Skip to main content

Full text of "La Science sociale : suivant la méthode d'observation"

See other formats


p%$ 


m-'^^'y 


■'^^%f^' 


^•^» 


^>^a, 


i,.j^^^^ 


V-5-/«:^, 


ÉCOLE 
DES  HAUTES  ÉTUDES  F 
COMAAERCIALES 
DE  MONTRÉAL 


BIBLIOTHEQUE 


NO 


COTE 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lasciencesociale20soci 


LA 


SCIENCE  SOCIALE. 


lYrOGKAlMllE    FII'.MIN-DiDOT    ET   C"".    —    PAllIS. 


LA 


SCIENCE  SOCIALE 


SUIVANT   LA  MÉTHODE   D'OBSERVATION. 


Directeur  :  M.  EDMOND    DEMOLINS. 


10'  Année.  —  Tome  XX. 


PARIS, 

BUREAUX     DE     LA    REVUE, 

LIBRAIRIE   DE    FIRMIN-DIDOT    ET   C'% 

IMPRIMEURS   DE   l/lXSTITCT,    RUE   JACOB,    oG. 

1895. 


QUESTIONS  DU  JOUR 


LE 


SIXIÈME  CONGRÈS  INTERNATIONAL 

DES  MIAEURS,  A  PARIS. 


Le  congrès  international  des  mineurs,  tenu  à  Paris  du  3  au 
7  juin  dernier,  est  la  sixième  réunion  de  ce  genre.  C'est  en  1890 
que  le  congrès  se  réunit  pour  la  première  fois  ;  il  siégea  dans  une 
ville  de  Belgique,  à  Jolimont.  L'année  suivante,  la  réunion  se 
tint  à  Paris;  —  en  1892,  à  Londres;  —  en  1893,  à  Bruxelles, 
—  et  l'année  dernière,  à  Berlin  (1). 

Ces  congrès  ont.  pour  la  Science  sociale,  une  réelle  importance. 
En  premier  lieu,  les  délégués  représentent  un  nombre  de  tra- 
vailleurs très  considérable  :  près  de  1.100.000,  en  1894;  — 
968.000,  chiffre  officiel,  cette  année.  Cette  grosse  différence 
est  due  à  ce  que  les  100.000  mineurs  autrichiens,  repré- 
sentés l'année  dernière  à  Berlin,  n'ont  pu,  faute  de  fonds,  en- 
voyer de  délég-ués  à  Paris.  Quant  aux  968.000  mineurs  repré- 
sentés, ils  se  répartissent  ainsi  qu'il  suit  :    590.000  ang-lais  (2); 

(1)  J'ai  rendu  compte  du  congrès  de  Berlin  dans  le  Mouvement  social  de  juin 
1894. 

(2)  Dont  96.000  mineurs  appartenant  à  VUnioii  nationale  (formée  par  les  mineurs 
du  Ourham  et  du  NortliumberlandJ,  et  20.000  mineurs  du  Pays  de  Galles.  Ces  deux  dis- 
tricts sont  les  seuls  qui  restent  en  dehors  de  la  Miaers'  Fédération  of  Great  Britain, 


b  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

166.000  allemands;  132.000  français  et  80.000  belges  (1). 
Un  second  fait,  qui  donne  à  ces  congrès  une  grande  impor- 
tance, est  cju'ils  sont  internationaux.  Le  congrès  annuel  des 
Trade-Unions  anglaises,  cju'on  appelle  souvent  «  Parlement  du 
Travail  »,  mérite  ce  titre  par  le  grand  nombre  d'ouvriers  repré- 
sentés et  l'importance  des  questions  cju'on  y  discute  ;  mais  seuls 
les  ouvriers  du  Royaume-Uni  y  envoient  des  délégués.' Au  con- 
traire, des  ouvriers  de  divers  pays  européens  sont  représentés 
aux  congrès  internationaux  des  mineurs;  dans  quelques  années, 
on  y  verra  peut-être  siéger  des  délégués  des  États-Unis,  de  l'Aus- 
tralie, de  la  Nouvelle-Zélande,  du  Japon,  Ce  sera  là  un  grand 
pas  en  avant;  mais  comme  déjà  on  n'y  discute  que  des  ques- 
tions d'ordre  international,  on  voit  sur  un  même  sujet  appa- 
raître clairement  les  tendances  et  les  opinions  diôérentes  engen- 
drées par  des  formations  sociales  différentes,  et  les  observa- 
teurs, ceux-là  surtout  qui  sont  armés  de  la  méthode  de  la  Science 

à  laquelle  ont  adhéré  tous  les  autres  districts  miniers  d'Angleterre  et  d'Ecosse.  La 
Fédération  [irélend  représenter  474.000  mineurs. 

(1)  Tous  ces  chififres  auraient  besoin  d'être  examini'S  de  près.  Au  congrès  de  Berlin, 
la  délégation  britaMni(iue  représentait  6i5.000  mineurs,  soit  35.000  de  plus  i[ue  cette 
année.  Celte  diminution  porte  sur  les  chiflres  du  Pays  de  Galles  ('20.000  mineurs  en 
1895,  contre  50.000  en  1894)  et  du  Durham  et  du  Nortluiinberland  (96.000  contre 
120.000)  où  les  mineurs  n'ont  pas,  cette  année,  l'ait  entrer  en  ligne  de  compte  leurs  ca- 
marades non  syndiqués,  alors  que  les  chiffres  de  la  Fedcratioii  n'ont  pas  été  retou- 
chés. 

De  leur  côté,  les  délégués  français  ne  représentaient  à  Berlin  que  100.000  mineurs-, 
cette  année,  ils  se  sont  présentés  au  nom  de  132.000  travailleurs  des  mines.  Nous 
croyons  intéressant  de  donner,  d'après  le  rapport  présenté  par  M.  Basiy,  le  détail  de 
ces  132.000  mineurs  :  Ouvriers  du  fond  :  93.700;  —  ouvriers  de  la  surface  :  39.000. 
Les  ouvriers  du  fond  comprennent  :  83.800  hommes;  5.500  jeunes  gens  (de  16  à 
18  ans);  4.400  enfants  (de  13  à  16  ans).  Les  ouvriers  de  la  surface  se  divisent  en  : 
27.900  hommes,  2.800  jeunes  gens  (de  16  à  18  ans);  4.100  enfants  (de  13  à  16  ans); 
4.200  femmes. 

M.  'Williain  Small,  secrétaire  de  la  Fédération  des  mineurs  du  Lanarkshire  (Ecosse), 
adhérente  à  \à  Miners'  Fédération  ofGreal  Britain,  estime,  d'après  des  documents 
officiels,  le  chiffre  total  des  mineurs  de  la  Grande-Bretagne  à  540.662,  en  1893.  M.  Small 
ne  compte  certainement  pas  les  ouvriers  de  la  surface.  En  cette  même  année  1893,  la 
Belgique  avait  116.861  mineurs;  l'Allemagne,  290.632;  l'Espagne,  12,100;  l'Autriche, 
52.459;  les  États-Unis,  363.309.  Les  chiffres  respectifs  de  la  France  et  de  l'Italie,  en 
1892,  étaient  130.116  et  2.295.  Les  chiffres  faisaient  défaut  pour  la  Hongrie,  la  Suède, 
la  Bussie  et  le  Japon.  Aucune  indication  n'était  fournie  en  ce  qui  concerne  l'Australie, 
la  Nouvelle-Zélande,  l'Amérique  du  Sud,  etc.  (Nous  devons  la  communication  de  ce 
document  à  l'obligeance  de  M.  Smellie,  président  de  la  Fédération  des  mineurs  écos- 
sais.) 


LE    SIXIKME    COiNCiRKS    INTERNATIONAL    HES    MINEIJUS,    A    l'ARlS,  7 

sociale,    peuvent    y    apercevoir    des  conclusions  intéressantes. 

De  plus,  le  coni^rês  de  1895  avait  une  importance  particulière, 
qui  tenait  à  ce  ^{ue,  sur  les  cinq  principales  questions  inscrites 
à  son  proi;ramme,  deux,  —  la  journée  de  huit  heures  et  la  res- 
ponsabilité (les  patrons  en  cas  d'accidents,  —  sont  tout  à  fait  à 
Tordre  du  jour.  IMusicurs  propositions  de  loi  relatives  à  la  jour- 
née de  huit  heures  ont  été  faites  récemment  aux  parlements  de 
France  et  du  Royaume-Uni  (1);  et,  au  moment  où  j'écris,  le 
Sénat  français  discute  le  texte  d'une  loi,  adoptée  par  la  Chambre 
depuis  le  10  juin  1893,  sur  la  responsabilité  dans  les  accidents 
du  travail  et  sur  l'assurance  obligatoire. 

Enfin  ,  une  dernière  circonstance  contribuait  à  rendre  cette 
réunion  intéressante.  Les  socialistes  ont  mené  grand  bruit  autour 
delà  résolution  de  M.  Kcir-Hardie  demandant  «  la  nationalisation 
de  tous  les  moyens  de  production,  de  distribution  et  d'échange  » 
adoptée  par  le  dernier  congrès  des  Trade-Unions  à  Norwich  (2); 
à  les  entendre,  les  ouvriers  anglais  étaient  passés  au  collecti- 
visme marxiste.  Dans  une  conversation  que  j'avais  eue  avec  lui 
à  Londres,  en  octobre  dernier,  M.  Tom  Mann,  secrétaire  général 
de  Vhidcpeiidant  Labour  Parti/  (Parti  indépendant  du  Travail) 
dont  M.  Keir-Hardie  est  président,  avait  ramené  l'importance  de 
ce  vote  à  des  proportions  plus  modestes,  et  cette  année,  M.  Al- 
bert Stanley,  secrétaire  de  la  Fédération  des  mineurs  des  Mid- 
lands,  a  bien  voulu  m 'expliquer  comment  ce  vote  de  Norwich  a 
été  enlevé  (3);  mais  le  congrès  qui  vient  d'avoir  lieu  à  Paris  a 
bien  mis  en  évidence  que,  pratiquement,  le  socialisme  n'a  guère 
avancé  parmi  les  mineurs  anglais,  à  supposer  même  qu'il  ait 
gagné  du  terrain. 

(1)  Qu'il  me  suffise  de  rappeler  les  votes  de  la  Chambre  des  Communes  du  3  mai 
1893,  et  du  25  avril  1894,  tous  les  deux  favorables  à  la  journée  de  huit  heures  pour  les 
mineurs  (mais  seulement  pour  les  ouvriers  du  fond),  —  et  le  projet  de  loi  déposé  à  la 
Chambre  française  le  Ti  mai  1894  par  M.  Jules  Guesde,  projet  instituant  la  journée 
maximum  de  huit  heures  pour  tous  les  ouvriers  de  toutes  les  industries. 

(2)  Sur  le  congrès  de  Norwich,  voir  ma  Lettre  d'Ecosse  dans  le  Mouvement  social 
d'octobre  1894. 

(3)  i<  Au  congrès  des  Trade-Unions,  me  dit  M.  Stanley,  le  vote  se  règle  en  principe 
sur  le  nombre  d'unionistes  représentés  :  autant  de  fois  1. 000  unionistes,  autant  de  fois 
1  vote.  Cependant  les  associations  comprenant  moins  de  1.000  membres  ont  également 


8  LA    SCIEiN'CE    SOCIALE. 

La  première  séance  du  congrès  était  annoncée  pour  le  lundi 
3  juin,  à  onze  heures  du  matin.  J'arrivai  au  lieu  de  rendez-vous, 
une  salle  du  café  du  Globe,  8,  boulevard  de  Strasbourg,  alors 
que  M.  T.  Burt,  président  du  Comité  International  permanent, 
venait  de  déclarer  la  séance  ouverte.  Ce  qui  me  frappa  tout  d'a- 
bord, ce  fut  l'absence  totale  de  ces  drapeaux  rouges,  inscriptions 
révolutionnaires  et  portraits  d'agitateurs  socialistes  qui  déco- 
raient la  salle  du  congrès  à  Berlin.  N'étaient  les  tables  et  les  chai- 
ses destinées  aux  délégués  et  à  la  presse,  et,  sur  l'estrade,  la 
grande  table  et  les  chaises  des  membres  du  bureau  et  des  trois 
traducteurs,  la  salle  du  café  du  Globe  ne  différait  en  rien  de  son 
aspect  ordinaire.  Dans  la  galerie  réservée  au  public,  personne, 
excepté  les  femmes  ou  filles  de  trois  ou  quatre  délégués  anglais  ; 
aux  bancs  de  la  presse,  sept  ou  huit  reporters;  quelques  délégués 
sont  absents,  en  train  d'achever  dans  une  salle  voisine  leur  partie 
de  billard,  mais  le  plus  grand  nombre  sont  là,  assis  à  leurs  bancs. 

Aux  premiers  rangs  sont  groupés  les  délégués  de  la  Grande- 
Bretagne.  Quelques-uns,  John  Wilson,  Burt,  ^Yoods,  John  Johnson, 
Stanley,  attirent  de  suite  l'attention  par  leur  air  de  calme  dignité 
et  d'intelligence  supérieure,  mais  tous  sont  confortablement  vêtus; 
je  remarque  môme  que  la  plupart  d'entre  eux  ont  une  rose  à  la 
boutonnière.  Cette  élite  des  ouvriers,  ces  représentants  de  jn-olô- 
taires,  ont  du  reste  l'air  bourgeois  bien  plus  qu'ouvrier,  et  c'est  à 
eux  sans  contredit  que  faisait  allusion  le  reporter  d'un  jour- 
nal socialiste  qui  s'écriait  :  «  Mais  on  dirait  une  réunion  d'écono- 
mistes! » 

Je  ne  veux  pas  dire  que,  parmi  les  délégués  continentaux,  il  n'y 


droit  chacune  à  un  vote.  Cliaque  délégué  ne  pouvant  émettre  r/u'un  seul  voie,  si  par 
exemple  la  Miners'  Fédération  veut  exercer  le  plein  pouvoir  de  vote  que  lui  donnent 
ses  200.000  membres,  il  faut  qu'elle  envoie  200  délégués.  Or,  aux  congrès  des  Trade- 
Unions  elle  en  envoie  beaucoup  moins.  i)eut-ètre  une  trentaine,  de  sorte  qu'elle  ne 
peut  émettre  que  3()  votes,  tandis  que  de  petites  unions  comptant  ;iOO  à  400  membres 
seulement  émettent  chacune  un  vote.  C'est  ce  qui  s'est  passé  au  congrès  de  Norwich . 
où  la  Miners'  Fédération,  ne  prenant  aucun  intérêt  spécial  aux  questions  portées  au 
programme,  n'avait  envoyé  qu'un  petit  nombre  de  délégués,  » 

«  En  ce  qui  concerne  les  idées  de  Keir-Hardie  et  de  ses  partisans,  ajoute  M.  Stan- 
ley, les  représentants  des  mineurs,  sauf  un  petit  nombre  d'hommes  extrêmes,  en  sont 
les  adversaires  résolus  »  {ore  pracfically  dcad  against  tliem). 


LE    SIXIKMH    CO.XGHHS   INTERNATIONAL   DES    MINEl'RS    A    l'AUlS.  \f 

avait  pas  de  gens  intoUigents;  l)ien  au  coatraii'e.  Mais  les  Anglais 
tranchaient  sur  le  reste  par  leur  calme,  leur  politesse,  leur  sim- 
plicité de  parole.  Aucun  d'eux  ne  s'est  laissé  emporter,  comme 
certains  délégués  continentaux,  à  des  violences  de  langage,  et  ils 
ont  laissé  aux  seuls  Belges  la  spécialité  des  discours  ampoulés  et 
des  mots  prétentieux. 

Du  reste,  on  ne  pouvait  s'empêcher  de  porter  une  attention  spé- 
ciale aux  délégués  de  la  Grande-Bretagne,  car  ils  formaient  le 
plus  gros  bataillon  du  congrès.  Sur  55  délégués  environ,  il  n'y 
avait  que  5  Allemands,  envoyés  par  les  mineurs  de  Silésie,  de 
Saxe,  de  Westphalie  et  du  bassin  de  la  Ruhr.  Parmi  eux,  on  remar- 
quait M.  Môller  député  de  la  circonscription  de  Waldenbourg,  en 
Silésie,  le  seul  mineur  membre  du  Reichstag,  et  le  fameux  agita- 
teur et  conférencier  socialiste  Bunte,  délégué  de  Westphalie,  l'un 
des  trois  ouvriers  envoyés  à  l'empereur  allemand  lors  de  la  grève 
de  1889.  La  Belgique  —  c'est-à-dire  les  bassins  de  Mons,  du  Bo- 
rinage,  et  de  Charleroi  —  était  représentée  par  8  délégués,  dont 
5,  MM.  Cavrot,  Jean  Callcwaert,  xMaroille,  Brenez,  et  Alfred  Defuis- 
seaux,  siègent  à  la  Chambre  des  représentants  sur  les  bancs  socia- 
listes. M.  Defuisseaux,  dont  la  redingote  noire,  la  cravate  blanche, 
et  l'air  ultra-bourgeois.  — j'allais  écrire  philistin,  —  tranchaient 
nettement  sur  la  mise  plus  modeste  de  ses  collègues,  est  un  ancien 
ingénieur  des  mines,  condamné,  — par  défaut,  —  à  trente  ans  de 
prison  pour  cause  d'agitation  socialiste,  et  qui  a  été  élu  député  l'an- 
née dernière  après  l'introduction  du  sufï'rage  universel  en  Belgique . 
Parmi  les  Français,  citons  seulement  3IM.  Basly  et  Lamendin,  dé- 
putés, et  M.  Calvignac,  ex-maire  de  Carmaux.  Tous  les  autres 
députés,  soit  35  à  40,  représentent  les  trois  associations  de  mi- 
neurs de  la  Grande-Bretagne.  Citons  pour  la  Miners'  Fech'ratio)i 
MM.  Ashton,  Stanley,  Smellie,  Cowey,  Pickard,  Woods,  ces  deux 
derniers  députés  à  la  Chambre  des  Communes.  M.  Abraham, 
député,  représente  les  mineurs  du  Pays  de  Galles.  Enfin  la 
Miners'  national  Union  (Durham  et  Northumberland)  a  délégué 
entre  autres  MM.  Ralph  Young,  John  Johnson,  Boyle,  Wilson,  dé- 
puté, Th.  Burt,  député  et  sous-secrétaire  d'État  au  BoardofTrade. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  par  leur  nombre  que  les  délégués 


10  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

anglais  l'emportaient  sur  leurs  collègues  du  continent,  c'est  en- 
core parce  qu'ils  représentaient  un  nombre  de  mineurs  bien  plus 
considérable.  En  effet,  les  35  Anglais  représentaient  590.000  mi- 
neurs, alors  que  les  18  délégués  des  trois  pays  continentaux  n'en 
représentaient  à  eux  tous  que  378.000.  Or,  comme  les  votes  ont 
lieu,  non  à  la  majorité  des  nationalités,  —  comme  dans  la  plupart 
des  congrès  socialistes  internationaux,  —  mais  à  la  majorité  des 
voix  représentées,  les  Anglais  sont  toujours  sûrs  de  faire  triom- 
pher leurs  idées  s'ils  restent  unis.  Alors  même  que  les  mineurs 
du  Pays  de  Galles,  et  du  Durham  et  du  Northumberland  s'abs- 
tiendraient, la  Miners'  Fédération  of  Great  Britam  avec  ses 
474.000  voix  l'emporterait  encore  de  beaucoup  sur  les  continen- 
taux réunis. 

De  plus,  si  l'on  ne  peut  se  fier  aux  chiffres  précédents  (voir  p.  (5, 
note  1),  il  est  un  fait  incontestable  :  c'est  que  seuls  les  mineurs 
anglais  sont  organisés  d'une  manière  solide.  Seules  leurs  unions 
ont  à  la  fois  un  grand  nombre  d'associés,  —  généralement 
même  elles  comprennent  la  majorité  des  mineurs  du  district,  — 
bien  disciplinés,  et  une  caisse  bien  remplie,  et  par  suite  possè- 
dent une  force  matérielle  et  une  influence  sociale  réelles.  Au 
lieu  de  se  présenter,  comme  la  plupart  des  délégués  continen- 
taux, au  nom  de  travailleurs  dont  les  trois  quarts  ne  leur  ont 
point  donné  mandat  de  les  représenter,  les  délégués  britanniques 
ont  derrière  eux  au  minimum  un  corps  solide  de  300.000  trade- 
unionistes  qui  les  ont  librement  choisis,  qui  les  paient,  et  qui 
ne  leur  donnent  pouvoir  et  mandat  de  voter  que  sur  certains 
points  et  pas  sur  d'autres. 

Si  les  délégués  anglais  l'emportaient  par  leur  nombre,  par 
celui  des  voix  dont  ils  disposaient,  et  aussi  par  le  nombre  des 
trade-Unionistes  qu'ils  représentaient  réellement,  ils  l'empor- 
taient encore  bien  davantage  par  la  valeur  personnelle ,  comme 
je  l'ai  déjà  laissé  entrevoir.  Des  hommes  tels  que  MM.  Burt, 
Stanley,  Woods,  Ashton,  Pickard,  ont  incontestablement  plus 
de  valeur  qu'aucun  des  délégués  continentaux,  et  tout  ingénieur 
des  mines  que  soit  M.  le  député  Defuisseaux,  aucun  homme  im- 
partial ne  le  mettra  en  parallèle  avec  un  ancien  ouvrier  mineur 


LE    SIXIÈME    CONGRÈS    I.NTEHNATIONAL    DES   MINEUKS,    A    l'AUIS.  11 

comme  M.  John  Wilsnn ,  député  du  Durhaui,  auquel  ses  adver- 
saires eux-mêmes  se  plaisent  à  rendre  hommage.  A  mon  avis, 
rien  ne  [)i'ouve  mieux  la  grande  supériorité  sociale  des  mineurs 
anglais  que  les  hommes  qu'ils  ont  choisis,  parmi  eu.r ,  pour  les 
mettre  à  leur  tête. 

Il  est  du  reste  certain  que  les  délégués  représentaient  d'une 
façon  très  exacte  les  tendances  générales  et  la  tournure  d'esprit 
des  mineurs  des  diverses  nationalités  en  présence,  et  jusqu'à  un 
certain  point  de  ces  différentes  nations  elles-mêmes.  Les  délégués 
anglais  (1)  se  sont  lait  remarquer  surtout  par  leur  esprit  prati- 
que et  positif.  Leurs  revendications  ne  vont  point  d'un  coup  jus- 
qu'à l'extrême.  On  sent  qu'on  a  affaire  à  des  gens  qui  savent  ce 
qu'ils  veulent,  et,  en  général,  où  ils  vont;  à  des  gens  qui  ont 
conscience  de  leur  force,  la  force  que  possèdent  des  unions  nom- 
breuses, riches,  disciplinées.  C'est  même  la  conscience  de  leur 
force  qui  entraine  quelquefois  trop  loin  les  fractions  bien  orga- 
nisées de  la  Miners'  Fédération  (j'exclus  par  là  celles  de  l'Ouest 
de  l'Ecosse)  (2).  M.  de  Rousiers  a  bien  mis  ce  fait  en  lumière 
dans  son  livre  récent  sur  la  Question  ouvrière  (m  Anglotcrre  (3). 

Les  délégués  allemands  nous  montraient  un  type  social  exac- 
tement opposé  au  type  anglais.  Dans  les  discassions  auxquelles 
ils  ont  pris  part,  ils  ont  été  de  parfaits  doctrinaires.  Ce  sont 
avant  tout  des  social-démocrates;  le  Capital  de  Karl  Marx  est  leur 
évangile;  le  congrès  du  parti  leur  en  donne  chaque  année  un 
commentaire  revu  et  approuvé;  ils  s'y  tiennent  et  ne  veulent 
point  connaître  autre  chose,  ils  votent  pour  ou  contre  une  pro- 
position selon  qu'elle  est  conforme  ou  contraire  à  la  doctrine 
marxiste  ;  et  ils  votent  avec  un  ensemble  parfait ,  car  les  Alle- 
mands ont  une  docilité  moutonnière,  un  esprit  de  soumission 
étonnant.  En  les  écoutant,  j'avais  l'impression  de  théoriciens 
intransigeants  qui  prennent  leurs  conceptions  pour  des  vérités 

(1)  Les  Écossais  et  les  Gallois,  nos  lecteurs  le  savent,  ap|)artionnent  à  un  type  so- 
cial bien  différent  du  type  anglais. 

(2)  Voir  dans  la  Science  sociale  de  décembre  1894  mon  article  sur  la  Grève  des 
mineurs  écossais,  et  principalement  le  paragraphe  4  sur  les  Unions  de  mineurs. 

(3j  Voir  le  livre  H  :  La  question  ouvrière  dans  les  mines,  et  surtout  le  para- 
graphe 2  du  cb.  IV,  sur  la  force  de  ta  discipline  et  la  force  des  clioses. 


12  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

incontestables;  mais  ils  me  représentaient  aussi  cette  nation  ca- 
poraliste,  où  les  chefs  départi,  les  socialistes  comme  le  prince 
de  Bismark  et  l'empereur  lui-même,  ne  comprennent  pas,  ou 
plutôt  ne  veulent  pas  admettre  qu'on  n'accepte  pas  toutes  leurs 
idées,  et  leurs  seules  idées  (1). 

Quant  aux  Français  et  aux  Belges,  ils  sont  moins  moutonniers. 

—  en  ce  sens  qu'ils  n'ont  pas  pour  Tautorité  le  respect  qui  dis- 
tingue nos  voisins  d"outre-Rhin,  —  et  moins  doctrinaires  que  les 
Allemands.  Ce  sont  avant  tout  des  politiciens  qui,  au  congrès  de 
Paris,  parlaient  pour  la  presse,  c'est-à-dire  pour  la  galerie, 
beaucoup  plus  que  pour  les  autres  délégués.  Quant  à  leur  sincé- 
rité, —  la  sincérité  de  politiciens  est  toujours  sujette  à  caution,  — 
si  j'ai  de  bonnes  raisons  de  suspecter  celle  de  certains  d'entre 
eux,  je  crois  qu'un  bon  nombre  sont  plutôt  des  gens  d'intelli- 
gence moyenne,  ignorants,  et, — ceci  s'applique  plutôt  aux  Belges, 

—  aigris  par  les  circonstances  difficiles  qu'ils  ont  traversées. 
Le  lecteur  comprendra  sans  peine  qu'entre  délégués  d'esprit 

si  différent  il  y  ait  défiance  mutuelle  et  manque  de  sympathie. 
Les  Anglais  trouvent  que  les  confine utaux  sont  des  gens  sans  com- 
pétence, parlant  d'après  des  théories  et  non  d'après  les  faits,  et 
ils  se  défient  autant  des  politiciens  que  des  doctrinaires.  De  leur 
côté,  tous  les  continentaux  font  l'union  sur  le  dos  des  Anglais,  qu'ils 
traitent  de  conservateurs  et  d'arriérés;  quant  aux  délégués  du 
Durham  et  du  Northumberland,  ce  sont,  à  leur  avis,  des  réaction- 
naires et  des  ennemis  de  la  classe  ouvrière.  Ces  divers  sentiments 
se  sont  bien  manifestés  au  congrès  de  Berlin  ;  et  si  cette  année 
on  n'a  pas  vu  se  reproduire  les  mêmes  scènes  violentes,  si  les 
séances  ont  été  relativement  calmes,  il  faut  l'attribuer  à  la  con- 
duite des  délégués  anglais  qui,  plusieurs  fois,  se  sont  abstenus  de 
voter  et  ont  semblé  laisser  le  champ  libre  aux  continentaux. 

(1)  .le  n'insislerai  pas  en  ce  qui  concerne  l$isinark  et  Guillaume  II  dont  l'autorita- 
risme est  chose  bien  connue.  Quant  aux  socialistes  allemands,  qu'il  me  sufTise  de 
rappeler  les  querelles  des  marxistes  orthodoxes  avec  les  jeunes  ou  indépendants;  ces 
derniers,  qui  sont  moins  nombreux,  ont  maintes  fois  été  excommuniés  par  leurs  ad- 
versaires. Enfin,  au  dernier  congrès  marxiste  de  1894,  tenu  à  Francfort,  les  querelles 
entre  Bebel,  Liebnecht.  Singer  et  leurs  partisans,  surtout  Prussiens,  d'un  côté,  et 
VoUmar  et  les  Allemands  du  Sud  de  l'autre  côté,  ont  pris  un  caractère  aigu  qui 
semble  présager  un  nouveau  schisme. 


LK    SIXIÈME    CONC.HKS    INTEH.NATIONAL   DES   MINEURS,    A    l'AIUS.  i',i 

Mais  (les  deux  côtés  on  est  arrivé  avec  ses  idées  faites  sur  toutes 
les  (juestions  iuipurtantes,  on  les  a  exposées  et  discutées  avec 
plus  ou  moins  de  chaleui-  et  d'habileté,  mais  on  savait  qu'on 
n'influencerait  pas  son  voisin,  et  les  résultats  des  votes  étaient 
connus  d'avance.  C'est  ainsi  que  les  choses  s'étaient  passées  en 
1894;  il  en  a  été  de  même  en  1895. 


Tous  les  ans,  dans  la  dernière  séance  du  congrès,  les  délégués 
de  chacune  des  nationalités  choisissent  deux  ou  trois  des  leurs, 
et  l'ensemble  des  élus  forme  un  Comitr  I nier  national  qui  repré- 
sente les  mineurs  pendant  Tannée  courante  (1).  Ce  comité  se 
réunit  deux  mois  environ  avant  le  congrès  pour  en  arrêter  l'ordre 
du  jour;  il  a  entre  autres  pour  devoir  d'exclure  toute  question 
n'ayant  pas  un  caractère  international. 

Ce  comité  s'est  réuni  le  15  avril  dernier  à  la  Maison  du  Peuple 
de  Bruxelles;  seuls,  les  délégués  français,  MM.  Basly  et  Lamendin, 
étant  absents,  en  raison  du  décret  d'expulsion  porté  anté- 
rieurement contre  eux  par  les  autorités  belges.  Après  avoir 
écarté,  pour  le  motif  indiqué  plus  haut,  une  proposition 
française  relative  aux  Prudhommes  mineurs,  le  comité  inscrivit 
au  programme  du  congrès  de  Paris  les  sujets  de  discussion  qui 
suivent  :  1°  la  journée  de  huit  heures,  2'^  la  surproduction,  3"  la 
responsabilité  des  patrons,  i"  l'inspection  des  mines,  et  5"  l'iiy- 
giène  des  mines. 

De  plus,  et  là  on  reconnaît  nettement  l'influence  anglaise,  le 
comité  inscrivit  parmi  les  règlements  généraux  que  tout  délégué 
devait  être  mineur  ou  secrétaire  d'une  association  de  mineurs. 
Ce  coup  droit  porté  aux  politiciens,  ne  peut  cependant  les  at- 
teindre d'une  façon  effective;  ainsi,  M.  Alfred  Defuisseaux  que, 

(1)  La  composition  de  ce  comité  varie  peu,  la  plupart  de  ses  membres  étant  réélus 
chaque  année.  Pour  1894-95,  les  élus  de  la  Grande-Bretagne  étalent  :  MM.  Burt  et 
Pickard,  députés,  et  Asliton,  secrétaire  de  la  Miners'  Fédéral  Ion.  I/Allemagne  était 
représentée  par  MM.  Moller,  député,  et  Hermann  Henker;  la  lielgique  par  MM.  Cal- 
lewaert  et  Cavrot,  députés;  la  France  par  MM.  Basly  et  Lamendin.  déjiutés.  —  Celte 
année,  M.  Horn,  député  au  Landtag  saxon  remplace  M.  Ilenker  et  M.  Calvigiiac  rem- 
place M.  Basly  ;  il  n'y  a  pas  d'autres  cliaiigcments. 


14  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

personne  ne  s'y  est  trompé,  cet  article  visait  directement,  en  a 
été  quitte  pour  se  faire  élire  secrétaire  d'une  société  de  mineurs 
belges,  et  s'est  présenté  au  cong-rès  avec  un  mandat  parfaite- 
ment en  règle.  Le  seul  résultat  apprécialile  a  été  d'accroitre 
l'antipathie  des  continentaux  à  l'égard  des  Anglais,  et  surtout 
à  l'égard  de  M.  Pickard,  secrétaire  général  du  Comité  interna- 
tional et  du  congrès,  et  par  suite  de  soulever  un  violent  inci- 
dent dans  la  première  séance  de  la  réunion  de  Paris. 

Mais  ce  que  le  Comité  International  ne  peut  pas  faire,  c'est 
de  fixer  les  heures  d'ouverture  des  séances  du  congrès,  et  ceci 
nous  a  valu,  également  dans  la  première  séance,  un  incident 
dont  la  violence  ne  le  cédait  qu'à  la  bouifonnerie.  Les  Anglais 
ayant  proposé  de  siéger  de  dix  heures  à  une  heure,  et  de  deux 
heures  à  quatre  heures  selon  l'usage  de  leur  pays,  les  délégués 
français,  —  on  voit  bien  là  les  gens  qui  parlent  pour  la  gale- 
rie, —  déclarèrent  que  cinq  heures  n'étaient  pas  assez,  et  de- 
mandèrent qu'  «  on  travaillât  sept  heures  ».  M.  Pickard  ayant 
dit  «  qu'il  ne  pouvait  conseiller  de  siéger  si  longtemps  dans  une 
aussi  petite  salle  pour  faire  un  travail  sérieux  »,  les  délégués 
français  abandonnèrent  leur  proposition;  mais  elle  fut  aussitôt 
reprise  par  les  Belges  qui,  avec  les  Allemands,  prétendirent  que 
cinq  heures  par  jour  n'étaient  pas  assez  pour  discuter  toutes 
les  questions  inscrites  au  programme.  Alors  M.  Basly  proposa 
de  couper  la  poire  en  deux,  et  de  siéger  six  heures.  Mais  M.  Pic- 
kard, prenant  de  nouveau  la  parole,  déclara  qu'il  s'agissait 
seulement  de  fixer  l'heure  d'ouverture  des  séances,  que  les  pré- 
cédents congrès  avaient  siégé  cinq  heures,  et  que  seul  le  Comité 
International  pouvait  changer  cet  article  du  règlement  ;  il  pro- 
posa seulement  de  siéger  de  dix  heures  à  midi  et  de  deux  heures 
à  cinq  heures  pour  se  conformer  aux  habitudes  du  continent. 
M.  Burt,  président  du  Comité  International,  qui,  en  vertu  des 
règlements,  présidait  cette  première  séance,  mit  alors  aux  voix 
la  proposition  Pickard.  La  délégation  française  ayant  demandé 
(ju'on  votât  par  nationalité,  ce  qui  eût  donné  contre  la  propo- 
sition Pickard  une  majorité  de  3  contre  1,  M.  Burt  répondit 
d'une  voix  brève  que  la  question  n'était  pas  une  question  de 


LE    SI.MKMK    ('.()M;RKS    I.NTKU.N ATKi.NAL    I»1CS    MINEURS,    A    l'ARIS.  \o 

principe  ou  de  nationalité,  mais  de  convenance  i)ersonnelle,  (;t 
([lie  le  vote  aurait.lieuà  mains  levées.  Les  Français  déclarèrent  ne 
pouvoir  voter  dans  de  pareilles  conditions,  et  s'abstinrent;  les  au- 
tres déléu'ués  du  continent  suivirent  leur  exemple,  et  la  proposi- 
tion Pickard  l'ut  déclarée  adoptée  au  milieu  d'un  violent  tumulte. 

Midi  sonnait,  et  la  séance  allait  prendre  fin,  quand  les  délé- 
gués français,  oubliant  subitement  leur  ardeur  de  travail,  ex- 
posèrent que  ce  jour-là,  3  juin,  était  un  jour  férié,  —  le  lundi 
de  la  Pentecôte,  —  et  que,  pour  cette  raison,  ils  demandaient  que 
le  congrès  ne  siégeât  pas  l'après-midi,  et  s'ajournât  au  lende- 
main matin.  Ni  les  Allemands  ni  les  Belges  ne  protestèrent,  les 
Anglais  pas  davantage,  et  la  proposition  française  fut  adoptée 
à  l'unanimité. 

La  séance  du  mardi  matin  fut  ouverte  sous  la  présidence  de 
M.  Calvignac  (1),  qui  remercia  ses  collègues  français  de  l'avoir 
élu  pour  protester  contre  la  condamnation  qui  l'a  frappé  ré- 
cemment pour  insultes  à  M.  Mazens,  maire  de  Carmaux,  dans 
l'exercice  de  ses  fonctions;  M.  Calvignac  nie  du  reste  absolu- 
ment avoir  tenu  les  propos  qu'on  lui  reproche . 

Ceci  étant  dit,  les  travaux  du  Congrès  reprennent,  et  l'on  règle 
tout  d'abord  la  question  de  la  représentation  des  mineurs  autri- 
chiens qui,  nous  l'avons  dit  plus  haut,  n'ont  pas,  faute  d'argent, 
envoyé  de  délégués,  mais  ont  mandaté  un  des  délégués  allemands, 
M.  Meyer.  Il  s'agit  de  savoir  si  ce  mandat  est  valal>le  d'une 
façon  complète,  et  si  M.  Meyer  pourra  jeter  dans  la  balance  les 
100.000  voix  des  Autrichiens.  Au  nom  de  la  délégation  britan- 
nique, M.  Kalph  Young",  délégué  du  Northumberland,  déclare 
qu'il  serait  imprudent  de  permettre  à  une  nationalité  de  se 
faire  représenter  par  une  autre,  attendu  qu'on  peut  être  appelé 
à  voter  par  nationalités,  et  que,  si  une  nationalité  n'est  pas 
suffisamment  bien  organisée,  si  elle  manque  de  fonds  pour  en- 
voyer des  délégués,  on  ne  doit  point  lui  laisser  de  part  dans  les 

(1)  Les  délégués  de  chaque  nationalité  à  tour  de  rôle  choisissent  parmi  eux  le  pré- 
sident du  Jour.  Par  exemple,  le  [irésident  français  n'est  élu  que  par  les  Franeais,  el 
seulement  pour  un  jour;  le  lendemain,  il  cède  la  place  à  un  président  d'une  autre  na- 
tionalité élu  (le  la  même  manière. 


16  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

décisions.  Les  continentaux,  au  contraire,  demandent  que  le 
mandat  soit  valable  tout  entier,  et  que  les  voix  autrichiennes 
entrent  en  ligne  de  compte  ;  mais  le  Comité  d affaires,  —  élu  au 
commencement  du  congres  de  la  même  façon  que  le  Comité 
International,  dont  il  est  du  reste  entièrement  distinct,  —  auquel 
la  décision  finale  est  remise,  n'accorde  aux  Autrichiens  qu'une 
représentation  idéale  :  M.  Meyer  ayant  le  droit  de  parler  en  leur 
nom,  mais  non  de  voter  pour  eux.  Cette  décision  est  encore  due 
à  l'influence  des  Anglais  qui  se  montrèrent  intransigeants.  Les 
Allemands  acceptent  cette  décision;  mais  alors  les  Français  et 
les  Belges  protestent,  disant  que  M.  Pickard  a  influencé  le  Comité 
d'aflaires,  et  que  le  vote  a  été  escamoté  comme  celui  de  la  veille 
relatif  aux  heures  de  séance  du  congrès.  Un  violent  tumulte 
éclate  à  nouveau.  M.  Calvignac,  très  embarrassé,  agite  sa  sonnette  : 
«  Ne  te  fais  pas  naturaliser  anglais  au  bureau,  »  lui  crie  M.  Basly. 
«  Je  demande  la  parole,  président  [sic]  »,  crie  un  autre  délé- 
gué français,  M.  Evrard,  secrétaire  général  adjoint  du  syndicat 
des  mineurs  du  Pas-de-Calais.  M.  Calvignac  continue  à  agiter  sa 
sonnette,  et  de  guerre  lasse  les  Belges  et  les  Français  se  taisent. 

Le  congrès  eût  alors  dû  aborder  la  question  de  la  journée  de 
huit  heures  inscrite  la  première  à  l'ordre  du  jour,  mais  les  délé- 
gués belges  demandent  (ju'on  discute  tout  d'abord  la  question 
de  la  surproduction.  M.  Defuisseaux,  qui  parle  en  leur  nom,  fait 
valoir  que  la  Chambre  belge  discute  à  ce  moment  de  nouveaux 
tarifs  douaniers,  et  que  ses  collègues  et  lui  peuvent  être  obligés 
de  partir  à  l'improviste  pour  aller  soutenir  la  cause  du  Ubre- 
échange.  En  se  proclamant  libre-échangiste,  M.  Defuisseaux  était 
bien  sûr  de  plaire  aux  Anglais,  et  la  proposition  belge  est  adoptée 
à  l'unanimité. 

Deux  propositions  contre  la  surproduction  sont  inscrites  au 
programme  du  congrès.  L'une,  émanant  des  Français,  veut  «  que 
la  production  de  la  houille  soit  réglée  sur  la  demande  »  ;  l'autre, 
venant  de  la  Miners'  Fedrratio)i,  réclame  «  que  la  surproduction 
du  charbon  soit  empêchée  de  manière  à  régulariser  les  prix  de 
vente  et  les  salaires.  » 


LE    SÏXIKME    CONGRES    INTEHNATK  iNAL    DES    MINEllîS.    A    PARIS.  17 

Il  y  a  lieu  de  rappeler  ici  qu'au  congrès  delicrlin  ,  la  Miiiers" 
Fedcvdtion  avait  proposé,  par  l'organe  de  M.  Aspinwall,  l'ordre  du 
jour  suivant  :  «  Le  congrès  est  d'avis  que  la  surproduction  de  la 
houille  est  due  à  l'entrée  dans  les  mines  d'ouvriers  inexpéri- 
mentés et  à  l'énorme  concurrence  que  se  font  les  intermédiaires. 
Le  congrès  émet  en  conséquence  le  vœu  que  toutes  les  nationa- 
lités aient  recours  à  tous  les  moyens  légitimes  de  limiter  la  pro- 
duction de  la  houille  et  s'efforcent  de  prévenir  désormais  par  des 
mesures  légales  l'admission  dans  les  mines  d'ouvriers  inexpéri- 
mentés. » 

Le  lecteur  remarquera  que  si  les  mineurs  anglais  voulaient 
restreindre  leur  nombre,  et  s'assurer  un  monopole  par  des  me- 
sures légales,  c'est-à-dire  par  le  rétablissement  des  anciennes 
barrières  corporatives,  apprentissage  et  autres,  à  l'entrée  d'un 
métier  fort  simple  (1),  ils  n'avaient  même  pas  essayé  d'indiquer 
une  seule  des  mesures  à  prendre  contre  les  intermédiaires.  Au 
contraire,  au  congrès  de  Paris,  les  délégués  français  et  belges 
apportèrent  et  soutinrent  une  prétendue  solution  complète  du 
problème  de  la  surproduction,  solution  imaginée,  chose  digne 
de  remarque,  par  un  capitaliste,  M.  Emile  Lewy  (2). 

Le  système  de  M.  Lewy  est  fort  simple  en  théorie.  M.  Lewv 
constate  d'abord  qu'il  y  a  manque  d'équilibre  entre  la  production 
et  la  consommation  de  la  houille.  Quelquefois  la  houille  s'accu- 
mule et  on  est  obligé  de  la  vendre  presque  au  prix  de  revient; 
d'autres  fois,  au  contraire,  mais  très  rarement,  la  demande  est 
plus  grande  que  l'olire,  et  on  en  tire  un  bon  prix.  Ces  varia- 
tions de  prix  affectent  également  le  salaire  des  ouvriers  que  l'on 
est  obligé  de  réduire,  et  les  bénéfices  des  patrons  qui  deviennent 
nuls;  quelquefois  même,  les  patrons  doivent  suspendre  l'exploi- 
tation pour  ne  pas  succomber. 

Le  remède,  dit  M.  Lewy,  est  dans  une  entente  inteniationalf 

(1)  Voir  sut-  ce  sujet,  Paul  Je  Rousiers  :  La  Question  ouvrière  en  Angleterre, 
Il  partie,  ch.  v,  paragraphe  3  :  La  réduction  de  la  production  par  voie  législative. 

(2)  M.  Lewy  est  un  Danois,  né  à  Copenhague  en  1841.  Autrefois  secrétaire  de  MM.  de 
Rothschild  à  Naples  et  à  Paris,  il  était  récemment,  et,  je  crois  est  encore,  président 
du  conseil  d'administration  et  administrateur  délégué  des  charhonnages  de  Pâturages 
et  Wasnies  (Belgique). 

T.    XX.  2 


18  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

pour  régler  la  production  et  fixer  les  prix  de  vente  d'après  le 
taux  des  salaires.  L'ouvrier  recevrait  un  salaire  minimum,  qui 
en  Belgique  serait  pour  le  moins  double  du  salaire  actuel  (1),  et 
les  patrons  recevraient  une  juste  rémunération  du  capital  qu'ils 
exposent,  car,  et  c'est  M.  Defuisseaux  qui  parle  ainsi,  «  les  inté- 
rêts des  deux  parties  sont  également  légitimes  ». 

Quant  à  la  réalisation  de  ce  programme  séduisant,  voici  com- 
ment M.  Lewy  estime  qu'elle  pourrait  se  faire.  «  .l'aurai  pour 
moi,  dit-il  (2),  tous  les  mineurs,  et  dès  le  premier  jour  un  grand 
nombre  de  patrons;  les  autres  suivront  sans  se  faire  attendre.  » 
Cependant,  si  par  basard  certains  patrons  étaient  rebelles  à  l'en- 
tente internationale,  il  faudrait  les  réduire.  Pour  y  arriver,  «  la 
grève  serait  déclarée  dans  tous  les  charbonnages  qui  dans  un 
délai  maximum  de  huit  jours  n'auraient  pas  formellement  ac- 
cepté le  système  Lewy  avec  toutes  les  conditions  qu'il  implique  ». 

Une  de  ces  conditions  est  l'organisation  d'un  comité  interna- 
tional composé  «  pour  1/3  de  délégués  des  mineurs,  pour  1/3  de 
délégués  des  patrons,  et  pour  un  dernier  1/3  d'hommes  ayant 
des  qualifications  spéciales  et  possédant  une  expérience  commer- 
ciale, linancière,  administrative,  etc.  »  Ce  comité  réglerait  la 
production  de  chaque  pags  après  considération  de  la  consomma- 
lion  intérieure  et  de  r exportation.  «  Il  pourrait  autoriser  :  1°  l'un 
ou  l'autre  des  pays  producteurs  à  augmenter  son  extraction,  à 
condition  qu  elle  serre  uniquement  aux  besoins  intérieurs  et  non 
à  faire  concurrence  à  des  prix  avilis  aux  autres  pays  produc- 
teurs; 2°  dans  chaque  pays,  s'il  y  a  lieu,  un  certain  nombre  de 
charbonnages  à  faire  des  journées  supplémentaires,  lorsqu'il 
serait  démontré  que  leur  situation  l'exige  dans  l'intérêt  bien 
entendu  de  leurs  ouvriers,  et  plus  particulièrement  lorsqu'il  s'a- 
gira de  soutenir  des  charbonnages  donnant  des  preuves  mani- 


(1)  M.  Lewy  demande  cette  augmentation  de  50  0/0  des  salaires  des  mineurs  belges 
parce  (jue  ces  salaires,  qui  dépassent  rarement  3  fr.  50  par  jour,  sont  les  plus  bas 
d'Euroiie.  Pour  les  mineurs  des  autres  pays,  ceux  d'Angleterre  en  particulier,  M.  Lewy 
ne  demande  pas  une  pareille  augmentation. 

(2)  Je  cite  textuellement  une  interview  de  M.  Lewy  publiée  dans  The  Mining 
Journal  de  Londres  du  25  février  1893 ,  et  reproduite  par  l'organe  de  M.  Alfred  De- 
fuisseaux, Le  Suffrage  universel,  du  28  février  18'J3. 


LE    SIXIEME    COMC.ltES   INTERNATIONAL   DES   MINEURS,    A    l'ARlS.  Il) 

festes  de  leur  sympathie  aux  ouvriers;  3°  à  dépasser  exception- 
nellement la  journée  de  huit  heures  (1).  Le  comité  international 
de  production  aurait  encore  pour  mission  d'étudier  toutes  les 
questions  intéressant  les  mineurs,  —  de  préparei'  et  faire  adopter 
par  les  gouvernements  respectifs  toutes  les  lois  jugées  néces- 
saires pour  la  protection  de  la  vie  et  des  intérêts  des  mineurs  : 
inspection  des  mines,  caisses  de  secours  et  de  retraites,  —  et 
môme  de  préparer  et  faire  adopter  toutes  les  modilications  jugées 
nécessaires  aux  lois  existantes.  Le  comité  international  serait  en 
réalité  un  véritable /^^//di'.s^t'yv^  international  des  mines  comprenant 
un  nombreux  état-major  réparti  dans  tous  les  pays  producteurs.  » 

Si  je  me  suis  arrêté  aussi  longtemps  sur  le  système  Lcwy,  c'est 
que  son  exposé  complet  dispense  de  longues  réfutations.  Ce  plan 
d'accaparement  ne  tient  pas  debout,  et  le  jour  où  l'on  essaierait 
de  le  mettre  en  pratique,  même  ses  partisans  les  plus  chaleureux 
en  verraient  éclater  toutes  les  impossibilités.  Quand  M.  Defuis- 
seaux  s'est  adressé  «  à  nos  chers  amis  d'Angleterre  »  et  à  leurs 
sentiments  de  solidarité  et  de  fraternité,  leur  rappelant  qu'ils  n'ont 
pas  les  difficultés  du  continent,  qu'ils  sont  dans  une  situation 
privilégiée,  et  leur  a  demandé  d'accepter  le  plan  Lewy  c  qu'ils 
peuvent  faire  échouer  »,  les  délégués  anglais  se  sont  mis  à  rire  et 
n'ont  pas  paru  le  moins  du  monde  touchés.  C'est  en  vain  que 
pour  les  ébranler,  M.  Defuisseaux  s'est  écrié  d'une  voix  mélodra- 
matique :  «  Comité  central  international,  sentez-vous  la  puis- 
sance de  ces  mots?  »  ils  ne  se  sont  pas  laissé  convaincre. 

C'est  que  les  mineurs  anglais  acceptent  bien  —  et  proposent  — 
un  système  supprimant  la  concurrence  que  leur  font  les  ouvriers 
inexpérimentés  [unskilled  workers)  qui  viennent  travailler  dans 
les  houillères,  mais  que,  réflexions  faites,  ils  ne  veulent  pas  li- 
miter la  production  de  la  houille  en  Grande-Bretagne.  Ils  trou- 
vent excellent  que  le  charbon  anglais  soit  exporté  en  quantité 
chaque  année  plus  considérable,  et  ne  songent  pas  à  se  sacrifier 

(1)  Une  des  conditions  du  système  Lewy  est  l'adoption  générale  de  la  journée  de 
huit  heures.  De  plus,  les  mineurs  ne  travailleraient  ([ue  quatre  jours  par  semaine,  et 
recevraient  le  salaire  de  cinc]  jours.  Enfin,  en  plus  de  l'augmentation  de  salaire  journa- 
lier (montant  à  50  0/0  pour  les  ouvriers  belges),  les  mineurs  auraient  une  part  de  25  o/o 
dans  les  bénéfices  de  l'exploitation. 


20  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

à  leurs  camarades  du  continent.  Si  la  théorie  de  la  limitation  de 
la  production  leur  parait  superbe  quand  elle  leur  est  présentée 
sous  un  jour  avantageux,  le  sens  commun  chez  eux  ne  tarde  pas 
à  reprendre  ses  droits,  et  ils  changent  d'avis  en  apercevant  le  re- 
vers de  la  médaille. 

Aussi  M.  John  Wilson,  délégué  du  Durham,  appuyé  par  M.  Ro- 
bert Smellie,  délégué  écossais,  propose  que  la  résolution  Defuis- 
seaux,  demandant  l'adoption  du  système  Lewy  par  le  congrès, 
soit  renvoyée  au  comité  international  qui  la  fera  imprimer  et 
l'enverra  aux  diverses  associations  pour  qu'elle  puisse  être  pré- 
sentée au  congrès  de  1890,  —  ce  qui  est  une  façon  très  anglaise  et 
très  pratique  d'enterrer  la  question. 

Mais,  comme  les  délégations  française  et  belge  demandent  qu'on 
discute  cet  amendement,  la  parole  est  donnée  à  un  délégué  alle- 
mand, M.  MôUer.  M.  Moller  déclare  que  les  Allemands  sont  entiè- 
rement contre  le  système  Lewy,  et  ceia parce  gtic  les  faits  sont 
contre  ce  système. 

J'avoue  qu'en  entendant  cette  phrase  je  dressai  l'oreille.  Les 
Allemands  sortaient-ils  donc  du  terrain  de  la  doctrine  pour  entrer 
sur  celui  des  faits?  Je  ne  tardai  pas  à  savoir  à  quoi  m'en  tenir. 

Le  svstème  Lewy,  dit  M.  Moller,  suppose  une  alliance  entre  le 
capital  et  le  travail.  Or  une  telle  alliance  est  impossible;  elle 
créerait  des  divisions  entre  les  travailleurs,  alors  qu'il  n'y  a  que 
deux  partis  :  d'un  côté  les  capitalistes,  de  l'autre  le  prolétariat. 
Les  ouvriers  seraient  obligés  de  s'unir  avec  leurs  employeurs 
contre  d'autres  employeurs,  tandis  qu'à  d'autres  moments  il  leur 
faudrait  s'unir  entre  eux  contre  leurs  propres  patrons.  Voilà  ce 
que  M.  Moller,  en  bon  doctrinaire,  appelle  les  faits;  mais  il  faut 
lui  rendre  cette  justice  qu'il  a  su  fortement  mettre  en  relief  cer- 
tains côtés  enfantins  du  système  Lewy. 

C'est  ainsi  qu'on  a  objecté  à  M.  Lewy  que  l'industrie  ne  pour- 
rait supporter  une  hausse  du  prix  de  la  houille  montant  à  5  et 
6  francs  par  tonne;  mais  M.  Lewy  ne  s'embarrasse  pas  pour  si 
peu  :  «  Nous  sommes  charbonniers,  dit-il  (1),  et  vos  afiaires  ne 

(1)  The  Mining  Journal.  —  25  février  1893. 


LE   SIXIÈME   CONGHÈS   INTERNATIONAL    DES    MINEI'RS,    A    l'ARIS.  Î2I 

nous  i-eg'ardent  pas;,.,  si  poiii-  (jiic  vous  gagniez  de  rargcnt,  il 
faut  que  je  me  ruine,  je  n'en  suis  pas;...  s'il  faut  absolument 
que  l'un  de  nous  disparaisse,  eh  bien,  que  ce  soit  vous  et  pas 
nous  (M.  Lewy  ne  s'est  pas  demandé  ce  que  deviendraient  les 
charbonnages,  si  les  commandes  de  la  grande  industrie  leur 
manquaient  subitement;  la  disparition  ou  môme  la  diminution 
de  la  clientèle  ne  semble  pas  le  préoccuper),  et  je  vous  conseillerai 
avant  de  vous  résigner  à  disparaître  d'essayer  mon  système  et  de 
vous  entendre  pour  limiter  votre  production...  >> 

Croire,  même  un  instant,  qu'il  serait  possible  au  monde  indus- 
triel de  s'organiser  ainsi  en  syndicats  d'accaparement,  se  faisant 
entre  eux  une  g-uerre  de  prix,  ne  peut  venir  qu'à  l'esprit  d'un 
homme  dégagé  de  toute  connaissance  des  faits,  et  c'est  ce  que 
M.  Moller  a  bien  montré.  Il  a  ajouté  avec  non  moins  de  raison 
qu'essayer  la  mise  en  pratique  du  système  Lewy  ferait  perdre 
aux  mineurs  la  sympathie  du  public,  et  du  public  ouvrier  plus 
encore  que  du  public  bourgeois.  N'avoir  pas  vu  ce  fait  inévitable 
prouve  le  mancjue  d'études  sérieuses  et  même  le  manque  de  sens 
commun  des  délégués  français  et  belges.  On  reste  confondu  en 
lisant  que  «  l'idéal  de  M.  Lewy,  avec  un  peu  de  bonne  volonté  de 
part  et  d'autre,  sera  bientôt  une  réalité  »  (1),  affirmation  qui  est 
due  à  M.  Jean  Callewaert,  président  des  Chevaliers  du  travail 
belges  et  des  mineurs  du  bassin  de  Charleroi,  actuellement  dé- 
puté à  la  Chambre  belge.  Et  que  penser  de  la  Fédération  na- 
tionale des  mineurs  belges  qui,  dès  l'année  dernière,  «  après 
étude  du  projet  Lewy  »,  l'adoptait  à  l'unanimité? 

Aussi,  clans  un  très  spirituel  discours,  salué  des  éclats  de  rire 
et  des  applaudissements  répétés  de  la  délégation  anglaise, 
M.  John  Wilson  n'eut  pas  de  peine  à  faire  ressortir  les  impossi- 
bilités pratiques  du  système  Lewy.  M.  Smellie,  délégué  écossais, 
vint  appuyer  M.  Wilson,  et  déclara  c[ue,  à  son  avis  à  lui,  le  seul 
remède  est  la  nationalisation  des  mines  (2). 

(1)  Voir  un  numéro  spécial,  préparé  pour  le  congrès  des  mineurs  à  Berlin,  du  jour- 
nal Le  SiilJrcKje  tmiverscl,  dirigé  par  M.  Defuisseaux. 

(2)  M.  Smellie,  président  de  la  fédération  des  mineurs  d'Ecosse,  appartient  au  i)arti 
indépendant  du  travail,  dont  il  est  le  candidat  parlementaire  pour  la  circonscription 
de  Mid-Lanark. 


i22  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

Les  Allemands  et  les  Anglais  s'étant  prononcés  contre  le  système 
Lewy,  la  cause  était  entendue,  et  ce  fut  en  vain  que  M.  Basly  vint 
à  son  tour  parler  en  sa  faveur.  L'amendement  Wilson,  renvoyant 
la  proposition  Defuisseaux  au  comité  international,  reçut  les  votes 
unanimes  des  délégations  anglaises  et  allemandes,  soit  750.000 
voix  ;  les  Français  et  les  Belges  votèrent  contre,  également  à  l'una- 
nimité de  leurs  212,000  voix. 

On  passe  ensuite  à  la  discussion  de  la  journée  de  huit  heures. 

Deux  propositions,  Tune  émanant  de  la  Miners  Fédération, 
l'autre  de  la  délégation  française,  avaient  été  inscrites  au  pro- 
gramme du  congrès.  La  première  demande  «  qu'une  loi  fixe  à 
huit  heures,  descente  et  montée  comprises  [from  bank  ta  bank),  la 
journée  des  mineurs  du  fond.  »  La  deuxième,  plus  radicale,  ré- 
clame également  la  journée  de  huit  heures  pour  les  ouvriers  de 
la  surface.  Aussi  décide-t-on  de  discuter  tout  d'abord  la  propo- 
sition anglaise,  et  en  second  lieu  la  proposition  française. 

C'était  au  tour  de  la  délégation  anglaise  de  parler  la  première, 
mais  un  délégué  anglais,  M.  Abraham,  député  et  représentant 
des  mineurs  de  la  Galles  du  Sud,  s'étant  déclaré  partisan  de  la 
proposition  française,  M.  Basly  dit  que  c'est  chose  si  rare  de 
trouver  un  Anglais  partageant  les  opinions  des  Français,  qu'il 
renonce  à  la  parole  en  sa  faveur.  M.  Abraham  prononce  un 
discours  dans  lequel  il  n'y  a  rien  à  retenir.  Un  autre  délégué  an- 
glais, M.  Gowey,  lui  succède  et  vient  soutenir  la  proposition 
de  la  Miners  Fédération.  Il  déclare  qu'il  serait  heureux  de  voir 
la  journée  de  huit  heures  accordée  aux  ouvriers  de  la  surface 
aussi  bien  qu'à  ceux  du  fond  ;  mais,  dit-il,  (c  je  suis  un  possibi- 
liste,  et  ne  demande  que  ce  que  je  puis  obtenir.  »  Et  constatant 
que  l'opinion  publique  en  Angleterre  n'est  pas  favorable  à  la 
journée  de  huit  heures  pour  les  ouvriers  de  la  surface,  il  ajoute 
que  ((,  s'il  ne  peut  avoir  tout  le  gâteau,  il  en  prendra  du  moins 
les  miettes  »  [If  Icanl  get  the  hog ,  VU  take  the  bristles).  Un  troi- 
sième délégué  anglais,  M.  Bailey,  prend  la  parole  pour  appuyer 
M.  Gowey.  M.  Bailey  n'accepte  pas  la  proposition  française,  parce 
qu'en  Angleterre,  les  heures  de  travail  des  ouvriers  de  la  surface 


LE    SIXIÈME    r.ONCRÈS   INTERNATIONAL   DES    MINEIRS,    A    l'AKIS.  23 

ne  sont  pas  réglées  parcelles  des  ouvriers  du  fond.  Il  ajoute  (jue  la 
Chambre  des  Communes  aurait  voté  la  loi  des  huit  heures,  si  les 
élus  des  mineurs  du  Durham  et  du  Northumberland  ne  s'y  étaient 
pas  opposés  (1),  et  il  reproche  à  ces  mêmes  mineurs  de  travail- 
ler moins  de  huit  heures  par  jour,  alors  que  les  jeunes  garçons 
employés  avec  eux  travaillent  dix  heures.  Il  rappelle  que  dans 
les  mines  situées  dans  les  districts  adhérents  à  la  Fédération,  les 
jeunes  garçons  ne  travaillent  que  neuf  heures. 

Cette  attaque  était  prévue  par  les  délégués  du  Durham  et  du 
Northumberland,  qui,  loin  de  s'en  émouvoir,  présentent  une  ré- 
solution contre  la  journée  de  huit  heures,  résolution  dont  je  n'ai 
pas  le  texte  exact ,  mais  qui  est  semblable  à  celle  qu'ont  soute- 
nue au  congrès  de  Berlin  MM.  Ralph  Young  (du  Northumber- 
land) et  Johnson  (du  Durham).  La  résolution  Young-Johnsoii 
était  ainsi  conçue  :  «  Le  congrès,  reconnaissant  la  grande  diver- 
sité des  conditions  naturelles  existant  chez  les  divers  peuples  ici 
représentés,  estime  qu'il  est  hors  de  propos  de  déléguer  au  Parle- 
ment, ou  à  tout  autre  corps  législatif,  le  pouvoir  ou  le  droit  de  fixer 
la  durée  du  travail  des  adultes  dans  les  mines,  mais  conseille  for- 
tement aux  mineurs  de  chaque  nation  de  saisir  toutes  les  occa- 
sions de  diminuer  leurs  heures  de  travail,  autant  que  cela  est 
possible  et  non  préjudiciable  à  leurs  intérêts.  » 

Cette  année,  ce  sont  MM.  Boyle  et  House  qui  sont  venus  sou- 
tenir la  politique  des  mineurs  du  Durham  et  du  Northumberland. 
<i  Si  nous  sommes  opposés  aux  huit  heures,  dit  M.  Boyle,  ce  n'est 
pas  pour  des  raisons  sentimentales  mais  pour  des  raisons  de 
chiffres,  et  parce  qu'une  telle  loi  nous  serait  défavorable. 
M.  Basly  a  rappelé  que  journée  de  huit  heures  ne  veut  pas 
dire  journée  obligatoire,  mais  journée  maximum  de  huit  heures. 
Eh  bien,  nous  croyons  que  si  ces  mots  huit  heures  étaient  ins- 
crits dans  un  texte  de  loi,  ils  auraient  une  si  grande  force  morale 
que  partout  on  serait  obligé  de  travailler  huit  heures,  et  qu'on 


(1)  Le '25  avril  1894,  la  Chambre  des  Communes  se  prononça,  par  281  voi\  contre 
194,  en  faveur  d'un  projet  de  loi  de  huit  heures  pour  les  mineurs  du  fond  ;  mais  les 
auteurs  de  ce  projet  de  loi  aimèrent  mieux  le  retirer  que  d'y  introduire  le  principe  de 
V option  locale. 


LA    SCIENCE    SOCIALE. 


ne  pourrait  obtenir  une  journée  de  travail  moindre...  M.  Abra- 
ham a  dit  de  son  côté  qu'un  surplus  de  travailleurs  est  aussi 
nuisible  qu'un  surplus  de  production.  Or,  si  par  une  loi  des  huit 
heures,  on  donne  aux  mineurs  une  situation  privilégiée,  la  pro- 
portion des  umkilled  labourors  qui  viennent  grossir  leur  nombre 
s'accroîtra  beaucoup...  On  nous  reproche  d'être  égoïstes  parce 
que  nous  ne  voulons  pas  de  la  journée  de  huit  heures;  or,  nous 
ne  nous  opposons  pas  du  tout  à  ce  qu'on  vous  la  donne,  mais  nous 
ne  voulons  pas  qu'on  nous  l'impose...  On  nous  reproche  aussi  de 
travailler  moins  de  huit  heures  alors  que  les  jeunes  garçons 
travaillent  dix  heures  au  fond  de  la  mine.  Vous  savez  que  ces 
jeunes  garçons  sont  nos  fds.  Prétendez-vous  les  aimer  et  vous 
soucier  de  leur  santé  et  de  leurs  intérêts  plus  que  nous  ne  le  fai- 
sons nous-mêmes?  Alors  que  j'étais  jeune  garçon,  j'ai  moi-même 
travaillé  dans  les  mines,  et  je  ne  suis  pas  le  seul  ici,  aussi  nous 
savons  à  quoi  nous  en  tenir  sur  ce  point...  Je  voterai  contre  la 
journée  de  huit  heures,  parce  que  j'ai  le  devoir  de  soutenir  les 
intérêts  de  mes  commettants.  » 

M.  House  se  borne  à  quelques  mots  bien  sentis.  Après  avoir 
affirmé  une  fois  de  plus  sa  foi  dans  le  sdf-help  et  la  puissance 
de  l'action  des  trade-unions  :  «  Si  vous  aviez  dépensé  pour  l'ac- 
tion syndicale,  dit-il  aux  autres  délégués  anglais,  la  moitié  du 
temps  et  de  l'argent  que  vous  avez  perdus  dans  l'action  politique, 
les  mineurs  que  vous  représentez  seraient  dans  de  meilleures 
conditions.  Quant  à  nous,  qui  vivons  et  travaillons  dans  le  Dur- 
ham  et  le  Northumberland,  nous  connaissons  nos  affaires  mieux 
que  qui  que  ce  soit,  et  nous  savons  qu'une  journée  légale  de 
huit  heures  nous  serait  préjudiciable.  » 

Un  délégué  allemand,  M.  Horn,  succède  à  M.  House.  Dans  un 
discours  1res  violent,  il  déclare  que  les  Allemands  réclament  la 
journée  de  huit  heures  pour  tous  les  ouvriers  du  fond  et  de  la 
surface.  En  Allemagne,  dit-il,  les  ouvriers  de  la  surface  travail- 
lent souvent  dans  le  fond,  et  quand  on  veut  punir  les  ouvriers 
du  fond,  on  les  envoie  à  l'extérieur  où  le  travail  est  moins  payé. 
Du  reste,  les  délégués  allemands  représentent  les  ouvriers  de  la 
surface  aussi  bien  <jue  du  fond,  et  de  plus,  comme  social-démo- 


LE    SIXIÈME    CONGRÈS    INTERNATIONAL    DES    MINEURS,    A    PARIS.  23 

cratcs,  ils  réclament  la  journée  de  huit  heures  pour  tous  les  ou- 
vriers de  toutes  les  industries.  Quant  aux  délégués  du  Durhaiii 
et  du  Northuuiberland,  M.  Horn  déclare  leur  conduite  honteuse, 
et  les  compare  aux  curés  qui.  en  AUemaii'ne,  veulent  faire  patien- 
ter le  peuple.  Mais,  comme  a  dit  Henri  Heine,  les  social-démo- 
crates «  laissent  le  ciel  aux  anges  et  aux  moineaux  »  et  cherchent 
à  établir  sur  terre  le  ciel  à  leur  façon.  Redoublant  de  violence, 
M.  Horn  accuse  les  délégués  du  Durham  et  du  Northumberland 
de  ne  venir  aux  congrès  que  pour  empêcher  qu'on  prenne  des 
décisions  et  qu'on  marche  de  l'avant  ;  il  les  proclame  plus  dan- 
gereux que  les  patrons  et  les  capitalistes,  et  dit  (jue  «  ce  sont  des 
loups  déguisés  en  brebis  ». 

Tn  tel  discours  aurait  certainement  soulevé  des  incidents, 
mais  soit  ignorance,  soit  calcul,  le  traducteur -anglo-allemand, 
un  rédacteur  en  sous-ordre  du  journal  socialiste  allemand 
Vorivâi'ts,  a  supprimé  toutes  ces  violences,  et  sa  traduction  n'a 
présenté  aux  délégués  anglais  qu'un  petit  speech  anodin. 

Après  cjuelques  phrases  d'un  délégué  belge,  M.  Stanley,  se- 
crétaire de  la  Fédération  des  Midlands,  prend  la  parole  pour  ré- 
sumer le  débat.  \\  en  profite  pour  rendre  hommage,  au  milieu 
des  bravos  de  la  délégation  britannique,  à  l'honnêteté  et  au  dé- 
vouement des  représentants  des  mineurs  de  l'Union  nationale 
qu'il  appelle  «  nos  frères  ».  Il  rappelle  que  si  ces  derniers 
combattent  l'intervention  législative  dans  la  fixation  des  heures 
de  travail,  ils  l'acceptent  fort  bien  sur  tous  les  autres  points, 
et  marchent  alors  la  main  dans  la  main  avec  les  mineurs  de 
la  Fédération,  aussi  ne  veut-il  pas  désespérer  de  les  voir  se 
convertir  un  jour  à  la  journée  légale  de  huit  heures. 

On  vote  alors  sur  la  proposition  anglaise  :  journée  légale  de 
huit  heures  pour  les  mineurs  du  fond.  Seuls,  les  délégués  du 
Durham  et  du  Northumberland  votent  contre;  tous  les  autres 
délégués  anglais  et  tous  ceux  du  continent  votent  pour,  soit 
96.000  voix  contre  et  872.000  voix  pour. 

On  passe  ensuite  à  la  proposition  française  réclamant  égale- 
ment les  huit  heures  pour  les  ouvriers  de  la  surface.  Tous  les 
continentaux  et  les  mineurs  de  la  Galles  du  Sud  votent  pour,  et 


26  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

comme  la  Miner.s  Fédération  s'abstient  et  que  les  mineurs  du  Dur- 
ham  et  du  Northumberland  font  de  même,  la  proposition  est 
déclarée  adoptée.  Il  y  a  lieu  de  remarquer  qu'une  dizaine  au 
moins  de  délégués  anglais  ont  voté  pour  la  proposition  française, 
mais  cela  à  titre  individuel.  «  Ils  n'ont  exprimé  que  leur  opinion 
propre,  me  dit  M.  Asliton,  secrétaire  de  la  Miners  Fédération, 
car  ils  n'ont  reçu  des  mineurs  qu'ils  représentent  aucun  mandat 
de  voter  sur  ce  point.  » 

Puis  on  en  vient  à  la  question  de  l'inspection  des  mines. 
La  délégation  française  a  déposé  une  proposition  demandant 
«  que  les  délégués  ouvriers  chargés  de  l'inspection  des  mines 
aient  une  indépendance  absolue  ».  Le  congrès  se  prononce  à 
l'unanimité  en  faveur  de  ce  vœu. 

Le  congrès  aborde  ensuite  l'importante  question  de  la  respon- 
sabilité des  patrons.  Deux  propositions  sont  inscrites  à  l'ordre 
du  jour;  elles  émanent  encore  de  la  délégation  française  et  de  la 
Miners'  Fédération.  La  première  réclame  une  loi  rendant  les 
patrons  responsables  de  tous  les  accidents,  sauf  en  cas  de  sui- 
cide dûment  constate.  La  deuxième  demande  que  les  patrons 
soient  rendus  responsables  pour  les  indemnités  à  accorder  à 
toutes  personnes  blessées  pendant  le  cours  de  leur  travail  dans 
les  mines  ou  autour  des  mines,  sauf  dans  le  cas  où  par  sa  né- 
gligence Vouvrier  aurait  contribué  à  l'accident.  »  Par  suite 
d'une  erreur  d'impression,  ce  dernier  membre  de  phrase  n'exis- 
tait pas  dans  le  texte  imprimé  de  la  proposition  anglaise  ;  et  ce 
fait,  lors  du  vote,  a  été  cause  d'une  malentente,  bien  que  les 
délégués  anglais,  chose  significative,  aient  pris  soin  de  faire 
remarquer  l'erreur  commise. 

M.  Basly,  qui  parle  le  premier,  prétend  que  si  les  ouvriers 
commettent  quelques  imprudences  au  cours  de  leur  travail, 
c'est  qu'ils  sont  mal  payés  et  qu'ils  veulent  aller  plus  vite  pour 
gagner  un  peu  plus  d'argent;  en  dernière  analyse,  ce  sont  les 
patrons  qui  sont  responsables  (1).  MM.  Parrott  et  Edwards,  qui 

(1)  n  Les  neuf  dixième  des  accidents,  —  puisque  c'est  ainsi  qu'on  nomme  ces  liomici- 
des  patronaux,  —  sont  dus  à  la  rapacité  capitaliste.  C'est  un  échafaudage  hors  de  ser- 


LE   SIXIKME    CONGHi:S   INTKH.NATIONAL    DES    MINEUHS,    A    l'AKIS.  2/ 

défendent  la  proposition  de  la  Minors  Fédération,  disent  qu'en 
Angleterre  les  règlements  des  mines  sont  établis  par  des  comi- 
tés mixtes  où  les  ouvriers  sont  représentés,  et  que  si  les  mineurs 
enfreignent  les  règlements,  les  patrons  ne  peuvent  être  tenus 
pour  responsables.  Mais  la  loi  anglaise  oblige  l'ouvrier  à  prou- 
ver que  le  patron  a  été  coupable  de  négligence,  alors  que  ce 
devrait  être  au  contraire  au  patron  de  prouver  qu'il  n'était 
pas  en  défaut.  Enfin  la  loi  permet  le  contracting  ont  (c'est-à-dire 
un  contrat  par  lequel  l'ouvrier  s'engage  à  ne  rien  réclamer  de 
son  employeur  s'il  est  victime  d'un  accident)  ;  M.  Parrott  et 
après  lui  M.  Edwards,  protestent  contre  cette  tolérance  qui, 
espèrent-ils,  cessera  bientôt  (1). 

M.  Bunte,  Allemand,  dit  au  contraire  que  la  proposition  fran- 
çaise ne  va  pas  assez  loin,  et  que  le  patron  devrait  être  toujours 
responsable,  même  dans  les  cas  de  suicide,  parce  que  si  un  ou- 
vrier se  suicide,  c'est  qu'il  y  est  poussé  par  la  vie  misérable  qu'il 
mène.  Enfin  M.  Lamendin  prononce  un  discours  violent  dans  le- 
quel il  y  a  néanmoins  une  idée  juste  :  c'est  que  les  ingénieurs  de 
l'État  chargés  de  contrôler  les  ingénieurs  des  compagnies  minières 

vice,  une  corde  usée,  une  machine  qu'il  a  fallu  nettoyer  eu  inouveinent,  un  personnel 
insuffisant  ou  écrasé  de  travail,  etc.,  toutes  causes  secondaires  qui  se  rattachent  à  une 
cause  première  et  unique  :  la  caisse  à  remplir  coûte  (jue  coule.  C'est  à  la  caisse,  par 
suite,  qu'il  faut  frapper...  Pour  décider  la  gent  patronale  à  prendre  les  mesures  de 
sécurité  nécessaires,  il  faut  que  l'écrabouillement  de  ses  machines  humaines  lui  re- 
vienne plus  cher  que  leur  sauvegarde.  C'est  pourquoi  il  n'y  a  pas  à  faire  le  moindre 
fonds  sur  «  l'obligation  légale  pour  les  patrons  d'assurer  leurs  employés  »  ([ue  quel- 
ques-uns ont  uiise  en  avant  comme  un  remède  souverain...  L'établissement  d'une 
«  assurance  sociale  »  auquel  s'est  arrêté  un  des  derniers  congrès  possibilisles  serait 
plus  désastreux  encore.  Un  pareil  «  service  public  »,  s'il  pouvait  jamais  être  installé 
en  régime  capitaliste,  loin  de  restreindre  et  de  prévenir,  multiplierait  et  provoquerait 
les  boucheries  ouvrières.  »  {Programme  du  parti  ouvrier  (marxiste),  ses  considé- 
rants et  ses  articles,  par  Jules  Guesde  et  Paul  Lafargue,  3®  éd.,  p.  7.5-7G). 

(1)  Nos  lecteurs  seront  certainement  frappés  du  caractère  pratique  et  modéré  des  re- 
vendications anglaises.  Le  fait  suivant  en  est  encore  une  preuve.  Le  5  juin  à  la  séance 
du  matin,  on  annonce  au  congrès  (jue  la  veille  avait  eu  lieu^  dans  le  district  de  Fife,  en 
Ecosse,  un  accident  causant  la  mort  de  neuf  mineurs.  M.  Hasiam.  délégué  anglais,  en 
présentant  une  adresse  de  condoléances,  explique  qu'en  .Vnglelerre,  après  chaque 
accident,  il  y  a  une  enquête  publique  faite  par  un  jury  de  treize  membres,  mais  qu'en 
Ecosse  l'enquête  est  faite  par  un  fonctionnaire  et  est  tenue  secrète,  .\ussi,  dans  son 
adresse  de  condoléances,  M.  Ilaslam  exprime  le  vœu  que  la  législation  anglaise  soit 
appliquée  à  l'Ecosse.  Pas  un  mot  à  l'adresse  de  la  «  gent  patronale  »  et  de  la  «  rapa- 
cité capitaliste  ». 


^O  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

sont  souvent  négligents;  c'est  un  fait  que  la  dernière  catastrophe 
de  Montceau-les-Mines  n'a  que  trop  prouvé.  Aussi  réclame-t-il  la 
responsabilité  des  patrons  dans  tous  les  cas,  sauf  celui  de  sui- 
cide. 

On  vote  d'abord  sur  la  proposition  anglaise.  Tous  les  délégués 
anglais,  sauf  ceux  du  Durliam  et  da  Northumberland  qui  votent 
contre,  se  prononcent  en  sa  faveur,  ainsi  que  tous  les  délégués 
continentaux  à  l'exception  d'un  Allemand.  Un  malentendu  s'est 
en  efïet  produit.  Les  délégués  continentaux  n'ont  considéré  que 
le  texte  imprimé  delà  proposition  de  la  Miners  Fédération  (c'est- 
à-dire  sans  l'adjonction  des  mots  «  sauf  le  cas  où  l'ouvrier  par  sa 
négligence  aurait  contribué  à  l'accident  »),  et  ils  ont  voté  pour. 
Les  délégués  du  Durham  et  du  Northumberland  ont  voté  contre, 
pour  la  môme  raison.  Au  contraire,  les  délégués  de  la  Fédération 
ont  estimé  qu'après  les  discours  de  leurs  orateurs  il  n'y  aurait 
pas  de  malentendu,  et  ils  ont  voté  pour  leur  proposition  amendée 
par  le  membre  de  phrase  non  contenu  dans  le  texte  imprimé. 

On  vote  ensuite  sur  la  proposition  française,  à  laquelle  donnent 
leurs  voix  tous  les  continentaux  et  un  certain  nombre  d'Anglais, 
mais  la  grande  majorité  de  ces  derniers  s'abstient.  Ceux  des 
Anglais  qui  ont  voté  pour  la  proposition  française  ne  font,  bien 
entendu,  qu'exprimer  une  opinion  personnelle. 

Une  dernière  proposition  faite  par  les  Français  était  inscrite  à 
l'ordre  du  jour,  elle  demande  «  l'application  au  travail  des  mines 
du  meilleur  système  hygiénique  connu  »,  et  elle  est  votée  à  l'una- 
nimité des  délégués  des  quatre  nationalités. 

Enfin,  après  avoir  choisi  les  memljres  du  nouveau  Comité  in- 
ternational pour  1895-96,  le  congrès  a  clôturé  ses  séances  le  ven- 
dredi soir,  7  juin.  Ce  même  soir,  le  groupe  parisien  du  parti  ou- 
vrier (marxiste)  a  offert  aux  membres  du  congrès  un  punch  sous 
la  présidence  de  M.  Paul  Lafargue.  La  grande  majorité  des  délé- 
gués anglais  ont  brillé  par  leur  absence  à  ce  punch;  les  autres, 
à  l'exception  de  deux  ou  trois  socialistes,  déclaraient  hautement 
n'être  venus  que  par  politesse,  et  sans  faire  la  moindre  attention 
aux  idées  politiques  des  organisateurs. 


LE    SIXIÈME    CONCHKS    INTERNATIONAL    DES    MINEURS,    A    PARIS.  29 

Il  nous  faut  maintenant  examiner  quels  seront  les  résultats  po- 
sitifs de  ce  coni;Tès,  et  quels  ciisei£;nements  la  Science  sociale 
peut  retirer  des  farts  qui  en  ont  signalé  les  séances  et  des  discus- 
sions qui  les  ont  remplies. 

Les  délégués  allemands,  en  bous  marxistes  qui  saisissent  toutes 
les  occasions  de  «  sommer  le  gouvernement  »  de  satisfaire  leurs 
fantaisies,  avaient  demandé  au  congrès  «  que  toutes  les  résolu- 
tions adoptées  à  l'unanimité  fussent  adressées  par  les  secrétaires 
de  chaque  nationalité  à  leurs  gouvernements  respectifs  en  invitant 
ces  derniers  à  y  donner  suite  et  à  en  accuser  réception  ».  Or, 
comme  comme  on  l'a  vu  plus  haut,  il  n'y  a  eu  que  deux  résolu- 
tions votéesàl'unanimité.  L'une  d'elles,  qui  réclame  «l'application 
au  travail  des  mines  du  meilleur  système  hygiénique  connu  »  , 
est  d'un  caractère  platonique  remarquable,  car  elle  ne  contient 
pas  la  moindre  indication  sur  les  moyens  qu'il  conviendrait  d'a- 
dopter. Les  délégués  français  qui  l'ont  présentée  diront  peut- 
être  que  ce  n'est  pas  leur  affaire,  mais  celle  des  ingénieurs;  en 
tout  cas,  c'est  une  réponse  qu'ils  ne  sauraient  faire  en  ce  qui 
concerne  la  seconde  proposition,  laquelle  émane  d'eux  également  : 
((  que  les  délégués  ouvriers  chargés  de  l'inspection  des  mines  aient 
leur  indépendance  absolue  ».  Il  est  regrettable  qu'ils  n'aient  pas 
pris  la  peine  d'exposer  et  de  discuter  la  question,  et  de  nous  ren- 
seigner sur  les  mesures  capables  d'assurer  cette  indépendance. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ces  deux  résolutions  vont  être  transmises  aux 
gouvernements  d'Allemagne,  de  Belgicjue,  de  France  et  du 
Royaume-Uni  ;  mais  à  quoi  cette  démonstration  aboutira-t-elle? 
Il  ne  se  passe  pas  de  mois,  je  devrais  dire  de  semaine,  où  la  Cham- 
bre des  députés  ne  vote  quelque  ordre  du  jour  ainsi  conçu  :  «  La 
Chambre ,  reconnaissant  la  nécessité  d'encourager  l'agriculture  , 
ou  le  commerce,  ou  l'industrie,  ou  ce  qu'il  vous  plaira,  invite  le 
Gouvernement  à  prendre  les  mesures  nécessaires  dans  le  plus 
bref  délai,  et  passe  à  l'ordre  du  jour  ».  Le  Gouvernement  «  donne 
acte  »  de  l'invitation  qui  lui  est  faite,  promet  d'étudier  la  ques- 
tion, et  voilà  l'affaire  enterrée,  jusqu'à  ce  qu'on  lui  renouvelle 
pareille  invitation.  Il  en  sera  de  même  des  deux  résolutions  vo- 
tées par  le  congrès  des  mineurs,  et  ce  sera  justice  parce  qu'elles 


30  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

restent  dans  le  général  et  dans  le  vague  et  ne  précisent  rien  en 
fait. 

11  est  non  moins  certain  que  l'énorme  majorité  par  laquelle  le 
congrès  s'est  prononcé  pour  la  journée  légale  de  huit  heures 
(rappelons  que  la  résolution  votée  s'applique  aux  seuls  mineurs 
du  fond)  n'avancera  pas  d'un  jour  l'adoption  de  cette  mesure, 
même  dans  le  pays  où  l'opinion  puhlique  se  montre  le  mieux 
disposée  à  son  endroit.  Tant  que  les  représentants  des  mineurs  de 
la  Fédération  n'accepteront  pas  la  clause  de  Y  option  locale,  per- 
mettant au  Durham  et  au  Northumberland  de  régler  leurs  affaires 
à  leur  convenance  et  selon  les  nécessités  particulières  de  leur 
situation,  la  loi  des  huit  heures  ne  sera  pas  votée  d'une  manière 
définitive  parla  Chambre  des  Communes  (1).  Sur  le  continent, 

(1)  Voici  comment  s'exprimait  le  II  octobre  1894,  clans  un  discours  adressé  à  ses 
électeurs  de  Birmingham-Ouest,  un  éminent  homme  d'Etat  anglais,  M.  Joseph 
Chamberlain,  leader  du  parti  libéral-unioniste  à  la  Chambre  des  Communes  : 

«  Le  congrès  des  Trade-Unions  a  voté  l'autre  jour  (il  s'agit  du  congrès  de  Norwich) 
une  résolution  en  faveur  de  la  journée  légale  de  huit  heures  pour  tous  les  ouvriers 
de  toutes  les  industries  et  professions.  Je  ne  comprends  pas,  Messieurs,  comment 
des  hommes  de  bon  sens,  des  hommes  bien  intentionnés,  ont  pu  en  venir  à  pai'eille 
absurdité.  (Applaudissements.)...  Il  me  semble  qu'il  n'y  a  que  deux  cas  où  l'interven- 
tion législative  dans  la  fixation  des  heures  de  travail  puisse  se  justifier.  C'est  quand 
le  travail  est  si  excessif  qu'il  constitue  soit  un  danger  pour  l'ouvrier,  pour  sa  santé 
et  son  état  général,  soit  indirectement,  comme  dans  le  cas  de  certains  travailleurs 
des  chemins  de  fer,  un  obstacle  à  la  sécurité  du  public.  Le  second  cas  nous  est  fourni 
par  ces  industries ,  par  ces  professions,  où ,  soit  par  quelque  perfectionnement  de 
l'outillage,  soit  par  un  travail  plus  intense  de  la  part  des  ouvriers,  on  peut  obtenir 
avec  une  moindre  dépense  de  temps  une  même  somme  de  production...  Or,  Mes- 
sieurs, ce  que  je  désirerais,  c'est  qu'une  expérience  fût  faite  dans  une  industrie  con- 
venablement choisie,  et  j  ai  toujours  pensé  que  l'industrie  minière  était  bien  celle-là. 
J'ai  tendance  à  croire,  —  je  puis  me  tromper.  —  que  dans  le  cas  des  mines,  il  serait 
|)ossible,  par  un  travail  plus  intense  de  la  part  des  piqueurs,  d'extraire  en  huit  heures 
autant  de  charbon  qu'en  neuf,  et  peut-être  même  davantage.  En  tout  cas,  comme 
les  mineurs  désirent  que  cet  essai  ait  lieu ,  je  suis  pour  ma  part  d'avis  qu'on  leur  per- 
mette de  le  tenter,  et  je  regrette  que  par  suite  du  manque  de  raison  des  chefs  de  la 
Miners' Fédérât  ion  of'Great  Brilain,  cette  expérience  ne  soit  pas  déjà  commencée. 
Ils  eussent  pu  obtenir,  pendant  la  dernière  session,  que  cette  réforme  fût  mise  en 
vigueur  dans  presque  tous  les  districts  miniers  de  la  Grande-Bretagne,  et  ils  ont 
refusé,  —  non  parce  qu'ils  ne  pouvaient  obtenir  tout  ce  dont  ils  avaient  besoin,  mais 
parce  que  la  Chambre  des  Communes  n'a  pas  voulu  leur  permettre  de  tyranniser 
Uo  coerce)  leurs  camarades  du  Nord  (Durham  et  Northumberland),  qui  sont  des 
hommes  aussi  intelligents  qu'eux,  qui  déclarent  qu'ils  sont  dans  des  conditions  spé- 
ciales ayant  besoin  d'un  traitement  particulier,  et  qui  certainement  sont  parfaitement 
capables  de  prendre  soin  de  leurs  propres  affaires.  Eh  bien,  comme  je  viens  de  le 
dire,  je  crois  que  nous  avons  le  devoir  strict  [tlial.  we  are  honnd)  de  sauvegarder 


LE    SIXTKME    CONGRES    INTERNATIONAL   DES   MINEURS,    A    PARIS.  ."{I 

OÙ  l'on  réclame  la  journée  de  huit  heures  non  scul(>incnt  pour  les 
mineurs  du  tond  mais  pour  les  ouvriers  de  toutes  les  industries 
et  professions,  les  projets  de  loi  dans  ce  sens  auront  encore  long- 
temps à  attendre  avant  môme  d'être  pris  en  considération. 

En  ce  qui  concerne  le  vote  sur  la  responsabilité  des  patrons 
en  eas  d'accidents,  nous  avons  dit  plus  haut  qu'il  y  a  eu  malen- 
tendu par  suite  d'une  erreur  dans  le  texte  imprimé  de  la  réso- 
lution anglaise.  Sur  cette  question,  en  effet,  la  Fédération  des 
mineurs  et  rUnion  nationale  s'entendent  parfaitement,  et  leurs 
demandes  sont  très  raisonnables.  Actuellement,  la  loi  anglaise 
oblige  l'ouvrier  victime  d'un  accident  à  prouver  que  son  patron 
ou  les  employés  de  son  patron  étaient  en  défaut  contre  le  rè- 
glement ;  si  l'ouvrier  n'y  réussit  pas,  le  patron  n'est  pas  tenu 
de  lui  verser  une  indemnité.  De  plus,  si  l'ouvrier  a  contracled 
oui,  le  patron  est  déchargé  de  toute  responsabilité  dans  quelque 
cas  que  ce  soit.  Les  mineurs,  et  avec  eux  les  autres  associations 
ouvrières  anglaises,  réclament  d'abord  l'abolition  du  contractirig 
ont,  puis  ils  demandent  que  le  patron  soit  responsable  dans 
deux  cas  :  1°  Quand  il  est  en  défaut  contre  le  règlement.  Et  ce 
doit  être  au  patron,  ajoutent-ils,  à  prouver  qu'il  n'était  pas  en 
défaut;  s'il  n'y  parvient  pas,  il  sera  tenu  pour  responsable. 
Ce  transfert  au  patron  de  la  charge  qui  incombait  à  l'ouvrier  de 
faire  la  preuve  me  semble  juste.  2"  Quand  il  sera  démontré  que 


l'indépendance  des  mineurs  du  Nord.  Mais  sous  cette  condition,  je  suis  pour  ma  part 
absolument  disj^osé  à  voter  la  journée  légale  de  huit  heures  pour  les  districts  où 
la  grande  majorité  des  mineurs  désirent  cette  réforme.  Je  serais  très  heureux  que  cet 
essai  eût  lieu.  S'il  réussissait,  il  est  possible  que  le  Nord  changeât  d'avis;  et  s'il  ne 
réussissait  pas,  ce  seraient  justement  ceux  qui  auraient  eu  la  plus  grande  part  à  sa 
mise  en  vigueur  qui  subiraient  la  plus  grosse  perte.  » 

Dans  une  lettre  publique  adressée  à  M.  D.  A.  Thomas,  membre  de  la  Chambre  des 
Communes,  au  mois  d'août  1894,  M.  C.ladstone  avait  donné  son  opinion  sur  ce 
même  sujet  de  la  manière  que  voici  :  «  Je  suis  nettement  d'avis,  que  si  les  mineurs 
désirent,  à  une  majorité  qui  soit  presque  une  unanimité,  obtenir  une  loi  des  huit 
heures,  ils  ont  un  titre  moral  à  l'obtenir-,  mais  quant  au  droit  moral  d'imposer  cette 
réforme  à  une  minorité  considérable,  j'ai  de  grands  doutes;  et  j'appréhende,  si  cette 
minorité  est  réellement  considérable,  qu'on  trouve  plus  de  difficultés  pratiques  à  la 
contraindre  que  n'en  prévoyaient  les  promoteurs  du  projet  de  loi.  » 

En  fait,  M.  Gladstone  et  M.  Chamberlain  sont  d'accord,  mais  ce  dernier  a  l'avan- 
tage sur  le  grand  vieillai-d  de  se  prononcer  d'une  manière  très  nette  en  faveur 
de  la  liberté,  tandis  que  M.  Gladstone  se  tient  dans  des  termes  plus  vagues. 


32  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

ni  le  patron  ni  ïouvricr  n'était  en  défaut,  et  que  l'accident 
est  dû  à  des  causes  inconnues  ou  bien  à  une  fatalité.  Le  discours 
de  M.  Chamberlain,  que  je  cite  en  note  (1),  exprime  bien,  à  mon 
sens,  les  raisons  d'être  de  cette  demande;  et  il  est  certain  que 
d'ici  peu  de  temps  les  ouvriers  anglais  obtiendront  toute  satis- 
faction. Quant  aux  prétentions  des  continentaux,  elles  sont  telle- 
ment exag-érées  et  injustes  qu'on  ne  peut  ni  ne  doit  y  prêter 
attention . 

Mais  où  le  vote  des  délégués  anglais  a  été  le  plus  significatif, 
c'a  été  sur  la  question  de  la  surproduction.  Nos  lecteurs  savent 
que  cette  question  est  intimement  liée  à  celle  du  living-ivage 
(littéralement  salaire  qui  permet  de  vivre).  Or,  avant  la  grande 
grève  de  1893,  la  Miners  Fédération  soutenait  une  théorie  du 
living-wage,  qui,  déclare  M.  de  Rousiers,  peut  se  résumer  ainsi  : 
«  Les  prix  doivent  suivre  les  salaires ,  et  non  les  salaires  suivre 
les  prix  (2).  >> 

Cette  théorie  du  salaire  forcé  n'a  pas  longtemps  résisté  au 
calme  examen  d'esprits  pratiques.  L'année  d'après,  à  Berlin,  les 
délégués  de  la  Fédération  votaient  la  résolution  suivante  :  «  Le 
congrès  estime  que  la  seule  manière  d'obtenir  et  de  maintenir  un 
liviner-waffe  est  d'être  entièrement  organisé,  et  de  ne  laisser  dé- 


(1)  «  En  dernier  lieu,  il  y  a  la  question  des  compensations  pour  les  blessures  et  ac- 
cidents. (Applaudissements.)...  Mesdames  et  Messieurs,  quelques  précautions  que  nous 
puissions  prendre,  quel(iues  perfectionnements  que  nous  puissions  introduire,  des  ac- 
cidents arriveront  dans  les  manufactures  et  au  cours  des  travaux  qu'on  exécute  dans 
ce  pays...  et  à  mon  avis,  que  je  n'exprime  pas  aujourd'liui  pour  la  première  fois,  dans 
toute  industrie  les  indemnités  ei  verser  en  cas  d'accidents  constituent  à  bon  droit  le 
premier  élément  du  coût  de  i>roduction.  Si  vous  vous  mettez  à  fabriquer  de  la  poudre, 
vous  savez  que,  quoi  que  vous  |)uissie/.  faire,  il  y  aura  une  certaine  moyenne  d'acci- 
dents dans  le  cours  de  cinquante  ans.  Je  dis  que  la  charge  d'indemniser  ceux  qui  ris- 
quent leur  vie,  ceux  qui  sont  tués  ou  blessés  dans  un  de  ces  accidents  qui  auront 
certainement  lieu  un  jour  ou  l'autre,  doit  être  supportée  par  les  fabricants  [traders]  ; 
on  doit  l'ajouter  au  coût  de  production  de  la  poudre;  c'est  une  partie  intégrale  du 
coût  de  production,  la  plus  déplorable  si  vous  voulez,  mais  sans  laquelle  on  ne  peut 
fabriquer  de  poudre.  C'est  pourquoi  je  dis  que  c'est  à  la  fabrication  et  au  commerce 
d'en  supporter  les  frais  {tliat  the  cost  should  be  tlirown  upon  tlie  trade).  J'ajoute 
qu'on  pourra  s'assurer  Cintre  les  accidents  de  la  même  manière  qu'on  s'assure  contre 
les  incendies  ou  contre  les  explosions  de  chaudières.  »  i, Discours  de  M.  Chamberlain 
à  ses  électeurs  de  Birmingham-Ouest,   11    octobre  1894.) 

(2)  Voir:  La  Question  onrricre  en  Angleterre  W"  partie,  ch.  iv,  g  2  :  La  force  de 
la  discipline  et  la  force  des  choses. 


LE   SIXIÈME    CONGRÈS    INTEFINATIONAL    DES    MINEURS,    A    TARIS.  .'J3 

cider  aucune  question  relative  aux  salaires  sans  que  Ton  prenne 
en  considération,  dans  les  arrangements  à  intervenir,  les  proiits, 
les  pertes,  les  prixde  vente  et  l'établissement  d'un  salaire  mini- 
mum. »  En  fait,  ce  que  demandait  la  Miners'  Fédération,  c'était 
que  les  salaires  fassent  aussi  élevés  que  le  permettraient  les  cir- 
constances, prétention  très  raisonnable  et  très  diliérente  de  celle 
d'augmenter  les  salaires  et  par  suite  les  prix  de  la  houille,  selon 
la  fantaisie  des  mineurs.  A  ce  môme  congrès  de  Berlin,  les  délé- 
gués de  la  Mi)if'rs'  Fédération  émirent  le  vœu  :  >.<  Que  toutes  les 
nationalités  aient  recours  à  tous  les  moyens  légitimes  de  limiter 
la  production  de  la  houille...  »,  mais  ils  n'indiquèrent,  —  et  cela 
montre  bien  l'inanité  de  semblables  propositions,  —  aucun  moyen 
d'y  parvenir.  Cette  année,  à  Paris,  la  Miners'  Fédération  ?,e^  bor- 
nait à  demander  :  «  que  la  surproduction  de  la  houille  fût  em- 
pêchée de  manière  à  régulariser  les  prix  de  vente  et  les  salaires  ». 
Il  ne  s'agit  donc  plus  de  limiter  la  production  de  la  houille,  mais 
<le  la  régulariser,  et  de  prévenir  les  résultats  fâcheux  qu'entraîne 
la  surproduction  :  l'avilissement  des  prix  et  des  salaires,  et  le  chô- 
mage périodique.  La  réalisation  de  ce  vœu  présente  certaine- 
ment de  grandes  difficultés,  mais  le  vœu  lui-même  est  l'expres- 
sion d'un  désir  raisonnable.  Je  crois,  du  reste,  que  les  délégués 
anglais  se  rendent  compte  eux-mêmes  du  caractère  platonique  de 
ce  vœu,  car  après  l'avoir  fait  inscrire  à  l'ordre  du  jour  du  congrès, 
ils  n'ont  même  pas  demandé  sa  discussion. 

L'évolution  qui  s'est  faite  dans  l'esprit  des  mineurs  anglais  est 
donc  très  remarquable,  et  cela  d'autant  mieux  qu'il  ne  saurait 
y  avoir  de  doute  sur  le  point  d'arrivée.  En  1893,  la  Miners 
Fédération  demandait  que  les  prix  de  vente  fussent  réglés  d'a- 
près le  taux  des  salaires;  cette  année,  ses  délégués  à  l'unanimité 
se  sont  unis  aux  représentants  du  Durham  et  du  Northumberland 
pour  repousser  le  projet  Lewy.  M.  Lewy  a  eu  beau  leur  montrer 
la  journée  de  huit  heures,  un  living-wage,  la  participation  aux 
bénéfices,  etc.,  ils  ont  rejeté  son  plan  d'accaparement jo«/-ef'  quil 
est  irréalisable,  et  qu'ils  se  rendent  compte  que  même  une  en- 
tente internationale  ne  pourrait,  tous  les  faits  l'indiquent,  do- 
miner longtemps  la  clientèle  en  lui  imposant  des  prix  excessifs. 

T.    XX.  3 


34  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

Au  contraire ,  si  les  Allemands  ont  voté  contre  le  système  Lewy, 
c'est  qu'il  implique  une  entente  entre  patrons  et  ouvriers,  grand 
scandale  aux  yeux  des  doctrinaires  marxistes. 

Le  système  Lewy  a  donc  été  renvoyé  au  Comité  international, 
et  on  le  verra  sans  doute  réapjiaraitre  l'an  prochain;  mais  dès 
à  présent,  c'est  une  affaire  finie.  11  est  intéressant  de  constater 
que  ceux  des  ouvriers  d'Europe  qui  sont  les  plus  capables  et  les 
plus  avancés,  ceux  qui  possèdent  le  plus  d'initiative  et  qui 
représentent  le  mieux  l'esprit  de  progrès  l'ont  rejeté  sans  phrases 
comme  sans  parti  pris  de  doctrine. 

Certaines  personnes  semblent  croire  que  de  tels  congrès  sont 
inutiles.  Il  n'en  est  rien,  mais  il  ne  faut  pas  en  exiger  plus  qu'ils 
ne  peuvent  donner.  Je  demandais  à  M.  Burt,  alors  que  le  con- 
grès venait  de  finir  ses  travaux,  quelle  était  son  impression 
générale?  Sans  se  faire  prier,  M.  Burt  me  répondit  que  ces 
co)i(jrrs  )i  ont  actuellement ,  à  son  avis,  quune  importance  édiica- 
iionnelle.  C'est  là  une  opinion  que  je  partage  entièrement , 
et  je  voudrais  maintenant  examiner  quels  sont  les  éducateurs  et 
quelle  sorte  d'éducation  ils  donnent. 

On  a  dit  souvent,  et  c'est  nue  vérité  devenue  banale,  que  l'é- 
ducation par  l'exemple  est  la  meilleure  de  toutes.  Or,  au  con- 
grèSj  il  y  avait  des  gens  dont  l'exemple  indique  ce  qu'il  convient 
de  faire,  et  d'autres  dont  l'exemple  montre  ce  qu'il  faut  éviter, 
D'un  côté,  on  voyait  des  délégués  connaissant  leur  sujet,  sachant 
ce  qu'ils  voulaient  et  pourquoi  ils  le  voulaient,  parlant  et  agis- 
sant en  gens  de  bon  sens  qui  no  prétendent  pas  tout  changer  du 
jour  au  lendemain,  des  délégués  calmes,  précis,  modérés,  des  dé- 
légués enfin  qui,  suivant  les  mots  de  M.  John  Wilson,  «  sont  venus 
non  seulement  pour  faire  des  affaires  mais  pour  montrer  qu'ils 
sont  capables  de  les  faire  ».  De  l'autre  côté  étaient  des  délégués 
à  la  cervelle  bourrée  de  doctrine,  ignorant  les  faits,  soit  de  parti 
pris,  soit'  par  manque  d'étude,  hantés  de  préoccupations  électo- 
rales, regardant  l'indiscipline  et  le  bruit  comme  les  marques 
d'un  es])rit  indépendant.  Alors  que,  par  leur  savoir,  leur  modé- 
ration, leur  opportunisme,  les  premiers  ont  obtenu  des  résultats 


LE   SIXIKM1-:    CONGHKS   INTERNATIONAL   DES    MINEURS,    A    l'ARIS.  .'{o 

visibles  poui-  tout  le  monde  et  favorables  à  leurs  commettants 
(relations  amicales  avec  les  patrons,  grèves  évitées  ou  terminées 
par  conciliation  ou  arbitrage,  bureaux  permanents  de  conciliation, 
journée  de  neuf  heures  et  même  de  huit  heures  dans  certains  dis- 
tricts, salaires  les  plus  élevés  de  l'Europe'),  les  autres  ne  peuvent 
rien  placer  en  regard  qu'une  liste  interminable  de  déclamations 
aux  effets  nuls  ou  désastreux  pour  ceux  dont  ils  prétendaient  sou- 
tenir la  cause. 

IVnir  les  observateurs  impartiaux,  il  ne  saurait  y  avoir  d'hé- 
sitation; les  faits  disent  bien  haut  quelle  éducation  est  la  bonne. 
Mais  les  délégués  continentaux  ont-ils  été  tant  soit  peu  influencés 
par  leurs  collègues  d'Angleterre?  Je  le  désire,  sans  trop  le  croire. 

Dans  tous  les  congrès  qui  ont  eu  lieu,  et  les  continentaux  s'en 
plaignent  très  fort,  au  congrès  de  Paris  comme  aux  cinq  précé- 
dents, ce  sont  les  délégués  anglais  qui  ont  joué  le  rôle  principal, 
et  il  ne  pouvait  en  être  autrement  parce  que  ce  sont  eux  qui 
voient  le  plus  juste.  Mais  cjuelle  que  soit  la  valeur  personnelle  de 
ces  délégués,  ils  n'arriveraient  à  rien  et  n'existeraient  même  pas 
comme  hommes  publics,  si  les  ouvriers  qu'ils  ont  derrière  eux 
n'avaient  reçu  aussi  bien  qu'eux-mêmes  la  formation  sociale  su- 
périeure qui  caractérise  les  Anglo-Saxons.  En  dernière  analyse, 
et  dans  toutes  les  questions,  c'est  toujours  à  la  formation  sociale 
qu'on  arrive. 

J.  Bailhache. 


"  ^csa^-osjNô'O'^ 


LES  ANCÊTRES  DE   SOCRATE. 


II. 

L'ÉVEIL  DE  LA  PHILOSOPHIE  GRECQUE  EN  lONIE    1). 

I. 

Nous  avons  constaté,  dans  notre  premier  article  les  caractères 
généraux  de  la  région  où  la  plus  haute  école  de  philosophie  est 
venue  au  monde  :  un  examen  sommaire  des  différentes  contrées 
du  glohe  nous  a  amenés,  de  proche  en  proche,  à  reconnaître  par 
quelles  conditions  naturelles  et -sociales  les  rivages  helléniques 
de  la  Méditerranée  se  sont  trouvées  le  terrain  propice  à  la  pre- 
mière culture  de  la  philosophie.  Aujourd'hui,  serrant  les  faits  de 
plus  près,  il  nous  font  voir  pourquoi  les  rivages  de  l'Ionie,  à  l'ex- 
trémité occidentale  de  l'Asie  Mineure,  ont  été  le  point  de  départ 
précis  de  ce  grand  essor  de  l'intelligence  humaine. 

Un  voyageur  qui  aurait  gravi,  il  y  a  deux  mille  cinq  cents 
ans,  les  hauteurs  du  promontoire  de  Mycale,  aurait  pu  embrasser 
du  regard  un  remarquable  panorama. 

A  l'Ouest,  nageant  dans  la  mer  de  l'Archipel,  les  Sporades  et 
les  Cyclades;  au  Nord  et  au  Sud,  une  côte  découpée,  sinueuse, 
toute  en  golfes  et  en  presqu'îles,  donnant  à  ses  lignes  courbes  un 
développement  quadruple  de  la  longueur  d'une  ligne  droite.  A 
l'Est,  la  fameuse  vallée  du  Méandre,  le  fleuve  sinueux  par  ex- 
cellence. Vers  le  Nord-Est,  une  autre  vallée,  celle  du  Caystre,  cé- 
lèbre par  ses  cygnes.  Dans  cet  immense  paysage,  trois  points  lui 

(1)  Voir  la  livraison  précédente. 


LES  ANCKTRES  HE  SOCRATE.  3/ 

.•uiraient  signalé  riiumanité  :  à  l'Ouest,  le  fameux  temple  de  Hérè 
(.lunoui,  une  des  î^loires  de  Samos;  au  Sud,  le  temple  d'Apollon 
Dindyméen,  vénéré' par  Milet;  au  Nord,  enfin,  ce  merveilleux 
temple  d'Artémis  d'Éphèse,  dont  la  destruction  a  suffi  pour  im- 
mortaliser un  maniaque.  Ces  trois  temples,  chefs-d'œuvre  de 
l'art  ionique,  auraient  successivement  fixé  ses  regards  sur  trois 
citt'S  de  cette  lonie  antique  :  Samos,  où  vécut  Ésope,  où  ergota 
Mélissus,  d'où  s'élance  Pythagore,  où  le  «  tyran  «  Polycrate, 
subtil  protecteur  d'Hérodote  et  d'Anacréon,  se  trouvait  malheu- 
reux d'être  trop  heureux;  —  Milet,  sur  le  vaste  golfe  Latmique, 
aujourd'hui  marécage  pestilentiel,  mais  alors  peuplé  de  flottes 
blanches,  Milet  qui  la  première  donna  le  signal  de  l'éveil  philo- 
sophique et  vit  fleurir,  avec  Thaïes,  Anaximandreet  Anaximène, 
la  première  école  de  physiciens  ;  —  Éphèse  enfin,  plus  modeste, 
livrant  à  la  postérité  le  seul  nom  d'Heraclite,  ce  penseur  bizarre 
et  profond  dont  toute  l'imagination  des  évolutionnistes  modernes 
ne  fait  que  remettre  à  neuf  les  audacieuses  conceptions. 

Tout  est  là,  tout  tient  là,  tout  sort  de  là  :  Milet,  Samos,  Éphèse, 
avec  leurs  voisines  Clazomènes  et  Colophon,  sont  le  berceau  de  la 
philosophie  grecque,  romaine,  moderne.  Ce  petit  rivage  a  eu  la 
fortune  d'arriver,  avant  tout  le  reste  du  globe,  au  point  social 
voulu  pour  servir  de  théâtre  à  ce  grand  phénomène  intellectuel. 
Les  autres  régions  ont  eu  besoin  d'emprunter  quelque  chose  à 
celle-ci,  ne  fût-ce  que  le  premier  souffle  initiateur.  L'Italie,  comme 
nous  l'avons  dit,  eut  pour  premiers  instituteurs  le  Colophonien 
Xénophane  et  le  Samien  Pythagore.  Athènes  même,  métropole 
de  Milet,  se  fit  l'élève  de  sa  colonie,  et  le  Milésien  Archélaiis  ca- 
téchisa Socrate. 

Pourquoi  cette  supériorité  de  l'Ionie?  Cette  supériorité  ne  peut 
tenir  évidemment  qu'à  une  excellence  particulière  dans  la  façon 
dont  se  trouvent  réalisées  ici  les  deux  conditions  que  nous  avons 
reconnues  comme  essentielles  à  l'épanouissement  philosophique  : 
le  loisir  et  V instruction. 

Une  seule  de  ces  conditions,  répétons-le,  est  insuffisante  pour  le 
résultat  envisagé  ici.  Toutes  deux  sont  nécessaires,  et  nécessaires 
à  un  degré  très  intense. 


38  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Or,  les  gens  del'Ionie  avaient  tout  ce  qu'il  faut  pour  jouir  d'un 
intense  loisir  et  acquérir  une  intense  instruction. 
Voyons  d'abord  le  loisir. 


II. 


Le  loisir  dérive  des  conditions  du  iraïKiil,  qui  tiennent  elles- 
mêmes  au  lÏPAi.  Quel  est  donc  le  lieu? 

L'aspect  et  le  climat  de  l'Ionic  ne  diffèrent  pas  d'une  façon  ca- 
ractéristique de  l'aspect  et  du  climat  des  rivages  de  la  Grèce  et 
de  la  Grande-Grèce.  C'est  un  lieu  de  même  espèce,  et  propre  à 
produire  des  influences  sociales  sensiblement  analogues.  Voilà 
longtemps  qu'on  a  comparé  l'Asie  Mineure  à  une  «  terre  d'Asie 
enchâssée  dans  un  littoral  d'Europe  ».  Les  rivages  de  l'xVsie  Mi- 
neure sont  donc  grecs  par  le  climat  comme  ils  l'ont  toujours 
plus  ou  moins  été  par  la  race.  Seulement,  il  y  a  quelques  diffé- 
rences à  noter.  Le  Nord,  —  la  côte  de  Trébizonde,  —  est  exposée  à 
des  froids  très  vifs  durant  l'hiver,  et  la  végétation  s'en  ressent.  Le 
Sud,  —  la  côte  de  Tarse, — participe  déjà  aux  conditions  des  climats 
africains.  Reste  la  côte  occidentale,  mais  cette  côte  occidentale 
comprend  elle-même  trois  parties  :  Éolide,  lonieet  Carie.  L'Éolide, 
au  Nord,  tend  à  se  rapprocher  du  climat  septentrional.  La  Carie, 
en  revanche^  penche  vers  le  climat  du  Midi.  L'Ionie  est  exacte- 
ment à  l'extrémité  de  FAnatolie.  Son  climat,  «  le  plus  agréable  et 
le  plus  uniforme  de  toute  la  région  cistaurique  (1)  »,  a,  pour 
moyenne  d'hiver,  huit  degrés;  pour  moyenne  d'été,  vingt-quatre; 
pour  moyenne  de  l'année,  seize.  Le  massif  du  Tmole,  placé 
comme  un  écran  au-dessus  de  la  vallée  du  Caystre,  la  protège 
contre  les  vents  du  Nord,  et  la  mer  aux  multiples  golfes  neutralise 
suffisamment,  par  sa  fraîcheur,  les  fortes  chaleur  de  l'été. 

«  Les  Ioniens,  dit  Hérodote,  —  qui  n'était  pas  Ionien,  —  ont 
bâti  leurs  villes  dans  la  contrée  la  plus  agréable  que  je  connaisse, 
soit  pour  la  beauté  du  ciel,  soit  pour  la  température.  En  effet, 

(1)  Reclus. 


LES  ANCÊTRES   DK    SOCRATE.  .'J9 

les  pays  (jui  eiivirouDeiil  rionic,  au  Nord  et  au  Sud,  à  l'Est  et  à 
rOuest,  ne  peuvent  entrer  en  comparaison  avec  elle,  les  uns 
étant  exposés  aux  pluies  et  aux  froids,  les  autres  aux  chaleurs  et 
à  la  sécheresse  »  (1). 

Sur  ces  rivages  exceptionnellement  favorisés,  les  productions 
naturelles  sont  a])ondantes.  Aujourdliui  encore,  qui  ne  connaît  le 
muscat  de  Samos?  Celte  île  possédait  une  montagne  nommée 
Ay.zc/wç,  c'est  à  dire  vigne.  Les  vignobles  de  Clazomèncs,  —  la 
patrie  d'Anaxagore,  —  se  reconstituent  actuellement.  Strabon 
loue  les  figues  d'Ionie,  Xénophon  représente  les  vallées  du  Méan- 
dre et  du  Caystre  comme  pleines  d'oliviers  et  de  liguiers  (2). 
Orangers,  citronniers,  mûriers,  grenadiers  ombragent  les  jar- 
dins. Il  n'est  peut-être  pas  de  pays  où  les  alluvions  déposées  par 
les  cours  d'eau  soient  plus  considérables.  On  évalue  à  deux  mil- 
liards de  mètres  cubes,  au  minimum,  la  quantité  de  limon  char- 
riée par  le  Méandre  depuis  l'antiquité  classique  jusqu'à  nos  jours. 

L'Ionie  est  donc  par  excellence  un  pays  fertile  ;  mais  l'exubé- 
rance naturelle  d'un,  sol  a  toujours  besoin  d'être  dirigée.  La 
preuve  en  est  dans  le  délaissement  actuel  de  ces  rivages,  dans 
les  bourbiers  malsains  qui  ont  envahi  peu  à  peu  ces  embouchures 
de  fleuves,  dans  la  disparition  de  ces  belles  cités  grecques  rem- 
placées, sauf  Sniyrne,  — qui  a  changé  de  place,  — par  de  minus- 
cules villages  turcs.  L'Ionie  n'était  la  terre  agréable  et  prospère 
célébrée  par  Hérodote,  qu'au  prix  d'un  certain  travail.  Quel 
était  ce  trcwa'd  au  temps  de  Thaïes? 

Ce  travail  avait  deux  faces  :  la  culture  et  le  commerce.  Pour 
spécifier,  classons-les  tout  de  suite  et  disons  :  une  culture  surtout 
arborescente  et  un  commerce  de  cabotage  très  développé. 

La  Science  sociale  a  suffisamment  montré,  en  d'autres  articles, 
qu'un  des  caractères  principaux  de  la  culture  arborescente  est 
d'exiger  fort  peu  de  travail.  L'arbre  pousse;  on  n'a  guère  qu'à 
le  laisser  pousser.  L'homme  n'intervient  que  périodiquement, 
pour  planter,  greffer,  récolter,  et  ces  différents  travaux  sont  beau- 
coup moins  pénibles  que  ceux  de  l'agriculture  proprement  dite. 

(1)  Hér.  I,  14'.?,  1. 

(2)  Aujourd'hui  encore,  il  se  fait  un  lucratif  commerce  de  ligues  de  Sniyrne. 


40  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

La  culture  arborescente,  par  sa  facilité,  a  une  grande  analogie 
avec  la  simple  cueillette,  c'est-à-dire  avec  l'exploitation  des  pro- 
ductions spontanées.  C'est  une  besogne  peu  absorbante,  qui  laisse 
toute  latitude  aux  propriétaires  méditatifs  pour  se  livrer  à  leurs 
pensées,  si.  dautres  circonstances  sociales  les  poussent  dans  ce 
sens-là. 

On  raconte  que  Thaïes  se  fit  fort  admirer  de  ses  concitoyens 
pour  le  fait  suivant.  Ce  «  sage  »,  ayant  observé  le  ciel,  au  prin- 
temps et  durant  l'été,  en  avait  conclu  dans  sa  sagesse  que  la  récolte 
des  olives  serait  bonne.  Les  syndicats  d'accaparement  n'étant  pas 
encore  inventés,  le  sage  Thaïes  se  constitua  syndicat  à  lui  tout 
seul  et  acheta  d'avance  aux  propriétaires  d'oliviers  toute  leur  ré- 
colte, à  forfait.  L'opération  fut  excellente,  et  l'anecdote  laisse 
entrevoir  à  la  fois  et  le  caractère  arborescent  de  la  culture  mi- 
lésienne,  et  les  loisirs  qu'avait  Thaïes  pour  étudier  les  nuages  (1), 
et  ses  aptitudes  commerciales,  développées,  elles  aussi,  par  le 
milieu,  comme  nous  le  verrons. 

Il  faut  mentionner,  à  côté  de  la  culture  arborescente,  le  pâtu- 
rage des  moutons.  Ce  dernier  trouve  beaucoup  de  terrains  pro- 
pices dans  la  ceinture  de  collines  qui  entoure  le  bassin  de  la 
Méditerranée.  Or,  le  pâturage,  plus  que  la  cueillette  encore,  pro- 
cure à  l'homme  des  loisirs.  Et  qu'on  ne  nous  objecte  pas  ici  que 
les  philosophes,  en  général,  n'ont  pas  gardé  les  moutons.  Il  faut 
voir  les  choses  de  plus  haut ,  les  envisager  à  un  point  de  vue 
plus  social,  et  reconnaître,  après  réflexion,  que  toute  présence  de 
pasteurs  dans  une  société  tend,  par  ricochet,  à  augmenter  dans 
l'ensemble  de  cette  société  la  chance  de  voir  s'y  produire  tel  ou 
tel  phénomène  qu'engendre  facilement  la  vie  du  pasteur. 

On  rapporte  encore  que  le  philosophe  Anaxagore,  par  amour 
pour  la  sagesse,  négligea  l'administration  de  sa  fortune  et  con- 
vertit ses  terres  en  pâturages  à  nwiitons.  L'anecdote  est  trop 
simple  et  trop  naturelle  pour  n'être  pas  véridique.  Elle  ne  nous 
dit  pas  ce  qu'étaient  les  terres  d'Anaxagore,  si  c'étaient  des 
champs  de  blé,  ou  l'un  de  ces  nomhreux  vignobles  qui  font  et 

(1)  C'est  Thaïes,  dit-on,  qui  tomba  un  jour  dans  un  trou  en  contemplant  les  étoiles. 
I^a  Fontaine  en  a  fait  le  sujet  de  sa  fable  :  l'Astrologne  qui  lonibe  dans  un  imits. 


LES  ANCKTRKS  DE  SOCRATE.  il 

laisaioiit  la  richesse  de  (Mazomènes;  de  plus,  il  est  probable  que 
le  philosophe  ne  surveillait  pas  ses  trou[)eau\  lui-même,  et  se 
contentait  de  prendre  à  son  service  des  bergers.  Mais  le  trait  n'en 
est  pas  moins  typique,  en  ce  <ju"il  nous  montre,  de  la  façon  la  plus 
nette,  le  lien  (jui  existe  entre  les  travaux  manuels  d'une  race  et 
ses  travaux  intellectuels. 

I.a  prédominance  de  Varbrr,  et  principalement  de  Varhre  frui- 
tier en  lonie,  n'est  pas  sans  jeter  un  certain  jour,  à  notre  avis, 
sur  ce  sentiment  profond  de  la  fécondité  de  la  nature,  dont  nous 
aurons  à  parler  plus  loin,  sentiment  si  puissamment  enraciné 
chez  tous  les  Grecs,  si  visible  déjà  dans  la  formation  de  la  my- 
thologie, et  dont  l'influence,  sous  une  forme  nouvelle,  scientifique 
cette  fois,  se  manifesta  dans  l'éclosion  de  tant  de  poèmes  et  de 
tant  de  traités  philosophiques,  tous  décorés  du  même  nom  par 
nos  penseurs  ioniens  :  Ilsp-  *I>J7sojç,  De  la  nature.  Or,  çjjiç  vient 
de  'y'jut,  et  çjo)  û^miiQ  pousser.  La  nature,  pour  le  philosophe 
ionien,  c'est  la  végétation  des  choses. 

A  cette  prédominance  de  Varbre  se  rattache  encore  une  note 
hien  méditerranéenne,  la  sobriété,  dont  nous  aurons  l'occasion 
de  retrouver  l'influence  en  parlant  de  l'épicuréisme  et  du  stoï- 
cisme. Pour  le  moment,  constatons  que  cette  qualité,  due  au 
climat,  contribue  dans  une  large  mesure  à  augmenter  les  loisirs 
de  la  population.  La  modération  des  besoins  agit  dans  le  même 
sens  que  la  fécondité  du  sol  :  toutes  deux  tendent  à  diminuer  le 
travail  de  l'homme.  D'un  côté,  il  demande  peu;  de  l'autre,  la  na- 
ture lui  fournit  beaucoup  :  d'un  côté,  l'alimentation  végétale  est 
celle  qui  convient  le  mieux;  de  l'autre,  rien  n'est  plus  abon- 
dant ni  spontané  que  la  production  végétale. 

Nous  parlerons  plus  loin  des  effets  intellectuels  du  commerce, 
qui  se  rapportent  principalement  à  l'instruction.  Mais  rappelons 
que  le  commerce  grec,  le  commerce  de  cabotage,  suppose  for- 
cément une  activité  moins  intense  que  le  commerce  au  long  cours, 
fondé  sur  de  vastes  spéculations  et  un  système  de  comptoirs 
compliqués,  comme  celui  des  Phéniciens.  C'est  un  petit  commerce 
de  famille,  laissant  subsister  davantage  ce  qui  reste  du  moule 
patriarcal  primitif,  et  donnant  par  suite  plus  de  loisir  que  l'autre. 


4S2  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Le  bateau  ionien  n'aime  pas  la  haute  mer.  Phocée  s'y  aventure 
bien  quelquefois,  Milet  presque  jamais.  Doubler  l'Italie  semble 
déjà  d'une  très  grande  hardiesse  ;  perdre  de  vue  la  Crète  pour 
cingler  vers  les  rivages  de  l'Afrique  inquiète  sérieusement  de 
braves  marins,  et  Ton  voit  ceux  qui  doivent  fonder  Gyrène  sup- 
plier leur  chef,  à  l'instar  des  matelots  de  Colomb,  de  revenir  en 
arrière,  parce  que  cette  mystérieuse  Afrique  leur  semble  trop 
loin.  Pour  l'Ionie,  le  génie  commercial  n'est  donc  pas  un  démon, 
un  de  ces  démons  qui  possèdent  une  race  tout  entière  et  l'em- 
pôchent  de  rêver  à  autre  chose.  Ces  aptitudes  commerciales,  toutes 
brillantes  qu'elles  paraissent  à  une  certaine  époque,  ont  un  sen- 
sible contre-poids  dans  cet  amour  de  la  bonne  terre  ensoleillée, 
plantée  de  vignes,  d'oliviers,  de  figuiers,  où  ont  vécu  les  ancêtres, 
et  où  les  loisirs  sont  si  doux.  Lors  de  l'invasion  de  Cyrus,  Bias, 
le  sage  de  Priène  (cité  en  face  de  Milet),  conseille  aux  Ioniens  de 
partir,  tous  en  bloc,  et  d'aller  fonder  une  autre  lonie  dans  l'ile 
de  Sardaigne  :  la  proposition  n'est  pas  adoptée.  Vaincus,  ruinés 
par  le  même  concjuérant,  les  Phocéens  se  résig-nent  d'abord  à 
s'embarquer  pour  leur  lointaine  colonie  d'Alalie ,  dans  lile  de 
Corse;  les  vaisseaux  s'éloignent  du  rivage,  mais  une  partie  des 
émigrants  est  prise  soudain  de  regret.  Malgré  le  deuil,  la  servi- 
tude, la  misère  en  perspective,  une  partie  des  galères  aime  mieux 
virer  de  bord  et  regagner  la  ville.  Le  reste,  moins  attendri,  pour- 
suit la  route  de  l'exil.  Ce  fait,  pour  qui  veut  voir  ce  qui  s'y 
révèle ,  reflète  assez  fidèlement  le  double  courant  qui  se  partage 
celte  race,  et  indique  à  quelle  distance  on  doit  la  ranger  des  races 
de  commerçants  cosmopolites,  âpres  au  gain,  dédaigneux  des 
loisirs,  impropres  à  l'attendrissement  et  à  ces  retours  d'affection 
vers  un  foyer  dont  les  charmes  tiennent  aux  dons  faciles  du  sol. 

Le  commerçant  exclusif,  après  le  commerce,  ne  voit  que  le 
commerce  encore;  le  commerçant  propriétaire  rêve  assez  volon- 
tiers de  la  campagne.  Le  Phénicien  enrichi  et  l'Ionien  enrichi, 
en  vertu  de  leurs  différentes  formations  sociales,  ne  peuvent  avoir 
la  même  façon  de  concevoir  le  but  de  la  vie  et  d'utiliser  leurs 
richesses.  Or,  c'est  le  repos,  la  retraite  après  le  commerce,  qui 
permet  de  s'adonner  aux  spéculations  de  l'esprit. 


LES  ANCETRES  DE  SOCHATE.  43 

«  Les  colonies  iircccjiies,  dit  Cousin,  ont  pi-écédc  le  continent 
(Cousin  veut  dire  la  (irèce  d'Europe),  dans  le  goût  et  la  culture 
des  choses  de  l'esprit,  parce  que  la  navigation  et  le  commerce 
les  avaient  enrichies  de  bonne  heure,  et  y  avaient  créé,  pour  un 
certain  nombre  d'hommes,  le  loisir  qui  engendre  la  cui'iosité  et 
d'autres  besoins  que  ceux  de  la  vie  ordinaire  »  (1). 

L'Ionien  a  donc  des  loisirs.  Comment  les  emploiera-t-il?En  fêtes, 
en  flâneries,  en  entretiens  prolongés  sur  les  places  publiques  ou 
au  bord  d'un  ruisseau,  comme  Socrate  et  Phèdre  dans  le  Phèdre, 
—  car  en  parlant  de  l'Ionie,  c'est  d'avance  Athènes  que  nous 
peignons.  Callinus,  poète  d'Éphèse,  reproche  aux  Éphésiens 
de  ne  vouloir  vivre  «  cjue  dans  la  paix  ».  Xénophane  raille  les 
Colophoniens  de  leurs  vêtements  flottants.  Nombreux  sont  les 
jours  fériés  (quatre-vingts  à  Athènes^  et  brillante  est  la  Fête  «  pa- 
nionienne  )>,  qu'on  va  célébrer  en  grande  pompe  à  l'île  de  Dé- 
los.  Et  cette  fête  est  non  seulement  religieuse^  mais  encore  poé- 
tique et  musicale.  Tout  citoyen  ionien  doit  apprendre  la  musique, 
et  non  loin  de  là  sont  la  Lydie  et  la  Phrygie,  qui  donnent  leurs 
noms  à  deux  des  modes  musicaux.  Les  poètes,  de  leur  côté,  ne 
manquent  pas.  Sur  les  sept  villes  c{ui  se  disputent  la  gloire  d'avoir 
vu  naitre  Homère,  cinq  sont  ioniennes (2). Mimnerme  de  Coiophon, 
Callinus  d'Éphèse  inaugurent  la  poésie  élégiaque,  cjui  a  de  si 
étroits  rapports  avec  la  philosophie,  cjue  notre  Lamartine  a,  d'un 
instinct  tout  naturel,  intitulé  ses  élégies  Méditations.  C'est  Téos, 
ville  d'Ionie,  cjui  voit  naitre  Anacréon,  le  poète  du  plaisir.  Bien 
des  poètes  d'ailleurs  sont  nettement  philosophes,  comme  Phéré- 
cydes  de  Syros,  maitre  de  Pythagore,  qui  rime  des  sentences;  et, 
à  l'inverse,  bien  des  philosophes  sont  en  même  temps  poètes. 
Bias  versifiait  sur  divers  sujets  :  Xénophane  mettait  en  vers  l'his- 
toire de  sa  patrie  Coiophon.  Mais  le  fait  le  plus  curieux  à  cons- 
tater, c'est  la  forme  poétique  prise  naturellement  par  la  phi- 
losophie naissante  elle-même.  Tous  ces  ouvrages  r.z^\  çjcrswç 
sont  des  poèmes  avant  d'être  des  traités.  Anaximandre,  He- 
raclite, Parménide   et  les  autres,  racontent  la  génération    du 

(1)  Hist.  de  la  philosophie,  101. 

(2)  Smyrne,  Chios,  Coiophon,  Salamine,  Athènes. 


44  LA    SCIENCE  SOCIALE. 


monde  en  beaux  hexamètres,  comme  Homère  racontait  la  co- 
lère dAcbille.  La  poésie  et  la  musique,  d'ailleurs  si  étroitement 
liées  à  cette  époque,  sont  un  des  signes  les  plus  caractéristiques 
des  loisirs  qui  sont  le  partage  de  cette  race.  Des  loisirs,  il  en  faut 
pour  chanter,  il  en  faut  pour  méditer  ;  mais  quand  un  peuple 
médite  en  chantant,  ou  prend  plaisir  à  écouter  des  chanteurs 
qui  méditent,  c'est  que  ce  peuple  a  en  réserve  une  somme  de 
loisirs  qui,  les  pasteurs  mis  à  part,  permet  de  le  distinguer  assez 
nettement  des  autres  peuples  du  globe. 

Si  les  conditions  de  la  vie  favorisent  la  poésie  et  la  méditation, 
elles  ne  favorisent  pas  moins,  surtout  à  certaines  heures  de  la 
journée,  les  conversations  de  la  place  publique.  Nous  ne  refe- 
rons pas,  après  tant  d'autres,  le  tableau  de  ces  interminables 
causeries,  dont  nous  aurons  à  parler  en  abordant  ]a  philosophie 
athénienne.  Rappelons  seulement  que  les  conditions  de  l'Ionie. 
à  ce  point  de  vue,  sont  assez  semblables  à  celles  de  FAttique. 
Deux  qualités  de  l'esprit  sortent  de  cette  coutume  :  la  clarté  et 
la  subtilité;  la  clarté,  à  cause  du  besoin  que  l'on  éprouve  de 
bien  faire  saisir  à  autrui  la  pensée  qui  vous  absorbe  et  que  l'on 
veut  à  tout  prix  traduire;  la  subtilité,  à  cause  de  Ja  nécessité 
où  l'on  se  trouve,  à  chaque  instant,  d'inventer  des  arguments 
pour  dépister  ceux  de  ladversaire.  Ce  n'est  pas  pour  rien  que  l'art 
de  la  parole  a  été  comparé  à  une  escrime.  Cette  escrime  s'acquiert 
lentement,  parrhabitude,parrexercice  répété.  Sans  doute  d'autres 
gens  que  les  Ioniens  ont  été  bavards  dans  le  monde,  mais  n'ou- 
blions pas  que  ce  bavardage  ne  figure  ici  que  comme  l'un  des 
Hémenis  de  tout  un  ensemble  de  causes.  Il  y  a  bavardage 
et  bavardage.  Il  y  a  les  entretiens  sur  la  pluie  et  le  beau  temps, 
il  y  en  a  d'autres  plus  relevés;  ou  plutôt  il  est  un  certain  ni- 
veau intellectuel  où  les  conversations  sur  la  pluie  et  le  beau 
temps  prennent  une  allure  philosophique,  et  où  les  interlocu- 
teurs se  mettent,  en  curieux,  en  amateurs,  en  flâneurs  ins- 
truits et  raffinés,  à  rechercher  entre  eux  la  cause  de  la  pluie  et 
celle  du  beau  temps.  C'est  précisément  le  point  de  départ  de  la 
philosophie  ionienne. 

Ce  haut  niveau  intellectuel,  qui  l'a  donné  à  l'Ionie?  Deux  eau- 


LES   ANCKTHKS    DE    SOCHATE.  45 

ses  principales  :  son  proi^rès  commercial  considéré  en  lui-même 
et  les  relations  nouées,  à  l'occasion  de  ce  commerce,  avec  trois 
centres  orientaux  civilisés,  rÉgypte,  l'Assyrie  et  la  Lydie. 


m. 


«  Tout  se  convertit  en  feu  et  le  feu  en  tout,  disait  Heraclite, 
comme  les  marchandises  s'échangent  contre  l'or  et  l'or  contre 
les  marchandises.  »  Cette  comparaison,  (jui  vient  si  naturelle- 
ment à  la  bouche  du  philosophe  d'Ephèse,  montre  l'importance 
ducommerce  pour  ces  populations.  Ce  commerce,  tout  borné  qu'il 
soit  par  son  caractère  de  cabotage,  ne  laisse  pas  d'être  admi- 
rablement productif.  L'Ionien  n'a  que  des  renseignements  assez 
vagues  sur  la  géographie  des  peuples  lointains.  Charybde, 
Scylla,  les  colonnes  d'Hercule,  le  fleuve  Océan,  les  Lestrigons, 
les  Lotophages,  l'Atlandide,  les  îles  Fortunées,  toutes  ces  no- 
tions compliquées  de  légendes  homériques  s'embrouillent  encore 
dans  sa  tète  au  sixième  siècle.  Il  croit  volontiers  que  l'am- 
bre est  issu  de  l'action  magique  du  dernier  rayon  de  soleil 
sur  les  flots  de  l'Océan.  Mais,  quant  aux  rivages  voisins,  il  les  con- 
naît parfaitement.  Deux  mers  sont  spécialement  son  domaine, 
le  Pont-Euxin  et  la  mer  Egée.  Or  le  Pont-Euxin  est  un  excel- 
lent marché  commercial.  Parlàarrive  le  blé,  comme  aujourd'liui; 
par  là  arrivent  les  peaux,  dépouilles  des  troupeaux  scythes, 
l'ambre,  transporté  par  des  caravanes  qui  vont  le  chercher  à 
la  Baltique,  les  pépites  d'or  du  Phase  et  de  l'Oural,  les  denrées 
de  l'Inde  et  de  l'Assyrie  apportées  par  la  route  de  l'Arménie. 
Milet  et  plusieurs  autres  cités  d'Ionie  centralisent  ces  produits 
et  les  répartissent  aux  différents  marchés  de  la  Crèce  et  des 
îles.  Mais  ce  n'est  pas  tout.  Les  bons  magasins  sont  ceux  qui 
occupent  un  coin,  les  bons  centres  commerciaux  sont  ceux  qui 
se  trouvent  à  l'intersection  de  deux  routes.  L'Ionie  est  à  une 
intersection.  Si  la  route  maritime  du  Nord  la  met  en  communi- 
cation avec  le  Pont-Euxin,  la  route  terrestre  de  l'Est  la  ratta- 
che à  la  vallée  de  l'Euphrate  et  à  l'Assyrie.  Plusieurs  routes, 
dont  une  célèbre,   nommée  la  route  royale,  joignent  en  effet, 


46  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

par  la  Lydie,  la  Phrygie  et  la  Gappadoce,  les  vallées  du  Cays- 
tre  et  du  Méandre  au  cours  supérieur  de  FEuphrate.  Cette 
route  est  d'autant  plus  utile  que  les  Phéniciens,  ennemis  des 
Grecs,  occupent  toujours  le  fond  oriental  de  la  Méditerranée, 
cul-de-sac  dangereux  pour  la  marine  ionienne.  De  là,  à  travers 
l'Asie  Mineure,  un  grand  trafic  d'où  sort  cette  civilisation  mi- 
grecque,  mi-assyrienne,  de  la  Lydie,  incarnée  dans  le  curieux 
personnage  de  Crésus. 

Un  tel  mouvement  commercial  ne  va  pas  sans  un  puissant 
effort  d'ascension  intellectuelle.  Nous  ne  reviendrons  pas  sur  le 
rôle  tout-puissant  du  commerce  dans  le  développement  de  l'ins- 
truction. Nous  avons  nous-même  parlé  ailleurs  de  ces  Grecs 
enrichis  qui,  aujourd'hui,  après  avoir  fait  leur  fortune  à  Gènes, 
à  Marseille,  à  Odessa,  consacrent  une  partie  de  leur  fortune  à 
fonder  et  à  entretenir  des  écoles  dans  leurs  villes  natales,  parce 
que  leur  propre  expérience  leur  a  fait  sentir,  plus  vivement 
qu'ils  ne  l'auraient  éprouvé  dans  toute  autre  carrière,  les  inap- 
préciables bienfaits  de  l'instruction.  Et  la  jeunesse  grecque  ac- 
tuelle, comme  au  tempsoù  la  jeunesse  d'Athènes  se  suspendait  aux 
lèvres  de  Socrate,  répond  parfaitement  à  ces  exhortations  venues  de 
si  haut.  Écoutons  M.  Pierre  Moraïtinis,  dansZ«  Grèce  telle  quelle 
est,  nous  dépeindre  cette  passion  perpétuée  à  travers  les  siè- 
cles :  «  Ces  jeunes  étudiants  de  l'Université  d'Athènes  ont  l'hé- 
roïsme de  l'étude.  On  en  voit  quelquefois  qui,  fils  de  pauvres 
rajas  des  provinces  les  plus  reculées  de  la  Turquie,  dénués 
de  toutes  ressources,  supportent,  comme  jadis  à  Paris  les  capets 
de  Montaigu,  les  plus  dures  privations,  pour  arriver  à  se  nourrir 
du  pain  de  l'intelligence.  Il  y  en  a  qui  s'engagent  comme  do- 
mestiques et  se  réservent  dans  la  journée  quelques  heures  seu- 
lement pour  suivre,  les  cours.  Nous  en  avons  vu  qui  se  rédui- 
saient pendant  des  mois  entiers  au  pain  et  à  l'eau  pour  acheter 
les  livres  nécessaires  à  leurs  études.  Ce  n'est  qu'à  Athènes  qu'on 
voit  presque  tous  les  jours  le  trait  de  Cléanthe  qui  puisait  de 
leau  pendant  la  nuit  pour  se  procurer  quelques  ressources  »  (1). 

(1)  P.  91. 


LI'S    ANCÊTRES    DE    SOCRATE.  47 

Vers  répoqucde  la  conquête  perse,  l'Ionie  se  montre  incontes- 
tablement supérieure,  au  point  de  vue  des  cultures  intellectuelles, 
à  ses  voisins  de  l'Est  comme  à  ceux  de  rOuest.  C'est  chez  eux 
que  Darius  choisit  les  ingénieurs  qu'il  charge  de  jeter  un  pont 
sur  le  Danube  lors  de  son  expédition  contre  les  Scythes;  Crésus, 
dit-on,  entretient  des  relations  avec  la  plupart  des  sept  sages  et 
se  fait  avec  plaisir  leur  Mécène.  En  Grèce,  d'autre  part,  on  est 
sensiblement  en  retard  sur  la  civilisation  ionienne,  surtout  chez 
les  peuples  doriens  ;  et  Aristagoras  de  Miletfait  sensation  à  Sparte 
lorsqu'il  montre  aux  Lacédémoniens  «  une  tablette  d'airain  sur 
laquelle  était  gravé  le  tour  de  la  terre  entière,  avec  toute  la  mer 
et  /o/(.s  les  fleuves  ».  L'admiration  du  Dorien  Hérodote  nous  ga- 
rantit ici  celle  des  Spartiates  qui,  évidemment,  n'avaient  jamais 
rien  vu  de  pareil. 

Ce  même  Aristagoras  disait  au  roi  Cléomène  de  Sparte  :  «  Les 
peuples  de  ce  continent  (l'Ionie)  sont  plus  riches  que  tous  les 
autres  réunis,  en  or,  en  argent,  en  cuivre,  en  étoffes  de  diverses 
couleurs,  en  bètes  de  charge  et  en  esclaves.  »  Voilà  qui  nous 
montre  réalisée  une  conséquence  du  commerce,  la  richesse,  con- 
dition essentielle  au  développement  des  cultures  intellectuelles. 
Effectivement  nos  philosophes  sont  des  gens  riches ,  des  gros 
bonnets  de  la  cité.  Diogène  de  Laerte  nous  dit  de  Thaïes, 
qu'  «  après  avoir  vaqué  aux  affaires  de  la  cité,  il  résolut  de  con- 
sacrer tous  ses  loisirs  à  la  contemplation  de  la  nature  »  ;  le  morose 
Heraclite  avait  refusé  les  magistratures  que  lui  proposaient  les 
Éphésiens.  C'était  l'aristocrate  dégoûté,  comme  Pythagore 
était  l'aristocrate  dominateur.  Plusieurs  d'entre  eux  étaient 
d'ailleurs  «  de  lionne  famille  »,  ce  qui  ne  nuit  jamais  à  l'éduca- 
tion, et  l'on  sait  que  les  bonnes  familles  avaient  représenté, 
après  la  conquête  da  Péloponèse  par  les  Doriens,  un  élément 
important  de  l'émigration  ionienne.  Ce  même  Heraclite,  si 
dédaigneux  des  magistratures  républicaines,  descendait  d'An- 
droclès,  fils  de  Codrus,  fondateur  d'Ephèse,  ce  qui  fait  de  lui, 
à  en  croire  une  autre  généalogie,  le  petit-cousin  de  Platon. 

Mais  à  mesure  que  nous  signalons  un  caractère  nouveau,  n'ou- 
blions pas  le  caractère  précédent  avec  lequel  il  se  combine,  car 


48  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

la  résultante  dépendra  étroitement  de  cette  combinaison.  Si  le 
commerce  invite  l'Ionien  à  s'instruire,  ses  loisirs  de  planteur, 
de  vigneron,  d'éleveur  dont  nous  avons  parlé,  interviendront  de 
façon  à  donner  une  allure  spéciale  à  cette  instruction.  Celle-ci 
ne  sera  pas  exclusivement  pratique,  comme  chez  les  peuples  qui 
n'ont  pas  un  instant  à  perdre.  Elle  sera  plus  facilement  spécula- 
tive, cU&intéressi'e.  Comme  les  raffinés  du  temps  de  Louis  XIII  qui 
se  battaient  en  duel  <(  pour  rien,  pour  le  plaisir  »,  les  bons  lîour- 
geois  éphésiens,  samiens,  milésiens,  groupés  vers  le  soir  sous 
les  platanes,  en  face  de  la  mer  «  aux  nombreux  murmures  », 
aimeront  à  deviser  sur  des  sujets  subtils,  inutiles,  mais  d'autant 
plus  agréables  à  traiter  qu'ils  emporteront  plus  loin  l'imagination 
dans  le  domaine  du  rêve,  sans  tomber  pourtant  dans  le  fantasti- 
que et  l'absurde,  qui  choquerait  le  fin  et  clair  bon  sens  de  ces 
commeri-ants  avisés.  Mais  ces  idées,  avant  de  se  développer,  au- 
ront besoin  d'être  fécondées  par  d'autres.  Le  voisinage,  élargi 
par  le  commerce,  va  agir  sur  cette  philosophie  naissante.  Les 
connaissances  acquises  depuis  longtemps  par  les  civilisations 
orientales  vont  se  transfuser  tout  naturellement  dans  ce  nouveau 
milieu,  et,  là,  changeant  d'aspect  et  de  but,  s'enveloppant  de  bril- 
lants accessoires,  elles  vont  revêtir  enfin  cette  belle  forme 
théorique  dont  l'Orient  malhabile  ne  songeait  point  à  les  parer. 

On  le  voit,  le  phénomène  s'indique  de  lui-même.  Cette  action 
de  l'Egypte  et  de  l'Assyrie  sur  la  Grèce  est  trop  évidente  pour 
qu'on  songe  sérieusement  à  la  nier.  Zeller  lui-même,  qui  tient  ja- 
lousement à  conserver  aux  Grecs  la  plus  grande  somme  possible 
de  mérite  propre  et  d'initiative,  ne  cherche  à  vrai  dire  qu'à  ré- 
duire l'action  étrangère  au  mininmm.  Cette  action  s'opère  de 
plusieurs  manières  et  peut  se  résumer  dans  trois  grands  faits  : 

1°  Les'  Lwj/ages  et  exils  de  Grecs  en  Orient.  Les  longues  péré- 
grinations de  Pythagore,  de  Démocrite,  de  Platon,  amplifiées 
sans  doute  par  la  légende,  n'en  sont  pas  moins  authentiques  pour 
une  bonne  partie.  Thaïes,  descendant  d'une  famille  phénicienne 
implantée  à  Milet,  était  allé  à  Babylone.  Il  avait,  en  Egypte, 
mesuré  la  hauteur  des  Pyramides  par  leur  ombre.  C'était  à  peu 
près  l'époque  où  Antiménidas,  frère  d'Alcée,  servait  dans  l'armée 


LES    ANCKTUKS    ])[•]   SOCRATE.  49 

babylouieniio,  et,  à  dillei'entcs  pliases  do  riiistoire  gTecqac,  des 
bannis  ilkistres,  Déniarate,  'rbcinislocle,  Akibiade,  ont  cherché 
im  refuge  soit  chez  les  rois  de  [jvdie,  soit  chez  les  satrapes  perses 
leurs  sucessesscurs,  ce  ({ui  prouve  des  relations  assez  régulière- 
ment établies.  Un  courant  intellectuel  résulte  forcément  de  ces 
explorations,  d'où  sortent  sans  nul  doute  mille  histoires  merveil- 
leuses, contées  aux  parents,  aux  amis,  aux  concitoyens.  Hérodote 
a  consigné  par  écrit  ses  impresssions  de  voyage.  D'autres  devaient 
se  contenter  de  les  traduire  de  vive  voix;  et,  pour  ce  qui  concerne 
les  connaissances  scientifiques,  il  est  impossible  de  ne  pas  voir  une 
connexion  étroite  entre  la  descendance  phénicienne  de  Thaïes ,  ses 
voyages  en  Assyrie  et  en  Egypte,  d'une  part,  et,  d'autre  part,  les 
connaissances  astronomiques  dont  il  fit  preuve  plusieurs  fois, 
connaissances  qui  le  mirent  si  haut  dans  l'estime  des  Milésiens. 
L'histoire  témoigne  de  l'admiration  de  ces  derniers,  lorsqu'ils 
virent  se  réaliser,  au  beau  milieu  d'une  bataille  entre  Mèdes  et 
Lydiens,  la  fameuse  éclipse  du  18  mai  de  l'an  585  av.  J.-C.  pré- 
dite par  leur  compatriote.  Les  admirateurs  n'oubliaient  qu'un 
point,  c'est  que  les  Ghaldéens  connaissaient  depuis  longtemps  le 
secret  des  éclipses  et  l'art  d'en  calculer  le  retour. 

2"  Un  second  fait  est  Y  ouverture  de  rEgt/pfe  au  commerce  io- 
nien. Là  encore,  les  Milésiens  ont  eu  la  primeur.  Ils  viennent  de 
fonder  Naucratis,  à  l'embouchure  du  Nil,  et  ils  ont  obtenu  quelque 
chose  comme  des  «  capitulations  »  qui  leur  confèrent  une  sorte 
de  monopole  commercial,  bientôt  partagé  pourtant  par  Égine, 
Samos  et  d'autres  cités  maritimes.  Psamméticus,  roi  d'Egypte, 
introduit  dans  son  royaume  des  troupes  ioniennes  et  cariennes 
pour  l'aider  à  gouverner  le  pays.  Un  autre  roi,  Amasis,  ami  de 
Polycrate,  le  «  tyran  »  de  Samos,  envoie  des  offrandes  à  Delphes 
et  épouse  une  Grecque  de  Cyrène.  Néchao,  après  la  prise  de  Jéru- 
salem, envoie  en  ex-voto  le  vêtement  porté  par  lui  ce  jour-là  au 
temple  d'Apollon  à  Alilet.  La  patrie  de  Thaïes,  comme  on  le  voit, 
est  essentiellement  favorisée  dans  cette  évolution  de  l'Egypte  vers 
l'amitié  de  la  Grèce.  G'est  une  chance  de  plus  pour  elle  de  voir 
éclore  avant  les  autres  villes  grecques  les  germes  de  science  rap- 
portés par  ses  voyageurs  des  divers  pays  de  l'Orient. 


50  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

3°  Le  troisième  fait  à  signaler  est  t intime  voisinage  de  l'Iotiie 
et  de  la  Lt/die.  Pasteurs  enrichis  par  le  métier  de  caravaniers, 
plus  ou  moins  transformés  et  sédentarisés  par  l'exploitation  des 
mines  d'or,  ainsi  que  des  paillettes  d'or  que  roulent  le  Pactole 
et  quelques  autres  cours  d'eau  du  pays,  les  Lydiens  deviennent 
à  cette  époque  un  peuple  très  riche.  Comme  fond  de  population, 
les  Sémites  paraissent  se  combiner  chez  eux  avec  les  Pélasges. 
Toujours  est-il  que  des  relations  très  suivies,  très  amicales,  exis- 
tent entre  Crésus  et  les  Ioniens.  Crésus  donne  de  l'argent  aux 
temples  ioniens,  envoie  de  riches  présents  à  Delphes,  tient  à  hon- 
neur d'obtenir  le  droit  de  cité  en  Grèce,  pensionne  Ésope,  con- 
sulte Bias,  se  fait  suivre  de  Thaïes  dans  ses  campagnes.  Né  d'une 
Carienne,  il  a  d'ailleurs  commencé  sa  fortune  en  empruntant 
mille  statères  d'or  à  un  Ionien  d'Éphèse.  Une  anecdote  veut  que 
ce  même  Crésus  ait  décerné  une  coupe  d'or,  comme  prix  de  sa- 
gesse, à  Thaïes  suivant  les  uns,  ou,  suivant  les  autres,  à  Pittacus. 
Sardes,  capitale  de  la  Lydie,  est  alors  le  grand  marché  de  l'or 
et  du  cuivre.  La  colonie  grecque  y  est  nombreuse.  C'est  alors, 
suivant  les  historiens,  qu'apparait  la  monnaie,  invention  ly- 
dienne (1),  due  aux  nombreux  trafics  entre  l'Ionie  et  l'Assyrie. 
Comme  on  l'a  fait  observer  judicieusement,  le  trafic  terrestre 
exige  plus  la  monnaie  que  le  trafic  maritime,  les  vaisseaux  ayant 
besoin  d'un  lest  pour  le  retour  et  cherchant  à  rapporter  mar- 
chandises pour  marchandises.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  Lydie  est 
non  seulement  un  véhicule  puissant,  propre  à  transporter  en 
lonie  bien  des  idées  assyriennes,  mais  encore  une  école  de  grands 
patrons  intellectuels,  dont  le  plus  célèbre,  Crésus,  a  visiblement 
joué,  vis-à-vis  des  philosophes  de  cette  époque,  le  rôle  d'Auguste 
et  de  Mécène  vis-à-vis  des  poètes  de  leur  temps. 

Le  point  de  départ  de  la  philosophie  grecque  n'est  donc  point 
fourni  par  la  Grèce  même.  La  semence  vient  d'ailleurs,  et  cette 
semence,  qui  ne  fructifiait  pas  jusqu'alors,  ou  ne  produisait  que 
des  rudiments  de  germination,  s'enracine  merveilleusement  dans 
le  nouveau  sol  où  elle  est  tombée.  Il  est  permis,  en  l'absence  de 

fl)  Les  Phéniciens  se  servaient  d'or  et  d'argent  en  lingots. 


LKS  ANCETRES  DE  SOCRATE. 


détails  historiques,  de  reconstruire  par  la  pensée  quelques  scènes 
de  ces  tomps-lc\  .Mnôsarquc,  le  riche  marchand  saniien,  possède 
un  fils  et  des  vaisseaux.  Le  lils  s'appelle  Pythagore;  les  vaisseaux 
font  le  trafic  des  bouches  du  Nil.  Pythagore  s'embarque  sur  ces 
vaisseaux.  Il  descend  aux  l)ords  du  Delta;  il  s'aliouche  avec  des 
Egyptiens  (rélite;  il  intcrriciDC  les  prêtres.  Ceux-ci  lui  parlent 
religion,  astronomie,  mathématiques.  Le  jeune  Samien  écoute, 
médite,  revient  dans  sa  patrie.  Ces  connaissances,  qui,  chez  les 
Egyptiens,  n'étaient  et  ne  pouvaient  pas  être  à  l^rtat  philosophi- 
(/ite,  deviennent  le  pivot  d'un  vaste  système.  Pythagore  débar- 
qué retrouve  ses  loisirs,  ses  amis  oisifs  et  cultivés;  il  leur  raconte 
ses  voyages,  ses  découvertes,  leur  laisse  entrevoir  le  trésor  de 
connaissances  qu'il  rapporte  de  là-bas,  brode  sur  chacune  d'elles, 
les  creuse,  les  amplifie  tranquillement,  pour  le  seul  plaisir  de  les 
amplifier  ou  de  les  creuser.  11  part.  Il  aborde  à  Crotone,  ville  po- 
puleuse, riche,  avide  d'instruction.  Il  répète  aux  Crotoniates  ce 
qu'il  a  déjà  confié  à  ses  amis  de  Samos.  La  nouveauté  de  ces 
idées,  l'ingéniosité  des  enjolivures  frappe  les  imaginations.  Un 
auditoire  se  forme,  s'élargit,  fait  du  sage  un  maître,  du  maître 
presque  un  dieu,  et  le  pythagorisme  est  créé. 


IV. 


Mais  avant  d'éparpiller  notre  analyse  en  des  systèmes  parti- 
culiers, il  convient  de  déterminer,  par  un  coup  d'œil d'ensemble, 
les  caractères  fondamentaux  de  cette  philosophie  anté-socra- 
tique,  caractères  communs  à  toutes  les  écoles,  et  qui  procèdent 
étroitement  des  conditions  du  milieu  commun. 

Les  historiens  de  la  philosophie  ont  classé  en  cinq  grands 
groupes  les  philosophes  prédécesseurs  de  Socrate  :  l'école  physi- 
cienne d'Ionie,  l'école  idéaliste  d'Élée,  l'école  pythagoricienne, 
l'école  atomistique  d'Âbdère  et  l'école  sophistique.  Empédocle 
est  classé  à  part  comme  éclectique.  Anaxagore,  à  cause  de  sa 
doctrine  sur  V esprit,  est  également  mis  à  un  rang  spécial. 

Or,  une  préoccupation  commune  distingue  les  quatre  premières 


02  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

écoles  :  il  s'agit  pour  elles  d'expliquer  la  nature,  la  constitution 
et  l'origine  du  monde  phi/sique  (1).  Dune  manière  ou  d'une 
autre,  elles  demeurent  fascinées  par  l'idée  des  (Hvnients. 

Comment  naissent,  comment  ^Jo?/.s.se;z/ les  choses?  telle  est  l'ar- 
dente préoccupation  de  ces  planteurs  de  vignes  et  d'oliviers. 
Tout  vient  de  Feau,  dit  Thaïes  :  l'air  n'est  que  de  l'eau  raréfiée, 
la  terre,  de  l'eau  condensée.  Tous  les  jours  nous  voyons  l'eau  se 
changer  en  air,  puisque  le  soleil  en  pompe  les  vapeurs;  tous  les 
jours  nous  voyons  l'eau  se  changer  en  terre,  puisque  des  flots 
du  Méandre  sort  sans  cesse  un  abondant  limon.  Tout  vient  de 
l'air,  réplique  Anaximène;  l'eau  n'est  que  de  l'air  condensé;  la 
terre,  de  l'air  plus  condensé  encore.  Qu'est-ce,  en  effet,  que  la 
pluie,  sinon  de  lair  qui  se  change  en  eau?  Lair,  d'ailleurs,  est 
infini;  l'air  pénètre  tout,  enveloppe  tout,  vivifie  tout.  C'est  par 
l'air  qu'on  respire  et  la  respiration  est  source  de  la  vie.  L'air  est 
l'élément  mobile  et  la  mobilité  est  signe  de  vie.  Tout  vient  de 
Pinfini  (à'-s-.pov),  dit  à  son  tour  Anaximandre,  et  cet  in/ini  n  est 
dans  sa  pensée  qu'une  sorte  de  fluide  gazéiforme  intermédiaire 
entre  l'eau  et  l'air.  Tout  vient  du  feu,  riposte  Heraclite  :  le  feu. 
c'est-à-dire  la  chaleur,  anime  et  vivifie  tout.  N'est-ce  pas  le  feu 
qui  transforme  le  solide  en  liquide ,  le  liquide  en  gazeux ,  c'est 
à  dire,  suivant  le  langage  de  l'époque,  la  terre  en  eau  et  l'eau  en 
air?  Nest-ce  pas  aussi  le  feu  qui,  en  chauffant  la  vase  des  marais, 
hymen  de  l'humide  et  du  solide,  y  fait  éclore,  par  une  génération 
spontanée,  des  milliers  d'êtres  vivants,  sans  excepter  l'homme 
lui-même?  Idéalistes  et  pythagoriciens  n'échappent  pas  à  cette 
loi  :  eux  aussi  sont  absorbés  par  l'idée  du  monde  physique. 
Zeller  remarque  judicieusement  l'analogie  des  doctrines  de  Xé- 
nophane  et  d'Anaximandre.  Le  philosophe  d'Élée,  comme  celui 
de  Milet,  parle  de  ce  limon  primitif  qui  engendre  la  terre  et  les 
hommes,  des  astres  nés  et  nourris  de  vapeurs,  de  l'étendue  in- 
finie de  la  matière.  Le  même  Xénophane  affirme  que  la  terre  a 
passé  de  létat  liquide  à  l'état  solide  et  repassera  à  l'état  liquide, 

(1)  Arislote  (cité  par  Zeller,  I,  176)  confond  Parménlde;  Pylhagore,  Démocrlte  el 
Enipédocle  en  disant  que  tous  ces  philosophes  ont  considéré  les  choses  sensibles 
comme  la  seule  réalité. 


r.KS    ANCKTHES    PK   SOC^HATE.  33 

que  les  nuages  sont  des  vapeurs  soutenues  j)ai'  le  soleil,  (jue  le 
soleil  et  les  astres  se  dissolvent  et  renaissent  chacjue  joui',  que  les 
météores  sont  des  fiuag'es  (jui  s'allument  en  s'élevant  et  s'étei- 
gnent en  s'ahaissant,  que  Tair  est  iufini  par  en  haut  et  la  terre 
infinie  par  en  bas.  Parménide  son  disciple  déclare  que  tous  l(^s  êtres 
sont  formés  d'un  mélange  de  chaud  et  de  froid,  ([uil  y  a  deux 
éléments,  la  terre  et  le  feu,  que  le  feu  constitue  l'ouvrier  et  la 
terre  les  matériaux.  On  peut  appeler  cela  de  l'idéalisme,  mais 
c'est  l'idéalisme  de  gens  qui  accordent  une  singulière  attention 
aux  phénomènes  matériels.  Peu  importe,  après  cela,  les  abstrac- 
tions sur  Y  imité  et  les  subtilités  contre  le  mouveinenl.  En  réalité, 
Thaïes  et  Xénophane  sont  frères,  et  c'est  ce  que  Zeller  reconnaît 
très  bien  :  «  Nous  devons,  dit-il,  rang'ef  les  Éléates  parmi  les 
physiciens,  quelle  que  soit  d'ailleurs  la  distance  qui  sépare  leurs 
conclusions  mêmes  de  celles  des  antres  philosophes  de  la  na- 
ture (1).  »  Et  plus  haut  :  «  Xénopliane  se  donne,  en  somme,  la 
même  tâche  que  les  physiciens,  savoir,  de  déterminer  le  principe 
des  pliénomètics  actuels,  l'essence  des  choses  (2).  » 

Pythagore,  avec  ses  mathématiques,  semble  se  distinguer  da- 
vantage des  Ioniens  purs,  et  il  est  certain  que  sa  philosophie 
renferme  des  éléments  assez  singuliers  pour  mériter  une  étude 
à  part.  Toutefois,  bien  des  traits  de  ses  doctrines  le  rapprochent 
des  penseurs  précédents.  Diogène  de  baërte  nous  apprend  que 
Pythagore  se  préoccupait  beaucoup  du  chaud,  du  froid,  du  sec, 
de  l'humide,  des  saisons,  des  deux  couches  d'air  (mobile  et  im- 
mobile). Pythagore  divisait  le  monde  en  sphères  et  en  cercles, 
admettait  la  rotation  de  la  terre  (3),  attribuait  à  l'action  du  feu 
central  différents  phénomènes  de  l'univers,  croyait  à  des  habi- 
tants dans  la  lune,  emprisonnait  les  espaces  planétaires  dans  un 
vaste  cercle  de  feu,  découvrait  que  l'étoile  du  soir  était  la  même 
que  l'étoile  du  matin,  classait  par  ordre  les  planètes,  et  pensait 
que  le  monde,  éternel  dans  le  fond  de  sa  substance,  était  soumis, 

(1)  Phil.  des  Grecs,  t.  II,  p.  97. 

(2)  IhûL,  95.  Xénophane,  toniinc  Anaximandre,  intitule  son  ouvrage  (en  vers)  r.ifi 

(3)  Suivant  certains  auteurs,  cette  idée  n'aurait  été  émise  ijuc  par  des  pytha^ori- 
ciens  postérieurs. 


54  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

—  comme  le  disait  Heraclite.  —  à  une  alternative  éternelle  de 
générations  et  de  corruptions. 

xVvec  l'école  d'Abdère,  Y  esprit  ionien  est  encore  moins  facile  à 
nier.  La  doctrine  des  atomes,  purement  matérialiste,  nous  ra- 
mène plus  que  jamais  aux  éléments.  D'après  liCucippe  et  Démo- 
crite,  les  atomes  sont  les  véritables  éléments  des  êtres,  mais  les 
espèces  de  matière  qualifiées  à^éléments  par  les  Ioniens  ne  dis- 
paraissent pas  pour  cela.  C'est  ainsi  que  le  feu  est  formé  d'atomes 
ronds,  ce  qui  explique  sa  mobilité.  L'air,  l'eau,  la  terre,  résul- 
tent de  la  façon  dont  se  groupent  et  s'accrochent  les  autres  ato- 
mes. On  connaît  assez  les  théories  curieuses  de  cette  école  sur 
la  formation  de  l'univers,  due  aux  rencontres  fortuites  de  tous 
ces  atomes  tombant  éternellement  dans  le  vide.  Plus  difficile  se 
montre  Anaxagore,  qui  appelle  à  son  secours  V Intelligence  et 
lui  fait  débrouiller  le  chaos  des  homœoméries,  atomes  différents 
de  ceux  de  Démocrite  en  ce  qu'ils  contiennent  à  l'avance  les 
qualités  caractéristiques  des  corps  qu'ils  formeront  plus  tard. 
L'Intelhgence  fait  donc  tourbillonner  la  matière,  qui  est  à  l'état 
d'air;  de  l'air  sort  l'eau;  de  l'eau  la  terre;  une  partie  de  la 
terre  devient  pierre,  et  certaines  de  ces  pierres,  détachées  du 
globe  par  le  mouvement  de  rotafion,  deviennent  des  astres  en 
s'enflammant  dans  Téther. 

Fidèle  à  notre  promesse,  nous  bornons  nos  citations.  Il  ne 
s'agit  pas  ici  d'analyser  en  détail  tous  les  systèmes,  mais  d'en 
tirer  la  quintessence  et  d'en  montrer  l'harmonie.  Pythagorc 
seul  nous  arrêtera  une  autre  fois.  Si  nous  voulions  préciser  l'o- 
rientation de  cette  philosophie  ionienne,  nous  dirions  que  Les- 
prit  qui  l'inspire  peut  se  résumer  en  deux  mots  :  l'idée  de  (/('-- 
nération^  o-jziz ,  et  l'idée  à'oj^dre  physique,  y}^r;\}.zz,  deux  mots 
dont  les  dérivés  scientifiques  ont  pris  des  sens  bien  connus, 
mais  dont  on  doit  retenir  la  signification  étymologique. 

L'idée  de  la  création,  qui  nous  parait  si  simple,  et  qui  éclate 
à  la  première  ligne  de  la  Genèse,  est  complètement  absente  du 
cerveau  grec.  Aucun  philosophe,  à  ce  point  de  vue,  n'éprouve 
le  besoin  de  remonter  à  une  cause  première.  Tous  se  placent 
en  pleines  causes  secondes,  dans  un  état  hypothétique  de  la  ma- 


M!:S    ANCKTHES    DE   SOCRATK.  55 

i'u'vc  supposée  préexistante,  et  partent  de  là  pour  expliquer  com- 
ment les  êtres  divers,  astres,  fluides,  globe  terrestre,  minéraux, 
végétaux,  animaux;  homme,  intelligence  même,  ont  été  néces- 
sairement oif/cnt/r/'s.  VA  la  philosophie,  en  cela,  se  trouve  par- 
i'aitement  d'accord  avec  la  mythologie.  Thaïes  décrit  la  généra- 
tion des  éléments  connne  Hésiode  racontait  dans  sa  théog-onie 
celle  des  dieux.  Heraclite,  qui  explique  par  Ja  chaleur  l'éternelle 
et  changeante  fécondité  des  choses,  vit  auprès  de  cette  Diane 
dEphèse,  aux  cinquante  mamelles,  qui  symbolisait  pour  le 
peuple  de  la  cité  les  multiples  forces  de  la  nature.  Empédocle, 
Pythagore,  Anaxag-ore  donnent  une  ànie  aux  plantes^  et  Platon 
comparera  bientôt  le  monde  entier  à  «  un  grand  animal,  por- 
tant dans  son  sein  les  autres  animaux  ».  Diogène  d'Apollonie  dit 
que  le  soleil  se  nourrit  de  vapeurs  et  change  de  place  comme 
un  animal  change  de  pàturag-e.  Rappelons-nous  maintenant  les 
antécédents  agricoles  de  cette  société,  l'importance  des  cultures 
arborescentes,  les  joies  de  la  vendange  et  de  la  cueillette  des 
olives,  l'admiration  pour  cette  terre-mère  qui  épanche  de  son 
sein  tant  de  trésors,  les  loisirs  de  ces  heureux  Ioniens  leur  per- 
mettant de  regarder  pousser  les  arbres,  se  gonfler  le  sol,  pas- 
ser les  nuages,  tomber  la  pluie,  reparaître  le  soleil,  éclore  à  la 
surface  du  limon  les  insectes  bourdonnants  de  l'été.  Ajoutez  à 
tout  cela  le  haut  niveau  intellectuel  du  peuple  qui  peut  se  livrer 
à  de  telles  occupations,  et  vous  concevrez  cette  direction  fon- 
damentale donnée  à  la  première  école  de  philosophie  qui  ait 
paru  dans  le  monde. 

Ce  monde  lui-même,  comment  va-t-on  l'appeler?  —  K;7;;.;r, 
c'est-à-dire  ordi'e,  arrangement,  combinaison.  L'ensemble  des 
êtres,  sollicitant  un  nom  de  cette  langue  grecque  si  riche  et  si 
souple,  n'en  obtient  point  d'autre  que  cette  métaphore  d'ailleurs 
si  juste,  et  qui  dénote  un  coup  d'œil  si  artiste  chez  ceux  qui  la 
lui  ont  appliquée.  Chose  remarquable,  l'idée  d'un  Dieu  arran- 
geur est  absente  jusqu'à  Socrate,  et  néanmoins  tous  les  efforts 
des  philosophes  tendent  à  établir  de  vastes  symétries,  des  corres- 
pondances systématiques  entre  les  différentes  parties  et  les  ditfé- 
rentes  forces  de  l'univers.  Empédocle  va  jusqu'à  substantifier 


5G  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

YAinoiw  et  la  Discorde^  à  en  faire  deux  éléments  qu'il  joint  aux 
quatre  autres  pour  les  réunir  ou  les  séparer  selon  les  besoins  du 
moment.  C'est  ici  que  l'imagination  se  donne  libre  carrière.  Re- 
prenons, par  exemple,  le  système  de  Thaïes  :  tout  vient  de  l'eau. 
Il  y  a  là  une  donnée  de  l'observation.  Évidemment  le  philosophe 
a  été  frappé  de  l'utilité  de  l'eau  dans  la  nature,  de  sa  quantité, 
de  son  action  directe  sur  la  vég-étation,  de  la  circulation  d'une 
sève  liquide  dans  les  branches.  Jusque-là  rien  de  merveilleux; 
mais  notre  homme  ne  s'en  tient  pas  là;  son  idée  lui  semble  belle; 
il  prend  feu  là-dessus.  Absorbé  par  sa  vénération  de  l'eau,  il  va  y 
ramener  tous  les  êtres.  Il  cherchera  des  arguments;  il  en  trouvera 
d'admirables,  d'ingénieux,  comme  celui-ci  :  «  L'eau  forme  tout, 
parce  cp'elle  prend  toutes  les  formes  ».  L'air  et  la  terre  ne  l'em- 
barrassèrent pas;  au  contraire,  la  fantaisie  se  joue  harmonieu- 
sement au  milieu  de  ces  difficultés  scientifiques.  Dilatons  l'eau, 
nous  avons  l'air;  resserrons-la,  nous  avons  la  terre.  Mais  Thaïes 
n'a  pas  pensé  au  feu.  Qu'à  cela  ne  tienne!  Anaximène  comble  la 
lacune  en  montrant  comment  l'air,  en  se  raréfiant,  devient  l'air 
chaud,  lequel  nous  amène  insensiblement  au  feu.  Condensez  ce 
même  air,  vous  avez  l'air  froid;  condensez  cet  air  froid,  vous  avez 
le  vent;  condensez  encore,  vous  avez  le  nuage;   condensez  da- 
vantage, vous  avez  la  pluie,  c'est-à-dire  l'eau;  condensez  tou- 
jours, vous  avez  la  terre,  puis  la  pierre.  Aucun  anneau  ne  man- 
que à  la  chaîne,    et  le   coup   d'œil   ne  souffre  pas.  Les  astres, 
naturellement,  intriguent  beaucoup.  Le  Phénicien  se  contentait 
de  savoir  où  ils  mènent.  Le  Grec  se  demande  ce  qu'ils  sont,  et, 
en  attendant  que  la  science  l'ait  explic[ué,  l'imagination  a  déjà 
trouvé  la  réponse.  Pour  Anaximandre,  les  astres  sont  des  t7wits 
percés  dans  de  grands  anneaux  dair  sombre  qui  tournent  autour 
de  la  terre  et  emprisonnent  un  air  lumineux,  visible  au  seul  en- 
droit des  trous.  Pour  Heraclite,  la  voûte  céleste  présente  des  con- 
cavités où  les  vapeurs,  en  montant,  vont  se  masser  et  s'enflam- 
ment. Prenons  le  système  deDémocrite.  L'hypothèse  aujourd'hui 
fait  sourire  :  des  atomes  qui  tombent  dans  le  vide  immense,  alors 
que,  dans  le  vide  immense,  le  mot  tomberiv'ai  plus  de  sens:  ces 
mêmes  atomes  tombant  plus  ou  jnoins  vite,  selon  leur  poids, 


I.KS    A.NC.KTUF.S    ItK    SOCHATE.  57 

alors  que,  clans  le  vide,  ia  eliute  de  tous  les  corps,  pesants  ou  lé- 
gers, s'opère  avec  une  vitesse  égale;  ces. rencontres  qui  en  ré- 
sultent, atonies  durs  s" agglomérant  avec  les  atomes  durs,  atomes 
frêles  s'assooiant  aux:  atomes  frôles,  atomes  ronds  glissant  partout 
victorieusement,  et  l'univers  entier,  avec  son  ciel,  sa  terre,  ses 
astres,  ses  êtres  divers,  résultant  de  cette  grande  averse  d'atomes  : 
tout  cela  fait  sourire  la  logique,  mais  quel  poème  laborieux  d'i- 
magination! Si  ces  philosophes-là  n'admettent  pjis  d'architecte  de 
l'univers,  c'est  qu'ils  sont  eux-mêmes  de  merveilleux  architectes, 
façonnant  un  système  philosophique  comme  Phidias  façonnera  la 
frise  du  Parthénon.  De  même  que  la  philosophie  était  en  germe 
dans  la  mythologie,  la  mythologie  se  prolonge  dans  la  philoso- 
phie. En  un  mot,  si  l'idée  de  la  'fJ^'.ç  nous  révèle  principalement 
l'Ionien  agriculteur  avec  ses  loisirs,  l'idée  du  -/.is;;,:;  nous  repré- 
sente plutôt  l'Ionien  instruit  par  le  commerce  et  s'efForçant  d'a- 
dapter à  ses  tendances  de  calculateur,  d'artiste,  de  patricien  cul- 
tivé, des  doctrines  nées  d'hier  et  où  l'on  peut  tailler  dans  le  neuf. 
Un  système,  d'ailleurs,  si  l'on  veut  y  songer,  suppose  moins  la 
joie  du  vrai  que  l'instinct  du  beau. 

Tels  sont  les  premiers  caractères  que  l'on  peut  saisir  dans  la 
philosophie  grecque  à  ses  débuts.  Ces  débuts  embrassent  le 
sixième  siècle  tout  entier  et  une  partie  du  cinquième.  C'est  la 
période  qui  va  de  la  décadence  des  Phéniciens  aux  guerres  médi- 
ques.  Durant  l'intervalle,  de  grands  événements  se  passent  :  Tyr 
est  prise  par  Nabuchodonosor,  et  l'empire  assyrien  lui-même  est 
renversé  par  Cyrus,  qui,  après  une  longue  lutte,  range  l'Ionie 
sous  ses  lois.  La  brillante  civiUsation  de  Milet,  d'Éphès^e,  de  Pho- 
cée  reçoit  un  rude  coup  du  barbare  perse.  Phocée  succombe  la 
première,  puis  Éphèse,  puis  Milet,  qui  soutient  avec  le  secours 
d'Athènes,  sa  métropole,  une  lutte  désespérée.  Désormais  la  phi- 
losophie va  illustrer  d'autres  rivages,  et  nous  aurons  à  la  suivre 
ailleurs,  à  Athènes  principalement,  où  se  concentre  désormais, 
par  un  nouveau  «  retour  »,  toute  la  force  et  toute  l'indépendance 
de  l'Ionie.  Mais  avant  d'arriver  au  type  de  Socrate,  deux  courtes 
étapes  nous  sont  encore  nécessaires.  Les  philosophes  dont  nous 


oS  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

avons  cité  le  nom  dans  cet  article  étaient  pour  la  plupart  des 
philosophes  (ïoccasion.  Leur  succès  va  être  décisif  pour  la  voca- 
tion d'une  foule  d'autres,  et  nous  allons  voir  surgir  sur  leurs  pas 
le  philosophe  de  métier.  C'est  le  professeur  après  ramateur,  le 
(irec  exploitant  la  philosophie  au  lieu  du  Grec  qui  a  rencontré 
par  hasard  la  philosophie.  Le  philosophe  de  métier  lui-même  se 
présentera  sous  deux  aspects  très  différents,  mais  tous  deux  en 
harmonie  profonde  avec  les  conditions  sociales  de  la  cité  hellé- 
nique. De  là  deux  curieuses  physionomies  à  étudier  :  celle  du;^y- 
thagoricien,  celle  du  sophiste. 

[A  suivre.) 

G.  d'Azambija. 


MADAGASCAR^^. 

V 


II. 


LE  ROYAUME   HOVA. 


LES  ORIGINES   DU   PEUPLE  IIOVA. 


Les  Hovas,  les  derniers  des  émigrés  océaniens  à  Madagascar,  y 
arrivèrent,  il  y  a  huit  ou  dix  siècles  tout  au  plus,  et  se  fixèrent 
d'abord  sur  la  côte  Sud-Est,  où  ils  avaient  abordé.  31ais  ils  ne  tar- 
dèrent pas  à  soufï'rir  du  climat  et  de  l'hostilité  des  populations 
voisines.  Honnis  et  repoussés  par  elles,  ils  durent  se  réfugier  sur 
les  hauts  plateaux  de  l'intérieur,  où,  après  avoir  vécu  dans  la 
faiblesse  et  l'isolement,  ils  s'accrurent  insensiblement  en  nomljre 
et  en  puissance,  et  finirent  par  constituer  un  État  organisé,  qui 
devait,  au  cours  de  ce  siècle,  se  rendre  maitre  de  la  plus  grande 
partie  de  l'île. 

Voici  en  quels  termes  une  tradition  indigène,  très  ancienne, 
très  répandue  parmi  les  triljus  de  l'Ouest,  et  que  le  R.  P.  Piolet 
déclare  absolument  digne  de  foi,  rapporte  l'origine  et  les  pro- 
grès du  royaume  ho  va  (2)  :  «  Les  Amboa-lambo  (^Hovas),  dit  cette 
légende,  sont  venus  d'au  delà  des  mers.  Les  vaisseaux  qui  les  por- 
taient se  brisèrent  sur  la  côte  de  Madagascar.  Ces  naufragés  s'é- 
tablirent d'abord  près  de  l'Océan,  sans  se  mêler  aux  habitants 
du  pays.  La  fièvre  fit  parmi  eux  de  nombreuses  victimes.  Cepen- 
dant il  se  multiplièrent  peu  à  peu,  et  ils  occupèrent  la  contrée. 

(1)  Voir  le  précédent  article  dans  la  Science  sociale  du  mois  dernier,  juin  181'5. 

(2)  R.  P.  Piolet,  MadcKjuscaret  les  Hovas,  p.  205. 


00  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Les  iiidisènes  en  furent  jaloux  et  leur  suscitèrent  d'abord  de 
minces  querelles,  qui  se  chaneèrent  ensuite  encombats  meurtriers. 
Les  Amboa-laml)0  furent  vaincus  et  presque  exterminés.  Or,  un 
jour,  après  une  sanglante  défaite,  ils  prirent  le  parti  de  se  retirer 
vers  le  centre  de  File.  Leur  nombre  était  fort  réduit,  il  n'y  avait 
peut-être  pas  cent  hommes  en  état  de  porter  les  armes.  Us  par- 
tirent donc  vers  le  désert  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfants,  à  la 
recherche  d'une  terre  plus  paisible  et  d'un  climat  plus  salubre. 
Ils  trouvèrent  l'un  et  l'autre  vers  le  centre  du  pays,  où  ils  se  fixè- 
rent et  se  multiplièrent  rapidement.  Plus  tard  ils  firent  la  euerre 
à  leurs  voisins  pour  s'emparer  de  leurs  troupeaux  et  de  leurs  terres, 
et  furent  vainqueurs  dans  les  combats  qu'ils  leur  livrèrent.  » 

Comment  une  poignée  d'hommes  échoués  ainsi  sur  une  côte 
inhospitahère,  puis,  après  un  pénible  exode,  transplantés  sur 
un  sol  montagneux  et  presque  aride,  sont-ils  parvenus  non  seule- 
ment à  vivre,  mais  à  se  propager,  à  s'étendre,  à  dominer  leurs 
voisins,  à  établir  leur  souveraineté  sur  le  plateau  central  d'abord, 
puis  finalement  sur  la  presque  totalité  de  l'île?  Tel  est  le  pro- 
blème que  nous  nous  proposons  d'étudier. 

Si  ardu  que  ce  problème  puisse  paraître,  la  Science  sociale  va 
nous  fournir  le  moyen  de  le  résoudre.  Il  nous  suffira,  à  cet  effet, 
de  comparer  la  formation  sociale  des  Hovas  avec  celle  des  tribus 
qu'ils  ont  rencontrées  devant  eux,  une  fois  parvenus  sur  le  plateau 
central,  et  de  rechercher  comment,  dans  ce  lieu  déterminé,  s'est 
exercée,  par  rapport  aux  deux  groupes  de  populations  ainsi  mis 
en  présence,  l'influence  du  mode  de  travail  cjui  constituait  l'art 
nourricier  de  chacun  d'eux. 

Les  Hovas,  avons-nous  dit  précédemment,  sont  des  Malais.  Ve- 
nus par  mer  de  l'archipel  indien,  leur  lieu  d'origine,  ils  sont 
arrivés  à  Madagascar  dans  toute  la  pureté  de  leur  formation  so- 
ciale primitive.  On  sait,  en  efiet,  cjuc  les  migrations  par  voie 
maritime,  en  évitant  pendant  la  route  aux  émigrants  tout  con- 
tact avec  les  populations  étrangères,  les  déposent,  au  point  d'ar- 
rivée, absolument  tels  qu'ils  se  trouvaient  au  point  de  départ. 

C'est  ainsi  que  les  Hovas,  parvenus  à  Madagascar  sur  une  flo- 


MADAGASCAR.  01 

tille  (lo  barques  dnuhles,  ont  {)ii  y  prendre  terre  sans  que  leur 
lormation  malaise  ait  été  en  rien  altérée  par  le  voyage. 

Or,  ([ue  sont  les  Malais?  Ce  sont  des  populations  mong-oliqucs, 
de  couleur  jaune,  (|ui,  descendues  de  Chine  dans  Farchipel  malais 
par  les  vallées  orientales  de  la  péninsule  indo-chinoise,  ont  été 
transformées  par  le  séjour  de  plusieurs  siècles  qu'elles  ont  fait  en 
ce  lieu.  Les  renseignements  fournis  sur  elles  par  Ratzel  (1),  dans 
le  savant    traité  d'ethnographie  qu'il  a  publié  sous  le  titre  de 

Viilkerkundc,  permettent  de  se  faire  une  idée  exacte  des  caractères 
de  leur  civilisation  spéciale.  Les  Malais,  tout  d'abord,  ont  conservé 
avec  soin  l'organisation  communautaire  de  la  famille  qu'ils  avaient 
apportée  de  Chine.  Ratzel  constate  que  leur  religion  se  résume 
presque  tout  entière  dans  le  culte  des  ancêtres  (p.  V63)  et  il  ajoute, 
d'autre  part,  que  chez  eux  l'organisation  fondamentale  de  l'État 
s'appuie  dune  manière  tout  à  fait  évidente  sur  les  liens  de  famille 
(p.  i38).  Ces  deux  traits  suffiraient,  croyons-nous,  à  défaut  d'au- 
tres preuves,  pour  démontrer  le  caractère  communautaire  de  la 
famille  malaise  et  mettre  en  relief  l'analogie  qu'elle  a  conservée 
avec  le  type  chinois  (2). 

Quant  à  la  nature  de  leur  travail  nourricier,  elle  est  très  exac- 
tement définie  par  le  même  auteur  :  «  Les  Malais  véritables,  dit-il 
(p.  372),  même  lorsqu'ils  se  sont  établis  dans  une  résidence  fixe, 
sont  portés  par  leur  instinct,  si  toutefois  cette  résidence  fixe 
est  voisine  de  la  mer  ou  d'un  grand  fleuve,  à  la  vie  maritime  et  aux 
branches  d'industrie  qui  sont  le  plus  directement  en  rapport  avec 
la  vie  maritime.  La  pêche,  le  commerce  et  la  piraterie  répondent 
à  leurs  tendances  favorites;  l'agriculture  n'est  pour  eux  le  plus 
souvent  qu'un  pis  aller  et  ils  ne  se  livrent  jamais  ou  presque  ja- 
mais à  l'art  pastoral  pur.  » 

Sonl-ils  obligés  de  recourir  aux  travaux  des  champs ,  Ratzel 
constate  (p.  VI G)  que  «  leur  agriculture  a  pour  objet  premier 
le  riz.  Même  l'élevage  du  bétail,  là  où  il  se  produit,  est  en 
étroite  corrélation  avec  la  culture  de  cette  céréale,  car  les  buffles 

(1;  Ratzel  (D'  Friedrich).  Vulkerlaindc,  t.  H. 

(2)  Voir,  dans  la  Science  sociale,  sur  l'organisation  de  la  famille  chez  les  Chinois, 
les  articles  de  M.  Robert  Pinot  (année  1886). 


Gi2  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

des  Malais  ont  pour  principal  emploi  de  travailler  les  champs 
de  riz.    » 

Sont-ils  libres  de  suivre  leur  penchant  pour  la  vie  maritime , 
Ratzel  nous  apprend  qu'ils  s'adonnent  immédiatement  au  com- 
merce :  c(  Le  Malais,  dit-il  (p.  i28),  a  pour  le  commerce  une  in- 
clination innée.  » 

Mais  pour  être  commerçant,  il  faut  avoir  quelque  chose  à 
vendre.  Le  commerce  est  alimenté  surtout  par  la  fabrication.  Les 
Malais  seront  donc  fabricants.  Et,  de  fait,  nous  lisons,  dans  l'au- 
teur que  nous  venons  de  citer,  qu'ils  sont  hal)iles  dans  diverses 
branches  d'industrie,  spécialement  dans  le  travail  des  métaux. 
Nous  devinons  pourquoi  ils  inclinent  vers  cette  branche  particu- 
lière d'industrie  :  c'est  sans  aucun  doute  parce  qu'elle  fournit  des 
produits  d'un  placement  plus  général.  Ces  produits,  qui  ont  une 
grande  valeur  sous  un  faible  volume,  sont  faciles  à  transporter 
par  mer  et  trouvent  aisément  des  acquéreurs  sur  tous  les  mar- 
chés. Ils  constituent,  parla  même,  un  objet  de  commerce  de  pre- 
mier ordre  et  on  s'explique  très  bien  pourquoi  les  Malais,  étant 
de  préférence  commerçants,  et  commerçants  marins,  ont  choisi, 
entre  tous  les  genres  de  fabrication,  celai  qui  satisfaisait  le  mieux 
pour  eux  aux  conditions  du  commerce  maritime. 

11  ne  suffit  pas  qu'un  commerçant  nit  quelque  chose  à  vendre, 
il  faut  aussi  (ju'il  sache  le  vendre.  11  doit  être  capable  de  se  do- 
miner, de  manière  à  dissimuler  à  son  client  le  désir  qu'il  a  de 
lui  voir  acheter  les  marchandises  qu'il  lui  présente  ;  il  doit  savoir 
«  faire  l'article  >>,  il  doit  savoir  séduire,  éblouir  le  malheureux 
acheteur,  et ,  au  besoin ,  l'étourdir  par  un  flux  de  paroles  insi- 
dieuses. De  toutes  ces  qualités  propres  au  commerce,  pas  une  ne 
fait  défaut  aux  Malais.  Nous  savons  par  Ratzel  (p.  378)  qu'ils 
sont  tous  maîtres  d'eux-mêmes,  quelle  que  soit  leur  passion  in- 
térieure, quïls  sont  très  polis  et  très  bavards,  et  qu'ils  ont  un 
don  de  parole  remarquable. 

Mais  ce  ne  sont  point  encore  là  tous  les  traits  caractéristiques  du 
commerce.  Le  commerçant  entre  quotidiennement  en  rapports, 
par  suite  de  sa  profession,  avec  les  peuples  les  plus  divers.  Au 
contact  des  civilisations  les  plus  variées  et  des  mœurs  les  plus 


jMADAGASCAn.  (i.'i 

tlilfércntos,  parfois  nièiiie  les  plus  opposées,  son  esprit  doit  torcé- 
jnent  devenir  plus  ouvert  et  plus  tolérant,  son  jugement  plus 
large;  et,  appartint-il  au  type  de  famille  le  plus  conservateur  des 
anciens  usages,  au  type  communautaire^  il  sera  peu  à  peu  conduit, 
par  ce  frottement  de  tous  les  jours,  à  abandonner  au  moins  une 
partie  de  ses  traditions  héréditaires.  C'est  ce  qui  se  produit  dans 
le  cas  des  Malais,  dont  les  aptitudes  intellectuelles,  d'après  l'au- 
teur que  nous  citons,  se  manifestent  d'une  façon  très  particu- 
lière par  une  facilité  remarquable  à  s'assimiler  les  éléments  d'une 
civilisation  étrangère.  Non  seulement  ils  imitent  les  procédés  de 
fabrication  des  peuples  avec  lesquels  ils  sont  en  relation,  de  ma- 
nière à  pouvoir  leur  offrir  les  produits  que  ceux-ci  préfèrent, 
mais  encore  ils  accueillent  très  volontiers  toutes  les  doctrines  et 
toutes  les  religions  étrang"ères. 

En  faisant  le  portrait  des  Malais,  nous  venons  de  donner  à  très 
peu  de  chose  près  celui  des  Hovas.  Il  y  manque  cependant  encore 
unirait  essentiel.  Ratzel,  parlant  de  la  navigation  malaise,  après 
avoir  dit  qu'elle  se  rattache  à  la  navigation  polynésienne  et 
qu'elle  s'effectue  à  l'aide  de  pirogues  à  balancier  et  de  canots 
doubles,  ajoute  (p.  i2T)  que  c'est  grâce  à  de  tels  moyens  de 
transports  que  se  sont  faites  «  les  grandes  expéditions  de  com- 
merce et  de  piraterie  des  Malais,  qui  ont  été  parfois  des  migra- 
tions de  peuples  ».  Il  faut  retenir  ces  paroles.  Elles  nous  livrent 
le  secret  de  l'organisation  primitive  des  Hovas. 

Les  Hovas,  en  tant  que  Malais,  sont  donc  des  communautaires  et 
des  commerçants.  Mais  ils  sont  quelque  chose  de  plus  :  ils  repré- 
sentent l'élément  le  plus  actif,  le  plus  entreprenant,  de  la  société 
malaise.  Ce  n'est  pas  pour  se  livrer  seulement  à  un  commerce  un 
peu  plus  étendu  que  des  communautaires  quittent  leur  pays  dans 
des  conditions  à  peu  près  exclusives  de  tout  espoir  de  retour.  Il 
faut  que  les  Hovas  aient  été  poussés  par  un  motif  plus  fort  pour 
s'embarquer  comme  ils  l'ont  fait,  avec  leurs  femmes  et  leurs  en- 
fants, quitter  la  terre  des  aïeux  et  cingler  à  l'aventure  vers  une 
côte  aussi  lointaine  que  celle  de  Madagascar.  Ce  motif,  Ratzel 
nous  permet  de  le  deviner,  lorscju'il  nous  parle  de  ces  grandes 
expéditions  de  commerce  et  de  piraterie  des  Malais,  nai  ont  éti' 


64  LA     SCIENCE    SOCIALE. 

parfois  des  migrations  de  peuples.  Il  n'y  a  point  de  doute,  à  nos 
yeux,  que  les  Hovas  n'aient  été,  non  des  Malais  ordinaires,  mais 
des  Maldiis particuiièreinenf  organisés  en  vue  d expéditions  loin- 
taines de  piraterie  et  de  conquête. 

Ils  se  trouvaient  évidemment  organisés  d'une  manière  com- 
plète pendant  la  traversée.  Nulle  part  moins  qu'à  bord  d'un  na- 
vire on  ne  peut  se  passer  d'ordre,  de  discipline  et  de  hiérarchie. 
Et  ils  conservèrent  leur  organisation  lorsqu'ils  débarquèrent  à  Ma- 
dagascar. Les  difficultés  spéciales  de  leur  situation  vis-à-vis  des 
indigènes  leur  en  faisaient  une  nécessité  étroite.  Loin  de  se  fondre 
avec  eux,  comme  ils  l'eussent  fait  tout  naturellement  s'ils  n'eussent 
été  cjue  de  simples  colons  isolés,  sans  arrière-pensée  de  domination 
et  de  conc|uête,  ils  restèrent  unis,  dit  la  tradition,  et  formèrent 
un  groupe  autonome.  Tant  cju'ils  furent  faibles,  ils  continuèrent 
à  vivre  à  part;  mais,  peu  à  peu,  ils  se  multiplièrent  et  menacèrent 
l'indépendance  de  leurs  voisins.  C'est  alors  cjue  ceux-ci  s'ému- 
rent :  ils  comprirent  cjue  s'ils  ne  mettaient  un  terme  au  développe- 
ment croissant  des  nouveaux-venus,  ils  ne  tarderaient  pas  à  être 
vaincus  et  asservis  par  eux.  Le  conflit  éclata,  mais  la  lutte  était 
inégale.  Les  Hovas  encore  trop  faibles  furent  battus;  ils  prirent 
alors  le  parti  de  se  retirer  dans  l'intérieur  de  l'Ile,  et  se  dirigèrent 
vers  le  plateau  central.  C'est  là  qu'ils  s'arrêtèrent  et  s'établirent. 

Quelles  populations  y  rencontrèrent-ils ,  et  dans  quelles  con- 
dition s'effectua  leur  établissement?  Telle  est  la  double  question 
cjui  se  présente  maintenant  à  nous  et  dont  la  solution  va  nous 
révéler  tout  le  secret  de  leur  évolution  sociale. 

Un  premier  point  est  hors  de  doute,  c'est  que  les  Hovas^  en  ar- 
rivant sur  le  plateau  de  Flmérina,  dans  la  région  où  s'élève  main- 
tenant Tananarive,  ne  trouvèrent  point  ce  pays  vide.  Il  était  oc- 
cupé par  une  population  appelée  les  Vazimbas  (1).  Qu'étaient  ces 
Vazimbas?  Nous  n'hésitons  pas  à  répondre  que  c'étaient  des  agri- 
culteurs. Il  suffit  de  se  rappeler  ce  que  nous  avons  dit  dans  notre 
précédent  article ,  lorsque  nous  avons  présenté  la  description 

(1)  Eux-mêmes  venus  de  la  région  sud-orienlale  et  océanienne  de  l'Asie,  comme  tous 
les  Malgaches,  ainsi  que  nous  l'avons  fait  voir  dans  l'article  précédent. 


jMAllAr.ASCAH.  05 

pliysi(|ue  du   plateau  central  nialg-ache.  pour  se  persuader  (]ue 
Jamais  riiomuie  n'a  pu  y  vivre  des  produits  de    la  simple  ré- 
colte. Ce  plateau,  il  est  vrai,  était  plus  boisé  autrefois  qu'il  ne 
l'est  aujourd'hui,  mais  ce  n'est  là  (|u'uuc  différence  relativement 
secondaire  au  pointde  vue  ([ui  nous  occupe.  La  présence  des  bois, 
en  réjL^ularisant  \o  régime  des  eaux  et  en  assurant  un  climat  plus 
égal,  rendait  la  culture  plus  facile  et  plus  fructueuse,  mais  elle 
n'en  supprimait  pas  la  nécessité.  Le  sol  graniticyue  de  l'Imérina 
n'a  jamais  pu  donner  des  produits  spontanés  en  <[uantité  suffi- 
sante pour  alimenter  tout  un  peuple.  Les    habitants  devaient 
donc  demander  au  travail  de  la  terre  les  ressources  que  la  na- 
ture refusait  de  leur  accorder  gratuitement. 

Nous  sommes  d'autant  plus  fondés  à  considérer  les  Vazimbas 
comme  des  agriculteurs,  que  là  où  le  plateau  central  de  Ma- 
dagascar a  été  respecté  jusque  dans  ces  derniers  temps  par  les 
invasions  postérieures  et  s'est  conservé  par  conséquent  dans 
son  état  originaire,  nous  le  trouvons  précisément  occupé  par  des 
ag-riculteurs.  C'est  ce  qu'il  est  facile  de  constater  dans  la  partie 
de  plateau  (jiui  confine  immédiatement  au  sud  de  llmérine, 
nous  voulons  parler  du  pays  des  Betsiléos. 

Les  Betsiléos  sont  aujourd'hui  tombés  sous  la  domination  de 
leurs  voisins  les  Hovas,  et  leur  organisation  politique,  a,  par  suite, 
été  changée;  mais  leur  organisation  sociale,  seul  point  qui  nous 
importe,  est  demeurée  intacte.  Or,  voici  comment  ils  nous  sont 
décrits  par  les  RR.  PP.  Abinal  et  de  La  Vaissière ,  (jui  les  con- 
naissaient parfaitement. 

«  Le  Betsiléo,  disent-ils  (1),  a  généralement  le  visage  plus 
noir  que  le  Hova  ,  ses  lèvres  sont  plus  épaisses ,  son  nez  plus 
aplati,  son  front  plus  bas;  tout  l'ensemble  de  ses  traits  accuse, 
en  un  mot,  plus  de  grossièreté  que  chez  son  vainqueur  de  l'I- 
mérina. Mais  il  a,  en  revanche,  une  stature  plus  haute  et  des  mem- 
bres plus  forts,  mieux  proportionnés.  Le  caractère  du  Betsiléo  se 
ressent  de  son  tempérament  peu  nerveux  et  souvent  lympha- 
tique. Il  est  plus  doux  que  le  Hova;   plus   calme,  et  n'est  point 


(1)  R.  P.  de  La  Vaissière,  Vingt  uns  à  Madagascar,  i>.  îo-il. 

T.    XX. 


(i6  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

porté  aux  mêmes  spéculations  véreuses.  Le  vrai  bonlieur  pour 
lui  coiifiiste  à  vivre  au  milieu,  de  ses  proiwiétés^  entouré  d'une 
nombreuse  famille  qui  le  vénère ,  occupé  à  planter  ses  rizières, 
ses  champs  de  maïs  ou  de  manioc,  et  à  se  livrer  tout  entier 
au  soin  de  ses  nombreux  troupeaux  de  bœufs. 

«  Comme  intelligence,  le  Betsiléo  semble  suivre  de  fort  près 
le  Hova.  On  le  remarque  facilement  dans  les  écoles,  où  ses  en- 
fants arrivent  souvent  à  l'emporter  sur  leurs  émules  de  llmérina. 
Ce  qui  ne  les  empêchera  pas,  plus  tard ,  en  raison  de  leur  sim- 
plicité, de  devenir  les  victimes  de  la  rouerie  des  commerçants 
hovas.   » 

«  Avant  la  conquête  des  Hovas,  c'est-à-dire  avant  le  commen- 
cement du  dix-neuvième  siècle,  les  Betsiléos,  d'après  le  R.  P.  Pio- 
let (1),  habitaient  exclusivement  dans  des  villes  construites  au 
sommet  des  montagnes  et  d'un  très  difficile  accès.  On  n'y  arri- 
vait d'ordinaire  que  par  un  seul  côté ,  tous  les  autres  étant  à 
pic  et  une  triple  enceinte  de  fossés  profonds  entourant  la  ville 
et  la  montagne  ;  précaution  bien  nécessaire  à  raison  des  guerres 
continuelles  que  les  Betsiléos  se  faisaient  entre  eux,  ou  qu'ils 
soutenaient  de  la  part  des  Bara  leurs  voisins  (2).  Ces  villes  sont 
aujourd'hui  presque  toutes  abandonnées  par  les  habitants  du 
pays ,  qui  préfèrent  se  log-er  dans  des  fermes ,  généralement 
éparses  au  milieu  des  plaines,  et  entourées  d'épais  massifs  de 
cactus  épineux,  vraiment  impénétraljles. 

«  Les  Hovas  se  sont  établis  en  grand  nombre  au  milieu  des 
Betsiléos,  qu'ils  envahissent  peu  à  peu,  et  qu'ils  dépouillent  de 
leurs  plus  belles  possessions.  Nulle  part,  dans  toute  l'ile  de  Ma- 
dagascar, leur  administration  n'est  aussi  oppressive,  aussi  ar- 
bitraire,  moins  conforme  aux  règles  de  la  justice,  et  aucune 
autre  tribu  n'est  exploitée  comme  ces  malheureux  et  inoffensifs 
Betsiléos.  Sous  les  prétextes  les  plus  frivoles,  les  Hovas  les  dépossè- 
dent de  leurs  terres,  se  les  approprient  et  les  font  cultiver  par 
des  esclaves  venus  de  l'Imérina.  Ou  bien,  c'est  par  le  commerce 
et  l'usure  qu'ils  les  ruinent  et  leur  enlèvent  tout  ce  qu'ils   pos- 

(1    R.  P.  Piolet,  Madagascar,  sa  description,  ses  liabitanfs,  p.  323-325. 
(2;  On  peut  comparer  cette  situation  à  celle  des  villages  kabyles. 


MADAGASCAU.  67 

sèdent.  Un  mallieiircux  Betsiléo  achète  deux  fois,  ti'ois  fois,  dix 
fois  sa  valeur,  ce  (ju'un  Ambohiiualaza  vient  lui  apportei'  en 
lait  do  toiles  et  de  bibelots  et  ne  peut  le  payer;  ou  bien,  pour- 
une  cause  quelconque,  funérailles,  impùts,  etc.,  il  a  dû  em- 
prunter à  des  taux  fantastiques  quel([ues  piastres  à  son  voisin 
hova,  et  il  ne  peut  pas  les  rendre  :  alors  on  vend  sa  maison,  son 
champ,  tous  ses  biens  à  l'encan  ,  le  créancier  les  achète,  et  le 
Betsiléo  est  ruiné.   » 

Les  lignes  que  nous  venons  de  citer  mettent  en  relief,  de  la 
manière  la  plus  saillante,  le  contraste  qui  existe  entre  le  Hova 
et  le  Betsiléo,  c'est-à-dire  entre  deux  types  se  rattachant  à  des 
méthodes  de  travail  toutes  différentes  :  d'un  côté,  le  marchand, 
rusé  et  sans  scrupule,  qui  arrive  de  loin  après  avoir  beaucoup 
couru  le  monde;  de  l'autre,  le  cultivateur,  honnête  et  facile  à  du- 
per, dont  les  vues  étroites  n'ont  jamais  dépassé  l'horizon  borné 
de  son  plateau  natal. 

Puisqu'il  résulte  de  la  force  même  des  choses,  c'est-à-dire  des 
ressources  naturelles  du  lieu  et  du  travail  qui  y  est  appliqué,  ce 
contraste  a  dû  exister  de  tout  temps  entre  les  simples  paysans, 
premiers  occupants  du  massif  central  de  l'île,  et  les  aventuriers, 
venus  de  la  côte  pour  les  exploiter.  Le  type  des  Yazimba,  au  mi- 
lieu desquels,  d'après  la  tradition,  s'établirent  les  Hovas,  à  leur 
arrivée  dans  l'Imérina,  devait  donc,  tout  l'indique,  être  très 
analogue  à  celui  que  présentent  aujourd'hui  les  Betsiléos,  ces 
voisins  des  Hovas  récemment  envahis  par  eux. 

La  conclusion  qu'il  en  faut  tirer,  et  qu'eliectivement  nous  en 
tirons,  c'est  que  la  population  actuelle  de  l'Imérina,  celle  qu'on 
appelle  communément  et  indistinctement  le  peuple  hova,  est 
formée  en  réalité  de  deux  couches  superposées  de  populations  : 
une  première  couche  plus  ancienne,  qui  était  formé  de  cultiva- 
teurs, et  une  seconde  couche  plus  moderne,  qui  a  fini  par  recou- 
vrir l'autre  et  par  la  dominer,  et  qui  était  constituée  par  des 
industriels  et  des  commerçants. 

Longtemps  on  a  cru  que  les  premiers  occupants,  les  Vazimbas, 
exterminés  par  les  envahisseurs,  avaient  disparu  sans  laisser  de 
traces.  Cette  hypothèse  de  la   destruction  complète  de  tout  un 


08  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

peuple  est  peu  conforme  à  la  vraisemblance  historique.  (<  Dans 
toute  conquête,  en  effet,  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  d'une  race  no- 
toirement inférienre,  comme,  par  exemple,  les  Indiens  d'Amérique 
vis-à-vis  de  la  race  anglo-saxonne ,  les  vaincus  se  soumettent 
ordinairement  au  vainqueur,  puis  se  mélangent  à  lui,  et  souvent 
même  ils  reprennent  peu  à  peu  le  dessus  et  arrivent  à  le  dominer. 
C'est  ce  qui  s'est  passé  en  Angleterre  après  laconcjuête  normande, 
c'est  ce  qui  s'était  produit  dans  notre  pays  après  l'invasion  franque, 
et  ce  que  l'on  constate  également  en  étudiant  les  populations  si 
mélangées  des  Indes,  de  la  Malaisie  et  de  la  Chine.  C'est  donc 
vraisemblablement  ce  qui  dut  avoir  lieu  lors  de  la  conquête  de 
l'Imérina. 

((  Et  puis,  il  y  a  cette  multiplicité  des  races  (ju'il  faut  expli- 
quer. Nous  retrouvons,  en  eifet,  clairement,  parmi  ceux  qu'on 
est  convenu  d'appeler  les  «  Hovas  » ,  deux  races  en  tout  semblables 
aux  habitants  des  autres  parties  de  Madagascar,  c'est-à-dire  les 
descendants  des  Papous,  ou  Négritos,  des  iles  de  la  Malaisie,  et 
ceux  des  Indonésiens  et  Polynésiens  du  même  pays;  et,  en  même 
temps,  les  dominant  ouvertement,  juxtaposée,  se  mêlant  irrégu- 
lièrement avec  elles,  mais  sans  contracter  d'alliance  légitime, 
une  troisième  race  bien  différente  (à  certains  égards)  des  deux 
premières,  plus  intelligente,  plus  ambitieuse,  avec  des  goût,  des 
tendances,  et  des  aptitudes  à  part.  Or,  il  est  impossible  qu'une 
différence  si  tranchée,  qu'une  séparation  si  marquée,  se  soit  pro- 
duite entre  vainqueurs,  après  la  conquête;  il  est  bien  invraisem- 
blable aussi,  qu'elle  existât  auparavant  parmi  eux. 

1  Ce  n'est  pas  tout  :  les  Hovas  ont  un  culte  tout  particulier  pour 
les  anciens  habitants  de  l'Imérina,  les  Vazimbas,  ceux-là  précisé- 
ment qu'ils  auraient  vaincus,  et  puis  exterminés  et  chassés  de 
leur  pays.  Il  y  a  même  une  tradition  courante  parmi  eux  que 
ces  Vazimbas  reparaîtront  un  jour  et  reconquerront  l'Imérina.  Ce 
culte,  on  tâche  de  l'expliquer  par  la  crainte  qu'ont  les  vainc[ueurs 
que  les  âmes  de  leurs  victimes  ne  se  vengent  en  leur  envoyant 
des  sorts,  des  maléfices,  quantité  de  maladies  et  de  malheurs. 
De  là,  des  prières  et  des  sacrifices,  afin  de  les  apaiser.  Mais,  pour 
un  effet  si   universel,  pour  un  culte  si  profondément  enraciné 


MADACASr.AII.  69 

et  si  général,  la  cause  est-elle  suffisante?  VA  puis,  comment 
admettre  que  les  vainqueurs  conservent  ainsi  soigneusement  la 
tradition  que  leurs  victimes  reparaîtront  un  jour  pour  les  battre 
et  les  chasser  à  leiii-  tour?  Tout  cela  est  pour  le  moins  hien  invrai- 
semblable. Tout  au  contraire  s'explique  naturellement  et  faci- 
lement, en  admettant  une  thèse  féconde  et  très  simple,  que 
M.  Grand idier  indicjuait  déjà  dans  un  mémoire  ])ublié  en  1888, 
pour  le  centenaire  de  la  Société  philomatique,  et  qu'il  m'a  affirmé 
personnellement,  dit  le  1*.  Piolet  (1),  être  pour  lui  une  certitude.  » 

Cette  thèse  consiste  à  distinguer,  dans  ce  qu'on  appelle  commu- 
nément en  France  les  Hovas  (et  qu'il  serait  plus  exact  d'appeler 
les  Antimerina  ou  les  Ambaniandro  (2),  deux  éléments  bien  diffé- 
rents :  les  descendants  des  marchands  malais  conquérants  et 
dominateurs,  qui  sont  les  Andriana,  et  les  descendants  de  leurs 
prédécesseurs,  adonnés  à  la  culture  et  subjugués  par  eux,  les 
Vazimbas,  qui  sont  les  Hovas  proprement  dits.  Les  Andriana  sont  la 
classe  noble  du  pays,  et  forment  approximativement  le  sixième 
de  sa  population  libre;  les  Hovas,  qui  constituent  la  masse  du 
reste  de  la  nation,  sont  au  contraire  la  classe  roturière. 

Si  l'on  veut  bien  tenir  compte  de  cette  diflerence  dans  ie 
mode  de  travail,  et  si  l'on  admet  cette  succession  d'établissements 
chez  le  peuple  hova,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  chez  le 
peuple  antimerina,  toutes  les  difficultés  que  nous  avons  signalées 
se  dissipent,  toutes  les  obscurités  s'éclaircissent.  On  n'a  plus  à 
supposer  la  destruction,  si  invraisemblable,  de  toute  la  population 
ancienne;  on  se  rend  très  aisément  compte  de  la  variété  des 
types  physiques,  et  il  n'y  a  pas  jusqu'au  culte  des  Vazimbas, 
les  vaincus  d'autrefois,  il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  croyance  populaire 
à  leur  retour,  qui  ne  trouvent  une  explication  satisfaisante.  Puis- 
qu'ils sont  les  ancêtres  de  ceux  qu'on  appelle  aujourd'hui  les 
Hovas  proprement  dits,  il  est  tout  naturel  que  ceux-ci,  qui  forment 
le  gros  de  la  population,  aient  pour  eux  une  vénération  particu- 

(1)  R.P.  Piolet,  McuUujascar  et  les  Hovas,  p.  24-25. 

(2}  Le  nom  à.' Antimerina  désigne  les  habitants  du  plateau  de  riniérina:  celui 
A' Ambaniandro,  qui  est  |>lus  usité  à  Madagascar,  a  exactement  la  même  acception.  Si 
au  lieu  d'employer  un  de  ces  deux  termes,  nous  continuons  à  nous  servir  de  celui 
de  peuple  hova,  c'est  uniquement  pour  nous  conformer  à  l'usage  établi. 


70  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

lière  et  croient  à  leur  retour  :  c'est  en  entretenant  de  telles 
espérances,  plus  ou  moins  chimériques,  c[ue  de  tout  temps  les 
vaincus  ont  tâché  de  se  consoler  de  leurs  défaites. 

Mais  cette  théorie  n'a  pas  seulement  le  mérite  de  résoudre  des 
difficultés  de  détail,  elle  présente  un  avantage  beaucoup  plus 
grand  :  elle  permet  de  voir  clair  dans  la  question  très  complexe 
de  Forganisation  du  peuple  ho  va. 

II.    l'organisation    du    peuple    IIOVA. 

A  la  base  de  l'organisation  du  peuple  hova  se  trouve  la  com- 
munauté de  famille,  et  au  sommet  la  communauté  d'État,  repré- 
sentée par  le  souverain.  Entre  la  communauté  de  famille  et  la 
communauté  d'État  se  place  un  groupement  intermédiaire,  la 
caste.  La  famille,  la  caste  et  la  royauté,  telles  sont  les  trois  ins- 
titutions essentielles  de  cette  société.  Il  y  faut  joindre,  pour  être 
complet,  le  régime  censitaire  et  l'esclavage. 

Nous  allons  démonter  un  à  un  ces  divers  rouages  de  la  vie 
privée  et  publique  des  Hovas,  mais,  avant  de  le  faire,  il  importe, 
pour  rendre  nos  explications  plus  claires,  d'insister  sur  une  no- 
tion tout  à  fait  capitale,  à  savoir,  que,  tandis  qu'en  Europe  l'or- 
ganisation sociale  a  pour  point  d'appui  l'installation  matérielle 
des  familles  sur  le  sol,  à  Madagascar,  comme  chez  toutes  les  races 
patriarcales,  l'organisation  sociale  est  entièrement  fondée  sur  la 
hiérarchie  des  personnes. 

Cette  différence  profonde  entre  les  races  patriarcales  et  les  races 
non  patriarcales,  qui  est  un  des  points  dominants  et  les  mieux 
éclaircis  de  la  Science  sociale,  a  été  exposée  bien  des  fois  dans 
cette  Revue.  On  en  peut  voir  un  énoncé  particulièrement  net 
dans  la  remarquable  étude  de  M.  Robert  Pinot  sur  la  Société  chi- 
noise; je  prie  le  lecteur  de  vouloir  bien  s'y  reporter  (1).  «  En 
Asie,  écrivait-il,  les  familles,  détachées  du  sol,  lient  fortement 
les  individus  aux  individus;  partout  et  toujours,  les  hommes 
sont  dans  l'étroite  dépendance  de  cet  organisme  puissant,  la 

(1)  Voir  notamment  la  Science  sociale,  année  1886,  premier  semestre,  p.  411. 


MADAGASCAR.  71 

tamillc  patriarcale;  elle  les  suit,  les  gouverne,  les  soutient  en 
([uel([ue  lieu  «[u'ils  se  trouvent.  En  Europe,  au  contraire,  les 
lamilles  sont  liées  au  sol;  là  où  elles  ont  pris  racine,  elles  ol- 
frent  un  sérieux  appui  aux  individus;  c'est  sur  ce  coin  de  terre 
que  les  liomnics  sont  forts;  en  dehors  de  ce  point,  c'est  Fabsoluc 
liberté,  c'est  lindividualisme  avec  ses  avantages  et  ses  inconvé- 
nients. Aussi,  en  Asie,  on  comprend  très  bien  qu'une  terre  n'ap- 
partienne à  personne,  mais  on  ne  comprend  pas  qu'un  homme 
soit  seul,  indépendant,  qu'il  ne  soit  relié  à  aucun  groupe,  à 
aucune  famille;  en  Europe,  on  ne  conçoit  pas  une  terre  sans 
maître,  mais  on  conçoit  très  bien  l'homme  seul,  sans  famille, 
l'individu  isolé.  »  Ce  qui  est  vrai  en  Asie,  l'est  également  à  Ma- 
dagascar. Là  aussi,  on  comprend  l'homme  sans  domaine,  sans 
propriété  foncière,  mais  on  ne  comprend  pas  l'homme  en  dehors 
de  la  communauté. 

«  A  Madagascar,  écrit  le  R.  P.  Piolet  (1),  toute  la  terre  appar- 
tient à  la  reine  ;  et  ce  n'est  pas  là  seulement  nne  manière  em- 
phatique d'exprimer  le  pouvoir  absolu,  la  toute-puissance  du 
souverain,  c'est  un  principe  primordial  et  qui  domine  tout.  En 
1891,  en  passant  à  Nossi-Bé,  je  causais  avec  un  Malgache  fort  in- 
telligent et  d'une  certaine  situation  ;  c'était  un  des  descendants 
des  anciens  rois  sakalaves,  un  ami  de  la  France  et  un  ennemi 
desHovas.  Il  me  parlaitde  la  maison  et  des  champs  qu'il  avait  sur 
la  Grande-Terre,  et,  en  lui  répondant,  j'employais  le  mot  de 
propriété.  «  Oh  !  ils  ne  m'appartiennent  pas,  »  reprit-il;  et,  comme 
je  ne  comprenais  pas  :  «  ils  appartiennent  à  la  reine,  continua- 
t-il,  car  toute  la  terre  de  Madagascar  appartient  à  la  reine  ;  je  les 
cultive,  je  les  ensemence,  j'en  récolte  les  fruits,  mais  ils  ne 
m'appartiennent  pas.  »  Voilà  ce  que  vous  répondront  tous  les 
Malgaches  sans  exception,  car  c'est  là  l'exacte  vérité.  La  reine 
peut  vous  prendre  votre  terre,  votre  récolte,  votre  maison,  sans 
compensation  aucune,  si  elle  en  a  besoin,  ou  simplement  si  elle 
en  a  envie  «. 

Si  les  Hovas  n'ont  pas  la  notion  d'un  véritable  droit  de  pro- 

(1)  H.  p.  Piolet,  MadcKjascar  el  les  Hovas,  p.  180. 


72  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

priété  foncière,  ils  ont,  tout  au  contraire,  avons-nous  dit.  une 
attache  profonde  avec  la  famille  à  laquelle  ils  appartiennent. 
«  C'estla  famille,  écrit  leR.  P.  Piolet  (1),  qui  est  la  véritable  unité 
sociale  et  le  fondement  de  l'État  malgache...  Chaque  famille 
forme  comme  un  petit  État,  avec  ses  lois  et  ses  coutumes  propres, 
transmises  oralement.  Le  père,  ou  à  défaut  du  père,  son  fils 
aillé,  ou  tout  autre  choisi  par  lui  ou  désigné  par  l'usage,  y  est 
tout-puissant.  C'est  lui  qui  régit  tout  pendant  sa  vie  et  il  a  pleine 
liberté  à  sa  mort  de  laisser  ses  biens  à  qui  il  veut  et  comme 
il  veut.  Il  peut  rejeter  ses  enfants  ou  en  adopter  d'autres,  à  la 
seule  condition  de  notifier  sa  décision  au  gouvernement.  Avant 
1861,  il  pouvait  même  les  vendre;  il  peut  même  les  châtier  et 
les  punir  corporellement  ou  par  la  prison.  Cependant  les  affaires 
importantes,  mariages,  contrats  de  mariages,  ventes  de  biens 
patrimoniaux,  procès,  peine  des  fers  ou  autres  semblables,  se 
discutent  en  commun  et  relèvent  de  la  famille  réunie  en  conseil.  » 

Les  membres  de  la  famille  vivent  ensemble,  jouissent  en  com- 
mun des  biens  patrimoniaux  et  concourent,  chacun  pour  sa 
part,  à  les  faire  prospérer.  Ceux  qui,  après  s'être  mariés,  quit- 
tent le  toit  paternel  pour  vivre  en  ménages  séparés,  s'établissent 
d'ordinaire  dans  le  voisinage  de  la  résidence  du  chef  de  famille, 
et  continuent,  sous  son  autorité,  à  vivre  de  la  vie  commune. 

Le  lien  de  famille  se  manifeste  encore  par  des  obligations 
mutuelles  d'assistance.  <(  Si  un  membre  de  la  famille  devient 
pauvre,  les  autres  membres  viennent  à  son  aide  ;  s'il  est  réduit 
en  esclavage  pour  cause  de  dettes,  ils  s'unissent  pour  fournir  le 
prix  de  son  rachat;  s'il  meurt,  ils  pourvoient  à  ses  funérailles 
et  prennent  soin  des  survivants;  s'il  est  engagé  au  service  de 
l'État,  ils  doivent  lui  fournir  les  subsides  nécessaires.  La  légis- 
lation facilite,  encourage,  parfois  même  rend  obligatoires,  ces 
divers  actes  d'assistance,  et  l'opinion  publique  serait  très  sé- 
vère pour  celui  qui  se  refuserait  à  les  accomplir  [-2).  » 

Le  chef  de  la  famille  est  très  respecté.  Loin  d'être  en  butte  à 
la  jalousie  de  ses  frères,  à  cause  de  la  part  supérieure  qu'il  a 

(Il  R.  P.  Piolet,  Madagascar  et  les  Hovas,\\  94-95. 
(2}  Ellis  (Rev.  William),  Hisiory  of  Madagascar,  ch.  v. 


MADAGASCAR.  / .{ 

rc(;ue  dans  riiéiitage,  il  est  vu  par  eux  d'un  l)on  d'il,  et  ils  le 
considèrent  comme  leur  tuteur  et  leur  soutien  naturel. 

llne  autre  considération  qui  contribue  très  fortement  à  assurer 
la  solidité  du  lion  familial,  c'est  la  crainte  de  la  malédiction 
paternelle.  Autant  le  Malgache  trouve,  dans  les  encouragements 
reçus  au  foyer,  de  force  dans  ses  entreprises  et  de  patience  dans 
ses  revers,  autant  il  se  désespère  et  perd  confiance,  quand  ces 
encouragements  lui  font  défaut.  U  a  besoin  de  sentir  autour 
de  lui  la  chaude  sympathie  du  groupe  auquel  il  appartient. 
Or,  la  malédiction  paternelle  le  rejetterait  du  sein  de  la  famille, 
l'excommunierait  en  quelque  sorte,  et  le  marquerait  au  front, 
lui  et  ses  descendants,  d'un  signe  ineffaçable.  Il  deviendrait,  ainsi, 
que  toute  sa  postérité,  aux  yeux  de  ses  concitoyens,  un  objet 
d'universelle  réprobation.  On  comprend  dès  lors  tout  reffroique 
lui  inspire  un  pareil  châtiment  et  toute  l'autorité  que  le  droit 
d'infliger  celui-ci  assure  au  chef  de  la  famille. 

Mais  de  tous  les  liens  qui  retiennent  ensemble  les  divers 
membres  de  la  communauté  domestique,  le  dernier  et  aussi  le 
plus  puissant,  c'est,  sans  aucun  doute,  rattachement  au  tombeau 
de  famille.  La  crainte  d'être  privé,  pour  cause  d'indignité,  de 
sa  place  dans  cette  sépulture  est,  pour  le  Malgache,  une  pers- 
pective si  redoutée  qu'elle  suffit  à  ramener  les  plus  endurcis  et 
à  les  arrêter  au  milieu  des  pires  désordres.  «  La  mémoire  des 
ancêtres  est,  en  effet,  extrêmement  chère  au  Malgache;  il  est 
passionné  pour  leur  culte,  et  leur  tombeau  est,  à  ses  yeux,  la 
chose  la  plus  sacrée  du  monde.  Il  ne  voit  pas  de  plus  grand 
honneur  que  celui  d'y  dormir  son  dernier  som  meil  auprès  des 
siens,  car  il  y  recevra  l'encens  et  la  prière  de  ses  fils  et  arrière- 
petits-fils.  Par  suite,  l'exclusion  du  tombeau  est  le  plus  g-rand 
déshonneur  qu'une  famille  puisse  infliger  à  un  de  ses  membres. 
Une  menace  d'exclusion  est  terrible;  les  plus  obstinés  n'y  résistent 
pas,  tant  l'honneur  de  la  sépulture  est  grand  et  sacré.  On  peut  dire 
que  chaque  membre  de  la  famille  estime  sa  place  au  tombeau  à 
l'égal  de  sa  vie  ;  et  pour  ne  la  point  perdre,  il  reste  uni  de  son  vivant 
avec  ceux  dont  il  ne  veut  point  se  séparer  après  la  mort  (1).  » 
(1)  R.  P.  de  La  Vaissière,  Vingt  ans  à  Madagascar,  p.  18r>.     . 


7-4  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Au-dessus  de  la  famille  patriarcale,  première  et  fondamentale 
assise  de  l'organisation  sociale  des  Hovas,  se  trouve  la  caste. 
Celle-ci  n'est  autre  chose  qu'un  agrandissement  de  la  famille 
elle-même.  Elle  est  formée  par  l'ensemble  des  familles  issues 
d'un  auteur  commun,  depuis  de  nombreuses  générations. 

«  La  caste,  réunie  en  conseil,  est  supérieure  à  chacune  des  fa- 
milles qui  la  composent,  et  certaines  affaires  plus  importantes  lui 
sont  exclusivement  réservées.  Elle  a  aussi  ses  usages,  ses  lois,  ses 
coutumes,  fidèlement  conservées  par  la  tradition  et  inviolable- 
ment  observées.  Elle  a  également  ses  chefs  supérieurs  et  subalter- 
nes. Chaque  caste  a  en  jouissance,  —  non  la  propriété,  car,  nous 
l'avons  dit,  il  n'y  a  que  la  reine  qui  soit  vraiment  propriétaire  à 
Madagascar,  —  d'une  part  de  territoire  qui  ne  saurait  être  aliénée, 
ni  vendue  aux  membres  d'une  autre  caste.  Il  n'y  a  d'exception 
que  pour  Tananarive,  où  chaque  caste  habite  bien  un  quartier 
déterminé,  maison  le  terrain  peut  être  vendu  ou  acheté  indistinc- 
tement par  tout  Malgache  (1).  » 

Il  n'y  a  point  égalité  entre  les  diverses  castes,  et  on  le  com- 
prendra aisément  si  l'on  veut  bien  se  reporter  aux  vues  <jue 
nous  avons  exposées  sur  la  formation  du  peuple  hova.  Les  des- 
cendants des  conquérants  malais  forment  les  castes  nobles,  celles 
des  Andriana,  les  descendants  des  habitants  antérieurs  vaincus 
et  suJîjugués  forment  les  castes  roturières,  celles  des  Haras 
proprement  dits. 

Au-dessus  de  toutes  les  castes  nobles,  ou  Andriana,  est  la  caste 
royale.  Celle-ci  comprend  «  la  reine  ou  Andriana  par  excellence, 
—  c'est  même  là  son  nom  ordinaire,  ni/  Andriana,  —  puis  les 
Zanak'  Andriana,  enfants,  c'est-à-dire  proches  parents  de  la 
reine,  ou  princes  de  sang  (2).  » 

Les  castes  de  la  noblesse  sont  au  nombre  de  six,  ayant  cha- 
cune leurs  chefs  propres,  leurs  privilèges  et  usages  particu- 
liers. 

Les  deux  premières  de  ces  castes  comprennent  les  seigneurs 
censitaires.  Ils  portent  le  nom  de  Tompomenakehj  et  jouissent 

1,1";  R.  P.  Piolet,  Madagascer  et  les  Hooas,  p.  97. 
(2)  Ibid.,  p.  97. 


MADAGASCAR.  /D 

(le  terres  à  redevances,  appelées  menakeh/.  Ces  seigneurs  per- 
çoivent nne  part  des  moissons,  reçoivent  des  présents  dans  les 
grandes  circonstances,  sont  entourés  d'une  haute  considération 
et  exercent  une  certaine  influence  sur  les  ali'aires  publiques. 

La  troisième  caste,  celle  des  Zanalompo,  qu'on  appelle  plus 
habituellement  les  Anibohimalaza,  du  nom  de  l'endroit  où  ils 
résident,  se  livre  particulièrement  au  commerce.  Ses  membres 
sont  très  riches  et  très  puissants,  et  on  trouve  un  certain  nombre 
d'entre  eux  dans  tous  les  centres  importants. 

Les  trois  dernières  classes  de  la  noblesse  renferment  des  arti- 
sans, et  les  membres  de  l'une  d'elles  sont  renommés  pour  leur 
adresse  dans  les  travaux  de  ferblanterie.  Tous  ses  membres  sont 
ouvriers  dans  l'armée  et  c'est  là  un  de  ses  privilèges.  Elle  habite 
le  village  de  Soamanandrarina  (1), 

Au-dessous  des  six  castes  Andriana  qui,  nous  l'avons  déjà  in- 
diqué, forment  approximativement  le  sixième  de  la  population 
libre  de  l'Imérina,  se  trouvent  les  castes  haras.  Celles-ci  n'ont 
généralement  aucun  privilège.  Il  y  a  cependant  quelques  excep- 
tions. Ainsi,  on  ne  doit  faire  couler  le  sang  d'aucun  membre  de 
celle  des  Trimofoloalina ,  absolument  comme  s'ils  faisaient  partie 
de  la  famille  royale,  en  souvenir  et  en  récompense  du  dévouement 
héroïque  dont  fit  preuve  leur  premier  ancêtre,  sous  le  roi  Andria- 
masinavalona.  D'autres  castes,  au  contraire,  sont  vouées  à  des 
corvées  humiliantes,  comme,  par  exemple,  le  balayage  des  rues. 
Les  Antsihanaka  sont  exempts  du  service  militaire  ;  mais,  en  re- 
tour, ils  doivent  porter  les  munitions  et  les  caisses  de  la  reine. 

Dominant  toutes  les  castes  Andriana  et  Hovas,  apparaît  enfin 
au  sommet  de  la  hiérarchie,  la  plus  haute  de  toutes  les  insti- 
tutions politiques  du  peuple  liova,  la  royauté, 

La  royauté  n'est  pas  précisément  héréditaire,  quoic|u'elle  ne 
sorte  jamais  de  la  même  famille.  Jusqu'à  la  mort  de  Radama  II, 
en  1863,  c'était  le  prince  régnant,  qui,  avant  de  mourir,  dé- 
signait son  successeur.  Depuis,  c'est  la  volonté  du  premier  mi- 

(1)  Il  est  intéressant  de  comparer  ces  quelques  traits  des  castes  malgaches  à  la  des- 
cription des  castes  hindoues  donnée  par  M.  de  Préville,  dans  cette  Revue,  t.  XV, 
p.  397, 


76  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

nistre  qui  l'impose  au  peuple.  Et  ce  successeur  a  toujours  été  une 
reine,  qui,  par  le  fait  même  de  sa  désignation,  devient  la  femme 
du  premier  ministre.  C'est  ainsi  que  le  ministre  actuel  a  été  suc- 
cessivement le  mari  de  trois  reines,  Kasolierina,  Ranavalona  11 
et  Ranavalona  III, 

Cette  royauté,  conçue  selon  le  type  du  patriarche  chef  de 
famille,  est  absolue.  Le  souverain  est  considéré  comme  le  descen- 
dant des  dieux,  et  tous  ses  sujets  sans  excejition  professent  pour  lui 
le  respect  le  plus  profond.  Ils  obéissent  sans  réserve  à  tous  ses  or- 
dres, et  révèrent  toutes  ses  décisions,  toutes  ses  paroles,  comme 
une  émanation  de  la  sagesse  divine. 

La  reine  se  montre  rarement  en  public  et  c'est  un  spectacle 
qui  ne  manque  ni  de  pittoresque  ni  de  grandeur  que  d'assister, 
lorsqu'elle  revient  de  voyag^e,  à  sa  rentrée  dans  sa  bonne  ville 
de  Tananarive.  Elle  y  pénètre,  sous  un  grand  parasol  rouge  à 
boule  d'or,  suivie  d'un  splendide  cortège.  Tous  les  canons  tonnent 
en  son  honneur  et  de  la  foule  innombrable,  accourue  de  toutes 
parts  pour  la  voir  et  l'acclamer,  s'élèvent  des  chants  qui  célèbrent 
sa  grandeur  et  sa  gloire  :  ((  Notre  reine  est  une  belle  reine;  notre 
reine  est  notre  soleil;  notre  reine  est  notre  Dieu.  » 

La  vénération  qui  s'attache  à  la  personne  auguste  de  la  reine 
s'étend  à  tout  ce  qui  se  rapporte  à  elle.  Tout  ce  qui  lui  appartient, 
même  les  objets  les  plus  vulgaires,  participe  au  respect  dont  on 
l'entoure.  xVinsi  tout  le  monde  doit  se  ranger  et  se  découvrir  au 
passage  de  la  provision  d'eau  qui  lui  est  apportée  d'une  fontaine 
à  elle  seule  réservée;  de  môme,  devant  son  jjois,  devant  ses  ba- 
g'ages,  devant  tous  les  objets  destinés  à  son  usage  particulier. 

Nous  venons  de  décrire  les  cadres  extérieurs  de  la  société  ho  va. 
Il  nous  reste  à  montrer  ce  que  ces  cadres  renferment,  ce  que 
l'observation  y  découvre  de  réalités  concrètes  et  d'activités  sociales, 
vivantes  et  agissantes.  Mais  avant  d'aborder  cette  nouvelle  partie 
de  notre  tâche,  nous  devons  faire  remarquer  combien  ces  cadres 
considérés  en  eux-mêmes,  et  abstraction  faite  de  leur  contenu, 
se  trouvent  en  parfaite  harmonie  avec  l'opinion  que  nous  avons 
adoptée  au  sujet  de  l'origine  du  peuple  ho  va. 

En  effet,  nous  avons  distingué  dans  ce  peuple  deux  éléments  :  un 


MAllACASCAH.  77 

élément  conquérant  et  un  éléments  conquis  :  oi\  coiTélativemcnt. 
à  cette  dualité  d'éléments,  nous  trouvons  la  division  descastes  en 
deux  catégories,  les'castes  de  la  noblesse,  ou  castes  aiitlriana,  et 
les  castes  roturières,  ou  castes /io?'«y.  Nous  avons  émisTopinion  que 
le  fond  de  la  })opulation  vaincueétait  formé  de  cultivateurs:  or  les 
castes //6»r^/.i"  sont  composées  d'agriculteurs.  Nous  avons  constaté 
que  les  vainqueurs  malais  étaient  des  commerçants  et  qu'ils  ap- 
partenaient aune  race  particulièrement  habile  dans  le  tra\ail  des 
métaux  :  or,  sur  les  six  castes  de  la  noblesse,  descendant  des  con- 
quérants malais,  nous  en  trouvons  une  qui  comprend  des  arti- 
sans, une  autre  qui  se  compose  de  ferblantiers  renommés  et  une 
troisième  enfin  qui  est  faite  de  commerçants.  Nous  avons  cons- 
taté que  les  vainqueurs  malais  constituaient  à  leur  arrivée  une 
expédition  organisée  et  hiérarchisée  :  or,  nous  remarquons  que, 
sur  ces  six  castes  de  la  noblesse,  la  seconde  et  la  troisième  sont 
formées  de  seigneurs  censitaires,  c'est-à-dire  évidemment  de  des- 
cendants des  principaux  chefs  de  l'émigration,  et  qu'au-dessus 
des  diverses  castes,  il  s'en  élève  une  seule,  qui  domine  toutes  les 
autres  sans  exception,  la  caste  royale  :  comment  n'y  pas  voir  la 
caste  héritière  du  chef  suprême  de  l'entreprise  primitive?  La 
constitution  actuelle  du  peuple  hova  reproduit  donc  fidèlement 
et  retrace  en  quelque  sorte  trait  pour  trait  l'organisation  qu'il 
présentait  au  lendemain  de  la  conquête. 

Nous  trouvons  de  nouveaux  indices  de  cette  persistance  de 
l'organisation  première  dans  l'institution  du  régime  censitaire  et 
dans  celle  de  l'esclavage. 

L'esclavage  est  général  à  iMadagascar.  Aussi  serait-il  inutile 
d'en  faire  une  mention  spéciale  à  propos  des  Hovas,  si  nous  n'a- 
vions à  indiquer  que  l'on  distingue  dans  l'Imérina  deux  catégo- 
ries d'esclaves,  les  esclaves  des  particuliers  et  les  esclaves  de  la 
couronne.  Ce  sont  ces  derniers  qui  nous  intéressent  ici  particu- 
lièrement en  ce  qu'ils  nous  permettent  d'ajouter  un  nouveau  trait 
à  la  description  des  conquérants  malais.  Ces  esclaves  noirs,  ap- 
pelés tsimandoa  sont  en  effet,  la  chose  est  certaine,  les  descen- 
dants de  ceux  que  possédait  à  son  arrivée  dans  l'ile,  le  chef 
qui  conduisit  Texpédition  par  laquelle  les  Andriana  se  rendirent 


LA   SCIENCE   SOCIALE. 


maîtres  du  plateau  central.  Ils  sont  dans  une  situation  toute  par- 
ticulière. Us  se  sont  figés,  pour  ainsi  dire,  à  jamais  dans  la  con- 
dition sociale  qu'ils  occupaient  au  moment  de  la  conquête.  Ils 
ne  peuvent  être  affranchis,  mais,  en  revanche,  ils  ont  le  droit 
d'aspirer  aux  emplois  de  l'État,  et  certains  d'entre  eux  jouissent 
même  d'un  grand  pouvoir  et  d'un  grand  crédit. 

Quant  au  régime  censitaire,  dont  nous  avons  déjà  mentionné 
l'existence,  il  serait  tout  à  fait  inexplicable,  si  l'on  n'admettait 
point  la  dualité  d'origine  que  nous  assignons  au  peuple  hova. 
«  La  race  conquérante,  écrit  le  R.P.  Piolet,  domine  en  Imérina 
et  forme  une  sorte  de  féodalité.  Les  chefs,  en  effet,  se  partagè- 
rent, après  la  conquête,  les  territoires  conquis  et  en  .formèrent 
autant  de  fiefs,  ou  menakely,  c[ui  ne  peuvent  être  possédés  que 
par  les  deux  premières  castes  ou  par  les  membres  de  la  famille 
royale.  ¥À  si  les  autres  castes  nobles  n'ont  pas  de  fiefs,  elles  y 
suppléent  par  l'arrogance ,  par  l'orgueil ,  par  leur  mépris  pour 
les  simples  «  Hovas  ».  Mais  toutes  sont  également  viciées,  égale- 
ment corrompues,  et  la  famille,  chez  elles,  est  moins  bien  con- 
servée, les  traditions  des  ancêtres  moins  bien  observées,  que 
parmi  les  castes  populaires  (1).  » 

Si  la  constitution  originaire  du  peuple  hova  s'est  conservée 
dans  ses  grandes  lignes  avec  une  si  parfaite  fidélité ,  ce  résultat 
est  dû  à  l'influence  de  la  formation  communautaire  des  deux  élé- 
ments qui  le  constituent.  On  sait,  en  effet,  combien  la  famille 
communautaire  est  conservatrice  des  traditions.  C'est  là  une  vé- 
rité acquise  à  la  Science  sociale.  Mais  on  sait  également  que  cet 
esprit  conservateur  est  beaucoup  plus  intense  chez  les  familles 
vouées  à  la  culture  que  chez  les  familles  vouées  à  la  fabrication 
et  au  commerce.  Nous  venons  d'en  voir  une  nouvelle  confirma- 
tion dans  les  lignes  qui  précèdent  :  le  Hova  cultivateur  est  plus 
fidèle  à  la  tradition  des  ancêtres  que  l'Andriana,  descendant  des 
populations  malaises  adonnées  aux  travaux  industriels  et  aux 
spéculations  commerciales. 

[)c  toutes  ces  constatations  diverses,  se  dégage,  avec  la  dé- 

(1)  R.  P.  Piolet.  Madagascar  et  les  Hovas,  \k  27-28. 


MAHAGASCAR.  79 

inonstration  désormais  sural>onclante  de  la  dualité  d'origine  dos 
Hovas,  cette  idée  loiidameiitale et  directrice  (|ue,  dans  l'évolution 
sociale  de  ce  peuple",  les  Hovas  proprement  dits  représentent  l'é- 
lément de  stabilité  et  de  tidélité  aux  anciennes  coutumes;  tandis 
que  les  Andriana  ou  Malais  y  représentent  au  contraire  l'élément 
novateur,  la  tendance  au  progrès  elles  aspirations  vers  l'avenir. 

m.     —     LA    VIK    SOCIALE    DKS    HOVAS. 

Pour  se  faire  une  idée  exacte  et  complète  de  la  vie  sociale  des 
Hovas,  il  serait  nécessaire  d'avoir  sous  les  yeuxun  certain  nombre 
de  monographies,  composées  scientifiquement  d'après  la  mé- 
thode d'observation,  et  consacrées  à  la  description  des  types  les 
plus  représentatifs  qui  s'étagent  aux  divers  degrés  de  la  hiérar- 
chie hova.  Il  faudrait,  par  exemple,  avoir  à  sa  disposition  quel- 
ques bonnes  monographies  du  Hova  cultivateur,  de  l'Andriana 
artisan,  de  l'Andriana  commerçant,  du  seigneur  censitaire,  du 
gouverneur  hova,  du  prince  de  la  famille  royale.  Nous  aurons 
certainement  un  jour  ces  documents,  mais,  pour  le  moment,  ils 
nous  font  encore  défaut.  Nous  en  sommes  réduits  aux  descriptions 
et  aux  remarques,  trop  souvent  incohérentes  et  superficielles, 
des  voyageurs  ordinaires.  C'est  à  l'aide  de  ces  sources,  malheu- 
reusement bien  insuffisantes,  que  nous  allons  essayer  de  recons- 
tituer un  tableau  sommaire  de  la  vie  sociale  des  Hovas. 

Nous  nous  occuperons  d'abord  de  leur  vie  privée,  et  nous 
grouperons  ce  que  nous  avons  à  en  dire  autour  de  la  description 
de  la  famille  ouvrière  hova. 

Cette  famille  ouvrière  est  principalement  adonnée  aux  travaux 
de  la  culture.  C'est  de  l'exploitation  du  sol  qu'elle  tire  essentiel- 
lement ses  ressources  alimentaires. 

«  Les  Malgaches,  en  général,  ne  sont  pas  riches,  dit  le  R.  P. 
Piolet;  ils  possèdent  une  case,  un  bout  de  rizière,  un  petit 
champ  de  manioc,  c'est  à  peu  près  tout.  Il  est  rare  cependant 
de  rencontrer,  au  moins  dans  la  campagne,  une  famille  n'ayant 
absolument  rien,  pas  même  un  tout  petit  champ  de  riz.  En 
tout  cas  la  question  du  paupérisme,  si  effrayante  pour  nos  vieil- 


80  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

les  sociétés,  n'existe  pas  là-bas;  et  je  ne  pense  pas  que,  dans 
les  circonstances  ordinaires,  vous  puissiez  trouver  une  seule  per- 
sonne mourant  de  faim.  Cela  tient  à  la  modestie  de  leurs  be- 
soins, à  leur  résignation  native,  à  la  multiplicité  des  ressources 
de  ce  pays  si  étendu  pour  une  population  si  peu  nombreuse,  et 
aussi  à  leur  esprit  de  solidarité  et  de  charité  mutuels  (lisez,  à 
leur  esprit  communautaire).  Un  Malgache,  en  effet,  vit  à  peu 
près  de  rien,  au  besoin  s'habille  de  n'importe  quelles  nippes. 
S'il  ne  peut  travailler,  il  trouvera  toujours  dans  sa  famille,  ou 
dans  sa  caste,  ou  dans  son  village,  un  trou  pour  s'abriter  et 
une  patate  ou  une  poignée  de  riz  pour  le  nourrir  :  c'est  tout 
ce  qu'il  lui  faut.  La  mendicité  n'est  pas  encore  interdite  dans  ce 
pays  neuf,  et,  si  l'on  donne  peu  à  la  fois,  on  est  toujours  prêt  à 
donner  quelque  chose. 

«  Quant  à  ceux  qui  possèdent,  leur  richesse  ne  consiste  pas 
ordinairement  en  argent,  et  nombreuses  sont  les  personnes  qui 
jamais  de  leur  vie  n'ont  eu  une  piastre  à  la  fois.  Dans  une  de 
ses  conférences,  M.  Jully  parlait  même  de  certain  village  où 
tout  le  monde  réuni  ne  posséderait  pas  cinq  francs,  tant  le  nu- 
méraire est  rare  à  Madagascar.  La  richesse  ne  consiste  pas  non 
plus  en  vastes  étendues  territoriales  et  la  grande  propriété  y 
est  inconnue.  Chacun  possède  les  champs  qu'il  peut  cultiver, 
ou  faire  cultiver  par  des  esclaves,  et  il  en  reste  à  côté  abondam- 
ment pour  tous  les  autres.  Les  vraies  possessions  du  riche  Hova 
sont  les  esclaves  et  les  troupeaux  de  bœufs.  Les  premiers  se  comp- 
tent parfois  par  centaines,   et  les  seconds  par  milliers  (1).  » 

Ce  qui  fait  la  supériorité  de  la  propriété  mobilière  par  rap- 
port à  la  propriété  foncière,  c'est  que  la  première  est  toujours 
libre  entre  les  mains  du  maître,  qui  peut  en  disposer  par  voie 
de  vente,  d'échange  ou  de  toute  autre  manière,  avec  la  plus 
grande  facilité  et  sans  aucune  espèce  de  restriction. 

Il  en  est  tout  autrement  de  la  propriété  foncière.  Elle  est 
entourée  de  barrières  étroites,  qui  non  seulement  entravent  et 
limitent  l'exercice  du  droit,  mais  l'atteignent  lui-même  jusque 

(I)  R.  P.  Piolet,  Madagascar  et  les  Hovas,  p.  178-179. 


MADAGASCAR.  81 

dans  son  essence.  La  première,  la  plus  importante  de  ces  limita- 
tions, est  le  droit  éminent  du  souverain  qui  t'ait  de  lui  le  seul 
propriétaire  de  Vile,  et  lui  attribue  le  pouvoir  de  réclamer 
comme  siens,  selon  son  bon  plaisir,  tout  immeuble,  toute  terre 
à  sa  convenance.  «  Évidemment,  sous  cette  réserve  d'être  tou- 
jours prêt  à  donner  ce  que  Ton  vous  demandera,  on  peut  pos- 
séder, cultiver,  récolter  ;  mais  la  menace  est  perpétuelle.  Prenez 
garde,  en  particulier,  d'avoir  une  maison  trop  agréable  ou  en- 
tièrement tinie,  une  récolte  trop  belle,  quelque  chose  de  nou- 
veau ou  qui  attire  l'attention,  on  vous  rappellerait  que  vous 
n'êtes  qu'une  espèce  d'usufruitier,  et  vous  auriez  travaillé 
«  pour  la  reine  de  Madagascar  ».  Et  ce  qu'il  y  a  de  remarquable, 
c'est  que  ce  droit  supérieur  du  souverain  n'existe  pas  seu- 
lement en  théorie,  mais  se  pratique  aussi  en  fait  sans  exci- 
ter non  seulement  la  moindre  plainte,  mais  même  Fétonnement. 
^<  Si  c'est  pour  la  reine,  qu'on  leur  prend  leurs  biens,  les 
Malgaches  se  soumettent  avec  un  véritable  empressement, 
tellement  cette  conduite  parait  naturelle  à  tous,  et  tellement  le 
principe  que  «  tout  appartient  à  la  souveraine  »  a  pénétré 
dans  les  mœurs  (1).  »  Ce  seul  trait  suffirait  à  classer  la  race. 
On  se  trouve  évidemment  en  présence  d'une  population  profon- 
dément communautaire,  pour  qui  les  liens  de  l'homme  avec  le 
sol  qu'il  cultive  ne  sont,  pour  ainsi  dire,  rien,  comparés  aux  liens 
de  famille,  et  où  l'on  considère  la  souveraine  comme  un  patriar- 
che investi  de  la  toute-puissance  et  de  la  suprême  autorité  au 
sein  de  cette  communauté  agrandie   qui  constitue  l'État. 

Après  la  restriction  venant  du  droit  royal,  se  place  la  restric- 
tion venant  du  régime  censitaire.  «  Le  tompomenakeli/,  ou  sei- 
gneur, est  propriétaire  (il  vaudrait  mieux  dire  :  a  la  jouissance) 
de  son  fief  avant  les  gens  qui  l'habitent,  et  que  l'on  pourrait 
appeler  ses  tenanciers  ou  ses  serfs.  C'est  lui  (jui  auparavant  l'avait 
conquis,  s'en  était  emparé,  ou  l'avait  reçu  du  roi,  son  compa- 
gnon, son  ami,  ou  son  parent;  mais,  par  un  arrangement  équi- 
valant aujourd'hui  à  un  titre  de  propriété,  le  noble  a  concédé 


;i)  II.  p.  Piolel,  Mailaijascnr  cl  les  Hovas,  p    180, 

T.    XX. 


82  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

au  serf  un  lopin  de  terre  moyennant  une  redevance  annuelle 
payable,  et  qui  se  paye  toujours  en  nature  (1).  » 

Une  troisième  restriction  provient  de  la  caste.  Il  est  interdit 
de  vendre  des  biens  immobiliers  à  un  membre  d'une  caste  autre 
que  celle  à  laquelle  on  appartient.  «  La  caste,  en  efTet,  possède, 
elle  aussi,  un  certain  droit  de  propriété,  non  pas  qu'elle  puisse 
posséder  directement,  mais  les  terrains  qui  lui  appartiennent  ne 
doivent  pas  sortir  des  mains  de  ses  membres,  et  ne  peuvent  être 
vendus  aux  personnes  d'une  autre  caste.  Il  n'y  a  d'exception  quïi 
Tananarive,  où  toute  personne  peut  acheter  n'importe  quel  ter- 
rain, quoique  les  diverses  castes  aient  leurquartier  particidier,  et 
les  provinces  conquises,  surtout  les  territoires  des  Antsiha- 
naka  et  des  Betsileos,  oîi  les  conquérants  s'emparent  peu  à  peu 
des  plus  belles  propriétés  et  des  plus  riches  situations  (2).  » 

Dans  la  mesure  limitée  que  comportent  les  restrictions  qui 
viennent  d'être  indiquées,  le  Hova  est  maitre  de  ses  diverses 
possessions;  il  peut  les  aliéner  de  son  vivant,  ou  en  disposer  à  sa 
mort,  de  la  manière  la  plus  conforme  à  ses  volontés  ;  et  des  lois 
généralement  sages  et  raisonnables  protègent  ses  droits  contre  la 
fraude,  la  violence  et  les  injustices. 

Mais  si  sa  volonté  est  libre,  elle  ne  saurait  cependant  jamais 
s'exercer  d'une  manière  arbitraire.  Elle  sera,  en  effet,  toujours 
fortement  influencée  par  des  raisons  «  purement  morales  et  tenant 
aux  traditions  et  aux  mœurs  populaires,  telles,  par  exemple,  que 
l'amour  de  tout  Malgache  pour  la  maison  et  le  champ  de  famille, 
et  l'infamie  attachée  au  fds  qui  vend  la  rizière  du  père,  le  fanin- 
draza  on  terre  des  ancêtres  (3).  » 

Après  l'organisation  si  nettement  communautaire  de  leur  régime 
de  propriété,  un  des  traits  les  plus  caractéristiques  de  la  vie  so- 
ciale des  Hovas,  c'est  leur  profond  respect  pour  les  traditions.  Ce 
trait  est  important  à  noter  en  tant  que  nouvelle  manifestation  du 
type  social  auquel  ils  appartiennent.  Il  est  clair  que  là  où  la  famille 
est,  pour  ainsi  dire,  le  tout  de  l'individu,  personne  ne  sauraitavoir 

(1)  R.  p.  Piolet,  Madagascar  et  les  IIocas,\).  î81. 

(2)  Ibid.,  p.  181. 
f3)  Ibid.,  p.  181. 


MADAGASCAR.  83 

d'autre  pensre  que  do  so  conformer  le  plus  fidèlement  possible; 
aux  ti-aditions  cjui  constituent  la  continuité  de  la  lanulle  à  travers 
les  âges.  Flacourt  avait  déjà  remarqué  cet  attachement  des 
Hovas  à  leurs  vieilles  coutumes.  Chez  eux,  dit-il,  la  coutume 
«  passe  pour  loy  très  asseurée  dans  tous  les  événements  qui  v 
arrivent,  dans  la  façon  de  planter  les  vivres,  de  bâtir  les  villes, 
les  magazins  et  maisons,  dans  les  manières  de  vivre,  de  faire  la 
g-uerre,  les  réjouissances  publiques,  les  danses,  exercices  et 
autres  choses  qui  sont  aussi  diverses.  Le  prince  ne  la  peut  pas 
changer.  Si  le  prince  commandait  quelque  chose  à  ses  subjects 
qui  fust  contraire  à  celle- cy,  ils  luy  remontreraient  incontinent 
que  ce  n'est  pas  la  coutume  de  leurs  ancêtres,  et  qu'ainsi  ils  ne 
pourraient  exécuter  ce  commandement,  à  quoy  le  prince  n'a  point 
de  réplique.  Cette  coutume  est  tellement  enracinée  qu'ils  ne  la 
changeraient  pas  pour  quoy  que  ce  soit  au  monde.  Ce  qu'ils  ont 
appris  de  père  en  fils,  ils  l'estiment  plus  que  ce  qu'on  leur  pour- 
rait enseigner  (1).  »  Plus  récemment,  EUis  a  confirmé  la  vérité 
des  assertions  du  vieil  historien.  «  La  vénération  des  Malgaches 
pour  les  coutumes  traditionnelles  et  pour  les  opinions  de  leurs 
ancêtres  est  un  des  traits  les  plus  frappants  de  leur  caractère  na- 
tional. Ce  sentiment  exerce  son  influence  sur  leur  vie  publique 
et  sur  leur  vie  privée  ;  et  il  n'est  personne  sur  qui  il  l'exerce  da- 
vantage que  sur  le  souverain,  absolu  à  tous  autres  égards  (2)  ». 

Des  cultivateurs  communautaires,  bien  plus  étroitement  attachés 
à  leur  famille  qu'à  leur  domaine,  très  respectueux  et  très  obéis- 
sants envers  le  patriarche,  chef  de  cette  famille  et  envers  le  sou- 
verain, chef  de  la  grande  famille  qui  englobe  toutes  les  autres, 
tel  est  le  premier  aspect  sous  lequel  nous  apparaît  la  société  ho  va. 

Pénétrons  maintenant  un  peu  plus  avant  dans  l'examen  de  cette 
société  et  essayons  de  nous  rendre  compte  de  la  vie  quotidienne 
des  petits  propriétaires  hovas. 

(A  suivre.)  Lucien  de  Sainte-Croix. 


(1)  Flacourt,  Histoire  de  la  grande  isle  de  Madagascar,  y.  lOi-105. 

(2)  EUis  (Rév.  William),  Hislonj  of  Madagascar,  ch.  xiii. 


MAITRE  GUILLAUME  DE  SAINT-AMOUR. 

L'UNIVERSITÉ   DE   PARIS  ET   LES   ORDRES  MENDIANTS 
AU  TREIZIÈME  SIÈCLE   (1). 


X.   —    OBSTINATION    DE    GLILLALME  ET    SOUMISSION    PENIBLE 
DE  l'université. 

Quand  Guillaume  de  Saint-Auioui",  Odon  de  Douay,  Chrestien 
de  Béarnais  et  Nicolas  de  Bar-sur-Aube,  arrivèrent  à  Anagni, 
vers  le  milieu  du  mois  d'octobre,  la  première  chose  qu'ils  appri- 
rent, ce  fut  leur  condamnation.  En  vain  essayèrent-ils  de  la  faire 
lever,  et  entamèrent-ils  à  ce  sujet  de  longues  discussions  avec  les 
cardinaux-juges,  avec  Humbert,  général  des  Dominicains,  avec 
Bonaventure  de  Fidenza,  qui  était  venu  pour  défendre  ses  frères 
de  l'Ordre  de  Saint-François. 

Voyant  que  leurs  efforts  étaient  inutiles  et  que  leur  doctrine 
était  définitivement  réprouvée,  les  députés  de  l'Université  vou- 
lurent au  moins  justifier  la  conduite  qu'ils  avaient  tenue  et  expli- 
quer la  résistance  qu'ils  avaient  opposée  aux  volontés  formelles 
et  réitérées  du  Souverain  Pontife;  ils  produisirent,  pensant  avoir 
là  un  argument  sans  réplique,  l'acte  du  31  juillet,  qu'ils  avaient 
apporté  avec  eux  :  c'était  cet  accord  passé  entre  l'Université,  les 
Prélats  et  les  Religieux  qui  avait  le  double  inconvénient  de 
n'être  pas  un  arrangement  aussi  naturel  et  aussi  intelligent  du 
fond  des  choses  que  la  décision  d'Alexandre  IV,  et  de  ne  pas 
tenir  compte  de  l'appréciation  de  celui  qui  était  le  chef  commun 
et  indispensable  des  trois  corps  en  conflit. 

(1)  Voir  la  livraison  de  juin. 


M.MTMK    (UILLAIMK    DE    SAINT-AMOUK.  83 

Puis,  sentant  que  cette  polénii(]ue  dépourvue  de  sanction  était 
vaine  et  restait  d'ailleurs  sans  succès,  trois  d'entre  eux,  Odon, 
(Ihrestien  et  Nicolas,  résolurent  de  se  soumettre.  Le  23  de  ce 
même  mois  d'octobre,  ils  prêtèrent  publiquement,  en  présence 
de  toute  la  cour  romaine,  le  serment  d'obéir  au  pontife  romain, 
d'ol)server  la  bulle  Qttas/  lignwn  vitiv,  de  recevoir  dans  le  corps 
de  l'Université  les  Keligieux  Mendiants,  et  parmi  eux  Thomas 
d'Aquin  et  Bonaventure,  de  ne  jamais  s'employer  à  faire  que 
l'Université  de  Paris  fût  dissoute  ou  transportée  ailleurs,  ni  de 
permettre  à  aucun  de  leurs  subordonnés  de  s'y  employer;  de 
se  rétracter  publiquement  à  Paris  et  dans  tous  les  autres  lieux  où 
ils  avaient  prêché  la  doctrine  condamnée  ;  de  publier  partout  la 
condamnation  du  livre  Dps  Périls  dfis Derniers  Te))ip.s;de  déclarer 
en  chaire  que  le  Pape  peut  envoyer  partout  des  prédicateurs  et 
des  confesseurs  sans  le  consentement  des  prélats  inférieurs  ou  des 
curés,  que  les  évêques  ont  le  même  pouvoir  dans  leurs  diocèses, 
que  les  Religieux  qui  se  sont  faits  pauvres  pour  Jésus-Christ  ne 
sont  point  obligés  de  travailler  des  mains  pour  avoir  de  quoi 
vivre,  que  les  Jacobins  et  les  Cordeliers  ont  été  approuvés  de 
Dieu  par  les  faits  concluants  à  raison  desquels  l'Église  a  légiti- 
mement inscrit  plusieurs  de  leurs  membres  au  catalogue  des 
Saints  (1).  On  dressa  de  tout  cela  un  acte  en  forme,  dont  on  leur 
donna  copie.  Us  quittèrent  presque  aussitôt  la  cour  pontificale, 
laissant  Guillaume  soutenir  seul  le  poids  des  accusations  et  des 
condamnations  du  Saint-Siège.  Pour  eux,  ils  rentrèrent  à  Paris, 
reprirent  possession  de  leurs  chaires,  ainsi  que  de  toutes  leurs  au- 
tres charges  ou  bénéfices,  et  vécurent  en  si  bonne  intelligence 
avec  les  Mendiants  que  l'un  d'eux,  Chrestien  de  Beauvais,  étant 
mort  peu  après,  voulut  être  enterré  chez  les  Dominicains  et  qu'un 
autre,  Laurent  d'Angleterre,  réclama  plus  tard  la  même  faveur 
et  la  paya  de  toute  sa  riche  bibliothèque  (2). 

(1)  Du  Boulay,  p.  315,  31fi. 

(2)  Cantimpré  raconte  que  Chrestien  de  Beauvais,  atteint  de  la  maladie  qui  ledevail 
emporter,  déclara  que  c'était  la  jalousie  qui  l'avait  jeté  dans  le  parti  de  G.  de  Saint- 
Amour,  et  s'adressant  aux  Frères  Prêcheurs  qu'il  avait  fait  venir  auprès  de  lui,  il  leur 
dit  :  «  Je  n'ai  rien  à  vous  laisser  en  réparation  des  injures  dont  je  me  suis  rendu 
coupable;  mais,  en  signe  de  repentir,  je  vous  laisse  mon  corps  auquel  vous  donnerez 


86  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Mais  pendant  ce  temps  que  faisait  Guillaume  ? 

Fortitcr  in  Curla  stetit  :  et  in  pluribus  aDominicanisaccusatus, 
de  sua  innocentia  et  doctrlna  coram  quatuor  cardinalibus  compé- 
tente)' satisfecit  (1)  ».  C'est  aller  un  peu  loin  dans  Taffirmation ; 
le  simple  exposé  des  faits  suffira  à  rétablir  la  vérité.  Nous  avons 
encore,  du  reste,  les  réponses  qu'il  fît  au.v  objections  de  ses  ad- 
versaires; c'est  la  continuation  de  son  système  d'attaque  :  fausse 
interprétation  des  textes;  désaveu  habile  de  ce  qu'il  a  dit  d'abord 
et  ne  peut  plus  raisonnablement  soutenir.  Comme  on  lui  repro- 
chait de  nombreuses  erreurs  dans  son  livre  Des  Périls  des  Der- 
niers Temps,  voici  de  quelle  façon  il  répondit  :  ((  Cet  ouvrage  n'a 
pas  toujours  conservé  la  môme  forme.  Il  en  a  même  changé  cinq 
fois  successivement,  selon  qu'on  jugeait  bon  de  corriger,  d'ajou- 
ter, de  retrancher,  ou  de  préciser  les  différents  sens.  Je  crois 
que  l'exemplaire  qu'on  m'en  a  montré,  est  de  la  troisième  compi- 
lation, et  je  ne  sais  pas  s'il  s'y  est  glissé  quelque  chose  de  défec- 
tueux, pour  le  tour  ou  pour  la  forme,  d'où  le  Pape  aurait  pris 
lieu  de  le  condamner;  l'on  m'assure  qu'il  ne  veut  en  rien  toucher 
aux  témoignages  de  l'Ecriture  sainte  ;  dans  ce  cas,  bien  loin  de 
contredire  son  jugement,  je  m'y  attache  en  toute  obéissance. 
Mais,  s'il  avait  vu  la  quatrième  ou  cinquième  compilation  de  ces 
témoignages,  il  n'y  eût  certainement  rien  trouvé  qui  fût  capable 
d'offenser  une  àme  chrétienne  et  qui  par  conséquent  fût  digne 
de  censure;  mais  l'ouvrage  lui  aurait  été  plutôt  un  sujet  d'ap- 
probation. Car  il  est  remarquable  que,  dans  ces  diverses  compi- 
lations, on  a  fait  généralement  profession  de  les  soumettre  toutes 
à  la  correction  de  l'Église,  c'est-à-dire  du  Pape  et  des  Prélats  à 
qui  appartient  cette  autorité  (2) .  » 


la  sépulture.  »  Laurent  d'Anj^leterre  voulut  aussi  être  inhumé  dans  le  cloître  Saint- 
Jacques  «  et  Dieu  permit,  ajoute  le  chroniqueur,  qu'il  en  advint  ainsi  d'un  grand 
nombre  de  ceux  qui  avaient  persécuté  les  Frères. 

(1)  «  Il  se  tint  intrépidement  en  cour  de  Rome  et,  accusé  sur  plusieurs  chefs  par 
les  Dominicains,  il  rendit  dûment  raison  de  sa  conduite  et  de  sa  doctrine.  »  {Historia 
Normannorum,  p.  10o9  C.) 

{\)  Opcra  Guillelmi  de  Sante-Amore  ;  Responsiones  ad  objectiones  Dominica- 
iioruni.  Un  peu  plus  loin,  dans  les  mêmes  Réponses,  Guillaume  dit  que,  du  temps 
de  saint  Hilaire,  le  Pape  était  hérétique,  et  que  ce  Pape  était  Anastase  II.  Or  Anas- 


MAITRE   GUILLAUME   DE   SAINT-AMOUR.  S7 

ConiiiK'iit  l'ut  accueillie  cette  (léteuse,  nous  ne  le  savons  pas  au 
juste,  mais  elle  semble  avoir  eu  sur  les  esprits  un  certain  effet, 
au  dire  même  de  Cantimpré,  (|ui  raconte  de  Guillaume  que  : 
Mi ro  modo  clrriim  llomaitiim,  ncnioa  et  populum  iii  j^urtem  suu; 
pcrvrrsiUUis  indinavcrat  et  sedu.rerat  multis  verbis  (1).  Aussi 
Alexandre  IV  se  liàta-t-il  de  lui  imposer  silence  et  d'exig-er  de  lui 
le  serment  d'obéir  à  ses  ordres.  Guillaume  demeura  ainsi  à  Rome 
sans  que  d'autres  dispositions  paraissent  avoir  été  prises  à  son 
égard  ;  mais  étant  tombé  malade,  et  très  affaibli  par  le  climat  et 
les  chaleurs  de  l'été,  on  lui  laissa  reprendre  le  chemin  de  la 
France. 

(domine  il  revenait,  il  reçut  en  route  le  bref  suivant  que  nous 
donnons  en  entier  : 

((  Alexandre,  évoque,  serviteur  des  serviteurs  de  Dieu,  à  Guil- 
laume de  Saint-Amour  pour  le  ramener  dans  la  bonne  voie. 

«  A  cause  des  fautes  graves  et  nombreuses  que  vous  avez 
commises,  et  spécialement  à  cause  de  l'ouvrage  pernicieux  et 
détestable  que  vous  avez  composé,  et  que  nous  avons  déjà  cen- 
suré et  condamné  de  l'avis  de  nos  frères,  vous  avez  mérité  un 
châtiment  sévère.  Au  nom  de  l'obéissance  que  vous  nous  devez, 
d'après  le  serment  cjue  vous  avez  prêté  de  vous  conformer  exac- 
tement à  nos  ordres  sous  peine  d'excommunication  et  de  pri- 
vation de  vos  bénéfices  (peines  que  nous  voulons  que  vous 
encourriez  par  le  seul  fait  de  tentative  de  désobéissance  à  nos  or- 
dres, et  cela  sans  préjudice  des  autres  ordres  que  nous  pour- 
rons vous  donner),  nous  vous  ordonnons  et  mandons  de  ne  ren- 
trer en  France  dans  aucun  temps  sans  une  permission  expresse 
de  notre  autorité  apostolique  ;  et  en  outre,  nous  vous  interdisons 
à  toujours  la  faculté  d'enseigner  et  de  prêcher  ;  de  telle  sorte  que 


tase  II  vivait  bien  cent  cinquante  ans  après  saint  Hilaire.  On  voit  le  peu  de  connais- 
sance de  riiistoire  qu  avaient  les  plus  savants  hommes  de  cette  époque. 

(1)  «  Il  avait  étonnamment  incline  clergé  et  laïques  à  Rome  dans  Iç  sens  de  sa 
mauvaise  cause  et  les  avait  séduits  parbeaucoup  de  paroles.  »  (Du  Boulay,  i).  843.)  On 
raconte  aussi  quelquefois  (juAlbert  leGrand  trouva  tout  le  monde  ébranlé  parla  parole 
de  Guillaume:  mais  qu'ayant,  sur  l'ordre  du  l'ape,  expliqué  TÉvanKile  de  saint  Jean 
elles  Épitres  canoniques,  il  le  (itavec  tant  de  génie  qu'il  parut  fort  au-dessus  de  cet 
homme  que  tout  le  monde  admirait,  ce  qui  décida  la  victoire  linaledes  Mendiants. 


88  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

VOUS  ne  vous  permettrez  cFenseigner  en  quelque  lieu  que  ce  soit, 
ni  de  prêcher,  soit  devant  des  clercs,  soit  devant  le  peuple,  sans 
notre  permission. 

«  Donné  à  Viterbe,  le  huitième  jour  des  Ides  d'Auguste,  la  troi- 
sième année  de  notre  Pontificat  (1).   » 

Voici  l'explication  de  cette  décision.  Deux  jours  après,  le  Pape 
écrivait  à  Louis  IX,  pour  lui  annoncer  cjuil  avait  interdit  à  Guil- 
laume l'entrée  du  royaume,  mivaitt  quelc  roi  le  l  ai  ar  ait  demandé  : 
«  Puisque  Votre  Altesse  Roy  aie  nous  a  demandé^  ainsi  qu'elle  s'en 
souvient,  d'interdire  l'entrée  de  son  royaume  à  ce  même  Guillaume, 
ce  qae  noas  avons  cru  devoir  faire  pour  les  motifs  exposés  plus 
haut^  nous  la  prions  et  lui  recommandons  de  ne  permettre,  sous 
aucun  prétexte,  que  ledit  Guillaume  rentre  dans  vos  Etats...  » 

Et  le  23  de  ce  mois  d'août,  Alexandre  IV  fit  savoir  à  l'évêque 
de  Paris,  que  ce  n  était  pas  pour  avoir  défendu  les  prétentions  de 
r Université  que  Guillaume  était  condamné^  mais  à  cause  de  son 
livre  détestable.  Il  ajoutait  cjue  si  Guillaume  refusait  de  se  sou- 
mettre l'évêque  devait  le  déclarer  parjure  et  excommunié  et  faire 
pourvoir  d'office  à  tous  ses  bénéfices  et  charges  [±).  Guillaume 
prit  donc  le  chemin  de  l'exil  et  rapporta  à  sa  petite  ville  natale, 
après  quarante  années  d'absence,  un  nom  désormais  célèbre  et 
un  avenir  brisé.  Le  comté  de  Bourgogne,  de  laquelle  était  cette 
petite  ville  de  Saint-Amour,  n'appartenait  pas  alors  au  royaume 
de  France  :  il  put  donc  s'y  retirer  en  paix. 

Au  même  temps,  devant  la  foule  des  «  Escholiers  »  assemblés, 
le  livre  Des  Périls  des  Derniers  Temps  fut  «  ars  par  la  main  du 
bourreau  ». 

Et  bientôt  après,  dans  la  grande  salle  de  l'évêché  de  Paris,  la 
même  foule  se  retrouvait  encore  pour  acclamer  deux  nouveaux 
docteurs  :  Thomas  d'Aquin  et  Bonaventure  de  Fidenza,  le  Domi- 
nicain et  le  Franciscain,  qui  avaient  enfin  vaincu. 

Barement  on  a  vu  une  cause  être  plus  imperturbablement  rame- 
née à  ses  termes  justes  et  naturels  par  un  chef  suprême  et  se  trou- 
ver plus  digne  de  vaincre  par  elle-même  et  par  ses  représentants. 

(1)  Bullea,  p.  135-130. 

(2)  Th.  de  Champré. 


MAITRK    GLILLAUMK    DE    SAINT-AMOUR.  89 

Mais,  la  victoire  une  fois  assurée,  nous  allons  voir  mieux  (jue 
jamais  à  quel  point  elle  était  nécessaire,  l.a  peur  du  nouveau 
et  du  large,  malgré- les  caractères  les  plus  incontestables  de  va- 
leur qu'ils  pussent  revêtir,  l'appréhension  de  la  concurrence 
étaient  tels  dans  ce  milieu  corporatif  sorti  du  moyen  âge  à  son 
déclin,  que  nous  allons  assister  au  prolongement  de  ce  spectacle, 
véritablement  pénible,  d'une  multitude  d'esprits,  non  sans  mé- 
rite, qui  ne  savent  que  réclamer  sans  fin  le  passé,  dans  ses  étroi- 
tesses,  dans  ses  prétentions  pédantesques,  dans  son  ég'oïsme  sa- 
tisfait, dans  son  incapacité  à  envisager  le  progrès  des  choses. 

C'est  qu'il  y  a  eu  en  France,  au  moyen  âge,  deux  courants  suc- 
cessifs bien  opposés.  Le  premier  est  celui  qui  a  créé  cette  époque 
absolument  originale,  si  différente  de  l'antiquité  qu'il  a  fallu  lui 
donner  un  nom  à  part.  Le  second  est  celui  qui  a  mis  fin  à  cette 
époque  et  a  ramené,  avec  l'âge  dit  moderne,  les  souvenirs  et  l'i- 
mitation de  l'antiquité.  Ce  second  courant  était  en  pleine  forma- 
tion déjà  au  treizième  siècle.  Tandis  que,  dans  la  première  période, 
on  avait  vu  partout  l'esprit  d'indépendance  se  manifester  par  la 
conquête  d'une  liberté  toute  individuelle,  par  la  rupture  des  liens 
d'homme  à  homme,  rupture  du  Franc  avec  le  Mérovingien,  rup- 
ture du  grand  feudataire  avec  le  Carlovingien,  rupture  du  vassal 
avec  le  suzerain,  rupture  du  serf  avec  le  seigneur,  on  vit  au  con- 
traire, dans  la  seconde  période,  des  groupements  restrictifs  se 
faire  d'homme  à  homme,  des  associations  se  nouer,  se  serrer  et 
se  fermer  totalement.  L'esprit  d'initiative  et  d'élargissement  a  été 
étoutfé  dans  ce  réseau,  dont  tout  l'effort  était  d'arrêter  le  mouve- 
ment chez  les  autres  et  de  ne  pas  se  dépasser  même  entre  asso- 
ciés. De  là  nous  sont  venus,  à  travers  de  longs  siècles,  ces  ten- 
dances routinières  dont  on  commence  enfin  à  voir  le  défaut,  cette 
résistance  instinctive  et  irraisonnée  à  tout  ce  qui  ne  s'est  pas  en- 
core fait,  cette  crainte  à  priori  de  tout  changement,  cette  appré- 
hension de  ce  qui  remue  le  passé,  cette  sorte  de  dédain  froissé 
pour  ce  qui  prétend  donner  du  large  aux  institutions  et  ouvrir 
des  voies  nouvelles.  C'est  bien  là  l'esprit  dont  nous  allons  briè- 
vement saisir  les  manifestations  continues,  à  la  suite  du  coup  par 
lequel  était  renversée  la  résistance  arbitraire  et  erronée  de  l'Uni- 


90  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

versité  à  introduire  parmi  elle  les  nouveaux  Religieux,  au  même 
titre  que  tous. 

L'exil  même  de  Guillaume  n'avait  pas  mis  fin  à  tout,  et  si  quel- 
ques docteurs  s'étaient  soumis  au  Souverain  Pontife  avec  un  mé- 
ritoire empressement,  il  en  était  d'autres  sur  lesquels  Guillaume 
de  Saint-Amour  pouvait  encore  compter.  Le  Pape  cependant  ne 
négligea  rien  pour  les  abattre  au  plus  tôt.  Il  y  apporta  la  plus 
extraordinaire  énergie,  comme  on  va  le  voir. 

Le  15  novembre  1256,  il  adressa  à  l'Université  la  bulle  :  Pari- 
siniis  peritla  (1),  où  après  avoir  comparé  cette  Corporation  à  une 
source  féconde  d'où  toutes  les  sciences  coulent  et  se  répandent 
sur  l'Univers,  il  se  plaint  de  ceux  qui  y  ont  jeté  le  trouble  et  le 
désordre  et  pour  que  ce  blâme  ne  tombe  pas  sur  les  Religieux,  il 
se  déclare  hautement  leur  protecteur  et  ordonne  au  nom  du  bien 
général  de  l'Église,  autant  que  pour  la  prospérité  de  l'Université, 
qu'on  punisse  sévèrement  ceux  qui  ont  prêché  ou  enseigné  con- 
tre les  Mendiants,  ou  qui  prennent  la  défense  du  livre  Des  Périls. 
Puis  viennent,  coup  sur  coup  et  sans  relâche,  toute  une  série 
d'autres  bulles  :  du  7  janvier,  pour  ordonner  au   Chancelier  de 
ne  promouvoir  à  la  Licence,  ou  à  quelque  faculté  que  ce  fût, 
quiconque  ne  ferait  pas  serment  d'obéir  à  la  bulle  du  14  avril 
1255;  —  du  12  mai,  pour  contraindre  l'Université  à  recevoir  dans 
son  sein  tous  les  docteurs  réguliers  à  quelque  ordre  religieux  qu'ils 
appartiennent;  et  de  ne  point  alléguer  pour  désobéir  l'acte  du 
1'"^  mars  1256,  ou  la  dissolution  fictive  de  l'Université  faite  vers 
cette  même  époque  ;  —  du  23  du  même  mois,  pour  convaincre  tous 
les  Prélats  du  royaume  de  France  que  ce  ne  sont  point  les  Réguliers 
qui  sont  la  cause  des  désordres  de  l'Université  et  les  prier  d'en 
instruire  leurs  peuples;  —  du  li  juillet,  pour  obliger  Tévêque 
de  Paris,  sous  peine  d'excommunication,  de  faire  publier  et  exé- 
cuter ses  ordres  dans  le  délai  d'un  mois,  et  lui  enjoindre  de  lui 
signaler  les  rebelles  pour  qu'ils  puissent  être  punis  par  le  roi  après 
leur  séparation  publique  de  l'Église;  —  du  30  juillet,  pour  prier 
Louis  IX  d'aider  Févêque  de  Paris  à  ramener  à  l'ordre  les  docteurs 

(1)  Bulles,  \i.  95. 


MAITKE    GUILLAUME    DE    SAINT-AMOUH.  '.'1 

réfractaires  ot  do  chasser  do  Franco  ceux  (jui  sont  obstinés,  on  de 
les  cliàtior  de  qnohjuo  autre  façon  (1). 

Beaucoiij)  do  docteurs  de  l'Université  quittèrent  alors  Paris  et 
laissèrent,  comme  dit  Matthieu  PAris,  la  ville  presque  déserte, 
tant  à  cause  do  la  moisson  et  dos  voudan^es  qui  approchaient, 
(|uc  de  la  résistance  que  les  Dominicains  avaient  encore  à  leur 
opposer.  Néanmoins  ceux-ci,  pour  adoucir  les  esprits,  prièrent 
le  Pape  de  lever  les  censures  que  plusieurs  docteurs  séculiers 
avaient  encourues  soit  à  cause  d'eux,  soit  pour  avoir  conservé 
chez  eux  lo  livre  Des  Pôfils;  ce  que  le  Souverain  Pontife  accorda 
le  27  septembre,  «  à  tous  ceux  qui  se  soumettraient  ». 

L'Université  ou,  pour  mieux  dire,  ceux  de  ses  membres  qui  res- 
taient encore  à  Paris,  cédèrent  enfin  ;  Thomas  et  Bonaventure  pu- 
rent inaugurer  leur  enseignement  public  (2),  et  le  maître  général 
des  Dominicains  envoya  à  tout  son  Ordre  une  circulaire  où  il 
rendait  grâce  à  Dieu,  au  Souverain  Pontife,  à  l'assemblée  des 
Cardinaux,  au  Roi  et  à  une  innombrable  quantité  de  fidèles  du 
secours  qu'ils  leur  avaient  apporté  dans  cette  grande  tribulation. 

Mais  la  paix  ainsi  rétablie  ne  dura  pas  longtemps.  En  1259, 
nous  ne  savons  à  quel  propos,  on  recommença  à  vexer  les  Domi- 
cains  et  à  faire  courir  contre  eux  une  foule  de  pamphlets  et  do 
couplets  satiriques.  On  en  trouve  jusque  dans  le  Roman  de  la 
Rose  : 

Être  banni  de  ce  royaume 
A  tort  comme  Maître  Guillaume 
De  Saint-Amour  qu'hypocrisie 
Fit  exiler  par  grande  envie... 

Puis  plus  loin  : 

Si  celui  de  Saint-Amour  ne  ment 

Qui  avait  coutume  de  disputer  et  d'enseigner 


(1)  Bulles,  p.  105-151,  123-127  (certains  auteurs  prétendent  que  le  Pape  n'envoya 
pas  moins  de  40  bulles  pour  cette  afl'aire.) 

(2)  On  raconte  même  que,  dans  leur  profonde  humilité,  les  deux  docteurs  disputè- 
rent à  qui  refuserait  l'honneur  de  parler  le  premier,  et  que,  pour  la  première  fois, 
l'impitoyable  logique  de  Thomas  d'Aquin  eut  le  dessous. 


92  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Et  prêcher  de  cette  matière, 

Devant  le  clergé 

Je  ne  donne  pain  ni  vin 

S'il  n'avait  en  sa  vérité 

L'accord  de  l'Université 

Et  du  peuple  communément 

Qui  écoutait  son  prèchement... 

Et  Rutebœuf,  dont  nous  connaissons  déjà  les  sentiments,  ne  laissa 
pas  passer  sans  en  protitor  une  si  belle  occasion  :  le  Dit  des  Ri'glcs 
en  fait  foi,  et  l'on  sent,  au  ton  dont  il  y  parle  en  passant  de  Guil- 
laume de  Saint- Amour,  toute  l'amertume  que  cette  condamnation 
avait  laissée  dans  son  cœur  d'ami.  Mais  il  fit  plus  que  de  pour- 
suivre les  Religieux  des  traits  accidentels  de  sa  satire,  il  consacra 
spécialement  deux  longues  pièces  à  la  louang-e  et  à  la  défense  de 
Guillaume.  La  première  est  curieuse,  parce  qu'elle  montre  une 
fois  de  plus  que  toute  l'argumentation  des  partisans  de  Guillaume 
consistait  à  s'appuyer  sur  le  compromis  fait  entre  l'Université, 
les  Mendiants  et  les  Prélats  du  royaume,  et  qu'ils  affectaient  de  ne 
tenir  aucun  compte  du  refus  qu'avait  fait  le  Pape,  chef  suprême 
de  ces  trois  corps,  d'admettre  le  compromis.  11  y  a  là  le  signe 
manifeste  de  cette  tendance  qui  a  abouti  aux  hérésies  des 
seizième,  dix-septième  et  dix-huitième  siècles  :  méconnaître  les 
fonctions  les  plus  incontestables  de  la  Papauté  et  faire  de  la  Reli- 
gion une  organisation  toute  locale,  c'est-à-dire  abolir  ces  deux 
grandes  choses,  la  sûreté  de  doctrine  et  la  catholicité  de  l'E- 
glise . 

Voici  les  principaux  passages  de  cette  pièce  de  Rutebœuf  : 

Oyez,  prélats,  princes  et  rois, 

La  déraison  et  l'injustice 

Qu'on  a  fait  à  Maître  Guillaume  : 

On  l'a  banni  de  ce  royaume; 

Nul  si  a  tort  ne  fut  jugé. 

Qui  exile  un  homme  sans  raison, 

Je  dis  que  Dieu,  qui  vit  et  qui  règne, 

Le  doit  exiler  de  son  rècne. 


Bien  avez  ouï  la  discorde 

(Ne  faut  pas  que  je  la  rappelle) 


MAITRE    Gl'ILLAl'MK    DE    SAINT-AMOI'K.  W.i 

Qui  a  duré  si  longuement, 
Sept  ans  tout  |)leiiicment 
Entre  la  gent  de  saint  l»oinini(iue 
Et  ceux  (jui  enseignent  la  Logi(iue. 


Les  Prélats  surent  cette  guerre. 

Alors  ils  comnienccrent  à  requérir 

L'Université  et  les  Frères, 

Qui  sont  nés  de  plus  de  quatre  mères  (I) 

Qu'ils  leur  laissassent  la  paix  faire. 

Et  guerre  doit  bien  déplaire 

A  gens  qui  paix  et  foi  prêchent, 

Et  qui  doivent  le  bon  exemple 

Par  parole  et  par  actions. 

Ainsi  qu'à  moi  il  me  semble. 

Ils  s'accordèrent  à  la  paix, 

Sans  plus  faire  de  guerre  jamais. 

Ce  fut  juré  à  tenir 

Et  scellé  pour  souvenir. 

Maître  Guillaume  au  roi  vint. 

Là  où  il  y  avait  des  témoins,  et  plus  de  vingt! 

Et  dit  :  «  Sire,  nous  sommes  en  mise 

De  faire  la  paix,  par  l'avis 

Que  les  prélats  voudront  : 

Je  ne  sais  s'ils  la  rompront.  >' 

Le  roi  jura  :  «  En  nom  de  moi. 
Ils  m'auront  tous  pour  ennemi. 
S'ils  la  brisent,  et  sachez  sans  faute 
Que  je  n'ai  souci  de  leur  bataille.  -> 

Alors  Maître  partit  du  palais 

(Où  il  y  avait  assez  de  clercs  et  de  laïcs!) 

Sans  que  depuis  il  fil  rien 

Pour  défaire  la  paix. 

Cette  dernière  a  négation  ne  manque  [)as  de  hardiesse, après  toute 
l'agitation  que  nous  avons  vue  soulevée  par  Guillaume  de  Saint- 
Amour,  au  moyen  de  ses  prédications  et  de  son  livre  sur  les 
Périls  des  Derniers  Temps,  où  il  attaquait  tout  simplement  le 
droit  à  l'existence  des  Ordres  Mendiants  et  sollicitait  de  l'Église 
leur  suppression. 

(1)  Allusion  sans  doute  aux  (pialre  Ordres  Moiidianls. 


1)4  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Le  poète  termine  en  se  posant,  d'une  façon  qui  ne  peut  émou- 
voir beaucoup,  en  martyr  éventuel  de  la  cause  de  Guillaume  de 
Saint-Amour  : 

Uuand  Dieu  se  montrera  cloué. 
Le  jour  du  dernier  jugement, 
Pour  lui  demander  justice, 
Et  vous,  sur  ce  que  je  raconte, 
Vous  en  aurez  peur  et  honte  ! 
Quant  à  moi,  bien  le  puis-je  dire, 
Point  ne  redoute  le  supplice 
De  la  mort,  d'où  quelle  vienne, 
Si  elle  me  vient  pour  une  telle  affaire. 

On  a  souvent  attribué  cette  complainte  à  Guillaume  de  Saint- 
Amour  lui-même,  mais  à  tort  assurément,  et  la  critique  littéraire 
a  rendu  à  Rutebœuf  ce  qui  lui  appartient.  Dans  une  seconde 
pièce,  appelée  DU  de  la  sainte  Église,  le  poète  représente  l'É- 
glise se  lamentant  sur  le  sort  de  ses  vrais  amis;  mais  ce  ne  sont, 
cette  fois,  que  gémissements  sans  argumentation  intéressante. 

On  pourrait  multiplier  beaucoup  ces  citations,  bien  qu'un 
grand  nombre  des  ouvrages  de  ce  genre  soient  perdus.  Nous 
ignorons  même  quel  était  celui  que  l'évêque  de  Paris,  dans  un 
monitoire  publié  au  mois  de  janvier  1259,  défendit  particulière- 
ment de  retenir  chez  soi  sous  peine  d'excommunication. 

Dans  tous  les  cas,  Guillaume,  on  le  voit,  n'était  point  complè- 
tement oublié  et  ses  vengeurs  avaient  des  partisans.  On  raconte 
que,  le  dimanche  des  Rameaux  (30  mars  1259),  Thomas  d'Aquin 
prêchant  dans  l'église  Saint-Jacques,  crut  devoir  prévenir  ses 
auditeurs  contre  les  écrivains  satiriques  qui  ne  ménageaient  pas 
assez  les  Religieux;  un  bedeau  de  l'Université  appartenante  la 
nation  de  Picardie,  Guillot ,  se  leva  du  milieu  de  l'auditoire, 
imposa  silence  au  Dominicain,  et  lut  un  factum  injurieux  contre 
les  Mendiants.  La  lecture  faite,  le  frère  Thomas  d'Aquin  reprit  sa 
prédication  et  l'acheva  sans  dire  un  mot  pour  se  justifier,  lui  ou 
son  Ordre,  ou  pour  se  plaindre.  Disons  tout  de  suite  que,  par  un 
bref  (bref  Ex  alto)^  le  Pape,  informé  de  l'affaire,  excommunia 
(iuillot,  le  suspendit  de  ses  fonctions,  et  le  chassa  pour  toujours 
de  Paris  (26  juin  1259). 


MAITRE   GUILLAUME    DE    SAINT-AMOUR.  95 

Les  docteurs  mômes  de  l'Université  se  mirent  bientôt  de  la  par- 
tie. Nous  le  voyons  d'abord  par  une  lettre  du  Souverain  Pontife 
à  révoque  de  Paris  (5  avril  1259),  où  il  se  plaint  que  quelques 
docteurs  cherchent  à  créer  des  difficultés  aux  Dominicains  parce 
que  ceux-ci  s'opposent  au  retour  à  Paris  de  Guillaume  de  Saint- 
Amour.  Il  ordonne  à  l'évoque  d'assembler  tous  les  docteurs  et 
les  écoliers  pour  leur  défendre  de  continuer  leurs  agissements 
et  les  avertit  qu'en  conscience  et,  sous  peine  d'excommunica- 
tion encourue  ipso  facto,  ils  ne  peuvent  entretenir  des  relations 
avec  le  docteur  de  Saint-Amour,  ni  désirer  le  retour  d'un  homme 
justement  condamné  et  oljstiné  dans  son  refus  d'obéissance  au 
Saint-Siège  (1).  Les  plus  violents  contre  les  Religieux  étaient  les 
membres  des  Facultés  des  Arts,  du  Droit  et  de  la  Médecine.  Guil- 
laume de  Saint-Amour  appartenant  à  celle  de  Théologie,  ils  pré- 
tendaient que  c'était  à  celle-ci  seulement  que  s'adressaient  les 
ordres  du  Souverain  Pontife.  Le  bref  E.r  alto,  dont  nous  avons 
parlé  un  peu  plus  hauf,  avait  fait  justice  de  cette  prétention  et 
leur  avait  enjoint  de  recevoir  tous,  aussi  bien  les  Décrétistes  que 
les  Artistes  et  les  Médecins,  les  religieux  de  quelque  Ordre  qu'ils 
fussent,  et  cela  dans  quinze  jours,  sous  peine  d'excommunication 
dont  ils  ne  pourraient  être  relevés  qu'en  se  présentant  en  per- 
sonne au  Saint-Siège. 

Ces  docteurs  allaient  en  effet  très  loin  dans  leur  résistance.  Ils 
s'étaient  engagés  par  serment  à  unir  leurs  efforts  pour  obtenir 
la  levée  des  sentences  d'exil  ou  de  toutes  autres  peines  prononcées 
contre  ceux  qui  avaient  pris  leurs  intérêts  et  surtout  pour  faire 
consentir  le  roi  au  retour  de  Guillaume  de  Saint-Amour.  Ils  s'é- 
taient même,  au  commencement  de  cette  année  1259,  adressés 
au  Pape  pour  obtenir  la  grâce  de  Guillaume  (2). 

Alexandre  leur  répondit,  le  5  avril,  en  leur  défendant,  sous  les 
peines  les  plus  sévères,  de  rien  faire  de  plus  pour  rappeler  Guil- 
laume auprès  d'eux,  attendu  que  celui-ci  ne  mérite  pas  de  par- 
don puisqu'il  demeure  endurci  dans  son  obstination  (3)  ;  il  me- 

(1)  Bulle  MuUorum  rclat.,  au  HuUaire,  \k  140. 
(•>)  Du  Moulay,  p.  SSi. 
(3)  Bulles,  p.  1 '19-150. 


96  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

nace  aussi  tous  ceux  qui  inquiéteraient  encore  les  Religieux.  Le 
17  juin  suivant,  il  ordonna  au  Chancelier  de  Sainte-Geneviève  de 
ne  jamais  promouvoir,  à  quelque  licence  que  ce  fût,  un  candidat 
qui  ne  jurerait  pas  de  ne  troubler  à  l'avenir  ni  directement  ni  in- 
directement la  paix  dont  ont  besoin  l'I'niversité  et  les  Ordres 
religieux  (1). 

Trois  jours  après,  le  Pape  écrivit  encore  à  l'évêque  de  Paris  pour 
lui  dire  qu'ayant  appris  que  la  cause  de  toutes  ces  agitations  était 
la  correspondance  entretenue  par  Guillaume  avec  plusieurs  doc- 
teurs de  Paris,  il  interdisait  à  ceux-ci  de  continuer  ce  commerce 
épistolaire,  et  cela  sous  peine  d'une  excommunication  encourue 
ipso  facto  et  réservée  au  Saint-Siège  (2). 

Le  11  juillet,  Alexandre  IV  s'adresse  directement  à  l'Université, 
l'assurant  qu'il  n'accorderait  jamais  rien  à  Guillaume  tant  que 
celui-ci  ne  se  serait  pas  soumis  sans  restrictions.  Puis  enfin,  le 
15  du  même  mois,  il  pria  Louis  IX  de  prêter  à  l'évêque  de  Paris 
le  secours  de  sa  royale  puissance  (3). 

Ce  dernier  effort  emporta  la  victoire.  Beaucoup  d'ecclésiastiques 
se  soumirent  et  eurent  recours  à  l'évêque  de  Paris  pour  obtenir 
l'absolution  des  censures  encourues  par  eux  et,  le  3  décembre 
1260,  le  Pape  donna  à  l'évêque  les  pouvoirs  suffisants,  à  condi- 
tion qu'il  n'en  userait  qu'après  s'être  assuré  de  la  sincérité  de 
ceux  qui  en  sollicitaient  l'emploi  et  leur  imposerait  de  s'abstenir 
quelque  temps  de  leurs  fonctions  ecclésiastiques  (i). 

Puis,  l'Université  déclara  se  soumettre  tout  entière  et  recevoir 
les  Religieux,  mais  à  certaines  conditions  arrêtées  d'un  commun 
accord  et  que  nous  trouvons  énumérées  dans  l'acte  qui  en  fut 
dressé  pour  mémoire,  après  les  délibérations  du  20  janvier, 
ainsi  que,  des  19  et  25  février  1260. 

«  Nous  statuons  et  ordonnons,  pour  certaines  raisons  expri- 
mées plus  amplement  en  d'autres  lettres,  que  les  Frères  Prêcheurs, 
toutes  les  fois  qu'ils  seront  appelés  ou  admis  aux  actes  publics,  y 


(1)  Bulles,  p.    151. 

(2)  Ibid.,  \>.  152-157. 

(3)  Ibkl..    p.    158. 

(4)  Ibid,  p.  160. 


MAITKE    ClLILL.VrMK    DE    SAUNT-AMOUH.  î)7 

tieiuli'oul  le  ilcriiicr  rang-,  à  savoir  les  docteui-s  en  théologie  après 
tous  les  autres  docteurs  jeunes  ou  vieux,  séculiers  ou  réguliers, 
(.le  la  même  faculté,  et  dans  les  disputes  ils  n'argumenteront 
(jn'après  les  autres  docteurs.  Les  bacheliers  de  leur  Ordre  auront 
aussi  le  dernier  rang-  après  ceux  des  autres,  c'est-à-dire  des  Frè- 
res [Mineurs,  des  (larmes,  des  Augtislins,  des  Cisterciens  et  des 
autres  religieux.  Et  cette  présente  ordonnance  s(;ra  pui)liée  et 
affichée  aux  portes  des  églises  et  jurée  par  tous  ceux  qui  nous 
ont  fait  serinent  de  fidélité.  Donné  à  Saint-Mathurin,  dans  notre 
assemblée  convoquée  par  trois  fois  le  iO  janvier,  le  19  et  '21  fé- 
vrier 1259(1).  » 

Ce  fut  la  fin  de  cette  longue  dispute  :  dcsinil  in  piscem.  On 
voit,  jusque  dans  cette  dernière  et  mesquine  satisfaction,  sous 
l'intluence  de  quels  sentiments  étroits  agissait  l'Université. 


XI.    —    EXIL    ET    EI.V    DE    GUILLAUME. 

Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  connaître  ce  que  lit  Guillaume  dans 
son  exil  et  comment  il  finit. 

La  tradition  locale,  et  bien  des  faits  c[ue  nous  venons  de  ren- 
contrer, nous  montrent  Guillaume,  pendant  son  exil,  occupé  à 
ranimer  par  une  active  correspondance  le  zèle  de  ses  anciens 
collègues.  C'est  alors  qu'il  composa  le  plus  considérable  de  ses 
ouvrages,  qui  ne  parut  que  peu  de  temps  avant  sa  mort.  Il  vivait 
retiré  dans  son  petit  cabinet  de  travail,  au  premier  étage  dune 
tour  ronde  qui  subsiste  encore  et  qui  forme  le  coin  de  la  maison 
de  pierre  qu'il  se  lit  construire  :  il  en  parle  dans  son  testament. 
Tout  auprès,  en  retour  sur  la  ville,  est  sa  chapelle;  puis,  le  long- 
dès  mm'ailles  de  la  ville,  s'étend  ce  jardin  dont  il  donnera  la 
plus  grande  partie  pour  construire  son  hôpital.  Renfermé  dans 
cette  étroite  enceinte  dune  petite  localité  où  parvient  à  peine  le 
bruit  des  affaires  lointaines  de  Paris  et  de  Rome,   Guillaume  va 

(Ij  Du  Boulay,  p.  356.  Au  lieu  de  12.39,  il  faut  lire  12(>0,  car  à  celle  époque,  en 
France,  on  comptait  encore  l'année  à  partir  de  Pâques,  ce  qui  faisait  six  et  sept  mois 
(le  retard  sur  la  nôtre. 

T.   XX.  7 


98  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

donc  vivre  au  milieu  de  ses  concitoyens  dont  beaucoup  ignorent 
sa  gloire  et  ne  connaissent  que  sa  défaite.  Mais,  dans  la  patrie 
comtoise,  les  cœurs  ne  regardent  pas  aux  succès  et  de  douces  con- 
solations sont  encore  réservées  au  grand  docteur;  il  retrouve  sa 
famille,  ses  amis,  et,  au  sein  de  cette  existence  plus  calme,  son 
cœur  de  prêtre  semble  se  rouvrir  aux  douces  inspirations. 

Un  de  ses  premiers  soins  fut  en  efTet  de  restaurer  un  hôpital 
d'ancienne  fondation  déjà  (1).  A  ses  propres  frais  il  fit  construire 
un  bâtiment  plus  vaste  et  donna  pour  cette  construction  la  plus 
belle  partie  de  son  jardin,  celle  où  coule  en  murmurant  la  source 
féconde  du  Soujet.  Le  rez-de-chaussée  est  occupé  par  une  vaste 
salle  le  long  des  murs  de  laquelle  sont  rangés  les  lits  des  ma- 
lades; à  l'une  des  extrémités,    au   côté   de  bise  (nord),    s'élève 
un  autel  entouré  d'une  balustrade,  sorte  de  chapelle  où  se  célé- 
breront les  saints  mystères  que  pourront  suivre  du  regard   et 
sans  se  déranger  tous  ceux  qui  seront  couchés  ;  à  l'autre  extré- 
mité, du  côté  du  vent  (sud),  s'ouvre  une  de  ces  vastes  cheminées 
comme  en  conservent  encore  nos  vieilles  maisons  et  que  connais- 
sent bien  ceux  qui  ont  affronté  le  rude  hiver  de  nos  montagnes. 
Autour  de  la  cour  qui  précède  l'entrée,  se  trouvent  les  logements 
des  personnes  employées  au  soin  des  pauvres  malades,  ainsi  que  les 
magasins  et  les  autres  dépendances.  Les  contemporains  ne  pou- 
vaient savoir  encore  tout  ce  qu'il  ferait  pour  assurer  l'avenir  de 
cette  fondation,  et  leurs  désirs  ne  pouvaient  aller  aussi  loin  que 
sa  générosité.  Après  six  siècles  écoulés,  cet  hôpital  est  riche  en- 
core des  dons  de  Guillaume  et  tandis  que,  hormis  les  érudits  de 
profession,  tout  le  monde  ignore  le  nom  du  théologien,  les  pau- 
vres de  sa  ville  jouissent  encore  de  ses  bienfaits  et  regardent  avec 
émotion  le  portrait  de  celui  dont  ils  ne  savent  rien,  eux  non  plus, 
si  ce  n'est  qu'il  lui  doivent  souvent  la  santé  et  toujours  les  secours 
nécessaires  à  leur  état. 

J^a  mémoire  du  passé  n'a  rien  conservé  de  plus  sur  le  séjour 


(1)  Cet  hôpital,  dil-on,  avait  été  fondé  vers  lloo  par  Jeanne  d'Andelot,  de  la  cé- 
lèbre maison  de  Coligny,  de  concert  avec  diverses  personnes  pieuses  de  Saint-Amour 
et  des  environs.  II  reste  encore,  aux  Archives  de  l'hôpital,  quelques  parchemins  de 
cette  époque  en  mauvais  état,  qui  se:nblent  en  faire  mention. 


MAITRE   (U'ILLAUMK    DR   SAINT-AMOTB.  flO 

(le  (Iiiillaiinio  dans  son  pays  et  son  testament,  quelque  détaillé 
qu'il  soit,  ne  nous  apprend  rien     Nous   n'avons  non   plus  rien 
de  précis  sur  son   prétendu  retour  à  Paris  en  1263.  Quelques 
auteurs  du  dix-septième  siècle  ont  écrit  que,  le  pape   Alexan- 
dre IV  étant  mort  le  25  mai  1281  et  le  Français  Urbain  IV  élu  le 
29  août  suivant,  celui-ci  permit  à  Guillaume  de  rentrera  Paris, 
où  il  vint  au  printemps  de   1263  et  lut   reçu  en  triomphe  par 
l'Université  (1^.  La  chose  est  possible,  mais  les  plus  vieux  chro- 
niqueurs n'en  parlent  point;   et   même   YHisloria  Nornianno- 
non  (2)  laisse  entendre  que  (Tuillaume   n'a  jamais  quitté  son 
exil.   Il  semble  cependant  que  le  nouveau  Pape  lui  ait  rendu 
une  partie  de  ses  bénéfices  et  charg-es  puisque,  quelque  temps 
après,  Clément  IV  donnera  de  nouveau  à  Guillaume  le  titre  de 
maitrr  dans  une  lettre  qu'il  lui  adressera.  Tillemont,  qui  soutient 
la  première  opinion,  dit  qu'elle  n'a  rien  d'impossible,  puisque 
nous  voyons  par  les  détails  d'un  procès  que  (luiliot,  le  bedeau 
de  la  nation  de  Picardie,  excommunié  et  exilé  par  Alexandre  IV, 
était  en  1263  rentré  en  grâce  et  avait  repris  .ses  fonctions.  Mais 
cela  ne  prouve  que  bien  peu,  car  on  ne  nous  dit  pas  que  (iuillot 
ait  refusé  de  se  soumettre  et  ait  été  absous  quand  même,  tandis 
que  nous  savons  très  bien  que  (iuillaume  ne  s'est  jamais  soumis. 
Deux  ans  après  ce  prétendu   retour  triomphal  à  Paris,  Guil- 
laume fit  donc  paraître  le  nouvel  ouvrage,  fruit  de  ses  médita- 
tions solitaires  et  des  loisirs  de  son  exil  :  CoUectiones  catholicae  et 
canon icae  scripturae  ad  instriictionem  et  pracparationem  sini- 
plicium  Christi  fuleliiun  contra  pericula  immincntia  Ecclesiae 
generali  per   h/pocritas ,   p&eudopincdicatores  ^   et  pénétrantes 
domos,  etotiosos^  et  gijrovagos.  Il  n'y  a  pas  à  se  tromper  sur 
l'objet  du  livre. 


(1)  Du  Boiilay,  p.  368-369;  Saiiil-Ainoiir,  pivfact',  p.  Go-(J4. 

(2)  Hisl.  A'orm.,  \y.  101  i  D.  —  Les  ailleurs  niodcrues  (|ui  oui  louché  àcoUeiiues- 
tion  ont  amplifié  encore  avec  un  luisnic  digue  d'un  plus  beau  sujet  et  d'un  événement 
plus  certain.  Le  retour  de  Guillaume  à  Paris  fut  un  véritable  triomphe;  il  reçut  de  la 
population  de  la  capitale  cet  accueil  qui  fait  pâlir  l'envie  et  que  l'enthousiasme  général 
seul  peut  accorder.  »  (Corneille  Saint-Marc,  p.  24.)  —  Voir  aussi:  Tissot,  Leçons  de 
littérature  française  ancienne  et  moderne,  qui  compare  ce  retour  à  celui  de  Vol- 
taire au  di\-huilièmc  siècle, 


100  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

C'était,  sous  une  forme  un  peu  nouvelle  mais  plus  étendue, 
le  Livre  des  Périls;  ce  travail  justifie  d'une  connaissance  pro- 
fonde des  Écritures  et  des  Pères,  d'une  prodigieuse  érudition 
en  même  temps  que  d'un  inébranlable  attachement  à  la  cause 
pour  laquelle  le  docteur  avait  toute  sa  vie  combattu.  Jamais 
le  vieux  lutteur  n'a  été  plus  souple  en  ses  allures,  n'a  porté  de 
plus  vigoureux  coups,  ni  mieux  été  sur  ses  gardes  pour  la 
riposte.  Tout  d'abord  il  n'y  voulut  pas  mettre  son  nom  et  dé- 
clara, dans  les  Préliminaires,  que  la  connaissance  de  l'auteur 
n'ajouterait  rien  à  la  valeur  de  la  thèse;  il  protestait  aussi  de 
sa  soumission  au  Pape  et  aux  prélats  et  se  rangeait  d'avance  à 
leur  avis  quel  qu'il  fût  :  singulière  tactique  qui  n'est  pas  la 
meilleure  note  de  l'esprit  de  Guillaume;  il  promet  toujours 
une  soumission  qu'il  ne  fait  jamais. 

Mais,  sur  ces  entrefaites,  Urbain  IV  étant  mort  et  Clément  IV 
élu  à  sa  place,  le  5  février  1265,  Guillaume,  qui  pensait  ce  Pape 
moins  hostile  à  ses  idées  que  les  précédents  Souverains  Pontifes, 
lui  fit  présenter  son  ouvrage  par  l'entremise  d'un  certain 
Thomas,  docteur  de  Paris,  qui  se  trouvait  alors  à  Rome  et  qui 
n'a  rien  de  commun  avec  Thomas  d'Aquin. 

Cilément  IV  le  lut  en  partie  et  répondit  à  Guillaume  par  l'in- 
termédiaire du  même  Thomas  (1). 


,1)  Celle  leltrc  esl  thi  18  oclobrc  l'2r)G;  ello  osl  Iroj)  imi'orlanlo  el  le  sens  en  a  clé 
tro|)  souvenl  déliguré  pour  que  nous  ne  la  cillons  pas  en  enlier  el  dans  le  lexte  ori- 
ginal. 

«  Diloclo  lilio  niagislro  Guillichiio  de  Sanclo  Aniore. 

«  Si  cirea  verilalis  elal)oras  indagineni;  si  caulelas  eliain  coUigis  ex  scripluris; 
duhi  lanien  sobrius  inquisilor  exislas,  elacuinen  cvilcs  scandali,  non  te  credinius  ar- 
gucndum.  Sed  cavenduni  est  libi,  vel  praelerilorum  ^luo  haereal  aninio  niniis  tenax 
memoria,  el  ne  sub  doclrinac  specie  delraclorum  colores  insidias,  veliilam  objuiga- 
tionem  nierearis  audire  quâ  PauUua  aetigil  feslus  diccns  :  Te  niultae  litlerae  faciunl 
insanire.  Sanè  libelluin  novuni  evolvere  cepinius  quemmisisti,  qui  licet  inlcrdum  alias 
orasciicuineal,  velcreni  tanien  niultum  sapit  ;  cl  cum  excussus  et  discussus.  coloralus 
in  aliquo  videalur,  lolam  prinii  substanliamconipiobabilur  relinere.  Veruin(|uia  loluni 
non  legimus,  nihil  libi  possumus  respondere.  nisi  (juod  provida  diligenliae  cor  luum  inu- 
nias,  ne  sub  boni  sixu'ic  le  seducet,  (jui  se,  ul  lalcal,  in  angcluni  huis  Iransligural.  Nos 
aulem  cum  legeriuius  opusculuni  el  aliis  aniatoribus  verilalis  el  eanidem  inlelligen- 
libus  communicaveriinus,  lune  quod  nobis  videbitur  libi  debemus  intimare:  Sed  quia 
res  forsilanabibil  in  longum  propler  negolioruni  inslanliaui  quaedc  mundi  diversispar- 


MAITRE   GUILLAUME    nR    SAINT-AMOUU.  lOl 

Mais,  quclqiio  temps  après,  Clément  IV  donna  le  livre  au 
général  des  Dominicains,  Jean  de  Vcrceil,  cpii  commit  à  Tho- 
mas d'Aqnin  le  soin  de  l'examiner.  Le  docteur  dominicain  ne 
Irouvaut  rien  dans  cet  ouvrage  qu'il  neiU  déjà  réfuté  dans  le 
traité  théologique  qu'il  avait  fait  autrefois  contre  les  Périls  des 
Derniers  Temps^  réédita  de  nouveau  ce  travail  Contre  ceux  qui 
comballent  la  profession  religieuse.  Il  y  ajouta  cependant  peu 
après  deux  autres  ouvrages  de  moins  grande  importance,  les 
dix-septième  et  dix-huitième  de  ses  œuvres,  pour  montrer  en 
quoi  consiste  la  perfection  chrétienne  et  comment  elle  est  atteinte 
par  la  vie  religieuse.  Guillaume  neut  rien  à  répondre.  Mais  Gérard 
dAbheville,  docteur  de  l'Université  de  Paris  (1),  publia  peu  après 
un  libelle  contre  les  Mendiants,  les  accusant  de  cent-neuf  erreurs. 
On  lui  répondit  aussitôt  en  l'accusant  lui-même  de  soutenir  cent- 
trois  propositions  fausses;  Gérard  alors  attaqua  avec  violence  le 
traité  de  Thomas  d'Aquin  Sur  la  Perfection  clirétienne  et  en  lit 
une  critique  si  ridicule  que  le  religieux  ne  répondit  pas.  Le  cin- 
quième libelle  de  l'universitaire  nous  valut  une  réponse  de 
Thomas  d'Aquin  et  une  autre  de  Bonavcnture,  le  Franciscain, 
qui  donna  alors  son  Apologie  des  Pauvres,  dernière  réplique 
aux  ennemis  des  Mendiants,  demeurée  sans  réponse. 

Ces  événements  durent  assombrir  les  derniers  jours  de  Guil- 
laume. Depuis  quelque  temps  déjà  il  sentait  approcher  sa  fin 
et  s'y  était  préparé  en  faisant  son  testament,  puis  un  codicille 
important  qu'il  y  ajouta  quelques  jours  avant  sa  mort,  arrivée  le 
13  septeml)re  1272  : 

«  L'an  de  nostre  Seigneur,  mil  deux  cent  septante  deux,  —  di- 
saient les  papiers  aujourd'hui  perdus  du  chapitre  de  Saint-Amour, 
—  mourut  vénérable  homme  Mcssire  (Guillaume  de  Saint-Amour, 


libiis  nos  solito  acrius  inquielant,  dilecUiin  (iliiiin  inaj^islruin  Thoiiiaiii  .siipradicli 
praesentalorem  operis  ultra  nolumus  detinere. 

«  Datuin  Vilerbii  dcciino  qiiinto  Kalendas  Novembris,  anno  secundo  noslri  ponlifi- 
caliis.  »  (Kchard.  Suni.  S.  Thom.  vind.  p.  264;  Natal  Alexand.  1.  c.  et  liullaire  romain.) 

(:î)  Saint  Bonaventure  nous  dit  nuMne  quf,  en  punition  de  ses  fautes,  Gérard  dAli- 
beville  mourut  peu  après  de  la  paralysie  et  de  la  lèpre,  désignant  par  testament  de 
1271  Robert  de  Sorbon  comme  son  exécuteur  testamentaire.  Il  était  arcliidiacre  d'A- 
miens. Voir  Du  l$oulay,  p.  70y. 


102  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

docteur  en  sainte  Théolog-ie,  homme  très  docte  et  très  excellent, 
lequel  étant  et  travaillant  au  lit  de  maladie  extrême,  très  sain 
de  sens  et  d'entendement  demanda  (que)  le  précieux  corps  de 
J.-C.  luy  fiU  apporté  et,  quand  on  lui  présenta  ledit  corps  de 
J.-C.  en  la  présence  du  peuple,  il  confessa  grandement  la  foy 
de  notre  Sauveur  et  Seigneur  en  ces  paroles  :  «  Voicy,  sous  les 
«  espèces  du  pain,  le  vrai  Dieu  et  le  vrai  Homme,  chair  vive;  le 
«  Père  engendra  le  Fils  éternellement,  lecjuel  est  né  de  la  Vierge 
«  Marie,  passible  a  conversé  avec  les  hommes;  homme  passible 
«  a  été  crucifié,  mort  comme  homme  passible  et  ressuscité  de 
((  mort,  le  tiers  jour,  impassible  est  monté  aux  cieux  le  iO""^  jour 
«  après  sa  résurrection,  Dieu  et  homme  impassible.  »  Et  alors 
reçut  le  précieux  corps  de  J.-C.  en  grande  révérence  et  crainte, 
en  présence  de  Messire  Etienne  chapellain  de  Saint-Amour; 
de  Messire  Etienne,  curé  de  Domscure  ;  de  (ùiillaume  Cachet; 
de  Guillaume  de  Bresse  (ou  de  Bornes)  ;  Guichard  de  Villeneuve, 
prebstre;  messire  Pierre  de  Saint-Amour  chanoine  de  Mâcon, 
de  Messire  Guy  Camus,  clerc,  et  de  plusieurs  autres.   » 

Guillaume  fut  inhumé  dans  un  tombeau  placé  en  dehors  de 
l'église  paroissiale,  du  côté  du  vent,  près  de  la  porte  princi- 
pale. 11  était  légèrement  enfoncé  dans  la  muraille  sous  une  pe- 
tite voûte  et  surmonté  d'une  petite  statuette  du  docteur  à  genoux 
les  mains  jointes  (1). 

Plus  tard,  sur  le  tombeau  du  maître  on  grava  ces  quatre  vers  qui 
témoignent  plus  de  l'aclmiration  des  compatriotes  du  docteur  que 
de  leur  strict  amour  de  la  vérité,  au  moins  pour  ce  qui  regarde 
la  foi  : 

(1)  Voici  du  reste  ce  qu'en  dit  un  lial)ilant  de  Saint-Ainoiir,  messire  Colonibel,  «lui 
écrivait  au  commencement  du  dix-liuitième  sircle  : 

«  Sepulciirum  luijus  celeberrimi  doctoris  visilur  in  ecclesia  parochiali  sanclorum 
Amoris  el  Vialoris,  in  parte  spcctanlc  meridiem,  sub  fornice  qua3  logit  jacentem  hune 
lumulum:  vuigo  fertur  incluses  fuisse  celebris  bujus  doctoris  varios  librosut  posteri- 
lali  périrent  sed  muUum  dubius  est  ille  rumor,  nam  in  lestamenlo  dederit  suos  libros 
et  mortuus  fuerit  in  communione  Kcclcsifc  ut  patet  in  sermone  (juein  iiabuit  in  pra-- 
sentia  S.  S.  corporis  Clirisli,  ([uem  superius  retuli.  » 

Ces  renseignements  se  trouvent  transcrits  à  la  dernière  page  du  premier  des  manus- 
On  lit  de  l'iiùpital  de  Saint-Amour,  où  se  trouve  la  copie  du  testament  de  Guillaume, 
crits  à  la  suite  ces  deux  lignes  :  Testamenlarias  tabulas  suppeditavit  nobis  R,  D.  Cn- 
loinbetus  Tlieologus,  die  '26  Augusti,  anno  Domini  ICIfi. 


MAITIU':    GUILLAUME    \)E    SALNT-AM0U15.  103 

DIX    ET    LUS.    Cl.lilU,    lUGOIl    ET    SENTlùVTtA    VEllI, 
Vil!    l'IIS    ET    CIIAIU  S    VlUriT,    J.VCET    llIC    TUMULATUS. 
(».\I.MIU!S,    IIUNC,    IIOIIIS,    l'LEltS    SANCTl    PLANG.VT    AMnKIS, 
TLiTOHEM    VILLE,    TUTOIÏ    OUIA    DEFICIT    ILLE. 
..lilIT    1272    (I). 

La  pierre  sur  laquelle  se  lit  encore  cette  épitaplie  ne  remonte 
certainement  pas  au  delà  du  quinzième  siècle^  époque  ù  laquelle 
l'église  de  Saint-Amour  fut  presque  entièrement  reconstruite  et 
où  probablement  on  restaura  le  tombeau  de  Guillaume.  Un  peu 
plus  tard,  vers  la  fin  du  di.\-liuitième  siècle,  lorsqu'on  transporta 
loin  de  l'église,  autour  de  laquelle  il  se  trouvait,  ce  cimetière 
commun,  on  dérangea  encore  une  fois  les  restes  du  docteur  et 
on  les  transporta  dans  un  caveau  intérieur  creusé  sous  le  maitre- 
autel,  du  côté  de  l'Évangile.  En  1822,  on  descendit  dans  ce 
caveau  et  Ton  y  trouva,  au  milieu,  un  tombeau  sans  inscription, 
sur  lequel  étaient  déposes  les  restes  d'une  calotte  ecclésiastique 
et  d'une  paire  de  sandales.  On  n'enleva  pas  ces  objets,  mais  ce 
caveau  fut  refermé;  malheureusement  on  le  scella  d'une  pierre 
neuve  après  l'avoir  comblé  de  plâtras  et  de  pierres  et  l'ancienne 
sert  depuis  à  paver  un  corridor  extérieur  où  on  peut  encore  lavoir. 

C'est  auprès  de  ce  tombeau,  aujourd'hui  si  ignoré  que,  jusqu'à  la 
Révolution,  les  bourgeois  de  Saint-Amour  s'assemblaient  chaque 
année  pour  élire  le  nouveau  recteur  de  l'hôpital  et,  tous  les  di- 
manches, après  la  grand'messe  de  la  Familiarité,  le  clergé  ve- 
nait processionnellement  y  réciter  un  De  profiincUs  pour  le 
repos  de  l'àme  de  Maître  Guillaume  de  Saint-Amour,  docteur 
en  sainte  Théologie  de  la  maison  de  Sorbonne;  recteur  de  l'U- 

(1)  A  la  fin  de  ce  même  manuscrit  dont  il  est  parlé  à  la  note  précédente,  on  lit 
cette  traduction  en  français  de  l'épitaphe  de  Guillaume  : 

De  tous  les  clers  l'exemple  et  la  bannière 
Et  la  rigueur  de  la  sentence  dernière, 
Homme  pieux,  aux  pauvres  charitable, 
Est  inhumé  dans  ce  tombeau  notable; 
A  toutes  heures,  peuple  de  Saint-Amour 
Pleure,  regrette  par  pitié  et  amour 

Celuy  qui  estait  sans  faillir 
Le  vray  tuteur  (lui  icy  est  enseveli. 
Dieu  aye  son  àme. 


104  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

niversité  de  Paris,  chapelain  du  Souverain  Pontife,  chanoine  de 
Beauvais  et  de  Màcon  (1),  et  bienfaiteur  insigne  de  l'hùpital  de 
Saint-Amour. 

On  se  plait  à  voir  ce  docteur  obstiné  finir  en  paix  avec  l'Église. 
Mais  il  est  vraisembLible  que  l'Église  y  a  dû  mettre  beaucoup 
de  son  indulgence.  Jusque  dans  le  testament  de  Guillaume,  on 
retrouve  la  trace  de  ses  erreurs  fondées  sur  la  fausse  interpré- 
tation du   mot  qui  lui  a  fait  confondre  les  Ordres  difs  men- 
diants avec  des  vagabonds  sans  profession.  En  stipulant  la  gé- 
nérosité qu'il  veut  faire  aux  pauvres,  il  semble  se  plaire  à  rap- 
peler les  formules  pédantesques  de  sa  fameuse  querelle  :  «  Item, 
aux  pauvres  honnestes  de  la  paroisse  ou  d'entour^  lesqueh-  ne 
sîiyvent point  oijsiveté  de  leurs  volontés  et  ne  peuvent  avoir  sus- 
tentation de  leurs  biens  ou  labeurs  ou  aultrement  sans  péché 
et  pour  ce  mendient  par  nécessité  inévitable...  donne  et  lègue 
quarante  livres.   »  Cet  homme  est  un  illustre   exemple  de  ces 
prétendus  logiciens,  hantés  par  une  idée  qu'ils  se  sont  faite  en 
se  tenant  à  des  mots  et  en  raisonnant  sur  le  sens  abstrait  et  ex- 
clusif qu'ils  se  sont  plu  à  leur  donner /^«r  définition.  Si  Guillaume 
de  Saint-Amour  s'était  quelque  pou  appliqué  à  l'observation  des 
faits  sociaux  au  lieu  de  se  perdre  dans  de  creuses  et  scolastiques 
déductions,  il  aurait  vite  vu  et  compris  en  quoi  des  hommes, 
dont  Thomas  d'Aquin   et  Bonaventure  de  Fidenza  étaient  les 
représentants  les  plus  autorisés,  tranchaient  sur  le  type  du  pur 
mendiant;,  et  ce  que  leurs  libres  allures  dégagées  de  soucis  tem- 
por^s  et  la  large  action  de  leurs  pouvoirs  étendus  apportaient 
de  progrès  sur  l'esprit  d'étroite  organisation  de  l'Université  et 

du  clergé  régulier  d'alors. 

Maurice  Perrod. 

(1)  Ellies  Dupin  [Histoire  des  controverses  et  des  matières  ecclésiastiques,  trei- 
zième siècle,  \x  535)  dit  qu'il  fit  recherclier  au  moment  où  il  écrivait  son  ouvrage, 
dans  l'obiluaire  des  chanoines  de  Màcon,  par  M.  Francastel,  et  que  celui-ci  y  décou- 
vrit la  mention  de  la  mort  de  Guillaume  au  quinzième  jour  de  septembre  1272. 


Le  Directeur-Gérant  :  Edmond  Demolins. 


TYPOGRAWinE   F1RJII.\-DID0T   KT   c'*.    —   PAIUS. 


QUESTIONS  DU  JOUR. 


LES  PROFESSIONS  ET  LA  SOCIÉTÉ 

EN  ANGLETERRE, 

A  PROPOS  D'UN  LIVRE  RÉGENT  (i\ 


Au  mois  d'août  dernier,  nous  présentions  aux  lecteurs  de  la 
Science  sociale  l'ouvrage  de  M.  Max  Leclerc  sur  réducation 
anglaise.  Le  volume  qui  vient  de  paraître  est  en  réalité  la  suite 
de  celui-là.  Après  avoir  étudié  l'éducation  dans  son  fonction- 
nement, dans  le  cadre  matériel  de  ses  écoles,  M.  Max  Leclerc  a 
voulu  en  observer  les  résultats  et  le  complément.  Il  a  suivi  les 
écoliers  en  dehors  de  l'école,  dans  les  professions  où  ils  donnent 
leur  mesure  et  achèvent  de  se  former. 

Nous  pénétrons  ainsi  plus  avant  dans  la  société  anglaise;  nous 
voyons  à  l'œuvre  ses  divers  organismes  constitutifs;  et,  en  même 
temps,  l'esprit  général  qui  domine  l'éducation  anglaise  se  dé- 
gage plus  clairement,  avec  une  netteté  et  un  relief  plus  accusés. 

On  jugerait  mal  de  l'éducation  française  par  le  seul  examen 
des  établissements  d'éducation.  Une  enquête  sociale  qui  se  bor- 
nerait à  la  description  de  la  vie  de  collège  risquerait  d'être  fort 
incomplète  si  elle  avait  la  prétention  d'expliquer  comment  nous 
élevons  nos  enfants. 

(1)  Les  Professions  et  la  Société  en  Anrjleferre,  [lar  Max  Leclerc;  Armand  Colin 
et  C'e. 


lOG  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Et  pourtant,  nos  méthodes  pédagogiques  sont  ambitieuses; 
elles  s'etforcent  parfois  d'atteindre  à  l'entière  formation  de  l'enfant  ; 
elles  le  placent  dans  un  milieu  artificiel  supposé  nécessaire  au 
bon  achèvement  de  T'euvre  éducatrice;  elles  le  prennent  tout 
petit,  le  préparent  au  moyen  d'un  entraînement  raisonné  à  une 
série  d'épreuves  et  le  livrent  à  la  vie  vers  l'époque  de  sa  majorité, 
après  l'en  avoir,  pour  ainsi  dire,  abstrait,  pendant  plus  de  dix  ans. 
Dans  ces  conditions,  le  monde  extérieur  a  moins  d'action  sur 
les  élèves  que  dans  les  institutions  anglaises  plus  ouvertes  aux 
influences  du  dehors.  Malgré  cela,  nous  savons  tous  que  nous 
n'avons  pas  été  élevés  seulement  au  collège. 

C'est  que  toute  éducation  est  forcément  dominée  par  une 
certaine  conception  de  la  vie,  en  vue  de  laquelle  l'enfant  est 
formé.  Pour  connaître  le  sens  d'une  éducation,  il  faut  savoir  quel 
est  le  but  vers  lequel  elle  se  dirige,  autrement  dit,  ce  que  de- 
viennent les  enfants  une  fois  leur  éducation  supposée  finie. 

Tel  est  le  plan  suivi  par  M.  Max  Leclerc,  et  il  est  tout  particu- 
lièrement justifié  pour  une  étude  sur  l'Angleterre.  Les  Anglais, 
en  effet,  ne  voient  dans  l'école  qu'une  préparation  éloignée  à  la 
profession,  non  une  préparation  immédiate.  Ils  comptent  plus 
cjue  nous  sur  l'expérience  de  la  vie  et  la  pratique  du  métier  pour 
achever  l'éducation  et  donner  l'instruction  technique  ;  ils  croient 
à  l'éducation  en  dehors  de  l'école. 

Il  faut  donc  sortir  de  l'école  pour  comprendre  leur  éducation. 
A  l'école,  ils  acquièrent  non  pas  un  grade,  comme  nous,  mais 
un  certain  nombre  d'idées  générales  et  certaines  aptitudes  phy- 
siques également  générales. 

Dans  les  «  public  schools  »  l'idée  générale  qui  domine  est 
celle  d'Arnold,  l'illustre  directeur  de  Rugby  :  Dexeniv  un  chrisfian 
gentleman,  prendre  dans  la  vie  une  certaine  attitude  inspirée 
de  l'idée  du  devoir,  être  sincère,  coiu^ageux,  ne  se  laisser  jamais 
abattre.  C'est  une  conviction  morale.  C'est  aussi  une  idée  gé- 
nérale, au  point  de  vue  purement  intellectuel  ;  elle  donne  l'in- 
telligence de  la  vie;  elle  explique  pourquoi  nous  sommes  sur 
terre. 

Dans  les  écoles  moins  aristocratiques,  l'idée  générale  dominante 


LKS    l'UOl'ESSloNS    KT    LA    SnCII-rnO    E^    ANGLETERRE.  107 

est  un  pou  dillérente.  Kilo  se  précise  dans  robligalioil  du  travail, 
dans  la  dignité  de  l'honiiue  capable  d'assurer  lui-même  sa  vie 
et  celle  de  sa  famille.  Elle  se  résume  dans  ce  désir  :  l'indépen- 
dance ])ar  le  travail.  Et  c'est  encore  là  une  conviction  morale 
inspirée  de  l'idée  du  devoir;  c'est  encore  l'intelligence  de  la  vie. 

On  discute  beaucoup  chez  nous,  en  ce  temps-ci,  sur  l'éducation 
et  l'instruction.  M.  Brunetière  s'est  plaint  de  ce  que  la  part  des 
idées  générales  n'est  pas  suffisante  au  collège  (1);  elle  sera  tou- 
jours très  mince  tant  que  le  collège  sera  organisé  pour  être 
l'école  non  de  la  vie  mais  de  la  profession;  la  préoccupation  de 
l'examen,  de  la  situation  à  acquérir,  dominera  toujours  toute 
autre  préoccupation.  Que  cette  part  des  idées  générales  soit 
demandée  à  l'ancienne  instruction  classique  ou  à  toute  autre 
branche  de  connaissances,  en  réalité  on  la  négligera  et  on  tra- 
vaillera dans  les  manuels.  Au  contraire,  lorsque  l'école  a  sim- 
plement pour  but  «  de  vous  apprendre  à  apprendre  »,  la  part 
des  idées  générales  se  fait  toute  seule.  C'est  ce  qui  a  lieu  en 
Angleterre  avec  une  instruction  ordinairement  moins  étendue 
que  la  nôtre. 

On  se  plaint  aussi  que  l'éducation  morale  mancjue  de  base.  Il 
n'en  est  pas  de  même  en  Angleterre,  et,  sur  ce  point,  il  est 
nécessaire  d'écarter  toute  écjuivoque.  Les  Anglais  ont  conservé, 
malgré  une  extraordinaire  diversité  de  sectes  religieuses,  une 
croyance  générale  à  la  Révélation  et  l'intelligence  précise  de  la 
vie.  Ils  savent  pourquoi  nous  sommes  sur  terre  et  les  difficultés 
qu'ils  rencontrent  sur  leur  route  ne  les  étonnent  ni  ne  les  iriH- 
tent;  ils  n'ignorent  pas  que  c'est  là  la  raison  d'être  de  la  con- 
dition humaine,  que  c'est  aussi  sa  dignité  et  que  la  vie  de  l'homme 
est  un  devoir  à  remplir. 

En  France,  ces  vérités  sont  oubliées  par  une  grande  partie 
de  la  population,  en  particulier  par  les  maîtres  officiels  de  la 
jeunesse.  Beaucoup  même  de  ceux  qui  les  acceptent  n'ont  pas 
en  elles  cette  foi  vigoureuse  qui  détermine  la  ferme  conviction 
et  inspire  l'acte.  Ils  ne  savent  pas,  ou  savent  peu,  ou  négligent 

(1)  Revue  des  Deux-Monde-;  du  15  février  1895. 


108  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

de  se  demander  ce  qu'ils  sont  venus  faire  sur  notre  planète.  Ce 
fondement  faisant  défaut,  la  morale  des  manuels  n'est  plusqu'une 
leçon  quelconque,  que  retient  la  mémoire  des  bons  élèves,  que 
les  autres  s'empressent  d'oublier  ou  n'apprennent  pas  du  tout, 
dont  personne  n'est  pénétré.  La  morale  ne  s'enseigne  pas  dans 
les  livres,  pas  plus  que  le  patriotisme  ou  la  vertu.  Elle  n'appar- 
tient pas  à  riustruction,  mais  à  l'éducation. 

L'Angleterre  ayant  conservé  la  croyance  au  devoir,  à  la  mis- 
sion providentielle  de  l'homme,  est  plus  à  même  de  livrer  aux 
combats  de  la  vie  des  jeunes  gens  énergiques.  Et  ses  écoles  ser- 
vent à  développer  leur  énergie,  à  susciter  une  ou  deux  idées 
très  simples  qui  lui  servent  de  guides.  Ainsi  préparé,  le  jeune 
Anglais  descend  dans  l'arène  et  essaie  ses  forces;  à  lui  de  choisir 
ses  armes,  de  faire  son  apprentissage  sous  tel  ou  tel  chef.  L'école 
et  la  famille  ont  accompli  leur  tâche  en  le  munissant  d'une  con- 
viction forte  et  d'une  idée  directrice. 

A  la  suite  de  M.  Max  Leclerc  nous  allons  voir  le  jeune  Anglais 
à  rœuvrt'  dans  les  diflérentes  sphères  où  le  poussent  ses  apti- 
tudes, ses  goûts  ou  ses  traditions. 


I.    LES    ARTS  USUELS. 

Une  illusion  assez'  répandue  en  France,  c'est  que  les  Anglais 
ont  toujours  été  des  agriculteurs,  des  industriels  et  des  commer- 
çants remarcjuables,  c]u'ils  ont  toujours  occupé  dans  le  monde 
la  place  cju'ils  y  tiennent  aujourd'hui,  et  que  c'est  là  une  affaire 
de  tempérament,  l'eifet  d'une  préoccupation  dominante  de  la 
vie  pratique;  en  d'autres  termes,  qu'il  est  inutile  de  s'inspirer 
de  leur  exemple,  parce  que  leurs  succès  sont  dus  à  des  cjualités 
permanentes  de  la  race.  Les  autres  peuples,  dit-on,  sont  plus 
poétiques,  ou  plus  généreux,  ou  plus  portés  aux  études  spécu- 
latives; les  Anglais,  eux,  se  renferment  dans  le  domaine  utili- 
taire et  y  triomphent  ;  il  n'y  a  rien  à  faire  à  cela. 

L'histoire  en  main,  M.  xAIax  Leclerc  détruit  cette  fausse  lé- 
gende :  Les  Anglais  n'ont  pas  toujours  été  des  agriculteurs  mo- 


LES    PROFESSIONS    ET    LA   SOCIÉTÉ    EN   ANT.LETEIUŒ.  109 

(lèles,  ni  des  colonisateurs  entreprenants,  ni  clés  induslriels  puis- 
sants, ni  des  eoinmeivanls  iiabilcs  ;  ils  n'ont  même  pas  toujours 
été  marins,  malgré  la  situation  exceptionnellement  favorable 
de  leur  pays  à  ce  point  de  vue.  Tout  cela,  ils  le  sont  devenus, 
non  pas  les  premiers,  mais  après  beaucoup  d'autres  :  l'agricul- 
ture était  plus  avancée  en  France  que  chez  eux  sous  Henri  IV 
et  Louis  XIII;  l'industrie  leur  est  venue  des  Flandres;  ils  ont  été 
marins  et  colonisateurs  beaucoup  plus  tard  que  le  Portugal,  l'Es- 
pagne, la  Hollande  et  la  France.  Comment  donc  ont-ils  acquis 
l'avance  et  la  supériorité  qu'on  leur  reconnaît  aujourd'hui  dans 
les  arts  usuels?  Il  est  intéressant  de  le  savoir;  il  y  a  avantage  à 
bien  s'en  rendre  compte,  et  cela  peut  nous  g-uider  dans  les 
transformations  qui  s'imposent  à  nous,  si  nous  voulons  conserver 
à  la  France  son  rang  et  sa  richesse. 

Il  se  trouve  précisément  que  leurs  procédés  sont  très  simples, 
très  naturels,  faciles  à  imiter  par  conséquent.  Ils  ne  supposent 
pas  de  vastes  plans  conçus  à  l'avance  par  des  hommes  d'une 
puissance  matérielle  et  d'une  clairvoyance  intellectuelle  de  pre- 
mier ordre.  Et,  de  plus,  ils  sont  personnels;  ils  n'exigent  pas 
l'accord  préalable  d'une  majorité  de  citoyens,  mais  seulement 
la  poussée  individuelle  d'hommes  agissant  chacun  de  leur 
côté. 

Cela  est  particulièrement  frappant  en  ce  qui  concerne  l'ex- 
pansion de  la  race  anglaise.  L'empire  colonial  de  l'Angleterre 
n'a  été  la  «  grande  pensée  »  d'aucun  règne  ;  son  développement 
a  même  été  dû  en  grande  partie  à  l'absence  de  ces  grandes 
pensées  politiques  qui  prétendent  diriger  l'activité  de  toute  une 
nation.  L'Angleterre  a  réussi  en  cela,  disait  Seeley  (1),  «  parce 
qu'elle  ne  s'est  pas  laissée  empêtrer  dans  les  complications  de 
l'Ancien  Monde  ».  Pendant  que  nous  abaissions  la  maison  d'Au- 
triche, ou  que  nous  refaisions  la  carte  de  l'Europe,  travail  glo- 
rieux, épuisant  et  éphémère,  les  émigrants  anglo-saxons  s'ins- 
tallaient en  Amérique,  les  compagnies  à  charte  jetaient  les  bases 
de  vastes  colonies,  et  leurs  progrès  poursuivis  sans  éclat,  loin 

(Ij  Cité  par  M.  Max  Leclerc,  p.  21G. 


110  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

du  théâtre  sur  lequel  se  concentrait  l'attention  des  politiques, 
préparaient  l'œuvre  toujours  grandissante  à  laquelle  le  dix-neu- 
vième siècle  est  venu  donner  le  puissant  essor  que  Ton  sait. 

Des  commencements  humbles,  des  semences  jetées  un  peu 
partout  et  sans  qu'on  y  prenne  garde,  mais  dans  une  terre  la- 
borieusement retournée,  se  révélant  seulement  lorsqu'elles  ont 
produit  leur  fruit,  lorsque  la  récolte  riche  couvre  le  sol,  telle 
est  la  marche  de  la  colonisation  anglaise. 

Et  la  force  de  l'entreprise  est  si  peu  dans  l'organisation  po- 
litique que,  lorsque  les  fautes  de  la  métropole  amènent  la 
rupture  du  lien  qui  l'unit  aux  colonies,  il  n'y  a  pas,  à  vrai 
dire,  de  désastre. 

C'est  l'histoire  connue  de  la  naissance  des  États-Unis.  Les  gen- 
tilshommes français  qui  allaient,  avec  Lafayette  et  Rochambeau, 
soutenir  la  cause  de  l'indépendance  américaine  s'imaginaient 
bien  porter  à  l'Angleterre  un  coup  funeste,  et  cette  considéra- 
tion était  pour  une  bonne  part  dans  leur  enthousiasme.  On 
voyait  là  une  revanche  de  la  guerre  de  Sept  Ans.  C'était  une 
revanche,  en  effet;  mais  si  elle  humilia  politicjucment  l'Angle- 
terre, elle  lui  rendit  d'autre  part  un  signalé  service.  Elle  lui 
ouvrit  les  yeux  sur  la  grosse  erreur  économique  du  système 
colonial  ;  elle  la  mit  en  demeure  de  commercer  avec  des  pays 
neufs  sans  les  opprimer,  sans  être  maîtresse  de  leurs  douanes; 
elle  l'initia  aux  conditions  modernes  du  négoce  international, 
au  libre  jeu  des  intérêts  divers.  «  Cette  révolution  économique, 
d'où  l'on  attendait  la  ruine  de  l'Angleterre,  fit  au  contraire  sa 
grandeur  »  (1);  en  détruisant  son  pouvoir  politique  en  Amé- 
rique, les  États-Unis,  lui  montrèrent  que  la  force  de  son  expan- 
sion n'était  pas  là.  Us  la  rejetèrent  violemment  vers  les  moyens 
simples  et  personnels  qui  devaient  assurer  sa  puissance  col 

Cette  simplicité  de  moyens  est  caractéristique  dans  l'organi- 
sation de  tous  les  métiers  usuels  anglais.  Elle  a  failles  colons; 
Elle  fait  aussi  les  ingénieurs,  les  agriculteurs,  les  commer- 
çants, etc. 

(1)  Max  Leclerc,  p.  217. 


LES    PROFESSIONS    ET    LA   SOCIÉTÉ    EN   ANGLETERRE.  IH 

Elle  éclate  tout  paiticulièreinent  clans  la  profession  cVingé- 
nieur,  si  étroitement  liée  à  des  connaissances  scientili(j[ues 
compliquées.  xNous  n'abordons,  en  France,  un  pareil  métier 
(ju'après  une  longue  préparation  parles  livres;  en  Angleterre, 
011  y  entre  tout  jeune,  ignorant,  et  de  suite,  on  se  met  à  la 
pratique  élémentaire;  M.  Max  Leclerc  cite  à  ce  sujet  des  exem- 
ples très  instructifs.  A  la  tête  des  ateliers  de  construction  d'une 
grande  compagnie  de  chemins  de  fer,  voici  un  directeur,  an- 
cien ouvrier  :  c'est  «  un  homme  robuste,  à  l'aspect  rude,  au 
langage  simple;  il  n'a  rien  d'un  gentleman,  mais  il  a  plutôt 
l'air  d'un  contremaitre  très  intelligent.  Toute  sa  personne  res- 
pire la  force  physique;  ses  traits,  l'énergie  et  la  pleine  posses- 
sion de  soi-même.  Fils  d'un  mécanicien  de  la  marine,  il  quitte 
l'école  à  seize  ans,  entre  dans  un  atelier  de  construction  méca- 
nique, travaille  de  cinq  heures  du  matia  à  cinq  heures  et  demie 
du  soir,  et  suit  le  soir  des  cours  au  collège  de  Finsbury.  A  l'a- 
telier, il  apprend  successivement  les  métiers  de  forgeron,  de 
tourneur,  d'ajusteur,  etc.;  à  l'école,  il  complète,  tant  bien  que 
mal,  son  instruction  théorique.  Il  fallait  un  tempérament  de  fer 
et  une  force  de  caractère  peu  commune  pour  mener  de  front 
ce  double  labeur.  Il  achève  son  apprentissage  technique  en 
voyageant,  comme  chauffeur  et  comme  mécanicien,  sur  les  lo- 
comotives ;  puis  il  rentre  à  l'atelier.  Presque  au  sortir  de  cette 
longue  série  d'épreuves,  il  obtenait  le  poste  élevé  qu'il  occupe. 
Il  avait  vingt-sept  ans  alors.  Ses  supérieurs  ont  jugé  qu'ayant 
résisté  à  une  sélection  impitoyable,  il  avait  fait  preuve  des  qua- 
lités indispensables  à  un  chef  d'industrie  :  l'intelligence,  l'ha- 
bileté technique,  la  vigueur  physique  et  l'énergie  morale  »  (l). 

Même  formation  chez  sir  Joseph  AVhitworth,  le  célèbre  cons- 
tructeur. «  Tous  nos  ingénieurs,  dit-on  à  M.  Max  Leclerc,  sont 
des  hommes  du  métier  (practical  nien),  sortis  du  rang.  Ils  sont 
entrés  ici  vers  l'âge  de  quatorze  ans  en  moyenne;  ils  ont  passé 
par  tous  les  ateliers,  appris  toutes  les  finesses  et  tous  les  tours  de 
main,  franchi  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie.  Quant  à  leur  ins- 

(1)  Max  Leclerc,  p.  14. 


112  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

truction  scientifique,  ils  n'ont  pu  la  pousser  qu'en  suivant  des 
cours  du  soir  (1).  » 

Sans  doute,  ces  ingénieurs  sont  beaucoup  moins  savants  que 
les  nôtres;  cela  n'est  pas  contestable:  mais  ils  sont  habiles  à 
imaginer  des  machines;  ils  ont  fait  faire  à  l'outillage  industriel 
des  progrès  considérables;  la  praticjue  du  travail  manuel  leur  a 
donné  l'intuition  des  solutions  simples,  et  ils  reprochent  à  nos 
ingénieurs  français  l'inutile  complication  de  leurs  procédés  (2), 

Aujourd'hui,  il  s'opère  en  Angleterre  un  mouvement  de  réac- 
tion contre  l'apprentissage  exclusivement  pratique  de  la  profes- 
sion d'ingénieur;  des  écoles  technic^ues  ont  été  créées  avec  mis- 
sion de  préparer  un  personnel  plus  instruit,  ayant  une  certaine 
culture  scientifique  générale,  mais  la  praticjue  du  métier  reste 
toujours  à  la  base  de  la  formation  intellectuelle  et  les  professeurs 
eux-mêmes  ne  l'oublient  pas.  Il  faut  lire  dans  l'ouvrage  de 
M.  Max  Leclerc  les  conseils  cjue  donne  à  ses  élèves  de  Finsbury 
Collège,  M.  Perry^  professeur  de  construction  mécanique  :  «  Sans 
l'expérience  personnelle  du  travail  manuel,  leur  dit-il,  un  direc- 
teur d'usine  n'est  guère  plus  utile  qu'un  manuel  de  l'ingénieur 
relié  en  veau  (3).  »  Et  il  développe  ce  thème  en  indiquant  aux 
jeunes  gens  cjui  suivent  son  cours  dans  quelles  conditions  ils  se- 
ront à  même  de  faire  leur  apprentissage  avec  le  plus  de  profit 
pour  leur  développement  personnel. 

Ainsi,  dans  les  écoles  professionnelles  elles-mêmes,  les  Anglais 
continuent  à  s'inspirer  des  méthodes  simples  et  frustes  cjui  les  ont 
conduits  au  succès.  Quels  cjue  soient  les  inconvénients  possibles 
de  ces  méthodes,  ils  préfèrent  les  subir  plutôt  que  de  s'exposer 
aux  inconvénients  des  nôtres.  Et  il  faut  bien  avouer  que  leur 
industrie  ne  parait  pas  se  trouver  trop  mal  de  cette  manière 
d'agir. 

A  plus  forte  raison  l'apprentissage  praticjue  règne-t-il  sans  par- 
tage clans  les  professions  usuelles  où  l'application  des  sciences  est 
moins  nécessaire,  dans  l'agriculture,  dans  le  commerce.  C'est  tou- 

(1)  Max  Leclerc,  \k  Ifi. 

(2)  Ibid.,  p.  17  cl  35. 

(3)  IbUL,  p.  25 


LES    rUOFESSlONS    ET    LA    SOCIÉTÉ    EN    ANGLETERRE.  11."} 

jours  vers  seize  ou  dix-S(^pt  ans,  souvent  même  [)lns  tôt,  (]uc  le  jeune 
agriculteur  ou  le  jeune  commerçant  est  mis  aux  prises  avec  son 
métier  futur.  A  31anchester  et  à  Liverpool,  l'usagée  général  est 
{{ue  les  hoiis  comuiimcent  à  quinze  ans  leur  stauc  préparatoire 
de  clcrk.  Ce  si  âge  dure  cinq  années  et  personne  n'en  est  dis- 
pensé, quel  que  soit  son  savoir  classique;  de  plus,  il  est  onéreux, 
car  le  clerk  reçoit  en  moyenne  500  francs  par  an  pendant  ces 
cin(|  années.  C'est  seulement  au  bout  de  ce  temps-là  qu'il  pourra 
gagner  sa  vie.  Tout  concourt  donc  à  hâter  la  prompte  sortie  du 
collège  du  futur  commerçant.  Il  résulte  de  là  que  l'on  exige  peu 
de  lai  comme  acquis  intellectuel  :  une  bonne  écriture,  un  peu 
d'orthographe  et  du  calcul,  en  un  mot,  l'instruction  primaire 
élémentaire,  c'est  tout  ce  qu'on  lui  demande.  Et  tous  les  jeunes 
gens  munis  de  ce  mince  bagage,  que  fournissent  gratuitement 
une  foule  d'écoles,  peuvent  aspirer  à  devenir  clerks  et  à  s'élever 
suivant  leurs  facultés  à  une  situation  plus  ou  moins  brillante.  Le 
seul  obstacle  est  la  difticulté  de  vivre  sans  aide  de  sa  famille  pen- 
dant le  temps  que  dure  l'apprentissage  ;  encore  en  est-il  c[uel- 
ques-uns  qui  parviennent  à  résoudre  ce  problème.  L'ouvrage  de 
M.  Max  Leclerc  est  rempli  de  courtes  biographies  où  l'on  suit 
l'élévation  progressive  et  rapide  d'hommes  débutant  dans  la  vie 
sans  ressources  et  conquérant  énergiquement  leur  place  au  so- 
leil (1).  Et  l'on  voit  bien  que  ce  n'est  pas  uniquement  sur  des 
livres  qu'ils  ont  peiné  pour  en  arriver  là. 

Tout  cela  nous  surprend  bien  un  peu,  nous  autres  Français, 
car  nous  avons  pris  l'habitude  de  tout  apprendre,  même  les  mé- 
tiers usuels,  par  «  raison  démonstrative  »  et  notre  science  li- 
vresque s'étonne  et  se  scandalise,  en  quelque  sorte,  de  voir  nos 
voisins  d'outre-Manche  aborder  avec  ce  sans-façon  les  plus  hau- 
tes questions  industrielles,  agricoles  et  commerciales.  Nous  cher- 
chons le  professeur  et  nous  ne  le  trouvons  pas. 

Toutefois  nous  admettons  encoi'e  à  la  rigueur  qu'on  puisse  ob- 
tenir de  cette  manière  des  ingénieurs,  des  cultivateurs,  des  négo- 
ciants, mais  nous  nous  récrions  tout  à  fait  si  on  vient  nous  dire 

(1)  Voir  notamment  \<.  6,  7. 


114  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

que  des  méthodes  analog-ues  sont  employées  en  Angleterre  pour 
former  les  membres  du  corps  médical  ou  du  barreau.  C'est  pour- 
tant ce  cjui  a  lieu. 


IT.    LES    ARTS    LIBERAUX. 

Autant  tjue  possible,  il  vaut  mieux  se  bien  porter  lorsqu'on  sé- 
journe en  Angleterre;  le  titre  de  médecin  n'est  pas  une  garantie 
scientificjue  très  sérieuse  et  l'on  peut  se  trouver  livré  à  de  jeu- 
nes praticiens  munis,  il  est  vrai,  d'une  certaine  expérience,  mais 
plus  confiants  dans  leur  coup  d'oeil  que  dans  leurs  connaissances, 
et  pour  cause. 

Il  arrive  que  l'on  commence  à  quinze  ans  l'exercice  de  la  mé- 
decine ;  on  se  place  comme  assistant  ch^z  un  médecin  diplômé 
qui  vous  fait  tour  à  tour  laver  les  bouteilles  de  sa  pharmacie  ou 
visiter  ses  malades  (1);  au  milieu  de  ces  occupations  variées  il 
faut  trouver  le  loisir  de  s'instruire  comme  on  peut,  de  passer 
l'examen  préliminaire  à  l'entrée  officielle  de  la  profession,  puis 
de  suivre  les  cours  cVune  des  innombrables  écoles  de  médecine  cjui 
fleu rissent  stir  la  surface  du  Royaume-Uni.  Pendant  tout  ce  temps- 
là,  d'ailleurs,  on  donne  souvent  force  consultations,  on  adminis- 
tre des  remèdes,  comme  Gil-Blas  chez  le  docteur  Sangrado;  on 
tue  ou  on  g-uérit  son  prochain,  suivant  la  force  de  résistance  ([u'il 
oppose  aux  médications. 

L'art  médical  est  traité  comme  un  métier  manuel  et  soumis 
à  la  coutume  de  l'apprentissage.  Il  y  a  bien  des  examens  à  pas- 
ser, des  cours  à  suivre,  mais  le  niveau  peu  élevé  des  études  per- 
met à  des  jeunes  gens  de  vingt  et  un  ans  de  recevoir  la  qualifi- 
cation de  docteur. 

Les  corps  qui  confèrent  cette  qualification  sont  fort  nombreux. 
Entête,  figure  l'Université  de  Londres  dont  le  titre  est  fort  prisé, 
et  à  bon  droit,  car  il  ne  s'obtient  qu'après  des  épreuves  très  dif- 

(1)  V.  dans  l'ouvrage  fie  M.  Max  Leclerc,  p.  62  à  66,  la  curieuse  histoire  d'un  jeune 
médecin,  aujourd'luii  arrivé  à  une  siluation  importante  dans  sa  profession.  C'est  un 
mélange  d'énergie  personnelle  admirable  et  de  pratiques  médicales  peu  justiliables. 


LES    PROFESSIONS   ET   LA    SOCIÉTÉ   EN   ANGLETERRE.  115 

licilos;  mais  1  rniversité  de  Londres  crée  chaque  année  une  demi- 
douzaine  de  docteurs;  on  est  M.  D.  de  Londres  comme  est  mem- 
i3i'e  de  l'Institut;  c'est  une  distinction  scientifique  plutôt  qu'un 
grade.  A  côté  de  irniversité,  la  société  des  Apothicaires  de  Lon- 
dres possède,  elle  aussi,  le  droit  de  faire  des  médecins  qualifiés, 
et  elle  est  peu  exigeante. 

Ce  qui  manque  très  nettement  au  corps  médical  anglais  pris 
dans  son  ensemble,  c'est  la  science.  Reste  à  savoir  si  l'apprentis- 
sage est  responsable  de  cette  situation.  L'apprentissage,  qui  cho- 
que nos  habitudes,  serait  sans  inconvénients,  croyons-nous, 
et  aurait  même  des  avantages  s'il  était  complété  par  des  études 
sérieuses,  si  la  puissante  Médical  Association  se  montrait  plus 
soucieuse  de  relever  la  profession.  Au  lieu  de  cela,  elle  est  sur- 
tout gardienne  des  privilèges  attachés  à  la  profession.  C'est  la 
pente  naturelle  à  tous  les  corps  Termes.  Ici  une  circonstance  par- 
ticulière favorise  cet  état  de  choses.  La  médiocrité  de  certains 
médecins  ne  nuit  pas  à  leur  établissement;  elle  convient  à  leur 
clientèle.  Toutes  les  sociétés  de  secours  mutuels,  qui  assurent  aux 
classes  pauvres  le  bénéfice  de  l'assistance  médicale,  donnent  à 
leurs  médecins  des  honoraires  fort  peu  élevés.  La  population 
ouvrière  consulte  les  docteurs  mais  les  paie  très  mal.  Pour  six 
pence  (0  fr.  60),  le  médicàtre  de  faubourg  fournit  la  consultation 
et  le  remède.  A  ce  prix-là,  on  ne  peut  pas  déranger  des  savants. 
Aussi  exige-t-on  peu  du  médecin  destiné  à  servir  cette  clientèle. 
Mais  cette  clientèle  est  nombreuse  dans  l'industrielle  Angleterre; 
elle  est  de  beaucoup  la  plus  nombreuse;  c'est  elle  cjui  peuple 
les  faubourgs  de  Londres^  de  Liverpool,  de  Manchester,  et  cer- 
taines villes  industrielles  ne  contiennent  guère  que  des  ouvriers. 
Agglomérés  dans  de  grands  centres,  ils  usent  des  secours  mé- 
dicaux beaucoup  plus  que  les  paysans,  mais  leurs  ressources 
sont  faibles  et  ils  ne  pourraient  pas  rémunérer  suffisamment  le 
docteur  de  nos  Facultés  françaises  que  des  études  longues  et  coû- 
teuses ont  préparé  à  l'exercice  de  son  art.  En  somme,  l'Angle- 
terre a  besoin  de  guérisseurs  médiocres  et  elle  les  fabrique 
médiocres,  choisissant  seulement  dans  la  multitude  quelques 
personnalités  éminentes.  qui  passent  par  l'Université  de  Londres 


116  LA    SCIENCE    SOCIALE, 

et  qui  se  trouvent  ainsi  désignées  à  l'attention  des  gens  en  mesure 
de  s'offrir  le  luxe  d'un  vrai  médecin. 

Le  contraste  entre  les  médecins  et  les  gens  de  loi  montre  bien,  au 
surplus,  que  ce  n'est  pas  l'apprentissage  pratique  qui  étouffe  chez 
les  premiers  la  culture  intellectuelle.  Les  gens  de  loi  ont  conservé, 
eux  aussi,  l'hahitude  de  se  former  au  métier  par  le  métier  même, 
et  pourtant,  on  s'accorde  à  reconnaître  en  eux  une  valeur  réelle. 

C'est  C[ue  la  clientèle  est,  ici,  toute  différente.  Les  plus  pau- 
vres gens  peuvent  être  malades  et  demander  un  secours  médical; 
mais,  pour  s'adresser  à  un  avocat,  il  faut  avoir  des  intérêts  ma- 
tériels à  défendre,  une  maison,  un  champ,  une  industrie.  Or, 
la  terre  est  presque  entièrement  entre  les  mains  de  grands  pro- 
priétaires; l'industrie  entre  les  mains  de  grands  manufacturiers; 
les  ouvriers  qui  ont  à  se  plaindre  de  leurs  patrons  recourent 
plus  volontiers,  plus  aisément  et  plus  efficacement  aux  Trade- 
Unions  qu'à  une  contestation  judiciaire.  Dès  lors  les  gens  qui 
plaident  sont  des  gens  riches,  capables  de  bien  payer,  et  soucieux 
de  faire  de  leur  argent  un  bon  emploi.  xV  cette  clientèle  de 
choix,  il  faut  des  produits  de  choix. 

De  tout  temps  le  barreau  anglais  a  été  considéré  comme  une 
profession  aristocratique,  conduisant  aux  honneurs  et  réclamant 
de  ses  membres  les  habitudes  et  la  tenue  d'un  gentleman.  Ce- 
pendant, au-dessous  du  barristei\  il  y  avait  le  solicitoi\  sorte 
d'avoué,  dont  la  situation  sociale  se  classait  beaucoup  moins 
haut  et  offrait  beaucoup  moins  de  garanties.  M.  Max  Leclerc  ra- 
conte avec  d'intéressants  détails  comment,  depuis  une  centaine 
d'années,  les  soliciturs  ont  entrepris  leur  propre  réforme  et  sont 
parvenus^  en  fait,  à  relever  leur  profession.  Aujourd'hui,  Vlncor- 
porated  Laiv  Society  exige  des  futurs  soHcitors,  en  dehors  du 
stage  indispensable  chez  un  patron ,  certaines  connaissances 
techniques;  elle  exerce,  en  plus,  sur  tous  les  membres  une  active 
surveillance;  en  un  mot,  il  y  a  là  un  corps  qui  s'est  ressaisi, 
qui  a  gag"né  en  prestige  et  qui  attire  aujourd'hui  à  lui  les  gra- 
dués des  Universités.  Un  barrister  en  renom,  fils  d'un  juge,  ra- 
contait à  M.  Max  Leclerc  que  «  son  père  aurait  frémi  à  la  seule 
pensée  qu'il  pût  devenir  solicitor,  tandis  qu'un  frère  cadet  de 


LES    IMIOFESSIONS    ET    LA    SOCIÉTÉ    EN    ANGLETHURE.  I  17 

son  père,  (]ui  a  pu  assister  au  l'clèvement  de  la  profession  dé- 
daignée, a  vu  sans  regret  un  de  ses  fils  y  entrer  (1^.  » 

Il  eût  été  curieux  de  se  rendre  compte  des  motifs  qui  ont  déter- 
miné les  solicito7's  à  entreprendre  cette  réforme.  I/énergie  dont 
ils  ont  fait  preuve  pour  mener  à  bien  une  œuvre  de  ce  genre, 
toujours  délicate  et  laborieuse,  ne  suffit  pas  à  l'expliquer.  Elle 
a  été  la  raison  de  leur  succès,  mais  quelle  circonstance  les  avait 
amenés  à  reconnaître  la  nécessité  d'une  transformation?  Il  est 
à  croire  que  cette  transformation  s'imposait  par  le  caractère 
nouveau  de  la  clientèle.  La  petite  industrie  commençait  à  suc- 
comber devant  la  concurrence  des  machines;  en  même  temps, 
la  terre  s'était  de  plus  en  plus  concentrée  en  grands  domaines; 
les  intérêts  en  jeu  dans  les  litiges  augmentaient  donc  d'impor- 
tance; ils  étaient  représentés  désormais  par  des  plaideurs  moins 
nombreux,  plus  difficiles  à.  satisfaire,  habitués  à  bien  payer 
pour  de  bonne  besogne.  La  clientèle  tendait  à  ce  que  nous  la 
voyons  aujourd'hui.  Il  devenait  urgent  de  se  mettre  à  sa  hau- 
teur. Telle  est  du  moins  l'hypothèse  qui  nous  semble  la  plus 
probable;  il  faudrait,  pour  la  vérifier,  se  renseigner  auprès  des 
vieillards  compétents  qui  ont  été  mêlés  à  ce  mouvement. 

Entraînés  par  l'exemple  des  sollcitors  et  soucieux  de  conserver 
leur  supériorité,  les  barristers  ont  tenté  de  créer  des  cours  à 
l'usage  des  jeunes  aspirants  à  la  profession.  Mais,  malgré  plu- 
sieurs essais,  ces  cours  sont  peu  suivis  (2)  ;  on  continue  à  pré- 
férer aux  leçons  des  professeurs,  la  formation  pratique  du  tra- 
vail sous  la  direction  de  l'avocat.  Cette  coutume  d'apprentissage 
donne,  il  faut  le  reconnaître,  des  résultats  satisfaisants,  et  le 
barreau  anglais  reste  digne  de  son  beau  renom.  Le  talent  n'y 
est  pas  rare,  la  sélection  s'y  opère  constamment  par  un  travail 
acharné,  et  de  cette  pépinière  de  praticiens  sortent  encore  des 
jurisconsultes  émérites.  Les  rares  élus  qui  sont  promus  aux 
hautes  fonctions  de  juges  ont  tous  débuté  comme  harristei's,  et 
c'est  leur  succès  marquant  dans  cette  profession  qui  les  désigne 
au  choix  du  Lord  Chancelier. 

(1)  p.  45  et  46. 

{'!]  Max  Lecleic,  p.  51. 


118  LA    SCIE.NCE    SOCIALE. 


m.     LES    FONCTIONS  PUBLIQUES. 


Qu'un  avocat  célèbre  soit  pourvu  d'une  haute  charge  judiciaire, 
cela  nous  semble  justifié,  même  en  France,  et  le  fait  s'y  rencon- 
tre. Toutefois,  d'une  façon  générale,  nous  n'admettons  plus 
guère  qu'on  puisse  faire  «  l'apprentissage  »  d'une  fonction  pu- 
blique. Nous  exigeons  ordinairement  des  épreuves  préparatoi- 
res assez  compliquées  de  tous  nos  candidats  fonctionnaires,  et 
nous  considérons  cjue  ces  épreuves  constituent  la  meilleure  ga- 
rantie pour  le  pubhc. 

Les  Anglais  ne  raisonnent  pas  tout  à  fait  ainsi.  Ils  admettent 
qu'on  puisse  essayer  un  homme,  l'éprouver,  aux  frais  mêmes 
des  contribuables,  et  ils  considèrent  cjue  ce  moyen  de  sélection 
vaut  ce  qu'il  coûte,  parce  qu'il  permet  plus  librement  de  trou- 
ver l'homme  convenable  à  la  situation,  the  rirjht  man  in  tJie 
right  place. 

En  France,  rien  ne  se  ressemble  comme  deux  fonctionnaires  dans 
l'exercice  de  leurs  fonctions.  Formés  sur  un  même  modèle,  livrés 
par  la  même  fabrique,  ils  agissent  d'après  le  même  programme 
étroit;  leurs  écarts  sont  réprimés,  leur  initiative  aussi.  Us  sont 
le  produit  impersonnel  d'un  système  général  et  uniforme,  en 
sorte  qu'on  est  à  la  fois  garanti  contre  leur  insuffisance  possible 
et  assuré  de  ne  pas  mettre  à  profit  les  qualités  supérieures  qu'ils 
peuvent  avoir.  Les  hommes  d'élite  qui  se  trouvent  pris  dans  cet 
étau  en  souffrent  parfois  cruellement;  d'autres  se  résignent,  et 
les  incapables  se  sentent  à  l'aise. 

Cette  conception  moyenne  du  fonctionnaire  qui  éteint,  ou  tout 
au  moins  comprime  l'homme,  répugne  essentiellement  à  l'esprit 
de  l'Angleterre.  On  aime  mieux  courir  le  risque  d'être  mal  servi 
parfois,  et  ne  pas  se  priver  de  la  lil>re  action  d'un  homme  de 
valeur. 

Je  trouve,  dans  une  note  du  livre  de  M.  Max  Leclerc,  un  témoi- 
gnage qui  indique  bien  le  contraste  entre  les  deux  méthodes,  la 


LKS    l'UOb'ESSIO.NS    KT    LA    SOCIÉTÉ    EX    ANGLETERRE.  H9 

méthode  française  et  la  méthode  anglaise.  M.  de  B...,  est-il  dit 
dans  cette  note  (1) ,  (|iii  a  représenté  la  France  dans  le  conseil 
de  contrôle  à  deux  en  Egypte,  avant  1881,  a  été  souvent  frappé 
de  ce  fait  que  les  fonctionnaires  anglais,  môme  les  plus  élevés, 
savent  fort  mal  les  princi[)es  de  leur  métier.  Le  Chancelier  de 
l'Échiquier  égyptien,  un  Anglais  désigné  par  l'Angleterre, 
n'avait  aucune  idée  de  la  comptabilité  publique,  ignorait  les 
opérations  de  trésorerie  et  ne  connaissait  que  son  carnet  de 
chèques;  les  ingénieurs  anglais  commettaient  des  fautes  énor- 
mes. Il  y  a  eu,  ajoute  xM.  de  B...,  des  gaspillages  fous;  mal- 
gré tout,  les  Anglais  réussissent  à  dominer,  parce  qu'ils  laissent 
les  mêmes  hommes  dans  les  mêmes  places  pendant  dix,  quinze 
et  vingt  ans.  »  M.  de  B...  aurait  dû  ajouter  :  «  Et  parce  que  les 
hommes  qu'ils  laissent  sont  traités  en  hommes,  qu'ils  agissent 
sous  leur  responsabilité,  qu'aucune  contrainte,  qu'aucun  partage 
d'autorité  ne  vient  disssimuler  le  résultat  de  leurs  actes.  » 

C'est  ainsi  que  les  Anglais  ont  envoyé  sous  toutes  les  latitudes 
des  fonctionnaires  dont  beaucoup  ont  pu  devenir  des  personna- 
lités de  premier  ordre.  M.  Max  Leclerc  retrace  en  quelques  li- 
gnes la  courte  et  brillante  carrière  de  Sir  Gérard  Portai,  enlevé 
à  trente-six  ans  et  déjà  rompu  aux  questions  africaines  (2).  Dis- 
tingué dès  la  première  heure  par  Sir  Evelyn  Baring  (Lord  Cro- 
mer),  il  était  destiné  à  lui  succéder  et,  malgré  sa  grande  jeunesse, 
on  lui  avait  déjà  confié  des  postes  importants.  C'est  là  un  fait  or- 
dinaire dans  les  administrations  anglaises  :  découvrir  les  jeunes 
gens  capables,  leur  fournir  les  occasions  de  se  développer,  leur 
faciliter  l'apprentissage  de  ce  qu'ils  auront  à  faire,  les  initier  de 
bonne  heure  à  la  direction,  aux  lourdes  responsabilités,  tel  est 
le  devoir  reconnu  et  pratiqué  de  ceux  qui  sont  avancés  dans  la 
carrière.  On  ne  laisse  pas  à  un  règlement  sur  l'ancienneté  le 
soin  de  désigner  son  successeur;  on  le  prépare  soi-même;  on  se 
donne  la  peine  de  le  chercher,  de  le  former,  comme  fait  un  ma- 
nufacturier ou  un  commerçant. 

Là  même  où  on  entre  par  un  concours,  où.  par  conséquent, 

(1)  p.  230.  note  1. 

(2)  P.  108. 


120  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

rorganisatioii  anglaise  semble  se  rapprocher  de  la  nôtre,  on 
reste  fidèle  à  la  règle  de  choisir  les  fonctionnaires  d'après  leur 
valeur  personnelle  et  non  d'après  leur  âge  {upon  mcril ,  not  ac- 
cording  to  seniority)  (1).  La  liberté  de  décision  laissée  aux  agents 
leur  permet  de  manifester  cette  valeur  personnelle  ;  la  liberté  de 
direction  laissée  aux  chefs  leur  permet  de  la  récompenser. 

En  un  mot,  les  Anglais  estiment  que  le  meilleur  moyen  d'a- 
voir de  bons  fonctionnaires  consiste  à  faire  sélectionner  cons- 
tamment le  personnel  administratif  par  ceux  qui  le  dirigent.  En 
France,  nous  voulons  opérer  la  sélection  par  un  système  qui 
mette  à  l'abri  la  responsabilité  des  chefs.  Aous  compliquons  toute 
chose  à  plaisir  pour  nous  dispenser  de  cette  opération  simple, 
naturelle  et  efficace,  qui  consiste  à  apprécier  ce  que  vaut  un 
homme.  Nous  exigeons  une  foule  de  garanties,  nous  négligeons 
la  seule  qui  soit  réelle,  parce  que  nous  ne  laissons  pas  aux  agents 
de  l'État  la  liberté  d'action  nécessaire  pour  qu'ils  puissent  don- 
ner leur  mesure  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions,  pour  qu'on 
juge  ce  dont  ils  sont  capables.  Nous  éteignons  fhomme  sous  le 
fonctionnaire,  et  quand  des  circonstances  difficiles  réclament  im- 
périeusement un  homme,  nous  ne  trouvons  plus  que  des  fonction- 
naires. 

Et  pourtant,  notre  race  française  possède  à  un  haut  degré  les 
aptitudes  qui  permettraient  le  succès  de  la  méthode  simple  em- 
ployée par  nos  voisins.  Un  jeune  Français,  non  comprimé  par 
l'internat  et  la  caserne,  ne  manque  pas  naturellement  d'initiative. 
Il  a,  en  plus  de  l'Anglais,  une  sympathie  large  qui  le  prédispose 
à  l'action  sur  les  hommes,  une  grnnde  facilité  de  transformation 
et  d'adaptation  qui  lui  permet  de  se  plier  à  des  situations  diverses. 
Il  lui  manque  ordinairement  deux  choses  :  dans  sa  formation  pre- 
mière, l'éducation  de  la  volonté;  dans  l'exercice  des  professions, 
l'occasion  de  vouloir  librement  et  sous  sa  responsabilité  person- 
nelle. On  nous  pousse  beaucoup  à  savoir,  on  ne  nous  apprend 
plus  à  vouloir. 

Les  éducateurs  delà  jeunesse  commencent  à  le  reconnaître; 

(1)  Max  Leclerc,  p.  117. 


LK5    PROFESSIONS    KT    LA    SOCIKÏI-;    EN    ANCLETEHRi:.  121 

c'est  une  heureuse  disposition.  D'autre  part,  les  transformations 
économi(|ues  et  sociales  qui  s'opèrent  déjà,  celles  qui  se  prépa- 
rent pour  un  avenir  peu  éloigné  auront  pour  ell'et  de  rejeter  vers 
les  travaux  usuels  une  foule  de  jeunes  gens  habitués  à  chercher 
dans  des  situations  toutes  faites  un  abri  contre  la  nécessité  du 
travail.  On  peut  espérer  beaucoup  de  ce  contact  obligé  avec  la 
vie  normale  et  naturelle.  C'est  la  meilleure  chance  de  relève- 
ment que  nous  ayons,  l'aide  la  plus  efficace  que  puisse  rencon- 
trer la  bonne  volonté  des  maîtres  préoccupés  à  bon  droit  de  don- 
ner à  la  jeunesse  une  forte  trempe. 

Paul  de  RousiERS. 


COURS  D'EXPOSITION  DE  LA  SCIENCE  SOCIALE  (i; 

XII. 


LES  TYPES  SOCIAUX 

DU  BASSIN  DE  LA  MÉDITERRANÉE. 


LA  RÉGION  DES  PLATEAUX;  LE  TYPE  ACTUEL  : 
LES  ALBANAIS. 

Nous  avons  observé  les  deux  premières  régions  sociales  de  la 
Méditerranée  :  celle  des  Vallées  et  celle  des  Ports  maritimes. 
Nous  abordons  aujourd'hui  l'étude  de  la  troisième  région,  celle 
des  Plateaux.  La  Vallée,  le  Port,  le  Plateau  forment  les  trois  or- 
ganismes distincts  et  cependant  inséparables  de  ce  groupe  de 
sociétés,  car  ils  réagissent  les  uns  sur  les  autres.  La  Vallée  a  donné 
le  type  du  cultivateur;  le  Port,  celui  du  marin  et  du  commer- 
çant; enfin,  le  Plateau  va  produire  le  type  du  guerrier,  qui,  à 
toutes  les  époques,  mais  surtout  dans  l'antiquité,  a  dominé  les 
deux  autres  et  a  constitué  le  mécanisme  du  gouvernement.  C'est 
le  Plateau  qui  nous  explique  la  vie  politique  de  ces  sociétés  au- 
trefois si  fameuses. 

(1)  Voir  la  série  des  éludes  précédentes  livr.  de  mars,  mai,  septembre,  oclobre, 
novembre  1893;  de  janvier,  mars,  juin,  août  et  novembre  1894,  de  mars  1895. 


LES   TYl'ES    SOCIAUX    DU    BASSIN    HE   LA    MÉniTERRAiVÉE.  1 2.'{ 

Conformément  à  la  marche  que  nous  avons  constamment  sui- 
vie, nous  allons  étudier  la  région  des  Plateaux,  dans  le  présent 
dabord,  puis  dans  le  passé,  afin  de  partir  de  l'observation  di- 
recte et  du  phénomène  vivant,  pour  atteindre  ensuite  les  faits 
anciens  et  les  phénomènes  historiques  (1). 

Situation  respective  des  Vallées ,  des  Ports  et  des  Plateaux. 
—  D'une  façon  générale,  le  tronçon  central  de  la  Péninsule  des 
Balkans,  qui  a  été  l'origine  des  Grecs,  c'est-à-dire  la  Thessalie  et 
l'Hellade,  ou  le  nord  de  la  Grèce,  présente  un  sol  qui  va  s'éle- 
vaut  graduellement  d'Orient  en  Occident.  Les  Ports  les  plus  cé- 
lèbres sont  situés  sur  le  bord  oriental;  derrière  ce  bord,  sorte 
de  bourrelet  formé  par  des  falaises  ou  par  les  alluvions  des  fleu- 
ves, s'étendent  les  Vallées,  marécageuses  dans  leurs  parties  basses 
et  habitables  surtout  dans  leur  partie  centrale,  à  une  élévation 
moyenne  entre  le  pied  des  montagnes  et  la  mer;  ces  Vallées  sont 
plutôt  fermées  qu'ouvertes  par  les  estuaires  marécageux  de  leurs 
fleuves.  Enfin,  derrière  ces  Vallées,  et  s'étendant  jusqu'au  bord 
occidental,  s'élèvent  les  montagnes,  c'est-à-dire  la  région  des 
Plateaux. 

Ainsi,  en  thèse  générale,  les  Ports  sont  à  l'Orient,  les  Vallées 
au  centre  et  les  montagnes  à  l'Occident. 

Cette  formule  générale,  toujours  vraie  par  quelques  cotés,  se 
diversifie,  dans  l'application,  sur  beaucoup  de  points  de  la  Pénin- 
sule :  ce  sont  des  variantes,  parfois  des  déviations  du  système. 
Mais  c'est  en  Thessalie  que  cette  disposition  apparaît  avec  le  plus 
de  netteté.  Cette  région  offre  d'ailleurs  un  autre  intérêt  :  elle  a 
été  le  grand  lieu  d'établissement  des  Pélasges  dans  la  Péninsule 
hellénique.  On  sait  que  les  Pélasges  s'établissaient  de  préférence 
au  milieu  des  vallées  fertiles,  et  la  Thessalie  est  la  plus  magni- 
fique vallée  d'alluvion  de  toute  la  région  des  Balkans.  C'est  autour 
de  cette  vallée  qu'a  rayonné  l'histoire  des  anciens  Grecs  depuis 
Jupiter  jusqu'à  Alexandre  le  Grand. 

(l)  Nous  (levons  remercier  notre  ami,  M.  Henri  de  Tourville,  des  notes  qu'il  a 
bien  voulu  nous  communiquer  et  dans  lesquelles  tout  ce  sujet  était  esquissé  d'une 
façon  masistrale. 


124  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Nous  venons  de  dire  que  Ton  rencontre  en  Thessalie,  les  trois 
régions  sociales  qui  caractérisent  et  expliquent  le  monde  médi- 
terranéen :  la  Vallée,  le  Port  et  le  Plateau. 

A  rOrient,  se  trouve  un  rivage  tout  à  fait  séparé  de  la  Vallée 
par  rOlympe,  TOssa,  le  Pélion,  les  marais  du  lac  de  Karla  et 
l'extrémité  du  mont  Othrys.  Le  port  situé  sur  ce  rivage  est  ainsi 
rejeté  en  dehors  de  la  Vallée,  c'est  le  port  encore  très  fré- 
quenté de  Volo,  autrefois  lolchos,  célèbre  pour  avoir  été  le  lieu 
d'embarquement  des  Argonautes;  il  est  au  fond  du  golfe  dit 
de  Volo,  appelé  jadis  du  nom  caractéristique  de  golfe  pélas- 
gique. 

A  l'intérieur,  s'étend  la  Vallée  de  la  Salambria,  autrefois  le 
Pénée,  vaste  salle  ronde  entre  les  hauteurs  du  rivage  et  les 
montagnes  du  fond.  Cette  vallée  ne  communique  avec  la  mer 
que  par  une  brèche  étroite  que  les  eaux  ont  ouverte  violemment 
pour  se  faire  un  passage  :  cette  fente  pittoresque  est  la  fameuse 
vallée  de  Tempe.  Elle  est  aussi  facile  à  défendre  que  le  passage 
des  Thermopyles. 

Enfin,  à  l'Occident,  s'élève  le  plateau,  la  grande  montagne  ra- 
mifiée, le  Pinde  avec  ses  arrière-monts,  qui  vont  tremper  dans 
l'Adriatique  et  qui,  à  partir  du  Pinde,  font  éventail  au  Sud  et 
au  Nord",  depuis  l'entrée  du  golfe  de  Corinthe  jusqu'au  massif 
du  Monténégro. 

C'est  dans  cette  grande  région  montagneuse  de  la  Grèce  que 
nous  allons  trouver  le  type  Albanais. 

L'Albanie  présente  le  type  actuel  le  plus  pur  des  Plateaux  mé- 
diterranéens. —  Ces  montagnes  du  Pinde  ont  donné  et  con- 
servent encore  un  type  pur  de  la  iMéditerranée,  parce  qu'elles 
n'ont  pu  être  peuplées  et  qu'elles  n'ont  été  notoirement  peuplées, 
que  par  la  voie  de  la  Méditerranée,  La  route  venant  de  l'inté- 
rieur des  terres,  la  route  du  nord,  était  fermée  par  le  rempart 
des  Balkans  et  des  Alpes.  Cette  grande  barrière,  qui  va  de  la 
mer  Noire  à  l'Adriatique,  a  fermé,  pendant  des  siècles,  la  pres- 
qu'ile  hellénique  aux  invasions,  aux  peuplements  par  la  voie  du 
continent.    Nous  avons   expliqué  les  raisons  sociales  qui  per- 


LES    TYPES    SOCIAIX    1)1'    BASSIN    DE    LA    MÉDITElUiANÉE.  125 

mettent  d'établir  ce  fait  (1),  Los  géographes  l'admettent  égale- 
ment :  «  Au  sud  de  la  grande  barrière  des  monts,  dit  Reclus,  le 
mouvement  des  peuples  entre  l'Europe  et  l'Asie  ne  pouvait  s'o- 
pérer que  par  mer.  Les  peuples  assez  avancés  en  civilisation  pour 
se  construire  des  bâtiments  étaient  donc  les  seuls  auxquels  le 
chemin  fût  ouvert...  En  outre,  les  groupes  d'émigrants  ne  pou- 
vaient jamais  être  bien  nombreux  à  cause  des  difficultés  de  l'é- 
quipement et  de  la  navigation.  L'épaisseur  des  Alpes  et  de  tous 
ses  avant-monts,  du  Pinde  aux  Carpathes,  séparaient  donc  vrai- 
ment deux  mondes  distincts,  où  la  marche  de  l'histoire  devait 
s'accomplir  différemment...  Les  Albanais  sont  les  descendants 
les  plus  directs  des  antiques  Pélasges  (2)  ». 

Quand,  plus  tard,  dans  les  derniers  temps  de  l'Empire  romain, 
les  invasions  des  peuples  du  Nord  eurent  enfin  réussi  à  franchir 
le  rempart  des  Balkans  et  des  Alpes  dinariques,  les  populations 
de  la  Péninsule  trouvèrent,  ici  comme  partout,  un  refuge  dans  la 
montagne.  C'est  ce  qui  explique  comment  le  type  a  pu  se  con- 
server jusqu'à  nos  jours  dans  sa  pureté.  Le  type  albanais  s'est 
alors  étendu  dans  toute  cette  région  montagneuse  et  s'est  même 
prolongé  au  Nord,  le  long  de  l'Adriatique,  dans  l'Illyrie.  Mais, 
depuis,  il  a  été  refoulé  du  côté  du  Nord,  par  les  diverses  invasions 
slaves,  et,  du  côté  du  Sud,  par  les  Grecs  modernes  des  vallées  et 
des  ports,  ou  par  des  infiltrations  de  Slaves  et  de  Valaques,  qui, 
en  longeant  et  en  contournant  le  Pinde,  venaient  établir  leurs 
troupeaux  dans  la  partie  la  plus  ouverte  et  la  plus  féconde  de  ces 
montagnes,  qu'on  appelle  aujourd'hui  encore  le  nome  {ou  dis- 
trict) d'Acarnanie  et  Étoile. 

L'Albanie  est  donc  resserrée  entre  la  rivière  et  le  golfe  d'Arta 
(autrefois  d'Ambracie),  dont  les  eaux  descendent  du  Pinde,  la 
chaîne  du  Pinde  avec  sa  continuation  vers  le  Nord  qui  reçoit 
quelquefois  le  nom  d'Alpes  helléniques,  le  massif  du  Monténé- 
gro, et  enfin  l'Adriatique. 

(1)  Voir  un  de  nos  prtcédenls  articles,  livraison  de  juin  189i,  t.  XVII,  p,  500  et 
suiv. 

{2)Nouv.  Géog.  univ.,  I,  p.  192.  Yoirdans  Malte-Brun,  t.  VII,  p.  TOI  et  suiv..  une  dis- 
sertation étendue  pour  établir  l'origine  pélasgique  et  grecque  des  Ailjanais.  Cette  ori- 
gine est  confirmée  par  la  plupart  des  voyageurs  et  des  philologues. 


126  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Le  Montagnard  albanais  a  été  formé  par  une  sélection  supé- 
rieure d'émigrants  de  la  Vallée.  —  Le  type  du  Plateau  est  sorti 
du  type  de  la  Vallée,  de  ce  type  des  Pélasges,  dont  nous  avons 
donné  la  description  (1)  et  qui  ont  été  les  grands  immigrants  du 
bassin  méditerranéen.  Nous  avons  expliqué  pourcjuoi  les  Phéni- 
ciens-Carthaginois n'ont  pas  peuplé  et  rempli  de  leur  type  l'in- 
térieur des  terres;  ils  ont  seulement  porté  sur  les  rivages  l'exci- 
tation merveilleuse  du  commerce. 

En  sortant  du  type  des  Pélasges,  les  montagnards  de  la  iMédi- 
terranée  se  sont  trouvés  dans  un  cas  particulier  :  ils  ont  procédé 
de  la  formation  agricole  et  urbaine ,  ce  qui  leur  a  imprimé  un 
caractère  distinctif.  L'émigration  agricole  et  urbaine  s'effectue 
par  petits  groupes,  ou  même  par  individualités  isolées,  parce 
que  la  culture  et  la  vie  urbaine  tendent  à  diminuer  et  à  dis- 
soudre les  communautés  de  famille.  Si  ces  groupes  petits,  si  ces 
individualités  isolées  sont  de  qualité  inférieure,  ils  succombent 
dans  l'émigration,  précisément  à  cause  de  leur  petit  nombre  et 
de  leur  isolement,  et  parce  que  ayant  perdu,  dans  la  vie  com- 
pliquée de  la  culture  et  de  la  ville,  les  habitudes  et  les  aptitudes 
de  la  vie  simple,  ils  n'y  savent  pas  suppléer  par  l'énergie  et  l'i- 
nitiative. Il  n'y  a  donc  que  les  éléments  supérieurs  de  cette  émi- 
gration agricole  et  urbaine  qui  puissent  subsister;  et,  pour  qu'ils 
subsistent  dans  des  sols  peu  cultivables  et  en  dehors  de  Taggio- 
mération,  il  faut  qu'ils  surpassent  en  vigueur  et  en  personnalité 
les  tempéraments  communs  des  agriculteurs  et  des  urbains  du 
milieu  desquels  ils  sortent.  11  se  produit  là  une  sélection  ana- 
logue à  celle  qu'on  a  pu  longtemps  observer  dans  le  Far-West 
américain,  où  tous  ceux  qui  n'étaient  pas  capables  d'une  exis- 
tence rude  et  entreprenante  ne  pouvaient  se  maintenir. 

C'est  ainsi  que  la  montagne  a  eu  pour  résultat  d'atténuer  la 
communauté  au  profit  de  l'initiative  personnelle.  Elle  a  donc 
émancipé  la  population  méditerranéenne  originaire  de  la  lourde 
et  compacte  communauté  pélasgique;  elle  a  opéré  une  sélection 
d'indépendants,  capables  d'indépendance. 

(1)  Livraison  de  juin  1894,  t.  XVJI,  p.  487  et  suiv. 


LES    TYI'KS    SOCIAUX    MU    MASSIN    llK    LA    MKDITElilîANÉE.  1:27 

La  Montagne  ne  produit  pas  toujours  cette  sélection  supé- 
rieure. —  Kilt*  a  quel([uerois,  il  est  vrai,  opéré  ce  même  effet 
ailleurs  ({u'en  Grèce.  Mais,  le  plus  souvent,  la  montagne  a  été 
le  refuge  de  la  communauté.  Ce  phénomène  tient  aux  trois  cir- 
constances suivantes  : 

1°  Les  montagnes  en  général,  ou  du  moins  le  plus  souvent, 
ont  reçu  une  émigration  de  demi-nomades,  lâchant  le  sol  de  la 
plaine  auquel  ils  s'étaient  imparfaitement  fixés  :  ils  fuyaient  de- 
vant de  nouveaux  arrivants  avant  d'être  parvenus  à  la  vie  agri- 
cole et  urbaine  développée.  Le  type  de  la  montagne  avait  ainsi 
pour  point  de  départ  le  type  demi-nomade.  C'est  ce  que  nous 
avons  vu  chez  les  Slaves  du  Sud,  quand  ils  ont  occupé  le  versant 
Nord  des  Balkans,  d'où  ils  sont  finalement  descendus  vers  le 
midi. 

Au  contraire,  les  montagnes  helléniques  et  italiennes  ont  été 
peuplées  par  des  gens  d'origine  agricole  et  urbaine  :  les  Pélasges 
que  nous  connaissons.  Le  point  de  départ  du  type  n'est  donc  pas 
le  même.  La  conséquence  de  ce  fait  est  que  les  montagnes  hellé- 
niques et  italiennes  ont  été  peuplées  par  des  gens  d'une  forma- 
tion sociale  plus  avancée  que  celle  des  autres  populations  mon- 
tagnardes. 

2°  De  plus,  les  montagnes^  en  général,  ont  été  occupées  par 
une  émigration  en  masse,  par  un  flot  de  peuple  montant  en 
même  temps,  par  une  population  arrivant  avec  ses  cadres  anté- 
rieurs. Cela  n'a  pas  seulement  eu  lieu  quand  les  émigrants  étaient 
demi-nomades.  Même  dans  les  cas,  plus  rares,  où  les  émigrants 
sortaient  de  la  vie  agricole  et  urbaine  (ou,  du  moins,  d'une  vie 
plus  sédentaire  que  celle  des  demi-nomades),  le  peuplement  de 
la  montagne  s'est  souvent  fait  en  masse,  tous  fuyant  ensemble. 

Dans  les  montagnes  helléniques  et  italiennes,  il  en  a  été  autre- 
ment :  ce  sont  des  émigrants  épars,  peu  nombreux  chaque  fois, 
qui  sont  sortis  du  milieu  des  Pélasges  et  ont  gagné  la  montagne. 
C'est  famille  par  famille,  môme  individu  par  individu,  qu'on  a 
émigré  vers  la  montagne,  accidentellement,  successivement.  Les 
cadres  antérieurs  ont  été  rompus;  l'indépendance  a  été  la  cause, 
ou  tout  au  moins  l'effet  de  ce  mode  d'émigration  vers  une  terre 


128  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

neuve,  inoccupée.  C'étaient  des  bannis  volontaires  ou  forcés, 
partant  pour  une  bonne  ou  pour  une  mauvaise  raison.  L'histoire 
de  la  Grèce  et  de  l'Italie  est  pleine  de  faits  de  cette  nature ,  ainsi 
que  nous  le  constaterons  lorsque  nous  parlerons  du  type  ancien 
des  Plateaux, 

Ce  genre  d'émigration  a  eu  pour  conséquence  de  développer, 
chez  ces  montagnards,  l'initiative  et  la  personnalité;  elle  a  donné 
une  sélection  d'indépendants,  se  rejoignant,  débarrassés  des  gens 
habitués  à  la  dépendance,  et  se  constituant  socialement  en  dehors 
du  vieux  cadre. 

3°  De  quelcjue  façon  qu'aient  été  peuplées  les  montagnes  en 
général,  par  demi-nomades  ou  par  sédentaires,  en  masse  ou 
même  par  petits  groupes,  les  montagnards  se  sont  trouvés  géné- 
ralement entourés,  au  pied  des  monts,  par  une  ceinture  de 
grands  pays,  habités  au  large  par  une  population  nombreuse. 

En  Grèce  et  en  Italie,  il  n'en  a  pas  été  ainsi.  Le  pays  au  pied  de 
la  montagne  était  fait  de  ces  courtes  et  étroites  vallées  d'alluvion, 
que  termiuaient  de  près  la  montagne  et  la  mer.  Ajoutez  à  cela 
que  les  montagnes  grecques  et  italiennes  ne  sont  pas,  comme  les 
massifs  des  Alpes  ou  des  Balkans,  une  accumulation  épaisse,  pro- 
fonde, de  séries  de  montagnes  :  ce  sont  des  chaines  allongées  et 
ordinairement  simples. 

La  double  conséquence  de  ce  fait  était  que  les  montagnards 
helléniques  ou  italiens  restaient  de  très  près  en  rapport  avec  les 
gens  de  la  Vallée;  et  que  la  Vallée  était  assez  limitée  pour  qu'un 
parti  d'indépendants,  redescendant  sur  elle,  n'y  fût  pas  écrasé 
par  le  grand  nombre,  ou  noyé  dans  la  population  d'en  bas. 

Cependant,  à  ces  derniers  points  de  vue,  l'Albanie  s'écarte  moins 
que  les  autres  chaines  helléniques,  ou  italiennes,  du  type  des 
grands  massifs  montagneux  :  c'est  un  pays  montueux  d'une  notable 
épaisseur.  Mais  aussi  c'est  précisément  ce  qui  a  contribué  à  sa 
conservation  :  l'épaisseur  relative  de  ses  montagnes  l'a  préservé 
mieux  du  débordement  des  invasions  en  masse,  quand  sont  sur- 
venus les  peuples  non  méditerranéens. 

C'est  encore  ce  qui  a  nui,  de  tous  temps,  à  son  développement 
social  ultérieur,  à  l'évolution  du  type  vers  des  formes  nouvelles 


LES    TYPKS    SOCIAL.X    DU    lîASSIX    DK    LA    MHUlTEHUANÉli.  129 

et  plus  compli({uées,  que  nous  trouverons  seulement  dans  l'an- 
cienne  histoire,  dans  l'ancien  état  de  la  Méditerranée,  chez  les 
vieux  (îrecs  et  chez  les  vieux  Romains,  descendus  de  montagnes 
moins  épaisses,  plus  immédiatement  et  plus  incessamment  en 
relation  avec  la  Vallée. 

Le  type  méditerranéen  de  la  Montagne  diffère  donc  du  type  médi- 
terranéen de  la  Vallée,  en  ce  qu'il  est  une  sélection  d'indépen- 
dants, d'hommes  à  initiative,  sortis  du  milieu  de  la  communauté. 
La  communauté  est  ainsi  diminuée  et  le  type  s'élève  vers  l'énergie 
individuelle.  Nous  avons  déjà  vu  quelque  chose  de  cela  dans  le 
type  du  Port;  mais  ici  il  y  a  plus  d'énergie  physique,  plus  d'é- 
nergie morale.  La  Montagne,  dans  la  région  méditerranéenne, 
est  plus  difficile  à  pratiquer  que  la  mer,  elle  est  plus  rude  de 
climat,  elle  développe  plus  l'exercice  des  membres.  Et,  comme 
elle  n'est  pas  propre  au  commerce,  elle  détourne  moins  de  la 
culture,  qui  s'y  fait  d'ailleurs  par  un  travail  plus  âpre;  elle  n'af- 
faiblit pas  la  trempe  du  caractère  par  la  souplesse  des  affaires  et 
par  la  richesse. 

Le  travail  a  institué  chez  les  Albanais  une  communauté 
plutôt  publique  que  familiale.  —  Grâce  aux  conditions  de  Lieu, 
la  montagne  albanaise  ayant  été  peuplée  de  la  manière  que  nous 
venons  de  dire,  quel  genre  de  travail  en  est  résulté? 

S'il  est  vrai,  comme  nous  l'avons  vu,  que  ces  montagnards 
viennent  de  la  Vallée  et  qu'ils  sont  d'anciens  Pélasges,  ils  doivent 
être  formés,  à  la  culture.  C'est  en  effet  ce  que  constatent  les 
voyageurs.  «  M.  Wiet  nous  apprend  que  l'agriculture  est  relati- 
vement développée  chez  les  Mirdites  (c'est  le  type  le  plus  pur  des 
Albanais)  (1)  :  obligés,  pour  vivre,  de  cultiver  avec  soin  les  vallées 
de  leurs  âpres  montagnes,  ils  réussissent  â  leur  faire  rendre  de 
plus  belles  récoltes  que  celles  de  la  plaine,  habitée  par  une 
population  plus  indolente  (-2).   » 

(1)  Les  Mirdites,  ou  Mirdiotes,  sont  dans  les  montagnes  d'un  petit  (leiive  ajipelé 
la  Matou  inatja,  qui  débouche  dans  l'Adriatique  immédiatement  au-dessous  du  Drin, 
très  près  de  l'extrême  pointe  Sud  du  Monténégro.  Le  plateau  très  fertile  de  la  Métoja 
est  sur  la  partie  du  Drin  qui  vient  du  Nord  et  qu'on  appelle  le  Drin  noir. 

[2)  Reclus,  Geog.  unir.,  t.  I,  p.  192. 


130  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Eq  fait,  les  Albanais  produisent  tout  ce  qui  est  nécessaire  à 
leurs  besoins  restreints;  ils  façonnent  eux-mêmes  ces  objets  au 
moyen  de  l'industrie  domestique  et  n'achètent  presque  rien  au 
dehors.  Comme  les  anciens  Pélasges,  ils  consacrent  par  des  fêtes 
les  grandes  époques  de  la  nature. 

Mais,  par  suite  de  la  nature  montagneuse  du  sol,  cette  culture  est 
nécessairement  ardue,  elle  ne  donne  guère,  sauf  dans  les  parties 
plus  basses,  que  le  maïs  et  le  sumac  (1).  Le  reste  ne  peut  être 
exploité  qu'en  herbe  par  les  moutons  et  les  chèvres.  Les  familles 
possèdent,  en  moyenne,  une  quarantaine  de  têtes  de  ce  menu 
bétail. 

Mais  on  sait  que  l'herbe  des  montagnes  s'exploite  mieux, 
surtout  pour  les  moutons  et  les  chèvres,  en  laissant  le  sol  indivis. 
L'éloignement  des  habitations  rend  d'abord  ^difficile  l'appropria- 
tion des  pâturages  ;  en  outre,  comme  leur  exploitation  n'exige  ni 
travail  ni  entretien,  ils  ne  souffrent  pas  du  régime  de  la  commu- 
nauté ;  enfin,  il  est  plus  commode  et  plus  avantageux  aux  familles 
de  confier  la  garde  de  leurs  animaux  à  un  berger  commun  que 
d'envoyer  chacune  au  loin  un  parent  ou  un  domestique  et  d'avoir 
à  installer  des  clôtures,  dont  l'établissement  et  l'entretien  seraient 
dispendieux.  Telles  sont  les  raisons  pour  lesquelles  la  commu- 
nauté de  parcours  persiste  généralement  sur  les  terres  herbues 
des  hautes  montagnes.  Il  y  a  cependant  des  exceptions.  Dans 
certaines  montagnes  de  l'Auvergne,  par  exemple,  les  pâturages 
sont  appropriés.  Cela  tient  à  l'extraordinaire  fertilité  de  ces  pâ- 
turages, qui  s'étendent  sur  un  sol  de  lave  très  profond.  On  a  intérêt 
à  les  aménager  et  souvent  à  les  enclore,  par  conséquent  à  les 
approprier,  car  l'hectare  de  montagne  a  parfois  autant  de  valeur 
que  la  même  superficie  dans  la  vallée. 

Cette  condition  ne  se  présentant  pas  dans  l'Albanie,  on  com- 
prend que  la  nécessité  du  libre  parcours  maintienne,  entre  les 
habitants  d'une  même  portion  de  montagne,  une  certaine  com- 
munauté. Mais  ce  n'est  plus  la  communauté  de  famille,  qui 
d'ailleurs,  comme  nous  l'avons  dit,   a  perdu  du  terrain  dans 

(1)  Le  sumac  est  une  sorte  d'arbuste  à  vernis  dont  le  principal  usage,  dans  ce  pays, 
est  de  maintenir  contre  l'éboulenient  les  terres  cultivables. 


LES    TYPES    S(KIAll\    DT    lîASSIN    DE    LA    i\lÉI)[TEl{liANÉE.  l.'M 

rémiiiration  individuelle;  c'est  une  communauté  beaucoup  plus 
vague  et  plus  générale,  une  communauté  extérieure  à  la  famille 
et  qui  prend  plutôt  un  caractère  d'organisation  publique,  puis- 
qu'elle réunit  un  bon  nombre  de  familles  du  même  voisinage, 
obligées  de  se  concerter  pour  l'exploitation  de  toute  une  partie 
de  montagne. 

Mais  le  travail  ne  nous  révèle  pas  seulement  l'existence  d'une 
communauté  publique  de  biens,  il  fait  en  outre  ressortir  une 
distinction  très  nette  entre  les  occupations  des  hommes  et  celles 
des  femmes,  et  il  amène  par  là  à  la  connaissance  d'une  autre  na- 
ture de  communauté  publique. 

C'est  aux  femmes  seules  qu'incombent  les  durs  travaux  de  la 
culture  et  les  diverses  fabrications  domestiques.  L'homme  ne 
daigne  pas  s'y  associer.  «  Le  propriétaire,  dit  M.  Pouqueville 
qui  a  séjourné  une  vingtaine  d'années  en  Albanie,  se  livre  à  la 
chasse,  reste  accroupi  à  la  tète  de  son  champ  que  sa  femme  et 
ses  enfants  labourent,  ensemencent  ou  moissonnent.  L'homme 
attend  tout  de  sa  famille;  hautain,  taciturne,  il  tient  à  la  main  le 
bâton  du  commandement;  il  exige  les  soins,  les  services  et  les 
secours  de  ceux  qui  dépendent  de  lui  et  il  n'entre  dans  les  détails 
domestiques  que  pour  troquer  ou  vendre  l'excédent  des  produits. 
11  charge  sa  femme  d'un  sac  de  denrées  qu'elle  porte  au  marché  ; 
il  est  le  seul  maître  du  pécule  et  le  détenteur  des  clefs  sous 
lesquelles  on  enferme  les  objets  de  quelque  valeur.  Son  occupa- 
tion unique  est  d'entretenir  ses  armes,  de  pourvoir  au  soin  de 
sa  chaussure,  à  la  confection  de  ses  cartouches,  à  la  conservation 
de  ses  munitions  de  guerre  ;  et  il  passe  le  reste  de  son  temps  à 
fumer  et  à  végéter  (1).  » 

Les  poésies  albanaises  comparent  la  femme  à  la  navette  tou- 
jours active,  tandis  que  le  père  de  famille  est  représenté  comme 
le  bélier  majestueux,  qui  précède  le  troupeau,  en  faisant  sonner 
la  clochette.  La  manière  dont  se  font  les  mariages  se  rattache 
d'ailleurs  à  la  tradition  patriarcale  la  plus  claire  et  est  en  har- 
monie avec  cette   situation  faite  à  la  femme.  Les  unions  sont 

(1)  VoyiKje  dans  la  Grèce,  par  Pouqueville,  ancien  consul  général  de  France   près 
d'Ali,  pacha  de  Janina,  t.  II,  p.  588. 


13S2  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

décidées  par  les  parents,  c'est-à-dire  par  la  communauté 
familiale  et  non  par  les  intéressés.  Parfois  on  est  tiancé  dès  le 
berceau  (1).  La  cérémonie  du  mariage  se  célèbre  sous  forme 
d'enlèvement,  et,  dans  certaines  régions  de  l'Albanie,  l'enlève- 
ment se  praticjue  réellement  et  est  admis  dans  les  familles  : 
«  Naguère  la  femme  devait  être  enlevée  à  l'ennemi  et,  dans 
nombre  de  villages  de  la  plaine,  les  jeunes  filles  musulmanes 
s'attendent  sans  trop  d'etfroi  à  être  enlevées  par  les  guerriers 
mirdites  dans  cjuelcjue  expédition  de  maraude.  Les  parents  eux- 
mêmes  prennent  leur  parti  de  ces  enlèvements,  sachant  qu'on 
leur  paiera  tôt  ou  tard  le  prix  du  rapt  ».  La  femme  est  généra- 
lement maintenue  très  à  l'écart  des  hommes,  comme  dans  toutes 
les  sociétés  communautaires,  et  elle  est  sa  servante  autant  et 
plus  que  la  compagne  de  son  époux.  Elle  ne  prend  place  à 
table  avec  lui  cju'aux  fêtes  solennelles.  Dans  les  voyages,  le  dos 
chargé  du  berceau  qui  renferme  le  nouveau-né,  elle  suit  à  pied 
son  mari,  dont  elle  porte  aussi  le  fusil  sur  l'épaule,  tandis  que 
celui-ci,  installé  sur  son  mulet,  fume  tranc|uillenient. 

Le  paragraphe  suivant  va  nous  apprendre  cjuelles  circons- 
tances ont  établi  et  maintenu  au  profit  de  l'homme  une  situa- 
tion aussi  privilégiée  et  ont  donné  lieu  à  une  communauté 
publique  plus  nécessaire  et  plus  vivace  encore  que  celle  des 
pâturages. 

La  communauté  dominante,  chez  ces  montagnards,  est  celle 
du  clan  guerrier.  —  La  culture  et  l'art  pastoral  transhumant 
ne  constituent  pas  le  seul  travail  des  Albanais.  Il  en  est  un 
autre,  qui  vient  s'ajouter  à  celui-là  et  qui  est  spécialement  pra- 
ticjué  par  les  hommes.  Et  ce  nouveau  travail  est  bien  autrement 
puissant  que  l'art  pastoral  pour  retenir  les  gens  dans  la  com- 
munauté, toute  diminuée  qu'elle  soit  du  côté  de  la  famille.  De 
plus,  c'est  à  la  communauté  publique  cju'il  pousse  par  nature. 
Là  va  s'accentuer  l'évolution  de  la  communauté  amoindrie  de  la 
famille    à  la   communauté  pidilique  dominante.  11  s'agit  de  la 

(1)  Pouqueville,  loc.  cit.,  II,  p.  575. 


LES   TYPES    SOCIAUX    DIT    UASSIN    DE   LA    MÉDITEUHANÉE.  133 

guerre,  de  la  défense,  du  pillage:  celte  occupation,  on  va  le 
voir,  rentre  bien  ici  dans  la  catégorie  du  travail  et  elle  est  la 
cause  informante  la  plus  énergique  de  ce  qui  subsiste  du  régime 
communautaire. 

On  comprend  (jue  ces  émig-rants  épars,  isolés,  qui  surviennent 
les  uns  après  les  autres,  ont  à  se  défier  les  uns  des  autres  : 
leurs  antécédents  ne  sont  pas  faits  d'ordinaire  pour  rassurer. 
Non  seulement  ils  n'arrivent  pas  tout  liés  entre  eux,  mais  ils 
ne  sont  pas  portés  à  se  fondre  :  ils  aiment  leur  indépendance; 
c'est  pour  elle,  c'est  afin  d'en  jouir,  ou  parce  qu'ils  en  ont 
voulu  jouir  inopportunément  dans  la  cité  pélasgique,  dans  les 
communautés  bien  réglées  de  la  vallée,  qu'ils  sont  passés  à  la 
montagne.  Ils  ont  à  défendre  leur  personne,  les  objets  qu'ils 
ont  apportés  et  qui,  dans  la  solitude,  deviennent  précieux  par 
leur  rareté,  leurs  troupeaux,  enfin  leurs  petites  cultures.  Us 
s'arment  donc,  mais  constamment,  en  permanence,  individuel- 
lement et  tous,  pour  la  protection  quotidienne  et  usuelle  de 
leurs  moyens  d'existence,  de  leur  travail  et  de  leurs  biens. 

Dans  cet  éparpillement  qui  a  succédé  pour  eux  à  fagglomé- 
ration  urbaine,  l'arme  portée  sur  soi  et  toujours  prête  à  agir 
doit  remplacer  la  protection  des  hautes  murailles  pélasgiques 
et  la  sécurité  de  la  grande  communauté  antique. 

Les  voilà  donc  organisés  sur  le  pied  de  guerre,  et  cette 
organisation  est  le  régime  de  vie  ordinaire.  Une  fois  armés 
pour  défendre  leurs  étroites  ressources,  il  est  immanquable  qu'ils 
se  battent  pour  s'en  procurer  de  plus  amples.  «  Le  brigandage 
est  considéré  comme  une  partie  de  l'industrie  nationale.  Les 
Albanais  sont  estimés  parmi  leurs  compatriotes  en  raison  du 
butin  qu'ils  rapportent  dans  leur  foyer,  ,1'ai  vu,  à  Prémiti,  un 
Toxide  qui  ne  manquait  jamais  de  faire  ses  campagnes  an- 
nuelles, qu'on  appelle  courses  ou  corvées,  au  delà  du  Vardar; 
et,  connu  pour  un  voleur  fameux,  il  était  le  coryphée  de  son 
quartier.  Les  idées  reçues  à  cet  égard  sont  qu'un  individu  qui 
ne  lèse  pas  ses  voisins  ou  l'autorité  locale,  et  qui  paie  de  sa 
personne,  n'a  usé  que  de  ses  droits  naturels.  Aussi  la  carrière 
du  vol  public    est-elle   regardée  comme    celle    des    premières 


134  LA    SCIENCE  SOCIALE. 

armes  d'un  Albanais,  et  lorsqu'on  est  heureux,  c'est  le  chemin 
pour  parvenir  aux  premières  dignités  de  l'Empire,  C'était  la 
voie  qui,  dans  ces  derniers  temps^  avait  élevé  Passevend  Oglou 
au  pachalik  de  Vidin;  Ismaël,  bey  de  Serré,  — qui  ne  voulut 
jamais  de  titre  public,  —  au  commandement  de  la  Macédoine 
Transaxienne.  J'en  avais,  dans  mes  rapports  particuliers,  un 
exemple  plus  direct  en  entendant  Ali,  pacha  de  Janina,  me  ra- 
conter comment,  de  chef  de  bande,  il  était  devenu  vizir.  Il 
s'extasiait  lorsqu'il  croyait  voir  revivre  ces  inclinations  dans  un 
de  ses  petits-fils,  dont  il  croyait  faire  le  plus  J)el  éloge  eo 
disant  que  ce  jeune  rejeton  du  crime  serait,  comme  son  grand- 
père,  un  brave  voleur,  qui  dévorerait  ses  frères  et  ses  voi- 
sins »  (1). 

D'après  ces  traits,  on  peut  juger  combien  ce  type  albanais 
nous  est  précieux  pour  comprendre  le  montagnard  grec  de 
l'antiquité.  Grotius  remarque  que  cette  manière  d'envisager  le 
vol  était  ordinaire  dans  la  Grèce  (2).  Thucydide  nous  apprend 
qu'on  demandait  aux  étrangers,  sans  les  offenser,  s'ils  étaient 
brigands  ou  pirates.  On  trouve  de  pareils  exemples  dans  Ho- 
mère (3),  Les  Lacédémoniens  approuvaient  le  vol  comme  propre 
à  former  les  jeunes  gens  à  l'adresse  et  à  la  vigilance  (4).  Epi- 
cure  soutenait  qu'il  n'y  avait  point  de  mal  à  voler,  mais  à  se 
laisser  prendre  (5). 

Mais  un  pareil  genre  de  vie  ne  serait  bientôt ,  d'homme  à 
homme,  qu'un  guet-apens  intolérable,  si  on  n'arrivait  pas  à  se 
grouper  de  place  en  place  pour  une  défense  commune  :  on  fait 
donc  alliance  avec  les  plus  proches,  par  l'origine,  le  lieu,  les 
idées^  pour  se  faire  entre  soi  un  voisinage  à  peu  près  paisible, 
et  se  défendre  au  besoin  ensemble  contre  de  plus  éloignés,  dont 
on  ne  saurait  se  rendre  sûr;  c'est  le  clan  militaire,  forme  évi- 
dente d'une  communauté  d'ordre  public.  On  sait  que  le  clan  dif- 

(1)  Pouqueville,  t.  II,  p.  572. 

(2)  Droit  de  la  Guerre,  liv.  II,  c.  xv,  n"  5. 

(3)  Voir  les  articles  de  M.  Champault,  sur  les  Héros  d'Homère,  dans  la  Science  so- 
ciale, t.  XIII  et  suiv. 

(4)  Aulu-Gelle,  liv.  II,  c.  xviii. 
(5)Arr.,  InEpicL,  lih.  III,  c.  vu. 


LRS    TYl'ES    SOCIAUX    DU    BASSIN    DE   LA    MÉDITERRANÉE.  135 

fère  de  la  communauté  familiale  en  ce  qu'il  groupe  des  per- 
sonnes appartenant  ;\  des  familles  difTérentes,  des  personnes  qui 
ne  sont  pas  réunies  par  des  liens  de  parenté  :  c'est  une  associa- 
tion extérieure  à  la  famille. 

A  vrai  dire,  ce  clan  militaire  restreint  et  un  peu  branlant 
constitue  toute  l'organisation  politique  des  Albanais,  il  n'y  a, 
parmi  eux,  «  ni  unanimité  ni  ensemble,  si  ce  n'est  dans  le  cas  où 
le  foyer  et  l'autel  sont  menacés  par  un  ennemi  étranger.  Mais, 
comme,  habituellement,  on  n'a  rien  à  craindre  de  semblable , 
chaque  canton  libre  se  compose  de  villages  indépendants ,  et 
ces  hameaux  se  partagent  en  phares  ou  partis ,  qui  reçoivent 
volontairement  l'impulsion  d'un  ou  de  plusieurs  chefs  que  chacun 
d'eux  se  choisit.  Des  haines  tiennent  toujours  non  seulement 
les  phares  ,  mais  les  familles  et  même  les  individus  qui  en  font 
partie,  dans  la  défiance,  dans  un  état  d'hostilité  sourde.  Par 
suite  de  cette  habitude  des  esprits,  qui  les  rend  nécessairement 
inquiets  et  soupçonneux ,  il  arrive  que  les  bourgades  et  les  vil- 
lages albanais  ont,  dans  leur  construction,  une  forme  particulière 
et  distinctive  des  autres  hameaux.  Chaque  maison  est  crénelée  , 
ou  bien  percée  de  meurtrières  masquées  par  un  enduit  extérieur  ; 
elle  est  toujours  isolée,  hors  de  la  portée  d'une  autre  habitation. 
Les  familles  d'un  même  parti ,  ou  d'une  souche  commune  ,  en 
s'éloignant  comme  par  branches  collatérales  du  chef  dont  elles 
descendent,  forment,  par  échelon,  des  quartiers  autour  d'un  ma- 
melon, ou  sur  un  plateau  escarpé,  de  manière  à  pouvoir  se  se- 
courir sans  cesser  d'être  en  garde  contre  les  entreprises  des 
gens  de  leur  phara  »  (1).  «  C'est  ainsi  qu'autrefois  Sparte  n'était 
qu'une  suite  de  villages  habités  par  des  individus  retranchés 
dans  leurs  demeures.  Tant  il  est  vrai  que  le  type  albanais  actuel 
fait  revivre  sous  nos  yeux  les  caractères  essentiels  du  type  an- 
cien. 

Et  cependant  la  nécessité  qui  a  brisé  chez  ces  gens  l'ancienne 
communauté  familiale  est  si  forte,  que  cette  vie  remplie  de 
dangers  a  pour  eux  des  charmes  incomparables.  Pouqueville  a 

(1)  Pouqueville,  iOid.,  p.  5G2. 


136  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

connu  un  aga  de  Lexovico,  qui  ye  vantait  de  n'avoir  pas  osé 
passer  depuis  dix  ans  dans  un  quartier  de  la  ville  qu'on  voyait 
à  travers  les  grilles  de  sa  fenêtre  et  où  il  aurait  été  assassiné 
par  ses  ennemis;  il  les  désespérait  par  sa  constance  à  se  tenir 
sur  ses  gardes  et  à  vivre  claquemuré.  Des  phares  entières  ont 
souvent  des  inimitiés  implacables  ;  elles  ne  passent  que  de  nuit 
et  furtivement  dans  certaines  rues.  Chaque  circonscription  a  ses 
puits,  ses  citernes,  ses  fours  et  son  marché  à  part,  et  on  se  dis- 
pense d'aller  à  l'église,  à  la  mosquée,  pour  n'y  pas  rencontrer 
un  ennemi.  On  s'est  d'ailleurs  entendu  tacitement  pour  que  cet 
état  de  guerre  n'entrave  pas  trop  les  travaux  agricoles.  Pouque- 
ville  a  vu  des  moissonneurs  faire  tranquillement  la  récolte  dans 
la  vallée  de  Drynopolis,  tant  que  le  jour  durait,  et  se  fusiller 
après  le  souper,  lorsqu'ils  étaient  rentrés  en  ville.  «  La  guerre 
peut  éclater  entre  deux  maisons  d'une  même  phara,  ou  de 
quartier  à  quartier,  sans  que  les  autres  y  prennent  part.  Mais 
si  un  village,  ou  une  ville,  entre  en  guerre  contre  une  ville  ou 
contre  quelque  autre  hameau,  la  chose  prend  un  caractère  sé- 
rieux. Ces  querelles,  comme  aux  siècles  homériques,  arrivent 
pour  l'enlèvement  d'un  Adonis,  pour  le  vol  de  quelques  chèvres, 
très  souvent  à  cause  des  limites  des  parcours;  et,  comme  les  dif- 
férends ne  peuvent  se  terminer  parle  moyen  des  lois,  qui  n'exis- 
tent pas  chez  un  peuple  anarchique,  on  a  recours  à  la  voie  des 
armes.  Alors  on  s'assemble,  on  délibère,  les  haines  privées  s'a- 
journent dans  les  factions,  et  quand  on  doit  marcher  contre 
une  peuplade  entière ,  on  se  prévient  de  part  et  d'autre ,  non 
par  le  ministère  de  hérauts  porteurs  de  caducées,  mais  en  char- 
geant un  passant  ou  un  muletier  d'annoncer  qu'on  s'attaquera 
dans  tel  temps.  Il  est  difficile  de  s'imaginer  en  pareil  cas  combien 
d'intrigues  on  emploie  et  à  quels  moyens  ingénieux  on  a  recours 
pour  augmenter  le  nombre  de  ses  partisans  et  pour  débaucher 
ceux  des  autres.  Si  on  entre  en  campagne,  c'est  en  tâtonnant; 
on  cherche  à  s'emparer  d'un  défilé  pour  se  rendre  maître  des 
communications;  on  regarde  comme  une  prise  d'avant-postes 
l'incendie  des  moulins,  qui  prive  un  village  de  ses  farines,  et  le 
triomphe  est  marquant,  si  on  peut  occuper  des  hauteurs  assez 


Li:S    TYPES    SOCIAUX    lU'    BASSIN    DE    LA    MKDITEURANÉE.  137 

rapprochées  de  rennomi  poiu-  linsuller  en  lui  chantant  des  in- 
jures »  (1). 

On  croirait  entendre  les  injures  qu'échangeaient  entre  eux  les 
héros  d'Homère.  M.  Pou([ucville  fait  d'ailleurs  le  rapprochement 
entre  les  deux  époques.  Ces  villages,  bâtis  dans  des  lieux  escar- 
pés, «  coûtent  souvent  des  sièges  aussi  longs  et  sans  doute  aussi 
bien  conduits  que  celui  de  Troie.  Il  faut  avoir  assisté  à  ces  jour- 
nées de  Tantiquité   pour  y  croire  ;  il  faut  voir  les  héros  de  la 
Grèce  moderne,  embusqués  sans  se   retrancher,  se  provoquer, 
s'insulter,  attendre  qu'un  homme  se  présente  pour  tirer,  et  s'en- 
fuir quand  ils  ont  «    du  pire  »,  pour  bien  comprendre  les  com- 
bats décrits  dans  Ylliadc.  Il  faut  surtout  entendre  chacun    se 
vanter  après  une  action,  assister  aux  festins  où  Ion  mange  les 
agneaux  volés,  qui  sont  rôtis  eu  plein  air,  pour  jouir  des  scènes 
que  la  poésie  a  si  brillamment  parées  de  la  richesse  de  ses  cou- 
leurs. Rien  n'a  changé,  à  cet  égard,  sur  la  terre  des  demi-dieux 
et  des  héros;  et,  si  on  labourait  les  champs  d'Ilium  tandis  que 
les  Grecs  assiégeaient  la   capitale  de  Priam,  si  les  Troyens  de 
leur  côté  vendangeaient  sur  les  coteaux  du  mont  Ida  pendant  le 
blocus,  il  arrive  souvent   aux  Albanais  de  lever  un  siège  à  la 
veille  du  succès,  pour  aller  ensemencer  leurs  terres,   faucher 
leurs  prés,  ou  bien  chercher  dans  leur  famille  des  provisions 
qui  leur  manquent  »  (-2). 

Avec  cet  esprit  d'indépendance,  qui  fait  le  fond  de  leur  situa- 
tion, on  comprend  qu'ils  soient  incapables  de  concevoir  un  grou- 
pement national,  sinon  au  point  de  vue  militaire.  Aussi  les  tribus 
sont-elles  absolument  autonomes  dans  leurs  alliances  intérieures  ; 
mais,  en  face  de  l'étranger,  elles  ne  forment  qu'une  seule  na- 
tion (3).  On  n'est  jamais  plus  uni  et  groupé  que  dans  les  pires 
catastrophes.  La  guerre  contre  les  Turcs  en  offre  un  exemple 
tragique  :  «  Sur  des  milliers  de  montagnards,  il  ne  se  trouve  pas 
un  vieillard,  pas  une  femme,  pas  un  enfant  pour  demander  grâce 
aux    massacreurs   envoyés   par  Ali-Pacha.    L'héroïsme    de   ces 

(1)  Pouqiieville,  loc.  cit..  t.  II,  p.  ÔCO. 

(2)  Ibtcl.,  p.  50:?. 

(3)  V.  Reclus,  Xouv.Géoij.  univ.,  t.  I,  p.  r.>3,  l'.i4. 

T.   XX.  10 


138  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

femmes  qui  mettaient  le  feu  aux  caissons  de  cartouches,  qui  se 
précipitaient  du  haut  des  rochers,  ou  s'élançaient  dans  les  tor- 
rents en  se  tenant  par  la  main  et  en  chantant  leur  chant  de  mort, 
restera  toujours  l'un  des  étonnements  de  l'histoire  (1).  »  L'ad- 
miration demeure,  mais  l'étonnement  cesse,  quand  on  s'est  rendu 
compte,  comme  nous  venons  de  le  faire,  des  causes  qui  ont  dé- 
veloppé chez  ces  gens  le  mépris  de  la  mort,  l'énerg-ie  indivi- 
duelle, et  l'attachement  à  la  communauté  ]>ublique  constituée 
sur  le  clan  militaire.  On  ne  survit  pas  à  sa  défaite. 

La  nature  des  lieux  et  le  clan  guerrier  ont  permis  à  ces 
populations  d'échapper  à  la  conquête.  —  On  comprend  que  ces 
montagnards  ont  une  grande  force  de  résistance  contre  les  en- 
treprises venant  du  dehors.  En  fait,  les  Albanais,  mais  spéciale- 
ment les  Mirdites ,  c[ui  représentent ,  si  l'on  peut  ainsi  parler, 
l'Albanais  à  sa  plus  haute  puissance,  n'ont  jamais  été  soumis  aux 
Turcs,  en  dépit  des  efforts  formidables  que  ceux-ci  ont  faits  de- 
puis plus  de  quatre  cent  cinquante  ans,  et  au  temps  de  leur  plus 
grande  puissance.  Aussi  les  Mirdites  sont-ils  demeurés  catholi- 
ques. Ils  avaient  résisté  de  même  à  la  série  interminable  des 
invasions  celtiques,  germaniques  et  slaves  de  toutes  les  époques. 
Les  exploits  du  fameux  Scander-Beg  sont  un  exemple  célèbre  de 
cette  force  de  résistance. 

Cette  force  de  résistance,  qui  avait  sa  source  dans  le  tempéra- 
ment essentiellement  guerrier  que  nous  venons  d'expliquer,  a  été 
en  outre  soutenue  par  la  nature  des  lieux.  «  L'Albanie  est  le  pays 
le  plus  montueux,  le  plus  confus,  le  plus  difficile  de  la  Turquie 
d'Europe.  Les  montagnes  s'y  entassent,  s'y  croisent,  s'y  enche- 
vêtrent de  telle  sorte  qu'il  est  impossible  de  suivre  leur  direction 
et  de  les  rattacher  les  unes  aux  autres.  Les  vallées  y  sont  tour- 
mentées, déchirées,  parcourues  par  des  torrents  et  ne  s'épanouis- 
sent que  dans  de  petites  plaines.  Le  terrain  cultivable  est  rare; 
toute  la  nature  s'y  montre  âpre  et  sauvage.  Si,  de  ces  traits  géné- 
raux, nous  voulions  passer  au  détail,  nous  sommes  forcés  d'avouer 

(1)  Reclus,  Nouv.  Gcoy.  univ.,  t.  I. 


LES    TYPES    SOCIAUX    DU    HASSIN    DE    LA    MÉDITEUHANÉE.  139 

querAlljauio,  coiiiiik;  toute  Iji  partie  occidentale  de  l'Empire  otto- 
man, est  moins  connue  aujourd'hui  que  du  temps  des  Grecs  et 
des  Romains  et  que  c'est  aux  auteurs  anciens  que  les  géographes 
modernes  ont  em[)runté  la  plupart  des  renseignements  qu'ils  pos- 
sèdent sur  ces  contrées  (1).  » 

C'est  en  vertu  de  cette  force  de  résistance  que  nous  avons  au- 
jourd'hui sous  les  yeux  le  type  parfaitement  conservé  du  monta- 
gnard sorti  du  milieu  des  Pélasges  et  premier  habitant  de 
cette  portion  du  globe. 

La  formation  prise  dans  la  montagne  ne  change  pas  plus  que 
la  montagne,  tant  qu'on  y  reste  et  qu'on  repousse  l'arrivée  d'au- 
tres races  :  c'est  ce  qui  explique  la  persistance  du  type  social  et 
du  type  physique  constatée  par  tous  les  voyageurs.  «  La  popu- 
lation de  la  Turquie  occidentale,  entre  les  monts  de  la  Bosnie  et 
de  la  Grèce,  est  composée  de  Guêqnes  et  de  Kosques  (Albanais  du 
Nord  et  Albanais  du  Sud)  dont  l'état  social  ne  s'est  guère  modifié 
depuis  trois  mille  ans.  Leur  figure  est  presque  toujours  régulière  ; 
ils  ont  la  tète  allongée,  le  nez  effilé,  l'œil  petit  et  fixe,  la  plupart 
sont  blancs  et  la  nuance  de  leur  iris  est  le  gris  ou  le  bleu.  Us  ont 
la  poitrine  bombée,  la  taille  fine,  les  membres  gracieux  efforts. 
D'après  \V.  Virchow,  les  Albanais  sont  parmi  les  Européens  ceux 
dont  le  crâne  a  la  forme  la  plus  noble.  Gais,  audacieux,  habiles 
à  la  répartie ,  les  Albanais  ressemblent    aux    Grecs.  Par  leurs 
mœurs,  leur  manière  de  sentir  et  de  pe  nser,  les  Albanais  de  nos 
jours  nous  représentent  encore  les  Pélasges  des  a  nciens  temps. 
Maintes  scènes  auxquelles  assiste  le  voya  geur  le  transportent  en 
pleine  Odyssée.  Georges  de  Hahn,  le  savant  qui  a  le  mieux  étu- 
dié les  Chkipetar  (c'est  le  nom  que  se  donnent  eux-mêmes  les 
Albanais,  il  signifie  «  hommes  des  rochers  »),  croyait  voir  en  euxde 
véritables  Doriens,  tels  que  devaient  être  ceux  que  conduisaient 
les  Héraclides,  en  sortant  des  forêts  de  l'Épire,  pour  aller  à  la 
conquête  du  Péloponèse.  (Il  ne  se  trompait  pas,  ainsi  que  nous  le 
verrons    dans  l'article  suivant.)  Ils  ont  même  courage,    même 
amour  de  la  guerre,  de  la  domination,  même  esprit  de  clan  ;  ils 

(1)  Malte-Brun,  Géofj..  t.  IV,  p.  G80. 


140  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

ont  aussi  à  peu  près  le  même  costume  :  la  blanche  fustanelle, 
élégamment  serrée  à  la  taille  n'est  autre  que  l'ancienne  chla- 
myde  (1).  » 

On  comprend  à  quel  point  ce  type  est  curieux  pour  la  connais- 
sance du  type  social  primitif  des  Grecs,  que  nous  étudierons  en- 
suite. 

L'origine,  l'insuffisance  des  ressources  du  sol,  le  clan  guer- 
rier et  le  voisinage  de  vallées  riches  ont  développé  l'habitude 
du  brigandage.  —  Les  origines  de  ces  montagnards,  puisque 
c'étaient  des  révoltés,  leurs  visées,  puisque  ce  sont  des  indépen- 
dants, leurs  divisions  naturelles,  puisqu'ils  ne  sont  pas  arrivés 
en  bloc,  ont  fait,  de  tous  temps,  nous  l'avons  vu,  que  la  première 
sûreté  pour  leur  existence  était  dans  leurs  armes.  C'est  l'outil 
dont  ils  entendent  le  mieux  l'usage.  Ils  ne  se  sont  pas  contentés 
de  lui  demander  la  préservation  de  leur  vie,  ils  lui  ont  encore 
demandé  les  ressources  de  la  vie  :  et  cela  était  tout  simple,  puis- 
que leurs  montagnes  les  rendaient  nécessiteux,  et  que  les  gens 
de  la  vallée  bien  pourvus ,  étaient  leurs  ennemis ,  ceux  qu'ils 
avaient  fuis,  volontairement  ou  bannis  par  eux. 

Cette  série  de  faits,  —  et  le  brigandage  qui  en  est  la  conséquence, 
—  s'est  reproduite  sur  une  quantité  d'autres  points  de  la  Grèce, 
dans  les  montagnes,  notamment  depuis  l'invasion  ottomane,  si 
mal  accueillie  à  bon  droit. 

Le  brigandage  des  montagnards  institué  comme  un  moyen 
d'existence,  n'a  pas  disparu  complètement  avec  la  libération  de 
la  Grèce.  Cette  libération  ne  pouvait  pas,  par  elle  seule,  donner 
immédiatement  des  ressources  de  vie  qui  fussent  du  goût  de  ces 
montagnards  et  dans  leurs  habitudes. 

D'ailleurs  le  gouvernement  établi  par  les  Puissances  euro- 
péennes, auxiliaires  de  la  Grèce,  fut  mal  combiné  pour  donner 
une  solution  à  cette  grave  difficulté.  Les  Albanais,  les  3Iaïnotes, 
montagnards  du  même  type  sur  le  Taygète,  au-dessus  de  Sparte, 
les  marins  et  pirates  grecs,  issus  en  grande  partie  des  Albanais 

(1)  Reclus,  Europe  im'ridionalc,  p.  185. 


LES    TYPES    SOCIAUX    DU    BASSIN    DE   LA    MÉDITEHRANÉE.  I  il 

ot  d'autres  inontagnards,  avaient  été  les  héros  vraiment  extraor- 
dinaires de  la  libération  de  la  (irèce.  Or  le  nouveau  gouverne- 
ment n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de  les  mettre  à  l'écart.  On  sait 
comment  la  couronne  de  Grèce  fut  donnée,  en  I8;î2,  à  Othou, 
second  lils  du  roi  de  Bavière,  qui  n'était  pas  encore  majeur.  Les 
fonctions  publiques  furent  alors  envahies  par  une  véritable  ar- 
mée de  Bavarois,  ce  qui  amena  bientôt  de  vives  protestations  de 
la  part  des  chefs  et  des  soldats  de  la  dernière  guerre,  et  bientôt 
des  révoltes.  Othondut  expulser  ses  compatriotes  en  18i3. 

Il  suffit  d'ailleurs  de  lire  les  biographies  de  ces  héros  albanais 
et  grecs,  pour  se  rendre  compte  que  de  pareils  hommes  ne  pou- 
vaient être  qu'au  pouvoir  ou  à  la  révolte.  Citons  entre  autres  : 
Marco Botzaris  (1),  Capo  d'Istria  (2),  Théodore  Colocotronis  (3), 
l'amiral  Miaulis  (4),  Alexandre  3Iavrocordato  (5). 


(1)  Un  des  héros  de  la  Grèce  moLlerne,  né  en  Albanie  en  1789;  il  fit  ses  premières 
armes  dans  une  insurrection  contre  la  Porte^  en  1800.  Il  passa  ensuite  au  service  de  la 
France.  La  révolution  de  18'20  le  trouva  prêt.  Xornmé  statarque,  ou  général,  dans  la 
Grèce  occidentale,  il  prit  aux  Turcs  Reniassa,  Plaça,  et  combattit  vaillamment  à  la  journée 
de  Peta,  en  1822,  et  au  défilé  de  Trioueros.  S'étant  jeté  dans  Missolonghi  (entrée  du 
golfe  de  Corinthe),  il  fit,  avec  240  hommes,  une  sortie  pendant  la  nuit,  massacra  un 
grand  nombre  d'ennemis,  mais  reçut  une  blessure  mortelle,  20  août  1823.  Son  fils 
aîné  devint  ensuite  aide  de  ca(npdu  roiOthon.  (Voir  Dezobry  et  Bachelel, />ic^  hist.) 

(2)  Capo  d'Istria,  né  à  Corfou  (la  grande  ile  du  rivage  albanais),  en  1770.  Il  prêta  son 
appui  aux  Grecs  insurgés  contre  la  Porte  et  eut  la  direction  de  leur  gouvernement  en 
1827.  Son  peu  de  ménagements  pour  les  chefs  influents  qui  attendaient  le  prix  de  leurs 
services  le  fit  accuser  de  vouloir  étouffer  la  liberté  hellénique  au  profit  de  la  Russie  (au 
service  de  laquelle  il  avait  été  auparavant  comme  diplomate  et  administrateur).  Pietro 
iMavromichalis,  bey  des  Maïnotes,  ayant  été  incarcéré  à  la  suite  de  quelques  troubles 
dans  sa  principauté,  son  fils  Georges  et  son  frère  Constantin  assassinèrent  Capo 
d'Istria,  9  oct.  1831.  (Dezobry,  Dict.  Iiisl.) 

(.3)  Théodore  Colocotronis,  un  des  chefs  de  l'insurrection  grecque,  né  en  1770  dans 
la  Messénie  (un  paysde  montagnes  célèbres),  mort  en  1843.  Il  battit  Méhemet-Pacha 
en  Morée,  en  1822,  mais  ne  sut  ))oint  sacrifier  à  l'intérêt  commun  sa  haine  contre  Ma- 
vrocordato.  Général  en  chef  dans  la  Morée  sous  la  présidence  de  Capo  d'Istria,  il  fut, 
après  le  meurtre  de  ce  dernier,  un  des  chefs  du  gouvernement  provisoire.  Condamné 
à  mort  pour  avoir  conspiré,  en  1834,  contre  la  régence  établie  pendant  la  minorité  du 
roi  Othon,  il  obtint  sa  grâce.  (Dezobry,  Dict.  Irisl.] 

(4)  Miaoulis,  ou  Miaulis,  amiral  grec  né  à  Négrepont  en  1772,  mort  en  1835,  com- 
manda en  chef  la  Hotte  des  insurgés  en  1822,  battit  les  Turcs  à  Patras.  11  refusa  de 
combattre  sous  les  ordres  de  lord  Cochrane,  dont  il  désapprouvait  les  plans,  se  retira, 
se  mita  la  tête  des  Hydriotes  (iles peuplée  parles  Albanais)  révoltés  en  1831  contre  le 
gouvernement  grec  et  n'échappa  à  nn  procès  de  haute  trahison  que  parla  mort  du 
président  Capo  d'Istria.  (Dezobry,  Dict.  hist.) 

(5)  .\lexandre  Mavrocordato,   né  en  1787,  un  des  chefs  de    l'insurrection  grecque 


142  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Et.  naturellement,  ces  hommes  exercent  le  pouvoir,  quand  ils 
le  détiennent,  à  la  façon  d'un  brigandage.  «  Dans  l'Hellade,  une 
bureaucratie  inquiète  et  rapace  intervient  à  tout  propos  pour 
gérer  à  son  profit  les  deniers  de  la  commune,  corrompt  les  élec- 
teurs, afin  de  se  maintenir  en  place,  et  tente  de  rentrer  dans  ses 
débours,  en  continuant,  sous  mille  formes  vexatoires  plus  ou 
moins  légales,  les  traditions  de  piraterie  et  de  brigandage  qui  ont 
été  si  longtemps  celles  de  leur  pays  (1).   » 

Dans  son  roman,  Le  Roi  des  monkignes,  Edmond  About  a 
groupé  avec  beaucoup  de  vérité  une  série  de  traits  qu'il  avait 
pu  observer  et  saisir  sur  le  vif.  Son  héros,  Hadji  Stavros,  est  un 
type  très  réel  de  montagnard  brigand  et  pirate,  et  les  popula- 
tions qu'il  pille  «  le  grondent  tout  haut  et  l'aiment  tout  bas  ». 
Elles  reconnaissent  en  lui  un  fils  authentique  de  leur  race,  le  type 
idéal  que  chacun  voudrait  atteindre  et  que  chacun  montre  avec 
orgueil  à  ses  fils. 

Les  Albanais  n'ont  pu  être  modifiés  par  le  commerce,  ni 
exercer,  par  ce  moyen,  une  action  au  dehors.  —  Résister  aux  en- 
treprises extérieures,  ou  se  livrer  au  brigandage  en  opérant  des 
razzias  sur  la  frontière,  c'est  sans  doute  agir  sur  le  dehors,  mais 
ce  n'est  pas  sortir  de  chez  soi.  Les  Albanais  n'ont  été  entraînés 
au  dehors  ni  par  la  pratique  du  commerce,  ni  par  le  transit  et 
le  transport  des  marchandises  étrangères.  Nous  allons  voir  pour- 
quoi. 

La  partie  centrale  de  l'Albanie  a  été,  au  temps  des  Romains, 
une  voie  commerciale.  On  passait  de  Rrindes,  ou  Rrindisi,  qui 
est  en  Italie,  àDyrrachium,  ouDurazzo,  qui  est  en  Albanie  :  c'é- 
tait prendre  l'Adriatique  au  plus  court,  en  évitant  le  terrible 
promontoire  des  monts  Acrocérauniens,  fertile  en  tempêtes  et  en 
naufrages.  Infâmes  scopuli  ! 

De  Durazzo  partait  une  voie  romaine,  appelée  voie  Egnatienne 


contre  les  Turcs  en  1821,  présideuf  du  conseil  administratif  eu  18'23,  éloigné  par  l'in- 
tluence  de  Ca|)o  d'tstria  et  des  Russes,  puis  rappelé  aux  affaires  et  président  du  Con- 
seil en  1884.  (Oczobry,  Z)ic<.  liist.) 

(1)  Reclus,  JSouv.  Géog.  nniv.  t.  \,  p.  118. 


LKS    TVPKS    SOCIAUX    DU   liASSIN    DE    LA    M  KDITEHHANRE.  1  i3 

[Via  Efjnatia),  qui  passnit.  en  allant  directement  sur  l'Kst,  à  l*e- 
trella,  Ochrida.  Monastir.  puis  en  M;icé(loine,  ti  Vodin.i  et  Janitza 
(ancienuenient  Édesse  et  Pella,  capitales  successives  de  la  Macé- 
doine sous  Philippe  et  Alexandre),  et  aboutissait  à  Saloniquc. 
C'était  la  voie  directe  pour  aller  de  Home  en  Orient.  Il  en  sub- 
siste encore  des  fragments  dont  la  solidité  a  résisté  à  dix-huit 
siècles  de  service  ou  de  ruine. 

Mais  il  est  clair  qu'en  dehors  de  ce  trajet  direct,  imposé,  pour 
ainsi  dire,  contre  la  nature  des  lieux  par  la  toute-puissance  ro- 
maine, le  pays  ne  se  prêtait  pas  au  commerce  et  n'en  subissait 
pas  d'atteinte.  Les  Romains  disparus,  les  seules  voies  naturelles, 
qui  étaient  celles  du  golfe  de  Corinthe  ou  de  la  Méditerranée, 
ne  souffrirent  aucune  rivalité. 

C'est  le  rempart  profond  des  montagnes  étendu  entre  l'Adria- 
tique et  le  Pinde,  qui  fait  que  les  ports  de  la  côte  albanaise,  d'ail- 
leurs peu  nombreux  et  peu  favorables  pour  la  plupart,  ne  peuvent 
attirer  le  commerce.  C'est  lui  qui  explique  que  les  Albanais 
n'aient  pas  lieu  de  se  faire  marins  sur  leurs  propres  cotes. 

«  En  attendant  qu'une  ville  de  commerce  s'établisse  sur  la  côte 
et  remplace  les  misérables  «  Echelles  »  auxquelles  on  donne  le 
nom  de  Ports,  le  mouv^ement  des  échanges  se  concentre  dans 
cjuelques  villes  de  l'intérieur.  Lapins  considérable  estPrizrend. 
située  sur  le  torrent  de  la  Maritza,  tributaire  du  Drin,  à  l'issue 
d'une  cluse  de  montagne,  mais  à  l'extrémité  méridionale  de  la 
plaine  très  fertile  de  Metoya,  par  laquelle  on  peut  rejoindre  sans 
peine  la  vallée  de  Vardar  et  la  grande  route  d'Autriche  à  Salo- 
nique.  Prizrend  est  une  ville  de  marché  pour  tous  les  hauts  Al- 
banais (Albanais  du  Nord)  et  ses  habitants  enrichis  par  le  com- 
merce se  vantent  de  la  magnificence  de  leur  costume  et  de  la 
beauté  de  leurs  armes  (1).  »  Ce  dernier  trait  montre  l)ien  à  quel 
point  ils  restent  Albanais,  en  dépit  de  ce  commerce  d'ordre  in- 
finiment secondaire  et  placé  tout  à  l'intérieur. 

On  voit  donccjue  le  seul  métier  par  lequel  les  Albanais  peuvent 
exercer  vraiment  une  action  au  dehors  est  le  métier  des  armes, 

(1)  Reclus,  Inc.  cit.,  p.  198. 


144  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

la  guerre,   tant  cette  série  de  j)h6nomènes  est  étroitement  liée. 
Mais  la  guerre,  où  et  comment? 

Les  Albanais  ne  peuvent  plus  pratiquer  au  dehors  le  métier 
des  armes  qu'en  se  louant  comme  mercenaires.  —  Les  beaux 
temps  du  brigandage  extérieur  sont  passés  pour  les  Albanais. 
Tout  ce  qu'ils  peuvent  faire  aujourd'hui,  c'est  de  résister  aux 
Turcs,  au  fond  de  leurs  montagnes.  Au  dehors,  ils  seraient  im- 
médiatement arrêtés  non  seulement  par  cette  puissance  qui  leur 
est  très  supérieure  en  force,  mais  encore  par  l'intervention  des 
nations  européennes  qui  s'entendent  pour  sauvegarder  la  Tur- 
quie. Ils  ne  sont  pas  plus  heureux  du  côté  de  la  Grèce  constituée 
aujourd'hui  en  État  et  capable  de  se  défendre,  elle  aussi. 

Et  voilà  bien  ce  qui  empêche  l'évolution  naturelle  de  ce  type  de 
montagnard  :  il  ne  peut  sortir  librement  et  en  masse  de  ses  mon- 
tagnes, pour  exercer  le  seul  métier  auquel  il  soit  apte  réellement. 
C'est  précisément  ce  qui  nous  obligera,  pour  observer  ce  type 
dans  sa  plénitude,  à  le  chercher  au  temps  où  les  montagnes  de 
la  Méditerranée  n'étaient  pas  cernées  comme  aujourd'hui  par 
les  grands  peuples  étrang-ers  à  la  Méditerranée,  c'est-à-dire  à 
l'époque  des  anciens  Grecs  et  des  vieux  Romains,  qui  nous  mon- 
treront ce  qu'a  été  et  ce  qu'a  produit  autrefois  l'expansion  de  ces 
montagnards. 

Faute  de  pouvoir  sortir  triomphalement,  librement,  en  masse, 
de  l'Albanie,  les  Albanais  en  sortaient,  pour  la  guerre,  en  se 
louant  aux  autres  peuples,  comme  le  faisaient  récemment  encore 
les  Suisses.  «  Le  recrutement,  qui  est  volontaire,  a  lieu  dans  les 
phares,  par  un  chef  qui  s'intitule  de  sa  propre  autorité,  boulouk- 
bachi,  ou  commandant  de  peloton.  Plus  un  pareil  aventurier  a 
de  fortune  et  de  réputation,  et  plus  il  parvient  à  réunir  de  soldats. 
Souvent  on  accorde  une  haute  paie  en  faveur  de  services  anciens 
comme  voleur  :  titre  équivalent  à  celui  de  chevalier  errant.  Les 
soldats  admis  sans  considération  d'âge  et  de  taille  sont  tenus  de 
s'armer  et  de  s'équiper  à  leurs  frais  (1) .  » 

(1)  Pouqueville,  loc.  cil.,  p.  599. 


LES    TYI'ES    SOCIAUX    DU   BASSIN    DE    LA   MÉDITEUHANÉE.  1  io 

Mais  CCS  voleurs  de  grands  chemins  transformés  en  soldats  ré- 
guliers étaient  souvent  eux-mêmes  volés  parle  Turc,  fjui  les  pre- 
nait à  son  service.  M.  Pouqueville  en  cite  un  exemple  amusant 
dont  il  fut  témoin  :  «  C'est  toujours  d'un  bayram  à  l'autre,  c'est- 
à-dire  au  terme  de  douze  mois  lunaires,  qu'on  paye  l;t  montre 
des  troupes  sur  appel  nominal.  On  a  soin,  quelques  jours  avant 
ce  temps,  de  hausser  le  cours  des  monnaies  avec  lesquelles  on 
doit  solder  les  troupes  et  même  de  supprimer  les  taïms,  ou 
étapes,  afin  d'obliger  les  Albanais  à  déserter  en  leur  coupant 
les  vivres.  Chez  Ali-Pacha,  qui  ne  mancjuait  jamais  de  pratiquer 
ce  stratag'ème  économique,  le  lieu  de  la  revue  était  un  de  ses 
jardins,  ou  de  ses  vastes  salons.  Les  soldats,  appelés  par  ses  secré- 
taires, entraient  en  s'étoufïant  par  une  porte  étroite,  et  faisaient 
cercle  autour  de  lui.  On  s'informait  du  temps  de  leurs  services 
non  payés  sur  lesquels  on  les  chicanait.  Ensuite  on  leur  délivrait 
un  bon  sur  le  trésorier  (muhardar),  par  lequel  ils  étaient  ren- 
voyés au  saraf  juif,  qui  les  payait  avec  des  espèces  d'or  rognées, 
auxquelles  il  avait  soin  d'entremêler  des  sequins  faux.  Quant  à 
la  solde  des  morts,  des  déserteurs  et  des  absents,  même  pour 
cause  de  maladie,  elle  est  de  plein  droit  acquise  au  satrape,  qui, 
plus  d'une  fois,  a  fait  pendre  des  boulouk-bachis  pour  finir  ses 
comptes  avec  eux,  et  s'emparer  en  même  temps  de  leurs  biens. 
Ainsi  le  service  des  Albanais  auprès  des  chefs  de  leur  pays  n'est 
pas  tout  profit  pour  eux  (1).  »  S'ils  connaissaient  leur  histoire,  ils 
regretteraient  les  temps  fameux  où  ils  descendaient  dans  les 
vallées  de  la  Grèce  pour  y  faire  la  loi  et,  où,  par  surcroit,  les 
populations  envahies  faisaient  d'eux  des  héros  et  môme  des  dieux. 
Alors  c'était  réellement  tout  profit. 

Actuellement,  lorsqu'ils  sont  sortis  de  chez  eux  ainsi  que  nous 
venons  de  le  dire,  ils  en  sont  réduits  à  se  fondre  au  dehors  avec 
d'autres,  à  s'assimiler  à  eux,  tout  en  demeurant  groupés  les  uns 
près  des  autres  dans  les  terres  qu'on  leur  accorde  et  où  ils  créent 
des  villages,  dits  arnautes  :  c'est  la  corruption  du  mot  acrocé- 
rauniens,  nom  que  donnent  les  Turcs  aux  Albanais. 

(1)  Pouqueville,  loc.cit.,]).  G02. 


146  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

Cependant  l'ancienne  action  que  ces  montag-nards  exerçaient 
au  dehors  se  manifeste  encore  parfois  dans  une  certaine  mesure. 
Elle  se  produit,  dans  quelques  circonstances  rares  où  un  petit 
groupe  d'Albanais  a  pu  sortir  libre  de  ses  montag-nes.  Alors,  on 
voit  poindre,  comme  en  une  image  affaiblie,  la  transformation 
dont  ils  sont  susceptibles  en  pareil  cas  et  le  développement  social 
qu'ils  sont  capables  d'imprimer  autour  d'eux. 

On  peut  citer,  comme  exemple,  le  cas  de  la  petite  colonie 
d'Hydra  :  «  En  1730,  quelques  colons  albanais,  las  des  exactions 
d'un  pacha  de  la  iMorée,  s'étaient  réfugiés  dans  l'ile  cVHydra. 
On  les  laissa  tranquilles  et  ils  n'eurent  qu'à  payer  un  faible  im- 
pôt. Aussi  leur  commerce,  mêlé  parfois  d'un  peu  de  piraterie, 
grandit  rapidement.  Hydra  occupe,  il  est  vrai,  une  position  fort 
heureuse,  commandant  l'entrée  des  deux  golfes  de  l'Argolide  et 
de  l'Attique  ;  mais  elle  n'a  point  de  port,  ni  même  d'abri  vérita- 
blement digne  de  ce  nom.  C'est  donc  en  dépit  de  la  nature  cjue 
les  Hydriotes  avaient  fait  de  leur  rocher  un  rendez-vous  du  com- 
merce ;  les  navires  devaient  se  presser  dans  quelques  anfractuosi- 
tés  de  la  côte  serrés  les  uns  contre  les  autres,  retenus  immobiles 
par  cjuatre  amarres.  Profitant  de  la  guerre  de  l'Angleterre  et  de 
la  France,  les  Hydriotes  s'étaient  emparés  du  commerce  du  Le- 
vant, de  la  mer  Noire  et  étendaient  leurs  relations  jusqu'en  An- 
gleterre et  dans  la  Baltique.  Au  moment  de  l'insurrection  de  18*21, 
Hydra  était  l'ile  la  plus  riche  de  l'Archipel;  sa  population  était 
estimée  à  cjuarante  mille  habitants.  Les  seuls  armateurs  d'Hydra 
possédaient  près  de  VOO  navires  de  100  à  200  tonneaux  et,  pen- 
dant la  lutte,  ils  lancèrent  contre  le  Turc  plus  de  100  vaisseaux 
armés  de  2.000  canons.  Hydra  fournit  à  la  flotte  insurrection- 
nelle ses  chefs  les  plus  intrépides,  Jacob  Tombazis,  Tsamados 
et  André  Miaoulis,  (jui,  avec  l'ipsariote  Canaris,  poussèrent  leurs 
brûlots  contre  Ibrahim  dans  la  rade  de  Modon  et  jusque  clans  le 
port  d'Alexandrie  (1).  »  On  comprend  de  cjuoi  étaient  capables 
ces  montagnards  qui  pouvaient  ainsi  transformer  un  simple 
rocher  au  milieu  de  la  mer! 

(1)  Vivien  de  Saint-Marlin,  Dict.  de  Géog.  univ.,  au   mot  Hydr\. 


LKS    TYPES    SOCIAUX    DU    liASSIN    HE    LA    MÉDITEKHANÉE.  Il" 

Mais,  nousTavoiis  dit,  ces  occasions  de  se  rendre  indépendants 
en  dcliors  de  leur  territoire  ne  sont  pas  fréquentes  avec  l'ordre 
politique  établi  aujourd'hui  dans  la  Méditerranée  par  les  puis- 
sances occidentales.  D'autre  part,  les  guerres  devenant  de  plus 
en  plus  rares,  le  métier  de  mercenaire  a  graduellement  perdu  de 
ses  avantages  et,  par  suite,  il  a  fallu  se  résigner  à  chercher  un 
autre  moyen  d'existence. 

Alors  on  s'est  mis  à  émigrer  un  à  un.  ou  par  de  petites  bandes 
pacifiques  et  résignées.  Mais  on  a  suivi  la  loi  sociale  de  la  forma- 
tion des  montagnes  :  on  s'est  jeté  de  préférence  sur  les  métiers 
urbains,  qui  n'astreignent  pas  à  l'exploitation  compliquée  du 
sol.  C'est  ainsi  que  les  émigrants  albanais  se  font  surtout  bou- 
chers, boulangers,  jardiniers,  fontainiers,  médecins,  ou,  pour 
mieux  dire,  rebouteux,  etc.  Et  ils  s'assimilent  ainsi  un  à  un  à  la 
population  ambiante,  ou  bien,  comme  les  montagnards,  ils  re- 
viennent habiter  une  belle  maison  chez  eux,  lorsqu'ils  ont 
amassé  une  fortune  suffisante. 

Voilà  donc  ce  type  des  Montagnes  de  la  Méditerranée  réduit, 
par  la  compression,  à  la  même  condition  que  les  montagnards 
noyés  dans  le  continent  au  milieu  de  grands  peuples!  Mais  ce 
n'est  pas  là  leur  condition  naturelle  :  au  contraire,  ils  avaient 
eu,  pendant  des  siècles,  au  pied  de  leurs  montagnes,  des  petits 
peuples  séparés  les  uns  des  autres  dans  leurs  petites  vallées. 

C'est  en  agissant  «  sur  cette  matière  spéciale  »  avec  leurs  ap- 
titudes de  montagnards,  qu'ils  ont  créé  le  type  de  l'ancien  Grec 
et  du  vieux  Romain.  Quelle  différence  de  destinée  avec  celle 
qu'ils  ont  aujourd'hui! 

Mais  aussi  quelle  évolution  curieuse  à  constater! 

C'est  précisément  ce  qui  nous  reste  à  voir. 

(A  suivre.)  Edmond  Demolins. 


L'ÉDUCATION  NOUVELLE. 


UN  ETABLISSEMENT  D'EDUCATION  POUR  LES  JEUNES 

FILLES. 

On  Va  dit  souvent,  dans  la  Sciencp  sociale,  la  question  sociale 
est  surtout  une  question  d'éducation  :  notre  traditionnelle  édu- 
cation, trop  claustrale,  trop  comprimante  de  toute  initiative,  de 
toute  spontanéité,  trop  réglée  et  trop  passive,  trop  sédentaire  et 
trop  surchargée,  ne  répond  plus  aux  conditions  de  la  vie  mo- 
derne. Elle  forme  des  hommes  pour  le  passé  et  non  pour  le  pré- 
sent, c'est-à-dire  pour  des  époques  où  les  individus  trouvaient 
des  cadres  tout  faits  pour  les  recevoir  et  souvent  suffisants  pour 
les  soutenir  au  milieu  des  diflicultés  de  la  vie.  On  pouvait  alors 
réussir  simplement  en  restant  fidèle  à  la  tradition  des  ancêtres  et 
en  continuant  leur  profession.  Aujourd'hui,  la  tradition  est  cons- 
tamment battue  en  brèche  par  les  transformations  sociales  et  les 
professions  sont  perpétuellement  bouleversées  par  les  modifica- 
tions apportées  aux  méthodes  de  travail  et  par  la  transformation 
et  le  développement  des  transports. 

L'homme  doit  donc  compter  moins  sur  les  autres  et  sur  les 
choses  et  davantage  sur  lui-même;  il  doit  être  toujours  prêt  à 
tout  événement,  apte  à  se  décider  et  à  se  retourner  suivant  les 
nécessités  de  la  vie. 

De  là,  le  besoin  impérieux  d'une  éducation  nouvelle,  mieux 
adaptée  à  ces  conditions  de  vie. 

Et  cette  nécessité  ne  s'impose  pas  seulement  à  l'homme,  mais 
également  à  la  femme  :  pour  elle  aussi,  le  vieux  mode  de  forma- 
tion est  insuffisant  et  pour  les  mêmes  raisons.  A  cet  homme  nou- 
veau, il  faut  une  femme  nouvelle,  apte  d'abord  à  suppolier  avec 


l'éducaïio.n  nouvelle.  149 

lui  les  difficultés  plus  gnuides  do  la  vie.  a[)tc  ensuite  à  foi-nier 
des  hommes  virilement.  La  femme  ne  doit  pas  se  dresser  comme 
un  obstacle,  mais  comme  un  aide;  elle  aussi  doit  être  virile. 

Le  récit  que  l'on  va  lire  nous  montre  non  seulement  une  mai- 
son où  l'éducation  parait  combinée  d'une  façon  plus  ouverte, 
plus  spontanée,  plus  appropriée  et  plus  intelligente,  mais,  de 
plus,  il  met  en  relief,  dans  la  personne  de  la  directrice,  un  spé- 
cimen remarqualjle  du  résultat  que  produit  cette  éducation.  Elle 
donne  bien  l'impression  de  la  femme  forte,  non  plus  telle  qu'on 
la  concevait  autrefois  et  qu'elle  suffisait  dans  le  passé,  mais  telle 
qu'elle  convient  au  présent  et  qu'elle  sera  de  plus  en  plus  néces- 
saire dans  l'avenir. 

Nous  voudrions  que  cet  exemple  suscitât  l'idée  de  créer,  pour 
les  jeunes  gens,  un  établissement  du  mémo  genre.  Cette  création 
se  fera  fatalement,  car  la  force  des  choses  nous  y  pousse,  mais 
il  vaudrait  mieux  que  ce  fût  aujourd'hui  que  demain  :  la  nécessité 
est  urgente. 


La  petite  ville  où  se  trouve  l'établissement  que  nous  allons 
décrire,  entourée  d'une  large  ceinture  de  forêt  et  à  une  heure  de 
Paris,  paraissait  indiquée  pour  devenir  l'Oxford  ou  le  Cambridge 
de  la  France.  Les  Parisiens,  plus  encore  autrefois  qu'aujourd'hui, 
y  auraient  eu  leurs  enfants  dans  une  situation  admira])le  au  point 
de  vue  de  l'hygiène  morale  et  physique,  et  à  proximité. 

Cette  pensée,  sans  doute,  a  présidé  à  la  fondation  de  cette 
maison  d'éducation  pour  les  jeunes  filles.  Malheureusement  pour 
nous,  ce  sont  surtout  des  étrangères  qui  en  ont  profité  jusqu'ici; 
cependant,  depuis  quelques  années,  la  proportion  des  Françaises 
semble  augmenter. 

Les  Ruches,  c'est  le  nom  de  cet  établissement,  ne  sont  pas  si- 
tuées dans  l'agglomération  urbaine,  mais  sur  la  large  avenue 
bordée  de  villas  et  d'hôtels,  qui,  de  la  gare,  mène  à  la  ville  et  à 
un  kilomètre  environ  de  cette  dernière.  Quelques  pas  les  séparent 


loO  LA     SCIENCE    SOCIALE. 

de  la  forêt,  une  partie  même  de  la  propriété  en  est  limitrophe. 

Je  vais  conter  les  impressions  de  ma  visite  à  cette  maison. 

Bien  que  les  Ruches  aient  été  construites  pour  servir  de  mai- 
son d'éducation,  l'aspect  extérieur  est  celui  d'une  grande  de- 
meure. C'est  un  superbe  hôtel  en  briques  et  pierres  de  taille. 

A  chaque  extrémité  deux  annexes  importantes  le  flanquent  à 
angle  droit.  L'une  est  reliée  à  l'hôtel  par  une  large  galerie  vitrée 
servant  de  promenoir  en  temps  de  pluie;  on  me  dit  que  c'est 
la  salle  à  manger. 

L'autre,  la  salle  des  cours  et  l'atelier,  est  plus  proche  du  corps 
de  logis  principal;  une  allée  asphaltée  de  quelques  mètres  de 
longueur  seulement  y  conduit. 

L'intérieur  de  cette  sorte  de  cour  d'honneur  est  un  jardin,  avec 
massifs  verts  contre  les  murs  et  les  bâtiments,  et  pelouse  centrale 
autour  de  laquelle  tournent  les  voitures. 

Quand  nous  arrivons,  nous  n'avons  pas  besoin  de  sonner  à  la 
petite  porte  :  la  grille  d'entrée  est  grande  ouverte,  mais  deux 
gros  terre-neuve,  attachés  à  leur  niches,  annoncent  notre  arrivée. 

En  passant  devant  la  salle  des  cours  et  devant  d'autres  salles 
au  rez-de-chaussée,  nous  apercevons  des  jeunes  tilles  au  travail. 
Elles  relèvent  la  tête,  nous  regardent,  mais,  franchement,  avec 
calme,  comme  nous  regarderions  nous-mêmes  de  nos  fenêtres 
si  l'on  entrait  chez  nous.  Il  n'y  a  dans  notre  passage  aucun 
prétexte  à  désordre  ;  point  de  groupe  de  têtes  derrière  un  carreau, 
ni  l'espionnage  des  rideaux  soulevés.  Décidément  nous  n'entrons 
pas  dans  un  couvent. 

A  l'aboiement  des  terre-neuve,  deux  chiens  de  maison  sont 
venus  en  observation  à  la  porte  vitrée  du  perron;  l'un,  vieux 
bull,  trop  gras,  heureux  invalide;  l'autre,  un  beau  caniche 
bien  blanc. 

Le  vestibule,  chauffé  au  calorifère  comme  tout  l'hôtel,  forme, 
par  suite  de  la  saillie  du  perron,  un  rond  point  central,  au 
milieu  d'une  vaste  galerie  dallée  de  marbre  blanc  et  noir.  Elle 
s'étend  sur  toute  la  longueur  du  bâtiment,  simple  en  profon- 
deur à  cet  étage  et  se  prolonge  par  la  galerie  vitrée  de  la  salle  à 
mander. 


l'éducation  nouvelle.  151 

Kn  lace  de  la  [)oi'te  d'entrée,  un  très  grand  salon,  très  élevé, 
dans  Iciiiiel  nous  sommes  introduits  et  dont  les  trois  fenêtres 
donnent  sur   un  jardiû  plus   vaste  que  celui   de  l'entrée. 

Le  parcjuct  ciré  est  recouvert  de  plusieurs  carpettes  d'Orient. 
Nous  remarquons  une  grande  vitrine  renfermant  des  bibelots, 
plusieurs  paravents  dont  l'un  garni  de  photographies.  Le  mobi- 
lier est  élégant,  canapés,  fauteuils,  chaises,  tabourets,  clairs,  dorés, 
différents  les  uns  des  autres.  C'est  un  salon  très  élégant  et  en  même 
temps  facile  à  déménag'er.  Il  sert  souvent  de  salle  de  danse. 

A  côté,  réuni  par  une  large  baie,  le  petit  salon  (tout  est  rela- 
tif), dans  lequel  passent  habituellement  leur  soirée  une  vingtaine 
de  personnes.  L'ameublement  en  est  plus  sévère,  plus  pratique 
que  celui  du  grand  salon.  Grande  bibliothèque  des  élèves,  piano 
à  queue,  piano  droit,  sièges  où  dominent  des  étoffes  plus  sombres 
et  solides. 

Un  magnifique  et  viril  cabinet  de  travail,  celui  de  la  Direc- 
trice, fait  pendant  au  petit  salon  et  complète  les  appartements 
de  réception.  Un  grand  bureau  ministre  en  bois  ciré  et  une 
immense  bibliothèque  vitrée,  qui  garnit  entièrement  le  panneau 
principal,  en  sont  le  meubles  les  plus  saillants. 

M"'  J.  D...  est  arrivée,  et,  dès  qu'elle  connaît  notre  désir,  nous 
propose  aussitôt  de  visiter  son  établissement. 

Au  premier  et  au  second  étages,  la  galerie  du  rez-de-chaus- 
sée est  remplacée  par  un  couloir  central  sur  lequel  donnent, 
de  chaque  côté,  les  chambres  des  maîtresses  et  celles  des  élèves, 
diversement  alternées.  Il  y  a  quinze  chambres  par  étage. 

En  principe,  chaque  élève  a  sa  chambre.  Cependant,  des 
sœurs,  des  parentes,  ou  même  des  amies,  peuvent,  sur  leur  de- 
mande, obtenir  une  chambre  à  deux  lits.  En  fait,  il  y  a  pour  les 
élèves  quinze  chambres  à  un  lit  et  six  à  deux  lits. 

Chaque  chambre  est  très  simple;  lit  en  fer,  commode  ou 
secrétaire,  chaises  et  table.  Les  jeunes  filles  peuvent  les  décorer 
comme  elles  l'entendent.  On  y  voit  des  photographies  et  des  ob- 
jets personnels,  tels  que  buvards,  pendules  de  voyage,  etc.  Enfin, 
chacune  d'elles  présente  l'aspect  que  pourrait  avoir  une  cham- 
bre de  jeune  fdle  dans  sa  propre  famille. 


152  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

L'accès  des  chambres  est  toujours  ouvert  aux  élèves.  Elles  y 
vont  quand  elles  veulent,  mais,  ce  qui  est  facile  à  comprendre, 
ne  doivent  pas  s'y  réunir  à  plusieurs  pour  y  séjourner.  Bien  qu'il 
fasse  froid,  nous  remarquons  que  presque  toutes  les  fenêtres  des 
chambres  à  coucher  sont  entrouvertes.  Ces  jeunes  fdles  ne  crai- 
gnent pas  l'air. 

Par  la  galerie  vitrée  nous  nous  rendons  à  la  salle  à  manger. 
Cette  immense  pièce,  largement  éclairée,  remplit  tout  le  rez-de- 
chaussée  de  l'une  des  annexes.  Elle  contient  quatre  oq  cinq  ta- 
bles de  différentes  dimensions.  Nous  remarquons  sur  l'une  d'elles 
des  tasses  à  café  non  encore  desservies.  Je  demande  si  le  café 
entre  dans  le  menu.  On  me  répond  que  non  et  que  ce  service 
est  à  l'usage  des  professeurs  de  littérature.  Chaque  jour  un  pro- 
fesseur de  Paris  ou  de  Melun  vient  passer  la  journée  aux  Ruches 
pour  y  faire  ses  cours.  11  déjeune  avec  ces  dames  et  ces  demoi- 
selles. 

Au-dessous  de  la  salle  à  manger  sont  les  cuisines  et  le  service. 
Au-dessus,  l'infirmerie,  en  cas  de  maladie  très  grave  ou  surtout 
contagieuse.  Elle  est  entièrement  séparée  par  une  entrée  parti- 
culière et  comprend  qaatre  chambres  pour  élèves,  et  une  pour 
la  maîtresse  qui  les  soigne  et  se  met  en  quarantaine  avec  elles. 

La  seconde  annexe  contient  la  grande  salle  des  cours.  Pour 
nous  y  rendre,  nous  retournons  sur  nos  pas  et  traversons  trois 
ou  quatre  salles  d'études  et  de  classes  de  dimensions  variées  mais 
plutôt  réduites. 

Entîn,  au-dessus  de  la  salle  des  cours,  nous  montons  à  un 
grand  atelier,  encombré  de  chevalets  et  de  maquettes  pour  les 
leçons  do  dessin  et  de  peinture.  Une  élève  toute  seule  y  étudie 
son  piano.  «  Je  suis  obligée  de  les  disséminer  un  peu  partout 
pour  les  études,  nous  dit  M""  J.  D...  »  En  effet,  nous  avons  remar- 
qué des  pianos  dans  la  salle  à  manger  et  dans  quelques  cham- 
bres à  coucher. 

Tout,  dans  cette  visite  du  cadre  matériel,  nous  donne  l'im- 
pression d'une  grande  vie  de  famille,  étonnamment  large,  libre, 
saine  et  active. 


l'éducation  nouvelle.  153 


Nous  rentrons  au  salon.  Il  s'ai^it  maintenant  d'apprendre  ce 
que  Ton  ne  voit  pas.  —  D'abord,  la  distribution  de  la  journée. 

La  cloche  sonne  à  7  heures  et  l'on  apporte  dans  chaque  cham- 
bre un  broc  d'eau  chaude.  Le  tub  est  d'un  usage  quotidien, 
pris  froid  ou  attiédi,  suivant  les  convenances  ou  les  prescrip- 
tions. 

A  8  heures,  réunion  des  élèves  dans  deux  salles  d'études  pour  la 
prière  du  matin,  faite  séparément  pour  les  catholiques  et  les 
protestantes.  Puis  déjeuner  du  matin. 

De  9  heures  à  midi,  classes  et  études,  coupées  par  un  quart 
d'heure  de  récréation. 

A  midi,  grand  déjeuner. 

De  1  heure  à  2^  promenade  obligatoire  pour  toutes.  Les  prome- 
nades se  font  toujours  en  forêt. 

De  2  heures  à  6,  cours,  classes,  études,  coupées  à  i  heures  par 
une  demi-heure  pour  le  goûter.  La  journée  scolaire  est  finie.  A 
6  heures  diner.  La  soirée  se  prolonge  de  8  heures  à  10,  selon  les 
âges. 

Les  deux  temps  de  travail,  de  9  heures  à  midi  et  de  2  heures  à 
6,  seraient  trop  prolongés.  Aussi,  dans  la  matinée,  à  des  heures 
différentes,  suivant  les  cours  et  les  élèves,  se  placent  des  prome- 
nades d'une  heure.  Cette  promenade  du  matin  est  facultative, 
excepté  pour  les  élèves  à  qui  deux  heures  de  marche  sont  or- 
données par  le  médecin  ou  par  les  parents.  Et  non  seulement 
elle  est  facultative  en  principe,  mais  journellement  :  vous  pouvez 
y  aller  aujourd'hui  et  pas  demain. 

La  seule  restriction  est  que  les  élèves  sont  toujours  accom- 
pagnées par  une  de  ces  dames.  «  Souvent  les  parents  me  deman- 
dent de  laisser  sortir  seule  leurfîllc,  nous  dit  M'""  J.  D...,  mais,  ici, 
ce  n'est  pas  possible.  » 

En  outre,  contrairement  à  l'usage  général  en  France,  dessin, 

T.   XX.  u 


154  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

danse,   gymnastique,   musique,    comptent  dans  les   heures  de 
travail. 

Enlin,  les  élèves  ont  la  libre  disposition  du  jardin.  Elles  peu- 
vent, si  cela  leur  convient,  y  apprendre  leurs  leçons,  et  beau- 
coup en  profitent  dans  la  belle  saison.  «  Elles  font  comme  elles 
veulent,  nous  dit  M'"  J.  D...  ;  pourvu  cju'elles  sachent  leurs  leçons, 
c'est  tout  ce  que  nous  demandons.  » 

Trois  salles  répondent  aux  divers  emplois  cjue  l'on  veut  faire 
de  -la  soirée,  que  nous  avons  déjà  vue  se  prolonger  suivant  les 
âges.  Dans  le  petit  salon,  on  joue  du  piano,  on  chante;  les  plus 
jeunes  dansent,  font  des  rondes;  ce  n'est  que  récréation.  Dans 
une  salle  d'étude,  appelée  «  du  demi-silence  »,  on  travaille  à  l'ai- 
guille, on  peut  lire,  écrire  des  lettres,  faire  la  lecture  à  haute 
voix,  causer,  mais  sans  grand  éclat.  Dans  la  troisième  salle,  le 
silence  est  de  rigueur.  C'est  là  que  se  réunissent,  entre  autres, 
les  élèves  qui,  préparant  leurs  examens,  ont  besoin  d'heures  de 
travail  supplémentaires. 

Bien  entendu,  pour  passer  du  travail  au  plaisir  ou  réciproque- 
ment, il  suffit  de  changer  de  pièce;  en  sorte  que  l'on  n'a  point 
d'excuse  pour  enfreindre  un  règlement  à  la  fois  strict  et  élasti- 
que. Il  ne  vous  est  pas  imposé,  on  le  choisit,  on  se  l'impose  libre- 
ment. Il  n'offre  donc  pas  de  prise  à  la  révolte. 

Liberté,  cadre  élastique  mais  ferme,  voilà  les  caractères  cjue 
nous  retrouvons  partout,  avec  un  minimum  de  contrainte. 

Ainsi,  il  n'y  a  pas  d'uniforme,  il  n'y  a  point  de  trousseau  ré- 
glementaire. Chaque  jeune  fille  conserve  le  linge  personnel,  les 
toilettes  cju'elle  possède  dans  sa  famille,  «  Je  supplie  seule- 
ment, dit  M""  J.  D...,  d'apporter  des  toilettes  simples.  » 

Le  règlement  scolaire  des  Ruches  est  appliqué  aux  jeunes  fdles 
confiées  à  M""  J.  D...  sauf  indications  contraires.  Il  comprend  les 
études  classicfues  poussées  juscjuaux  examens  du  brevet  supé- 
rieur. Seulement,  comme  le  latin  est  aussi  enseigné  et  que  l'é- 
tude des  sciences,  que  M'""  J.  D...  considère  comme  insuffisante 
dans  le  programme  classique,  est  poussée  plus  avant,  l'obtention 
du  baccalauréat  est  rendue  facile. 


L'KnrCATIOX    NOUVKLLE.  1  OO 

En  outi-e,  ({luitre  laniiiies  sont  enseignées,  non  pas  an  choix, 
mais  simili tanénicnt  :  le  l'raiiçais,  l'anglais,  Tallemand  et  l'ita- 
lien. Ces  quatre  langues  sont  enseignées  par  des  dames  de  ces 
nationalités,  attachées  à  l'établissement  et  y  demeurant.  A  cha- 
que repas,  il  y  a  quatre  tables  où  se  parlent  quatre  langues  ditlc- 
rentes.  Dans  chaque  promenade,  suivant  les  jours,  se  parle  une 
de  ces  langues.  Aussi,  en  sortant  des  Ruches,  les  jeunes  fdles  sont 
en  état  de  s'en  servir  couramment. 

Le  programme  comprend  en  outre  :  la  musique,  le  piano  et 
le  chant,  le  dessin,  la  peinture,  la  danse,  et  la  gymnastique. 

En  dehors  de  ce  programme  général,  la  liberté  accordée  aux 
familles  de  diriger  les  études  de  leurs  filles  suivant  leurs  vues 
et  suivant  leurs  différentes  nationalités,  a  donné  naissance  à  une 
série  de  programmes  particuliers.  C'est  ici  un  enchevêtrement 
dans  les  groupements  du  travail,  fait  pour  porter  la  confusion 
dans  nos  idées  françaises  qui  rencontrent  une  manière  de  faire 
inconnue  chez  nous.  Non  seulement  une  élève  peut  se  trouver 
dans  une  classe  pour  le  français,  dans  une  autre  pour  l'anglais, 
mais  encore  elle  peut  suivre  plus  de  cours  de  littérature,  ou  moins 
de  sciences.  «  J'ai  beaucoup  de  peine  à  expliquer  cela  aux  pa- 
rents français,  dit  M""  J.  D...  Ils  veulent  toujours  savoir  dans  quelle 
classe  sera  leur  fdle.  Mais  comment  voulez-vous  que  je  mette 
une  jeune  fille,  sachant  l'anglais,  au  cours  élémentaire,  sous  pré- 
texte qu'elle  ne  peut  suivre  que  ce  cours  pour  rallcmand  ;  de 
même  pour  l'histoire,  les  sciences  ou  la  littérature.  Ce  serait 
plus  simple,  mais  absurde,  tandis  que  notre  système  donne  de 
très  bons  résultats.  Par  exemple,  la  première  semaine  de  la  ren- 
trée, c'est  un  casse-tête  chinois  I  Pour  classer  chaque  élève  dans 
chaque  matière,  il  faut  lui  faire  passer  autant  de  petits  exa- 
mens . 

—  Comment  vous  en  tirez-vous? 

—  Nous  nous  y  mettons  toutes  et,  par  voie  d'élimination,  clas- 
sons tout  de  suite  les  très  fortes  ou  très  faibles  en  chaque  ma- 
tière. Restent  les  douteuses,  pour  lesquelles  nous  tâtonnons  ;  et 
puis,  nous  changeons,  si  nous  nous  sommes  trompées.  » 

Voilà  bien  une  manière  d'agir  qui  ne  me  semble   pas  faite 


156  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

pour  la  plus  grande  commodité  des  professeurs,  mais  pour  la 
plus  grande  utilité  des  élèves. 

L'apprentissage  du  ménage  est  facultatif.  Les  jeunes  filles  ne 
font  pas  leurs  chamljres  et  ne  sont  astreintes  à  aucune  obliga- 
tion de  ce  genre.  Et,  cependant,  il  est  très  en  honneur  aux  Ru- 
che. Certaines  charges,  certains  emplois  de  surveillance  ména- 
gère y  sont  donnés  comme  récompenses.  Les  travaux  à  l'aiguille 
sont  bénévolement  montrés  et  pratiqués  le  soir.  Une  de  ces  da- 
mes découpant  très  bien,  les  jeunes  filles  qui  le  désirent,  décou- 
pent, à  tour  de  rôle,  sous  sa  direction.  Détail  caractéristique  : 
dans  les  conditions  d'engagement  de  la  cuisinière  figure  le  libre 
accès  de  la  cuisine  aux  élèves,  sous  certaines  réserves  bien  en- 
tendu, et  la  possibilité  pour  elles  de  cuisiner,  de  faire  de  la  pâ- 
tisserie, avec  l'aide  et  les  conseils  de  la  cuisinière. 

Le  pansement  des  plaies,  des  blessures,  est  fait  et  enseigné  par 
une  de  ces  dames  :  y  assiste  qui  veut.  Elle  se  fait  aider  et  rem- 
placer par  ses  élèves,  mais  sans  aucune  contrainte.  «  Il  en  est,  dit 
M"'  J.  D...,  à  qui  la  vue  du  sang  fait  mal  :  à  quoi  bon  les 
forcera  assister  à  des  pansements  qu'elles  ne  pourront  pas  prati- 
quer? » 

Il  n'est  donné  aux  Ruches  aucune  instruction  religieuse.  Nous 
sommes  loin,  cependant,  de  ce  qu'on  appelle,  chez  nous,  la 
neutralité  religieuse.  Chacun  est  favorisé  dans  la  pratique  de  sa 
religion,  mais  en  dehors  de  l'établissement.  Ainsi  les  élèves  sui- 
vent les  catéchismes  à  l'église  catholique  ou  protestante,  sont 
accompagnées  à  la  messe  ou  à  l'office  le  dimanche.  Les  catholi- 
ques vont  se  confesser  et  communier  quand  elles  le  désirent  ou 
suivant  les  instructions  des  parents,  dont  il  est  pris  note  et  qu'on 
leur   rappelle. 

■  Nous  avons  vu  le  grand  salon  servir  de  salle  de  danse.  Il  est 
donné  en  effet  d'assez  fréquentes  soirées,  des  bals  auxquels  sont 
conviés  des  étrangers  choisis ,  des  réceptions  dans  lesquelles  les 
élèves  jouent  des  charades,  des  comédies. 


l'éducation  nouvelle.  1o7 

Enfin,  les  jeunes  lilles  dont  les  parents  sont  trop  éloignés  peu- 
vent être,  pendant  les  vaeauees,  conduites  aux  bains  de  nier  ou  à 
des  stations  d'eaux. 

Cet  établissement  comprend  actuellement  son  maximum  d'élè- 
ves, qui  est  fixé  à  trente.  Sur  ce  nombre,  et  c'est  la  propor- 
tion moyenne,  un  tiers  est  français,  un  tiers  anglais,  un  tiers 
de  nationalités  diverses,  américaine,  allemande,  roumaine, 
russe,  etc. 

La  moitié  des  élèves,  à  peu  près,  y  fait  toute  son  éducation  ;  les 
autres  n'y  passent  que  deux  ou  trois  ans,  le  temps  de  bien  ap- 
prendre le  français,  tout  en  continuant  leurs  études. 

Mais  il  est  encore  un  autre  classement  propre  aux  Ruches  et  qui 
explique  ce  nom.  C'est  le  classement  en  élèves  ordinaires  .et  en 
a  abeilles  »  ou  élèves  d'élite.  L'abeille  est  l'élève  méritante  qui  fait 
honneur  et  que  l'on  adopte.  Ce  sont  elles  qui  sont  plus  particu- 
lièrement revêtues  des  charges  ménagères  dont  nous  avons  parlé. 
La  réception  d'une  abeille  et  la  remise  de  la  petite  abeille 
en  or,  sous  forme  de  broche,  qui  lui  sert  d'emblème,  est  une 
grande  solennité  à  laquelle  on  a  su  attacher  un  tel  prix  qu'un 
témoin  me  raconte  l'avoir  vu  recevoir  avec  des  larmes  d'émo- 
tion. 

A  l'élasticité  des  groupements  pour  le  travail,  nous  nous  atten- 
dions à  un  nombreux  personnel  dirigeant  :  nous  sommes,  néan- 
moins, surpris  d'en  apprendre  le  nombre.  En  dehors  des  cinq  ou 
six  professeurs  étrangers,  il  y  a  dix  maîtresses  à  demeure  dans 
l'établissement.  Une  maîtresse  pour  trois  élèves.  Ainsi  s'expliquent 
ces  subdivisions  si  nombreuses  des  classes  d'après  le  degré  d'a- 
vancement de  chaque  élève,  ces  sorties  si  faciles.  Je  comprends, 
maintenant,  comment  M"'  J.  D...  pouvait  dire  :  «  Il  y  a  tou- 
jours une  dame  qui  a  envie  de  sortir;  les  élèves  s'entendent 
avec  elle.  Le  dimanche,  les  grandes  marcheuses  font  des  excursions 
de  plusieurs  heures  en  forêt.  » 

Enfin  il  y  a  treize  domestiques. 

Après  cela,  le  prix  de  la  pension,  .'{.500  francs,  ne  nous  paraît  pas 
élevé.  D'autant  plus  que,  contrairement  à  nos  usages  ,  tout  est 


158  LA    SCIENCE    SOCIALE, 

compris  clans  cette  somme,  même  les  soins  médicaux  par  une 
visite  hebdomadaire  de  médecin.  Une  grande  maladie,  exigeant 
des  visites  et  soins  exceptionnels ,  pourrait  occasionner  des  frais 
supplémentaires  ;  mais  c'est  là  un  événement  tout  exceptionnel. 
On  paye  à  part  les  leçons  d'équitation,  de  chant,  d'accompag-ne- 
ment,  données  par  de  grands  professeurs,  aux  élèves  d'une  force 
tout  à  fait  supérieure. 


m. 


Mais  à  côté  de  l'œuvre,  il  y  a  cchii  qui  la  dirige,  il  y  a  l'ou- 
vrier. 

Nous  avons  admiré  l'œuvre  comme  bienfaisante  ;  de  plus,  con- 
dition vitale,  elle  est  prospère.  Non  seulement  elle  semble  avan- 
tageuse à  la  catégorie  de  parents  pour  qui  elle  est  faite,  puis- 
qu'ils y  envoient  leurs  enfants,  mais  encore  à  celle  qui  la  dirige. 
Ce  n'est  pas  une  œuvre  de  bienfaisance,  c'est  une  affaire  et  une 
ailaire  qui  paie. 

Savez-vous  quel  est  l'ouvrier  qui  dirige  cette  importante  affaire , 
bien  plus,  qui  l'a  relevée?  Car,  je  le  savais  par  la  voix  publique, 
les  Ruches  ont  connu  de  mauvais  jours  ;  elles  étaient  bien  tom- 
bées, dit-on,  elles  se  sont  relevées.  Eh  bien,  c'est  une  jeune  An- 
glaise, qui  était  encore  mineure  quand  elle  en  prit  la  direction, 
il  y  a  cinq  ou  six  ans. 

Son  histoire  est  intéressante  et  instructive  comme  un  exemple 
vivant.  Elle  est  même  la  plus  puissante  réclame  en  faveur  de 
l'œuvre,  puisque  iM"'  J.  D...  en  est  aussi  le  fruit.  Elle  a  été  élevée 
aux  Ruches. 

Probablement  sortie  d'une  de  ces  nombreuses  familles  anglai- 
ses qui,  par  l'éducation,  dotent  leurs  enfants  des  moyens  d'arri- 
ver, mais  ne  peuvent  ni  veulent  les  établir,  elle  fit  ses  études  aux 
Ruches,  poussa  jusqu'au  baccalauréat,  en  France,  et  concourut 
avec  succès  pour  des  diplômes  étrangers. 

Par  afï'ection  et  en  reconnaissance  de  ses  aptitudes,  sa  devan- 
cière, la  fondatrice  des  Ruches,  songea  à  se  l'adjoindre  et  en  fit 


l'éducation    .NdUVKLLE.  1  S9 

mémo  son  liéritièrc.  Mais  la  mort  survint  avant  le  temps  prévu,  et 
la  mourante  laissait  les  Huches  tellement  grevées  de  dettes  que 
l'héritage  les  égalait  ;\  peine. 

M""  J.  D...  l'accepta  cependant;  elle  s'assura  le  concours 
de  la  plupart  des  maîtresses  et,  en  particulier,  des  deux  plus 
anciennes  qui  lavaient  élevée  et  devaient  lui  servir,  au  début, 
de  porte-respect.  Ce  fut  une  bonne  chance,  mais,  évidemment 
aussi,  une  position  délicate  que  celle  de  cette  directrice  obli- 
gée de  se  mettre  en  quelque  sorte  sous  tutelle. 

On  cria  à  la  folie.  Les  premières  années  furent  dures,  sans 
doute,  mais  l'établissement  se  releva.  En  sept  ans,  il  a  remboursé 
cent  quarante  mille  francs;  à  ce  compte,  dans  deux  ans,  les  Ku- 
ches  seront  complètement  libérées. 

Contrairement  à  une  opinion  trop  répandue,  mais  qui  ne  re- 
pose que  sur  une  spécieuse  et  vague  impression  à  priori,  Fob- 
servation  d'exemples  vivants  et  non  d'hypothèses  montre  que 
ce  n'est  pas  la  bonne  chance  qui  donne  le  succès  et  le  maintient  ; 
c'est  bien  plutôt  la  dure  nécessité  et  presque  toujours  des  diffi- 
cultés imprévues.  Elles  tiennent  toujours  en  haleine,  forcent  à 
toujours  lutter  et  à  vaincre  toujours. 

Les  difficultés  imprévues  ne  manquèrent  pas.  Il  ne  semblait 
pas  que  l'héritage  des  Ruches,  que  nous  avons  vu  se  réduire  à 
un  instrument  de  travail  sans  autre  valeur  que  l'emploi  que  l'on 
en  ferait,  pût  être  l'objet  de  contestations  et  il  ne  le  fut  pas,  en 
effet,  sur  le  moment.  Mais  quand  le  travail  l'eut  fécondé,  les 
contestations  naquirent  de  l'envie.  Un  frère  de  l'ancienne  di*- 
rectrice  essaya  du  chantage  et  de  l'intimidation,  intenta  procès 
sur  procès.  M"^  J.  D...  finit  par  triompher,  mais  après  combien  de 
mois  de  dérangements,  de  démarches  difficiles,  en  notre  pays 
surtout,  pour  une  jeune  fille!  Et  pendant  ce  temps,  que  d'an- 
goisses !  elle  seule  le  sait. 

Mais,  ce  que  je  voudrais  montrer,  comme  je  l'ai  ressenti,  c'est 
la  simplicité,  la  facilité  des  moyens  qui  assurent  le  succès  à  ces 
magnifiques  produits  de  l'éducation  anglo-saxonne  et  qui  les  y 
mènent  par  une  vie  large,  enviable. 

A  l'œuvre  on  connaît  l'ouvrier.  M"®.!.  D...  est  bien  l'ouvrière 


160  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

de  son  œuvre.  Elle  comprend  pour  elle-même  la  vie  avec  la 
même  largeur  de  vues  qu'elle  l'a  comprise  pour  ses  élèves.  En 
constatant  son  succès,  on  nous  dit  :  <■<  Et  avec  cela  elle  ne  se 
refuse  rien!  » 

Jeune  et  jolie,  elle  est  très  élégamment  vêtue,  d'une  élégance 
simple,  mais  très  réelle.  Nous  dirions  :  Ce  n'est  pas  une  mise  de 
maîtresse  de  pension.  Mais,  elle,  croit  que  son  devoir  est  de 
mener  à  bien  ses  élèves,  que  sa  mise  n'a  rien  à  y  voir,  que  ceci 
rentre  dans  le  cadre  de  sa  liberté  individuelle.  Comme  elle  re- 
connaît à  ses  élèves  le  droit  d'apprendre  leurs  leçons  au  jardin, 
pourvu  qu'elles  les  sachent,  elle  se  reconnaît  le  droit  de  se 
mettre  à  son  goût,  pourvu  que  ses  élèves  soient  bien  élevées. 

De  même,  elle  s'amuse  pour  son  compte.  Elle  ne  craint  pas, 
dans  de  certaines  limites,  d'aller  au  bal.  Elle  aime  la  danse  et 
danse  pour  son  plaisir.  Sa  limite  est  un  cercle  étroit  d'intimité. 
Il  ne  l'entraîne  pas  dans  le  monde  des  oisifs,  où  il  n'y  a  place 
que  pour  le  plaisir.  Ce  doit  être  pour  elle  une  distraction,  non 
une  absorption ,  une  aide  et  non  une  entrave  au  travail. 

A  son  tour,  elle  donne  des  fêtes  pour  elle  et  pour  ses  élèves. 
Quelques-unes  ont  fait  époque.  On  se  rappelle  certain  dîner  de 
notabilités  littéraires  où,  pour  faire  honneur  à  leurs  hôtes,  ces 
demoiselles,  elles-mêmes,  les  ont  servis  à  table. 

Dans  ces  occasions,  M"''  J.  D...  n'est  pas  maîtresse  de  pension, 
mais  maîtresse  de  maison  et  en  garde  jalousement  toute  l'indé- 
pendance de  caractère.  A  l'annonce  d'une  de  ces  fêtes,  une 
dame,  non  invitée,  ayant  trouvé  tout  simple  d'écrire  à  cette 
maîtresse  de  pension  pour  demander  ime  invitation,  se  la  vit 
nettement  refuser. 

L'on  me  dit  enfin  que  le  père  d'une  des  élèves  et  voisin  des 
Ruches  y  vient  souvent  passer  ses  soirées  dans  l'intimité. 

Voilà  des  faits  qui  dérangent  nos  habitudes.  Ils  étonnent,  et, 
cependant,  la  médisance  se  tait.  La  vérité  est  forte  par  elle-même. 
Même  non  comprise,  elle  se  sent,  elle  s'impose. 

M"'  J.  D...  s'est  réservé  la  direction  générale,  et  encore,  en 
écartant  le  côté  matériel  et  le  service ,  dont  s'est  entièrement 
chargée  une  de   ses  anciennes   maîtresses  qui    en  fait  sa  seule 


l'éducation  nouvelle.  461 

occupation.  Le  clioiv  et  la  direction  des  professeurs,  les  rap- 
ports avec  les  parents,  le  gouvernement  de  toute  la  commu- 
nauté et  la  comptabilité,  telles  sont  les  attributions  de  M"'  .1.  D... 
Elle  donnait  au  début  quatre  heures  de  leçon,  mais,  par  ordre 
du  médecin,  elle  a  dû  les  réduire  à  deux.  Ce  n'est  pas  grand- 
chose,  et  pourtant  il  faut  croire  que  ce  pas  grand'chose  est 
bien  essentiel,  puisque  c'est  suivant  la  manière  dont  la  direc- 
tion est  comprise  et  exercée  qu'une  affaire  prospère  ou  périclite. 

En  somme,  à  quoi  M"'  .1.  D...  doit-elle  son  succès? 

Une  de  nos  compatriotes,  chargée  avant  sa  majorité  d'un 
héritage  grevé  de  dettes  égales  à  l'avoir  et  nécessitant  le  gouver- 
nement d'un  personnel  de  quinze  professeurs  et  maîtresses  plus 
âgés  qu'elle,  de  treize  domestic[ues,  de  trente  élèves  dont  quel- 
c[ues-unes  ses  contemporaines,  ne  l'aurait  certainement  pas  cru 
acceptable,  et  son  refus  aurait  reçu  l'approbation  générale. 
Que  serait-elle  devenue  !  Sans  doute  une  institutrice  dans  une 
honnête  famille.  Cette  audace  d'entreprise  de  l'Anglaise,  en  voilà 
assez  pour  séparer  ces  deux  vies  par  un  abime  :  l'une  s'est  ouvert 
un  avenir,  l'autre  se  l'est  fermé  ;  elles  ne  se  rencontreront  plus. 

Voilà  pour  le  point  de  départ.  Que  choisit  maintenant 
M""  J.  D...  comme  attributions?  Toutes  les  responsabilités,  c'est- 
à-dire  ce  que  nous  cherchons  à  éviter  le  plus.  Non  seule- 
ment elle  se  les  réserve  toutes,  mais  elle  les  développe  en  se  con- 
sacrant toute  à  elles.  Elle  fait  du  gouvernement  général  son  unique 
affaire,  réserve  toute  sa  liberté  pour  avoir  l'œil  à  tout,  considère 
que  maîtres,  élèves,  parents,  méritent  tous  ses  soins;  elle  cède 
même  le  g-ouvernement  matériel,  mais  garde  la  comptabilité,  qui 
lui  permet  de  se  rendre  compte  chaque  jour  de  sa  marche  ma- 
térielle. 

Quelles  sont  les  qualités  que  réclament  de  pareilles  attribu- 
tions? Toujours  des  qualités  de  caractère  :  observation,  jugement, 
décision,  fermeté,  sang'-froid.  Il  faut  connaître  son  monde,  avoir 
raison  quand  on  fait  une  observation,  en  avoir  le  courage,  tenir 
la  main  à  ce  qu'elle  produise  son  effet.  A  toutes  les  demandes 
qui  se  renouvellent  à  tout  instant  du  jour,  il  faut  ne  pas  perdre 
la  tête,  se  décider  vite,  répondre  juste;  on  est  responsable  de  tout. 


162  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Ce  n'est  rien,  et  de  là  dépend  pourtant  le  succès  ou  la    ruine. 

L'activité,  l'àme  des  atfaires,  il  en  faut  évidemment  ici.  Mais  je 
voudrais  vous  donner  une  idée  de  cette  activité  sans  efïarement 
qui  consiste  surtout  dans  l'aiisence  de  perte  de  temps  et  dans 
son  bon  emploi ,  dans  ce  langage  clair  et  précis  d'homme  d'af- 
faires dans  lequel  il  n'est  dit  que  ce  qui  est  utile,  dans  cette  pleine 
possession  de  soi-même,  dans  cette  puissance  d'attention  qui 
vous  tient  tout  à  votre  sujet  et  ne  vous  laisse  rien  perdre  ni  ou- 
blier. 

Notre  visite  n'a  pas  duré  une  heure,  y  compris  les  deux  stations 
au  salon,  et  c'est  dans  cette  unique  entrevue  que  j'ai  appris  tout 
ce  que  je  sais  sur  les  Ruches,  sauf,  bien  entendu,  ce  qui  concerne 
M"'  J.  D... ,  que  j'ai  glané  de  droite  et  de  gauche. 

Après  un  petit  préambule  de  notre  part,  tout  de  suite,  à  notre 
demande  de  visiter,  nous  partons.  Pas  d'hésitation,  pas  de  de- 
mande :  Voulez-vous  voir  ceci,  cela?  Nous  parcourons  rapidement 
l'établissement  tout  entier,  mais  pas  de  halte.  Quelques  explica- 
tions brèves,  quelques  réponses  claires  aux  questions. 

De  retour  au  salon,  nous  ne  causons  pas.  Nous  demandons  et 
M"*"  J.  D...  répond  et  explique.  Mais,  quand  c'est  fini,  c'est  tini.  Il 
n'y  a  pas  de  péroraison,  pas  plus  qu'il  n'y  a  eu  d'exorde. 

Le  tout,  encore  une  fois,  avec  grand  calme,  sans  effarement, 
courtoisement.  Toute  à  nous,  tant  que  nous  avons  quelque  ren- 
seignement à  demander,  M"'  J.  D...  ne  semble  pas  regretter  de 
nous  voir  employer  son  temps,  mais  elle  ne  voudrait  pas  le 
voir  perdre.  On  sent  l'habitude  de  parler  ou  d'écouter  pour 
échanger  des  propos  utiles,  de  les  terminer  quand  ils  devien- 
draient oiseux. 

En  somme.  M""  J.  D...  a  osé,  a  persévéré,  a  travaillé,  mais  elle 
a  toujours  mené  une  vie  saine,  confortable  et  large,  et  ne  s'est 
pas  refusé  des  heures  de  loisir  et  de  récréation.  C'est  ainsi  qu'elle 
a  marché  au  succès. 

Nos  jeunes  filles,  formées  par  elle,  pourront  arriver  comme 
elle,  car,  si  l'on  arrive  ainsi,  ce  n'est  pas  parce  que  l'on  est 
anglo-saxon  que  l'on  a  plus  de  chances  dans  la  vie,  mais  parce 
que  l'éducation  anglo-saxonne,  telle  qu'on  la  donne  aux  Ruches, 


I.'KiaCATliiN    .N(U  VELLE.  103 

développe,  mieux  (]uc  toute  autre,  la  santé,  le  bon  sens,  l'initiative 
courageuse,  la  persévérance,  l'activité  et  entin  l'aptitude  à 
passer  du  travail  A  un  délassement  salutaire,  qualités  plus  né- 
cessaires que  jamais  pour  réussir  dans  les  conditions  de  vie  pré- 
sentes, 

Albert  Daiprat. 


MADAGASCAR"*. 


III. 


LE  ROYAUME    HOVA. 


II.    —   LA   VIK   SOCIALE  DKS  HOVAS.    [Sifite   ct  fin.) 

Nous  avons  commencé,  clans  notre  dernier  article,  à  décrire  la 
vie  sociale  des  Hovas,  et  nous  avons  constaté,  que  chez  ce  peu- 
ple, l'immense  majorité  des  familles  tirait  de  la  petite  culture 
ses  moyens  essentiels  d'existence. 

La  condition  générale  du  petit  propriétaire  hova  nous  est  déjà 
connue  :  essayons  maintenant  de  pénétrer  un  peu  plus  avant 
dans  le  détail  de  sa  vie  quotidienne. 

1.    LES    FORMES    DE    LA    VIE    PRIVÉE. 

La  maison  d'habitation  du  petit  propriétaire  hova  était  autre- 
fois, à  cause  de  l'insécurité  du  pays,  le  plus  souvent  située  dans 
un  village  entouré  de  murs  et  de  fossés  et  juché  au  sommet  de 
quelque  piton  escarpé.  Il  subsiste  encore  aujourd'hui  nombre 
de  ces  villages ,  qui  donnent  au  paysage  un  aspect  plein  de  va- 
riété et  de  pittoresque,  mais  les  fossés  qui  les  enserraient  ne 

(l)Voir  les  précédents  articles  dans  les  livraisons  des  deux  derniers  mois,  juin  et 
juillet  (ScicHce  sociale,  t.  XIX,  p.  453et  t.  XX,  p.  59). 


MADAGASCAR.  16l) 

servent  plus  (ju'à  cultiver  des  fruits  ou  des  légumes,  et  les  habi- 
tations tendent  de  plus  en  plus  à  se  mettre  au  large  hors  de  Ten- 
ceinte,  de  manière  à  ce  que  chaque  propriétaire  puisse  résider 
au  milieu  des  cham})s  et  de  la  rizière  qu'il  cultive.  L'habitation 
se  présente  alors  sous  l'aspect  d'un  petit  hameau,  formé  de 
plusieurs  cases  en  bois  ou  en  briques  séchées  au  soleil,  et  clos 
de  palissades.  En  ellet,  à  part  les  gens  tout  à  fait  pauvres,  une 
famille,  à  Madagascar,  possède  généralement  deux  ou  trois  mai- 
sons dans  son  enclos,  ou  tohotcuu/,  et  souvent  six  ou  plus  en- 
core ;  les  fils  mariés  habitent  d'ordinaire  près  de  leurs  parents  ; 
certains  bâtiments  sont  affectés  aux  esclaves,  d'autres  ser- 
vent de  cuisine,  d'élable,  de  grange,  ou  sont  employées  à  d'autres 
usages. 

Autrefois,  ces  maisons  étaient  en  bois.  Mais,  depuis  que  le  pays 
a  été  complètement  déboisé,  elles  sont  le  plus  souvent  construites 
en  briques  rouges  fabriquées  avec  la  terre  argileuse  du  pays  et 
présentent  de  grandes  qualités  de  solidité  et  de  résistance. 

Les  maisons  sont  toutes  orientées  vers  l'Ouest,  et  ne  présentent 
absolument  aucune  ouverture  du  côté  de  l'Est.  Cette  disposition 
est  commandée  par  des  raisons  météorologiques. 

Franchissons  la  palissade  et  dirigeons-nous  vers  le  bâtiment 
principal  de  l'habitation  de  famille. 

Les  Hovas  étant  très  polis  et  très  hospitaliers,  il  sera  facile  d'y 
pénétrer. 

Avant  d'entrer,  nous  en  demanderons  la  permission  par  la 
formule  :  haodij,  haody  f peut-on  entrer?)  La  maîtresse  de  la 
maison  nous  répondra  aussitôt  :  Mamlrosoa,  tompokoé  (entrez, 
Monsieur).  Nous  n'aurons  qu'à  monter  les  deux  ou  trois  marches 
qui  conduisent  au  seuil,  la  maison  étant  élevée  de  quelques 
pieds  au-dessus  du  sol  pour  éviter  l'humidité.  Nous  franchirons 
la  porte,  et  nous  nous  trouverons  au  milieu  de  l'unique  pièce  qui 
constitue  tout  l'appartement.  Trois  poteaux,  rangés  en  ligne  droite 
1,1,1,  figure  ci-jointe)  dans  le  sens  de  la  longueur  de  l'édifice, 
supportent  le  toit  de  celui-ci. 

L'intérieur  est  éclairé  par  la  porte  (7  ibid.)  ainsi  que  par  une 
fenêtre  (8  ibid.)  percées  toutes  deux  dans  la  paroi  Ouest. 


166  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Si  nous  faisons  le  tour  de  la  pièce,  nous  trouvons  (i  zbid.),  ioiû 

près  de  la  porte 
d'entrée ,  les  us- 
tensiles à  piler  le 
riz ,  céréale  qui 
fait  le  fond  de  l'a- 

SID 

limentation  des 
Ho  vas  :  c'est  d'a- 
bord un  large 
mortier    de    bois 

OLF.ST  .  ^ 

[laona) ,  puis,  a 
côté,  le  pilon  {fcuioto),  et  enfin  le  disque  de  bois  [saliafa),  large 
et  peu  profond,  qui  sert  à  séparer  le  riz  de  la  balle  qui  s'en  est 
détachée  par  la  décortication. 

Nous  passons  devant  le  poteau  le  plus  voisin  de  la  paroi  Sud  : 
c'est  là  qu'est  attaché  le  veau  engraissé  par  le  propriétaire  de 
la  maison.  A  l'angle  Sud-Est,  faisant  face  à  la  porte,  s'élève 
(3  ibid.)  une  petite  construction  en  terre  glaise,  assez  semblable 
à  un  four  :  c'est  l'étable  où,  le  soir,  on  enferme  le  cochon.  Au- 
dessus  de  cette  construction  se  trouve  le  juchoir  des  poules. 

Le  long  de  la  paroi  Est,  se  trouvent  placées  trois  ou  quatre 
cruches  sphériques  (sinr/s)  couvertes  d'une  sorte  de  calotte  en 
vannerie  qui  en  protège  le  contenu  contre  la  poussière  :  ces 
cruches  renferment  la  provision  d'eau. 

L'angle  Nord-Est  est  le  lieu  sacré  de  la  maison  :  on  l'appelle 
Z0/-0  /larazafuf.  C est  dans  cet  angle  (10  ibid.)  qi\  est  placé  le  lit, 
assez  élevé  au-dessus  du  niveau  de  la  pièce,  et  auquel  on  monte 
par  un  poteau  entaillé  qui  tient  lieu  d'échelle.  C'est  là  qu'est 
conservé  le  fétiche  domestique^  dans  un  panier  accroché  au 
mur. 

Entre  le  poteau  Nord  et  la  fenêtre,  ou,  ce  qui  revient  au  même, 
entre  la  paroi  Nord  et  le  foyer,  se  trouve  (6  ibid.)  la  place  d'hon- 
neur («?;«y7/ yj('///'/?z«)  pour  les  étrangers.  C'est  là  que  notre  hôtesse, 
après  avoir  étendu  à  terre  une  natte  propre,  nous  inviterait  à 
nous  asseoir. 

Au  Sud  de  cette  place  d'honneur  est  le  foyer  {fatcma)  (9  ibid.), 


MAOAGASCAH.  167 

|)etit('  construction  d'cnvii'on  ti-ois  à  quatre  pieds  carrés,  où  se 
trouvent  fixées  cinq  pierres,  destinées  à  supporter  au-dessus  du 
feu  les  marmites  dans  lesquelles  on  fera  cuire  le  riz.  A  côté  du 
foyer  est  quelquefois  placée  une  sorte  de  charpente  sur  laquelle 
on  dépose  les  marmites  lorsqu'elles  ne  servent  pas.  Il  n'y  a  pas 
de  cheminée  :  la  fumée  sort,  soit  par  la  porte  et  par  la  fenêtre, 
soit  tout  simplement  à  travers  les  joncs  qui  composent  la  toiture. 
Aussi  la  maison  est-elle  généralement  noire  de  suie  et  pend-il 
du  toit  de  nombreuses  stalactites  fuligineuses.  Cette  suie  est  con- 
sidérée par  les  3Ialgaches  comme  donnant  à  la  demeure  un  cachet 
d'ancienneté  tout  à  fait  respectable. 

L'ameublement,  en  dehors  des  objets  que  nous  venons  de  dé- 
crire, est  très  peu  considérable.  Il  consiste  en  quelques  rouleaux 
de  nattes,  une  demi-douzaine  de  cuillers  dans  un  panier  suspendu 
au  mur,  un  coffre  contenant  des  vêtements  [lainbas)  pour  les  jours 
de  fête  et  les  circonstances  exceptionnelles,  un  certain  nombre  de 
plats  de  poterie  indigène  et  parfois  européenne,  une  corne  à  boire 
ou  un  vase  de  fer-blanc  en  tenant  lieu,  et,  très  fréquemment,  une 
lance  ou  deux.  Pour  compléter  cet  inventaire,  n'oublions  pas  de 
mentionner  le  matériel  nécessaire  pour  filer  et  pour  tisser  les 
étoffes. 

Le  pavé  de  la  case  est  en  terre  battue  couverte  de  nattes  gros- 
sières. Parfois  les  murs  sont  recouverts  de  nattes  plus  fines. 

Les  maisons  plus  riches  que  celle  que  nous  venons  de  décrire 
ont  souvent  un  étage  supérieur,  auquel  on  accède  par  une 
échelle.  La  chambre  située  à  cet  étage  supérieur  a  fréquemment 
un  sol  de  terre  battue  ;  on  l'utilise  comme  cuisine,  et  cela  avec 
beaucoup  d'avantage  pour  la  pièce  du  rez-de-chaussée  qui  se 
trouve  ainsi  mise  à  l'abri  de  la  fumée  et  garantie  contre  la  mal- 
propreté. 

Telle  est  la  demeure  où  réside  le  chef  de  famille  avec  sa  femme 
et  ses  enfants. 

La  famille  est  en  si  grand  honneur  à  Madag-ascar,  que  les  jeu- 
nes gens  n'y  ont  pas  de  préoccupation  plus  vive  que  de  s'en 
créer  une,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  de  continuer  la  leur, 
en  prenant  femme  aussitôt  qu'ils  le  peuvent.  «  Le  célibat  est  in- 


168  LA    SCIENCE    SOCIALE, 

connu  chez  les  Hovas  et  l'on  se  marie  très  jeune  :  les  femmes  à 
douze,  treize  ou  quatorze  ans,  et  les  hommes  à  quinze  ou  seize 
ans,  douze  ans  étant  Fàge  requis  pour  les  premières  et  quinze  ce- 
lui exigé  pour  les  seconds.  Car  c'est  l'ambition  de  tout  Malgache 
de  fonder  au  plus  tôt  une  famille,  et  son  désir  le  plus  ardent  est 
d'avoir  un  grand  nombre  d'enfants.  «  La  fécondité  dans  le  ma- 
riage est  considérée  par  lui  comme  une  bénédiction  du  ciel,  et 
sa  formule  la  plus  cordiale  pour  remercier  d'un  bienfait  consiste 
à  dire  :  «  Que  Dieu  vous  soit  propice  et  vous  donne  beaucoup 
d'enfants  !  (1)  » .  Beaucoup  de  tribulations  peuvent  frapper  le  Mal- 
gache. Doué  d'un  esprit  de  résignation  à  surpasser  Job  sur  son 
fumier,  il  présente  à  toutes  un  front  d'airain  :  une  seule  décon- 
certe son  impassibilité,  c'est  celle  de  la  stérilité...  En  revan- 
che, plus  les  enfants  sont  nombreux,  plus  le  bonheur  est  grand  et 
parfait,  car  leur  éducation  ne  coûte  à  peu  près  rien  et  la  famille 
en  est  grandie  d'autant  (2)  ».  On  sera  sûr  de  laisser  après  soi  des 
descendants  pour  recueillir  la  tradition  de  ses  ancêtres  et  accom- 
plir les  rites  funéraires  sur  le  tombeau  où  l'on  sera  allé  dormir 
auprès  d'eux.  D'autre  part,  on  sera  certain  de  conserver  le  pa- 
trimoine dans  la  famille,  en  évitant  que,  par  suite  de  déshérence, 
il  ne  fasse  retour  au  seigneur  du  domaine  ou  à  l'État. 

Le  Malgache  se  marie  dans  sa  caste,  les  unions  entre  personnes 
appartenante  des  castes  différentes  étant  en  effet  prohibées,  abso- 
lument comme  nous  avons  vu  interdites  d'une  caste  à  l'autre  les 
ventes  de  biens  immobiliers.  Non  seulement  le  Malgache  se  ma- 
rie dans  sa  famille,  mais  les  unions  entre  cousins  germains  sont 
extrêmement  fréquentes,  et  on  les  considère  comme  les  plus  avan- 
tageuses de  toutes  en  tant  qu'elles  maintiennent  les  biens  dans  la 
famille.  On  appelle  ces  mariages  entre  parents  lova-tsimifindra , 
c'est-à-dire  mariages  qui  conservent  l'héritage. 

Le  mariage  étant,  comme  nous  venons  de  le  dire,  essentielle- 
ment contracté  liheronnn  quœrendorum  causa ^  il  est  précédé  non 
seulement  de  fiançailles,  mais,  très  souvent,  d'une  sorte  de  stage 
d'essai. 

(1)  R.  P.  de  La  Vaissière,  Vingt  an^  à  Madagascar,  \).  iSl. 

(2)  R.  P.  Piolet,  Madagascar  cl  les  Hovas,  p.  45. 


MADAGASCAR.  10!) 

u  F.a  plupart  du  temps,  les  parents  décident,  sans  les  consulter, 
les  mariages  de  leurs  enfants;  ils  les  fiancent  très  jeunes,  parfois 
même  avant  leur  naissance,  pour  des  motifs  de  convenance,  d'in- 
térêt ou  de  parenté,  par  exemple,  pour  fonder,  dès  le  moment  des 
fiançailles,  une  famille  fictive  qui,  dès  lors,  pourra  acquérir, 
hériter,  et,  par  là,  sauver  les  biens  des  parents  que  menace  peut- 
être  déjà  la  confiscation.  Les  fiançailles  précèdent  donc  de  beau- 
coup le  mariage.  Mais  ce  n'est  pas  tout.  Les  fiancés  cohabi- 
tent deux  ou  trois  ans  ensemble,  avant  de  s'unir  par  nn  mariage 
en  forme.  Cet  essai  fini,  ils  pourront  se  séparer  sans  formalité  au- 
cune, s'ils  ne  se  conviennent  pas  (1).  »  Un  pareil  essai  n'est  pos- 
sible que  grâce  à  l'extrême  relâchement  moral  qui  règne  dans  le 
pays.  Tous  les  observateurs  ont  en  etfet  constaté  que  les  Mal- 
gaches, à  l'exemple  des  Polynésiens  leurs  ancêtres,  ont  une 
incroyable  liberté  de  mœurs  (2).  Leur  santé  en  est  atteinte  à  rai- 
son de  80  %  de  la  population,  a-t-on  assuré  au  R.  P.  Piolet.  <(  Le 
peuple,  ajoute-t-il,  est  un  peu  mieux  conservé,  mais  la  noblesse 
déjà  bien  frappée,  et  Ion  pourrait  noter  des  signes  effrayants 
de  caducité  et  de  décrépitude,  spécialement  parmi  les  membres 
de  la  famille  royale.  » 

Quand  les  époux  n'ont  pas  d'enfants,  ils  divorcent  de  droit 
ou  de  fait  et  se  remarient.  Ils  ont  également,  s'ils  le  préfèrent,  la 
ressource  de  se  créer  une  famille  artificielle  en  recourant  à  l'adop- 
tion. Celle-ci  est  très  fréquente  et  comme  elle  n'est  soumise  à 
aucune  limite  d'âge,  ni  de  conditions,  elle  prend  de  jour  en 
jour  une  extension  plus  considérable. 

En  somme,  les  ïlovas  n'ont  en  général  qu'un  petit  nombre 
d'enfants,  et  ils  les  élèvent  avec  plus  d'indulgence  et  même  de 
mollesse  que  de  sévérité.  Ils  cèdent,  parait-il,  trop  aisément  à 
leurs  caprices.  Il  y  a  néanmoins  entre  parents  et  enfants  des 
rapports  très  aflectueux  et  la  vieille  tradition  communautaire  a 
persisté  avec  assez  de  force  pour  maintenir,  d'une  façon  très 
satisfaisante,  chez  les  jeunes  le  respect  des  ascendants. 

Dès  la  naissance  de  chaque  enfant,  le  père  lui    assigne   une 

(1)  R.  P.  Piolet.  Madagascar  et  les  ïlovas,  p.  9i. 

(2)  Ibid.,  p.  50,  51. 

T.    XX.  12 


170  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

portion  distincte  dans  les  biens  qui  composent  le  patrimoine. 
Ce  n'est  point  là  de  sa  part  un  acte  cjui  tende  à  la  dissolution 
de  la  communauté  et  à  réparpillement  de  l'avoir  de  la  famille  : 
C'est  simplement  une  précaution  contre  les  conséquences  d'une 
confiscation  éventuelle  toujours  à  redouter  de  la  part  de  l'État, 
c'est  aussi  un  encouragement  pour  l'enfant  à  bien  soigner  la 
part  qui  lui  est  attribuée  et  qui  est  destinée  à  lui  appartenir  un 
jour.  La  famille  hova  n'est  nullement  une  famille  instable.  C'est 
une  communauté  dont  les  membres  n'ont  d'autre  idée  et  d'au- 
tre désir  que  de  la  maintenir  le  mieux  possible  et  de  vivre 
étroitement  groupés.  Conserver  les  biens  dans  la  famille,  se 
marier  dans  la  famille,  vivre  au  sein  de  la  famille,  tel  est  le 
rêve  et  l'idéal  de  chacun  d'eux. 

Le  R.  P.  de  la  Yaissière  a  tracé  le  tableau  de  cette  vie  de 
famille  :  «  Sous  le  toit  domestique,  écrit-il,  tout  le  monde  par- 
ticipe de  loin  ou  de  près  au  genre  de  vie  du  maître  de  la 
maison.  Le  jeune  Malgache,  à  peine  au  sortir  de  l'enfance,  ap- 
prend bientôt  à  distinguer  de  celui  de  son  père  le  bien  qu'on 
lui  donne  en  propre.  11  compte  déjà  ses  esclaves  et  ses  bœufs. 
Il  sait  qu'il  possède  des  rizières  qu'on  cultive  en  son  nom,  en 
attendant  cju'il  les  cultive  lui-même.  Et  cependant,  juscju'au 
jour  de  son  mariage,  il  vit  sous  le  toit  paternel  avec  ses  frères, 
ses  sœurs,  ses  cousins,  voire  même  ses  neveux,  sans  autre  souci 
que  de  faire  prospérer  son  avoir  particulier  au  sein  de  la  com- 
munauté. Là,  meubles,  habits,  nourriture,  sont  à  peu  près  en 
commun.  Et  la  troupe  des  esclaves,  quoique  déjà  partagée  en 
lots,  travaille  pour  tous.  Rien  de  plus  excellent,  dit  l'auteur, 
cjue  la  vie  en  commun  pour  pénétrer  un  jeune  cœur  de  l'esprit 
de  famille.  Chacun  sait,  d'ailleurs,  que  la  loi  du  rejet  le  livre- 
rait à  la  honte,  peut-être  à  la  misère,  s'il  refusait  d'adopter  les 
vues  et  l'esprit  de  la  communauté. 

((  Cette  forte  tendance  à  la  vie  en  commun  n'exclut  pas  ce- 
pendant une  certaine  inégalité,  le  plus  souvent  inévitable.  Ainsi, 
l'ainé  a  droit  au  respect  de  tous.  Quant  à  l'héritage,  comme 
nous  l'avons  déjà  dit  plus  haut,  il  est  soumis  aux  seules  volontés 
paternelles.  On  trouve  de  ces  enfants  privilégiés  sous  le  rapport 


SIADAGASCAR.  171 

(le  riiéritage  dans  toutes  les  familles  :  mais  loin  d'être  en  butte 
à  la  jalousie  des  autres  frères,  ils  sont  vus  de  bon  œil,  et  regar- 
dés par  tous  comme  leurs  soutiens  et  protecteurs  naturels  (1)  ». 

L'éducation  des  enfants  se  faisait  autrefois  tout  entière  dans 
la  famille  :  c'est  là  qu'ils  apprenaient  pratiquement  les  arts 
utiles  et  que,  se  mêlant  à  la  conversation,  s'initiant  au  chant  et  à 
la  musique,  très  en  honneur  chez  les  Hovas,  ils  recevaient  les 
premiers  éléments  de  leur  culture  intellectuelle.  Aujourd'hui, 
les  missions  européennes  ont  multiplié  les  écoles  dans  le  pays, 
et  les  Hovas  montrent  beaucoup  d'empressement  à  y  envoyer 
leurs  enfants,  qui  s'y  distinguent,  d'ailleurs,  par  la  vivacité  et  la 
promptitude  de  leur  esprit. 

Durant  l'enfance  a  lieu  la  circoncision,  qui  était  autrefois  une 
fête  publique,  et  qui  n'est  plus  aujourd'hui  qu'une  fête  de  fa- 
mille. Enfin,  à  dix-huit  ans,  le  jeune  Hova  doit  satisfaire  à 
l'obligation  du  service  militaire.  C'est  alors  qu'il  fait  vraiment 
son  entrée  dans  Tàge  viril. 

Dès  que  les  enfants  sont  en  âge  d'être  établis,  ils  se  marient. 
Les  filles  reçoivent  une  petite  dot  en  tètes  de  bétail,  esclaves  ou 
argent.  Les  garçons  sont  mis  en  possession  de  leur  part  dans 
les  biens  communs.  On  bâtit  aux  couples  qui  restent  dans  la 
communauté  une  case  dans  l'enceinte  de  l'habitation  de  famille^ 
Quant  à  ceux  qui  s'en  vont,  ils  ne  partent  jamais  sans  esprit 
de  retour.  Les  Hovas,  en  effet,  aiment  leur  village. 

Sans  doute,  dit  le  R.  P.  Piolet,  «  ils  le  quittent  souvent;  ils  en- 
treprennent sans  hésiter  les  plus  grands  voyages  et  ils  s'absentent 
de  gaieté  de  cœur  pour  des  années;  mais  ils  conservent  toujours 
l'espoir  et  la  volonté  bien  arrêtée  de  revenir.  Parfois  même,  ils 
emportent  avec  eux,  comme  le  paysan  irlandais  allant  en  Amé- 
rique, une  poignée  de  la  terre  natale  »  (2).  Ils  la  contemplent 
souvent  avec  émotion  pendant  leur  absence,  en  priant  leur  Dieu 
de  leur  permettre  de  retourner  au  pays,  pour  la  replacer  à  l'en- 
droit du  champ  paternel  d'où  elle  a  été  enlevée. 

Dans  l'enclos  de  la  famille  se  dressent  également  les  maison- 

(1)  R.  P.  de  La  Vaissièrc,  Vingt  uns  à  Madufjascar,  p.  184-185. 

(2)  R.  P.  Piolet,  Madagascar  et  les  Hovas,  p.  40. 


172  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

nettes  des  esclaves.  Ce  nom  d'esclaves  pourrait  induire  en  er- 
reur. Quoique  parfaitement  exact,  en  ce  qu'il  désigne  des  per- 
sonnes qui  sont  la  chose  du  maître  et  peuvent  être  vendues 
par  lui,  ce  qui  est  bien  le  trait  caractéristique  de  l'institution, 
il  ne  doit  point  éveiller  l'idée  d'oppression,  trop  souvent  insé- 
parable de  celle  de  l'esclavage.  En  fait,  l'esclave  à  Aladagascar 
est  une  sorte  de  serf.  La  douceur  de  sa  condition  tient  à  deux 
causes  :  à  l'identité  de  race  et  de  couleur  entre  son  maître  et 
lui,  qui  met  entre  eux  une  moindre  difiérence,  et  à  la  facilité 
extrême  qu'aurait  l'esclave  maltraité  de  s'enfuir  en  gagnant  la 
zone  forestière  toute  voisine ,  où  il  serait  impossible  de  le  rattraper. 

Les  esclaves  sont  très  nombreux  dans  l'Imérina,  où  ils  forment 
certainement  la  majorité,  peut-être  les  deux  tiers  de  la  popula- 
tion. Certaines  familles  riches  en  ont  des  centaines,  parfois  des 
milliers,  et  c'est  au  nombre  de  ses  esclaves  que  s'apprécie  la  for- 
tune réelle  du  Hova.  Les  meilleurs,  et  de  beaucoup  les  plus  nom- 
breux, sont  des  Betsiléos. 

Ces  esclaves  se  divisent,  d'après  leurs  occupations  habituelles, 
en  esclaves  domestiques  et  en  esclaves  cultivateurs. 

(i  Les  premiers  sont  plus  ou  moins  considérés  comme  membres 
de  la  famille,  quoique  à  un  degré  inférieur.  Quelques-uns,  ordi- 
nairement des  enfants,  et  surtout  des  petites  filles  non  encore 
mariées,  habitent  la  maison  du  maitre;  et  alors  ils  sont  nourris, 
soignés,  habillés,  comme  les  autres  enfants  de  la  famille.  Mais  le 
plus  grand  nombre  est  marié  et  vit  à  part  dans  sa  case.  Tout  leur 
service  consiste  alors  dans  quelques  corvées  qu'il  se  partagent 
entre  eux  :  préparer  le  riz,  puiser  l'eau  à  la  fontaine,  balayer 
la  maison,  laver  le  Unge,  voilà  pour  les  femmes  ;  porter  leur  maître, 
lui  faire  escorte,  entretenir  sa  maison,  voilà  pour  les  hommes. 
Cela  leur  prend,  en  moyenne,  le  douzième  de  leur  temps,  l'équi- 
valent d'un  mois  par  année.  D'ailleurs,  si  cette  corvée  leur  dé- 
plaît, ils  peuvent  s'en  exempter,  en  donnant  un  peu  d'argent. 
En  dehors  de  ce  service,  il  s'occupent  de  leurs  propres  affaires. 

«  Il  faut  dire  la  môme  chose  des  esclaves  cultivateurs,  de  ceux 
qui  travaillent  les  rizières  et  gardent  les  troupeaux  de  leur 
maître.  A  côté  du  champ  et  du  bœuf  de  ce  dernier,  il  y  a  leur 


MADAGASCAIi.  173 

propre  champ  et  leur  propre  bœuf,  qu'ils  font  prospérer  en  même 
temps,  et  ({uelquct'ois  même  plus  vite. 

«  Enfin,  c'est  un  esclave  qui  est  l'intendant  de  la  maison,  qui 
distribue  à  chacun  sa  tâche,  surveille  toutes  les  dépenses  et  a 
toutes  les  clefs, 

0  Outre  ces  deux  classes  d'esclaves,  il  y  a  encore  (et  l'absence 
dans  Tile  de  tout  moyen  normal  de  communication  explique 
très  bien  l'existence  de  cette  nouvelle  catégorie),  il  y  a  les  esclaves 
porteurs  dont  on  loue  les  services  quand  on  a  à  se  déplacer.  Ceux- 
là  sont  jeunes,  vigoureux,  pleins  d'entrain*  Ils  gag^nent  beaucoup 
d'argent  et  en  donnent  d'ordinaire  une  partie  à  leur  maitre.  Mais 
ils  sont  heureux,  parce  qu'ils  voyag^ent  beaucoup,  s'amusent 
beaucoup  et  ne  manquent  de  rien. 

((  Xes  esclaves  sont  exempts  du  service  militaire,  exempts  aussi 
de  la  corvée  de  l'Etat ,  souvent  plus  dure  que  celle  du  maitre. 
Enfin,  on  ne  les  maltraite  généralement  pas,  et  jamais  on  ne  doit 
faire  couler  leur  sang.  Le  maitre  peut  cependant  les  châtier,  les 
frapper  du  fouet  ou  les  mettre  aux  fers.  Mais  (ainsi  que  nous  le 
disions  plus  haut)  il  le  fait  rarement,  car  ils  pourraient  s'enfuir 
pour  ne  jamais  revenir. 

«  Les  esclaves  ont  le  droit  et  parfois  les  moyens  de  se  racheter. 
Il  leur  suffit  pour  cela  de  payer  le  prix  de  leur  rançon,  c'est-à- 
dire  leur  valeur  vénale,  et  de  faire  une  déclaration  au  gouver- 
neur, à  qui  on  offrira  une  piastre,  comme  tribut.  Mais  ils  n'y 
tiennent  pas  énormément,  surtout  les  jeunes  gens;  et,  quand  ils 
se  rachètent,  ils  restent,  pour  éviter  les  corvées  et  le  service  mili- 
taire, les  esclaves  nominaux,  par  exemple,  de  leurs  parents  où 
d'un  ami  sûr  (1).  » 

Ce  ji  est  que  chez  les  plus  riches  Hovas,  et  quand  les  esclaves 
sont  très  nombreux,  qu'il  y  a  entre  ceux-ci  la  division  du  travail 
dont  nous  venons  de  parler  et  qui  rappelle  le  souvenir  de  ce  qui 
existait  dans  les  opulentes  villas  de  l'époque  romaine.  Chez  les 
propriétaires  hovas  d'une  condition  moins  élevée  et  d'une  fortune 
moindre,  il  en  est  autrement. 

(1)  R.  P.  Piolet,  Madagascar  et  les  Ilovas,  p.  lOO-loi. 


174  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Nous  allons  essayer,  d'après  Ellis,  Sibree  et  quelques  autres 
auteurs  (1  ),  de  retracer  la  journée  d'un  de  ces  Hovas  de  condition 
moyenne  dons  nous  avons  déjà,  plus  haut,  décrit  l'habitation. 

Ce  petit  propriétaire  se  lève  en  général  de  bonne  heure.  Comme 
réveille-matin,  il  a  le  coq,  dont  nous  avons  décrit  le  juchoir 
dans  l'angle  Sud-Est  de  la  maison,  au-dessus  de  l'étable  du  porc. 
Ce  coq  chante  en  général  vers  trois  heures  du  matin,  mais  il  est 
trop  tôt,  le  jour  n'étant  pas  encore  levé.  11  chante  de  nouveau  vers 
cinq  heures.  C'est  alors  le  moment  d'aller  voir  si  le  soleil  com- 
mence à  poindre.  Le  maître  ou  un  de  ses  esclaves  va  ouvrir  la 
porte,  regarde  de  côté  de  l'Est,  et  rentre  en  disant  :  ((  Voilà  le 
jour  ». 

Après  le  lever,  on  procède  à  la  toilette.  Dès  que  tout  le  monde 
est  debout,  le  père  et  les  divers  membres  de  la  famille  viennent,  les 
uns  après  les  autres,  s'accroupir,  soit  près  du  foyer,  soit  devant 
la  porte  de  la  maison,  étendent  leurs  bras  nus  et  ordonnent  à  un 
esclave  de  leur  apporter  de  l'eau.  Celui-ci  arrive,  tenant  dans  la 
main  gauche  un  plat  qui  servira  de  cuvette,  et,  dans  la  droite, 
une  zingia,  c'est-à-dire  une  corne  de  bœuf,  munie  d'un  bâton  en 
guise  de  manche,  et  pleine  d'eau  fraîche  :  cette  corne  est  le  pot- 
à-eau.  L'esclave  verse  le  liquide  sur  les  mains  du  maître,  qui  les 
frotte  l'une  contre  l'autre,  et  se  débarbouille  aussi  le  visage.  L'es- 
clave a  soin,  pendant  ce  temps,  de  tenir  le  plat  qui  sert  de  cuvette 
sous  la  tête  du  maître,  de  manière  à  recevoir  l'eau  qui  eu  ruis- 
selle. Les  autres  membres  de  la  famille  se  lavent  de  la  même 
manière.  Puis  c'est  le  tour  des  esclaves.  Seulement  ceux-ci,  à  la 
différence  des  précédents,  au  lieu  de  s'essuyer  avec  une  serviette, 
se  servent,  pour  cet  usage,  d'un  des  bouts  de  leur  lamba. 

Chacun  achève  de  s'habiller.  Le  costume  est  très  simple.  Pour 
les  hommes,  il  se  compose  de  trois  parties  :  le  salaka  ou  longue 
ceinture  de  toile  passée  entre  les  jambes  et  serrée  autour  des 
reins,  Xakanjo  ou  tunique  de  toile  de  coton  blanche,  enfin  le 
lamba  blanc,  sorte  de  manteau  assez  semblable  à  la  toge  des  Ro- 
mains et  dans  lequel  les  Hovas  excellent  à  se  draper  avec  autant 

(1)  Ellis  (Rev.  William),  Ilistory  of  Madagascar,  ch.  \i(;  Sibree  (Rev.  James),  Ma- 
dagascar et  ses  habitants,  p.  203-'i05. 


MADAGASCAR.  ITa 

(le  dignité  (lue  tl  elég'ance.  (!lomme  coifï'iire,  les  homnics  portent 
un  chapeau  de  paille  de  riz.  Les  femmes  ont,  comme  les  hommes, 
une  tunicjue  et  un  Inmba,  mais  elles  portent  ce  dernier  d'une 
mani(''re  un  peu  diftVn'cnte.  Elles  ont  de  longs  cheveux  noirs 
(pi'cUes  pommadent  de  graisse  et  savent  tresser  de  mille  maniè- 
res. Elles  s'ornent  volontiers  de  bijoux,  mais  ne  portent  pas  de 
chapeau.  Comme  les  hommes,  elles  vont  nu-pieds. 

Au  printemps,  au  lieu  de  porter  des  vêtements  de  toile  blanche 
ou  de  coton  écru,  on  porte  des  cotonnades  bariolées etfort  légères. 

Nous  venons  de  décrire  le  costume  des  habitants  de  la  campa- 
gne. A  Tananarive,  le  salaka  est  quelquefois  remplacé  par  un 
petit  pantalon;  et  les  gens  de  la  cour,  hommes  et  femmes,  comme 
aussi  cpielques  personnes  riches  en  contact  avec  les  étrangers, 
aiment  à  s'habiller  à  l'européenne.  Cependant  il  est  rare  que 
l'on  sacrifie  le  lamha  qui,  par  une  ressemblance  de  plus  avec 
la  toge  romaine,  est  vraiment  un  costume  national. 

Quant  aux  enfants,  le  plus  mauvais  chiffon  suffit  à  leur  vête- 
ment, et  encore  arrive-t-il  bien  souvent  qu'ils  s'en  passent. 

La  toilette  faite,  le  maître  envoie  ses  esclaves  à  leurs  divers 
travaux,  et  parfois  les  y  accompag-ne  lui-même. 

La  femme  reste  ordinairement  à  la  maison,  et  passe  son  temps, 
soit  à  la  mettre  en  ordre,  soit  à  tisser.  Comme  on  a  d'ordinaire 
beaucoup  plus  d'esclaves  qu'on  n'en  peut  employer  d'une  ma- 
nière régulière  dans  ce  pays  où  il  y  a  si  peu  de  besoins,  l'un  va 
garder  les  porcs,  l'autre  détache  le  veau  du  poteau  où  il  est 
attaché  dans  la  maison,  et  le  conduit  au  pâturage;  un  autre 
traira  la  vache. 

Ces  petits  travaux,  et  d'autres  tout  aussi  simples,  coupés  par  de 
longs  intervalles  de  repos  pendant  lesquels  les  esclaves  se  cou- 
chent nonchalamment  à  terre,  occupent  ceux-ci  jusqu'au  mo- 
ment où  ils  ont  à  faire  les  préparatifs  du  premier  repas.  Ce  repas 
n'a  point  lieu  d'ordinaire  avant  onze  heures  ou  midi. 

Les  Malg'a elles  ont  généralement  des  habitudes  de  tempérance, 
et  ils  varient  peu  leur  régime;  le  riz  est  leur  aliment  principal 
et  forme  la  base  de  tous  les  repas.  Ils  ne  mangent  guère  que 
deux  fois  par  jour,  dans  la  matinée,  ainsi  que  nous  venons  de 


176  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

le  dire,  et  après  le  coucher  du  soleil.  Les  pauvres  mangent  souvent 
leur  riz  sans  viande;  mais  il  le  font  bouillir  avec  certaines  herbes 
qui  servent  de  légumes.  Quelquefois  ils  sont  réduits  à  se  contenter 
de  racines  de  manioc,  aliment  nourrissant  mais  insipide.  Toute- 
fois, dans  la  plupart  des  ménages,  on  fait  cuire  avec  le  riz,  ou  rôtir 
à  part,  un  petit  morceau  de  viande.  Ils  aiment  les  soupes,  les  com- 
potes et  les  plats  au  jus;  aussi  arrosent-ils  leur  riz  copieusement. 
Us  ont  du  boeuf  à  bon  compte  et  de  bonne  qualité,  ainsi  que  toute 
espèce  de  volailles.  Les  moutons  sont  maigres  et  chétifs,  couverts 
de  poils  plutôt  que  de  laine,  et  ressemblent  beaucoup  à  des  chèvres. 
Ces  moutons  ont  des  queues  volumineuses  et  pesantes,  très  esti- 
mées par  les  indigènes,  mais  beaucoup  moins  par  les  Européens, 
car  elles  ne  sont  presque  qu'une  masse  de  graisse.  Aux  funé- 
railles et  dans  toutes  les  fêtes,  labattage  des  bœufs  et  le  repas 
dont  leur  chair  fait  le  plat  de  résistance,  constituent  une  partie 
essentielle  de  la  solennité.  On  fait  une  grande  consommation  de 
crevettes  d'eau  douce  et  d'écrevisses;  mais  les  poissons  ne  sont 
pas  très  abondants.  Le  meilleur  est  le  tondro  qui  ressemble, 
pour  le  goût,  à  la  morue.  On  pêche  des  anguilles  dans  les  riviè- 
res, des  cyprins  dorés  et  des  argentines  dans  les  canaux  des 
champs  de  riz,  mais  ces  poissons  n'ont  rien  de  délicat  à  cause  de 
leur  goût  de  vase.  Les  légumes  et  les  fruits  sont  à  profusion.  Le 
peuple  mange  aussi  de  petites  sauterelles  qu'on  fait  griller 
après  leur  avoir  enlevé  les  ailes  et  les  pattes. 

Le  riz  se  conserve  dans  la  balle  jusqu'au  moment  où  on  l'em- 
ploie; il  est  battu  et  préparé  pour  la  cuisson  par  les  femmes  es- 
claves, et  ce  travail  est  une  partie  importante  de  leur  ouvrage 
journalier.  Elles  se  servent  à  cet  effet  d'un  grand  mortier  en 
bois,  haut  de  cinquante  centimètres  environ,  terminé  par  un  re- 
bord plat  et  carré.  On  détache  la  balle  en  battant  le  riz  avec  un 
pilon  de  bois  :  deux  et  souvent  trois  esclaves  pilent  ensem- 
ble au  même  mortier,  frappant  alternativement  leurs  coups  en 
mesure.  Quand  le  riz  est  bien  battu,  on  le  vanne  dans  un  grand 
plat  en  bois,  on  le  lave  à  plusieurs  reprises  à  l'eau  fraîche,  on 
le  fait  cuire  dans  un  pot  de  terre  sphérique,  et  on  le  sert  enfin 
sur  des  plats  de  terre  grossièrement  vernissés.  On  enfonce  une 


MADAGASCAIJ.  177 

cuiller  clans  chaque  portion  de  riz,  qu'on  arrose  largement  de 
jus  de  viande.  Les  pauvres  se  servent  peu  de  couteaux  ou  de 
fourchettes;  ils  dépècent  la  viande  avec  les  doigts.  Le  temps  né- 
cessaire à  la  cuisson  du  riz  est  d'environ  une  demi-lieure.  Ce  laps 
de  temps  sert  d'unité  pour  la  mesure  de  la  durée  .•  on  dit  qu'un 
endroit  est  à  une,  deux,  trois  masa-bary  (cuissons  de  riz).  L'eau 
est  la  boisson  usuelle;  mais  on  prépare  une  sorte  de  café  léger  en 
faisant  bouillir  de  l'eau  dans  le  pot  au  riz,  aux  parois  duquel  les 
grains  rôtis  ou  brûlés  sont  restés  attachés  après  la  cuisson.  Le 
goût  du  thé,  du  vrai  café,  et  malheureusement  aussi  des  spiritueux, 
se  répand  parmi  les  Hovas.  Après  chaque  repas,  ils  se  rincent  la 
bouche  avec  de  l'eau  fraîche,  habitude  à  laquelle  ils  doivent 
peut-être  la  blancheur  et  l'excellent  état  de  leurs  dents.  Ils  re- 
gardent les  Européens  qui  négligent  cette  pratique  comme  lais- 
sant beaucoup  à  désirer  pour  la  propreté. 

Les  principaux  travaux  agricoles  consistent  dans  la  culture  du 
riz  et  l'élevage  du  bétail. 

La  culture  du  riz  est  assez  pénible.  «  On  défonce  profondé- 
ment le  sol,  on  le  fume,  on  brise  et  écrase  les  mottes  avec  un 
très  grand  soin,  ce  qu'on  effectuait  autrefois  en  les  faisant  pié- 
tiner par  des  bœufs;  puis  on  y  plante,  brin  par  brin,  on  y 
repique  le  riz  que  l'on  a  fait  lever  ailleurs  en  pépinières,  et  on 
le  maintient  dans  l'eau  jusqu'à  la  moisson.  Quand  il  est  mûr, 
on  le  coupe,  on  le  fait  sécher,  et  on  le  bat,  en  le  frappant  contre 
une  pierre  (1).  »  La  culture  du  riz  nécessite  souvent,  soit  pour 
les  diverses  opérations  qu'elle  comporte,  soit  pour  l'entretien 
des  canaux  d'irrigation  des  rizières,  le  travail  simultané  d'un 
grand  nombre  de  bras.  De  là  l'influence  très  marquée  de  cette 
culture  sur  le  maintien  de  la  communauté  de  famille.  La  Science 
sociale  ayant  déjà,  il  y  a  près  de  dix  ans  (2).  mis  en  lumière 
cet  effet  spécial  de  la  culture  du  riz,  il  est  inutile  de  recom- 
mencer ici  une  démonstration  déjà  très  bien  faite ,  et  nous  nous 
bornons  à  signaler  en  passant  le  nouvel  exemple,  qui,  chez  les 
Hovas,  la  confirme  une  fois  de  plus. 

(1)R.  P.  Violai,  Maddfjascur  et  les  Ifovos,  p.  15. 

(2)  Voir  les  articles  déjà  elles  de  M.  Robert  Pinot  {Science  sociale,  année  1886). 


178  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

Les  cultivateurs  et  les  esclaves  ne  quittent  les  champs  où  ils 
sont  allés  travailler  cjue  vers  le  coucher  du  soleil.  C'est  alors, 
entre  cinc|  et  six  heures  du  soir,  qu'on  les  voit  revenir,  par  mil- 
liers, des  rizières,  des  marchés,  des  champs  éloignés,  portant 
leur  bêche  sur  l'épaule  ou  des  fagots  sur  le  dos,  et  se  plaisant 
parfois  à  écouter,  le  long  du  chemin,  la  chanson  de  cjuelque 
berger,  cjui,  en  petits  couplets  courts,  mais  d'une  allure  vive,  cé- 
lèbre le  plaisir  de  retourner  à  la  maison,  après  une  journée 
bien  remplie. 

Arrivés  au  logis,  ils  trouvent  un  repas  identique  à  celui  du 
matin.  Tandis  qu'on  le  prépare  et  après  qu'on  l'a  pris,  la  fa- 
mille s'égaie  en  conversations  et  en  plaisanteries.  La  journée 
se  termine  souvent  par  des  danses  et  par  des  chants.  On  va 
enfin  se  coucher,  on  s'étend  sur  une  ou  deux  nattes  et  on  dort 
jusqu'au  chant  du  coc[. 

Telle  est  la  journée  du  Hova.  Nous  venons  d'en  décrire  une  : 
toutes  se  ressemblent.  D'année  en  année,  elles  se  succèdent  les 
unes  aux  autres,  et  peu  à  peu  la  vie  s'écoule,  la  vieillesse  vient 
et  il  est  temps  de  songer  au  terme.  Le  Hova  n'a  ni  religion  pro- 
prement dite,  ni  temple,  ni  prêtres.  Ses  croyances  ne  dépassent 
pas  le  niveau  d'un  fétichisme  grossier  et  d'une  sorcellerie  vul- 
gaire. Mais  il  est  loin  d'être  insensible  au  sort  de  l'âme  après  la 
mort.  Il  a  le  culte  des  ancêtres.  Il  tient  à  conserver  leur  dépouille 
près  de  sa  demeure,  dans  la  cour  de  l'habitation,  s'il  le  peut, 
tout  au  moins  à  proximité  du  village.  Le  tombeau  de  famille  est 
luxueusement  édifié  au  moyen  de  larges  dalles  de  pierre,  A  l'in- 
térieur, les  morts  sont  placés  dans  un  ordre  qui  reproduit  la  hié- 
rarchie de  la  communauté  de  famille.  La  porte,  orientée  comme 
celle  de  la  maison  des  vivants,  et  située  à  l'ouest  :  en  face,  le 
long  de  la  paroi  orientale,  se  trouve  la  place  d'honneur  où  il 
n'y  a  ordinairement  qu'un  seul  lit,  réservé  au  chef  de  la  fa- 
mille, au  patriarche  de  la  communauté.  Les  autres  membres  sont 
rangés  au  nord  et  au  sud,  sur  deux  ou  trois  rangs  de  gradins 
superposés.  Extérieurement ,  et  exactement  au-dessus  de  la  place 
d'honneur  ou  lit  des  ancêtres,  est  placée  une  stèle  qui  émerge 
du  sol  :  c'est  sur  cette  stèle  qu'on  vient  répandre  de  la  graisse 


MADAGASCAR.  170 

cl  célébrer  (les  sacrificos,  le  jour  du  Fandroann  ou  fètc  natio- 
nale, l/édificatioii,  renibellissement,  l'entretien  du  tombeau  de 
i'amille  sont  pour  le  Ilova  une  préoccupation  constante,  et  une 
source   de  dépense  considérable. 

Nous  aurions  achevé  de  décrire  la  vie  sociale  des  Hovas,  si 
le  peuple  que  nous  désignons  sous  ce  nom  impropre  n'était 
composé  que  de  Hovas  proprement  dits  ;  mais  nous  savons  qu'au- 
dessus  de  ces  derniers,  qui  forment  la  couche  profonde  de  la 
population,  il  y  a  aussi  les  vainqueurs  d'origine  malaise  repré- 
sentés par  les  Andrianas.  Théoriquement,  avec  le  système  d'in- 
terdiction des  mariages  de  caste  à  caste,  chacun  de  ces  deux 
éléments  aurait  dû  demeurer  distinct  de  l'autre,  et  évoluer  à 
part.  Mais  il  n'en  a  pas  été  ainsi  :  par  suite  d'unions  illégitimes, 
par  suite  de  ces  influences  de  voisinage  que  notre  classification 
sociale  relève  avec  tant  de  raison,  ces  deux  éléments  ont  fini 
par  se  fondre  l'un  dans  l'autre  en  une  masse  presque  homogène. 
Il  nous  reste  à  déterminer  ce  que  cette  masse  doit  d'une  manière 
plus  spéciale  à  l'action  de  l'élément  andriana.  Les  remarques 
que  nous  avons  déjà  faites,  en  parlant  des  origines  malaises 
de  cette  partie  de  la  population,  nous  permettront  d'être  très 
bref. 

Les  Hovas  doivent  aux  Andrianas  àe  n'être  pas  restés  de  purs 
cultivateurs  et  de  s'être  élevés  jusqu'à  la  fabrication  et  au  com- 
merce. 

La  fabrication  n'a  jamais  lieu  qu'en  petite  industrie  familiale , 
soit  accessoire  soit  principale.  Bien  que  la  division  du  travail  soit 
loin  d'être  poussée  aussi  loin  qu'en  Europe,  il  ne  laisse  pas  que 
d'y  avoir,  à  Madagascar,  des  métiers  et  professions  distincts,  et 
on  compte  nombre  de  Hovas  qui  tirent  leur  principal  moyen 
d'existence  d'un  art  spécial.  De  ce  nombre  sont  les  charpentiers, 
les  forg-erons,  les  maçons,  les  ferblantiers,  les  ébénistes,  les  orfè- 
vres, les  couvreurs  et  bien  d'autres. 

Ils  sont  très  habiles  dans  tous  les  travaux  manuels,  ils  sont 
doués  d'une  g-rande  sûreté  de  main  et  d'une  vue  excellente.  Leurs 
longs  doigts  effdés  semblent  faits  pour  exécuter  tous  les  ouvrages 
(|ui  exigent  de  la  délicatesse  et  de  la  dextérité.  «  Avec  ses  yeux, 


180  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

le  Hova,  dit  le  R.  P.  Piolet  (1),  voit  plus  loin  que  l'Européen 
avec  une  jumelle,  et  il  distingue  de  plus  petits  objets,  avec  leurs 
reliefs  les  plus  fins  »,  et  les  plus  ténus.  Si  l'on  joint  à  ces  qualités 
physiques  une  très  grande  patience,  on  ne  sera  pas  surpris  que 
les  Hovas  se  distinguent  dans  le  travail  à  la  main. 

Leurs  lambas  et  leurs  dentelles  de  soie,  tissés  et  fabriqués  on  ne 
sait  trop  par  quels  procédés  tout  rudimentaires,  sont  d'un  travail 
achevé,  et  se  font  remarquer  par  l'élégance  de  leur  dessin  et  la 
vivacité  de  leurs  couleurs.  Dans  la  confection  de  leurs  chaînettes 
et  de  leurs  bijoux,  d'une  finesse  extrême,  et  des  objets  en  filigrane 
d'or  ou  d'argent,  les  joailliers  indigènes  atteignent  un  haut  degré 
de  perfection.  L'adresse  des  Hovas  n'est  pas  moins  frappante  dans 
la  fabrication  des  paniers  de  paille,  de  toute  forme  et  de  toute 
destination.  Il  font  notamment  de  petites  boites,  en  paille  très  line, 
qui  sont  des  échantillons  admirables  de  ce  que  peut  l'habileté 
manuelle  :  certaines  d'entre  elles,  qui  n'ont  guère  que  deux  centi- 
mètres cubes,  sont  tissées  presque  aussi  délicatement  que  la  soie  et 
le  coton  le  plus  lin,  et  présentent  un  fini  merveilleux  à  l'intérieur 
comme  à  l'extérieur.  Ils  travaillent  très  adroitement  le  bois  et  la 
corne.  Ils  fabriquent  en  particulier  des  cuillers  de  corne  fondue 
qu'on  croirait  de  provenance  européenne.  Mais  c'est  dans  l'indus- 
trie du  métal  qu'ils  montrent  la  supériorité  la  plus  grande.  On  Jie 
s'en  étonnera  pas  si  l'on  se  rappelle  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut 
relativement  au  développement  de  cette  industrie  chez  les  popu- 
lations malaises.  Ils  savent  produire  des  fers  d'excellente  qualité, 
tant  pour  la  force  que  pour  l'élasticité.  On  voit,  dans  les  églises,  des 
serrures,  des  grilles,  œuvre  de  la  forge  locale,  qui  sont  exécutées, 
dit  Sibree,  avec  le  même  fini  que  l'on  aurait  pu  obtenir  d'ouvriers 
anglais.  «  J'ai  rapporté  en  Angleterre,  dit  le  même  observateur, 
quelques  limes  de  fabrique  indigène  et  je  les  ai  soumises  à  un 
ami  versé  dans  les  articles  qui  sortent  des  manufactures  de  Shef- 
tield;  il  les  a  trouvées  parfaites  (2).  » 

Les  Hovas,  il  est  vrai,  n'inventent  guère  et  sont  surtout  imita- 
teurs. Mais  ils  savent  s'approprier  tous  les  procédés  qu'ils  voient 

(1)  R.P.  Piolet,  Madagascar  et  les  Hovas,  p.  39. 

(2)  Sibree,  Madagascar  et  ses  habitants,  p.  220. 


MADAGASCAR.  181 

employer,  et  reproduire  exactement  tous  les  ()l)jets  ({u'on  leur 
présente.  A  cet  égard,  ils  rivalisent  avec  les  Chinois.  C'est  ainsi, 
par  exemple,  qu'on  voit,  dans  le  palais  de  la  reine,  plusieurs  grands 
vases  d'argent,  copiés  sur  des  exemplaires  envoyés  de  France  ;  il 
serait  difficile  de  les  distinguer  des  originaux.  D'autre  part,  c'est 
presque  exclusivement  à  l'aide  d'ouvriers  indigènes  que  le  très 
distingué  architecte  du  gouvernement  français  à  Tananarive  , 
M.  Jully,  a  construit  et  décoré  le  palais  de  la  Résidence  générale, 
un  des  plus  beaux  édifices  européens  de  la  capitale  hova.  On  sait 
enfin  que  c'est  en  employant  la  main-d'œuvre  malgache,  qu'un 
des  principaux  initiateurs  de  l'Imérina  à  la  civilisation  française, 
notre  compatriote  Laborde,  le  grand  Laborde  comme  on  l'appelle 
si  justement  là-bas,  avait  organisé  ses  prodigieuses  usines  de  Man- 
tasoa,  où  l'on  fondait  le  fer,  le  cuivre,  où  l'on  fabriquait  des  ca- 
nons, des  fusils,  de  la  poudre,  du  papier,  de  la  poterie,  de  la 
chaux  ;  du  verre,  de  la  bougie,  du  savon  et  quantité  d'autres  pro- 
duits utiles. 

Si  habile  que  soit  le  Hova  dans  les  travaux  de  fabrication,  il 
excelle  encore  bien  davantage  dans  le  commerce.  «  Le  Hova,  dit 
le  R.  P.  Piolet,  est  essentiellement  marchand,  autant  que  le  Juif 
et  plus  que  le  Chinois  (1).  »  Cette  supériorité,  les  habitants  de 
l'Imérina  la  doivent  incontestablement  à  l'élément  malais  qui  est 
entré  dans  leur  formation  sociale.  Nous  n'en  voulons  d'autre  preuve 
que  la  constatation  suivante  du  R.  P.  de  la  Vaissière.  «  Le  com- 
merce entre  les  diverses  peuplades  de  Madagascar  se  réduit,  dit- 
il,  à  fort  peu  de  chose.  Chaque  tribu  vit  en  effet  séparée  de  la  tri- 
bu voisine  et  tâche  de  se  suffire  à  elle-même,  ce  qui  n'est  pas  bien 
difficile,  vu  les  besoins  des  barbares  qui  en  font  partie.  Les  Ho- 
vas,  cependant,  font  excoption  à  cette  règle.  Us  s'adonnent  de 
bonne  heure  au  commerce  et  ils  l'exercent  selon  leurs  moyens,  au 
milieu  de  leurs  compatriotes  ou  avec  les  tribus  voisines, 
avec  autant  d'ardeur  que  les  Européens  qui  fréquentent  le 
pays  (2).  »  Il  est  certain  que  si  les  Hovas  sont  seuls  à  faire  excep- 
tion, parmi  toutes  les  populations  de  iMadagascar,  au  point  de 

(1)  R.  P.  Piolet,  MadcKjascar  et  les  Hovas,  p.  37. 

(2)  R.  P.  de  La  Vaissière,   Vingt  ans  à  Madagascar,  p.  19, 


182  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

vue  des  aptitudes  commerciales,  il  eu  faut  chercher  la  cause  dans 
l'élément  particulier  qui,  du  dehors,  est  venu  modifier  si  profon- 
dément leur  formation  sociale  originaire. 

Le  R.  P.  Piolet  donne  de  cette  supériorité  commerciale  des 
Hovas  quelques  exemples  qui,  dit-il  avec  raison,  le  dispenseront 
de  toute  autre  preuve. 

«  En  1891,  deux  Chinois  montèrent  à  Tananarive,  espérant 
y  faire  fortune,  comme  ils  le  font  partout  ailleurs,  comme  ils  le 
font  notamment  sur  la  côte.  Eh  bien,  ils  ne  purent  rien  y  faire, 
et  durent  rapidement  repartir.  Je  rencontrai  le  dernier  quand 
je  redescendais  vers  Tamatave. 

«  Quelques  jours  plus  tard,  je  voyageais  à  Bourbon,  de  la 
Pointe  des  Galets  à  Saint-Denis,  avec  M.  Rebut,  le  directeur 
d'une  des  grandes  maisons  de  commerce  de  Madagascar,  et  voici 
ce  qu'il  me  raconta.  Il  a  des  comptoirs  un  peu  partout  sur  les 
côtes  Est  et  Sud,  et  une  succursale  à  Tananarive.  Or,  c'est  chez 
lui,  à  Tamatave,  que  les  marchands  de  toile  d'Ambohimalaza  s'ap- 
provisionnent, leurs  frais  de  transport  sont  sensiblement  les 
mêmes  que  les  siens,  et  ils  arrivent  néanmoins  à  lui  faire  avec 
cela  une  telle  concurrence  qu'il  ne  pouvait  plus  lutter  et  était  dé- 
cidé à  fermer  sa  maison  de  Tananarive.  (]e  seul  fait  en  dit  long  ! 

«  Le  troisième  trait  est  plutôt  amusant  ;  un  revendeur  hova 
achetait  pour  dix-sept  piastres  de  toile  chez  un  marchand  euro- 
péen, à  Tananarive.  Le  marché  était  conclu,  et  il  allait  empor- 
ter son  ballot,  quand  un  autre  Hova  entre,  et  là,  séance  tenante, 
le  premier  lui  revend  sa  toile  vingt  et  une  piastres,  gagnant 
ainsi  quatre  piastres  sous  les  yeux  de  l'Européen  ébahi  et  sur 
son  propre  comptoir  (1),  » 

On  comprend  qu'avec  de  telles  aptitudes  professionnelles  les 
Hovas  aient  le  goût  le  plus  vif  pour  la  fréquentation  des  bazars 
et  des  marchés  publics.  Tous  les  auteurs  sont  unanimes  à  recon- 
naître que  c'est  leur  occupation  favorite. 

-  Ils  sont  très  longs  en  affaires,  demandent  toujours  des  rabais, 
marchandent,    discutent,   n'en  finissent  pas.    Miachj    varotra, 

(1)  R.  P.  Piolet,  MudiKjascar  et  les  Hovas,  p.  38. 


MADAGASCAR.  IHo 

c'est-à-(liro  le  marchandage,  semble,  dit  EUis,  être  Faccompa- 
gnement  nécessaire  de  tout  achat,  absolument  comme  le  fait 
d'ouvrir  les  yeux  est  inséparable  du  phénomène  de  la  vision.  On 
perd  un  temps  considérable  (et  la  chose  doit  évidemment  cho- 
quer, Ellis  d'autant  plus  qu'il  est  Anglais,  c'est-à-dire  d'un  pays 
où  les  transactions  se  concluent  sans  beaucoup  de  phrases),  on  perd 
un  temps  considérable,  ajoute-t-il,  à  contester  pour  un  penny. 

Mais  ce  n'est  pas  tout;  quand  on  s'est  mis  d'accord  sur  les  prix, 
tout  n'est  pas  lini,  car  il  faut  encore  procéder  au  paiement,  et 
c'est  là  une  seconde  opération  aussi  compliquée  que  la  première. 
Les  Hovas  n'ont  pas,  en  effet,  de  monnaie  divisionnaire,  et,  pour 
y  suppléer,  il  faut  couper  les  piatres  d'arsent  en  fragments  de 
toute  forme  et  de  toute  dimension ,  qu'on  est  ensuite  oljligé  de 
peser  au  moyen  de  petites  balances  que  chaque  individu  porte 
toujours  sur  lui  avec  une  série  de  poids.  Ces  pesées  donnent  lieu 
à  des  difficultés  interminables. 

Pendant  toute  la  durée  des  discussions  entre  l'acheteur  et  le 
vendeur,  il  se  forme  autour  d'eux  un  cercle  de  curieux.  Les  Mal- 
gaches, en  effet,  comme  les  autres  Orientaux,  n'aiment  rien 
tant  que  de  suivre  la  conclusion  d'un  marché,  pour  se  mêler  au 
débat  et  donner  leur  avis  personnel. 

Les  transactions  ont  lieu,  d'abord,  dans  les  bazars,  ou  marchés 
quotidiens,  établis  dans  les  principales  villes  en  vue  de  procu- 
rer les  objets  les  plus  indispensables  aux  besoins  ordinaires  de 
la  vie.  Elles  ont  lieu  sur  une  plus  grande  échelle  dans  les  mar- 
chés hebdomadaires,  ou  sorte  de  foires,  beaucoup  plus  considé- 
rables que  les  précédents,  et  qui  portent  invariablement  le  nom 
des  jours  de  la  semaine  auxquels  ils  sont  tenus.  On  a  ainsi  le 
marché  du  lundi  [aialsi/w//),  du  mardi  [talata),  du  mercredi 
[alarobia],  etc.  Celui  de  Tananarive  "a  lieu  le  vendredi  :  de  là 
son  nom  de  zonia. 

Ces  marchés  sont  très  fréquentés  et  l'on  y  vient  de  fort  loin. 
La  capitale  présente,  chaque  vendredi,  une  scène  des  plus  ani- 
mées. De  grand  matin,  toutes  les  routes  conduisant  à  la  ville  sont 
remplies  de  personnes  qui  apportent  leurs  produits  pour  les 
vendre   ou   qui  viennent  faire  des  emplettes;   les  voies  princi- 


184  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

pales  de  Tananarive  sont  également  occupées  tout  le  jour  par  une 
foule  compacte.  On  n'a  qu'à  se  rendre  sur  la  vaste  place  où  se 
tient  le  marché,  pour  observer  à  loisir  les  types  variés  des  diver- 
ses tribus  de  la  province,  et  se  familiariser  avec  les  produits  du 
pays  et  les  articles  de  manufacture  indigène.  Chaque  marchan- 
dise a  son  emplacement  spécial  :  il  y  a  celui  du  bois,  de  la  vais- 
selle, des  fruits,  du  riz,  des  tissus,  des  esclaves,  des  volailles,  des 
bœufs,  des  outils  et  ustensiles.  Chacjue  petit  propriétaire  y 
apporte  ce  qu'il  a  à  vendre,  une  charge  de  riz,  une  peau  de 
bœuf,  quelques  livres  de  cire,  des  boules  de  caoutchouc. 

Rien  de  plus  animé  cjue  ces  grandes  foires.  A  voir  l'entrain 
cju'y  apportent  tous  les  Hovas  grands  et  petits,  on  a  l'impression 
très  nette  que  c'est  là,  et  non  ailleurs,  cju'ils  sont  bien  dans  leur 
véritable  élément.  Le  Hova  pratique  aussi  beaucoup  le  trafic  par 
colportage.  Tantôt  il  descend  à  la  côte  chercher  des  marchandises 
pour  les  revendre,  tantôt  il  circule  dans  le  pays  comme  marchand 
ambulant  avec  une  pacotille  d'objets  de  fabrication  indig"ène. 

La  psychologie  du  Hova  ressort,  croyons-nous,  assez  nette- 
ment du  tableau  que  nous  venons  de  tracer  de  sa  vie  sociale. 
Il  nous  suffira,  pour  la  compléter,  d'ajouter  qu'il  est  très  in- 
dolent, toutes  les  fois  qu'il  ne  s'agit  pas  de  quelque  bonne  spé- 
culation à  essayer,  très  avide  d'argent,  très  enclin  à  l'usure  et 
au  vol,  extrêmement  débauché,  passablement  ivrogne,  très  or- 
gueilleux, très  hypocrite,  très  menteur,  et  par-dessus  tout  d'une 
extrême  fourberie.  Il  est  inconstant,  léger,  infidèle,  ne  se  con- 
sidère jamais  comme  lié  par  sa  parole,  et  est  entièrement  dé- 
pourvu de  générosité,  de  grandeur  cVàme  et  de  dignité  morale. 
En  revanche,  il  est  doux,  pacifique,  hospitalier,  d'un  commerce 
facile,  beau  parleur,  orateur  même,  amateur  passionné  de  poésie 
et  de  musique,  intelligent,  adroit,  débrouillard,  très  sobre,  en 
général,  très  actif,  quand  il  veut,  très  endurant,  très  obéissant, 
très  résigné,  et  par -dessus  tout  profondément  respectueux  de 
l'autorité  publique  et  des  traditions  domestiques. 


MADAGASCAR.  18o 


II.    LKVOLrXIOX    1»K    LA    ROVAl  TK    IIOVA. 

Le  fait  le  plus  caractéristique  de  révolution  sociale  du  peuple 
hova,  c'est  la  superposition  d'une  puissante  communauté  d'État 
aux  communautés  de  famille  dont  il  était,  il  y  a  quelques  siècles, 
presque  exclusivement  composé. 

Cette  communauté  d'État  est  d'origine  toute  récente.  Son  dé- 
veloppement se  confond  avec  celui  de  la  monarchie  hova,  qui 
en  est  la  toute-puissante  incarnation. 

Au  dix-septième  siècle,  iln'en  était  encore  aucunement  question. 
Toutes  les  provinces  du  plateau  central,  écrivait  Flacourt,  «  sont 
gouvernées  par  plusieurs  tyranneaux  qui  ont  empiété  Fauthorité, 
par  adresse  et  par  force,  dont  les  enfants  succèdent  aux  pères, 
et  tiennent  ainsi  les  habitants  sujets  sous  le  joug  de  la  servi- 
tude (1).  » 

Il  est  assez  aisé  de  se  représenter  l'état  de  choses  existant  dans 
rimérina  à  l'époque  où  écrivait  le  vieil  historien.  Les  descendants 
des  Vazimbas,  ou  Hovas  proprement  dits,  sont,  depuis  la  conquête 
malaise,  tombés  sous  la  domination  des  envahisseurs.  Ceux-ci, 
les  Ândrianas,  se  sont  partagé  le  pays,  s'y  sont  taillé  de  petites 
principautés.  Leurs  descendants  régnent,  chacun  dans  les  limites 
de  son  territoire,  et  exploitent  les  cultivateurs  hovas  qui  habitent 
celui-ci.  Ce  sont  leurs  sujets,  et,  quanta  eux,  ils  sont  les  tyranneaux 
dont  parle  Flacourt.  Mais  bientôt  ils  se  lassent  de  ne  régner  que 
sur  leur  propre  domaine,  et  essaient  de  s'emparer  des  troupeaux 
ou  d'emmener  enesclavag-e  les  sujets  du  tyranneau  voisin.  Celui- 
ci  résiste  et  se  défend.  Le  régime  des  guerres  privées  commence. 
Il  était  à  son  apogée  au  dix-septième  siècle. 

La  tradition  d'un  chef  suprême,  imposant  à  tous  le  bon  ordre 
et  le  respect  de  la  justice,  n'était  cependant  pas  entièrement 
effacée.  Rappelons-nous,  en  effet,  que  les  émigrants  malais, 
pères  des  Andrianas,  constituaient  une  troupe  organisée  et  hié- 


(1)  Flacourt,  Histoire  de  la  (jrande  île  de  Madagascar,  p.  'i. 

T.    71X. 


186  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

rarchisée,  qui  possédait  certainement  un  chef  unique,  et  avait 
dû  le  conserver  après  son  arrivée  dans  File,  pour  lutter  avec  plus 
de  discipline  et  de  succès  contre  les  populations  hostiles  de  la 
côte  Sud-Est.  Cette  tradition,  un  moment  oubliée,  reprend  force. 
LAndriana,  héritier  du  titre  du  chef  primitif,  rend  enfin  à  ce 
titre  tout  son  prestige  et  toute  son  autorité. 

Cet  héritier  du  chef  originaire  régnait  précisément  dans  la 
plaine  marécageuse  de  Tananarive,  où  le  besoin  d'une  autorité 
très  ferme  se  faisait  particulièrement  sentir.  Non  seulement,  en 
effet,  cette  contrée  avait,  comme  les  autres,  besoin  d'être  pro- 
tégée contre  les  agressions  des  voisins  malintentionnés,  mais  elle 
réclamait  en  outre  impérieusement,  par  suite  des  circonstances 
propres  du  lieu,  l'exécution  de  travaux  étendus  de  canalisation  et 
d'endiguement  pour  raménagement  et  le  bon  entretien  des  ri- 
zières, travaux  sans  lesquels  le  pain  quotidien  aurait  fait  défaut  à 
la  population.  Seul,  un  pouvoir  fort,  centralisé,  disposant  de 
larges  ressources,  pouvait  entreprendre  et  mener  à  bien  des 
ouvrages  aussi  importants.  On  se  trouvait  en  présence  d'une  si- 
tuation (juelque  peu  analogue  à  celle  qui,  dans  l'antique  Egypte, 
avait  fait  sortir  l'unité  de  pouvoir  du  Pharaon  de  la  nécessité  de 
réunir  en  une  seule  main  l'ensemble  solidaire  des  services  d'irri- 
gation et  des  diverses  branches  des  travaux  publics.  Le  résultat, 
en  tout  cas,  fut  ici  le  même.  Les  Audrianas  du  voisinage  passèrent 
peu  à  peu  de  l'état  de  petits  chefs  indépendants  à  celui  de  simples 
vassaux,  de  petits  seigneurs  dépendants,  que  leurs  descendants 
occupent  encore,  et  une  royauté  conçue,  selon  le  type  patriarcal, 
avec  des  pouvoirs  absolus  sans  autre  limitation  que  le  respect 
des  anciens  usages,  s'établit  sur  tout  le  plateau  de  l'Imérina  au 
profit  de  la  dynastie  qui  commandait  à  Tananarive. 

C'est  sous  Andrianampoinimerina ,  qui  régna  de  1787  à  1810, 
que  ce  nouveau  régime  prit  une  assiette  définitive.  Ce  prince, 
d'après  le  R.  P.  Piolet,  fut  «  tout  simplement  un  homme  sur- 
prenant, un  de  ces  rois  extraordinairement  doués  et  complets, 
dont  l'apparition  suffit  pour  imprimer  une  vive  impulsion  à  une 
nation,  la  jeter  résolument  dans  les  voies  du  progrès  et  parfois 
en  faire  un  grand  peuple.  Bravoure,  intelligence  pratique,  talent 


MADAGASCAR.  1S7 

d'administration  et  d'organisation,  il  avait  tout  pour  lui,  ot  c'est 
lui  véritablement  qui  est  le  fondateur  de  l'hégémonie  hova  (1).  » 

C'est  lui  qui,  le  premier,  eut  nettement  conscience  du  double 
but  que  devaient  sans  interruption  poursuivre  ses  successeurs  : 
au  dedans,  t'ortilier  sans  cesse  le  pouvoir  royal,  développer,  en 
d'autres  termes,  la  communauté  d'État;  au  dehors,  étendre  les 
frontièresde  son  royaume  jusqu'aux  extrémités  mêmesde  l'île.  «  Il 
faut  (jue  toute  cette  terre  m'appartienne,  s'écria-t-il  le  jour  de 
son  couronnement;  la  mer  doit  être  la  limite  de  mon  royaume.  » 

Au  dedans,  il  régna  avec  beaucoup  de  modération  et  d'é- 
quité. ((  Le  gouvernement  de  ses  États  était  remarquablement  sage 
et  prudent,  avec  une  indépendance  locale  qui  laissait  aux  lem- 
pomenakelij  et  aux  chefs  de  village  ou  aux  rois  soumis  une 
grande  initiative  et  une  véritable  autorité  ;  et,  en  même  temps, 
avec  un  pouvoir  central  fortement  constitué,  qui  restait,  en  dernier 
ressort,  le  maître  incontesté  et  toujours  obéi.  » 

Il  encouragea  beaucoup  l'agriculture.  «  Le  riz  et  moi,  avait- 
il  coutume  de  dire,  nous  ne  faisons  qu'un.  »  Aux  nécessiteux 
qui  venaient  lui  demander  de  l'argent,  il  remettait  d'abord  une 
bêche,  en  leur  disant  :  ((  Travaillez  et  le  sol  vous  nourrira;  le 
paresseux  devient  nécessairement  voleur.  »  Il  avait  toujours  une 
récompense  pour  ceux  qui  lui  apportaient  les  produits  agricoles 
les  plus  beaux,  et  l'un  de  ses  plus  chers  conseillers,  Hagamanity 
travailla  si  bien  un  seul  pied  de  manioc ,  le  fuma  avec  tant  de 
soin,  qu'il  en  retira,  en  l'arrachant,  la  charge  de  huit  hommes. 

«  Il  avait  déjà  fait  refaire,  au  commencement  de  son  règne, 
les  digues  de  l'Ikopa.  Il  multiplia  partout  les  travaux  de  cette 
nature.  Tananarive  était  en  etfet,  en  ce  temps-là,  comme  un  ilôt 
rocheux,  une  montagne  isolée,  perdue  au  milieu  d'un  immense 
lac,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  d'un  immense  marais, 
formé  par  les  eaux  de  l'Ikopa  recouvrant  les  plaines  voisines. 
Une  double  digue  de  trente  kilomètres  de  long  fut  construite  en 
terrassements,  large,  élevée,  solide,  et  c'est  ainsi  que  furent 
créées  les  immenses  rizières  qui  font  face  à  la  ville   du  côté  de 

(1)  R.  P.  Piolet,  Maduf/ascar  et  lex  lloras,  p.  214. 


18<S  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

rOuest,  et  sont  les  plus  belles  de  toute  l'Imérina.  Il  lit  construire 
la  route  cVxVmbohimang-a  et  creusa  un  canal  pour  relier  cette  ville 
à  Tananarive ,  l'inaugurant  solennellement  lui-même  dans  sa 
pirogue  royale,  au  milieu  des  fêtes  les  plus  grandioses  et  des  ré- 
jouissances de  tout  son  peuple.  » 

11  s'appliqua  également  à  développer  le  commerce.  «  Il  mul- 
tiplia les  bazars  ou  marchés,  ordonna  à  ses  chefs  de  les  pro- 
téger et  de  les  encourager,  en  particulier  d'y  vendre  leurs  den- 
rées et  d'y  acheter  à  un  prix  raisonnable  ce  dont  ils  auraient 
besoin.  C'est  lui  qui  créa  les  balances  et  les  poids  lég'aux  pour 
peser  l'argent  coupé ,  qui  fixa  la  longueur  de  la  brasse  pour  la 
mesure  des  étoffes  et  fit  faire  le  rary  ou  mesure  pour  le  riz.  » 

Au  dehors,  il  étendit  considérablement  au  delà  de  l'Imérina 
les  limites  du  royaume. 

Le  règne  d'Andrianampoinimerina  représente  une  époque  de 
prospérité  économique  et  d'équilibre  heureux  de  tous  les  pouvoirs. 

Sous  les  successeurs  de  ce  grand  prince  ,  cet  équilibre  se 
rompit,  et  depuis  il  ne  s'est  pas  rétabli. 

Au  dedans ,  la  communauté  d'État  n'a  cessé  de  s'étendre  au 
détriment  de  l'indépendance  de  la  caste  et  de  la  famille. 

Le  pouvoir  royal  s'est  particulièrement  appliqué  à  enlever 
toute  autorité  aux  deux  castes  supérieures  de  la  noblesse  et  à 
celle  des  princes  du  sang,  La  plus  grande  partie  de  cette  au- 
torité a  passé  aux  mains  des  gouverneurs,  agents  directs  et  ré- 
vocables du  souverain.  «  S'il  est  permis  de  se  servir  d'une  compa- 
raison historique  bien  prétentieuse,  mais  à  peu  près  exacte,  écrit 
le  R.  P.  Piolet,  ces  noblesdes  deux  premières  castes  et  les  princes, 
ou  zanak'  andriana,  sont  en  raccourci,  à  Madagascar,  vis-à-vis  de 
la  reine  et  de  son  premier  ministre,  ce  qu'était  la  noblesse  en 
France  sous  Louis  XIII,  vis-à-vis  du  Roi  et  de  Richelieu.  Même 
orgueil ,  même  impatience  du  joug,  même  soif  de  révolte,  d'un 
côté;  et,  de  l'autre,  même  ministre  autoritaire,  implacable  et 
tout-puissant,  même  abaissement  des  pouvoirs  locaux  et  même 
concentration  excessive  (1).  » 

(1)  R.  P.  Piolet,  Madayascar  et  les  Hovas,  p.  98. 


MAKACASCAR.  IS!) 

La  coiumunaiité  d'État  s'est  éf^alenient  attaquée  à  riiulépcn- 
dance  de  la  famille  par  les  moyens  les  plus  variés  :  établisse- 
ment d'une  législation  civile  et  pénale  et  institution  de  juges 
d'Etat,  de  manière  à  remplacer  les  vieilles  coutumes  et  la  juridic- 
tion familiale;  reconnaissance  du  culte  protestant  comme  reli- 
gion d'Etat  et  création  d'écoles  obligatoires  pour  faire  pénétrer 
la  nouvelle  doctrine  au  foyer  domestique;,  enfin  intervention 
multiple ,  sous  toutes  les  formes,  dans  le  domaine  des  intérêts 
privés. 

Le  développement  de  la  communauté  d'État  s'est  bientôt  tra- 
duit par  un  développement  excessif  du  fonctionnarisme.  En  tète 
de  la  hiérarchie  administrative  nouvelle  se  trouve  le  premier  mi- 
nistre, époux  de  la  reine,  véritable  maire  du  palais,  à  qui  appar- 
tiennent, en  fait,  toute  autorité  et  tout  pouvoir. 

En  face  de  lui  ne  s'élève  aucun  pouvoir  de  contrôle  :  il  n'a 
(ju'à  commander  selon  son  bon  plaisir  et  du  haut  en  bas  de  la 
hiérarchie  ses  ordres  sont  fidèlement  transmis  et  accomplis.  Il 
fait  connaître  ses  volontés  par  l'intermédiaire  de  ses  secrétaires, 
et  il  agit  par  l'organe  des  gouverneurs,  qui,  munis  de  pleins 
pouvoirs,  représentent  la  reine  soit  dans  l'Imérina,  soit  dans  les 
provinces  conquises.  Entre  le  premier  ministre  et  les  gouverneurs, 
les  l^imandoa  ou  courriers  de  la  reine,  pris  parmi  les  esclaves  de 
la  couronne,  et  qui  arrivent  souvent  à  de  hautes  situations  comme 
les  affranchis  de  l'ancienne  Rome,  servent  à  porter  les  messages 
et  surtout  à  exercer,  au  profit  du  premier  ministre,  tout  un  ser- 
vice fort  important  de  surveillance  et  d'espionnage. 

De  même  que  la  centralisation  au  dedans  avait  amené  le  dé- 
veloppement du  fonctionnarisme,  la  politique  d'extension  au  de- 
hors a  entraîné  le  progrès  du  militarisme. 

Non  que  les  Hovas  soient  naturellement  de  grands  guerriers  : 
on  ne  saurait  s'y  attendre  de  la  part  d'un  peuple  de  cultivateurs 
commandé  par  une  petite  aristocratie  issue  de  commerçants,  et 
leurs  conquêtes  sont  bien  plus  fréquemment  réalisées  par  la  di- 
plomatie que  par  les  armes.  Ce  caractère  spécial  de  l'expansion  au 
dehors  du  peuple  hova  est,  on  le  remarquera,  parfaitement  en 
harmonie  avec  la  formation  sociale  malaise  de  la  classe  dirigeante. 


190  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Il  est  très  exactement  mis  en  lumière  dans  les  lignes  suivantes  du 
R.  P.  Piolet  :  «  C'est  par  le  moyen  des  gouverneurs,  écrit-il,  que 
les  Hovas  se  sont  étendus  et  continuent  à  s'étendre  dans  tout  le 
pays,  à  force  de  prudence,  d'habileté  et  surtout  de  constance  et 
de  ténacité.  Voici  comment  ils  procèdent  d'habitude.  Ils  établis- 
sent un  gouverneur  dans  un  poste  perdu,  presque  au  milieu 
d'une  tribu  hostile.  Il  s'y  maintient  comme  il  peut.  Son  autorité 
est  très  douce  d'abord,  et  à  peine  sensible.  Quand  il  a  pris  pied, 
qu'il  s'est  créé  des  partisans  ou  que  ses  soldats  se  sont  installés 
dans  le  pays,  il  envoie  des  messagers  chez  une  peuplade  voisine 
pour  lui  proposer  des  échanges,  lui  demander  à  bâtir  une  maison, 
à  s'établir  sur  son  territoire.  Plus  tard,  il  enverra  un  gouverneur. 
Et  l'on  avancera  ainsi  peu  à  peu,  comme  une  tache  d'huile,  le 
joug  devenant  de  plus  en  plus  lourd  à  mesure  que  la  conquête  se 
rafiérrait.  Rarement  on  emploiera  la  force.  On  s'efforcera  plutôt 
de  semer  la  division;  s'il  le  faut,  on  saura  attendre.  Si  même 
telle  tribu  reste  sourde  à  toutes  les  avances  et  se  montre  d'hu- 
meur à  se  défendre,  on  en  prendra  son  parti,  comme  par  exem- 
ple, pour  les  Tanala  d'Ikongo;  mais  on  ne  renoncera  jamais  en- 
tièrement à  son  but  et,  malgré  tout,  le  travail  d'absorption 
continuera  et  progressera  (1).  » 

L'armée  des  Hovas,  étant  surtout  destinée  à  appuyer  leur  di- 
plomatie cauteleuse,  n'a  pas  besoin  d'être  très  puissante.  Effec- 
tivement elle  est  très  médiocre  et  si  elle  peut  paraître  redoutable 
aux  voisins  des  Hovas.  c'est-à-dire  à  des  tribus  indigènes  dépour- 
vues de  toute  organisation,  il  est  vraisemblable  qu'elle  ne  saurait 
opposer  qu'une  résistance  assez  faible  à  des  corps  d'armée  euro- 
péens. Elle  est  très  nombreuse  et  très  belle  sur  le  papier,  avec 
son  imposante  hiérarchie  à' honneurs  :  en  réalité,  elle  n'est  ni 
organisée,  ni  exercée,  ni  commandée,  et  ce  qui  lui  fait  peut-être 
encore  le  plus  défaut,  c'est  le  courage.  D'après  le  R.  P.  Piolet, 
de  toutes  les  populations  de  l'Ile,  le  peuple  hova  serait  la  plus 
lâche. 

Militarisme  et  fonctionnarisme  sont  d'ordinaire,  dans  tous  les 

(1)  R.  P.  Piolet,  Madagascar  et  les  Hovas,  p.  13t. 


MADACASCAIl.  101 

Ktats,  une  source  très  onéreuse  de  dépenses.  A  Madagascar,  il  en 
est  un  peu  autrement.  Le  gouvernement  hova  ne  paie,  en  effet, 
ni  traitement  à  ses  fonctionnaires,  ni  solde  à  ses  troupes,  pas  i)lus 
d'ailleurs  qu'il  ne  débourse  quoi  que  ce  soit  pour  les  travaux 
publics,  pour  l'instruction,  ou  pour  l'assistance.  Mais  il  ne  faut 
pas  croire  que  le  peuple  y  gagne  rien.  On  pourvoit  cà  tout  par 
voie  de  réquisition  :  c'est  ce  qu'on  appelle  la  corvée,  le  fanam- 
poana.  La  corvée  s'applique  à  la  personne  comme  aux  biens  : 
on  est  requis  de  remplir  tel  service  public,  comme  de  livrer  en 
nature  telle  ou  telle  denrée,  tels  ou  tels  objets.  Il  y  a  bien,  dans 
le  royaume  hova,  un  certain  nombre  d'impôts  proprement  dits^ 
payables  en  argent;  mais  ils  sont  forcément  légers  en  raison  du 
peu  d'abondance  du  numéraire,  et  partant  ils  ne  jouent  qu'un  rôle 
de  second  ordre  dans  l'organisation  économique  de  l'Ile.  Il  en 
est  tout  autrement  de  la  corvée.  Celle-ci  constitue  la  base  de 
tout  le  système,  et  procure  au  gouvernement  l'ensemble  des 
ressources  que  demandent  à  l'impôt  les  États  pourvus  de  finances 
régulières.  Tous  ceux  qui  sont  investis  des  fonctions  publiques 
ou  revêtus  de  dignités  peuvent,  chacun  dans  sa  sphère,  l'exiger 
de  leurs  administrés  ou  justiciables,  absolument  comme  les  gou- 
verneurs de  chaque  province  peuvent  l'exiger  des  habitants  de 
cette  province  et  comme  la  reine  ou  le  premier  ministre  peuvent 
l'exiger  des  habitants  de  tout  le  royaume. 

On  comprend  les  abus  sans  nombre  auxquels  donne  lieu  la 
perception  d'un  impôt  ainsi  dépourvu  de  toute  assiette  fixe. 
«  C'est,  en  effet,  par  corvée  qu'on  bâtit  les  maisons  de  ceux  qui 
ont  le  droit  d'exiger  cet  impôt,  c'est  par  corvée  qu'on  bâtit  les 
maisons  de  leurs  parents,  de  leurs  serviteurs;  par  corvée  qu'on 
leur  apporte  l'eau,  le  bois,  le  riz,  la  viande;  par  corvée  qu'on 
défriche,  garde  et  fait  prospérer  leurs  plantations  sur  la  côte  ou  ail- 
leurs, et  qu'on  exploite  les  mines  d'or;  par  corvée  qu'on  les  ac- 
compagne dans  leurs  voyages  pour  les  porter  eux-mêmes  avec 
leurs  bagages  et  leurs  provisions,  ou  simplement  pour  leur  faire 
honneur;  par  corvée  surtout,  et  c'est  peut-être  cette  dernière 
qui  est  la  plus  onéreuse  de  toutes,  qu'on  leur  apporte  de  Tamatave 
à  Tananarive  tout  ce  qu'il  leur  plait  de  commander,  et  souvent 


192  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

des  objets  fort  lourds,  an  dafy,  au  delà  des  mers  (1).  » 
La  corvée  fut,  à  l'origine,  une  institution  des  plus  utiles,  lors- 
qu'elle n'était  exigée  que  pour  l'exécution  de  travaux  publics, 
destinés  à  l'usage  de  tous  les  habitants.  C'était  alors  son  objet 
exclusif,  et,  de  plus,  elle  n'était  perçue  que  par  de  petits  chefs 
locaux,  simples,  sans  faste,  peu  exigeants.  Aujourd'hui,  complè- 
tement détournée  de  son  but  primitif,  et  presque  exclusivement 
employée  à  satisfaire  les  intérêts  personnels  et  privés  de  tous 
ceux  qui  de  près  ou  de  loin  concourent  au  gouvernement,  elle 
n'est  plus  entre  les  mains  de  ceux-ci  que  l'instrument  des  exac- 
tions les  plus  éhontées  et  de  la  plus  dure  des  tyrannies.  Pour  s'y 
soustraire,  les  malheureux  Hovas  s'enfuient,  désertent,  et  vont 
souvent  dans  la  brousse  g-rossir  les  bandes  des  fahavalo. 

Telles  sont  les  conséquences  désastreuses  auxquelles  devait 
aboutir  l'exercice  du  pouvoir  absolu,  lorsqu'au  lieu  d'appartenir 
au  patriarche  et  d'assurer,  pour  le  bien  de  tous,  le  maintien  de 
l'équité  et  des  traditions  dans  l'enceinte  de  la  communauté  de 
famille ,  il  s'est  étendu  hors  de  sa  sphère  naturelle,  et  pesant 
lourdement  sur  une  communauté  d'État  sans  cesse  élargie,  n'a 
plus  servi  qu'à  l'exploitation  égoïste  de  la  majorité  laborieuse  par 
une  petite  hiérarchie  de  gouvernants  sans  scrupules. 


III.    CONCLUSION. 

Mettre  un  terme  aux  criants  abus  que  nous  venons  de  décrire, 
rétablir  la  justice  à  Madagascar,  tel  sera  le  premier  devoir  de  la 
France,  lorsque  le  corps  expéditionnaire,  maître  de  Tananarive, 
lui  aura  rendu  la  possession  efïective  de  la  vieille  colonie  qu'elle 
doit  à  Louis  XIV  et  à  Richelieu.  Ce  sera  aussi  son  premier  intérêt. 
«  Juge  anglais  dire  à  pauvre  homme  :  Tu  as  i^iison,  et  à  homme 
riche  :  Tu  as  tort,  voilà,  d'après  M.  Chevillon,  qui  nous  rapporte 
ce  propos  significatif  d'un  indigène  bengali,  voilà  le  petit  fait 
qui,  souvent  répété,  assure  la  domination  de  l'Angleterre  dans 

(1)  R.  P.  Piolet,  Madagascar  et  les  Hovas,  p.  184. 


MADAGASCAR.  1!>3 

rindo.  Sous  ce  rég'imc,  le  paysan  est  tranquille  II  n'est  plus 
tracjiié  et  harassé  par  tons  les  fonctionnaires  des  gouveniements 
indiL;ènes  et  musulmans.  Il  paye  un  petit  impôt  régulier,  et  le 
voilà  maître  de  son  gain;  il  connaît  un  sentiment  tout  nouveau 
chez  le  paysan  hindou,  celui  delà  sécurité  (1).  »  Lorsque  le  paysan 
malgache  jouira  à  son  tour  d'une  sécurité  semblable,  nul  doute 
qu'il  n'en  ressente  à  l'égard  de  la  France  une  reconnaissance 
pareille  à  celle  que  les  Hindous  éprouvent  pour  la  Grande-Bre- 
tag-ne. 

Rétablir  en  premier  lieu,  la  justice  dans  les  pays,  puis  déve- 
lopper ses  richesses  économiques  et  faire  l'éducation  morale  des 
indigènes,  tel  le  sera  la  triple  tâche  du  g-ouvernement  français. 

Pour  y  réussir,  il  devra  placer  Madagascar  sous  le  régime  du 
protectorat.  La  dynastie  régnante  sera  conservée,  en  raison  de  la 
vénération  que  professent  pour  elle  tous  les  Malgaches,  et  dont  il 
pourra  être  tiré  un  parti  très  utile.  Un  résident  général  sera 
substitué  au  premier  ministre  et  investi  de  la  plénitude  des  pou- 
voirs appartenant  à  ce  dernier.  Il  gouvernera  l'île  sous  sa  res- 
ponsabilité personnelle,  assisté  d'un  très  petit  nombre  de  fonc- 
tionnaires français  choisis  par  lui  avec  le  plus  grand  soin,  autant 
que  possible  mariés  et  installés  à  leur  poste  avec  leur  famille, 
parlant  couramment  lé  malgache,  connaissant  parfaitement  les 
mœurs  du  pays,  et  ayant  étudié  les  affaires  coloniales,  non  dans 
les  livres  ou  dans  les  écoles,  mais  par  l'observation  personnelle 
des  colonies  prospères  de  type  analogue  appartenant  à  des  pays 
étrangers. 

Le  résident  général  et  ses  collaborateurs  s'acquitteront  de  leur 
rôle  avec  le  concours  des  autorités  indigènes.  «  On  conservera 
l'institution  de  la  royauté  à  peu  près  telle  qu'elle  existe  ;  on  gar- 
dera aussi  la  même  division  administrative,  et  les  mêmes  ca- 
dres ,  sinon  les  mêmes  honunes.  Tout  le  monde  estime  qu'il 
faudra  pour  cela  continuer  à  se  servir  des  Hovas.  Il  est  sur,  en 
effet,  qu'ils  ont  déjà  une  certaine  organisation,  un  réel  esprit 
de  discipline  et  un  vrai  talent  d'administration.  Sous  la  direction 


(1)  André  Clicvilloii,  /;««.s-  lliulc,  Paris,  IlachiMle.  1891.  |).  206. 

T.    XX.  14 


194  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

d'un  bon  résident,  ils  sauront,  mieux  que  nous,  manier  les 
diverses  peuplades,  ne  pas  heurter  leurs  préjugés,  prendre  contact 
avec  elles  et  en  tirer  parti.  Le  tout  est  de  Jjien  les  tenir  en  main, 
d'être  toujours  sur  ses  gardes,  et  leur  ôter  toute  idée  de  révolte 
ou  de  rébellion.  On  réussira  surtout  en  leur  montrant  bien  que 
leur  intérêt  dépend  de  leur  fidélité  (1).  » 

Pour  l'éducation  morale  des  Malgaches,  il  suffira  de  s'en  rap- 
porter à  nos  dévoués  missionnaires,  dont  le  zèle  civilisateur  n'est 
égalé  que  par  leur  ardent  patriotisme.  Bien  des  fois,  on  leur  a 
rendu  témoignage  à  cet  égard  :  nul  cependant,  nous  nous  plai- 
sons à  le  rappeler,  ne  l'a  fait  avec  plus  d'autorité  et  de  chaleur 
que  M.  de  Maliy,  le  vaillant  et  éloquent  champion  de  la  cause 
française  à  Madagascar. 

Nos  missionnaires  devront  être  traités  par  le  gouvernement  fran- 
çais comme  l'Angleterre  sait  traiter  les  siens.  Ils  devront  recevoir 
même  appui,  mêmes  facilités  d'action,  et  bénéficier  en  tout  des 
mêmes  avantages.  C'est  seulement  à  la  condition  d'être  mis  ainsi 
au  moins  sur  le  pied  d'égalité,  qu'ils  pourront  exercer  une  action 
efficace  sur  les  populations  indig'ènes. 

En  ce  qui  concerne  le  développement  des  richesses  économiques 
de  l'île,  le  gouvernement  de  la  République  devra,  selon  l'exemple 
que  donne  l'Angleterre,  lorsqu'elle  prend  possession  d'un  pays 
nouveau,  commencer  par  faire  dresser  la  carte  méthodique  du 
pays.  On  divisera  celui-ci  en  un  certain  nombre  de  rectangles, 
dont  chacun  sera  confié  à  un  explorateur  spécial,  avec  mission  de 
le  soumettre  à  une  enquête  approfondie,  et  de  le  décrire  de  la  ma- 
nière la  plus  minutieuse.  Les  renseignements  ainsi  obtenus  seront 
réunis,  classés,  et  tenus  à  la  libre  disposition  de  toute  personne 
qui  désirera  en- prendre  connaissance.  Nulle  pratique  n'est  plus 
propre  à  éclairer  le  futur  colon  sur  les  ressources,  les  difficultés 
et  les  secours,  qu'il  rencontrera  en  tel  ou  tel  point,  et  par  suite  sur 
les  conditions,  que,  de  son  côté,  il  devra  réaliser  pour  réussir 
dans  son  entreprise. 

Le  gouvernement  devra  également  procéder,    mais  avec    une 

(1)  R.  I*.  Piolet,  Madagascar  et  les  llovas,  p.  276. 


MAltAGASCAK.  195 

stricte  économie  et  en  ne  visant  (juaux  résultats  pratiques,  à 
rexéeution  des  travaux  [)uljlies,  (jui  auront  été  reconnus  néces- 
saires. Dans  rimérina,  il  y  aura  lieu,  en  outre,  de  procéder, 
avec  suite  et  méthode,  à  des  travaux  de  reboisement. 

Mais  ce  que  le  gouvernement  devra  considérer  comme  la  partie 
la  plus  importante  de  sa  tâche,  c'est  par-dessus  tout  d'assurer  la 
venue  et  l'établissement  de  nouveaux  colons. 

Il  n'y  a  point,  en  effet,  de  colonies  sans  colons.  Pour  attirer 
ceux-ci,  le  gouvernement  aura,  du  reste,  bien  moins  à  agir  qu'à 
s'abstenir.  Il  lui  suffira  de  se  rappeler  que  les  fonctionnaires  exis- 
tent pour  les  colons,  nonles  colons  pour  les  fonctionnaires.  Ildevra. 
en  conséquence,  éviter  avec  le  plus  grand  soin  tout  ce  qui  ressem- 
blerait à  une  réglementation  inutile  ou  à  une  formalité  vexatoire. 

Le  terrain  étant  ainsi  librement  ouvert  à  l'initiative  privée, 
celle-ci  ne  saurait  manquer  d'accomplir  à  Madagascar  les  pro- 
diges dont  elle  est  coutumière  partout  ailleurs. 

Elle  appréciera  les  avantages  d'un  climat  relativement  sain  et 
meilleur,  surtout  dans  les  hauts  plateaux,  que  celui  de  la  plu- 
part de  nos  autres  colonies.  Outre  la  salubrité  du  climat,  elle  es- 
timera à  sa  valeur  l'absence  dans  le  pays  de  presque  tout  animal 
dangereux,  sauf  les  caïmans,  assez  communs  dans  les  rivières.  Elle 
saura  utiliser  la  main-d'œuvre  indigène  et  tirer  parti  de  la  ma- 
nière la  plus  fructueuse  des  richesses  du  sol  :  exploitation  des 
gisements  miniers,  élevage  du  bétail  et  des  animaux  de  basse- 
cour,  culture  d'arbres  fruitiers  de  toute  sorte  et  de  plantes  pré- 
cieuses des  tropiques,  telles  que  le  café,  la  vanille,  le  cacao,  le 
caoutchouc;  cultures  industrielles  telles  que  celles  du  coton,  de 
la  ramie  et  autres  textiles;  exploitation  d'immenses  richesses  fo- 
restières, enfin,  et  peut-être  même  surtout,  au  témoignage  de 
nombre  de  bons  esprits,  agriculture  proprement  dite ,  tel  est  le 
vaste  champ  qui  s'ouvrira  dans  File  à  l'activité  de  nos  concitoyens. 

A  égale  distance  de  l'enthousiasme  exagéré  qui  se  représente 
Madagascar  comme  une  sorte  d'Eldorado  ou  de  terre  de  promis- 
sion, et  de  l'esprit  de  dénigrement  qui  veut  n'y  voir  qu'une  sorte 
de  Sahara  entouré  d'une  ceinture  de  forêts  fiévreuses,  il  demeure 
acquis,  aux  yeux  des  hommes  les  plus  raisonnables  et  les  mieux 


11)6  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

ioformés,  que  l'ile,  dans  son  ensemble,  «  a  une  bonne  valeur 
moyenne.  A  part  certains  cantons,  où  le  sol  exclusivement  com- 
posé de  sable  présente  Faspect  d'un  désert,  la  terre  est  en  général 
fertile  et  donne  tous  les  produits  (1)  ».  Elle  peut  devenir,  en 
toutes  ses  parties,  une  excellente  colonie  d'exploitation,  et  même, 
dans  tout  le  massif  montagneux  de  sa  zone  centrale,  une  colonie 
de  peuplement.  Il  est  à  souhaiter  que  la  France  sache  mettre  à 
profit  les  avantages  que  des  circonstances  historiques  déjà  loin- 
taines lui  ont  ainsi  préparés. 

Lucien  de  Sainte-Croix. 

(1)  Marcel  Dubois,  Cours  de  Géographie  :  France  et  colonies ,  p.  599. 


Le  Directeur-Gérant  :  Edmond  Demolins. 


TYPOGliAl'IIlE    FIRMIN-DIDOT    ET   c". 


QUESTIONS    DU   JOUR 


OUTRE-MER     ' 


Jai  eu  à  lire  YOulrc-Mer  de  M.  Paul  Bourget,  une  jouissance 
exquise,  celle  do  retrouver  des  impressions  jadis  éprouvées,  de 
revivre  au  milieu  d'images  familières;  j'ai  senti  un  peu  de  cette 
fièvre  que  communiquent  les  hommes  et  les  choses  d'Amérique 
à  tous  ceux  qui  les  approchent.  J'ai  eu  plus  encore,  la  joie  de 
voir  un  écrivain  de  marque  rendre  hommage  à  ce  qui  fait  la 
puissance  et  la  beauté  morale  des  Etats-Unis,  à  cette  énergie 
active,  à  cette  force  de  volonté  dont  les  manifestations  sont  par- 
tout. 

M.  Paul  Bourget  a  compris  l'Amérique;  il  a  mesuré  le  goull're 
qui  sépare  le  Yankee  de  l'Européen  Continental,  du  Latin.  Il  ne 
s'est  pas  laissé  prendre  aux  apparences  semblables  de  démo- 
cratie; il  a  voulu  saisir  des  réalités  vivantes,  non  pas  pour  le 
plaisir  de  sacrifier  à  la  mode  d'ailleurs  vieillie  du  document,  mais 
pour  connaître  la  raison  des  choses  et  échapper  à  la  piperie  des 
mots,  à  la  trompeuse  banalité  des  jugements  convenus.  Quand 
un  observateur  délicat  se  donne  la  peine  de  faire  cela,  (juand  il 
peut  exprimer  dans  un  style  plein  de  relief  les  résultais  auxquels 
il  arrive,  lorsque  les  images  reçues  par  lui  sont  transmises  au 
lecteur  avec  leur  vérité  et  leur  intensité,  l'œuvre  produite  prend 
un  intérêt  de  premier  ordre. 

Mais  sa  portée  varie  suivant  les  sujets  d'observation  choisis. 
Tout  phénomène  n'est  pas  également  fécond  à  analyser;  il  en  est 

T.    XX.  15 


198  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

que  Ton  ne  peut  atteindre  qu'après  Fexamen  préalaJile  d'autres 
phénomènes  plus  simples,  plus  caractéristiques;  de  là  l'inégalité 
très  frappante  des  différentes  parties  de  l'ouvrage  de  M.  Bourget. 
Partout  où  les  circonstances  ont  mis  M.  Bourget  en  présence  de 
faits  primaires,  de  ces  faits  qui,  par  leur  nature  même,  sont  éclai- 
rants et  n'ont  pas  besoin  d'explications  préalables,  son  talent 
s'est  employé  de  la  manière  la  plus  utile  et  la  plus  fructueuse. 
Tel  épisode  de  son  voyage  dans  le  sud,  auquel  nous  reviendrons, 
en  dit  plus  long  sur  le  terrible  problème  des  races  qui  se  pose 
dans  les  anciens  États  à  esclaves  que  de  copieuses  considérations 
et  d'interminables  statistiques.  Sur  d'autres  points,  il  n'a  pas  dé- 
gagé la  réalité  latente  de  l'inextricable  apparence  sous  laquelle 
elle  se  dissimule,  et  ses  observations  toujours  sincères,  toujours 
brillantes,  perdent  une  partie  de  leur  valeur  d'enseignement, 
une  partie  même  de  leur  vérité.  Elles  restent  vraies  dans  leur 
vérité  concrète;  elles  ne  sont  plus  vraies  si  on  les  prend  comme 
des  exemples;  elles  ont  un  caractère  exceptionnel;  elles  sont  dé- 
tachées de  la  vie  générale. 


C'est  ainsi  que  M.  Bourget  s'est  attaché  tout  d'abord  au  sujet  y 
la  fois  le  plus  complexe  et  le  moins  américain  quïl  y  ait  en 
Amérique  ;  il  a  étudié  les  gens  du  monde  daus  leur  fonction  de 
gens  du  monde,  à  Saratoga,  ville  de  plaisirs  élégants  à  l'usage 
des  familles  possédant  de  très  fortes  quantités  de  dollars.  Son 
esprit  pénétrant  et  son  expérience  de  la  vie  mondaine  lui  ont 
permis,  il  est  vrai,  de  saisir  très  vite  les  traits  essentiels  qui  diffé- 
rencient un  centre  pareil  aux  États-Unis  et  en  Europe,  qui  font 
de  Saratoga  quelque  chose  de  très  distinct  de  Biarritz,  de  Trou- 
ville  ou  de  Bade;  mais  les  réflexions  que  lui  inspire  son  séjour 
sont  bien  nettement  le  fruit  de  ce  qu'il  savait  par  avance  quand 
il  a  débarqué  à  New-York.  S'il  n'était  pas  arrivé  avec  cette  idée, 
juste  d'ailleurs,  que  les  Américains  sont  des  gens  très  actifs,  très 
énergiques,  très  dépensiers,  très  indépendants,  Saratoga  ne  lui 


OUTRE-MER.  199 

eût  pas  dit  grancî'chose;  il  y  a  constaté  maintes  manifestations 
de  ces  habitudes;  il  a  cherché  à  en  découvrir  les  motifs,  par  des 
sondages  en  profondeur  dans  la  psychologie  des  Américains  et 
des  Américaines,  et  ses  guides  les  plus  sûrs  dans  ces  investiga- 
tions sont  encore  les  faits  recueillis  par  lui  avant  d'avoir  mis  le 
pied  en  Amérique. 

C'est  que  les  raisons  d'être  de  l'Amérique  ne  sont  pas  à  Sara- 
toga.  Des  gens  riches  qui  s'amusent,  dans  quelque  continent  que 
ce  soit,  n'apprennent  pas  grand'chose  à  un  observateur.  Leurs 
amusements,  leurs  préoccupations,  leurs  sentiments,  sont  en 
dehors  de  la  vie  normale  et  nationale  ;  ils  ne  s'y  rattachent  que 
par  un  fil  très  ténu  ;  mais  en  Amérique  plus  que  partout  ailleurs 
les  gens  qui  s'amusent  sont  une  exception  ;  ils  sont  une  anomalie  ; 
il  ne  faut  pas  s'attarder  auprès  d'eux  si  on  veut  comprendre  le 
pays. 

Et  puis,  l'Amérique  n'est  pas  seulement  un  pays  où  l'on  tra- 
vaille; c'est  surtout,  c'est  par-dessus  tout  un  pays  neuf,  dans  ce 
sens  que  c'est  un  pays  offrant  encore  à  l'activité  du  premier  oc- 
cupant d'immenses  espaces  à  coloniser.  Enlevez  cette  condition 
et  la  physionomie  de  tons  les  phénomènes  se  transforme  ;  plus 
de  vastes  ranches  où  vivent  à  l'état  presque  sauvage  d'immenses 
troupeaux;  partant,  plus  de  bétail  à  bon  marché,  plus  d'engrais- 
sement facile,  plus  d'expédition  en  masse  de  viande  sur  Chicago, 
Kansas-City  ou  Omaha.  Plus  déterres  vierges  à  IG  fr.  25  l'hectare, 
et  les  frais  de  culture  s'augmentent  de  l'intérêt  de  l'argent  d'ac- 
quisition, du  prix  des  amendements  devenus  nécessaires  et  d'une 
main-d'œuvre  plus  compliquée.  En  même  temps,  ces  entreprises 
hasardeuses  de  constructions  de  chemins  de  fer  en  plein  désert, 
ces  spéculations  à  perte  de  vue  sur  les  terrains  de  ville,  les  hootiis 
fantastiques,  le  grain  de  folie  que  l'on  retrouve  dans  toutes  les 
manifestations  de  l'activité  américaine  disparaissent  du  même 
coup.  C'est  donc  par  la  présence  de  ce  qu'il  y  a  encore  de  neuf 
et  de  vacant  en  eux  que  les  États-Unis  sont  ce  qu'ils  sont.  Long- 
temps encore  après  que  le  peuplement  des  terres  libres  sera 
achevé,  il  restera  dans  la  constitution  sociale  de  l'Américain, 
dans  son  caractère  et  sa  manière  d'être,  un  lointain  eli'et  de  ces 


200  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

conditions  j^articulières.  Le  type  survivra  au  phénomène  qui  l'a 
déterminé  et  les  observateurs  de  ce  temps-là  ne  s'en  rendront 
compte  qu'en  remontant  aux  origines  par  des  recherches  histo- 
riques difficiles  et  incertaines,  ^aujourd'hui,  nous  pouvons  encore 
voir  dans  la  réalité  des  faits  comment  un  État  se  peuple,  com- 
ment des  villes  se  fondent;  deux  ou  trois  jours  de  chemin  de  fer 
permettent  d'atteindre  le  véritable  Ouest,  la  prairie  nue  sans 
maître.  C'est  là  qu'il  faut  aller  si  on  veut  observer  à  fond;  New- 
York,  Boston,  Philadelphie,  les  manufactures  de  la  Nouvelle-An- 
gleterre, Chicago,  sont  autant  d'énigmes  pour  qui  ne  connaît 
pas  l'Ouest. 

On  ne  peut  pas  s'empêcher  de  regretter  que  M.  Bourget  ne 
soit  pas  allé  chercher  à  l'Ouest  le  mot  de  ces  énigmes.  Toute 
son  observation  eût  été  éclairée  d'une  vive  lumière  ;  il  aurait  démêlé 
plus  promptement ,  plus  sûrement  et  plus  facilement  l'écheveau 
embrouillé  de  la  société  américaine  de  l'Est.  Il  aurait  compris  le 
rôle  joué  par  elle,  aujourd'hui  encore,  dans  la  colonisation  des 
pays  neufs;  il  aurait  saisi  l'esprit  américain  dans  ses  formes  à  la 
fois  les  plus  nettes  et  les  plus  accentuées. 

L'Ouest  lui  aurait  encore  rendu  un  autre  service,  celui  de  le 
mettre  en  contact  avec  le  peuple.  Ce  n'est  pas  toujours  chose  fa- 
cile pour  un  écrivain  de  profession,  pour  un  homme  très  délicat, 
très  raffiné,  de  prendre  ce  contact.  Dans  les  villes,  les  habitudes 
de  monde  et  d'éducation  élèvent  une  foule  de  barrières  entre 
l'ouvrier  et  l'observateur;  il  faut  beaucoup  de  volonté ,  pas  mal 
de  savoir-faire  et  un  peu  de  chance  pour  arriver  à  les  franchir  : 
encore  les  résultats  obtenus  se  ressentent-ils  toujours  de  l'effort; 
l'artifice  y  a  une  certaine  part.  Là  où  cet  artifice  apparaît  sur- 
tout, c'est  dans  le  choix  des  relations  que  l'on  parvient  à  nouer. 
Le  véritable  ouvrier  est  difficile  à  atteindre,  précisément  parce 
qu'il  vit  très  en  dehors  de  la  sphère  restreinte  des  rapports  so- 
ciaux mondains;  celui  que  l'on  arrive  le  plus  aisément  à  joindre, 
c'est  le.  leader,  le  dignitaire  d'une  Trade-Union,  personnage  un 
peu  hybride  qui  évolue  déjà  vers  la  bourgeoisie.  Ou  bien  on 
tombe  dans  un  excès  contraire  :  sous  prétexte  de  se  documenter 
et  dans  une  fougue  de  tout  voir,   on  se  fait  accompagner  d'un 


OUTRE-MEH.  201 

agent  de  police  et  on  pénètre  dans  les  bouges.  M.  Paul  Bourget 
a  eu  ce  courage  ;  il  est  descendu  dans  les  bas-fonds  de  la  misère 
et  du  vice.  Mais  ce  sondage  ne  lui  a  permis  de  relevci'  ([uc  des 
éléments  tout  à  fait  exceptionnels.  Le  monde  des  travailleurs 
nest  ni  si  haut  ni  si  bas,  pas  plus  chez  les  chefs  du  Labor  tnove- 
ment  que  chez  les  miséreux  ou  les  criminels  ;  il  est  dans  cette 
masse  diflicile  à  pénétrer,  qui  peine,  qui  résout  tant  bien  que 
mal  le  problème  de  la  vie  quotidienne,  qui  est  aux  prises  avec 
les  conditions  normales  de  l'existence.  Un  échantillon  bien  choisi 
dans  cette  masse  peut  être  étudié  avec  le  plus  grand  profit;  on 
apprend  beaucoup  en  l'observant,  pourvu  qu'on  arrive  jusqu'à 
lui. 

Dans  l'Ouest,  rien  de  plus  facile.  Vous  débarquez  dans  une  pe- 
tite ville  avec  la  plus  vague  des  lettres  d'introduction  pour  un 
personnage  quelconque,  banquier  ou  épicier;  vous  lui  dites  que 
vous  êtes  venu  de  France  pour  voir  sa  ville,  et  cet  homme  fait 
l'impossible  pour  vous  renseigner.  11  vous  accueille  comme  un 
messager  de  la  Providence,  vous  invite  chez  lui,  vous  amène 
chez  ses  amis,  et  il  a  des  amis  dans  les  conditions  les  plus  di- 
verses. Lui-même  a  parcouru  d'ordinaire  toute  la  gamme  des 
occupations  propres  à  l'Ouest  :  Il  a  été  coiv  boy,  mineur,  rancJi- 
man;  il  a  travaillé  dans  les  chemins  de  fer;  il  a  fait  du  journa- 
lisme. Et  les  g'ens  qui  l'entourent  sont  ainsi,  hommes  de  toutes 
besognes,  prêts  à  travailler  de  leurs  bras  ou  de  leur  tète,  aussi 
dilTérents  du  bourgeois  européen  (jue  de  l'ouvrier  européen, 
ayant  connu  la  vie  sous  les  aspects  les  plus  opposés.  En- 
foncé dans  son  rorking  chair,  les  pieds  sur  le  comptoir,  il  vous 
racontera  volontiers  comment  il  a  pris  un  homestead  dans  la 
Prairie,  comment  il  a  lynché  des  voleurs  de  chevaux,  et  il  dis- 
cutera les  chances  actuelles  de  la  culture  ou  l'élevage  dans  le 
pays.  Le  sujet  vous  intéresse-t-il?  Un  appel  au  téléphone  et  dix 
minutes  plus  tard  la  livery  stable  vous  envoie  une  voiture  légère 
attelée  de  deux  chevaux  alertes  qui  vous  transporteront  à  une 
ferme,  à  un  ranchc.  Là,  aucune  difticulté  pour  s'introduire  dans 
le  home  du  propriétaire.  A  peine  avez- vous  attaché  vos  chevaux 
aux  piquets  disposés  devant  la  maison,  qu'on  vous  demande  de 


202  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

rester  dîner,  et  tout  de  suite  on  vous  mène  aux  écuries,  aux 
herbages,  on  vous  dit  le  prix  des  animaux  de  choix  et  ce  qu'on 
a  payé  pour  bâtir,  pour  s'installer,  comment  les  débuts  ont  été 
durs,  quelles  circonstances  favorables  ont  permis  le  succès  etc.; 
à  table,  maîtres  et  gens  —  quand  il  y  a  des  g"ens — mangent  géné- 
ralement ensemble  et  la  conversation  s'établit  sans  embarras  ni 
contrainte  entre  toutes  les  personnes  présentes.  Les  femmes 
fournissent  à  ce  moment  un  précieux  concours  à  l'observateur. 
Elles  rabattent  parfois  sur  l'enthousiasme  du  mari ,  racontent 
leurs  difficultés,  leur  isolement,  et,  de  la  discussion  qui  surgit, 
une  lumière  très  vive  vient  à  naître,  éclairant  les  observa- 
tions précédentes.  Ahl  les  bonnes  heures,  les  heures  utiles  et 
instructives  que  l'on  passe  ainsi  à  écouter  ces  pionniers  de 
rOuest,  à  les  voir  dans  leur  cadre,  au  milieu  de  leurs  occu- 
pations journalières!  Inutile  d'interroger,  il  suffit  d'ouvrir  les 
yeux  et  de  prêter  l'oreille  ;  la  glace  est  rompue,  on  pense  tout 
haut  devant  vous. 

Et  c'est  ce  résultat  si  difficile  à  atteindre  dans  une  ville, 
quand  vous  vous  présentez,  vous  bourgeois,  chez  l'ouvrier,  c'est 
ce  résultat  si  facilement  atteint  ici  qui  rend  l'observation  de 
l'Ouest  particulièrement  fructueuse.  Là,  plus  de  barrière,  plus 
de  conventions;  intéressez-vous  véritablement  à  ce  que  vous 
voyez,  vos  interlocuteurs  s'en  apercevront  bien  vite  et  vous  aurez 
gagné  leur  confiance. 

Autre  avantage  notable  :  les  phénomènes  que  vous  avez  sous 
les  yeux  sont  peu  compliqués;  vous  assistez  en  réalité  à  la  nais- 
sance d'une  société  :  pas  d'origines  historiques;  plus  de  cette 
«  nuit  des  temps  »  qui  plane  comme  une  énigme  sur  le  passé 
du  moindre  village  de  notre  Europe  occidentale  ;  plus  de  ces 
préjugés  traditionnels  qui  obscurcissent  encore  le  peu  que  l'on 
sait.  La  tâche  est  remarquablement  simplifiée. 

Ajoutez  enfin  que  cette  histoire  d'un  comté  perdu  du  Dakota 
ou  du  Kansas  a  été  jadis  l'histoii'e  du  Missouri,  de  l'Illinois,  de 
rohio;  c'est  ainsi  que  l'Amérique  s'est  peuplée,  a  grandi;  c'est 
de  l'histoire  qui  se  répète. 

Enfin,  comme  je  le  disais  au  début,  c'est  par  ces  pays  et  ces 


ou THE- MER.  203 

g'cus  de  rOuest  que  les  Etats-Unis  conservent  leur  caractère  pro- 
pre, c'est  ce  qu'il  y  a  en  eux  de  plus  américain.  En  débarquant 
de  France  à  New-York,  les  contrastes  me  paraissaient  frappants 
et  rexclamation  :  «  Comme  c'est  américain  !  »  me  venait  tout  na- 
turellement. En  revenant  à  New-York,  au  retour  de  l'Ouest,  je 
retrouvais  déjà  l'Europe. 


II 


Le  livre  de  M,  Paul  Bourget  suffirait  au  surplus  à  démontrer 
la  souveraine  efficacité  de  l'observation  des  pays  simples  et 
neufs  pour  la  connaissance  de  l'Amérique.  Toute  la  partie  inti- 
tulée :  «  Dans  le  Sud  »  présente  un  intérêt  exceptionnel  et  met 
le  lecteur  aux  prises  avec  la  question  si  grave  des  noirs,  de  la 
manière  la  plus  saisissante.  Arrivé  dans  une  petite  ville  de  la 
Géorgie,  M.  Bourget  se  rend  chez  un  propriétaire  du  voisinage, 
Américain  du  Nord,  fixé  là  depuis  quelque  temps,  et  qui  dirige 
une  exploitation  agricole  dans  les  conditions  nouvelles  créées 
par  l'émancipation  des  Nègres.  Le  colonel  Scott  est  essentielle- 
ment un  gentleman;  il  a  les  formes  d'un  homme  du  monde, 
mais  ses  occupations  le  mettent  en  contact  journalier  avec  la 
population  de  travailleurs  qu'il  dirige.  Grâce  à  elles,  il  plonge 
dans  le  peuple,  il  le  connaît  bien,  il  est  à  même  de  donner  des 
indications  précises  à  un  observateur;  c'est  une  autorité  so- 
ciale, un  patron.  Et  par  le  seul  fait  de  cette  rencontre,  M.  Bour- 
get prend  immédiatement  contact  lui-même;  ses  puissantes  fa- 
cultés d'analyse  s'exercent  sur  des  éléments  bien  choisis  d'avance  ; 
la  simplicité  de  la  vie  rend  ces  éléments  plus  distincts,  plus 
nets,  et  nous  y  gagnons  un  tableau  de  la  situation  sociale  en 
(iéorgie  tel  qu'il  semble,  après  avoir  lu  M.  Bourget,  qu'on  se 
reconnaîtrait  en  allant  là-bas.  Il  y  a  comme  la  sensation  d'une 
chose  vécue,  une  satisfaction  de  l'esprit  due  à  l'illumination  de 
la  vérité,  une  étincelle  de  cette  «  splendeur  du  vrai  »  (jui  est 
la  beauté  suprême  dune  œuvre. 

Le  colonel  Scott  occupe  l'ancienne  installation  d'une  famille 


204  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

d'origine  française,  les  Chastin.  Plusieurs  générations  de  Chas- 
tin  ont  vécu  là  avant  la  guerre  de  sécession,  de  cette  vie  large, 
simple  et  facile  des  planteurs  du  Sud.  Il  ne  parait  pas  qu'ils 
maltraitassent  leurs  esclaves,  bien  au  contraire  ;  les  marques  de 
dévouement  que  plusieurs  leur  donnèrent  spontanément  après 
l'émancipation  prouvent  même  cju'il  existait  entre  eux  autre 
chose  que  des  liens  de  servitude.  Aujourd'hui  encore,  c'est  une 
de  leurs  anciennes  esclaves  qui  prend  soin  de  leurs  tombes, 
restant  fidèle  par  delà  la  mort  à  ses  maîtres  disparus,  et  le  co- 
lonel Scott,  témoin  de  ces  pieux  souvenirs,  déclare  qu'il  a  du 
plaisir  à  occuper  une  maison  habitée  par  ces  ])raves  gens  pen- 
dant quatre  ou  cinq  générations. 

Comment  ont-ils  fini?  Hélas  !  c'est  l'histoire  de  beaucoup  d'an- 
ciennes familles  du  Sud.  Installées  dans  un  système  faux,  elles 
.  en  goûtaient  la  douceur  sans  en  apercevoir  les  dangers,  sans  se 
préparer  à  sa  disparition.  Elles  ne  songeaient  pas  à  rendre 
leurs  esclaves  capables  de  se  conduire  ;  elles  n'imaginaient  pas 
davantage  qu'elles  pussent  avoir  besoin  elles-mêmes  d'autres 
vertus  que  de  celles  que  la  tradition  leur  avait  inculquées. 
Quand  arriva  l'affranchissement  des  esclaves  après  les  années 
ruineuses  de  la  guerre,  elles  furent  surprises  par  les  nécessités 
nouvelles,  et  ces  gens  qui  avaient  fait  preuve  d'une  admirable 
énergie  au  cours  d'une  longue  lutte  de  cinq  années  se  trouvè- 
rent sans  défense  et  sans  courage  en  présence  de  la  crise  éco- 
nomique et  sociale  que  déterminait  la  libération  des  noirs.  «  Les 
Chastin,  n'ayant  que  cette  terre  pour  subsister,  raconte  le  colo- 
nel, ont  duré  ici  plusieurs  années  sans  presque  en  sortir,  sans 
la  travailler,  tuant  un  cochon  de  temps  à  autre,  chassant  un 
peu,  mangeant  les  tomates  du  potager  que  leur  cultivait  un  pau- 
vre nègre  qui  n'avait  jamais  voulu  les  quitter.  » 

Ainsi  s'écroule  et  disparaît  peu  à  peu  cette  aristocratie  du  Sud 
qui  ne  fut  pas  sans  grandeur  et  qui  reste  attachante  dans  son 
infortune;  on  ne  peut  pas  s'empêcher  de  lui  donner  des  regrets; 
on  ne  saurait  faire  fond  sur  elle  pour  l'œuvre  de  relèvement  qui 
s'impose  au  Sud. 

Cette  œuvre,  un  certain  nombre  d'Américains  l'ont  entreprise 


(11T15E-MEIÎ.  205 

courageusement,  sans  se  faire  illusion^  sur  les  difficultés  de  la 
tâche.  A  côté  du  méprisable  Carpet  bagger,  politicien  de  pre- 
mier ordre  accouru  des  États  du  Nord  pour  exploiter  la  crédu- 
lité des  nègres  et  opposer  la  masse  de  leurs  votes  aux  in- 
tluences  de  l'ancienne  checalcrie  du  Sud^  on  trouve  aussi  des 
hommes  conscients  de  la  responsabilité  qu'entraîne  pour  leur 
pays  raifranchissement  de  la  population  noire,  véritablement 
soucieux  de  l'élever  moralement  à  la  hauteur  de  la  condition 
sociale  qui  lui  a  été  faite.  Le  colonel  Scott,  peint  par  M.  Bourget, 
est  un  de  ces  hommes,  et  en  écoutant  sa  conversation,  on  aper- 
çoit bien  les  obstacles  auxquels  il  se  heurte  chaque  jour. 

Tout  d'abord,  il  n'est  pas  homme  à  se  contenter  de  se  laisser 
vivre,  à  jouir  paisiblement  de  l'estime  et  de  la  bienveillance  des 
nègres  qui  l'entourent,  à  juger  satisfaisant  et  suffisant  un  état 
social  sans  secousses.  Lorsque  M.  Bourget  lui  fait  remarquer 
combien  tous  ces  gens  paraissent  heureux,  il  le  reconnaît  et 
s'en  indigne  :  «  Heureux?  Mais  oui.  Ils  ne  le  sont  que  trop.  Seu- 
lement, c'est  d'un  bonheur  de  brute  qui  les  dégrade  plus  encore 
que  resclavage.  Oui,  Monsieur,  ils  valaient  mieux  quand  ils 
étaient  esclaves,  vous  pouvez  m'en  croire.  J'ai  été  un  de  ceux 
qui  ont  suivi  Lincoln  avec  le  plus  d'enthousiasme.  ...  Et  je  ne 
discute  même  pas  cela.  Xon,  je  ne  le  discute  pas.  On  n'est  pas 
un  homme  quand  on  admet  qu'il  puisse  y  avoir  un  seul  esclave 
au  monde  dix-huit  cents  ans  après  le  Christ.  Mais  nous  avons 
cru  que  nous  avions  fini  quand  nous  les  avons  délivrés.  C'eût 
été  trop  simple.  Noire  devoir  commenrait  alors.  Nous  n'avons 
pas  réfléchi  qu'un  être  d'une  race  inférieure,  comme  ceux-là,  ne 
passe  point  du  coup  à  une  condition  supérieure  sans  danger.  » 

En  somme,  l'esclavage,  malgré  son  caractère  déprimant,  avait 
l'avantage  d'être  une  contrainte  au  travail,  contrainte  favorable 
au  dressage  des  nègres,  s'ils  avaient  pu  facilement  y  échapper 
une  fois  dressés,  si  on  s'était  préoccupé  de  leur  faire  faire  l'ap- 
prentissage de  la  liberté,  au  lieu  de  se  borner  à  les  apprivoi- 
ser, à  les  former  à  la  pratique  commode  d'une  servitude  plus 
ou  moins  adoucie. 

Aujourd'hui,  la  contrainte  faisant  défaut,  il  est  extrêmement 


206  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

difficile  d'arracher  le  noir  à  son  indolence,  à  son  imprévoyance, 
à  cette  conception  enfantine  de  la  vie  qui  lui  fait  abandonner 
tout  labeur  dès  qu'il  a  de  quoi  diner  le  soir.  Ce  qui  lui  répugne 
surtout,  c'est  le  travail  régulier,  continu,  le  vrai  travail.  S'im- 
poser un  eflbrt  vigoureux  mais  momentané,  courir  un  danger 
avec  l'espoir  que  l'on  pourra  se  dispenser  de  travail  pendant 
quelque  temps,  c'est  son  affaire,  et  il  accomplit  des  tours  de  force 
pour  obtenir  ce  résultat.  Par  exemple,  il  s'empare  du  serpent  à 
sonnette  vivant,  comme  ce  Jim  Kennedy,  voisin  du  colonel  Scott, 
qui  possède  une  petite  collection  de  monstres  et  la  promène  de 
ville  en  ville,  de  village  en  village,  pour  ramasser  ainsi  de  quoi 
fainéantiser  tout  à  son  aise.  Le  colonel,  médecin  en  même  temps 
que  planteur,  endort  ses  crotales  en  les  inondant  de  chloroforme 
et  leur  arrache  les  crocs  pour  éviter  de  dangereuses  mor- 
sures, mais  cette  forme  de  patronage  est  loin  de  combler  ses 
vœux.  Ce  qu'il  voudrait,  le  but  qu'il  poursuit,  c'est  de  donner 
aux  nègres  cju'il  emploie  le  goût  de  la  vie  laborieuse  et  saine. 
Non  seulement  il  prêche  d'exemple,  mais  il  les  évangélise  avec 
un  ardent  prosélytisme,  aidé  en  cela  par  sa  fille,  une  jeune  per- 
sonne infirme  mais  avec  une  âme  d'apôtre  ;  il  cherche  le  chemin 
de  leur  cœur  pour  y  faire  pénétrer  la  conviction  religieuse  ;  sur- 
tout, il  a  un  profond  sentiment  de  sa  responsabilité  morale  vis-à- 
vis  deux;  toute  sa  conduite  est  dominée  par  cette  idée  et  les 
nègres  eux-mêmes  ne  s'y  trompent  pas,  témoin  ce  curieux  et  tra- 
gique épisode  que  M.  Paul  Bourget  raconte  de  visu. 

Pendant  son  séjour  à  Philippeville  —  c'est  le  pseudonyme 
sous  lequel  il  cache  le  nom  de  la  petite  ville  de  la  Géorgie  où  la 
scène  se  passait —  un  prisonnier  mulâtre  enfermé  dans  la  prison, 
s'était  échappé  à  la  veille  d'être  pendu.  C'était  un  criminel  dan- 
gereux, coupable  de  plusieurs  assassinats,  un  chef  de  bande 
d'une  audace  et  d'une  adresse  merveilleuses.  Tout  jeune  encore 
—  vingt-cinq  ans,  je  crois,  —  il  n'avait  pourtant  pas  débuté  par 
la  vie  de  brigandage;  à  l'âge  de  quinze  ou  seize  ans  il  était 
entré  au  service  du  colonel  Scott  et  l'accompagnait  dans  ses 
grandes  chasses,  moitié  serviteur,  moitié  compagnon.  Le  colonel 
hii  témoignait  une  grande  affection,  beaucoup  de  confiance,  et 


OITUK-MKK.  207 

se  llattait  de  faire  de  ce  métis  un  homme  et  un  clirétien.  Un 
jour,  en  se  rendant  à  une  partie  de  chasse  avec  son  maitre,  Sey- 
luour  hiissa  s'emballer  k>s  chevaux  qui  les  menaient;  la  voiture 
fut  renversée,  et  tous  les  objets  qu'elle  contenait  dispersés  dans 
les  herbes  ;  malgré  toutes  ses  recherches,  le  colonel  Scott  ne  par- 
venait pas  à  retrouver  un  grand  couteau  à  découper  qui  s'enfilait 
d'ordinaire  dans  les  courroies  du  panier  à  provisions,  quand 
tout  à  coup,  il  en  vit  briller  le  manche  dans  rentrebaillement  du 
gilet  de  Seymour,  qui,  penché  en  avant,  feignait  de  continuer 
la  perquisition.  Tremblant  et  pleurant,  le  mulâtre  fit  alors  cet 
aveu  :  «  J'ai  pensé  que  vous  étiez  furieux  contre  moi  pour  avoir 
laissé  s'emporter  les  chevaux  et  jai  cru  que  vous  me  tueriez. 
Alors,  j'ai  volé  le  couteau...  »  Lui  que  je  traitais  comme  un  fils! 
ajoutait  le  colonel  en  racontant  la  chose  à  M.  Bourget. 

Dégoûté  de  cette  ingratitude,  il  cessa  de  sortir  avec  Seymour, 
le  surveilla  et  surprit  d'autres  larcins.  Le  mulâtre  fut  chassé, 
vola  ailleurs,  fut  pris,  condamné,  mis  à  la  chaîne  et  ses  mauvais 
instincts,  bientôt  développés  par  la  fréquentation  des  criminels, 
firent  de  lui  un  dangereux  malfaiteur. 

Les  circonstances  au  milieu  desquelles  le  colonel  Scott  expli- 
({uait  à  M.  Bourget  l'échec  de  sa  tentative  d'éducation  vis-à-vis 
de  Seymour  donnaient  à  son  récit  un  relief  tout  spécial.  C'était 
au  lendemain  de  l'évasion  :  un  groupe  de  cavaliers  avait  été 
spontanément  formé  à  Philippeville  pour  traquer  le  fugitif,  et 
une  douzaine  de  ces  terribles  chiens  chasseurs  d'hommes  «  blood 
liounds  »  parcouraient  la  forêt  à  sa  recherche.  A  la  tète  de  la 
petite  troupe,  le  colonel  Scott  dirigeait  le  mouvement,  conduisait 
la  chasse,  dominé  par  un  profond  sentiment  de  son  devoir  civi- 
que, mais  rempli  d'une  pitié  secrète  pour  cet  homme  qu'il  avait 
aimé,  (jui  avait  vécu  près  de  lui,  et  qu'il  poursuivait  comme  un 
fauve.  Et  tout  en  galopant  dans  les  sentiers  de  la  forêt,  le  sou- 
venir lui  revenait  de  cette  première  faute  de  Seymour,  origine 
de  toutes  les  autres,  il  se  livrait  à  une  sorte  d'examen  de  cons- 
cience, se  demandant  s'il  avait  réellement  accompli  tout  son 
devoir  vis-à-vis  de  ce  malheureux,  s'il  ne  s'était  pas  laissé  aller 
à  une  impression  trop  prompte  et  trop  vive  en  lui  retirant  son 


208  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

ali'ection  quand  il  l'avait  surpris  volant  une  arme  pour  se  défen- 
dre contre  la  colère  possible  de  son  bienfaiteur.  «  J'aurais  dû 
penser,  disait-il,  que  cette  répugnante  facilité  au  soupçon  était 
une  hérédité  de  l'esclavage.  Les  blancs  avaient  si  cruellement 
abusé  d'eux!...  » 

Il  faut  lire  dans  Ontre-Mcr  la  scène  magnifique  où  l'ancien 
maître  et  l'ancien  serviteur  se  retrouvent  face  à  face,  le  premier 
armé  de  sa  carabine,  le  second  nageant  désespérément  pour  tra- 
verser une  rivière,  suivi  de  près  par  les  chiens,  mais  tenant  hors 
de  l'eau  sa  main  droite  armée  d'un  revolver;  tous  deux  se  recon- 
naissent; le  colonel  épaule  sa  carabine;  son  bras  tremble,  et 
d'un  geste  brusque  il  relève  le  canon,  ne  pouvant  se  décider  à 
tirer  ainsi  sur  Seymour.  Et  le  bandit,  touché  de  cette  générosité, 
détourne  lui  aussi  son  arme,  qui  a  déjà  commis  tant  d'assassinats, 
il  recule  devant  celui-là!  Bientôt  les  rabatteurs  accourent  aux 
aboiements  des  chiens,  une  balle  atteint  Seymour,  on  s'empare 
de  lui,  le  voilà  de  nouveau  prisonnier,  et  son  exécution  annoncée 
pour  le  surlendemain  va  avoir  lieu.  Nous  allons  encore  retrouver 
là  le  colonel,  sa  conscience  puritaine  s'alarme  de  l'insouciance 
animale  avec  laquelle  son  protégé  d'autrefois  se  prépare  à  pa- 
raître devant  le  souverain  juge;  il  vient  l'exhorter,  éveiller  en 
lui  l'idée  de  l'au  delà,  condescendant  avec  une  indulgence  at- 
tristée aux  dernières  fantaisies  de  ce  grand  enfant  qui  demande 
«  une  bouteille  de  ce  vieux  whiskey  »  qu'il  buvait  autrefois  à  la 
chasse.  Nous  le  voyons  s'agenouiller  avec  le  condamné  sur  les 
dalles  de  la  prison  pour  lui  faire  répéter  les  paroles  du  Pater 
)toster,  et  lui  souffler  encore,  au  moment  où,  la  corde  déjà  passée 
autour  du  cou,  il  va  être  lancé  dans  l'éternité,  ce  cri  suprême 
du  bon  larron  :  «  Seigneur,  souvenez-vous  de  moi  dans  votre 
royaume!  » 

Tout  est  caractéristique  dans  cette  tragique  histoire,  et  le  zèle 
ardent  du  nordiste  puritain,  et  l'insouciant  animalisme  du  mu- 
lâtre, et  sa  docilité  vis-à-vis  de  l'ancien  maître  auquel  il  est 
resté  attaché  malgré  tout.  Bien  curieuse  aussi  cette  chasse  à 
l'homme  organisée  spontanément  par  les  citoyens  honnêtes  de 
Philippe  ville,    épiciers,   hôteliers,  marchands,  qui   considèrent 


ouTiu:-MRi{.  209 

le  soin  (l«;  faire  l'éi^iici'  le  J)on  ordre  comme  leurs  affaires  propres, 
(jui,  dans  les  moments  criti(]ues,  n'hésitent  pas  à  faire  la  police 
eux-mêmes.  Il  y  a  dans  ce  simple  fait  une  indication  profonde 
sur  ce  qu'est  l'esprit  public  aux  États-Unis;  on  se  rend  compte  du 
puissant  facteur  que  le  Sud  trouvera  pour  son  relèvement  dans 
cette  énergie  pratique,  effective,  prompte  à  l'action,  des  bons 
citoyens.  Et  cette  énergie  est  susceptible  des  formes  les  plus 
diverses;  elle  n'est  pas  spécialisée  par  un  long  usage  à  un  seul 
objet;  vers  la  fin  de  la  guerre  de  sécession,  un  officier  français 
qui  venait  d'assister  à  une  parade  des  Nordistes  disait  au  colonel 
Scott  :  «  Maintenant  que  vous  avez  cette  belle  armée,  par  où 
allez-vous  commencer?  Par  le  Canada  ou  par  le  Mexique?  ». 
«  Nous  allons  commencer  par  les  renvoyer  tous  travailler,  ré- 
pondit le  colonel.  »  Et,  de  fait,  il  en  a  été  ainsi;  ces  troupes  si 
nombreuses  ont  été  licenciées  sans  qu'il  en  résulte  aucun  em- 
barras ;  ce  n'étaient  pas  des  militaires  que  l'on  jetait  sur  le  pavé; 
c'étaient  des  hommes  qui  avaient  su  faire  la  guerre,  et  qui  re- 
tournaient à  leurs  occupations  une  fois  la  guerre  terminée. 

Aujourd'hui,  une  sphère  nouvelle  d'activité  est  ouverte  aux 
Yankees.  Ce  ne  sont  plus  seulement  les  terres  de  l'Ouest,  dont 
la  mise  en  valeur  a  été  poussée  comme  l'on  sait,  qui  s'offrent 
à  eux.  Le  Sud,  avec  ses  richesses  naturelles  considérables,  avec 
sa  terre  fertile,  ses  mines  de  fer  et  de  houille  inexploitées,  fait 
appel  à  leur  initiative.  Les  souvenirs  de  la  guerre  sont  assez 
apaisés  pour  que  de  vieilles  rancunes  et  d'anciens  préjugés  ne 
soient  plus  très  à  redouter  entre  Blancs.  Reste  cette  masse  inerte 
de  la  population  nègre  qui  réclame  un  patronage  intelligent 
pour  se  hausser  dans  la  réalité  à  la  situation  de  droit  qui  lui  a 
été  faite;  impossible  d'amener  dans  le  Sud  un  développement 
économique  sérieux  sans  aborder  ce  gros  problème  social.  Tous 
les  lecteurs  de  M.  Paul  Bourget  comprendront  cette  nécessité, 
parce  qu'ils  auront  touché  du  doigt,  grâce  à  une  observation  à  la 
fois  pénétrante  et  bien  informée,  la  grande  plaie  du  Sud. 

Paul  de  Roi  siKRS. 


LES  ANCÊTRES  DE   SOCRATE 


III 

LE    TYPE    PYTHAGORICIEN    (1) 

La  plupart  des  philosophes  que  nous  avons  passés  en  revue 
se  recrutent,  si  l'on  nous  passe  l'expression  moderne,  dans  le 
monde  des  patrons ,  dans  le  milieu  des  autoi'ités  sociales,  des 
gens  possédant  de  leur  chef  de  sûrs  moyens  d'existence ,  et  pou- 
vant, par  conséquent,  jouer  en  toute  sécurité  le  rôle  à'amateurs. 
C'est  ce  qui  nous  explique  le  dédain  de  certains  d'entre  eux  pour 
les  fonctions  publiques.  Thaïes  les  abandonne,  Heraclite  les  mé- 
prise. Cette  catégorie  d'esprits  estime  qu'il  est  bon  de  fuir  les 
honneurs,  parce  qu'ils  troublent  la  tranquillité  du  sage. 

C'est  là  un  premier  fait  ;  mais  en  voici  un  second  qui  nous  dé- 
route au  premier  abord.  Ces  philosophes,  si  peu  ambitieux  per- 
sonnellement, sont  souvent  assiégés  des  offres  les  plus  alléchantes 
de  la  part  de  leurs  cités  ou  des  cités  dans  lesquelles  ils  ont  trans- 
porté leur  séjour.  Élée  demande  des  lois  à  Parménide,  Crotone  à 
Pythagore,  Athènes  à  Solon.  Or  ni  Solon,  ni  Pythagore  ni  Par- 
ménide ne  sont  représentés  dans  l'histoire  sous  les  traits  d'intri- 
gants ou  d'ambitieux.  Ils  ont  pu  administrer  sagement,  prendre 
d'utiles  mesures,  élaborer  surtout  des  lois  bien  symétriques  et  de 
forme  plus  ou  moins  littéraire.  Au  fond,  ces  hommes  là  ont  été 
plutôt  élevés  aux  honneurs  qu'ils  ne  s'y  sont  élevés  eux-mêmes. 
Ils  n'ont  eu  qu'à  se  laisser  soulever  par  le  flot  qui  s'emparait 
d'eux  et  les  portait  au  pouvoir. 

Donc,  phénomène  à  constater  :  la  philosophie,  dès  sa  nais- 

(1)  Voir  les  deux  précédents  articles,  dans  la  Science  sociale,  livraison  de  juin  et  de 
juillet  1895. 


LES    ANCÉTHES    DE    SOCRAÏE.  211 

sauce  ,  est  populaire  dans  les  cités,  et  la  supériorité  dans  les  cid- 
tures  intellectuelles  est  une  noie  excellente  aux  yeux  des  popula- 
tions. 

Cette  faveur  populaire,  rpic  nous  avons  expliquée  par  Tétat 
social  de  la  cité  grecque  ,  et  que  redouble  à  cette  époque  la  nou- 
veauté des  révélations  scientitiques,  ne  peut  évidemment  que 
pousser  ])on  nombre  de  gens  à  l'étude  de  la  science,  non  plus 
pour  l'amour  de  celle-ci,  mais  en  vue,  soit  des  fonctions  publiques 
où  l'on  peut  arriver  par  elle,  soit  du  bénéfice  qu'on  peut  trouver 
à  fournir  des  ressources  intellectuelles  à  ceux  qui  briguent  le 
pouvoir. 

C'est  l'apparition  du  professlonufl. 

Ces  pliilosophes  professionnels  nous  semblent  pouvoir  se  ré- 
partir en  deux  variétés,  selon  que  le  but  poursuivi  est  l'exercice 
direct  du  pouvoir  ou  le  gain  résultant  de  la  formation  intellec- 
tuelle déjeunes  politiciens.  Ces  deux  variétés  sont  celle  àw  pyfha- 
(joricien  et  celle  du  sophiste. 

Le  caractère  professionnel  de  toutes  deux  éclate  dans  ce  fait 
que  toutes  deux  sont  très  nombreuses.  Pythagore  n'a  pas  seule- 
ment autour  de  lui  quelques  disciples,  comme  ïhalès,  Xénophane 
ou  Leucippe;  il  di  des  nuées  de  disciples,  ou,  plus  exactement,  le 
nom  du  maître  se  transforme  en  une  sorte  d'épithète  commune 
adoptée  par  une  foule  d'hommes  qui,  connus  ou  non  connus  de 
celui-là.  entrent  quand  môme  dans  son  système  intellectuel.  De 
même  pour  les  sophistes,  qui  sont  légion,  et  dont  Athènes,  à 
l'époque  de  Socrate,  possède  des  échantillons  appartenant  à  tous 
les  rivages  helléniques. 

E.Kaminons  aujourd'hui  le  pythagoricien. 

La  sphère  d'action  du  pythagorisme  est  parfaitement  délimitée. 
Elle  comprend  surtout  la  Grande-Grèce,  ou  Italie  méridionale ,  et 
a  ses  principaux  foyers  dans  les  grands  ports  maritimes  de  Cro- 
tone,  de  Locres,  de  Tarente.  La  Sicile  est  également  influencée  : 
Empédocle,  le  philosophe  d'Agrigente,  Archimède,  le  géomètre 
de  Syracuse ,  touchent  par  bien  des  côtés  au  monde  pythagori- 
cien, sans  en  faire  précisément  partie. 


212  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Quelle  est,  au  point  de  vue  social,  la  situation  du  pythagoricien 
dans  les  cités  de  la  Grande  Grèce?  Gette  situation  est  avant  tout 
une  situation  politique.  On  peut  la  définir  par  cette  formule  : 
hs  cultures  intellectuelles  inises  au  service  de  r aristocratie. 


I.    LE    PYTHAGORISME    ET    L  ARISTOCRATIE. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'al^order  la  grande  question  des  aris- 
tocraties et  des  démocraties  antiques,  question  fort  complexe, 
mal  débrouillée  jusqu'ici,  et  qui  nous  entraînerait  en  d'intermi- 
nables dig-ressions.  Disons  seulement  que  la  vitalité  particulière 
conservée  par  les  aristocraties  de  la  Grande  Grèce  ,  à  une  époque 
où  la  démocratie  régnait  en  maîtresse  tout  autour  des  rivages  de 
l'Archipel,  nous  semble  tenir  à  deux  causes  :  1"  l'intensité  du 
commerce  maritime  supposant,  dans  cette  région  occidentale  où 
la  Méditerranée  dilate  ses  eaux  beaucoup  plus  qu'à  l'Orient ,  une 
certaine  évolution  du  cabotage  vers  la  navigation  au  long  cours; 
2"  la  nécessité  de  se  défendre  contre  les  peuplades  guerrières  et 
pastorales  du  Bruttium  et  de  la  Calabre.  Le  premier  fait  engendre 
de  grandes  inégalités  de  fortune  ;  le  second  amène  à  sentir  da- 
vantage le  besoin  d'un  pouvoir  fort.  Le  premier  oriente  le  type 
vers  Carthage;  le  second  l'oriente  vers  Sparte.  Nous  ne  sommes 
pourtant  ni  à  Carthage  ni  à  Sparte,  ni  dans  le  commerce  tyran- 
nique  et  exclusif,  ni  dans  le  militarisme  rigide  et  absolu.  L'ori- 
gine de  la  race,  en  grande  partie  achéenne,  nous  rapproche  sen- 
siblement du  type  ionien,  et  les  conditions  sociales  de  la  Grande 
Grèce,  reproduisant  avec  quelques  variantes  celles  de  Tlonie ,  se 
prêtent,  comme  celles-ci,  à  l'éclosion  et  au  succès  des  théories 
philosophiques. 

Mais,  si  l'aristocratie  domine  à  Crotone  et  dans  la  plupart  des 
cités  environnantes,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  le  courant 
démocratique  y  est  puissant.  Issu  de  l'instabilité  commerciale  et 
del'affluence  énorme  d'hommes  nouveaux  qui  font  de  ces  cités  de 
très  grandes  villes,  il  n'y  est  pas  refoulé,  comme  dans  les  cités 


LES  ANCKTRES  DE  SOCRATE.  21.'{ 

phéniciennes,  par  la  présence  constante  dans  la  ville  et  par  l'é- 
nergie toujours  active  des  gros  négociants.  Le  négociant  grec, 
avons-nous  dit ,  aime  la  retraite  et  la  campagne.  Il  est  donc 
moins  fort  pour  lutter  contre  l'assaut  des  masses  populaires,  gens 
des  ports,  ouvriers  et  portefaix  parvenus,  petits  marchands,  petits 
pécheurs,  boutiquiers,  lazzaroni,  etc.,  qui  ne  cessent  de  s'agiter 
dans  la  ville.  Cette  aristocratie  n'a  pas  la  main  aussi  sûre,  aussi 
ferme,  aussi  cruelle  que  l'aristocratie  de  Tyr  ou  de  Carthage.  Il 
lui  faudrait  i\e<,  auxiliaires.  Où  les  trouvera-t-elle?  Dans  ces  cul- 
tures intellectuelles  dont  on  rafible,  qui  ont  tant  de  vogue  et 
tant  de  prestige.  Immensément  riche,  la  noblesse  du  pays  a  de 
quoi  protéger  ces  défenseurs. 

Ces  plaines,  aujourd'hui  malsaines,  déformées  par  des  trem- 
blements de  terres,  ravagées  depuis  des  siècles  par  les  Sarrazins 
et  les  Barbaresques ,  pour  ne  pas  parler  des  autres,  étaient  à 
cette  époque  d'une  prodigieuse  fertilité.  La  vigne,  l'olivier,  les 
arbres  fruitiers  produisaient  en  abondance.  Suivant  Yarron,  le 
blé  à  Sybaris  rendait  cent  pour  un.  Grains,  vins,  huiles,  lin, 
bétail,  poisson,  bois  de  construction,  s'entassaient  dans  les  vais- 
seaux qui  s'élançaient  de  là  dans  deux  directions,  celle  de  llonie 
et  celle  de  l'Étrurie,  deux  riches  marchés  entre  lesquels  la 
Grande  Grèce  avait  le  monopole  du  transitai).  En  revanche,  les 
laines  fines  de  Milet  affluaient  chez  les  riches  citoyens.  Le  luxe 
de  Sybaris  est  resté  proverbial;  mais  les  cités  voisines,  qui  ont 
suivi  la  même  évolution  sociale  que  Sybaris,  n'avaient  sans  doute 
guère  à  se  prévaloir  de  quelque  chose  de  meilleur  :  Sybaris  joue 
un  peu  le  rôle  de  bouc  émissaire.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  richesse 
était  considérable  dans  tout  le  pays.  La  première  partie  de  la 
maxime  «  primiim  vicere  »  se  trouvait  suffisamment  réalisée 
pour  laisser  au  second  terme  toute  facilité  de  se  produire  : 
((  deinde philosophari  ». 

Nous  avons  déjà  défini  le  type  de  Pythagore  :  c'est  un  Ionien 
émigré,  un  homme  supérieur  arrivant  d'un  pays  où  l'instruction 

(1)  V.  Science  sociale,  livraison  de  mars  18S8,  A  travers  V Italie  méridionale, 
|iar  M.  J.  Moiistier.  Dans  cet  article  .se  trouve  expliquée  en  détail  la  prospérité  com- 
merciale de  Sybaris. 

T.    XX.  1(3 


214  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

s'est  plus  rapidement  développée  qu'en  Grande  Grèce.  Cet  homme, 
adopté  par  sa  nouvelle  patrie,  devient  le  centre  d'un  puissant 
faisceau  de  disciples,  sorte  de  corporation  politique  qui  étend 
son  réseau  sur  toutes  les  cités  environnantes  et  dont  le  but  est 
de  défendre  partout  les  pouvoirs  publics  contre  les  prétentions 
du  parti  populaire.  Les  pythagoriciens  sont  vénérés,  choyés,  ad- 
mirés. On  leur  demande  des/o/.v,  c'est-à-dire  àes  constitutions .  On 
sait  ce  que  cela  veut  dire.  Comme  Joseph  de  Maistre  l'a  très  bien 
dit,  c'est  au  moment  précis  où  la  constitution  d'un  pays  com- 
mence à  être  éjjranlée  qu'on  éprouve  le  besoin  de  la  coucher 
par  écrit,  de  la  fortifier  d'une  solide  enceinte  de  textes.  Ces  textes, 
il  importe  de  leur  donner  un  caractère  sacré,  solennel,  cjui  im- 
pressionne la  multitude.  Lespythag-oriciens,  nous  le  verrons,  sont 
d'excellents  ouvriers  pour  cette  besogne-là.  D'ailleurs  Y  esprit 
communautaire  de  cité,  qm  confond  à  chaque  instant  les  devoirs 
de  l'individu  et  ceux  du  citoyen,  leur  permet  d'orner  d'une  foule 
de  préceptes  moraux  leurs  dispositions  législatives.  Leur  inter- 
vention est  marquée  par  une  période  de  prospérité,  dernière  et 
brillante  lueur  jetée  par  ces  centres  de  civilisation  passagère. 
Des  pythagoriciens  sont  magistrats;  des  pythagoriciens  sont 
généraux;  Archytas  conduit  les  Tarentins  contre  les  Romains. 
L'ensemble  des  adeptes  forme  une  sorte  de  confrérie  dominatrice, 
s'étendant  à  toutes  les  cités  du  rivage  :  Locres.  Rhégium.  Méta- 
ponte,  Tarente,  etc.,  et  où  l'esprit  aristocratic[ue  l'emporte  sen- 
siblement sur  l'amour  de  la  cité.  Il  y  a  là  une  sorte  de  Sainte- 
Alliance,  non  des  rois,  comme  celle  de  1815,  non  des  peuples, 
comme  celle  de  Béranger,  mais  des  castes  dirigeantes,  qui 
éprouvent  le  besoin  de  se  serrer  les  coudes  et  de  se  soutenir 
mutuellement.  Cet  état  d'esprit  se  retrouve  d'ailleurs  un  peu  par- 
tout dans  le  monde  grec  :  les  bannis  se  réfugient  dans  une  cité 
aristocratique,  s'ils  sont  aristocrates;  dans  une  ville  démocrati- 
cjue,  s'ils  sont  démocrates.  Ainsi  fait  plus  tard  Xéno])hon,  banni 
d'Athènes  pour  cause  de  laconisme  ;  ainsi  feront,  dans  l'Italie 
du  moyen  âge,  les  Guelfes  et  les  Gibelins.  Le  pythagorisme,  en 
Grande  Grèce,  est  un  terrain  intellectuel  commun  où  peuvent  se 
rencontrer,  pour  concerter  leurs  plans  de  campagne,  les  patri- 


LES  ANCKTKKS    DK    SOCHATE.  215 

cioiis  de  tous  ces  centres  iii'I)aiiis,  réunis  par  le  péril  commun  el 
l'identité  des  conceptions  politiques. 

Les  pythagoriciens  jouent  donc  un  rôle  social  très  important. 
Ils  exercent  une  influence  étonnante  pour  des  philosophes. 
Cette  influence  se  manifeste  principalement  sous  deux  formes, 
la  forme  scientili({uc  et  la  forme  morale. 

En  d'autres  ternies,  si  les  pythagoriciens  occupent  un  haut 
rang  dans  la  cité,  cette  situation  prépondérante  constitue  pour 
ainsi  dire  le  salaire  de  la  double  action  qu^ils  exercent  sur  les 
esprits  et  sur  les  moE-urs. 

Vfiyons  l'action  sur  les  esprits. 


II.    —    LA    DOCTRINE    PYTHAGORICIENNE. 

L'originalité  de  la  doctrine  pythagoricienne,  comme  on  le 
sait,  est  qu'elle  enchâsse  toute  la  philosophie  dans  un  appareil 
mathématique.  «  Les  pythagoriciens,  dit  Aristote,  cherchaient 
dans  les  choses  une  ressemblance  avec  les  nombres  et  des  rapports 
numériques,  puis  ils  identifiaient  la  chose  avec  ces  nombres  et 
ces  rapports  (1).   » 

On  sait  que  la  table  de  multiplication  a  pris  le  nom  de  Pytha- 
gore.  C'est  lui  qui  a  calculé  le  fameux  carré  de  riiypothénuse.  Il 
était  pour  son  époque  un  grand  mathématicien.  Lui  et  ses  disciples 
s'amusaient  à  rechercher  les  propriétés  des  nombres  et  des 
ligures.  Sans  instruments,  ils  observaient  le  ciel;  ils  ont  déter- 
miné pour  la  première  fois  l'ordre  des  planètes  et  exposé  sur  le 
système  du  monde  des  théories,  qui,  longtemps  oubliées  et  éclip- 
sées par  les  conceptions  d' Aristote,  n'ont  guère  eu  de  transforma- 
tions essentielles  à  subir  pour  devenir  le  système  de  Copernic  et 
de  Galilée.  Dans  cette  philosophie,  le  chiffre  est  une  sorte  de  fé- 
tiche, un  être  mystérieux  qui  produit,  engendre,  souffle  suivant 


(1)  Voir  sur  les  Pythagoriciens  et  les  Éléates  réunis,  le  jugement  plus  moderne  de 
Zeller  :  «  Le  nombre  et  VcHrc  sont  ici  la  substance  des  corps  eux-mêmes,  la  matière 
dont  ils  sont  faits  :  et,  pour  cette  raison  même,  ils  sont  conçus  comme  des  choses 
sensibles.  »  Traduction  Boutroux,  I,  175. 


216  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

les  cas  le  froid  et  le  chaud.  Il  y  a  deux  éléments  dans  la  nature, 
le  pair  et  Yimpair.  Au  pair  se  rapportent  le  féminin,  l'illimité,  le 
mouvement,  la  multiplicité,  la  gauche,  le  courbe,  l'obscurité,  le 
mauvais,  le  rectangle.  A  l'impair  se  rapportent  le  masculin ,  le  li- 
mité, le  repos,  l'unité,  la  droite,  le  droit  (opposé  au  courbe),  la 
lumière,  le  bon,  le  carré.  Dieu  est  1  ;  la  matière  est  2.  La  femme 
est  2  aussi,  et  s'oppose  à  l'homme,  qui  est  A.  Le  mariage  est  5 
(2  +  3).  3  est  d'ailleurs  le  nombre  parfait,  parce  qu'il  a  un  com- 
mencement, un  milieu  et  une  fin.  1 ,  c'est  encore  la  raison;  2  est 
l'opinion;  7  est  le  nombre  critique,  correspondant  aux  diverses 
phases  de  la  vie  humaine.  La  décade  (ou  le  nombre  10),  est 
grande,  toute-puissante,  parfaite,  source  de  tout,  et  renferme 
l'essence  de  tous  les  nombres.  La  justice,  produit  de  deux  éga- 
lités, est  un  nombre  carré.  Des  calculs  analogues  s'appliquent  aux 
sphères  célestes.  Ces  sphères ,  en  glissant  à  travers  l'éther,  font 
entendre  une  harmonie  (1).  Car  la  musique  est  aussi  un  grand 
objet  d'étude  pour  les  pythagoriciens.  Ils  Fétudient,  mais  toujours 
en  mathématiciens.  Ils  font  des  expériences  sur  les  cordes  so- 
nores, calculent  les  intervalles  musicaux,  discernent  dans  les  tons 
le  diatonique,  le  chromatique,  l'enharmonique,  et  comparent 
l'àme  elle-même  à  l'harmonie  d'une  lyre,  —  comparaison  qui 
servira  d'objection  à  Simmias,  dans  le  Phédon  de  Platon,  lorsque 
Socrate  démontrera  l'immortalité  de  l'âme.  La  musique  prend 
rang  dès  lors  parmi  les  sciences  mathématiques ,  et  cela  dure 
ainsi ,  non  seulement  à  travers  toute  l'antiquité,  mais  encore  pen- 
dant le  moyen  âge.  Tandis  que  le  trivium  réunit  la  grammaire , 
la  rhétorique  et  la  dialectique ,  le  cjuadrivium  rassemble  sous  le 
même  bonnet,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  l'arithmétique,  la 
géométrie,  l'astronomie  et  la  muùque. 


(1)  Cette  idée  de  la  musique  des  splières  est  très  tenace  dans  la  philosophie  an- 
cienne. Cicéron  l'adopte  dans  ses  Tusculanes.  Le  plaisir  d'entendre  cette  musique 
devient  après  la  mort  la  récompense  des  justes.  Lamartine  dit  encore  dans  ses  Médi- 
tations : 

Et  Celui  qui,  du  sein  de  sa  gloire  infinie, 
Des  sphères  qu'il  ordonne  écoule  l'harmonie, 
Écoute  aussi  la  voix  de  mon  humble  raison 
Qui  contemple  sa  gloire  et  murmure  son  nom. 


LES    ANCÊTRES    DE   SOCRATE.  217 

Tels  sont,  eu  résumé,  les  procédés  d'esprit  passa!)lemciit  par- 
ticuliers des  pythagoricieus.  Et  pourtant  il  est  facile  tle  voir,  eu  se 
reportant  à  notre  dernier  article,  que  si  leur  doctrine  s'écarte 
sensiblement  de  la  philosophie  ionienne,  elle  ne  s'en  sépare  pas  ab- 
solu meut,  ainsi  ([ue  nous  l'avons  fait  remarquer  et  que  l'atteste  le 
double  jugement  d'Aristote  et  deZeller  sur  la  portée  réelle  de  l'al- 
gèbre pythagoricienne.  Le  fond  de  celle-ci,  en  effet,  est  toujours 
l'explication  de  la  nature,  la  recherche  de  l'origine  des  êtres  ma- 
tériels, l'étude  de  ce  que  nous  avons  appelé  la  grande  végétation 
des  choses.  C'est  en  quoi  le  philosophe  de  Samos  reste  de  son 
pays.  L'innovation  est  dans  cette  forme  mathématique,  cette  sorte 
de  symbolisme  emprunté  aux  nombres,  qui  s'étend  comme  un 
vêtement  mystique  sur  toutes  les  idées,  même  sur  celles  où  l'on 
s'attendrait  le  moins  à  rencontrer  des  chiffres.  C'est  là  le  carac- 
tère qu'il  nous  reste  à  explic|uer,  puisque  nous  avons  déjà  étudié 
l'autre.  Nous  en  chercherons  la  justification,  suivant  notre  mé- 
thode, dans  le  milieu  fourni  par  la  race;  mais  nous  n'avons  pas 
pour  cela  à  recommencer  de  fond  en  comble  l'analyse  de  ce  mi- 
lieu. La  philosophie  pythagoricienne  (ou  le  succès  de  cette  phi- 
losophie, ce  qui  est  tout  un),  s'explique,  en  tant  qu'elle  reproduit 
les  doctrines  ioniennes,  par  les  caractères  sociaux  de  la  Grande 
Grèce  identique  aux  caractères  sociaux  de  l'Ionie ,  et ,  en  tant 
qu'elle  s'écarte  de  la  philosophie  ionienne  ,  par  les  caractères  so- 
ciaux de  la  Grande  Grèce  qui  diffèreni  de  ceux  de  l'Ionie.  Ces 
caractères,  quels  sont-ils? 

Nous  croyons  pouvoir  les  réduire  à  deux  :  la  situation  géogra- 
phic£ue  de  la  Grande  Grèce ,  laquelle  tend  à  développer  et  à  al- 
longer le  cabotage ,  de  manière  à  le  faire  sensiblement  évoluer 
vers  la  navigation  au  long  cours,  et  la  prédominance,  compara- 
tivement plus  accentuée  qu'en  lonie,  de  la  vie  commerciale  et 
urbaine  sur  la  vie  agricole  et  rurale. 

La  Grande-Grèce  est  tout  à  fait  à  l'ouest  du  monde  hellénique. 
Nous  sortons  ici  de  l'Archipel,  de  son  labyrinthe  d'îles  et  de  pres- 
qu'îles, qui  fournissent  de  faciles  étapes  au  navigateur.  Il  faut 
déjà,  pour  gagner  le  sud  de  l'Italie,  franchir  d'un  saut  la  mer 
Ionienne  ,  voyage  périlleux  quelquefois,  même  pour  les  vaisseaux 


218  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

qui  portent  César  et  sa  fortune;  mais  c'est  surtout  à  l'occident 
que  commence  la  grande  mer.  Cette  portion  de  la  Méditerranée 
devait  être,  pour  les  navigateurs  antiques,  un  véritable  Océan.  A 
peiue  quelques  lies  çà  et  là,  et  de  grandes  lies,  Corse,  Sardaigne , 
Baléares.  Entre  ces  lies  et  la  terre  ferme,  des  étapes  de  plusieurs 
jours  et  de  plusieurs  nuits.  La  navigation,  dans  ces  parages,  doit 
évidemment  se  transformer  dans  une  certaine  mesure.  Déjà  les 
Phocéens,  fondateurs  de  Cumes,  la  plus  ancienne  colonie  grecque 
de  la  Grande  Grèce,  ont  commencé  à  tracer  la  voie.  Crotone,  ïa- 
rente,  Sybaris,  Agrigente ,  Syracuse  ne  peuvent  que  s'y  engager 
pareillement.  Des  connaissances  mathématiques  plus  complètes, 
plus  exactes,  sont  nécessaires  aux  capitaines.  L'étude  des  astres 
devient  plus  stricte.  Il  faut  serrer  de  plus  près  la  vérité  dans  les 
calculs,  perfectionner  même,  autant  que  possible,  l'outillage  des 
vaisseaux.  De  là.  même  à  côté  des  philosophes-mathématiciens, 
l'existence  de  mathématiciens  purs,  ou,  plus  exactement,  d'ingé- 
nieurs-mathématiciens, qui  témoignent,  indépendamment  de 
l'introduction  des  mathématiques  dans  la  philosophie,  d'un  cou- 
rant assez  fort  portant  à  l'étude  des  sciences  exactes.  Les  deux 
grands  hommes  de  Massilia,  —  la  plus  occidentale  des  grandes 
colonies  grecques,  —  sont  deux  mathématiciens,  Pythéas  et  Euthy- 
mènes.  On  se  rappelle,  d'autre  part,  le  rôle  joué  par  Archimède 
dans  la  défense  de  Syracuse  contre  les  Romains,  son  enthousiasme 
exubérant  lorsqu'il  eut  «  trouvé  »  son  fameux  principe  d'hydros- 
tatique, et  la  mort  de  cet  homme  singulier,  tué  par  un  soldat 
pendant  qu'il  achevait  de  résoudre  tranquillement  un  problème 
de  géométrie. 

Tout  ceci  nous  montre  que  le  culte  des  mathématiques  nest  pas 
une  pure  fantaisie  de  Pythagore  ou  de  ses  disciples ,  mais  une 
conséquence  générale  de  F  influence  des  conditions  du  travail  sur 
l'orientation  des  cultures  intellectuelles  dans  toute  cette  région. 
La  relation  que  nous  nous  efforçons  d'établir  entre  les  progrès  de 
la  navigation  et  la  part  donnée  aux  mathématiques  dans  la  phi- 
losophie nous  apparaîtra  peut-être  mieux,  sous  une  forme  con- 
crète, dans  le  fait  de  l'invention  de  la  poulie,  attribuée  au  pytha- 
goricien Archytas.  Ce  dernier,  qui  se  trouvait  cumuler  d'une  façon 


U:^,    ANCÊTRES  DE  SOCRATE.  219 

curieuse  les  rùlcs  de  philosophe,  de  poUticien,  de  général,  de 
mathématicien,  d'astronome,  et  d'ingénieiii'  naval,  est  un  des 
types  les  plus  paii'aits  du  genre,  celui  qui  incarne  le  mieux  les 
différents  éléments  qui  contribuent  à  créer  le  pyllr.igorisrae. 

Mais  ces  aptitudes  mathématiques  se  comprendront  davantage 
si  Ton  considère  que  nous  sommes  ici  dans  les  centres  urbains 
du  monde  grec  où  le  commerce  a  pris,  à  un  moment  donné,  le 
plus  magnifique  essor.  Ni  Milet,  ni  Samos,,ni  Éphèse  ne  semblent 
avoir  atteint  la  prospérité  éphémère,  mais  prodigieuse,  de  ces 
immenses  ports  du  g-olfe  de  Tarente,  dont  quelques-uns,  à  ne 
considérer  que  leur  enceinte  urbaine,  ont  renfermé  plus  d'un 
million  d'âmes  (1).  La  Tarente,  la  Syracuse  d'aujourd'hui,  pour 
ne  parler  que  de  ceux  qui  ont  laissé  des  restes,  ne  sauraient  en 
rien  donner  une  idée  de  ce  qu'étaient  la  Tarente  et  la  Syracuse 
antiques.  Il  y  eut  là,  à  une  certaine  époque,  au  moment  de  l'é- 
croulement de  la  puissance  phénicienne  coïncidant  avec  les  der- 
niers éclats  de  la  civilisation  de  l'Etrurie,  une  rapide  et  puissante 
poussée  commerciale,  grâce  à  laquelle  ces  rivag-es  calabrais,  route 
alors  unique  pour  les  marchandises  qui  voulaient  passer  d'un 
côté  de  la  Méditerranée  dans  l'autre,  se  transformèrent  en  une 
rangée  de  riches  comptoirs,  pleins  de  mouvement  et  d'affaires. 
Or  le  commerce  exige  impérieusement  le  calcul  (2),  et  le  grand 
commerce  l'exige  plus  impérieusement  encore.  Nous  avons  au 
que  les  Tyriens  et  les  Carthaginois  étaient  calculateurs,  astrono- 
mes; mais  nous  avons  noté  soigneusement  les  causes  sociales  qui 
empêchaient  ces  connaissances,  exclusivement  pratiques  chez 
eux,  de  passera  l'état  théorique,  à  \ ëis.i pJillosopJii que .  Ici,  au  con- 
traire ,  nous  rencontrons  à  ce  point  de  vue  tous  les  avantages  de 
Tyr  et  de  Carthage  sans  en  rencontrer  les  inconvénients.  Les  ma- 
thématiques peuvent  fleurir,  parce  ([ue  le  commerce  est  floris- 
sant; mais  les  mathématiques  peuvent  devenir  un  objet  de  médi- 
tations désintéressées  et  spéculatives,  parce  que  nous  sommes 
dans  une  socle  lé  grecque  et  que  le  commerce  ne  saisit  pas  l'homme 


(1)  Sybaris,  (lit-on,  arma  trois  cent  mille  hommes  libres  contre  Crolone. 

(2)  Le  mot  coinpioir  ne  vient-il  pas  de  compter  ? 


^20  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

tout  entier  (1).  L'état  social  y  autorise  les  loisirs,  la  retraite  après 
la  négoce,  la  formation  de  familles  mi-urbaines,  mi-rurales, 
amies  du  repos  et  se  transmettant  de  père  en  fils,  trancjuillement, 
les  connaissances  aocjuises.  Les  cités  ont  à  leur  tête,  non  pas 
seulement  une  chambre  de  commerce,  mais  une  véritable  aris- 
tocratie, curieuse  de  discussions  et  de  théories  en  l'air,  de  tout 
ce  qu'on  pourrait  appeler  irrévérencieusement  les  bibelots  de 
l'intelligence.  Et  dès  lors  notre  type  s'explique  parfaitement. 
Nous  concevons  qu'Archytas  ne  borne  pas  ses  soins  à  inventer  la 
poulie,  —  idée  exclusivement  pratique,  —  mais  se  fasse  aussi, 
suivant  l'expression  d'Horace,  le  w^est/ré-z/r  des  astres,  delà  mer 
et  du  ciel,  ce  qui  offre  moins  d'utilité  immédiate.  Nous  compre- 
nons également  qu'Archimède,  après  avoir  inventé  des  miroirs 
ardents  pour  brûler  la  tlotte  romaine  et  des  crampons  de  fer  pour 
briser  les  vaisseaux  de  Marcellus,  ait  été  trouvé,  au  moment  de 
la  prise  d'assaut,  en  train  de  résoudre  un  problème  de  théorie 
pure  qui  le  tracassait  personnellement.  C'est  bien  une  mort  de 
Grec^  et  une  mort  de  philosophe,  Archimède  a  été  philosophe 
sans  le  savoir. 

Pythagore,  avec  l'ensemble  des  pythagoriciens,  représente  le 
côté  théorique  d'Archytas  et  cï Archimède .  Ce  sont  des  gens  qui, 
sans  être  en  général  navigateurs  ou  ingénieurs,  prennent  la 
science  mathématique  au  point  où  elle  se  trouve  chez  les  navi- 
gateurs et  les  ingénieurs  qui  les  entourent  et,  appuyés  sur  cette 
science,  se  lancent  librement  dans  le  domaine  de  la  spéculation. 
Ils  impriment  le  cachet  philosophique,  seul  intéressant  pour 
l'histoire,  sur  ces  connaissances  vulgaires  d'arithmétique  com- 
merciale ou  d'astronomie  maritime  cjui,  sans  eux,  ne  laisseraient 
pas  de  traces  pour  la  postérité.  Ils  adaptent  à  ce  cadre  nouveau 
et  local,  Rwchiffre,  les  préoccupations  importées  d'ionie  touchant 
l'origine  du  monde  et  de  toute  chose,  préoccupations  qui,  étant 

(1)  Comme  exemple  de  ces  éUides  désintéressées,  citons,  après  le  calcul  du  carré  de 
l'hypothénuse,  déjà  mentionné,  les  découvertes  relatives  aux  quantités  incommensu- 
rables, ou  encore  celte  observation  que  le  cercle  contient  plus  d'espace  qu'un  po- 
lygone quelconque  dont  les  lignes,  ajoutées  bout  à  bout,  égalent  en  longueur  la  circon- 
férence de  ce  cercle.  Voilà  bien  des  vérités  qui  «  ne  servent  à  rien  »  et  auxquelles 
on  n'arrive  que  par  des  aptitudes  particulières  à  la  méditation. 


LES  ANCÊTRES  DE  SOCRATE.  221 

clouru'  le  rôle  (]uo  jouent  en  Grande  Grèce  comme  ailleurs  les 
fiiltures  arborescentes,  se  fait  jour  d'ailleurs  dans  cette  région 
presque  aussi  naturellement  qu'en  lonie. 

Si  un  mot  résume  l'œuvre  scientifique  de  Pythagore,  le  chiffre^ 
un  seul  mot  résume  aussi  son  œuvre  morale,  la  sobriété. 


m.  —  LA    MORALK    PYTHAGORICIEXNK. 

Il  existe  dans  les  cités  de  la  Grande  Grèce,  au  moment  où  ap- 
paraît Pytliag'ore,  un  double  courant  parfaitement  caractérisé  : 
courant  tendant  à  maintenir  la  sobriété  et  les  mœurs,  courant 
tendant  à  les  détruire  pour  implanter  le  luxe  et  la  corruption. 

On  nous  dira  qu'il  se  manifeste  un  peu  partout  des  doubles 
courants  de  ce  gejire.  L'objection  a  du  vrai;  mais  on  va  voir  que 
le  phénomène,  pour  des  raisons  spéciales,  s'accuse  dans  notre  ré- 
gion beaucoup  plus  vivement  qu'ailleurs. 

Ces  deux  courants  peuvent  se  personnifier  dans  deux  cités  qui, 
à  une  même  époque,  représentent  pour  ainsi  dire  deux  stades 
de  l'évolution  de  la  race  :  Crotone  et  Sybaris. 

Bien  entendu,  la  distinction  n'est  pas  absolue.  Il  devait  y 
avoir  des  gens  sobres  à  Sybaris;  il  devait  y  avoir  des  gens  cor- 
rompus à  Crotone.  De  plus,  comme  le  remarque  Grote,  il  ne  faut 
pas  prendre  pour  argent  comptant  tout  ce  qu'on  nous  raconte 
de  Sybaris,  parce  que  ces  anecdotes  ont  généralement  passé  par 
Crotone,  la  cité  rivale  et  jalouse,  qui  a  dû  les  amplifier  et  les 
corser  quelque  peu.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que  le  terme 
de  Sybarite  a  pris  une  signification  bien  connue.  Il  est  certain 
aussi  que  Sybaris  a  été  vaincue  et  détruite  par  Crotone,  bien  que 
sa  population  et  ses  armées  fussent  fort  supérieures  à  celles  de 
sa  voisine.  Nous  pouvons  donc  très  bien  admettre  que  Sybaris, 
au  point  de  vue  des  mœurs,  se  trouvait,  vers  le  sixième  siècle 
avant  Jésus-Christ,  à  un  échelon  plus  bas  que  Crotone,  qui,  d'ail- 
leurs, devait  la  suivre  bientôt. 

Voyons  donc  ce  que  l'histoire  a  retenu  de  saillant  sur  les  mœurs 
de  ces  deux  villes. 


222  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Crotone,  d'après  les  historiens,  avait  deux  titres  de  gloire  :  ses 
médecins  et  ses  athlètes. 

Le  plus  fameux  de  ses  médecins  est  ce  Démocède  qui,  après 
avoir  exercé  son  art  à  Crotone,  vint  travailler  à  Égine,  où  il  ga- 
gnait un  talent  par  an,  puis  à  Athènes,  où  les  Pisistratides  lui  of- 
frirent un  talent  et  demi,  ensuite  à  Samos,  où  Polycrate  lui  donna 
deux  talents,  enfin  à  la  cour  de  Darius  qui  le  combla  d'honneurs  et 
de  richesses.  Cette  série  de  surenchères  montre  assez  le  cas  qu'on 
faisait  du  savant  Crotoniate  et  de  la  formation  médicale  qu'il 
avait  reçue  dans  sa  patrie. 

L'athlète  célèbre,  c'est  Milon,  le  fameux  Milon,  tantôt  lutteur, 
tantôt  général,  héros  de  tant  de  luttes  olympiques,  amoureux  des 
difficultés  physiques,  fier  de  s'attaquer  à  tout  ce  qu'il  y  avait  de 
plus  fort  chez  les  hommes  et  même  dans  la  nature,  comme  le  té- 
moigne la  légende  de  sa  mort,  immortalisée  par  Puget  (1). 

Démocède  et  Milon  ne  sont  pas  des  isolés.  Ce  sont  deux  points 
culminants  au  milieu  d'une  multitude  de  médecins  et  de  gymnas- 
tes. Or  la  médecine  et  la  gymnastique,  chez  les  Grecs,  s'enten- 
daient dans  un  sens  plus  large  que  chez  nous.  Platon,  dans  le 
Gorgias^  dit  qu'il  existe  deux  sciences  concernant  le  corps,  la  mé- 
decine et  la  gymnastique.  La  médecine  comprend  l'hygiène,  et 
^d,v\,iQ.xx\iève:mG\Ala)'f'glementation  des  repas.  Platon  l'oppose  à 
la  cuisine.,  ennemie  jurée  de  la  médecine,  qui  flatte  le  corps  au 
lieu  de  le  conserver.  La  gymnastique  embrasse  tous  les  exercices 
corporels,  ainsi  que  la  réglementation  du  vêtement.  Platon  l'op- 
pose à  \?i  toilette.,  ennemie  jurée  de  la  gymnastique  comme  la  cui- 
sine l'est  de  la  médecine,  et  qui,  suivant  sa  même  expression, 
flatte  le  corps  en  feignant  de  le  protéger.  Ces  idées  de  Platon,  — 
qui  avait  voyagé  en  Grande-Grèce,  —  jettent  un  jour  assez  clair 
sur  l'état  social  du  peuple  crotoniate,  célèbre  pour  cette  même 
médecine  et  cette  cette  même  gymnastique,  proclamées  <c  les 
sciences  du  corps  »  par  le  philosophe  athénien.  On  voit  que  Cro- 
tone en  est  restée  à  la  sobriété  naturelle  de  ces  peuples  méditer- 
ranéens, qui,  aujourd'hui  encore,  vivent  dune  assiettée  d'olives, 

(1)  On  prétend  que  Milon.  ayant  voulu  fendre  avec  la  main  un  arbre  très  solide, 
vit  sa  main  prise  dans  la  fente  et,  dans  cet  état,  fut  dévoré  par  un  lion. 


LES  ANCKTHES  DK  SOCHATE.  22.'} 

(111110  pincée  de  macaroni,  de  (inclcjues  poienées  de  riz  et  de 
fruits  secs.  Le  progrès  de  l'instruction  a  rendu  plus  systématique 
l'habitude  de  cette  sobriété;  la  nécessité  de  se  défendre  contre  les 
pasteurs  guerriers  des  Abruzzes  a  développé,  un  peu  comme  à 
Sparte,  le  goût  des  exercices  physiques.  Le  climat,  qui  favorise 
la  frugalité,  favorise  également  la  simplicité  dans  le  costume,  re- 
commandée parles  confréries  pythagoriciennes  comme  elle  Tétait 
déjà  en  Grèce  par  certaines  sectes  orphiques.  La  haute  culture 
médicale,  de  son  côté,  ne  peut  que  montrer  l'avantage  que  l'on 
trouve  à  pratiquer  des  mœurs  réguhères.  Or  le  pouvoir,  avons- 
nous  dit,  est  aux  mains  d'une  élite,  élite  instruite,  éclairée,  tra- 
ditionnelle. Cette  élite  estime  que  la  sobriété  est  bonne;  il  lui  est 
avantageux  que  le  peuple  sache  iiorner  ses  désirs;  elle  sait,  d'au- 
tre part,  que  la  gymnastique  est  la  condition  sine  qua  non  pour 
avoir  de  bons  soldats  et  que  les  hordes  de  la  montagne  sont 
toujours  prêtes  à.  fondre  sur  la  mince  ligne  de  rivages  d'où  ils 
ont  été  refoulés.  La  sobriété,  pivot  de  tout  ce  système  de  défense, 
est  éminemment  utile  à  l'aristocratie.  Elle  fait  donc  tout  ce  qu'elle 
peut  pour  la  maintenir;  et  elle  a  raison  de  faire  tout  ce  qu'elle 
peut,  car,  en  ce  même  moment,  un  courant  inverse  se  produit, 
sous  l'influence  du  commerce,  de  l'enrichissement,  de  l'affluence 
des  marchandises  précieuses,  et  ce  courant,  en  devenant  fort,  me- 
nace de  jeter  dans  l'instabilité  démocratique  cette  société,  dont 
la  durée  est  si  étroitement  liée  au  maintien  de  ces  mœurs  quasi- 
spartiates,  rempart  invisible  de  la  cité. 

Crotone  a  peur,  en  un  mot,  de  devenir  Sybaris. 

Sybaris,  c'est  la  cité  du  luxe,  de  la  mollesse.  Là,  l'hygiène  est 
en  baisse,  la  g-ymnastique  est  moins  en  honneur;  la  toilette  et  la 
cuisine,  ces  deux  flatteuses  dont  parle  Platon,  régnent  en  mai- 
tresses.  Certains  traits  passent  en  proverbe.  C'est  là  que  les  dor- 
meurs ne  peuvent  souffrir  le  pli  d'une  feuille  de  rose;  c'est  là  que 
les  chevaux  apprennent  à  marcher  au  son  de  la  fliite.  Aucune 
laine  n'est  assez  fine  pour  draper  les  membres  délicats  des  Sy- 
barites. Tel  riche  citoyen,  voyageant  au  dehors,  entraine  à  sa  , 
suite  une  escorte  de  plusieurs  centaines  d'esclaves,  valets,  par- 
fumeurs, cuisiniers.  Cet  état  de  choses  est  anormal  sur  le  littoral 


224  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

méditerranéen.  Il  tranche  violemment  avec  les  mœurs  ordinaires 
de  ces  populations  simples  et  végétariennes.  Mais  il  n'en  a  pas 
moins  sa  cause  sociale  :  le  développement  rapide  et  excessif  du  com- 
merce. Le  commerce,  là  où  il  prospère,  tend  à  développer  dans 
une  forte  proportion  les  consommations  de  luve,  et,  lorsque  l'en- 
richissement est  hrusque,  les  traditions  familiales  qui  tendent  à 
maintenir  la  sobriété  des  ancêtres  sont,  comme  l'atteste  l'expé- 
rience, plus  facilement  rompues. 

Tel  est  le  danger  qui  menace  Crotone,  le  fléau  qui,  déjà,  a 
commencé  à  l'envahir. 

L'aristocratie  s'aperçoit  qu'il  faut  lutter,  et  elle  cherche  des 
auxiliaires. 

Quels  meilleurs  appuis  peut-elle  trouver  que  celui  que  lui 
présentent  les  cultures  intellectuelles?  quel  meilleur  instrument 
à  employer  que  celui  de  la  prédication  morale,  puisqu'il  faut  agir 
sur  les  mœurs? 

De  telles  fonctions  sont  généralement  dévolues  à  la  religion, 
dans  les  races  où  la  religion  jouit  d'un  grand  prestige  sur  les 
masses.  L'ennemi  du  luxe,  le  champion  de  la  simplicité  et  de  la 
modestie,  le  réformateur  de  la  vie  privée  porte  alors  le  froc  et 
s'appelle  Savonarole. 

La  relig-ion,  par  elle-même,  ne  peut  jouer  ce  rôle  en  Grande 
Grèce.  La  race  hellénique  n'est  pas  sortie  des  steppes  pauvres, 
où  le  clergé  est  tout,  mais  des  steppes  riches,  où  il  n'est  rien. 
L'esprit  religieux  est  puissant  chez  les  Grecs,  mais  les  prêtres 
n'exercent  qu'une  influence  des  plus  secondaires  :  ils  ne  sont 
que  des  sacrificateurs,  des  gardiens  de  temples.  Ils  ne  prêchent 
pas,  ils  n'agissent  pas  sur  l'esprit  public. 

liC  prédicateur,  c'est  Pythagore. 

Pythagore  et  ses  amis  organisent  une  sorte  de  corporation 
mystique,  s'astreignent  à  des  règles  austères,  s'attachent  à 
donner  à  leur  vie  une  allure  digne  et  respectable,  imposent  la 
frugalité  comme  une  loi  et  prescrivent  l'abstinence  de  certains 
aliments,  tels  que  la  viande  et  les  fèves,  en  étayant  ces  défenses 
de  conceptions  surnaturelles,  telles  que  la  métempsycose,  évi- 
demment importée  d'Egypte. 


LKS  ANCKTRKS  DE  SOCRATK.  225 

Ici  ciicoi'c,  j)<)ui'  mieux  t'om[)reii(lro  la  j)oi't(îo  du  pliéiiuiiièiic, 
et  ne  pas  l'attribuer  tout  entier  à  la  fantaisie  de  Pytliagore,  il 
importe  de  faire  quchpies  rapprochements. 

Une  loi  d'Athènes,  assez  ancienne,  défendait  de  tuer  un  bœuf, 
excepté  pour  le  sacrifier  à  Zens  Polieus  (^Zeus  de  la  cité). 

Cette  loi  curieuse,  dans  sa  brièveté,  traduit  un  quadruple  phé- 
nomène :  existence  de  l'agriculture  dans  l'Attique,  sobriété  des 
Athéniens,  piété  profonde  et  importance  souveraine  de  la  cité. 

Rappelons-nous  maintenant  les  prescriptions  mosaïques  sur  la 
chair  du  lièvre  et  du  porc,  les  interdictions  analogues  du  Koran, 
la  grande  prohibition  des  liqueurs  fortes  pour  tous  les  musul- 
mans, et  l'on  verra  nettement  le  lien  étroit  qui  existe  entre  les 
préceptes  positifs  d'une  philosophie  ou  d'une  religion  relatifs  à 
l'alimentation,  et  les  conditions  sociales  des  milieux  parmi  les- 
quels ont  été  promulgués  ces  préceptes. 

Ces  préceptes  sont  la  traduction  solennelle  d'un  besoin  social, 
la  réaction,  parfois  trop  complète,  d'une  élite  prévoyante  contre 
des  excès  dont  les  conséquences  ont  lieu  de  l'alarmer. 

Car  si  la  loi  naturelle,  identique  en  tout  temps  et  en  tout  lieu, 
n'a  rien  à  démêler  avec  la  Science  sociale,  les  lois  positives,  qui 
sont  les  différentes  manières  d'interpréter,  ici  et  là,  les  données 
vagues  et  générales  de  la  loi  naturelle,  sont  en  étroite  con- 
nexion avec  les  phénomènes  sociaux. 

L'originalité  de  Pythag-ore,  en  tant  que  moraliste,  a  été  de  se 
faire,  avec  un  appareil  politico-religieux,  l'apotre  de  la  tempé- 
rance. Son  apostolat  ne  consiste  pas  en  effet  en  simples  sermons. 
Il  ajoute  au  poids  de  ses  conseils  tout  celui  de  l'autorité  civile 
dont  il  dispose  et  tout  celui  que  l'idée  religieuse,  mêlée  à  son 
enseignement  moral,  vient  mettre  à  son  tour  dans  la  balance. 
Le  philosophe,  en  lui.  ne  supplée  pas  seulement  le  magistrat,  il 
supplée  le  ministre  du  culte ,  et ,  comme  toutes  les  sciences  se 
tiennent  à  cette  époque,  il  supplée  aussi  le  médecin.  On  conçoit 
l'effet  d'une  telle  prédication  sur  ceux  des  Crotoniates  qui,  indé- 
cis, commencent  à  évoluer  vers  les  nouvelles  mœurs,  k  mettre  un 
pied  timide  encore  dans  le  sentier  des  raffinements  et  du  luxe. 
De  soudains  revirements  se  produisent,  réactions  magnifiques. 


^26  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

retours  enthousiastes  vers  le  passé.  Comme  plus  tard  à  Florence, 
des  femmes  se  dépouillent  de  leurs  bijoux  et  jettent  ces  instru- 
ments de  perdition  aux  pieds  de  l'antique  Savonarole.  Les  gens 
coquets  renoncent  à  leurs  laines  milésiennes,  les  gourmands 
retournent  aux  légumes  et  aux  olives  de  leurs  pères.  Bref,  du- 
rant une  certaine  période,  la  campagne  de  l'école  pythagori- 
cienne, équipée  en  société  de  tempérance,  est  couronnée  d'un 
brillant  succès. 

Devançons  maintenant  les  temps,  et  contrôlons  Crotone  par 
Athènes.  Sans  doute  la  situation  des  deux  cités  n'est  pas  absolu- 
ment la  même;  mais  il  est  facile  d'apercevoir,  moins  fort  qu'à 
Crotone,  un  courant  identique  à  celui  que  nous  venons  de  signaler, 
ainsi  que  ce  même  phénomène  des  cultures  intellectuelles  enrô- 
lées au  service  de  l" aristocratie  en  rue  de  restaurer  les  antiques 
mœurs.  Le  courant,  disons-nous,  est  moins  fort  qu'à  Crotone, 
car,  même  ainsi  aidé,  il  ne  triomphe  pas.  En  revanche,  il  a  l'a- 
vantage d'être  représenté  par  des  écrivains  de  génie,  dont  les 
œuvres  nous  offrent  heureusement  le  point  de  comparaison  que 
nous  cherchons.  La  campagne  menée  en  Grande  Grèce  par  les 
pythagoriciens  Test  ici  par  Platon,  par  Xénophon,  par  Aristo- 
phane, tous  grands  défenseurs  de  la  sobriété,  de  la  simplicité 
dans  les  habits,  des  vieux  usages  des  ancêtres.  Nous  n'insistons 
pas  sur  les  deux  premiers,  que  nous  reverrons  ultérieurement. 
Quant  à  Aristophane,  on  connaît  son  attitude  politique.  Réaction- 
naire acharné,  il  a  fait  de  toute  son  œuvre  un  gigantesque  pam- 
phlet contre  la  démocratie  athénienne.  Voyez  par  exemple  le 
fameux  dialogue  entre  le  Juste  et  l'Injuste,  qui  résume  la  pensée 
fondamentale  des  Nuées.  Ce  n'est  pas  là  seulement  de  la  poésie. 
C'est  de  la  philosophie.  Que  reste-t-il,  en  effet,  si  on  le  dépouille 
du  sel  comique  et  de  la  forme  dialoguée?  Une  prédication  pytha- 
goricienne . 

Seulement  Aristophane  faisait  rire,  et  ne  convertissait  per- 
sonne. 11  était  de  la  minorité.*  Pythagore  régentait  son  public 
comme  un  maître  d'école.  A  ses  arguments  philosophiques,  il 
joignait  la  raison  du  plus  fort. 

Cette  force,  Pythagore  et  ses  disciples  ne  devaient  pas  la  garder 


LES    ANCKTllES    DE    SOCRATE.  227 

touioius.  I^a  nature  des  cultures  intellectuelles  est  d'être  les  auxi- 
liaii'es  du  patronage,  et  robservatiou  sociale  montre  que,  partout 
où  elles  entreprennent,  pour  un  motif  ou  pour  un  autre,  de  syp- 
plrer  le  patronage,  l'état  de  choses  qui  s'ensuit  ne  peut  être 
qu'artilicicl,  éphémère,  mal  écfuilibré.  Les  savants  sont  faits  pour 
enseigner  et  non  pour  commander.  A  eux  le  souci  du  progrès 
intellectuel,  à  d'autres  la  direction  etfective  des  hommes,  l'ne  ré- 
pu])lique  dirigée  par  des  philosophes,  ce  rêve  de  Platon,  caressé 
plus  tard  par  Cicéron,  et  réalisé  à  la  lettre,  avant  ces  deux  pen- 
seurs, dans  les  cités  de  la  Grande  Grèce,  ofi're  quelque  chose  de 
contre  nature.  Ces  phénomènes-là  ne  peuvent  se  produire  que 
rarement,  et  par  suite  d'un  concours  tout  particulier  de  circons- 
tances. La  puissance  réelle  des  pythagoriciens,  qui  reposait  sur 
trois  fondements  :  l'appui  de  Laristocratie,  le  prestige  énorme  de 
la  science  alors  naissante  et  avidement  recherchée,  la  présence 
dans  la  société  d'un  nombreux  élément  sobre  et  honnête,  partisan 
des  antiques  mœurs,  —  cette  puissance,  disons-nous,  devait  for- 
cément décliner  à  mesure  que  l'aristocratie  perdrait  du  terrain, 
que  les  découvertes  de  la  science  verraient  se  dissiper  l'auréole 
merveilleuse  de  leur  nouveauté  et  que  le  camp  des  hommes  so- 
bres s'éclaircirait  au  proht  des  bataillons  grossissants  du  luxe  et 
de  l'immoralité.  L'heure  critique  arriva.  Sans  doute  le  pythago- 
risme  ne  fut  pas  battu  du  premier  coup;  il  y  eut  des  résistances, 
des  restaurations,  des  révolutions  nouvelles  ;  mais,  en  définitive, 
le  système  finit  par  craquer  de  toutes  parts.  Cette  réaction  se 
manifesta  politiquement  par  un  vaste  mouvement  démocratique. 
Pythagore,  de  son  vivant,  put  assister  au  premier  assaut.  Les 
pythagoriciens  de  Grotone  furent  traqués,  bannis,  massacrés.  Les 
belles  constitutions  s'écroulèrent.  Mille  récits,  compliqués  de 
légendes,  courent  sur  la  mort  du  maître.  Les  uns  veulent  qu'il 
ait  été  brûlé  par  les  insurgés  dans  sa  maison  de  Grotone;  les 
autres  qu'il  se  soit  réfugié  à  Métaponte,  ou  en  Sicile.  Certains 
prétendent  que,  désespéré,  il  se  laissa  mourir  de  faim.  Toutes  ces 
différentes  versions  concordent  en  ce  qu'elles  nous  attestent 
l'échec  final  du  système,  la  défaite  de  l'aristocratie  a])puyée  sur 
la  science  et  sur  la  morale,  et  le  triomphe  définitif  de  la  démo- 


228  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

cratie  remuante  et  instable,  dont  le  règne  va  précéder,  pour  ces 
cités  trop  rapidement  enrichies  par  un  commerce  instable,  la 
suprême  crise  qui,  après  avoir  emporté  Sybaris,  emportera  bien- 
tôt les  autres  cités. 

Mais  ces  cités  démocratiques  n'auraient-elles  pas,  de  leur  côté, 
un  certain  type  de  cultures  intellectuelles  à  opposer  à  nos  pytha- 
goriciens? La  philosophie  n'était-elle  pas  faite  pour  elles  comme 
pour  les  autres,  et,  en  ce  cas,  quelle  forme  peut  prendre  chez 
elles  cet  enseignement  philosophique  dont  nous  avons  constaté 
la  diffusion  dans  presque  tous  les  milieux  helléniques  après  son 
apparition  en  lonie?  C'est  ce  que  nous  verrons  la  prochaine  fois, 
en  nous  occupant  des  Sophistes. 

[A  suivre.) 

G.  d'Azambuja. 


LA 


DÉCENTRALISATIOX  ADMINISTRATIVE 


II 

LA  COMMUNE  ET    LE   DÉPARTEMENT 

Dans  un  premier  article  (1),  nous  avons  montré  que  notre 
pays,  par  une  marche  historique  soutenue,  est  revenu  depuis 
plusieurs  siècles  à  la  tradition  latine  et  aux  règles  administratives 
de  la  Rome  impériale. 

Il  nous  faut  déterminer  maintenant  l'état  actuel  précis  do 
notre  régime  administratif  :  à  cet  efTet,  nous  devons  tout  d'abord 
demander  au  législateur  moderne  de  quels  principes  il  s'est 
inspiré;  nous  examinerons  ensuite  quelle  application  réelle  il  a 
fait  de  ces  principes  dans  le  fonctionnement  des  «  services  pu- 
blics ».  La  question  qui  fait  tout  le  sujet  de  ce  travail  est  l'anta- 
gonisme établi  entre  l'ingérence  de  l'État  et  l'initiative  privée, 
par  le  régime  officiellement   imposé    aux   autonomies  locales. 

Les  autonomies  locales  sont  constituées  par  des  groupements 
naturels,  où  les  citoyens  ont  à  gérer  des  intérêts  immédiats, 
simples,  afférents  à  la  vie  quotidienne,  essentiellement  distincts 
des  intérêts  généraux  qui  ressortissent  à  la  collectivité  totale 
appelée  FÉtat. 

En  France,  les  autonomies  locales  sont  actuellement  person- 
nifiées dans  la  Commune  et  le  Département. 

Nous  allons  donc  rechercher  comment  le  législateur  moderne 

(1)  Voir  la  livraison  d'Avril  1895. 

T.   XX.  17 


230  LA.    SCIENCE    SOCIALE. 

a  compris  l'existence  de  ces  personnes  civiles  élémentaires  : 
nous  montrerons  comment  il  a  substitué  à  leur  vie  normale  un 
organisme  artificiel. 

En  effet,  et  à  la  différence  de  ce  qui  fut  orig-inairement,  le 
législateur  a  introduit  ici  le  fonctionnaire,  qui  se  hiérarchise 
dans  des  bureaux  :  selon  le  système  romain,  les  gouverneurs 
de  province  se  bornaient  à  imposer  aux  notables  des  cités,  aux 
autorités  naturelles  du  lieu,  certaines  obligations  surajoutées 
à  leurs  devoirs  nécessaires;  dans  la  France  monarchique,  baillis 
et  sénéchaux,  tout  dépendants  qu'ils  fussent  du  roi,  étaient 
encore  par  eux-mêmes  des  personnages,  et  c'est  seulement  en 
leur  substituant  des  lieutenants,  puis  en  commissionnant  des 
maîtres  des  requêtes,  que  le  pouvoir  est  parvenu  à  remplacer 
tout  de  bon  les  chefs  naturels  par  de  simples  agents  entièrement 
placés  dans  sa  main  et  dont  le  caractère  distinctif  est  l'irres- 
ponsabilité. Notre  temps  a  vu  la  consommation  et  la  perfection 
de  ce  système,  qui  a  trouvé  sa  formule  définitive  dans  la  légis- 
lation de  Pan  VIII.  C'est  encore  elle  qui  nous  régit  actuellement. 

Sans  doute,  deux  modifications  importantes  dans  leur  principe 
ont  été  apportées  au  système  :  en  1831  et  1833,  l'élection  a  été 
introduite  dans  le  recrutement  des  conseils  municipaux  et  des 
conseils  généraux;  en  1871,  une  réforme  analogue  a  été  appli- 
quée à  la  désignation  des  maires,  et  les  commissions  dépar- 
tementales ont  été  créées;  les  bases  d'un  système  nouveau  ont 
été  jetées  ainsi  par  l'organisation  des  Conseils  élus  et  l'institution 
des  Commissions  départementales.  Mais  il  ne  faut  pas  s'y  tromper  : 
si  on  a  jeté  des  bases,  l'édifice  n'est  guère  sorti  de  terre.  La 
vieille  bâtisse  administrative  est  restée  debout  et  s'est  continuel- 
lement agrandie  de  nouvelles  annexes  :  c'est  chez  elle,  dans 
ses  murs  épais,  au  milieu  de  ses  bureaux,  que  les  Conseils  élus  et 
la  Commission  départementale  reçoivent  une  hospitalité  mo- 
mentanée et  précaire.  Durant  le  temps  même  de  leurs  courtes 
sessions,  nos  élus  ont  pour  principal  souci  de  suivre  les  atfaires 
de  leurs  communes  dans  «  les  bureaux  »  de  la  préfecture  et  dans 
ceux  des  innombrables  «  services  »  qui  gravitent  autour  d'elle. 
Des   rapports  sont  lus,   des  discussions  ont  lieu,   des  décisions 


LA   DÉCENTRALISATION    ADMIMSTRATIVi:.  2."M 

sont  prises  en  sf-ancc;  mais  le  trav.iil  utile  a  été  [)réparé,  se  fait 
et  se  poursuivra  dans  ces  «  l)ur(>aux  »  où  sont  assis  des  hommes 
modestes  et  généralement  fort  honorables,  mais  obscurs,  qui 
ont  surtout  pour  g-uide  etfectif  des  instructions  et  des  «  circu- 
lairc^s  »  accumulées.  Ces  règles  intérieures  constituent  au  profit 
de  ce  personnel  une  sau\egarde,  une  garantie  contre  toute  ten- 
tation d'initiative  qui  le  rendrait  responsable  de  ses  agissements, 
troublerait  sa  tranquillité  et  compromettrait  la  sécurité  de  son 
humble  avenir. 

Ainsi  règne  au-dessus  des  corps  élus,  au-dessus  même  des 
préfets  et  des  ministres,  la  toute  puissante  et  impersonnelle 
Bureaucratie. 

Voyons  sur  quels  principes,  dans  la  sphère  des  intérêts  locaux 
représentés  par  la  Commune  et  le  Département,  le  législateur 
français  a  posé  les  fondements  de  ces  deux  institutions  nouvelles, 
portées  par  lui  à  un  remarquable  degré  d'achèvement. 


I.    —    LA    CONSTITUTION    DE    LAN   VIII. 

La  Constitution  du  2-2  frimaire  (13  décembre  17991,  en  même 
temps  qu'elle  réglait  l'ordre  politique,  a  établi  les  principes  de 
notre  organisation  administrative. 

Les  intérêts  locaux  seront  g"érés  par  des  fonctionnaires  choisis 
sur  de  vastes  listes  de  présentation  émanées  de  r élection  (1).  Des 
fonctionnaires  élus  :  voilà  le  type. 

Oh  !  dira-t-on ,  nous  sommes  aujourd'hui  bien  loin  d'une  pareille 
conception  :  ce  que  nous  avons  et  ce  que  nous  voulons  avoir  de 
plus  en  plus,  c'est  la  nation  maîtresse  de  ses  destinées  en  bas 


(1)  «  Art.  7.  Les  citoyens  de  chaque  arrondissement  communal  désignent  par  leurs 
suffrages  ceux  d'entre  eux  qu'ils  croient  les  plus  propres  à  gérer  les  affaires  publiques. 
11  en  résulte  une  liste  de  conliance,  contenant  un  nombre  de  noms  égal  au  dixième 
du  nombre  des  citoyens  ayant  droit  d'y  coopérer.  C'est  dans  cette  première  liste  com- 
munale que  doivent  être  pris  les  fonctionnaires  publics  de  l' arrondissement. 

«  Art.  8.  Les  citoyens  compris  dans  les  listes  communales  d'un  département  dési- 
gnent également  un  dixième  d  entre  eux.  11  en  résulte  une  seconde  liste  dite  départe- 
mentale, dans  laquelle  doivent  être  pris  les  fonctionnaires  pnijtics  du  département. 


232  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

comme  en  haut  ;  c'est  le  bulletin  de  vote  tout  puissant  et  seul 
souverain.  Aussi,  l'électorat  est-il  partout,  ou  presque  partout. 

Je  vais  essayer  de  démontrer  que  nous  sommes  dupes  d'une 
illusion,  et  que  le  principe  admis  en  l'an  VIII  n'a  pas  cessé  de 
nous  régir. 

On  se  rappelle  l'œuvre  de  l'Assemblée  constituante.  Elle  s'ins- 
pira de  cette  idée  :  «  La  Nation  est  une;  les  départements  ne  sont 
que  les  sections  d'un  même  tout  ;  et  elle  mit  en  pratique  cette 
idée-mère,  en  confiant  aux  adminislmtlons  locales  le  soin  même 
des  intérêts  généraux. 

Qu'a  fait  de  plus  le  législateur  de  Fan  VIII?  La  même  confusion 
entre  les  deux  ordres  d'intérêts  a  été  prise  pour  base  fonda- 
mentale de  notre  système  politi<pie  administratif;  seulement, 
il  y  a  eu  un  revirement  incontestable  et  évident  :  au  lieu  de 
donner  le  pas  à  l'élément  local,  issu  de  l'élection,  sur  l'élément 
général  et  d'ordre  public,  c'est  le  second  qui  désormais  absorbe 
le  premier.  Le  pouvoir  municipal  et  départemental  ne  tient  plus 
le  roi  en  tutelle,  comme  en  1789;  c'est  le  pouvoir  central  qui 
exerce  cette  tutelle.  Mais,  ce  qu'il  faut  bien  retenir,  c'est  que 
nos  autorités  locales  sont  comprises  définitivement  dans  l'orga- 
nisme gouvernemental,  et  que  le  mandat  dont  elles  sont  investies 
a  toujours  un  caractère  de  fonction  publique  ;  tel  est  le  terme 
très  juste  employé  par  la  constitution  de  frimaire. 

Ce  langage  paraissait  tout  naturel  à  la  fin  du  dernier  siècle , 
à  l'aurore  du  dix-neuvième  ;  il  nous  étonne  un  peu  à  présent  : 
et  pourtant,  nos  idées  n'ont  guère  changé. 

En  effet,  à  l'heure  actuelle  mais,  à  vrai  dire  ,  depuis  bien  peu 
d'années,  les  maires  sont  élus  par  les  conseils  municipaux  :  a-t- 
on, pour  cela,  cessé  de  les  considérer  comme  des  foîictionnaires 
et  de  les  tenir  sous  la  férule  du  pouvoir  gouvernemental?  Que 
peuvent  les  conseils  municipaux?  que  peuvent  même  les  con- 
seils généraux?  Le  préfet  n'exerce-t-il  pas  la  toute-puissance,  à 
l'aide  des  bureaux,  ou  si  mieux  l'on  aime,  des  «  services  pu- 
blics »  placés  sous  ses  ordres? 

Le  principe  posé  par  la  Constitution  de  frimaire  an  VIII,  a,  du 
reste,  été  développé  et  fixé  par  la  Loi  du  28  pluviôse  de  la  même 


LA    DKCENTRALISATIO.X    ADMINISTRATIVE.  ^233 

année  (17  février  1^00),  qui  est  la  rèyle  fondamentale  et  or- 
ganique de  notre  régime  administratif. 

Mais  avant  d'étudier  cette  Loi  de  pluviôse,  il  convient  d'em- 
prunter à  la  Constifution  de  l'an  VIII  deux  articles  qui,  eux 
aussi,  ont  survécu  aux  règles  éphémères  de  l'ordre  purement 
politique,  tant  ils  exprimaient  avec  exactitude  la  conception  qui 
était  alors  et  qui  est  demeurée  dans  les  esprits  :  ces  dispositions 
révèlent  l'idée  générale  qui  va  tout  dominer. 

«  Art.  52.  Sons  la  direction  des  Consuls^  un  Conseil  d'État  est 
chargé  de  rédiger  les  projets  de  lois,  et  de  résoudre  les  difficultés 
qui  s'élèvent  en  matière  administrative.  »  Ainsi  renaît  le  Conseil 
d'État .  chargé  de  «  résoudre  les  difficultés  »  c'est-à-dire  «  sou- 
verain juge  »  en  matière  administrative.  On  dit  ici,  avec  une 
certaine  candeur,  au  peuple  français  qui  trouve  cela  tout  na- 
turel, que  le  gouvernement  prend  k  sous  sa  direction  »  l'autorité 
chargée  de  juger  ses  propres  actes.  Aujourd'hui  on  y  mettrait 
plus  de  formes  ;  on  serait  fort  mal  venu  à  prétendre  que  le  con- 
seil d'État  rend  la  justice  «  sous  la  direction  »  du  pouvoir  cen- 
tral. Mais  au  fond  qu'y  a-t-il  de  changé? 

Voilà  donc  le  Conseil  d'État  de  Richelieu  et  de  Louis  XIV  qui 
reparait.  La  Constituante  l'avait  ressuscité  une  première  fois; 
mais  elle  n'en  avait  restauré  que  le  nom,  attribuant  ce  titre  dé- 
risoire au  conseil  des  ministres  lui-même.  C'est  donc  un  progrès 
que  ce  retour  à  une  institution  régulière  en  la  forme  et  stable 
dans  son  personnel  :  il  reste  à  voir  quelles  en  sont  les  attrihu- 
tions.  Or,  nous  devons  faire  remarquer  que  l'esprit  centralisa- 
teur de  la  loi  moderne  nous  a  conduits  au-delà  même  de  l'Ancien 
Régime.  En  effet,  on  a  transformé  en  règle  ce  qui  n'avait  que  le 
caractère  d'une  exception  fondée  sur  la  raison  d'État.  En  effet, 
les  légistes  de  l'ancienne  France  avaient  imaginé  un  principe  dit 
de  «  justice  retenue  »,  qui  cadrait  assez  bien  avec  l'idée  du 
pouvoir  absolu  résidant  en  la  personne  du  roi  :  en  vertu  de  cette 
inaliénable  plénitude  de  juridiction,  le  roi  conservait  le  droit  de 
juger  <(  en  conseil  ».  Que  s'il  y  avait  excès,  si  les  «  évocations  » 
devenaient  abusives,  des  remontrances  s'élevaient  du  sein  des 
Parlements,  de  la   Cour   des  Comptes,    de  la  Cour  des  Aides, 


234  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

c'est-à-dire  des  juridictions  ordinaires  auxquelles  l'antique 
usage  avait  conféré  le  titre  de  «  Cours  souveraines  ».  C'était  en 
soi  une  faible  barrière,  il  est  vrai,  mais  qui  trouvait  néanmoins 
une  grande  force  dans  l'opinion.  Il  était  réservé  au  législateur 
moderne  de  conférer  au  chef  du  gouvernement  l'autorité  su- 
prême ordinaire  en  matière  administrative,  de  l'établir  juge  de 
droit  commun^  et  cela  par  voie  d'institution  régulière  et  consti- 
tutionnelle. 

Et  il  faut  noter  que  le  rétablissement  du  Conseil  d'État  n'a 
pas  mis  fin  à  ceiie  juridiction  mimstérielle,  que  nos  légistes  ont, 
au  contraire,  conservée  avec  un  pieux  respect.  Les  ministres 
sont  demeurés  et  demeurent,  eux  aussi,  juges  de  droit  commun 
au  premier  degré.  De  telle  sorte  qu'en  matière  administrative 
le  ministre  est  juge  en  premier  ressort,  et  le  chef  de  l'État  en 
appel. 

Du  moins,  les  décrets  «  au  contentieux  »  du  chef  du  gouver- 
nement sont  préparés  par  le  (Conseil  d'État,  qui  constitue  une 
institution  de  forme  régulière,  tandis  que  les  arrêtés  des  minis- 
tres sont  l'œuvre  de  cette  Bureaucratie  appelée  à  se  juger  elle- 
même.  Jamais  un  législateur  n'eût  osé  coucher  sur  le  papier  de 
pareilles  règles  :  on  sait  que  la  juridiction  ministérielle  est 
l'œuvre  de  la  jurisprudence.  On  se  souvient,  en  effet,  que  la 
constitution  de  l'an  III  ayant  cru  devoir  abolir  jusqu'au  nom  de 
Conseil  d'État,  comme  pour  se  débarrasser  d'un  fantôme  encore 
importun,  les  légistes  ont  maintenu  au  profit  des  ministres  iso- 
lément., la  juridiction  que  la  Constituante  leur  avaif  attribuée  en 
corps ,  sous  ce  nom  fallacieux  de  Conseil  d'État  :  et  ils  se  sont 
bien  gardés,  une  fois  le  Conseil  d'État  restauré ,  de  lui  rendre  son 
héritage  et  d'en  dépouiller  les  ministres  usurpateurs.  C'est  donc 
bien  une  institution  nouvelle,  une  œuvre  propre  au  droit  nou- 
veau, que  cette  'mcvo^ahla  juridiction  ministérielle. 

Il  y  avait,  dans  l'ancien  régime,  des  traditions  qui  ne  valaient 
rien  :  on  les  a  fixées  à  titre  de  règles  positives^'  et  en  même 
temps,  on  en  a  créé  d'autres  plus  détestables  encore.  Comment 
s'en  étonner  si,  dans  les  esprits,  inconsciemment  sans  doute 
mais  trop  sûrement,  les  mômes  idées  subsistent  ?  Certes,  nous  ne 


LA    nÉCE.NTHALISATION    ADMINISTRATIVE.  :23y 

prétendons  j)as  ici  faire  valoir  l'ancien  réi;imc  :  nous  entendons, 
au  contraire,  en  dénoncer  la  persistance  et  l'aggravation. 

On  va  voir  que,  dans  la  matière  qui  nous  occupe,  il  y  a  eu  si 
peu  de  changements  véritables  en  France,  depuis  1789,  que  les 
réformes  en  apparence  les  plus  décisives,  sont  elles-mêmes  frap- 
pées d'impuissance.  Ainsi,  la  constitution  de  l'an  VIII  se  terminait 
par  un  article  fameux.  Fart.  75.  Cet  article  a  été  abrogé 
en  1870,  dansunmoment  d'entraînement  politique,  et  il  faut  dire 
que,  s'il  n'eût  été  sabré  par  décret,  il  n'aurait  sans  doute  pas 
disparu  depuis.  Or,  cette  abrogation  n'a  produit  en  définitive 
aucun  résultat.  Voici  cet  article  :  «  Art.  75.  Les  agents  du  gou- 
vernement autres  que  les  ministres  ne  peuvent  être  poursuivis 
pour  des  faits  relatifs  à  leurs  fonctions  qu'en  vertu  d'une  décision 
du  Conseil  d'État;  en  ce  cas,  la  poursuite  a  lieu  devant  les  tri- 
bunaux ordinaires.  »  Jamais  aucune  poursuite  n'a  lieu  pas  plus 
qu'auparavant.  Pourquoi?  parce  qu'on  trouve  toujours  un  côté 
administratif  dans  les  actes  des  agents  du  gouvernement,  que 
le  conflit  est  élevé,  et  qu'ainsi  le  dernier  mot  reste  au  gou- 
vernement constitué  juge  en  matière  contentieuse  administra- 
tive. 

De  la  Constitution  politique  de  frimaire  an  VIII,  passons  à  la 
loi  organique  administrative  de  pluviôse,  même  année. 


II.    LA    LOI    DE    PLUVIOSE. 

La  loi  du  28  pluviôse  an  VIII  est  et  demeure  la  charte  fonda- 
mentale de  notre  organisation  administrative. 

En  ce  qui  concerne  les  Communes:,  cette  loi  place,  dans  chacune 
d'elles,  maire,  adjoint,  conseil  municipal. 

Nous  savons  comment  sont  faites  les  nominations  des  a  fonc- 
tionnaires »  municipaux. 

Voici  maintenant  quelles  sont  les  attributions  du  conseil  muni- 
cipal : 

0  II  entend  et  peut  débattre  le  compte  des  recettes  et  dépenses 
municipales,  fjui  sera  rendu  par  le  maire  au  sous-préfet,  lequel 


236  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

l'arrête  définitivement.  »  (Art.  15.)  Il  faut  remarquer  ici  que  cette 
disposition  n'a  pu  résister  à  la  concentration  bureaucratique  :  le 
sous-préfet  ne  donne  qu'un  avis,  c'est  le  préfet  qui  arrête  le 
budg-et  de  la  plus  petite  commune. 

«  Il  (le  conseil  municipal)  règle  la  répartition  des  travaux  né- 
cessaires à  l'entretien  et  aux  réparations  des  propriétés  qui  sont 
à  la  charge  des  habitants  »  :  la  loi  vise  particulièrement  les  che- 
mins. Mais  aujourd'hui,  comme  la  plupart  des  chemins  sont  sub- 
ventionnés par  le  département,  c'est  le  préfet  qui,  en  réalité, 
règle  la  contribution  des  communes,  nomme  agents-voyers  et 
cantonniers.  De  sorte  que,  s'il  y  a  eu  progrès  certain  dans  le 
service  de  la  voirie,  l'autonomie  locale  en  a  encore  pâti. 

Enfin,  le  conseil  municipal  «  délibère  sur  les  besoins  particu- 
liers et  locaux  de  la  municipalité,  sur  les  emprunts,  sur  les  octrois 
ou  contributions  en  centimes  additionnels.  »  Il  est  heureux  qu'on 
laisse  à  la  commune  la  faculté  de  prendre,  sauf  approbation  de 
l'autorité  supérieure  ])ien  entendu,  des  délibérations  sur  ses  be- 
soins, et  de  voter  les  ressources  nécessaires  pour  y  donner  satis- 
faction. En  1800,  on  n'était  pas  très  sûr  que  ce  fût  un  droit  pour 
cette  petite  portion  «  d'un  même  tout  »,  car  c'est  l'Etat  qui  est 
tout  1  Le  législateur  sent  le  besoin  de  fournir  des  explications  et 
de  se  justifier  :  «  Un  conseil  municipal  a  paru  nécessaire,  écrit 
Rœderer  dans  son  rapport,  pour  faire  connaître  les  intérêts  des 
habitants,  assurer  leurs  droits  et  régler  les  affaires  domestiques 
de  la  communauté...  Comme  les  contributions  nationales  sont 
votées  en  France  par  les  représentants  du  peuple,  il  semble  en 
résulter  que  les  contributions  locales  doivent  l'être  aussi  par  une 
sorte  de  représentation  de  famille.  Ce  principe  a  été  reconnu  et 
observé  même  sous  la  monarchie.  » 

Les  mêmes  principes  régissent  l'administration  du  Départe- 
ment, lac[uelle  absorbe,  du  reste,  celle  des  Communes. 

«  Le  Préfet  sera  chargé  seul  de  l'administration.  Le  conseil 
de  préfecture  prononcera  sur  le  contentieux  attribué  en  1790  aux 
Directoires.  Lorsque  le  Préfet  assistera  au  Conseil  de  Préfecture, 
il  jjrésidera  :  en  cas  de  partage,  il  aura  voix  prépondérante.  » 
(Art.  3  à  5.) 


LA    DÉCENTRALISATION    ADMINISTHATIVE.  237 

«  Le  conseil  général  fera  la  répartition  des  contributions  di- 
rectes entre  les  arrondissements.  11  déterminera,  dans  1rs  limites 
fixées  par  la  loi,  le  nombre  de  centimes  additionnels  dont  l'im- 
positioiî  sera  demandée  pour  les  dépenses  du  département. 
Il  entendra  le  compte  annuel  que  le  Préfet  rendra  de  l'emploi 
des  centimes...  11  e./jn-imera  so/i  opinion  sur  l'état  et  les  besoins 
du  département ,  et  l'adressera  au  Ministre  de  l'Intérieur.  » 
^Art.  0.) 

Tel  a  bien  été  le  conseil  général  jusqu'à  l'institution  des  com- 
missions départementales  en  1871  :  comme  la  commune,  le  dé- 
partement a  son  budget;  il  vote  les  ressources  destinées  à  l'ali- 
menter :  le  Préfet  est  chargé  du  reste. 

Rappelons-nous  que  les  légistes  ont  estimé  que  c'était  encore 
trop.  Il  a  fallu,  on  le  sait,  la  loi  de  1838  pour  assurer  au  dépar- 
tement une  existence  propre,  hors  le  giron  de  l'État  où  la  juris- 
prudence l'a  tenu  lié  pendant  trente-huit  ans  :  on  s'est  obstiné, 
durant  ce  long  temps,  à  refuser  à  cette  unité  administrative  le 
caractère  de  personne  civile.  On  la  réduisait  à  ce  rôle  effacé  de 
simple  circonscription,  que  joue  rarrondissenient  dans  le  système 
actuel  :  et  de  fait,  la  législation  n'avait  point  fait  de  distinction 
entre  les  deux;  aussi,  avait-on  eu  bien  soin  d'adopter  l'interpré- 
tation la  pkis  restrictive. 

Pourtant,  un  décret  du  9  avril  1811  aurait  dû  forcer  l'opinion 
des  légistes.  Il  portait  «  concession  gratuite  aux  départements, 
arrondissements  et  communes,  de  la  pleine  propriété  des  édifices 
et  bâtiments  nationaux ,  actuellement  occupés  pour  le  service  de 
l'administration,  des  cours  et  tribunaux,  et  de  l'instruction  pu- 
blique. »  Voilà  donc  les  départements  assimilés  aux  communes, 
aussi  bien  d'ailleurs  que  les  arrondissements,  au  point  de  vue  de 
la  faculté  de  posséder  des  biens,  laquelle  en  droit  constitue  la 
personnalité  morale.  N'importe,  si  on  ne  peut  détruire  la  com- 
mune, ainsi  qu'on  l'a  bien  vu  en  l'an  III,  on  peut  empêcher  le 
département  de  naître,  et  l'on  s'y  empresse. 

Enfin,  comme  si  le  Préfet  n'était  pas  assez  puissant,  nous  le 
voyons  iwsiiiwé  juge  «  en  Conseil  de  Préfecture  »,  comme  le  chef 
du  pouvoir  en  Conseil  d'État. 


238  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Telle  est  la  législation  de  l'an  Vill,  telle  est  cette  fameuse  loi 
de  pluviôse,  dont  l'éloge  n'a  pas  cessé  de  retentir  dans  nos  Fa- 
cultés de  Droit. 

m.  —  LES  LOIS  DE  1831-18;J8. 

L'organisation  que  nous  venons  de  voir  créer  formait  un  cadre 
parfait  pour  les  évolutions  de  la  bureaucratie. 

Tout  fut  bien  aligné,  régularisé .  Les  ordonnances  des  10  juin 
1814,  28  janvier  1815,  8  août  1821  entourèrent  de  formalités  mi- 
nutieuses cette  humble  comptabilité  communale,  pourtant  si 
étroitement  tenue  dans  les  mains  du  pouvoir.  Mais  il  faut  rendre 
cette  justice  à  la  bureaucratie  qu'elle  est  fort  honnête  :  avide 
d'irresponsabilité,  elle  se  lie  les  bras  à  elle-même  pour  ne  pas  être 
tentée  par  l'arbitraire;  c'est  que  l'arbitraire  a  pour  corollaire 
l'initiative,  et  elle  en  a  horreur.  Il  est,  d'ailleurs,  très  habile  de 
sa  part  de  multiplier  les  formes,  parce  que  c'est  pour  elle  le  moyen 
de  se  rendre  indispensable  :  songez  donc,  où  irions-nous  si  nous 
étions  privés  de  ces  «  garanties  »?  et  qui  pourrait  les  observer, 
sinon  ceux  qui  connaissent  et  appliquent  chaque  jour  textes  et 
circulaires? 

En  attendant,  les  intéressés  se  perdent  dans  ce  dédale,  et  ne 
comprennent  plus  rien  à  leurs  propres  affaires  (1). 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  une  fois  ses  précautions  bien  prises,  le 
pouvoir  crut  nécessaire  de  desserrer,  au  moins  en  apparence,  les 
liens  de  la  centralisation. 

Au  cours  de  la  session  de  1820-1821,  un  projet  de  loi  avait  été 
présenté  aux  Chambres  dans  ce  sens;  mais,  comme  la  besogne 
parlementaire  marche  rarement  d'un  pas  rapide,  le  gouverne- 
ment jugea  convenable  d'agir  par  voie  d'ordonnance. 

En  vertu  de  l'ordonnance  du  12  août  1821,  les  communes 
pourront  disposer  de  leurs  biens,  entreprendre  des  constructions 
et  réparations,  faire  tous  actes  relatifs  à  l'intérêt  communal, 

(1)  Nous  avons  montré  déjà  ailleuis  [Mouvement  social,  lévrier  1895)  l'inanilé  de 
ces  règles  de  la  comptabilité  publique  :  nous  reviendrons  sur  ce  sujet  dans  la  suite 
de  notre  travail. 


LA    DÉCENTRALISATION    ADMINISTHATIVi:.  239 

dans  les  liniitcs  di'  Icio's  revenus  propres  et  de  leurs  ressources 
ordinaires,  avec  la  seulf  aulorisation  du  préfet. 

En  droit,  c'était  le  déplacement  de  l'action  supérieure  du  pou- 
voir central  au  profit  de  l'autorité  préfectorale;  c'était  de  la 
déconcentration.  Il  faut,  de  plus,  recouuaître  que  le  gouverne- 
ment interprétait  la  législation  draconienne  de  l'an  VIll  dans  le 
sens  le  plus  favorable  :  l' initiative  était  reconnue  aux  communes; 
l'autorité  publique  se  bornerait  désormais  à  donner  son  autori- 
sation. De  sorte  qu'à  la  centralisation  proprement  dite,  dans  son 
sens  strict  et  absolu,  qui  était  bien  dans  la  pensée  du  législa- 
teur, la  poussée  de  l'opinion  publique  et  les  exigences  du  bon 
sens,  substituèrent  la  tutelle  administrative.  C'était  une  conquête 
fort  modeste;  mais  enfin  le  joug-  sera  désormais  moins  humiliant. 
Tel  est  le  principe  et  le  droit  nouveau. 

En  fait,  la  concession  était  dérisoire  :  quelle  est  la  commune 
qui  peut  entreprendre  quoi  que  ce  soit  à  l'aide  de  ses  revenus 
propres  et  de  ses  ressources  ordinaires?  Il  y  en  a,  mais  combien 
rares!  Cette  illusoire  concession  sera  pourtant  renouvelée  légis- 
lativement  eu  1807  et  en  188i,  ainsi  que  nous  le  verrons. 

Il  fallut  attendre  huit  ans  pour  voir  reparaître  le  projet  de 
loi  de  1821,  Encore  bien  que  la  réforme  proposée  par  M.  de 
Martignac  n'ait  pas  immédiatement  abouti,  on  trouve,  dans  cet 
épisode  fameux  de  nos  luttes  parlementaires,  des  éléments  pré- 
cieux d'information  sur  l'état  des  esprits  en  France  au  regard 
des  libertés  locales. 

Le  27  janvier  1829,  le  discours  du  trône  annonça  en  ces  ter- 
mes le  nouveau  projet  de  loi  :  «  Un  projet  grave  et  important  ap- 
pellera surtout  votre  sollicitude.  Depuis  longtemps  on  s'accorde 
à  reconnaître  la  nécessité  d'une  organisation  municipale  et  dé- 
partementale dont  l'ensemble  se  trouve  en  harmonie  avec  nos 
institutions.  Les  cjuestions  les  plus  difficiles  se  rattachent  à  cette 
organisation.  Elle  doit  assurer  aux  communes  et  aux  départe- 
ments une  juste  part  dans  la  gestion  de  leurs  intérêts;  mais  elle 
doit  conserver  aussi  au  pouvoir  protecteur  et  modérateur  qui 
appartient  à  la  Couronne  la  plénitude  de  l'action  et  de  la  forer 
dont  l'ordre  public  a  besoin.  » 


240  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

On  voit  dans  quel  esprit,  avec  quelles  hésitations,  quelles  res- 
trictions la  réforme  est  proposée.  On  veut  et  on  ne  veut  pas.  De 
même,  lorsque  M.  de  Martignac  présente  la  loi  à  la  Chambre, 
«  son  discours  est  écouté  avec  une  attention  soutenue,  et  suivi 
des  plus  vives  acclamations  ».  Tout  le  monde  sent  la  «  nécessité  » 
d'une  organisation  nouvelle.  Pourtant,  ce  discours  si  applaudi 
révèle  à  son  tour  la  constante  préoccupation  de  retenir  d'une 
main  ce  qu'on  donne  d'une  autre.  Il  débute  ainsi  :  «  Peu  d'ob- 
jets sont  aussi  dignes  de  fixer  votre  attention.  La  matière  que 
nous  allons  traiter  touche  à  la  fois  aux  intérêts  généraux  de  la 
société  et  aux  intérêts  privés  qui  se  rapprochent  le  plus  de  la 
famille.  »  L'orateur  ajoute,  il  est  vrai  :  «  Il  y  a  dans  l'état  actuel 
de  notre  organisation  municipale  et  départementale  quelque 
chose  à^ incomplet ,  à' irrégulier,  à^ incohérent ,  qui  explique  les 
inquiétudes  et  qui  signale  le  besoin  d'une  notable  amélioration.  » 
Mais,  entrant  dans  l'examen  du  fond,  l'organe  du  gouvernement 
pose  aussitôt  les  prétendus  principes  du  droit  nouveau,  lesquels 
seraient  véritablement  incompatibles  avec  les  libertés  locales  : 
((  A  partir  de  1789,  l'administration  municipale  n'est  plus  une 
simple  administration  de  famille,  renfermée  dans  la  régie  des 
intérêts  locaux  ;  elle  devient  une  partie  de  V administration  de 
ÏÈtat  et  concourt  ainsi  à  l'administration  générale.  »  Il  revient 
sur  le  même  ordre  d'idées  en  terminant  son  exposé  ;  il  insiste 
sur  le  caractère  nouveau  que  le  régime  municipal  revêtirait 
depuis  1789  et  sur  les  conséquences  qui  en  doivent  résulter. 
«  Dans  le  corps  municipal,  il  faut  distinguer  deux  parties  tout  à 
fait  distinctes  :  d'une  part,  celle  qui  exécute,  qui  administre  et 
qui  rend  des  comptes;  de  l'autre,  celle  qui  délibère,  qui  vote  et 
qui  reçoit  des  comptes  rendus.  »  <(  L'autorité  du  maire  et  des  ad- 
joints émane  de  la  puissance  royale...  Avant  la  Révolution,  les 
maires  n'étaient  que  les  chefs  de  la  communauté,  que  les  pré- 
posés à  l'administration  et  à  la  police  de  la  famille. . .  la  loi  de  1789, 
les  codes  qui  nous  régissent  et  la  législation  tout  entière  leur  ont 
donné  des  attributions  nouvelles  et  importantes  qui  les  ratta- 

(i)  Journal  des  Débals  du  <.t  février  1821». 


LA    DÉCENTRALISATION    ADMINISTRATIVE.  241 

choni  à  l'ddiiiiirislraliun  de  l'Ktat.  Ils  sont  devenus  responsables 
pour  la  part  qui  leur  appartient  dans  la  conservai  ion  de  l'ordre 
public  :  état  civil,  recrutement  de  l'armée,  logement  des  trou- 
pes, police  de  sûreté,  taxe  du  pain  et  de  la  viande,  police  ju- 
diciaire. »  M.  de  Martignac  ne  finit  pus  moins  en  déclarant  «  s'at- 
tendre à  la  douleur  d'être  accusé  d'abandonner  les  droits  de  la 
Couronne  »  ! 

On  sait  que  la  réforme  échoua  par  suite  d'une  coalition  d'un 
caractère  politique. 

Mais,  la  Révolution  de  juillet  éclate.  La  même  question  repa- 
rait devant  les  Chambres  et,  cette  fois,  aboutit  à  une  solution. 

Les  lois  de  1831  et  de  1833  introduisent  l'élection  comme  base 
du  recrutement  des  conseils  municipaux,  d'arrondissement  et 
généraux.  Celles  de  1837  et  de  1838  codifient  la  réglementation 
«  incohérente  »  qui  présidait  au  fonctionnement  de  ces  assem- 
blées :  elle  organise  le  budget  du  département,  auquel  la  per- 
sonnalité civile  ne  pourra  plus  être  refusée. 

Et  c'est  tout  (1).  La  tutelle  est  sanctionnée  une  fois  de  plus. 


(1)  A  la  vérité,  la  loi  du  18  juillet  18.37  crée  un  ordre  de  délibérations  réglementai' 
res,  c'est-à-dire  exécutoires  par,  elles-noêmes  sans  autorisation  préalable  :  mais,  d'une 
part,  les  matières  qui  peuvent  en  faire  l'objet  sont  énuinérées  limitativemenl  et  se 
réfèrent  seulement  à  des  actes  de  pure  jouissance  des  biens  communaux;  d'autre  part, 
le  préfet  conserve  le  droit  de  suspendre,  et  même  d'annuler  les  délibérations  dont  il 
s'agit  (art.  1  à  3,  9  17).  De  plus,  l'administration  supérieure  règle  le  budget,  et  par 
suite  tient  la  bourse  communale  :  il  est  un  grand  nombre  de  dépenses  ol)li(jatoires: 
et  si  toutes  autres  dépenses  demeurent  facultatives,  c'est  surtout  pour  le  préfet 
qu'elles  revêtent  ce  caractère,  car  elles  ne  passeront  que  s'il  le  permet.  Enlin,  comme 
pour  mieux  faire  entendre  à  la  commune  l'infirmité  de  sa  condition,  on  ouvre  à  son 
profit,  à  titre  de  ressources  ordinaires ,  le  droit  de  voter  annuellement  cinq  centimes 
additionnels  aux  contriijutions  foncière  et  mobilière  :  eût-elle  le  droit,  comme  le 
voulait  l'ordonnance  du  12  août  1821,  et  comme  on  le  lui  reconnaîtra  en  1867,  de 
disposer  librement  de  ce  fonds,  qu'elle  n'en  serait  pas  plus  au  large.  Nous  verrons,  en 
étudiant  le  fonctionnement  des  services  publics,  combien  est  dérisoire  et  compliquée 
en  même  temps  la  formation  du  budget  ordinaire  communal. 

En  ce  qui  concerne  le  département,  le  législateur  de  1838  multiplie  les  lisières  au- 
tour du  Conseil  général  :  le  point  essentiel,  le  budget,  est  l'objet  des  plus  étroites 
précautions. 

Ce  budget  est  divisé  en  quatre  sections,  auxquelles  correspondent  quatre  sortes  de 
ressources  :  ordinaires,  facultatives,  spéciales,  extraordinaires.  «  Aucune  dépense  facul- 
tative ne  peut  être  inscrite  dans  la  première  scclion  du  budget  (ressources  ordinai- 
res). En  ce  qui  concerne  les  dépenses  sur  centimes  spéciaux  ou  extraordinaires.  «  au- 
cune dépense  ne  peut  y  être  impliquée  que  .sur  les  centimes  destinés  à  y  pourvoir  ;... 


242  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Comment  s'étomier  que  la  législation  nouvelle  soit  demeurée 
à  ce  point  stationnaire?  Les  idées  n'avaient  point  changé.  Dans  le 
rapport  demeuré  célèbre,  dont  il  fît  précéder  la  loi  municipale 
du  18  juillet  1837,  M.  Vivien  reprend,  avec  moins  d'élévation 
mais  avec  une  rigueur  plus  pratique,  l'exposé  de  M.  de  Martignac. 
La  réforme  n'a  pas  fait  un  pas  dans  les  esprits.  <(  Les  communes, 
écrit  le  rapporteur,  partici'pent  à  la  fois  de  la  famille  et  du  goii- 
vetmement public  dont  elles  offrent  la  double  image...  Elles  cons- 
tituent un  des  éléments  du  gouvernement.  Aujourd'hui,  les  com- 
^munes  ne  sont  plus,  quant  au  gouvernement  général  de  l'Etat, 
qu'une  simple  division  administrative  ;  elles  forment  la  dernière 
des  circonscrijitioîis  oit  descend  l'autorité  jmblique.  Elles  contri- 
buent à  Faction  de  la  Couronne,  à  l'exécution  des  lois  et  règle- 
ments )).  Pourtant,  il  ajoute  aussitôt  :  «  Mais  les  attributions  dont 
leurs  magistrats  sont  investis  à  ce  titre  pourraient  être  placées  en 
d'autres  mains  et  ne  leur  sont  confiées  qu'à  titre  de  délégation... 
L administration  communale  pronrement  dite  embrasse^  selon 
les  termes  de  la  constitution  de  1791.  les  relations  sociales  qui 
naissent  de  la  réunion  des  habitants  dans  les  villes  et  dans  cer- 
tains arrondissements  du  territoire  des  campagnes...  Donc,  le 
pouvoir  municipal  peut  être  constitué  sans  porter  atteinte  à  l'u- 
nité du  gouvernement  central  ;  ce  n'est  pas  un  pouvoir  politique  » . 
A  la  bonne  heure.  Seulement,  nous  allons  voir  se  succéder  les 
restrictions. 

M.  Vivien  s'empresse  d'ajouter,  en  effet  :  «  Cependant ,  nous 
avons  reconnu  que  le  pouvoir  central  était  appelé  à  intervenir  à 
d'autres  titres  qu'au  point  de  vue  politique.  La  sûreté,  la  salubrité 
sont  du  domaine  municipal  :  mais  les  mesures  à  prendre  sont  su- 
bordonnées aux  lois  de  VEtat ,  aux  intérêts  généraux  et  aux 
intérêts  privés;  il  va  lieu  au  contrôle  de  l'Etat,  gardien  de  la  loi, 
défenseur  de  l'intérêt  général  et  des  droits  de  tous.  Les  communes 
sont  propriétaires,  mais  à  charge  de  conserver  pour  leurs  suc- 


et  les  fonds  restés  libres  seront  cumulés  suivant  la  nature  de  leur  origine.)^  (Art.  15, 
19,  21.)  Ainsi,  ce  qui  reste  disponible  dans  la  poche  gauche  ne  peut,  sous  aucun  pré- 
texte, passer  dans  la  poche  droite  :  tout  est  strictement  réglementé,  alin  qu'on  soit  bien 
sûr  que  le  Conseil  général  ne  puisse  se  mouvoir. 


LA    DÉCENTRALISATION    ADMINISTHATIVE.  243 

cesseurs  :  l'État  représente  les  (jénératlons  à  venir.  Elles  peuvent 
s'imposer,  mais  l'État  a  besoin  de  lever  des  impôts  :  il  doit  pré- 
server lcseontril)uables  d'un  poids  troj)  onéreux.  Ainsi,  au-dessus 
du  droit  de  la  commune,  doit  souvent  se  placer  l autorité  souve- 
raine et  la  tutelle  du  gouvernement.  » 

En  un  mot,  l'État,  le  gouvernement,  c'est  la  providence  uni- 
verselle :  il  ne  compromet  jamais  l'intérêt  public,  ni  par  mala- 
dresse, ni  par  défaut  d'information;  il  n'eni;'age  point  l'avenir 
par  des  dépenses  exagérées  ;  il  est  sage,  équitable,  protecteur  im- 
partial des  droits  de  tous. 

Or,  il  ne  faut  pas  croire  que  les  lég-islateurs  de  1 830 ,  pas  plus 
que  ceux  de  l'an  VIII,  fussent  imbus  de  préjugés  qui  auraient 
disparu  de  l'esprit  des  générations  actuelles ,  ou  qu'ils  fussent 
étrangers  aux  aspirations  libérales  qui  distingueraient  notre 
temps.  Nous  nous  efforçons,  au  contraire,  de  montrer  quelle  était 
la  pensée  de  ceux  à  qui  nous  devons  ces  lois,  pour  bien  faire  com- 
prendre que  cette  pensée  subsiste  toujours  cliez  la  plupart  de 
ceux  qui  aujourd'hui  parlent  le  plus  haut  de  réforme  adminis- 
trative et  de  décentralisation.  Nous  avons  fait  voir  que  Martignac, 
tout  en  copiant  Rœderer,  sentait  la  «  nécessité  »  des  réformes;  de 
même,  Vivien,  après  avoir  fait  l'apologie  du  pouvoir  central,  ne 
manque  pas  de  dire  :  u  Cependant ,  nous  ne  voulons  pas  consa- 
crer, avec  l'extension  qu'il  a  reçue  en  France,  le  système  général 
d'administration  désigné  sous  le  nom  de  centralisation  :  utile  et 
avantageux  partout  ce  qui  concerne  les  intérêts  politiques,  sûreté 
générale  et  staljilité  du  gouvernement,  nous  le  co?i(lamnons,  dès 
qu'on  veut  l'appliquer  à  des  intérêts  secondaires  ou  purement 
privés.  La  liberté  de  l'administration  communale  doit  contribuer 
puissamment  au  développement  de  l'esprit  public.  »  On  ne  sau- 
rait mieux  dire.  «  Cependant  »,  tout  en  condamnant  la  centrali- 
sation, on  la  maintient.  Il  serait  temps  de  se  rendre  compte  de 
cet  étrange  abus  des  mots. 

Le  mouvement  décentralisateur  n'a  pas  cessé  d'être  en  lutte 
avec  les  timidités  de  la  loi. 

En  IS'i.H ,  il  fut  fait  un  pas  en  avant,  quant  à  la  /ortne;  mais 
rien  n'est  changé  au  fond.  La  loi  des  3-11  juillet  1848  admet  le 


244  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

suffrage  universel  pour  le  recrutement  des  Conseils  municipaux , 
et  leur  confère  le  droit  de  «  choisir  les  maires  dans  leur  sein  » . 
On  doit  reconnaître ,  d'ailleurs ,  que  le  législateur  se  boi'nait  à 
consacrer  une  réforme  qui,  par  un  curieux  phénomène,  s'était 
faite  toute  seule;  il  reconnaît  ingénument,  dans  l'exposé  des  mo- 
tifs, que  «  des  Conseils  municipaux  eux-mêmes  s'étaient  adjoint 
des  citoyens  dévoués  à  la  république,  qu'ils  ne  doutaient  pas  que 
le  suffrage  universel  eût  appelés  dans  leur  sein  ». 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  suffrage  universel  subsista;  la  nomination 
des  maires  par  les  conseils  municipaux  disparut  ;  mais  l'essentiel 
n'avait  pas  été  touché  ,  savoir  :  la  tutelle. 

Et  pourtant,  la  réforme  s'imposait  à  ce  point  que,  parmi  les 
décrets-lois  édictés  durant  la  période  dictatoriale  qui  suivit  le 
coup  d'État  du  2  décembre  1851  ,  figure  le  fameux  décret  du 
25  mars  1852  <(  sur  la  décentralisation  administrative  ». 

En  réalité,  comme  on  l'a  dit  justement,  il  s'agissait  plutôt  de 
déconcentration .  En  effet,  dans  un  certain  nombre  de  cas  déter- 
minés ,  la  décision  à  prendre ,  l'autorisation  à  donner  passe  du 
ministre  au  préfet;  rien  de  plus  :  la  solution  n'en  provient  pas 
moins  d'un  organe  du  pouvoir  central.  Un  autre  décret  en  date  du 
13  avril  1861,  et  d'une  légalité  contestée,  est  venu  développer  le 
principe  admis  en  1852  et  en  a  étendu  l'application  au  profit  du 
sous-préfet,  désormais  investi ,  dans  des  limites  extrêmement  res- 
treintes, d'un  pouvoir  de  décision  propre. 

Le  seul  avantage  qu'on  pût  attendre  de  ces  mesures ,  consis- 
tait à  hâter  la  solution  des  affaires.  Ce  but  a-t-il  été  atteint? 
Assurément  non.  Le  sous-préfet  tient  à  se  couvrir  \\%-k-y\s,  du 
préfet,  le  préfet  vis-à-vis  du  ministre  :  ces  fonctionnaires  voulus- 
sent-ils agir  en  dehors  de  leurs  chefs,  que  ceux-ci  ne  le  permet- 
traient pas.  La  réforme  est  donc  illusoire.  On  dut  essayer  de  faire 
mieux.  Vinrent  les  lois  du  18  juillet  1860,  sur  les  Conseils  géné- 
raux, et  du  24  juillet  1867  sur  les  Conseils  municipaux. 

Cette  dernière  loi  posait  u\\ principe  très  important.  Désormais, 
les  délibérations  exécutoires  par  elles-mêmes,  toujours  sous 
réserve  au  profit  du  préfet,  du  droit  d'annulation  ou  de  suspen- 
sion de  la  délibération,  conformément  à  l'art.  18  de  la  loi  du 


LA    DÉCENTRALISATION    ADMIMSTIJATIVE.  245 

1 S  juillet  18;57,  pourront  comprendre  toutes  dépenses  renfermées 
dans  la  limite  des  «  l'eceltes  ordÏDairrs  excédant  le  montant  des 
déponst^s  obligatoires  ».  C'est  le  retour  à  l'ordonuance  de  1821, 
dont  on  connaît  la  portée.  En  pratique,  le  cas  se  présente  rare- 
ment ;  on  pourrait  dire  cpie  jamais  on  ne  dispose  d'un  excédent 
de  recettes  on/ina/rcs  :  Voilà  la  réforme  ! 

Même  [)rocédé  vis-à-vis  dos  (>ouseils  généraux.  La  loi  de  1866 
créait  deux  catégories  de  délibérations  qui  échappaient  à  la  né- 
cessité de  l'autorisation,  sous  réserve  du  droit  de  suspension  ou 
d'annulation  par  décret,  et  avec  explication  que  ces  cas  étaient 
extrêmement  limités.  Il  faut  reconnaître,  seulement,  que  la  légis- 
lation de  1866  eut  le  bon  sens  de  réduire  à  sa  division  naturelle, 
en  ordinaire  et  extraordinaire,  le  budget  que  nous  avons  vu  dé- 
membré en  multiples  sections.  C'est  tout,  c'est-à-dire  à  peu  près 
rien. 

IV.    —    LA    RÉFORME    DE    1871. 


Une  loi  pi'ovisoire  du  li  avril  1871  conféra  au  Conseil  muni- 
cipal, sauf  exception  au  préjudice  des  chefs-lieux  et  des  villes 
importantes,  le  droit  d'élire  le  maire  ;  une  autre  loi  jo?•or^iO^Ve  du 
20  janvier  187i,  le  leur  ravit;  une  autre  \o\,  provisoire  aussi,  du 
12  août  1876,  le  leur  rendit,  avec  des  restrictions  encore. 

Enfin,  une  nouvelle  loi,  du  28  mars  1882  admit,  à  titre  défi- 
nitif cette  mesure  libérale,  consacrée  par  la  loi  municipale  du 
5  avril  188 1. 

Cette  ((  loi  municipale  »  a  été  bien  longtemps  attendue  :  depuis 
le  18  juillet  1837,  il  s'était  écoulé  près  d'un  demi-siècle.  Le  mou- 
vement décentralisateur  avait  toujours  été  en  s'accentuant  :  le 
masque  du  «  provisoire  »  adopté  par  le  législateur  au  sujet  de 
la  nomination  des  maires,  montre  assez  quelle  était  la  poussée 
de  l'opinion  publique.  En  1871,  un  principe  nouveau  avait  été 
posé,  non  plus  au  point  de  vue  de  la  forme  des  institutions 
municipales,  mais  au  regard  du  fond  :  la  loi  du  10  août,  sur  les 
Conseils  généraux,  dont  nous  [)arIerons  tout  à  l'hearc,  a  subs- 

T.    XX.  18 


246  LA    SCIENCE  SOCIALE. 

titué  à  l'autorisation  du  préfet,  celle  du  Conseil  général,  sur  un 
point  de  détail  il  est  vrai  (en  matière  de  taxes  d'octroi  :  art.  46 
§  25  et  i8  s;  i);  mais  le  lég-islateur  entendait  que  cette  innova- 
tion devint  la  règle,  et  que  le  Conseil  général  fût  à  l'avenir 
investi  de  la  tutelle  des  communes  :  la  question  fut  seulement 
renvoyée  à  la  loi  organique  municipale.  Que  nous  a  donc  ap- 
porté cette  loi  de  1884,  qui  comprend  168  articles? 

Encore  bien  peu  de  choses.  Sans  doute,  ainsi  qu'on  l'a  vu,  le 
législateur  a  consacré  la  nomination  des  maires  par  les  conseils 
municipaux  ;  il  a  conféré  le  droit  à  ces  conseils  de  se  réunir  sans 
autorisation  préalable;  les  séances  sont  publiques. 

Mais,  c'est  toujours  dans  la  forme  que  les  innovations  s'exer- 
cent; le  fond  subsiste,  avec  ses  entraves  et  ses  restrictions  de 
toutes  sortes. 

Le  vœu  du  législateur  de  1871  n'a  point  été  respecté  :  la 
tutelle  demeure  entière  aux  mains  de  l'autorité  préfectorale; 
elle  ne  saurait,  paraît-il.  être  conférée  aux  Conseils  généraux 
«  Eh  quoi  I  sécrie  le  rapporteur,  la  commune  est  indépendante 
et  libre  de  sa  nature.  Elle  fait  partie  de  l'État;  mais  entre  l'Etat 
et  elle,  il  n'y  a  personne  d'assez  grand  pour  la  dominer,  d'assez 
autorisé  pour  lui  dicter  des  lois  et  rég^enter  sa  conduite.  »  Per- 
sonne ne  régentera  donc  la  Commune,  si  ce  n'est  pourtant  l'État 
lui-même! 

Du  reste,  pour  se  rendre  un  compte  exact  de  la  portée  d'une 
loi,  au  point  de  vue  de  la  centralisation,  il  faut  étudier  le  fonc- 
tionnement du  budget.  Or,  lisons  l'art.  145.  «  Lorsqu'il  (le  bud- 
get) pourvoit  à  toutes  les  dépenses  obligatoires  et  qu'il  n' applique 
aucune  recette  extraordinaire  aux  dépenses  soit  obligatoires,  soit 
facultatives,  ordinaires  ou  extraordinaires,  les  allocations  portées 
au  dit  budget  pour  les  dépenses  facultatives  ne  peuvent  être 
modifiées  par  l'autorité  supérieure.  »  C'est  toujours  l'ironie 
étonnante  de  1821  et  de  1867. 

Et  pourtant,  que  de  belles  déclamations  libérales  ne  trouve-t- 
on pas  dans  les  débats  parlementaires  de  188'i^! 

Nous  ne  voudrions  pas  être  injustes  pourtant.  La  loi  nouvelle 
a  réduit  sensiblement  le  nombre  des  dépenses  obligatoires.  Est- 


LA    DECENTRALISATION   ADMINISTRATIVE.  2i/ 

ce  donc  qu'elle  a  mis,  au  moins  dans  cette  mesure,  aux  muni- 
cipalités la  bride  sur  le  cou?  Ce  serait  mal  connaître  la  timidité 
du  législateur  moderne.  Souvenons-nous  i)ien  que  le  préfet 
t'èylf  toujours  le  budget,  et  que  toute  dépense  sur  ressourças 
extraordinaires  est  soumise  à  son  autorisation  :  or,  répétons-le 
encore  une  fois,  les  communes  n'ayant,  en  général,  que  des  res- 
sources ordinaires  d'une  importance  infime,  le  résultat  pratique 
de  la  loi  est  bien  de  maintenir  Tarbitraire,  puisque  les  dépenses 
sur  ressources  extraordinaires,  qui  sont  de  beaucoup  le  cbamp  le 
plus  étendu  de  l'action  municipale,  demeurent  soumises  aux 
fantaisies  de  l'approbation  du  préfet. 

Nous  verrons,  d'ailleurs,  en  étudiant  les  services  publics,  que 
les  lois  ?>\xv  r instruction  primaire ,  de  1881-1886,  ont  fait  subir 
à  ce  qui  subsiste  de  l'autonomie  communale  une  terrible  ampu- 
tation. 

Tout  est  donc  à  faire,  en  matière  de  libertés  municipales. 

Au  contraire,  une  réforme  importante  a  été  apportée  en  faveur 
des  Conseils  généraux  par  la  loi  du  10  août  1871. 

Le  Conseil  général  nomme  son  bureau  ;  il  a  le  droit  de  faire 
surplace  des  sortes  d'enquêtes  parlementaires  ;  il  peut  correspon- 
dre avec  l'assemblée  d'un  autre  département,  et  instituer  des 
«  Commissions  interdépartementales  »  ;  enfin,  ses  séances  sont 
publiques. 

Voilà  pour  la  forme. 

Au  fond,  les  Conseils  généraux  sont  admis  à  statuer  sur  un 
grand  nombre  d'afiaires  par  voie  de  délibération  définitive,  sauf 
annulation  par  décret,  pour  excès  de  pouvoir  ou  violation  de  la 
loi  ou  d'un  règlement  d'administration  publique;  le  droit  com- 
mun, pour  ces  assemblées,  consiste  dans  la  faculté  de  prendre 
des  délibérations  exécutoires  par  elles-mêmes,  mais  susceptibles 
d'être  frappées  de  suspension  par  décret. 

Laloin'a  laissé  subsister  qu'un  seul  cas  de  tutelle  administrative 
proprement  dite  :  il  est  relatif  aux  dons  et  legs  qui  donnent  lieu 
aux  réclamations  des  familles;  encore  le  législateur,  par  un  sen- 
timent nettement  proclamé  de  répugnance  pour  l'idée  de  tutelle, 
a-t-il  voulu  du  moins  remplacer,  dans  l'art.  53,  le  mot  d'auto- 


248  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

risation   »,    par  le    terme  de  «  décision  du  g-ouvernement  ». 

Le  budget  départemental  est  arrêté  par  décret,  à  raison  seule- 
ment des  dépenses  obligatoires  réduites  au  nombre  de  cinq. 

Le  Conseil  général  est  chargé  de  présenter  par  ordre  d'urgence 
des  propontions  pour  la  répartition  des  allocations  mises  à  la 
disposition  des  Ministres  à  titre  de  fonds  de  secours  pour  les  églises, 
presbytères,  maisons  d'école,  hôpitaux  :  ainsi  est  réfréné  l'arbi- 
traire administratif  et  la  pression  qui  en  résulte  dans  les  élec- 
tions. 

Enfin,  le  droit  d'émettre  des  vœux  est  reconnu  au  Conseil  g-é- 
néral  dans  une  large  mesure,  c'est-à-dire  sur  les  questions  éco- 
nomiques et  d'administration  générale,  les  vœux  politiques 
étant  seuls  interdits  :  cette  disposition  soulève  de  fréquents  dé- 
bats ;  pourtant,  l'opposition  énoncée  entre  la  politique  et  l'admi- 
nistration semble  suffisamment  démonstrative.  Ce  qu'il  est  inter- 
dit de  discuter  c'est  la  forme  du  gouvernement,  la  paix  ou  la 
guerre,  en  un  mot  le  domaine  constitutionnel. 

Arrivons,  enfin,  à  la  Commissio7i  départementale. 

Chaque  année,  le  Conseil  général  élit  dans  son  sein  une  com- 
mission composée  de  \  à  7  membres.  La  présidence  appartient 
au  plus  âgé  :  on  a  voulu  éviter  de  constituer  trop  fortement  la 
commission,  dans  un  esprit  de  prudence  évidemment  exagéré. 
Les  réunions  ont  lieu  au  moins  une  fois  par  mois.  Les  chefs  de 
service  sont  tenus  de  fournir  tous  renseignements  oraux  ou 
écrits,  à  la  Commission  dans  la  limite  de  ses  attributions.  La 
Commission  peut  charger  un  ou  plusieurs  de  ses  membres  de 
missions  spéciales.  Elle  exerce  son  mandat  à  divers  titres.  Et  d'a- 
bord, comme  commission  de  surveillance  et  de  contrôle,  elle  exa- 
mine les  contrats  à  passer  par  le  préfet  et  donne  son  avis  qui  doit 
être  adopté,  sauf  recours  au  Conseil  général;  elle  vérifie  les  or- 
donnancements de  paiement,  ahn  d'évâter  les  «  tours  de  faveur  ». 
Le  Conseil  g-énéral  peut  lui  délég-uer  certaines  affaires.  Enfin,  la 
Commission  règle  celles  quilui  sont  déférées  par  la  loi:  réparti- 
tion des  subventions  dont  le  Conseil  général  ne  s'est  pas  réservé 
la  distribution;  fixation  de  l'ordre  de  priorité  dans  l'exécution 
des  travaux  départementaux,  afin  d'écarter  de  la  part  du  préfet 


LA    DÉCENTRALISATION   ADMINISTRATIVE.  249 

les  manœuvres  électorales;  et  autres  mesures  analogues  prévues 
tlans  le  même  ordre  d'idées;  enliu,  classement  des  chemins  vici- 
naux ordinaires,  etc.  (art.  86  à  88). 

On  ne  peut  méconnaître  que  le  contrôle  permanent  de  la  Com- 
mission départementale  est  venu  compléter  utilement  le  rôle  at- 
tribué au  Conseil  général  par  la  loi  nouvelle;  on  ne  saurait  pré- 
tendre qu'aucun  inconvénient  n'en  soit  résulté;  mais  l'épreuve 
est  faite  et  la  réforme  désormais  acquise. 

Reste  à  savoir  s'il  n'y  aurait  pas  lieu  d'aller  plus  loin. 

Notre  loi  a  soin  de  placer  en  tête  de  ses  articles  l'institution  du 
Conseil  général  et  de  la  Commission  départementale  ;  mais  au 
troisième  rang  figure  un  article  qui  est  fort  inquiétant;  en  voici 
le  texte  même  : 

«  Le  préfet  est  le  représentant  du  pouvoir  exécutif  dans  le  dé- 
partement. Il  est,  f'ii  outre ^  chargé  de  l'instruction  préalable  des 
affaires  qui  intéressent  le  département,  ainsi  que  de  l'exécution 
des  décisions  du  Conseil  général  et  de  la  Commission  départe- 
mentale. »  Ainsi,  le  «  représentant  du  pouvoir  exécutif  dans  le 
département  »,  y  exerce  également  pour  les  affaires  départemen- 
tales, ce  même  pouvoir  exécutif  :  la  hiérarchie  des  Bureaux  forme 
donc  une  filière  ininterrompue. 

Nous  étudierons  plus  loin  cette  grave  question  du  rôle  réservé 
au  préfet  dans  la  gestion  des  intérêts  départementaux  ;  mais  nous 
devons  auparavant  examiner  de  près  comment  fonctionnent  les 
divers  «  services  »  tels  qu'ils  sont  actuellement  organisés. 

(.4  suivre.) 

Daniel  Touzaud. 


^ 


LES  LOWLANDERS 

ET  L'HISTOIRE  D'ECOSSE 


En  décrivant  les  Highlanders  qui  occupent  ies  hautes  terres  de 
l'Ecosse  (1),  j'ai  dégagé  le  type  social  d'une  moitié  des  habitants 
du  pays.  Je  voudrais  aujourd'hui  montrer  que,  pendant  long- 
temps, leurs  voisins,  les  habitants  des  basses  terres,  les  Lowlan- 
ders,  ont  présenté  les  traces  d'un  état  social  analogue  en  beau- 
coup de  points  à  celui-là.  On  verra  par  là  à  quelle  date  relati- 
vement moderne  le  type  particulariste,  si  marqué  maintenant 
dans  cette  seconde  partie  du  pays,  a,  je  ne  veux  pas  dire  apparu, 
mais  triomphé,  en  secouant  définitivement  le  joug  de  tous  les 
éléments  communautaires  qui  l'enserraient  et  ({ui,  à  la  faveur  de 
diverses  circonstances,  avaient  réussi  jusque-là  à  le  dominer  et 
à  entraver  son  essor. 


[.    LES     LOW  LANDS    OFFRENT,    AU    POINT     DE    VUE    DE     LA    NATURE 

DU    PAYS,    DU    RÉGIME    DV    TRAVAIL    ET    DU    CARACTÈRE    DES  HABI- 
TANTS   UNE    IMAGE   AFFAIBLIE    DES   HIGHLANDS. 

La  basse  Ecosse  offre  en  effet  avec  la  haute  Ecosse  beaucoup 
pins  de  ressemblances  qu'on  ne  l'imaginerait  au  premier  abord  : 

1°  Le  climat  des  deux  régions  est  sensiblement  le  même  : 
c'est  un  climat  maritime,  c'est-à-dire  très  humide.  Aussi,  à  l'ori- 
gine, la  basse  Ecosse  était-elle  essentiellement,  comme  la  haute 

(1)  Voir  les  trois  articles  publiés  dans  la  Science  sociale,  en  janvier,  avril  et  juin 
I8<I5. 


LES    LOWLANDERS   ET    LlllSTolRE   It'ÉCOSSE.  251 

Ecosse,  un  pays  forestier.  Il  suffit  de  lire  le  récit  des  campagnes 
de  Scptimc  Sévère,  que  nous  donne  Dion,  pour  avoir  l'impression 
très  nette  d'un  pays  marécageux  et  boueux  tout  couvert  d'un 
fouillis  inextricable  de  chênes,  de  coudriers,  de  bouleaux  (1). 

•2"  La  basse  Ecosse  n'est  guère  apte  à  subir  d'autres  transfor- 
mations que  celles  qui  font  d'un  sol  forestier  un  terrain  de 
pâture.  Ceci  est  surtout  vrai  de  la  zone  méridionale'  située  sur 
la  frontière  anglaise.  Cette  zone  qui  renferme  500,000  hectares, 
près  d'un  huitième  des  Lowlands,  comprise  dans  les  comtés  de 
Selkirk  et  de  Peebles  et  dans  une  partie  de  ceux  de  Dumfries  et 
de  Koxburgh ,  sillonnée  en  tous  sens  par  les  chaînons  monta- 
gneux des  Cheviots,  ne  se  prête  guère  à  la  culture  que  sur  la 
dixième  partie  de  son  étendue  et  impose  aux  propriétaires 
comme  ressource  fondamentale  l'élevage  du  mouton  (2).  Et,  de 
fait,  l'homme  n'a  pas  fait  violence  à  la  nature  :  les  «  rentiers  » 
des  abbayes  du  sud  de  l'Ecosse  au  xui'^  siècle,  Melrose,  Kelso, 
accusent  surtout  de  nombreux  troupeaux  de  l'espèce  ovine,  mou- 
tons, agneaux,  etc.  En  15'*4,  quand  les  Anglais  font  une  razzia 
sur  la  frontière,  ils  trouvent  à  enlever  12,000  moutons  et  10,000 
bêtes  à  cornes,  et  seulement  200  sacs  de  blé.  Au  viii"  siècle,  les 
voyageurs  signalent  encore  l'absence  presque  complète  de  clô- 
tures. 

Dans  la  plus  grande  partie  des  Lowlands,  trois  millions 
d'hectares  environ,  échelonnés  du  Sud-Ouest,  au  Nord-Est  à  la 
base  des  Highlands,  le  sol,  quoique  plus  fertile  et  se  prêtant 
très  bien  à  l'élevage  du  gros  bétail  ainsi  qu'à  la  culture  fourra- 
gère, demeure  cependant  une  zone  pastorale. 

La  différence  entre  les  Lowlands  et  les  Highlands  ne  s'accentue 
véritablement  que  dans  les  500,000  hectares  (1/8  des  Lowlands, 
15  de  l'Ecosse),  qui  composent  la  zone  de  l'est  et  sont  alignés  le 
long  du  rivage  oriental  depuis  Berwick  jusqu'à  Dundee,  avec 
deux  ou  trois  échappées  vers  le  centre  du  pays  le  long*  des  gran- 
des rivières,  aux  environs  de  Stirling  et  d'Edimbourg.  C'est  la 
seule  zone  où  l'on  pratique  vraiment  la  culture  des  céréales. 

(1)  Skene,  t.  I,  p.  83-86. 

(2)  De  Lavergne,  p.  352. 


252  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Et  quelle  culture  !  Un  statut  royal  de  1 21  i  est  obligé  de  com- 
mander le  travail  sous  peine  d'amende  (1).  Il  fixe  Tépoque  des 
semailles  ;  il  ordonne  à  ceux  qui  ont  peu  de  bétail  de  cultiver  à 
la  bêche  afin  de  ne  pas  épuiser  leurs  animaux,  qui  sont  la  res- 
source capitale.  C'est  une  culture  potagère.  Fordun  au  xiv"  siècle 
parle  surtout  des  fèves  et  des  pois.  L'assolement  est  inconnu,  on 
cultive  toujours  les  mêmes  pièces  de  terre,  pendant  que  les  trois 
quarts  de  la  superficie  agricole  restent  indéfiniment  en  jachère. 
C'est  seulement  en  1727  que,  dans  la  partie  la  plus  fertile  du  pays, 
aux  environs  d'Edimbourg,  on  a  commencé  à  cultiver  le  froment. 
Ce  n'est  qu'en  1G95  que  l'on  abolit  le  runrig,  c'est-à-dire  les  par- 
tages périodiques  du  sol  entre  propriétaires  :  mais  le  runrig  entre 
fermiers  subsiste,  et,  vers  1750,  le  sol  du  comté  de  Perth  est 
ainsi  presque  exclusivement  exploité  par  des  communautés  agri- 
coles et  non  divisé  en  fermes  distinctes.  On  oe  récolte  pas  de 
fourrage,  disent  les  rapports  du  bureau  d'agriculture  relatifs  au 
comté  d'Ayr  (1750),  aussi  le  bétail  meurt  de  faim  en  hiver. 
Les  charrettes  sont  inconnues  dans  le  Sud^  et  les  transports  s'y 
font  encore  à  dos  de  cheval  à  la  fin  du  xviii"  siècle.  Vers  1750, 
on  dépeint  les  fermes  du  comté  d'Ayr  comme  de  misérables 
chaumières  avec  un  fumier  à  la  porte  et  un  trou  rond  au  plafond 
en  guise  de  cheminée.  L'argent  y  est  rare,  et  toutes  les  fermes 
sont  à  moitié  fruits.  Bref,  l'aspect  est  des  plus  attristants.  On  n'a, 
pour  s'en  convaincre  qu'à  relire  les  notes  de  voyage  de  Knox  en 
1786  sur  le  trajet  de  Longton  à  Dumfries  et  de  Dumfries  à  Mof- 
fat  (2). 

Rien  ne  donne  mieux  l'idée  de  ce  caractère  de  demi-nomades, 
longtemps  conservé  par  les  Écossais,  que  le  récit  de  leurs  guerres 
contre  les  Anglais,  du  treizième  au  seizième  siècle.  Qu'on  relise, 
par  exemple,  le  récit  fait  par  Froissart  de  l'invasion  écossaise  de 
1329  dans  le  Northumberland.  L'armée  de   Douglas  est  toute  à 

(1)  Dans  la  basse  Ecosse  où,  de  bonne  heure,  les  chefs  de  clan  se  sont  trouvés  soumis 
au  pouvoir  royal,  nous  voyons  celui-ci  s'efforcer  d'arriver  par  ses  statuts,  comme 
dans  le  reste  de  l'Euroiie,  à  réglementer  la  vie  nationale. 

(2)  De  Lavergne,  pp.  352,  356,  363;  Macklntosb,  t.  III,  pp.  315  à  317;  Dalriad. 
pp.  57  et  58;  Knox,  t.  I,  p.  232;  Skene,  1. 111,  p.  240  et  244.  Fordun,  Chronique,  liv.  Il, 
ch.  7,  8  et  9. 


LES   LOWLANDERS    ET    l"iIIST01RE   d'ÉCOSSE.  !253 

cheval,  les  chevaliers  et  l(\s  écuyers  sur  de  bons  gros  roiuins^ 
les  comiimncs  f:ens  sur  de  petites  haquenées  que  l'on  n'étrille  ja- 
mais et  que,  sitôt  le  cavalier  descendu,  on  envoie  paître  aux 
champs.  Us  ne  mènent  avec  eux  aucun  bagage,  rien  qu'une  petite 
provision  de  farine  d'avoine  et  une  pierre  plate  sur  la(|uelle  ils  la 
délaient  pour  en  faire  des  galettes;  ils  se  servent,  en  guise  de 
chaudières,  de  marmites  de  peau  dont  on  n'a  même  pas  enlevé  le 
poil,  et  mangent  à  moitié  cuite  la  viande  des  animaux  qu'ils 
tuent.  On  dirait  une  bande  de  Cosaques  (1). 

La  guerre  a  tout  à  fait  des  allures  de  maraude;  leur  tactique 
consiste  à  lancer  sur  l'Angleterre  une  razzia  de  cavalerie,  à  en- 
lever du  bétail,  puis  à  décamper  au  plus  vite;  en  cas  d'invasion, 
à  battre  en  retraite,  à  se  réfugier  dans  les  bois,  jamais  dans  les 
châteaux  où  ils  seraient  bloqués  (1329.  1355,  1385).  Leur  arme 
favorite  est  lépieu,  une  arme  de  corps  à  corps;  malgré  tous  les 
efforts  de  la  royauté,  il  est  impossible  de  former  des  corps  d'ar- 
chers. Aussi,  lorscju'ils  veulent  lutter  avec  les  Anglais  en  bataille 
rangée,  ils  sont  presque  toujours  vaincus  :  à  Falkirk,  1*298;  à 
Methuen,  1306;  à  Halidon  Hill,  133i;  à  Durham,  134G  ;  à  Ho- 
niildon .  Ii02;  à  Verneuil .  li^i  ;  à  Flodden,  1513;  Banorock, 
Burn.  en  131i.  fait  seule  exception.  Généralement  ils  se  gardent 
mal  et  sont  souvent  surpris  là  Dupplin.  1332).  En  revanche,  ils 
ne  sont  jamais  soumis.  Au  quatorzième  siècle,  les  Anglais  sem- 
blent à  plusieurs  reprises  les  maîtres  du  pays,  ils  tiennent  les 
villes  et  les  chàteaux_,  mais  il  y  a  toujours  au  fond  des  bois  quel- 
ques particuliers,  Douglas,  Murray,  Bamsay,  Bandolph  pour  con- 
tinuer la  lutte,  lasser  l'ennemi  et  définitivement  reprendre  le 
dessus. 

Les  dispositions  d'esprit  de  l'habitant,  on  le  devine  aux  traits 
qui  précèdent,  sont  d'un  communautaire  intense  :  même  ten- 
dance que  dans  les  Highlands  à  se  contenter  du  strict  nécessaire 
à  préférer  la  vie  étroite  plutôt  que  de  faire  effort  pour  se  pro- 
curer davantage;  même  sobriété,  même  économie  qui  les  fait 
détester  des  Anglais,  parce  qu'ils  acceptent  du  travail  à  des  prix 

(1)  ScoU,  lome  II,  ch.  7  ;  Fordun,  t.  II,  p.  38  ;  Scott,  Notes  de  Uedgauntlet ;  Frois- 
sart  (éd.  Luce),  tome  I,  p.  51,  et  seq.,  71,  328;  Scott,  l'Of/icier  de  for  lune,  ch.  15. 


254  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

que  ceux-ci  déclarent  dérisoires  et  qu'ils  se  contentent  aussi  de 
se  tirer  tout  juste  d'aifaire  dans  ces  métiers  simples  et  peu  lu- 
cratifs. M.  de  Saussure  est  au  bonheur  de  trouver  chez  eux  la 
même  simplicité  de  mœurs  que  chez  les  Suisses.  Nulle  recherche 
des  commodités  de  la  vie.  Il  a  fallu  que  les  soldats  de  Cromwell 
vinssent  tenir  garnison  à  Aberdeen  pour  apprendre  aux  habi- 
tants à  planter  des  choux  et  à  faire  des  souliers.  Gomme  les 
Suisses  encore,  ils  recherchent,  quand  ils  émigrent,  les  mé- 
tiers sans  attache  au  sol ,  pour  peu  lucratifs  qu'ils  soient ,  le 
service  militaire  surtout  où  ils  goûtent  les  charmes  de  la  com- 
munauté et  de  l'imprévoyance ,  le  colportage  ,  autre  métier 
qui  permet  de  voir  du  monde  et  de  vivre  au  jour  le  jour.  Jamais 
ils  ne  partent  sans  esprit  de  retour;  on  les  voit  abandonner  sou- 
vent les  plus  g-raiids  avantages  pour  venir  mourir  sous  leur  ciel 
natal. 

L'esprit  de  famille  est  très  développé.  Demandez  à  un  Anglais 
s'il  est  parent  d'une  personne  qui  porte  le  môme  nom  que  lui, 
dit  Walter  Scott  dans  une  note  de  VAbbé;  s'il  y  a  quelque 
doute,  il  vous  répondra  :  «  C'est  une  simple  homonymie  )>.  Faites 
la  même  question  à  un  Écossais,  il  s'empressera  de  répondre: 
«  Nous  devons  être  parents,  mais  j'ignore  à  quel  degré  ». 

Les  habitudes  de  vie  sont  toutes  communautaires.  Les  mai- 
sons de  la  vieille  ville  d'Edimbourg  servent  de  demeure  à 
plusieurs  locataires  différents,  tandis  que,  dans  la  nouvelle  ville 
(on  saisit  bien  ici  l'évolution  moderne  vers  le  particularisme), 
chaque  maison,  suivant  la  mode  anglaise,  est  occupée  par  une 
seule  famille.  Ils  aiment  passionnément  la  conversation,  et  ce 
qui  les  distingue  des  Anglais,  c'est  la  sociabilité  ;  aussi  ils  raffo- 
lent de  discussions  et  de  controverses  politiques,  littéraires  ou 
scientifiques;  ils  ne  renoncent  guère  à  la  danse  qu'à  un  âge 
avancé . 

Ils  se  tiennent  étroitement  les  uns  les  autres.  Un  Écossais  en 
place  ou  en  crédit  profite  de  sa  position  pour  s'entourer  de  ses 
compatriotes  et  cherche  à  procurer  delavancement  aux  membres 
de  sa  famille  ou  de  son  clan.  Si  l'on  a  un  procès,  on  se  rend 
à  l'audience  accompagné  de  tous  ses  parents  et  amis.  La  ven- 


LES   LOWLANDEItS   ET    l'iIISTOIRE    d'ÉCOSSE.  255 

detta  est  très  fréquente.  Ou  voit  que  nous  sommes  clans  un 
pays  où  il  ne  t'ait  pas  bon  vivre  isolé  (1).  D'ailleurs  h\  société 
transforme  cet  lionime  :  il  n'est  entreprenant  que  s'il  est  en 
compagnie,  mais  alors  rien  ne  lui  semblera  impossible  et  les 
entreprises  les  plus  chimériques  seront  celles  qui  exerceront 
sur  lui  le  plus  d'attrait. 


II.  —  LES  LOWLANDERS  ONT  ÉTÉ  PENDANT   LONGTEMPS   ORGANISÉS  SOUS 
LE    RÉGIME    DU    CLAN. 

En  présence  de  pareils  traits,  nous  pouvons  nous  attendre  ;'» 
rencontrer  ici  le  régime  du  clan,  c'est-à-dire  un  groupement 
communautaire  qui  réunit  dans  une  association  toute  familiale 
d'apparence  des  gens  étrangers  les  uns  aux  autres  par  les  liens 
du  sang.  Et,  de  fait,  nous  n'avons  pas  à  aller  lùen  loin  ni  bien 
haut  pour  en  retrouver  les  traces. 

1"  V onomastique  présente  des  formes  analogues  dans  la  basse 
et  dans  la  haute  Ecosse.  Il  existe  peu  de  variété  dans  les  noms 
écossais  et  le  même  nom  se  trouve  dispersé  à  tous  les  degrés 
de  l'échelle  sociale  :  il  n'y  a  pas  de  nom  noble  en  Ecosse,  dit 
Saussure  (2).  Comme  dans  le  Nord  où  nous  trouvons  des  Suther- 
land,  des  Macdonald,  des  Munro,  des  iMatheson  grands  proprié- 
taires et  petits  tenanciers,  nous  trouvons  au  Sud  une  infinité 
de  Scott,  de  Kerr,  d'Arinstrong,  de  Murray,  de  Maxwell,  de 
.lohnston,  d'Elliot,  de  Douglas,  d'Hamilton,  de  Fergusson,  de 
Hope,de  Home,  de  Duncan,  de  Kobertson,  et  dans  les  conditions 
les  plus  diverses.  Voilà  bien  l'indice  qu'autrefois  tous  ces 
hommes  ont  été  réunis  dans  un  groupement  nombreux  qui 
offrait  extérieurement  les  apparences  d'une  famille.  J'ai  montré 
(ju'aux  Highlands,  et  le  fait  est  probablement  le  même,  ces 
apparences  familiales  ne  correspondaient  pas  à  une  réalité. 


(1)  Walter  Scott,  Histoire  d' Ecosse,  tome  II,  chap.  7  et  26;  Saussure,  t.  I,  p.  44, 
49  à  55,  57,  65,  71  à  73,  154;  t.  III,  p.  ICI  et  162;  Johnson,  p.  42  à  44,  55  à  57:  de 
Lavergne,  p.  346. 

(2)  Saussure,  t.  III,  p.  156. 


236  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

2°  L'organisation  de  la  propriété  est  analogue,  du  moins  an- 
ciennement. Au  onzième  siècle,  les  cartulaires  du  comté  de  Buchan 
nous  montrent,  lorsqu'une  donation  de  terres  appartenant  à  un 
clan  est  faite  à  une  abbaye,  qu'elle  émane  de  deux  personnes,  le 
mormaer,  ou  grand  chef,  et  le  toisech  de  ce  clan.  Or,  ce  toisech 
ou  thane,  c'est  le  nom  gaélique  ou  saxon  du  tarksman  moderne 
des  Higlilands,  ce  parent  du  chef  de  clan  ou  ce  chef  d'un  clan 
subordonné,  qui,  sans  être  propriétaire  en  titre,  opère  en  fait  la 
distribution  de  la  terre  entre  les  cultivateurs.  Cette  habitude  des 
chefs,  de  charger  un  de  leurs  parents  de  diriger  la  mise  en  valeur 
des  terres  du  clan,  est  tellement  enracinée  que  lorsque  prédo- 
mine notre  système  juridique  sur  l'amodiation  de  la  propriété, 
les  g-rands  seigneurs  ont  en  général  pour  fermiers  leurs  frères 
cadets.  Aux  douzième  et  treizième  siècles,  les  ihanages  ou  pro- 
priétés des  thanes,  sont  encore  en  nombre  considérable  sur  la 
côte  Est  et  dans  le  district  de  Calatria  ou  Falkirk.  Ces  thanes  sont 
alors  encadrés  dans  le  système  féodal,  leur  ancien  chef  de  clan, 
roi  ou  grand  seigneur,  est  devenu  leur  suzerain,  mais  pour  prix 
du  bail  de  leur  terre,  qui  prend  le  nom  significatif  de  dyce  (le 
déis  irlandais  est  la  propriété  héréditaire  des  immeubles),  ils 
paient  à  ce  suzerain  une  redevance  qui  porte  un  nom  tout  diffé- 
rent de  celle  que  paient  les  possesseurs  de  véritables  fiefs  :  c'est  la 
firma,  en  gaélique  cain.  Ces  thanes,  ou  toisechs,   lui  doivent  le 
devoir  de  repas,  le  convetJi.  Comme  le  tacksman,  le  toisech  fait 
cultiver  sa  terre  eu  partie  par  des  journaliers,  des  cottars,  qu'on 
appelle  alors  des  nativi,  des  bondi,  c'est-à-dire  des  indigènes  liés 
à  lui  par  une  sorte  de  lien  de  servitude  ;  pour  l'autre  partie,  il  la 
sous-loue  à  des  tenanciers  libres,  qui  lui  doivent  eux  aussi  le  cain 
et  le  conveth  ,  tantôt  jouissant  d'un  bail  plus  ou  moins  long  (ce 
sont  les  tenandries  ou  orthigern),  tantôt  sans  bail  et  recevant  de 
lui  un  cheptel  (c'est  la  tenure  en  steel-bow).  Les  seigneurs  passent 
leur  temps  en  déplacements,  se  faisant  héberger  par  leurs  vassaux 
et  tenanciers,  eux  et  leur  suite.  L'existence  de  cette  nombreuse 
domesticité  que  tout  chef  de  clan  traine  après  lui,  en   Ecosse 
comme  en  Gaule,  de  cette  nombreuse  clientèle  qu'il  tient  ainsi 
à  sa  solde  nous  est  attestée  par  les  statuts  émanant  du  pouvoir 


LES    LOWLANDERS    ET    l'iIISTOIHE    d'ÉCOSSE.  257 

central  et  <]iii,  pour  dissoudre  ces  bandes,  édictent  le  bannisse- 
ment contre  tout  individu  qui  ne  vit  pas  de  ses  redevances  ou  de 
l'exercice  d'une  profession  reconnue.  Souvent  aussi,  en  vrai  chef 
de  clan,  le  thane  ou  toisech  ne  respecte  pas  les  baux.  Le  pamphlet 
intitulé  la  Phimte  de  l'Ecosse,  les  récriminations  du  poète  Hen- 
ryson,  les  uom])reux  statuts  royaux  qui  annulent  les  reprises 
illégales  déterres  ^IVOl,  Ui9,  U57,  IVeO,  IVDl,  1503,  1503),  en 
sont  la  preuve.  On  a  prétendu  que,  à  Texemple  de  l'Angleterre, 
les  propriétaires  écossais  du  quinzième  siècle  voyant  hausser  le 
prix  de  la  laine  avaient  renvoyé  leurs  fermiei*s  pour  faire  l'élevage 
du  mouton,  et  que  ces  évictions  étaient  la  preuve  qu'un  régime 
de  propriété  analogue  existait  des  deux  côtés  de  la  Tweed.  Mais 
on  n'a  pas  remarqué  combien  le  fait  allégué  s'accorde  peu  avec 
les  données  de  l'histoire.  Et  d'abord,  les  quinzième  et  seizième 
siècles  ont  été  une  des  époques  où  la  guerre  a  sévi  en  Ecosse  avec 
le  plus  d'acharnement,  et  le  moment  aurait  été  bien  mal  venu 
pour  remplacer  des  soldats  par  des  moutons;  on  était  si  peu  disposé 
à  le  faire,  qu'il  fallut,  en  lTi8,  défendre  de  concéder  les  terres  à 
charge  de  service  militaire. 

En  second  lieu,  le  tenancier  était  si  peu  un  tenancier  et  si  bien 
un  copropriétaire  que,  jusqu'en  li09,  il  était  responsable  du 
paiement  des  dettes  de  son  seigneur,  et  que  la  plupart  des  lois 
contre  l'éviction  ont  eu  pour  but  de  maintenir,  sur  les  terres  qu'un 
propriétaire  vient  de  vendre,  les  tenanciers  qui  l'occupaient  et 
que  l'acquéreur  aurait  pu  vouloir  expulser.  L'effort  des  légistes 
était  de  faire  considérer  le  tenancier  comme  un  fermier  ayant  un 
bail  :  l'acquéreur,  avec  ses  idées  d'homme  de  clan,  pensait  au 
contraire  que  ce  n'était  pas  au  chef,  mais  au  clan  qu'il  avait 
acheté  la  terre;  la  terre  une  fois  vendue,  tous  les  hommes  du  clan 
lui  semblaient  devoir  déguerpir. 

Le  régime  du  clan  existe  donc  dans  la  basse  Ecosse.  Ce  fait  ne 
doit  pas  nous  étonner.  Nous  sommes  encore  ici  en  présence  de 
patriarcaux  établis  en  pays  pauvre,  préférant  vivre  aux  dépens 
de  leurs  voisins  plutôt  que  d'entamer  un  sol  qui  se  prête  diffici- 
lement à  la  culture,  ayant  par  conséquent  tendance  à  s'organiser 


^58  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

en  groupements  militaires,  soit  pour  exploiter  ces  voisins,  soit 
pour  se  défendre  contre  leurs  tentatives  d'exploitation.  Chacun 
de  ces  groupements,  isolé  des  autres  par  la  nécessité  de  se  dis- 
perser pour  vivre  sur  une  assez  grande  surface  (résultat  de  la 
pauvreté  du  sol)  et  par  la  difficulté  des  communications,  ne  re- 
connaît à  aucune  autorité  extérieure  le  droit  de  trancher  ses  difïé- 
rends  avec  un  groupement  voisin.  De  là,  un  esprit  batailleur  qui, 
partout  où  se  produit  un  contact,  foire,  marché,  bal,  etc.,  amène 
inévitablement  une  bonne  rixe  et  des  coups  largement  échangés 
de  pari  et  d'autre.  De  là,  ce  caractère  maraudeur  et  pillard  que 
revêtent  leurs  guerres  contre  les  Anglais.  De  là,  lorsque  la  paix 
s'établit  par  l'union  des  deux  royaumes,  la  constitution  de  bandes 
admirablement  organisées  de  voleurs,  contrebandiers,  faux 
monnayeurs,  faussaires,  etc.,  comme  celle  qui  existait  encore  à 
la  fin  du  siècle  dernier  dans  le  comté  de  Selkirk  (1).  De  là,  cette 
ressemblance  profonde  de  la  région  la  plus  pastorale  de  la  basse 
Ecosse,  la  frontière  ou  border,  avec  les  Highlands  sur  lesquels 
elle  n'a  guère  qu'un  siècle  d'avance.  Mêmes  rivalités  entre  cer- 
taines familles,  mêmes  usages  de  guerre  privée  qui  se  cachent 
parfois  sous  les  dehors  dune  guerre  nationale,  mais  qui  éclatent 
aussi  lorsque  les  deux  royaumes  sont  en  pleine  paix  (1).  En  151*2, 
le  lord  Kerr,  gardien  des  marches  écossaises  du  centre,  est  assas- 
siné par  les  Anglais  Héron  et  Starhed  ;  Starhed  est,  en  représailles, 
assassiné  par  les  Kerrs;  en  1552,  Walter  Scott  est  assassiné  par  les 
Kerrs  dans  les  rues  d'Edimbourg  en  représailles  du  meurtre  des 
Kerrs  commis  en  1526;  en  1585,  Johnston  d'Annandale  est  battu 
par  Maxwell  de  Dumfries  et  meurt  en  prison;  en  1598,  Maxwell 
et  ses  alliés,  les  barons  du  Nithisdale,  Douglas,  Grierson,  Kirk- 
patrick,  Crichton,  sont  battus  par  .lohnston  fils  et  ses  alliés, 
les  Scott,  les  Murray,  les  Grahame,  les  Elliot.  Maxwell,  griè- 
vement blessé  est  achevé  sur  le  champ  de  bataille.  En  1008, 
Johnston  fds  est  assassiné  dans  une  conférence  par  Maxwell 
fils.    Mais    alors,  pour    la  première  fois^   un    nouveau    pouvoir 

(1)  Walter  Scott,  Histoire  d'Ecosse,  tome  III,  ch.  5  et  20;  Dalriad,  pp.  10  à  14; 
Skeiie,  t.  III,  p.  56  à  58,  223,  281  à  283. 
(2}  V.  par  exemple,  Scott,  t.  1,  p.  222,  t.  II,  p.  302. 


LES    LOWLANDERS   ET    l'iIISTOIRE    d'ÉCOSSE.  259 

apparaît,  la  jtislice  royale    intoiviciit,  et  Maxwell  est  décapité, 
l()15. 


111.    —    LIIISTOIIIK    n  KCOSSK    X  KS T    ^UE    LE    UECIT    DES    LUTTES    DE 
CES    CLANS,    (jUl    SE    lUANSFORMENT,    MAIS    NE    DISPARAISSENT    PAS. 

On  doit  comprendre  désormais  la  physionomie  générale  de 
l'histoire  d'Ecosse.  C'est  une  histoire  de  clans.  Les  quelques 
colonies  particularistes  qui ,  dès  la  fin  du  cinquième  siècle , 
s'étaient  installées  à  Dumfries,  le  fort  des  Frisons,  ou  sur  les 
rives  du  Forth,  le  mcu-c  Frisicum  des  chroniqueurs  (1),  étaient  en 
trop  petit  nombre  pour  faire  prévaloir,  dans  des  circonstances 
du  reste  essentiellement  défavorables,  le  type  social  qu'elles  re- 
présentent. J'aurai  d'ailleurs,  à  propos  des  influences  étrangères, 
à  revenir  sur  ce  fait  :  il  me  suffit  pour  aujourd'hui  de  le  men- 
tionner. 

Premii're  période  :  Bps  origines  à  tan  1100.  —  Dans  la  pre- 
mière période  de  l'histoire  d'Ecosse,  jusqu'aux  dernières  années 
du  onzième  siècle,  nous  sommes  en  présence  d'une  série  de 
groupes  plus  ou  moins  communautaires,  classés  par  les  histo- 
riens d'après  les  langues  qu'ils  parlent  en  Bretons  du  Fortrenn 
ou  Verturiones,  Pietés,  Scots  et  Angles.  Les  chroniques  de  l'é- 
poque sont  malheureusement  très  rares  et  très  brèves,  et  il  n'y 
est  à  peu  près  question  que  de  guerres,  mais  on  a  pu  voir  quelle 
avait  été  l'influence  de  la  guerre  sur  le  type  gaélique,  et  on  peut 
juger  par  là  de  quelle  importance  sont  ces  récits  dans  l'espèce. 
Or,  tout  ce  que  ces  chroniques  nous  racontent  à  ce  sujet  semble 
permettre  d'affirmer  les  quatre  propositions  suivantes  : 

1°  Il  existe  en  Ecosse  un  certain  nombre  de  régions  natu- 
relles, de  pays  géographiquement  distincts,  (jui  forment 
comme  autant  de  compartiments  où  se  constituent  les  clans,  les 
royaumes  et  les  comtés. 

2°  Des  contrées  étrangères  ou  voisines,   de  l'Irlande  ou  de  la 

(1)  Rhys  ajoute  dans  sa  Celiic  Britaln  la  ville  de  Guidi,  qu'il  rapproche  du  nom  des 
Jutes,  rapprochement  fort  douteux.  Les  Jutes  d'ailleurs  ne  sont  pas  des  Saxons. 


260  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Germanie,  arrivent  des  populations  en  quête  d'un  établissement, 
soit  pour  s'y  installer  en  masse,  soit  pour  y  caser  leur  excédent. 
C'est  un  premier  sujet  de  g-uerre  dont  l'exemple  se  voit  dans  la 
lutte  des  Scots  et  des  Angles  contre  les  Bretons  et  les  Pietés , 
détenteurs  préalables  du  sol,  guerre  qui  a  présenté  des  résultats 
différents  suivant  que  les  populations  soumises  à  l'invasion 
étaient  déjà  plus  ou  moins  fixées  au  sol.  On  peut  s'en  faire  une 
idée  en  consultant  la  carte  des  anciens  diocèses  de  l'Ecosse.  Là 
où  les  enclaves  sont  rares,  comme  dans  l'Ouest,  on  peut  pré- 
sumer que  les  nouveaux  venus  ont  fait  place  nette,  soit  en  re- 
foulant, soit  en  absorbant  leurs  adversaires,  qui  menaient  pro- 
bablement une  vie  purement  pastorale.  Dans  la  partie  orientale 
au  contraire  l'enclievêtrement  des  paroisses  de  divers  diocèses 
semble  bien  montrer  que  la  population  conquérante  s'est  ins- 
tallée au  milieu  de  clans  déjà  fixés  au  sol  par  la  culture  :  c'a  été 
une  juxtaposition  pure  et  simple. 

3°  Un  chef  de  clan  fait  encore  la  guerre  pour  installer  un 
cadet  en  pays  voisin.  Dans  ce  cas,  la  plupart  des  sujets  du  chef 
de  clan  vaincu  changent  tout  simplement  de  maître.  Il  n'y  a  là 
qu'un  déplacement  d'aristocratie,  une  superposition. 

k"  On  se  fait  encore  la  guerre  pour  la  possession  du  pouvoir 
suprême,  soit  au  sein  du  clan,  soit  au  sein  de  la  région.  Chacun 
de  ces  petits  chefs  de  clan  veut  être  le  roi  suprême.  Une  fois  ce 
titre  fixé  dans  un  clan  et  la  vassalité  imposée  aux  autres,  on 
pourrait  croire  l'unité  établie,  mais  il  n'en  est  rien  à  cause  des 
habitudes  successorales  des  Gaëls.  Le  gouvernement  de  la  com- 
munauté chez  les  patriarcaux  est,  on  le  sait,  déféré  non  pas  au 
fils  du  patriarche  défunt,  mais  au  plus  âgé  de  ses  parents,  gé- 
néralement à  son  frère.  Dans  ces  petits  royaumes,  la  succession 
a  lieu  généralement  du  frère  au  frère.  Je  relève  ainsi  se  suc- 
cédant chez  les  Pietés,  au  septième  siècle  Gartnaidh,  Brude 
et  Talore,  tous  trois  fils  de  ^Yid,  Gartnaidh  et  Drost  fils  de 
Donald;  au  huitième,  Brude  et  Nectan  fils  de  Derilé;  au  neu- 
vième, Constantin  et  Augus,  fils  de  Fergus.  Chez  les  Scots,  au 
sixième  siècle,  Comgall  et  Gabran,  fils  de  Domangart;  au  sep- 
tième, Conad,  Donald  et  Comgall,  fils  d'Eochaidh  ;  au  neuvième. 


LKS    LOWLANDKKS    HT    l'hISTOIUF,    d'ÉCOSSE.  201 

Kemieth  et  Donald,  fils  d'Alpin.  (Ida  va  donc  assez  bien  à  la  pie- 
mièrc  génération.  Mais  passons  à  la  seconde.  Le  fils  de  l'ainé 
des  frères  succède  également  sans  difficulté  à  son  oncle;  mais, 
à  sa  mort,  il  y  a  souvent  ({uerelle  entre  son  frère  cadet  et  le 
fils  aîné  de  son  oncle.  Ce  fils  aine  de  l'oncle  voudrait,  en  effet, 
établir  au  profit  de  sa  famille  une  sorte  d'alternance.  Cela  lui 
est  assez  facile,  car  il  a  été  pourvu  d'un  apanage  sur  lequel 
il  peut  s'appuyer;  il  y  est  poussé  par  les  gens  du  pays  qu'on 
lui  a  ainsi  donné  et  qui ,  ayant  peut-être  été  autrefois  la  rési- 
dence du  roi  suprême,  aspire  à  le  redevenir;  il  craint  de  plus 
qu'en  acceptant  une  situation  subordonnée  sa  famille  ne  soit 
un  jour  dépouillée  de  cet  apanage,  théoriquement  aussi  tem- 
poraire qu'une  ferme;  souvent  enfin,  par  suite  de  la  persistance 
de  l'hérédité  matriarcale  au  sein  de  certains  clans  pietés,  ceux- 
ci  considèrent  comme  l'héritier  légitime  une  personne  toute  dif- 
férente de  celle  que  veulent  leur  imposer  comme  suzerain  les  usa- 
ges successoraux  des  Bretons,  des  Angles  ou  des  Scots.  Ainsi  le 
titre  de  roi  suprême  oscille  entre  diverses  familles,  et  l'unité  ne 
s'établit  pas.  Gomme  en  Irlande,  on  a  bien  essayé  de  créer, 
avec  des  morceaux  de  terre  pris  sur  les  clans  voisins,  un  État 
central,  Gowrie,  avec  une  capitale,  Scone,  qui  jouent  le  rôle  du 
Mealths  et  du  Tara  d'Irlande;  mais  ce  domaine  est  absolument 
insuffisant  à  assurer  à  lui  seul  l'existence  du  roi  suprême,  ce 
n'est  qu'une  pomme  de  discorde ,  une  poire  convoitée  et  nulle- 
ment un  centre  d'appui. 

Il  faudrait  maintenant  délimiter  les  'pays  qui  se  disputent 
ainsi  la  souveraineté  (et  je  laisse  de  côté  les  guerres  déchaînées 
par  les  seules  passions  humaines  au  sein  des  familles),  mais  ce 
n'est  pas  facile,  car  c'est  à  peine  si  un  ou  deux  historiens  écossais 
ont  su  en  reconnaître  l'existence,  et  je  ne  puis  dans  ce  travail 
indiquer  les  raisons  d'érudition  pure  qui  me  feraient  modifier  sur 
certains  points  les  délimitations  qu'ils  en  donnent  (1).  Je  désire 

[V]  On  peut  admetire,  je  crois,  l'existence  connue  pitij^  V  du  Lotiiian  et  de  la  vallée 
du  Teviot  qui,  avec  une  partie  du  Galloway,  appartiennent  aux  Angles  (diocèse  de 
Wliitern  et  partie  écossaise  du  diocèse  de  Lindisfarne).  2"  Du  Stratliclyde  ou  diocèse 
de  Glasgow,  aux  Bretons.  3"  De  l'Argyle,  point  d'ap|)ui  des  Scots  au  sixième-neuvième 
siècle  fl  (les  lords  des  îles  au  ([uin/.ième.  'i  '  l»ii  diocèse  d'Al)ernetlliv  cl  du  rirecliiii.  \A 
■r.  XX.  l'J 


i262  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

seulement  indiquer  les  grandes  lignes   du  type  social  de  cette 
première  époque.  Quelques  faits  me  suffiront  pour  cela. 

Kenneth  vient  de  s'installer  sur  le  trône  d'Ecosse,  il  a  pour 
successeur,  en  860,  son  frère  Donald,  puis,  en  8G3,  son  fils  Cons- 
tantin et,  en  877,  Aedh,  frère  de  celui-ci.  En  opposition  à  ce 
dernier,  une  partie  de  la  population  proclame  le  droit  du  fils  de 
la  sœur  ainée,  Eochaid ,  petit-fils  do  Kenneth  par  sa  mère.  Le 
droit  de  la  ligne  masculine  triomphe ,  mais  alors  la  compétition 
se  reporte  entre  les  fils  de  Constantin  et  les  fils  d'Aedh,  les  pre- 
miers appuyés  par  Ahernethy,  les  seconds  par  Dunkeld  et  saint 
André.  On  voit  ainsi  se  succéder  (je  marque  d'un  C  les  descen- 
dants de  Constantin  et  d'un  A  ceux  d'Aedh)  Donald ,  C.  889  ; 
Constantin,  A,  900;  Malcolm,  C,  942;  Indulph,  A,  954,  Dubh,  C. 
962;  Cuilean,  A,  967;  Kenneth,  C,  971;  Constantin,  A,  995;  Ken- 
neth, C,  997.  La  branche  cadette  est  désormais  évincée,  mais 
entre  les  deux  rameaux  de  la  branche  aînée  la  lutte  recommence, 
et  Kenneth,  fils  de  Dubh,  est  battu  et  tué  en  1004  par  son  cousin 
germain  Malcolm,  fils  de  Kenneth.  Alors  éclate  une  autre  lutte; 
les  fondateurs  du  royaume  scot  de  Dalriada,  dont  est  sorti  le 
royaume  scot  d'Ecosse,  étaient  deux  frères,  Fergus  et  Lorn  ;  pen- 
dant deux  siècles,  la  tribu  de  l'ainé  réussit  à  garder  la  supréma- 
tie; au  huitième  siècle,  l'alternance  est  établie;  au  neuvième, 
chacun  fait  des  conquêtes  de  son  coté,  et  l'on  ne  se  dispute  pas; 
mais,  vers  1040,  quand  les  descendants  de  Lorn  se  sont  établis 
dans  le  nord  et  régnent  à  Moray,  ils  attaquent  de  nouveau  les 
descendants  de  Fergus  et  prétendent  leur  disputer  le  titre  royal 
d'Ecosse,  monopolisé  sans  droit  par  ceux-ci.  Le  système  succes- 
soral de  ces  rois  de  Moray  est  d'ailleurs  absolument  le  même  : 

règne  en  581  Garlnaidh,  roi  des  Picles  après  Brude,  dont  la  résidence  est  ailleurs;  là 
s'installent  les  Scots,  notamment  leur  branche  ainée  qui  fait  du  siège  épiscopald'Aber- 
nelliy  un  siège  primatial,  tandis  que  la  branche  cadette  installée  à  Dunkeld  y  rétablit  la 
primatie  à  chaque  avènement  de  ses  membres.  Les  tours  rondes  de  Brechinet  d'Aber- 
nethy,  les  seules  d'Ecosse,  me  semblent  encore  confirmer  la  .s(,o/t5rt/^«  plus  grande  do 
ce  diocèse,  malgré  l'avis  contraire  de  Skene.  5"  et  6"  une  bande  médiane  qui  doit  s'é- 
tendre de  Dunkeld  au  (irth  de  Moray,  et  qui  est  fort  liée  avec  une  zone  côtière  ou 
évêché  de  Saint-André,  formant  peut-être  une  unité  à  l'origine.  C'est  là  que  s'installe 
la  brandie  cadette  des  Scots,  et  j  inclinerais  à  y  voir  l'ancien  domaine  des  Bretons  du 
Fortrenn,  coupé  en  quatre  ou  cinq  diocèses  par  les  conquêtes  successives  des  clans  ri  vaux. 


LES    I.(l\\I.A.MlKliS    KT    l'iIISTOIHK    d'kcOSSE.  ^^OH 

ail  onzième  siècle,  Fuudlacc  a  pour  successeurs  les  deux  lils  de 
son  frère  aine,  puis  son  fils  Macbeth,  auquel  succède  son  cousin- 
germain  Lulacli.  F.a  même  alternance  semble  bien  exister  chez 
les  Pietés;  elle  est  certaine  pour  Brude,  mort  en  581  et  pour  Gar- 
tnaidh,  mort  en  ô^O,  dont  les  deux  branches  royales  scotiques 
n'ont  fait  que  chausser  les  bottes  et  épouser  la  rivalité  géographi- 
que. Postérieurement,  ralternance  est  moins  claire,  mais  la  pré- 
tention de  l'établir  explique  seule  certaines  guerres  civiles,  cer- 
tains retours  de  fortune,  et  je  crois  qu'on  peut  en  gros  tenir  pour 
certain  que  le  principe  en  est  toujours  vivace. 

Seconde  jjériode  :  De  l'an  1 100  à  l'an  1''28S.  ■ —  La  seconde 
période  de  l'histoire  d'Ecosse,  qui  comprend  les  douzième,  trei- 
zième et  quatorzième  siècles,  nous  fait  assister  à  la  ruine  de  ce 
système  et  à  la  constitution  d'un  Etat,  le  royaume  d'Ecosse. 

Le  premier  indice  de  ce  changement,  c'est  la  disparition 
successive  des  titres  royaux  portés  par  les  petits  chefs  de  clan. 
La  dernière  mention  d'un  roi  d'Atholl  dans  les  chroniques  est 
de  739;  on  ne  parle  plus  du  rois  des  Dalriada  et  de  Fortrenn  au 
dixième  siècle,  ni  du  roi  de  Moray  après  1130.  Le  titre  qu'ils  por- 
tent désormais  est  celui  beaucoup  plus  modeste  et  subalterne 
de  mormaer  ou  grand  officier,  iarl  ou  comte,  magnus  judex. 
satrapa,  c'est  le  titre  que  portent  les  anciens  rois  d'Angus  et 
d'Atholl  en  918,  905,  970.  970:  et  un  texte  de  1020  appelle 
déjà  mormaer  celui  que  d'autres  continuent  pendant  un  siècle 
encore  à  appeler  roi  de  Moray.  A  la  fin  du  onzième  siècle,  la 
situation  est  encore  plus  profondément  modifiée.  C'est  le  mo- 
ment où  la  conception  gaélique  de  l'État,  suivant  laquelle  la  suc- 
cession va  du  frère  au  frère,  puis  de  celui-ci  à  son  neveu,  semble 
souverainement  injuste  aux  princesses  de  sang  saxon  ou  nor- 
mand, que  les  bons  rapports  de  voisinage  placent  sur  le  trône 
d'Ecosse  et  qui  s'efforcent  d'introduire  leur  conception  natio- 
nale du  royaume  assimilé  à  un  domaine  et  partagé  entre  les 
fils.  C'est  ce  qui  se  fait  par  exemple  au  douzième  siècle  entre 
Alexandre  et  David,  fils  de  Malcolm  (1).  Plus  tard,  par  un  mé- 

(1)  On  sera  |icul-i'lrc  éloniié  ilc  voir  celle  idée  de  parlage  allriiiuécà  des  Saxons, 


26i  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

lange  des  deux  idées  celtique  et  normande,  mélange  qui  finit 
par  prévaloir,  on  considère  le  titre  royal  comme  une  chose  im- 
par  tageable  (c'est  l'idée  celtique)  (1),  mais  dévolue  au  fds  à  la 
mort  du  père  (c'est  l'idée  normande).  Pour  faire  triompher  leurs 
vues,  les  reines  de  sang  étranger  ou  les  princes  leurs  fils  sont 
obligés  de  s'appuyer  sur  la  partie  méridionale  de  leur  royaume, 
dont  ils  ont  reculé  la  fi'ontière  aux  dépens  des  rois  anglo-saxons 
ou  danois.  Cette  frontière  s'étend,  en  9V6,  jusqu'à  la  Derwent, 
à  l'ouest;  en  1018,  jusqu'à  la  Tweed,  à  l'est.  Pendant  tout  le 
douzième  siècle,  quoiqu'elle  ne  dépasse  pas  généralement  le 
Solway,  à  l'ouest,  et  la  Tweed^  à  l'est,  elle  oscille  de  manière  à 
laisser  les  Écossais  maîtres  un  certain  temps  du  Northumber- 
land,  du  Curaberland^  du  Huntington.  Ces  pays  anglais,  en  dé- 
fendant chez  les  Écossais  le  droit  du  fils  contre  le  droit  du 
frère,  défendent  ce  qu'ils  considèrent  comme  la  légitimité.  Ce 
sont  ainsi  des  Saxons  et  des  Normands  qui  deviennent  les  plus 
fidèles  alliés  du  prince  écossais,  qui  l'entourent,  qui  profitent  de 
ses  victoires.  Au  douzième  siècle,  Alexandre  f  '  a  déjà  autour 
de  lui  des  comtes  de  race  anglo-normande,  qui,  sous  David  P"", 
commencent  à  faire  suivre  leur  titre  féodal  d'un  nom  de  terre  et 
à  s'appeler  comtes  d'Angus  ou  comtes  de  File.  Par  suite  des  con- 
fiscations et  des  alliances,  on  voit  alors  passer  les  anciens  petits 
pays,  Buchan,  Atholl,  Angus,  Moray,  Menteith,  etc.,  aux  mains 
des  Normands,  ou  aux  mains  des  princes  de  la  famille  royale 
qui  subissent  leur  influence  ;  et,  si  l'on  y  ajoute  les  érections 
par  le  roi  des  comtés  nouveaux,  l'Ecosse  prend  de  plus  en  plus 

qui  passent  pour  avoir  créé  le  Ijpé  de  la  succession  intégrale,  mais,  dans  le  cas  au- 
quel je  fais  allusion  (partage  de  1107),  l'héritage  parlernel  comprend  deux  régions 
qui  forment  deux  unités  distinctes,  et  les  deux  aines  en  jjrenncnt  chacun  une,  comme 
ils  feraient  si  c'étaient  des  particuliers  qui  recueillaient  dans  une  succession  deux 
domaines  parfaitement  indépendants.  Les  autres  enfants  ne  reçoivent  d'ailleurs  pas 
de  royaume,  car  là  il  faudrait  partager  des  biens  qui  souffriraient  de  ce  partage. 

(1)  Selon  l'idée  celtique,  il  ne  doit  y  avoir  qu'wrt  t~oi,  parce  qu'il  ne  saurai!  y 
avoir  qu'un  chef  pour  une.  communauté.  Mais,  de  fait,  en  Ecosse,  quand  plusieurs 
communautés,  plusieurs  clans,  ont  réussi  à  se  former,  il  y  a  tendance,  chez  chacun 
d'eux  à  la  complète  indépendance,  à  l'autonomie  manifestée  aux  yeux  de  tous  par 
un  signe  extérieur.  Ainsi,  s'il  y  a  parfois  plusieurs  kois  en  Ecosse,  il  n'y  en  a  jamais 
(ju'un  qui  soit  le  roi  d'Ecosse,  bien  que  plusieurs  compétiteurs  puissent  porter  ce 
titre  en  même  tenq^s 


LKS    LOWLANIfKUS    I:T    l.'lllSTOIHI':    |)'K(^.0SSK.  265 

l'aspect  d'iiu  pays  féodal  avec  un  roi  et  ses  grands  feiidataires. 

Les  guerres  de  cette  épocpie  — j'excepte  toujours  les  querelles 
personnelles  et  les  expéditions  de  pillage  —  se  rapportent  donc 
toutes  à  deux  types  :  tantôt  le  roi  lutte  pour  faire  reconnaître 
son  droit  successoral  (1);  tantôt  le  roi  lutte  pour  faire  respecter 
les  coups  d'autorité  qu'il  a  tentés,  c'est-à-dire  les  confiscations 
qu'il  a  prononcées,  les  nouvelles  lois  qu'il  prétend  introduire, 
les  déplacements  de  population  qu'il  a  opérés  (2).  On  a  voulu 
voir  dans  ces  conflits  la  protestation  de  la  nationalité  celtique 
contre  l'envahisseur  étranger.  En  réalité,  il  y  a  des  Celtes  dans 
les  deux  camps.  En  1185,  c'est  l'ainé  des  descendants  du  celte 
Fergus,  de  Galloway,  qui  lutte  pour  le  roi  contre  une  branche 
cadette.  En  1215  et  1235,  c'est  un  chef  celte,  l'abbé  laïque 
d'ApercT0ssau,qui  réprime  l'insurrection  de  Moray  et  deGalloway. 
La  défense  des  principes  celtiques  dicte  beaucoup  moins  la  con- 
duite des  personnages  celtes  que  l'avantage  ou  le  tort  fait  à  la 
situation  de  leur  famille  par  l'avènement  des  usages  nouveaux. 
C'est  un  trait  qui  se  retrouve  fréquemment  dans  les  sociétés  de 
ce  type. 

Troisième  période  :  JJe  l'an  l''28o  à  l'an  1101 .  —  31ais  à  peine 
la  première  période  est-elle  terminée  et  l'unité  écossaise  est-elle 
constituée  qu'elle  risque  d'être  absorbée  par  sa  puissante  voi- 
sine, l'Angleterre.  A  la  faveur  des  difficultés  successorales,  les 
Edouard  vont  entreprendre  la  conquête  de  l'Ecosse.  C'est  la  der- 
nière période  de  l'histoire  de  ce  pays,  et  c'est  encore,  sous  une 
forme  un  peu  modifiée,  le  régime  du  clan.  Vaincu  par  la  royauté, 
le  clan  va  l'exploiter  à  son  profit.  Il  ne  s'agit  plus  de  déplacer 
le  pouvoir  :  il  y  a  une  capitale,  un  État  ;  mais  le  pouvoir  est 
toujours  aussi  envié  :  on  va  donc  essayer  de  mettre  la  main 
dessus,  on  ne  se  remuera  plus  pour  faire  un  roi  d'Ecosse,  mais 
pour  s'emparer  de  sa  personne  et  pour   dicter  aux   autres,  au 

(1)  Donald  Ban  conlre  ses  neveux  Duncan  el  Ed^ar,  10'.);{,  Malcolm  conlie  Ma(  liclli 
loio  et  ses  successeurs  contre  les  successeurs,  li:JO,  1134,1153, 1211,  12'2'i,GuillaniiieI" 
contre  son  cousin  isssu  de  germain  et  ses  descendants  les  Mac  William,  IKiO,  li7i. 
1187,  1211. 

(2)  En  Moray,  1116,  1130,  1160,  1215;  en  Caitiiiiess,  119(1,  ll'.tT  ;  en  Ross,  1179,  1211  ; 
en  Argyle,  1164,  1222;  en  Gailoway,  1152,  11«(>,  117i,  1235. 


206  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

nom  dn  prince,  sa  propre  volonté  à  soi  (1).  Le  l'ait  est  particu- 
lièrement sensible  sous  les  régences  (2). 

L'insurrection  du  comte  d'Orkney.  en  1615.  dot  la  liste  de  ces 
nombreuses  rivalités  féodales.  Même  lorsque  le  roi  semble  agir 
seul  et  vouloir  punir  un  vassal  rebelle,  il  nest  en  réalité  que 
l'instrument  d'un  clan,  tout  au  plus  est-il  son  chef.  Contre  Dou- 
glas, devenu  trop  puissant  et  soutenu  par  Scott  de  Buccleugh, 
Hamilton  et  Crawford,  Jacques  II  réunit,  en  lieo,  Douglas  d'An- 
gus,  Gordon  et  Orkney;  contre  ses  frères.  Jacques  III  a  pour  lui 


(1)  Entre  princes,  on  se  supprime  non  plus  par  la  guerre,  mais  par  l'assassinat: 
1402,  assassinat  de  l'héritier  présomptif  par  son  oncle  Albany  ;  1425,  Jacques  F''  t'ait 
exécuter  ses  cousins  germains,  Ruclian  et  Albany,  et  les  deux  fils  de  celui-ci;  1437,  il 
est  assassiné  par  son  oncle  Atlioll,  Jacques  III  fait  assassiner  son  frère  le  comte  de 
Mar  et  emprisonner  son  autre  frère,  le  comte  d'Albany. 

(2)  Sous  Jacques  II,  le  chancelier  Chrichton  et  le  tuteur  du  roi  Livingston  font  assas- 
siner juridiquement  les  deux  fils  d'Archibald  Douglas  (14.38)  et  le  lord  Fleming;  sous 
Jacques  III,  Alexandre  Boyd  enlève  la  tutelle  aux  Kennedy  et  finit  par  être  décapité; 
sous  Jacques  V,  Albany  enlève  la  régence  à  Angus  et  fait  exécuter  lord  Home ,  les  Home 
assassinent  le  favori  du  régent,  la  Bastie;  Angus  reprend  le  pouvoir  avec  l'aide  des 
Homes  et  des  Kerrs;  Hamilton  d'Arran  et  Beaton  se  déclarent  contre  lui  :  bataille  dans 
les  nies  d'Edimbourg.  lijîO;  retour  d'Albany  l."i24;  retour  d'Angus,  1526;  Scott  de  Buc- 
cleuch  échoue  dans  une  tenlalive  pour  lui  enlever  la  personne  du  roi;  liguede  Sluart 
de  Lennox,  Beaton  et  Glecairn  contre  Angus  et  Arran  ;  Lennox  battu  à  Newiiston  tst 
assassiné  après  la  bataille;  .Jacques  s'échappe  des  mains  d'Angus  1528:  exil  de  celui-ci; 
insurrection  des  bordersen  >a  faveur,  réjirimée  jiar  Campbell  d'Argjle.  Sous  Marie 
Stuart  :  lutte  entre  la  reine  douairière,  Marie  de  Lorraine.  Bealon,  Argyle,  Gordon 
de  Huntly,  Bothwell,  d'une  part,  Arran  et  Lennox,  de  l'autre,  en  1543;  Arran  jiasse  du 
côté  de  Bealon,  fuite  de  Lennox,  en  1544,  assassinat  de  Bealon,  en  1546,  par  les  pro- 
testants; guerre  religieuse  d'Arran  et  Maitland  de  Letlhinglon  contre  la  douairière, 
en  1548;  ligue  de  Murray,  Arran,  Glencairn,  Argyle,  Rolhes,  contre  la  reine  Marie 
Sluart  et  son  mari  Stuart  de  Darnley,  en  1566;  assassinat  de  Rizzio,  favori  de  la  reine, 
avec  la  complicité  de  Darnley,  par  Douglas  de  Morton  et  Rulhven,  en  1566;  ligue  de 
Morlon,  Hepburn  de  Bothwell  et  Maitland  contre  Darnley,  en  1567;  assassinat  de 
Darnley,  en  1567;  ligue  de  Murray,  Morlon,  contre  la  reine  et  «on  nouveau  mari 
Hotlnvell:  captivité  de  la  reine,  prise  d'armes  d'Argyle  et  d'Hamillon  en  sa  fa- 
veur; leur  défaite  à  Langside,  en  1568;  assassinat  de  Murray  par  un  Hamilton  en  1570; 
assassinat  de  l'arcbevêque  Hamilton  par  le  parti  du  roi;  as-assinat  de  Lennox  |iar 
Hamilton,  Buccleticb  et  Kerr.  en  1571  ;  exécution  de  la  Grange  et  enqjrisonnement  de 
Lethinglon  par  Morlon,  en  1573;  exécution  de  Morton  à  l'instigation  de  Stuart  dO- 
cliillrcc  et  d'Arran  et  de  Stuart  de  Lennox,  en  1580;  Uulhwen  de  Gourie,  Angus  et 
Lindsay  s'emparent  de  la  personne  du  roi,  en  1582;  retour  d'Arran,  exécution  de 
Gourie;  chute  d'Arran,  en  1585;  il  est  assassiné,  en  1596,  par  un  Douglas;  tentative 
infructueuse  de  Stuart  de  Bothwell  pour  s'emparer  de  la  jjersonne  du  roi,  en  1592; 
le  comte  de  Murray  est  battu  et  tué  par  les  Gordon,  en  1592  ;  Argyle  et  Forbes  sont  bat- 
tus à  Clenlivat,  en  1594,  par  Hay  d'Errol,  Angus  et  Huntly;  enlèvement  de  la  per- 
sonne du  roi  par  Ruthwen  en  16oo,  il  est  massacré  par  les  gardes  du  prince. 


LKS  LOwr.ANDKiis  ET  1,'iiiSToiiîK  d'hcossi:.  267 

Home  et  Hepl)urii;  contre  Aiii^us,  Home,  Hopbui'ii,  Argyle,  en 
1V87,  il  a  Huntly,  Atholl,  Erskine,  (Iraham  ,  Montoitli,  Craw- 
foi'd,  Limlsay,  Kuthvcn.  La  guerre  ([ue  Marie  Stuart  tait  aux 
Gordon,  en  15(52,  sert  les  intérêts  de  Murray,  etc.,  etc.  Sans  un 
clan,  le  roi  est  impuissant  et  désarmé. 

Lorsque  le  roi  d'Ecosse,  devenu  par  liéritagc  roi  d'Angleterre, 
a  quitté  Edimbourg-  pour  Londres,  la  lutte  des  partis  et  l'exploi- 
tation du  pouvoir,  comme  source  de  profit,  continue.  x\u  dix- 
septième  siècle,  la  justice  est  administrée  par  le  clan  vainqueur 
dans  son  intérêt  exclusif,  avec  un  tel  dédain  de  l'équité  qu'on  ne 
cite,  en  fait  déjuges  impartiaux,  que  les  juges  anglais  imposés 
pendant  dix  ans  par  Cromwell.  Aussi,  lorsqu'on  a  un  procès, 
compte-t-on  plutôt  sur  ses  amis  que  sur  son  bon  droit.  «  Il  est 
impossible,  dit  un  juge  cité  par  Walter  Scott  (1),  de  condamner 
un  homme  qui  se  présente  bien  accompagné.  »  A  la  tin  du  seizième 
siècle,  Gordon  et  Caithness  plaident  l'un  contre  l'autre;  ils  sont 
si  bien  escortés,  qu'une  bataille  s'engag-e  dans  la  rue  entre  leurs 
amis;  Caithness  vaincu  est  assiégé  dans  sa  maison,  et  le  roi, 
sans  oser  punir  qui  que  ce  soit,  ne  peut  que  consigner  chez  lui 
chacun  des  plaideurs  et  sa  suite.  Aussi  n'est-il  pas  rare  de  voir 
un  particulier,  comme  John  Ghiesley  de  Dalry,  tuer  en  pleine 
rue  d'Edimbourg  d'un  coup  de  pistolet  (1689)  le  président  de  la 
cour  de  session,  Georges  Lockhart,  qui  avait  prononcé  contre  lui. 

A  cette  époque  encore,  les  partis  sont  nombreux  et  aussi  hos- 
tiles les  uns  aux  autres.  Sous  Charles  I",  il  y  a  les  anglicans  que 
commande  Montrose;  ils  sont  battus  par  les  presbytériens, 
en  1645.  Mais  parmi  les  presbytériens  il  y  en  a  de  modérés, 
comme  Hamilton ,  Campbell  de  Lanerick  :  en  16i8,  ils  en- 
vahissent l'Angleterre  pour  rétablir  le  roi.  Les  presbytériens 
rig-ides,  ayant  Argyll  à  leur  tête,  refusent  de  se  joindre  à 
eux  tant  que  le  roi  n'aura  pas  signé  le  co venant,  et  ils  les  lais- 
sent battre,  sans  leur  prêter  appui,  par  les  indépendants  an- 
glais. Eu  1650,  Charles  11  jure  le  covenant,  et  l'Ecosse  s'arme 
pour  lui;  mais  les  Kers  et  les  Strachan  n'ont  pas  confiance  en  lui 

1  )  Histoire  d'Ecosse,  lonie  11,  cli.  viv. 


268  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

et  l'ont  cause  commune  avec  Cromwell  contre  leurs  compatriotes. 
L'unité  de  vues  n'existe  pas.  Pour  que  tous  ces  clans  s'unissent, 
il  faut  que  leurs  intérêts  communs  soient  menacés  :  et  c'est  ce 
qui  se  produit,  par  exemple,  quand  le  roi  cherche  à  se  créer  un 
point  d'appui  en  dehors  d'eux.  On  conçoit  assez  cjue  le  roi  soit 
porté  à  le  faire.  Le  roi,  en  effet,  ne  peut  rien  de  lui-même  au 
milieu  du  conflit  des  chefs  de  clan  ;  il  a  beau  se  mettre  en  devoir 
de  créer  des  fonctionnaires  qui  soient  à  lui,  il  n'a  pas  de  troupes 
pour  les  faire  respecter  :  car  il  n'a  pas  d'arg-ent.  La  plupart 
du  temps,  si  le  roi  veut  punir  un  crime,  il  lui  faut  faire  appel 
à  un  chef  de  clan,  à  un  baron,  qui  est  en  mauvais  termes  avec 
le  coupable.  Cette  situation  lui  semble  intolérable,  surtout  lors- 
qu'il la  compare  à  celle  des  rois  ses  voisins,  et  alors  il  essaie 
1°  de  se  créer  un  trésor  :  de  là  viennent  les  confiscations  et  les  taxes 
multipliées  de  Jacques  I'^'  ;  de  là  vient  que  Jacques  III,  au  lieu 
de  faire  des  cadeaux,  vend  ses  faveurs  aux  barons;  —  2"  de  s'ap- 
puyer snr  des  gens  qui  lui  devront  toute  leur  fortune  :  Jacques  III 
s'entoure  de  favoris  de  bas  état,  charpentiers,  maçons,  etc.  ;  la 
noblesse  wiainme  se  coalise  contre  eux  et  les  met  à  mort  ;  —  3°  de 
s'appuyer  sur  l'église  :  les  évécjues  en  effet  sont  instruits,  ils  peu- 
vent donc  fournir  de  bons  fonctionnaires,  ils  ont  le  sentiment  de 
la  hiérarchie  et  comprennent  la  nécessité  cV obéir  à  un  chef,  ils 
sont  indépendants  des  seigneurs  et  dépendants  du  roi  qui  d'une 
manière  plus  ou  moins  directe  s'ingère  dans  leur  nomination. 
Aussi,  la  noblesse  accueille-t-elle  avec  enthousiasme  la  Réforme 
qui  lui  parait  un  excellent  moyen  de  détruire  l'influence  du 
clergé  et  vise-t-elle  surtout  à  lui  donner  un  caractère  anti-épis- 
copal,  par  conséquent  presbytérien,  tandis  que  la  réforme  an- 
glaise ne  touche  pas  à  l'institution  des  évêques.  Il  y  a  tellement 
])ien  là  un  fait  politique  que  Morton,  le  presbytérien  fanatique, 
rétablit  l'épiscopat  dès  qu'il  tient  en  mains  le  pouvoir.  C'est  vers 
ce  rétablissement  que  tendent  tous  les  efl'orts  de  Jacques  VI 
(1598,  IGOG,  1610);  c'est  une  mainmise  de  la  royauté  sur  le 
clergé,  par  l'interdiction  aux  assemblées  ecclésiastiques  de  se 
réunir  sans  convocation  royale,  p<ir  le  droit  de  désigner  aux 
électeurs  les  candidats  au  poste  do  député  du  clergé  dans  ces 


Lies    I.OWLANDKHS    ET    l'hIST'OIHE    d'ÈCOSSE.  209 

assemblées.  La  noblesse  sent  le  danger  de  ce  rétablissement  de 
l'épiscopat,  danger  qui  se  formule  pour  elle  ainsi  :  1"  Jacques 
donne  aux  évèques  des  charges  publiques  :  il  y  aura  donc  dans 
l'État  une  autre  influence  que  celle  de  la  noblesse,  -i"  La  noblesse 
perd  par  là  sur  les  assemblées  ecclésiastiques,  qui  constituent,  — 
étant  donné  le  rôle  que  s'arrogent  les  ministres  presbytériens, 
—  un  véritable  corps  judiciaire  et  par  conséquent  politique, 
l'influence  que  lui  donnent  le  droit  de  patronage  et  l'adjonction 
des  laïques  aux  ecclésiastiques  dans  les  assemblées  électorales 
pour  la  désignation  des  membres  des  assemblées  ecclésiastiques. 
En  1638,  il  y  a  autant  de  députés  laïques  que  d'ecclésiastiques, 
et,  en  plus,  il  y  a  des  assesseurs  laïques.  Avec  l'épiscopat  ce  sera 
lui,  c'est-à-dire  le  roi,  qui  sera  maître  des  élections  et  des  as- 
semblées. 3"  Un  épiscopat  suppose  un  clergé  jouant  le  rôle  de 
corps  de  l'état  et  donne  à  ce  clergé  une  unité.  11  pourrait  bien  s'a- 
viser de  réclamer  pour  le  clergé  protestant  les  biens  du  clergé 
catholique  que  la  noblesse  s'est  adjugés  intégralement.  Les  dis- 
positions législatives  de  Jacques  VI  sur  les  dîmes  semblent  une 
menace  très  significative  en  ce  sens. 

Aussi,  vers  1637,  la  noblesse  écossaise  est-elle  exaspérée  ;  on 
parle  de  complots  contre  la  personne  de  Charles  I".  Lorsque 
l'insurrection  populaire  éclate,  elle  prend  unanimement  la  tête 
du  mouvement.  A  l'exception  de  Huntly,  qui  reste  fidèle  au  roi, 
tous  les  gentilshommes,  de  1638  à  1639,  sont  covenantaires , 
Grahame  de  Montrose  comme  Campbell  d'Argyll,  Scott,  Macken- 
zie  de  Seaforth,  Hamilton  de  Lanark,  Gordon  de  Sutherland, 
Cassilis,  Eglington,  Crawford,  Lindsay,  Rothes,  Balmerino,  Lou- 
don,  Tester,  Lothian,  etc. 

Remarquons  en  passant  la  différence  qui  existe  à  ce  moment 
entre  l'Angleterre  et  l'Ecosse.  La  première,  très  nettement  parti- 
culariste,  est  complètement  indifférente  à  ce  que  nous  avons 
coutume  d'appeler  la  liberté  politique,  chose  qui  ne  consiste  en 
somme  que  dans  la  lutte  des  partis  pour  la  conquête  du  pouvoir. 
Au  seizième  siècle,  l'Anglais  ne  s'y  intéresse  pas;  l'agriculture, 
l'industrie,  le  commerce  commencent  à  lui  donner  de  beaux 
bénéfices^  il  s'inquiète  fort  peu  du  despotisme  des  Tudors  ipii  ne 

T.  XX.  20 


270  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

le  gêne  pas  dans  son  effort  vers  le  gain  et  la  fortune.  D'autre 
part,  les  clans  communautaires  qui,  par  suite  des  conquêtes  an- 
gle, danoise,  normande,  ont  existé  en  Angleterre,  non  pas 
comme  org-anisation  du  travail,  de  la  propriété,  de  la  famille, 
mais  seulement  comme  mode  d'exploitation  des  pouvoirs  publics, 
ces  clans  se  sont  tellement  dévorés  les  uns  les  autres  de  liô5  à 
1485,  qu'il  leur  est  impossible  de  tenir  tête  au  souverain.  L'xVn- 
glais  ne  commence  à  s'agiter  que  lorsqu'au  dix-septième  siècle  des 
impôts  illégalement  établis  menacent  de  lui  enlever,  sans  son  con- 
sentement, une  partie  du  fruit  de  son  travail.  Alors  même,  son 
premier  mouvement  n'est  pas  de  s'insurger,  mais  d'aller  chercher 
ailleurs  un  endroit  où  on  le  laisse  t/rinqu/i/e  :  on  sait  que  c'est 
le  premier  mouvement  de  Cromwell,  auquel  Charles  P'',  en  fai- 
sant arrêter  son  navire  en  partance,  ne  lui  permet  pas  de  donner 
suite.  A  vrai  dire,  il  ne  sinsiirge  pas,  il  plaide  (procès  d'Hampden) 
et  ne  se  décide  à  la  guerre  que  lorsqu'elle  lui  est  déclarée  par  le 
roi.  En  Ecosse,  au  contraire,  la  nation  s'insurge  pour  des  vétilles 
liturgiques  :  c'est  que  le  pays  est  pauvre,  que  les  travailleurs  n'y 
exercent  par  conséquent  qu'une  très  faible  influence,  et  que  le 
peuple  s'enrégimente  facilement  dans  les  coteries  dont  les  chefs 
visent  à  vivre  sans  travailler.  La  noblesse  écossaise  ne  connaît 
pour  ses  aînés  que  deux  professions,  qui  sont  toutes  deux  des 
instruments  de  main  mise  sur  le  pouvoir,  le  barreau  et  l'armée  (1). 
Malgré  les  apparences,  le  mouvement  de  1638  est  si  peu,  dans  la 
pensée  de  ses  chefs,  une  guerre  religieuse  et  si  bien  une  guerre 
d'intérêts,  que  lorsque  le  roi  demande  des  subsides  pour  venger  le 
massacre  des  protestants  par  les  catholiques  en  Irlande,  le  parle- 
ment d'Ecosse  refuse  tout  net,  aussi  aveugle  en  cela  que  le  parle- 
ment d'Irlande  qui,  en  désorganisant  le  pouvoir  central  et  l'armée , 
a  rendu  la  répression  des  troubles  impossible.  Ce  que  le  parle- 
ment d'Ecosse  impose  à  Charles  P^"  en  même  temps  que  l'abolition 
de  l'épiscopat,  c'est  l'abdication  de  tout  pouvoir  législatif  :  sup- 
pression du  droit  de  faire  des  ordonnances  ;  suppression  des  «  lords 
articles,  »  sorte  de  conseil  royal  avec  veto  préalable  ;  interdiction 

(1)  Scoll,  IJisloire  d'Ecosse,  t.  II.  eh.  :i. 


LES    LOWLAMtKRS    KT    L'iirSTOIHK    d'ÉCOS.SI:.  "21i 

de  nomiuer  pair  d'Ecosse  tout  autre  qu'an  propriétaire  écossais. 
Bien  plus,  au  fur  et  à  mesure  que  l'on  avance  dans  le  dix-sep- 
tième siècle,  que  la  uohlosso  perd  ses  inquiétudes  à  l'égard  du 
despotisme  royal  et  voit  grandir  par  le  travail  une  classe  bour- 
geoise indépendante  d'elle,  une  partie  devient  épiscopalienne  et 
tory,  par  opposition  aux  villes  qui  demeurent  presbytériennes  et 
se  font  whigs,  car  il  s'agit  alors  d'utiliser  dans  l'intérêt  d'un  parti 
en  décadence  la  force  du  pouvoir  royal  dont  on  ne  redoute  plus 
de  voir  passer  le  niveau  sur  toutes  les  têtes,  jusqu'au  jour  où, 
vers  le  milieu  du  siècle,  avec  la  révolution  industrielle  qui  donne 
définitivement  la  prépondérance  aux  hommes  de  travail,  le  parti 
jacobite  disparait  peu  à  peu. 

Ce  qui  est  encore  bien  caractéristique  du  régime  du  clan  pen- 
dant toute  cette  période,  c'est  la  facilité  avec  laquelle  on  fait 
appel  à  l'étranger  pour  trancher  des  querelles  intérieures.  Aux 
treizième  et  quatorzième  siècles,  alors  qu'il  s'agit  pour  l'Ecosse 
d'être  ou  de  ne  pas  être,  il  y  a  des  Écossais  qui  servent  dans  l'ar- 
mée anglaise,  il  y  en  a  d'autres  qui,  par  jalousie,  laissent  battre 
leur  générahssime  Wallace  ,  ou  qui,  en  pleine  guerre,  ne  font  pas 
trêve  à  leurs  haines  personnelles  et  n'hésitent  pas  à  priver  leur 
cause  des  services  d'un  homme,  parce  qu'il  est  leur  ennemi  per- 
sonnel (1). 

En  1332,  Edouard  Baliol  entre  en  Ecosse  à  la  tète  d'une  armée 
anglaise;  en  1462  Douglas  et  le  lord  des  iles  font  appel  aux  An- 
glais; de  même  Albany  contre  son  frère  Jacques  III;  de  même  ,  en 
ISii-lSie,  Stuart  deLennox,  son  frère  l'évêque  de  Caithness,  le 
lord  des  iles,  le  comte  de  Caithness  contre  Marie  de  Lorraine. 
Les  iMac  Neill  guident  les  Anglais  au  pillage  de  Bute  et  d'Arran 
(1546). 

Seulement,  ce  n'est  plus  tout  à  fait  alors  le  régime  du  clan  tel 
qu'il  a  fonctionné  précédemment.  11  y  a  bien  encore  ,  à  cause  du 
voisinage  des  Highlands,  des  haines  territoriales,  de  voisin  à 
voisin,  de  Campbell  à  Macdonald,  de  Ross  et  de  Grant  à  Gordon, 
qui  expliquent  la  persistance  des  uns   dans  le  parti  Nvhig,  des 

(1)  Assassinat  d'Alexandre  Uainsay  de  Dalwolsay  au  quatorzième  siècle,  jiar  Guil- 
laume Douslas  de  Liddesdale. 


^72  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

autres  dans  le  parti  tory.  Mais  les  changements  de  parti  sont  fré- 
quents. Bruce  a  soutenu  Wallace  et  le  parti  national,  puis  il  s'est 
rangé  au  parti  anglais.  Les  fils  de  Stuart  de  Bonkle  et  de  Comyn, 
qui  étaient  en  1297  dans  le  parti  national,  sont  en  1306  avec 
l'Angleterre.  Bruce  a  contre  lui  son  propre  neveu,  Bandolph.  Le 
plus  fidèle  de  ses  alliés,  à  lui  baron  normand,  est  un  Celte,  Mac- 
donald,  et  il  n'a  pas  d'ennemis  plus  acharnés  que  le  normand 
Comyn  et  le  Celte  Macdougal.  Kirkaldy  de  la  Grange  est  du  parti 
du  roi  en  1568,  du  parti  de  la  reine  en  1573.  Campbell  de  Brea- 
dalbane,  whig  en  1688  est  tory  en  1715;  Simon  Fraser  de  Lovât, 
tory  en  1707,  whig  en  1715,  redevient  tory  en  1745.  On  peut  être 
très  proche  parent  et  rival  :  Douglas  d'Angus  lutte,  en  1460, 
contre  le  chef  de  sa  famille  ;  en  1639,  Gordon  de  Huntly  et  Gordon 
de  Sutherland  sont  dans  des  partis  opposés,  comme  le  sont  en 
1648  Campbell  d'Argyle  et  son  frère  Campbell  de  Lanerick.  La 
lidélité  des  vassaux  commence  elle-même  à  s'ébranler.  Lorsque 
Douglas  essaie  de  grouper  ses  voisins  dans  une  ligue  contre  le  l'oi 
Jacques  II,  Colville,  Herries,  Maclellan  refusent  de  s'y  associer  et 
paient  ce  refus  de  leur  vie.  En  1460,  Collasse  abandonne  Craw- 
ford  sur  le  champ  de  bataille  de  Brechin,  parce  qu'il  lui  a  refusé 
des  terres,  et  Crawford  et  Hamilton  finissent  par  abandonner 
leur  allié  Douglas  pour  avoir  leur  part  des  confiscations  promises. 
Le  clan  dans  lequel  on  naît,  on  vit  et  on  meurt,  tend  de  plus  en 
plus  à  disparaître  au  profit  du  parti  politique  dans  lequel  on 
entre  et  d'où  l'on  sort  au  gré  de  l'intérêt  ou  du  caprice  du  mo- 
ment. La  valeur  personnelle  d'un  chef,  à  la  suite  duquel  on  peut 
se  mettre ,  prime  les  liens  antérieurs  de  famille  ou  les  idées  que 
le  voisinage  a  pu  développer.  Ce  ne  sont  plus  les  Campbells  contre 
les  Donalds,  les  gens  du  sud-ouest  contre  ceux  de  l'est  qui  entrent 
en  lutte ,  c'est  le  parti  de  Paul  qui  dispute  le  gâteau  au  parti 

de  François. 

Ch.   DE  Calan. 


Le  Directeur-Gérant  :  Edmond  Demolins. 


TMHJ0I;A1'I1IK    FIIIMIN-DIDOT    F,1    c" 


QUESTIONS    DU  JOUR 


LA  PATRIE 


A  des  esprits  qui  entendent  contrôler  les  idées  par  les  faits  et 
ne  se  paient  pas  de  belles  paroles,  il  importe  aujourd'hui  de  se 
rendre  compte,  aussi  strictement  que  possible,  des  réalités  qui 
se  dissimulent  sous  ces  termes.  Patrie  et  Patriotisme,  grands 
mots  que  beaucoup  prennent  par  trop  l'habitude  d'employer 
sans  discernement,  à  tort  ou  à  travers,  quelques-uns  avec  un 
enthousiasme  qui  ne  désarme  pas,  d'autres  avec  un  dédain  et 
une  colère  qui  ne  sont  pas  moins  absolus. 

Les  fêtes  bruyantes  qui  viennent  d'avoir  lieu  en  Allemagne,  à 
l'occasion  de  l'anniversaire  de  la  Guerre  de  1870  et  en  Italie  à 
l'occasion  de  l'anniversaire  de  l'Unité  italienne,  ont  eu  moins 
pour  but  de  célébrer  d'anciennes  victoires  que  de  surexciter  le 
patriotisme  allemand  et  italien,  tout  au  moins  de  le  tenir  en 
haleine.  En  France,  pas  plus  qu'ailleurs,  le  chauvinisme  ne  s'est 
endormi,  surtout  depuis  vingt-cinq  ans,  et  nos  divers  gouver- 
nements ont  fait  tous  leurs  efforts  pour  l'entretenir.  J'ai  sous 
les  yeux  un  certain  nombre  de  Manuels  d'instruction  civique 
destinés  à  faire  pénétrer  dans  les  écoles  le  sentiment  patriotique, 
conformément  à  la  loi  votée  le  6  décembre  1879  et  au  programme 
élaboré  par  le  Conseil  supérieur  de  l'Instruction  publique.  Ainsi, 
des  deux  côtés  du  Rhin  et  des  Alpes,  la  préoccupation  des  pou- 
voirs publics  est  la  même. 

T.    XX.  21 


274  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Mais  elle  ne  rencontre  pas  partout  le  même  accueil.  Un  groupe 
considérable  de  citoyens  répudient  hautement  les  formes  renou- 
velées du  Civis  sum  romanus;  ils  traitent  la  patrie  de  marâtre, 
affirment  que  c'est  là  une  conception  qui  a  fait  son  temps,  qui 
nest  plus  en  harmonie  avec  l'état  social  actuel;  ils  disent  que 
tous  les  hommes  sont  frères  et  se  déclarent  des  «  sans  patrie  », 
au  grand  scandale  de  leurs  concitoyens. 

Voilà  bien  les  deux  doctrines  en  présence.  Elles  ne  peuvent 
certainement  pas  se  concilier,  mais  elles  peuvent  avoir  leur  expli- 
cation. On  doit  pouvoir  dégager  la  formule  du  patriotisme,  des- 
siner en  quelque  sorte  la  courbe  de  son  évolution  dans  les  so- 
ciétés humaines,  saisir  sa  cause  et  ses  conséquences,  déterminer 
enfin  si  le  monde  marche  vers  une  accentuation,  vers  une  di- 
minution, ou  vers  une  modification  de  l'idée  de  Patrie.  Les 
Chauvins  ont-ils  raison  contre  les  Sans-Patrie,  ou  les  Sans-Patrie 
contre  les  Chauvins?  S'ils  ont  à  la  fois  tort  et  raison  tous  les 
deux,  dans  quelle  mesure  se  trompent-ils  les  uns  et  les  autres? 

Questions  difficiles  et  surtout  délicates,  qui  exigent,  aussi  bien 
chez  l'auteur  de  cet  article  que  chez  ses  lecteurs,  beaucoup  de 
calme  et  de  liberté  d'esprit.  Il  nous  faut,  les  uns  et  les  autres, 
nous  dégager,  au  moins  pour  un  instant,  de  tout  esprit  de 
parti  et  même  de  pays,  nous  imaginer  que  nous  habitons  une 
autre  planète  d'où  nous  considérons  avec  tranquillité  ce  qui  se 
passe  sur  la  terre. 

La  première  constatation  à  faire,  c'est  que  le  Patriotisme  se 
développe  très  différemment  et  très  inégalement  dans  les  sociétés 
humaines  ;  il  y  est  le  produit  très  varié  de  causes  très  dissem- 
blables. 

On  peut  tout  au  moins  y  reconnaître  aisément  quatre  variétés 
bien  distinctes,  qui  se  définissent  ainsi  :  le  Patriotisme  fondé  sur 
le  sentiment  religieux,  le  Patriotisme  fondé  sur  la  concurrence 
commerciale,  le  Patriotisme  d'État,  fondé  sur  l'ambition  poli- 
tique, le  Patriotisme  fondé  sur  l'indépendance  de  la  vie  privée. 


LA    PATRIE.  275 


La  première  vai'iété,  le  Palrioiismc  fondé  sur  le  sentiment 
religieux,  peut  s'observer  particulièrement  chez  les  Arabes,  les 
Touaregs,  les  Turcs  et  leurs  similaires. 

J'ai  expliqué  ailleurs  (1)  les  causes  sociales  qui  placent  ces  po- 
pulations issues  des  Déserts  sous  la  domination  de  confréries  re- 
ligieuses. Dans  le  présent,  et  aussi  loin  qu'on  remonte  dans  le 
passé,  on  trouve  là  un  groupe  d'hommes  qui  apparait  toujours 
comme  l'unique,  incontesté  et  omnipotent  dominateur.  Ce 
groupe  n'appartient  pas  à  une  tribu  en  particulier,  mais  il 
compte  des  adhérents  fanatiques  dans  toutes  les  tribus,  d'une 
extrémité  du  Désert  à  l'autre;  il  apparait  non  seulement  comme 
tout-puissant,  mais  comme  universel.  C'est  lui  que  tous  les  con- 
quérants qui  ont  essayé  de  pénétrer  dans  le  Désert  ont  rencon- 
tré devant  eux;  c'est  lui  que  rencontrent,  comme  un  obstacle 
jusqu'à  présent  infranchissable,  les  Anglais  sur  la  frontière  sou- 
danienne  de  l'Egypte,  les  Français  sur  la  frontière  saharienne  de 
l'Algérie. 

Ces  rois  du  Désert  s'appellent  les  Confréries  religieuses;  leurs 
membres  s'appellent  khouans,  ou  frères;  leurs  chefs  s'appellent 
khalifes,  cheikhs,  etc.,  et  parfois,  à  certaines  époques  d'inspira- 
tion ou  de  fureur  religieuse  plus  grande,  ils  s'appellent  mahdi, 
ou  envoyés  de  Dieu.  A  ces  moments-là,  malheur  à  ceux  qui  ten- 
tent de  pénétrer  dans  le  Désert  ! 

Ces  confréries,  ou  zaouïas,  ont,  dans  toutes  les  oasis,  des  mai- 
sons relevant  de  la  maison  mère.  Ainsi  l'oasis  de  Guemar,  dans 
le  Sahara,  qui  n'a  que  sept  à  huit  cents  habitations,  compte  ce- 
pendant douze  mosquées  et  quatre  zaouïas. 

Les  khouans,  ou  frères,  ont  leurs  mots  de  passe,  leurs  signes 
de  reconnaissance,  une  hiérarchie  officielle  qui  s'étend  du  grand 
maitre,  ou  khalife,  jusqu'aux  agents  subalternes  (messagers,  porte- 

(1)  Voir  la  Science  sociale,  t.  XV,  p.  315  et  suiv.  :  Les  sociétés  issues  des  Déserts  ; 
le  type  des  oasis  et  des  confins  agricoles. 


276  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

bannières,  gardiens,  etc.),  enlin  des  assemblées  générales  où  ils 
se  réunissent,  soit  pour  recevoir  les  instructions  secrètes  du  grand 
maître,  soit  pour  procéder  à  des  initiations  de  nouveaux  mem- 
bres, soit  pour  organiser  le  soulèvement  de  la  population  contre 
un  ennemi  du  dedans  ou  du  dehors.  C'est  une  réunion  de  pa- 
triotes, ce  sont  les  chauvins  du  Désert. 

C'est  à  cette  variété  de  patriotisme  que  se  rattachent  les  so- 
ciétés qui  occupaient  autrefois  les  deux  grandes  oasis  de  TAssyrie 
et  de  l'Egypte,  au  moins  pendant  la  première  période  de  leur  his- 
toire, alors  cjue,  récemment  formées  d'éléments  sortis  du  Désert, 
elles  étaient  sous  la  domination  plus  ou  moins  directe  des  con- 
fréries religieuses  et  des  prêtres  d'Ammon  (1).  Il  faut  également 
y  rattacher  Mahomet  et  ses  sectateurs,  ainsi  que  toutes  les  so- 
ciétés fondées  sous  son  inspiration,  soit  dans  les  Déserts  d'Arabie 
et  du  Sahara,  soit  à  leurs  deux  extrémités,  depuis  l'Asie  Mineure 
jusqu'à  l'Espagne.  Il  faut  enfin  y  comprendre  les  Turcs,  qui  furent 
amenés  à  demander  à  l'Islamisme  des  cadres  de  gouvernement 
que  ne  leur  donnait  pas  leur  formation  de  pasteurs  de  steppes 
riches. 

Il  suffit  de  nommer  ces  peuples  pour  évocjuer  immédiatement 
à  l'esprit  le  caractère  propre  de  cette  variété  du  patriotisme  :  il 
est  absolu  et  impitoyable  à  l'égard  de  ses  adversaires,  parce  qu'il 
prétend  s'appuyer  sur  une  doctrine  religieuse  qui  ne  transige 
pas.  Mais  il  est  surtout  redoutable  parce  qu'il  ne  plie  pas  seule- 
ment les  corps  sous  sa  domination,  mais  aussi  les  esprits  et  les 
âmes.  Non  content  de  demander  aux  vaincus  de  se  soumettre, 
il  leur  impose  l'obligation  de  croire  :  «  Crois  ou  meurs.  »  Ce  pa- 
triotisme a  ensanglanté  l'histoire  pendant  des  siècles  et  il  se 
présente  au  jugement  des  hommes  chargé  d'exécrables  forfaits. 
La  religion  n'est  plus  que  de  la  fureur  religieuse  lorsqu'elle  s'a- 
dresse à  la  peur  et  non  à  la  conscience,  lorsqu'elle  prétend  s'im- 
poser par  la  violence.  Un  pareil  patriotisme  doit  être  énergique- 
ment  flétri,  surtout  par  les  croyants,  parce  qu'il  profane  et  qu'il 

(1)  Voir,  dans  la  Science  sociale  :  l'É(jypte  (incieiine,[)3iV  M.  A.  de  Préville,  t.  IX, 
p.  212  et  suiv.,  et  Les  Clialdéens;  Originalité  et  importance  de  leur  rôle  préhis- 
torique, par  M.  L.  Poinsard,  t.  XVI,  p.  206  et  suiv. 


LA    l'ATIÎIE.  277 

déshonore  ce  qu'il  y  a  de  plus  ii()l)le  et  de  plus  élevé  :  le  senti- 
uieul  l'cligicux  et  la  justice  divine.  Les  patriotes  de  ce  genre  sont 
les  pires  des  simonia([ues,  car,  le  sabre  ou  le  bâton  en  main,  ils 
trafiquent  des  choses  saintes  au  profit  de  leur  passion,  de  leur 
haine,  ou  de  leur  ambition. 

II 

La  seconde  vdviéié,  \c  Paù'ioti.sme  fondé  sur  la  concurrence 
commerciale,  a  plus  spécialement  caractérisé  les  populations  an- 
ciennes des  rivag-es  de  la  Méditerranée,  alors  que  cette  mer  était 
une  sorte  de  bassin  fermé.  On  sait  comment,  dans  l'antiquité, 
une  multitude  de  cités  indépendantes,  vivant  principalement  du 
commerce,  s'égrenaient  le  long  des  cotes  de  la  Phénicie,  de  l'Asie 
Mineure,  de  la  Grèce,  de  la  Grande-Grèce ,  de  l'Espagne  et  de 
l'Afrique  septentrionale.  Naturellement,  elles  se  faisaient  entre 
elles  une  concurrence  acharnée;  triompher  d'une  rivale  leur  était 
une  question  de  vie  ou  de  mort.  L'histoire  ancienne  n'est  guère 
que  le  récit  de  ces  rivalités  marchandes. 

C'était  donc,  pour  ces  cités,  une  nécessité  de  s'organiser  en 
vue  de  la  défense  et  de  l'attaque,  car  chacune  d'elles  formait 
un  petit  monde  à  part  qui  ne  pouvait  guère  compter  que  sur  lui- 
même.  Aussi  leur  préoccupation  constante  fut-elle  de  dresser 
leur  jeunesse  à  tous  les  exercices  du  corps  :  la  force,  l'adresse, 
la  souplesse,  l'habileté  àtirerde  l'arc  devinrent  les  qualités  qu'on 
estimait  le  plus  chez  un  jeune  homme,  et  les  jeux  publics,  qui 
prirent  dans  toutes  ces  cités  un  si  g-rand  développement,  n'é- 
taient qu'une  des  formes  de  ce  patriotisme  ombrag-eux. 

Le  patriotisme  alors  était  local,  c'était  le  patriotisme  de  la 
Cité,  Civitas,  Vrbs,  mots  fameux  dont  les  auteurs  de  l'antiquité 
sont  pleins.  Toutes  les  belles  actions  qu'ils  nous  racontent,  et 
dont  nous  remplissons  encore  pieusement  et  un  peu  naïvement 
la  mémoire  de  nos  écoliers,  sont  la  manifestation  de  ce  g-enre 
de  patriotisme. 

Une  ville  était  aussi  fière  de  ses  athlètes  que  de  ses  philosophes, 
parce  que  les  uns  et  les  autres  étaient  un  produit  nécessaire  et 


278  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

naturel  de  l'état  social  (1).  «  Crotone,  dit  Strabon,  parait  s'être 
appliquée  surtout  à  former  des  soldats  et  des  athlètes.  Il  est  ar- 
rivé, par  exemple,  que,  dans  la  même  Olympiade,  les  sept 
vainqueurs  du  stade  furent  tous  de  Crotone,  de  sorte  qu'on  a 
pu  dire  avec  vérité  que  le  dernier  des  C  rotoniates  était  encore 
le  premier  des  Grecs.  »  On  tenait  en  telle  estime  les  vainqueurs 
de  ces  jeux  publics,  qu'on  leur  décernait  les  honneurs  les  plus 
magnifiques  et  que  les  sculpteurs  les  plus  renommés  se  dispu- 
taient la  gloire  de  faire  leur  statue.  C'est  ainsi  qu'on  voyait  à 
Olympiela  statue  du  Crotoniate  Astylos,  vainqueur  à  trois  Olym- 
piades successives.  Philippe,  fils  de  Buttacos,  vainqueur  aux 
jeux  olympiques  et  le  plus  beau  des  Grecs  de  son  temps,  épousa 
la  fille  de  Telys,  le  tyran  de  Syiiaris,  et  fut,  après  sa  mort,  placé 
parmi  les  héros.  Phayllos  se  vit  élever  une  statue  à  Delphes,  pour 
avoir  remporté  trois  prix  dans  les  jeux  pythiques  :  l'inscription 
de  sa  statue  disait  qu'il  sautait  55  pieds  et  lançait  le  disque  à 
quatre-vingt-quinze  pas.  Il  fut  un  des  héros  de  la  bataille  de 
Salamine.  Mais  le  plus  célèbre  athlète  fut  le  fameux  xMilon  de 
Crotone.  Il  remporta  six  victoires  aux  jeux  olympiques,  sept 
aux  pythiques,  dix  aux  isthmiques,  neuf  aux  néméens.  De  son 
vivant,  sa  réputation  de  vigueur  était  parvenue  jusque  dans  l'ex- 
trême Orient,  à  la  cour  des  rois  de  Perse.  Il  avait  à  Olympie  sa 
statue  de  bronze  exécutée  par  son  compatriote,  le  sculpteur  Da- 
méos,  de  Crotone.  Il  prit  une  part  éclatante  dans  les  luttes  de  sa 
patrie  contre  Sybaris. 

Détrôner  les  jeux  d'Olympie  était  l'ambition  de  toutes  ces 
villes.  C'est  ainsi  que  nous  voyons  Sybaris  et  Crotone  instituer 
des  jeux  solennels  et  créer  des  prix  magnifiques  en  argent,  dans 
l'espoir  d'attirer  à  ces  solennités  les  Grecs  d'Italie,  de  Sicile  et 
même  des  villes  de  l'Asie  Mineure.  Ce  fut  la  lointaine  origine 
des  honteux  combats  de  gladiateurs,  qui  devaient  plus  tard 
déshonorer  la  décadence  romaine. 

Telles  étaient  les  formes  de  Patriotisme  que   la  nécessité  de 

(1)  Voir  à  ce  sujet,  dans  la  Science  sociale  :  A  travers  l'Italie  méridionale,  par 
M.  A.  Moustiers,  t.  V,  p.  245  et  suiv.,  etif's'  ancêtres  de  Socrate,  par  M.  d'Azainbuja, 
t.  XIX. 


LA    PATRIE.  279 

résister  à  la  concurrence  commerciale  développa  dans  les  cités 
anciennes  de  la  Méditerranée.  iMais  c'était  là  un  patriotisme  d'ar- 
gent, à  la  fois  étroit  et  cupide.  Ces  compétitions  à  main  armée, 
ces  luttes  incessantes,  que  l'histoire  a  embellies  de  couleurs  trop 
éclatantes,  avaient,  en  somme,  pour  mobile  le  désir  de  ruiner, 
par  la  force  brutale,  une  rivale  qu'on  ne  pouvait  surpasser  par 
l'habileté  commerciale. 

Le  pur  amour  de  la  patrie  et  la  volonté  de  se  sacrifier  au  be- 
soin pour  elle  tenaient  moins  de  place  qu'on  ne  le  croit  dans  les 
préoccupations  de  ces  marchands  :  aussi,  toutes  ces  villes,  quand 
elles  lurent  assez  riches,  cessèrent-elles  de  recruter  leurs  défen- 
seurs dans  leur  sein  et  firent-elles  appel  à  des  armées  de  mer- 
cenaires. «  A  partir  de  l'an  560  »,  marqué  par  une  de  leurs  dé- 
faites, «  les  Crotoniates,  dit  Justin,  cessèrent  de  s'exercer  au 
courage  militaire  et  au  soin  des  armes.  Ils  tombèrent  dans  le 
même  luxe  et  la  même  mollesse  que  Sybaris.  »  Après  Crotone, 
c'est  Tarente,  dont  «  les  vertus  militaires  se  perdirent  également 
dans  la  corruption  et  l'amollissement  des  mœurs  ». 

Au  fond,  ce  patriotisme  si  vanté  peut  se  ramener  à  un  drame 
en  deux  actes  :  au  premier  acte,  ces  villes  s'efforcent  de  se  dé- 
truire les  unes  les  autres  pour  satisfaire  leurs  rivalités  commer- 
ciales; au  second  acte,  les  villes  qui  ont  ainsi  triomphé  par  la 
force  sont  réduites  et  ruinées  à  leur  tour  par  quelque  vainqueur 
appartenant  à  un  autre  type  social. 


III 


La  troisième  variété,  le  Patriotisme  (VÉtal  fondé  sur  l ambi- 
tion politique ,  se  développe  plus  particulièrement  dans  les  sociétés 
à  grands  pouvoirs  publics  et  à  centrahsation  administrative , 
dont  la  France,  l'Allemagne,  la  Russie,  l'Italie,  l'Espagne  sont  les 
types  les  plus  caractérisés  à  l'époque  actuelle.  Dans  le  passé, 
l'Empire  romain  se  rattache  à  cette  variété. 

Ici,  le  pouvoir  n'est  plus  représenté  par  des  confréries  religieu- 
ses, ou  par  des  municipalités  urbaines  composées  de  commerçants, 


280  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

mais  par  des  chefs,  guerriers  ou  entourés  de  guerriers,  exerçant 
la  domination  sur  de  vastes  territoires,  disposant  de  ressources 
considérables  en  hommes  et  en  argent  et  ayant  sous  leurs  ordres 
une  armée  nombreuse  de  soldats  et  de  fonctionnaires  dociles. 

De  pareils  chefs  d'État  sont  admirablement  outillés  pour  faire 
la  guerre,  puisqu'ils  tiennent  dans  leurs  mains  toutes  les  forces 
vives  du  pays,  puisque  tout  est,  là,  plus  ou  moins  subordonné  à 
l'État.  Soldats  et  fonctionnaires  n'ont  d'autre  volonté  que  celle 
du  Pouvoir  souverain  qui  les  paye.  Par  situation,  l'armée  est 
même  plus  favorable  à  la  guerre  qu'à  la  paix  ;  elle  a  une  tendance 
à  n'estimer  le  souverain,  ou  le  chef  d'État,  s'il  s'agit  d'une  répu- 
blique, qu'en  proportion  de  ses  exploits  et  de  ses  victoires. 

Dans  ces  conditions ,  les  représentants  du  Pouvoir  sont  natu- 
rellement enclins  à  faire  la  guerre.  C'est  souvent  pour  eux  un 
moyen  de  supplanter  un  compétiteur,  de  chasser  un  rival  :  de 
là,  l'innombrable  série  des  guerres  entreprises  à  raison  de  pré- 
tentions dynastiques ,  ou  d'ambitions  personnelles.  C'est  bien 
séduisant  de  s'emparer  d'un  pouvoir  qui  vous  donne  l'omnipo- 
tence et  que  la  victoire  suffit  à  sacrer  et  à  justifier. 

Mais  une  fois  installé ,  il  faut  se  maintenir,  et  ce  n'est  pas  une 
petite  affaire  pour  des  pouvoirs  aussi  exorbitants ,  qui  froissent 
tant  d'intérêts,  par  la  bonne  raison  qu'ils  ont  assumé  la  tâche  de 
penser,  de  parler  et  d'agir  pour  tout  le  monde.  Ils  menacent  de 
succomber  sous  cette  omnipotence  qui  les  écrase  et  qui  les  dé- 
borde. Alors  la  guerre  s'offre  encore  à  eux  comme  une  diversion, 
comme  un  moyen  de  détourner  les  esprits  des  difficultés  inté- 
rieures. Et  voilà  bien  la  cause  de  toute  une  autre  série  de  guerres 
dont  l'histoire  est  pleine. 

Si  ces  souverains  sont  victorieux ,  leur  puissance  se  trouve  en- 
core augmentée,  et  alors  ils  ne  font  plus  la  guerre  pour  se  main- 
tenir, mais  pour  s'agrandir,  pour  étendre  leur  domination,  pour 
créer  ces  immenses  empires  qui  font  la  joie  des  historiens  et  la 
désolation  des  peuples.  Vous  voyez  ici  se  dresser  devant  vous 
toute  la  série  des  prétendus  grands  rois  qui  encombrent  les 
avenues  de  l'histoire  et  en  marquent  les  principales  étapes. 
Mais  ces  immenses  puissances  sont  tellement  contre  nature, 


LA    l'ATRli:.  281 

elles  ciiti'ainent  tle  tels  forfaits  dans  la  vie  publique  et  de  telles 
calamités  dans  la  vie  privée,  qu'elles  ne  durent  pas  :  elles  s'é- 
croulent avec  fracas,  presque  immédiatement  après  la  mort  du 
héros,  souvent  de  son  vivant.  Alors  la  série  des  guerres  recom- 
mence avec  les  successeurs,  et  ainsi  de  suite,  de  générations  en 
générations. 

La  plupart  de  ces  guerres  sont  entreprises  en  dépit  du  senti- 
ment public,  car  les  peuples  ont  besoin  de  la  paix,  parce  qu'ils 
ont  besoin  de  travailler  pour  vivre  et  que  la  guerre  ruine  le 
travail.  Mais  le  sentiment  public  se  fait  difficilement  jour  dans 
les  sociétés  de  ce  type  :  toute  initiative  privée  y  est  comprimée 
par  la  centralisation  administrative.  La  masse  de  la  population, 
celle  qui  est  adonnée  au  travail  utile,  obscur,  méritoire,  celle 
qui  produit  et  qui,  seule,  alimente  l'impôt,  est  annihilée  par  la 
puissance  publique,  qui  a  tout  envahi,  qui  lui  a  peu  à  peu  retiré 
toute  action  sociale ,  qui  l'a  ainsi  atrophiée  ;  elle  ne  sait  plus 
qu'obéir  :  elle  obéit  au  gouvernenîent,  elle  obéit  aux  fonction- 
naires, elle  obéit  aux  politiciens.  Est-ce  qu'on  résistait  sous 
Philippe  II,  sous  Louis  XIV,  sous  la  Convention,  sous  Napoléon, 
sous  Guillaume  l"'l 

Or,  ces  pouvoirs  si  remarquablement  outillés  pour  satisfaire 
leur  ambition  politique  ne  peuvent  se  faire  suivre,  ne  peuvent 
obtenir  des  populations  les  sacrifices  énormes  qu'ils  demandent 
en  hommes  et  en  argent,  qu'en  invoquant  l'intérêt  de  la  Patrie, 
qu'en  surexcitant  le  sentiment  patriotique. 

Ils  aiment  passionnément  la  paix  :  personne  ne  le  déclare 
plus  qu'eux  et  plus  haut.  La  guerre  est  le  pire  des  fléaux  :  ils 
le  répètent  et  le  proclament.  (Relisez  le  discours  de  l'Empereur 
d'Allemagne  aux  fêtes  de  Kiel  :  le  mot  de  «  paix  »  y  figure  une 
douzaine  de  fois.)  Cependant  ils  passent  leur  vie  à  faire  la 
guerre,  ou  à  la  préparer.  Et  cette  indéfinie  préparation  de  la 
guerre  est  plus  ruineuse  pour  le  pays  que  la  guerre  elle-même; 
elle  l'épuisé  en  hommes  et  en  argent.  ' 

Plus  ce  régime  social  devient  ruineux,  plus  il  est  nécessaire 
de  faire  appel  aux  sentiments  patriotiques.  Il  est  difficile  de 
calculer  à  quel  degré   de  patriotisme  un  peuple  peut  arriver 


282  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

quand  il  est  complètement  ruiné,  ou  à  quel  degi'é  de  ruine  il 
peut  atteindre  quand  il  est  parvenu  aux  dernières  convulsions 
du  patriotisme.  On  peut  cependant  s'en  faire  une  idée  en 
étudiant  la  situation  actuelle  de  l'Italie  (1).  Ce  peuple  présente, 
au  point  de  vue  scientifique  et  social,  un  intérêt  extrême  :  il 
nous  montre  clairement  le  point  où  aboutit  la  voie  dans  laquelle 
nous  sommes  engagés.  Et  si  on  veut  faire  la  preuve,  on  n'a 
qu'à  considérer  la  situation  actuelle  de  l'Espagne.  Italie  et  Es- 
pagne, Espagne  et  Italie,  je  signale  ce  double  exemple  aux 
patriotes  des  Deux  Mondes.  Si  on  veut  pousser  plus  loin  l'ex- 
périence, on  peut  y  joindre  les  républiques  de  l'Amérique  du 
Sud. 

Je  ne  sais  qui  a  dit,  mais  c'était  un  esprit  singulièrement 
sincère  :  «  On  reculerait,  si  l'on  voulait  sonder  ce  qu'il  y  a  au 
fond  du  mot  Patrie  ».  Il  est  incontestable  que  plus  de  la  moitié 
des  forfaits  qui  déshonorent  l'histoire  et  qui  en  font  une  lecture 
si  immorale,  ont  été  commis  au  nom  du  patriotisme. 

Je  sais  parfaitement  qu'arrivé  à  ce  point  de  mon  article,  j'ai 
dû  déranger  les  idées  d'un  certain  nombre  de  mes  lecteurs  : 
leur  chauvinisme,  leur  patriotisme  proteste.  Aussi  est-ce  à  eux 
maintenant  que  je  m'adresse  plus  spécialement.  Et  je  leur  dis  : 
«  Franchement,  êtes-vous  si  patriotes  que  cela?  »  J'entends 
patriotes  en  actes,  car  je  sais  parfaitement  que  le  nombre  des  Pa- 
triotes en  paroles  est  fort  grand.  Mais  ici  les  paroles  ne  comptent 
pas.  Je  crains  que  beaucoup  ne  se  fassent  grandement  illusion 
à  eux-mêmes. 

Le  patriotisme  se  traduit  principalement  et  d'une  façon  tan- 
gible par  deux  séries  d'actes  :  le  paiement  de  l'impôt  en  argent 
et  le  paiement  de  l'impôt  du  sang. 

Vous  payez  exactement  l'impôt  en  argent  :  la  crainte  du  per- 
cepteur est  le  commencement  de  la  sagesse;  d'ailleurs,  il  n'y  a 
pas  moyen  de  s'y  soustraire.  Mais   vous  jjrotestez  de  toutes  vos 


(1)  Par  une  ironio  fortuite,  mais  cruelle,  le  pcirtique  d'une  des  pièces  d'artifices  par 
lesquelles  les  Italiens  ont  célébré  l'anniversaire  c'e  l'Unité,  s'ouvrait  sur  les  décombres 
d'un  quartier  de  la  "  Troisième  Rome  »  ruiné  <  vant  d'avoir  été  construit.  C'est  le 
Temps  qui  en  l'ait  la  remarque. 


LA    PATRIE.  28;{ 

forces  contre  le  poids  croissant  dos  charges  publiques,  et  si  un  can- 
didat se  fait  un  tremplin  de  la  diminution  des  impots,  vous  lui 
êtes  favorable.  J'affirme  qu'en  agissant  ainsi  vous  manifestez  que 
vous  êtes  un  faux  patriote,  au  sens  du  patriotisme  que  je  viens 
de  condamner.  Le  système  que,  contre  moi,  vous  défendez,  que 
vous  soutenez  avec  chaleur,  ne  peut  fonctionner,  vous  le  savez 
bien,  qu'avec  énormément  d'argent.  Si  vous  aviez  réellement  ce 
patriotisme,  si  vous  l'aviez  autrement  que  de  tête,  s'il  était  pour 
vous  autre  chose  qu'une  attitude  irraisonnée,  vous  ne  marchande- 
riez pas  au  Pouvoir  l'argent  dont  il  a  besoin  pour  alimenter  cette 
forme  du  patriotisme.  Payez  sans  vous  plaindre  :  plus  vous  payez, 
plus  votre  patriotisme  triomphe,  plus  vous  devez  vous  réjouir. 

J'ai  le  droit,  moi,  de  n'être  pas  content,  parce  que,  conséquent 
avec  moi-même,  je  proteste  en  toute  occasion  contre  le  système 
social  édifié  par  ce  faux  patriotisme.  Ce  droit  vous  ne  l'avez  pas 
et  vous  ne  le  prenez  qu'en  vous  mettant  en  contradiction  avec 
vous-même. 

Le  second  acte  imposé  par  le  patriotisme,  tel  que  vous  Tad- 
mettez,  est  l'impôt  du  sang.  Dans  quelle  mesure  le  payez-vous, 
ô  Patriotes!  J'ai  déjà  traité  ici  même  cette  question  ;  on  me  per- 
mettra de  rappeler  ce  que  j'écrivais  à  ce  sujet  :  cela  mérite  peut- 
être  d'être  dit  deux  fois  : 

«  Ce  n'est  un  mystère  pour  personne  que  tous  les  Français, 
même  les  plus  chauvins,  n'ont  qu'une  préoccupation  :  se  sous- 
traire au  service  de  trois  ans  et  y  soustraire  leurs  fils  ;  toute  la 
vie  est  orientée  vers  ce  but. 

«  Si  le  service  de  trois  ans  est  nécessaire,  pourquoi  s'y  sous- 
traire? S'il  est  inutile,  pourquoi  le  défendre?  N'y  a-t-il  pas  une 
sorte  de  contradiction  à  s'y  soustraire  et  à  le  défendre  tout  à  la 
fois? 

«  Depuis  la  nouvelle  loi  militaire,  les  écoles  qui  dispensent  de 
deux  ans  de  service  sont  encombrées  de  candidats.  Plusieurs  de 
ces  écoles  périclitaient  faute  d'élèves;  elles  en  regorgent  main- 
tenant. A  l'Ecole  de  Droit,  on  en  est  même  arrivé  à  abaisser  les*' 
épreuves,  et  par  conséquent  les  études,  pour  pouvoir  délivrer  un 
plus  grand  nombre  de  ces  diplômes  libérateurs.  Les  professeurs 


284  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

se  souviennent  qu'ils  sont  pères  ,  et  leur  paternité  est  moins  in- 
transigeante que  leur  chauvinisme. 

«  Parmi  les  sénateurs  et  les  députés,  combien  y  en  a-t-il  dont 
les  fils  fassent  trois  ans  de  service?  Y  en  a-t-il  dix?  —  Ainsi,  on 
donne  au  service  de  trois  ans  ses  votes,  mais  on  ne  lui  donne 
pas  ses  fils.   » 

En  somme,  cette  variété  de  Patriotisme  repose  sur  la  poursuite 
de  la  domination  politique  au  moyen  de  la  guerre  et  grâce  à 
l'extension  démesurée  de  la  puissance  publique.  Mais  un  pareil 
patriotisme  est  tellement  écrasant  pour  les  populations,  que 
chacun,  après  avoir  entonné  en  son  honneur  le  couplet  de  ri- 
gueur, s'efforce  de  se  dérober  aux  charges  exorbitantes  qu'il 
impose.  Ces  charges  retombent  alors  de  tout  leur  poids  sur  les 
faibles,  les  petits,  les  naïfs,  sur  le  peuple  en  un  mot,  qu'elles 
écrasent,  et  qu'elles  ruinent.  Un  jour,  poussé  à  bout,  ce  peuple 
se  débarrasse  violemment  des  Louis  XIV,  des  Conventionnels, 
des  Napoléon,  mais  il  ne  réussit  qu'à  retomber  sous  la  domina- 
tion d'autres  Louis  XIV,  d'autres  Conventionnels,  d'autres  Napo- 
poléon,  car,  dans  ce  type  social,  il  y  en  a  toujours  en  disponibi- 
lité. 


IV 


J'arrive  à  la  quatrième  et  dernière  variété ,  le  Patriotisme 
fondé  sur  l' indépendance  de  la  vie  privée. 

Je  classe  sous  ce  terme  tout  un  groupe  de  sociétés  dans  les- 
quelles le  Patriotisme  et  l'idée  de  Patrie  elle-même  se  manifes- 
tent sous  une  forme  absolument  différente  des  trois  précédentes. 

Ici,  l'homme  considère  essentiellement  que  la  Patrie,  c'est  le 
foyer,  et  que  l'intérêt  intangible  qu'il  doit  défendre  envers  et 
contre  tous,  c'est  la  liberté  complète  de  ce  foyer  et  de  ceux  qui 
l'habitent.  Pour  lui,  la  patrie  politique  n'a  d'autre  but  que  de 
•faciliter  le  maintien  de  l'indépendance  privée.  Il  ne  considère 
pas,  comme  dans  le  type  précédent,  que  l'homme  est  essentielle- 
ment créé  pour  la  patrie,  mais  la  patrie  pour  l'homme.  Il  est 


LA    l'ATRIE.  285 

moins  préoccupé  d'être  citoyen  d'un  grand  pays,  que  d'être  un 
citoyen  libre.  A  vrai  dire,  il  est  homme  avant  d'être  citoyen. 

Cette  l'orme  de  patriotisme,  si  différente  de  la  forme  latine,  a 
fait  sa  première  apparition  dans  l'Occident  de  l'Europe  vers  le 
cinquième  siècle  de  notre  ère.  Elle  a  été  importée  en  Gaule  par 
les  Francs,  en  Grande-Bretagne  par  les  Saxons.  Francs  et  Saxons 
appartenaient  àla  même  formation  sociale,  que  la  Science  sociale 
désigne  sous  le  nom  de  formation  particularisle,  parce  que,  con- 
trairement à  la  tradition  léguée  par  l'Empire  romain ,  elle  fait 
prédominer  l'individu,  la  particulier,  sur  l'Etat. 

Cette  prédominance  du  particulier  s'est  immédiatement  tra- 
duite, en  France  et  en  Grande-Bretagne,  par  un  infini  morcelle- 
ment delà  souveraineté.  A  vrai  dire,  il  y  a  eu,  au  moyen  âge, 
autant  de  souverainetés  que  de  domaines;  chaque  particulier 
était  souverain  sur  sa  terre  :  il  y  exerçait  la  police  et  la  justice. 
Ce  fut  la  substitution  d'une  foule  de  petites  Patries  à  la  grande 
Patrie  romaine. 

Je  n'ai  pas  à  dire  ici  comment  et  pourquoi  cette  forme  nouvelle 
de  société  disparut  peu  à  peu  de  la  France,  chassée  par  le  type 
de  la  grande  Monarchie  centralisée,  et  fut,  au  contraire,  conservée 
en  Angleterre.  Le  fait  est  qu'aujourd'hui  nous  pouvons  l'observer 
principalement  parmi  les  populations  du  type  anglo-saxon,  c'est- 
à-dire  en  Angleterre  et  dans  ses  nombreuses  colonies  et  aux  Etats- 
Unis. 

Pour  préciser  la  forme  que  revêt  le  Patriotisme,  chez  ces  po- 
pulations, il  suffit  de  rappeler  quelques  faits  connus  de  tous  et 
bien  caractéristiques. 

Le  premier  fait  est  la  facilité  extraordinaire  avec  laquelle  Vin- 
diviclu  s'expatrie  sans  esprit  de  retour.  Et  il  ne  s'agit  pas  d'une 
expatriation  dans  le  voisinage  de  la  frontière,  mais  au  loin,  au 
plus  loin,  sous  d'autres  cieux  ,  souvent  aux  antipodes.  Le  colon 
anglo-saxon  a  manifestement  le  sentiment  qu'il  porte  sa  patrie 
avec  lui,  que  la  patrie  est  l'endroit  du  monde  où  l'on  [)eut  vivre 
libre. 

Le  second  fait  est  Y  indépendance  des  colonies  vis-à-vis  de  la 
mère  patrie.  Tant  qu'elles  lui  restent  unies,  elles  conservent  vis-à- 


286  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

vis  délie  une  grande  indépendance,  s'administrant  elles-mêmes, 
jouissant,  elles  aussi,  du  self-government  ;  elles  ne  considèrent 
pas  que  l'amour  de  la  patrie  consiste  à  se  laisser  mener  et  exploi- 
ter par  elle.  Mais  cette  union  avec  la  mère  patrie  est  elle-même 
passagère;  elle  ne  se  prolonge  guère  au  delà  de  la  période  de 
formation  et  d'éducation  :  les  colonies  ang-laises,  comme  les  jeu- 
nes Anglais,  tendent  à  s'expatrier.  C'est  ainsi  que  l'Angleterre  a 
déjà  vu  les  États-Unis  se  séparer  d'elle  et  qu'elle  voit  s'accentuer 
chaque  jour  les  tendances  séparatistes  en  Australie,  en  Nouvelle- 
Zélande,  au  Canada,  au  Cap.  (c  Les  habitants  des  colonies  an- 
glaises, dit  un  voyageur  moderne,  sont  fiers  aujourd'hui  de  s'ap- 
peler Australiens,  Canadiens,  Africains.  L'espritnational s'accentue 
tous  les  jours,  et  c'est  John  Bull  lui-même  qui  l'alimente.  Tout 
Anglais  qui  va  s'établir  aux  colonies  cesse,  après  quelques  années, 
d'être  Anglais  :  il  est  Canadien,  Australien,  Africain,  et  jure  par 
sa  nouvelle  Patrie.  C'est  par  pure  politesse  envers  la  mère  patrie 
que  ces  Anglo-Saxons  acceptent  des  gouverneurs,  et  encore  à  la 
condition  formelle  que  ces  gouverneurs  ne  s'occupent  pas  plus 
de  politique  que  ne  le  font  la  reine  et  les  membres  de  la  famille 
royale  (1).  » 

Une  troisième  manifestation  non  moins  caractéristique  est  la 
répudiation  complète  du  militarisme .  L'Angleterre,  «  qui  a  cepen- 
dant quatre  fois  plus  de  sujets  que  n'en  gouvernent  les  autres 
Puissances  de  l'Europe  réunies,  est,  parmi  les  grands  États  de 
l'Europe,  celui  qui  s'appuie  sur  l'armée  permanente  la  moins 
considérable.  Son  armée  régulière  est  d'environ  cent  mille 
hommes  (2).  C'est  le  sixième  de  celle  de  la  France,  de  l'Allema- 
gne et  de  la  Russie,  c'est-à-dire  des  pays  de  la  variété  précédente; 
le  quart  de  celle  de  l'Autriche,  le  tiers  de  celle  de  l'Italie  sur  le 
pied  de  paix,  bien  entendu.  C'est  peut-être  le  trentième  ou  le 
quarantième,  si  on  tient  compte  du  nombre  des  sujets. 

Mais  voici  qui  montre  mieux  à  quel  point  l'Angleterre  est  peu 
organisée  en  vue  de  la  guerre  :  <(  La  conscription  n'existe  pas  en 
Angleterre  et  le  gouvernement   ne  peut  lever,  dans  le   peuple 

(1)  Max  O'Rell,  La  Maison  John  Bull  et  C",  Calmann-Lévy. 

(2)  É.  Reclus,  Notivelle  Géographie  xinivcr selle,  t.  IV,  p.  879,  881. 


LA    PATRIE.  287 

morne,  les  hommes  (|iii  pouiiaic^nt  lui  servir  à  combattre  les  vo- 
lontés du  peuple  :  chaque  année,  les  forces  militaires  seraient 
licenciées  de  fait  si  le  Parlement  n'en  votait  le  maintien.  En  prin- 
cipe, le  Souverain  n'a  pas  le  droit  d'entretenir  une  armée  perma- 
nente sans  la  sanction  des  Communes,  qui  fournissent  les  fonds 
nécessaires  et  proclament,  chaque  année,  le  Muting-act,  d'après 
lequel  a  été  institué  le  code  militaire  (1).  »  Notez  que  la  conscrip- 
tion n'existe  pas  plus  pour  la  marine  que  pour  l'armée  :  les 
marins  se  recrutent,  comme  les  soldats,  au  moyen  d'enrôlements 
volontaires. 

Aux  États-Unis,  l'armée  est  encore  plus  réduite  :  elle  ne  com- 
prend, sur  le  pied  de  paix,  que  26.000  hommes,  pour  un  terri- 
toire et  une  population  immenses. 

Ces  tendances  antimilitaristes  s'accusent  encore  par  le  déve- 
loppement des  associations  en  faveur  de  la  paix.  Ce  n'est  guère 
qu'en  Angleterre  et  aux  États-Unis  qu'elles  ont  pris  une  sérieuse 
extension.  D'après  un  tableau  que  j'ai  sous  les  yeux,  les  diverses 
sociétés  françaises  comprennent  environ  1.200  adhérents,  la  seule 
société  allemande  qui  soit  mentionnée  n'en  a  que  70,  tandis  que 
cinq  sociétés  anglaises  comptent  à  elles  seules  plus  de  25.000 
adhérents,  sans  parler  de  la  Pcacc  Society,  fondée  en  181G,  qui 
en  compte  plusieurs  milliers.  Aux  États-Unis,  une  seule  société  a 
plusieurs  millions  de  membres,  et  les  sociétés  du  même  genre 
sont  innombrables  et  font  tous  les  jours  des  progrès. 

Entin,  nous  pouvons  citer,  comme  dernier  symptôme ,  la  ten- 
dance à  régler  les  difficultés  internationales  non  par  la  guerre 
mais  par  r  arbitrage.  Depuis  1816,  il  est  intervenu  entre  les  dif- 
férents peuples  du  monde  entier  soixante-douze  traités  d'arbi- 
trages. Or,  sur  ce  chiffre,  vingt-trois  concernent  l'Angleterre  et 
trente-six  les  États-Unis.  Tous  les  autres  peuples  réunis  n'ont  eu 
recours  à  l'arbitrage  que  treize  fois.  Ces  chiffres  prouvent  élo- 
quemment  que  le  patriotisme  de  la  race  anglo-saxonne  se  traduit 
plus  volontiers  par  l'arbitrage  que  par  la  force  des  armes. 

(1)  É.  Reclus,  Nouvelle  Géoijraphie  universelle,  t.  IV,  p.  879. 


LA    SCIENCE   SOCIALE. 


Nous  pouvons  maintenant  juger  comparativement  ces  quatre 
variétés  de  patriotisme. 

Le  Patriotisme  fondé  sur  le  sentiment  religieux  est  aujourd'hui 
confiné  dans  les  Déserts,  oîi  les  confréries  musulmanes  l'alimen- 
tent péniblement  ;  en  tous  cas,  il  n'exerce  plus  et  ne  peut  plus 
exercer  d'action  extérieure.  Chez  les  peuples  de  l'Occident,  la  re- 
ligion tend  de  plus  en  plus  à  la  praticjue  de  la  tolérance  ;  elle  se 
propage  par  la  persuasion  et  ne  s'impose  plus  par  la  force;  elle 
établit  son  domaine  dans  la  conscience  et  n'invoque  plus  la  puis- 
sance publique  pour  recruter  des  adhérents.  Cette  variété  est 
donc  en  recul  manifeste  sur  toute  la  ligne. 

Le  patriotisme  fondé  sur  la  concurrence  commerciale  a  égale- 
ment fait  son  temps.  Les  causes  qui  lui  ont  autrefois  donné  nais- 
sance, dans  le  bassin  de  la  Méditerranée,  n'existent  plus  depuis 
longtemps.  Les  anciennes  cités  phéniciennes,  carthaginoises, 
grecques,  puis  vénitienne  et  génoise,  n'existent  plus  ou  à  peu  près 
plus;  et  elles  prouvent  par  leur  ruine  ou  par  leur  irrémédiable 
décadence  ce  que  vaut  ce  genre  de  patriotisme  comme  force 
sociale.  Aujourd'hui,  la  concurrence  est  devenue  «  l'âme  du  com- 
merce »  ;  alors  même  qu'on  essaye  de  la  limiter  ou  de  l'atténuer 
par  des  mesures  douanières,  les  barrières  s'abaissent  entre  les 
peuples  et  l'on  commerce,  en  somme,  de  plus  en  plus  librement 
d'un  bout  du  monde  à  l'autre. 

Voilà  encore  une  forme  de  patriotisme  sur  laquelle  il  ne  faut 
plus  compter  et  qui  va  rejoindre  la  précédente  dans  les  fastes  de 
l'histoire  ancienne. 

Nous  ne  pouvons  malheureusement  en  dire  autant  de  la  troi- 
sième variété  :  le  Patriotisme  d'État  fondé  sur  t  ambition  politique 
n'est  pas  mort  ;  du  moins,  il  est  plus  malade  qu'on  ne  le  croit  gé- 
néralement. Il  présente  ce  symptôme  infaillible  des  choses  désor- 
mais finies,  qu'on  ne  réussit  à  le  maintenir  que  par  des  procédés 


LA    l'AïlUE.  289 

artificiels,  vn  recourant  à  des  moyens  de  surexcitation  de  j)lus  en 
plus  violents,  et  (ju'il  entraîne  pour  les  populations  des  charges 
croissantes  et  déjà  exorbitantes.  Il  est  ])robable  ([u'entre  la  France 
et  rAllemagne,  par  exemple,  le  vaincu  sera  celui  cjui  succombera 
le  premier  aux  charges  qu'impose  cette  paix ,  plus  onéreuse  en- 
core que  la  guerre.  Mais,  à  ce  moment-là,  le  vain({ueur  ne  vaudra 
guère  mieux. 

Le  véritable  vainqueur  sera  f<nirni  par  les  Sociétés  apparte- 
nant à  la  quatrième  variété. 

Cette  variété,  le  Patriotisme  fondé  sur  V indépendance  de  la 
vie  privée,  présente  tous  les  symptômes  des  choses  qui  gran- 
dissent et  qui  ont  pour  elles  l'avenir. 

1°  Ce  patriotisme  fonctionne  naturellement,  sans  qu'il  soit 
nécessaire  de  l'entretenir  par  des  excitations  extérieures  et  in- 
cessantes. Il  est  le  produit  d'un  état  social  qui  développe  spon- 
tanément chez  l'homme  le  besoin  de  l'indépendance  et  l'éloi- 
gnement  pour  toutes  les  contraintes  inutiles,  imposées  par  l'État. 
Pour  faire  respecter  cette  indépendance  vis-à-vis  des  Pouvoirs 
publics,  pour  repousser  ces  contraintes,  l'individu  n'a  donc  qu'à 
obéir  à  ses  instincts  les  plus  profonds.  Il  pratique  cette  forme 
de  patriotisme  aussi  naturellement  qu'il  boit,  qu'il  mange  et 
qu'il  dort. 

2°  Ce  patriotisme  développe  la  richesse.  Il  la  développe  d'abord 
négativement,  en  supprimant  toutes  les  charges  ruineuses  im- 
posées par  le  militarisme;  il  la  développe  ensuite  positivement, 
en  excitant  toutes  les  énergies  triomphantes  de  la  vie  privée. 
Les  sociétés  de  ce  type  sont  incontestablement  les  plus  riches, 
—  et  les  plus  riches  par  leur  travail,  —  qui  existent  à  la  surface 
du  globe. 

3°  Ce  patriotisme  développe  la  (jrandeur  morale.  Il  faut  in- 
sister sur  ce  point,  parce  que  notre  chauvinisme  a  eu  intérêt  à 
fausser  les  idées  à  ce  sujet.  Il  dit  et  répète  que  la  guerre  est 
une  grande  source,  sinon  la  plus  grande,  d'élévation  morale, 
que  si  elle  venait  à  disparaître,  il  y  aurait  diminution  de  valeur 
morale  dans  l'humanité.  Cette  affirmation  est  peut-être  utile 
pour  exciter  les  peuples  à  se  jeter  les  uns  sur  les  autres,  mais 

T.  XX.  22 


290  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

elle  est  en  contradiction  tlagrante  avec  les  faits  les  plus  manifestes. 

Les  sauvages  de  l'Amérique  du  Sud  et  de  l'Âfrifjue  sont  cons- 
tamment en  guerre  les  uns  avec  les  autres,  pour  se  disputer  les 
territoires  de  chasse  :  ils  devraient  donc,  depuis  des  siècles,  être 
arrivés  au  plus  haut  degré  de  la  valeur  morale  ;  ils  sont  au  der- 
nier. Si  on  consulte  l'histoire  des  peuples  civilisés,  on  constate 
que  les  périodes  des  invasions,  des  guerres,  celles  où  le  patrio- 
tisme guerrier  est  arrivé  à  son  paroxysme,  sont  en  même  temps 
celles  où  l'homme  semble  frappé  d'une  plus  grande  déchéance 
morale.  Alors  s'accumulent,  sous  la  plume  de  l'historien,  les 
récits  d'assassinats,  de  parjures,  de  luttes  fratricides,  de  forfaits 
de  tous  genres,  qu'il  est  bien  difficile  de  confondre  avec  un 
développement  de  la  grandeur  morale.  L'ambition  surexcitée, 
le  désir  de  la  conc[uête  et  de  la  domination  portent  les  chefs 
à  fouler  aux  pieds  toute  morale;  d'autre  part,  l'enivrement, 
l'excitation  de  la  lutte  portent  les  soldats  à  tous  les  actes  de 
cruauté,  de  violence  et  de  débauche  que  le  bon  sens  de  la 
langue  appelle  les  actes  d'une  «   soldatesque  effrénée  ». 

Mais  on  peut,  objecter  que  le  régime  militaire  actuel  ne  com- 
porte plus,  au  moins  au  même  degré,  de  pareils  actes.  Cela  est 
très  vrai,  mais,  dans  cet  état  nouveau,  la  déperdition  morale, 
pour  être  différente,  n'en  est  pas  moins  réelle. 

Aujourd'hui,  la  guerre  est  heureusement  devenue  l'exception; 
l'état  normal  pour  le  soldat,  c'est  la  paix  armée.  Nous  sommes 
déjà  loin  du  guerrier  dont  la  vie  se  passait  dans  les  combats, 
le  soldat  actuel  passe  sa  vie  à  la  caserne,  à  apprendre  le  ma- 
niement d'une  arme  dont  généralement  il  n'aura  pas  à  se  servir. 
C'est  presque  un  bon  bourgeois  paisible,  vivant  de  rentes  sur 
l'État. 

Or,  on  n'aperçoit  pas  du  tout  ce  que  cette  vie  de  caserne  peut 
ajouter  au  développement  moral  de  l'individu;  mais,  par  contre, 
on  voit  fort  bien  ce  qu'elle  lui  enlève... 

Cette  demi-oisiveté,  sans  initiative  et  sans  responsabilité,  au 
milieu  d'une  promiscuité  énorme,  ne  constitue  pas  des  condi- 
tions morales  très  favorables  :  le  rengagé,  qui  représente  le  soldat 
à  la  plus  haute  puissance ,  n'a  jamais  passé  pour  un  modèle  de 


LA    1>ATHIE.  291 

grandeur  morale.  Un  des  signes  les  plus  manilestcs  de  la  valeur 
morale  d'un  homme  est  l'aptitude  (ju'il  a  à  triompher  de  lui- 
même,  à  faire  l'cflort  nécessaire  pour  surmonter  les  dilTicultés 
de  la  vie,  en  un  mot,  à  se  plier  à  la  dure  loi  du  travail.  Or, 
c'est  un  fait  connu  du  monde  entier,  que  le  passage  par  le 
service  militaire  détruit  en  grande  partie  cette  aptitude  chez 
l'homme.  L'ancien  soldat  n'est  apte  qu'aux  emplois  de  bureau 
ou  de  police;  il  revient  difficilement  au  métier  de  paysan  ou 
d'ouvrier,  qu'il  a  pu  exercer  avant  son  entrée  au  service.  Il 
trouve  décidément  ces  métiers  trop  durs  pour  lui.  Le  passage 
par  la  caserne  a  donc  diminué  notablement  sa  valeur  morale. 

L'officier,  de  son  côté,  est  influencé  par  ce  milieu  d'une  ma- 
nière qui  n'est  pas  très  heureuse.  Il  y  aies  ofiiciers  qui  travaillent  ; 
ceux-là  échappent  en  partie  par  là  aux  effets  énervants  de  la 
vie  de  caserne.  Mais  en  cela  ils  ne  sont  pas  dans  une  situation 
différente  du  commun  de  l'humanité  qui  est  également  obligé 
de  travailler  pour  vivre.  Mais  il  y  a  les  officiers  qui  ne  travail- 
lent pas,  je  veux  dire  qui  s'en  tiennent  aux  strictes  obligations 
de  la  vie  militaire.  Ceux-là  sont  peu  à  peu  portés  à  passer  les 
longs  loisirs  que  cette  vie  leur  laisse,  au  café,  au  jeu,  à  la 
promenade ,  en  visites,  ou  en  plaisirs.  Je  demande  en  quoi  ces 
divers  exercices  peuvent  contribuer  à  les  rendre  supérieurs  au 
simple  «  pékin   »,  au  point  de  vue  moral. 

Si  maintenant  nous  considérons  les  peuples  qui  ont  répudié 
le  fonctionnarisme  et  le  militarisme,  ces  deux  formes  du  Patrio- 
tisme d'État,  nous  constatons  qu'ils  échappent,  par  là  même, 
aux  causes  de  dégénérescence  morale  qui  sont  propres  à  ces 
deux  institutions.  La  jeunesse,  n'ayant  plus  la  ressource  de  se 
caser  dans  ces  situations  commodes  et  toutes  faites  de  l'admi- 
nistration et  de  l'armée,  est  obligée  de  se  retourner  vers  les 
professions  usuelles,  qui  exigent  plus  d'effort  et  plus  d'initiative, 
qui  exposent  à  plus  d'aléa  et  à  plus  de  responsabilité.  Mais  du 
moins  elle  trouve,  dans  l'effort  qu'elle  est  ainsi  oblig-ée  de  faire 
pour  s'établir,  pour  élever  et  pour  nourrir  sa  famille,  une 
énergie  et  une  grandeur  morale  que  n'ont  jamais  développées 
l'oisiveté  et  la  vie  facile. 


292  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

4°  Ce  Patriotisme  accélère  V expansion  et  r implantation  de 
la  race  dans  le  monde. 

Voici,  un  extrait  fort  suggestif  des  statistiques  officielles  con- 
cernant le  nombre  de  navires  qui  ont  passé  par  le  canal  de 
Suez,  dans  le  courant  de  l'année  dernière. 

Navires  français 160 

Navires  allemands. 260 

Navires  anglais 2.262  !  !  ! 

Ces  chiffres  sont  cruels.  Pendant  que,  des  deux  côtés  du  Rhin 
et  des  Alpes,  nous  tâchons  de  réchauffer,  par  tous  les  moyens  pos- 
sibles, un  patriotisme  qui  faiblit,  pendant  que  nous  passons  des 
revues  et  que  nous  célébrons  des  anniversaires  guerriers,  un  ad- 
versaire que  nous  ne  voyons  pas,  ou  que  nous  méprisons  parce 
qu'il  n'est  pas  comme  nous  armé  jusqu'aux  dents,  sillonne  tran- 
quillement les  mers  de  ses  innombrables  navires  et  envahit  in- 
sensiblement le  monde  de  ses  innombrables  colons. 

Nous  sommes  encore  attardés  dans  cette  idée  archéologique 
que  la  force  d'une  race  dérive  essentiellement  de  la  force  de  ses 
Pouvoirs  publics.  S'il  en  était  vraiment  ainsi,  les  races  latines 
devraient  être  actuellement  maîtresses  du  monde,  tandis  qu'elles 
reculent  sur  tous  les  points  devant  la  race  anglo-saxonne  à  pou- 
voirs faibles  et  peu  guerriers. 

Si  nous  comprenions  bien  cela,  nous  serions  dans  la  meilleure 
posture  pour  remporter  sur  l'Allemag-ne  cette  revanche  dont  on 
parle  tant  :  nous  la  chercherions,  non  dans  la  prédominance 
militaire,  qui  affaiblit  le  vainqueur  presque  autant  que  le  vaincu, 
mais  dans  la  prédominance  sociale,  qui  est  seule  réelle,  parce 
qu'elle  est  fondée  sur  le  travail  et  sur  l'indépendance  de  la  vie 
privée. 

L'état  de  g-uerre,  ou  l'état  de  paix  armée  qui  en  est  le  corol- 
laire, n'est  pas  une  nécessité  fatale;  c'est  tout  simplement  un 
produit  naturel  des  divers  types  de  sociétés  qui  ont  prédominé 
jusqu'ici  et  qui,  tous,  à  des  degrés  divers,  étaient  fondés  sur  le 
développement  exagéré  des  Pouvoirs  publics.  Pour  les  sociétés 
qui  ont  réussi  à  se  dégager  de  cette  formation  sociale,  la  guerre 


LA    l'ATRIE.  293 

n'est  plus  (jii'iin  accident  de  plus  en  plus  rare;  elles  conser- 
vent, en  quelque  sorte  pour  mémoire,  leur  armée  très  réduite  en 
nombre,  ou  pour  se  défendre  au  besoin  contre  les  sociétés  en- 
core attardées  dans  le  vieux  système  militaire. 

Si  maintenant  nous  voulions  résumer  toutes  ces  considérations 
dans  une  formule  brève,  nous  pourrions  dire  : 

Le  Patriotisme  d'État,  fondé  sur  l'ambition  politique,  n'est 
qu'un  Patriotisme  artificiel  et  faux,  qui  conduit  les  peuples  à 
leur  ruine. 

Le  vrai  Patriotisme  consiste,  au  contraire,  à  maintenir  énergi- 
quement  l'indépendance  du  Particulier  contre  le  développement 
et  contre  les  empiétements  de  l'État,  parce  que  c'est  le  seul  moyen 
d'assurer  à  la  Patrie  la  puissance  et  la  prospérité  sociales. 

Edmond  Demolins. 


P.  S.  —  Nous  apprenons  la  prise  de  Tananarive  par  nos  trou- 
pes. Ce  succès  prouve,  une  fois  de  plus,  que  notre  état  social  nous 
a  bien  outillés  pour  la  conquête  à  main  armée. 

Mais  il  ne  suffit  pas  de  vaincre  il  faut  surtout  savoir  profiter  de 
la  victoire;  c'est  à  quoi  nous  sommes  moins  bien  préparés. 

Il  s'agit  donc  maintenant  de  faire  appel,  plus  que  jamais,  à  la 
forme  de  Patriotisme  c[ue  nous  venons  de  définir,  comme  la  plus 
favorable  à  «  l'expansion  et  à  l'implantation  de  la  race  dans  le 
monde  ».  E.   1). 


LES  ANCETRES   DE    SOCRATE 


IV.  —  LE   TYPE  DU  SOPHISTE   (1) 

Nous  avons  vu,  dans  le  type  du  pythagoricien,  la  première 
apparition  du  philosophe  de  métier.  Cette  évolution  va  s'accen- 
tuer avec  un  type  fort  différent,  celui  du  sophiste. 

Les  mots  eux-mêmes,  si  on  le  remarque,  ont  gardé  l'empreinte 
de  cette  évolution.  Les  premiers  philosophes  ne  s'appelaient  pas 
philosophes,  iTïQ.h  sages  [zbozi),  ce  qui  n'indiquait  qu'une  qua- 
Uté  personnelle,  un  fait  individuel;  à  partir  de  Pythagore,  ils 
s'appellent  amis  de  la  sagesse  {oCkz'iz'szi),  ce  qui  prend  la  façon 
d'un  titre  corporatif,  d'une  accession  à  un  genre  de  connaissances 
constitué.  Enfin,  la  terminaison  istès  (itty;;)  étant  spécialement 
affectée  aux  métiers^  aux  professions  lucratives,  nous  avons  main- 
tenant devant  nous  le  marchand  de  sagesse  (o-ooitt-J;?). 

Le  terrain  par  excellence  du  sophiste,  c'est  Athènes,  bien  que 
peu  de  sophistes  soient  athéniens.  L'Ionie  et  ses  colonies  diver- 
ses, d'un  côté,  la  Sicile  de  l'autre,  avaient  connu  la  prospérité 
avant  Athènes.  La  splendeur  de  cette  dernière  cité  date,  comme 
on  le  sait,  des  guerres  Médiques,  de  ces  fameuses  victoires  de 
Marathon  et  de  Salamine,  qui  concentrèrent  dans  la  jeune  Athè- 
nes toute  la  puissance  et  toute  la  prospérité  de  l'ancienne  confé- 
dération ionienne. 

Athènes,  c'est  la  grande  ville  commerçante  de  la  mer  Egée, 
la  reine  incontestée  de  tous  les  rivages  orientaux  du  monde  hel- 
lénique. Ce  monopole  du  commerce  développe  en  elle,  avec  la 

(1)  Voir  les  trois  précédents  articles  dans  la  Science  sociale,  livraisons  de  juin,  de 
juillet  et  de  septembre  1895. 


LES  ANCKTRES  DE  SOCKATE.  295 

ricliosse,  les  cultures  intellectuelles  qui  en  sont  la  conséquence, 
comme  en  lonie  et  pour  les  mêmes  raisons.  Par  suite,  les  hommes 
éminents  des  diverses  cités  voisines,  et  même  de  certaines  cités 
lointaines,  désertent  leur  patrie  pour  aller  exercer  leur  talent  à 
Athènes,  parer  qu'on  y  gagne  plus  d'argent.  Déjà  Ton  voit  Par- 
ménide  et  Zenon  d'ÉIée,  vers  V60,  faire  un  voyage  à  Athènes. 
Gorgias,  ambassadeur  de  Léontium,  trouve  profit  à  quitter  le  pays 
qui  l'a  fait  ambassadeur  pour  celui  où  il  exerce  son  ambassade. 
Protagoras  quitte  Abdère,  où  végète  l'école  de  Démocrite.  Thra- 
symaque  arrive  de  Chalcédoine.  Hippias  abandonne  Élis,  appe- 
lant Athènes,  dans  son  enthousiasme,  le  «  Prytanée  de  la  sa- 
gesse ».  Prodicus  trouve  que  l'île  de  Cosne  lui  donne  pas  assez 
de  travail,  et  va  en  chercher  dans  la  patrie  de  Thémistocle.  Il  y 
a  là,  exercée  par  Athènes,  une  influence  attractive  analogue  à  celle 
que  possède  actuellement  Paris.  C'est  dans  ce  centre  intellec- 
tuel seul  qu'on  peut  se  faire  connaître  et  faire  valoir  ses  capacités 
à  un  taux  rémunérateur. 

Mais  Athènes  n'est  pas  une  cité  semblable  à  Crotone  ou  à 
Sybaris.  D'une  part,  elle  occupe  bien  réellement  le  centre  du 
petit  monde  grec.  L'Archipel  est  là,  devant  elle,  à  sa  portée.  Ses 
navires  ne  font  d'ordinaire  que  le  cabotage,  qui  n'exige  pas  une 
organisation  commerciale  très  compliquée  et  ne  favorise  guère 
la  formation  d'immenses  fortunes.  La  richesse  est  abondante, 
mais  plus  di^isée.  D'autre  part,  les  guerres  Médiques  ont  trop 
rapidement  passé,  un  peu  comme  une  trombe,  pour  avoir  déter- 
miné dans  la  cité  une  solide  org-anisation  militaire.  Forte  de  sa 
toute-puissance  navale,  qui  s'identifie  avec  sa  toute-puissance 
commerciale,  Athènes  songe  peu  à  la  défense  terrestre.  Elle  y 
songe  si  peu  que  les  Lacédémoniens,  durant  la  guerre  du  Pélo- 
ponèse,  envahiront  et  ravageront  l'Attique  en  toute  liberté. 

Ces  diverses  circonstances  contribuent  à  affaiblir,  à  Athènes, 
l'élément  aristocratique  et  à  laisser  dominer  l'élément  démocra- 
tique. Ce  n'est  plus  une  élite  sociale  qui  gouverne,  c'est  le  petit 
monde.,  pêle-mêle  :  petits  armateurs,  petits  marchands,  petits 
paysans  de  la  banlieue  voisine,  petits  artisans  urbains.  Les  grands 
propriétaires  sont  tenus  en  suspicion,  et  les  négociants  qui  s'en- 


296  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

richissent  trop  voient  fondre  sur  eux  les  liturgies,  impôts  énor- 
mes, forçant  un  seul  homme  à  l'équipement  d'un  vaisseau,  à  la 
réparation  des  murailles,  à  lorganisation  d'une  représentation 
dramatique. 

C'est  dans  cette  Athènes  démocratique,  remuante,  que  débar- 
quent nos  sophistes,  arrivés  de  divers  rivages  où  la  philosophie 
s'est  déjà  développée  suivant  les  lois  exposées  dans  nos  précé- 
dents articles.  Là,  point  de  classe  privilégiée  en  mesure  de  les 
soutenir  officiellement,  de  s'en  faire  des  auxihaires.  11  faut  à  soi 
seul  gagner  sa  vie  comme  l'on  peut,  et,  dans  ce  tlot  de  commer- 
çants, se  faire  commerçants  comme  tout  le  monde.  Le  sophiste 
a  emporté  sa  marchandise  avec  lui;  il  va  tout  simplement  la 
mettre  en  vente.  Il  se  fera  marchand  d'idées. 

I.   LE  MAIICIIAM)  d'iDKKS. 

Avant  d'entrer  dans  l'examen  de  la  sophistique  proprement 
dite,  il  faut,  en  effet,  nous  représenter  la  situation  occupée  par  le 
sophiste  dans  la  société  athénienne. 

Le  sophiste  existe,  parce  qu'on  a  besoin  de  lui.  La  clientèle 
préexiste  toujours  au  marchand.  Quelle  est  ici  cette  clientèle? 

Les  auteurs,  et  principalement  Xénophon  et  Platon,  sont  una- 
nimes là-dessus.  Les  sophistes  s'adressent  aux /f^?<;i(^.s  gens  riches. 
C'est  parmi  eux  que  se  recrutent  les  disciples  de  Gorgias  et  de 
Protagoras  comme  les  disciples  de  Socrate.  Et  pourquoi  les  jeu- 
nes gens  riches  recherchent-ils  les  sophistes?  Les  mêmes  auteurs, 
en  une  foule  d'endroits,  nous  font  une  réponse  identique.  C'est, 
disent-ils,  afin  de  se  perfectionner  dans  fart  de  la  parole  et 
d'entrer  aussi  armés  que  possible  dans  l'arène  politique.  Les 
sophistes  sont  donc  des  marchands  qui  tiennent  chez  eux  tous  les 
articles  nécessaires  au  futur  politicien,  et  ces  articles  sont  si  pré- 
cieux qu'on  ne  lésine  pas.  Les  sophistes  sont  payés,  et  grassement 
payés.  On  paye  cinquante  drachmes  pour  assister  au  cours  de 
Prodicus  sur  le  juste  emploi  des  mots.  Certains  jeunes  gens  se 
saignent  pour  se  procurer  ces  bienheureuses  leçons.  D'autres, 
moins  fortunés,   essayent  du  moins  de  s'en  faire  communiquer 


LES    ANCÊTRES    DE  SOCRATE.  297 

le  résuiiié  par  leurs  camarades,  et  on  se  pâme  au  cours  d'un  so- 
phiste auquel  on  n'a  pas  assisté  (1). 

Voilà  un  fait  curieux  et  qu'il  ne  faut  pas  se  hâter  de  mettre 
sur  le  compte  d'un  amour  désintéressé  des  choses  de  l'esprit.  Cet 
amour  désintéressé  se  rencontre  sans  doute,  et  nous  aurons  occa- 
sion d'en  reparler  en  nous  occupant  de  Socrate.  Mais  un  mobile 
plus  puissant  entraine  la  masse.  Il  est,  dans  nos  Facultés,  des 
étudiants  aussi  assidus,  aussi 'appliqués,  aussi  avides  d'enseigne- 
ments que  l'étaient  les  riches  éphèbes  athéniens  :  ce  sont  les 
étudiants  à  la  licence  et  à  l'agrégation,  et  l'on  sait  que  leur  ar- 
deur trouve  son  explication  dans  l'obtention  d'un  précieux  di- 
plôme. Pas  de  diplôme  à  Athènes;  mais,  en  revanche^  il  faut 
avoir  passé  par  l'école  des  sophistes  pour  être  quelqu'un  dans  la 
cité.  «  Le  plus  grand  de  tous  les  biens,  dit  Gorgias  dans  Platon, 
celui  qui  rend  libre  et  même  puissant  dans  chaque  cité,  c'est. 
selon  moi,  d'être  en  état  de  persuader  par  ses  discours  les  juges 
dans  les  tribunaux,  les  sénateurs  dans  le  sénat,  le  peuple  dans 
les  assemblées,  en  un  mot,  tous  ceux  qui  composent  toute  espèce 
de  réunion  politique.  »  Voici  maintenant  Socrate  présentant  un 
jeune  élève,  Hippocrate,  à  Proiagoras  :  «  Hippocrate  que  voilà  est 
un  de  mes  compatriotes,  filsd'Apollodore,  d'une  des  plus  grandes 
et  des  plus  riches  maisons  d'Athènes:  nul  jeune  homme  de  son 
âge  n'a  de  plus  heureuses  dispositions;  il  veut  se  rendre  illustre 
dans  sa  patrie,  et  il  est  persuadé  que,  pour  y  réussir,  il  ne  peut 
mieux  faire  que  de  s'attacher  à  toi  »  (2).  Même  note,  comique 
cette  fois,  donnée  par  .Vristophane  ;  c'est  Strepsiade  qui  présente 
son  fils  à  Socrate,  considéré  par  le  poète  athénien  comme  le  roi 
des  sophistes  : 

Strepsiade.  —  Instruis-le,  châtie-le,  et  ne  manque  pas  de  lui 
bien  affiler  la  langue,  d'un  côté  pour  les  petits  procès,  de  l'autre 
pour  les  grandes  affaires, 

Socrate.  —  Ne  t'inquiète  pas;  je  te  le  rendrai  sophiste  ac- 
compli. 

(1)  Voir  le  début  du  Pfic(lre,de  Plalon. 

(2)  Platon,  Protarjoras.  —  Nos  citations  de  Platon  sont  cin|iruntoes  à  a  traduc- 
tion de  Victor  Cousin. 


298  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Pour  bien  comprendre  cette  importance  extraordinaire  de  la 
parole,  qui  est  ici  un  phénomène  social  des  plus  saillants,  rap- 
pelons-nous les  principaux  caractères  de  la  formation  hellénique 
et  combinons-les  avec  la  situation  spéciale  d'Athènes  :  culture 
arborescente  modérée,  laissant  beaucoup  de  loisirs  ;  petit  com- 
merce de  cabotage,  enrichissant  beaucoup,  grâce  à  la  dispari- 
tion des  concurrences,  et  toutefois  n'absorbant  pas,  comme  en 
Phénicie,  ceux  qui  s'y  livrent;  origine  ionienne  de  la  race  et 
exode  dansl'Attique  de  familles  aristocratiques  chassées  du  Pélo- 
ponèse  par  les  Héraclides;  retour  vers  l'Attique  de  certains 
Ioniens  d'Asie,  —  de  iMilet  notamment,  lors  de  l'invasion  de  l'Io- 
nie  par  les  Perses;  ajoutez  la  constitution  démocratique  d'Athè- 
nes, signalée  plus  haut,  et  l'on  s'expliquera  aisément  comment, 
de  ces  divers  éléments  sociaux,  résulte  un  milieu  particulièrement 
intelligent,  disposant  d^  une  partie  de  son  temps,  formé  à  la  parole 
par  le  commerce  et  la  conversation,  et  où  les  individualités  d'élite 
s'efforcent  de  perfectionner  à  outrance,  pour  l'usage  politique, 
cette  habileté  de  parole  que  le  commerce  et  les  loisirs  tendent 
déjà  à  leur  donner. 

En  effet,  si  la  raison  du  plus  fort,  en  tout  pays,  est  toujours  la 
meilleure,  il  s'agit  de  savoir  en  quoi  consiste  la  force,  et  si  cette 
dernière  ne  change  pas  d'aspect  suivant  l'organisation  d'une  so- 
ciété. Dans  une  cité  restreinte,  où  l'accès  des  fonctions  publiques 
est  ouvert  à  tous  les  citoyens,  et  où  l'occupation  dominante, 
le  commerce,  a  créé  une  race  de  gens  bavards,  persuasifs,  la 
force  est  à  celui  qui  persuadera  le  mieux.  Notons  en  passant  que 
nulle  part  ces  conditions  ne  se  sont  trouvées  mieux  réalisées 
qu'à  Athènes.  Elles  ne  le  sont  pas  dans  les  cités  où  dominent 
des  aristocraties,  lesquelles  régnent  par  une  infhience  propre  et 
traditionnelle.  Elles  ne  le  sont  pas  dans  les  grands  États,  même 
dans  les  grandes  démocraties,  où  le  jeu  des  élections  est  trop 
étendu  et  trop  compliqué,  et  où  une  portion  trop  restreinte  des 
citoyens  réussit  seule  à  suivre  cette  politique  diffuse.  A  Athènes, 
tout  dépend  de  la  parole.  Comme  la  valeur  d'un  chevalier  du 
moyen  âge  se  mesure  à  la  vigueur  avec  laquelle  il  brandit  la 
lance  ou  l'épée,  la  valeur  d'un  politicien  athénien  se  mesure  à 


LKS    ANCÊTRES    DE    SOCRATE.  209 

l'adresse  avec  laquelle  il  manie  Texorde,  la  preuve,  la  réfuta- 
tion, l'invective,  Tironie,  la  narration,  la  péroraison.  Or,  tout 
ceci  se  trouve  bien  en  germe  dans  le  commerce,  mais  à  l'état 
primitif,  chaoti(iue.  Un  marchand  de  poissons  qui  vous  fait 
prendre,  grâce  à  son  boniment,  des  sardines  gâtées  pour  des 
sardines  fraîches  est  incontestablement  un  orateur  remarquable, 
mais  il  est  orateur  sans  le  savoir.  De  plus,  son  éloquence  est 
confinée  dans  une  spécialité.  Il  pataugerait  peut-être  sur  un  autre 
sujet  que  les  sardines.  L'éphèbe  riche  sait  cela,  et  il  veut  trans- 
porter l'éloquence  du  marché  à  la  place  publique,  de  la  bou- 
tique au  tribunal.  Il  veut  se  rendre  compte,  scientifiquement, 
des  procédés  qu'emploie  instinctivement  tout  Athénien  dans  ses 
conversations  d'affaires  ;  il  veut  cataloguer,  dénombrer  les  armes 
diverses  que  fournit  la  parole,  et  les  diverses  façons  de  s'en  ser- 
vir, afin  de  pouvoir  au  besoin,  sans  hésitation,  se  servir  de  la 
meilleure,  trouver  instantanément  la  plus  vigoureuse  butte  ou  la 
plus  sûre  parade.  L'Athénien,  ordinaire  est  comme  un  homme 
bien  musclé  qui,  si  on  lui  met  un  fleuret  en  main,  s'en  sert  avec 
prestesse,  mais  sans  méthode.  L'éphèbe  qui  sort  de  chez  les 
sophistes  est  un  escrimeur  de  profession.  Il  battra  l'autre,  comme 
le  maître  d'armes  de  M.  Jourdain,  par  raison  démonstrative,  et 
voilà  pourquoi  il  paie  si  cher  les  leçons  qui  l'ont  rendu  si 
fort. 

Mais  il  y  a  deux  choses  dans  l'éloquence  :  le  fond  et  la  forme. 
De  là,  en  théorie,  deux  sortes  de  maîtres,  le  sophiste  et  le  rhé- 
teur, le  sophiste  marchand  d'idées  et  le  rhéteur  marchand  de 
mots.  Mais  on  conçoit  que,  dans  un  tel  ordre  de  choses,  la  divi- 
sion du  travail  ne  s'accomplisse  pas  aisément.  Tout  rhéteur  est 
plus  ou  moins  sophiste,  et  réciproquement.  Gorgias,  à  une  ques- 
tion de  Socrate  qui  lui  demande  ce  qu'il  est,  se  déclare  officiel- 
lement rhéteur,  et  le  rhéteur  Isocrate,  en  revanche,  était  par- 
fois traité  de  sophiste.  Au  fond,  les  deux  choses  se  tiennent  trop 
étroitement  pour  qu'on  ait  pu  les  séparer  dans  la  pratique,  du 
moins  à  l'époque  de  Périclès.  Le  cours  si  coûteux  où  Prodicus 
définissait  et  distinguait  les  synonymes  ne  pouvait  aller  sans  une 
analyse  finie  et  pénétrante  du  sens  des  mots  qu'il  creusait  ainsi. 


300  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Le  côté  sophistique  est  cVailleurs  le  côté  essentiel  de  cette  for- 
mation à  léloquence.  Pour  parler,  il  faut  avoir  quelque  chose  à 
dire;  et  l'art  même  de  parler  pour  ne  rien  dire,  si  précieux  en 
politique,  suppose  des  connaissances  psycholog-iques  où  la  rhé- 
torique a  moins  de  part  que  la  philosophie.  Si  le  sophiste,  en 
tant  que  rhéteur,  est  donc  l'homme  qui  apprend  à  tourner  des 
phrases,  ce  même  sophiste,  en  tant  que  sophiste   proprement 
dit,  est  l'homme  qui  apprend  à  envelopper  quelque  chose  sous 
ces  phrases,  à  retenir  des  idées  toutes  faites,  des  axiomes,  des 
sentences,  des  lieux  d'argument  (d'où  est  venu  le  terme  de  lieu 
commun),  des  considérations  morales,  sur  lesquels  il  est  facile 
de  hroder  n'importe  quoi  à  n'importe  quelle  occasion.  Alphonse 
Daudet,  dans  les  Rois  en  exil,  nous  représente  un  gros  marchand 
de  vin  enrichi,  qui,  obligé   de  paraître  dans  les  salons  selecl 
après  avoir  marié  sa  fille  à  un  prince,  se  fait  donner  par  un 
jeune  bohème  royaliste,  très  intelligent,  «des  idées  sur  les  choses». 
L'ancien  négociant    se   paie   ainsi  le   luxe  d'étonner   les  gens 
chics  par  la  hauteur  et  l'originalité  de  ses  vues  politiques.  Le 
service  que  le  sophiste  rend  au  jeune  Athénien  a  quelque  chose 
d'analogue.  Aussi  l'influence  de  la  sophistique  est-elle  grande 
sur  les  hommes  d'État  de  ce  temps-là.  Périclès,  Alcibiade,  Thu- 
cydide,  Théramène,  Critias,  ont  passé   par  cette  haute  et  libre 
école  avant  d'aborder  la  tribune  ou  de  briguer  les  charges  de 
l'État;  et  Xénophon,   parlant  des  rapports  des   deux  derniers 
avec  Socrate,  s'attache  longuement  (1)  à  nous  montrer  comment 
ces  deux  jeunes  Athéniens,  ambitieux  et  sans  scrupule,  ne  se 
faisaient  ainsi  les  disciples  des  maîtres  éminents,  qu'afm  d'en 
extraire  tout  le  suc  intellectuel  qu'ils   pouvaient    et    d'arriver 
plus  sûrement,  par  cette  science  acquise,  à  mettre  la  main  sur 
le  pouvoir.  Suivant   le  mot  du  grand  Frédéric,   ils  pressaient 
l'orange,  quitte  à  jeter  ensuite  l'écorce. 

On  voit  donc  se  préciser  la  raison  d'être  de  la  sophistique. 
C'est  un  organisme  utilitaire,   un  atelier  où  se  forment  des  ap- 
prentis. «  On  ne  cultive  plus  la  science  pour  elle-même,  dit  Zel- 

(1)  Méinorahlcs. 


LES  ANCÊTRES  DE  SOCRATE.  301 

1er  (1),  mais  on  mesure  son  prix  et  son  importance  à  son  uti- 
lité comme  moijen  (Vaction.  La  sophistique  se  trouve  ainsi  sur 
la  frontière  commune  de  la  philosophie  et  de  la  politique.   » 

Pénétrons  maintenant  dans  la  sophistique  elle-même,  et  ren- 
dons-nous compte  de  son  essence,  de  ses  procédés^  de  ses  prin- 
cipes. Tout  dérivera,  évidemment,  de  la  situation  que  nous  ve- 
nons de  poser,  à  savoir  du  besoin  qu'ont  les  jeunes  gens  riches 
de  se  fortifier  en  vue  des  luttes  de  la  tribune  et  de  Xagova.  Or, 
sur  l'agora,  il  faut  raisonner,  et,  en  même  temps,  il  faut  décider, 
à  chaque  occasion,  de  la  justice  ou  de  l'injustice  de  telle  loi, 
de  telle  mesure,  de  telle  administration  politique.  De  là  les  deux 
principales  faces  de  la  sophistique,  les  deux  points  de  vue  aux- 
quels nous  allons  l'envisager  :  1°  la  création  et  le  triomphe 
delà  logique;  2°  robscurcissement  systématique  de  la  morale. 


II.    LE    TRIOMPHE    DE    LA    LOGIQUE. 

Logique  vient  de  as';:;,  qui  signifie  deux  choses  en  grec  :  dis- 
cours et  raison.  C'est  ainsi  que  le  fameux  dialogue  des  Nuées 
entre  le  Discours  plus  fort  et  le  Discours  plus  faible  doit  se  com- 
prendre en  réalité  comme  un  dialogue  entre  la  Bonne  raison 
et  la  Mauvaise  raison  (2).  Ce  double  sens  montre  assez  la  relation 
qui  a  existé  primitivement  entre  l'art  de  parler  et  l'art  de  rai- 
sonner, entre  le  bavardage  et  l'éloquence.  L'enseignement  so- 
phistique est  d'ailleurs,  par  excellence,  un  enseignement  oral. 
Les  exercices  écrits,  importants  de  nos  jours  pour  la  prépara- 
tion d'un  examen,  sont  relégués,  en  Grèce,  au  second  plan.  C'est 
la  parole  qui  prépare  directement  à  la  parole.  Le  climat  se  prête 
d'ailleurs  admirablement. aux  causeries  en  plein  air.  Les  sophis- 
tes et  leurs  disciples  sont  donc  des  périjjatél icie ns  aysmi  la  lettre. 
«  J'eus  vraiment  un  singulier  plaisir,  dit  Socrate  (3),  à  voir  avec 
quelle  discrétion  cette  belle  troupe  (de  disciples)  prenait  garde 

(1)  Philosopliie  des  Grecs,  t.  Il,  p.  48G. 

(2)  On  traduit  généralement  :  le  Juste  et  l'Injuste,  ce  qui  ne  rend  i>as  toute  l'idée. 

(3)  Platon,  Piotacjoras. 


302  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

de  ne  point  se  trouver  devant  Protagoras,  et  avec  quel  soin,  dès 
que  Protagoras  retournait  sur  ses  pas  avec  sa  compagnie,  elle 
s'ouvrait  devant  lui,  se  rangeait  de  chaque  côté,  dans  le  plus 
bel  ordre,  et  se  remettait  toujours  derrière  lui  avec  respect  ». 

Ces  quelques  lignes  font  voir  la  scène.  Que  s'y  passe-t-il  main- 
tenant? 

Le  génie  attique  aime  la  clarté,  non  point,  comme  l'insi- 
nuent doctement  des  historiens  de  ce  siècle,  parce  que  le  ciel  est 
bleuet  que  les  collines  s'y  dessinent  finement,  mais  tout  sim- 
plement parce  que  les  commerçants,  en  traitant  une  affaire,  ont 
intérêt  à  s'expliquer  le  plus  clairement  possible.  L'Athénien  trans- 
porte dans  la  philosophie  les  caractères  de  la  conversation  com- 
merciale :  il  va  mettre  les  points  sur  les  i.  L'entretien  sophis- 
tique débute  par  des  préliminaires,  des  précautions  logiques, 
des  conventions  éliminatoires,  ayant  pour  but  de  délimiter  avec 
soin  le  champ  qu'on  va  parcourir.  On  règle  les  conditions  de 
la  dispute,  pour  que  ce  soit  bien  entendu  et  qu'on  ne  se  dispute 
pas  ensuite  sur  la  manière  de  disputer.  Si  la  clarté  de  ces  pré- 
ludes fait  voir  que  nous  avons  affaire  à  une  race  commerçante, 
leur  longueur,  en  revanche,  nous  fait  voir  que  les  interlocu- 
teurs, j^our  leur  compte,  ne  sont  pas  des  commerçants.  Ces  jeunes 
gens  ont  tout  leur  temps  à  eux  ;  ils  ne  sont  pas  pressés  ;  ils  ont 
tout  le  loisir  nécessaire  pour  discuter  en  parfait  repos  d'esprit 
la  question  qui  va  être  soulevée  par  le  maître  ou  par  l'un  d'eux. 

L'ordre  du  tournoi  est  donc  réglé.  La  lutte  commence.  Le 
maître  risque  une  définition,  mais  il  ne  la  risque  pas  directement. 
Il  force  son  interlocuteur,  par  une  série  de  questions  adroites  et 
pressantes,  à  lui  avouer  que  telle  chose  est  ceci,  que  telle  autre 
est  cela.  C'est  un  des  grands  trucs  des  Sophistes  que  ces  aveux 
obtenus  ainsi  par  voie  d'interrogation.  Le  maître  s'en  empare  , 
creuse  la  définition ,  en  fait  sortir  des  conséquences  apparemment 
logiques,  et,  à  chaque  pas,  demande  à  linterlocuteur  :  «  En  con- 
viens-tu, oui  ou  non?  »  Les  détours  sont  tellement  ingénieux,  le 
maître  masque  si  bien  le  but  où  il  veut  aller,  que  le  disciple ,  dé- 
concerté, attentif  seulement  au  lien  des  deux  propositions  consé- 
cutives, répond  presque  toujours  oui.  Et  le  maître  repart  de  plus 


LES   ANCÊTRES   DE   SOCRATE.  303 

belle ,  sautant  avec  une  prestesse  incroyable  de  conséquence  en 
conséquence,  chacune  lardée  de  sou  impitoyable  :  u  Oui,  ou 
non?  »  Et  il  s'amuse  à  en  tirer  des  absurdités  monunieutales,  ([ui 
écrasent  l'interlocuteur.  Celui-ci  répond-il  c  non  »  à  une  ques- 
tion, le  maître  lui  demande  incontinent  pourquoi ,  le  harcèle  de 
questions  nouvelles,  recourt  à  des  détours  nouveaux,  et  arrive  à 
son  but  quand  même.  Il  y  a  là  une  leçon  de  lirésencc  cV esprit  et 
de  fécondité  d'improvisation  raisonnante,  deux  choses  souverai- 
nement utiles  au  futur  politicien. 

Autre  procédé  :  le  dilemme.  Ce  genre  d'argument  est  instinctif 
et  les  sophistes  ne  l'ont  pas  inventé,  pas  plus  qu'aucun  autre. 
Mais  ils  l'ont  perfectionné,  aiguisé,  et  surtout  ils  en  ont  systéma- 
tisé l'emploi.  ('  Dis-tu  que  telle  chose  est  ceci  ou  bien  qu'elle  est 
cela?  »  Voilà  une  phrase  qui,  sous  mille  aspects,  revient  mille 
fois  dans  leur  bouche.  L'art  consiste  ici  à  bien  présenter  les  deux 
cornes  du  dilemme,  à  poser  la  question  de  manière  à  ce  que  l'in- 
terpellé ne  s'aperçoive  pas  qu'il  y  a  un  milieu,  ou  encore  à  mêler 
ingénieusement,  dans  une  série  de  questions-dilemmes,  les  di- 
lemmes irréprochables  et  ceux  ({uine  le  sont  pas,  afin  que  l'adhé- 
sion aux  uns  persuade  l'adhésion  aux  autres. 

On  commencerait  à  avoir  un  squelette  d'argumentation  sophis- 
tique dans  les  formules  suivantes  :  «  Dis-tu  ceci?  —  Oui.  —  Dis- 
tu  encore  ceci?  —  Certes.  —  Et  par  conséquent  ceci?  — Evidem- 
ment. —  Mais  alors  tu  avoues  aussi  ceci?  —  J'en  conviens.  —  Et 
diras-tu  que  ceci  est  telle  chose,  ou  bien  non?  —  Je  dis  que  c'est 
telle  chose.  —  Or  donc,  tu  disais  tantôt  (ou  «  nous  disions  tan- 
tôt »)  que...  Disions-nous  cela,  oui  ou  non? —  Nous  le  disions. 
—  Eh  bien?  entends-tu  par  cela  telle  chose,  ou  bien  telle  autre 
chose,  —  La  première  chose,  —  Et  cette  chose  est-elle  bonne 
en  un  point  et  mauvaise  en  un  autre,  ou  bien  bonne  de  tout 
point?...  etc.,  etc.  »  Le  lecteur  se  rend  aisément  compte  du 
mouvement  de  l'entretien. 

Mais  c'est  là  le  jeu  ordinaire.  Pour  les  cas  spéciaux,  il  y  a  le 
grand  jeu.  Le  sophiste  a  parfois  atfaire  à  un  interlocuteur  malin, 
beau  parleur  lui-même,  prompt  à  saisir  les  subtilités  insidieuses. 
C'est  alors  qu'il  faut  manteuvrer  habilement.  Alors  sui'vicnneut 


304  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

les  parenthèses,  les  digressions,  les  tirades.  Ou  se  jette  à  côté  de 
la  question.  On  ergote  intrépidement  pour  faire  croire  à  un  point 
faible  chez  l'adversaire.  On  esquive  une  question  qu'on  vous  fait 
en  posant  soi-même  une  question  qui  s'empare  de  la  galerie , 
fait  oublier  la  première  et  force  l'interlocuteur  à  revenir  sur  la 
défensive.  On  brandit  le  distinguo,  qui  est  loin  d'être  une  inven- 
tion scolastique.  Enfin,  on  a  la  suprême  ressource  de  dire  des 
sottises  à  son  adversaire ,  de  s'indigner,  de  soutenir  qu'il  sort  de 
la  question,  qu'il  viole  les  conventions  de  la  dispute,  qu'il  inter- 
roge au  lieu  de  répondre.  «  N'as-tu  pas  honte,  Socrate,  d'inter- 
roger quand  on  t'interroge?  (1)  »,  s'écrie  Euthydème  vexé  par  une 
question  qui  le  cloue  sur  place.  Car,  de  même  que  le  joueur  d'é- 
checs a  intérêt  à  tenir  l'échec ,  le  sophiste  a  intérêt  à  interroger 
sans  relâche  ^  et  à  ne  laisser  à  son  partenaire  que  juste  le  temps 
de  répondre,  aussi  brièvement  que  possible,  à  une  série  de  ques- 
tions rapides  et  bien  enchaînées.  L'ennemi,  toujours  réduit  à 
parer,  ne  peut  ainsi  pousser  la  moindre  botte. 

Or,  qu'on  le  remarque,  les  qualités  qui  résultent  de  tels  exer- 
cices sont  précisément  celles  qui  sont  indispensables  à  ce  que 
nous  appelons  aujourd'hui,  d'un  nom  romain,  le  tribun.  Le  genre 
d'éloquence  qui  en  est  le  fruit  n'est  pas  celui  qui  aide  à  l'orateur 
à  mettre  une  vérité  en  lumière,  par  des  arguments  consciencieu- 
sement médités.  C'est  une  éloquence  délibérative  à  l'usage  des 
petites  démocraties,  ce  que  nous  appellerions  de  nos  jours  une  élo- 
quence de  clubs  et  de  réunions  publiques.  Seulement,  le  public 
du  grand  club  athénien  est  plus  fin,  plus  généralement  cultivé 
que  celui  de  nos  réunions  électorales.  Ce  qui  importe  à  l'orateur 
athénien  est  moins  de  prouver  une  vérité  que  de  se  maintenir 
par  tous  les  moyens  contre  un  adversaire,  de  tirer  à  lui  toute  la 
couverture  oratoire,  de  faire  face  de  tous  les  côtés,  de  ne  se  lais- 
ser désemparer  par  aucune  objection,  par  aucune  des  nombreuses 
interruptions  qui  peuvent  jaillir  du  sein  de  la  foule,  de  rétorquer 
instantanément  un  essai  de  réfutation  contre  son  auteur,  d'échap- 
per à  ses  pièges  par  des  distinctions  subtiles,   immédiatement 

(1)  Plalon,  Euthydème. 


LES  ANC.KTRES    DE    SOC.RATE.  305 

aperçues  ot  développées,  de  prévoir  le  sijslrmr  d'argumentation 
de  l'adversaire,  pour  le  démolir  et  le  ridiculiser  d'avance.  Il 
parle  devant  une  foule  intelligente,  — une  canaille  d'élite,  — qui 
saisit  parraitemont  le  fil  des  preuves,  les  allusions,  les  traits  iro- 
niques. Toute  la  science,  toute  la  tcc.Jmiqnc  accumulée  à  l'école 
des  sophistes  n'est  pas  de  trop  dans  ces  occasions.  De  là.  dans 
certains  disconrs,  ces  merveilles  de  construction,  d'enchaînement, 
de  proportion,  cet  emploi  successif  et  opportun  de  tous  les  moyens 
oratoires^  qui  en  font  des  œuvres  classiques,  propres  à  être  dis- 
séquées par  les  écoliers  dans  les  collèges.  Creusez  les  deux  dis- 
cours sw  la  Couronne,  celui  d'Eschine  et  celui  de  Démosthènes; 
vous  retrouverez  les  traces  de  cet  art  consommé,  profond,  que 
les  sophistes  avaient  révélé  àAthènes.  Démosthènes  bâtit  l'édifice, 
mais  c'est  peut-être  Gorgias  qui  a  fourni  l'échafaudage.  Plus  tard, 
à  Rome,  on  verra  Cicéron  prôner  atout  venant  l'union  de  la  phi- 
losophie et  de  l'éloquence,  et  recommander  aux  jeunes  orateurs 
de  se  mettre,  à  son  exemple,  à  l'étude  de  la  philosophie  ;  car  la 
philosophie  est  un  magasin  d'idées  où  l'orateur,  dans  bien  des 
cas  qui  laisseraient  son  cerveau  à  sec,  puise  toujours  avec 
fruit. 

Et  ceci  nous  amène  à  dire  un  mot  de  Y  abstraction^  qui,  confinée 
jusqu'ici  dans  les  écrits  de  nos  philosophes  ioniens,  fait  irruption 
dans  le  domaine  de  la  politique  et  vient  relever  singulièrement, 
au  point  de  vue  littéraire,  la  valeur  des  productions  oratoires  du 
temps.  On  connaît  rinfluence  de  l'abstraction  sur  les  foules.  Les 
grands  mots  qu'on  ne  comprend  pas,  mais  qu'on  croit  compren- 
dre ou  plutôt  qu'on  comprend  à  moitié,  sans  avoir  le  temps  d'en 
calculer  le  sens  précis,  exerceront  toujours,  dans  la  bouche  d'un 
orateur  enthousiaste,  une  sorte  de  magnétisme  enivrant.  Ces 
mots-là,  en  France,  sont  ceux  dont  on  se  sert  pour  clôturer  les 
alinéas,  en  y  mettant  le  ton  qu'il  faut  pour  faire  partir  les  ap- 
plaudissements. On  connaît  :  ((  liberté,  égalité,  fraternité,  soli- 
darité, progrès,  émancipation,  esprit  moderne,  réaction,  tyran- 
nie, capitalisme,  cléricalisme,  etc.,  »  et  bien  d'autres  encore,  de 
forme  savante  et  profonde ,  qui  ne  sont  pas  applaudis  avec  moins 
de  force,  lorsqu'on  les  lance  avec  l'accent  et  le  geste  voulus,  en 

T,  XX.  23 


306  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

les  faisant  suivre  d'une  suspension  convenable.  Cette  puissance  de 
l'abstraction  a  évidemment  une  cause.  Elle  est  dans  le  désir  va- 
gue et  confus  où  se  trouve  l'auditoire  de  se  persuader  à  soi-même 
qu'il  comprend  très  bien  toutes  ces  choses  abstraites,  placées  lé- 
gèrement au-dessus  de  son  niveau.  De  plus,  le  large  sens  de  ces 
expressions,  la  multiplicité  des  interprétations  qu'on  en  peut 
faire,  laisse  toute  latitude  à  l'imagination  et  lui  permet,  au  mo- 
ment où  on  les  profère,  de  prendre  ses  libres  envolées.  Au  fond, 
l'auditoire  est  fier  de  se  sentir  traiter  en  grande  personne,  comme 
quelqu'un  de  bien  instruit,  et  sa  reconnaissance  se  traduit  par  des 
manifestations  plus  particulièrement  éclatantes.  Ces  abstractions, 
elles  pullulent  chez  nos  orateurs  athéniens.  Où  les  ont-ils  prises? 
Chez  les  sophistes,  héritiers  directs  des  philosophes  de  la  période 
ionienne.  Et  l'abstraction  est  parfois  poussée  jusqu'aux  limites 
extrêmes  de  la  subtilité.  Écoutons  Gorgias  :  «  L'Etre  n'est  pas,  car 
il  serait  dérivé  ou  non  dérivé.  Il  n'est  pas  non  dérivé,  car  il  serait 
sans  commencement,  et  l'infini  est  impossible.  L'infini  est  impos- 
sible, car  il  ne  peut  être  ni  en  lui-même,  ni  en  un  autre;  ni  en 
lui-même,  parceque  le  contenant  est  autre  chose  que  le  contenu; 
ni  en  une  autre  chose,  car  il  ne  serait  pas  l'infini.  D'autre  part, 
l'Être  n'est  pas  dérivé,  car  il  serait  dérivé  de  l'Être  ou  du  Non- 
Être.  Il  n'est  pas  dérivé  de  l'Être,  car  si  l'Être  devenait  autre 
chose,  il  ne  serait  plus  l'Être;  il  ne  l'est  pas  du  Non-Être,  parce 
que,  de  deux  choses  l'une,  ou  le  Non-Être  est,  ou  le  Non-Être  n'est 
pas.  Si  le  Non-Être  n'est  pas,  rien  ne  vient  de  rien;  et  si  le  Non- 
Etre  est,  on  peut  lui  appliquer  les  raisonnements  qui  prouvent 
que  rien  ne  vient  de  l'Être  (1)  ». 

Nous  avons  voulu  citer  cette  curieuse  argumentation,  extraite 
elle-même  du  fameux  livre  de  Gorgias,  De  la  nature  ou  du 
Non-être^  divisé  en  trois  parties  :  1"  Il  n'y  a  rien;  -2°  s'il  y  a 
quelque  chose  on  ne  peut  le  connaître;  3°  s'il  y  a  quelque 
chose  et  si  on  peut  le  connaître,  on  ne  peut  l'exprimer  par  le 
discours.  Certes,  nous  sommes  là  dans  la  haute  métaphysique 
et  la  haute  fantaisie;  mais  revenons  toujours  à  notre  point  de 

(1)  Cité  par  Zeller,  II,  501. 


LES    AN'ClilTRES   DE   SOCRATE.  307 

vue,  et  remarquons  le  parti  énorme  (jue  nos  éphèljes  peuvent 
tirer,  poiw  les  (liscoiirs  pol'ilKjKcs  qu'ils  auruni  à  faire  plus 
tard,  de  ces  arguties  et  de  ces  quintessences,  mines  à  divisions, 
à  développements,  à  objections,  à  réfutations.  Laissons  (iorgias, 
et  revenons  à  Aristophane  : 

Stuepsiade.  —  Par  Zens,  je  t'en  prie,  dis-moi,  Socrate, 
quelles  sont  ces  femmes  dont  le  langage  est  si  solennel  ;  serait- 
ce  des  demi-déesses? 

Socrate.  —  Pas  du  tout;  ce  sont  les  Nuées  du  ciel,  de  gran- 
des déesses  pour  les  paresseux;  nous  leur  devons  tout,  pensées, 
paroles,  finesse,  charlatanisme,  bavardage,  mensonge,  pénétra- 
tion. 

Strepsiade.  —  Aussi,  en  les  écoutant,  mon  esprit  a  déployé 
ses  ailes.  Il  brûle  de  bavarder  sur  des  riens,  de  soutenir  des  dis- 
cussions creuses,  de  lancer  son  petit  argument,  de  contredire, 
de  picoter  un  adversaire  (1). 

Résumons-nous  :  les  sophistes  nous  apparaissent,  dans  leur  vrai 
jour,  comme  des  intermédiaires  entre  les  philosophes  de  Fâge 
précédent  et  les  politiciens  de  la  génération  nouvelle.  Leur  œu- 
vre consiste  à  façonner,  d'après  les  philosophes,  une  logique 
abstraite^  subtile,  compliquée,  très  souple  et  très  riche,  qu'ils 
transmettent  à  des  jeunes  gens  désireux  d'appliquer  cette  logi- 
que à  l'art  oratoire  et  d'arriver  par  là  au  gouvernement  de  la  cité. 
Si  cette  logique  n'est  pas  encore  réduite  en  corps  de  science, 
comme  elle  le  sera  par  Aristote ,  elle  contient  du  moins  tous  les 
éléments  essentiels  de  cet  organon  qu'élaborera,  au  siècle  suivant, 
le  philosophe  deStagyre.  Gorgias,  Protagoras,  Prodicus  ont  tracé 
des  règles,  constaté  des  lois,  donné  des  exemples  de  raisonne- 
ment qui  survivront  à  tous  les  siècles  et  passeront  dans  tous  les 
traités  de  philosophie.  «  La  sophistique,  dit  Zeller,  est  le  fruit 

(1)  Exemple  comique  d'argumentation  sophistique  ;  «Les  Africains  sont  noirs; 
donc  il  ne  sont  pas  blancs  ;  donc  ils  ne  peuvent  avoir  les  dents  blanches ,  puisque 
on  ne  peut  être  à  la  fois  noir  et  blanc.  »  Tout  VEut/iydème  de  Platon  est  plein  de 
traits  du  même  genre.  Ce  dialogue  semble  consacré  à  la  caricature  du  sophiste.  Le 
Gorrjias  et  le  Protagoras  les  combattent  sous  une  forme  ]>lus  sérieuse  et  plus  re- 
levée. 


308  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

et  rinstrument  de  la  plus  profonde  révolution  qui  ait  eu  lieu 
dans  les  idées  et  dans  la  vie  intellectuelle  du  peuple  grec  (1).  » 
Mais  cette  révolution  n'est  si  profonde  que  parce  qu'elle  affecte, 
non  seulement  la  vie  intellectuelle,  mais  encore  la  vie  morale. 
C'est  ce  que  nous  allons  voir. 

TU.  —    BÉCADKXCK    DK    LA    MORALE. 

Déjà,  dans  certaines  des  subtilités  que  nous  avons  citées,  nous 
avons  pu  facilement  reconnaître,  au  point  de  vue  moral,  quel- 
que chose  de  trouble  et  d'inquiétant.  Lorsque  Protagoras  affirme, 
dans  une  maxime  célèbre,  que  «  l'homme  est  la  mesure  de  toute 
chose,  de  celles  qui  sont,  en  tant  qu'on  veut  voir  ce  qu'elles 
sont,  de  celles  qui  ne  sont  pas  en  tant  qu'on  veut  voir  ce  qu'elles 
ne  sont  pas  »,  une  telle  philosophie  donne  joliment  à  penser. 
L'idée  que  les  choses  n'existent  qu'au  moment  où  nous  les  pen- 
sons, idée  chère  à  certains  disciples  de  Kant  et  qui  se  trahissait 
avec  éclat  dans  ce  début  d'une  conférence  de  Fichte  :  ((  Messieurs, 
nous  allons  aujourd'hui  créer  Dieu  »,  cette  idée,  disons-nous, 
est  assez  familière  à  certains  sophistes.  Elle  peut  se  rattacher  à 
la  doctrine  des  derniers  philosophes  de  l'école  éléate,  Mélissus 
de  Samos  et  Zenon  d'Élée,  cjui  ont  déjà  tout  à  fait  la  tournure 
de  sophistes.  Le  sophiste  Xéniade  soutenait  que  toutes  les  opi- 
nions sont  fausses;  d'autres,  qu'une  opinion  n'est  vraie  que  pour 
celui  qui  la  croit  telle.  Il  y  a  donc,  dans  la  sophistique,  un  côté 
moral,  et,  pour  mieux  le  dégager,  demandons-nous  première- 
ment quelles  pouvaient  être,  à  ce  point  de  vue,  les  prétentions 
des  sophistes.  Nous  verrons  ensuite  ce  à  quoi,  en  réalité,  leur 
enseignement  a  pu  aboutir. 

Les  sophistes  ont,  en  morale,  de  grandes  prétentions.  «  Dis-moi, 
Hippocrate,  demande  Protagoras,  le  sophiste  n'est-il  pas  un  mar- 
chand, soit  passager,  soit  fixé  en  un  lieu,  de  toutes  les  denrées 
dont  l'âme  se  nourrit  (2)  ?  ■»  Or,  parmi  ces  denrées,  ne  faut-il  pas 
mettre  au  premier  rang  la  vertu?  La  vertu  ,  c'est  en  effet,  disent 

(1)  Plnl.  des  Grecs,  II,  546. 

(2)  Platon,  Protagoras. 


LES   ANCÊTRES   DE    SOCRATE.  300 

ces  mômes  maîtres,  «  l'oljjet  de  la  politique  (1)  ».  Le  bon  ora- 
teur (formé  par  les  sophistes)  doit  travailler,  suivant  (lorgias,  «  à 
rendre  meilleures  les  Ames  des  citoyens  ».  Et  le  même  sophiste 
précise  encore  sa  pensée  :  «  Son  esprit  sera  sans  cesse  occupé 
des  moyens  de  faire  naître  la  justice  dans  l'a  me  de  ses  conci- 
toyens, et  d'en  bannir  iinjusticc;  d'y  faire  germer  la  tempérance 
et  d'en  écarter  l'intempérance;  d'y  introduire  enfin  toutes  les 
vertus  et  d'en  exclure  tous  les  vices  (2).  »  L'idée  de  la  rhétorique 
se  lie  d'ailleurs  si  étroitement  à  l'idée  du  jiistp  et  de  Vinjustr, 
que  les  interlocuteurs  des  dialogues  sophistiques  de  Platon,  par- 
lant de  la  rhétorique,  en  viennent  tout  naturellement,  sans  sortir 
du  sujet,  à  parler  du  juste  et  de  l'injuste,  ce  qui  a  paru  jjizarre 
aux  commentateurs  modernes.  Quand  Socrate  demande  à  Pro- 
tagoras  ce  qu'il  fait,  celui-ci  répond  solennellement  que  son 
métier  consiste  à  «  enseigner  l'intelligence  des  affaires  domesti- 
ques et  des  affaires  publiques  ».  Il  se  vante,  en  résumé,  de 
«  former  de  bons  citoyens  ».  On  le  voit,  c'est  la  formule  qui  re- 
vient toujours,  et  un  troisième  grand  sophiste,  Prodicus,  vient 
attester  la  puissance  de  cette  préoccupation  chez  lui  et  tous  ses 
pareils,  par  la  célébrité  de  son  apologue  sur  «  Hercule  entre  le 
vice  et  la  vertu  » . 

Ces  prétentions  ne  doivent  pas  nous  étonner.  Communes  aux 
sophistes  et  à  leurs  plus  implacables  adversaires,  elles  dérivent 
étroitement  de  V  organisation  communautaire  delà  cité,  qui,  élar- 
gissant le  cadre  de  la  famille  patriarcale,  fait  de  l'ensemble  des 
citoyens  une  sorte  de  groupement  familial,  dont  les  chefs  ont 
envers  la  masse  des  devoirs  d'éducation  morale  analogues  à  ceux 
des  pères  envers  leurs  enfants.  Les  sophistes  d'un  côté,  Socrale 
et  Platon  de  l'autre,  sont  unanimes  sur  ce  point  :  l'homme  poli- 
tique a  charge  d'àmes;  il  a  pour  mission  de  diriger  les  citoyens, 
non  seulement  dans  la  vie  publique,  mais  aussi  dans  la  vie  pri- 
vée; ou  plutôt  il  n'y  a  pas  de  frontières  bien  nettes  entre  la  vie 
privée  et  la  vie  publique.  A  chaque  instant  des  questions  de  mo- 
rale privée  peuvent  être  portées  au  pied  de  la  tribune.  L'impiété 

(1)  Idée  du  ProUigoran. 
ip.)  Platon,  Goryias. 


310  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

est  affaire  d'État  ;  il  y  a  des  lois  contre  l'ingratitude  ;  il  y  en  a 
qui  défendent  de  <(  mentir  au  marché  » .  La  prétention  des  so- 
phistes se  conçoit  donc.  Tout  le  débat  porte  sur  la  manière  dont 
les  sophistes  s'acquittent  de  cette  mission  qu'ils  assument.  Pla- 
ton même  estime  qu'ils  pèchent  en  cela  par  défaut  plutôt  que 
par  excès.  Il  les  blâme,  dans  le  Go/r/ias,  de  «  négliger  l'intérêt 
public  pour  ne  s'occuper  que  de  leur  intérêt  personnel,  se  con- 
duisant avec  les  peuples  comme  avec  des  enfants  et  s'appliquant 
uniquement  à  leur  faire  plaisir,  sans  s'inquiéter  s'ils  deviendront 
par  là  meilleurs  ou  pires.   » 

C'est  là  effectivement  un  médiocre  souci  pour  le  sophiste.  Pro- 
fesseur mercenaire,  il  ne  cherche  qu'à  faire  entrer  la  plus  grande 
quantité  possible  de  drachmes  dans  sa  caisse,  et,  pour  cela,  à 
fournir  aux  jeunes  gens  les  armes,  quelles  qu'elles  soient,  dont 
ils  ont  besoin  pour  triompher  à  l'agora,  dans  les  délibérations 
populaires,  ou  devant  les  tribunaux,  populaires  aussi,  de  l'Athè- 
nes de  Périclès.  De  là  cette  gageure  de  Protagoras,  qui  s'enga- 
geait à  soutenir  en  tout  le  pour  et  le  contre;  de  là,  plus  tard, 
l'exorde  fameux  du  rhéteur-sophiste  Isocrate,  déclarant  que 
l'éloquence  consiste  à  rendre  grandes  les  choses  petites  et  petites 
les  choses  grandes.  «  Quand  je  regarde,  dit  Criton  à  Socrate  (1), 
ceux  qui  font  profession  d'élever  la  jeunesse,  ils  m'épouvantent. 
Je  ne  sais  que  faire,  et,  pour  te  dire  la  vérité,  je  n'en  vois  pas 
un  seul  qui  ne  me  paraisse  tout  à  fait  incapable.  »  La  sophisti- 
que, sous  le  rapport  moral,  c'est  la  philosophie  corrompue  et 
pliée  par  force  à  des  emplois  utilitaires.  On  pressent  vaguement, 
dans  l'argot  à  venir,  la  formation  du  verbe  «  sophistiquer  ».  Le 
Strepsiade  d'Aristophane,  là-dessus  encore,  ne  cache  pas  sa  ma- 
nière de  voir  :  «  Les  coups,  la  faim,  la  soif,  le  chaud,  le  froid, 
peu  m'importe;  qu'ils  (les  sophistes)  m'écorchent  pourvu  que  j'é- 
chappe à  mes  dettes,  pourvu  que  j'aie  la  réputation  d'être  un 
coquin  beau  parleur,  impudent,  effronté,  bavard,  habile  à  sou- 
der des  mensonges,  un  vieux  routier  de  chicane,  i/ne  vraie  fable 
de  lois,  un  moulin  à  paroles ,  un  renard  qui  passe  par  tous  les 

(1)  Plalon,  Eutinjdème. 


LES    ANCKTUES    DE   SOCIIATE.  ^{l  1 

ti'ous;  souple  comme  une  courroie,  tilissant  comme  une  anguille, 
dissimulé,  fanfaron,  scélérat;  un  fourbe  à  cent  visages,  retors, 
insupportable,  et  friand  do  bons  plats.  Tels  sont  les  noms  dont 
je  veux  qu'on  me  salue,  » 

iMais  ne  perdons  jamais  de  vue  cette  vérité  sociale  que,  si  les 
sophistes  sont  corrupteurs,  ils  ne  sont  après  tout  que  Vrcho, 
l'expression,  l'incarnation  d'une  société  corrompue  elle-même 
par  le  commerce,  l'enrichissement,  l'oisiveté  consacrée  à  la  po- 
litique, et  les  prévarications  qui  en  résultent  dans  l'administra- 
tion de  la  cité.  Platon,  l'impitoyable  pourfendeur  des  sophistes, 
le  reconnaît  loyalement  :  «  Il  ne  faut  pas  s'imaginer,  dit-il,  que 
ce  soient  les  sophistes  qui  corrompent  la  jeunesse.  Le  grand 
suphkte,  c  est  h'  peuple  lui-même,  qui  ne  veut  être  contredit  ni 
dans  ses  opinions  ni  dans  ses  inclinations.  Les  sophistes  ne 
sont  que  d'habiles  gens,  qui  savent  manier  le  peuple,  le  flatter 
dans  ses  préjugés  et  enseigner  leur  art  à  leurs  disciples  (1).  » 

Nous  verrons,  dans  un  autre  article,  les  causes  de  cette 
hostilité  qui  se  dessine  contre  les  sophistes,  hostilité  qui  a 
trouvé  sa  plus  célèbre  et  sa  plus  littéraire  expression  dans  les 
dialogues  de  Platon  et  dans  les  Nuées  d'Aristophane ,  dont  nous 
aurions  pu  facilement  extraire  de  bien  plus  larges  citations. 
Disons  seulement  que  si  les  sophistes,  à  Athènes,  scandalisent  un 
certain  monde,  c'est  surtout  par  l'insurrection  morale  qu'ils 
prêchent  parfois  contre  les  maximes  traditionnelles  de  la  cité. 
Corruptrices  en  certains  points,  à  cause  de  l'intérêt  qui  les 
inspire,  les  doctrines  morales  des  sophistes  se  trouvent,  sur  cer- 
tains autres,  plus  près  de  la  loi  naturelle  que  ne  le  sont  ces  doc- 
trines traditionnelles  et  officielles,  parce  qu'elles  procèdent  alors, 
non  des  conventions  humaines  et  des  préjugés  accumulés,  mais 
d'une  simple  inspiration  philosophique.  Ces  idées  portent  à  la  dé- 
sorganisation de  la  cilé^  et  Ton  conçoit  la  résistance  qu'elles  Unis- 
sent par  trouver  de  la  part  des  esprits  conservateurs  ,  simultané- 
ment irrités  et  contre  ce  qu'il  y  a  de  pervers  dans  la  sophistique , 
et  contre  ce  qu'il  y  a  simplement  de  neuf. 

(1)  République,  VI,  492. 


312  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

C'est  pourquoi  une  réaction  s'impose,  et  nous  allons  la  voir 
éclater.  Comme  le  pythagorisme,  mais  poui'  d'autres  motifs,  la 
sophisticjue  ne  pourra  exercer  cpi'une  influence  éphémère.  Après 
avoir  permis  à  Gorgias  de  se  pavaner  en  robe  de  pourpre  et  de 
s'ériger  à  lui-même  une  statue  d'or,  après  avoir  permis  à  Pro- 
tagoras  de  «  tirer  de  son  art  plus  de  profit  c[ue  Phidias  et  dix 
statuaires  du  leur  (1),  la  sophistique  va  retomber  dans  le  ma- 
rasme où  la  condamne  la  stérilité  de  son  œuvre.  Les  rhéteurs 
proprement  dits  survivront,  car  on  a  toujours  besoin  d'apprendre 
à  arranger  des  mots,  mais  l'idée  n'est  pas  comme  le  mot.  Elle 
vole  comme  la  flamme,  se  répand,  se  communique,  et  le  mar- 
chand (Vulves  finit  par  ne  plus  avoir  en  magasin  qu'une  marchan- 
dise banale.  Quand  tous  les  tnics,  toutes  les  ficelles  sont  connus, 
c'est  fini,  le  négociant  qui  les  a  apportés  peut  plier  bagage.  Son 
rôle  a  pris  fin.  Trucs  et  ficelles  se  perpétueront  sans  lui.  C'est  ce 
que  Socrate  fait  sentir  ironiquement  au  sophiste  Euthydème  et  à 
ses  amis  :  «  Ne  disputez  qu'entre  vous  seuls,  ou,  si  jamais  vous  le 
faites  avec  un  autre,  cjue  ce  soit  pour  de  l'argent.  Même,  pour 
bien  faire,  vous  avertirez  vos  écoliers  d'en  user  de  la  sorte,  et 
de  n'en  parler  cju'entre  eux  ou  avec  vous;  car  la  rareté,  Euthy- 
dème, met  le  prix  aux  choses,  et  l'eau,  comme  dit  Pindare,  se 
vend  à  vil  prix,  quoiqu'elle  soit  ce  qu'il  y  a  de  plus  précieux  (2).  » 

Voyons  donc  comment  meurt  la  sophistique.  Mais,  n'oubliant 
pas  la  grande  loi  :  Natura  non  facit  saltus,  aussi  vraie  en 
Science  sociale  qu'en  histoire  naturelle,  voyons  si  par  hasard  le 
grand  héros  de  la  lutte,  l'homme  qui  a  consacré  sa  vie  à  l'exter- 
mination de  la  sophisticjue,  ne  va  pas  nous  offrir,  précisément, 
le  type  dernier  et  le  plus  merveilleux  du  sophiste.  Nous  arrivons 
à  Socrate. 

[A  suivre.) 

G.  d'Azambuja. 

(Il  Plalon,  Ménon. 

(2)  Plalon,  Eutinjdème. 


LE  BOUDDHISME 

DANS  LE  CÉLESTE  EMPIRE' 


Le  Bouddhisme  est  né  dans  l'Inde;  il  est  issu  directement  des 
spéculations  auxquelles  s'adonne  la  caste  brahmanique,  la  pre- 
mière et  la  plus  intluente  des  castes  hindoues  :  et  cependant 
nous  avons  vu  cette  doctrine  rejetée  par  la  masse  des  popula- 
tions aryennes,  dont  la  constitution  sociale  elle  concept  reli- 
gieux ne  peuvent  cadrer  avec  la  Loi  lîouddhique.  Nous  avons 
constaté  au  contraire  que,  par-delà  les  monts  Himalaya,  dans 
les  vastes  contrées  de  l'extrême  Orient  que  recouvrent  les  so- 
ciétés appartenant  à  la  Race  Jaune,  la  prédication  des  disciples 
du  Bouddha  ne  rencontre  aucun  obstacle  insurmontable  :  elle 
n'en  trouve  ni  dans  les  institutions  sociales,  —  l'organisation  de 
la  caste  étant  absolument  étrangère  aux  sociétés  de  la  Race 
Jaune,  —  ni  dans  les  dél^ris  de  la  Religion  Primitive  conservés  au 
sein  de  cette  race,  parmi  lesquels  ne  figure  aucune  notion  mé- 
taphysique précise  concernant  l'existence,  ou  l'essence  de  la  Di- 
vinité. 

Pour  nous  rendre  compte  des  raisons  qui  ont  rendu  possible 
cette  expansion  de  la  doctrine  bouddhique  hors  de  son  pays 
d'origine,  et  dans  une  aire  du  globe  que  nous  avons  pu  déli- 

(1)  Voir  les  précédents  articles,  dans  la  Science  sociale,  t.  XVIII,  livraison  d'aoïU 
1894,  p.  161,  et  livraison  de  septembre  1894,  p.  245. 

SoRCES  :  Eug.  Simon,  la  Cité  chinoise  ;  Paris,  librairie  de  la  ^Souvelle  Rbvue,  1885. 
—  Kvc,  V Empire  chinois;  Paris,  Gaurne,  \^l'è;  Souvenirs  d'un  roijufje  dcuis  la 
Tartarie  et  le  Thibel;  Gaume,  1878.  —  L.  de  Rosnv,  la  Morale  de  Confucius; 
Paris,  J.  Maisonneiive,  1892.  —  Noël  (S.  J.),  Historica  notitia  riluum  ac  Cxremo- 
niarum  Stnicarum ;  Prague,  1711.  —  Lamaiuesse,  l'Empire  chinois,  le  Boud- 
dhisme en  Chine  et  au  Thibel;  Paris,  Carré,  1894. 


314  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

miter,  nous  avons  été  amenés  déjà  à  formuler  une  hypothèse 
touchant  l'itinéraire  primitif  et  la  formation  sociale  originaire 
de  la  Race  Jaune.  En  considérant  les  conditions  qui  s'imposent 
à  une  race  de  cultivateurs,  dans  la  traversée  du  désert  suivant 
les  vallées  des  deux  grands  affluents  du  lac  d'Aral,  nous  y  avons 
trouvé  la  justification  des  caractères  sociaux  propres  à  la  Race 
Jaune,  des  traits  qui  la  distinguent  si  nettement  des  autres  ra- 
ces humaines  ;  et  aussi  l'explication  de  la  perte  à  peu  près  to- 
tale, chez  cette  race,  des  notions  dogmatiques  dont  les  autres 
variétés  de  l'espèce  humaine  ont,  chacune  pour  sa  part,  conservé 
les  fragments. 

L'examen  de  ces  circonstances,  qui  a  fait  l'ohjet  d'un  précé- 
dent article,  a  montré  les  difficultés  que  rencontrent  ailleurs 
les  prédicateurs  houddhistes,  et  la  possibilité  d'expansion  que 
leur  offre  au  contraire  la  Race  Jaune.  iMais  nous  devons  aller  plus 
loin.  L'influence  du  Rouddha  est  trop  considérable ,  trop  domi- 
nante ,  chez  d'innombrables  populations  de  l'extrême  Orient, 
pour  que  nous  nous  contentions  d'avoir  montré  comment  il  lui 
a  été  possible  de  s'établir.  Il  faut  que  nous  arrivions  à  nous 
expliquer  aussi  par  quelles  raisons,  par  quels  moyens  la  Loi  de 
Çakya-Mouni  est  parvenue,  dans  les  diverses  sociétés  qui  com- 
posent la  Race  Jaune,  à  une  situation  phis  ou  moins  prépon- 
dérante. 

Pour  cela,  nous  devons  observer  ces  sociétés,  non  plus  seule- 
ment dans  leur  état  primitif  de  familles  indépendantes  et  quasi 
isolées,  cultivant  les  terres  arrosables  au  bord  des  grands  fleu- 
ves, mais  encore  dans  leurs  développements  successifs,  dans  les 
complications  sociales  qu'ont  superposées  à  cet  état  originaire 
l'accroissement  et  l'extension  de  la  race. 

De  prime  abord,  on  distingue,  dans  l'extrême  Orient,  deux 
groupes  principaux  de  populations  :  1°  celles  qui,  réunies  sous 
le  sceptre  de  l'empereur  chinois,  forment  la  «  Nation  Centrale  », 
dans  laquelle  sont  englobés  la  majorité  des  enfants  de  la  Race 
Jaune;  2"  les  sociétés  diverses  qui  gravitent  autour  de  ce  centre 
puissant,  et  entourent  la  Chine  presque  de  tous  côtés,  de  l'Indo- 
Clîine  au  Japon,  en  passant  par  le  Thibet. 


LE    lîOl  nimiSME    DANS    LE    CÉLESTE    EMI'IfŒ.  olo 

Nous  avons  à  observer  eu  premier  lieu  les  conditions  dans  les- 
(juelles  se  trouve  la  Chine,  en  face  de  la  prédication  du  Boud- 
dhisme, afin  de  nous  rendre  compte  des  résultats  qu'ont  pu  y 
produire,  directement  ou  indirectement,  la  doctrine  de  lascète 
himalayen  et  les  institutions  qui  en  découlent. 

Pour  en  arriver  au  point  où  on  la  trouve  aujourd'hui  parvenue 
dans  la  pratique  des  arts  usuels,  dans  l'administration  intérieure, 
dans  l'organisation  du  commerce  extérieur  par  caravanes,  clans 
toutes  les  manifestations  de  son  activité,  la  «  Nation  Centrale  »  a 
forcément  traversé  plusieurs  phases,  parcouru  plusieurs  grandes 
étapes  sociales,  ajoutant  successivement  à  l'organisme  primitif  de 
ses  Cent  Familles  les  organismes  nouveaux  qui  répondaient  à  des 
nécessités  nouvelles.  Dans  ce  milieu  si  profondément,  si  étrange- 
ment traditionnel,  —  nous  en  avons  vu  la  raison,  —  les  institu- 
tions ainsi  surajoutées  n'ont  nullement  fait  disparaître  celles  qui 
les  avaient  précédées. 

La  base  large  et  solide  des  familles  patriarcales  autonomes  sert 
de  substruction  à  l'édifice;  au-dessus,  et,  sans  écraser  ces  fonda- 
tions puissantes,  s'élève  l'étage  du  pouvoir  impérial;  et  lorsque  les 
caravaniers  mongols,  ou  mantchoux,  sont  venus  planter  leur  tente 
au  milieu  du  Céleste  Empire,  ils  n'ont  point  démoli  ce  palais 
administratif,  se  bornant  à  le  couronner  de  leur  léger  pavillon. 

Or,  à  chacun  de  ces  étages  sociaux  correspond,  dans  le  même 
ordre,  une  manifestation  de  culte  ;  et  dans  l'édifice  religieux,  — 
j'emploie  ce  terme  à  défaut  d'autre,  —  de  même  que  dans  l'édifice 
social  de  la  «  Nation  Centrale  »,  aucune  des  assises  n'a  écrasé 
celles  qui  avaient  été  antérieurement  posées  :  le  culte  familial,  le 
culte  de  Confucius,  le  culte  bouddhique  se  superposent  au  sein 
de  la  même  société,  tout  en  demeurant  distinctement  visibles  à 
l'œil  de  l'observateur. 

Cette  concordance  entre  les  dilierents  régimes  sociaux  et  les 
différents  cultes,  superposés  les  uns  aux  autres,  est  curieuse  à  exa- 
miner dans  les  détails.  Elle  est  particulièrement  saisissable  chez 
la  Race  Jaune,  d'abord,  comme  nous  venons  de  le  dire,  parce 
qu'au  sein  de  cette  race  si  éminemment  attachée  au  passé,  aucune 
des  institutions  antérieures  n'a  disparu  ;  puis  encore   pour  une 


316  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

autre  raison  :  la  doctrine  religieuse  traditionnelle  dans  la  Race 
Jaune  s'est  à  peu  près  réduite  d  la  seule  morale  pratique  (1),  et  la 
morale  pratique  d'une  société  est  forcément  en  rapport  intime 
avec  l'ensemble  des  faits  qui  déterminent  la  manière  d'être  de 
cette  société. 

Reprenons  donc  la  Race  Jaune  dès  ses  commencements,  dans 
son  état  social  originaire,  et  voyons  quel  rapport  il  y  a  entre  le 
concept  social  cjui  s'imposait  à  ses  familles  primitives  et  le  Culte 
des  Ancêtres^  qui,  chez  elle,  est  universel  et  fondamental. 

1.    —    LE    CULTE    DES    ANCKTRES. 

Les  renseignements  sur  les  rites  du  culte  des  Ancêtres  sont, 
assez  difficiles  à  rencontrer,  parce  que  ce  culte  est  une  affaire 
de  famille,  ne  concernant  que  les  parents  :  l'étranger  n'y  est 
point  admis.  Cependant,  au  cours  de  leur  longue  et  prospère 
mission  en  Chine,  les  PP.  Jésuites  s'étaient  soigneusement  docu- 
mentés sur  ce  sujet  important.  Le  P.  Noël  a  traduit  en  latin  des 
extraits  assez  longs  du  Livre  chinois  des  Rites  [Liber  Rituion  do- 
mesticorum),  dans  lesquels  nous  trouvons  le  tableau  complet  des 
cérémonies  du  culte  privé.  J'accommode  à  mon  tour  en  fran- 
çais cette  curieuse  description  des  rites  sacrificiels  familiaux,  en 
m'aidant,  pour  mieux  faire  ressortir  les  détails,  de  quelques  do- 
cuments plus  modernes. 

Dans  la  pièce  la  plus  honorable  et  la  plus  ornée  d'une  habi- 
tation chinoise,  appartement  qualilié  de  salon  par  un  très  dili- 
gent observateur  (2),  on  trouve  toujours  une  sorte  de  console 
ou  crédence,  surmontée  d'une  petite  étagère  fixée  à  la  muraille 
et  renfermant  les  tablettes  de  bois  sur  lesquelles  sont  peints  les 
noms  des  ancêtres  défunts.  Ces  ancêtres  sont  :  le  père  et  la  mère, 
le  grand-père  et  la  grand'mère,  l'arrière-grand-père  et  Tarrière- 
grand'mère,  le  trisaïeul  et  la  trisaïeule  (en  ligne  paternelle),  du 
chef  de  famille  actuel  (3).  Tout  auprès  de  la  crédence  se  trou- 

(1)  V.  l'art,  précédenl.  t.  XVIH,  p.  269. 

(2)  V.  Eug.  Simon,  la  Cité  cJUnoise,  \k  341. 

(3)  La  série  des  Ancêtres  masculins  est  la  même  (jue  la  série  des  sacrificateurs,  des- 
quels le  chef  actuel  de  la  famille  continue  l'acte  cultuel. 


LK  nornDiiisMF.  dans  le  cklestk  emimhe.  .'U7 

vent   plusieurs  eollVes  reiiCennaut    les    archives   de    la    famille. 

Presque  chaque  jour,  dans  la  plupart  des  familles,  on  brùlc 
sur  la  console,  —  sur  l'autel  familial,  —  quelques  parfums  ou 
<|ucl(|ues  bâtons  odorants,  en  l'honneur  des  ancêtres.  Mais  le  vé- 
ritable sacriiice  anceslral  n'a  lieu  qu'à  dillérentes  époques  parfai- 
tement déterminées  ;  il  est  l'occasion  d'une  réunion  de  la  plupart 
des  parents  chez  l'ancêtre  commun  vivant,  ou,  à  son  défaut,  chez 
l'ainé  des  frères  les  plus  anciens.  La  famille  proprement  dite, 
celle  dont  l'assemblée  en  conseil  exerce  le  gouvernement  auto- 
nome et  la  représentation  vis-à-vis  de  l'État,  se  compose  des  des- 
cendants du  même  trisaïeul,  en  ligne  masculine  ;  c'est  l'ancêtre 
le  plus  éloigné  dont  la  tablette  nominative  figure  dans  la  cé- 
rémonie du  sacrifice. 

Le  sacrifice  aux  ancêtres  a  lieu  régulièrement  à  chaque  saison, 
c'est-à-dire  quatre  fois  par  an;  il  porte,  pour  chaque  saison,  un 
nom  distinct  :  To,  Ti,  Cham,  Chim.  Le  jour  de  chacune  de  ces 
cérémonies  est  tiré  au  sort  parmi  les  jours  du  deuxième  mois  de 
la  saison.  On  doit  s'y  préparer,  dit  le  Livre  des  Rites^  «  comme  à 
la  réception  des  hôtes  »,  et  inspecter,  dès  la  veille,  les  viandes  et 
toutes  les  substances  destinées  à  figurer  soit  au  sacrifice  en  lui- 
même,  soit  au  repas  de  famille,  —  repas  rituel,  —  qui  suivra. 

Mais  une  préparation  plus  sérieuse,  d'une  plus  haute  portée, 
est  requise  de  l'officiant  lui-même  :  il  est  astreint  pendant  les 
trois  jours  qui  précèdent  le  sacrifice,  à  V abstinence;  non  pas  à 
l'abstinence  de  nourriture,  ou  de  telle  ou  telle  nourriture,  mais  à 
une  abstinence  morale,  qui  consiste  à  écarter  tout  acte,  toute  pen- 
sée ou  toute  volonté  qui  ne  serait  pas  conforme  à  la  Piété  :  or,  la 
Piété  est  ainsi  définie  par  le  P.  Noël  :  Pie  tas,  juxta  Sinas,  est 
omnimodo  cordis  rectitudo  :  «  La  Piété,  chez  les  Chinois,  est 
simplement  la  moralité  »  (1).  Cette  préparation  morale  indique 
bien  qu'il  ne  s'agit  pas  uniquement  d'une  cérémonie  de  commé- 
moration funéraire,  mais  bien  d'un  acte  à  poser  par  le  sacrifiant 
en  qui  se  résume  la  famille. 

Au  jour  fixé,  la  crédence,  qui  supporte  d'habitude  les  bâtons 

(1)  Ilstorica  notitia,  \k  9. 


318  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

odorants  et  les  vases  à  pafums,  est  drapée  d'une  étoffe  précieuse, 
aussi  belle  et  aussi  riche  que  le  permet  la  situation  de  la  famille. 
Les  tablettes  de  bois  portant  inscrits  les  noms  des  Ancêtres  sont 
extraites  de  l'étagère  et  placées  debout  sur  cet  autel.  Les  parents 
qui  résident  d'ordinaire  dans  la  maison,  ainsi  que  ceux  venant  du 
dehors,  se  groupent  dans  le  salo)i,  derrière  la  table  déjà  dressée 
pour  le  repas  qui  va  suivre.  Tout  est  en  ordre  :  le  patriarche- 
célébrant  parait,  escorté  de  deux  petits  acolytes  pris  parmi  les 
plus  jeunes  de  la  famille.  Sa  physionomie  grave  et  pénétrée  porte 
le  reflet  de  l'effort  moral  auquel  il  s'est  astreint  par  V abstinence 
des  trois  jours  précédents.  Il  échange  des  saints  avec  les  parents 
réunis  :  une  petite  révérence  et  quatre  inclinations  plus  profon- 
des. Puis,  l'assemblée  doit  entrer  dans  le  recueillement  et  don- 
ner à  ses  pensées  un  cours  conforme  à  l'esprit  de  la  cérémonie. 

L'expression  du  Livre  des  Rites  familiaux  qui  invite  à  ce  re- 
cueillement est  traduite  en  latin  par  les  mots  :  demittitur  spi- 
ritus  (1),  «  on  abaisse  son  esprit  ».  Chacun  rentre  en  soi-même 
pour  se  mettre  en  présence  de  sa  propre  cause  et  de  la  cause 
commune  à  toute  cette  famille  ainsi  réunie,  c'est-à-dire  les  an- 
cêtres qui  ont  disparu  dans  la  sépulture.  Les  pensées,  comme 
les  regards,  se  tournent  en  bas,  vers  la  terre,  tandis  que  parmi 
nous,  au  moment  solennel  où  le  sacrifice  va  commencer,  on 
élève  les  cœurs,  Sursutn  cordai  et  l'àme  se  tourne  vers  le 
saint  et  souverain  Père  de  tout  ce  qui  existe,  le  Dieu  tout-puis- 
sant et  éternel  (2). 

Ce  contraste  dans  l'essence  même  du  recueillement  religieux 
fait  bien  ressortir  l'état  de  corruption  et  de  dépression  où  est 
tombée  la  partie  dogmatique  de  la  Religion  Primitive,  entre 
les  mains  des  patriarches-paysans.  Il  est  d'autant  plus  frappant, 
que  les  rites  extérieurs  du  sacrifice  offrent  des  deux  parts  plus 
de  ressemblances.  En  effet,  à  ce  moment  même  où  le  rituel  do- 
mestique invite  au  recueillement  que  nous  venons  de  définir, 

(1)  V.  la  noie  ci-après  ;  v.  aussi  rexplication  de  ce  terme  par  les  auleurs  chinois, 
Hisl.orica  nolilia,  p.  9  :  «  Ad  reprœsentandum  sibi  defiinctos  tanquam  prfesenles... 
ad  testificandmn  interpatreni  et  filium  amorem,  ad  contiliandmn  inler  fratres  senio- 
res  et  juniores  concordiam...  »,  etc.  C'est  un  recueillement  familial. 

(2)  Domine  sancte  Pater,  omnipolens  œterne  Deus. 


LE    lîÛlDDllISME    DANS    LE    CÉLESTE    EMl'IKE.  3J0 

le  célébrant  se  lave  les  mains  et  s'a[)prochc  de  l'autel.  Il  fléchit 
les  genoux,  allunio  les  l)àtons  odorants.  Chacun  des  deux  pe- 
tits acolytes  s'agenouille  près  de  lui  :  l'un,  à  gauche,  lui  pré- 
sente une  coupe  reposant  sur  un  plateau;  l'autre,  à  droite, 
verse  le  rin  de  riz  dans  la  coupe.  Le  patriarche  se  lève  alors, 
et  versant  la  coupe  de  la  main  droite,  procède  à  FefTusion  sa- 
crificielle, en  renversant  tout  le  vin  sur  des  nattes  faites  d'une 
certaine  herbe  appelée  77iao,  nattes  remplies  de  sable  et  for- 
mant éponge. 

Telle  est  la  partie  essentielle  du  sacrifice.  Ensuite  commence 
le  repas  de  famille  :  une  portion  de  chaque  mets,  une  tasse  et 
les  baguettes  à  manger  le  riz  sont  déposées  devant  la  tablette 
de  chacun  des  ancêtres,  qui  semblent  ainsi  prendre  part  au 
festin  et  revivre  au  milieu  de  leurs  descendants  rassemblés  (1). 

Dans  les  ports  francs  de  l'Empire  du  Milieu,  les  voyageurs  eu- 
ropéens achètent  souvent,  avec  mille  autres  chinoiseries  et  à  titre 


(11  Voici  le  texte  principal  du  Livre  des  rites  domestiques,  traduit  parle  P.Noi'l 
[Historica  notitia...,  p.  124).  «  Liber  rituuia  domesticarutn,  t.  VU,  Cij-Li,  sic  : 
Post  unam  breviorem  et  quatuor  prot'undiores  corporis  iiiclinatioues,  deniittitur  spi- 
ritus.  Sinice  Kiam-Xin,  id  est,  parentans,  seu  paterfamilias,  accedit  ad  mensaiu  odo- 
rum,  llectit  genua,  accendit  odoramenta;  unus  e  liberis  vel  consanguineis  flectit  genua 
a  sinistra  parle,  scyphum  orbiculo  inipositum  ei  offert,  et  aller  a  dextra,  etiarn  llexis 
genibus,  vinum  infundit  in  scyphum.  Palcrfaniilias,  lu'va  tenens  orbiculum  et  dex- 
tera  .scyphum,  effundit  tolum  vinum  in  fasciculum  herbarum  Mao  arenœ  inimixtum 
binamque  tabellis  profundiorem  reverentiam  exhibet.  —  Dein  paler  et  malerfami- 
lias  e  manibus  famulorum  accepta  fercula  piscium  et  carniurn,  edulia,  oiizam,  pani- 
culos,  etc.,  apponunt  in  .secundo  niensie  ordine  vacuo.  ante  ligneas  Abavi  et  .\bavia\ 
Proavi  et  Proaviœ,  Avi  et  AvcC,  Patris  et  Matris,  tabellas;  et  c;oteri  consanguineiante 
collateraliiim    consanguineorum  tabellas.  » 

Voir  aussi,  pour  tout  ce  qui  concerne  le  culte  des  .Vncêtres  :  Eug.  Simon,  la  Cité 
chinoise,  p.  r>.i  et  suiv.,  100,  265,  341,  348,  3'i9,  etc. 

Le  liquide  dont  l'effusion  constitue  le  sacrKice  aux  Ancêtres  est  le  vin  de  riz,  ou 
eau-de-vie  provenant  de  la  distillation  du  riz.  Cette  liqueur  entre  dans  la  consom- 
mation journalière  des  familles  :  l'habitude  est  d'en  prendre  un  verre  au  moins  après 
le  repas  du  soir.  Dans  toute  la  partie  du  Céleste  Empire  où  le  climat  permet  au  cul- 
tivateur de  tirer  de  ses  champs  deux  récoltes  annuelles  de  riz,  le  grain  de  la  seconde 
récolte  est  destiné  à  la  fabrication  de  l'eau-de-vie  et  porte  le  nom  de  riz  à  distiller. 
Cette  seconde  récolte  n'est  guère  inférieure  en  quantité  à  la  première,  mais  le  grain 
est  un  peu  moins  nourri  et  par  conséquent  d'une  qualité  moindre  comme  fécule  ali- 
mentaire. Il  s'en  fait  une  exportation  considérable  du  midi  vers  le  nord  :  ce  qui  mon- 
tre bien  que  l'usage  de  ce  liquide,  tant  pour  la  consommation  que  pour  le  sacrilice. 
fait  partie  des  coutumes  delà  race.  (V.,  pour  le  vin  de  riz,  Eug.  Simon,  p.  2.")1,  etc., 
et  annexes  sur  l'agriculture.) 


320  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

de  souvenir,  de  petites  séries  dimag-es  peintes  avec  soin  sur  pâte 
de  riz  par  des  artistes  indigènes.  Une  de  ces  collections,  que  j'ai 
sous  les  yeux,  comprend  toute  l'histoire  du  riz;  le  premier  ta- 
bleau représente  la  semaille  du  riz  en  pépinière  dans  un  petit 
coin  du  jardin;  le  second  nous  montre  le  repiquage  sur  un  ter- 
rain plus  vaste  et  couvert  d'eau  ;  ensuite  vient  la  moisson,  puis 
le  battage,  ramoncellement  du  grain,  le  pesage,  la  préparation 
alimentaire,  et  enfin,  comme  dernier  tableau,  le  sacrifice  devant 
les  tal)lettes  des  Ancêtres.  Il  y  a  là  un  document  moderne,  abso- 
lument contemporain,  qui  rend  bien  compte  de  la  cérémonie  du 
sacrifice  par  effusion  et  de  sa  persistance  chez  les  populations 
de  la  Race  Jaune. 

Rappelons-nous  maintenant  les  considérations  de  vie  assignées 
aux  Cent  FamiUes ,  dès  l'origine ,  par  l'itinéraire  que  nous  leur 
avons  attribué  (1),  et  rapprochons-en  cet  ensemble  traditionnel 
des  cérémonies  relatives  au  culte  des  Ancêtres.  Ce  culte  ne  con- 
vient-il pas  éminemment  à  des  communautés  familiales  menées 
par  des  patriarches  auxquels  la  distribution  des  eaux  nécessaires 
à  la  culture  confère  une  autorité  suprême?  Ne  traduit-il  pas 
exactement  le  concept  social  propre  à  ces  communautés  autono- 
mes, fermées,  exemptes  de  tout  voisinage  trop  rapproché,  trop 
entassé,  le  concept  de  la  solidarité  familiale ,  base  effective  et 
encore  bien  apparente  de  toute  la  société  chinoise?  Y  a-t-il  rien 
de  plus  typique  à  cet  égard  que  cette  forme  particulière  du  re- 
cueillement religieux,  que  cet  état  voulu  où  l'àme  se  borne  à 
regarder  vers  la  terre  «  pour  évoquer  le  souvenir  des  Ancêtres, 
comme  s'ils  étaient  présents ,  afin  de  promouvoir  l'amour  pa- 
ternel et  filial,  et  la  concorde  entre  les  frères  (2)  )/? 


II.    LE    COXFUCEISME. 

De  l'organisation   primitive  des  Cent  Familles ,  de  leurs  tra- 
ditions corrompues  et  déprimées  par  cette  organisation  même, 

(1)  V.  rarticle  [irécédent ,  la  Science  sociale,  t.  XVIII,  p.  203. 

(2)  Historica  nolilia,  p.  9.  —  V.  le  texte  en  note  ci-dessus. 


LK  noriiimiSMR  dans  le  céleste  emitre.  321 

il  no  pouvait  résulter  un  concept  social  autre  <[uc  la  solidarilé 
limitée  à  la  famille. 

Or,  le  développement  même  de  la  population,  la  construction 
et  rentretien  de  grands  canaux  dérivés  des  fleuves  et  destinés  à 
accroître  le  territoire  cultivable  (1),  enfin  tous  les  faits  de  com- 
plication sociale  qui  imposent  à  une  race  agricole  la  nécessité 
de  subir  des  pouvoirs  publics,  tout  cela  devait  se  produire  dans 
les  contrées  que  possédaient  et  colonisaient  les  Cent  Familles. 
Y  eut-il  d'abord  de  petits  Etats  locaux  dont  la  concentration  pro- 
duisit l'Empire,  ou  cet  Empire  lui-même  arriva-t-il  tout  d'un 
coup  à  se  constituer  pour  répartir  ensuite  les  divers  territoires 
entre  des  princes  feudataires?  C'est  là  une  question  à  peu  près 
insoluble  pour  le  moment ,  les  annales  chinoises  n'étant  ni  très 
claires  ni  absolument  à  l'abri  de  la  critique  (2);  d'ailleurs,  ce 
problème  ne  rentre  nullement  dans  le  cadre  de  notre  étude.  Ce 
qui  nous  intéresse  est  de  voir  comment  la  conception  de  ce  nou- 
veau groupement,  de  cette  société  plus  étendue,  a  pénétré  dans 
chacune  des  petites  sociétés  familiales  qui  devaient  s'nnir  pour 
constituer  la  «  Nation  Centrale  »  ;  ce  qu'il  nous  faut,  c'est  de  savoir 
sous  quelle  forme  ces  familles  ont  compris  l'existence  et  l'exer- 
cice des  pouvoirs  publics. 

La  théorie  de  l'origine  des  pouvoirs,  spéciale  à  la  Race  Jaune, 
mérite  qu'on  s'y  arrête. 

Nous  avons  indiqué  plus  haut  que  le  Trisaùnil  et  la  Trisaïeule 
sont,  dans  chaque  famille,  les  ancêtres  les  plus  reculés  dont  les 
tablettes  figurent  sur  l'autel  du  sacrifice.  Au  delà  de  cette  géné- 
ration déjà  ancienne,  et  que  le  patriarche  célébrant  lui-même  a 
bien  rarement  vue  de  ses  yeux,  il  devient  difficile  de  particula- 
riser dans  telle  famille  plutôt  que  dans  telle  autre  le  culte  de 
tels  ou  tels  ancêtres.  D'une  part,  le  nombre  de  ces  ancêtres  pro- 
pres à  chaque  individu  actuellement  vivant  cvoii  suivant  une  pro- 
gression géométrique ,  à  mesure  qu'on  suit,  en  remontant  vers 


(1)  Le  service  des  canaux  est  encore  aujourd'hui  un  des  premiers  et  des  plus  im- 
portants dans  l'Empire  chinois.  V.  Eug.  Simon,  p.  282,  283,  etc.;  lluc,  Souvenirs  d'un 
voijage  dans  la  Tartarie,  t.  II,  p.  4,  12,  etc. 

(2)  V.  L.  de  Uosny,  la  Morale  de  Confucius,  p.  110  et  sulv. 

T.  XX.  24 


322  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

le  passé ,  les  anneaux  successifs  de  la  chaîne  des  générations  ; 
tandis  que,  d'autre  part,  le  nombre  des  membres  cpii  ont  com- 
posé chaque  génération,  en  remontant  dans  le  même  sens,  va 
toujours  se  restreignant,  pour  aboutir  comme  limite  au  compte 
exact  des  chefs  des  Cent  Familles  primitives. 

I.a  multiplication  et  l'entrecroisement  des  alliances  à  chaque 
génération  (1)  produit  ce  résultat  très  sensible  dès  l'abord  dans 
un  voisinage  fixé  au  sol  (2),  que  la  plupart  des  ancêtres  très  re- 
culés doivent  être  considérés  comme  étant  communs  à  la  plu- 
part des  personnes  actuellement  vivantes  ;  ils  sont  les  causes,  de 
ces  très  nombreux  individus  et  il  est  à  peu  près  impossible  de 
démêler  toutes  ces  filiations.  Chaque  membre  actuel  de  la  na- 
tion chinoise  représente  une  combinaison  particulière  de  ces 
causes  enchevêtrées,  qu'on  est  obligé  de  considérer  en  bloc 
comme  Y  ensemble  des  causes  du  peuple  actuellement  existant. 

Or,  comme  nous  l'avons  déjà  observé  en  examinant  les  dé- 
viations imprimées  à  la  Relig'ion  Primitive,  chez  la  Race  Jaune, 
par  la  perte  du  dogme  et  par  la  forme  matérielle  du  sacrifice 
qui  s'est  conservée  (3),  l'idée  de  là  cause  première  s'est  oblité- 
rée chez  cette  race,  qui  s'en  est  tenue  à  la  considération  de  l'en- 
semble et  de  l'enchainement  des  causes  secondes  :  c'est  ce  que 
d'autres,  avec  une  vue  plus  distincte  encore  et  par  une  expres- 
sion encore  plus  vague,  ont  appelé  la  Nature.  Dans  cet  ensemble 
des  causes  secondes  enchaînées  les  unes  aux  autres,  la  volonté 
humaine  et  le  travail  de  l'homme  ont  leur  part,  aussi  bien  que 
les  forces  naturelles  ;  et  la  portion  de  ces  causes  humaines  la 
plus  importante,   la  plus  élevée,  est  certainement  Y  ensemble  des 


(1  )  11  existe  en  Chine,  tie  temps  immémorial,  une  coutume  inviolable,  fort  sage  du 
reste  cliez  des  gens  aussi  attachés  à  leurs  chamjis  el  aux  lieux  qui  les  ont  vus  naître  : 
le  mariage  est  interdit  entre  i)ersonnes  portant  le  même  norn  de  famille,  c'est-à-dire 
descendant  par  les  mâles  de  la  même  souche  i)rise  au  temps  des  Cent  t^amilles  primi- 
tives. Cette  coutume,  en  multipliant  les  alliances  entre  souches  diiférentes,  multiplie 
indéfiniment  le  nombre  des  causes  de  chaque  individu  à  naître. 

(2)  Cf.  Lettres  édifiantes,  t.  III,  p.  G9.  Le  P.  Prémare  remarque  un  temple  des  Au- 
cêtres  comnmnsà  tous  les  habitants  d'un  village,  «  parceque,  s'étant  fait  une  coutume 
de  ne  point  s'allier  hors  de  leur  pays,  ils  sont  tous  parents  aujourd'hui  et  ont  tes 
mêmes  aïeux  ». 

(3)  V.  l'art,  précédent.  Science  sociale,  t.  .XVIII,  p.  2(i8. 


LE    BOUDDHISME    DANS    LE   CÉLESTE    EMl'IHE.  .'$21] 

causes;  ancps/iri/cs.   Cette  partie,  prise  pour  le  tout,  est  ce  qui 
s'appelle  proprement  le  Ciel  chez  les  (chinois. 

La  «  Piété  Filiale  »  [Hiao]^  qui  assure  aux  grands-parents,  de 
la  part  de  leurs  descendants,  le  respect,  robéissance,  les  aliments 
pendant  leur  vie  et  le  sacrifice  après  leur  mort,  cette  «  Piété 
Filiale  »  s'applique  également  aux  Ancêtres  innommés  et  reculés, 
co/nnmns  éi  tous,  qui  constituent  le  Ciel.  L'existence  de  ces  an- 
cêtres communs  fait  de  tous  leurs  descendants  communs  une 
grande  famille  :  ainsi,  la  Piété  Filiale  est  la  base  sur  laquelle 
repose  la  conception  de  la  Nation  Centrale.  Cette  coucej)tion 
est  le  résultat  très  logique,  et  de  la  formation  sociale  primitive 
propre  à  la  Race  Jaune,  et  des  déviations  de  la  Religion  Primi- 
tive qui  se  traduisent  par  le  culte  des  Ancêtres. 

Il  existe  en  Chine,  dit  M.  Eug.  Simon,  un  mot  qui  revient  à 
tout  propos  dans  le  discours  :  c'est  le  mot  Gen.  Ce  mot  exprime 
la  solidarité  humaine  entre  les  hommes  présents,  ceux  qui  ne 
sont  plus  et  ceux  qui  seront;  il  est  défini  parce  précepte  reli- 
gieux :  «  Que  le  passé  et  l'avenir  soient  devant  vos  yeux  comme 
«  s'ils  étaient.  Il  y  a  des  choses  cachées,  mais  elles  sont.  Vous  ne 
«  pouvez  voir  tout  le  genre  humain,  mais  il  existe,  et  il  est  de 
«  votre  devoir  qu'il  se  manifeste  de  plus  en  plus  »  (1).  L'homme  (jui 
vit  est  l'intermédiaire  entre  le  Ciel,  —  ceux  qui  l'ont  précédé,  — 
et  la  Terre,  —  ceux  qui  le  suivront  (2)  :  telle  est,  dans  une  âme 
chinoise,  la  conception  de  la  «  Nation  Centrale  ».  Elle  dérive 
manifestement  de  la  solidarité  familiale  si  profondément  gravée 
dans  la  formation  sociale  primitive  de  la  race.  Elle  se  traduit, 
d'une  part,  par  le  Culte  des  Ancêtres,  mais  elle  se  traduit  encore 
par  le  souci  constant  de  restituer  à  la  terre  ce  que  lui  enlève  cha- 
que récolte,  et  cela  en  vue  du  bien-être  des  générations  futures 
appelées  à  célébrer  plus  tard  le  culte  ancestral.  C'est  là  le  mo- 
tif social  du  fameux  Circulas  de  la  culture  chinoise.  C'est  le  motif 
aussi  des  édits  impériaux  ordonnant,  sous  le  contrôle  du  Ministère 


(1)  V.  Eug.  Simon,  la  Cité  chinoise,  p.  18!»  et  siiiv. 

(2)  Cf.  Hue,  l'Empire  chinois,  t.  II,  p.  202  :  «  L'acte  important,  dans  la  cérémonie 
du  mariage  chinois,  est  celui  par  lequel  les  deux  époux  adorent  ensemble  le  Ciel  et 
la  Terre.  » 


324  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

de  l'Agriculture,  le  transport  des  engrais  produits  en  excédent 
dans  certaines  provinces,  vers  celles  qui  n'en  ont  pas  assez. 

Le  lien  de  la  <(  Nation  Centrale  »  est  certainement  un  des 
plus  puissants  qui  existent.  Il  résulte  sans  doute  de  la  commu- 
nauté d'intérêts,  de  vues,  de  langue,  comme  les  autres  liens  na- 
tionaux, mais  il  y  ajoute  une  communauté  de  sang-  non  fictive, 
lui  permettant  de  se  rattacher  réellement  aux  générations  dis- 
parues et  à  celles  qui  sont  encore  à  naître,  par  une  solidarité 
vraie  et  sensible.  Cette  solidarité  est  rappelée  à  chaque  instant 
par  tous  les  actes  journaliers  qu'inspire  la  Piété  Filiale  envers 
les  parents,  par  les  pratiques  agricoles  elles-mêmes  qui  ont  en 
vue  l'avenir  (1)  ;  elle  est  consacrée  par  la  vénération  qui  fait  des 
Ancêtres  l'objet  du  culte  solennel.  Ce  lien  national  si  étroit  et 
si  fort  se  traduit  en  fait  par  l'existence  d'un  pouvoir  pubhc,  per- 
sonnifié dans  l'Empereur.  Transporter  à  la  personne  de  l'Empe- 
reur et  aux  institutions  de  l'Empire  la  vénération  dont  jouissent 
les  ancêtres  innommés  du  Ciel,  et  la  responsabilité  envers  les 
générations  futures,  tel  est  le  résultat  auquel  on  arrive  par  une 
déduction  très  simple  :  Iti  «  Nation  Centrale  »  se  tient  unie  et 
indivisible  par  l'existence  de  l'Empire  et  de  l'Empereur,  c'est 
donc  l'Empereur  qui  représente  et  personnifie,  à  la  fois,  et  l'en- 
semble de  la  nation  existante  vis-à-vis  des  ancêtres  et  de  la 
postérité,  et  l'ensemble  de  ceux-ci  vis-à-vis  de  chaque  membre 
de  la  nation,  —  résultat  lui-même  des  causes  ancestrales,  et  cause 
ancestrale  de  ses  descendants  à  venir  (2).  L'Empereur  incarne  en 
sa  personne  le  lien  national,  et,  par  là,  peut  être  considéré  comme 
résumant  en  lui  seul  tous  les  descendants  présents  et  à  venir  de 
ces  ancêtres  reculés  qui  ne  sont  pas  particuliers  à  chaque  famille, 
mais  communs  à  toutes  :  il  est  le  Fils  du  Ciel.  Il  est  aussi  le  Maî- 
tre de  la  Terre. 

Confucius,  né,  dit-on,  au  sixième  siècle  avant   notre   ère,    et 

(1)  V.  Eug.  Simon,  p.  294,  etc. 

(2)  Le  peuple,  de  son  coté,  est  le  représentant  non  fictif,  mais  réel,  du  Ciel:\[ 
continue,  pour  ainsi  dire.  la  vie  des  ancêtres  défunts,  sustinet  pcrsonam  defuncd, — 
«  Le  Ciel  voit,  dit  Meng-Tseu,  mais  c'est  par  les  yeux  du  peuple;  il  entend,  mais  c'est 
par  les  oreilles  du  peuple.  »  Ceci  s'applique  aux  générations  futures  comme  à  celles 
(|ui  vivent  présentement. 


LE    BOUDDHISMK    DANS    LE   CÉLESTE    EMI'IliE.  325 

et  qui  lut  ministre  sous  la  dynastie  des  Tcheou,  n'a  pas  créé  le 
concept  social  de  la  «  Nation  Centrale  »  incarnée  dans  l'Empe- 
reur ;  ce  concept  sort  trop  évidemment  de  la  nature  des  choses, 
de  l'enchainement  des  faits  sociaux,  pour  avoir  été  imaginé  de 
toutes  pièces  et  à  priori.  La  faculté  maîtresse  de  ces  hommes  de 
génie,  qui  semblent  les  fondateurs  des  sociétés  au  sein  desquelles 
ils  ont  vécu,  est  un  sens  critique  extraordinaire  qui  leur  a  permis 
de  saisir,  de  débrouiller,  de  réunir  en  corps  de  doctrine  les 
idées  et  les  sentiments  intimes  de  la  foule.  Comme  les  autres 
législateurs  célèbres,  Confucius  a  fixé  par  écrit,  a  clairement 
exposé  et  promulgué  ce  qui  se  trouvait  au  fond  de  la  conscience  de 
tous,  en  raison  de  la  formation  sociale  propre  à  la  race.  Il  a  liasé 
sur  la  Piété  Filiale  les  devoirs  du  peuple  envers  le  Fils  du  Ciel  et 
les  obligations  de  l'Empereur  vis-à-vis  de  la  nation  (i)  ».  Le  philo- 
sophe a  dit  :  La  loi  qui  règle  les  rapports  du  père  et  du  fds  est  dans 
la  nature  céleste  :  elle  explique  l'idée  de  prince  et  de  sujet  (2).  » 
L'œuvre  propre  de  Confucius  a  été  de  formuler  et  de  répandre 
cette  théorie  du  pouvoir,  déjà  admise  en  essence  et  intrinsèque- 
ment renfermée  dans  le  concept  social  de  la  nation  :  «  Sa  vie, 
dit  un  auteur  moderne,  fut  un  apostolat  administratif  (3)  ».  x\près 
sa  mort,  il  prit  le  premier  rang  parmi  les  «  lumières  des  esprits  «  ; 
il  fut  considéré  par  tous  les  fonctionnaires  impériaux  comme  un 
ancêtre  administratif,  car  il  est  la  came  du  pouvoir  et  des  émo- 
luments qui  résultent  de  leurs  charges,  il  est  leur  cause  en  tant 
qu'hommes  publics.  Par  suite,  la  grande  famille  des  Lettrés  lui 
rend,  dans  chacun  de  ses  groupes,  les  honneurs  ancestraux.  Les 
lettrés,  fonctionnaires,  ou  aspirants- fonctionnaires ,  se  réunissent 
dans  chaque  circonscription  pour  otfrir  en  un  temple  spécial, 
devant  la  tablette  portant  le  nom  de  Confucius  Ci-),  le  sacrifice 

(1)  Cf.  Lamairesse,  p.   12,   13. 

(2)  V.  Hao-KÎng,  chap.  ix,  v.  12  (L.  de  Ilosny,  p.  TU).  Dans  les  si.v  piciniers 
chapitres  de  ce  livre,  qui  sont  certainement  de  Confucius  lui-même,  le  service  des 
parents,  les  sacrifices  et  la  garde  du  temple  des  Ancêtres  sont  proposés  comme 
moyens  et  comme  (in  d'un  bon  gouvernement  (eh.  !<"■,  v.  7  ;  cti.  ii,  v.  3  ;  cli.  m,  v.  4  ; 
ch.  IV,  v.  7;  ch.  v,  v.  vi;  ch.  G.  entier). 

(3)  Lamairesse,  ]>.  45. 

(4)  Cf.  Hue,  l'Empire  chinois,  t.  II,  p.  202.  — Noël,  Historica  notitia,  passim. 
—  Eug.  Simon,  p.  2GC,  etc. 


326  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

par  effusion,  tandis  que  dans  une  partie  de  son  palais  consacrée 
à  cet  usage,  l'Empereur,  à  des  dates  soigneusement  fixées,  célèbre 
le  même  sacrifice  tantôt  en  l'honneur  du  Ciel,  c'est-à-dire  des 
ancêtres  communs  de  la  nation,  tantôt  en  l'honneur  de  la  Terre, 
nourricière  des  générations  à  venir. 

C'est  ainsi  c[ue,  du  haut  en  bas  de  l'échelle,  tout  se  modèle,  en 
Chine,  sur  le  groupement  familial;  et  le  Hiao-Kinf/  dit  avec  rai- 
son :  «  N'est-ce  pas  dans  l'appartement  privé  (dans  la  maison  de 
la  famille)  cjue  lesprincipes  sociaux  arrivent  à  Fétataccompli  (1)  ?  » 
Toutes  les  facultés  d'un  membre  de  la  «  Nation  Centrale  »  sont 
perpétuellement  dominées  par  l'esprit  familial,  et  par  l'esprit  na- 
tional qui  en  est  simplement  l'extension.  L'harmonie  est  complète 
entre  les  deux  organisations  :  dans  la  famille,  vénération  et  auto- 
rité à  l'ancêtre  et  libérale  décentralisation  des  ménages;  dans 
le  corps  national,  vénération  et  autorité  au  Fils  du  Ciel,  mais 
autonomie  des  familles  et  de  levirs  Conseils,  fort  légèrement  tou- 
chés par  l'impôt  et  bien  persuadés  que  les  «  mandarins  et  la  loi 
ne  sont  pas  faits  pour  les  honnêtes  gens  (2)  ».  On  se  rend  compte 
qu'une  telle  société  doit  former  un  bloc  presque  inattaquable  et 
presque  impénétrable  à  l'étranger. 

Et  cependant,  cette  société  si  solidement  basée  sur  le  lien  réel 
de  la  parenté,  sur  la  vénération  d'ancêtres  effectivement  com- 
muns à  tous,  subit  à  son  extrême  sommet  de  très  fréquentes 
commotions  ;  les  dynasties  impériales  se  succèdent,  arrivant  du 
dehors,  par  invasion  ;  et  dans  toute  la  «  Nation  Centrale  »,  le  Fils 
du  Ciel  est  peut-être  le  seul  homme  qui  ne  puisse  authentique- 
ment  faire  remonter  sa  lignée  jusqu'au  Ciel  des  grands  ancêtres 
nationaux  (3). 


(1)  Ch.  XVI  (L.  de  llosii}),  p.  90. 

(2)  Eug.  Simoiij  p.  267;  v.  ]).  l'J2  :  «  Un  fonctionnaire  pour  plus  de  400.000  ci- 
toyens «  ;  pour  l'impôt,  v.  p.  32  et  suiv.,  etc. 

(3)  Les  archives  des  familles  chinoises,  régulièrement  tenues  à  jour  par  les  con- 
seils familiaux  en  leurs  réunions,  remontent  ordinairement  fort  loin  dans  le  passé. 
Elles  font  foi  en  justice  et  leur  authenticité  est  hors  de  doute,  car  elles  peuvent 
facilement  être  contrôlées  par  la  comparaison  des  unes  avec  les  autres.  Le  nom  porté 
par  Ui  famille  indic/ue  immédiatement  celui  des  Cent  Patriarches  irrimilifs  du- 
quel elle  descend  de  mnle  e)i  mâle;  et  les  alliances  successives,  corrigées  avec  soin, 
donnent  un  arbre  généalogique  clair  et  parfait. 


r.K    lUtlDKIIlSME    DANS    LK    CÉLESTE    EMPIRE.  327 

Les  dynasties  impéiiales  de  i;i  Chine  sortent  des  grandes  steppes 
de  prairie.  I.c  phénomène  des  invasions  de  nomades  au  milieu 
de  h\  puissante  (^  Nation  Centrale  »,  du  triomphe  des  envahis- 
seurs, qui  arrivent  à  placer  un  de  leurs  chefs  à  la  tète  de  l'im- 
mense Empire  sédentaire,  ce  phénomène  est  évidemment  com- 
plexe. JWais  pour  un  Chinois,  pour  un  Célestial,  l'explication  en 
est  très  simple  :  la  «  Nation  Centrale  atoujours  l'Empereur  qu'elle 
doit  avoir  ». 

En  effet,  le  Ciel,  cause  de  la  nation  elle-même,  est  aussi  la 
cause  de  l'existence  du  Fils  du  Ciel  qui  résume  et  unit  la  nation  : 
le  Ciel  veut  qu'il  y  ait  un  Empereur.  Quant  à  la  détermination 
de  sa  personne,  elle  dépend  de  renchaînement  des  causes,  an- 
cestrales  ou  autres,  qui  amènent  tel  ou  tel  à  prendre  possession 
du  pouvoir. 

Et,  en  pratique,  l'Empereur  remplit  bien  le  rôle  (jui  lui  est 
assigné  par  ses  causes.  Il  préside  et  met  en  mouvement  le  rouage 
administratif  nécessaire  à  la  nation  ;  il  est  donc  indispensable. 
Mais  sa  personne  est  indilférente  :  car  le  pouvoir  public  en  Chine 
étant  bien  rarement  en  contact  avec  les  individus,  fait  peu  de 
mécontenis  et  ne  suscite  point  de  partisans  zélés.  Les  questions 
dynastiques  n'excitent  aucune  passion  dans  la  masse  du  peuple 
chinois. 

En  d'autres  termes,  si  la  Chine  offre  nécessairement  un  trône 
à  occuper,  en  vertu  des  causes  ancestrales  qui  ont  ainsi  modelé 
la  nation,  le  choix  des  dynasties  est  abandonné  à  des  causes  dif- 
férentes, à  des  causes  extérieures  au  Ciel  proprement  chinois. 

Mais  lorsque  le  choix  est  fixé,  lorsque  la  dynastie  nouvelle  est 
assise,  le  Ciel  reprend  ses  droits  et  s'assure  immédiatement  de 
la  personne  de  son  Fils;  la  puissante  organisation  de  la  <(  Na- 
tion Centrale  »  s'assimile  son  Empereur.  Bouddhiste  fervent  et 
fidèle  disciple  des  Lamas  lorsqu'il  parcourait  la  Terre  des  Her- 
bes et  campait  sous  la  tente  au  milieu  de  ses  troupeaux  de  cava- 
les, l'Empereur  Mongol,  ou  Mantchou,  ne  tarde  point  à  sentir  la 
nécessité  de  prendre  désormais  son  point  d'appui  sur  l'immense 
population  sédentaire  qu'il  a  charge  de  gouverner  en  paix,  sur 
la  forte  hiérarchie  administrative  qu'il  préside,  pour  tenir  tète  à 


328  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

ceux-là  mêmes  qui  l'ont  élevé  sur  le  trône  et  conserver  la  posi- 
tion acquise.  Ces  volle-face  impériales  remplissent  les  célèbres 
Annales  des  dynasties.  Je  n'en  veux  citer  qu'un  exemple,  tiré 
des  Annales  des  Liao. 

«  L'empereur  Taï-tsou  posa  cette  question  aux  mandarins  qui 
se  trouvaient  à  ses  côtés  : 

«  Le  prince  qui  a  reçu  du  Ciel  le  mandat  de  gouverner  doit 
servir  le  Ciel  et  respecter  les  Esprits;  si  quelqu'un  a  eu  des  mé- 
rites et  une  vertu  exceptionnelle,  je  désire  savoir  à  qui  je  dois  ren- 
dre le  principal  culte.  »  Tous  les  mandarins  répondirent  :  «  C'est 
à  Bouddha.  »  L'Empereur  ne  fut  pas  de  leur  avis  et  dit  : 
«  Confucius  est  un  grand  Saint  que  vénérèrent  dix  mille  généra- 
tions; il  convient  de  le  considérer  comme  notre  Grand-Ancê- 
tre (1) .  »  En  conséquence,  il  édifia  le  Koung-tse-Miao,  ou  Temple 
de  Confucius.  » 


111.  —  Li:    BOUDDHISME    EN    CHINE. 

La  situation  dans  laquelle  se  trouvent  les  empereurs  Tartares 
en  Chine,  permet  de  comprendre  celle  des  Bonzes  bouddhis- 
tes dans  ce  pays.  Depuis  l'introduction  des  premiers  prédica- 
teurs bouddhiques  dans  l'Empire  Céleste,  au  troisième  siècle  avant 
notre  ère,  dit-on,  les  bonzes  ont  été,  de  temps  en  temps,  soit 
magnifiquement  dotés,  soit  sévèrement  réduits  et  persécutés  (2), 
en  raison  des  dispositions  variables  des  empereurs.  Mais  pendant 
les  très  longues  périodes  qui  séparent  ces  alternatives  d'éléva- 
tion ou  d'abaissement  momentanés,  la  manière  d'être  du  peuple 
chinois  vis-à-vis  du  culte  bouddhique  semble  n'avoir  pas  varié. 

La  grande  majorité  de  la  population  est  considérée  et  se  con- 
sidère elle-même  comme  bouddhiste ,  le  surplus  étant  compté 
comme  sectateurs  de  la  doctrine  de  Lao-tsé,  système  philoso- 
phico-magique  qui  a  au  fond  certains  rapports  avec  le  boudhisme. 
D'ailleurs  ces  deux  doctrines  ne  contiennent  rien  qui  soit  hostile 

(1)  L.  de  Rosny,  p.  122. 

(2)  V.  le  résumé  historique  de  ces  revirements,  Laniairesse,  p.  59  à  117. 


LE    lioritDllISMK    DANS    LE    CÉLESTE    EMPIUE.  329 

au  culte  des  Ancêtres  :  «  Les  trois  religions  n'en  l'ont  ([u'unc  »  (1), 
ont  coutume  de  dire  les  Chinois,  même  les  lettrés  les  plus  attachés 
au  Gont'ucéïsme.  Il  y  a  cependant  une  de  ces  «  trois  i-eliiiions  » 
qui  est  profondément  i^ravée  au  cœur  de  tout  Côlcslidl  et  qui  est 
absolument  universelle  dans  la  «  Nation  Centrale  ».  L<'  culte  des 
Ancêtres,  avec  le  confucéisme  comme  couronnement  national, 
est  entouré  de  la  vénération  profonde ,  de  l'assentiment  intime 
qui  conviennent  au  rite  sacrificiel  authentiquement  conservé  de- 
puis le  temps  des  Anciens  Sages,  des  premiers  hommes,  tandis 
que  le  Bouddhisme,  et  la  doctrine  de  Lao-tsé  dont  je  parle  ici  pour 
mémoire,  sont  tenus  ici  pour  des  systèmes  philosophiques  ou  des 
superstitions  particulières  que  chacun  accepte  ou  rejette  à  son 
gré.  On  adopte  un  de  ces  systèmes,  comme  apportant  un  renfort 
à  l'honnêteté,  à  la  morale,  comme  proposant  une  solution,  dou- 
teuse et  discutable  il  est  vrai,  au  grand  problème  de  la  destinée 
humaine.  On  appelle  souvent  les  bonzes  aux  funérailles,  mais 
comme  décor,  pour  ainsi  dire,  de  luxe  ou  de  bon  ton,  et  sans  que 
leur  présence  et  leur  participation  à  la  cérémonie  soient  regardées 
comme  nécessaire.  Les  dépenses  qu'une  famille  s'impose  de  ce 
chef  sont  considérées  comme  facultatives  (2). 

Au  contraire,  tout  ce  cjui  touche  au  culte  des  Ancêtres  re- 
vêt un  caractère  formellement  obligaloire.  Être  exclu  du  culte 
domestique,  c'est  être  excommunié  de  la  famille  ;  c'est  la  plus 
terrible  des  pénalités,  et  il  n'est  pas  de  châtiment,  si  dur  soit-il, 
prononcé  par  le  conseil  familial,  au([uel  un  Chinois  ne  se  sou- 
mette plutôt  que  d'encourir  cette  excommunication.  Il  n'est  pas  de 
dépense  prescrite  par  les  Rites,  relativement  au  culte  des  An- 
cêtres, ou  aux  funérailles,  qui  ne  soit  immédiatement  souscrite, 
solidaierment  s'il  le  faut,  par  l'assemblée  familiale,  de  peur  de 
«  perdre  la  face  »,  c'est-à-dire  d'être  déshonoré. 

D'où  vient  cette  différence  d'autorité  et  de  pouvoir  entre  deux 
cultes  simultanément  professés  dans  une  même  famille?  Ce  n'est 
point  d'une  inégalité  dans  la  valeur  morale  des  préceptes  :  à  ce 
point  de  vue  «  les  trois  religions  n'en  font  qu'une  «,  ainsi  que  se 

[\\  Hue,  rEiiipire  cliinois,  t.  H,  |).  250,  etc. 

(2)  Cf.  Eug.  Simon,  p.  175,  2G7.  350,  etc.  —  Hue,  l'Empire  chinois,  |>.  227,  250. 


330  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

plaisent  à  le  repéter  tous  les  Chinois  Ijoiiddhistes.  Ce  n'est  pas 
non  plus  d'une  inégalité  dans  la  hauteur  des  enseignements  dog- 
matiques ou  métaphysiques  :  les  deux  doctrines  sont  muettes  l'une 
et  l'autre,  quant  aux  précisions  du  dogme  religieux  fondamental, 
l'existence  et  l'essence  de  la  Divinité;  et  en  matière  de  spécula- 
tions philosophiques,  le  Bouddhisme,  si  faiblement  apprécié,  est 
fort  supérieur  au  culte  national.  Ce  n'est  pas  dans  la  valeur  re- 
lative des  deux  systèmes,  appréciés  avec  nos  idées  européennes, 
que  nous  pouvons  trouver  la  raison  des  préférences  chinoises  : 
c'est  par  l'examen  des  pratiques  générales  populaires,  par  l'ob- 
servation des  faits,  que  nous  devons  en  rechercher  l'explication. 

Presque  tous  les  étrangers  cjui  ont  voyagé  dans  le  Céleste 
Empire,  comme  ceux  qui  se  sont  trouvés  en  rapport  avec  les 
Célestials,  —  les  Américains  notamment,  —  nous  entretiennent 
souvent  de  la  fourberie  et  de  la  rapacité  des  Chinois.  Le  vol  et 
le  mensonge  sont  les  deux  vices  principaux  qu'on  reproche  à  ces 
Asiatiques. 

Dépouiller  un  homme  de  ce  qu'il  possède,  et  pour  cela  corrom- 
pre la  vérité,  voilà  des  actes  absolument  réprouvés  par  la  Bonne 
Loi,  par  cette  Loi  prêchée  à  tout  être  vivant  atin  de  lui  ouvrir 
l'accès  de  la  sagesse  immuable  en  le  détachant  des  Désirs  et  de 
Y  Ignorance! 

Et  cependant,  sur  ces  points,  la  réputation  des  Célestials  est 
dûment  justifiée. 

Transportons-nous,  par  exemple,  avec  quelque  groupe  de  pè- 
lerins mongols,  dans  l'une  de  ces  grandes  cités  commerçantes 
réunies  autour  d'une  lamaserie,  au  pied  de  la  grande  Muraille. 
Dans  cette  région,  se  traitent  d'importantes  affaires  en  bestiaux, 
en  cuirs,  en  laines,  etc.,  entre  les  négociants  chinois  et  les  habi- 
tanls  de  la  steppe;  c'est  là  que  prennent  gîte  les  nombreuses 
caravanes  traversant  le  désert  du  Nord-Ouest  au  Sud-Est  pour  le 
transport  des  marchandises  de  la  Russie,  ou  du  Nord  de  la  Chine. 
A  peine  le  voyageur  tartare  a-t-il  franchi  l'enceinte  murée  de  la 
ville,  que  de  nombreuses  auberges  s'offrent  pour  le  recevoir.  Les 
enseignes  sont  alléchantes,  elles  semblent  indiquer,,  de  la  part  du 
logeur,  une  tendance  marc|uée  vers  la  Perfection  bouddhique  : 


LE    lîOUDMllISMI':    DANS    LK    CÉLESTK    K.MI'IIŒ.  331 

.iiihei'g'C  des  Trois  Rapports  Sociaux,  auljcrg'c  dos  (Mnq  Félicités, 
des  Trois  Perfections,  do  la  Justice  et  de  la  Miséricorde,  de  rÉquitô 
Éternelle,  etc.  :  autant  de  bouges  suspects  ou  le  boutiquier  chi- 
nois vient  relancer  sa  proie.  Ce  négociant,  avec  une  faconde 
proverbiale,  se  répand  en  phrases  cauteleuses  sur  la  méchanceté 
et  la  rouerie  de  ses  congénères,  sur  le  g-rand  avantage  qui  résulte 
pour  le  simple  et  candide  Mongol  de  la  renconti'e  d'un  homme 
versé  dans  les  affaires,  et  marchant  cependant  toujours  à  la 
lumière  de  la  conscience,  de  la  vraie  conscience  qui  doit  éclairer 
tous  les  hommes,  Chinois  ou  Mongols.  Que  signifie  cette  odieuse 
distinction  entre  Chinois  et  Tartares?  Tous  ne  sont-ils  pas  frères? 
Tous  ne  doivent-ils  pas  être  amis?  Circonvenu  par  des  confrères, 
séduit  par  ces  hypocrites  témoignages,  le  bon  Tartare  se  laisse 
conduire  au  magasin  de  cet  homme  habile  qu'il  considère  réelle- 
ment comme  un  frère.  Là,  de  serviables  commis  prennent  note 
de  toutes  les  affaires  cjui  ont  amené  le  client  à  la  ville  :  des  bes- 
tiaux et  des  denrées  qu'il  doit  vendre,  de  l'emploi  qu'il  compte 
faire  de  leur  prix,  tandis  que  le  patron  verse  à  l)oire  au  «  grand 
frère  »  et  lui  fait  perdre  la  raison.  Après  s'être  rendu  maitre 
de  son  esprit,  le  rusé  «  Kita  »  s'empare  des  cordons  de  sa  l)Ourse. 
Il  vend  les  animaux  et  les  marchandises  du  Mongol  «  au  prix 
qu'il  veut  »,  exécute  ég-alement  ses  achats  «  au  prix  qu'il  veut  », 
et  moyennant  une  commission  fixée  par  lui-même.  Le  moment 
du  compte  venu,  on  trompe  encore  odieusement  le  pauvre  no- 
made, et  sur  le  cours  et  sur  le  poids  de  l'argent;  et  s'il  s'avise  de 
présenter  quelques  observations,  on  ne  l'entretient  plus  que  «  de 
lois,  de  mandarins,  de  tribunaux,  de  prison  et  de  supplice  (1)  ». 
Par  ces  procédés  malhonnêtes,  absolument  réprouvés  par  les 
Rites,  le  Chinois  avide  et  rusé  réduit  à  la  misère  son  frère  en 
Bouddha,  et  cela  sans  remords,  parce  qu'il  est  étranger.  Sur  la 
frontière,  le  «  Kita  »  menteur,  égrenant  entre  ses  doigts  le  cha- 
pelet Ijouddhique  pour  séduire  les  pèlerins,  va  répétant  cà  haute 
voix  que  «  tous  les  hommes  sont  frères  »  :  au  fond  il  n'en  croit 
rien.  Et  cependant  Bouddha  a  dit  :  «  Une  loi  est  une  grâce  pour 

(1)  V.  Hue,  Souvenirs,  etc.,  l.  I,  p.  167,  à  180,  etc.;  t.  II,  p.  10,  M,  i2,  etc. 


332  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

tous  (1).  »  Mais  voyez  ce  même  individu,  rentré  dans  sa  famille, 
traitant  avec  ses  oncles  et  ses  frères,  et  réglant  avec  eux  la 
dévolution  de  l'avoir  commun  :  aussitôt  la  fourberie  et  l'avarice 
semblent  avoir  disparu  de  son  Ame;  les  partages  de  biens,  les 
liquidations  les  plus  compliquées,  comme  il  s'en  rencontre  si 
souvent  au  sein  des  communautés  nombreuses,  tout  cela  se 
règle  à  l'amiable,  avec  droiture  et  probité,  même  avec  urbanité, 
sans  intervention  des  hommes  de  loi  et  sous  la  seule  direction 
du  conseil  familial  (2). 

Voyez  ce  même  négociant,  ou  ses  effrontés  commis,  engagés 
dans  l'une  de  ces  associations  de  travail  et  bénéfices  en  parti- 
cipation auxquelles  presque  tous  les  Chinois  ont  recours.  Cha- 
que membre  à  son  tour  est  directeur,  trésorier  et  répartiteur;  il 
y  en  a  d'intelligents,  et  il  s'en  trouve  qui  sont  faibles  d'esprit  : 
les  comptes,  l'organisation,  le  roulement,  tout  cela  est  fort  com- 
pliqué et  donnerait  ouverture  à  mille  tromperies  (3).  Cependant 
il  n'y  a,  en  général,  ni  malversations  ni  réclamations;  tout  se 
passe,  entre  ces  enfants  de  la  «  maison  Centrale  »  librement  as- 
sociés, avec  une  justice  distributive  des  plus  exactes.  Il  est 
clair,  du  reste,  que  l'équité  et  le  désintéressement  mutuel  peuvent 
seuls  maintenir  des  associations  de  ce  genre.  Or,  elles  sont  in- 
nombrables, entre  Chinois  de  tout  ordre  ;  tous  y  ont  recours  très 
fréquemment  et  pour  les  objets  les  plus  divers;  et  ces  associa- 
tions ont  toujours  fait  preuve  de  la  plus  grande  solidité,  non 
seulement  lorsqu'elles  sont  établies  sur  le  territoire  du  Céleste 
Empire,  mais  encore  lorsqu'elles  existent  entre  les  Chinois  qui 
s'expatrient,  soit  aux  États-Unis,  où  elles  sont  redoutées  et  tra- 
quées ('i-),  soit  dans  l'Indo-Chine  et  dans  les  autres  pays  de  Race 
Jaune,  où  elles  constituent  pour  les  Chinois  un  moyen  d'exploi- 
tation vis-à-vis  des  naturels. 

Voilà  les  faits.    U^'en  ressort-il? 

Manifestement,  il  en  résulte  que  l'idée  de  la  grande  frater- 


(t)  IIiic,  l'Empire  chinois,  t.  II,  p.  220. 

(2)  Cf.  Eug.  Simon,  p.  257  à  274,  etc. 

(3)  Cf.  Ibid.,  |).  12i  et  suiv.  V.  les  laMeaux  à  la  fin  du  volume. 

(4)  Ibid.,  p.  127. 


I.K    lUHnitlIlS.MK    DANS    Li:    CKLESTE    EMI'IIU;.  333 

nitû  humaine,  iiuiveiselle,  doiil  l'ut  animé  le  l'ondateur  du  licnul- 
dhisme  n"a  point  conquis  le  cœur  des  Célestials,  tandis  qu'une 
autre  conception  plus  étroite  et  plus  nette  leur  inspire  une  con- 
duite réellement  fraternelle  et  honnête  envers  tous  ceux  qui  leur 
sont  rattachés  par  le  lien  national. 

Et  cependant  la  grande  majorité  des  Chinois  professe  le  boud- 
dhisme. Mais  la  Loi  de  Çakya  Mouui,  pure  abstraction,  pur  sys- 
tème philosophi({ue ,  ne  peut  prévaloir  contre  le  fait  social, 
contre  l'idée  antérieure  et  concrète  de  la  «  Nation  Centrale  »,  liée 
au  Ciel  des  Ancêtres  communs,  et  à  la  J'erre  qui  nourrira  les 
communs  descendants  des  familles  présentement  vivantes.  Les 
Chinois,  gens  pratiques,  ont  accepté  comme  plus  parfaite  et 
plus  haute  la  doctrine  de  la  Pure  sagesse,  mais  ils  Tout  accom- 
modée au  concept  social  essentiellement  fermé  qui  leur  est 
propre;  c'est  dans  leurs  familles  et  dans  leur  nation,  famille 
agrandie,  qu'ils  s'appliquent  à  suivre  la  Bonne  Loi  du  renonce- 
ment et  de  la  fraternité. 

La  prédication  du  bouddhisme  a  été,  sans  aucun  doute,  un  évé- 
nement considérable;  un  puissant  courant  d'idées,  une  forte 
poussée  morale  se  sont  propagés,  grâce  à  cette  prédication, 
au  milieu  des  innombrables  rejetons  de  la  Race  Jaune,  sans 
obstacle  apparent.  Ce  même  mouvement  s'était  déjà  produit  dans 
l'Inde,  il  y  avait  pris  naissance;  et  l'Inde  a  rejeté  la  doctrine  du 
Bouddha,  parce  que  cette  doctrine  se  trouvait  en  opposition  avec 
la  base  de  la  société  hindoue  :  la  Caste.  L'attitude  de  la  «  Na- 
tion Centrale  »  en  face  du  Bouddhisme  est  ditlerente  ;  elle  se 
laisse 'envahir  par  la  doctrine  de  la  Bonne  Loi.  elle  l'accepte  et 
la  met  en  pratique,  mais  en  la  limitant,  en  la  circonscrivant  dans 
son  jjropre  concept  social.  Ce  concept  généalogique,  dont  j'ai 
essayé  d'expliquer  l'origine,  sépare  le  Célestial  du  Barbare,  de 
l'étranger  :  il  ferme  la  porte  à  l'humanité  abstraite  envisagée  par 
l'ascète  himalayen  (1). 

Le  culte  purement  familial  des  Ancêtres  propre  à  chaque 
famille  distincte,  et  la  Piété  Filiale  relative  aux  ancêtres  immé- 

(1)  V.  «  Le  Bouddhisme  dans  l'Inde  »,  Science  sociale,  t.  XVIH.  \>.  173,  175. 


334  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

diats  de  cliacune  d'elles,  pratiques  qui  sont  la  base  de  la  forma- 
tion particulière  des  l'amilles  composant  la  Race  Jaune,  n'impli- 
([uent  par  eux-mêmes  aucun  dédain,  aucune  répulsion  vis-à-vis  de 
l'étrang-er,  spécialement  à  l'égard  de  l'étranger  de  même  race, 
imbu  des  mêmes  traditions,  professant  les  mêmes  princi[)es.  Au 
contraire,  rexclusivisme  trouve  sa  raison  d'être  lorsqu'apparaît 
Je  lien  national,  incarné  dans  le  Fils  du  Ciel  attacbant  à  une 
Terre  commune  les  descendants  des  Cent  Familles.  La  concep- 
tion fermée  de  la  «  Nation  Centrale  »  a  précisément  pour  origine 
l'enchevêtrement  des  généalogies  entre  les  familles  établies  dans 
un  étroit  voisinage,  et  fixées  au  soXpar  la  eulture  des  terres  flu- 
viales. Cette  conception  est  la  véritable  «  grande  muraille  »  qui 
a  isolé  le  Céleste  Empire  des  autres  nations  :  c'est  elle  aussi  qui 
arrête  la  fraternité  bouddhique  au  seuil  de  toute  àme  chinoise. 
En  dehors  de  la  grande  agglomération  qui  constitue  la  «  Na- 
tion Centrale  »,  la  Race  Jaune  comprend  des  populations  d'un 
genre  différent,  dont  l'existence  est  basée  sur  un  travail  princi- 
pal autre  que  la  Culture.  Chez  ces  populations,  dont  les  familles 
diffèrent  des  familles  chinoises  en  ce  qu'elles  sont  moins  agglo- 
mérées, moins  fixées  au  sol,  souvent  même  isolées  ou  nomades, 
nous  ne  retrouverons  plus  le  phénomène  de  la  confusion  inextri- 
cable des  causes  ancestrales  et  de  la  continuité  des  relations  à 
venir;,  rendues  matériellement  sensibles  par  la  transmission  du 
sol  cultivé.  Lorsqu'un  lien  national  analogue  à  celui  des  Céles- 
tes n'existe  pas  ou  n'existe  que  d'une  façon  faible  et  précaire  en- 
tre les  familles,  ce  lien  peut  être  suppléé  au  moyen  des  asso- 
ciations que  suscite  le  bouddhisme.  Il  y  a  là,  au  sein  de  la  Race 
Jaune,  une  seconde  et  dernière  catégorie  de  sociétés,  qu'il  nous 
reste  à  étudier. 

[A  suivre.)  A.  de  Prk ville. 


LA  PÉNINSULE  IBÉRIQUE 


III 

LA  «  RECONQUISTA  »  :  FORMATION  DU  TYPE  MODERNE 

Nos  précédentes  études  ont  montré  ce  qu'était  le  peuple  espa- 
gnol à  l'époque  de  la  conquête  arabe  (1).  Les  éléments  qui  l'a- 
vaient formé  par  des  superpositions  successives  présentaient  pres- 
que tous  des  caractères  analogues  au  point  de  vue  social.  Les  Ibères, 
section  de  la  race  berbère,  venus  par  le  Nord  de  l'Afrique,  pas- 
teurs sur  les  plateaux,  pêcheurs  et  pirates  sur  les  côtes,  n'avaient 
reçu  des  peuples  commerçants  de  la  Méditerranée,  Phéniciens, 
Grecs  et  Carthaginois,  que  quelques  éléments  de  civilisation  tout 
extérieurs,  sans  grande  portée  au  point  de  vue  de  l'organisation 
fondamentale  de  la  race.  Les  Romains,  il  est  vrai,  par  leur  pé- 
nétration dans  l'intérieur  du  pays,  par  leur  colonisation  agri- 
cole, avaient  commencé  une  évolution  caractérisée  et  pro- 
fonde; mais  bientôt  cette  transformation  avait  été  arrêtée  par 
la  corruption  administrative  et  par  les  exigences  fiscales  de 
l'époque  impériale.  Après  eux  étaient  venus  des  Germains,  Suè- 
ves,  Alains,  Vandales,  Wisigoths,  simples  barbares,  pasteurs  et 
pillards  eux  aussi,  qui,  pour  la  plupart,  ne  firent  que  passer;  ceux 
qui  demeurèrent  n'eurent  pas  d'autre  visée  que  d'imiter  ce 
qu'ils  avaient  sous  les  yeux,  c'est-à-dire  les  désordres  de  la  dé- 
cadence romaine;  par  un  phénomène  très  usuel,  ils  tombèrent 
directement  du  régime  ordonné  du  patriarcat  dans  la  désorga- 
nisation la  plus  complète.   De  là.  le  succès  facile  des  Arabes. 

(1)  V.  rarticle  précédent,  Science  sociale,  mai  1895,  t.  .\IX,  p.  ill  et  siiiv. 


33G  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

(>eiix-ci  étaient  des  commerçants  orientaux,  caravaniers  au 
dél)ut,  puis,  après  la  grande  invasion  mahométane,  successeurs 
ou  imitateurs  des  Grecs  et  des  Byzantins,  accoutumés  au  trafic 
maritime,  au  luxe  et  à  la  vie  urbaine.  Ils  étaient  amenés  par  là 
à  favoriser,  chez  les  peuples  soumis  le  développement  des  échan- 
ges, des  arts  de  la  fabrication  et  aussi  des  cultures  propres  à  ap- 
provisionner les  villes  de  légumes  et  de  fruits  frais,  genre  de 
production  qui  convient  si  bien  aux  pays  méridionaux  quand  on 
dispose  de  l'eau  nécessaire  pour  l'irrigation.  Poussant  devant 
eux  des  hordes  berbères  africaines,  subjuguées  ou  séduites,  ils  oc- 
cupèrent la  Péninsule  presque  entière;  ils  la  semèrent  de  villes 
commerçantes  et  industrielles  florissantes,  entourées  de  jardins, 
et  ils  livrèrent  les  campagnes  au  pâturage. 

La  conclusion  de  tout  ce  que  nous  avons  ainsi  exposé  est 
que,  après  la  conquête  arabe,  pas  plus  qu'auparavant,  la  po- 
pulation de  ce  pays  ne  fut  enracinée  dans  le  sol  et  fondée  sur 
le  travail  de  transformation  du  territoire.  Les  Arabes  ou  arabisés 
devinrent  riches  par  le  commerce  et  l'industrie,  mais  par  le 
commerce  des  produits  précieux  de  l'Orient  et  par  les  industries 
de  luxe;  ils  développèrent  une  civilisation  brillante,  mais  ce 
mode  même  de  prospérité  désorganisa  leur  vie  privée,  qui  était 
basée  à  l'origine  sur  les  habitudes  de  restriction  et  de  discipline 
du  patriarcat,  et  leur  vie  publique  s'en  ressentit  tout  natu- 
rellement. Leurs  richesses  furent  une  tentation  pour  leurs  voi- 
sins :  les  vaincus  refoulés  dans  les  montagnes  du  Nord;  leurs  di- 
visions facilitèrent  à  ceux-ci  un  retour  en  arrière,  la  reconquista, 
comme  disent  les  Espagnols. 

C'est  cette  phase  de  l'histoire  sociale  de  la  Péninsule  que  nous 
avons  à  étudier  aujourd'hui. 


I 


Beaucoup  d'Espagnols  s'étaient  soumis  à  la  domination  arabe 
plutôt  que  de  quitter  les  lieux  où  ils  s'étaient  sédentarisés  et  où 
ils  vivaient  d'une  vie  facile;  ils  s'assimilèrent  aisément  aux  vain- 


LA    l'ÉMNSL'LI^   IBHIUOUE.  .'J37 

(|uoui's,  dont  la  formation  sociale  était  au  fond  ti'ès  analogue  à 
la  leur;  mais,  en  général,  ils  n'acceptèrent  point  leur  religion, 
et  restèrent  clirétiens,  Leur  physionomie  devint  d'ailleurs  si  par- 
faitement semblable  à  celle  des  maîtres  du  pays,  qu'on  leur 
donna  le  nom  de  Mozwabes. 

D'autres,  au  contraire,  fuyant  la  domination  musulmane,  se 
réfugièrent  dans  les  replis  inextricables  des  montagnes  du  Nord. 
Pourchassés  à  outrance,  souvent  battus,  ils  demeurèrent  pour- 
tant, et  leur  nombre  ne  tarda  pas  à  se  grossir  d'une  foule  d'a- 
venturiers attirés  par  le  désir  de  guerroyer  contre  l'infidèle,  de 
faire  du  butin,  ou  même  de  se  tailler  des  domaines  à  ses  dé- 
pens (1).  La  guerre  d'indépendance  prit  ainsi  à  ses  débuts  et 
garda  durant  de  longues  années  nn  aspect  particulier.  Ce  fut, 
en  fait,  une  lutte  de  montagnards  pauvres  contre  des  citadins 
abondamment  pourvus,  qu'il  était  fort  avantageux  de  razzier  à 
toute  occasion  favorable.  Aussi,  jusqu'au  treizième  siècle,  la 
guerre  contre  les  Maures  put ,  rester  l'occupation  principale 
des  Espagnols,  leur  métier  de  prédilection.  A  cette  époque,  par 
la  défaite  de  Las  \aras  de  ïolosa,  en  1212,  la  puissance  arabe 
subit  un  échec  dont  elle  ne  put  jamais  se  relever,  si  bien  que 
les  États  maures  ne  tardèrent  pas  à  disparaître,  à  l'exception  du 
seul  royaume  de  Grenade,  détruit  lui-même  en  1492, 

D'autres  causes  encore  ont  agi  pour  maintenir  cette  nation 
sous  les  armes.  L'esprit  de  clan,  résultat  de  ses  origines  beau- 
coup plus  batailleuses  que  laborieuses,  les  porta  dès  le  début  à 
se  subdiviser  en  groupes  indépendants,  très  souvent  ennemis  au 
point  de  rechercher  l'appui  des  princes  musulmans  pour  s'acca- 
bler les  uns  les  autres.  Dans  l'intérieur  même  des  États  espa- 
gnols, on  voyait  à  chaque  instant  la  guerre  civile  allumée  entre 
le  souverain,  la  noblesse  et  les  villes.  Enfin,  avant  même  d'avoir 
chassé  les  Maures  et  unifié  leur  territoire,  les  Espagnols  et  les 
Portugais  se  lançaient  dans  des  entreprises  extérieures  pleines 

(I)  La  Catalogne  fut  reprise  aux  Arabes  par  un  seigneur  franc,  et  le  Portugal  par 
un  capétien  de  Bourgogne.  Plusieurs  fois  la  croisade  fut  prêchéeen  Europecontre  les 
Maures.  Lisbonne  et  les  Algarves  ont  été  conquisesipar  des  expéditions  de  ce  genre,  au 
profit  du  souverain  local,  moyennant  l'abandon  du  butin  à  ses  auxiliaires.  La  fondation 
des  autres  royaumes  chrétiens  de  l'Espagne  présente  des  faits  pareils. 

T.  XX.  25 


338  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

de  témérité.  Un  connaît  leurs  expéditions  en  Italie,  en  France, 
anx  Indes,  en  Amérique,  les  prétentions  répétées  de  leurs  souve- 
rains à  la  couronne  du  Saint-Empire,  prétentions  réalisées  enfin 
par  Charles-Quint  au  prix  d'énormes  sacrifices. 

A  qui  voudra  bien  se  rendre  compte  de  cette  continuité  des 
mêmes  faits  sociaux  en  Espagne,  de  cette  série  de  races  qui  l'ont 
peuplée  sans  avoir,  aucune,  d'attache  profonde  à  la  terre,  ce  que 
je  viens  de  dire  suffira  pour  indiquer  comment  les  Espagnols 
sont  devenus  des  soldats  de  métier;  mais  ce  ne  serait  pas  assez 
pour  donner  la  raison  de  leurs  succès.  Ces  succès,  en  effet,  sont 
difficiles  à  comprendre  lorsqu'on  réfléchit  aux  difficultés  qui 
s'opposaient  à  l'expansion  de  ce  petit  peuple,  d'ailleurs  troublé, 
divisé,  et  souvent  mal  conduit.  Mais  ils  s'expliquent  quand  on 
fait  entrer  en  compte  les  secours  de  tout  genre  qui  lui  sont  venus 
du  dehors.  Nous  avons  remarqué  déjà  à  quel  point  les  aventu- 
riers et  les  croisades  avaient  aidé  à  la  reconquista.  Après  la 
défaite  des  Maures,  ceux-ci  ont  même  contribué  pour  une  très 
grande  part  à  la  prospérité  du  pays  :  ils  y  sont  restés  en  grand 
nombre,  continuante  y  travailler  comme  artisans  et  comme  mar- 
chands. A  la  suite  de  l'expulsion  en  masse  des  musulmans  et  des 
Juifs,  ces  derniers  furent  partiellement  remplacés  par  des  Fla- 
mands, des  Français,  des  Anglais.  Ce  sont  des  Génois  qui  ont  ou 
vertcà  la  marine  de  la  Péninsule  les  mers  de  l'Inde  et  de  l'Améri 
que  (1).  Enfin,  à  beaucoup  d'égards,  l'illustration  de  la  monarchie 
espagnole  au  seizième  siècle  n'a  été  que  l'effet  d'un  éclat  em- 
prunté à  la  couronne  impériale  de  Charles-Quint. 

Ce  sont  encore  des  circonstances  accidentelles  qui  ont  agi  dans 
l'œuvre  d'unification  de  la  Péninsule.  C'est  grâce  aux  mariages 
et  aux  accumulations  d'héritage  dont  ils  étaient  la  cause  que 
divers  petits  États  espagnols  se  sont  fondus  définitivement,  non 
sans  opposition,  en  un  seul  corps  de  nation  (2).  Force  est  donc  de 
reconnaître  que,  sans  l'action  renouvelée  des  causes  extérieures. 


(1)  La  situation  est  restée  la  mOine  jusqu'à  notre  époque.  V.  sur  ce  [loiiit,  la  Science 
sociale,  août  1892. 

(2)  Le  Portugal  lui-même  fut  uni  de  1580  à  1640;  Pliiiiiqe  II  avait  basé  ses  pré- 
tentions sur  sa  parenté  avec  le  dernier  roi,  tué  au  Maroc. 


LA    PKMNSULE   IBÉRIQUE.  .'îliO 

rEspagnc  i'econ(|iiise  se  fut  consumée  promptemeiit  on  discordes 
intestines  et  n'eût  pas  plus  qu'autrefois  joué  de  rôle  prépondé- 
rant dans  l'histoire. 

Ainsi,  la  nation  espagnole  l'ut  de  tout  temps,  mais  surtout  du 
huitième  au  dix-septième  siècle,  un  peuple  essentiellement  mili- 
taire, dont  le  tiii'tirr  [)rincipal  consistait  à  combattre  sans  cesse 
et  partout,  à  vivre  de  l'épée,  et  aux  dépens  d'autrui  par  consé- 
quent. Pendant  cette  période,  dit  Buckle.  toute  l'intellisence  qui, 
dans  ce  pays,  n  était  pas  employée  au  service  de  l'Église,  se 
consacrait  aux  armes  presque  exclusivement.  En  fait,  chacun 
était  soldat  avant  toute  chose.  Les  écrivains,  les  savants,  les 
jurisconsultes,  les  négociants,  les  prêtres  même,  portent  à  l'occa- 
sion la  cuirasse  et  vont  combattre  un  peu  partout,  sachant  bien 
que  la  g-uerre  est  le  meilleur  moyen,  et  le  plus  rapide,  pour 
arriver  aux  honneurs,  aux  dignités,  à  la  richesse.  La  vie  sociale 
est  entièrement  dominée  par  cette  tendance  il).  Tout  finit  par 
être  subordonné  à  l'esprit  de  conquête  et  à  l'espoir  de  piller  ou 
d'exploiter  l'étranger;  l'affaire  principale  est  le  recrutement  et 
Tentretien  de  l'armée,  qui  devient,  pour  un  temps,  la  première  du 
monde.  Le  peuple  espagnol,  qui  s'est  alors  emparé  du  Portugal, 
qui  domine  en  Italie,  aux  Pays-Bas,  au  Nouveau-Monde,  et  qui 
semble  en  possession  dune  énorme  puissance,  est  «  la  grande 
nation  ->  du  moment.  Elle  donne  le  ton  en  Europe;  on  la  craint, 
on  la  jalouse  et  on  l'admire;  on  recherche  son  alliance,  ou  bien 
on  forme,  pour  lui  résister,  de  vastes  coalitions. 

Mais  cette  grandeur  n'est  qu'apparente  et  faite  de  rencon- 
tres; à  bref  délai,  tout  s'écroule,  et  l'Espag-ne  retombe  brus- 
quement à  la  condition  de  puissance  de  second  ordre,  vég-étant 
au  jour  le  jour,  menacée  de  toutes  parts,  faible,  pauvre  et  sta- 
tionnaire  en  face  de  voisins  en  plein  progrès. 

Comment  expliquer  cela?  D'une  manière  fondamentale,  par 
ce  fait  constant,  qu'un  peuple  peu  adonné  à  la  culture  et  aux 
arts  de  fabrication  relatifs  à  la  vie  usuelle,  ne  saurait  ni  acqué- 

1)  Le  rornan  de  chevalerie,  démodé  partout.  Ileurit  encore  en  Espagne  à  la  lin  du 
quinzième  siècle  iV Amaûh  de  Gaule  est  de  li'ij  .  Il  a  été  fondé  en  Espagne  vingt- 
trois  ordres  de  chevalerie. 


340  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

rir  par  lui-même,  ni  conserver  longtemps  une  situation  prospère 
et  prépondérante.  Nous  venons  de  constater  sommairement 
que  telle  est  bien  l'histoire  des  peuples  ibériques.  Mais  il  nous 
faut,  après  cette  vue  d'ensemble,  entrer  dans  quelques  dé- 
tails sur  ces  causes  profondes  de  l'infériorité  constitutionnelle  de 
la  race. 


II 


La  société  espagnole  du  moyen  âge  se  divisait  en  catégories 
bien  tranchées  :  les  serfs,  les  paysans  li])res,  la  noblesse,  les 
villes,  le  clergé,  la  royauté. 

Les  premiers  étaient  astreints  à  un  esclavage  très  voisin  de 
la  servitude  antique,  à  peine  modifiée  par  l'influence  du  chris- 
tianisme. Épuisés  par  les  exigences  de  leurs  maîtres,  les  serfs 
désertent  la  terre  pour  courir  aux  armées,  ou  pour  émigrer  aux 
colonies,  laissant  les  campagnes  à  de  vastes  troupeaux  de  mou- 
tons ou  de  bœufs  à  demi  sauvages.  C'est  ainsi  que  des  plaines 
d'une  grande  fertihté  demeurèrent  à  l'état  de  steppes  habitées 
seulement  par  quelcjucs  pâtres  très  semblables  aux  gauchos  ac- 
tuels des  Pampas  américaines. 

La  responsabilité  de  cette  situation  incombe  surtout  aux  clas- 
ses supérieures,  incapables  de  gouverner  efficacement  les  popu- 
lations qui  leur  étaient  subordonnées.  Cela  s'explique  aisément 
quand  on  connaît  le  cours  qu'ont  suivi  les  choses.  Pendant  pres- 
que toute  la  durée  de  la  lutte  entre  chrétiens  et  intidèles,  il 
existait  entre  les  deux  partis  une  large  zone  de  territoires  inces- 
samment parcourus  par  des  bandes  allant  en  razzia,  ou  par  des 
armées  en  marche  contre  l'irréconciliable  ennemi.  Vivre  dans 
cette  zone  était  à  peu  près  impossible,  car  on  n'y  trouvait  au- 
cune sécurité  ni  pour  les  biens  ni  pour  les  personnes.  Au  fur  et 
à  mesure  des  progrès  espagnols,  le  désert  reculait  vers  le  Sud, 
et  la  partie  Nord,  incorporée  aux  territoires  chrétiens,  était 
colonisée  sous  la  direction  des  souverains.  Ils  taillaient  dans  ces 
terres  sans  maître  des  domaines  souvent  très  vastes,  qu'ils  dis- 
tribuaient   à  leurs  fidèles;  ceux-ci  établissaient  sur  leurs  nou- 


LA    l'ÉNINSULK   IHÉHIQUK.  341 

voiles  propriétés  des  prisonniers,  considérés  à  peu  près  comme 
des  esclaves,  des  fuiiitil's  qui  n'avaient  plus  ni  l'eu  ni  lieu,  par- 
lois  des  colons  volontaires.  Ces  derniers  obtenaient  certaines 
g"aranties,  fondaient  souvent  des  bourgs  à  charte,  mais  les  au- 
tres demeuraient  à  Tentière  merci  du  seigneur.  On  appelait  cela 
organiser  des  poblaciones,  ou  repeuplements. 

Ailleurs,  lorsque  des  provinces  entières  tombaient  aux  mains 
des  Espagnols  avec  leurs  habitants  et  leurs  villes,  les  campagnes 
étaient  encore  distribuées  de  la  même  façon.  En  général,  les 
Maures  fuyaient  vers  le  sud  ou  se  groupaient  dans  les  villes  ;  les 
Mozarabes  chrétiens  demeuraient  en  place  au  contraire,  croyant 
n'avoir  rien  à  craindre  de  leurs  nouveaux  maîtres,  qui  cepen- 
dant leur  imposaient  la  forme  de  servage  applicable  à  leur 
mode  d'existence.  Quant  aux  villes,  pour  se  les  concilier  et  y 
retenir  une  population  aisée  et  industrieuse,  les  rois  leur  concé- 
daient des  chartes;  nous  en  parlerons  en  détail  tout  à  l'heure. 

C'est  ainsi  qu'il  se  forma  en  Espagne  une  classe  nombreuse  de 
grands  propriétaires  fonciers,  les  riches  hommes  [ricos  hombres), 
qui  n'avaient  d'abord  aucun  goût  pour  la  vie  rurale,  étant  ac- 
coutumés à  la  vie  militaire,  urbaine  et  de  cour  exclusivement. 
Aussi  ne  s'intéressaient-ils  à  leurs  domaines  qu'au  point  de  vue 
du  revenu  qu'ils  en  pouvaient  tirer  par  l'intermédiaire  de  leurs 
intendants,  pour  alimenter  les  dépenses  d'un  luxe  insensé.  En 
d'autres  termes,  cette  féodalité  purement  militaire  n'avait  au- 
cune part  dans  la  direction  du  travail  et  se  bornait  à  en  acca- 
parer les  fruits  pour  les  dissiper  follement.  Dans  ces  conditions, 
la  culture  ne  pouvait  ni  prospérer,  ni  même  se  maintenir. 

A  côté  de  ces  7'icos  ho?nbrcs,  un  grand  nombre  d'individus  de 
peu  de  fortune,  ou  même  tout  à  fait  sans  ressources  :  nobles 
ruinés,  cadets  de  famille,  officiers  inférieurs,  même  des  soldats 
et  des  aventuriers  de  basse  origine,  se  disaient  hidalgos,  c'est- 
à-dire  gentilshommes,  et  vivaient  de  misère  ou  d'expédients, 
méprisant  le  travail  qui  était  à  leurs  yeux  la  marque  de  la  con- 
dition servile  (1).   Ces  gens  étaient  toujours  prêts  à    vendre  le 

(1)  En  piiiiciiic,  loiil  imlividii  (lui  vivait  nol>loinont,  {■'cst-à-dirc  sans  Iravaillcr,  cif 
qui  possédait  un  clioval  ol  des  armes,  pouvait  se  dire  liiddhjo. 


342  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

concours  de  leur  épée  à  quelque  grand  personnage,  entraient  dans 
son  clan,  et  lui  fournissaient  ainsi  la  force  et  rinfluence  néces- 
saires pour  contrebalancer  celles  d'un  rival,  ou  même  pour  traiter 
d'égal  à  égal  avec  le  roi,  ou  encore  pour  organiser  quelque  loin- 
taine expédition. 

On  voit,  par  tous  ces  traits,  qu'on  ne  saurait  sans  erreur  com- 
parer la  féodalité  espagnole  à  la  féodalité  franque,  par  exemple. 
Celle-ci  était  maintenue  par  le  lien  réel  ou  terrier,  les  domaines 
étant  subordonnés  entre  eux  par  une  coutume  fixe ,  immuable , 
que  leurs  maîtres  ne  pouvaient  rompre  sans  violer  en  même 
temps  le  fait  et  le  droit.  En  Espagne,  les  liens  étaient  tout  per- 
sonnels, et  on  en  modifiait  le  régime  par  une  simple  raison  de 
convenance  ou  d'intérêt.  Aussi,  tant  que  la  société  franque  con- 
serva son  caractère  d'association  basée  sur  la  culture  du  sol,  elle 
vécut  dans  l'ordre  et  la  paix;  mais,  dès  qu'elle  revêtit,  par  l'effet 
des  circonstances,  le  type  militaire,  chevaleresque,  de  la  société 
espagnole,  elle  tomba  comme  elle  dans  l'indiscipline  et  le  dé- 
sordre. En  Castille,  les  nobles  pouvaient,  de  leur  propre  auto- 
rité, se  déclarer  déliés  de  toute  obligation  de  fidélité  à  l'égard 
du  roi,  à  la  seule  condition  de  l'en  prévenir,  et  de  lever  contre  lui 
le  drapeau  de  la  révolte,  ce  qui  leur  arrivait  souvent  du  reste. 

En  résumé,  à  la  fin  du  moyen  âge,  on  trouvait  en  Espagne 
une  très  nombreuse  noblesse  (1)  subdivisée  en  plusieurs  classes  : 
d'abord  venaient  les  grands  et  les  titrc's  (environ  350,  vers  l'an 
1650),  qui  formaient  les  deux  parties  de  la  haute  aristocratie, 
accumulaient  les  dignités,  les  charges,  les  monopoles,  les  pen- 
sions, et  possédaient  d'énormes  domaines.  En  troisième  lieu 
figurait  la  petite  noblesse,  besoigneuse  et  orgueilleuse,  oisive, 
avide  de  dons,  de  pensions  et  d'emplois  en  sous-ordre,  toujours 
prête  à  s'enrôler  dans  le  clan  de  quelque  grand  seigneur  pour 
l'aider  à  pousser  ou  à  soutenir  sa  fortune  politique,  en  vivant  à 
ses  dépens.  Avec  cela,  elle  se  montrait  en  général  aventureuse 
et  brave,  bien  que  les  vertus  militaires  aient  sensiblement  dé- 
cliné à  partir  du  début  du  dix-septième  siècle. 

(1)  On  estime  que  1/5  ou  1/G  delà  population  totale  (1/2  sur  certains  points)  se  pré- 
tendait de  sans  noble. 


LA    PÉNINSULE    IBÉRIOIE.  343 

Telle  était  la  noblesse;  voyons  maintenant  ce  qu'il  faut  penser 
de  la  population  urbaine. 

Les  villes  avaient  été,  pour  la  plupait,  fondées  ou  développées 
par  les  Arabes,  qui  y  avaient  importé  ou  agrandi  un  bon  nombre 
d'industries  importantes.  A  Séville,  (irenade.  Tolède,  Cuenca, 
Ségovie,  Avila,  Ocana,  Talavera,  Cordoue,  etc.,  etc.,  on  tissait  la 
soie  et  la  laine  (1),  on  tannait  et  travaillait  les  cuirs,  les  aciers, 
on  fabriquait  du  sucre,  des  faïences,  des  gants,  des  meubles,  des 
armes.  Des  foires  très  fré(juentées  se  tenaient  annuellement  à 
Médina  del  Campo,  Burgos,  Ségovie,  Valladolid,  Saragosse.  Les 
trafiquants  arabes  avaient  établi  des  relations  actives  avec  leurs 
coreligionnaires  d'Orient,  et  allaient  chercher  dans  les  ports  de 
l'Asie  Mineure  et  de  l'Egypte  les  produits  de  llnde,  de  la  Chine 
et  du  Japon.  Ce  mouvement  fut  continué,  après  la  chute  des 
royaumes  maures  par  les  commerçants  de  Barcelone  et  de  Cadix, 
malgré  les  diflicultés  des  temps  et  la  hardiesse  des  pirates  de  la 
côte  africaine,  contre  lesquels  l'Espagne  a  dirigé  plusieurs  expé- 
ditions, fait  qui  montre  bien  l'importance  des  intérêts  à  protéger. 
Pendant  une  période  assez  longue,  l'Espagne  fut  donc  le  centre 
des  relations  commerciales  entre  l'Occiclent  et  l'Orient,  comme 
la  Pologne  était,  de  son  côté,  le  grand  chemin  du  négoce  entre 
l'Orient  et  les  pays  du  Nord  (2).  De  part  et  d'autre  aussi,  on  vit 
se  développer  une  grande  prospérité,  qui  fut  éphémère  pour  des 
raisons  analogues. 

Un  peu  plus  tard,  cette  situation,  entamée  d'un  côté  par  la 
concurrence  des  ports  italiens,  fut  renforcée  par  la  découverte 
de  la  route  directe  des  Indes  et  par  celle  du  contment  d'Amé- 
rique, qui  fournirent  de  nouvelles  sources  de  richesse,  de  nou- 
velles occasions  de  trafic  maritime.  C'est  le  Portugal  qui  entra 
le  premier  dans  cette  voie.  Dès  le  treizième  siècle,  des  marins 
génois  appelés  par  des  souverains  intelligents,  comme  le  roi 
Denys,  formèrent  en  peu  dannées  une  pépinière  de  hardis  ma- 

(1)  On  assure  que  l'Espagiio  a  fait  battre  jusqu'à  60.000  métiers  pour  la  soie  et  la 
laine.  Vers  IGGO  il  en  restait  IG.ooO.  Habitudes  militaires,  expéditions  maritimes, 
commerce  lointain,  fabrication  de  tissus,  forment  un  enchaînement  qui  se  retrouve 
dans  l'histoire  économique  de  beaucoup  dépeuples. 

(2)  La  Science  sociale,  octobre  1888. 


344  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

telots.  Un  peu  plus  tard,  un  prince  qui  était  à  la  fois  un  savant 
et  un  homme  plein  d'initiative,  Henri  le  Navigateur  (1),  ouvrit 
la  période  des  grandes  explorations  en  envoyant  des  navires  à 
la  côte  occidentale  d'Afrique.  En  l'i-8G,  le  cap  de  Bonne-Espé- 
rance fut  doublé;  en  li98,  Yasco  de  Gama  atteignit  l'Inde,  la 
terre  des  épices,  le  but  ardemment  désiré  par  ces  négociants  de 
premier  ordre,  qui  devinrent  ainsi  les  principaux  agents  entre 
l'Europe  et  l'Asie.  Du  coup,  Lisbonne  centralisa  l'approvision- 
nement de  tous  les  produits  exotiques,  ce  qui  en  fit  l'une  des 
villes  les  plus  riches  du  monde.  A  ce  moment,  l'avenir  le  plus 
magnifique  semblait  réservé  à  la  Péninsule,  car,  de  son  côté, 
l'Espagne  unifiée  faisait,  elle  aussi,  grâce  à  l'initiative  de  Colomb, 
de  splendidcs  découvertes.  Les  marchandises  et  les  métaux  pré- 
cieux tirés  des  colonies  fournirent  à  l'industrie  et  au  commerce 
de  nouveaux  éléments  d'activité,  et  l'on  put  croire  un  moment 
que  les  nations  ibériques  allaient,  grâce  au  concours  de  l'im- 
migration étrangère,  prendre  le  pas  et  jouer  le  grand  rôle  en 
Europe  par  leurs  progrès  et  par  leurs  succès  dans  la  fabrication 
et  le  négoce. 

Avec  une  telle  prospérité,  on  ne  pouvait  manquer  de  voir 
les  arts  et  les  lettres  fleurir  dans  la  Péninsule.  Lorsque  le  mou- 
vement des  affaires  crée  de  grandes  villes,  oîi  se  rencontrent 
une  classe  de  bourgeois  puissamment  riches  et  en  outre  une 
caste  de  grands  seigneurs  fastueux,  les  artistes  et  les  écrivains 
apparaissent  pour  construire  et  orner  leurs  demeures,  pour 
amuser  leurs  loisirs,  pour  raconter  leurs  succès.  C'est  ainsi 
que  Barcelone,  Séville,  Valence  devinrent  des  centres  littéraires 
brillants.  Dès  le  quatorzième  siècle,  on  organisait  à  Valence  des 
représentations  dramatiques,  et  ses  poètes  étaient  alors  les 
meilleurs  de  l'Espagne.  C'est  aussi  à  Valence  que  se  formèrent 
les  premiers  peintres  nationaux;  l'école  se  développa  ensuite 
en  Catalogne,  puis,  lorsque  la  monarchie  fut  unifiée  et  centra- 
lisée, à  Madrid,  à  l'ombre  de  la  protection  royale.  Séville  n'avait 

(1)  Mort  en  i4G0.  Les  rois  portugais,  acculés  au  plateau  central  de  la  Péninsule, 
n'avaient  de  chances  de  s'agrandir  que  par  mer,  et  de  se  procurer  de  grandes  res- 
sources que  par  le  commerce. 


i.A  rKMNsrr.i;  hîhiuouk.  3io 

pas  moins  do  réputation,  et  Ion  faisait  Télog'c  de  Cervantes  en 
disant  qu'il  avait  su  acquérir  cl  sabor  scvUlano,  le  sel  de  Séville. 
L'ai'cliitecluro  eut  aussi  sa  l)elle  époque,  qui  donna  naissance 
aux  styles  yy/c//i"yv.sf7>  d'Espagne,  ei  nianoelln  de  Portugal,  tous 
deux  également  toufl'us,  exubérants,  ornés  à  l'excès,  comme  il 
convient  chez  des  gens  dont  la  fortune  a  été  rapide  et  qui  n'ont 
pas  eu  le  temps  de  se  former  le  goût.  La  musique  entin  était 
cultivée  avec  passion,  et  cet  art  inspira  plusieurs  compositeurs 
éminents  au  seizième  siècle. 

On  comprend  comment,  dans  ces  conditions,  les  cultures  iu- 
tellectuelles  devaient  se  développer  dans  les  deux  pays,  et  se 
développer  dans  un  certain  sens,  surtout  lorsque  la  centralisation 
administrative  eut  fait  de  grands  progrès.  De  nombreuses  uni- 
versités furent  créées;  au  dix-septième  siècle,  on  en  comptait 
jusqu'à  trente-cinq,  avec  trente  ou  quarante  mille  étudiants, 
qui  s'adonnaient  à  la  théologie,  à  la  philosophie,  au  droit,  à  la 
littérature,  très  peu  aux  sciences,  qui  ne  servaient  à  rien  dans 
la  recherche  des  emplois  publics. 

Les  grandes  villes,  qui  accumulaient  tant  de  richesses  et  dé- 
veloppaient une  culture  intellectuelle  si  brillante,  avaient  aussi 
des  institutions  publiques  remarquables.  Leurs  fucros  sont  cé- 
lèbres dans  l'histoire,  et  on  les  cite  souvent  comme  le  type 
accompli  de  la  charte  municipale;  nous  ne  pouvons  donc  les 
passer  sous  silence. 

Les  villes  ibériques  n'étaient  pas  toutes  des  cités  à  fiicros, 
mais  un  grand  nombre  d'entre  elles  en  étaient  dotées,  par  l'effet 
naturel  des  circonstances.  Quelques-unes  avaient  été  fondées 
pour  ainsi  dire  en  vue  de  l'ennemi,  pour  servir  de  points  d'ap- 
pui à  la  défense  des  frontières.  Mais  la  sécurité  étant  précaire 
dans  ces  postes  avancés,  il  avait  fallu,  pour  les  peupler,  attirer 
les  gens  par  des  privilèges.  Le  plus  précieux  de  tous,  surtout  à 
cette  époque  d'oppression,  c'était  la  liberté.  On  accordait  donc 
aux  habitants  de  ces  places  la  franchise  municipale,  en  y  ajou- 
tant même,  dans  certains  cas,  des  droits  de  seigneurie  sur  le 
pays  d'alentour. 

Ailleurs,  après    avoir   enlevé    à     la    domination    arabe     une 


346  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

vieille  cité,  il  s'agissait  d'y  retenir  les  Mozarabes  et  même  les 
Maures,  et  d'y  appeler  des  colons.  Dans  ce  cas  encore  on  con- 
cédait un  fuero  qui  garantissait  chacun  contre  l'oppression 
seigneuriale  ou  royale.  Le  résultat  était  le  même,  ou  à  peu 
près. 

Enfin,  dans  le  Nord,  il  avait  fallu  également  reconnaître  l'au- 
tonomie des  communautés  paysannes  basques  et  navarraises, 
afin  de  les  intéresser  au  sort  de  la  cause  espagnole,  dont  leur 
pays  était  le  dernier  refuge,  en  consacrant  des  libertés  que  la 
nature  du  sol  leur  avait  permis  d'organiser  et  de  conserver  de- 
puis l'origine.  La  situation  de  ces  communautés  rurales  était  du 
reste  fort  ditlerente  de  celle  des  villes,  que  nous  allons  mainte- 
nant décrire  très  brièvement  (1). 

Les  fueros,  établis  successivement  d'après  deux  ou  trois  mo- 
dèles primitifs,  étaient  très  analogues,  sans  présenter  une  uni- 
formité absolue;  "de  plus,  les  détails  d'application  différaient 
sur  des  points  assez  nombreux.  Pourtant,  l'esprit  général  était 
le  même  et  se  résumait  à  peu  près  en  ceci  :  gouvernement  local 
exercé  par  la  classe  bourgeoise;  magistrats  élus  par  cette  classe 
et  dans  son  sein,  à  l'exclusion  des  artisans  et  autres  petites  gens; 
devoirs  précis  envers  l'État  représenté  par  le  roi,  au  point  de 
vue  de  l'impôt  et  de  la  défense  du  pays;  liberté  de  taxation 
intérieure;  droit  d'asile. 

Si  de  telles  institutions  avaient  été  appliquées  avec  sagesse  et 
modération,  au  sein  d'une  nation  calme  et  bien  ordonnée,  elles 
auraient  pu  se  soutenir  indéfiniment  et  contribuer  pour  une 
large  part  à  la  prospérité  du  pays.  Malheureusement  il  n'en 
était  pas  ainsi.  D'abord,  on  avait  dépassé  la  mesure  en  donnant 
aux  villes  plus  qu'il  n'était  nécessaire,  le  droit  d'asile  par 
exemple,  ce  qui  les  rendait  trop  puissantes  et  multipliait  les 
conflits  avec  l'autorité  centrale.  D'ailleurs,  celle-ci,  excitée  par 
la  noblesse,  ne  tarda  guère  à  concevoir  la  pensée  de  détruire 
ce  cju'elle  avait  accordé  libéralement  tout  d'abord,  si  bien  qu'une 
lutte  à  peu  près  constante  divisa  la  royauté  et  les  villes.  Enfin, 

(1)  Nous  parlerons  tout  à  l'heure  des  fueros  généraux  api>licables  à   un  État  tout 
entier. 


LA   PENINSULK    lUKUInUE.  li'li 

les  villes  portaient  en  elles-mêmes  le  mal  chronique  qui  devait 
causer  la  ruine  de  leurs  libertés. 

En  elFet,  nous  savons  comment  les  Espagnols  étaient  déjà, 
par  le  fait  de  leurs  origines,  imbus  de  Tesprit  de  clan.  Cet  es- 
prit uait  d'ailleurs  aisément  dans  les  cités  commerçantes,  où  la 
richesse  mobilière  est  tout,  et  fait  la  force  et  l'influence  des  fa- 
milles. Celles-ci,  vivant  très  rapprochées  et  exerçant  leur  action 
sur  le  même  milieu,  deviennent  aisément  rivales  non  seulement 
dans  les  afï'aires  de  négoce,  mais  encore  dans  la  direction  des 
intérêts  municipaux.  Elles  groupent  des  partisans,  commencent 
par  se  faire  une  guerre  sourde  qui  finit  presque  toujours  par 
aboutir  à  une  lutte  à  main  armée.  C'est,  en  deux  mots,  l'histoire 
des  républiques  commerçantes  de  l'antiquité,  de  l'Italie  du  moyen 
âge,  des  Flandres,  etc. 

D'autre  part,  soit  pour  se  défendre  contre  les  Maures,  soit  pour 
tenir  en  respect  la  noblesse  et  souvent  le  roi  lui-même,  les  villes 
restaient  organisées  sur  un  pied  militaire.  Leurs  milices  étaient 
nombreuses  et  exercées;  au  moyen  de  ligues  souvent  très  éten- 
dues (hoDiandûdes) ,  elles  formaient  de  véritables  armées,  capa- 
bles de  tenir  en  échec  celles  du  souverain.  Cette  cause  contribuait 
pour  une  large  part  à  entretenir  dans  le  pays,  parmi  toutes  les 
classes,  l'esprit  militaire,  si  opposé  aux  habitudes  de  travail  ré- 
gulier et  de  stabilité,  et  l'esprit  d'insubordination,  si  peu  com- 
patible avec  le  maintien  d'un  état  de  choses  ordonné,  paisible , 
dans  un  grand  pays. 

On  ne  doit  donc  pas  s'étonner  si  le  pouvoir  conçut  de  bonne 
heure  l'idée  de  briser  ces  petites  républiques  turbulentes  et  trou- 
blées, où  les  abus  de  toute  sorte  se  multipliaient  de  plus  en 
plus  avec  le  temps,  et  qui  vivaient  en  constante  opposition  avec 
le  gouvernement  central.  A  diverses  reprises,  de  vastes  insurrec- 
tions organisées  par  les  comiDirros  des  Castilles  furent  écrasées 
avec  le  concours  des  villes  libres  des  Asturies,  de  l'Aragon ,  de 
l'Andalousie,  jalouses  de  leurs  voisines.  Les  Aragonais  et  les 
Andalous  passèrent  sous  le  joug  à  leur  tour,  et  Charles-Quint 
porta  le  dernier  coup  à  l'indépendance  municipale,  avec  laide 
de  la  noblesse,   qui  craignait  pour  ses  biens  et  ses  pi'i\'ilèges. 


;M8  la  science  sociale. 

Philippe  11  n'eut  plus  guère  qu'à  recueillir  les  fruits  de  la  vic- 
toire en  centralisant  à  outrance.  En  définitive,  si  la  royauté  avait 
pu  vaincre  les  villes  et  supprimer  ou  annuler  leurs  fueros,  c'est 
grâce  surtout  aux  vices  et  aux  abus  de  leur  organisation ,  et  au 
caractère  exagéré  de  leurs  prétentions.  Dans  les  Pyrénées,  les 
communautés  paysannes  ont  gardé  beaucoup  plus  longtemps 
leurs  fueros,  au  moins  dans  les  traits  essentiels,  parce  qu'elles 
n'étaient  pas  exposées  aux  mêmes  causes  de  décadence ,  et  ne 
présentaient  pas  le  même  danger  pour  l'ordre  public,  la  sécurité 
générale,  et  l'existence  du  pouvoir  royal. 

Quant  au  clergé,  sa  situation  a  été  considérable  en  Espagne 
depuis  l'époque  de  la  domination  gothique.  C'est  qu'en  effet  chez 
les  AVisigoths  ariens ,  en  face  des  Francs  catholiques ,  chez  les 
Espagnols  catholiques  en  présence  des  Maures  musulmans,  l'i- 
dée religieuse  se  confondit  naturellement  avec  celle  de  patrie , 
ce  c[ui    donna  une  importance    et  une   influence  spéciales  au 
clergé.  De  plus,  chez  les  Espagnols  comme  chez  les  Wisigoths, 
les  grandes  charges  ecclésiastiques  étaient  recherchées  par  les 
représentants  de  la  plus  haute  noblesse,  qui  conservaient  natu- 
rellement leurs  relations,  leur  autorité  personnelle,  et  bien  sou- 
vent leurs  ambitions  particulières,  si  bien  que  l'Église  se  trouva 
directement  mêlée  aux  discordes  intérieures  comme  aux   com- 
plications  du   dehors.   D'autre  part,  la  foi  ardente  du  moyen 
âge,  doublée  du  sentiment  patriotique,  fit  que  le  clergé  séculier 
et  régulier  reçut  en  don  des  biens  immenses,  ce  qui  lui  permit 
de  grossir   ses    rangs  dans    une    proportion   considérable.    Et 
comme,  par  éducation,  les  Espagnols  étaient  peu  disposés  au 
travail  manuel,  leurs  tendances  naturelles  leur  faisaient  adopter 
plus  volontiers  les  formes  de  la  vie  ecclésiastique  et  religieuse. 
En  1650,  on  comptait  dans  ce  pays  -200.000  prêtres,   avec   SV 
évêques  et  12  archevêques;  9.000  couvents  d'hommes  abritant 
70.000  moines,  et  3.000  couvents  de  femmes  avec  30.000  reli- 
gieuses; soit  en  tout  300.000  personnes,  sans  parler  des  gens  de 
service  attachés  à  cet  immense  personnel.  A  cette  même  époque, 
un    cinquième   du  sol,  avec   d'énormes  revenus,  était  entre  les 
mains  du  clereé. 


LA    l'KNINSULK   IlSKlilOlK.  .'MO 

('('S  faits  (*xpli(|U(Mit  J)i(Mi  des  choses.  D'aboi'd,  il  était  difficile 
(|ue  des  sectes  dissidentes  pussent  vivi-e  en  paix  au  milieu  d'une 
population  de  foi  ardente,  et  sous  les  yeux  d'un  clergé  aussi  in- 
fluent, qui  les  condamnait.  On  fit  donc  de  grands  efforts  pour 
amener  les  Maures  soumis  à  renoncer  à  l'islamisme  ;  il  en  fut  de 
même  pour  les  Juifs.  Heaucoup  refusèrent  absolument  et  prirent 
d'eux-mêmes  le  chemin  de  l'exil.  Les  autres,  menacés  dans  leurs 
biens  et  dans  leur  sécurité,  abjurèrent  des  lèvres,  et  restèrent 
hérétiques  au  fond  du  cœur.  Mais  cela  ne  suffisait  pas;  il  fallait 
déraciner  l'hérésie,  de  peur  qu'après  avoir  couvé  sous  la  cendre, 
elle  ne  reprit  un  jour  des  forces  nouvelles,  compromettant  à  la 
fois  l'expansion  du  catholicisme  et  la  sécurité  de  la  nationalité 
espagnole.  Dans  ce  but,  on  imagina  l'Inquisition,  tribunal  secret 
chargé  de  surveiller  les  actes,  de  scruter  les  consciences,  de  pour- 
suivre partout  les  faux  chrétiens  et  les  relaps.  Tel  était  son  but 
primitif;  nous  verrons  tout  à  l'heure  comment  elle  en  fut  dé- 
tournée. 

Lorsque  le  schisme  protestant  vint  à  se  produire,  il  trouva  en 
Espagne  quelques  adeptes  qui  commencèrent  à  prêcher  la  ré- 
forme. Ce  mouvement  était  gros  de  périls,  d'abord  pour  la 
religion  dominante,  ensuite  pour  les  intérêts  du  clergé,  qui  se 
voyait  menacé  dans  sa  situation  et  dans  sa  fortune  ;  enfin  pour 
le  pouvoir  royal,  précisément  occupé  en  ce  moment  même  à 
combattre  en  Allemagne  le  parti  protestant.  Aussi  la  répression 
fut-elle  impitoyable,  et  comme  le  milieu  était  d'ailleurs  peu 
favorable  à  l'expansion  des  doctrines  nouvelles,  elles  y  furent 
étouffées  pour  longtemps  (1). 

Nous  arrivons  maintenant  au  pouvoir  royal,  et  nous  avons 
à  nous  rendre  compte  de  son  évolution  depuis  le  début  de  la 
reconqidsta  jusqu'aux  temps  modernes.  Ce  sera  facile  après 
tout  ce  que  nous  venons  d'observer. 

Au  début,  lorsque  la  Péninsule  était  divisée  en  petits  États  ton. 
jours  en  lutte  entre  eux  et  avec  les  Maures,  chaque  souverain  de- 
vait s'appliquer  à  grouper  autour  de  lui  et  à  rattacher  à  sa  per- 

(1)  Philippe  H  interdit  aux  ('■Uulianls  de  sortir  du  jiays  jiour  aller  étudier  dans  les 
Universités  étrangères,  où  ils  auraient  pu  se  pénétrer  des  idées  de  la  Uél'orine. 


350  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

sonne,  comme  un  clan,  le  plus  ,GTand  nombre  possible  d'hommes 
de  guerre.  Dans  ce  but,  il  leur  faisait  de  larges  concessions, 
acceptaient  le  contrôle  des  seigneurs  [ricos  hombres)^  des  villes 
libres,  du  clergé,  qui,  pour  bien  constater  leur  pouvoir,  imposè- 
rent à  ces  petits  princes  des  fueros  ou  chartes.  Les  privilèges  ob- 
tenus dans  ces  circonstances  présentaient,  dans  le  détail,  certaines 
différences  mais,  par  leurs  traits  généraux,  ils  se  ressemblaient  fort 
et  reposaient  sur  les  bases  suivantes  :  pour  la  noblesse  et  le  cler- 
gé, exemptions  d'impôts,  liberté  de  coalition  et  de  révolte,  juridic- 
tions spéciales,  partage  du  pouvoir  législatif  et  exécutif,  large  au- 
torité sur  les  serfs. 

Il  y  avait  dans  tout  cela  du  bon,  mélangé  de  beaucoup  de 
mauvais.  On  se  garait  avec  soin  contre  l'arbitraire  royal,  mais 
on  le  faisait  parfois  au  moyen  de  rouages  singuliers.  Tel  était 
ce  Jiislitia  mai/o)'  d'Aragon,  magistrat  inamovible,  choisi  parmi 
la  petite  noblesse,  qui  pouvait  résister  au  roi,  prendre  sous  sa 
garde,  jusqu'à  plus  ample  informé,  ceux  qu'il  poursuivait,  pro- 
tester contre  toute  violation  des  fueros^  et  au  besoin  appeler 
le  peuple  aux  armes.  Or  l'existence  même  de  ce  rouage  étrange, 
sorte  de  censeur  absolu  opposé  à  l'absolutisme  royal,  montre 
combien  les  fueros  avaient  au  fond  peu  de  valeur  libérale; 
ils  étaient,  en  réalité,  des  codes  de  privilèges  établis  au  profit  de 
certaines  classes  et,  par  là  même,  aux  risques  et  périls  des  classes 
inférieures,  ce  n'étaient  donc  pas  à  proprement  parler  des  chartes 
delibertéspubliques.  On  a  comparé,  parexemple,  \q  Privilegio gê- 
nerai ?iVdi^on?às  de  1283,  ou  1285,  à  la  Grande  Charte  anglaise. 
L'erreur  est  manifeste.  La  Grande  Charte  avait  pour  but  de  li- 
miter les  droits  du  pouvoir  central  vis-à-vis  de  la  nation  prise 
dans  son  ensemble;  \q'à  fueros  donnaient  aux  nobles  et  aux  bour- 
geois le  droit  de  tirer  Tépée  contre  le  souverain,  s'il  venait  à 
entamer  les  privilèges  exorbitants  que  l'aristocratie  et  les  villes 
s'étaient  arrogés,  ou  fait  concéder  au  milieu  des  circonstances 
les  plus  critiques.  Les  deux  situations  ne  sont  évidemment  pas 
comparables. 

Le  rôle  politique  des  divers  ordres  que  nous  avons  passés  en 
revue  s'affirmait  par  la  réunion  des  Cortès,  ou  assemblées  des 


LA  i'hmnsill:  ibérique.  351 

délég'ués  de  la  noblesse,  du  clergé,  des  villes  et  des  communes 
paysannes.  En  xVi'agon,  les  Cor  lès  montraient  vis-à-vis  du  sou- 
verain une  fermeté  qui  allait  souvent  jusqu'à  l'arrogance,  et  une 
commission  permanente  les  remplaçait  durant  l'intervalle  des 
sessions.  En  Castille,  l'institution  était  moins  influente;  souvent 
les  villes  s'abstenaient  par  économie  ;  les  sessions  n'étaient  pas 
régulières,  et  bien  que  tout  nouvel  impôt  dût  en  principe  leur 
être  soumis,  il  arrivait  qu'on  se  passait  de  leur  autorisation, 
quitte  à  essuyer  leurs  remontrances,  d'ailleurs  dépourvues  de 
sanction.  Puis,  il  y  avait  partout  des  jalousies  et  des  luttes  entre 
les  ordres,  qui  délibéraient  et  votaient  séparément;  aussi,  bien 
qu'ils  fussent  tous  assez  disposés  à  se  tourner  contre  le  roi,  celui- 
ci  réussissait  souvent  à  leur  imposer  ses  vues  en  exploitant  leurs 
haines  réciproques. 

Jusqu'àla  fin  du  quinzième  siècle,  la  Péninsule demeuradans  cet 
état  d'anarchie  intérieure,  partagée  en  plusieurs  États  eux-mêmes 
divisés  par  une  sorte  de  fédéralisme  irrégulier,  mal  agencé,  propre 
aux  compétitions  et  aux  g-uerres  civiles,  qui  ne  cessaient  guère. 
La  noblesse  surtout  se  signalait  par  son  indiscipline.  «  Ces  gens- 
là,  dit  un  contemporain,  entretiennent  leurs  discordes  vives  et 
crues,  et  multiplient  les  meurtres  et  les  vols,  dont  chaque  jour  ils 
se  rendent  réciproquement  coupables  ».  Après  liTi-,  Ferdinand 
et  Isabelle  commencèrent  à  faire  la  police  des  royaumes  unis. 
Appuyés  d'abord  sur  les  ligues  des  villes  {hn^nutndades^ .  ils  pour- 
suivirent avec  une  rigueur  impitoyable  les  brigands  de  toute  sorte 
et  obligèrent  les  seigneurs  à  courber  la  tête,  par  crainte  de  perdre 
leurs  privilèges,  et  à  commencer  l'évolution  qui  devait  en  faire 
une  simple  noblesse  de  cour.  Par  un  mouvement  en  retour,  ils  se 
servirent  alors  de  l'aristocratie  pour  battre  en  brèche  la  puissance 
des  bourgeoisies,  instituèrent  des  conseils  consultatifs  au  détriment 
des  Cortès,  créèrent  des  fonctionnaires  royaux  en  face  des  muni- 
cipalités. L'cpuvre  de  la  centralisation  était  entamée  ;  Charles- 
Quint  et  Philippe  II  devaient  l'achever  en  peu  d'années. 

Après  la  mort  d'Isabelle,  les  grands  essayèrent  de  secouer  le 
joug  de  la  royauté,  encore  mal  assurée;  ils  se  révoltèrent  et  obli- 
gèrent Ferdinand  à  abandonner  la  Castille  à  Philippe  le  Beau  ; 


352  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

celui-ci  mourut  lùentût  au  milieu  d'un  désordre  tel,  qu'où  ne 
trouva  rien  de  mieux  que  de  rappeler  Ferdinand.  L'unité  se  refit 
ainsi  d'elle-même,  et  cessa  d'être  en  question  quand  l'Espagne 
eut  passé  sous  la  rude  main  de  Charles-Quint  et  de  son  succes- 
seur. Ceux-ci,  inspirés  et  soutenus  par  des  légistes  pénétrés  de 
l'esprit  du  droit  romain  (1),  se  donnèrent  pour  tâche  de  con- 
sommer l'établissement  du  pouvoir  absolu.  Les  Cor/è.s,  réunies  à 
des  époques  de  plus  en  plus  éloignées,  perdirent  toute  autorité; 
après  Philippe  II,  elles  existent  encore,  mais  sont  réduites  en 
nombre  et  peuplées  de  fonctionnaires  d'une  parfaite  docilité.  En 
même  temps,  la  bureaucratie  prenait  des  proportions  grandioses. 
Au  centre,  douze  conseils  permanents  et  des  juntes  temporaires 
préparaient  les  décisions,  que  le  roi  prenait  ensuite  dans  sa  toute- 
puissance,  après  examen  dans  son  conseil  secret.  Dans  les  pro- 
vinces et  les  colonies,  des  vice-rois  et  des  capitaines-généraux 
représentaient  le  souverain,  et  dirigeaient  une  nombreuse  armée 
d'agents  de  toute  sorte.  Bientôt  les  conseillers,  les  employés,  les 
scribes  foisonnèrent  à  tel  point,  qu'un  cinquième  de  la  popula- 
tion se  trouva  engagé  au  service  de  l'État  pour  administrer  les 
quatre  autres  cinquièmes;  la  maison  royale  comptait  à  elle  seule 
dix  mille  offices.  Les  conséquences  de  tout  cela  furent  fâcheuses. 

III 

Au  début  de  la  période  de  centralisation,  ce  régime  ne  laissa 
guère  voir  que  des  avantages.  L'ordre  remplaçait  peu  à  peu 
l'anarchie;  les  conseils  étaient  composés  de  gens  sages  et 
modérés  (2),  les  fonctionnaires  étaient  raisonnablement  zélés  et 
honnêtes.  Mais  cela  ne  dura  guère.  Bientôt  la  machine  adminis- 
trative fut  encomjjrée  de  sinécures  et  peuplée  d'incapables  pris 
dans  cette  noblesse  oisive  que  nous  connaissons.  La  guerre  et  le 
gaspillage  ayant  fait  naitre  de  grands  besoins  d'argent;  pour  y 

(1)  Le  droit  romain,  conservé  par  les  Goths,  fut  remis  en  lionneur  dés  le  douzième 
siècle.  Les  Slete  Partidas.  vaste  compilation  législative  delà  lin  du  treizième  siècle, 
en  proviennent  directement. 

(2)  Pris  d'ailleurs,  pour  la  plupart,  parmi  les  sujets  de  Charles-Quint  étrangers  à 
l'Espagne  :  Flamands,  Francs-Comtois,  Allemands. 


i.A  l'KMNStiLfc;  UîKiuoui':.  353 

sulTire  on  introduisit  la  vénalité  des  ofliccs,  même  dans  les  muni- 
cipalités, avec  la  multiplicité  des  titulaires.  Le  pays  fut  dès  lors 
exploité  à  fond,  et  les  dépendances  et  colonies  furent  mises  en 
coupe  réglée.  «  En  Sicile,  disait  un  proverbe  italien,  les  Espagnols 
grignotent  ;  ils  mangent  à  Naples;  en  Lombardie,  ils  dévorent!  » 
11  va  sans  dire  que  les  fonctionnaires,  mal  payés  et  cbangés  sou- 
vent, étaient  d'une  vénalité  scandaleuse.  «  La  justice,  dit  Cer- 
vantes, est  une  machine  qu'on  doit  graisser  souvent,  sinon  elle 
crie  comme  un  char  à  bœufs.  » 

C'est  ainsi  que  la  royauté  porta  la  main  sur  tout,  pour  paralyser 
toutes  choses.  Elle  remplaça  le  désordre  et  l'indiscipline  d'autrefois 
par  un  morne  et  étouffant  despotisme,  qui  trouvait  partout  des  su- 
jets passifs  ou  des  instruments  commodes.  C'est  ainsi  que  l'Inquisi- 
tion, détournée  de  son  but  primitif,  devint  en  ses  mains  une  arme 
politique  terrible,  en  dépit  de  l'opposition  des  évèques  et  des 
Papes.  En  1609,  l'expulsion  des  Maures  et  des  Juifs  fit  sortir  du 
pays  500.000  à  600,000  hommes,  artisans  et  commerçants,  qui 
constituaient  la  portion  la  plus  laborieuse  de  la  population.  La 
noblesse  en  était  réduite  à  mendier  les  faveurs  royales.  «  Si  né- 
cessaire est  l'aspect  de  Sa  Majesté,  dit  l'historien  Castro,  si  néces- 
saire est  son  ombre,  qu'ils  considèrent  comme  un  châtiment  de 
s'éloigner  d'elle  ».  La  bourgeoisie,  en  partie  disparue  au  milieu 
de  la  ruine  générale,  en  partie  fondue  dans  l'aristocratie,  dispu- 
tait à  celle-ci  les  emplois  publics.  Quant  au  menu  peuple,  aban- 
donné par  les  classes  supérieures,  écrasé  sous  les  charges  de 
toute  espèce,  il  en  était  réduit  à  vivre  au  jour  le  jour,  dans  la  mi- 
sère et  l'insouciance.  Les  ouvriers  des  villes  travaillaient  juste 
assez  pour  entretenir  une  existence  frugale,  et  passaient  le  reste 
du  temps  à  flâner,  à  courir  les  spectacles,  à  jouer,  à  prendre  des 
attitudes  de  hidalgos.  Les  paysans^  sobres,  patients,  mais  dénués 
de  toute  initiative  et  sans  ressources,  ne  pouvaient  à  eux  seuls 
relever  la  culture;  à  côté  d'eux,  50.000  bergers  à  demi  sauvages 
conduisaient  les  troupeaux  transhumants  de  la  Mesta  d'une  ex- 
trémité à  l'autre  du  pays.  Enfin  une  nombreuse  canaille  [pica- 
ros),  déclassés,  bandits,  courtisanes,  gitanos,  contrebandiers,  in- 
festait villes  et  grands  chemins. 

T.    XX.  ',>.C> 


354  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Dans  ces  conditions,  on  devine  ce  cjue  pouvait  être  la  produc- 
tion économique.  La  guerre  avait  dévoré  des  millions  d'hommes 
et  des  milliards  de  francs  ;  l'émigration  enlevait  40.000  personnes 
par  an;  aussi  la  Péninsule  allait-elle  se  dépeuplant.  Des  étran- 
gers, profitant  de  l'inertie  générale,  prenaient  les  meilleures  si- 
tuations commerciales  et  industrielles;  au  dix-septième  siècle,  on 
en  trouvait  500.000  à  600.000.  Une  politicjue  aveugle  tendait  à 
fermer  les  débouchés,  à  accaparer  tous  les  produits  coloniaux  et 
à  réserver  le  trafic  avec  les  colonies  aux  seules  maisons  métropo- 
litaines, impuissantes  à  l'alimenter.  Quand  Philippe  II  eut  con- 
quis le  Portugal,  on  ferma  ses  ports  aux  étrangers.  Ceux-ci  étaient 
ainsi  poussés  à  s'approvisionner  directement,  ce  qu'ils  firent  en 
allant  aux  Indes  et  en  Amérique,  malgré  les  défenses  et  les  croi- 
sières. C'est  par  cet  autocratisme  méfiant,  incapable  et  dupé, 
que  tout  déclina  avec  rapidité.  Après  Philippe  II,  il  n'y  eut  plus 
en  Espagne,  à  proprement  parler,  ni  industrie,  ni  commerce,  ni 
armée,  ni  marine,  ni  administration,  ni  arts,  ni  littérature,  ni 
enseignement,  sinon  sous  la  forme  de  débris  sans  portée  ni 
consistance.  Tout  était  désorganisé  par  le  régime  de  la  cen- 
tralisation excessive,  de  la  faveur,  de  la  dilapidation,  des  mo- 
nopoles (1)  et  des  impôts  sans  mesure  (2).  La  misère  arrivait 
à  son  comble  :  «  Il  y  a  dans  l'année  plus  de  jours  que  de  saucis- 
ses »,  disait  le  peuple,  et  l'Espagne,  environnée  de  dangers, 
semblait  près  de  périr.  Elle  a  réussi  à  survivre  pourtant,  mais 
non  pas  à  se  relever  d'une  manière  appréciable,  ni  surtout  à 
modifier  son  organisation  sociale. 

Quelle  conclusion  faut-il  tirer  de  tout  ceci?  Quelle  haute  con- 
sidération d'histoire  sociale  se  dégage  de  notre  série  d'études? 
Voilà  ce  qu'il  est  nécessaire  de  bien  préciser  en  terminant. 

Le  fait  qui  saute  aux  yeux,  en  premier  lieu,  c'est  que  la  Pé- 

(1)  Il  y  eu  avait  sur  le  sel,  le  poivre,  le  mercure,  la  cochenille,  les  caries,  le  plomb, 
le  soufre,  le  salpêtre,  la  cire,  la  gomme,  l'alcool,  le  chocolat,  le  papier,  les  conserves, 
le  tabac,  etc. 

(2)  En  1650,  on  lirait  de  ce  pays  près  d'un  milliard  de  francs,  qui  était  gaspillé 
d'une  façon  honteuse.  La  dette  montait,  vers  1600,  à  4  ou  5  milliards,  et  fut  réduite 
par  une  série  de  banqueroutes. 


LA    réNINSULE    U5ÉRIQUI':.  355 

ninsule  a  été  peuplée  surtout,  et  à  maintes  reprises,  de  Herbères 
africains,  dont  la  condition  sociale  ne  s'est  jamais  élevée,  dans 
le  fond  des  choses,  très  sensiblement  au-dessus  de  celle  des  Mau- 
res ou  des  Arabes.  Certains  groupes  de  population,  venus  non 
pas  du  Nord  franck  ou  saxon,  mais  du  Nord-Est,  tels  que  les 
Suèves,  les  Vandales,  les  Wisigoths,  l'ont,  il  est  vrai,  envahie  à 
diverses  reprises;  mais  la  plupart  n'ont  fait  que  la  traverser  et, 
d'ailleurs,  ils  étaient  eux-mêmes  trop  faibles,  socialement  parlant, 
pour  exercer  sur  leurs  devanciers  une  action  profonde^  et  pour 
corriger  ce  que  la  formation  des  peuples  issus  d'Afrique  avait  de 
défectueux.  Au  contraire,  ils  se  sont  aisément  modelés  sur  ces 
derniers,  qui  devaient  à  la  civilisation  grecque,  carthaginoise  et 
romaine  une  supériorité  extérieure  et  apparente  assez  marquée. 

La  reconquête  même  n'a  pu  donner  pleine  action,  en  Espa- 
gne et  en  Portugal,  aux  influences  supérieures  des  peuples  du 
Nord  proprement  dits,  c'est-à-dire  aux  races  franques  et  saxonnes. 
En  effet,  elle  a  été  conduite,  en  définitive,  par  un  petit  nombre  d'a- 
venturiers espagnols  ou  cosmopolites,  appuyés  principalement  sur 
des  bandes  issues  des  vallées  pyrénéennes,  ou  des  territoires  re- 
pris aux  princes  arabes  ou  arabo-berbères.  Le  fond  même  de  la 
population  est  donc  resté  autochtone;  il  a  gardé,  à  l'abri  des 
influences  du  dehors,  ses  caractères  originaires.  En  d'autres  ter- 
mes, au  point  de  vue  historique  et  social,  comme  au  point  de 
vue  géographique,  la  Péninsule  nest  qu'un  prolongement  du 
continent  africain.  L'Afrique  ne  s'arrête  qu'aux  Pyrénées,  peut- 
être  même  à  leur  pied  septentrional.  Au  delà,  on  ne  trouve  plus 
ni  le  même  sol,  ni  le  même  climat,  ni  la  même  race.  Quant  au 
détroit  de  Gibraltar,  ce  n'est  qu'un  accident  géographique  dont 
l'influence  est  beaucoup  plus  apparente  que  réelle. 

Ceci  nous  indique  d'une  manière  g'éaérale  pourquoi  les  His- 
pano-Portugais ont  toujours  conservé  une  physionomie  spéciale. 
Ils  ont  pu  devenir  chrétiens,  adopter  les  formes  extérieures  de 
la  vie  européenne,  depuis  ses  modes  jusqu'à  ses  combinaisons 
politiques;  toujours,  ils  ont  interprété  et  appliqué  tout  cela  à 
leur  manière,  avec  un  génie  particulier  et  des  tendances  sensible- 
ment autres  que  les  nôtres.  C'est  que,  foncièrement,  par  origine. 


3o6  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

ils  ne  sont  point  ce  que  nous  sommes  et  ne  peuvent  ni  concevoir 
les  choses,  ni  les  appliquer  exactement  comme  nous. 

Au  point  de  vue  espagnol  ou  portugais,  cela  est  important,  car 
il  en  résulte  l'explication  de  bien  des  faits  passés,  et  une  indi- 
cation précieuse  pour  la  direction  des  faits  à  venir.  Au  point  de 
vue  européen,  le  phénomène  mérite  aussi  qu'on  y  prête  atten- 
tion^ car  il  en  résulte  que  la  Péninsule  a  été  de  tout  temps  une 
porte  ouverte  sur  l'Europe,  et  par  cette  issue  l'Afrique  a  exercé, 
sans  cju'on  s'en  soit  rendu  compte,  une  action  très  marquée 
sur  les  idées  de  l'Occident.  La  similitude  de  religion  et  de 
mœurs  extérieures  entre  l'Espagne  et  les  pays  d'Europe  faisait 
qu'on  n'y  prenait  pas  garde,  mais  le  fait  n'en  est  pas  moins 
certain. 

Maintenant,  faut-il  se  louer  de  cette  action,  ou  la  condamner? 
Observons  d'abord  que  des  pires  choses  on  tire  toujours  quel- 
ques parties  utilisables.  Mais,  pour  l'ensemble,  il  suffit  de  se 
rappeler  le  désastre  complet  de  la  civilisation  arabe,  et  l'état 
plus  brillant  que  solide  de  la  Péninsule  elle-même  sous  la 
domination  africaine,  pour  se  rendre  compte  aussitôt  du  peu 
que  l'influence  orientale,  transmise  ainsi  parmi  nous,  a  pu  nous 
procurer  de  bon,  de  fort  et  de  durable.  Cette  vue  ouverte  par 
l'observation  sociale  sur  l'action  c[ue  l'Espagne  a  eue  en  Europe 
ne  laisse  ])as  cjue  d'être  instructive  et  de  débrouiller  bien  des 
choses  dans  l'histoire. 

Léon  PoixsARi). 


Le  Directeur-Gérant  :  Edmond  Demolins. 


TYPOGRAPHIE  FIRMIN-DIDOT   ET  c". 


QUESTIONS  DU  JOUR 


LE 


CONGRÈS  DES  TRADE-UNIONS 

A  CARDIFF 


Le  congrès  de  Cardiff,  comme  ceux  de  Belfast  et  de  Nonvich, 
restera  célèbre  dans  les  annales  du  Trade-Unionisme.  A  Belfast, 
en  1893,  les  Nouveaux-Unionistes,  après  des  tentatives  infruc- 
tueuses aux  trois  précédents  congrès,  réussirent  à  faire  voter  par 
137  voix  contre  97  une  résolution  d'un  caractère  nettement  so- 
cialiste (1).  L'année  suivante,  à  Norwich,  une  résolution  de 
J.  Keir-Hardie, alors  député  de  South-\Yest-Ham  (Londres)  et  chef 
de  Xlndcpendent  Labour  Party,  —  résolution  demandant  la  na- 
tionalisation de  tous  les  moyens  de  production,  de  distribution 
et  d'échange,  —  fut  adoptée  par  219  voix  contre  61.  Sous  le  cou- 
vert du  Nouvel-Unionisme,  le  Socialisme  semblait  donc  triompher  ; 
mais  en  Angleterre,  plus  que  partout  ailleurs,  il  faut  ne  pas  se 
laisser  prendre  aux  apparences.  Un  mois  après  le  congrès  de  Nor- 
wich,  M.  Tom  Mann,  secrétaire  général  de  V Indépendant  Labour 
Party,  me  disait  très  nettement  que  la  majorité  des  ouvriers  an- 
glais n'était  pas  favorable  au  collectivisme.  A  la  mémo  époque, 
M.  Edward  Aveling,  gendre  de  Karl  Marx,  écrivait  dans  la  revue 

(1)  Pour  ce  qui  concerne  le  consr.''S  de  Belfast,  voir,  dans  là  Science  sociale  d'oc- 
tobre 1893,  l'article  de  M.  Paul  de  Rousiers  :  «  Au  Coivjrès  des  Tradc-Umons  ». 
T.  XX.  2  7 


338  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

socialiste  l'Ere  Nouvelle,  qu'il  ne  fallait  pas  attacher  beaucoup 
d'importance  au  vote  de  la  résolution  Keir-Hardie.  Cette  résolu- 
tion était  d'ailleurs  répudiée  par  plusieurs  Unions  importantes, 
entre  autres,  si  mes  souvenirs  sont  exacts,  par  X Amalgamated 
Society  of  Eiigineers,  qui  compte  70.000  membres. 


Il  est  cependant  fort  probable  que  les  socialistes  auraient  de 
nouveau  triomphé  à  Gardiff,  si  le  Comité  parlementaire  du  con- 
grès n'avait  élaboré  et  mis  en  vigueur  un  nouveau  règlement.  En 
effet,  jusqu'à  cette  année,  les  Unions  avaient  le  droit  d'envoyer 
autant  de  délégués  qu'elles  comptaient  de  milliers  d'adhérents, 
celles  qui  comptaient  moins  de  1.000  membres  ayant  droit  ce- 
pendant à  un  représentant.  Chacun  de  ces  délégués  ou  représen- 
tants, avait  une  voix,  et  les  propositions  étaient  adoptées  ou  reje- 
tées à  la  majorité  des  votants,  de  sorte  que  deux  Unions  ne 
comptant  chacune  qu'une  centaine  d'adhérents  pouvaient  contre- 
Ijalancer  une  union  forte  de  2.000  membres.  Mais  ce  n'est  pas 
tout.  Aucun  délégué,  quelque  nombreuse  que  fût  l'Union  par 
laquelle  il  était  envoyé,  ne  pouvait  représenter  plus  de  1.000 
unionistes,  ni  par  conséquent  disposer  de  plusieurs  voix,  si  bien, 
par  exemple,  que,  pour  être  pleinement  représentée  dans  les  votes 
du  congrès,  V Amalgamated  Society  of  Engineers,  dont  je  parlais 
plus  haut,  aurait  été  obligée  défaire  les  frais  d'envoyer  jusqu'à 
70  délégués. 

Le  Comité  parlementaire  a  changé  tout  cela.  Profitant  de  ce 
qu'une  résolution  du  congrès  de  Norwich  l'avait  chargé,  sans 
plus  amples  indications,  d'amender  le  règlement  alors  en  vigueur, 
il  décida  qu'à  l'avenir  les  votes  n'auraient  plus  lieu  à  mains  le- 
vées, mais  au  moyen  de  cartes,  à  raison  de  une  carte  par  millier 
de  membres.  De  plus,  les  Unions  peuvent  maintenant  confier  à 
un  petit  nombre  de  délégués,  et  même  à  un  seul  délégué,  toutes 
les  cartes  dont  elles  disposent.  Le  résultat  de  ce  changement  est 
que  les  "Vieux-Unionistes,  adversaires  résolus  du  collectivisme,  ont 
au  congrès  une  forte  majorité. 


LE    CONGRÈS    DES    TRADE-UNIONS    A    CARDIFF.  359 

Le  Comité  parlementaire  ne  s'en  tint  pas  à  cette  reforme.  Il  dé- 
cida que  ceux-là  seuls  pourraient  êire  délégués  au  congrès  qui, 
lors  de  leur  élection,  seraient  ouvriers  de  l'industrie  q>ii  les  au- 
rait élus,  ou  seraient  fonctionnaires  permanents  et  payés  de 
l'Union  qu'ils  viendraient  représenter.  Quant  au  motif  de  cette 
réforme,  l'un  des  membres  du  Comité  parlementaire,  M.  James 
Mawdsley,  secrétaire  de  X Amalgamated  Association  of  Operadves 
Cotton  Spinnprs  à\\  Lancashire,  l'a  déclaré  sans  ambages  au  con- 
grès do  Cardiff  :  «  Le  congrès,  a-t-il  dit,  était  en  danger  d'être 
exploité  par  des  hommes  qui  sont  réellement  en  dehors  du  mou- 
vement ouvrier,  et  il  était  temps  qu'on  montrât  que  le  congrès 
des  Trade-Unions  n'est  ni  un  congrès  électoral  ouvrier,  ni  un 
congrès  de  V Indépendant  Labour  Parti/,  ni  un  congrès  libéral  ou 
tory,  mais  simplement  un  congrès  ouvrier.  »  Et  M.  David 
Holmes,  président  du  Comité  parlementaire,  l'un  des  hommes 
les  plus  populaires  parmi  les  tisseurs  ajoutait  :  «  Si  ces  congrès 
doivent  être  des  congrès  de  Trade-Unions,  il  faut  qu'ils  en  aient 
les  caractères,  et  ne  deviennent  pas  un  pandémonium  politique, 
ainsi  qu'il  arrive  chaque  année.  »  Il  fallait  du  reste  que  le  Comité 
parlementaire  fût  bien  pénétré  de  la  nécessité  d'une  réforme 
radicale,  pour  qu'il  consentit  à  voter  cet  article  du  nouveau  rè- 
glement qui  exclut  désormais  du  congrès  deux  de  ses  membres 
les  plus  éminents,  M.  Henry  Broadhurst,  député  de  Leicester,  et 
M.  John  Burns,  député  de  Battersea.  Il  est  à  noter  que  si 
M.  Broadhurst  s'est  prononcé  contre  le  nouveau  règlement.  John 
Burns.  au  contraire,  en  fut  l'un  des  défenseurs  les  plus  ardents. 

Enfin,  un  autre  article  du  nouveau  règlement  décida  qu'à  l'a- 
venir les  Trade-Unions  seules  seraient  représentées,  et  que  les 
Trades-Coiincils  n'auraient  plus  le  droit  d'envoyer  de  délégués. 
Un  Trades-Council  est  composé  de  représentants  des  différentes 
industries  qui  existent  dans  une  ville;  toutes  les  grandes  villes 
possèdent  le  leur.  Accorder  des  délégués  à  ces  Conseils,  c'était 
donner  aux  industries  qu'ils  représentent  une  double  représenta- 
tion, et  les  mineurs,  entre  autres,  avaient  toujours  protesté  contre 
ce  privilège. 

Ce  nouveau  règlement,  tout  en  faveur  des  Unions  nond)reuses 


360 


LA    SCIENCE    SOCIALE. 


et  disciplinées,  souleva,  bien  entendu,  une  très  forte  opposition. 
Le  Comité  parlementaire  se  divise  en  deux  fractions  égales  et 
hostiles.  L'une  d'elles,  conduite  par  MM.  Broadhurst,  Ben  Tillett, 
aldprmanàvi  Conseil  du  comté  de  Londres,  et  J.  Havelock  \yilson, 
député  de  Middlesborough,  se  prononça  contre  la  réforme,  et 
demanda  que  le  congrès  de  CardifFfût  consulté  sur  son  adoption. 
Bien  entendu  J.  H.  Willson  et  ses  amis  réclamaient  que  le  congrès 
fût  constitué  d'après  l'ancien  règlement,  ce  qui  aurait  assuré  à 
leurs  partisans  une  majorité  presque  certaine.  Mais,  grâce  au 
vote  prépondérant  du  président  du  Comité  parlementaire, 
M.  Holmes,  ce  furent  les  réformistes  qui  l'emportèrent,  et,  le 
6  février  1895,  le  nouveau  règlement  fut  définitivement  adopté 
et  déclaré  en  vigueur  à  partir  du  jour  même  (1). 


II 


Le  congrès  de  Cardiff  fut  donc  constitué  d'après  le  nouveau  rè- 
glement. Trois  cent  quarante  délégués,  représentant  environ  un 
million  de  Trade-Unionistes,  étaient  présents  le  2  septembre, 
jour  de  l'ouverture.  Si  le  nombre  des  ouvriers  représentés  a 
grandement  augmenté  depuis  1868,  où  le  congrès  de  Manches- 
ter, le  premier  de  tous,  réunit  trente-quatre  délégués  envoyés 
par  cent  dix-huit  mille  trois  cent  dix-sept  ouvriers ,  il  est  néan- 
moins bien  inférieur  à  celui  de  la  réunion  de  1890  tenue  à  Li- 


(1)  Le  Comité  parlementaire  comprend  12  membres  et  un  secrétaire  qui  na  pas  le 
droit  de  vote;  en  cas  de  partage  égal  des  voix,  le  président  a  voix  prépondérante.  Le 
Comité  de  1894-95  se  divisa  de  la  façon  suivante  : 


Pour  la  réforme  : 

David  Holmes  (tisseurs  de  Burnley), 
président. 

JohnBurns  (mécaniciens). 

J.  Mawdsley  (ouvrier  de  l'industrie  co- 
tonnière  de  Manchester). 

E.  Cowey  (mineurs  du  Yorkshire). 

W.  Inskipp  (cordonniers  de  Leicester). 

J.  M.  Jack  (métallurgistes  de  Glasgow). 


Contre  la  réforme  : 

H.  Broadhurst  (maçons). 

J.  H.  Wilson  (marins  et  chauffeurs). 

Ben  Tillett  (ouvriers  des  docks  de  Lon- 
dres). 

W.  Thorne  (gaziers  de  Londres). 

E.  Harford  (ouvriers  des  chemins  de 
fer  de  Londres). 

R.  Sheldon  (ébénistes  de  Belfast). 


Samuel  "Woods  (mineurs),  secrétaire. 


LE   CONGRÈS    DES    TRADE-UMIONS   A    CARDIFF.  361 

vorpool,  OÙ  (jiuitrc  cent  cinquante-sept  délégués  représentaient 
un  million  quatre  cent  soixante-dix  mille  cent  quatre-vingt-onze 
Unionistes.  Mais  il  faut  noter  que  la  Miners'  National  Union,  for- 
mée par  les  associations  de  mineurs  du  Durham  et  du  Xortlium- 
berland,  n'a  pas  voulu  participer  au  congrès  de  Cardiff.  G^te 
puissante  association,  Tune  des  plus  riches  et  des  mieux  organi- 
sées du  Royaume-Uni  et  qui  compte  plus  de  quatre-vingt-dix 
mille  membres,  est  résolument  hostile  au  collectivisme  ortho- 
doxe, à  la  nationalisation  du  sol,  des  mines  et  des  chemins  de 
fer,  et  même  à  la  journée  légale  de  8  heures.  Du  reste,  les  lec- 
teurs de  la  Science  sociale  la  connaissent  bien  déjà  (l).  C'est 
parce  que  le  congrès  des  Trade-Unions  était  devenu,  suivant  eux, 
une  réunion  purement  socialiste,  que  les  mineurs  du  Durham  et 
du  Northumberland,  qui  avaient  envoyé  des  délégués  à  tous  les 
congrès  précédents,  se  sont  abstenus  cette  année.  Il  faut  espérer 
que  cette  abstention  ne  se  renouvellera  pas,  car  elle  prive  le  con- 
grès de  quelques-uns  des  hommes  les  plus  éminents  que  possè- 
dent les  Trade-Unions  anglaises. 

Le  jour  où  s'ouvre  le  congrès  des  Trade-Unions  est  toujours 
consacré  aune  excursion  en  commun;  il  y  a  seulement,  le  matin, 
une  courte  séance  dans  laquelle  les  autorités  constituées  de  la 
ville  souhaitent  la  bienvenue  aux  délégués.  Les  travaux  du  con- 
grès ne  commencèrent  donc  que  le  mardi  3  septembre,  sous  la 
présidence  de  3L  John  Jenkins,  chairman  du  Trades-Gouncil  de 
Cardiff.  La  lutte  entre  les  Nouveaux-Unionistes  et  leurs  adversai- 
res ne  se  fit  pas  attendre.  M.  Jenkins,  dans  son  discours  d'ouver- 
ture, critiqua  vertement  la  politique  de  «  l'association  électorale 
qui  se  pare  du  titre  de  Parti  indépendant  du  travail  »  et  dé- 
clara, au  milieu  d'applaudissements  répétés,  qu'en  présentant  des 
candidatures  exclusivement  socialistes  aux  élections  générales  de 
juillet  dernier,  elle  n'avait  réussi  qu'à  «  empêcher  la  réélection 
de  quelques  candidats  très  sympathiques  aux  demandes  du  con- 


(1)  Voir,  entre  autres,  dans  la  Science  sociale  de  juillet  dernier,  mon  article  sur 
Le  congres  international  des  mineurs  à  Paris.  Voir  également  l'ouvrage  de 
M.  Paul  de  Rousiers,  La  Question  ouvrière  en  Angleterre,  et  en  particulier  le  chapi- 
tre V.  de  la  deuxième  partie  :  Les  revendications  des  tnineurs. 


362  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

grès,  à  se  couvrir  du  discrédit  que  procure  une  défaite  complète, 
à  rendre  les  mots  Labour  candidate  synonymes  d'une  expression 
de  reproche  et  de  méfiance,  et  finalement  à  démontrer  d'une  ma- 
nière évidente  que  les  pires  ennemis  de  la  cause  du  travail  pou- 
vaient être  des  ouvriers  [that  the  worst  enemies  of  tlie  advance- 
ment  of  labour  might  be  of  their  oivn  hoiisehold).  M.  Jenkins, 
continua  en  invitant  Xlndependent  Labour  Party  à  publier  ses 
comptes  financiers,  parce  que  «  tant  que  cela  n'aura  pas  été 
fait,  les  Trade-Unionistes  pourront  douter  de  l'indépendance  du 
Parti  indépendant  du  Travail  (applaudissements)  »  ;  et  il  termina 
en  conseillant  au  congrès  <(  de  borner  ses  travaux  à  s'eiïbrcer  d'at- 
teindre des  résultats  pratiques  et  possibles  » , 

M.  J.  HavelockWilson,  qui  pendant  toute  la  discussion  s'est  ré- 
vélé comme  le  chef  des  Nouveaux-Unionistes,  ne  répondit  pas  aux 
attac[ues  du  président  contre  Y Independent  Labour  Parti/,  auquel 
du  reste  il  n'appartient  pas.  Mais  il  dépose  la  proposition  sui- 
vante :  Le  Congrès  est  d'avis  que  le  Comité  parlementaire  a  ex- 
cédé les  instructions  qu'il  avait  reçues  du  congrès  de  Norwich,  en 
7nettant  en  vigueur  le  nouveau  règlement  sans  d'abord  le  soti- 
meltre  au  congrès  de  Cardiff  pour  T approuver  ou  le  désap- 
prouver. De  plus.,  le  congrès  estime  quil  est  contraire  à  la  consti- 
tution du  congrès  des  Trade-Unions  et  de  tous  les  autres  corps 
publics.,  qu'aucun  comité  altère  les  règles  constitutionnelles  d'une 
association  et  les  mette  en  vigueur  une  fois  altérées  sans  les 
soumettre  à  l'approbation  d'une  réunion  de  délégués  dûment 
convoqués  ;  et  le  congrès  refuse  de  sanctionner  la  mise  en  vi- 
gueur du  nouveau  règlement  jusqu'à  ce  qu'il  lui  ait  donné  son 
approbation  par  un  vote.  J'avoue  qu'en  effet  les  procédés  du 
Comité  parlementaire  me  paraissent  avoir  été  quelque  peu  high- 
handed,  comme  disent  nos  voisins  d'outre-Manche;  mais,  d'un 
autre  côté,  il  est  étrange  de  voir  M.  J.  Haveloek  \Yilson  et  ses 
amis  protester  au  nom  de  l'esprit  démocratique  contre  des 
mesures  tendant  à  empêcher  une  minorité  de  dicter  des  lois  à 
une  majorité,  et  à  assurer  l'égalité  entre  tous  les  Trade-Unio- 
nistes. Car,  si  le  Comité  parlementaire  a  péché  au  point  de  vue 
de  la  forme  quand  il  a  mis  lui-même  en  vigueur  le  nouveau  rè- 


LE    CONGRÈS    DES    TRADE-UNIONS    A    CARDIFF.  303 

glenieiit  du  congrès,  il  est  très  certain  qu'au  point  de  vue  du 
fond,  il  a  eu  cent  fois  raison,  et  les  Trade-Unionistes  représen- 
tés ont  ap[)rouv6  sa  conduite  par  une  très  forte  majorité.  Du 
reste.  M,  Mawdsley,  dont  j'ai  déjà  parlé  plus  haut,  déclara  «  que 
le  Comité  parlementaire  tout  entier  avait  été  d'avis  que  le  règle- 
ment nécessitait  une  refonte,  et  que  les  diverses  modifications 
qu'on  y  avait  apportées  avaient  été  votées  par  une  forte  majorité. 
La  seule  dispute  avait  été  de  savoir  si  le  règlement  modifié  serait 
ou  non  'imnukliatement  mis  en  vigueur.  »  C'était  là,  en  effet,  le  fond 
de  la  question,  et  je  comprends  aussi  bien  la  colère  des  Nouveaux- 
Unionistes  que  la  décision  du  Comité  parlementaire  ;  car,  quant 
à  croire  qu'une  minorité  rendue  prépondérante  par  un  règlement 
voudrait  bien  renoncer  à  ce  règlement  et  à  sa  prépondérance,  ni 
les  partisans  ni  surtout  les  adversaires  de  la  réforme  ne  s'abu- 
saient à  ce  point.  Et  si,  au  point  de  vue  de  la  forme,  il  me  semble 
bien  qu'il  y  a  eu  quelque  chose  d'irrégulier,  il  faut  reconnaître 
que  cette  réforme  a  fait  disparaître  une  situation  anormale  et 
irrégulière  au  premier  chef.  Libre  aux  formalistes  de  se  scanda- 
liser. 

Si  le  nouveau  règlement  eût  été  en  vigueur  aux  congrès 
de  Belfast  et  de  Norwich,  aucune  proposition  collectiviste  n'eût 
eu  la  moindre  chance  d'être  votée  ;  aussi  les  délégués  apparte- 
nant à  rindependent  Labour  Party  continuèrent-ils  à  l'attaquer. 
Mais  John  Burns,  le  fameux  député  socialiste,  —  un  socialiste 
bien  différent  de  M.  Bebel  ou  de  M.  de  Vollmar  en  Allemagne,  et 
de  M.  Jaurès  ou  de  M.  Fabérot  dans  notre  pays,  —  vint  parler 
avec  son  éloquence  si  particulière  en  faveur  du  Comité  dont  il 
faisait  partie.  Faisant  allusion  à  la  clause  qui  l'exclut  désormais 
du  Congrès  ainsi  que  son  collègue  M.  Broadhurst,  il  déclara  que 
«  la  porte  par  laquelle  étaient  sortis  M.  Broadhurst  et  lui-môme 
était  celle  qui  admettait  au  sein  du  congrès,  par  l'entremise  des 
Trade-Councils,  les  publicains  et  les  pécheurs  [rires) .  Les  délé- 
gués ne  doivent  pas  désirer  que  le  congrès  devienne  la  parlotte 
de  ces  pittoresques  individus  qui  luttèrent  dans  l'intérêt  des  tra- 
vailleurs [who  ivorked  for  labour)  il  y  a  de  cela  vingt  ou  trente 
ans.  Ce  dont  ils  ont  besoin,  c'est  un  congrès  où  le  travail  soitdirec- 


364  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

tement  représenté,  un  congrès  qui  ne  soit  pas  Torgane  et  la  per- 
sonnification de  l'homme  qui  est  bien  payé  et  qui  a  abandonné  le 
travail  manuel,  mais  l'organe  et  la  personnification  de  l'homme 

qui  gagne  30  shillings  (37f.  50)  par  semaine Le  congrès  des 

Trade-Unions,  ajouta-t-il,  a  atteint  le  point  où  les  routes  se  sé- 
parent; le  temps  est  venu  pour  vous,  délégués,  de  décider  si  vous 
serez  les  représentants  directs  des  travailleurs.  Si  vous  prenez  ce 
parti,  je  crois  que  ces  congrès  seront  le  plus  grand  des  instru- 
ments de  progrès  réservés  aux  ouvriers.  Le  socialisme  l'éel  et  le 
parti  réellement  indépendant  du  travail  ne  peuvent  réussir  qu'en 
ayant  des  délégués  authentiques  [hona-fide  credentials)  et  des 
travailleurs  honnêtes  pour  représenter  les  vues  des  ouvriers.»  [Ap- 
plaudissemen  ts .  ) 

La  proposition  de  M.  J.-H.  Wilson  fut  alors  soumise  aux  voix, 
et  rejetée  par  604.000  voix  contre  347.000,  soit  247.000  voix  de 
majorité. 

Le  Comité  parlementaire  sortait  donc  victorieux  de  la  lutte  ; 
mais  le  lendemain,  4  septembre,  les  Nouveaux-Unionistes  recom- 
mencèrent leurs  attaques.  Après  que  le  secrétaire  du  Comité  par- 
lementaire, M.  S.  Woods,  eut  donné  lecture  de  son  rapport  an- 
nuel, un  représentant  des  tailleurs  de  Londres,  M.  J.  Mac-Donald, 
proposa  l'amendement  suivant  au  paragraphe  relatif  à  la  question 
des  sans-travail  :  Il  est  à  regretter  que  dans  le  cours  de  l'année 
1894-95  le  Comité  parlementaire  naît  avisé  à  aucun  moyen  de 
remplir  le  mandat  que  lui  avait  confié  le  congrès  de  Noi'ivich, 
de  ptroposer  des  mesures  législatives  en  faveur  do  la  nationalisa- 
tion du  sol  et  de  tous  les  moyens  de  production  et  de  distribution, 
ce  qui  est,  de  l'avis  du  congrès,  la  seule  solution  réelle  de  la  ques- 
tion des  sans-travail .  Il  est  évident  que  l'adoption  de  cet  amen- 
dement par  les  délégués  réunis  à  CardifF  eût  écjuivalu  à  leur 
adhésion  à  la  résolution  collectiviste  votée  l'année  précédente  à 
Norwich.  Aussi  le  vote  sur  ce  point  a-t-il  été  significatif  :  522  dé- 
légués contre  339  votèrent  contre  l'amendement,  et  un  nouveau 
vote,  par  cartes  cette  fois,  ayant  été  réclamé,  la  proposition  Mac- 
Donald  fut  finalement  rejetée  par  607.000  voix  contre  186.000. 

Les  Nou.veaux-Unionistes,  ce  jour-là,  semblaient  courir  au-de- 


LE   CONGRÈS    DES    TRADE-UNIONS    A  CAUDIFF.  305 

vaul  (les  échecs.  Dans  ce  rapport  de  M.  Woods  se  trouvaient  les 
quelques  lignes  suivantes  :  «  Nous  reg'rettons  de  croire,  mais  la 
force  des  circonstances  nous  y  oblige,  qu'au  sein  des  classes  ou- 
vrières, il  y  a  un  nombre  trop  grand  de  faddists  (1)  et  que  cha- 
que fad  a  ses  partisans.  Le  résultat  est  que  le  vote  de  la  classe 
ouvrière  de  ce  pays  se  divise  par  factions,  et,  par  conséquent,  les 
grands  principes  auxquels  nous  sommes  attachés  et  qui  devraient 
être  sacrés  aux  travailleurs  soufiVent  très  sérieusement.  »  Bien 
que  le  Parti  indépendant  du  travail  ne  fût  pas  nommé,  chacun 
savait  bien  que  c'était  de  lui  qu'il  s'agissait.  Aussi  un  délégué 
appartenant  à  ce  parti,  et  qui  en  est  même  l'un  des  principaux 
chefs,  M.  Pete  Curran,  demanda-t-il  que  ce  paragraphe  fût  retran- 
ché du  rapport  de  M.  Woods.  «  Je  voudraisbien,  s'écria  M.  Curran, 
que  le  Comité  parlementaire  donnàtune  définition  du  mot  faddist. 
Ceux  des  journaux  de  ce  pays  qui  n'ont  de  sympathie  pour  au- 
cune des  sections  du  congrès,  nous  appellent  tous  des  faddists,  et 
il  me  semble  très  peu  opportun  que  par  son  rapport  le  Comité 
parlementaire  contribue  à  élargir  le  fossé  qui  nous  sépare,  en 
qualifiant  de  faddists  les  sections  du  congrès  qui  ne  partagent 
pas  ses  opinions.  »  On  passa  au  vote  sans  discussion,  et  l'amen- 
dement de  M.  Curran  fut  rejeté  par  Gli.OOO  voix  contre  170.000. 
Nos  lecteurs  savent  que  c'est  devenu  une  tradition  du  congrès 
des  Trade-Unions  de  voter  chaque  année  une  résolution  en  fa- 
veur de  la  journée  de  huit  heures.  Aussi  M.  W.  Thorne,  délégué 
des  ouvriers  du  gaz  de  Londres,  proposa-t-il  une  résolution  récla- 
mant la  réduction  à  huit  heures,  par  voie  législative,  de  la  jour- 
née de  travail  pour  tous  les  ouvriers  et  employés.  Un  délégué  de 
Sheffield,M.  Wardley,  demanda  que  certains  métiersdans  lesquels 
il  serait  difficile  de  limiter  aussi  strictement  la  durée  du  travail 
ne  fussent  pas  soumis  à  cette  loi;  et  plusieurs  délégués  réclamè- 
rent le  droit  d'opter  entre  la  journée  de  huit  heures  et  la  semaine 
de  quarante-huit  heures.  Mais  M.  Thorne  ne  voulut  modifier  eu 

(1)  Faddistesi,  un  mot  d'argot  intraduisible  en  français.  Il  sert  à  désigner  les  gens 
([ui  réclament  bruyamment  telle  ou  telle  réforme  particulière,  et  qui  surbordonnent 
tout  à  cette  réforme.  C'est  ainsi  que  les  ree<o/a?crs  ou  Abstinents  totaux,  ([ui  veulent 
à  toute  force  imposer  ;\  l'Angleterre  le  Local  Veto  Bill,  sont  dénoncés  comme  fad- 
dists par  ceux  qui  ne  croient  pas  à  l'efficacité  de  cette  réforme. 


366  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

rien  sa  proposition,  disant  que  personne  ne  devrait  être  autorisé, 
ne  fût-ce  qu'un  jour,  à  travailler  plus  de  huit  heures,  et  le  con- 
grès lui  donna  raison  par  625.000  voix  contre  222.000.  Ce  vote 
avait  lieu  le  mercredi  4  septembre  ;  le  samedi  1,  c'est-à-dire  trois 
jours  après,  le  congrès  se  déjugeait  avec  autant  d'aisance  que 
les  législateurs  du  Palais-Bourbon.  En  effet,  sur  la  motion  de 
M.  Emery,  délégué  deHanley,  le  congrès  votait  à  l'unanimité  une 
autre  résolution  «  invitant  le  Comité  parlementaire  à  présenter  à 
la  Chambre  des  Communes  un  projet  de  loi  fixant  les  heures  de 
travail  dans  les  boulangeriesà  huit  heures  par  jour  ou  à  quarante- 
huit  heures  par  semaine  ».  C'est  que  la  résolution  de  M.  Thorne 
n'est  encore,  tous  les  délégués  le  savent  bien,  que  l'expression 
d'une  tendance,  un  vœu  non  réalisable  dans  un  avenir  prochain, 
tandis  qu'il  se  peut,  pour  des  raisons  spéciales,  que  les  boulan- 
gers, comme  les  mineurs,  obtiennent  par  voie  législative  la  fixa- 
tion de  leur  journée  de  travail  à  huit  heures.  De  plus,  il  est  bien 
à  noter,  et  le  fait  est  curieux,  que  la  Fédrration  des  Mineurs  de 
Grande-Bretagne  avait  imposé  à  M,  Thorne  un  amendement  dé- 
clarant que  son  projet  de  loi  ne  s'' étendrait  pas  aux  mines  ;  c'est 
pourquoi,  sûre  d'être  laissée  tranquille,  la  Fédération  en  bloc, 
c'est-à-dire  166.000  voix,  avait  voté  pour  la  résolution  de  M.  Thorne 
qui  n'affectait  plus  en  rien  ses  intérêts. 

Le  congrès  a  également  voté  à  l'unanimité  une  résolution 
proposée  par  M.  Ben  Tillett,  délégué  des  ouvriers  des  docks  de 
Londres,  qui  invite  le  gouvernement  de  lord  Salisbury  à  convo- 
quer le  Parlement  en  session  spéciale  d'automne  «  pour  trouver 
sans  retard  le  moyen  d'employer  utilement  les  sans-travail  » .  Ce 
vote  ne  souleva  aucune  discussion,  mais  il  n'en  fut  pas  de  même 
du  suivant,  relatif  à  l'émigration  des  étrangers  en  Angleterre. 
Déjà,  l'année  dernière,  le  congrès  de  Norwich  avait  voté  une 
résolution  invitant  le  gouvernement  à  suspendre  l'immigration 
étrangère.  Cette  année,  M.  Inskip,  représentant  des  cordonniers 
de  Leicester,  proposa  la  résolution  suivante  :  Considérant  qu'un 
grand  nombre  d'industries  et  de  Trade-Vnions  souffrent  de  V im- 
portation en  grand  d'étrangers  sans  moyens  d'existence,  le  con- 
grès invite  le  gouvernement  à  prendre,  soit  jiar  une  loi,  soit  par 


LE    CONtiHKS    DES    TRADE-UNIONS    A    CARDIFK.  307 

inspcdlun  o/ficlcUc,  soit  par  décret,  les  mesures  nécessaires  pour 
empêcher  le  débarquement  d'étrangers  pauvres  n  ayant  joas  de 
moyens  d'existence  visibles.  Plusieurs  délégués  parlèrent  en  fa- 
veur de  cette  motion  ;  deux  d'entre  eux,  M.  Freake  (cordonniers  de 
Londres)  et  M.  Newcome  (horlogers  de  Liverpool),  dénoncèrent 
tout  particulièrement  les  Juifs  russes  et  polonais  qui  acceptent 
de  l'ouvrage  à  n'importe  quel  prix.  De  son  côté,  M.  Caplon,  délé- 
gué des  Tailleurs  Indépendants  de  Londres,  fit  la  contre-propo- 
sition suivante  :  Le  Congrès  regrette  qu'une  résolution  protes- 
tant contre  r immigration  des  étrangers  dans  le  Royaume-Uni 
ait  été  votée  l'année  dernière,  car  les  statistiques  montrent  que 
l'émigration  dépasse  de  beaucoup  l'immigration;  mais  c'est  le 
système  capitaliste  qui  précipite  les  travailleurs  les  uns  contre 
les  autres,  et  comme  1  rade-Unionistes  nous  pensons  que  le  seul 
remède  consiste  dans  l'union  de  tous  les  travailleurs  de  ce  pays. 
M.  Sexton,  un  Irlandais  délégué  des  ouvriers  des  docks  de  Liver- 
pool, appuya  la  proposition  de  M.  Caplon;  plusieurs  orateurs 
parlèrent  dans  le  même  sens.  Néanmoins  la  proposition  de 
M.  Inskip  fut  votée  par  122  délégués  contre  77,  et  un  vote  par 
cartes  ayant  été  réclamé,  elle  fut  de  nouveau  adoptée  par 
266.000  voix  contre  2V6.000. 

Une  proposition  de  M.  Clynes,  délégué  de  X Union  des  Ouvriers 
du  gaz  et  des  Manœuvres  d'Oldham,  a  soulevé  aussi  beaucoup 
d'opposition.  M.  Clynes  demandait  que  le  gouvernement  inter- 
dit de  faire  travailler  les  enfants  âgés  de  moins  de  seize  ans,  et  de 
faire  travailler  la  nuit  les  jeunes' gens  au-dessous  de  dix-huit  ans. 
Cette  proposition  n'a  été  votée  que  parce  que  M.  Clynes  a  accepté 
l'amendement  de  la  Fédération  des  mineurs  de  Grande-Bre- 
tagne qui  ramène  à  quatorze  ans  l'âge  où  les  enfants  peuvent 
commencer  à  travailler.  Le  congrès  a  voté  qu'à  cet  âge  de  qua- 
torze ans  les  enfants  pourraient  aussi  devenir  membres  d'une 
Union.  Plusieurs  délégués  demandaient  que  les  unions  fussent 
ouvertes  aux  enfants  dès  l'âge  de  douze  ans,  mais  le  congrès  a 
jugé,  avec  raison  me  semble-t-il,  qu'à  douze  ans  des  enfants 
étaient  encore  trop  jeunes  pour  prendre  part  aux  délibérations 
d'une  Trade-Union. 


368  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Plusieurs  résolutions  ont  été  adoptées  en  ce  qui  concerne  les 
contrats  passés  par  le  gouvernement  anglais.  Citons  une  résolu- 
tion de  M.  Ross  invitant  le  gouvernement  à  n'acheter  autant  que 
possible  que  des  objets  fabriqués  dans  le  Royaume-Uni;  et  une 
résolution  proposée  par  M.  Rowerman  invitant  le  gouvernement 
à  ne  passer  contrat  qu'avec  des  imprimeurs  payant  à  tous  leurs 
ouvriers  et  employés  les  salaires  fixés  par  les  Trade-Unions.  Sur 
la  motion  de  MM.  Harris  et  Cummings,  représentants  des  ouvriers 
de  l'arsenal  de  Woolwich,  le  congrès  a  également  invité  le  gou- 
vernement à  se  conformer  à  la  résolution,  votée  par  la  Chambre 
des  Communes,  de  payer  à  tous  les  ouvriers  de  l'État  les  salaires 
lixés  par  les  Trade-Unions,  avec  un  minimum  de  trente  francs 
par  semaine  (1),  et  aussi  à  abolir  toutes  les  distinctions  d'ouvriers 
en  plusieurs  catégories.  Un  amendement  de  deux  délégués  appar- 
tenant au  sexe  faible,  Miss  Whyte  et  Mrs  Sergeant,  demandant  que 
le  gouvernement  ne  fasse  pas  de  distinction  entre  les  sexes  quant 
aux  heures  de  travail  et  aux  salaires,  a  été  également  adoptée. 

Le  congrès  s'est  également,  comme  les  années  précédentes, 
prononcé  en  faveur  de  l'abolition  de  la  Chambre  des  Lords,  du 
paiement  par  l'État  des  députés  et  des  conseillers  généraux 
[cowity  councillor.s),  et  de  la  mise  à  la  charge  de  l'État  des  frais 
d'élections.  Il  a  réclamé  des  modifications  à  la  loi  des  pauvres, 
de  façon  que  le  travailleur  âgé  ne  soit  plus  obligé  d'entrer  au 
tvorkhouse,  et  que  les  personnes  assistées  ne  soient  plus  privées 
de  leurs  droits  électoraux.  Il  a  aussi  demandé  l'abolition  de  la 
peine  de  mort,  qu'il  a  qualifiée  de  barbare  et  de  dégradante. 

Sur  la  proposition  de  M.  W.  Thoriie,  un  vote  de  J)Iàme  à  l'em- 
pereur d'Allemagne  a  été  émis  par  le  congrès.  M.  Thorne  dé- 
clara que  Guillaume  II  était  sur  le  point  de  faire  proposer  des  lois 
répressives  pour  amener  la  disparition  des  organisations  ou- 
vrières allemandes;   il  annonça   de  plus   que  le   directeur  du 

(1)  Notons  que  le  Conseil  du  comté  de  Londres,  qui  emploie  directement,  sous  le 
contrôle  de  sa  commission  des  travaux  publics,  un  grand  nombre  d'ouvriers,  a  adopté 
cette  somme  de  trente  francs  par  semaine  (semaine  de  6  jours)  comme  salaire  minimum 
de  ses  manu'uvres  bommes;  le  salaire  minimum  des  femmes  est  de  3  fr.  75  par  jour. 
Le  conseil,  du  reste,  a  pour  règle  de  conduite  de  payer  ses  ouvriers  au  taux  reconnu  de 
leurs  Unions. 


LE    CONGHÈS    DES    THADK-U.NIONS   A    CARDIKF.  301) 

Vorivaerts,  M.  Pfund,  avait  été  arrêté  pour  attaques  contre  l'em- 
pereur, et  que  ce  journal  avait  été  confisqué.  «  Que  nous  ap- 
prouvions ou  non,  dit-il,  la  politique  des  social-démocrates  alle- 
mands, nous  devons  faire  tout  ce  qui  est  en  notre  pouvoir  pour 
aider  nos  felioir-workers  de  ce  pays.  »  La  proposition  de 
M.  Thorne  fut  adoptée  à  l'unanimité;  il  ne  pouvait  en  être  autre- 
ment dans  un  pays  où  la  liberté  de  la  presse  et  la  liberté  d'as- 
sociation sont  regardées  comme  des  droits  inviolables.  On  ne 
saurait  donc  prendre  ce  vote  pour  une  manifestation  socialiste. 

Quelques  instants  après,  M.  T.  Smith,  délégué  de  Burnley, 
faisait  la  proposition  suivante  :  «  La  résolution  passée  le  quatrième 
jour  du  congrès  de  l'année  dernière  (la  résolution  collectiviste 
proposée  par  Keir-Hardie)  est  abrogée,  et  la  résolution  présentée 
par  M.  J.  Rudge,  de  Manchester,  est  adoptée  à  sa  place.  »  Il 
est  inutile  de  dire  que  la  proposition  Rudge  était  tout  le  con- 
traire de  celle  de  M.  Keir-Hardie.  Au  milieu  d'applaudissements 
nombreux,  M.  Smith  déclara  que  le  résultat  des  élections  gé- 
nérales de  juillet  1895  montre  bien  que  le  peuple  anglais  n'est 
pas  actuellement  favorable  au  collectivisme.  Aussi  le  vote  de  la 
résolution  Smith  était-il  certain;  mais  un  vice  de  forme  ayant 
été  commis,  — M.  Smith  avait  oublié  de  répéter  dans  sa  résolution 
le  texte  de  la  proposition  Rudge, —  le  président,  M.  Jcnkins, 
déclara  que,  pour  ce  motif,  il  ne  pouvait  la  mettre  aux  voix. 

Immédiatement  après,  le  congrès  vota  à  l'unanimité  que,  «  à 
son  avis,  la  terre,  les  mines  et  les  chemins  de  fer  devraient  être 
la  propriété  de  la  nation  »  ;  et  il  adopta  également  à  l'unanimité 
la  proposition  de  M.  Ben  Tillett  en  faveur  de  la  municipalisation 
des  docks  de  Londres  (1).  Je  reviendrai  tout  à  l'heure  sur  le 
sens  de  ce  double  vote. 

Lors  de  l'élection  du  nouveau  Comité  parlementaire,  les  Nou- 
veaux-Unionistes ont  subi  un  autre  échec.  Un  des  plus  notables 
d'entre  eux,  M.  Ben  Tillett,  qui  faisait  partie  du  Comité  de  1894-95, 
a  été  battu,  et  les  Vieux-Unionistes  ont  maintenant  une  majorité 

(1)  Voir  à  ce  sujet,  dans  l'ouvrage  de  M.  Paul  de  Bousiers  la  Queslion  ouvrière  en 
Angleterre,  le  chajiilre  m  de  la  3"  partie  consacré  aux  ouvriers  des  docks  do  Londres 
que  précisément  M.  Ben  Tillett  représentait  à  Cardiff. 


370  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

assurée.  Le  secrétaire  du  Comité  parlementaire,  M.  Woods,  a  été 
réélu  sans  opposition. 

Le  congrès  siégera  l'an  prochain  à  Edimbourg. 


III 


Nous  avons  si  longuement  mentionné  et  critiqué  les  principaux 
votes  du  congrès,  ainsi  que  les  modifications  de  règlement  faites 
par  le  Comité  parlementaire,  que  nos  conclusions,  nos  constata- 
tions plutôt,  pourront  être  assez  courtes. 

Tout  d'abord,  on  constate  que  chaque  fois  que  le  congrès  a 
été  consulté  sur  des  questions  touchant  directement  l'intérêt  des 
ouvriers,  il  a  pris  position  d'une  façon  fort  nette.  C'est  ainsi  qu'il 
a  voté  pour  la  restriction  de  l'immigration  étrangère  pauvre  en 
Grande-Bretagne,  et  pour  la  fixation  à  quatorze  ans  de  l'âge  où 
les  enfants  pourront  commencer  à  travailler.  Il  a  réclamé  que  le 
gouvernement  anglais  n'achetât,  aussi  exclusivement  que  possible 
que  des  produits  anglais.  Il  a  réclamé  la  mise  en  vigueur  d'un 
projet  de  loi  voté  par  les  Communes,  mais  rejeté  par  les  Lords, 
qui  accordait  à  tous  les  ouvriers  de  l'État  les  salaires  reconnus 
par  les  Trade-Unions  ;  et,  s'appuyant  sur  le  précédent  créé  par 
le  conseil  du  comté  de  Londres,  il  a  demandé  pour  eux  la  fixation 
d'un  salaire  minimum  de  30  francs. 

Mais  aassitôt  que  le  congrès  s'est  lancé  dans  la  discussion  de 
réformes  qu'aucun  homme  pratique  ne  voit  les  moyens  de  faire 
aboutir,  il  n'est  arrivé  qu'à  donner  un  aveu  virtuel  d'impuissance. 
C'est  ainsi  qu'en  ce  qui  concerne  les  sans-travail,  le  Comité 
parlementaire  disait  dans  son  Rapport  que  la  question  ne  pouvait 
être  résolue  «  que  par  le  changement  des  lois  agraires  et  l'abo- 
lition de  tous  les  monopoles  privés  ».  Le  troisième  jour  du  congrès, 
les  délégués  rejetèrent  par  607.000  voix  contre  186.000  l'amen- 
dement de  M.  J,  Mac-Donald  qui,  comme  nous  l'avons  dit  plus 
haut,  déclarait  que  «  la  nationalisation  du  sol  et  de  tous  les 
moyens  de  production  et  de  distribution,  —  c'est-à-dire  le  col- 
lectivisme, —  est  la  seule  solution  réelle  du  problème  des  sans- 


LE    CONGRÈS   DES    THADE-CiNlONS   A    CAHIJIFF.  371 

travail  ».  Et  ce  mcine  jour,  le  congrès  votait  à  l'unanimité  la 
proposition  Ben  Tillett  ((  invitant  le  gouvernement  à  convoquer 
une  session  spéciale  d'automne  pour  trouver  sans  retard  l'emploi 
utile  des  sans-travail  ».  C'était  deux  fois  renoncer  à  résoudre 
le  problème  et  renvoyer  ce  soin  à  d'autres. 

Il  est  vrai  que  certains  des  partisans  de  la  journée  de  huit 
heures  déclarent  que  cette  réforme  serait  la  solution  du  problème 
des  sans-travail.  Or,  il  ne  pourrait  en  ôtre  ainsi  que  si  l'adoption 
de  la  journée  de  huit  heures  faisait  diminuer  la  production  indi- 
viduelle de  l'ouvrier;  et  d'autres  partisans  de  cette  réforme 
prétendent  que  la  production  ne  diminuerait  pas;  c'est  même 
là  leur  grand  argument  en  faveur  des  huit  heures.  Dans  ce  cas, 
la  journée  de  huit  heures  n'est  plus  un  remède  à  la  plaie  des 
sans-travail.  Que  si,  au  contraire,  la  production  diminue  et  que 
la  main-d'œuvre  augmente,  les  frais  de  production  deviendront 
si  élevés  qu'une  loi  des  huit  heures  pourrait  entramer  la  ruine  du 
pays  qui  l'aurait  adoptée.  Il  faudrait  donc  que  la  loi  des  huit 
heures  fût  adojitée  universellement  et  en  même  temps.  Je  ne 
crois  pas  que  notre  génération  voie  pareille  révolution  économique, 
et  au  fond  les  délégués  des  Trade-Unions  sont  de  cet  avis  ;  je 
laisse  de  côté,  bien  entendu,  les  visionnaires  pour  qui  l'avènement 
du  socialisme  équivaut  aux  espérances  des  Millénaires.  Aussi  je 
n'attache  pas  grande  importance  à  la  résolution  votée  par  le 
congrès  en  faveur  d'une  loi  des  huit  heures  :  voter  pour  cette 
résolution  n'engageait  à  rien,  et  du  reste  une  forte  minorité,  — 
qui  eût  été  grossie  de  90.000  voix  si  la  Mincrs'  national  Union 
avait  été  représentée,  —  s'est  prononcée  contre  elle.  Mais  il  faut 
surtout  remarquer  que  les  mineurs  ont  voulu  être  exemptés  du 
bénéfice  (?)  de  cette  résolution.  Et  cela  se  comprend  :  nombre 
de  gens  en  Angleterre  acceptent  la  journée  de  huit  heures  pour 
les  mines  et  quelques  industries  spéciales,  mais  ne  veulent  pas 
en  entendre  parler  comme  mesure  générale.  Aussi  les  mineurs, 
tenant  compte  de  ce  fait,  demandent-ils  que  leur  situation  soit 
réglée  par  une  loi  spéciale,  ce  qui  laisse  toute  liberté  d'action 
sur  le  reste  à  leurs  amis.  Le  congrès  d'ailleurs,  qui  avait  voté,  le 
mercredi   V  septembre,  la  proposition  Thornc   interdisant  aux 


372  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

ouvriers  l'option  entre  huit  heures  par  jour  ou  quarante-huit 
heures  par  semaine,  s'est  déjugé  le  samedi  suivant,  et  a  voté  la 
proposition  Emery,  qui  donne  ce  droit  d'option  aux  boulangers. 
C'est  que  les  principes  en  Angleterre  ont  beaucoup  moins  de 
pouvoir  que  les  circonstances. 

Ce  qui  le  prouve  bien  encore,  c'est  la  défaite  des  collectivistes 
mise  en  évidence  par  la  résolution  favorable  au  Comité  parlemen- 
taire, par  l'échec  de  Ben  Tillett  aux  élections  pour  le  nouveau 
Comité,  et  surtout  par  le  rejet  de  l'amendement  Mac-Donald  que 
nous  avons  cité  à  deux  reprises.  Le  congrès  s'est  prononcé  éner- 
giquement  contre  la  nationalisation  de  tous  les  moyens  de  produc- 
tion, de  distribution  et  d'échange,  parce  que  les  intérêts  du  peuple 
anglais  tout  entier,  des  ouvriers  aussi  bien  que  des  bourgeois,  en 
souffriraient.  Au  contraire,  il  a  voté  la  nationahsation  des  mines 
et  des  chemins  de  fer,  parce  que  cette  mesure  n'affecterait  que  ce 
qu'il  appelle  des  monopoles  privés:  et,  de  plus,  les  délégués,  — 
sauf  les  socialistes,  —  ne  sont  probablement  pas  opposés  à  l'expro- 
priation à  prix  d'argent.  Quant  au  vote  en  faveur  de  la  nationalisa- 
tion du  sol.  il  ne  faut  pas  oublier  que  nous  sommes  en  Angleterre, 
où  les  petits  propriétaires  sont  peu  nombreux,  et  où  les  idées 
d'Henry  Georges  ont  de  nombreux  partisans  très  convaincus,  très 
actifs,  mais  en  grande  majorité  très  ennemis  du  collectivisme. 
Le  vote  en  faveur  de  la  municipalisation  des  docks  de  Londres 
n'est  pas  étonnant  non  plus  dans  un  pays  où  la  gestion  muni- 
cipale a  tant  de  succès  à  son  actif. 

Quant  aux  votes  politiques  du  Cojigrès,  c'est-à-dire  ceux  en  fa- 
veur de  l'abolition  de  la  Chambre  des  Lords,  du  paiement  des 
députés  et  des  county  councillors,  de  la  mise  des  frais  d'élections 
à  la  charge  de  l'Etat,  ils  ne  font  que  réclamer  des  réformes  ins- 
crites depuis  longtemps  au  programme  d'une  partie  des  libéraux 
anglais.  M.  Asquith,  ministre  de  l'intérieur  dans  le  cabinet  Glads- 
tone-Rosebery,  s'est  bien  déclaré,  lui  aussi,  partisan  de  l'abolition 
de  la  Chambre  haute;  et  il  n'est  pas  le  seul  libéral  qui  demande 
une  mesure  aussi  radicale.  Il  n'y  a  là  rien  de  révolutionnaire. 

J'aurai  fini  quand  j'aurai  signalé  l'évolution  très  grande  qu'a 
faite  peu  à  peu  l'éminent  député  de  Battersea.  Parti  du  socia- 


U-:    ('ONGRÈS    DES    THADE-INIONS    A    CARDIFF.  373 

lismc  (le  lit  riir,  coinnie  disent  les  Anglais,  «  John  l>iirns  n'est  plus 
maintenant,  me  déclarait  tout  dernièrement  un  de  ses  collègues 
progressistes  du  conseil  du  comté  de  Londres,  qu'un  radical 
avancé  ».  Pendant  tout  ce  congrès,  il  a  exercé  sur  ses  collègues  la 
plus  heureuse  iniluence;  ceux-ci,  de  leur  côté,  ont  traité  avec  un 
juste  dédain  les  allégations  mensongères  et  les  injures  que  cer- 
tains Nouveaux-Unionistes  ont  prodiguées  contre  lui.  C'est  que 
John  Burnsest  avant  tout  un  homme  pratique.  Dans  une  entrevue 
qu'il  avait  bien  voulu  m'accorder  l'année  dernière,  j'avais  été 
extrêmement  frappé  de  sa  modération,  de  son  dédain  <(  des  grands 
principes  »,  de  son  «  opportunisme  »,  —  le  mot  est  de  lui.  —  De- 
puis cette  époque,  il  s'est  sans  cesse  éloigné  davantage  des  intran- 
sigeants et  des  révolutionnaires.  Les  socialistes  de  cette  sorte,  — 
car  il  s'intitule  toujours  socialiste,  —  sont  malheureusement  trop 
rares. 

J.  Bailiiaciie. 


28 


LA 


SITUATION  COMMERCIALE  ACTUELLE 

EN  FRANCE 


Il  y  a  trois  ans,  j'écrivais  dans  la  Science  sociale  une  série  d'ar- 
ticles sur  la  question  économique,  en  me  basant,  pour  l'étude  de 
cette  question,  sur  la  méthode  scientilique  que  nous  pratiquons 
ici.  Ces  articles,  étendus,  complétés,  sont  devenus  un  volume 
assez  ample  dont  les  conclusions  sont  parfaitement  claires  et  pré- 
cises, et  peuvent  se  résumer  en  ces  quelques  lignes  (1)  : 

1°  On  ne  peut  établir,  en  matière  d'échanges  économiques,  une 
théorie  absolue  et  universelle ,  s' appliquant  ne  varietiir  à  toutes 
les  situations  et  à  tous  les  peuples; 

2°  La  politique  douanière  de  chaque  nation  peut  être  déter- 
minée scientifiquement  par  l'étude  préalable  de  son  état  social  et 
économique. 

Je  souligne  le  mot  social  et  je  le  place  le  premier,  parce  que 
c'est  en  effet  le  premier  élément  à  considérer.  Un  peuple  sociale- 
ment faible,  placé  dans  le  pays  le  plus  riche  du  monde  à  tous  les 
points  de  vue,  sera  amené,  par  la  force  des  choses,  à  agir  d'une 
manière  tout  autre  que  s'il  était  fortement  constitué.  Or,  préci- 
sément, c'est  là  un  côté  des  choses  que  les  économistes  négligent 
généralement.  Ils  parlent  avec  abondance  de  la  production ,  de 
la  consommation,  des  entrées,  des  sorties,  du  transit,  de  la  con- 
currence ,  du  mouvement  des  prix  et  des  tableaux  statistiques  de 

(1)  lA  Science  sociale,  1892,  mars  à  octobre  inclus,  et  Lihre-éch ange  et  protection, 
Paris,  Didot,  1893. 


LA    SITUATION    COMMERCIALE    ACTUELLE    EN    FRANCE.  375 

lit  douane ,  mais  ils  ne  tiennent  presque  aucun  compte  du  moteur 
qui  donne  la  vie  à  tous  ces  éléments,  qui  les  fait  mouvoir  avec 
plus  ou  moins  d'énergie  et  de  vitesse,  et  qui,  en  fin  de  compte, 
domine  la  situation  ,  puisque  le  résultat  final  dépend  de  sa  force. 
Dans  mes  articles  et  dans  mon  livre,  j'ai  montré  qu'en  faisant 
entrer  en  compte  Télat  social  des  différents  peuples,  d'une  part, 
et  d'autre  part  leur  état  économique,  on  arrive,  après  une  longue 
et  minutieuse  analyse,  à  les  classer  en  quatre  catégories  très  net- 
tement déterminées  : 

1 .  Pays  à  production  industrielle  prépondérante  ; 

2.  Pays  à  production  naturelle  prépondérante; 

3.  Pays  en  voie  de  développement  industriel  intense; 

i.  Pays  à  développement  mixte  de  la  culture  et  de  l'industrie. 

La  première  catégorie  (représentée  par  l'Angleterre  seule)  com- 
prend les  pays  occupés  par  une  race  anciennement  établie,  vi- 
tioureu^ement  constituée ,  et  possédant  une  organisation  indus- 
trielle très  avancée  avec  des  moyens  d'action  puissants.  La  seconde 
catégorie  est  formée  par  des  pays  où  une  race  faible  se  trouve 
répandue  sur  un  sol  souvent  très  fécond  (Espagne,  Turquie).  La 
troisième  caractérise  une  nation  forte  poursuivant  avec  une 
grande  énergie  le  développement  de  sa  fabrication  (Etats-Unis) . 
La  quatrième  enfin ,  qui  renferme  la  plupart  des  vieux  pays  d'Eu- 
rope, groupe  des  peuples  moyennement  organisés  et  outillés, 
dont  la  vigueur  sociale  et  la  force  économique  sont  également 
limités  par  les  circonstances,  La  France  se  classe  dans  cette  der- 
nière catégorie. 

La  politique  douanière  de  chacune  de  ces  variétés  se  déduit 
naturellement  de  sa  situation  gépiérale.  La  première  sera  libre- 
échangiste,  parce  qu'elle  ne  craint  personne  sur  le  terrain  indus- 
triel et  peut  trouver  partout  des  débouchés  si  on  ne  l'arrête  pas 
par  des  obstacles  artificiels;  en  outre,  elle  a  besoin  d'une  énorme 
quantité  de  denrées  agricoles,  pour  nourrir  ses  populations  ou- 
vrières. La  seconde  est  aussi  libre-échangiste  ,  ou  devrait  fétre , 
car  elle  a  besoin  de  recevoir  à  bon  compte  les  produits  fabriqués 
du  dehors  et  d'écouler  librement  ses  produits  naturels.  La  troi- 
sième, au  contraire,  n'hésitera  pas  à  se  protéger  avec  énergie,  afin 


376  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

de  mettre  son  industrie  grandissante  à  Tabri  de  la  concurrence 
insoutenable  de  la  première.  La  dernière  se  couvrira  aussi,  mais 
plus  modérément,  car  elle  doit  soutenir  et  ménager  en  même 
temps  sa  fabrication  et  son  agriculture,  d'où  la  nécessité  de  com- 
biner et  de  compenser,  pour  ainsi  dire,  les  mesures  de  protection, 
sans  sacrifier  aucun  grand  intérêt  et  sans  fermer  les  débouchés 
extérieurs. 

Donc,  pas  de  libre-échange  absolu,  ni  de  protection  universelle. 
La  France,  notamment,  trouve  à  l'époque  présente  un  intérêt 
certain  à  se  protéger  modérément,  telles  sont  les  indications  don- 
nées par  l'étude  méthodique  des  faits.  Voyons  maintenant  com- 
ment nous  devons  apprécier,  à  l'aide  de  ces  données  générales, 
la  situation  commerciale  actuelle  de  notre  pays. 

Mais  auparavant,  je  dois  insister  sur  un  point  que  j'ai  déjà 
traité  ici  même  (1),  mais  dont  l'importance  est  assez  grande  pour 
justifier  de  nouvelles  observations.  Je  veux  parler  des  statistiques 
douanières  et  de  l'usage  abusif,  absurde,  qu'on  en  fait  généra- 
lement. Les  écrivains  économistes,  les  hommes  politicjues,  les 
représentants  du  commerce  eux-mêmes,  basent  sur  les  chifï'res 
de  ces  statistiques  leurs  études,  leurs  discours,  leurs  raisonne- 
ments et  leurs  conclusions.  Or  ces  chiffres,  je  le  répète  avec  toute 
la  force  d'une  conviction  fondée  sur  l'expérience,  sont  radicale- 
ment, irrémédiablement  faux.  Il  en  est  ainsi  :  1"  parce  que  ces 
statistiques  fourmillent  d'erreurs  inévitables  et  énormes;  2°  par- 
ce que  la  plupart  des  calculs  sont  établis  sur  des  moyennes  su- 
jettes à  des  variations  considérables;  Séparée  qu'en  se  basant  sur 
les  valeurs,  on  ne  tient  aucun  compte  des  quantités,  qui  peuvent 
être  moindres,  égales  ou  supérieures  avec  une  même  valeur 
totale,  si  les  prix  se  sont  modifiés;  ainsi,  pendant  les  années 
1857-66,  il  a  été  importé,  d'après  la  douane,  en  tissus  de  coton, 
pour  43  millions  de  francs,  et  en  1889  pour  47  millions.  La  dif- 
férence parait  minime;  en  réalité,  elle  est  énorme,  car  si  les 
entrées  de  1857-66  pesaient  7  millions  de  kilos,  celles  de  1889 
pesaient  14  millions  et  plus,  c'est-à-dire  le  double.  En  1868,  il  a 

(1)  La  Science  sociale,  octobre  1896. 


LA   SITUATION    COMMERCIALE    ACTUELLE   EN    FRANCE.  .i  i  / 

cté  importé,  toujours  selon  la  statistique,  pour  271  millions  de 
l'rancs  de  coton  brut,  et  en  1882  pour  215  millions  seulement. 
Est-ce  donc  que  nos  filatures  ont  décliné?  Pas  du  tout,  car  en  18G8 
les  entrées  de  coton  pesaient  121  millions  de  kilos,  et  lil  mil- 
lions en  1882  ;  c'est  le  prix  seul  qui  avait  baissé,  et  de  beaucoup. 
Je  pourrais  citer  bien  des  exemples  analogues,  mais  je  me  borne 
à  renvoyer  à  mes  travaux  antérieurs,  pour  abréger. 

D'autre  part,  les  statistiques  annuelles,  pour  un  mnne  pays, 
ne  sont  pas  comparables  entre  elles.  Il  se  produit  une  quantité  de 
faits  qui  modifient  totalement  les  méthodes  de  calcul,  soit  pour 
rensemblc,  soit  pour  une  portion  des  articles  enregistrés.  Ainsi, 
jusqu'en  182G.  la  valeur  des  produits  était  comptée  d'après  les 
déclarations  du  commerce  plus  ou  moins  vérifiées  au  moyen  des 
prix  courants  connus.  En  1826,  on  établit  un  tableau  fixe  qui  a 
servi  jusqu  en  18*1.7,  sans  aucune  variation.  Depuis  18i7,  une  com- 
mission composée  d'un  certain  nombre  d'hommes  compétents 
fixe  chaque  année  le  tableau  des  prix  approximatifs  moyens 
applicables  à  chaque  catégorie  de  produits  ;  à  l'entrée,  on  calcule 
la  valeur  des  objets  en  ajoutant  au  prix  de  revient  supposé  les 
frais,  droits  et  comptes,  etc.  ;  à  la  sortie,  on  ne  tient  compte  que 
de  la  valeur  moyenne  acquise  à  la  frontière,  et,  par  suite,  la  mesure 
se  trouve  inégale,  si  bien  que  la  comparaison  entre  les  impor- 
tations et  les  exportations  d'une  même  rt;z;?r>  devient  illusoire. 
Autre  chose  encore  :  avant  1860,  la  douane  chiffrait  l'exporta- 
tion des  rubans  de  soie  sans  déduire  la  tare,  qui  est  considé- 
rable ;  elle  était  amenée  par  là  à  accuser  une  sortie  supérieure  à 
\iii. 'production.  Depuis,  elle  a,  avec  raison,  modifié  son  procédé; 
mais,  alors,  que  valent  les  comparaisons?  Et  l'on  pourrait  citer 
une  foule  de  faits  analogues.  Pour  les  tissus  de  laine,  par 
exemple,  jusqu'en  1865,  l'exportation,  qui  donnait  lieu  au 
paiement  d'une  prime  de  sortie,  était  comptée  au  poids  net  ;  en 
1860,  la  prime  étant  supprimée,  on  inscrivit  les  poids  bruts  ; 
depuis  quelques  années  la  douane  déduit  une  tare  moyenne,  ce 
qui  donne  un  poids  net  approximatif.  Après  cela,  l'on  compare 
avec  assurance  les  chiffres  fournis  pour  le  mouvement  des  lai- 
nages; je  demande  ce  que  valent  les  comparaisons? 


378  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Qu'on  ne  s'y  trompe  pas.  Je  n'ai  point  l'intention  de  critiquer 
ici  r administration  des  douanes,  qui  fait  ce  qu'elle  peut  et  ne 
saurait  donner  plus.  Je  m'en  prends  uniquement  à  ceux  qui  pré- 
tendent étudier  scientifiquement  les  questions  économiques,  et 
qui  établissent  leurs  théories  sur  un  sol  aussi  mouvant,  aussi 
incertain.  En  réalité,  chacun  cherche  à  appuyer  sur  les  mêmes 
chiffres  des  idées  préconçues,  divergentes,  et  réussit  en  effet  à 
échafauder  son  système  en  face  du  système  adverse.  Quelle 
pauvre  comédie  ! 

Mais,  dira  le  lecteur,  on  ne  peut  ignorer  communément  de 
tels  faits;  comment  persiste-t-on  dans  une  méthode  de  travail 
aussi  peu  sûre?  On  ne  les  ignore  guère,  en  effet,  mais  le  procédé 
est  si  commode^  il  épargne  tant  de  recherches,  d'observations  et 
de  réflexions,  que  l'on  s'en  tient  là  malgré  tout.  La  chose  est 
invraisemblable  et  pourtant  elle  est  vraie.  Dupont  de  Nemours 
le  remarquait  déjà  il  y  a  plus  d'un  siècle,  précisément  à  propos 
des  tableaux  de  la  douane  :  «  Il  faut  savoir  les  lire,  disait-il,  c'est 
un  talent  médiocre  et  qui  ne  demande  que  de  la  réflexion,  mais 
peu  d'administrateurs  et  d'écrivains  politiques  s'y  sont  encore 
attachés  ;  les  hommes  sont  paresseux,  ils  aiment  à  croire  et  à  citer 
sur  le  premier  aperçu.  »  Depuis  1787  les  hommes  n'ont  guère 
changé,  je  n'en  veux  pour  preuve  que  les  polémiques  soulevées 
récemment  dans  la  presse  à  propos  de  la  situation  commerciale 
de  la  France  à  l'heure  actuelle.  Tout  le  monde  invoque  les 
statistiques  douanières,  mais  on  ne  s'entend  point,  et  pour  cause. 
Voyons  ce  que  nous  en  pourrons  dire  en  nous  servant  d'une  autre 
méthode,  et  en  laissant  de  côtelés  statistiques,  ou  du  moins  en 
ne  leur  demandant  que  ce  qu'elles  peuvent  donner,  c'est-à-dire 
des  renseignements  très  secondaires,  très  généraux  et  peu  cer- 
tains. 


I.    —    LA    POLITIQUE    DOUANIERE    DE  LA    FRANCE    DEPUIS    CENT    ANS. 

Depuis  un  siècle,  —  sans  parler  de  l'ancien  régime  dont  la  situa- 
tion économique  était  très  spéciale,  —  la  France  n -à  jamais  cessé 


LA    SITUATION    COMMERCIALE    ACTUELLE    EN    FRANCE.  379 

de  suivre  une  [ioMUquo  jn'otcclio/in/.'ik' .  Seulement  cette  politùjuc; 
a  varié  dans  son  intensité.  La  Révolution  et  le  premier  Empire 
ont  fait  de  la  protection  intense,  ou  plutôt  de  la  prohibition,  dans 
un  but  de  politicjue  générale,  les  intérêts  économiques  étant 
alors,  fort  mal  à  propos  d'ailleurs,  rélégués  à  Farrière-plan.  Ce 
procédé  a  donné,  accidentellement,  pour  ainsi  dire,  quelques  ré- 
sultats intéressants,  comme  la  création  de  certaines  industries 
nouvelles  :  celle  du  sucre  de  betterave,  par  exemple.  Mais  ces 
avantages  extraordinaires  ne  sauraient  être  considérés  comme 
une  compensation  suffisante  pour  les  pertes  causées  par  les  excès 
du  système.  Son  caractère  exceptionnel  nous  dispense  d'ailleurs 
de  nous  en  occuper  d'une  manière  développée. 

La  Restauration  fut  aussi  très  protectionniste,  mais  sa  poli- 
tique, exempte  des  ambitions  qui  animaient  le  premier  Empire, 
était  uniquement  guidée  par  le  désir  de  favoriser  les  intérêts 
des  producteurs  agricoles  et  industriels  nationaux.  Dans  ce 
but,  elle  établit  des  droits  si  élevés,  qu'ils  étaient  souvent  prohi- 
bitifs. En  fm  de  compte,  le  gouvernement  des  Bourbons  adopta 
le  système  de  la  protection  intense.  Or,  la  situation  géné- 
rale de  la  France,  comparée  avec  celle  des  autres  pays,  était 
alors  sensiblement  analogue,  toutes  proportions  gardées,  à  ce 
qu'elle  est  aujourd'hui.  C'est  dire  que  le  régime  économique 
choisi  était  mal  adapté  aux  besoins  du  pays.  Il  pouvait  sans  doute 
donner  satisfaction  aux  intérêts  égoïstes  de  quelques  propriétai- 
res fonciers,  de  quelques  gros  fabricants,  mais  il  lésait  grave- 
ment ceux  de  la  majorité  de  la  population.  Les  conséquences 
de  cette  grave  erreur  se  sont  manifestées  sous  trois  formes  diffé- 
rentes : 

1°  Par  le  maintien  artificiel  de  prix  exagérés,  inadmissibles  en 
présence  des  progrès  de  l'industrie.  Ainsi,  en  1850  encore,  les 
ressorts  d'acier  se  vendaient  en  France  2'i.0  francs  les  100  kilos, 
quand  ils  valaient  au  dehors  moins  de  100  francs.  Ce  fait  est  pris 
entre  un  grand  nombre  d'autres  analogues. 

2°  Par  l'infériorité  de  V outillage.  Le  haut  prix  des  machines, 
des  outils,  et  la  qualité  médiocre  des  matières  employées  pour 
les  construire  faisaient  que  les  fabricants  renouvelaient  le  moins 


380  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

souvent  possible  leur  matériel  et  n'avaient  guère  à  donner  à 
leurs  ouvriers  que  clés  instruments  non  seulement  surannés,  mais 
mal  établis  et  de  mauvaise  qualité  (1). 

3"  Par  la  stagnation  de  l'industrie.  L'infériorité  de  l'oulillage, 
avec  la  trompeuse  sécurité  qui  résultait  de  la  protection  poussée 
jusqu'à  la  prohibition  de  fait,  endormait  les  initiatives,  enrayait 
Ja  transformation  constante  et  graduelle  qui  doit  normalement 
se  produire  dans  toutes  les  spécialités  de  la  production  :  si  bien 
que,  plus  tard,  on  dut  y  procéder  brusquement,  avec  d'énormes 
frais  et  au  prix  de  grandes  soutl'rances. 

Avec  des  droits  modérés,  un  résultat  diamétralement  opposé 
eût  été  obtenu.  Les  prix  auraient  baissé  à  un  taux  raisonnable; 
reffet  de  la  concurrence  extérieure  eût  obligé  les  producteurs  à 
améliorer  leur  outillage,  à  se  tenir  au  courant  de  tous  les  progrès 
et  à  modifier  leurs  produits  au  fur  et  à  mesure  des  besoins.  Une 
protection  raisonnable  leur  était  d'ailleurs  indispensable,  à 
cause  des  éléments  de  faiblesse  dus  à  une  longue  période  de 
guerre,  de  blocus  et  d'invasions,  mais  dus  plus  encore  à  la 
décadence  sociale  poussée  si  loin  déjà  par  l'ancien  régime,  ac- 
centuée encore  par  la  Révolution,  et  enfin  consacrée  par  le 
despotisme  impérial,  au  moyen  de  cette  centralisation  raffinée 
dont  le  système  a  été  soigneusement  conservé  et  renforcé  par 
tous  les  gouvernements  survenus  depuis. 

Le  régime  de  Juillet,  dominé  comme  le  précédent  par  des  inté- 
rêts restreints  et  trop  peu  clairvoyants,  pratiqua  la  même  poli- 
tique douanière,  en  l'améliorant  sur  des  points  de  détail.  Grâce 
à  une  paix  prolongée,  au  progrès  général  des  communications, 
des  relations  internationales,  une  belle  prospérité  se  manifesta 
pourtant  dans  le  pays,  à  tel  point  que  cette  période  a  laissé  des 
souvenirs  très  favorables  à  ceux  qui  l'ont  connue,  et  qui  survi- 
vent. Et  pourtant,  le  vice  radical  du  système  économique  entre- 
tenait une  gêne  latente,  une  compression  des  initiatives^  qui  s'est 
sûrement  jointe  aux  causes  politiques  et  sociales  pour  préparer 
le  renversement  de  la  monarchie  de  Juillet. 

(1)  Cela  est  démontré  par  les  diverses  enquêtes  faites  de  1830  à  1860. 


LA    SITUATION    COMMEUC.IALt:    ACTUELLE    EN    EHANCE.  381 

Quand  le  second  Kinpire  s'organisa,  il  trouva  les  choses  à  peu 
près  en  l'état,  et  l'ut  poussé  par  les  circonstances  à  les  inoditier.  Ap- 
puyé sur  des  couches  sociales  différentes,  il  ne  pouvait  manquer 
d'entamer  le  privilège  exagéré,  abusif,  établi  au  profit  de  la  classe 
riche  parle  tarif  douanier.  Il  y  procéda  d'abord  avec  de  loua- 
bles précautions.  L'ne  série  de  décrets  promulgués  de  iSô'-i  à  1857 
améliora  le  régime  administratif  des  douanes,  simplifia  les  for- 
malités, abaissa  certains  droits,  élargit  le  système  des  admissions 
temporaires,  des  primes,  des  encouragements  officiels.  A  la  même 
époque,  les  chemins  de  fer,  la  poste  et  le  télégraphe  venaient 
imprimer  aux  affaires  un  essor  puissant.  L'effet  de  tout  cela  fut 
très  bon  au  point  de  vue  du  progrès  de  l'outillage  et  des  métho- 
des. iMais  la  France,  encombrée  d'un  appareil  politique  et  mili- 
taire très  lourd  et  très  coûteux,  lancée  de  nouveau  dans  les  gran- 
des entreprises  extérieures,  était  bien  loin  encore  de  pouvoir 
supporter  la  libre  concurrence  du  dehors,  spécialement  de  l'An- 
gleterre. Pourtant,  sous  l'influence  de  combinaisons  politiques 
hasardeuses,  jointe  à  celle  de  certains  théoriciens  français,  et 
sous  la  poussée  très  intéressée  des  Anglais  adeptes  de  l'école  de 
iManchester,  Napoléon  III  se  lança  tout  à  coup  dans  l'aventure  des 
traités  de  commerce  de  1860. 

On  a  souvent  présenté  ces  traités  comme  des  stipulations  pure- 
ment libre-échangistes.  C'est  là  une  erreur  assez  lourde.  Les 
tarifs  conventionnels  établis  de  1860  à  1866  ont  conservé  à  la 
plupart  des  produits  principaux  de  notre  industrie  une  protection 
brute  allant  de  20  à  ïO  %  de  la  valeur,  environ.  Us  représentent 
donc  plutôt  la  substitution  assez  brusque  (1)  d'un  régime  modéré 
à  un  système  trop  absolu.  Mais  cela  a  suffi  pour  troubler  profon- 
dément les  habitudes  prises  et  pour  déterminer  la  chute  d'un 
certain  nombre  d'ateliers  arriérés  ou  mal  situés  (2),  En  d'autres 
termes,  la  transformation  de  l'outillage  et  des  méthodes,  qui 
aurait  dû  se  faire  par  degrés,  s'imposa  tout  à  coup  et  ruina  les 


(1)  Il  faut  tenir  compte  pourtant  des  réformes  partielles  opérées  par  décret  de  1853  à 
1857. 

(2)  L'industrie  du  fer,  par  exemple,  dut  franchir  les  obstacles  d'une  véritable  révo- 
lution, qui  fit  disparaître  un  grand  nombre  de  petites  forges. 


LA    SCIENCE    SOCIALE. 


plus  faibles.  D'autres,  ceux  qui  étaient  en  état  de  résister  et  de 
marcher  de  l'avant,  profitèrent  au  contraire,  en  règle  générale, 
de  cette  évolution.  Il  faut  dire  aussi  que,  sous  Fintluence  des 
économistes  d'école,  le  gouvernement  impérial  procéda,  dans  la 
conclusion  de  ces  traités,  avec  une  hâte  souvent  imprévoyante, 
qui  produisit  bientôt  des  mécomptes.  C'est  ainsi  que  la  clause  (le 
la  nation  la  plus  favorisée,  insérée  sans  discernement  dans  tous 
ces  actes,  donna  les  plus  mauvais  résultats  :  nous  reviendrons,  du 
reste,  sur  ce  point  tout  à  l'heure. 

Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  de  la  diversité  des  apprécia- 
tions émises  sur  la  réforme  de  1800  :  elles  sont  variées  et  oppo- 
sées comme  ses  effets  eux-mêmes.  Il  semble  pourtant  que  les 
choses  auraient  pu  à  la  longue  s'arranger,  se  tasser,  se  corriger 
et  s'améliorer  sur  les  points  trop  compromis,  si  les  événements 
les  plus  redoutables  pour  les  affaires  n'étaient  venus  se  jeter  à  la 
traverse.  La  guerre  de  1870  d'abord,  le  développement  de  la 
concurrence  internationale  ensuite,  enfin  la  crise  monétaire,  ont 
contribué  à  créer  la  situation  actuelle.  Nous  allons  voir  comment 
et  pourquoi. 

II.    —    LES    TARIFS    DE    1892. 


La  guerre  de  1870  a  eu  pour  l'industrie  et  le  commerce  fran- 
çais les  conséquences  les  plus  désastreuses,  cela  à  plusieurs  points 
de  vue.  D'abord,  cette  crise  a  paralysé  presque  complètement 
les  affaires  pendant  près  d'une  année,  et  elle  a  causé  d'immenses 
pertes,  ruiné  bien  des  gens.  Pendant  ce  temps,  beaucoup  de 
clients  étrangers  de  nos  fabriques  se  sont  approvisionnés  ailleurs 
et  ont  conservés  l'habitude  de  porter  chez  nos  concurrents  tout 
ou  partie  de  leurs  commandes.  De  plus,  les  frais  de  la  guerre, 
l'indemnité  de  cinq  milliards,  la  i)aix  armée,  une  politique 
financière  déplorable,  ont  porté  le  budget  et  les  impôts  à  un 
chiffre  si  colossal,  qu'on  n'aurail  jamais  pu  croire  la  France  ca- 
pable de  le  supporter  longtemps.  Elle  paie  cependant,  mais  les 
charges  de  toutes  sortes  pèsent  lourdement  sur  la  production  et 


LA    SITUATION    COMMERCIALE    ACTUELLE    EN    FUANCE.  383 

sur  la  consomination.  Quand  un  usiiiiei-  a  acquitté  eliaque  année 
la  patente,  Fimpùt  roncier,  la  taxe  mobilière,  celle  des  portes  et 
fenêtres,  avec  leurs  centimes  additionnels  qui  dépassent  souvent 
le  principal,  plus  la  longue  série  des  impôts  indirects  sur  Thuile, 
le  vin,  le  pétrole,  la  bougie,  les  chevaux  et  voitures,  les  allu- 
mettes, etc.,  etc.,  sans  parler  des  contributionspériodiques comme 
l'enregistrement,  le  timbre  et  les  taxes  successorales,  il  faut  bien 
que  les  prix  de  revient  s'en  ressentent.  De  même,  l'ouvrier  qui 
paie  sur  presque  tout  ce  qu'il  mange  et  boit,  tant  à  la  commune 
par  l'octroi  (nos  industries  sont  le  plus  souvent  établies  dans  les 
villes),  qu'à  l'État,  par  les  accises,  doit  réclamer  des  augmenta- 
tions de  salaire  ou  réduire  sa  consommation.  Et  toutes  les  person- 
nes de  fortune  médiocre  sont,  du  reste,  dans  le  même  cas.  C'est 
là,  on  n'en  peut  douter,  une  position  défavorable  pour  l'indus- 
trie qui  produit  et  pour  le  commerce  qui  distribue  les  marchan- 
dises. Il  va  sans  dire  que  l'agriculture  souffre  de  la  même  gêne, 
puisqu'elle  fournit  sa  large  part  des  recettes  budgétaires. 

Cette  situation  est  d'autant  plus  grave  que  la  concurrence  in- 
ternationale a  pris  une  large  extension.  Presque  partout  se  sont 
développées  des  industries  qui  n'existaient  pas  autrefois.  Sou- 
vent elles  ont  été  créées  dans  des  conditions  très  artificielles  qui 
les  rendent  peu  viables;  mais  comme  elles  sont  alors  soutenues 
par  une  barrière  de  douane  hérissée  de  droits  excessifs,  ces 
industries  vivent  et  alimentent  au  moins  le  marché  intérieur. 
Ailleurs,  des  circonstances  naturelles  ont  favorisé  un  mouvement 
analogue,  mais  dans  ce  cas  les  concurrents  nouveaux  apparais- 
sent sur  tous  les  marchés  pour  nous  disputer  une  clientèle  qui 
devient  de  plus  en  plus  exigeante.  En  présence  d'un  pareil  état 
de  choses,  nos  fabricants  et  nos  commerçants  devraient  avoir 
les  mains  libres  autant  que  possible,  et  c'est  le  contraire  qui  est 
vrai;  nos  lois  compliquées  et  surannées,  nos  lourds  impôts,  les 
paral3'sent  dans  une  mesure  grave. 

Il  faut  bien  dire  aussi  que  très  souvent  les  industriels  et  négo- 
ciants français  ne  sont  pas  à  la  hauteur  des  circonstances.  J'ai 
montré  ailleurs  en  détail  les  défectuosités  de  notre  organisa- 
tion commerciale;  les  intéressés  ont  beaucoup  à  faire  par  leur 


384  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

propre  initiative  pour  surmonter  les  difficultés  présentes,  tant 
intérieures  qu'extérieures,  et  ils  ne  devraient  pas  oublier  qu'a- 
vant tout,  en  premier  lieu,  ils  doivent  compter  sur  eux-mêmes 
pour  ouvrir  les  voies  et  conserver  ou  développer  leur  position, 
puis  après...  encore  sur  eux-mêmes  ;  en  troisième  lieu...  toujours 
sur  leur  action  personnelle,  et  enfin  sur  le  gouvernement!  Le 
ministre  précédent  du  commerce,  homme  jeune,  instruit,  actif, 
formé  en  dehors  des  routines  et  des  superstitions  administra- 
tives, l'a  dit  hautement  et  avec  une  hardiesse  qui  n'est  pas  sans 
nécessiter  un  certain  courage  dans  un  pays  comme  le  notre,  où 
les  gouvernants  sont  essentiellement  enclins  à  promettre  beau- 
coup et  sans  cesse,  quitte  à  ne  pas  tenir.  M.  Lebon  promet  peu, 
tient  beaucoup,  et  engage  les  gens  à  agir;  c'est  là  une  manière 
de  faire  assez  nouvelle,  qui  pourrait  produire  des  fruits  précieux 
si  elle  était  imitée,  et  qui  mérite  en  tous  cas  des  louanges  sincères 
de  la  part  de  tous  ceux  qui  ont  foi  et  confiance  dans  le  self-help, 
formule  anglaise  qui  se  traduit  fort  bien  par  notre  vieux  pro- 
verbe :  Aide-toi,  le  ciel  f aidera. 

Mais  en  attendant  que  notre  fameux  «  arsenal  législatif  »  soit 
rajeuni  et  simplifié,  nos  impôts  allégés  et  nos  hommes  d'affaires 
mieux  dressés  à  l'initiative  individuelle,  il  est  bien  certain  que 
nous  luttons  difficilement  contre  certains  de  nos  rivaux.  Déjà, 
avant  1870,  plusieurs  industries  se  plaignaient  fort,  à  tel  point 
qu'une  enquête  avait  été  organisée  pour  vérifier  leurs  dires. 
Après  la  guerre,  une  vive  reprise  dissimula  pendant  un  an  ou 
deux  les  difficultés  les  plus  graves,  mais  dès  1874  ou  1875 ,  elles 
se  firent  sentir  de  nouveau,  avec  une  acuité  d'autant  plus  grande 
qu'un  autre  élément  de  trouble  venait  d'apparaitre  :  la  crise 
monétaire.  C'est  là  encore  une  question  grave  que  j'ai  déjà  traitée 
en  détail  (1)  ;  j'y  reviendrai  cependant  tout  à  l'heure,  brièvement, 
car  elle  est  de  la  plus  haute  importance,  et  donne  lieu  aux  discus- 
sions les  plus  confuses.  Ces  influences  multiples  exercèrent  en  peu 
d'années  une  action  profonde  sur  la  fabrication,  la  culture  et  le 
commerce,  si  bien  que  des  plaintes  s' élevant  de  toutes  parts,  le 

(1)  hB.  Science  sociale,  mars  1894;  La  question  monétaire,  Paris,  Giard  et  Brière, 
1895;  Revue  de  Paris,  15  juin  1895. 


LA    SITUATION    COMMERCIALE    ACTUELLE    EN    FRANCE.  385 

gouvernement  dut  inaugurer,  vers  1885,  une  politique  protection- 
niste. Il  ne  le  fit  pas  d'ailleurs  sans  hésitations  ni  précautions.  Les 
traités  de  commerce  de  18f)0-18()(),  renouvelés  déjà  en  1872-1875, 
le  furent  encore,  presque  sans  niodiiications,  en  1882.  Les  théo- 
riciens, alors  très  influents,  appuyés  par  quelques  gros  intérêts 
industriels  auxquel  le  régime  du  moment  convenait,  luttèrent 
avec  acharnement  pour  le  maintien  du  sla/u  quo.  Mais  comme 
l'effet  protecteur  des  tarifs  conventionnels  très  modérés  de  répoc|ue 
se  trouvait  totalement  dérangé,  annulé  en  partie,  par  l'effet  con- 
traire des  phénomènes  monétaires,  ainsi  que  je  l'expliquerai 
plus  loin,  la  crise  prit  un  caractère  si  aigu,  surtout  en  ce  qui  con- 
cernait l'agriculture,  qu'il  fallut  aviser.  On  commença  donc  par 
surtaxer  les  produits  agricoles  étrangers,  puis  on  mit  à  l'étude 
une  réforme  douanière  complète  en  prévision  de  l'expiration  pro- 
chaine des  traités.  La  réaction  protectionniste,  exaspérée  par 
l'aggravation  rapide  des  causes  de  dépression  citées  plus  haut,  se 
trouva  dès  lors  si  forte,  qu'elle  imposa  une  politique  entièrement 
nouvelle,  caractérisée  par  deux  traits  essentiels  :  1°  un  tarif  géné- 
ral très  élevé  ;  2°  le  remplacement  des  tarifs  conventionnels  mul- 
tiples par  un  tableau  unique,  dit  tarif  minimum,  dont  les  chif- 
fres sont  encore  très  élevés.  En  d'autres  termes,  la  France  revint 
en  principe,  en  1892,  au  système  de  la  protection  intense,  avec 
suppression  des  traités  de  commerce  établis  sur  le  type  de  1860. 
C'est  ici  le  lieu  de  dire  un  mot  du  système  conventionnel  du  se- 
cond Empire,  et  de  celui  cjui  l'a.  remplacé. 


III.    LES    TRAITES    DE    COMMERCE. 

J'ai,  au  début  de  cet  article,  rappelé  en  c{uelc|ues  mots  com- 
bien est  diverse  la  position  économique  des  différents  États.  On  ne 
peut  évidemment  comparer  la  Grande-Bretagne  à  la  Turquie,  les 
États-Unis  au  Brésil,  etc.,  etc.  Or,  un  pays  qui  établit  un  tarif  géné- 
ral de  douane  uniforme,  agit  comme  s'il  considérait  en  principe 
que  tous  les  autres  pays  sont  vis-à-vis  de  lui  dans  la  même  posi- 
tion, chose  évidemment  absurde.  11  est  vrai  de  dire  qu'on  com- 


386  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

mence  pourtant  toujours  par  édicter  un  tarif  de  ce  genre,  comme 
point  de  départ  commode  de  toute  organisation  économique,  de 
toute  convention  internationale  spéciale  à  intervenir.  Mais  ensuite, 
pour  se  mettre  d'accord  avecles  circonstances,  pour  tenir  compte 
des  ditTérences  assez  nombreuses  qui  se  manifestent  dans  la  con- 
dition des  autres  États,  on  négociera  et  signera  avec  eux  des  trai- 
tés de  commerce  qui  feront  transaction  en  dérogeant  sur  tel  ou 
tel  point  aux  dispositions  du  tarif  général.  La  transaction  doit  na- 
turellement être  en  relation  aussi  exacte  que  possible  avec  la  si- 
tuation respective  des  deux  pays  en  cause.  On  accordera  à  telle 
nation  une  faveur  qui  sera  refusée  à  telle  autre  ;  en  traitant  avec 
celle-ci,  on  aura  spécialement  en  vue  sa  production  agricole,  et 
le  débouché  qu'elle  oifre  à  notre  industrie  ;  vis-à-vis  de  cette  au- 
tre, on  prendra  au  contraire  en  considération  le  besoin  qu'elle  a 
de  nos  denrées,  et  la  puissance  de  ses  fabriques.  Tel  était  en  effet 
le  but  primitif  des  anciens  traités  de  commerce.  Dans  une  série 
d'articles,  on  réglait  certains  points  particuliers,  puis,  dans  des 
tarifs  annexes,  on  indiquait  les  droits  réciproquement  applicables 
h  un  certain  nombre  d'articles,  qui  se  trouvaient  par  là  exceptés 
du  tarif  général  au  profit  des  marchandises  issues  des  pays  con- 
tractants. 

Tout  cela  est  parfaitement  logique  et  pratique.  Par  malheur, 
ce  procédé  si  commode  a  été  entièrement  vicié  et  détourné  de 
son  but  par  l'emploi  inconsidéré  et  maladroit  de  la  «  clause  de 
la  nation  de  la  plus  favorisée  ».  Cette  stipulation  a  pour  effet 
d'égaliser  les  situations  faites  à  tous  les  pays  avec  lesquels  on 
traite,  de  telle  sorte  qu'en  fm  de  compte,  il  n'y  a  plus  des  tarifs 
conventionnels  applicables  chacun  à  un  pays  déterminé,  à  raison 
de  ses  besoins  et  de  ses  moyens,  mais  im  seul  tarif  de  cette  sorte, 
composé  de  tous  ceux  qui  ont  été  concédés,  et  applicable  à  tous 
les  États  à  traités,  puisque  tous  peuvent  réclamer  le  bénéfice 
d'une  disposition  avantageuse  créée,  il  est  vrai,  pour  autrui, 
mais  à  l'application  de  laquelle  la  fameuse  clause  leur  donne 
droit.  Ainsi  disparaît  la  logique  du  système  des  traités  dis- 
tincts, dont  la  portée  pratique  se  trouve  entièrement  mo- 
difiée. 


LA    SITfATION    COMMKHCIALK    ACïl'ELLK    F.N    FRANCE.  387 

Les  cllcts  (le  la  clause  de  la  iialion  la  plus  favorisée,  ins- 
crite au  hasard  partout,  et  jiisfpui  dans  un  traité  perpétuel  (1), 
ont  étr  si  désastreux,  qu'en  1892  on  a  pris  des  précautions 
minutieuses  en  vue  de  les  annuler.  Il  a  été  décidé  que  les  traités 
de  conimcree  seraient  établis  d'après  un  système  tout  différent 
de  celui  de  1800 .  Au  lieu  de  comporter,  chacun,  des  articles 
contenant  les  stipulations  réciproques,  puis  un  tarif  particulier, 
ces  traités  devaient  être  limitf'S  à  un  dispositif  très  général, 
contenir  d'ailleurs  la  clause  de  la  nation  la  plus  favorisée  (2), 
mais  se  combiner  avec  une  loi  spéciale  concédant  à  tout  pays 
contractant  l'usag'e  d'un  tarif  loiique,  fixé  par  les  Chambres,  et 
appelé  tarif  minimum.  On  espérait  échapper  par  ce  moyen  aux 
surprises  de  la  fameuse  clause,  puisqu'un  seul  tarif,  connu  d'a- 
vance et  irréductible,  serait  appliqué  à  titre  conventionnel. 
Mais  ce  système  est  parfaitement  illogique,  car^  en  définitive,  il  se 
résume  en  ceci  :  pour  faire  face  à  toutes  les  circonstances  diffé- 
rentes de  ses  relations  économiques,  la  France  n'a  en  principe 
que  deux  tarifs  :  le  tarif  général,  très  élevé;  le  tarif  minimum, 
encore  fortement  protecteur,  cependant  plus  réduit.  Et  comme 
nous  ne  demandons  pas  mieux  que  de  traiter  avec  les  pays 
étrangers  en  leur  concédant  le  tarif  minimum,  on  peut  dire 
que  celui-ci  se  trouve  être  l'expression  vraie  de  notre  régime 
douanier,  sauf  vis-à-vis  des  rares  États  qui  s'obstinent  à  refuser 
toute  transaction  tant  qu'on  ne  leur  accordera  pas  des  conces- 
sions supplémentaires.  Donc  nous  ne  pouvons  pas  plus  que  par 
le  passé  régler  nos  mesures  protectrices  d'après  les  moyens  et 
les  ressources  de  chaque  pays;  nous  devons  leur  appliquer  à 
tous,  uniformément  au  petit  bonheur,  une  combinaison  unique. 

Le  vice  fondamental  de  ce  procédé  est  apparu  d'une  façon 
nette  dans  une  occasion  récente.  Nous  avions  un  intérêt  parti- 
culier à  reprendre  avec  la  Suisse  les  relations  conventionnelles 
rompues  en  1892,  et  nous  devions,  pour  y  réussir,  lui  accorder 


(1)  Celui  (le  1871  avec  rAllemagne. 

['!)  On  tient  à  cette  clause,  parce  que  l'on  entend  s'assurer  d'avance  à  soi-inème  le 
i)énéfice  des  concessions  meilleures  laites  |iar  le  co-contractant  à  autrui.  D'ailleurs 
nous  sommes  liés  en  tout  état  de  cause,  à  ce  point  de  vue,  avec  l'Alleniagne. 


388  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

certaines  réductions  sur  le  tarif  minimum  lui-même,  par  déro- 
gation au  principe  exposé  plus  haut.  Mais  comme  la  clause  de 
la  nation  la  plus  favorisée  devait  étendre  automatiquement  ces 
réductions  à  tous  les  autres  pays  avec  lesquels  nous  sommes 
liés,  il  fallait  raisonner  ainsi  pour  chaque  article  en  discussion  : 
je  pourrais  accorder  ceci  sans  inconvénient  grave  à  la  Suisse, 
car  son  status  économique  ne  lui  permettra  pas  de  me  nuire  ; 
mais  si  je  cède,  FAllemagne,  l'Angleterre  et  d'autres  profiteront 
du  même  avantage  par  la  répercussion  de  la  clause,  et  les  consé- 
quences seront  toutes  différentes;  donc,  impossible  de  mettre 
les  choses  d'accord  avec  la  situation  vraie.  Cet  exemple  est  très 
démonstratif,  d'autant  plus  qu'on  a  fini  par  signer  avec  le  Con- 
seil fédéral  de  Berne  un  accord  qui,  sous  une  forme  difï'érente  à 
certains  égards,  constitue  en  fait  un  retour  au  procédé  des  traités 
avec  tarif  conventionnel  spécial.  C'est  qu'en  effet  ce  procédé  est 
le  seul  qui  réponde  bien  à  la  nature  des  choses;  à  la  condition 
cependant  qu'il  ne  soit  pas  dérangé,  détourné  de  son  but,  par 
l'intervention  de  la  clause  de  la  nation  la  plus  favorisée. 

On  peut  dire  à  cela  que  nous  ne  sommes  pas  libres  de  renon- 
cer à  cette  clause  pour  trois  raisons  :  1°  nous  l'avons  concédée  à 
l'Allemagne  à  perpétuité;  2°  si  nos  co-contractants  en  tirent 
profit  chez  nous,  nous  en  jouissons  réciproquement  chez  eux; 
3°  il  serait  difficile  ou  impossible  de  conclure  des  traités  de 
commerce  si  nous  n'acceptions  pas  cette  stipulation  devenue 
usuelle,  et  très  précieuse  pour  les  pays  à  grande  exportation, 
comme  l'Angleterre.  Il  est  possible  que  ce  soient  là  des  obstacles 
irréductibles,  opposés  à  une  organisation  plus  logique  des  rap- 
ports conventionnels.  Dans  ce  cas,  nous  en  serions  réduits  à 
nous  traîner  indéfiniment  dans  la  même  ornière,  sans  espoir  d'ar- 
river jamais  à  régler  d'une  manière  normale  nos  rapports  écono- 
miques extérieurs.  Mais  je  ne  crois  pas  que  la  position  soit  si 
mauvaise  qu'on  ne  puisse  absolument  pas  les  modifier. 

Nous  pouvons  maintenant  essayer  de  résumer  la  position  éco- 
nomic[ue  de  la  France.  Sa  condition  générale  exige  une  protection 
modérée^  mais  elle  est  soumise,  au  moins  en  apparence,  au  ré- 


LA    SITLATIOX    COMMERCIALE    ACTUELLE    ES    FRANCE.  389 

i^ime  (le  la  protection  intense,  régime  qu'elle  ne  peut  atloucii'que 
dans  une  mesure  fortrestreiule  au  moyen  dos  traités  de  commerce. 
Il  y  a  donc  contradiction  entre  ses  besoins  réels  et  la  législation 
douanière  établie  en  1892  ;  un  pareil  état  de  choses  devrait  pro- 
duire à  bref  délai  les  résultats  suivants  :  1"  forte  réduction  des 
importations  de  toutes  sortes  ;  2"  élévation  consécutive  des  prix 
à  l'intérieur  ;  3"  stagnation  marquée  des  initiatives,  ralentisse- 
ment des  progrès  de  l'outillage  et  des  méthodes;  i"  réduction 
considérable  des  exportations,  comme  suite  de  tout  ce  qui  pré- 
cède. 

Or  la  réalité  des  choses  ne  répond  pas  à  ces  conclusions  théori- 
ques. Sans  doute,  il  s'est  produit,  de  1891  à  1893,  une  dépression 
marquée  des  affaires,  mais  elle  provenait  d'un  état  général  de 
crise  dont  tous  les  pays  ont  ressenti  les  effets,  parfois  plus  grave- 
ment que  la  France  elle-même;  les  nouveaux  tarifs  nont  joué, 
visiblement,  à  ce  point  de  vue,  qu'un  rôle  très  secondaire,  bien 
inférieur  à  celui  des  causes  anciennes  et  profondes  qui  agissent 
périodiquement  sur  la  production  et  la  consommation,  comme 
l'accumulation  des  stocks,  les  mauvaises  récoltes,  les  crises  po- 
litiques et  financières,  etc.  D'autre  part,  les  prix  des  denrées  cou- 
rantes et  même  des  articles  de  toute  sorte  n'ont  g"uère  changé 
depuis  trois  ans;  ils  ont  plutôt  baissé,  d'ailleurs,  que  monté. 
Toutes  les  personnes  renseignées  savent  en  outre  que  les  condi- 
tions de  la  concurrence  internationale  se  sont  maintenues  aussi 
sans  changement  bien  sensible,  et  que  les  fabricants  ne  se 
croient  pas  assez  en  sécurité  derrière  la  douane  pour  s'endormir 
dans  une  paisible  routine.  Enfin,  depuis  plusieurs  mois,  tous  les 
journaux  spéciaux  notent  une  reprise  assez  vive  des  affaires,  non 
seulement  à  l'intérieur,  mais  encore  dans  les  relations  interna- 
tionales. La  crise  semble  atténuée,  et  il  est  probable  que  les  années 
1895-9G  seront  bien  meilleures  que  les  précédentes.  Tout  cela  est 
en  complète  contradiction  avec  les  indications  qui  précèdent; 
d'où  vient  ce  désaccord  entre  la  théorie  scientifique  et  les  faits 
pratiques?  D'une  circonstance  particulière  et  très  grave,  dont 
les  effets  s'étendent  au  monde  entier  et  que  je  ne  puis  me  dis- 
penser de  rappeler  ici,  au  risque  de  me  répéter  encore  sur  cer- 

T.  XX.  29 


390  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

tains  points.  On  m'excusera,  en  considérant  l'importance  de  la 
question,  les  débats  passionnés  qu'elle  soulève  et  les  dangereuses 
propositions  auxquelles  elle  a  donné  lieu. 

IV.    LA    QUESTION    MONÉTAIRE. 

La  crise  monétaire  est  intervenue  d'une  façon  active  pour  at- 
ténuer, dans  une  grande  mesure,  les  effets  du  tarif  de  1892,  voici 
comment.  Ce  tarif  devait  agir,  nous  l'avons  remarqué,  pour 
hausser  les  prix  à  l'intérieur,  supprimer  la  concurrence  du  de- 
hors et  permettre  la  stagnation  des  initiatives.  Mais  l'augmentation 
des  prix  a  été  prévenue  par  celle  de  l'agio,  différence  de  valeur 
au  change  entre  l'or  et  l'argent,  et  entre  For  et  la  monnaie  de 
papier  en  usage  dans  quelques  pays  dont  la  situation  financière 
est  mauvaise;  la  même  cause  a  maintenu  l'influence  de  la  concur- 
rence étrangère,  et  obligé  parla  les  intéressés  à  se  remuer  éner- 
giquement  pour  conserver  leurs  positions.  Rendons  la  chose  sen- 
sible par  des  exemples. 

Grâce  à  l'agio  entre  l'or,  l'argent  et  le  papier,  on  pourrait,  en 
se  procurant  l'argent  et  le  papier  moyennant  une  somme  d'or 
nominalement  égale,  mais  réellement  très  inférieure,  acheter  à 
très  bon  compte  les  produits  agricoles  dans  les  pays  où  l'argent  et 
le  papier,  dépréciés  partout  ailleurs,  gardent  toute  leur  puissance 
d'achat  :  la  Russie,  la  Turquie,  l'Egypte,  etc.  Dès  lors,  parle  seul 
effet  de  cette  menace,  sans  quitter  leur  pays  iV  origine,  ces  produits 
pèsent  sur  nos  marchés,  car  nos  cultivateurs  sont  obligés  d'accepter 
un  prix  qui  ne  soit  pas  sensiblement  supérieur  à  celui  du  dehors, 
augmenté  seulement  de  faibles  frais  de  transport  et  autres,  et  du 
droit  dédouane.  Sans  l'agio,  la  taxe  d'entrée  aurait  pu  ralentir 
les  importations,  mais  ce  phénomène  monétaire  joue  le  rôle  d'une 
prime  offerte  à  l'importation,  annulant,  en  tout  ou  partie, 
l'effet  de  la  taxe  protectrice.  Dans  ces  conditions,  les  droits  élevés 
du  tarif  de  1892  n'ont  plus,  comme  on  le  voit,  qu'une  influence 
très  réduite  sur  le  prix  des  denrées  agricoles. 

L'exagération  de  l'agio  a  produit  une  évidente  surélévation  de 
la  valeur  de  l'or  dont  le  rôle  international  s'est  développé  pour 


LA    SITUATION    COMMERCIALE    ACTUELLE    EN    FRANCE.  .'J91 

remplir  la  place  laissée  vacante  par  l'argent  qui  n'est  plus  ac- 
cepté. Mais  quand  un  métal  monétaire  augmente  ainsi  de  va- 
leur, le  prix  des  denrées  ou  produits  ])aisse,  parce  qu'on  de- 
mande im  poids  moinàve,  de  ce  métal  pour  une  môme  quantité  de 
marchandises.  De  plus,  l'agio  permet,  comme  nous  venons  de  le 
dire,  d'acquérir  à  bon  marché  certaines  matières  premières  : 
coton,  peaux,  fibres,  laines  et  poils,  etc.  ;  or,  il  résulte  naturelle- 
ment de  là  une  notable  diminution  du  prix  de  revient  des  pro- 
duits fabriqués.  Aussi  les  prix  ont  en  général  baissé  depuis 
quelques  années  dans  une  proportion  considérable ,  et  cette 
baisse  a  annulé  indirectement,  au  moins  pour  une  bonne  partie, 
les  droits  opposés  en  189*2  à  l'entrée  des  produits  industriels, 
aussi  bien  que  ceux  qui  regardent  les  produits  agricoles. 

Tel  est,  en  résumé  trèsserré,  l'extraordinaire  concours  de  circons- 
tances qui  a  fait  la  situation  actuelle.  Nous  avons  un  tarif  doua- 
nier trop  élevé,  exagéré,  mais  il  est  neutralisé  par  les  effets  de 
l'agio.  Donc  la  concurrence  étrangère  subsiste  avec  toute  ou  pres- 
que toute  la  force  acquise  avant  1892,  et  si  elle  n'avait  elle-même  à 
souffrir  de  l'état  de  choses  général  qui  domine  tous  les  marchés, 
nous  en  sentirions  sûrement  le  poids  davantage  encore.  En  tous 
cas,  cela  explique  la  divergence  des  opinions  qui  se  manifestent 
aujourd'hui  touchant  l'effet  des  tarifs.  Certains  économistes,  qui 
raisonnent  d'après  les  chiffres  incohérents  des  statistiques ,  pré- 
tendent que  l'excès  de  la  protection  nous  conduit  à  la  ruine.  La 
plupart  des  intéressés  déclarent  au  contraire  que  la  situation 
abaissée  des  prix  dénonce  la  nullité  de  l'effet  des  tarifs.  L'opinion 
des  premiers  est  justifiée  en  apparence,  parce  que  les  statistiques 
de  la  douane  étant  exprimées  en  valeur  et  non  en  quantité, 
leurs  totaux  diminuent,  mais  cela  résulte  de  la  chute  des  prix, 
bien  plus  que  de  celle  des  affaires;  et  l'opinion  des  fabricants, 
commerçants  et  agriculteiu^s,  est  motivée  réellement  par  la  dif- 
ficulté qu'ils  éprouvent  à  placer  leurs  produits,  même  à  des 
taux  médiocres. 

Après  ces  explications,  que  nous  avons  réduites  autant  que  pos- 
sible, nous  essaierons  de  conclure  en  appréciant  l'état  des  choses 
et  en  essayant  de  prévoir  l'avenir  qu'il  nous  réserve. 


392  LA   SCIENCE    SOCIALE. 


V.    —    COXCLUSIONS. 

La  situation  actuelle  est  donc  anormale  à  tous  les  point  de  vue. 
La  France  a  des  tarifs  qui  sont  fondés  sur  l'idée  d'une  protec- 
tion excessive,  mais  l'efTet  de  ces  tarifs  est  annulé  plus  ou  moins 
par  les  conséquences  de  la  crise  monétaire.  Du  reste ,  son  système 
bimétalliste  est  bon  en  ce  qu'il  répond  bien  aux  besoius  divers 
de  sa  population,  et  ne  donne  lieu  dans  les  affaires  à  aucun  em- 
barras intérieur.  Mais  la  baisse  de  l'argent  et  l'exagération  de 
l'agio  entre  les  deux  métaux,  ou  entre  l'or  et  le  papier  à  cours 
forcé  de  certains  pays,  font  que  dans  les  relations  internationales 
un  trouble  profond  se  manifeste.  Si  ce  trouble  venait  à  s'atténuer 
sensiblement  ou  à  disparaître,  le  mauvais  etl'et  des  tarifs  exa- 
gérés ne  tarderait  pas  à  se  montrer.  Si  au  contraire  Tagio  monte, 
l'influence  des  tarifs  s'atténue  en  proportion,  et  peut  même  dis- 
paraître entièrement  pour  faire  place  à  une  véritable  prime  à 
l'importation.  Le  danger  est  opposé,  mais  non  moins  grave. 

Comment  porter  remède  à  ce  double  inconvénient?  En  élevant 
les  tarifs  pour  compenser  l'agio,  disent  les  uns  ;  en  faisant  dispa- 
raître l'agio  par  la  reprise  de  la  frappe  libre  de  l'argent,  préten- 
dent les  autres.  Ces  mesures  pourraient-elles,  en  effet,  améliorer 
la  situation? 

L'agio  est  exposé  à  des  fluctuations  très  fréquentes  et  assez 
fortes,  précisément  en  relation  avec  celles  du  marché  du  métal 
argent.  Or  ce  marché  est  gouverné  non  seulement  par  les  faits 
naturels  de  la  production  de  l'argent ,  mais  encore  par  les  ma- 
nœuvres artificielles  d'une  spéculation  effrénée  ,  qui  se  fait  sur  ce 
métal.  Il  en  résulte  que  la  portée  des  tarifs  varie  incessamment, 
dans  une  mesure  parallèle  à  celle  des  fluctuations  de  l'agio  ; 
quand  celui-ci  s'élève,  l'effet  des  tarifs  baisse,  et  réciproque- 
ment. De  là  résulte  pour  les  affaires  une  insécurité  fort  gênante, 
que  le  commerce  régulier  redoute  beaucoup.  En  augmentant  les 
tarifs  de  douane,  on  arriverait  surtout  à  rendre  plus  sensibles  ces 
variations  et  les  incertitudes  qui  en  sont  la  suite.  De  plus,   on 


LA    SITTATION    COMMERCIALE    ACTUELLE    EN    FRANCE.  393 

ferait  surgir  de  nouvelles  complicatious  internationales,  des  hos- 
tilités et  des  gênes,  qui  nuiraient  fortement  à  nos  exportations. 
Enfin  ,  si ,  par  l'eifet  de  circonstances  imprévues ,  l'agio  venait  à 
disparaître,  nos  tai'ifs  encore  exagérés  porteraient  bientôt  tous 
les  mauvais  fruits  que  nous  avons  signalés,  et  nous  feraient 
beaucoup  de  mal, 

La  véritable  solution,  la  plus  sûre,  la  plu  savantageuse,  consis- 
terait dans  une  mesure  propre  à  faire  disparaître  l'agio,  com- 
binée avec  une  réforme  douanière  ramenant  nos  tarifs  à  un  taux 
modéré,  en  rapport  avec  notre  situation  générale.  Mais  comment 
réaliser  cette  mesure,  qui  devrait  produire  une  hausse  énorme 
du  prix  du  métal ,  afin  de  le  ramener  à  son  ancien  taux  et  cà  son 
ancienne  proportion  de  15  1,  2,  ou  environ,  par  rapport  à  l'or? 
Il  existe  actuellement  une  sorte  de  parti  très  actif,  très  remuant, 
qni  fait  une  vive  campagne  internationale  en  faveur  du  bimé- 
tallisme universel  considéré  comme  moyen  d'arriver  à  la  suppres- 
sion de  l'agio,  c'est-à-dire  à  une  hausse  de  kO  à  50  %  sur  la 
valeur  actuelle  de  l'argent.  Cette  solution  parait  au  premier  abord 
fort  aisée,  à  réaliser,  puisqu'il  suffirait,  dit-on,  de  reprendre  par- 
tout le  libre  monnayage  des  écus,  aujourd'hui  suspendu  dans 
presque  tous  les  États  de  civilisation  occidentale.  Comment  se 
fait-il  donc  que  les  gouvernements  hésitent  à  l'appliquer?  Pour  la 
raison  majeure,  qu'ils  se  rendent  compte  de  P impossibilité  d' ar- 
river à  la  suppression  de  Tagio  par  ce  procédé.  Reprendre  la 
frappe  de  l'argent,  ce  serait  commettre  un  véritable  acte  de  folie, 
qui  d'abord  jetterait  un  trouble  profond  dans  les  circulations  in- 
térieures, et  qui,  après  avoir  enrichi  quelques  spéculateurs. 
nuirait  finalement  à  tout  le  monde  sans  profiter  à  personne,  cela 
est   aisé  à  démontrer. 

Il  est  hors  de  doute  que  la  quantité  des  espèces  en  circulation 
dans  chaque  pays,  et  entre  pays  divers,  doit  être  en  proportion 
exacte  avec  le  chiffre  des  affaires.  Si  celui-ci  est  représenté  par 
1.000,  la  masse  monétaire  métallique  sera,  je  suppose,  de  100, 
dont  une  partie  servira  directement  aux  transactions  courantes 
au  comptant,  l'ensemble  fournissant  une  base  et  un  moyen  de 
compte  à  une  vaste  circulation  d'effets  variés,  qui  est  elle-même 


394  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

proportionnée  à  la  quantité  des  produits  mis  dans  le  commerce. 
Si  on  élève  à  110  la  quantité  de  la  monnaie,  on  modifie  cette  si- 
tuation en  changeant  sa  base;  l'équilibre  est  troublé,  et  il  ne  se 
rétalilit  que  par  un  nouvel  accommodement  entre  la  valeur  de  la 
monnaie  et  celle  des  marchandises,  autrement  dit  par  une  hausse 
des  prix.  En  raréfiant  au  contraire  la  monnaie,  en  ramenant,  par 
exemple,  sa  quantité  à  90,  on  rompt  encore  l'équilibre,  mais 
cette  fois  les  prix  baissent.  Le  phénomène  est  naturel,  puisqu'il 
résulte  d'une  nécessité  mathématique  :  le  maintien  de  la  propor- 
tion entre  la  somme  des  moyens  de  paiement  et  celle  des  choses 
à  payer;  il  est  donc  inévitable.  Or,  que  ferait-on  surgir  en  rou- 
vrant les  hôtels  de  monnaies  au  métal  blanc?  Une  multiplication 
considérable  des  écus,  et  la  rupture  de  l'équilibre  monétaire  avec 
sa  conséquence  forcée:  la  hausse  rapide  des  prix,  qui  apporterait 
un  troul)le  colossal  dans  tontes  les  transactions  et  dans  toutes  les 
fortunes.  Si  encore,  après  cette  rude  secousse,  la  situation  se 
trouvait  améliorée  pour  longtemps  au  profit  des  relations  inté- 
rieures et  extérieures,  on  pourrait  peut-être  agir  dans  ce  sens, 
en  prenant  de  minutieuses  précautions.  Mais  on  n'est  même  pas 
fondé  à  prévoir  cette  heureuse  compensation  aux  ruines  que  fe- 
rait la  transition.  Voici  pourquoi. 

Tant  que  la  production  minière  de  l'argent  est  restée  propor- 
tionnée à  peu  près  aux  besoins  monétaires,  toute  personne  dis- 
posant d'un  lingot  d'argent  fin  pesant  un  kilo  pouvait,  soit  le 
faire  transformer  en  kï  pièces  de  cinq  francs,  soit  le  vendre  au 
prix  de  220  francs  environ.  Aujourd'hui,  on  ne  peut  plus  faire 
frapper  d'écus,  et  le  métal  blanc  n'a  qu'un  débouché,  le  marché 
libre,  où  il  vaut  à  peu  près  120  francs  le  kilo,  plus  ou  moins. 
Supposons  que  l'on  rouvre  les  Monnaies  à  la  frappe  des  écus, 
aussitôt  tous  les  détenteurs  de  kilos  d'argent  à  120  francs  s'em- 
presseront de  les  apporter  pour  qu'on  les  transforme  en  220 
francs  d'espèces,  ce  qui  leur  procurerait  le  joli  bénéfice  de 
90^  ou  environ,  n'était  le  phénomène  dont  nous  parlions  tout 
à  l'heure.  Comme  il  existe  un  très  gros  stock  de  métal  blanc, 
comme  les  mines  peuvent  en  fournir  chaque  année  peut-être  six 
millions  de  kilos  et  au  delà,  au  lieu  des  700.000  ou  800.000  kilos 


LA    SITIATION    COMMERCIAIJ'.    ACTUELLE    EN    FRANCE.  395 

d'autn^'ois,  il  tomberait  dans  le  courant  actuel  de  la  circulation 
un  tleuve  d'écus  qui  le  ferait  largement  déborder.  Pour  ramener 
l'équilibre  entre  la  monnaie  et  les  produits,  le  public  hausserait 
les  prix  daus  une  proportion  correspondante,  cela  naturellement, 
à  coup  sur,  ainsi  que  la  pratique,  complètement  d'accord  avec 
la  théorie ,  l'a  démontré  maintes  fois.  Le  doute  n'est  même  pas 
permis  sur  ce  point,  car  il  est  bien  évident  que  si,  à  l'heure  ac- 
tuelle, la  quantité  de  monnaie  en  usage  suffit  aux  besoins,  —  et 
personne  ne  songe  à  se  plaiudre  de  la  rareté  des  espèces,  —  toute 
addition  un  peu  considérable  à  cette  quantité  jetterait  le  trouble 
dans  la  situation. 

Dans  ces  conditions,  l'augmentation  indéfinie  des  espèces  en 
argent  produirait  les  effets  que  voici.  Toute  personne  apportant 
à  la  Monnaie  S^^^S  d'argent  tin  recevrait  en  échange  une 
pièce  de  5  francs  (je  néglige  les  frais  de  frappe)  ;  il  lui  faudrait 
alors  transformer  sa  pièce  en  produits,  titres,  terres  ou  maisons, 
et  m'offrirait  dans  ce  but.  3Iais  il  s'apercevrait  aussitôt  cjue  telle 
de  ces  choses,  dont  le  prix  était  autrefois  de  5  francs,  a  monté 
à  6  francs,  puis  à  7,  puis  à  7,50  et  à  10  francs.  La  pièce  ne  suffi- 
rait donc  pas,  il  en  faudrait  deux,  et  la  position  du  détenteur  d ar- 
gent se  trouverait  ramenée  exactement  à  ce  quelle  est  aiijour- 
dliui,  c'est-à-dire  que,  pour  acquérir  le  même  objet,  il  devrait 
donner  non  pas  22^%5 ,  mais  bien  45  grammes  d'argent  fin  en  lin- 
got. Dès  lors,  le  bénéfice  prévu  par  les  producteurs  d'argent  étran- 
gers s'évanouirait,  et  l'opération  n'aurait  plus  pour  eux  qu'un  in- 
térêt très  secondaire.  Mais  nous.  Français,  chez  qui  l'écu  garde 
actuellement  sa  \a\enr  légale  sans  trouble  des  prix,  parce  que  la 
masse  en  circulation  reste  à  peu  près  fixe,  nous  devrions  payer 
toutes  choses  le  double,  ou  plus,  sans  aucune  compensation.  Quel 
bouleversement  dans  les  relations  économiques,  que  de  difficul- 
tés entre  producteurs  et  clients,  entre  employeurs  et  employés, 
entre  propriétaires  et  locataires  !  Il  en  résulterait  une  crise  ana- 
logue à  celle  des  assignats  en  179-2-1797,  plus  aigiie  peut-être, 
parce  qu'aujourd'hui  les  intérêts  sont  plus  développés  et  plus 
actifs. 

Je  viens  de  parler  des  assignats.  Ceci  m'amène  à  envisager  une 


396  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

autre  face  de  la  question.  Dans  les  conditions  que  je  viens  d'in- 
dicjuer,  les  écus  d'argent,  cotés  5  francs  par  la  loi,  ne  vau- 
draient plus  en  réalité  que  la  moitié  (1),  au  moins  pour  le  public. 
Celui-ci  les  délaisserait  le  plus  possible  pour  l'or,  dont  la  valeur 
relative  prendrait  un  essor  considérable ,  car  on  ne  pourrait  pas 
multiplier  les  pièces  de  20  francs  comme  les  é&us_,  faute  de  métal. 
Dès  lors,  la  crise  de  F  agio,  aujourd  hui  restreinte  aux  relations 
internationales,  pénétrerait  dans  les  transactioiis  intérieures. 
Elle  se  généraliserait,  bien  loin  de  disparaître,  d'autant  plus  que, 
dans  ces  conditions,  il  deviendrait  inutile  et  onéreux  de  faire 
frapper  tout  le  métal  blanc  disponible,  dont  une  certaine  quan- 
tité resterait  à  l'.état  de  lingots  comme  aujourd'hui,  pesant  sur 
le  marché  et  avilissant  les  cours. 

Voilà  pourtant  l'opération  à  lacjuelle  certains  théoriciens  nous 
convient,  avec  une  imprévoyance  bien  extraordinaire  enprésence 
de  la  leçon  si  précise,  si  répétée  etmême  si  récente  des  faits.  Pour 
mettre  fin  à  la  crise  monétaire  internationale,  ils  nous  proposent 
de  l'étendre  aux  circulations  nationales ,  indemnes  juscju'ici 
grâce  aux  précautions  prises.  Sans  parler  de  la  responsabilité 
qui  incomberaitaux  gouvernements,  s'ils  renonçaient  à  leur  pru- 
dente attitude  vis-à-vis  de  l'argent,  il  est  évident  cpie  le  plus 
simple  bon  sens  leur  commande  de  s'abstenir,  en  présence  des 
risques  que  la  frappe  libre  ferait  nécessairement  courir  à  la  for- 
tune publique  et  à  la  situation  économicjue  dans  tous  les  pays  à 
circulation  normale,  c'est-à-dire  où  l'ancienne  relation  de  l'or  et 
de  l'argent  s'est  légalement  maintenue. 

Si  le  bimétallisme  général,  avec  frappe  libre  de  l'argent,  est  à 
éviter  pour  le  moment,  \q  monométallisme  génë^dl  qui  n'admet 
que  la  seule  monnaie  d'or  n'est  pas  un  remède  meilleur,  1°  parce 
qu'il  ne  répond  aucunement  au  besoin  de  petite  monnaie  d'un 
grand  nombre  de  pays  ;  2°  parce  que  l'or  est  encore  trop  rare  pour 
suffire  à  tous  les  besoins;  3°  parce  que  le  changement  de  système 
coûterait  des  sommes  colossales  aux  nombreux   gouvernements 

(1)  Aujourdliui  déjà,  ils  ne  valent,  comme  métal,  que  la  moitié  de  leur  valeur 
comme  monnaie,  mais  celle-ci  se  maintient  d'un  commun  accord  parce  que  la  circula- 
tion reste  à  son  niveau  normal. 


LA    SITUATION    COMMERCIALE    ACTUELLE    EN    FRANCE.  307 

([ui  ont  émis  à  5  francs,  par  exemple,  des  écus  qu'il  leur  faudrait 
reprendre  à  ce  priv  contre  de  For,  en  perdant  50  à  00  %  ou  da- 
vantage. 

('cependant,  il  est  bien  certain,  d'après  tout  ce  que  j'ai  exposé, 
que  le  règlement  de  notre  question  douanière  est  lié  étroitement 
à  celui  de  laquestion monétaire,  etne  saurait  se  faire  séparément. 
Comment  faut-il  donc  s'y  prendre  pour  trancher  la  difficulté 
préalable  de  la  crise  monétaire?  J'ai  indiqué  ailleurs  une  com- 
binaison dont  je  n'ai  vu  nulle  part  une  critique  décisive  (1).  Je 
suis  donc  autorisé,  jusqu'à  nouvel  ordre,  à  la  recommander  à 
l'attention  des  spécialistes.  Cette  combinaison  consiste  dans  la 
création  d'une  monnaie  internationale  destinée  à  régler  exclu- 
sivement les  échanges  entre  les  divers  pays  et  qui  aurait,  par 
conséquent,  pour  effet  de  supprimer  l'agio.  Je  voudrais  qu'on  me 
démontrât  d'abord  son  impraticabilité,  s'il  y  a  lieu,  qu'ensuite 
on  cherchât  quelque  chose  d'acceptable,  car  il  est  évident  qu'avec 
le  régime  actuel  nous  nous  traînerons  de  crise  en  crise ,  d'expé- 
rience en  expérience,  sans  réussir  jamais  à  recouvrer  la  stabilité 
et  la  sécurité  cjui  sont  si  nécessaires  aux  affaires  industrielles  et 
commerciales.  Il  faut  faire  quelque  chose  qui  réponde  aux  besoins 
des  relations  internationales  sans  troubler  les  situations  inté- 
rieures des  divers  pays',  sans  imposer  de  trop  lourds  sacrifices 
aux  trésors  publics.  Voilà  bien  le  problème;  il  est  fort  difficile  à 
résoudre,  cela  est  certain.  Je  ne  crois  pas  qu'il  soit  impossible  de 
le  régler,  étant  données  les  circonstances  générales  du  moment. 

Léon  PoiNSARU. 

(1)  V.  Revue  de  Paris,  loc.  cit.,  et  la  Question  monétaire,  p.  224  et  s. 


SOCRATE  ET  SON  GROUPE* 


SOCRATE  ET  SES  AMIS 

La  popularité  de  Socrate  ,  sa  mort  tragique,  son  triomphe  dé- 
finitif, sont  trois  problèmes  en  un  seul,  problèmes  qui  ont  pas- 
sionné la  philosophie  ,  problèmes  qui  doivent  intéresser  la  Science 
sociale.  L'érudit  le  plus  sec  n'aborde  pas  sans  émotion  ce  point  de 
l'histoire  intellectuelle.  On  sent  qu'il  se  passe  à  ce  moment  quel- 
que chose  de  décisif  pour  la  pensée  humaine  et  qui  va  décider 
de  son  orientation  durant  des  siècles,  au  moins  pour  toute  la  ré- 
gion méditerranéenne  et  pour  quelques  régions  voisines  où  les 
résultats  de  cette  influence  pourront  g-raduellement  s'étendre. 

Qu'on  se  représente  un  homme  du  peuple  dans  une  cité  qui 
compte  nomljre  de  familles  aristocratiques,  un  homme  pauvre 
dans  une  ville  où  foisonnent  les  riches,  un  homme  laid  en  un  siè- 
cle où  l'on  adore  la  beauté  plastique,  un  homme  au  langage  sou- 
vent grossier  dans  une  société  bercée  aux  cadences  et  à  l'harmonie 
des  rhéteurs,  enfin  un  homme  qui  n'écrit  rien  environné  d'écri- 
vains de  génie  qui ,  dans  les  différents  ordres  de  la  pensée  humaine, 
s'appliquent  à  créer  des  œuvres  pour  la  postérité  ;  — l'on  aura  évo- 
qué lextraordinaire  silhouette  de  Socrate;  —  extraordinaire,  di- 
sons-nous, car  cet  homme  du  peuple  verra  accourir  autour  de  lui  les 
fils  de  famille,  parfoislesdescendantsdesrois(2)  :  ce  pauvre  refusera 
lesprésents  et  les  sacrifices  pécuniaires  des  riches;  cette  laide  tète 

(1)  Voir  la  série  d'articles  sur  «  les  Ancêtres  de  Sociale  )>,  Science  sociale,  livrai- 
sons de  mai,  juillet,  septembre  et  octobre  1895. 

(2)  Platon  fiait  de  race  royale. 


socuATE  i:t  son  ghoupe.  '{99 

l'ondra  Ion  (radmiratioii  le  jcMine  et  bel  Alcibiadc  ;  cette  conver- 
sation sinipleetréalisteferaunc  victorieuse  concurrence  aux  cours 
des  sophistes  les  plus  renommés;  enfin  plusieurs  disciples  fidèles, 
écrivains  admirables  (1)  ,  s'attacheront  à  reproduire  et  à  ampli- 
fier, dans  de  sublimes  dialogues  où  leur  maître  tiendra  toujours 
le  grand  rôle,  les  conversations  ([uil  a  entretenues  avec  eux,  et 
que  le  maître  lui-même  ne  s'était  pas  soucié  de  recueillir. 

Tout  cela  est  étrange ,  et  Ton  conviendra  qu'il  y  a  là  dedans 
wwphriiomcnr  de  groupement  des  plus  remarquables.  La  Science 
sociale  trouve  donc  dans  Socrate  une  riche  matière  à  étude,  et, 
comme  toute  grandeur  humaine  a  ses  revers,  comme  à  la  gloire 
de  Socrate  succédèrent  les  jours  nuiuvais,  les  accusations  et  fina- 
lement la  condamnation  capitale,  il  est  assez  naturel  d'envisager 
ici  deux  sortes  de  groupements,  que  nous  nous  efTorcerons  d'a- 
nalyser en  deux  articles  :  Socrate  et  ses  amis,  Socrate  et  ses  en- 
nemis. 

Qu'on  ne  dise  pas  que  le  succès  de  Socrate  est  dû  uniquement 
à  ses  qualités  exceptionnelles.  Certes,  les  nier  serait  absurde  : 
Socrate  a  dû  être,  personnellement,  «  un  homme  très  fort  ».  Mais 
les  qualités  individuelles  ne  sont  rien  sans  le  milieu  où  elles  éclo- 
sent.  Tel  Indien  chasseur,  tel  Norwég'ien  pêcheur  a  pu  naitre 
avec  des  dispositions  naturelles  aussi  heureuses  que  Socrate;  tel 
chevalier  sabreur  du  moyen  âge  aurait  fait  un  aussi  bon  peintre 
que  Raphaël.  Le  milieu  ne  s'y  est  pas  prêté.  Nul  ne  sait  si  la 
graine  était  bonne  ou  non,  car,  de  toute  façon,  elle  ne  pouvait 
prendre  racine. 

Étudions  donc  Socrate  dans  son  milieu.  Trois  particularités,  après 
examen,  nous  paraissent  dignes  d'être  mises  en  relief  comme  ayant 
contribué,  d'une  manière  éminente,  à  ce  succès  qui  nous  étonne. 
Ces  particularités  sont  la  gratuité  et  le  désintéressement  absolu 
de  son  enseignement  ;  le  compagnonnage  intellectuel ,  sur  pied 
d'égalité,  établi  entre  lui  et  ses  disciples;  et  enfin  la  campagne 
vigoureuse,  sorte  d'apostolat  ardent  et  convaincu,  entreprise  par 

fi)  Outre  Xénophon  etPlaton,  dont  les  œuvres  nous  sont  parvenues,  plusieursautres 
disciples  de  Socrate,  Cébès,  Escliine,  Phédon,  Euclide,  Antisthènes,  avaient  composé 
des  dialogues  socratiques. 


400  .     LA    SCIENCE    SOCIALE. 

le  philosophe  en  faveur  d'une  restauration  morale  et  politique  de 
la  cité.  Donc  trois  sujets  de  notre  examen:  1"  la  gratuité  de  V en- 
seignement ;  2°  le  compagnonnage  intellectuel;  3°  la  cam,pagne 
de  restauration. 


I.  —  LA    GRATUITE  DE  L  ENSEIGNEMENT. 

Socrate,  par  sa  tournure  d'esprit,  appartient  essentiellement  à 
la  formation  sophistique.  Une  dilï'érence  radicale  le  sépare  pour- 
tant des  sophistes.  Ces  derniers  font  payer  leur  secours,  parfois  très 
cher  ;  Socrate  enseigne  gratis. 

Représentons- nous  encore  une  fois  les  conditions  de  la  société 
athénienne.  Ce  sont  d'abord  les  conditions  de  l'Ionie,  décrites  par 
nous.  Mêmes  loisirs  fournis  parla  culture  arborescente  et  la  re- 
traite après  le  commerce,  même  culture  intellectuelle  produite 
parla  combinaison  de  ce  commerce  et  de  ce  loisir,  ainsi  que  par 
l'introduction  de  germes  féconds  dérobés  aux  croyances  ou  aux 
sciences  orientales.  Ce  sont  ensuite  des  conditions  plus  spéciales  : 
concentration  en  une  seule  cité  de  toutes  les  traditions  et  de  toute 
la  civilisation  ioniennes,  démocratie  turbulente  et  toute-puissante, 
et  enfin  développement  delà  sophistique,  rouage  d'éducation  po- 
litique au  service  de  cette  unique  et  curieuse  démocratie. 

Dans  une  pareille  cité  ,  au  moment  qui  nous  occupe,  quiconque 
parle  bien  et  possède  des  idées  originales  est  sur  de  trouver  un 
public  qui  aura  le  temps  et  le  goût  de  l'écouter.  L'imprésario  d'un 
Guignol,  dans  nos  grands  jardins  publics,  par  les  belles  après- 
midi,  sait  parfaitement  qu'il  y  aura  des  enfants  pour  remplir  ses 
banquettes.  Le  «  semeur  d'idées  »,  à  Athènes,  n'a  pas  à  marcher 
longtemps  par  la  ville  avant  de  trouver  des  gens  en  humeur  de 
l'écouter,  de  lui  répondre,  de  l'interroger,  de  s'envoler  avec  lui 
sur  les  ailes  de  l'abstraction  et  de  laisser  couler  ainsi  doucement 
les  heures  tièdes  et  lumineuses,  comme  le  lazzarone  les  laisse  s'en- 
fuir au  son  de  la  mandoline  ou  au  léger  brisement  des  lames  le 
long  des  quais.  Socrate  rencontre  le  jeune  Xénophon  dans  une 
rue  étroite.  11  barre  le  passage  avec  son  bâton  :  «  Où  vend- on  les 


Sor.RATl-:    ET    SO.N    GHOUl'E.  401 

aliments  du  corps?  —  Au  inai-ché.  —  Et  les  aliments  de  l'àme?  — 
.le  l'ignore.  —  Suis-moi,  je  te  l'apprendrai.  )>  Et  le  curieux,  le 
typique,  c'est  que  Xénophon  suivit  effectivement  Socrate,  au  lieu 
de  sourire,  ou  de  lui  proposer  de  le  faire  mettre  au  violon  par 
un  sergent  de  ville,  [.e  pul)lic  atliénien  était  fait  ainsi. 

«  Il  allait  le  matin  aux  promenades,  dit  ce  môme  Xénophon 
parlant  de  son  maître,  il  allait  aux  gymnases,  se  montrait  sur  la 
place  à  l'heure  où  la  multitude  la  remplit,  et  se  tenait  le  reste  du 
jour  dans  les  lieux  où  se  réunissait  le  plus  de  monde.  Il  y  parlait 
la  plupart  du  temps,  et  chacun  pouvait  l'écouter   (1).  » 

Ne  nous  faisons  pas  illusion.  Ce  genre  de  divertissement  devait 
avoir  d'autres  amateurs  que  Socrate;  mais  l'histoire  ne  laisse^  en 
toute  chose,  émerger  que  les  sommets.  Beaucoup  d'autres  ont 
dû  ainsi  philosopher  avec  leurs  amis ,  sans  que  «  cela  tirât  à  con- 
séquence ».  Mais  le  moment  arrivait  où,  en  vertu  de  la  diffusion 
des  habiletés  sophistiques,  quelque  homme  pourrait  s'élever, 
au  milieu  de  la  place  publique ,  capable  de  faire  en  plein  vent 
et  pour  tous  ce  que  le  sophiste  faisait  pour  les  auditeurs  payants 
de  son  école,  et  surtout  où,  dans  l'auditoire  de  cet  amateur  de 
carrefour,  se  rencontreraient  des  esprits  d'élite,  héritiers  d'un 
bagage  intellectuel  longuement  accumulé  avant  eux,  et  qui  se- 
raient en  mesure  de  consigner  en  des  chefs-d'œuvre  les  paroles 
«  mémorables  »  de  cet  agréable  causeur  qui  les  avait  charmés. 

Pourquoi  Socrate  ne  faisait-il  pas  payer?  Mise  en  ces  termes, 
la  question  est  difficilement  soluble.  La  réponse  relève  de  la  psy- 
chologie de  Socrate.  Ce  que  la  Science  sociale  peut  prouver ,  c'est 
que  cet  état  d'esprit  n'avait  et  n'a  rien  d'étrange,  aujourd'hui 
encore ,  sur  les  rivages  de  la  Méditerranée.  Tous  les  témoins  s'ac- 
cordent à  nous  représenter  Socrate  comme  un  homme  excessive- 
ment sobre,  marchand  pieds  nus,  amoureux  du  plein  air,  cher- 
chant à  diminuer  ses  besoins  pour  diminuer  la  somme  d'efforts 
qu'il  lui  aurait  fallu  donner  pour  les  satisfaire.  «  C'est,  disait-il, 
le  propre  de  la  divinité  de  n'avoir  besoin  de  rien;  et  celui-là  est 
aussi  voisin  que  possible  de  la  divinité  qui  a  le  moins  de  besoins 

(1)  M  cm.,  I. 


402  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

possible  »  (1).  Cette  sagesse  pratique  n'est  pas  rare  sous  le  climat 
méditerranéen.  Pourquoi  gagner  encore  dix  sous  quand  on  en  a 
gagné  déjà  dix  le  matin  et  que  cela  suffit  pour  la  nourriture  de  la 
journée?  Pourquoi  planter  du  blé  qui  rapporterait  gros,  mais 
demanderait  force  travail ,  quand  les  oliviers  donnent  tout  seuls 
de  si  bonnes  et  si  onctueuses  olives?  Tout  le  monde  n'a  pas  cette 
manière  de  voir,  sans  doute;  d'autres  influences  la  combattent 
chez  un  grand  nombre,  mais  enfin  le  type  subsiste.  Nous  par- 
lions tout  à  l'heure  du  lazzarone.  Donnez  à  un  lazzarone  une  su- 
périeure formation  intellectuelle  ;  mettez  autour  de  lui  des  gens 
de  môme  acabit ,  et  vous  obtiendrez  des  groupements  très  ana- 
logues au  groupement  socratique. 

Car  Socrate,  cet  homme  grossier  en  apparence,  était  fort  ins- 
truit. Quoique  d'origine  plébéienne,  il  appartenait  à  une  famille 
au-dessus  du  niveau  des  artisans.  Son  père^  Sophronisque,  était 
sculpteur;  sa  mère,  Phénarète,  était  sage-femme.  La  première 
profession  relève  de  l'art;  la  seconde  suppose  un  rudiment  de 
science.  Socrate  avait  appris  la  sculpture  comme  son  père  ;  il  en 
tirait,  comme  moyen  d'existence,  le  strict  nécessaire,  et  flânait 
le  reste  du  temps.  En  flânant,  il  écoutait,  il  s'instruisait.  Un  des 
traits  saillants  du  caractère  de  Socrate,  d'après  M.  Fouillée,  c'est 
la  cw'io.'iite  universelle.  Socrate  avait  autour  de  lui  les  sophistes 
les  plus  renommés.  Il  «  se  payait  n  parfois  les  cours  de  Prodicus, 
mais  ceux  d'une  drachme,  disait-il,  parce  que  ceux  de  cinquante 
drachmes  étaient  trop  chers  pour  sa  bourse.  Il  avait  lu  les  livres 
d'Anaxagore  et  entendu  son  disciple  Archélaûs,  venu  de  lAIilet  à 
Athènes  (2).  Il  avait  conversé  avec  la  célèbre  Aspasie,  encore  une 
transfuge  de  Milet,  qui  donnait  des  idées  à  Périclès  et  contribuait 
à  diriger  la  politique  d'Athènes.  Il  savait  trouver  les  sophistes  en 
dehors  de  leurs  cours  officiels  et  extraire  de  leurs  entretiens  tout 
le  suc  qu'ils  pouvaient  contenir.  Mais  il  n'en  restait  pas  moins  un 
homme  du  peuple,  un  profane,  un  irrégulier,  comme  qui  dirait 


(1)  Mém.,  I. 

(2)  On  se  rappelle  que  Milet,  premier  foyer  de  la  philosophie  grecque,  vient  d'être 
pris  par  les  Perses,  ci  qu'un  mouvement  de  rellux  se  produit  de  l'Ionie  vers  Athènes, 
sa  métropole. 


SOCRATE   ET    SôN    GROUPE.  403 

un  élève  très  intelligent  que  sa  bizarrerie,  son  inégalité  ou  des 
circonstances  pécuniaires  auraient  toujours  écarté  du  baccalau- 
réat et  qui  n'en  damerait  pas  moins  le  pion  à  ses  maîtres.  Ces 
irréguliers-là,  à  toutes  les  époques,  enfoncent  victorieusement 
les  réguliers. 

Gamin  de  génie,  grandi  dans  la  rue ,  dépourvu  de  besoins  et 
par  là  même  de  cupidité,  habitué  peu  à  peu  à  l'attention  gra- 
cieuse d'un  auditoire  d'occasion,  suffisamment  payé  par  ce  plai- 
sir de  la  très  légère  peine  qu'il  se  donnait  à  instruire  ces  pas- 
sants de  bonne  volonté ,  Socrate  trouva  le  métier  agréable  et  se 
laissa  doucement  saisir  par  cet  engrenage  intellectuel.  Il  gagnait 
à  ce  libre  commerce  avec  tout  le  monde  de  compléter  lui-même 
son  éducation  (1),  d'acquérir  des  ><  clartés  de  tout  »,  de  pouvoir 
parler,  comme  plus  tard  Pic  de  la  Mirandole,  de  omni  re  scibili, 
agriculture,  stratégie,  maçonnerie,  économie  domestique,  éle- 
vage, musique,  poésie,  politique,  et  d'orner  son  style  d'une  mul- 
titude de  comparaisons  empruntées  à  tous  les  ordres  de  connais- 
sances possibles.  En  quelques  lignes  des  Économiques,  nous  le 
voyons,  pour  éclaircir  sa  pensée,  parler  tour  à  tour  de  flûtes,  de 
bœufs,  de  chevaux,  de  terre,  de  brebis,  d'argent,  de  cithares,  de 
lyres,  de  feu,  d'eau,  de  musique,  de  maisons,  d'ustensiles,  de 
comédie,  de  poètes  tragiques  et  comiques,  de  troupeau,  de  ber- 
gerie; le  tout  dans  l'ordre  que  nous  indiquons,  et  de  la  façon  la 
plus  primesautière,  la  plus  incohérente.  Platon  avoue,  dans  le 
Banquet,  que  certaines  de  ces  comparaisons  paraissaient  cho- 
quantes au  premier  abord.  Il  constate  que  Socrate  a  toujours  à  la 
bouche  des  bêtes  de  somme,  des  forgerons,  des  cordonniers,  des 
corroyeurs.  Cet  esprit  lucide,  dans  son  ardeur  de  faire  passer 
sa  pensée  chez  ceux  qui  l'écoutent,  se  jette  vivement,  au  ha- 
sard, sur  les  premiers  objets  venus  qui  peuvent  lui  servir  d'exemple 
et  éclairer  ce  qui  a  paru  d'abord  trop  abstrait  dans  son  argu- 
mentation. Toute  leçon  de  philosophie,  chez  Socrate,  est  flanquée 


(1)  Plusieurs  disciples  de  Socrale  avaient  déjà  une  teinture  philosophique.  Cébès 
était  initié  au  pythagorisme,  Euclide,  à  la  doctrine  éléate.  Platon,  jeune  encore,  dis- 
cutait avec  lui  et  l'étonnaitpar  ses  originales  conceptions.  Uy  a  donc  «  enseignement 
mutuel  », 


404  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

d'ime  leçon  de  choses:.  Cela  vient  de  ce  que  le  philosophe  s'est 
formé,  non  point  d'après  une  formule  classique,  mais  en  se  pro- 
menant partout,  Je  nez  au  vent,  interrogeant  les  personnes  et 
examinant  les  choses.  Une  fois  nanti  de  sa  provision  d'idées,  il  la 
partage  généreusement  avec  quiconque  l'aime  et  le  suit,  et  le 
professeur  est  d'autant  plus  à  son  aise  que  ses  élèves  ne  sauraient 
se  plaindre.  Ils  en  ont  toujours  au  moins  «  pour  leur  argent  ». 

En  un  mot,  la  philosophie  n'est  pas  pour  Socrate  un  moyen 
d' existence,  comme  pour  le  sophiste.  Elle  fait  partie,  chez  lui  ainsi 
que  chez  ses  disciples,  du  mode  de  l'existence.  C'est  une  occupa- 
tion qui  relève  des  divertissem^its  pour  le  moins  autant  que  de 
\  instruction .  L'amour  des  entretiens  philosophiques  passionne 
alors  Athènes,  comme  les  combats  de  gladiateurs  passionneront 
bientôt  Rome.  Le  maître  a  presque  besoin  de  se  débattre  contre 
les  disciples  enthousiastes  qui,  nonobstant  la  gratuité  de  sa  parole, 
s'attachent  à  lui  faire  accepter  des  dons  gracieux.  «  Par  quelle 
raison,  dit  Socrate  lui-même  (1),  quand  chacun  sait  que  je  n'ai  pas 
de  quoi  rendre,  par  quelle  raison  expliquer  cet  empressement  de 
tant  de  personnes  àm'offrir  des  présents.  »  C'est  donc  une  vogue, 
un  entraînement  public.  Socrate,  comme  tous  les  grands  hommes 
d'ailleurs,  se  trouve  soulevé  par  une  sorte  de  flot  qui  l'entraîne, 
et  qui  le  fait  paraître  d'autant  plus  grand  qu'il  le  soulève  davan- 
tage. Socrate,  en  un  mot,  a  des  cimis.  Quels  sont-ils?  quel  genre 
de  liaison  s'établit  entre  eux  et  leur  maître? 


II.    —    LE    COMPAGNONNAGE    INTELLECTUEL. 

Ce  titre  imposant  de  maître,  Socrate  le  répudiait  de  tout  son 
pouvoir.  «  Je  n'ai  jamais  été  le  cioijy.aXs;  de  personne  (2)  ».  De 
même,  il  ne  veut  pas  voir  dans  ceux  qui  l'entourent  des  disciples. 
Il  les  regarde  comme  des  compagnons  [ï-alpoC).  Il  se  contente 


(1)  Xéiiophon,  Apologie^  III.  —  L'aulheiilicité  de  cet  opuscule  est  contestée,  mais 
on  n'en  conteste  pas  l'éporjue.  S'il  n'est  pas  dû  àXénophon,  il  l'est  certainement  à  quel- 
que autre  disciple  de  Socrate. 

(3)  Platon,  Apologie,  XX. 


SOCRATE    ET    SON    GHOUl'E.  405 

(l'accueillir  ceux  (jui  se  présentent,  et  ((  pourchasse  »  tout  spécia- 
lement ceux  (]ui  ont  la  réputation  de  beaux  et  de  bons  (-/.aXoc 
y.àYxOci).  La  beauté  physique  des  jeunes  gens,  comme  il  apparaît 
clairement  par  une  l'ouïe  de  textes,  n'est  pas  étrangère  à  cette 
recherche,  mais  le  philosophe  tient  essentiellement  à  ce  qu'il 
s'y  joigne  aussi  la  beauté  morale. 

Il  veut  des  disciples  arec  qui  la  conversation  soit  un  charme 
de  toute  manière,  et  cela  s'accorde  très  bien  avec  cette  idée  de 
mode  d'existence^  de  divertissement  que  nous  avons  attachée  à 
l'exercice  de  la  philosophie  en  plein  air.  Des  jeunes  gens  se  pré- 
sentent donc,  ou  Socrate  les  raccroche.  Quels  jeunes  gens?  La 
plupart  seront  riches,  parce  que  seuls  les  riches  ont  de  suffisants 
loisirs.  «  Ceux  des  jeunes  gens  qui  ont  le  plus  de  loisir,  c'est-à- 
dire  ceux  qui  appartiennent  aux  familles  les  plus  riches,  s'atta- 
chent spontanément  à  moi  (1)  ».  Mais  les  riches,  néanmoins,  ne 
seront  pas  seuls  ici,  comme  chez  les  sophistes.  «  Les  sophistes 
sont  en  quête  des  jeunes  gens  riches,  tandis  que  les  philoso- 
phes sont  accessibles  à  tous,  amis  de  tous  :  ce  n'est  pas  la  for- 
tune des  hommes  qui  règle  leur  estime  ni  leur  mépris  (2).  » 

C'est  ainsi  qu'Antisthènes,  le  fondateur  de  la  secte  cynique, 
est  issu  d'un  citoyen  athénien  et  d'une  esclave  thrace.  Eschine 
était  pauvre  également.  Mais,  somme  toute,  les  petites  gens 
sont  en  minorité.  Le  gros  du  cénacle  se  compose  d'aristocrates  : 
Platon  et  ses  frères,  descendants  de  Solon  et  de  Codrus  ;  Xéno- 
phon.  homme  d'État  et  général;  Phédon,  d'une  noble  famille 
d'Élis,  vendu  comme  prisonnier  de  guerre  et  racheté  par  un 
riche  ami  de  Socrate  à  la  prière  de  ce  dernier;  les  Thébains 
Cébès  et  Simmias,  dont  le  dernier,  avec  Criton,  met  sa  fortune 
à  la  disposition  de  Socrate,  dans  le  cas  où  il  consentira  à  s'é- 
vader de  sa  prison  (3).  Comme  on  le  voit,  les  étrangers  occu- 
pent une  place  honorable  dans  le  groupe.  On  peut  y  joindre 
Aristippe  de  Cyrène,  le  fondateur  de  l'école  cyrénaïque,  Eu- 
clide  de  Mégare  qui,  s'il  faut  en  croire  Aulu-Gelle,  poussait  son 

(1)  Platon,  Apol,  X. 

(2)  Xénoplion,  De  la  Chasse,  XIII. 

(3)  Platon,  Criton,  IV. 

T.  XX.  30 


406  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

admiration  pour  Socrate  jusqu'à  venir  la  nuit  de  Mégare  à 
Athènes,  dont  l'accès  était  interdit  aux  Mégariens  sous  peine 
de  mort.  Ce  qui  caractérise  cet  auditoire,  c'est  précisément  la 
note  du  maître,  le  déslntércsseinent.  Sauf  Alcibiade  et  Critias, 
reniés  par  Socrate,  et  dont  le  cas  est  longuement  discuté  par 
Xénophon  comme  exceptionnel  (1),  les  compagnons  du  philo-, 
sophe  ne  paraissent  pas  avoir,  en  écoutant  ce  dernier,  Tarrière- 
pensée  de  parvenir  ainsi  plus  facilement  au  pouvoir.  Ils  font 
de  l'art  pour  l'art,  comme  le  maître,  et  voilà  pourquoi  ce  groupe, 
qui  ne  produit  que  deux  politiciens  d'ailleurs  dissidents,  donne 
naissance  à  un  groupe  assez  compact  de  penseurs,  dont  plu- 
sieurs fondateurs  d'écoles  philosophiques,  tous  originaux  et  fort 
appréciés  des  anciens. 

D'un  côté  un  maître  qui  ne  se  fait  pas  payer;  de  l'autre  des 
élèves  qui  n'envisagent  pas,  au  delà  de  la  leçon,  un  but  utili- 
taire :  ces  deux  circonstances  agissent  simultanément  pour  don- 
ner ici  une  tournure  amicale  et  familière  à  des  relations  géné- 
ralement plus  graves  et  plus  guindées.  Socrate  se  fait  tout  petit, 
s'efface  tant  qu'il  peut,  proclame  avec  affectation  son  ignorance, 
déclare  à  ses  amis  qu'il  cause  avec  eux  pour  s'instruire  lui-même. 
Il  badine,  s'amuse,  môle  au  sérieux  le  bouffon.  Il  est  à  son  aise  et 
met  à  l'aise.  Ses  manières,  comme  ses  expressions,  respirent  l'a- 
bandon et  la  familiarité.  Dans  le  Phédon,  il  commence  sa  su- 
perbe démonstration  de  Fimmmortalité  de  l'âme  en  se  grattant 
avec  un  plaisir  naïf  la  jambe  qu'on  vient  de  débarrasser  de  ses 
chaînes,  et  trouve  moyen  d'en  tirer  une  réflexion  philosophique 
sur  le  plaisir  et  la  douleur  (-2).  Un  peu  plus  loin  il  passe  ses 
mains  sur  les  cheveux  de  Phédon.  Xénophon,  le  narrateur  véri- 
dique,  nous  le  montre  de  môme,  dans  V Apologie,  passant  sa 
main  sur  la  tôte  d'Apollodore.  Au  début  du  Phèdre,  de  Platon, 

(1)  Mém.,  I. 

(2)  Ce  détail,  comme  bien  d'autres,  est  emprunté  à  Platon.  On  sait  que  ce  philoso- 
phe a  amplifié  la  doctrine  de  Socrate  et  prêté  à  ce  dernier  une  foule  de  discours  de 
fantaisie.  Toutefois,  il  est  bien  des  détails,  quasi  iiistoriques,  qu"il  n'a  eu  aucun  inté- 
rêt à  imaginer  ou  à  falsifier.  «  Platon,  dit  M.  Fouillée  dans  son  introduction  à  la  Phi- 
losophie de  Socrate,  conserve  toujours,  dans  ses  dialogues,  une  certaine  vraisem- 
blance :  il  a  un  sens  artistique  et  dramatique  trop  parfait  pour  attribuera  ses  person- 
nages des  doctrines  dont  ils  n'auraient  pas  possédé  au  moins  le  germe.  » 


SOCRATE    KT    SON    GROUPE.  407 

nous  le  revoyons  assis  à  côté  d'un  disciple,  au  bord  de  l'illissus, 
et  les  pieds  dans  Feau.  C'est  au  cours  d'un  «  banquet  »,  inler  po- 
cula,  que  ce  même  Platon  prend  plaisir  à  lui  prêter  les  idées  les  plus 
sublimes  et  les  plus  abstraites  sur  l'amour.  Socrate  est  par  excel- 
lence un  causeur,  et  le  contraire  du  pédagogue.  Il  est  affable, 
avenant,  bonhomme,  enlaçant,  caressant.  Même  quand  il  se  lance 
à  fond  de  train  dans  toutes  les  subtilités  de  la  sophistique,  il  ne 
fait  jamais  figure  de  pédant. 

L'«  école  socratique  »  forme  donc  un  groupement  tout  à  fait 
spécial.  Ce  n'est  pas  l'immense  corporation  pythagoricienne,  in- 
féodée à  une  puissante  aristocratie,  outillée  pour  les  luttes  poli- 
tiques et  enserrant  dans  son  réseau  un  grand  nombre  de  cités. 
C'est  une  associai  ion  amicale,  libre,  autonome,  sans  statuts,  ni 
secrets  professionnels,  ni  rites  distinctifs.  Le  maître  agit  plus  par 
son  contact  que  par  sa  doctrine,  plus  par  ses  qualités  d'homme 
que  par  son  caractère  de  professeur.  Dire  de  belles  choses  à  un 
disciple,  c'est  beaucoup;  passer  sa  main  dans  ses  cheveux,  c'est 
peut-être  plus  encore.  Les  allures  de  Socrate  ont  probablement 
plus  fait  pour  le  mettre  en  vogue  que  ses  principes  philosophi- 
ques; ou  tout  au  moins  ceux-ci,  sans  celles-là,  seraient  peut- 
être  demeurés  mal  connus  de  ses  contemporains  et  inconnus  à 
la  postérité.  Du  reste,  le  système  des  rapports  personnels  est  le 
seul  qui  donne  à  un  chef  d'école  de  véritables  disciples.  Le  lien 
intellectuel  est  peu  de  chose,  s'il  ne  se  renforce  d'un  lien  social. 

Et  ceci  nous  explique  la  place  qu'occupent  dans  cette  philo- 
sophie deux  sentiments  de  l'àme  humaine,  l'amitié  et  l'amour, 
vaguement  confondus  dans  des  théories  aujourd'hui  plus  que  bi- 
zarres, mais  qui  reflétaient  certaines  particularités  de  la  société 
d'alors.  Socrate  n'avait  pas  à  aller  chercher  ces  sujets  bien  loin. 
Les  relations  cordiales,  affectueuses,  parfois  passionnées,  qui 
régnaient  entre  les  membres  du  petit  groupe,  étaient  là  pour 
l'inspirer.  Le  lecteur  moderne  s'étonne  de  voir  un  moraliste 
vertueux  raisonner  avec  une  imperturbable  sérénité  sur  des  ma- 
tières auxquelles  on  craindrait  de  faire  allusion  aujourd'hui,  et 
d'en  tirer  tranquillement  des  conclusions  très  hautes,  très  éle- 
vées, absolument  idéales  :  preuve    nouvelle  que  le  plus  grand 


408  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

génie  du  monde  ne  saurait  se  soustraire  à  l'empreinte  toute-puis- 
sante de  son  milieu. 

C'est  cette  familiarité  de  relations  entre  Socrate  et  ses  disci- 
ples qui  a  permis  au  premier  de  développer  et  de  perfection- 
ner au  plus  haut  degré  les  deux  procédés  que  Ton  est  convenu 
d'appeler  la  «  méthode  de  Socrate  »,  à  savoir,  la  mdieutique  et 
Xironie. 

On  sait  ce  que  Socrate  entendait  par  \d.maïeutique.  Fils  d'une 
sage-femme,  il  prétendait  continuera  faire  pour  les  esprits  ce  que 
sa  mère  faisait  pour  les  corps.  Persuadé  que  toute  vérité  est  la- 
tente dans  l'homme, — idée  qui  deviendra  chez  Platon  lathéoriede 
la  réminiscence  et  sera  le  point  de  départ  de  la  célèbre  doctrine 
des  idées  innées,  —  il  cherchait  non  pas  à  apprendre  aux  autres 
des  choses  nouvelles,  mais  à  rendre  conscient  en  eux-mêmes  ce 
qu'ils  savaient  sans  s'en  douter.  Comme  les  sophistes,  il  interro- 
geait, et  interrogeait  à  outrance;  mais,  comme  sa  préoccupation 
n'était  pas  celle  des  sophistes,  comme  il  avait  en  vue  la  forma- 
tion, non  d'un  escrimeur,  mais  d'un  penseur,  il  donnait  à  ses 
interrogations  une  tournure  vraiment  instructive.  Il  aidait  tout 
doucement  son  homme  à  trouver  l'idée,  il  le  mettait  sur  la  voie, 
l'acheminait  de  proche  en  proche,  et  lui  donnait  ainsi,  avec  le 
plaisir  d'avoir  trouvé  lui-même,  la  quasi-certitude  de  retenir  dé- 
sormais toute  sa  vie  une  vérité  découverte  d'une  façon  si  at- 
trayante et  si  graduée.  Socrate  n'est  jamais  si  content  que  lors- 
qu'il a  réussi  à  faire  dire  à  son  disciple  :  «  Tiens!  c'est  cela!  j'ai 
deviné.  »  A.u  fond,  le  pilote  a  tout  fait,  mais  le  rameur  maladroit 
se  berce  un  peu  de  la  douce  illusion  que  c'est  lui  qui  a  évité  les 
écueils  et  mis  le  cap  sur  le  ])on  endroit.  D'ailleurs  il  a  ramé,  et 
il  est  tout  fier  de  sa  fatigue.  Le  pilote,  dans  son  coin,  sourit  tout 
bas  et  jouit  du  bonheur  de  l'autre.  Voilà  un  procédé  d'enseigne- 
ment tout  à  fait  amical. 

Pour  arriver  à  ce  but,  Socrate  doit  feindre  l'ignorance.  Il  af- 
fecte de  ne  pas  savoir  le  premier  mot  de  la  question  qu'on  dis- 
cute, et  demande  humblement  à  être  renseigné.  Voilà  Y  ironie. 
L'ironie  socratique  n'est  pas  l'ironie  amère,  cinglante,  des  ora- 
teurs politiques  et  des  avocats.  C'est  l'ironie  douce,  badine,  à  l'u- 


SOCHATE   ET    SON    GROUPE.  409 

sage  des  amis  comme  à  celui  des  ennemis.  Le  maître  n'a  pas  à 
sauvegarder  par  sa  raideur  une  situation  salariée.  Il  n"a  rien  à 
perdre  en  s'abaissant.  Peu  lui  importe,  si  l'on  nous  passe  l'expres- 
sion, de  «  faire  la  bête.  »  Et  il  y  réussit  admirablement.  Socrate 
est  un  sot,  Socrate  ne  comprend  pas,  Socrate  a  besoin  d'un  sup- 
plément d'explication,  et  ce  supplément  ne  lui  suffira  pas  encore. 
Socrate  est  naïf  ;  il  accepte  argent  comptant  la  première  défini- 
tion ou  la  première  objection  qu'on  lui  lance,  et  s'y  empêtre 
consciencieusement,  prêtant  le  flanc  aux  critiques,  opérant  de 
gaieté  de  cœur  les  retraites  les  plus  désastreuses  devant  une  ar- 
gumentation ennemie.  Il  va  donc  être  battu.  Attendez  :  de  sottise 
en  sottise,  de  naïveté  en  naïveté,  le  voilà  qui  a  fait  faire  un 
demi-tour  à  la  discussion.  La  stratégie  sophistique,  dont  il  connaît 
tous  les  secrets,  lui  en  a  fourni  les  moyens.  D'aveu  en  aveu,  de 
définition  en  définition,  l'interlocuteur  en  est  arrivé  à  une  con- 
tradiction flagrante,  si  toutefois  on  prend  la  peine  de  réunir  deux 
de  ses  affirmations  éloignées.  C'est  alors  que  ce  lourdaud  de  So- 
crate ,  comme  frappé  d'un  souvenir  subit,  arrête  le  fil  de  la  dis- 
cussion et  s'écrie  :  «  Mais,  ne  disais-tu  pas  tout  à  l'heure....?  » 
Notre  homme  est  pris.  Socrate  va-t-il  faire  éclater  sa  joie?  Point 
du  tout.  Il  lui  tend  la  perche  avec  mansuétude  :  «  C'est  donc  que 
tu  voulais  dire  autre  chose? Ta  voulais  dire  sans  doute...  »  Et  il 
lui  lance  une  idée,  comme  on  jette  à  un  noyé  une  ceinture  de  sau- 
vetage. L'autre  s'y  accroche  éperdument  et  la  discussion  continue. 
xMais  il  parait  que  le  liège  n'est  pas  fameux,  car,  au  bout  de  quel- 
ques brassées,  le  malheureux  nageur  enfonce  de  nouveau,  et 
Socrate^  le  bon  Socrate,  cherche  de  nouveau  complaisamment  ce 
qu'il  pourra  bien  lui  jeter  pour  le  faire  revenir  sur  l'eau.  Lisez  le 
Gorgias,  le  Protagoras ;  vous  verrez  le  procodé  dans  toute  sa  force, 
et  l'on  reconnaît  assez  généralement  que  Platon,  dans  ces  dia- 
logues, a  respecté  plus  fidèlement  qu'ailleurs  la  silhouette  de  So- 
crate. Môme  avec  ses  intimes,  Socrate  se  plaît  encore  à  jouer 
ainsi.  Le  Phédon  en  offre  un  curieux  exemple.  Socrate  s'amuse 
des  plus  terribles  objections  contre  l'immortalité  de  l'Ame  comme 
un  chat  d'une  souris.  Il  badine  avant  de  réfuter,  pendant  que  ses 
disciples  sont  dans  l'angoisse.  Certes,  là  encore,  le  talent  drama- 


410  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

tique  de  Platon  nous  a  donné  un  Socrate  revu  et  corrigé  ;  mais 
l'élève  a-t-il  pu  faire  autre  chose  que  d'idéaliser,  en  les  conser- 
vant, les  allures  et  les  habitudes  d'un  maitre  qui  faisait  son  ad- 
miration et  qui  lui  était  cher? 

Nous  venons  de  parler  de  l'immortalité  de  l'âme.  Le  sujet  n'est 
pas  frivole  et  dénote  une  tournure  d'esprit  qu'il  nous  faut  main- 
tenant préciser.  Sur  quoi  roulent,  en  eifet,  ces  palpitants  entre- 
tiens? Il  ne  leur  aurait  pas  suffi  d'être  gratuits,  ni  même  d'être 
amicaux,  pour  intéressera  un  si  haut  degré  les  générations  fu- 
tures. Les  questions  si  vivement  débattues  entre  les  derniers 
philosophes  byzantins  et  alexandrins  ne  passionnent  pas  grand 
monde  aujourd'hui.  Combien  différent  est  le  destin  du  vieux  So- 
crate! «  Socrate,  dit  M.  Alfred  Croiset,  est  pour  quelque  chose,  ou 
même  pour  beaucoup,  dans  tous  les  traités  moraux  et  dans  tous 
les  sermons  qui  ont  nourri  l'âme  humaine  depuis  plus  de  deux 
mille  ans  »  (1). 

.Tétons  donc 'un  coup  d'œil  sur  cette  doctrine,  ou,  pour  consi- 
dérer la  chose  à  un  point  de  vue  plus  social,  sur  cette  campagne 
morale  et  politique  entreprise  par  Socrate  et  ses  amis,  ce  que 
nous  avons  appelé  tout  à  l'heure  sa  «  campagne  de  restaura- 
tion ». 


II,   —  LA    CAMPAGNE    DE    RESTAURATIOX. 

Nous  venons  d'établir  la  différence  qui  existe  entre  le  cénacle 
socratic[ue  et  la  corporation  pythagoricienne.  Cette  différence 
résulte  surtout  de  ce  que,  dans  le  milieu  crotoniate,  un  puissant 
courant  d'opinion,  appuyé  sur  la  force  politique,  fait  de  Pytha- 
gore  un  dominateur,  au  lieu  qu'à  Athènes  le  courant  correspon- 
dant est  beaucoup  trop  faible  et  ne  produit  que  des  individualités 
brillantes,  inaptes  à  organiser  une  réaction  efficace.  Socrate, 
somme  toute,  n'a  jamais  cessé  d'être  un  vaincu. 

Expliquons-nous  ;  car  la  question  devient  ici  assez  obscure  ;  et 

(1)  Hist.  de  la  lut.  grecque,  Alfred  et  Maurice  Croiset,  t.  IV,  p.  238. 


SOCKATE    ET    SON    GROUPE.  4 H 

certains  incidents,  tels  que  la  représentation  des  Nuées  d'Aristo- 
phane, seml)lent  faits  au  premier  abord  pour  rol)SCurcir.  Socrate 
n'est  pas,  par  sa  naissance,  un  aristocrate;  il  ne  l'est  pas  non  plus 
par  ses  i;oùts,  ni  par  ses  allures,  ni  par  son  langage  ;  il  évite  de 
se  jeter  dans  la  politique  :  son  ((  démon  >>,  dit-il,  l'en  a  toujours 
détourné.  Pourtant,  en  dépit  des  apparences  contraires,  il  est 
visible  que  l'ensemble  des  idées  de  Socrate  contient  une  orienta- 
tion marquée  dans  le  sens  aristocratique.  Son  mépris  profond 
pour  les  politiciens  qui  gouvernent,  ses  railleries  à  l'adresse  du  ti- 
rage au  sort  des  magistrats,  sa  rébellion  effective  contre  eux,  lors 
du  jugement  des  généraux  vainqueurs  aux  iles  Argimises,  son 
admiration  non  déguisée  pour  la  constitution  de  Sparte,  le  clas- 
sent nettement  dans  ce  camp  réactionnaire  dont  Aristophane 
était  un  des  porte-drapeaux.  Les  Nuées,  comme  nous  le  verrons, 
sont  tout  simplement  le  résultat  d'une  méprise. 

Au  fond,  le  parti  aristocratique  est  mal  délimité  à  Athènes.  On 
voit  s'y  produire  un  phénomène  qui  arrive  assez  généralement 
dans  tout  État  où  les  partis  en  présence  sont  fort  inégaux.  Une 
bonne  partie  de  la  minorité  passe  du  côté  du  manche;  on  se 
rallie  ;  des  individualités  aristocratiques  se  hissent  sur  les  épaules 
de  la  démocratie  et  adaptent  leur  façon  de  gouverner  aux  mœurs 
de  la  multitude  qui  les  a  soulevés  et  portés  au  pouvoir.  Tel  est 
le  cas  d'Alcibiade;  tel  est  celui  de  Critias  et  des  trente  tyrans, 
auxquels,  —  remarcjuons-le  bien,  —  Socrate  continue  à  faire 
grise  mine,  absolument  comme  il  la  faisait  à  la  pleine  et  entière 
démocratie . 

Pour  tout  dire,  Socrate  est  dans  le  camp  des  boudeurs.  Non 
qu'il  boude  personnellement  ;  mais  nous  avons  vu  son  caractère. 
Sobre  en  matière  d'honneurs  comme  en  matière  de  nourriture, 
il  nous  apparaît  dépourvu  de  toute  ambition.  Cette  circonstance, 
comme  il  est  facile  de  le  saisir,  est  tout  à  fait  propre  à  réunir  au- 
tour de  lui,  non  point  les  jeunes  gens  qui  travaillent  pour  deve- 
nir démagogues,  mais  ceux  qui  cherchent  à  s'instruire  pour  le 
pur  amour  de  l'idée.  Or,  ce  camp-là  est  celui  de  la  vieille  aristo- 
cratie athénienne,  des  antiques  eupatrides,  des  viches penlacosio- 
médimnes   hostiles  à  une  démocratie   qui  les   ruine,    des  gens 


412  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

«  comme  il  faut  »  qui  ne  veulent  pas  se  compromettre  avec  la 
canaille,  et,  parmi  tous  ceux-là,  des  ruraux. 

Socrate,  personnellement,  n'est  pas  plus  rural  qu'aristocrate. 
Il  avoue  même  quelque  part  que  les  arbres  ne  lui  disent  rien. 
Son  séjour  favori,  c'est  la  rue.  Il  y  a  là  une  nouvelle  singularité 
devant  laquelle  on  est  forcé  de  s'incliner;  mais  le  fait  s'impose 
avec  évidence.  Le  courant  d'esprit  aristocratique  s'incarne  dans 
un  homme  du  peuple  ;  l'esprit  campagnard  prend  pour  défenseur 
un  urbain.  Il  faut  se  rappeler,  pour  ne  pas  trop  s'étonner,  quel- 
ques faits  du  même  genre  :  l'armée  royaliste  de  Vendée  comman- 
dée par  le  voiturier  Cathelineau,  le  bourgeois  Berryer  constitué 
leader,  sous  Louis-Philippe,  de  l'opposition  du  noble  faubourg.  Si 
nous  examinons  la  chose  de  près,  nous  reconnaîtrons  que  l'opi- 
nion aristocratique  n'aurait  jamais  pu  s'incarner,  à  Athènes,  dans 
un  représentant  aussi  populaire  que  Socrate,  capable  d'aller  dé- 
biter ses  théories  en  plein  vent,  et  que  l'esprit  campagnard  n'au- 
rait su  découvrir  un  interprète  à  la  campagne,  puisque  les  gens 
rustiques,  d'ordinaire,  sont  peu  lettrés. 

Socrate  est  donc  réactionnaire,  et  il  médite  la  restauration  de 
la  vertu,  c'est-à-dire  celle  de  la  cité,  car  ces  deux  idées,  dans  la 
cité  antique^  sont  inséparables  :  «  Les  dieux  eux-mêmes  veulent 
que  ce  qui  est  juste  soit  la  même  chose  que  ce  qui  est  légal  (1).  » 
Et  Démocrite,  pendant  ce  temps-là,  disait  dans  sa  cité  d'Abdère  : 
«  Le  gouvernement,  c'est  tout;  s'il  est  sauvé,  tout  est  sauvé  :  s'il 
périt,  tout  périt.  »  Rétablir  la  justice,  c'est  donc  réformer  la  loi, 
total  moyeu  d'action  de  la  justice,  selon  la  philosophie.  «  .le 
prends,  dit  Ischomachos  répondant  à  une  question  de  Socrate, 
en  partie  dans  les  lois  de  Dracon,  en  partie  dans  celles  de  Selon, 
pour  enseigner  la  justice  à  mes  serviteurs  (2).  »  Et  voilà  pour- 
quoi Socrate,  bien  qu'éloigné  systématiquement  des  discussions 
politiques,  se  représente  comme  agissant  sur  la  cité.  Il  se  com- 
pare à  «  un  éperon  attaché  à  un  cheval  grand  et  de  pur  sang  (Athè- 
nes) pour  l'aiguillonner.  »  Cette  conduite  est  le  résultat  d'une  mis- 
sion. C'est  son  «  démon  »  qui  le  pousse,  qui  l'envoie.  Une  voix  se- 

(1)  Xénophon,  i)/e»i.j  IV. 

(2)  Xénophon,  Économ.,  XIV. 


SOCRATE   ET   SON    GROUPE.  413 

(irtc  l'oblige  déjouer  ce  rùle  de  prédicateur  :  «  Tant  que  je  res- 
pirerai, etque  cela  sera  en  mon  pouvoir,  je  ne  cesserai  de  philoso- 
pher, vous  exhortant,  vous  avertissant  et  adressant  la  parole, 
selon  ma  coutume,  à  quiconque  je  rencontrerai  (li.  »  Socrate 
[)ensc  en  cela  s'appliquer  à  la  «  véritable  politique  ».  Il  ])ense 
que  «  senl,  avec  un  petit  groupe,  il  remplit  ses  devoirs  de  ci- 
toyen (2).  »  11  eflace  la  famille  devant  l'État  (3).  La  famille 
doit  du  reste  prendre  modèle  sur  l'État.  Pour  louer  ime  famille 
prospère,  il  ne  trouve  rien  de  mieux  que  de  la  comparer  à  une 
cité  qui  marche  bien  (4).  Or,  pour  qu'une  cité  marche  bien,  il 
faut  que  la  vertu  y  règne.  La  vertu  apparaît  alors,  mais  subor- 
donnée à  la  cité.  La  vertu  est  un  moyen  de  faire  prospérer  l'État. 
Toute  la  morale  se  résume  en  une  formule  :  être  bon  citoyen. 

Comment  sera-t-on  bon  citoyen? 

1"  En  travaillant,  et  surtout  en  se  livrant  ci  des  exploitations 
agricoles,  de  façon  à  amasser  de  la  richesse,  à  «  agrandir  sa 
maison  ».  Par  cette  estime  du  travail,  Socrate  atténue  son  admi- 
ration pour  Lacédémone,  et  se  rattache  en  droite  ligne  au  type 
des  antiques  Pélasges,  premiers  habitants  de  l'Attique,  non  qu'il 
soit  agriculteur  lui-même,  répétons-le,  mais  parce  qu'il  se  fait 
évidemment  le  porte-parole  d'un  «  groupe  agricole  »  assez  puis- 
sant. Socrate  n'aime  pas  les  métiers  urbains,  les  arts  mécaniques. 
Il  trouve  qu'on  y  rend  peu  de  services  à  la  cité.  Au  contraire,  il 
nomme  avec  éloge  des  cités  (du  type  de  Sparte)  où  il  est  défendu 
d'exercer  des  arts  mécaniques  (5).  Il  vante  le  royaume  de  Perse, 
où  l'agriculture  est  encouragée  administrativement  (C).  Il  sou- 
tient avec  ardeur  l'opinion  d'après  laquelle  l'agriculture  est  «  la 
mère  et  la  nourrice  de  tous  les  arts  »  (7).  Il  proclame  que  «  cette 
profession  est  la  plus  agréable  à  pratiquer,  et  donne  au  corps 


(1)  Plalon,    Apologie.  XVII.  Remarquez  la  curieuse  concordance  des  léinoignages 
de  Xénoiilion  et  de  Platon. 

(2)  Platon,  Gorgias. 

(3)  Platon,  Criton,  Prosopopée  des  lois. 

(4)  Xénophon,  Économ.,  IX. 
(5j  Ibid.,  IV. 

(6)  Ibid. 

(7)  Ibid.,  V. 


414  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

la  plus  grande  beauté,  la  plus  grande  vigueur,  et  aux  âmes 
assez  de  loisir  pour  songer  aux  amis  et  à  la  cité  »  (1).  Remar- 
quez ce  dernier  trait,  qui  est  délicieusement  «  méditerranéen  » . 
Il  n'oublie  pas  d'ailleurs  que  l'Atticjue  est  le  pays  des  abeilles  et 
compare  à  la  royauté  de  la  mère  abeille  dans  la  ruche  celle  de 
la  maîtresse  de  maison  dans  son  intérieur  (2).  L'agriculture, 
d'autre  part,  possède  une  influence  morale.  Elle  «  donne  à  la 
cité  des  citoyens  meilleurs  et  mieux  intentionnés  »  (3).  C'est 
l'art  «  le  plus  utile  de  tous,  le  plus  agréable  à  exercer,  le  plus 
beau,  le  plus  cher  aux  dieux  et  aux  hommes,  et  par-dessus 
tout,  le  plus  facile  à  apprendre  ».  Encore  un  trait  méditerranéen. 
Enfin  son  interlocuteur  de  V Économique,  Ischomachos,  lui  fait 
observer  que,  dans  les  autres  professions,  les  hommes  ont  une 
tendance  à  garder  pour  eux  leurs  secrets  professionnels,  ce  qui 
est  de  l'égoïsme,  au  lieu  que  «  l'agriculteur  le  plus  habile  à 
planter,  à  semer,  est  content  quand  on  l'observe  »  et  se  mon- 
tre beaucoup  plus  communicatif  sur  ses  procédés,  «  tant  l'agri- 
culture excelle  à  donner  un  caractère  généreux  à  ceux  qui 
l'exercent  » . 

2°  En  se  montrant  bon  soldat  :  ce  sera  la  seconde  manière 
d'être  bon  citoyen.  Cet  amour  de  Socrate  pour  l'agriculture,  si 
l'on  descend  au  fond  de  sa  pensée,  cache  un  certain  culte  du 
militarisme,  au  moins  défensif.  Certes,  l'agriculture  est  utile 
par  elle-même,  mais  elle  l'est  encore  en  enfantant  une  race  de 
vigoureux  guerriers.  Socrate  tient  à  la  grandeur  d'Athènes,  à  sa 
puissance  politique  et  militaire,  et  il  constate  que  c'est  la  vie 
rurale  qui  fournit  les  meilleurs  soldats.  Le  paysan  se  bat 
mieux  que  l'ouvrier.  L'élevage  des  chevaux,  il  en  fait  la  remar- 
que, donne  à  la  cité  de  quoi  monter  une  bonne  cavalerie,  et 
Xénophon,  disciple  de  Socrate,  a  écrit  un  traité  sur  «  le  comman- 
dant de  cavalerie  ».  Enfin  Socrate,  en  exhortant  le  grand 
patron  agricole  à  s'occuper  activement  de  ses  propriétés,  ne 
cache    pas    son   arrière-pensée.   Il    estime   que   ce   maniement 

(1)  xénophon,  Économ.,  VI. 

(2)  Ibid.,  Entretien  avec  Iscliomachos. 

(3)  Ibkl.,  VI. 


SOCUATE   KT    SON    GROUPE.  413 

iriioiniiics  jiuqiiel  habitue  la  grande  culture  est  une  des  meil- 
leures préparations  (ju'il  y  ait  au  commandement  militaire  (1). 

Le  désir  de  voir  se  former  de  solides  soldats  inspire  à  Socrate 
une  bonne  partie  des  préoccupations  attribuées  à  Lycurgue  (pour 
qui  il  professe  une  vive  admiration).  Il  fait  de  la  sobriété,  de 
l'hygiène  ,  du  choix  de  l'alimentation,  des  questions  capitales,  des 
cas  de  conscience.  Les  citoyens  doivent,  à  ce  point  de  vue,  se  tàter, 
pour  ainsi  dire,  et  étudier  les  aliments,  les  boissons,  les  exercices 
qui  leur  conviennent  le  mieux. 

On  sait  enfin  que  Socrate  personnellement  fut  un  soldat  irrépro- 
chable, qu'il  se  battit  bravement  à  l'occasion.  Des  auteurs  ra- 
content qu'il  sauva  la  vie  à  Xénophon  dans  un  combat,  et  l'on  se 
demande  parfois  si  ce  dernier,  lors  de  la  célèbre  retraite  des  Dix 
Mille ,  ne  dut  pas  à  une  certaine  supériorité  mi-partie  intellec- 
tuelle, mi-partie  militaire,  l'honneur  d'être  choisi  pour  chef 
par  ses  compagnons  d'armes,  aventuriers  rassemblés  de  tous  les 
coins  du  monde  hellénique. 

3°  En  se  montrant,  s'il  ij  a  lieu,  bon  magistrat  :  troisième  ma- 
nière d'être  bon  citoyen.  Ce  grand  patronat  agricole  qui  fascine 
Socrate,  nous  l'avons  vu,  ne  lui  semble  pas  seulement  une  pépi- 
nière d'officiers, mais  un  excellent  milieu  où  pourraient  ou  dé- 
liraient se  recruter  les  chefs  de  la  cité.  Une  idée  fondamentale, 
obsédante,  revient  souvent  à  ce  sujet  dans  les  discours  de 
Socrate,  que  nous  les  prenions  chez  Xénophon  ou  chez  Pla- 
ton. Pour  être  joueur  de  flûte,  il  faut  avoir  appris  à  jouer  de 
la  flûte;  pour  mener  un  troupeau,  il  faut  connaître  le  métier  de 
berger;  pour  conduire  un  vaisseau,  il  faut  avoir  étudié  le  pilo- 
tage ;  de  même,  pour  commander  l'Etat,  il  faut  avoir  appris,  avant 
cela,  à  commander  les  hommes  de  quelque  autre  manière.  Cette 
idée,  éminemment  aristocratique,  recevra  plus  tard,  dans  la.  Répu- 
blique de  Platon,  sa  plus  véhémente  expression.  Mais  elle  existe 
chez  Socrate  ;  elle  est  d'autant  plus  sincère  que  Socrate  n'est  pas 
grand  patron  et  qu'il  n'a  nulle  envie  d'être  magistrat.  Il  voudrait 
du  moins  pousser  dans  cette  voie  certains  de  ses  disciples,  etpar- 

(1)  Économ.,  V.  La  supériorité  stratégique  des  planteurs  du  Sud,  dans  la  guerre  de 
Sécession,  confirme  curieusement  1  observation  de  Socrate. 


416  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

fois  lorsqu'il  en  voit  un  qui  lui  semljle  capable,  il  le  pousse  discrè- 
tement à  se  lancer  clans  la  politique  et  lui  en  fait,  là  encore,  un 
«  cas  de  conscience  »  (1).  A  cjuoi  sert-il  d'être  grand  propriétaire? 
Nous  le  savons  par- cette  réponse  crischomaclios,  traduisant  ad- 
mirablement ridéal  socratique  :  «  Il  me  parait  bien  doux,  So- 
crate,  de  traiter  magnifiquement  mes  amis...  de  venir  en  aide  à 
la  cité  et  de  contribuer,  autant  que  je  puis,  à  l'embellir  »  (2).  Le 
Grec  enricbi,  de  nos  jours,  n"a  pas  un  idéal  différent  et  n'use  pas 
différemment  de  la  richesse  une  fois  conquise.  On  dirait  qu'il 
attend,  comme  son  ancêtre  Ischomachos,  les  compliments  d'un 
Socrate  :  «  Ischomachos,  tout  ce  que  tu  me  dis  là  est  fort  beau.  » 

Cette  incursion  dans  la  politique  semble  nous  éloigner  du  mo- 
raliste. Nous  ne  nous  en  écartons  pas  cependant.  Rappelons-nous 
la  classification  des  vertus  inaugurées  par  Socrate,  et  conservée 
depuis  parla  morale  chrétienne,  sous  le  nom  de  vertus  cardinales  : 
prudence,  justice,  force,  tempérance.  Nous  venons,  sans  nous  en 
douter,  d'en  voir  l'application  successive.  Platon,  sur  ce  point 
encore,  éclaircira  et  précisera  la  doctrine  de  son  maître  :  mais 
cette  doctrine  est  créée.  Socrate  parlant  aux  agriculteurs,  qui 
doivent  travailler  et  amasser,  est  le  prédicateur  de  la  tempé- 
rance  ;  Socrate,  cherchant  à  former  des  soldats,  exhorte  k  la  force 
ou  au  courage  ;  Socrate  rêvant  d'une  aristocratie  riche  et  éclairée 
à  la  tête  de  la  cité,  fait  l'apothéose  de  la  ^jinidence  ou  de  la 
sagesse.  Le  tout  combiné  donne  à  l'État  le  souverain  bien,  qui  est 
la  justice. 

Les  philosophes  discutent  encore  aujourd'hui  pour  savoir  si 
Socrate  a  établi  une  distinction  quelconque  entre  le  beau,  le  bien 
et  Viitile,  ou  s'il  a  confondu  en  une  seule  ces  trois  notions.  Au 
fond,  c'est  plutôt  Vutile  qui  le  préoccupe,  mais  une  sorte  d'utilité 
supérieure,  se  rapportant  à  l'État.  Dans  cette  sphère,  l'utile  sort 
du  vulgaire  et  du  banal  ;  il  s'idéalise,  se  propose  comme  un  but 
à  la  vie  des  citoyens,  et  devient  le  bien;  il  enfante  de  même,  par 


(1)  Mais  la  plupart  du  temps,  comme  nous  le  verrons,  Socrate  n'insiste  pas  sur  ce 
point.  11  sait  parfaitement  que  son  parti  est  trop  faible  et  il  prêche  plutôt  l'abs- 
tention, en  attendant  des  temps  meilleurs. 

(2)  Économ.,  XI. 


socrate  et  son  groupe.  417 

sa  réalisation,  des  harmonies  sociales,  et  se  fond  plus  ou  moins 
dans  le  beau.  Kn  un  mot,  si  Socrate  a  ramené  toute  philosophie 
à  la  morale,  il  a  ramené  en  même  temps  toute  morale  à  la 
moralr  civique,  car  à  Athènes,  comme  dans  toutes  les  citr^^  anti- 
ques, la  devise  est  :  Tout  pour  la  loi  et  par  la  loi.  Tous  les  petits 
sermons  des  Mémorables  :  vénérer  les  dieux,  aimer  ses  frères, 
acquérir  la  sobriété,  rechercher  de  vrais  amis,  fuir  l'oisiveté, 
secourir  les  amis  dans  le  malheur,  etc.,  convergent  à  un  grand 
but  unique;  créer  une  c/^e  juste  et  prospère,  où  la  loi,  suivant  le 
mot  de  Démocrite,  soit  réellement  ((  la  bienfaitrice  des  hommes  » . 
Ce  culte  de  la  loi,  avec  le  temps,  devient  de  la  ferveur,  de  l'exal- 
tation, du  délire,  et  nous  ne  nous  étonnons  plus  de  rencontrer 
dans  le  Criton  cette  magnifique  «  prosopopée  des  lois  »  qui 
montre  le  sage  persécuté  demeurant  volontairement  enchaîné 
dans  la  prison  dont  ses  amis  ont  réussi  à  lui  entr'ouvrir  la  porte, 
mais  où.  obéissant  jusqu'au  bout,  il  préfère  rester  pour  mourir  : 
«  Dis-nous,  ô  Socrate,  que  vas-tu  faire?  Fais-tu  autre  chose,  par 
cette  évasion  que  tu  entreprends,  que  de  nous  détruire  pour  ta 
part,  Nous  les  Lois,  et  avec  nous  la  Cité  tout  entière?...  (1)  ». 
Rien  n'est  plus  terrible  pour  un  homme,  rien  n'est  plus  pro- 
pre à  le  charger  de  remords,  que  la  malédiction  d'une  mère  : 
Socrate,  quoique  innocent,  ne  veut  pas  s'enfuir,  parce  qu'il  serait 
maudit  par  la  Loi. 

Et  pourtant,  malgré  ce  respect  de  la  loi,  Socrate  s'attire  les 
foudres  de  la  cité.  Il  s'est  fait  des  amis  par  la  gratuité  de  son 
enseignement,  par  l'aimable  familiarité  de  ses  allures ,  par  le 
caractère  pratique  et  moral  de  sa  prédication.  Mais,  parallèlement 
à  cette  force  attractive  qu'exerce  le  grand  philosophe,  se  mani- 
feste une  force  répulsive  qui  se  traduira  finalement  par  une  for- 
midable campagne  contre  Socrate.  C'est  là  un  fait  nouveau,  autre 
preuve  de  son  influence,  —  n'a  pas  des  ennemis  qui  veut,  —  et 
qu'il  s'agit  d'analyser  avec  quelques  détails.  Après  les  amis  de 
Socrate,  il  est  nécessaire  d'étudier  les  ennemis  de  Soci^ate. 

[A  suivre.) 

G.    d'AZAMBUJA. 

(1)  Platon,  Criton,  si. 


^     L'IRLANDE  D'AUTREFOIS 


LE  PAYS  ET  LES  HABITANTS   (1) 

La  description,  que  j'ai  donnée  dans  la  Revue  (2),  du  type 
gaélique  pris  à  une  époque  relativement  récente,  va  nous  per- 
mettre d'éclairer  l'histoire  de  l'Irlande,  où  ce  type  a  jadis  vécu 
pendant  des  siècles.  Nous  retrouverons  là  les  pièces  principales 
dont  est  composé  cet  organisme,  et  en  remontant  dans  ce  passé, 
nous  verrons  se  développer  et  se  transformer  à  travers  les  âges 
l'état  social  de  cette  fraction  de  l'humanité. 

L'Irlande,  en  effet,  est  le  pays  d'où  les  légendes  et  les  tradi- 
tions font  venir  tous  les  clans  des  Highlands,  depuis  les  plus  an- 
ciens, les  Campbell  et  les  Macleod,  jusqu'aux  migrations  histo- 

fl)  Ouvrages  consultes.  Outre  les  livres  déjà  cités  de  Skene,  Lavergne.  les  articles 
Brehon  Slaw,  CiiLTic  utteratuke,  Clan,  Fenians,  Ireland,  Scotland,  dans  VEncy- 
clopedia  Britannica,  —  Slaiidish  OGradj-,  History  of  Ireland  critical  and  philo- 
sophical;—HistoryofIreland,  Hervic  period,  2  vol.  1878-80;  —  A.  Young.  Voyages 
en  Irlande;— M.  A.  DeBovet,  Lettres  d'Irlande,  Trois  mois  en  Irlande,  —  Register 
of  the  abbey  of  S.  Thomas,  Dublin,  éd.  Gilbert,  1889;  —  Mackintosb,  History  of 
t'he  civilisation  in  Scotland,  1878-88,  4  vol.  in-8";  —  The  historians  of  Scotland, 
t.  I  et  IV  (Chroniques  de  Fordun);—Dareste,  Études  d'histoire  du  droit;  —  Sum- 
ner  Maine,  Early  History  of  Institutions,  Londres,  Ulh;  —  Ancient  laws  of  Ire- 
land, 4  vol.,  1865-79;  —  Walpole,  History  of  Ireland,  1882;  —  d'Arbois  de  Ju- 
bainville,  Cours  de  littérature  celtique,  t.  II,  V  et  VII  1883-95,  et  de  nombreux 
mémoires  sur  le  droit  irlandais  :  Revue  celtique,  t.  III  et  VII-VIII;  Nouvelle  Revue 
historique  de  Droit,  t.  IV-V,  VIII-IX,  XI-XVI  ;  Revue  générale  du  Droit,  t.  XII-XVI  ; 

—  Giraldus  Cambrensis,  t.  IV  (éd.  Dimack)  —  Whitley  Stokes,  the  Tripartite  life 
ofS.  Patrich,  1888,  2  \o\;—Annals  ofLoch  Ce,  éd.  Hennessy,  1871,  2  vol.  ;  —  Chro- 
nicum  Scotorum,  éd.  Hennessy;—  Warsofthe  Gall  withthe  GaedJiil,éd.  Todd; 

—  Brueyre,  Contes  populaires  de  la  Grande-Bretagne,  1875;  — Rliys,  Early  Bri- 
lain,  Celtic  Britain,  1881;   —Joyce,  History  of  Ireland,  1893. 

(2)  Voir  la  Science  Sociale,  1895,  t.  XIX,  p.  78,  3ù6,  505,  et  t.  XX,  p.  250, 


l'irlande  d'autrefois.  il9 

riques  plus  récentes  des  lils  d'Ere  (1),  des  fils  de  Corc(2),  des 
Colla  (3),  des  O'Niall  du  dixième  siècle  (V) .  A  ces  époques  reculées, 
non  seulement  les  émigrés  savent  qu'ils  ont  laissé  en  Irlande  des 
parents,  — les  Macdonald,  par  exemple,  se  savent  apparentés  aux 
O'Kelly,  aux  iMaguire,  aux  Macmahon,  —  mais  il  y  a  entre  les  deux 
pays  tantôt  une  unité  politique  (5),  tantôt  une  unité  de  souvenir 
qui ,  lorsque  le  rameau  écossais  a  grandi  au  point  de  devenir  in- 
dépendant ,  le  rappelle  aux  heures  de  grand  péril  sous  les  dra- 
peaux de  ses  frères  (G). 

Puisque  c'est  le  milieu  irlandais  qui  a  préparé  les  Highlanders 
à  la  formation  sociale  que  leur  nouveau  milieu  leur  a  imprimée, 
il  est  intéressant  de  noter  par  quelles  frappantes  analogies  le 
premier  type  s'acheminait  vers  le  second  sans  y  arriver  complè- 
tement, détourné,  aiguillé  dans  d'autres  directions  par  l'impul- 
sion d'une  nature  plus  riche,  d'un  cadre  plus  fertile. 

Comme  l'Ecosse ,  l'Irlande  va  nous  donner  l'impression  d'un 
pays  où  les  moyens  d'existence  sont  avant  tout  fournis  par  la 
simple  récolte ,  où  la  vie  est  presque  exclusivement  orientée  vers 
la  guerre;  comme  l'Écossais,  l'Irlandais  nous  offrira  l'image  d'un 
pasteur  apathique  et  belliqueux ,  d'un  communautaire  de  clan. 
Le  lecteur  qui  a  bien  voulu  suivre  les  précédents  articles  a  pu 
s'apercevoir  que  j'avais  placé  le  détail  de  mes  observations  entre 
les  années  1770  et  1790,  à  l'époque  où  disparait  pièce  par  pièce 
l'ancienne  organisation  sociale  des  Highlands,  me  retournant 
quelquefois  en  arrière  pour  y  voir  fonctionner  le  type  vivant,  des- 


(1)  Souche  des  Cameron ,  des  Macphcrson,  des  Mac-Intosh,  des  Moray. 

(2)  Tige  des  comtes  de  Lennox  et  d'Angus. 

(3)  Ancêtres  des  Macdonald. 

(4)  Origine  des  Lamont  et  des  Lachiand. 

(ô)  Ainsi,  la  légende  fait  régner  les  trente  Brude  sur  les  Pietés  d'Ecosse  et  d'Irlande, 
et,  aux  sixième  et  septième  siècles,  le  royaume  scot  de  Dalriada  chevauche  à  la  fois 
sur  les  deux  pays. 

(G)  En  627,  le  roi  irlandais  de  Dalriada  reçoit  l'appui  du  roi  écossais  de  ce  nom  pour 
lutter  contre  les  armées  coalisées  des  Pietés  d'Irlande  et  d'Ecosse;  à  Clontarf,  en  1014, 
dix  chefs  de  clan  écossais  combattent  à  côté  du  roi  d'Irlande  contre  les  Danois  de 
Dublin  et  des  îles  d'Ecosse;  au  treizième  siècle,  les  clans  irlandais  fournissent  à  So- 
merled  l'armée  avec  laquelle  il  reconquiert  son  royaume  d'Argyle ,  et,  parmi  les  des- 
cendants des  fils  de  celui-ci,  nous  comptons  les  Macdonald  d'Ecosse  et  les  O'Donneil 
d'Irlande,  les  Mac-William  de  Connaught,  les  Sheehyde  Munster. 


420  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

cendant  plus  rarement  au  siècle  présent  pour  voir  ce  qui  a  surgi 
de  cette  décomposition.  J'agis  de  même  avec  l'Irlande.  Les  années 
1770  à  1780  marquent  en  effet  dans  son  histoire  :  l'ancienne  Ir- 
lande des  clans  a  vécu ,  l'Irlande  moderne  des  O'Connell  et  des 
Parnell  n'existe  pas  encore  et  se  laisse  à  peine  soupçonner.  C'est 
là  qu'il  faut  saisir  les  traces  encore  chaudes  de  son  passé.  Un 
grand  voyageur,  un  illustre  agronome,  Arthur  Young,  parcourt 
à  ce  moment  le  pays,  et  l'infinie  précision  de  sa  description  nous 
est  le  plus  sûr  de  tous  les  guides.  Derrière  ses  phrases  et  ses  co- 
lonnes de  chiff'res  on  voit  prendre  corps  les  descriptions  un  peu 
vagues  des  anciens  chroniqueurs,  qu'il  est  hon  d'en  rapprocher 
de  temps  à  autre  pour  montrer  à  travers  la  suite  des  Ages  la  con- 
tinuité logique  des  phénomènes.  Alors,  au-dessus  de  ce  peuple, 
il  ne  restera  plus  qu'à  faire  passer  la  chevauchée  de  ses  castes 
guerrières  dans  l'esquisse  rapide  d'un  passé  militaire  et  sanglant, 
que  les  annales  des  cloîtres  nous  livrent  comme  un  vaste  obi- 
tuaire  où  l'on  ne  fait  mémoire  que  des  morts. 

I.     —    LE    MILIEU    PHYSIQUE    FAIT     PRÉDOMINER    LE     PATURAGE 

SUR  l'agriculture. 

C'était,  je  le  rappelle  encore,  le  trait  distinctif  du  paysage 
écossais  :  une  terre  de  granit  noyée  dans  la  brume.  «  Ce  qui  me 
frappe  le  plus  en  Irlande,  écrit  Young  (1),  c'est  le  caractère 
rocheux  de  son  sol;  l'ile  entière  n'est  qu'un  vaste  rocher  de  di- 
verses couches  et  de  diverses  espèces  s'élevant  au-dessus  des  flots. 
En  général,  il  affleure  partout  à  la  surface;  dans  les  contrées  les 
plus  fertiles,  il  se  trouve  à  une  faillie  profondeur.  L'argile,  la 
glaise,  le  sable  y  sont  pierreux.  »  Nulle  part  on  ne  les  rencontre 
à  l'état  pur. 

Voilà  pour  le  sous-sol.  Passons  au  climat.  Sitôt  que  le  voya- 
geur a  franchi  sa  ligne  de  plages  basses  et  sablonneuses  qui 
borde  le  rivage  d'Irlande,  il  se  trouve  en  présence  d'une  série  de 
contreforts  élevés  qui  s'abaissejit  vers  le  centre  du  pays,  dont  ils 

(1)  Vol.  II,  p.  5  et  6,  éd.  Hutton  du  Tour  in  Ireland.  Londres,  1892. 


l'irlande  d'autrefois.  421 

fout  CQ  quelque  sorte  une  vaste  cuvette.  La  situation  maritime  de 
l'Irlande  lui  assure  une  grande  quantité  de  pluies,  qui,  après 
avoir  séjourné  quelque  temps  sur  les  hauteurs,  se  précipitent  dans 
la  plaine  et  le  plus  souvent  y  demeurent  à  l'état  de  lacs  ou  d'é- 
tangs, formant  une  vaste  plaine  de  marécageuses  tourbières. 
Sur  122  journées,  Young  constate  75  jours  de  pluie  (1).  Pour 
32  pouces  d'eau,  qui  sont  la  moyenne  annuelle  de  l'Angleterre, 
l'Irlande  en  reçoit  iO.  Même  sans  pluie,  le  voisinage  de  la  mer 
et  la  présence  des  lacs  entretiennent  par  l'évaporation  une  hu- 
midité constante. 

Le  résultat  se  fait  naturellement  prévoir;  c'est,  à  l'état  naturel, 
le  développement,  la  prédominance  de  la  végétation  forestière  (2). 

Comme  en  Ecosse,  l'arbre  triompherait  de  l'herbe,  si  l'homme 
n'était  pas  là  ;  comme  en  Ecosse,  la  présence  de  l'homme  et  sur- 
tout la  présence  de  ses  troupeaux  a,  en  quelques  siècles,  déboisé 
le  pays  au  point  qu'en  certains  endroits,  dit  Reclus,  il  fallait  se 
ser^ir  pour  cercler  les  tomieaux  de  fanons  de  baleine.  Au  dix- 
huitième  siècle,  le  déboisement  était  général,  Young  le  constate 
à  chaque  pas  ;  les  exceptions  sont  rares,  généralement  dues  à  des 
reboisements  récents,  sans  cesse  contrariés  par  les  paysans  qui 
s'amusent  à  couper  un  jeune  arbre  pour  se  faire  une  canne  (3). 

Yoilà  donc  une  première  transformation  subie  par  le  pays  :  il 
cesse  d'être  un  sol  forestier,  dès  que  la  population  s'y  accroît 
dans  une  mesure  un  peu  sensible.  Mais  la  présence  de  lliomme 
ne  suffit  pas  pour  achever  la  transformation,  pour  faire  dispa- 
raître l'influence  du  sol  et  du  climat  hostiles  à  la  culture.  Le 
pâturage  surtout  profite  du  déboisement.  Sans  doute  l'Irlande 
est  un  pays  fertile,  Young  lui-même  trouve  qu'à  proportion  elle 
contient  moins  de  terrains  incultes  que  l'Angleterre  :  le  Kerry, 
le  Galway,  leMayo,  le  Sligo,  le  Donegal  n'en  offrent  pas  d'aussi 
grandes  étendues  que  les  quatre  comtés  anglais  du  Nord,  le  Nord 

(l)Young,  t.  II.  p.  8. 

(2)  «  Planitieshabet  perloca  pulcherrimas.  écrit  au  douzième  siècle  Giraud  de  Catn- 
brie,  sedrespeclu  silvaruin  modicas,  ideoque  iialura  disponente  speciosas  niagis  quam 
spatiosas...  Etiam  adhuc  liodie  respeclu  silvaium  pauca  sunt  hic  campestiia.  »  (Gi- 
raud, t.  V,  p.  26  et  141.) 

(3)  T.  II,  p.  85. 

T.    XX.  31 


422  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

du  York  et  FEst  du  Lancastre  (1).  Mais  les  régions  fertiles,  com- 
prenant 5  millions  d'hectares  environ  sur  8,  d'après  les  calculs  de 
M.  de  Lavergne,  Roscommon,  Limerick,  Clare,  Tipperary,  sont 
avant  tout  des  régions  de  pâturage,  que  constitue  une  mince 
couche  de  terre  grasse  sur  un  sous-sol  calcaire  admirahlement 
adapté  à  cette  destination.  Dans  le  comté  de  Waterford,  il  y  a 
1  hectare  de  culture  pour  12  de  pâture,  1  pour  14  dans  le  Kings 
county  (2).  Les  terres  abandonnées  à  elles-mêmes,  retournent 
spontanément  â  une  vigoureuse  production  herbacée  qui  étouife 
les  céréales  si  on  ne  les  surveille  pas  (3).  C'était  ce  que  constatait 
déjà  au  douzième  siècle  Giraud  de  Cambrie  dans  son  style  chargé 
d'antithèses  :  Pascids  quam  friigibiis,  dit-il,  gramme  quam 
grano  fecundior  est  insula.  Le  blé,  qui  donnait  de  merveil- 
leux espoirs  lorsqu'il  était  en  herbe,  n'olîrait  à  la  moisson,  lors- 
qu'elle n'était  point  empêchée  par  les  pluies,  que  de  tout  petits 
grains.  Abunde  satis  camjn  vestiuntw,  granaria  deslituuntur ^ 
écrit  encore  Giraud. 

De  même  qu'aux  Highlands,  la  douceur  du  climat  maritime 
permet  défaire  pâturer  les  animaux  au  dehors,  hiver  comme  été. 
Au  seizième  siècle,  Spenser  nous  montre  les  Irlandais,  après 
avoir  ensemencé  une  pièce  de  terre,  se  dirigeant  avec  leurs  trou- 
peaux vers  la  montagne,  vivant  dans  leurs  hooleys  ou  chalets  et 
revenant  à  l'automne  pour  leurs  récoltes  (4).  Plus  anciennement, 
dans  les  régions  où  la  population  avait  acquis  un  certain  degré 
de  sédentarité,  une  partie  de  la  famille  demeurait  constamment 
au  logis,  où  l'on  nourrissait  un  petit  nombre  de  porcs  dont  la 
chair  fraîche,  salée  ou  marinée,  était  un  des  grands  objets  de  con- 
sommation domestique.  Le  reste  du  troupeau  errait  sous  la  con- 
duite des  enfants,  l'été  dans  un  lieu,  l'hiver  dans  un  autre,  car, 
dit  Giraud,  en  hiver  comme  en  été,  on  trouve  en  ce  pays  des  pâ- 


(1)  Sont  en  montagnes,  marais  ou  lacs,  les  3/5  du  Kerry,  le  2/3  du  Gahvay,  le 
1/3  et  peut  être  la  1/2  de  Mayo,  le  1/7  de  Sligo,  la  1/2  de  Derry,  le  1/3  de  Waterford, 
le  1/7  de  Tipperary.  (Young,  passiin.)  Au  dix-septième  siècle,  Sligo  et  Roscommon  ne 
faisaient  qu'un  vaste  marais.  (Voung,  I,  234.) 

(2)  Young,  t.  1,  p.  401  et  428. 

(3)  Ibid.,  p.  386,  t.  II,  p.  185. 

[i)  B&yyk'ms,  Early  Manin  Britain,  p.  354. 


l'irlande  d'autrefois.  423 

tarages  toujours  verts,  et  l'on  n'a  besoiu  ni  de  greniers  à  foin,  ni 
d'étables  à  bestiaux.  Lorsque  le  blé  était  semé,  les  enfants  pous- 
saient leurs  troui)eaux  dans  la  montagne,  ou  sur  la  côte;  ils  y 
passaient  tout  l'été,  faisant  en  même  temps  la  provision  de  bois 
de  la  famille,  et.  quand  le  temps  de  la  moisson  approchait,  ils 
ramenaient  le  l)étail    dans  les  environs  de  la  résidence  pater- 
nelle. La  présence  de  nombreux  restes  d'habitations  sur  les  mon- 
tagnes ou  dans  les  lieux  élevés,  analogues  en  tout  à  celles  de  la 
plaine,  sont  un  témoignage  irrécusable  de  cette  manière  d'agir. 
Au  dix-huitième  siècle,  Young  retrouve  de  nombreuses  traces  de 
ce  régime  de  transhumance.  AWestportenMayo,  les  moutons  pas- 
sent l'été  sur  la  montagne,  l'hiver  dans  la  plaine.  Les  éleveurs  de 
Moniva  ont  deux  fermes  pour  leur  bétail,  l'une  d'été,  l'autre  d'hi- 
ver :  même  régime  à  Tipperary,  à  Waterford.  Cependant  le  foin 
apparait,  mais  généralement  son  emploi  est  accidentel,  restreint 
aux  jours  peu  nombreux  où  la  neige  couvre  la  terre,  où  le  temps 
est  particulièrement  dur.  Encore  plus  rarement  est-il  question  de 
rentrer  les  animaux  à  l'étable  d'une  manière  permanente;  dans 
le  Meath,  le  King's  Gounty,  le  Cork,  on  rentre  les  vaches  à  l'éta- 
ble, mais  pour  la  nuit  seulement.  11  y  a  donc  là  toute  une  série 
d'échelons,  dont  l'inférieur  seul  est  au  niveau  des  Highlands, 
mais  dont  le  plus  élevé  est  loin  d'atteindre  le  niveau  inférieur  de 
l'agriculture  anglaise.  Cette  substitution  de  la  stabulation  à  la 
transhumance  est  un  progrès,  mais  ce  serait  à  la  condition  quelle 
fût  bien  comprise  :  or,  ici,  elle  a  presque  partout  pour  unique 
résultat  de  multiplier  une  race  d'animaux  étiques,  mal  nourris, 
mal  soignés.  La  restriction  du  libre  parcours  n'a  pas  par  elle- 
même  donné  à  l'individu  la  capacité  de  faire  mieux  en  l'obli- 
geant à  faire  autrement. 

Voici  donc  la  première  transformation  achevée  :  le  pâturage  a 
triomphé  de  la  forêt.  Mais  l'accroissement  de  la  population  a  pro- 
duit une  seconde  transformation,  du  moins  dans  l'Irlande  con- 
trainte à  la  paix  intérieure,  telle  que  nous  la  trouvons  au  dix- 
huitième  siècle.  Le  pays  est  alors  un  pays  agricole.  La  nourriture 
de  la  classe  ouvrière  se  compose  pendant  la  plus  grande  partie 
de  l'année  d'un  légume,  la  pomme  de  terre,  et  pendant  deux  ou 


424  LA    SCIENCE  SOCIALE. 

trois  mois  d'une  céréale,  l'avoine,  consommée  sous  forme  de  pain 
ou  de  gâteaux.  La  plupart  y  ajoutent  du  lait,  mais  nombreux  sont 
les  pauvres  qui  sont  obligés  de  se  contenter  comme  assaisonne- 
ment de  sel  et  d'eau,  faute  d'avoir  de  quoi  entretenir  une  vache. 
Quant  au  beurre,  il  est  moinsgénéralcment  consommé  que  vendu^, 
soit  pour  le  paiement  des  fermages,  soit  pour  l'achat  des  objets 
nécessaires  à  la  vie,  habitation,  vêtement,  etc.,  que  le  troupeau, 
réduit  à  sa  plus  simple  expression,  ne  fournit  plus  comme  au 
temps  des  pasteurs  nomades.  C'est  le  régime  du  Kildare,  Antrim, 
Sligo,  Mayo,  Limerick,  \Yaterford,  etc. 

Dans  les  pays  maritimes  où  la  pêche  du  hareng  est  organisée, 
Kildare,  Down,  Sligo,  Waterford,  ce  genre  de  travail  fournit  un 
notable  supplément  à  l'alimentation.  Un  peu  pour  les  mêmes  rai- 
sons qu'en  Ecosse,  la  chasse  ne  compte  plus  guère;  le  déboise- 
ment a  rendu  très  difficile  la  conservation  du  gibier  ;  les  familles 
aristocratiques  se  réservent  ce  qui  en  reste  avec  un  soin  que  sa 
diminution  rend  de  jour  en  jour  plus  jaloux. 

En  fait  d'élevage,  nous  retrouvons,  comme  en  Ecosse,  la  vache 
et  le  mouton,  la  chèvre  assez  rare,  sauf  dans  les  comtés  monta- 
gneux du  Sud-Ouest.  Le  porc  au  contraire  est  très  répandu.  Sauf 
à  l'Ouest.  Mayo  et  Sligo,  où  il  est  rare,  il  foisonne  partout,  au 
Nord,  au  Sud,  à  l'Est,  en  Down  et  Armagh  comme  en  Kerry  et 
Cork,  en  Dublin  et  enMeath.  Tantôt  il  sert  à  acquitter  une  partie 
du  fermage,  tantôt  il  entre  dans  l'ahmentation.  C'est  au  déve- 
loppement de  la  culture  qu'est  due  la  multiplication  de  la  race 
porcine,  très  rare,  je  l'ai  dit,  en  Ecosse.  On  peut  l'élever,  en  effet, 
même  après  la  disparition  du  libre  parcours,  à  la  maison,  beau- 
coup plus  facilement  que  la  vache  :  son  étable  est  plus  aisée  à 
construire;  le  grand  moyen  d'engraissement,  c'est  le  produit 
agricole  fondamental,  la  pomme  de  terre  :  il  n'est  pas  besoin 
pour  le  porc,  comme  pour  la  vache  à  l'étable,  d'une  récolte  spé- 
ciale, foin  ou  paille  :  ce  qui  nourrit  l'homme  le  nourrit. 

Pour  les  mêmes  raisons,  les  volailles  abondent,  tantôt  ven- 
dues, tantôt  mangées,  mais  devenant  deplusen  plus  rares  à  mesure 
que  l'on  quitte  les  comtés  agricoles  du  Sud  et  de  l'Est  pour  s'a- 
vancer vers  l'Ouest  (Sligo)  ou  le  Nord  (Down,  Armagh).  Cette 


l'irlande  d'autrkfois.  42o 

importance  do  la  volaille  dans  la  vie  irlandaise  n'est  d'ailleurs 
pas  rrconte.  Ne  [)as  pouvoir  eonsoinmer  le  lait  de  sa  vache  ou 
les  œufs  de  ses  poules,  c'est  le  comble  de  la  misère.  C'est  là  qu'en 
étaient  réduits  les  hommes  d'Érin  sous  la  domination  des  étran- 
gers, écrit,  au  onzième  siècle,  l'auteur  des  Guerres  des  Ga/l  el 
des  Gaedhil  (1). 

En  fait  de  céréales,  j'ai  surtout  cité  l'avoine;  le  froment  est 
rare,  il  est  môme  complètement  absent  de  certains  districts.  L'orge 
est  rare  également  et  sert  surtout  à  fabriquer  la  bière  ou  l'eau-de- 
vie.  Les  légumes  sont  assez  répandus  :  la  pomme  de  terre  abon- 
dante, les  choux  très  communs. 

Il  est  lin  dernier  genre  de  culture  qui  joue  dans  l'Irlande  du 
siècle  dernier  un  grand  rôle,  je  veux  parler  de  la  culture  indus- 
trielle du  lin.  Dans  l'Est  et  le  Midi,  c'est  surtout  un  article  d'indus- 
trie domestique.  A  Packenham  en  ^Yest-Meath,  tous  les  cottars 
ont  une  pièce  de  terre  ensemencée  en  lin  ;  ils  le  font  filer  chez 
eux  et  tisser  par  les  tisserands  du  pays;  ils  en  vendent  très  peu. 
Même  spectacle  en  Tipperary,  en  Kilkenny,  en  King's  County, 
en  Queen's  County,  Waterford,  etc. 

Dans  l'Ouest,  à  Sligo,  Mayo,  Galway,  il  y  a  pour  ainsi  dire  un 
ouvrier  ou  plutôt  une  ouvrière  tileuse  danschaque  cabane,  etilfaut 
importer  du  lin  du  dehors.  Enfin,  dans  le  Nord-Est,  où  les  manu- 
factures se  sont  développées,  tout  paysan  est  à  la  fois  industriel  et 
agriculteur,  ou  plutôt  l'agriculture  est  tellement  subordonnée  à 
l'industrie  que  le  tenancier  de  ces  petites  exploitations  de  5  ou 
G  acres  en  moyenne  ne  mérite  pas  plus  le  nom  de  fermier  que  le 
possesseur  d'un  carré  de  choux.  En  revanche,  il  ne  s'agit  plus  ici 
seulement  d'une  fabrication  domestique,  mais  d'une  véritable 
industrie  travaillant  pour  l'exportation. 

Moins  heureuse  que  l'industrie  linière,  l'industrie  des  laines,  qui 
au  seizième  siècle  avait  joui,  comme  la  première,  d'une  véritable 
prospérité,  avait  disparu  depuis  la  fin  du  dix-septième  siècle  sous 
les  coups  des  lois  prohibitives  votées  par  le  Parlement  anglais  en 
faveur  de  ses  nationaux.  Ceux-ci  étaient  beaucoup  plus  disposés 

(1)  Wars  of  tlie  Gall,  p.  49. 


4:26  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

alors  à  recourir  à  l' intervention  de  l'État  pour  écraser  les  concur- 
rences, qu'à  les  distancer  par  une  initiative  privée  progressiste. 
L'industrie  lainière  n'existait  plus  au  dix-huitième  siècle  qu'à 
l'état  de  fabrication  domestique  dans  quelques  régions,  Donegal, 
Waterford,  Wicklow,  etc. 

Le  pâturage  et  la  pêche,  la  culture  et  le  filage,  voilà  donc  les 
quatre  travaux  entre  lesquels  se  partage  la  vie  an  paysan  ou  far- 
mer  irlandais  du  dix-huitième  siècle.  En  Donegal,  écrit  Young, 
la  moitié  du  fermage  est  payée  par  la  pêche,  l'autre  par  le  filage  ; 
en  Mayo,  il  est  payé  tout  entier  par  le  filage,  et  le  travail  agricole 
fait  vivre  la  famille. 

Dans  les  comtés  montagneux ,  c'est  avec  un  peu  de  beurre ,  de 
laine,  de  grain,  et  quelques  jeunes  bovidés  ou  ovidés  que  se 
paye  le  fermage.  Quelques  chifires  préciseront  ce  tableau  :  une 
ferme  du  Donegal,  de  la  contenance  de  20  acres,  comprend  9  acres 
1/2  de  pâture,  2  de  terrain  à  faucher,  5  ensemencées  en  avoine, 
1  1/2  en  pommes  de  terre,  1  en  orge,  1  en  lin;  le  cheptel  se  com- 
pose de  2  chevaux,  6  vaches,  6  moutons  et  deux  porcs.  Une  ferme 
de  Wexford  de  100  acres  en  comprend  67  de  pâture,  13  de  prai- 
ries à  faucher,  10  d'orge,  6  d'avoine,  i  de  froment;  le  cheptel  y 
comprend  24  vaches,  8  chevaux,  7  génisses  de  deux  et  quatre  ans, 
et  4  veaux.  Voilà  pour  le  fermier. 

Quant  au  journalier  agricole,  voici  comment  s'établit  un  bud- 
get dans  le  King's  County.  La  recette  comprend  :  le  prix  de  273 
journées  de  travail,  les  dimanches,  fêtes  et  mauvais  temps  dé- 
duits, soit  G  liv.  16  sh.  6;  le  prix  de  303  journées  de  filage  de 
la  femme  et  de  la  fille,  soit  3  liv.  15  sh.  3;  la  vente  de  deux 
veaux^  d'un  porc  et  de  la  volaille,  2  liv.  15  sh.  ;  ce  qui  fait  un  total 
de  13  liv.  6sh.  (plus  de  300  francs).  Les  dépenses  comprennent 
la  location  de  la  cabane  et  du  jardin,  1  liv.  10  ;  travail  au  jardin, 
1  liv.  10;  droit  de  pâture  pour  deux  vaches,  2  liv.  10  ;  foin  pour 
elles,  1  liv.  10;  gazon  en  mottes,  employé  comme  combustible, 
14  sh.  ;  habillement,  3  liv.  15  ;  outils,  5  sh.  ;  impôt,  2  sh.  ;  au  total 
111.  lOsh.,  ce  quisoldecebudgetparun  excédentde  1  liv.  lOsh., 
9  d.,  c'est-à-dire,  37  à  38  francs,  employés  à  l'achat  d'un  peu  de 
viande  et  de  beurre,  et  de  l'eau-de-vie,  etc.  Le  jardin,  d'ailleurs, 


l'ihlande  d'autrefois.  427 

l'oiuiiit  toute  raunée  d(3s  pommes  de  terre  et  les  vaches  fournissent 
du  lait  pendant  dix  mois.  Autre  exemple  :  Le  budget  d'une  famille 
ouvrière  du  Tipperary  se  solde  ainsi  :  25V  journées  de  travail, 
dimanehes,  fêtes,  mauvais  temps  et  occupations  à  domicile  déduits, 
5  liv.  5  sh,  10;  même  nombre  de  journées  du  fils,  âgé  de  douze 
à  quatorze  ans,  3  liv.  li  sh.  1  ;  2  veaux  et  1  porc  vendus,  les  pre- 
miers à  1  liv.  10  sh.,  l'autre  à  15  sh,  :  au  total,  11  liv.  i  sh.  11  d. 
Les  dépenses  montent  à  12  liv.  3  sh.  6  ;  rente  de  la  cabane  et  du  jar- 
din, 1  liv.  10  sh.  ;  pâture  pour  deux  vaches,  1  liv.  10  sh.  ;  foin  pour 
elles,  1  liv.  15  ;  dime  ï  sh.  ;  impôt,  2  sh.  ;  achat  de  laine,  11.5  sh.  ; 
outils,  5  sh.  ;  gazon  pour  combustible,  1  liv.  ;  le  reste  est  pour 
chapeaux,  brogues,  souliers  de  femmes,  semelles,  graine  de  lin, 
façons  diverses  pour  préparer  le  lin  en  vue  de  l'habillement,  etc. 
Le  sel,  le  savon  et  les  chandelles,  qui  ne  figurent  pas  au  budget 
des  dépenses,  sont  payés  avec  le  prix  de  vente  des  poulets  et  des 
canards.  Ils  vivent  neuf  mois  de  pommes  de  terre,  trois  mois  de 
pain  d'avoine,  mangent  un  porc  et  les  oies  qu'ils  élèvent.  Mais 
cette  fois,  le  budget  est  en  déficit  de  20  sh.,  et  le  journalier  que 
Young  interroge,  auquel  il  demande  avec  quoi  il  paiera  en  plus  le 
prêtre  et  l'eau-de-vie,  répond  qu'il  s'habillera  un  peu  moins  bien  ou 
ne  mangera  pas  de  viande  cette  année  (1).  Voilà,  dans  les  deux 
classes,  fermiers  et  journaliers,  quiformentlapopulation  ouvrière 
de  l'Irlande,  l'expression  précise  des  ressources  dont  elles  vivent. 
Il  faut  maintenant  étudier  comment  le  travail  est  organisé. 

11.    LES    DIFFÉRENTS    TRAVAUX    SONT    ORG.\NISÉS     SOUS    UN    RÉGIME 

DE    COMMUNAUTÉ. 

Si  Ton  voulait  avoir  une  idée  complète  de  l'ancienne  Irlande, 
il  faudrait  décrire,  dans  chaque  district  qui  la  compose,  le  tra- 
vail par  lequel  l'habitant  s'assure  les  moyens  de  sa  subsistance. 
Ce  n'est  pas  ce  que  je  veux  faire  ici.  Plus  tard,  en  étudiant  com- 
ment se  sont,  dans  l'histoire,  hiérarchisés  ces  différents  districts. 
il  sera  tout  naturel  de  chercher  si  cette  hiérarchie  ne  provient  pas 
des  différences  dans  l'organisation  du  travail.  Pour  le  moment, 

(1)  Young,  vol.  I,  p.  'Ji,  186,  429,  444. 


428  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

je  veux  indiquer  simplement  que,  d'une  manière  générale,  l'Ir- 
lande se  trouve,  pour  les  deux  grands  travaux  fondamentaux,  le 
pâturage  et  l'agriculture,  dans  un  régime  de  communauté  de 
clan,  où  les  travailleurs  pourvoient  à  leurs  besoins  en  faisant 
valoir  en  commun  des  moyens  de  subsistance  mis  à  leur  disposi- 
tion par  un  plus  puissant  qu'eux. 

Et  je  veux  tout  d'abord  dégager  ici  la  question  de  la  pêche. 
L'Irlande  connaît,  comme  l'Ecosse,  à  un  beaucoup  moindre  degré 
cependant,  le  système  des  entrepreneurs  de  pèche,  fournissant  les 
instruments,  salariant  les  matelots  et  s'attribuant  le  produit  du 
travail  (Donegal,  Galway);  mais  très  fréquemment,  l'individu  est 
demeuré  maître  de  son  travail,  la  mer  n'ayant  pas  été  comme  la 
terre  exploitée  par  la  guerre,  le  marin  n'est  pas  devenu  un  sol- 
dat embrigadé.  L'équipage  est  donc  généralement  locataire  de 
son  bateau,  bateau  auquel  on  attribue  une  part,  le  T  à  Donegal, 
le  8^  à  Dublin,  le  5^  à  Killala.  A  Donegal,  les  6  parts  restantes 
sont  attribués,  3  aux  6  hommes  d'équipage  (à  chacun  une  moi- 
tié, le  patron  n'ayant  pas  plus  que  les  autres),  et  3  aux  fdets, 
chaque  filet  ayant  une  demi-part.  A  Killala,  les  fdets  ont  2  parts 
sur  les  4  restantes,  et  les  5  hommes  les  2  autres  parts  (chaque 
homme  ayant  nn  tiers,  et  le  patron  deux  tiers).  A  Dublin,  chaque 
homme  a  une  part,  il  n'y  a  pas  de  part  spéciale  pour  le  fdet.  On 
peut  donc  présumer  en  ce  cas  que  chacun  a  ses  filets.  L'autre 
système  suppose  qu'une  partie  des  filets  sont  loués;  il  nous  mon- 
tre donc  des  individus  devenus  presque  des  salariés,  salariés  en 
nature,  il  est  vrai,  et  ayant  un  intérêt  direct  à  la  productivité  de 
leur  métier,  ce  qui  les  met  fort  au-dessus^de  la  majorité  des  High- 
landers. 

Ceci  dit,  étudions  le  pâturage.  Le  type  de  l'Irlandais  dans  ce 
genre  de  travail,  c'est  le  vacher.  Le  terrain,  en  etfet,  appartient  à 
de  gros  personnages  qui,  en  général  (tout  ceci  supporte  des 
exceptions  en  fait),  ne  le  font  pas  valoir  directement.  Ils  y  font  de 
l'élevage  ou  engraissement,  ou  visent  surtout  à  la  production  du 
lait  et  du  beurre.  Dans  le  premier  cas  (comtés  de  Fermanagh,  Lei- 
trim,  Kildare),  on  achète  du  bétail  à  fàge  d'un  an^  pour  le  reven- 
dre à  quatre  ans;  il  passe  l'été  sur  la  montagne,  l'hiver  il  broute 


L'IRLANDE   d'aUTREFOIS.  429 

riierbe  grossière  de  la  plaine.  Les  génisses  ou  vaches  improduc- 
tives ou  hors  de  service  sont  également  engraissées.  Ailleurs 
(comtés  de  Waterford,  Kerry),  on  l'ait  surtout  du  lait.  Mais,  et 
c'est  ici  qu'apparaît  le  nœud  de  l'organisation  sociale,  on  ne 
salarie  pas  le  vacher  ou  le  berger.  Le  propriétaire  ou  le  gros  lo- 
cataire du  terrain  divise  ses  animaux  en  un  certain  nombre  de 
troupeaux,  de  20  à  iO  tètes,  rarement  de  50  et  au-dessus,  et 
cela  seulement  au  cas  d'élevage.  Chacun  de  ces  troupeaux  est 
confié  à  une  personne  distincte.  Elle  reçoit  un  jardin  de  1  acre  }  ou 
2  acres  (1\  un  emplacement  pour  y  construire  une  cabane,  le 
droit  de  couper  du  gazon  pour  son  chauffage,  et  surtout  le  droit 
de  faire  pâturer,  avec  le  troupeau  qui  lui  est  confié,  quelques 
animaux  dont  il  est  propriétaire.  1  vache  ou  6  moutons  pour  10 
vaches  du  propriétaire,  1  cheval  pour  30  vaches.  Tantôt  il  retient 
des  produits  du  troupeau,  un  veau  sur  10.  tantôt  les  trois  quarts 
des  veaux,  et  tantôt  tous.  Sa  redevance,  —  car  il  n'est  pas  un  sala- 
rié, mais  un  fermier,  et  les  deux  éléments  se  combinent  ici  d'une 
manière  étroite,  —  sa  redevance,  dis-je.  se  paie  tantôt  en  argent, 
tantôt  en  beurre. 

Prenons  maintenant  l'organisation  de  la  culture.  Elle  atteint 
trois  degrés  distincts  :  le  journalier  ou  spalpeen,  le  bordier  ou  cot- 
tar,  le  petit  fermier.  Je  ne  parle  pas,  bien  entendu,  des  gros  fer- 
miers ou  des  rares  propriétaires  du. type  anglais  que  l'on  ne  com- 
mence guère  à  rencontrer  qu'au  dix-huitième  siècle. 

1°  Le  journalier.  Au  commencement  du  mois  de  juillet,  il  ar- 
rive, par  exemple,  du  Connaught  en  Meath.  Gomme  il  n'a  pas  de 
quoi  louer  un  emplacement  pour  y  construire  sa  cabane,  il  s'ins- 
talle le  long  de  la  route,  voire  même  dans  la  douve,  et  s'y  bâtit 
une  cabane  en  branchages,  fougères,  genêts.  Le  vofet  la  mendicité 
sont  ses  deux  grandes  ressources  :  pour  le  surplus,  il  loue  ses 
bras  à  la  semaine  ou  à  la  journée  aux  fermiers  voisins,  et  on  le 
paie  en  argent,  fort  peu  d'ailleurs.  Il  possède  un  carré  de  pom- 
mes de    terre,  loué  fort  cher  à  quelque  voisin,  mais  pas   de 

(1)  Voici,  par  exemple,  une  ferme  de  Cullen  en  Meath  :  120  acres  de  pâture,  7  de 
prairie,  2  de  verger,  1  1/2  pour  le  jardin  du  berger.  Là-dessus  vit  une  population 
animale  de  110  bouvillons,  4  vaches  et  40  agneaux. 


430  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

vache,  et  par  conséquent  il  est  obligé  d'acheter  son  lait.  Vers 
le   mois   de   septembre  il  disparaît  et  s'en  retourne   chez    lui. 

I^Lecottar.  C'està  la  foisunjournalier  et  un  fermier.  Ilconstitue 
la  principale  main-d'œuvre  agricole,  et  en  consécjuence  reçoit  un 
salaire  en  argent  d'environ  13  sous  par  jour.  De  plus,  on  lui  loue 
soit  une  cabane  toute  bâtie  avec  son  jardin,  soit  un  emplacement 
pour  la  construire,  le  fermier  qui  le  lui  loue  lui  fournissant  1  a 
plupart  des  matériaux.  On  lui  loue  encore  le  droit  de  faire  pâtu- 
rer sur  les  terrains  de  la  ferme  les  animaux  qu'il  possède  et  pour 
lesquels  il  doit  acheter  du  foin  ;  s'il  a  un  nombreux  bétail,  il  peut 
aussi,  en  louant  celui-ci  au  fermier,  échanger  cette  location  contre 
celle  équivalente  d'un  lopin  de  terre  un  peu  plus  grand. 

3°  Le  fermier.  Telle  que  nous  apparaît  l'Irlande  à  travers  les  des- 
criptions modernes,  ses  paysans  semblent  vivre  isolés  au  milieu 
de  leurs  champs,  dans  de  misérables  huttes,  les  villages  n'exis- 
tent pas,  les  hameaux  mêmes  sont  rares.  Nous  savons  toutefois 
par  Spensercju'au  seizième  siècle  il  n'en  était  pasde  même  et  cju'on 
les  trouvait  généralement  groupés  dans  des  villages  fortifiés.  Ce 
mode  de  groupement  appelait  naturellement  la  culture  en  com- 
mun, et  c'est  ce  qui  existait  encore  au  dix-huitième  siècle  dans 
beaucoupde  cas. Un  certain  nombre  de  familles  (comtésde  Ferma- 
nagh,  Leitrim,  Sligo),  généralement  3,  4,  5,  ou  6,  parfois  8,  rare- 
ment plus  (on  cite  cependant  des  associations  de  30  familles)  s'en- 
tendent pour.louer  en  commun  à  quelque  gros  fermier  ou  à  quel- 
que propriétaire  une  ferme  d'environ  100  acres.  Puis,  au  scinde 
chacune  de  ces  })etites  associations,  on  procède  à  une  répartition 
des  terrains,  suivant  leur  nature,  jusqu'à  faire  des  parcelles  de  5  à 
()  acres.  A  ces  praticjues  viennent  se  mêler,  mais  pas  toujours  (car 
on  les  rencontre  aussi  dans  les  fermes  à  bétail),  deux  autres  mo- 
des que  Young  appelle  rundale  et  changedale,  le  premier  consis- 
tant à  ne  pas  clore  par  des  talus  la  part  de  chacun,  mais  simple- 
ment par  des  guérets  que  l'on  remanie  sans  cesse,  la  seconde,  à 
faire  tous  les  ans  l'échang-e  des  lots.  Le  rimdale  existe  à  Ferma- 
nagh  à  la  fois  pour  les  fermes  à  bétail  et  pour  celles  à  céréales  ; 
il  existe  à  Leitrim,  à  Antrim,  à  Wexford;  le  changedale  existe 
aussi  à  Antrim;  mais  rundale  et  chang-edale  sont  des  mots  incon- 


l'ihlande  d'autrefois.  431 

nus  à  Tipperary,  le  changedale  n'yexistepas;lerundalenesei'eii- 
coiitrc  pas  à  Mayo.  Il  semble  qu'en  ces  dernières  localités  on  cultive 
encore  en  commun,  et  (ju'il  n'y  ait  aucune  jouissanc(^  individuelle, 
même  temporaire,  d'un  bout  de  champ  quelconque;  mais  ceci  de- 
manderait à  être  vérifié.  En  tout  cas,  les  villages  de  fermiers 
étaient  fort  nombreux  au  Nord  (Louth),  comme  au  Sud  (Kilkenny, 
Wicklow.  Tipperary,  Gahvay,  Cork,  Kerry)  ;  c'est  surtout  vers 
Limerick,  Wexford,  King's  County,  que  Young  nous  fait  assister 
à  leur  disparition  (1).  Il  a  d'ailleurs  très  bien  su  noter  Futilité 
agricole  de  ces  communautés  d'habitants.  L'Irlandais  n'est  pas 
assez  riche  pour  monter  individuellement  une  ferme  :  dans  ce 
système,  au  contraire,  l'un  apportant  une  vache,  l'autre  un  che- 
val ,  l'autre  des  semences,  un  cheptel  un  peu  présentable  peut 
être  réuni  :  aussi  arrive-t-il  que,  dans  l'attribution  des  lots,  on 
tienne  compte  de  la  mesure  plus  ou  moins  grande  dans  laquelle 
chacun  a  contribué  à  la  constitution  du  cheptel.  Cette  organisa- 
tion de  jouissance  plus  ou  moins  collective  nous  explique  fort 
bien  ce  texte  un  peu  obscur  des  anciennes  lois  où  il  est  dit  que 
les  fils  de  ïaire  (2),  pour  ne  pas  déchoir  de  la  situation  de 
leur  père  ne  partagent  pas  ses  biens,  ou  encore  que  plusieurs 
personnes  non  parentes  peuvent  s'associer  pour  assurer  à  l'une 
d'entre  elles  la  situation  d'aire.  Dans  l'ancien  droit  irlandais  (j'en- 
tends par  là  le  droit  celtique  non  mélangé  d'éléments  anglo- 
normands),  il  semble  bien  que  ce  soit  cette  communauté  villa- 
geoise qui  porte  le  nom  de  balli/  en  tant  qu'organisme  du 
travail,  de  fine  en  tant  que  groupement  de  personnes.  La  finr 
est  donc  la  famille,  au  sens  du  mot  latin  familia.  Un  membre  de 
la  famille  ne  peut,  dans  cet  ancien  droit,  vendre  ce  que  l'on  ap- 
pelle sa  part  de  propriété  sans  le  consentement  des  autres  mem- 
bres ;  en  effet,  ce  serait  leur  donner  un  associé  malgré  eux.  Il  ne 
peut  de  même  accepter  de  contracter  dans  les  conditions  particu- 

(1)  Young,  l.  I,  p.  46,  79,  92,  99,  115,  188,  212,  234,  241,  243,  307,  3G0,  373,  374, 
442,  450,  459,  462. 

(2)  L'aire  est  un  personnage  qui,  jouissant  dune  certaine  fortune,  a  droit  à 
certains  honneurs  et  tient  une  certaine  place  dans  la  hiérarchie  si  minutieusement 
réglée  de  la  société  irlandaise.  On  voit  par  là  que  l'aire  est  le  chef  de  la  communauté 
dhabitants,  bally ou  township. 


432  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

lièrement  onéreuses  sur  lesquelles  nous  aurons  à  revenir  et  qui 
constituent  le  contrat  [saer]  sans  le  même  consentement,  car,  en 
fait,  ses  co-associés  souffriraient  de  la  réalisation  des  prestations 
promises  qui  diminuent  au  profit  d'un  tiers  la  part  de  la  récolte 
commune.  C'était  encore  cette  famille,  ou  plutôt  son  agent,  le 
père  ou  le  chef  (car  le  père  peut  ne  pas  toujours  être  le  chef), 
qui  consentait  au  mariag'e  des  femmes  qui  la  composaient,  et  c'é- 
tait lui  qui  touchait  le  prix  de  ce  mariage,  envisagé  comme  une 
véritable  vente  (1). 

Dans  ces  petites  communautés,  on  comprend  que  la  question 
du  régime  successoral  ne  se  pose  pas.  Quand  il  survient  un 
nouvel  ayant  droit,  on  procède  à  un  remaniement  des  lots,  ou 
plus  exactement,  comme  ces  remaniements  sont  périodiques,  on 
avise  au  prochain  changement.  Dans  les  régions  où  le  fermier, 
suivant  nos  habitudes  occidentales,  occupe  seul  en  simple  ménage 
la  ferme  qui  lui  a  été  louée  individuellement,  il  procède  à 
l'établissement  de  ses  enfants  par  le  mode  communautaire  du 
partage  égal.  A  Armagh,  quand  un  enfant  se  marie,  le  père  lui 
construit  une  maison  près  de  la  sienne  et  j)artage  sa  ferme  avec 
lui.  Ce  partage  du  bien  loué,  Young  le  retrouve  à  Down,  An- 
trim,  Derry  (2).  Le  droit  de  continuer  le  bail  est,  à  la  mort  du 
père,  partagé  entre  tous  les  enfants.  Ce  partage  égal  est  de  tra- 
dition. «  Chacun,  dit  un  vieux  texte  qui  raconte  l'établissement  de 
la  propriété  individuelle  en  Irlande  au  septième  siècle,  reçut 
pour  sa  part  neuf  sillons  de  bois,  neuf  sillons  de  marais  et  neuf 
sillons  de  terre  labourable  (3).  »  Aussi  le  morcellement  de  la  cul- 
ture en  Irlande  atteint-il  des  proportions  effrayantes.  L'Irlande, 
écrivait  M.  de  Lavergne  vers  18.50,  est  le  pays  de  la  très  petite 
culture,  on  n'y  compte  que  300.000  fermes  de  plus  de  6  hec- 

(1)  Il  faut  noter  ici  que  le  mariage  temporaire  ayant  été  jadis  fréquent  en  Irlande, 
il  se  jModuisait  un  iihénomène  assez  analogue  à  l'émancipation  par  la  vente  du  droit 
romain.  A  la  première  vente,  la  famille  louchait  intégralement  le  prix:  à  la  seconde, 
une  petite  part  était  attribuée  à  la  femme; à  la  troisième,  une  part  plus  considérable, 
et  ainsi  de  suite  jusqu'à  la  vingtième  qui  émancipait  la  femme,  et  faisait  que  désor- 
mais ce  qu'elle  gagnait  lui  appartenait  et  ne  tombait  plus  à  aucun  titre  dans  la 
communauté  familiale. 

(2)  Young,  t.   I,  p.  120,  140,  151,  166,  174. 

(3)  Skene,  t.  III,  p.  146. 


l.'lHLANDE    n'AUTREFOIS.  433 

tares  contre  250.000  de  moins  de  G,  et  300.000  de  moins  de  2. 
C.omme  an\  llighlands,  le  mal  est  accru  par  la  présence  desbor- 
diers  payés  non  pas  en  argent,  mais  moyennant  la  sous-location 
d'un  lopin  de  terre.  Cent  hectares  de  terre  à  la  campagne  comp- 
tent GO  exploitants  en  Irlande,  30  en  Angleterre  et  il  dans  la 
basse  Ecosse  (1). 

Ce  dernier  trait  du  partage  des  fermes  nous  montre  bien  que 
l'Irlandais  ne  se  considère  pas  comme  un  pur  fermier,  mais 
comme  une  sorte  de  co-propriétaire,  et  Lavergne  a  très  bien  vu 
qu'en  certains  endroits,  en  Donegal  par  exemple,  le  tenant  right 
n'est  pas  le  droit  pour  le  fermier  sortant  de  se  faire  rembourser 
des  améliorations  qu'il  n'a  pas  faites,  mais  de  vendre  son  droit 
à  la  terre  au  fermier  entrant. 

Cependant  la  situation  de  fait  est  toute  autre.  J'ai  déjà  eu 
occasion  d'indiquer  l'état  juridique  bizarre  des  relations  qui 
existent  dans  le  régime  du  clan  entre  la  terre  et  la  personne  du 
chef.  Celui-ci  n'en  est  pas  le  propriétaire,  mais  il  en  est  le  dis- 
tributeur, il  peut  donc  colloquer  le  tenancier  là  où  il  lui  plait 
sans  avoir  le  droit  de  l'expulser  comme  propriétaire,  quoique 
ce  droit  lui  appartienne  comme  juge  et  comme  chef  de  guerre 
vis-à-vis  d'un  individu  désobéissant  dont  il  apprécie  sans  con- 
trôle les  mérites  ou  les  démérites.  Au  dix-huitième  siècle,  les 
propriétaires  d'Irlande  sont  des  Anglais,  pourvus  par  suite  des 
confiscations,  non  résidents,  et  qui  ont  conservé  la  physionomie 
extérieure  du  régime  du  clan,  exerçant  tous  les  droits  du  chef, 
mais  non  plus  comme  chefs  et  simplement  comme  propriétaires. 
Au-dessous  d'eux,  de  nombreuses  causes,  leur  absentéisme,  leur 
paresse,  l'ennui  de  réunir  soi-même  les  rentes  si  petites  que 
peuvent  seules  payer  des  paysans  indigents,  le  souvenir  de  l'an- 
cien état  de  choses  leur  ont  fait  conserver  des  intermédiaires, 
middleman^  qui  se  chargent  de  la  sous-location  et  de  la  recette, 
souvent  appelés  petits  tierns,  petits  chefs,  véritable  portrait  du 
tacksman  d'Ecosse,  aussi  rapaces  et  incapables  que  lui.  Très 
nombreux,  nous  dit  Young,  dans  Fermanagh  et  Leitrim,  Armagh, 

(1)  De  Lavergne,  p.  400. 


434  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

Meath,  West-Meath ,  Kilkenny,.  Cork,  ils  diminuent  de  jour 
en  jour  en  Donegal,  Sligo,  King's  County,  Wexford,  Clare  (1). 
Mais  ces  intermédiaires  ne  sont  pas  seuls  et  il  n'est  pas  rare  de 
rencontrer,  au  grand  détriment  de  la  culture,  plusieurs  échelles 
de  sous-locataires  oisifs,  ivrognes,  grands  chasseurs  ou  absents, 
superposés  à  des  tenanciers  sans  bail,  indigents,  écrasés  de  cor- 
vées, exploités  de  toutes  manières.  Et  maintenant,  rappelons  de 
l'Angleterre,  ou  de  la  ville,  le  landlord  et  le  mkldleman ,  donnons- 
lui  un  caractère  militaire,  et  nous  aurons  devant  nous  avec  son 
chef,  ses  petits  chefs,  ses  communautés  agricoles  et  ses  journa- 
liers, le  vieux  clan  irlandais  des  temps  passés.  Mais  auparavant, 
et  pour  me  conformer  à  la  marche  que  j'ai  suivie  pour  l'Ecosse, 
je  veux  placer  ici  les  caractères  qu'en  dehors  de  l'état  de  guerre, 
le  régime  de  la  commiutauté  a  imprimés  aux  Irlandais. 

m.  —  LORGAMSAÏION  COMMUNAUTAIRE  DU  TRAVAIL  MAINTIENT 
CHEZ  LES  HABITANTS  l'eSPRIT  DE  TRADITION  ET  l'iNILUENCE  DU 
VOISINAGE. 

Nos  lecteurs  ont  assez  souvent  trouvé  ici  même  des  descriptions 
du  type  communautaire  pour  que  ce  mot  évoque  aussitôt  à  leurs 
yeux  une  silhouette  assez  précise  de  l'individu  auquel  il  s'ap- 
pUque.  Les  trois  grands  traits  qui  le  caractérisent,  le  respect  des 
vieillards  et  des  choses  anciennes,  l'apathie  dans  les  manifesta- 
tions individuelles  de  la  vie  privée,  l'entrain  dans  les  manifes- 
tations collectives,  nous  allons  sans  étonnement  les  retrouver  ici. 

1°  Tout  ce  qui  existe  depuis  longtemps,  hommes  ou  choses,  est 
réputé  bon  :  de  là  vient  le  respect  des  vieillards  et  de  la  tradi- 
tion. Entre  deux  personnes  de  rang  et  de  fortune  égale,  dit  le  re- 
cueil de  droit  coutumier  connu  sous  le  nom  de  Senchus  Mor 
(septième  ou  huitième  siècle),  la  préséance  appartient  au  plus 
âgé.  Le  devoir  du  roi,  dit  un  poème  de  la  même  époque,  est  de 
ne  pas  tromper  les  vieillards ,  de  se  souvenir  de  leur  doctrine, 
de  suivre  les  lois  posées  par  les  ancêtres  ;  un  autre  cite  à  l'éloge 
du  roi  Coirpre  ce  trait,  que,  pour  rendre  la  justice,  il  avait  l'habi- 

(1)  Young,  t.  I,    p.  55,  Gl,  78,  92,  124,  186,  189,  205,  212,  237,  288,  307. 


l'irlande  d'autrefois.  '(35 

tiulc  lie  prendre  conseil  de  son  père.  Chacun  veut  imiter  les  an- 
flétres.  Le  prince  Brian,  dont  le  frère  a  fait  sa  paix  avec  les  enva- 
hisseurs norvégiens  et  Danois  et  l'exhorte  à  suivre  son  exemple, 
lui  répond  :  «  En  mourant  })our  la  lijjerté,  nous  faisons  comme 
nos  pères  qui  sont  morts  pour  elle,  mais  ils  ne  nous  ont  jamais 
donné  l'exemple  de  la  soumission,  »  et  le  clan  électrisé  court 
tout  entier  aux  armes.  Dans  une  sphère  plus  modeste,  chacun 
veut  suivre  le  métier  paternel;  tout  le  monde  veut  vivre  de  la 
culture,  ce  qui  crée  une  demande  exagérée  de  la  terre.  Toutes 
les  innovations  leur  sont  odieuses.  Au  dix-huitième  siècle,  les 
fours  construits  par  un  propriétaire  anglais  sur  la  côte  Nord-Ouest 
pour  sécher  à  l'air  chaud  la  morue  en  temps  humide  sont  détruits 
par  ses  voisins  (1). 

2"  Si  l'Irlandais  ancien  est  aussi  prononcé  contre  les  innovations 
qui  ne  lui  demandent  aucun  effort,  qui  se  font  à  côté  de  lui  et 
sans  lui,  combien  plus  résistera-t-il  à  celles  qu'on  le  sollicitera 
de  faire!  Sou  mode  de  travail  et  son  mode  d'existence  sont  égale- 
ment défectueux.  Un  mot  peint  cet  Irlandais  comme  le  Highlan- 
der;  il  est  très  capaLle  d'un  effort  énergique  pour  ne  pas  mou- 
rir de  faim,  il  est  incapable  d'un  effort  soutenu  pour  s'enrichir 
et  s'élever.  «  Donnez  une  bonne  terre  à  un  paysan,  dit  à  Young 
un  grand  agriculteur  du  Galway,  il  la  ruinera;  donnez-lui  un 
mauvais  morceau  de  bruyère,  il  Taméliorera  .  »  Pour  cela,  en 
effet,  il  suffit  de  travailler;  dans  le  premier  cas,  au  contraire,  il 
faudrait  un  labeur  raisonné,  intelligent,  complexe  (2).  Young  et 
Lavergne  ne  tarissent  pas  en  gémissements  sur  l'état  misérable 
de  l'agriculture  irlandaise,  l'absence  générale  d'étables  et  de 
hangars,  la  rareté  des  jardins  de  ferme,  l'imperfection  de  l'outil- 
lage; la  charrue  primitive,  les  bêches  et  les  fourches  de  bois  ra- 
rement ferrées,  de  mauvaises  voitures,  un  simple  joug  droit  pour 
accoupler  les  bœufs,  la  pratique  du  sarclage  presque  inconnue, 
les  habitants  en  West-Meath,  enDerry,  en  Tipperary,  préférant  au 
contraire  voir  leurs  récoltes  envahies  par  les  mauvaises  herbes, 

(1)  D'Aibois,  t.  V,  p.  18'J;  Wars  of  tlie  Gall,  p.  59;  de  Bovet,  Lettres,  p.  1:53; 
Anderson,  p.  306. 

{'>)  Young,  vol.  I,  p.  383;  vol.  II,  p.  43. 


436  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

parce  que  cela  accroit  le  fourrage,  l'usage  de  la  houe  très  peu 
répandu,  etc.  Très  peu  d'améliorations  ont  été  faites,  très  pe^ 
d'individus  sont  susceptibles  de  les  faire,  comme  le  prouve  la 
faible  valeur  locative  des  terres,  louées  2  shellings,  alors  qu'en 
Angleterre  elles  se  loueraient  5  shellings,  un  beaucoup  plus  grand 
nombre  de  capitaux  ayant  été  incorporé  au  sol  et  un  beaucoup 
plus  grand  nombre  étant  encore  disposé  à  s'y  incorporer.  Les 
rendements  à  l'hectare  sont  très  inférieurs  à  ce  qu'ils  sont  dans 
le  Nord  et  l'Est  de  l'Angleterre.  L'assolement  se  compose  d'une 
récolte  de  froment  sur  jachère  suivie  de  récoltes  indéfinies  de  cé- 
réales de  printemps  (Derry,  Tipperary,  Wexford),  jusqu'à  épuise- 
ment de  la  terre  qui  est  parfois  douze  ou  quinze  ans  à  se  remettre 
de  ce  régime  épuisant.  Les  comtés  les  moins  arriérés  au  point  de 
vue  agricole  (Louth,  Carlow,  Kildare,  Kilkenny)  font  encore  après 
la  récolte  de  froment  deux  récoltes  d'orge  et  d'avoine,  tandis  que 
les  plus  mauvais  agriculteurs  de  l'Angleterre  n'enfont  qu'une  (1). 
Très  peu  de  prairies  artificielles,  de  trèfle,  pois,  turnps,  fèves.  Ils 
laissent  perdre  toute  leur  balle  et  menue  paille  en  vannant  leur 
grain  sur  la  grande  route.  Ils  entravent  leurs  animaux  afin  de  se 
dispenser  de  les  garder  pourtour  interdire  l'accès  des  terres  cul- 
tivées. Ils  ne  parquent  pas  davantage  leurs  moutons.  Ils  laissent 
souvent  leur  foin  et  leur  paille  éparpillés  sur  le  champ  et  les  font 
consommer  sur  place  par  leur  bétail  au  lieu  de  les  rentrer  dans 
les  greniers;  souvent  même  ils  vendent  leur  grain  en  meules 
pour  s'éviter  la  peine  de  le  battre,  ils  brûlent  leur  paille  comme 
combustible  au  lieu  de  la  vendre  et  d'acheter  avec  le  prix  de  quoi 
se  chauffer.  Leurs  amendements,  leurs  engrais,  quoique  sur  ce 
point  il  y  ait  déjà  de  notables  améliorations,  les  préoccupent  peu. 
Ils  ne  savent  pas  tirer  du  varech  la  moitié  de  ses  avantages;  le 
sable  de  mer,  la  marne,  la  chaux,  le  gravier  calcaire  sont  très 
souvent  négligés  par  eux,  quoiqu'il  soit  visible  qu'un  faible  dé- 
rangement suffirait  à  leur  en  procurer  ;  ils  aiment  mieux  aller 
couper  de  la  fougère  dans  les  friches  voisines.  Pour  faire  de 
l'argent  le  plus  vite  possible,  ils  tuent  leurs  veaux,  à  Cork  par 

(1)  Young,  vol.  II,  pp.  17,  19  à  22,  186. 


l'iklande  i/autrkfois.  Mil 

exemple,  à  l'âge  de  deux  oa  trois  jours.  C'est  vraiment  manger 
son  bien  en  herbe. 

Si  nous  nous  dirigeons  vers  le  Connaught,  le  spectacle  est 
encore  bien  pir(\  Les  prati(jues  que  nous  avons  vues  en  usage 
aux  Hébrides,  interdites  par  le  parlement  irlandais  en  1035, 
persistent  encore  au  temps  de  Young  dans  le  comté  de  Mayo,  dans 
celui  de  Cavan,  et  il  y  a  peu  de  temps,  alors  qu'elles  ont  dis- 
paru du  Fermanagh,  du  Galway.  On  y  laboure  ou  on  y  herse 
avec  un  instrument  aratoire  simplement  attaché  à  la  queue  du 
cheval,  le  conducteur  ne  sait  pas  faire  tourner  ses  bêtes  et  les 
conduit  à  reculons.  Pour  s'éviter  les  fatigues  du  battage,  on 
brûle  la  paille  afin  d'en  détacher  le  grain.  Au  lieu  de  tondre  les 
moutons,  on  arrache  la  laine  à  la  main.  On  n'utilise  même  pas 
le  fumier  de  ferme,  on  le  laisse  s'accumuler  sur  place  et,  quand 
le  tas  grossit  outre  mesure  et  commence  à  devenir  gênant,  on 
préfère  déplacer  la  maison  (1). 

On  comprend  que  cette  apathie  dans  le  travail,  apathie  géné- 
rale dans  un  pays  où  les  enfants  sont  inoccupés,  où  les  femmes 
ne  prennent  que  très  rarement  part  aux  travaux  du  dehors  et 
par  conséquent  restent  oisives,  sauf  dans  les  pays  où  le  fdage 
est  répandu  (2),  on  comprend,  dis-je,  que  cette  apathie  dans  le 
travail  engendre  à  la  fois  et  l'apathie  et  la  misère  dans  le  mode 
d'existence,  dans  la  manière  d'employer  les  ressources  acquises. 

Disons  d'abord  la  misère  dans  l'habitation.  Cet  ancien  Irlan- 
dais habite  une  pauvre  hutte  à  moitié  en  ruines.  Jadis,  aux 
dixième  et  onzième  siècles,  une  habitation  se  composait  d'une 
série  de  huttes  distinctes.  Quand  un  accident  venait  à  les  détruire, 
c'était  plus  facile  de  refaire  cette  série  de  huttes  que  de  recons- 
truire une   véritable  maison.  Il  y  avait  ainsi  la  hutte   où  l'on 

(1)  Young,  vol.  I,  p.  205,  211,  249. 

(2)  Rien  ne  peint  mieux  celte  apathie  que  ce  passage  où  l'auteur  des  Wars  of  (lie 
GaU,  célébrant  les  victoires  de  Brian  qui  ont  chassé  du  Sud  de  l'Irlande  la  domina- 
tion danoise,  s'écrie  :  «  Il  n'y  eut  pas  alors  dans  tout  le  Sud  de  l'Irlande  un  fils  de 
Galdhil  qui  daignât  mettre  la  main  au  fléau  ni  au  van,  ni  une  femme  irlandaise  qui 
lavât  ses  vêtements,  broyât  son  grain  au  pilon  ou  pétrît  ses  gâteaux;  ils  avaient  des 
esclaves  étrangers  qui  travaillaient  pour  eux.  [Wars  of  (lie  Gall,  p.  117.)  Sur  leur 
négligence  à  utiliser  les  ressources  de  leur  pays  au  point  de  vue  de  la  pèche,  voyez  de 
Bovel  dans  le  Tour  du  Monde,  t.  II.  p.  1G5). 

T.  XX.  32 


438  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

mangeait,  où  l'on  dormait,  où  l'on  faisait  la  cuisine,  où  l'on 
brassait  la  bière;  la  hutte  où  l'on  faisait  la  farine,  le  pain  et 
le  fourrage;  la  hutte  où  les  femmes  filaient, tissaient  et  confection- 
naient les  vêtements  de  la  famille  ;  la  grange  et  trois  huttes  pour 
les  agneaux,  les  veaux  et  les  pourceaux  qui  paissaient  dans  les 
prés  entourant  l'habitation.  C'est  une  installation  sommaire  et  à 
peu  de  frais  (1).  A  cause  de  la  rareté  du  bois  et  de  la  pierre,  on 
se  contente,  dans  certains  districts,  de  tresser  deux  cylindres  d'osier 
que  l'on  emboîte  l'un  dans  l'autre,  laissant  entre  eux  un  espace 
circulaire  d'un  pied  environ,  et  Ton  maçonne  l'intervalle  avec 
de  l'argile,  ou  bien  on  plante  dans  le  sol  des  poteaux  entre  les- 
quels on  entrelace  des  branches  de  coudrier,  et  sur  ce  cylindre 
se  plante  un  chapeau  conique  de  jonc,  de  paille  ou  de  roseau. 
Seules,  les  églises  et  les  salles  à  manger  des  rois  sont  construites 
en  planches.  La  légèreté  de  ces  constructions  n'est  en  rien  la 
preuve  que  les  habitants  n'aient  pas  renoncé  à  la  vie  nomade  : 
sur  toute  la  côte  occidentale  de  l'ile,  dans  les  comtés  de  Galway, 
Sligo,  Mayo,  Clare,  Kerry,  la  nature  calcaire  du  sol  fournit 
presque  à  fleur  de  terre  les  matériaux  nécessaires  à  la  construc- 
tion de  ces  huttes  cylindriques  en  pierres  sèches  sans  ciment  que 
l'on  appelle  des  cloghans  (2).  C'est  dans  le  Nord-Est  que  l'usage 
exclusif  du  bois  persiste,  que  les  habitants  au  douzième  siècle 
en  sont  encore  à  sétonner  de  voir  construire  des  églises  en  pierre, 
alors  que  dès  le  neuvième  siècle,  on  voit  s'élever  dans  tout  le  Sud 
des  tours  en  maçonnerie.  Et  Young  signale  ce  fait  curieux  de 
fermiers  aisés  du  comté  de  Louth  qui  ne  tiennent  pas  à  avoir 
plusieurs  étages  ni  même  des  cheminées,  quoiqu'ils  puissent  en 
acheter.  Ce  n'est  pas  une  question  de  fortune.  Les  bonnes  terres 
du  Leinster  sont  couvertes  de  cahutes  aussi  misérables  que  les 
terres  stériles  du  Connaught  :  Young  dit  qu'il  n'a  rien  vu  de 
plus  misérable  que  celles  qu'il  a  aperçues  en  NVicklow.  C'est 
donc  l'absence    complète  de  tout  sentiment  de  confort.  Si  un 

(l)De  Bovet,  Lettres,  p.  il,  18  à  20,  111,  141,  li3;  Trois  mois  en  Irlande,  t.  1, 
p.  7;  t.  II,  p.  175. 

(2)  La  forme  ronde  des  liabilalions  provient  de  la  place  du  foyer  au  centre  du 
logement  :  l'invention  des  cheminées  leur  fit  prendre  la  forme  oblongue  qu'elles  conser- 
vèrent en  Ecosse  sans  rien  changer  au  mode  de  construction. 


l'i ISLANDE    d'aUTKEI'OIS.  4. '{9 

individu  est  riche,  il  ne  cherche  pas  à  mieux  se  loger,  il  achè- 
tera du  bétail  au  Hou  de  meubles,  ou  plutôt  il  se  donnera  du 
repos  (1). 

La  nourriture  vaut  un  peu  mieux  que  le  log-ement.  Sans  doute 
elle  n'est  pas  variée,  la  consommation  de  la  viande  est  fort 
rare,  restreinte  à  Noël  (Furness  en  Kildare) ,  à  une  dizaine  de 
dimanches  dans  l'année  (King's  County).  Rarement  mang-ent-ils 
de  la  viande  une  fois  par  semaine  (Ards  en  Down ,  Clonleigh  en 
Dcrry,  ^Varrensto^vn),  ou  tons  les  quinze  jours  (Mahon  en  Ar- 
magh) .  Le  porc  ou  la  volaille  sont  plus  souvent  vendus  que  con- 
sommés par  la  famille,  mais  on  mange  des  pommes  de  terre 
à  discrétion.  Le  journalier  n'étant  pas  payé  en  argent,  mais 
en  nature,  ne  peut  boire  sa  paye  comme  en  Angleterre,  et  ses  en- 
fants sont  par  conséquent  mieux  nourris  que  dans  la  grande 
lie.  En  revanche,  riiabillement  est  misérable;  comme  l'Irlandaise 
ne  raccommode  rien,  n'entretient  rien  ,  tout  ce  monde  est  perpé- 
tuellement en  guenilles.  Il  est  vrai,  ajoute  philosophiquement 
Young ,  que  cela  ne  nuit  point  à  leur  santé;  ce  qui  n'est  pas  bien 
certain. 

Cette  misère  et  cette  apathie  avaient  pour  conséquence  de  déve- 
lopper cbez  le  peuple  irlandais  des  goûts  de  maraudage  très  pro- 
noncés. Quand  il  avait  besoin  d'une  chose  qui  était  à  sa  portée , 
plutôt  que  de  faire  effort  pour  en  gagner  le  prix,  peut-être  par 
souvenir  de  l'ancien  état  de  choses  où  la  guerre  était  le  mode 
normal  d'acquérir,  il  mettait  la  main  dessus.  Les  paysans 
de  Packenham  en  Meath,  dit  Young,  volent  tout  ce  leur  tombe 
sous  la  main  ,  môme  des  objets  qui  ne  leur  servent  de  rien,  tout  le 
fer  qu'ils  trouvent,  clés,  gonds,  chaînes,  serrures,  etc.;  de  gros 
arbres,  des  charretées  deturneps,  une  récolte  entière  de  froment, 
disparaissent  en  une  nuit:  ils  enlèvent  des  portes  qu'on  vient  de 
construire.  Ils  déferrent  les  chevaux  dans  les  champs  pour  s'em- 
parer du  fer.  A  Derry,  à  Sligo,  à  ^Yicklo^v,  à  Kildare,  à  King's  et 
Queen's  County,  les  mêmes  faits  se  reproduisaient  plus  ou 
moins  (2). 

(1)  Young,  vol.  I,  |).  47;  vol.  II,  j).  47,  49. 

(2)  Young,  vol.  I,  pp.  240,  3li6,  446;  vol.  II,  p.  146. 


440  LA   SCIENCE   SOCIALE. 

3°  A  cette  apathie,  à  cette  mollesse  dans  le  travail,  qui  fait  que 
Young'  peut  écrire  :  «  Payer  treize  sous  un  journalier  en  Irlande 
vous  coûtera  plus  cher  que  de  le  payer  2  sh.  en  Angleterre,  » 
opposez  cet  autre  trait  bien  communautaire  :  lui  aussi,  l'entrain, 
l'énerg-ie  que  l'on  met  dans  toutes  les  manifestations  collectives 
de  la  vie  privée.  Un  Irlandais  fera  10  ou  12  milles  pour  aller  à  la 
foire,  n'eùt-il  à  y  vendre  qu'un  agneau  ou  une  couple  de  poulets, 
mais  du  moins  il  y  verra  du  monde.  Gomme  aux  Highlands  et 
pour  la  même  raison,  la  race  a  conservé  le  g-oiUdes  réunions,  de 
la  musique,  de  la  danse.  Ces  anciens  Irlandais  étaient  passionnés 
de  cette  dernière  distraction.  Après  une  journée  de  dur  travail, 
ils  ne  regardaient  pas  à  faire  7  milles  pour  aller  danser;  ou 
dansait  tous  les  dimanches,  et  rien  n'était  plus  comique  que  ces 
gens  déguenillés,  sans  bas  ni  souliers,  dansant  des  menuets  dans 
des  granges  enfumées.  Pour  les  mêmes  raisons  que  le  Highlander, 
l'Irlandais  est  curieux.  «  Demandez  à  un  Irlandais,  dit  Knox,  le 
chemin  pour  aller  à  Lurgan,  il  vous  répondra  :  <(  Est-ce  que 
c'est  à  Lurgan  que  vous  allez?  »  Puis  :  «  C'est  un  bien  bel  en- 
droit. Est-ce  que  vous  n'y  avez  jamais  été?  Vous  venez  sans 
doute  de  Dublin?  »  L'instruction  est  très  répandue;  tous  les  enfants, 
même  les  plus  pauvres,  savent  lire,  écrire  et  compter,  mais  le 
maître  le  plus  apprécié  est  encore  le  maître  de  danse,  maître 
ambulant  toujours  choyé.  On  danse  et  l'on  boit  aux  noces,  on 
hurle ,  on  boit  et  on  prise  aux  enterrements.  «  Ce  qui  me  frappa 
le  plus  chez  les  gens  du  peuple,  dit  Young,  c'est  leur  vivacité  et 
leur  volubilité.  Ils  parleraient  et  priseraient  sans  fatigue  jusqu'au 
jour  du  jugement  dernier  (1).  » 

[A  suivre.)  Ch.  de  Calan. 

(1)  Young,  vol.  I,  p.  27,  60,  64,  68,  99,  175,  238,  238,  423,459,  446. 


Le  Directeur-Gérant  :  Edmond  Demolins. 


TYPOGIIAI'IIIE   FlIi.MIN-DlDUT    El 


QUESTIONS     DU    JOUR 


UN  NOUVEL  ÉPISODE 

DE  LA  QUESTION  D'ORIENT 


Le  grand  problème  politique  appelé  commauément  la  Ques- 
tion d Orient  ne  date  pas  d'hier.  Il  s'est  posé  voilà  près  de  six 
siècles,  lors  de  l'établissement  des  hordes  turques  en  Asie  Mi- 
neure... De  là,  en  effet,  elles  menacèrent  bientôt  la  péninsule 
des  Balkans,  puis  s'y  établirent,  et,  remontant  le  Danube  tandis 
que  leurs  Hottes  infestaient  la  Méditerranée,  firent  courir  à  l'Eu- 
rope un  pressant  danger.  Il  en  fut  ainsi  jusqu'au  jour  où,  vain- 
cues en  Hongrie,  écrasées  sur  mer,  il  leur  fallut  reculer  et  se 
cantonner.  Les  Turcs  s'étaient  taillé  d'ailleurs  un  superbe  empire, 
qui  enveloppait  toute  la  moitié  orientale  de  la  Méditerranée, 
couvrait  d'immenses  régions,  fertiles  et  peuplées,  et  gardait  ac- 
cès dans  toutes  les  directions  :  vers  l'Europe  par  la  vallée  du 
Danube,  vers  l'Afrique  par  celle  du  Nil,  vers  l'Asie  par  celle  de 
l'Euphrate.  Solidement  établis  dans  ces  vastes  régions,  ils  réus- 
sirent à  jouer,  jusque  vers  la  fin  du  dix-septième  siècle,  un  rôle 
actif.  Depuis  lors  ce  rôle  est  devenu  passif.  De  là,  dans  l'évolu- 
tion de  la  Question  d'Orient,  deux  phases  distinctes  et  même 
opposées  :  pendant  la  première,  les  nations  occidentales  ne  son- 
gent qu'à  se  défendre  contre  leur  redoutable  voisine,  et  se 
préservent  à  grand'peine  de  sa  domination;  dans  la  seconde, 
elles  prennent  à  leur  tour  l'offensive,   contiennent  la  Turquie 

T.   x.\.  33 


4  42  LA   SClEiNCE    SOCIALE. 

et  enfin  la  pressent,  lentement,  mais  avec  une  force  irrésistible, 
l'obligeant  à  se  replier  sur  elle-même  et  à  abandonner  lambeau 
par  lambeau  les  parties  extrêmes  de  son  vaste  territoire.  La 
Science  sociale  donne  sur  les  causes  et  les  effets  de  cette  évolu- 
tion des  lumières  singulièrement  vives  et  précieuses  pour  dis- 
tinguer les  termes  actuels  de  la  question.  Or,  bien  poser  un  pro- 
blème, n'est-ce  pas  en  faciliter  la  solution? 

La  question  d'Orient  groupe  une  série  d'éléments  qu'il  faut 
d'abord  analyser,  au  moins  d'une  façon  sommaire.  Ces  éléments 
sont  les  suivants  :  1"  l'État  ottoman  ;  2°  les  Puissances  continen- 
tales; 3°  l'Angleterre. 


I.    L  ETAT  OTTOMAN. 

Les  Turcs  sont  sortis  vers  le  huitième  siècle  des  steppes  de 
l'Asie  Centrale,  sous  la  forme  d'une  migration  de  cavaliers  pas- 
teurs, très  nombreuse,  très  mobile,  qui  s'écoula,  par  les  passes 
et  les  plateaux  de  la  Perse ,  vers  les  rivages  de  l'Asie  31ineure. 
Arrivés  là,  ces  envahisseurs  se  trouvèrent  transportés  au  milieu 
d'un  monde  singulièrement  différent  de  leurs  déserts.  Dans 
toutes  les  directions,  des  villes  populeuses  regorgeant  de  ri- 
chesses, des  campagnes  plantureuses  et  cultivées ,  offraient  au 
pillage  une  proie  d'autant  plus  facile,  que  partout  les  grands 
empires  étaient  morcelés  ou  déchirés  par  les  discordes  intesti- 
nes, et  exploités  plutôt  que  conduits  par  des  gouvernements 
corrompus.  Aussi  les  Turcs,  d'abord  purs  barbares,  puis  quel- 
que peu  policés  par  le  voisinage  des  peuples  civilisés  et  par  l'is- 
lamisme, s'organisèrent  tout  naturellement  en  vue  de  l'exploi- 
tation militaire  des  populations  qui  se  trouvaient  à  leur  portée. 
Ils  vécurent  en  quelque  sorte  à  cheval,  coulant  comme  un  tor- 
rent tantôt  vers  le  Sud  pour  submerger  l'Ëg-ypte  et  l'Afrique 
septentrionale,  tantôt  vers  le  Nord  pour  occuper  les  Balkans  et 
la  Grande  Métropole  de  l'Orient,  Constantinople ,  enfin  vers 
l'Ouest  pour  menacer  l'Occident.  Ils  passaient,  pillant  les  villes, 
soumettant  les  populations  à  leur  autorité,  se  reposaient  un  mo- 


UN    NOUVEL    Hl'ISdDE    I>E    LA    OUESTION    d'uUIENT.  ii'i 

ment  et  repartaient  au  galop  vers  d'autres  conquêtes  et  de  nou- 
velles curées. 

Il  va  de  soi  que  ces  conquérants  n'étaient  à  aucun  degré  des 
org\inisateurs  de  peuples.  Pasteurs  devenus  soldats,  ils  suivaient 
aveuglément  leurs  chefs,  de  champ  de  bataille  en  champ  de 
bataille,  sans  prendre  aucune  part  à  l'organisation  sociale,  éco- 
nomique ou  politique  des  contrées  qu'ils  foulaient,  et  sans  se 
mêler  à  leurs  habitants.  Quant  au  gouvernement ,  c'était  une 
pure  hiérarchie  militaire,  organisée  pour  combattre,  non  pour 
administrer.  Pourvu  que  les  populations  se  montrassent  sou- 
mises et  disposées  à  payer  l'impôt,  on  les  abandonnait  à  elles- 
mêmes.  Isolées  du  reste  du  monde,  tenues  à  l'écart  de  toute 
activité  intellectuelle^  sans  relations  entre  elles,  ces  populations 
retombèrent  pour  la  plupart  dans  un  état  de  demi-barbarie. 
Seules,  les  villes,  et  surtout  les  ports  maritimes,  restèrent  vi- 
vantes par  le  commerce. 

Peu  à  peu  cependant  les  Turcs  subirent  eux-mêmes  une  sorte 
d'évokition.  Cinq  ou  six  siècles  de  guerres  incessantes,  l'occu- 
pation d'un  grand  empire,  les  avantages  qu'ils  en  tiraient  par 
simple  domination,  avaient  peu  à  peu  émoussé  leur  ardeur  pre- 
mière. D'un  autre  côté,  les  nations  occidentales  s'organisaient 
et  s'unissaient  contre  eux.  Les  croisades,  les  guerres  de  Polo- 
gne et  de  Hongrie  les  avaient  décimés  ;  la  formation  des  grands 
États  européens,  leurs  progrès  dans  l'art  de  la  guerre,  arrêta 
d'abord,  refoula  ensuite  la  cavalerie  turque,  réduite  et  décou- 
ragée. Elle  descendit  de  cheval  et  se  cantonna  dans  ses  riches 
provinces,  formant  une  aristocratie  routinière  et  bornée,  (|ui  vi- 
vait à  l'aise  des  produits  du  sol  et  des  contributions  payées  par 
les  vaincus.  A  partir  de  ce  moment  la  décadence  de  l'empire 
turc  s'accentua  rapidement. 

Il  a  été  plus  d'une  fois  démontré,  dans  cette  Revue,  comment 
et  pourquoi  les  Orientaux  directement  issus  en  troupe  de  la 
Grande  Steppe  sont  généralement  inaptes  à  organiser  un  gouver- 
nement complet,  pondéré  et  efficace.  Leur  esprit  est  incapable 
d'en  former  la  conception,  parce  qu'il  est  dominé  irrésistiblement 
par  l'idée  fondamentale  de  la  communauté  de  famille.  Ces  peu- 


444  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

pies  sont  des  «  décentralisateurs  »  à  outrance  en  ce  sens  que 
chaque  groupe  familial  forme  chez  eux  une  unité  séparée  et 
close,  rattachée  aux  autres  par  un  seul  lien  :  l'autorité  person- 
nelle, unique  et  autocratique  du  souverain.  Cette  autonomie  de 
la  famille  et  ce  despotisme  politique  semblent  au  premier 
abord  des  antithèses  inconciliables.  Elles  concordent  cependant 
par  ce  fait  que  le  pouvoir  central  étant  purement  politique,  et 
revêtu  seulement  de  fonctions  larges  par  leur  portée,  mais  très 
restreintes  dans  leur  application  aux  individus,  comme  la  po- 
lice générale,  la  défense  du  territoire,  les  relations  extérieu- 
res (1),  la  famille  et  la  commune  gardent  pour  leur  fonction- 
nement intérieur  une  g-rande  liberté.  Mais  cette  liberté  ne  peut 
s'exercer  au  delà  du  cercle  étroit  que  nous  venons  de  dire  sans 
rencontrer  l'autorité  souveraine,  qui  lui  barre  le  chemin,  car 
elle  ne  saurait  admettre  des  relations  qui  excitent  sa  mé- 
fiance. Dans  la  commune,  les  familles  vivent  repliées  sur  elles- 
mêmes  et  n'ont  entre  elles  que  les  relations  rendues  nécessaires 
par  le  voisinage,  relations  réduites  à  peu  de  besoins;  et  de 
commune  à  commune,  ces  relations  n'existent  pas,  ou  se  bor- 
nent à  des  faits  de  très  peu  de  portée.  Les  choses  étant  ainsi,  l'é- 
quilibre des  forces  se  maintient  à  peu  près  tant  que  les  institu- 
tions et  les  mœurs  demeurent  sans  changement,  et  celles-ci  ne  se 
meuvent  guère  parce  que  tout  contribue  à  les  tenir  dans  l'im- 
mobilité :  la  tradition  sociale,  le  vaste  entourage  de  populations 
du  même  type  fondamental,  le  climat  doux,  le  sol  fertile,  la  fa- 
cilité de  vivre  sans  progresser  dans  le  travail.  Mais  si  quelque 
cause  intérieure  ou  extérieure  vient  à  troubler  les  conditions  na- 
turelles de  bien-être,  personne  n'est  en  état  de  remettre  vite  et 
bien  les  choses  à  leur  place.  L'initiative  individuelle  est  nulle, 
les  corporations  publiques  sont  faibles  et  sans  rapports  mutuels, 
le  pouvoir  central  n'a  qu'une  organisation  rudimentaire,  une 
administration  mal  tenue,  ignorante  et  vénale,  une  armée  qui 


(1)  Le  droit  civil  est  rattaché  à  la  religion,  le  droit  pénal  ne  s'exerce  guère  que 
contre  les  désorganisés  écliappés  à  la  famille,  qui  se  charge  de  contenir  ses  membres 
lidèles;  aussi  est-il  excessif  et  simple.  En  dehors  de  cela,  la  législation  est  rare  et 
peu  appliquée. 


UN    NOUVEL    Kl'LSODE    DE    LA    yUESTldN   D  ORIENT.  ilo 

n'est  plus  guère  (ju'une  milice  depuis  que  Vrve  des  conquêtes  est 
fermée.  Dans  ces  conditions,  les  autorités  familiales  et  locales 
sont  totalement  impuissantes  contre  des  désordres  étendus,  et  le 
pouvoir  central  ne  peut  y  pourvoir  qu'après  une  longue  période 
de  préparation  et  de  piétinements  sur  place. 

Ceci  bien  compris,  rappelons-nous  que  les  Turcs  n'ont  fait 
que  se  superposer  à  des  populations  établies  avant  eux,  aux- 
quelles ils  ont  enlevé  Findépendance  politique,  mais  qu'ils  n'ont 
nullement  transformées  au  point  de  vue  social,  pour  l'excellente 
raison  d'ailleurs  que  l'organisation  des  vainqueurs  ressemblait 
fort  à  celle  des  vaincus.  Pourtant  il  n'y  a  pas  eu  fusion,  pour  ce 
motif  principal  que  les  Turcs  musulmans,  arrivant  en  vainqueurs 
chez  des  chrétiens  vaincus,  s'appuyèrent  sur  leur  double  qualité 
de  dominateurs  et  de  fidèles  croyants  pour  mépriser  le  giaour, 
et  l'exploiter.  Ils  se  gardèrent  autant  que  possible  de  l'élever 
jusqu'à  eux  et  ne  cherchèrent  que  peu  à  le  convertir,  ce  qui 
aurait  enlevé  tout  prétexte  à  leur  suprématie,  à  leurs  préten- 
tions seigneuriales  et  à  leurs  exigences  fiscales.  C'est  ainsi  que 
les  populations  chrétiennes  restèrent  compactes  et  conservè- 
rent leur  personnalité  distincte,  quoique  soumises  durant  de 
longs  siècles.  On  peut  dire,  en  somme,  que  l'Empire  ottoman  n'a 
jamais  été,  à  proprement  parler,  un  État,  dans  le  sens  que  nous 
donnons  à  ce  mot,  mais  plutôt  une  expression  géographique, 
désignant  une  quantité  de  peuples  qui  menaient  traditionnelle- 
ment leur  existence  séparée,  avec  leurs  langues,  leurs  religions, 
leurs  mœurs  propres,  sous  la  haute  et  lointaine  domination  de 
la  Porte.  Ces  populations  n'étaient  ni  très  heureuses,  car  elles 
avaient  à  souffrir  des  exactions  irrégulières  des  agents  du  gou- 
vernement, ni  très  prospères,  parce  qu'elles  manquaient  natu- 
rellement d'activité.  Pourtant  elles  restaient  soumises,  parce  que 
leur  apathie,  leur  division,  leur  inaptitude  à  concevoir  et  à  orga- 
niser un  régime  meilleur,  les  maintenaient  sous  le  joug  bien 
plus  que  l'action  de  leurs  dominateurs  abâtardis.  Pourtant,  il  est 
arrivé  un  moment  où  elles  ont  secoué  ce  joug  dans  les  circons- 
tances que  voici. 

C'est  poussées  par  des  excitations  extérieures  que  les  popu- 


44C)  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

lations  endormies  sous  la  domination  ottomane  commencèrent  à 
se  réveiller.  Au  début  de  ce  siècle,  après  le  règlement  des  affaires 
européennes,  on  vit  se  former  en  Occident  des  comités  qui  tra- 
vaillaient ouvertement  à  exciter  les  Grecs  et  les  Roumains  contre 
leurs  maîtres.  Il  sortit  de  là  une  révolte  commencée  par  des 
ambitieux,  comme  les  Mavrocordato  et  les  Pozzo  di  Borgo,  et 
nourrie  par  des  utopistes  généreux  ou  des  aventuriers  sans  em- 
ploi, tels  que  les  Byron,  lesTabvier  et  tant  d'autres.  En  dépit 
de  leurs  efforts,  l'insurrection  grecque  eût  échoué,  grâce  surtout 
à  l'indiscipline  incoercible  des  révoltés  eux-mêmes,  si  les  puis- 
sances occidentales  n'étaient  intervenues  au  dernier  moment  pour 
arracher  aux  Turcs  la  victoire  qu'ils  tenaient  en  main.  Plus  tard, 
ce  fut  le  tour  des  Roumains,  puis  des  Serbes,  enfin  des  Bulgares, 
qui  tous  doivent  aux  puissances  d'Occident  une  indépendance 
qu'ils  n'auraient  pu  conquérir  seuls. 

A  l'heure  actuelle,  ce  sont  les  Arméniens  qui  réclament  à  leur 
tour  l'affranchissement.  Des  comités  organisés  à  Londres  et 
ailleurs  ont  préparé  le  mouvement.  Ils  ont  poussé  leurs  compa- 
triotes à  demander  à  la  Sublime  Porte  des  concessions  politiques 
qui  auraient  pour  effet  :  1°  de  les  soustraire  à  l'action  directe 
des  fonctionnaires  et  des  pachas  turcs  ;  2°  de  donner  à  la  province 
une  autonomie  organisée  au  profit  des  Arméniens,  hostile  par 
conséquent  aux  musulmans  qui  vivent  au  milieu  d'eux,  et  qui 
bien  souvent  prétendent  agir  en  maîtres. 

Il  est  hors  de  doute  qu'il  serait  raisonnable  et  juste  de  garantir 
les  Arméniens  contre  l'arbitraire  et  les  vexations  par  une  org"a- 
nisation  équitable.  Mais  on  ne  peut  y  arriver  qu'en  les  faisant 
maîtres  chez  eux.  Or,  cela  est  diamétralement  contraire  aux  pré- 
tentions du  Turc,  dominateur  et  vrai  croyant,  vis-à-vis  de  l'Ar- 
ménien, vaincu  et  chrétien.  En  cédant  aux  demandes  des  persé- 
cutés, le  Sultan  blesse  profondément  l'intérêt  et  les  sentiments  de 
la  race  qu'il  représente  surtout  et  avant  tout.  Il  y  a  longtemps 
déjà  que  l'on  a  réclamé  à  la  Porte  des  réformes  en  faveur  des 
Arméniens  (1).  Elle  n'a  rien  fait  pour  eux,  ou  à  peu  près.  Der- 

(I)  En  185G,  en  1878,  etc.,  etc. 


UN    NOrVEL    KIMSODE    KE    LA    QUESTION    u'oRIENT.  447 

nièrement,  excités  par  les  comités  étjihlis  à  l'étranger,  un  groupe 
d'habitants  arméniens  de  Gonstantiiioplc  a  voulu  présenter  au 
Sultan  une  adresse  contenant  les  revendications  de  leur  pro- 
vince. Arrêtés  par  les  soldats,  il  s'en  est  suivi  une  bagarre,  et  le 
fanatisme  musulman,  mis  en  éveil  par  certaines  imprudences, 
a  suscité  les  abominables  massacres  que  les  journaux  nous  ont 
révélés  (1).  Le  Sultan  a  dû  mobiliser  pour  essayer  de  réprimer 
ces  désordres,  mais  il  est  à  craindre  que  ses  soldats  eux-mêmes 
ne  soient  les  premiers  à  frapper  les  glaours  assez  osés  pour 
réclamer  contre  la  domination  musulmane. 

Tout  cela  s'explique  très  bien  par  ce  que  nous  avons  dit  plus 
haut,  et  la  situation  ressemble  fort  à  celle  qui  a  provoqué  déjà  à 
tant  de  reprises  l'intervention  européenne  en  Turquie.  C'est  donc 
i€i  le  lieu  d'étudier  les  causes  et  le  caractère  de  cette  interven- 
tion, et  de  nous  demander  comment  elle  pourrait  agir  à  l'heure 
actuelle,  et  dans  quelles  conditions.  Mais  auparavant,  il  nous  faut 
présenter  une  observation  qui  a  son  importance. 

Si  la  Turquie  a  perdu  déjà  beaucoup  de  terrain  dans  les  Bal- 
kans, elle  a  reculé  tout  autant  en  Afrique.  Dès  le  dix-huitième 
siècle  l'Algérie  et  la  Tunisie,  au  dix-neuvième  l'Egypte,  ont  formé 
des  principautés  indépendantes  ou  à  peu  près.  Mais  ici,  comme 
les  puissances  n'avaient  que  peu  ou  point  d'action,  le  mouvement 
s'est  opéré  par  l'initiative  de  simples  officiers  turcs,  qui  ont  créé 
à  leurs  profits  de  petits  sultanats  musulmans.  Ici  donc  les  circons- 
tances d'origine  ont  différé,  mais  l'effet  a  été  le  même  au  point 
de  vue  de  l'affaiblissement  de  l'Empire  turc.  C'est  une  preuve 
démonstrative  de  la  faible  cohésion  de  cet  empire,  dont  les  parties 
non  chrétiennes  elles-mêmes  se  détachent  aisément. 


(1)  Notons  en  passant  que  la  plupart  îles  journaux  ont  été  sur  ces  faits  d'une  dis- 
crétion bien  singulière,  à  laquelle  nous  ne  sommes  pas  accoutumés  par  la  presse.  11 
serait  intéressant,  quoique  peut-être  indiscret,  de  connaître  les  causes  exactes  de  cette 
réserve  si  favorable  à  la  Porte. 


448  LA    SCIENCE    SOCIALE. 


H.    LES    PUISSANCES    ET    LA    QUESTION    D  ORIENT. 

La  Question  d'Orient  présente  un  vif  intérêt  pour  toutes  les 
Puissances  de  l'Europe,  par  des  motifs  très  différents  selon  qu'elles 
appartiennent  à  l'un  ou  à  l'autre  des  deux  groupes  que  nous 
désignerons  ainsi  :  1°  le  groupe  des  ambitieux;  2°  le  groupe  des 
conservateurs.  Dans  le  premier  figurent  la  Russie,  l'Autriche  et 
l'Italie.  Dans  le  second  se  rangent  l'Angleterre  et  la  France. 
L'Allemagne  est  dans  une  position  intermédiaire  ;  sa  tendance 
la  plus  naturelle  devrait  la  porter  à  se  placer  dans  le  deuxième 
groupe,  mais  les  circonstances  la  font  hésiter  et  l'inclinent  sen- 
siblement vers  le  premier.  Examinons  de  près  les  raisons  qui 
déterminent  la  politique  de  chaque  gouvernement. 

La  Russie  est,  an  fond,  un  État  oriental  par  en  bas,  par  ses  fa- 
milles patriarcales  et  sa  communauté  du  mir,  mais  avec  une 
classe  supérieure  élevée  et  instruite  à  la  mode  occidentale.  De 
là,  d'une  part,  son  gouvernement  autocratique,  qui  répond  à 
l'organisation  sociale  de  la  masse  de  la  population,  et  d'autre 
part  ses  relations  directes  et  ses  ressemblances  extérieures  avec 
les  pays  d'Europe.  N'oublions  pas  d'ailleurs  que  son  armée  et 
son  administration  ont  été  organisées  à  l'origine  et  dirigées 
longtemps  par  des  Suédois  et  des  Allemands,  qui  ont  établi  là 
une  sorte  de  compromis,  de  cote  mal  taillée  entre  le  régime  des 
peuples  de  l'Orient  et  celui  des  nations  de  l'Occident.  Cet  en- 
semble de  circonstances  a  créé  en  Russie  un  gouvernement  très 
bureaucratique,  et  qui  pourtant  agit  assez  peu  dans  la  sphère  des 
intérêts  locaux.  Comme  la  Turquie,  il  ne  s'occupe  guère  que 
d'assurer  l'ordre  par  sa  police  générale,  de  défendre  le  pays  et 
d'entretenir  les  relations  extérieures.  Cependant,  étant  mieux  et 
plus  fortement  organisé  que  la  Porte ,  grâce  à  l'intervention 
d'éléments  étrangers  (1)  nombreux,  il  fait  beaucoup  plus  et  sou- 

(1)  Étrangers  au  moins  par  l'origine  première  et  la  formation  sociale,  comme  les 
Finlandais  et  les  Allemands  des  provinces  baltiques,  sans  parler  des  nombreux  Alle- 
mands d'Allemagne  qui  passent  au  service  russe. 


UN    NOUVEL    ÉI'ISODE   DE    LA    QUESTION    d'oHIENT.  i41> 

vont  mieux  que  le  liouvernement  ottoman,  sans  que  Ton  puisse 
toutefois  comparer  le  régime  russe  à  celui  de  l'Angleterre,  ou 
même  de  la  France,  pays  centralisé,  lui  aussi,  mais  déj;\  très  dif- 
férent. 

Il  résulte  de  cet  état  de  choses  que  le  gouvernement  russe,  très 
absolu,  très  encombré  d'agents,  très  militaire,  a  tourné  la  meil- 
leure part  de  son  attention  vers  les  entreprises  extérieures. 
Depuis  que  la  Russie  a  pu  se  concentrer  et  s'organiser  sous  la 
conduite  de  ces  éléments  étrangers,  c'est-à-dire  depuis  Pierre  I", 
elle  n'a  pas  cessé  de  s'étendre  en  tous  sens.  Son  ambition  est 
insatiable  pour  la  raison  fort  simple  qu'elle  résulte  des  vues  par- 
ticulières d'une  vaste  hiérarchie  de  bureaucrates  et  d'officiers, 
dont  chacun  voit  dans  la  conquête  une  occasion  d'avancement 
et  de  récompenses.  Et  comme  le  peuple  russe,  émietté  en  familles 
et  en  mirs  fermés,  isolés  les  uns  des  autres,  ne  peut  faire  contre- 
poids à  la  pression  de  son  gouvernement,  la  politique  de  celui-ci 
reste  fixée  invariablement  dans  le  même  sens.  Si  le  souverain 
essayait  de  la  modifier  à  l'encontre  de  la  bureaucratie  et  de 
l'armée,  il  ne  trouverait,  en  dépit  de  l'affection  filiale  dont  il  est 
l'objet,  aucun  point  d'appui  dans  ce  peuple  sans  cadres. 

On  comprend  dès  lors  l'attitude  de  la  Russie  vis-à-vis  de  la 
Turquie.  Autrefois,  elle  la  touchait  sur  une  longue  ligne  allant 
du  Pruth  à  la  Caspienne;  la  mer  Noire  était  alors  un  lac  turc. 
La  Russie  s'est  emparée  de  la  rive  Nord  de  cette  mer  et  des  deux 
versants  du  Caucase.  Sur  le  Pruth,  elle  a  fait  des  efforts  inouïs 
pour  atteindre  les  Balkans,  les  dépasser  et  gagner  Constantinople, 
Ce  serait  chose  faite,  si  les  autres  États  intéressés  n'étaient  inter- 
venus, et  n'avaient  obligé  les  Russes  à  s'arrêter  sur  le  Danube. 
Aujourd'hui,  ils  attendent  une  occasion  favorable  pour  continuer 
le  mouvement.  Est-ce  donc  pour  eux  une  nécessité  nationale,  un 
besoin  certain?  Nullement,  car  leur  immense  territoire  possède 
tous  les  débouchés  nécessaires.  Les  détroits  sont  ouverts  sans 
restriction  à  leur  commerce,  aussi  bien  dans  la  Méditerranée 
que  dans  la  Baltique;  au  point  de  vue  économique,  rien  ne  les 
gêne;  au  point  de  vue  politique,  personne  ne  les  menace.  Cepen- 
dant leur  ambition  n'est  pas  douteuse,   et  cette  ambition   est 


450  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

dang-ercuse,  parce  qu'elle  résulte  non  pas  d'un  intérêt  national 
défini^  limité,  mais  d'une  foule  d'ambitions  personnelles  qui  se 
renouvellent  avec  chaque  génération  d'employés  et  de  militaires, 
et  qui,  par  suite,  sont  indéfiniment  extensibles.  La  Russie  prendra 
tant  qu'il  restera  quelque  chose  à  saisir  autour  d'elle,  à  moius 
qu'elle  ne  se  brise  auparavant  par  l'action  de  son  propre  poids, 
devenu  démesuré  relativement  à  sa  force  de  cohésion  intérieure. 

Après  la  Russie,  la  Puissance  la  plus  à  craindre  pour  la  Turquie 
est  l'Autriche.  Là  aussi  la  volonté  nationale  compte  assez  peu, 
en  dépit  de  l'appareil  représentatif  et  des  discussions  parlemen- 
taires. L'administration  et  l'armée  y  tiennent  aussi  le  haut  du 
pavé,  et  poussent  à  l'action  politique  extérieure.  On  peut  s'en 
rendre  compte  par  les  affaires  de  la  Bukovine  à  la  fin  du  dix- 
huitième  siècle,  et  de  la  Bosnie-Herzégovine  en  1878,  sans  parler 
des  provinces  brabançonnes  et  italiennes,  qui  fournissaient  au- 
trefois à  de  nombreux  agents  civils  et  militaires  des  postes  ré- 
tribués, des  décorations  et  le  reste.  Aussi  l'Autriche  g"uette-t-elle 
avec  vigilance  les  événements  d'Orient,  trouvant  qu'une  belle  part 
de  la  péninsule  des  Balkans,  de  Novi-Bazar  à  Salonique,  arron- 
dirait joliment  son  domaine.  Cela  complicjuerait  encore  sa  situa- 
tion intérieure,  déjà  si  anarchique,  mais  qu'importe;  il  faut 
avant  tout  donner  satisfaction  aux  ministres  et  aux  généraux 
auxquels  une  si  belle  acquisition  ferait  un  nom  historique,  sans 
parler  de  leurs  subordonnés.  La  masse  des  appétits  privés  se 
cache  sous  de  g-randes  idées  exprimées  par  des  mots  solennels  : 
l'intérêt  de  la  monarchie,  la  gloire  nationale,  les  hautes  pensées 
politiques,  etc.  On  en  trouve  toujours  pour  jeter  de  la  poudre 
aux  yeux  de  la  foule  ébahie  et  naïve,  qui  marche,  paie,  souffre 
et  meurt  pour  des  mots  qu'elle  applaudit  sans  les  comprendre 
et  des  intérêts  étroits  qu'elle  sert  aveuglément.  Ajoutons  toutefois 
que  l'Autriche  est  entraînée  aussi  dans  cette  voie  parla  politique 
russe.  Chaque  agrandissement  de  sa  voisine  lui  paraît  une  me- 
nace, excite  son  émulation,  et  la  pousse  plus  avant  dans  une 
dn^ection  mauvaise,  singulière  compétition,  où  tout  succès  est 
en  réalité  une  cause  d'affaiblissement  pour  celui  c]ui  le  remporte. 

Quant   à  l'Italie,   sa  collaboration  n'est  pas  douteuse  en  cas 


UN    NOUVEL   Él'ISODE    Kl';    LA    QUESTION    d"<»HIE.NT.  431 

de  partage,  (l'est  une  des  nations  d'Europe  les  plus  mal  orga- 
nisées, socialement  et  politiquement.  Son  agriculture  est  raisc- 
ral)le,  son  industrie  ne  brille  un  })eu  que  grâce  à  la  direction 
et  aux  capitau.K  de  l'étranger,  et  aux  droits  prohibitifs.  La  classe 
supérieure  est  inoccupée,  la  classe  inférieure  abandonnée  à  elle- 
même.  Le  gouvernement,  encombré  de  sinécures,  ballotté  entre 
des  coteries  avides  de  pouvoir  et  de  gaspillage,  est  conduit  par 
des  politiciens  incapables  de  diriger  une  réforme  sociale  sérieuse 
et  profonde,  mais  toujours  prêts  à  dissimuler  leur  nullité  sous 
l'éclat  des  entreprises  extérieures.  Jeter  la  conquête  de  Tripoli 
en  pâture  à  la  badauderie  de  la  foule ,  pour  lui  faire  ou- 
blier un  instant  sa  misère,  serait  pour  un  ministère  une  sin- 
gulière bonne  fortune,  qui  allongerait  son  existence  pour  quel- 
ques mois.  Il  y  a  aussi  Trieste  et  Trente  à  prendre  ou  à  acheter 
par  une  collaboration  empressée.  Avec  tant  de  bonnes  raisons 
pour  agir,  l'Italie  serait  disposée  avant  tout  autre  à  ((  résoudre  » 
la  Question  d'Orient  par  une  répartition  de  dividende  faite  aux 
opérateurs.  Nous  verrons  bientôt  ce  que  vaudrait  une  telle  so- 
lution. 

A'oici  en  dernière  ligne  l'Allemagne.  Jusqu'à  ce  jour  cet  État 
n'a  pas  pu  manifester  des  vues  de  conquête  vis-à-vis  de  l'Em- 
pire ottoman,  n'étant  point  à  bonne  portée.  Mais  il  a  pourtant 
une  organisation  politique  imbue  de  l'esprit  de  conquête.  Cet 
esprit,  les  États  allemands  l'avaient  pour  la  plupart  de  longue 
date,  mais  la  Prusse  plus  peut-être  que  tous  les  autres,  par  l'effet  de 
la  persistance  chez  elle  des  tendances  militaires  de  la  décadence 
féodale.  Or  c'est  la  Prusse  qui  a  centralisé  l'Allemagne,  qui  la 
dirige  aujourd'hui,  et  qui  lui  a  imposé  les  charges  d'une  armée 
formidable.  Peut-on  concevoir  une  pareille  armée,  avec  ses  énor- 
mes cadres  composés  exclusivement  de  professionnels,  comme  im- 
bue uniquement  de  l'idée  de  la  défense  du  territoire?  Gela  ne  serait 
pas  vraisemblable.  Un  soldat  de  métier  est  naturellement  porté 
à  désirer  l'action,  c'est-à-dire  la  conquête,  où  il  se  distinguera 
et  se  mettra  hors  de  pair.  On  peut  dire  qu'une  telle  armée  est 
un  poids  qui  pèse  régulièrement,  obstinément,  pour  faire  pen- 
cher la  balance  politique  vers  la  guerre, 


.■452  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Toujours  est-il  qu'ici  rAllemagne  peut  être  amenée  à  se  porter 
du  côté  des  ambitieux,  soit  pour  régler,  à  la  faveur  d'une  occa- 
sion, un  état  de  choses  ruineux,  soit  pour  soutenir  l'une  des 
parties,  spécialement  l'Autriche,  et  appuyer  ses  prétentions  en 
se  faisant  payer  en  Galicie,  en  Silésie  ou  ailleurs.  Ce  serait  l;l  une 
pauvre  politique,  contraire  en  fait  aux  intérêts  bien  entendus 
d'un  pays  qui  peut  prospérer  pleinement  par  la  paix,  et  cjui  ne 
tirera  de  la  guerre  que  des  causes  d'afFaiblissement  et  de  ruine. 
xMais  on  remonte  difficilement  les  courants  sociaux,  et  l' Alle- 
magne n'est  pas  sortie,  tant  s'en  faut,  du  régime  où  la  nation 
est  encore  incapable  de  faire  prévaloir  ses  intérêts  d'ensem- 
ble sur  les  vues  particulières  de  la  classe  dirigeante,  qui  est 
ici  principalement  une  aristocratie  de  fonctionnaires  civils  et 
militaires. 

Restent,  indépendamment  des  petits  États,  dont  nous  ne  tien- 
drons pas  compte  ici,  la  France  et  l'Angleterre;  leur  situation  et 
leur  attitude  respectives  méritent  un  examen  spécial. 


TII.  LA  FRANCE  ET  L  ANGLETERRE  DANS  LA  QUESTION  D  ORIENT. 

La  position  de  la  France  dans  la  Question  d'Orient  est  assez 
ambiguë.  Par  son  organisation  sociale  affaiblie,  et  sa  centrali- 
sation bureaucratique  excessive,  la  France  est  poussée  aux  en- 
treprises extérieures,  le  plus  souvent  sans  raison  sérieuse.  Un  de 
ses  fonctionnaires  coloniaux,  un  de  ses  officiers,  l'engagent  par 
excès  de  zèle  ou  ambition  personnelle,  l'administration  suit  pour 
ne  pas  désavouer  les  siens,  on  déguise  le  côté  aventureux  de 
l'affaire  sous  cjuelques  grands  mots,  et  nous  voilà  partis  pour 
une  expédition  qui  nous  coûte  cher  en  argent,  plus  cher  encore 
en  hommes.  En  d'autres  termes,  n'ayant  guère  changé  de  sys- 
tème depuis  Louis  XIV,  nous  restons  une  nation  conquérante. 
Seulement,  comme  les  temps  sont  devenus  difficiles  ,  nous  re- 
portons vers  des  colonies  stériles  l'ardeur  que  nous  tournions 
autrefois  contre  nos  voisins.  Toutefois,  notre  politique  envahis- 
sante n'a  pas  perdu  toute  raison  d'être  en  Europe  ;  au  contraire, 


UN    NOUVKL    Ml'ïSODE    DE    LA    (JUKSTIOX    d'oHIENT.  453 

elle  a  pris  môme  un  aspect  plus  noble,  plus  justiliable  qu'au- 
trefois, puisqu'elle  a  pour  but  d'abord  de  tenir  l'Allemag-ne  en 
respect,  ensuite  de  recouvrer  T Alsace-Lorraine.  Qu'on  la  qualilie 
comme  on  voudra,  cette  politique  n'en  a  pas  moins  pour  but 
la  conquête,  ou  la  reconcpiete,  choses  qui,  pratiquement,  se  res- 
semblent fort.  De  là  notre  alliance  avec  la  Russie,  pays  conqué- 
rant par  excellence. 

Cette  alliance,  faite  dans  un  but  particulier,  nous  met  dans 
une  situation  singulière  en  ce  qui  touche  la  question  d'Orient, 
En  effet,  la  Russie  est  portée  à  menacer  l'intégrité  de  la  Turquie, 
nous  avons  dit  pourquoi.  Or  la  France  a  tout  intérêt  à  main- 
tenir au  contraire  cette  intégrité,  pour  les  raisons  suivantes,  que 
nous  résumons  : 

1°  La  Turquie,  étant  faible  et  sans  ambition,  ne  peut  nous  faire 
courir  aucun  danger  dans  la  Méditerranée.  Qu'un  Etat  fort  et 
belliqueux  comme  la  Russie  prenne  sa  place  à  Conslantinople 
et  en  Asie  xVIineure,  et  nous  sommes  obligés  de  concentrer  de  ce 
côté  des  forces  considérables  pour  le  tenir  en  respect.  C'est  aussi 
pour  cela  que  nous  devons  veiller  à  ne  pas  laisser  l'Autriche  et 
l'Italie  se  renforcer  trop  aux  dépens  de  la  Porte. 

2°  La  Turquie,  dans  l'état  actuel  de  ses  forces,  ne  peut  songer 
à  fermer  le  canal  de  Suez,  cette  voie  devenue  indispensable 
entre  deux  moitiés  du  monde.  La  Russie  serait  beaucoup  mieux 
outillée  pour  y  réussir,  si  la  mer  Noire  devenait  un  lac  russe  et 
l'Asie  Mineure  une  province  de  «  l'empire  des  Tsars  ». 

3°  La  Porte,  se  laissant  aller  au  courant  des  choses,  n'a  pas 
l'idée  de  forcer  les  aptitudes  industrielles  de  ses  populations 
en  les  couvrant  de  droits  protecteurs.  Elle  reste  libre-échangiste, 
au  grand  profit  des  pays  manufacturiers  comme  la  France.  Avec 
la  Russie,  les  choses  iraient  autrement,  il  n'en  faut  pas  douter, 
et  à  ce  point  de  vue  encore  nous  perdrions  au   change. 

De  tout  cela  résulte  ce  fait  grave,  que  la  catastrophe  de  1870, 
après  nous  avoir  causé  un  tort  immédiat  immense,  pèse  encore 
lourdement  sur  nous  par  ses  conséquences  lointaines,  en  nous 
amenant  à  nous  complaire  dans  une  alliance  plutôt  contraire  à 
nos  intérêts  bien  entendus.  Liés  à  une  puissance  ambitieuse,  c'est 


454  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

surtout  contre  elle  que  nous  avons  à  défendre  notre  situation  en 
Orient.  L'anomalie  est  évidente  et  le  risque  grave.  Il  faudrait  à 
nos  gouvernants  beaucoup  de  clairvoyance,  de  caractère  et  de 
souplesse  pour  maintenir  en  équilibre  ces  forces  contraires.  Aussi 
rien  n'est-il  plus  mauvais  pour  un  pays  dont  les  affaires  sont  si 
délicates,  que  de  vivre  comme  nous  le  faisons,  sous  un  régime 
aussi  compliqué  et  aussi  mobile  que  celui  qui  résulte  du  système 
parlementaire.  Ce  régime  peut  convenir  à  une  nation  fortement 
constituée,  calme,  et  mise  à  même,  par  une  longue  pratique  du 
selff/ovcrmnent,  de  contrôler  et  de  régler  son  opinion  et  ses  votes. 
Mais  un  pays  désagrégé  comme  le  nôtre,  infesté  de  politiciens 
sans  surface  et  tenu  en  bride  par  des  fonctionnaires  nombreux 
et  influents,  n'en  tire  que  versatilité,  désordre  et  impuissance. 
Aussi  notre  situation  intérieure  et  extérieure  est-elle  fort  incer- 
taine et  dangereuse.  Il  serait  puéril  de  nous  le  dissimuler. 

Les  choses  seraient  dans  un  état  pire  encore  si  le  jeu  des  in- 
fluences de  caste  et  les  ambitions  politiques  n'était  contenu  par 
deux  freins  dont  la  puissance  est  grande.  Le  premier  réside  dans 
l'ampleur  même  des  prétentions  en  jeu,  et  dans  la  gravité  des 
conséquences  certaines  d'un  conflit.  Les  gouvernements  savent 
que  si  la  lutte  commençait  sur  un  point  quelconque  de  l'Europe, 
tout  le  continent  entrerait  en  guerre  aussitôt.  De  là  résulterait  le 
choc  le  plus  efî'royable  que  l'histoire  ait  jamais  enregistré.  Cha- 
cun courrait  dans  une  telle  mêlée  les  risques  les  plus  grands,  et 
en  tous  cas,  les  vainqueurs  eux-mêmes  paieraient  cher  leurs 
succès.  Devant  une  telle  responsabilité,  les  plus  aventureux  hési- 
tent, et  personne  n'ose  prendre  l'initiative  de  lancer  les  unes  sur 
les  autres  toutes  les  nations  du  vieux  Monde. 

En  second  lieu,  l'une  de  ces  nations  joue  réellement  un  rôle 
modérateur  par  son  attitude  traditionnelle,  c'est  l'Angleterre. 
Nous  savons  que  plus  d'un  lecteur  sera  tentés  de  protester  in  petto 
contre  cette  allégation,  car  il  est  d'usage  chez  nous  d'accuser  les 
Anglais  de  tous  les  méfaits  internationaux  et  de  leur  imputer 
toutes  les  ambitions.  Cela  tient  à  deux  causes  :  d'abord,  nous 
avons  presque  toujours  rencontré  l'Angleterre  en  travers  de  notre 
route  dans  nos  entreprises  conquérantes,    ce  qui  naturellement 


UN    MtUVEL    Kl'ISODE    1»K    LA    uLESTION    d'oRIENT.  455 

ne  pouvait  nous  plaire;  nous  en  avons  donc  conclu  :  1"  ([ue  les 
Anglais  sont  nos  ennemis-nés,  -2"  que  s'ils  prétendent  empêcher 
les  autres  de  prendre,  c'est  qu'ils  veulent  tout  garder  pour  eux, 
et  sont,  par  suite,  les  ambitieux  par  excellence.  Et  leur  extension 
ininterrompue  depuis  trois  siècles  semble  donner  raison  à  cette 
manière  de  penser. 

Certes  les  Anglais  ont  prodigieusement  étendu  leur  domaine, 
et  ils  l'accroissent  de  jour  en  jour,  mais  comment?  Par  la  con- 
quête armée?  Cela  est  rare,  exceptionnel,  et  en  quelque  sorte 
la  conséquence  d'un  autre  procédé.  Us  colonisent  individuelle- 
ment, par  associations  privées  ;  puis,  quand  leurs  intérêts 
ont  grandi  au  point  de  devenir  prépondérants,  ils  simposent,  au 
besoin  par  la  force.  On  peut  trouver  cela  gênant,  désagréable, 
choquant  pour  i'amour-propre  national,  mais  il  est  difticile  de 
songera  empêcher  les  sujets  de  Sa  Très  Gracieuse  Majesté  de  s'é- 
tablir au  dehors,  et  de  prendre  par  leur  énergie  et  leur  aptitude 
une  place  prépondérante  dans  le  monde.  Qu'on  fasse  comme 
eux,  soit,  mais  il  est  inutile  et  même  ridicule  de  gémir  ou  de 
pester  en  face  de  l'œuvre  du  voisin,  parce  qu'on  se  sent  incapable 
de  l'égaler. 

D'autre  part,  et  quoi  qu'en  disent  les  anglophobes  par  senti- 
ment, il  est  très  certain  que  l'intérêt  général  de  la  nation  britan- 
nique est  lié  étroitement  à  la  paix  universelle.  Quand  on  produit 
par  milliards,  on  désire  naturellement  écouler  ses  produits  par- 
tout ,  et  la  guerre  arrête  les  affaires.  Dans  toute  grande  lutte, 
l'Angleterre  se  trouve  engagée  d'une  manière  quelconque.  Ici, 
elle  craint  l'arrêt  momentané  de  ses  affaires  ;  ailleurs,  elle  pré- 
voit la  naissance  d'obstacles  durables;  sur  un  troisième  point, 
c'est  une  partie  des  frontières  de  son  colossal  domaine  qui  est 
menacée.  Si  quelque  nouvelle  grande  puissance  militaire  surgit, 
il  faut  la  surveiller  de  près,  et  cela  coûte  gros;  du  reste,  tout 
conflit  l'oblige  à  armer  et  à  faire  des  dépenses.  La  paix  toujours, 
la  paix  partout,  voilà  ce  qui  convient  le  mieux  à  un  peuple  qui  a 
des  produits  à  placer,  et  qui  ne  compte  point  sur  la  guerre  pour 
s'étendre.  Telle  est  du  moins  la  règle  générale  de  la  politique 
anglaise  ;  cette  règle  peut  subir  çà  et  là  quelque  exception,  résul- 


450  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

tant  de  Tambition  isolée  d'un  agent  ou  d'une  erreur  du  pouvoir 
central,  mais  la  règle  n'en  subsiste  pas  moins. 

Dans  la  question  d'Orient,  plus  encore  qu'ailleurs,  l'intérêt  pa- 
cifique de  l'Angleterre  est  évident.  Ce  pays  n'admettra  jamais 
que  le  Canal  de  Suez,  dont  elle  a  besoin  plus  que  toutes  les 
autres  nations  réunies,  tombe  aux  mains  d'un  puissance  mili- 
taire. 11  s'ensuivrait  pour  elle,  à  bref  délai,  l'arrêt  de  son  com- 
merce et  la  perte  des  Indes.  Cette  nécessité  est  si  évidente,  qu'en 
prévision  d'un  conflit  qui  semblait  alors  assez  probable,  et  pour 
se  couvrir  en  tout  état  de  cause,  l'Angleterre  a  mis  la  main  sur 
l'Egypte,  après  Malte,  Chypre  et  Aden,  ces  postes  d'observation 
alignés  sur  la  route  des  Indes.  Nous  croyons  qu'en  ag-issant  ainsi 
elle  a  commis,  par  excès  de  crainte,  une  de  ces  erreurs  dont  nous 
parlions  tout  à  l'heure,  car  cette  précaution  exagérée  a  compli- 
qué encore  une  situation  déjà  si  emmêlée  et  si  instable,  mais  il 
n'en  est  pas  moins  vrai  qu'en  Orient  comme  partout  les  Anglais 
veulent  la  paix  et  l'intégrité  de  l'empire  ottoman.  S'ils  étaient 
certains  de  l'avenir  à  ce  point  de  vue,  ils  n'hésiteraient  pas 
longtemps  à  évacuer  l'Egypte,  car  les  intérêts  privés  des  quel- 
ques fonctionnaires  qu'ils  ont  là-bas  ne  pèseraient  guère  en 
présence  de  l'intérêt  public,  qui  craint  les  complications  et  la 
guerre  qu'elles  pourraient  causer. 

La  situation  étant  ainsi  établie,  voyons  les  conclusions  que 
nous  devons  tirer  des  faits  indiqués. 


IV.    PARTAGER    OU    CONSERVER. 


La  solution  de  la  question  d'Orient  peut  s'établir  sur  un  de 
ces  deux  termes  :  Partager  ou  Conserver. 

Partager,  c'est  chose  facile  à  dire,  non  à  faire,  car  si  déjà  il 
n'est  pas  aisé  de  s'entendre  quand  une  loi  supérieure  déter- 
mine les  droits  des  héritiers,  c'est  bien  pis  quand  le  droit  et 
la  loi  sont  absents,  quand  chacun  prétend  se  servir  selon  son  ap- 
pétit, et  se  croit  lésé  de  tout  ce  que  prend  le  voisin.  Toute  ques- 
tion de  justice  mise  à  part,  il  est  bien  certain  qu'une  répartition 


r.N    NOUVEL    Él'ISODE    DE    LA    OUl^i^TIO.N    d'okIENT.  457 

des  teri'itoii'cs  orient;ui.\  ne  pourmit  se  l'aire  sans  contestations 
et  sans  guerre.  Hailleiirs,  si,  par  l'impossible,  on  parvenait  à  s'en- 
tendre pour  opérer  en  p;ù.\  cette  curée,  ce  ne  serait  qu'un  ré- 
pit, car  bientôt  les  copîirtageants,  désormais  mis  en  contact 
direct,  et  voyant  surgir  de  nouvelles  et  plus  vives  rivalités,  ne 
tarderaient  pas  à  entrer  en  lutte  les  uns  contre  les  autres  afin  de 
se  disputer  la  domination  de  cette  mer  intérieure,  qui  reste  le 
centre  de  la  vie  politique  de  l'Occident. 

Il  ne  serait  pas  plus  sage  d'opérer  le  morcellement  au  seul 
profit  des  groupes  chrétiens  de  l'Empire  turc^  comme  cela  a  été 
commencé  en  1827  et  continué  en  1850  et  1878,  car  en  agissant 
ainsi  on  n'éteint  nullement  les  convoitises  des  grands  États  (on 
sait  comment  la  Russie  et  l'Autriche  se  disputent  l'influence  à 
Bucarest,  Sofia,  Belgrade  et  Cettinié)  ;  de  plus  on  allume  celles 
des  petits  États  que  Ion  forme.  I^a  guerre  serbo-bulgare,  les  ma- 
nœuvres des  Grecs  et  des  Bulgares  en  Macédoine,  suffisent  pour 
le  prouver  surabondamment.  Cette  accuuinlation  de  petits  pays 
mal  organisés,  turbulents,  est  un  vérital^le  danger  pour  l'Europe. 

Conserver  n'est  pas  chose  facile  non  plus,  cela  pour  les  rai- 
sons d'ordre  intérieur  que  nous  avons  indiquées  en  parlant  de 
la  Turquie,  et  parce  que  les  convoitises  de  ses  voisins  sont  tou- 
jours éveillées  et  sans  cesse  menaçantes.  Il  résulte  de  ce  double 
fait  deux  difficultés  correspondantes  :  pour  conserver  la  Tur- 
quie, il  faut  d'abord  maintenir  chez  elle  l'ordre  et  la  paix,  de 
manière  à  éviter  les  interventions  intéressées;  ensuite  il  est  né- 
cessaire de  tenir  en  respect  les  ambitieux.  Maintenir  l'ordre  en 
Turquie,  c'est  chose  malaisée,  à  cause  de  la  diversité  des  races, 
de  la  faiblesse  du  gouvernement  et  des  intrigues  extérieures  ; 
contenir  les  puissances  avides,  cela  n'est  pas  non  plus  une  petite 
affaire.  Dans  les  deux  cas,  il  faut,  pour  réussir,  disposer  d'une 
grande  autorité  appuyée  sur  une  force  redoutable,  afin  d'en  im- 
poser d'une  part  aux  Turcs  et  à  leurs  sujets  pour  leur  faire  ac- 
cepter une  organisation  convenable,  et  d'autre  part  à  leurs  voi- 
sins pour  les  obliger  à  respecter  les  traités  et  le  territoire  otto- 
man. Or  l'Angleterre,  avec  toute  sa  force,  ne  pourra  réussir  à 
elle  seule  à  atteindre  ce  double  but.  Il  lui  faut  pour  cela  l'appui 

T.  XX.  34 


458  LA    SCIKNCE    SOCIALE. 

d'une  grande  puissance  continentale,  elle  le  sait  et  cherche  cons- 
tamment cet  appui.  Si  nous  pouvions  le  lui  offrir,  franchement 
et  de  façon  durable,  c'est  avec  nous  qu'elle  pourrait  régler  le  plus 
sûrement,  dans  un  sens  pacifique,  cette  irritante  et  dangereuse 
Question.  Et  si  la  France  et  l'Angleterre  étaient  loyalement,  sé- 
rieusement d'accord,  sans  autre  ambition  que  celle  d'assurer  la 
paix  du  monde  pour  le  profit  commun  des  nations,  les  autres  États 
marcheraient  certainement  à  leur  suite,  ne  pouvant  résister  à  la 
pression  colossale  de  cette  union  habile  et  féconde. 

Malheureusement,  les  circonstances  sont  peu  favorables  à  la 
réalisation  d'un  tel  accord,  et  il  est  à  craindre  que  la  France, 
subissant  la  fatalité  des  circonstances,  ne  renouvelle,  à  un  peu 
plus  d'un  demi-siècle  de  distance,  l'erreur  commise  en  1840.  A 
cette  époque ,  l'Angieterre  a  profité  maladroitement  d'une  faute 
de  notre  politique,  pour  essayer  de  régler  sans  nous  la  question 
d'Orient;  elle  n'a  réussi  qu'à  retarder  de  quelques  années  l'inter- 
vention russe.  Après  1856,  la  France,  un  moment  d'accord  avec 
sa  voisine,  n'a  pas  tardé  à  l'abandonner  :  la  plupart  des  résultats 
si  chèrement  obtenus  ont  été  promptement  sacrifiés.  En  1878,  la 
France  était  trop  effacée  pour  assumer  un  rôle  très  actif,  l'x^n- 
gleterre  a  dû  consentir  à  un  premier  démembrement  de  sa  pro- 
tégée. Aujourd'hui,  pour  éviter  de  nouveaux  désastres,  il  fau- 
drait prendre  des  mesures  décisives,  imposer  à  la  Turquie  une 
tutelle  préservatrice,  à  ses  voisins  une  politique  de  paix.  Si  la 
France  avait  les  mains  libres,  et  comprenait  bien  ses  propres  in- 
térêts, la  chose  serait  relativement  aisée.  Mais  nous  sommes  pré- 
cisément les  alliés  de  l'ennemi  le  plus  redoutable  de  l'Empire 
ottoman.  Notre  position  est  contradictoire,  nous  ne  pouvons  pas 
grand'chose,  et  nous  devrons  nous  estimer  heureux  si  les  inci- 
dents de  ces  dernières  semaines  s'apaisent  et  si  nous  pouvons 
faire  durer  le  compromis  provisoire  de  Berlin. 

Noël  Dasproni. 


FÉMÏNTSTE  OU  ANÏI-rÉMINTSTE 


11  parait  que  les  femmes  ont  des  ennemis.  M.  Arthur  Desjar- 
dins l'a  affirmé  Fautre  jou''  dans  une  brillante  conférence;  il  en 
a  même  désigné  deux  par  leurs  noms,  Strindberg-  et  Proudhon; 
l'un  d'eux  est  Scandinave,  il  est  vrai,  et  l'autre  mort,  ce  qui 
nous  lave  assez  bien  de  tout  reproche,  nous  autres  Français  vi- 
vants ;  mais  si  nos  traditions  chevaleresques  nous  empêchent  de 
faire  au  sexe  faible  des  déclarations  de  guerre,  il  y  a  du  moins 
parmi  nous  beaucoup  d'hommes,  et  même  quelques  femmes,  très 
disposés  à  rétrécir  le  plus  possible  le  champ  d'action  féminin, 
à  blâmer  avec  aigreur  tout  changement  dans  les  habitudes,  à  se 
voiler  la  face  parce  qu'une  jeune  fille  d'aujourd'hui  n'a  pas  les 
mêmes  manières  d'agir  et  de  parler  que  pratiquait  son  arrière- 
grand'mère  sous  la  Restauration  ou  \o  (Gouvernement  de  Juillet. 
En  face  d'eux  se  dresse  un  bataillon  plein  d'ardeur  pour  la 
conquête  des  droits  des  femmes,  résolu  à  se  sacrifier  à  la  prépa- 
ration d'une  ère  nouvelle,  et  g-énéralcment  fort  exagéré  dans  ses 
peintures  de  la  tyrannie  sous  laquelle  la  femme  a  vécu,  parait- 
il,  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusqu'à  nos  jours.  Ce  sont  là 
les  partis  extrêmes.  Entre  ces  deux  pôles  on  trouve  les  parti- 
sans de  la  Femme  d'autrefois,  puis  ceux  de  la  Femme  moderne: 
les  psychologues  qui  n'accordent  à  la  femme  qu'une  àme  de 
second  ordre,  et  ceux  qui  exaltent  l'àme  féminine;  les  psycho- 
logues qui  démontrent  l'infériorité  de  la  femme  par  la  faible 
quantité  de  matière  grise  que  contient  sa  cervelle,  et  ceux  qui  dé- 
montrent le  contraire,  avec  un  égal  succès.  Tout  ce  monde  se  que- 
relle avec  un  admirable  entrain,  une  conviction  passionnée,  par- 
fois avec  une  déraison  si  complète  (|ue  l'on  croirait  assister  à  une 


460  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

discussion  conjugale.  Seulement,  la  discussion  ne  finit  jamais  par 
une  réconciliation,  comme  cela  arrive  dans  un  bon  ménage;  les 
collectivités  ne  se  réconcilient  pas;  elles  sont  abstraites  et  ab- 
solues. 

La  conférence  de  M.  Arthur  Desjardins  m'a  rappelé  un  tournoi 
assez  bizarre  pour  et  contre  les  femmes,  dont  la  North  Ameri- 
can Review  était  le  théâtre  il  y  a  quelques  mois.  Un  savant 
américain,  le  IF  Cyrus  Edson  ,  avait  observé  qu'il  existe  aux 
États-Unis  un  assez  bon  nombre  de  femmes  insupportables  [nag- 
(/ing  icome?i),  et  il  avait  révélé  à  ses  contemporains  cette  im- 
portante découverte.  Pour  une  découverte  américaine,  ce  n'était 
pas  très  inattendu  ni  très  merveilleux,  et  l'on  pouvait  croire 
qu'une  pareille  révélation  aurait  lieu  sans  provoquer  une  émo- 
tion bien  vive.  Pas  du  tout,  les  femmes  ont  répondu;  elles  ont 
répondu  comme  on  répond  dans  une  querelle  causée  par  la 
mauvaise  humeur.  Elles  n'ont  pas  nié  qu'il  y  ait  des  femmes 
insupportables;  elles  ont  seulement  affirmé  que  beaucoup 
dliommes  sont  grossiers,  dissolus,  paresseux,  égoïstes,  tout  aussi 
insupportables  que  les  femmes  nerveuses.  Impossible,  on  le  voit, 
de  mieux  reproduire  le  désordre  d'idées  ordinaire  aux  querelles 
de  ménage.  On  ne  cherche  pas  à  se  convaincre,  mais  à  se  dire 
des  choses  désagréables;  je  ne  parle,  bien  entendu,  que  des 
très  mauvais  ménages,  et  par  ouï-dire. 

Au  milieu  de  ce  chaos,  on  démêle  cependant  une  idée  do- 
minante ;  tous  les  combattants  admettent,  soit  formellement  soit 
tacitement,  qu'il  y  a  quelque  chose  de  changé  dans  la  situa- 
tion des  femmes.  Sont-elles  plus  nerveuses ,  plus  taquinantes 
(ju'autrefois?  ou  bien  ont-elles  plus  d'aspirations  élevées,  plus 
de  personnalité,  plus  d'instruction?  Quelle  que  soit  la  théorie  à 
laquelle  vous  vous  rangiez,  vous  constatez  par  là  même  qu'entre 
la  femme  d'autrefois  et  la  femme  d'aujourd'hui  il  y  a  une  dif- 
férence. Voilà  donc  un  fait  acquis,  mais  d'une  façon  bien  vague. 
Est-il  possible  de  le  préciser  un  peu  ? 


l'KMINlSTE    OC    ANTI-FÉMINISTH.  i()l 


I 


Est-ce  par  simple  fantaisie  que  la  femme  moderne  diffère  de 
la  femme  d'autrefois?  Ou  bien  y  a-t-il  quelque  cliose  de  changé 
dans  les  conditions  de  sa  vie,  quelque  chose  qui  Folîhge  à  se 
transformer  ? 

La  seconde  de  ces  hypothèses  est  seule  admissible.  Il  suffit 
de  regarder  autour  de  soi  pour  voir  combien  de  choses  se  sont 
modifiées  et  se  modifient  sans  cesse.  La  femme,  comme  Thomme, 
comme  la  société  tout  entière,  est  entraînée  dans  un  mouvement 
général  et  inévitable. 

Nous  vivons  aujourd'hui  encore  avec  cette  idée  que  la  femme 
trouve  son  occupation  au  foyer.  Cela  n'est  plus  vrai  pourtant 
au  même  degré  qu'autrefois,  et  surtout  cela  n'est  plus  vrai  de 
toutes  les  femmes. 

Autrefois,  le  foyer  était  un  atelier  gouverné  par  la  maîtresse 
de  maison,  atelier  de  fdature  et  de  tissage  ;  atelier  de  couture 
et  de  confection.  Aujourd'hui,  il  y  a  beau  temps  que  la  femme 
forte  ne  file  plus  la  chaude  laine  et  le  fin  lin  ;  le  tricot,  l'ouvrage 
élégant  de  broderie,  la  tapisserie,  sont  restés  dans  certains  mi- 
lieux comme  les  témoins  de  l'ancien  état  de  choses,  mais  c'est 
par  tradition  que  les  mères  de  famille  insistent  pour  que  leurs 
filles  aient  les  doigts  occupés;  ce  n'est  plus  par  nécessité.  Les 
femmes  qui  gagnent  leur  vie  à  Taiguille  savent  combien  cela 
paie  mal;  les  seules  cjui  arrivent  à  se  faire  des  salaires  raison- 
nables deviennent  des  artistes  ou  des  commerçantes,  mais  les  mal- 
heureuses lingères  qui  cousent  à  la  tâche  travaillent  dix-sept 
heures  par  jour  pour  gagner  de  un  à  deux  francs  (1). 

Il  est  clair  que  ce  n'est  pas  pour  les  quelques  centimes  affé- 
rents à  deux  ou  trois  heures  de  travail  effectif  cjue  les  femmes  du 
monde  prennent  un  ouvrage.  Au  point  de  vue  économique, 
leur  travail  ne  peut  guère  se   défendre.  Il  est  beaucoup   moins 

(1)  V.  Les  oucrières  de  l'aiguille,  à  Paris,  |iar  ClinrlcsBcnoist. 


'l62  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

rémunérateur  que  la  moins  prospère  des  industries.  Mais,  dit- 
on,  cela  donne  une  occupation  aux  femmes  !  —  Il  y  aurait  peut- 
être  à  se  demander  si  on  ne  peut  pas  leur  en  trouver  de  plus 
propre  à  les  développer;  en  tous  cas,  voilà  bien  la  constatation 
de  sa  déchéance  :  il  est  passé  à  l'état  d'occupation,  de  distrac- 
tion, comme  le  piano,  la  peinture  sur  porcelaine,  ou  la  décal- 
comanie. On  met  les  jeunes  filles  au  travail  à  l'aiguille  parce 
qu'on  ne  sait  qu'en  faire.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  l'on  considérait 
les  choses  jadis.  Une  bonne  maîtresse  de  maison  devait  pour- 
voir chaque  année  sa  lingerie  d'une  certaine  quantité  de  draps, 
nappes,  serviettes,  etc.  Elle  recevait  de  ses  fermiers  le  chanvre  et 
le  lin  en  étoupes;  elle  le  faisait  blanchir,  filer,  tisser,  puis  con- 
fectionner. Elle  mettait  ainsi  en  œuvre  la  laine  de  ses  moutons; 
c'était  un  véritable  chef  d'industrie.  Aujourd'hui,  pour  avoir  une 
idée  de  ce  rôle  ancien  de  la  femme,  il  faut  aller  dans  quelques 
districts  perdus  des  llighlands  d'Ecosse,  où  de  rares  familles  fi- 
lent, teignent  et  tissent  le  tartan  aux  vives  couleurs;  ou  bien  il 
faut  se  rendre  chez  les  tribus  nomades  orientales  où  la  fabrica- 
tion domestique  des  burnous  et  des  tapis  s'est  encore  conservée. 
La  femme  n'était  pas  seulement  chef  d'industrie  textile.  Les 
soins  du  ménage  prenaient  souvent  aussi  pour  elle  l'importance 
d'une  véritable  fabrication.  Et  il  n'est  pas  nécessaire  de  remonter 
à  des  âges  très  éloignés  pour  retrouver  cela.  Combien  de  ména- 
ges ruraux  en  France  où  c'est  la  femme  qui  pétrit  et  fait  cuire  le 
pain?  C'était  encore  l'usage  en  Angleterre,  dans  les  grandes 
villes,  il  y  a  quelques  années,  et  j'ai  recueilli  de  la  bouche  de 
femmes  d'ouvriers  le  témoignage  de  l'immense  soulagement  que 
cela  avait  été  pour  elles  lorsque  cet  usage  s'était  perdu  en  pré- 
sence de  facilités  nouvelles,  combien  aussi  de  conserves  de 
ménage,  combien  de  petites  recettes  aujourd'hui  délaissées 
parce  que  le  commerce  mieux  pourvu,  mieux  outillé  pour  la 
distribution  de  ses  marchandises,  livre  à  meilleur  marché  des 
produits  similaires?  Au  lieu  de  surveiller  ses  confitures,  on  achète 
de  la  marmelade  d'oranges  de  Dundee;  au  lieu  de  préparer  les 
pâtés  et  conserves  de  toute  nature  dans  sa  maison,  on  les  fait 
venir  de  chez  Potin,  et  le  bœuf  américain  se  consomme  sous 


KÉMINISTR    OU    ANTI-t  KMINISTK.  463 

diverses  formes  dans  tous  les  coins  do  l'univers  où  pénètre 
nne  voie  terrée. 

Ajontoz  encore  la  disparition  du  lavage  et  blanchissage  du 
linge  à  domicile.  Un  blanchisseur  vient  prendre  votre  linge 
sale  et  vous  rapporte  votre  linge  propre;  vous  payez,  et  c'est 
tout. 

J'entends  d'ici  plus  d'une  lectrice  me  dire  cjue  l'ancienne  mé- 
thode valait  bien  mieux,  cju'elle  était  plus  saine  au  point  de 
vue  hygiénique,  qu'on  savait  ce  qu'on  mangeait,  qu'on  ne  brûlait 
pas  le  linge,  qu'on  faisait  de  meilleures  étoffes.  Tout  cela,  je 
n'en  disconviens  pas,  mais  vous,  Madame,  qui  avez  la  liberté  de 
faire  faire  chez  vous  toutes  ces  différentes  opérations,  êtes-vous 
disposée  à  les  entreprendre?  Voulez-vous  en  assumer  la  charge? 
Non,  n'est-ce  pas?  L'ennui  d'un  pareil  souci,  on  tout  simplement, 
des  considérations  d'ordre  économique  vous  font  choisir  la 
méthode  nouvelle,  celle  que  vous  déclarez  détestable.  Nous  som- 
mes donc  parfaitement  d'accord  :  je  ne  prétends  pas  à  l'excel- 
lence absolue  du  parti  que  vous  avez  pris;  je  constate  que  vous 
le  prenez  librement,  de  vous-même,  comme  le  plus  raisonnable , 
le  plus  expédient  dans  les  circonstances  présentes. 

Et  comme  tout  le  monde  est  de  notre  avis ,  comme  de  plus 
en  plus  le  foyer  perd  son  caractère  d'atelier  de  fabrication 
domestique,  je  me  demande  ce  que  va  devenir  la  g'ardienne 
du  foyer  ? 

Évidemment  sa  situation  a  changé. 

En  ce  c[ui  concerne  la  femme  de  la  classe  ouvrière,  les  occu- 
pations ne  manquent  pas  au  foyer  même  après  la  disparition  des 
travaux  cjue  nous  avons  dits.  D'abord ,  cette  disparition  est 
moins  complète  en  général;  le  lavage  et  le  blanchissag-e,  no- 
tamment, sont  presque  toujours  exécutés  par  la  maîtresse  de 
maison,  et  puis  la  préparation  des  repas,  les  balayages  et  net- 
toyages, tout  ce  que  font,  en  somme,  les  domestiques  de  gens 
plus  fortunés,  retombe  sur  elle.  Mais  les  femmes  qui  ont  des 
domestiques,   que  peuvent-elles  faire  chez  elles? 

Mettons  tout  de  suite  de  côté  celles  qui  ont  des  enfants  jeunes 
et  qui  s'en  occupent,  l^e  noble  labeur  de  la  maternité  suffit  à 


464  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

celles-là;  nous  pourrions  nous  demander  ce  qu'il  leur  faut  pour 
être  vraiment  mères  après  qu'elles  ont  matériellement  donné  le 
jour  à  leurs  enfants,  pour  les  élever  au  vrai  sens  du  mot,  mais 
pour  le  moment  elles  sont  hors  de  cause. 

Celles  que  je  vise  ne  sont  pas  dans  une  situation  exception- 
nelle; ces  sont  les  femmes  du  monde  dont  les  enfants  sont  au 
collège,  ou  établis  séparément;  ce  sont  celles  qui  n'ont  pas  d'en- 
fants, ou  qui  ne  sont  pas  mariées;  ce  sont  celles  qui  n'ont  pas 
grand'chose  à  faire  chez  elles  quand  elles  ont  commandé  les 
repas  et  grondé  un  domestique  sur  l'insuffisance  de  son  épous- 
setage.  Celles-là,  neuf  fois  sur  div,  s'ennuient  considérablement 
et  ne  le  dissimulent  pas.  Et  cet  ennui  n'est  pas  Tapanage  des 
seules  grandes  dames,  tant  s'en  faut!  Je  me  souviens  d'une  jeune 
femme  de  position  très  modeste,  pensionnaire  d'un  boardhig- 
hoiise  de  Brooklyn,  dont  le  mari,  fort  occupé  comme  tout  hon- 
nête Américain,  travaillait  tout  le  jour  à  New- York;  elle  bâillait 
et  se  morfondait,  traduisait  péniblement  à  coup  de  dictionnaire 
un  méchant  roman  de  Vlllustraiion  et  déclarait  que  les  femmes 
américaines  étaient  fort  à  plaindre. 

En  France,  à  Paris  surtout,  le  néant  de  ce  genre  de  vie  est 
dissimulé  par  une  certaine  agitation  matérielle.  Il  y  a  tout  d'a- 
bord l'agitation  mondaine,  non  plus  réservée,  comme  à  New-York, 
aux  «  meilleurs  quatre  cents  »  [l/te  bettcr  four  hundred),  mais 
envahissant  toutes  les  classes  de  la  société  bourgeoise,  débordant 
juscju'à  l'extrême  limite  de  la  classe  ouvrière.  La  forme  la  plus 
répandue  et  la  plus  abordable  de  cette  agitation,  ce  sont  les 
visites.  Telle  femme  de  fonctionnaire  modeste  ou  d'employé 
subalterne  ne  peut  pas  se  permettre  facilement  le  luxe  du  théâ- 
tre ou  les  sorties  du  soir,  qui  exigent  des  frais  spéciaux  de  toi- 
lette, mais  elle  promène  tant  qu'elle  peut  chez  de  soi-disant 
relations  la  toilette  de  ville  indispensable.  Cela  n'augmente 
pas  très  sensiblement  sa  dépense  et  cette  raison  lui  parait  une 
justification  complète  de  l'emploi  de  son  temps.  Au  fond,  elle 
pense  que  son  temps  n'a  aucune  valeur;  pourvu  qu'elle  ne  grève 
pas  le  budget  conjugal  d'une  manière  exagérée,  qu'importe?  Elle 
est  une  femme  raisonnable,  c'est-à-dire  purement  passive,  n'en- 


I  HMIMSTK    (»i;    ANK-FKMIMSTK.  i()0 

trniiiani  [)as  sou  maii  dans  des  complicafioiis  financières,  mais 
hoiiiie  à  rien. 

En  province ,  on  retrouve  le  même  type  dans  beaucoup  de 
villes;  il  est  seulement  tempéré  par  le  calme  plus  grand  de  la 
vie  ambiante;  et  puis,  le  cercle  restreint  où  l'agitation  mondaine 
se  produit  modilie  sou  caractère;  le  bavardage  convenu  ne  trou- 
vant plus  le  même  aliment  dans  les  innombrables  distractions 
parisiennes,  se  venge  sur  le  prochain;  la  médisance  devient 
amère,  les  petites  coteries  se  déchirent. 

11  y  a  aussi,  dans  de  très  petites  villes,  ou  au  fond  de  certai- 
nes campagnes,  des  femmes  complètement  absorbées  par  la  ta- 
pisserie, le  tricot,  le  train-train  du  ménage  et  l'économie;  le 
néant  de  leur  vie,  d'accord  avec  l'inactivité  qui  les  entoure,  fi- 
nit par  leur  plaire  et  devient  chez  elles  une  seconde  nature. 

Ces  trois  variétés  ne  sont  au  surplus  que  des  formes  différen- 
tes du  vide  :  agitation  dans  le  vide  ou  inaction  dans  le  vide.  Si 
vraiment  la  nature  avait  horreur  du  vide,  comme  on  le  croyait 
jadis,  quelle  hécatombe  ce  serait  et  que  de  femmes  disparaî- 
traient, sans  parler  des  hommes! 

A  côté  de  ces  femmes  parfaitement  inutiles,  il  en  est  d'autres 
dont  l'activité  et  le  dévouement  sont  au-dessus  de  tout  éloge. 
Lisez  le  discours  de  M.  Edouard  Hervé  sur  les  prix  de  vertu , 
vous  entendrez  parler  de  quelques-unes  d'entre  elles ,  mais  elles 
sont  légion  et  je  n'entreprendrai  pas  d'énumérer  les  œuvres  de 
toutes  sortes  qui  vivent  par  elles,  ni  les  bienfaits  qu'elles  ré- 
pandent autour  d'elles.  Tout  le  monde  est  d'accord  pour  ap- 
plaudir à  leui^s  eftorts,  et  le  plus  farouche  ennemi  des  femmes 
ne  les  blâmera  pas  de  quitter  leur  foyer  quelques  heures  par 
jour  pour  visiter  la  mansarde  du  pauvre.  Mais  est-ce  là  tout  ce 
que  les  conditions  de  la  vie  moderne  exigent  d'elles?  Est-ce  tout 
leur  devoir?  Il  est  bien  évident,  d'abord  que  ce  n'est  le  devoir 
que  d'une  classe  privilégiée,  de  celle  qui  peut  disposer  d'un  certain 
superflu.  Pour  la  femme  de  l'ouvrier,  de  l'employé,  poui'  la  ma- 
jorité des  femmes,  le  dix-neuvième  siècle,  qui  leur  a  donné  les 
loisirs  que  nous  avons  vus,  ne  leur  a-t-il  pas  imposé  des  obliga- 
tions nouvelles? 


466  LA    SCIENCE    SOCIALE. 


La  réponse  à  cette  question  ne  saurait  être  douteuse  :  Tout 
loisir  ménagé  par  des  conditions  de  vie  meilleures  est  une  voca- 
tion à  un  état  supérieur.  L'avènement  de  l'ère  du  machinisme 
dans  l'industrie  a  dispensé  l'ouvrier  de  l'eifort  musculaire  écra- 
sant et  prolongé  qu'exigeaient  autrefois  la  plupart  des  fabrica- 
tions; il  a  permis  l'établissement  de  journées  de  travail  plus 
courtes  et  on  peut  dire  qu'il  a  introduit  par  là  dans  la  vie  de  l'ou- 
vrier moderne  deux  éléments  de  premier  ordre  pour  son  éléva- 
tion. Il  le  dispense  de  cette  fatigue  physique  excessive  qui  abrutit 
l'homme  en  empêchant  le  jeu  de  ses  facultés  cérébrales;  il  lui 
procure  quelques  heures  de  loisir  dont  les  meilleurs,  les  plus  in- 
telligents, les  plus  avisés  savent  faire  usage.  Déjà,  dans  les  pays 
où  le  régime  moderne  de  l'industrie  est  développé  le  plus  large- 
ment, en  Angleterre  et  aux  États-Unis,  il  s'est  rencontré  un  assez 
grand  nombre  de  travailleurs  prêts  à  profiter  des  loisirs  qui  leur 
étaient  faits,  pour  qu'un  changement  appréciable  se  manifeste 
dans  l'ensemble  de  la  classe  ouvrière.  On  lit  plus,  on  boit  moins, 
on  fréquente  davantage  les  églises,  on  se  rend  plus  volontiers 
aux  meetings  (1),  on  prend  une  part  plus  active  aux  discussions 
qui  s'y  produisent,  on  raisonne  mieux.  J'entendais  dire,  il  y  a 
deux  ans,  par  M.  Austen  Chamberlain,  aujourd'hui  Lord  civil  de 
l'Amirauté ,  que  son  père  avait  maintes  fois  exprimé  devant  lui 
son  admiration  du  changement  survenu  depuis  trente  ans  dans 
la  masse  des  électeurs  anglais.  On  peut  croire  à  ce  témoignage 
d'un  homme  incontestablement  très  expérimenté  et  capable  de 
juger  le  degré  d'intelligence  de  ses  auditeurs. 

En  France ,  en  Belgique ,  en  Allemagne ,  la  modification  est 
moins  profonde;  l'industrie  n'a  pris  nulle  part  sur  le  vieux  con- 
tinent l'essor  formidable  qu'elle  a  reçu  au  Nouveau  Monde  et  en 

(1)  V.  La  Question  ouvrière  en  Anglclcrre,  p.  70. 


FÉMINISTE   OU   ANTI-FÉMINISTE.  M)! 

Angleterre;  de  plus,  les  populations  étaient  moins  préparées  à 
profiter  des  conditions  nouvelles  ;  mais,  malgré  cela,  il  y  a  progrès 
sur  certains  points.  On  ne  s'en  aperçoit  pas  dans  les  contrées  où 
l'industrie  est  moins  avancée.  De  graves  désordres  dissimulent 
souvent  ce  progrès  dans  les  districts  manufacturiers,  et  cepen- 
dant nos  ouvriers  continentaux  d'aujourd'hui  sont  plus  aptes  à 
comprendre  le  problème  qui  se  dresse  devant  eux,  plus  désireux 
de  s'associer,  sinon  plus  habiles  à  y  réussir;  la  classe  soi-disant 
éclairée  a  peu  fait  pour  leur  éducation,  mais  ils  sont  mieux  pré- 
parés à  recevoir  la  bonne  semence,  quand  on  voudra  bien  la 
leur  confier;  leur  esprit  est  plus  ouvert,  ils  sont  plus  habitués  à 
raisonner,  et  par  conséquent  plus  facilement  accessibles  à  la  vérité. 

Malgré  la  différence  des  résultats  obtenus  jusqu'ici  dans  les 
divers  pays  de  l'Europe  et  de  l'Amérique,  il  n'est  pas  douteux, 
pour  quiconque  observe  sans  préjugés  les  conséquences  sociales 
du  mouvement  industriel,  qu'elles  tendent  à  développer  les  fa- 
cultés du  travailleur  d'une  façon  plus  harmonique,  à  faire  de  lui 
un  citoyen  plus  éclairé  ,  un  ouvrier  plus  indépendant,  et,  pour 
tout  dire  d'un  mot.  un  homme  plus  complet.  Telle  est,  très  clai- 
rement, la  vocation  supérieure  à  laquelle  les  circonstances  ac- 
tuelles appellent  l'ouvrier.  Elle  a,  comme  corollaire,  l'obligation 
pour  celui-ci  de  s'améliorer  physiquement,  intellectuellement  et 
moralement.  Les  loisirs  qui  lui  ont  été  faits  doivent  être  employés 
par  lui  dans  ce  but,  et  les  nécessités  de  défense,  d'association,  que 
crée  le  régime  industriel  moderne,  lui  fournissent  une  précieuse 
occasion  d'élévation. 

En  est-il  de  même  des  femmes?  Et  quelles  occasions  de  déve- 
loppement leur  sont  fournies  par  les  faits?  Où  se  trouve  la  com- 
pensation de  ce  qui  leur  a  été  enlevé? 

La  compensation  est  ample.  Elle  se  trouve  dans  un  progrès 
sensible  de  leur  indépendance.  Et  cela  est  vrai  à  tous  les  échelons 
de  la  société;  en  haut,  toutefois,  cette  indépendance  plus  grande 
ne  s'affirme  que  par  des  tendances  et  sans  qu'on  en  démêle  faci- 
lement la  cause;  en  bas,  elle  se  manifeste  par  des  faits  précis. 
C'est  pourquoi  nous  parlerons  d'abord  des  femmes  de  la  classe 
ouvrière. 


468  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Le  développement  (lu  machinisaïc  dans  l'industrie  favorise  leur 
indépendance,  d'abord  parce  qu'il  leur  procure  un  emploi  beau- 
coup mieux  rémunéré.  Je  parlais  plus  haut  des  salaires  dérisoires 
i^agnés  par  les  ouvrières  de  l'aiguille  soumises  au  sweating  system. 
Mettez  en  regard  ceux  que  reçoit  une  ouvrière  de  fabrique,  une 
femme  surveillant  une  machine;  ces  salaires  sont  supérieurs; 
de  plus,  les  heures  de  travail  sont  beaucoup  moins  longues, 
12  heures  au  plus  en  France,  10  heures  au  plus  en  Angleterre; 
enfin  les  ateliers  sont  plus  aérés,  moins  malsains  que  ceux  de  la 
petite  industrie  dans  laquelle  on  pratique  le  travail  en  chambre. 
La  jeune  fdle  employée  dans  une  filature  ou  un  tissage  peut  ar- 
river parfois  à  gagner  un  salaire  très  peu  différent  de  celui  de 
son  père  ou  de  son  frère;  j"ai  observé  ce  cas  notamment  dans  les 
fabriques  de  tivceds  de  l'Ecosse;  dès  lors,  elle  devient  plus  dif- 
ficile pour  se  marier;  au  lieu  d'épouser  le  premier  garçon  qui  lui 
fait  la  cour,  elle  réfléchit  que  sa  situation  actuelle  est  bonne, 
qu'elle  est  assurée  de  gagner  largement  sa  vie  en  restant  fille. 
Voilà  un  immense  résultat  :  Réfléchir  avant  de  se  marier!  C'est 
le  commencement  de  la  sagesse,  le  résultat  de  l'indépendance 
vraie,  le  signe  certain  d'une  situation  meilleure. 

Si  la  femme  dont  je  parle  n'a  pas  réfléchi,  l'industrie  lui 
viendra  encore  en  aide,  lorsque  son  mari  n'apportera  pas  au  mé- 
nage le  fruit  de  son  travail,  lorsqu'il  sera  paresseux,  incapable 
ou  dissipateur.  Alors  la  femme  mariée  pourra  reprendre  le 
chemin  de  l'usine,  triste  nécessité  sans  doute,  mais  suprême 
refuge  contre  le  besoin.  En  France,  d'ailleurs,  il  n'est  malheu- 
reusement pas  rare  que  la  mère  de  famille  aille  à  la  fabrique, 
et  cela  n'est  pas  considéré  comme  anormal.  Elle  contribue  fré- 
quemment pour  une  part  assez  notable  aux  moyens  d'existence 
de  la  famille;  elle  y  contribue  par  son  travail  en  dehors  du  foyer. 
Nous  voilà  bien  loin  de  la  conception  ancienne  I  Nous  en  sommes 
si  loin  que  les  lois  civiles  issues  de  cette  conception  produisent 
aujourd'hui  des  anomalies,  des  injustices.  Ainsi,  c'est  un 
principe  de  notre  droit  que  la  femme  mariée  ne  peut  pas  lé- 
galement toucher  le  salaire  de  son  travail;  c'est  le  mari  seul 
qui  a  qualité  pour  cela.  Et  l'on  comprend    assez  bien  qu'une 


FÉMINISTE    or    ANTI-FKMINISTE.  4G9 

pareille  disposition  ait  soiiil)!»'  le  summum  de;  la  sagesse  à  des 
gens  pleins  de  bon  sens,  il  y  a  un  ou  deux  siècles.  Pothiei'  doil 
avoir  dit  des  choses  remarquables  là-dessus,  et  Portalis  ou  l^i- 
got  Préameneu  trouvaient  à  coup  sûr  la  chose  parfaite  lors  de 
la  rédaction  du  Code  civil;  mais  le  fait  n'en  est  pas  moins  de- 
venu odieux,  aujourd'hui  (|ue  la  femme  travaille  à  l'usine,  gagne 
un  salaire,  et  peut  se  le  voir  arracher  par  son  mari  tandis  que 
les  enfants  demandent  du  pain  à  la  maison.  Autrefois,  il  était 
exceptionnel  qu'une  femme  eût  un  métier;  aujourd'hui  ce  n'est 
plus  ainsi,  et  voilà  pourquoi  nous  souhaitons  bonne  chance  au 
projet  de  loi  dépose  par  M.  Léopold  Goirand  à  la  Chambre  des 
Députés  pour  autoriser  les  femmes  mariées  à  recevoir  elles-mêmes 
les  sommes  provenant  de  leur  travail.  La  commission  parle- 
mentaire a  conclu  à  son  adoption,  et  on  ne  voit  guère  quelles 
objections  sérieuses  pourraient  être  faites  à  une  réforme  si  rai- 
sonnable; mais  ce  n'en  est  pas  moins  un  pas  dans  le  sens  de  l'in- 
dépendance féminine,  et,  bien  évidemment  aussi,  cela  est  dû 
à  une  modification  du  régime  du  travail. 

Il  y  a  plus,  l'introduction  de  la  femme  dans  l'usine  n'a  pas 
seulement  eu  pour  effet  de  lui  créer  des  ressources  personnelles; 
elle  l'a  mise  en  face  d'une  situation  qui  réclame  de  sa  part 
une  initiative,  une  faculté  de  direction,  qui  auraient  été  au- 
trefois sans  emploi. 

En  effet,  elle  a  à  se  défendre  comme  les  ouvriers  ses  frères; 
il  faut  qu'elle  organise  la  représentation  de  ses  intérêts,  et  per- 
sonne ne  peut  faire  cela  pour  elle;  par  la  force  des  choses,  ces 
intérêts  se  trouvent  entre  ses  mains;  si  elle  reste  en  tutelle 
comme  fdle  mineure  ou  comme  épouse,  en  fait,  comme  ouvrière 
elle  est  émancipée.  Elle  assistera  à  des  meetings,  elle  discutera 
telle  mesure  à  prendre  dans  le  syndicat  dont  elle  fait  partie. 
Sans  doute,  elle  fera  cela  bien  ou  mal,  fructueusement  ou  non, 
mais  c'est  à  elle  de  le  faire,  les  circonstances  l'exigent  et  au- 
cune organisation  normale  ne  peut  se  créer  pour  elle  tant  qu'elle 
ne  sera  pas  capable  de  la  créer  elle-même. 

Ainsi  le  régime  moderne  du  grand  atelier  a  profondément 
modifié  la  condition  de  la  femme  ;  il  a  émancipé  l'ouvrière. 


-i70  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Il  a  également  agi  d'une  façon  indirecte  sur  les  femmes  de 
la  classe  supérieure.  Le  problème  de  la  charité,  autrefois  res- 
treint aux  limites  du  voisinage,  a  pris  une  extension  énorme  par 
la  complication  de  la  vie  moderne  en  même  temps  qu'il  re- 
vêtait un  caractère  public.  Les  œuvres  sont  devenues  de  pe- 
tites administrations,  nécessitant  le  concours  de  plusieurs  per- 
sonnes, et  les  femmes  qui,  jadis,  exerçaient  leur  bienfaisante  ac- 
tion sur  quelques  familles  pauvres  de  leur  connaissance,  faisant 
l'aumône  dans  l'isolement  et  la  discrétion,  ont  dû  sortir  de  ce 
rôle  effacé,  faire  appel  à  tout  le  monde,  organiser  une  véritable 
Assistance  publique. 

Et  le  contact  de  ceux  cju'elles  secouraient  a  montré  à  beau- 
coup d'entre  elles  l'insuffisance  de  l'aumône  à  guérir  ces  mal- 
heureux. Elles  ont  recherché  non  plus  seulement  à  soulager  la 
misère  existante,  mais  à  la  prévenir,  et  elles  ont  ainsi  atteint 
le  côté  économique  et  social  du  problème.  Par  cette  voie,  elles  pé- 
nètrent dans  la  vie,  dans  les  préoccupations  dominantes  du  pays. 
Le  mois  dernier,  le  décret  sur  l'organisation  de  l'assistance  pu- 
blicjue  à  Paris  a  permis  de  nommer  des  femmes  parmi  les  ad- 
ministrateurs des  bureaux  de  bienfaisance;  la  chose  a  passé 
presque  inaperçue  tant  elle  parait  naturelle,  tant  nous  nous 
sommes  habitués  à  voir  des  femmes  s'occuper  de  ces  c[uestions. 
.le  crois  qu'il  y   a  soixante  ans  on  se  serait  fort  récrié. 

Les  femmes  capables  de  participer  ainsi,  soit  officiellement, 
soit  à  titre  privé,  à  la  marche  d'un  grand  service  public,  font 
à  coup  sûr  de  leurs  loisirs  un  utile  et  louable  usage.  C'est  plus 
qu'une  distraction  ou  un  emploi  quelconque  du  temps  qu'elles 
se  procurent  ;  c'est  plus  qu'une  vertu  qu'elles  pratiquent  par 
devoir  religieux;  c'est   une  fonction  qu'elles  remplissent. 

Toutefois,  ce  ne  peut  être  là  que  l'apanage  d'un  petit  nombre. 
Il  est  difficile  de  se  consacrer  d'une  manière  sérieuse  et  avanta- 
geuse à  l'exercice  de  la  charité,  aux  œuvres  d'assistance  ou  de 
protection,  si  on  n'a  pas  une  situation  de  fortune  large,  ni  une 
situation  mondaine  cj[ui  permette  de  pénétrer  un  peu  partout. 
Je  sais  cju'il  y  a  des  exceptions,  et  qu'à  force  de  dévouement 
certaines  femmes  accomplissent  des  prodiges,  mais  on  ne  peut 


FEMINISTE    OU    ANTI-FKMINISTE.  Mi 

pas  tenir  compte  des  exceptions.  En  plus,  toutes  les  femmes  ri- 
ches et  bien  posées  n'ont  pas  la  chaleui-  de  cœur  suffisante 
pour  se  résoudre  aux  sacrifices  indispensables  à  ce  genre  d'oc- 
cupations. 

Il  y  en  a  d'autres  plus  à  la  [)ortée  des  femmes  de  condition 
plus  modeste  et  de  dévouement  moins  accentué.  Il  y  a  toutes 
les  branches  d'activité  lucratives  aujourd'hui  ouvertes  aux  femmes 
en  dehors  de  l'industrie;  le  commerce  qui  en  emploie  un  grand 
nombre,  soit  aux  écritures,  soit  à  la  comptabilité,  soit  à  la  vente 
de  détail;  l'enseignement,  qui  en  absorbe,  lui  aussi,  une  quan- 
tité notable,  bien  que  très  inférieure  à  la  demande;  enfin,  cer- 
taines fonctions  publiques  secondaires,  telles  que  les  postes,  les 
télégraphes,  les  téléphones.  Nous  n'avons  encore  avancé  que 
d'une  façon  timide  dans  cette  voie,  mais  les  pays  anglo-saxons 
emploient  d'une  manière  analogue  une  proportion  beaucoup 
plus  forte  de  femmes.  En  ce  qui  concerne  les  professions  libé- 
rales, on  ne  conçoit  guère  qu'à  titre  exceptionnel  la  femme 
ingénieur  ou  la  femme  avocat,  mais  la  femme  artiste,  mais  la 
femme  écrivain,  se  rencontrent  assez  fréquemment  môme  en 
France,  et  si  la  femme  médecin  y  est  encore  fort  rare,  on  con- 
viendra toutefois  qu'une  femme  ayant  fait  les  études  nécessaires 
à  la  profession  est  tout  aussi  bien  à  sa  place  dans  la  chambre 
d'un  malade  que  l'homme  médecin  auprès  d'une  jeune  femme. 
Au  surplus,  on  confie  toujours  à  des  femmes  le  rôle  de  garde- 
malade  ;  il  leur  suffit  d'acquérir  la  science  et  l'expérience  en 
plus  de  la  merveilleuse  aptitude  qu'elles  possèdent  naturelle- 
ment à  donner  des  soins  pour  devenir  d'excellents  méde- 
cins. 

J'espère  que  le  nombre  des  femmes-médecins  ira  en  augmen- 
tant d'ici  à  quelques  années,  et,  ce  qui  me  confirme  dans  cet  es- 
poir, c'est  la  sainte  rage  dont  les  docteurs  masculins  sont  géné- 
ralement animés  contre  leurs  confrères  féminins.  Les  médecins 
de  Montreuil-sous-Bois  viennent  d'en  donner  un  joli  exemple. 
Un  habitant  de  Montreuil  avait  légué  à  sa  commune  une  somme 
pour  construire  un  dispensaire.  Le  dispensaire  une  fois  construit, 
le  maire  nomma  pour  le  diriger,  cinq  docteurs  et  une  doctoresse. 


LA    SCIENCE    SOCIALE. 


Immédiatement  grève  des  cinq  docteurs,  ({iii  refusent  de  guérir 
si  on  admet  une  femme  à  guérir  de  compagnie  avec  eux.  0  Mo- 
lière, où  es-iu?  0  savantissimi  doctoi^cs!  vous  avez  donc  bien 
peur  de  la  concurrence?  Il  parait  d'ailleurs  que  les  jeunes  étu- 
diants en  médecine,  jaloux  de  suivre  Texemple  de  leurs  maîtres, 
se  montrent  fort  malappris  vis-à-vis  des'  étudiantes  admises  à 
suivre  les  cours  avec  eux.  Voilà  qui  nous  fera  une  jolie  réputa- 
tion auprès  des  jeunes  femmes  étrangères  attirées  à  Paris  par  le 
renom  de  notre  Faculté!  Mais,  je  le  répète,  cela  montre  bien  que 
la  concurrence  des  femmes  s'affirme  et  parait  menaçante  aux 
médecins  jaloux  de  leurs  privilèges. 

Peu  à  peu  les  préjugés  s'efFacent,  des  habitudes  nouvelles  se 
créent,  et  la  femme  bien  élevée  voit  s'ouvrir  devant  elle  une  ère 
où  il  lui  sera  possible  de  gagner  sa  vie  sans  déchoir.  Cela  me  pa- 
raît un  grand  bienfait.  Je  ne  connais  rien  de  plus  triste  que  la 
situation  d'une  jeune  fille  française  appartenant  au  monde  et 
sans  fortune.  Délaissée  des  jeunes  hommes  qui  cherchent  une  dot 
et  se  gardent  prudemment  contre  les  surprises  du  cœur,  elle 
passe  sa  jeunesse  à  attendre  celui  qui  ne  vient  pas,  sans  au- 
cun moyen  à  sa  portée  pour  améliorer  une  situation  insuffisante, 
sans  avenir  et  sans  but  dans  la  vie,  avec  la  perspective  d'une  vieil- 
lesse isolée  et  étroite.  Autrefois,  l'habitude  française  lui  accordait 
un  refuge  au  foyer  paternel  continué  par  le  frère  aine.  C'était 
une  solution.  Elle  avait  des  côtés  peu  réjouissants  pour  chacune 
des  parties  liées  ensemble  :  les  tantes  rendaient  parfois  des  ser- 
vices, mais  souvent  aussi  elles  étaient  acariâtres,  jalouses  de  la 
belle-sœur  qui  était  venue  les  supplanter  au  foyer;  à  son 
tour,  celle-ci  se  montrait  peu  condescendante  pour  elles,  et 
l'harmonie  laissait  à  désirer,  mais  enfin  c'était  une  solution. 
Nous  ne  voulons  plus  de  cette  solution;  elle  est  devenue  im- 
possible à  peu  près  partout,  et  voilà  la  vieille  fille  sur  le  pavé, 
avec  une  indépendance  dont  on  ne  lui  a  pas  appris  à  faire 
usage,  avec  des  moyens  limités,  sans  foyer,  avec  l'idée  que 
la  place  d'une  femme  est  à  son  foyer.  Cependant,  des  jeunes 
filles  moins  fortunées  qu'elle ,  mais  d'un  monde  moins  élevé, 
auront  pu  se  créer  une  situation  véritablement  indépendante  et 


FÉMINISTE   OU    ANTI-FÉMINISTE.  473 

un  Ijut  dans  la  vio.  N'est-il  pas  temps  de  sacrifier  le  préjugé  au 
bien-être  et  au  bonheur,  de  montrer  à  la  jeune  fille  qu'il  y  a 
pour  elle  aussi  place  sur  terre,  même  lorscjue  la  dot  nécessaire 
pour  servir  d'appAt  aux  jeunes  gens  lui  tait  défaut?  Pourquoi  la 
confiner  dans  un  cercle  étroit  destiné  à  se  briser,  tandis  que 
d'autres  sphères  plus  larges,  plus  lécondcs  et  plus  durables  lui 
sont  ouvertes? 

On  voudra  bien  remarquer  que  je  n'ai  rien  dit  de  la  politique. 
D'ordinaire,  les  revendications  féministes  se  manifestent  par  l'af- 
firmation bruyante  du  droit  de  vote.  C'est  prendre  la  question  à 
l'envers.  C'est  fort  peu  de  chose  pour  l'indépendance  réelle  que 
d'être  inscrit  sur  une  liste  électorale.  Les  nègres  des  États-Unis 
sont  électeurs  et  aucune  femme  française  ne  voudrait  accepter  la 
situation  de  ces  nègres;  ce  qui  est  important  et  dé.sirable,  c'est 
d'être  réellement  capable  d'indépendance,  parce  qu'alors  on  ar- 
rive toujours  à  faire  reconnaître  sa  capacité,  à  changer  l'état  de 
fait  en  un  droit.  L'exemple  des  quelques  États  d'Amérique  où 
les  femmes  votent  ne  prouve  rien  en  faveur  de  l'efficacité  de  l'é- 
lectorat  féminin  en  France.  D'abord,  cette  conquête  politique 
parait  avoir  été  prématurée,  même  pour  les  Américaines;  et  de 
plus  elles  avaient  un  apprentissage  de  l'indépendance  poussé 
autrement  plus  loin  que  les  Françaises.  A  peine  ouvre-t-on  chez 
nous  la  porte  de  la  rue  à  la  femme,  la  voilà  déjà  qui  court  aux 
urnes!  Les  «  ennemis  des  femmes  »  verront  là  un  argument  en 
faveur  de  leur  thèse.  «  Voyez,  diront-ils,  le  ridicule  usage  qu'elles 
font  de  leur  liberté.  »  Oui,  mais  qui  donc  entre  dans  la  Ligue  des 
femmes  en  France?  Pour  qu'un  mouvement  réussisse,  il  ne  suffit 
pas  qu'il  soit  justifiable  dans  son  origine;  cela  n'est  môme  pas 
toujours  nécessaire  ;  mais  il  faut  absolument  qu'il  soit  représenté 
par  des  individualités  de  valeur.  Le  mouvement  féministe  n'a 
pas  encore  trouvé  en  France  assez  de  partisans  éclairés  et  équi- 
librés pour  le  mettre  dans  le  droit  chemin.  Tel  qu'il  existe,  il 
effraie  et  fait  reculer  avec  juste  raison  celles  qui  pourraient  le 
mieux  assurer  son  succès;  il  fortifie  leurs  préjugés  au  lieu  de  les 
détruire.  C'est  ce  qui  arrive  à  toutes  les  bonnes  causes  mal  dé- 
fendues. Mais  ces  causes  n'en  sont  pas  moins  bonnes  ;  elles  solli- 

T.  XX  35 


-474  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

citent  de  bons  défenseurs.  Y  aura- t-il  quelque  femme  d'une  situa- 
tion au-dessus  de  toute  critique  qui  soit  assez  clairvoyante  pour 
voir  cela,  qui  fonde,  non  plus  une  ligue  pour  la  conquête  des 
droits  des  femmes,  mais  une  ligue  pour  leur  progrès  et  leur  élé- 
vatioa? 

Paul  de  KousiKRs. 


~  «^'CSiJ-^îk' — 


SOCRME  ET  SON  GROUPE 


II 

SOCRATE   ET  SES  ENNEMIS   (1) 

Trois  causes  sociales  nous  ont  para  contriliuer  à  la  vogue  et 
au  succès  de  Socrate  :  la  gratuité  de  son  enseignement,  le  com- 
pagnonnage intellectuel  établi  entre  lui  et  ses  disciples,  et  la 
campagne  de  restauration  morale  et  politique  entreprise  sous  sa 
direction. 

Nous  avons  constaté  que,  malgré  cette  vogue,  malgré  ce  suc- 
cès, la  campagne  en  question  aboutissait  à  une  conclusion  tra- 
gique. Nous  avons  vu  se  dessiner  autour  de  Socrate,  parallèle- 
ment au  courant  de  sympathie  dont  nous  avons  parlé,  un  courant 
d'hostilité  dont  il  nous  reste  à  retrouver  la  source.  Socrate  avait 
évidemment  pour  lui  une  force  morale,  incarnée  dans  le  groupe 
de  ses  amis.  Il  va  succomjjer  sous  une  force  adverse ,  plus  ef- 
ticace  et  plus  puissante,  représentée  par  ses  ennemis. 

Mais  avant  d'étudier  l'attaque,  voyons  tout  d'abord  si  Socrate 
était  pratiquement  outillé  pour  la  défense.  Cet  homme  si  remar- 
quable par  son  prestige,  si  populaire  par  ses  allures  et  par  sa 
parole,  n'avait-il  pas  un  défaut  à  sa  cuirasse,  défaut  où  ses  ad- 
versaires pouvaient  avantageusement  viser? 

(^e  défaut  existait,  nous  l'avons  entrevu.  Socrate,  pourvu  de 
disciples  d'élite,  appuyé  par  une  fraction  notable  de  l'opinion, 

(1)  Voir  la  série  (rarticles  sur  les  Ancêtres  de  Socrate,  Science  sociale,  livrai- 
sons de  juin,  juillet,  septembre  et  octobre  1895.  —  Voir  également  la  livraison  de  no- 
vembre :  Socrate  et  ses  amis. 


476  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

hautement  prisé  par  les  personnalités   les  plus  aristocratiques 

d'Athènes,  n'en  était  pas  moins,  au  point  de  vue  politique,  un 
isolé. 


I.    L  ISOLEMENT     POLITIQUE. 

Socrate,  lorsqu'on  examine  les  causes  de  son  procès  et  de  sa 
mort,  apparaît  comme  le  bouc  émissaire  de  la  sophistique.  Son 
châtiment  n'est  pas  personnel.  Le  verdict  des  juges  atteint  en 
lui  une  doctrine,  une  classe  d'hommes,  tout  un  ensemble  d'idées 
réputées  dangereuses.  Victime  expiatoire,  il  paye  pour  tous  ceux 
qui  ont  pu  faire  plus  ou  moins  comme  lui.  Nous  n'avons  pas  à 
aller  chercher  bien  loin  pour  trouver  des  exemples  de  ces  «  sa- 
tisfactions «  données  à  une  vaste  indignation  publique.  Il  est  des 
situations  où  ces  sortes  de  sacrifices  sont  estimés  nécessaires. 
Ces  proscriptions  sont  aux  irritations  populaires  ce  qu'une  sou- 
pape levée  à  propos  est  à  un  excès  de  vapeur.  Par  elles  les  res- 
sentiments, prêts  à  faire  explosion,  s'écoulent  en  faisant  plus  de 
bruit  que  de  mal.  Mais  on  sait  aussi  que  la  victime  n'est  pas  tou- 
jours choisie  parmi  les  plus  coupables.  Pour  sauver  les  animaux 
de  la  peste,  ce  n'est  pas,  on  le  sait,  le  plus  chargé  de  méfaits  qui 
se  voue  ou  est  voué  d'office  à  la  mort. 

Socrate  meurt  comme  sophiste  (1),  pour  avoir  commis  des  faits 
qu'on  pouvait  depuis  longtemj^s  reprocher  aux  sophistes,  pour 
avoir  compromis  le  respect  de  la  tradition  chez  les  jeunes  gens, 
à  l'instar  des  sophistes  ;  pour  avoir  ébranlé  la  croyance  légale 
aux  dieux  de  la  cité,  croyance  déjà  fort  endommagée  par  les  so- 
phistes. 

Pourquoi  donc  les  accusateurs,  épargnant  l'ensemble  des  so- 
phistes, s'en  sont-ils  pris  plus  particulièrement  à  Socrate? 
Pourquoi,  tandis  cjue  les  Gorgias  et  les  Protagoras  amassaient 


(I)  Hegel  et  Grote  font  de  Socrate  un  véritable  sophiste.  Zeller  l'admet  avec  les  at- 
ténuations convenables.  Dans  l'antiquité,  on  sait  qu'Aristophane  a  personnifié  la  sophis- 
tique dans  Socrate.  Enfin  Anytus,  l'un  des  accusateurs  de  Socrate,  était  en  même 
temps  un  des  adversaires  les  plus  acharnes  des  sophistes. 


SOCRATE    ET    SON    GROUl'E.  477 

ilraclinies  et  honneurs,  (juclques  esprits  éminents,  moins  aiida- 
eieux  clans  leurs  doutes,  plus  moraux  dans  leur  enseignement 
pratiqu(;,  offraient-ils  prise  à  l'action  légale?  Pourquoi  Socrate, 
parmi  ces  esprits  éminents^  occupe-t-il  surtout  une  place  toute 
particulière?  Sur  quoi  se  fonde  cette  préférence  dans  la  pour- 
suite duu  délit  conmiun  alors  à  tous  ceux  qui  faisaient  profession 
d'enseigner? 

Une  première  réponse  se  présente  avant  toute  autre  :  les  so- 
phistes fabriquaient  des  politiciens,  et  Socrate  n'en  fabriquait 
pas. 

Les  sophistes,  nous  l'avons  montré  (1),  formaient  les  jeunes 
gens  en  vue  de  l'exercice  du  pouvoir.  Leur  but  unique,  exclusif, 
était  de  les  armer  pour  les  luttes  oratoires  de  la  politique  et  de 
les  mettre  à  même  de  monter,  de  monter  toujours  dans  ce  la- 
byrinthe de  magistratures  où  les  législateurs  athéniens  s'étaient 
plu  à  entortiller  le  réseau  compliqué  de  leurs  précautions  dé- 
mocratiques. 

Par  leurs  élèves,  les  sophistes,  ou  tout  au  moins  la  plupart 
d'entre  eux,  avaient  donc  un  pied  dans  le  pouvoir.  Ils  avaient  là 
des  amis,  des  fidèles,  d'anciens  écoliers  qui,  soit  par  reconnais- 
sance, soit  dans  l'espoir  de  voir  leurs  enfants  se  former  à  la  même 
école,  ne  pouvaient  que  garder  une  sympathie  raisonnée  ou  ins- 
tinctive pour  les  précepteurs  qui  les  avaient  si  bien  dégourdis 
eux-mêmes  (2). 

C'est  là  un  point  d'appui  solide  contre  les  accusations  toujours 
possibles  dans  un  milieu  où  les  croyances  peuvent  devenir  un 
crime  de  lèse-cité.  Le  sophiste  est  donc  exposé,  dangereusement 
exposé,  mais  l'ascension  politique  de  ses  élèves  le  met  en  meil- 
leure posture  pour  échapper  au  danger.  Ajoutons  qu'en  sa  qua- 
lité de  marchand  d'idées,  d'homme  adonné  à  une  profession  lu- 
crative, il  évite  de  s'exposer  gratuitement  et  ouvertement.  11  n'a 
pas  d'opinion  politique  ,  pas  de  plan  de  réformes  qui  le  fasse 


(1)  Voir,  livraison  d'oclobre,  Le  type  du  sophiste. 

(2)  Socrate,  parlant  des  sophistes  dans  l'Apologie  de  Platon  ,  constate  que  ceux-ci, 
dans  leurcommerce  avec  les  jeunes  gens,  «  en  retirent  de  l'argent  et  de  lu  reconnais- 
sance ».(^/90/.  IV.) 


478  LA    SCIEMCE    SOCIALE. 

mettre  à  l'index.  Son  ambition  est  de  mettre  ses  élèves  en  état 
d'ergoter  n'importe  comment  sur  n'importe  quoi.  Il  se  désinté- 
resse du  reste. 

Ce  point  d'appui,  ces  garanties  manquent  à  Socrate. 

Ce  dernier,  nous  l'avons  dit,  enseigne  gratuitement,  en  ama- 
teur, pour  le  plaisir.  Son  but  n'est  pas  de  former  des  politiciens. 
Au  contraire,  il  se  moque  de  la  politique.  Son  cénacle  se  re- 
crute principalement  parmi  les  aristocrates,  les  boudeurs,  ceux 
qui  fuient  les  fonctions  publiques  ou  qui  n'ont  aucune  chance 
d'y  arriver.  Donc,  pas  moyen  de  se  ménager  des  protecteurs. 
L'affection  de  ses  disciples  est  fort  vive  à  son  égard,  mais,  si  Ton 
nous  permet  un  jeu  de  mots  qui  est  tout  à  fait  démise  ici,  cette  af- 
fection ne  peut  que  rester  exclusivement  j^/rt^o;iZ9'«<e. 

Nous  avons  suffisamment  parlé,  dans  notre  précédent  article, 
de  ce  détachement  de  Socrate  à  l'égard  des  fonctions  publiques, 
soit  pour  lui,  soit  pour  la  grande  majorité  de  ses  disciples. 
«  Quiconque,  lui  fait  dire  Platon,  veut  se  consacrer  à  la  défense 
de  la  justice  doit  être  homme  privé  et  non  homme  public  (1).  » 
Nous  avons  reconnu  qu'il  y  avait  là  pour  Socrate  une  force.  iMais 
ce  qui  était  force  au  point  de  vue  de  la  doctrine  était  faiblesse  au 
point  de  vue  des  circonstances.  La  république  athénienne,  alors 
plus  que  jamais,  faisait  prédominer  l'action  publique  sur  les  na- 
turelles influences  de  la  vie  privée  :  le  principe  antique,  qui  con- 
sidérait le  citoyen  comme  fait  pour  la  cité,  aboutissait  à  donner 
la  plus  abusive  puissance  aux  politiciens;  et,  de  politiciens,  So- 
crate n'en  avait  pas.  Il  avait  renié  Critias  et  Alcibiade,  les  seuls 
de  ses  disciples  qui  fussent  devenus  puissants  dans  Athènes,  et  le 
premier,  comme  nous  le  savons  par  Xénophon,  lui  avait  môme 
gardé  de  vivaces  rancunes  (2).  C'était  précisément  le  contraire 
d'une  protection.  Non;  Socrate  est  bien  seul,  sans  protec- 
teurs officiels,  sans  relations  parmi  les  gros  bonnets  du  gouverne- 
ment. Il  le  sait,  il  le  dit,  il  en  est  fier,  cela  lui  est  égal,  il  en 
accepte  bravement  les  conséquences,  et  ne  se  gêne  pas,  étant 

(1)  'lotwTsijciv,  â).),à  (Jir,  ôiQ[jiO(7'.e-j£iv.  (Apol.  MX.) 

(2)  Critias  essaya,  étant  tyran,  d'interdire  à  Socrate  tout  entretien  avec  les  jeunes 
gens.  (.Xénophon,  Méin.  ii.) 


SOCRAÏK   ET   SON    GROUl'K.  479 

prytane  lors  du  ruineux  procès  des  généraux;  vainqueurs  aux  ilcs 
Arginuses,  pour  dire  blanc  quand  tous  ses  collègues  disent  noir. 
Cette  originalité  lui  sourit,  et  sourit  sans  doute  à  son  groupe,  à 
ses  admirateurs.  Seulement,  ces  genres  de  gloire  Unissent  souvent 
par  se  payer  cher.  Isolé  comme  il  l'est,  Socrate  est  à  la  merci  de 
la  première  attaque  un  peu  vigoureuse.  Plus  avisés,  et  mieux  dé- 
fendus, les  sophistes  sont,  sauf  exception,  assurés  contre  ces  ac- 
cidents. Aussi  la  masse  des  griefs  accumulés  contre  eux,  ne  pou- 
vant se  faire  jour  dans  leur  direction,  reiluera  naturellement  sur 
les  rares  débitants  d'idées  qui  n'auront  pas  à  leur  disposition 
d'aussi  bons  moyens  de  défense.  C'est  là  un  élément  nég'atif  de 
la  question  qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue.  Nous  ne  savons  pas 
encore  pourquoi  succombe  Socrate,  mais  nous  savons  que  si  quel- 
qu'un doit  succomber,  ce  sera  lui  plus  facilement  que  tout  autre. 

Pythagore  avait  succombé  à  Crotone,  et  nous  avons  vu  cepen- 
dant combien  était  puissante  la  corporation  pythagoricienne. 
Bien  plus  facile  est  l'assaut  contre  Socrate.  qui  représente  les 
mêmes  tendances  sans  disposer  d'un  organisme  militant  dans 
la  cité.  Ceci  établi,  passons  en  revue  les  assaillants. 

Et  d'abord,  fidèles  à  notre  méthode  d'observation,  arrêtons- 
nous  aux  phénomènes  extérieurs  d'hostilité  qui  se  produisent, 
longtemps  avant  raccusation,  contre  la  personne  de  Socrate. 
Nous  examinerons  ensuite  le  fond  même  de  l'accusation,  officiel- 
lement formulée  par  ses  détracteurs. 


II.    LE    COURANT  D  HOSTILITK. 

Socrate,  dans  Y  Apologie  que  Platon  met  dans  sa  bouche, 
s'efforce  de  montrer  aux  juges  les  causes  de  l'inimitié  qui 
le  poursuit.  Il  constate  d'abord  ce  qu'il  y  a  de  vague  et  d'in- 
saisissable dans  ce  courant  hostile.  «  Il  y  a  déjà,  bien  des 
années,  dit-il,  que  j'ai  été  accusé  auprès  de  vous  et  par  de 
nombreux  adversaires...  Ce  qu'il  y  a  de  plus  bizarre,  c'est 
qu'il  m'est  impossible  de  les  connaître  et  de  dire  le  nom  d'aucun 


480  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

d'eux,  à  rexception  d'un  certain  faiseur  de  comédies  (1)  ».  Ce 
dernier  trait  vise  Aristophane.  Mais  pourquoi  lui  en  veut-on  ainsi? 
Pourcjuoi  des  milliers  d'inconnus  le  condamnent-ils  sans  le  con- 
naître, comme  on  condamnait  sans  le  connaître  le  juste  Aris- 
tide? Socrate  l'explique.  La  cause  de  tous  ces  froissements,  c'est 
sa  méthode,  c'est-à-dire  l'ensemble  de  ses  allures,  de  ses  procé- 
dés, sa  manie  d'interroger  tout  le  monde,  et  le  sans-gêne  avec 
lequel  il  laisse  voir  à  beaucoup  de  ses  interlocuteurs  qu'il  les 
tient  pour  des  <(  pas  grand'chose  ».  Il  avoue  que  deux  causes 
l'ont  rendu  impopulaire.  Premièrement,  il  fait  profession  d'en- 
seigner la  sagesse.  L'oracle  de  Delphes,  répondant  à  son  ami 
Chéréphon,  a  dit  que  Socrate  était  le  plus  sage  des  hommes.  Fort 
de  ce  témoignage,  Socrate  cherche  s'il  trouvera  d'autres  sages.  Il 
déclare  avoir  cherché  partout,  et  n'avoir  à  peu  près  rien  trouvé. 
Il  a  chevchë  d' abord  [)diVm\\QS politiciens^  puis  parmiles  poètes, 
puis  parmi  les  artistes  (ou  artisans)  (2).  Partout  il  a  été  déçu. 
Voilà  qui  n'est  pas  flatteur  et  qui  range  dans  le  camp  antiso- 
cratique trois  catégories  d'individus  assez  importantes  dans  la 
cilé  et  dans  la  ville  d'Athènes  :  1"  les  politiciens,  2"  nombre  de 
lettrés,  3°  les  petits  ouvriers  libres  et  citoyens,  nombreux  dans 
la  commerçante  Athènes  et  qui  fournissaient  de  redoutables  dé- 
piagogues  (3).  En  fait,  nous  voyons  que,  des  trois  accusateurs 
de  Socrate,  Anytus  était  poète  ;  Mélitus,  corroyeur  et  politicien, 
Lycon,  rhéteur  ou  orateur.  Au  fond,  ces  trois  dédains  de  Socrate 
peuvent  fusionner  en  un  seul  :  le  dédain  de  la  démocratie  appuyée 
sur  les  petits  métiers  urbains,  exploitée  par  les  rhéteurs  et  cour- 
tisée dans  les  cérémonies  officielles  par  les  poètes,  même  par 
ceux  qui,  en  flattant  la  masse,  s'efforçaient,  comme  Aristophane, 
de  la  ramener  à  d'autres  idées.  Socrate  et  Aristophane,  sur  cette 
démocratie,  pensent  exactement  la  même  chose.  Seulement  So- 
crate est  philosophe;  il  ne  cherche  que  les  applaudissements 
d'une  élite;  il  n'a  besoin  de  flatter  personne;  il  fait  très  bien 
avaler  ses  pilules  sans  les  dorer.  Aristophane  est  poète  ;    son  mé- 

(1)  ApoL,  II. 

(2)  Mot  àinot,  ceujc  qui  travaillent  de  la  main,  •/sipoTé-/va:, 
(-3)  Cléon  le  corroyeur,  par  exemple. 


S(H',I!A1'K   ET    SON    GROUPE.  481 

lier  est  de  charinoi',  de  délecter  le  peuple,  un  peuple  de  trente 
mille  spectateurs  ({ui  demandent  impérieusement  à  rire.  On  con- 
çoit le  mépris  ou  tout  au  moins  Téloignement  de  Socrate  pour 
des  hommes  de  ce  type.  Mais,  s'il  est  facile  à  Socrate  de  se  trom- 
per sur  Aristophane,  il  est  encore  plus  facile  à  Aristophane  de 
se  méprendre  sur  Socrate  qui,  toujours  mêlé  aux  sophistes, 
ergotant  avec  eux,  admettant  leurs  procédés,  leurs  terrains  de 
discussion  et  bien  souvent  leurs  principes,  ne  se  distingue  pas 
très  sensiblement,  aux  yeux  d'un  observateur  superliciel,  des 
maîtres  reconnus  de  la  sophistiipie. 

La  seconde  raison  que  donne  Socrate  de  l'aversion  qu'on  a 
contre  lui,  c'est  l'enthousiasme  de  ses  propres  disciples  pour  sa 
méthode  d'enseignement  :  la  maïeutique,  corsée  de  l'ironie.  So- 
crate éprouve  les  gens,  pour  voir  s'ils  sont  sages.  Ses  disciples 
veulent  en  faire  autant,  et  ('prouvent  à  leur  tour  les  gens  qu'ils 
rencontrent.  En  les  éprouvani,  ils  se  targuent  des  enseignements 
de  Socrate.  L'homme  qu'on  éprouve  ainsi  n'est  pas  toujours  bien 
aise  de  servir  de  matière  à  une  expérience,  d'autant  plus  que  les 
disciples,  on  peut  le  conjecturer,  doivent  s'y  prendre  moins 
adroitement  et  moins  délicatement  que  Socrate.  De  là,  contre  le 
maître  un  concert  de  récriminations.  Le  mécontentement,  rayon- 
nant ainsi  de  tous  les  côtés,  s'éparpille  et  se  multiplie  en  raison 
du  nombre  des  disciples.  Toutes  les  victimes  de  l'ironie,  soit  du 
maître,  soit  des  disciples,  coalisent  obscurément  et  lentement 
leurs  rancunes.  Tel  est  l'inconvénient  de  cette  familiarité  socra- 
tique dont  nous  avons  signalé  les  avantages.  C'est  le  revers  de 
la  médaille.  Tout  le  monde  n'est  pas  d'humeur  à  se  laisser  arrêter 
et  captiver  au  passage,  comme  un  Xénophon,  par  un  Socrate  qui 
met  son  bâton  en  travers  de  la  rue.  Il  est  des  gens  plus  prati- 
ques, ou  plus  occupés,  que  ces  procédés  n'amusent  guère.  Au 
fond,  cet  original  de  Socrate  devait  agacer  pas  mal  de  gens. 
Xénophon  voile  avec  soin  ce  trait,  et  c'est  un  des  principaux  re- 
proches que  l'on  fait  à  ses  Mémorables,  d'ailleurs  si  véridiques 
par  tous  les  autres  points.  Son  Socrate  est  trop  calme,  trop  doux, 
trop  «  pasteur  protestant  »,  trop  «  vicaire  de  Wakefield  ».  Chez 
lui  tout  est  miel,  rien  n'est  iiel.  Le  Socrate  de  Platon,  avec  sa  vé- 


482  LA  .SCIENCE    SOCIALE. 

hémente  insolence,  ses  bravades,  cette  verve  ironique  dont 
il  accable  les  juges  dans  V Apologie,  est  peut-être  exagéré  en  sens 
inverse,  mais  on  devine  cjue  la  vérité  est  entre  les  deux  (1). 
Avec  ses  idées,  sa  familiarité,  ses  allures  vagabondes,  son  habi- 
tude d'interroger  n'importe  cpii,  sa  malice  fine  et  railleuse,  So- 
crate  n'a  pu  faire  autrement  que  de  récolter  des  inimitiés  per- 
sonnelles. On  en  veut  aux  gens  qui  viennent  à  brûle-pourpoint, 
et  à  propos  de  bottes,  vous  démontrer  que  vous  n'êtes  pas  aussi 
intelligent  que  vous  le  croyiez.  Un  sophiste,  cantonné  dans  son 
école,  n'instruisant  que  les  disciples  payants,  et  laissant  les  au- 
tres tranquilles,  ne  se  serait  pas  mis  dans  ces  mauvais  cas. 

Or,  si  l'aversion  vague  et  générale  peut  se  comparer  à  un  ma- 
gasin d'explosifs  qui  s'emplit  sans  cesse,  les  haines  personnelles, 
quand  elles  s'y  ajoutent,  peuvent,  dans  le  même  ordre  d'images, 
être  assimilées  à  l'étincelle  qui  y  met  le  feu.  Les  rancunes  privées 
ont  beau  jeu  lorsqu'elles  peuvent  se  servir  des  mouvements  de 
l'opinion  elles  transformer  en  machines  de  guerre.  Cela  devait 
finir  par  arriver.  L'hostilité,  longuement  accrue,  après  s'être 
confinée  dans  le  domaine  des  rumeurs,  après  avoir  fait  irruption 
dans  une  comédie  satiricjue,  devait,  grossissant  toujours  sous 
l'action  d'une  cause  toujours  présente  et  toujours  agissante,  se 
traduire  par  une  dénonciation  en  règle  devant  les  tribunaux  de 
la  cité. 

Seulement,  on  ne  va  pas  accuser  un  homme  de  ce  qu'il  vous 
a  vexé,  froissé,  humilié,  ou  de  ce  que  ses  disciples  en  ont  fait 
autant.  On  accuse  quelqu'un  d'un  fait  visé  par  quelque  code, 
d'un  crime  ou  d'un  délit  prévu  par  la  loi,  propre  à  exciter  de 
nobles  indignations  dans  le  public  et  à  fournir,  aux  «  minis- 
tères publics  »  de  bonne  volonté,  de  décents  réquisitoires.  La 
formule  accusatrice,  libellée  par  Mélitus,  fut  la  suivante,  mot 
pour  mot  :  «  Socrate  est  coupable  en  ce  qu'il  corrompt  les 
jeunes  gens,  et  en  ce  cju'il  ne  reconnaît  pas  les  dieux  reconnus 
par  la  cité,  mais  bien  des  divinités  nouvelles.   » 

(1)  Xénophon  fait  une  apologie  pour  les  ennemis,  et  atténue  tout  ce  qui  pour- 
rait indisposer  contre  Socrate.  Platon  fait  une  apologie  pour  les  amis  et  met  en  re- 
lief, au  contraire,  tout  ce  qui  peut  renforcer  l'enthousiasine  de  ces  derniers. 


SOCRATE   ET    SON    GROIPE.  W'i 

Le  premier  i;ricf  allégué  contre  Socrate,  c'est  donc  la  cor- 
ruption de  la  jeunesse.  C'est  la  majesté,  la  dignité  de  la  fa- 
mille qui  réclame  vengeance  contre  lui. 


m.    SOCRATE    ET    LA   FAMILLE. 

L'auditoire  de  Socrate,  avons-nous  dit,  se  compose  exclusi- 
vement déjeunes  gens.  Il  en  est  de  même  de  celui  des  sophistes. 
La  raison  en  est  simple  et  naturelle.  La  jeunesse  est  encore,  à  un 
certain  degré,  l'âge  de  Y  éducation,  et  quiconque,  soit  par  métier, 
soit  par  goût,  entreprend  d'élever  quelqu'un,  ne  peut  guère  s'a- 
dresser qu'à  des  personnes  jeunes.  Il  ne  peut  être  ici  question 
des  enfants  qui,  avant  l'âge  de  seize  ans,  demeurent  au  foyer 
ou  dans  des  écoles  fermées,  et  ne  participent  point  encore  à 
la  vie  publique. 

Les  sophistes  n'ont  autour  d'eux  que  des  jeunes  gens,  parce 
que  la  jeunesse  est  l'âge  où  l'on  peut  se  former  aux  discus- 
sions politiques.  Socrate  ne  prêche  guère  qu'aux  jeunes  gens, 
parce  que  les  hommes  mûrs  ont  leurs  idées  faites  et  n'adoptent 
pas  facilement  celles  d'autrui.  Il  préfère  les  jeunes  aussi  pour  le 
charme  naturel  à  cet  âge,  beauté  physique,  naïveté,  grâce, 
enthousiasme  facile,  et,  en  amateur  qu'il  est,  en  homme  qui, 
professant  gratuitement,  peut  choisir  ses  élèves,  il  s'adresse  plus 
particulièrement  à  ceux  qu'il  voit  le  mieux  doués  de  toutes 
les  qualités  du  corps  et  de  l'esprit. 

Par  là  encore,  le  cas  se  distingue  sensiblement  de  celui  des 
sophistes.  L'écolier  des  sophistes  est  allé  de  lui-même  à  son  maî- 
tre; il  a  payé  pour  recevoir  une  provision  d'idées  et  de  phrases; 
on  lui  en  donne  pour  son  argent.  5^'il  n'est  pas  content,  on  ne 
le  plaint  pas;  si  l'enseignement  est  pernicieux,  on  lui  dit  ; 
«  Fallait  pas  y  aller  »,  et  les  pères  de  famille  qui  voient  d'un 
mauvais  œil  les  doctrines  d'un  Gorgias  n'ont  qu'à  ne  pas  laisser 
courir  chez  lui  leur  progéniture.  Socrate,  au  contraire,  recrute 
ses  auditeurs  dans  les  rues.  C'est  plus  grave.  Derrière  le  jeune 
homme  qui  s'extasie  aux   enseignements   socratiques,   le   père 


484  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

de  famille  peut  surgir,  soupçonneux  ou  irrité.  Les  pères,  en 
général,  n'aiment  pas  les  blancs-becs  qui  raisonnent  trop  bien, 
et  Socrate  apprend  à  raisonner  avec  un  grand  luxe  d'arguties, 
comme  tous  les  sophistes  ses  confrères/quoique  avec  une  prodi- 
gieuse supériorité  de  vues  intellectuelles.  Le  Phidippide  d'Aris- 
tophane battant  son  père,  et  lui  démontrant  par  «  +  ô  qu'il 
a  le  droit  d'agir  ainsi,  n'est  évidemment  que  la  caricature  d'un 
type  réel,  observé  par  l'auteur. 

Il  est  certain  que  la  doctrine  de  Socrate,  en  poussant  les 
jeunes  gens  à  ne  se  conduire  que  par  la  raison ,  devait  les 
porter  en  certains  cas  à  agir  d'une  façon  peu  conforme  aux 
traditions  ou  aux  volontés  paternelles.  N'oublions  pas  que  nous 
sommes  en  plein  essor  commercial.  Les  origines  de  la  famille 
grecque  sont  patriarcales,  mais  la  piraterie  d'abord,  le  com- 
merce ensuite,  ont  fortement  ébranlé  l'autorité  des  anciens,  des 
vieillards.  Sparte,  type  à  part,  les  vénère  encore.  On  cite  Sparte, 
pour  ce  fait,  à  Athènes  et  ailleurs  avec  éloge,  preuve  que  ce 
respect  décline  presque  partout.  Or  le  commerce  engendre,  non 
pas  toutes  les  initiatives,  mais  une  certaine  espèce  d'initiative. 
Les  jeunes  gens,  séduits  par  l'appât  du  gain,  quittent  volon- 
tiers le  toit  paternel  pour  s'embarquer  dans  des  aventures  lu- 
cratives. Il  y  a  donc,  dans  le  jeune  public  de  Socrate,  une  pré- 
disposition à  accueillir  favorablement  ce  qui  peut  porter  à 
l'indépendance.  Socrate,  en  d'autres  termes,  fournit  des  formules 
philosophiques  à  des  émancipations  qui  s'ignorent,  à  des  insur- 
rections de  volontés  propres  qui  sont  heureuses  de  revêtir  cette 
forme  intellectuelle  et  relevée.  Mais  on  conçoit  que  certains 
pères  ne  sont  pas  contents.  De  fait,  nous  savons  que  certains 
d'entre  eux  se  plaignaient  ouvertement  de  l'ascendant  que  So- 
crate avait   su  prendre   sur  leurs  fils  (1). 

Ce  qui  tend  à  prouver  qu'il  en  était  ainsi,  c'est  le  soin  mi- 
nutieux que  prend  Xénophon,  en  bon  apologiste,  de  nous  mon- 
trer à  chaque  instant  un  Socrate  bénin  et  sermonneur,  qui  ap- 
prend à  la  jeunesse  à  respecter  père  et  mère,  frère  et  sœur,  etc. 

(1)  xénophon,  Mcm.  ii,  6'>. 


SOCHATE    ET    SON    GROUrE.  485 

Il  y  a  lu  uno  préoccupation  d'avocat  dieno  do  rcmaixjue.  Que 
Socrate  ait  tenu  ces  propos  anodins,  la  chose  est  possible,  et 
même  certaine  ;  mais  quels  autres  propos  tenait-il  indépen- 
damment de  ceux-là?  C'est  ce  que  Xcnophon  n'avait  pas  à  dire, 
et  ce  qu'il  ne  dit  pas.  Toutes  les  exhortations  morales  des  Mr- 
morab/rs  ne  pouvaient  probablement  racheter,  aux  yeux  des 
vieillards  sévères,  le  levain  de  discorde  introduit  dans  les  fa- 
milles par  l'art  trop  parfaitement  appris  et  retenu  de  l'argumen- 
tation socratique.  Anytus  exploitait  même  cette  crainte  chez  les 
jug"es  de  Socrate,  et  leur  rappelait  qu'ils  éioieni personnellement 
intéressés  aie  condamner,  «  sans  quoi  leurs  enfants  seraient  tous 
corrompus  sans  exception  »  (1). 

Mais  la  direction  donnée  à  Fintelligence  des  jeunes  gens  n'in- 
téresse pas  seulement  la  famille.  Elle  intéresse  encore  la  cité. 
Or  la  cité  n'est  pas  contente  de  la  façon  dont  Socrate  forme 
ces  jeunes  têtes.  Que  les  sophistes  leur  enseignent  à  soutenir  le 
pour  et  le  contre,  peu  importe.  On  ne  proscrit  pas  les  vir- 
tuoses. Les  hommes  à  principes  sont  plus  redoutés.  Or  Socrate 
a  des  principes,  et  il  tient,  —  avec  quelle  passion,  nous  l'avons 
vu,  —  à  les  inculquer  à  ses  disciples.  Mais  ces  principes,  au 
point  de  vue  athénien,  sont  éminemment  subversifs. 

L'enseignement  de  Socrate,  qui  peut  conduire  indirecte- 
ment au  mépris  du  père,  conduit  directement  au  mépris  du 
magistrat. 

Le  magistrat  est  un  être  plus  sacré  dans  l'antiquité  que  chez 
nous.  La  cité  n'a  pas  charge  seulement  de  matériel  ;  elle  a 
charge  d'âmes.  L'enfant  ne  sort  de  la  famille  paternelle  que  pour 
entrer  dans  la  famille  civique,  où  l'attend  une  autorité  et  une 
providence  analogues.  \J Hermès  hégémonios  le  prend  à  seize  ans, 
au  seuil  du  foyer.  A  dix-huit  ans,  il  prononce  le  serment  des 
éphèbes,  devant  l'autel  appelé  «  foyer  commun  du  peuple  ». 
Le  cosmète,  magistrat  spécial,  est  préposé  à  sa  surveillance. 
A  vingt  ans,  c'est  la  majorité  politique;  à  trente  ans,  l'entrée 
au  Sénat.  A  soixante  ans  seulement  la  cité  le  laisse  tranquille, 

(I)  Platon,  Apol.  xvu. 


486  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

n'exigeant  plus  de  lui  ni  fonctions  publiques  ni  service  mili- 
taires, et] ui permet  gracieusement  de  se  reposer.  Rappelons-nous 
que  nous  sommes  dans  la  plus  jalouse  des  démocraties,  que 
les  magistrats  sont  excessivement  nombreux  et  que  l'individu 
que  vous  coudoyez,  que  vous  rudoyez  aujourd'hui,  a  des  chances 
sérieuses  d'être  demain  stratège,  héliaste,  épistate,  prytane  ou 
n'importe  quoi.  Or,  cette  magistrature,  Socrate  ne  se  gêne  pas 
pour  lui  dire  deux  mots  :  «  Il  excitait  au  mépris  des  lois  établies, 
disant  que  c'est  folie  de  choisir  avec  une  fève  les  magistrats  de 
la  cité,  tandis  que  personne  ne  voudrait  se  reposer  sur  le  ha- 
sard du  choix  d'un  pilote,  d'un  architecte,  d'un  joueur  de  flûte, 
enfin  d'un  de  ces  hommes  dont  les  fautes  sont  bien  moins  nui- 
sibles que  les  erreurs  de  ceux  qui  gouvernent  la  cité.  De  tels 
discours  inspirent  aux  jeunes  gens  le  mépris  de  la  constitution 
{-ohi-tiy.:)  et  les  rendent  violents  (1)  ». 

On  nous  dira  qu'Aristophane,  lui  aussi,  ridiculisait  les  magis- 
trats {'2).  Mais  la  comédie,  c'est  la  comédie,  et  l'éducation,  c'est 
l'éducation.  On  permet  aux  auteurs  comiques  beaucoup  de  choses 
qu'on  ne  tolérerait  pas  chez  un  précepteur.  Pensez  à  ce  qui 
arriverait  si,  de  notre  temps,  un  instituteur,  libre  ou  universi- 
taire, se  permettait  en  classe  la  centième  partie  des  critiques 
adressées  au  gouvernement  par  les  journaux  (3).  Sans  doute, 
une  certaine  tolérance  règne  sur  le  chapitre  des  idées,  dans  la 
société  athénienne.  Mais  la  patience  a  ses  limites.  Socrate ,  atta- 
quant et  raillant  chaque  jour  la  démocratie  régnante,  demandant 
sans  cesse,  avec  ironie,  si  on  peut  être  pilote  sans  avoir  appris 
l'art  de  la  navigation,  joueur  de  flûte  sans  avoir  appris  la  mu- 
sique, architecte  sans  avoir  étudié  l'art  de  bâtir  des  maisons, 
vexait  d'autant  plus  le  monde  officiel  que  ses  railleries  tombaient 
dans  des  âmes  jeunes,  tendres,  enthousiastes,  qui,  avec  le  con- 
cours des  circonstances,  du  hasard,  des  bouleversements  poli- 
tiques, pouvaient  jouer  un  rôle  quelconque  dans  l'avenir. 

(1)  Xéiioplion,  Mémorables,  u.  L'auteur  rapporte  ici  les  propos  des  ennemis  de  So- 
crate. 

(2)  Notamment  dans  les  Guêpes. 

(3;  11  y  a  une  grande  analogie  entre  le  rolo  actuel  de  la  presse,  et  le  rôle  de  la  co- 
médie dans  l'Athènes  de  Périclés. 


SOCRATE   ET    SON    GROUPE.  487 

Le  père  et  le  magistrat  s'iiuisseiit  donc  pour  proclanuer  clan- 
g-eréiise  rintluence  de  Socrate  sur  cette  jeunesse  qui  leur  appar- 
tient au  même  titre,  dont  la  moralité  les  regarde  conjointement. 
Mais  cette  méfiance  sera  bien  autrement  excitée  si  ce  père  de 
famille,  prêtre  à  son  foyer,  si  ce  magistrat,  prêtre  en  certains 
cas  dans  la  cité  (1),  s'aperçoivent  que  les  enseignements  de  ce 
précepteur  séditieux  et  aristocrate  vont  jusqu'à  détruire  «  les 
dieux  que  reconnaît  la  cité  »  et  à  introduire  «  des  divinités  nou- 
velles « .  Le  cas  devient  plus  grave  que  jamais.  La  religion  entre 
en  scène. 


IV.    SOCRATE    ET    LA   RELIGION. 


Remarquons  avant  tout  que  la  seconde  partie  de  la  formule 
d'accusation  contre  Socrate  ne  constitue  pas  au  fond  un  grief 
à  part.  Les  idées  de  Socrate  sur  la  divinité  sont  aux  yeux  des 
Athéniens  un  des  moyens  dont  il  se  sert  pour  corrompre  la 
jeunesse.  Seulement,  comme  ce  genre  de  corruption  est  de 
beaucoup  le  plus  grave,  il  mérite  une  mention  à  part. 

Plusieurs  historiens  de  la  philosoj)hie  s'accordent  à  admettre 
que  le  cùté  religieux  est  le  plus  remarquable  et  le  plus  original 
de  la  doctrine  socratique;  c'est  le  cachet  entre  tous,  qui  l'a 
marquée  de  la  plus  forte  empreinte.  C'est  aussi  le  point  par  lequel 
le  philosophe  a  été  vidnérable.  M.  Fouillée  reconnaît  que  c'est 
Socrate  qui  a  «  introduit  dans  la  religion  l'élément  dialectique 
et  métaphysique  (-2)  »,  et  M.  Alfred  Croiset,  qui  appelle  Socrate 
le  «  fondateur  du  spiritualisme  »,  estime  qu'il  «  a  été  victime 
d'une  violente  réaction  religieuse,  étroitement  associée  avec  le 
récent  triomphe  de  la  démocratie  (3)   ». 

Pour  mettre  les  choses  au  point,  rappelons  que  Socrate  est  loin 
d'être  le  seul  qui  se  soit  attiré,  pour  crime  d'impiété,  les  foudres 
de  la  cité  antique.  Anaxagore,  avant  lui,  avait  été  emprisonné 

(1)  L'archonte-roi  célébrait  des  sacriliccs. 

(2)  Pliilosopliie  (le Socrate,  t.  II,  p.  Wi. 

(3)  Ilist.  de  la  liU.  (jrccquc,  t.  IV,  |i.  •ii>. 


488  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

pour  avoir  osé  dire  que  le  soleil  était  une  masse  de  feu  plus 
grande  que  le  Péloponèse,  —  ce  qui  était  encore  modeste  comme 
témérité.  Eschyle  est  obligé  de  s'exiler  sous  le  coup  des  accusa- 
tions qui  le  représentent  comme  ayant  révélé  le  secret  des 
mystères  d'Eleusis.  Plus  tard,  Alcibiade,  au  début  de  l'expé- 
dition de  Sicile,  est  brusquement  rappelé  pour  rendre  compte 
de  la  mutilation  mystérieuse  des  statues  d'Hermès.  Enfin 
Prodicus,  l'un  des  plus  célèbres  sophistes,  mais  sophiste  à 
demi  seulement,  plus  préoccupé  de  morale  que  ses  congénères, 
et  dont  la  physionomie  annonce  déjà  celle  de  Socrate  son  dis- 
ciple et  admirateur,  avait  été  coudamné  comme  celui-ci  devait 
l'être  lui-même. 

Socrate,  à  ce  point  de  vue,  n'est  donc  pas  un  phénomène.  Son 
cas  rentre  dans  une  une  loi  antérieurement  appliquée. 

Quels  motifs  la  religion  pouvait-elle  donc  avoir  de  se  plaindre 
de  Socrate? 

On  nous  excusera  de  ne  pas  nous  égarer  ici  dans  les  profon- 
deurs de  l'exégèse  mythologique.  Du  choc  des  dilierents  sys- 
tèmes, naturalisme,  symbolisme,  évhémérisme,  il  résulte,  pour 
tout  esprit  sommaire  et  clairvoyant,  que  la  religion  hellénique 
a  ses  origines  dans  la  divinisation  des  forces  de  la  nature,  — 
voilà  pour  le  naturalisme;  que,  les  cultures  intellectuelles 
croissant,  on  a  divinisé  par-dessus  le  marché  des  abstractions, 
qualités  ou  vertus,  —  voilà  pour  le  symbolisme;  et  qu'on  a  pu 
très  bien  identifier  avec  tel  ou  tel  dieu,  ou  élever  aux  honneurs 
divins,  tel  ou  tel  personnage  renommé  dont  la  légende  s'idéali- 
sait dans  l'éloignement,  —  voilà  pour  l'évhémérisme. 

Cette  religion  une  fois  créée,  les  rites  une  fois  établis,  avec  les 
variantes  propres  à  chaque  cité,  l'esprit  communautaire  de  cité, 
que  nous  avons  déjà  défini,  a  fait  de  ces  croyances  et  de  ce  culte 
une  religion  municipale,  obligatoire  pour  la  grande  famille  des 
citoyens. 

Or,  si  les  religions  d'État  sont  rigoureuses,  les  religions  de  cité 
le  sont  bien  plus. 

La  cité  n'a  pas  besoin  d'une  Inquisition,  d'une  organisation 
compliquée  et  administrative,  pour  atteindre  les  non-croyants  et 


S0C15ATR    KT    SON    GliOL'l'E.  iSO 

les  convaincre  crinipiété.  L;i  cité  est  restrcinle  ;  on  se  conn<ait  plus 
facilement  ;  on  connaît  les  i'aits  et  gestes  de  ses  voisins  et  tout  le 
monde  est  voisin.  Cette  facilité  s'accroît  si  la  race,  comme  sous  le 
climat  de  la  Grèce,  passe  une  bonne  partie  de  sa  vie  en  plein  air. 

Cène  sont  pas  les  pju'trcs  qui  conduisent  les  mouvements  re- 
ligieux et  président  à  la  surveillance  religieuse.  Organisme  à  peu 
près  inconnu  clans  la  steppe  riche,  où  le  patriarcat  le  supplée, 
organisme  tout-puissant  et  jaloux  dans  la  steppe  pauvre,  où  l'ex- 
ploitation de  l'oasis  lui  permet  daccaparer  tous  les  pouvoirs,  le 
clergé  occupe  dans  la  société  hellénique,  issue  des  pasteurs  de 
steppes  riches,  une  place  modeste  et  plutôt  voilée.  La  famille  et 
la  cité  s'y  partagent  le  ministère  du  culte.  Le  père  de  famille  sa- 
crifie devant  son  foyer;  Tarchonte-roi  sacritie  à  l'Acropole. 
M.  Alfred  Croiset  nous  semble  entrainé  par  un  trop  séduisant  pa- 
rallèle, lorsqu'il  compare  Athènes,  fanatisée  contre  Socrate, 
à  Paris  sous  la  Ligue,  fanatisée  contre  Henri  IV.  Où  sont  les  moi- 
nes qui  prêchent  la  Ligue  aux  Athéniens?  En  réalité,  chaque 
citoyen  représente  une  sorte  de  pontife  au  petit  pied.  Les  tradi- 
tions religieuses,  conservées  dans  une  notable  partie  de  la  po- 
pulation, constituent  une  force  collective,  uniformément  répandue 
et  difficile  à  incarner  clans  tels  ou  tels  représentants  officiels,  si- 
non peut-être  dans  ces  magistrats  qui  émanent  de  la  foule  des 
citoyens  et  tiennent  de  leur  suffrage  la  charge  de  veiller  à  la 
défense  des  lois  et  du  culte  de  la  cité. 

La  masse  est  croyante,  avons-nous  dit.  C'est  un  fait  indéniable. 

La  prospérité  des  Panathénées,  la  vogue  des  oracles,  les  traits 
■de  superstition  cités  plus  haut,  —  exil  d'Eschyle,  rappel  d'Alci- 
biade,  —  prouvent  surabondamment  que  le  fond  du  peuple  athé- 
nien tenait  passionnément  à  ses  dieux.  Mais  si  cette  foi  était  tou- 
jours solide  par  en  bas,  elle  avait  été,  depuis  longtemps,  sérieu- 
sement ébranlée  par  en  haut. 

Le  naturalisme  mythologique,  on  le  conçoit  en  eflet,  ne  résiste 
pas  à  une  culture  intellectuelle  un  peu  avancée.  Du  jour  où  Thaïes 
et  la  cohorte  des  philosophes  ioniens  se  demandèrent  pourcjuoi 
les  nuages  produisaient  la  foudre ,  il  était  clair  que  Zens,  le  dieu 
du  tonnerre,  était  dangereusement  menacé;  et  ainsi   des  autres 

T.  xs.  36 


490  LA    SCIENCE   SOCIALE. 

divinités  de  l'Olympe.  Aussi  les  cités  ioniennes  commencent-elles  à 
regarder  ces  grands  «  physiciens  »  avec  inquiétude.  On  a  vu 
qu'Anaxagore  s'attire  des  désagréments.  Les  sophistes  arrivent 
là-dessus  avec  leur  scepticisme  ;  eux  aussi,  à  certains  moments, 
excitent  la  méfiance.  A  l'égard  de  Prodicus,  cette  méfiance  se 
traduit  môme  par  un  procès  et  une  condamnation.  Mais  nous 
avons  dit  quels  auxiliaires  possédait  l'ensemble  des  sopliistes 
dans  les  politiciens  influents.  Socrate  n'a  pas  ces  auxiliaires,  et 
pourtant  sa  doctrine,  comme  la  sophistique,  tend  à  ruiner  insi- 
dieusement la  croyance  aux  dieux  officiels.  C'est  d'ailleurs  chose 
entendue  entre  gens  intelligents.  Il  devient  impossible  à.  des 
hommes  éclairés  d'accepter  argent  comptant  toutes  les  histoires 
qu'on  débite  sur  les  immortels  et  que  croyaient  pieusement,  dans 
leur  naïve  simplicité,  les  héros  d'Homère.  Aristophane  lui-même, 
qui  vante  si  fort  la  piété  du  bon  vieux  temps,  ne  se  gène  pas  pour 
déverser  le  grotesque  sur  les  dieux,  pendant  qu'Euripide  sape 
sournoisement  les  légendes  les  plus  sacrées.  Parmi  tous  ces  «  esprits 
forts  »,  il  est  des  fortunes  différentes.  Les  uns  passent  inaperçus, 
parce  que  leurs  idées  ne  sortent  pas  d'un  cercle  intime  et  s'ex- 
priment en  termes  très  abstraits.  Les  autres  se  font  pardonner 
leurs  saillies  par  leur  verve  comique  (1).  Plusieurs  n'excitent 
qu'une  vague  méfiance,  qui  ne  va  pas  jusqu'à  la  dénonciation. 
D'autres  sont  dénoncés  et  s'exilent  prudemment.  Socrate,  enfin, 
est  soupçonné,  dénoncé,  condamné  et  exécuté.  On  fait  sur  lui  un 
grand  exemple.  Voyons  en  quoi,  plus  qu'un  autre,  il  a  mérité  cet 
honneur. 

En  tant  que  sophiste,  Socrate  partage  naturellement  à  l'égard 
des  dieux  l'incrédulité  plus  ou  moins  consciente  des  sophistes.  Il 
a  vécu  dans  ce  milieu,  il  en  a  pris  les  idées.  Mais  Socrate,  nous 
l'avons  établi,  est  plus  que  sophiste.  S'il  a  tiré  du  milieu  sophis- 
tique tout  ce  qu'il  pouvait  en  tirer,  il  s'appuie  en  réalité  sur  un 
milieu  différent,  plus  moral,  plus  comervateiir,  plus  sélect,  le 
groupe  des  vieux  aristocrates,  des  grands  patrons  agricoles,  des 

(1)  Au  moyen  âge,  par  exemple,  on  était  beaucoup  plus  sévère  pour  la  moindre  hé- 
résie formulée  par  un  théologien  que  pour  toutes  les  bouffonneries  irrévérencieuses  qui 
se  glissaient  au  théâtre  dans  les  Mystères. 


SdC.HATl':    ET    SON    GHOl'I'E.  491 

descendants  d'eiipatndes  dépossédrs  de  leurs  antiques  privilèges 
eonime  notre  noblesse  d'aujourd'hui.  Cultivé  lui-inènie,  ce  groupe 
ne  peut  que  participer  au  mouvement  des  hautes  classes  qui  ré- 
]Midie  peu  à  peu  la  mythologie.  Soucieux  des  bonnes  mœurs  et  de 
la  prospérité  de  la  cité,  il  ne  peut  que  redouter,  en  même  temps, 
raffaiblissement  de  la  religion.  <(  Ne  vois-tu  pas,  dit  Socrate  à  un 
de  ses  disciples,  que  les  cités  et  les  peuples  les  plus  anciens  et 
les  plus  sages  sont  aussi  les  plus  religieux  (1)  »?  Socrate  est  l'in- 
terprète de  ce  groupe.  Comme  plus  tard  Le  Play,  il  est  pénétré 
de  l'importance  sociale  de  la  religion,  et  la  religion  occupe  dans 
ses  prédications  la  place  d'honneur.  «  Avant  tout,  il  s'efTorçait  de 
rendre  sages  ses  compagnons,  relativemfnt  aux  dieux  ['i)  ».  Pour- 
quoi ce  pluriel  «  les  dieux  »?  Socrate  l'emploie  fidèlement  :  c'est 
un  paratonnerre,  c'est  peut-être  aussi  un  vague  et  dernier  scru- 
pule ;  c'est  surtout  un  ternie  collectif,  équivalent  pratique  d'un 
singulier,  et  il  le  remplace  d'ailleurs,  çà  et  là,  par  l'expression 
-z  0SÏOV,  la  divinité.  Pour  Socrate,  les  dieux  font  bloc;  il  les 
nomme  ordinairement  tous  ensemble  ;  il  les  fond,  il  les  amalgame, 
il  les  prend  comme  la  représentation  d'une  très  haute  et  très 
lointaine  unité. 

C'est  ici  le  point  culminant  de  la  doctrine  socratique. 

Nous  avons  vu  que  deux  traits,  la  maïeutique  et  Viro)iie^  for- 
maient l'originalité  de  la  méthode  de  Socrate.  Deux  traits  for- 
ment également  l'originalité  de  sa  doctrine  :  la  démonstration 
rationnelle  de  la  divinité  et  la  théorie  du  démon. 

Platon ,  dans  son  Banquet,  raconte  que  Socrate,  pendant 
l'expédition  de  Potidée,  resta  un  jour  debout  à  la  même  place, 
du  matin  au  soir,  recueilli  dans  ses  pensées,  et  que,  la  nuit 
venue,  il  y  resta  ég-alement  jusqu'au  matin.  On  cite  un  trait 
analogue  de  Dante.  Vraie  ou  non,  l'anecdote  atteste  une  fois 
de  plus  la  propension  à  la  rêverie  chez  les  populations  à  nom- 
breux loisirs.  Infécondes  chez  des  hommes  vulgaires,  ces  mé- 
ditations peuvent  aboutir,  chez  des  hommes  cultivés,  à  des  trou- 
vailles   intellectuelles.    En  lonie ,    ce    sera    Thaïes   devinant  à 

(1)  Xi-noplion,  Mvm.  I. 
[1,  Ibid. 


-492  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

l'avance  les  éclipses.  Dans  la  zone  pfjtJiagoricienne,  ce  sera 
Archimède  découvrant  son  principe  d'hydrostatique.  Ici,  la  mé- 
ditation prend  une  direction  morale.  Or,  quoi  de  plus  moral 
que  de  se  représenter,  au-dessus  du  père  qui  est  la  providence 
dans  sa  famille,  au-dessus  du  magistrat  qui  est  la  providence 
dans  la  cité,  une  divinité  unique  et  universelle,  qui  serait  la 
Providence  du  globe  et  du  genre  humain  tout  entier?  Il  y  a 
de  l'ordre  dans  le  monde  :  cette  vérité  passe  inaperçue  parce 
qu'on  y  est  habitué  dès  l'enfance.  Tout  ordre  suppose  un  or- 
donnateur. Bapprochez  ces  deux  propositions,  et  vous  avez  la 
première  démonstration  rationnelle  que  l'homme  ait  formulée 
de  l'existence  de  Dieu.  Anaxagore  avait  bien  tenté  quelcjue 
chose  d'approchant  et  Socrate  a  pu  s'inspirer  de  cet  essai,  car, 
encore  une  fois,  il  n'y  a  de  brusque  transition  en  aucun  or- 
dre de  choses,  mais  Socrate  n'en  demeure  pas  moins  le  fonda- 
dateur  de  la  théodicée.  Par  lui,  Dieu  sort  de  la  relig-ion,  pour 
ainsi  dire,  et  fait  son  entrée  dans  le  domaine  de  la  philosophie  ; 
grave  tentative,  car  le  Dieu  auquel  aboutissent  les  raisonne- 
ments philosophiques  risque  fort  de  ne  pas  ressembler  de  point 
en  point  aux  divinités  «  reconnues  par  la  cité  »,  quelque  soin 
que  prenne  le  philosophe  de  masquer  sous  un  langage  ortho- 
doxe l'écart  audacieux  de  sa  pensée  (1). 

Les  corollaires  de  cette  doctrine  ne  se  font  pas  attendre.  Tou- 
tes portent  un  cachet  d'élévation  et  de  spiritualisme  incompa- 
tible avec  les  traditions  mythologiques.  Socrate  admet  les 
sacrifices,  mais  il  dit  que  la  chose  sacrifiée  importe  peu;  ce 
qui  importe,  c'est  l'intention.  Socrate  admet  les  oracles,  mais 
il  ne  faut  les  consulter  que  sur  les  matières  où  l'on  ne  peut 
recevoir  aucune  lumière  de  sa  raison.  Socrate  approuve  la 
prière,  mais  il  ne  faut  pas  demander  «  aux  dieux  »  tel  ou  tel 
bien.  Il  faut  leur  demander  «  le  bien  »  en  général.  «  Les  dieux  » 
savent  mieux  que  nous  ce  qu'il  nous  faut.  «  Le  vulgaire  pense 
que  les  dieux  savent  certaines  choses  et  en  ignorent  d'autres. 
Socrate  croyait  que  les  dieux  connaissent  tout  ('2).  »  Enfin  So- 

(1)  Pour  rc.\i»osé  de  ceUe  preuve,  voir  le  1"  livre  des  Mémorables. 

(2)  Ibid. 


SOCUATE    ET    SON    GHOri'E.  493 

ci'ato,  devani  les  juives,  dit  fièrement  <|u'  «  il  aime  mieux  ol)éii' 
à  la  divinité  qu'aux  Athéniens  [i).  »  C'est  dire,  —  blasphème 
inouï,  —  (juil  peut  y  avoir  divorce  entre  la  diviniU'  et  la  cité. 

Il  y  a  plus.  Socrate  a  son  démon,  son  fameux  démon.  Il 
prétend  en  toute  occasion  entendre  nne  voix  qui  parle,  qui  lui 
dit  d'agir  de  telle  ou  telle  manière,  qui  lui  dicte,  non  ses  idées, 
comme  M.  Fouillée  le  remarque  judicieusement,  mais  ses  ac- 
tions, ses  démarches,  les  décisions  pratiques  de  sa  vie.  Y  a-t-il 
charlatanisme  ou  hallucination?  Ni  l'un  ni  l'autre  sans  doute, 
mais  une  sorte  d'imagination  très  intense,  due  à  ces  médita- 
tions prolongées  dont  Socrate,  philosophe  amateur,  sans  soucis, 
sans  besoins,  sans  ambitions,  avait  largement  le  loisir  (2).  C'est 
ce  démon  qui  l'a  détourné  de  la  politique  ;  c'est  lui  qui  lui  a 
inspiré,  en  conscience,  l'oblig-ation  de  se  faire  le  missionnaire 
de  ses  idées  à  travers  Athènes  et  de  se  consacrer  sans  partage 
à  cette  mission.  Sous  cette  écorce  de  familiarité  et  de  badinage 
se  cache  une  profonde  et  ardente  conviction ,  un  mysticisme 
réel  et  agissant.  Figurez-vous  Savonarole  dans  la  peau  d'un 
lazzarone.  Cette  comparaison  bizarre,  et  qui  cloche  assez  d'ail- 
leurs, aiderait  peut-être  à  comprendre  Socrate  dans  ce  trait 
particulier  de  sa  physionomie. 

Ces  excentricités  intellectuelles  ont  leur  rançon.  Socrate,  dé- 
cidément trop  en  vue  par  ses  allures,  trop  mal  noté  pour  sa 
doctrine,   devait  finalement  l'éprouver. 


V.    LA    MORT    UE    SOCRATE. 

Nous  ne  reproduirons  pas  le  tableau  du  Phédon.  Il  est  trop 
connu.  Nous  voulons  seulement  faire  sur  cette  mort  deux  remar- 
ques, importantes  au  point  de  vue  social. 

Première  remarque  :  l'intrépidité  incontestal)le  de  Socrate  en 
face  de  la  mort,   son  calme,  son  ironie  méprisante  devant  les 

(1)  Platon,  Apol.  XXIX. 

(2)  M.  Fouillée,  parlant  du  démon  de  Socrate,  dit  assez  heurcusemenl  qu'il  tant 
y  voir  «  une  hallucination  non  physiologique,  mais  psychologique  ». 


494  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

juges,  le  soin  qu'il  prend  d'attiser  lui-même  leur  ressentiment 
en  demandant  d'être  nourri  au  Prytanée  comme  un  grand  ci- 
toyen, son  refus  de  s'évader  alors  que  l'évasion  était  facile  (1), 
attestent  évidemment  un  caractère  bien  trempé.  On  sent  là  l'in- 
jfluence  d'un  milieu  noble  et  choisi,  très  sensible  au  sentiment 
de  l'honneur.  Enfant  du  peuple,  Socrate  s'était  parfaitement 
assimilé  au  groupe  qui  avait  fait  de  lui  son  idole.  Nous  avons 
\n  qu'il  admirait  Lycurgue  et  l'aristocratique  Lacédémone.  Or, 
un  Spartiate,  à  sa  place,  n'eût  pas  mieux  fait. 

Cette  observation  confirme  tout  ce  que  nous  avons  dit  sur 
Socrate.  Son  influence  n'est  pas  simplement  celle  d'un  idéologue 
éminent.  Il  n'a  pas  agi  seulement  comme  professeur,  mais 
comme  homme,  et  c'était  un  homme  éminent.  De  là,  au  point  de 
vue  du  groupement  des  disciples,  des  résultats  tels  qu'un  simple 
marchand  d'instruction  ne  les  aurait  jamais  obtenus. 

Deuxième  remarque  :  la  mort  de  Socrate,  environnée  de  cette 
héroïque  poésie,  idéalisée  par  un  écrivain  comme  Platon,  a  fait 
énormément  pour  le  succès  de  ses  doctrines.  Nous  ne  voudrions 
pas  glisser  dans  le  lieu  commun,  ni  dans  les  banalités  senti- 
mentales; mais  enfin  c'est  le  sort  des  persécutions  de  provoquer 
des  réactions,  surtout  quand  les  persécuteurs  sont  des  hommes 
qui  passent,  et  que  les  persécutés  savent  s'arranger  pour  trans- 
mettre la  mémoire  des  événements  aux  générations  les  plus 
reculées.  Socialement,  le  procès  de  Socrate  se  résout  en  un  con- 
flit entre  un  clan  de  politiciens  démocrates  et  un  cénacle  de 
penseurs  aristocrates  représentant  le  plus  haut  degré  des  cul- 
tures intellectuelles  de  la  cité.  Or,  il  s'est  trouvé  que  si  ce  cé- 
nacle socratique  était  ce  qu'il  y  avait  de  plus  cultivé  à  Athènes, 
Athènes  était  en  même  temps  ce  qu'il  y  avait  de  plus  cultivé 
dans  le  monde  hellénique,  et  que  le  monde  hellénique  devait 
servir  de  pédagogue  au  monde  romain,  lequel  devait  conquérir 
pas  mal  de  territoires  autour  de  la  Méditerranée  en  leur  impo- 
sant sa  civilisation  et  tout  son  bagage  intellectuel.  Le  triomphe 

(1)  Tout  accusé  pouvait  s'exiler  librement  avant  la  condamnation,  et  bien  des  con- 
damnés réussissaient  même  à  s'exiler  par  tolérance.  Il  n'y  a  donc  aucune  raison  de 
suspecter  la  sincérité  du  Criton. 


SdCliATE    ET    SON    GROUl'K.  'l9o 

définitif  de  Soci-atc  avait  doue  tout  ce  (ju'il  faut  pour  deveuir 
cclataut  (la us  une  zouc  très  étendue. 

Socrate ,  pai'  sa  préoccupation  de  la  morale  et  sa  création  de 
la  tbéodicée,  achève  véritablement  la  philosophie  jusqu'alors 
incomplète.  Elle  comprend  dès  lors,  au  moins  en  germe,  toutes 
les  parties  qui  doivent  la  constituer  dans  la  suite  des  siècles.  On 
a  pu  développer  plus  tard  ces  parties,  mais  non  en  ajouter  de 
nouvelles.  Le  cadre  était  façonné. 

Zeller  résume  en  trois  «  questions  «  cette  philosophie  socra- 
tique :  1"  assurer  l'indépeudauce  de  l'individu  par  la  limitation 
des  besoins  et  des  désirs;  2°  ennoblir  la  vie  sociale  par  l'ami- 
tié; 3°  accroître  le  bien  public  par  une  vie  politique  bien  or- 
donnée (1).  Ce  triple  caractère  convient  à  merveille  aux  races 
du  Midi  de  l'Europe.  Il  représente,  dans  ces  races,  l'idéal  d'une 
élite  :  idéal  de  sobriéti',  idéal  de  sociabilité,  idéal  de  bonne 
gestion  municipalp..  Et,  en  définitive,  il  est  impossible  de  séparer 
cette  philosophie  des  conditions  du  lieu  qui  l'a  vue  naître.  La 
sobriété  nait  du  climat;  la  sociabilité,  du  climat  joint  au  travail 
facile;  la  vie  municipale,  de  la  configuration  des  cotes  médi- 
terranéennes. Ce  qui  semble,  aux  penseurs  abstraits ,  avoir  été 
le  pur  et  subtil  produit  de  l'intelligence  toute  seule,  se  rattache 
donc  étroitement,  par  une  série  de  causes  compliquées,  mais 
d'autant  plus  intéressantes,  à  ces  lois  de  la  nature  matérielle 
posées  par  la  Providence,  avec  un  ordre  que  Socrate  lui-même 
n'aurait  jamais  soupçonné  aussi  vaste  ni  aussi  profond. 

(t.   I)'Azambu.ia. 

(1)  Philosophie  des  Grecs,  t.  III,  149. 


LE  LIVRE  DE  M.  YYES  GUYOT 


LES 


TRAVAUX  PUBLICS  ET  L  INITIATIVE  PRIVÉE 


M.  Yves  Guyot  vient  de  faire  paraître  sous  le  titre  de  Trois 
ans  au  ministère  des  travaux  publics.  —  Expériences  et  con- 
clusions, —  un  intéressant  et  instructif  résumé  des  œuvres  d'uti- 
lité publique  auxquelles  il  a  mis  la  main  pendant  son  passage  au 
pouvoir.  C'est  en  même  temps  un  exposé  des  idées  de  liberté 
économique  et  d'encouragement  à  l'initiative. 

L'auteur  est  loin  de  croire  que  l'État  doit  entreprendre  le  plus 
de  choses  possibles,  et  ne  laisser  à  faire  aux  «  braves  »  citoyens 
que  ce  que  ses  ressources  ou  son  bon  plaisir  ne  lui  permettent  pas 
de  réaliser.  Les  premiers  mots  de  son  livre  sont  pour  en  donner 
l'assurance.  «  Qu'entend-on  d'abord,  dit-il,  parées  mots  :  Tra- 
vaux Publics?  J'en  donne  la  définition  suivante  :  Tous  ouvrages 
entrepris  dans  un  but  d'utilité  commune,  que  des  particuliers  ne 
pourraient  pas  faire  avec  leurs  propres  ressources  ou  sans  être 
autorisés  à  occuper  certaines  parties  du  domaine  public ,  à  ex- 
proprier des  propriétés  privées,  ou  à  percevoir  des  taxes   ». 

Après  cette  définition  déjà  restrictive,  iM.  Yves  Guyot,  se  deman- 
dant quelles  doivent  être  les  attributions  de  l'État  en  matière  de 
travaux  publics,  les  réduit  à  peu  de  chose  près ,  —  par  l'analyse 
de  ses  devoirs,  —  au  programme,  au  plan,  à  la  construction  et  à 
l'entretien  des  voies  de  communications^  qui  assurent  la  circula- 
tion dans  toutes  les  parties  du  territoire  national.  Cette  circula- 


LES    TKAVAUX    ITltLICS    ET    l"|.N[T1  ATI\1':    l'IilVÉE,  407 

tioii  est  uii  I)ioii  commun  et  indivis.  Kii  Ang'leterre  mi^'mc,  où 
toutes  les  routes  pul)li([ucs  sont  cnti'etenues  [);u'  les  paroisses,  dès 
([u'une  roule  (|uelcou(jue  doit  donner  lieu  à  une  expropriation, 
si  minime  qu'elle  soit,  elle  doit  être  autorisée  par  un  b'ill  privé, 
rendu  par  le  Parlement. 

«  Je  considère,  dit  M.  Yves  Guyot,  que  toute  la  vie  économique 
d'un  pays  dépend  de  la  facilité  et  de  la  rapidité  de  la  circulation 
des  personnes  et  des  choses  :  car,  qu'est-ce  que  l'industrie?  Elle  a 
pour  but  de  mettre  en  contact  des  matières  premières  venant  de 
points  différents,  de  les  transformer  en  produits,  et  de  mettre 
ces  produits  à  la  portée  des  consommateurs  dans  le  rayon  le 
plus  étendu.  (Vest  en  vue  d'obtenir  le  maximum  de  circulation 
avec  le  minimum  de  frais  pour  le  budget  de  l'État,  qu'un  mi- 
nistre des  travaux  publics  doit  provoquer  l'initiative  privée  et 
déterminer,  avec  l'aide  de  ses  conseils,  les  contrats  qui  doivent 
garantir,  au  mieux  des  parties,  les  intérêts  de  l'Etat,  du  public 
et  des  concessionnaires.  » 

Pour  y  parvenir,  M.  Yves  Guyot  estime  que  l'État  ne  peut  ac- 
complir utilement  et  à  bon  compte  de  bons  travaux  publics,  qu'à 
la  condition  de  se  lier  par  un  contrat.  Il  faut  qu'il  s'oblige  à 
l'égard  d'un  tiers,  qui  le  protège  contre  ses  propres  retours,  et 
contre  les  cliang-ements  de  direction  qui  peuvent  résulter,  —  sur- 
tout en  France,  —  des  hasards  de  la  politique.  De  là,  la  nécessité 
qu'il  y  ait  entre  lui  et  ses  entreprises ,  des  personnalités  interpo- 
sées :  compag-nies  de  chemins  de  fer,  chambres  de  commerce  des 
ports,  chambres  de  navigation,  ou  entreprises  privées.  Partout 
où  les  travaux  peuvent  donner  une  rémunération,  le  gouverne- 
ment doit  s'adresser  à  des  concessionnaires,  et  le  ministre  des 
travaux  publics  doit  moins  essayer  de  faire  par  lui-même ,  que 
de  provoquer  et  d'appuyer  des  initiatives  individuelles  ou  col- 
lectives. 

Citons  plutôt  cette  page  : 

«  L'industriel  qui  a  le  plus  de  chance  de  réussir  est  celui  qui 
peut  donner  à  ses  ouvriers  les  salaires  les  plus  élevés,  en  même 
temps  que  livrer  ses  produits  meilleur  marché  aux  consomma- 
teurs. Pour  bien  exécuter  un  grand  travail,  il  faut  d'ailleurs 


498  LA  scll•;^•CE  sociale. 

l'achever  aussi  vivement  qu'il  a  été  bieu  conçu;  pour  cela,  sup- 
porter de  lourds  frais  de  premier  établissement  eu  engageant 
son  capital,  emprunter  pour  faire  face  à  ces  dépenses  extraor- 
dinaires, puis  bien  administrer,  et  amortir  rapidement.  Je  con- 
sidère donc  que  les  g-rands  travaux  publics  nécessitent  la  pré- 
sence de  personnalités  interposées  entre  l'État  et  les  travaux  à 
accomplir.  Il  faut  des  compagnies,  des  sociétés  anonymes,  des 
groupes  de  syndicats  et  autres  ;  mais  il  faut  des  personnalités  qui 
empruntent,  qui  avancent  les  fonds,  qui  aient  des  bénéfices  en 
perspective,  et  puissent  mener  activement  les  travaux.  Nous 
n'avons  qu'à  considérer  les  pays  qui  ont  le  plus  grand  déve- 
loppement de  travaux  publics  :  dans  ces  pays,  est-ce  l'Etat  qui 
a  exécuté  les  travaux  sur  son  budget  ordinaire?  En  Angleterre, 
est-ce  l'État  qui  a  construit  les  ports,  les  chemins  de  fer  et  les 
canaux?  Aux  États-Unis,  est-ce  l'État  qui  a  aménagé  les  rivières, 
construit  les  chemins  de  fer?  Non!  Tout  cela  est  l'œuvre  de 
l'initiative  privée.  Je  suis  plus  que  jamais  convaincu  que  si 
nous  voulons  donner  une  grande  activité  économique  au  pays, 
il  faut  nous  adresser  à  la  finance  que  l'on  calomnie,  aux  entre- 
preneurs de  travaux  publics,  aux  sociétés  anonymes  que  je  veux 
aussi  libres  que  possible;  c'est  à  tous  ces  organismes,  actuelle- 
ment dénoncés  comme  suspects  et  criminels,  que  nous  devons 
avoir  recours.  Si,  au  contraire,  nous  les  tenons  pour  suspects,  si 
nous  multiplions  les  lois  pour  les  entraver,  pour  les  frapper,  si 
nous  considérons  que  tout  homme  qui  ne  se  ruine  pas,  mais 
s'enrichit  par  ses  travaux,  devient  une  sorte  de  malfaiteur,  qu'il 
faut  dénoncer  à  l'envie  et  à  la  haine,  où  irons-nous?  A  la  ruine 
générale  et  à  la  révolution  sociale  qui  en  résultera. 

«  Certes,  je  ne  demande  pas  qu'on  remette  tous  les  moyens  de 
transport,  nos  routes  par  exemple,  à  des  compagnies  :  ici,  l'Etat 
est  obligé  d'agir  directement  :  mais  je  rappellerai  que  si,  par 
exemple,  les  barrières  et  les  péages  des  Turnpikeroads ^  en 
Angleterre,  étaient  fort  gênants  et  fort  onéreux  pour  celui  qui 
en  faisait  usage,  ce  système  a  permis  à  ce  pays  d'avoir  un  réseau 
de  routes  bien  entretenues,  sur  tout  son  territoire,  avant  les  autres 
nations;   tandis  que   si  la   France   avait    quelques  magnifiques 


Li:s   riîAVAi'x  l'iiiijcs  i:t  f.'imtiativI';  i'hinki:.  41)9 

l'uutcs  nationales  (jui  faisaient  l'admiration  d'Ai-thur  Young  à  la 
veille  de  1780,  elle  n'avait  pas,  en  réalité,  de  réseau  de  circula- 
tion. Il  vaut  mieux  payer  un  péage,  fût-ce  à  un  individu,  et  avoir 
riiistruQient  de  circulation,  que  d'en  être  privé  complètement. 
Sans  doute,  les  ponts  à  péage  sont  devenus  si  dispendieux  et  si 
insupportables  pour  les  riverains  qu'on  a  lini  par  les  racheter. 
Mais  si  on  avait  dû  attendre  que  le  gouvernement  construisît  les 
ponts  suspendus  jetés  sur  le  Rhône,  les  populations  auraient  tou- 
jours été  condamnées  aux  bacs.  Sans  doute,  les  Compagnies  qui 
les  ont  construits  ont  été  largement  rémunérées;  mais  elles 
avaient  couru  les  risques  de  cette  entreprise  ;  elles  en  avaient  eu 
l'initiative  ;  et  si  ces  ponts  ont  été  fructueux  pour  elles,  qu'est- 
ce  que  cela  prouve?  sinon  leur  utilité. 

«  Beaucoup  de  gens,  mus  par  un  sentiment  d'envie  dont  ils 
sont  quelque  fois  eux-mêmes  inconscients,  préféreraient  qu'on 
ne  fit  rien,  demandent  qu'on  ne  fasse  rien,  de  peur  qu'une  entre- 
prise quelconque  réalise  des  bénéfices.  Si  elle  fait  des  bénéfices, 
loin  de  considérer  qu'ils  représentent  la  meilleure  justifica- 
tion de  l'œuvre  accomplie,  ces  esprits  malveillants  les  décla- 
rent volés  au  public,  poursuivent  ces  compagnies  de  leur  haine, 
les  dévouent  aux  plus  bas  sentiments,  et  demandent  qu'elles  ren- 
dent gorge. 

«  Et  alors  qu'en  résulte-t-il?  Il  s'établit  un  état  d'esprit  qui 
paralyse  toute  initiative.  On  n'ose  rien  :  on  craint  de  toutes  parts 
les  dénigrements,  les  suspicions.  On  vit  dans  la  routine  des 
années  précédentes  » . 

Le  livre  de  M.  Yves  Guyot  n'est  pas  seulement  un  livre  de 
doctrine,  c'est  aussi  un  livre  de  combat.  L'examen  des  princi- 
paux travaux  ou  projets  d'utilité  publique  auxquels  il  fut  mêlé, 
donne  à  cette  étude  économique  un  certain  caractère  de  polé- 
mique. Il  est  vrai  que  tous  ces  travaux,  et  leurs  résultats  prati- 
ques, étudiés  les  uns  après  les  autres,  ne  sont  qu'une  confirma- 
tion des  principes  exposés.  L'auteur  n'est  pas  de  ceux  «  qui 
veulent  qu'on  ne  fasse  rien ,  afin  qu'on  ne  puisse  rien  dire 
d'eux  ».  Il  stig-matisc  les  ministres,  «  médusés  par  la  peur  de  la 


500  LA   SCIENCE    SOCIALE. 

calomnie  »,  et  s'attache,  en  éniimérant  la  suite  des  entreprises 
dont  il  a  été  le  promoteur  ou  qu'il  a  encouragées,  à  justifier  leur 
économie,  et  à  faire  ressortir  les  inconvénients  qui  résultent  du 
rejet  de  la  plupart  d'entre  elles. 

Il  s'étend  longuement  sur  Ms  chemins  de  fer  français. 

Il  n'a  pas  participé  à  l'élaboration  des  fameuses  «  conventions 
de  1883  »,  mais  s'est  appliqué  à  en  maintenir  le  respect,  du  côté 
du  Parlement  comme  du  côté  des  compagnies.  Il  est  convaincu  de 
l'utilité  des  nouvelles  conventions,  destinées  à  régler  les  condi- 
tions de  construction  et  d'exploitation  du  troisième  réseau,  si 
peu  productif.  Elles  ont  assuré  son  exécution,  en  permettant  la 
suppression  du  budget  extraordinaire  et  des  émissions  périodi- 
cjues  de  rentes,  en  assurant  la  participation  des  compagnies  aux 
dépenses  d'établissement  pour  plus  de  600  millions,  et  faisant 
passer  à  la  charge  de  ces  compagnies  les  risques  et  les  charges 
de  ce  réseau,  tout  en  simplifiant  et  améliorant  la  situation  faite 
à  l'État  par  les  conventions  antérieures,  au  point  de  vue  de  la 
g'arantie  d'intérêts  et  du  partage  des  bénéfices. 

Quand  même  ces  conventions  n'auraient  pas  eu  tous  ces  avan- 
tages, M.  Yves  Guyot,  considérant  que  le  premier  devoir  d'un 
gouvernement  est  le  respect  des  contrats,  traite  de  révolu- 
tionnaires tous  ceux  qui  ont  voulu  leur  annulation. 

Deux  autres  cjuestions,  relatives  aux  chemins  de  fer,  occupent 
une  importante  partie  du  livre,  la  question  du  contrôle  et  celle 
des  tarifs. 

M.  Yves  Guyot  préférerait  évidemment  que  l'industrie  des 
chemins  de  fer  fût  libre,  et  soumise,  au  même  titre  que  les 
autres,  au  stimulant  aiguillon  de  la  concurrence.  Dans  l'indus- 
trie libre,  dit-il,  le  producteur  de  services  ou  de  marchandises 
a  plus  besoin  du  consommateur  que  celui-ci  n'a  besoin  de  lui. 
C'est  là  ce  qui  fait  la  supériorité  de  la  liberté  économique  sur  tout 
mono])ole.  monopole  exploité  directement,  ou  monopole  concédé 
par  l'État.   » 

Quand  l'État  exploite  lui-même,  il  n'y  a  pas  de  contrôle  réel  : 


LES    TRAVAUX    l'UBLICS    ET    l/l.MTIATlVE    l'ItINÉE.  oOl 

nous  \c  voyons  bien  pai'  les  manufactures  de  TÉtat.  Quand  l'État 
fait  exploiter  un  monopole,  il  doit  avoir  un  droit  de  contrOile, 
en  raison  du  caractère  négatif  du  monopole.  De  là,  la  supé- 
riorité de  garantie  que  présentent  les  monopoles  concédés  sur 
les  monopoles  administrés  par  l'État.  M.  Yves  Guyot  préfère  donc 
l'exploitation  des  chemins  de  fer  par  des  compagnies,  plutôt  que 
par  l'État  ;  il  admet  le  conlrôlc  de  l'État  sur  elles,  en  raison  de 
ce  qu'une  des  attributions  principales  de  l'État  est,  dit-il,  d'as- 
surer la  circulation  des  personnes  et  des  choses  sur  tous  les 
points  du  territoire  national.  Mais  il  ne  faut  pas  que,  sous  pré- 
texte de  contrôler,  il  substitue  son  action  à  l'action  de  ceux  qui, 
ayant  la  responsabilité  de  leur  exploitation,  doivent ,  en  même 
temps,  avoir  «  le  pouvoir  »  de  la  diriger.  C'est  là,  —  M.  Yves 
Guyot  en  cite  des  exemples  frappants,  —  une  règle  de  <(  pru- 
dence »  que  des  fonctionnaires  «  zélés  »  doublés  de  députés 
encore  plus  zélés,  sont  toujours  prêts  à  oublier. 

La  solution  de  la  question  des  tarifs  de  chemins  de  fer  est 
d'une  importance  vitale  pour  un  pays,  pour  le  nôtre  surtout , 
dont  l'activité  n'aime  pas  à  être  stimulée  par  la  concurrence. 

Mais  les  questions  de  tarifs  sont  fort  complexes  ;  il  serait  dan- 
gereux de  vouloir  les  enfermer  dans  des  textes  de  loi  rigides. 
L'État  maître  des  tarifs,  c'est  aussi  l'État  esclave  des  tarifs.  Les 
préjugés  du  public  sur  la  possibilité  indéfinie  d'un  abaissement 
des  tarifs,  sont  entretenus  par  la  difficulté  d'avoir  une  base  pour 
les  fixer  sans  arbitraire.  Aussi,  après  une  longue  discussion  dans 
laquelle  il  examine,  en  les  comparant  aux  nôtres,  les  systèmes 
allemands  et  anglais,  M.  Yves  Guyot  conclut-il  que  les  compa- 
gnies de  chemins  de  fer  doivent  avant  tout  s'efforcer  de  dimi- 
nuer  leur  coefficient  d'exj)loitation,  et  par  conséquent,  en  dévelop- 
pant le  tratîc,  faire  rendre  le  maximum  d'effets  utiles  à  leur  ca- 
pital de  premier  établissement,  à  leur  matériel  et  à  leur  person- 
nel. Leur  intérêt  est  en  cela  d'accord  avec  celui  du  pubhc. 

M.  Yves  Guyot  consacre  un  de  ses  plus  intéressants  chapitres 
au  Métropolitain  :  «  une  honte  pour  Paris  »,  dit-il  en  sous- 
titre.  Il  en  a  énergiquement,  pour  son  compte,  défendu  et  pour- 


502  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

suivi  la  réalisation.  «  Beaucoup  d'hommes,  dont  beaucoup  de  fort 
remarquables,  m'apportaient  de  merveilleux  plans  de  métropo- 
litain. Ils  étendaient  sur  mon  bureau  un  plan  de  Paris  sillonné 
d'un  réseau  de  lignes  rouges,  vertes  ou  jaunes.  —  N'est-ce  pas 
que  c'est  merveilleux?  Mon  projet  donne  satisfaction  à  tous  les 
intérêts.  Il  dessert  tous  les  quartiers.  —  Oui,  c'est  très  bien. 
Avez-vous  de  l'argent  pour  l'exécuter?  En  général,  l'auteur 
faisait  un  liaut-le-corps.  Il  n'avait  oublié  que  ce  léger  détail.  » 

M.  \vesGuyot,lui,  n'avait,  dit-il,  qu'une  formule  :  Le  meilleur 
Métropolitain  est  celui  qui  se  fera.  Et  il  ajoutait  :  «  sans  garantie 
d'intérêts  ni  subventions  ». 

Il  rappelle  alors  le  programme  qu'il  a  essayé  d'exécuter.  Il 
a  été  fort  heureux  de  pouvoir,  en  dépit  des  objections  des  mem- 
bres de  l'Observatoire,  «  qui  n'observent  pas  »,  prolonger  par 
décret,  — car  c'est  à  lui  qu'on  le  doit,  —  la  ligne  de  Sceaux  jus- 
qu'à la  place  Médicis  ;  et,  ((  sans  respect  pour  quelques  arbres  de 
la  place  des  Invalides  »,  y  transporter  la  gare  des  Moulineaux. 
Mais  il  voulait  aller  plus  loin  :  la  Compagnie  du  Nord  demandait 
à  prolonger  son  réseau  jusqu'aux  Halles  et  à  l'Opéra.  Elle  n'est 
pas  sous  le  régime  de  la  garantie  d'intérêts.  Sur  son  initiative,  les 
Grandes  sociétés  de  crédit  se  mirent  d'accord  et  s'entendirent 
pour  fournir  les  premiers  moyens  de  réaliser  l'entreprise,  conçue 
très  pratiquement  sous  forme  d'un  anneau  central  allant  de  la 
gare  Saint-Lazare  à  la  gare  de  Lyon,  et  faisant  la  boucle,  —  en 
suivant  la  rue  de  Rivoli,  —  à  la  place  de  la  Concorde.  Les  deux 
embranchements  du  Nord  le  rejoignaient  aux  Halles  et  à  l'Opéra; 
le  prolongement  de  la  ligne  de  l'Ouest  aux  Invalides,  et  celui  de 
la  compagnie  d'Orléans,  assuraient  la  jonction  de  la  rive  gauche 
avec  la  rive  droite. 

Mais  on  reprocha  aux  promoteurs  du  projet  de  ne  demander 
que  la  meilleure  ligne  sans  subventions  ni  garantie  d'intérêts. 
Aurait-il  fallu  qu'il  commençassent  par  la  plus  mauvaise?  Si 
cette  ligne  était  avantageuse  au  point  de  vue  pécuniaire,  n'était- 
ce  pas  la  preuve  de  son  utilité? 

Surtout  M.  Yves  Guyot  ne  demandait  rien  au  conseil  munici- 
pal :  mais  il  lui  faisait  un   chemin  de  fer  qu'il  ne  pouvait  ni  ne 


LKS    THAVACJX    l'GHLICS    KT    l/lNITlATIVE    l'RIVIîK.  503 

voulait  faii'c,  coiiiinc  vient  de  lo  [)rouvcr  encore  la  nouvelle 
expérience  de   I8i)'i. 

On  accusa  ce  projet  de  mettre  le  réseau  de  Paris  dans  la  main 
de  Uothschild,  (juoique  la  Compagnie  du  Nord  ne  tut  cliarg-ée 
([ue  de  l'exploitation  du  Métropolitain.  Il  faut  bien  pourtant 
qu'un  chemin  de  fer  soit  toujours  dans  la  main  de  cjnelqu'un; 
l'important  est  (jue  cette  main  soit  forte,  surtout  quand  il  s'agit 
de  faire  œuvre  d'utilité  publique  avec  des  capitaux  privés. 

Mais  M.  Yves  Guyot  pense  que,  fût-il  resté  au  pouvoir  pour  le 
défendre,  les  députés,  ceux  de  Paris  surtout,  n'eussent  pas  ac- 
cepté son  projet. 

«  Si,  dit-il,  à  un  moment  donné,  le  Parlement  français  est  sus- 
ceptible de  se  lancer  dans  les  folies  les  plus  étranges,  à  d'autres, 
il  est  d'une  timidité  poussée  jusqu'à  la  pusillanimité.  Il  a  une 
défiance  innée  pour  tout  ce  qui  concerne  Paris.  D'ailleurs  la 
vieille  haine  qui  soulevait,  il  y  a  cinquante  ans,  tous  les  proprié- 
taires contre  les  chemins  de  fer,  n'a  pas  encore  disparu  :  «  Un 
Métropolitain?  A  quoi  bon?  Comment  !  Faire  quelque  chose?  Pour- 
quoi cela?  »  —  Tels,  qui  se  prétendent  démocrates,  trouvent 
que  les  omnibus  et  les  tramways  suffisent;  or,  les  omnibus  et 
les  tramways  font  environ  9  kilomètres  à  l'heure,  les  fiacres  ont 
la  prétention  injustifiée  d'en  faire  12.  La  vitesse  du  Métropolitain 
de  Londres  est  de  18. 

La  preuve  du  besoin  que  le  public  éprouve  de  puissants 
moyens  de  locomotion,  est  fournie  par  une  expérience  de  la 
compagnie  du  Nord,  qui  a  récemment  organisé,  sur  la  Ceinture, 
un  service  ayant  sa  gare  pour  tête  de  ligne,  et  a  vu  la  circulation 
des  voyageurs,  allant  d'un  point  de  la  Ceinture  à  la  gare  du 
Nord  ou  vice-versa,  passer  de  18V. 000  à  l.OGO.OOO  pour  7  mois. 
Si  on  compare  parallèlement  le  nombre  des  voyageurs  des  om- 
nibus et  tramways  à  dix  ans  d'intervalle,  de  1883  à  1892,  on 
trouve  qu'il  n'a  augmenté  que  de  lii  à  145,  soit  0,7  %.  Pour  les 
chemins  de  fer  suburbains,  tous  plus  ou  moins  excentriques 
pourtant,  d'Âuteuil,  de  Ceinture,  de  Vincennes,  l'accroissement, 
dans  le  même  temps,  a  été  relativement  considérable  :  de 
27.200.000  à  55.600.000,  soit  lOY  %. 


504  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

Oq  ne  pouvait  donc  rien  perdre  avec  un  projet  sans  subven- 
tion ni  garantie  d'intérêts.  Que  gagne  le  public  à  ne  pas  avoir 
de  réseau  métropolitain?  Il  continue  à  attendre  l'omnibus,  les 
pieds  dans  l'eau,  le  parapluie  de  chacun  ruisselant  sur  lui  et  sur 
les  autres.  Il  continue  à  payer  cher  et  à  aller  lentement. 

Depuis  ce  temps,  il  est  vrai,  —  M.  Yves  Guyot  ne  le  rappelle 
pas  sans  amertume,  —  si  le  Métropolitain  n'est  toujours  pas  fait, 
le  conseil  municipal  de  Paris  a  eu  du  moins  le  plaisir  de  rem- 
porter une  victoire  sur  le  gouvernement  :  il  a  été  inséré,  en  effet, 
dans  les  conventions  pour  l'Exposition  de  1900,  que  la  ville  de 
Paris  n'accordait  sa  subvention  de  20  millions  qu'à  la  condition 
que,  «  s'il  y  avait  jamais  un  Métropolitain  »,  il  serait  municipal. 

D'une  part,  le  gouvernement  s'est  donc  décidé  à  reconnaître 
au  Conseil  municipal  seul,  le  droit  d'établir  un  projet  de  voies 
ferrées  urbaines,  et  d'en  concéder  lui-même  l'exploitation,  ou 
de  l'exploiter  directement  ;  —  d'autre  part,  le  conseil  municipal 
se  serait  engagé  à  relier,  d'ici  à  1900,  les  gares  de  Lyon,  de  Vin- 
cennes  et  d'Orléans,  à  la  gare  des  Invalides  par  une  voie  ferrée. 
La  Compagnie  de  l'Ouest  aurait  la  concession  d'une  ligne  Cour- 
celles-Champ  de  Mars.  Quant  au  complément  du  Métropolitain, 
on  le  poursuivrait  après  1901. 

Le  commencement  de  la  municipalisation  des  moyens  de  trans- 
port est  un  des  points  du  programme  socialiste.  Avec  quelles  res- 
sources le  Conseil  municipal  va-t-il  construire  le  Métropolitain? 
Va-t-il  faire  un  emprunt?  l'état  de  ses  finances  lui  permet-il  de  le 
gager?  Va-t-il  concéder  le  chemin  de  fer?  —  A  quelles  conditions? 

Il  mentirait  à  lui-même  s'il  ne  mettait  pas  quelques  bonnes 
clauses  socialistes  dans  le  cahier  des  charges  :  et  alors  qui  con- 
sentira à  les  accepter? 

En  tous  cas,  —  et  sans  parler  des  difficultés  et  de  l'imperfec- 
tion probable  de  l'exploitation,  —  on  peut  être  certain  que  les 
contribuables  seront  forcés  d'y  contribuer,  tandis  que  le  projet 
issu  de  l'initiative  privée  ne  leur  demandait  rien. 

Louis  de  Tourville. 


TABLE  DES  MATIERES 

DU  TOME  VINGTIÈME 


LIVRAISON   DE  JUILLET   1895. 


Pages 


Questions  du  jour.  — Le  sixième  cougrès  internatioual  des  mineurs,  ;i  Paris, 
par  M.  J.  Bailhache 5 

Les  ancêtres  de  Socrate.  —  IL  L'éveil  de  la  pliilosophie  grecque  en 
lonie,  par  M.  G.  d'Azambuja 36 

Madagascar.  IL  —  Le  royaume  hova,  par  M.  Lucien  de  Sainte- Croix.       59 

Maître  Guillaume  de  Saint-Amour.  —  L'Université  de  Paris  et  les  Ordres 
Mendiants  au  XIIP  siècle.  —  X.  et  XL  La  fin  du  conflit,  par  M.  Mau- 
rice Perrod. 84 

LIVRAISON   D'AOUT   1895. 

Questions  du  jour.  —  Les  professions  et  la  société  en  Angleterre,  à  propos 
d'un  livi-e  récent,  par  M.  Paul   de  Rousiers 105 

Cours  d'Exposition  de  la  Science  sociale.  —  XII.  —  Les  types  sociaux  du 
bassin  de  la  Méditerranée.  —  V.  La  région  des  Plateaux;  le  type  ac- 
tuel :  Les  Albanais,  par  M.  Edmond  Demolins. 122 

L'éducation  nouvelle.  —  Un  établissement  d'éducation  pour  les  jeunes 
filles,  par  M.    Albert  Dauprat 148 

Madagascar.  IIL  —  Le  royaume  Hova  (fin).  —  IIL  La  Vie  sociale  des 
Ho  vas  (suite  et  fin),  par  M.  Lucien  de  Sainte-Croix 1G4 

LIVRAISON  DE  SEPTEMBRE  1895. 

Questions  du  jour.  —  Outre-Mer,  par  M:  Paul  de  Rousiers 197 

Les  ancêtres  de  Socrate.  IIL  —  Le  type  pythagoricien,  par  M.  G.  d'Azam- 


buja. 


210 


La  décentralisation  administrative. —  II.  La  commune  et  le  département, 

par  M.  D.  Touzaud .  . . 229 

Les  Lowlanders  et  l'histoire  d'Ecosse,  par  M.  Ch.  de  Calan. 250 

37 


T.    XX. 


506  LA    SCIENCE    SOCIALE. 

LIVRAISON   D'OCTOBRE   1895. 

Pages. 

Questions  du  jour.  —  La  Patrie,  par  M.  Edmond  Demolins 273 

Les  ancêtres  de  Soerate.  —  Le  type  du  sophiste,  par  M.  G.  d'Azambuja.  294 

Le  Bouddhisme  dans  le  Céleste  Empire,  par  M.  A.  de  Préville B13 

La  Péninsule  ibérique.  —  IIL  La  «  Reconquista  »  ;  formation  du  type 

moderne,  par  M.  Léon  Poinsard 335 

LIVRAISON   DE  NOVEMBRE    1895. 

Questions    du    jour.   —    Le   Congrès  des   Trade-Unions    à    Cardiff,  par 

M.  J.  Bailhaehe 357 

La  situation  commerciale  actuelle  en  France,  par  M.  Léon  Poinsard. .  .  374 

Soerate  et  son  groupe.  —  I.  Soerate  et  ses  amis,  par  JM.  G.  d'Azambuja.  398 

L'Irlande  d'autrefois.  — Le  Pays  et  les  Habitants,  par  M.  Ch.de  Calan.  418 

LIVRAISON   DE  DÉCEMBRE   1895. 

Questions  du  jom-.  —  Un  nouvel  épisode  de  la  Question  d'Orient,  par 
M.  Noël   Dasproni 441 

Féministe  ou  anti-féministe,  par  M.  Paul  de  Rousiers 459 

Soerate  et  son  groupe.  —  IL  Soerate  et  ses  ennemis,  par  M.  G.  d'Azam- 
buja  475 

Un  livre  de  M.  Yves  Guyot.  —  Les  travaux  publics  et  l'initiative  pri- 
vée, par  M.  Louis  de  Tourville. 496 


TABLE   ANALYTIOUE 


DES  TOMES  XIX  ET  XX 

(année  1895.) 

Cette  Table  suit  les  divisions  de  la  Nomenclature  sociale.  Elle  présente 
ainsi,  en  abrégé,  un  exposé  méthodique  des  questions  traitées  dans  la  Revue 
et,  par  conséquent,  un  précieux  instrument  d'étude.  (Voir  le  tableau  gé- 
néral de  la  Nomenclature,  t.  II,  p.  493  et  suivantes,  et  l'exposé  détaillé  de 
chaque  partie,  t.  I,  p.  399  à  410;  t.  II,  p.  22  à  48,  534  à  570,  etc.) 


MÉTHODE  GÉNÉRALE. 

On  commence;»  comprendre  (jue  la  société  est 
un  objet  de  science,  qu'il  ne  s'agit  pas  de  la 
façonner  à  sa  guise,  mais  de  savoir  comment 
elle  est  faite,  XFX,  297-300.  —  Les  problèmes 
résolus  par  la  seule  force  de  la  vie  privée 
bien]organisée  se  résolvent  sans  bruit,  Xi\, 
493.  —  La  Science  sociale  ne  peut  atteindre 
la  démonstration  des  vérités  religieuses 
lorsqu'elles  ne  tombent  pas  sous  l'observa- 
tion, XIX,  201.  —  Il  ne  suffit  pas  de  dire 
aux  gens  :  «  Développez  votre  initiative  » 
pour  qu'ils  la  développent;  il  faut  préala- 
blement écarter  les  obstacles  sociaux  qui 
s'y  opposent  et  favoriser  les  causes  sociales 
qui  peuvent  y  concourir,  XIX,  203.  —  Les 
trois  régimes  créés  en  France  par  l'aristo- 
cratie, par  la  bourgeoisie,  ou  rêvés  par  les 
socialistes  sont  le  développement  naturel 
(l'une  même  conception  sociale,  XIX,  220. 

—  Pour  les  conservateurs  et  pour  les  socia- 
listes, la  Science  sociale  est  à  la  fois  une 
auxiliaire  et  une  adversaire,  XIX,  220.  — 
Pour  connaître  le  sens  d'une  éducation,  il 
faut  savoir  le  but  où  elle  se  dirige,  \X,100. 

—  L'observation  des  gens  riches  qui  s'a- 
musent, en  (juelque  pays  que  ce  soit,  n'ap- 
I)rend  pas  grand'cliose  à  l'observateur,  XX, 
1!I9. 

LIEU. 

EUROPE.  —  Albanie.—  L'.\lbanie  présenle 
le  type  actuel  le  plus  pur  des  Plateaux  mé- 
diterranéens, parce  qu'elle  n'a  été  peuplée 


que  par  la  voie  de  la  Méditerranée,  XX,  124. 
—  Le  montagnard  albanais  a  été  formé  par 
une  sélection  supérieure  d'émigranls  de  la 
Vallée,  XX,  12G. 

Grèce.  —  La  Péninsule  hellénique  comprend 
trois  régions  :  les  Ports  à  l'Orient;  les  Val- 
lées au  Centre;  les  Montagnes  ou  Plateaux 
à  l'Occident,  XX,  123.  —  La  montagne  ne 
produ,it  pas  toujours  une  sélection  supé- 
rieure du  tyj)e  de  la  vallée;  cela  tient  à 
trois  circonstances  :  1"  en  général  elles  ont 
reçu  une  émigration  de  liemi-nomades,  là- 
chant  le  sol  de  la  [)laine  auquel  ils  s'étaient 
imparlaitement  fixés;  2"  elles  ont  été  oc- 
cupées le  plus  souvent  par  une  émigration 
en  masse  arrivant  avec  ses  cadres  anté- 
rieurs; 3°  les  montagnards  ont  été  souvent 
entourés  par  une  ceinture  de  grands  pays, 
XX,  127.  —  Le  type  méditerranéen  de  la 
montagne  diffère  du  type  de  la  vallée,  en 
ce  qu'il  est  une  sélection  d'indépendants, 
d'hommes  â  initiative,  sortis  du  milieu  de 
la  communauté,  XX,  129.  —  La  culture  ar- 
borescente a  une  influence  marquée  sur  la 
direction  de  la  philosophie  grecque,  préoc- 
cupée des  forces  génératrices  de  la  nature, 
XX,  41,  o2. 

Irlande.  —  Le  caractère  rocheux  du  sol  et 
l'humidité  du  climat  rendent  le  pâturage 
plus  facile  que  la  culture  et  en  font  le  tra- 
vail principal  de  la  race,  XX,  420. 

AFRIQUE.  —  L'Afrique  ne  s'arrête  qu'aux 
Pyrénées,  peut-être  même  à  leur  pied  sep- 
tentrional, XX,  3'». 


508 


LA    SCIENCE    SOCIALE. 


Madagascar.  —  L'île  de  Madagascar  est  un 
lambeau  d'un  continent  disparu,  autre  que 
l'Afrique  et  seraltaclieà  l'Océanie,  XL\,  433- 
476.  —  La  presqu'île  de  Malacca  et  les  îles 
de  l'Océanie  ont  facilité  l'expansion  des 
différentes  races  indo-chinoises  jusqu'à 
Madagascar,  Xix,  472-V79.  — -  Le  plateau  cen- 
tral de  Madagascar,  offrant  peu  de  produc- 
tions spontanées,  a  forcé  les  populations  à 
la  culture,  XIX,  479.  —  Les  Malgaches  au- 
tres que  les  Hovas  sont  portés  à  la  paresse 
par  l'aLondance  des  productions  sponta- 
nées, XIX,  480-183. 

AMÉRIQUE.  —  L'existence  de  terres  va- 
cantes indue  sur  le  caractère  américain  et 
lui  donne  un  cachet  à  part,  XX,  139. 

OCÉANIE.  —  Nouvelle-Calédonie.  —  Le 
Canaque,  habitué  aux  produitsspontanésdu 
cocotier,  est  reijelle  au  travail,  XIX,  192. 

TRAVAIL. 

GÉNÉRALITÉS.  —  l.e  grand  atelier  dans 
notre  siècle,  a  diminué,  chez  l'ouvrier,  le 
spécialiste  et  relevé  l'homme,  XIX,  25,  118, 
301.  —  La  fabrication  des  bicyclettes  amène 
une  grande  instabilité  dans  le  personnel 
ouvrier,  XIX,  6"»,  68.  —  L'industrie  des  ap- 
pareils de  transport  demande  moins  de 
spécialisation  que  l'industrie  des  métiers 
textiles,  XIX,  45.  —  L'industrie  textile  faii 
passer  la  machine  au  premier  plan  et  l'ou- 
vrier au  second,  XIX,  117.  —  L'évolution 
du  personnel  ouvrier  suit  celle  de  l'outil- 
lage industriel,  XIX,  118.  —  Dans  l'industrie 
de  la  laine,  et  en  général  dans  les  indus 
tries  exigeant  peu  de  spécialistes,  l'appren- 
tissage se  réduit  h  une  brève  initiation, 
XIX,  133.—  La  constitution  des  Universités, 
comme  l'accroissement  des  villes,  est  due 
à  la  prospérité  agricole,  XIX,  170.  —  L'in 
dustrie  du  coton  réduit  l'habileté  profes- 
sionnelle à  son  minimum,  mais  l'ouvrier 
n'en  est  pas  rabaissé,  au  contraire,  XIX, 
23't,  2W.  —  Les  mineurs  sont  plus  forts  con- 
tre le  patron  que  les  ouvriers  spécialistes, 
XIX,  46.  —  La  question  ouvrière  est  résolue 
dans  la  mesure  où  l'ouvrier  modifie  sa  for- 
mation personnelle  parallèlement  à  la 
transformation  de  l'industrie,  xix,  300. 

EUROPE.  -  Albanie.  —  Le  travail  a  insti- 
tué, chez  les  Albanais,  une  communauté 
plutôt  publique  que  familiale,  XX,  129.  — 
L'origine,  l'insuffisance  des  ressources  du 
sol,  le  clan  guerrier  et  le  voisinage  des  val- 
lées riches  ont  développé  chez  les  Alba- 
nais l'habitude  du  brigandage,  XX,  140. 

Ecosse.  —  La  nature  monlueuse  du  sol  des 


Highlands  et  l'humidité  de  leur  climat  ma- 
ritime y  firent  prédominer  les  pâturages 
sur  la  culture  comme  moyen  normal 
d'existence,  XIX,  82.  —  La  forêt,  (jui  était 
la  production  la  plus  spontanée  du  milieu 
])hysique  des  Highlands,  ayant  été  dé- 
truite ou  accaparée,  parles  grands  proprié- 
taires, la  chasse  ne  fut  plus  un  moyen  d'exis- 
tence, XIX,  97.  —  L'abondance  du  jioisson 
dans  les  rivières  des  Highlands,  et  la  faible 
distance  à  laquelle  il  se  tient  des  rivages 
de  la  mer  firent  ressembler  la  pèche  à  un 
travail  de  cueillette,  XIX,  100.  —  Dans  les 
Highlands,  le  sol  fut  exploité  par  des  com- 
munautés d'habitants  appelés  bailes,  XIX, 
357.  —  Dans  ces  communautés  rurales,  tous 
les  travaux  qui  purent  continuer  à  être 
exécutés  en  commun,  pâturage  d'hiver  et 
d'été,  récolte  du  varech  et  de  la  tourbe,  etc., 
continua  à  l'être,  XIX,  358.  —  Dans  les 
Highlands,  l'existence  d'un  travail  princi- 
pal attrayant  et  d'un  travail  accessoire  pé- 
nible fait  que  la  femme,  qui  exerce  le  se- 
cond,restaitsubordonnéau  mari, qui  exerce 
le  premier,  XIX,  368.  —  Les  Lowlands  sont 
pour  la  |)lus  grande  partie  une  région  où  le 
sol  peu  fertile  et  le  climat  humide  font  pré- 
dominer, comme  moyen  normal  d'existence, 
le  pâturage  sur  la  culture,  XX,  250. 

Grèce.  —  L'agricultuve  est  hautement  prisée 
par  Socrate,  XX,  413. 

Italie.  —  Venise.—  Les  Vénitiens  constituent 
un  type  pur  des  ports  maritimes  de  la  Mé- 
diterranée, XIX,  246. 

AFRIQUE.  —Madagascar.  —  La  fabrication 
hova  est  familiale,  soit  accessoire ,  soit 
principale,  XX,  177.  —  Cette  fabrication 
excelle  aux  détails,  180. 

OCÉANIE.  —  Australie.  —  Le  convict  aus- 
tralien, sachant  qu'il  peut  compter  sur  son 
travail  personnel  pour  améliorer  son  sort, 
se  relève  effectivement,  XIX,  190,  197. 

Nouvelle-Calédonie.  —  Les  libérés  de  Nou- 
velle-Calédonie continuent  à  compter  sur 
l'administration  et  font  de  mauvais  travail- 
leurs, XIX,  191. 

PROPRIÉTÉ. 

EUROPE.  —  Ecosse.  —  Les  travaux  qui 
pour  être  bien  exécutés  demandent  à  l'être 
individuellement  cessèrent  d'être  exécutés 
en  commun,  mais  l'habitude  s'introduisit 
de  remanier  périodiquemenf  les  parts  du 
sol  arable,  ou  les  emplacements  de  pêche, 
afin  de  maintenir  l'égalité  entre  les  mem- 
bres de  la  communauté,  XIX,  362.  —  La 
permanence  de  l'état  de  guerre,  qui  résulte 


TARLE    ANALYTIQUE. 


509 


do  l'i'troitesse  des  pAtnrages  et  de  l'im- 
possibilité d'accroître  les  ressources  ali- 
mentaires, aussi  vite  que  la  population 
s'accroit,  a  concentre  la  propriété  mobi- 
lière, sous  forme  de  butin,  entre  les  mains 
du  chef  de  guerre,  XIX,  "JOt. 

Irlande.  —  Dans  l'irlaude  du  XVlll"  siècle, 
il  reste  encore  <iuelcpies  vcslif^es  d'une 
exploitation  en  commun  du  sol  cultivé, 
XX,  430.  —  1-e  régime  de  la  sous-location 
des  terres  rappelle  l'ancien  état,  où,  comme 
en  Ecosse,  la  répartition  du  sol  était  faite 
entre  les  exploitants  par  une  série  de  chefs 
militaires  superpos(>s  les  uns  auK  autres, 
XX,  433. 

AFRIQUE.  —  Madagascar.  —  La  propriété 
immobilière  est  limitée  à  Madagascar  par 
le  domaine  émiuent  du  souverain,  les 
droits  censitaires  des  nobles,  et  la  défense 
de  vendre  de  caste  à  caste,  XX,  80.  —  Les 
traditions  familiales  s'opposent,  chez  le 
Malgache,  à  l'aliénation  de  la  propriété,  XX, 
82.  —  Les  Hovas,  sauf  les  plus  pauvres  , 
sont  propriétaires  de  cases  renfermées 
dans  un  enclos,  XX,  l(i3. 

BIENS  MOBILIERS. 

AFRIQUE.  —  Madagascar.  —  Le  mobiliei 
des  Hovas  est  très  rudimentaire.  Il  com 
[irend  une  ou  deux  lances  et  des  outils  à 
filer  et  à  tisser,  XX,  l<j7. 

SALAIRE. 

EUROPE.  —  Angleterre.  —  L'aptitude  des 
ouvriers  à  s'établir  ailleurs  au  besoin  tend 
à  maintenir  à  Galashiels  de  hauts  salaires. 
XIX,  lo-2. 

Irlande.  —  Le  journalier  agricole  et  le  gar- 
deur  de  bétail  n'étaient  pas  rémunérés  en 
argent,  mais  par  la  concession  d'une  pari 
de  jouissance  du  sol,  XX,  428. 

ÉPARGNE. 

EUROPE.  —  Angleterre.  —  Reaucoup  d'où 
vriers  d'Oldliam  placent  leurs  économies 
en  maisons  qu'ils  louent  ou  en  placements 
industriels,  XIX,  3t). 

FAMILLE    OUVRIÈRE. 

GÉNÉRALITÉS.  —  La  femme  trouve  place 
dans  le  grand  atelier  à  mesure  qu'il  se 
déspécialise,  et  son  salaire  suit  les  pro- 
grès de  la  déspécialisation,  XIX,  69.  —  Une 
éducation  manquée  rend    inutiles  toutes 


les  organisations  et  combinaisons  sociales, 

XIX,  30i.  —  Le  mouvement  [)our  l'élévation 
de  la  condition  des  femmes  est  la  consé- 
quence de  révolution  sociale  actuelle,  XX, 
459  à  471. 

EUROPE.  Angleterre.  —  Les  gains  éle- 
vés des  ouvrières  (le  Galashiels  augmentant 
leur  indépendance,  retardent  leur  mariage 
elles  rendent  plus  sérieuses  sur  le  choix 
d'un  mari,  XIX,  1V8. 

Italie.  —  Venixe.  —  Les  Vénitiens  vivaient 
sous  le  régime  de  la  communauté  de  fa- 
mille, XIX,  "2'vl. 

ASIE.  —  Chine.  —  Lo  culfc  des  ancêtres 
convient  parfaitement  aux  familles  chi- 
noises, de  formation  patriarcale,  XX,  .320. 

—  Le  «  Ciel  .,chez  les  Chinois,  représente 
l'ensemble  des  causes  ancestrales,  XX, 
322.  —  Le  Chinois,  voleur  et  sans  foi  avec 
les  étrangers  à  sa  famille,  partage  avec  une 
grande  probité ,  dans  la  famille  même,  le 
bénéfice  de  ses  tromperies,  XX,  331. 

AFRIQUE.  —Madagascar.  —  Les  biens  de 
famille  sont  stables  chez  les  Hovas,  XX,  71. 

—  Le  Kova  se  marie  jeune  et  la  fécondité 
est  regardée  comme  un  bonheur.  On  se 
marie  souvent  entre  cousins,  XX,  IC8. — 
La  famille,  à  Madagascar,  est  attaquée  par 
le  divorce  et  l'immoralité  des  fiançailles, 

XX,  169.  —  La  culture  du  riz  contribue  à 
maintenir  chez  les  Hovas  l'esprit  de  com- 
munauté, XX,  177. 

MODE    D'EXISTENCE. 

GÉNÉRALITÉS.  —  Le  développement  ra- 
pide et  intense  du  commerce  et  de  la  ri- 
chesse détruit  la  sobriété,  même  sous  les 
climats  qui  la  favorisent,  XX,  -221. 

EUROPE.  — Angleterre.—  L'ouvrier  anglo- 
saxon,  à  la  dilïercnce  de  l'ouvrier  celte, 
cherche  à  se  procurer  une  maison  assez 
grande  et  confortable,  qu'il  occupe  seul, 
XIX,  38,  138.  —  La  situation  matérielle  de 
l'ouvrier  anglais  s'est  améliorée  depuis  un 
demi-siècle,  XIX,  43,  07.  —  L'ouvrier  irlan- 
dais de  Bradfor.t  est  mal  logé  et  cherche 
faiblement  à  s'élever  malgré  les  moyens 
qui  lui  sont  offerts,  XIX,  101.  —  X  Man- 
chester, beaucoup  de  traits  de  la  vie  an- 
glaise sont  poussés  à  l'extrême  et  rappel- 
lent les  États-Unis,  XIX,  2:50. 

Ecosse.  —  Comme  toutes  les  races  commu- 
nautaires, le  llighlandcr  faisait  des  événe- 
ments notables  de  son  mode  d'existence , 
naissances,  mariages,  décès,  une  occasion 
de  réjouissances  publicpies,  XIX,  370.  —  Le 
caractère  communautaire   du    tra\ail  ex- 


510 


LA    SCIENCE    SOCIALE. 


pliqne  la  nonchalance  des  haliitants  qui 
nmenail  après  elle  le  dédain  du  hien-êtreet 
les  apparences  de  la  misère  dans  le  vête- 
ment, le  logement,  la  nourriture,  etc.,  XIX, 
374. 

Grèce.  —  Le  Pythagorisme,  à  la  suggestion 
de  l'aristocratie,  érige  endoctrine  la  so- 
briété naturelle  des  gens  du  Midi,  XX,  221. 
—  Socrate  a  surtout  réussi  par  la  gratuité 
de  son  enseignement,  la  familiarité  de  ses 
relations  et  sa  campagne  de  restauraiton 
morale  e^  politique.  XX,  399-417.  —  La  so- 
briété des  populations  méditerranéennes 
et  l'amour  des  discussions  en  plein  air  ex- 
pliquent le  désintéressement  de  Socrate, 
XX,  401.  —  La  philosophie  n'est  pas  pour 
Socrate  un  moyen  d'existence,  mais  un 
mode  de  l'existence,  XX,  404. 

Irlande.  —  L'organisation  communautaire 
du  travail  a  développé  chez  les  Celtes  des 
habitudes  de  nonchalance  et  de  routine 
qui  ont  pour  conséquence  l'absence  de 
tout  confortable  dans  le  logement,  le  vête- 
ment, etc.,  XX,  434. 

AFRIQUE.  —  Madagascar.  —  Mode  d'exis- 
tence d'une  famille  liova,  XX,  164. —  Les 
Hovas  vivent  en  famille,  les  enfants  ma- 
riés demeurant  d'ordinaire  avec  les  pa- 
rents, et   pratiquent  l'hospitalité,  XX,  1C5 

PHASES  DE  L'EXISTENCE. 

GÉNÉRALITÉS.  —  La  multiplicité  des  in- 
dustries d'une  grande  ville  peut,  en  four- 
nissant du  travail  à  tous  les  membres  de 
la  famille,  la  soutenir  dans  les  phases  de 
l'existence,  XI.K,  62.  —  L'ouvrier,  pour  être 
armé  contre  le  chômage,  doit  être  matériel 
lement,  mais  surtout  moralement  déspé- 
cialisé, XIX,  129.  —  L'industrie  du  coton, 
employant  beaucoup  de  femmes,  pré- 
serve de  la  misère  des  familles  composées 
seulement  de  femmes,  XIX,  232. 

EUROPE.  —  Angleterre.  —  Les  armateurs 
anglais  aident  volontiers  les  ouvriers  qui 
veulent  devenir  constructeurs  ou  répara- 
teurs de  navires,  XIX,  S9. 

AFRIQUE.  —  Madagascar.  —  La  sol)riclé 
et  la  solidarité  des  Malgaches  empêchent  le 
paupérisme  à  Madagascar,  XX,  79,  175. 

PATRONAGE. 

GÉNÉRALITÉS.  —  La  spécialisation  de 
l'ouvrier  tend  à  le  retenir  sous  la  dépen- 
dance du  patron  quand  l'usine  donne  des 
produits  supérieurs, XIX,  33. —  La  solution 
de  la  question  ouvrière  est  de  i)lus  en  plus 


dans  la  formation  virile  du  travailleur,  de 
moins  en  moins  dans  les  combinaisons 
artificielles,  XIX,  118. 

EUROPE..  —  Albanie.  —  I,a  communauté 
dominante  chez  les  montagnards  de  la  Mé- 
diterranée est  celle  du  clan  guerrier,  XX, 
13Ï. 

Angleterre.  —  La  qualité  d'actionnaire 
d'une  entreprise  industrielle  instruit  et 
èléve  l'ouvrier  anglo-saxon,  XIX,  41.  — 
Les  jeunes  gens  de  bonne  volonté  ont  à 
leur  disposition,  en  Angleterre  plus  qu'en 
France,  des  moyens  élévatoires,  XIX,  127. 

Ecosse.  —  Par  suite  de  l'habitude  des  habi- 
tants de  vivre  en  famille  patriarcale,  le 
chef  de  guerre  a  pris  l'extérieur  d'un  chef 
de  famille  :  cette  famille  factice,  ce  fut  le 
clan,  XIX,  307.  —  C'est  le  chef  de  guerre 
qui,  par  les  mains  de  chefs  subalternes, 
distribuait  entre  les  communautés  villa- 
geoises le  sol  du  pays  qu'elles  occupent, 
et  qu'elles  exploitent  sous  la  direction  d'un 
chef  de  famille ,  agent  subalterne  de  ces 
petits  chefs,  XIX,  514.  —  La  guerre  déve- 
loppa chez  les  membres  du  clan  le  culte 
exagéré  de  la  force  et  l'habitude  de  recou- 
rir en    tout  au  chef,  XIX,  519  et   528. 

Grèce.  —  Les  cultures  intellectuelles,  comme 
on  le  voit  par  l'exemple  des  pythagori- 
ciens, ne  suppléent  qu'imparfaitement  le 
patronage ,  XX ,  227.  —  Socrate  est  pa- 
tronné par  des  jeunes  gens  aristocrates, 
qui  le  soutiennent  tout  en  se  laissant  diri- 
ger par  lui,  XX,  405.  —  Selon  Socrate,  le 
grand  patronat  agricole  prédispose  heu- 
reusement à  l'exercice  des  magistratures, 
XX,  415. 

AMÉRIQUE.  —  États-Unis.  —  Depuis  l'a- 
bolition de  l'esclavage,  le  manque  de  con- 
trainte au  travail  porte  les  nègres  à  l'indo- 
lence, XX,  203.  —  Le  patronage  des  nè- 
gres demeure  la  grande  question  des  États- 
Unis  du  Sud  et  retarde  leur  mise  en  va- 
leur, XX,  209. 

COMMERCE. 

GÉNÉRALITÉS.  —  Le  commerce  non  ex- 
clusif, laissant  subsister  la  culture  arbo- 
rescente, se  prête  plus  que  le  commerce 
exclusif  au  dévelo])|)ement  des  cultures 
intellectuelles,  XX,  42. 

EUROPE.  —  Angleterre.  —  Le  culte  du 
libre-échange,  chez  les  négociants  de  Man- 
chester, est  intimement  lié  à  leur  amour 
duse//'-/!eZp,XIX,  2.37. 

France.  —  Le  régime  protectionniste,  sous 
la  Restauration    eut    pour  conséquence  : 


TABLh:    ANALYTIQUE. 


511 


1"  Le  mainlicu  arlilicicl  de  prix  cxagorés, 
â"  l'iuforiorito  di^  routilla^o,  .'!°  la  stagna- 
tion de  l'industrie,  XX,  379.  —  Le  gouvei- 
neinent  de  .luillet  piati(|ua  la  |)olilique 
)»rotectionnistc,  en  l'améliorant  sur  des 
points  de  détail,  mais  elle  produisit  néan- 
moins une  gène  latente  et  la  compression 
des  initiatives,  XX,  3S0.  —  Le  second  Em- 
pire substitua,  au  point  de  vue  des  tarifs 
douaniers,  un  régime  modéré  à  un  système 
trop  protectionniste ,  XX,  381.  —  En  1892, 
la  France  revint,  en  principe,  au  système 
de  la  protection  intense,  avec  sup|)rebsion 
des  traités  de  conimerc(!  ctal)lis  sur  le  type 
de  18G0,  XX,  383.  —  Les  effets  de  la  clause  de 
la  nation  la  plus  favorisée  dans  les  traités 
de  commerce,  ont  été  si  désastreux  qu'en 
1892  on  a  pris  des  précautions  minutieuses 
en  vue  de  les  annuler.  XX,  387.  —  Les  ef 
fets  de  la  protection  douanière  sont  atté- 
nués par  la  crise  monétaire.  XX,  389  à  391. 
—  La  meilleure  solution  économique  con- 
siste à  faire  disparaître  l'agio,  tout  en 
ramenant  nos  tarifs  à  un  taux  modéré  en 
rapport  avec  notie  situation  générale, 
XX,  393.  —Si  le  bimétallisme  général, avec 
frappe  libre  de  l'argent,  est  à  éviter  pour  le 
moment,  le  monométallisme  général,  qui 
n'admet  que  la  seule  monnaie  d'or,  n'est 
pas  un  remède  meilleur,  XX,  390. 

Grèce.  —  La  cite  grecque,  par  la  nature  de 
son  commerce,  favorise  moins  l'ascension 
politique  des  négociants  que  la  cité  phé- 
nicienne, XX,  213,  295.  —  L'importance 
des  mathématiques  dans  ladoctrime  phy- 
thagoricienne  vient  d'un  développement 
commercial  particulier,  XX,  217.  —  Le  so 
phiste,  imprégné  de  l'esprit  commercial  de 
son  milieu,  est  proprement  un  marchand 
d'idées,  XX,  29G,  304. 

AFRIÛUE.  —  Madagascar.  —  Les  Hovas 
sont  des  commerçants  caractérisés,  XX, 
181.  —  La  noblesse  hova  comprend  des 
castes  d'artisans  et   de  commerçants,  XX, 


CULTURES    INTELLECTUELLES. 

GÉNÉRALITÉS.  —  L'éducation  un  peu  re- 
levée .tend  à  diminuer  l'ivrognerie  chez 
les  ouvriers,  XIX,  37.  —  La  philosophie, 
reposant  sur  une  intensité  particulière  de 
la  réflexion  et  de  l'imagination,  réclame 
deux  conditions  :  loisir  et  instruction, 
XIX,  391.  —  La  vie  pastorale  favorise  un 
rudiment  de  philosophie,  mais  qui  de- 
meure à  l'état  de  rudiment,  XIX,  393. 
Les  sciences  que  le  commerce  a  fait  naître, 


d'abord    pratiques,  deviennent  spéculati- 
ves à  mesure  que  la  race  acquiert  des  loi- 
sirs, XX,  48.  —  La  division  des   études  en 
classes  peut  être  avantageusement  rempla- 
cée   par  des  groupements   <'lasti(|ues   sui- 
vant les  matières,  X\,  liJ.'i.  —  L'abstraction 
est  un  des  meilleurs  moyens  de  succès  que 
la  philosophie  mette  au  service  de  la  po- 
liti(iue,   XX,  303.  —  Les  statistiques  sont 
essentiellement,    inexactes,  parce    que  : 
1°  la  plupart  des  calculs  sont  établis  sur  des 
moyennes  sujettes  à  des  variations  consi- 
dérables; 2°  en  se  basant  sur  les  valeurs 
on  ne  tient  aucun  compte    des  quantités, 
XX,  376.  —  Les  statistiques  annuelles  pour 
un  même  pays  ne  sont  pas  comparables  en- 
tre elles,  XX,  .377. 
EUROPE.    —    Angleterre.  —    L'école     an- 
glaise a  un  caractère  pratique  et  religieux 
qui   manque  à  l'école  française,  XX,  106. 
—  L'ingénieur  anglais  a  une  formation  plus 
technique    que    théorique,   XX,    Itl.    — 
Les  professions  libérales  en  Angleterre  se 
recrutent  souvent  par  voie  d'apprentissage, 
XX,  114-121.  —   La  plupart  des  médecins 
anglais  sont  peu  savants,  mais  leur  niveau 
intellectuel    suflit    aux    besoins    de   leur 
clientèle.    XX,  lis.  —  L'avocat  anglais  est 
intellectuellement   supérieur  au  médecin, 
parce  que  sa  clientèle  ne  comprend  guère 
qu'une  élite,  XX,  116.  —  L'ensemble  des 
ouvriers  anglais  est  hostile  au   socialisme 
théorique  et  mitigé  les  idées  socialistes  par 
une  conception  pratique  des  faits ,  XX,  337- 
373. 
Ecosse.  —  La  supériorité  des  Écossais  dans 
les  cultures   intellectuelles   leur  a  permis 
de  jouer  un  grand  rôle  dans  l'industrie  et 
la  colonisation, XIX,  139. 
France.  —  Le  désir  de  se  faire  exempter  du 
service  militaire  et  celui  d'obtenir  des  fonc- 
tions rétribuées  amèue  la  décadence  de  la 
licence  es  lettres,  XIX, 312-320.  —La  réforme 
de  la  licence  es  lettres  est  une  entrave  de 
plus  à  la  liberté  de  l'enseignement  supé- 
rieur, XIX,  323.  —  La  réforme  de  la  licence 
tend  à  accroître  l'encombrement  de  la  car- 
rière universitaire,  XIX,  323.  —  La  licence 
es  lettres  est  un  examen  profitable  aux  étu- 
diants amateurs,  qui  n'y  cherchent  ni  un 
gagne-pain     ni    l'exemption    du    service, 
XIX,  326.  —  L'éducation  du  jeune  Français 
le  pousse  trop  à  savoir  et  pas  assez  à  vou- 
loir, XX,  120,  148. 
Grèce.  —  Presque  toutes  les  doctrines  pliilo- 
sophiques  ont  leur  berceau  en  Grèce,  XlX, 
389.  —  Socrate  est  le  point  d'aboutissement 
et  le  point  de  dé])art  d'une  foule  de  doc- 


512 


LA   SCIENCE    SOCIALE. 


trilles  pliilosopliiques,  XL\,  390.  —  La  zone 
des  patries  de  pliilosophes  se  confond 
avec  la  zone  des  rivages  grecs  et  plus 
particulièrement  avec  la  zone  des  rivages 
ioniens,  XIX,  401-406.  —  Les  premiers  phi- 
losophes grecs  ont  l'idée  d'un  arrangement 
artistique  du  monde,  dû  à  la  foimation  ar- 
tistique de  la  race,  XX,  65.  —  Les  pytliago- 
riciens  et  les  sophistes  représentent,  après 
les  philosophes  amateurs,  les  philosophes 
de  métier,  XX,  2H.  —  La  sophistique  est 
uniquement  dirigée  en  vue  de  l'éducation 
politique,  XX,  299.  —  La  sophistique,  par  sa 
subordination  à  la  politique,  produit  la 
création  de  la  logiciue  et  l'obscurcisse- 
ment de  la  morale,  XX,  301,  —  Sociate 
était,  au  point  de  vue  politique,  un  isolé, 
XX,  476.  —  Il  apparaît  comme  le  bouc  émis- 
saire de  la  sophistique,  XX,  476.  —  L'hosti- 
lité contre  lui  a  pour  cause  sa  méthode  et 
l'enthousiasme  de  ses  disciples  pour  sa  mé- 
thode ironique,  XX,  484.  —  Les  griefs  allé- 
gués contre  lui  sont  la  corruption  de  la 
jeunesse,  le  mépris  des  magistrats  et  de  la 
religion,  XX,  483  et  suiv. 

ASIE.  —  Le  désert  et  l'oasis,  ainsi  que  les 
vallées  du  Nil  et  de  l'Euphrate,  favorisaient 
réclusion  de  certaines  sciences,  mais  non 
de  la  philosophie,  XIX,  396. 

Phénicle.  —  Le  commerce  absorbant  et  ex- 
clusif a  empêché,  dans  la  société  phéni 
cienne,  l'essor  de  la  philosophie,  XIX,  399 
—  Les  Phéniciens,  en  inventant  l'alphabet, 
aident  indirectement  au  développement  de 
la  philosophie,  XIX,  401. 

Chine.  —  L'état  social  de  la  Chine  permet- 
lait  une  philosophie  morale,  mais  sans 
écart  spéculatif,  XIX,  393. 

Inde.  —  L'état  social  de  l'indoustan  permet- 
tait une  philosophie,  mais  purement  Ihéo- 
logique,  XIX,  394. 

AFRIQUE.  —  Madagascar.  —  Les  Hovas 
envoient  avec  ardeur  leurs  enfants  aux  éco- 
les européennes,  XX,  171. 

RELIGION. 

GÉNÉRALITÉS.  —  On  ne  peut  demander  à 
l'Église  des  révélations  précises  sur  l'escla- 
vage ou  tout  autre  point  de  l'organisme  so- 
cial, XIX,  73.  —  Les  Dominicains,  eu  pous- 
sant à  l'émancipation  des  esclaves,  les  Fran- 
ciscains en  engageant  leurs  maîtres  à  les 
bien  traiter,  étaient  également  dans  leur 
rôle  religieux,  XIX,  74.  —  L'Église  n'est  pas 
chargée  de  remédier  directement  aux  in- 
fortunes de  l'humanité  ou  aux  méfaits  des 


hommes,  XIX,  73,  76.  —  Il  est  très  naturel 
que  beaucoup  de  solutions  et  de  décou- 
vertes sociales  surgissent  en  dehors  de 
l'Église,  XIX,  76.  —  Les  Ordres  Mendiants 
sont  nés  d'une  réaction  contre  la  richesse 
plus  soucieuse  des  droits  acquis  que  des 
devoirs  qui  y  correspondent,  XIX,  273-276. 
—  L'apparition  des  Ordres  Mendiants  coïn- 
cide avec  le  dévelop])ement  des  communi- 
cations, qui  atténue  l'esprit  de  clocher  i>a- 
roissial,  XIX,  4il.—  Les  lois  positives  de  la 
religion ,  spécialement  celles  qui  concer- 
nent l'abstinence,  sont  en  corrélation  avec 
les  phénomènes  sociaux,  XX,  225. —  Saint 
Thomas  établit  contre  Guillaume  de  Saint 
Amour  que  le  travail  manuel  ne  convient 
que  dans  certains  cas  au  clergé,  XIX, 558. 
EUROPE.  —  Angleterre.  —  L'esprit  reli- 
gieux des  habitants  de  Galashiels  a  donné 
naissance  à  un  noyau   d'ouvriers  d'élite, 

XIX,  136.  —  Influence  analogue  à  Dun- 
fermliue,  XlX,  230. 

Ecosse.  —  La  disparition  du  clergé  catho- 
lique vint  détruire  presque  complètement 
le  seul  organisme  qui  lirait  sa  force  du  tra- 
vail et  de  l'autorilé  morale,  XIX,  524. 

ASIE.  —Chine.  —Le  culte  des  ancêtres  en 
Chine  représente  une  dépression  et  une 
corruption  de  la  religion  primitive,  XX, 
318.  —  Le  culte  des  ancêtres  peut  être 
considéré  comme  le  prolongement  de  la 
piété  filiale  aux  ancêtres  décédés,  XX,  323. 
—  La  doctrine  de  Confucius  et  le  boud- 
dhisme sont  des  religions  de  renfort,  qui  ne 
viennent  qu'après  la  religion  des  ancêtres, 

XX,  329.  —  La  pureté  du  bouddhisme  est 
corrompue  en  pratique  par  les  Chinois, qui 
l'accommodent  aux  vices  de  leur  race,  XX, 
330. 

AFRIQUE.  —  Madagascar.  —  La  religion 
liova  se  compose  du  fétichisme  et  du  culte 
des  morts,  XX,  178. 

AMÉRIQUE.  —  Las  Casas,  en  cherchant 
à  acclimater  les  travailleurs  espagnols  en 
Amérique,  a  fait  preuve  d'um;  supériorité 
morale  et  sociale,  XIX,  76. 

OCÉANIE.  —  Les  missionnaires  presbyté- 
riens ont  réussi  à  empêcher  les  Néo-Hébri- 
dais  de  se  laisser  engager  comme  travail- 
leurs pour  la  Nouvelle-Calédonie,  XIX,  193. 

VOISINAGE. 

GÉNÉRALITÉS.  —  L'imitation  ne  suffit  pas 
à  ex|iliquer  l'évolution  des  sociétés  hu- 
maines; le  phénomène  est  infiniment  plus 
compliqué  que  cela,  XlX,  17. 


TABLE   ANALYTTOL'R. 


513 


EUROPE.  —Ecosse.  —  L'agglomération  des 
liahilalions,  (|uoi(|ue  reslreinle  par  la  pau- 
vielé  du  sol,  était  un  indice  des  allures 
communautaires  de  la  race, xix,  369. 

CORPORATIONS. 


COMMUNE. 

EUROPE.  —  France.  —  Les  diverses  pha- 
ses de  l'évolution  de  la  comniunc,  XX,  22M 
et  suiv. 

UNIONS  DE  COMMUNES. 


GENERALITES.  —  Les  congrès   ou\riers 
peuvent  avoir  une  heureuse  influence  édu- 
cative, XX,  34. 
EUROPE.  —  Angleterre.  —  Filatures  ou- 
vrières, fausses  coopératives,  montées  par 
actions,  à  Oldliam,  xix,  40.  —  L'irrégularité 
d'emploi  des  ouvriers  suscite  en  Angleterre 
des  associations  ouvrières  pour  la  défense 
de  la   main-d'œuvre,  XIX,  SS.  —  Les  ou- 
vriers irlandais  de  Glasgow  se  prêtent  mal 
au  régime  de  Trade-l'nions,  XIX,  133.  — 
Les  associations  ouvrières  anglaises   ont 
pris  rang  comme  organismes  constitutifs  de 
l'industrie  textile,  XIX,  2.38-2V2.  —  Les  mi- 
neurs anglais  font  preuve,  dans  les  congrès 
internationaux  de    mineurs,    d'un    esprit 
pratique   remarquable,  XX,  5-35.   —  Les 
unions  de  mineurs  anglais  l'emportent  sur 
celles  de  tous  les  autre  peuples  d'Europe, 
XX.  10. 
Ecosse.  —  L'exploitation  du  sol   dans  les 
Lowlandsa  été  pendant  longtemps  organi- 
sée sous  le  régime  du  clan  militaire,  XX, 
255. 
France.  —  L'association  de  professeurs  dé- 
nommée Université  procède  du  mouvement 
corporatif  du  nioven  âge,  XIX,  172.  —L'U- 
niversité, à  sa  fondation,  a  été  un  progrès, 
mais   la  jouissance  d'un  monopole   avait 
rendu  l'institution  stationnaire ,  XIX,  440. 
—  Alexandre  IV  ,  saint  Thomas  d'Aquin   et 
saint  Bonaventure  ont  lutté  contre  l'égoisme 
corporatif  de  l'Université  en  faveur  de  l'é- 
largissement   progressif   des    institutions 
sociales,  XIX,  562. 
Grèce.  —  La  secte  pythagoricienne  est  une 
association  ayant  pour  but  de  mettre  les 
cultures  intellectuelles  au  service  de  l'aris- 
tocratie, XX,  212.  —  Le  groupe  des  socrati- 
ques n'est  pas  une  corporation,       is  un 
cénacle  fondé  sur  l'attrait  mutuel,  XX,  404. 
ASIE.  —  Chine.  —  Les  associations  com- 
merciales des  Chinois  se  maintiennent  soli- 
dement, par  une  grande  probité  intérieure, 
XX,  332. 

AFRIQUE.  —  Madagascar.  —  Les  familles 
hovas  descendues  d  un  ancêtre  commun 
sontgroupées  en  castes  inégalesentreelles, 
XX,  7i.  —  Les  Malgaches  se  marient  dans 
leur  caste,  XX,  108. 

T.    XX 


EUROPE.  —  Italie.  —  Les  cités  de  la 
Grande-Grèce  établirent  entre  elles  une 
coalition  politique  qui  réunit  d'un  côté  les 
démocraties,  de  l'autre  les  aristocraties, 
XX,  214. 

CITÉ. 

EUROPE.  —  France.  —  Les  chartes  com- 
munales ne  sont  pas  l'œuvre  d'un  prince 
ni  d'un  siècle;  elles  s'inspiraient  de  tradi- 
tions anciennes  étouffées,  pendant  un 
temps,  par  l'arrivée  des  Francs,  XIX,  .335. 

Grèce.  —  Les  cités  ioniennes,  vers  répo<|ue 
de  Thaïes,  présentent  des  conditions  excep- 
tionnelles de  loisir  et  d'instruction,  XX, 
37-51.  —  Les  cités  grecques,  éprises  de  cul- 
tures intellectuelles,  demandent  des  lois 
aux  philosophes,  XX,  210.  —  Athènes,  par 
sa  richesse,  exerce  sur  les  cultures  intel- 
lectuelles des  autres  cités  le  même  genre 
d'attraction  que  Paris,  XX,  294.  —  La  cons- 
titution démocratique  d'Athènes  donne  une 
importance  particulière  à  l'art  de  la  parole, 

I  XX,  298.  —  L'esprit  communautaire  de  cité 
donne  à  la  sophistique  et  à  la  philosophie 
des  prétentions  morales,  XX,  309,  412.  — 
La  morale  des  sophistes,  corruptrice  en 
certains  points,  est,  en  certains  autres, 
plus  prés  de  la  loi  naturelle  (jue  la  morale 
officielle  de  la  cité,  XX,  3M.  —  Socrate, 
quoique  non  aristocrate  de  naissance  et 
de  manières,  est  l'interprète  d'une  réaction 
aristocratique  dans  la  cité,  XX,  410.  —L'es- 
prit de  cité  conduit  Socrate  au  fanatisme 
de  la  Loi,  XX,  4t7. 
AFRIQUE.  —  Madagascar.  —  L'importance 
de  Tananarive  a  amené  la  prédominance 
du  souverain  de  cette  région  sur  les  autres 
régions  de  Madagascar,  XX,  185. 

PAYS  MEMBRES  DE  LA  PROVINCE. 

EUROPE.  —  France.  —  L'évolution  du  can- 
ton et  du  département,  XX.  mit  et  suiv. 


PROVINCE. 

EUROPE.  —  France.  —  Faute  de  recrute- 
ment régional,  l'officier  connaît  mal  ses  lé- 
38 


314 


LA    SCIENCE   SOCIALE. 


senistes  et  ses  facuMos  de  commandement 
en  sont  diminuées,  XIX,  382. 

ÉTAT. 

GÉNÉRALITÉS.  —  On  peut  déterminer 
(juatre  variétés  principales  du  Patriotisme  : 
1°  le  P.  fondé  sur  le  sentiment  religieux  ; 
le  P.  fondé  sur  la  concurrence  commer- 
ciale; le  P.  fondé  sur  l'ambition  politique; 
le  P.  fondé  sur  l'indépendance  de  la  vie, 
XX,  274  à293.  —  Le  patriotisme  anglo-saxon 
est  surtout  préoccupé  de  défendre  l'indé- 
pendance de  la  vie  privée  ;  il  est  caracté- 
risé par  :  la  facilité  extraordinaire  avec 
laquelle  l'individu  s'expatrie  sans  esprit 
de  retour;  l'indépendance  des  colonies  vis- 
à-vis  de  la  mère  patrie;  la  répudiation  du 
militarisme;  la  tendance  à  régler  les  dif- 
ficultés internationales  par  l'arbitrage,  XXX, 
284  à  287.  —  Le  Patriotisme  fondé  sur  l'in- 
dépendance de  la  vie  privée  présente  les 
symptômes  des  choses  qui  grandissent  : 
1°  il  fonctionne  naturellement;  2°  il  dé- 
veloppe la  richesse;  3"  il  développe  la 
grandeur  morale;  4°  il  accélère  l'expan- 
sion et  l'implantation  de  la  race  dans  le 
monde,  XX,   289  à  293. 

EUROPE.  —  Angleterre.  —  L'Anglo-Saxon 
n'est  pas  chauvin  et  capitule  volontiers, 
quand  il  aperçoit  un  autre  moj'ende  triom- 
pher, XIX,  488.  —  La  vie  privée  a  rendu  le 
travailleur  anglais  de  plus  en  plus  apte  à 
gérer  les  intérêts  publics;  XIX,  503.  —  Les 
fonctionnaires  anglais  sont  moins  complè- 
tement instruits  de  leur  métier  que  les 
nôtres,  et  s'y  débrouillent  généralement 
mieux,  XX,  118.  —  Les  fonctionnaires  an- 
glais sont  choisis  et  avancent,  non  en  raison 
de  l'âge,  mais  en  raison  de  la  valeur  per- 
sonnelle, XX,  120. 

France.  —  Trois  réformes  préalables  sont 
nécessaires  pour  relever  l'initiative  privée 
et  tenir  tête  au  socialisme;  le  dégrèvement 
des  impôts,  la  décentralisation  adminis- 
trative, la  diminution  des  charges  militai- 
res, XIX,  107. —  Le  service  militaire  de  trois 
ans  désorganise  toutes  les  professions,  et 
réduit  l'armée  à  n'être  qu'une  cohue  de  cons- 
crits, Xix,  ma  114.  —  La  solution  qui  sauve- 
garde le  mieux  l'intérêt  social  et  l'intérêt  mi- 
litaire est  la  combinaison  du  service  univer- 
sel et  de  l'armée  de  métier,  xix,  114.  —  La 
féodalité  s'est  organisée,  au  point  de  vue  du 
droit  public,  sous  la  forme  des  cours  de  jus- 
tice :  la  cour  féodale  était  le  centre  de  l'auto- 
ritédu  baron, XIX,  338.  —  Les  Baillis, ou  sé- 
néchaux, nommés  en  grand  Conseil,  furent 


les  agents  directs  de  la  royauté  naissante. 
XIX,  339.  —  On  distingue  trois  étapes  dans 
la  marche  ascendante  de  la  monarchie 
vers  la  centralisation  administrative  :  1"  un 
juge,  le  bailli,  est  en  même  temps  comp- 
table et  administrateur;  2°  un  financier,  le 
trésorier  général,  qui  est  juge  et  adminis- 
trateur; 3"  enfin,  un  administrateur,  l'in- 
tendant, qui  est  encore  juge  et  qui  préside 
aux  opérations  financières.  XIX,  3il.  —  La 
législation  révolutionnaire  introduisit,  avec 
le  système  de  l'élection,  les  régies  du  par- 
lementarisme ,  et  amena  la  centralisation 
administrative  avec  l'annulation  de  l'auto- 
rité judiciaire,  XIX,  348.  —  Les  forces  mi- 
litaires de  la  France  devraient  avoir  pour 
élément  fondamental  une  armée  de  volon- 
taires, XIX,  383-387.  —  Certaines  fonctions 
devraient  être  réservées  exclusivement  aux 
anciens  militaires,  dans  l'hypothèse  d'une 
armée  de  volontaires,  engagés  pour  sept 
ans,  XIX,  387.  —  Le  régime  adminis- 
tratif officiellement  imposé  aux  autono- 
mies locales  établit  l'antagonisme  entre  l'in- 
gérence de  l'État  et  l'initiative  privée,  XX, 
229  à  249. 

Italie.  —  Rome.  —  Rome  apporta  en  Gaule 
l'organisation  administrative  de  l'Italie  et 
notamment  le  municipe,  XIX,  330.  —  Ve- 
nise :  La  Communauté  de  famille  était  do- 
minée, à  Venise,  par  une  communauté  d'É- 
tat oligarchique,  XIX,  254.  —  Le  clan  des  ri- 
ches commerçants  vénitiens  qui  détient  le 
pouvoir  n'a  d'autre  moyen  de  défense  que 
l'excès  des  précautions;  de  là,  les  phases 
successives  de  l'iiistoire  de  Venise  :  1"  Les 
doges  sont  nommés  à  vie  et  exercent  le 
pouvoir  souverain  ;  2"  le  doge  cesse  d'être 
élu  à  vie  et  sa  puissance  est  limitée  par  la 
nomination  d'un  grand  Conseil  et  d'un  Sé- 
nat; 3° on  constitue  une  commission  execu- 
tive pour  surveiller  le  doge,  XIX,  254  à  260. 
—  L'oligarchie  des  riches  commerçants  vé- 
nitiens attribue  exclusivement  à  ses  mem- 
bres l'entrée  au  grand  Conseil  et  au  Sénat, 
XIX,  2(i0.  —La  Communauté  d'État  ne  peut 
maintenir  son  autorité  à  Venise  que  par 
un  gouvernement  despotique,  XIX,  261.  — 
L'Aristocratie  vénitienne  tend  à  sortir  du 
commerce  pour  s'adonner  exclusivement 
aux  affaires  publiques,  XIX,  264. 

ASIE.—  Chine.  —  La  théorie  du  pouvoir, 
en  Chine,  se  relie  au  concept  d'une  solida- 
rité familiale  entre  tous  les  Cliinois,  XX, 
321-328.  —  L'empereur  de  la  Chine  est  «  Fils 
du  Ciel  »  en  tant  qu'il  incarne  la  descen- 
dance des  ancêtres  reculés  communs  à 
tous,  XX,  324.  —  Les  pouvoirs  publics,  en 


TABLE    ANALYTIQLE. 


515 


Chine,  touchant  peu  aux  individus,  font  peu 
de  nuH'ontenIs  et  peu  do  lidclcs,  W.  3-27. 
—  La  conception  l'erniée  de  la  «  Nation  cen- 
trale »  provient  de  l'enclicvètroment  des 
généalogiesentre  familles  unies  par  le  voi- 
sinage et  représcutces  par  le  «lien  natio- 
nal ..XX,  32».  334. 
AFRIQUE.  —  Madagascar.  —  La  royauté 
hi>\a  est  conique  selnii  le  type  du  patriar- 
che chef  de  famille,  XX,  "(">,  81.  —Le  dé- 
veliii)ppement  de  la  communauté  d'État  à 
Madagascar  s'est  traduit  par  le  développe- 
ment du  fonctionnarisme  et  des  exactions 
fiscales,  XX,  18!>-192.  —  Les  Hovas  n'ont  pas 
domine  Madagascar  comme  guerriers,  mai? 
comme  organisateurs  lialtiies,  xx,  190. 

EXPANSION  DE  LA  RACE. 

EUROPE.  —  Albanie.  —  Les  Albanais  n'ont 
pu  être  modifiés  par  le  commerce,  ni 
exercer,  par  ce  moyen,  une  action  au  de- 
hors, XX,  142.  —  Les  Albanais  ne  peuvent 
plus  pratiquer  au  dehors  le  métier  des  ar- 
mes qu'en  se  louant  comme  mercenaires, 
XX,  144. 

Ecosse.  —  L'Écossais  qui  émigré  cherche  à 
retrouver  un  parent  et  craint  plus  que  l'An- 
glais l'isolement  complet,  XIX,  149.  —  Des 
hommes  chez  lesquels  l'initiative  avait  été 
aussi  complètement  étouffée  n'ont  pu  don- 
ner naissance  qu'à  une  émigration  désor- 
ganisée. XIX,  332. 

Italie.  —  Venise.  —  La  grande  faiblesse  de 
Venise  était  l'impuissance  à  constituer  un 
empire  colonial  stable,  XIX.  270. 

ASIE.  —  Japon.  —  Les  .laponais  ont  fourni, 
à  la  Guadeloupe,  à  Hawai.  de  bons  travail- 
leurs coloniaux,  XIX,  190. 

AFRIQUE.  —  Madagascar  —  Les  Hovas 
ont  été  des  Malais  organisés  en  vue  d'ex- 
péditions lointaines  de  piraterie  et  de  con- 
quête, XX,  6i.  —  Les  Malgacliessont  venus, 
en  différents  groupes,  de  l'indo-Chine,  XIX. 
472. 

ÉTRANGER. 

GÉNÉRALITÉS.  —  La  Russie,  l'Autriche, 
l'Italie  et  l'Allemagne  ont  des  intérêts  dif- 
férents de  ceux  de  la  France  et  de  l'Angle- 
terre dans  la  Question  d'Orient,  XX,  442  à 
•438.  —  L'intérêt  de  la  France  devrait  la 
porter  à  s'allier  à  l'Angleterre  pour  régler 
la  Question  d'Orient,  XX,  442  à  438. 

EUROPE.  —  Albanie.  —  La  nature  des 
lieux  et  le  clan  guerrier  ont  permis  aux 
Albanais  d'échapper  à  la  conquête,  XX,  138. 

France.  —  Description  d'un  établissement 


d'éducation  déjeunes  lillcs  en  France,  sui- 
vant l'esprit  anglo-.saxon,  XX,  Ii8-1G3. 

Grèce.  —  L'Egypte  et  l'Assyrie,  par  les  rela- 
tions commerciales  et  les  voyage,  ont  agi 
sur  la  philosophie  grecijue  à  ses  débuis, 
XX,  iS. 

Italie.  —  Venise.  — Venise  a  pu  se  préserver 
et  se  développer  pour  les  causes  suivantes  : 
r  elle  ne  fut  pas  gênée  par  les  grands  peu- 
ples du  Nord  ;  2°  elle  ne  fut  pas  gênée  par 
les  Arabes  ;  3"  elle  ne  fut  pas  gênée  par  les 
Byzantins;  4"  elle  ne  fut  pas  gênée  par 
les  Slaves  d'illyrie.  XIX,  248  à  231. 

AFRIQUE.  Madagascar.  —  Les  aptitudes 
commerciales  du  Malais  et  du  Hova  les  ren- 
dent aptes  à  s'assimiler  les  éléments  des 
civilisations  étrangères,  XX,  62. 

HISTOIRE  DE  LA  RACE. 

GÉNÉRALITÉS.  —  Pendant  l'antiquité,  et 
jusqu'aux  premiers  siècles  de  notre  ère, 
sous  l'inlluence  originaire  de  la  vie  plusou 
moins  pastorale,  toutes  les  sociétés  apparte- 
naientaux  diverses  variétés  delà  formation 
communautaire,  XIX,  18.  —  Au  moyen  âge, 
un  dualisme  se  manifeste  par  la  lutle  entre 
la  formation  communautaire  et  la  forma- 
tion [larlicularistc,  XIX,  19. 

EUROPE.  —  Angleterre.  —  La  littérature 
anglaise  du  quatorzième  siècle  se  ressent 
de  la  fusion  des  races  qui  s'opère  en  ce 
moment  en  Angleterre,  XIX,  490-493.  — 
L'histoire  politique  de  l'Angleterre  montre 
quel'Anglo-Saxon  a  surtout  demandé  à  ses 
différents  gouvernements  de  le  laisser  en 
paix,  XIX,  49(i. 

Ecosse.  —Toute l'histoire  d'Ecosse  n'est  que 
le  récit  des  luttes  des  clans  d'abord  d'une 
région  à  l'autre  (c'est  le  clan  géographique), 
puis  au  sein  de  l'État  formé  de  la  réunion 
de  ces  régions  :  c'est  le  clan  politique,  XX, 
239. 

Espagne.  —  Les  Wisigoths,  en  Espagne,  se 
transformèrent  en  Romains  du  Bas-Empire, 
avec  une  nuance  de  barbarie  qui  leur  donne 
une  apparence  d'originalité,  xix,  413.  ^  La 
domination  des  Wisigoths  en  Espagne  eut 
pour  conséquence  l'affaiblissement  des 
coutumesnalionales,  remplacé  par  un  droit 
bâtard  et  dissolvant  et  la  prédominance  de 
la  vie  urbaine  et  de  l'esprit  de  clan,  XIX.  410. 
—  Les  Arabes  n'ont  point  opéré  une  trans- 
formation radicalede  l'Espagne,  XlX,  428.  — 
Les  Arabes  d'Espagne  ainsi  que  les  Berbè- 
res qu'ils  traînaient  à  leur  suite  étaient 
restés  des  patriarcaux  et  des  communau- 
taires de  tradition,  XIX,  428.  —  L'Espagne  a 


516 


LA    SCIENCE    SOCIALE. 


été  peuplée  surfout  et  à  maintes  reprises 
de  Berbères  africains,  dont  la  condition  so- 
ciale ne  s'est  jamais  élevée  très  sensible 
ment  au-dessus  de  celle  des  Maures  et  des 
Arabes,  XX,  353.  —  Certains  groupes  de 
populations  venus  du  Nord-Est,  Suéves 
Vandales,  Wisigoths,  ont  traversé  l'Espagne 
mais  ils  étaient  trop  faibles,  socialement 
parlant,  pour  exercer  une  action  profonde 
et  pour  corriger  ce  que  la  formation  des 
peuples  issusd'Afrique  avait  de  défectueux; 
au  contraire, ils  se  sontniodeléssur  ces  der- 
niers qui  devaient  à  la  civilisation  grec(|ue 
carthaginoise  et  romaine  une  certaine  su- 
périorité, XX,  355.  —  La  reconquête,  n'a 
pas  donné  pleine  action,  en  Espagne  et  en 
Portugal,  aux  influences  supérieures  des 
peuples  du  Nord,  c'est-à-dire  aux  races 
franque  et  saxonne,  parce  qu'elle  n'a  clé 
conduite  que  par  un  petit  nombre  d'a\en- 
turiers,es|)agnolsou  cosmopoliles. appuyés 
sur  des  bandes  issues  des  vallées  pyré- 
néennes, ou  des  territoires  repris  aux  Ara- 
bes, XX,  355.  —  Le  fond  de  la  population 
de  l'Espagne  est  restéàl'abri  des  influences 
du  dehors  :  au  point  de  vue  historique  et 
social,  comme  au  point  de  vue  géographi- 
que, la  Péninsule  n'estqu'un  prolongement 
du  continent  africain,  XX,  3.S.5.  —  La  Pénin- 
sule hispanique  a  été  de  tout  temps  une 
porte  ouverte  sur  l'Europe  et,  par  cette  is- 
sue, l'Afrique  a  exercé  une  action  très 
marquée  sur  les  idées  de  l'Occident,  xx, 
336.  —Le  désastre  de  la  civilisation  arabe 
en  Espagne  a  été  complet,  ainsi  que  le 
prouve  l'état  plus  brillant  que  solide  de  la 
Péninsule  sous  la  domination  africaine, 
XX,  3'i6. 
France.  —  Le  treizième  siècle  se  distingiae 
par  deux  faits  en  opposition  avec  l'époque 
féodale  :  la  puissance  des  cultures  intellec- 
tuelles et  la  réaction  conti-e  la  richesse, 
XIX,  162.  —  La  qu.Tntitè  d'étudiants  qui  se 
trou  vent  à  Paris  au  treizième  siècle  atteste  la 
diffusion  de  l'oisiveté  produite  elle-même 
par  une  richesse  intense  dans  les  siècles 
précédents,  XIX,  183.  —  Si  l'Université  a 
succombé  devant  les  Ordres  Mendiants, 
c'est  que  les  anciens  droits  qu'elle  défen- 
dait n'étaient  plus  en  harmonie  avec  l'évo- 
lution sociale,  XIX,  43!).  —  Le  pouvoir  du 


Pape  sur  l'Université  résultait  de  ce  que  l'U- 
niversité était:  1"  une  institution  ecclésias- 
tique, 2°  une  corporation  ayant  ledroit  ex- 
clusif d'enseigner,  XIX,  448. —  Au  treizième 
siècle,  un  puissant  courant  s'est  déjà  formé 
pour  réprimer  les  initiatives  par  des  pro- 
hibitions artificielles, XX,  89.  —  Guillaume 
tic  Saint-Amour  a  employé  tout  son  talent 
à  défendre,  malgré  les  progrés  du  ])résent, 
les  institntioiisvieillies  du  passé, XX, 104. 

Grèce.  —  Le  retour  des  Ioniens  en  lonie, 
lors  de  l'invasion  dorienne,  renforce  la  ci- 
vilisation ionienne  et  favorise  la  culture 
intellectuelle,  XIX  Wi.  —  La  prospérité 
intellectuelle  de  l'ionic  date  du  moment 
où  le  triomphe  de  l'ionle  sur  la  Phénicie 
amène  la  prospérité  matérielle,  XIX,  408- 
410.  —  La  passion  des  Grecs  pour  l'instruc- 
tion a  les  mêmes  traits  aujourd'hui  que 
dans  l'antiquité.  XX,  46. 

AFRIQUE.  —  Madagascar. —  Les  Hovas  se 
rattachent  évidemment  à  la  race  malaise, 

XIX,  470,  475,  XX,  60.  —Les  anciens  Hovas 
ont  dû  aux  Andrianas  (Malais)  de  s'être 
élevés  à  la  fabrication  elau  commerce,  XX, 

t7!t. 

RANG  DE  LA  RACE. 

GÉNÉRALITÉS.  —  Dans  lanticiuitc  ce  fu- 
rent les  sociétés  du  type  communautaire 
le  plus  général,  le  plus  comprchensit,  la 
communauté  d'État,  qui  dominèrent  les 
autres,  XIX,  18.  —  Ce  qui  caractérise  les 
temps  modernes,  c'est  la  prédominance  de 
la  formation  particulariste.  XIX,  21  à  24. 

EUROPE.  —  Angleterre.  —  Le  secret  de 
la  supériorité  de  l'Angleterre  est  dans  l'é- 
ducation de  l'homme  conçue  comme  élé- 
ment de  toute  prospérité,  XIX,  303.  —  Les 
Saxons,  vaincus  par  les  Normands  sur  les 
champs  de  bataille,  ont  fini  par  triompher 
sur  le  terrain  social.  XIX,  487-304. 

AFRIQUE.  —  Madagascar.  —  La  supério- 
rité des  Hovas  comme  commerçants  et 
comme  organisateurs  de  pouvoirs  publics 
leur  a  assuré  la  domination  de  Madagascar, 

XX,  60-78.  —  Les  Hovas  derniers  venus  se 
bornent  aux  Andrianas,  race  nf)ble  et 
conquérante,  posée  comme  une  aristocratie 
au-dessus  des  races  anciennes,  XX,  69. 


Le  Directeur-Gérant  :  Edmond  Demolins. 


TYPOGKAPHIE   FIRMIN-DIDOT    ET   c".    —   PARIS. 


'A  ■■:*.% 


"^'^mM