses revers, comme à la gloire
de Socrate succédèrent les jours nuiuvais, les accusations et fina-
lement la condamnation capitale, il est assez naturel d'envisager
ici deux sortes de groupements, que nous nous efTorcerons d'a-
nalyser en deux articles : Socrate et ses amis, Socrate et ses en-
nemis.
Qu'on ne dise pas que le succès de Socrate est dû uniquement
à ses qualités exceptionnelles. Certes, les nier serait absurde :
Socrate a dû être, personnellement, « un homme très fort ». Mais
les qualités individuelles ne sont rien sans le milieu où elles éclo-
sent. Tel Indien chasseur, tel Norwég'ien pêcheur a pu naitre
avec des dispositions naturelles aussi heureuses que Socrate; tel
chevalier sabreur du moyen âge aurait fait un aussi bon peintre
que Raphaël. Le milieu ne s'y est pas prêté. Nul ne sait si la
graine était bonne ou non, car, de toute façon, elle ne pouvait
prendre racine.
Étudions donc Socrate dans son milieu. Trois particularités, après
examen, nous paraissent dignes d'être mises en relief comme ayant
contribué, d'une manière éminente, à ce succès qui nous étonne.
Ces particularités sont la gratuité et le désintéressement absolu
de son enseignement ; le compagnonnage intellectuel , sur pied
d'égalité, établi entre lui et ses disciples; et enfin la campagne
vigoureuse, sorte d'apostolat ardent et convaincu, entreprise par
fi) Outre Xénophon etPlaton, dont les œuvres nous sont parvenues, plusieursautres
disciples de Socrate, Cébès, Escliine, Phédon, Euclide, Antisthènes, avaient composé
des dialogues socratiques.
400 . LA SCIENCE SOCIALE.
le philosophe en faveur d'une restauration morale et politique de
la cité. Donc trois sujets de notre examen: 1" la gratuité de V en-
seignement ; 2° le compagnonnage intellectuel; 3° la cam,pagne
de restauration.
I. — LA GRATUITE DE L ENSEIGNEMENT.
Socrate, par sa tournure d'esprit, appartient essentiellement à
la formation sophistique. Une dilï'érence radicale le sépare pour-
tant des sophistes. Ces derniers font payer leur secours, parfois très
cher ; Socrate enseigne gratis.
Représentons- nous encore une fois les conditions de la société
athénienne. Ce sont d'abord les conditions de l'Ionie, décrites par
nous. Mêmes loisirs fournis parla culture arborescente et la re-
traite après le commerce, même culture intellectuelle produite
parla combinaison de ce commerce et de ce loisir, ainsi que par
l'introduction de germes féconds dérobés aux croyances ou aux
sciences orientales. Ce sont ensuite des conditions plus spéciales :
concentration en une seule cité de toutes les traditions et de toute
la civilisation ioniennes, démocratie turbulente et toute-puissante,
et enfin développement delà sophistique, rouage d'éducation po-
litique au service de cette unique et curieuse démocratie.
Dans une pareille cité , au moment qui nous occupe, quiconque
parle bien et possède des idées originales est sur de trouver un
public qui aura le temps et le goût de l'écouter. L'imprésario d'un
Guignol, dans nos grands jardins publics, par les belles après-
midi, sait parfaitement qu'il y aura des enfants pour remplir ses
banquettes. Le « semeur d'idées », à Athènes, n'a pas à marcher
longtemps par la ville avant de trouver des gens en humeur de
l'écouter, de lui répondre, de l'interroger, de s'envoler avec lui
sur les ailes de l'abstraction et de laisser couler ainsi doucement
les heures tièdes et lumineuses, comme le lazzarone les laisse s'en-
fuir au son de la mandoline ou au léger brisement des lames le
long des quais. Socrate rencontre le jeune Xénophon dans une
rue étroite. 11 barre le passage avec son bâton : « Où vend- on les
Sor.RATl-: ET SO.N GHOUl'E. 401
aliments du corps? — Au inai-ché. — Et les aliments de l'àme? —
.le l'ignore. — Suis-moi, je te l'apprendrai. )> Et le curieux, le
typique, c'est que Xénophon suivit effectivement Socrate, au lieu
de sourire, ou de lui proposer de le faire mettre au violon par
un sergent de ville, [.e pul)lic atliénien était fait ainsi.
« Il allait le matin aux promenades, dit ce môme Xénophon
parlant de son maître, il allait aux gymnases, se montrait sur la
place à l'heure où la multitude la remplit, et se tenait le reste du
jour dans les lieux où se réunissait le plus de monde. Il y parlait
la plupart du temps, et chacun pouvait l'écouter (1). »
Ne nous faisons pas illusion. Ce genre de divertissement devait
avoir d'autres amateurs que Socrate; mais l'histoire ne laisse^ en
toute chose, émerger que les sommets. Beaucoup d'autres ont
dû ainsi philosopher avec leurs amis , sans que « cela tirât à con-
séquence ». Mais le moment arrivait où, en vertu de la diffusion
des habiletés sophistiques, quelque homme pourrait s'élever,
au milieu de la place publique , capable de faire en plein vent
et pour tous ce que le sophiste faisait pour les auditeurs payants
de son école, et surtout où, dans l'auditoire de cet amateur de
carrefour, se rencontreraient des esprits d'élite, héritiers d'un
bagage intellectuel longuement accumulé avant eux, et qui se-
raient en mesure de consigner en des chefs-d'œuvre les paroles
« mémorables » de cet agréable causeur qui les avait charmés.
Pourquoi Socrate ne faisait-il pas payer? Mise en ces termes,
la question est difficilement soluble. La réponse relève de la psy-
chologie de Socrate. Ce que la Science sociale peut prouver , c'est
que cet état d'esprit n'avait et n'a rien d'étrange, aujourd'hui
encore , sur les rivages de la Méditerranée. Tous les témoins s'ac-
cordent à nous représenter Socrate comme un homme excessive-
ment sobre, marchand pieds nus, amoureux du plein air, cher-
chant à diminuer ses besoins pour diminuer la somme d'efforts
qu'il lui aurait fallu donner pour les satisfaire. « C'est, disait-il,
le propre de la divinité de n'avoir besoin de rien; et celui-là est
aussi voisin que possible de la divinité qui a le moins de besoins
(1) M cm., I.
402 LA SCIENCE SOCIALE.
possible » (1). Cette sagesse pratique n'est pas rare sous le climat
méditerranéen. Pourquoi gagner encore dix sous quand on en a
gagné déjà dix le matin et que cela suffit pour la nourriture de la
journée? Pourquoi planter du blé qui rapporterait gros, mais
demanderait force travail , quand les oliviers donnent tout seuls
de si bonnes et si onctueuses olives? Tout le monde n'a pas cette
manière de voir, sans doute; d'autres influences la combattent
chez un grand nombre, mais enfin le type subsiste. Nous par-
lions tout à l'heure du lazzarone. Donnez à un lazzarone une su-
périeure formation intellectuelle ; mettez autour de lui des gens
de môme acabit , et vous obtiendrez des groupements très ana-
logues au groupement socratique.
Car Socrate, cet homme grossier en apparence, était fort ins-
truit. Quoique d'origine plébéienne, il appartenait à une famille
au-dessus du niveau des artisans. Son père^ Sophronisque, était
sculpteur; sa mère, Phénarète, était sage-femme. La première
profession relève de l'art; la seconde suppose un rudiment de
science. Socrate avait appris la sculpture comme son père ; il en
tirait, comme moyen d'existence, le strict nécessaire, et flânait
le reste du temps. En flânant, il écoutait, il s'instruisait. Un des
traits saillants du caractère de Socrate, d'après M. Fouillée, c'est
la cw'io.'iite universelle. Socrate avait autour de lui les sophistes
les plus renommés. Il « se payait n parfois les cours de Prodicus,
mais ceux d'une drachme, disait-il, parce que ceux de cinquante
drachmes étaient trop chers pour sa bourse. Il avait lu les livres
d'Anaxagore et entendu son disciple Archélaûs, venu de lAIilet à
Athènes (2). Il avait conversé avec la célèbre Aspasie, encore une
transfuge de Milet, qui donnait des idées à Périclès et contribuait
à diriger la politique d'Athènes. Il savait trouver les sophistes en
dehors de leurs cours officiels et extraire de leurs entretiens tout
le suc qu'ils pouvaient contenir. Mais il n'en restait pas moins un
homme du peuple, un profane, un irrégulier, comme qui dirait
(1) Mém., I.
(2) On se rappelle que Milet, premier foyer de la philosophie grecque, vient d'être
pris par les Perses, ci qu'un mouvement de rellux se produit de l'Ionie vers Athènes,
sa métropole.
SOCRATE ET SôN GROUPE. 403
un élève très intelligent que sa bizarrerie, son inégalité ou des
circonstances pécuniaires auraient toujours écarté du baccalau-
réat et qui n'en damerait pas moins le pion à ses maîtres. Ces
irréguliers-là, à toutes les époques, enfoncent victorieusement
les réguliers.
Gamin de génie, grandi dans la rue , dépourvu de besoins et
par là même de cupidité, habitué peu à peu à l'attention gra-
cieuse d'un auditoire d'occasion, suffisamment payé par ce plai-
sir de la très légère peine qu'il se donnait à instruire ces pas-
sants de bonne volonté , Socrate trouva le métier agréable et se
laissa doucement saisir par cet engrenage intellectuel. Il gagnait
à ce libre commerce avec tout le monde de compléter lui-même
son éducation (1), d'acquérir des >< clartés de tout », de pouvoir
parler, comme plus tard Pic de la Mirandole, de omni re scibili,
agriculture, stratégie, maçonnerie, économie domestique, éle-
vage, musique, poésie, politique, et d'orner son style d'une mul-
titude de comparaisons empruntées à tous les ordres de connais-
sances possibles. En quelques lignes des Économiques, nous le
voyons, pour éclaircir sa pensée, parler tour à tour de flûtes, de
bœufs, de chevaux, de terre, de brebis, d'argent, de cithares, de
lyres, de feu, d'eau, de musique, de maisons, d'ustensiles, de
comédie, de poètes tragiques et comiques, de troupeau, de ber-
gerie; le tout dans l'ordre que nous indiquons, et de la façon la
plus primesautière, la plus incohérente. Platon avoue, dans le
Banquet, que certaines de ces comparaisons paraissaient cho-
quantes au premier abord. Il constate que Socrate a toujours à la
bouche des bêtes de somme, des forgerons, des cordonniers, des
corroyeurs. Cet esprit lucide, dans son ardeur de faire passer
sa pensée chez ceux qui l'écoutent, se jette vivement, au ha-
sard, sur les premiers objets venus qui peuvent lui servir d'exemple
et éclairer ce qui a paru d'abord trop abstrait dans son argu-
mentation. Toute leçon de philosophie, chez Socrate, est flanquée
(1) Plusieurs disciples de Socrale avaient déjà une teinture philosophique. Cébès
était initié au pythagorisme, Euclide, à la doctrine éléate. Platon, jeune encore, dis-
cutait avec lui et l'étonnaitpar ses originales conceptions. Uy a donc « enseignement
mutuel »,
404 LA SCIENCE SOCIALE.
d'ime leçon de choses:. Cela vient de ce que le philosophe s'est
formé, non point d'après une formule classique, mais en se pro-
menant partout, Je nez au vent, interrogeant les personnes et
examinant les choses. Une fois nanti de sa provision d'idées, il la
partage généreusement avec quiconque l'aime et le suit, et le
professeur est d'autant plus à son aise que ses élèves ne sauraient
se plaindre. Ils en ont toujours au moins « pour leur argent ».
En un mot, la philosophie n'est pas pour Socrate un moyen
d' existence, comme pour le sophiste. Elle fait partie, chez lui ainsi
que chez ses disciples, du mode de l'existence. C'est une occupa-
tion qui relève des divertissem^its pour le moins autant que de
\ instruction . L'amour des entretiens philosophiques passionne
alors Athènes, comme les combats de gladiateurs passionneront
bientôt Rome. Le maître a presque besoin de se débattre contre
les disciples enthousiastes qui, nonobstant la gratuité de sa parole,
s'attachent à lui faire accepter des dons gracieux. « Par quelle
raison, dit Socrate lui-même (1), quand chacun sait que je n'ai pas
de quoi rendre, par quelle raison expliquer cet empressement de
tant de personnes àm'offrir des présents. » C'est donc une vogue,
un entraînement public. Socrate, comme tous les grands hommes
d'ailleurs, se trouve soulevé par une sorte de flot qui l'entraîne,
et qui le fait paraître d'autant plus grand qu'il le soulève davan-
tage. Socrate, en un mot, a des cimis. Quels sont-ils? quel genre
de liaison s'établit entre eux et leur maître?
II. — LE COMPAGNONNAGE INTELLECTUEL.
Ce titre imposant de maître, Socrate le répudiait de tout son
pouvoir. « Je n'ai jamais été le cioijy.aXs; de personne (2) ». De
même, il ne veut pas voir dans ceux qui l'entourent des disciples.
Il les regarde comme des compagnons [ï-alpoC). Il se contente
(1) Xéiiophon, Apologie^ III. — L'aulheiilicité de cet opuscule est contestée, mais
on n'en conteste pas l'éporjue. S'il n'est pas dû àXénophon, il l'est certainement à quel-
que autre disciple de Socrate.
(3) Platon, Apologie, XX.
SOCRATE ET SON GHOUl'E. 405
(l'accueillir ceux (jui se présentent, et (( pourchasse » tout spécia-
lement ceux (]ui ont la réputation de beaux et de bons (-/.aXoc
y.àYxOci). La beauté physique des jeunes gens, comme il apparaît
clairement par une l'ouïe de textes, n'est pas étrangère à cette
recherche, mais le philosophe tient essentiellement à ce qu'il
s'y joigne aussi la beauté morale.
Il veut des disciples arec qui la conversation soit un charme
de toute manière, et cela s'accorde très bien avec cette idée de
mode d'existence^ de divertissement que nous avons attachée à
l'exercice de la philosophie en plein air. Des jeunes gens se pré-
sentent donc, ou Socrate les raccroche. Quels jeunes gens? La
plupart seront riches, parce que seuls les riches ont de suffisants
loisirs. « Ceux des jeunes gens qui ont le plus de loisir, c'est-à-
dire ceux qui appartiennent aux familles les plus riches, s'atta-
chent spontanément à moi (1) ». Mais les riches, néanmoins, ne
seront pas seuls ici, comme chez les sophistes. « Les sophistes
sont en quête des jeunes gens riches, tandis que les philoso-
phes sont accessibles à tous, amis de tous : ce n'est pas la for-
tune des hommes qui règle leur estime ni leur mépris (2). »
C'est ainsi qu'Antisthènes, le fondateur de la secte cynique,
est issu d'un citoyen athénien et d'une esclave thrace. Eschine
était pauvre également. Mais, somme toute, les petites gens
sont en minorité. Le gros du cénacle se compose d'aristocrates :
Platon et ses frères, descendants de Solon et de Codrus ; Xéno-
phon. homme d'État et général; Phédon, d'une noble famille
d'Élis, vendu comme prisonnier de guerre et racheté par un
riche ami de Socrate à la prière de ce dernier; les Thébains
Cébès et Simmias, dont le dernier, avec Criton, met sa fortune
à la disposition de Socrate, dans le cas où il consentira à s'é-
vader de sa prison (3). Comme on le voit, les étrangers occu-
pent une place honorable dans le groupe. On peut y joindre
Aristippe de Cyrène, le fondateur de l'école cyrénaïque, Eu-
clide de Mégare qui, s'il faut en croire Aulu-Gelle, poussait son
(1) Platon, Apol, X.
(2) Xénoplion, De la Chasse, XIII.
(3) Platon, Criton, IV.
T. XX. 30
406 LA SCIENCE SOCIALE.
admiration pour Socrate jusqu'à venir la nuit de Mégare à
Athènes, dont l'accès était interdit aux Mégariens sous peine
de mort. Ce qui caractérise cet auditoire, c'est précisément la
note du maître, le déslntércsseinent. Sauf Alcibiade et Critias,
reniés par Socrate, et dont le cas est longuement discuté par
Xénophon comme exceptionnel (1), les compagnons du philo-,
sophe ne paraissent pas avoir, en écoutant ce dernier, Tarrière-
pensée de parvenir ainsi plus facilement au pouvoir. Ils font
de l'art pour l'art, comme le maître, et voilà pourquoi ce groupe,
qui ne produit que deux politiciens d'ailleurs dissidents, donne
naissance à un groupe assez compact de penseurs, dont plu-
sieurs fondateurs d'écoles philosophiques, tous originaux et fort
appréciés des anciens.
D'un côté un maître qui ne se fait pas payer; de l'autre des
élèves qui n'envisagent pas, au delà de la leçon, un but utili-
taire : ces deux circonstances agissent simultanément pour don-
ner ici une tournure amicale et familière à des relations géné-
ralement plus graves et plus guindées. Socrate se fait tout petit,
s'efface tant qu'il peut, proclame avec affectation son ignorance,
déclare à ses amis qu'il cause avec eux pour s'instruire lui-même.
Il badine, s'amuse, môle au sérieux le bouffon. Il est à son aise et
met à l'aise. Ses manières, comme ses expressions, respirent l'a-
bandon et la familiarité. Dans le Phédon, il commence sa su-
perbe démonstration de Fimmmortalité de l'âme en se grattant
avec un plaisir naïf la jambe qu'on vient de débarrasser de ses
chaînes, et trouve moyen d'en tirer une réflexion philosophique
sur le plaisir et la douleur (-2). Un peu plus loin il passe ses
mains sur les cheveux de Phédon. Xénophon, le narrateur véri-
dique, nous le montre de môme, dans V Apologie, passant sa
main sur la tôte d'Apollodore. Au début du Phèdre, de Platon,
(1) Mém., I.
(2) Ce détail, comme bien d'autres, est emprunté à Platon. On sait que ce philoso-
phe a amplifié la doctrine de Socrate et prêté à ce dernier une foule de discours de
fantaisie. Toutefois, il est bien des détails, quasi iiistoriques, qu"il n'a eu aucun inté-
rêt à imaginer ou à falsifier. « Platon, dit M. Fouillée dans son introduction à la Phi-
losophie de Socrate, conserve toujours, dans ses dialogues, une certaine vraisem-
blance : il a un sens artistique et dramatique trop parfait pour attribuera ses person-
nages des doctrines dont ils n'auraient pas possédé au moins le germe. »
SOCRATE KT SON GROUPE. 407
nous le revoyons assis à côté d'un disciple, au bord de l'illissus,
et les pieds dans Feau. C'est au cours d'un « banquet », inler po-
cula, que ce même Platon prend plaisir à lui prêter les idées les plus
sublimes et les plus abstraites sur l'amour. Socrate est par excel-
lence un causeur, et le contraire du pédagogue. Il est affable,
avenant, bonhomme, enlaçant, caressant. Même quand il se lance
à fond de train dans toutes les subtilités de la sophistique, il ne
fait jamais figure de pédant.
L'« école socratique » forme donc un groupement tout à fait
spécial. Ce n'est pas l'immense corporation pythagoricienne, in-
féodée à une puissante aristocratie, outillée pour les luttes poli-
tiques et enserrant dans son réseau un grand nombre de cités.
C'est une associai ion amicale, libre, autonome, sans statuts, ni
secrets professionnels, ni rites distinctifs. Le maître agit plus par
son contact que par sa doctrine, plus par ses qualités d'homme
que par son caractère de professeur. Dire de belles choses à un
disciple, c'est beaucoup; passer sa main dans ses cheveux, c'est
peut-être plus encore. Les allures de Socrate ont probablement
plus fait pour le mettre en vogue que ses principes philosophi-
ques; ou tout au moins ceux-ci, sans celles-là, seraient peut-
être demeurés mal connus de ses contemporains et inconnus à
la postérité. Du reste, le système des rapports personnels est le
seul qui donne à un chef d'école de véritables disciples. Le lien
intellectuel est peu de chose, s'il ne se renforce d'un lien social.
Et ceci nous explique la place qu'occupent dans cette philo-
sophie deux sentiments de l'àme humaine, l'amitié et l'amour,
vaguement confondus dans des théories aujourd'hui plus que bi-
zarres, mais qui reflétaient certaines particularités de la société
d'alors. Socrate n'avait pas à aller chercher ces sujets bien loin.
Les relations cordiales, affectueuses, parfois passionnées, qui
régnaient entre les membres du petit groupe, étaient là pour
l'inspirer. Le lecteur moderne s'étonne de voir un moraliste
vertueux raisonner avec une imperturbable sérénité sur des ma-
tières auxquelles on craindrait de faire allusion aujourd'hui, et
d'en tirer tranquillement des conclusions très hautes, très éle-
vées, absolument idéales : preuve nouvelle que le plus grand
408 LA SCIENCE SOCIALE.
génie du monde ne saurait se soustraire à l'empreinte toute-puis-
sante de son milieu.
C'est cette familiarité de relations entre Socrate et ses disci-
ples qui a permis au premier de développer et de perfection-
ner au plus haut degré les deux procédés que Ton est convenu
d'appeler la « méthode de Socrate », à savoir, la mdieutique et
Xironie.
On sait ce que Socrate entendait par \d.maïeutique. Fils d'une
sage-femme, il prétendait continuera faire pour les esprits ce que
sa mère faisait pour les corps. Persuadé que toute vérité est la-
tente dans l'homme, — idée qui deviendra chez Platon lathéoriede
la réminiscence et sera le point de départ de la célèbre doctrine
des idées innées, — il cherchait non pas à apprendre aux autres
des choses nouvelles, mais à rendre conscient en eux-mêmes ce
qu'ils savaient sans s'en douter. Comme les sophistes, il interro-
geait, et interrogeait à outrance; mais, comme sa préoccupation
n'était pas celle des sophistes, comme il avait en vue la forma-
tion, non d'un escrimeur, mais d'un penseur, il donnait à ses
interrogations une tournure vraiment instructive. Il aidait tout
doucement son homme à trouver l'idée, il le mettait sur la voie,
l'acheminait de proche en proche, et lui donnait ainsi, avec le
plaisir d'avoir trouvé lui-même, la quasi-certitude de retenir dé-
sormais toute sa vie une vérité découverte d'une façon si at-
trayante et si graduée. Socrate n'est jamais si content que lors-
qu'il a réussi à faire dire à son disciple : « Tiens! c'est cela! j'ai
deviné. » A.u fond, le pilote a tout fait, mais le rameur maladroit
se berce un peu de la douce illusion que c'est lui qui a évité les
écueils et mis le cap sur le ])on endroit. D'ailleurs il a ramé, et
il est tout fier de sa fatigue. Le pilote, dans son coin, sourit tout
bas et jouit du bonheur de l'autre. Voilà un procédé d'enseigne-
ment tout à fait amical.
Pour arriver à ce but, Socrate doit feindre l'ignorance. Il af-
fecte de ne pas savoir le premier mot de la question qu'on dis-
cute, et demande humblement à être renseigné. Voilà Y ironie.
L'ironie socratique n'est pas l'ironie amère, cinglante, des ora-
teurs politiques et des avocats. C'est l'ironie douce, badine, à l'u-
SOCHATE ET SON GROUPE. 409
sage des amis comme à celui des ennemis. Le maître n'a pas à
sauvegarder par sa raideur une situation salariée. Il n"a rien à
perdre en s'abaissant. Peu lui importe, si l'on nous passe l'expres-
sion, de « faire la bête. » Et il y réussit admirablement. Socrate
est un sot, Socrate ne comprend pas, Socrate a besoin d'un sup-
plément d'explication, et ce supplément ne lui suffira pas encore.
Socrate est naïf ; il accepte argent comptant la première défini-
tion ou la première objection qu'on lui lance, et s'y empêtre
consciencieusement, prêtant le flanc aux critiques, opérant de
gaieté de cœur les retraites les plus désastreuses devant une ar-
gumentation ennemie. Il va donc être battu. Attendez : de sottise
en sottise, de naïveté en naïveté, le voilà qui a fait faire un
demi-tour à la discussion. La stratégie sophistique, dont il connaît
tous les secrets, lui en a fourni les moyens. D'aveu en aveu, de
définition en définition, l'interlocuteur en est arrivé à une con-
tradiction flagrante, si toutefois on prend la peine de réunir deux
de ses affirmations éloignées. C'est alors que ce lourdaud de So-
crate , comme frappé d'un souvenir subit, arrête le fil de la dis-
cussion et s'écrie : « Mais, ne disais-tu pas tout à l'heure....? »
Notre homme est pris. Socrate va-t-il faire éclater sa joie? Point
du tout. Il lui tend la perche avec mansuétude : « C'est donc que
tu voulais dire autre chose? Ta voulais dire sans doute... » Et il
lui lance une idée, comme on jette à un noyé une ceinture de sau-
vetage. L'autre s'y accroche éperdument et la discussion continue.
xMais il parait que le liège n'est pas fameux, car, au bout de quel-
ques brassées, le malheureux nageur enfonce de nouveau, et
Socrate^ le bon Socrate, cherche de nouveau complaisamment ce
qu'il pourra bien lui jeter pour le faire revenir sur l'eau. Lisez le
Gorgias, le Protagoras ; vous verrez le procodé dans toute sa force,
et l'on reconnaît assez généralement que Platon, dans ces dia-
logues, a respecté plus fidèlement qu'ailleurs la silhouette de So-
crate. Môme avec ses intimes, Socrate se plaît encore à jouer
ainsi. Le Phédon en offre un curieux exemple. Socrate s'amuse
des plus terribles objections contre l'immortalité de l'Ame comme
un chat d'une souris. Il badine avant de réfuter, pendant que ses
disciples sont dans l'angoisse. Certes, là encore, le talent drama-
410 LA SCIENCE SOCIALE.
tique de Platon nous a donné un Socrate revu et corrigé ; mais
l'élève a-t-il pu faire autre chose que d'idéaliser, en les conser-
vant, les allures et les habitudes d'un maitre qui faisait son ad-
miration et qui lui était cher?
Nous venons de parler de l'immortalité de l'âme. Le sujet n'est
pas frivole et dénote une tournure d'esprit qu'il nous faut main-
tenant préciser. Sur quoi roulent, en eifet, ces palpitants entre-
tiens? Il ne leur aurait pas suffi d'être gratuits, ni même d'être
amicaux, pour intéressera un si haut degré les générations fu-
tures. Les questions si vivement débattues entre les derniers
philosophes byzantins et alexandrins ne passionnent pas grand
monde aujourd'hui. Combien différent est le destin du vieux So-
crate! « Socrate, dit M. Alfred Croiset, est pour quelque chose, ou
même pour beaucoup, dans tous les traités moraux et dans tous
les sermons qui ont nourri l'âme humaine depuis plus de deux
mille ans » (1).
.Tétons donc 'un coup d'œil sur cette doctrine, ou, pour consi-
dérer la chose à un point de vue plus social, sur cette campagne
morale et politique entreprise par Socrate et ses amis, ce que
nous avons appelé tout à l'heure sa « campagne de restaura-
tion ».
II, — LA CAMPAGNE DE RESTAURATIOX.
Nous venons d'établir la différence qui existe entre le cénacle
socratic[ue et la corporation pythagoricienne. Cette différence
résulte surtout de ce que, dans le milieu crotoniate, un puissant
courant d'opinion, appuyé sur la force politique, fait de Pytha-
gore un dominateur, au lieu qu'à Athènes le courant correspon-
dant est beaucoup trop faible et ne produit que des individualités
brillantes, inaptes à organiser une réaction efficace. Socrate,
somme toute, n'a jamais cessé d'être un vaincu.
Expliquons-nous ; car la question devient ici assez obscure ; et
(1) Hist. de la lut. grecque, Alfred et Maurice Croiset, t. IV, p. 238.
SOCKATE ET SON GROUPE. 4 H
certains incidents, tels que la représentation des Nuées d'Aristo-
phane, seml)lent faits au premier abord pour rol)SCurcir. Socrate
n'est pas, par sa naissance, un aristocrate; il ne l'est pas non plus
par ses i;oùts, ni par ses allures, ni par son langage ; il évite de
se jeter dans la politique : son (( démon >>, dit-il, l'en a toujours
détourné. Pourtant, en dépit des apparences contraires, il est
visible que l'ensemble des idées de Socrate contient une orienta-
tion marquée dans le sens aristocratique. Son mépris profond
pour les politiciens qui gouvernent, ses railleries à l'adresse du ti-
rage au sort des magistrats, sa rébellion effective contre eux, lors
du jugement des généraux vainqueurs aux iles Argimises, son
admiration non déguisée pour la constitution de Sparte, le clas-
sent nettement dans ce camp réactionnaire dont Aristophane
était un des porte-drapeaux. Les Nuées, comme nous le verrons,
sont tout simplement le résultat d'une méprise.
Au fond, le parti aristocratique est mal délimité à Athènes. On
voit s'y produire un phénomène qui arrive assez généralement
dans tout État où les partis en présence sont fort inégaux. Une
bonne partie de la minorité passe du côté du manche; on se
rallie ; des individualités aristocratiques se hissent sur les épaules
de la démocratie et adaptent leur façon de gouverner aux mœurs
de la multitude qui les a soulevés et portés au pouvoir. Tel est
le cas d'Alcibiade; tel est celui de Critias et des trente tyrans,
auxquels, — remarcjuons-le bien, — Socrate continue à faire
grise mine, absolument comme il la faisait à la pleine et entière
démocratie .
Pour tout dire, Socrate est dans le camp des boudeurs. Non
qu'il boude personnellement ; mais nous avons vu son caractère.
Sobre en matière d'honneurs comme en matière de nourriture,
il nous apparaît dépourvu de toute ambition. Cette circonstance,
comme il est facile de le saisir, est tout à fait propre à réunir au-
tour de lui, non point les jeunes gens qui travaillent pour deve-
nir démagogues, mais ceux qui cherchent à s'instruire pour le
pur amour de l'idée. Or, ce camp-là est celui de la vieille aristo-
cratie athénienne, des antiques eupatrides, des viches penlacosio-
médimnes hostiles à une démocratie qui les ruine, des gens
412 LA SCIENCE SOCIALE.
« comme il faut » qui ne veulent pas se compromettre avec la
canaille, et, parmi tous ceux-là, des ruraux.
Socrate, personnellement, n'est pas plus rural qu'aristocrate.
Il avoue même quelque part que les arbres ne lui disent rien.
Son séjour favori, c'est la rue. Il y a là une nouvelle singularité
devant laquelle on est forcé de s'incliner; mais le fait s'impose
avec évidence. Le courant d'esprit aristocratique s'incarne dans
un homme du peuple ; l'esprit campagnard prend pour défenseur
un urbain. Il faut se rappeler, pour ne pas trop s'étonner, quel-
ques faits du même genre : l'armée royaliste de Vendée comman-
dée par le voiturier Cathelineau, le bourgeois Berryer constitué
leader, sous Louis-Philippe, de l'opposition du noble faubourg. Si
nous examinons la chose de près, nous reconnaîtrons que l'opi-
nion aristocratique n'aurait jamais pu s'incarner, à Athènes, dans
un représentant aussi populaire que Socrate, capable d'aller dé-
biter ses théories en plein vent, et que l'esprit campagnard n'au-
rait su découvrir un interprète à la campagne, puisque les gens
rustiques, d'ordinaire, sont peu lettrés.
Socrate est donc réactionnaire, et il médite la restauration de
la vertu, c'est-à-dire celle de la cité, car ces deux idées, dans la
cité antique^ sont inséparables : « Les dieux eux-mêmes veulent
que ce qui est juste soit la même chose que ce qui est légal (1). »
Et Démocrite, pendant ce temps-là, disait dans sa cité d'Abdère :
« Le gouvernement, c'est tout; s'il est sauvé, tout est sauvé : s'il
périt, tout périt. » Rétablir la justice, c'est donc réformer la loi,
total moyeu d'action de la justice, selon la philosophie. « .le
prends, dit Ischomachos répondant à une question de Socrate,
en partie dans les lois de Dracon, en partie dans celles de Selon,
pour enseigner la justice à mes serviteurs (2). » Et voilà pour-
quoi Socrate, bien qu'éloigné systématiquement des discussions
politiques, se représente comme agissant sur la cité. Il se com-
pare à « un éperon attaché à un cheval grand et de pur sang (Athè-
nes) pour l'aiguillonner. » Cette conduite est le résultat d'une mis-
sion. C'est son « démon » qui le pousse, qui l'envoie. Une voix se-
(1) Xénophon, i)/e»i.j IV.
(2) Xénophon, Économ., XIV.
SOCRATE ET SON GROUPE. 413
(irtc l'oblige déjouer ce rùle de prédicateur : « Tant que je res-
pirerai, etque cela sera en mon pouvoir, je ne cesserai de philoso-
pher, vous exhortant, vous avertissant et adressant la parole,
selon ma coutume, à quiconque je rencontrerai (li. » Socrate
[)ensc en cela s'appliquer à la « véritable politique ». Il ])ense
que « senl, avec un petit groupe, il remplit ses devoirs de ci-
toyen (2). » 11 eflace la famille devant l'État (3). La famille
doit du reste prendre modèle sur l'État. Pour louer ime famille
prospère, il ne trouve rien de mieux que de la comparer à une
cité qui marche bien (4). Or, pour qu'une cité marche bien, il
faut que la vertu y règne. La vertu apparaît alors, mais subor-
donnée à la cité. La vertu est un moyen de faire prospérer l'État.
Toute la morale se résume en une formule : être bon citoyen.
Comment sera-t-on bon citoyen?
1" En travaillant, et surtout en se livrant ci des exploitations
agricoles, de façon à amasser de la richesse, à « agrandir sa
maison ». Par cette estime du travail, Socrate atténue son admi-
ration pour Lacédémone, et se rattache en droite ligne au type
des antiques Pélasges, premiers habitants de l'Attique, non qu'il
soit agriculteur lui-même, répétons-le, mais parce qu'il se fait
évidemment le porte-parole d'un « groupe agricole » assez puis-
sant. Socrate n'aime pas les métiers urbains, les arts mécaniques.
Il trouve qu'on y rend peu de services à la cité. Au contraire, il
nomme avec éloge des cités (du type de Sparte) où il est défendu
d'exercer des arts mécaniques (5). Il vante le royaume de Perse,
où l'agriculture est encouragée administrativement (C). Il sou-
tient avec ardeur l'opinion d'après laquelle l'agriculture est « la
mère et la nourrice de tous les arts » (7). Il proclame que « cette
profession est la plus agréable à pratiquer, et donne au corps
(1) Plalon, Apologie. XVII. Remarquez la curieuse concordance des léinoignages
de Xénoiilion et de Platon.
(2) Platon, Gorgias.
(3) Platon, Criton, Prosopopée des lois.
(4) Xénophon, Économ., IX.
(5j Ibid., IV.
(6) Ibid.
(7) Ibid., V.
414 LA SCIENCE SOCIALE.
la plus grande beauté, la plus grande vigueur, et aux âmes
assez de loisir pour songer aux amis et à la cité » (1). Remar-
quez ce dernier trait, qui est délicieusement « méditerranéen » .
Il n'oublie pas d'ailleurs que l'Atticjue est le pays des abeilles et
compare à la royauté de la mère abeille dans la ruche celle de
la maîtresse de maison dans son intérieur (2). L'agriculture,
d'autre part, possède une influence morale. Elle « donne à la
cité des citoyens meilleurs et mieux intentionnés » (3). C'est
l'art « le plus utile de tous, le plus agréable à exercer, le plus
beau, le plus cher aux dieux et aux hommes, et par-dessus
tout, le plus facile à apprendre ». Encore un trait méditerranéen.
Enfin son interlocuteur de V Économique, Ischomachos, lui fait
observer que, dans les autres professions, les hommes ont une
tendance à garder pour eux leurs secrets professionnels, ce qui
est de l'égoïsme, au lieu que « l'agriculteur le plus habile à
planter, à semer, est content quand on l'observe » et se mon-
tre beaucoup plus communicatif sur ses procédés, « tant l'agri-
culture excelle à donner un caractère généreux à ceux qui
l'exercent » .
2° En se montrant bon soldat : ce sera la seconde manière
d'être bon citoyen. Cet amour de Socrate pour l'agriculture, si
l'on descend au fond de sa pensée, cache un certain culte du
militarisme, au moins défensif. Certes, l'agriculture est utile
par elle-même, mais elle l'est encore en enfantant une race de
vigoureux guerriers. Socrate tient à la grandeur d'Athènes, à sa
puissance politique et militaire, et il constate que c'est la vie
rurale qui fournit les meilleurs soldats. Le paysan se bat
mieux que l'ouvrier. L'élevage des chevaux, il en fait la remar-
que, donne à la cité de quoi monter une bonne cavalerie, et
Xénophon, disciple de Socrate, a écrit un traité sur « le comman-
dant de cavalerie ». Enfin Socrate, en exhortant le grand
patron agricole à s'occuper activement de ses propriétés, ne
cache pas son arrière-pensée. Il estime que ce maniement
(1) xénophon, Économ., VI.
(2) Ibid., Entretien avec Iscliomachos.
(3) Ibkl., VI.
SOCUATE KT SON GROUPE. 413
iriioiniiics jiuqiiel habitue la grande culture est une des meil-
leures préparations (ju'il y ait au commandement militaire (1).
Le désir de voir se former de solides soldats inspire à Socrate
une bonne partie des préoccupations attribuées à Lycurgue (pour
qui il professe une vive admiration). Il fait de la sobriété, de
l'hygiène , du choix de l'alimentation, des questions capitales, des
cas de conscience. Les citoyens doivent, à ce point de vue, se tàter,
pour ainsi dire, et étudier les aliments, les boissons, les exercices
qui leur conviennent le mieux.
On sait enfin que Socrate personnellement fut un soldat irrépro-
chable, qu'il se battit bravement à l'occasion. Des auteurs ra-
content qu'il sauva la vie à Xénophon dans un combat, et l'on se
demande parfois si ce dernier, lors de la célèbre retraite des Dix
Mille , ne dut pas à une certaine supériorité mi-partie intellec-
tuelle, mi-partie militaire, l'honneur d'être choisi pour chef
par ses compagnons d'armes, aventuriers rassemblés de tous les
coins du monde hellénique.
3° En se montrant, s'il ij a lieu, bon magistrat : troisième ma-
nière d'être bon citoyen. Ce grand patronat agricole qui fascine
Socrate, nous l'avons vu, ne lui semble pas seulement une pépi-
nière d'officiers, mais un excellent milieu où pourraient ou dé-
liraient se recruter les chefs de la cité. Une idée fondamentale,
obsédante, revient souvent à ce sujet dans les discours de
Socrate, que nous les prenions chez Xénophon ou chez Pla-
ton. Pour être joueur de flûte, il faut avoir appris à jouer de
la flûte; pour mener un troupeau, il faut connaître le métier de
berger; pour conduire un vaisseau, il faut avoir étudié le pilo-
tage ; de même, pour commander l'Etat, il faut avoir appris, avant
cela, à commander les hommes de quelque autre manière. Cette
idée, éminemment aristocratique, recevra plus tard, dans la. Répu-
blique de Platon, sa plus véhémente expression. Mais elle existe
chez Socrate ; elle est d'autant plus sincère que Socrate n'est pas
grand patron et qu'il n'a nulle envie d'être magistrat. Il voudrait
du moins pousser dans cette voie certains de ses disciples, etpar-
(1) Économ., V. La supériorité stratégique des planteurs du Sud, dans la guerre de
Sécession, confirme curieusement 1 observation de Socrate.
416 LA SCIENCE SOCIALE.
fois lorsqu'il en voit un qui lui semljle capable, il le pousse discrè-
tement à se lancer clans la politique et lui en fait, là encore, un
« cas de conscience » (1). A cjuoi sert-il d'être grand propriétaire?
Nous le savons par- cette réponse crischomaclios, traduisant ad-
mirablement ridéal socratique : « Il me parait bien doux, So-
crate, de traiter magnifiquement mes amis... de venir en aide à
la cité et de contribuer, autant que je puis, à l'embellir » (2). Le
Grec enricbi, de nos jours, n"a pas un idéal différent et n'use pas
différemment de la richesse une fois conquise. On dirait qu'il
attend, comme son ancêtre Ischomachos, les compliments d'un
Socrate : « Ischomachos, tout ce que tu me dis là est fort beau. »
Cette incursion dans la politique semble nous éloigner du mo-
raliste. Nous ne nous en écartons pas cependant. Rappelons-nous
la classification des vertus inaugurées par Socrate, et conservée
depuis parla morale chrétienne, sous le nom de vertus cardinales :
prudence, justice, force, tempérance. Nous venons, sans nous en
douter, d'en voir l'application successive. Platon, sur ce point
encore, éclaircira et précisera la doctrine de son maître : mais
cette doctrine est créée. Socrate parlant aux agriculteurs, qui
doivent travailler et amasser, est le prédicateur de la tempé-
rance ; Socrate, cherchant à former des soldats, exhorte k la force
ou au courage ; Socrate rêvant d'une aristocratie riche et éclairée
à la tête de la cité, fait l'apothéose de la ^jinidence ou de la
sagesse. Le tout combiné donne à l'État le souverain bien, qui est
la justice.
Les philosophes discutent encore aujourd'hui pour savoir si
Socrate a établi une distinction quelconque entre le beau, le bien
et Viitile, ou s'il a confondu en une seule ces trois notions. Au
fond, c'est plutôt Vutile qui le préoccupe, mais une sorte d'utilité
supérieure, se rapportant à l'État. Dans cette sphère, l'utile sort
du vulgaire et du banal ; il s'idéalise, se propose comme un but
à la vie des citoyens, et devient le bien; il enfante de même, par
(1) Mais la plupart du temps, comme nous le verrons, Socrate n'insiste pas sur ce
point. 11 sait parfaitement que son parti est trop faible et il prêche plutôt l'abs-
tention, en attendant des temps meilleurs.
(2) Économ., XI.
socrate et son groupe. 417
sa réalisation, des harmonies sociales, et se fond plus ou moins
dans le beau. Kn un mot, si Socrate a ramené toute philosophie
à la morale, il a ramené en même temps toute morale à la
moralr civique, car à Athènes, comme dans toutes les citr^^ anti-
ques, la devise est : Tout pour la loi et par la loi. Tous les petits
sermons des Mémorables : vénérer les dieux, aimer ses frères,
acquérir la sobriété, rechercher de vrais amis, fuir l'oisiveté,
secourir les amis dans le malheur, etc., convergent à un grand
but unique; créer une c/^e juste et prospère, où la loi, suivant le
mot de Démocrite, soit réellement (( la bienfaitrice des hommes » .
Ce culte de la loi, avec le temps, devient de la ferveur, de l'exal-
tation, du délire, et nous ne nous étonnons plus de rencontrer
dans le Criton cette magnifique « prosopopée des lois » qui
montre le sage persécuté demeurant volontairement enchaîné
dans la prison dont ses amis ont réussi à lui entr'ouvrir la porte,
mais où. obéissant jusqu'au bout, il préfère rester pour mourir :
« Dis-nous, ô Socrate, que vas-tu faire? Fais-tu autre chose, par
cette évasion que tu entreprends, que de nous détruire pour ta
part, Nous les Lois, et avec nous la Cité tout entière?... (1) ».
Rien n'est plus terrible pour un homme, rien n'est plus pro-
pre à le charger de remords, que la malédiction d'une mère :
Socrate, quoique innocent, ne veut pas s'enfuir, parce qu'il serait
maudit par la Loi.
Et pourtant, malgré ce respect de la loi, Socrate s'attire les
foudres de la cité. Il s'est fait des amis par la gratuité de son
enseignement, par l'aimable familiarité de ses allures , par le
caractère pratique et moral de sa prédication. Mais, parallèlement
à cette force attractive qu'exerce le grand philosophe, se mani-
feste une force répulsive qui se traduira finalement par une for-
midable campagne contre Socrate. C'est là un fait nouveau, autre
preuve de son influence, — n'a pas des ennemis qui veut, — et
qu'il s'agit d'analyser avec quelques détails. Après les amis de
Socrate, il est nécessaire d'étudier les ennemis de Soci^ate.
[A suivre.)
G. d'AZAMBUJA.
(1) Platon, Criton, si.
^ L'IRLANDE D'AUTREFOIS
LE PAYS ET LES HABITANTS (1)
La description, que j'ai donnée dans la Revue (2), du type
gaélique pris à une époque relativement récente, va nous per-
mettre d'éclairer l'histoire de l'Irlande, où ce type a jadis vécu
pendant des siècles. Nous retrouverons là les pièces principales
dont est composé cet organisme, et en remontant dans ce passé,
nous verrons se développer et se transformer à travers les âges
l'état social de cette fraction de l'humanité.
L'Irlande, en effet, est le pays d'où les légendes et les tradi-
tions font venir tous les clans des Highlands, depuis les plus an-
ciens, les Campbell et les Macleod, jusqu'aux migrations histo-
fl) Ouvrages consultes. Outre les livres déjà cités de Skene, Lavergne. les articles
Brehon Slaw, CiiLTic utteratuke, Clan, Fenians, Ireland, Scotland, dans VEncy-
clopedia Britannica, — Slaiidish OGradj-, History of Ireland critical and philo-
sophical;—HistoryofIreland, Hervic period, 2 vol. 1878-80; — A. Young. Voyages
en Irlande;— M. A. DeBovet, Lettres d'Irlande, Trois mois en Irlande, — Register
of the abbey of S. Thomas, Dublin, éd. Gilbert, 1889; — Mackintosb, History of
t'he civilisation in Scotland, 1878-88, 4 vol. in-8"; — The historians of Scotland,
t. I et IV (Chroniques de Fordun);—Dareste, Études d'histoire du droit; — Sum-
ner Maine, Early History of Institutions, Londres, Ulh; — Ancient laws of Ire-
land, 4 vol., 1865-79; — Walpole, History of Ireland, 1882; — d'Arbois de Ju-
bainville, Cours de littérature celtique, t. II, V et VII 1883-95, et de nombreux
mémoires sur le droit irlandais : Revue celtique, t. III et VII-VIII; Nouvelle Revue
historique de Droit, t. IV-V, VIII-IX, XI-XVI ; Revue générale du Droit, t. XII-XVI ;
— Giraldus Cambrensis, t. IV (éd. Dimack) — Whitley Stokes, the Tripartite life
ofS. Patrich, 1888, 2 \o\;—Annals ofLoch Ce, éd. Hennessy, 1871, 2 vol. ; — Chro-
nicum Scotorum, éd. Hennessy;— Warsofthe Gall withthe GaedJiil,éd. Todd;
— Brueyre, Contes populaires de la Grande-Bretagne, 1875; — Rliys, Early Bri-
lain, Celtic Britain, 1881; —Joyce, History of Ireland, 1893.
(2) Voir la Science Sociale, 1895, t. XIX, p. 78, 3ù6, 505, et t. XX, p. 250,
l'irlande d'autrefois. il9
riques plus récentes des lils d'Ere (1), des fils de Corc(2), des
Colla (3), des O'Niall du dixième siècle (V) . A ces époques reculées,
non seulement les émigrés savent qu'ils ont laissé en Irlande des
parents, — les Macdonald, par exemple, se savent apparentés aux
O'Kelly, aux iMaguire, aux Macmahon, — mais il y a entre les deux
pays tantôt une unité politique (5), tantôt une unité de souvenir
qui , lorsque le rameau écossais a grandi au point de devenir in-
dépendant , le rappelle aux heures de grand péril sous les dra-
peaux de ses frères (G).
Puisque c'est le milieu irlandais qui a préparé les Highlanders
à la formation sociale que leur nouveau milieu leur a imprimée,
il est intéressant de noter par quelles frappantes analogies le
premier type s'acheminait vers le second sans y arriver complè-
tement, détourné, aiguillé dans d'autres directions par l'impul-
sion d'une nature plus riche, d'un cadre plus fertile.
Comme l'Ecosse , l'Irlande va nous donner l'impression d'un
pays où les moyens d'existence sont avant tout fournis par la
simple récolte , où la vie est presque exclusivement orientée vers
la guerre; comme l'Écossais, l'Irlandais nous offrira l'image d'un
pasteur apathique et belliqueux , d'un communautaire de clan.
Le lecteur qui a bien voulu suivre les précédents articles a pu
s'apercevoir que j'avais placé le détail de mes observations entre
les années 1770 et 1790, à l'époque où disparait pièce par pièce
l'ancienne organisation sociale des Highlands, me retournant
quelquefois en arrière pour y voir fonctionner le type vivant, des-
(1) Souche des Cameron , des Macphcrson, des Mac-Intosh, des Moray.
(2) Tige des comtes de Lennox et d'Angus.
(3) Ancêtres des Macdonald.
(4) Origine des Lamont et des Lachiand.
(ô) Ainsi, la légende fait régner les trente Brude sur les Pietés d'Ecosse et d'Irlande,
et, aux sixième et septième siècles, le royaume scot de Dalriada chevauche à la fois
sur les deux pays.
(G) En 627, le roi irlandais de Dalriada reçoit l'appui du roi écossais de ce nom pour
lutter contre les armées coalisées des Pietés d'Irlande et d'Ecosse; à Clontarf, en 1014,
dix chefs de clan écossais combattent à côté du roi d'Irlande contre les Danois de
Dublin et des îles d'Ecosse; au treizième siècle, les clans irlandais fournissent à So-
merled l'armée avec laquelle il reconquiert son royaume d'Argyle , et, parmi les des-
cendants des fils de celui-ci, nous comptons les Macdonald d'Ecosse et les O'Donneil
d'Irlande, les Mac-William de Connaught, les Sheehyde Munster.
420 LA SCIENCE SOCIALE.
cendant plus rarement au siècle présent pour voir ce qui a surgi
de cette décomposition. J'agis de même avec l'Irlande. Les années
1770 à 1780 marquent en effet dans son histoire : l'ancienne Ir-
lande des clans a vécu , l'Irlande moderne des O'Connell et des
Parnell n'existe pas encore et se laisse à peine soupçonner. C'est
là qu'il faut saisir les traces encore chaudes de son passé. Un
grand voyageur, un illustre agronome, Arthur Young, parcourt
à ce moment le pays, et l'infinie précision de sa description nous
est le plus sûr de tous les guides. Derrière ses phrases et ses co-
lonnes de chiff'res on voit prendre corps les descriptions un peu
vagues des anciens chroniqueurs, qu'il est hon d'en rapprocher
de temps à autre pour montrer à travers la suite des Ages la con-
tinuité logique des phénomènes. Alors, au-dessus de ce peuple,
il ne restera plus qu'à faire passer la chevauchée de ses castes
guerrières dans l'esquisse rapide d'un passé militaire et sanglant,
que les annales des cloîtres nous livrent comme un vaste obi-
tuaire où l'on ne fait mémoire que des morts.
I. — LE MILIEU PHYSIQUE FAIT PRÉDOMINER LE PATURAGE
SUR l'agriculture.
C'était, je le rappelle encore, le trait distinctif du paysage
écossais : une terre de granit noyée dans la brume. « Ce qui me
frappe le plus en Irlande, écrit Young (1), c'est le caractère
rocheux de son sol; l'ile entière n'est qu'un vaste rocher de di-
verses couches et de diverses espèces s'élevant au-dessus des flots.
En général, il affleure partout à la surface; dans les contrées les
plus fertiles, il se trouve à une faillie profondeur. L'argile, la
glaise, le sable y sont pierreux. » Nulle part on ne les rencontre
à l'état pur.
Voilà pour le sous-sol. Passons au climat. Sitôt que le voya-
geur a franchi sa ligne de plages basses et sablonneuses qui
borde le rivage d'Irlande, il se trouve en présence d'une série de
contreforts élevés qui s'abaissejit vers le centre du pays, dont ils
(1) Vol. II, p. 5 et 6, éd. Hutton du Tour in Ireland. Londres, 1892.
l'irlande d'autrefois. 421
fout CQ quelque sorte une vaste cuvette. La situation maritime de
l'Irlande lui assure une grande quantité de pluies, qui, après
avoir séjourné quelque temps sur les hauteurs, se précipitent dans
la plaine et le plus souvent y demeurent à l'état de lacs ou d'é-
tangs, formant une vaste plaine de marécageuses tourbières.
Sur 122 journées, Young constate 75 jours de pluie (1). Pour
32 pouces d'eau, qui sont la moyenne annuelle de l'Angleterre,
l'Irlande en reçoit iO. Même sans pluie, le voisinage de la mer
et la présence des lacs entretiennent par l'évaporation une hu-
midité constante.
Le résultat se fait naturellement prévoir; c'est, à l'état naturel,
le développement, la prédominance de la végétation forestière (2).
Comme en Ecosse, l'arbre triompherait de l'herbe, si l'homme
n'était pas là ; comme en Ecosse, la présence de l'homme et sur-
tout la présence de ses troupeaux a, en quelques siècles, déboisé
le pays au point qu'en certains endroits, dit Reclus, il fallait se
ser^ir pour cercler les tomieaux de fanons de baleine. Au dix-
huitième siècle, le déboisement était général, Young le constate
à chaque pas ; les exceptions sont rares, généralement dues à des
reboisements récents, sans cesse contrariés par les paysans qui
s'amusent à couper un jeune arbre pour se faire une canne (3).
Yoilà donc une première transformation subie par le pays : il
cesse d'être un sol forestier, dès que la population s'y accroît
dans une mesure un peu sensible. Mais la présence de lliomme
ne suffit pas pour achever la transformation, pour faire dispa-
raître l'influence du sol et du climat hostiles à la culture. Le
pâturage surtout profite du déboisement. Sans doute l'Irlande
est un pays fertile, Young lui-même trouve qu'à proportion elle
contient moins de terrains incultes que l'Angleterre : le Kerry,
le Galway, leMayo, le Sligo, le Donegal n'en offrent pas d'aussi
grandes étendues que les quatre comtés anglais du Nord, le Nord
(l)Young, t. II. p. 8.
(2) « Planitieshabet perloca pulcherrimas. écrit au douzième siècle Giraud de Catn-
brie, sedrespeclu silvaruin modicas, ideoque iialura disponente speciosas niagis quam
spatiosas... Etiam adhuc liodie respeclu silvaium pauca sunt hic campestiia. » (Gi-
raud, t. V, p. 26 et 141.)
(3) T. II, p. 85.
T. XX. 31
422 LA SCIENCE SOCIALE.
du York et FEst du Lancastre (1). Mais les régions fertiles, com-
prenant 5 millions d'hectares environ sur 8, d'après les calculs de
M. de Lavergne, Roscommon, Limerick, Clare, Tipperary, sont
avant tout des régions de pâturage, que constitue une mince
couche de terre grasse sur un sous-sol calcaire admirahlement
adapté à cette destination. Dans le comté de Waterford, il y a
1 hectare de culture pour 12 de pâture, 1 pour 14 dans le Kings
county (2). Les terres abandonnées à elles-mêmes, retournent
spontanément â une vigoureuse production herbacée qui étouife
les céréales si on ne les surveille pas (3). C'était ce que constatait
déjà au douzième siècle Giraud de Cambrie dans son style chargé
d'antithèses : Pascids quam friigibiis, dit-il, gramme quam
grano fecundior est insula. Le blé, qui donnait de merveil-
leux espoirs lorsqu'il était en herbe, n'olîrait à la moisson, lors-
qu'elle n'était point empêchée par les pluies, que de tout petits
grains. Abunde satis camjn vestiuntw, granaria deslituuntur ^
écrit encore Giraud.
De même qu'aux Highlands, la douceur du climat maritime
permet défaire pâturer les animaux au dehors, hiver comme été.
Au seizième siècle, Spenser nous montre les Irlandais, après
avoir ensemencé une pièce de terre, se dirigeant avec leurs trou-
peaux vers la montagne, vivant dans leurs hooleys ou chalets et
revenant à l'automne pour leurs récoltes (4). Plus anciennement,
dans les régions où la population avait acquis un certain degré
de sédentarité, une partie de la famille demeurait constamment
au logis, où l'on nourrissait un petit nombre de porcs dont la
chair fraîche, salée ou marinée, était un des grands objets de con-
sommation domestique. Le reste du troupeau errait sous la con-
duite des enfants, l'été dans un lieu, l'hiver dans un autre, car,
dit Giraud, en hiver comme en été, on trouve en ce pays des pâ-
(1) Sont en montagnes, marais ou lacs, les 3/5 du Kerry, le 2/3 du Gahvay, le
1/3 et peut être la 1/2 de Mayo, le 1/7 de Sligo, la 1/2 de Derry, le 1/3 de Waterford,
le 1/7 de Tipperary. (Young, passiin.) Au dix-septième siècle, Sligo et Roscommon ne
faisaient qu'un vaste marais. (Voung, I, 234.)
(2) Young, t. 1, p. 401 et 428.
(3) Ibid., p. 386, t. II, p. 185.
[i) B&yyk'ms, Early Manin Britain, p. 354.
l'irlande d'autrefois. 423
tarages toujours verts, et l'on n'a besoiu ni de greniers à foin, ni
d'étables à bestiaux. Lorsque le blé était semé, les enfants pous-
saient leurs troui)eaux dans la montagne, ou sur la côte; ils y
passaient tout l'été, faisant en même temps la provision de bois
de la famille, et. quand le temps de la moisson approchait, ils
ramenaient le l)étail dans les environs de la résidence pater-
nelle. La présence de nombreux restes d'habitations sur les mon-
tagnes ou dans les lieux élevés, analogues en tout à celles de la
plaine, sont un témoignage irrécusable de cette manière d'agir.
Au dix-huitième siècle, Young retrouve de nombreuses traces de
ce régime de transhumance. AWestportenMayo, les moutons pas-
sent l'été sur la montagne, l'hiver dans la plaine. Les éleveurs de
Moniva ont deux fermes pour leur bétail, l'une d'été, l'autre d'hi-
ver : même régime à Tipperary, à Waterford. Cependant le foin
apparait, mais généralement son emploi est accidentel, restreint
aux jours peu nombreux où la neige couvre la terre, où le temps
est particulièrement dur. Encore plus rarement est-il question de
rentrer les animaux à l'étable d'une manière permanente; dans
le Meath, le King's Gounty, le Cork, on rentre les vaches à l'éta-
ble, mais pour la nuit seulement. 11 y a donc là toute une série
d'échelons, dont l'inférieur seul est au niveau des Highlands,
mais dont le plus élevé est loin d'atteindre le niveau inférieur de
l'agriculture anglaise. Cette substitution de la stabulation à la
transhumance est un progrès, mais ce serait à la condition quelle
fût bien comprise : or, ici, elle a presque partout pour unique
résultat de multiplier une race d'animaux étiques, mal nourris,
mal soignés. La restriction du libre parcours n'a pas par elle-
même donné à l'individu la capacité de faire mieux en l'obli-
geant à faire autrement.
Voici donc la première transformation achevée : le pâturage a
triomphé de la forêt. Mais l'accroissement de la population a pro-
duit une seconde transformation, du moins dans l'Irlande con-
trainte à la paix intérieure, telle que nous la trouvons au dix-
huitième siècle. Le pays est alors un pays agricole. La nourriture
de la classe ouvrière se compose pendant la plus grande partie
de l'année d'un légume, la pomme de terre, et pendant deux ou
424 LA SCIENCE SOCIALE.
trois mois d'une céréale, l'avoine, consommée sous forme de pain
ou de gâteaux. La plupart y ajoutent du lait, mais nombreux sont
les pauvres qui sont obligés de se contenter comme assaisonne-
ment de sel et d'eau, faute d'avoir de quoi entretenir une vache.
Quant au beurre, il est moinsgénéralcment consommé que vendu^,
soit pour le paiement des fermages, soit pour l'achat des objets
nécessaires à la vie, habitation, vêtement, etc., que le troupeau,
réduit à sa plus simple expression, ne fournit plus comme au
temps des pasteurs nomades. C'est le régime du Kildare, Antrim,
Sligo, Mayo, Limerick, \Yaterford, etc.
Dans les pays maritimes où la pêche du hareng est organisée,
Kildare, Down, Sligo, Waterford, ce genre de travail fournit un
notable supplément à l'alimentation. Un peu pour les mêmes rai-
sons qu'en Ecosse, la chasse ne compte plus guère; le déboise-
ment a rendu très difficile la conservation du gibier ; les familles
aristocratiques se réservent ce qui en reste avec un soin que sa
diminution rend de jour en jour plus jaloux.
En fait d'élevage, nous retrouvons, comme en Ecosse, la vache
et le mouton, la chèvre assez rare, sauf dans les comtés monta-
gneux du Sud-Ouest. Le porc au contraire est très répandu. Sauf
à l'Ouest. Mayo et Sligo, où il est rare, il foisonne partout, au
Nord, au Sud, à l'Est, en Down et Armagh comme en Kerry et
Cork, en Dublin et enMeath. Tantôt il sert à acquitter une partie
du fermage, tantôt il entre dans l'ahmentation. C'est au déve-
loppement de la culture qu'est due la multiplication de la race
porcine, très rare, je l'ai dit, en Ecosse. On peut l'élever, en effet,
même après la disparition du libre parcours, à la maison, beau-
coup plus facilement que la vache : son étable est plus aisée à
construire; le grand moyen d'engraissement, c'est le produit
agricole fondamental, la pomme de terre : il n'est pas besoin
pour le porc, comme pour la vache à l'étable, d'une récolte spé-
ciale, foin ou paille : ce qui nourrit l'homme le nourrit.
Pour les mêmes raisons, les volailles abondent, tantôt ven-
dues, tantôt mangées, mais devenant deplusen plus rares à mesure
que l'on quitte les comtés agricoles du Sud et de l'Est pour s'a-
vancer vers l'Ouest (Sligo) ou le Nord (Down, Armagh). Cette
l'irlande d'autrkfois. 42o
importance do la volaille dans la vie irlandaise n'est d'ailleurs
pas rrconte. Ne [)as pouvoir eonsoinmer le lait de sa vache ou
les œufs de ses poules, c'est le comble de la misère. C'est là qu'en
étaient réduits les hommes d'Érin sous la domination des étran-
gers, écrit, au onzième siècle, l'auteur des Guerres des Ga/l el
des Gaedhil (1).
En fait de céréales, j'ai surtout cité l'avoine; le froment est
rare, il est môme complètement absent de certains districts. L'orge
est rare également et sert surtout à fabriquer la bière ou l'eau-de-
vie. Les légumes sont assez répandus : la pomme de terre abon-
dante, les choux très communs.
Il est lin dernier genre de culture qui joue dans l'Irlande du
siècle dernier un grand rôle, je veux parler de la culture indus-
trielle du lin. Dans l'Est et le Midi, c'est surtout un article d'indus-
trie domestique. A Packenham en ^Yest-Meath, tous les cottars
ont une pièce de terre ensemencée en lin ; ils le font filer chez
eux et tisser par les tisserands du pays; ils en vendent très peu.
Même spectacle en Tipperary, en Kilkenny, en King's County,
en Queen's County, Waterford, etc.
Dans l'Ouest, à Sligo, Mayo, Galway, il y a pour ainsi dire un
ouvrier ou plutôt une ouvrière tileuse danschaque cabane, etilfaut
importer du lin du dehors. Enfin, dans le Nord-Est, où les manu-
factures se sont développées, tout paysan est à la fois industriel et
agriculteur, ou plutôt l'agriculture est tellement subordonnée à
l'industrie que le tenancier de ces petites exploitations de 5 ou
G acres en moyenne ne mérite pas plus le nom de fermier que le
possesseur d'un carré de choux. En revanche, il ne s'agit plus ici
seulement d'une fabrication domestique, mais d'une véritable
industrie travaillant pour l'exportation.
Moins heureuse que l'industrie linière, l'industrie des laines, qui
au seizième siècle avait joui, comme la première, d'une véritable
prospérité, avait disparu depuis la fin du dix-septième siècle sous
les coups des lois prohibitives votées par le Parlement anglais en
faveur de ses nationaux. Ceux-ci étaient beaucoup plus disposés
(1) Wars of tlie Gall, p. 49.
4:26 LA SCIENCE SOCIALE.
alors à recourir à l' intervention de l'État pour écraser les concur-
rences, qu'à les distancer par une initiative privée progressiste.
L'industrie lainière n'existait plus au dix-huitième siècle qu'à
l'état de fabrication domestique dans quelques régions, Donegal,
Waterford, Wicklow, etc.
Le pâturage et la pêche, la culture et le filage, voilà donc les
quatre travaux entre lesquels se partage la vie an paysan ou far-
mer irlandais du dix-huitième siècle. En Donegal, écrit Young,
la moitié du fermage est payée par la pêche, l'autre par le filage ;
en Mayo, il est payé tout entier par le filage, et le travail agricole
fait vivre la famille.
Dans les comtés montagneux , c'est avec un peu de beurre , de
laine, de grain, et quelques jeunes bovidés ou ovidés que se
paye le fermage. Quelques chifires préciseront ce tableau : une
ferme du Donegal, de la contenance de 20 acres, comprend 9 acres
1/2 de pâture, 2 de terrain à faucher, 5 ensemencées en avoine,
1 1/2 en pommes de terre, 1 en orge, 1 en lin; le cheptel se com-
pose de 2 chevaux, 6 vaches, 6 moutons et deux porcs. Une ferme
de Wexford de 100 acres en comprend 67 de pâture, 13 de prai-
ries à faucher, 10 d'orge, 6 d'avoine, i de froment; le cheptel y
comprend 24 vaches, 8 chevaux, 7 génisses de deux et quatre ans,
et 4 veaux. Voilà pour le fermier.
Quant au journalier agricole, voici comment s'établit un bud-
get dans le King's County. La recette comprend : le prix de 273
journées de travail, les dimanches, fêtes et mauvais temps dé-
duits, soit G liv. 16 sh. 6; le prix de 303 journées de filage de
la femme et de la fille, soit 3 liv. 15 sh. 3; la vente de deux
veaux^ d'un porc et de la volaille, 2 liv. 15 sh. ; ce qui fait un total
de 13 liv. 6sh. (plus de 300 francs). Les dépenses comprennent
la location de la cabane et du jardin, 1 liv. 10 ; travail au jardin,
1 liv. 10; droit de pâture pour deux vaches, 2 liv. 10 ; foin pour
elles, 1 liv. 10; gazon en mottes, employé comme combustible,
14 sh. ; habillement, 3 liv. 15 ; outils, 5 sh. ; impôt, 2 sh. ; au total
111. lOsh., ce quisoldecebudgetparun excédentde 1 liv. lOsh.,
9 d., c'est-à-dire, 37 à 38 francs, employés à l'achat d'un peu de
viande et de beurre, et de l'eau-de-vie, etc. Le jardin, d'ailleurs,
l'ihlande d'autrefois. 427
l'oiuiiit toute raunée d(3s pommes de terre et les vaches fournissent
du lait pendant dix mois. Autre exemple : Le budget d'une famille
ouvrière du Tipperary se solde ainsi : 25V journées de travail,
dimanehes, fêtes, mauvais temps et occupations à domicile déduits,
5 liv. 5 sh, 10; même nombre de journées du fils, âgé de douze
à quatorze ans, 3 liv. li sh. 1 ; 2 veaux et 1 porc vendus, les pre-
miers à 1 liv. 10 sh., l'autre à 15 sh, : au total, 11 liv. i sh. 11 d.
Les dépenses montent à 12 liv. 3 sh. 6 ; rente de la cabane et du jar-
din, 1 liv. 10 sh. ; pâture pour deux vaches, 1 liv. 10 sh. ; foin pour
elles, 1 liv. 15 ; dime ï sh. ; impôt, 2 sh. ; achat de laine, 11.5 sh. ;
outils, 5 sh. ; gazon pour combustible, 1 liv. ; le reste est pour
chapeaux, brogues, souliers de femmes, semelles, graine de lin,
façons diverses pour préparer le lin en vue de l'habillement, etc.
Le sel, le savon et les chandelles, qui ne figurent pas au budget
des dépenses, sont payés avec le prix de vente des poulets et des
canards. Ils vivent neuf mois de pommes de terre, trois mois de
pain d'avoine, mangent un porc et les oies qu'ils élèvent. Mais
cette fois, le budget est en déficit de 20 sh., et le journalier que
Young interroge, auquel il demande avec quoi il paiera en plus le
prêtre et l'eau-de-vie, répond qu'il s'habillera un peu moins bien ou
ne mangera pas de viande cette année (1). Voilà, dans les deux
classes, fermiers et journaliers, quiformentlapopulation ouvrière
de l'Irlande, l'expression précise des ressources dont elles vivent.
Il faut maintenant étudier comment le travail est organisé.
11. LES DIFFÉRENTS TRAVAUX SONT ORG.\NISÉS SOUS UN RÉGIME
DE COMMUNAUTÉ.
Si Ton voulait avoir une idée complète de l'ancienne Irlande,
il faudrait décrire, dans chaque district qui la compose, le tra-
vail par lequel l'habitant s'assure les moyens de sa subsistance.
Ce n'est pas ce que je veux faire ici. Plus tard, en étudiant com-
ment se sont, dans l'histoire, hiérarchisés ces différents districts.
il sera tout naturel de chercher si cette hiérarchie ne provient pas
des différences dans l'organisation du travail. Pour le moment,
(1) Young, vol. I, p. 'Ji, 186, 429, 444.
428 LA SCIENCE SOCIALE.
je veux indiquer simplement que, d'une manière générale, l'Ir-
lande se trouve, pour les deux grands travaux fondamentaux, le
pâturage et l'agriculture, dans un régime de communauté de
clan, où les travailleurs pourvoient à leurs besoins en faisant
valoir en commun des moyens de subsistance mis à leur disposi-
tion par un plus puissant qu'eux.
Et je veux tout d'abord dégager ici la question de la pêche.
L'Irlande connaît, comme l'Ecosse, à un beaucoup moindre degré
cependant, le système des entrepreneurs de pèche, fournissant les
instruments, salariant les matelots et s'attribuant le produit du
travail (Donegal, Galway); mais très fréquemment, l'individu est
demeuré maître de son travail, la mer n'ayant pas été comme la
terre exploitée par la guerre, le marin n'est pas devenu un sol-
dat embrigadé. L'équipage est donc généralement locataire de
son bateau, bateau auquel on attribue une part, le T à Donegal,
le 8^ à Dublin, le 5^ à Killala. A Donegal, les 6 parts restantes
sont attribués, 3 aux 6 hommes d'équipage (à chacun une moi-
tié, le patron n'ayant pas plus que les autres), et 3 aux fdets,
chaque filet ayant une demi-part. A Killala, les fdets ont 2 parts
sur les 4 restantes, et les 5 hommes les 2 autres parts (chaque
homme ayant nn tiers, et le patron deux tiers). A Dublin, chaque
homme a une part, il n'y a pas de part spéciale pour le fdet. On
peut donc présumer en ce cas que chacun a ses filets. L'autre
système suppose qu'une partie des filets sont loués; il nous mon-
tre donc des individus devenus presque des salariés, salariés en
nature, il est vrai, et ayant un intérêt direct à la productivité de
leur métier, ce qui les met fort au-dessus^de la majorité des High-
landers.
Ceci dit, étudions le pâturage. Le type de l'Irlandais dans ce
genre de travail, c'est le vacher. Le terrain, en etfet, appartient à
de gros personnages qui, en général (tout ceci supporte des
exceptions en fait), ne le font pas valoir directement. Ils y font de
l'élevage ou engraissement, ou visent surtout à la production du
lait et du beurre. Dans le premier cas (comtés de Fermanagh, Lei-
trim, Kildare), on achète du bétail à fàge d'un an^ pour le reven-
dre à quatre ans; il passe l'été sur la montagne, l'hiver il broute
L'IRLANDE d'aUTREFOIS. 429
riierbe grossière de la plaine. Les génisses ou vaches improduc-
tives ou hors de service sont également engraissées. Ailleurs
(comtés de Waterford, Kerry), on l'ait surtout du lait. Mais, et
c'est ici qu'apparaît le nœud de l'organisation sociale, on ne
salarie pas le vacher ou le berger. Le propriétaire ou le gros lo-
cataire du terrain divise ses animaux en un certain nombre de
troupeaux, de 20 à iO tètes, rarement de 50 et au-dessus, et
cela seulement au cas d'élevage. Chacun de ces troupeaux est
confié à une personne distincte. Elle reçoit un jardin de 1 acre } ou
2 acres (1\ un emplacement pour y construire une cabane, le
droit de couper du gazon pour son chauffage, et surtout le droit
de faire pâturer, avec le troupeau qui lui est confié, quelques
animaux dont il est propriétaire. 1 vache ou 6 moutons pour 10
vaches du propriétaire, 1 cheval pour 30 vaches. Tantôt il retient
des produits du troupeau, un veau sur 10. tantôt les trois quarts
des veaux, et tantôt tous. Sa redevance, — car il n'est pas un sala-
rié, mais un fermier, et les deux éléments se combinent ici d'une
manière étroite, — sa redevance, dis-je. se paie tantôt en argent,
tantôt en beurre.
Prenons maintenant l'organisation de la culture. Elle atteint
trois degrés distincts : le journalier ou spalpeen, le bordier ou cot-
tar, le petit fermier. Je ne parle pas, bien entendu, des gros fer-
miers ou des rares propriétaires du. type anglais que l'on ne com-
mence guère à rencontrer qu'au dix-huitième siècle.
1° Le journalier. Au commencement du mois de juillet, il ar-
rive, par exemple, du Connaught en Meath. Gomme il n'a pas de
quoi louer un emplacement pour y construire sa cabane, il s'ins-
talle le long de la route, voire même dans la douve, et s'y bâtit
une cabane en branchages, fougères, genêts. Le vofet la mendicité
sont ses deux grandes ressources : pour le surplus, il loue ses
bras à la semaine ou à la journée aux fermiers voisins, et on le
paie en argent, fort peu d'ailleurs. Il possède un carré de pom-
mes de terre, loué fort cher à quelque voisin, mais pas de
(1) Voici, par exemple, une ferme de Cullen en Meath : 120 acres de pâture, 7 de
prairie, 2 de verger, 1 1/2 pour le jardin du berger. Là-dessus vit une population
animale de 110 bouvillons, 4 vaches et 40 agneaux.
430 LA SCIENCE SOCIALE.
vache, et par conséquent il est obligé d'acheter son lait. Vers
le mois de septembre il disparaît et s'en retourne chez lui.
I^Lecottar. C'està la foisunjournalier et un fermier. Ilconstitue
la principale main-d'œuvre agricole, et en consécjuence reçoit un
salaire en argent d'environ 13 sous par jour. De plus, on lui loue
soit une cabane toute bâtie avec son jardin, soit un emplacement
pour la construire, le fermier qui le lui loue lui fournissant 1 a
plupart des matériaux. On lui loue encore le droit de faire pâtu-
rer sur les terrains de la ferme les animaux qu'il possède et pour
lesquels il doit acheter du foin ; s'il a un nombreux bétail, il peut
aussi, en louant celui-ci au fermier, échanger cette location contre
celle équivalente d'un lopin de terre un peu plus grand.
3° Le fermier. Telle que nous apparaît l'Irlande à travers les des-
criptions modernes, ses paysans semblent vivre isolés au milieu
de leurs champs, dans de misérables huttes, les villages n'exis-
tent pas, les hameaux mêmes sont rares. Nous savons toutefois
par Spensercju'au seizième siècle il n'en était pasde même et cju'on
les trouvait généralement groupés dans des villages fortifiés. Ce
mode de groupement appelait naturellement la culture en com-
mun, et c'est ce qui existait encore au dix-huitième siècle dans
beaucoupde cas. Un certain nombre de familles (comtésde Ferma-
nagh, Leitrim, Sligo), généralement 3, 4, 5, ou 6, parfois 8, rare-
ment plus (on cite cependant des associations de 30 familles) s'en-
tendent pour.louer en commun à quelque gros fermier ou à quel-
que propriétaire une ferme d'environ 100 acres. Puis, au scinde
chacune de ces })etites associations, on procède à une répartition
des terrains, suivant leur nature, jusqu'à faire des parcelles de 5 à
() acres. A ces praticjues viennent se mêler, mais pas toujours (car
on les rencontre aussi dans les fermes à bétail), deux autres mo-
des que Young appelle rundale et changedale, le premier consis-
tant à ne pas clore par des talus la part de chacun, mais simple-
ment par des guérets que l'on remanie sans cesse, la seconde, à
faire tous les ans l'échang-e des lots. Le rimdale existe à Ferma-
nagh à la fois pour les fermes à bétail et pour celles à céréales ;
il existe à Leitrim, à Antrim, à Wexford; le changedale existe
aussi à Antrim; mais rundale et chang-edale sont des mots incon-
l'ihlande d'autrefois. 431
nus à Tipperary, le changedale n'yexistepas;lerundalenesei'eii-
coiitrc pas à Mayo. Il semble qu'en ces dernières localités on cultive
encore en commun, et (ju'il n'y ait aucune jouissanc(^ individuelle,
même temporaire, d'un bout de champ quelconque; mais ceci de-
manderait à être vérifié. En tout cas, les villages de fermiers
étaient fort nombreux au Nord (Louth), comme au Sud (Kilkenny,
Wicklow. Tipperary, Gahvay, Cork, Kerry) ; c'est surtout vers
Limerick, Wexford, King's County, que Young nous fait assister
à leur disparition (1). Il a d'ailleurs très bien su noter Futilité
agricole de ces communautés d'habitants. L'Irlandais n'est pas
assez riche pour monter individuellement une ferme : dans ce
système, au contraire, l'un apportant une vache, l'autre un che-
val , l'autre des semences, un cheptel un peu présentable peut
être réuni : aussi arrive-t-il que, dans l'attribution des lots, on
tienne compte de la mesure plus ou moins grande dans laquelle
chacun a contribué à la constitution du cheptel. Cette organisa-
tion de jouissance plus ou moins collective nous explique fort
bien ce texte un peu obscur des anciennes lois où il est dit que
les fils de ïaire (2), pour ne pas déchoir de la situation de
leur père ne partagent pas ses biens, ou encore que plusieurs
personnes non parentes peuvent s'associer pour assurer à l'une
d'entre elles la situation d'aire. Dans l'ancien droit irlandais (j'en-
tends par là le droit celtique non mélangé d'éléments anglo-
normands), il semble bien que ce soit cette communauté villa-
geoise qui porte le nom de balli/ en tant qu'organisme du
travail, de fine en tant que groupement de personnes. La finr
est donc la famille, au sens du mot latin familia. Un membre de
la famille ne peut, dans cet ancien droit, vendre ce que l'on ap-
pelle sa part de propriété sans le consentement des autres mem-
bres ; en effet, ce serait leur donner un associé malgré eux. Il ne
peut de même accepter de contracter dans les conditions particu-
(1) Young, l. I, p. 46, 79, 92, 99, 115, 188, 212, 234, 241, 243, 307, 3G0, 373, 374,
442, 450, 459, 462.
(2) L'aire est un personnage qui, jouissant dune certaine fortune, a droit à
certains honneurs et tient une certaine place dans la hiérarchie si minutieusement
réglée de la société irlandaise. On voit par là que l'aire est le chef de la communauté
dhabitants, bally ou township.
432 LA SCIENCE SOCIALE.
lièrement onéreuses sur lesquelles nous aurons à revenir et qui
constituent le contrat [saer] sans le même consentement, car, en
fait, ses co-associés souffriraient de la réalisation des prestations
promises qui diminuent au profit d'un tiers la part de la récolte
commune. C'était encore cette famille, ou plutôt son agent, le
père ou le chef (car le père peut ne pas toujours être le chef),
qui consentait au mariag'e des femmes qui la composaient, et c'é-
tait lui qui touchait le prix de ce mariage, envisagé comme une
véritable vente (1).
Dans ces petites communautés, on comprend que la question
du régime successoral ne se pose pas. Quand il survient un
nouvel ayant droit, on procède à un remaniement des lots, ou
plus exactement, comme ces remaniements sont périodiques, on
avise au prochain changement. Dans les régions où le fermier,
suivant nos habitudes occidentales, occupe seul en simple ménage
la ferme qui lui a été louée individuellement, il procède à
l'établissement de ses enfants par le mode communautaire du
partage égal. A Armagh, quand un enfant se marie, le père lui
construit une maison près de la sienne et j)artage sa ferme avec
lui. Ce partage du bien loué, Young le retrouve à Down, An-
trim, Derry (2). Le droit de continuer le bail est, à la mort du
père, partagé entre tous les enfants. Ce partage égal est de tra-
dition. « Chacun, dit un vieux texte qui raconte l'établissement de
la propriété individuelle en Irlande au septième siècle, reçut
pour sa part neuf sillons de bois, neuf sillons de marais et neuf
sillons de terre labourable (3). » Aussi le morcellement de la cul-
ture en Irlande atteint-il des proportions effrayantes. L'Irlande,
écrivait M. de Lavergne vers 18.50, est le pays de la très petite
culture, on n'y compte que 300.000 fermes de plus de 6 hec-
(1) Il faut noter ici que le mariage temporaire ayant été jadis fréquent en Irlande,
il se jModuisait un iihénomène assez analogue à l'émancipation par la vente du droit
romain. A la première vente, la famille louchait intégralement le prix: à la seconde,
une petite part était attribuée à la femme; à la troisième, une part plus considérable,
et ainsi de suite jusqu'à la vingtième qui émancipait la femme, et faisait que désor-
mais ce qu'elle gagnait lui appartenait et ne tombait plus à aucun titre dans la
communauté familiale.
(2) Young, t. I, p. 120, 140, 151, 166, 174.
(3) Skene, t. III, p. 146.
l.'lHLANDE n'AUTREFOIS. 433
tares contre 250.000 de moins de G, et 300.000 de moins de 2.
C.omme an\ llighlands, le mal est accru par la présence desbor-
diers payés non pas en argent, mais moyennant la sous-location
d'un lopin de terre. Cent hectares de terre à la campagne comp-
tent GO exploitants en Irlande, 30 en Angleterre et il dans la
basse Ecosse (1).
Ce dernier trait du partage des fermes nous montre bien que
l'Irlandais ne se considère pas comme un pur fermier, mais
comme une sorte de co-propriétaire, et Lavergne a très bien vu
qu'en certains endroits, en Donegal par exemple, le tenant right
n'est pas le droit pour le fermier sortant de se faire rembourser
des améliorations qu'il n'a pas faites, mais de vendre son droit
à la terre au fermier entrant.
Cependant la situation de fait est toute autre. J'ai déjà eu
occasion d'indiquer l'état juridique bizarre des relations qui
existent dans le régime du clan entre la terre et la personne du
chef. Celui-ci n'en est pas le propriétaire, mais il en est le dis-
tributeur, il peut donc colloquer le tenancier là où il lui plait
sans avoir le droit de l'expulser comme propriétaire, quoique
ce droit lui appartienne comme juge et comme chef de guerre
vis-à-vis d'un individu désobéissant dont il apprécie sans con-
trôle les mérites ou les démérites. Au dix-huitième siècle, les
propriétaires d'Irlande sont des Anglais, pourvus par suite des
confiscations, non résidents, et qui ont conservé la physionomie
extérieure du régime du clan, exerçant tous les droits du chef,
mais non plus comme chefs et simplement comme propriétaires.
Au-dessous d'eux, de nombreuses causes, leur absentéisme, leur
paresse, l'ennui de réunir soi-même les rentes si petites que
peuvent seules payer des paysans indigents, le souvenir de l'an-
cien état de choses leur ont fait conserver des intermédiaires,
middleman^ qui se chargent de la sous-location et de la recette,
souvent appelés petits tierns, petits chefs, véritable portrait du
tacksman d'Ecosse, aussi rapaces et incapables que lui. Très
nombreux, nous dit Young, dans Fermanagh et Leitrim, Armagh,
(1) De Lavergne, p. 400.
434 LA SCIENCE SOCIALE.
Meath, West-Meath , Kilkenny,. Cork, ils diminuent de jour
en jour en Donegal, Sligo, King's County, Wexford, Clare (1).
Mais ces intermédiaires ne sont pas seuls et il n'est pas rare de
rencontrer, au grand détriment de la culture, plusieurs échelles
de sous-locataires oisifs, ivrognes, grands chasseurs ou absents,
superposés à des tenanciers sans bail, indigents, écrasés de cor-
vées, exploités de toutes manières. Et maintenant, rappelons de
l'Angleterre, ou de la ville, le landlord et le mkldleman , donnons-
lui un caractère militaire, et nous aurons devant nous avec son
chef, ses petits chefs, ses communautés agricoles et ses journa-
liers, le vieux clan irlandais des temps passés. Mais auparavant,
et pour me conformer à la marche que j'ai suivie pour l'Ecosse,
je veux placer ici les caractères qu'en dehors de l'état de guerre,
le régime de la commiutauté a imprimés aux Irlandais.
m. — LORGAMSAÏION COMMUNAUTAIRE DU TRAVAIL MAINTIENT
CHEZ LES HABITANTS l'eSPRIT DE TRADITION ET l'iNILUENCE DU
VOISINAGE.
Nos lecteurs ont assez souvent trouvé ici même des descriptions
du type communautaire pour que ce mot évoque aussitôt à leurs
yeux une silhouette assez précise de l'individu auquel il s'ap-
pUque. Les trois grands traits qui le caractérisent, le respect des
vieillards et des choses anciennes, l'apathie dans les manifesta-
tions individuelles de la vie privée, l'entrain dans les manifes-
tations collectives, nous allons sans étonnement les retrouver ici.
1° Tout ce qui existe depuis longtemps, hommes ou choses, est
réputé bon : de là vient le respect des vieillards et de la tradi-
tion. Entre deux personnes de rang et de fortune égale, dit le re-
cueil de droit coutumier connu sous le nom de Senchus Mor
(septième ou huitième siècle), la préséance appartient au plus
âgé. Le devoir du roi, dit un poème de la même époque, est de
ne pas tromper les vieillards , de se souvenir de leur doctrine,
de suivre les lois posées par les ancêtres ; un autre cite à l'éloge
du roi Coirpre ce trait, que, pour rendre la justice, il avait l'habi-
(1) Young, t. I, p. 55, Gl, 78, 92, 124, 186, 189, 205, 212, 237, 288, 307.
l'irlande d'autrefois. '(35
tiulc lie prendre conseil de son père. Chacun veut imiter les an-
flétres. Le prince Brian, dont le frère a fait sa paix avec les enva-
hisseurs norvégiens et Danois et l'exhorte à suivre son exemple,
lui répond : « En mourant })our la lijjerté, nous faisons comme
nos pères qui sont morts pour elle, mais ils ne nous ont jamais
donné l'exemple de la soumission, » et le clan électrisé court
tout entier aux armes. Dans une sphère plus modeste, chacun
veut suivre le métier paternel; tout le monde veut vivre de la
culture, ce qui crée une demande exagérée de la terre. Toutes
les innovations leur sont odieuses. Au dix-huitième siècle, les
fours construits par un propriétaire anglais sur la côte Nord-Ouest
pour sécher à l'air chaud la morue en temps humide sont détruits
par ses voisins (1).
2" Si l'Irlandais ancien est aussi prononcé contre les innovations
qui ne lui demandent aucun effort, qui se font à côté de lui et
sans lui, combien plus résistera-t-il à celles qu'on le sollicitera
de faire! Sou mode de travail et son mode d'existence sont égale-
ment défectueux. Un mot peint cet Irlandais comme le Highlan-
der; il est très capaLle d'un effort énergique pour ne pas mou-
rir de faim, il est incapable d'un effort soutenu pour s'enrichir
et s'élever. « Donnez une bonne terre à un paysan, dit à Young
un grand agriculteur du Galway, il la ruinera; donnez-lui un
mauvais morceau de bruyère, il Taméliorera . » Pour cela, en
effet, il suffit de travailler; dans le premier cas, au contraire, il
faudrait un labeur raisonné, intelligent, complexe (2). Young et
Lavergne ne tarissent pas en gémissements sur l'état misérable
de l'agriculture irlandaise, l'absence générale d'étables et de
hangars, la rareté des jardins de ferme, l'imperfection de l'outil-
lage; la charrue primitive, les bêches et les fourches de bois ra-
rement ferrées, de mauvaises voitures, un simple joug droit pour
accoupler les bœufs, la pratique du sarclage presque inconnue,
les habitants en West-Meath, enDerry, en Tipperary, préférant au
contraire voir leurs récoltes envahies par les mauvaises herbes,
(1) D'Aibois, t. V, p. 18'J; Wars of tlie Gall, p. 59; de Bovet, Lettres, p. 1:53;
Anderson, p. 306.
{'>) Young, vol. I, p. 383; vol. II, p. 43.
436 LA SCIENCE SOCIALE.
parce que cela accroit le fourrage, l'usage de la houe très peu
répandu, etc. Très peu d'améliorations ont été faites, très pe^
d'individus sont susceptibles de les faire, comme le prouve la
faible valeur locative des terres, louées 2 shellings, alors qu'en
Angleterre elles se loueraient 5 shellings, un beaucoup plus grand
nombre de capitaux ayant été incorporé au sol et un beaucoup
plus grand nombre étant encore disposé à s'y incorporer. Les
rendements à l'hectare sont très inférieurs à ce qu'ils sont dans
le Nord et l'Est de l'Angleterre. L'assolement se compose d'une
récolte de froment sur jachère suivie de récoltes indéfinies de cé-
réales de printemps (Derry, Tipperary, Wexford), jusqu'à épuise-
ment de la terre qui est parfois douze ou quinze ans à se remettre
de ce régime épuisant. Les comtés les moins arriérés au point de
vue agricole (Louth, Carlow, Kildare, Kilkenny) font encore après
la récolte de froment deux récoltes d'orge et d'avoine, tandis que
les plus mauvais agriculteurs de l'Angleterre n'enfont qu'une (1).
Très peu de prairies artificielles, de trèfle, pois, turnps, fèves. Ils
laissent perdre toute leur balle et menue paille en vannant leur
grain sur la grande route. Ils entravent leurs animaux afin de se
dispenser de les garder pourtour interdire l'accès des terres cul-
tivées. Ils ne parquent pas davantage leurs moutons. Ils laissent
souvent leur foin et leur paille éparpillés sur le champ et les font
consommer sur place par leur bétail au lieu de les rentrer dans
les greniers; souvent même ils vendent leur grain en meules
pour s'éviter la peine de le battre, ils brûlent leur paille comme
combustible au lieu de la vendre et d'acheter avec le prix de quoi
se chauffer. Leurs amendements, leurs engrais, quoique sur ce
point il y ait déjà de notables améliorations, les préoccupent peu.
Ils ne savent pas tirer du varech la moitié de ses avantages; le
sable de mer, la marne, la chaux, le gravier calcaire sont très
souvent négligés par eux, quoiqu'il soit visible qu'un faible dé-
rangement suffirait à leur en procurer ; ils aiment mieux aller
couper de la fougère dans les friches voisines. Pour faire de
l'argent le plus vite possible, ils tuent leurs veaux, à Cork par
(1) Young, vol. II, pp. 17, 19 à 22, 186.
l'iklande i/autrkfois. Mil
exemple, à l'âge de deux oa trois jours. C'est vraiment manger
son bien en herbe.
Si nous nous dirigeons vers le Connaught, le spectacle est
encore bien pir(\ Les prati(jues que nous avons vues en usage
aux Hébrides, interdites par le parlement irlandais en 1035,
persistent encore au temps de Young dans le comté de Mayo, dans
celui de Cavan, et il y a peu de temps, alors qu'elles ont dis-
paru du Fermanagh, du Galway. On y laboure ou on y herse
avec un instrument aratoire simplement attaché à la queue du
cheval, le conducteur ne sait pas faire tourner ses bêtes et les
conduit à reculons. Pour s'éviter les fatigues du battage, on
brûle la paille afin d'en détacher le grain. Au lieu de tondre les
moutons, on arrache la laine à la main. On n'utilise même pas
le fumier de ferme, on le laisse s'accumuler sur place et, quand
le tas grossit outre mesure et commence à devenir gênant, on
préfère déplacer la maison (1).
On comprend que cette apathie dans le travail, apathie géné-
rale dans un pays où les enfants sont inoccupés, où les femmes
ne prennent que très rarement part aux travaux du dehors et
par conséquent restent oisives, sauf dans les pays où le fdage
est répandu (2), on comprend, dis-je, que cette apathie dans le
travail engendre à la fois et l'apathie et la misère dans le mode
d'existence, dans la manière d'employer les ressources acquises.
Disons d'abord la misère dans l'habitation. Cet ancien Irlan-
dais habite une pauvre hutte à moitié en ruines. Jadis, aux
dixième et onzième siècles, une habitation se composait d'une
série de huttes distinctes. Quand un accident venait à les détruire,
c'était plus facile de refaire cette série de huttes que de recons-
truire une véritable maison. Il y avait ainsi la hutte où l'on
(1) Young, vol. I, p. 205, 211, 249.
(2) Rien ne peint mieux celte apathie que ce passage où l'auteur des Wars of (lie
GaU, célébrant les victoires de Brian qui ont chassé du Sud de l'Irlande la domina-
tion danoise, s'écrie : « Il n'y eut pas alors dans tout le Sud de l'Irlande un fils de
Galdhil qui daignât mettre la main au fléau ni au van, ni une femme irlandaise qui
lavât ses vêtements, broyât son grain au pilon ou pétrît ses gâteaux; ils avaient des
esclaves étrangers qui travaillaient pour eux. [Wars of (lie Gall, p. 117.) Sur leur
négligence à utiliser les ressources de leur pays au point de vue de la pèche, voyez de
Bovel dans le Tour du Monde, t. II. p. 1G5).
T. XX. 32
438 LA SCIENCE SOCIALE.
mangeait, où l'on dormait, où l'on faisait la cuisine, où l'on
brassait la bière; la hutte où l'on faisait la farine, le pain et
le fourrage; la hutte où les femmes filaient, tissaient et confection-
naient les vêtements de la famille ; la grange et trois huttes pour
les agneaux, les veaux et les pourceaux qui paissaient dans les
prés entourant l'habitation. C'est une installation sommaire et à
peu de frais (1). A cause de la rareté du bois et de la pierre, on
se contente, dans certains districts, de tresser deux cylindres d'osier
que l'on emboîte l'un dans l'autre, laissant entre eux un espace
circulaire d'un pied environ, et Ton maçonne l'intervalle avec
de l'argile, ou bien on plante dans le sol des poteaux entre les-
quels on entrelace des branches de coudrier, et sur ce cylindre
se plante un chapeau conique de jonc, de paille ou de roseau.
Seules, les églises et les salles à manger des rois sont construites
en planches. La légèreté de ces constructions n'est en rien la
preuve que les habitants n'aient pas renoncé à la vie nomade :
sur toute la côte occidentale de l'ile, dans les comtés de Galway,
Sligo, Mayo, Clare, Kerry, la nature calcaire du sol fournit
presque à fleur de terre les matériaux nécessaires à la construc-
tion de ces huttes cylindriques en pierres sèches sans ciment que
l'on appelle des cloghans (2). C'est dans le Nord-Est que l'usage
exclusif du bois persiste, que les habitants au douzième siècle
en sont encore à sétonner de voir construire des églises en pierre,
alors que dès le neuvième siècle, on voit s'élever dans tout le Sud
des tours en maçonnerie. Et Young signale ce fait curieux de
fermiers aisés du comté de Louth qui ne tiennent pas à avoir
plusieurs étages ni même des cheminées, quoiqu'ils puissent en
acheter. Ce n'est pas une question de fortune. Les bonnes terres
du Leinster sont couvertes de cahutes aussi misérables que les
terres stériles du Connaught : Young dit qu'il n'a rien vu de
plus misérable que celles qu'il a aperçues en NVicklow. C'est
donc l'absence complète de tout sentiment de confort. Si un
(l)De Bovet, Lettres, p. il, 18 à 20, 111, 141, li3; Trois mois en Irlande, t. 1,
p. 7; t. II, p. 175.
(2) La forme ronde des liabilalions provient de la place du foyer au centre du
logement : l'invention des cheminées leur fit prendre la forme oblongue qu'elles conser-
vèrent en Ecosse sans rien changer au mode de construction.
l'i ISLANDE d'aUTKEI'OIS. 4. '{9
individu est riche, il ne cherche pas à mieux se loger, il achè-
tera du bétail au Hou de meubles, ou plutôt il se donnera du
repos (1).
La nourriture vaut un peu mieux que le log-ement. Sans doute
elle n'est pas variée, la consommation de la viande est fort
rare, restreinte à Noël (Furness en Kildare) , à une dizaine de
dimanches dans l'année (King's County). Rarement mang-ent-ils
de la viande une fois par semaine (Ards en Down , Clonleigh en
Dcrry, ^Varrensto^vn), ou tons les quinze jours (Mahon en Ar-
magh) . Le porc ou la volaille sont plus souvent vendus que con-
sommés par la famille, mais on mange des pommes de terre
à discrétion. Le journalier n'étant pas payé en argent, mais
en nature, ne peut boire sa paye comme en Angleterre, et ses en-
fants sont par conséquent mieux nourris que dans la grande
lie. En revanche, riiabillement est misérable; comme l'Irlandaise
ne raccommode rien, n'entretient rien , tout ce monde est perpé-
tuellement en guenilles. Il est vrai, ajoute philosophiquement
Young , que cela ne nuit point à leur santé; ce qui n'est pas bien
certain.
Cette misère et cette apathie avaient pour conséquence de déve-
lopper cbez le peuple irlandais des goûts de maraudage très pro-
noncés. Quand il avait besoin d'une chose qui était à sa portée ,
plutôt que de faire effort pour en gagner le prix, peut-être par
souvenir de l'ancien état de choses où la guerre était le mode
normal d'acquérir, il mettait la main dessus. Les paysans
de Packenham en Meath, dit Young, volent tout ce leur tombe
sous la main , môme des objets qui ne leur servent de rien, tout le
fer qu'ils trouvent, clés, gonds, chaînes, serrures, etc.; de gros
arbres, des charretées deturneps, une récolte entière de froment,
disparaissent en une nuit: ils enlèvent des portes qu'on vient de
construire. Ils déferrent les chevaux dans les champs pour s'em-
parer du fer. A Derry, à Sligo, à ^Yicklo^v, à Kildare, à King's et
Queen's County, les mêmes faits se reproduisaient plus ou
moins (2).
(1) Young, vol. I, |). 47; vol. II, j). 47, 49.
(2) Young, vol. I, pp. 240, 3li6, 446; vol. II, p. 146.
440 LA SCIENCE SOCIALE.
3° A cette apathie, à cette mollesse dans le travail, qui fait que
Young' peut écrire : « Payer treize sous un journalier en Irlande
vous coûtera plus cher que de le payer 2 sh. en Angleterre, »
opposez cet autre trait bien communautaire : lui aussi, l'entrain,
l'énerg-ie que l'on met dans toutes les manifestations collectives
de la vie privée. Un Irlandais fera 10 ou 12 milles pour aller à la
foire, n'eùt-il à y vendre qu'un agneau ou une couple de poulets,
mais du moins il y verra du monde. Gomme aux Highlands et
pour la même raison, la race a conservé le g-oiUdes réunions, de
la musique, de la danse. Ces anciens Irlandais étaient passionnés
de cette dernière distraction. Après une journée de dur travail,
ils ne regardaient pas à faire 7 milles pour aller danser; ou
dansait tous les dimanches, et rien n'était plus comique que ces
gens déguenillés, sans bas ni souliers, dansant des menuets dans
des granges enfumées. Pour les mêmes raisons que le Highlander,
l'Irlandais est curieux. « Demandez à un Irlandais, dit Knox, le
chemin pour aller à Lurgan, il vous répondra : <( Est-ce que
c'est à Lurgan que vous allez? » Puis : « C'est un bien bel en-
droit. Est-ce que vous n'y avez jamais été? Vous venez sans
doute de Dublin? » L'instruction est très répandue; tous les enfants,
même les plus pauvres, savent lire, écrire et compter, mais le
maître le plus apprécié est encore le maître de danse, maître
ambulant toujours choyé. On danse et l'on boit aux noces, on
hurle , on boit et on prise aux enterrements. « Ce qui me frappa
le plus chez les gens du peuple, dit Young, c'est leur vivacité et
leur volubilité. Ils parleraient et priseraient sans fatigue jusqu'au
jour du jugement dernier (1). »
[A suivre.) Ch. de Calan.
(1) Young, vol. I, p. 27, 60, 64, 68, 99, 175, 238, 238, 423,459, 446.
Le Directeur-Gérant : Edmond Demolins.
TYPOGIIAI'IIIE FlIi.MIN-DlDUT El
QUESTIONS DU JOUR
UN NOUVEL ÉPISODE
DE LA QUESTION D'ORIENT
Le grand problème politique appelé commauément la Ques-
tion d Orient ne date pas d'hier. Il s'est posé voilà près de six
siècles, lors de l'établissement des hordes turques en Asie Mi-
neure... De là, en effet, elles menacèrent bientôt la péninsule
des Balkans, puis s'y établirent, et, remontant le Danube tandis
que leurs Hottes infestaient la Méditerranée, firent courir à l'Eu-
rope un pressant danger. Il en fut ainsi jusqu'au jour où, vain-
cues en Hongrie, écrasées sur mer, il leur fallut reculer et se
cantonner. Les Turcs s'étaient taillé d'ailleurs un superbe empire,
qui enveloppait toute la moitié orientale de la Méditerranée,
couvrait d'immenses régions, fertiles et peuplées, et gardait ac-
cès dans toutes les directions : vers l'Europe par la vallée du
Danube, vers l'Afrique par celle du Nil, vers l'Asie par celle de
l'Euphrate. Solidement établis dans ces vastes régions, ils réus-
sirent à jouer, jusque vers la fin du dix-septième siècle, un rôle
actif. Depuis lors ce rôle est devenu passif. De là, dans l'évolu-
tion de la Question d'Orient, deux phases distinctes et même
opposées : pendant la première, les nations occidentales ne son-
gent qu'à se défendre contre leur redoutable voisine, et se
préservent à grand'peine de sa domination; dans la seconde,
elles prennent à leur tour l'offensive, contiennent la Turquie
T. x.\. 33
4 42 LA SClEiNCE SOCIALE.
et enfin la pressent, lentement, mais avec une force irrésistible,
l'obligeant à se replier sur elle-même et à abandonner lambeau
par lambeau les parties extrêmes de son vaste territoire. La
Science sociale donne sur les causes et les effets de cette évolu-
tion des lumières singulièrement vives et précieuses pour dis-
tinguer les termes actuels de la question. Or, bien poser un pro-
blème, n'est-ce pas en faciliter la solution?
La question d'Orient groupe une série d'éléments qu'il faut
d'abord analyser, au moins d'une façon sommaire. Ces éléments
sont les suivants : 1" l'État ottoman ; 2° les Puissances continen-
tales; 3° l'Angleterre.
I. L ETAT OTTOMAN.
Les Turcs sont sortis vers le huitième siècle des steppes de
l'Asie Centrale, sous la forme d'une migration de cavaliers pas-
teurs, très nombreuse, très mobile, qui s'écoula, par les passes
et les plateaux de la Perse , vers les rivages de l'Asie 31ineure.
Arrivés là, ces envahisseurs se trouvèrent transportés au milieu
d'un monde singulièrement différent de leurs déserts. Dans
toutes les directions, des villes populeuses regorgeant de ri-
chesses, des campagnes plantureuses et cultivées , offraient au
pillage une proie d'autant plus facile, que partout les grands
empires étaient morcelés ou déchirés par les discordes intesti-
nes, et exploités plutôt que conduits par des gouvernements
corrompus. Aussi les Turcs, d'abord purs barbares, puis quel-
que peu policés par le voisinage des peuples civilisés et par l'is-
lamisme, s'organisèrent tout naturellement en vue de l'exploi-
tation militaire des populations qui se trouvaient à leur portée.
Ils vécurent en quelque sorte à cheval, coulant comme un tor-
rent tantôt vers le Sud pour submerger l'Ëg-ypte et l'Afrique
septentrionale, tantôt vers le Nord pour occuper les Balkans et
la Grande Métropole de l'Orient, Constantinople , enfin vers
l'Ouest pour menacer l'Occident. Ils passaient, pillant les villes,
soumettant les populations à leur autorité, se reposaient un mo-
UN NOUVEL Hl'ISdDE I>E LA OUESTION d'uUIENT. ii'i
ment et repartaient au galop vers d'autres conquêtes et de nou-
velles curées.
Il va de soi que ces conquérants n'étaient à aucun degré des
org\inisateurs de peuples. Pasteurs devenus soldats, ils suivaient
aveuglément leurs chefs, de champ de bataille en champ de
bataille, sans prendre aucune part à l'organisation sociale, éco-
nomique ou politique des contrées qu'ils foulaient, et sans se
mêler à leurs habitants. Quant au gouvernement , c'était une
pure hiérarchie militaire, organisée pour combattre, non pour
administrer. Pourvu que les populations se montrassent sou-
mises et disposées à payer l'impôt, on les abandonnait à elles-
mêmes. Isolées du reste du monde, tenues à l'écart de toute
activité intellectuelle^ sans relations entre elles, ces populations
retombèrent pour la plupart dans un état de demi-barbarie.
Seules, les villes, et surtout les ports maritimes, restèrent vi-
vantes par le commerce.
Peu à peu cependant les Turcs subirent eux-mêmes une sorte
d'évokition. Cinq ou six siècles de guerres incessantes, l'occu-
pation d'un grand empire, les avantages qu'ils en tiraient par
simple domination, avaient peu à peu émoussé leur ardeur pre-
mière. D'un autre côté, les nations occidentales s'organisaient
et s'unissaient contre eux. Les croisades, les guerres de Polo-
gne et de Hongrie les avaient décimés ; la formation des grands
États européens, leurs progrès dans l'art de la guerre, arrêta
d'abord, refoula ensuite la cavalerie turque, réduite et décou-
ragée. Elle descendit de cheval et se cantonna dans ses riches
provinces, formant une aristocratie routinière et bornée, (|ui vi-
vait à l'aise des produits du sol et des contributions payées par
les vaincus. A partir de ce moment la décadence de l'empire
turc s'accentua rapidement.
Il a été plus d'une fois démontré, dans cette Revue, comment
et pourquoi les Orientaux directement issus en troupe de la
Grande Steppe sont généralement inaptes à organiser un gouver-
nement complet, pondéré et efficace. Leur esprit est incapable
d'en former la conception, parce qu'il est dominé irrésistiblement
par l'idée fondamentale de la communauté de famille. Ces peu-
444 LA SCIENCE SOCIALE.
pies sont des « décentralisateurs » à outrance en ce sens que
chaque groupe familial forme chez eux une unité séparée et
close, rattachée aux autres par un seul lien : l'autorité person-
nelle, unique et autocratique du souverain. Cette autonomie de
la famille et ce despotisme politique semblent au premier
abord des antithèses inconciliables. Elles concordent cependant
par ce fait que le pouvoir central étant purement politique, et
revêtu seulement de fonctions larges par leur portée, mais très
restreintes dans leur application aux individus, comme la po-
lice générale, la défense du territoire, les relations extérieu-
res (1), la famille et la commune gardent pour leur fonction-
nement intérieur une g-rande liberté. Mais cette liberté ne peut
s'exercer au delà du cercle étroit que nous venons de dire sans
rencontrer l'autorité souveraine, qui lui barre le chemin, car
elle ne saurait admettre des relations qui excitent sa mé-
fiance. Dans la commune, les familles vivent repliées sur elles-
mêmes et n'ont entre elles que les relations rendues nécessaires
par le voisinage, relations réduites à peu de besoins; et de
commune à commune, ces relations n'existent pas, ou se bor-
nent à des faits de très peu de portée. Les choses étant ainsi, l'é-
quilibre des forces se maintient à peu près tant que les institu-
tions et les mœurs demeurent sans changement, et celles-ci ne se
meuvent guère parce que tout contribue à les tenir dans l'im-
mobilité : la tradition sociale, le vaste entourage de populations
du même type fondamental, le climat doux, le sol fertile, la fa-
cilité de vivre sans progresser dans le travail. Mais si quelque
cause intérieure ou extérieure vient à troubler les conditions na-
turelles de bien-être, personne n'est en état de remettre vite et
bien les choses à leur place. L'initiative individuelle est nulle,
les corporations publiques sont faibles et sans rapports mutuels,
le pouvoir central n'a qu'une organisation rudimentaire, une
administration mal tenue, ignorante et vénale, une armée qui
(1) Le droit civil est rattaché à la religion, le droit pénal ne s'exerce guère que
contre les désorganisés écliappés à la famille, qui se charge de contenir ses membres
lidèles; aussi est-il excessif et simple. En dehors de cela, la législation est rare et
peu appliquée.
UN NOUVEL Kl'LSODE DE LA yUESTldN D ORIENT. ilo
n'est plus guère (ju'une milice depuis que Vrve des conquêtes est
fermée. Dans ces conditions, les autorités familiales et locales
sont totalement impuissantes contre des désordres étendus, et le
pouvoir central ne peut y pourvoir qu'après une longue période
de préparation et de piétinements sur place.
Ceci bien compris, rappelons-nous que les Turcs n'ont fait
que se superposer à des populations établies avant eux, aux-
quelles ils ont enlevé Findépendance politique, mais qu'ils n'ont
nullement transformées au point de vue social, pour l'excellente
raison d'ailleurs que l'organisation des vainqueurs ressemblait
fort à celle des vaincus. Pourtant il n'y a pas eu fusion, pour ce
motif principal que les Turcs musulmans, arrivant en vainqueurs
chez des chrétiens vaincus, s'appuyèrent sur leur double qualité
de dominateurs et de fidèles croyants pour mépriser le giaour,
et l'exploiter. Ils se gardèrent autant que possible de l'élever
jusqu'à eux et ne cherchèrent que peu à le convertir, ce qui
aurait enlevé tout prétexte à leur suprématie, à leurs préten-
tions seigneuriales et à leurs exigences fiscales. C'est ainsi que
les populations chrétiennes restèrent compactes et conservè-
rent leur personnalité distincte, quoique soumises durant de
longs siècles. On peut dire, en somme, que l'Empire ottoman n'a
jamais été, à proprement parler, un État, dans le sens que nous
donnons à ce mot, mais plutôt une expression géographique,
désignant une quantité de peuples qui menaient traditionnelle-
ment leur existence séparée, avec leurs langues, leurs religions,
leurs mœurs propres, sous la haute et lointaine domination de
la Porte. Ces populations n'étaient ni très heureuses, car elles
avaient à souffrir des exactions irrégulières des agents du gou-
vernement, ni très prospères, parce qu'elles manquaient natu-
rellement d'activité. Pourtant elles restaient soumises, parce que
leur apathie, leur division, leur inaptitude à concevoir et à orga-
niser un régime meilleur, les maintenaient sous le joug bien
plus que l'action de leurs dominateurs abâtardis. Pourtant, il est
arrivé un moment où elles ont secoué ce joug dans les circons-
tances que voici.
C'est poussées par des excitations extérieures que les popu-
44C) LA SCIENCE SOCIALE.
lations endormies sous la domination ottomane commencèrent à
se réveiller. Au début de ce siècle, après le règlement des affaires
européennes, on vit se former en Occident des comités qui tra-
vaillaient ouvertement à exciter les Grecs et les Roumains contre
leurs maîtres. Il sortit de là une révolte commencée par des
ambitieux, comme les Mavrocordato et les Pozzo di Borgo, et
nourrie par des utopistes généreux ou des aventuriers sans em-
ploi, tels que les Byron, lesTabvier et tant d'autres. En dépit
de leurs efforts, l'insurrection grecque eût échoué, grâce surtout
à l'indiscipline incoercible des révoltés eux-mêmes, si les puis-
sances occidentales n'étaient intervenues au dernier moment pour
arracher aux Turcs la victoire qu'ils tenaient en main. Plus tard,
ce fut le tour des Roumains, puis des Serbes, enfin des Bulgares,
qui tous doivent aux puissances d'Occident une indépendance
qu'ils n'auraient pu conquérir seuls.
A l'heure actuelle, ce sont les Arméniens qui réclament à leur
tour l'affranchissement. Des comités organisés à Londres et
ailleurs ont préparé le mouvement. Ils ont poussé leurs compa-
triotes à demander à la Sublime Porte des concessions politiques
qui auraient pour effet : 1° de les soustraire à l'action directe
des fonctionnaires et des pachas turcs ; 2° de donner à la province
une autonomie organisée au profit des Arméniens, hostile par
conséquent aux musulmans qui vivent au milieu d'eux, et qui
bien souvent prétendent agir en maîtres.
Il est hors de doute qu'il serait raisonnable et juste de garantir
les Arméniens contre l'arbitraire et les vexations par une org"a-
nisation équitable. Mais on ne peut y arriver qu'en les faisant
maîtres chez eux. Or, cela est diamétralement contraire aux pré-
tentions du Turc, dominateur et vrai croyant, vis-à-vis de l'Ar-
ménien, vaincu et chrétien. En cédant aux demandes des persé-
cutés, le Sultan blesse profondément l'intérêt et les sentiments de
la race qu'il représente surtout et avant tout. Il y a longtemps
déjà que l'on a réclamé à la Porte des réformes en faveur des
Arméniens (1). Elle n'a rien fait pour eux, ou à peu près. Der-
(I) En 185G, en 1878, etc., etc.
UN NOrVEL KIMSODE KE LA QUESTION u'oRIENT. 447
nièrement, excités par les comités étjihlis à l'étranger, un groupe
d'habitants arméniens de Gonstantiiioplc a voulu présenter au
Sultan une adresse contenant les revendications de leur pro-
vince. Arrêtés par les soldats, il s'en est suivi une bagarre, et le
fanatisme musulman, mis en éveil par certaines imprudences,
a suscité les abominables massacres que les journaux nous ont
révélés (1). Le Sultan a dû mobiliser pour essayer de réprimer
ces désordres, mais il est à craindre que ses soldats eux-mêmes
ne soient les premiers à frapper les glaours assez osés pour
réclamer contre la domination musulmane.
Tout cela s'explique très bien par ce que nous avons dit plus
haut, et la situation ressemble fort à celle qui a provoqué déjà à
tant de reprises l'intervention européenne en Turquie. C'est donc
i€i le lieu d'étudier les causes et le caractère de cette interven-
tion, et de nous demander comment elle pourrait agir à l'heure
actuelle, et dans quelles conditions. Mais auparavant, il nous faut
présenter une observation qui a son importance.
Si la Turquie a perdu déjà beaucoup de terrain dans les Bal-
kans, elle a reculé tout autant en Afrique. Dès le dix-huitième
siècle l'Algérie et la Tunisie, au dix-neuvième l'Egypte, ont formé
des principautés indépendantes ou à peu près. Mais ici, comme
les puissances n'avaient que peu ou point d'action, le mouvement
s'est opéré par l'initiative de simples officiers turcs, qui ont créé
à leurs profits de petits sultanats musulmans. Ici donc les circons-
tances d'origine ont différé, mais l'effet a été le même au point
de vue de l'affaiblissement de l'Empire turc. C'est une preuve
démonstrative de la faible cohésion de cet empire, dont les parties
non chrétiennes elles-mêmes se détachent aisément.
(1) Notons en passant que la plupart îles journaux ont été sur ces faits d'une dis-
crétion bien singulière, à laquelle nous ne sommes pas accoutumés par la presse. 11
serait intéressant, quoique peut-être indiscret, de connaître les causes exactes de cette
réserve si favorable à la Porte.
448 LA SCIENCE SOCIALE.
H. LES PUISSANCES ET LA QUESTION D ORIENT.
La Question d'Orient présente un vif intérêt pour toutes les
Puissances de l'Europe, par des motifs très différents selon qu'elles
appartiennent à l'un ou à l'autre des deux groupes que nous
désignerons ainsi : 1° le groupe des ambitieux; 2° le groupe des
conservateurs. Dans le premier figurent la Russie, l'Autriche et
l'Italie. Dans le second se rangent l'Angleterre et la France.
L'Allemagne est dans une position intermédiaire ; sa tendance
la plus naturelle devrait la porter à se placer dans le deuxième
groupe, mais les circonstances la font hésiter et l'inclinent sen-
siblement vers le premier. Examinons de près les raisons qui
déterminent la politique de chaque gouvernement.
La Russie est, an fond, un État oriental par en bas, par ses fa-
milles patriarcales et sa communauté du mir, mais avec une
classe supérieure élevée et instruite à la mode occidentale. De
là, d'une part, son gouvernement autocratique, qui répond à
l'organisation sociale de la masse de la population, et d'autre
part ses relations directes et ses ressemblances extérieures avec
les pays d'Europe. N'oublions pas d'ailleurs que son armée et
son administration ont été organisées à l'origine et dirigées
longtemps par des Suédois et des Allemands, qui ont établi là
une sorte de compromis, de cote mal taillée entre le régime des
peuples de l'Orient et celui des nations de l'Occident. Cet en-
semble de circonstances a créé en Russie un gouvernement très
bureaucratique, et qui pourtant agit assez peu dans la sphère des
intérêts locaux. Comme la Turquie, il ne s'occupe guère que
d'assurer l'ordre par sa police générale, de défendre le pays et
d'entretenir les relations extérieures. Cependant, étant mieux et
plus fortement organisé que la Porte , grâce à l'intervention
d'éléments étrangers (1) nombreux, il fait beaucoup plus et sou-
(1) Étrangers au moins par l'origine première et la formation sociale, comme les
Finlandais et les Allemands des provinces baltiques, sans parler des nombreux Alle-
mands d'Allemagne qui passent au service russe.
UN NOUVEL ÉI'ISODE DE LA QUESTION d'oHIENT. i41>
vont mieux que le liouvernement ottoman, sans que Ton puisse
toutefois comparer le régime russe à celui de l'Angleterre, ou
même de la France, pays centralisé, lui aussi, mais déj;\ très dif-
férent.
Il résulte de cet état de choses que le gouvernement russe, très
absolu, très encombré d'agents, très militaire, a tourné la meil-
leure part de son attention vers les entreprises extérieures.
Depuis que la Russie a pu se concentrer et s'organiser sous la
conduite de ces éléments étrangers, c'est-à-dire depuis Pierre I",
elle n'a pas cessé de s'étendre en tous sens. Son ambition est
insatiable pour la raison fort simple qu'elle résulte des vues par-
ticulières d'une vaste hiérarchie de bureaucrates et d'officiers,
dont chacun voit dans la conquête une occasion d'avancement
et de récompenses. Et comme le peuple russe, émietté en familles
et en mirs fermés, isolés les uns des autres, ne peut faire contre-
poids à la pression de son gouvernement, la politique de celui-ci
reste fixée invariablement dans le même sens. Si le souverain
essayait de la modifier à l'encontre de la bureaucratie et de
l'armée, il ne trouverait, en dépit de l'affection filiale dont il est
l'objet, aucun point d'appui dans ce peuple sans cadres.
On comprend dès lors l'attitude de la Russie vis-à-vis de la
Turquie. Autrefois, elle la touchait sur une longue ligne allant
du Pruth à la Caspienne; la mer Noire était alors un lac turc.
La Russie s'est emparée de la rive Nord de cette mer et des deux
versants du Caucase. Sur le Pruth, elle a fait des efforts inouïs
pour atteindre les Balkans, les dépasser et gagner Constantinople,
Ce serait chose faite, si les autres États intéressés n'étaient inter-
venus, et n'avaient obligé les Russes à s'arrêter sur le Danube.
Aujourd'hui, ils attendent une occasion favorable pour continuer
le mouvement. Est-ce donc pour eux une nécessité nationale, un
besoin certain? Nullement, car leur immense territoire possède
tous les débouchés nécessaires. Les détroits sont ouverts sans
restriction à leur commerce, aussi bien dans la Méditerranée
que dans la Baltique; au point de vue économique, rien ne les
gêne; au point de vue politique, personne ne les menace. Cepen-
dant leur ambition n'est pas douteuse, et cette ambition est
450 LA SCIENCE SOCIALE.
dang-ercuse, parce qu'elle résulte non pas d'un intérêt national
défini^ limité, mais d'une foule d'ambitions personnelles qui se
renouvellent avec chaque génération d'employés et de militaires,
et qui, par suite, sont indéfiniment extensibles. La Russie prendra
tant qu'il restera quelque chose à saisir autour d'elle, à moius
qu'elle ne se brise auparavant par l'action de son propre poids,
devenu démesuré relativement à sa force de cohésion intérieure.
Après la Russie, la Puissance la plus à craindre pour la Turquie
est l'Autriche. Là aussi la volonté nationale compte assez peu,
en dépit de l'appareil représentatif et des discussions parlemen-
taires. L'administration et l'armée y tiennent aussi le haut du
pavé, et poussent à l'action politique extérieure. On peut s'en
rendre compte par les affaires de la Bukovine à la fin du dix-
huitième siècle, et de la Bosnie-Herzégovine en 1878, sans parler
des provinces brabançonnes et italiennes, qui fournissaient au-
trefois à de nombreux agents civils et militaires des postes ré-
tribués, des décorations et le reste. Aussi l'Autriche g"uette-t-elle
avec vigilance les événements d'Orient, trouvant qu'une belle part
de la péninsule des Balkans, de Novi-Bazar à Salonique, arron-
dirait joliment son domaine. Cela complicjuerait encore sa situa-
tion intérieure, déjà si anarchique, mais qu'importe; il faut
avant tout donner satisfaction aux ministres et aux généraux
auxquels une si belle acquisition ferait un nom historique, sans
parler de leurs subordonnés. La masse des appétits privés se
cache sous de g-randes idées exprimées par des mots solennels :
l'intérêt de la monarchie, la gloire nationale, les hautes pensées
politiques, etc. On en trouve toujours pour jeter de la poudre
aux yeux de la foule ébahie et naïve, qui marche, paie, souffre
et meurt pour des mots qu'elle applaudit sans les comprendre
et des intérêts étroits qu'elle sert aveuglément. Ajoutons toutefois
que l'Autriche est entraînée aussi dans cette voie parla politique
russe. Chaque agrandissement de sa voisine lui paraît une me-
nace, excite son émulation, et la pousse plus avant dans une
dn^ection mauvaise, singulière compétition, où tout succès est
en réalité une cause d'affaiblissement pour celui c]ui le remporte.
Quant à l'Italie, sa collaboration n'est pas douteuse en cas
UN NOUVEL Él'ISODE Kl'; LA QUESTION d"<»HIE.NT. 431
de partage, (l'est une des nations d'Europe les plus mal orga-
nisées, socialement et politiquement. Son agriculture est raisc-
ral)le, son industrie ne brille un })eu que grâce à la direction
et aux capitau.K de l'étranger, et aux droits prohibitifs. La classe
supérieure est inoccupée, la classe inférieure abandonnée à elle-
même. Le gouvernement, encombré de sinécures, ballotté entre
des coteries avides de pouvoir et de gaspillage, est conduit par
des politiciens incapables de diriger une réforme sociale sérieuse
et profonde, mais toujours prêts à dissimuler leur nullité sous
l'éclat des entreprises extérieures. Jeter la conquête de Tripoli
en pâture à la badauderie de la foule , pour lui faire ou-
blier un instant sa misère, serait pour un ministère une sin-
gulière bonne fortune, qui allongerait son existence pour quel-
ques mois. Il y a aussi Trieste et Trente à prendre ou à acheter
par une collaboration empressée. Avec tant de bonnes raisons
pour agir, l'Italie serait disposée avant tout autre à (( résoudre »
la Question d'Orient par une répartition de dividende faite aux
opérateurs. Nous verrons bientôt ce que vaudrait une telle so-
lution.
A'oici en dernière ligne l'Allemagne. Jusqu'à ce jour cet État
n'a pas pu manifester des vues de conquête vis-à-vis de l'Em-
pire ottoman, n'étant point à bonne portée. Mais il a pourtant
une organisation politique imbue de l'esprit de conquête. Cet
esprit, les États allemands l'avaient pour la plupart de longue
date, mais la Prusse plus peut-être que tous les autres, par l'effet de
la persistance chez elle des tendances militaires de la décadence
féodale. Or c'est la Prusse qui a centralisé l'Allemagne, qui la
dirige aujourd'hui, et qui lui a imposé les charges d'une armée
formidable. Peut-on concevoir une pareille armée, avec ses énor-
mes cadres composés exclusivement de professionnels, comme im-
bue uniquement de l'idée de la défense du territoire? Gela ne serait
pas vraisemblable. Un soldat de métier est naturellement porté
à désirer l'action, c'est-à-dire la conquête, où il se distinguera
et se mettra hors de pair. On peut dire qu'une telle armée est
un poids qui pèse régulièrement, obstinément, pour faire pen-
cher la balance politique vers la guerre,
.■452 LA SCIENCE SOCIALE.
Toujours est-il qu'ici rAllemagne peut être amenée à se porter
du côté des ambitieux, soit pour régler, à la faveur d'une occa-
sion, un état de choses ruineux, soit pour soutenir l'une des
parties, spécialement l'Autriche, et appuyer ses prétentions en
se faisant payer en Galicie, en Silésie ou ailleurs. Ce serait l;l une
pauvre politique, contraire en fait aux intérêts bien entendus
d'un pays qui peut prospérer pleinement par la paix, et cjui ne
tirera de la guerre que des causes d'afFaiblissement et de ruine.
xMais on remonte difficilement les courants sociaux, et l' Alle-
magne n'est pas sortie, tant s'en faut, du régime où la nation
est encore incapable de faire prévaloir ses intérêts d'ensem-
ble sur les vues particulières de la classe dirigeante, qui est
ici principalement une aristocratie de fonctionnaires civils et
militaires.
Restent, indépendamment des petits États, dont nous ne tien-
drons pas compte ici, la France et l'Angleterre; leur situation et
leur attitude respectives méritent un examen spécial.
TII. LA FRANCE ET L ANGLETERRE DANS LA QUESTION D ORIENT.
La position de la France dans la Question d'Orient est assez
ambiguë. Par son organisation sociale affaiblie, et sa centrali-
sation bureaucratique excessive, la France est poussée aux en-
treprises extérieures, le plus souvent sans raison sérieuse. Un de
ses fonctionnaires coloniaux, un de ses officiers, l'engagent par
excès de zèle ou ambition personnelle, l'administration suit pour
ne pas désavouer les siens, on déguise le côté aventureux de
l'affaire sous cjuelques grands mots, et nous voilà partis pour
une expédition qui nous coûte cher en argent, plus cher encore
en hommes. En d'autres termes, n'ayant guère changé de sys-
tème depuis Louis XIV, nous restons une nation conquérante.
Seulement, comme les temps sont devenus difficiles , nous re-
portons vers des colonies stériles l'ardeur que nous tournions
autrefois contre nos voisins. Toutefois, notre politique envahis-
sante n'a pas perdu toute raison d'être en Europe ; au contraire,
UN NOUVKL Ml'ïSODE DE LA (JUKSTIOX d'oHIENT. 453
elle a pris môme un aspect plus noble, plus justiliable qu'au-
trefois, puisqu'elle a pour but d'abord de tenir l'Allemag-ne en
respect, ensuite de recouvrer T Alsace-Lorraine. Qu'on la qualilie
comme on voudra, cette politique n'en a pas moins pour but
la conquête, ou la reconcpiete, choses qui, pratiquement, se res-
semblent fort. De là notre alliance avec la Russie, pays conqué-
rant par excellence.
Cette alliance, faite dans un but particulier, nous met dans
une situation singulière en ce qui touche la question d'Orient,
En effet, la Russie est portée à menacer l'intégrité de la Turquie,
nous avons dit pourquoi. Or la France a tout intérêt à main-
tenir au contraire cette intégrité, pour les raisons suivantes, que
nous résumons :
1° La Turquie, étant faible et sans ambition, ne peut nous faire
courir aucun danger dans la Méditerranée. Qu'un Etat fort et
belliqueux comme la Russie prenne sa place à Conslantinople
et en Asie xVIineure, et nous sommes obligés de concentrer de ce
côté des forces considérables pour le tenir en respect. C'est aussi
pour cela que nous devons veiller à ne pas laisser l'Autriche et
l'Italie se renforcer trop aux dépens de la Porte.
2° La Turquie, dans l'état actuel de ses forces, ne peut songer
à fermer le canal de Suez, cette voie devenue indispensable
entre deux moitiés du monde. La Russie serait beaucoup mieux
outillée pour y réussir, si la mer Noire devenait un lac russe et
l'Asie Mineure une province de « l'empire des Tsars ».
3° La Porte, se laissant aller au courant des choses, n'a pas
l'idée de forcer les aptitudes industrielles de ses populations
en les couvrant de droits protecteurs. Elle reste libre-échangiste,
au grand profit des pays manufacturiers comme la France. Avec
la Russie, les choses iraient autrement, il n'en faut pas douter,
et à ce point de vue encore nous perdrions au change.
De tout cela résulte ce fait grave, que la catastrophe de 1870,
après nous avoir causé un tort immédiat immense, pèse encore
lourdement sur nous par ses conséquences lointaines, en nous
amenant à nous complaire dans une alliance plutôt contraire à
nos intérêts bien entendus. Liés à une puissance ambitieuse, c'est
454 LA SCIENCE SOCIALE.
surtout contre elle que nous avons à défendre notre situation en
Orient. L'anomalie est évidente et le risque grave. Il faudrait à
nos gouvernants beaucoup de clairvoyance, de caractère et de
souplesse pour maintenir en équilibre ces forces contraires. Aussi
rien n'est-il plus mauvais pour un pays dont les affaires sont si
délicates, que de vivre comme nous le faisons, sous un régime
aussi compliqué et aussi mobile que celui qui résulte du système
parlementaire. Ce régime peut convenir à une nation fortement
constituée, calme, et mise à même, par une longue pratique du
selff/ovcrmnent, de contrôler et de régler son opinion et ses votes.
Mais un pays désagrégé comme le nôtre, infesté de politiciens
sans surface et tenu en bride par des fonctionnaires nombreux
et influents, n'en tire que versatilité, désordre et impuissance.
Aussi notre situation intérieure et extérieure est-elle fort incer-
taine et dangereuse. Il serait puéril de nous le dissimuler.
Les choses seraient dans un état pire encore si le jeu des in-
fluences de caste et les ambitions politiques n'était contenu par
deux freins dont la puissance est grande. Le premier réside dans
l'ampleur même des prétentions en jeu, et dans la gravité des
conséquences certaines d'un conflit. Les gouvernements savent
que si la lutte commençait sur un point quelconque de l'Europe,
tout le continent entrerait en guerre aussitôt. De là résulterait le
choc le plus efî'royable que l'histoire ait jamais enregistré. Cha-
cun courrait dans une telle mêlée les risques les plus grands, et
en tous cas, les vainqueurs eux-mêmes paieraient cher leurs
succès. Devant une telle responsabilité, les plus aventureux hési-
tent, et personne n'ose prendre l'initiative de lancer les unes sur
les autres toutes les nations du vieux Monde.
En second lieu, l'une de ces nations joue réellement un rôle
modérateur par son attitude traditionnelle, c'est l'Angleterre.
Nous savons que plus d'un lecteur sera tentés de protester in petto
contre cette allégation, car il est d'usage chez nous d'accuser les
Anglais de tous les méfaits internationaux et de leur imputer
toutes les ambitions. Cela tient à deux causes : d'abord, nous
avons presque toujours rencontré l'Angleterre en travers de notre
route dans nos entreprises conquérantes, ce qui naturellement
UN MtUVEL Kl'ISODE 1»K LA uLESTION d'oRIENT. 455
ne pouvait nous plaire; nous en avons donc conclu : 1" ([ue les
Anglais sont nos ennemis-nés, -2" que s'ils prétendent empêcher
les autres de prendre, c'est qu'ils veulent tout garder pour eux,
et sont, par suite, les ambitieux par excellence. Et leur extension
ininterrompue depuis trois siècles semble donner raison à cette
manière de penser.
Certes les Anglais ont prodigieusement étendu leur domaine,
et ils l'accroissent de jour en jour, mais comment? Par la con-
quête armée? Cela est rare, exceptionnel, et en quelque sorte
la conséquence d'un autre procédé. Us colonisent individuelle-
ment, par associations privées ; puis, quand leurs intérêts
ont grandi au point de devenir prépondérants, ils simposent, au
besoin par la force. On peut trouver cela gênant, désagréable,
choquant pour i'amour-propre national, mais il est difticile de
songera empêcher les sujets de Sa Très Gracieuse Majesté de s'é-
tablir au dehors, et de prendre par leur énergie et leur aptitude
une place prépondérante dans le monde. Qu'on fasse comme
eux, soit, mais il est inutile et même ridicule de gémir ou de
pester en face de l'œuvre du voisin, parce qu'on se sent incapable
de l'égaler.
D'autre part, et quoi qu'en disent les anglophobes par senti-
ment, il est très certain que l'intérêt général de la nation britan-
nique est lié étroitement à la paix universelle. Quand on produit
par milliards, on désire naturellement écouler ses produits par-
tout , et la guerre arrête les affaires. Dans toute grande lutte,
l'Angleterre se trouve engagée d'une manière quelconque. Ici,
elle craint l'arrêt momentané de ses affaires ; ailleurs, elle pré-
voit la naissance d'obstacles durables; sur un troisième point,
c'est une partie des frontières de son colossal domaine qui est
menacée. Si quelque nouvelle grande puissance militaire surgit,
il faut la surveiller de près, et cela coûte gros; du reste, tout
conflit l'oblige à armer et à faire des dépenses. La paix toujours,
la paix partout, voilà ce qui convient le mieux à un peuple qui a
des produits à placer, et qui ne compte point sur la guerre pour
s'étendre. Telle est du moins la règle générale de la politique
anglaise ; cette règle peut subir çà et là quelque exception, résul-
450 LA SCIENCE SOCIALE.
tant de Tambition isolée d'un agent ou d'une erreur du pouvoir
central, mais la règle n'en subsiste pas moins.
Dans la question d'Orient, plus encore qu'ailleurs, l'intérêt pa-
cifique de l'Angleterre est évident. Ce pays n'admettra jamais
que le Canal de Suez, dont elle a besoin plus que toutes les
autres nations réunies, tombe aux mains d'un puissance mili-
taire. 11 s'ensuivrait pour elle, à bref délai, l'arrêt de son com-
merce et la perte des Indes. Cette nécessité est si évidente, qu'en
prévision d'un conflit qui semblait alors assez probable, et pour
se couvrir en tout état de cause, l'Angleterre a mis la main sur
l'Egypte, après Malte, Chypre et Aden, ces postes d'observation
alignés sur la route des Indes. Nous croyons qu'en ag-issant ainsi
elle a commis, par excès de crainte, une de ces erreurs dont nous
parlions tout à l'heure, car cette précaution exagérée a compli-
qué encore une situation déjà si emmêlée et si instable, mais il
n'en est pas moins vrai qu'en Orient comme partout les Anglais
veulent la paix et l'intégrité de l'empire ottoman. S'ils étaient
certains de l'avenir à ce point de vue, ils n'hésiteraient pas
longtemps à évacuer l'Egypte, car les intérêts privés des quel-
ques fonctionnaires qu'ils ont là-bas ne pèseraient guère en
présence de l'intérêt public, qui craint les complications et la
guerre qu'elles pourraient causer.
La situation étant ainsi établie, voyons les conclusions que
nous devons tirer des faits indiqués.
IV. PARTAGER OU CONSERVER.
La solution de la question d'Orient peut s'établir sur un de
ces deux termes : Partager ou Conserver.
Partager, c'est chose facile à dire, non à faire, car si déjà il
n'est pas aisé de s'entendre quand une loi supérieure déter-
mine les droits des héritiers, c'est bien pis quand le droit et
la loi sont absents, quand chacun prétend se servir selon son ap-
pétit, et se croit lésé de tout ce que prend le voisin. Toute ques-
tion de justice mise à part, il est bien certain qu'une répartition
r.N NOUVEL Él'ISODE DE LA OUl^i^TIO.N d'okIENT. 457
des teri'itoii'cs orient;ui.\ ne pourmit se l'aire sans contestations
et sans guerre. Hailleiirs, si, par l'impossible, on parvenait à s'en-
tendre pour opérer en p;ù.\ cette curée, ce ne serait qu'un ré-
pit, car bientôt les copîirtageants, désormais mis en contact
direct, et voyant surgir de nouvelles et plus vives rivalités, ne
tarderaient pas à entrer en lutte les uns contre les autres afin de
se disputer la domination de cette mer intérieure, qui reste le
centre de la vie politique de l'Occident.
Il ne serait pas plus sage d'opérer le morcellement au seul
profit des groupes chrétiens de l'Empire turc^ comme cela a été
commencé en 1827 et continué en 1850 et 1878, car en agissant
ainsi on n'éteint nullement les convoitises des grands États (on
sait comment la Russie et l'Autriche se disputent l'influence à
Bucarest, Sofia, Belgrade et Cettinié) ; de plus on allume celles
des petits États que Ion forme. I^a guerre serbo-bulgare, les ma-
nœuvres des Grecs et des Bulgares en Macédoine, suffisent pour
le prouver surabondamment. Cette accuuinlation de petits pays
mal organisés, turbulents, est un vérital^le danger pour l'Europe.
Conserver n'est pas chose facile non plus, cela pour les rai-
sons d'ordre intérieur que nous avons indiquées en parlant de
la Turquie, et parce que les convoitises de ses voisins sont tou-
jours éveillées et sans cesse menaçantes. Il résulte de ce double
fait deux difficultés correspondantes : pour conserver la Tur-
quie, il faut d'abord maintenir chez elle l'ordre et la paix, de
manière à éviter les interventions intéressées; ensuite il est né-
cessaire de tenir en respect les ambitieux. Maintenir l'ordre en
Turquie, c'est chose malaisée, à cause de la diversité des races,
de la faiblesse du gouvernement et des intrigues extérieures ;
contenir les puissances avides, cela n'est pas non plus une petite
affaire. Dans les deux cas, il faut, pour réussir, disposer d'une
grande autorité appuyée sur une force redoutable, afin d'en im-
poser d'une part aux Turcs et à leurs sujets pour leur faire ac-
cepter une organisation convenable, et d'autre part à leurs voi-
sins pour les obliger à respecter les traités et le territoire otto-
man. Or l'Angleterre, avec toute sa force, ne pourra réussir à
elle seule à atteindre ce double but. Il lui faut pour cela l'appui
T. XX. 34
458 LA SCIKNCE SOCIALE.
d'une grande puissance continentale, elle le sait et cherche cons-
tamment cet appui. Si nous pouvions le lui offrir, franchement
et de façon durable, c'est avec nous qu'elle pourrait régler le plus
sûrement, dans un sens pacifique, cette irritante et dangereuse
Question. Et si la France et l'Angleterre étaient loyalement, sé-
rieusement d'accord, sans autre ambition que celle d'assurer la
paix du monde pour le profit commun des nations, les autres États
marcheraient certainement à leur suite, ne pouvant résister à la
pression colossale de cette union habile et féconde.
Malheureusement, les circonstances sont peu favorables à la
réalisation d'un tel accord, et il est à craindre que la France,
subissant la fatalité des circonstances, ne renouvelle, à un peu
plus d'un demi-siècle de distance, l'erreur commise en 1840. A
cette époque , l'Angieterre a profité maladroitement d'une faute
de notre politique, pour essayer de régler sans nous la question
d'Orient; elle n'a réussi qu'à retarder de quelques années l'inter-
vention russe. Après 1856, la France, un moment d'accord avec
sa voisine, n'a pas tardé à l'abandonner : la plupart des résultats
si chèrement obtenus ont été promptement sacrifiés. En 1878, la
France était trop effacée pour assumer un rôle très actif, l'x^n-
gleterre a dû consentir à un premier démembrement de sa pro-
tégée. Aujourd'hui, pour éviter de nouveaux désastres, il fau-
drait prendre des mesures décisives, imposer à la Turquie une
tutelle préservatrice, à ses voisins une politique de paix. Si la
France avait les mains libres, et comprenait bien ses propres in-
térêts, la chose serait relativement aisée. Mais nous sommes pré-
cisément les alliés de l'ennemi le plus redoutable de l'Empire
ottoman. Notre position est contradictoire, nous ne pouvons pas
grand'chose, et nous devrons nous estimer heureux si les inci-
dents de ces dernières semaines s'apaisent et si nous pouvons
faire durer le compromis provisoire de Berlin.
Noël Dasproni.
FÉMÏNTSTE OU ANÏI-rÉMINTSTE
11 parait que les femmes ont des ennemis. M. Arthur Desjar-
dins l'a affirmé Fautre jou'' dans une brillante conférence; il en
a même désigné deux par leurs noms, Strindberg- et Proudhon;
l'un d'eux est Scandinave, il est vrai, et l'autre mort, ce qui
nous lave assez bien de tout reproche, nous autres Français vi-
vants ; mais si nos traditions chevaleresques nous empêchent de
faire au sexe faible des déclarations de guerre, il y a du moins
parmi nous beaucoup d'hommes, et même quelques femmes, très
disposés à rétrécir le plus possible le champ d'action féminin,
à blâmer avec aigreur tout changement dans les habitudes, à se
voiler la face parce qu'une jeune fille d'aujourd'hui n'a pas les
mêmes manières d'agir et de parler que pratiquait son arrière-
grand'mère sous la Restauration ou \o (Gouvernement de Juillet.
En face d'eux se dresse un bataillon plein d'ardeur pour la
conquête des droits des femmes, résolu à se sacrifier à la prépa-
ration d'une ère nouvelle, et g-énéralcment fort exagéré dans ses
peintures de la tyrannie sous laquelle la femme a vécu, parait-
il, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours. Ce sont là
les partis extrêmes. Entre ces deux pôles on trouve les parti-
sans de la Femme d'autrefois, puis ceux de la Femme moderne:
les psychologues qui n'accordent à la femme qu'une àme de
second ordre, et ceux qui exaltent l'àme féminine; les psycho-
logues qui démontrent l'infériorité de la femme par la faible
quantité de matière grise que contient sa cervelle, et ceux qui dé-
montrent le contraire, avec un égal succès. Tout ce monde se que-
relle avec un admirable entrain, une conviction passionnée, par-
fois avec une déraison si complète (|ue l'on croirait assister à une
460 LA SCIENCE SOCIALE.
discussion conjugale. Seulement, la discussion ne finit jamais par
une réconciliation, comme cela arrive dans un bon ménage; les
collectivités ne se réconcilient pas; elles sont abstraites et ab-
solues.
La conférence de M. Arthur Desjardins m'a rappelé un tournoi
assez bizarre pour et contre les femmes, dont la North Ameri-
can Review était le théâtre il y a quelques mois. Un savant
américain, le IF Cyrus Edson , avait observé qu'il existe aux
États-Unis un assez bon nombre de femmes insupportables [nag-
(/ing icome?i), et il avait révélé à ses contemporains cette im-
portante découverte. Pour une découverte américaine, ce n'était
pas très inattendu ni très merveilleux, et l'on pouvait croire
qu'une pareille révélation aurait lieu sans provoquer une émo-
tion bien vive. Pas du tout, les femmes ont répondu; elles ont
répondu comme on répond dans une querelle causée par la
mauvaise humeur. Elles n'ont pas nié qu'il y ait des femmes
insupportables; elles ont seulement affirmé que beaucoup
dliommes sont grossiers, dissolus, paresseux, égoïstes, tout aussi
insupportables que les femmes nerveuses. Impossible, on le voit,
de mieux reproduire le désordre d'idées ordinaire aux querelles
de ménage. On ne cherche pas à se convaincre, mais à se dire
des choses désagréables; je ne parle, bien entendu, que des
très mauvais ménages, et par ouï-dire.
Au milieu de ce chaos, on démêle cependant une idée do-
minante ; tous les combattants admettent, soit formellement soit
tacitement, qu'il y a quelque chose de changé dans la situa-
tion des femmes. Sont-elles plus nerveuses , plus taquinantes
(ju'autrefois? ou bien ont-elles plus d'aspirations élevées, plus
de personnalité, plus d'instruction? Quelle que soit la théorie à
laquelle vous vous rangiez, vous constatez par là même qu'entre
la femme d'autrefois et la femme d'aujourd'hui il y a une dif-
férence. Voilà donc un fait acquis, mais d'une façon bien vague.
Est-il possible de le préciser un peu ?
l'KMINlSTE OC ANTI-FÉMINISTH. i()l
I
Est-ce par simple fantaisie que la femme moderne diffère de
la femme d'autrefois? Ou bien y a-t-il quelque cliose de changé
dans les conditions de sa vie, quelque chose qui Folîhge à se
transformer ?
La seconde de ces hypothèses est seule admissible. Il suffit
de regarder autour de soi pour voir combien de choses se sont
modifiées et se modifient sans cesse. La femme, comme Thomme,
comme la société tout entière, est entraînée dans un mouvement
général et inévitable.
Nous vivons aujourd'hui encore avec cette idée que la femme
trouve son occupation au foyer. Cela n'est plus vrai pourtant
au même degré qu'autrefois, et surtout cela n'est plus vrai de
toutes les femmes.
Autrefois, le foyer était un atelier gouverné par la maîtresse
de maison, atelier de fdature et de tissage ; atelier de couture
et de confection. Aujourd'hui, il y a beau temps que la femme
forte ne file plus la chaude laine et le fin lin ; le tricot, l'ouvrage
élégant de broderie, la tapisserie, sont restés dans certains mi-
lieux comme les témoins de l'ancien état de choses, mais c'est
par tradition que les mères de famille insistent pour que leurs
filles aient les doigts occupés; ce n'est plus par nécessité. Les
femmes qui gagnent leur vie à Taiguille savent combien cela
paie mal; les seules cjui arrivent à se faire des salaires raison-
nables deviennent des artistes ou des commerçantes, mais les mal-
heureuses lingères qui cousent à la tâche travaillent dix-sept
heures par jour pour gagner de un à deux francs (1).
Il est clair que ce n'est pas pour les quelques centimes affé-
rents à deux ou trois heures de travail effectif cjue les femmes du
monde prennent un ouvrage. Au point de vue économique,
leur travail ne peut guère se défendre. Il est beaucoup moins
(1) V. Les oucrières de l'aiguille, à Paris, |iar ClinrlcsBcnoist.
'l62 LA SCIENCE SOCIALE.
rémunérateur que la moins prospère des industries. Mais, dit-
on, cela donne une occupation aux femmes ! — Il y aurait peut-
être à se demander si on ne peut pas leur en trouver de plus
propre à les développer; en tous cas, voilà bien la constatation
de sa déchéance : il est passé à l'état d'occupation, de distrac-
tion, comme le piano, la peinture sur porcelaine, ou la décal-
comanie. On met les jeunes filles au travail à l'aiguille parce
qu'on ne sait qu'en faire. Ce n'est pas ainsi que l'on considérait
les choses jadis. Une bonne maîtresse de maison devait pour-
voir chaque année sa lingerie d'une certaine quantité de draps,
nappes, serviettes, etc. Elle recevait de ses fermiers le chanvre et
le lin en étoupes; elle le faisait blanchir, filer, tisser, puis con-
fectionner. Elle mettait ainsi en œuvre la laine de ses moutons;
c'était un véritable chef d'industrie. Aujourd'hui, pour avoir une
idée de ce rôle ancien de la femme, il faut aller dans quelques
districts perdus des llighlands d'Ecosse, où de rares familles fi-
lent, teignent et tissent le tartan aux vives couleurs; ou bien il
faut se rendre chez les tribus nomades orientales où la fabrica-
tion domestique des burnous et des tapis s'est encore conservée.
La femme n'était pas seulement chef d'industrie textile. Les
soins du ménage prenaient souvent aussi pour elle l'importance
d'une véritable fabrication. Et il n'est pas nécessaire de remonter
à des âges très éloignés pour retrouver cela. Combien de ména-
ges ruraux en France où c'est la femme qui pétrit et fait cuire le
pain? C'était encore l'usage en Angleterre, dans les grandes
villes, il y a quelques années, et j'ai recueilli de la bouche de
femmes d'ouvriers le témoignage de l'immense soulagement que
cela avait été pour elles lorsque cet usage s'était perdu en pré-
sence de facilités nouvelles, combien aussi de conserves de
ménage, combien de petites recettes aujourd'hui délaissées
parce que le commerce mieux pourvu, mieux outillé pour la
distribution de ses marchandises, livre à meilleur marché des
produits similaires? Au lieu de surveiller ses confitures, on achète
de la marmelade d'oranges de Dundee; au lieu de préparer les
pâtés et conserves de toute nature dans sa maison, on les fait
venir de chez Potin, et le bœuf américain se consomme sous
KÉMINISTR OU ANTI-t KMINISTK. 463
diverses formes dans tous les coins do l'univers où pénètre
nne voie terrée.
Ajontoz encore la disparition du lavage et blanchissage du
linge à domicile. Un blanchisseur vient prendre votre linge
sale et vous rapporte votre linge propre; vous payez, et c'est
tout.
J'entends d'ici plus d'une lectrice me dire cjue l'ancienne mé-
thode valait bien mieux, cju'elle était plus saine au point de
vue hygiénique, qu'on savait ce qu'on mangeait, qu'on ne brûlait
pas le linge, qu'on faisait de meilleures étoffes. Tout cela, je
n'en disconviens pas, mais vous, Madame, qui avez la liberté de
faire faire chez vous toutes ces différentes opérations, êtes-vous
disposée à les entreprendre? Voulez-vous en assumer la charge?
Non, n'est-ce pas? L'ennui d'un pareil souci, on tout simplement,
des considérations d'ordre économique vous font choisir la
méthode nouvelle, celle que vous déclarez détestable. Nous som-
mes donc parfaitement d'accord : je ne prétends pas à l'excel-
lence absolue du parti que vous avez pris; je constate que vous
le prenez librement, de vous-même, comme le plus raisonnable ,
le plus expédient dans les circonstances présentes.
Et comme tout le monde est de notre avis , comme de plus
en plus le foyer perd son caractère d'atelier de fabrication
domestique, je me demande ce que va devenir la g'ardienne
du foyer ?
Évidemment sa situation a changé.
En ce c[ui concerne la femme de la classe ouvrière, les occu-
pations ne manquent pas au foyer même après la disparition des
travaux cjue nous avons dits. D'abord , cette disparition est
moins complète en général; le lavage et le blanchissag-e, no-
tamment, sont presque toujours exécutés par la maîtresse de
maison, et puis la préparation des repas, les balayages et net-
toyages, tout ce que font, en somme, les domestiques de gens
plus fortunés, retombe sur elle. Mais les femmes qui ont des
domestiques, que peuvent-elles faire chez elles?
Mettons tout de suite de côté celles qui ont des enfants jeunes
et qui s'en occupent, l^e noble labeur de la maternité suffit à
464 LA SCIENCE SOCIALE.
celles-là; nous pourrions nous demander ce qu'il leur faut pour
être vraiment mères après qu'elles ont matériellement donné le
jour à leurs enfants, pour les élever au vrai sens du mot, mais
pour le moment elles sont hors de cause.
Celles que je vise ne sont pas dans une situation exception-
nelle; ces sont les femmes du monde dont les enfants sont au
collège, ou établis séparément; ce sont celles qui n'ont pas d'en-
fants, ou qui ne sont pas mariées; ce sont celles qui n'ont pas
grand'chose à faire chez elles quand elles ont commandé les
repas et grondé un domestique sur l'insuffisance de son épous-
setage. Celles-là, neuf fois sur div, s'ennuient considérablement
et ne le dissimulent pas. Et cet ennui n'est pas Tapanage des
seules grandes dames, tant s'en faut! Je me souviens d'une jeune
femme de position très modeste, pensionnaire d'un boardhig-
hoiise de Brooklyn, dont le mari, fort occupé comme tout hon-
nête Américain, travaillait tout le jour à New- York; elle bâillait
et se morfondait, traduisait péniblement à coup de dictionnaire
un méchant roman de Vlllustraiion et déclarait que les femmes
américaines étaient fort à plaindre.
En France, à Paris surtout, le néant de ce genre de vie est
dissimulé par une certaine agitation matérielle. Il y a tout d'a-
bord l'agitation mondaine, non plus réservée, comme à New-York,
aux « meilleurs quatre cents » [l/te bettcr four hundred), mais
envahissant toutes les classes de la société bourgeoise, débordant
juscju'à l'extrême limite de la classe ouvrière. La forme la plus
répandue et la plus abordable de cette agitation, ce sont les
visites. Telle femme de fonctionnaire modeste ou d'employé
subalterne ne peut pas se permettre facilement le luxe du théâ-
tre ou les sorties du soir, qui exigent des frais spéciaux de toi-
lette, mais elle promène tant qu'elle peut chez de soi-disant
relations la toilette de ville indispensable. Cela n'augmente
pas très sensiblement sa dépense et cette raison lui parait une
justification complète de l'emploi de son temps. Au fond, elle
pense que son temps n'a aucune valeur; pourvu qu'elle ne grève
pas le budget conjugal d'une manière exagérée, qu'importe? Elle
est une femme raisonnable, c'est-à-dire purement passive, n'en-
I HMIMSTK (»i; ANK-FKMIMSTK. i()0
trniiiani [)as sou maii dans des complicafioiis financières, mais
hoiiiie à rien.
En province , on retrouve le même type dans beaucoup de
villes; il est seulement tempéré par le calme plus grand de la
vie ambiante; et puis, le cercle restreint où l'agitation mondaine
se produit modilie sou caractère; le bavardage convenu ne trou-
vant plus le même aliment dans les innombrables distractions
parisiennes, se venge sur le prochain; la médisance devient
amère, les petites coteries se déchirent.
11 y a aussi, dans de très petites villes, ou au fond de certai-
nes campagnes, des femmes complètement absorbées par la ta-
pisserie, le tricot, le train-train du ménage et l'économie; le
néant de leur vie, d'accord avec l'inactivité qui les entoure, fi-
nit par leur plaire et devient chez elles une seconde nature.
Ces trois variétés ne sont au surplus que des formes différen-
tes du vide : agitation dans le vide ou inaction dans le vide. Si
vraiment la nature avait horreur du vide, comme on le croyait
jadis, quelle hécatombe ce serait et que de femmes disparaî-
traient, sans parler des hommes!
A côté de ces femmes parfaitement inutiles, il en est d'autres
dont l'activité et le dévouement sont au-dessus de tout éloge.
Lisez le discours de M. Edouard Hervé sur les prix de vertu ,
vous entendrez parler de quelques-unes d'entre elles , mais elles
sont légion et je n'entreprendrai pas d'énumérer les œuvres de
toutes sortes qui vivent par elles, ni les bienfaits qu'elles ré-
pandent autour d'elles. Tout le monde est d'accord pour ap-
plaudir à leui^s eftorts, et le plus farouche ennemi des femmes
ne les blâmera pas de quitter leur foyer quelques heures par
jour pour visiter la mansarde du pauvre. Mais est-ce là tout ce
que les conditions de la vie moderne exigent d'elles? Est-ce tout
leur devoir? Il est bien évident, d'abord que ce n'est le devoir
que d'une classe privilégiée, de celle qui peut disposer d'un certain
superflu. Pour la femme de l'ouvrier, de l'employé, poui' la ma-
jorité des femmes, le dix-neuvième siècle, qui leur a donné les
loisirs que nous avons vus, ne leur a-t-il pas imposé des obliga-
tions nouvelles?
466 LA SCIENCE SOCIALE.
La réponse à cette question ne saurait être douteuse : Tout
loisir ménagé par des conditions de vie meilleures est une voca-
tion à un état supérieur. L'avènement de l'ère du machinisme
dans l'industrie a dispensé l'ouvrier de l'eifort musculaire écra-
sant et prolongé qu'exigeaient autrefois la plupart des fabrica-
tions; il a permis l'établissement de journées de travail plus
courtes et on peut dire qu'il a introduit par là dans la vie de l'ou-
vrier moderne deux éléments de premier ordre pour son éléva-
tion. Il le dispense de cette fatigue physique excessive qui abrutit
l'homme en empêchant le jeu de ses facultés cérébrales; il lui
procure quelques heures de loisir dont les meilleurs, les plus in-
telligents, les plus avisés savent faire usage. Déjà, dans les pays
où le régime moderne de l'industrie est développé le plus large-
ment, en Angleterre et aux États-Unis, il s'est rencontré un assez
grand nombre de travailleurs prêts à profiter des loisirs qui leur
étaient faits, pour qu'un changement appréciable se manifeste
dans l'ensemble de la classe ouvrière. On lit plus, on boit moins,
on fréquente davantage les églises, on se rend plus volontiers
aux meetings (1), on prend une part plus active aux discussions
qui s'y produisent, on raisonne mieux. J'entendais dire, il y a
deux ans, par M. Austen Chamberlain, aujourd'hui Lord civil de
l'Amirauté , que son père avait maintes fois exprimé devant lui
son admiration du changement survenu depuis trente ans dans
la masse des électeurs anglais. On peut croire à ce témoignage
d'un homme incontestablement très expérimenté et capable de
juger le degré d'intelligence de ses auditeurs.
En France , en Belgique , en Allemagne , la modification est
moins profonde; l'industrie n'a pris nulle part sur le vieux con-
tinent l'essor formidable qu'elle a reçu au Nouveau Monde et en
(1) V. La Question ouvrière en Anglclcrre, p. 70.
FÉMINISTE OU ANTI-FÉMINISTE. M)!
Angleterre; de plus, les populations étaient moins préparées à
profiter des conditions nouvelles ; mais, malgré cela, il y a progrès
sur certains points. On ne s'en aperçoit pas dans les contrées où
l'industrie est moins avancée. De graves désordres dissimulent
souvent ce progrès dans les districts manufacturiers, et cepen-
dant nos ouvriers continentaux d'aujourd'hui sont plus aptes à
comprendre le problème qui se dresse devant eux, plus désireux
de s'associer, sinon plus habiles à y réussir; la classe soi-disant
éclairée a peu fait pour leur éducation, mais ils sont mieux pré-
parés à recevoir la bonne semence, quand on voudra bien la
leur confier; leur esprit est plus ouvert, ils sont plus habitués à
raisonner, et par conséquent plus facilement accessibles à la vérité.
Malgré la différence des résultats obtenus jusqu'ici dans les
divers pays de l'Europe et de l'Amérique, il n'est pas douteux,
pour quiconque observe sans préjugés les conséquences sociales
du mouvement industriel, qu'elles tendent à développer les fa-
cultés du travailleur d'une façon plus harmonique, à faire de lui
un citoyen plus éclairé , un ouvrier plus indépendant, et, pour
tout dire d'un mot. un homme plus complet. Telle est, très clai-
rement, la vocation supérieure à laquelle les circonstances ac-
tuelles appellent l'ouvrier. Elle a, comme corollaire, l'obligation
pour celui-ci de s'améliorer physiquement, intellectuellement et
moralement. Les loisirs qui lui ont été faits doivent être employés
par lui dans ce but, et les nécessités de défense, d'association, que
crée le régime industriel moderne, lui fournissent une précieuse
occasion d'élévation.
En est-il de même des femmes? Et quelles occasions de déve-
loppement leur sont fournies par les faits? Où se trouve la com-
pensation de ce qui leur a été enlevé?
La compensation est ample. Elle se trouve dans un progrès
sensible de leur indépendance. Et cela est vrai à tous les échelons
de la société; en haut, toutefois, cette indépendance plus grande
ne s'affirme que par des tendances et sans qu'on en démêle faci-
lement la cause; en bas, elle se manifeste par des faits précis.
C'est pourquoi nous parlerons d'abord des femmes de la classe
ouvrière.
468 LA SCIENCE SOCIALE.
Le développement (lu machinisaïc dans l'industrie favorise leur
indépendance, d'abord parce qu'il leur procure un emploi beau-
coup mieux rémunéré. Je parlais plus haut des salaires dérisoires
i^agnés par les ouvrières de l'aiguille soumises au sweating system.
Mettez en regard ceux que reçoit une ouvrière de fabrique, une
femme surveillant une machine; ces salaires sont supérieurs;
de plus, les heures de travail sont beaucoup moins longues,
12 heures au plus en France, 10 heures au plus en Angleterre;
enfin les ateliers sont plus aérés, moins malsains que ceux de la
petite industrie dans laquelle on pratique le travail en chambre.
La jeune fdle employée dans une filature ou un tissage peut ar-
river parfois à gagner un salaire très peu différent de celui de
son père ou de son frère; j"ai observé ce cas notamment dans les
fabriques de tivceds de l'Ecosse; dès lors, elle devient plus dif-
ficile pour se marier; au lieu d'épouser le premier garçon qui lui
fait la cour, elle réfléchit que sa situation actuelle est bonne,
qu'elle est assurée de gagner largement sa vie en restant fille.
Voilà un immense résultat : Réfléchir avant de se marier! C'est
le commencement de la sagesse, le résultat de l'indépendance
vraie, le signe certain d'une situation meilleure.
Si la femme dont je parle n'a pas réfléchi, l'industrie lui
viendra encore en aide, lorsque son mari n'apportera pas au mé-
nage le fruit de son travail, lorsqu'il sera paresseux, incapable
ou dissipateur. Alors la femme mariée pourra reprendre le
chemin de l'usine, triste nécessité sans doute, mais suprême
refuge contre le besoin. En France, d'ailleurs, il n'est malheu-
reusement pas rare que la mère de famille aille à la fabrique,
et cela n'est pas considéré comme anormal. Elle contribue fré-
quemment pour une part assez notable aux moyens d'existence
de la famille; elle y contribue par son travail en dehors du foyer.
Nous voilà bien loin de la conception ancienne I Nous en sommes
si loin que les lois civiles issues de cette conception produisent
aujourd'hui des anomalies, des injustices. Ainsi, c'est un
principe de notre droit que la femme mariée ne peut pas lé-
galement toucher le salaire de son travail; c'est le mari seul
qui a qualité pour cela. Et l'on comprend assez bien qu'une
FÉMINISTE or ANTI-FKMINISTE. 4G9
pareille disposition ait soiiil)!»' le summum de; la sagesse à des
gens pleins de bon sens, il y a un ou deux siècles. Pothiei' doil
avoir dit des choses remarquables là-dessus, et Portalis ou l^i-
got Préameneu trouvaient à coup sûr la chose parfaite lors de
la rédaction du Code civil; mais le fait n'en est pas moins de-
venu odieux, aujourd'hui (|ue la femme travaille à l'usine, gagne
un salaire, et peut se le voir arracher par son mari tandis que
les enfants demandent du pain à la maison. Autrefois, il était
exceptionnel qu'une femme eût un métier; aujourd'hui ce n'est
plus ainsi, et voilà pourquoi nous souhaitons bonne chance au
projet de loi dépose par M. Léopold Goirand à la Chambre des
Députés pour autoriser les femmes mariées à recevoir elles-mêmes
les sommes provenant de leur travail. La commission parle-
mentaire a conclu à son adoption, et on ne voit guère quelles
objections sérieuses pourraient être faites à une réforme si rai-
sonnable; mais ce n'en est pas moins un pas dans le sens de l'in-
dépendance féminine, et, bien évidemment aussi, cela est dû
à une modification du régime du travail.
Il y a plus, l'introduction de la femme dans l'usine n'a pas
seulement eu pour effet de lui créer des ressources personnelles;
elle l'a mise en face d'une situation qui réclame de sa part
une initiative, une faculté de direction, qui auraient été au-
trefois sans emploi.
En effet, elle a à se défendre comme les ouvriers ses frères;
il faut qu'elle organise la représentation de ses intérêts, et per-
sonne ne peut faire cela pour elle; par la force des choses, ces
intérêts se trouvent entre ses mains; si elle reste en tutelle
comme fdle mineure ou comme épouse, en fait, comme ouvrière
elle est émancipée. Elle assistera à des meetings, elle discutera
telle mesure à prendre dans le syndicat dont elle fait partie.
Sans doute, elle fera cela bien ou mal, fructueusement ou non,
mais c'est à elle de le faire, les circonstances l'exigent et au-
cune organisation normale ne peut se créer pour elle tant qu'elle
ne sera pas capable de la créer elle-même.
Ainsi le régime moderne du grand atelier a profondément
modifié la condition de la femme ; il a émancipé l'ouvrière.
-i70 LA SCIENCE SOCIALE.
Il a également agi d'une façon indirecte sur les femmes de
la classe supérieure. Le problème de la charité, autrefois res-
treint aux limites du voisinage, a pris une extension énorme par
la complication de la vie moderne en même temps qu'il re-
vêtait un caractère public. Les œuvres sont devenues de pe-
tites administrations, nécessitant le concours de plusieurs per-
sonnes, et les femmes qui, jadis, exerçaient leur bienfaisante ac-
tion sur quelques familles pauvres de leur connaissance, faisant
l'aumône dans l'isolement et la discrétion, ont dû sortir de ce
rôle effacé, faire appel à tout le monde, organiser une véritable
Assistance publique.
Et le contact de ceux cju'elles secouraient a montré à beau-
coup d'entre elles l'insuffisance de l'aumône à guérir ces mal-
heureux. Elles ont recherché non plus seulement à soulager la
misère existante, mais à la prévenir, et elles ont ainsi atteint
le côté économique et social du problème. Par cette voie, elles pé-
nètrent dans la vie, dans les préoccupations dominantes du pays.
Le mois dernier, le décret sur l'organisation de l'assistance pu-
blicjue à Paris a permis de nommer des femmes parmi les ad-
ministrateurs des bureaux de bienfaisance; la chose a passé
presque inaperçue tant elle parait naturelle, tant nous nous
sommes habitués à voir des femmes s'occuper de ces c[uestions.
.le crois qu'il y a soixante ans on se serait fort récrié.
Les femmes capables de participer ainsi, soit officiellement,
soit à titre privé, à la marche d'un grand service public, font
à coup sûr de leurs loisirs un utile et louable usage. C'est plus
qu'une distraction ou un emploi quelconque du temps qu'elles
se procurent ; c'est plus qu'une vertu qu'elles pratiquent par
devoir religieux; c'est une fonction qu'elles remplissent.
Toutefois, ce ne peut être là que l'apanage d'un petit nombre.
Il est difficile de se consacrer d'une manière sérieuse et avanta-
geuse à l'exercice de la charité, aux œuvres d'assistance ou de
protection, si on n'a pas une situation de fortune large, ni une
situation mondaine cj[ui permette de pénétrer un peu partout.
Je sais cju'il y a des exceptions, et qu'à force de dévouement
certaines femmes accomplissent des prodiges, mais on ne peut
FEMINISTE OU ANTI-FKMINISTE. Mi
pas tenir compte des exceptions. En plus, toutes les femmes ri-
ches et bien posées n'ont pas la chaleui- de cœur suffisante
pour se résoudre aux sacrifices indispensables à ce genre d'oc-
cupations.
Il y en a d'autres plus à la [)ortée des femmes de condition
plus modeste et de dévouement moins accentué. Il y a toutes
les branches d'activité lucratives aujourd'hui ouvertes aux femmes
en dehors de l'industrie; le commerce qui en emploie un grand
nombre, soit aux écritures, soit à la comptabilité, soit à la vente
de détail; l'enseignement, qui en absorbe, lui aussi, une quan-
tité notable, bien que très inférieure à la demande; enfin, cer-
taines fonctions publiques secondaires, telles que les postes, les
télégraphes, les téléphones. Nous n'avons encore avancé que
d'une façon timide dans cette voie, mais les pays anglo-saxons
emploient d'une manière analogue une proportion beaucoup
plus forte de femmes. En ce qui concerne les professions libé-
rales, on ne conçoit guère qu'à titre exceptionnel la femme
ingénieur ou la femme avocat, mais la femme artiste, mais la
femme écrivain, se rencontrent assez fréquemment môme en
France, et si la femme médecin y est encore fort rare, on con-
viendra toutefois qu'une femme ayant fait les études nécessaires
à la profession est tout aussi bien à sa place dans la chambre
d'un malade que l'homme médecin auprès d'une jeune femme.
Au surplus, on confie toujours à des femmes le rôle de garde-
malade ; il leur suffit d'acquérir la science et l'expérience en
plus de la merveilleuse aptitude qu'elles possèdent naturelle-
ment à donner des soins pour devenir d'excellents méde-
cins.
J'espère que le nombre des femmes-médecins ira en augmen-
tant d'ici à quelques années, et, ce qui me confirme dans cet es-
poir, c'est la sainte rage dont les docteurs masculins sont géné-
ralement animés contre leurs confrères féminins. Les médecins
de Montreuil-sous-Bois viennent d'en donner un joli exemple.
Un habitant de Montreuil avait légué à sa commune une somme
pour construire un dispensaire. Le dispensaire une fois construit,
le maire nomma pour le diriger, cinq docteurs et une doctoresse.
LA SCIENCE SOCIALE.
Immédiatement grève des cinq docteurs, ({iii refusent de guérir
si on admet une femme à guérir de compagnie avec eux. 0 Mo-
lière, où es-iu? 0 savantissimi doctoi^cs! vous avez donc bien
peur de la concurrence? Il parait d'ailleurs que les jeunes étu-
diants en médecine, jaloux de suivre Texemple de leurs maîtres,
se montrent fort malappris vis-à-vis des' étudiantes admises à
suivre les cours avec eux. Voilà qui nous fera une jolie réputa-
tion auprès des jeunes femmes étrangères attirées à Paris par le
renom de notre Faculté! Mais, je le répète, cela montre bien que
la concurrence des femmes s'affirme et parait menaçante aux
médecins jaloux de leurs privilèges.
Peu à peu les préjugés s'efFacent, des habitudes nouvelles se
créent, et la femme bien élevée voit s'ouvrir devant elle une ère
où il lui sera possible de gagner sa vie sans déchoir. Cela me pa-
raît un grand bienfait. Je ne connais rien de plus triste que la
situation d'une jeune fille française appartenant au monde et
sans fortune. Délaissée des jeunes hommes qui cherchent une dot
et se gardent prudemment contre les surprises du cœur, elle
passe sa jeunesse à attendre celui qui ne vient pas, sans au-
cun moyen à sa portée pour améliorer une situation insuffisante,
sans avenir et sans but dans la vie, avec la perspective d'une vieil-
lesse isolée et étroite. Autrefois, l'habitude française lui accordait
un refuge au foyer paternel continué par le frère aine. C'était
une solution. Elle avait des côtés peu réjouissants pour chacune
des parties liées ensemble : les tantes rendaient parfois des ser-
vices, mais souvent aussi elles étaient acariâtres, jalouses de la
belle-sœur qui était venue les supplanter au foyer; à son
tour, celle-ci se montrait peu condescendante pour elles, et
l'harmonie laissait à désirer, mais enfin c'était une solution.
Nous ne voulons plus de cette solution; elle est devenue im-
possible à peu près partout, et voilà la vieille fille sur le pavé,
avec une indépendance dont on ne lui a pas appris à faire
usage, avec des moyens limités, sans foyer, avec l'idée que
la place d'une femme est à son foyer. Cependant, des jeunes
filles moins fortunées qu'elle , mais d'un monde moins élevé,
auront pu se créer une situation véritablement indépendante et
FÉMINISTE OU ANTI-FÉMINISTE. 473
un Ijut dans la vio. N'est-il pas temps de sacrifier le préjugé au
bien-être et au bonheur, de montrer à la jeune fille qu'il y a
pour elle aussi place sur terre, même lorscjue la dot nécessaire
pour servir d'appAt aux jeunes gens lui tait défaut? Pourquoi la
confiner dans un cercle étroit destiné à se briser, tandis que
d'autres sphères plus larges, plus lécondcs et plus durables lui
sont ouvertes?
On voudra bien remarquer que je n'ai rien dit de la politique.
D'ordinaire, les revendications féministes se manifestent par l'af-
firmation bruyante du droit de vote. C'est prendre la question à
l'envers. C'est fort peu de chose pour l'indépendance réelle que
d'être inscrit sur une liste électorale. Les nègres des États-Unis
sont électeurs et aucune femme française ne voudrait accepter la
situation de ces nègres; ce qui est important et dé.sirable, c'est
d'être réellement capable d'indépendance, parce qu'alors on ar-
rive toujours à faire reconnaître sa capacité, à changer l'état de
fait en un droit. L'exemple des quelques États d'Amérique où
les femmes votent ne prouve rien en faveur de l'efficacité de l'é-
lectorat féminin en France. D'abord, cette conquête politique
parait avoir été prématurée, même pour les Américaines; et de
plus elles avaient un apprentissage de l'indépendance poussé
autrement plus loin que les Françaises. A peine ouvre-t-on chez
nous la porte de la rue à la femme, la voilà déjà qui court aux
urnes! Les « ennemis des femmes » verront là un argument en
faveur de leur thèse. « Voyez, diront-ils, le ridicule usage qu'elles
font de leur liberté. » Oui, mais qui donc entre dans la Ligue des
femmes en France? Pour qu'un mouvement réussisse, il ne suffit
pas qu'il soit justifiable dans son origine; cela n'est môme pas
toujours nécessaire ; mais il faut absolument qu'il soit représenté
par des individualités de valeur. Le mouvement féministe n'a
pas encore trouvé en France assez de partisans éclairés et équi-
librés pour le mettre dans le droit chemin. Tel qu'il existe, il
effraie et fait reculer avec juste raison celles qui pourraient le
mieux assurer son succès; il fortifie leurs préjugés au lieu de les
détruire. C'est ce qui arrive à toutes les bonnes causes mal dé-
fendues. Mais ces causes n'en sont pas moins bonnes ; elles solli-
T. XX 35
-474 LA SCIENCE SOCIALE.
citent de bons défenseurs. Y aura- t-il quelque femme d'une situa-
tion au-dessus de toute critique qui soit assez clairvoyante pour
voir cela, qui fonde, non plus une ligue pour la conquête des
droits des femmes, mais une ligue pour leur progrès et leur élé-
vatioa?
Paul de KousiKRs.
~ «^'CSiJ-^îk' —
SOCRME ET SON GROUPE
II
SOCRATE ET SES ENNEMIS (1)
Trois causes sociales nous ont para contriliuer à la vogue et
au succès de Socrate : la gratuité de son enseignement, le com-
pagnonnage intellectuel établi entre lui et ses disciples, et la
campagne de restauration morale et politique entreprise sous sa
direction.
Nous avons constaté que, malgré cette vogue, malgré ce suc-
cès, la campagne en question aboutissait à une conclusion tra-
gique. Nous avons vu se dessiner autour de Socrate, parallèle-
ment au courant de sympathie dont nous avons parlé, un courant
d'hostilité dont il nous reste à retrouver la source. Socrate avait
évidemment pour lui une force morale, incarnée dans le groupe
de ses amis. Il va succomjjer sous une force adverse , plus ef-
ticace et plus puissante, représentée par ses ennemis.
Mais avant d'étudier l'attaque, voyons tout d'abord si Socrate
était pratiquement outillé pour la défense. Cet homme si remar-
quable par son prestige, si populaire par ses allures et par sa
parole, n'avait-il pas un défaut à sa cuirasse, défaut où ses ad-
versaires pouvaient avantageusement viser?
(^e défaut existait, nous l'avons entrevu. Socrate, pourvu de
disciples d'élite, appuyé par une fraction notable de l'opinion,
(1) Voir la série (rarticles sur les Ancêtres de Socrate, Science sociale, livrai-
sons de juin, juillet, septembre et octobre 1895. — Voir également la livraison de no-
vembre : Socrate et ses amis.
476 LA SCIENCE SOCIALE.
hautement prisé par les personnalités les plus aristocratiques
d'Athènes, n'en était pas moins, au point de vue politique, un
isolé.
I. L ISOLEMENT POLITIQUE.
Socrate, lorsqu'on examine les causes de son procès et de sa
mort, apparaît comme le bouc émissaire de la sophistique. Son
châtiment n'est pas personnel. Le verdict des juges atteint en
lui une doctrine, une classe d'hommes, tout un ensemble d'idées
réputées dangereuses. Victime expiatoire, il paye pour tous ceux
qui ont pu faire plus ou moins comme lui. Nous n'avons pas à
aller chercher bien loin pour trouver des exemples de ces « sa-
tisfactions « données à une vaste indignation publique. Il est des
situations où ces sortes de sacrifices sont estimés nécessaires.
Ces proscriptions sont aux irritations populaires ce qu'une sou-
pape levée à propos est à un excès de vapeur. Par elles les res-
sentiments, prêts à faire explosion, s'écoulent en faisant plus de
bruit que de mal. Mais on sait aussi que la victime n'est pas tou-
jours choisie parmi les plus coupables. Pour sauver les animaux
de la peste, ce n'est pas, on le sait, le plus chargé de méfaits qui
se voue ou est voué d'office à la mort.
Socrate meurt comme sophiste (1), pour avoir commis des faits
qu'on pouvait depuis longtemj^s reprocher aux sophistes, pour
avoir compromis le respect de la tradition chez les jeunes gens,
à l'instar des sophistes ; pour avoir ébranlé la croyance légale
aux dieux de la cité, croyance déjà fort endommagée par les so-
phistes.
Pourquoi donc les accusateurs, épargnant l'ensemble des so-
phistes, s'en sont-ils pris plus particulièrement à Socrate?
Pourquoi, tandis cjue les Gorgias et les Protagoras amassaient
(I) Hegel et Grote font de Socrate un véritable sophiste. Zeller l'admet avec les at-
ténuations convenables. Dans l'antiquité, on sait qu'Aristophane a personnifié la sophis-
tique dans Socrate. Enfin Anytus, l'un des accusateurs de Socrate, était en même
temps un des adversaires les plus acharnes des sophistes.
SOCRATE ET SON GROUl'E. 477
ilraclinies et honneurs, (juclques esprits éminents, moins aiida-
eieux clans leurs doutes, plus moraux dans leur enseignement
pratiqu(;, offraient-ils prise à l'action légale? Pourquoi Socrate,
parmi ces esprits éminents^ occupe-t-il surtout une place toute
particulière? Sur quoi se fonde cette préférence dans la pour-
suite duu délit conmiun alors à tous ceux qui faisaient profession
d'enseigner?
Une première réponse se présente avant toute autre : les so-
phistes fabriquaient des politiciens, et Socrate n'en fabriquait
pas.
Les sophistes, nous l'avons montré (1), formaient les jeunes
gens en vue de l'exercice du pouvoir. Leur but unique, exclusif,
était de les armer pour les luttes oratoires de la politique et de
les mettre à même de monter, de monter toujours dans ce la-
byrinthe de magistratures où les législateurs athéniens s'étaient
plu à entortiller le réseau compliqué de leurs précautions dé-
mocratiques.
Par leurs élèves, les sophistes, ou tout au moins la plupart
d'entre eux, avaient donc un pied dans le pouvoir. Ils avaient là
des amis, des fidèles, d'anciens écoliers qui, soit par reconnais-
sance, soit dans l'espoir de voir leurs enfants se former à la même
école, ne pouvaient que garder une sympathie raisonnée ou ins-
tinctive pour les précepteurs qui les avaient si bien dégourdis
eux-mêmes (2).
C'est là un point d'appui solide contre les accusations toujours
possibles dans un milieu où les croyances peuvent devenir un
crime de lèse-cité. Le sophiste est donc exposé, dangereusement
exposé, mais l'ascension politique de ses élèves le met en meil-
leure posture pour échapper au danger. Ajoutons qu'en sa qua-
lité de marchand d'idées, d'homme adonné à une profession lu-
crative, il évite de s'exposer gratuitement et ouvertement. 11 n'a
pas d'opinion politique , pas de plan de réformes qui le fasse
(1) Voir, livraison d'oclobre, Le type du sophiste.
(2) Socrate, parlant des sophistes dans l'Apologie de Platon , constate que ceux-ci,
dans leurcommerce avec les jeunes gens, « en retirent de l'argent et de lu reconnais-
sance ».(^/90/. IV.)
478 LA SCIEMCE SOCIALE.
mettre à l'index. Son ambition est de mettre ses élèves en état
d'ergoter n'importe comment sur n'importe quoi. Il se désinté-
resse du reste.
Ce point d'appui, ces garanties manquent à Socrate.
Ce dernier, nous l'avons dit, enseigne gratuitement, en ama-
teur, pour le plaisir. Son but n'est pas de former des politiciens.
Au contraire, il se moque de la politique. Son cénacle se re-
crute principalement parmi les aristocrates, les boudeurs, ceux
qui fuient les fonctions publiques ou qui n'ont aucune chance
d'y arriver. Donc, pas moyen de se ménager des protecteurs.
L'affection de ses disciples est fort vive à son égard, mais, si Ton
nous permet un jeu de mots qui est tout à fait démise ici, cette af-
fection ne peut que rester exclusivement j^/rt^o;iZ9'«<e.
Nous avons suffisamment parlé, dans notre précédent article,
de ce détachement de Socrate à l'égard des fonctions publiques,
soit pour lui, soit pour la grande majorité de ses disciples.
« Quiconque, lui fait dire Platon, veut se consacrer à la défense
de la justice doit être homme privé et non homme public (1). »
Nous avons reconnu qu'il y avait là pour Socrate une force. iMais
ce qui était force au point de vue de la doctrine était faiblesse au
point de vue des circonstances. La république athénienne, alors
plus que jamais, faisait prédominer l'action publique sur les na-
turelles influences de la vie privée : le principe antique, qui con-
sidérait le citoyen comme fait pour la cité, aboutissait à donner
la plus abusive puissance aux politiciens; et, de politiciens, So-
crate n'en avait pas. Il avait renié Critias et Alcibiade, les seuls
de ses disciples qui fussent devenus puissants dans Athènes, et le
premier, comme nous le savons par Xénophon, lui avait môme
gardé de vivaces rancunes (2). C'était précisément le contraire
d'une protection. Non; Socrate est bien seul, sans protec-
teurs officiels, sans relations parmi les gros bonnets du gouverne-
ment. Il le sait, il le dit, il en est fier, cela lui est égal, il en
accepte bravement les conséquences, et ne se gêne pas, étant
(1) 'lotwTsijciv, â).),à (Jir, ôiQ[jiO(7'.e-j£iv. (Apol. MX.)
(2) Critias essaya, étant tyran, d'interdire à Socrate tout entretien avec les jeunes
gens. (.Xénophon, Méin. ii.)
SOCRAÏK ET SON GROUl'K. 479
prytane lors du ruineux procès des généraux; vainqueurs aux ilcs
Arginuses, pour dire blanc quand tous ses collègues disent noir.
Cette originalité lui sourit, et sourit sans doute à son groupe, à
ses admirateurs. Seulement, ces genres de gloire Unissent souvent
par se payer cher. Isolé comme il l'est, Socrate est à la merci de
la première attaque un peu vigoureuse. Plus avisés, et mieux dé-
fendus, les sophistes sont, sauf exception, assurés contre ces ac-
cidents. Aussi la masse des griefs accumulés contre eux, ne pou-
vant se faire jour dans leur direction, reiluera naturellement sur
les rares débitants d'idées qui n'auront pas à leur disposition
d'aussi bons moyens de défense. C'est là un élément nég'atif de
la question qu'il ne faut pas perdre de vue. Nous ne savons pas
encore pourquoi succombe Socrate, mais nous savons que si quel-
qu'un doit succomber, ce sera lui plus facilement que tout autre.
Pythagore avait succombé à Crotone, et nous avons vu cepen-
dant combien était puissante la corporation pythagoricienne.
Bien plus facile est l'assaut contre Socrate. qui représente les
mêmes tendances sans disposer d'un organisme militant dans
la cité. Ceci établi, passons en revue les assaillants.
Et d'abord, fidèles à notre méthode d'observation, arrêtons-
nous aux phénomènes extérieurs d'hostilité qui se produisent,
longtemps avant raccusation, contre la personne de Socrate.
Nous examinerons ensuite le fond même de l'accusation, officiel-
lement formulée par ses détracteurs.
II. LE COURANT D HOSTILITK.
Socrate, dans Y Apologie que Platon met dans sa bouche,
s'efforce de montrer aux juges les causes de l'inimitié qui
le poursuit. Il constate d'abord ce qu'il y a de vague et d'in-
saisissable dans ce courant hostile. « Il y a déjà, bien des
années, dit-il, que j'ai été accusé auprès de vous et par de
nombreux adversaires... Ce qu'il y a de plus bizarre, c'est
qu'il m'est impossible de les connaître et de dire le nom d'aucun
480 LA SCIENCE SOCIALE.
d'eux, à rexception d'un certain faiseur de comédies (1) ». Ce
dernier trait vise Aristophane. Mais pourquoi lui en veut-on ainsi?
Pourcjuoi des milliers d'inconnus le condamnent-ils sans le con-
naître, comme on condamnait sans le connaître le juste Aris-
tide? Socrate l'explique. La cause de tous ces froissements, c'est
sa méthode, c'est-à-dire l'ensemble de ses allures, de ses procé-
dés, sa manie d'interroger tout le monde, et le sans-gêne avec
lequel il laisse voir à beaucoup de ses interlocuteurs qu'il les
tient pour des <( pas grand'chose ». Il avoue que deux causes
l'ont rendu impopulaire. Premièrement, il fait profession d'en-
seigner la sagesse. L'oracle de Delphes, répondant à son ami
Chéréphon, a dit que Socrate était le plus sage des hommes. Fort
de ce témoignage, Socrate cherche s'il trouvera d'autres sages. Il
déclare avoir cherché partout, et n'avoir à peu près rien trouvé.
Il a chevchë d' abord [)diVm\\QS politiciens^ puis parmiles poètes,
puis parmi les artistes (ou artisans) (2). Partout il a été déçu.
Voilà qui n'est pas flatteur et qui range dans le camp antiso-
cratique trois catégories d'individus assez importantes dans la
cilé et dans la ville d'Athènes : 1" les politiciens, 2" nombre de
lettrés, 3° les petits ouvriers libres et citoyens, nombreux dans
la commerçante Athènes et qui fournissaient de redoutables dé-
piagogues (3). En fait, nous voyons que, des trois accusateurs
de Socrate, Anytus était poète ; Mélitus, corroyeur et politicien,
Lycon, rhéteur ou orateur. Au fond, ces trois dédains de Socrate
peuvent fusionner en un seul : le dédain de la démocratie appuyée
sur les petits métiers urbains, exploitée par les rhéteurs et cour-
tisée dans les cérémonies officielles par les poètes, même par
ceux qui, en flattant la masse, s'efforçaient, comme Aristophane,
de la ramener à d'autres idées. Socrate et Aristophane, sur cette
démocratie, pensent exactement la même chose. Seulement So-
crate est philosophe; il ne cherche que les applaudissements
d'une élite; il n'a besoin de flatter personne; il fait très bien
avaler ses pilules sans les dorer. Aristophane est poète ; son mé-
(1) ApoL, II.
(2) Mot àinot, ceujc qui travaillent de la main, •/sipoTé-/va:,
(-3) Cléon le corroyeur, par exemple.
S(H',I!A1'K ET SON GROUPE. 481
lier est de charinoi', de délecter le peuple, un peuple de trente
mille spectateurs ({ui demandent impérieusement à rire. On con-
çoit le mépris ou tout au moins Téloignement de Socrate pour
des hommes de ce type. Mais, s'il est facile à Socrate de se trom-
per sur Aristophane, il est encore plus facile à Aristophane de
se méprendre sur Socrate qui, toujours mêlé aux sophistes,
ergotant avec eux, admettant leurs procédés, leurs terrains de
discussion et bien souvent leurs principes, ne se distingue pas
très sensiblement, aux yeux d'un observateur superliciel, des
maîtres reconnus de la sophistiipie.
La seconde raison que donne Socrate de l'aversion qu'on a
contre lui, c'est l'enthousiasme de ses propres disciples pour sa
méthode d'enseignement : la maïeutique, corsée de l'ironie. So-
crate éprouve les gens, pour voir s'ils sont sages. Ses disciples
veulent en faire autant, et ('prouvent à leur tour les gens qu'ils
rencontrent. En les éprouvani, ils se targuent des enseignements
de Socrate. L'homme qu'on éprouve ainsi n'est pas toujours bien
aise de servir de matière à une expérience, d'autant plus que les
disciples, on peut le conjecturer, doivent s'y prendre moins
adroitement et moins délicatement que Socrate. De là, contre le
maître un concert de récriminations. Le mécontentement, rayon-
nant ainsi de tous les côtés, s'éparpille et se multiplie en raison
du nombre des disciples. Toutes les victimes de l'ironie, soit du
maître, soit des disciples, coalisent obscurément et lentement
leurs rancunes. Tel est l'inconvénient de cette familiarité socra-
tique dont nous avons signalé les avantages. C'est le revers de
la médaille. Tout le monde n'est pas d'humeur à se laisser arrêter
et captiver au passage, comme un Xénophon, par un Socrate qui
met son bâton en travers de la rue. Il est des gens plus prati-
ques, ou plus occupés, que ces procédés n'amusent guère. Au
fond, cet original de Socrate devait agacer pas mal de gens.
Xénophon voile avec soin ce trait, et c'est un des principaux re-
proches que l'on fait à ses Mémorables, d'ailleurs si véridiques
par tous les autres points. Son Socrate est trop calme, trop doux,
trop « pasteur protestant », trop « vicaire de Wakefield ». Chez
lui tout est miel, rien n'est iiel. Le Socrate de Platon, avec sa vé-
482 LA .SCIENCE SOCIALE.
hémente insolence, ses bravades, cette verve ironique dont
il accable les juges dans V Apologie, est peut-être exagéré en sens
inverse, mais on devine cjue la vérité est entre les deux (1).
Avec ses idées, sa familiarité, ses allures vagabondes, son habi-
tude d'interroger n'importe cpii, sa malice fine et railleuse, So-
crate n'a pu faire autrement que de récolter des inimitiés per-
sonnelles. On en veut aux gens qui viennent à brûle-pourpoint,
et à propos de bottes, vous démontrer que vous n'êtes pas aussi
intelligent que vous le croyiez. Un sophiste, cantonné dans son
école, n'instruisant que les disciples payants, et laissant les au-
tres tranquilles, ne se serait pas mis dans ces mauvais cas.
Or, si l'aversion vague et générale peut se comparer à un ma-
gasin d'explosifs qui s'emplit sans cesse, les haines personnelles,
quand elles s'y ajoutent, peuvent, dans le même ordre d'images,
être assimilées à l'étincelle qui y met le feu. Les rancunes privées
ont beau jeu lorsqu'elles peuvent se servir des mouvements de
l'opinion elles transformer en machines de guerre. Cela devait
finir par arriver. L'hostilité, longuement accrue, après s'être
confinée dans le domaine des rumeurs, après avoir fait irruption
dans une comédie satiricjue, devait, grossissant toujours sous
l'action d'une cause toujours présente et toujours agissante, se
traduire par une dénonciation en règle devant les tribunaux de
la cité.
Seulement, on ne va pas accuser un homme de ce qu'il vous
a vexé, froissé, humilié, ou de ce que ses disciples en ont fait
autant. On accuse quelqu'un d'un fait visé par quelque code,
d'un crime ou d'un délit prévu par la loi, propre à exciter de
nobles indignations dans le public et à fournir, aux « minis-
tères publics » de bonne volonté, de décents réquisitoires. La
formule accusatrice, libellée par Mélitus, fut la suivante, mot
pour mot : « Socrate est coupable en ce qu'il corrompt les
jeunes gens, et en ce cju'il ne reconnaît pas les dieux reconnus
par la cité, mais bien des divinités nouvelles. »
(1) Xénophon fait une apologie pour les ennemis, et atténue tout ce qui pour-
rait indisposer contre Socrate. Platon fait une apologie pour les amis et met en re-
lief, au contraire, tout ce qui peut renforcer l'enthousiasine de ces derniers.
SOCRATE ET SON GROIPE. W'i
Le premier i;ricf allégué contre Socrate, c'est donc la cor-
ruption de la jeunesse. C'est la majesté, la dignité de la fa-
mille qui réclame vengeance contre lui.
m. SOCRATE ET LA FAMILLE.
L'auditoire de Socrate, avons-nous dit, se compose exclusi-
vement déjeunes gens. Il en est de même de celui des sophistes.
La raison en est simple et naturelle. La jeunesse est encore, à un
certain degré, l'âge de Y éducation, et quiconque, soit par métier,
soit par goût, entreprend d'élever quelqu'un, ne peut guère s'a-
dresser qu'à des personnes jeunes. Il ne peut être ici question
des enfants qui, avant l'âge de seize ans, demeurent au foyer
ou dans des écoles fermées, et ne participent point encore à
la vie publique.
Les sophistes n'ont autour d'eux que des jeunes gens, parce
que la jeunesse est l'âge où l'on peut se former aux discus-
sions politiques. Socrate ne prêche guère qu'aux jeunes gens,
parce que les hommes mûrs ont leurs idées faites et n'adoptent
pas facilement celles d'autrui. Il préfère les jeunes aussi pour le
charme naturel à cet âge, beauté physique, naïveté, grâce,
enthousiasme facile, et, en amateur qu'il est, en homme qui,
professant gratuitement, peut choisir ses élèves, il s'adresse plus
particulièrement à ceux qu'il voit le mieux doués de toutes
les qualités du corps et de l'esprit.
Par là encore, le cas se distingue sensiblement de celui des
sophistes. L'écolier des sophistes est allé de lui-même à son maî-
tre; il a payé pour recevoir une provision d'idées et de phrases;
on lui en donne pour son argent. 5^'il n'est pas content, on ne
le plaint pas; si l'enseignement est pernicieux, on lui dit ;
« Fallait pas y aller », et les pères de famille qui voient d'un
mauvais œil les doctrines d'un Gorgias n'ont qu'à ne pas laisser
courir chez lui leur progéniture. Socrate, au contraire, recrute
ses auditeurs dans les rues. C'est plus grave. Derrière le jeune
homme qui s'extasie aux enseignements socratiques, le père
484 LA SCIENCE SOCIALE.
de famille peut surgir, soupçonneux ou irrité. Les pères, en
général, n'aiment pas les blancs-becs qui raisonnent trop bien,
et Socrate apprend à raisonner avec un grand luxe d'arguties,
comme tous les sophistes ses confrères/quoique avec une prodi-
gieuse supériorité de vues intellectuelles. Le Phidippide d'Aris-
tophane battant son père, et lui démontrant par « + ô qu'il
a le droit d'agir ainsi, n'est évidemment que la caricature d'un
type réel, observé par l'auteur.
Il est certain que la doctrine de Socrate, en poussant les
jeunes gens à ne se conduire que par la raison , devait les
porter en certains cas à agir d'une façon peu conforme aux
traditions ou aux volontés paternelles. N'oublions pas que nous
sommes en plein essor commercial. Les origines de la famille
grecque sont patriarcales, mais la piraterie d'abord, le com-
merce ensuite, ont fortement ébranlé l'autorité des anciens, des
vieillards. Sparte, type à part, les vénère encore. On cite Sparte,
pour ce fait, à Athènes et ailleurs avec éloge, preuve que ce
respect décline presque partout. Or le commerce engendre, non
pas toutes les initiatives, mais une certaine espèce d'initiative.
Les jeunes gens, séduits par l'appât du gain, quittent volon-
tiers le toit paternel pour s'embarquer dans des aventures lu-
cratives. Il y a donc, dans le jeune public de Socrate, une pré-
disposition à accueillir favorablement ce qui peut porter à
l'indépendance. Socrate, en d'autres termes, fournit des formules
philosophiques à des émancipations qui s'ignorent, à des insur-
rections de volontés propres qui sont heureuses de revêtir cette
forme intellectuelle et relevée. Mais on conçoit que certains
pères ne sont pas contents. De fait, nous savons que certains
d'entre eux se plaignaient ouvertement de l'ascendant que So-
crate avait su prendre sur leurs fils (1).
Ce qui tend à prouver qu'il en était ainsi, c'est le soin mi-
nutieux que prend Xénophon, en bon apologiste, de nous mon-
trer à chaque instant un Socrate bénin et sermonneur, qui ap-
prend à la jeunesse à respecter père et mère, frère et sœur, etc.
(1) xénophon, Mcm. ii, 6'>.
SOCHATE ET SON GROUrE. 485
Il y a lu uno préoccupation d'avocat dieno do rcmaixjue. Que
Socrate ait tenu ces propos anodins, la chose est possible, et
même certaine ; mais quels autres propos tenait-il indépen-
damment de ceux-là? C'est ce que Xcnophon n'avait pas à dire,
et ce qu'il ne dit pas. Toutes les exhortations morales des Mr-
morab/rs ne pouvaient probablement racheter, aux yeux des
vieillards sévères, le levain de discorde introduit dans les fa-
milles par l'art trop parfaitement appris et retenu de l'argumen-
tation socratique. Anytus exploitait même cette crainte chez les
jug"es de Socrate, et leur rappelait qu'ils éioieni personnellement
intéressés aie condamner, « sans quoi leurs enfants seraient tous
corrompus sans exception » (1).
Mais la direction donnée à Fintelligence des jeunes gens n'in-
téresse pas seulement la famille. Elle intéresse encore la cité.
Or la cité n'est pas contente de la façon dont Socrate forme
ces jeunes têtes. Que les sophistes leur enseignent à soutenir le
pour et le contre, peu importe. On ne proscrit pas les vir-
tuoses. Les hommes à principes sont plus redoutés. Or Socrate
a des principes, et il tient, — avec quelle passion, nous l'avons
vu, — à les inculquer à ses disciples. Mais ces principes, au
point de vue athénien, sont éminemment subversifs.
L'enseignement de Socrate, qui peut conduire indirecte-
ment au mépris du père, conduit directement au mépris du
magistrat.
Le magistrat est un être plus sacré dans l'antiquité que chez
nous. La cité n'a pas charge seulement de matériel ; elle a
charge d'âmes. L'enfant ne sort de la famille paternelle que pour
entrer dans la famille civique, où l'attend une autorité et une
providence analogues. \J Hermès hégémonios le prend à seize ans,
au seuil du foyer. A dix-huit ans, il prononce le serment des
éphèbes, devant l'autel appelé « foyer commun du peuple ».
Le cosmète, magistrat spécial, est préposé à sa surveillance.
A vingt ans, c'est la majorité politique; à trente ans, l'entrée
au Sénat. A soixante ans seulement la cité le laisse tranquille,
(I) Platon, Apol. xvu.
486 LA SCIENCE SOCIALE.
n'exigeant plus de lui ni fonctions publiques ni service mili-
taires, et] ui permet gracieusement de se reposer. Rappelons-nous
que nous sommes dans la plus jalouse des démocraties, que
les magistrats sont excessivement nombreux et que l'individu
que vous coudoyez, que vous rudoyez aujourd'hui, a des chances
sérieuses d'être demain stratège, héliaste, épistate, prytane ou
n'importe quoi. Or, cette magistrature, Socrate ne se gêne pas
pour lui dire deux mots : « Il excitait au mépris des lois établies,
disant que c'est folie de choisir avec une fève les magistrats de
la cité, tandis que personne ne voudrait se reposer sur le ha-
sard du choix d'un pilote, d'un architecte, d'un joueur de flûte,
enfin d'un de ces hommes dont les fautes sont bien moins nui-
sibles que les erreurs de ceux qui gouvernent la cité. De tels
discours inspirent aux jeunes gens le mépris de la constitution
{-ohi-tiy.:) et les rendent violents (1) ».
On nous dira qu'Aristophane, lui aussi, ridiculisait les magis-
trats {'2). Mais la comédie, c'est la comédie, et l'éducation, c'est
l'éducation. On permet aux auteurs comiques beaucoup de choses
qu'on ne tolérerait pas chez un précepteur. Pensez à ce qui
arriverait si, de notre temps, un instituteur, libre ou universi-
taire, se permettait en classe la centième partie des critiques
adressées au gouvernement par les journaux (3). Sans doute,
une certaine tolérance règne sur le chapitre des idées, dans la
société athénienne. Mais la patience a ses limites. Socrate , atta-
quant et raillant chaque jour la démocratie régnante, demandant
sans cesse, avec ironie, si on peut être pilote sans avoir appris
l'art de la navigation, joueur de flûte sans avoir appris la mu-
sique, architecte sans avoir étudié l'art de bâtir des maisons,
vexait d'autant plus le monde officiel que ses railleries tombaient
dans des âmes jeunes, tendres, enthousiastes, qui, avec le con-
cours des circonstances, du hasard, des bouleversements poli-
tiques, pouvaient jouer un rôle quelconque dans l'avenir.
(1) Xéiioplion, Mémorables, u. L'auteur rapporte ici les propos des ennemis de So-
crate.
(2) Notamment dans les Guêpes.
(3; 11 y a une grande analogie entre le rolo actuel de la presse, et le rôle de la co-
médie dans l'Athènes de Périclés.
SOCRATE ET SON GROUPE. 487
Le père et le magistrat s'iiuisseiit donc pour proclanuer clan-
g-eréiise rintluence de Socrate sur cette jeunesse qui leur appar-
tient au même titre, dont la moralité les regarde conjointement.
Mais cette méfiance sera bien autrement excitée si ce père de
famille, prêtre à son foyer, si ce magistrat, prêtre en certains
cas dans la cité (1), s'aperçoivent que les enseignements de ce
précepteur séditieux et aristocrate vont jusqu'à détruire « les
dieux que reconnaît la cité » et à introduire « des divinités nou-
velles « . Le cas devient plus grave que jamais. La religion entre
en scène.
IV. SOCRATE ET LA RELIGION.
Remarquons avant tout que la seconde partie de la formule
d'accusation contre Socrate ne constitue pas au fond un grief
à part. Les idées de Socrate sur la divinité sont aux yeux des
Athéniens un des moyens dont il se sert pour corrompre la
jeunesse. Seulement, comme ce genre de corruption est de
beaucoup le plus grave, il mérite une mention à part.
Plusieurs historiens de la philosoj)hie s'accordent à admettre
que le cùté religieux est le plus remarquable et le plus original
de la doctrine socratique; c'est le cachet entre tous, qui l'a
marquée de la plus forte empreinte. C'est aussi le point par lequel
le philosophe a été vidnérable. M. Fouillée reconnaît que c'est
Socrate qui a « introduit dans la religion l'élément dialectique
et métaphysique (-2) », et M. Alfred Croiset, qui appelle Socrate
le « fondateur du spiritualisme », estime qu'il « a été victime
d'une violente réaction religieuse, étroitement associée avec le
récent triomphe de la démocratie (3) ».
Pour mettre les choses au point, rappelons que Socrate est loin
d'être le seul qui se soit attiré, pour crime d'impiété, les foudres
de la cité antique. Anaxagore, avant lui, avait été emprisonné
(1) L'archonte-roi célébrait des sacriliccs.
(2) Pliilosopliie (le Socrate, t. II, p. Wi.
(3) Ilist. de la liU. (jrccquc, t. IV, |i. •ii>.
488 LA SCIENCE SOCIALE.
pour avoir osé dire que le soleil était une masse de feu plus
grande que le Péloponèse, — ce qui était encore modeste comme
témérité. Eschyle est obligé de s'exiler sous le coup des accusa-
tions qui le représentent comme ayant révélé le secret des
mystères d'Eleusis. Plus tard, Alcibiade, au début de l'expé-
dition de Sicile, est brusquement rappelé pour rendre compte
de la mutilation mystérieuse des statues d'Hermès. Enfin
Prodicus, l'un des plus célèbres sophistes, mais sophiste à
demi seulement, plus préoccupé de morale que ses congénères,
et dont la physionomie annonce déjà celle de Socrate son dis-
ciple et admirateur, avait été coudamné comme celui-ci devait
l'être lui-même.
Socrate, à ce point de vue, n'est donc pas un phénomène. Son
cas rentre dans une une loi antérieurement appliquée.
Quels motifs la religion pouvait-elle donc avoir de se plaindre
de Socrate?
On nous excusera de ne pas nous égarer ici dans les profon-
deurs de l'exégèse mythologique. Du choc des dilierents sys-
tèmes, naturalisme, symbolisme, évhémérisme, il résulte, pour
tout esprit sommaire et clairvoyant, que la religion hellénique
a ses origines dans la divinisation des forces de la nature, —
voilà pour le naturalisme; que, les cultures intellectuelles
croissant, on a divinisé par-dessus le marché des abstractions,
qualités ou vertus, — voilà pour le symbolisme; et qu'on a pu
très bien identifier avec tel ou tel dieu, ou élever aux honneurs
divins, tel ou tel personnage renommé dont la légende s'idéali-
sait dans l'éloignement, — voilà pour l'évhémérisme.
Cette religion une fois créée, les rites une fois établis, avec les
variantes propres à chaque cité, l'esprit communautaire de cité,
que nous avons déjà défini, a fait de ces croyances et de ce culte
une religion municipale, obligatoire pour la grande famille des
citoyens.
Or, si les religions d'État sont rigoureuses, les religions de cité
le sont bien plus.
La cité n'a pas besoin d'une Inquisition, d'une organisation
compliquée et administrative, pour atteindre les non-croyants et
S0C15ATR KT SON GliOL'l'E. iSO
les convaincre crinipiété. L;i cité est restrcinle ; on se conn<ait plus
facilement ; on connaît les i'aits et gestes de ses voisins et tout le
monde est voisin. Cette facilité s'accroît si la race, comme sous le
climat de la Grèce, passe une bonne partie de sa vie en plein air.
Cène sont pas les pju'trcs qui conduisent les mouvements re-
ligieux et président à la surveillance religieuse. Organisme à peu
près inconnu clans la steppe riche, où le patriarcat le supplée,
organisme tout-puissant et jaloux dans la steppe pauvre, où l'ex-
ploitation de l'oasis lui permet daccaparer tous les pouvoirs, le
clergé occupe dans la société hellénique, issue des pasteurs de
steppes riches, une place modeste et plutôt voilée. La famille et
la cité s'y partagent le ministère du culte. Le père de famille sa-
crifie devant son foyer; Tarchonte-roi sacritie à l'Acropole.
M. Alfred Croiset nous semble entrainé par un trop séduisant pa-
rallèle, lorsqu'il compare Athènes, fanatisée contre Socrate,
à Paris sous la Ligue, fanatisée contre Henri IV. Où sont les moi-
nes qui prêchent la Ligue aux Athéniens? En réalité, chaque
citoyen représente une sorte de pontife au petit pied. Les tradi-
tions religieuses, conservées dans une notable partie de la po-
pulation, constituent une force collective, uniformément répandue
et difficile à incarner clans tels ou tels représentants officiels, si-
non peut-être dans ces magistrats qui émanent de la foule des
citoyens et tiennent de leur suffrage la charge de veiller à la
défense des lois et du culte de la cité.
La masse est croyante, avons-nous dit. C'est un fait indéniable.
La prospérité des Panathénées, la vogue des oracles, les traits
■de superstition cités plus haut, — exil d'Eschyle, rappel d'Alci-
biade, — prouvent surabondamment que le fond du peuple athé-
nien tenait passionnément à ses dieux. Mais si cette foi était tou-
jours solide par en bas, elle avait été, depuis longtemps, sérieu-
sement ébranlée par en haut.
Le naturalisme mythologique, on le conçoit en eflet, ne résiste
pas à une culture intellectuelle un peu avancée. Du jour où Thaïes
et la cohorte des philosophes ioniens se demandèrent pourcjuoi
les nuages produisaient la foudre , il était clair que Zens, le dieu
du tonnerre, était dangereusement menacé; et ainsi des autres
T. xs. 36
490 LA SCIENCE SOCIALE.
divinités de l'Olympe. Aussi les cités ioniennes commencent-elles à
regarder ces grands « physiciens » avec inquiétude. On a vu
qu'Anaxagore s'attire des désagréments. Les sophistes arrivent
là-dessus avec leur scepticisme ; eux aussi, à certains moments,
excitent la méfiance. A l'égard de Prodicus, cette méfiance se
traduit môme par un procès et une condamnation. Mais nous
avons dit quels auxiliaires possédait l'ensemble des sopliistes
dans les politiciens influents. Socrate n'a pas ces auxiliaires, et
pourtant sa doctrine, comme la sophistique, tend à ruiner insi-
dieusement la croyance aux dieux officiels. C'est d'ailleurs chose
entendue entre gens intelligents. Il devient impossible à. des
hommes éclairés d'accepter argent comptant toutes les histoires
qu'on débite sur les immortels et que croyaient pieusement, dans
leur naïve simplicité, les héros d'Homère. Aristophane lui-même,
qui vante si fort la piété du bon vieux temps, ne se gène pas pour
déverser le grotesque sur les dieux, pendant qu'Euripide sape
sournoisement les légendes les plus sacrées. Parmi tous ces « esprits
forts », il est des fortunes différentes. Les uns passent inaperçus,
parce que leurs idées ne sortent pas d'un cercle intime et s'ex-
priment en termes très abstraits. Les autres se font pardonner
leurs saillies par leur verve comique (1). Plusieurs n'excitent
qu'une vague méfiance, qui ne va pas jusqu'à la dénonciation.
D'autres sont dénoncés et s'exilent prudemment. Socrate, enfin,
est soupçonné, dénoncé, condamné et exécuté. On fait sur lui un
grand exemple. Voyons en quoi, plus qu'un autre, il a mérité cet
honneur.
En tant que sophiste, Socrate partage naturellement à l'égard
des dieux l'incrédulité plus ou moins consciente des sophistes. Il
a vécu dans ce milieu, il en a pris les idées. Mais Socrate, nous
l'avons établi, est plus que sophiste. S'il a tiré du milieu sophis-
tique tout ce qu'il pouvait en tirer, il s'appuie en réalité sur un
milieu différent, plus moral, plus comervateiir, plus sélect, le
groupe des vieux aristocrates, des grands patrons agricoles, des
(1) Au moyen âge, par exemple, on était beaucoup plus sévère pour la moindre hé-
résie formulée par un théologien que pour toutes les bouffonneries irrévérencieuses qui
se glissaient au théâtre dans les Mystères.
SdC.HATl': ET SON GHOl'I'E. 491
descendants d'eiipatndes dépossédrs de leurs antiques privilèges
eonime notre noblesse d'aujourd'hui. Cultivé lui-inènie, ce groupe
ne peut que participer au mouvement des hautes classes qui ré-
]Midie peu à peu la mythologie. Soucieux des bonnes mœurs et de
la prospérité de la cité, il ne peut que redouter, en même temps,
raffaiblissement de la religion. <( Ne vois-tu pas, dit Socrate à un
de ses disciples, que les cités et les peuples les plus anciens et
les plus sages sont aussi les plus religieux (1) »? Socrate est l'in-
terprète de ce groupe. Comme plus tard Le Play, il est pénétré
de l'importance sociale de la religion, et la religion occupe dans
ses prédications la place d'honneur. « Avant tout, il s'efTorçait de
rendre sages ses compagnons, relativemfnt aux dieux ['i) ». Pour-
quoi ce pluriel « les dieux »? Socrate l'emploie fidèlement : c'est
un paratonnerre, c'est peut-être aussi un vague et dernier scru-
pule ; c'est surtout un ternie collectif, équivalent pratique d'un
singulier, et il le remplace d'ailleurs, çà et là, par l'expression
-z 0SÏOV, la divinité. Pour Socrate, les dieux font bloc; il les
nomme ordinairement tous ensemble ; il les fond, il les amalgame,
il les prend comme la représentation d'une très haute et très
lointaine unité.
C'est ici le point culminant de la doctrine socratique.
Nous avons vu que deux traits, la maïeutique et Viro)iie^ for-
maient l'originalité de la méthode de Socrate. Deux traits for-
ment également l'originalité de sa doctrine : la démonstration
rationnelle de la divinité et la théorie du démon.
Platon , dans son Banquet, raconte que Socrate, pendant
l'expédition de Potidée, resta un jour debout à la même place,
du matin au soir, recueilli dans ses pensées, et que, la nuit
venue, il y resta ég-alement jusqu'au matin. On cite un trait
analogue de Dante. Vraie ou non, l'anecdote atteste une fois
de plus la propension à la rêverie chez les populations à nom-
breux loisirs. Infécondes chez des hommes vulgaires, ces mé-
ditations peuvent aboutir, chez des hommes cultivés, à des trou-
vailles intellectuelles. En lonie , ce sera Thaïes devinant à
(1) Xi-noplion, Mvm. I.
[1, Ibid.
-492 LA SCIENCE SOCIALE.
l'avance les éclipses. Dans la zone pfjtJiagoricienne, ce sera
Archimède découvrant son principe d'hydrostatique. Ici, la mé-
ditation prend une direction morale. Or, quoi de plus moral
que de se représenter, au-dessus du père qui est la providence
dans sa famille, au-dessus du magistrat qui est la providence
dans la cité, une divinité unique et universelle, qui serait la
Providence du globe et du genre humain tout entier? Il y a
de l'ordre dans le monde : cette vérité passe inaperçue parce
qu'on y est habitué dès l'enfance. Tout ordre suppose un or-
donnateur. Bapprochez ces deux propositions, et vous avez la
première démonstration rationnelle que l'homme ait formulée
de l'existence de Dieu. Anaxagore avait bien tenté quelcjue
chose d'approchant et Socrate a pu s'inspirer de cet essai, car,
encore une fois, il n'y a de brusque transition en aucun or-
dre de choses, mais Socrate n'en demeure pas moins le fonda-
dateur de la théodicée. Par lui, Dieu sort de la relig-ion, pour
ainsi dire, et fait son entrée dans le domaine de la philosophie ;
grave tentative, car le Dieu auquel aboutissent les raisonne-
ments philosophiques risque fort de ne pas ressembler de point
en point aux divinités « reconnues par la cité », quelque soin
que prenne le philosophe de masquer sous un langage ortho-
doxe l'écart audacieux de sa pensée (1).
Les corollaires de cette doctrine ne se font pas attendre. Tou-
tes portent un cachet d'élévation et de spiritualisme incompa-
tible avec les traditions mythologiques. Socrate admet les
sacrifices, mais il dit que la chose sacrifiée importe peu; ce
qui importe, c'est l'intention. Socrate admet les oracles, mais
il ne faut les consulter que sur les matières où l'on ne peut
recevoir aucune lumière de sa raison. Socrate approuve la
prière, mais il ne faut pas demander « aux dieux » tel ou tel
bien. Il faut leur demander « le bien » en général. « Les dieux »
savent mieux que nous ce qu'il nous faut. « Le vulgaire pense
que les dieux savent certaines choses et en ignorent d'autres.
Socrate croyait que les dieux connaissent tout ('2). » Enfin So-
(1) Pour rc.\i»osé de ceUe preuve, voir le 1" livre des Mémorables.
(2) Ibid.
SOCUATE ET SON GHOri'E. 493
ci'ato, devani les juives, dit fièrement <|u' « il aime mieux ol)éii'
à la divinité qu'aux Athéniens [i). » C'est dire, — blasphème
inouï, — (juil peut y avoir divorce entre la diviniU' et la cité.
Il y a plus. Socrate a son démon, son fameux démon. Il
prétend en toute occasion entendre nne voix qui parle, qui lui
dit d'agir de telle ou telle manière, qui lui dicte, non ses idées,
comme M. Fouillée le remarque judicieusement, mais ses ac-
tions, ses démarches, les décisions pratiques de sa vie. Y a-t-il
charlatanisme ou hallucination? Ni l'un ni l'autre sans doute,
mais une sorte d'imagination très intense, due à ces médita-
tions prolongées dont Socrate, philosophe amateur, sans soucis,
sans besoins, sans ambitions, avait largement le loisir (2). C'est
ce démon qui l'a détourné de la politique ; c'est lui qui lui a
inspiré, en conscience, l'oblig-ation de se faire le missionnaire
de ses idées à travers Athènes et de se consacrer sans partage
à cette mission. Sous cette écorce de familiarité et de badinage
se cache une profonde et ardente conviction , un mysticisme
réel et agissant. Figurez-vous Savonarole dans la peau d'un
lazzarone. Cette comparaison bizarre, et qui cloche assez d'ail-
leurs, aiderait peut-être à comprendre Socrate dans ce trait
particulier de sa physionomie.
Ces excentricités intellectuelles ont leur rançon. Socrate, dé-
cidément trop en vue par ses allures, trop mal noté pour sa
doctrine, devait finalement l'éprouver.
V. LA MORT UE SOCRATE.
Nous ne reproduirons pas le tableau du Phédon. Il est trop
connu. Nous voulons seulement faire sur cette mort deux remar-
ques, importantes au point de vue social.
Première remarque : l'intrépidité incontestal)le de Socrate en
face de la mort, son calme, son ironie méprisante devant les
(1) Platon, Apol. XXIX.
(2) M. Fouillée, parlant du démon de Socrate, dit assez heurcusemenl qu'il tant
y voir « une hallucination non physiologique, mais psychologique ».
494 LA SCIENCE SOCIALE.
juges, le soin qu'il prend d'attiser lui-même leur ressentiment
en demandant d'être nourri au Prytanée comme un grand ci-
toyen, son refus de s'évader alors que l'évasion était facile (1),
attestent évidemment un caractère bien trempé. On sent là l'in-
jfluence d'un milieu noble et choisi, très sensible au sentiment
de l'honneur. Enfant du peuple, Socrate s'était parfaitement
assimilé au groupe qui avait fait de lui son idole. Nous avons
\n qu'il admirait Lycurgue et l'aristocratique Lacédémone. Or,
un Spartiate, à sa place, n'eût pas mieux fait.
Cette observation confirme tout ce que nous avons dit sur
Socrate. Son influence n'est pas simplement celle d'un idéologue
éminent. Il n'a pas agi seulement comme professeur, mais
comme homme, et c'était un homme éminent. De là, au point de
vue du groupement des disciples, des résultats tels qu'un simple
marchand d'instruction ne les aurait jamais obtenus.
Deuxième remarque : la mort de Socrate, environnée de cette
héroïque poésie, idéalisée par un écrivain comme Platon, a fait
énormément pour le succès de ses doctrines. Nous ne voudrions
pas glisser dans le lieu commun, ni dans les banalités senti-
mentales; mais enfin c'est le sort des persécutions de provoquer
des réactions, surtout quand les persécuteurs sont des hommes
qui passent, et que les persécutés savent s'arranger pour trans-
mettre la mémoire des événements aux générations les plus
reculées. Socialement, le procès de Socrate se résout en un con-
flit entre un clan de politiciens démocrates et un cénacle de
penseurs aristocrates représentant le plus haut degré des cul-
tures intellectuelles de la cité. Or, il s'est trouvé que si ce cé-
nacle socratique était ce qu'il y avait de plus cultivé à Athènes,
Athènes était en même temps ce qu'il y avait de plus cultivé
dans le monde hellénique, et que le monde hellénique devait
servir de pédagogue au monde romain, lequel devait conquérir
pas mal de territoires autour de la Méditerranée en leur impo-
sant sa civilisation et tout son bagage intellectuel. Le triomphe
(1) Tout accusé pouvait s'exiler librement avant la condamnation, et bien des con-
damnés réussissaient même à s'exiler par tolérance. Il n'y a donc aucune raison de
suspecter la sincérité du Criton.
SdCliATE ET SON GROUl'K. 'l9o
définitif de Soci-atc avait doue tout ce (ju'il faut pour deveuir
cclataut (la us une zouc très étendue.
Socrate , pai' sa préoccupation de la morale et sa création de
la tbéodicée, achève véritablement la philosophie jusqu'alors
incomplète. Elle comprend dès lors, au moins en germe, toutes
les parties qui doivent la constituer dans la suite des siècles. On
a pu développer plus tard ces parties, mais non en ajouter de
nouvelles. Le cadre était façonné.
Zeller résume en trois « questions « cette philosophie socra-
tique : 1" assurer l'indépeudauce de l'individu par la limitation
des besoins et des désirs; 2° ennoblir la vie sociale par l'ami-
tié; 3° accroître le bien public par une vie politique bien or-
donnée (1). Ce triple caractère convient à merveille aux races
du Midi de l'Europe. Il représente, dans ces races, l'idéal d'une
élite : idéal de sobriéti', idéal de sociabilité, idéal de bonne
gestion municipalp.. Et, en définitive, il est impossible de séparer
cette philosophie des conditions du lieu qui l'a vue naître. La
sobriété nait du climat; la sociabilité, du climat joint au travail
facile; la vie municipale, de la configuration des cotes médi-
terranéennes. Ce qui semble, aux penseurs abstraits , avoir été
le pur et subtil produit de l'intelligence toute seule, se rattache
donc étroitement, par une série de causes compliquées, mais
d'autant plus intéressantes, à ces lois de la nature matérielle
posées par la Providence, avec un ordre que Socrate lui-même
n'aurait jamais soupçonné aussi vaste ni aussi profond.
(t. I)'Azambu.ia.
(1) Philosophie des Grecs, t. III, 149.
LE LIVRE DE M. YYES GUYOT
LES
TRAVAUX PUBLICS ET L INITIATIVE PRIVÉE
M. Yves Guyot vient de faire paraître sous le titre de Trois
ans au ministère des travaux publics. — Expériences et con-
clusions, — un intéressant et instructif résumé des œuvres d'uti-
lité publique auxquelles il a mis la main pendant son passage au
pouvoir. C'est en même temps un exposé des idées de liberté
économique et d'encouragement à l'initiative.
L'auteur est loin de croire que l'État doit entreprendre le plus
de choses possibles, et ne laisser à faire aux « braves » citoyens
que ce que ses ressources ou son bon plaisir ne lui permettent pas
de réaliser. Les premiers mots de son livre sont pour en donner
l'assurance. « Qu'entend-on d'abord, dit-il, parées mots : Tra-
vaux Publics? J'en donne la définition suivante : Tous ouvrages
entrepris dans un but d'utilité commune, que des particuliers ne
pourraient pas faire avec leurs propres ressources ou sans être
autorisés à occuper certaines parties du domaine public , à ex-
proprier des propriétés privées, ou à percevoir des taxes ».
Après cette définition déjà restrictive, iM. Yves Guyot, se deman-
dant quelles doivent être les attributions de l'État en matière de
travaux publics, les réduit à peu de chose près , — par l'analyse
de ses devoirs, — au programme, au plan, à la construction et à
l'entretien des voies de communications^ qui assurent la circula-
tion dans toutes les parties du territoire national. Cette circula-
LES TKAVAUX ITltLICS ET l"|.N[T1 ATI\1': l'IilVÉE, 407
tioii est uii I)ioii commun et indivis. Kii Ang'leterre mi^'mc, où
toutes les routes pul)li([ucs sont cnti'etenues [);u' les paroisses, dès
([u'une roule (|uelcou(jue doit donner lieu à une expropriation,
si minime qu'elle soit, elle doit être autorisée par un b'ill privé,
rendu par le Parlement.
« Je considère, dit M. Yves Guyot, que toute la vie économique
d'un pays dépend de la facilité et de la rapidité de la circulation
des personnes et des choses : car, qu'est-ce que l'industrie? Elle a
pour but de mettre en contact des matières premières venant de
points différents, de les transformer en produits, et de mettre
ces produits à la portée des consommateurs dans le rayon le
plus étendu. (Vest en vue d'obtenir le maximum de circulation
avec le minimum de frais pour le budget de l'État, qu'un mi-
nistre des travaux publics doit provoquer l'initiative privée et
déterminer, avec l'aide de ses conseils, les contrats qui doivent
garantir, au mieux des parties, les intérêts de l'Etat, du public
et des concessionnaires. »
Pour y parvenir, M. Yves Guyot estime que l'État ne peut ac-
complir utilement et à bon compte de bons travaux publics, qu'à
la condition de se lier par un contrat. Il faut qu'il s'oblige à
l'égard d'un tiers, qui le protège contre ses propres retours, et
contre les cliang-ements de direction qui peuvent résulter, — sur-
tout en France, — des hasards de la politique. De là, la nécessité
qu'il y ait entre lui et ses entreprises , des personnalités interpo-
sées : compag-nies de chemins de fer, chambres de commerce des
ports, chambres de navigation, ou entreprises privées. Partout
où les travaux peuvent donner une rémunération, le gouverne-
ment doit s'adresser à des concessionnaires, et le ministre des
travaux publics doit moins essayer de faire par lui-même , que
de provoquer et d'appuyer des initiatives individuelles ou col-
lectives.
Citons plutôt cette page :
« L'industriel qui a le plus de chance de réussir est celui qui
peut donner à ses ouvriers les salaires les plus élevés, en même
temps que livrer ses produits meilleur marché aux consomma-
teurs. Pour bien exécuter un grand travail, il faut d'ailleurs
498 LA scll•;^•CE sociale.
l'achever aussi vivement qu'il a été bieu conçu; pour cela, sup-
porter de lourds frais de premier établissement eu engageant
son capital, emprunter pour faire face à ces dépenses extraor-
dinaires, puis bien administrer, et amortir rapidement. Je con-
sidère donc que les g-rands travaux publics nécessitent la pré-
sence de personnalités interposées entre l'État et les travaux à
accomplir. Il faut des compagnies, des sociétés anonymes, des
groupes de syndicats et autres ; mais il faut des personnalités qui
empruntent, qui avancent les fonds, qui aient des bénéfices en
perspective, et puissent mener activement les travaux. Nous
n'avons qu'à considérer les pays qui ont le plus grand déve-
loppement de travaux publics : dans ces pays, est-ce l'Etat qui
a exécuté les travaux sur son budget ordinaire? En Angleterre,
est-ce l'État qui a construit les ports, les chemins de fer et les
canaux? Aux États-Unis, est-ce l'État qui a aménagé les rivières,
construit les chemins de fer? Non! Tout cela est l'œuvre de
l'initiative privée. Je suis plus que jamais convaincu que si
nous voulons donner une grande activité économique au pays,
il faut nous adresser à la finance que l'on calomnie, aux entre-
preneurs de travaux publics, aux sociétés anonymes que je veux
aussi libres que possible; c'est à tous ces organismes, actuelle-
ment dénoncés comme suspects et criminels, que nous devons
avoir recours. Si, au contraire, nous les tenons pour suspects, si
nous multiplions les lois pour les entraver, pour les frapper, si
nous considérons que tout homme qui ne se ruine pas, mais
s'enrichit par ses travaux, devient une sorte de malfaiteur, qu'il
faut dénoncer à l'envie et à la haine, où irons-nous? A la ruine
générale et à la révolution sociale qui en résultera.
« Certes, je ne demande pas qu'on remette tous les moyens de
transport, nos routes par exemple, à des compagnies : ici, l'Etat
est obligé d'agir directement : mais je rappellerai que si, par
exemple, les barrières et les péages des Turnpikeroads ^ en
Angleterre, étaient fort gênants et fort onéreux pour celui qui
en faisait usage, ce système a permis à ce pays d'avoir un réseau
de routes bien entretenues, sur tout son territoire, avant les autres
nations; tandis que si la France avait quelques magnifiques
Li:s riîAVAi'x l'iiiijcs i:t f.'imtiativI'; i'hinki:. 41)9
l'uutcs nationales (jui faisaient l'admiration d'Ai-thur Young à la
veille de 1780, elle n'avait pas, en réalité, de réseau de circula-
tion. Il vaut mieux payer un péage, fût-ce à un individu, et avoir
riiistruQient de circulation, que d'en être privé complètement.
Sans doute, les ponts à péage sont devenus si dispendieux et si
insupportables pour les riverains qu'on a lini par les racheter.
Mais si on avait dû attendre que le gouvernement construisît les
ponts suspendus jetés sur le Rhône, les populations auraient tou-
jours été condamnées aux bacs. Sans doute, les Compagnies qui
les ont construits ont été largement rémunérées; mais elles
avaient couru les risques de cette entreprise ; elles en avaient eu
l'initiative ; et si ces ponts ont été fructueux pour elles, qu'est-
ce que cela prouve? sinon leur utilité.
« Beaucoup de gens, mus par un sentiment d'envie dont ils
sont quelque fois eux-mêmes inconscients, préféreraient qu'on
ne fit rien, demandent qu'on ne fasse rien, de peur qu'une entre-
prise quelconque réalise des bénéfices. Si elle fait des bénéfices,
loin de considérer qu'ils représentent la meilleure justifica-
tion de l'œuvre accomplie, ces esprits malveillants les décla-
rent volés au public, poursuivent ces compagnies de leur haine,
les dévouent aux plus bas sentiments, et demandent qu'elles ren-
dent gorge.
« Et alors qu'en résulte-t-il? Il s'établit un état d'esprit qui
paralyse toute initiative. On n'ose rien : on craint de toutes parts
les dénigrements, les suspicions. On vit dans la routine des
années précédentes » .
Le livre de M. Yves Guyot n'est pas seulement un livre de
doctrine, c'est aussi un livre de combat. L'examen des princi-
paux travaux ou projets d'utilité publique auxquels il fut mêlé,
donne à cette étude économique un certain caractère de polé-
mique. Il est vrai que tous ces travaux, et leurs résultats prati-
ques, étudiés les uns après les autres, ne sont qu'une confirma-
tion des principes exposés. L'auteur n'est pas de ceux « qui
veulent qu'on ne fasse rien , afin qu'on ne puisse rien dire
d'eux ». Il stig-matisc les ministres, « médusés par la peur de la
500 LA SCIENCE SOCIALE.
calomnie », et s'attache, en éniimérant la suite des entreprises
dont il a été le promoteur ou qu'il a encouragées, à justifier leur
économie, et à faire ressortir les inconvénients qui résultent du
rejet de la plupart d'entre elles.
Il s'étend longuement sur Ms chemins de fer français.
Il n'a pas participé à l'élaboration des fameuses « conventions
de 1883 », mais s'est appliqué à en maintenir le respect, du côté
du Parlement comme du côté des compagnies. Il est convaincu de
l'utilité des nouvelles conventions, destinées à régler les condi-
tions de construction et d'exploitation du troisième réseau, si
peu productif. Elles ont assuré son exécution, en permettant la
suppression du budget extraordinaire et des émissions périodi-
cjues de rentes, en assurant la participation des compagnies aux
dépenses d'établissement pour plus de 600 millions, et faisant
passer à la charge de ces compagnies les risques et les charges
de ce réseau, tout en simplifiant et améliorant la situation faite
à l'État par les conventions antérieures, au point de vue de la
g'arantie d'intérêts et du partage des bénéfices.
Quand même ces conventions n'auraient pas eu tous ces avan-
tages, M. Yves Guyot, considérant que le premier devoir d'un
gouvernement est le respect des contrats, traite de révolu-
tionnaires tous ceux qui ont voulu leur annulation.
Deux autres cjuestions, relatives aux chemins de fer, occupent
une importante partie du livre, la question du contrôle et celle
des tarifs.
M. Yves Guyot préférerait évidemment que l'industrie des
chemins de fer fût libre, et soumise, au même titre que les
autres, au stimulant aiguillon de la concurrence. Dans l'indus-
trie libre, dit-il, le producteur de services ou de marchandises
a plus besoin du consommateur que celui-ci n'a besoin de lui.
C'est là ce qui fait la supériorité de la liberté économique sur tout
mono])ole. monopole exploité directement, ou monopole concédé
par l'État. »
Quand l'État exploite lui-même, il n'y a pas de contrôle réel :
LES TRAVAUX l'UBLICS ET l/l.MTIATlVE l'ItINÉE. oOl
nous \c voyons bien pai' les manufactures de TÉtat. Quand l'État
fait exploiter un monopole, il doit avoir un droit de contrOile,
en raison du caractère négatif du monopole. De là, la supé-
riorité de garantie que présentent les monopoles concédés sur
les monopoles administrés par l'État. M. Yves Guyot préfère donc
l'exploitation des chemins de fer par des compagnies, plutôt que
par l'État ; il admet le conlrôlc de l'État sur elles, en raison de
ce qu'une des attributions principales de l'État est, dit-il, d'as-
surer la circulation des personnes et des choses sur tous les
points du territoire national. Mais il ne faut pas que, sous pré-
texte de contrôler, il substitue son action à l'action de ceux qui,
ayant la responsabilité de leur exploitation, doivent , en même
temps, avoir « le pouvoir » de la diriger. C'est là, — M. Yves
Guyot en cite des exemples frappants, — une règle de <( pru-
dence » que des fonctionnaires « zélés » doublés de députés
encore plus zélés, sont toujours prêts à oublier.
La solution de la question des tarifs de chemins de fer est
d'une importance vitale pour un pays, pour le nôtre surtout ,
dont l'activité n'aime pas à être stimulée par la concurrence.
Mais les questions de tarifs sont fort complexes ; il serait dan-
gereux de vouloir les enfermer dans des textes de loi rigides.
L'État maître des tarifs, c'est aussi l'État esclave des tarifs. Les
préjugés du public sur la possibilité indéfinie d'un abaissement
des tarifs, sont entretenus par la difficulté d'avoir une base pour
les fixer sans arbitraire. Aussi, après une longue discussion dans
laquelle il examine, en les comparant aux nôtres, les systèmes
allemands et anglais, M. Yves Guyot conclut-il que les compa-
gnies de chemins de fer doivent avant tout s'efforcer de dimi-
nuer leur coefficient d'exj)loitation, et par conséquent, en dévelop-
pant le tratîc, faire rendre le maximum d'effets utiles à leur ca-
pital de premier établissement, à leur matériel et à leur person-
nel. Leur intérêt est en cela d'accord avec celui du pubhc.
M. Yves Guyot consacre un de ses plus intéressants chapitres
au Métropolitain : « une honte pour Paris », dit-il en sous-
titre. Il en a énergiquement, pour son compte, défendu et pour-
502 LA SCIENCE SOCIALE.
suivi la réalisation. « Beaucoup d'hommes, dont beaucoup de fort
remarquables, m'apportaient de merveilleux plans de métropo-
litain. Ils étendaient sur mon bureau un plan de Paris sillonné
d'un réseau de lignes rouges, vertes ou jaunes. — N'est-ce pas
que c'est merveilleux? Mon projet donne satisfaction à tous les
intérêts. Il dessert tous les quartiers. — Oui, c'est très bien.
Avez-vous de l'argent pour l'exécuter? En général, l'auteur
faisait un liaut-le-corps. Il n'avait oublié que ce léger détail. »
M. \vesGuyot,lui, n'avait, dit-il, qu'une formule : Le meilleur
Métropolitain est celui qui se fera. Et il ajoutait : « sans garantie
d'intérêts ni subventions ».
Il rappelle alors le programme qu'il a essayé d'exécuter. Il
a été fort heureux de pouvoir, en dépit des objections des mem-
bres de l'Observatoire, « qui n'observent pas », prolonger par
décret, — car c'est à lui qu'on le doit, — la ligne de Sceaux jus-
qu'à la place Médicis ; et, (( sans respect pour quelques arbres de
la place des Invalides », y transporter la gare des Moulineaux.
Mais il voulait aller plus loin : la Compagnie du Nord demandait
à prolonger son réseau jusqu'aux Halles et à l'Opéra. Elle n'est
pas sous le régime de la garantie d'intérêts. Sur son initiative, les
Grandes sociétés de crédit se mirent d'accord et s'entendirent
pour fournir les premiers moyens de réaliser l'entreprise, conçue
très pratiquement sous forme d'un anneau central allant de la
gare Saint-Lazare à la gare de Lyon, et faisant la boucle, — en
suivant la rue de Rivoli, — à la place de la Concorde. Les deux
embranchements du Nord le rejoignaient aux Halles et à l'Opéra;
le prolongement de la ligne de l'Ouest aux Invalides, et celui de
la compagnie d'Orléans, assuraient la jonction de la rive gauche
avec la rive droite.
Mais on reprocha aux promoteurs du projet de ne demander
que la meilleure ligne sans subventions ni garantie d'intérêts.
Aurait-il fallu qu'il commençassent par la plus mauvaise? Si
cette ligne était avantageuse au point de vue pécuniaire, n'était-
ce pas la preuve de son utilité?
Surtout M. Yves Guyot ne demandait rien au conseil munici-
pal : mais il lui faisait un chemin de fer qu'il ne pouvait ni ne
LKS THAVACJX l'GHLICS KT l/lNITlATIVE l'RIVIîK. 503
voulait faii'c, coiiiinc vient de lo [)rouvcr encore la nouvelle
expérience de I8i)'i.
On accusa ce projet de mettre le réseau de Paris dans la main
de Uothschild, (juoique la Compagnie du Nord ne tut cliarg-ée
([ue de l'exploitation du Métropolitain. Il faut bien pourtant
qu'un chemin de fer soit toujours dans la main de cjnelqu'un;
l'important est (jue cette main soit forte, surtout quand il s'agit
de faire œuvre d'utilité publique avec des capitaux privés.
Mais M. Yves Guyot pense que, fût-il resté au pouvoir pour le
défendre, les députés, ceux de Paris surtout, n'eussent pas ac-
cepté son projet.
« Si, dit-il, à un moment donné, le Parlement français est sus-
ceptible de se lancer dans les folies les plus étranges, à d'autres,
il est d'une timidité poussée jusqu'à la pusillanimité. Il a une
défiance innée pour tout ce qui concerne Paris. D'ailleurs la
vieille haine qui soulevait, il y a cinquante ans, tous les proprié-
taires contre les chemins de fer, n'a pas encore disparu : « Un
Métropolitain? A quoi bon? Comment ! Faire quelque chose? Pour-
quoi cela? » — Tels, qui se prétendent démocrates, trouvent
que les omnibus et les tramways suffisent; or, les omnibus et
les tramways font environ 9 kilomètres à l'heure, les fiacres ont
la prétention injustifiée d'en faire 12. La vitesse du Métropolitain
de Londres est de 18.
La preuve du besoin que le public éprouve de puissants
moyens de locomotion, est fournie par une expérience de la
compagnie du Nord, qui a récemment organisé, sur la Ceinture,
un service ayant sa gare pour tête de ligne, et a vu la circulation
des voyageurs, allant d'un point de la Ceinture à la gare du
Nord ou vice-versa, passer de 18V. 000 à l.OGO.OOO pour 7 mois.
Si on compare parallèlement le nombre des voyageurs des om-
nibus et tramways à dix ans d'intervalle, de 1883 à 1892, on
trouve qu'il n'a augmenté que de lii à 145, soit 0,7 %. Pour les
chemins de fer suburbains, tous plus ou moins excentriques
pourtant, d'Âuteuil, de Ceinture, de Vincennes, l'accroissement,
dans le même temps, a été relativement considérable : de
27.200.000 à 55.600.000, soit lOY %.
504 LA SCIENCE SOCIALE.
Oq ne pouvait donc rien perdre avec un projet sans subven-
tion ni garantie d'intérêts. Que gagne le public à ne pas avoir
de réseau métropolitain? Il continue à attendre l'omnibus, les
pieds dans l'eau, le parapluie de chacun ruisselant sur lui et sur
les autres. Il continue à payer cher et à aller lentement.
Depuis ce temps, il est vrai, — M. Yves Guyot ne le rappelle
pas sans amertume, — si le Métropolitain n'est toujours pas fait,
le conseil municipal de Paris a eu du moins le plaisir de rem-
porter une victoire sur le gouvernement : il a été inséré, en effet,
dans les conventions pour l'Exposition de 1900, que la ville de
Paris n'accordait sa subvention de 20 millions qu'à la condition
que, « s'il y avait jamais un Métropolitain », il serait municipal.
D'une part, le gouvernement s'est donc décidé à reconnaître
au Conseil municipal seul, le droit d'établir un projet de voies
ferrées urbaines, et d'en concéder lui-même l'exploitation, ou
de l'exploiter directement ; — d'autre part, le conseil municipal
se serait engagé à relier, d'ici à 1900, les gares de Lyon, de Vin-
cennes et d'Orléans, à la gare des Invalides par une voie ferrée.
La Compagnie de l'Ouest aurait la concession d'une ligne Cour-
celles-Champ de Mars. Quant au complément du Métropolitain,
on le poursuivrait après 1901.
Le commencement de la municipalisation des moyens de trans-
port est un des points du programme socialiste. Avec quelles res-
sources le Conseil municipal va-t-il construire le Métropolitain?
Va-t-il faire un emprunt? l'état de ses finances lui permet-il de le
gager? Va-t-il concéder le chemin de fer? — A quelles conditions?
Il mentirait à lui-même s'il ne mettait pas quelques bonnes
clauses socialistes dans le cahier des charges : et alors qui con-
sentira à les accepter?
En tous cas, — et sans parler des difficultés et de l'imperfec-
tion probable de l'exploitation, — on peut être certain que les
contribuables seront forcés d'y contribuer, tandis que le projet
issu de l'initiative privée ne leur demandait rien.
Louis de Tourville.
TABLE DES MATIERES
DU TOME VINGTIÈME
LIVRAISON DE JUILLET 1895.
Pages
Questions du jour. — Le sixième cougrès internatioual des mineurs, ;i Paris,
par M. J. Bailhache 5
Les ancêtres de Socrate. — IL L'éveil de la pliilosophie grecque en
lonie, par M. G. d'Azambuja 36
Madagascar. IL — Le royaume hova, par M. Lucien de Sainte- Croix. 59
Maître Guillaume de Saint-Amour. — L'Université de Paris et les Ordres
Mendiants au XIIP siècle. — X. et XL La fin du conflit, par M. Mau-
rice Perrod. 84
LIVRAISON D'AOUT 1895.
Questions du jour. — Les professions et la société en Angleterre, à propos
d'un livi-e récent, par M. Paul de Rousiers 105
Cours d'Exposition de la Science sociale. — XII. — Les types sociaux du
bassin de la Méditerranée. — V. La région des Plateaux; le type ac-
tuel : Les Albanais, par M. Edmond Demolins. 122
L'éducation nouvelle. — Un établissement d'éducation pour les jeunes
filles, par M. Albert Dauprat 148
Madagascar. IIL — Le royaume Hova (fin). — IIL La Vie sociale des
Ho vas (suite et fin), par M. Lucien de Sainte-Croix 1G4
LIVRAISON DE SEPTEMBRE 1895.
Questions du jour. — Outre-Mer, par M: Paul de Rousiers 197
Les ancêtres de Socrate. IIL — Le type pythagoricien, par M. G. d'Azam-
buja.
210
La décentralisation administrative. — II. La commune et le département,
par M. D. Touzaud . . . 229
Les Lowlanders et l'histoire d'Ecosse, par M. Ch. de Calan. 250
37
T. XX.
506 LA SCIENCE SOCIALE.
LIVRAISON D'OCTOBRE 1895.
Pages.
Questions du jour. — La Patrie, par M. Edmond Demolins 273
Les ancêtres de Soerate. — Le type du sophiste, par M. G. d'Azambuja. 294
Le Bouddhisme dans le Céleste Empire, par M. A. de Préville B13
La Péninsule ibérique. — IIL La « Reconquista » ; formation du type
moderne, par M. Léon Poinsard 335
LIVRAISON DE NOVEMBRE 1895.
Questions du jour. — Le Congrès des Trade-Unions à Cardiff, par
M. J. Bailhaehe 357
La situation commerciale actuelle en France, par M. Léon Poinsard. . . 374
Soerate et son groupe. — I. Soerate et ses amis, par JM. G. d'Azambuja. 398
L'Irlande d'autrefois. — Le Pays et les Habitants, par M. Ch.de Calan. 418
LIVRAISON DE DÉCEMBRE 1895.
Questions du jom-. — Un nouvel épisode de la Question d'Orient, par
M. Noël Dasproni 441
Féministe ou anti-féministe, par M. Paul de Rousiers 459
Soerate et son groupe. — IL Soerate et ses ennemis, par M. G. d'Azam-
buja 475
Un livre de M. Yves Guyot. — Les travaux publics et l'initiative pri-
vée, par M. Louis de Tourville. 496
TABLE ANALYTIOUE
DES TOMES XIX ET XX
(année 1895.)
Cette Table suit les divisions de la Nomenclature sociale. Elle présente
ainsi, en abrégé, un exposé méthodique des questions traitées dans la Revue
et, par conséquent, un précieux instrument d'étude. (Voir le tableau gé-
néral de la Nomenclature, t. II, p. 493 et suivantes, et l'exposé détaillé de
chaque partie, t. I, p. 399 à 410; t. II, p. 22 à 48, 534 à 570, etc.)
MÉTHODE GÉNÉRALE.
On commence;» comprendre (jue la société est
un objet de science, qu'il ne s'agit pas de la
façonner à sa guise, mais de savoir comment
elle est faite, XFX, 297-300. — Les problèmes
résolus par la seule force de la vie privée
bien]organisée se résolvent sans bruit, Xi\,
493. — La Science sociale ne peut atteindre
la démonstration des vérités religieuses
lorsqu'elles ne tombent pas sous l'observa-
tion, XIX, 201. — Il ne suffit pas de dire
aux gens : « Développez votre initiative »
pour qu'ils la développent; il faut préala-
blement écarter les obstacles sociaux qui
s'y opposent et favoriser les causes sociales
qui peuvent y concourir, XIX, 203. — Les
trois régimes créés en France par l'aristo-
cratie, par la bourgeoisie, ou rêvés par les
socialistes sont le développement naturel
(l'une même conception sociale, XIX, 220.
— Pour les conservateurs et pour les socia-
listes, la Science sociale est à la fois une
auxiliaire et une adversaire, XIX, 220. —
Pour connaître le sens d'une éducation, il
faut savoir le but où elle se dirige, \X,100.
— L'observation des gens riches qui s'a-
musent, en (juelque pays que ce soit, n'ap-
I)rend pas grand'cliose à l'observateur, XX,
1!I9.
LIEU.
EUROPE. — Albanie.— L'.\lbanie présenle
le type actuel le plus pur des Plateaux mé-
diterranéens, parce qu'elle n'a été peuplée
que par la voie de la Méditerranée, XX, 124.
— Le montagnard albanais a été formé par
une sélection supérieure d'émigranls de la
Vallée, XX, 12G.
Grèce. — La Péninsule hellénique comprend
trois régions : les Ports à l'Orient; les Val-
lées au Centre; les Montagnes ou Plateaux
à l'Occident, XX, 123. — La montagne ne
produ,it pas toujours une sélection supé-
rieure du tyj)e de la vallée; cela tient à
trois circonstances : 1" en général elles ont
reçu une émigration de liemi-nomades, là-
chant le sol de la [)laine auquel ils s'étaient
imparlaitement fixés; 2" elles ont été oc-
cupées le plus souvent par une émigration
en masse arrivant avec ses cadres anté-
rieurs; 3° les montagnards ont été souvent
entourés par une ceinture de grands pays,
XX, 127. — Le type méditerranéen de la
montagne diffère du type de la vallée, en
ce qu'il est une sélection d'indépendants,
d'hommes â initiative, sortis du milieu de
la communauté, XX, 129. — La culture ar-
borescente a une influence marquée sur la
direction de la philosophie grecque, préoc-
cupée des forces génératrices de la nature,
XX, 41, o2.
Irlande. — Le caractère rocheux du sol et
l'humidité du climat rendent le pâturage
plus facile que la culture et en font le tra-
vail principal de la race, XX, 420.
AFRIQUE. — L'Afrique ne s'arrête qu'aux
Pyrénées, peut-être même à leur pied sep-
tentrional, XX, 3'».
508
LA SCIENCE SOCIALE.
Madagascar. — L'île de Madagascar est un
lambeau d'un continent disparu, autre que
l'Afrique et seraltaclieà l'Océanie, XL\, 433-
476. — La presqu'île de Malacca et les îles
de l'Océanie ont facilité l'expansion des
différentes races indo-chinoises jusqu'à
Madagascar, Xix, 472-V79. — - Le plateau cen-
tral de Madagascar, offrant peu de produc-
tions spontanées, a forcé les populations à
la culture, XIX, 479. — Les Malgaches au-
tres que les Hovas sont portés à la paresse
par l'aLondance des productions sponta-
nées, XIX, 480-183.
AMÉRIQUE. — L'existence de terres va-
cantes indue sur le caractère américain et
lui donne un cachet à part, XX, 139.
OCÉANIE. — Nouvelle-Calédonie. — Le
Canaque, habitué aux produitsspontanésdu
cocotier, est reijelle au travail, XIX, 192.
TRAVAIL.
GÉNÉRALITÉS. — l.e grand atelier dans
notre siècle, a diminué, chez l'ouvrier, le
spécialiste et relevé l'homme, XIX, 25, 118,
301. — La fabrication des bicyclettes amène
une grande instabilité dans le personnel
ouvrier, XIX, 6"», 68. — L'industrie des ap-
pareils de transport demande moins de
spécialisation que l'industrie des métiers
textiles, XIX, 45. — L'industrie textile faii
passer la machine au premier plan et l'ou-
vrier au second, XIX, 117. — L'évolution
du personnel ouvrier suit celle de l'outil-
lage industriel, XIX, 118. — Dans l'industrie
de la laine, et en général dans les indus
tries exigeant peu de spécialistes, l'appren-
tissage se réduit h une brève initiation,
XIX, 133.— La constitution des Universités,
comme l'accroissement des villes, est due
à la prospérité agricole, XIX, 170. — L'in
dustrie du coton réduit l'habileté profes-
sionnelle à son minimum, mais l'ouvrier
n'en est pas rabaissé, au contraire, XIX,
23't, 2W. — Les mineurs sont plus forts con-
tre le patron que les ouvriers spécialistes,
XIX, 46. — La question ouvrière est résolue
dans la mesure où l'ouvrier modifie sa for-
mation personnelle parallèlement à la
transformation de l'industrie, xix, 300.
EUROPE. - Albanie. — Le travail a insti-
tué, chez les Albanais, une communauté
plutôt publique que familiale, XX, 129. —
L'origine, l'insuffisance des ressources du
sol, le clan guerrier et le voisinage des val-
lées riches ont développé chez les Alba-
nais l'habitude du brigandage, XX, 140.
Ecosse. — La nature monlueuse du sol des
Highlands et l'humidité de leur climat ma-
ritime y firent prédominer les pâturages
sur la culture comme moyen normal
d'existence, XIX, 82. — La forêt, (jui était
la production la plus spontanée du milieu
])hysique des Highlands, ayant été dé-
truite ou accaparée, parles grands proprié-
taires, la chasse ne fut plus un moyen d'exis-
tence, XIX, 97. — L'abondance du jioisson
dans les rivières des Highlands, et la faible
distance à laquelle il se tient des rivages
de la mer firent ressembler la pèche à un
travail de cueillette, XIX, 100. — Dans les
Highlands, le sol fut exploité par des com-
munautés d'habitants appelés bailes, XIX,
357. — Dans ces communautés rurales, tous
les travaux qui purent continuer à être
exécutés en commun, pâturage d'hiver et
d'été, récolte du varech et de la tourbe, etc.,
continua à l'être, XIX, 358. — Dans les
Highlands, l'existence d'un travail princi-
pal attrayant et d'un travail accessoire pé-
nible fait que la femme, qui exerce le se-
cond,restaitsubordonnéau mari, qui exerce
le premier, XIX, 368. — Les Lowlands sont
pour la |)lus grande partie une région où le
sol peu fertile et le climat humide font pré-
dominer, comme moyen normal d'existence,
le pâturage sur la culture, XX, 250.
Grèce. — L'agricultuve est hautement prisée
par Socrate, XX, 413.
Italie. — Venise.— Les Vénitiens constituent
un type pur des ports maritimes de la Mé-
diterranée, XIX, 246.
AFRIQUE. —Madagascar. — La fabrication
hova est familiale, soit accessoire , soit
principale, XX, 177. — Cette fabrication
excelle aux détails, 180.
OCÉANIE. — Australie. — Le convict aus-
tralien, sachant qu'il peut compter sur son
travail personnel pour améliorer son sort,
se relève effectivement, XIX, 190, 197.
Nouvelle-Calédonie. — Les libérés de Nou-
velle-Calédonie continuent à compter sur
l'administration et font de mauvais travail-
leurs, XIX, 191.
PROPRIÉTÉ.
EUROPE. — Ecosse. — Les travaux qui
pour être bien exécutés demandent à l'être
individuellement cessèrent d'être exécutés
en commun, mais l'habitude s'introduisit
de remanier périodiquemenf les parts du
sol arable, ou les emplacements de pêche,
afin de maintenir l'égalité entre les mem-
bres de la communauté, XIX, 362. — La
permanence de l'état de guerre, qui résulte
TARLE ANALYTIQUE.
509
do l'i'troitesse des pAtnrages et de l'im-
possibilité d'accroître les ressources ali-
mentaires, aussi vite que la population
s'accroit, a concentre la propriété mobi-
lière, sous forme de butin, entre les mains
du chef de guerre, XIX, "JOt.
Irlande. — Dans l'irlaude du XVlll" siècle,
il reste encore <iuelcpies vcslif^es d'une
exploitation en commun du sol cultivé,
XX, 430. — 1-e régime de la sous-location
des terres rappelle l'ancien état, où, comme
en Ecosse, la répartition du sol était faite
entre les exploitants par une série de chefs
militaires superpos(>s les uns auK autres,
XX, 433.
AFRIQUE. — Madagascar. — La propriété
immobilière est limitée à Madagascar par
le domaine émiuent du souverain, les
droits censitaires des nobles, et la défense
de vendre de caste à caste, XX, 80. — Les
traditions familiales s'opposent, chez le
Malgache, à l'aliénation de la propriété, XX,
82. — Les Hovas, sauf les plus pauvres ,
sont propriétaires de cases renfermées
dans un enclos, XX, l(i3.
BIENS MOBILIERS.
AFRIQUE. — Madagascar. — Le mobiliei
des Hovas est très rudimentaire. Il com
[irend une ou deux lances et des outils à
filer et à tisser, XX, l<j7.
SALAIRE.
EUROPE. — Angleterre. — L'aptitude des
ouvriers à s'établir ailleurs au besoin tend
à maintenir à Galashiels de hauts salaires.
XIX, lo-2.
Irlande. — Le journalier agricole et le gar-
deur de bétail n'étaient pas rémunérés en
argent, mais par la concession d'une pari
de jouissance du sol, XX, 428.
ÉPARGNE.
EUROPE. — Angleterre. — Reaucoup d'où
vriers d'Oldliam placent leurs économies
en maisons qu'ils louent ou en placements
industriels, XIX, 3t).
FAMILLE OUVRIÈRE.
GÉNÉRALITÉS. — La femme trouve place
dans le grand atelier à mesure qu'il se
déspécialise, et son salaire suit les pro-
grès de la déspécialisation, XIX, 69. — Une
éducation manquée rend inutiles toutes
les organisations et combinaisons sociales,
XIX, 30i. — Le mouvement [)our l'élévation
de la condition des femmes est la consé-
quence de révolution sociale actuelle, XX,
459 à 471.
EUROPE. Angleterre. — Les gains éle-
vés des ouvrières (le Galashiels augmentant
leur indépendance, retardent leur mariage
elles rendent plus sérieuses sur le choix
d'un mari, XIX, 1V8.
Italie. — Venixe. — Les Vénitiens vivaient
sous le régime de la communauté de fa-
mille, XIX, "2'vl.
ASIE. — Chine. — Lo culfc des ancêtres
convient parfaitement aux familles chi-
noises, de formation patriarcale, XX, .320.
— Le « Ciel .,chez les Chinois, représente
l'ensemble des causes ancestrales, XX,
322. — Le Chinois, voleur et sans foi avec
les étrangers à sa famille, partage avec une
grande probité , dans la famille même, le
bénéfice de ses tromperies, XX, 331.
AFRIQUE. —Madagascar. — Les biens de
famille sont stables chez les Hovas, XX, 71.
— Le Kova se marie jeune et la fécondité
est regardée comme un bonheur. On se
marie souvent entre cousins, XX, IC8. —
La famille, à Madagascar, est attaquée par
le divorce et l'immoralité des fiançailles,
XX, 169. — La culture du riz contribue à
maintenir chez les Hovas l'esprit de com-
munauté, XX, 177.
MODE D'EXISTENCE.
GÉNÉRALITÉS. — Le développement ra-
pide et intense du commerce et de la ri-
chesse détruit la sobriété, même sous les
climats qui la favorisent, XX, -221.
EUROPE. — Angleterre.— L'ouvrier anglo-
saxon, à la dilïercnce de l'ouvrier celte,
cherche à se procurer une maison assez
grande et confortable, qu'il occupe seul,
XIX, 38, 138. — La situation matérielle de
l'ouvrier anglais s'est améliorée depuis un
demi-siècle, XIX, 43, 07. — L'ouvrier irlan-
dais de Bradfor.t est mal logé et cherche
faiblement à s'élever malgré les moyens
qui lui sont offerts, XIX, 101. — X Man-
chester, beaucoup de traits de la vie an-
glaise sont poussés à l'extrême et rappel-
lent les États-Unis, XIX, 2:50.
Ecosse. — Comme toutes les races commu-
nautaires, le llighlandcr faisait des événe-
ments notables de son mode d'existence ,
naissances, mariages, décès, une occasion
de réjouissances publicpies, XIX, 370. — Le
caractère communautaire du tra\ail ex-
510
LA SCIENCE SOCIALE.
pliqne la nonchalance des haliitants qui
nmenail après elle le dédain du hien-êtreet
les apparences de la misère dans le vête-
ment, le logement, la nourriture, etc., XIX,
374.
Grèce. — Le Pythagorisme, à la suggestion
de l'aristocratie, érige endoctrine la so-
briété naturelle des gens du Midi, XX, 221.
— Socrate a surtout réussi par la gratuité
de son enseignement, la familiarité de ses
relations et sa campagne de restauraiton
morale e^ politique. XX, 399-417. — La so-
briété des populations méditerranéennes
et l'amour des discussions en plein air ex-
pliquent le désintéressement de Socrate,
XX, 401. — La philosophie n'est pas pour
Socrate un moyen d'existence, mais un
mode de l'existence, XX, 404.
Irlande. — L'organisation communautaire
du travail a développé chez les Celtes des
habitudes de nonchalance et de routine
qui ont pour conséquence l'absence de
tout confortable dans le logement, le vête-
ment, etc., XX, 434.
AFRIQUE. — Madagascar. — Mode d'exis-
tence d'une famille liova, XX, 164. — Les
Hovas vivent en famille, les enfants ma-
riés demeurant d'ordinaire avec les pa-
rents, et pratiquent l'hospitalité, XX, 1C5
PHASES DE L'EXISTENCE.
GÉNÉRALITÉS. — La multiplicité des in-
dustries d'une grande ville peut, en four-
nissant du travail à tous les membres de
la famille, la soutenir dans les phases de
l'existence, XI.K, 62. — L'ouvrier, pour être
armé contre le chômage, doit être matériel
lement, mais surtout moralement déspé-
cialisé, XIX, 129. — L'industrie du coton,
employant beaucoup de femmes, pré-
serve de la misère des familles composées
seulement de femmes, XIX, 232.
EUROPE. — Angleterre. — Les armateurs
anglais aident volontiers les ouvriers qui
veulent devenir constructeurs ou répara-
teurs de navires, XIX, S9.
AFRIQUE. — Madagascar. — La sol)riclé
et la solidarité des Malgaches empêchent le
paupérisme à Madagascar, XX, 79, 175.
PATRONAGE.
GÉNÉRALITÉS. — La spécialisation de
l'ouvrier tend à le retenir sous la dépen-
dance du patron quand l'usine donne des
produits supérieurs, XIX, 33. — La solution
de la question ouvrière est de i)lus en plus
dans la formation virile du travailleur, de
moins en moins dans les combinaisons
artificielles, XIX, 118.
EUROPE.. — Albanie. — I,a communauté
dominante chez les montagnards de la Mé-
diterranée est celle du clan guerrier, XX,
13Ï.
Angleterre. — La qualité d'actionnaire
d'une entreprise industrielle instruit et
èléve l'ouvrier anglo-saxon, XIX, 41. —
Les jeunes gens de bonne volonté ont à
leur disposition, en Angleterre plus qu'en
France, des moyens élévatoires, XIX, 127.
Ecosse. — Par suite de l'habitude des habi-
tants de vivre en famille patriarcale, le
chef de guerre a pris l'extérieur d'un chef
de famille : cette famille factice, ce fut le
clan, XIX, 307. — C'est le chef de guerre
qui, par les mains de chefs subalternes,
distribuait entre les communautés villa-
geoises le sol du pays qu'elles occupent,
et qu'elles exploitent sous la direction d'un
chef de famille , agent subalterne de ces
petits chefs, XIX, 514. — La guerre déve-
loppa chez les membres du clan le culte
exagéré de la force et l'habitude de recou-
rir en tout au chef, XIX, 519 et 528.
Grèce. — Les cultures intellectuelles, comme
on le voit par l'exemple des pythagori-
ciens, ne suppléent qu'imparfaitement le
patronage , XX , 227. — Socrate est pa-
tronné par des jeunes gens aristocrates,
qui le soutiennent tout en se laissant diri-
ger par lui, XX, 405. — Selon Socrate, le
grand patronat agricole prédispose heu-
reusement à l'exercice des magistratures,
XX, 415.
AMÉRIQUE. — États-Unis. — Depuis l'a-
bolition de l'esclavage, le manque de con-
trainte au travail porte les nègres à l'indo-
lence, XX, 203. — Le patronage des nè-
gres demeure la grande question des États-
Unis du Sud et retarde leur mise en va-
leur, XX, 209.
COMMERCE.
GÉNÉRALITÉS. — Le commerce non ex-
clusif, laissant subsister la culture arbo-
rescente, se prête plus que le commerce
exclusif au dévelo])|)ement des cultures
intellectuelles, XX, 42.
EUROPE. — Angleterre. — Le culte du
libre-échange, chez les négociants de Man-
chester, est intimement lié à leur amour
duse//'-/!eZp,XIX, 2.37.
France. — Le régime protectionniste, sous
la Restauration eut pour conséquence :
TABLh: ANALYTIQUE.
511
1" Le mainlicu arlilicicl de prix cxagorés,
â" l'iuforiorito di^ routilla^o, .'!° la stagna-
tion de l'industrie, XX, 379. — Le gouvei-
neinent de .luillet piati(|ua la |)olilique
)»rotectionnistc, en l'améliorant sur des
points de détail, mais elle produisit néan-
moins une gène latente et la compression
des initiatives, XX, 3S0. — Le second Em-
pire substitua, au point de vue des tarifs
douaniers, un régime modéré à un système
trop protectionniste , XX, 381. — En 1892,
la France revint, en principe, au système
de la protection intense, avec sup|)rebsion
des traités de conimerc(! ctal)lis sur le type
de 18G0, XX, 383. — Les effets de la clause de
la nation la plus favorisée dans les traités
de commerce, ont été si désastreux qu'en
1892 on a pris des précautions minutieuses
en vue de les annuler. XX, 387. — Les ef
fets de la protection douanière sont atté-
nués par la crise monétaire. XX, 389 à 391.
— La meilleure solution économique con-
siste à faire disparaître l'agio, tout en
ramenant nos tarifs à un taux modéré en
rapport avec notie situation générale,
XX, 393. —Si le bimétallisme général, avec
frappe libre de l'argent, est à éviter pour le
moment, le monométallisme général, qui
n'admet que la seule monnaie d'or, n'est
pas un remède meilleur, XX, 390.
Grèce. — La cite grecque, par la nature de
son commerce, favorise moins l'ascension
politique des négociants que la cité phé-
nicienne, XX, 213, 295. — L'importance
des mathématiques dans ladoctrime phy-
thagoricienne vient d'un développement
commercial particulier, XX, 217. — Le so
phiste, imprégné de l'esprit commercial de
son milieu, est proprement un marchand
d'idées, XX, 29G, 304.
AFRIÛUE. — Madagascar. — Les Hovas
sont des commerçants caractérisés, XX,
181. — La noblesse hova comprend des
castes d'artisans et de commerçants, XX,
CULTURES INTELLECTUELLES.
GÉNÉRALITÉS. — L'éducation un peu re-
levée .tend à diminuer l'ivrognerie chez
les ouvriers, XIX, 37. — La philosophie,
reposant sur une intensité particulière de
la réflexion et de l'imagination, réclame
deux conditions : loisir et instruction,
XIX, 391. — La vie pastorale favorise un
rudiment de philosophie, mais qui de-
meure à l'état de rudiment, XIX, 393.
Les sciences que le commerce a fait naître,
d'abord pratiques, deviennent spéculati-
ves à mesure que la race acquiert des loi-
sirs, XX, 48. — La division des études en
classes peut être avantageusement rempla-
cée par des groupements <'lasti(|ues sui-
vant les matières, X\, liJ.'i. — L'abstraction
est un des meilleurs moyens de succès que
la philosophie mette au service de la po-
liti(iue, XX, 303. — Les statistiques sont
essentiellement, inexactes, parce que :
1° la plupart des calculs sont établis sur des
moyennes sujettes à des variations consi-
dérables; 2° en se basant sur les valeurs
on ne tient aucun compte des quantités,
XX, 376. — Les statistiques annuelles pour
un même pays ne sont pas comparables en-
tre elles, XX, .377.
EUROPE. — Angleterre. — L'école an-
glaise a un caractère pratique et religieux
qui manque à l'école française, XX, 106.
— L'ingénieur anglais a une formation plus
technique que théorique, XX, Itl. —
Les professions libérales en Angleterre se
recrutent souvent par voie d'apprentissage,
XX, 114-121. — La plupart des médecins
anglais sont peu savants, mais leur niveau
intellectuel suflit aux besoins de leur
clientèle. XX, lis. — L'avocat anglais est
intellectuellement supérieur au médecin,
parce que sa clientèle ne comprend guère
qu'une élite, XX, 116. — L'ensemble des
ouvriers anglais est hostile au socialisme
théorique et mitigé les idées socialistes par
une conception pratique des faits , XX, 337-
373.
Ecosse. — La supériorité des Écossais dans
les cultures intellectuelles leur a permis
de jouer un grand rôle dans l'industrie et
la colonisation, XIX, 139.
France. — Le désir de se faire exempter du
service militaire et celui d'obtenir des fonc-
tions rétribuées amèue la décadence de la
licence es lettres, XIX, 312-320. —La réforme
de la licence es lettres est une entrave de
plus à la liberté de l'enseignement supé-
rieur, XIX, 323. — La réforme de la licence
tend à accroître l'encombrement de la car-
rière universitaire, XIX, 323. — La licence
es lettres est un examen profitable aux étu-
diants amateurs, qui n'y cherchent ni un
gagne-pain ni l'exemption du service,
XIX, 326. — L'éducation du jeune Français
le pousse trop à savoir et pas assez à vou-
loir, XX, 120, 148.
Grèce. — Presque toutes les doctrines pliilo-
sophiques ont leur berceau en Grèce, XlX,
389. — Socrate est le point d'aboutissement
et le point de dé])art d'une foule de doc-
512
LA SCIENCE SOCIALE.
trilles pliilosopliiques, XL\, 390. — La zone
des patries de pliilosophes se confond
avec la zone des rivages grecs et plus
particulièrement avec la zone des rivages
ioniens, XIX, 401-406. — Les premiers phi-
losophes grecs ont l'idée d'un arrangement
artistique du monde, dû à la foimation ar-
tistique de la race, XX, 65. — Les pytliago-
riciens et les sophistes représentent, après
les philosophes amateurs, les philosophes
de métier, XX, 2H. — La sophistique est
uniquement dirigée en vue de l'éducation
politique, XX, 299. — La sophistique, par sa
subordination à la politique, produit la
création de la logiciue et l'obscurcisse-
ment de la morale, XX, 301, — Sociate
était, au point de vue politique, un isolé,
XX, 476. — Il apparaît comme le bouc émis-
saire de la sophistique, XX, 476. — L'hosti-
lité contre lui a pour cause sa méthode et
l'enthousiasme de ses disciples pour sa mé-
thode ironique, XX, 484. — Les griefs allé-
gués contre lui sont la corruption de la
jeunesse, le mépris des magistrats et de la
religion, XX, 483 et suiv.
ASIE. — Le désert et l'oasis, ainsi que les
vallées du Nil et de l'Euphrate, favorisaient
réclusion de certaines sciences, mais non
de la philosophie, XIX, 396.
Phénicle. — Le commerce absorbant et ex-
clusif a empêché, dans la société phéni
cienne, l'essor de la philosophie, XIX, 399
— Les Phéniciens, en inventant l'alphabet,
aident indirectement au développement de
la philosophie, XIX, 401.
Chine. — L'état social de la Chine permet-
lait une philosophie morale, mais sans
écart spéculatif, XIX, 393.
Inde. — L'état social de l'indoustan permet-
tait une philosophie, mais purement Ihéo-
logique, XIX, 394.
AFRIQUE. — Madagascar. — Les Hovas
envoient avec ardeur leurs enfants aux éco-
les européennes, XX, 171.
RELIGION.
GÉNÉRALITÉS. — On ne peut demander à
l'Église des révélations précises sur l'escla-
vage ou tout autre point de l'organisme so-
cial, XIX, 73. — Les Dominicains, eu pous-
sant à l'émancipation des esclaves, les Fran-
ciscains en engageant leurs maîtres à les
bien traiter, étaient également dans leur
rôle religieux, XIX, 74. — L'Église n'est pas
chargée de remédier directement aux in-
fortunes de l'humanité ou aux méfaits des
hommes, XIX, 73, 76. — Il est très naturel
que beaucoup de solutions et de décou-
vertes sociales surgissent en dehors de
l'Église, XIX, 76. — Les Ordres Mendiants
sont nés d'une réaction contre la richesse
plus soucieuse des droits acquis que des
devoirs qui y correspondent, XIX, 273-276.
— L'apparition des Ordres Mendiants coïn-
cide avec le dévelop])ement des communi-
cations, qui atténue l'esprit de clocher i>a-
roissial, XIX, 4il.— Les lois positives de la
religion , spécialement celles qui concer-
nent l'abstinence, sont en corrélation avec
les phénomènes sociaux, XX, 225. — Saint
Thomas établit contre Guillaume de Saint
Amour que le travail manuel ne convient
que dans certains cas au clergé, XIX, 558.
EUROPE. — Angleterre. — L'esprit reli-
gieux des habitants de Galashiels a donné
naissance à un noyau d'ouvriers d'élite,
XIX, 136. — Influence analogue à Dun-
fermliue, XlX, 230.
Ecosse. — La disparition du clergé catho-
lique vint détruire presque complètement
le seul organisme qui lirait sa force du tra-
vail et de l'autorilé morale, XIX, 524.
ASIE. —Chine. —Le culte des ancêtres en
Chine représente une dépression et une
corruption de la religion primitive, XX,
318. — Le culte des ancêtres peut être
considéré comme le prolongement de la
piété filiale aux ancêtres décédés, XX, 323.
— La doctrine de Confucius et le boud-
dhisme sont des religions de renfort, qui ne
viennent qu'après la religion des ancêtres,
XX, 329. — La pureté du bouddhisme est
corrompue en pratique par les Chinois, qui
l'accommodent aux vices de leur race, XX,
330.
AFRIQUE. — Madagascar. — La religion
liova se compose du fétichisme et du culte
des morts, XX, 178.
AMÉRIQUE. — Las Casas, en cherchant
à acclimater les travailleurs espagnols en
Amérique, a fait preuve d'um; supériorité
morale et sociale, XIX, 76.
OCÉANIE. — Les missionnaires presbyté-
riens ont réussi à empêcher les Néo-Hébri-
dais de se laisser engager comme travail-
leurs pour la Nouvelle-Calédonie, XIX, 193.
VOISINAGE.
GÉNÉRALITÉS. — L'imitation ne suffit pas
à ex|iliquer l'évolution des sociétés hu-
maines; le phénomène est infiniment plus
compliqué que cela, XlX, 17.
TABLE ANALYTTOL'R.
513
EUROPE. —Ecosse. — L'agglomération des
liahilalions, (|uoi(|ue reslreinle par la pau-
vielé du sol, était un indice des allures
communautaires de la race, xix, 369.
CORPORATIONS.
COMMUNE.
EUROPE. — France. — Les diverses pha-
ses de l'évolution de la comniunc, XX, 22M
et suiv.
UNIONS DE COMMUNES.
GENERALITES. — Les congrès ou\riers
peuvent avoir une heureuse influence édu-
cative, XX, 34.
EUROPE. — Angleterre. — Filatures ou-
vrières, fausses coopératives, montées par
actions, à Oldliam, xix, 40. — L'irrégularité
d'emploi des ouvriers suscite en Angleterre
des associations ouvrières pour la défense
de la main-d'œuvre, XIX, SS. — Les ou-
vriers irlandais de Glasgow se prêtent mal
au régime de Trade-l'nions, XIX, 133. —
Les associations ouvrières anglaises ont
pris rang comme organismes constitutifs de
l'industrie textile, XIX, 2.38-2V2. — Les mi-
neurs anglais font preuve, dans les congrès
internationaux de mineurs, d'un esprit
pratique remarquable, XX, 5-35. — Les
unions de mineurs anglais l'emportent sur
celles de tous les autre peuples d'Europe,
XX. 10.
Ecosse. — L'exploitation du sol dans les
Lowlandsa été pendant longtemps organi-
sée sous le régime du clan militaire, XX,
255.
France. — L'association de professeurs dé-
nommée Université procède du mouvement
corporatif du nioven âge, XIX, 172. —L'U-
niversité, à sa fondation, a été un progrès,
mais la jouissance d'un monopole avait
rendu l'institution stationnaire , XIX, 440.
— Alexandre IV , saint Thomas d'Aquin et
saint Bonaventure ont lutté contre l'égoisme
corporatif de l'Université en faveur de l'é-
largissement progressif des institutions
sociales, XIX, 562.
Grèce. — La secte pythagoricienne est une
association ayant pour but de mettre les
cultures intellectuelles au service de l'aris-
tocratie, XX, 212. — Le groupe des socrati-
ques n'est pas une corporation, is un
cénacle fondé sur l'attrait mutuel, XX, 404.
ASIE. — Chine. — Les associations com-
merciales des Chinois se maintiennent soli-
dement, par une grande probité intérieure,
XX, 332.
AFRIQUE. — Madagascar. — Les familles
hovas descendues d un ancêtre commun
sontgroupées en castes inégalesentreelles,
XX, 7i. — Les Malgaches se marient dans
leur caste, XX, 108.
T. XX
EUROPE. — Italie. — Les cités de la
Grande-Grèce établirent entre elles une
coalition politique qui réunit d'un côté les
démocraties, de l'autre les aristocraties,
XX, 214.
CITÉ.
EUROPE. — France. — Les chartes com-
munales ne sont pas l'œuvre d'un prince
ni d'un siècle; elles s'inspiraient de tradi-
tions anciennes étouffées, pendant un
temps, par l'arrivée des Francs, XIX, .335.
Grèce. — Les cités ioniennes, vers répo<|ue
de Thaïes, présentent des conditions excep-
tionnelles de loisir et d'instruction, XX,
37-51. — Les cités grecques, éprises de cul-
tures intellectuelles, demandent des lois
aux philosophes, XX, 210. — Athènes, par
sa richesse, exerce sur les cultures intel-
lectuelles des autres cités le même genre
d'attraction que Paris, XX, 294. — La cons-
titution démocratique d'Athènes donne une
importance particulière à l'art de la parole,
I XX, 298. — L'esprit communautaire de cité
donne à la sophistique et à la philosophie
des prétentions morales, XX, 309, 412. —
La morale des sophistes, corruptrice en
certains points, est, en certains autres,
plus prés de la loi naturelle (jue la morale
officielle de la cité, XX, 3M. — Socrate,
quoique non aristocrate de naissance et
de manières, est l'interprète d'une réaction
aristocratique dans la cité, XX, 410. —L'es-
prit de cité conduit Socrate au fanatisme
de la Loi, XX, 4t7.
AFRIQUE. — Madagascar. — L'importance
de Tananarive a amené la prédominance
du souverain de cette région sur les autres
régions de Madagascar, XX, 185.
PAYS MEMBRES DE LA PROVINCE.
EUROPE. — France. — L'évolution du can-
ton et du département, XX. mit et suiv.
PROVINCE.
EUROPE. — France. — Faute de recrute-
ment régional, l'officier connaît mal ses lé-
38
314
LA SCIENCE SOCIALE.
senistes et ses facuMos de commandement
en sont diminuées, XIX, 382.
ÉTAT.
GÉNÉRALITÉS. — On peut déterminer
(juatre variétés principales du Patriotisme :
1° le P. fondé sur le sentiment religieux ;
le P. fondé sur la concurrence commer-
ciale; le P. fondé sur l'ambition politique;
le P. fondé sur l'indépendance de la vie,
XX, 274 à293. — Le patriotisme anglo-saxon
est surtout préoccupé de défendre l'indé-
pendance de la vie privée ; il est caracté-
risé par : la facilité extraordinaire avec
laquelle l'individu s'expatrie sans esprit
de retour; l'indépendance des colonies vis-
à-vis de la mère patrie; la répudiation du
militarisme; la tendance à régler les dif-
ficultés internationales par l'arbitrage, XXX,
284 à 287. — Le Patriotisme fondé sur l'in-
dépendance de la vie privée présente les
symptômes des choses qui grandissent :
1° il fonctionne naturellement; 2° il dé-
veloppe la richesse; 3" il développe la
grandeur morale; 4° il accélère l'expan-
sion et l'implantation de la race dans le
monde, XX, 289 à 293.
EUROPE. — Angleterre. — L'Anglo-Saxon
n'est pas chauvin et capitule volontiers,
quand il aperçoit un autre moj'ende triom-
pher, XIX, 488. — La vie privée a rendu le
travailleur anglais de plus en plus apte à
gérer les intérêts publics; XIX, 503. — Les
fonctionnaires anglais sont moins complè-
tement instruits de leur métier que les
nôtres, et s'y débrouillent généralement
mieux, XX, 118. — Les fonctionnaires an-
glais sont choisis et avancent, non en raison
de l'âge, mais en raison de la valeur per-
sonnelle, XX, 120.
France. — Trois réformes préalables sont
nécessaires pour relever l'initiative privée
et tenir tête au socialisme; le dégrèvement
des impôts, la décentralisation adminis-
trative, la diminution des charges militai-
res, XIX, 107. — Le service militaire de trois
ans désorganise toutes les professions, et
réduit l'armée à n'être qu'une cohue de cons-
crits, Xix, ma 114. — La solution qui sauve-
garde le mieux l'intérêt social et l'intérêt mi-
litaire est la combinaison du service univer-
sel et de l'armée de métier, xix, 114. — La
féodalité s'est organisée, au point de vue du
droit public, sous la forme des cours de jus-
tice : la cour féodale était le centre de l'auto-
ritédu baron, XIX, 338. — Les Baillis, ou sé-
néchaux, nommés en grand Conseil, furent
les agents directs de la royauté naissante.
XIX, 339. — On distingue trois étapes dans
la marche ascendante de la monarchie
vers la centralisation administrative : 1" un
juge, le bailli, est en même temps comp-
table et administrateur; 2° un financier, le
trésorier général, qui est juge et adminis-
trateur; 3" enfin, un administrateur, l'in-
tendant, qui est encore juge et qui préside
aux opérations financières. XIX, 3il. — La
législation révolutionnaire introduisit, avec
le système de l'élection, les régies du par-
lementarisme , et amena la centralisation
administrative avec l'annulation de l'auto-
rité judiciaire, XIX, 348. — Les forces mi-
litaires de la France devraient avoir pour
élément fondamental une armée de volon-
taires, XIX, 383-387. — Certaines fonctions
devraient être réservées exclusivement aux
anciens militaires, dans l'hypothèse d'une
armée de volontaires, engagés pour sept
ans, XIX, 387. — Le régime adminis-
tratif officiellement imposé aux autono-
mies locales établit l'antagonisme entre l'in-
gérence de l'État et l'initiative privée, XX,
229 à 249.
Italie. — Rome. — Rome apporta en Gaule
l'organisation administrative de l'Italie et
notamment le municipe, XIX, 330. — Ve-
nise : La Communauté de famille était do-
minée, à Venise, par une communauté d'É-
tat oligarchique, XIX, 254. — Le clan des ri-
ches commerçants vénitiens qui détient le
pouvoir n'a d'autre moyen de défense que
l'excès des précautions; de là, les phases
successives de l'iiistoire de Venise : 1" Les
doges sont nommés à vie et exercent le
pouvoir souverain ; 2" le doge cesse d'être
élu à vie et sa puissance est limitée par la
nomination d'un grand Conseil et d'un Sé-
nat; 3° on constitue une commission execu-
tive pour surveiller le doge, XIX, 254 à 260.
— L'oligarchie des riches commerçants vé-
nitiens attribue exclusivement à ses mem-
bres l'entrée au grand Conseil et au Sénat,
XIX, 2(i0. —La Communauté d'État ne peut
maintenir son autorité à Venise que par
un gouvernement despotique, XIX, 261. —
L'Aristocratie vénitienne tend à sortir du
commerce pour s'adonner exclusivement
aux affaires publiques, XIX, 264.
ASIE.— Chine. — La théorie du pouvoir,
en Chine, se relie au concept d'une solida-
rité familiale entre tous les Cliinois, XX,
321-328. — L'empereur de la Chine est « Fils
du Ciel » en tant qu'il incarne la descen-
dance des ancêtres reculés communs à
tous, XX, 324. — Les pouvoirs publics, en
TABLE ANALYTIQLE.
515
Chine, touchant peu aux individus, font peu
de nuH'ontenIs et peu do lidclcs, W. 3-27.
— La conception l'erniée de la « Nation cen-
trale » provient de l'enclicvètroment des
généalogiesentre familles unies par le voi-
sinage et représcutces par le «lien natio-
nal ..XX, 32». 334.
AFRIQUE. — Madagascar. — La royauté
hi>\a est conique selnii le type du patriar-
che chef de famille, XX, "(">, 81. —Le dé-
veliii)ppement de la communauté d'État à
Madagascar s'est traduit par le développe-
ment du fonctionnarisme et des exactions
fiscales, XX, 18!>-192. — Les Hovas n'ont pas
domine Madagascar comme guerriers, mai?
comme organisateurs lialtiies, xx, 190.
EXPANSION DE LA RACE.
EUROPE. — Albanie. — Les Albanais n'ont
pu être modifiés par le commerce, ni
exercer, par ce moyen, une action au de-
hors, XX, 142. — Les Albanais ne peuvent
plus pratiquer au dehors le métier des ar-
mes qu'en se louant comme mercenaires,
XX, 144.
Ecosse. — L'Écossais qui émigré cherche à
retrouver un parent et craint plus que l'An-
glais l'isolement complet, XIX, 149. — Des
hommes chez lesquels l'initiative avait été
aussi complètement étouffée n'ont pu don-
ner naissance qu'à une émigration désor-
ganisée. XIX, 332.
Italie. — Venise. — La grande faiblesse de
Venise était l'impuissance à constituer un
empire colonial stable, XIX. 270.
ASIE. — Japon. — Les .laponais ont fourni,
à la Guadeloupe, à Hawai. de bons travail-
leurs coloniaux, XIX, 190.
AFRIQUE. — Madagascar — Les Hovas
ont été des Malais organisés en vue d'ex-
péditions lointaines de piraterie et de con-
quête, XX, 6i. — Les Malgacliessont venus,
en différents groupes, de l'indo-Chine, XIX.
472.
ÉTRANGER.
GÉNÉRALITÉS. — La Russie, l'Autriche,
l'Italie et l'Allemagne ont des intérêts dif-
férents de ceux de la France et de l'Angle-
terre dans la Question d'Orient, XX, 442 à
•438. — L'intérêt de la France devrait la
porter à s'allier à l'Angleterre pour régler
la Question d'Orient, XX, 442 à 438.
EUROPE. — Albanie. — La nature des
lieux et le clan guerrier ont permis aux
Albanais d'échapper à la conquête, XX, 138.
France. — Description d'un établissement
d'éducation déjeunes lillcs en France, sui-
vant l'esprit anglo-.saxon, XX, Ii8-1G3.
Grèce. — L'Egypte et l'Assyrie, par les rela-
tions commerciales et les voyage, ont agi
sur la philosophie grecijue à ses débuis,
XX, iS.
Italie. — Venise. — Venise a pu se préserver
et se développer pour les causes suivantes :
r elle ne fut pas gênée par les grands peu-
ples du Nord ; 2° elle ne fut pas gênée par
les Arabes ; 3" elle ne fut pas gênée par les
Byzantins; 4" elle ne fut pas gênée par
les Slaves d'illyrie. XIX, 248 à 231.
AFRIQUE. Madagascar. — Les aptitudes
commerciales du Malais et du Hova les ren-
dent aptes à s'assimiler les éléments des
civilisations étrangères, XX, 62.
HISTOIRE DE LA RACE.
GÉNÉRALITÉS. — Pendant l'antiquité, et
jusqu'aux premiers siècles de notre ère,
sous l'inlluence originaire de la vie plusou
moins pastorale, toutes les sociétés apparte-
naientaux diverses variétés delà formation
communautaire, XIX, 18. — Au moyen âge,
un dualisme se manifeste par la lutle entre
la formation communautaire et la forma-
tion [larlicularistc, XIX, 19.
EUROPE. — Angleterre. — La littérature
anglaise du quatorzième siècle se ressent
de la fusion des races qui s'opère en ce
moment en Angleterre, XIX, 490-493. —
L'histoire politique de l'Angleterre montre
quel'Anglo-Saxon a surtout demandé à ses
différents gouvernements de le laisser en
paix, XIX, 49(i.
Ecosse. —Toute l'histoire d'Ecosse n'est que
le récit des luttes des clans d'abord d'une
région à l'autre (c'est le clan géographique),
puis au sein de l'État formé de la réunion
de ces régions : c'est le clan politique, XX,
239.
Espagne. — Les Wisigoths, en Espagne, se
transformèrent en Romains du Bas-Empire,
avec une nuance de barbarie qui leur donne
une apparence d'originalité, xix, 413. ^ La
domination des Wisigoths en Espagne eut
pour conséquence l'affaiblissement des
coutumesnalionales, remplacé par un droit
bâtard et dissolvant et la prédominance de
la vie urbaine et de l'esprit de clan, XIX. 410.
— Les Arabes n'ont point opéré une trans-
formation radicalede l'Espagne, XlX, 428. —
Les Arabes d'Espagne ainsi que les Berbè-
res qu'ils traînaient à leur suite étaient
restés des patriarcaux et des communau-
taires de tradition, XIX, 428. — L'Espagne a
516
LA SCIENCE SOCIALE.
été peuplée surfout et à maintes reprises
de Berbères africains, dont la condition so-
ciale ne s'est jamais élevée très sensible
ment au-dessus de celle des Maures et des
Arabes, XX, 353. — Certains groupes de
populations venus du Nord-Est, Suéves
Vandales, Wisigoths, ont traversé l'Espagne
mais ils étaient trop faibles, socialement
parlant, pour exercer une action profonde
et pour corriger ce que la formation des
peuples issusd'Afrique avait de défectueux;
au contraire, ils se sontniodeléssur ces der-
niers qui devaient à la civilisation grec(|ue
carthaginoise et romaine une certaine su-
périorité, XX, 355. — La reconquête, n'a
pas donné pleine action, en Espagne et en
Portugal, aux influences supérieures des
peuples du Nord, c'est-à-dire aux races
franque et saxonne, parce qu'elle n'a clé
conduite que par un petit nombre d'a\en-
turiers,es|)agnolsou cosmopoliles. appuyés
sur des bandes issues des vallées pyré-
néennes, ou des territoires repris aux Ara-
bes, XX, 355. — Le fond de la population
de l'Espagne est restéàl'abri des influences
du dehors : au point de vue historique et
social, comme au point de vue géographi-
que, la Péninsule n'estqu'un prolongement
du continent africain, XX, 3.S.5. — La Pénin-
sule hispanique a été de tout temps une
porte ouverte sur l'Europe et, par cette is-
sue, l'Afrique a exercé une action très
marquée sur les idées de l'Occident, xx,
336. —Le désastre de la civilisation arabe
en Espagne a été complet, ainsi que le
prouve l'état plus brillant que solide de la
Péninsule sous la domination africaine,
XX, 3'i6.
France. — Le treizième siècle se distingiae
par deux faits en opposition avec l'époque
féodale : la puissance des cultures intellec-
tuelles et la réaction conti-e la richesse,
XIX, 162. — La qu.Tntitè d'étudiants qui se
trou vent à Paris au treizième siècle atteste la
diffusion de l'oisiveté produite elle-même
par une richesse intense dans les siècles
précédents, XIX, 183. — Si l'Université a
succombé devant les Ordres Mendiants,
c'est que les anciens droits qu'elle défen-
dait n'étaient plus en harmonie avec l'évo-
lution sociale, XIX, 43!). — Le pouvoir du
Pape sur l'Université résultait de ce que l'U-
niversité était: 1" une institution ecclésias-
tique, 2° une corporation ayant ledroit ex-
clusif d'enseigner, XIX, 448. — Au treizième
siècle, un puissant courant s'est déjà formé
pour réprimer les initiatives par des pro-
hibitions artificielles, XX, 89. — Guillaume
tic Saint-Amour a employé tout son talent
à défendre, malgré les progrés du ])résent,
les institntioiisvieillies du passé, XX, 104.
Grèce. — Le retour des Ioniens en lonie,
lors de l'invasion dorienne, renforce la ci-
vilisation ionienne et favorise la culture
intellectuelle, XIX Wi. — La prospérité
intellectuelle de l'ionic date du moment
où le triomphe de l'ionle sur la Phénicie
amène la prospérité matérielle, XIX, 408-
410. — La passion des Grecs pour l'instruc-
tion a les mêmes traits aujourd'hui que
dans l'antiquité. XX, 46.
AFRIQUE. — Madagascar. — Les Hovas se
rattachent évidemment à la race malaise,
XIX, 470, 475, XX, 60. —Les anciens Hovas
ont dû aux Andrianas (Malais) de s'être
élevés à la fabrication elau commerce, XX,
t7!t.
RANG DE LA RACE.
GÉNÉRALITÉS. — Dans lanticiuitc ce fu-
rent les sociétés du type communautaire
le plus général, le plus comprchensit, la
communauté d'État, qui dominèrent les
autres, XIX, 18. — Ce qui caractérise les
temps modernes, c'est la prédominance de
la formation particulariste. XIX, 21 à 24.
EUROPE. — Angleterre. — Le secret de
la supériorité de l'Angleterre est dans l'é-
ducation de l'homme conçue comme élé-
ment de toute prospérité, XIX, 303. — Les
Saxons, vaincus par les Normands sur les
champs de bataille, ont fini par triompher
sur le terrain social. XIX, 487-304.
AFRIQUE. — Madagascar. — La supério-
rité des Hovas comme commerçants et
comme organisateurs de pouvoirs publics
leur a assuré la domination de Madagascar,
XX, 60-78. — Les Hovas derniers venus se
bornent aux Andrianas, race nf)ble et
conquérante, posée comme une aristocratie
au-dessus des races anciennes, XX, 69.
Le Directeur-Gérant : Edmond Demolins.
TYPOGKAPHIE FIRMIN-DIDOT ET c". — PARIS.
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