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Full text of "La Science sociale : suivant la méthode d'observation"

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ÉCOLE 

DES  HAUTES  ÉTUDES 

COAAAAERCIALES 

PE  MONTRÉAL 


BIBLIOTHEQUE 


NO 


r     \ 


COTE 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.archive.org/details/lasciencesociale42soci 


ANNÉE  1906 


11'  LIVRAISON 


BULLETIN 

DE  LA  SOCIÉTÉ  INTERNATIONALE 

DE  SCIENCE  SOCIALE 


SOMMAIRE  :  Xouvi'âiix  luoiabres.  —  Li'  vocabulaire  social;  déluiilions  fondaiin'utale.s  de 
la  Science  sociale,  par  M.  Paul  Descamps.  —  La  métliode  des  statistiques  jugée  par  une  revue 
de  statistique,  par  M.  Paul  Roux.  —  Le  cercle  de  Science  sociale  d'Ottawa  ('Canada),  lettre 
de  M.  Fernand  Rinfket.  —  Correspondance,  lettre  de  M.  B.  Sch\\alm.  —  A  travers  les  faits 
récents,  par  M.  G.  d'Azamblua.  —  L'activité  américaine.  —  Bulletin  bibliograpliiqu(>. 


L'État  actuel  de  la  Science  sociale,  par  M.  Edmond  Demoi-ins.  Brochure  d'inti-oduclion 
à  la  Science  sociale,  0  fr.  20  cent.;  dix  ex.,  1  fr.  2.5;  vingt  ex.,  2  francs. 


FASCICULES  PARUS  DANS  LA  NOUVELLE  SERIE  (Prix  :  ±  fr.  franco] 


N°   1.  —    La  Méthode    sociale,    ses 

procédés  et  ses  applications,  par  Edmond 
Demolins,  Robert  Pinot  et  Paul  de  Rou- 

SIERS. 

N'^  2.  —  Le  Conflit  des  races  en 
Macédoine,  d'après  une  observation 
monograpliique,  par  Ci.  d'Azambuja. 

N°  3.  —  Le  Japon  et  son  évolution 
sociale,  par  A.  de  Préville. 

N'^  4.  —  L'Organisation  du  travail. 
Réglementation  ou  Liberté,  d'après 
l'enseignement  des  faits,  par  Edmond 
Demolins. 

N"  5.  —  La  Révolution  agricole. 
Nécessité  de  transformer  les  procédés  de 
culture,  par  Albert  Dauprat. 

N°  6.  —  Journal  de  l'École  des  Ro- 
ches, par  les  Profe.sseurs  et  les  Élèves. 

N°  7.  —  La  Russie;  le  peuple  et 
le  gouvernement,  par  Léon  Poinsard. 

N'^  8.  —  Pour  développer  notre 
commerce  ;  Groupes  d'expansion  com- 
merciale, par  Edmond  Demolins. 

N"  9.  —  L'ouverture  du  Thibet.  Le 
Bouddhisme  et  le  Lamaïsme,   par  A. 

DE  Pré  VILLE. 

N^^s  10  et  II.  —  La  Science  sociale 
depuis  F.  Le  Play.  —  Classification 
sociale  résultant  des  observations  faites 


d'après  la  méthode  de  la  Science  .sociale, 
par  Edmond  Demolins.  (Fasc.  double.) 

N'^  12.  —  La  France  au  Maroc,  i)ar 
Léon  Poinsard. 

N'^  13.  —  Le  commerce  franco-belge 
et  sa  signification  sociale,  jjur  Pli. 
Robert. 

No  14.  —  Un  type  d'ouvrier  anar- 
chiste. Monographie  d'une  famille 
d'ouvriers  parisiens,  parle  D"'  J.  Bail- 

HACIIE. 

N°  15.  —  Une  expérience  agricole 
de  propriétaire  résidant,    par   Albert 

DaUI'RAT. 

N"  16.  —  Journal  de  l'École  des  Ro 
ches,  par  les  Professeurs  et  les  Élèves. 

No  17.  —  Un  nouveau  type  particula- 
riste  ébauché  :  Le  Paysan  basque  du 
Labourd  à  travers  les  âges,  par  M.  Cî. 
Olphe-Galliard. 

No  18.  —  La  crise  coloniale  en 
Nouvelle-Calédonie,  par  Marc  Le  Gou- 
l'iLS,  ancien  Président  du  Conseil  général 
de  la  Nouvelle-Calédonie. 

No^  10,  20  et  21.  —  Le  paysan  des 
Fjords  de  Norvège,  par  Paul  I.ureau. 
(Trois  Fasc.) 

^°  22.  —  Les  trois  formes  essen- 
tielles de  l'Éducation;  leur  évolution 
comparée,  par  P.iul  Dix'Anu's. 

La  suite  au  verso. 


FASCICULES  PARUS  DANS  LA  NOUVELLE  SERIE  {suite). 

les    résoudre,    par   Edmond   Demoi.in- 


N"  23.  —  L'Evolution  A(;ricole  en- 
Allemagne.  Le  "  Bauer  »  de  la  lande 
du  Lunebourg.  par  Paul  Roux. 

No  24.  —  Les  problèmes  sociaux 
de      l'industrie      minière.     Comment 


>'  25.  —  La  civilisation  de  Tétain. 
—  Les  industries  de  l'ëtain  en  Fran- 
conie,  par  Louis  Arvué. 


ORGANISATION  DE  LA  SOCIETE 

But  de  la  Société.  —  La  Société  a  pour 
but  de  favoriser  les  travaux  de  Science 
sociale,  par  des  bourses  de  voyage  ou 
d'études,  par  des  subventions  à  des  pu- 
blications ou  à  des  cours,  par  des  enquêtes 
locales  en  vue  d'établir  la  carte  sociale 
des  divers  pays.  Elle  crée  des  comité.s 
locaux  pour  l'étude  des  questions  sociales. 
Il  entre  dans  son  programme  de  tenir  des 
Congrès  sur  tous  les  points  de  la  France, 
ou  de  l'étranger,  les  plus  favorables  pour  i 
faire  des  observations  sociales,  ou  pour 
propager  la  méthode  et  les  conclusions  de 
la  science.  Elle  s'intéresse  au  mouvement 
de  réforme  scolaire  qui  est  sorti  de  la 
Science  sociale  et  dont  YEcole  des  Roches 
a  été  Tapplication  directe. 

Appel  au  public.  —  Notre  Société  et 
notre  Revue  s'adressent  à  tous  les  hommes 
d'étude,  particulièrement  à  ceux  qui  for- 
ment le  personnel  des  Sociétés  historiques, 
littéraires,  archéologiques,  géographiques, 
économiques,  scientifiques  de  province. 
Ils  s'intéressent  à  leur  région;  ils  dépen- 
sent, pour  l'étudier,  beaucoup  de  temps, 
sans  que  leurs  travaux  soient  coordonnés 
par  une  méthode  commune  et  éprouvés 
par  un  plan  d'ensemble,  sans  qu'ils  abou- 
tissent à  formuler  des  idées  générales, 
à  rattacher  les  causes  aux  conséquences, 
à  dégager  la  loi  des  phénomènes.  Leurs 
travaux,  trop  souvent,  ne  dépassent  pas 
l'étroit  horizon  de  leur  localité;  ils  com- 
pilent simplement  des  faits  et  travaillent, 
pour  ainsi  dire,  au  fond  d'un  puits. 

La  Science  sociale,  au  point  où  elle  est 
maintenant  arrivée,  leur  fournit  le  moyen 
de  sortir  de  ce  puits  et  de  s'associer  à  un 
travail  d'ensemble  pour  vuie  œuvre  nou- 
velle, qui  doit  livrer  la  connaissance  déplus 
en  plus  claire  et  complète  de  l'homme  et 
de  la  Société.  Ils  ont  intérêt  à  venir  à  elle. 

La  crise  sociale  actuelle  et  les 
moyens  d'y  remédier.  —  Tout  en  con- 
tinuant l'œuvre  scientifique,  qui  doit 
toujours  progresser,  nous  devons  vulga- 
riser les  résultais  pratiques  de  la  science. 


en  montrant  comment  chacun  peut  acquérir 
la  supériorité  dans  sa  profession.  Parla, 
notre  Société  s'adresse  à  toutes  les  caté- 
gories de  membres. 

La  crise  sociale  actuelle  est,  en  effet,  la 
résultante  des  diverses  crises  qui  attei- 
gnent les  différentes  professions. 

Chaque  profession  doit  donc  être  étudiée 
rt  considérée  séparément,  dans  ses  rapports 
avec  la  situation  actuelle  et  avec  les  so- 
lutions que  cette  situation  comporte. 

Publications  de  la  Société.  —  Tous  les 
membres  reçoivent  la  Revue  la  Science 
sociale  et   le  Bulletin   de  la  Société. 

Enseignement.  —  L'enseignement  de 
la  Science  sociale  comprend  actuellement 
trois  cours  :  le  cours  de  M.  Paul  Bureau, 
au  siège  de  la  Société  de  géofjraphie,  à 
Paris;  le  cours  de  M.  Edmond  Demolins, 
à  l'Ecole  des  Roches,  et  le  cours  de  M.  G. 
Melin,  à  la  Faculté  de  droit  de  Nancy.  Le 
cours  d'histoire,  fait  par  notre  collabora- 
teur le  V*<^  Ch.  de  Calan,  à  la  Faculté  de 
Rennes,  s'inspire  directement  des  méthodes 
et  des  conclusions  de  la  Science  sociale. 

Sections  d'études.  —  La  Société  crée 
des  sections  d'études  composées  des  mem- 
bres habitant  la  même  région.  Ces  sec- 
tions entreprennent  des  études  locales 
suivant  la  méthode  de  la  Science  sociale, 
indiquée  plus  haut.  Lorsque  les  travaux 
d'une  section  sont  assez  considérables 
])our  former  un  fascicule  complet,  ils 
sont  publiés  dans  la  Revue  et  envoyés  à 
tous  les  membres. 

Bibliothèque  de  la  Science  sociale. 
—  Elle  comprend  aujourd'hui  une  tren- 
taine de  volumes  qui  s'in.spirent  de  la 
même  méthode.  On  en  trouvera  la  liste 
sur  la  couverture  de  la  Revue. 

Conditions  d'admission.  —  La  Société 
comprend  trois  catégories  de  memlires, 
dont  la  cotisation  annuelle  est  fixée  ainsi  : 

1"  Pour  les  membres  titulaires  :20  francs 
(25  francs  pour  l'étranger)  ; 

2»  Pour  les  membres  donateurs  :  100 
francs  ; 

3*'  Pour  les  membres  fondateurs  :  300  à 
500  francs. 


ANNÉE  1906 


IT  LIVRAISON 


BULLETIN 


NOUVEAUX  MEMBRES 


MM. 

J.-A.  CoRTEOGiANi,  Paris,  présenté  par 
M.  Paul  Bessand. 

Emile  Gaudriot  ,  ingénieur  des  arts  et 
manufactures,  Paris,  présenté  par  M.  E. 
Galland. 

E.  de  LoLSY,  directeur  de  la  Société  géné- 
rale des  hauts  fourneaux,  forges  et  acié- 
ries en  Russie,  présenté  par  M.  Edmond 
Demolins. 

D'"  José  de  Mendoza,  Juiz  de  Fora,  Minas, 
Brésil,  présenté  par  le  même. 

C"  G.  de  Reynûli),  château  de  Vinzel-s.- 
Rolle,  Vaud.  Suisse,  présenté  par  le 
même. 

Th.  RinEiRO  DE  Andraoe,  docteur  en  droit. 
S.  Paul,  Brésil,  présenté  par  M.  G. -A.  da 
Silva  Oliveira. 

William  Wii.son,  Edimbourg,  Ecosse,  pré- 
senté par  M.  Edmond  Demolins. 


LE  VOCABULAIRE  SOCIAL 


Définitions  fondamentales  de  la 
science  sociale. 

A  me.sure  que  les  sciences  progressent, 
elles  précisent  leur  vocabulaire  et  l'enri- 
chissent, en  déterminant  de  nouvelles  va- 
riétés. 

C'est  ce  que  j'ai  essayé  de  faire  dans  les 
précédents  fascicules  pour  /p.s*  formol  de 
In  famille.  M.  Paul  Descamps  nous  fait 
faire  un  nouveau  progrès,  en  établissant 
quelques  définitions  fondamentales  de  la 
science  sociale. 

Je  pense  que  nos  lecteurs  apprécieront 
l'importance  de  ce  travail  pour  l'avance- 
ment de  la  science.  —  E.  D. 


I.  —  Qu'est-ce  que  la  science  sociale? 

La  .'icienre  sociale  est  la  science  qui 
étudie  les  groupements  humains  et  les 
faits,  ou  les  phénomènes,  qui  produisent 
ces  groupements,  ou  qui  les  modifient. 

II.   —  Qu'est-ce  qu'un  groupement? 

On  appelle  (/roiipemenl,  toute  réunion 
d'hommes  en  vue  des  diverses  manifesta- 
tions de  la  vie  privée  ou  de  la  vie  publique. 

Ainsi .  on  se  groupe  pour  constituer 
l'atelier  de  travail,  la  communauté  ou- 
vrière ou  la  propriété  familiale,  la  famille, 
les  organisations  commerciales,  intellec- 
tuelles, religieuses,  le  voisinage,  les  cor- 
porations, les  organismes  de  la  vie  pu- 
blique :  commune,  pays,  province.  Etat, 
etc. 

III.   —   Qu'appelle-t-on  Fait,  ou    Phé- 
nomène social? 

On  appelle  fait  nu  phènomi'nxe  social,  les 
élément.s  simples  constituant  les  groupe- 
ments humains. 

Le  fait  a  une  portée  plus  restreinte  que 
le  phénomène,  et  il  e.st  probable  qu'il  y 
aura  lieu  de  les  distinguer  ultérieurement. 

Les  faits,  ou  les  phénomènes  sociaux, 
sont  connus  en  analysant  les  groupements 
humains  à  l'aide  de  la  Nomenclature. 

Exemples  de  faits  et  do  phéuonK'nes  so- 
ciaux :  La  culture  du  riz  en  Chine.  —  L'iso- 
lenient  des  habitations  en  Norvège.  —  Le  ma- 
triarcat chez  les  Touaregs.  —  La  mouclie 
tsé-tsé  dans  l'Afrique  centrale.  —  Le  bison 
dans  les  savanes  de  l'Amérique  du  Nord.  — 
La  fertilité  dos  terres  jaunes  on  Chine.  —  La 
famille  pati'iaroale  on  Mongolie.  —  Le  grou- 
pement en  tribus  chez  les  l'eau.v-Rouges.  — 
Le  sous-sol  aurifore  on  Californie.  —  Le  sous- 
sol  houiller  dans  le  Borinago.  —  L'absence  de 
l'art  pastoral  dans  l'Afrique  centrale.  —  La 
transmission  intégrale  du  domaine  à  un  seul 
héritier    dans   le   Lunebourg   hanovrien.  — 


98 


BULLETIN   DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


L'invasion  des  Francs  en  Tniule.  —  La  nais- 
sance de  la  grande  industrie  en  Angleterre 
au  xvin"  siècle.  —  Le  mandarinat  en  Chine. 

—  La  liberté  absolue  de  tester  aux  États-Unis. 

—  L'achat  de  la  femme  en  Mongolie.  —  La 
rareté  des  dots  en  Angleterre.  —  La  fabrica- 
tion familiale  en  Mongolie,  etc. 

IV.  —  Qu"appelle-t-on  répercussion? 

La  répercussion  est  l'action  d'un  fait  ou 
d'un  phénomène  sur  un  autre,  le  premier 
étant  la  cause  et  le  second  la  conséquence. 

Exemples  :  L'art  pastoral  en  Mongolie  pro- 
duit la  communauté  familiale.  —  La  culture 
du  riz  en  Cliine  tend  à  maintenir  la  commu- 
nauté familiale.  —  La  mouche  tsé-tsé  s'op- 
pose à  l'art  pastoi-al  dans  TAfrique  centrale. 

—  Le  i-égime  du  double  atelier  chez  les  Toua- 
regs produit  le  matriarcat.  —  Le  développe- 
ment des  transports  dans  le  Lunebourg 
amène  la  spécialisation  de  la  culture.  —  Les 
petites  parcelles  de  terre  cultivable  dissémi- 
nées le  long  des  fjords  de  la  Norvège  ont  brisé 
la  communauté  et  obligé  les  familles  à  se  sé- 
parer en  simples  ménages.  —  L'habitude  de 
l'habitation  séparée  portait  les  Saxons  à  ins- 
taller leurs  esclaves  dans  des  habitations  à 
part.  —  L'abus  des  examens  est  un  empêche- 
ment à  la  pratique  des  exercices  physiques. 

V.  —  Comment  peut-on  classer  les 
répercussions  suivant  le  sens  d'a- 
près lequel  elles  agissent? 

Dans  la  Nomenclature,  les  phénomènes 
sont  rangés  suivant  Tordre  naturel  où  les 
répercussions  se  produisent  généralement. 
C'est  pourquoi  nous  appellerons  répercus- 
sions directes,  celles  qui  agissent  dans  le 
sens  de  la  Nomenclature,  c'est-à-dire  en 
suivant  l'ordre  de  ses  divisions. 

Par  exemple  :  du  Lieii  sur  le  Travail  :  du 
Travail  sur  la  Famille;  de  la  Famille  sur 
la  Religion;  du  Travail  sur  les  Cultures  in- 
tellectuelles, etc. 

.\u  contraire,  nous  appellerons  réper- 
cussions inversées,  celles  qui  se  produisent 
dans  l'ordre  inverse  de  la  Nomenclature. 

Par  exemple  :  de  Y  Etat  sur  le  Travail  ;  de 
VEtal  sur  les  Cultures  intellectuelles;  du 
Voisinage  sur  le  Mode  d'existence:  des  Cul- 
tures intellectuelles  sur  le  Mode  d'exis- 
tence; de  la  Propriété  .vtr  le  Travail  ;  des 
Cultures  intellectuelles  sur  le  Travail  ;  de 
VEtat  sur  les  Cultures  intellectuelles  ;  de 
l'E.cpansionsur  le  Salaire;  du  Mode  d'exis- 
tence sur  la  Famille,   etc. 

Il  y  a  lieu,  enfin,  de  distinguer  les  réper- 


cussions abrégées,  qui  sont  la  réunion  de 
plusieurs  répercussions  que  l'on  formule 
en  négligeant  les  intermédiaires,  afin  de 
simplifier  l'énoncé. 

Exemple  :  «  La  montagne  a  créé,  en 
Grèce,  le  type  séculaire  du  dominateur 
guerrier  qui  explique  cette  forme  de  la  ci- 
vilisation ». 

Il  est  clair  que  la  montagne  n'a  pas  créé 
directement  le  dominateur  guerrier.  Elle 
la  produit  par  une  série  de  répercussions 
intermédiaires  que  l'on  supprime  ici  pour 
abréger  l'exposé. 

"VI.  —  Comment  peut-on  diviser  les 
répercussions  d'après  l'intensité  de 
leur  action? 

On  peut  considérer  les  reperçassions, 
non  plus  d'après  leur  direction,  mais  d'a- 
près l'intensité  de  leur  action.  On  remar- 
que alors  que  certaines  répercussions  ont 
pour  effet  de  bouleverser  complètement 
le  groupement  sur  lequel  elles  agissent, 
tandis  que  d'autres  ne  font  que  l'effleu- 
rer en  quelque  sorte,  et  n'amènent  que 
des  changements  de  détails.  De  là,  les  ré- 
poxussions  profondes  et  les  répercussions 
su/jerficiélles. 

Les  répercussions  profondes  sont  celles 
qui  amènent  un  changement  profond  et 
durable  dans  la  constitution  essentielle  du 
groupement,  et  qui  déterminent  par  là 
des  variétés  sociales  distinctes. 

Exemples  :  L'art  pastoi'al  en  Mongolie  pro- 
duit la  communauté  familiale  (c'est  l'origine 
de  la  formation  coi/irminaalaire  et  de  la  fa- 
mille patriarcale).  —  Les  petites  parcelles  de 
terre  cultivable,  disséminées  le  long  des  fjords 
de  la  Norw  ège,  ont  brisé  la  communauté  fa- 
miliale et  obligé  les  familles  à  se  .séparer  en 
simples  ménages  (c'est  l'origine  de  la  forma- 
lion  purticulariste).  —  La  fertilité  des  terres 
jaunes  en  Chine  a  favorisé  le  passage  toujours 
(lifllcile  de  l'art  pastoral  à  la  culture  (c'est  l'o- 
rigine du  type  du  petit  paysan  chinois).  —  La 
pauvi-eté  des  pàtui'ages  dans  le  désert  a  forcé 
les  Pasteurs  d'adjoindre  le  commerce  à  l'art 
pastoral  (c'est  l'origine  du  type  des  Carava- 
niers). —  Le  sous-sol  houiller  du  Borinage  y 
a  développé  Tart  des  mines  à  grande  pi'ofon- 
deur(c"est  l'origine  du  type  borain),  etc. 

Les  rép)ercussions  superficielles  sontcelles 
qui  n'amènent  que  des  changements  de 
détail  dans  les  groupements  sociaux  et  qui 
ne  déterminent   aucune  variété  distincte. 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


99 


Exemples  :  La  pauvreté  des  éniigrants  aile 
manrts  des  régions  montagneuses  les  oblige  à, 
se  fondre  dans  le  milieu  ambiant.  —  La  reli- 
gion porte  à  la  poésie  et  s'en  fait  un  auxi- 
liaire. —  Les  conquêtes  de  la  chevalerie  n'é- 
taient pas  stables  parce  qu'elles  n'étaient  pas 
accompagnées  d'émigrants  agricoles.  —  En 
Chine,  le  devoir  religieux  do  lire  et  de  tenir 
le  livre  des  ancêtres  porte  à  apprendre  à  lire 
et  à  écrire.  —  Le  métier  de  portefaix  s'exerce 
parfaitement  en  conmiunauté.  —  L'isolement 
dans  la  lande  du  Luncbourg  et  rai)sence  des 
commençants  a  maintenu  l'usage  du  salaire 
payé  en  partie  en  nature.  —  Le  dé'veloppe- 
ment  exclusif  de  la  petite  culture  porte  à 
considérer  les  domestiques  comme  membres 
de  la  famille  et  amène  fréquemment  des  ma- 
riages entre  enfants  de  la  famille  et  domes- 
tiques. —  Dans  le  Borinage,  les  jeunes  fdles 
émigrent  comme  servantes  vers  les  villes,  etc. 

Ces  diverses  répercussions  n'ont  créé 
aucune  variété  sociale. 

■yil.  —    Qu'est-ce  qu'une  loi  sociale? 

Les  répercussions  peuvent  se  formuler  en 
loi,  quand  elles  se  produisent  invar iahle- 
ment  ei  dans  les  mêmes  condilio)is. 

Exemples  :  L'art  pastoral  produit  la  com- 
munauté familiale  (cette  répercussion  est 
constatée  en  Mongolie,  dans  le  Turkestan,  en 
Arabie,  dans  le  nord  de  l'Afrique,  dans  les 
Pyrénées,  etc.  :  son  caractère  de  généralité 
l'élève  à  la  hauteur  d'une  loi).  —  La  culture 
du  riz  maintient  la  communauté  familiale 
(en  Chine.  Indo-Chine,  Malaisie,  Lombardie. 
etc  \  —  La  situation  de  la  femme  s'élève  dans 
la  mesure  où  elle  dirige  un  atelier  de  travail 
distinct  de  celui  du  mari  (Touaregs,  Iroquois, 
populations  de  pêcheurs,  caravaniers,  etc.). 
—  Le  développement  des  transports  tend  à 
substituer  la  culture  spécialisée  à  la  culture 
intégrale  (nombreuses  constatations  dans  tous 
les  pays).  —  Les  pasteui's  nomades  purs  étant 
dépourvus  des  organismes  de  la  vie  pu- 
blique, sont  impui-ssants  à  administrer  li^s 
pays  conquis  (les  Huns,  les  Tartares-.Mongols, 
Tamerlan,  Ciengis-Khan,  les  Mandchoux  ;  les 
Tui'cs  eux-mêmes  ont  dû  emprunter  ces  orga- 
nismes aux  Arabes  qui,  étant  développés  par 
le  commerce,  ne  sont  pas  des  pasteiu-s  pui-s). 

"VIII.  —  Comment  les  répercussions 
permettent-elles  de  remonter  aux 
causes    primordiales    d'un    type? 

Si,  au  lieu  de  considérer  les  répercus- 
sions similaires,  on  considère  les  réper- 
cussions qui  se  rapportent  à  un  même 
territoire,  on  remarque  qu'elles  s'engen- 
drent les  unes  les  autres,  en  partant  de 
un  ou  plusieurs  points  primordiaux  qui 
sont  les  causes  génériques  de  l'ensemble 


du  type.  M.  Demolins  a  fait  établir  des 
tableaux  de  ce  genre  par  ses  élèves  de  la 
Section  spéciale  de  l'Ecole  des  Roches.  On 
en  trouvera  des  exemples  dans  le  présent 
fascicule.  Des  tableaux  semblables  seront 
successivement  établis  pour  les  divers 
pays. 

Si,  maintenant,  nous  considérons  ces 
points  primordiaux,  nous  constaterons 
qu'ils  forment  deux  classes  :  1"  les  causes 
(/énériques,  qui  ont  formé  la  race  à  l'ori- 
gine; 2"  les  causes  modifiantes,  qui  sont 
survenues  plus  tard  et  ont  déterminé 
révolution  du  type. 

Or,  les  causes  génériques  paraissent  dé- 
river surtout  :  a)  du  Lieu  actuel;  b)  de 
la  formation  sociale  acquise  dans  un  Lieu 
antérieur  ;  —  tandis  que  les  causes  modi- 
fiantes semblent  résulter  surtout  :  a)  de 
l'agglomération  croissante  de  la  popula- 
tion ;  h)  des  influences  apportées  du  dehors. 

Si  nous  appliquons  ces  données  à  la 
plaine  saxonne,  nous  aurons  le  tableau 
suivant  : 

Points   primordiaux  : 

1)  causes  gé-  \  a,  Lieu  actuel.  .  .      i)laine  pauvre, 
nériques.  t  b)  Lieu  antérieur.      fjords. 

.,  causes  mo-(«t^jîS^--^^V     'a;;l;sën!1!ar  fe 

flifiantes.  y  ''    'S''res  développement 

(        lerieures  .  .  .       ^j^^  transports;. 

IX.  —  Qu'appelle  ton  formule  sociale 
d'un  territoire? 

Quand  on  a  ainsi  établi  l'ordre  dans 
lequel  les  répercussions  constatées  dans 
un  même  territoire  s'engendrent  les  unes 
les  autres,  et  que  l'on  tient  d'une  part  les 
points  primordiaux  d'oii  elles  partent  et 
de  l'autre  les  points  d'aboutissement,  on 
tient  la  formule  sociale  du  pays  qui  per- 
mettra de  le  classer. 

On  appelle  formule  sociale  la  résultante 
des  diverses  répercussions  constatées  dans 
une  même  société. 

D'après  ce  qui  précède,  l'on  pourra 
avoir,  deux  formules  pour  une  même  so- 
ciété :  la  première,  qui  dérive  des  causes 
génériques  et  que  nous  appellerons  la  for- 
mule sociale  de  formation;  la  seconde,  qui 
dérive  des  causes  modifiantes  (quand 
elles  existent),  sera  la  formule  d'évolution. 

Ainsi,  dans  la  plaine  saxonne,  la  for- 
mule de  formation  dérivera  du  Lieu  actuel 


100 


BULLKTIN    DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


et  du  Lieu  antérieur,  c'est-à-dire  de  la 
plaine  pauvre  actuelle  et  de  la  formation 
antérieure  de  la  race  dans  les  fjords,  tandis 
que  la  formule  d'évolution  dérivera  de 
l'action  de  l'étranger  par  l'intermédiaire 
du  développement  des  transports. 

Nous  terminerons  donc  le  tableau  pré- 
cédent comme  suit  : 

l^   ^  ''.lo'.^.'î.o     ^  Kiirmule  (le  lormatiiin-lelaplaine 

'  )  ffoX  :  (  ««''«""^- 

(  agglomération  (peu  d'action). 
2)   s  Inlluences  extérieures  (par  dé-  )     Formule 
(      veloppement  des  transports).  \  d'évolution. 

Voici  comment  ces  deux  formules  peuvent 
.s'énoncer  : 

Formule  de  funiKilion  de  la  plaine  .sa.rvniic  : 
La  plaine  pauvre  impose  la  petite  culture  el 
le  domaine  plein,  d'où  nécessité  pour  la  fa- 
mille de  donner  aux  émigrants  des  ressources 
suflisantes  pour  leur  établissement  exclusive- 
ment agricole.  Cette  nécessité,  jointe  à  la 
petite  culture  exclusive,  rend  alalionnaU-c  la 
iornialion  i)articulariste  que  le  type  tenait  di' 
son  origine  dans  les  fjords  de  la  Norvège. 

Formule  d'érolulion  de  la  plaine  saxonne  : 
Le  d»''velop])enient  des  transports  dans  la 
plaine  saxonne  a  rendu  la  culture  intensive, 
industrielle  et  commerciale,  ce  qui  aaugmentV' 
la  stabilité  du  domaine  et  facilité  l'établisse- 
ment des  enfants.  Grâce  à  l'aptitude  d'ada])- 
tation  doniK'e  par  la  formation  pai'ticularisie, 
le  type  a  jiu  prendre  un  certain  essor. 

X.  —  Comment  se  fait  la  classifica- 
tion sociale? 

Lorsqu'on  coniiait  la  formule  sociale 
d'un  certain  nond:)re  de  sociétés,  on  a  les 
moyens  de  les  comparer  et  de  les  classer 
exactement. 

La  classi/ication  sociale  est  la  mise  en 
ordre  des  formules  des  différentes  sociétés 
humaines  suivant  leurs  analogies. 

Ce  classement  se  fait  en  partant  des  ca- 
ractères déterminés  par  les  répercussions 
les  plus  profondes,  c'est-à-dire  par  celles 
qui  caractérisent  le  plus  grand  nombre  des 
sociétés. 

Ainsi,  comme  l'a  exposé  M.  Demolins 
dans  les  fascicules  10  et  11,  les  observa- 
tions poursuivies  méthodiquement  depuis 
l'origine  de  la  science  sociale  (et  après 
plusieurs  tentatives  imparfaites  de  classi- 
tication),  démontrent  que  toutes  les  so- 
ciétés qui  existent  à  la  surface  du  globe  se 
différencient  par  la  tendance  à  l'action 
collective,  ou  par   la  tendance   à  l'action 


individuelle.  Nous  avons  énoncé  plus 
haut  les  répercussions  qui  ont  déter- 
miné les  points  de  départ  de  ces  deux 
tendances  dont  l'une  a  été  appelée  for- 
mation communautaire  et  l'autre  forma- 
tion particulariste. 

D'autres  répercussions  viennent  diviser 
ces  formations  en  (jenres  et  ceux-ci  en 
(jnnipes,  puis  en  réçiions;  chaque  région 
comprend  une  ou  plusieurs  contrées  se 
subdivisant  en  pays  et  ceux-ci  en  varié- 
tés. 

Nous  n'insisterons  pas  davantage  sur 
cette  question  et  nous  renvoyons  au  double 
fascicule  consacré  à  la  classification. 

Rappelons  seulement  que,  depuis  lors, 
M.  Demolins  est  arrivé  à  préciser  plus  net- 
tement les  trois  grandes  tormes  de  la  fa- 
mille, en  les  .subdivisant  et  en  les  définis- 
sant plus  exactement.  Ces  définitions  ayant 
l)aru  dans  les  derniers  Bulletins  de  la  Re- 
vue, nous  nous  bornerons  ici  à  énumérer 
les  dénominations  qu'il  propose  : 

I.  Famille  patriarcale. 

a)  l-'amille  patriarcale  pure   Mongols). 
0)         •  VI  dédoublée  (Touaregs). 

(■)  »  a  comprimée  (Chinois). 

i(  »  •  agglomérée  (Russes). 

<■':  »  >.  altcuuée  (Sud-Slaves), 

/')  »  ..  subordonnée  (Celtesl. 

//)  .  •  réduite  (Vieux  Koniains). 

/()  •  '  urbanisée    Italiens). 

I  »  »  ubsoliUiste  (Esi)agnols). 

j)  '  '  désorganisée    (Sud -Améri- 

cains). 

II.  Famille  (juasi  patriarcale. 

IIL  Famille  particulariste. 

a)  Kamillc  parlii'ulariste  originaire  (Norvège). 

/;  "  -  stationnaire     (Plaine     sa- 

xonne). 

fj  -  >  régressive  (Flamands). 

rfi         •  «  combinée     et    patronnée 

(Europe  centrale). 

c  "  «  combinée      et      dominée 

(France). 

/■)         '  »  accentuée  (Angleterre). 

;/)         n  "  progressive    (Nord-Améri- 

que;. 

IV.  Famille  instable. 
a)  Famille  instable  sauvage  (peuples  sauvages). 
//)         ■  •        atténuée  (à  l'état  sporadique). 

Il  est  probable  que  d'ici  peu,  le  même 
travail  de  définition  et  de  classification 
sera  fait  pour  le  clan,  pour  les  Pouvoirs 


DR    SCIENCK    SOCIALE. 


101 


piMioi,  etc.  D'autre  part,  nous  nous  pro- 
posons de  publier  peu  à  peu  les  formules 
sociales  des  différents  types  comino  nous 
venons  de  le  faire  pour  la  plaine  saxonne. 
Ainsi  la  science  sociale  prend  de  plus 
en  plus  l'aspect  d'un  enseml)]e  méthodique 
dont  toutes  les  parties  sont  liées  et  coor- 
données. 

Paul  Descami's. 

LA  MÉTHODE  DES  STATISTIQUES  JUGÉE 
PAR  UNE  REVUE  DE  STATISTIQUE  ' . 


D'après  M.  Emile  Macquart,  l'Algérie 
serait  «  le  pays  des  illusions  —  et  des  dé- 
sillusions». A  l'appui  de  son  dire,  l'auteur 
invoque  la  statistique  ou  plutôt  les  erreurs 
de  la  statistique  :  suivons-le  dans  l'examen 
qu'il  fait  des  chiffres  officiels. 

Tout  d'abord,  il  y  a  à  signaler  une  er- 
reur de  méthode,  dont  l'exemple  nous  est 
fourni  par  les  tables  du  service  météoro- 
logique; d'après  les  chiffres  qu'elles  don- 
nent, on  peut  conclure  à  un  climat  très 
doux,  très  égal,  sans  abaissement  notable 
de  température,  et  c'est  bien  là  le  tableau 
séduisant  que  nous  trouvons  dans  toutes 
les  publications  relatives  à  l'Algérie.  Or, 
tous  les  colons  qui  se  sont  fiés  à  ces  indi- 
cations pour  établir  des  cultures  dites  tro- 
picales ont  aliouti  à  l'échec  le  plus  complet. 
D'autre  part,  le  Directeur  du  Jardin  d'essais, 
qui  poursuit  des  observations  depuis  trente- 
cinq  ans,  note  des  refroidissements  noc- 
turnes au-dessous  de  zéro  très  fréquents 
et  d'assez  longue  durée;  ce  qui  suffit  à 
expliquer  l'échec  des  cultures  tropicales. 
Est-ce  à  dire  que  les  chiff'res  du  service 
météorologique  soient  inexacts?  Pas  le 
moins  du  monde.  C'est  l'emploi  qu'on  en 
fait  qui  est  illégitime.  Ces  observations 
sont  faites  dans  des  conditions  déterminées, 
en  vue  de  la  prévision  du  temps  :  (^uoi 
d'étonnant  à  ce  qu'elles  ne  donnent  que 
des  résultats  inexacts  pour  la  climatologie 
agricole.  Avant  de  se  servir  d'un  chiff're, 
il  serait  bon  de  se  demander  quelle  mé- 
thode a  présidé  à  l'établissement  de  ce 
chiffre. 

■1.  Journal  des  Economistes,  l."i  novembre  l'JOo  : 
Les  Réalités  algériennes,  par  E.  .Macquart. 


11  est  vrai  qu'une  enquête  aussi  indis- 
crète amène  généralement  à  constater  une 
absence  complète  de  méthode  dans  la  con- 
fection des  statistiques.  E.^emple  :  la  Sta- 
lisliqup  f/énérale  de  rAh/èrie,  pour  1894-96, 
indi(jue  753.697  mariés  monogames  et 
126.192  polygames,  soit  879.889  maris  pour 
un  total  de  881-354  épouses;  or,  l'arithmé- 
ti([ue  nous  apprend  qu'il  doit  y  avoir  au 
moins  1.006.081  femmes  en  su])posant  que 
chacun  des  polygames  n'ait  que  deux 
femmes,  ce  qui  nous  semble  être  le  mini- 
mum exigé.  11  fallait  un  calculateur,  on 
choisit  un  danseur... 

On  relèverait  les  mêmes  absurdités  dans 
l'évaluation  du  nombre  des  mûriers,  dans 
celle  du  nombre  d'hectares  cultivés  en 
pommes  de  terre  (là,  à  deux  pages  d'inter- 
valle, les  chiffres  varient  du  simple  au 
double),  etc.. 

A  propos  de  la  vigne  et  en  se  servant 
des  cliiffres  mêmes  de  l'Administration, 
on  constate  avec  stupeur  qu'en  1899, 
par  exemple,  l'Algérie  a  produit  pour 
r)7.448.000  francs  de  vin  et  (pi'elle  en  a 
exporté  pour  1.32.055.000  francs,  presque 
le  double  !  Et  il  en  est  à  peu  près  de  même 
chaque  année.  Heureux  pays  ! 

Qu'on  s'étonne  après  cela  de  l'optimisme 
des  prospectus  officiels,  et  de  l'entrain  ta- 
pageur de  la  réclame  administrative  en 
faveur  de  la  colonisation,  non  moins  admi- 
nistrative, de  telle  ou  telle  de  nos  posses- 
sions ! 

Mais  on  comprend  aussi  que  ceux,  qui, 
sur  la  foi  de  ces  affirmations  hasardées, 
ont  pris  contact  avec  les  réalités,  traitent 
volontiers  de  menteurs  les  faiseurs  de  cir- 
culaires, et  accusent  aisément  de  mau- 
vaise foi  les  rédacteurs  de  statistiques. 
Sans  aller  jusque-là,  nous  ne  pouvons  que 
nous  réjouir  de  voir  les  méfaits  de  la  sta- 
tistique dévoilés  dans  une  revue  comme 
le  Journal  des  Economistes,  où  la  foi  en 
la  statistique  semblait  être  élevée  à  la 
hauteur  d'un  dogme.  N'y  verrait-on  plus 
maintenant  «  qu'un  moyen  commode  de 
préciser  ce  qu'on  ignore  »  ;  et  ne  serait-ce 
pas  d'elle  qu'on  pourrait  dire  qu'elle  est 
la  science  des  illusions  —  et  des  désillu- 
sions. 

Paul  Roux. 


102 


BULLETIN   DE   LA   SOCIETE    INTERNATIONALE 


LE  CERCLE  DE  SCIENCE  SOCIALE 
D'OTTAWA    CANADA 

A  Monsieur  Edmond  Deniolins. 


Ottawa. 


Monsieur, 


«  Le  cercle  de  Science  sociale  d'Ottawa 
(Canada)  a  interrompu,  le  4  juin  dernier, 
la  série  de  ses  séances  hebdomadaires,  qui 
sera  reprise  au  mois  d'octobre  prochain. 

«  En  1905-1906,  le 'cercle  s'est  réuni 
trente  fois  ;  à  peu  près  la  moitié  des  séances 
ayant  été  consacrées  à  l'étude  des  sociétés 
de  l'Antiquité  (dont  le  l'^''  volume  des 
Routes  a  fourni  la  matière),  et  l'autre 
moitié  à  Tétude  de  la  première  partie  de 
la  Méthode  (groupements  de  la  Vie  pi-ivée). 

«  Le  cercle  a  décidé  de  se  réunir 
trente-deux  fois  d'octobre  1906  à  juin  1907. 
De  ces  32  séances,  8  seront  consacrées  à 
l'étude  des  sociétés  du  Monde  moderne 
(2"  volume  des  Houles);  8,  au  cours  de 
Méthode  (groupements  de  la  Vie  publique)  ; 
8,  à  l'examen  des  fascicules  de  la  Science 
sociale,  ou  des  travaux  des  membres;  4, 
à  des  séances  publiques  de  vulgarisation 
de  science  sociale,  et  4,  à  des  questions 
d'occasion  ou  d'urgence. 

«  Dans  le  cours  de  l'année  dernière,  le 
cercle  a  plus  que  doublé  le  nombre  de  ses 
membres;  tous  sont  vivement  intéressés, 
plu.sieurs  définitivement  gagnés  à  la  mé- 
thode de  la  science  sociale,  et  le  .succès 
du  mouvement  parait  désormais  assuré.  » 

Fernand  Kini-ret, 
Secrétaire. 


CORRESPONDANCE 


De  Nice,  le  30  juin.  —  *  Dans  le  même 
ordre  d'observations  que  celles  de  M.  Raoul 
.Tacquot  sur  Nice  {Bulletin,  25"  livrai- 
son, p.  63),  je  vous  signale  la  grève  des 
Abattoirs  déclarée  hier  matin.  Les  che- 
villards  et  les  abatteurs  reprochent  à  la 
municipalité  de  négliger  les  plus  urgents 
travaux  d'agrandissement  des  abattoirs  : 


150.000  francs  y  seraient  nécessaires;   à 
force  de  démarches,  le  syndicat  des  abat- 
teurs a  obtenu  l'inscription  d'un  crédit  de 
60.000  francs,  et  rien  de  plus.  Mais,  en  re- 
vanche, la  municipalité  n'hésite  pas  à  dé- 
penser 150.000francs  pour  la  réparation  des 
couloirs  de  l'Opéra.  C'est  de  règle  à  Nice  : 
les  intérêts  de  la  population  sont  sacrifiés 
à  ceux  des  entrepreneurs  de  plaisirs  pour 
la  saison.  Un  commissionnaire  en  bestiaux, 
interrogé  par  un  rédacteur  de  VÉclaireur, 
se  plaint  vivement  de  l'élévation  abusive 
des  droits  de  stationnement  et  d'abatage 
—  stationnement  des  bœufs   «  dans  des 
sortes  de  caves  étroites,  privées  d'air  et  de 
lumière,   liumides,    malsaines.    Le    mois 
dernier,  j'ai  laissé  dix  bœufs  en  stationne- 
ment... Deux  ont  dû   être  abattus  le  soir 
même  du  premier  jour   :  ils  étaient  de- 
venus malades...   La  municipalité  lésine 
pour  organiser  un  service  sérieux  de  .sur- 
veillance aux  abattoirs,  alors  que  ceux-ci 
rapportent  à  la  ville  une  somme   qui  dé- 
passe un  million.   Nous  payons  très  cher 
pour  parer  aux  dépenses  de  réfection  de 
l'Opéra.  C'est  injuste  »  (Éclaireur,  30  juin). 
C'est  injuste:  mais  c'est  la  conséquence 
du  développement  continu  de  Nice  comme 
ville  de   plaisir,   de   sai.son   mondaine  et 
demi-mondaine,  de  carnaval  et  de  fêtes, 
aux  dépens  de  la  ville  de  travail  et  d'af- 
faires, qui  pourrait  exister.  Le  témoignage 
d'un   gréviste   encore   est  suggestif  à  cet 
égard  :  «  Je  suis  lui  des  plus  vieux  che- 
villards  qui  soient  aux  abattoirs.   Depuis 
1868,  où  Nice  comptait  50.000  habitants 
environ,  on  n'a  rien  fait  de  sérieux  dans 
cet  établissement.  Pourtant  la  population 
de   la  ville  a  triplé  depuis  cette  époque. 
11  n'y  avait  alors  que  5  ou  6  bouchers  qui 
faisaient  tuer;   aujourd'hui  un  .seul  che- 
villard  fait  abattre  de  50  à  60  bœufs  par 
semaine,    autant   que  tous   les   bouchers 
de  1868  »  [Éclaireur,  30  juin).  Le  calme 
et  le  bon  sens  des  abatteurs  donnent  ici 
d'autant  plus  de  poids  à  leurs  critiques,  et 
manifestent  un  sens  très  juste  de  leurs 
propres  affaires,  comme  des  intérêts  de  la 
population,  dans  cette  catégorie  d'ouvriers 
niçois.   Lassé  de  ses  démarches  sans  ré- 
sultat,   le   syndicat    avait  déjà   résolu    la 
crève  en  mars  et  en  mai  dernier;  sur  les 


DE    SCIENCE   SOCIALE. 


i03 


instances  du  préposé  municipal  aux  abat- 
toirs, lequel  d'ailleurs  prit  toujours  en 
main  leurs  intérêts,  les  ouvriers  consen- 
tirent à  surseoir.  Hier  encore,  ce  préposé 
et  un  conseiller  municipal,  non  moins  dé- 
voué à  eux,  pour  sa  part,  les  persuadèrent 
encore  de  patienter  jusqu'à  mercredi  pro- 
chain, afin  que  la  municipalité  aie  le 
temps  de  leur  envoyer  Fingénieur  de  la 
ville,  «  qui  travaille  au  plan  de  trans- 
formation des  abattoirs  ».  On  promet  la 
mise  en  chantier  pour  le  1")  juillet.  » 

M.    B.    SCIIWALM. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  RECENTS 


Un  budget  de  quatre  milliards  et  des  impôts  nou- 
veaux. -  Le  contrat  collectif  de  travail.  —  Le 
conseil  supérieur  du  travail  renié  \>ar  les  syndi- 
cats. —  L'n  plan  d'organisation  professionnelle. 
—  Le  «  sabotage  »  parle  «  (ignolage  ».  —  Les  dé- 
sagréments auxquels  s'expose  un  candidat.  — 
La  facilitation  du  divorce.  —  Les  tiraillements 
entre  socialistes  en  Allemagne.  —  La  Douma 
contre  la  peine  de  mort  en  Russie. 

La  nouvelle  législature  ne  remplira  pas 
le  vœu  de  tous  ceux  qui,  avec  nos  amis, 
espéraient  et  demandaient  des  dégrève- 
ments. Au  contraire,  le  fait  capital  (|ui  a. 
suivi  les  élections ,  c'est  la  proclamation 
d'un  déficit  de  quatre  cents  millions  et  la 
nouvelle  que  le  budget  de  l'année  pro- 
chaine allait  dépasser  quatre  milliards. 

Les  temps  sont  loin  oîi  le  général  Foy, 
au  nom  de  l'opposition  d'alors,  dénonçait 
avec  épouvante  ce  qu'il  y  avait  d'énorme 
et  de  fantastique  dans  le  chiffre  d'un 
milliard.  Les  milliards  ne  font  plus  peur 
aujourd'hui.  L'on  s'y  habitue  et  l'on  s'y 
résigne.  Il  y  a  même  trop  d'habitude  et 
trop  de  résignation. 

Natui-ellement,  il  y  aura  des  impôts  nou- 
veaux. Les  spiritueux  seront  frappés,  ce 
qui  n'est  pas  un  mal.  Mais  les  droits  sur 
les  successions,  déjà  relevés  il  y  a  peu  de 
temps,  vont  subir  une  augmentation  nou- 
velle. Les  titres  au  porteur,  déjà  imposés 
plus  fortement  que  les  titres  noiïtinatifs, 
parce  qu'ils  peuvent  échapper  aux  décla- 
rations successorales,   seront  encore  frap- 


pés davantage,  bien  qu'en  réalité  une 
foule  de  ces  titres,  pour  des  causes  di- 
verses, soient  déclarés  dans  les  succes- 
sions. Les  eaux  minérales,  jusqu'ici  in- 
demnes, seront  atteintes  par  le  fisc.  On 
parle  aussi  do  droits  de  douanes  sur  les 
objets  de  collection,  et  de  quelques  expé- 
dients de  même  nature.  Enfin,  le  fameux 
impôt  sur  le  revenu  est  de  nouveau  à 
l'ordre  du  jour. 

Dans  ces  divers  projets  relatifs  à  l'aug- 
mentation des  charges  publiques,  des  pré- 
cautions sont  prises  pour  ne  frapper  en 
apparence  que  les  gens  riches  ou  aisés. 
C'est  ainsi  que  les  successions  inférieures 
à  10.000  francs  seront  épargnées  par  les 
taxes  nouvelles.  On  donne  ainsi  une  satis- 
faction éphémère  à  ceux  qui  ne  regardent 
que  la  surface.  Mais  il  n'est  pas  difficile 
de  comprendre  que  l'impôt,  par  le  phéno- 
mène de  la  répercussion,  se  fera  sentir 
partout.  Les  héritiers,  en  partie  dépouillés 
de  leur  héritage,  installent  leur  vie  sur  un 
pied  moins  confortable  et  dépensent  moins. 
Ils  évitent  des  constructions  et  des  répara- 
tions qui  eussent  fait  gagner  l'industrie  du 
bâtiment,  et,  d'une  façon  générale,  ils 
donnent  moins  de  travail  autour  d'eux,  de 
sorte  que  les  ouvriers  ont  toujours  à  souf- 
frir de  mesures  qui  réduisent  fortement 
les  ressources  de  la  classe  bourgeoise.  Si 
l'on  ajoute  l'appréliension,  l'insécurité, 
l'opinion  vraie  ou  fausse,  mais  fortement 
ancrée  chez  plusieurs,  que  des  révolutions 
sont  imminentes,  on  conçoit  que  l'esprit 
d'entreprise  se  trouve  dans  de  mauvaises 
conditions  pour  donner  toute  sa  mesure. 
Qui  en  souffre?  Les  riches  taxés  et  surtaxés, 
sans  doute,  car  ils  ne  sont  pas  tranquilles 
et  réduisent  leur  standard  of  li.fe;  mais 
ceux  qui  en  souffrent  le  plus,  en  définitive, 
sont  les  ouvriers,  qui,  actuellement  inoc- 
cupés, eussent  trouvé  du  travail  dans  un 
ordre  de  choses  où  les  «  donneurs  d'ou- 
vrage-» auraient  pu  remplir  normalement 
leur  fonction.  Or,  nul  n'ignoi-e  que  beau- 
coup de  capitalistes,  actuellement,  au  lieu 
de  faire  surgir  en  France  de  nouvelles 
sources  de  travail  par  des  créations  in- 
dustrielles ou  autres,  ne  songent  qu'à  faire 
passer  leurs  fonds  à  l'étranger  pour  les 
mettre  en  sûreté  dans  des  banques.  Qu'ils 


H»4 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE   mTERNATIONALE 


se  trompent  ou  non  dans  leurs  craintes, 
c'est  une  question  à  discuter,  mais  le  fait 
est  visible,  et  nous  le  constatons,  avec  sa 
conséquence  directe,  qui  va  tout  à  fait  à 
rencontre  du  bien-être  matériel  des  ou- 
vriers. 


On  espère  du  moins,  de  divers  côtés, 
contribuer  à  l'amélioration  de  ce  bien-être 
matériel  par  l'institution,  ou  la  reconnais- 
sance, du  »  contrat  collectif  de  travail  ». 
M.  Doumergue,  ministre  du  commerce,  de 
l'industrie  et  du  travail,  a  déposé  en  ce 
sens  un  projet  sur  le  bureau  de  la  Cliam- 
bre.  Ce  projet  a  pour  but  de  «  préciser  le 
mode  de  formation,  les  effets  et  le  mode  de 
résolution  du  contrat  de  travail  ». 

«  La  fréquence  croissante  des  conflits 
auxquels  il  donne  lieu,  dit  l'exposé  des  mo- 
tifs, montre  combien  est  mal  défini  le  lien 
contractuel  qui  unit  les  employeurs  et  les 
employés  et  il  semble  que  rien  n'est  plus 
urgent  que  de  fixer,  par  une  loi,  les  obli- 
gations réciproques  des  parties.  » 

Après  avoii-  rappelé  les  changements 
qui  se  sont  opérés  dans  l'industrie  depuis 
le  Code  civil,  le  ministre  s'exprime  ainsi  : 

«  La  convention  collective  de  travail  est 
une  forme  nouvelle  de  contrat,  qui  n'a 
pas  encore  reçu  une  consécration  légale, 
mais  qui  tend  à  se  répandre  de  plus  en 
plus. 

«  Elle  ne  constitue  pas  un  contrat  de 
travail,  mais  détermine  les  conditions  gé- 
nérales auxquelles  devront  satisfaire  les 
contrats  de  travail  individuels  passés  entre 
employeurs  et  employés  parties  à  la  con- 
vention. Il  faut  donc  se  garder  de  con- 
fondre la  «  convention  collective  de  tra- 
vail »,  souvent  appelée  à  tort  contrat 
collectif  de  travail,  avec  la  convention  qui 
s'établit  entre  un  employeur  et  une  collec- 
tivité d'employés  pour  l'exécution  d'un 
travail  déterminé,  contrat  défini  sous  le 
nom  de  «  contrat  d'équipe  »  au  titre  pre- 
mier du  projet. 

«  La  convention  collective  de  travail, 
très  populaire  parmi  les  ouvriers,  n'a  pas 
été  moins  favorablement  accueillie  par  les 
patrons  de  certaines  industries,  désireux 


de  limiter  les  excès  dune  concurrence 
ruineuse.  » 

Comme  le  dit  l'exposé  des  motifs,  le 
contrat  collectif  de  travail  est  bien  vu,  non 
seulement  dans  le  monde  ouvrier,  mais 
encore  dans  le  monde  patronal.  Il  est  cer- 
tain que  l'évolution  de  l'atelier  moderne 
réclame,  en  ce  qui  concerne  l'embauche- 
ment  des  ouvriers,  certaines  réformes 
correspondantes.  Seulement  il  ne  fau- 
drait pas  que  ces  réformes  fussent  déna- 
turées par  des  politiciens  et  transformées 
en  armes  de  guerre  contre  les  ouvriers 
non  socialistes,  ce  dont  on  peut  toujours 
se  méfier,  étant  donné  l'état  d'esprit  do- 
minant dans  les  sphères  politiques. 

Un  publiciste  de  talent,  M.  Charles  Be- 
noist,  interrogé  par  un  rédacteur  de  la 
Liherté  sur  la  question  du  contrat  de  tra- 
vail, a  formulé  son  opinion  en  ces  termes  : 

«  Le  contrat  collectif,  à  mon  avis,  n'a 
rien,  dans  son  principe,  dont  nous  devions 
nous  montrer  surpris,  ni  même  nous 
alarmer.  En  tant  que  législateur,  je  n'y  vois 
pas  de  raison  d'inquiétude.  Le  développe- 
ment et  la  transformation  de  la  grande 
industrie  moderne  ont  eu,  })our  consé- 
quence naturelle,  une  concentration  géné- 
rale et  croissante  des  instruments  de 
travail,  du  travail  des  travailleurs,  des 
facteurs  de  la  production  et  des  sources 
de  la  richesse.  Le  capital  comme  le  travail, 
ayant  pris  quelque  chose  de  collectif,  le 
travail  associé  est  apparu  aux  ouvriers,  en 
face  du  capital  associé,  comme  le  seul 
contrepoids,  la  seule  chance  d'équilibre, 
la  seule  garantie  de  justice. 

ï  Et  d'ailleurs,  la  concentration  du  tra- 
vail dans  l'industrie  a  eu  pour  résultat  de 
rendre  le  travail  l)eaucoup  plus  collectif 
qu'individuel.  Aujourd'hui,  l'unité  ou- 
vrière est,  par  exemple,  dans  l'industrie  de 
la  houille,  la  taille  qui  se  compose  de  cinq 
ou  six  personnes  ;  dans  la  métallurgie,  c'est 
l'équipe.  L'évolution  des  conditions  du 
travail  a  conduit  au  travail  collectif  dans 
l'industrie  concentrée. 

«  A  cet  état  de  fait  nouveau,  doit  corres- 
pondre un  état  de  droit  nouveau.  » 

Pratiqué  en  dehors  de  toute  préoccupa- 
tion de  parti  et  de  toute  haine  systématique 
de  classe,  le  contrat  de  travail  peut  donner 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


lOô 


de  bons  résultats  et,  en  particulier,  pré- 
venir des  grèves  inutiles,  ce  qui  est  ])ré- 
cieux. 


On  avait  jadis  beaucoup  espéré  du  Con- 
seil supérieur  du  travail,  composé,  comme 
on  le  sait,  moitié  d'ouvriers  et  moitié  de 
patrons.  Il  ne  paraît  pas,  jusqu'à  présent, 
que  cotte  institution  se  soit  signalée  par 
des  résultats  bien  considérables.  Quoi  qu'il 
en  soit,  dans  une  grande  partie  du  monde 
ouvrier,  ce  conseil  supérieur  est  peu  ])o- 
pulaire,  comme  vient  de  le  i)rouver,  ré- 
cemment encore,  l'appel  adressé  aux  ou- 
vriers métallurgistes  par  le  comité  fédéral 
de  leurs  syndicats.  Voici  les  termes  do  cet 
appel  : 

«  Plusieurs  nouveaux  syndicats  nous 
ayant  demandé  quelle  conduite  ils  avaient 
à  tenir,  vis-à-vis  des  élections  prochaines 
de  cette  institution  surannée  (le  Conseil 
supérieur  du  travail),  nous  croyons  devoir 
leur  rappeler  que,  par  deux  fois  différentes, 
au  Congrès  tenu  à  Saint-Etienne,  en  1901. 
et  à  celui  de  Paris  en  lOO;},  la  presque 
unanime  partie  des  groupements  compo- 
sant l'union  fédérale  des  ouvriers  métal- 
lurgistes de  France  a  décidé  et  engage 
tous  les  .syndicats  ouvriers  à  s'abstenir 
de  prendre  part  à  la  constitution  d'un  sem 
blable  rouage  qui,  jusqu'à  ce  jour,  a  dé- 
montré son  impuissance  notoire,  et,  d'autre 
part,  a  prouvé  à  la  classe  ouvrière  écono- 
miquement et  politiquement  organisée, 
qu'il  n'était,  au  point  de  vue  des  revendi- 
cations immédiates  du  prolétariat,  ((u'une 
dérivation  à  l'action  purement  syndicaliste, 
et  une  superfétation  du  régime  parlemen- 
taire actuel.  Donc,  tous  les  syndicats  mé- 
tallurgistes fédérés  sont  invités  par  déci- 
sion des  Congrès,  et  par  la  logique  même, 
à  s'abstenir  de  prendre  part  aux  élections 
du  Conseil  supérieur  du  travail.  » 

Voilà  des  dispositions  qui  rendent  diffi- 
cile l'œuvre  de  conciliation.  Cela  prouve 
tout  au  moins  que  le  rôle  de  Providence 
ouvrière,  assumé  par  l'Etat,  n'est  pas 
facile  à  tenir,  même  à  grand  renfort  d'ins- 
titutions officielles  et  de  corps  constitués. 
La  multiplication  des  initiatives  privées  et 


des  études  individuelles  fera  plus,  pour  le 
progrès  de  ce  qu'on  appelle  la  «  classe  pro- 
létarienne »,  que  les  rouages  gouverne- 
mentaux les  plus  artistement  confection- 
nés, ce  qui  ne  veut  pas  dire,  d'ailleurs,  que 
l'action  de  ces  derniers  soit  nécessaire- 
ment inutile.  Elle  peut  au  contraire  rendre 
des  services,  mais  à  condition  d'avoir  der- 
rière elle  tout  un  mouvement  profond,  né 
des  entrailles  mêmes  du  pays. 


Nous  devons  signaler  une  proposition  de 
loi  sur  l'organisation  professionnelle,  par 
un  groupe  de  députés.  D'après  cette  pro- 
position, il  serait  institué  une  organisation 
et  une  représentation  des  diverses  pro- 
fessions de  la  manière  suivante  : 

Dans  chaque  commune,  il  serait  tenu 
une  liste,  dite  professionnelle,  sur  laquelle 
les  habitants  seraient  inscrits  selon  leur 
profession. 

Les  membres  de  chaque  profession, 
inscrits  sur  la  liste  professionnelle,  for- 
meraient les  corps  professionnels,  qui  se 
raient  cantonaux,  d'arrondissement  ou  de 
département,  suivant  le  nombre  des  mem- 
bres. 

Dans  chaque  corps  professionnel,  il 
serait  établi  un  conseil,  composé  d'un 
nombre  égal  de  membres  des  diverses 
sections  de  la  profession,  patrons,  em- 
ployés et  ouvriers.  Une  loi  spéciale  déter- 
minerait le  nombre  des  délégués  à  choisir 
par  les  syndicats,  ou  les  unions  syndicales 
de  la  profession  ou  de  la  section,  en  tenant 
compte  du  nombre  des  syndiqués  et  de 
celui  des  non  syndiqués.  Des  avantages 
seraient  ménagés,  au  point  de  vue  numé- 
rique, à  la  représentation  des  syndiqués. 

Les  conseils  professionnels  auraient  la 
garde  des  intérêts  généraux  de  la  profes- 
sion. Ses  projets  de  règlement  d'adminis- 
tration .publique  déterminant  les  conditions 
d'exécution  des  lois  générales  relatives  à 
l'apprentissage,  à  l'organisation  et  aux  con- 
ditions du  travail  et  aux  institutions  de 
prévoyance  et  d'assistance  seraient  soumis, 
avant  d'être  portés  à  l'assemblée  générale 
du  Conseil  d'Etat,  aux  conseils  profession- 
nels intéressés.  Ceux-ci  pourraient  encore 


106 


BULLETIN    DE   LA   SOCIETE   INTERNATIONALE 


arrêter  tous  les  règlements  particuliers 
des  diverses  professions  relatifs  à  l'ap- 
prentissage, à  l'organisation  et  aux  condi- 
tions du  travail,  et  aux  institutions  d'assis- 
tance et  de  prévoyance  dans  les  limites 
fixées  par  les  lois  générales  de  l'organisa- 
tion et  la  réglementation  du  travail. 

Les  conseils  professionnels  choisiraient, 
parmi  les  inscrits  de  chaque  profession, 
une  commission  dite  de  conciliation  et 
d'arbitrage  devant  laquelle  devraient  être 
portés,  sansaucunfrais,  tous  les  différends 
entre  les  membres  du  corps  professionnel 
sur  l'application  et  l'interprétation  des 
lois  et  règles  de  la  profession  ou  des  dis- 
positions générales  du  Code  du  travail. 
Enfir  les  corps  professioinnels,  représentés 
par  leur  conseil,  auraient  la  même  capa- 
cité juridique,  la  même  aptitude  à  pos- 
séder, à  recevoir  des  dons  et  legs  que 
celles  qui  seraient  reconnues  aux  syndi- 
cats. 

Le  projet,  comme  on  le  voit,  est  vaste, 
et  il  aurait  besoin  d'être  examiné  plus  à 
fond  que  nous  ne  pouvons  le  faire  ici. 


Les  conflits  entre  patrons  et  ouvriers 
ont  donné  lieu  à  tant  d'expériences  di- 
verses, qu'ils  sont  sur  le  point  de  faire 
naître  une  science,  ou  tout  au  moins  un 
art  assez  curieux. 

Il  s'agit  du  «  sabotage  i)ar  le  fignolage  >. 

Rappelons  brièvement  le  sens  de  ces 
deux  termes  un  peu  .spéciaux. 

Saboter  un  ouvrage,  c'est  le  gâcher. 

Fignoler  un  ouvrage,  c'est  le  faire  aussi 
parfait  que  possible. 

11  semble  donc  qu'il  y  ait  contradiction 
dans  les  termes.  Eli  bien  !  il  n'y  en  a  pas. 

L'ouvrier  qui  gâte  ou  détruit  une  mar- 
chandise s'expose  à  des  poursuites.  Quel- 
ques malins  ont  donc  imaginé  un  moyen 
plus  raffiné  de  nuire  au  patron.  C'est  de 
s'acharner  à  trop  bien  faire  l'ouvrage,  de 
mettre  en  pratique,  dans  le  domaine  in- 
dustriel, le  fameux  conseil  de  Boileau  aux 
artisans  poétiques  :  «  Polissez-le  sans  cesse 
et  le  repolissez  ».  De  la  sorte,  l'ouvrier 
perd  du  temps  sans  avoir  l'air  d'en  perdre. 
L'ouvrage,  en  effet,  malgré  ce  «  fignolage  » 


coûteux,  n'acquiert  pas  une  valeur  com- 
merciale plus  grande,  et  les  frais  du  pa- 
tron deviennent  excessifs,  .sans  que  celui-ci 
ait  une  raison  bien  apparente  de  se  plain- 
dre. Au  contraire,  ses  ouvriers  peuvent 
répondre  et  prouver  qu'ils  ont  été  admi- 
rablement consciencieux. 

Il  y  a  de  la  puissance  intellectuelle  dans 
de  telles  conceptions.  Elles  attestent  que 
l'ouvrier  réfléchit,  médite  et  invente,  bien 
qu'il  n'emploie  pas  toujours  dans  l'intérêt 
de  la  concorde  le  résultat  de  ses  réflexions, 
de  ses  méditations  et  de  ses  inventions. 


11  y  a  aussi  un  art  de  démolir  les  hommes 
que  l'on  n'aime  pas,  et  les  campagnes 
électorales  fournissent,  à  ce  point  de  vue, 
une  ample  matière  à  ceux  qui  ont  des 
trésors  de  haine,  réelle  ou  factice,  à  épan- 
cher contre  leurs  adversaires  politiques. 
Un  député  récemment  invalidé,  M.  de  Cas- 
tellane,  a  eu  l'occasion  de  donner,  du 
haut  de  la  tribune,  une  faible  idée  des 
procédés  qui  constituent  de  nos  jours, 
dans  un  milieu  social  surchauffé,  cette 
i'  guerre  au  couteau  »,  appelée  campagne 
électorale. 

Écoutons   l'orateur  : 

«  J'ai  été  traité  de  Prussien  par  la  voie 
des  affiches  ;  on  s'est  occupé  de  ma  vie  pri- 
vée et  des  difficultés  au  milieu  desquelles 
j'avais  la  douleur  de  me  débattre. 

«  On  a  publié  des  caricatures  immondes 
sur  des  personnes  de  ma  famille,  qui  me 
sont  chères.  On  a  fait  des  plaisanteries 
sur  mon  compte,  si  malpropres  que  je  ne 
pourrais  les  répéter  ici.  Dans  tout  autre 
cas,  j'aurais  relevé  autrement  de  telles 
injures,  si  je  n'avais  été  soucieux  d'éviter 
tout  acte  qui  eût  pu  me  mettre  en  vedette, 
ou  faire  croire  que  je  voulais  attirer  sur 
moi  une  certaine  pitié. 

«  D'ailleurs,  mon  concurrent  a  perdu 
le  droit  de  m'accuser  de  corruption,  puis- 
qu'il a  proclamé  et  affiché  partout  que 
j'étais  complètement  ruiné  et  que  je  ne 
soldais  même  pas  mes  notes  d'hôtel  et  de 
voituriers.  » 

Notons  en  passant  que  les  accusations 
de  mœurs  infâmes  tendent  à  devenir,  dans 


DE   SCIENCE    SOCIALE. 


107 


certaines  circonscriptions,  une  sorte  de 
monnaie  courante.  Cela  »  va  de  soi»  dans 
le  programme  des  reproclies  que  l'on 
adresse  à  un  ennemi.  11  faut  donc  avoir  un 
tempérament  tout  spécial  et  des  poumons 
exceptionnels  pour  affronter  de  pareilles 
atmosphères. 


La  nouvelle  Chambre,  quand  elle  aura 
des  loisirs,  s'occupera  du  divorce. 

Nous  avons  parlé  maintes  fois  de  la 
campagne  conduite  par  ceux  qui  estiment 
que  le  divorce  n'a  pas  encore  assez  de  fa- 
cilité en  P>ance.  Cette  campagne,  il  n'y 
a  pas  longtemps,  a  abouti  à  la  formation 
d'un  comité  où  se  trouvent  surtout  des 
romanciers. 

Par  les  soins  de  ce  comité,  une  propo- 
sition de  loi  en  quatre-vingt-trois  articles 
vient  d'être  déposée  sur  le  bureau  de  la 
Chambre  et  sur  celui  du  Sénat.  La  pro- 
position s'occupe  du  mariage  en  général, 
des  droits  des  époux  et  surtout  du  divorce, 
que  Ton  veut  faciliter  par  divers  moyens. 
La  procédure  serait  simplifiée:  on  autori- 
serait le  divorce  «  pour  incompatibilité 
d'humeur  ou  de  caractère  »,  et  même  le 
divorce  par  consentement  mutuel. 

Sous  un  certain  appareil  de  formalités 
et  de  solennités,  le  mariage  civil  s'ache- 
minerait donc  vers  «  l'union  libre  »,  dont 
il  ne  différerait  plus,  pratic^uement.  que 
par  des  distinctions  subtiles.  Or,  l'union 
libre  existe;  elle  est  pratiquée  journelle- 
ment, et  donne  lieu,  journellement  aussi, 
à  des  désordres  et  à  des  crimes  dont  les 
journaux  sont  remplis.  Ce  n'est  donc  pas 
vers  un  type  de  bon  ordre  et  d'harmo- 
nie que  les  réformateurs  feraient  évoluer 
le  mariage. 


Les  chefs  socialistes,  en  Allemagne 
comme  ailleurs,  font  profession  de  se 
préoccuper  des  intérêts  populaires,  mais 
il  leur  est  difficile  de  contenter  tout  le 
monde,  et  cette  difficulté  augmente  en 
rai.son  même  du  nombre  formidable  d'adhé- 
rents qu'ils  ont  réussi  à  grouper  autour 
d'eux. 


A  un  congrès  tenu  à  léna,  M.  Bebel,  le 
fameux  leader  des  socialistes  allemands, 
avait  prononcé  un  discours  en  faveur  de 
la  grève  générale,  «  cette  arme  superbe 
du  prolétariat  » . 

Mais,  après  les  envolées  oratoires,  vien- 
nent les  réalités  pratiques,  et  la  nécessité 
de  s'adapter  à  celles-ci.  M.  Bebel,  dans 
une  réunion  confidentielle  du  comité  cen- 
tral des  syndicats  allemands,  aurait  donc 
déclaré  que  la  grève  générale  était  chose 
fâcheuse,  et  qu'il  était  disposé  à  l'empêcher 
dans  la  mesure  du  possible.  Là-dessus, 
grand  scandale.  Une  polémique  ayant 
suivi  cette  révélation,  M.  Bebel  s'est  trouvé 
obligé  d'expliquer  son  attitude,  et  il  l'a 
fait  en  des  termes  abstraits,  généraux,  qui 
demeuraient  dans  le  vague.  Telle  est  exac- 
tement en  France,  on  peut  l'observer,  la 
méthode  de  M.  Jaurès.  Il  a  paru,  toute- 
fois, ressortir  de  ces  débats  que  les  réso- 
lutions violentes  des  congrès  d'Iéna  et  de 
Dresde  avaient  été  prises  surtout  pour  la 
galerie  et  pour  donner  une  satisfaction 
momentanée  aux  impatients.  L'inconvé- 
nient de  ce  système,  c'est  que  les  impa- 
tients, après  un  moment  de  calme,  recom- 
mencent à  s'impatienter  lorsqu'ils  ne 
voient  rien  venir. 

Si  donc,  en  Allemagne,  le  parti  socialiste 
est  fort  par  sa  masse,  et  si,  par  cette  masse, 
il  effraye  la  société  bourgeoise,  le  main- 
tien sous  les  drapeaux  du  parti  d'une  telle 
multitude  ne  s'obtient,  chez  les  chefs, 
qu'au  prix  d'une  politique  de  bascule  qui 
essaie  de  satisfaire  tour  à  tour  les  violents 
et  les  modérés.  On  ne  peut  conquérir  de 
nouveaux  adeptes  qu'en  mécontentant  les 
anciens,  qui  sont  précisément  les  plus 
zélés,  et  l'on  s'expose  à  des  contradictions 
de  langage  qui  vous  mettent  en  mauvaise 
posture. 


Plus  graves  sont  les  débats  qui  se  con- 
tinuent en  Russie.  Nous  ne  voulons,  pour 
le  moment,  en  détacher  qu'un  épisode. 

La  Douma,  entre  autres  choses,  a  ré- 
clamé l'abolition  de  la  peine  de  mort.  Cette 
discussion  a  été  particulièrement  violente. 
Le  procureur  général  militaire,  qui  vou- 
lait parler,  s'en  est  vu  empêcher,  et  a  dû 


108 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE   INTERNATIONALE    DE    SCIENCE   SOCIALE. 


quitter  la  salle  aux  cris  de  «  bourreau, 
brigand,  assassin  ».  Le  ministre  de  la 
justice  a  refusé  de  s'associer  aux  réclama- 
tions de  la  Douma. 

Et  il  semble  bien  qu'il  ait  quelque  rai- 
son de  refuser.  Quelques  jours  après  cette 
délibération,  plusieurs  commissaires  de 
police  étaient  assassinés,  et  beaucoup  d'au- 
tres recevaient,  par  lettres  anonymes,  des 
menaces  de  mort.  Le  moment  oii  l'on  dé- 
cime la  police  est  mal  choisi  pour  suppri- 
mer le  châtiment  qui,  par  sa  nature,  ins- 
pire aux  meurtriers  la  plus  grande  crainte. 
Notons  que  la  Douma  a  également  réclamé 
contre  la  déportation  en  Sibérie. 

Des  abus  existaient,  et  expliquent  ce.-^ 
propositions  radicales,  mais,  si  les  mal- 
faiteurs n'ont  plus  à  redouter  des  peines 
sévères,  que  ne  feront-ils  pas,  puisque 
aujourd'hui,  malgré  tout  l'arsenal  de  la 
répression,  ils  épouvantent  la  Russie  par 
tant  de  meurtres?  La  vérité,  c'est  que  les 
membres  de  la  Douma,  la  chose  est  de  plus 
en  plus  claire,  sont  des  intellectuels  qui 
se  comportent  tout  à  fait  en  intellectuels, 
et  qui,  en  proie  à  un  enthousiasme  juvé- 
nile par  lequel  les  autres  nations  de  l'Eu- 
rope ont  déjà  passé,  ne  veulent  pas  re- 
garder face  à  face  les  réalités  de  la  vie. 
Ce  sont  des  professeurs,  des  publicistes, 
des  théoriciens,  ou  des  esprits  surchauffés 
par  rimportation  relativement  récente 
d'une  foule  d'idées  bonnes  et  mauvaises, 
mais  surtout,  pour  le  moment,  très  mal 
digérées.  Ce  sont  des  gens  qui  «  décou- 
vrent »  la  Révolution,  qui  «  découvrent  » 
le  libéralisme,  qui  «  découvrent  «  la  démo- 
cratie, qui  «  découvrent  »  la  vertu  des 
constitutions  écrites,  et  qui  s'enflamment 
pour  tout  cela,  précisément  parce  qu'ils 
ont  eu  la  joie  et  la  fierté  de  «  découvrir  ». 

11  est  malheureux  que  le  gouvernement, 
l'aristocratie  et  la  bureaucratie  russes  n'es- 
sayent pas.  eux  aussi,  de  «  découvrir  »  en 
eux-mêmes  les  causes  du  mal  dont  souffre 
leur  pays.  Il  vaut  mieux  prendre  l'initia- 
tive des  réformes  que  de  se  les  laisser 
imposer. 

Gabriel  d'Azamblja. 


L'ACTIVITE  AMERICAINE. 

On  lit  dans  le  Neic-  York  Journal  : 

»  Le  Département  du  Commerce  et  du 
Travail  vient  de  finir  ses  préparatifs  pour 
l'envoi  de  cinq  agents  spéciaux  à  l'étranger 
chargés  d'étudier  les  meilleurs  moyens  de 
favoriser  l'extension  du  commerce  exté- 
rieur des  États-Unis.  On  sait  que  le  Dépar- 
tement du  Commerce  a  été  autorisé  à 
préparer  l'envoi  de  cette  mission  par  une 
loi  votée  à  la  Chambre  et  qui  entre  en  vi- 
gueur depuis  le  1' '  juillet. 

«  Comme  la  somme  d'argent  accordée 
pour  cette  mission  n'esl  que  de  30.000  dol- 
lars, ajoute  le  New-York  Journal,  il  a  été 
décidé  de  limiter  les  champs  d'investigation. 

MM.  Burril  et  Christ  iront  en  Orient,  et 
le  professeur  Hutchiman  ira  dans  l'Améri- 
que du  Sud.  11  visitera  tous  les  ports  de 
merde  l'Atlantique  et  du  Pacifique.  M.Pep- 
per  ira  au  Canada  et  au  Mexique,  et  pour- 
suivra ses  investigations  dans  l'Amérique 
centrale.  Au  D""  Bedloe  sont  réservées  les 
Antilles,  le  ^'enezuela,  et  les  Guyanes  an- 
glaises, hollandaises  et  française. 

On  pense  que  l'enquête  sera  terminée 
vers  la  fin  de  cette  année,  et  que  les  rap- 
ports de  tous  les  agents  seront  prêts  à  être 
présentés  au  Parlement  au  mois  de  janvier 
1906. 

Le  secrétaire  Metcalf  a  rédigé  les  ins- 
tructions remises  aux  enquêteurs.  Il  leur 
demande  de  faire  une  investigation  com- 
plète sur  le  commerce  américain  dans  les 
pays  qu'ils  visiteront  et  d'établir  la  part 
de  l'Amérique  dans  le  commerce  total  de 
chaque  pays.  Ils  doivent  indiquer  les  mé- 
thodes à  employer  y^OH/'  au[/menler  le  clii//'re 
des  transactions.  Ils  auront  aussi  à  étudier 
les  modes  d'emballage  et  de  tran.sport,  les 
préférences  des  populations  visitées,  tou- 
chant les  textiles  et  les  principaux  pro- 
duits. Le  secrétaire  Metcalf  termine  ainsi 
ses  instructions  : 

«  Vous  devez  vous  laisser  guider  par  les 
«  circonstances.  Le  Département  désire 
«  des  résultats  :  il  se  confie  à  votre  intelli- 
«  gence,  à  votre  patriotisme  et  à  votre 
«  énercie.  y 


BULLETIN    BIBLIOGRAPHIQUE 


Ce    qu'il  faut    lire  dans    sa    vie,   par 

Henri  Mazel  (Mercure  de  France,  1906). 

Il  y  aurait  beaucoup  à  dire  sur  ce  livre, 
j'entends,  pour,  contre  et  alentour.  Conten- 
tons-nous de  louer  l'auteur  d'avoir,  dans 
ce  plan  de  toute  une  vie  de  lectures,  pen- 
sée de  jeunesse  réalisée  dans  l'âge  mur, 
comme  il  dit  d'après  Vigny,  d'avoir  fait 
une  place  à  la  Science  sociale  et  à  ses 
princii)aux  collaborateurs.  Les  noms  de 
MM.  Edmond  Demolins,  Philippe  Cham- 
pault,  Henri  de  Tourville,  rencontrent  au 
cours  de  son  Index  alphahc tique,  et  sans 
doute  il  y  en  a  beaucoup  d'autres,  et  cer- 
tainement trop,  mais  il  faut  toujours  sa- 
voir gré  à  l'auteur  d'avoir  rendu  justice  à 
nos  efforts.  Ce  qu'il  dit  des  autres  politi- 
ques et  moralistes  qu'il  admet  sur  la 
feuille  des  auteurs  à  lire,  n'est  pas  dénué 
de  sagesse,  d'autant  qu'il  est  le  premier  à 
reconnaître  que  certains  noms  sont  indi- 
qués avec  un  peu  de  com})Iaisance,  et  (pi'il 
ne  faut  pas  précisément  avoir  lu  les  dou- 
zaines et  les  douzaines  d'ouvrages  qu'il 
indique.  Son  livre  n'en  rendra  pas  moins 
service  à  bien  des  gens,  tantôt  en  détour- 
nant de  lire  des  inutilités,  tantôt  en  con- 
seillant de  connaître  des  ouvrages  dignes 
en  tous  points  d'être  lus.  A  la  différence 
des  ouvrages  analogues  jusqu'ici  esquissés, 
ce  n'est  pas  un  aride  catalogue,  mais  une 
promenade  vivante  à  travers  la  forêt  des 
livres,  des  romanciers  et  des  poètes  pour 
la  jeunesse,  des  historiens  et  des  sociolo- 
gues pour  l'âge  mûr,  des  philosophes  et 
des  écrivains  religieux  pour  l'approche  de 
la  vieillesse. 

La  crise  russe.  Notes  et  impressions 
d"un  témoin,  par  Maxime  Kuvalewskv, 
1900.  Paris,  V.  Giard  et  E.  Brièke. 

Au  moment  oîi  commence  peut-être  en 
Russie,  avec  l'ouverture  de  la  Douma,  une 
nouvelle  phase  historique,  il  est  indispen- 
sable, pour  nous  Français  surtout,  si  mal 
et  si  faussement  renseignés  par  la  presse 
quotidienne,    de    prendre    contact    direct 


avec  les  problèmes  russes  tels  qu'ils  se 
jjosent  véritablement.  M.  Kovalewsky, 
ancien  professeur  de  droit  à  l'Université 
de  Moscou,  a  été  personnellement  mêlé 
au  mouvement  actuel,  comme  membre  du 
Congrès  des  Zemstvos  et  membre  de  la 
Douma.  Grâce  à  ses  longs  séjours  pério- 
diques en  France,  il  sait  où  s'arrête  notre 
connaissance  des  choses  russes.  Son  ou- 
vrage est  un  exposé  de  tous  les  problèmes 
russes  actuels,  qu'il  éclaire  d'ailleurs  par 
des  raccourcis  historiques.  C'est  aussi 
l'histoire  détaillée  de  ces  deux  dernières 
années.  Comment  se  pose  la  question 
agraire?  pourquoi  les  Zemstvos  sont  deve- 
nus les  foyers  du  libéralisme  en  Russie? 
•lu'est-ce  exactement  que  la  pseudo-cons- 
titution russe  et  la  loi  électorale,  les  rela- 
tions du  comte  Witte  et  des  libéraux,  la 
(juestion  polonaise,  le  fédéralisme  et  l'au- 
tonomie, l'état  actuel  des  partis  politiques 
en  Russie?  etc.,  telles  sont  «pielques-unes 
des  questions  traitées  dans  ce  volume. 

Un  Philanthrope  méconnu  du  XVIII' 
siècle,  Piarron  de   Chamousset,  par 

M.  Martin-Ginouvier.    1   vol.    in-8".  Du- 

jarric  et  C'%  Paris. 

Cette  œuvre  apporte  une  contribution 
inédite  à  l'histoire  de  notre  philanthro- 
pie nationale,  parce  qu'elle  compte  les 
étapes  évolutives  de  la  Mutualité.  Nous 
retrouvons  en  ces  pages  la  graine  des 
projets  d'humanité,  de  bienfaisance  et  de 
patriotisme  enfantés  par  l'imagination  vive 
de  Chamousset,  qui  était  toujours  guidé 
par  son  cœur  sensible  et  compatissant. 

L'auteur  nous  prouve  que  Chamousset, 
qui  a  écrit,  aimé,  vécu  pour  autrui,  était 
notamment  et  passionnément  un  mutua- 
liste obstiné  et  hdèle  aux  principes  de  so- 
lidarité. Il  nous  le  montre  luttant  contre 
les  misères  sociales  qui  excitent  les  colè- 
res, provoquent  les  liaines  et  entretien- 
nent le  désordre.  M.  Martin-Ginouvier  ré- 
clame un  brin  de  laurier,  pour  ce  citoyen 
contemporain  de  Louis  XV,  pour  ce  pa- 
triote dont  le  nom  est  isnoré  de  la  foule. 


CHEMINS  DE  FER  DE  L'OUEST 


Dans  le  but  de  faciliter  les  relations  entre  Le  Havre,  la  Basse-Normandie  et  la  Bre- 
tagne, il  sera  délivré,  du  1"^  Avril  au  2  Octobre  1906,  par  toutes  les  gares  du  réseau  de  l'Ouest  et 
aux  guichets  de  la  Compagnie  Normande  de  navigation  à  vapeur,  des  billets  directs  comportant  le 
parcours,  par  mer  du  Havre  à  Trouville  et  par  voie  ferrée,  de  la  gare  de  Trouville  au  Point 
de  destination  et  inversement. 

Le  pris  de  ces  billets  est  ainsi  calculé  : 

Trajet  en  chemin  de  fer.  —  Prix  du  tarif  ordinaire. 

Trajet  en  bateau.  —  1  tr.  60  pour  les  billets  de  l"""  et  de  2^  classe  (chemin  de  fer)  et  1"  cl. 
(bateau),  et  0  fr.  8.5  pour  les  billets  de  3''  classe  (chemin  de  fer)  et  2'"  classe  (bateau). 

CHEMINS  DE  FER  DE  PARIS-LYON-MÉDITERRANÉE 

Du  1,')  Juin  au  lô  Septembre,  la  Compagnie  délivre,  dans  toutes  les  gares  de  son  réseau,  des 
CARTES  D'EXCURSIONS  individuelles  et  de  Famille,  à  prix  très  réduits,  pour  chacune  des 
zones  ci-après  :  Dauphiné,  Savoie.  Jura,  Auvergne  et  Cévennes. 

Ces  cartes,  dont  la  validité  est  de  15  ou  :iO  jours,  avec  prolongation  possible,  donnent  droit  :  l"  à 
un  voyage  (aller  et  retour)  avec  arrêts  facultatifs  sur  le  parcours  direct,  entre  la  gare  de  départ  et 
l'une  des  gares  de  la  zone  choisie  ;  2°  à  la  libre  circulation  sur  les  lignes  de  la  dite  zone. 

Pour  plus  amples  renseignements,  consulter  le  Livret-Gnide-Horaire  P.-L.-M.  Prix  :  0  fr.  50  dans 
les  gares  et  0  fr.  85  par  la  poste. 


CHEMIN   DE   FER  D'ORLEANS 


BAINS  DE  MER  EN  BRETAGNE 


BILLETS  D'ALLER  et  RETOUR  à  PRIX  REDUITS 

Valables  pendant  33  jours 

Pendant  la  saison  des  Bains  de  mer  jusqu'au  31  Octobre,  il  est  délivré,  à  toutes  les  gares  du 
réseau,  des  Billets  Aller  et  Retour  de  toutes  classe?,  à  prix  réduits,  pour  les  stations  balnéaires 
ci-après  : 


SAINT-NAZAIRE. 

PORNIGHET  (Sainte-Marsuerite). 

ESCOUBLAC-LA-BAULE.^ 

LE  POULIGUEN. 

BATZ. 

LE  CROISIC. 

GUÉRANDE. 

VANNES  I  Port>Navalo.  Saint-Gildas-de-Ruiz  i 

PLOUHARNEL-CARNAC. 


SAINr-PIERRE-QdIBERON. 

QUIBERON   (Le  Palais.  Belle-Ile-en-Mer). 

LORIENT  (Port-Louis.  Larmor). 

QUIMPERLÉ  (Le  Pouidu). 

CONCARNEAU. 

QUIMPER  (Bénodet.  Beg-Meil.  Fouesnant). 

PONT-L'ABBÉ   (Langoz.  Loctudy). 

DOUARNENEZ. 

GHATEAULIN  iPentrey.  Crozon.  Morgat). 


CHEMINS    DE    FER    DU    NORD 


La  Cùoipagaie  du  Chemin  de  fer  du  Xord  tait  délivrer  toute  Tannée,  par  les  gares  et  stations  de 
son  réseau,  des  cartes  valables  pendant  5  ou  15  jours,  donnant  droit  d'effectuer  un  voyage  aller  et 
retour  entre  le  point  de  départ  et  la  frontière  franco-belge,  et  de  circuler  librement  sur  tontes  les 
lignes  belges. 

Les  prix  perçus  sont  ceux  des  billets  d'aller  et  retour  ordinaires  du  Chemin  de  fer  du  Nord  (Tarif 
spécial  n°  2)  soudés  aux  prix  belges  ci-après  ; 

15  Jours  :   l"  classe,  61  fr.  50;  2'-  classe,  41  fr.     o  :  S'  classe,  23  fr.  50 
5  Jours  :   1'^'  classe.  30  fr.  75  :  2"  cLasse,  20  fr.  30:  3'  classe.  Il  fr.  75 


N°  12. 


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ECOLE    DES    ROCHES 

VERNEUIL-SUR-AVRE    (Eure) 
Juillet   1906 


Chaque  livraison  :  2  fr. 


SOMMAIRE 


I.  —  Lii  Vie  générale  et  le  Personnel  de  l'École.  P.  2<i7. 

L'anni'e  scolaire  1905-190(3,  par  M.  Edmond  Demoi-ins.  —  Le  personnel  de 
rÉcolo.  —  Liste  des  élèves.  —Les  stages  à  l'étranger,  par  M.  Henri  Trocmé.  — 
La  Vie  au  Vallon,  par  Jacques  Mlsnier.  —  Un  jugement  sur  l'École,  par  M.  Ad. 
Perrière.  —  Mensurations  et  carnets  de  santé.  —  Examens  du  Baccalauréat. 

IL  —  Le  Travail  classique,  P.  227. 

Les  études  en  19Ô5-19<i6,  par  M.  G.  Bertiek.  —  L'enseignement  des  sciences, 
par  M.  G.  L.\sge.  —  Der  deutsche  Interricht  in  der  École  des  Roches,  par 
Evdoxe  Em.  GRÉr-OROviTz.\.  —  Notes  sur  Verneuil,  par  M.  René  Des  Gr.anges.  — 
Une  journée  de  pluie  à  l'École  des  Roches,  par  Gu-bert  Triroulet.  —  Le  «  dessin 
libre  »à  l'École  des  Roches,  par  .M.  ."^Iairice  Storez. 

III.  —  La  Section  spéciale.  P.  255. 

L'enseignement  de  lagricuUure,  par  M.  Paul  Jenart.  —  Enseignement  delà 
science  sociale,  par  M.  Edmond  Demoi.ins.  —  Tableaux  de  l'Histoire  de  la  Grèce 
et  de  l'état  social  de  la  Norvège,  par  G.  Ferrand.  —  Une  application  de  la 
science  sociale  à  l'enseignement,  par  Marcel  Charpe.ntier.  —  L'enseignement 
de  la  comptabilité,  par  .M.  Paul  Descamps. 

IV.  —  Les  Sports,  les  travaux  manuels,  les  excursions.  P.  269. 

«  Games  »,  par  M.  Bernard  Bell.  —  Les  travaux  manuels,  par  M.  M.  Ouinet. — 
La  fête  de  l'École,  par  la  Presse  locale.  —  Exposition  annuelle.  —  Récit  d'une 
excursion  agricole,  par  Pierre  Bouthili.ier  et  Pierre  Monnier. 

V.  —  Les  séances  musicales  et  littéraires.  Les  conférences.  P.  290. 

Les  séances,  par  M.  F.  Mentré.  —  La  musique,  par  M.  Armand  Parent.  — 
Principaux  morceaux  exécutés  pendant  l'année. 

VI.  —  Nos  anciens  élèves.  P,  301, 

La  Société  des  anciens  élèves.  —  Les  anciens  élèves,  membres  do  la  .Société, 
—  Extraits  de  la  Correspondance. 

Nos  gravures.  —  Portrait  de  M.  Edmond  Deinolins.  P.  200.  —  Groupe  des  [)ro- 
fesseurs  et  des  élèves.  P.  207.  —  Jlodelage.  P.  218  et  219.  —  Dessins  divers. 
P.  236  et  237.  —  Vues  de  Verneuil.  P.  244  et  245.  —  Dessins  divers.  P.  249, 
250,  251,  252.  253.  —  Meubles  fabriqués  à  la  menuiserie.  P.  252.  —  Élèves  à 
la  gynmastique.  P.  253.  —  Les  sports,  le  jour  de  la  fête  de  l'École.  P.  268.  — 
Dessins  de  Louis  Tripet  P.  270,  271,  272,  273.  —  Le  jour  de  la  fête  de  l'École. 
P.  278. 


•200    his. 


207 


L.A  VIE  CÉ^ÉRALiE  ET  L,E  PERiiOiXAEL  DE  LiECOI^E 


L'ANNÉE   SCOLAIRE   1905-1906. 


DESSIN     DE    KENE     LOIBET. 


Ks  progrès  qui  ont  été  réalisés  cette  année 
pour  les  études  sont  exposés  plus  loin,  et  je 
n  ai  qu  a  remercier  M.  Bertier  et  tous  nos 
professeurs  du  concours  intelligent  et  dévoué 
({u'ils  ont  bien  voulu  apporter  au  dévelop- 
pement de  notre  œuvre  commune. 

Notre  Ecole  est  vraiment  un  organisme  au- 
toprogressif :  elle  progresse  par  elle-même, 
par  la  force  qui  est  en  elle.  On  peut  la  comparer  à  ces  orga- 
nismes qui  ont  des  centres  de  vie  multiples  et,  dans  une  certaine 
mesure,  autonomes.  Chacun  d'eux  est  doué  d'une  vie  propre, 
et  c'est  la  combinaison  harmonieuse  de  tous  ces  centres  vivants 
qui  constitue  la  vie  commune  et  la  force  essentiellement  pro- 
gressive de  l'École. 

Après  l'incendie  de  la  maison  des  Pins,  il  y  a  quatre  ans,  nous 
avions  dû  installer  à  Verneuil  les  élèves  de  cette  maison  en  attexi- 
dant  sa  reconstruction.  C'étaient  là  de  mauvaises  conditions 
pour  le  travail,  l'ordre  et  la  discipline.  Dans  une  organisation 
centralisée,  cette  crise  aurait  pu  être  grave  et  peut-être  mortelle. 
Ici,  elle  fut  passagère  et  rapidement  résolue,  grâce  à  l'appui 
donné  par  les  autres  maisons. 

Cet  «  esprit  de  maison  »  et  l'émulation  qui  en  résulte  sont  une 
des  forces  de  l'École.  Nos  garçons  en  ont  bien  conscience,  car 
chacun  aime  sa  maison  et  la  considère  comme  Ja  première  de 
l'École.  C'est  un  bon  sentiment  qu'il  faut  entretenir  et  sur  lequel 


208  LE   JOURNAL 

il  faut  s'appuyer.  Mais  au-dessus  de  cet  esprit  de  maison,  il  y  a 
l'esprit  de  l'École  qu'il  importe  de  développer  et  qui  me  paraît 
s'afïermir  de  plus  en  plus. 

Cet  esprit  est  déjà  manifeste  chez  nos  anciens  élèves  et  on  le 
constatera  en  lisant  plus  loin  les  extraits  des  lettres  qu'ils  nous 
adressent.  L'influence  de  l'École  continue  à  s'exercer  sur  eux, 
elle  les  soutient  et  elle  sera  pour  eux  une  force  dans  la  vie.  Ils 
s'en  rendent  bien  compte,  car  ils  aiment  à  revenir  à  leur  École, 
où  ils  sont  toujours  accueillis  comme  des  membres  de  notre 
grande  famille. 

La  direction  à  donner  à  nos  élèves  à  leur  sortie  de  lÉcole  est 
maintenant  notre  grande  préoccupation. 

C'est  un  moment  décisif  que  celui  où  un  jeune  homme  se 
demande  dans  quelle  voie  il  doit  s'engager  et  c'est  pour  nous  une 
grande  responsabilité  que  de  lui  donner  un  conseil. 

Lorsqu'un  jeune  homme  a  des  dispositions  particulières  pour 
les  études  et  pour  les  examens,  il  a  des  chances  de  réussir  en  sui- 
vant la  voie  des  grandes  écoles,  qui  forment  des  spécialistes,  ou 
des  techniciens.  L'avantage  de  cette  voie  est  qu'elle  donne  au 
jeune  homme  une  spécialité.  Son  inconvénient  est  d'exiger  une 
préparation  de  plusieurs  années,  trois  à  cinq  et  six  ans,  et  de 
donner  accès  à  des  carrières  très  encombrées. 

L'entrée  dans  les  professions  usuelles,  ou  dans  «  les  afl'aires  », 
exige  une  préparation  plus  courte  et  qui  se  fait  mieux  par  la 
pratique  que  par  un  enseignement  théorique. 

Dans  cette  voie,  nos  élèves  peuvent  trouver  une  situation 
presque  dès  leur  sortie  de  l'École,  comme  il  est  déjà  arrivé  à 
plusieurs,  et  recevoir  immédiatement  une  rétribution.  En  outre, 
n'étant  pas  spécialisés,  ils  peuvent  aborder  tel  genre  d'affaires 
ou  tel  autre,  suivant  les  circonstances. 

Nos  Groupes  d'expansion  commerciale  ont  déjà  aidé  plusieurs 
de  nos  jeunes  gens  à  faire  leur  apprentissage  des  affaires  en  An- 
gleterre. Ces  Groupes  fonctionnent  actuellement  à  Londres  et  à 
Bruxelles.  D'autres  comptoirs  sont  en  formation  à  Francfort,  à 
Copenhague,  au  Canada,  à  New- York,  à  la  Nouvelle-Orléans,  à 
Rio-de-Janeiro,  à  Buenos- Ayres,  à  Hong-Kong. 


DE  l'École  des  roches.  209 

Dans  son  dernier  Rapport,  mon  excellent  ami  et  collal)orateur, 
M.  Jean  Périer,  notre  attaché  commercial  à  l'ambassade  de  France 
en  Angleterre,  a  signalé  les  hem^eux  résultats  déjà  produits  par 
ces  Groupes.  «  Cette  association,  dit-il,  réalise  enfin  l'idée  que 
nous  préconisions  depuis  quelques  années  avec  beaucoup  de  nos 
collègues,  plusieurs  chambres  de  commerce  françaises  de 
l'étranger  et  avec  nombre  de  conseillers  du  commerce  exté- 
rieur. »  Je  crois  que  nos  jeunes  gens  ont  intérêt  à  profiter  de  cette 
organisation  pour  se  former  rapidement  et  pratiquement  aux 
affaires,  dès  leur  sortie  de  l'École. 

Je  signale  à  ceux  de  nos  anciens  élèves,  qui  se  destinent  à 
Tagriculture,  un  article  de  M.  J,  Dybowski,  directeur  du  Jardin 
colonial  de  Nogent-sur-Marne.  Il  a  paru,  le  30  mai  dernier,  dans 
la  Bévue  générale  des  sciences,  sous  ce  titre  :  La  production  légu- 
mière  moderne.  Cet  article  démontre  qu'on  a  intérêt  aujour- 
d'hui, grâce  au  développement  et  à  la  rapidité  des  transports,  à 
entreprendre,  en  grand  et  en  vue  de  l'exportation,  la  culture 
des  légumes,  mais  seulement  «  dans  les  régions  où  les  saisons 
plus  douces  permettent  de  cultiver  plus  longtemps  à  l'air  libre  ». 
Il  s'agirait  donc  de  faire  en  grand  et  dans  de  meilleures  condi- 
tions de  climat,  ce  qui  n'a  guère  été  fait  jusqu'ici  qu'en  petit  et 
dans  des  régions  peu  favorisées.  Cette  production  meilleure  et 
plus  précoce  aurait  des  débouchés  assurés  et  rémunéra- 
teurs principalement  en  Angleterre.  Elle  pourrait  être  entre- 
prise avec  succès,  par  exemple,  sur  toute  la  côte  ouest  du  Cotentin, 
qui  est  réchauffée  par  les  eaux  du  Gulf-Stream.  On  peut  y  faire 
la  culture  maraîchère  en  plein  air  et  le  terrain  y  est  encore  à 
des  prix  très  avantageux. 

Notre  professeur  d'agriculture,  M.  Jenart,  qui  a  parcouru  ré- 
cemment cette  région,  voit  déjà,  parla  pensée,  un  certain  nombre 
de  nos  anciens  élèves  établis  dans  cette  partie  de  la  Normandie 
et  produisant  de  magnifiques  légumes,  tandis  que  plusieurs  de 
leurs  camarades,  installés  en  Angleterre,  dans  nos  comptoirs 
d'expansion  commerciale,  recevraient  ces  produits  et  les  dis- 
tribueraient chez  nos  voisins.  Pourquoi,  en  effet,  ne  ferions-nous 
pas  en  France  ce  que  les  Danois  ont  fait  avec  tant  de  succès  pour 


210  LE    JOURNAL 

le  lait,  le  beurre  et  les  œufs?  Un  de  nos  élèves  se  prépare  à  en- 
trer dans  cette  voie;  d'autres  rimiteront,  je  l'espère. 

Nous  avons  reçu  un  très  grand  nombre  de  visites  à  l'École 
pendant  cette  année;  il  ne  se  passe  presque  pas  de  jours  sans 
qu'il  nous  vienne  des  visiteurs.  Quelques-uns  sont  des  profes- 
seurs "^étrangers,  désireux  d'ouvrir  dans  leur  pays  une  École  sur 
le  modèle  de  celle  des  Roches.  Parmi  ces  derniers,  il  en  est  un, 
un  professeur  de  (ienève,  M.  Perrière,  qui  nous  a  fait  part  de  ses 
impressions  par  écrit.  On  trouvera  plus  loin  un  large  extrait  de 
sa  lettre;  mais  je  désire  répondre  ici  à  deux  observations  qui 
demandent  une  explication. 

Il  trouve  d'a])ord  «  qu'il  y  a  trop  de  luxe  aux  Roches  ».  Il 
préférerait  plus  de  «  rusticité  »,  quelque  chose  qui  donne  l'im- 
pression de  «  la  vie  aux  champs  et  à  la  ferme  ». 

Le  «  luxe  »  des  Roches  consiste  surtout  dans  la  propreté  et  la 
bonne  installation  de  toutes  choses.  Je  considère  cela  comme 
essentiellement  éducatif,  car  l'absence  de  propreté,  de  bonne 
installation  et  même  d'un  certain  confort  sont,  le  plus  souvent, 
le  résultat  et  le  signe  de  la  paresse.  Les  peuples  qui  s'habituent 
à  une  mauvaise  installation  du  foyer  et  qui  s'en  accommodent, 
sont  inférieurs  aux  autres,  au  point  de  vue  de  l'aptitude  à  l'effort 
et  au  travail.  La  bonne  installation  au  foyer  est  un  élément  so- 
cial de  premier  ordre;  elle  est  la  caractéristique  des  peuples 
supérieurs  et  elle  a  pour  effet  de  faire  aimer  ce  foyer  et  d'exci- 
ter à  l'etfort  pour  le  rendre  plus  agréable  et  plus  confortable. 
Elle  détourne  ainsi  de  la  vie  au  dehors  et  de  ses  dangers.  J'ai 
expliqué  tout  au  long  ce  phénomène  social  si  important  et  je 
me  permets  d'y  renvoyer^. 

Cette  bonne  installation  a,  en  outre,  pour  effet  de  développer 
le  goût  chez  l'enfant.  Il  faut  lui  apprendre  à  apprécier  et  à  dé- 
sirer le  beau  en  toutes  choses.  Et  c'est  une  erreur  de  croire  que 
le  beau  est  toujours  plus  coûteux  que  le  laid.  Le  mobilier  de 
l'École,  que  M.  Perrière  a  trouvé  trop  luxueux,  est  d'un  bon 
marché  qui  l'étonnerait  beaucoup  s'il  en  connaissait  le  prix. 

1.  Dans  A  quoi  tient  la  supériorilc  des  Anglo-Saxons,  liv.  II,  ch.  iv.  Comment 
le  mode  d'établissement  au  foyer  contribue  au  succès  de  l'Anglo-Saxon. 


DE  l'kcole  des  roches.  211 

Nos  chaises,  si  réussies,  en  bois  tourné  et  incrusté,  par  exemple, 
reviennent  à  5  francs,  ce  qui  nest  pas  plus  coûteux  que  des 
chaises  de  paille  très  ordinaires  et  ce  qui  est  beaucoup  plus 
solide.  Quel  inconvénient  y  a-t-il  à  ce  qu'elles  soient  moins 
laides  ? 

Mais  nous  avons  eu  une  autre  raison  pour  donner  au  mobi- 
lier et  à  la  tenue  générale  de  lÉcole  un  certain  «  cachet  ». 
Nous  voulons  que  l'École  inculque  aux  enfants  Timpression  de 
la  vie  de  famille  et  non  celle  de  l'ancien  type  de  collège,  où  le 
mobilier  est  si  lamentablement  horrible  qu'il  donne  natu- 
rellement à  l'enfant  l'idée  qu'on  doit  le  maltraiter  et  le  briser. 

Enfin,  du  moment  que  nous  demandions  aux  professeurs  et 
à  leur  famille  de  vivre  dans  l'École,  nous  avions  le  devoir  de 
faire  de  cette  école  un  véritable  «  home  »,  à  la  fois  agréable 
et  confortable.  Au  fond,  cette  divergence  de  vue  vient  tout 
simplement  de  ce  que  M.  Ferrière  a  encore  dans  l'esprit  le  type 
du  collège,  tandis  que  nous  avons  en  vue  et  que  nous  avons 
réalisé  celui  de  la  famille.  En  cela,  comme  pour  le  reste,  nous 
sommes  en  avance,  voilà  tout. 

M.  Ferrière  nous  reproche,  en  outre,  de  ne  pas  avoir  assez 
développé  «  les  exercices  fatigants  ».  Je  suis  heureux  d'entendre 
formuler  ce  reproche,  car  il  me  prouve  que  nous  ne  sommes 
pas  allés  trop  loin  dans  la  voie  des  sports,  ainsi  qu'on  nous  en 
accuse  quelquefois.  C'est  entendu,  nous  avons  adopté  un  juste 
milieu  entre  les  écoles  anglaises  et  les  écoles  françaises.  Je 
prie  nos  détracteurs  d'enregistrer  cela  et,  s'ils  veulent  enfin 
être  très  aimables,  de  le  répéter  autour  d'eux. 

On  trouvera  plus  loin,  dans  le  chapitre  consacré  à  la  Section 
spéciale,  trois  tableaux  sur  lesquels  nous  appelons  l'attention. 
11  s'agit  d'un  premier  essai  destiné  à  mettre  en  évidence,  sous 
une  forme  synoptique,  l'enchainement  qui  existe  entre  les  divers 
phénomènes  de  la  vie  sociale. 

Edmond  Demolins. 


212 


LE   JOURNAL 


LE  PERSONNEL  DE  L'ÉCOLE 

Fondateur  :  M,  Edmond  Demolins. 

Cojiseil  iVA dminislration. 
iMM. 
Edmond  Demolins,  président. 
Maurice  Bouts,  avocat,  administrateur  délégué. 
Le  V^''  Ch.  de  Calax,  chargé  de  cours  à  la  Faculté  de&  lettres 

de  Rennes. 
Alexandre  André,  industrieL 
A.  Desplanches,  magistrat. 
Louis  Monnier,  banquier. 
Emile  Pierret.  publiciste. 
Auguste    Thurnevssen,    administrateur    de  la   Compagnie    des 

chemins  de  fer  du  Midi. 

Professeurs. 
MM. 

Georges  Bertier,  directeur,  licencié  es  lettres. 

Bernard  Bell,  gradué  (B.-A.),  de   l'Université  de  Cambridge. 

R.-C.  Coulthard  (M.  A.),  de  l'Université  de  d'Oxford. 

Ernest  Delétra,  D"^  es  sciences,  chimiste  diplômé. 

Paul  Descamps,  ingénieur-électricien. 

René  Des  Granges,  licencié  es  lettres. 

Georges  Dlpire,  ancien  élève  de  l'École' des  Arts  décoratifs. 

A.  Hyde  Hills  (B.-A.),  de  l'Université  de  Cambridge. 

Alphonse  Hoeelich,  élève  diplômé  de  l'École  de  Musique   clas- 
sique. 

Paul  Jenart,  ingénieur-agronome,   ancien  élève   de    V Institut 
agronomique. 

M.  JiNGNÉ,  licencié  es  sciences,  professeur  de  l'Université. 


DE  l'École  des  roches.  21.'J 

Gustave  Lange,  licencié  es  sciences,  ancien  professeur  de  l'U- 
niversité. 

F.  Mentré,  licencié  es  lettres,  professeur  de  l'Université. 

M.  OuiNET,  professeur  de  l'Université. 

Paul  Roux,  licencié  endroit,  licencié  es  sciences,  ingénieur  ag^ro- 
nome. 

Maurice  Storez,  architecte  diplômé  de  l'École  des  Beaux-Arts. 

Paul  Thiry,  licencié  es  lettres. 

Henri  Trocmé,    licencié  es  lettres. 

Joseph  WiLBOis,  licencié  es  sciences,  ancien  élève  de  V École 
normale  supérieure. 

Armand  Parent,  chef  du  «  Quatuor  Parent  ». 

Octave  Corbusier,  1'"  prix  du  Conservatoire  de  Liège. 

L.  Tontor,  1®"^^  prix  du  Conservatoire  de  Liège. 

lUmcs 

Edmond  Demolins,    maîtresse    de   maison  de  la  Guichardière. 

Georges  Bertier,  maîtresse  de  maison  du  Coteau. 

B.  Bell,  maîtresse  de  maison  des  Pins. 

Henri  Trocmé,  maîtresse  de  maison  des  Sablons. 

F.  Rinchewal. 

De  Saint-Pol,  diplômée  du  Brevet  supérieur. 

Aumônier  :  M.  l'abbé  Gamble. 

Pasteur  :  M.  Jean  Monnier. 

Médecin  :  M.  le  D'  Carcopino. 

Professeur  de  gymnastique  :  M,  Victor  Perret. 

Économe  :  i\L  Justin  Champenois. 

Capitaine  général  :  Pierre  de  Bousiers. 

LISTE  DES  ÉLÈVES 

I.  —  Maison  du  Vallon. 

1.  Alexis  Adelheim,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

2.  Lucien  Bertuet,  id. 

3.  Arthur  Bosch,  a  passé  deux  ans  en  Angleterre.  f^ 

4.  Charles  Boscu,  id. 


2l\  LE    JOURNAL 

o.  Edouard  Boscu.  fait  son  stage  en  Angleterre. 

0.  Pierre  Bouthillier,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

7.  Jacques  Castan,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre. 

8.  Jean  Castan,  a  passé  trois  mois  en  Allemagne,  six  mois  en  An- 
■  gleterre. 

9.  André  Charpentier,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre. 

10.  Jean  Colin.  id. 

11.  Guy  DE  CoiBERTiN,  fait  son  stage  en  Angleterre. 

12.  Raymond  Decalville,  n"a  pas  encore  fait  son  stage. 

13.  St-Clair  Delacroix,  a  passé  un  an  en  Allemagne,  parle  anglais. 

14.  Jean  Desplanches,  a  passé  trois  mois  en  .\ngleterre,  trois  mois 

en  Allemagne. 

15.  Jean  Fabra,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

16.  Louis  Fabra,  id. 

17.  Léon  Forestier,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

18.  Léon  GARDt;REs-Roux,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

19.  Adam  de  Gizycki,  fait  son  stage  en  Angleterre. 

20.  William  Harding,  parle  anglais. 

21.  Georges  Lecointre,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre,  trois  se- 

maines en  Allemagne. 

22.  Pierre  Lyautey,  parle  allemand. 

23.  Pierre  Marteau,  a  passé  six  mois  en  .\llemagne. 

24.  Frédéric  Mason,  fait  son  stage  en  Allemagne,  parle  anglais. 

25.  Pierre  Matras,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

26.  Jacques  Musnier.  a  passé  trois  mois  en  .\ngleterre.  trois^mois 

en  Allemagne. 

27.  Sébastien  ISaon,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

28.  Alfred  Pacreco.  parle  anglais. 

29.  Lucien  Riom,  id. 

30.  Robert  de  Séréville,  six  mois  en  Angleterre,  six  mois  en  Alle- 

magne. 

31.  René  Spaetii,  parle  allemand. 

32.  Jean  Steiner,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

33.  Guy  Thurneyssen,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre. 

34.  Raoul  Vandenheuvel,  n"a  pas  encore  fait  son  stage. 

35.  Joseph  DE  YiGO,  id. 

36.  Jacques  Vincent,  id. 

37.  Wladimir  Wérefkine,  parle  allemand. 

IL  —  Maison  des  Pins. 

1.  Jean  Bertrand,  fait  son  stage  en  Angleterre. 

2.  Louis  Charonnat,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 


DE  l'École  des  roches.  215 

3.  Antoine  Cortada,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

4.  Maurice  Cronier,  parle  anglais. 

5.  Jacques  Dupas,  a  passé  six  mois  en  Allemagne. 

6.  Dudley  Ellis,  parle  anglais, 

7.  Henri  Ferraîvd,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

8.  Washington  de  Ficieihedo,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

9.  René  Tierson,  parle  allemand. 

10.  Edouard  Giraud,  id, 

11.  Bernard  Kablé,  parle  anglais. 

12.  Pierre  Leplat,  six  mois  en  Angleterre,  six  mois  en  Allemagne. 

13.  Stanislas  de  Makowiecki,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

14.  Henry  Mead,  parle  anglais. 

l.o.  Pierre  Muscat,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

16.  Louis  NozAL,  parle  allemand,  fait  son  stage  en  Angleterre. 

17.  Jules  DE  Paillette,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

18.  Maurice  de  Paillette,  id. 

19.  Vincent  de  Paillette,  id. 

20.  Yves  Pilon-Fleury,  parle  anglais. 

21.  Jean  Pixgusson,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

22.  Gaston  Pommey,  fait  son  stage  en  Angleterre. 

23.  Antoine  Potocki,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

24.  Jean  de  Pourtalès,  a  passé  neuf  mois  en   Allemagne,    parle 

anglais. 

25.  André  Pusinelli,  parle  allemand. 

26.  Pierre  Pusinelli,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

27.  François  Bousselet,  apassé  six  mois  en  Allemagne,  fait  son  stage 

en  Angleterre. 

28.  André  Salmon-Legagxeur,   n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

29.  André  de  Silveira-Cintra,  a  passé  six  mois  en  Angleterre,  un 

mois  en  Allemagne. 

30.  Félix  de  Silveira-Ci.ntra,  id. 

31.  Maurice  Tailhades,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

32.  Albert  TiiTÉBAUT,  id. 

33.  Gilbert  Triboulet,  id. 

34.  Georges  Watel,  a  passé  neuf  mois  en  Angleterre. 
3.').  François  de  Yturbr,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

III.  —  Maison  de  la  Guichardière. 

1.  Louis  Bélières,  six  mois  en  Angleterre,  deux  mois  en  Allemagne. 

2.  Robert  Benoit,  trois  mois  en  Angleterre. 

3.  André  Bessand,  id. 


216  LE   JOURNAL 

i.  Philippe  BiNGER.  a  passé  trois  mois  en  Angleterre. 

5.  Maurice  Bosql'Eï.  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

6.  Jean-Louis  Cavazza,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

7.  Armand  Davel,  six  mois  en  Angleterre,  trois  mois  en  Allemagne. 

8.  Léon  Despret,  un  an  en  Angleterre,  trois  mois  en  Allemagne. 

9.  Robeit  FiRMiN-DiDOT,un  an  en  Angleterre,  un  mois  en  Allemagne. 

10.  Robert  Gillet,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

11.  Charles  Hardixg,  parle  anglais. 

12.  Hubert  Jambois,  id. 

13.  Jacques  Lachapelle,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

14.  Edouard  Lastra,  id. 

15.  Jean  Laier,  parle  anglais  et  allemand. 

16.  René  Loubet,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

17.  Jacques  Mimer,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre. 

18.  Olivier  Pillet,  trois  mois  en  Angleterre,  trois  mois  en  Allemagne. 

19.  Jules  PoMMEY,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre. 

20.  Roger  Riom,  trois  mois  en  Angleterre,  fait  son  stage  en  Alle- 

magne. 

21.  Pierre  de  Roisiers,  parle  anglais. 

22.  Tony  Snyers,  six  mois  en  Angleterre. 

23.  Pierre  Suleau,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

24.  Maxime  Tassu,  parle  allemand. 

IV.  —  Maison  du  Coteau. 

1.  Jean  Biesiekierski,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

2.  Charles  Brueder,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre. 

3.  Jean  Brueder,  a  passé  trois  mois  en  Allemagne. 

4.  Marcel  Charpentier,  a  passé  quatre  mois  en  Angleterre. 
o.  Joseph  Comaléras,  a  passé  deux  mois  en  Angleterre. 

6.  Eugène  Dauprat,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

7.  Georges  Ferrand,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

8.  Pierre  Foissey,  id. 

9.  Robert  Glaexzer,  parle  allemand,  fait  son  stage  en  Angleterre. 

10.  Eudoxe  Gregorovitza,  parle  allemand,  a  passé  un  mois  en  An- 

gleterre. 

11.  Jacques  Hervey,  trois  mois  en  Angleterre,  trois  mois  en  Alle- 

magne. 

12.  Henri  de  la  Bruyère,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

13.  Jacques  de  la  Bruyère,  fait  son  stage  en  Angleterre. 

14.  Hervé  de  la  Motterouge  ,  a  passé  trois  mois  en  Allemagne. 

15.  René  Lorillon,  six  mois  en  Angleterre,  trois  mois  en  Allemagne. 


DE  l'École  des  roches.  217 

10.  Octave  Mentré,  a  passé  un  mois  on  Angleterre. 

17.  Maxime  Oberlé,  n"a  pas  encore  fait  son  stage. 

18.  Adrien  Philippe,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre. 

10.  Jean  du  Pré  de  Salnt-Mai'r,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

20.  Raymond  Prieur,  a  passé  un  mois  en  Angleterre. 

21.  Germain  de  Reyles,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

22.  René  Saquet,  six  mois  en  Angleterre,  six  mois  en  Allemagne. 

23.  Paul  Sauvaire-Jolrdan',  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

24.  Louis  Sprauel,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre. 
2o.  Hans  Spyker,  id. 

26.  Henry  de  Turckheim,  parle  anglais  et  allemand. 

27.  Alfred  Valenzuela,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

28.  John  Waddingtom,  parle  anglais  et  allemand. 

V.  —  Maison  des  Sablons. 

1.  Edouard  Adler,  a  passé  six  mois   en  Angleterre,  fait  son  stage 

en  Allemagne. 

2.  Maurice  de  Barrau,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre,  parle  alle- 

mand. 

3.  Etienne  de    Bary,  a  passé  six  mois  en  Angleterre,  parle  alle- 

mand. 

4.  Robert  de  Bary,  fait  son  stage  en  Angleterre,  parle  allemand. 

5.  Maurice  Bouts,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 
(>.  Pierre  Bouts,  a  passé  un  an  en  Allemagne. 

7.  Constantino  Candeira,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

8.  Robert  Delmas,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre,  trois  mois  en 

Allemagne. 

9.  André  Ferrand,  a  passé  un  an  en  Allemagne. 

10.  Pierre  Guiraud,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

11.  Ernest  Harilaos,  fait  son  stage  en  Angleterre. 

12.  Henri  Jéquier,  a  passé  quatre  mois  en  Angleterre. 

13.  Hervé  Labussière,  cinq  mois  en  Allemagne,  parle  anglais. 

14.  René  Lagier,  a  passé  quatre  mois  en  Allemagne. 

15.  Gontran  DE  la  Marque,  parle  anglais. 

16.  Louis  Landru,  a  passé  cinq  mois  en  Allemagne. 

17.  Jean  Langer,  a  passé  quatre  mois  en  Angleterre. 

18.  Edouard  Latune,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

19.  Pierre  Monnier,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre,  trois  mois 

en  Allemagne. 

20.  Jean  Moussy,  a  passé  trois  mois  en  Allemagne. 

21.  Manuel  Pacueco,  parle  anglais. 


:218  LE    JOLR.VAI. 

±2.  Marcel  Planqlette,  a  passé  six  mois  en  Angleterre,  six  semaines 
en  Allemagne. 

23.  Louis  Rocher,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

24.  Marcel  Rougeault,  id. 

2o.  Jean  Salathé,  n'a  pas  encore  fait  son  stage. 

26.  Charles  Siou,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre. 

27.  Ludomir  de  Smorczewski,  parle  anglais  et  allemand. 

28.  Jean  Thiercelin,  a  passé  six  mois  en  Angleterre. 

29.  Jean  Thuret,  a  passé  trois  mois  en  Angleterre. 

30.  Jean  Yerdet,  a  passé  six  mois  en  Allemagne. 

VI.  —  Élèves  a  l'étranger. 

1.  Edouard  Adler.  à  Bonn. 

2.  Maurice  Aubry,  à  Oxford. 

3.  Robert  de  Bary,  à  Holt. 

4.  Jean  Bertrand,  à  Eastbourne. 
o.  Edouard  Bosch,  à  Dulwich. 

0.  Guy  DE  CoLBERTiN.  à  Winchlield. 
7.  Robert  Glaenzer.  à  Rhyl. 
H.  Adam  de  Gizycki.  à  Brighton. 
9.  Ernest  Harilaos,  à  Winr-hOeld. 

10.  Frédéric  Honoré,  à  Brighton. 

11.  Jacques  de  la  Bri  yère.  à  Dulwich. 

12.  Frédéric  Mason,  à  Cochem-sur-Moselle. 

13.  Louis  Nozal,  à  Wendover. 

14.  Henri  Pingusson,  à  Herchen-sur-Sieg. 

15.  Gaston  Pommey,  à  Edgefield. 

Ifi.  Roger  RiOM,  à  Grenzhausen,  près  Coblenz. 
17.  François  Rolsselet,  à  Moreton-Hampstead. 


LES  STAGES  A  L'ÉTRANGER 

.l'ai  peu  de  chose  à  ajouter  à  ce  que  je  disais  de  nos  stages. 
Tan  dernier  à  cette  même  place.  Nous  nous  sommes  conformés, 
sauf  de  très  rares  exceptions,  aux  règles  que  j'exposais  alors  : 

1.  Stages  de  six  mois  (octobre-mars),  —  ou  de  trois  mois  (mai- 
juillet),  ces  derniers  prolongés,  si  possible,  de  deux  mois  par 
les  grandes  vacances;  —  quelques  stages  dun  an. 


218  bù. 


\ 


219 


DE   L ECOLE   DES   ROCHES. 


219 


2.  En  Angleterre,  placement  dans  des  «  écoles  préparatoires  »  ; 
en  Allemagne,  snrtont  dans  des  familles. 

3.  Quelques  heures  par  jour  de  travail  proprement  dit;  beau- 
coup de  jeux,  de  promenades,  de  conversations  avec  des  cama- 
rades de  même  âge,  véritables  bains  d'anglais  ou  d'allemand. 

4.  Enfin,  et  par-dessus  tout,  isolement  complet  à  l'égard  de 
tout  élément  français  :  condition  précieuse  de  progrès,  et  con- 
dition particulièrement  difficile  à  rencontrer,  comme  en  ont  fait 
l'expérience  tant  de  Français  qui,  voulant  apprendre  sur  place 
une  langue  étrangère,  n'ont  trouvé  accès  que  dans  des  boar- 
ding-houses  peuplés  de  compatriotes  ^ 

Nous  avons  eu  de  la  sorte,  pendant  l'année  scolaire  qui  vient 
de  s'écouler,  et  indépendamment  de  10  stages  de  vacances  : 


En  Angleterre  .... 
En  Allemagne  .... 

TERME 

d'auki.mnk. 

TERME 

n'HIVElt. 

TERME 

DE    PRINTEMPS. 

0  garçons. 
G        — 

tj  garçons, 
a          — 

13  garçons. 

4        — 

fsoit  en  tout  40  trimestres). 

Les  garçons  et  les  parents  ont  été  satisfaits  de  ces  séjours  et  de 
leurs  résultats.  Nous  avons  cité,  l'an  dernier,  quelques  témoi- 
gnages d'enfants.  Qu'il  nous  suffise,  cette  année,  de  détacher  la 
page  suivante  d'une  lettre  écrite  par  un  père  de  famille  (|ui, 
sur  le  con.seil  de  M.  Demolins,  a  envoyé  son  petit  garçon  en  An- 
gleterre avant   de  le  faire  entrer  aux  Roches.  On  verra   que, 

1.  Qu'on  me  permette,  à  propos  de  cet  isolement  si  nécessaire,  une  double  re- 
commandation qui  m'est  suggérée  par  un  correspondant  d'Allemagne. 

Nos  petits,  parait-il,  aiment  à  écrire  (du  moins  tant  qu'ils  sont  loin  de  France)  : 
c'est  bien;  mais  quelques-uns  écrivent  troj).  Trois  lettres  par  semaine  aux  parents, 
l^lus  quelques  lettres  à  des  oncles,  tantes,  ou  cousins,  c'est  trop.  C'est  tout  un  milieu 
français  que  l'enfant  se  constitue  artificiellement,  et  où  il  continue  à  vivre  de  longs 
moments  chaque  jour. 

11  faut  en  dire  autant  des  lectures  françaises,  livrés  ou  journaux.  Les  parents  doi- 
vent en  sevrer  complètement  l'enfant  pendant  son  stage,  s'ils  ne  veulent  pas  pro- 
duire, dans  le  petit  cerveau  qu'il  s'agit  de  pénétrer  de  formes  nouvelles,  une  fuite 
par  où  se  perdra  toute  une  partie  du  travail  accompli. 


2:20  LE   JOURNAL 

comme  nous  l'avons  indiqué  jadis,  les  progrès  dans  la  posses- 
sion de  la  langue  ne  sont  pas  le  seul  bénéfice  que  nos  garçons 
puissent  attendre  de  leurs  stages. 

«  Je  n  ai  pas  constaté  que  l'école  anglaise  ait  rien  donné  à 
mon  fils;  mais  elle  ne  parait  pas  l'avoir  étoufté,  et  même  elle  lui 
a  fourni  l'occasion  de  développer  ce  qu'il  y  a  en  lui...  «  Il  est 
très  mâle,  »  me  disait  de  lui  Mr.  S.  (le  directeur).  «  Il  est  bien 
plus  résistant  que  les  boys  anglais,  »  déclarait  Miss  S.  à  ma 
femme.  Ils  l'ont  observé,  et  l'ont  reconnu  remarquablement  sain 
de  corps  et  d'esprit.  Aussi  a-t-il  profité  déjà  mieux  qu'un  autre 
des  bons  côtés  de  cette  éducation.  Ainsi,  après  deux  mois 
d'apprentissage,  lui,  le  plus  jeune  de  tous  les  élèves,  a-t-il  été 
admis  dans  l'équipe  de  foot-ball  chargée  de  défendre  dans  un 
match  les  couleurs  de  son  école.  «  Parce  que  je  n'ai  pas  peur, 
m'écrit-il,  je  m'élance  contre  les  grands,  et  ils  lancent  le 
ballon,  et  je  m'élance,  et  le  ballon  rebondit  contre  moi,  et 
s'arrête.  »  Et,  après  le  match  :  «  J'ai  très  bien  joué,  et  j'ai  joué 
très  bien.  »  Il  était  préparé  à  devenir  une  «  personne  »;  mais 
il  lui  manquait  les  camarades  et  le  milieu  nécessaires  pour 
devenir  «  un  bon  animal   »,  et  il  le  trouve  là-bas.  » 

Henri  Trocmé. 


LA  VIE  AU  VALLON 

Le  Vallon  est  la  plus  ancienne  des  maisons  de  l'École.  C'en  est 
aussi,  au  dire  du  moins  de  ses  habitants,  la  plus  pittoresque. 
Avec  l'irrégularité  de  sa  façade,  l'enchevêtrement  de  ses  toits  et 
de  ses  terrasses,  les  grands  arbres  et  les  fleurs  qui  l'entourent, 
il  ressemble  bien  plus  à  un  grand  chalet  qu'à  une  de  ces  prisons 
que  l'on  décore  généralement  du  nom  de  collège. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  par  sa  façade  que  le  Vallon  difière 
d'un  lycée;  c'est  surtout  par  la  manière  de  vivre  de  ses  habi- 
tants. Au  lieu  d'être  une  caserne  renfermant  des  centaines 
d'élèves  soigneusement  numérotés  et  classés  d'après  leur  âge^ 


DE    1,'ÉCOLE    DES    ROCHES.  221 

le  Vallon  n'abrite  qu'une  vaste  famille  où  les  aines  cherchent  à 
donner  l'exemple  du  devoir  aux  plus  jeunes. 

C'est  aux  moments  des  «  temps  libres  »  que  se  manifeste  vrai- 
ment la  vie  intime  du  Vallon.  En  hiver,  lorsque  leurs  camarades 
des   villes  se  promènent  tristement  dans  leurs  cours  dénudées 
et  enceintes  de  hautes  murailles,  les  élèves  du  Vallon  se  dirigent 
vers  la  salle  de  Lecture  ou  vers  la  salle  de  .Jeux.  La  bibliothèque 
du  Vallon  est  peut-être  la  plus  complète  de  celles  de  l'École. 
Aux  livres  de  la  bibliothèque  rose,  ou  aux  «  .Iules  Verne  »  pour 
les  petits,  à  un  choix  de  romans  et  de  poésies  modernes  pour 
les  grands  sont  joints  les  indispensables  «   classiques  ».  Grâce 
aux  soins  d'un  élève  chargé  de  la  bibliothèque,  les  livres  et  les 
revues  sont  toujours  en  ordre,  et  la  collection  s'augmente  chaque 
année  de  quelques  volumes  dus  aux  cotisations  des  professeurs 
et  des  élèves.  —  La  fondation  d'une  salle  de  Jeux  ne  date  que 
de  cette  année  :  dans  une  grande  pièce,  décorée  par  de  nom- 
breuses gravures,  se  trouvent,  sur  des  tables,  tous  les  jeux  ({ui 
peuvent  occuper  les  longues  soirées  d'hiver  :  ping-pong,  cartes, 
échecs,   dames,  dominos.  —  Certains  soirs,  les  professeurs  de 
musique  sont  assez  aimables  pour  nous  faire  danser  un  peu  :  on 
range  les  tables  du  erand  hall  et  bientôt  on  s'initie  aux  mvs- 
tères  de  la  valse,  ou  du  boston. 

En  dehors  de  ces  délassements  communs,  chacun  cherche  à 
se  distraire  comme  il  le  ferait  dans  sa  famille.  Un  élève,  que  sa 
modestie  m'empêche  de  nommer,  après  avoir  établi  avec  succès 
un  système  mécanique  permettant  l'ouverture  automatique  d'un 
calorifère  pendant  la  nuit,  se  livre  pour  le  moment  à  la  cons- 
truction de  couveuses  artificielles  qui  promettent  des  merveilles. 
Tel  autre,  naturaliste  distingué,  réunit  les  plus  grands  dans  le 
bureau  des  capitaines,  et  par  des  dissections  d'oiseaux,  de  gre- 
nouilles ou  de  rats,  leur  montre  la  merveilleuse  structure  du 
corps  des  animaux. 

Mais  en  été,  tous  ces  plaisirs  tranquilles  sont  abandonnés  pour 
le  plein  air.  Le  «  Petit-Bois  »  et  ses  rochers  sont  propices  aux 
jeux  de  cache-cache  ou  de  balle.  D'autres,  plus  persévérants, 
préfèrent  des  divertissements  moins  frivoles,  construisent  des 

16 


222  LE    JOURNAI, 

cabanes,  creusent  des  souterrains.  Nous  avons  aussi  au  Vallon 
l'élevage  des  pigeons;  après  avoir  été  peu  florissant  pendant 
quelque  temps,  par  suite  du  décès  de  quelques-uns  des  pen- 
sionnaires, il  est  en  train  de  prendre  des  proportions  gigan- 
tesques! Le  pigeonnier  compte  aujourd'hui  cinq  pigeons  et  deux 
tourterelles  et  on  attend  avec  impatience  Féclosion  de  nouveaux 
œufs!  Mais  en  été  le  passe-temps  favori,  surtout  pour  les  plus 
grands,  est  certainement  le  tennis.  En  effet,  sur  les  trente-quatre 
élèves  du  Vallon,  on  compte  environ  une  vingtaine  d'amateurs  de 
cet  agréable  jeu.  Au  début  de  la  saison,  un  club  s'est  formé,  et, 
à  laide  des  cotisations  de  ses  membres,  a  pu  faire  remettre  le 
tennis  à  neuf  et  pourvoir  aux  dépenses  nécessaires.  Afin  de 
permettre  à  tous  de  jouer,  les  membres  sont  divisés  en  deux 
séries,  les  grands  et  les  petits,  qui  occupent  chacun  le  tennis  trois 
jours  par  semaine.  Plusieurs  professeurs  sont  du  club;  ils  vien- 
nent faire  une  partie  de  temps  en  temps  et  ne  se  montrent  pas 
toujours  les  plus  forts! 

Mais  rénumération  de  ces  multiples  distractions  ne  doit  pas 
laisser  croire  que  toute  la  journée  des  garçons  du  Vallon  se 
passe  en  amusements.  Comme  dans  les  autres  maisons  de  l'Ecole, 
le  travail  demeure  au  Vallon  la  première  des  occupations.  Certes, 
il  y  a  encore  quelques  paresseux  récalcitrants;  mais  ils  sont 
moins  nombreux  qu'au  début  de  l'année,  et  l'on  peut  espérer 
voir  leur  nombre  diminuer  sans  cesse. 

En  somme,  le  Vallon  renferme  un  bon  groupe  de  petits  ou 
grands  qui  vivent  dans  la  plus  parfaite  cordialité  et  se  préparent 
courageusement  à  l'avenir.  Souhaitons  que  la  plupart  revien- 
nent l'année  prochaine  pour  continuer  l'œuvre  commune,  et 
que  ceux  cjui  doivent  nous  quitter  emportent  du  Vallon  un 
excellent  souvenir! 

Jacques  Musnier,  capitaine  au  Vallon. 


DE  l'École  des  rocues.  223 


UN  JUGEMENT  SUR  L'ÉCOLE 

Un  professeur  de  Genève,  qui  est  venu  passer  quelques  jours  à  l'École,  a 
fait  part  de  ses  impressions  à  M.  Rertier  dans  une  lettre  dont  nous  détachons 
les  extraits  suivants  '  : 

«  Genève,  17  juin  I'.hm;. 

((  Cher  Monsieur, 

«  Permettez-moi  de  vous  remercier  encore  très  vivement  de 
Taccueil  que  j'ai  reçu  de  vous  et  de  M'"*'  Bertier  à  FÉcole  des 
Roches.  C'est  avec  stupéfaction  que  j'ai  vu  les  progrès  réalisés 
dans  tous  les  domaines,  et  c'est  un  plaisir  pour  moi  de  con- 
stater que  la  première  en  date  des  Écoles  nouvelles  de  France 
est  aussi  la  première  en  prospérité. 

«  Mieux  qu'aucune  des  Écoles  nouvelles  que  je  connais,  les 
Roches  ont  réalisé  le  système  des  maisons  indépendantes.  Le 
nombre  relativement  restreint  des  enfants  ainsi  groupés  en  vie 
familiale  est  d'une  valeur  inappréciable  pour  leur  éducation 
individuelle.  L'inconvénient,  vous  me  l'avez  signalé  vous-même 
en  ces  termes  :  «  Il  n'y  a  pas  une,  il  y  a  cinq  écoles  des  Roches  ». 
Les  influences  différentes  mais  non  divergentes  de  cinq  ou  six 
chefs  de  maisons  sont  cependant  un  inconvénient  infime,  et 
qui  n'est  pas  à  comparer  avec  celui  qui  résulterait  de  l'agglo- 
mération de  plus  de  cent  cinquante  enfants  dans  un  bâtiment 
unique.  Combien  il  est  douloureux  de  penser  que  c'est  encore 
le  cas  dans  tant  d'écoles! 

«  Une  réforme  de  tout  premier  ordre,  à  mon  avis,  est  l'intro- 
duction aux  Roches  du  système  des  «  classes  mobiles  ».  Qu'un 
enfant  ne  soit  pas  rivé  par  la  fatalité  à  une  classe  rigide,  mais 
qu'il  puisse,  au  gré  de  son  intelligence  et  de  son  développement, 
suivre  le  cours  le  plus  en  rapport  avec  sa  force,  afin  d'être 
avec  des  camarades  du  même  degré  que  lui,  c'est  là  un  progrès 
digne  de  tous  les  éloges.  Pour  qu'un  enfant  puisse  faire  partie 

1.  Celle  lettre  contient  deux  critiques  auxquelles  il  est  répondu  plus  haut  et  que, 
pour  cette  raison,  nous  omettons  ici. 


224  LE   JOURNAL 

d'une  classe  donnée,  tout  en  suivant  les  cours  de  latin,  d'an- 
glais, d'allemand,  ou  de  mathématiques,  dans  une  ou  deux 
classes  au-dessus  ou  au-dessous  de  la  sienne,  il  faut  une  orga- 
nisation du  programme  scolaire  particulièrement  difficile  à 
réaliser.  Or,  ainsi  que  j'ai  pu  m'en  assurer  moi-même,  ce  sys- 
tème fonctionne  particulièrement  bien  aux  Roches  et  est  tout 
à  l'honneur  de  celui  qui  a  su  l'établir. 

«  C'est  également  avec  plaisir  que  j'ai  vu  réalisé  jusqu'à  un 
certain  point  le  parallélisme  entre  les  branches  d'enseigne- 
ment :  d'une  part,  entre  l'histoire  générale  et  l'histoire  de  la 
littérature;  d'autre  part,  entre  l'histoire  et  la  géographie.  En  se 
basant  sur  le  principe  psychologique  de  l'association  des  idées, 
on  facilite  beaucoup  à  l'élève  l'emmagasinement  des  connais- 
sances, s'il  saisit  la  liaison  entre  les  sciences  qu'il  étudie.  On 
peut  aussi  tirer  un  grand  parti  de  l'enseignement  des  langues, 
surtout  de  la  langue  maternelle,  pour  initier  l'enfant  à  toutes 
espèces  de  connaissances  qu'il  retrouvera  plus  tard  dans  le  cours 
de  ses  études.  Ainsi  il  est  facile,  à  la  leçon  de  latin,  de  mettre 
l'élève  en  contact  avec  les  sources  de  l'histoire  romaine  qu'il 
étudie,  avec  Nepos,  Quinte-Curce,  Justin,  Tite-Live,  Salluste  ou 
Florus.  Tels  passages  classiques  de  l'histoire  d'Angleterre  ou 
d'Allemagne  gagneront  en  intérêt  s'ils  sont  lus  dans  des  ouvrages 
écrits  par  des  historiens  nationaux.  Enfin  la  philosophie  et  l'an- 
glais y  gagnent  tous  deux  à  la  belle  traduction  que  j'ai  vue 
chez  vous  de  la  «  Psychologie  »  de  James. 

«  Mais  voici,  cher  Monsieur,  une  bien  longue  lettre.  J'aurais 
voulu  vous  dire  encore  la  satisfaction  que  j'ai  eue  à  constater 
l'admirable  fonctionnement  de  la  très  noble  corporation  des 
capitaines. 

«  J'aurais  pu  parler  de  votre  système  de  punitions  en  rapport 
avec  la  nature  de  la  faute  commise.  Rares  sont  les  éducateurs 
qui  comprennent  qu'une  arrivée  tardive,  un  acte  d'indiscipline 
légère,  ou  de  turbulence,  doivent  être  punis  par  un  travail  ma- 
nuel, ou  une  course  déterminée,  qui  fatiguera  l'enfant  tout  en  le 
fortifiant,  plutôt  que  lui  donner  un  devoir  écrit  supplémentaire 
qui  achèverait  de  l'énerver  et  de  l'aigrir. 


DE    LÉCOLE    DES    ROCHES.  225 

«  Enfin,  j'aurais  voulu  vous  exprimer  toute  mon  approbation 
de  votre  système  d'émulation,  qui  insiste  davanta£;e  sur  les  pro- 
grès ou  les  déficits  de  l'enfant  à  l'égard  de  lui-même,  de  son 
travail  passé,  que  sur  son  rang  par  rapport  à  ses  condisciples. 
Il  y  a  dans  ce  dernier  procédé  une  injustice,  car  la  nature 
n'ayant  pas  donné  à  tous  une  intelligence  égale,  les  forts  s'enor- 
gueillissent à  tort  et  les  faibles  sont  injustement  humiliés.  Au 
contraire,  si  la  valeur  du  travail  personnel  de  Fenfant  est  sur- 
tout mise  en  relief,  si  une  fréquente  comparaison  avec  le  tra- 
vail fourni  précédemment  permet  d'établir  qu'il  y  a  un  progrès 
constant,  l'enfant  se  fera  un  point  d'honneur  de  ne  pas  rompre 
par  une  ligne  descendante  l'harmonie  de  la  ligne  ascendante, 
et  c'est  en  cela  que  réside  l'empire  sur  soi-même  et  la  persé- 
vérance. 

«  Enfin  j'aurais  aimé  vous  dire  aussi  le  plaisir  que  m'ont  pro- 
curé les  réunions  du  soir  si  simples  et  si  cordiales.  Gomment 
serait-il  possible  de  mieux  terminer  une  journée  que  par  une 
lecture  ou  un  chant?  Il  n'y  rien  de  tel  pour  rapprocher  les 
âmes  que  les  émotions  communes.  Et  vous  savez  les  donner, 
cher  Monsieur,  sans  la  moindre  mise  en  scène  par  la  seule 
élévation  de  votre  pensée. 

«  Oui,  tout  cela,  j'aurais  voulu  vous  le  dire.  Mais  je  m'arrête, 
il  est  temps.  Laissez-moi  seulement  vous  exprimer  encore, 
cher  Monsieur,  toute  ma  reconnaissance  et  mon  admiration. 

«  Ad.  Ferrikre.  » 


MENSURATIONS  ET  CARNETS  DE  SANTÉ 

L'Université  se  préoccupe  beaucoup  de  cette  question. 

Nous  ne  pouvons  qu'admirer  les  efforts  de  MM.  Binet,  profes- 
seur à  la  Sorbonne,  des  docteurs  Philippe  et  Boncour,  et  de  tous 
ceux  qui  coopèrent  à  ces  essais. 

Il  nous  est  permis  de  constater  que  les  Roches  ont  été,  ici 
encore,  à  la  tête  d'un  mouvement. 


226  LE    JOURNAL    DE    l'ÉCOLE    DES   ROCHES. 

Tous  les  trois  mois,  nos  élèves  sont  mensurés;  depuis  cette 
année,  nous  avons  remplacé  par  le  spiromètre  la  mesure  du 
périmètre  thoracique,  trop  susceptible  d'erreurs,  et  nous  avons 
ajouté  à  nos  instruments  d'étude  le  dynamomètre. 

Certains  élèves  plus  faibles  sont  régulièrement  pesés  et  nous 
conservons  les  courbes  de  leurs  augmentations. 

Voilà  bientôt  sept  ans  que,  régulièrement,  sont  prises  ces  me- 
sures; nous  sommes  fiers  de  le  dire  et  de  montrer  une  fois  de 
plus  comme  notre  petite  cellule  est  libre  en  ses  mouvements  et 
progresse  rapidement,  tandis  qu'il  faut  des  années  pour  mettre 
en  marche  le  corps  plus  majestueux  certes,  mais  plus  lourd,  de 
notre  sœur  ainée  l'Université. 


EXAMENS    DU    BACCALAURÉAT 

L'École  des  Roches  a  présenté  aux  examens  du  baccalauréat, 
en  190i-1905,  les  huit  élèves  suivants,  qui  ont  tous  été  rec.us  : 

Classe  de  Mathématiques  : 

Guy  de  Tovror. 
Paul  Watel. 

Classe  de  Preynière  : 

Maurice  Bosquet. 
Jacques  Hervi:y. 
Georges  Lecoixtre. 
Pierre  de  Rousiers. 
René  Saquet. 

Guy  Thurxeyssen  (reçu  à  la  fois  à   Sciences-Langues 
et  à  Latin-Sciences) . 

Quatre  élèves  se  sont  présentés  eux-mêmes;  l'un  d'eux,  Pierre 
Daniel,   a  été  reçu. 


II 

LES  ÉTUDES  EN  1905-1906. 

Nous  avons  la  joie,  cette  année  encore,  de  constater  un  pro- 
grès dans  la  marche  des  études,  de  pouvoir  dire  que  tous  voient 
plus  nettement  le  but  à  atteindre,  que  tous,  maîtres  et  élèves, 
réalisent  plus  consciencieusement  l'idéal  des  Roches. 

Car  nous  avons  notre  idéal  d'enseignement,  que  préciseront  et 
cet  article,  et  ceux  qui  le  suivront,  et  nous  estimons  qu'il  est  une 
de  nos  raisons  d'être.  Nous  avons  la  prétention  de  faire, 
à  ce  point  de  vue,  autre  chose  —  et  mieux  —  qu'une  concur- 
rence à  l'Université.  Nous  sommes  des  soldats  d'avant -garde,  des 
explorateurs.  Dès  qu'une  méthode  est  démontrée  bonne,  nous 
l'appliquons.  Sans  cesse  à  la  recherche  d'un  nouveau  progrès, 
avec  une  souplesse  et  une  liberté  presque  sans  limites,  nous  pré- 
cisions et  réalisons  ce  qui  reste  à  l'état  de  rêve  et  de  désir  chez 
les  meilleurs  pédagogues  de  ce  temps.  Nous  avons  conscience  de 
rendre  ainsi  service,  non  pas  seulement  à  nos  élèves,  mais  à 
l'Université  elle-même.  Sans  aucun  esprit  de  rivalité  et  de  parti, 
nous  faisons  notre  œuvre  :  nous  sommes  sûrs  que  l'Université, 
qui  en  a  profité  déjà,  aura  toujours  intérêt  à  la  suivre. 

Cette  liberté  d'action  nous  a  permis,  ail  milieu  de  cette  année 
scolaire,  et  par  suite  d'une  nombreuse  arrivée  de  jeunes  élèves, 
de  créer  une  nouvelle  classe,  en  dédoublant  la   septième.  Les 


:228  LE   JOURNAL 

parents  des  nouveaux  venus  et  nous-mêmes,  n'avons  eu  que  sa- 
tisfaction de  cette  mesure. 

S'il  nous  est  agréable  de  saluer  l'arrivée  du  jeune  maître  qui 
a  vite  conquis  notre  estime,  il  nous  a  été  très  pénible  de  dire 
adieu  ^  M^'"  Mory,  devenue  directrice,  à  Saint-Dié,  d'une  école  de 
jeunes  filles.  Je  sais  avec  quels  regrets  elle  nous  a  quittés.  Nous 
aimons  à  lui  redire  ici  notre  reconnaissance,  la  respectueuse 
sympathie  de  tous,  et  l'espoir  que  les  Roches  la  reverront  souvent. 
Nous  avons  vu  sa  sixième,  classe  privilégiée  vraiment,  se  remet- 
tre vite  de  son  départ,  grâceau  zèle  de  M.  Ouinet.  C'était  une  rude 
tâche  que  de  succéder  à  M"''  Mory  :  il  fallait,  comme  elle,  unir  à 
une  inébranlable  fermeté,  une  affectueuse  douceur,  à  un  en- 
thousiasme sans  défaillance,  un  sens  vif  des  réalités.  La  classe  de 
sixième  vient  d'avoir  encore  une  année  de  plein  succès  :  c'est  donc 
que  son  maître  a  su  avoir  tout  cela,  M.  Ouinet  dira  plus  loin  les 
essais  de  travaux  pratiques  qu'il  a  poursuivis  six  mois  avec  ses 
jeunes  élèves.  Nous  sommes  très  satisfaits  de  ce  premier  pas,  et 
décidés  à  marcher  en  ce  sens  l'an  prochain.  Nous  n'innovons  pas  : 
nous  ne  faisons  que  reprendre  les  belles  expériences  de  Pestalozzi 
et  de  Frœbel.  L  éducation  nouvelle  consiste  moins  d'ailleurs  à 
tenter  de  nouveaux  essais,  qu'à  choisir  parmi  les  anciens  et  à  coor- 
donner tous  ceux  qui  ont  réussi  à  intéresser  l'enfant,  à  dévelop- 
per ses  facultés  d'observation  et  l'adresse  de  ses  mains  autant 
que  l'initiative  de  sa  pensée. 

Notre  enseignement  préparatoire  continue  à  être  extrêmement 
solide.  Il  gagnerait  sans  doute  —  et  nous  y  veillerons —  à  être  un 
peu  plus  vivant,  plus  concret,  moins  déductif.  Il  manque  un  peu 
de  leçons  de  choses,  et  l'histoire  naturelle  en  particulier  n'a  pas, 
autant  que  je  le  pensais,  passionné  nos  petits  élèves.  Nous  aurons 
très  grand  profit  à  tirer  d'un  livre  qui  vient  à  son  heure  :  l'Ini- 
tiative mathématique,  de  M.  Laisant.  Il  s'attache  à  développer, 
par  les  mathématiques  elles-mêmes,  des  qualités  tout  opposées  à 
cette  sécheresse,  cet  esprit  d'abstraction,  cette  logique  éloignée 
du  réel,  cette  vide  mnémotechnie  qu'on  donne  si  souvent  sans  le 
chercher  sans  doute,  mais  en  fait,  aux  plus  jeunes  élèves  eux- 
mêmes,  tandis  qu'en  même  temps  on  leur  enlève  cette  naïveté 


DE   L  ÉCOLE    DES   ROCHES.  229 

(l'âme,  cette  fraîcheui'  d'observation  qui  deviennent  si  fécondes 
pour  peu  qu'on  ne  les  enlise  point. 

L'enseignement  des  langues  continue  à  aller  bon  train,  mais 
j'aimerais  qu'on  y  appliquât  plus  courageusement  encore  la  mé- 
thode directe.  Notre  organisation  de  "  classes  mobiles  »  nous 
donne  ici  surtout  une  incontestable  supériorité.  Nous  avons  eu 
pendant  cette  année  quatre  classes  d'anglais  parallèles,  très  ho- 
mogènes. Le  cours  supérieur,  correspondant  à  peu  près  à  la  cin- 
quième, est  excellent  et  très  vigoureusement  mené,  entièrement 
en  anglais,  par  M.  Coulthard. 

iM.  Bell  a  organisé  le  chant  anglais  de  tout  l'enseignement 
préparatoire.  Et  il  y  a  pleinement  réussi.  Plus  de  .50  garçon- 
nets chantent,  et  juste,  de  petites  mélodies  ou  des  chants  popu- 
laires entraînants.  Cela  les  amuse  beaucoup  et  les  instruit  tout 
autant. 

Il  nous  faudra  faire  semblable  essai  en  allemand.  Grégorovitza 
dira  plus  loin  que,  malgré  nos  progrès,  nous  n'avons  pas  en- 
core en  allemand  les  mêmes  résultats  qu'en  anglais.  Pourquoi? 

Sans  doute  la  langue  est  beaucoup  plus  difficile,  les  relations 
de  nos  élèves  et  de  leurs  familles  plus  rares  avec  l'Allemagne 
qu'avec  l'Angleterre,  nous  n'avons  pas  de  jeux  allemands,  et  nos 
stages  d'Outre-Rhin  ont  été,  surtout  au  début,  beaucoup  moins 
fréquents  que  ceux  d'Outre-Manche. 

Et  puis  nous  n'avons  que  deux  professeurs  d'allemand  contre 
quatre  d'anglais. 

Nous  allons  remédier  en  partie  à  ces  lacunes  en  prenant,  à  la 
rentrée  de  1906,  un  troisième  maitre  allemand. 

Les  stages  ont  été  organisés  par  M.  Trocmé  avec  beaucoup  de 
méthode  et  de  conscience.  Nous  rappelons  aux  parents  de  nos 
élèves  actuels  et  surtout  aux  parents  de  nos  élèves  futurs,  notre 
désir  de  voir  terminés  avant  la  quatrième  le  stage  en  Angleterre 
et  le  stage  en  Allemagne.  Il  est  à  peu  près  impossible,  une  fois 
passée  la  cinquième,  de  donner  aux  séjours  à  l'étranger  autre 
chose  que  les  vacances,  et  souvent  c'est  trop  peu. 

Dans  l'Enseignement  secondaire,  les  langues  étrangères  ont  eu, 
au  concours  de  l'Enseignement  libre,  un  succès  inespéré  :  nous 


230  LE   JOURNAL 

avons  eu  en  anglais  le  premier  (G.  Ferrand)  et  le  troisième  (Des- 
planches) et  en  allemand  le  premier  de  haute  lutte  (Grégorovitza) 
et  le  quatrième  (A.  Pusinelli).  A  Grégorovitza  j'ai  demandé  non 
seulement  de  m'aider  à  dirig-er  la  table  d'allemand  du  Coteau, 
mais  encore  d'enseig-ner  l'allemand  aux  plus  faibles  de  ses  ca- 
marades de  seconde.  L'essai  a  réussi,  en  bonne  partie  du  moins. 
La  grande  bonne  volonté  des  élèves  au  d«''but  a  fléchi  en  fin 
de  trimestre,  mais  l'expérience  reste  faite,  très  intéressante  à 
tous  égards. 

Qu'il  me  soit  permis  de  signaler  encore  le  travail  important 
que  les  élèves  de  Mathématiques  et  de  Philosophie  ont  fait  sous 
ma  direction  :  nous  avons  complètement  traduit,  en  moins  de  six 
mois,  le  T'extbookof  psychology,  de  W.  James.  La  traduction  n'est 
pas  parfaite  et  doit,  pour  être  publiée,  être  remaniée  complète- 
ment. Mais  j'aime  à  dire  la  bonne  volonté,  parfois  enthousiaste, 
de  mes  collaborateurs,  leur  perspicacité,  et  la  joie  que  nous  a 
donnée  à  tous  cette  œuvre  mutuelle  et  cette  longue  communion  de 
pensée  avec  un  psychologue  et  un  pédagogue  de  premier  ordre. 

J'ai  dit  tout  à  l'heure  nos  succès  dans  un  concours  libre  :  le 
baccalauréat  a  été  pour  nos  élèves  une  aussi  heureuse  épreuve. 
Tous  les  élèves  que  l'École  présentait  ont  été  reçus.  «  Mais,  me 
dira-t-on,  vous  avez  choisi  les  meilleurs  ?  »  Je  répondrai  qu'il  y 
a  des  élèves  inaptes  à  de  tels  examens,  que  notre  devoir  est  de  les 
en  éloigner  et  de  supplier  les  parents  d'accepter  notre  manière 
de  voir;  que  l'École  ne  peut  prendre  la  responsabilité  de  tels 
échecs. 

Mais  je  puis  dire  le  nombre  de  ceux  qui  se  sont  présentés  sans 
notre  appui  :  ils  étaient  quatre.  L  un  d'eux  a  été  reçu. 

Si  quelque  esprit  grincheux  veut  nous  rendre  responsables  de 
la  totalité  des  élèves  qui  ont  passé  l'examen,  nous  pouvons  en- 
core présenter  comme  parfaitement  honorable  cette  moyenne 
de  dix  élèves  reçus  sur  treize  candidats. 

Notre  classe  de  première  de  cette  année  n'est  inférieure  en  rien 
à  celle  qui  l'a  précédée,  et  lui  est  supérieure  en  certains  points. 

Nos  Mathématiciens  sont  moins  entrainés  peut-être,  pour 
diverses  raisons  indépendantes  de  nous. 


DE    l/ÉCOLE    DES    ROCHES.  231 

Nous  pouvons  espérer  pourtant  d'encourageants  succès. 

Les  interrogations  de  semaine  ou  de  quinzaine  ont  été  plus  ri- 
goureuses encore  et  nous  devons  un  merci  tout  spécial  et  aux 
professeurs  qui  ont  bien  voulu  accepter  ce  surcroit  de  travail, 
et  à  nos  amis  de  Paris  qui  sont  venus  interroger  nos  élèves  de 
seconde,  de  première,  de  mathématiques,  ou  de  philosophie. 

Nous  reprendrons,  en  1906,  la  classe  de  Mathématiques  élé- 
mentaires supérieures,  transition  entre  le  baccalauréat  et  la 
licence  ou  les  grandes  écoles.  Nous  serons  heureux  de  recevoir 
le  plus  tôt  possible  des  inscriptions. 

M.  Lange  dit  plus  loin  en  fort  bons  termes,  l'esprit  de  notre 
enseignement  scientifique. 

Je  tiens  pourtant  à  insister  sur  un  point. 

Nous  avons  un  laboratoire  de  chimie  très  bien  monté  et  en- 
tretenu avec  un  soin  parfait  par  M.  Delétra. 

Notre  laboratoire  de  physique,  très  suffisant  pour  un  ensei- 
gnement théorique,  ne  nous  permet  pas  assez  de  travaux  pra- 
tiques et  on  sait  quelle  importance  nous  attachons  aux  mani- 
pulations, qui  font  retrouver  à  l'élève  les  grandes  découvertes 
des  créateurs  de  la  science,  et  qui,  en  lui  donnant  la  féconde 
illusion  de  constantes  inventions,  stimulent  et  développent  son 
initiative. 

Nous  n'avons  pas  de  milliardaire  en  France,  c'est  entendu. 
Nous  n'osons  espérer  qu'un  Carnegie  d'outre-mer  entende  notre 
appel  et  nous  construise  le  laboratoire  rêvé.  Qui  sait  pour- 
tant? 

Mais  ce  laboratoire,  nous  voulons  l'avoir  pour  1900,  et  nous 
sommes  sûrs  que  ceux  qui  s'intéressent  à  l'École,  que  les  parents 
qui  veulent  pour  leurs  fils  une  éducation  scientifique  parfaite, 
que  de  généreux  donateurs  amis  du  progrès  et  du  progrès  essen- 
tiel aujourd'hui,  celui  de  l'éducation,  nous  aideront  et  nous 
permettront  de  réaliser  notre  rêve. 

Car  ce  sont  nos  vraies  joies,  aux  Roches,  d'apporter  chaque 
année  une  pierre  nouvelle  à  l'École  et  par  là  un  progrès  à 
notre  œuvre  morale. 

Nos  visiteurs  ont  admiré,  à  l'exposition  de  l'École,  les  splen- 


:232  LE   JOURNAL 

dides  cartes  en  relief  et  en  couleur  des  élèves   de  M.  Wilbois. 

Nous  devons  signaler  l'intérêt  très  grand  que  prennent  à  la 
géographie  et  nos  professeurs  et  nos  élèves.  Il  y  a  comme  un 
match  entre  les  diverses  classes,  match  de  disciples,  mais  aussi 
match  de  maîtres.  Ils  font  appel  à  tout  ce  qui  peut  rendre  cet 
enseignement  captivant  :  Vues,  photographies,  cartes  postales, 
beaux  atlas,  grandes  cartes  murales,  et  surtout  excursions  et 
voyages. 

Il  nous  souvient  qu'il  y  a  trois  ans,  un  inspecteur  général 
visitant  l'École  avait  trouvé  nos  collections  un  peu  maigres,  et 
notre  enseignement  de  la  géographie  un  peu  sec. 

Nous  nous  sommes  piqués  aa  jeu  ;  cette  remarque  a  été  pour 
nous  très  féconde,  et  si  l'inspecteur  général  revenait  aujour- 
d'hui, il  verrait  avec  joie  que  son  idée  a  germé  et  produit 
une  riche  moisson. 

L'enseignement  de  l'histoire  en  a  profité,  puisqu'il  est  intime- 
ment lié  à  celui  de  la  géographie,  et  c'est  une  résurrection  du 
passé  que  tentent  avec  succès  nos  professeurs,  en  particulier 
M.   Desgranges  et  M.  Trocmé. 

Le  dessin  lui-même  est  venu  apporter  à  l'histoire  son  con- 
cours :  l'enseignement  de  M.  Storez  n'a  fait  parfois  que  vivifier 
et  préciser  encore  celui  de  M.  Desgranges. 

M.  Dupire  s'est  plus  exclusivement  consacré  au  modelage  et 
aux  décors  —  avec  quel  succès,  —  ceux-là  le  savent  qui  ont  vu 
les  décors  des  Romanesques  et  ô'Athalie  et  les  modelages  ex- 
posés à  la  Fête  de  l'École.  M.  Storez  a  fait  un  cours  de  construc- 
tion aux  élèves  de  la  section  spéciale  et  il  dit  plus  loin  ses 
essais  dans  l'enseignement  du  «  dessin  libre  ». 

Non  seulement  le  dessin  libre  a  réussi  aux  Roches,  mais  M.  Sto- 
rez a  fait  œuvre  plus  haute  encore  en  développant  chez  tous 
ses  élèves  l'esprit  d'observation  et  en  nous  enseignant  à  tous, 
grands  et  petits,  les  lois  de  la  beauté  rationnelle. 

Je  parlais  de  son  cours  en  section  spéciale  :  il  l'a  toujours 
illustré  par  des  exemples  concrets  et  des  visites  à  des  maisons 
nouvelles  à  Verneuil, 

Ces  élèves    de  la  section  spéciale  sont  des   enfants   gfttés  : 


DE  l'École  des  roches.  233 

pour  eux  nous  avons  créé  cette  année,  dès  la  quatrième,  des 
cours  de  mécanique  qui  reçoivent  leur  application  pratique 
dans  l'étude  des  machines  de  l'École  et  leur  complément  dans 
le  travail  du  fer,  inauguré  cette  année  par  iM.  Ouinet. 

Des  cours  d'industrie  les  mettent  au  courant  des  progrès  ac- 
tuels et  leur  permettent  de  choisir,  à  leur  sortie  de  l'École,  et 
en  connaissance  de  cause,  la  voie  qui  leur  convient.  Ces  cours 
sont,  de  plus,  une  application  réelle,  concrète,  vivante,  des 
leçons  de  physique  et  de  chimie. 

De  cette  année  encore  datent  des  leçons  de  droit  pratique,  et 
de  géographie  commerciale.  M.  Roux  a  étudié,  en  suivant  à 
peu  près  l'ordre  du  beau  travail  de  M.  Poinsard,  les  échanges 
des  principaux  pays  du  monde. 

En  mêuie  temps,  nous  poussions  énergiquement  notre  en- 
seignement agricole.  Et  nous  sommes  si  bien  lancés  que  nous 
avons  l'espoir  de  retenir  à  l'École  nos  plus  grands  élèves  qui 
recevraient  à  notre  ferme  une  première  initiation  pratique  et 
dans  nos  laboratoires  un  solide  enseignement;  nous  les  enver- 
rions ensuite  dans  une  ou  deux  fermes-écoles  bien  choisies, 
en  France  ou  à  l'étranger,  où  des  hommes  en  qui  nous  avons 
foi  leur  enseigneraient  l'art  de  la  culture,  tout  en  continuant 
leur  formation  morale. 

Voilà  le  bilan  de  notre  année  d'études  et  quelques-uns  de  nos 
projets. 

De  notre  marche  en  avant  les  professeurs  de  l'École  doivent 
recueillir  l'honneur.  Nous  aimons  à  dire  pourtant  combien  nous 
sommes  redevables  à  certains  de  nos  visiteurs,  en  particulier  à 
M.  Perrière  et  à  M.  Mélikian.  Ils  ont  eu  l'amabilité  de  nous  dire 
qu'ils  avaient  beaucoup  appris  aux  Roches  ;  nous  avons  appris 
au  moins  autant  qu'eux;  ils  nous  ont  fait  profiter  de  leur  expé- 
rience, de  leurs  réflexions,  et  ont  bien  voulu  nous  donner  sur 
notre  œuvre  un  jugement  impartial  et  sympathique,  qui  reste 
pour  nous  un  encouragement  précieux. 

G.  Rertier. 


234  LE   JOURNAL 


L^ENSEIGNEMENT  DES  SCIENCES 

Notre  École  ne  mériterait  pas  son  nom  d'  «  École  Nouvelle  » 
si  la  question  des  méthodes  d'enseignement  n'y  était  pas  sans 
cesse  à  l'ordre  du  jour.  En  ce  qui  concerne  renseignement  des 
sciences  en  particulier,  on  ne  se  contente  pas  d'adopter  les  nou- 
veaux programmes  et  d'en  tirer  le  meilleur  parti  possible.  Le 
but  que  l'on  se  propose  est  surtout  le  développement  libre  des 
intelligences.  Évitant  avec  soin  tout  ce.  qui  peut  déformer  les 
jeunes  cerveaux,  on  s'efforce  de  réagir  contre  la  tendance, 
malheureusement  trop  répandue  encore  aujourd'hui,  de  faire 
de  l'enseignement  scientifique  un  enseignement  où  les  sciences 
abstraites  occupent  de  bonne  heure  une  place  trop  importante 
au  détriment  des  sciences  d'observation  et  d'expérimentation. 

Il  est  entendu  que  l'étude  des  sciences  exactes  constitue  une 
excellente  discipline  intellectuelle  en  donnant  à  l'enfant  des 
habitudes  de  précision  qu'il  ne  pourrait  g;uère  acquérir  autre- 
ment. Mais  encore  faut-il  que  ces  études  soient  appropriées  à 
son  âge  et  à  ses  forces  et  de  telle  façon  que  le  mot  «  instruire  » 
ne  soit  pas  synonyme  d'  «  ennuyer  »  et  quelquefois  de  «  tor- 
turer ».  Et  puis,  une  discipline  intellectuelle  quelle  qu'elle  soit, 
si  on  en  abuse,  exalte  certaines  facultés  et  laisse  les  autres  s'a- 
trophier. C'est  ainsi  que  l'esprit  mathématique ,  avec  son  pli 
particulier,  est  malhabile  à  se  débrouiller  dans  les  sujets  pra- 
tiques. Habitué  à  résoudre  des  problèmes  dont  les  données  sont 
simples  et  bien  définies,  le  mathématicien  se  perd,  s'égare  dans 
la  complexité  et  l'indétermination  des  choses  concrètes  et  réelles. 

De  plus,  l'abus  des  sciences  abstraites  donne  à  l'enfant  une 
tournure  d'esprit  qui  l'éloigné  de  plus  en  plus  de  la  nature. 
Il  en  arrive  à  se  figurer  que  l'on  peut  tout  ramener  au  nombre, 
que  l'étude  de  la  nature  n'est  plus  qu'une  question  d'équations 
et  que  le  temps  est  proche  où  toutes  les  sciences  s'étudieront 
au  tableau  noir. 

C'est  pour  donner  à  nos  enfants  le  correctif  nécessaire  aux 


riE  l'école  des  roches.  235 

insuffisances  et  aux  défauts  de  l'esprit  mathématique  que  nous 
développons  de  plus  en  plus  à  l'École  renseignement  des 
sciences  expérimentales. 

Quant  à  la  méthode,  elle  est  autant  que  possible  conforme 
au  principe  qui  consiste  à  partir  du  concret  et  du  particulier 
pour  aller  peu  à  peu  à  l'abstrait  et  au  général.  «  Les  hommes, 
a  dit  Herbert  Spencer,  croient  que,  parce  que  les  formules  gé- 
nérales qu'ils  ont  trouvées  pour  exprimer  des  groupes  de  cas 
particuliers  ont  simplifié  leurs  conceptions  en  réunissant  plu- 
sieurs faits  en  un  seul,  ces  mêmes  formules  simplifieront  de 
même  les  conceptions  d'uu  enfant.  Ils  oublient  qu'une  généra- 
lisation n'est  simple  qu'en  comparaison  de  la  masse  entière  de 
vérités  particulières  qu'elle  comprend,  mais  qu'elle  est  plus 
complexe  qu'aucune  de  ces  vérités  prise  isolément;  que  ce  n'est 
qu'après  qu'un  certain  nombre  de  ces  vérités  isolées  ont  été 
acquises  que  la  généralisation  soulage  l'esprit  et  aide  la  raison, 
et  que,  pour  un  esprit  qui  ne  possède  point  les  vérités  isolées, 
la  généralisation  reste  nécessairement  un  mystère.  C'est  ainsi 
que,  confondant  deux  espèces  de  simplifications,  les  maîtres 
ont  constamment  erré  en  commençant  par  les  «  premiers  prin- 
cipes »  :  manière  de  procéder  essentiellement  contraire  à  la 
règle  fondamentale,  qui  est  de  présenter  à  l'esprit  les  principes 
par  l'intermédiaire  des  exemples,  de  le  conduire  du  particulier 
au  général,  du  concret  à  l'abstraite  » 

Passons  maintenant  en  revue  chacune  des  branches  de  notre 
enseignement  scientifique. 

Chimie.  —  Sous  la  bonne  direction  de  notre  collègue  M.  De- 
létra,  l'étude  de  la  chimie  se  poursuit  de  la  façon  la  plus 
intéressante  et  la  plus  concrète  dans  le  coquet  laboratoire 
de  l'École.  C'est  là  que  se  donnent  toutes  les  leçons;  de  cette 
façon,  la  chimie  cesse  d'être  pour  l'enfant  une  science  de  for- 
mules, celles-ci  ne  venant  qu'ensuite  comme  moyen  de  sou- 
lager sa  mémoire. 

1.  Herbert  Spencer,  De  l'éducation  intellectuelle,  morale  et  physique. 


236  LE   JOURNAL 

Les  travaux  pratiques  occupent  dans  cet  enseignement  la 
place  très  importante  qu'ils  doivent  avoir.  L'élève  trouve  au 
laboratoire  tout  ce  quïl  lui  faut  pour  faire  ses  expériences  et, 
le  plus  souvent,  on  le  laisse  se  débrouiller  tout  seul.  Ses  expé- 
riences ne  lui  réussissent  pas  toujours,  il  s'en  faut,  mais  alors, 
avec  l'aide  du  professeur  qui  étudie  avec  lui  les  causes  de  son 
insuccès,  il  retire  de  son  expérience  manquée  un  enseignement 
tout  aussi  profitable  que  s'il  avait  réussi  du  premier  coup. 

Physique.  —  C'est  dans  le  même  esprit  qu'on  s'efforce  de 
donner  l'enseignement  de  la  physique  en  lui  rendant  de  plus 
en  plus  son  véritable  caractère  de  science  expérimentale.  Le 
temps  est  passé  où  la  classe  de  physique  était  regardée  comme 
une  succursale  de  la  classe  de  mathématiques;  où  la  loi  de 
Mariette,  par  exemple,  était  l'occasion  d'innombrables  pro- 
blèmes du  second  degré  ou  bien  encore  les  calculs  d'espace 
nuisible  dans  les  machines  pneumatiques  l'occasion  d'aligner 
de  belles  équations  et  de  faire  de  subtiles  éliminations. 

De  plus,  dans  les  nombreuses  applications  numériques  que 
l'on  fait  faire  aux  élèves,  on  les  habitue  de  bonne  heure  à  se 
préoccuper  du  degré  de  précision  qu'on  est  en  droit  d'exiger 
dans  leurs  calculs.  On  leur  rappelle  constamment  que  les  don- 
nées d'un  problème  de  physique  sont  des  résultats  d'expériences 
et,  comme  telles,  entachées  d'erreurs  inévitables  plus  ou  moins 
grandes;  qu'il  est  inutile,  par  conséquent,  de  tenir  compte,  dans 
les  calculs,  des  chiffres  dont  la  suppression  entraînerait  des 
erreurs  plus  faibles  que  celles  faites  dans  les  mesures. 

Et  ainsi  disparait,  chez  l'élève,  ce  scepticisme  à  l'égard  des 
calculs  auxquels  donne  lieu  l'élude  des  phénomènes  physiques; 
il  ne  se  croit  plus  autorisé  à  dire  qu'en  physique,  tous  les  cal- 
culs sont  faux. 

Mais  ce  n'est  pas  tout;  il  faut  aussi  lui  apprendre  de  bonne 
heure  ce  qu'est  la  méthode  scientifique;  lui  montrer  comment 
on  utilise  des  observations  isolées  pour  généraliser.  Des  con- 
naissances isolées  servent  peu  pour  le  développement  de  l'intel- 
ligence; il  faut  donc  enseigner  à  l'élève  le  moven  de  relier  des 


2;J()  bis. 


•23T 


iiE  l'kcole  des  rocqes.  237 

faits  épars  et  d'en  dégainer  une  loi,  A  cet  effet,  on  Tliabitue  de 
bonne  heure  à  l'emploi  des  constructions  graphiques  qui  non 
seulement  donnent  d'une  façon  frappante  l'allure  d'un  phéno- 
mène, mais  encore  font  pénétrer  dans  son  esprit  les  idées  si 
importantes  de  fonction  et  de  continuité.  En  même  temps,  il 
apprend  comment,  tout  en  généralisant  Texpérience,  on  corrige 
nécessairement  par  le  graphique,  les  nombres  qu'elle  a  donnés. 
D'ailleurs,  l'usage  des  graphiques  facilite  singulièrement  l'é- 
tude de  certains  chapitres  de  la  physique;  il  permet  de  résumer 
en  une  image  frappante  un  ensemble  de  résultats  que  l'élève 
ne  retiendrait  que  difficilement  sans  cela.  Interrogés  u  ce  sujet, 
nos  grands  élèves  de  Mathématiques  ne  manqueraient  pas  de 
citer  l'étude  de  la  compressibilité  des  fluides,  l'étude  de  l'é- 
quilibre d'un  corps  pur  sous  plusieurs  phases;  celle  des  solu- 
tions, etc.,  etc.  ^ 

Sciences  naturelles.  —  En  sixième,  étude  de  l'homme  et  des 
animaux,  en  s'attachant  à  montrer  Futilité  de  la  zoologie  pour 
l'agriculture  (animaux nuisibles  et  utiles). 

Quatrième  (géologie).  Étude  des  effets  de  l'eau  et  du  feu  cen- 
tral —  les  différents  terrains  —  et  toujours  la  préoccupation 
de  montrer  comment  la  science  sert  de  base  aux  applications 
agricoles  industrielles.  Dansée  but,  on  s'est  étendu  davantage 
sur  les  parties  du  cours  se  prêtant  aux  développements  prati- 
ques :  reboisement,  pétrole,  houille,  etc. 

En  troisième  (zoologie).  Étude  de  l'homme;  même  désir  de 
chercher  à  expliquer  les  faits  de  la  vie  quotidienne  :  nourriture, 
marche,  voix,  sensibilité,  etc.  (Note  de  M.  Paul  Houx.) 

Les  élèves  de  seconde  classique  et  moderne  ont  étudié  les 
différents  représentants  du  règne  animal,  depuis  les  infusoires 
jusqu'aux  insectes,  inclusivement.  Des  spécimens  mis  entre  les 
mains  des  élèves  sont  venus  compléter  cet  enseignement  essen- 
tiellement concret. 

Les  mathématiciens  et  les  philosophes  se  sont  particulièrement 
attachés  à  l'étude  de  l'homme  et  de  la  botanique.  Ils  ont,  de 
plus,  fait  quelques  dissections  qui  leur  ont  permis  de  se  rendre 

17 


238  LE   JOURWAL 

compte  par  eux-mêmes  des   dispositions  de    certains  organes 
complexes  :  cerveau,  cœur,  poumon.  (Note  de  M.  Fatras.) 

Mathématiques.  —  Des  expériences  intéressantes,  qui  ont 
donné  de  bons  résultais,  ont  été  faites  cette  année  par  notre 
collègue,  M.  Wilbois.  Il  fallait  pour  cela  un  terrain  neuf,  non 
encore  encombré  de  certaines  méthodes  dont  l'influence  n'au- 
rait pas  manqué  de  se  faire  sentir  et  aurait  rendu  difficile  l'ap- 
plication d'idées  nouvelles.  C'est  pourquoi  nous  ne  parlerons 
ici  que  des  classes  de  cinquième  et  de  quatrième. 

Un  premier  pointauquel  s'est  attaché  notre  collègue,  c'est 
d'établir  dans  son  enseignement  un  lien  étroit  entre  les  trois 
branches  des  mathématiques  :  arithmétique,  géométrie,  algèbre. 
Dans  ce  but,  un  même  problème  est  l'ésolu  successivement  par 
l'arithmétique,  par  l'algèbre,  puis  par  la  méthode  graphique. 

En  algèbre,  on  s'est  abstenu  de  commencer  par  des  théories 
générales.  Aussi,  contrairement  aux  indications  du  programme, 
on  a  été  obligé  de  laisser  de  côté  les  segments  dirigés;  mais 
on  s'est  attaché  à  la  résolution  des  équations  numériques  du 
l*'  degré  à  une  et  plusieurs  inconnues,  avant  de  s'occuper  du 
calcul  algébrique.  En  un  mot,  on  a  fait  de  l'abstraction  pro- 
gressive. 

En  géométrie,  on  sVst  inspiré  de  la  méthode  de  M.  Méray  et 
on  n'a  pas  craint  de  partir  de  l'intuition  aux  dépens  de  la 
rigueur  scolastique. 

C'est  un  fait  établi  depuis  longtemps,  que  le  jeune  débutant  est 
incapable  de  goûter  la  belle  ordonnance  de  l'édifice  logique, 
bâti  sur  les  Éléments  d'Euclide.  11  faut,  sous  peine  de  le  rebuter, 
souvent  à  jamais,  commencer  par  une  géométrie  concrète.  En 
s' élevant  ensuite  peu  à  peu,  on  arrivera  sans  peine  à  le  mettre 
en  état  de  lire  avec  fruit,  et  d'apprécier,  pendant  ses  dernières 
années  d'études,  les  beaux  traités  aux  démonstrations  si  élé- 
gantes, parus  dans  ces  derniers  temps. 

En  cinquième  et  en  quatrième,  on  a  adopté  le  programme  sui- 
vant :  Le  troisième  livre  (similitude  en  général).  Les  droites 
concourantes  dans  les  Iriangles  (1"  livre).    —  La  théorie   du 


DE  l'École  des  roches.  239 

triangle  rectangle  (théorème  de  Pythagore,  etc.)  (3''  livre).  —  Le 
cercle  (2°  livre).  —  La  similitude  dans  le  cercle  (3*  livre). 

Un  certain  nombre  de  travaux  pratiques  ont  été  exécutés  par 
les  jeunes  élèves.  On  avait  en  vue  deux  buts  :  d'abord  l'exécu- 
tion des  problèmes  d'algèbre  par  des  graphiques  exacts  et  aussi 
la  résolution  de  problèmes  de  similitude  sur  le  terrain  (Ex.  : 
mesurer  à  la  chaîne,  par  les  triangles  semblables,  la  distance  à 
un  point  inaccessible). 

L'autre  but  poursuivi  a  été  d'habituer,  dans  les  exercices,  les 
élèves  à  rendre  l'erreur  minima  et  à  apprécier  l'intluence  d'une 
erreur  sur  le  résultat.  Cela  constitue  une  bonne  préparation  à  la 
physique. 

Nous  terminerons  cet  aperçu  par  deux  remarques  qui  s'appli- 
quent d'ailleurs  à  tout  notre  enseignement. 

Nous  faisons  tous  nos  ellbrls  pour  réagir  contre  la  vieille  habi- 
tude de  mettre  tout  l'enseignement  en  leçons.  Nous  cherchons  à 
«  enseigner  »  le  moins  possible,  en  faisant  «  trouver  »  à  l'élève  le 
plus  possible.  Nous  tenons  à  faire  de  lui  non  un  récepteur  passif, 
mais  un  chercheur  actif  qui  observe  et  qui  découvre. 

Enfin,  nous  évitons  avec  soin  les  classes  nombreuses.  Nous 
voulons  pouvoir  suivre  de  très  près  chacun  de  nos  élèves,  les 
plus  faibles  comme  les  plus  forts  ;  aussi  ne  craignons-nous  pas 
de  dédoubler  une  classe  (et  c'est  ce  qui  a  été  fait  cette  année 
pour  la  seconde  et  la  troisième),  dès  que  son  effectif  dépasse  le 
chifïre  qui  a  été  établi  dès  la  fondation  de  l'École. 

G.  Lange. 

Der  deutsche  Unterricht  in  der  Ecole  des  Roches. 

Wie  in  allen  hoheren  Schulen  Frankreichs,  so  wird  auch  in 
unserer  Anstalt  eifrig  Deutsch  getrieben.  Bei  uns,  in  der  Ecole 
des  Roches,  wird  dièses  Lehrfach  sogar  viel  besser  gepflegt  als  in 
den  (lymnasien.  In  den  letzteren  nâmlich  kônnen  die  Schïiler  nur 
wâhrend  des  deutschen  Unterrichts  deutsch  sprechen,  aber  hier, 
haben  sie  viel  mehr  (jelegenheit  dazu.  Wir  haben  hier  zwei  ausge- 
zeichnete  Lehrer   fiir  die  deutsche    Sprache,   llerrn  Hoeflich  und 


240  LE    JOURNAL 

Herrn  Thiry,  die  sich  stets  eifrig  bemiihen  den  Schiilern  dièse 
nlitzliche  Sprache  bei/Aibringen.  Ausserdem  sprechen  noch  einige 
Lehrer  fliessend  deutsch  wie  z.  B.  Herr  Direktor  Bertier,  Herr  Pro- 
fesser Trocmé,  Herr  Mattiematikprofessor  Lange  und  Herr  Che- 
mieprofessor  D'"  Délétra,  sowie  Frau  Bertier,  Frau  Bell,  Fran  Trocmé, 
Fràulein  Demolins,  Frâulein  Sclilipphacke  und  Friiulein  von  St.  Pol. 

Was  die  Schiller  anbetrifft,  so  sind  nur  drei  von  ihnen  dieser 
Sprache  mâchtig  :  John  Waddington,  Vladimir  Werefkine  und  An- 
dréas Pusinelli. 

Wir  sehen  also  dass  die  deutsche  Sprache  in  unserer  Anstalt 
zahlreich  genug  vertreten  ist  und  dass  die  Schiller  wirklich  Gele- 
genheit  haben,  dièse  Sprache  zu  erlernen.  An  guten  Einrichtungen 
dafiir  fehlet  es  auchdurchaus  nicht.  Es  gibt  deren  gar  mannig- 
faltige.  aber  die  vorziiglichste  von  allen  ist  zweifellos  die  deutsche 
Unterhaltung  beim  Abendessen.  In  jedem  der  fiinf  Hauser  nâmlich 
besteht  der  Speisesaal  ans  drei  Tischen.  Beim  Mittagessen  wird  an 
allen  Tischen  franzosisch  gesprochen;  beim  Abendessen  aber  spricht 
man  nur  an  cinem  Tische  franzosisch.  An  diesen  kommen  gewôhn- 
lich  die  Ausliinder  hin,  die  noch  kein  franzosisch  konnen;  von  den 
zwei  anderen  Tischen  ist  der  eine  dem  Deutschen  und  der  andere 
dem  Englischen  gewidmet. 

Jeder  Tisch  hat  seinen  Leiter.  Im  Coteau  Z.  B.  ist  Herr  Bertier 
der  Leiter  des  deutschen  Tisches,  im  Vallon  Frl.  von  St.  Pol,  in  der 
Guichardière  Herr  Thiry,  in  den  Pins  Frl.  Schlipphacke  und  in  den 
Sablons  Herr  Trocmé.  Die  Schiller  sind  wohl  gezwungen  die 
Sprachen  der  betreffenden  Tische  zu  sprechen,  widrigenfalls  ihnen 
der  Nachtisch  entzogen  wird  oder  sie  10  Gt.  Strafe  zahlen  milssen. 

Was  den  grammatischen  Unterricht  der  deutschen  Sprache  anbe- 
trifft, sohaben  hier  die  kleinen  Schiller  vier  Stunden  wôchentlich 
und  die  grossen  zwei.  In  diesen  treibt  man  viel  Grammatik,  viel 
Lekture  und  recht  viele  Ubersetzungen.  Ich  selbst  habe  die  Ehre  in 
einer  Khisse  den  deutschen  Unterricht  zu  erteilen.  Da  niimlich 
Herr  Hoellich  und  Herr  Thiry  sehr  beschaftigt  sind,  so  hat  mir 
Herr  Direktor  Bertier  die  Unterprima  anvertraut.  Ich  gebe  dort 
zwei  Stunden  wôchentlich.  Ich  tue  mein  môglichesum  meinen  Schii- 
lern etwas  beizubringen,  trotz  dem  aber  muss  ich  gestehen,  dass  sie 
langsam  fortkommen.  Die  vielen  unregelmiissigen  Verba,  an  denen 
ja  die  deutsche  Sprache  ausserordentlich  reich  ist,  sowie  die  vers- 
chiedenen  Praepositionen  und  Artikel  bereiten  ihnen  sehr  grosse 
Schwierigkeiten. 

Mit  dem  Englischen  hat  man  in  unserer  Schule  griissere  Erfolge 
erzielt  als  mit  dem  Deutschen.  Dièses  lâsst  sich  aber  durch  die  ans- 


DE  l'École  des  roches.  :241 

serordentliche  Schwierigkcit  der  deutschen  Sprache  erkiàren.  Der 
P'ranzose  lernt  nàmlich  tausendmal  leichter  englisch  als  deutsch. 
Trotzdem  aber  entmuUgen  wir  uns  nicht.  Es  geht  jaimmer  besser  mit 
dem  Deutschen;  im  niichsten  Schuljahr  werden  wir  einen  deut- 
schen Lehrer  mehr  haben  und  dann  werden  wir  mit  dem  Deutschen 
hoffentlich  dieselben  glucklichen  Erfolge  haben,  wie  mit  dem  En- 
glischen. 

Eudoxe  Em.  Grégorovitza. 


NOTES  SUR  VERNEUIL 

Une  des  qualités  les  plus  nécessaires  à  un  professeur  à 
rÉcole  des  Roches  doit  être  la  ténacité  dans  ses  desseins.  Cet 
esprit  de  stabilité  sera  le  nécessaire  contrepoids  de  notre  désir 
d'innovation. 

Voici  maintenant  un  autre  principe  qui  nous  est  cher  :  ne  pas 
nous  en  tenir  aux  formules  qui  nous  ont  été  suggérées  à  nous- 
mêmes  par  nos  maîtres,  mais  en  vérifier  constamment  la  portée 
et  l'efficacité  éducative;  adapter  à  notre  jeune  auditoire  la 
donnée  scientifique  la  plus  nouvelle,  ne  jamais  nous  «  cristal- 
liser »  dans  nos  connaissances  de  jeunesse,  ni  surtout  —  oh! 
surtout!  —  ne  jamais  hésiter  à  transmettre  d'une  façon  plus 
vivante  et  plus  neuve  ce  qui  ne  nous  fût  pas,  jadis,  transmis 
ainsi. 

C'est  pour  ces  raisons  que,  persévérant  dans  une  tentative 
d'enseignement  dont  il  m'a  été  donné  de  faire  le  bref  exposé 
dans  le  Journal  de  l'Ecole  des  Roches  de  1904,  et  parti  avec 
mes  élèves  des  origines  mystérieuses  du  peuple  égyptien,  ayant 
vu,  aux  premiers  jours  de  la  quatrième,  les  rayons  du  soleil 
levant  dorant  la  statue  de  Memnon,  je  les  ai  conduits  en  ce 
terme-ci,  à  la  fin  de  leur  année  de  seconde  (géographie,  his- 
toire et  littérature  se  soutenant  toujours,  intimement  mêlées) 
jus(ju'aux  pièces  d'eaux  de  Versailles  où  le  dernier  éclat  d'un 
soleil  au  déclin  couvrait  d'une  pourpre  inquiétante  les  trophées 
coûteux  de  Louis. 


242  LE   JOURNAL 

Ainsi  donc,  nous  avons  suivi,  dans  leur  développement,  la 
vie  européenne  et  la  pensée  française,  procédant  du  connu  à 
l'inconnu,  nous  aidant  fortement  du  souvenir  des  yeux,  insistant 
sur  les  transitions,  ces  points  privilégiés  de  l'histoire  d'analyse, 
et  tâchant  d'aimer  chaque  époque  pour  les  nobles  élans  qu'elle 
sut  engendrer  et  les  belles  formes  d'art  qui  nous  l'immorta- 
lisent. 

Procéder  du  connu  à  l'inconnu,  du  concret  à  l'abstrait,  du 
regard  curieux  à  l'idée,  de  l'expérience  à  la  règle,  ne  sera-ce 
pas  aussi  nécessaire  en  éducation  littéraire  qu'en  éducation 
scientifique,  et  je  voudrais  ici,  précisément,  mieux  exposer  et 
plus  clairement,  cet  aspect  de  notre  méthode  par  l'étude  d'un 
exemple  particulier  ; 

Qu'est-ce,  pour  nos  garçons,  que  la  terre  de  France? —  C'est 
d'abord  le  pays  de  famille  et  le  coin  rêvé  de  province  où  ils  vont 
passer  leurs  vacances;  mais  aussi  ce  canton  de  la  bonne  Nor- 
mandie où  nous  vivons  ensemble,  neuf  mois  de  notre  année, 
cette  petite  place  forte  de  Verneuil  à  la  ceinture  d'eaux  endor- 
mies et  toute  pavoisée  de  tours. 

L'histoire  du  moyen  âge  nous  donnant  l'occasion,  au  cours 
de  la  classe  de  troisième,  d'aborder,  dans  son  développement, 
cette  cellule  de  la  vie  française  et  trop  contents  d'avoir  l'exemple 
sous  les  yeux,  l'exemple  fréquenté,  l'illustration  vivante,  nous 
n'avons  eu  garde  de  l'omettre  et  nous  nous  sommes  faits,  avec 
joie,  l'interprète  du  chant  des  ruisseaux  et  de  la  voix  calme  des 
pierres. 

Et  voici  ce  que  les  pierres  nous  ont  raconté  : 

<c  Romaines,  à  Verneuil,  nous  sommes  peu!  Ces  agriculteurs 
acharnés  sont  cependant  venus  déchirer  notre  terre;  ils  ont 
substitué  par  lépée  la  «  paix  romaine  »  à  cette  paix  villageoise, 
au  milieu  des  clairières,  dans  laquelle  les  Gaulois,  nos  pères, 
envoyaient  leurs  pèlerinages  au  sanctuaire  voisin  des  Car- 
nutes. . .   )) 

Et  les  aulnes  des  fossés  de  l'Avre  nous  ont  murmuré  ; 
«  Nous  sommes  les  parrains    du  pays;  tous  les  Verneuil  de 


DE  l'École  des  I{oches.  243 

France  sont  rejets  de  nos  branches.  Les  «  vergnes  »  ont  donné 
Vernenil  !  » 

Et  l'xVvre  paresseuse,  parmi  ses  lentilles  d'eau,  nous  parla  elle- 
même,  comme  il  suit  :  «  Le  Scandinave  Rollon,  lîls  des  déesses 
marines,  ce  barbare  accouru  chez  nous  au  gré  de  sa  barque  et 
des  flots,  et  maître  de  la  terre,  après  Saint-CIair-sur-Epte,  rame- 
nant son  elaive  au  fourreau,  fit  fleurir  sur  mes  bords  cette  jus- 
tice nouvelle  et  cette  joie  féconde  de  l'elFort  personnel,  qui  avait 
été  transmise  à  sa  race  dans  le  fécond  isolement  des  fjords  ». 

Et  les  pierres,  et  les  aulnes  et  les  eaux  des  remparts  s'écriè- 
rent d'une  voix  commune  :  «  Nous  sommes  les  éléments  de  la 
terre  normande  dont  les  fils,  à  la  suite  de  Guillaume  de  Falaise, 
ont  jadis  conquis  l'Angleterre  !  » 

Des  Français  aux  Anglais,  des  Anglais  aux  Français,  ballottée, 
disputée,  déchirée,  décimée,  pauvre  ville  frontière,  dans  le 
trouble  confus  des  nationalités  qui  n'émerg-eaient  pas  même  et 
parmi  les  haines  féodales,  comprenant  à  la  fin  sa  pensée  natio- 
nale, se  portant  vers  la  France  d'un  sursaut  de  son  cœur  et  s'at- 
tachant  définitivement  à  la  fortune  du  roi  sacré  par  Jeanne  à 
Reims...  telle  sera  l'histoire  de  Vernenil! 

Elle  est  ville  frontière  :  un  vieux  dicton  local  en  garde  la 
mémoire  et  dit  :  «  Avra  parva  licet,  Francorum  dividit  arva  ». 
C'est  l'Avre,  si  petite  quelle  soit,  qui  sépare  les  Français  de  la 
terre  normande.  Dès  1120,  le  vieux  Vernenil  est  bâti  par  Henri  P'  : 
ses  habitants  jouissent  de  privilèges;  puis,  pour  se  mieux  dé- 
fendre contre  les  coups  de  force,  la  ville  forme  trois  bourgs, 
ceint  chacun  de  ses  murs,  muni  de  ses  fossés,  qu'il  faut  prendre 
l'un  après  l'autre.  Les  nombreuses  rues  de  Vernenil,  d'ordinaire 
vallonées  et  gardant  la  trace  du  mot  «  Pont  »,  restent  un  sou- 
venir présent  de  ce  morcellement  intérieur.  Les  eaux  de  l'iton 
sont  amenées  par  une  dérivation  savante  pour  fortifier  la  ligne 
des  remparts;  trois  grosses  tours  massives  défendent  le  triangle  : 
au  creux  du  vallonnement,  la  vieille  tour  Gelée  s'enguirlande 
encore  sous  les  lierres,  et  la  Tour  Grise  (hélas!  un  peu  défigurée) 
a  défié  le  temps,  comme  elle  défiait  l'ennemi  par  ses  inexpu- 
gnables murs. 


'^kk 


LE   JOURNAL 


En  onze  ans,  la  ville  est  bâtie,  œuvre  d'une  volonté.  Les  fléaux 
s'abattent  sur  elle  :  tremblement  de  terre,  dit-on  (1182)  et  plus 
tard,  incendie  allumé  par  la  foudre.  Vite,  elle  se  relève  :  en  12i0, 
ses  habitants  sont  au  nombre  de  treize  mille,  ce  qui  est  environ 
le  triple  de  sa  population  actuelle.  En  1173  cependant,  la  ville 


VCE  DE  VERNEIIL     Ptldt.   lloilcllci 


avait  été  assiég-ée  par  Louis  le  Jeune  et  fort  maltraitée  par  les 
hommes  d'armes,  après  sa  capitulation.  Quatre  ans  plus  tard, 
elle  retombait  entre  les  mains  du  roi  d'Angleterre,  pauvre  ballon 
de  jeu  que  deux  camps  acharnés  semblent  se  disputer  l'un  ù 
l'autre  avec  la  frénésie  d'un  sport  cruel. 

Louis  VII  meurt,  Jean  sans  Terre  accomplit  son  célèbre  siège 
d'Évreux.  A  ce  moment  Philippe-Auguste  est  devant  Verneuil  ;  il 
apprend  le  massacre  d'Évreux,  part  dès  la  nuit  suivante,  surprend 
la  ville  et  passe  les  Anglais  au  fil  de  l'épée.  Mais,  pendant  Tab- 
sence  du  roi  de  France,  Richard  Cœur  de  Lion,  bondissant,  entre, 
victorieux,  dans  Verneuil. 

«  0  Richard,  ô  mon  roi!   » 


\)K    \.  ECOLE    DES    RitCUES. 


2i5 


Alternatives  diverses  :  la  petite  ville  redevient  fraïK-aise.  Sous 
Jean  le  Bon,  les  Anglais  la  brûlent  en  partie.  Voici  que  revien- 
nent les  heures  sombres.  Sous  Henri  V,  roi  d'Angletii-e,  après 
Azincourt,  la  Normandie  est  envahie  une  seconde  fois.  —  C'est 
l'époque  de  la  Grande  Bataille! 

Pouvons-nous  appeler  :  yrandi^  bataille,  une  mêlée  qui  dure 
trois  quarts  d'heure?  —  Oui,  puisque,  somme  toute,  cinq  mille 
Français  y  restent.  Le  chroniqueur  de  l'époque,  Monstrelet,  nous 


AUTRE    VIE    DE    VEIt^El  11,    (l'Iuit.   lillUclKT), 


a  laissé  le  récit,  naïvement  conté,  de  l'événement:  la  tactique  des 
Anglais  consiste  principalement  à  se  garantir  par  derrière  avec 
chevaux,  archers  et  bagages  ;  ils  perdent  néanmoins  plus  de 
seize  cents  des  leurs  ! 

Par  un  beau  soir  d'été  :  six  heures,  le  soleil  tombe  (27  août 
142i).  C'est  au  nord  de  Verneuil  que  le  combat  s'engage  et  des 
meurtrières  de  la  Tour  Grise,  nous  croyons  voir  renaître  la  ba- 
taille au  milieu  des  blés.  (Nos  petits  bicyclistes  ont  même 
su  découvrir,  dans  le  lieu  nommé  Saint-Denis,  quelques  vieilles 
statues  provenant  d'une  chapelle  qui  fut  élevée  au  lieu  du 
combat.) 


246  LE    JOURNAL 

Mais  je  ncntreprends  pas  de  raconter,  ici,  l'hisloire  de  Ver- 
iieuil.  Je  n"oi  que  l'ambition  d'exposer  une  méthode  d'enseigne- 
ment historique  qui  s'est  ellbrcée  de  rester  toujours  pittoresque 
et  expérimentale. 

Le-sujet  suivant  de  composition,  donné  à  nos  élèves  de  troi- 
sième comme  devant  servir  de  classement  à  la  fin  de  l'année, 
avait  été  précédé  de  la  note  que  voici  et  que  je  reproduis  afin  de 
préciser  plus  directement  mes  intentions  : 

(c  La  narration,  dont  le  sujet  suit,  devra  être  fortement  im- 
prégnée d'intérêt  local  et  les  difiérents  épisodes  devront  être 
situés  en  des  paysages  vus,  en  des  sites  connus  et  décrits  plus 
avec  vos  yeux  qu'avec  votre  imagination.   » 

Il  s'agissait  de  Thistoire  de  Jean  Bertin,  complément  narratif 
de  noire  étude  locale  et  qui  permettait  à  mes  élèves  de  tenter, 
dans  la  mesure  de  leurs  petites  forces,  la  fameuse  «  résurrection 
du  passé.  » 

C'est  en  IViO  :  le  cœur  pur  et  vaillant  de  la  bonne  Lorraine  a 
palpité  d'ardeur  sur  le  bûcher  de  Houen  :  La  garnison  anglaise, 
à  cette  époque,  ne  se  compose,  à  Verneuil,  que  de  120  soldats 
qui,  pour  suppléer  à  leur  petit  nombre,  contraignent  ses  habitants 
à  monter  la  garde;  Jean  Bertin.  le  meunier  du  Moulin-des-Mu- 
railles,  veut  rendre  la  ville  aux  Français.  Il  va  trouver  de  nuit 
le  capitaine  Robert  de  Floques.  tenant  garnison  à  Évreux.  Le 
29  juillet  liiO,  au  point  du  jour,  celui-ci  arrive  avec  ses  troupes 
au  pied  des  murailles  de  Verneuil.  C'est  un  dimanche.  Dans 
l'air,  qui  deviendra  bientôt  grésillant  de  chaleur,  les  cloches  du 
matin  tintent  la  première  messe.  Jean  Bertin  lâche  l'écluse 
obscure  de  son  moulin.  Bientôt  le  fossé  est  à  sec:  des  échelles 
sont  dressées  contre  les  murs  et  les  Français  pénètrent  dans  la 
ville.  Ils  surprennent  les  Anglais,  en  tuent  un  certain  nombre 
et  font  des  prisonniers.  Les  survivants  vont  chercher  refuge  à 
l'intérieur  de  la  Tour  Grise... 

Les  Français  entourent  celle-ci,  malgré  les  fossés  remplis 
d'eau.  Enfin,  le  23  août,  les  assiégés  demandent  à  capituler.  Ils 
ne  sont  plus  qu'une  trentaine... 

Cette  bonne  nouvelle  fut  apportée  à  Charles  Vil,  alors  c[u"il  se 


m:  LEcoi.E  r»ES  roches.  247 

trouvait  à  Chartres.  Peu  de  jours  après,  la  cilé  de  Verneuil  le 
recevait  en  grand  apparat.  Le  roi  de  France  était  escorté  des 
évêques  d'Auxerre,  d'Évreux  et  de  Lisieux.  Les  habitants  allèrent 
au-devant  du  monarque  et  oil'rirent  les  clés  de  la  ville  à  celui 
qui  avait  été  le  roi  de  Bourges  et  que  Jeanne  avait  fait,  par  sa 
piété  vaillante,  le  roi  du  pays  tout  entier. 

L'histoire  mihtante  de  Verneuil  en  tant  que  cellule  typique 
de  l'organisme  français  en  formation,  nous  parait  se  terminer  à 
cette  date.  Ensuite,  elle  eut  ses  jours  heureux  ou  malheureux, 
mais  vraiment  elle  n'eut  plus  d'histoire.  A  part  la  sanguinaire 
aventure  de  Frotté,  ce  ne  sont  que  documents  d'archives... 

Pour  traiter  le  sujet  donné,  nos  garçons  pouvaient  s  inspirer 
de  telle  poésie  de  Victor  Hugo  :  La  fiancée  du  Timbalier,  par 
exemple,  proposée  en  classe  comme  leçon  et,  pour  éviter  tout 
anachronisme,  il  leur  était  nécessaire  de  se  souvenir,  entre  autres 
détails,  que  si  Verneuil  comptait,  au  temps  passé,  sept  églises 
carillonnantes,  la  tour  de  la  Madeleine,  ornement  et  fierté,  joie 
des  yeux  et  du  cœur,  n'était  cependant  pas  construite,  édifiée 
qu'elle  fut  vers  1517,  en  un  style  qui  rappelle  une  des  tours  de 
Rouen,  par  des  artistes  italiens  et  de  passage. 

Nous  conclurons  maintenant  en  quelques  mots  :  Du  petit  au 
grand,  de  Verneuil  à  la  France,  c'est  ainsi  que  nous  voudrions 
faire  connaître,  faire  aimer  et  faire  retenir!  L'histoire  n'est  pas 
surtout  enfermée  dans  les  livres;  elle  rit  dans  les  cloches,  gri- 
mace dans  les  gargouilles  et  dure,  bien  vivante,  jusqu'à  nous 
dans  les  assises  du  château  fort.  La  pensée  héroïque  sort  du  fait. 
Nous  avons  vu  la  parole  de  la  Pucelle  :  <(  L'Anglais  sera  bouté 
hors  de  France  »  s'accomplir  dans  le  geste  de  Jean  Berlin;  mais 
il  semble  pourtant  que  la  vertu  saxonne  ait  laissé  quelque  chose 
de  sa  force  tenace,  dans  la  campagne  de  Verneuil,  puisque,  à 
l'École  des  Roches,  dans  ces  mêmes  campagnes,  nous  avons 
entrepris  de  faire  naitre  au  cœur  de  nos  petits  Français  cette 
libre  et  vigoureuse  volonté  d'Outre-Mer,  consciente  et  maîtresse 
d'elle-même. 

René  Des  Granges. 


LE  JOURNAL  DE  L  ECOLE  DES  ROCHES. 


Une  journée  de  pluie  à  lÉcole  des  Roches. 

Dans  «  École  des  Roches  »  on  remarque  le  mot  école,  et  ce  mot 
fait  penser  à  un  grand  bâtiment  situé  au  milieu  dune  ville.  Il  n'en 
est  pourtant  pas  ainsi  de  l'École  des  Roches.  Elle  n'est  pas  composée 
d'une  seule  maison,  mais  bien  de  cinq  maisons  groupées  autour  d'un 
bâtiment  central  dans  lequel  se  font  les  classes.  De  plus,  elle  est  à  la 
campagne  au  milieu  de  la  nature  que  nous  pouvons  admirer  à  notre 
aise,  ce  qui  en  rend  le  séjour  très  agréable.  Pendant  le  terme  d'été,  il 
fait  ordinairement  beau,  il  faut  compter  cependant  quelques  jour- 
nées pluvieuses  qui  ne  font  que  trop  ressortir  les  plaisirs  auxquels 
nous  sommes  habitués.  Pendant  les  journées  de  pluie  nous  ne  nous 
ennuyons  cependant  pas  à  l'école.  Je  prends  à  témoin  cette  journée 
pendant  laquelle  il  na  cessé  de  pleuvoir. 

La  matinée  étant  presque  entièrement  occupée  par  les  classes, 
nous  souffrons  peu  de  la  pluie.  Pendant  les  récréations,  lorsque 
nous  changeons  de  classes,  nous  sommes  parfois  un  peu  mouillés; 
la  pluie,  en  cette  circonstance,  a  un  avantage,  elle  nous  empêche  de 
flâner  et  d'arriver  en  retard.  Après  le  déjeuner,  pendant  le  temps 
libre,  nous  nous  rendons  soit  à  la  salle  de  lecture,  oîi  nous  trouvons 
des  livres  intéressants  et  variés,  soit  à  la  salle  de  jeux  où  nous  nous 
exerçons  à  des  jeux  divers.  La  récréation  finit  à  deux  heures,  c'est 
le  temps  des  travaux  pratiques,  ou  des  jeux.  Les  premiers  ont  lieu 
pour  la  plupart  à  l'abri,  la  pluie  n'a  guère  d'inconvénients,  mais 
pour  les  jeux  cricket,  tennis,  football,  impossible  d'y  satisfaire  si 
la  pluie  continue.  Allons-nous  rester  inactifs?  Pas  du  tout,  nous 
faisons  la  course,  sport  qui,  pour  n'être  pas  aussi  agréable  que  le 
cricket,  a  du  moins  l'avantage  de  se  pratiquer  par  tous  les  temps. 
Nous  rentrons  pour  goûter,  et  la  journée  se  termine  par  deux  heures 
de  classe.  Là,  enfin,  nous  n'avons  pas  à  nous  préoccuper  de  la  pluie. 
Après  le  dîner,  nouveau  temps  libre,  et  nouvelle  visite  à  la  salle  de 
lecture  ou  de  jeux.  Puis,  à  huit  heures  et  demie,  le  timbre  nous 
invite  à  l'appel,  c'est  le  dernier  événement  de  la  journée.  L'heure 
du  repos  est  proche  et  est  par  tous  bien  accueillie. 

Ainsi  se  passe,  sans  trop  d'ennui,  une  journée  de  pluie  à  l'École 
des  Roches. 

Gilbert  Triboulet  (élève  de  sixième). 


^:^   ^ 


liATVlI.LK    U'ilXSTINCS,    COMPOSITION    IHC    SVINT-CI.AIH    l)KI.U:itO!\ 


LE    «    DESSIN  LIBRE   »   A  L'ÉCOLE  DES  ROCHES 

Avant  d'expliquer  ce  que  nous  entendons  par  le  «  dessin 
libre  »,  il  ne  serait  pas  mauvais  de  jeter  un  coup  d'œil  en 
arrière  et  d'examiner  avec  autant  de  soin  que  nous  permet  la 
brièveté  de  cet  article  les  efforts  qui  ont  été  faits  pour  rendre 
le  dessin  accessible  au  plus  grand  nombre.  Comme  le  fait  si 
bien  remarquer  M.  Quénioux  dans  un  article  de  VArt  déco- 
ratif, paru  au  mois  d'avril  IDOO  «  ceux-là  seuls  en  France  jus- 
qu'au xvnf  siècle  qui  se  destinaient  à  une  carrière  artistique,  à  un 
métier  d'art,  apprenaient  à  dessiner  dans  l'atelier  d'un  maître  ou 
d'une  corporation  ».  Au  xvm'  siècle,  J.-J.  Rousseau,  le  premier 
(dans  son  Emile ^  livre  II)  proclame  l'utilité  du  dessin  pour 
tous.  Enl851,à  l'occasion  de  l'Exposition  universelle  de  Londres, 
le  comte  de  Laborde  reprenait  l'idée  de  J. -Jacques  et,  pré- 
voyant l'avenir,  disait  «  qu'il  fallait  apprendre  le  dessin  à  tout 
bomme  au  même  titre  que  l'écriture  et  cela  avec  d'autant 
plus  de  raison  que  l'écriture  est  une  sorte  de  dessin  »;  et  ail- 
leurs :  «  le  dessin  n'est  pas  un  art,  le  dessin  est  un  genre  d'écri- 
ture, et  avant  peu  chacun  de  nous  aura  un  bon  ou  un  mauvais 
dessin,  comme  ou  a  une  bonne  ou  une  mauvaise  écriture  ; 
mais  il  sera  honteux  de  ne  pas  dessiner  ;  on  en  rougira 
comme  aujourd'hui  on  rougit  de  ne  pas  savoir  écrire  ».  Il 
allait  même  jusqu'à  dire  que  le  dessin  devait  précéder  l'é- 
criture et  en  fait  c'est  ce  qui  se  passe  lorsqu'on  laisse  l'enfant 
agir  à  sa  guise,  il  commence  à  exprimer  ses  idées  par  le  dessin 
avant  d'écrire.  «  Astreindre  l'enfant  tout  d'abord,  sans  aucune 
préparation  préalable  de  son  jugement, .  sans  aucun  exercice 
préparatoire  de  sa  main,  à  reproduire  mécaniquement  des  fi- 
gures qui  ne  se  rattachent  à  aucune  de  ses  idées,  à  aucune  des 


250 


LE   JOUR.\AL 


formes  qu'il  a  d'habitude  sous  les  yeux,  c'est  prendre  l'étude 
à  Fenvers,  c'est  dégoûter  l'enfant  à  plaisir.  Tout  au  contraire, 
si  le  dessin,  cette  étude  attrayante,  a  ;?rec7?V/e  l'écriture,  l'enfant 
passe  aisément  de  l'un  à  l'autre,  les  deux  enseignements  s'al- 
lègent en  alternant  et  font  faire  des  progrès  chacun  au  profit 
de  l'autre.  » 


DESSIN    DE   L.   LWDRI 


DESSIN   DE  J.   MINIER 


En  1878,  Emile  Reiber,  directeur  fondateurde  VAiH pour  tous, 
ajoutait  que  le  dessin  devrait  pouvoir  être  plus  facilement 
enseigné  que  l'écriture. 

Il  semble  que  ces  idées  fécondes  devaient  ajouter  une  bran- 
ctie  nouvelle,  attrayante  et  vivante,  à  l'enseignement  général 
souvent  si  morose.  Hélas!  ce  ne  fut  pas  à  ces  philosophes  qu'on 
s'adressa.  Une  commission  ministérielle  fut  réunie  pour  élaborer 
une  méthode,  il  en  surgit  deux  :  celle  de  Guillaume,  statuaire, 
et  celle  de  Ravaisson,  philosophe,  tous  deux  membres  de  Fins- 


DE  l'kcoi.e  des  roches. 


251 


titut.  La  première  l'emporta  sur  la  seconde,  et  c'est  elle  qui 
sévit  encore  dans  renseignement  officiel.  Vous  connaissez  tous 
cette  méthode,  dite  «  géométrique  »,  qui  oblige  les  malheureux 
enfants,  dans  les  lycées,  collèges,  écoles  maternelles  «  à  occuper 
leurs  loisirs  en  traçant  des  droites,  des  angles,  des  polygones, 


(;.    KEItRAM)   DKSS1N\NT. 


en  divisant  des  figures  géométriques  en  parties  égales,  etc. 

«  Les  résultats?  Nuls  ou  à  peu  près  nuls. 

((  Il  est  facile  de  constater,  à  la  sortie  de  ces  écoles,  que  pas 
un  élève  ne  sait  dessiner.  Quelques-uns  exécutent  correctement 
une  épure,  un  dessin  géométrique,  copient  assez  exactement, 
d'après  le  plâtre,  le  torse  antique  ou  une  figure,  mais  cela  sent 
le  travail  machinal.  Sortis  de  cette  pratique  d'école,  ils  sont 
impuissants  à  traduire  une  idée  graphique  personnelle,  et  à 
exécuter  d'après  nature  le  moindre  croquis  ^  ». 

Devant  ces  résultats  incontestables  et  navrants,  on  pouvait 

1.  Lire  l'article  de  M.  G.  Morot,  dans  la  Revue  encyclopédique  du  1<"  octobre  1904. 


^r:rfll^r!!'" 


DEBARQUEMEM    DES    NOaMA>bS    EN   ANGLETERRE,    PAR    Cil.    BOSCH, 


252  I.E    JOURNAL 

essayer  de  faire  autrement,  on  ne  pouvait  obtenir  plus  mal, 
ce  qui  déjà  était  un  encourasenient.  Partant  de  cette  idée  que 
l'enfant  aime  à  dessiner  quand  on  le  laisse  tranquille,  quil  ne 
commence  à  prendre  le  dessin  (comme  bien  souvent  le  reste  de 
renseignement)  en  horreur  que  du  jour  où  on  lui  apprend  à 
dessiner,  j'ai  pensé,  qu'il  fallait  dabord  le  laisser  faire,  lui 
donner  toutes  facilités  pour  exprimer  sa  pensée,  ce  qui  me 
conduisit  tout  naturellement  par  l'observation  de  ses  dessins 
spontanés  à  lui  fournir  des  crayons  de  couleur,  des  pinceaux, 
des  couleurs  à  l'eau  iuoffensives.  Comme  sujets?  lorsqu'il  ne 
savait  que  faire,  gêné  sans  doute  par  ma  présence  (un  artiste 

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DESSIN    DE    E.    LATINE  DESSIN    DE    [l.    LOCBET 

aime  à  travailler  seul  ,  je  lui  suggérais  des  idées  se  rapprochant 
autant  que  possible  des  siennes  propres,  je  lui  parlais  du  Pelit 
Chaperon  rouge,  des  contes  de  la  Mère  l'Oie.  A  ceux  que 
l'histoire  passionne  déjà,  grâce  à  renseignement  si  vivant  de 
M.  Des  Granges,  je  proposais  le  récit  de  la  conquête  de  l'An- 
gleterre par  les  Normands,  la  bataille  d'Hastings,  le  siège  de 
Paris,  par  les  Barbares,  etc.  A  d'autres,  passionnés  pour  les 
sports,  je  proposais  une  course  en  auto,  ou  en  yatch ,  un 
voyage  eu  chemin  de  fer;  aux  petits  Russes,  je  demandais  de 
me  décrire  une  de  ces  prestigieuses  églises  aux  clochetons  ven- 
trus et  dorés  ;  aux  Américains,  la  lécouverte  de  l'Amérique, 
par  Christophe  Colomb.  A  ceux  que  ces  sujets  laissaient  indiffé- 
rents, à  ceux  qui  ne  se  sentaient  pas  de  taille  à  exprimer  d'aussi 
belles  histoires',  je  proposais,  non  pas  le  dessin  dun  carré  ou 

1.  Ils  sont  rares,  l'enfant  ncXcherchant  dans  son  dessin  qu'à  réaliser  une  partie 


-252  his. 


253 


DE    l ECOLE    DES    ROCHES. 


253 


I)KSS1>    fil. 


d'un  rond  (ce  sont  des  abstractions  rebutantes),  mais  la  com- 
position d'un  carreau  de  faïence,  du  dossier  d'une  chaise,  d'un 
couvercle  de  boite,  etc.,  etc.. 

Les  résultats?  Vous  avez  pu  les  voir  à 
l'Exposition  des  dessins  de  l'Ecole  des 
Roches,  ce  furent  des  dessins  d'Enfants, 
oui,  j'insiste,  ce  furent  des  dessins  d'en- 
fants, et  il  fallait  que  cela  fût  ainsi, 
autrement  nous  retombions  dans  les  dé- 
fauts que  nous  reprochions  à  nos  prédé- 
cesseurs. Nous  avons  obtenu  l'expres- 
sion vraie,  naïve,  de  ce  ([ue  pense  l'en- 
fant; ces  dessins  sont  pleins  de  fautes,  nul  ne  le  conteste,  mais 
aussi  que  de  jolies  trouvailles  pour  un  esprit  non  prévevu,  pour 
un  père  qui  laisse  parler  son  enfant,  même  s'il  fait  des  fautes 
contre  la  grammaire;  je  dirai  même  que  de  choses  à  glaner 
pour  un  professeur  qui  n'a  pas  de  théorie  toute  faite,  qui  con- 
naît son  infériorité  et  ne  pense  pas  que  ses  élèves  doivent  être 
le  ?'eflet  de  sa  personnalité. 

Et  puis,  quelle  joie  pour  les  yeux  que  toutes  ces  couleurs 
assemblées    (pas  si  au  hasard  qu'on 
pourrait  le   croire),    ces  rouges  bien 
francs,  ces  bleus  et  ces  jaunes  si  bien 
harmonisés.  Ne  retrouve-t-on  pas  là  les 
essais  naïfs,  mais  si  appréciés  pourtant 
par   nos   ultra-civilisés,    des    faïences 
bretonnes,   des  décorations  russes  ou 
Scandinaves,  des  poteries   coréennes? 
Ne  retrouve-t-on  pas  aussi  les  premiers 
efforts  de  nos  dessinateurs  et  peintres 
primitifs,   dont  la  vogue  serait  inex- 
plicable, si  elle  ne  venait  d'une  admiration   réelle   pour  tout 
efiort  sincère?   Ne  demandons  pas   à  nos  enfants  d'aimer  les 
dessins  tristes   en  blanc  et  noir,  nous  qui  les  délaissons  aux 

de  son  rêve;  le  resle,  son  imasinalion  ardente  l'ajoute  sans  peine  :  d'un  manche  à 
balais  il  fait  un  cheval,  d'un  torchon  une  poupée. 

18 


DESSIN   DE    C.    BOSCH. 


254  LE   JOURNAL   DE    l'ÉCOLE    DES   ROCHES. 

salons  annuels  pour  courir  aux  tableaux  colorés  plus  vivants, 
soyons  aussi  indulgents  pour  leurs  balbutiements  que  nous 
le  sommes  pour  les  efforts  de  naïveté  voulue  des  Maurice  Denis, 
ou  des  Gauguins,  Le  rôle  du  professeur  de  dessin,  comme  de 
tout*educateur,  n'est-il  pas  de  laisser  parler  l'enfant  avant  de 
lui  imposer  sa  propre  manière,  qui  n'est  pas  forcément  la  meil- 
leure? 

Ceci  ne  veut  pas  dire  qu'il  ne  faille  jamais  corriger  l'enfant 
et  le  laisser  pousser  comme  une  plante  sauvage;  encore  ne 
faut-il  pas  l'élever  dans  une  serre  si  chaude,  que  le  moindre 
contact  avec  l'air  extérieur  l'anéantisse  à  jamais.  Nous  ne  som- 
mes partisan  d'aucune  méthode  à  priori  ;  toutes  au  contraire 
contiennent  d'utiles  moyens,  qu'il  ne  faut  pas  dédaigner  et 
que  nous  sommes  les  premiers  à  employer,  dès  que  l'enfant  en 
manifeste  le  désir.  Laissons  l'cûfant  nous  demander  pourquoi 
«  ses  bonshommes  lui  déplaisent  »,  pourquoi  \i  ne  peut  expri- 
mer l'éloignement,  comment  on  peut  débrouiller  l'épaisseur 
d'un  bois,  comment  exprimer  la  multiplicité  des  feuilles  d'un 
arbre;  prenons-le  alors  par  la  main,  ouvrant  la  porte  à  la  lu- 
mière, et  engageons-le  à  bien  regarder,  à  mieux  examiner,  ce 
qu'il  veut  exprimer.  Il  trouvera  bien  souvent  de  lui-même  la 
meilleure  manière;  le  professeur  aura  joué  son  vole  à' indica- 
teur :  il  ne  doit  être  que  cela. 

Maurice  Storez. 


III 


liJk  !SECT10.\  SPECIAL.^ 


ENSEIGNEMENT  DE  L'AGRICULTURE 

Cours.  —  Nous  sommes  heureux  de  constater  les  succès  tou- 
jours croissants  remportés  par  l'organisation  de  l'enseignement 
agricole  aux  Roches.  Il  occupe  une  part  très  importante  dans 
les  programmes,  et  c'est  avec  grand  intérêt  qu'il  est  suivi  par 
les  élèves,  aussi  bien  par  ceux  qui  se  destinent  à  la  carrière 
agricole  que  par  d'autres  qui  ne  voient  que  les  charmes  et  les 
avantages  de  la  campagne. 

Dans  l'enseignement  élémentaire,  nous  faisons  une  place  utile 
à  l'agriculture  dans  les  applications  des  cours  de  sciences;  nous 
cherchons  à  ouvrir  l'esprit  de  l'enfant  aux  questions  si  inté- 
ressantes et  si  délicates  qu'elle  suscite,  ce  qui  le  conduit  le  plus 
souvent  à  l'amour  de  cette  profession,  à  l'amour  du  travail  et 
à  la  capacité  pour  l'accomplir. 

Dans  la  section  spéciale,  nous  avons  en  vue  un  enseignement 
plus  complet,  théorique  et  pratique  à  la  fois,  théorique  par  les 
cours  de  la  matinée,  les  conversations  et  les  conférences  sur  tout 
ce  qui  touche  l'agriculture,  pratique  par  les  travaux  de  l'après- 
midi  à  la  ferme,  ou  les  nombreuses  excursions  dans  les  exploi- 
tations particulièrement  intéressantes  et  bien  conduites  de  la 
région . 

Plus  avisé  que  le  paysan  de  Latium,  chanté  par  Virgile,  le 
futur  agriculteur  me  paraîtra  ainsi  mieux  connaître  et  apprécier 


2ÔG  LE    JOURNAL 

la  réalité  de  son  sort  heureux  qu  en  commentant  dans  tous  les 
tons  et  avec  toutes  les  variantes  possibles  le  :  Fortîinatos  nimium 
sua  si  bona  noinnt  agricolas. 

Et  pour  ceux  :  industriels,  commerçants,  qui  n'auront  que  de 
plus  lointains  rapports  avec  cet  art,  nous  avons  développé  dans 
le  cours  la  partie  chimique,  mécanique  et  commerciale;  nous 
avons  insisté  davantage  sur  la  valeur  des  choses,  leurs  débou- 
chés et  ce  qui  résume  ces  différentes  parties  :  la  question  iinan- 
cière. 

Nos  grands  élèves  connaissent  ainsi  le  mécanisme  des  grandes 
sociétés  qui  attirent  l'attention  du  monde  capitaliste.  Traitons- 
nous  la  question  des  engrais  phosphatés,  par  exemple  :  ils  n'i- 
gnorent pas  la  constitution  de  ces  grandes  entreprises  :  phos- 
phates de  Gafsa  et  leur  ascension  rapide^  ceux  de  Tébessa,  les 
sociétés  de  superphosphates  de  Saint-Gobain,  etc.  Sont-ce  les 
engrais  azotés  :  ils  ne  souriront  pas  d'apprendre  les  fluctuations 
de  la  G'"  Richer  et  de  son  émule,  le  régime  des  entreprises  nitra- 
tières,  Lautaro  nitrate,  Lagunas  nitrate  et  la  situation  faite  à 
celles-ci  par  la  découverte  du  cyanamide  de  calcium  (chaux- 
azote).  La  production  de  l'acide  nitrique  et  la  fabrication  indus- 
trielle du  nitrate  de  chaux  par  les  procédés  imaginés  par  les 
savants  norvégiens,  MM.  Birkeland  et  Eyde,  subordonnée  à  la 
possibilité  de  mettre  en  œuvre  des  forces  hydrauliques  consi- 
dérables, n'offre  pas  de  secret  pour  eux. 

.  Ferme.  —  Nous  avons  insisté  l'an  dernier  sur  les  applications 
qu  elle  offrait  aux  élèves,  qui  y  ont  pratiqué  les  diverses  façons 
culturales  :  labourage,  hersage,  etc.  ;  des  levés  de  plans  pour 
la  paie  d'arracheurs  de  betteraves  à  la  tâche,  etc.,  participé  aux 
travaux  d'ensemencement,  au  battage,  etc. 

Nous  avons  donné  la  composition  des  champs  d'expériences 
et  de  démonstration;  nous  en  avons  publié  les  résultats  dans 
le  Bulletin  des  Agriculteurs  de  l'Eure... 

La  végétation  est  en  retard  cette  année,  surtout  le  blé. 

L'heureuse  amélioration,  survenue  depuis  les  premiers  jours 
de  mai  dans  la  température,  atténuera  sans  nul  doute  les  con- 


DE    l/ÉCOLE    DES   ROCHES.  237 

séquences  de  la  période  pluvieuse  et  froide  que  nous  avons 
subie. 

L'influence  déplorable  des  conditions  climatériques  ne  s'est 
pas  exercée  seulement  sur  le  ralentissement  ou  la  cessation  de 
la  nitrification,  elle  s'est  exercée  d'une  manière  plus  préjudi- 
ciable encore  par  le  lessivage  prolongé  du  sol  causé  par  Feau, 
ainsi  que  le  fait  supposer  M.  Grandeau  dans  le  Journal  d'Agri- 
culture  'pratique.  En  effet,  en  même  temps  que  l'eau  annihilait 
le  travail  des  microbes  nitrifiants,  elle  enlevait  à  la  terre,  pour 
les  entraîner  à  une  profondeur  insondable  pour  les  racines  des 
plantes,  les  nitrates  emmagasinés  dans  la  terre. 

Par  suite  de  ces  deux  causes  combinées  :  passivité  de  la  nitri- 
iication  et  lavage  de  la  couche  végétale,  le  sol  s'est  appauvri  en 
nitrate  d'une  façon  marquée.  C'est  ce  c{ui  nous  explique  ce  retard 
marqué  de  la  végétation,  cjui  n'a  pas  été  suffisamment  com- 
pensé par  un  apport  d'engrais  d'effet  rapide  qu'aurait  dû 
mettre  le  fermier  s'il  avait  suivi  nos  conseils.  La  démonstra- 
tion en  reste,  et  les  élèves  ont  pu  en  suivre  le  développement 
et  la  conclusion.  Le  bétail  a  été  l'objet  de  recherches  en  vue 
de  la  tuberculine;  les  essais  faits  en  collaboration  avec  le 
vétérinaire  de  Verneuil  ont  été  suivis  de  près  par  les  élèves. 

Nos  recherches  personnelles,  entreprises  en  correspondance 
avec  la  station  de  pathologie  végétale  de  Montpellier,  ont  porté 
sur  les  rouilles  des  céréales,  maladie  assez  peu  étudiée  jusqu'ici, 
malgré  les  dommages  (Qu'elle  cause  à  la  paille,  diminuant  de 
beaucoup  sa  valeur  marchande. 

Le  programme  de  cette  étude  comprend  :  l'aire  de  dispersion 
des  différentes  espèces  d'urédinées,  qui  attaquent  les  graminées 
alimentaires;  l'intensité  des  dégâts  qu'elles  occasionnent;  les 
conditions  dans  lesquelles  elles  se  développent;  enfin  le  degré 
de  réceptivité  et  de  résistance  des  diverses  variétés  de  céréales 
vis-à-vis  de  ces  parasites. 

Excursions.  —  En  agriculture,  comme  en  toute  autre  chose, 
l'exemple  est  plus  puissant  que  toutes  les  démonstrations  pra- 
tiques. C'est  ce  qui  nous  a  guidé  dans  les  fermes  bien  dirigées 


258  LE    JOIKNAL 

OÙ  l'on  fait   de   la  culture    en   s'inspirant  des   considérations 
économiques  qui  régissent  toute  exploitation  agricole. 

Les  élèves  apprennent  ainsi  à  soumettre  à  la  méthode  expé- 
rimentale les  améliorations  qu'ils  pourront  plus  tard  introduire 
sur  leurs  domaines  ou  sur  les  propriétés  qu'ils  seront  appelés 
à  diriger. 

Et  ils  seront  à  l'abri  des  écueils  que  rencontrent  à  leur 
sortie  de  la  plupart  des  écoles  les  jeunes  gens  trop  imbus  de 
notions  théoriques. 

Nous  avons  associé  généralement  les  visites  d'usines  ou  d'éta- 
blissements d'industrie  agricole  à  celles  des  fermes;  nous 
n'avons  pas  non  plus  négligé  le  côté  esthétique  et  il  nous  est 
arrivé  de  faire  quelque  détour  à  l'aller  ou  au  retour  pour 
admirer  certain  site  pittoresque.  Cela  ne  ressemlîle  guère  à 
ces  promenades  sans  but  que  nous  avons  subies  autrefois  et 
qui  sont  encore  de  règle  dans  tous  les  lycées  et  collèges. 

Ces  excursions,  dans  les  exploitations  intéressantes,  sont 
toujours  suivies  avec  grand  profit;  pour  qu'elles  portent  mieux 
leurs  fruits,  nous  voudrions  qu'elles  fassent  l'objet  de  rapports 
plus  détaillés  où  les  élèves  notent  les  renseignements  qui  leur 
sont  donnés,  classent  leurs  observations  personnelles  et  les  re- 
marques qu'ils  ont  faites,  suivant  un  ordre  déterminé  s'inspirant 
de  la  Nomenclature  sociale  : 

Exemple  • 

,   Constitution  géologique. 
I.  Le  sol.  '  —  chimique. 

(  Régime  hydrologique. 
,,,.,,.  ■    i     {  l'exploitant. 

•'  (  la  main-d  œuvre. 

^  Étendue  (grande,  moyenne  et  petite  exploitation). 
(  Assolement. 

/  Blé,  avoine,  etc. 
Les  plantes  cultivées.  |  Trèfle,  luzerne,  etc. 

(  Betteraves,  pommes  de  terre,  etc. 
Les   animaux  (Espèce  chevaline,  bovine,  porcine,  ovine). 
Travail  des  animaux. 
Spéculation  laitière. 
Engraissement. 
La  basse-cour. 


DE    l.'ÉCOLE    DES    ROCHES-  259 

MatrrirI  (((/ricole.  —  Améliorations  foncières  à  réaliser  (drainage,  irriga- 
tion, bâtiments  d'exploitation,  abris  et  clôtures). 
Etc.. 

Nous  ne  pouvons  qu'énumérer  assez  rapidement  les  princi- 
pales visites  effectuées,  regrettant  de  ne  pouvoir  insister  sur 
chacune  d'elles. 

Laiterie  Maggi  :  (préparation  du  lait  pasteurisé  pour  Paris). 

Laiterie  de  M.  de  Madré  (rachetée  récemment  par  la  Société 
Mag-g-i). 

Laiterie  de  M.  Deslandres,  route  de  Damville  (beurrerie,  dé- 
laitage et  barattage  soignés;  porcherie  modèle). 

Usine  élévatoire  des  eaux  :  (examen  des  turbine  et  machine 
à  vapeur). 

Abattoirs  de  la  ville  :  différentes  parties  des  animaux.  Qua- 
lité de  la  viande  des  diverses  parties  du  corps.  Maniements. 
Précocité.  Choix  des  animaux  pour  TengTaissement.  Dissection... 

Laboratoire  de  surveillance  des  sources  de  la  ville  de  Paris  : 
M.  Bouquet,  ingénieur-agronome,  directeur.  Formation  et  cap- 
tage  des  sources.  Procédés  de  stérilisation.  Méthodes  d'analyse. 
Examen  des  bactéries  de  l'eau. 

Jardins  et  serres  du  château  de  Grosbois  :  plantes  potagères, 
plantes  d'agrément.  Bouturage.  Moulin  à  élévation  d'eau. 

Ferme  du  Bois  Josse,  près  Boissy-le-Sec  :  M.  Bâclé,  régisseur. 
Matériel  agricole  très  complet  :  moissonneuse-lieuse,  brabant 
double  (chari^ie  encore  bien  rare  dans  le  pays).  Assolement, 
fumures,  façons  culturales  soignées.  Comptabilité  bien  tenue. 

Ferme  des  Hayes  :  (bergeries). 

Domaine  de  Souvilly  :  3.600  hectares.  Propriétaire  :  M.  Olry. 
Prairies  fertiles.  Vaches  de  variété  cotentine  pure.  Caractères 
extérieurs  :  indices  des  qualités  laitières.  Examen  du  cheval  : 
formes,  aptitudes,  aplombs,  tares,  âge,  robe,  signalement.  Ex- 
ploitation de  futaie,  coupe,  révolution,  aménagement,  etc. 

Domaine  de  Condé-sur-lton  :  écuries,  sol,  ouvertures,  box. 
Vacherie.  Faisanderie.  Partie  géologique  de  Fexcursion;  —  sol  : 
alluvions  des  vallées,  tourbe,  argile  à  silex,  minerai  de  fer, 
craie  blanche.  Menhir  de  k  mètres  :  la  Pierre  de  la  Gour. 


260  I.E    JOIRNAL 

Ferme  de  M.  Blondeau,  aux  Marnières  :  Planlation  de  pom- 
miers :  variétés.  Beau  troupeau  de  Disbiey-mérinos.  Soins  aux 
agneaux.  Élevage  des  animaux  de  basse-cour.  Couveuses  arti- 
ficielles. 

Propriété  de  M.  Toutain,  aux  Barils  :  Moutons  Oxfords- 
biredoAvn-mérinos.  Matériel  agricole  :  moissonneuse-lieuse, 
faucbeuse,  semoirs,  rouleau  croskill,  boue  à  cheval,  trieur, 
tonneau  à  purin,  forge  portative,  brabant  double. 

Ferme  de  la  Pnisaye  :  Avoine  blancbe  de  Californie,  très 
hâtive,  vigoureuse,  remarquablement  productive.  Essais  d'écré- 
meuse  scientifique;  démontage  complet.  Trois  races  de  volailles 
séparées  :  Houdan,  Faverolles,  Crèvecœur.  Veaux  de  Ijoucherie. 

Ferme  de  M.  Gauqiieliii,  à  la  Rairie  .-112  hectares  de  terres 
et  prés  bien  améliorés  :  emploi  de  superphosphates  et  d>n- 
grais  potassiques.  Moissonneuses-lieuses  et  machine  à  battre. 
Granges  et  meules.  Tonte  des  bêtes  à  laine,  parcage.  Indication 
de  la  nature  des  terrains  fournie  par  la  flore  naturelle. 

Ferme  de  la  Ville-Dieu  :  l'"^'  visite  au  printemps.  Semailles 
de  printemps  :  avoine,  escourgeon,  trèfle  violet,  sainfoin. 

â''  visite  :  Comparaison  de  la  moisson  à  la  faux,  à  la  mois- 
sonneuse-javeleuse  et  à  la  moissonneuse-lieuse.  —  Transport 
des  récoltes. 

Ferme  de  M.  Barois,  à  la  Bourganière  :  joli  troupeau  de 
450  moutons.  Pratique  de  l'essanvage  par  le  nitrate  de  cuivre. 

Verreine  de  Tourouvre  :  Gobeletterie. 

Fertile  du  Verger  :  Variété  percheronne  pure.  Dentition  des 
chevaux.  Préparation  des  aliments,  leur  valeur  nutritive.  Ra- 
tionnements. Élevage  de  dindons  pour  l'Angleterre.  Soins  à 
donner  aux  prairies. 

Pisciculture  de  Bellegarde  :  Incubation  artificielle.  Frayères. 
Alevins  de  salmonidés.  Repeuplement  des  étangs.  Plantes  aqua- 
tiques. 

Ferme  de  M.  Loiseleur,  à  la  Puisage  :  Récolte  des  fourrages 
artificiels  et  des  foins  de  prairie.  Conformation  d'une  bonne 
bête  ovine.  Engraissement  des  oies. 

Ferronnerie  de  la  Guéroidde. 


DE    L  KCOI.L:    bES    ROCHES. 


2H1 


Fonderie  de  cuivre  de  M.  Meyret,  à  la  Guéroulde. 
Foire  aux  bestiaux  du  S  Juin,  à  Riigies. 
Fabrique  d'épinyles,  à  Rugies. 
Collection  géologique  de  M.  Desloges,  à  Rugies. 
Orp/irlinat   agricole  de    Villez-Chatnp-Dojninel .    Production 
des  légumes.  Apiculture  :  rucher,  élevage  du  couvain. 

Paul  JexNArt, 

ingénieur-agronome, 

ancien  directeur  de  station 

expérimentale  agricole. 

L'ENSEIGNEMENT  DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 


nr.ssiN  D  A.   l'iiii.ipi'i:;. 


JENDANï  cette  année,  le  cours  de  science  sociale 
a  présenté  un  intérêt  particulier  au  point  de 
vue  de  la  formation  de  jeunes  esprits.  Nous 
nous  sommes  plus  spécialement  attachés  à 
déterminer,  dans  toutes  nos  études,  les  rela- 
tions qui  existent  entre  les  phénomènes,  c'est- 
.i-dire  les  relations  de  cause  à  effet.  Quelles 
sont  les  causes  de  ce  fait?  Quelles  sont  ses 
conséquences?  En  d'autres  termes,  comment 
les  phénomènes  se  répercutent-ils  les  uns  sur  les  autres. 

Je  travaille  en  ce  moment  à  l'établissement  d'un  Répertoire 
des  répercussions  sociales  déterminées  jusqu'à  ce  jour  par  la 
science  sociale  et  j'ai  voulu  y  associer  mes  élèves.  Je  crois  que 
cette  étude  des  répercussions  est  le  moyen  le  plus  puissant  de 
donner  aux  esprits  une  formation  rigoureuse,  de  mettre  de 
l'ordre  dans  leurs  idées,  de  les  habituer  à  observer  les  faits 
et  à  coordonner  leurs  connaissances. 

Les  trois  tableaux  qui  suivent  et  qui  ont  été  établis,  sans  aucune 
aide  de  ma  part,  par  Georges  Ferrand,  élève  de  la  Section  spé- 
ciale, pourront  donner  une  idée  des  lumières  que  ces  travaux 
apportent  à  l'histoire  et  à  la  géographie.  Je  suis  convaincu  que 
cette  manière  de  présenter  l'enchainement  des  faits  peut  renou- 
veler les  méthodes  d'enseignement. 


262  LE   JOURNAL   DE   l'ÉCOLE    DES    ROCHES. 

Nous  allons  d'ailleurs  en  faire  l'expérience,  dès  l'année  pro- 
chaine, avec  une  Histoh^e  delà  Grèce,  que  vient  d'écrire,  d'après 
cette  méthode,  mon  collaborateur  de  la  Science  sociale,  M.  G. 
d'Azandjuja  '.  Le  travail  de  Georges  Ferrand,  dont  nous  ne  don- 
nons ici  que  le  début,  sera  placé  en  appendice,  en  guise  de  ré- 
sumé et  de  tableaux  synoptiques. 

Le  jour  où  on  présentera  aux  élèves  des  exposés  rigoureuse- 
ment enchaînés,  dont  les  diverses  parties  sont  déterminées  et 
s'expliquent  les  unes  par  les  autres,  ils  verront  plus  clair  dans 
leurs  études  et  n'accepteront  plus  un  enseignement  qui  ne  repo- 
serait pas  sur  cette  méthode  scientifique.  J'en  ai  fait  moi-même 
l'expérience. 

Je  félicite  Georges  Ferrand  du  travail  difficile  qu'il  a  si  bien 
exécuté  et  qui  témoigne  d'une  réelle  vigueur  intellectuelle;  je  lui 
décerne  un  diplôme  de  science  sociale  et  je  demanderai  à  la 
Société  internationale  de  Science  sociale  de  vouloir  bien  le  con- 
tresigner. 

Edmond  Demolins. 


Une  application  de  la  science  sociale  à  l'enseignement. 

Grcàce  aux  progrès  réalisés  par  la  Science  sociale,  il  est  possible  aujour- 
d'hui de  déterminer  rigoureusement  les  relations  des  phénomènes  entre  eux 
et  d'en  dégager  les  lois.  Pour  rendre  ces  relations  immédiatement  saisissa- 
bles,  M.  Demolins  nous  les  fait  disposer  en  tableaux  qui  permettent  de  se 
rendre  compte  d'un  seul  coup  d'œil  d'un  groupe  quelconque  de  phénomènes 
relatifs  à  la  géographie,  à  l'histoire,  à  la  liitérature,  etc. 

On  va  voir  ci-dessous,  à  titre  de  spécimens,  trois  tableaux  de  ce  genre  qui  ont 
été  établis  par  un  de  nos  camarades  de  la  Section  spéciale,  Georges  Ferrand. 

Ces  tableaux  offrent  de  grands  avantages. 

Ils  augmenlont  l'intérêt  de  l'étude  que  l'on  entreprend,  car  ils  éclaircissent 
les  faits  et  les  expliquent.  Ils  permettent,  par  exemple,  de  résumer  exacte- 
ment un  ouvrage,  et  d'en  apprécier  la  portée. 

Ils  aident  à  retenir  les  faits,  grâce  à  l'étroit  enchaînement  des  divisions. 

Un  élève. qui  doit  construire  un  tableau  de  ce  genre  ne  peut  se  contenter 
de  reproduire  les  notes  qu'il  a  prises  en  classe,  ni  se  borner  à  quelques  ba- 
nalités apprises  par  cœur.  Il  est  obligé  de  bien  posséder  son  sujet,  de  le  con- 
naître à  fond  et  de  rechercher,  afm  de  les  classer,  les  relations  qu'il  y  a  entre 
les  faits. 

1.  Ce  travail  forinera  deux  des  prochains  fascicules  de  la  Science  sociale. 


TABLEAU   DE   L'HISTOIRE   DE    LA    GRÈCE 

(CE    T.UU.EAU    .MONTliE    COMMENT    LES    l'.UTS    IIISTOIiU^CES    SE    KÉl'EKCCTENT    LES    UNS    SCll    LES    AUTKES) 

:s    ORIGINES. 


;  i'ilasges  sont  issus  des  ^  Formation 
;  l'ateanx  asiatiques  à  vie  .  communautai- 
p^'-^torale.  f  re  initiale. 


Eloignement  pour  le  travail 
pénible. 

Prédisposition  pour  l'installa- 
tion urbaine  (origine  de  lu  >'  cilé  » 
greciue). 


TABLEAU    ETABLI 

!■  A  i: 
Georges   KEUHAND 

Élève  de  la  Section  spéciale. 


—  PÉRIODE  PÉLASGIQUE   ET    HERACLÏDE. 


itites    val- 

dominées  ' 
la  monta- , 
et  isolées 
nés  des  au-  i 


(      Religion  /«t- 
Petits  caMi-Kla-^gique     divi- 

ta,-,r-a      -r^à^at,.   /  ,jjgg      Jfg    foJXeS 

f  lie     la     niiJure 
\  (Gérés,  etc.). 


vatpura 
giques 


Communica-  i 
tions  très  dif-  N 


vallées. 


Fractionne-  C 
liiunt  par  cites 
/  indépendantes.  (  ' 


Les     l)annis  \ 

gagnent    la  I 

1  montagne  (ma-  I 

l  quU).  J 

1  Le  bandit  domination 
Dans  ces  ci-  1  niontagnard  \  ^^  j^  ^.^^.^  , 
;s,    partis    seMHeraclides).     ^  j^^     monta 

I      Facilité     del^"^'-'^^- 

pratiquer       le  l 
'  brigandage     à  1 

cause  du  voisi-  1 

nage  de  la  val-  | 

lèe.  / 


I     Travaux  exé- 
1  cutés    dans   la 
'  1  vallée.    (Trac. 
''     (/'Hercule,  des- 
sèchement   de 
marais,    bydre 
de  Lerne,  etc.). 


Dirinisatioti 
des  HéraHides 
(Jupiter,  Her- 
cule ,  Plutoii , 
etc.). 


ix  1  1 


Végétation  / 
limât  doux  )  abondante  des 
gai.  )  arbres        frui-  , 

tiers.  I 


Travail  fa- 
cile de  la  cueil- 
lette. 


{      Aptitudes    à  l       Dinnisatioii 
Nombreux   N  la  rétiexion,  à  )  de  la  poésie,  de 
loisirs.  J  la  poésie,  à  la,  j  la  musique  (Or- 

'  musique.  '  pbée,  Pan). 


orrents  ra- / 
is  (parce  ' 
la  monta-  < 
surplombe  i 
allée).         \ 


Gros  rochers 
encombrant  les 
vallées. 


i, 


Constructions 
cyclopéennes 
pour  résister 
aux  attaques 
des  m  on ta - 
ynards). 


r.   —    PÉRIODE    HELLENIQUE. 


Amour  de  la  ^ 
ricliesse  mobi- 
lière donnée 
par  le  brigan- 
dage de  la  mon- 
tagne, (frésors 
de  Mycènes 
etc;. 


Habitude  du 
pillage,  travail 
facile  et  lucra-  \ 
tif. 


[ellènesdes- 
lus  de  mon- 1 
ne  moins  ' 
ite  (Othrys) 
t  plus  en 
tact  avec  , 
villes  des  | 
lées. 


Civilisation 
des      Hellènes  ; 

plus  affinée  que  I  Nouvelle  superposition  de 
celle  des  Héra- 1  montagnards  aux  populations 
cliiles.  '.  de  la  vallée. 

Ces  montagnards  fournissent 
des  chefs  de  clans,  ou  petits 
rois  (type  du  basileus). 


Grandes  ri- 
chesses acaui- 
ses  par  le  pil- 
lage. 

Tendance  des 
jeunes  gens  à 
se  détacher  de 

S'^'fi^i'"^^^"'^^""- 

*mte  ae^  taci   i        restreint, 
lites  de  pillage  r  ^ 
et  de  piraterie.  \ 

Constant  état  ( 
de  guerre  entre  )      Vie      hasar- 
clans    ft     cités  i  dense, 
(vendettas).      ( 


Réduction  de 
la  famille  grec- 


>(1) 


Fréquentes 
expéditions  au 
loin. 


Absence  par-  i 
fois    prolongée  M  2) 
[  des  chefs.  ; 

Apparition 
de     l'esclave 
(prisonnier     de 
V  guerre). 


Domination 

^  .i'T.'r  ^  derHeTlène"sur 
/  l'Héraclide 


les   Héra 
les 


■  1  c  ..... 

^  V        Supériorité 


Suite  : 

Grande      in- 
Tendances  à  V  fluence  des  de- 
interroger   l'a-  •   vins  et  des  ora- 
venir.  /  des    (Delphes , 

[  etc.). 


A~ 


Certaine  in-  ,' 
ilépendance  et  \      Divinisation 
influence      des     delà  femme  des 
femmes  des  j  chefs   (Diane), 
chefs. 


;  I  ci 


!      Sen  t  i  m  e  n  t 

Jeux    olum-  V  de  la  beauté  du 

J  piques  ,       islh-  ^  corps    et     des 

miques ,  etc..    /proportions 

harmonieuses. 


/      Prédominan- 
ce  de   la  scu/p- 
I  ture.    Habitude 
I  d'ériger  des  sta- 
tues. 

Proportion 
dans      l'arc/ii- 
_  lecture. 


le[ 
es  ] 


Nécessité 
pour  le  chef  de 
clan  de  se  faire 
des  amis  (com- 
pagnons). 


Indépendance) 
et  égalité  vis-à- 
vis  des  chefs  de 
clans,  qui  n'ont  ^ 
d'autorité  que 
par  le  succès. 


Nombre  des) 
combattants  li- 
mité par  le  - 
grand  nombre  , 
des  chefs. 


Développe 
ment  chez 
chef  de  clan  des 
qualités  d'élo- 
quence et  de 
persuasion. 


Partage  égal 
du  butin. 

Régime  des 
amitiés  s'éten- 
dant  hors  du 
clan  (les  Sept 
contre  Thèbes). 


Grande  im- 
portance atta- 
chée à  l'indi- 
vidu et  à  sa 
force  person- 
nelle (Trois 
cents  Spartia- 
tes aux  Ther- 
mopyles). 


Art    oratoirt 
eu  Grèce. 


Nécessité  \ 
d'exercices  phy -(,  „-. 
siques     inten- 1  ^ 
1  ses.  ) 

Développe- 
ment de  l'indi- 
vidu, au  point 
de  vue  de  l'a- 
dresse et  de  la 
force  physique. 


TABLEAU   DE   L'HISTOIRE    DE   LA   GRÈCE     s7///(. 


III.  —  PÉRIODE  HOMÉRIQUE. 

(Epoque  des  grands  pirates  i 


Le   régime    des  .' 
clans   continue   à  N      Indépendance 
fonctionner      sur  \  vis-à-vis  des  chefs 
mer.  ( 


Multitnile        deC     Le   bandit  mon- 
oolfes  à  proximité  yagnardesteucoa-  , 
de  la  montagne,     (tact  avec  la  mer. 


Grand    nombre  \      ,,        ,     ,     .,... 

de   refuoe,  et    de        ^^'■^";1«  ^'"''^f^ 

Heur- d'embuscade  h°''\  'f     "'«"t^" 

surmer.  gnard  de  descen- 

l  dre  a  la  mer. 

Absence  de  po-  1 
lice  maritime.        ; 


Partage     égal 
du  liutiu 

Développement  La  puissance  ne 
chez  le  chef  des  \  dépend  que  de  la 
qunlités  de  persua-  '\  valeur  personnelle 
sion.  \  du  chef. 


Le  faible  déve-  \ 

lloppement  des  j      Le     bateau     est  .  ^ „. 

'  connaissances  '  pe/iV,  puisqu'il  faut  j      L'équipage    est  S  portance  attachée 

à  i  le  tirer  chaque  soir  ■ 
rerettir  chaque  soir  \  à  terre.  ^ 

à  terre.  ; 


peu  nombreux. 


Plus  grande  im- 


1  à  la  valeur  indivi- 

(  duelle. 


Le  chef  n'a  pi- 
intérêt  à  s'abjt 
longtemps 
peine  deperiir 
biens.     Aussi  re- 
tours    Célèbres 

Ulysse,  etc.  (Od^ 
sée). 


Difficulté  desf  Obli'jation  de 
communications?rév>/f/-  sur  la  . 
par  terre.  (culatioii maritime. 


Iles  nombreuses 


(  Rapports  faci- 
1  les  avec  l'étran- 
|ger_  :  Phéniciens 
jet  Egyptiens. 


[     On    a    la    terre  \ 
toujours  en  vue.     ) 


Développement 
de  la  piraterie, tra- 
vail lucratif  et 
facile. 


Commerce 
cabotage. 


Mouvement  de 
répression  de  la  pi- 
raterie partant  ds 
la  Crête  (Minos). 
(  La  Crète  :  colo- 
nisée par  des  Phé- 
niciens plus  com- 
merçants que  pi- 
rates.) 

.        iJirinisalion    de 
Amourdes Grecs  \  la  mer  :  Neptune. 
V  pour  la  mer.  ^  Néréides,  Tritons, 

f  Svrènes. 


Descente   de' 
pillards     sur     les  j      Absence       par-  ^      Direction        dit 
côtes     étrangères     fois  prolongée  des  \. foyer  à  la   femme 
(Guyrre  de  Troie)  \  chefs.  f  (Pénélope). 

(Iliade).  j 

Science  nanti-  / 
que  très  rudimeu-  • 
taire.  ' 


IV.  —  LE  TYPE  SPARTIATE. 


Education 
purement  ci- 
vile et  mili- 
taire. 


I  Obligation  I 
de  s'organise!'  » 
militairement 


•Suppression    de    tout 
(monnaie  de  Lycurgue,  l 

Education    physique 
mençant  dés  la  naissant 

Fêtes  nationales    dest; 
là  tenir  en  éveil  le  senti 
patriotique. 

Développement  du  chaut  e: 
de  la  mélodie  rythmée  (mode 
dorique). 

I  Expansion  seulement  me- 
I  mentanée:  la  race,  étant  pu- 
rement militaire,  ne  s'im- 
j'iante  pas  sur  les  pays  con- 
quis par  la  culture  ou  le  com- 
merce. I 

/  Lois  trH 
sér'eres  (Lj- 
1  curgue). 


Banditsplus 

I  frustes  et  plus 

rudes,     mais 

\peu      nom- 

\ breux. 


'      Invasion 
brusque   et  i      Soumission 

I  militaire     du  f  des     paysans 
Péloponèse.oxi  ilotes. 
peuplé  par  des) 
cultivateurs. 


y?.*  sont^ 
constamment 
en  danger. 


Xécessité 
d'une  discipli- 
ne    sérère    et  ^ 
constante. 


Xécessité 
pour  les  auto- 
rités d'avoir 
chaque  ci- 
touen  en 
main. 


Exploit»- 
tiou  lies  idées 
religieuse.' 
(Pj-thiei. 


Les  Spartia- 
tes descendent 
de  montagne,  ' 
plus  haute  et  | 
plus  isolé",  i 
(Œta  Pt  Par-  I 
nasse  J.  I 


/      Les  monta- 

r  j-j  ■     ., -Vgnards  euva- 
InfériorittS^  ■ 

.        ihisseurs    sont 
nombre  J        .     ,        , 

,  .     \no«es  dans  la 
envahis-  j     •        j     , 

I  masse  des  ha- 
rs.  ! ... 

\  bitanis. 


Infériorité  ^ 
i  ntellec'uelle  l      Art  dorique 
sur    le    reste    plus  simple  et 
de  la  Grèce,    \plns  fruste. 


Petit  nom- 
bre de  com- 
battants. 


Obligation 
lie  se  retran- 
cher à&ns  une 
ville  fortifiée 
(Sparte). 


yécessité 
{de  se  grouver. 


Importance 
de  l'individu 
encore  plus 
grande  que 
dans  le  reste 
de  la  Grèce 
(hoplites). 


Dressage   a  ,      ^„,.j/^,„,. 

l  action    PJ"^  (  iopp^„,ent  lit- 
qu  a  la  parole  \  ^/^.^.^^ 
(Laconisme).    \ 


Sentiment 
de    la    collec- 

I  tivité  (Repas 
en     commun  : 

j  collectivisme 
de  cité). 


I 


TABLEAU  DES  REPERCUSSIONS  QUI  CONSTITUENT  LE  TYPE  NORVEGIEN 

([.A  Norvège  donm-:  lk  type  i'articularistk  okioinaii!!;.) 


LE  LIEU./  Moyen  de  se  cré-'ri 
un  domaine  et  d'en 
compléter  les  ressour- 
ces. 


A  favorisé  l'émigra- 
tion ;i  l'iutérieui-  en 
permettant  de  s'éta- 
blir sans  aille  de  la 
famille. 


son    Ir'c.s    nbon- 


,, .       ., .   ,     ,        .    ^      Double   aptitude   : 
Nécessite  an  aomta-  '     .  ,  .^       .     , 

•     -iA  A    1      A  1  „    J  pécheur    et    agricul- 
ne  a  coté  de  la  pêche,  f^  ° 


trix  nbfupl. 


:ts  ilolK  lie  t,- 
■Me. 


La  petite  barque  est 
un  moyen  de  s'isoler 
et  de  se  créer  une  si- 
tuation. 

f      Zones    superposées 
\  de  végétation  sur  un  I 
)  petit  espace. 

[       Origine  du  type  du 
^  husmœud. 


TABLEAU     ÉTABLI 

l'AU 

Geokgf.s  FERUAND 

Élève  de  la  Section  spéciale. 

Diimaiiie  plein  .c'est- 
i\-ilire  donnant  les 
productions  variées 
nécessaires  à  une 
famille. 


Petite    culture    fa- 
miliale en  simple  mé-  (j      Aucun    développe- 
I  nage   avec  le  régime  i  meut  de  classe  patro- 
I  forcé  de  la  petite  pro-  '  nale,  ni  d'aristocratie. 

\  priété. 

^      Transmission    inté-C 
Irré'luctibilité      du  \  grnle  du   domaine  à 
domaine.  '  l'un  des  enfants. 


iléuage  de  l'héri- 
tier réside  avec  celui 


^les 


parents. 


/'      Impossibilité 

'  les   enfants  de    rest' 

(  sur  le  domaine. 


i'      Obligation  pour  les 

P"!"'^  )  frères  et  sœurs  de  rhé- 

j  ritier  d'émiijrer   sans 

\  esprit  de  retour. 


Xécessité  de  si 
créer  des  élnblisse 
ments  indépendants. 


\     Formation  pa 
i  lariste. 


rticu-  (      f!rande  facilité  d'a- 
.  ■laplation  aux  milieux 


, nouveaux. 


Isolés  et  dissétni- 1 


Aptitude  à  subve- 
nir à  ses  besoins  et  à 
se  tirer  seul  d'affaire. 


Habitude  de  l'isole- 
I  ment. 


Intrnnsforma- 


0  n  fabrique  a  u 
foyer  les  objets  d'u- 
sage domestique. 

Domaine  réduit  aux  C  Produits  du  domai- 
1  forces  du  simple  mé-  j  ne  consommes  sur 
1  nage.  '  place. 

/■      Grande  s'abili/é  du 
L  domaine. 


Dressage  des  enfants 

(filles  et  garçons)    à 

l'initiative    pe  rso  n  -  ■ 

ne/le    et    it    l'indépen- 

\  dance. 


Pré'lominnnce  de  la  •      Corporations     très 
rie  priiez  sur  la  viel  réduites, 
publique.  l 

I  I     Pas   d'aristocratie. 

I  '        Pouroirs      publics 

'  i  réduits    au   minimum 

Autonomie    et     es-let     nécessité     d'em- 

prit   de  décent  rai  isa-J  prunter  la  royauté  à, 

tion.  \  l'étranger. 


Education  e.rclusi- 
vi'ment  pratique. 

Développement 
chez  la  femme  de  l'in- 
dépendance et  du  sen- 
timent de  l'égalité  vis- 
à-vis  de  l'homme. 

Titp-   du    pionnier 
et  du  colon. 


Vente  très  réduite. 


i     Développement  ur- 

(  bain  très  restreint. 


)      Invariabilité  du  lij- 
pe  dans  l'histoire. 


LES  ORIGINES. 


mhreux  ilôts  eût- 
es et  iMissonneux 
ipés  pendant 
mtps. 


Attirent       d'abord 
des     Goths    commu- 
nautaires arrivant  un 
là  un  et  déjà  dressés  à 
la  culture. 


Ensuite  grandes  fa-  /' 
cilités    pour    les    en-  ) 
fants  d'aller  s'établir 
dans  les  îlots  vacants. 


Iliihitude  prise,  dès 
l'origine,  d' émigré r  au 
dehors  sans  appui  de 
la  famille. 

Avantages  accordés 
par  les  parents  à  l'hé- 
ritier pour  le  décider 
à  rester  sur  le  domai- 
ne. 


Moule    communnu-\      Dès  l'origine,  liabi- 

taire  brisé  des  l'origi-}tnd.e  prise  d'émigrer 

f  ne.  /par   individus  isoléf. 


206  LE    JOURNAL 

Ces  tableaux,  étant  uniquement  établis  à  l'aide  de  l'observation  et  de  la 
réflexion,  obligent  celui  qui  y  travaille  à  observer  et  à  réfléchir. 

L'histoire,  par  exemple,  devient  ainsi  une  science,  parce  qu'il  faut  faire  res- 
sortir les  rapports  des  faits  entre  eux.  Elle  cesse  d'être  de  la  pure  érudition 
confuse  et  monotone,  ou  de  la  pure  littérature.  Elle  s'éclaire  véritablement. 

Ces  tableaux  s'appliquent  aussi  bien  à  la  géographie,  à  la  littérature,  à 
l'histoire  des  sciences,  de  l'art,  ou  de  la  musique  qu'à  l'histoire  proprement 
dite. 

Grâce  à  ces  applications  multiples,  ils  pourront  servir  à  établir  un  lien  ri- 
goureux entre  les  différentes  matières  de  l'enseignement.  Dès  lors,  au  lieu 
d'être  dispersé,  l'enseignement  sera  ordonné  et  coordonné. 

Une  fois  que  l'esprit  est  habitué  à  étudier  d'une  façon  méthodique,  il  de- 
vient rigoureux  pour  tout. 

Marcel  Charpentier, 
élève  de  la  Section  spéciale. 


L'ENSEIGNEMENT  DE  LA  COMPTABILITÉ 

Cette  année  a  eu  lieu  rouvertuic  d'un  cours  de  comptabilité 
pour  les  élèves  de  la  Section  spéciale.  C'est  une  excellente  chose 
pour  ceux-ci  qui,  comme  on  le  sait,  visent  surtout  à  amasser  le 
plus  de  connaissances  pratiques  possible  afin  d'entrer  dans  la 
vie  bien  préparés  pour  la  lutte.  Sans  doute,  il  ne  s'agit  pas  ici 
de  former  des  comptables,  ni  de  faire  concurrence  aux  écoles 
de  commerce  où  l'on  apprend  la  théorie  du  commerce  dans 
tous  ses  détails. 

Notre  but  était  plus  modeste.  Ce  que  nous  voulions  surtout, 
c'était  d'initier  ces  jeunes  gens  aux  secrets  de  la  tenue  des 
livres,  de  leur  permettre  de  savoir  lire  un  bilan,  de  vérifier  si 
une  comptabilité  est  bien  tenue,  et,  au  besoin,  de  savoir  en  tenir 
une  pour  leur  utilité  personnelle.  Il  est  triste  de  constater  à  ce 
sujet  la  lacune  qui  existe  dans  l'enseignement  ordinaire,  et  cela 
à  une  époque  où  le  commerce  prend  une  importance  de  plus 
en  plus  grande,  et  où  les  non-commerçants  eux-mêmes  ont 
affaire  avec  le  commerce!  Combien  d'actionnaires  sont  capables 
de  lire  et  de  comprendre  le  bilan  de  la  société  à  laquelle  ils  ont 
donné  leur  argent?  Et  combien  de  directeurs  peu  aptes  à  con- 
trôler  efficacement  le  comptable  '?    Cela    est    surtout   vrai  en 


DE  l'École  des  roches.  267 

agriculture,  où  les  progrès  à  ce  sujet  sont  presque  nuls, 
quoique  cette  profession  se  commercialise  de  plus  en  plus. 
C'est  pourquoi  nous  nous  sommes  attachés  plus  spécialement  à 
la  comptabilité  agricole.  Et,  pour  cela,  la  ferme  de  l'École  ren- 
dait la  tâche  aisée. 

L'enseignement  de  la  comptabilité  a  donc  été  divisé  en  deux 
parties  :  la  première  plus  générale,  la  seconde  pour  l'applica- 
tion à  l'agriculture. 

La  première  partie  du  cours  fut,  disons-nous,  d'ordre  général; 
nous  ne  voulons  pas  dire  d'ordre  théorique.  En  effet,  le  pre- 
mier travail  des  élèves  a  été  de  passer  un  article  au  brouillard, 
puis  au  journal  et  au  grand  livre;  enfin  dans  les  livres  auxi- 
liaires. Les  explications  venaient  au  fur  et  à  mesure  des  be- 
soins. Nous  avons  ainsi  supposé  toute  une  série  d'opérations 
commerciales  du  genre  de  celles  que  traite  un  commerçant  quel- 
conque :  achat  de  marchandises,  vente,  paiement,  encaisse- 
ment, etc.  Les  élèves  devaient  trouver  eux-mêmes  les  libellés 
des  articles.  Fallait-il  mettre  «  Doit  caisse  »,  ou  «  Avoir  caisse  »  et 
pourquoi?  Au  début,  les  avis  étaient  toujours  très  partagés,  la 
moitié  tenant  pouru  Doit  »,  quand  l'autre  inclinait  pour  «  Avoir  ». 
Mais  peu  à  peu,  la  majorité  a  incliné  dans  le  bon  sens.  La  pre- 
mière et  la  plus  grosse  bataille  était  gagnée  :  les  élèves  parve- 
naient à  distinguer  le  Doit  de  Y  Avoir.  Que  l'on  ne  sourie  pas  ! 
Tous  les  débutants  ont  passé  par  ces  difficultés  ! 

Nous  avons  terminé  par  la  balance  des  comptes  et  l'établisse- 
ment de  l'inventaire.  Il  y  avait  là  une  besogne  ing-rate  pour 
de  jeunes  esprits,  de  longues  additions  à  faire  !  Et  impossible  de 
truquer!  Le  total  du  journal  contrôle  celui  du  grand-livre,  etc. 
Les  erreurs  sont  décélées  immédiatement  et  il  faut  recommencer, 
ou  chercher  si  un  article  a  été  oublié  !  A  tous  points  de  vue,  c'est 
un  très  bon  exercice. 

Quoique  le  cours  fut  commencé  tardivement  (en  janvier),  nous 
avons  pu  passer  quelques  articles  suivant  la  méthode  en  partie 
simple  et  suivant  la  méthode  américaine,  afin  de  montrer  la  dif- 
férence, mais  nous  nous  sommes  surtout  attachés  à  la  tenue  des 
livres  en  partie  double  qui,  comme  on  sait,  est  la  plus  employée. 


268 


LE    JOURNAL 


La  seconde  partie  du  cours  a  été  moins  ardue;  ce  n'était  plus 
que  l'application  de  principes  connus  à  des  choses  nouvelles.  On 
vend  des  œufs  et  du  lait  au  lieu  d'objets  de  quincaillerie,  mais 
les  dénominations  seules  changent.  L'élève  s'habitue  au  prix  des 
objets  agricoles  et  des  denrées;  il  voit  se  résoudre  en  chift'res 
le  capital  matériel  d'une  ferme,  et  il  se  fait  une  idée  de  la  mise 
de  fonds  que  réclame  une  exploitation  agricole.  Ainsi  il  prend 
un  contact  encore  plus  grand  avec  la  réalité. 

Paul  Descamps. 


LES    SPOliTS,    LE    JOLK    DE    LA    KÉTE    DE  L'ÉCOLE    (PllOt.   Barricr). 


IV 


liEfi  SPOUTJS,  L.ES»  TRAVAL.V  M.V.MJEliS», 
L.E«  EXCURSiIO\!l>. 


GAMES. 
COMMITTEE 

L.  Belières  (Captain),  P.  de  Rousiers,  A. -H.  Snyers,  M.  Bos- 
qiiet,  J.  Comaleras,  J.  Munier,  R.  de  Séréville,  R.  Planquettc, 
M.  Bell,  M.  Coulthard,  M.  Hills. 

Football. 

This  season  lias  certainly  been  successful,  eut  of  six  matches 
we  hâve  won  five  and  as  we  try  to  get  some  of  the  best  teams 
fi'om  Paris  to  corne  hère  it  is  a  very  satisfactory  resuit.  Ourfirst 
eleven  is  probably  the  best  that  we  bave  ever  had  and  certainly 
more  keenness bas  been shown.  Our  forward  line  is  perbaps the 
strongest,  except  in  front  of  goal,  our  three  inside  forwards, 
L.  Despret,  J.  Comaleras  and  R.  de  Séréville  sometimes  showing 
very  good  combination.  The  team  is  weakest  at  back,  perbaps, 
although  both  P.  de  Rousiers  and  J.  Pommey  made  great  pro- 
gress  before  the  end  of  the  season.  L.  Belières  was  our  great 
half  back  and  it  is  to  him  chicfly  that  we  owe  our  success  this 
season,  he  certainly  carried  ont  bis  duties  as  captain  very  well. 

x-^n  interesting  feature  of  tho  football  this  season  was  the 
bouse  compétitions  :  it  was  the  first  time  that  we  bave  hadany- 

19 


270 


LE    JOURNAL 


thing  of  the  sort  and  they  were  certainly  a  siiccess.  As  thc 
greatest  nuniber  of  big  boys  are  af  Guichardière,  the  Committee 
decided  that  after  the  four  other  bouses  had  played  together 
Guichardière  should  play  against  the  four  bouses  combined  to 


'Js 


^^'^ 


rv^' 


CUOQIIS   DE   J.\   COIRSE.   (L.   Tlipel. 


win  definitively.  if  Guichardière  lost  then  the  cup  should  be 
won  by  the  best  of  the  four  bouses. 


Coteau 

V. 

Vallon 

won  Coteau 

Pins 

V. 

Sablons 

Sablons 

Sablons 

V. 

Coteau 

Coteau 

Guichardière 

V. 

ïhe  rest 

Guichardière 

CIIARACTERS    OK    THE    XI 


G.  Lecoinlre  (goal).  —  Has  saved  many  good  shots  and  miss- 
ed  many  simple  ones. 

P.  de  Bousiers  (back,  left).  —  Has  much  improved,  has  still 


DE  l'École  des  roches.  271 

iiiucli  to  learn  as  regards  tackling-,  must  learn  also  how  to  use 
his  Aveight. 

/.  Pommey  (back,  riglit).  —  Must  learn  net  to  turn  bis  back  on 
bis  opponents,  kicks  well  but  witb  little  or  no  judgement. 

G.  Ferrand  (rigbt  balf).  —  Has  played  several  good  gamos 
for  the  scbool,  is  easily  tired  ont. 


M,        ,' 


SCÈNE   n'KSCUIME.   (L.   Tlipel.) 

L.  Belières  (centre  balf,  Captain).  —  A  good  ail  round  and 
energetic  player,  good  tackler  and  feeds  bis  forwards  well. 
Tbe  team  owes  mucb  of  its  success  to  bis  energy  as  captain. 

M.  Bosquet  (centre  balf).  —  A  disappointing  player,  seemed 
to  get  Aveaker  everytime  lie  played. 

/?.  Didot  (outside  rigbt).  — A  very  useful  forward,  fairly  fast 
and  centres  occasionally  extremely  well.  Does  not  play  enougb 
witb  bis  inside  man. 

L.  bc'spret  (inside  left).  —  A  fair  dribbler  and  a  fair  sbot, 
not  fast  enougb  on  tbe  bail. 

J.  Comaleras  (centre).  —  Too  slow,  too  selfisb,  but  sbows 
promise  of  developing  iûto  a  useful  player. 


979 


LE    JOURNAL 


/?,  de  Séréville  (inside  right).   —  A  clever  driJ^bler,  passes 

well  and  isfast  witli  the  bail,  but  a  veiypoor  shotinfront  of  goal. 

J.  Demolins  (outside  left).  —   Rathcr  clumsy  and  does  not 


~-r<iK.. 


c 


REPOS   PENDANT  LA   liOXE.   (I..  Tripel.) 


retain  sufficient   control  over  the  l)all .  must  learn   to  centre 
sooner. 

MaTCHES    1"    XI. 

Les  Roches  v.  Dreux won 

Les  Roches  v.  St  Rarbe won 

Les  Roches  v.  Dreux  (at  Dreux)  .   .  lost 

Les  Roches  v.  Red  Star won 

Les  Roches  v.  Étudiants  de  Paris.  .  won 

Les  Roches  v.  Epinettes won 

Cricket. 

Our  progress  at  cricket  is  slow.     In  the  first  place  it  is  a 
very  difficult  game  and  one  has  to  begin  when  very  young  to 


DE    L  ECOLK    DES    HOCHES. 


273 


become  a  good  player  and  secondly  it  takes  years  to  make  a 

good  ground.     A  Frenchman  once  visited  Cambridge  and  was 

very  surprised  at  the  beautiful  tennis  and    cricket   grounds  he 

asked  how  one  made  them.     «  It  is  very    simple,    »   was  the 

reply;  «  you  must  mow  and  water  the  grassseveraltimes  a  week 

for   about  two    hundred 

years.     »     We     improve 

the  cricket  ground  every 

year  and  it  is  quite  good 

noAv  compared  to  what  it 

was  three  or  four  years 

ago,     The  great  thing-  is 

thatboys  are  keen  of  that 

they    get    exercise    and  ^ 

fresh  air  out  ot  the  game .  ,J^^^ 

We  hâve  already  played 

two  matches  one  against 

the  Standard  which   we 

lost   and  the  other  mas- 

ters  V.  boys  which  the  Jîoys   won  by  7    runs.     The  following' 

are  the  boys  who  bave  made  double  ligures.   G.  Tliurneyssen 

25,   .1.  Hervey  15,  J.   Comaleras  IV,  12,  P.  BouthiUier  10. 

The  conimittee  of  the  games  arranged  a  fevv  events  of  sports 
for  the  ''  fête  de  l'Ecole  "',  the  foHowing-  were  the  ^^■inners. 

Hundred  mètres 
1.  R.  de  Séré ville  2.  L.  Belières 

Throwing-  the  cricket  bail 
1.  L.  Despret  2.  G.  Thurneyssen 

High  Jump 
1.  V.  Pilon-Fleury  2.  L.  Despret 

Hurdles 
1.  L.  Behères  2.  P.  de  Bousiers 

Sack  Baee  (enseignement  préparatoire) 
1,  L.  Forestier  2.  Manuel  Pacheco. 


MAxr.ii  DE  BOXE.  (L.  Tiipet.) 


Bernard  Bell. 


LE    JOURNAF. 


LES  TRAVAUX  MANUELS 


Les  travaux  pratiques  ont  toujours  été  fort  en  honneur  à  l'École 
et  nos  garçons  n'ont  vraiment  que  l'embarras  du  choix,  menuise- 
rie, atelier  du  fer,  modelage,  jardinage,  toutes  ces  distractions, 
utiles,  leur  sont  ofiertes. 

Notre  atelier  de  menuiserie  a  toujours  remporté  le  plus  grand 
succès  et  si  parfois  nous  avons  rencontré  une  difficulté,  c'était 
toujours  la  même,  celle  de  satisfaire  à  toutes  les  demandes. 

L'atelier  du  fer  réinstallé  cette  année  a  réuni  un  plus  petit 
nombre  de  garçons,  mais  je  vois  là  une  raison  et  elle  a  certaine- 
ment sa  valeur.  Il  est  plus  pénible  de  travailler  le  fer  et  la  pa- 
tience et  la  persévérance  sont  plus  que  partout  ailleurs  néces- 
saires; le  travail  avance  plus  lentement  et  demande  plus  d'exac- 
titude encore  que  dans  les  travaux  de  menuiserie.  Néanmoins 
je  me  plais  à  reconnaître  que  les  garçons  qui  ont  fréquenté  cette 
année  l'atelier  du  fer  y  sont  venus  animés  d'un  courage  et  d'une 
bonne  volonté  qui  n'ont  jamais  faibli.  Les  travaux  de  début 
n'étaient  cependant  pas  des  plus  attrayants,  mais  tous  ont  re- 
connu qu'ils  étaient  nécessaires,  et  que  le  meilleur  moyen  de 
les  abréger,  était  de  s'y  donner  tout  entier,  nous  avons  pu,  grâce 
à  ces  bonnes  dispositions,  abréger  l'apprentissage  de  la  lime  et 
du  burin. 

Nous  avons  dû  réinstaller  nous-mêmes  l'atelier  et  ce  n'est  guère 
qu'en  janvier  que  nous  nous  sommes  mis  sérieusement  au  tra- 
vail. Les  quelques  travaux  qui  ont  tiguré  à  l'exposition  de  TÉcole 
montrent  que  nous  n'avons  pas  perdu  notre  temps.  Les  résultats 
sont  très  satisfaisants  et  très  encourageants.  Lan  prochain,  nous 
pourrons  aborder  des  travaux  plus  difficiles,  plus  variés  et  l'in- 
térêt ira  en  croissant. 

Puisque  je  parle  des  travaux  manuels,  je  ne  puis  passer  sous 
silence  les  quelques  heures  consacrées  cette  année  à  des  travaux 
plus  élémentaires;  je  veux  parler  des  travaux  de  cartonnage.  Il 
n'y  a  eu  en  vérité  qu'un  modeste  essai  dont  nous  avons  pu  ce- 


DE  l'École  des  rocues.  275 

pendant  apprécier  les  avantages.  Ces  avantages  sont  tels  que 
nous  n'hésiterons  pas  Tan  prochain  à  étendre  ce  genre  de  travaux 
à  toutes  les  classes  de  l'enseignement  préparatoire. 

Le  programme  en  est  dès  maintenant  arrêté  et  en  voici  som- 
mairement Texposc  : 

Classes  de  d"  et  de  8°.  —  Pliage  et  tressage  de  bandelettes.  Ces 
travaux  simples,  outre  qu'ils  satisfont  à  l'éducation  de  l'œil  et 
de  la  main,  fournissent  à  nos  garçons  l'occasion  de  discerner  les 
couleurs,  leur  harmonie,  le  rapport  des  dimensions,  l'idée  de 
dispositions  symétriques,  ils  leur  feront  comprendre  l'importance 
et  l'utilité  du  desshi  (ce  dernier  servant  de  guide  à  la  confection 
des  travaux).  Très  simples,  ces  travaux  ont  l'avantage  de  pou- 
voir être  exécutés  très  convenablement  par  les  garçons,  ce  qui 
est  dune  importance  capitale,  car  l'enfant  ne  s'applique  ([u'à  ce 
qu'il  est  capable  de  bien  faire.  Le  tressage  à  une  ou  deux  bande- 
lettes fournit  des  dessins  variés  dont  les  couleurs,  soigneuse- 
ment agencées,  viennent  rehausser  l'éclat. 

Les  travaux  de  tissage  se  prêteront  admirablement  aux  exerci- 
ces d'inventions.  Le  pliage  du  papier  nous  fournira  des  exerci- 
ces à  l'infini,  exercices  dont  les  difficultés  iront  croissant,  mais 
d'une  façon  progressive  et  par  suite  seront  facilement  aplanies. 

Classe  de  7".  — ■  Les  exercices  de  découpage  en  papier  de 
couleur  d'abord,  puis  en  carton,  se  prêteront  jiarfaitement  à 
l'étude  de  la  mesure  des  aires,  ils  rendront  concret  l'enseigne- 
ment des  sciences  mathématiques;  chaque  exercice  de  carton- 
nage sera  accompagné  d'un  problème,  problème  simple  qui 
pourra,  dans  la  plupart  des  cas,  être  résolu  mentalement. 

Seules  les  figures  simples  seront  étudiées  dans  cette  classe  : 
carré,  rectangle,  triangle,  parallélogramme,  losange,  trapèze. 

Des  exercices  de  carrelages  exécutés  en  carton  de  couleur 
seront  une  application  des  études  précédentes. 

La  symétrie  nous  sera  révélée  pratiquement  par  les  découpa- 
ges à  1,  2,  3,  4  axes.  Là  encore,  les  exercices  d'invention  seront 
nombreux  et  le  goût  de  nos  garçons  pourra  librement  et  aisé- 
ment se  manifester. 


276  LE    JOURNAL 

Classe  de  G'.  —  Travaux  en  fil  de  fer.  D'abord  étude  des 
angles  et  confection  de  figures  simples  de  géométrie;  ensuite 
combinaisons  de  ces  figures  dans  la  décoration. 

Angles  de  30",  i5\  60",  135°,  120°:  construction  pratique  de 
ces  angles;  angles  supplémentaires  ou  complémentaires. 

Cartonnage.  Confections  de  solides  géoniétri({ues.  Cubes  pa- 
rallélipipèdes.  prismes,  pyramides,  cylindre,  carré,  sphère,  etc. 
Toutes  ces  constructions  nécessitant  le  tracé  du  développement 
des  solides,  forme  un  enseignement  mathématique  concret  des 
plus  profitables.  Chacun  de  ces  travaux  donnera  lieu,  bien  en- 
tendu, aune  application  numérique. 

Classe  de  5\  —  Dans  cette  classe,  Finitiative  de  l'élève  aura 

un  rôle  prépondérant.  Toutes  les  connaissances  précédemment 
acquises  lui  permettront  de  pouvoir  mener  à  bien,  seul,  la  cons- 
truction de  quelques  objets  qui  pourront  lui  être  utiles  :  boîte  à 
compartiments,  cadre  pour  photographie,  porte-allumettes,  porte- 
lettres,  classeur,  etc..  etc. 

Des  solides  géométriques  pourront  être  construits  en  fil  de  fer  : 
des  ornements  modèles  de  balcons,  des  chaînes,  des  ressorts,  que 
sais-je  encore? 

l'n  tel  programme,  je  n'en  doute  pas,  intéressera  nos  garçons, 
il  sera  à  tous  un  précieux  auxiliaire  à  l'enseignement  des 
sciences  mathématiques;  l'œil  et  la  main  seront  tout  à  fait 
exercés  et  nos  élèves  seront  admirablement  préparés  à  faire 
leur  entrée  à  la  menuiserie  et  à  Tatelier  du  fer  où  les  progrès 
seront  par  la  suite  beaucoup  plus  rapides.  Nos  garçons  ont  tou- 
jours montré  une  réelle  bonne  volonté  pour  l'exécution  des  tra- 
vaux que  nous  leur  avons  offerts;  je  suis  persuadé  qu'ils  accueil- 
leront cette  réforme  avec  le  plus  grand  plaisir  et  qu'ils  sauront 
en  tirer  tous  les  avantages  qu'on  est  en  droit  d'en  espérer. 

M.  OUIXET. 


DE  l'École  des  roches.  277 

LA    FÊTE  DE  L'ÉCOLE 

[d'après  la  presse   locale). 

L'École  des  Roches  offre  tous  les  ans  une  fête  à  ses  amis.  Di- 
sons tout  de  suite  que  cette  fête,  qui  a  eu  lieu  le  24  juin,  a  été 
particulièrement  réussie  cette  année. 

L'école  avait  essayé  un  véritable  tour  de  force,  en  faisant 
jouer  Athalie  en  2  actes,  par  des  gansons  de  quatrième,  c'est- 
à-dire  par  des  acteurs  de  12  à  li  ans.  Le  résultat  a  été  prodi- 
gieux. Ces  enfants  nous  ont  étonnés  par  leur  diction  très  sûre, 
leur  aisance,  leurs  jeux  de  scène.  Ils  évoluaient  dans  un  décor 
d'un  orientalisme  surprenant  de  vérité  et  de  coloris,  entière- 
ment construit  à  l'école.  Mais  nous  avons  été  tout  particulière- 
ment émus  par  les  chœurs  composés  de  quarante  garçons,  sou- 
tenus par  l'excellent  orchestre  de  l'école  et  dirigés  par  le  maître 
Armand  Parent. 

Nous  jetons  ensuite  un  rapide  coup  d'oeil  aux  expositions  de 
travaux  pratiques  où  nous  contemplons  les  divers  produits  du 
jardinage,  de  la  photographie,  de  la  menuiserie,  du  modelage, 
du  dessin,  etc.  Partout  l'on  retrouve,  à  côté  du  goût  très  sûr 
des  maîtres,  ce  désir  d'innovation,  ce  besoin  d'aller  en  avant, 
ce  modernisme  passionnant  qui  est,  à  mon  avis,  la  grande  force 
de  l'école  des  Roches...  [Le  Réveil). 

Athalie  ionée  par  des  élèves  de  12  à  li  ans!  Le  projet  était 
audacieux,  presque  écrasant.  Et  vous  croyez  qu'on  s'est  arrêté 
là,  aux  Roches?  Point.  Les  décors  ont  été  entièrement  faits  à 
l'École,  par  M.  Dupirc ,  que  les  Vernoliens  connaissent  bien,  et 
par  ses  élèves.  Et  je  vous  assure  que  la  vue  de  .Jérusalem,  au 
fond,  et  sur  la  droite,  la  voûte  du  temple  aux  tons  variés  suivant 
l'éclairage  étaient  des  morceaux  de  premier  ordre.  Poussant 
toujours  plus  loin  l'audace,  quelques  dames  des  Roches  ont  fait 
les  costumes,  habillé  et  grimé  les  acteurs.  Le  coup  d'œil  était 
délicieux.  D'exquises  têtes  d'enfants,  couronnés  de  roses,  fai- 


278 


LE    JOURNAL 


saient  cortège  à  Joas,  et  ces  fillettes  improvisées  ont  chanté,  je 
ne  dis  pas  seulement  joliment,  je  dis  très  bien. 

Car  c'est  ici  le  suprême  tour  de  force.  Sous  l'habile  direction 
de  M.  Parent,  avec  le  dévoué  concours  des  professeurs  de 
rÉcole,  MM.  Tontor  et  Corbusier,  l'École  des  Roches  a  ressuscité 
les  chœurs  et  la  musique  du  xvn'^  siècle,  l'œuvre  presque  entière 
de  More  au. 

Dans  la  pièce  même,  les  grands  rôles  ont  été  très  convena- 


DEVANT   LE   BATUIENT   DES  CLASSES.    LE   .loMt   DE   LA    FÊTE   DE   L'ÉCOLE.    (Phol.    liarrier.) 


blement  tenus  :  Âthalie,  jouée  par  H.  Spyker,  a  été,  comme  il  le 
fallait,  autoritaire  et  violente,  et,  dans  l'interrogatoire  de  Joas, 
adroite  et  perfide.  Maurice  de  Barrau  a  su  rendre  finement  la 
timidité  et  la  tendresse  de  Josabeth.  Matras,  dans  Joad,  a  été  so- 
lennel, avec  peut-être  un  peu  trop  d'éclats  de  voix.  Joas  a  eu  des 
mots  délicieux. 

Après  la  pièce,  concours  de  sports  :  courses  de  haies,  courses 
de  vitesse,  lancement  de  la  balle,  et  même  course  en  sacs  pour 
les  plus  petits.  Si  vous  les  aviez  vus  sauter  lestement,  tomber, 
se  relever  plus  vite,  souffler  de  tous  leurs  poumons,  et  se  dé- 
mener comme  de  petits  diables... 

Puis  c'est  la  boxe  anglaise,  un  peu  dure  parfois.  Les  cham- 


DE  l'École  des  roches.  279 

pions  des  Roches  battent  facilement,  trop  facilement,  leurs  ca- 
marades du  lycée  Gondorcet.  J.  Pommey  a  prouvé  la  force  et 
Tardeur  de  ses  poings,  et  J.  Comaléras  l'adresse  de  sa  tacti([ue 
et  son  énergie. 

Un  match  entre  un  professionnel  et  un  amateur  parisien 
étaient  peut-être  plus  intéressants,  parce  qu'il  y  avait  entre  les 
adversaires  plus  d'égalité  et  moins  de  fougue. 

M.  Perret,  professeur  do  gymnastique  et  d'escrime,  croise  le 
fleuret  avec  un  de  ses  élèves,  tout  à  fait  digne  de  lui,  L.  Bé- 
lières.  Deux  autres  élèves  montrent,  dans  le  même  sport,  beau- 
coup d'adresse. 

Avant  de  quitter  l'École,  je  jette  un  coup  d'a-il  sur  les  travaux 
des  élèves.  Ils  sont  innombrables. 

Au  bâtiment  des  classes,  la  salle  d'histoire  et  de  géographie, 
toute  tapissée  de  gravures,  cartes  postales,  plans  de  villes,  cartes 
d'élèves,  nous  prouve  un  enseignement  vivant,  une  véritable 
<(  résurrection  du  passé  »  selon  l'idéal  de  Michelet.  Nous  voyons 
sur  une  table  les  livres  qui  servent  à  l'enseignement  de  l'histoire 
et  de  la  géographie  en  o"'^  Heureux  enfants I  —  J'ajoute  que 
cela  ne  me  parait  pas  bien  onéreux  et  qu'on  en  pourrait  faire 
autant  partout.  Pourquoi  pas? 

Des  devoirs  et  des  cahiers  de  toutes  classes  sont  un  peu  plus 
loin,  sur  une  grande  table.  Des  élèves  des  Roches  ont  enlevé, 
dans  deux  grands  concours,  les  prix  d'allemand  et  d'anglais. 
Les  premières  copies  sont  là,  à  la  place  d'honneur. 

En  face  de  cette  salle,  plus  prosaïque  peut-être  mais  plus 
concrète,  est  l'exposition  d'agriculture,  tout  à  fait  réussie.  Des 
fraises  qui  semblent  exquises,  du  blé  et  du  seigle  de  taille 
géante,  sont  des  témoins  d'un  travail  intelligent.  Plus  loin,  des 
plans  bien  dressés,  des  récits  d'excursions,  de  visites  d'exploi- 
tations et  de  fermes.  Tout  cet  enseignement  agricole,  œuvre  de 
MM.  Jenart  et  Roux,  me  semble  admirablement  organisé. 

De  très  belles  collections  d'histoire  naturelle  arrangées  avec 
art  :  des  pierres,  des  plantes,  des  coupes  microscopiques,  des... 
embryons  de  rats  et  de  poulets,  préparés  aVec  soin  et  bien  pré- 
sentés. 


280  LE    JOURNAL 

A  la  salle  de  dessin,  qu'autour  de  moi  j'entends  appeler,  non 
sans  emphase  «  Villa  Médicis  » ,  «  Pavillon  des  Beaux-Arts  »,  de 
très  beaux  modelages,  en  particulier  une  iière  tête  de  lion  de 
Maxime  Tassu,  des  dessins  soignés  et  léchés  par  des  élèves  de 
M.  Dupire,  des  croquis  libres,  ou  de  grandes  planches  illustrant 
des  récits  historiques  par  les  élèves  de  M.  Storez.  Voici  une  inno- 
vation fort  intéressante  :  M.  Wilbois  expose  des  cartes  en  relief  et 
en  couleur,  où  nous  remarquons  une  Asie,  une  péninsule  des 
Balkans,  une  Martinique  tout  à  fait  réussies.  Et  cela  par  des 
élèves  de  12  à  15  ans! 

A  la  salle  de  meuuiserie,  qui  fait  encore  partie  du  «  pavillon 
Médicis  »,  sur  les  établis  mêmes  qui  servent  aux  jeunes  ouvriers, 
sont  exposés  leurs  travaux  :  tables,  ruches,  tabourets,  etc.  Ces 
mêmes  élèves  ont  aidé  le  menuisier,  M.  Richard,  à  la  construc- 
tion des  décors.  Et  mon  guide  m'aflirme  qu'ils  se  passionnent  à 
ce  travail. 

Des  travaux  de  cartonnage  et  de  fer  par  les  élèves  de  M.  Oui- 
net.  Nous  avons  eu  plaisir  à  parler  avec  lui  de  l'enseignement 
manuel  des  petits,  et  nous  avons  trouvé  un  homme  aux  idées 
nettes,  qui  aime  son  métier,  qui  ne  croit  pas  déchoir  en  ensei- 
gnant, à  côté  du  beau  style,  le  travail  plus  rude,  mais  non  moins 
intelligent,  de  la  lime  et  du  rabot. 

Et  c'est  sur  cette  impression  que  nous  restons. 

On  sent  ([ue  cette  École  est  vivante  et  réaliste,  qu'il  n'y  a  pas 
d'enseignement  livresque  et  verbal,  que  les  yeux,  les  mains  y 
ont  constamment  leur  rôle  et  leur  part,  qu'on  ne  veut  pas  seu- 
lement y  former  des  cerveaux,  mais  des  hommes...  [Le  Ver- 
nolien). 

EXPOSITION  ANNUELLE 

(Celle  exposition  a  lieu  ie  jour  de  Ja  fêle  île  l'École.) 

I.  —  Exposition  d'agriculture. 

Pierre  Bouts  et  Jules  PoiniEY  :  Plan  de  drainage  en  relief. 
Candeira  :  Exécution  d'un  labour  représentée  en  terre  à  modeler.  Renverse- 
ment de  la  bande  de  terre. 


DE  l'École  des  roches.  281 

H.  J.vMcois  ;  Fourrages  annuels.  Charbon  du  blé.  l'ianche  des  bactéries  des  lé- 
gumineuses. 

Classe  de  4"'«  moderne  :  Plantes  nuisibles  aux  prairies  et  aux  céréales. 

G.  Thukneyssen  :  Modèle  de  couveuse  électrique. 

L.  Despket  :  Plan  d'un  bélier  hydraulique  utilisant  une  source,  utilisant  une 
rivière,  la  chute  étant  obtenue  par  un  barrage. 

J.  PoMMEY  :  Développement  agricole  de  l'Argentine. 

P.  BiNGER  :  Développement  agricole  de  l'Algérie  et  de  la  Tunisie.  Cartes  pos- 
tales de  la  vie  agricole  aux  Colonies. 

J.-L.  Cavazza  :  Carte  agricole  de  la  plaine  du  Pô.  Récolte  du  riz.  Collection 
de  la  Campana. 

John  Waddington  :  Fromage  de  chèvre.  Epis  de  blé  charbonné.  Collection  de 
graines. 

H.  Jequier  :  Plan  d'un  appareil  pour  l'incubation  des  œufs  de  salmonidés. 

II.  Jequier,  A.  Bessaxd,  T.  Snyeks,  L.  La.ndru,  Robert  Delmas,  A.  Charpen- 
tier :  Récits  d'excursions  agricoles. 

T.  Snyers  :  Carte  des  productions  agricoles  de  la  Chine. 

J.  PoMMEY,  A.  Cintra,  P.  Binger,P.  Bcilts,  C.  Candeira,  A.  Ferraxd,  J.  dePoir- 
TALÈs  :  Devoirs  d'agriculture. 

M.  Tassu,  J.  Laier,  J.  Co.maleras,  C.  Candeira  :  Croquis  d'une  machine  à  battre. 

P.  BixGER  :  Un  élévateur  de  graines. 

A.  Ci.NTRA  :  Bluterie.  Écrémeuse  centrifuge. 

J.  CoMALERAs  :  Croquis  de  moulins. 

J.  PoMMEY  ;  Croquis  d'une  raffinerie  de  sucre. 

H.  Ferrand  ;  Croquis  d'une  moissonneuse-lieuse. 

L.  Landru  :  Croquis  d'une  moissonneuse-lieuse. 

L.  Despret  :  Croquis  d'une  sucrerie. 

M.  Tassu  :  Croquis  d'une  sucrerie. 

—        Ruche  à  cadres  mobiles,  provenant  du  rucher  de  l'École. 

E.  L.iSTRA  :  Fruits  et  légumes. 

V.  Pilox-Fleury  :  Essais  de  solanum  Commersonii. 


II.  —  Exposition  de  Sciences  naturelles. 

G.  Lecointre  ;  Embryons  de  rat,  de  pie,  de  poule.  Étude  des  arcs  branchiaux. 

Modèle   do   drague.   Séparation    de    la   chlorophylle  de  la  xantophylle. 

Herbier  méthodique.  Conchyliologie. 
Robert  Delmas  :  Collection  minéralogique.  Collection  géologique. 
John  Waddington  :  Collection  minéralogique,  collection  géologique,  collection 

de  conchyliologie.  Préparation  microscopique. 
P.  .Marteau  :  Collection  d'insectes. 
P.   Sauvaire-Jourdan,  L.   Forestier,  Saint-Clair  Delacroix  :   Coléoptères  de 

France,  vipères  femelle  et  mâle,  vipereau. 
M.  T.vilhades  :  Nids  de  guêpe  sylvestre. 
Jean  Brueder  et  Jean  Langer  :  Coupe  géologique,' en  terre  à  modeler,  des 

Vosges  à  la  Forêt  Noire  (dépression  du  Rhinj. 


282  LE    JOURNAL 

K.  Van'denheuvel  :  Feuilles  des  diverses  essences  forestières. 
Hubert  Jambois  :    Planches   des  ^licrobes    des  maladies   contagieuses.   Le- 
vures. 
M.  DE  Barrau  :  Préparation  microscopique. 
J.  Laxger  :  Cahier  danatomie,  collection  d'insectes. 

III.  —  Exposition  de  chimie. 

A.  Bosch  et  L.  Sprauel  :  Eau  dentifrice. 
U.  Delmas  :  Matière  colorante  diazoïque  rouge  de  l'aniline. 
G.  Ferrand  :  Arbre  de  Saturne.  Métadinitrobenzène  recristallisé. 
G.  Ferrand  et  Hardung  :  Acide  nitrique  fumant. 
H.  Ferrand  :  Eau  oxygénée.  Métadinitrobenzène  brut. 
R.  Gerson  :  Sublimation  de  la  naphtaline. 
Ch.  Hardi.ng  :  Paratoluidiue  rectifiée. 

.1.  Hervey  et  G.  Thurneyssen  :  Collection  de  poudres.  Acide  picrique. 
II.  Jambois  :  Nitrate  de  cuivre. 
H.  Jajibois  et  G.  Ferrand  :  Éther  ethylique. 
H.  Labussière  :  Nourissage  d'un  cristal  d'alun. 

.1.  L.\XGER  :  Bromure  déthylène.  Ether  ethylacétique.  lodure  de  plomb  cris- 
tallisé. 
H.  DE  LA  MoTTERouGE  :  Hypobromitc  de  phénol. 
R.  S.AQUET  et  Valenzuela  :  Acétate  de  soude  anhydre. 
Ch.  Siou  :  lodure  de  plomb  en  suspension. 
R.  Spaetii  :  Sulfate  de  cuivre. 
Verefiuxe  :  Cristaux  d'iodure  de  cyanogène.  Eau  céleste.  Fluorescéine. 

l'y.  —  Exposition  de  dessin  d'imitation. 

(objets  dessinés  d'après  iiaUire; 

P.  Guiraud  :  un  vase,  une  boîte,  une  bouteille,  un  broc. 

L.  Forestier  :  une   selle  à   modeler,    une   boite  à    peinture,    ornements  et 

paysages. 
E.  DE  Barv  :  une  marmile,  un  verre,  une  bouteille,  un   ornement,  croquis 

de  petits  objets. 
M.  Tassu  :  croquis  de  vase,  broc,  un  chevalet,  un  tabouret. 
P.  PusLXELLi  :  une  bouteille,  un  vase,  une  table  à  modèle,  uu  chevalet  el 

un  tabouret. 
A.  Philippe  :  un  broc,  une  boîte,  une  marmite,  un   tabouret,  une  caisse  à 

fleurs,  un  classeur. 
Ca.  Bosch  :  une  théière,  un  broc,  une  boîte  à  craie,  un  vase  à  Heurs. 
G.  Matras  :  un  chevalet,  un  broc,  une  marmite,  un  seau,  une  pelle  à  feu. 
L.  Landru  .•  un  tabouret,  un  seau  à  charbon,    une  lampe,  un  pluim'au,  uu 

balai,  un  pot  en  gn's. 
P.  Bouts  :  une  selle  à  modèle,  un  tabouret,  un  panier,  plusieurs  plâtres. 
J.  Thiercellx  :  une  boîte  de  peinture,  une  console,  une  table  à  modèle. 


DE  L'ÉCOLI:   DKS   KOCllES.  283 

J.  Thuret  :  un  ornement,  une  pelle  à  charbon,  un  broc 
H.  Jequier  :  un  chevalet,  un  tabouret,  un  vase  à  fleurs. 
M.  CiiAhi'E.NTiER  :   plàtrcs     (une    tète    d'enfant,    feuille    gothique,     feuille 

d'acanthe'. 
RI.  CiioNiEu  :  tête  de  Voltaire,  console   gothique,  paysages,  tète  de  Bacchus. 

V.   —  Exposition  de  modelage. 

Enseignpmcnt  secondaire . 

A.  Bosch  :  feuilles  de  lierre,  feuilles  de  figuier,  fruits  (poires,  pommes, 
olives). 

P.  GuiRALD  :  feuilles  gothiques,  ensemble  de  lierre,  feuilles  de  chêne,  tête 
de  chien  (bas-relief)  tète  de  cheval  fhas-relief),  deux  médaillons  de  fleurs. 

.M.  Tassu  :  tête  de  lion,  tète  d'enfant,  dauphin,  lézard,  tète  de  bœuf  (bas- 
relief). 

A.  Philippe  :  Chimère  renaissance,  l'enfant  au  llambeau,  Bacchus,  tête  de 
chien  et  de  cheval. 

P.  PusiNELLi  :  feuilles  de  lierre,  pommes,  feuilles  renaissance,  tomate,  orne- 
ment de  coquelicot,  guirlandes  de  fleurs,  chapiteau,  tète  de  chien. 

li.   Gillet  :  feuilles  d'olivier,  fruits  (poires,  pommes). 

Ensciijiifini'nlpnparatoire. 

L.  CuARONNAT  *  Ornement,  deux  feuilles  de  laurier. 

M.  RouGEAULT  :  fruits  (pommes,  poires). 

A.  PoTocRi  :  feuilles  de  vigne  (d'après  nature). 

E.  Rocher  :  lys,   médaillon,  tomates,  console  gothique,  feuille  de  laurier 

(d'après  nature). 
S.  ^'A0^  :  ornements. 

E.  de  Bahy  :  fruits  (poires,  pommes)  feuilles  de  trèfle,  feuilles  de  laurier. 
Ch.  Bosch  :  feuilles  gothiques,  console    renaissance,   guirlande    de   fleurs, 

feuilles  de  lierre  (d'après  naturel. 

VI.  —  Croquis,  Dessin  d'après  nature.  Composition  libre 
et  composition  décorative. 

R.  Locbet  :  carreau  de  faïence. 

L.  Charonnat  :         id. 

M.  Ch.irpentier  :  serviette  enroulée  (faite  de  mémoire! . 

E.  Magalhaés  :  vase  de  fleurs. 

Ch.  Siou  :  Composition  ornementale. 

J.  Mimer  :  branches  de  fleurs  (d'après  naturel. 

(ji.  Siou  :  id. 

H.  Jambois  :  id. 

M.  Charpentier  :         id. 

G.  Ferrand  :  croquis  d'animaux. 


284  LE    JOURNAL 

M.  Chari'entier  :  croquis  de  personnages  (d'après  nature.. 
P.  Lyautey  :  décoration  dune  boîte  eu  bois. 
St  Clair  Delacrolx  :  bataille  d'Haslings. 
G.  Ferrand  :  panneau  décoratif. 
A.  Philippe  :  lettres  ornées. 

R.    LODBET  id. 

M.  Tassu  :  id. 

H.  Mead  :  conquête  de  IWmérique  par  Christophe  Colomb. 

E.  Magalhaés  :  le  petit  chaperon  rouge. 

J.  Desplaxches  :  papier  peint. 

R.  Vandenheivel  :  vase  de  tleurs. 

J.  Mr.MER  :  id. 

R.  LoLBET  :  id. 

A.  Philippe  :  composilion  d'un  carreau  de  céramique. 

W.  Hardi.xg  :  id. 

J.  Duius  :  Achille  traînant  le  corps  d'Hector. 

P.   PUSINELLI    :  id. 

St  Clair  DELACRoix  :  siège  de  Paris  par  les  Normands. 

Ch.  Bosch  :   débarquement  des  Normands  en  Angleterre. 

Ch.  Siou  :  composition  de  la  i''^  page  d'un  livre  «  La  marine  d'aujourd'hui» 

R.  LoLBET  :  ■  id. 

G.  Ferrano  :  id. 

R.  LouBET  :  collier. 

E.  Latine  :  id.  , 

Ch.  Tassu  :  composition  d'un  carreau  de  céramique. 

Ch.  Bocsh  :  dossier  en  tapisserie. 

0.  Mentré  :  id. 

G.  Ferrand  :  id. 

G.  et  H.  Ferrand  :  décoration  de  châssis. 

Ch.  Siou  :  id. 

G.  Ferr-\nd  :  décoration  d'un  éventail. 


VII.  —  Exposition  de  menuiserie. 

A.  Bessand  :  une  armoire  destinée  au  cabinet  d'histL;ire  naturelle. 

L.  Glaenzer  :  Bibliothèque. 

G.  De  la  ^Larque  :  table  avec  pieds  tournés. 

H.  JÉûuiER  :  étagère,  un  classeur. 

A.  Cortada  ;  un  classeur,  un  tabouret  de  pieds,  une  boîte  à  épiées. 

G.  Thurneyssen  :  une  éleveuse  pour  perdreaux. 

R.  de  Séréville  :  une  boite  à  lettres. 

P.  Monnier  :  un  porte  potiche  avec  dessus  tourné,  un  banc. 

A.  Charpentier  :  un  tabouret,  un  classeur. 

M.  Tailhades  :  une  table  Louis  XV. 

C.  Candeira  :  une  table  pliante,  un  cadre  en  chêne. 

M.  Tassi;  :  un  liseur,  un  tabouret  de  pied. 


DE  l'École  des  rohhes.  2S5 

P.  Lyautey  :  une  caisse  à  lleiirs. 

F.  Cintra  :  une  étagère  découpée. 

G.  VVatel  :  un  niveau  de  maçon. 
P.  Muscat  :  un  vide  poche. 

A.  pActiEco  :  une  chaise  de  jardin. 

L.  Fahiia  :  une  équerre. 

.].  Casian  :  une  équerre,  un  escabeau. 

F.  GuiALD  :  une  table  bureau  avec  casiers. 

J.  Veudet  :  une  équern^  un  cadre. 

.J.  DE  P.ULLETTE  :  un  pupitrc  à  musique. 

M.  DE  Paillette  :  un  vide-poche. 

J.  MoussY  :  une  équerre  d'onglet,  une  échelle. 

J.  Salathé  :  un  liseur. 

S.  Naon  :  une  étagère. 

A.  Plsinelli  :  un  porte  potiche  avec  dessus  tourné. 

.1.  Dupas  :  un  classeur,  une  boîte  à  ouvrage. 

T.  S.NYERs  :  un  tabouret  de  pieds,  un  châssis  de  couclie. 

F.  Cintra  :  une  étagère. 

J.  Brueder  :  une  table  carrée  avec  tiroir. 

L.  Smorczewski  :  une  fausse  cheminée,  une  caisse  à  fleur. 

L.  Dethan  :  un  chevalet  de  bûcheron. 

J.  Waddlngton  :  une  étagère,  une  mangeoire  à  poulets,  une  boîte  à  ouvrage. 

P.  Bouthillier  :  une  boîte  à  cartes,  un  tabouret  avec  pieds  tournés. 

J.  PoMMEY  :  un  casier  à  brosses. 

Cii.  Smu  :  une  table  bureau. 

VIII.  —  Exposition  des  travaux  du  fer. 

I''  Travail  à  la  lime. 

Spécimens  de  parallélipipèdes  dressés  à  la  lime,  travaux  exécutés  par 
P.  Lyautey,  J.  Brueder,  J.  Thuret,  Ch.  Harding,  H.  Spvker,  11.  de  la  Motte- 
rouge,  J.  Castan,  L.  Landru,  i.  Com.\lér.\s,  R.  Lagier. 

Règles  en  /fer,  exécutées  par  J.  Comaléras,  Cii.  Hardl\g,H.  Spyker,  H.  de  la 
Motterouge,  R.  Lagier,  P.  Lyautf.y,  J.  Brueder. 

Hèyles  plates  avec  chanfrein  double  décimrtre  exécutées  par  Cii.  Hardlng, 
i.  Comaléras,  P.  Lyautey,  J.  C.\stan,  L.  Landru. 

Cube.s  eu  fer,  par  Cii.  Harding,  L.  Landru,  P.  Lyautey,  J.  C.\stan. 

2"  Travail  au  burin  et  au  bédane. 

Parallélipipèdes  dont  les  faces  sont  dressées  au  burin  avec  saignées  à  mi- 
épaisseur,  pratiquées  au  bédane  ;  travaux  exécutés  parJ.  Comaléras,  J.  Tiiuret, 
Ch.  Harding,  J.  Castan,  P.  Lyautey,  L.  Landru,  H.  de  la  Motterouge. 

3'^  Travail  à  la  forge. 
Barres  de  fer  appointées  de  différentes  formes,  carrées,  rondes,  fer  de 

20 


286  LE    JOURNAL 

lance;  travaux  exécutés  par  Cn.  Hauding.  J.  Comaléras,  H.  Spyker,  J.  Castax, 
J.  Thiret,  L.  Landru. 

Construction  d'une  équerre  ordinaire.  Morceaux  de  fer  plat  soudés  à  chaud 
et  travaillés  à  la  lime.  Équerres  ordinaires  exécutées  par  Ch.  Hardin(;, 
L.  Landri.  Équerre  de  120"  exécutée  par  Ch.  Harding.  Console  en  fer  exé- 
cutée par  Ch.  Hardim;. 

IX.  —  Exposition  de  pliage  et  cartonnage. 

Enseignement  pri'paraloire. 

Enseignement  colleclif.  —  Exposition  des  meilleurs  travaux  exécutés  par 
L.  Smorczewski,  m.  Tailhades,  E.  Gu^aud,  E.  Harilaos,  R.  Glaenzer,  F.  M.xsox, 
L.  NozAr,  de  la  classe  de  sixième. 

Travaux  de  pliage  :  pliage  de  bandes,  lettres  et  exercices  d'ornement  en 
papier  de  couleur. 

Tismge  :  exercices  d'invention  en  papier  de  couleur. 

Pliage  île  papier  en  vue  d'obtenir  des  formes  d' objets  :  bateau,  chapeau  de 
gendarme,  vide-poche. 

Rosaces,  étoiles  dérivées  du  carré  et  des  polygones  réguliers.  Combinaisons 
de  ces  figures,  application  au  carrelage.  Exercices  d'invention. 

Tressage  :  tressage  à  plusieurs  bandes. 

Cartonnage.  Solides  en  carton  :  cube  prisme  à  base  carrée  et  hexagonale, 
pyramide  à  base  carrée  et  hexagonale.  Tronc  de  pyramide.  Boîte  en  carton 

fourreau. 

Sphère  construite  en  carton. 

(Ces travaux  ont  nécessité  au  préalable  la  construction  des  développements; 
ces  derniers  accompagnaient  les  travaux). 

Récit  d'une  excursion  agricole. 

Verrerie  de  Touroiivre.  l-'ermedu  Vcrjrei'.  Etablissement  depisciculturc 
de  Bellegarde. 

Le  temps  est  superbe,  quand  nous  partons  à  bicyclette,  vers  7  heures  du 
matin,  pour  aller  visiter  une  ferme  d'élevage  de  percherons  et  un  établisse- 
ment de  pisciculture. 

Chacun  de  nous  emporte  un  déjeuner  froid;  on  trouvera  à  Touiouvre  de 
quoi  se  rafraîchir.  La  route,  très  bonne,  se  déroule  dans  un  paysage  de  plus 
en  plus  riant  et  mouvementé.  Au  bout  de  32  kilomètres,  nous  arrivons  vers 
9  heures  1/2  à  la  verrerie.  Après  quelques  pourparlers,  un  contremaître  s'of- 
fre à  nous  faire  visiter  l'établissement.  Nous  traversons  un  couloir  où  règne 
une  chaleur  intense,  et  nous  débouchons  brusquement  dan  un  grand  hall, 
où  la  température  s'élève  encore. 

Un  immense  four  circulaire  en  occupe  le  centre.  Sur  son  pourtour  s'ou- 
vrent des  gueules  béantes  par  où  Ton  aperçoit,  au  milieu  des  flammes,  la 


DE    l/l':COLE   DES    ROCUES.  287 

masse  incandescente  de  verre  en  fusion.  Autour  de  cette  fournaise,  s'agitent 
des  hommes  demi-nus,  portant  au  bout  de  longues  cannes,  des  boules  de 
de  verre  rougissant.  Les  uns  moulent  ces  masses  en  les  soufflant  dans  des 
formes  de  terre,  d'autres  tournent  ces  bouteilles  rudimentaires  pour  en  par- 
faire le  goulot.  Et  tout  cela  dans  un  tumulte  de  voix  et  de  verre  brisé  que 
domine  le  ronllement  sourd  des  flammes  furieuses. 

(l'est  alors  quo  M.  Jenart  nous  explique  la  fabrication  :  On  mélange  du 
sable  quarlzeux  blanC  avec  du  carbonate  de  soude,  de  la  chaux  et  des  débris 
de  verre.  L'amalgame  ainsi  formé  est  introduit  dans  d'énormes  creusets  en 
terre  réfractaire  fortement  lassée,  appelés  pots.  Ces  pots  préalablement  portés 
au  rouge  sont  placés  dans  le  four,  et  le  travail  du  verrier  commence. 

Celui-ci  recueille  au  bout  de  sa  canne  creuse  une  certaine  quantité  de 
verre  fondu,  qu'il  travaille  quelques  instants.  Puis  il  le  souffle  dans  le  moule 
pour  lui  en  faire  prendre  la  l'orme.  Reste  encore  à  fmir  le  goulot. 

Lorsqu'un  petit  apprenti  a  vérifié  le  poids  de  la  bouteille,  on  prend  celle-ci 
dans  une  forme  spéciale  et  on  en  met  l'extrémité  à  réchauffer.  Quand  cette 
partie  est  suffisamment  molle,  un  ouvrier  la  tourne  avec  une  forme  différente 
pour  chaque  modèle.  La  bouteille  est  ensuite  emportée  à  la  réserve.  Il  ne 
reste  plus  qu'à  la  laver  et  à  l'emballer. 

Nous  visitons,  toujours  sous  la  conduite  du  contre  maître,  les  différentes 
parties  de  l'établissement  et  un  autre  hall  où  un  second  four  est  en  construc- 
tion. C'est  qu'en  effet,  continuellement  soumis  à  une  telle  température, ils  ne 
peuvent  résister  plus  de  dix-huit  mois. 

Enfin,  avant  de  partir,  nous  allons  voir  les  foyers  dans  le  sous-sol.  Après 
avoir  descendu  plusieurs  escaliers  et  traversé  quelques  couloirs  torrides  où 
vole  de  la  poussière  de  charbon,  nous  arrivons  devant  l'une  des  grilles.  Là, 
presque  au-dessus  de  nos  tètes,  brûlent  des  blocs  entiers  de  houille.  Les 
flammes  ronflent  avec  rage,  les  étincelles  volent,  il  fait  une  chaleur  étouffante. 
Devant  nous,  un  homme  noirci,  armé  d'une  énorme  barre  de  fer,  active  cons* 
tamment  la  combustion  et  fait  tomber  les  scories.  Nous  pouvons  à  peine  res- 
pirer, et  il  est  deux  fois  plus  près  que  nous! 

M.  Jenart  nous  fait  ensuite  visiter  une  ferme  percheronne  qui  se  trouve  de 
l'autre  côté  de  la  vallée. 

Après  une  descente  à  pic,  nous  arrivons  chez  le  fermier.  C'est  un  brave 
normand  qui  a  rencontré  notre  professeur  à  un  comice  agricole,  et  qui  est 
ravi  de  nous  faire  visiter  son  établissement.  Nous  allons  tout  d'abord  nous 
rafraîchir  à  une  source  qui  sort  de  terre  en  cet  endroit,  puis  nous  écoutons 
les  explications. 

La  volaille,  dont  nous  voyons  quelques  spécimens  s'ébattre  dans  la  basse- 
cour,  trouve  son  principal  débouché  en  Angleterre. 

Ce  pays  exige  de  gros  animaux  et  les  paie  proportionnellement  plus  cher 
que  les  moyens  :  un  beau  dindon  se  vend  jusqu'à  22  francs. 

Nous  allons  ensuite  voir  un  cheval  qui  a  remporté  plusieurs  prix  à  des 
concours,  et  dont  on  soigne  le  genou.  Plusieurs  autres  percherons  paissent 
dans  une  prairie,  à  côté  de  quelques  jeunes  veaux.  La  race  percheronne, 


288  I^E   JOURNAL 

nous  dit-on,  dégénère  dans  les  autres  pays,  aussi  les  étrangers,  surtout  les 
Américains,  en  font-ils  des  demandes  constantes. 

Enfin,  après  avoir  fait  le  tour  des  viviers  et  vu  les  quarante  et  quelques 
diplômes  gagnés  par  nos  hôtes,  regardé  le  troupeau,  nous  allons  prendre 
une  collation  que  l'aimable  fermière  nous  a  préparée,  beurre,  fromage,  cidre, 
le  tout  fait  sur  les  lieux  mômes  et  excellent. 

Regaillardis  par  cette  digression,  nous  nous  préparons  à  affronter  de 
nouveau  les  côtes  et  le  soleil. 

Une  demi-heure  plus  tard,  nous  arrivons  à  destination. 

Mais  le  directeur  de  l'établissement  de  pisciculture  doit  être  en  traia  de  dé- 
jeuner, aussi  nous  en  profitons  pour  prendre  trois  quarts  d'heure  de  repos, 
sur  l'herbe  fraîche  qui  borde  un  ruisseau  à  l'ombre  de  peupliers. 

L'établissement  de  pisciculture  de  Bcllegarde  est  situé  dans  un  des  plus 
jolis  coins  de  la  Normandie.  Caché  au  fond  d'une  vallée  riante,  ombragé  dar- 
bres  verts,  il  est  admirablement  doué  sous  le  rapport  de  l'eau.  On  y  trouve 
en  effet  une  source  abondante  et  froide,  deux  chutes  d'eau,  et  neuf  sources, 
dont  la  plus  forte  donne,  à  elle  seule,  72  mètres  cubes  à  l'heure. 

Le  propriétaire,  M.  Bourgeois,  nous  introduit  d'abord  dans  un  vaste  labo- 
ratoire, alimenté  à  volonté  d'eau  de  source  et  d'eau  de  rivière. 

La  première  sert  exclusivement  pendant  la  période  d'incubation  et  permet 
d'alimenter  des  appareils  pouvant  contenir  1. 000. 000  d'oeufs. 

Ces  oeufs  sont  placés  sur  une  claie  en  baguette  de  verre  suspendue  au  mi- 
lieu d'un  bac  rempli  d'eau.  Au  moment  de  l'éclosion,  les  alevins  passent  par 
les  intervalles  et  descendent  au  fond  de  l'eau. 

Lorsqu'ils  commencent  à  manger,  on  les  disperse  dans  une  trentaine  de 
crands  bacs  où  ils  reçoivent  de  l'eau  de  rivière  qui  favorise  leur  alimen- 
tation et  leur  développement  en  amenant  un  grand  nombre  dinsectes.  Chacun 
de  ces  bacs  est  alimenté  par  un  fort  courant  d'eau  qui  ressort  en  s'étalant 
tomme  un  miroir. 

Très  intéressés,  nous  suivons  toutes  ces  explications  avec  attention.  Dans  un 
coin,  des  gardons  effarés  fuient  devant  le  filet  maladroit  de  l'un  de  nous,  qui 
s'est  improvisé  pécheur. 

D'autres  jouent,  nagent  et  s'entrecroisent  avec  une  extraordinaire  rapidité. 

Au  bout  d'un  instant,  nous  quittons  cette  salie  où  règne  une  grande  fraî- 
cheur, et  M.  Bourgeois  nous  conduit  aux  bassins  situés  à  l'extérieur.  Quand 
les  alevins  sont  âgés  de  cinq  à  six  mois,  on  les  transporte  là,  et  ils  y  restent 
jusqu'à  ce  qu'on  les  achète  ;  seize  de  ces  bassins  entourent  un  grand  étang  à 
reproducteurs,  situé  dans  le  fond  de  la  vallée.  Les  roseaux  se  balancent, 
mollement  agités  par  le  vent.  Les  poissons,  truites,  et  saumons  de  fontaine, 
sautent  et  gambadent  à  travers  les  herbes  aquatiques,  et  font  voir  de  temps 
à  autre  leurs  écailles  scintillantes. 

Nous  terminons  notre  visite  par  celle  d'un  étang  à  carpes,  situé  dans  les 
bois  au  milieu  d'un  site  ravissant.  Puis  M.  Bourgeois  nous  emmène  coUa- 
tionner,  nous  offre  du  vin  blanc  et  des  biscuits.  Mais  nous  sommes  obligés  de 
quitter  cet  endroit  où  Ton  nous  fit  un  si  bon  accueil,  et  nous  repartons  pour 
Tourouvre. 


DE  l'École  des  roches.  289 

Au  milieu  d'une  côte,  on  entend  un  cri  de  désespoir  :  une  crevaison.  Sans 
pitié  pour  la  malheureuse  victime  de  cet  accident,  nous  continuons  la  route, 
après  lui  avoir  donné  rendez-vous  à  l'auberge,  car  nos  estomacs  crient  famine. 
Enfin,  à  2  heures  et  demie  nous  sommes  attablés,  et  nous  déballons  nos  pro- 
visions. 

Une  commande  de  bière,  de  cidre  et  de  siphons  est  peu  à  peu  exécutée  et 
le  déjeuner  a  lieu  au  milieu  de  la  plus  franche  gaîté.  Notre  retardataire 
arrive  vers  la  fm  du  repas  :  en  l'attendant,  nous  allons  dans  la  cour,  où  nous 
découvrons  un  perroquet  et  une  pie.  Le  perroquet  nous  demande  si  nous 
avons  bien  déjeuné.  Quant  à  la  pie,  elle  pousse  des  cris  inarticulés,  mais  ac- 
cepte enfin  un  morceau  do  chocolat,  que  l'on  glisse  dans  son  gosier. 

A  3  heures  et  demie  nous  prenons  le  chemin  du  retour.  La  première  partie 
est  très  belle,  à  travers  la  forêt  du  Perche.  De  grands  arbres  séculaires  bor- 
dent la  route,  et  les  épaisses  frondaisons  de  la  futaie  s'étendent  au  loin.  Mais 
nous  quittons  bientôt  cette  route  pour  nous  trouver  dans  le  vent  et  la  pous- 
sière. Les  uns  causent  à  qui  mieux  mieux,  enfin  les  derniers  maudissent  le 
temps. 

De  Randonnai  à  Chandai,  la  route  continue  sans  aucun  incident,  et  arrivés 
à  la  roule  de  Laigle,  avec  vent  dans  le  dos,  nous  abattons  les  douze  derniers 
kilomètres  en  une  demi-heure.  A  "i  heures  et  demie,  nous  sommes  à  l'École, 
enchantés  de  notre  excursion  et  tout  disposés  à  recommencer. 

Pierre  Bouthili-ier  et  Pierre  Mon.nier. 


LEfi»  !Se:a:\ce!I»  iii:§»ical.ek  et  LtITteraires. 
L.EI»  co\fi:re\ce« 

LES  SÉANCES 

Les  conférences  de  cette  année  ont  été  toutes  consacrées  à  des 
sujets  d'actualité.  Le  27  octobre,  M.  de  Givenchy.  de  retour 
d'un  voyage  au  Maroc,  évoquait  devant  nos  yeux,  par  ses  des- 
criptions et  ses  photograpliies,  la  route  de  Figuig"  à  Mo.eador. 
Le  3  décembre,  M.  Lacour-Gayet  insistait  en  ternies  éloquents 
sur  l'utilité  pour  une  nation  de  posséder  une  forte  marine,  et 
gagnait  à  sa  cause,  celle  de  la  ligne  won/z'me,  de  nombreuses 
adhésions  de  maîtres  et  d'élèves.  Le  23  février,  un  de  nos  pro- 
fesseurs, M.  Wilbois,  nous  parlait  de  la  guerre  et  de  l'organisa- 
tion militaire  :  il  se  souvint  ce  jour-là  qu'il  était  officier  de 
réserve,  et  il  eut  le  don  de  faire  vibrer  la  salle  par  sa  causerie 
d'une  émotion  contenue  et  d'une  grande  distinction.  Le  5  avril, 
M.  Demolins,  avec  l'autorité  qui  émane  de  son  talent,  avec  ses 
habitudes  de  rigueur  contractées  au  service  de  la  science  so- 
ciale, avec  sa  verve  coutumière,  exposa  les  deux  formes  du  pa- 
triotisme :  le  patriotisme  belliqueux  qui  conquiert,  mais  qui  ne 
sait  pas  acquérir  et  conserver,  et  le  patriotisme  colonisateur 
qui  s'implante  progressivement,  qui  s'assimile  et  qui  dure. 
Entre  ces  deux  formes,  le  choix  ne  comporte  pas  d'hésitation. 

A  ces  conférences  du  jeudi,  il  convient  d'ajouter  deux  lectures 
hors  cadre,  faites  par  M.  Desgranges,  le  dimanche,  à  nos  grands 


LI::    JOURNAL    DE    t/ÉCOLE    DES    HOCHES.  201 

élèves  :  Tune  sur  la  poésie  française  contemporaine,  l'autre  sur 
le  théâtre  français  contemporain.  M.  JJesgrangcs  dit  admirable- 
ment, et  connaît  à  merveille  le  mouvement  littéraire  actuel  : 
ses  lectures  commentées  ont  été  très  goûtées  des  professeurs 
et  des  élèves  présents;  évidemment  la  tentative  était  heureuse 
et    mérite  d'être  reprise. 

Les  autres  séances,  auxquelles  nos  élèves  prêtaient  leur  con- 
cours, furent  des  séances  mixtes  (théâtre,  diction,  chant  et  mu- 
sique). Chaque  maison  successivement  tint  à  honneur  d'organiser 
sa  séance  :  c'est  la  note  caractéristique  de  l'année.  Pour  la  mise 
en  train,  ce  fut  M.  Dupire  qui  se  dévoua  :  non  content  de 
fournir  des  programmes  et  des  décors  de  plus  en  plus  soignés, 
il  donne  à  ses  collègues  l'exemple  de  l'activité  et  de  l'initiative. 
D'ailleurs  noblesse  oblige  :  n'est-il  pas  directeur  d'une  maison , 
le  «  Pavillon  Médicis  ».  comme  nous  l'appelons  plaisamment? 
Donc  la  première  séance  de  novembre,  montée  par  ses  soins, 
comprenait  un  morceau  d'orchestre,  le  trio  de  Carmen,  exécuté 
avec  brio,  par  M""  Rincheval,  MM.  Tontor  et  Corbusier,  des  chan- 
sons désopilantes,  par  Cronier,  enfin  le  Jeune  homme  jyressé,  de 
Labiche,  joué  par  Monnier,  Desplanches  et  Jéquier.  Le  1"^  dé- 
cembre, séance  analogue  du  Coteau,  qui  débute  par  un  duo  de 
M"°  Pàncheval  et  de  M.  Corbusier,  se  continue  par  des  chansons 
humoristiques,  que  détaille  Cronier  avec  beaucoup  de  verve, 
et  prend  fin  sur  Maman  Sabouleux,  une  autre  pochade  de 
Labiche,  dont  les  rôles  étaient  tenus  par  Sébileau,  Philippe, 
Sauvaire,  Glaenzer,  Foissey  et  Spyker.  —  Ensuite,  le  l"""  février, 
ce  fut  le  tour  du  Vallon.  D'abord,  un  trio  de  Mireille,  par  nos 
trois  professeurs  de  musique,  puis  le  Jaguar,  de  Leconfe  de 
Lisle  ei  Histoire  ponctuée,  dits  par  Bouthillier,  une  chansonnette 
finement  détaillée  par  Desplanches.  Enfin,  cette  fois,  une  pièce 
classique,  le  Malade  imaginaire  (Acte  III,  se.  iv  sq),  par  Bou- 
thillier, Lyautey,  .1.  Fabra,  Delacroix  et  A.  Bosch  :  au  total, 
séance  très  réussie. — Le  15  février,  la  Guic/ia?'dière  entre  en  lice. 
On  exécute  divers  morceaux  d'excellente  musique,  notamment 
un  duo,  par  M"''  Marguerite  et  par  Jules  Demolins,  Pillet  récite 
l'Aigle  de  Leconte  de  Lisle,  aux  vers  denses  et  sonores,  et  Loubet, 


292  LE    JOURNAL 

qui  a  décidément  un  talent  de  comédien,  i'Ence?hsoir  mondain. 
Voici  encore  du  classique,  mais  du  moderne  :  le  Gendre  de  M.  Poi- 
rier, d'Emile  Augier,par  Loubet,  Lauer  et  Davel.  Finalement  tous 
les  élèves  de  la  Guichardière,  chantent  un  chœur  anglais.  Chaque 
maison  affirme  ainsi  son  originalité.  M.  Bell,  directeur  des  Pins, 
nous  offre  comme  l'an  passé,  une  pièce  anglaise  :  Done  on  both 
sides,  hy  I.  Morton,  avec  le  concours  de  Loubet,  A  Bosch,  Cintra, 
Bouthillier  et  Langer.  A  quand  la  pièce  allemande?  Je  le  deman- 
derais si  on  ne  l'avait  déjà  fait. 

il  faut  mettre  à  part  la  séance  du  mardi  gras  (27  février),  qui 
était  remarquable  par  son  homogénéité  et  qui  obtint  le  plus 
vif  succès  auprès  des  parents  :  le  programme  même,  dû  à 
M.  Storez,  était  dans  la  tonalité  de  Tensendile.  Ouverture  d'or- 
chestre (Mozart  et  Haendel);  VOEuf  bleu,  récité  par  Loubet; 
Kiri...Kirican,  ravissant  chœur  denfants;  Du  mouroîi  pour  les 
petits  oiseaux,  par  Spyker  qui  fut  bissé;  des  pièces  de  Bameau, 
en  trio,  par  M""  Binclieval,  MM.  Tontor  et  Corbusier  —  les  Roma- 
nesques de  Bostand,  que  firent  valoir  surtout  Monnier  et  Bou- 
thillier; d'ailleurs  les  autres  acteurs  ne  furent  pas  inférieurs  à 
leur  rcMe.  A  la  mi-carême  (22  mars),  on  retombe  sur  le  type 
décrit  plus  haut  ;  ouverture  de  la  Sémiramis  de  Bossini,  mono- 
logue amusant  de  Cronier,  des  vers  de  SuUy-Prudhomme,  dits 
par  Spyker,  enfin  les  Deux  sans  culottes.,  par  Spyker,  Cronier  et 
Sauvaire. 

Si  l'on  essaie  de  récapituler  l'année,  le  bilan  accuse  qu'on  a  tenu 
compte  des  indications  fournies  par  M.  Boujol  dans  le  précédent 
Journal  :  on  a  donné  moins  de  conférences  quatre  en  tout,  et  plus 
de  séances  de  maison,  ce  qui  est  normal.  X  propos  des  conféren- 
ces, un  regret  seulement  :  l'histoire  de  l'art  y  a  sa  place  marquée  ; 
cette  lacune  doit  être  comblée  l'an  prochain.  Quant  aux  séances 
de  maisons,  elles  me  paraissent  réaliser  l'idéal  du  genre  ;  elles 
sont  variées,  procurent  aux  ditlerentes  maisons  l'occasion  de 
montrer  leur  originalité,  réclament  la  collaboration  des  maîtres 
et  des  élèves,  et  resserrent  ainsi  les  liens  de  solidarité  entre  gens 
groupés  sous  le  même  toit.  Cependant  bien  des  progrès  restent 
à  accomplir  ;  nous  n'avons  plus  d'acteurs  hors  pair;  quelques 


DF.    l/ÉCOLE    DES    ROCHES.  293 

uns  sont  distingués  comme  Bouthillier,  Monnier,  Desplanches, 
Spyker;  la  plupart  ne  sont  pas  encore  formés.  Cela  tient  peut- 
être  au  choix  des  pièces  dont  quelques-unes  (celles  de  Labiche, 
par  exemple),  étaient  vraiment  par  trop  enfantines  et  superfi- 
cielles :  ne  craignons  pas  de  donner  aux  esprits  une  nourriture 
forte!  D'autre  part,  les  exigences  du  travail  scolaire  ue  permet- 
tent guère  de  monter  des  pièces  classiques  dont  la  préparation 
est  longue  et  ardue.  Réservons-les  pour  les  grandes  occasions 
(une  ou  deux  fois  Fan),  le  mardi  gras  et  la  fête  de  l'Ecole;  et, 
dans  nos  séances  de  maison,  à  coté  de  scènes  comiques  de  bon 
aloi,  faisons  plus  large  la  part  de  la  musique,  du  chant  et  de  la 
diction.  M.  \Yilbois  a  eu  l'idée  de  faire  jouer  Athalie  par  ses 
élèves  de  quatrième,  le  jour  de  la  fête  de  l'École;  la  pièce  abrégée, 
sera  accompagnée  des  chants  de  Moreau.  La  tentative  est  auda- 
cieuse :  attendons-en  les  résultats,  que  les  répétitions  font  pré- 
voir encourageants  '.  En  tous  cas,  nous  devons  être  sévères  dans 
le  choix  de  nos  pièces,  et  emprunter  résolument  au  théâtre 
classique. 

Pour  compléter  ce  tableau  rapide  des  délassements  de 
l'Ecole,  ce  n'est  que  justice  de  mentionner  les  samedis  de  la 
Guichardière,  de  vrais  régals  pour  les  amateurs  de  bonne 
musique  ! 

Notre  tâche  de  chroniqueur  est  terminée  ;  cependant,  pour 
être  exact,  nous  devons  encore  faire  mention  d'une  innovation 
due  à  M.  Dupire.  Il  s'agit  uniquement  des  professeurs  et  des 
professeurs  célibataires,  qui,  en  hiver,  leur  journée  fournie, 
après  le  bonsoir  aux  élèves,  se  réunissaient  au  Pavillon  Médicis 
tous  les  quinze  jours,  pour  amuser  leurs  collègues  de  leurs 
talents  spéciaux.  L'intimité  de  ces  réunions  et  leur  succès  nous 
dispense  d'y  insister.  Mais  n'est-il  pas  intéressant  de  noter  que, 
loin  de  Paris  et  du  monde,  nous  savons  nous  créer,  dans  notre 
laborieuse  retraite,  des  plaisirs  artistiques  et  des  relations 
fondées  sur  l'amour  commun  des  nobles  choses? 

F.  Mextré. 

1.  On  a  vu  plus  haut  le  compte  rendu  de  celte  séance  qui  a  eu  lieu  après  la  ré- 
daction de  cet  article. 


29i  LE    JOURNAL 


LA  MUSIQUE 

A  mon  entrée  à  l'école  des  Roches,  il  y  a  six  ans,  j'étais  loin 
de  s^upposer  que  mes  jeunes  élèves  arriveraient  un  jour  à  con- 
sidérer la  musique  non  pas  comme  un  art  d'a,i;rément,  mais 
comme  un  art  qui  a  comme  but  le  beau,  le  désintéressement,  le 
sublime.  Tout  le  mérite  des  résultats  obtenus  en  ces  quel([ues 
années  revient  à  ceux  des  élèves,  et  ils  sont  nombreux,  qui  ont 
étudié  sérieusement  leur  instrument  de  manière  à  pouvoir 
mettre  une  technique  acquise  au  service  de  belles  œuvres. 
Ailleurs  qu'à  l'école  des  Roches,  on  serait  un  peu  surpris  si  on 
apprenait  que  des  élèves,  qui  font  d'excellentes  études  classiques 
et  modernes,  et  qui,  par  conséquent,  se  présentent  avec  succès 
au  baccalauréat,  peuvent  interpréter  une  sonate  de  Beethoven, 
une  chaconne  de  Bach,  une  sonate  de  llaendel! 

Chez  nous,  nous  l'avouerons  sans  fausse  modestie,  c'est  chose 
courante.  J'ajouterai  que  nous  avons  fait  entendre  le  jour  de 
la  fête  de  l'école,  A  thalle  de  Racine,  avec  orchestre  et  chœurs 
de  J.-B.  Morean,  et  que  l'audition  de  cet  ouvrai; e,  déjà  assez 
compliqué  pour  des  professionnels,  a  eu  un  succès  justement 
mérité. 

Armand  Parkxt. 

PlU.\Cn\\lX    MORCEAUX    EXÉCUTKS    l'EMlANT    l'aNNÉE 

1"  Chant  général. 

Chant  du  départ Méhil. 

Amour  lllial  (chants  populaires) Méhll. 

Vogue,  léger  zéphir RJe.ndei.ssojin. 

Aurore  de  la  vie il.  Schumann. 

Chanson  de  Roland. 

Sanclus,  benedictus Beethoven. 

Les  vaillants  du  temps  jadis. 

Chanson  d'ancêtre St-Saens. 

Viens  petit  oiseau Schumann. 

La  farandole Jaques-Dalcroze. 

Chanson  du  grand-père St-Saens. 


DK  l'École  des  roches.  295 

L'automne F.  Mendelssoiin. 

Les  enfants  de  Bohême W.  Sciiumann. 

Vaisseau  Fantôme  (chœur  des  Pileuses) Wagnek. 

Prière.  —  Amour  du  prochain Beethoven. 

Chanson  de  mai Schumann. 

L'ange  gardien César  Franck. 

Les  danses  de  Lormont César  Franck. 

Le  Messie  (air) IL^endel. 

Le  Messie  (duo) IIaendel. 

Le  Vannier Cés.\r  Franck. 

Air  dans  la  Cantate  de  la  Pentecùte J.-S.  Bach. 

Psaume  cr César  Franck. 

Ave  verum,  accompagné  du  quatuor .Mozart. 

Adoramm   le Palestrina. 

Tdiitum l)Ai;ii. 

2"  Orchestre. 

Samson  et  Daliln C.  St-Saens. 

Bourrée G.  F.  Haendel. 

Peer  Gynt Grieg.  op.  35. 

Menuett  (aus  dem  Octett) Schubert. 

Allegretto  de  la  Symphonie  (A  dw) Beethoven. 

Allegro  Finale  Symphonie  (£  dur) Mozart. 

Larghetto  (aus  der  zweiten  Symphonie, Beethoven. 

Allegretto  (aus  der  achten  Symjjhonie) Beethoven. 

Menuetlo  (aus  der  Symphonie  in  E  dur) Mozaut. 

Finale  {Rondo  alV  ongarese  aus  dem  in  G  du)-} Haydn. 

Andante  cantabile  quatuor  mi  b  {op.  16) Beethoven. 

Septuor  (op.  .38) Beethoven. 

Allegro  de  la  première  partie  de  la  2"  Symphonie  (op.  3(5) . .  Beethoven. 

Chœur  et  orchestre  d'Athalie J.  B.  Moreau. 

3"  Samedis  de  la  Guichardière. 

{Musique  de  chambre.) 

2'  Trio E.  Lalo. 

Trio  en  ut  mineur .j .  Brahms. 

(Concerto  en  mi  bémol  (violon i . Moz.\rt. 

Sonate  en  ut  mineur  (^piano  et  violon) Grieg. 

3«  Trio Mozart. 

Divertimento,  trio  à  cordes Mozart. 

2"  Trio Castillon. 

5"  Trio  {ré  majeur) Beetho\en. 

~r  Trio  (à  l'Archiduc) Beethoven. 

1"  Sonate  (piano  et  violon) Schumann. 

2"  Sonate  (piano  et  violon) j.  Brahms. 


296  LE   JOURNAL 

V*^  Sonate  (piano  et  violon) J.-S.  Bach. 

Lied  (  violoncelle  et  piano) Schubert. 

2"  Nocturne Chopl\. 

Krieslariana Schumanx. 

L'Agaçante 
I^''  Tambourin 
IF  Tambourin 

La  Pantomime     •  (trio  piano,  violon  et  violoncelle) Ph.  Rameau. 

La  Marais 
La  Coulicam 
Llndiscréte 

Romance  (violon  et  piano) Swendsen. 

Le  dernier  samedi  de  la  (iuicliardière  a  été  consacré  à  une  séance  spéciale 
que  M.  Armand  Parent  et  M"'  Dron  ont  bien  voulu  donner  à  l'École.  Nous 
n'avons  pas  seulement  à  louer  ici  ces  deu.v  grands  artistes  mais  aussi  à  leur 
dire  combien  nous  avons  été  heureux  de  les  applaudir  et  à  les  remercier  du 
concours  qu'ils  ont  bien  voulu  apporter  à  ces  réunions.  Ils  ont  exécuté  les 
quatre  sonates  suivantes  et  nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  qu'ils  y  ont  été 
admirables. 

2«  Sonate  (piano  et  violon) J.-S.  Bach. 

2"  Sonate  (piano  et  violon) Schcmann. 

15''  Sonate  (piano  et  violon) iM(.zaiit. 

Sonate  (piano  et  \iolon) Vlncent  d'Indy. 


NOS  COLONIES  DE  VACANCES 

L'un  des  objets  essentiels  de  notre  tâche  d'éducateurs  est 
sans  contredit  la  formation,  chez  nos  élèves,  de  l'homme  social. 
Eussions-nous  aidé  nos  garçons  à  devenir  loyaux,  clairvoyants, 
énergiques  et  libres,  notre  œuvre  serait  encore  sing-ulièrement 
incomplète,  si  nous  ne  leur  avions  donné  l'exacte  conscience 
de  leur  devoir  de  citoyens,  de  ce  qu'ils  ont  à  faire  dès  mainte- 
nant et  plus  tard,  pour  la  collectivité  dont  ils  font  partie,  école 
ou  famille,  église  ou  pays.  Privilégiés  comme  ils  sont,  à  tant 
de  points  de  vue,  ils  doivent  sentir  le  poids  de  ces  privilèges, 
et  n'en  pas  jouir  égoïstement;  ils  doivent  porter  ce  poids,  non 
pas  comme  un  remords,  mais  comme  un  devoir.  Les  Grecs  d'au- 
trefois avaient  peur  du  bonheur;  quand  ils  étaient  soulevés  par 
les  vagues  de  la  prospérité,  ils  tremblaient,,  pressentant  un 
abîme  tout  proche  ;  et  ils  se  hâtaient  alors,  comme  Polycrate 


DE  l'École  des  roches.  297 

jetant  son  anneau,  de  sacrifier  à  la  fatalité  jalouse  leur  trésor 
le  plus  précieux.  Nous  avons  mieux  à  apprendre  à  nos  garçons  : 
si  l'homme  heureux  est  coupable,  c'est  de  garder  son  bonheur 
pour  lui  seul;  s'il  doit  expier  son  bonheur,  c'est  en  le  parta- 
geant. 

Inutile  de  dire  ici  ce  que  sont  les  «  colonies  de  vacances  ». 
Tout  le  monde  aujourd'hui  connaît  ces  œuvres  excellentes,  qui 
donnent  à  des  gamins  déshérités  de  la  joie  et  de  la  santé  pour 
longtemps,  qui  préservent  de  la  tuberculose  et  de  l'anémie  les 
petits  soldats  et  les  jeunes  mères  de  demain,  qui  nous  préparent 
une  race  plus  solide,  merveilleux  placement  aucjuel  on  confie 
35  francs,  et  qui  vous  rend  une  vie  d'enfant.  Tout  le  monde  les 
connaît,  mais  la  plupart  de  nos  garçons  ne  les  connaissaient 
pas.  Voilà  quatre  ans  maintenant  que  nous  leur  en  avons  parlé 
pour  la  première  fois;  quatre  ans  que  ces  heureux  collégiens 
du  grand  air  et  des  pleins  champs  tiennent  à  partager  un  peu 
avec  d'autres  ces  bienfaits.  Il  est  temps  de  résumer  pour  eux  ce 
qu'ils  ont  fait  et  permis  de  faire;  il  est  temps  de  le  raconter  à 
leurs  parents. 

La  souscription  de  1903  produisit  200  francs.  Nous  remîmes 
cette  somme  à  V Association  pour  le  développement  des  colonies 
de  vacances^,  avec  les  organisatrices  de  laquelle  quek[ues  uns 
de  nous  se  trouvaient  en  relations  assez  proches.  Dès  cette 
année-là,  nos  garçons  eurent  la  satisfaction  de  savoir  qu'ils 
avaient  fourni  plus  des  deux  tiers  de  la  somme  que  coûtait 
une  colonie  nouvelle  de  dix  enfants  de  la  Grand'Combe  (Gard), 
placés  pendant  un  mois  à  Saint-André  de  Yalborgne,  dans  les 
Cévennes. 

En  1904,  nos  cotisations  se  montent  à  300  francs  et  couvrent 
la  subvention  accordée  à  l'œuvre  de  la  Grand'Combe,  qui  a 
trouvé  des  ressources  locales,  mais  qui  se  développe. 

En  1905,  le  beau  chiffre  que  nous  atteignons  ^  (aidés  il  est 


1.  Association  pour  le  développement  des  colonies  de  vacances.  Présidente  : 
M""'  Raoul  de  Fclice;  trésoiière  :  M"''  Gabrielle  Rist.  Siège  social  :  6,  rue  Dufétel, 
Versailles. 

2.  736  fr.  70. 


298  LE    JOURNAL 

vrai  par  certaines  contributions  exceptionnelles)  nous  engage 
à  demander  à  l'Association  une  œuvre  qui  soit  désormais  la 
nôtre,  de  façon  indépendante  et  exclusive.  Précisément,  la  ville 
de  Versailles,  notre  voisine,  siège  de  VAssociation,  ne  possédait 
pas  jusqu'alors  une  organisation  spéciale  da  colonies  de 
vacances  :  on  décide  de  fonder  cette  œuvre,  et  de  la  confier  à 
nos  libéralités. 

Et  c'est  ainsi  que  cette  année-là,  l'École  des  Roches  a  compté, 
outre  ses  150  élèves,  un  petit  bataillon  do  colons,  placés  pour 
la  plupart  dans  les  campagnes  du  Loiret.  Dix-huit  enfants,  et 
la  mère  de  quatre  d'entre  eux,  nous  ont  dû  de  joyeuses  va- 
cances, longues  semaines  de  soleil,  d'air  pur,  de  liberté. 

C'est  par  exemple  cette  petite  M.,  dont  le  père  venait  de 
mourir  tuberculeux,  enfant  très  délicate,  qui  chaque  hiver 
jusqu'ici  prenait  une  série  de  rhumes  et  de  bronchites.  Elle  a 
pu  passer  trois  mois  à  la  campagne  :  à  son  retour,  elle  était 
transformée  au  point  que  sa  mère  hésitait  à  la  reconnaître;  et 
nous  avons  eu  la  joie  d'apprendre  récemment  que,  pour  la 
première  fois  de  sa  vie,  elle  a  traversé  l'hiver  sans  une  maladie. 
On  nous  propose  de  lui  faire  recommencer  cette  année  une  cure 
qui  lui  a  si  bien  réussi. 

C'est  Augustine  G.,  caractère  très  difficile,  nous  dit-on.  Sa 
mère  nourrice  a  déclaré  qu'elle  ne  voulait  plus  jamais  avoir  une 
enfant  comme  elle.  On  l'a  changée  de  maison,  et  les  choses 
sont  allées  un  peu  mieux.  On  nous  demande  de  reconnaître  ce 
petit  progrès,  et  de  fournir  à  Augustine  l'occasion  d'en  faire  un 
nouveau,  en  la  renvoyant  cet  été  aux  colonies.  C'est  sa  dernière 
année,  avant  son  entrée  en  apprentissage. 

C'est  encore  Pauline  S.,  fille  d'un  ouvrier  peintre  et  d'une 
marchande  des  quatre  saisons,  enfant  très  chétive.  Elle  a  six 
frères  et  sœurs,  et  on  nous  propose  de  donner  cette  année  sa 
place  à  sa  cadette.  Rosette,  sept  ans,  excessivement  délicate,  et 
très  gentille  petite  fille . 

Louis  H.  nous  fournit  un  amusant  tableau  de  la  vie  aux  «  co- 
lonies »  : 

«  Je  suis  très  heureux  d'être  à  la  campagne.  Je  me  porte  bien. 


DE  l'kcole  des  kochks.  290 

Je  vas  me  promener  dans  les  bois  avec  le  monsieur.  Je  menge 
du  lapins  et  de  loies.  Yl  ia  une  chèvre  qui  donne  du  lait.  Je  la 
maine  au  chant.  Je  menae  beaucoup  de  fruits.  Il  y  a  aussi  iu 
chien  et  on  la  telle  après  une  voiture  et  je  monte  dedans.  Je 
vas  à  la  mare  péchée  des  grenouille.  Je  vas  me  promener.  Je 
vois  des  chasseur  tiré  sur  des  lapins  et  sur  des  perdri.  » 

Gaston  et  Marie  A.,  neuf  et  six  ans,  sont  bien  pauvres;  il  a 
fallu  commencer  par  leur  acheter  des  chaussures.  Gaston,  en 
qualité  de  grand  frère,  donne  à  sa  maman  des  nouvelles  de  la 
petite  :  «  Marie  ne  s'ennuie  plus:  elle  est  au  contraire  très 
contente...  Je  finis  ma  lettre  sans  finir  de  t'aimer.  Ton  fils,  ta 
fille  qui  t'aiment  pour  la  vie.  » 

Voici  un  autre  couple,  contemporain  du  précédent;  mais  cette 
fois  la  sœur  est  l'ainée.  (iermaine  et  Gaston  M.  étaient  assez  bien 
portants,  mais  ils  passaient  le  plus  clair  de  leur  temps  dans  la 
rue,  avec  de  médiocres  compagnons.  C'est  surtout  pour  sa  santé 
morale  que  Gaston,  en  particulier,  a  été  enyoyé  aux  champs. 
11  semble  avoir  eu  d'abord  la  nostalgie  de  son  ruisseau;  puis  il 
s'est  acclimaté;  et,  depuis  son  retour,  son  rêve  a  été  d'envoyer 
un  petit  souvenir  à  ses  parents  nourriciers;  mais  le  malheureux 
ne  sait  plus  leur  adresse  1  —  Dans  une  lettre  de  Germaine  à  ses 
parents,  jai  trouvé  pour  nos  garçons  des  données  suggestives 
sur  le  budget  de  leurs  petits  colons  : 

«  Dimanche  j'ai  vut  mon  petit  frère,  et  je  lui  est  donné  un 
sou,  et  il  m'a  dit  qu'il  ne  se  plaisait  pas,  parce  qu'il  ne  jouait 
pas.  Sur  mes  iC  sous  il  ne  me  reste  plus  que  deux  sous.  Je  l'ai 
est  dépensé  de  cette  sorte.  Mon  talion  de  mes  chaussures  du 
dimanche  s'est  déclouté.  Il  y  a  i  dimanches  que  je  les  ai  por- 
tés. Je  les  ai  portés  chez  le  cordonnier  qui  m'a  prit  5  sous. 
J'ai  acheté  pour  trois  sous  de  laine  pour  m'amuser,  pour  ne  pas 
m'ennuyer.  J'ai  dépensé  un  sou,  pour  quand  je  revenait  de  la 
messe  j'ai  acheté  un  petit  pain.  J'ai  donné  un  sou  pour  l'enter- 
rement d'une  petite  parisienne  qu'ai  morte  mercredi.  J'ai 
doné  un  sous  à  mon  frère,  et  il  m'en  n'a  demender  six  sous 
jeudi,  et  je  nan  n'avait  plus  que  deux;  alors  je  lui  ai  dit  que  je 
ne  lui  en  donnerai  pas  dutout.  Il  est  en  bonne  santé;  o?i  ne  le 


300  LE   JOURNAL   DE    l/ÉCOLE    DES    ROCHES. 

bat  pas.  Et  j'ai  a  acheté  deux;  paquet  de  poudre  de  propreté 
pour  met  dans  les  cheveux;  cela  fait  quatre  sous.  Voilà  com- 
ment j"ai  dépensé...  » 

Tous  ces  détails,  comiques  ou  touciiants,  ont  vivement  inté- 
ressé nos  garçons.  Des  nouvelles  aussi  précises  leur  rendaient 
leur  œuvre  plus  réelle  et  plus  proche.  Au  moment  où  j'écris, 
la  souscription  annuelle  n'est  pas  close;  mais  les  cotisations  nous 
viennent,  nombreuses  et  rondelettes,  et  nous  pouvons  espérer 
que  leur  total,  s'il  reste  inférieur  au  chifï're  exceptionnel  de 
Fan  dernier,  n'en  sera  pourtant  pas  trop  indigne.  Après  un  flé- 
chissement que  nous  devons  prévoir,  il  faudra  que  bientôt  nous 
étendions  de  nouveau  notre  belle  entreprise,  que  nous  l'établis- 
sions sur  des  bases  d'année  en  année  plus  solides  :  c'est-à-dire 
que  les  cœurs  de  nos  earçons  s'élargiront  aussi,  et  comprenant 
mieux  l'immensité  du  devoir,  trouveront  dans  un  enthousiasme 

ingénieux  des  ressources  nouvelles. 

Henri  Trocmé. 


UN  ORPHELINAT  AGRICOLE 

Nous  devons  mentionner,  la  tentative  intéressante  faite  par 
M.  Léon  Petit,  secrétaire  perpétuel  do  la  Société  d'agriculture  de 
l'Eure,  près  de  son  domaine  de  Damville,  que  nous  avons  eu  le 
plaisir  de  visiter. 

Pour  s'opposer  au  vagabondage,  à  l'abandon  des  campagnes 
et  à  l'exode  de  leur  population  vers  les  villes,  M.  Petit  a  cons- 
titué à  ses  frais,  un  orphelinat  agricole  pour  garçons,  à  Villez- 
Champ-Dominel,  où  une  trentaine  d'orphelins  sont  élevés  et 
instruits  pour  être  mis  ensuite  à  la  disposition  des  cultivateurs. 

Nous  comptons  l'aider  le  plus  possible  dans  cette  œuvre  afin 
de  l'étendre  davantage  ;  chaque  maison  subviendrait  aux  dé- 
penses d'un  orphelin. 

NoS;fgarçons  mettent  de  côté  leurs  vêtements  usagés,  chaus- 
sures, pèlerines,  etc.,  pour  en  faire  profiter  ces  pauvres  des- 
hérités. 


VI 


i\0!i»  Aîvc'iEi^^  i:i^i:ve<i> 


LA  SOCIETE  DES  ANCIENS  ÉLÈVES 

La  Société  des  anciens  élèves  a  été  constituée,  cette  année, 
après  l'envoi  de  la  circulaire  suivante  : 

«  L'École  des  Roches,  malgré  sa  jeunesse,  commence  à  avoir 
des  anciens  élèves. 

«  Il  ne  faut  pas  que  ces  vieux  camarades  se  dispersent  sans 
avoir  un  moyen  de  se  tenir  au  courant  de  leur  vie,  de  se 
retrouver  à  certaines  époques  de  l'année  et  de  s'entr'aider  au 
besoin. 

«  Nous  avons  pensé  répondre  au  désir  de  tous  en  prenant 
l'initiative  de  la  création  d'une  Société  des  anciens  élèves  de  VÈ- 
cole  des  Roches. 

«  Cette  Société,  dont  le  programme  pourra  être  modifié  et 
complété,  lorsque  nous  serons  régulièrement  constitués,  com- 
prendrait les  conditions  suivantes  : 

«  1°  Une  cotisatisation  annuelle  de  6  francs  qui  donnerait 
droit  à  recevoir,  chaque  année,  le  Journal  de  VÈcole  et  servi- 
rait à  payer  les  dépenses,  ou  allocations,  votées  par  le  Conseil 
de  la  Société; 

«  2"  Des  réunions  périodiques,  qui  auraient  lieu  à  l'École  à 
des  époques  fixées  d'avance  ; 

«  3"  Des  matchs  organisés  à  l'occasion  de  ces  réunions,  afin 

21 


302  LE   JOURNAI, 

de  prouver  à  nos  jeunes  camarades  que  leurs  anciens  n'ont 
pas  perdu  les  bonnes  traditions  sportives  de  l'Ecole  et  qu'ils 
sont  encore  capables  d'être  de  bons  champions  au  foot-ball, 
au  cricket,  ou  à  la  course. 

«, Enfin,  notre  Société  doit  avoir  pour  but  de  créer  entre  ses 
membres  une  solidarité  qui  l€s  portera  à  s'entr'aider  à  l'oc- 
casion, pour  triompher  dans  la  lutte  pour  la  vie.  Ce  sera  le 
complément  naturel  de  la  devise  de  l'École  :  «  Bien  armés 
pour  la  vie  ». 

«  Notre  Société,  en  effet,  doit  aider  ses  membres  ;\  triom- 
pher dans  ce  bon  combat;  il  faut  que  les  vieux  aident  les  jeunes 
et  que  ceux  qui  sont  arrivés  aident  les  débutants. 

«  Nous  avons  le  sentiment  (|u'en  ajoutant  à  l'Ecole  cette  nou- 
velle institution  nous  lui  donnons  son  complément  à  la  fois  na- 
turel et  nécessaire.  Nous  comptons  donc  sur  l'adhésion  de  tons 
les  anciens  élèves  actuels  et  futurs. 

Le  CoMiri:  dimtiativiî  : 

Jean  Hkssam),  Abel  Corijix  dk  Maxcoix,  Jules  Dkmgli.vs, 
Robert  Derviklt,  Gaston  Evsskiuc,  Frank  Havilano,  Pierre 
PocHET,  Jacques  Pociikt,  Maurice  Silhol,  Guy  i>e  Tovtot, 
Paul  \Yatee. 


LES  ANCIENS  ELEVES,  MEMBRES  DE  LA  SOCIETE 

Serge  André,  torminc  ses  éludes  à  Paris. 

Marcel  Aubi':,  fait  une  année  dinstniclioii  générale  avant  d'entrer 
dans  les  alTaires. 

Henri  Barbieh,  prépare  l'École  de  physique  et  de  cliiniie  de  la  ville 
de  Paris. 

Jean  Bessand,  après  un  voyage  en  Amérique,  fait  un  stage  en  Alle- 
magne, dans  une  fabrique  de  tissus. 

Jean  de  Boisanger.  prépare  l'Institut  agronomique,  à  Nancy. 

Henri  Boujard,  termine  ses  études  à  l'École  de  Guyenne. 

Enguerrand  de  Caix,  termine  ses  études  à  Paris. 

Jean  Collk,  à  rinslitul  agricole  de  Beauvais. 

Abel  CoRiuN  nE  Mangoux,  à  l'Institut  chimique  de  Nancy.  Doit  aller 


•     DE  l'kcolI':  oes  hociiks.  'M'.i 

passer  trois  mois  en  Angleterre,  comme  chimiste,  dans  une  indus- 
trie. 
Roger  CoKiuN  m:  Mangoux,  termine  ses  éludes  à  Bourges. 
Jules  Demoi.ins,  après  avoir  fait  son  service  militaire,  prépare  sa 

licence  en  malhémalique  et  a  passé  les  deux  premiers  certificats, 

avec  mentions. 
Robert  Dervieu,  fait  son  service  militaire. 
François  Duphé,  termine  ses  études  à  Paris. 
Henri  Dijval,  à  TËcolc  commerciale  de  Nantes. 
Gaston   Eysséric,  élève  de  TKcolc   des   Beaux-Arts    de    Paris,  fait 

actuellement  son  service  militaire. 
Pierre  Fm  ouet-I.emaîthe,  à  rUiiiversité  de  Cambridge. 
Jean  de  Gasparin,  fait  son  service  militaire  à  Arles. 
Jacques  Gauïiiier-Villars,  fait  un  stage  en  Allemagne. 
Jean-Jacques  Gérin,  termine  ses  études  à  Paris. 
René  Guillon,  à  Nantes. 
Franck  Haviland,  revient  d'un  stage  en  Allemagne,  suit  les  cours  de 

la  Schola  canlorum. 
Philippe  d'HAUTEViLLE,  fait  son  service  militaire. 
Léon  Kensinger,  dans  l'industrie  avec  son  père,  à  Saint-Étienne. 
Etienne  Landrin,  à  l'École  d'agriculture  d'Hauterive,  en  Suisse. 
Mario  de  LaRocha,  fait  un  stage  en  Allemagne. 
Bernard  Marotte,  à  l'École  de  commerce  de  Nantes. 
René  Millet,  doit  aller  faire  un  voyage  d'exploration  à  Astrakhan, 

avant  d'entrer  dans  une  atîaire  de  fourrures. 
François  Millet,  termine  ses  études  à  Paris. 
Guy  de  Neufbol  kg,  id. 

Raoul  Neyret,  dans  l'industrie  avec  son  père,  à  Saint-Étienne. 
Léonce  Pellerav,  dans  le  commerce,  en  Angleterre. 
André  Plocoue,  dans   une   Compagnie    d'assurances   maritimes,  à 

Paris. 
André  Pociiet,  dans  le  commerce,  en  Angleterre,  à  son  retour  d'un 

stage  en  Amérique. 
Jacques  Pocuet,  revient  d'un  stage  dans  une  ferme  en  Amérique,  et 

va  aller  dans  une  maison  de  commerce  en  Angleterre. 
Pierre  PociiET,  revient  d'un  stage  à  l'Université  d'Ithaca,  en  Amé- 
rique. 
Francis  Prieur,  à  l'Ecole  de  Guyenne. 

Pierre  Regrafke,  dans  l'industrie  avec  son  père,  à  Bédarieux. 
Hubert  de  Rigaid,  après  avoir  obtenu  le  diplôme  de  Pitmans  school, 

et  fait  un  stage  dans  les  afïaires  à  Londres,  vient  d'entrer  dans 

une  affaire  industrielle  à  Paris. 


304  LE    JOLRNAL 

Paul  Saillakd,  prépare  l'École  centrale  de  Paris. 

Maurice  Silbol,  fait  son  service  militaire,  à  Vienne 

Albert  Snyers,  à  Pilman's  school,  à  Londres. 

Albert  Ternynck,  fait  un  stage  en  iVllemagne. 

Louis  Tripet,  termine  ses  études,  à  Paris. 

Guy  de  Toytot,  fait  son  service  militaire. 

Guy  de  Vautibault,  à  l'École  de  Guyenne. 

Jean  Vignaru,  à  Nantes. 

Paul  Watel,  va  faire  un  stage  en  Amérique. 

Extraits  de  la  correspondance. 

A  M.  E.  Demolins  :  —  «...  Je  dois  beaucoup  aux  cinq  années  que  j'ai  pas- 
sées aux  Hoches,  comment  pourrai-jc  les  oublier!  J'ai  toujours  trouvé  dans 
mes  professeurs  des  encouragements,  et,  dans  les  élèves,  de  bons  camarades 
et  amis.  Je  compte  mettre  en  pratique,  à  Paris,  l'enseignement  que  j'ai  reçu 
aux  Hoches.  Le  temps  que  j'ai  passé  à  la  Guichardicre  est  certainement  celui 
qui  m'a  été  le  plus  agréable  de  tout  mon  séjour  à  l'École;  aussi  j'espère  venir 
vous  voir  de  temps  en  temps  et  ainsi  conserver  avec  vous  et  avec  TÉcolc  les 
bonnes  relations  que  j'ai  toujours  eues.  S'il  se  fonde,  comme  il  en  était  question 
dans  le  dernier  Journal  de  l'École,  une  «  Association  des  Anciens  Élèves  »,  je 
vous  envoie  par  cette  lettre  mon  adhésion. 

«  Avant  de  terminer,  je  veux  vous  dire  .combien  je  vous  suis  reconnaissant 
(i'avuir  fondé  cette  École  qui  m'a  permis  de  me  développer  moralement  et 
physiquement  bien  mieux  qu'autre  part.  Grâce  à  elle,  je  puis  vivre  sans 
crainte  à  Paris,  car  je  suis  «  bien  armé  pour  la  vie  >'. 

«  Présentez,  je  vous  prie,  mes  respectsà  M™^"  Demolins,  rappelez-moi  au  sou- 
venir de  ces  demoiselles  et  recevez,  cher  Monsieur,  l'expression  de  mes  meil- 
leurs sentiments  de  reconnaissance.  »  —  Lnguerrand  de  Cai\. 

De  Montréal,  le  8  novembre  lOOo.  —  «  Ce  qui  fait  la  ré[)utation  de  Mon- 
tréal, ce  sont  les  quartiers  d'habitations  bourgeoises  (car  personne  n'habite  le 
quartier  des  affaires);  ce  sont  de  petits  hôtels  particuliers,  les  appartements 
étant  inconnus. 

«  Ces  quartiers  sont  tous  plantés  d'arbres  et  l'aspect  doit  en  être  évidemment 
très  riant  en  été.  Le  vrai  charme  de  Montréal  est,  pour  moi,  ce  superlte  parc 
naturel  du  Mont  i^oyal  qui  couvre  tout  le  mont  et  ses  pentes.  Il  touche  à  la 
ville  et  l'on  peut  y  aller  de  n'importe  où  avec  les  tramways  électriques.  Tout 
le  monde  y  va  le  dimanche,  c'est  la  véritable  campagne  auprès  de  la  ville. 

«  Il  y  a  sur  la  montagne  un  cimetière  d'aspect  tout  à  fait  agréable.  Ces  lieux 
ici  n'inspirent  pas  la  même  tristesse  et  le  même  aspect  pénible  de  rangées  de 
lombes  tristement  alignées.  Le  cimetière  est  un  joli  jardin  aux  belles  pelouses 
vertes  coupées  d'avenues  plantées  d'arbres  avec,  de  place  en  place,  des  mo- 
numents funéraires.  Je  crois  du  reste  que  c'est  déjà  ainsi  en  Angleterre. 

«  Je  croyais  que  nous  étions  en  avance  ici  pour  le  froid,  mais  je  vois  que 


df:  l'kcolk  i)i:s  hociiks.  .'J05 

non  d'après  ce  que  vous  me  dites.  Nous  avons  eu  des  gelées  la  nuit  cl 
quelques  chutes  de  neige  bientôt  fondue  et  faisant  une  boue  infecte;  ici  les 
rues  sont  abominables;  beaucoup  ne  sont  pas  pavées,  le  reste  lest  mal,  le 
tout  est  peu  ou  pas  entretenu...  »  —  Jean  Bkssand. 

.1  M.  E.  Dcmoliiis.  Aix-la-Chapelle,  le  3  juin  1900.  —  «  Cher  Monsieur. 
Vous  avez  appris  mon  départ  en  Allemagne,  et  la  chose  s'est  faite  si  précipi- 
tamment (lue  je  n'ai  pas  pu  vous  tenir  au  courant  de  mes  projets  et  déci- 
sions. 

"  J'ai  pris  ce  parti,  parce  qu'il  m'était  très  utile,  presque  indispensable, 
quelle  que  soit  la  chose  que  j'entreprendrai  plus  tard,  de  savoir  l'allemand. 
(".'est  pourquoi  j'ai  arrêté  mon  choix  sur  une  maison  de  draps  allemande 
(dlature,  lissage  et  teinture). 

«  Je  passe  successivement  par  les  divers  ateliers,  de  faron  à  bien  me  rendre 
compte  de  la  fabrication,  et  je  finirai  par  un  stage  dans  les  bureaux,  de  façon 
à  saisir  le  mécanisme  de  l'affaire  au  point  de  vue  commercial.  Cela  m'inté- 
resse, et  me  sera  très  utile,  je  crois. 

«  Je  suis  chez  un  professeur  et,  en  dehors  de  mon  travail  à  l'usine,  je  prends 
des  leçons  d'allemand,  de  façon  à  avancer  rapidement  dans  la  langue,  et 
à  pouvoir  ainsi  mieux  profiter  de  mon  séjour  dans  cette  maison. 

«  Je  compte  vous  écrire  pour  vous  donner  des  détails,  quand  j'aurai  été 
ici  depuis  un  peu  plus  longtemps. 

«  Au  revoir,  cher  Monsieur,  je  vous  prie  de  présenter  mes  hommages  à 
Mme  Demolins,  et  de  me  croire  votre  élève  dévoué  et  reconnaissant.  »  — 
Jean  Bessand. 

À  M.  G.  Bertier.  Sathonay,  25  juin.  —  «  Cher  Monsieur.  Je  comptais  télé- 
graphier aux  Roches  hier  pour  vous  dire  combien  j'étais  de  cœur  et  de  pensée 
parmi  vous  en  ce  jour  de  la  fête  de  lÉcole.  Mais  les  choses  les  plus  simples 
nous  sont  souvent  défendues  à  nous  autres,  soldats,  et  je  n'ai  pu  descendre  à 
Lyon.  J'en  suis  donc  réduit,  cher  Monsieur,  à  vous  dire  sur  ce  bien  vilain 
petit  bout  de  papier  toutes  mes  pensées  qui  n'ont  pas  pu  passer  par  le  télé- 
graphe. Elles  allaient  quand  même  plus  vite  hier,  et  bien  de  bons  souvenirs 
ont  été  évoqués  sur  ce  plateau,  qui  ne  s'était  probablement  jamais  vu  à 
pareille  fcte.  C'est  que  la  vie  d'ici  n'a  jamais  laissé  de  pareilles  évocations 
nulle  part,  et  les  horizons  en  sont  peu  aimés. 

"  Notre  peloton  est  dissous  samedi,  et  nous  partons  pour  un  mois  de  marches 
dans  les  Alpes.  Ensuite,  nous  referons  une  seconde  période  de  tir  au  camp  de 
la  Valbonne,  sous  les  tentes  pointues,  puis  quinze  jours  de  grandes  manœuvres, 
puis...  la  clôture  !...  J'attends  la  Toussaint,  à  cause  du  bon  projet  que  j'ai  fait 
de  revenir  prendre  un  peu  l'air  des  Roches  ce  jour-là.  Je  serais  bien  heureux, 
cher  Monsieur,  de  vous  revoir.  Vous  savez  combien  je  suis  resté  fidèle  à  tous 
les  souvenirs  que  j'ai  laissés  à  l'École.  Et  j'y  en  ai  laissé  beaucoup... 

«  Veuillez  présenter  mes  très  respectueux  hommages  à  M™®  Bertier  et  re- 
dire à  M.  et  à  M'"*'  Demolins  mon  attachement  profond.  Croyez,  cher  Monsieur, 
à  mes  sentiments  respectueux.  »  —  Bobert  Derviel  . 

.4   Madame  Demolins.  Le  24  mai  1(106.  —  "  Madame.  Après  les  quelques 


306  l.E   JOIKNAL 

jours  si  agréables  que  je  viens  de  passer  aux  Kuclies,  je  liens  à  vous  remercier  de 
l'aimable  hospitalité  que  vous  m'avez  offerte  à  la  Guichardière.  Les  liens  qui 
nous  attachent  à  l'École,  nous,  les  anciens  élèves,  sont  solides,  et  c'est  tou- 
jours pour  nous  une  joie  de  revenir  auprès  de  nos  plus  jeunes  camarades,  de 
nos  maîtres,  toujours  prêts  à  nous  aider  de  leurs  conseils.  Par  suite  d'un  long 
séjour  à  l'élranger,  j'étais  resté  un  an  et  demi  sans  retourner  aux  Roches. 
J'ai  t^ouvé  des  améliorations,  mais  pas  de  changements.  L'esprit  de  l'École 
est  bien  toujours  le  même  :  basé  sur  laconliancc  et  surl'alfection  réciproque 
du  maître  et  de  l'élève.  On  continue  à  utiliser,  ou  à  développer,  l'esprit  d'ini- 
tiative de  chacun.  On  forme  des  esprits  précis  et  libres,  persévérants,  et  l'on 
donne  à  chacun  des  armes  qui  feront  de  lui  un  vainqueur  dans  la  lutte  qu'il 
devra  soutenir.  Nous  avons  acquis  tout  cela  pendant  les  années  que  nous 
avons  pas.sé  aux  lioches,  à  des  degrés  différents,  il  est  vrai,  selon  la  bonne  vo- 
lonté que  nous  avons  mise  à  nous  laisser  convaincre  de  la  vérité  de  cet  ensei- 
gnement si  différent  de  celui  des  autres  écoles.  Nous  sommes  «  bien  armés  pour 
la  vie  »,  et  c'est  à  l'École  des  Roches  et  à  son  fondateur  que  nous  le  devons. 
'<  Daignez  agréer,  iMadame,  ainsi  que  M.  Demolins,  l'expression  de  mon 
respect.  »  —  Franck  H.\vila.nd. 

A  M.  E.  Demolins.  —  «  Cher  Monsieur.  J'espère  bien,  d'ici  quelque  temps,  aller 
à  l'Ecole  pour  vous  voir.  Pendant  lo  terme  d'été,  j'ai  travaillé  les  mathéma- 
tiques et  la  physique  avec  un  professeur  du  collège  de  Redon.  Ce  professeur 
a  été  très  content  d'avoir  un  spécimen  des  élèves  de  l'École  des  Roches  dont 
il  avait  entendu  dire  beaucoup  de  bien  et  beaucoup  de  mal  ;  je  crois  que  son 
opinion  a  changé,  et,  après  avoir  lu  votre  livre  de  YÉducation  7iouvelle,\\  a  clé 
enthousiasmé  de  l'École.  J'ai  bien  compris  depuis  plusieurs  années  l'esprit  de 
l'École  et  je  lâcherai  toujours  d'en  suivre  les  principes.  Je  dois  entrer  l'année 
prochaine  à  l'école  de  commerce  de  Nantes,  où  l'on  a  un  enseignement  assez 
pratique,  puis  j'irai  probablement  un  an  en  Angleterre  et  un  an  en  Allemagne 
chez  des  commerijants.  Je  vous  remercie  de  tout  mon  cœur,  clier  .Monsieur, 
de  tout  ce  que  j'ai  acquis  à  l'École  ainsi  que  des  bons  soins  que  vous  et 
M""^  Demolins  m'avez  donnés  ».  —  B.  .Marotte. 

A  Madame  Demolins.  Le  10  juin  1906.  «  Chère  madame.  —  Je  viens  vous 
remercier  de  la  très  aimable  hospitalité  que  vous  nous  avez  accordée,  à  Enguer- 
rand  de  Caix  et  à  moi,  lors  de  mon  voyage  à  Verneuil.  Nous  avons  été  très 
heureux  de  retrouver  notre  bonne  Guichardière,  qui  ne  change  pas,  et  reste 
toujours  la  maison  des  privilégiés  que  nous  fûmes,  grâce  à  vous,  chère  Ma- 
dame ;  aussi  vous  devons-nous  une  grande  reconnaissance,  et  n'oublions 
nous  pas  les  heureuses  années  passées  dans  cette  charmante  maison.  Nous 
avons  été  contents  de  trouver  M.  Demolins  en  bonne  santé,  lui  et  toute  sa 
famille.  Enguerrand  se  présente  en  Sorbonne  le  !''■'  juillet,  et  moi  vers  le  20. 
Notre  retour  en  automobile  fut  excellent;  une  seule  crevaison  à  Dreux.  Nous 
étions  à  Paris  à 6  h.  1,2.  Le  capitaine  de  vaisseau,  Enguerrand,  était  enchanté 
d^  l'équipage...  et  de  lui-même.  Je  vous  demande  la  permission,  chère 
madame,  de  vrms  présenter  mes  plus  respectueux  hommages,  et  mes  meil- 
leurs souvenirs  à  .M.  Demolins  ».  —  Guv  de  Neifbolrg. 


DE  l'kcole  des  roches.  ."{07 

A  M.  E.  Di'molins.  Londres.  —  Cher  Monsieur.  "  Je  suis  arrivé  à  Londres, 
le  12  janvier  avec  mon  père,  el  je  me  suis  rendu  le  matin  même  à  Pilinan's 
schoul,  où  je  me  suis  inscrit  pour  une  période  de  six  mois  et  pour  les  cours 
suivants  :  Comptabilité,  Sténographie,  Arilhniéliqui'  et  (Géographie  commer- 
ciale, Machine  à  écrire,  Anglais,  Allemand,  Kspagnol,  Business-training  et 
Spelling  and  Dictalion.  L'école  comprend  environ  2.000  élèves  des  deux 
sexes  et  de  tout  âge.  Il  n'y  a  pas  de  distinction  pour  l'ordre  des  places  en 
classe,  le  règlement  seulement  défend  toute  conversation  entre  ladies  et  gen- 
tlemen. Il  y  a  aussi  de  grandes  différences  d'âges  parmi  les  élèves.  On  ren- 
contre dans  l'école  depuis  le  garçon  d'une  douzaine  d'années  jusqu'au  mon- 
sieur barbu  et  à  lunettes.  Les  classes  ont  lieu  tous  les  jours,  excepté  le  samedi, 
où  l'on  a  congé,  de  10  à  1,  de  2  à  .'i  et  de  G  à  9.  Je  fais  chaque  jour  des 
thèmes  anglais,  des  versions  et  des  dictées,  qu'un  professeur  corrige. 

«  La  vie  que  je  mène  ici  est  tout  à  fait  différente  de  celle  de  l'École,  et  sou- 
vent je  regrette  celle-ci.  Ce  n'est  que  quand  on  est  parti  des  Roches,  que  l'on 
s'aperçoit  de  la  perle  que  l'on  a  fait.  Les  années  que  j'ai  passées  à  l'École  res- 
teront toujours  dans  mon  souvenir.  J'espère  revenir  de  temps  en  temps,  mais 
ces  courts  séjours  ne  seront  jamais  le  temps  que  j'aurai  passé  ici  précédem- 
ment. Je  suis  très  satisfait  d'un  autre  côté  d'être  à  Londres.  Je  crois  que 
j'acquérai  ici  une  formation  qui  complétera  avantageusement  celle  que  j'ai 
déjà  reçue  à  l'École,  et  surtout  quand  je  serai  dans  les  affaires.  Pitman  peut 
être  bon  pour  certains  élèves  et  si  quelques-uns  d'entre  eux  veulent  suivre  la 
même  voie  que  moi,  je  serai  toujours  à  leur  disposition,  ainsi  qu'à  la  vôtre,  si 
je  peux  vous  être  utile  ici. 

«  Veuillez,  cher  Monsieur,  me  rappeler  au  bon  souvenir  de  M'"'^  De- 
molins  et  des  habitants  de  la  Guichardière  que  j'espère  revoir  au  terme 
d'été.  Votre  élève  bien  dévoué.  »  —  Albert  S-\yers. 

Autre  lettre  à  M.  E.  Demolins.  Londres,  le  29  juin  1900.  —  «  Cher  Monsieur. 
Voici  les  conclusions  que  je  retire  de  Pitman's  school  et  qui  pourront  être 
utiles  aux  élèves  de  l'École  ayant  l'intention  de  venir  à  Londres. 

«  Un  séjour  à  Pitman,  de  3  à  G  mois,  sera  utile  à  tout  élève  des  Roches; 
car  il  lui  servira  à  se  perfectionner  en  anglais;  il  pourra  en  outre  apprendre 
quelques  notions  de  comptabilité,  typewriting,  etc.,  qui  lui  permettront  de  se 
débrouiller,  quand  il  sera  dans  un  office.  J'ai  suivi  tous  ces  cours,  ceux  des 
langues  étrangères,  et  j'espère  entrer  dans  les  affaires  au  mois  d'octobre.  Mais 
j'ai  l'intention  de  ne  pas  encore  quitter  Pitman,  et  d'y  suivre  les  cours  du  soir 
(0  à  9}  pour  apprendre  la  sténographie  anglaise.  Car  un  bon  sténographe  est 
toujours  accepté,  surtout  chez  les  grands  commerçants  et  dans  n'importe 
quelle  partie  du   monde,  la  sténographie   Pitman  étant   la  plus  répandue. 

«  Pitman  ne  conviendrait  pas  aux  élèves  qui  veulent  faire  de  longues  études 
commerciales  et  qui  se  destinent  aux  carrières  consulaires,  car  cette  école 
convient  seulement  à  l'élève,  qui,  peu  soucieux  d'un  diplôme  longtemps 
attendu,  veut  entrer  dans  la  vie  active  le  plus  tôt  possible.  D'ailleurs  les  An- 
glais ne  fréquentent  fias  les  écoles  de  commerce  pendant  longtemps.  Ils  ont 
l'habitude  de  dire  :  (^  Si  vous  voulez  apprendre  les  affaires,  entrez  dans  les 
affaires.  C'est  la  meilleure  école.  >>  La  majorité  des  élèves  anglais  quittent 


:î08  le   journal  de  l'école  des  rocdes. 

les  écoles,  lorsqu'ils  y  ont  acquis  les  premières  notions  commerciales  et  se 
mettent  en  quête  dune  place.  Cela  aussi  lient  en  f,'rande  partie  à  ce  que  l'An- 
glais ne  veut  pas  entretenir  son  fils  jusqu'à  sa  majorité  et  lâche  de  le  rendre 
apte  à  se  débrouiller  tout  seul,  le  plus  tôt  possible. 

«  J'espère,  cher  Monsieur,  aller  vous  rendre  visite  le  plus  tôt  possible,  et 
redevenir  un  élève  des  Roches  pour  quelques  jours.  Je  regrette  infiniment  de 
n'avoir  pu  assister  à  la  fête  de  l'École,  mais  je  n'oublie  pas  pour  cela  l'École, 
qui  restera  toujours  dans  mon  souvenir. 

.'  Veuillez  me  rappeler  au  bon  souvenir  de  M"^*^  Demolins,  et  des  anciens 
(le  la  Guiclie.  Votre  bien  dévoué.  »  —  Albert  Snyers. 

A  M.  E.  Demolins.  Paris,  le  0  juillet  1900.  —  «  Je  suis  revenu  de  Londres 
la  semaine  dernière  et  je  viens  d'entrer  dans  une  all'aire  industrielle,  dont 
j'espère  être  prochainement  concessionnaire  pour  le  nord  de  la  France.  C'est 
une  atTaire  qui  prend  actuellement  une  extension  considérable  et  au  sujet  de 
laquelle  je  vous  adresse  une  notice... 

i>  Je  vous  prie  de  vouloir  bien  présenter  mes  hommages  à  M"'«  Demolins 
et  de  croire  à  mon  bien  respectueux  attachement.  »  —  Hubert  de  Mu. Ain. 


POST  SCRIPTUM 

Au  moment  de  donner  le  bon  à  lirer,  nous  recevons  les  premiers  résultats 
de  l'examen  du  baccalauréat,  pour  les  six  premiers  candidats  qui  viennent  de 
se  présenter  : 

Trois  .sont  reçus  : 

Georges  Lecointre,  avec  mention  «  Bien  ». 
Jacques  Mlismeh,  avec  mention  "  Rien   ■. 
Guy  Thurneyssen. 

Deux  autres  sont  actuellement  admissibles  et  vont  passer  l'oral  : 
Octave  Menthe. 
René  Sahlet. 


Le  l)i)'octeitr-Géran'  :  Edmond  Demolins. 


TYPOGKAI'UIF.    FI  R  JlIX-DIDdT    F.T    C'' 


ANNEE  1906 


28    ET  29    LIVRAISONS 


BULLETIN 

DE  LA  SOCIÉTÉ  INTERNATIONALE 

DE  SCIENCE  SOCIALE 


SOMMAIRE  :  Nouveaux  laiMubrPs.  —  Correspondance.  —  L'n  congrès  social  à  Genève,  par 
le  pasteur  E.  Halziek.  —  A  propos  des  incendies  de  forêts,  par  il.  H.  La  Bolrdonmèrf..  — 
A  travers  les  faits  récents,  par  M.  G.  d'Azamblja.  —  L'œuvre  de  la  Franco  en  Indo-Chine  et 
l'opinion  anglo-indienne.  —  Bulletin  bibliographique. 


L'État  actuel  de  la  Science  sociale,  par  M.  Edmond  Demoi.ins.  Brochure  d'introduction 
à  la  Science  sociale,  0  l'r.  iO  cent.;  dix  ex.,  1  fr.  25;  vingt  ex.,  i  francs. 


FASCICULES  PARUS  DANS  LA  NOUVELLE  SERIE  (^Prix  :  :>  fr.  franco) 


IS'*^'   1.  —    La  Méthode    sociale,    ses 

procédés  et  ses  applications,  par  Edmond 
Demolins.  Robert  Pinot  et  Paul  de  Rou- 

SIERS. 

N*^  2.  —  Le  Conflit  des  races  en 
Macédoine,  d'après  une  observation 
monogi^aphiqiie,  par  G.  d'Azamboa. 

No  3.  —  Le  Japon  et  son  évolution 
sociale,  par  A.  de  Pré  ville. 

N"  4.  —  L'Organisation  du  travail. 
Réglementation  ou  Liberté,  d'après 
l'enseignement  des  faits,  par  Edmond 
Demolins. 

N°  5.  —  La  Révolution  agricole. 
Nécessité  de  transformer  les  procédés  de 
culture,  par  Albert  Dauprat. 

N*^  6.  —  Journal  de  TÉcole  des  Ro- 
ches, par  les  Professeurs  et  les  Élèves. 

N°  7.  —  La  Russie;  le  peuple  et 
le  gouvernement,  par  Léon  Poinsard. 

X  '  8.  —  Pour  développer  notre 
commerce  ;  Groupes  d'expansion  com- 
merciale, par  Edmond  Demolins. 

N»  9.  —  L'ouverture  du  Thibet.  Le 
Bouddhisme  et  le  Lamaïsme,  par  A. 
de  Préville. 

N's  10  et  11.  —  La  Science  sociale 
depuis  F.  Le  Play.  —  Classification 
sociale  résultant  des  observations  faites 


d'après  la  méthode  de  la  Science  sociale, 
par  Edmond  Demolins.  (Fasc.  double.) 

N'^  12.  —  La  France  au  Maroc,  par 
Léon  Poinsard. 

,N"  13.  —  Le  commerce  franco-belge 
et  sa  signification  sociale,  par  Ph. 
Robert. 

N°  14.  —  Un  type  d'ouvrier  anar- 
chiste. Monographie  d'une  famille 
d'ouvriers  parisiens,  parle  D""  J.  Bail- 
hache. 

N°  15.  —  Une  expérience  agricole 
de  propriétaire  résidant,  par  Albert 
Dauprat. 

N  '  16.  —  Journal  de  l'École  des  Ro- 
ches, par  les  Professeurs  et  les  Élèves. 

N°  17.  —  Un  nouveau  type  particula- 
RiSTE  ébauché  :  Le  Paysan  basque  du 
Labourd  à  travers  les  âges,  par  M.  G. 
Olphe-Galliard. 

N'^  18.  —  La  crise  coloniale  en 
Nouvelle-Calédonie,  par  Marc  Le  Gou- 
pils, ancien  Président  du  Conseil  général 
de  la  Nouvelle-Calédonie. 

N"MO,  20  et  21.  —  Le  paysan  des 
Fjords  de  Norvège,  par  Paul  Bureau. 
(Trois  Fasc.) 

X'^  22.  —  Les  trois  formes  essen- 
tielles de  l'Éducation:  leur  évolution 
comparée,  par  Paul  Descamps. 

La  suite  au  verso. 


FASCICULES  PARUS  DANS  LA  NOUVELLE  SERIE  [suite]. 


N'^     23.     —    L'ÉVOLUTION     AGRICOLE     EN 

Allemagne.  Le  «  Bauer  »  de  la  lande 
du  Lunebourg',  par  Paul  Roux. 

X"  24.  —  Les  problèmes  sociaux 
de  l'industrie  minière.  Comment 
les    résoudre,    par  Edmond   Demolins. 

N  "  25.  —  La  civilisation  de  Tétain. 
—  Les  industries  de  l'ètain  en  Fran- 
conie,  par  Louis  AR(,)rÉ. 


N"    26.     —     Les    récents     troubles 
agraires    et    la    crise    agricole,    par 

Henri  Bpjn. 


N»  27. 
ches. 


Journal  de  l'École  des  Ro- 


N'^  28  et  29.  —  L'Hl'^toire  expliquée 
PAR  LA  Science  sociale  :  La  Grèce  an- 
cienne, par  (1.  D'AzAMBiJA. 


ORGANISATION  DE  LA  SOCIETE 

But  de  la  Société.  —  La  Société  a  pour 
but  de  favoriser  les  travaux  de  Science 
sociale,  par  des  bourses  de  voyage  ou 
d'études,  par  des  subventions  à  des  pu- 
blications ou  à  des  cours,  par  des  enquêtes 
locales  en  vue  d'établir  la  carte  sociale 
des  divers  pays.  Elle  crée  des  comités 
locaux  pour  l'étude  des  questions  sociales. 
Il  entre  dans  son  programme  de  tenir  des 
Congrès  sur  tous  les  points  de  la  France, 
ou  de  l'étranger,  les  plus  favorables  pour 
faire  des  observations  sociales,  ou  pour 
propager  la  méthode  et  les  conclusions  de 
la  science.  Elle  s'intéresse  au  mouvement 
de  réforme  scolaire  qui  est  sorti  de  la 
Science  sociale  et  dont  l'École  des  Roches 
a  été  l'application  directe. 

Appel  au  public.  —  Notre  Société  et 
notre  Revue  s'adressent  à  tous  les  hommes 
d'étude,  particulièrement  à  ceux  qui  for- 
ir.ent  le  personnel  des  Sociétés  historiques, 
littéraires,  archéologiques,  géographiques, 
économiques,  scientifiques  de  province. 
Ils  s'intéressent  à  leur  région;  ils  dépen- 
sent, pour  l'étudier,  beaucoup  de  temps, 
sans  que  leurs  travaux  soient  coordonnés 
par  une  méthode  commune  et  éprouvés 
par  un  plan  d'ensemble,  sans  qu'ils  abou- 
tissent à  formuler  des  idées  générales, 
à  rattacher  les  causes  aux  conséquences, 
à  dégager  la  loi  des  phénomènes.  Leurs 
travaux,  trop  souvent,  ne  dépassent  pas 
l'étroit  horizon  de  leur  localité;  lis  com- 
pilent simplement  des  faits  et  travaillent, 
pour  ainsi  dire,  au  fond  d'un  puits. 

La  Science  sociale,  au  point  où  elle  est 
maintenant  arrivée,  leur  fournit  le  moyen 
de  sortir  de  ce  puits  et  de  s'associer  à  un 
travail  d'ensemble  pour  une  œuvre  nou- 
velle, qui  doit  livrer  la  connaissance  de  plus 


en  plus  claire  et  complète  de  l'homme  et 
de  la  Société.  Ils  ont  intérêt  à  venir  à  elle. 

Publications  de  la  Société. —  Tous  les 
membres  reçoivent  la  Revue  la  Science 
sociale  et   le  Bulletin   de  la  Société. 

Enseignement.  —  L'enseignement  de 
la  Science  sociale  comprend  actuellement 
trois  cours  :  le  cours  de  M.  Paul  Bureau, 
au  siège  de  la  Société  de  géofjraphie,  à 
Paris;  le  cours  de  M.  Edmond  Demolins, 
à  l'Ecole  des  Roches,  et  le  cours  de  M.  G. 
Melin,  à  la  Faculté  de  droit  de  Nancy.  Le 
cours  d'histoire,  fait  par  notre  collabora- 
teur le  V*''  Ch.  de  Calan,  à  la  Faculté  de 
Rennes,  s'inspire  directement  des  méthodes 
et  des  conclusions  de  la  Science  sociale. 

Sections  d'études.  —  La  Société  crée 
des  sections  d'études  composées  des  mem- 
bres habitant  la  même  région.  Ces  sec- 
tions entreprennent  des  études  locales 
suivant  la  méthode  de  la  Science  sociale, 
indiquée  plus  haut.  Lorsque  les  travaux 
d'une  section  sont  assez  considérables 
pour  former  un  fascicule  complet,  ils 
sont  publiés  dans  la  Revue  et  envoyés  à 
tous  les  membres. 

Bibliothèque  de  la  Science  sociale. 

—  Elle  comprend  aujourd'hui  une  tren- 
taine de  volumes  qui  s'inspirent  de  la 
même  méthode.  On  en  trouvera  la  liste 
sur  la  couverture  de  la  Revue. 

Conditions  d'admission.  —  La  Société 
comprend  trois  catégories  de  membres, 
dont  la  cotisation  annuelle  est  fixée  ainsi  : 

lu  Pour  les  membres  titulaires  .-20  francs 
(25  francs  pour  l'étranger)  ; 

2°  Pour  les  membres  donateurs  :  100 
francs  ; 

3°  Pour  les  membres  fondateurs  :  300  à 
500  francs. 


ANNÉE  1906 


28-^  ET  29    LIVRAISONS 


BULLETIN 


NOUVEAUX  MEMBRES 


MM. 

Alfredo  de  Caryaliio,  homme  de  lettres, 
Recife  (Pernambuco),  Brésil,  présenté  par 
M.  Sylvio  Romero. 

D.  L.  Lacombe,  Rio-de-Jan(>iro.  Brésil, 
présenté  par  M.  Edmond  Demolins. 

Henrique  de  Paiva-Conceiro,  Cascaës 
(Portugal),  présenté  par  M.  Mattos  Braam- 
camp. 

Eugène  Roy,  syndic  des  agents  de 
change.  Port-au-Prince  (Haïti),  présenté 
par  M.  Edmond  Demolins. 

Le  prof.  Andréa  Torre,  Rome,  présenté 
par  Edmond  Demolins. 

('harles  Tournaire,,  agent  des  Message- 
ries maritimes,  Singapour  (Indo-Chine), 
présenté  par  le  môme. 


CORRESPONDANCE 


Enquête  sur  le  «  Pays  » .  —  Nous 
avons  reçu  un  certain  nombre  de  réponses 
à  l'Enquête.  Elles  sont  classées  par  régions 
et  la  publication  sera  faite  en  commençant 
par  les  régions  au  sujet  desquelles  nous 
aurons  reçu  le  plus  grand  nombre  de  ré- 
ponses. Nous  prions  donc  nos  collabora- 
teurs de  se  hâter  et  de  nous  envoyer  leurs 
manuscrits  le  plus  tôt  possible. 

A  propos  de  l'Enquête.  —  Notre  con- 
frère, M.  J.  Garas,  nous  adresse  des  rensei- 
gnements que  nous  utiliserons,  au  sujet  de 
la  détermination  de  certains  «  pays  »,  qui 
ont  eu  surtout  une  existence  historique. 
11  ajoute  :  «  Je  vous  enverrai  dans  quelque 
temps  une  note  au  sujet  des  répercussions 
sociales,  principalement  au  sujet  de  Tin- 


fluence  de  la  vigne.  Au  point  de  vue  social, 
il  n'est  pas  indifférent  qu'elle  soit  cultivée 
en  terres  fortes  ou  en  terres  légères, 
qu'elle  soit  associée  au  blé,  au  maïs  ou  à 
l'élevage.  On  peut  aussi  constater  de 
grandes  dilTérences  dans  l'esprit  critique 
des  divers  types  de  vignerons.  » 

Bibliothèques  de  Science  sociale.  — 

Un  bon  moyen  de  propager  la  Science  so- 
ciale serait  la  fondation,  en  différents 
points,  de  bibliothèques  oîi  l'on  trouverait 
la  collection  des  travaux  faits  d'après  sa 
méthode  L'on  pourrait,  pour  cela,  s'inspirer 
de  ce  qui  existe  en  Hongrie. 

Cette  œuvre,  qui  nous  est  signalée  par 
M"^'^  Koos,  consiste  dans  la  fondation  de 
cercles  locaux  comprenant  six  membres 
payant  annuellement  'M)  francs.  Chaque 
membre  a  le  droit  d'exiger  l'achat,  par  la 
Société,  de  livres  nouveaux  jusqu'à  concur- 
rence de  sa  cotisation.  Les  livres  sont  par- 
tagés en  six  parties  égales  que  l'on  fait 
circuler  parmi  les  membres,  chacun  ne 
gardant  la  même  série  que  deux  mois.  A 
la  fin  de  l'année,  chaque  sociétaire  a  lu  le 
cycle  complet  et  la  dernière  série  reste  sa 
propriété;  il  est  ainsi  remboursé  de  ses 
débours. 

Nous  soumettons  cette  idée  à  tous  ceux 
qui  s'intéressent  à  la  diffusion  de  la  Science 
sociale. 

L'expansion  anglo-saxonne  au  Ca- 
nada. —  Un  de  nos  confrères  canadiens 
nous  écrit  : 

«...Peut-être  avez-vous  entendu  parler 
de  nos  richesses  nationales  :  ces  deux 
mots  font  partie  des  refrains  de  nos  fêtes 
patriotiques.  Et  certes,  nos  hommes  poli- 
tiques (ils  sont  nombreux  et  influents  dans 
notre  province  de  Québec)  ont  raison  de 
vanter  la  ricliesse  de  nos  forêts,  la  valeur 


110 


BULLETIN    DE    LA.    SOCIÉTÉ    INTERNATIONALE 


de  nos  mines,  la  fertilité  de  notre  sol.  et 
surtout  l'incomparable  puissance  de  nos 
chutes  d'eau;  mais  il  faut  dire  que  l'ex- 
ploitation de  ces  richesses  est  aux  mains 
des  Anglo-Canadiens  et  des  Américains. 
L'Anglo-Saxon  est  propriétaire  de  nos  fo- 
rêts, de  nos  mines,  de  nos  chutes  d'eau, 
et,  de  plus,  dépasse  de  beaucoup  son  con- 
current franco-canadien  dans  l'agricul- 
ture   Pour  diriger  notre  évolution  au 

milieu  de  concurrents  entreprenants  et 
doués  d'une  grande  et  féconde  initiative, 
nous  aurions  besoin  d'hommes...  et  nous 
n'avons  que  des  bavards.  Nous  sommes 
malades  sérieusement;  il  n'y  a  qu'un  re- 
mède d'ordre  social  pour  nous  guérir; 
malheureusement  on  l'ignore;  on  préfère 
faire  appel  aux  charlatans  politiques » 

Darmstadt.  —  Un  ancien  élève  de  l'É- 
cole des  Roches,  M.  Louis  Glaenzer,  nous 
adresse  d'intéressantes  impressions  sur  la 
ville  et  le  pays  de  Darmstadt:  nous  les 
publierons  dans  un  prochain  Bulletin. 

L'abondance  des  matières  nous  em- 
pêche également  de  reproduire,  dans  ce 
fascicule,  une  description  des  zones  sociales 
du  Brésil,  de  M.  Sylvio  Romero  et  des  re- 
marques sur  la  Classification  sociale,  par 
M.  A.  Wœikoff.  professeur  à  l'Université 
de  St-Pétersbourg. 


UN  CONGRES  SOCIAL  A  GENEVE 


Nous  recevons  ce  compte  rendu  que  nous 
croyons  devoir  publier  à  titre  de  rensei- 
gnement. On  y  verra,  une  fois  de  plus,  la 
preuve  que  les  questions  sociales  ne  sont 
pas  résolues  par  la  doctrine  religieuse, 
puisque,  catholiques  aussi  bien  que  protes- 
tants, sont  parfaitement  divisés  entre  eux 
sur  ces  questions,  et,  au  point  de  vue  re- 
ligieux, ont  le  droit  d'être  en  désaccord. 
On  devra  donc  en  conclure  que  ces  ques- 
tions doivent  être  étudiées  d'après  une  mé- 
thode scientifique  fondée  sur  l'observation. 
C'est  le  seul  moyen  d'arriver  à  des  con- 
clusions rigoureuses  qui  s'imposent  à  tous 
les  esprits.  —  E.  D. 


En  1887.  fut  fondée,  en  France.  VAssocia- 
tion  protestante  pour  l'étude  pratique  des 
questions  sociales.  Comme  son  nom  l'in- 
dique, cette  association,  née  sous  l'influence 
des  préoccupations  ambiantes,  a  pour  but 
d'étudier,  au  point  de  vue  chrétien,  les 
problèmes  sociaux  et  d'examiner  quelles 
solutions  réalisent  le  mieux  les  principes 
de  justice  et  d'amour  dont  le  Christ  s'est 
fait  le  propagateur  dans  le  monde.  Cette 
association  a  joué  un  rôle  considérable  au 
sein  du  protestantisme  français.  Dès  l'a- 
bord, elle  a  su  s'élever  au-dessus  des  divi- 
sions ecclésiastiques,  grouper  pour  l'action 
des  coreligionnaires  qui  se  regardaient 
autrefois  comme  des  frères  ennemis  et 
provoquer  entre  pasteurs  et  la'iques  une 
collaboration  féconde  d'où  sont  sorties  de 
nombreuses  institutions  de  mutualité  et  de 
coopération. 

L'association  n'a  pas  de  système  social 
officiel  ;  elle  accepte  comme  membres  tous 
les  protestants  qui  viennent  à  elle,  quelles 
que  soient  leurs  idées  politiques  et  écono- 
miques, et  elle  les  invite  à  s'instruire  les 
uns  les  autres  par  la  lecture  et  par  la  libre 
discussion.  Elle  publie  un  bulletin  trimes- 
triel, soutient  une  revue  :  La  Bévue  du 
christianisme  social,  et  organise  des  con- 
grès largement  ouverts  où  sont  souvent 
invités  à  assister  et  à  parler  des  hommes 
étrangers  au  protestantisme  et  où  sont 
discutées  devant  le  grand  public  les  ques- 
tions (jui  préoccupent  nos  sociétés  mo- 
dernes. 

Le  douzième  congrès  vient  d'être  tenu 

—  pour  la  première  fois  hors  de  France 

—  à  Genève,  du  19  au  22  juin  de  cette 
année.  Il  a,  d'ailleurs,  une  physionomie  à 
part  et  il  marque  une  heureuse  innovation. 
Tandis  que  les  précédents  congrès  avaient 
un  caractère  purement  national,  celui  de 
Genève  a  été  quelque  peu  international  ; 
sur  500  congressistes,  en  efl'et,  près  de 
400  étaient  étrangers.  L'on  a  pu  ainsi  se 
rendre  compte  de  la  façon  la  plus  évidente 
que  des  préoccupations  identiques  et  des 
sentiments  communs  se  manifestaient  au 
sein  du  protestantisme.  C'est,  d'ailleurs, 
sur  l'invitation  d'une  société  sœur  :  La 
société  chrétienne  suisse  d'économie  so- 
ciale, fondée  à  Genève  en  1889,  que  l'as- 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


111 


sociation  protestante  française  avait  décidé 
de  se  réunir  au  bord  du  Léman,  et  elle  a 
été  lieureuse  de  se  trouver  en  compagnie 
de  plusieurs  associations  suisses  venues 
surtout  des  trois  cantons  romans. 

L'association  protestante,  avons-nous  dit, 
estime  que  le  progrès  social  est  lié  à  l'ap- 
plication des  principes  chrétiens  :  mais 
quelle  est,  par  excellence,  le  principe  sui- 
vant lequel  peut  et  doit  s'opérer  la  réforme 
sociale  ? 

Est-ce  la  charité,  est-ce  la  justice? 
M.  Chastand,  directeur  du  Signal  de 
Paris,  dans  un  rapport  intitulé  «  Justice  et 
charité  »,  n'hésite  pas  à  donner  la  première 
.place  à  la  justice.  Il  rappelle  que,  de  divers 
côtés,  l'on  accuse  la  charité  chrétienne  de 
chercher  de  gros  bénéfices,  de  ne  donner 
qu'à  un  taux  usuraire  pour  recevoir  en 
écliange  la  considération  dans  cette  vie,  le 
paradis  dans  l'autre,  et  il  fait  lui-même  le 
procès  des  différentes  sortes  d'aumônes  : 
de  l'aumône  esthétique  qui  donne  des  bals, 
des  fêtes  de  charité  ;  de  l'aumône  par  pro- 
curation qui  se  sert  de  sous-ordres,  de 
l'aumône  mécanique  qui  se  détache  d'un 
carnet  de  bons,  de  l'aumône  aristocratique 
qui  va  en  voiture  de  gala,  de  l'aumône 
hargneuse  qui  trouve  le  pauvre  bien  inso- 
lent de  ne  pas  se  contenter  de  ce  qu'il  n'a 
pas.  Faire  l'aumône,  c'est  souvent  favoriser 
l'indolence,  ou  la  paresse,  sans  soulager  la 
misère.  Sans  doute  la  charité  est  un  devoir  : 
Il  faut  adoucir  les  souiîrances  de  nos  frères  ; 
mais  il  vaut  encore  mieux  les  prévenir  par 
la  ju.stice.  La  question  sociale  est  avant 
tout  une  question  de  justice.  Il  est  juste 
que  l'ouvrier  ne  soit  pas  considéré  comme 
une  machine,  mais  comme  un  homme  qui 
a  droit  au  repos,  qui  a  une  âme  et  des 
besoins  spirituels.  Il  est  juste  que  les  tra- 
vailleurs participent  aux  bénéfices  qu'ils 
ont  en  partie  créés.  Il  est  juste  (|ue  dis- 
paraissent de  nos  codes  les  dispositions  qui 
ont  pour  effet  de  maintenir  la  femme  en 
tutelle  et  qui  montrent  bien  que  les  plus 
forts  ont  fait  la  loi.  Il  est  juste  de  protéger 
la  famille,  de  réclamer  la  recherche  de  la 
paternité,  de  combattre  la  réglementation 
des  mœurs  par  laquelle  l'État,  se  faisant  le 
pourvoyeur  du  vice,  semble  dire  à  la 
femme  tombée  :  «  Va,  et  ne  cesse  plus  de 


pécher,  »  alors  que  Jésus  disait  :  «  Va,  et 
ne  pèclie  plus  ».  Faisons  donc  appel  à  la 
justice  pour  réformer  les  mœurs  et  les  lois. 
Moins  de  rhm-ité  et  plus  de  jitsdee! 

Cette  dernière  formule,  d'ailleurs  quel- 
que peu  paradoxale,  ne  rallie  pas  les  suf- 
frages de  tous  les  congressistes  et  l'on  fait 
observer  que  si  la  charité,  telle  ([uc  l'a 
dépeinte  M.  Ciia.stand,  la  charité  mondaine, 
l'aumône  doit  en  effet  être  mise  bien  au- 
dessous  de  la  justice,  il  n'en  est  pas  de 
même  de  la  charité  évangélique  telle  que 
l'entendent  saint  Paul  et  Pascal.  M.  le  pro- 
fesseur Ch.  Gide  en  particulier,  économiste 
bien  connu  de  l'Université  de  Paris,  montre 
que  la  justice  partie  de  la  loi  du  talion,  du 
do  ut  des,  n'a  progressé  qu'en  se  pénétrant 
de  charité  et  il  oppose  à  la  formule  :  Moins 
de  charité  et  plus  de  justice.  Celle-ci  : 
«  Plus  de  Justiee  dans  la  charité  et  plus  de 
charité  dans  la  Justice.  » 

D'aucuns  font  remarquer  que  le  mot  de 
charité  ayant  pris  dans  le  langage  courant 
un  sens  défavorable,  il  serait  bon  de  le 
remplacer  par  le  mot  d'amour  et,  dès  lors, 
il  semble  bien  que  tous  les  congressistes 
sont  unanimes  à  admettre  l'interpénétra- 
tion légitime  et  nécessaire  de  la  justice  et 
de  l'amour,  principes  inséparables  qui  se 
vivifient  et  se  fécondent  l'un  l'autre  réci- 
proquement. 

C'est  donc  au  nom  de  la  justice  et  de 
l'amour  qu'il  faut  chercher  une  meilleure 
organisation  sociale,  où  le  paupérisme 
sera  inconnu,  parce  que  les  richesses  se- 
ront mieux  réparties  entre  tous.  Quel  est 
le  système  le  plus  propre  à  amener  ce  ré- 
sultat? 

Serait-ce  le  collectivisme  ? 

D'aucuns  le  pensent  au  sein  de  l'associa- 
tion protestante,  et,  sur  leur  demande,  la 
question  avait  été  mise  à  l'ordre  du  jour. 
Ce  fut  là  le  «  morceau  de  résistance  »  du 
congrès.  En  l'absence  de  M.  R.  Biville,  pro- 
fesseur de  droit  à  l'Université  de  Caen  et 
socialiste  militant,  M.  P.  Passy,  professeur 
à  l'École  des  Hautes  Études,  socialiste 
unifié  également,  soutient  à  la  tribune  la 
thèse  collectiviste.  11  déclare  que  les  chré- 
tiens dignes  de  ce  nom  doivent,  les  pre- 
miers, travailler  à  la  disparition  d'un  état 
économique  au  sein  duquel  la  grande  ma 


112 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE   INTERNATIONALE 


jorité  des  travailleurs  est  exploitée  par 
une  minorité  de  capitalistes  et  il  s'efforce 
de  démontrer  que,  par  la  socialisation  des 
moyens  de  production,  le  régime  collec- 
tiviste supprimerait  le  salariat  et  établirait 
plus  de  justice,  plus  de  liberté,  plus  de 
simplicité,  plus  de  beauté  et,  par  suite, 
plus  de  bonheur  pour  tous.  L'on  revien- 
drait ainsi  au  communisme  de  l'Eglise 
chrétienne  primitive. 

Cette  solution  du  problème  social  n"est 
pas  celle  de  la  grande  majorité  des  con- 
gressistes et  M.  le  professeur  Ch.  Gide,  le 
chef  de  l'école  coopératiste  française  s'at- 
tache à  en  montrer  les  inconvénients.  Il 
reconnaît  avec  les  collectivistes  Ténorme 
inégalité   des   fortunes   constatées   par  la 
statistique  officielle  des  successions  :  mais 
il  n'en  conclut  pas,  comme  eux.  que  les 
grosses  fortunes  ont  été  volées  aux  ou- 
vriers; car.  presque  toujours,  ce  ne  sont 
pas    les   ouvriers   qui  les   ont  produites. 
Toute  valeur  n'est  pas  en  eifet,    comme 
Taffirme  Karl  Marx,  le  produit  du  travail, 
mais  bien  plutôt  le  résultat  de  la  demande 
que  Ton  fait  des  produits  du  travail.  Pour 
faire  fortune,  il  faut  deviner  les  besoins 
des  hommes  et  trouver  les  moyens  de  les 
satisfaire.  On  veut  aller  très  vite  à  notre 
époque,  on   veut  dévorer  l'espace;    c'est 
bien.  les  constructeurs  d'automobiles  vont 
profiter  de  cette  passion  nouvelle.  On  veut 
s'entretenir  de  vive  voix  à  de  longues  dis- 
tances; c'est  bien,  on  multipliera  les   li- 
gnes de  téléphone  et  les  heureux  action- 
naires des  mines  de  cuivre  encaisseront 
de  gros  dividendes.  Cependant  le  travail 
(les  ouvriers  qui  manipulent  le  fer  ou  le 
cuivre  n'aura  pas  changé.  Il  y  a  mieux, 
d'ailleurs,  que  de  satisfaire  un  besoin,  c'est 
de  le  provoquer,  et  les  habiles  n'y  man- 
quent pas  ;  on  sait  à  quelle  profondeur  de 
combinaisons    est  parvenu  de  nos  jours 
l'art  de  la  réclame.  Le  flair,  la  chance  sont 
donc,  pour  une  grande  part,  dans  la  for- 
mation des  grandes  fortunes.  .Malheureu- 
sement, dit  M.  Ch.  Gide,  ce  sont  presque 
toujours   les   mêmes  qui   ont  la   chance 
parce  qu'ils  possèdent  barques  et  voilés 
pour  profiter  de  cette  marée  dont  parle 
Shakespeare,  de  cette  marée  qui,  prise  au 
flot  montant,  conduit  à  la  fortune.  La  tâche 


urgente  serait  donc  d'égaliser  les  chances 
et  l'on  peut  y  arriver  par  la  mutualité  et  la 
coopération.  Certaines  applications  du  col- 
lectivisme (municipalisation  des  services 
publics,  socialisation  des  monopoles  de 
fait,  etc.».  peuvent  être  bonnes  et  utiles  ; 
mais  ce  qui  esta  craindre,  c'est  une  appli- 
cation absolue  et  autoritaire  du  collecti- 
visme qui  éliminerait  tous  les  autres  sys- 
tèmes, toutes  les  autres  possibilités  de 
ti'ansformation  sociale,  qui  universaliserait 
le  salariat  au  lieu  de  le  .supprimer  et  dimi- 
nuerait singulièrement  l'indépendance  et 
l'initiative  individuelle,  causant  ain.si  un 
grave  dommage  à  l'activité  humaine  et  à 
la  somme  de  bonheur  qui  existe  dans  le. 
monde. 

Les  idées  de  M.  Gide  sont  partagées  par 
la  majorité  des  congressistes  qui  ont  pu  se 
rendre  compte,  en  visitant  les  grands  en- 
trepôts de  la  société  coopérative  suisse  de 
consommation,  de  l'excellence  de  cette 
institution  sociale  qui  englobe  dans  ses 
larges  cadres  la  moitié  de  la  population 
genevoise.  Aussi  M.  le  baron  de  Hermann, 
de  Berlin,  M.  de  Morsier,  de  Genève,  sou- 
tiennent à  leur  tour  la  solution  coopéra- 
tiste. Le  collectivisme  trouve  cependant 
des  défenseurs  dans  la  personne  de  M.  E. 
Milhaud,  professeur  d'économie  politique  à 
l'Université  de  Genève, et  de  M.L.  "Vignols, 
publici.ste  français. 

En  face  de  cette  lutte  d'idées,  courtoise 
mais  ardente,  beaucoup  de  congressistes 
ne  savent  trop  de  quel  côté  se  ranger 
et  l'un  d'eux  fait  entendre  à  la  tribune 
la  question  que  les  autres  se  posent  tout 
bas  :  Lequel  des  systèmes  en  présence  est 
le  plus  en  harmonie  avec  l'esprit  de  l'É- 
vangile? Un  chrétien  doit-il  être  collecti- 
viste ou  coopératiste"?  M.  le  professeur  Gide 
répond  qu'à  son  sens,  l'on  peut  être  chré- 
tien et  avoir  des  principes  économiques 
divers. 

C'est  bien  aussi  notre  conviction.  //  n'y 
a  pas,  dans  l'Évangile,  de  système  social 
dé  fini  :  il  n'y  a  que  de  larges  principes 
pour  la  réalisation  desquels  chacun  choisit 
les  moyens  qui  lui  paraissent  le  plus  effi- 
caces. 

Cependant,  il  est  un  point  sur  lequel 
tous  les  chrétiens  doivent  être  d'accord. 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


113 


car  ce  point-là  ressort  avec  évidence  de 
l'Évangile  :  c'est  que,  pour  transformer  la 
société,  il  faut  transformer  les  individus 
qui  la  composent. 

Il  est  donc  bien  naturel  que  les  chré- 
tiens sociaux  s'accordent  à  unir  intime- 
ment la  ([uestion  sociale  et  la  question 
morale.  Cette  entente  a  été  rendue  mani- 
feste au  Congrès  de  Genève,  lorsque  M.  le 
professeur  Brunhes,  de  l'Université  catho- 
lique de  Fribourg,  a  pris  la  parole  pour 
insister  sur  l'urgence  des  réformes  mo- 
rales, et  lorsque  M.  de  Meuron,  député  au 
grand  Conseil  de  Genève,  a  tonné  contre 
les  loteries  et  les  jeux  d'argent.  La  con- 
version du  cœur,  la  nouvelle  naissance, 
telle  est  bien  pour  les  chrétiens  sociaux 
la  seule  base  solide  sur  laquelle  l'on  puisse 
bâtir  des  édifices  durables.  Aussi  est-ce 
avec  enthousiasme  que  les  membres  du 
Congrès  de  Genève  ont  applaudi  aux  pa- 
roles retentissantes  que  M.  Clemenceau, 
ministre  de  l'Intérieur.  —  qui  n'accepterait 
certainement  pas  le  titre  de  chrétien  —  a 
prononcées  tout  dernièrement  à  la  Cham- 
l)re  des  députés  en  réponse  au  discours 
de  M.  Jaurès  : 

«  Vous  voulez  réformer  théoriquement 
le  cadre  de  l'organisation  humaine  ;  mais 
il  faut  d'abord  se  demander  si  vous  avez 
les  hommes  qui  puissent  s'harmoniser 
avec  le  cadre  que  vous  voulez  créer. 

«  Lorsque  vous  aurez  donné  le  cadre 
de  cette  société  nouvelle,  il  vous  faudra 
devenir  un  homme  nouveau.  » 

Le  pasteur  E.  Rauzier. 


A  PROPOS  DES  INCENDIES  DE  FORETS 


Les  incendies  de  forêts,  dans  le  Midi, 
ont  été,  cette  année,  particulièrement  nom- 
breux. L'auteur  de  cet  article  en  a  vu  lui- 
même  deux  dans  le  courant  de  l'été.  A 
certains  endroits,  les  efforts  qu'il  a  fallu 
faire  pour  combattre  le  fléau  ont  entraîné 
mort  d"homme.  Dans  le  Var,  notamment, 
trois  soldats  ont  péri. 

Ces  incendies  sont  donc  meurtriers  ;  ils 
constituent  une  destruction  improductive 
de  richesses,  et  ils  ont  enfin  l'inconvénient 


de  décourager  les  propriétaires  qui  s'a- 
donnent, parfois  avec  un  réel  mérite,  à 
la  tâche  ingrate  de  reboiser.  Or,  le  déboi- 
sement a  pour  effet  de  rendre  les  cours 
d'eau  torrentueux  au  moment  des  grandes 
pluies,  ce  qui  amène  l'érosion  des  terres 
arables  et  la  diminution  de  la  supei-ficie 
consacrée  aux  cultures,  sans  parler  des 
accidents  .spéciaux  que  peuvent  occasion- 
ner les  torrents. 

Les  incendies  de  forêts  sont  donc  un  mal 
social,  et  il  ne  paraît  pas  que  ce  mal  soit 
en  décroissance.  Au  contraire,  un  pro- 
priétaire provençal,  avec  qui  nous  cau- 
sions dernièrement  de  ces  sinistres  —  dont 
lui-même  avait  été  plusieurs  fois  victime 
—  nous  disait  qu'il  avait  compulsé  des 
documents  remontant  à  près  d'un  siècle^ 
et  constaté  que  les  incendies  de  bois  en 
Provence,  à  cette  époque,  étaient  plus 
rares  que  de  nos  jours.  Pourtant,  le  climat 
était  aussi  sec  et  les  étés  sans  pluie  aussi 
fréquents.  Quelle  cause,  ou  quelles  causes, 
avaient  donc  pu  produire  ce  redoublement 
du  fléau? 

Après  avoir  discuté  la  question  avec 
notre  interlocuteur  et  examiné  sommaire- 
ment les  faits  connus  de  l'un  ou  de  l'autre, 
nous  avons  cru  pouvoir  rattacher  à  trois 
causes,  sauf  investigations  plus  complètes, 
la  fréquence  actuelle  des  incendies. 

La  première  cause,  ce  sont  les  allu- 
mettes, qui  n'étaient  pas  connues  il  y  a 
cent  ans.  La  consommation  aujourd'hui 
en  est  effrayante.  On  en  brûle  à  tout  pro- 
pos et  hors  de  propos,  et  trop  souvent  on 
les  jette  sans  les  éteindre,  lorsqu'on  n'a 
pas  un  intérêt  personnel  à  faire  ce  tout 
petit  effort.  Dix  mille  fois  pour  une,  cette 
paresse  n'a  aucune  conséquence,  mais,  la 
dix  mille  et  unième  fois,  on  allume  un 
incendie  formidable.  Naturellement,  lors- 
qu'on se  promène,  à  la  fin  d'août,  dans  des 
bois  du  Midi  qui  n'ont  pas  reçu  une  goutte 
d'eau  depuis  la  fin  de  mai,  il  y  a  des 
chances  pour  voir  flamber  comme  de 
l'amadou,  d'abord  les  herbes  sèches  et  les 
broussailles,  puis  les  arbres  et  des  collines 
entières.  Si  l'on  avait  mis  le  pied  sur  son 
allumette,  cela  ne  serait  pas  arrivé  ;  mais, 
voilà  :  on  ne  veut  pas  mettre  le  pied  des- 
sus, parce   que  cela  ne   servirait  (jue  les 


114 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


intérêts  de  la  communauté,  et  que  la  com- 
munauté est  chose  peu  passionnante,  sauf 
dans  les  discours  des  politiciens. 

La  seconde  cause  des  incendies,  ce  sont 
les  tramways,  parce  que  les  tramways,  de 
nos  jours,  amènent  le  dimanche  à  la  cam- 
pagne un  nombre  beaucoup  plus  considé- 
rable de  porteurs  d'allumettes.  En  fait, 
beaucoup  dïncendies  se  déclarent  le  di- 
manche, et  c'est  précisément  le  cas  pour 
les  deux  auxquels  nous  avons  assisté. 
Jadis,  moins  de  gens  se  répandaient  dans 
la  banlieue  des  grandes  villes.  Ceux  qui 
s'y  répandaient,  en  tout  cas.  allaient  moins 
loin.  Aujourd'hui,  des  collines  commu- 
nales, ou  même  appartenant  à  des  pro- 
priétaires privés,  mais  non  closes,  sont 
envahies  par  une  nuée  de  promeneurs, 
qui  font  des  c  parties  ».  Non  seulement 
on  fume,  mais  on  «  dine  sur  l'herbe  >.  et 
cette  herbe  ne  demande  qu'à  flamber. 
Bien  des  propriétaires  gémissent  de  ces 
invasions,  mais  cela  coûte  cher  de  se 
clore,  surtout  avec  des  clôtures  solides  qui 
résistent  à  une  poussée  et  opposent  aux 
envahisseurs  un  obstacle  efticace.  Du  reste, 
ceux  qui  se  font  clore  y  gagnent  parfois 
de  se  mettre  à  dos  la  population  des  loca- 
lités voisines  et  de  se  faire  traiter  d'in- 
fâmes capitalistes  qui  privent  le  pauvre 
peuple  de  ses  promenades.  C'est  ce  qui 
nous  amène  à  la  troisième  cause  des  in- 
cendies de  forêts. 

11  est  certain  qu'avec  les  sentiments  ré- 
pandus aujourd'hui  dans  le  peuple,  le 
respect  de  la  propriété  a  notablement 
diminué.  On  hait  les  riches,  et,  quand  on 
se  trouve  en  présence  de  leurs  bois,  on  se 
dit  que  c'est  bien  le  moins  qu'ils  servent  à 
quelque  chose.  On  y  pénètre  donc  avec 
plus  de  sans  gène.  On  en  use  et  on  en 
abuse,  et  l'on  se  trouverait  c  bien  bête  >> 
de  prendre  des  précautions.  En  outre,  ces 
haines  atteignent  parfois  le  degré  d'acuité 
voulu  pour  conduire  à  l'incendie  volontaire, 
crime  si  difficile  à  poursuivre  et  à  consta- 
ter dans  les  campagnes,  et  plus  encore 
dans  les  collines.  L'n  soupçon  que  nous 
avons  entendu  formuler  —  mais  ce  n'est 
qu'un  soupçon  —  c'est  qu'il  se  trouve,  dans 
le  voisinage  des  riches  propriétaires,  des 
malins  pour  mettre  le  feu  à  leurs  bois, 


afin  de  pouvoir  courir  bien  vite  l'éteindre, 
et  encaisser  de  la  sorte  de  généreuses  gra- 
tifications. Le  propriétaire  dont  nous  par- 
lons nous  disait  :  «  Je  donne  cent  sous  par 
tête  aux  gens  qui  viennent  éteindre  mes 
incendies:  mais  ce  n'est  pas  sans  appré- 
hension ni  remords.  Donner,  dune  part, 
c'est  proposer  une  prime  à  la  malveillance  : 
ne  pas  donner,  c'est  s'exposer  à  ne  plus 
voir  arriver  personne  lorsqu'un  incendie 
se  déclarera.  Il  y  a  bien  la  police,  et  j'ai 
réclamé  son  assistance  spéciale  ;  mais  elle 
ne  peut  rien  pour  moi  en  ce  moment,  son 
personnel  étant  absorbé  par  la  fiévreuse 
question  de  savoir  si  les  institutrices  de 
mon  village  sont  oui  ou  non  sécularisées.  » 
En  fait,  la  surveillance  est  dérisoire  et  il 
est  certain  que,  soit  pour  la  cause  signalée 
par  notre  ami.  soit  pour  d'autres,  la  police 
et  la  gendarmerie  sont  très  souvent  dé- 
tournées de  leur  fonction  propre,  qui  est 
de  maintenir  la  sécurité. 

Telle  est  la  sitiiation  des  propriétaires 
de  bois  dans  le  Midi.  Ajoutons,  pour  finir, 
que  le  pittoresque  y  fait  des  pertes  irrépa- 
rables. Nous  nous  souvenons  d'avoir  ad- 
miré, dans  notre  enfance,  telle  royale  allée 
de  pins  séculaires,  unique  dans  son  genre, 
qui  conduisait  à  une  habitation,  moitié 
château,  moitié  bastide,  située  dans  un 
vallon  des  plus  solitaires  et  des  plus  sau- 
vages de  la  Provence.  Nous  avons  appris 
que  cette  vallée,  lent  chef-d"œu%Te  auquel 
la  nature  avait  travaillé  pendant  plusieurs 
siècles,  a  brûlé  en  un  jour.  Hasard?  mal- 
veillance? Nous  ne  savons,  mais  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  les  conditions  de  la 
vie  moderne,  dans  le  Midi  méditerranéen, 
sont  funestes  à  la  prospérité  forestière,  et 
qu'il  faudrait  trouver  le  moyen  d'y  remé- 
dier. 

H.  LA  BOUBDÛSNIÈRE. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  RECENTS 


L'organisation  du  culte  et  linitiative  privée.  —  La 
question  du  repos  hebdomadaire.  —  L'al)olition 
delà  peine  de  mort  répond-elle  aux  besoins  pré- 
sents*— Indemnité  à  des  victimes  payée  par  les 
victimes  elles-mêmes.  —  Le  mécontentement 
des  abonnés  du  téléphone.  —  Un  échec  de  tenta- 
tive phalanstéricnne  en  Belgique.  —  Les  progrès 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


H3 


(les  Japonais  en  Mandchourie  et  au  Siani.  —  I/aii- 
iionce  d'une  constilution  en  Perse.  —  Le  congrès 
panaméricain  et  le  prestige  croissant  des  Étals- 
Unis  dans  l'Amérique  du  Sud. 


La  France  vient  d'assister  à  un  spec- 
tacle qu'on  n'avait  plus  vu  depuis  plus 
d'un  siècle.  Par  deux  fois,  les  évêques  se 
sont  réunis  à  Paris,  chose  qui  leur  était 
interdite  sous  le  régime  inauguré  par  le 
Concordat  de  Bonaparte.  Ces  assemblées 
ont  passionné  l'opinion,  y  compris  celle 
des  journaux,  pour  qui  la  religion  est 
désormais  un  phénomène  sans  impor- 
tance. 

Dans  le  cas  actuel,  on  le  sait,  il  s'agit 
d'organiser  le  culte  en  dehors  de  toute 
institution  officielle,  par  les  seules  res- 
sources de  l'initiative  privée.  Et  c'est  ce 
qui  rend,  au  point  de  vue  social,  la  situa- 
tion tout  particulièrement  intéressante. 

Nous  ne  savons  quel  système  triom- 
phera, ni  quels  tâtonnements  seront  néces- 
saires avant  qu'on  ait  trouvé  le  système 
définitif.  Evidemment,  nous  allons  assister 
à  des  élaborations  de  rapports  nouveaux 
entre  le  clergé  et  les  fidèles,  et,  quelles 
que  soient  les  crises  momentanées  par 
lesquelles  passent  les  Eglises,  il  y  a  des 
chances  pour  que  ces  rapports  nouveaux 
soient  quelque  chose  de  plus  naturel  et 
de  plus  vivant  que  les  rapports  antérieurs, 
parce  qu'ils  seront  moins  administratifs  et 
plus  spontanés.  11  est  en  outre  probable 
que  l'exemple  des  États-Unis,  malgré  la 
différence  de  législation  entre  les  deux 
républiques,  ne  sera  pas  sans  influence, 
au  moins  partielle  et  graduelle,  sur  la 
mise  en  train  des  nouvelles  combinaisons. 
Du  reste,  il  ne  faut  pas  oublier  que  la  loi 
est  toujours  obligée,  à  la  longue,  de  se 
modeler  sur  les  mœurs  et  que  le  législa- 
teur, lorsqu'il  se  trouve  en  présence  de 
faits  puissants,  positifs,  bien  établis,  est 
obligé,  qu'il  le  veuille  ou  non,  de  borner 
son  rôle  à  les  reconnaître.  L'initiative 
privée  a  donc  devant  elle  un  champ 
remarquable,  couvert  de  brume  il  est  vrai, 
mais  d'une  brume  qui  ne  tardera  pas  à 
s'éclaircir. 

Une  loi  qui  est  en  partie  l'expression  des 


mœurs  et  en  partie  la  contradiction  de 
celles-ci,  c'est  la  loi  sur  le  repos  hebdoma- 
daire, qui  vient  d'entrer  en  activité,  et 
qui  a  rencontré  de  bruyantes  résistances. 
Déjà,  en  181  G,  une  loi  sur  le  repos  hebdo- 
madaire avait  été  votée,  mais  elle  était 
tombée  en  désuétude,  et  le  Dictionnaire 
Larousse,  dans  un  article  plusieurs  fois 
cité  dans  ces  derniers  temps,  félicitait  le 
pouvoir  exécutif  de  ne  pas  veillera  l'obser- 
vation de  cette  loi.  On  considérait  celle-ci 
comme  inspirée  uniquement  par  des 
préoccupations  religieuses.  En  fait,  elle 
gênait  bien  des  patrons  à  une  époque  oii 
les  patrons  avaient  beaucoup  plus  d'in- 
fluence que  les  ouvriers  sur  les  actes  des 
pouvoirs  publics.  Aujourd'hui  que  la  voix 
des  ouvriers  se  fait  entendre  davantage, 
on  revient  à  la  loi,  non  point  en  tant 
qu'elle  co'incide  avec  un  précepte  du 
Décalogue,  mais  en  tant  qu'elle  satisfait 
les  aspirations  de  la  classe  ouvrière.  Tou- 
tefois, dans  l'application,  la  loi  est  venue 
se  heurter  à  une  difficulté  bien  naturelle. 
Tout  le  monde  est  bien  aise  de  se  reposer 
le  dimanche,  mais  tout  le  monde,  en  vertu 
d'habitudes  acquises,  tient  à  avoir,  le 
dimanche,  toutes  ses  aises.  On  veut  pou- 
voir acheter  le  dimanche  ce  que  l'on  veut, 
manger  ou  boire  ce  que  l'on  veut  et  où 
l'on  veut,  s'amuser  comme  l'on  veut,  se 
déplacer  comme  l'on  veut,  se  faire  raser 
si  l'on  veut,  etc.  Or,  rien  de  tout  cela  ne 
peut  se  faire  sans  que  tels  ou  tels  ouvriers 
soient  retenus  à  leur  travail.  L'ouvrier 
endimanché  qui  fait  des  emplettes,  s'oc- 
troie des  friandises,  va  au  cabaret,  et  finit 
sa  journée  au  café-concert,  impose  à  d'au- 
tres travailleurs  leurs  besognes  habituelles. 
D'autre  part,  il  est  certain  qu'on  ne  peut 
suspendre  le  dimanche  toute  la  vie  écono- 
mique d'un  pays,  et  la  thèse  du  repos 
complet,  universel,  peut  facilement  se 
réfuter  par  l'absurde.  La  solution  flotte 
donc  entre  ces  deux  extrêmes.  Il  est  pro- 
bable qu'on  ne  la  fixera  que  peu  à  peu. 
Là  aussi,  il  y  aura  des  tâtonnements  iné- 
vitables, et,  en  attendant,  plusieurs  caté- 
gories de  patrons  et  d'ouvriers  font  éclater 
leurs  doléances.  Malgré  les  exceptions 
admises  et  les  dérogations  permises,  le 
repos   hebdomadaire   gêne   beaucoup   de 


116 


BULLETIN   DE   LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


métiers.  Le  rôle  des  personnes  de  bonne 
volonté,  en  cette  matière,  est  de  réduire 
à  mi  minimum  raisonnable,  soit  leurs 
achats  du  dimanche,  soit  leurs  actes  quel- 
conques impliquant  le  dimanche  un  tra- 
vail d"autrui.  Si  ces  bonnes  volontés  agis- 
sent en  assez  grand  nombre,  un  progrès 
se  trouvera  réalisé  dans  le  sens  du  repos 
dominical,  et  la  société  française  se  trou- 
vera rapprochée,  à  ce  point  de  vue,  de  la 
société  anglo-saxonne,  qui  certes  ne  se 
trouve  pas  mal  du  repos,  peut-être  un  peu 
rigide,  que  nos  publicistes  ont  souvent 
raillé.  Un  fait  incontestable,  c'est  que  les 
peuples  cil  Ton  se  repose  le  plus  stricte- 
ment, sont  en  même  temps  ceux  dont  le 
travail  est  le  plus  intense  et  le  plus  pro- 
ductif. 


Une  loi  qui  n"est  pas  votée,  mais  qu"on 
prépare,  est  celle  qui  concerne  l'abolition 
de  la  peine  de  mort.  M.  Magnaud,  le 
magistrat  connu,  aujourd'hui  député  de 
Paris,  a  déposé  à  la  Chambre  une  proposi- 
tion en  ce  sens,  et  M.  Flaissières,  sénateur 
socialiste  des  Bouches-du-Rhône,  en  a  fait 
autant  au  Sénat. 

Or,  il  se  trouve  que  ces  manife.stations 
humanitaires  coïncident  avec  une  recru- 
descence de  meurtres,  et  de  meurtres  qui 
s"en  prennent  aux  représentants  de  Tau- 
torité.  A  Lyon,  l'on  a  assassiné  un  com- 
missaire de  police,  à  Marseille,  un  agent 
de  la  sûreté.  On  déplore  de  temps  à  autre 
des  meurtres  plus  ou  moins  sensationnels 
dont  les  auteurs,  évidemment  très  habiles, 
demeurent  inconnus  et  impunis. 

Le  maire  de  Lyon,  en  prononçant  l'o- 
raison funèbre  du  commissaire  de  police 
assassiné,  a  exprimé  hautement  l'opinion 
que  de  tels  crimes  viennent  de  ce  que  la 
justice  n'est  pas  assez  sévère.  Cette  opi- 
nion va  tout  à  fait  à  l'encontre  des  propo- 
sitions Magnand  et  Flaissières.  qui  ten- 
dent précisément  à  une  diminution  de 
sévérité. 

La  peine  de  mort  sera  peut-être  abolie 
un  jour;  mais  il  faudra  que  des  faits  pro- 
bants et  rassurants  viennent  pousser  le 
législateur  à  entrer  dans  cette  voie  péril- 
leuse. Cette  peine,  on  le  sait,  est  éminem- 


ment exemplaire,  et  a  pour  effet  —  effet 
invisible,  mais  certain  —  de  terrifier  bien 
des  gens  sollicités  par  ailleurs  à  mal  faire . 
Autour  des  crimes  qui  se  commettent,  des 
crimes  en  acte,  comme  disent  les  philoso- 
phes, existent,  en  puissance,  dans  les  in- 
tentions cachées  au  fond  des  coeurs,  les 
crimes  qui  se  commettraient,  si  la  peur  du 
dernier  châtiment  ne  faisait  reculer  les 
coupables.  Bien  des  malfaiteurs  tueraient. 
s'ils  étaient  sûrs  qu'on  ne  les  tuera  pas. 

La  question  de  l'abolition  de  la  peine  de 
mort  pourra  être  posée  à  propos,  lorsque 
la  multiplicité  des  améliorations  morales 
individuelles  aura  diminué,  dans  de  larges 
proportions,  le  nombre  d'individus  qui  ont 
besoin  d'une  exceptionnelle  intimidation 
pour  respecter  la  vie  des  autres.  Pour  le 
quart  d'heure,  nous  n'en  sommes  pas  en- 
core là. 


La  répression  des  méfaits,  telle  qu'elle 
existe,  prend  parfois  l'allure  d'une  bien 
fâcheuse  ironie. 

Il  y  a  quatre  ans  environ,  au  cours 
d'une  grève  dégénérée  en  émeute,  des  dé- 
gâts importants  furent  commis  à  l'usine 
de  conserves  Masson,  à  Douarnenez.  Des 
machines  perfectionnées  furent  brisées 
par  les  ouvriers,  qui  ne  voulaient  pas  voir 
appliquer  le  soudage  mécanique  des  boi- 
tes. La  commune  qui  n'avait  pas  maintenu 
l'ordre,  fut  déclarée  responsable,  selon  la 
loi,  et  condamnée  à  payer  une  indemnité 
aux  industriels  victimes  de  ces  dégâts. 

Or,  qu'a  fait  la  commune  pour  payer 
cette  indemnité?  Elle  a  levé  une  taxe 
spéciale,  ne  frappant  que  2.400  habitants 
sur  15.000,  c'est-à-dire  la  catégorie  d'habi- 
tants hostile  aux  désordres  et  aux  violen- 
ces. Les  fabricants  de  conserves  ont  été 
les  plus  imposés  de  tous.  En  d'autres  ter- 
mes, on  a  payé  l'indemnité  due  à  l'indus- 
triel, en  prenant  de  l'argent  dans  la  poche 
de  cet  industriel,  et  dans  celles  des  autres 
contribuables  (jui  avaient  réprouvé  la 
grève,  ou  même  qui  en  avaient  également 
souff'ert.  Il  est  clair  qu'on  ne  saurait  rien 
imaginer  de  mieux  pour  donner  aux  or- 
ganisations d'émeute  la  tentation  de  re- 
commencer. 


DE    SCIEXCE    SOCIALE. 


ir 


Ajoutons  que  les  machines  perfection- 
nées brisées  dans  cette  journée  d'émeute 
fonctionnent  aujourd'hui  en  Espagne  et  en 
Portugal,  où  elles  font  une  concurrence 
de  plus  en  plus  sérieuse  à  nos  procédés 
devenus  retardataires.  Les  ouvriers  des 
usines  françaises,  quelque  jour,  pourront 
en  souffrir. 


Une  machine  (jui  n'est  pas  précisément 
perfectionnée.  c"estle  téléphone.  La  presse 
de  toute  nuance  en  a  souvent  gémi,  et 
même  tempêté  ;  mais  l'administration  ne 
s'émeut  pas  pour  si  peu.  Elle  a  son  mo- 
nopole, et  sait  qu'elle  n'a  rien  à  redouter. 
Articles  virulents,  chroniques  railleuses, 
caricatures  satiriques,  «  mots  de  la  fin  » 
cinglants,  elle  brave  tout  avec  sérénité. 
Quant  aux  injures  orales,  s'il  s'en  produit, 
elle  a  la  ressource  de  les  faire  punir  avec 
une  sévérité  particulière,  puisque  la  loi 
sauvegarde,  avec  une  prédilection  mater- 
nelle, le  fonctionnaire  outragé  «  dans 
l'exercice  de  ses  fonctions  » . 

C'est  un  peu  partout  que  les  réclama- 
tions surgissent.  Dernièrement  pncore,  à 
Nantes,  plusieurs  centaines  d'abonnés  si- 
gnaient une  pétition  au  ministre  des  pos- 
tes, où  ils  disaient  notamment  : 

«  Les  plus  anciens  d'entre  nous  se  rap- 
pellent avec  regret  les  années  de  début  où 
le  téléphone  était  une  industrie  privée. 
Nous  étions  alors  servis  avec  une  ponctua- 
lité remarquable.  La  compagnie  était  du 
reste  responsable  envers  nous;  si  elle 
nous  avait  laissés  sans  communications 
un  seul  jour,  nous  aurions  réclamé  et  ob- 
tenu d'elle  une  indemnité,  tout  au  moins 
une  réduction  du  prix  d'abonnement.  Au- 
jourd'hui vous  nous  privez  de  communica- 
tions des  semaines  entières,  et  nous  n'a- 
vons le  droit  que  de  nous  plaindre. 

«  Par  ailleurs,  nous  savons  que  l'exploi- 
tation du  téléphone  ainsi  pratiquée  est 
aussi  onéreuse  pour  le  Trésor  qu'intolé- 
rable pour  nous. 

«  Nous  venons  donc  vous  demander  de 
soumettre  au  Parlement  un  projet  de  loi 
vous  autorisant  à  rétrocéder  cette  exploi- 
tation à  l'industrie  privée. 


«  Nous  accepterions  même  avec  recon- 
naissance la  simple  faculté  d'établir  des 
lignes  privées  entre  Nantes  et  Paris.  » 

C'est  que  les  compagnies  privées  crai- 
gnent la  concurrence,  même  éventuelle. 
En  outre,  contre  l'industrie  privée,  on 
peut  avoir  recours  à  l'Etat  qui  alors,  im- 
pitoyablement, contrôle,  surveille,  con- 
damne. Mais  l'État  éprouve  une  répu- 
gnance assez  naturelle  à  se  condamner 
lui-même.  De  là  des  routines  et  des  abus 
contre  lesquels  on  ne  peut  rien,  et  qui  se 
produiraient  infailliblement  dans  les  au- 
tres indu.stries.  telles  que  banques,  mines, 
raffineries,  etc.,  si,  conformément  aux 
vœux  des  socialistes,  on  en  faisait  des  or- 
ganismes publics. 


Précisément,  un  groupe,  animé  des  plus 
purs  sentiments  collectivistes,  vient  de 
faire  en  Belgique,  près  de  Stockel,  une 
curieuse  tentative  de  phalanstère. 

Une  douzaine  de  camarades  s'étaient 
réunis  ;  ils  avaient  loué  un  petit  domaine 
qu'ils  devaient  exploiter  et  dont  ils  de- 
vaient jouir  en  commun. 

Cette  initiative  fut  saluée  avec  joie  par 
la  presse  socialiste.  On  vanta  ces  coura- 
geux apôtres  du  collectivisme  pratique. 
M.  Vandervelde  dit  là-dessus  d'éloquentes 
choses,  et  les  admirateurs  de  la  petite  co- 
lonie allèrent  en  pèlerinage  à  «  Stockel- 
Bois  »,  comme  à  un  point  du  globe  d'où 
le  progrès  devait  rayonner  définitivement 
sur  tout  le  reste  de  l'univers. 

Hélas  !  l'expérience  n'a  duré  que  quel- 
ques mois,  et  voici  qu'on  annonce  déjà  la 
débâcle  de  cet  heureux  phalanstère.  On 
s'y  querelle,  on  s'y  menace,  on  s'y  excom- 
munie, on  y  joue  même  du  revolver!  Un 
des  associés,  qui  avait  apporté  18  francs, 
a  cru  devoir  en  prendre  70  dans  la  caisse 
commune.  Cet  acte  de  solidarité  bien  en- 
tendu a  déchaîné  des  orages,  qui  ont  eu 
leur  répercussion  dans  la  presse.  Bref,  la 
colonie  de  Stockel-Bois  n'a  pas  plus  réussi 
que  n'importe  quelle  «  I carie  »,  et  pour 
les  mêmes  motifs.  Décidément,  il  faut 
croire  que  l'avenir  n'est  pas  là. 


118 


BULLETIN   DE    LA    SOCIÉTÉ    INTERNATIONALE 


L"avenir,  en  Mandchourie,  paraît  sou- 
rire aux  Japonais.  Cette  province  qui. 
toujours  nominalement  restée  chinoise, 
était  en  train  de  se  russifier  avant  la  der- 
nière guerre,  commence  à  être  activement 
exploitée  paroles  vainqueurs.  Cinquante 
mille  Japonais  environ  sont  établis  dans 
cette  région  de  la  Chine  septentrionale  et 
un  courant  continu  d'émigration  augmente 
ce  contingent  tous  les  jours.  En  même 
temps  que  les  liommes,  les  capitaux  af- 
fluent, soit  pour  la  construction  des  voies 
ferrées,  soit  pour  la  mise  en  valeur  des 
mines,  soit  pour  diverses  entreprises. 
Chose  curieuse  :  la  Russie  n'est  pas  seule 
à  souffrir  de  cette  invasion  économique 
succédant  à  l'invasion  militaire.  Les  ex- 
portations des  Etats-Unis  en  Mandchourie 
se  trouvent  menacées  par  l'activité  japo- 
naise. Par  exemple,  on  a  trouvé  sur  place 
du  pétrole  qui  va  faire  concurrence  au 
pétrole  américain.  On  parle  même  d"un 
trust,  non  américain,  mais  japonais,  qui 
se  serait  formé  pour  ruiner  le  commerce 
des  cotonnades,  jusqu'à  présent  entre  les 
mains  des  Yankees. 

Les  Japonais  ont  encore  entre  leurs 
mains  la  navigation,  pour  laquelle  ils  sont 
particulièrement  bien  placés.  Enfin,  on 
assure  qu'ils  fondent  des  entreprises  agri- 
coles d'une  certaine  importance,  suscepti- 
bles d'augmenter  dans  de  grandes  propor- 
tions les  récoltes  de  blé  mandchourien. 

Et  pendant  que  les  Japonais  pénètrent 
en  Mandchourie,  ils  pénètrent  également 
au  Siam,  et,  il  y  a  quelques  semaines,  le 
Manchester  Guardian  enregistrait  d'inté- 
ressantes déclarations  faites  par  un  voya- 
geur revenant  du  Siam,  sur  l'extension 
que  prend  de  jour  en  jour  dans  ce  pays 
l'influence  japonaise.  Les  places  d'institu- 
teurs et  d'institutrices,  notamment,  sont 
presque  toutes  occupées  par  des  Japonais 
et  des  Japonaises,  qui  s'acclimatent  très 
facilement  et  se  contentent  de  traitements 
plus  modestes  que  les  Européens.  Dans  le 
commerce,  les  négociants  japonais  triom- 
phent également  de  la  concurrence  des 
autres  pays.  Enfin  ils  ont  ouvert  à  Bangkok 
un  trrand  «  musée  commercial  »  où  sont 


exposés  des   produits  japonais  de  toutes 
sortes. 

Pour  le  moment,  nous  ne  pouvons  que 
constater  cette  expansion,  assez  naturelle 
après  les  récents  triomphes  qui  ont  ouvert 
des  débouchés  à  la  race  et  lui  ont  donné 
confiance  en  elle-même.  On  verra  plus 
tard  ce  que  cette  émigration  aura  produit. 


Un  autre  pays  asiatique,  la  Perse,  veut 
se  mettre  au  courant  du  progrès  européen, 
mais  à  sa  manière,  en  imitant  tout  d'abord 
la  constitution  politique. 

Le  shah  de  Perse  vient  donc  d'octroyer 
une  constitution  à  ses  sujets. 

Le  monarque  persan,  convaincu  qu'il  y 
a  lieu  d'opérer  «  des  réformes  »,  a  décidé 
de  convoquer  une  chambre  représentative 
qui  sera  composée  des  princes  du  sang, 
des  membres  du  haut  clergé,  des  sommités 
de  l'aristocratie,  de  l'industrie  et  du  com- 
merce, et  enfin  de  délégués  de  toutes  les 
classes  de  la  population.  Ces  députés  seront 
élus  et  jouiront  d'une  liberté  de  parole 
complète.  L'assemblée  aura  le  droit  de 
faire  elle-même  son  règlement.  Ses  déci- 
.sions  seront  présentées  au  shah  par  le 
grand  vizir  pour  recevoir  la  sanction  du 
souverain  et  être  promulguées  sous  forme 
de  lois. 

On  sait  que  le  shah  de  Perse  actuel, 
Mouzaffer-Eddin,  a  fait  plusieurs  voyages 
en  Europe.  Il  a  dû  être  frappé  de  1'  «  ap- 
pareil gouvernemental  »  européen  et  trouve 
lionorable  de  l'acclimater  dans  ses  Etats. 
D'autre  part,  nul  n'ignore  l'influence,  an- 
cienne déjà,  acquise  en  Perse  par  la  Russie, 
Or,  la  Russie  est  en  train  d'évoluer  —  en 
des  conditions  particulièrement  orageuses 
—  vers  le  gouvernement  constitutionnel. 
Le  shah  a  dû  être  encore  impressionné 
par  cette  initiative  du  tsar.  Reste  à  savoir 
s'il  ne  sera  pas  effrayé  par  les  résultats 
au  moins  momentanés  que  cette  initiative 
a  produite  en  Russie. 


Un  événement  peu  remarqué,    et  qui 
pourtant   a   effrayé    certains  publicistes, 


DE   SCIENCE    SOCIALE. 


119 


c'est  le  cong:rès panaméricain  qui  vient  de 
se  tenir  à  Rio-de-Janeiro. 

Officiellement,  on  a  traité  de  diverses 
questions  inoffensives  :  réorijanisation  de 
l'Office  international  des  Républiques  amé- 
ricaines, adhésion  des  Etats  au  principe 
de  l'arbitrage,  codification  du  droit  inter- 
national public  et  privé,  moyens  pratiques 
pour  développer  les  rapports  commerciaux, 
douanes,  règlements  consulaires,  brevets 
et  marques  de  fabrique,  police  sanitaire  et 
quarantaines,  propriété  littéraire,  mines, 
forêts,  chemins  de  fer.  Mais,  au  fond,  le 
congrès  semble  marquer  un  nouveau  pas 
dans  la  mainmise  indirecte  des  Etats-Unis 
sur  l'Amérique  du  Sud.  Le  fameux  principe 
de  Monroe,  «  l'Amérique  aux  Américains  ». 
grâce  au  double  sens  du  mot  «  Américain  », 
peut  admirablement  servir  de  pavillon  cà 
cette  politique.  En  fait,  les  Etats  de  l'Amé- 
rique centrale  et  de  l'Amérique  du  Sud, 
les  uns  de  gré,  les  autres  de  force,  com- 
mencent à  reconnaitre,  dans  une  certaine 
mesure,  le  u  protectorat  »  des  Etats-Unis. 

Les  représentants  de  ceux-ci,  bien  en- 
tendu, ont  déclaré  fort  haut  que  leur  na- 
tion n'a  pas  le  moins  du  monde  l'intention 
d'attenter  à  l'indépendance  politique  des 
autres  Etats  ;  mais  on  avoue,  à  Washington, 
que  l'on  cherche  à  diminuer  l'influence  de 
l'Eui'ope  sur  l'Amérique  du  Sud  et  à  créer 
au  contraire,  entre  les  deux  Amériques, 
des  liens  nouveaux  qui,  par  la  force  des 
choses,  rendent  l'une  dépendante  de  l'au- 
tre. Les  Yankees,  en  particulier,  désirent 
substituer  les  capitaux  américains  aux  ca- 
pitaux européens  dans  les  entreprises  qui 
fécondent  le  sol  de  l'Amérique  du  Sud. 
Par  là,  le  gouvernement  de  Washington 
élargirait,  dans  cette  dernière,  ce  domaine 
des  intérêts  matériels  qui  sert  de  motif  ou 
de  prétexte  à  toutes  les  interventions.  La 
Colombie  et  le  Venezuela  en  ont  déjà  fait 
l'épreuve. 

Une  circonstance  qui  rend  les  Etats-Unis 
particulièrement  forts  dans  cette  tentative, 
c'est  qu'ils  sont  activement  secondés  par 
le  Brésil,  le  plus  grand  Etat  de  l'Amérique 
du  Sud,  et  dont  la  constitution  récente 
s'est  modelée  soigneusement  sur  celle  de 
la  grande  confédération  du  Nord.  Le  Bré- 
sil, grand  exportateur  de  café,  a  intérêt  à 


se  ménager  un  débouché  aussi  énorme  et 
aussi  grandissant  que  celui  des  Etats-Unis. 
Aussi  vient-il  de  lui  faire  des  conditions  de 
faveur  en  matière  de  tarifs,  et  cette  alliance 
entre  les  deux  immenses  républicjues  rend 
plus  difficile  la  résistance  de  certains  Etats 
tels  que  le  Chili,  qui  s'attachent  à  mainte- 
nir jalousement,  dans  toute  leur  intégrité, 
les  indépendances  nationales. 

G.  d'Azambija. 


Notre  ami  et  collaborateur,  M.  Léon 
Poinsard,  nous  prie  de  faire  savoir  que  le 
livre  qu'il  prépare  actuellement  :  Z,ajoro- 
duclion,  le  travail  et  le  Problème  social 
dans  tous  les  pai/s  au  début  du  x\^  siècle, 
ne  pourra  paraître  ([u'en  octobre  prochain, 
et  non  en  juillet,  comme  il  l'espérait  tout 
d'abord.  L'impression  en  est  avancée , 
mais  cet  ouvrage  représente  une  telle 
somme  de  labeur,  des  recherches  si  éten- 
dues, qu'il  a  été  impossible  d'arriver  dans 
le  délai  primitivement  indiqué. 

Le  livre  de  M.  Poinsard  formera  deux 
forts  volumes  in-8°,  et  contiendra  un  ta- 
bleau méthodique  de  l'état  social  et  écono- 
mique actuel  de  tous  les  pays.  Ce  travail 
d'ensemble,  tout  à  fait  nouveau,  consti- 
tuera une  base  précieuse  pour  commencer 
l'étude  de  la  science  sociale,  et  pour  com- 
prendre les  problèmes  qui  s'agitent  dans 
les  divers  pays,  et  dont  on  trouve  l'écho 
dans  la  presse.  Les  personnes  désireuses 
de  connaître  la  table  des  matières  la  rece- 
vront sur  demande  adressée  à  l'auteur,  rue 
Beaulieu,  72,  à  Berne,  Suisse.  La  souscrip- 
tion reste  ouverte  jusqu'à  la  publication,  au 
prix  de  12  francs  au  lieu  de  Kl 


L'ŒUVRE    DE   LA  FRANCE  EN   INDO-CHINE 
ET  L'OPINION  ANGLO-INDIENNE 

Nous  lisons  dans  un  grand  organe  de 
l'Inde  anglaise,  le  Times  ofindia  : 

«  .M.  Chailley  a  montré,  dans  son  ouvrage 
intitulé  Dix  années  de  politique  coloniale, 
que  le  souci  de  mettre  en  valeur  les  pos- 


120 


BULLETIN    DE   LA   SOCIETE   INTERNATIONALE    DE    SCIENCE    SOCIALE. 


sessions  aujourd'hui  acquises  s'est  com- 
plètement substitué  en  France  aux  idées 
de  conquête  de  territoires  nouveaux.  Il 
nous  faisait  remarquer  ([ue  ï Union  Colo- 
niale, représentant  autorisé  de  l'opinion 
coloniale  en  France,  part  de  ce  principe 
que  l'empire  colonial  actuel  de  la  France, 
est  suffisamment  vaste  et  que  la  tâche  de 
Tavenir  est  de  travailler  non  à  l'étendre, 
mais  à  l'exploiter  le  mieux  possible.  Et  il 
nous  rappelle  qu'il  y  a  trois  ans,  à  un  ban- 
quet de  V Union,  le  Ministre  des  Colonies, 
en  présence  d'une  grande  assemblée  qui 
comprenait  «  ces  artisans  de  la  France 
coloniale  ».  M.  Doumer  et  M.  Etienne, 
déclara  que  l'extension  coloniale  de  la 
France  avait  atteint  ses  limites.  Le  fait 
ainsi  mis  en  vue  a  eu  une  double  portée. 
Il  a  préparé  la  voie  à  une  entente  avec 
l'Angleterre,  et  il  a  permis  à  la  France 
d'administrer  son  domaine  colonial,  qui 
apparaissait  dans  l'ensemble  comme  une 
entreprise  onéreuse  et  stérile,  avec  un 
succès  dont  on  commence  aujourd'hui  à 
se  rendre  compte. 

«  Nous  avons  été  conduits  à  faire  ces 
remarques  en  lisant  une  étude  frappante 
des  progrès  que  la  France  a  faits  dans 
l'administration  d'une  partie  de  son  em- 
pire colonial,  étude  qui  a  pris  place  dans 
la  série  des  «  Studies  of  Administration 
in  the  Tropics  »  que  M.  Alleyne  Ireland 
donne  en  ce  moment  au  Times.  L'étude 
en  question  est  relative  aux  possessions 
françaises  de  l'Indo-Chine;  et  cela  est  par- 
ticulièrement digne  d'attention  parce  que 
c'est  précisément  cette  région  que  visaient 
les  censeurs  de  la  politique  coloniale, 
quand  ils  voulaient  établir  cette  proposi- 
tion générale  que  la  France  est  inapte  à 
l'administration  des  possessions  lointai- 
nes   M.  Chailley-Bert,  dans  l'ouvrage 

que  nous  avons  cité,  tout  en  reconnaissant 
(|ue  la  presse  anglo-indienne  suit  attenti- 
vement Toeuvre  de  la  France  dans  ses 
colonies,  reproduisait  la  critique  d'un 
journal  local  au  sujet  «  du  ridicule  appé- 
tit des  Français  pour  la  conquête  de  ter- 
ritoires qu'ils  ne  peuvent  pas  coloniser  », 


et  observait  qu'un  tel  langage  pouvait 
s'expliquer  par  un  peu  de  jalousie  natio- 
nale, mais  qu'il  ne  serait  pas  souvent  tenu 
si  les  Anglais  n'avaient  pas  la  croyance 
sincère  que  toute  entreprise  coloniale  de 
la  France  est  vouée  aux  échecs. 

«  M.  Ireland,  qui  écrit,  d'après  la  con- 
naissance personnelle  qu'il  a  accjuise  en 
Indo-Chine,  confirme  d'une  façon  géné- 
rale tout  ce  que  M.  Chailley-Bert  a  dit 
concernant  l'avance  marquée  de  cette  par- 
tie du  domaine  colonial  de  la  République 
dans  les  années  récentes.  Il  est  évident 
que  le  préjugé  sur  l'inaptitude  de  la 
France  à  coloniser,  comme  nous  l'in- 
di([uions  en  commentant  l'ouvrage  de 
M.  Chailley-Bert  lors  de  sa  publication  en 
1902,  ne  saurait,  sans  injustice,  s'appli- 
quer à  l'Iudo-Chine.  Il  n'est  plus  vrai, 
comme  alors,  que  l'Indo-Chine  soit  une 
charge  pour  le  budget  de  la  métropole. 
Dans  les  cinq  dernières  années,  non  seu- 
lement la  France  n'a  pas  eu  à  subven- 
tionner le  budget  indo-chinois,  mais  elle 
a  reçu  dans  cette  période  des  contribu- 
tions, pour  dépenses  militaires  de  la  co- 
lonie, s'élevant  à  40  millions  de  francs. 
Le  commerce  a  crû  en  même  temps  que 
les  recettes  budgétaires. 

Le  commerce  extérieur  dépasse  aujour- 
d'hui 400  millions  de  francs,  soit  plus  du 
double  de  ce  qu'il  était  il  y  a  dix  ans,  et 
la  part  de  la  France  dans  ce  commerce 
a  crû  du  cinquième  au  tiers.  » 

«  L'abandon  de  ce  que  M.  Chailley-Bert 
appelait  «  le  bloc-system  »  et  qui  consis- 
tait à  appliquer  la  même  méthode  d'adim- 
nistration  à  des  possessions  diverses  à 
tous  points  de  vue,  la  plus  grande  liberté 
d'action  laissée  aux  gouverneurs  des  colo- 
nies par  le  gouvernement  métropolitain, 
tels  sont,  conclut  le  Times  of  India,  les 
deux  factein\s  principaux  qui  expliquent 
l'essor  récent  pris  par  les  colonies  fran- 
çaises. II  y  a  là  une  orientation  nouvelle 
de  la  plus  haute  importance,  et  dont  doi- 
vent se  pénétrer  tous  ceux  qui  veulent  se 
former  un  jugement  exact  sur  la  politique 
coloniale  française,  i 


BULLETIN     BIBLIOGRAPHIQUE 


Dictionnaire  de  philosophie  ancienne, 
moderne  et  contemporaine,  par  Tabbé 
Blanc,  professeurde  Philo.sopliie  à  l'Uni- 
versité catholitpie  de  Lyon,  fort  volume 
in-4".   —  P.  Lethielleux,   éditeur,  Paris. 

Cet  ouvrage  n'est  pas  un  simple  Lexique 
ou  Vocabulaire,  mais  il  embrasse,  avec 
les  définitions  et  les  notions  complémen- 
taires qui  les  accompagnent,  les  doctrines 
elles-mêmes  et  la  discussion  des  opinions. 
Large  place  est  donnée  à  l'histoire  :  tous 
les  philosophes  marquants  y  sont  men- 
tionnés avec  leurs  ouvrages  et  appréciés, 
sans  en  excepter  ceux  qui  vivent  et  ensei- 
gnent sous  nos  yeux. 

Deux  tables  méthodiques  terminent 
l'ouvrage.  La  première  est  une  table  logi- 
que et  encyclopédique,  qui  permet  de  voir 
les  relations  essentielles  du  Dictionnaire 
philosophique  avec  le  Dictionnaire  de  la 
langue  et  tous  les  Dictionnaires  particu- 
liers. Une  seconde  table,  analytique,  per- 
met de  saisir  les  différents  aspects  de  la 
question  étudiée. 

Histoire    socialiste      1789-1900),    pu- 
bliée sous  la  directiun  de  Jean  Jaurès. 
—  Septième  volume.    La  restauration, 
par  René  VuaAxi.  —  Huitième  volume, 
Le  règne  de  Louis-Philippe,  par  Eugène 
FouRMÈRE.  Jules  Rouff,  Paris. 
Ces  deux  volumes  embrassent  une  épo- 
que importante  de  notre  histoire.  Les  évé- 
nements y  sont  étudiés  tout  particulière- 
ment au  point  de  vue  social  et  au  point 
de  vue  des  rapports  qui  unissent  entre 
elles  les  différentes  classes  de  la  société. 

M.  René  Mviani  étudie  particulièrement 
les  débuts  de  l'application  du  régime  par- 
lementaire en  France  qui,  à  la  veille  des 


grandes  transformations  du  parlementa- 
risme qui  se  préparent,  sont  d'un  grand 
intérêt.  A  signaler  également  l'étude  faite 
par  M.  Fournière  des  sectes  socialistes 
d'avant  48,  des  travaux  des  doctrinaires, 
Saint-Simon,  Proudhon,  etc. 

Les  noms  des  auteurs  indiquent  suffi- 
samment la  tendance  collectiviste  de  ces 
deux  ouvrages  et  nous  n'avons  pas  besoin 
de  la  caractériser,  ou  d'en  faire  la  critique. 

Newman,  par  William  Barkv,  traduit  de 
l'anglais  par  A.  Clé.me.nt,  un  vol.  in-S" 
écu.  Lethielleux,  Paris. 

Pour  donner  une  idée  de  l'ouvrage, 
nous  croyons  utile  de  reproduire  la  table 
des  matières.  Chap.  l'^''  :  Enfance  et  jeu- 
nesse. —  Chap.  11  :  Les  Tractariens.  — 
Chap.  III  :  Première  période  catholique. 
—  Chap.  IV  :  Apologia  pro  vila  sua.  — 
Chap.  V  :  La  logique  de  la  croyance.  — 
Chap.  \l  :  Le  songe  des  Gérontius.  — 
Chap.  VII  :  L'écrivain.  —  Chap.  VIII  : 
Place  de  Newman  dans  l'histoire. 

Le  livre  du  docteur  Barry  sur  Newman, 
par  le  seul  fait  que  c'est  la  première  fois 
qu'un  prêtre  catholique  anglais  étudie  le 
leader  de  l'anglo-catholicisme ,  mérite 
d'être  signalé.  Ses  qualités  d'écrivain 
rehaussent  d'ailleurs  l'intérêt  de  l'ouvrage. 
On  sent,  dès  la  lecture  des  premières 
pages,  que  la  phrase  n'est  que  le  revête- 
ment d'une  pensée  que  n'effrayent  nulle- 
ment les  méthodes  modernes  d'analyse.  En 
huit  chapitres  d'un  mouvement  rapide, 
d'un  style  nerveux  et  passionné,  il  trace 
de  Newman,  le  plus  souvent  à  l'aide  de 
Newman  lui-même,  l'image  la  plus  réelle 
et  la  plus  vivante  que  nous  possédions 
jusqu'ici. 


CHEMIN   DE   FER  DU  NORD 


Voyag^es  Internationaux  avec  Itinéraires  facultatifs 

xV  effectuer  sur  les  divers  graada  Réseaux  français  et  les  principaux  Réseaux  étrangers. 
Validité  :  45  à  90  jours.  Arrêts  facultatifs. 

Cartes  d'Abonnement  Belges  de  5  et  15  jours 

Délivrées  par  toutes  les  Gares  et  Stations  du  réseau  du  Nord,  donnant  droit  à  un  Voyage  Aller  et 
retour  sur  les  Lignes  Françaises  et  libre  parcours  sur  tous  les   Réseaux  Belges. 

Voyages  circulaires  divers  pour  visiter  la  Belgique 

Prix  très  réduits.  Validité  :  30  jours. 


Consulter  le  LIVRET  GUIDE  NORD.  Prix  :  20  centimes. 


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EXPOSITIOfl  iHTEHHflTIOIlflLE  DE  mU 

BILLETS  SPÉCIAUX   PAR  LE  SIMPLON 

Afin  de  permettre  aux  voyageurs  de  se  rendre  à  prix  réduits  à,  Milan  pour  y  visiter  l'Exposition 
par  la  nouvelle  voie  du  Simplon,  la  Compagnie  P.-L.-M.  délivre,  jusqu'à  15  novembre  1906,  des 
billets  d'allet  et  retour  de  1'"'',  2*  et  3»  classe  pour  Domodossola,  valables  30  jours,  conjointement  avec 
des  billets  d'aller  et  retour  de  Domodossola  à  Milan,  valables  20  jours. 

La  durée  de  validité  de  ces  billets  n'est  pas  prolongeable. 

Ces  billets  sont  délivrés  à  première  demande  dans  les  gares  de  Paris,  Nevers,  Dijon.  Lyon-Perrache, 
Clermont-Ferrand.  Saint-Etienne,  Nîmes,  Valence,  Marseille-voyageurs,  Chambéry,  Grenoble  et  sur 
demande  faite  48  heures  à  l'avance  dans  toutes  les  antres  gares. 

CHEMINS  DE  FER  DE  L'OUEST 


sur  les  Côtes  de  Normandie,  en  Bretagne  et  à  File  de  Jersey 

Billets  circulaires  valables  un  mois  (non  compris  le  jour  du  départ)  et  pouvant  être  prolongés  d'un 
nouveau  mois  moyennant  supplément  de  10  0,0. 

Dix  itinéraires  différents  dont  les  prix  varient  entre  50  et  115  francs  en  l"  classe,  et  40  et  100  fr., 
en  2"  classe,  permettent  de  visiter  les  points  les  plus  intéressants  de  la  Normandie,  de  la  Bretagne 
et  rile  de  Jersey. 

Pour  plus  de  renseignements  consulter,  le  livret  Guide  illustré  du  réseau  de  l'Ouest  vendu  0  fr.  50, 
dans  les  bibliothèques  des  gares  de  la  Compagnie. 

CHEMIN    DE    FER    D'ORLÉANS 


La  Compagnie  du  chemin  de  fer  d'Orléans  a  organisé  un  service  d'enlèvement  à  domicile  et  de  trans- 
port à  la  gare  du  Quai  d'Orsay,  des  bagages  et  des  colis  à  main  des  voyageurs  domiciliés  dans  un  rayon 
de  500  mètres  autour  de  sa  gare  du  Quai  d'Orsaj'  et  de  ses  bureaux  situés,  rue  de  Londres,  8,  rue 
Saint-Florentin,  8,  et  rue  du  Bouloi,  21. 

Le  tarif  est  des  plus  minimes. 

L'ordre  d'enlèvement  peut  être  donné  par  téléphone  ;  en  procédant  à  cet  enlèvement  des  bagage?,  il 
est  remis  un  reçu,  une  fiche  et  un  numéro  qui  permettent  aux  voyageurs  de  retirer  au  bureau  des  billets 
spéciaux  de  la  gare  du  Quai  d'Orsaj^  une  enveloppe  contenant  leur  billet  de  place,  le  bulletin  des  gros 
bagages  enregistrés  pour  la  destination  indiquée  et  le  bulletin  de  consigne  pour  les  petits  colis. 

Cette  amélioration  qui  supprime  les  ennuis  du  départ  hâtif  avec  ses  bagages,  de  la  recherche  souvent 
difficile  d'une  voiture,  des  attentes  aux  guichets  pour  prendre  les  billets  et  faire  enregistrer  les  ba- 
gages et  permet  aux  voyageurs  de  se  rendre  à  la  gare  tranquillement,  les  mains  libres,  sera  certaine- 
ment appréciée  du  public. 


LA 


GRÈCE    ANCIENNE 


EN    PREPARATION  : 

Histoire  romaine. 
Histoire  de  France. 


BIBLIOTHEQUE   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

PUBLIÉE   SOIS    l.A   DIRECTION   DE 

M.    EDMOND    DEMOLINS 


Les  «  classiques  » 


de  l'École  des  Roches. 


L'HISTOIRE  EXPLIQUEE  PAR  LA  SCIENCE   SOCIALE 


LA 

GRÈCE    ANCIENNE 

PAR 

GABRIEL     D'AZAMBUJA 

AVEC  UNE  PRÉFACE 

PAR 
EDMOND     DEMOLINS 


PARIS 

BUREAUX    DE   LA    SCIENCE    SOCIALE 

5G,    RUE    JACOB,    50 

1906 


SOMMAIRE 


Préface.  p;tj'  .M.  EriMONO  Demolins 


I —  Les  paysans-bâtisseurs  de  la  vallée.  —  Le  type  pélasge.  P.  1. 

La  Grèce,  pays  des  rivages  découpés  et  montagneux.  —  Cette  configuration 
favorise  le  peuplement  par  mer.  —  Cette  immigration,  venue  do  Colchide, 
donne  le  type  pélasge.  —  Le  cloisonnement  des  territoires  amène  le  fraction- 
nement par  cités.  —  Le  travail  facile  des  Pélasges  idéalise  l'Arcadie  et  le 
'<  règne  de  Saturne  ».  —  Il  provoque  l'essor  de  la  musique  et  de  la  poésie.  — 
Le  développement  des  rivages  facilite  les  contacts  avec  l'étranger.  —  L'étranger 
est  parfois  un  civilisateur.  —  Il  est  parfois  un  ennemi.  —  Le  fractionnement 
par  cités  produit  des  dissensions  et  suscite  le  type  du  «  banni  ». 

II.  —  Le  bandit  montagnard  divinisé.  —  Première  descente  :  Le  type 

héraclide.  P.  18. 

Le  banni  de  la  montagne  grecque  est  un  bandit  civilisé.  —  De  ce  type 
sort  .Jupiter.  —  Les  exploits  du  bandit  montagnard  expliquent  le  type  d'Her- 
cule. —  Hercule  et  les  Héraclides  entrepreneurs  de  grands  travaux  d'intérêt 
public.  —  La  .sécurité  rétablie.  —  Les  dieux  justiciers  :  Pluton  elles  enfers.  — 
Le  gendarme  Thésée,  ami  d'Hei-cule.  —  La  chasse  aux  ■<  monstres  ».  —  L'as- 
sainissement et  la  voirie.  —  Les  montagnards  maîtres  de  la  mer.  —  Le 
progrès  agricole,  industi'iel,  commercial.  —  Le  progrès  intellectuel  incarné 
dans  Apollon.  —  La  lyre  héraclide  et  la  flûte  pélasgique.  — Jupiter,  père  des 
Muses.  —  La  •<  musique  »  et  l'ébauche  des  sciences.  —  La  nouvelle  mytho- 
logie greffée  sur  la  religion  pélasgique.  —  Les  survivances  et  résistances  du 
type  pélasge. 

III.  —  Le  bandit  montagnard  idéalisé.  —  Deuxième  descente  :  Le  type 

hellène.  P.  38. 

Les  bandits  héros,  supérieurs  aux  bandits  dieux.  —  La  force  expansive  de 
monts  Othrys.  —  Une  fourmilière  de  petits  rois.  —  La  poursuite  de  la  richesse 
mobilière.  —  Châteaux  forts  et  trésors.  —  La  bande  du  chef.  —  Les  auxi- 
liaires du  chef.  —  Les  guerres  entre  Chefs.  —  Les  coahtions  par  sympathie. 
—  Les  éléments  fédératifs  :  1°  Les  Amphictyonies.  —  2°  Les  pèlerinages.  — 
3°  Les  grands  Jeux.  —  Les  variétés  du  type  hellène  :  1°  L'Hellène  ébauché  : 
Eoliens,  Myniens,  Cadméens.  —  La  Thèbes  d'Œdipe.  —  2"  L'Hellène  achevé  : 
Achéens  ;  la  Mycènes  d'Agamemnon.  —  La  Sparte  de  Ménélas.  —  3°  L'Hellène 
modifié  :  Ioniens,  l'Athènes  primitive. 

IV.  —  Le  bandit  à  la  mer.  —  Pirates  et  conquistadors.  —  L'épopée 

homérique.  P.  63. 

Les  prédispositions  du  bandit  grec  au  métier  de  pirate.  —  L'atelier  du 
pirate  :  la  mer.  —  L'instrument  du  pirate  :  le  bateau.  —  La  vie  du  pirate.  — 
Les  essais  de  police  des  mers  :  le  rolo  de  Minos.  —  L'or  de  la  Colchide  et  les 
Argonautes.  —  L'emplacement  et  la  lichesse  de  Troit).  —  Un  type  de  grande 


expédition  d'outro-incr  :  l'Iliade.  —  Les  retours  do  pirates  :  leurs  mésaven- 
tures. —  Le  contact  sur  nier  avec  les  routes  phéniciennes  :  les  Phéaciens.  — 
Un  type  de  «  retour  »  :  VOdyssée.  —  La  question  d"Homère. 

V.  —  Le  bandit  fruste  et  militariste.  Troisième  descente  :  Le  type 

dorien  à  Sparte.  P.  87. 

Lgs  Albanais  d'autrefois.  —  Le  montagnard  dorien  et  la  décadence  achéenne. 

—  Le  Péloponèse  envahi  et  transformé.  —  L(^s  Doriens  campés  en  Laconie  : 
la  Sparte  nouvelle.  —  Les  lois  au  service  du  militarisme  :  Lycurgue.  —  La 
poésie  au  service  du  militarisme  :  Tyrtée.  —  Doriens  contre  Doriens  :  les 
guerres  de  Blessénie.  —  L'intensité  de  l'art  militaire  Spartiate.  —  Les  lacunes 
de  l'art  militaire  Spartiate.  —  Le  rayonnement  militaire  de  Sparte.  —  L'ex- 
pansion dorienne  hors  de  Grèce.  —  L'art  dorique  et  sa  propagation  en  dehors 
du  monde  dorien. 

VI.  —  Les  refoulés   et  leurs  migrations.  L'essor   du  port  maritime  : 

Le  type  ionien.  P.  UG. 

Comment  se  fondait  une  colonie.  —  Les  Ae'héens  on  ItaUe  :  l'austèi-o  Cro- 
tone  et  la  molle  Sybaris.  —  Les  Eoliens  à  Lesbos  :  la  poésie  à  épanchements 
des  joueurs  de  lyre.  —  Les  Ioniens  comprimés  en  Attique  et  projetés  vers 
l'Asie.  —  L'Ionie  et  la  douceur  de  vivre.  —  Le  premier  essor  de  la  poésie 
ionienne  :  les  aèdes  homériques  et  leur  rayonnement.  —  L'ascension  de  la 
.société  ionienne  par  le  développement  du  port  maritime  ;  deux  variétés  supé- 
rieures :  Milet  et  Phocée.  —  Le  second  essor  de  la  poésie  ionienne  et  ses  ins- 
pirations :  l'amour  de  la  cité,  la  discorde,  le  plaisir.  —  Les  philosophes  ioniens 
et  leurs  préoccupations  artistiques  devant  la  nature.  —  L'art  ionien,  reflet  des 
élégances  delà  race. —  La  réaction  de  l'Ionie  sur  la  Lydie  :  le  type  doCrésus. 

—  L'invasion  perse  et  la  ruine  de  l'Ionie. 

VIL  —  Un  coin  d'Ionie  en  Attique.  —  La  bourrasque  perse  en  Grèce. 
—  Le  type  athénien.  P.  141. 

Le  paradis  des  bannis.  —  L'aristocratie  des  émigrés.  —  La  lutte  contre  la 
vendetta  :  Dracon  et  l'Aréopage.  —  Le  commerce  et  les  perturbations  écono- 
miques :  l'esclavage  et  lo  prolétariat.  —  L'élaboration  d'une  bourgeoisie  :  le 
rôle  de  Solon.  —  Un  •<  roi  des  montagnes  »  et  ses  descentes  dans  la  ville  : 
Pisistrate.  —  Le  «  roi  des  montagnes  »  promoteur  de  travaux  et  protecteur 
des  arts  :  la  tragédie.  —  L'instabilité  engendrée  par  le  commerce  :  le  rôle  de 
Clislhènes.  —  La  jalousie  démocratique  :  l'Ostracisme.  —  Athènes  dans  la 
querelle  de  l'Ionie  :  les  rancunes  perses.  —  L'individualisme  des  cités  grecques 
devant  l'invasion;  le  rôle  militaire  de  Sparte  l'oblige  à  secourir  Athènes;  les 
Thermopyles.  —  La  Grèce  sauvée  par  la  mer  :  la  trirème;  Salamine.  —  L'ex- 
pansion du  type  athénien  après  l'expulsion  des  Perses. 

VIll.   —   La  vie    intérieure    de    la    cité    et    le    triomphe    intellectuel 
d'Athènes.  P.  170. 

Le  foyer,  la  femme  et  l'enfant.  —  La  vie  privée  hors  du  foyer  :  l'école  libi'o, 
lo  gymnase.  —  Le  triomphe  des  sports  :  Pindare.  —  Les  fêtes  en  plein  air  : 
les  Panathénées.  —  Les  temples  :  le  Parthénon.  —  Les  embellissements  de  la 
religion  :  sculpture  et  peinture.  —  Un  autre  embellissement  de  la  religion  : 
le  théâtre  :  Eschyle  et  Sophocle.  —  Les  patrons  du  théâtre  :  les  liturgies.  — 
Les  idées  nouvelles  au  théâtre  :  Euripide.   —  La  vie  publique  et  lo  besoin  de 


VII 

-  persuader  :  les  sophistos.  —  L'amour  passionné  de  la  Cité.  —  La  Cité  contre  les 
Idées  nouvelles  :  Socrate.  —  L'incarnation  de  la  politique  athénienne  :  le  type 
de  Pcriclès. 

IX.  —  Les  guerres  entre  cités.  Premier  échantillon  :  Athènes  contre 

Sparte.  P.  2o:{. 

Les  groupements  de  cités  et  leurs  chocs  fatals.  —  Cause  qui  a  immortalisé 
un  de  ces  chocs  :  Thucydide.  —  Les  partisans  de  la  guerre  à  Athènes.  — 
Les  partisans  de  la  paix.  —  La  poésie  contre  la  guerre  :  Aristophane.  —  La 
philosophie  contre  la  guerre  :  Platon.  —  La  pliysionomie  générale  et  les  pro- 
cédés de  la  guerre.  —  Trois  épisodes  caractéristiques  :  un  coup  de  main  re- 
poussé, un  revers  Spartiate,  un  désastre  athénien.  —  Athènes  perdue  par  son 
instabilité  et  sa  nervosité  :  le  ty.pe  d'Alcibiade.  —  L'esprit  de  suite  des  Spar- 
tiates, cause  de  leur  triomphe,  et  leur  inaptitude  en  dehors  des  choses  mili- 
taires, cause  de  la  stérilité  de  ce  triomphe. 

X.  —  Les  mercenaires.  —  Ce  qui  les  pousse  vers  l'Asie.  —  Ce  qui  les 

arrête    encore.   —  Deuxième    échantillon   des   guerres  entre 
cités  :  Thèbes  contre  Sparte.  P.  2 if». 

Le  développement  du  type  mercenaire.  —  Sparte  impuissante  à  bien  l'uti- 
liser :  la  décadence  Spartiate.  —  Rebondissement  et  affranchissement  d'Athè- 
nes :  Thrasybule.  —  L'or  perse  et  les  mercenaires  en  Asie  :  la  retraite  des 
Dix  Mille.  —  Le  suprême  effort  du  militarisme  Spartiate  :  Agésilas  en  Asie;  sa 
retraite.  —  Les  condottieri  de  la  parole  dans  les  cités  grecques;  les  présents 
d'Artaxerxès ;  les  orateui's  attiques.  —  L'armée  de  métier  et  l'évolution  de  la 
tactique  :  Iphicrate.  —  Ceux  qui  ne  se  battent  pas  :  l'indifférence,  le  luxe 
privé  et  les  arts.  —  La  comédie  lâche  la  vie  publique  pour  la  vie  privée.  — 
Dilettantes  et  philosophes.  —  Le  condottiérisme  propagé  dans  le  nord  de  la 
Grèce  :  Jason  de  Phères.  —  Le  coup  de  grâce  porté  au  militarisme  Spartiate  : 
Épaminondas.  —  L'impuissance  des  cités  hors  de  leurs  limites  et  le  retour  à 
l'anarchie. 

XL  —  La  quatrième  descente  des  montagnards.  —  Le  type  macédo- 
nien. P.  275. 

Les  bannis  héraclidesdans  la  montagne.  —  La  civilisation  en  route  du  Sud 
au  Nord.  Influence  des  Athéniens  :  les  cités  de  la  côte.  —  Influence  des  Lacé- 
démoniens  :  les  passages  de  troupes.  —  Influence  des  Thébains  :  l'école  du 
voisinage.  —  Philippe,  comme  chef  militaire,  bénéficie  des  progrès  de  la  tac- 
tique. —  Comme  riche,  il  bénéficie  du  système  des  mercenaires.  —  Comme 
Grec,  il  bénéficie  du  système  des  amitiés.  —  Les  politiciens  à  gages  dans  les 
cités  :  le  type  d'Eschine.  —  La  résistance  des  autonomies  locales  :  le  type  de 
Démosthènes.  —  Procédés  de  Philippe  :  1°  La  guerre  commerciale  dans  le 
Nord  :  Philippe,  intercepteur  des  routes;  —  2°  La  guerre  sacrée  :  Philippe,  ven- 
geur d'Apollon;  — 3»  L'invasion  définitive.  —  L'anarchie  entre  cités  rend  iné- 
vitable le  triomphe  des  Macédoniens. 

XII.  —  La  projection  du  type  grec  en   Asie.    —    Le  rôle   d'Alexan- 
dre. P.  291. 

Les  conquistadors  perfectionnés  et  la  Toisoii  d'or  de  Perse.  —  Première 
partie  de  l'itinéraire  d'Alexandre  :  la  monopolisation  des  rivages  et  la  ruine 
de  Tyr.  —  La  mainmise  du  tj'pe  grec  sur  l'isthme  de  Suez  :  Alexandrie.  — ■ 


VIII 

Deuxième  partie  de  l'itinéraire  d'Alexandie  :  la  route  de  l'Inde  par  terre.  — 
Un  nouveau  type  de  colonies  grecques  :  les  villes  d'étapes  de  l'intérieur.  — 
Le  commerce  en  possession  de  ressources  nouvelles  :  débouchés,  sécurité  et 
grands  travaux.  —  L'art  militaire  en  possession  de  ressources  nouvelles  :  le 
machinisme  guerrier.  —  La  science  en  possession  de  ressources  nouvelles  :  le 
type  d'Aristote.  —  L'art  en  possession  de  ressources  nouvelles  :  perfection 
te(Jinique  et  raffinement.  —  La  persistance  du  clan  chez  les  vainqueurs  :  les 
luttes  entre  lieutenants  d'Alexandre.  —  Le  réveil  des  rivages  d'Asie  :  Pergame 
et  Rhodes.  —  Le  déclin  des  rivages  d'Europe  :  Athènes,  ville  d'études.  —  L'a- 
baissement de  la  Cité  pousse  à  l'amusement  :  la  comédie  nouvelle.  —  L'abais- 
sement de  la  Cité  pousse  les  esprits  sérieux  à  la  réglementation  systématique 
de  leur  vie  privée  :  épicuréisme  et  stoïcisme. 

XllI.  —  La  déformation  et  l'éclipsé  du  type  grec.  —  Le  monde  alexan- 
drin. —  La  Grèce  devant  Rome,  devant  les  Turcs  et  devant 
l'Europe  moderne.  P.  :'>in. 

Alexandrie  :  le  tvpe  grec  y  est  entouré  et  cantonné  par  la  foule  cosmopolite. 
—  Il  y  est  dominé  par  de  grands  monarques  mi-grecs,  mi-orientaux  :  les 
Ptolémées.  —  Les  ressources  en  livres  et  en  documents  favorisent  l'érudition 
et  la  science.  —  La  poésie  devient  raffinée,  érudife,  amoureuse,  supérieure 
dans  les  genres  inférieurs.  —  La  grande  ville  sicilienne  :  Syracuse  ;  et  l'idji- 
lisme  chez  les  citadins  :  Théocrite.  —  Le  peuplement  de  la  Méditerranée  occi- 
dentale met  en  vedette  les  Grecs  de  l'Ouest  :  l'épopée  de  Pyrrhus.  —  Le  dernier 
effort  des  cités  pour  l'indépendance  :  les  ligues  étolienne  et  achéenne  :  Phi- 
lopœmen.  —  La  Grèce  institutrice  de  Rome.  —  La  longévité  du  type  grec 
dans  le  Bas-Empire  et  sous  l'invasion  des  Turcs.  —  Son  réveil  moderne  en 
des  conditions  qui  le  constatent  vivace,  mais  le  relèguent  au  second  plan. 

Tableaux  de  l'Histoire  de  la  Grèce,  montrant  comment  les  faits  liistoriques  se 
répercutent  les  uns  sur  les  autres.  P.  .'337. 

Sources  à  consulter.  P.  :!I3. 


PRÉF.\CE 


Ce  titre,  «  L'Histoire  expliquée  par  la  science  sociale  »,  n'est 
pas  UQ  vain  titre,  placé  ici  simplement  pour  étonner  le  lecleur. 
Il  répond  à  une  réalité  dont  on  va  pouvoir  apprécier  toute  la 
portée . 

Les  lecteurs  habituels  de  la  Revue  La  Science  sociale  et  de 
notre  Bibliothèque  sociale  savent,  par  de  nombreux  exemples, 
quelle  lumière  cette  science  projette  sur  les  faits  du  passé. 
L'exemple  le  plus  remarquable  est  V Histoire  de  la  formation 
particulariste  d'Henri  de  Tourville,  qui  a  établi  méthodique- 
ment les  causes  historiques  qui  ont  créé  la  supériorité  de  l'Oc- 
cident sur  l'Orient,  des  peuples  modernes  sur  les  peuples  de 
l'antiquité  '. 

Le  résultat  de  la  science  sociale  est  de  mettre  en  relief  les  rap- 
ports de  cause  à  effet,  ou  les  répercussions  qui  existent  entre 
les  divers  phénomènes  sociaux.  La  constatation  de  répercussions 
concordantes  amène  à  déterminer  des  lois  sociales,  par  un 
procédé  analogue  à  celui  qui  a  permis  de  déterminer  les  lois 
physiques  ~. 

La  môme  méthode  s'applique  à  l'histoire. 

La  connaissance  des  lois  qui  régissent  les  sociétés  actuelles 
directement  observables,  permet  de  déterminer,  beaucoup  plus 

1.  Cette  histoire,  d'abord  publiée  dans  la  Science  sociale,  a  été  ensuite  réunie  en 
volume.  Un  vol.  gr.  in-8'^  (10  fr.).  Librairie  Firmin-Dldot. 

2.  Les  fondements  de  la  Science  sociale,  posés  par  Le  Play,  ont  été  ensuite  per- 
fectionnés et  afTerrais  par  soixante  et  quinze  années  de  travaux  collectifs  |ioursuivis 
sans  interruption  par  deux  générations  de  travailleurs. 

b 


X  PREFACE. 

exactement  que  ne  peuvent  le  faire  les  érudits  et  les  historiens, 
les  lois  qui  ont  régi  et  qui  expliquent  les  sociétés  anciennes. 
Ainsi  Cuvier,  par  la  connaissance  exacte  des  espèces  animales 
actuellement  vivantes,  a  pu,  de  science  certaine,  reconstituer 
les  espèces  fossiles,  dont  il  ne  possédait  cependant  que  des 
spécimens  incomplets. 

L'application  de  cette  méthode  à  l'histoire  de  la  Grèce  an- 
cienne permettra  au  public  d'apprécier  plus  facilement  les 
résultats  auxquels  on  arrive.  Tout  le  monde  en  effet  connaît 
plus  ou  moins  les  faits  de  cette  histoire,  qui  sont  un  des  fon- 
dements de  notre  enseignement  classique.  Mais  ce  qu'on  ignore 
et  ce  qui  est  cependant  l'essentiel,  ce  sont  les  rapports  étroits  et 
nécessaires  qui  existent  entre  ces  faits  :  pourquoi  et  comment  ils 
se  répercutent  les  uns  sur  les  autres;  comment,  dès  lors,  ces 
répercussions  expliquent  la  société  grecque  et  la  différencient  de 
la  société  égyptienne  ou  de  la  société  romaine,   par  exemple. 

Jusqu'ici,  le  type  grec  ancien  n'avait  été  décrit,  dans  la 
Science  sociale  et  d'après  sa  méthode,  que  d'une  façon  en  quel- 
que sorte  fragmentaire,  par  des  collaborateurs  divers  et  au  ha- 
sard de  leurs  études  personnelles.  Il  s'agit  ici  de  développer  ces 
fragments  et  ces  ébauches,  de  les  lier  et  d'exposer  enfin,  en 
un  récit  suivi,  la  complète  évolution  de  ce  type  social  unique 
dans  l'histoire  de  l'humanité,  jusqu'ici  inexplicable,  ou  tout 
au  moins  mal  expliqué. 

J'ai  demandé  à  mon  ami  et  collaborateur,  M.  (i.  d'Azambuja,  de 
nous  donner  cette  histoire  nouvelle  de  la  Grèce  ancienne.  Il 
était  particulièrement  préparé  à  entreprendre  cette  œuvre,  par 
ses  études   antérieures  parues  dans  la  Science  sociale. 

Il  y  a  d'ahord  puhlié  une  étude  très  fouillée  sur  le  type 
grec  actuel,  d'après  une  observation  monographique  ^  Cette 
observation  du  type  grec  vivant  était  la  meilleure  préparation 
pour  arriver  ensuite  à  la  connaissance  raisonnée  du  type  grec 
fossile,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi. 

1.  lUic  famille  rjrecque,  dans  une  pelite  ville  de  Turquie  {Science  sociale, 
t.  XVll  et  XVIll). 


PKKFACE.  XT 

Il  nous  a  ensuite  donné,  à  la  lumière  de  la  science  sociale, 
une  série  d'études  dès  remarquées  et  qui  étaient  en  quelque 
sorte  les  pierres  d'attente  de  la  présente  histoire  :  les  Ancê- 
tres de  Socrate;  Socratc  et  son  groupe;  Aristote;  Aristophane; 
le  portique  de  Zenon  et  les  jardins  d'Épicurc  ;  la  Légende  des 
Muses;  Pindare  et  les  Pindariques;  le  type  de  ïyrtée;  la  Fata- 
lité antique;  le  type  d'Oreste;  l'École  alexandrine,  etc.  K 

Enfin,  par  son  origine  provençale,  M.  d'Azambuja  était  en- 
core particulièrement  préparé  à  comprendre  et  à  faire  com- 
prendre cet  esprit  méditerranéen,  dont  l'esprit  grec  a  été,  dans 
l'antiquité,  la  plus  haute  expression.  Et  comme  il  est,  de  plus, 
un  lettré  profondément  touché  par  la  formation  classi([ue,  il 
a  su  naturellement  penser  et  s'exprimer  comme  un  (Irec  an- 
cien. Sa  langue  a  la  clarté,  la  simplicité  et  la  limpidité  de 
celle  des  hommes  dont  il  nous  raconte  l'histoire. 

Mais  cette  publication  présente  un  autre  intérêt  que  je  dois 
signaler. 

Je  poursuis,  à  V École  des  Roches,  avec  le  concours  de  mes 
dévoués  collaborateurs,  l'œuvre  difficile  de  modifier  non  seu- 
lement les  méthodes  d'éducation  pour  les  mieux  adapter  aux 
conditions  nouvelles  de  la  vie,  mais  encore  les  méthodes  d'en- 
seignement pour  les  mettre  à  la  hauteur  des  derniers  progrès 
de  la  science  sociale. 

Pour  cette  œuvre  d'enseignement  nouveau,  les  livres  clas- 
siques dont  on  se  sert  actuellement  dans  les  écoles  sont  vrai- 
ment insuffisants.  Cet  ouvrage  inaugure  donc  la  Collection  des 
classiques  de  l'Ecole  des  Roches^  qui  sera  continuée  avec  le 
concours  des  collaborateurs  de  la  Science  sociale  et  des  pro- 
fesseurs de  l'École  des  Roches. 

Ainsi  qu'on  va  le  constater,  cette  Collection  difï'ère  des  «  clas- 
siques »  employés  jusqu'ici,  en  ce  que  les  faits,  ou  les  phéno- 
mènes, sont  présentés  dans  l'ordre  où  ils  sont  déterminés  les 
uns  par  les  autres,  où  ils  se  répercutent  les  uns  sur  les  autres. 

1.  Ces  diverses  éludes  ont  puru  dans  la  Science  sociale,  et  seront  réunies  en 
volume. 


XII  PREFACE. 

Ce  ne  sont  plus  des  laits  simplement  constatés  et  juxtaposés, 
mais  des  faits  expliqués  et  étroitement  liés.  C'est  la  notion  de 
science  substituée  à  la  notion  de  hasard.  Le  hasard  n'existe  pas; 
il  recule  devant  chaque  progrès  de  la  science. 

A\i  point  de  vue  de  l'enseignement,  c'est  une  révolution 
profonde.  Actuellement,  reufant  est  obligé  de  tout  retenir  par 
un  elfort  exagéré  et  vraiment  impossible  de  la  mémoire,  parce 
qu  on  lui  expose  des  faits  dont  il  ne  voit  pas  les  rapports,  dont  il 
ne  connaît  pas  les  réactions,  ou  les  répercussions. 

L'étroit  enchaînement  des  choses  fait  au  contraire  intervenir 
la  réflexion.  Par  la  réflexion,  l'élève  peut  toujours  retrouver 
ce  qu'il  a  appris  une  fois  méthodiquement,  et  la  mémoire  n'est 
plus,  comme  il  convient,  que  l'auxiliaire  de  la  pensée. 

Le  professeur  doit  même,  par  des  questions  intelligentes, 
ramener  l'enfant  à  découvrir  lui-même  les  rapports  nécessaires 
qui  existent  entre  les  phénomènes.  Ainsi  l'élève,  qui  est  trop 
souvent  passif  en  classe,  devient  actif;  il  s'intéresse  à  la  classe 
et  apprend  à  réfléchir.  Il  n'est  plus  un  perroquet,  qui  récite  sim- 
plement ce  qu'on  lui  a  enseigné  ;  il  dcNdent  capable  de  découvrir 
par  lui-même  la  raison  profonde  des  choses. 

C'est  cette  «  raison  profonde  des  choses  »  que  cette  his- 
toire met  en  lumière  et  dont  l'intérêt  poignant  va  irrésistible- 
ment entraîner  le  lecteur  de  page  en  j^age  jusqu'à   la  dernière. 

Mais,  pour  que  cet  enchaînement  frappe  encore  plus  les  esprits, 
nous  publions,  à  la  fin  du  volume,  une  série  de  tableaux  où  les 
principaux  faits  de  l'histoire  grecque  sont  classés  dans  l'ordre 
où  ils  se  répercutent  les  uns  sur  les  autres.  Ainsi  apparaîtra 
encore  plus  nettement,  grâce  à  ce  raccourci,  «  le  inagnilique 
enchaînement  des  aflaires  humaines  »,  mis  en  lumière  par 
la  science  sociale. 

Edmond  Dkmolixs. 


L'HISTOIRE  EXPLIQUEE   PAR   LÀ  SCIENCE  SOCIALE 


/ 


GRÈCE  ANCIENNE 


LES  PAYSANS  BATISSEURS  DE  LA  VALLÉE 
LE  TYPE  PÉLASGE 


La  Grèce,  pays  de  rivages  découpés  et  montagneux.  — Les 
Grecs  n'ont  pas  habité  seulement  la  Grèce,  mais  encore  une 
bonne  partie  des  rivages  septentrionaux  de  la  Méditerranée, 
depuis  File  de  Chypre   à  l'est  jusqu'à  Marseille  à  l'ouest. 

Mais  le  domaine  par  excellence  du  type  grec  s'est  composé 
de  deux  régions  étroitement  liées,  qui  occupent  la  partie  cen- 
trale de  cette  large  zone  :  la  péninsule  hellénique  proprement 
dite,  et  les  rivages  de  l'Archipel. 

Ce  domaine  de  la  race  grecque  a  ceci  de  particulier  que  nulle 
part  la  mer  n'est  bien  éloignée  d'un  point  quelconque  des  terres, 
et  que  ces  terres,  déchiquetées  en  forme  de  caps  avancés,  de 
golfes  profonds  et  d'iles  nombreuses,  multiplient  leurs  points 
de  contact  avec  cette  mer. 

Il  a  encore  ceci  de  particulier  que,  presque  nulle  part  sur 
la  mer,  on  n'y  perd  la  vue  de  la  terre,  les  promontoires  et  les 
lies  donnant  sans  cesse  des  points  dé  repère  et  formant  des 
sortes  de  ponts  entre  l'Europe  et  l'Asie. 

1 


2  LA    GRECE   ANCIENNE. 

Ces  terres  se  présentent  généralement  sous  l'aspect  de  collines, 
et  de  collines  escarpées,  qui  deviennent  çà  et  là  de  véritables 
montagnes.  Ces  escarpements  sont  un  grand  obstacle  à  la  cir- 
culation intérieure.  Les  grandes  plaines  sont  rares,  et  les  rochers, 
en  bien  des  endroits,  surplombent  à  pic  les  rivages,  ne  laissant 
place  à  aucun  sentier  entre  la  terre  et  la  mer. 

Les  grands  fleuves  sont  inconnus  en  Grèce.  La  plupart  des 
cours  d'eaux  ne  sont  que  des  ruisseaux  ou  des  torrents,  empri- 
sonnés dans  des  bassins  de  dimensions  très  réduites,  et  creusant 
une  foule  de  petites  vallées,  vallées  séparées  de  leurs  voisines, 
mais  s'ouvrant  promptement  sur  la  mer.  L'absence  de  marées 
dans  la  Méditerranée  fait  que  ces  cours  d'eau  ont  une  tendance 
à  déposer  dans  leur  embouchure  même  les  débris  enlevés  aux 
montagnes,  et  qu'il  en  résulte  le  plus  souvent  de  petits  deltas 
marécageux. 

Le  climat  de  cette  région  est  un  des  plus  doux  qui  existent, 
et  le  ciel  est  généralement  serein.  La  nature  du  sol  favorise 
particulièrement  la  végétation  presque  spontanée  des  arbres 
fruitiers,  tels  que  la  vigne,  l'olivier,  le  figuier.  Elle  favorise 
également  l'élevage  du  mouton  et  de  la  chèvre,  mais  oppose 
des  obstacles  à  celui  du  bœuf  et  du  cheval ,  ainsi  qu'à  la 
grande  culture  des  céréales  et  autres  plantes  réclamant  un  sol 
riche,  ou  des  plaines  étendues. 

Or,  la  culture  des  arbres  fruitiers  est  essentiellement  un  tra- 
vail facile.  D'autre  part,  la  douceur  du  climat  tend  à  diminuer 
les  besoins  de  T homme.  En  fait,  les  habitants  de  ces  régions 
ont  toujours  été  et  sont  encore  d'une  sobriété  remarquable.  Un 
Grec  fait  son  repas  d'une  poignée  dolives  et  de  quelques  figues. 
L'Église  grecque  obtient  facilement  l'observance  des  quatre 
carêmes  qu'elle  impose  à  ses  fidèles  chaque  année.  Un  poète 
grec,  Aristophane,  a  pu  traiter  de  fastueuses  les  personnes 
qui  achetaient  des  sardines  au  marché  pour  agrémenter  leur 
ordinaire. 

Pourtant  la  pêche  est,  pour  ces  populations,  une  ressource,  et 
la  disposition  des  lieux  se  prête  admirablement  à  la  naviga- 
tion. Cette  navigation  n'exige  pas  une  science  nautique  supé- 


I.    —   LES    PAYSANS   BATISSEURS   DE   LA   VALLEE.  3 

rieure,  puisqu'on  a  toujours  la  terre  en  vue,  ce  qui  dispense 
de  bien  des  calculs.  Ces  chapelets  d'iles  et  ces  golfes  échelon- 
nés semblent  créés  tout  exprès  pour  le  commerce  de  cabotage, 
commerce  facile,  lui  aussi,  avec  de  nombreuses  haltes  et  des 
opérations  de  faible  importance,  sur  une  mer  souvent  belle  et 
où  le  mauvais  temps,  lorsqu'il  arrive,  n'est  pas  difficile  à 
éviter. 

Le  type  du  Grec  ancien,  lorsqu'on  l'analyse,  se  décompose 
en  trois  éléments,  ou,  si  l'on  veut,  en  trois  types  fondamentaux 
qui  ont  réagi  l'un  sur  l'autre  et  se  sont  plus  ou  moins  com- 
binés entre  eux.  Ce  sont  :  le  type  de  la  vallée,  le  type  de  la 
montagne  et  le  type  du  port  ïnaritime. 

C'est  le  type  de  la  vallée  qui  se  développa  tout  d'abord. 

Cette  configuration  favorise  le  peuplement  par  mer.  — 
D'après  la  description  qui  précède,  il  est  facile  de  voir  que  la 
Grèce  (nous  entendons  par  ce  mot  tout  le  monde  grec)  était 
beaucoup  plus  abordable  par  mer  que  par  terre. 

Comment  fut-elle  peuplée?  Il  est  inutile  de  se  reporter  sur 
ce  point  à  l'histoire  proprement  dite,  qui  ne  commence  guère 
qu'avec  le  sixième  siècle  avant  Jésus-Christ.  Il  s'agit  de  faire 
une  hypothèse  vraisemblable  en  considérant  la  nature  des  lieux 
et  en  interprétant  les  traditions.  Mais  la  suite  de  ce  récit  mon- 
trera que  cette  hypothèse  initiale  est  confirmée  par  tous  les 
faits  historiques  et  peut  seule  les  expliquer. 

La  légende  de  Prométhée,  fils  de  Japet,  mentionne,  comme 
lieu  d'origine  de  la  race,  la  région  du  Caucase.  Elle  dit  aussi 
que  Prométhée  était  un  Titan,  et  que  les  Titans  étaient  fds  de 
la  Terre. 

Traduite  en  langage  social,  la  légende  peut  signifier  :  les 
premiers  habitants  de  la  Grèce  ont  été  des  agriculteurs,  venus 
des  vallées  qui  sont  au  pied  du  Caucase. 

Une  autre  légende  antique  raconte  que  Phryxus,  fils  d'Atha- 
mas,  roi  de  Béotie,  fuyant  avec  sa  sœur  Hellé  le  courroux  de 
son  père,  prit  la  direction  de  la  Colchide,  située  au  pied  du 
Caucase. 


LA    GRECE    ANCIENiNE. 


Or,  ceux  qui  éjirouvent  le  besoin  de  se  réfugier  quelque  part 
ont  une  tendance  bien  connue  à  chercher  asile  là  où  ils  ont  des 
relations,  des  parents,  et,  en  particulier,  là  où  se  trouve  leur 
pays  d'origine,  en  refaisant  des  routes  qui  leur  sont  familières, 
parte  qu'ils  les  ont  faites  autrefois. 

La  Colchide  s'appelle  aujourd'hui  Mingrélie.  C'est  une  vallée 
débouchant  sur  la  mer  Noire,  resserrée  entre  le  Caucase  au 
nord  et  les  monts  d'Arménie  au  sud.  Elle  est  arrosée  par  deux 
cours  d'eau,  l'Ingour  et  le  Rion.  Ce  dernier  est  l'ancien  Phase, 
qui  roulait  des  paillettes  d'or. 

Aujourd'hui  encore,  l'on  trouve,  dans  cette  double  vallée, 
une  population  de  laboureurs  au  travail  facile,  d'humeur  gaie, 
d'instinct  poétique,  aimant  les  chants.  Cette  vallée  abonde  en 
arbres  fruitiers  et  des  savants  assurent  que  plusieurs  d'entre 
eux  en  sont  originaires.  Le  type  humain  y  est  d'une  remar- 
quable beauté. 

Des  nomades  guerriers,  analogues  aux  Kurdes  actuels,  occu- 
paient les  montagnes  qui  emprisonnent  la  Colchide.  Aux  mo- 
ments d'épreuves,  les  habitants  de  la  vallée  ne  pouvaient  fuir 
que  par  mer. 

Tout  porte  donc  à  conjecturer  que  les  Colchidiens  ont  émigré 
à  une  époque  très  lointaine.  Navigateurs  novices,  ils  se  hasar- 
dèrent sur  des  bateaux  de  faible  dimension,  propres  au  cabo- 
tage, et  suivirent  le  rivage  méridional  de  la  mer  Noire,  en  s'ar- 
rètant  aux  endroits  où  la  montagne  ne  surplombe  pas  la  mer. 
Us  arrivèrent  de  la  sorte  aux  Dardanelles,  l'ancien  Hellespont, 
ainsi  nonmié.  d'après  la  légende,  en  souvenir  de  la  chute  qu'y 
fit  Hellé  dans  les  flots.  A  cet  endroit,  la  route  bifurque,  et  l'Ar- 
chipel s'ouvre  devant  les  navigateurs.  Or,  c'est  précisément  en 
ce  point  que  s'élève  Troie,  ou,  plus  exactement,  que  se  re- 
trouvent les  ruines  de  plusieurs  «  Troies  »  superposées.  Les 
Troyens  furent  donc  des  Grecs,  des  Grecs  d'avant  la  Grèce,  et  la 
fameuse  guerre  de  Troie,  dont  nous  parlerons  plus  loin,  fut  un 
«  retour  »  contre  des  frères  de  race  arrêtés  en  Troade,  comme 
la  fameuse  expédition  des  Argonautes  fut  un  «  retour  »  contre 
d'autres  frères  de  race  demeurés  en  Colchide. 


I.  —  LES  PAYSANS  BATISSEURS  DE  LA  VALLEE.  O 

Au  débouché  de  l'IIellespont  s'ouvrent  deux  routes  de  cabo- 
tage. 

La  première  se  dirige  vers  le  sud,  le  long  des  côtes  extraor- 
dinairement  découpées  de  l'Asie  Mineure,  qui  seront  plus  tard 
l'Eolide,  l'Ionie  et  la  Carie;  une  foule  de  golfes  excellents,  où 
se  déversent  de  petits  fleuves,  comme  le  Scamandre,  le  Caïcos, 
l'Hermos,  le  Caystre,  le  Marsyas,  s'abritent  derrière  de  capri- 
cieux promontoires  et  font  face  à  des  îles,  dont  les  principales 
sont  celles  de  Lesbos,  de  Chio  et  de  Samos. 

La  seconde  route  se  dirige  vers  l'ouest,  le  long  de  la  côte  de 
Thrace,  moins  découpée  et  moins  hospitalière  tout  d'abord. 
Sur  cette  côte  débouchent  l'Hèbre,  le  Nestos  et  le  Strymon.  Là 
encore,  un  chapelet  d'iles  offre  ses  points  de  repère  et  au  be- 
soin ses  refuges,  si  la  côte  n'est  pas  un  asile  assez  sûr.  Ce  sont 
Lemnos,  Imbros,  Samothrace,  Thasos.  On  arrive  enfin  à  la  pé- 
ninsule de  la  Chalcidique,  curieuse  main  à  trois  doigts  et  Grèce 
en  miniature  qui,  de  nos  jours,  quoique  faisant  partie  du  ter- 
ritoire turc,  est  exclusivement  habitée  par  des  Grecs.  Le  mont 
Atlios  s'élève  à  l'extrémité  de  cette  presqu'île,  et  sert,  lui  aussi, 
de  point  de  repère  aux  navigateurs. 

Cette  route  amène  tout  naturellement  en  Grèce,  et,  du  reste, 
une  multitude  d'autres  îles,  un  peu  plus  au  sud,  relient  la 
Grèce  à  l'Asie  Mineure,  jalonnant  plus  qu'il  n'est  nécessaire  la 
route  des  caboteurs  les  plus  timides,  et  fournissant  le  moyen 
de  passer  d'un  rivage  à  l'autre  sans  perdre  un  seul  moment  la 
terre  de  vue. 

Cette  immigration  venue  de  Colchide  donne  le  type  pélasge. 
—  Ces  émigrants  des  anciens  âges  apparaissent,  autant  qu'on 
peut  évoquer  leur  physionomie,  comme  des  agriculteurs  se  pro- 
pageant de  rivage  en  rivage  et  d'ile  en  ile,  occupant  les  petites 
vallées  de  proche  en  proche,  se  servant  de  leurs  bateaux  pour 
sauter  de  faibles  espaces  de  mer  et  aller  fonder  par  intervalles 
quelque  établissement  nouveau,  à  mesure  que  celui  où  ils 
étaient  avait  son  plein  contingent.  Les  discordes  et  les  bannis- 
sements, à  en  juger  par  des  phénomènes  que  nous  aurons  l'oc- 


t>  LA    GRECE    ANCIENNE. 

casion  de  constater  dans  la  suite,  ont  dû  accélérer  ce  mouve- 
ment d'émigration. 

Ces  hommes,  pour  plus  de  commodité,  appelons-les  les  Pé- 
lasges. 

Un  des  endroits  où  le  souvenir  des  Pélasges  s'était  le  mieux 
conservé  dans  les  traditions  était  l'Arcadie,  c'est-à-dire  la 
partie  centrale  du  Péloponèse. 

La  chose  n'est  pas  étonnante,  si  l'on  songe  que  les  rivages, 
exposés  à  une  foule  de  contacts,  devaient  plus  tard  subir  for- 
cément de  nouvelles  intluenees  qui,  à  la  longue,  comme  nous 
le  verrons,  tendaient  à  modifier  l'aspect  primitif  de  la  race.  Les 
hommes  de  l'ancien  type,  devant  ces  invasions,  se  réfugiaient 
à  l'intérieur. 

C'est  donc  en  Arcadie  que  le  type  du  Grec  absolument  pré- 
historique paraît  s'être  maintenu  le  plus  longtemps.  Aussi  est- 
ce  l'Arcadie  que  les  souvenirs,  à  ce  point  de  vue,  ont  particu- 
lièrement idéalisée.  L'Arcadie,  à  travers  ce  prisme  de  la  légende, 
apparaît  comme  un  pays  essentiellement  rural,  pacifique  et 
heureux.  C'est  la  patrie  du  dieu  Pan,  l'inventeur  de  la  flûte. 
Evidemment  la  légende  fait  abstraction  des  événements  fâcheux 
qui  pouvaient  troubler  cette  quiétude ,  mais  elle  reflète  ce 
qu'il  y  avait  de  facile  et  de  récréatif  dans  le  travail  de  cette 
race. 

Le  travail  est  facile  parce  qu'il  a  pour  base  des  occupations 
attrayantes,  exigeant  fort  peu  d'efforts  :  pâturage  de  moutons 
et  de  chèvres,  exploitation  des  arbres  fruitiers,  tels  que  l'oli- 
vier et  la  vigne,  culture  sommaire  et  clairsemée  des  céréales. 
Comme  configuration,  comme  climat,  comme  productions,  les 
vallées  de  la  Grèce  rappellent  les  vallées  de  la  Colchide,  et  le 
genre  de  vie  qui  en  résulte  permet  les  mêmes  loisirs,  le  même 
repos  d'esprit,  qui  ne  sont  pas  sans  répercussion,  de  leur  côté, 
sur  la  beauté  physique   de  la  race. 

Pourtant,  il  est  bien  clair  que  la  sécurité  de  ces  populations 
ne  pouvait  être  absolue.  La  guerre  existait  alors  comme  main- 
tenant. Elle  était  même  plus  redoutable,  et  comportait  des  pil- 
lages, des  massacres,  des  enlèvements  dont  il  était  bon  de  se 


I.    —   LE&  PAYSANS   BATISSEURS    DE    LA   VALLEE.  / 

garder.  Rien  n'est  donc  plus  naturel  que  de  se  défendre  et  de 
mettre  à  l'abri,  autant  que  possible,  hommes,  troupeaux  et  ré- 
coltes. Or,  les  matériaux  de  la  défense  ne  manquaient  pas.  Non 
seulement,  en  Grèce,  la  colline  pierreuse  est  partout  voisine  de 
la  vallée,  mais  la  vallée  elle-même  est  encombrée  de  rocs,  de 
moraines,  de  gros  cailloux  qui  embarrassent  les  cultures.  Les 
Pélasges,  faisant  d'une  pierre  deux  coups,  construisirent  donc 
des  villes  ceintes  de  grands  murs  de  pierre,  dits  murs  cyclo- 
péens.  Ces  murs  étaient  formés  d'énormes  blocs,  bruts  ou  taillés, 
posés  les  uns  sur  les  autres  sans  ciment.  Ils  témoignent,  sinon 
d'une  grande  entente  de  la  maçonnerie,  du  moins  de  la  mise 
en  commun  de  grands  efforts.  C'étaient  des  œuvres  collectives, 
nécessitant  l'union  et  le  dévouement  de  tous  aux  intérêts  de  la 
communauté. 

Le  cloisonnement  des  territoires  amène  le  fractionnement 
par  cités.  —  Quelle  communauté?  —  Il  s'agit  évidemment  d'un 
cadre  plus  vaste  que  la  famille  et  englobant,  comme  l'impose 
la  nature  des  lieux,  l'ensemble  des  personnes  habitant  dans  un 
de  ces  compartiments  à  ceinture  montagneuse  dont  nous  avons 
parlé  plus  haut.  Ces  personnes  sont  d'ailleurs  de  même  origine, 
et  cette  origine  est  patriarcale,  ce  qui  rend  naturellement  at- 
trayante la  vie  en  commun.  Si  la  nature  du  travail,  contrai- 
rement à  ce  qui  se  passe  dans  les  steppes  à  vie  exclusivement 
pastorale,  oblige  la  grande  communauté  patriarcale  à  se  di- 
viser en  plusieurs  groupes  comprenant  un  ou  deux  ménages, 
le  souvenir  des  ancêtres  communs  persiste  fidèlement.  Les  fa- 
milles qui  se  sentent  ainsi  reliées  entre  elles  par  un  ancêtre 
unique  se  groupent  sous  un  nom  spécial,  celui  de  'phratries: 
et  l'ensemble  des  phratries,  contenu  dans  la  ceinture  de  collines 
ayant  pour  centre  la  ville  pélasgique,  formera  un  autre  grou- 
j:)ement  social  d'une  souveraine  importance  :  la  Cité. 

La  Cité  grecque  n'est  pas  la  ville^  et  ce  n'est  pas  non  plus 
XEtat.  Le  mot  grec  poLis,  d'où  nous  avons  tiré  'police,  policer, 
politesse  et  politique,  exprime  essentiellement  un  groupement 
d'hommes  vivant  sur  un  territoire  dont  l'étendue  peut  varier 


8  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

entre  celle  dun  canton  et  celle  d'un  grand  arrondissement  fran- 
çais, possédant  en  général  sur  ce  territoire  un  centre  urbain, 
ville  ou  gros  village,  et  jouissant,  dans  cette  case  territoriale, 
soit  d'une  indépendance  complète,  soit  d'une  autonomie  plus  ou 
moin?  large  sous  le  protectorat  d'une  autre  cité.  Nous  avons  dit 
que  les  communications,  en  Grèce,  sont  difficiles  par  terre.  La 
montagne,  avec  ses  escarpements,  est  un  principe  de  division. 
Les  groupes  d'émigrants  qui  se  sont  installés  successivement 
dans  ces  vallées  isolées  les  unes  des  autres,  ont  donc  pu  s'y  orga- 
niser d'une  façon  entièrement  libre,  et  se  créer  de  petits  gou- 
vernements indépendants,  des  municipalités  ne  relevant  que 
(C elles-mêmes,  mais  dont  le  pouvoir  s'étendait  parfois  sur  une 
très  large  banlieue. 

Toutefois,  si  la  montagne  est  un  principe  de  division,  la  mer, 
où  les  communications  sont  faciles,  demeure  un  principe  d'unité. 
Quoique  indépendantes  les  unes  des  autres,  et  souvent  en  guerre 
les  unes  contre  les  autres,  les  cités  grecques  se  sentent  et  conti- 
nueront à  se  sentir  sœurs.  La  langue,  avec  des  variantes,  demeu- 
rera la  même.  Le  fond  de  cette  langue,  autant  qu'on  a  pu  en 
juger  par  l'étude  du  dialecte  arcadien,  ressemblait  plus  au  latin 
que  ne  lui  ressembla  le  grec  de  l'époque  postérieure.  C'est  que 
les  Pélasges  dispersés  sur  les  divers  rivages  de  la  Méditerranée 
étaient  alors  moins  éloignés  de  l'époque  antérieure  à  leur  dis- 
persion. 

On  conjecture  que  les  pouvoirs  publics  cbez  les  Pélasges  con- 
sistaient probablement  en  un  conseil  surtout  cultural  pour  gérer 
les  intérêts  culturaux,  avec  un  chef  raibtaire  pour  veiller  avec 
les  jeunes  gens  à  la  garde  des  remparts. 

On  peut  se  faire  une  idée  approximative  de  la  cité  pélasgique 
en  considérant  la  fameuse  ville  de  Troie.  Si  les  Troyens  n'étaient 
pas  de  purs  Pélasges,  ils  représentaient  tout  au  moins  un  type 
en  retard,  beaucoup  moins  influencé  que  la  Grèce  par  l'appari- 
tion de  nouvelles  couches  sociales.  Priam,  roi  de  Troie,  est  un 
monarque  à  physionomie  patriarcale.  Il  pratique  la  ])olygamie. 
Il  n'est  pas  belliqueux.  Son  fds  Hector  est  brave,  mais  d'une  bra- 
voure calme  et  raisonnée,  celle  d'un  guerrier  urbain  qui  défend 


I.    —    LES    PAYSANS    BATISSEURS   DE    LA    VALLÉE.  9 

sa  ville.  Son  fils  Paris  a  eu  des  aventures,  mais  c'est  aussi  ini 
berger,  qui  fait  paitre  ses  troupeaux  sur  le  mont  Ida.  Sa  bru, 
Andromaque,  est  une  exquise  citadine,  aux  sentiments  délicats 
et  raffinés.  Troie  est  une  ville  fortement  bâtie,  dont  les  remparts 
défient  pendant  dix  ans  la  coalition  des  principaux  «  héros  »  de 
la  Grèce.  Énée  enfin,  qui  sauve  les  débris  de  la  cité  troyenne  et 
va  chercher  un  autre  rivage  pour  les  y  installer,  est  encore  un 
type  d'homme  pacifique  de  nature,  batailleur  seulement  par  né- 
cessité, le  «  père  »  d'une  communauté  politique  en  quête  d'un 
bon  petit  coin  où  l'on  voudra  bien  «  la  laisser  tranquille  ».  Tous 
ces  traits  sont  sensiblement  différents  de  ceux  que  nous  allons 
voir  se  dessiner  en  Grèce,  lorsque,  à  la  couche  pélasgique,  vien- 
dront se  superposer  d'autres  éléments  sociaux. 

Le  travail  facile  des  Pélasges  idéalise  l'Arcadie  et  le  «  règne 
de  Saturne  ».  —  La  nature  agricole  du  travail,  chez  le  Pélasge, 
a  fortement  imprimé  son  cachet  sur  la  religion.  Sans  doute,  (m 
ne  connaît  pas  avec  exactitude  les  doctrines  religieuses  de  ces 
populations  paysannes,  qui  se  compliquèrent  d'inventions  nou- 
velles apportées  plus  tard.  Mais  l'on  sait  que  la  divinisation  des 
forces  et  de  la  fécondité  de  la  nature  en  formait  la  base.  Les 
Pélasges  adoraient  le  Ciel  et  Saturne  (ou  Kronos),  fils  du  ciel, 
divinité  qu'on  représente  comme  pacifique  et  débonnaire.  Ils 
adoraient  également  Cybèle,  ou  la  Terre,  épouse  de  Saturne.  Il 
est  probable  que  les  cultes  du  soleil,  de  la  mer,  des  enfers,  trans- 
formés plus  tard  par  de  nouveaux  mythes,  existaient  aussi  dès 
ce  temps-là.  Nous  avons  cité  le  dieu  Pan,  qu'on  représentait  sous 
des  traits  rustiques  et  avec  des  pieds  de  chèvre.  La  croyance  à  des 
génies  et  à  des  nymphes  variés^  sortes  d'êtres  mystérieux,  peu- 
plant les  eaux,  les  bois,  les  montagnes,  doit  remonter  également 
à  cette  période,  bien  que  la  poésie  ait  brodé  ensuite  là-dessus. 
Le  culte  des  ancêtres  existe  à  chaque  foyer  et  se  perpétuera  plus 
tard.  Les  Pélasges  paraissent  enfin  avoir  commencé  à  diviniser 
certains  hommes,  ou  certaines  classes  d'hommes,  en  raison  des 
inventions  alors  très  importantes  dont  elles  dotaient  l'humanité. 
Tels  sont  les  Curetés,  inventeurs  de  l'astronomie  et  de  l'élevaere 


10  LA    GRÈCE   AXCIENNE. 

des  abeilles;  les  Corybantes,  inventeurs  du  bronze  ;  lea  Dact//ies, 
autres  industriels  célèbres  par  Thabileté  de  leurs  doigts  (sans 
doute  pour  la  fabrication  d'instruments  aratoires);  les  Telchmes, 
mineurs  et  métallurges,  qui  étaient  aussi  sorciers  et  «  jetaient 
des  sorts  »  contre  les  moissons  ou  les  troupeaux. 

Chez  les  poètes  postérieurs,  le  «  régne  de  Saturne  »  est  devenu 
quelque  chose  d'idéal,  une  sorte  de  paradis  perdu  —  tradition 
qui  se  retrouve  chez  un  grand  nombre  de  peuples  —  une  ère  de 
paix  à  laquelle  succéda,  en  des  temps  d'ailleurs  fort  lointains 
aussi,  une  ère  de  troubles  et  de  violences,  et  qui  éveilla  évi- 
demment le  regret  poétique  du  passé. 

On  sait  que  les  poètes  distinguent  quatre  âges  depuis  l'origine 
du  monde  :  Tàge  d'or,  l'âge  d'argent,  l'âge  de  bronze,  l'âge  de 
fer.  Contrairement  à  la  théorie  moderne  du  progrès  indéfini,  la 
croyance  était  alors  qu'il  y  avait  eu,  d'âge  en  âge,  diminution 
du  bonheur  et  décadence  de  l'humanité.  Il  est  donc  très  probable 
({u'une  période  plus  ou  moins  idyllique  et  pacifique  a  précédé 
une  période  de  crises  et  d'agitation,  et  que  cette  dernière  a  mis 
en  jeu,  comme  nous  le  dirons  tout  à  Iheure,  de  nouvelles  forces 
sociales.  Il  est  à  noter  que  Tordre  dans  lequel  la  poétique  tradi- 
tion classe  les  âges  est  précisément  celui  dans  lequel  ont  dû 
être  découverts  et  utilisés  les  métaux  qui  servent  à  leur  donner 
un  nom.  L'or  se  trouve  à  l'état  de  pureté  dans  la  nature  —  dans 
les  paillettes  de  la  Colchide,  par  exemple;  —  et  aucune  réaction 
chimique  n'était  nécessaire  pour  le  transformer.  La  préparation 
de  l'argent  exige  déjà  quelques  manipulations,  mais  assez  sim- 
ples. Plus  compliquée  est  celle  du  cuivre,  et  il  fallait  peut-être 
du  génie  pour  découvrir  l'avantage  qu'on  retire  à  le  combiner 
avec  l'étain.  Enfin  la  métallurgie  du  fer,  métal  qu'on  retire  d'un 
minerai  semblable  à  un  caillou,  réclamait  un  perfectionnement 
industriel  tout  à  fait  intense.  La  légende  des  «  quatre  âges  »,  de 
quelque  fantaisie  qu'aient  pu  l'orner  les  poètes,  plonge  donc  de 
très  curieuses  racines  dans  les  réalités  économiques  de  l'anti- 
quité la  plus  reculée. 

Pourtant  l'ère  pélasgique  n'a  pas  pu  être  si  parfaitement  heu- 
reuse que  cela  :  mais,  dans  la  confusion  des  souvenirs,  et  à  tra- 


I.    —    LES    PAYSANS    BATISSEURS    DE    LA    VALLÉE.  11 

vers  une  énorme  distance,  on  appliquait  à  cette  période  préhis- 
torique cette  notion  d'une  humanité  idéalement  heureuse  qui  a 
surnagé,  à  l'état  de  rêve  plus  ou  moins  inconscient,  dans  la 
mémoire  datant  de  races. 

Il  provoque  l'essor  de  la  musique  et  de  la  poésie.  —  Il  est 

certain  que  les  gens  dont  le  travail  est  facile  et  qui  ont  peu  de 
besoins  mènent  une  vie  relativement  heureuse.  «  La  cueillette 
aime  les  chants  »,  comme  dit  un  vers  provençal.  On  devait  beau- 
coup chanter  chez  les  Pélasges,  soif  en  se  reposant,  soit  même 
en  travaillant.  Nous  avons  parlé  de  la  légende  de  Pan,  inven- 
teur de  la  flûte.  Il  ne  serait  pas  impossible  que  deux  légendes 
postérieures  :  celle  d'Amphion  et  celle  d'Orphée,  fussent  déjà 
en  germe  dans  les  mœurs  de  cette  époque.  Nous  pouvons  donc, 
bien  c{ue  certains  traits  les  rattachent  à  une  période  moins  an- 
cienne, en  dire  un  mot  ici. 

Amphion  était  un  roi  de  Thèbes,  dont  la  lyre  avait  le  pouvoir 
de  faire  mouvoir  les  pierres,  de  sorte  que  les  murs  de  sa  ville 
se  construisaient  tout  seuls.  Cette  fable  est  d'une  transparence 
parfaite.  Les  maçons  aiment  à  chanter  en  travaillant,  lorsqu'ils 
«  le  prennent  à  l'aise  »,  et  le  charme  des  chansons  leur  fait  ou- 
blier la  longueur  de  l'ouvrage,  qui  se  termine  ainsi  sans  qu'on 
s'en  aperçoive.  Des  chefs  avisés  ont  pu,  sachant  cet  effet  de  la 
musique,  encourager  à  dessein  l'emploi  des  chants  durant  les 
constructions  cyclopéennes.  Cela  mettait  les  ouvriers  en  belle 
humeur,  et  l'ouvrage  n'en  marchait  que  mieux. 

Orphée  était  un  poète  du  c  Nord  »,  c'est-à-dire  des  rivages  de 
Thrace.  On  lui  prête  des  aventures  qui  n'ont  pu  avoir  lieu  que 
plus  tard  et  l'on  met  dans  ses  mains  la  lyre,  instrument  que  les 
Pélasges  ne  paraissent  pas  avoir  connu.  Toutefois,  certains  traits 
de  sa  légende  sont  tellement  anciens,  qu'ils  se  retrouvent  dans 
les  légendes  d'autres  races.  Les  Grecs  en  faisaient,  non  seulement 
un  grand  poète,  mais  le  poète-type,  le  poète  idéal,  qui  charme 
les  bêtes  féroces,  instruit  les  hommes,  adoucit  les  mœurs,  joue 
un  vague  rôle  de  moralisateur  et  résumé  en  lui  toutes  les  supé- 
riorités intellectuelles  à  l'état  naissant.  C'est  un  doux  et  un  paci- 


12  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

fique,  victime  de  gens  Grossiers  qui,  par  exception,  ne  l'ont  pas 
compris,  mais  que  l'opinion  publique  s'attache  à  venger  en  en- 
vironnant son  souvenir  d'une  impérissable  auréole.  Cet  enthou- 
siasme atteste  éloquemment  le  goût  que  l'on  avait  pour  la  poésie 
et  pdur  la  musique.  Il  ne  serait  pas  étonnant  que  la  légende 
eût  déjà  pris  ses  premiers  traits  à  l'époque  où,  pour  la  première 
fois,  des  spécialistes  chanteurs  et  inventeurs  de  chants  apparu- 
rent dans  la  société  pélasgique,  en  vertu  de  la  division  du  tra- 
vail, pour  répondre  à  un  besoin  croissant  de  distractions  poéti- 
ques et  musicales  développé  par  le  bien-être.  Une  admiration 
intense  enveloppa  ces  êtres  privilégiés,  qui  embellissaient  de  la 
sorte,  soit  les  exercices  du  culte,  soit  les  récréations  en  plein  air, 
si  bien  favorisées  par  le  climat.  Des  secrets,  des  recettes  s'accu- 
mulaient dans  cet  art  comme  dans  les  autres,  et  séparaient  de 
plus  en  plus  le  chanteur  professionnel  aèdei  du  chanteur  d'occa- 
sion. La  production  poétique,  intimement  liée  k  la  production 
musicale,  devint  probablement  le  monopole  de  certaines  familles 
où  l'on  conservait  ces  recettes  et  ces  secrets  de  père  en  fils. 

Quels  étaient  ces  chants?  On  l'ignore;  mais  ils  devaient  évi- 
demment correspondre,  comme  ailleurs,  aux  grands  événements 
de  la  vie  et  aux  distractions  principales  qui  entrecoupaient  le 
travail.  Le  mariage,  la  mort,  la  cueillette,  les  festins,  et  aussi 
le  culte  de  la  divinité,  étaient  autant  de  thèmes  d'après  lesquels 
devaient  s'ébaucher  des  «  genres  »  rudimentaires  que  des  spé- 
cialistes plus  exercés  devaient  perfectionner  plus  tard. 

Le  développement  des  rivages  facilite  les  contacts  avec  l'é- 
tranger. —  Mais  le  pays  que  les  Pélasges  habitaient  offrait, 
nous  l'avons  dit,  un  énorme  développement  de  rivages,  et  ils 
n'étaient  pas  seuls  dans  la  Méditerranée.  Cette  situation  entraî- 
nait forcément  des  contacts  avec  d'autres  peuples. 

Ces  autres  peuples  étaient  des  navigateurs,  venus  des  rivages 
de  la  Méditerranée  non  touchés  par  la  colonisation  pélasgique, 
et  plus  spécialement  des  Phéniciens,  qui,  rendant  des  services 
maritimes  à  l'Egypte,  se  mêlaient  parfois  à  des  Égyptiens. 

Les  Phéniciens,  établis  au  fond  oriental  de  la  Méditerranée, 


I.    —    LES   PAYSANS    BATISSEURS    DE    LA    VALLÉE'.  13 

dominaient  alors  cette  mer.  Commerçants  de  premier  ordre, 
et  marins  bien  plus  audacieux  que  les  Grecs,  ils  pratiquaient 
déjà  ce  que  l'on  pourrait  appeler,  par  comparaison  avec  le 
petit  cabotage  des  Pélasges,  la  navigation  au  long-  cours.  Ils 
exploitaient  les  peuples  de  la  Méditerranée  centrale  ou  occi- 
dentale, comme  les  Européens  exploitent  aujourd'hui  les  ha- 
bitants des  «  pays  neufs  »,  en  leur  prenant  des  denrées  pré- 
cieuses, telles  que  l'or,  l'argent,  l'étain,  l'ambre,  l'ivoire,  en 
échange  de  marchandises  de  pacotille. 

Ce  contact  des  Grecs  primitifs  avec  des  hommes  directement 
venus  de  l'Orient,  syrien  ou  égyptien,  avait  son  utilité.  Dans  cet 
Orient  brillaient  des  civilisations  très  anciennes,  les  premières 
qui  se  soient  développées.  Sur  les  bords  du  Tigre,  de  l'Eu- 
phrate  et  du  Nil,  les  sciences  avaient  pris  un  essor  qu'elles  ne 
prenaient  pas  encore  ailleurs.  L'astronomie,  l'art  nautique,  le 
calcul  s'y  étaient  notablement  perfectionnés.  Des  secrets  indus- 
triels y  étaient  gardés,  en  attendant  de  se  divulguer  et  de  se 
répandre.  Les  Phéniciens,  qu'ils  le  voulussent  ou  non,  étaient 
donc  des  colporteurs  d'idées  et  d'inventions  nouvelles,  et  c'est 
ce  qui  explique  comment  plusieurs  anciennes  légendes  de  la 
Grèce  constatent,  à  travers  d'évidentes  exagérations  et  des  fa- 
bles bizarres,  le  caractère  bienfaisant  de  ces  apports  étran- 
gers. 

C'est  l'histoire  de  Cécrops,  un  «  sage  d'Egypte  »,  qui  vient 
civiliser  l'Attique,  y  fonder  des  bourgades,  y  enseigner  le  la- 
bour, la  culture  de  l'olivier,  la  fabrication  de  l'huile,  fonder 
l'Aréopage,  instituer  les  rites  du  mariage  et  des  funérailles,  etc. 
Évidemment,  aucun  homme  n'a  fait  cela  tout  seul,  et  les  Pé- 
lasges  connaissaient  l'art  agricole  bien  avant  ce  contact  avec 
l'étranger.  La  reconnaissance  de  la  postérité  a  brouillé  les 
choses  et  a  mis  une  foule  de  bienfaits  au  crédit  d'un  seul  bien- 
faiteur. Ce  qu'il  faut  retenir  de  la  légende,  c'est  que  certaines 
importations  heureuses  et  certains  perfectionnements  précieux 
ont  pu  être  dus  par  les  Athéniens  préhistoriques  à  des  hommes 
plus  raffinés  venus  de  l'Orient. 

Cest  encore  l'histoire  de  Cadmus,  fils  du  roi  phénicien  Agé- 


14  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

nor,  qui,  en  cherchant  sa  sœur  Europe,  arrive  en  Boétie,  tue 
un  dragon,  sème  les  dents  de  celui-ci,  en  voit  sortù'  des 
hommes  qui  s'entretuent,  sauf  cinq,  avec  l'aide  desquels  il 
bâtit  la  Cadmée,  citadelle  de  Thèbes. 

C'est  Danaiis,  frère  d'un  roi,  Égyptus,  qui  vient  s'établir  à 
Argos,  où  il  est  reçu  par  le  roi  Pélasgus.  Les  noms  mêmes  de 
la  légende  prouvent  qu'il  y  a  ici  un  mythe  visant  de  grandes 
races  entières. 

Sous  ces  fables,  qui  ont  d'ailleurs  été  arrangées  par  les  écri- 
vains postérieurs,  on  aperçoit  une  vérité  :  les  Orientaux,  Phé- 
niciens et  Égyptiens,  apprirent  aux  premiers  Grecs  divers  arts 
qu'ils  ignoraient,  et  contribuèrent» à  leur  progrès  économique. 
Il  est  incontestable  que  l'écriture  et  l'alphabet  ont  été  répandus, 
à  une  époque  très  ancienne,  par  les  Phéniciens.  Diverses  indus- 
tries, notamment  le  tissage,  la  métallurgie,  la  poterie,  ont  très 
probablement  profité  aussi  de  ces  rapports  entre  les  Pélasges 
et  les  navigateurs  de  l'Orient.  Les  premiers  surent,  nous  le  ver- 
rons, imiter  d'abord  leurs  modèles,  et  les  dépasser  plus  tard. 

Mais,  si  l'étranger  était  souvent  un  civilisateur,  il  était  par- 
fois un  ennemi. 

Les  traitants  phéniciens,  quand  l'occasion  s'en  présentait,  se 
transformaient  volontiers  en  corsaires.  Leurs  opérations  com- 
merciales se  complicjuaient  de  razzias  et  d'enlèvements.  En  ces 
temps,  en  effet,  on  volait  les  personnes  aussi  bien  que  les 
choses.  La  légende  d'Io,  fille  d'un  roi  d'Argos,  enlevée  par  les 
gens  d'un  navire  phénicien,  fut  donnée  comme  la  cause  la 
plus  lointaine  des  querelles  qui  armèrent  l'Europe  contre  l'Asie. 
Les  rapts  commis,  il  y  a  moins  d'un  siècle  encore,  par  les  cor- 
saires barbarescjues,  évoc[uent  assez  bien  l'idée  de  l'insécurité 
qui  devait  régner  en  ces  temps  lointains,  pour  de  semblables 
motifs. 

En  outre,  les  Phéniciens  paraissent  avoir  suivi  en  Grèce,  à 
des  époques  indéterminées,  certaines  routes  de  terre  c[ui  abré- 
geaient commodément  leurs  navigations,  et  occupé  les  territoires . 
traversés  par  ces  routes.  Ces  incursions  et  ces  établissements 
dans  l'intérieur  devaient  amener  fatalement  des  conflits  avec 


I.  —  LES  PAYSANS  BATISSEURS  DE  LA  VALLÉE.  15 

les  Pélasges,  et  contribuaient  à  justiiler  leurs  imposantes  forti- 
fications. 

La  configuration  extérieure  des  rivages  pclasgiques  appelait 
donc  Tennemi  du  dehors.  La  structure  intérieure  du  pays,  de 
son  côté,  facilitait  l'apparition  d'un  autre  ennemi  :  celui  du 
dedans. 

Le  fractionnement  par  petites  cités  produit  des  dissensions  et 
suscite  le  type  du  '  banni  ».  — Les  cités,  parquées  chacune  dans 
une  petite  vallée  entourée  d'un  cirque  de  montagnes,  étaient, 
nous  l'avons  vu,  indépendantes  les  unes  des  autres.  En  cas  de 
conflit  —  et  les  conflits  à  la  longue  sont  inévitables  —  il  fal- 
lait donc  nécessairement  en  appeler  aux  armes,  puisque  aucune 
autorité  supérieure  n'avait  qualité  pour  intervenir.  On  peut 
admettre  toutefois  qu'en  raison  de  l'abondance  des  terres  dis- 
ponibles pendant  une  certaine  période,  ces  conflits  furent  moins 
graves  qu'ils  ne  devaient  le  devenir  plus  tard.  Cela  expliquerait 
fort  bien  le  caractère  idyllique  des  traditions  conservées  au 
sujet  du  «  règne  de  Saturne  »  et  de  la  «  pacifique  Arcadie  ». 

Néanmoins,  la  nature  humaine  et  l'expérience  des  sociétés 
sont  trop  connues  pour  qu'on  puisse  croire  à  une  concorde 
que  rien  n'aurait  troublée. 

En  outre,  cette  même  expérience  montre  que,  dans  les  lo- 
calités restreintes  où  vit  un  groupe  d'hommes,  des  partis  se 
forment  pour  se  disputer  le  pouvoir  ou  la  faveur  de  ceux  qui 
l'exercent,  L'animosité  de  ces  partis  est  d'autant  plus  vive  que 
les  intérêts  en  jeu  sont  plus  grands,  et  ils  sont  plus  grands 
quand  la  cité  est  indépendante,  car  la  possession  du  pouvoir 
est  alors  une  chose  plus  précieuse  et  procure  à  ceux  qui 
gouvernent  un  plaisir  plus  effectif.  En  fait,  ceiLx  qui  gouver- 
nent sont  alors  des  rois,  dont  le  prestige,  lié  à  des  traditions 
patriarcales,  tient  à  l'ascendant  séculaire  de  certaines  familles 
privilégiées.  Mais  l'harmonie  ne  règne  pas  toujours  dans  les 
familles.  Il  y  a  parfois  des  princes  mécontents,  de  «  mauvaises 
tètes  »,  des  fils  rebelles  ou  des  frères  rancuniers,  qui  peuvent 
avoir  leurs  amis  et  leurs  partisans.  De  là  naissent  des  discordes 


16  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

civiles,  et  la  solution  de  ces  discordes,  dans  une  région  où  les 
territoires  soumis  à  un  même  pouvoir  sont  si  petits,  où  d'ail- 
leurs la  montagne  escarpée  offre  tant  de  refuges,  est  pour  ainsi 
dire  tout  indiquée  d'avance.  Cette  solution,  c'est  le  bannisse- 
nient,  bannissement  forcé  ou  volontaire.  Et  nous  touchons  ici 
à  un  des  phénomènes  sociaux  les  plus  importants  parmi  ceux 
qui  vont  désormais  agir.  C'est  en  effet  cette  solution  du  ban- 
nissement qui  résout  les  problèmes  du  même  genre  à  l'époque 
historique,  et  nous  n'avons  pas  de  raison  de  croire  que  les 
mêmes  causes,  à  l'époque  préhistorique,  ne  produisaient  pas 
les  mêmes  effets. 

Nous  insistons  sur  cette  conjecture,  qui  constitue  l'hypothèse 
la  plus  concordante  avec  les  faits  postérieurs  analogues,  et  qui 
donne  en  même  temps  la  meilleure  clef  pour  expliquer  l'évo- 
lution du  type  grec.  Il  y  a  eu  dans  tous  les  temps  et  dans  toutes 
les  sociétés  des  esprits  indociles  qui  ne  peuvent  pas  s'adapter 
au  cadre  social  que  leur  a  fait  rencontrer  le  hasard  de  leur 
naissance.  Mais,  dans  beaucoup  de  sociétés.  Y  évasion  de  ces 
types  exceptionnels  est  difficile.  En  Grèce,  au  contraire,  cette 
évasion  des  enfants  perdus  et  des  mécontents  est  singulièrement 
facilitée  par  la  nature  du  sol  ainsi  que  par  le  morcellement 
incomparable  de  la  souveraineté.  En  fait,  dans  l'histoire  grec- 
que ,  il  est  à  chaque  instant  question  de  bannis. 

Mais,  pour  des  esprits  indociles  et  jaloux  de  leur  indépen- 
dance, le  mode  de  bannissement  le  plus  agréable  ne  consiste 
pas  à  aller  vivre  sous  les  lois  d'une  cité  voisine.  Il  consiste  à 
s'établir,  si  cela  est  possible,  en  un  domaine  où  l'on  puisse  con- 
server son  indépendance. 

Or,  cela  est  possible  en  Grèce,  à  cause  de  la  montagne  qui 
entoure  et  surplombe  partout  la  vallée. 

La  montagne  dut  tout  d'abord  rester  déserte,  car,  évidem- 
ment, le  séjour  y  était  moins  agréable  que  dans  la  vallée.  Dans 
les  migrations  de  peuples,  ce  sont  en  général  les  vallées  qui  ser- 
vent de  routes,  et  c'est  près  de  la  route  qu'on  s'établit  au  mo- 
ment où  l'on  s'arrête.  Puis  les  hauteurs  sont  occupées  de  proche 
en  proche  parce  qu'il  le  faut  bien,  à  mesure  que  la  place  man- 


I.    —    LES    PAYSANS    BATISSEURS   DE    LA    VALLÉE.  17 

que  clans  la  plaine  arrosée  et  fertile,  ou  à  mesure  que  des  évé- 
nements forcent  tel  ou  tel  individu  à  fuir  ses  congénères  de  la 
vallée. 

Notre  hypothèse,  confirmée  par  ce  qui  a  continué  à  se  pro- 
duire en  Grèce,  et  aussi  par  ce  qui  s'est  produit  en  Corse,  pays 
semblable  à  la  Grèce,  est  que  nos  petites  communautés  pélas- 
giques,  établies  au  fond  des  vallées  ou  sur  les  premières  rampes 
des  collines,  ont  vu  naître  dans  leur  sein  d'inévitables  dissen- 
sions, et  que  des  bannis  ou  fugitifs  ont  gagné  la  montagne,  le 
maquis,  pour  y  vivre  dune  vie  plus  rude,  plus  austère,  mais 
qui  les  afïranchissait  d'un  joug  trop  lourd.  C'est  la  révolte  de 
Jupiter  contre  son  père  Saturne,  de  Zeus  contre  Cronos,  pour 
employer  les  noms  grecs. 


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II 


LE   BANDIT   MONTAGNARD   DIVINISÉ 
PREMIÈRE  DESCENTE   :   LE  TYPE  HÉRACLIDE 


Le  banni  de  la  montagne  grecque  est  un  bandit  civilisé.  —  Un 
homme  civilisé  qui  se  réfugie  de  la  plaine  dans  la  montagne 
n'est  pas  un  montagnard  ordinaire.  C'est  un  montagnard  supé- 
rieur. 

Il  a  goûté  aux  raffinements  plus  ou  moins  grands  de  la  vie 
urbaine.  Il  en  garde  le  souvenir;  il  en  transmet  quelque  chose 
à  ses  enfants.  Il  reste  le  frère  de  race  des  gens  de  la  plaine  et 
conserve  avec  eux  des  contacts  d'un  caractère  plus  intime. 
Même  si  l'on  se  bat  et  s'il  y  a  des  vendettas,  comme  en  Corse, 
l'on  sent  que  les  choses  se  passent  «  entre  cousins  ». 

Ce  que  l'homme  de  la  montagne  a  en  propre,  et  ce  qu'il  va 
développer  en  lui  à  mesure  qu'il  vivra  de  sa  vie  nouvelle,  c'est 
l'esprit  d'indépendance,  c'est  une  fierté  ombrageuse,  c'est  l'apti- 
tude à  mener  une  vie  plus  rude,  propre  à  rendre  plus  fort  et 
plus  guerrier. 

Dans  la  montagne  grecque,  en  effet,  le  pâturage  des  chèvres 
et  des  moutons  offre  bien  quelque  ressource.  Certains  arbres 
fruitiers  s'accommodent  des  pentes  rocailleuses  et  de  maigres 
champs  se  laissent  cultiver  sur  les  hauteurs.  Mais  tout  cela,  en 
définitive,  risque  de  se  trouver  insuffisant,  et  une  ressource  nou- 
velle apparaît  :  le  brigandage,  plus  ou  moins  ennobli  par  l'idée 
de  vengeance  que  des  bannis  y  attachent  nécessairement. 


II.    —    LE    BANDIT   MONTAGNARD   DIVINISÉ.  19 

En  un  mot, la  Grèce  moderne  a  eu  ses  «  rois  des  montagnes  ». 
La  Grèce  préhistorique  a  eu  les  siens. 

Il  est  même  évident  que  les  «  rois  des  montagnes  »  n'ont 
jamais  dû  être  plus  triomphalement  rois  que  dans  ces  siècles 
reculés  où  nulle  organisation  sociale  n'était  prévue  pour  les 
contenir,  et  où  leurs  exploits,  les  premiers  du  genre,  durent 
nécessairement  déconcerter  les  gens  de  la  plaine. 

Le  bandit  d'alors  ne  se  contenta  pas  de  devenir  roi  ;  il  devint 
dieu. 

De  ce  type  du  bandit  civilisé  sort  Jupiter.  —  Le  type  le  plus 
éminent  de  ce  bandit  montagnard,  cest  Jupiter  (Zeus  pour  les 
Grecs)  ',  le  «  dieu  de  TOlympe  ». 

Nous  ne  voulons  pas  dire  que  l'idée  du  Jupiter  montagnard 
ne  se  soit  pas  confondue,  dans  l'esprit  des  hommes,  avec  d'au- 
tres notions  de  la  divinité.  Ces  confusions  sont  générales  dans 
l'histoire  des  peuples.  L'idée  de  Dieu  existe  chez  tous;  mais  les 
mythologies,  en  ce  qu'elles  ont  de  spécial,  portent  l'empreinte 
des  milieux  où  elles  se  développent.  Si  plusieurs  influences  se 
superposent,  plusieurs  conceptions  relatives  à  la  divinité  pour- 
ront se  fondre  en  une  seule. 

C'est  ce  qui  est  évidemment  arrivé  pour  Jupiter. 

La  légende  de  ce  dieu  offre  en  effet  des  traits  caractéristiques, 
dont  l'interprétation  ouvre  un  jour  lumineux  sur  les  plus  loin- 
taines révolutions  du  monde  grec. 

Premier  trait  :  Jupiter  est  un  dieu  nouveau.  Il  succède  à  son 
père  Saturne  (le  vieux  Kronos).  Il  préside  visiblement  à  la  des- 
truction violente  d'un  <'  ancien  régime  »  auquel  se  substitue  un 
ordre  de  choses  bien  distinct  du  passé. 

Deuxième  trait  :  Jupiter  a  été  littéralement  un  banni.  Son  père 
Saturne  voulait  le  dévorer.  Il  a  dû  être  sauvé /*«y  la  fuite. 

Troisième  trait  :  Jupiter  a  bien  la  violence  et  les  mœurs  du 
bandit.  Il  ne  se  contente  pas  de  détrôner  Saturne;  il  le  tue. 

1.  Nous  savons  que  certains  auteurs  préfèrent  se  servir  des  noms  grecs.  Mais, 
pour  plus  de  clarté,  nous  nous  servirons,  pour  désigner  les  dieux,  des  noms  latins 
correspondants,  plus  connus  du  public  et  consacrés  par  l'usage. 


20  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

C'est  un  rebelle  et  un  parricide,  et  son  règne  prend  un  caractère 
plus  dur,  plus  douloureux  que  le  règne  idyllique  de  son  prédé- 
cesseur. C'est  un  mauvais  sujet  et  un  ravisseur,  enlevant  oà  et 
là  les  femmes  qui  lui  plaisent,  comme  font  les  Kurdes  en  Armé- 
nie. Il  est  brutal  avec  son  épouse  Junon  (Héra),  qu'il  enchaîne 
et  suspend  par  les  pieds.  Il  précipite  du  haut  de  FOlympe.  dans 
un  accès  de  fureur,  son  fils  Vulcain  (Héphaistos),  et  l'envoie  se 
casser  la  jambe  dans  l'Ile  de  Lemnos.  11  se  brouille  avec  son 
frère  Neptune  (Poséidon)  et  avec  son  autre  fils  Apollon.  Bref, 
c'est  un  chef  de  bande  irascible,  prêt  à  satisfaire  tous  ses  ca- 
prices, et  sujet  à  des  colères  sans  frein. 

Quatrième  trait  :  Jupiter  est  montagnard.  Il  a  été  élevé  sur 
le  mont  Ida  en  Crète.  Il  réside  généralement  sur  le  mont 
Olympe  en  Thessalie.  Son  séjour  est  celui  d'où  part  le  ton- 
nerre et  où  s'assemblent  les  nuages.  Son  oiseau  symbolique  est 
l'aigle. 

Cinquième  trait  :  Jupiter,  roi  des  montagnes,  soutient  des 
luttes  prodigieuses  contre  ses  cousins  les  Titans,  qui  sont  fils  de 
la  Terre,  et  il  les  foudroie  du  haut  de  l'Olympe  que  ses  adver- 
saires ont  essayé  vainement  d'escalader.  Détail  à  noter  :  ces 
adversaires  ont  pour  alliés  les  Centaures,  autrement  dit  les 
cavaliers  de  la  grande  plaine  thessalienne,  êtres  fort  bizarres 
évidemment  pour  des  gens  qui  ont  rarement  l'occasion  de  voir 
un  cheval. 

Tous  ces  traits  esquissent  admirablement  la  silhouette  du 
personnage.  Jupiter,  le  roi  des  dieux,  est  un  bandit  montagnard 
divinisé  *. 

Les  exploits  du  bandit  montagnard  expliquent  le  type 
d'Hercule.  —  Le  caractère  du  type  de  Jupiter  s'accentue,  si  l'on 
considère  son  fils  Hercule  (en  grec  Héraclès). 

Hercule  est  à  côté  de  son  père  dans  la  terrible  lutte  contre 
ses  cousins  les  Titans,   au  moment  où   ceux-ci   escaladent    la 

1.  Voir  l'excellent  article  de  M.  Henri  de  Tourville  :  L'observation  sociale  appli- 
quée à  la  mythologie  grecque.  Jupiter,  Hercule  et  Hellen  (Science  sociale, 
t.  XXIII,  p.  302.  Livraison  d'avril  1897). 


II.    —    LE    BANDIT   MONTAGNARI»    DIVINISÉ.  21 

montagne,  et  occupent,  pour  bloquer  l'Olympe,  des  positions 
fortifiées  sur  le  Pélion  et  l'Ossa,  prolong-ement  de  la  chaîne. 
Hercule  prend  une  immense  part  au  triomphe  de  son  père,  et, 
quand  ce  triomphe  est  enfin  assuré,  il  se  signale  par  des  tra- 
vaux splendides,  dont  la  mémoire  va  demeurer  éternellement. 

La  légende  d'Hercule  a  été  embrouillée,  amplifiée,  confondue 
avec  des  légendes  phéniciennes,  corsée  d'aventures  lointaines 
qui  n'ont  pu  avoir  lieu  à  cette  époque;  mais  lorsqu'on  élague 
l'invraisemblable,  on  récolte  çà  et  là  c^uelques  traits  absolu- 
ment caractéristiques.  Prenons-en  comme  exemple  la  lutte  du 
demi-dieu  contre  le  géant  Antée,  fils  de  la  Terre,  lutte  qu'une 
impossible  transposition  de  lieu  prétend  placer  en  Afrique,  mais 
qui  a  été  fort  réelle  sur  le  pourtour  montagneux  de  la  Thes- 
salie. 

La  légende,  merveilleusement  transparente,  dit  qu'Hercule  ne 
pouvait  dabord  venir  à  bout  de  son  antagoniste,  car  celui-ci 
reprenait  des  forces  toutes  les  fois  qu'il  touchait  la  Terre  sa  mère, 
de  sorte  qu'Hercule  fut  obligé  de  le  soulever  au-dessus  de  lu 
terre  et  de  létoufJ'er  dans  ses  bras. 

On  peut  traduire  ainsi  la  légende  :  une  troupe  de  Pélasges  de 
la  plaine,  sous  la  direction  d'un  chef  nommé  Antée,  guer- 
royait contre  une  troupe  de  bandits  montagnards,  comman- 
dée par  un  nommé  Hercule.  Celui-ci  avait  beau  remporter 
des  succès  partiels,  les  gens  de  la  plaine  retournaient  tou- 
jours dans  la  vallée  chercher  du  renfort.  Les  montagnards 
s'arrangèrent  donc  pour  laisser  leurs  ennemis  s'aventurer  le  plus 
loin  possible  dans  les  gorges  et  les  défilés  des  montagnes,  de 
façon  à  les  envelopper  et  à  leur  couper  la  retraite.  La  légende 
est  une  glorification  du  type  montagnard. 

Hercule  et  les  Héraclides  entrepreneurs  de  grands  travaux 
d'intérêt  public.  —  Le  Triomphe  de  Jupiter  et  d'Hercule  ouvre 
l'ère  des  Héraclides. 

Tous  les  héros,  tous  les  grands  hommes,  tous  les  chefs  puis- 
sants se  mettentalors  à  descendre  de  Jupiter  et  plus  particulière- 
ment d'Hercule.  Ces  dynasties  évincent  de  toutes  parts  les  an- 


•22  LA    GRÈCE    ANCIEXXE. 

ciennes  dynasties  pélasges,  et  voilà  que  ces  grands  hommes,  un 
peu  partout,  se  mettent  à  accomplir  de  grandes  choses. 

Ce  sont  les  travaux  d'Hercule,  œuvres  que  la  légende,  tou- 
jours prête  à  simplifier,  inscrit  au  compte  d'un  seul  demi-dieu, 
mais  qui,  interprétées  par  l'observation  sociale,  se  révèlent 
comme  une  série  d'entreprises  d'assainissement,  de  voirie  et  de 
police. 

Les  Pélasges,  cantonnés  pacifiquement  dans  leurs  vallées, 
comme  dans  autant  de  «  fourmilières  >»  \  avaient  bâti  des  villes 
et  des  aqueducs;  mais  ils  avaient  laissé  de  côté  certaines  be- 
sognes trop  ardues  qui  n'intéressaient  pas  assez  directement 
chacune  de  leurs  communautés. 

Par  exemple,  il  y  avait  d'immenses  marécages,  causés  sur- 
tout par  le  dépôt  d'alluvions  à  l'embouchure  des  petits  fleuves. 
Il  y  avait  aussi,  dans  les  espaces  libres  entre  les  diverses  com- 
munautés jîélasgiques,  des  brigands  qui  inquiétaient  les  voya- 
geurs. Or  nos  montagnards,  bandits  civilisés,  à  forte  poigne, 
habitués  au  commandement,  et  rendus  plus  forts  par  des  triom- 
phes, qui  évidemment  mettaient  à  leur  disposition  des  bras 
nombreux  empruntés  aux  populations  vaincues,  se  sentent  do 
taille  à  entreprendre  ces  grands  travaux  d'intérêt  public. 

D'abord,  en  ce  qui  concerne  les  brigands,  nos  montagnards 
savaient  d'autant  plus  à  quoi  s'en  tenir  qu'ils  étaient  brigands 
eux-mêmes,  et  ils  étaient  d'autant  mieux  taillés  pour  les  pour- 
suivre que  les  expéditions  dans  la  montagne  n'étaient  pas  pour 
les  etlrayer. 

La  sécurité  rétablie.  —  Jupiter  et  Hercule  étaient  des  ban- 
dits, mais  des  bandits  devenus  gendarmes. 

L'aptitude  des  bandits  à  se  transformer  en  gendarmes  est  un 
fait  bien  connu.  Au  Mexique,  récemment,  des  brigands  qui  in- 
festaient le  pays  ont  consenti  à  entrer  dans  les  cadres  d'une 
gendarmerie  régulière.  La  Corse,  pays  où  l'aptitude  à  être 
bandit  est  sans  conteste  des  plus  remar([uables,  est  le  département 

1.  Le  mot  est  de  M.  de  Tourville. 


II.    —    LE    BANDIT    MONTAGNARD    DIVINISÉ.  23 

qui  fournit  à  la  France,  et  de  beaucoup,  le  plus  de  gendarmes 
et  de  gardiens  de  la  paix. 

Donc,  les  bandits  du  clan  de  Jupiter  ayant  triomphé,  trouvè- 
rent les  autres  bandits  gênants,  et  s'arrangèrent  pour  en  exter- 
miner le  plus  possible.  C'était  leur  intérêt,  mais  ils  travaillaient 
en  même  temps  à  la  sécurité  de  toute  la  race. 

La  sécurité,  voilà  en  efTet  un  grand  point  à  obtenir  si  l'on 
veut  qu'un  pays  se  développe.  Or,  les  Pélasges  n'avaient  pas 
été  «  à  la  hauteur  »  pour  la  maintenir.  En  dehors  des  vallées 
fertiles  et  des  cités,  où  les  individus  étaient  solidement  encadrés 
dans  une  organisation  municipale,  des  «  enfants  perdus  »  oc- 
cupaient les  défilés,  les  gorges^  les  passages  abruptes  au  bord 
de  la  mer,  qui  constituaient  alors  les  seules  voies  de  terre. 
Or,  bien  que  les  communications  eussent  lieu  surtout  par  mer, 
il  est  bien  évident  que  le  Ijesoin  de  communiquer  d'une  cité  à 
l'autre  par  l'intérieur  devait  se  faire  sentir  d'autant  plus  que 
les  «  fourmilières  »  de  la  vallée  devenaient  plus  prospères  et 
plus  nombreuses.  En  outre,  certains  cantons,  tombés  au  pou- 
voir de  «  mauvais  Ijandits  »^  donnaient  l'affligeant  spectacle  de 
désordres  exceptionnels. 

Jupiter  met  ordre  à  cela,  au  moins  dans  une  certaine  me- 
sure. Ce  n'est  plus  le  «  bon  »  Saturne.  C'est  un  dieu  justicier, 
qui  redresse  les  torts  et  foudroie  le  crime.  Il  ne  se  gêne  pas 
pour  lui-même,  mais  il  oblige  les  autres  à  se  gêner. 

Les  Dieux  justiciers  :  Pluton  et  les  enfers.  —  Toutefois  cette 
besogne  de  redresseur  de  torts  demande,  en  raison  de  son  im- 
portance, le  concours  d'un  spécialiste  et  la  division  du  travail. 
Jupiter  a  un  frère,  Pluton  (Hadès)  qui  va  devenir  le  roi  des 
enfers.  Nos  bandits,  qui  connaissent  la  valeur  des  métaux,  savent 
s'assurer  en  effet  la  possession  des  mines,  c'est-à-dire  des  lieux 
souterrains,  généralement  situés  en  pays  montagneux,  d"où  l'on 
extrait  le  minerai,  et  la  légende  a  soin  de  nous  dire  que,  lors 
de  la  lutte  contre  les  Titans,  Pluton  portait  un  casque  merveil- 
leux, fabriqué  par  les  Cyclopes.  Mais  une  fois  cette  idée  de  sou- 
terrain entrée  dans  les  cerveaux  poétiques  de  nos  Grecs,  elle  y 


24  LA    GRÈCE   AXCIENME. 

fusionne  bien  vite  avec  les  notions  primitives  de  séjour  des 
morts  et  de  divinité  punissant  les  criminels  après  leur  vie. 
C'est  donc  Pluton  que  la  légende  met  en  scène  quand  il  s'agit 
de  grands  malfaiteurs  à  châtier.  C'est  Ixion,  c'est  Tantale, 
c'es/t  Sisyphe,  et  le  châtiment  de  Sisyphe,  qui  roule  éternelle- 
ment son  rocher  le  long  de  la  pente  d'une  montagne,  convient 
assez  bien  à  une  imagination  de  montagnards.  Cet  enfer  a  des 
juges.  iMinos,  monarque  dont  nous  reparlerons  plus  loin  et  qui 
incarne  toute  une  époque  lointaine  où  il  se  passa  dans  lîle  de 
Crète  de  grandes  choses,  est  un  des  membres  de  ce  terrible  tri- 
bunal. Tout  cela  n'empêche  pas  Pluton,  tout  dieu  et  tout  justi- 
cier qu'il  est,  d'avoir,  comme  son  frère  Jupiter,  des  procédés  de 
bandit,  et,  pour  prendre  femme,  il  va  enlever  une  déesse. 
Prose rpine. 

Le  gendarme  Thésée,  ami  d'Hercule-  Lâchasse  aux  monstres. 
—  Hercule,  parmi  ses  travaux,  tue  un  certain  Diomède  de 
Thrace,  qui  nourrit  ses  chevaux  de  chair  humaine.  Mais  c'est 
particulièrement  dans  la  légende  de  Thésée,  représenté  comme 
l'ami  et  le  compagnon  d'Hercule,  que  l'on  a  accumulé  ces 
exécutions  sommaires  de  brigands.  C'est  Sinnis  qui,  placé  à 
l'isthme  de  Corinthe  —  un  excellent  passage  — jetait  les  voya- 
geurs dans  la  mer  (après  les  avoir  détroussés,  vraisemblable- 
ment). C'est  Skyron,  qui  en  faisait  autant  sur  la  route  d'Athènes 
àMégare.  C'est  Géryon  qui,  aux  environs  d'Eleusis,  écartelait  les 
voyageurs  entre  les  branches  d'arbres  violemment  rapprochés, 
qu'il  laissait  se  redresser  ensuite.  C'est  Procuste,  célèbre  par  le 
fameux  lit  où  il  étendait  ses  victimes,  les  allongeant  si  elles 
étaient  trop  courtes,  les  raccourcissant  si  elles  étaient  trop  lon- 
gues. Admettons  ([ue  la  postérité  ait  brodé  sur  toutes  ces  his- 
toires. Il  est  impossible  que  la  broderie  ne  repose  pas  sur  un 
fond  sérieux  et  réel.  Il  y  a  eu  toute  une  période  de  la  Grèce 
préhistorique  où  de  grands  brigands  jetèrent  l'épouvante  et  où 
de  grands  gendarmes  surgirent  pour  réprimer  leurs  excès. 

La  sécurité  n'est  pas  troublée  seulement  par  des  hommes, 
mais  par  des  animaux.  A  propos  des  exploits  ayant  pour  objet 


II.    —    LE    BANDIT    MONTAGNARD  DIVINISÉ.  25 

l'extermination  des  monstres,  deux  choses  sont  à  considérer  : 
la  première,  que  les  bêtes  féroces  étaient  alors  beaucoup  plus 
nombreuses  que  de  nos  jours.  Des  espèces  redoutables,  qui 
ont  complètement  disparu  de  certains  pays,  pouvaient  y  être 
représentées  il  y  a  quatre  mille  ans.  La  seconde,  c'est  que  nos 
Grecs,  Imaginatifs  et  symbolistes,  ont  pu  quelquefois  confondre 
les  hommes  de  proie  avec  les  bêtes  de  proie.  Nous  appelons 
"monstres»,  par  métaphore,  certains  hommes  exceptionnelle- 
ment odieux.  Les  Grecs,  eux,  allaient  souvent  plus  loin  que  la 
métaphore;  ils  allaient  jusqu'à  la  métamorphose  idéale  et  sym- 
bolique. Ceci  dit,  notons  encore  quelques  exploits  d'Hercule  : 
lutte  contre  le  lion  de  Némée,  lutte  contre  le  sanglier  d'Ery- 
manthe,  course  après  la  biche  aux  pieds  d'airain,  extermina- 
tion des  oiseaux  du  lac  Stymphale,  extermination  du  taureau 
féroce  de  Marathon.  Et  Persée,  autre  fils  de  Jupiter,  après  avoir 
occis  Méduse,  tue  également  un  monstre  qui  allait  dévorer  An- 
dromède. Ce  Persée,  dont  la  mère  Danaé,  fille  d'Acrisios,  roi 
d'Argos,  avait  reçu,  captive  dans  sa  tour,  la  visite  de  Jupiter 
métamorphosé  en  pluie  d'or,  est  un  bon  type  de  banni  —  son 
aïeul  l'expose  sur  les  tlots  —  et  un  bon  type  de  fondateur  — 
c'est  lui  qui  bâtit  Mycènes,  la  cité  nouvelle,  destinée  à  détrôner 
provisoirement  la  pélasgique  Argos.  Quant  à  Thésée,  comme 
son  ami  Hercule,  il  pourfend  un  minotaure,  mais  c'est  en  Crète 
qu'il  va  le  chercher.  Le  type  de  Thésée  est  d'ailleurs  difficile 
à  classer  chronologiquement,  ainsi  que  plusieurs  autres.  Des 
légendes  anciennes  ont  été  incontestablement  rajeunies  à  des 
époques  postérieures^  et  c'est  pourquoi  nous  retrouverons,  dans 
la  phase  des  héros,  certains  types  dont  la  première  ébauche 
s'est  dessinée  durant  la  phase  des  dieux  et  des  demi-dieux. 

L'assainissement  et  la  voirie.  —  Outre  les  brigands,  outre 
les  bêtes  féroces,  les  Héraclides  ont  encore  à  combattre  les 
obstacles  naturels  qui  s'opposent,  soit  à  la  circulation,  soit  à 
la  mise  en  valeur  de  terres  fertiles,  ou  qui  constituent  des 
foyers  d'infection.  Il  y  a  donc  lieu  d'entreprendre  de  grands 
travaux  d  assainissement,  travaux  tellement  vastes  qu'ils  récla- 


26  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

ment  l'initiative  de  chefs  très  puissants  et  très  prévoyants.  Deux 
des  travaux  d'Hercule  représentent  admirablement  ]e  caractère 
de  cette  besogne.  Nous  voulons  parler  de  la  lutte  contre  l'hydre 
de  Lerne  et   du  nettoiement  des  écuries  d'Augias. 

/j'hydre  de  Lerne  est  un  «  monstre  » ,  mais  un  monstre  dont 
le  caractère  métaphorique  apparaît  très  clairement.  Il  s'agit  en 
effet  d'un  marécage  pestilentiel  d'Argolide,  qui  devait  faire 
autant  de  victimes  qu'une  bête  de  proie.  Ce  monstre  avait  plu- 
sieurs têtes,  dit  la  légende,  et  Hercule  avait  beau  en  couper,  il 
suffisait  qu'une  seule  subsistât  pour  qu'on  vit  reparaître  toutes 
les  autres.  Le  fils  de  Jupiter  ne  put  venir  à  bout  du  monstre  qu'en 
tranchant  d'un  seul  coup  toutes  ses  têtes. 

Or,  qu'on  se  rappelle  ce  que  nous  avons  dit  des  cours  d'eau  de 
la  Grèce.  Ce  sont  des  torrents  qui,  descendant  des  collines,  char- 
rient des  quantités  d'alluvions.  Arrivés  dans  la  vallée,  ils  dépo- 
sent ces  alluvions,  qui  tendent  à  constituer  de  minuscules  deltas 
marécageux.  Dans  ces  deltas,  le  flot,  en  rampant  pour  ainsi  dire, 
se  fraye  péniblement  un  passage  vers  la  mer  et,  parfois,  se  di- 
vise en  plusieurs  branches  plus  ou  moins  stagnantes.  Il  en  ré- 
sulte, si  des  travaux  ne  viennent  contrarier  cette  disposition 
naturelle,  un  terrain  singulièrement  propice  à  la  malaria.  Ces 
travaux,  des  hommes  puissants  les  effectuèrent  jadis  en  divers 
lieux,  qui  devinrent  dès  lors  habitables,  et  virent  même  s'é- 
lever des  villes  importantes,  mais  qui,  abandonnés  depuis  lors 
aux  lentes  revanches  de  la  nature,  sont  redevenus  des  maré- 
cages déserts.  Tel  est  le  spectacle  que  nous  ofl'rent,  notamment, 
plusieurs  rivages  de  l'Asie  Mineure,  ceux  où  s'élevaient  Phocée, 
Milet,  etc.,  et  la  côte  orientale  de  la  Corse,  où  s'élevait  Aléria. 
En  Grèce  aussi,  l'hydre  des  marécages  était  à  vaincre,  et  elle 
fut  vaincue,  non  sans  peine,  comme  le  montre  la  légende.  Il 
fallut  y  revenir  plusieurs  fois,  et  arriver  à  des  moyens  radicaux, 
c'est-à-dire  à  des  creusements  de  nouveaux  lits,  en  supprimant 
toutes  les  branches  anciennes  d'écoulement,  et,  si  nous  passons 
de  l'hydre  de  Lerne  aux  écuries  d'Augias,  nous  constatons  que, 
là  encore,  Hercule  ne  recule  pas  devant  l'idée  de  détourner  un 
fleuve,  l'Alphée,  pour  accomplir  sa  besogne  d'assainissement. 


If.    —    LE    BANDIT    MONTAGNARD   DIVINISÉ.  27 

On  représente  encore  Hercule  luttant  corps  à  corps  avec  le 
fleuve  Achéloiis.  Décidônient  les  fleuves  étaient  de  rudes  adver- 
saires pour  nos  Héraclides  Or,  ils  ne  pouvaient  pas  être  ter- 
ribles par  leur  grandeur,  puisque,  au  contraire,  ils  étaient  géné- 
ralement minuscules.  Ce  qu'ils  avaient  de  redoutable,  c'étaient 
ces  dépots  marécageux.  Hommes  entreprenants  et  puissants 
organisateurs  du  travail,  les  Héraclides  luttèrent  «  corps  à 
corps  »  contre  ce  fléau  des  marécages,  et  menèrent  à  bonne  fin 
des  besognes  que  nos  ingénieurs  modernes  n'osent  plus  entre- 
prendre aujourd'hui. 

Hercule  est  encore  un  fendeurde  rochers  ;  mais  ici  la  légende, 
manifestement  influencée  par  des  additions  phéniciennes,  trans- 
porte l'exploit-type  au  détroit  de  Gibraltar,  que  le  demi-dieu 
aurait  créé  en  écartant  deux  montagnes  l'une  de  l'autre.  Il  est 
probable  que  les  Héraclides  ont,  dans  ce  genre,  accompli  en 
Grèce  même  des  exploits  plus  modestes,  mais  plus  nombreux. 
U  fallait  faire  sauter  des  rochers  pour  créer  des  passages  dans 
la  montagne  grecque.  Ils  le  firent,  et  l'admiration  qu'on  eut 
pour  ces  œuvres  éminemment  utiles  les  lit  confondre  par  ana- 
logie, dans  la  suite,  avec  d'autres  histoires  d'un  caractère  exo- 
tique et  plus  merveilleux. 

Les  montagnards  maîtres  de  la  mer.  —  Ce  n'est  pas  que  tout 
soit  invraisemblable  dans  les  voyages  d'Hercule.  Les  mon- 
tagnards Héraclides,  en  établissant  leur  domination  sur  le 
])as  pays,  devenaient  évidemment  maîtres  des  ports  et  de  la 
marine. 

Jupiter  a  un  autre  frère,  Neptune  (Poséidon),  qui  va  devenir 
le  dieu  des  mers,  comme  Pluton  sera  le  dieu  des  enfers.  Les 
légendes  sur  l'enfance  de  Jupiter  réfugié  en  Crète  montrent 
d'ailleurs  que  les  aventuriers  de  la  montagne  savent  aussi,  à 
l'occasion,  être  les  aventuriers  des  flots.  Du  reste,  en  Grèce  et 
sur  tous  les  rivages  grecs,  la  montagne  est  souvent  très  voisine 
du  rivage  et  les  nombreuses  criques  de  celui-ci,  formées  par  les 
projections  de  celle-là,  fournissent  des  abris  merveilleux  à  ceux 
qui  veulent  essayer  la  profession  de  pirates.  Or,  qu'est-ce  qu'un 


28  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

pirate,  sinon  un  bandit  de  la  mer?  C'est  donc  un  peu  partout 
que  les  dominateurs  des  nouvelles  couches  deviennent  les 
maîtres  et  impriment  leur  cachet  à  la  vieille  société  pélasgiquc 
dont  ils  sont  issus  —  comme  Jupiter  et  Neptune  sont  issus  de 
Siiturne  —  mais  qu'ils  refondent  sur  un  modèle  nouveau. 

Le  progrès  agricole,  industriel  et  commercial.  —  Le  triomphe 
des  Héraclides,  nous  venons  de  le  voir,  se  traduit  tout  d'abord 
par  des  progrès  matériels.  L'agriculture  est  poussée  en  avant 
par  le  drainage,  et  une  fille  de  Jupiter,  Cérès  (Déméter)  va 
désormais  être  proposée  à  l'adoration  des  cultivateurs.  La  fa- 
brication, elle  aussi,  parait  être  active.  C'est  surtout  la  métal- 
lurgie qui  est  en  grand  honneur.  Nous  sommes  en  plein  «  âge 
d'airain  »  et  nous  avons  vu  les  Cyclopes  travailler  au  casque 
de  Pluton.  Ces  Cyclopes,  qui  les  surveille  et  les  dirige  ?  Un  fils 
de  Jupiter,  Vulcain.  Son  père  l'a  quelque  peu  malmené,  mais 
on  a  besoin  quand  même  de  ses  services,  et  ceux-ci  excitent 
un  incontestable  enthousiasme.  Il  y  a  donc  un  dieu  forgeron. 
Et  il  y  a  aussi  un  dieu  commerçant.  Mercure  (Hermès),  mais 
qui,  par  la  nature  même  de  ses  fonctions,  empruntera  quel- 
ques-uns de  ses  traits  aux  légendes  orientales.  Comme  il  voyage, 
on  en  fait  le  messager  des  dieux.  Un  colporteur,  en  l'absence 
de  la  poste,  est  tout  désigné  pour  être  facteur.  Du  reste,  le  ré- 
tablissement de  la  sécurité  ne  peut  que  favoriser  les  transac- 
tions commerciales,  tandis  que  le  drainage  des  marais,  en  ren- 
dant salubres  des  vallées  malsaines,  contribue  puissamment 
au  relèvement  de  la  santé  et  du  bien-être  de  toute  la  race. 

Mais  les  progrès  matériels  ne  sont  pas  les  seuls  qui  s'épa- 
nouissent avec  l'avènement  des  Héraclides.  Déjà  ouverte  au 
culte  du  beau,  la  race  opère  à  ce  moment-là  une  nouvelle  as- 
cension intellectuelle.  Les  arts  et  les  sciences,  sous  l'impulsion 
des  terribles  Mécènes  de  la  montagne,  prennent  un  plus  vigou- 
reux essor. 

Alors  apparaît  Apollon. 

En  tant  que  <  dieu  du  Soleil  »,  il  est  bien  clair  que  le  type 
d'Apollon  se  confond  avec  une  divinité  fort  ancienne,  dont  le 


ir,    —   LE    BANDIT    MONTAGNARD    DIVINISÉ.  29 

culte  peut  avoir  surgi  spontanément  chez  divers  peuples,  car 
l'admiration  du  soleil  et  l'enthousiasme  pour  ses  bienfaits  cons- 
tituent un  phénomène  psycholo,i:ique  d'ordre  très  général,  qu'on 
retrouve  chez  les  Parsis  de  l'Inde  comme  chez  les  Incas  du 
Pérou,  et  ailleurs. 

Le  progrès  intellectuel  incarné  dans  Apollon.  —  3Iais  Apollon 
est  autre  chose. 

C'est  d'abord  un  fils  de  Jupiter  et  un  montagnard  déterminé. 

Sa  demeure  favorite  est  sur  le  Parnasse,  montagne  de 
2.i60  mètres  de  haut,  qui  constitue  l'arête  principale  de  la 
presqu'île  orientale  de  la  Grèce  centrale.  C'est  un  bon  point 
stratégique  d'où  Ton  peut  surveiller  à  la  fois  les  Thermopyles 
au  nord  et  le  golfe  de  Corinthe  au  sud. 

Apollon  est  ensuite  un  guerrier.  On  le  représente  armé  de  son 
arc  d'argent  et  muni  de  son  carquois.  Son  nom  veut  dire  «  des- 
tructeur »,  et  il  détruit  en  efiet  le  serpent  Python,  événement 
qui,  dans  l'imaginaiion  des  Grecs,  prend  une  immense  impor- 
tance. Notons,  enire  parenthèses,  que  les  reptiles,  d'après  les 
anciens,  naissaient  de  la  vase  des  marécages,  et  qu'en  prêtant  à 
divers  héros  des  exterminations  de  serpents,  on  commémorait 
plus  ou  moins  inconsciemment  de  grands  travaux  de  drainage. 
Apollon  joindrait  donc,  aux  caractères  du  guerrier,  celui  de 
l'ingénieur. 

C'est  la  victoire  remportée  sur  le  serpent  Python  qui  va 
servir  de  prétexte  à  l'institution  de  la  Pythie  et  de  l'oracle  de 
Delphes  —  un  pèlerinage  fort  montagneux  —  c'est  de  là  que 
sortiront  les  Jeux  Pythiques,  célèbres  en  cette  localité.  C'est  le 
vainqueur  du  serpent  Python  qu'a  voulu  représenter  le  sculp- 
teur de  l'Apollon  du  Belvédère. 

Apollon  n'est  pas  seulement  un  type  de  montagnard  et  de 
guerrier;  c'est  un  type  de  banni.  Ayant  osé  tuer  les  Cyclopes 
qui  fabriquaient  la  foudre,  il  est  chassé  de  l'Olympe  par  son 
père  Jupiter.  Il  descend  alors  dans  la  plaine  de  Thessalie.  et, 
comme  il  faut  vivre,  garde  les  troupeaux  du  roi  Admète.  Puis, 
comme  son  oncle  Neptune,  le  dieu  des  mers,  est  enveloppé  dans 


30  lA   GRÈCE   ANCIENNE. 

la  même  disgrâce,  les  deux  proscrits  passent  FArchipel  et  vont 
en  Troade  proposer  leurs  services  au  roi  pélasge  Laomédon, 
qui  est  en  train  de  construire  les  murs  de  Troie.  Un  prix  est 
convenu  entre  ce  chef  de  cité  et  ses  deux  architectes  d'occa- 
sfon.  Mais,  Laomédon  sétant  montré  mauvais  payeur,  les  deux 
bandits  se  vengent,  Poséidon  on  faisant  surgir  un  monstre, 
Apollon  en  envoyant  la  peste. 

Dégageons  cette  aventure  des  détails  notoirement  fabuleux. 
Il  nous  reste  un  Héraclide  fort  intelligent,  mais  indocile,  émi- 
grant  de  la  montagne  pour  aller  chercher  de  l'ouvrage  dans  la 
plaine,  puis  s'expatriant  tout  à  fait  pour  aller  faire  valoir,  dans 
une  société  de  même  race  légèrement  arriérée,  des  capacités 
techniques  déjà  un  peu  plus  développées  dans  la  Grèce  propre 
que  sur  la  cote  d'Asie.  Quant  à  la  vengeance  des  architectes 
mal  payés,  on  voit  toujours  qu'elle  a  dû  être  violente,  comme 
il  convient  au  caractère  de  ces  salariés  d'occasion. 

La  lyre  héraclide  et  la  flûte  pélasgique.  —  Malgré  sa  car- 
rière aventureuse  de  berger  et  de  bâtisseur,  Apollon  devient  le 
dieu  de  la  poésie  et  de  la  musique.  Il  préside  à  des  perfection- 
nements de  ces  deux  arts. 

Matériellement,  cette  rénovation  est  représentée  par  l'appari- 
tion de  la  lyre,  qui  vient,  pour  ainsi  dire,  se  superposer  à  la 
tlùte  sans  la  supprimer,  comme  l'Héraclide  se  superpose  au 
Pélasge  sans  l'exterminer.  Mais  la  lyre  prend  d'emblée  les  al- 
lures d'un  instrument  aristocratique;  la  flûte  est  quelque  peu 
dédaignée.  Au  bon  vieux  Pan  qui  sen  contentait  succède  Apollon 
qui  déploie  plus  de  raffinement  et  montre  plus  d'exigence.  La 
flûte  est  un  instrument  rustique,  facile  à  confectionner  et  dont 
le  jeu  n'ofl're  que  des  difficultés  élémentaires.  La  lyre  —  d'où 
est  sortie  notre  mandoline  —  réclame  une  caisse  de  résonance, 
des  cordes  diversement  ajustées  et  un  plus  long  apprentissage. 
Le  son  en  est  moins  criard.  Le  jeu,  n'exigeant  pas  le  gonfle- 
ment des  joues,  en  est  plus  noble.  Bref,  la  lyre  convient  à  des 
chefs  puissants  et  riches,  qui  peuvent  entretenir  des  spécia- 
listes musiciens.  Du  reste,  c'est  du  côté  d'Apollon  et  du  Parnasse 


II.    —    LE   BANDIT   MONTAGNARD   DIVINISÉ.  31 

que  se  tourne  désormais  lenthousiasme  des  chanteurs  et  des 
poètes,  preuve  qu'une  nouvelle  école  a  surgi,  plus  brillante 
que  les  écoles  précédentes,  et  sïnipose  désormais  à  l'admira- 
tion de  toute  la  race.     • 

Jupiter  père  des  Muses.  —  Mais  Jupiter,  comme  on  le  sait, 
a  d'innombral)les  enfants.  Père  d'Apollon,  le  seigneur  de  l'O- 
lympe est  encore  le  père  des  Muses ^  Il  les  a  eues  de  Mnémo- 
syne,  déesse  allégorique  dont  le  nom  veut  dire  «  mémoire  ». 
Pour  comprendre  le  sens  de  ce  mythe,  il  faut  bien  se  repré- 
senter l'importance  qu'avait  la  faculté  mnémonique  à  une  épo- 
que où  l'enseignement  se  faisait  sans  livres,  et  où  les  maîtres 
ne  pouvaient  transmettre  leur  savoir  à  leurs  élèves  qu'en  «  se- 
rinant »  à  ceux-ci  des  vers  ou  des  airs.  Pour  faire  naître  la 
poésie,  il  fallait  la  richesse  et  la  puissance,  représentées  par  Ju- 
piter; mais  il  fallait  aussi  les  heureuses  dispositions  intellec- 
tuelles, l'apprentissage  patient,  l'étude  telle  qu'elle  était  alors 
possible,  c'est-à-dire  celle  de  lécolier  qui  écoute  et  qui  répète. 
De  là  ce  mariage  admirablement  trouvé  entre  le  «  roi  des 
montagnes  »  érigé  en  «  Mécène  »  et  cette  heureuse  «  mé- 
moire »  sans  laquelle  les  efforts  du  grand  patron  eussent  été 
vains. 

Les  Muses  étaient  montagnardes,  comme  leur  père  Jupiter  et 
leur  frère  Apollon,  qui  est  aussi  leur  précepteur.  Elles  habi- 
taient le  Parnasse,  l'Hélicon,  le  Pinde,  ou  même  l'Olympe.  Elles 
étaient  au  nombre  de  trois,  nombre  qui  ne  fut  multiplié  par  trois 
que  plus  tard.  C'étaient  Mnémé,  Mélété  et  Aoidé,  en  d'autres 
termes  la  Mémoire,  la  Méditation  et  le  Chant.  L'importance  de  la 
faculté  mnémonique  éclate  tellement  aux  yeux  que  le  nom  de 
Mémoire,  qui  sert  à  désigner  la  wz<?re  des  Muses,  sert  à  nommer 
la  première  d'entre  elles.  La  première  condition  pour  être  mu- 
sicien ou  poète,  c'est  d'avoir  un  acquit.  Mais  il  ne  suffit  pas  de 
se  souvenir,  il  faut  créer,  et,  pour  cela,  réfléchir.  Alors  intervient 
la  seconde  Muse.  Picste  à  envelopper  cette  création   dans    une 

1.  Voir  notre  article  sur  «  La  légende  des  Muses  »  {Science  sociale,  t.  XXVII, 
p.  48G,  livraison  de  juin  1899). 


32  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

belle  forme,  et  c'est  l'œuvre  de  la  troisième  Muse,  celle  dont  la 
fonction  est  de  chanter. 

La  «  musique  »  et  l'ébauche  des  sciences.  —  De  Muse  vient 
musique^  mot  beaucoup  plus  compréhensif  chez  les  Grecs  que  chez 
nous.  La  musique,  c'était  tout  ce  qui  pouvait  sapprendre  dans  le 
commerce  des  Muses  :  la  poésie  et  la  mélodie  tout  d'abord,  mais 
aussi  toutes  sortes  de  connaissances  intellectuelles  et  désintéres- 
sées. La  division  du  travail  n'existe  pas  encore  dans  les  besognes 
de  l'esprit.  Le  même  homme  est  poète,  penseur,  savant.  Les  scien- 
ces, encore  à  leur  berceau,  ne  constituent  pas  encore  ces  prodi- 
gieux amas  de  connaissances  qui  obligent  les  modernes  à  se  spé- 
cialiser comme  nous  le  voyons.  Il  eu  résulte,  dans  Tintelligence 
de  ceux  ([ui  «  fréquentent  les  Muses  »,  un  équilibre  plus  harmo- 
nieux. 

Pourtant  quelques  sciences  commencent  à  manifester,  pour 
ainsi  dire,  l'intention  de  bourgeonner  à  part  sur  le  tronc  com- 
mun de  l'arbre  cultivé  par  les  Muses.  C'est  d'abord  l'astronomie, 
qui  existe  en  fait,  constituée  à  part,  chez  les  Phéniciens,  les 
Egyptiens,  les  Chaldéens,  et  qui  aura  bientôt  chez  les  Grecs  sa 
Muse  spéciale,  Uranie.  C'est  ensuite  la  médecine,  dont  le  rôle 
utilitaire  suscite  évidemment  un  genre  d'études  un  peu  spé- 
cial. 

Or,  la  médecine,  avec  les  Héraclides,  paraît  faire  un  sensible 
progrès.  C'est  ce  que  la  légende  exprime  en  donnant  à  Apollon 
un  fils  d'une  rare  popularité  :  Esculape.  Ce  dieu  a  pour  précep- 
teur le  Centaure  Cliiron,  ce  qui  montre  que  des  connaissances 
médicales  existaient  déjà  dans  la  vallée,  selon  toute  vraisem- 
blance, avant  la  domination  des  Héraclides,  mais  que  ceux-ci 
surent  les  mettre  en  valeur  et  les  perfectionner.  Comme  les  Muses 
deviennent  lincarnation  de  la-  poésie,  Esculape  deviendra  l'in- 
carnation de  la  médecine  elle-même. 

La  nouvelle  mythologie  greffée  sur  la  religion  pélasgique. 
—  D'après  tout  ce  que  nous  venons  de  voir,  la  descente  des  Hé- 
raclides jette  un  certain  trouble  dans  la  relis:ion. 


II.    —    LE    BANDIT   MONTAGNARD    DIVINISÉ.  33 

Mais  les  modifications  apportées  aux  croyances  n'eurent  pas 
les  caractères  d'une  religion  remplacée  par  une  autre.  C'est  une 
religion  ancienne  modifiée  par  le  développement  d'organismes 
qu'elle  contenait  en  germe,  et  enrichie  par  l'adoption  de  mythes 
étrangers  qui  viennent  s'encadrer  harmonieusement  dans  le 
fond  primitif. 

Il  est  clair  que  la  mythologie  classique  ne  put  se  constituer 
dès  le  début  de  la  période  héraclide.  Ceux  qui  doivent  être 
divinisés  plus  tard  ne  s'adorent  pas  eux-mêmes.  Il  fallut  du 
recul  pour  que  Jupiter  et  sa  bande  pussent  apparaître,  aux 
yeux  de  la  postérité,  dans  une  auréole  convenable.  Eu  fait,  la 
religion  pélasgique  se  perpétua.  Seulement  l'adoration  des 
forces  naturelles  prit  peu  à  peu  un  caractère  plus  marqué  d'an- 
thropomorphisme, c'est-à-dire  que  de  plus  en  plus,  par  suite  de 
Féblouissement  causé  par  les  grands  hommes,  on  fut  porté  à 
confondre  sous  un  même  nom  tel  personnage  aux  exploits 
«  divins  »  avec  une  divinité  conçue  jusqu'alors  sous  une  forme 
vague  et  anonyme.  On  sentait  depuis  longtemps  qu'il  y  avait 
quelque  chose  de  divin  dans  le  ciel.  Ce  quelque  chose  de  divin 
devint  Jupiter.  On  croyait  à  une  puissance  divine  cachée  dans 
les  flots.  Cette  puissance  divine  s'appela  Neptune.  On  tremblait 
devant  la  divine  horreur  qui  se  fait  deviner  dans  Vaii-delà  de 
la  tombe  et  qui  évoque  dans  l'esprit  l'image  de  «  ténèbres  », 
de  «  souterrain  »,  de  «  centre  de  la  terre  ».  Cette  horreur  divine 
laissa  entrevoir,  dans  l'ombre,  la  figure  précise  de  Pluton. 
Et  ainsi  de  suite. 

Une  des  filles  de  Jupiter,  Minerve  (Pallas-Athénè),  donne  à 
réfléchir  sur  le  caractère  et  le  genre  de  vie  des  jeunes  filles 
montagnardes,  des  sœurs  et  femmes  de  bandits.  Les  temps  mo- 
dernes ont  montré  ce  dont  ces  «  vierges  fortes  »  étaient  capables 
en  temps  de  guerre,  et  comment  elles  se  trouv^ent  associées  à 
l'existence  belliqueuse  des  montagnards.  Minerve,  avant  de 
devenir  la  déesse  de  la  sagesse  et  des  arts,  est  une  indomptable 
guerrière.  Elle  sort  tout  armée  du  crâne  de  Jupiter.  Elle  rassem- 
ble les  soldats,  inspecte  les  phalanges,  commande  dans  les  com- 
bats. On  l'appelle  «  tueuse   d'hommes,  dévastatrice   de  villes, 

3 


34  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

faiseuse  de  butin,  amie  des  dépouilles  ».  Elle  a  un  bouclier 
merveilleux,  qui  est  1'  «  égide  »,  et  ce  bouclier  est  fait  de  peaux 
de  chèvre,  animal  montagnard.  Sa  «  sagesse  »,  pour  le  moment, 
c'(^st  la  ruse  stratégique.  Elle  excelle  à  organiser  une  embuscade 
nocturne.  Elle  y  voit  pendant  la  nuit,  et  c'est  pourquoiles  poètes, 
pour  lui  faire  honneur,  l'appelleront  la  déesse  «  aux  yeux  de 
chouette  ». 

Pendant  que  le  recul  agissait  peu  à  peu  pour  diviniser  les  grands 
hommes,  les  rapports  avecTOrientse  continuaient.  Les  voyageurs 
phéniciens  ou  autres,  par  leurs  contacts  répétés,  répandaient 
leurs  mythes  à  eux.  Quelques-uns  de  leurs  dieux,  par  analogie, 
fusionnaient  avec  les  dieux  de  la  Grèce.  Le  «  Soleil  »  s'associait 
étroitement  avec  Apollon.  La  «  Lune  »  faisait  bon  ménage  avec 
Diane  (Artémis),  la  jeune  vierge  guerrière  et  chasseresse  qui  se 
lève  avant  Taube  pour  battre  les  vallons  encore  obscurs.  L'Her- 
cule tyrien,  Melkart,  entremêle  ses  exploits  à  ceux  de  ITIercule 
olympien.  En  certains  cas,  la  divinité  garde  tellement  ses  traits 
orientaux  que  la  légende  grecque  est  obligée  elle-même  d'en 
tenir  compte.  C'est  ainsi  que  Vénus  (Aphrodite),  donnée  parfois 
pour  fille  de  Jupiter  —  car  on  s'efiorce  de  tout  rattacher  au  dieu 
suprême  —  est  plutôt  représentée  comme  naissant  du  sein  de 
l'onde,  c'est-à-dire,  en  prose  vulgaire,  comme  apportée  par  des 
navigateurs.  C'est  l'Astarté  phénicienne,  et  Bacchus  (Dyonisos) 
arrive  aussi  de  l'Orient.  Peu  à  peu,  la  collection  de  dieux  se 
complète,  toujours  rattachée  au  vieux  Saturne  par  une  généa- 
logie méthodique,  mais  admettant  une  série  de  légendes  plus  ou 
moins  orientales,  qui  donneront  aux  spécialistes  de  la  mythologie 
comparée  le  plaisir  de  retrouver  çà  et  là  des  points  de  ressem- 
blance entre  les  croyances  des  Grecs  et  celles  des  Perses,  des 
Chaldéens  ou  des  Hindous.  Ce  qui  est  très  grec,  c'est  le  type 
physique  sous  lequel,  au  bout  d'un  certain  temps,  on  se  met  à 
concevoir  chaque  dieu  ;  ce  sont  les  attributs  qu'on  leur  donne  : 
le  casque  et  la  lance  de  Minerve,  l'arc  de  Diane,  le  caducée  et  les 
talons  ailés  de  Mercure.  Les  Orientaux  prêtaient  à  leurs  dieux  des 
formes  souvent  grotesques  ou  hideuses,  parfois  défigurées  par  un 
symbolisme  baroque.  La  race  grecque,  placée  dans  des  condi- 


II.    —   LE    BANDIT    MONTAG.NAUD    DIVINISÉ.  .'{.J 

tions  propres  à  développer  le  sens  de  l'harmonie  et  le  goût  es- 
thétique, veut  des  dieux  à  forme  bien  humaine  et  possédant, 
entre  autres  perfections  divines,   celle  de  la  beauté. 

Alors  sans  doute  commencent  à  apparaître  les  temples.  Puis- 
<jue  les  dieux  ont  un  corps  comme  l'homme,  il  faut  les  loger 
comme  l'homme.  On  leur  bâtit  donc  des  maisons,  qui  ne  sont 
point  des  lieux  de  prière  ou  de  réunions  pieuses,  mais  des  domi- 
ciles de  la  divinité,  ils  n'ont  donc  pas  besoin  dètre  grands.  Ce 
sont  des  logis  comme  les  autres,  mais  à  mesure  que  cette  cou- 
tume se  répandra,  et  que  le  bien-être  le  permettra,  on  fera  ces 
maisons  plus  belles  que  les  autres,  et  quand  l'art  apparaîtra 
nettement  dans  l'architecture,  ce  sont  ces  maisons-là  que  l'on 
s'efforcera  tout  spécialement  d'embellir. 

Les  survivances  et  résistances  du  type  pélasge.  —  Nous 
saisissons  donc  dans  ses  grandes  lignes,  à  travers  la  distance,  le 
phénomène  qui  dut  se  passer  longtemps  avant  l'époque  histo- 
rique, et  même  avant  l'époque  héroïque.  La  société  pélasgique 
est  submergée,  puis  vivifiée,  par  une  classe  de  dirigeants  des- 
cendus de  la  montagne,  mais  sortis  précédemment  de  la  vallée, 
bandits  supérieurs  et  organisateurs,  aptes  au  métier  de  gendarme 
comme  à  celui  d'ingénieur,  capables  de  patronner  les  cultures 
intellectuelles  et  de  produire  sur  les  imaginations  un  éblouisse- 
ment  peu  à  peu  transformé  en  apothéose.  La  diffusion  de  ce 
type  a  pour  point  de  départ  le  massif  montagneux  de  l'Olympe, 
et  gagne  peu  à  peu,  non  seulement  la  Grèce,  mais  d'autres  ri- 
vages situés  au  delà  des  mers.  De  divers  côtés  se  fondent  des 
dynasties  jalouses  de  se  rattacher  à  Hercule.  L'une  d'elles  va 
même  s'établir  jusqu'en  Lydie,  c'est-à-dire  sur  les  frontières  du 
monde  assyrien. 

Toutefois,  cette  expansion  jDaralt  avoir  été  limitée.  Le  type 
héraclide  ne  recouvre  pas  tout  le  type  pélasge,  ou  tout  au  moins 
n'agit  pas  partout  avec  la  même  efficacité  pour  transformer  les 
anciennes  couches.  Il  est  facile  de  conjecturer,  en  effet,  que,  si 
une  partie  de  la  population  pélasgique  se  laissait  dominer  et 
imprégner  par  les  Héraclides,  une  autre  partie  se  trouvait  assez 


3()  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

loin  pour  ne  subir  leur  influence  qu'à  dose  affaiblie,  ou  encore 
se  concentrait  sur  des  territoires  priviléiiiés  pour  mieux  faire 
front,  ou  entin  tâchait  de  se  dérober  au  joug  par  la  fuite.  De  là 
d(^s  régions,  comme  l'Italie,  qui  demeurent  au  premier  stade  de 
révolution,  et,  autour  de  l'Archipel  même,  des  points  spéciaux 
qui  forment  des  centres  de  résistance  aux  entreprises  des  «  fils 
de  Jupiter  ».  LÂttique,  péninsule  assez  bien  isolée,  et  rejetée  en 
dehors  de  la  grande  route  terrestre  qui  va  du  Nord  au  Sud, 
échappa  longtemps  à  l'influence  des  grands  montagnards,  et 
c'est  grâce  à  des  confusions  de  légendes  qu'on  a  pu  faire  de 
Thésée  le  compagnon  d'Hercule.  En  fait,  les  Pélasges  semblent 
s'être  réfugiés  et  tassés  dans  le  cul-de-sac  de  l'Attique  pour  fuir 
les  Hé raclid es  vainqueurs,  comme  les  Ioniens  devaient  s'y  réfu- 
gier et  s'y  tasser  plus  tard,  en  vertu  de  la  même  loi,  pour  fuir 
l'invasion  dorienne.  L'Arcadie,  dont  nous  avons  déjà  parlé,  fut 
aussi  épargnée,  au  moins  relativement,  grâce  à  sa  situation  de 
grande  vallée  centrale  du  Péloponèse.  Mais  —  et  il  faut  noter  le 
fait  comme  remarquable  —  ce  mouvement  de  fuite  et  de  concen- 
tration défensive  parait  avoir  lieu  précisément  dans  la  direction 
de  IHellespont,  c'est-à-dire  par  la  route  qui  avait  servi  à  l'arrivée 
de  la  race.  Les  îles  de  Lemnos  ',  de  Thasos  et  de  Samothrace,  les 
rives  de  l'Hellespont  et  la  pointe  nord-ouest  de  l'Asie  Mineure 
sont  demeurées  pélasgiques  plus  longtemps  cjue  le  reste  du 
monde  grec,  comme  l'attestent  des  traditions  anciennes.  Les 
Troyens  étaient  des  Grecs,  mais  des  Grecs  demeurés  dans  le 
moule  primitif,  alors  que  ce  moule  se  brisait  ailleurs.  Enfin 
c'est  dans  la  Phrygie,  au  débouché  de  la  route  arrivant  de  la 
mer  Noire,  c[ue  se  retranche  longtemps,  avec  persistance,  le 
culte  deCybèle,  la  «  grande  déesse  »,  personnification  des  forces 
productrices  de  la  nature,  et  dont  on  fit,  non  point  la  fille, 
mais  la  mère  de  Jupiter.  Les  Phrygiens,  en  fait  de  dieux,  de- 
meurent fidèles  à  l'ancien  régime.  En  musique,  aussi,  ils  res- 
tent «  vieux  jeu  ».  Ils  continuent  à  goûter  la  flûte,  même  après 

1.  Sur  les  Pélasges  de  Lemnos  et  leurs  rapports  avec  l'Attique,  voir  dans  Héro- 
dote (VI,  137  et  suivants)  des  anecdotes  légendaires  qui  ont  d'ailleurs  besoin  dêtre 
interprétées. 


II.    —    LE    BANDIT    MONTAGNARD    DIVINISÉ.  37 

que  le  «  nouveau  régime  »  a  mis  à  la  mode  la  lyre.  Par  là,  ils 
se  font  mépriser  des  autres  Grecs,  ce  que  la  légende,  toujours 
poétique,  exprime  admirablement  en  contant  que  Midas,  roi  de 
Phrygie,  ayant  préféré  la  flûte  de  Pan  à  la  lyre  d'Apollon, 
c'est-à-dire  un  système  «  rétrograde  »  à  un  système  «  progressif», 
reçut  de  ce  dieu  des  oreilles  d'àne. 

Enfin,  parmi  les  gens  de  la  vallée,  ces  Titans  <{ui  avaient 
combattu  Zeus  et  sa  bande,  il  en  fut  —  les  plus  compromis  sans 
doute  —  dont  la  seule  ressource  fut  de  «  se  jeter  dans  le  ma- 
quis »,  comme  on  dit  en  Corse,  c'est-à-dire  de  gagner,  eux  aussi, 
(juclques  gorges  escarpées  de  la  montagne  et,  pour  fuir  les 
bandits  vainqueurs,  de  se  faire  bandits  à  leur  tour.  C'est  ce  que 
la  légende  exprimera,  lors  de  l'apparition  des  <'  Hellènes  »,  en 
faisant  des  nouveaux  venus,  descendus  à  leur  lourde  la  mon- 
tagne, la  postérité  de  Titan. 


III 


LE    BANDIT   MONTAGNARD   IDÉALISÉ 
DEUXIÈME    DESCENTE    :  LE    TYPE     HELLÈNE 


Les  bandits  héros,  supérieurs  aux  bandits  dieux.  —  Les 
grands  bandits  du  type  héraclide  avaient  réalisé  en  Grèce  des 
œuvres  puissantes,  mais  d'une  manière  désordonnée  et  en  quel- 
que sorte  chaotique. 

Leur  mérite  était  d'être  descendus  les  premiers  et  d'avoir  fait 
fermenter,  pour  la  première  fois,  la  pâte  pélasgique. 

Des  génies  exceptionnels  et  fulgurants  s'étaient  révélés,  juste- 
ment parce  que  tout  était  à  faire.  De  là  cet  éblouissement  des 
populations,  qui  lit  de  ces  hommes  des  dieux,  ou  les  confondit 
avec  des  dieux. 

Leur  action  s'était  traduite,  nous  venons  de  le  voir,  par  une 
impulsion  de  progrès  donnée  à  la  race.  Le  niveau  social,  grâce  à 
Jupiter,  à  Hercule  et  à  leurs  farouches  collaborateurs,  hommes 
«  à  poigne  »  et  promoteurs  de  vastes  entreprises,  se  trouvait  dé- 
sormais plus  haut. 

Il  devait  s'élever  plus  haut  encore,  grâce  à  une  seconde  des- 
cente de  bannis. 

Les  fortes  tètes  du  parti  des  Titans,  après  la  victoire  de  Zeus, 
avaient  fui  naturellement  devant  l'orage,  et  avaient,  comme 
jadis  leurs  prédécesseurs,  «  gagné  le  maquis  ». 

Un  centre  particulier  de  ralliement  avait  été  fourni  par  le 
massif  montagneux  de  TOthrys,  au  sud  de  la  Thessalie. 


III.    —    LE    BANDIT   MONTAGNARD    IDÉALISÉ.  39 

C'est  de  là  qu'on  voit  descendre,  d'après  la  tradition,  Hellen 
et  ses  fils. 

Mais  Hellen  n'est  plus  un  dieu,  comme  Jupiter.  Lui  et  les  gens 
de  sa  race  sont  seulement  des  héros.  Le  prestige  d'un  vaste 
recul  manque  à  ces  nouveaux  venus  de  la  montagne.  En  outre  ils 
ne  seront  pas  les  premiers  à  faire  œuvre  de  civilisateurs.  Us  con- 
tinueront, en  la  perfectionnant,  l'œuvre  encore  fruste  et  incom- 
plète des  Héraclides.  L'admiration  pour  eux  sera  grande  encore, 
mais  non  point  prodigieuse.  On  ne  les  considérera  plus  comme 
des  êtres  absolument  extraordinaires,  puisque  la  voie  où  ils 
chemineront  aura  déjà  été  frayée. 

Le  bandit  hellène  n'en  sera  pas  moins  un  type  supérieur  au 
bandit  héraclide.  Il  fera  mieux,  parce  que  le  terrain  est  mieux 
préparé.  Il  fera  mieux,  parce  que  l'Othrys,  montagne  moins 
haute  que  l'Olympe,  est  plus  en  contact  avec  les  cités  de  la 
vallée,  et  que  les  montagnards  ont  été  plus  à  même  d'y  con- 
server leur  culture  intellectuelle.  Il  s'ensuit  que  la  domination 
hellène  va  prendre  les  caractères  d'une  domination  plus  régulière 
et  plus  organisatrice  que  celle  des  Héraclides  qui  l'ont  précédée. 

La  force  expansive  des  monts  Othrys.  —  Hellen,  d'après  la 
légende  grecque,  était  fils  de  Deucalion,  qui  était  fils  de  Pro- 
méthée,  lequel,  en  bon  ancêtre  pélasge,  était  <(  fils  de  la  Terre  », 
et  s'était  illustré  par  sa  lutte  contre  Jupiter.  Prométhée  avait, 
dit-on,  prédit  à  ce  dieu  que  son  règne  aurait  une  fin.  Au 
point  de  vue  religieux,  la  prophétie  ne  devait  être  qu'à  bien 
longue  échéance,  car  les  imaginations  populaires  étaient  trop 
victorieusement  fascinées  par  la  gloire  de  Jupiter  pour  qu'on 
pût  en  déraciner  le  culte.  Mais,  au  point  de  vue  politique,  il 
était  exact  que  la  race  des  Titans  devait  prendre  sa  revanche. 
Elle  la  prit  donc,  et  de  ce  moment  date  la  fortune  du  nom 
d'Hellènes,  qui,  d'abord  réservé  aux  seuls  habitants  de  la 
Phthiotide,  finit  par  s'imposer  à  tous  les  habitants  de  la  pénin- 
sule. C'est  que  la  bande  des  montagnards  de  l'Othrys  avait  fait 
explosion,  pour  ainsi  dire,  et  fourni  des  dominateurs,  de  proche 
en  proche,  aux  pays  voisins. 


40  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

La  forme  de  cette  expansion  fut,  d'après  la  tradition,  une  in- 
tervention des  bandits  hellènes  dans  les  innombrables  petites 
guerres  qui,  vers  la  fin  de  l'époque  héraclide,  avaient  armé  les 
uns  contre  les  autres  les  habitants  des  vallées. 

Ainsi,  de  nos  jours  encore,  dans  les  pays  où  fleurit  le  bandi- 
tisme, les  «  rois  de  la  montagne  »,  s'érigeant  en  redresseurs 
de  torts,  vont  donner  «  un  coup  de  main  »  aux  partis  qu'ils 
favorisent  dans  le  bas  pays. 

Mais,  cette  fois,  les  auxiliaires  devinrent  des  maîtres.  Le  mas- 
sif montagneux  où  s'était  formée  leur  supériorité  dominatrice 
fut  le  centre  d'un  rayonnement  social.  On  a  l'impression  d'une 
époque  où  les  diverses  peuplades  de  la  Grèce  subissent  une 
transformation,  par  suite  de  l'arrivée  d'hommes  énergiques  et 
entreprenants,  venant  tous  d'un  même  endroit,  et  se  difleren- 
ciant  peu  à  peu  en  plusieurs  variétés,  sous  l'influence  des 
milieux  nouveaux  dans  lesquels  ils  viennent  établir  leur  domi- 
nation. 

Une  fourmilière  de  petits  rois.  —  A  la  base  de  cette  société, 
on  trouve  toujours  un  peuple  d'agriculteurs,  groupé  en  cités. 
C'est  le  vieux  fonds  pélasgique,  la  classe  ouvrière.  Cette  classe 
ouvrière,  tout  d'abord,  ne  comporte  pas  d'esclaves.  Le  travail 
libre  paraît  avoir  précédé  l'esclavage;  mais  celui-ci,  par  l'efiet 
des  guerres,  et  surtout  des  guerres  lointaines,  apparaît  précisé- 
ment vers  cette  époque .  Les  premiers  esclaves  sont  des  prisonniers 
ou  des  captives  réservés  à  la  maison  des  chefs.  Quant  aux 
groupes  locaux  de  cultivateurs,  ils  ont,  pour  diriger  leurs  cul- 
tures, un  conseil  de  «  gérontes  »  ou  «  anciens  ».  Leur  cité  se 
confond  pratiquement  avec  le  clan  dirigeant  qui  la  domine. 
Elle  fournit  d'ailleurs,  au  besoin,  de  bons  soldats  quand  les 
chefs  jugent  nécessaire  d'en  recruter  dans  son  sein. 

Ces  chefs  sont  les  anax,  les  jneneurs  d'hommes.  Ce  sont  les 
bandits  superposés  aux  anciennes  populations.  Ils  constituent 
la  classe  dirigeante.  Mais  eux-mêmes  se  groupent,  selon  une 
certaine  hiérarchie,  autour  de  grands  chefs  qu'on  appelle  ba- 
sileus.  Ce  mot  a  été  traduit  par  roi.  En  fait,  les  basileiis  sont  rois 


m.    —    LE    BANDIT    MONTAGNARD    IDÉALISÉ.  '(1 

par  leur  indépendance,  mais  ce  sont,  bien  entendu,  de  fort 
petits  rois.  La  seule  Ithaque,  avec  les  îles  voisines,  en  compte 
plusieurs  centaines.  La  Grèce  entière  en  compte  évidemment 
des  milliers. 

Chaque  basileus  se  taille  dans  le  pays  un  petit  «  royaume  ». 
Il  y  a  évidemment  des  difierences  dans  l'étendue  de  ces  teri-i- 
toires  et  dans  la  puissance  de  leurs  chefs.  Ce  qui  arrive,  surtout, 
c'est  que  tel  chef  plus  puissant  fait  reconnaître,  de  gré  ou  de 
force,  son  autorité  sur  les  chefs  du  voisinage  et  acquiert  par 
là  un  prestige  tout  spécial.  Il  devient  alors  un  «  roi  des  rois  » 
comme  Agamemnon,  ce  qui  n'est  pas  beaucoup  dire.  Quoi  qu'il 
en  soit,  le  spectacle  olfert  par  la  Grèce  de  cette  époque,  lors- 
qu'on considère  la  couche  supérieure  de  la  société,  est  celui 
d'une  fourmilière  de  rois. 

La  poursuite  de  la  richesse  mobilière.  —  A  quoi  s'occupent 
ces  petits  rois?  A  guerroyer,  à  piller,  autant  que  possiJ>Ie.  Us 
cherchent  naturellement,  descendus  dans  la  plaine,  à  continuer 
le  métier  qu'ils  exerçaient  dans  la  montagne.  Tout  ce  qu'on  a 
pu  savoir  d'eux  nous  les  montre  violemment  épris  de  la  richesse 
mobilière,  fort  préoccupés  des  lois,  conventions  ou  usages  qui 
règlent  le  partage  du  butin,  et  jaloux  de  se  constituer  des 
trésors.  La  propriété  immobilière  est  indivise  et  peu  prisée, 
parce  qu'elle  n'enrichit  guère.  Deux  sortes  de  richesses,  entre 
toutes,  sont  recherchées  avec  passion  :  les  troupeaux  d'abord,  et 
les  objets  métalliques  ensuite.  La  monnaie  n'existe  pas  encore, 
et  se  trouve  suppléée  par  ces  deux  espèces  de  marchandises.  Les 
femmes  captives  sont  aussi  fort  appréciées,  à  cause  des  étoffes  ou 
des  vêtements  qu'elles  confectionnent.  Ces  femmes  sont  pour  leurs 
maîtres  des  productrices  gratuites  d'objets  mobiliers.  Ce  sont  des 
objets  mobiliers  qui  en  produisent  d'autres  et  qui  ont  par  là  une 
double  valeur.  C'est  une  question  de  butin.  Si  un  héros  tient  à 
une  femme,  c'est  à  cause  de  cette  valeur  qu'elle  représente  et 
dont  il  n'entend  pas  se  laisser  frustrer.  Cet  attrait  de  la  ri- 
chesse mobilière  et  la  facilité  de  son  acquisition  poussent  les 
jeunes  gens  à  se  détacher  de  leurs  pères  pour  courir  les  aven- 


42  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

tures.   Elle  sépare  les  frères  les    uns  des  autres,   les  brouille 
parfois,  et  réduit  la  famille  à  un  groupe  plus  restreint. 

En  un  mot,  le  grand  plaisir  de  nos  basileus  et  de  nos  anax. 
c'est  f^'augmenter  leur  bétail,  et  de  collectionner  des  objets  d'or, 
d'argent,  d'ivoire  ou  de  bronze,  enlevés  à  des  vaincus.  Cela  leur 
permet  de  donner  des  festins  plantureu.v  où  l'on  mange  des 
bœufs  entiers  et  où  l'on  boit  le  «  vin  noir  »  dans  des  coupes  pré- 
cieuses. Cela  permet  encore  de  faire  des  cadeaux  à  ses  amis.  On 
prend  dune  main  et  l'on  donne  de  l'autre.  Or,  nous  allons  le 
voir,  on  a  besoin  de  faire  plaisir  à  ses  amis. 

Châteaux  forts  et  trésors.  —  Où  lechef  pillard  s"abrite-t-il  et 
abrite-t-il  ses  richesses?  Dans  des  châteaux.  Il  habite  «  une  de- 
meure haute,  bien  Ijàtie  )>.  Il  convient  que  la  demeure  soit 
haute  pour  qu'on  puisse  guetter  les  arrivées  d'ennemis  à  com- 
battre ou  de  voyageurs  à  détrousser.  Il  faut  qu'elle  soit  bien 
bâtie  pour  que  les  provisions  et  collections  soient  à  l'abri  d'autres 
pillards. 

Ces  châteaux  sont,  en  général,  de  dimension  restreinte.  Le 
chef  l'occupe  seul  avec  une  troupe  choisie.  Un  appartement  de 
cet  édifice,  le  mégaron,  renferme  des  réserves  d'armes.  Mais  une 
pièce  caractéristique  de  l'époque,  c'est  le  trésor,  où  l'on  con- 
serve les  objets  précieux.  C'est  une  con.struction  particulière- 
ment solide,  aux  murs  épais,  et  dont  le  toit,  par  des  combinai- 
sons spéciales,  réalise  l'équivalent  de  la  voûte,  que  les  Grecs  ne 
connaissaient  pas. 

Le  château  est  précédé  d'une  sorte  de  portique,  ou  de  galerie, 
pièce  sacrifiée,  pour  ainsi  dire,  par  la  vie  privée  à  la  y\%  pu- 
blique. Cette  pièce  reçoit  en  poésie  l'épithète  consacrée  de 
«  bruyante  »,  à  cause  des  gens  qui  s'y  pressent  et  y  séjournent, 
amis,  clients,  fidèles  de  toutes  sortes.  En  arrière  se  trouvent  les 
pièces  consacrées  aux  homme§.  Un  appartement  spécial,  le  gyné- 
cée, est  réservé  aux  femmes.  Le  château  est  meublé  de  trônes. 
autrement  dit  de  fauteuils,  de  chaises,  de  tabourets  ou  petits 
bancs,  de  coffres  où  l'on  serre  les  étoffes.  Une  colonne  est 
creusée  de  manière  à  constituer  un  placard  à  lances  ou  à  jave- 


Jll.    —    LE    BANDIT   MOMAGNARD    IDÉALISÉ.  43 

lines  pour  que  les  visiteurs  puissent  se  débarrasser  de  leurs 
armes  comme  on  se  débarrasse  actuellement  des  cannes  et  des 
parapluies.  On  offre  des  fauteuils  aux  hôtes  de  distinction.  On  y 
étend  des  couvertures  brodées  ou  bariolées.  On  met  un  petit  banc 
sous  les  pieds  du  visiteur.  Il  y  a  naturellement  des  celliers  pour 
les  provisions,  avec  des  jarres  parfois  immenses,  et  des  écuries 
ou  étables  pour  les  chevaux  et  le  bétail. 

Le  mot  dont  nous  avons  fait  roi  signifiait  donc  chef,  et  de 
même  le  mot  dont  nous  avons  i^ii  trône  signifiait,  comme  nous 
venons  de  le  A^oir,  siège  à  bras.  Toujours  d'après  la  même  pro- 
portion, le  mot  dont  nous  avons  fait  sceptre  signifiait  bâton.  Les 
basileus,  en  temps  de  paix,  tenaient  volontiers  en  main  une  sorte 
de  canne  plus  ou  moins  ornée,  qui  finit  par  devenir  un  bâton  de 
commandement,  et,  par  suite,  un  objet  quasi  sacré. 

La  bande  du  chef.  —  Le  basileus,  grand  chef,  est  entouré  de 
plusieurs  «/i«.i'^  petits  chefs,  qui  sont  en  principe  ^es  pairs,  et  qui 
obéissent,  non  par  contrainte,  mais  librement.  Le  grand  chef  a  su 
se  les  attacher  par  sa  richesse,  par  sa  vaillance,  par  son  prestige, 
par  son  éloquence.  Le  même  mot,  dans  la  langue  grecque,  veut 
dire  obéir  et  être  persuadé.  Pour  se  faire  obéir,  il  faut  donc  per- 
suader les  gens,  et  l'on  voit  poindre  ici  le  rôle  capital  que  va  jouer 
l'éloquence  dans  toute  l'histoire  du  monde  grec.  Le  grand  chef 
qui  veut  prendre  une  décision  assemble  un  certain  nombre  de 
chefs  moins  grands  qui  gravitent  autour  de  lui  et  leur  propose 
son  affaire.  C'est  ce  qu'on  appelle  la  boulé.  De  là  sortiront  les 
sénats  de  l'époque  ultérieure.  Cet  état-major  discute  la  question, 
parfois  avec  assez  d'âpreté  ;  mais  le  grand  chef  a  naturellement 
pour  lui  la  supériorité  de  son  prestige.  L'idée  est-elle  adoptée? 
Tout  n'est  pas  dit.  Il  faut  rassembler  Vagora,  c'est-à-dire  tous 
les  anax  ralliés  au  clan  du  basileus.  C'est  l'assemblée  générale 
de  tous  les  nobles,  si  l'on  veut,  de  tous  les  guerriers.  Là,  on  dis- 
cute encore,  mais  un  peu  pour  la  forme.  Le  basileus,  qui  s'est 
entendu  avec  la  boulé ^  est  assez  fort  pour  entraîner  l'adhésion  de 
cette  collectivité  tumultueuse.  Mais  encore  faut-il  qu'il  la  de- 
mande, sans  quoi  les  anax  se  formaliseraient  sans  doute,  et  l'on 


4i  LA    GRECE   ANCIENNE. 

ne  peut  se  dispenser  de  cette  formalité  d'enregistrement.  L'agora 
enregistre,  en  effet,  avec  plus  ou  moins  d'enthousiasme.  Elle  se 
laisse  généralement  conduire,  mais  après  des  discours  et  des 
flatteries  appropriées.  Là  encore,  les  «  meneurs  d'hommes  » 
sont  obligés  de  faire  des  frais  oratoires.  L'obéissance  passive 
n'est  pas  de  mise,  sauf  peut-être  —  car  ce  n'est  pas  sûr  —  au  fort 
du  combat. 

Les  auxiliaires  du  chef.  —  Certains  anax  de  distinction  sont 
spécialement  attachés  à  la  personne  des  grands  chefs.  Ce  sont  les 
thérapontes,  sortes  d'écuyers  nobles,  que  le  grand  chef  traite  à 
peu  près  en  égaux  et  souvent  en  amis.  A  un  cran  supérieur, 
l'on  trouve  des  basileus  qui  peut-être  ont  eu  des  malheurs,  ou 
qui  trouvent  décidément  leur  <(  royauté  »  par  trop  insignifiante, 
et  qui  lient  volontairement  leur  cause  à  celle  d'un  ami  plus  puis- 
sant. Ce  sont  les  hétairoi.  Mais  ce  mot,  à  Tusage,  finit  par 
prendre  un  sens  large  et  vague.  Cela  veut  dire  compagnon,  cama- 
rade, ami.  Et  il  est  très  important,  dans  le  système,  de  cultiver 
les  amitiés. 

Sous  ce  régime  de  libre  service,  l'homme  puissant  est  celui 
qui  sait  se  faire  beaucoup  d'amis.  Plus  on  sera  aimable,  géné- 
reux, hospitalier,  serviable,  plus  on  recrutera  de  bonnes  lances 
dans  sa  compagnie.  L'état  social,  qui  tend  à  développer  l'élo- 
quence, tend  donc  à  développer  aussi  l'amabilité,  les  manières 
fines,  courtoises,  insinuantes.  Il  pousse,  en  certains  cas,  à  d'ad- 
mirables fidélités.  De  ce  besoin  social  sortiront  des  couples  d'amis 
dévoués,  comme  ceux  d'Achille  et  de  Patrocle,  d'Oreste  et  de 
Pylade.  La  camaraderie  devient  un  ressort  de  la  vaillance. 

En  dehors  des  guerriers  proprement  dits,  le  chef  dispose  encore 
d'auxiliaires  pacifiques,  dont  les  trois  principaux  sont  le  héraut, 
le  devin  et  l'aède. 

Le  héraut  est  un  parlementaire  permanent.  C'est  lui  qui  pré- 
side aux  rapports  des  ennemis  en  temps  de  guerre.  Il  ne  se  bat 
jamais  et  sa  personne  est  inviolable.  Il  fait  les  proclamations 
nécessaires  en  présence  de  l'ennemi.  Mais  il  a  aussi  son  rôle 
dans  l'intérieur  du  clan.  C'est  lui  qui  a  la  police  des  assemblées. 


m.    —    LE    BAXDIT    MONTAGNARD    IDÉALISÉ.  43 

Il  réclame  le  silence  lorsqu'on  crie  trop  fort,  ce  qui  devait  donc 
arriver  souvent.  Mais  il  lui  est  utile  de  pouvoir  crier  très  fort 
lui-même,  et  le  nom  de  Stentor,  héraut  des  Grecs  au  siège  de 
Troie,  en  est  devenu  proverbial.  Enfin  le  héraut  sert  d'arbitre 
sur  les  questions  de  point  d'honneur.  C'est  un  bandit  neiitmlisé. 

Le  devin  porte  un  nom  qui  indique  son  rôle.  Il  est  environné 
d'un  grand  respect.  Plus  les  occupations  des  hommes  sont  ha- 
sardeuses, phis  ils  éprouvent  le  besoin  quelquefois  fébrile  d'in- 
terroger par  avance  l'avenir.  Or  les  occupations  de  nos  Hellènes 
sont  fort  hasardeuses.  Le  devin  est  donc  un  être  sacré.  Non 
seulement  l'oracle  de  Delphes  voit  s'accroître  sa  vogue,  mais  on 
rencontre,  autour  des  plus  illustres  basileus,  des  personnages  qui 
prophétisent.  Tel  est  Mélampos,  qui  est  en  même  temps  médecin, 
et  à  qui  la  légende  attribue  le  don  d'entendre  le  langage  des  oi- 
seaux. Tel  est  encore  Tirésias,  le  devin  de  Thèbes,  qui  dévoile 
les  crimes  d'OEdipe.  Tel  est  encore  Calchas,  qui  accompagnera 
les  Grecs  au  siège  de  Troie.  Et  il  faut  insister  sur  la  puissance 
exercée  par  de  tels  homcaes,  ou  par  les  oracles  en  général.  On 
peut  voir  dès  maintenant  se  dessiner  une  forte  tendance  à  faire 
intervenir  la  superstition  comme  élément  directeur  ou  perturba- 
teur dans  les  entreprises  de  la  vie,  et  notamment  dans  les  opé- 
rations militaires,  tendance  que  l'on  retrouvera  toute-puissante 
à  la  plus  belle  époque  du  génie  grec. 

L'aède  enfin,  c'est  le  chanteur,  le  poète,  le  spécialiste  qui 
charme  les  réunions  du  château  et  constitue  une  attraction  de 
ses  plantureux  banquets.  Nous  avons  vu  couiment  le  goût  de  la 
musique  et  de  la  poésie  s'était  renforcé  à  l'époque  héraclide. 
Il  se  renforce  encore  et  se  régularise,  comme  tout  le  reste,  à 
l'époque  hellène.  Que  chante  l'aède?  Les  dieux  sans  doute,  mais 
aussi,  et  avec  une  prédilection  particulière,  la  gloire  des  com- 
bats, puisque  c'est  ce  qui  intéresse  tout  spécialement  nos  héros. 

Comme  il  faut  que  ces  spécialistes  fassent  leur  apprentissage 
quelque  part,  il  se  crée  des  écoles  de  poésie  et  de  musique,  où 
l'on  conserve  les  recettes,  les  procédés,  les  airs,  les  vers.  Les 
aèdes,  pour  les  raisons  que  nous  avons  dites,  ont  la  capacité 
mnémonique  fort  développée.  Us   savent  beaucoup  de  belles 


46  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

histoires,  qu'ils  transmettent  à  leurs  élèves.  Ces  histoires  sont  des 
morceaux  épiques  auxquels  la  coutume  finit  par  imprimer  une 
forme  consacrée.  Il  y  aura  des  invocations  à  la  Muse,  des  épi- 
thètes  traditionnelles,  des  sortes  de  moules  tout  faits  pour  in- 
troduire les  récits  de  combats  ou  les  disputes  de  guerriers.  Telles 
apparaissent,  dans  la  poésie  homérique,  les  figures  de  Phémios, 
l'aède  attitré  du  château  d'Ulysse  à  Ithaque,  et  de  Démodocos, 
qui  charme  à  Schérie  les  superbes  banquets  des  Phéaciens. 

Les  guerres  entre  chefs.  —  Les  chefs,  avec  les  clans  qu'ils 
mènent,  peuvent  être  entre  eux  à  l'état  de  guerre  ou  à  l'état  de 
paix. 

L'état  de  guerre  est  fréquent.  Ce  sont  des  rivalités,  des 
brouilles,  des  raccommodements,  des  meurtres,  des  fuites  de 
meurtriers  chez  un  clan  voisin  qui  les  adopte,  des  luttes  intes- 
tines dans  la  même  cité,  des  fratricides,  des  vengeances  atroces, 
des  «  faits  divers  »  dramatiques  dont  on  fera  eiïectivement  des 
tragédies.  Ce  sont  encore,  selon  la  méthode  qui  dès  le  début  ca- 
ractérise l'expansion  hellène,  des  entreprises  pour  soutenir  tel  ou 
tel  parti  dans  une  cité  où  régnent  des  querelles  intérieures.  Ce 
sont  des  histoires  de  «  bannis  »  qui  s'en  vont  avec  des  menaces, 
et  qui  reviennent  après  être  allés  chercher  du  renfort.  Polynice, 
banni  de  Thèbes,  s'en  va  chercher  Adraste,  roi  d'Argos,  lequel 
avait  été  banni  d'Argos  par  Amphiaraûs,  puis  s'était  récon- 
cilié avec  ce  dernier.  Oreste,  vengeur  de  son  père  Agamemnon, 
est  un  banni  qui  revient.  Banni  encore,  Persée;  banni,  Belléro- 
phon;  deux  héros  dont  la  légende  touche  au  moins  en  partie  à 
notre  période,  et  tous  deux  s'illustrent  quoique  bannis,  ou  parce 
que  bannis.  C'est  l'ère  des  coups  de  main  et  des  coups  de  force. 
Le  régime  longtemps  pratiqué  dans  la  montagne  est  appliqué  à 
la  plaine.  Le  bandit,  érigé  en  basileus,  demeure  bandit. 

Mais,  dans  la  plaine,  la  guerre  se  fait  d'une  façon  perfectionnée. 
La  valeur  de  l'unité  humaine,  poussée  à  son  maximum  dans  ces 
luttes  où  les  combattants  ne  sont  qu'une  poignée  d'hommes, 
amène  le  développement  des  armes  défensives  :  casques,  cuirasses, 
épaulières,  jambières,  boucliers.  Comme  il  arrivera  plus  tard  au 


m.    —    l.E    BANDIT    MONTAliNARD    IDEALISE.  i/ 

moyen  âge  pour  des  raisons  analogues,  le  héros  éprouve  le  besoin 
de  se  transformer  en  citadelle  vivante.  C'est  toute  une  afTaire  que 
de  se  procurer  des  armes  solides.  Le  bronze  est  encore  le  métal 
qui  les  fournit.  Mais,  sous  cette  carapace,  naturellement,  les 
mouvements  du  héros  sont  difficiles.  Que  fera-t-il?  Il  montera 
debout  sur  un  char,  petit  siège  traîné  par  deux  chevaux,  et  que 
conduira  un  fidèle  théraponte.  Le  cheval  apparaît  donc,  et  lé- 
pithète  «  dompteur  de  chevaux  »  devient  pour  un  héros  un 
précieux  éloge.  Castor,  le  frère  de  Pollux,  est  un  de  ceux  qui  en 
bénéficient.  Mais,  malgré  tout,  rilellène  ne  se  bat  guère  à  cheval. 
C'est  un  fantassin  qui  se  fait  traîner  en  voiture.  Du  reste,  pas  de 
tactique;  rien  que  de  la  bravoure,  ou  des  ruses  élémentaires. 
Les  batailles  se  décomposent  en  une  série  de  combats  singuliers 
—  toujours  comme  il  arrivera  pour  les  chevaliers  du  moyen  âge. 
On  se  défie,  on  se  poursuit,  on  se  sauve  d'ailleurs  sans  vergogne 
quand  on  se  sent  le  plus  faible,  et  l'on  s'embarrasse  peu  des 
prescriptions  de  la  loyauté. 

Les  armes  offensives  sont  surtout  l'arc,  l'épée  et  le  javelot. 
L'arc  joue  un  rôle  important  dans  les  légendes  héroïques.  Tou- 
tefois le  javelot  semble  en  voie  de  conquérir  la  prépondérance. 
Pour  comprendre  celle-ci,  il  faut  se  représenter  l'entraînement 
physique  auquel  se  soumettaient,  de  bonne  heure,  les  futurs 
guerriers.  Le  trait  lancé  à  la  main,  grâce  à  une  studieuse  habi- 
tude, finissait  par  être  une  arme  terrible,  perçant  les  boucliers 
et  les  cuirasses  et  franchissant  des  distances  relativement  consi- 
dérables. A  une  époque  où  la  poudre  à  canon  n'existait  pas,  la 
faculté  physique  de  projeter  un  dard  plus  loin  que  ses  adver- 
saires constituait  une  supériorité  précieuse,  équivalente  à  ce 
qu'est  pour  nous  la  possession  d'un  fusil  ou  d'un  canon  à  longue 
portée.  On  cultivait  de  même  Vendurance,  qui  permet  de  com- 
battre plus  longtemps  sans  fatigue.  C'est  en  s'entraînant  à  ces 
exercices  que  les  Grecs  deviendront  des  guerriers  supérieurs  et 
se  rendront  capables  de  prouesses  merveilleuses  contre  les  armées 
inférieures  de  l'Asie.  Or,  ils  s'y  entraînent  parce  que  leur  état 
social  les  y  oblige,  parce  que  la  vie  de  bandit  montagnard  leur  a 
fait  une  loi  de  ces  tours  de  force,  et  que,  dans  cette  société  de 


48  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

pillards  aventiireux,  la  virtaosité  musculaire  est  un  gagne-pain. 

Les  chefs,  au  milieu  de  guerriers  quasi  égaux,  n'ont  d'autre 
autorité  sur  leurs  compagnons  que  celle  à  laquelle  ces  der- 
niers veulent  bien  se  soumettre.  Evidemment  il  faut  une  orga- 
nisation et  une  discipline  embryonnaires.  Le  chef  est  un  homme 
très  brave  et  très  admiré,  doué  personnellement  —  sans  quoi 
il  ne  serait  pas  chef —  des  qualités  du  «  meneur  d'hommes  ». 
Mais,  à  l'occasion,  tel  ou  tel  ana.r  refuse  d'obéir,  et  le  chef  ne 
peut  rien  contre  lui.  Ce  n'est  pas  de  la  désertion;  c'est  de  la 
grève,  et  la  grève  est  permise.  Nouvelle  occasion  pour  le  chef 
de  déployer  toutes  ses  ressources  d'éloquence,  et  de  manifester 
son  utile  libéralité. 

Enfin,  vainqueurs,  nos  héros  se  partagent  le  butin,  et  c'est 
toujours  une  grave  question.  Il  faut  que  les  parts  soient  égales, 
et  qu'elles  soient  tirées  au  sort.  Le  grand  chef  a  toutefois  sa 
part  privilégiée,  et  parfois  tel  héros  de  distinction  peut  obtenir 
une  «  récompense  »  hors  part,  votée  par  ses  camarades.  Mais 
cette  répartition  du  butin  est  la  cause  de  bien  des  brouilles. 
C'est  la  grande  affaire  d'État, 

Les  coalitions  par  sympathie.  —  Pour  être  capables  d'en- 
treprendre des  expéditions  un  peu  importantes,  nos  «  petits 
rois  »  sont  obligés  de  s'associer  entre  eux.  Etant  donné  l'é- 
miettement  de  la  souveraineté  à  travers  le  pays,  c'est  le  seul 
moyen  de  mettre  sur  pied  des  forces  sérieuses. 

Ce  résultat  est  obtenu  au  moyen  de  Vhétérie. 

L'hétérie  est  l'extension  hors  du  clan  de  ces  amitiés  dont 
l'intérieur  du  clan  nous  a  déjà  offert  l'exemple.  C'est,  en  quelque 
sorte,  un  vaste  réseau  d'amitiés  qui  englobe  çà  et  là  une  mul- 
titude de  chefs. 

Le  sentiment  d'une  origine  commune  se  fortifie  parmi  les 
Grecs  avec  l'avènement  des  Hellènes.  Et  la  chose  est  fort  natu- 
relle si  l'on  considère  que  les  chefs  des  diverses  cités  sont 
fournis  à  celle-ci  par  un  type  unique  d'hommes  supérieurs 
formé  dans  un  milieu  déterminé.  La  séparation  des  vallées, 
dune  manière  lente  et  continue,  tend  à  faire  diverger  les  in- 


III.    —    LE    I3ANDIT    MONTAGNARD    IDÉALISÉ.  i9 

nombrables  cantons  de  la  Grèce,  malgré  leur  commune  origine 
pélasgique;  mais  l'accession  au  pouvoir  d'hommes  provenant 
de  la  même  bande  tend,  par  intervalles,  à  resserrer  plus  ou 
moins  brusquement  le  lien  primitif,  d'autant  plus  que  ces  ban- 
dits ne  sont  pas  des  étrangers,  mais  des  enfants  du  pays,  dont 
les  ancêtres  ont  jadis  gagné  le  maquis.  Des  groupes  sympa- 
thiques se  forment  donc  çà  et  là;  les  liens  de  l'hospitalité,  ceux 
du  mariage,  ceux  du  voisinage  entrent  en  jeu.  Entre  deux  ba- 
sileus  grecs,  il  y  a  des  terrains  d'entente  qui  n'existent  pas 
entre  un  quelconque  de  ces  basileus  et  le  barbare.  Car  le  terme 
de  «  barbare  »  va  apparaître,  indice  d'un  état  d'âme  tout  spé- 
cial chez  les  Grecs  qui  l'emploient.  C'est  contre  les  barbares, 
ou  contre  les  gens  réputés  tels,  que  se  formeront  les  plus 
célèbres  coalitions  de  la  Grèce. 

En  attendant,  les  discordes  intestines  de  la  Grèce  nous  don- 
nent le  spectacle  d'autres  coalitions.  La  plus  célèbre  est  celle 
des  sept  chefs  qui  vont  assiéger  Thèbes,  lorsque  Polynice,  fils 
d'OEdipe,  en  est  banni  par  son  frère  Etéocle.  Polynice  va  en 
effet  faire  appel  à  ses  amitiés.  Il  va  trouver  son  beau-père 
Adraste,  roi  d'Argos,  et  Adraste  met  à  son  service  le  crédit  dont 
il  dispose  autour  de  lui.  A  son  appel,  des  chefs  illustres  s'en- 
rôlent :  Tydée,  roi  de  Calydon,  autre  gendre  d'Adraste  et  par 
conséquent  beau-frère  du  proscrit;  Capanée,  gendre  d'un  chef, 
de  clan  nommé  Iphis,  qui  partageait  avec  Adraste  la  «  royauté  » 
d'Argos;  Parthénopée  «  fils  d'une  chasseresse  des  montagnes  » 
(Atalante),  qui  a  été  élevé  dans  Argos,  et  se  rattache  ainsi  au 
clan  d'Adraste;  Amphiaraiis,  beau-frère  de  ce  dernier,  que  la 
légende  représente  marchant  à  contre-cœur,  par  devoir  de  clan  ; 
plus  un  certain  Étéocie,  homonyme  du  chef  thébain,  et  un  cer- 
tain Hippomédon,  sur  lesquels  la  légende  ne  nous  renseigne 
pas.  Ni  l'échec  de  cette  ligue,  ni  la  mort  de  tous  les  chefs,  ni 
celle  même  de  Polynice,  ne  découragent  les  «  amis  »  de  ce 
dernier,  car  une  nouvelle  coalition  s'organise  pour  rétablir, 
comme  chef  du  clan  thébain,  Thersandre,  fils  de  Polynice. 

Cette  guerre  des  Sept  contre  Thèbes  e&t  devenue  célèbre  dans 
la  légende,  grâce  à  son  caractère  fratricide  qui  lui  donna  un 

4 


•jO  la   GRÈCE   ANCIENNE . 

cachet  particulier  d'horreur.  Mais,  en  réalité,  une  foule  d'ex- 
péditions et  de  groupements  semblables  ont  dû  exister,  et  l'on 
entrevoit  le  tableau  que  devait  présenter  la  Grèce  à  cette  époque 
lointaine.  C'est  Fémiettement  de  la  souveraineté,  mais  c'est 
aus^i  TefTort  continu  pour  grouper  en  faisceaux  des  clans  épars. 
C'est  la  guerre  perpétuelle,  mais  c'est  aussi  le  jeu  perpétuel 
des  amitiés,  des  relations,  des  intérêts  sympathiques.  C'est  l'a- 
narchie pillarde  et  belliqueuse  corrigée  par  une  multitude  de 
petites  harmonies  particulières. 

Les  éle'ments  fédératifs  :  1"  Les  Amphictyonies.  —  Cette 
tendance  à  l'harmonie ,  on  essaie  de  la  faire  passer  dans  des 
institutions  effectives . 

La  légende  donne  un  frère  à  Hellen  et  l'appelle  Amphictyon. 
Cet  Amphictyon,  dont  on  fait  un  des  anciens  rois  d'Athènes, 
donne  son  nom  aux  «  amphictyonies  », 

Les  amphictyonies  paraissent  n'avoir  été  tout  d'abord  que 
des  conventions  de  bon  voisinage  entre  cités  juxtaposées.  Elles 
devinrent  ensuite  des  conventions  d'une  nature  plus  large  et 
plus  générale,  destinées  à  faciliter,  malgré  l'état  de  guerre,  le 
culte  des  divinités  communes  aux  Hellènes. 

2"  Les  pèlerinages.  —  Justement  à  cette  époque,  on  effet, 
l'apothéose  —  progressive  sans  doute  —  des  grands  Héraclides 
de  l'époque  précédente,  achevait  son  œuvre,  et  la  personnalité 
merveilleuse  de  ces  chefs  inoubliables  achevait  de  se  confondre 
avec  les  diverses  forces  de  la  nature.  La  fusion  des  diverses 
mythologies  pélasgique,  liéraclide,  exotique  aboutissait  à  une 
cristallisation,  et  l'on  ressentait  le  besoin  d'opérer,  en  ce  qui 
concernait  ces  divinités  à  figure  parfois  un  peu  flottante,  un 
classement  définitif.  Les  représentants  de  la  religion  prirent 
probablement  cette  initiative,  et  une  entente  générale,  par  leur 
entremise,  eut  lieu  dans  tout  le  monde  grec  pour  proclamer 
la  prééminence  officielle  des  douze  grands  dieux.  Mais  ces 
dieux  avaient,  çà  et  là,  des  sanctuaires  particulièrement  révé- 
rés auxquels  des  dévots  de  diverses  régions  se  rendaient  volon- 


m.  —   LE    lUNniT    MONTAGNARD   IDÉALISÉ.  51 

tiers  en  pèlerinage.  De  là  im  besoin  de  neutraliser  certains 
points  privilégiés,  pour  permettre  à  ces  dévotions  de  se  mani- 
fester, et  à  certaines  grandes  fêtes  d'être  célébrées  à  frais 
communs,  par  des  fidèles  venus  de  tous  les  points  du  pays.  On 
sacrifiait  en  commun  au  dieu  et  l'on  chantait  ses  louanges.  On 
était  toujours  à  temps  de  se  battre  ensuite.  Il  y  eut  donc  des 
{(  commissions  »,  des  «  conseils  »,  quelque  chose  comme  des 
((  congrès  »  à  mandat  plus  ou  moins  limité.  Il  y  eut  des  essais 
de  codification  d'un  droit  international  très  élémentaire.  On 
décida,  par  exemple,  qu'aucune  peuplade  grecque  ne  devait, 
en  cas  de  guerre,  saccager  de  fond  en  comble  la  résidence  d'une 
autre,  et  —  détail  curieux  —  qu'aucune  ville  assiégée  ne 
devait  être  privée  d'eau  par  des  assiégeants.  Des  traits  sem- 
blables accusent  la  supériorité  et  la  civilisation  du  type. 

Le  lieu  de  pèlerinage  le  plus  ilkistre,  c'était  Delphes.  Là 
palpitait,  on  peut  le  dire,  l'âme  religieuse  de  la  Grèce.  Le  lieu 
était  considéré  comme  le  centre  mathématique  du  monde.  Sur 
un  territoire  neutre,  inviolable  et  sacré,  s'élevaient  des  tem- 
ples et  des  «  trésors  »,  entretenus  par  les  diverses  cités.  Là 
triomphait  le  fameux  oracle  d'Apollon,  représenté  parla  Pythie, 
et  fidèlement  consulté  par  une  multitude  de  personnes,  qui 
enrichissaient  le  sanctuaire  de  leurs  cadeaux.  Une  voie  sacrée  — 
détail  significatif  —  avait  été  construite  pour  relier  Delphes  à 
l'Olympe,  et  l'on  y  faisait  des  processions.  C'est  presque  le 
symbole  du  lien  moral  qui  relie  le  type  hellène  au  type  héra- 
clide. 

Un  autre  pèlerinage  d'Apollon  était  celui  de  Délos,  île  qui 
avait  été,  disait-on,  le  berceau  de  ce  dieu.  Il  était  surtout  fré- 
quenté, comme  de  raison,  par  les  Grecs  maritimes.  L'oracle 
d'Esculape,  à  Épidaure,  avait  aussi  beaucoup  de  clients.  Une 
sorte  de  fraternité  religieuse  se  faisait  naturellement  sentir 
entre  les  pèlerins  de  diverses  provenances  qui  s'acheminaient 
vers  ces  lieux,  et  ces  lieux  eux-mêmes  devenaient,  par  un  con- 
sentement unanime,   des  sortes  de  petits  territoires  fédéraux. 

C'est  très  probablement  durant  cette  période  que  s'organisè- 
rent régulièrement  les  «  grands  jeux  ». 


52  lA    GRÈCE   ANCIENNE. 

3°  Les  grands  jeux.  —  Les  pèlerinages  de  Delphes,  en  ras- 
semblant beaucoup  de  fidèles  à  certaines  époques  particulière- 
ment solennelles,  devaient  se  prêter  à  ces  manifestations  expan- 
sives.  De  très  bonne  heure,  en  ce  lieu,  il  sétablit  des  concours. 
Une  chose  intéressante  à  noter,  c'est  que  les  «  Jeux  Pythiques  », 
établis  à  Delphes,  furent  d'abord  des  luttes  intellectuelles,  des 
concours  de  musique  et  de  chant.  On  peut  y  voir  un  divertisse- 
ment de  nature  pélasgique  adopté  et  patronné  par  les  grands 
chefs  héraclides.  Mais,  avec  le  temps,  les  jeux  changèrent  de 
caractère.  Ils  devinrent  des  luttes  corporelles.  Pourquoi?  Parce 
que  la  physionomie  sociale  de  la  Grèce  se  modifiait  et  que  l'on 
sentait  de  plus  en  plus  le  besoin  impérieux  d'orienter  l'éduca- 
tion vers  les  prouesses  physiques,  afin  d'obtenir  de  brillants 
guerriers. 

Comme  les  Jeux  Pythiques,  les  Jeux  Olympiques  se  célébraient 
tous  les  quatre  ans.  Un  sanctuaire  de  Jupiter,  situé  à  Olympie 
en  Élide,  avait  été  le  centre  de  ralliement.  Les  Jeux  Néméens, 
célébrés  tous  les  trois  ans  non  loin  d'Argos,  avaient  eu  pour  fon- 
dateurs, d'après  la  tradition,  les  sept  chefs  de  la  coalition  contre 
Thèbes.  Les  Jeux  Isthmiques  se  célébraient  à  l'isthme  de  Corin- 
the,  à  Fendroit  où  une  langue  de  terre  unit  le  Péloponèse  à  la 
Grèce  continentale  en  séparant  les  deux  golfes  projetés  en  ce 
point,  d'un  côté  par  l'Adriatique,  de  l'autre  par  l'Archipel.  L'im- 
portance commerciale  et  stratégique  de  ce  lieu  a  toujours  été 
grande,  car  il  constitue  un  double  passage,  un  croisement  de 
routes,  et,  au  besoin,  une  barrière.  C'est  là  que  Sisyphe,  un 
fameux  bandit,  mais  un  bandit  très  cultivé,  ingénieux  à  ses 
heures,  et  protecteur  des  récréations  intelligentes,  avait,  dit-on, 
institué  des  jeux.  Ce  qu'un  bandit  avait  fait,  un  autre  le  défit,  et 
le  brigand  Sinnis,  rapporte  la  tradition,  interrompit  la  célébra- 
tion des  Jeux,  Il  ne  fallut  pas  moins  que  l'intervention  d'un 
troisième  bandit,  l'illustre  Thésée,  pour  les  rétablir. 

La  course  à  pied,  la  course  en  char,  la  lutte  simple,  la  lutte 
armée,  le  pugilat,  le  disque,  l'arc  et  le  javelot,  tels  étaient  les 
principaux  exercices.  Plus  tard,  cinq  genres  de  concours  furent 
conservés  comme  «  classiques  »  :  la  course,  le  saut,  le  disque, 


TII.    —    LE    BANDIT    MONTAGNARD    IDÉALISÉ.  53 

le  javelot  et  la  lutte.  Lare  passa  probablement  de  mode  comme 
suranné  et  la  lutte  armée  fut  sans  doute  écartée  comme  trop 
dangereuse.  Quoi  qu'il  en  soit,  ces  divertissements  faisaient  fu- 
reur. Le  zèle  que  l'on  met  de  nos  jours  à  exceller  en  certains 
sports,  tels  que  celui  de  la  bicyclette,  ne  donne  qu'une  faible 
idée  de  l'enthousiasme  et  de  la  passion  avec  lesquels  les  Grecs 
cherchaient  à  se  rendre  supérieurs  en  ces  sortes  de  prouesses. 
Et  cela  se  conçoit.  C'est  par  la  force  physique  et  l'agilité  que 
l'intelligence  menait  la  Grèce.  Le  bandit  n'établissait  et  ne 
maintenait  son  influence,  ne  gagnait  et  ne  conservait  des  fidèles 
que  grâce  au  prestige  attaché  à  riiomme  qui  se  bat  bien,  court 
vite,  saute  loin  et  se  rend  physiquement  invincible.  Les  pères 
de  famille  savaient  très  bien  que  c'était  de  ce  côté  qu'il  fallait 
pousser  leurs  enfants.  Chaque  localité  avait  ses  «  petits  jeux  ». 
sa  palestre,  où  la  jeunesse  s'exerçait.  Aucune  distraction  plus 
noble,  plus  instructive,  plus  passionnante,  plus  conforme  à  l'in- 
térêt des  familles  et  des  classes,  ne  pouvait  donc  agrémenter 
ces  pèlerinages  à  la  mode.  Comme  le  moyen  âge  devait  avoir  la 
trêve  de  Dieu,  la  Grèce  avait  la  trêve  des  jeux.  On  sentait  en 
quelque  sorte  que  l'avenir  de  toute  la  race  était  là. 

Mais,  ici  encore,  le  montagnard  de  l'Othrys  se  montre  un 
bandit  intelligent.  Son  ardeur  pour  les  exercices  du  corps  n'est 
pas  le  fait  d'une  brute  puissante,  heureuse  de  déployer  la  ro- 
bustesse de  ses  biceps.  C'est  une  ardeur  méthodique  et  raison- 
née,  l'adaptation  prévoyante  d'un  moyen  à  une  tin.  Nous  igno- 
rons si  déjà  les  vainqueurs  sont  chantés  par  des  poètes,  comme 
ils  le  seront  dans  la  suite;  mais,  en  attendant,  des  concours 
poétiques,  musicaux,  se  combinent  avec  les  épreuves  athléti- 
ques, preuve  que  le  côté  intellectuel  n'est  pas  oublié. 

Les  variétés  du  type  hellène  :  1  '  l'Hellène  ébauché  :  Eoliens, 
Myniens,  Cadméens.  La  Thèbe  d  Œdipe.  —  Malgré  ces  prin- 
cipes d'unité,  des  variétés  se  dessinent  dans  le  type  hel- 
lène. 

De  même  qu'on  donne  à  Hellen  des  ancêtres,  on  lui  donne 
des  fils  :  Dorus,  Eolus  et  Xuthus. 


54  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

Dorus,  père  des  Doriens,  reste  pour  le  moment  dans  la  mon- 
tagne. Nous  le  retrouverons  plus  tard. 

Eolus,  père  des  Éoliens,  préside  à  des  migrations  diverses  : 
en  Thessalie  et  en  Béotie  d'abord,  puis  dans  la  Grèce  centrale 
et  "sur  la  côte  occidentale  du  Péloponèse,  notamment  en  Élide. 

Xuthus  est  père  lui-même  de  deux  fils  :  Achœus  et  Ion. 

Le  type  éolien  semble  avoir,  le  premier,  fourni  une  brillante 
carrière. 

Les  Hellènes  de  ce  type  étaient  ceux  qui,  au  moment  de  l'ex- 
pansion de  leur  bande,  s'étaient  répandus  dans  la  Thessalie  du 
Nord,  La  montagne  qui  dut  leur  fournir  le  point  d'appui  dési- 
rable fut  le  Pélion,  qui  court  le  long-  de  l'Archipel  et  domine  le 
port  d'Iolcos.  Ce  massif  du  Pélion  est  prolongé  au  nord  par  celui 
de  rOssa,  qui  lui-même  fait  face  à  l'Olympe.  Nous  sommes  donc 
toujours  dans  la  région  si  formidablement  légendaire  des  luttes 
entre  Jupiter  et  les  Titans.  L'enjeu  de  la  lutte  est  toujours  cette 
Thessalie,  la  plus  vaste  plaine  de  la  Grèce,  pays  des  Centaures 
si  admirés,  et  où  la  civilisation  pélasgique  avait  dû  se  traduire 
jadis  par  d'importants  résultats.  On  peut  en  voir  une  preuve 
dans  les  connaissances  merveilleuses  attribuées  au  Centaure 
Chiron,  précepteur  d'Achille  et  d'autres  héros.  Les  Centaures 
étaient  des  hommes  très  forts,  dont  les  connaissances  furent 
évidemment  utilisées,  à  plusieurs  reprises,  par  les  dominateurs 
du  pays. 

Il  s'ensuivit  que,  de  tous  les  Hellènes,  les  Éoliens  furent  ceux 
qui  subirent  le  plus  l'influence  de  l'ancien  fonds  de  la  race.  La 
preuve  de  ce  fait  se  trouve  dans  les  ressemblances  plus  grandes 
du  dialecte  éolien  avec  la  langue  latine.  Plus  impressionnés 
par  les  mœurs  et  le  langage  antique,  puisqu'ils  tombaient  dans 
un  milieu  où  la  formation  antique  était  particulièrement  forte, 
ils  s'éloignèrent  moins  que  les  autres  Grecs  du  type  et  du  lan- 
gage primitif. 

Les  Éoliens,  à  vrai  dire,  paraissent  avoir  été  une  aristocratie 
assez  restreinte  d'hommes  de  même  famille,  les  Éolides,  super- 
posés à  d'anciennes  populations  déjà  fort  avancées.  Il  en  résulte 
que  Vhellénisation  due  à  cette  branche  de  héros  dut  être  rela- 


III.    —    LE    BANDIT   MONTAGNARD    IDÉALISÉ.  55 

tiveraent  faible.  L'Éolien  est  un  Hellène  plus  pélasgisé  que  les 
autres.  C'est  l'ébauche,  le  premier  degré  du  type. 

Au  sud  de  la  Thessalie,  de  l'autre  côté  de  la  Phthiotide,  les 
Éoliens  occupèrent  la  Béotie. 

EnQn  des  groupes  du  même  type  émigrèrent  dans  TOuest  de 
la  Grèce,  peuplèrent  les  lies  occidentales,  notamment  Ithaque, 
et  occupèrent,  dans  la  partie  du  Péloponèse  qui  regarde  ce 
même  Occident,  les  régions  connues  sous  le  nom  d'Élide  et  de 
Messénie.  Ulysse,  le  héros  d'Ithaque,  est  «  descendant  d'Eolus  ». 

A  la  branche  éolienne  des  Hellènes  se  rattachent  deux  peuples 
dont  la  carrière,  à  en  juger  par  les  légendes,  fut  évidemment 
glorieuse  :  les  Myiiiens  et  les  Cadméens. 

Les  Myniens  ont  pour  héros  national  Jason,  qui  conduira 
l'expédition  des  Argonautes.  Une  de  leurs  cités  les  plus  célèbres 
était  lolcos,  au  pied  da  Pélion  et  au  bord  du  golfe  pagasétique. 
Une  autre  était  Orchomène,  en  Béotie,  au  bord  du  lac  Copaïs. 

Les  Myniens  des  bords  du  lac  Copaïs  se  distinguèrent,  comme 
les  grands  Héraclides,  par  de  gigantesques  travaux.  Ils  creusè- 
rent dans  le  roc  des  canaux  d'écoulement  et  construisirent  de 
puissantes  digues  pour  améliorer  le  régime  du  lac  et  assainir  la 
région  voisine. 

Ce  peuple  est  peu  connu,  mais  l'on  sait  qu'Orchomène  eut 
véritablement  sa  phase  de  splendeur.  La  légende  a  conservé  le 
nom  d'Athamas,  roi  de  cette  cité,  qui,  voulant  mettre  à  mort 
son  fils  Phryxus  et  sa  fille  Hellé,  les  força  à  se  bannir  en  Col- 
chide.  Cet  Athamas,  personnage  évidemment  très  considérable, 
était  encore  le  père  de  Mélicerte.  en  l'honneur  de  qui  les  Jeux 
Isthmiques  furent  fondés. 

Mais,  dans  cette  même  Béotie,  de  l'autre  côté  du  lac  Copaïs, 
Orchomène  avait  une  rivale  dont  la  gloire,  grâce  à  une  plus 
grande  attention  des  poètes,  devait  éclipser  la  sienne  :  c'était 
Thèbes,  la  cité  de  Cadmus. 

La  légende  rapporte  que  Cadmus,  fils  du  roi  phénicien  Agénor, 
cherchant  sa  sœur  Europe  enlevée  par  Jupiter,  arriva  en  Béotie, 
où  il  tua  un  dragon,  dont  il  sema  les  dents  sur  le  sol.  De  ces 
dents  naquirent    des  hommes   qui    s'entretuèrent,   sauf    cinq, 


56  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

qui  aidèrent  Gadmus  à  bâtir  la  Gadmée,   citadelle  de  Thèbes. 

On  entrevoit,  à  travers  ces  récits  merveilleux,  que  les  Phéni- 
ciens ont  été  pour  quelque  cliose  dans  la  fondation  de  Thèbes. 
Un  passage  commercial  entre  les  deux  mers  —  Archipel  et  golfe 
de  Corinthe  —  existait  en  effet  à  cet  endroit.  On  entrevoit  aussi 
que  des  guerres  et  des  brigandages  raarcjuèrent  ces  premières 
tentatives  d'établissement.  Peut-être  cinq  bandits  du  pays,  plus 
forts  que  les  autres,  finirent-ils  par  profiter  de  la  situation  pri- 
vilég"iée  du  lieu  pour  édifier  un  de  ces  castels  dont  nous  avons 
parlé  plus  haut.  Une  colonie  phénicienne,  à  cette  occasion,  dut 
se  fondre  avec  les  habitants  du  pays,  et  s'helléniser,  sans  doute 
après  une  longue  période  de  conflits. 

Plusieurs  des  descendants  de  Gadmus  eurent  aussi  leurs  lé- 
gendes. Penthée,  son  fils,  fut  déchiré  par  des  «  bacchantes  ». 
Cette  légende,  cjui  concorde  avec  celle  d'Orphée,  semble  attes- 
ter, chez  certaines  femmes  de  cette  époque,  une  tendance  à  des 
explosions  de  colère  farouche.  Ge  sont  de  vrais  bandits  femel- 
les, qui  ont  fait  des  coups  de  main  dans  la  montagne  et  que 
peut-être  de  copieuses  libations,  dans  les  grands  jours,  mettent 
hors  d'elles-mêmes.  Notons  ces  accès  d'indépendance  de  la  femme 
éolienne.  Nous  les  retrouverons  plus  tard,  sous  une  autre  forme,  à 
Lesbos.  Un  autre  fils  de  Gadmus,  Actéon,  pour  une  indiscrétion 
à  l'égard  de  Diane,  est  changé  en  cerf  par  la  déesse  chasseresse, 
qui  le  fait  déchirer  par  ses  propres  chiens.  Nouvelle  histoire  de 
femme  indépendante  et  furieuse.  Mais  une  légende  thébaine,  à 
la  fois  plus  récente  et  plus  célèbre,  est  celle  dOEdipe,  fils  de 
Laius.  Exposé  à  la  mort  par  son  père  à  qui  un  oracle  a  prédit 
que  la  mort  lui  viendrait  de  la  main  de  son  fils,  OEdipe  est 
élevé  dans  l'exil,  tue  son  père  sans  le  connaître,  délivre  Thèbes 
du  sphinx  qui  la  terrifiait,  épouse  Jocaste,  sa  mère,  sans  la  con- 
naître, se  crève  les  yeux  quand  son  double  crime  lui  est  révélé, 
s'exile  accompagné  de  sa  fille  Antigone,  et  va  mourir  à  Golone, 
chez  Thésée,  roi  d'Athènes,  laissant  ses  fils  Étéocle  et  Polynice  se 
disputer  le  pouvoir. 

Au  point  de  vue  des  indications  sociales  sur  l'époque,  obser- 
vons qu' OEdipe  est  un  aventurier ^  puis  un  tueur  de  monstre,  puis 


III.    —    LE    BANDIT    MONTAGNARD    IDÉALISÉ.  '  57 

un  banni,  qu'il  rentre  donc  admirablement  dans  un  moule  que 
nous  connaissons  bien.  Il  olFre  un  illustre  exemple  de  la  façon 
dont  un  anax^  de  fortune  pouvait,  par  le  jeu  des  affections  et  des 
désaffections,  gagner  ou  perdre  des  «  royaumes  ».  Les  poètes 
postérieurs  qui  ont  mis  en  drame  cette  légende  ont  évidemment 
brodé  là-dessus,  mais  il  doit  y  avoir,  dans  le  fond  de  cette  for- 
midable tragédie  thébaine,  de  réelles  et  terribles  «  histoires  de 
brigands  ». 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  Thèbes  d'OEdipe  fut  évidemment  une  cité 
puissante,  un  centre  d'influence  assez  important  pour  justifier 
ces  deux  coalitions  que  nous  avons  mentionnées  plus  haut. 

2°  L'Hellène  achevé  :  les  Achéens.  La  Mycènes  d'Agamemnon. 
—  Un  autre  centre  de  puissance,  avec  les  Achéens,  se  forme 
plus  au  sud,  à  Mycènes. 

Les  Achéens  s'étaient  maintenus  longtemps  dans  la  Phthiotide 
au  sud  de  la  Thessalie.  Là  se  trouvait  la  cité  de  Larisse,  où  régna 
Pelée,  père  d'Achille,  et  d'où  devait  sortir  le  plus  idéalisé  des 
héros  grecs.  Puis  ils  s'étaient  répandus  en  divers  endroils  de  la 
Grèce,  et  spécialement  dans  l'est  du  Péloponèse.  Alors  la  cité 
pélasgique  de  Tirynthe  cède  la  place  à  Mycènes,  poste  admira- 
blement placé  pour  des  bandits  qui  exploitent  une  route.  Cette 
route  est  celle  qui  joint  le  golfe  d'Argolide  à  celui  de  Corinthe. 
Les  Phéniciens,  et  peut-être  d'autres  transporteurs  qui  complé- 
taient ainsi  l'œuvre  phénicienne,  se  servaient  de  cette  voie  ter- 
restre pour  éviter  une  longue  navigation  autour  du  Péloponèse. 
On  peut  conjecturer  avec  vraisemblance  le  rôle  que  devaient 
jouer,  à  l'égard  de  ces  riches  voyageurs,  les  bandits  mycéniens 
fortement  perchés  sur  leur  nid  d'aigles.  Il  y  a  un  art  de  dé- 
trousser les  gens  sans  trop  les  faire  crier,  et  sans  les  éloigner 
pour  toujours.  Parfois  la  violence  est  de  mise,  mais  parfois  aussi 
l'on  peut  s'entendre  avec  les  gens,  et  les  protéger  contre  d'au- 
tres bandits,  moyennant  de  convenables  péages.  Ainsi  firent  sans 
doute  les  Mycéniens.  Et  les  ressources  du  commerce  proprement 

1,  Science  sociale,  t.  XV,  p.  355. 


,j8  la   GRÈCE    ANCIENNE. 

dit  pouvaient  s'unir  parfois  à  celles  du  pillage.  Enrichi,  le  bandit 
pouvait  devenir  acheteur,  et  importer  ce  qu'il  ne  pouvait 
prendre  de  force. 

Ces  faits  poses,  on  s'explique  admirablement  cette  civilisation 
myténienne  dont  les  vestiges  ont  été  retrouvés  depuis  peu  par 
les  archéologues,  et  le  remarquable  essor  de  \art  mycénien. 
Tout  ce  que  les  fouilles  ont  mis  au  jour  :  l'Acropole,  la  porte 
des  Lions,  le  «  trésor  d'Atrée  )),le  «  tombeau  d'Agamemnon  », 
atteste  une  solide  puissance  et  une  étonnante  richesse.  Les 
objets  d'or  foisonnaient  dans  les  sépultures  des  chefs  mycé- 
niens :  couronnes  d'or,  baudriers  d'or,  statuettes  d'or,  plaques 
d'or,  garnitures  d'armes  en  or.  Et  les  documents  poétiques 
mentionnent  avec  vraisemblance  des  navettes  d'or,  des  fuseaux 
d'or,  des  rênes  d'or,  des  sandales  d'or,  des  sièges  d'or.  Ce  sont 
aussi  des  objets  d'ivoire  :  figures  d'animaux,  colonnettes,  orne- 
ments d'ustensiles.  L'agathe,  l'ambre,  l'améthyste  figuraient 
aussi  dans  ces  trésors,  et  le  bronze  aussi,  bien  entendu.  Le 
bronze  était  alors  moins  vil  qu'aujourd'hui,  vu  la  difficulté  de 
se  procurer  l'étain,  que  les  Phéniciens  allaient  chercher  à 
d'invraisemblables  distances.  Les  poteries  dénoncent  des  tenta- 
tives artistiques.  Des  lions  de  pierre,  dont  les  têtes  disparues 
étaient  probablement  de  métal  —  peut-être  d'un  métal  précieux 
—  sont  le  premier  spécimen  de  la  sculpture  grecque.  Parmi 
ces  objets  collectionnés  par  les  chefs  mycéniens,  beaucoup  ve- 
naient de  l'Orient,  mais  d'autres  paraissent  avoir  été  pro- 
duits dans  le  pays  même.  Les  grands  chefs  auraient  donc 
été  des  créateurs  de  manufactures,  qui  s'inspiraient,  avec 
plus  ou  moins  de  bonheur  ou  de  gaucherie,  des  procédés  de 
l'Orient. 

Il  parait  probable,  en  effet,  que  les  Grecs  avaient  leurs 
grands  métallurges  mi-forgerons,  mi-orfèvres,  êtres  rares  d'ail- 
leurs, et  objets  d'une  admiration  intense.  Il  ne  faudra  pas  moins 
qu'un  dieu  pour  confectionner  les  armes  d'Achille,  et  le  divin 
Yulcain,  qui  se  charge  aujourd'hui  d'exécuter  un  bouclier, 
retournera  demain  à  ses  trépieds,  à  ses  bracelets,  à  ses  agrafes, 
à  ses   pendants  d'oreille.   Rien  d'étonnant  si   la  croyance  lui 


III.    —    LE    BANDIT    MONTAGXARD    IDÉALISÉ.  59 

donne  pour  compagne  Vénus,  déesse  de  l'amour  et  de  la  beauté. 
Une  partie  de  sa  besogne  est  laide  et  prosaïque,  comme  lui; 
une  autre  est  gracieuse  et  attrayante,  comme  l'épouse  que  lui 
octroie  la  mythologie. 

Homère  ne  mentait  donc  pas  en  accolant  à  Mycènes  l'épi- 
thète  de  «  riche  en  or  ».  Et  ce  qu'on  a  trouvé  dans  les  sépul- 
tures doit  donner  une  idée   de  ce  qu'il  a  dû  y  avoir  ailleurs. 

L'histoire  légendaire  de  Mycènes  a  conservé  le  souvenir  de 
fortes  secousses  qui  auraient  fait  passer,  à  l'époque  héroïque, 
trois  dynasties  dans  ses  murs.  Persée  commença;  puis  vint  l'ère 
d'Adraste.  iMais  la  dynastie  vraiment  «  classique  »  fut  celle  que 
fonda  Pélops,  fils  de  Tantale. 

Ce  Tantale  régnait  en  Phrygie,  c'est-à-dire  en  cette  région 
où  la  violente  poussée  des  Héraclides  avait  refoulé  une  partie 
des  Pélasges,  et,  sans  doute  aussi,  de  ces  chefs  «  Titans  »  qui 
avaient  osé  lutter  contre  le  puissant  seigneur  de  l'Olympe.  Une 
légende  atroce  l'accuse  d'avoir  convié  les  dieux  à  un  banquet 
où  il  leur  aurait  servi  son  fils  Pélops.  Ce  dernier,  ressuscité  par 
les  dieux,  se  rend  dans  la  péninsule  appelée  depuis  lors  Pélo- 
ponèse.  Là,  par  un  crime  qui  le  débarrasse  du  roi  OEnomaûs, 
il  devient  roi  de  Mycènes.  Dès  lors,  chaque  génération  apporte 
sa  contribution  plus  ou  moins  abominable  à  ces  «  histoires  de 
brigands  »  qui  constituent  les  archives  de  la  famille.  Comme 
à  Thèbes,  i\ous  voyons  des  frères  qui  se  détestent.  Thyeste 
ayant  suborné  la  femme  de  son  frère  Atrée,  celui-ci  égorge  les 
enfants  de  Thyeste  et  les  fait  manger  à  leur  père  dans  un  festin. 
C'est  ensuite  l'histoire  d'Agamemnon  immolant  sa  fille  Iphi- 
génie,  puis  égorgé  par  sa  femme  Glytemnestre,  l'histoire  de 
Clytemnestre  tuée  par  Oreste  son  fils,  ainsi  que  son  complice 
Égisthe,  puis  l'histoire  d'Oreste  poursuivi  par  les  Furies.  Après 
quoi  la  légende  même  annonce  formellement  qu'il  y  a  un  arrêt 
et  qu'un  nouvel  ordre  social  commence.  Cette  affreuse  lignée 
des  Pélopides  est  bien  le  type  de  la  famille  des  chefs  bandits 
démoralisée  par  le  brigandage  systématique  et  le  pillage  fruc- 
tueux. Elle  offre,  en  outre,  l'exemple  d^me  série  de  vendettas 
tout  à  fait  comparable  à  celles  qu'on  aurait  pu  rendre  immor- 


LA    GRECE    ANCIENNE. 


telles  dans  les  annales  de  la    Corse,    s'il   s'était    rencontré  des 
poètes  pour  les  chanter. 

Ces  discordes  sont  intenses,  parce  que  l'enjeu  est  important, 
«  la  place  »  exceptionnellement  bonne.  Les  chefs  qui,  par  chance 
ou  par  force,  ont  mis  la  main  sur  ce  défilé  productif  ont  tout  ce 
qu'il  faut  pour  devenir  plus  puissants,  plus  riches,  plus  illustres 
que  les  autres,  pour  avoir  plus  d'  «  amis  »,  et  pour  être  tout  dé- 
signés d'avance  comme  chefs  suprêmes,  si  l'occasion  se  présente 
d'organiser  quelque  expédition  plus  grandiose,  plus  lointaine, 
plus  compliquée  que  les  autres. 

La  Sparte  de  Ménélas.  —  Dans  le  sud  du  Péloponèse,  la 
puissance  achéennc  a  un  centre  moins  important  :  c'est  Sparte. 
Là  régnait  le  héros  Tyndare,  représentant  dun  peuple  navi- 
gateur évidemment  mélangé  d'Orientaux.  Ce  Tyndare,  père  de 
Castor,  «  dompteur  de  chevaux  »,  et  de  PoUux,  «  habile  au  pugi- 
lat »,  est  «  détrôné  » ,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  par  son  gendre 
Ménélas,  frère  d'Agamemnon,  qui  implante  plus  que  jamais  dans 
le  pays  l'influence  prépondérante  du  grand  clan  mycénien. 
Agamemnon,  grâce  à  ses  «  amis  »,  à  son  frère  et  aux  amis  de 
son  frère,  tient  donc  sous  son  influence  une  bonne  partie  du 
Péloponèse.  La  Sparte  d'alors  est  vraisemblablement  une  My- 
cènes  de  second  ordre.  Le  luxe  y  règne.  Hélène,  femme  de 
Ménélas,  est  allée  en  Egypte.  Elle  en  a  rapporté  des  objets 
précieux,  notamment  un  fuseau  d'or,  une  corbeille  d'argent, 
des  baignoires  d'argent.  L'étranger  reçoit  chez  elle  une  hospi- 
talité confortable;  on  le  baigne,  on  l'inonde  de  parfums;  on  y 
fait  des  festins  qui  se  prolongent.  On  le  voit  :  les  Spartiates 
«  première  manière  »  ne  sont  pas  des  mangeurs  de  brouet  noir, 
mais  de  riches  bandits,  dont  l'existence  n'est  pas  enserrée  dans 
des  règlements  tyranniques,  et  dont  les  mœurs  participent  au 
mouvement  général  du  monde  achéen. 

3^  L'Hellène  modifié  :  Ioniens,  l'Athènes  primitive.  —  C'est 
une  partie  de  ce  monde  achéen  qui,  en  évoluant,  semble  pro- 
duire, à  une  époque  relativement  récente  de  la  période  hellène, 


III.    —    LE    BANDIT    MONTAGNARD    IDÉALISÉ.  61 

le  type  ionien.  L'apparition  de  ce  type  fait  alors  ressortir  le 
type  achéen  par  différence,  et  voilà  pourquoi  Achœus  et  lou 
sont  donnés  comme  les  petits- fils  d'Hellen  et  non  comme  ses 
fils.  Voilà  pourquoi  aussi  la  langue  ionienne,  d'où  sortira  le 
grec  classique  d'Athènes,  s'éloigne  plus  du  latin  —  et  par 
conséquent  du  pélasge  —  que  les  dialectes  éolien  et  dorien. 
En  réalité,  les  particularités  sociales  qui  caractériseront  plus 
tard  le  type  ionien  sont  encore  à  l'état  d'ébauche  au  moment 
qui  nous  occupe.  Achœus  est  un  frère  aine  très  absorbant, 
auprès  duquel  Ion,  jeune  encore,  ne  joue  qu'un  rôle  très  effacé. 

Pourtant  l'Ionien  existe,  et  c'est  même  lui  que  les  étrangers 
connaissent  le  mieux.   Les  monuments  égyptiens  le   mention- 
nent. Au  xi"  siècle,  les  Hébreux  connaissent  «  les  fils  de  Javan, 
qui    habitent   les   côtes    et   les  iles  de   la  grande   mer   ». 
«  grande  mer  »,  c'est  l'ArchipeL 

L'Ionien,  c'est  l' Achéen  plus  spécialement  cantonné  sur  les 
rivages,  et  plus  spécialement  tourné  vers  la  mer.  Par  suite, 
l'Ionien  est  moins  brigand  que  pirate,  et,  comme  ii  est  naturel, 
c'est  un  pirate  mâtiné  de  commerçant.  Avec  le  temps,  il  devien- 
dra plus  commerçant  et  moins  pirate.  A  l'origine,  il  devait  être 
plus  pirate  .et  moins  commerçant. 

Les  Ioniens  de  l'époque  héroïque  se  rencontraient  sur  divers 
rivages  orientaux  de  la  Grèce,  et  aussi  sur  la  côte  nord  du  Pélo- 
ponèse,  le  long  du  golfe  de  Gorinthe.  On  les  trouvait  aussi  dans 
la  région  si  excellemment  maritime  de  l'isthme  de  Gorinthe. 
Mais  le  plus  célèbre  des  pays  ioniens  était  l'Attique,  pays  pauvre 
et  situé  hors  des  ^  routes  »  fréquentées  alors. 

Or  FAttique,  en  vertu  même  de  cette  pauvreté  et  de  ce  peu 
de  valeur,  grâce  aussi  à  sa  situation  péninsulaire  et  aux  collines 
escarpées  qui  la  protègent,  était  un  pays  bien  disposé  pour  la 
défense  des  races.  Elle  avait  déjà,  nous  l'avons  dit,  servi  de 
refuge  à  des  Pélasges  et  sans  doute  l'influence  héraclide  s'y 
était  fait  sentir  à  dose  mitigée.  Aussi  beaucoup  des  rois  légen- 
daires d'Athènes  ont-ils  un  caractère  pacifique,  agricole,  et 
quelque  peu  analogue  à  celui  d'un  Priani  ou  d'un  Énée.  Parmi 
ces  rois  figurent  Cécrops,  l'Égyptien  civilisateur;  Amphictyon, 


62  LA    GRÈCE   AXCIENNE. 

l'homme  des  associations  fédérales  ;  Triptolème,  prince  agricul- 
teur. 

C'est  plus  tard  que  la  légende  fait  arriver  dans  l'Atlique  Ion 
en  personne,  le  «  père  »  des  Ioniens,  et  cette  légende,  à  partir 
de  ce  moment,  va  se  corser  d'épisodes  héroïques.  Athènes,  qui 
avait  dû  subir  le  joug  de  la  Crète,  puissance  maritime  dont 
nous  parierons  plus  loin,  secoue  ce  joug  et  devient  entrepre- 
nante sur  la  mer.  Egée,  père  de  Thésée,  impose  précisément 
son  nom  à  cette  mer  qui  baigne  sa  presqu'île.  Thésée,  lui,  va 
jusqu'en  Crète  tuer  le  Minotaure,  et  Tadmiration  pour  ce  héros 
national  est  si  intense  qu'on  se  met  à  inscrire  à  son  compte  un 
grand  nombre  de  travaux  et  d'exploits  analogues  à  ceux  qui 
avaient  signalé  la  période  héraclide. 

Les  Athéniens,  étant  marins,  avaient  un  culte  pour  Neptune 
le  dieu  des  mers.  In  autre  culte  encore  plus  athénien  est  celui 
de  Minerve  (Athéné)  qui  donne  son  nom  à  la  ville  —  propre- 
ment Les  Athènes,  peut-être  parce  qu'il  y  avait  en  ce  lieu  plu- 
sieurs sanctuaires  ou  statues  de  la  déesse.  La  fille  de  Jupiter 
est  toujours  la  vierge  guerrière,  coiffée  du  casque  et  armée  de 
la  lance  ;  mais,  sous  l'influence  d'une  évolution  propre  au  milieu, 
elle  va  tendre  à  devenir  peu  à  peu  une  personne  grave  et  pru- 
dente, s'intéressant  aux  sciences,  aux  lettres,  au  progrès  intel- 
lectuel, bref,  la  classique  «  déesse  de  la  sagesse  ».  Descendue 
de  sa  montagne  avec  les  illustres  bandits,  elle  finit,  comme  on 
le  voit,  par  s'imprégner  de  «  l'esprit  nouveau  »  oui,  graduel- 
lement, transforme  toute  la  race. 

Entre  temps,  Athènes  lutte  contre  sa  voisine  Eleusis,  contre 
les  gens  de  Pallène,  les  «  Pallantides  »,  bandits  montagnards 
qui  combattaient  en  lançant  des  quartiers  de  roc  sur  leurs 
agresseurs.  Finalement,  elle  établit  sa  prépondérance  dans 
l'Attique,  et  il  se  forme  un  groupe  de  douze  «  Cités-Unies  » 
qui,  malgré  tout,  ne  font  pas  encore  beaucoup  parler  d'elles. 
En  effet,  à  l'époque  la  plus  brillante  des  types  éolien  et  achéen, 
Athènes,  petite  cité,  demeure  dans  l'ombre,  et  nous  la  verrons 
ne  fournir  que  des  recrues  obscures  à  ces  grandes  expéditions 
doutre-mer,  dont  il  nous  faut  parler  maintenant. 


IV 


LE   BANDIT  A  LA  MER 
PIRATES  ET  CONQUISTADORS  :  LÉPOPÉE  HOMÉRIQUE 


Les  prédispositions  du  bandit  grec  au  métier  de  pirate.  — 
Le  bandit  grec  est  fils  de  la  montagne.  Quand  les  circonstances 
font  qu'il  descend,  il  peut  descendre,  non  seulement  dans  la 
plaine,  mais  sur  la  mer. 

11  peut  descendre  à  la  mer  d'autant  plus  facilement  que  la 
mer  creuse  dans  son  pays  une  multitude  de  golfes,  et  qu'elle 
est,  en  bien  des  endroits,  tout  à  fait  voisine  de  la  montagne. 

Mais  il  peut  surtout  descendre  à  la  mer  aux  époques  où  il 
n'existe  pas  de  police  maritime  capable  de  s'opposer  à  ses  entre- 
prises. 

Ce  qui  restreint  aujourd'hui  le  rôle  social  des  bandits  dans 
les  régions  qui  tendent  toujours  à  le  produire,  c'est  l'existence 
de  pouvoirs  publics  forts,  souvent  appuyés  par  l'étranger,  qui 
répriment  les  tentatives  sur  terre,  et  l'occupation  de  la  mer  par 
de  puissantes  marines  de  toutes  nations,  qui  coupent  court  à 
tout  essai  de  piraterie. 

Nous  avons  vu  que  les  grands  bandits  de  la  montagne  grec- 
que n'avaient  pas  rencontré  d'obstacle  assez  fort  dans  la  cité 
pélasgique.  Ils  n'en  rencontraient  pas  non  plus  d'assez  puis- 
sants dans  les  mers  qui  environnent  immédiatement  la  Grèce. 

Avec  ses  criques,  ses  promontoires,  ses  îles,  ses  îlots,  ses  dé- 
troits. l'Archipel  offre  à  la  piraterie  une  foule  de  lieux  d'em- 


64  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

buscacle  et  de  refuge.  On  peut  attaquer  à  l'improviste,  et 
disparaître  en  un  clin  d'oeil.  Aussi  la  piraterie  y  a-t-elle  existé 
à  toutes  les  époques,  tantôt  prospère,  lorsque  la  répression  était 
faible  ou  nulle,  tantôt  rudimentaire,  mais  cependant  vivace, 
lorsque  la  police  des  mers  était  exercée  vigoureusement. 

De  curieux  parallèles  ont  été  établis  par  M.  Victor  Bérard  ' 
entre  les  pirates  qui  sillonnaient  la  Méditerranée  orientale  au 
xvii^  siècle  et  ceux  qui  exploitaient  celte  même  mer  à  l'âge 
homérique.  Il  y  a  des  différences,  mais  les  analogies  sont  sur- 
tout nombreuses.  Ce  sont,  en  tout  cas,  les  mêmes  allures,  le 
même  genre  de  vie. 

LesPélasges  étaient  venus  en  Grèce  par  mer,  et  la  circulation 
par  mer  était  tout  indiquée  à  cause  des  difficultés  de  la  circu- 
lation par  terre.  La  navigation  était  donc  chose  connue  des 
bandits  qui,  sortis  de  la  société  pélasgique  pour  gagner  la 
montagne,  étaient,  sans  jamais  avoir  perdu  le  contact  avec  la 
plaine,  redescendus  dans  cette  plaine  pour  s'emparer  du  pou- 
voir. 

Dès  l'époque  héraclide,  il  y  eut  donc,  vraisemblablement,  des 
expéditions  maritimes  et  des  voyages  d'aventuriers.  Jupiter 
avait  navigué,  puisqu'il  avait  été  nourri  en  Crète,  au  lait  de 
chèvre,  sur  le  mont  Ida.  Son  frère  Neptune  est  promu  à  la 
dignité  de  dieu  des  mers.  Son  fils  Hercule  voit  sa  légende  gros- 
sie d'aventures  lointaines,  empruntées  pour  une  part  à  des 
légendes  phéniciennes,  mais  qui  témoignent  de  l'intérêt  que 
les  Grecs  portent  à  des  pays  fort  distants  du  leur.  Une  autre 
légende  attribue  à  ce  même  Hercule  une  première  expédition 
contre  Troie  et  une  première  prise  de  cette  ville.  Les  Troyens, 
assure-t-on,  avaient  gardé  rancune  à  Hercule  et  ne  lui  rendaient 
aucun  culte,  bien  qu'ils  eussent,  sous  l'intluence  rayonnante 
du  monde  héraclide,  adopté  celui  de  Jupiter  et  des  autres 
dieux  c(  olympiens  ». 

D'autres  légendes  envoient  encore  Persée  sur  les  côtes  de 
Palestine,  où  il  délivre  Andromède,  exposée  à  un  monstre  marin. 

1.  Les  Phéniciens  et  l  Odyssée,  t.  I. 


IV.    —    LE    15ANDIT    A    LA    MER.  65 

Bellérophoii,  héros  moins  lointain,  s'en  va  en  Lycic  coml)atti'e 
les  Solymes  et  les  Â.mazones.  C'est  là-bas  qu'il  tue  la  Chimère. 
A  travers  tous  ces  contes,  on  aperçoit  clairement  une  série 
d'expéditions  maritimes  conduites  par  de  grands  chefs  sur 
divers  points  des  rivages  orientaux. 

Mais  c'est  surtout  à  l'époque  hellène  proprement  dite  que 
cette  expansion  guerrière  par  voie  de  mer  prend  une  im- 
portance considérable.  L'Hellène,  plus  fort  que  l'IIéraclide,  a 
poussé  assez  en  avant  la  société  à  laquelle  il  se  superpose  pour 
que  des  expéditions  vraiment  puissantes,  bien  organisées,  puis- 
sent donner  un  débouché  à  son  activité  plus  triomphalement 
expansive. 

L'atelier  du  pirate  :  la  mer.  —  Le  lieu  de  travail  de  nos 
pirates,  c'est  la  mer  avec  ses  rivages.  Nous  avons  caractérisé 
cette  mer  en  observant  qu'on  y  perd  rarement  la  terre  de  vue. 
Le  navigateur  y  est  poursuivi  par  les  îles  et  les  promotoires. 
Cette  mer  est  la  Méditerranée,  qui  a  ses  jours  de  tempête,  mais 
qui  a  aussi  ses  long  ues  périodes  de  calme  et  de  beau  temps.  Les 
rivages  offrent,  comme  points  de  débarquement  et  d'incursion, 
les  mille  embouchures  de  petites  vallées  que  séparent  les  chaî- 
nons do  collines  prolongées  en  caps.  Beaucoup  de  ces  vallées 
sont  fertiles,  «  riches  en  chevaux  »,  en  vin,  en  huile.  On  peut, 
en  survenant  à  l'improviste,  trouver  des  objets  d'or  et  d'argent 
dans  les  maisons.  On  peut  trouver  des  femmes  se  promenant 
sur  le  rivage,  ou  même  endormies  à  l'ombre  non  loin  de  celui- 
ci.  Il  y  a  enfui  des  vaisseaux  marchands  qu'on  peut  surprendre 
au  coin  d'un  détroit  ou  d'un  goulot,  sans  que  l'équipage  ait  eu  le 
temps  de  se  mettre  en  défense.  Si  l'on  est  poursuivi,  ce  ne  sont 
pas  les  refuges  qui  manquent.  L'incroyable  découpure  du  ri- 
vage les  multiplie  devant  les  fugitifs,  et  les  rochers  des  îlots 
peu  connus  fournissent  des  grottes,  des  a  cachettes  »,  où  l'on 
peut  «  remiser  »  une  partie  du  butin,  lorsqu'on  ne  peut  pas  tout 
transporter  à  la  fois. 

Cette  mer,  les  Grecs  l'aiment  et  l'adoreiit;  elle  est  «  divine  ». 
Non  seulement  Neptune,  frère  de  Jupiter,  en  est  roi,  mais  une 


(36  LA    C.RÈCE   ANCIENNE. 

foule  d'autres  divinités  l'habitent,  sans  doute  plus  anciennes  que 
Neptuue,  et  nées  directement  de  l'apothéose  pélasgique  des 
forces  de  la  nature  :  ce  sont  les  Néréides,  les  Tritons,  les  Sirènes, 
p^u  à  peu  érigés  en  types  classiques,  avec  des  attributs  précis, 
par  la  tradition  et  par  les  poètes.  C'est  une  Néréide,  Thétis,  que 
la  légende  donnera  pour  mère  à  Achille,  preuve  probable  des 
excursions  maritimes  qu'avait  accomplis  Pelée,  père  du  héros. 
Et  ces  flots  recèlent  également  des  monstres,  dragons  horribles, 
chargés  de  la  vengeance  des  dieux.  Les  histoires  de  «  serpents 
de  mer  »  ne  sont  pas  neuves.  Plusieurs  héros  ou  héroïnes  :  An- 
dromède, Hésione,  Ilippolyte,  Laocoon,  sont  représentés  par  la 
légende  comme  exposés  à  ces  formidables  bêtes  ou  dévorés  par 
elles,  mais  toujours  par  la  volonté  ou  avec  la  complicité  des 
divinités  maritimes,  qui  semblent  se  prêter,  avec  une  bonne 
volonté  toute  professionnelle,  à  ces  terribles  vendettas. 

L'instrument  du  pirate  :  le  bateau.  —  Dans  cet  «  atelier  » 
de  travail,  quel  est  l'instrument  dont  disposent  nos  pirates?  — 
C'est  le  bateau,  le  bateau  noir,  le  bateau  creux,  le  bateau  d'Ho- 
mère. 

Ce  bateau  est  petit.  Il  faut  qu'il  le  soit,  car.  chaque  soir,  on  le 
tire  à  terre,  où  il  constitue  pour  les  pirates  un  domicile,  une  ci- 
tadelle, ou  un  rempart.  L'équipage  ne  descend  guère  au-dessous 
de  vingt  hommes,  mais  monte  rarement  au-dessus  de  cinquante. 
Comme  le  dit  l'épithète  consacrée,  le  bateau  est  creux,  c'est-à- 
dire  qu'il  n'y  a  pas  de  pont.  La  cale  est  ouverte.  Rien  ne  res- 
semble à  un  entrepont,  à  une  cabine.  C'est  une  barque  pure  et 
simple,  mais  assez  longue.  A  chaque  extrémité,  seulement,  s'é- 
lève une  sorte  de  petite  estrade,  avec  un  rebord,  mais  le  dessous 
de  ces  deux  estrades  est  ouvert  comme  tout  le  reste  et  forme  la 
continuation  du  l)ateau.  Sur  le  «  château  de  proue  »  se  tient  la 
vigie.  Sur  le  «  château  de  poupe  »  se  placent  le  capitaine  et  le 
pilote.  Ils  ne  sont  pas  plus  abrités  que  les  autres  contre  le  vent 
et  la  pluie,  mais  leur  élévation  relative  les  préserve  des  vagues 
et  de  l'embrun.  Le  corps  du  bateau  est  occupé  par  les  rameurs, 
assis  sur  de  petits  bancs  transversaux.  Dans  le  sens  de  la  Ion- 


IV.    —    LE    lîANDIT    A    LA   MER.  07 

gucur  court  une  sorte  d'allée  centrale,  dite  «  coursie  »,  où  l'on 
peut  circuler,  quand  elle  n'est  pas  encombrée  de  marchandises. 
Celles-ci  se  casent  comme  elles  le  peuvent  sous  les  bancs  des 
rameurs,  dans  le  «  creux  »  du  bateau,  sous  les  estrades  d'avant 
et  d'arrière.  Au  milieu  se  trouve  une  sorte  de  trou  pour  le  màt. 
Quand  le  vent  est  favorable,  on  plante  ce  màt  dans  le  trou  et  on 
l'assujettit  par  des  cordages  à  l'avant  et  à  l'arrière  —  peut-être 
sur  les  côtés.  La  navigation  à  la  voile  est  dans  l'enfance;  on  ne 
sait  se  servir  du  vent  que  lorsqu'il  est  arrière,  ou  à  peu  près. 
Quand  le  màt  ne  sert  plus,  on  l'enlève  du  trou,  après  avoir 
défait  les  cordages,  et  on  le  couche  au  milieu  du  bateau.  Comme 
provisions,  l'équipage  emporte  généralement  de  la  farine  et  du 
vin;  mais  il  faut  aussi  faire  de  l'eau  de  temps  en  temps,  car  le 
travail  de  la  rame  donne  soif,  et  le  vin  ne  saurait  constituer 
l'unique  breuvage.  Au  moment  de  la  bataille,  les  rameurs  — 
une  partie  tout  au  moins —  se  transforment  en  guerriers.  On 
condiat  du  château  de  proue  et  du  château  de  poupe,  qui  sont 
des  postes  plus  favorables  que  le  centre  du  vaisseau.  En  défini- 
tive, le  bateau  grec  est  chose  peu  confortable;  mais  ce  désa- 
grément s'atténue  lorsqu'on  songe  que,  presque  tous  les  soirs, 
on  peut  se  reposer  à  terre.  Il  est  rare  qu'on  navigue  de  nuit,  et 
les  chefs  risquent  de  soulever  contre  eux  leurs  hommes  s'ils 
réclament  d'eux  ce  travail  exceptionnel. 

La  vie  du  pirate.  —  Le  métier  a  pourtant  de  grands  attraits. 
Comme  tous  les  travaux  de  simple  récolte,  il  exerce  une  séduc- 
tion intense,  fortifiée  encore  par  la  richesse  des  «  récoltes  » 
possibles  et  rendue  plus  piquante  par  le  sentiment  du  danger 
auquel  on  s'expose.  Il  va  du  bénéfice  et  des  émotions. 

Ulysse,  chez  les  Phéaciens,  commence  ainsi  le  récit  de  ses 
aventures  : 

«  En  partant  d'Ilion,  la  brise  me  portait.  Elle  m'approcha 
d'Ismare  chez  les  Kikones.  Là,  je  pillai  une  ville  :  nous  tuâmes 
les  hommes  ;  nous  enlevâmes  les  femmes  et  les  objets  de  valeur 
en  grand  nombre,  et  nous  fîmes  la  distribution  en  parts  si  égales 
que  personne    de    mes    équipages   n'eut  rien  ci  dire...    On    se 


68  LA    GRÈCE    A.^CIE.^■^E. 

mit  à  boire,  et  beaucoup,  et  du  vin  pur.  On  rôtit  sur  la  plage 
nombre  de  moutons  et  de  grands  bœufs  lents  aux  cornes  recour- 
bées. » 

'  C'est  une  grave  question  que  celle  de  ces  <(  parts  égales  »,  et 
il  importe  que  personne  n'ait  «  rien  à  dire  »,  car  le  capitaine 
n'est  pas  maître  absolu  à  son  bord. 

En  effet,  le  clan  que  nous  avons  vu  fonctionner  sur  terre  est 
ici  transporté  sur  mer.  Le  chef  hellène  n'a  pas  de  peine  à  re- 
cruter son  personnel.  Ceux  qui  raccompagnent  sont  des  volon- 
taires, des  «  compagnons  ».  Us  vont  avec  lui  parce  qu'ils  le 
savent  brave,  capable  ou  heureux;  mais,  comme  sur  terre,  l'o- 
béissance est  libre.  Le  «  meneur  d'hommes  »  est  le  premier 
entre  ses  pairs.  Pour  se  faire  obéir,  il  doit  persuader,  et  n'y 
réussit  pas  toujours.  Ses  «  illustres  compagnons  »  pratiquent  à 
bord  le  régime  parlementaire,  et  il  y  a  un  leader  de  lopposi- 
tion.  Dans  le  bateau  d'Ulysse,  c'est  Euryloque,  et  Euryloque  in- 
terpelle ainsi  le  héros  en  chef  : 

«  Tu  es  cruel,  Ulysse!  tu  es  plein  de  force,  et  tu  ne  sens  pas 
la  fatigue!  Es-(u  de  fer!  Nous,  nous  sommes  brisés,  et  nous 
tombons  de  sommeil.  Laisse-nous  descendre  à  terre  ;  laisse-nous 
faire  un  bon  repas.  Pourquoi  naviguer  la  nuit?  » 

Par  suite,  en  bien  des  cas,  le  capitaine  est  obligé  d'en  passer 
par  la  volonté  de  ses  hommes.  Les  conséquences  n'en  sont  pas 
toujours  heureuses.  Les  pillards,  après  un  coup  de  main  fruc- 
tueux, se  mettent  à  manger  et  à  boire,  et,  dans  ces  ripailles 
monstres,  ils  oublient  de  se  garder.  L'habitude  du  danger  les 
rend  insouciants.  Ils  négligent  de  placer,  selon  l'usage,  des  senti- 
nelles sur  un  monticule  élevé.  Ils  croient  que  les  habitants  ne 
viendront  pas  en  force.  Or,  c'est  ce  qui  arrive  quelquefois,  et 
les  pirates,  plus  ou  moins  ivres,  sont  surpris,  soit  par  la  gendar- 
merie locale,  soit  par  les  habitants  ameutés.  Les  gens  de  la  côte 
se  méfient;  ils  ont  des  guettes,  des  signaux,  et  les  rudes  monta- 
gnards de  larrière-pays  ont  parfois  le  temps  d'arriver  à  la  res- 
cousse. Le  chef  «  très  prudent  »  est  alors  heureux  de  pouvoir  se 
rembarquer  précipitamment,  versant  des  larmes  sur  les  «  illus- 
tres compagnons  »  qui  manquent  désormais  à  l'appel. 


IV.    —    LE    liANDIT    A    LA    MER.  60 

Malgré  tout,  dans  les  bons  moments,  le  métier  rapporte,  sur- 
tout si  l'on  sait  s'y  prendre,  et  ne  pas  massacrer  brutalement  les 
gens  dont  la  vie  peut  vous  faire  gagner  gros.  Ulysse,  dans  la 
razzia  mentionnée  plus  haut,  épargne  le  prêtre  des  Ciconiens. 
Habile  clémence. 

«  11  m'offrit,  dit-il,  de  riches  cadeaux,  sept  talents  d'or  bien 
travaillé,  un  cratère  d'argent  massif,  douze  amphores  de  vin 
sucré,  pur  jus,  breuvage  divin.  Nul  dans  sa  maison,  ni  serviteurs 
ni  esclaves,  n'en  savait  la  place  :  lui  seul,  sa  femme  et  leurs  in- 
tendants la  connaissaient.  » 

Les  enlèvements  de  femmes  sont  chose  traditionnelle.  Plu- 
sieurs légendes  résument  en  quelques  faits  typiques  la  multitude 
de  rapts  qui  durent  avoir  lieu  durant  des  siècles  :  enlèvement 
d'Io,  fille  d'Inachus,  roi  d'Argos,  par  les  Phéniciens;  enlèvement 
d'Europe,  fille  d'Agénor,  roi  des  Phéniciens,  par  Jupiter  en  per- 
sonne; enlèvement  d'Ariane  et  de  Phèdre,  filles  de  Minos,  par 
Thésée;  enlèvement  d'Hélène,  femme  de  Ménélas,  par  Paris,  et 
les  enlèvements  se  compliquent  de  vendettas,  ce  qui  est  assez 
naturel.  Ces  enlèvements  de  femmes  avaient  encore  lieu,  il  y  a 
moins  d'un  siècle,  dans  la  Méditerranée,  avant  la  complète  ré- 
pression de  la  piraterie  barbaresque.  Les  corsaires  aiment  d'au- 
tant mieux  s'attaquer  aux  femmes,  surtout  jeunes,  qu'elles  sont 
un  excellent  objet  de  vente.  En  outre,  au  moment  où  on  les 
prend,  elles  sont  souvent  parées  de  bijoux.  De  là  un  double  profit. 

Ce  qu'il  importe  de  noter,  dans  les  documents  homériques, 
c'est  la  sérénité  avec  laquelle  les  pirates  parlent  de  leur  métier. 
Ils  disent  :  «  J'ai  tué,  j'ai  pillé,  j'ai  rançonné  »  avec  une  tran- 
quillité parfaite.  Leur  profession  est  tout  à  fait  courante  et 
avouable.  Ce  qui  est  grave,  ce  n'est  pas  de  voler,  c'est  de  trans- 
gresser les  lois  d'une  égalité  scrupuleuse  dans  le  partage  du 
butin.  Le  chef  a  bien  quelques  privilèges,  mais  si  peu  !  Éole  ayant 
donné  à  Ulysse  les  vents  renfermés  dans  une  outre,  ses  «  illus- 
tres compagnons  »,  jaloux  de  penser  qu'il  y  a  peut-être  là  de- 
dans des  trésors  non  soumis  ait  partage,  l'ouvrent  pendant  le 
sommeil  du  chef,  et  de  là  une  furieuse  tempête.  11  n'y  a  d'ail- 
leurs, à  bord  du  navire,  aucun  coffre,  aucune  armoire,  aucune 


LA   GRECE   ANCIENNE. 


pièce  spéciale  où  le  chef  puisse  enfermer  quoi  c[ue  ce  soit.  Part 
à  tous  :  voilà  la  devise  de  nos  bandits.  Et  ce  cuite  plutôt  farou- 
che de  légalité,  adapté  aux  transformations  de  l'avenir,  se  re- 
trouvera plus  tard  dans  les  fameux  mouvemenis  démocratiques 
çlont  la  plupart  des  cités  grecques  nous  offrirent  le  tableau. 

Les  essais  de  police  des  mers  :  le  rôle  de  Minos-  —  Il  nost 
pas  vraisemblable  que  le  tléau  de  la  piraterie  ait  pu  se  ré- 
pandre sans  provoquer,  même  en  ces  temps  lointains,  des  tenta- 
tives plus  ou  moins  efficaces  de  répression.  De  Texcès  du  mal 
naît  assez  souvent  le  remède,  et  nous  avons  vu  les  bandits  de  la 
montagne  se  métamorphoser  en  gendarmes  pour  défendre  les 
populations  contre  les  autres  bandits. 

Ce  qui  s'était  passé  sur  terre  se  passa  sur  mer.  Le  mouvement 
partit  de  la  Crète.  L'homme  (j[ui  attacha  son  nom  à  cette  œuvre 
de  gendarmerie  navale  fut  Minos. 

Il  est  probable  qu'un  Minos  a  vécu.  Il  est  possible  qu'il  y  ait 
eu  plusieurs  Minos.  La  légende,  toujours  brouillée  avec  la  chro- 
nologie, fait  vivre  ce  héros  à  différentes  époques.  Très  expressive, 
elle  le  fait  naître  de  Jupiter,  le  bandit  grec,  et  d'Europe,  fille  d'un 
roi  phénicien.  C  est  que  la  Crète,  placée  au  sud-est  de  la  Médi- 
terranée, marquait  précisément  la  limite  de  deux  races,  et  lo 
lieu  où  des  rencontres  inévitables  devaient  s'opérer  entre  le  type 
pélasgique  et  le  type  phénicien. 

La  Crète  est  sur  la  route  des  Phéniciens  et  il  est  quasi  certain 
cjue  ses  rivages  ont  été  de  bonne  heure  colonisés  par  ce  peuple. 
Mais  les  Phéniciens,  purs  commerçants,  ne  s'attachaient  quaux 
rivages.  Or,  la  Crète  est  une  île  fort  grande,  dont  le  centre  est 
couvert  de  hautes  montagnes.  Dans  les  temps  modernes,  ces 
montagnes  ont  servi  dinexpugnable  refuge  à  des  Grecs,  moitié 
insurgés,  moitié  bandits,  qui  fuyaient  la  domination  ottomane 
cantonnée  dans  les  ports  du  littoral.  Cette  situation  de  la  Crète 
depuis  plusieurs  siècles  peut  donner  une  idée  de  celle  où  elle  se 
trouva  dans  les  temps  préhistoriques,  avec  cette  diflerence  que 
les  Phéniciens  n'étaient  pas  des  militaires,  comme  les  Turcs,  mais 
des  commerçants. 


IV.    —    LE    BANDIT    A    LA    MER.  /  1 

En  Fabsencc  de  tlociiments,  on  peut  conjecturer  ce  qui  suit  : 
L;i  Crète,  par  le  fond  de  sa  population,  était  bien  so'ur  de  la 
Grèce,  et  demeura  toujours  en  contact  avec  celle-ci.  Mais  la  ci- 
vilisation phénicienne  agit  de  bonne  heure  sur  les  Cretois  pour 
les  influencer.  Or,  quelle  était  la  grande  supériorité  des  Phéni- 
ciens? La  marine.  Plus  hardis  et  mieux  outillés  que  les  bateaux 
grecs,  les  navires  de  Sidon  faisaient  de  longs  voyages;  leurs  pi- 
lotes connaissaient  mieux  les  astres  et  les  divers  secrets  de  la 
navigation.  L'heure  vint  — après  quelles  luttes  et  quels  tâtonne- 
ments, nous  ne  savons  —  où  quelque  grand  chef  montagnard, 
dans  le  genre  des  Héraclides,  établit  sa  domination  sur  l'île  en- 
tière, et,  profitant  de  ce  que  savaient  les  Phéniciens,  profitant 
peut-être  des  vaisseaux  qu'il  leur  avait  enlevés,  et  des  spécia- 
listes qu'il  leur  avait  débauchés,  organisa  une  puissance  mari- 
time qui  mit  un  certain  ordre  dans  le  désordre,  et  se  fit  sentir 
jusque  sur  les  côtes  de  la  Grèce.  Peut-être  cet  homme  fut-il,  en 
réalité,  une  série  d'hommes,  l'incarnation  de  toute  une  phase 
plus  ou  moins  brillante  durant  laquelle,  entre  les  Phéniciens 
plus  commerçants  que  pirates,  et  les  Grecs  plus  pirates  que 
commerçants,  prit  place  un  type  intermédiaire,  dont  la  lé- 
gende même  montre  le  caractère  hybride,  puisqu'elle  fait  de 
Minos  le  rejeton  d'une  Orientale  et  d'un  Occidental.  C'est  cette 
«  fusion  »  momentanée,  féconde  en  mesures  de  police  maritime 
qui,  par  comparaison  avec  l'état  d'anarchie  antérieure,  fit  bénir 
dans  l'opinion  publique  le  nom  de  ce  terrible  Minos,  et  lui  obtint 
l'honneur  significatif  d'être  promu,  ainsi  que  son  frère  Rhada- 
mante,  au  grade  de  justicier  des  enfers. 

Les  hommes  du  type  de  Minos,  pour  avoir  mis  de  l'ordre  dans 
le  désordre,  n'en  paraissent  pas  moins  avoir  été  des  façons  de 
grands  pirates,  comme  les  Hercule  et  les  Thésée,  malgré  leurs 
exploits  de  gendarmes  terrestres,  demeuraient  malgré  tout  de 
grands  bandits.  La  légende  du  Minotaure,  ce  monstre  auquel 
Minos  livrait  ses  victimes  dans  le  fameux  «  labyrinthe  »  de  la 
Crète,  n'était  pas  à  l'avantage  du  grand  chef  crétois.  Parmi  ces 
victimes,  figurait  un  tribut  de  sept  jeunes  gens  et  de  sept  jeunes 
filles  que  les  Athéniens  devaient  payer  annuellement  au  monstre 


72  LA    GRÈCE   AXCIENNE. 

et  dont  Thésée  les  afiranchit.  Cette  idée  de  «  tribut  »,  payable 
en  êtres  humains,  n'est  peut-être  pas  une  invention.  Elle  con- 
corde très  bien,  dans  tous  les  cas,  avec  ce  concept  si  vraisem- 
blable d'une  piraterie  régularisée. 

i/Quoi  qu'il  en  soit,  la  puissance  de  Minos  ou  des  Mines  subit, 
avant  la  fin  de  l'époque  héroïque,  uue  décadence  indiscutable. 
L'extermination  du  Minotaure  et  l'enlèvement  d'Ariane  par 
Thésée  sont  l'expression  légendaire  de  cette  chute.  Vers  l'époque 
de  la  guerre  de  Troie,  la  Crète  n'est  plus  que  l'île  aux  cent  cités, 
dont  le  représentant  dans  la  coalition,  Idoménée,  est  un  person- 
nage de  second  plan.  Il  n'est  pas  interdit  de  supposer  que  le 
triomphe  du  héros  athénien  sur  le  monstre  crétois  est  plus  ou 
moins  lié  aux  dernières  luttes  du  type  hellène  contre  le  type 
héraclide. 

L"or  de  la  Colchide  et  les  Argonautes-  —  Prospère  et  triom- 
phant, ce  type  hellène  pouvait  déployer  librement  sa  force  d'ex- 
pansion. Il  la  déploya  en  des  expéditions  diverses,  qui  durent 
être  très  nombreuses,  mais  dont  quelques-unes,  ayant  frappé 
tout  particulièrement  l'imacination,  sont  demeurées  dans  la 
mémoire  des  poètes,  les  seuls  historiens  d'alors. 

Les  deux  plus  célèbres  sont  l'expédition  des  Argonautes  et  la 
guerre  de  Troie. 

L'expédition  des  Argonautes  a  pour  point  de  départ  une  de 
ces  histoires  de  bannissement  %\  fréquentes  dans  la  société  grec- 
que. Phryxos  et  sa  sœur  Hellé  avaient  été  bannis  par  leur  père 
Athamas,  roi  de  cette  cité  d'Orchomène  en  Béotie,  qui  était  le 
centre  de  la  puissance  des  Myniens.  Les  deux  jeunes  gens  se 
sauvèrent  dans  la  direction  de  la  mer  Noire,  c'est-à-dire  en  sens 
inverse  de  la  route  suivie  jadis  par  les  Pélasges.  Les  faibles,  les 
vaincus,  aiment  à  se  replier,  de  préférence,  vers  des  lieux  déjà 
connus,  où  l'on  a  des  parents,  des  amis,  des  frères  de  race;  on 
se  retire  par  où  Ion  est  venu.  Les  deux  exilés,  dit  la  légende, 
traversèrent  sur  un  bélier  le  détroit  cjue  nous  appelons  les  Dar- 
danelles. Hellé  y  tomba,  ce  qui  fit  appeler  ce  détroit  l'Hellespont. 
Phryxos  parvint  en  Colchide,  où  il  immola  le  bélier  à  Jupiter, 


IV.    —    LE    lîANDIT    A    LA    MEH.  73 

et  la  peau  du  bélier  devint  le  palladium  de  la  Colclndc,  l'objet 
sacré  auquel  la  grandeur  du  pays  était  attaché. 

La  grandeur  de  la  Colchide  était  attachée,  non  point  à  une 
peau  de  mouton,  mais  à  plusieurs.  C'étaient  celles  qu'on  disposait 
dans  le  lit  des  cours  d'eau  pour  y  recueillir  les  paillettes  d'or. 
Plus  rare  qu'aujourd'hui,  ce  métal  excitait  forcément  les  convoi- 
tises. Bien  des  bandits  rêvaient  évidemment  d'aller  conquérir  la 
toison  d'or,  c'est-à-dire  d'aller  faire  une  rafle  des  paillettes,  et 
satisfaire  ainsi  leur  août  pour  les  métaux  précieux.  La  Colchide, 
en  un  mot,  était  pour  nos  Grecs  ce  que  le  Pérou  devait  être  pour 
les  Espagnols  du  xvi"  siècle.  Les  récits  merveilleux  qui  circu- 
laient sur  les  richesses  du  Phase  électrisaient  l'ardeur  des  aven- 
turiers. Mais  on  conçoit  que  ce  n'était  pas  une  petite  chose  que 
d'organiser,  avec  les  ressources  de  ce  temps-là,  une  expédition 
aussi  lointaine.  Il  fallait  des  chefs  très  puissants,  des  «  meneurs 
d'hommes  »  très  forts.  Ce  fut  le  rôle  de  Jason,  fdsduroi  d'Iolcos. 
Ce  port,  situé  vers  le  nord-est  de  la  Grèce,  était  le  plus  rappro- 
ché des  régions  vers  lesquelles  il  s'agissait  de  cingler. 

La  légende  donne  à  Jason  des  compagnons  illustres  :  daljord 
l'inévitable  Hercule,  dont  on  prolonge  la  vie  et  qu'on  met  par- 
tout; Thésée,  à  qui  l'on  fait  partager  systématiquement  nombre 
d'exploits  d'Hercule;  Pirithoûs,  l'ami  de  Thésée;  Castor  et 
Pollux,  les  terribles  athlètes-navigateurs;  Méléagre,  roi  de  Ca- 
lydon,  illustre  par  une  chasse  au  sanglier  devenue  célèbre; 
Pelée,  père  d'Achille,  qui  représente  les  Achéens  dans  ce  groupe 
de  héros  où  le  type  éolien  domine;  Escnlape,  fils  d'Apollon,  le 
poète  Orphée.  La  science  et  les  arts,  on  le  voit,  faisaient  partie 
de  l'expédition.  Les  chefs,  en  hommes  éclairés,  avaient  pensé  à 
tout.  Et  la  légende  du  navire  Arr/o,  sur  lequel  s'embarquent  les 
conquistadors,  n'est  pas  moins  caractéristique.  Ce  bâtiment  fabu- 
leux a  laissé  des  souvenirs  qui  se  sont  traduits  par  une  exalta- 
tion admirative.  C'était  un  vaisseau  divin,  dont  le  mât  parlait  et 
rendait  des  oracles.  Bref,  les  charpentiers  de  marine  avaient  dû 
se  surpasser  et  confectionner  un  chef-d'œuvre  — plusieurs  chefs- 
d'œuvre  sans  doute.  Tout  révèle  la  mise  en  train  d'une  entre- 
prise vraiment  exceptionnelle,  et  même  gigantesque  aux  yeux 


/4  LA    GRECE    ANCIENNE. 

des  popiilations,  qui  n'avaient  encore  vu  rien  de  si  Jjeau  et  de 
mieux  monté  en  fait  de  coup  de  main  maritime. 

L'expédition  fut  victorieuse.  Après  avoir  pris  pour  guide  le 
Phénicien  Phinéos  qui,  dit  la  légende,  gardait  l'entrée  de 
l'Hellespont,  et  triomphé  de  grands  obstacles,  représentés  par 
des  dragons  et  <(  monstres  »  divers,  les  aventuriers  s'emparèrent 
de  la  toison  —  autrement  dit  pillèrent  beaucoup  d'or  —  et 
l'aventure  se  termina  par  le  classicjue  enlèvement  de  femme. 
Médée,  iîlle  du  roi  de  Colchide,  lit  partie  du  butin  de  Jason,  et 
une  nouvelle  série  de  légendes  prend  pour  thème  les  pratiques 
de  sorcellerie  importées  en  Grèce  par  cette  femme.  Évidemment, 
les  sorcières  d'Asie  étaient  des  femmes  tout  à  fait  supérieures 
dans  leur  genre,  et  la  ré[)utation  s[)éciale  de  Médée  atteste  l'ad- 
miration professée  par  les  Grecs  pour  les  talents  exotiques  de 
cette  terrible  hôtesse.  On  lui  attribue  notamment  le  rajeunis- 
sement du  vieil  Eson,  père  de  Jason.  Notons  que  les  aventuriers 
espagnols,  en  même  temps  cju'ils  iront  chercher  l'or  sur  les  pas 
des  Cortez,  des  Pizarre  et  des  Ponce  de  Léon,  chercheront  aussi 
la   fameuse  «  fontaine  de  Jouvence  ». 

Après  divers  exploits  magiques,  la  sorcière  Médée  devient, 
comme  tant  d'autres  personnages,  une  «  bannie  ».  Elle  s'exile, 
après  avoir  mis  à  mort  ses  enfants,  s'envole  sur  un  char  traîné 
par  des  dragons  ailés,  et  va  se  réfugier  en  Attique,  où  elle  épouse 
Egée,  père  de  Thésée.  Nous  avons  déjà  vu  que  Thésée  lui-même 
est  représenté  comme  l'époux  de  plusieurs  femmes  enlevées,  no- 
tamment d'Ariane  et  de  Phèdre,  filles  de  Minos,  et  de  la  fa- 
meuse Hélène,  qu'il  aurait  lavie  à  Ménélas  avant  que  Paris  l'eût 
ravie  à  son  tour.  Le  même  prince  avait  essayé  d'enlever  Pro- 
serpine  (Perséphone)  au  dieu  des  enfers.  Tous  ces  faits,  par 
leurs  analogies  curieuses,  jettent  un  certain  jour  sur  les  mœurs 
et  les  procédés  habilueh  des  «  héros  »  de  cette  époque. 

L'emplacement  et  la  richesse  de  Troie.  —  L'enlèvement  d'Hé- 
lène, nul  ne  l'ignore,  est  le  point  de  départ  de  la  guerre  de 
Troie.  Cet  événement  est  très  nettement  postérieur  à  l'expé- 
dition des  Argonautes.  Les  traditions  cjui  s'y  rapportent  com- 


IV.     —    LE    BANDIT    A    LA    ,\1ER. 


portent  une  part  l)ien  inoins  grande  de  faits  absurdes  et  no- 
toirement fabuleux.  On  peut  dire  que  cette  expédition  se  trouve 
au  seuil  de  l'histoire,  vu  la  netteté,  la  simplicité  et  la  parfaite 
vraisemblance  avec  laquelle  elle  nous  est  rapportée. 

Troie  était  située  à  l'entrée  de  THellespont,  au  point  même 
d'où  les  Pélasges  migrateurs,  arrivant  de  la  mer  Noire,  avaient 
dû  s'arrêter  et  se  recueillir,  pour  ainsi  dire,  avant  de  s'élancer, 
qui  vers  les  rivages  d'Asie  Mineure,  au  sud,  qui  vers  les  rivages 
de  Thrace,  à  l'est,  qui  vers  les  innombrables  iles  de  l'Archipel, 
entre  l'est  et  le  sud.  A  cet  endroit,  les  fouilles  de  Schliemann 
ont  mis  au  jour  les  ruines  de  sept  villes  superposées,  dont 
l'une,  selon  les  conjectures  du  savant  archéologue,  est  la  Troie 
héroïque.  Troie  n'était  d'ailleurs  que  la  plus  brillante  de  tout 
un  groupe  de  cités  qui  se  partageaient  le  littoral  du  voisinage, 
et  dont  les  habitants,  sur  quelques  points,  avaient  retenu 
assez  tard  le  nom  de  Pélasges.  En  fait,  les  hommes  de  cette 
région  étaient  des  Pélasges.  non  point  purs,  mais  moins  modi- 
fiés que  ceux  de  la  Grèce.  Sans  doute,  ils  avaient  subi  le  rayon- 
nement de  la  civilisation  héraclide.  Apollon  et  Poséidon  en 
disgrâce  étaient  venus  bâtir  les  murs  du  roi  Laomédon,  et  ce 
coin  d'Asie  n'avait  jamais  été  perdu  de  vue  par  les  Grecs  d'Eu- 
rope. Par  suite,  les  Troyens  connaissaient  le  culte  des  dieux 
olympiens ,  notamment  celui  de  Pallas,  la  vierge  guerrière, 
dont  ils  aimaient  à  reproduire,  sur  des  vases  à  tète  de  chouette, 
l'effigie  traditionnelle  et  consacrée  ;  mais,  d'autre  part,  leurs 
cités  faisaient  presque  corps  avec  la  Phrygie,  pays  de  popula- 
tions probablement  mêlées,  où  paraît  s'être  réfugié,  en  dernier 
lieu,  le  vieux  culte  pélasgique. 

Les  Troyens  avaient  quelque  chose  de  plus  patriarcal  que  les 
Grecs.  Ils  étaient  moins  belliqueux,  quoique  courageux.  La  po- 
lygamie leur  était  connue.  On  a  soutenu  que  Troie,  au  moment 
de  la  fameuse  expédition,  était  vassale  de  Ninive,  et  que  Mem- 
non,  «  fds  de  l'Aurore  »,  (jui  vint  la  secourir,  était  un  général 
assyrien  «  venu  de  l'Orient  ».  En  un  mot,  le  type  troyen  était 
moins  soumis  à  l'influence  des  bandit^  montagnards  et  plus 
soumis  à  la  contagion  des  usages  orientaux  mis  en  lumière  par 


/()  LA    GRECE  ANCIENNE. 

les  grandes  monarchies  de  l'Orient.  Mais  ces  traits,  si  Ton  veut 
éviter  foute  exag"ération,  ne  doivent  être  notés  que  comme  des 
nuances.  En  définitive,  les  Troyens  étaient  des  espèces  de  Grecs, 
parlant  un  dialecte  grec,  adorant  des  divinités  grecques,  parti- 
cipant pour  une  large  part  aux  mœurs  grecques,  et  gravitant 
dans  l'oriDite  du  monde  grec,  C'étaient,  pour  les  habitants  de  la 
Grèce,  des  parents  déjà  un  peu  éloignés,  parents  de  la  bran- 
che aînée  dont  la  fortune  avait  été  un  peu  moins  brillante  que 
celle  de  la  branche  cadette. 

Troie  était,  nous  dit  lépithète  homérique,  «  riche  en  che- 
vaux ».  Les  fouilles  nous  ont  démontré  qu'elle  était  aussi  riche 
en  or  et  en  objets  métalHques.  Or,  nous  avons  vu  que  ces  deux 
sortes  de  richesse  étaient  ce  qu'il  y  avait  de  plus  propre  à  éveil- 
ler la  cupidité  de  nos  bandits.  Le  désir  du  pillage  suffisait  donc 
à  provoquer  sur  ce  littoral  des  descentes  de  pirates.  Mais,  que 
des  enlèvements  et  des  vendeltas  sensationnelles  se  soient  mê- 
lées à  ce  motif,  c'est  ce  qui  est  également  très  vraisemblable,  et 
l'on  conçoit  que  les  poètes,  amis  de  l'idéal,  aient  surtout  insisté 
sur  ces  motifs.  La  légende  nous  dit  donc  que  Paris,  fils  de 
Priam,  vint  k  Sparte,  et  enleva  Hélène,  épouse  de  Ménélas.  Ce- 
lui-ci voulut  se  venger.  Or,  Ménélas  avait  pour  frère  Agamen- 
non,  <(  l'homme  de  beaucoup  le  plus  puissant  »  de  la  Grèce 
d'alors.  Tous  deux  réunis  avaient  assez  de  prestige  pour  en- 
tramer d'autres  chefs,  d'autant  plus  que  la  vendetta  promettait 
d'être  assez  rémunératrice.  Le  jeu  des  influences  et  des  amitiés, 
que  nous  avons  décrit,  produisit  cette  fois  une  coalition  imposante, 
et  ((  l'affaire  fut  montée  »  sur  un  pied  qu'on  n'avait  jamais  vu. 

Comme  l'expédition  des  Argonautes,  la  guerre  de  Troie  ap- 
paraît sous  les  traits  d'un  cAoc  en  retour.  Non  seulement  l'em- 
placement de  Troie  a  dû  être,  nous  l'avons  vu,  sur  le  passage 
des  Pélasges  primitifs  au  moment  où  ils  débouchèrent  dans  la 
Méditerranée,  nuis  encore  les  chefs  de  la  coalition,  Agamem- 
non  et  Méuélas,  sont  donnés  comme  des  descendants  de  Tan- 
tale, roi  de  Phrygie.  Or,  la  Phrygie  est  \ hinterland  de  Troie, 
et  le  mot  «  Phrygien  »  est  pris  souvent  comme  synonyme  de 
«  Troyen  ». 


IV.    —    LE    BANDIT   A    LA    MEX.  77 

Homère  donne  à  Troie  des  épithètes  admiratives  :  «  aux  lar- 
ges rues,  bien  bâtie,  bien  habitée,  agréable,  riche  en  poulains, 
grande,  ceinte  de  bons  murs,  sourcilleuse,  élevée,  exposée  aux 
vents,  sacrée  ».  Si  les  fouilles  de  Schlieinann  ont  vraiment  mis 
au  jour  la  vraie  Troie,  il  faut  rabattre  un  peu  de  ces  poéti- 
ques éloges.  Troie  était  une  ville  de  modestes  j)roportions, 
mais  toutes  les  villes  grecques,  alors,  étaient  petites,  et  n'au- 
raient pas  souffert  la  comparaison,  soit  avec  les  colosses  urbains 
de  Ninive  et  de  Babylone,  soit  même  avec  les  grands  ports 
phéniciens.  Mais  on  peut  admettre  qu'une  certaine  popu- 
lalion  vivait  hors  des  remparts.  A  l'intérieur  de  ceux-ci 
brillaient  surtout  le  palais  de  Priam,  où  ce  prince  vivait  pa- 
triarcalement  en  compagnie  de  ses  femmes,  de  ses  cin- 
quante fils  et  de  leurs  épouses,  et  le  temple  de  Pallas,  où  la 
statue  de  la  déesse,  désignée  sous  le  nom  de  palladium,  passait 
pour  être  la  sauvegarde  surnaturelle  de  la  cité.  Près  de  là  s'é- 
levait le  mont  Ida,  où  Paris  faisait  paître  les  troupeaux  du  roi 
son  père,  lorsque,  d'après  la  légende,  les  trois  déesses  Junon, 
Minerve  et  Vénus  vinrent  lui  demander  de  décerner  a  l'une 
d'elles  le  prix  de  la  beauté. 

Un  type  de  grande  expédition  d'outre-mer  :  l'Iliade.  —  C'est 
par  cette  «  ({uerelle  »  de  déesses  (|ue  commence  l'épopée  troyenne, 
et  cette  querelle  est  suivie  de  bien  d'autres  :  querelle  entre  Aga- 
memnon  et  Ménélas,  au  sujet  du  sacritice  diphigénie,  fille  du 
premier,  dont  les  dieux  réclament  le  sang,  au  moment  du  dé- 
part, en  échange  d'un  vent  favorable;  querelle  entre  Achille  et 
Agamemnon,  qui  fait  le  sujet  de  ïlliade;  querelle  entre  Ajax 
et  Ulysse,  pour  la  possession  des  armes  d'AchiJle;  querelle 
entre  Philoctète  et  Néoptolème,  fds  d'Achille,  qui  veut  ravir  au 
premier  les  flèches  d'Hercule;  querelle  entre  Idoménée  et  Ajax, 
tilsd'Oïlée,  à  l'occasion  d'une  course  aux  jeux  funèbres  en  l'hon- 
neur de  Patrocle.  Tout  cela  cadre  bien  avec  ce  que  nous  avons 
dit  de  la  formation  sociale  et  de  cette  multitude  de  petites  sou- 
verainetés locales,  toutes  égales  en  principe,  de  façon  que  le  jeu 
d'amitiés  toujours  précaires  détermine  seul  les  groupements. 


LA   GRECE   ANCIENNE. 


Le  groupement  qui  constitue   la   coalition  contre   Troie    est 
d'une   nature    particulièrement  imposante.  Homère,   dans  son 
énumération,  donne  vingt-huit  contingents,  obéissant   à  qua- 
rante-cinq grands  chefs  et  englobant  les  forces  de  cent  soixante- 
quinze  cités.  Du  côté   des  Troyens  figurent  seize  contingents  et 
vingt-sept  grands    chefs.   Chaque  chef  garde   son   autonomie. 
Celui  qu'une  puissance  plus  grande  et  un  prestige  plus  rayonnant 
désignent  comme  «  chef  des  chefs  »  no  peut  agir  que  par  la 
méthode  parlementaire.  Il  faut  qu'il  propose,  qu'il  discute,  qu'il 
caresse,  qu'il   menace,  et  ses  «  inférieurs  ».  pour  enqdoyer  un 
terme  inexact,  sont  libres  de  le  critiquer,   de  l'injurier,  de  se 
mettre  en  grève.  Tel  est  le  cas  d'Achille,  le  plus  brave  des  hé- 
ros réunis  sous  les  murs  de  Troie.  Forcé  de  rendre  à  son  père  une 
captive  à   laquelle  s'intéresse  Apollon,   Agamemnon   veut  être 
dédommagé  en  reprenant  quelque  chose  sur  le  butin  qui  a  déjà 
été  partagé.  Or,  c'est  la  plus  flagrante  violation  des  règles  qui 
ont    force  de  loi  dans  les  partages  entre  bandits.  C'est   cette 
violation  qui  éveille  en  principe  la  fureur  d'Achille,  avant  même 
que  celui-ci  soit  personnellement  menacé,  et  c'est  cette  interven- 
tion véhémente  d'Achille  qui,  blessant  Agamemnon,  porte  celui- 
ci  à  se  dédommager  sur  le  dos  de  l'insolent.   Achille   réclame, 
tempête,  rappelle  avec  amertume  qu'il  «  travaille  »  autant  ou 
mieux  qu'un  autre,  et  constate  qu'il  est  souverainement  injuste 
de   le  léser  quand  il  s'agit  de  la  répartition  du  butin,  fruit  de 
ce  travail.  Mais,  après  des  bordées  d'injures,  il  cède,  parce  qu'il 
est  le   moins  fort  comme  «   meneur  d'hommes  ».  Son  clan  de 
tidèles  n'est  pas  de  taille  à  lutter  contre  la  bande  d'Agamemnon. 
N'importe;  il  a  sa  vengeance  toute  prête;  il  s  abstient ;\\  rentre 
sous  sa  tente,  et  tout  le  ressort  de  V Iliade  consiste  justement 
dans  le  tort  que  cette  grève  d'Achille,  un  fameux  travailleur, 
va  faire  à  la  coalition,  découronnée  désormais  de  sa  meilleure 
lance. 

Or  Achille,  éloigné  des  combats  par  une  inimitié  particulière, 
y  reviendra  sous  l'influence  d'une  amitié  particulière.  Toujours 
le  triomphe  des  rapports  personnels.  C'est  en  vain  qu'une  «  am- 
bassade ».  envoyée  par  Agamemnon,  a  essayé  de  fléchir  1  il- 


IV.    —   LE    BANDIT    A    LA    MEH. 


lustre  gréviste.  Celui-ci  a  écouté  poliment  les  orateurs,  mais 
n'a  pas  bougé.  C'est  seulement  quand  Patrocle,  son  ami  Patro- 
cle,  a  été  tué  par  Hector,  qu'Achille  bondit  de  colère  et,  met- 
tant la  vendetta  de  son  fidèle  compagnon  d'armes  au-dessus  de 
sa  propre  vendetta,  se  décide  à  sortir  de  sa  tente. 

La  tente  d'Achille  n'était  pas  une  tente.  Les  Grecs,  sur  le 
rivage  de  Troie,  logeaient  dans  des  cabanes  ou  baraques,  pro- 
bablement en  bois  et  en  terre,  et  couvertes  de  roseaux.  Celle 
d'Achille  est  représentée  comme  divisée  en  plusieurs  salles, 
dont  certaines  sont  réservées  aux  femmes  et  au  butin.  Il  y  a  des 
chambres  séparées  pour  Achille  et  Patrocle.  Autour  de  la  baraque 
s'étend  un  enclos  entouré  d'une  palissade.  La  porte  se  ferme  au 
moyen  dune  Jjarre.  Quant  au  camp  tout  entier,  il  a  pour  rem- 
part les  vaisseaux  eux-mêmes,  qui  ont  été  tirés  sur  le  rivage 
et  disposés  de  façon  à  constituer  une  ligne  de  défense.  On  les 
couvre  de  chaume  pour  les  abriter  des  intempéries.  Car,  dit  la 
légende,  le  siège  est  long.  Il  faut  dix  ans  pour  prendre  la  ville 
de  Priam,  et,  si  la  légende  mentionne  ce  laps  de  temps,  c'est 
qu'il  était  vraisemblable.  Il  y  avait  donc  des  expéditions  de  pi- 
raterie d'une  longue  durée,  et  il  fallait  fonder  une  manière  de 
ville  sous  les  murs  même  de  la  ville  que  l'on  assiégeait.  Les 
machines  de  guerre,  en  effet,  paraissent  totalement  inconnues, 
et  des  murailles  de  pierre,  convenablement  défendues,  peuvent 
défier  pendant  longtemps  les  assauts  de  nos  bandits,  si  intré- 
pides soient-ils.  On  attend  donc  l'occasion,  et,  en  attendant,  on 
se  livre  des  combats  singuliers,  on  ravage  les  alentours,  on 
imagine  des  ruses  pour  s'introduire  dans  la  place,  soit  tempo- 
rairement, comme  Ulysse  et  Diomède  lorsqu'ils  vont  enlever  le 
«  palladium  »,  soit  définitivement,  comme  les  guerriers  enfer- 
més dans  le  «  cheval  de  bois  ».  En  d'autres  termes,  on  blo- 
que la  ville  qu'on  veut  piller,  et  l'on  guette  un  incident  quel- 
conque à  la  faveur  duquel  on  puisse  faire  irruption  dans  les 
remparts  mal  gardés.  Pour  donner  une  idée  de  ce  qu'avait 
d'enfantin  la  tactique  d'alors,  il  suffit  de  rappeler  que  la  lé- 
gende attribue  à  Palamède,  un  des  héros  grecs  du  siège  de  Troie, 
l'invention  du  mot  d'ordre  et  des  sentinelles.  On  met  encore  au 


80  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

compte  du  même  héros  linventioa  des  phares,  celle  des  pronos- 
tics météorologiques,  et  enfin  —  il  faut  tuer  le  temps  durant 
un  siège  —  celle  des  dés  et   des  échecs. 

Les  fouilles  de  Schliemann  semblent  attester  qu'une  des  sept 
villes  superposées  —  la  seconde  en  commençant  par  le  bas  — 
fut  complètement  détruite  par  un  terrible  incendie.  Ce  serait  la 
Troie  d'Homère,  et  la  réalité  concorderait  avec  les  documents 
poétiques.  Notre  coalition  de  pirates  aurait  donc  été  ^'ictorieuse. 
Ces  sortes  de  victoires  étaient  redoutables  pour  les  vaincus.  On 
massacrait,  on  pillait,  on  enlevait.  Le  vieux  Priam,  dit  la  tradi- 
tion, fut  tué  sans  merci.  Ses  femmes,  filles  ou  belles-lîlles  fu- 
rent emmenées  comme  esclaves  :  Hécube,  par  llysse;  Cassan- 
dre,  par  Aeamemnon;  Andromaque,  par  Néoptolème  ou  Pyrrhus, 
fils  d'Achille.  Ce  fut  pour  Ilion  la  destruction  complète.  Seul, 
un  groupe  de  fugitifs,  conduits  par  Énée,  se  sauva  par  mer,  à  la 
façon  des  antiques  Pélasgès,  et,  doublant  la  Grèce  peuplée  d'en- 
nemis, vint  aborder  sur  les  rives  d'une  autre  péninsule  où  s'é- 
taient déjà  répandues  d'autres  populations  pélasgiques  non  hel- 
lénisées. Ce  n'est  peut-être  pas  à  tort  que  les  Romains  vont 
rattacher  leur  origine  à  celle  des  Troyens.  L'expansion  du  type 
hellène  avait  laissé,  à  droite  et  à  gauche  de  la  Crèce  propre, 
de  vastes  territoires  méditerranéens  demeurés  plus  ou  moins 
fidèles  aux  vieilles  mœurs  pélasgiques,  et  ces  extrêmes  se  res- 
semblaient alors  plus  qu'ils  ne  ressemblaient  aux  populations 
intermédiaires.  Il  n'est  donc  pas  impossible  (]ue  des  vaincus 
d'Asie  Mineure  aient  pris  la  fuite  vers  l'Italie. 

Les  retours  de  pirates  :  leurs  mésaventures.  —  Mais  tout 
n'est  pas  de  vaincre  :  il  faut  retourner  chez  soi.  Or,  il  est  mau- 
vais pour  un  bandit  d'aller  exercer  trop  loin  son  métier  de  pi- 
rate et  surtout  de  rester  trop  longtemps  absent.  Sa  puissance 
dans  une  localité,  nous  l'avons  vu,  tient  trop  à  sa  valeur  person- 
nelle, à  ses  qualités  personnelles  de  persuasion,  aux  relations 
(ju'il  a  su  conquérir  et  entretenir  personnellement.  Dans  ces 
conditions,  plusieurs  années  d'absence  mettent  un  homme  dans 
un  grave  état  d'infériorité,  surtout  si  les  richesses  mobilières  ac- 


IV.    — ■   LE    BANDIT    A    LA    MER.  SI 

cumulées  dans  les  «  trésors  »  sont  de  nature  à  tenter  la  cupi- 
dité de  ceux  qui  ne  sont  pm  partis.  Le  pirate  est  puni  par  où  il 
a  péché.  Pendant  qu'il  va  très  loin  piller  les  autres,  on  le  pille 
chez  lui,  et  il  risque  fort  de  trouver,  à  son  retour,  quelque  rude 
adversaire  installé  à  sa  place.  Et  il  faut  croire  que  les  mésaven- 
tures de  ce  genre  n'étaient  pas  rares,  puisqu'on  en  prête  à  presque 
tous  les  héros  qui  avaient  pris  part  à  l'expédition  contre  Troie. 
Les  infortunes  des  retours  ont  inspiré  les  poètes.  Ces  infortunes, 
il  est  vrai,  sont  de  diverses  natures,  mais  il  semble  qu'une 
((  malechance  »  particulière  est  attachée  à  ces  rentrées  de  pi- 
rates absents  dans  leur  nid  de  piraterie.  Agamemnon,  tout  le 
premier,  trouve  la  place  prise,  auprès  de  Clytemnestre  son 
épouse,  par  son  cousin  Egisthe,  qui  l'assassine  avec  la  compli- 
cité de  celle-ci;  Ménélas  erre  huit  ans  sur  les  mers;  Ulysse,  dix 
ans;  Teucer  est  chassé  de  Salamine  et  se  réfugie  dans  File  de 
Chypre;  Diomède,  roi  d'Argos,  manque  de  périr,  comme  Aga- 
memnon,  sous  les  coups  d'une  épouse  infidèle,  et  s'en  va  dans 
le  sud  de  l'Italie.  C'est  également  vers  l'Italie  méridionale  que 
se  dirigent,  après  d'infructueux  efforts  pour  rentrer  chez  eux, 
Philoctète,  Epeios  et  Idoménée.  Ajax,  fils  d'Oïlée,  est  victime 
d'une  tempête  spécialement  envoyée  par  les  dieux.  Quant  à 
Achille  et  à  Ajax,  fils  de  Télamon,  les  plus  braves  de  l'armée, 
ils  sont  restés  sur  les  champs  de  bataille.  Bref,  pour  un  triom- 
phe, celui-là  manque  essentiellement  de  gaieté. 

Divers  poètes  ont  chanté  «  ces  retours  »,  qui  constituèrent, 
vu  l'évidente  célébrité  qu'ils  avaient  acquise  par  leur  caractère 
malheureux,  tout  un  (^  cycle  »  littéraire.  Le  plus  illustre  de  ces 
poèmes  est  V Odyssée,  qui  relate  les  voyages  d'Ulysse  et  les  ex- 
traordinaires épreuves  qu'il  eut  à  traverser  avant  de  regagner 
son  île  d'Ithaque  où  de  nombreux  chefs,  installés  tranquille- 
ment chez  lui  en  son  absence,  briguaient  la  main  de  sa  femme 
en  dévorant  ses  moutons. 

Le  contact  sur  mer  avec  les  routes  phéniciennes  :  les  Phéa- 
ciens.  —  VOdi/ssée  reflète,  d'une  manière  merveilleuse, 
l'idée  qu'on  se  faisait,  dans  le   petit  monde  grec,  des  périls 


8:2  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

étranges  et  terribles  disséminés  çà  et  là  dans  les  lointains  de  la 
Méditerranée.  M.  Victor  Bérard,  avec  un  grand  talent,  sest  ef- 
forcé de  mettre  en  relief  tout  ce  que  ce  poème  maritime  doit  aux 
influences  phéniciennes.  Car  les  navigateurs  grecs,  en  leurs 
co,urses  aventureuses,  étaient  exposés  à  empiéter  sur  des  itiné- 
raires phéniciens  et  à  inquiéter  ainsi  de  puissants  monopoles. 
M.  Bérard  en  arrive  à  l'hypothèse  d'un  poète  qui  se  serait  servi, 
pour  broder  le  récit  de  ses  aventures  épiques,  dune  sorte  de 
((  manuel  de  navigation  »  ou  d'  «  instructions  nautiques  »  four- 
nies par  les  Phéniciens.  Or  ceux-ci.  jaloux  de  conserver  le  se- 
cret de  leurs  routes,  auraient  fait  exprès  de  pousser  au  noir  le 
danger  de  certains  passages,  pour  combattre  chez  les  marins 
hellènes  la  tentation  de  courir  sur  leurs  brisées,  lu  Odyssée  au- 
rait pour  but,  conscient  ou  inconscient  chez  l'auteur,  d'évoquer 
des  monstres  et  des  catastrophes  imaginaires,  susceptibles  de 
faire  pâlir  les  aventuriers  grecs  et  de  les  engager  à  rester  dans 
leurs  mers  natales.  L'hypothèse  est  ingénieuse,  mais  les  tra- 
vaux de  M.  Philippe  Champault.  dans  \ii  Science  sociale,  permet- 
tent de  la  corriger  en  montrant  quelle  a  dû  être,  sur  la  produc- 
tion de  ce  poème,  l'influence  dun  peuple  alors  prospère,  bien 
que  n'ayant  pas  laissé  de  trace  dans  Ihistoire  :  les  Phéaciens. 

Les  Phéaciens,  considérés  par  certains  comme  un  peuple  ima- 
ginaire, placés  par  d'autres  dans  l'ile  de  Corfou,  sur  la  côte  oc- 
cidentale de  la  Grèce,  habitaient  vraisemblablement  l'ile  d'Ischia. 
sur  la  côte  occidentale  d'Italie,  en  face  du  golfe  de  Naples. 
Cétait  une  colonie  de  commerçants  phéniciens,  qui  avait  Uni  par 
s'helléniser  en  partie,  en  admettant  dans  son  sein  des  (irecs 
venus  de  Gumes,  et  originaires  de  l'Eubée.  Ces  commerçants, 
bien  placés  dans  l'Occident  de  la  Méditerranée,  où  se  trouvaient 
alors  les  <(  pays  neufs  »,  y  pratiquaient  ce  négoce  fructueux 
qu'on  appelle  la  traite,  c'est-à-dire  exploitaient  les  nations  bar- 
bares de  l'Italie  du  Nord,  de  la  Gaule,  de  l'Espagne,  de  la  Corse 
et  de  la  Sardaigne  en  tirant  de  ces  régions  des  métaux  précieux 
ou  non,  et  en  y  plaçant  de  la  «  camelote  »,  confectionnée  en 
Orient.  Les  Phéaciens  étaient  de  hardis  naNÏgateurs.  connaissant 
le  secret  de  routes  et  d'étapes  maritimes,  secret  qu'il    y  avait 


IV.    —    LE    BANDIT    A    LA    MEH.  83 

intérêt  à  défendre  contre  la  concurrence.  L'intérêt  était 
d'ailleurs  le  même  pour  tous  les  comptoirs  phéniciens  de  cette 
Méditerranée  occidentale,  demeurée  mystérieuse  pour  les  popu- 
lations de  l'Orient. 

Il  était  dangeren.x  pour  un  Grec,  surtout  intelligent,  d'abor- 
der par  accident  sur  un  de  ces  rivages.  Les  gens  des  comptoirs, 
dérangés  par  cette  visite  et  menacés  de  révélations  nuisibles  à 
leur  commerce,  se  tiraient  d'affaire,  soit  en  retenant  i  intrus 
en  captivité,  soit  en  le  supprimant,  ce  qui  était  plus  sûr.  Notons 
que,  vu  la  longueur  des  voyages  et  par  conséquent  des  absences 
des  chefs,  ces  colonies  étaient  parfois  gouvernées  par  une 
femme,  comme  cela  se  passe,  pour  des  causes  analogues,  dans 
certaines  oasis  du  désert,  habitées  par  des  familles  de  grands 
caravaniers. 

Un  type  de  retour  :  l'Odyssée.  —  Tout  cela  aide  à  comprendre 
les  faits  sociaux  qui  se  cachent  sous  la  poésie  de  YOdyssée. 

Ulysse,  parti  de  Troie,  et  après  sa  descente  malheureuse  au 
pays  des  Ciconiens,  en  Thrace,  dont  nous  avons  dit  un  mot  plus 
haut,  est  emporté  par  une  tempête  sur  la  côte  d'Afrique.  Il 
aborde  au  pays  des  Lotophages,  autrement  dit  des  mangeurs  de 
dattes.  Nous  sommes  ici  en  Tunisie,  sans  doute  à  l'endroit  privi- 
légié où  s'élèvera  Carthage.  Ulysse  arrache  avec  peine  ses  com- 
pagnons aux  délices  funestes  du  loto,  qui  fait  oublier  la  patrie, 
et  va  se  heurter  aux  côtes  d'Italie,  près  du  cap  Misène.  C'est  le 
pays  des  Cyclopes,  où  il  est  fort  mal  reçu.  Fait  prisonnier,  puis 
évadé  à  grand'peine,  il  redescend  au  sud;  mais,  ignorant  sans 
doute  l'existence  du  détroit  de  Messine,  il  atteint  la  pointe  occi- 
dentale de  la  Sicile,  où  Eole,  roi  des  vents  peut-être  un  chef  de 
comptoir  phénicien  lui  donne  par  grande  faveur  l'outre  men- 
ti<mnée  plus  haut.  Mais  les  «  illustres  compagnons  »  du  chef,  qui 
passent  leur  temps  à  faire  des  sottises  dont  celui-ci  ne  peut  que 
gémir,  ouvrent  l'outre  et  déchaînent  une  tempête.  Ulysse  entre 
alors  dans  le  port  des  Lestrygons,  qu'on  peut  placer  à  Porto- 
Pozzo,  au  nord  de  la  Sardaigne.  Nouveau  massacre,  auquel 
échappe  le  seul  vaisseau  d'Ulysse.  On  se  réfugie  dans  l'île  de  Circé, 


o4  LA    GRECE   ANCIENNE. 

que  M.  Champault  retrouve  dans  celle  de  Pianosa.  Circé,  après 
avoir  essayé  en  vain  ses  philtres  magiques,  envoie  Ulysse  au 
pays  des  morts,  représenté  par  la  côte  nord-ouest  de  la  Sardai- 
gne,  à  la  sortie  des  bouches  de  Bonifacio.  Puis,  elle  consent  à 
rpvéler  à  son  hôte  une  sortie  vers  l'Orient  :  le  détroit  de  Messine. 
Ce  détroit  est  dépeint  sous  les  couleurs  les  plus  formidables. 
C'est  là  que  sont  postés  en  sentinelles  les  deux  croquemitaines 
Charybde  et  Scylla.  Le  roi  d'Ithaque  —  toujours  par  une  faveur 
exceptionnelle  que  d'autres  ne  peuvent  se  vanter  d'avoir  —  le 
franchit  néanmoins,  en  perdant  six  de  ses  compagnons.  Mais  les 
autres  ayant,  sur  les  côtes  de  Sicile,  pillé  «  les  bœufs  du  So- 
leil »,  un  ouragan  vengeur  brise  le  dernier  vaisseau  de  lesca- 
dre.  Seul  Ulysse  échappe  au  naufrage  et  les  flots  le  poussent 
jusqu'à  (Gibraltar,  où  règne  Calypso.  Captivité  de  sept  ans  chez 
Calypso,  qui,  par  ordre  des  dieiLi\  consent  enfin  à  lâcher  son 
prisonnier.  Celui-ci  aborde  enfin  à  Ischia,  où  Alcinoos,  roi  des 
Phéaciens,  le  reçoit  magnifiquement,  par  une  inspiration  di- 
vine, et  —  généreuse  exception  aux  habitudes  du  pays  —  con- 
sent à  rapatrier  l'exilé,  non  sans  lui  avoir  fait  prendre  un  narco- 
tique j)our  qiiil  ne  puisse  pas  se  rendre  compte  de  la  route  suivie. 
Ulysse  est  laissé  endormi  à  ltha(|ue,  tout  seul,  avec  ses  bagages. 
Les  Phéaciens  ont  fait  le  grand  effort  de  ne  pas  le  massacrer  et 
de  ne  pas  le  retenir  captif.  C'est  une  magnanimité  incroyable, 
signalée  à  l'admiration  de  la  postérité.  Au  fond,  YOdyssée  a 
pour  but  la  glorification  de  ce  peuple,  objet  d'hyperboliques 
louanges  durant  plusieurs  chants,  et  l'on  soupçonne  que  l'au- 
teur du  poème  a  trouvé  dans  cette  cité  merveilleuse,  lui  aussi, 
des  amis  et  des  protecteurs. 

La  question  d'Homère.  —  Ceci  nous  amène  à  la  question 
d'Homère.  Deux  opinions  régnent  au  sujet  de  ce  poète.  Les  uns, 
appuyés  sur  l'opinion  traditionnelle,  admettent  son  existence. 
Les  autres,  adoptant  les  hypothèses  de  l'érudition  allemande, 
pensent  que  Y  Iliade  et  V  Odyssée  sont  des  mosaïques  de  petits 
poèmes,  intelligemment  choisis  et  rassemblés  à  une  époque 
bien  postérieure  à  leur  composition.  Nous  n'avons  pas  à  discuter 


IV.    —   LE    BANDIT   A    LA    MEK.  So 

ce  problème.  Disons  seulement  mi  mot  de  cette  poésie  épique 
tlont  l'influence  est  demeurée  si  étonnante  depuis  trois  mille  ans. 

L' Iliade  et  VOdyssre  sont  écrits  en  ionien  primitif,  ou  ionien- 
achéen,  langue  qui,  en  éliminant  plus  tard  certains  éléments 
retenus  par  le  dialecte  éolien,  deviendra  la  langue  ionienne 
classique.  Toutes  les  traditions  s'accordent  à  faire  naître  l'auteur 
en  lonie,  c'est-à-dire  sur  la  côte  occidentale  de  l'Asie  Mineure  '. 
Tout  cela  semble  prouver  que  les  poèmes  ont  pris  naissance 
vers  une  époque  légèrement  postérieure  à  celle  de  la  guerre  de 
Troie,  c'est-à-dire  lorsque  les  Achéens  et  les  Ioniens,  comme 
nous  allons  le  voir,  furent  obligés  d'évacuer  en  partie  le  Pélo- 
ponèse  pour  refluer  vers  l'Asie.  Mais  l'état  social  reflété  par  la 
poésie  est  bien  celui  que  nous  venons  de  décrire.  Ce  qui  en- 
chante les  imaginations,  ce  sont  les  expéditions,  les  aventures, 
les  beaux  pillages,  les  belles  ripailles,  les  exploits  de  pirates  et 
de  casse-cou.  Et  les  aèdes,  hébergés  chez  les  chefs,  chantent 
naturellement  ce  qui  fait  plaisir  à  ceux-ci.  Homère  (ou  la  col- 
lectivité de  poètes  que  l'on  voudra)  arrive  sans  doute  au  déclin 
de  cette  période,  au  moment  où  tout  craque  et  sombre,  comme 
Gamoëns  arrivera,  dans  son  temps,  à  l'heure  où  s'évanouit  la 
splendeur  de  la  colonisation  portugaise.  Mais  c'est  précisément 
à  ces  heures  suprêmes  des  civiUsations  que  l'on  voit  les  génies 
caractéristiques,  interprètes  ou  résumés  de  leur  époque,  jeter  le 
plus  vif  éclat. 

Si  Homère  a  existé,  on  peut  très  bien  se  le  représenter  sous 
des  couleurs  voisines  de  celles  de  la  légende.  C'est  un  Ionien 
très  cultivé,  plein  de  souvenirs,  mais  vivant  déjà  dans  une 
époque  malheureuse.  Il  voyage,  il  erre  de  ville  en  ville;  il  con- 
naît, comme  Ulysse,  les  mœurs  de  beaucoup  de  cités.  Il  utilise 
vraisemblablement  des  chants  nombreux  que  d'autres  aèdes 
ont  composés  avant  lui,  et  profite  de  leur  expérience  pour  faire 
quelque  chose  de  mieux.  Il  souffre  d'une  ingratitude  qui  est 
peut-être  liée  à  la  crise  matérielle  traversée  par  la  société 
ionienne.  Il  trouve  enfin  à  Ischia  des  Mécènes  riches  et  généreux  : 

1.  Vers  le  ix^  siècle  av.  J.-C. 


86  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

les  Phéaciens,  alors  plus  hellénisés  sans  doute  qu'ils  ne  l'étaient 
au  temps  d'Ulysse,  et  il  les  récompense  de  leur  bon  accueil  en 
immortalisant  dans  ses  vers  celui  qu'ils  auraient  fait  à  Ulysse 
quelques  générations  avant  lui. 

Tout  cela  dans  une  langue  riche,  limpide,  harmonieuse,  en 
un  style  naïf,  mais  coloré,  où  les  phrases  sont  presque  invaria- 
blement courtes,  où  le  retour  des  mêmes  épithètes  engendre  un 
charme  spécial,  et  où  la  description  candide  des  traits  de  mœurs 
rend  aussi  vivante  que  possible  la  société  dans  laquelle  le  poète 
prend  ses  héros.  C'est  ce  mélange  de  naïveté  et  de  perfection 
littéraire  —  deux  qualités  évidemment  difficiles  à  réuftir  —  qui 
fait  la  supériorité  des  poèmes  d'Homère,  et  leur  a  permis  de 
trouver  des  admirateurs  à  toutes  les  époques  et  dans  tous  les 
milieux  littéraires,  chez  les  classiques  comme  chez  les  roman- 
tiques, chez  les  amis  de  la  simplicité  comme  chez  les  amateurs 
de  raffinement.  Et  la  production  de  cet  art  si  pur  est  sans  con- 
teste un  des  phénomènes  les  plus  remarquables  de  cet  état 
social  disparu,  de  cette  première  civilisation  grecque,  dont 
l'histoire  ne  dit  pas  un  mot,  mais  dont  les  traits  saillants  se  des- 
sinent enfin  de  mieux  en  mieux,  grAce  aux  révélations  com- 
binées de  la  poésie,  de  l'archéologie  et  de  la  science  sociale. 


LE  BANDIT  FRUSTE  ET  MILITARISTE 
TROISIÈME  DESCENTE  :  LE  TYPE  DORIEN  A  SPARTE 


Les  Albanais  d'autrefois.  —  La  Grèce  a  deux  façades  :  Lune 
sur  l'Archipel,  Tautre  sur  F  Adriatique.  Dans  l'antiquité,  la  pre- 
mière était  la  façade  civilisée,  la  seconde  était  la  façade  bar- 
bare. Le  commerce  et  la  lumière  venaient  de  l'Orienf,  siège 
d'anciennes  et  puissantes  civilisations.  L'occident  de  la  xMédi- 
terranée,  au  contraire,  constituait  une  espèce  d'Océan  à  demi 
inconnu,  vaguement  limité  par  des  «  pays  neufs  ».  Il  était 
donc  naturel  que  les  montagnes  occidentales  de  la  Grèce,  Epire, 
Acarnanie,  Étoile,  fussent  peuplées  d'une  race  plus  rude,  plus 
fruste,  moins  portée  aux  raffinements  de  la  vie.  Le  rayonnement 
de  la  politesse  et  des  arts  arrivait  en  effet  plus  affaibli  dans 
cette  région  peu  accessible,  et  le  bandit  montagnard,  plus 
éloigné  des  vallées  à  prospérité  brillante,  constituait  un  type 
inférieur,  sous  ce  rapport,  au  montagnard  hellène  que  nous 
avons  vu  descendre  de  l'Othrys. 

Ce  montagnard,  tout  porte  à  l'affirmer,  ressemblait  trait  pour 
trait  à  l'Albanais  moderne,  brave,  farouche,  indomptable,  tou- 
jours armé,  plus  enclin  au  brigandage  qu'au  travail  pénible 
de  la  culture  sur  les  pentes  abruptes,  se  glorifiant  du  vol  et  du 
pillage  comme  d'actions  méritoires,  affilié  à  un  clan  qui  fait  la 
petite  guerre  avec  les  clans  voisins,  prolongeant  ces  luttes  durant 
des  générations,  capable  de  monter  la  garde  pendant  des  années 
autour  de  quelque  nid  d'aigle  où  perché  un  ennemi  qu'il  veut 


88  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

abattre,  apte  d'ailleurs  à  être  un  superbe  soldat  si  l'occasion 
s'en  présente,  et  faisant  fort  bonne  figure,  soit  dans  l'armée 
turque,  soit  dans  la  gendarmerie  des  petits  États  orientaux,  soit 
dans  la  garde  des  consuls  européens.  L'Albanais  est,  dans  sa 
mqntagne,  un  des  types  les  plus  traditionnels  et  les  plus  intrans- 
formables qui  soient.  C'est  ce  type  qui  devait  peupler,  il  y  a 
trois  mille  ans  comme  aujourd'hui,  les  massifs  du  Pinde  et  tout 
le  chaos  des  rudes  montagnes  épirotes. 

Ce  type,  dans  l'histoire  grecque,  a  fait  parler  rarement  de 
lui,  cnr  les  cités  civilisées,  celles  dont  s'occupe  rhistoire,  étaient 
en  dehors  de  sa  région.  On  le  verra  pourtant  s'illustrer  avec  le 
fameux  Pyrrhus,  roi  d'Épire,  mais  à  propos  des  incursions  de  ce 
prince  contre  les  Romains,  et  encore  avec  la  ligue  Étolienne, 
lorsque  ces  mêmes  Romains,  envahissant  la  Grèce,  et  l'envahis- 
sant naturellement  par  l'ouest,  trouveront  en  face  d'eux  ces 
rudes  adversaires.  Mais  les  mouvements  de  cette  masse  monta- 
gnarde, en  rejetant  hors  de  son  domaine  une  partie  de  ses 
éléments,  ont  produit,  peu  après  la  guerre  de  Troie,  une  révo- 
lution des  plus  importantes  dans  l'histoire  de  la  Grèce.  C'est  ce 
que  l'on  a  appelé  «  le  retour  des  Héraclides  » ,  autrement  dit  la 
conquête  du  Péloponèse  par  les  Doriens.  (x''  siècle?) 

Les  Doriens  étaient,  nous  l'avons  dit,  des  Hellènes  demeurés 
dans  la  montagne.  Pendant  que  les  Éoliens  et  les  Achéens  se 
répandaient  dans  les  vallées  où  ils  détrônaient  les  Héraclides, 
les  <(  fils  de  Dorus  »  demeuraient  groupés  sur  le  massif  qui  se 
trouve  entre  TOEta  et  le  Parnasse,  c'est-à-dire  au  point  le  plus 
central  de  la  Grèce.  Ils  ne  gravitaient  pas  dans  l'orbite  de  la  ci- 
vilisation mycénienne,  mais  se  rattachaient,  comme  formation, 
aux  montagnards  de  l'Ouest,  dont  ils  étaient  l'avant-garde  du 
côté  du  sud.  Toutefois  ce  n'étaient  pas  des  barbares.  Ils  ne 
l'étaient  ni  par  l'origine,  car  eux  aussi  étaient  originaires  de  la 
vallée  pélasgique,  fils  d'Hellen  et  de  Titan.  Ils  ne  l'étaient  pas 
par  leur  caractère,  car,  si  un  séjour  prolongé  dans  la  montagne 
leur  avait  donné  quelque  chose  d'àpre  et  de  farouche,  ils  de- 
meuraient, comme  les  Albanais  modernes,  des  hommes  d'esprit 
ouvert,  comprenant  les  gens  de  la  plaine  et  gardant  une  cons- 


V.    —    LE    BANDIT    FRUSTE    ET    MILITARISTE.  S!) 

ciencc  fort  nette  de  la  parenté  qui  les  unissait  à  ceux-ci.  Leur 
langue,  sauf  des  variations  dialectales,  était  la  môme  que  celle 
des  autres  Grecs.  Leur  religion  ne  différait  en  rien  de  celle 
des  Hellènes,  et,  voisins  du  temple  de  Delphes,  ils  avaient  pour 
Apollon  un  culte  spécial. 

Le  montagnard  dorien  et  la  décadence  achéenne.  —  (^e  sont 
CCS  Doriens  qui,  après  la  guerre  de  Troie,  entrent  en  scène. 
Mais  cette  entrée  en  scène  est  précédée  d'une  certaine  «  bous- 
culade »  de  peuplades  dans  le  grand  massif  montagneux  du 
Pinde  et  de  ses  annexes.  La  Thessalie  —  qui  ne  s'appelait  pas 
encore  Thessalie,  mais  HaRmonie  —  était,  nous  l'avons  dit, 
peuplée  en  grande  partie  d'Éoliens  qui  avaient  pris  une  large 
part  à  l'expédition  des  Argonautes,  et  en  petite  partie  d'Achéens, 
({ui  avaient  joué  avec  Achille  un  rôle  lirillant  au  siège  de  Troie. 
Ces  expéditions  avaieut  affaibli  visiblement  cette  région  de  la 
Grèce,  sans  doute  trop  vidée  de  ses  «  héros  ».  Peut-être  aussi 
des  «  héros  »  s'étaient-ils  amollis  dans  les  délices  qui  suivaient 
la  conquête  des  «  toisons  d'or  »,  ou  des  discordes  trop  intenses 
avaient-elles  éclaté,  à  la  suite  de  coups  heureux,  pour  le  «  par- 
tage égal  »  des  dépouilles.  Quoi  qu'il  en  soit,  une  collection  de 
bandes  montagnardes,  descendant  du  Pinde,  se  sentent  assez 
fortes  pour  envahir  le  pays,  asservir  les  habitants,  expulser  les 
réfractaires  et  installer,  dans  les  cités,  une  aristocratie  militaire 
assez  oppressive.  Ces  nouveaux  venus  s'appellent  les  Thessa- 
liens,  et  donnent  leur  nom  à  l'Hœmonie.  Celle-ci,  dès  lors, 
sul)it  un  recul  visible.  Elle  cesse  d  être  un  centi'e  de  civilisa- 
tion et  même  de  faire  partie  du  «  concert  »  hellénique.  C'est 
la  préface  et  comme  le  premier  essai  du  grand  mouvement  qui 
va  transformer  le  Péloponèse. 

Tandis  que  les  Thessaliens  prennent  possession  de  la  Thes- 
salie, tandis  que  les  Béotiens,  refoulés  par  eux,  vont  s'emparer 
de  la  Béotie  —  où  disparait  l'antique  civilisation  mynienne  et 
cadméenne —  les  Doriens  se  recueillent  autour  de  l'OEta.  Chez 
eux  se  sont  réfugiés  des  «  bannis  »,  ([ualifiés  de  descendants 
d'Hercule.  Ces  bannis,  chassés  du  Péloponèse  par  les  Hellènes 


90  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

et  probablement  bien  plus  nombreux  que  ne  le  dit  la  légende 
—  car  les  légendes  aiment  à  simplifier  —  servent  de  lien  entre 
la  montagne  et  la  plaine.  Ce  sont  enx  qui  transportent  de 
celle-ci  à  celle-là,  en  même  temps  que  leurs  intrigues  et  leurs 
rancunes,  certains  secrets  de  la  civilisation  que  le  milieu  mon- 
tagnard tendrait  à  faire  oublier  peu  à  peu.  Plusieurs  fois  déjà, 
les  Héraclides  ont  tenté  de  «  revenir  »,  mais  ils  se  sont  heur- 
tés à  cette  formidable  puissance  achéenne  que  nous  avons  dé- 
crite. Des  Agamenmons,  des  Achilles,  leur  ont  barré  le  passage, 
et  ils  ont  dû  rebrousser  chemin  dans  leurs  montagnes,  attendant 
le  jour  de  la  revanche. 

Le  Péloponèse  envahi  et  transformé.  —  Le  jour  semble 
enfin  avoir  sonné.  Les  grandes  expéditions  d'outre-mer  ont 
épuisé  en  partie  ce  réservoir  de  héros.  Les  catastrophes  et  les 
naufrages  des  <»  retours  »  ont  encore  écîairci  les  rangs  de  ceux 
({ui  survivent.  Bien  des  Achilles  sont  morts  et  bien  des  Aga- 
memnons  ont  été  poignardés.  C'est  le  moment  de  tenter  un  coup. 
La  masse  dorienne  s  ébranle.  Mais  par  où  passer?  Lislhme 
de  Corinthe  est  facile  à  défendre,  et  les  Achéens  y  ont  accumulé 
(le  forts  ouvrages  de  défense.  D'autre  part,  nos  montagnards 
ne  sont  pas  marins,  et  ne  peuvent  tenter  la  route  de  mer.  Que 
faire  donc?  Les  Doriens,  unis  à  leurs  congénères  les  Étoliens, 
ont  alors,  dit  la  tradition,  une  idée  géniale.  Ils  se  rassemblent 
à  Naupacte,  au  nord  du  golfe  de  Corinthe,  à  l'endroit  où  ce 
golfe  est  le  plus  étroit.  Là,  ils  improvisent  une  flotte  de  radeaux 
et  passent  l'eau  sans  que  leurs  adversaires  s'en  doutent.  En- 
suite, sous  les  ordres  des  u  Héraclides  »  Témenos,  Cresphontc 
et  Aristodcme,  et  de  l'Étolien  Oxylos.  ils  se  répandent  comme  un 
torrent  à  travers  le  Péloponèse. 

Dans  le  Péloponèse  régnait  toujours  le  prestige  de  la  famille 
d'Agamemnon,  maîtresse  de  Mycènes.  Les  <(  meneurs  d'hom- 
mes »  suivaient  Tisaménès,  fils  d'Oreste.  Des  luttes  terribles 
s'engagèrent  entre  les  dominateurs  du  sol  elles  nouveaux  venus; 
mais  ceux-ci  étaient  dans  la  place  et  avaient  tourné  les  posi- 
tions de  l'ennemi,  qu'affaiblissait  d'ailleurs  la  décadence  men- 


V.    —    LE    BANDIT    FRUSTE    ET    MILITARISTE.  91 

tionnée  plus  haut.  Lue  hypothèse  curieuse,  mais  non  vérifiée, 
présente  les  Doriens  comme  arrivant  avec  des  armes  de  fer  et 
triomphant  ainsi  des  Achéens  moins  bien  outillés,  qui  en  étaient 
restés  à  l'âge  du  bronze.  Une  autre  hypothèse  est  que  les 
«  trois  Héraclides  »  représentent  au  moins  trois  invasions  suc- 
cessives, et  que  l'arrivée  des  Doriens  dut  se  faire  par  petits  pa- 
quets. Quoi  qu'il  en  soit,  un  incontestable  refoulement  se  pro- 
duit, mais  il  faut  s'entendre.  Ceux  qui  évacuèrent  le  Péloponèse 
n'étaient  pas  «  le  peuple  »,  ces  cultivateurs  pélasges  toujours 
attachés  au  sol  de  leurs  petites  vallées.  C'étaient  les  maîtres,  les 
guerriers,  les  «  nobles  »,  tous  ces  petits  anax  dont  nous  avons 
décrit  le  type.  Beaucoup  s'enfuirent  par  mer,  et  nous  les  retrou- 
verons en  parlant  du  mouvement  colonial.  D'autres  —  c'étaient 
des  Achéens  —  se  trouvèrent  projetés,  par  le  remous  de  l'inva- 
sion, sur  les  Ioniens  qui  habitaient  au  nord  du  Péloponèse,  le 
long  du  golfe  de  Corinthe,  et  se  consolèrent  d'être  chassés  par 
les  Doriens  en  chassant  ces  Ioniens,  dont  le  territoire  reçut  de 
ces  nouveaux  maîtres  le  nom  d'Achaïe.  Les  Ioniens,  à  leur  tour, 
s'enfuirent  en  Attique,  mêlées  à  des  Éoliens  de  l'Elide,  et  no- 
tamment à  des  «  princes  »  de  la  famille  de  Nestor,  les  Néléides. 
Nous  retrouverons,  en  parlant  de  l'Attique  et  de  l'Ionie,  les  con- 
séquences de  cette  «  émigration  »  d'aristocrates.  Cette  émigra- 
tion, sur  le  moment,  eut  pour  résultat  de  condenser  à  haute 
pression,  pour  ainsi  dire,  dans  celte  petite  péninsule  de  l'Atti- 
que, les  forces  de  résistance  de  la  race  ionienne,  et  cette  résis- 
tance se  traduisit  par  la  fameuse  bataille  où  les  Athéniens, 
dit-on,  brisèrent  définitivement  l'élan  de  l'invasion  dorienne, 
grâce  au  dévouement  de  Codrus,  leur  dernier  roi. 

Mais,  dans  le  Péloponèse,  le  triomple  des  Doriens  était  à  peu 
près  complet,  et  il  en  résultait,  pour  la  culture  intellectuelle 
de  ce  pays,  un  brusque  mouvement  de  dépression,  analogue  à 
celui  qui  venait  de  se  produire  en  Thessalie.  C'était  l'engloutis- 
sement de  la  civilisation  mycénienne.  Il  faut  croire  que,  vers  la 
même  époque,  certaines  «  routes  »  commerciales  perdent  quel- 
que chose  de  leur  importance.  Sans  doute  le  bandit  dorien,  au 
premier  moment  tout  au  moins,  a  la  main  trop  lourde  et  les 


92  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

vues  trop  courtes.  Il  tue  la  poule  aux  œufs  d'or  et  décourage  le 
trafic.  Mycènes  tombe  dans  l'abandon,  Argos  devient  une  cité  de 
deuxième  ordre.  Téménos,  l'un  des  trois  «  Héraclides  »,  s'y  ins- 
talle après  la  conquête,  et  ses  descendants  établissent  leur  do- 
mination sur  Trézène,  Épidaure,  Égine,  Phlionte.  Cresphonte 
occupe  la  Messénie,  à  l'extrémité  opposée  de  la  presqu'île.  Deux 
Héraclides  obscurs  étendront  plus  tard  leur  pouvoir  sur  deux 
cités  maritimes  importantes,  Corinthe  et  Sicyone.  Oxylos,  le 
chef  des  montagnards  étoliens.  allié  des  Doriens,  remplace  les 
descendants  de  Nestor  dans  l'Élide.  Les  Arcadiens,  toujours  peu 
accessibles  au  contre  de  la  péninsule,  moins  touchés  par  cette 
invasion,  comme  par  les  précédentes,  se  trouvent  seulement 
soumis  à  une  sorte  de  protectorat  par  les  Doriens  qui  les  entou- 
rent. Mais  c'est  surtout  dans  la  région  sud-est  que  va  se  dé- 
velopper, avec  une  pureté  absolue  et  une  intensité  toute  parti- 
culière, le  type  social  amené  par  renvahissour.  Cette  région, 
c'est  la  Laconie.  Si  brillante  avec  Ménélas  et  ses  Achéens, 
elle  va,  sans  doute  après  une  éclipse,  prendre  un  éclat  aussi 
vif,  mais  d'une  nature  fort  dill'érente.  La  Sparte  ancienne  a 
disparu,  et  une  Sparte  tout  à  fait  nouvelle  va  se  lever  à  l'ho- 
i-izou. 

Les  Doriens  campés  en  Laconie  :  la  Sparte  nouvelle.  —  Les 
Doriens  qui  étaient  allés  jus(|u"à  Sparte  étaient  ceux  qui  avaient 
fait  le  jilus  de  chemin  et  qui,  une  fois  sur  le  théâtre  de  leur 
conquête,  se  sentaient  le  plus  isolés.  Cet  isolement  était  dan- 
gereux, car  les  Achéens,  malgré  leur  décadence,  n'étaient 
pas  des  adversaires  méprisables,  et  la  population  paysanne, 
assez  nombreuse,  était  difficile  à  dominer,  étant  donné  surtout 
le  petit  nombre  des  vainqueurs.  Tout  oblige  à  admettre  que  la 
situation  de  ces  vainqueurs  dans  la  vallée  de  l'Eurotas  était 
pleine  de  périls.  Évidemment,  bien  des  bandits  achéens  avaient 
dû  continuer  à  «  tenir  la  montagne  »  autour  de  cette  vallée, 
et  à  harceler  puissamment  les  envahisseurs.  D'autre  part,  les 
Doriens  étaient  trop  loin  de  leur  pays  d'origine  et  la  manière 
même  dont  ils  étaient  venus,  sur  cette  flotte  de  radeaux,  était 


V.    —    LE    BANDIT   FMI  STC    ET    MILITARISTE.  *)"i 

par  trop  artificielle,  pour  qu'ils  pussent  avoir  sérieusement  l'es- 
poir de  recevoir  des  renforts. 

En  outre,  les  Héraclides  et  les  Hellènes,  hommes  d'initiative, 
avaient,  en  Laconie  comme  ailleurs,  poussé  en  avant  le  type 
pélasae.  Le  pays  était  cultivé  et  prospère.  11  existait  sur  les 
cotes  un  certain  commerce,  et  par  conséquent  une  certaine  ca- 
tégorie d'hommes  enrichis.  Les  Doriens  avaient  donc  à  craindre, 
non  seulement  les  Achéens  guerriers,  mais  encore  la  popula- 
tion laborieuse  du  pays,  capable  de  produire  des  individus 
supérieurs  et  de  constituer  des  noyaux  de  résistance.  Cette  ré- 
sistance des  classés  inférieures,  plus  redoutables  aux  Doriens  que 
celle  des  anciens  Pélasges  ne  l'avait  été  aux  Héraclides  et  aux 
Hellènes,  il  fallait  la  briser,  et  on  la  brisa.  On  la  brisa  selon 
la  formule  dorienne,  engendrée  par  l'éducation  dorienne,  c'est- 
à-dire  avec  un  déploiement  de  force  brutale  que  la  nécessité 
devait  rendre  ingénieuse. 

Les  anciens  habitants  du  pays,  adonnés  à  la  culture  des 
terres,  avaient  déjà  été  exploités  par  les  Héraclides  et  les 
Achéens.  Mais,  avec  les  Doriens,  ils  furent  soumis  à  un  ser- 
vage particulièrement  dur,  celui  des  ilotes.  L'ilote  n'était  pas 
un  esclave  dans  le  sens  exact  du  mot.  11  était  attaché  non  à 
la  personne,  mais  à  la  glèbe.  Il  gardait  son  foyer  et  ne  pouvait 
être  vendu.  Il  travaillait  pour  le  compte  d'un  maître,  car  les 
Doriens  s'étaient  partagé  le  pays;  mais  ce  maître  n'était  pas 
un  agriculteur,  c'était  un  militaire,  qui  demeurait  exclusive- 
ment militaire,  et  résidait  habituellement  à  Sparte  avec  les 
autres  «  seigneurs  »,  non  moins  militaires.  On  voit  d'emblée 
combien  ce  servage  différait  de  celui  que  la  féodalité  devait 
organiser  plus  tard.  L'ilote  était  le  tenancier  du  Spartiate,  te- 
nancier pressuré  par  son  maître,  mais  que  l'agriculture  ten- 
dait toujours  à  relever  malgré  l'oppression.  L'ilote  pouvait  faire 
des  économies  et  se  racheter.  On  l'emmenait  à  l'armée  comme 
soldat  auxiliaire.  On  cite  des  batailles  où  chaque  Spartiate, 
pesamment  armé,  avait  avec  lui,  pour  le  seconder,  sept  ilotes 
armés  à  la  légère.  L'ilote  jouissait  donc  de  droits,  de  facilités, 
d'honneurs  même  que  les  esclaves  n'avaient  pas. 


94  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

Mais  celte  supériorité  relative  de  l'ilote  était  précisément,  pour 
les  Doriens,  un  péril  auquel  il  fallait  veiller.  Ce  péril  n'était 
pas  imaginaire.  A  Argos,  les  Doriens,  maîtres  du  pays,  furent 
renversés  du  pouvoir,  nous  dit  Hérodote,  par  les  serfs  qui  pro- 
fitèrent d'une  défaite  dans  laquelle  beaucoup  de  guerriers 
avaient  péri,  et  ces  serfs  ne  furent  renversés  à  leur  tour  que 
par  les  enfants,  devenus  grands,  des  Doriens  dépossédés.  Ce 
cjui  s'était  passé  à  Argos  pouvait  se  passer  à  Sparte.  Il  y  avait 
donc  lieu  de  se  tenir  sur  ses  gardes,  et  les  Spartiates  s'y  te- 
naient bien. 

D'abord,  comme  nous  lavons  dit,  ils  n'évoluèrent  ni  vers  la 
culture,  ni  vers  l'industrie,  ni  vers  le  commerce.  Ils  demeurè- 
rent guerriers.  De  plus,  ils  demeurèrent  groupés  au  centre 
du  pays,  tandis  que  les  ilotes  étaient  naturellement  éparpillés 
dans  les  campagnes  en  petites  communautés.  Les  ilotes  étaient 
l'objet  d'une  rigoureuse  surveillance.  Vue  tradition  digne  de 
foi  veut  que,  pour  diminuer  la  force  physique  de  leurs  serfs, 
les  Spartiates  leur  aient  de  temps  à  autre  tir('  du  sang.  Des 
massacres  partiels  empêchaient  la  population  de  trop  se  dé- 
velopper. On  dressait  les  enfants  à  chasser  les  ilotes.  Pour  se 
faire  une  idée  de  la  situation  des  Spartiates  en  Laconie,  on 
peut  imaginer  celle  d'une  petite  garnison  très  brave  et  très 
bien  armée,  occupant  une  citadelle  dans  une  ville  ennemie 
très  populeuse,  y  faisant  régner  l'état  de  siège,  y  défendant 
les  attroupements,  y  imposant  des  contributions  et  faisant  dis- 
paraître loutes  les  notabilités  autour  desquelles  un  mouvement 
insurrectionnel  pourrait  se  former. 

Les  ilotes  affranchis  s'appelaient  néodamodes.  Eux  aussi, 
bien  qu'ils  fussent  le  produit  d'une  sélection  approuvée  par  les 
maîtres,  étaient  parfois  supprimés,  par  précaution.  Au-dessus 
des  néodamodes  se  trouvait  une  autre  classe,  celle  des  périè- 
ques,  hommes  libres  privés  de  tout  droit  politique.  Ces  périè- 
ques  étaient  des  artisans,  des  commerçants,  et  surtout  des  na- 
vigateurs du  rivage,  répandus  sur  le  pourtour  du  pays.  C'était 
un  reste,  soit  des  anciens  Achéens,  soit  de  Pélasges  ayant  évolué 
vers  la  formation  commerciale.  Hommes  peu  dangereux,  et  qui 


V.    —    LE    BANDIT    FRUSTE    ET   MILITARISTE.  95 

sans  doute  s'étaient  bénévolement  inclinés  devant  la  domi- 
nation dorieniie,  ils  conservaient  leurs  «  droits  civils  »,  mais 
n'avaient  nulle  part  à  la  direction  de  la  cité.  Les  métiers  ur- 
bains et  usuels,  que  les  Spartiates  dédaignaient  d'exercer,  et 
qui  supposent  cependant  une  condition  supérieure  au  servage, 
étaient  naturellement  de  leur  ressort. 

Pour  arriver  à  otro  vraiment  forts,  les  Spartiates  avaient 
besoin  de  changer  quelque  chose  à  leur  formation  de  bandits^ 
et  à  devenir  plus  proprement  des  mililaii'es ;  c'est-à-dire,  en 
d'autres  termes,  qu'il  fallait  introduire  dans  leurs  habitudes  un 
élément  de  discipline  peu  en  honneur  jusque-là  chez  nos  mon- 
tagnards, comme  nous  avons  pu  en  juger  par  le  régime  de 
«  querelles  »  qui  régnait  dans  les  armées  achéennes.  Ce  ré- 
gime de  querelles  parait  précisément  avoir  régné  parmi  les 
Doriens  de  Sparte  durant  de  longues  années.  On  conjecture 
que  la  coexistence  bizarre  de  deux  «  rois  »  et  de  deux  dynasties 
tient  à  la  fusion  de  deux  bandes  doriennes  d'abord  ennemies,  et 
même  à  la  fusion  d'un  plus  grand  nombre  de  bandes,  parmi 
lesquelles  deux  plus  puissantes  auraient  finalement  prédominé. 
On  relèverait  des  faits  analogues  dans  l'histoire  des  Aztèques 
du  Mexique.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  Doriens  durent  continuer 
longtemps  à  faire  en  Laconie  ce  que  font  aujourd'hui  encore 
les  clans  albanais  dans  la  montagne,  c'est-à-dire  à  se  déchirer 
entre  eux,  au  grand  péril  de  leur  domination.  C'est  pourquoi 
Lycurgue,  au  retour  de  ses  voyages,  trouva,  nous  dit-on,  «  la 
ville  pleine  de  trouble  ».  Ce  Lycurgue,  quel  était-il? 

Les  lois  au  service  du  militarisme  :  Lycurgue.  — Lycurgue 
incarne  le  courant  qui  s'était  produit,  sous  la  pression  de  la 
nécessité,  en  faveur  d'une  forte  discipline,  et  la  lutte  contre 
le  courant  contraire,  qui  tendait  à  faire  persister  l'indocilité 
anarchique  du  bandit.  Sparte  avait  besoin  de  lois.  Mais,  ces 
«  lois  »,  il  fallait  les  faire  accepter  de  façon  à  ce  que  toutes 
les  imaginations  fussent  impressionnées  par  leur  grandeur. 
Pour  cela,  ce  n'était  pas  trop  de  plusieurs  influences  combinées. 

Il  y  avait  d'abord  le  prestige  de  l'étranger,  des  pays   plus 


96  LA    r.RÈCE    ANCIENNE. 

avancés  en  civilisation  que  les  peuplades  doriennes.  Lycurgue, 
fils  d'un  roi  de  Sparte,  fut  d'abord  un  erand  voyageur.  C'était 
un  homme  qui,  selon  l'expression  de  Montaigne,  avait  «  frotté 
sa  cervelle  contre  la  cervelle  des  autres  ».  Il  vit  la  Crète  où  il 
admira  «  les  lois  de  Minos  ».  Il  vit  l'Asie  iMineure,  où  se  déve- 
loppait la  civilisation  ionienne.  Il  vit,  dit-on,  l'Egypte,  où  il  se 
mit  à  l'école  des  prêtres.  Des  légendes  le  font  aller  jusque  dans 
l'Inde  étudier  la  sagesse  des  brahmanes.  Il  nétait  pas  besoin 
de  si  longues  équipées  pour  donner  à  Lycurgue  un  sérieux 
ascendant,  et  le  pioposer  pour  chef  aux  «  hommes  éclairés  », 
soucieux  de  mettre  à  profit  l'expérience  des  autres  nations. 

Il  y  avait  ensuite  le  prestige  de  la  religion.  Les  Spartiates, 
très  traditionnels,  étaient  naturellement  très  religieux.  Soldats, 
ils  étaient  enclins  <à  exécuter  les  préceptes  de  la  religion  comme 
des  sortes  de  consignes,  avec  une  fidélité  minutieuse  et  un 
esprit  de  scrupule  qui  leur  étaient  particuliers.  Ayant  habité 
jadis  non  loin  de  Delphes,  ils  conservaient,  à  l'égard  d'Apollon 
et  de  son  oracle,  une  dévotion  justifiée  par  leur  origine,  et  dont 
l'objet  s'idéalisait  pour  eux  par  le  lointain  magique  du  sou- 
venir. A  chaque  instant,  les  Spartiates  envoient  consulter  l'o- 
racle de  Delphes.  Ils  entretiennent  auprès  du  sanctuaire  deux 
«  Pythiens  »,  qui  sont  en  quelque  sorte  les  ambassadeurs  de  la 
Cité  auprès  d'Apollon  et  de  la  Pythie.  Il  est  démontré  que  des 
rois  de  Sparte,  exploitant  cet  état  d'âme,  ont  su  admirablement 
«  jouer  de  la  Pythie  ».  Dans  le  cas  de  Lycurgue,  la  Pythie  se 
surpassa,  et  décerna  au  législateur  le  titre  d'  «  ami  de  Jupiter  », 
ce  qui  lui  fut  d'un  grand  secours,  parait-il,  pour  faire  accepter 
ses  «  lois  ».  (ix^  siècle?) 

Il  est  indéniable  que  les  «  lois  »  de  Lycurgue,  comme  celle 
de  beaucoup  d'autres  législateurs,  n'ont  été  que  la  consécration 
solennelle  et  la  généralisation  définitive  de  coutumes  qui  exis- 
taient depuis  longtemps.  Le  fait  de  la  «  législation  »  marquait 
surtout  la  suppression  des  dernières  résistances.  Il  incarnait  le 
triomphe  enthousiaste  du  «  courant  »  que  Lycurgue  représen- 
tait, celui  de  la  régularité,  de  la  discipline,  de  l'unité  rigou- 
reuse. 


V.    —    LE   BANDIT    FRUSTE    ET   MILITARISTE.  97 

N'oublions  pas  le  but  j^oursuivi  :  ce  but,  c'est  de  maiateair 
les  Doriens  de  Sparte  à  l'état  d'armée  victorieuse  et  invincible. 
Pour  cela,  il  faut  d'abord  que  chaque  citoyen  soit  tenu  en  main 
par  les  autorités,  comme  un  soldat  par  ses  chefs.  Tous  les  Spar- 
tiates sont  donc  égaux  et  soumis  également  à  la  Cité.  Les  terres 
de  la  Laconie  sont  partagées  entre  eux,  mais  ils  n'en  sont  pas 
propriétaires.  Seigneurs  pour  l'ilote,  ils  ne  sont  qu'usufruitiers 
pour  les  pouvoirs  publics.  Nul  ne  peut  vendre  ses  terres  et 
tomber  dans  la  misère.  Nul  ne  peut  en  acheter  et  s'enrichir  aux 
dépens  d'autrui.  Les  citoyens  s'appellent  officiellement  Omoioi, 
«  les  Égaux  ».  C'est  un  socialisme  militariste.  Et  c'est  en 
même  temps  un  socialisme  aristocratique,  puisqu'il  concerne 
seulement  une  minorité  de  dominateurs,  une  caste  de  privi- 
légiés. 

En  second  lieu,  nos  Doriens  savent  que  le  luxe  et  la  mollesse 
diminuent  la  valeur  militaire  d'un  peuple.  Ils  savent  que  la 
force  physique  s'acquiert  par  des  moyens  déterminés,  consacrés 
par  une  longue  expérience,  notamment  par  la  sobriété  et  un 
entraînement  méthodique  aux  exercices  du  corps.  Les  lois  pres- 
criront donc  cette  sobriété  et  cet  entraînement  méthodique; 
elles  proscriront  le  luxe  qui  corrompt  et  la  mollesse  qui  endort. 
Elles  interdiront  aux  citoyens  l'usage  de  la  monnaie  d'or  ou 
d'argent.  De  là  les  repas  en  commun  et  le  brouet  noir.  La  fru- 
galité Spartiate  deviendra  proverbiale,  car  la  frugalité  entre- 
tient l'agilité.  La  palestre,  les  jeux,  les  baignades  dans  l'Eu- 
ropas  occuperont  une  place  importante  dans  la  vie.  Il  faudra 
qu'un  Spartiate,  à  la  guerre,  puisse  lancer  son  javelot  plus  loin, 
manier  sa  lance  plus  fort,  endurer  la  fatigue  plus  longtemps 
que  les  autres.  La  possession  de  ces  aptitudes  physiques  équi- 
valait alors,  rappelons-le,  à  ce  qu'est  aujourd'hui  la  possession 
d'un  armement  perfectionné  que  les  autres  peuples  n'ont  pas. 

Mais  cette  supériorité  physique,  quand  faut-il  commencer  à 
l'avoir?  Dès  la  naissance,  et  même  mieux  que  cela  :  avant  la 
naissance.  Pour  qu'un  enfant  ^naisse  vigoureux,  il  [faut  que  la 
mère  soit  vigoureuse,  et,  pour  obtenir  la  vigueur  chez  la  mère, 
il  faut  l'avoir  préparée  chez  la  jeune  fille.  De  la  cette  éducation 

7 


98  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

systématiquement  virile  de  la  jeune  fille  dorienne,  cette  gym- 
nastique à  laquelle  on  la  soumet,  ces  tunic[ues  courtes  qu'elle 
porte.  Tout  cela  est  fait  en  vue  des  guerriers  futurs.   L'enfani 
nait.  On  l'examine.  Est-il,  malgré  les  précautions  prises,  débile 
et  mal  conformé?  On  le  précipite  du  haut  du  Taygète.  Il  faut 
être  «  bon  pour  le  service  »  pour  avoir  droit  à  la  vie.  Lenfant 
grandit.  Tout  naturellement,  il  sera  élevé  à  la  dure.  On  l'exer- 
cera, dès  son  plus  jeune  âge,  à  tout  supporter.  Il  marchera 
pieds  nus,  et  son  vêtement,  même  en  hiver,  sera  léger.  On  le 
battra  de  verges  devant  l'autel  de  Diane  pour  l'exercer  à  subir 
les  coups  sans  crier;  on  le  dressera  au  vol,  parce  que  la  guerre 
ne   va  pas  sans  la  maraude,   et  l'on   aura  l'histoire  du   petit 
Spartiate  qui  se  laisse  manger  le  ventre  par  un  renard  plutôt 
que  de  laisser  voir  qu'il  l'a  pris.  Mais  former  le  corps  ne  suffit 
pas.   Il  faut  former  l'âme.  Il  faut  suggérer  à  l'enfant,  d'une 
façon  indélébile,  que  «  mourir  pour  la  patrie  est  le  sort  le  plus 
beau,  le  plus  digne  d'envie  ».  Là  encore,  il  y  a  une  méthode 
d'entrainement.  Ce  ne  sont  pas  des  «  manuels  civiques  »,  mais 
des  chants  adaptés  au  but  voulu,  des  préceptes  indéfiniment 
rabâchés  par  «  les  anciens  »  et  surtout  les  conversations,  V  «  air 
ambiant  »   comme  l'on  dit.  Les  mères  elles-mêmes,  à  Sparte, 
grâce  à  l'éducation  virile  qu'elles  ont  reçue,  contribueront  à 
pousser  leurs  enfants  dans  la  voie  du  dévouement  et  de  l'hé- 
roïsme. «  Reviens  dessus  ou  dessous,  »  dira  l'une  d'elles  à  son 
fils  en  lui  donnant  son  bouclier,  et  l'on  retiendra  ce  dialogue 
entre  une  femme  de  Sparte  et  un  messager  revenant  de  la  ba- 
taille :  «  Quelles  nouvelles?  —  Femme,  tes  cinq  fils  sont  morts. 
—  Ce  71  est  pas  cela  que  je  te  demande.   Sparte   est-elle  victo- 
rieuse? —  Oui.  —  Allons  au  temple  rendre  grâce  aux  dieux.  » 
On  se  révolte,  et  l'on  qualifie   ces  traits  d'invraisemblables. 
Qu'en  sait-on?  Il  est  certain  que  leur  authenticité  ne  peut  être 
prouvée,  et  qu'on  a  pu  beaucoup  broder  dans  certains  récits. 
Mais,  lorsqu'on  analyse  socialement  les  faits  bien   connus,  et 
qu'on  saisit  leur  enchaînement  rigoureux,  on  se  rend  compte 
que  des  paroles  extrêmement  analogues  ont  pu  et  dû  être  pro- 
noncées.  L'erreur  est  de  croire  que  l'on   pourrait  reproduire 


V.    —    LE    BANDIT    FRUSTE    ET   MILITARISTE.  99 

cet  état  d'esprit  et  ces  habitudes  dans   un   milieu  qui  ne  les 
produisent  pas  naturellement. 

La  parole,  à  Sparte,  avait  un  caractère  bien  spécial  :  le 
laconisme,  qui  tranche  si  fortement  avec  le  bavardage  des 
autres  Grecs.  Ce  ne  sont  plus  les  verbeux  discours  du  bon 
Nestor  —  un  voisin  de  la  vieille  Sparte  cependant  —  mais  des  mots 
brefs,  rapides,  énergiques,  le  langage  qui  convient  à  un  peuple 
de  militaires  où  les  conversations  sont  des  ordres,  des  consignes, 
des  réponses  à  des  chefs,  des  communications  de  service,  et 
où  les  paroles,  par  suite,  sont  réduites  à  leur  strict  minimum. 

Ce  camp  retranché  de  Sparte  avait  pour  chefs  deux  rois, 
avons-nous  dit.  La  tradition  faisait  remonter  leur  généalogie  à 
Eurysthène  et  à  Proclès,  fils  jumeaux  de  l'HéracHde  Aristo- 
dème,  un  des  envahisseurs  du  Péloponèse.  Nous  avons  dit 
qu'une  autre  hypothèse,  celle  d'une  fusion  entre  plusieurs 
bandes,  a  été  émise.  Ces  rois  commandaient  l'armée,  étaien 
prêtres  de  Jupiter,  avaient  droit  en  campagne  à  une  garde  de 
cent  hommes  d'élite.  Us  avaient  le  privilège  de  prendre  en 
temps  de  guerre  tout  le  bétail  qu'ils  voulaient  et  de  garder  la 
peau  des  animaux  immolés  en  sacrifice.  Ils  avaient  partout  la 
place  d'honneur,  spécialement  dans  les  festins,  y  recevaient 
double  portion,  nommaient  les  proxènes,  chargés  d'héberger 
les  étrangers  de  distinction,  et  les  pi/thiens  de  Delphes.  Ils  s'oc- 
cupaient des  routes  et  décidaient  des  adoptions.  Leurs  funé- 
railles étaient  très  solennelles  et  leur  mort  entraînait  un  deuil 
universel.  Malgré  tout  cela,  ces  «  rois  »  n'étaient  pas  souverains 
proprement  dits,  et  c'est  pourquoi  Sparte  est  souvent  qualifiée 
de  «  république  ».  Le  principal  organe  du  gouvernement  était 
le  sénat,  assemblée  de  vingt-huit  vieillards  âgés  d'au  moins 
soixante  ans,  et  auquel  se  joignaient,  comme  membres  privilé- 
giés, les  deux  rois.  Ces  sénateurs  étaient  élus  à  vie  par  les 
citoyens,  d'après  un  système  d'acclamations  publiques  dont 
l'intensité  était  mesurée,  pour  chaque  candidat,  par  un  jury 
placé  de  manière  à  ne  pas  voir  le  vieillard  qu'on  acclamait- 
Dans  la  suite  naquirent  les  éphores,  magistrats  chargés  de  di- 
vers contrôles,    «  surveillants   »   généraux,   comme  l'indiquait 


100  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

leur  nom,  et  qui  se  chargèrent  surtout  de  surveiller  les  rois. 
Nous  retrouvons  ici,  sous  une  forme  différente  et  atténuée,  cette 
tendance  des  Grecs  à  borner  l'autorité  des  chefs  qu'ils  se  don- 
nent, tendance  qui  dégénérait  en  anarchie  dans  la  société  ho- 
mérique. Ici,  l'organisation  militaire  donne  aux  rois  de  vrais 
pouvoirs  de  généraux,  mais  seulement  en  temps  de  guerre,  et 
c'est  la  tradition  collective  personnifiée,  autrement  dit  les  vieil- 
lards, qui  prend  le  pas  en  temps  de  paix.  La  communauté  de 
cité,  si  intense  qu'elle  fût,  laissait  subsister,  en  effet,  les  parti- 
cularités familiales  de  la  famille  des  montagnards,  notamment 
ce  respect  des  ancêtres  que  les  Pélasges,  issus  de  patriarcaux, 
avaient  emporté  avec  eux,  et  que  la  montagne,  milieu  conser- 
vateur par  essence,  avait  protégé  contre  toute  diminution.  De 
là  encore  ce  respect  proverbial  des  Spartiates  pour  la  vieillesse, 
respect  qui,  bien  entendu,  faisait  partie  du  programme  d'édu- 
cation. On  se  levait  devant  les  vieillards,  comme  on  l'ait  le  salut 
militaire  à  son  supérieur  hiérarchique.  Eux  seuls,  avec  les 
éphores  et  les  rois,  avaient  le  droit  de  parler  dans  l'assemblée 
du  peuple,  qui  se  contentait  de  voter  sur  les  projets  soumis  à 
son  acceptation.  Cette  prépondérance  des  hommes  avancés  en 
âge,  et  cette  discipline  silencieuse  des  citoyens  en  présence  des 
autorités,  aident  à  comprendre  l 'esprit  de  suite  qui  devait  pré- 
sider à  la  politique  des  Lacédémoniens. 

La  poésie  au  service  du  militarisme  :  Tyrte'e.  —  Pour  agir  sur 
l'enfance,  avons-nous  dit,  on  utilisait  les  chants  et  la  poésie.  Les 
Doriens  aimaient  celle-ci,  comme  tous  les  Grecs.  On  chante  et 
l'on  danse  dans  la  montagne  albanaise.  Mais,  vu  la  nature  fruste 
et  rudimentaire  de  leur  formation  intellectuelle,  de  tels  hommes 
sont  peu  aptes  à  voir  de  vrais  poètes,  des  poètes  susceptibles  de 
s'imposer  à  l'histoire,  se  manifester  dans  leur  sein.  Pourtant  la 
poésie,  surtout  la  poésie  chantée,  a  un  rôle  à  jouer  dans  le  per- 
fectionnement d'une  organisation  militaire.  La  principale  occu- 
pation d'une  armée,  celle  qui  absorbe  en  pratique  un  temps 
mille  fois  supérieur  à  celui  qui  est  pris  par  les  combats,  c'est  la 
marche.  Des  auteurs  militaires  ont  pu  dire  que  les  batailles  se 


V.    —    LE    BANDIT    FRUSTE    ET    MILITARISTE.  101 

gagnent  avec  les  jambes  beaucoup  plus  qu'avec  les  bras.  Or,  il 
importe,  pour  des  raisons  d'ordre  et  d'hygiène  même,  que  la 
marche  des  soldats  soit  régulière,  rythmique.  Le  rythme  égalise 
l'allure  et  la  rend  moins  fatigante,  La  mélodie,  de  son  côté,  dis- 
trait l'oreille,  et  empêche  les  idées  noires  d'envahir  l'esprit  du 
guerrier.  Si  au  rythme  et  à  la  mélodie  se  joignent  des  paroles 
exprimant  quelques  idées  très  simples,  très  générales,  sur  la 
gloire  ou  sur  la  patrie,  ces  paroles  chantées  jouent  le  rôle  d'une 
harangue  rudimentaire,  cent  fois  répétée,  et  opèrent,  sur  les 
hommes  qui  la  rabâchent  un  merveilleux  travail  de  suggestion. 
En  outre,  quand  approche  le  moment  d'exposer  sa  vie,  un  air 
guerrier  que  Ton  chante  en  chœur  est  le  meilleur  moyen  de  s'i- 
noculer un  supplément  de  bravoure,  et  de  fortifier,  contre 
l'instinct  animal  de  la  conservation,  l'état  d'àme  factice  que 
l'éducation  est  parvenue  à  créer. 

La  poésie  est  donc  utile  à  la  guerre.  Elle  l'est  aussi  pendant  la 
paix,  pour  produire  dans  les  esprits  l'exaltation  qui  prépare 
aux  guerres  prochaines.  On  sait  que  la  Marseillaise  et  le  Chant 
du  Départ  n'ont  pas  été  sans  influence  sur  les  victoires  de  la 
Révolution  française.  C'est  pour  des  services  analogues  que  la 
poésie  était  prisée  à  Sparte.  On  ne  s'attache  pas  seulement  à 
obtenir  des  adolescents  robustes,  disciplinés,  endurants.  On  tient 
encore  à  les  magnétiser,  à  leur  «  monter  la  tête  »,  en  mettant  au 
service  du  patriotisme  les  ressources  magiques  de  l'art.  De  là 
des  «  fêtes  nationales  »,  avec  chœurs,  processions,  parades, 
mimiques  belliqueuses,  et  autres  procédés  de  suggestion  collec- 
tive. Dans  les  fêtes  publiques  de  Sparte,  dit  Plutarque,  il  y  avait 
trois  chœurs.  Le  chœur  des  vieillards  entonnait  :  «  Nous  avons 
été  jadis  jeunes  et  braves!  »  Le  chœur  des  jeunes  gens  répon- 
dait :  «  Nous  le  sommes  maintenant!  »  Celui  des  enfants  ajou- 
tait :  «  Et  nous,  un  jour,  le  serons,  et  bien  plus  vaillants 
encore!  »  C'est  précisément  la  combinaison  du  Chant  du  Départ. 
Des  danses  guerrières,  comme  \d.  pjjrrhique,  et  des  fêtes  comme 
les  gijmnopédies,  où  les  enfants  dansaient  dans  l'appareil  de  la 
lutte,  en  se  donnant  des  coups,  s'harmonisaient  avec  l'ensemble 
du  système.  Au  cours  de  ces  fètos  et  dé  ces  danses,  naturelle- 


102  LA    GRÈCE    ANCIENNR. 

ment,  on  chantait  des  hymnes  appropriés  au  sentiment  général. 

Mais  la  formation  Spartiate,  on  le  conçoit,  ne  se  prête  guère 
à  l'éclosion  de  poètes.  D'ailleurs,  pendant  que  le  militarisme 
dorien  s'étend  sur  le  Péloponèse,  d'autres  civilisations  plus 
douces  se  développent  ailleurs,  et  la  poésie,  pour  des  causes  que 
nous  verrons,  y  prend  plus  librement  son  essor.  Il  arrive  donc 
assez  naturellement  que  Sparte,  mal  outillée  pour  produire 
cette  denrée  poétique  dont  elle  a  besoin,  l'importe  volontiers 
du  dehors.  On  ne  cite  aucun  poète  7ié  à  Sparte;  mais  on  en 
cite  plusieurs  qui  sont  venus  à  Sparte,  et  qui  y  sont  venus 
parce  qu'on  les  y  a  appelés.  Mais  il  fallait  qu'ils  prissent  garde 
de  ne  pas  contrarier  le  «  plan  d'éducation  »  de  la  cité.  Ter- 
pandre,  un  Eolien  de  Lesbos,  fut  un  de  ces  hôtes,  et  la  tradi- 
tion veut  qu'il  ait,  par  les  accords  de  sa  lyre,  calmé  un  jour 
une  sédition.  Mais  la  tradition  ajoute  que  ce  même  Terpandre 
fut  banni  de  Sparte,  pour  avoir  ajouté  des  cordes  à  la  lyre,  ce 
qui  rendait  les  chants  trop  variés,  et,  partant,  trop  efféminés. 
Vax  autre  spécialiste  du  même  g-enre  fut  Alcman,  de  SarJes 
—  élevé  à  l'école  de  l'Asie  Mineure  —  et  qui,  accueilli  à  Sparte, 
y  organisa  —  ou  sans  doute  y  perfectionna  —  les  chœurs  dan- 
sants de  jeunes  filles  désignés  sous  le  nom  de  parthénies.  La 
vogue  de  ces  parthénies,  évoluant  en  particulier  devant  l'autel 
de  Bacchus,  se  répandit  ou  se  fortifia  un  peu  partout,  et  l'exis- 
tence de  semblables  chœurs,  jointe  à  d'autres  causes  qui  agirent 
plus  tard,  devait  contribuer  à  l'élaboration  de  la  poésie  drama- 
tique. 

Mais  un  troisième  poète  a  laissé  dans  l'histoire  de  Sparte  une 
trace  plus  illustre  encore,  et  plus  significative.  Nous  voulons 
parler  de  Tyrtée. 

Tyrtée  était  athénien,  et  les  Doriens  de  Sparte  détestaient  cor- 
dialement les  Ioniens  d'Athènes.  C'est  ce  qui  rend  plus  curieux 
l'aveu  contenu  dans  l'anecdote  traditionnelle,  telle  qu'elle  était 
conservée  à  Sparte  même.  Engagés  dans  une  guerre  terrible 
contre  les  Messéniens,  les  Spartiates  auraient  consulté  l'oracle  de 
Delphes,  et  l'oracle  aurait  répondu  que  les  Spartiates  ne  pour- 
raient vaincre  que  sous  les  ordres  d'un  général  athénien.  Sparte, 


V.    —    Li:    BANDIT    FRUSTE   ET   MILITARISTE.  103 

malgré  ses  répugnances,  aurait  donc  demandé  un  général  à 
Athènes,  et  les  Athéniens,  jmr  dérision,  auraient  envoyé  aux 
Lacédémoniens  un  mailre  cC école  boiteux. 

C'est  Tyrtée,  ajoute  l'histoire,  qui,  par  ses  chants  enflammés, 
ranima  le  courage  des  Spartiates  et  les  conduisit  à  la  victoire. 
Entre  deux  peuples  doriens  également  braves  et  résolus,  c'est  la 
poésie  qui  avait  fait  pencher  la  balance,  mais  cette  poésie  était 
un  auxiliaire  exotique,  fourni  par  une  cité  de  formation  différente 
et  emprunté  de  mauvaise  grâce  à  cette  cité  rivale,  sous 
l'aiguillon  d'une  impérieuse  nécessité. 

En  d'autres  termes,  les  Spartiates  sont  consommateurs  de 
poésie,  mais  ils  n'en  produisent  pas.  Athènes,  d'autre  part,  est  la 
cité  ionienne  le  plus  rapprochée  de  Sparte,  et  il  est  naturel  que 
celle-ci  ait  emprunté  à  celle-là  un  spécialiste  dont  elle  éprou- 
vait le  besoin.  Pour  se  justifier  de  cette  sorte  d'humiliation,  les 
Spartiates  ont  fait  deux  choses  :  ils  ont  invoqué  Tordre  de  la 
divinité,  et  ils  ont  attribué  aux  Athéniens  une  intention  mal- 
veillante. Pratiquement,  Tyrtée  entre  dans  une  catégorie  bien 
nette,  celle  des  c  intellectuels  »  que  les  Spartiates  ont  attirés 
ciiez  eux  pour  jouer  un  rôle  qu'ils  ne  savaient  pas  jouer  eux- 
mêmes  :  composer  des  hymnes,  diriger  des  chœurs  de  musique, 
ordonner  artistiquement  des  fêtes,  faire  office  de  chefs  d'orches- 
tres, de  maîtres  de  ballets,  organiser  les  évolutions  rythmiques 
et  les  processions  connues  sous  le  nom  à' hipporchèmes  et  de 
prosodions ;  enfin  régler  d'une  façon  supérieure  ces  chants  de 
guerre,  «  péans  »  ou  autres,  qui  doublaient  la  valeur  agressive 
du  soldat.  Tyrtée,  comme  le  vieil  Orphée  ou  les  aèdes  de  même 
type,  était  didactique  et  moraliste  : 

«  Il  est  beau  pour  un  brave,  disait-il,  de  tomber  aux  premiers 
rangs  de  la  bataille  et  de  mourir  en  défendant  sa  patrie.  Mais  il 
n'est  pas  de  plus  lamentable  destin  que  d'abandonner  sa  cité, 
ses  fertiles  campagnes,  et  d'aller  mendier  par  le  monde,  en  traî- 
nant après  soi  sa  mère,  son  vieux  père  et  ses  petits  enfants. 

«  Combattez  donc  avec  courage  pour  cette  terre,  jeunes 
guerriers,  et  n'abandonnez  pas  vos  aines,  ces  vieux  soldats  dont 
les  jambes  ne  sont  plus  légères.  Car  c'est  chose  honteuse    de 


104  LA.    GRÈCE   ANCIENNE. 

voir  étendu  sur  la  terre,  en  avant  des  jeunes  hommes,  un  brave 
dont  la  tête  est  blanchie  déjà,  et  qui  exhale  dans  la  poussière 
son  âme  généreuse,  en  retenant  de  la  main  ses  entrailles  san- 
glantes. Mais  à  la  jeunesse  tout  sied.  Tant  que  le  guerrier  a  cette 
noble  fleur  de  l'âge,  on  l'admire,  on  l'aime,  et  il  est  beau  encore 
quand  il  tombe  aux  premiers  rangs  de  la  bataille.  » 

Puis,  quand  l'action  était  venue,  le  poète  «  enlevait  »  son 
monde  : 

«  Tenons-nous  ferme,  les  jambes  écartées,  les  deux  pieds 
posés  sur  la  terre,  que  les  dents  mordent  la  lèvre,  que  le  ventre 
du  large  bouclier  protège  en  bas  les  cuisses  et  les  jambes,  et 
en  haut  la  poitrine  et  les  épaules.  Brandissons  dans  la  main 
droite  la  lance  terrible;  jetons  l'épouvante  en  agitant  l'aigrette 
qui  surmonte  notre  tète.  » 

Mais  le  cas  de  Tyrtée  a  quelque  chose  de  spécial  en  ce  que  les 
Spartiates,  dit  la  tradition  courante,  ne  le  firent  pas  venir  seu- 
lement pour  être  poète,  mais  qu'ils  le  firent  xeniv  comme  géné- 
ral. Ce  fait  demande  à  être  commenté.  Jetons  un  coup  d'œil, 
pour  cela,  sur  les  guerres  de  Messénic. 

Doriens  contre  Doriens  :  les  guerres  de  Messénie.  —  Le  sud 
du  Péloponèse  se  termine  par  trois  pointes  montagneuses  enca- 
drant deux  golfes.  Le  fond  de  ces  golfes  se  prolonge  sur  terre 
par  deux  petites  vallées,  celle  de  l'Eurotas  à  droite  et  celle  du 
Pamisos  à  gauche.  C'est  dans  cette  dernière  que  s'étaient 
établis  les  Doriens  de  l'Héraclide  Cresphonte,  et  ils  avaient  ins- 
titué dans  cette  région  un  ordre  de  choses  analogue  à  celui  que 
les  Spartiates  faisaient  régner  dans  le  bassin  de  l'Eurotas.  En 
Messénie,  comme  en  Laconie,  des  bandes  de  guerriers  domi- 
naient une  population  antérieure.  Seulement,  en  Messénie,  cette 
population  antérieure  paraît  avoir  été  moins  opprimée,  soit 
qu'elle  fût  plus  forte,  soit  que  les  envahisseurs,  dans  ce  coin 
de  péninsule,  fussent  moins  nombreux.  La  Messénie  passait  pour 
plus  riche  et  plus  fertile  que  la  Laconie. 

Commeentre  clans  albanais  voisins,  la  mésintelligence  régnait 
entre  Doriens  de  l'est  et  Doriens  de  l'ouest.  Il  y  avait  des  raz- 


V.    —   LE    BANDIT    FRUSTE    ET   MILITARISTE.  105 

zias  et  des  vendettas.  Des  guerres  éclatèrent  donc,  mais  elles 
furent  terribles,  car,  des  deux  côtés,  les  guerriers  étaient  extrê- 
mement braves  et  les  collines  escarpées  se  prêtaient  à  la  pro- 
longation de  la  lutte.  Qu'on  se  figure,  dans  un  chaos  de  gorges 
abruptes,  dans  des  sentiers  de  chèvres  surplombant  des  préci- 
pices, des  bandes  de  Léonidas  se  heurtant  à  d'autres  bandes  de 
Léonidas,  et  consacrant,  à  se  pourfendre  obscurément,  des  trésors 
de  force,  d'agilité,  de  courage,  qui  eussent  suffi  à  mettre  en  dé- 
route des  armées  de  Perses  ;  voilà  comment  on  peut  se  représenter 
ces  redoutables  guerres  de  Messénie  qui  mirent  Sparte  en  péril. 

On  raconte  qu'un  Messénien,  nommé  Polycharès,  avait  eu  ses 
troupeaux  enlevés  et  son  fils  tué  par  un  Spartiate.  Ayant  vaine- 
ment demandé  justice,  il  se  posta  sur  la  frontière  —  le  Taygète  — 
et  se  mit  à  tuer  tous  les  Lacédémoniens  qui  passaient  par  là. 
Voilà  bien  les  mœurs  de  nos  Albanais,  telles  que  nous  les  con- 
naissons encore.  Ce  Polycharès,  depuis  des  siècles,  peut  s'appe- 
ler légion.  Tel  fut,  d'une  façon  extrêmement  vraisemblable,  le 
commencement  de  la  première  guerre  de  Messénie.  Les  Doriens 
de  Laconie  fondirent  sur  leurs  voisins,  et  firent  du  dégât  sur 
leurs  terres.  Surpris  par  Fattaque,  les  Doriens  de  Messénie  se  ral- 
lièrent, et  livrèrent  plusieurs  combats  indécis.  Mais  les  Spartiates, 
ayant  pris  le  dessus,  obligèrent  les  Messéniens  à  se  retirer  sur  le 
mont  Ithôme,  qui  arrêta  les  efforts  des  Lacédémoniens  pendant 
de  longues  années.  Cette  montagne,  forteresse  fournie  par  la  na- 
ture, et  munie  sans  doute  de  retranchements  plus  ou  raoinsgros- 
siers,  tenait  en  respect  les  guerriers  de  Sparte  comme  des  asiles 
analogues,  dans  la  montagne  albanaise,  tiennent  en  respect  des 
bandes  d'agresseurs  qui,  prudents  malgré  leur  courage,  se  con- 
tentent de  bloquer  l'obstacle  avec  persistance  au  lieu  de  l'esca- 
lader. Finalement,  un  nommé  Aristodème,  ayant  immolé  sa 
fille  aux  dieux,  dit  la  légende,  et  conquis  par  là  un  grand  pres- 
tige, fit  une  «  descente  »  heureuse  sur  les  Spartiates,  les  tailla  en 
pièces  et  les  força  à  retourner  dans  leur  pays. 

Alors  —  nouveau  trait  de  mœurs  —  les  Spartiates  ont  recours 
à  un  stratagème,  qu'ils  avaient  le  droit  de  supposer  bon.  Ils 
font  semblant  de  bannir  cent  des  leurs,  qiii  se  réfugient  chez  les 


100  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

Messéniens,  pour  gagner  la  confiance  de  ceux-ci  et  s'introduire 
dans  la  place.  Mais  ce  n'est  pas  pour  rien  que  les  Messéniens  sont 
cousins  germains  des  Spartiates.  La  ruse  est  éventée,  et  Sparte 
enregistre  un  nouvel  échec.  Toutefois,  Aristodème  étant  mort  et 
les  razzias  lacédémoniennes  ayant  continué,  les  Messéniens,  pris 
par  la  famine,  consentent  à  traiter  avec  Sparte  et  à  payer  tribut. 
Ceci  se  passe  au  viii''  siècle. 

Cette  soumission  dura  quelque  temps,  mais  deux  générations 
après,  au  vir  siècle,  les  Messéniens  se  révoltèrent,  sous  la  con- 
duite d'un  nouveau  chef,  nommé  Aristomène,  c|ui  vainquit  les 
Spartiates  à  Stényclare.  C'est  alors  que  les  Lacédémoniens  firent 
venir  Tyrtée.  La  guerre  suivit  une  évolution  assez  analogue  à 
la  première,  et  les  Messéniens,  renouvelant  leur  système  de  dé- 
fense, allèrent  se  retrancher  sur  le  mont  Ira,  où  les  Spartiates 
les  assiégèrent  'pendant  onze  ans.  On  conçoit  la  nature  de  ces 
sortes  de  «  sièges  >>,  ({ui  consistent  à  ^we^^er  l'ennemi  avec  une 
assiduité  plus  ou  moins  grande,  non  pas  au  coin  d'un  bois,  mais 
au  bas  d'un  rocher  dont  on  surveille  les  abords. 

Après  diverses  péripéties  et  plusieurs  sanglantes  ■<  descentes  » 
d' Aristomène,  qui  surprenait  de  temps  en  temps  le  personnel  du 
blocus  et  changeait  l'offensive  en  défensive,  les  Spartiates,  sous 
la  conduite  d'un  transfuge  et  à  la  faveur  d'un  orage,  se  décidèrent 
à  escalader  la  formidable  colline  autour  de  laquelle  ils  montaient 
la  garde.  Après  une  rude  et  dernière  lutte,  ils  enlevèrent  la  po- 
sition. Un  certain  nondire  de  Messéniens  furent  réduits  à  l'état 
d'ilotes.  D'autres  se  bannirent,  selon  la  formule  connue,  en 
d'autres  cités.  D'autres  s'embarquèrent  pour  l'Italie  du  Sud,  où 
ils  fondèrent  Rhégium,  et  de  Rhégium  sortirent  plus  tard  d'autres 
émigrants  ([ui,  s'étant  emparés  de  Zancle  en  Sicile,  lui  donnèrent 
le  nom  de  Messène,  reconnaissable  aujourd'hui  sous  celui  de 
Messine. 

L'intensité  de  l'art  militaire  Spartiate.  —  Cet  art  était  très 
intense,  et  jamais  peut-être  la  force  physique  du  soldat,  ainsi 
que  la  tactique  élémentaire  des  petits  champs  de  bataille,  n'ont 
été  poussés  plus  loin.   Nulle  formation,  peut-être,  n'a  si  bien 


V.    —    LE    BANDIT    FRUSTE    ET    MILITARISTE.  107 

réussi  à  transformer  l'individu  en  machine  à  combattre,  et  à 
grouper  méthodiquement,  pour  la  lutte  armée,  un  petit  nombre 
de  ces  individus.  Il  faut  aller  jusqu'à  la  chevalerie  du  moyen 
âge  pour  trouver,  à  ce  point  de  vue,  quelque  chose  de  semblable. 
Les  armées  féodales,  comme  les  armées  Spartiates,  furent  des 
poignées  d'hommes,  et  le  chevalier  était  un  merveilleux  profes- 
sionnel de  l'art  des  combats.  Mais  le  chevaKer  était  moins  disci- 
pliné que  le  Spartiate,  et  combattait  à  cheval  au  lieu  de  combattre 
à  pied.  Sparte  n'a  jamais  eu,  paraît-il,  plus  de  six  cents  hommes 
de  cavalerie.  C'était  son  infanterie  à' hoplites,  soldats  pesamment 
armés,  qui  faisait  sa  force.  Chacun  de  ces  hoplites,  comme  le 
chevalier,  était  une  citadelle  vivante.  Chacun  avait,  pour  emprun- 
ter un  terme  àla  marine,  la  valeur  d'une  «  unité  de  combat  », 
et  la  perte  de  c[uelques-uns  d'entre  eux  seulement  était  dou- 
loureusement ressentie.  L'arrivée  de  quelques  centaines  de  Spar- 
tiates sur  un  point  donné  suffisait  à  ranimer  le  courage,  si  l'on 
était  chez  des  amis,  à  répandre  la  terreur  si  l'on  était  cbez  des 
ennemis.  Les  rois  de  Sparte,  dans  les  coalitions  qui  suivirent, 
étaient  pris  d'emblée  comme  chefs,  quel  que  fût  le  nombre  de 
leurs  hommes.  On  vit,  dans  l'histoire,  les  Spartiates,  sollicités 
par  tel  ou  tel  peuple  d'envoyer  des  secours,  se  contenter  d'en- 
voyer un  homme,  et  cet  homme  unique  devenait  un  merveilleux 
organisateur  militaire.  Tel  sera  le  rôle  de  Gylippe  à  Syracuse, 
pendant  les  guerres  du  Péloponèse.  Les  Romains  n'ont  eu 
qu'une  seule  fois  un  Spartiate  en  face  d'eux  :  c'était  Xantippe, 
qui  commandait  les  mercenaires  carthaginois  contre  Régu- 
lus,  et  l'on  sait  que  les  Romains  furent  battus.  Comme  les  Al- 
banais actuels,  les  Spartiates  fournirent  des  mercenaires  aux 
rois  de  Perse,  prédécesseurs  des  Turcs  actuels.  C'est  Cléarque, 
banni  de  Sparte,  que  Cyrus  le  Jeune  chargera  de  lever  des 
troupes,  lorsqu'il  marchera  contre  son  frère  Artaxerxès.  Mais, 
auparavant,  c'est  en  luttant  contre  ces  mêmes  Perses  que 
Sparte  aura  atteint  le  point  culminant  de  sa  gloire  militaire, 
avec  l'invraisemblable  résistance  de  Léonidas  aux  Thermopyles, 
invraisemblance  qni  n'était  possible  qu'avec  l'extraordinaire 
entraînement  dont  nous  avons  donné  une  idée. 


108  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

Les  lacunes  de  l'art  militaire  Spartiate.  —  Mais  cet  art  militaire, 
si  intense,  a  ses  lacunes  et  ses  défauts.  D'abord,  chose  grave,  le 
nombre  des  Spartiates  reste  petit,  car  la  population,  détournée 
de  toute  colonisation  agricole,  n'augmente  pas,  comme  augm en- 
terra plus  tard  la  population  romaine,  par  des  enracinements 
successifs.  La  vie  de  camp  ou  de  caserne,  telle  qu'elle  règne  à 
Sparte,  nest  pas  de  nature  à  multiplier  la  race.  Ensuite,  par 
cela  même  qu'il  est  impropre  à  l'industrie,  le  Spartiate  est  égale- 
ment impropre  à  tout  ce  qu'il  peut  y  avoir  d'industriel  dans 
l'art  militaire.  Cet  art  pèche  du  côté  du  matériel.  Les  fortifica- 
tions sont  inconnues;  on  ne  sait  pas  faire  un  siège.  Terrible  en 
rase  campagne,  l'infanterie  lacédémonienne  est  désorientée  de- 
vant une  citadelle.  On  n'invente  pas  de  machines,  ni  de  procédés 
savants  pour  vaincre  ces  sortes  d'obstacles.  On  ne  sait  que  bloquer 
et  attendre.  De  même,  pas  de  marine,  ou  du  moins  on  ne  sait 
guère,  dans  les  grandes  occasions,  que  diriger  militairement  la 
marine  de  quelques  cités  alliées.  En  d'autres  termes,  l'armée 
Spartiate  possède  quelques  qualités  essentielles  dans  la  perfec- 
tion, mais  elle  ignore  les  qualités  accessoires.  C'est  une  incompa- 
rable infanterie  à  qui  il  manque,  pour  employer  le  langage 
moderne,  de  l'artillerie  et  du  génie. 

Et  voilà  pourquoi,  très  probablement,  Sparte,  dans  sa  guerre 
contre  les  Messéniens,  avait  besoin  d'un  Tyrtée. 

Les  Ioniens,  moins  braves  et  moins  robustes  que  les  Doriens, 
avaient  un  esprit  plus  plein  de  ressources.  Ils  étaient  plus  in- 
ventifs, plus  industrieux.  Moins  militaires,  ils  étaient,  à  l'occa- 
sion, plus  iiigénieurs.  Or,  le  besoin  d'ingénieurs,  dans  une 
guerre,  se  fait  quelquefois  sentir. 

Pour  que  Tyrtée  ait  été  rjénéral,  pour  qu'on  l'ait  chargé 
d'organiser  une  campagoe,  et  surtout  un  long  siège  comme 
celui  du  mont  Ira,  il  faut  que  les  Spartiates  aient  eu  confiance, 
non  seulement  dans  sa  verve  poétique,  mais  dans  l'ensemble  de 
ses  capacités  et  de  ses  connaissances  techniques.  Il  faut  que  cet 
Athénien  leur  ait  apporté  ce  qui  leur  manquait,  c'est-à-dire  la 
pratique  de  quelques  raffinements  matériels  de  l'art  militaire  : 
travaux  avancés,   retranchements,  machines  peut-être.  Il  faut 


V.    —    LE    BANDIT    FRISTE    ET    MILITARISTE.  109 

qu'il  ait  été  pour  eux,  non  seulement  un  donneur  de  courage, 
mais  encore  un  donneur  d'idées.  La  chose  est  d'autant  plus 
vraisemblable  que,  la  division  du  travail  étant  bien  moins  pro- 
noncée alors  qu'aujourd'hui,  un  homme  instruit,  comme  le  sont 
les  poètes,  n'était  pas  tourné  vers  une  catégorie  exclusive  de 
connaissances  ou  d'occupations  libérales,  comme  le  sont  au- 
jourd'hui nos  lettrés  ou  nos  ingénieurs,  mais  avait  une  har- 
monieuse teinture  de  tout.  L'esprit,  alors,  se  développait  dans 
tous  les  sens,  et  nous  verrons,  à  Athènes  même,  d'autres  poètes, 
tels  que  Sophocle,  choisis  précisément  comme  généraux. 

Le  cas  de  Tyrtée,  en  un  mot,  représente  le  besoin  qu'avait 
Sparte  de  se  compléter,  même  dans  cet  art  militaire  où  ses 
citoyens  étaient  devenus  des  virtuoses.  Le  poète-général  incarne 
en  lui  les  qualités  qui  différenciaient  la  société  ionienne  de  la 
société  dorienne  et  les  emprunts  que,  j)our  combler  certaines 
lacunes,  celle-ci  devait  parfois  faire  à  celle-là. 

Le  rayonnement  militaire  de  Sparte.  —  Les  guerres  contre 
les  Messéniens  étaient  le  prélude  dune  série  d'expéditions  qui 
devaient  donner  à  Sparte  X hégémonie  du  Péloponèse,  autrement 
dit  une  prépondérance  militaire  accompagnée  d'un  long  pres- 
tige. Ce  prestige  n'était  plus  lié,  comme  à  l'époque  achéenne, 
à  la  personne  brillante  et  persuasive  de  tel  ou  tel  chef,  favorisé 
d'ailleurs  par  l'exploitation  d'un  lieu  fertile  en  ressources.  Ce 
prestige  était  lié  désormais  à  la  Cité  elle-même,  à  la  collec- 
tivité plus  cohérente,  mieux  disciplinée.  Si  on  le  remarque, 
la  régularité  de  l'organisation  va  croissant  depuis  la  première 
descente  de  montagnards.  Avec  les  Héraclides,  on  a  l'organi- 
sation sommaire  et  chaotique,  procédant  par  grands  coups  de 
force  et  à  l'aventure.  Avec  les  Hellènes,  on  a  cette  fourmilière 
de  (c  meneurs  d'hommes  »,  encore  uq  peu  anarchique  par  cer- 
tains côtés,  mais  réahsant  comme  une  ébauche  d'organisme 
régulier  par  le  jeu  des  protections,  des  amitiés  et  des  réseaux 
d'alliance.  Avec  les  Doriens,  nous  avons  l'organisation  stricte- 
ment disciplinaire,  bannissant  les  derniers  restes  d'anarchie. 

C'est  toujours   la  Cité  qui  forme  le  moule  de  la    vie   publi- 


110  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

que;  mais  il  y  a  des  cités  reines  et  des  cités  sujettes,  des  cités 
suzeraines  et  des  cités  vassales,  des  cités  protectrices  et  des 
cités  protégées.  Maîtresse  de  la  Messénie,  et.  par  suite,  de  tout 
le  sud  du  Péloponèse,  Sparte  porte  ses  ambitions  vers  le  nord. 
EÏIe  restreint  encore  l'indépendance  relative  de  l'Arcadie,  elle 
oblige  la  cité  de  Tégée  à  devenir  son  amie  —  amie  de  condi- 
tion inférieure  —  et  à  lui  fournir,  dans  ses  campagnes,  des 
contingents  militaires.  Elle  lutte  avec  Argos  pour  la  possession 
des  collines  de  la  Cynurie,  qui  longent  le  rivage  oriental  du 
Péloponèse,  et  met  les  Argiens  dans  un  état  de  dépendance 
d'où  ils  n'oseront  plus  sortir.  C'est  ensuite  File  dÉgine  qui 
est  forcée  de  donner  des  otages.  Sparte  étend  son  influence  sur 
les  riches  cités  commerçantes  de  Corinthe  et  de  Sicyone,  et 
finit  par  intervenir  en  Attique,  dans  les  querelles  intestines  des 
Athéniens.  Toute  cette  série  d'événements  nous  amène  jus- 
([u'au  V  siècle  avant  Jésus-Christ,  c'est-à-dire  vers  l'époque 
des  guerres  médiques. 

L'expansion  dorienne  hors  de  Grèce.  Le  monde  dorien.  — 
Mais  tandis  que  Sparte  prenait  si  brillamment  le  pas  parmi 
toutes  les  cités  doriennes,  qu'était  devenu  l'ensemble  du  monde 
dorien  ? 

Nous  avons  vu  les  envahisseurs  se  répandre  dans  le  Pélo- 
ponèse et  refouler  les  Achéens  et  Ioniens  qui  l'habitaient.  Ce 
refoulement,  avons-nous  remarqué,  ne  fut  pas  complet.  Non 
seulement  le  fond  agricole  de  la  population  ne  bougea  pas  ; 
mais  des  groupes  importants  d'Hellènes  appartenant  à  la  «  classe 
dirigeante  »  réussirent,  en  bien  des  cas,  à  obtenir  des  modus 
vivendi  avec  les  vainqueurs.  Il  en  résulta  que  le  type  dorien, 
quoique  dominant,  ne  demeura  pas  pur,  et  que  l'ancien  type 
achéen  ou  ionien,  en  se  combinant  avec  lui,  produisit  des  al- 
liages. Ce  fut  le  cas,  notamment,  pour  l'Ile  d'Égine,  ainsi  que 
pour  Argos,  Corinthe,  Mégare  et  Sicyone. 

Nous  avons  dit  qu'à  Argos  les  «  serfs  »  étaient  parvenus, 
momentanément,  à  renverser  les  autorités  doriennes.  Celles-ci 
reprirent  le  dessus,  mais,   à  la  longue,  la  dynastie  héracHde 


V.    —    LE   BANDIT   FRUSTE    ET    MILITARISTE.  111 

fut  remplacée.  ÎVIême  phénomène  à  Corinthe,  où  une  dynastie 
indigène,  celle  des  Bacchiades.  se  substitua  aux  rois  «  héra- 
clides  »,  en  attendant  d'être  remplacée  par  une  famille  plus 
brillante,  celle  des  Cypsélides.  Même  révolution  à  Sicyone,  au 
vil'"  siècle.  Dans  ces  deux  dernières  cités,  situées  sur  l'isthme 
ou  tout  près  de  l'isthme,  le  commerce  et  la  navigation,  exercées 
par  les  éléments  ioniens  de  la  population  admis  par  les  vain- 
queurs au  droit  de  cité,  conservaient  une  importance  très  sé- 
rieuse ;  des  dominateurs  purement  militaires  étaient  moins  bien 
qualifiés  qu'à  Sparte  pour  prolonger  victorieusement  leur  sys- 
tème de  compression.  Aussi  Corinthe,  au  bout  de  quelques 
siècles,  finit-elle  par  évoluer  franchement  vers  le  luxe  et  les 
mœurs  relâchées  des  ports  maritimes,  et  Sicyone  devint-elle 
célèbre  par  ses  artistes,   peintres,  fondeurs  et  sculpteurs. 

Les  Doriens,  répétons-le,  n'étaient  pas  des  barbares.  C'étaient 
des  Pélasges,  d'anciens  urbains  par  conséquent,  longtemps  con- 
finés dans  la  montagne,  mais  capables,  à  leur  descente,  d'un 
certain  retour  vers  la  civilisation  et  d'une  certaine  adaptation 
aux  milieux  plus  avancés  au  milieu  desquels  tombaient  leurs 
bandes  guerrières.  Sous  leur  rudesse  de  mœurs  qui  les  distin- 
guait des  premiers  Hellènes,  il  sgardaient  une  intelligence  des 
hommes  et  des  choses  telle  qu'on  pouvait  l'attendre  de 
«  bannis  »  qui  reviennent  dans  leur  patrie.  En  un  mot,  c'é- 
taient des  Grecs,  des  Grecs  de  physionomie  plus  dure,  plus  aus- 
tère, plus  militariste,  mais,  en  somme,  toujours  parents  des 
autres  Grecs. 

Cette  origine  des  Doriens  explique  leur  fusion ,  sur  plusieurs 
points,  avec  les  indigènes;  elle  aide  à  comprendre,  aussi,  par 
combinaison  avec  ce  dernier  fait,  les  migrations  maritimes  de 
la  race  dorienne,  qui  se  traduisirent  par  des  fondations  de 
colonies. 

Les  colonies  doriennes  se  divisèrent  en  deux  groupes. 

Le  premier  comprend  une  traînée  d'îles  partant  du  Péloponèse 
pour  aboutira  la  pointe  sud-ouest  de  l'Asie  Mineure,  et  formant 
la  bordure  méridionale  de  l'Archipel.  On  conçoit  que  ces  lies  — 
Cythère,  Mélos,  Théra,  Astypaltea,   Cos,  Rhodes,  pour  citer  les 


112  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

principales  —  aient  été  facilement  conquises  de  proche  en  pro- 
che, à  partir  de  ce  Péloponèse  où  les  Doriens  avaient  si  for- 
tement étahli  leur  domination.  Ces  îles  n'étaient  en  définitive 
qu'en  petit  nombre  et  elles  se  trouvaient,  au  sud,  sur  les  con- 
fins du  monde  grec.  Tout  porte  à  croire  que  la  domination 
achéenne  ou  ionienne,  avant  la  guerre  de  Troie,  devait  y  être 
plus  récente,  moins  assise,  et  que  ces  lies,  longtemps  possédées 
par  les  Phéniciens,  leur  avaient  été  arrachées  depuis  peu. 

Le  second  groupe  des  colonies  doriennesse  trouve  dans  l'Italie 
du  Sud  et  dans  la  Sicile.  Sa  constitution  eut  pour  cause  l'acti- 
vité spéciale  de  Corinthe,  la  ville  maritime  par  excellence, 
assise  sur  deux  mers,  et  aussi  celle  de  Rhodes,  dont  les  habi- 
tants, à  la  longue,  avaient  dû  se  former  à  l'audace  maritime  au 
contact  des  navigateurs  phéniciens.  Soit  à  Uhodes,  soit  à  Co- 
rinthe. l'action  de  la  population  indigène  s'exerça  fortement 
pour  faire  évoluer  les  Doriens  vers  le  type  du  port. 

l'ne  île  qu'il  faut  mettre  à  part,  c'est  la  Crète.  On  n'a  pas  de 
détails  sur  la  descente  des  Doriens  dans  ce  pays,  qui  donna  le 
premier,  dit-on,  l'exemple  d'une  «  législation  »  dans  le  genre 
de  celle  do  Sparte,  et  où  Lycurgue  alla  puiser  des  idées.  Ce  qui 
est  curieux,  toutefois,  c'est  que  les  Dorions  de  Crète,  groupés 
dans  cette  grande  ile  à  l'état  de  communautés  militaires,  parais- 
sent n'y  avoir  pas  joué  de  rôle  politique,  et  avoir  laissé  la  direc- 
tion des  affaires  aux  habitants  des  cités  locales.  Les  Doriens, 
venus  de  Sparte  et  d'Argos,  à  ce  qu'on  croit,  se  seraient  impo- 
sés seulement  comme  spécialistes  militaires  et  défenseurs  du 
pays,  moyennant  un  tribut  et  des  privilèges.  C'était,  en  quelque 
sorte,  une  caste  de  mercenaires  à  demeure,  avec  une  concession 
perpétuelle  et  un  monopole  de  gendarmerie.  Dans  le  pays  du 
grand  gendarme  Minos,  on  devait  avoir  gardé  le  besoin  de  tels 
auxiliaires. 

C'est  d'Argos  que  partirent  des  colons  pour  Rhodes,  la  fron- 
tière orientale  du  monde  grec.  Les  Phéniciens  avaient  passé 
par  là,  et  influencèrent  évidemment  les  nouveaux  colons.  On 
voit  ceux-ci  rayonner  en  Lycie,  en  Carie  et  dans  les  îles  voisines, 
puis  se  lancer  dans  la  Méditerranée  occidentale,  et  fonder  en 


V.   —   LE   BANDIT    FRUSTE    ET   MILITARISTE.  113 

Sicile  Gela,  qui  fonde  elle-même  Agri^'ente.  La  pointe  sud-ouest 
de  l'Asie  Mineure,  où  aboutissait  l'étroit  cordon  des  îles  dorien- 
nes,  présentait  deux  presqu'îles  longues  et  étroites.  Sur  l'une, 
les  Trézéniens  fondèrent  Halicarnasse  ;  sur  l'autre,  desLaconiens 
fondèrent  Cnide,  qui  devint  célèbre,  ainsi  que  plusieurs  autres 
lieux  de  relAclie  pour  les  équipages,  par  le  culte  particulier 
de  Vénus,  dû  sans  doute  à  la  corruption  plus  facile  des  mœurs. 
La  partie  de  la  côte  d'Asie  Mineure  ainsi  occupée  par  des  Doriens 
reçut  le  nom  de  Doride.  La  disposition  de  tout  ce  cordon,  tendu 
à  l'extrême  sud  de  l'Archipel,  montre  que  les  Doriens,  moins 
forts  sur  mer  que  les  Ioniens,  avaient  dû  se  contenter  d'occuper, 
pour  ainsi  dire,  des  postes  en  lisière,  aussi  loin  que  possible 
des  points  où  leurs  adversaires  vaincus  avaient  ramassé  leurs 
forces. 

De  l'autre  côté  de  la  Grèce,  les  Corinthiens  avaient  colonisé 
Corcyre  (Corfou),  île  relativement  lointaine  sur  les  côtes  de 
rÉpire.  Mais  la  plus  brillante  de  leurs  colonies  fut  Syracuse,  qui 
devait  devenir  une  cité  immense,  une  des  plus  vastes  qu'aient 
jamais  habitées  les  Grecs.  Nous  avons  noté  l'exode  des  Messéniens 
à  Rhégium.  Plusieurs  autres  groupes  doriens  vinrent  s'installer 
sur  ces  rivages  de  la  Sicile  et  de  l'Italie  du  Sud,  qui  reçurent, 
du  fait  de  leur  présence  et  de  celle  d'autres  colons,  le  nom 
significatif  de  Grande  Grèce. 

Tout  à  fait  à  l'écart  des  autres,  la  plus  méridionale  et  la  plus 
célèbre  des  colonisations  doriennes  fut  celle  de  Cyrène,  en  Afri- 
que. La  Gyrénaïque  est  une  exception  sur  la  côte  africaine. 
C'est  un  coin  de  sol  grec  échoué  sur  les  sables  de  la  Tripolitaine, 
ou,  si  Ion  aime  mieux,  une  lie  de  l'Archipel  égarée  au  sud,  entre 
le  désert  et  la  mer.  Ce  pays  fut  colonisé  par  des  émigrants  de 
l'île  de  Théra  (aujourd'hui  Santorin)  où  les  Doriens  s'étaient 
déjà  mélangés  à  des  hommes  d'autres  types.  Le  chef  de  l'expé- 
dition, nommé  Battos,  était  de  race  mynienne,  comme  Jason. 
Des  aventuriers  de  diverses  cités,  notamment  des  Cretois,  avaient 
fourni  leurs  contingents.  On  raconte  que  les  matelots,  effrayés 
par  la  longueur  inédite  de  cette  navigation  —  il  fallait  perdre 
la  terre  de  vue  pendant  plusieurs  jours  —  opposèrent  à  Battos 


114  LA   GRÈCE   A>'CIEXNE. 

des  résistances  analogues  à  celles  que  devait  rencontrer  Chris- 
tophe Colomb  cinglant  vers  l'Amérique.  Cinq  cités,  dont  Cyrène 
fut  la  principale,  s'élevèrent  dans  ce  coin  reculé  du  monde  grec, 
et  s'enrichirent  par  la  culture  du  silphium,  plante  très  recher- 
chée alors  comme  légume  et  comme  denrée  pharmaceutique. 
Un  certain  Démonax,  à  Cyrène,  joua  le  rôle  de  législateur  que 
Lycurgue  avait  joué  à  Lacédémone, 

L'art  dorique  et  sa  propagation  en  dehors  du  monde  dorien. 
—  Même  lorsque  le  type  dorien  se  déformait  par  la  fusion  avec 
d'autres  types,  il  conservait  assez  de  prestige  pour  donner  un 
cachet  spécial  et  reconnaissable  aux  divers  groupes  qu'il  contri- 
buait à  former.  De  nouveau,  les  montagnards  avaient  joué  le 
rôle  de  levain  qui  fait  fermenter  la  pâte.  Ce  prestige  et  cette 
influence  se  traduisirent,  au  point  de  vue  intellectuel,  par  trois 
phénomènes  importants,  qu'il  convient  de  noter. 

Le  premier  phénomène  fut  le  développement  littéraire  du 
dialecte  dorien.  Ce  dialecte,  le  plus  mâle  des  dialectes  grecs, 
est,  après  l'éolien,  le  plus  rapproché  du  latin,  c'est-à-dire  de 
la  souche  linguistique  prindtive.  La  lettre  a  y  domine  et  les 
contractions  y  sont  fréquentes,  ce  qui  enlève  de  la  finesse  et  des 
nuances.  Ce  dialecte  devint  celui  de  la  poésie  lyrique  chantée  en 
chœur.  Nous  avons  montré  que  ces  chœurs,  grâce  à  la  vigueur 
de  la  vie  publique  et  aux  fêtes  occasionnées  par  l'éducation  sys- 
tématique de  l'enfance,  étaient  plus  prospères  chez  les  Doriens 
qu'ailleurs.  Il  en  résulta  que,  même  chez  les  Ioniens,  lorsque 
les  poètes  firent  des  vers  pour  les  chœurs,  ils  suivirent  naturelle- 
ment la  mode  existante  et  écrivirent  en  dialecte  dorien.  Les 
grands  tragiques  d'Athènes  eux-mêmes  devaient  s'incliner  devant 
cette  anomalie  consacrée  par  l'usage.  Tant  que  dure  le  dia- 
logue, c'est  la  langue  d'Athènes  que  parlent  les  personnages. 
Dès  que  le  cho'ur  commence,  c'est  l'idiome  de  Sparte  qu'on 
entend. 

Le  second  phénomène  est  la  diffusion,  en  musique,  du  mode 
dorique.  C'était  le  mode  grave,  religieux,  tel  qu'il  convient  à 
des  chants  organisés  par  la  Cité  pour  l'éducation  de  la  jeunesse, 


V.    —    LE    BANDIT   FRUSTE    ET    MILITARISTE.  115 

et  propres  à  exalter  l'enthousiasme  patriotique.  Ce  mode  diffé- 
rait du  mode  b/dien,  doux  et  délicat,  et  du  mode  phrygien,  ardent 
et  passionné.  C'était  le  mode  national  par  excellence.  Lui  aussi 
fut  employé  par  les  cités  non  doriennes,  dans  les  circonstances 
où  il  convenait  d'imprimer  aux  mélodies  un  caractère  noble  et 
imposant. 

Le  troisième  phénomène  est  la  dill'usion,  en  architecture,  du 
style  dorique.  Ce  style  se  caractérisait  essentiellement  par  une 
certaine  espèce  de  colonne,  la  plus  grave,  la  plus  massive  et  la 
moins  ornée  que  connussent  les  Grecs.  Cette  colonne  n'a  pas  de 
socle  et  repose  directement  sur  le  sol.  Sa  hauteur  est  de  cinq 
fois  et  demi  le  diamètre  pris  à  la  base,  car  le  fût  s'amincit  vers 
le  haut.  Le  chapiteau  n'est  qu'un  évasement  de  la  pierre,  orné 
de  quelques  raiuures.  L'entablement  et  la  frise  supportés  par  ces 
colonnes  sont  aussi  moins  ornés.  Les  édifices  de  ce  style  avaient 
quelque  chose  de  particulièrement  sobre  et  majestueux.  Ils 
étaient  pourtant  artistiques,  conformes,  comme  tout  ce  qui  se 
faisait  chez  les  Grecs,  à  un  idéal  de  mesure  et  de  goût.  L'har 
monie  de  leurs  lignes  éclate  si  on  les  compare  aux  monuments 
disproportionnés,  inachevés,  bizarres,  de  FÉgypte  et  de  l'Assy- 
rie, Comme  le  dialecte  dorien,  comme  la  musique  dorienne, 
l'architecture  dorienne  rayonna  hors  du  domaine  territorial 
occupé  par  les  Doriens,  et  quand  les  Athéniens,  en  plein  siècle 
de  Périclès,  voulurent  élever  à  la  déesse  Athénè,  protectrice  de 
leur  cité,  un  temple  digne  d'elle,  ce  n'est  pas  l'ordre  ionique, 
national  pour  eux,  qu'ils  choisirent.  C'est  dans  le  style  dorique, 
c'est-à-dire  dans  le  style  des  Spartiates  leurs  adversaires,  qu'ils 
construisirent  le  Parthénon. 


VI 


LES  REFOULÉS  ET  LEURS  MIGRATIONS 
L  ESSOR  DU  PORT  MARITIME  :    LE   TYPE  IONIEN 


Comment  se  fondait  une  colonie.  —  Nous  avons  vu  la  place 
que  tient  le  bannissement  dans  les  mœurs  grecques.  A  côté  du 
bannissement  individuel,  par  lequel  un  chef  vaincu  se  jette  dans 
la  montagne,  il  y  a  le  bannissement  collectif,  par  lequel  d'im- 
portants groupes  d'hommes,  ayant  le  temps  de  se  reconnaître 
et  de  s'organiser,  abandonnent  une  cité  qu'ils  ne  peuvent  plus 
défendre,  pour  aller  en  fonder  une  ailleurs.  Ces  bannissements 
collectifs  s'opèrent  par  mer,  car,  étant  donnée  la  configuration 
du  pays,  cette  route  est  la  plus  commode  pour  ceux  qui  dis- 
posent d'une  flotte  et  qui  veulent  fuir  sans  se  séparer. 

Il  arrive  aussi  que,  soit  par  l'affluencc  de  bannis  dans  une 
cité,  soit  par  la  multiplication  normale  des  habitants,  le  sol  de 
cette  cité,  généralement  maigre  et  aride,  ne  suffit  plus  à  nour- 
rir la  population.  Alors  se  produit  un  essaimage  de  citoyens. 
Une  petite  cité  se  détache  de  la  grande  et  se  transporte  ailleurs, 
pour  vivre  d'une  existence  calquée  sur  celle  du  milieu  primitif. 

La  colonie  n'est  pas  soumise  à  la  métropole.  L'essaim  émigré, 
par  le  seul  fait  qu'il  émigré,  devient  indépendant.  Nous  avons 
vu  en  effet  que  la  souveraineté,  avec  la  formation  sociale  de  nos 
Grecs,  ne  peut  guère  s'étendre  en  dehors  d'ime  certaine  case 
territoriale,  généralement  assez  petite.  Au  delà  de  cette  limite, 
une  cité  peut  avoir  des  amies,  des  alliées,  des  tribntaires.  Mais 
l'autonomie  municipale  subsiste,  et  l'autorité  municipale,  c'est 


VI.    —    LES    REFOULÉS    ET    LEURS   MIGRATIONS.  117 

tout  ce  que  les  Grecs  savent  créer  en  fait  de  pouvoirs  publics. 
Toute  colonisation  est  donc  accompag'née  d'une  rupture  avec  la 
cité-souche,  et  l'on  n'a  pas  l'idée  qu'il  puisse  en  être  autrement. 
Cependant,  si  le  lien  matériel  est  rompu,  le  lien  moral  sub- 
siste. La  cité  d'où  l'on  est  parti  demeure  la  métropole,  mot  à 
mot  la  cité  mère.  Elle  conserve  des  droits  à  un  certain  respect, 
à  une  particulière  déférence.  Les  émigrés,  en  partant,  ont  eu  le 
soin  d'emporter  le  feu  sacré  de  leur  patrie.  Ils  entourent  d'un 
culte  spécial  les  mêmes  divinités  que  leurs  pères.  Ils  emmènent 
avec  eux  des  prêtres  et  des  devins  appartenant  à  des  familles 
pour  ainsi  dire  «  nationales  »,  anciennement  investies  du  mo- 
nopole de  leurs  fonctions.  Us  s'efforcent,  en  construisant  la  ville 
nouvelle,  de  reproduire  les  temples,  la  citadelle,  les  places,  les 
rues  de  la  mère-patrie.  C'est  vers  celle-ci  qu'ils  se  tourneront 
le  plus  volontiers  en  cas  de  péril,  s'ils  éprouvent  le  besoin  de 
quelque  assistance  étrangère.  Et,  réciproquement,  c'est  vers  la 
colonie  que  fuient  volontiers  les  gens  de  la  métropole,  si  quel- 
que désastre  fond  sur  eux. 

Les  Achéens  en  Italie  :  l'austère  Crotone  et  la  molle  Sybaris. 
—  Des  exodes  de  ce  genre  avaient  dû  se  produire,  évidemment, 
bien  avant  l'invasion  dorienne.  Mais  celle-ci,  par  sa  puissance 
de  refoulement,  en  détermina  un  grand  nombre. 

Nous  avons  vu  comment  «  l'empire  d'Agamemnon  »,  c'est-à- 
dire  le  groupe  important  de  cités  du  Péloponèse  qu'entraînait 
l'ascendant  des  chefs  achéens  de  Mycènes,  avait  croulé  sous  le 
choc  des  envahisseurs,  et  comment,  après  le  remous  de  l'inva- 
sion, les  débris  des  Achéens  vaincus  s'étaient  trouvés  massés 
au  nord  du  Péloponèse,  sur  le  rivage,  qui  allait  prendre  dès 
lors  le  nom  d'Achaïe.  Ce  rivage,  bordé  par  le  golfe  de  Corinthe, 
qui  débouche  au  sud  de  l'Adriatique,  offrait  au  trop-plein  des  fu- 
gitifs une  route  vers  l'Occident.  Ils  s'en  servirent  et  allèrent 
fonder,  dans  le  sud  de  l'Italie,  plusieurs  cités  importantes,  dont 
les  plus  célèbres  furent  Crotone  et  Sybaris. 

Ces  deux  villes  sont  restées  dans  l'histoire  avec  un  cachet 
spécial. 


118  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

Crotone  était  célèbre  par  ses  médecins  et  ses  athlètes.  On  y 
cultivait  l'hygiène  et  les  sports.  C'est  la  pairie  du  fameux  Milon, 
dont  la  force  physique  est  demeurée  légendaire. 

Sybaris,  au  contraire,  était  la  ville  de  la  mollesse  et  des  vo- 
luptés. Certains  traits  des  Sybarites  sont  restés  légendaires 
aussi.  Us  ne  pouvaient,  disait-on,  souffrir  le  pli  d'une  feuille 
de  rose.  Leur  cuisine  avait  des  ralfincments  merveilleux  et  au- 
cune laine  n'était  assez  fine  pour  draper  leurs  membres  délicats. 

L'antithèse  entre  ces  deux  villes,  qui  date  d'ailleurs  d'une  épo- 
que fort  postérieure  à  leur  fondation,  montre  la  lutte  qui  s'était 
établie,  sur  ces  rivages,  entre  deux  courants. 

Sybaris,  c'est  le  grand  port  maritime  corrompu  parla  richesse, 
à  la  suite  d'un  commerce  intense  et  prospère. 

Les  villes  du  sud  de  Tltalie,  auxijnelles  nujowcl'hiii  Von  ne 
s'arrêle  plus,  étaient  alors  d'importantes  étapes  de  trafic  entre 
le  monde  grec  d'une  part  et,  d'autre  part,  cette  immense  Mé- 
diterranée orientale,  qui  était,  nous  l'avons  dit,  comme  un  Océan 
rempli  ou  bordé  de  «  pays  neufs  »,  Elles  durent  être  aussi,  à 
un  moment  donné,  les  habiles  intermédiaires  entre  le  commerce 
des  Grecs  et  celui  des  Étrusques. 

La  situation  favorisée  de  cette  région  se  révèle  d'ailleurs  par 
la  prospérité  inouïe  et  l'importante  population  d'autres  villes, 
comme  Locres,  Tarente,  Syracuse,  à  la  place  desquelles  on  ne 
trouve  aujourd'hui  que  des  villages,  mais  qui  atteignirent,  à 
un  moment  donné,  un  haut  degré  de  splendeur. 

Or,  la  richesse  engendre  le  luxe,  et  le  luxe  enfante  la  mollesse. 
Cela  est  classique. 

Ce  qui  est  classique  aussi,  c'est  la  lutte  qui  s'établit  contre 
l'invasion  des  nouveautés  amollissantes  et  corruptrices,  dans  les 
cités  où  les  traditions  de  sobriété  et  de  virilité  sont  encore  repré- 
sentés par  une  puissante  élite  sociale. 

Cette  élite  voit  le  péril,  et  se  raidit  contre  lui.  Ce  sont  alors 
des  lois  somptuaires,  des  prédications  hygiéniques  et  morales,  des 
appels  à  la  loi  pour  protéger  les  mœurs,  des  mesures  artificielles 
pour  écarter  la  contagion  du  luxe  et  de  la  sensualité.  Alors  surgis- 
sent, selon  les  pays,  des  Pythagores,  des  Catons,  des  Savonaroles. 


VI.    —   LES   REFOULÉS   ET   LEURS   MIGRATIONS.  119 

En  Grande  Grèce,  c'est  Crotone,  la  cité  des  médecins  et  des 
athlètes,  qui  conduisit  le  mouvement,  représenté  dans  son  sein 
par  le  parti  aristocratique,  plus  «  conservateur»  des  traditions. 
Crotone  était  Fennemie  de  Sybaris,  qu'elle  finit  par  vaincre, 
quoique  moins  peuplée  et  moins  riche,  et  l'homme  qui  attacha 
son  nom  à  ce  mouvement  de  résistance  aux  mœurs  dissolues, 
fut  le  philosophe  Pythagore,  un  Ionien  de  Samos. 

Mais  Pythagore  n'était  pas  seulement  l'apôtre  de  la  sobriété 
traditionnelle,  soutenu  par  les  conservateurs  de  Crotone  et  des 
cités  voisines;  c'était  de  plus  un  mathématicien.  Or,  ce  caractère 
encore  convenait  parfaitement  au  milieu. 

Dans  la  Méditerranée  orientale  —  la  grande  mer  —  les  îles  et 
les  caps  se  font  rares.  Les  navigateurs  ont  plus  souvent  occasion 
de  perdre  la  terre  de  vue.  Par  suite,  des  connaissances  nautiques 
plus  complètes  s'imposent.  Il  y  a  une  place  à  prendre  pour  les 
calculateurs,  pour  les  astronomes,  pour  les  ingénieurs  mari- 
times. Or,  c'est  précisément  en  cette  région  que  le  même  Pytha- 
gore s'illustre  par  ses  théories  mathématiques.  C'est  là  que  son 
disciple  Archytas  invente,  dit-on,  la  poulie.  C'est  là  qu'Archi- 
mède  illustrera  Syracuse  par  ses  découvertes  variées  :  principe 
d'hydrostatique,  vis,  miroirs  ardents,  etc.  Les  deux  grands 
hommes  de  Marseille,  la  plus  occidentale  des  colonies  grecques, 
sont  deux  mathématiciens-navigateurs,  Pythéas  et  Euthymènes. 
Telle  est,  en  quelques  mots,  la  forme  particulière  que  prend  l'es- 
prit grec  dans  ce  coin  reculé  du  monde  hellénique  en  raison  des 
conditions  spéciales  que  lui  font  le  milieu.  Revenons  mainte- 
nant aux  autres  effets  de  l'invasion  dorienne,  c'est-à-dire  aux 
autres  migrations. 

Les  Eoliens  à  Lesbos  :  la  poésie  à  épanchements  des  joueurs 
de  lyre.  —  Mais,  tout  d'abord,  rappelons-nous  que  l'invasion  do- 
rienne dans  le  Péloponèse  avait  été  précédé  d'un  phénomène 
analogue,  celle  des  Thessaliens  dans  l'Ha-monie,  qui  allait  dès 
lors  prendre  le  nom  de  Thessalie.  La  plupart  des  chefs  de 
ce  pays  étaient  des  Éoliens,  proches  parents  de  ceux  qui  avaient 
fait  l'expédition   des  Argonautes.  Les  vaincus   —  ou  tout  au 


120  LA   GRÈCE    ANCIENNE. 

moins  ceux  qui  avaient  été  le  plus  compromis  dans  la  lutte  — 
s'embarquèrent,  dit  la  tradition,  à  Aulis,  comme  les  aventu- 
riers qui  étaient  allés  faire  la  conquête  de  Troie,  et  cinglè- 
rent précisément  dans  la  direction  de  Troie,  c'est-à-dire  vers 
la  portion  de  l'Asie  Mineure  qui  se  trouvait,  de  lautre  côté  de 
l'Archipel,  en  face  de  la  Thessalie.  Les  émigrants  éoliens  se  su- 
perposèrent, en  cet  endroit,  aux  populations  dont  nous  avons 
parlé  à  propos  du  type  troyen,  et  qui  se  rapprochaient  plus  ou 
moins  du  type  primitif  pélasgique.  Comme  ils  constituaient, 
malgré  leur  défaite,  une  élite  guerrière  et  directrice,  ils  de- 
vinrent les  maîtres  de  cette  région,  qui  prit  le  nom  d'Éolide. 
L'éclat  des  cités  qu'ils  fondèrent  fut  éclipsé,  nous  allons  le  voir, 
par  le  voisinage  des  cités  ioniennes,  d'un  type  plus  intense  et 
plus  net.  Il  faut  faire  une  exception  pour  un  point  spécial  de 
leur  domaine,  l'ile  de  Lesbos. 

L'île  de  Lesbos  parait  avoir  eu  le  privilège  de  partager  les 
heureuses  conditions  de  l'Ionie  au  j)oint  de  vue  de  l'essor  intel- 
lectuel et  poétique,  et,  en  même  temps,  grâce  à  la  fondamen- 
tale simplicité  de  sa  population  pélasgique  ainsi  qu'à  sa  situa- 
tion légèrement  en  dehors  du  tourbillon  commercial  intense, 
cet  autre  privilège  de  voir  régner  chez  ses  habitants  une  cer- 
taine naïveté  de  cœur,  une  certaine  fraîcheur  d'impression  émi- 
nemment favorable  au  développement  du  lyrisme.  Une  légende 
disait  que  la  tête  d'Orphée,  après  que  celui-ci  avait  été  misa  mort 
par  les  Ménades,  avait  été  roulée  par  les  flots  jusqu'au  rivage 
de  Lesbos.  Poétique  tradition,  qui  doit  être  interprétée  dans  le 
sens  d'un  refuge  particulièrement  ouvert,  dans  cette  île  pélas- 
gique, aux  vieilles  traditions  poétiques  des  Pélasges.  Plus 
qu'ailleurs,  les  effusions  et  récréations  poétiques  étaient  goûtées 
à  Lesbos  ;  plus  qu'ailleurs  elles  se  produisaient  spontanément  et 
traduisaient  les  sentiments  d'àmes  épanouies  ;  plus  qu'ailleurs  on 
se  plaisait  à  imaginer  des  combinaisons  de  rythme  et  de  me- 
sure pour  s'adapter  aux  vers;  plus  qu'ailleurs  on  s'ingéniait  — 
car  la  poésie,  ne  l'oublions  pas,  restait  étroitement  unie  à  la 
musique  —  à  perfectionner  les  instruments  qui  accompagnaient 
la  voix. 


VI.    —    LES    REFOULÉS   ET    LEURS    MIGRATIONS.  121 

L'ilede  Lesbos,  une  des  plus  grandes  derArchipel,  est  très  voi- 
sine de  la  côte  d'Asie.  Elle  se  trouve  au  sud  de  la  Troade  et  au 
nord  de  l'Ionie,  non  loin  du  point  d'où  les  Pélasges  primitifs, 
arrivant  par  l'Hellespont,  s'étaient  élancés  vers  l'Archipel  et  la 
Grèce.  Le  sol  est  fertile  et  le  climat  doux.  Une  médaille  antique 
représente  l'ile  sous  les  traits  de  Cybèle  —  la  déesse  pélasgique 
—  tenant  en  main  la  corne  d'abondance.  Les  Grecs  donnaient 
à  Lesbos  Fépithète  de  «  fortunée  ».  Ils  prétendaient  trouver 
un  charme  particulier  au  chant  de  ses  rossignols  et  louaient 
proverbialemenl  l'extraordinaire  beauté  de  ses  femmes. 

On  peut  conjecturer  que  les  péripéties  de  l'histoire  de  Lesbos 
avaient  consisté  surtout  en  retours  de  Pélasges  vers  d'autres 
Pélasges,  et  en  superpositions  de  types  très  ressemblants,  qui 
ne  faisaient  que  se  renforcer  par  leur  superposition  même.  Les 
émigrés  éoliens  eux-mêmes,  nous  l'avons  vu  en  définissant  le 
type  éolien,  faisaient  à  peine  exception  à  la  règle.  C'étaient  les 
Hellènes  demeurés  les  plus  voisins  du  type  pélasgique;  et  c'est 
du  reste  dans  cette  région  restreinte  de  l'Éolide  que  parvinrent 
à  se  maintenir,  sous  le  nom  de  dialecte  éolien,  le  formes  les 
plus  archaïques  de  la  langue  grecque. 

Grâce  à  la  douceur  de  la  vie,  combinée  avec  l'ouverture  des- 
prit  que  favorisait  le  commerce,  Lesbos  se  caractérisa,  au  milieu 
du  monde  grec,  par  le  développement  plus  rapide  et  plus  ingé- 
nieux de  la  musique.  C'est  à  Méthymne,  cité  de  File,  qu'était 
né  Arion,  le  musicien  charmeur,  qui,  obligé  de  se  jeter  à  la 
mer  pour  échapper  à  des  matelots  bandits,  fut,  dit  la  légende, 
sauvé  et  porté  par  un  dauphin.  C'est  de  Lesbos  qu'était  Ter- 
pandre,  illustre  pour  les  perfectionnements  qu'il  avait  apportés 
à  la  lyre,  et  qui  fut  banni  de  Sparte,  dit  une  autre  légende, 
pour  ces  innovations  qui  rendaient  les  mélodies  trop  captivantes. 
C'est  à  Lesbos  que  les  musiciens  poètes,  adaptant  eux-mêmes  les 
accords  de  leurs  lyres  aux  sentiments  qu'ils  voulaient  exprimer, 
inventaient  des  «  nomes  »  ou  rythmes  nouveaux,  et  qu'Alcée 
créait  la  strophe  «  alcaïque  »,  comme  Sapho  la  strophe  «  saphi- 
que  ».  Et  ce  que  nous  appelons  «  strophe  »  était  une  combinai- 
son de  mesures  musicales  en  même  temps  qu'un  certain  airan- 


122  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

gement  de  vers.  Rappelons-nous  que  le  même  homme,  en  ces 
temps  où  la  division  du  travail  était  dans  l'enfance,  pouvait 
cumuler  très  normalement  les  rôles  du  compositeur,  de  l'exécu- 
tant, du  chanteur,  du  poète  et  du  luthier.  L'image  aujourd'hui 
si  conventionnelle  et  presque  allégorique  du  poète  s  accompa- 
gnant sur  sa  lyre  correspondait  alors  aux  réalités  de  la  vie. 

L'originalité  des  poètes  de  Lesbos  fut  de  promouvoir  à  la  di- 
gnité littéraire  des  chants  tels  qu'il  s'en  rencontre  partout,  mais 
qui,  dans  ce  milieu  plus  favorisé,  tendaient  à  prendre  une  forme 
plus  belle  qu'ailleurs.  Tels  sont  les  chansons  à  boire,  les  cris 
d'admiration  en  face  du  pittoresque  de  la  nature,  la  satire 
politique  et  les  épanchcments  de  l'amour. 

«  Arrose  de  vin  tes  poumons,  s'écrie  Alcée,  le  soleil  est  haut, 
la  saison  est  accablante,  et  la  soif  brûle  toute  chose.  Harmo- 
nieusement, dans  le  feuillage,  bruit  la  cigale,  et  de  ses  ailes 
tombe  en  notes  pressées  son  chant  sonore,  tandis  que  l'été  em- 
brasé, s'étendant  sur  la  terre,  y  répand  la  sécheresse.   » 

Et  Sapho,  native  comme  Alcée  de  Mytilèno,  dit  à  son  tour  :  «  Le 
bruit  desfeuilles  a  dissipé  mon  sommeil...  L'aurore  à  la  chaussure 
d'or  paraît  déjà  à  l'horizon...  La  lune  dans  son  plein  éclairait 
les  cieux.  »  Profitant  d'une  liberté  d'allures  et  d'une  hardiesse 
particulières  aux  femmes  de  Lesbos,  elle  met  dans  l'expression 
de  l'amour  une  ardeur  jjassionnée  qui  l'a  rendue  célèbre  :  «  Ma 
lang'ue  se  brise,  un  feu  subtil  et  rapide  court  en  moi,  mes  yeux 
ne  voient  plus  rien,  mes  oreilles  bourdonnent...  ».  Voilà  bien 
cette  poésie  «  subjective  »,  jaillie  spontanément  de  l'âme,  qui 
refleurira  avec  Lamartine,  Hugo  et  Musset.  Et  c'est  encore  un  élan 
spontané  du  cœur  que  la  colère  avec  laquelle  Alcée,  victime  des 
révolutions  politiques  de  Mytilène,  <(  banni  »  même  à  la  suite 
de  ces  révolutions,  transforme  ses  poésies  en  «  châtiments  » 
contre  les  politiciens  qu'il  n'aime  pas.  C'est  lui  qui,  pour  la 
première  fois,  compare  la  cité  à  un  vaisseau  battu  par  la  tem- 
pête. C'est  lui  qui  s'écrie  avec  une  joie  sauvage,  en  apprenant 
la  mort  d'un  «  tyran  »  qui  opprime  son  parti  :  «  C'est  mainte- 
nant qu'il  faut  boire,  et  maintenant  qu'il  faut  s'enivrer!  »  Naïfs, 
délicats,  impressionnables,  expansifs  :  tels  nous  apparaissent  les 


VI.    —    [.ES    REKOrLÉS   ET    LEURS    MIGRATIONS.  123 

Lesbiens,  variété  la  plus  vibrante  et  la  plus  nerveuse  peut-être 
du  génie  grec,  bien  que  d'autres  variétés  aient  conquis  plus  de 
gloire  par  des  œuvres  plus  solides  et  plus  étoffées. 

Les  Ioniens  comprimés  en  Attique  et  projetés  vers  l'Asie. 
—  Nous  glissons  rapidement  sur  la  colonisation  achéeiine  et  la 
colonisation  éolieniie,  pour  ne  pas  avoif  à  répéter  certaines 
constatations  que  nous  allons  faire  à  propos  de  la  colonisation 
ionienne,  la  plus  brillante  de  toutes,  et  sur  laquelle  nous  insiste- 
rons un  peu  plus. 

Nous  avons  dit  que  les  Ioniens,  au  moment  de  l'invasion  du 
Péloponèse  par  les  Doriens,  s'étaient  vus  obligés  d'évacuer  le 
nord  de  la  Péninsule  et  de  refluer  vers  FAttique.  Ceuv  qui 
fuyaient  ainsi,  répétons-le,  n'étaient  pas  le  menu  peuple.  Le 
menu  peuple  ne  se  déplace  pas  si  aisément,  et  peu  lui  importe 
le  maître.  Ceux  qui  fuyaient,  c'étaient  les  nobles  familles,  les 
«  meneurs  d'hommes  »  et  leurs  «  illustres  compagnons  »  ;  bref, 
les  gens  à  panache,  toute  une  aristocratie  vaincue,  menacée, 
compromise,  préférant  l'émigration  à  une  révolution  qui  eût 
été  sa  ruine  et  sa  mort.  Toutes  ces  élites  sociales  de  l'ionie 
péloponésienne,  mêlées  à  quelques  nobles  Éoliens  de  TÉlide 
appartenant,  dit-on,  à  la  famille  de  Nestor,  viennent  se  con- 
centrer dans  l'Attique,  pays  de  population  ionienne  où  elles  se 
sentent  chez  des  amis.  L'Attique,  par  sa  situation  péninsulaire 
à  l'extrémité  orientale  de  la  Grèce,  en  defiors  de  la  grande  route 
allant  du  nord  au  sud,  était  merveilleusement  adaptée  à  son 
rôle  de  refuge,  et  nous  avons  vu  que,  pendant  longtemps,  les 
Pélasges  vaincus  y  avaient  résisté  aux  Hellènes.  De  même  les 
Ioniens  y  résistèrent  aux  Doriens,  et  cette  résistance  fut  victo- 
rieuse. Acculés  dans  ce  cul- de-sac,  tous  les  illustres  bannis, 
grossis  des  Athéniens,  tirent  front  contre  les  envahisseurs,  et 
le  triomphe  des  armes  ioniennes  est  resté  célèbre  dans  l'his- 
toire, qui  l'associa  au  «  dévouement  de  Codrus  »,  dernier  roi 
d'Athènes.  Ce  «  roi  »,  dit  la  tradition,  ayant  su  par  un  oracle 
que  le  peuple  dont  le  roi  périrait  serait  Vainqueur,  se  fit  volon- 
tairement tuer  dans  la  bataille,  et  les  Athéniens  abolirent  dès 


124  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

lors  la  monarchie,  parce  que  Codrus  avait  porté  trop  haut 
désormais  le  titre  de  roi.  Il  est  assez  probable  que  l'afflux  d'une 
foule  de  familles  nobles,  et  même  «  royales  »,  dans  l'Attique, 
fit  tomber  tout  naturellement  le  pouvoir  dans  une  sorte  de  con- 
seil de  chefs  égaux  entre  eux,  ce  qui  ouvrit  la  période  de 
l'archontat  aristocratique. 

Mais  il  ne  suffit  pas  de  se  défendre  sur  un  sol.  11  faut  y  vivre. 
Cinquante  ans  après  la  victoire  de  Codrus,  disent  les  historiens, 
il  y  eut  dans  TAttique  une  disette.  En  d'autres  termes,  les  ré- 
fugiés étaient  trop  nombreux  dans  ce  territoire  pauvre,  presque 
tout  entier  en  collines  rocailleuses,  et  des  migrations  s'impo- 
saient. Toutes  les  traditions  s'accordent  à  nous  montrer  ces  mi- 
grations conduites  par  des  «  descendants  de  rois  »  (surtout  de 
Codrus  et  de  Nestor),  Elles  se  firent  vers  l'est,  en  ligne  droite, 
c'est-à-dire  selon  une  ligne  parallèle  aux  migrations  éoliennes, 
mais  plus  au  sud,  comme  l'indiquait  suffisamment  la  configu- 
ration des  lieux.  Il  est  assez  probable  que  les  essaims  partis 
de  l'Attique,  avant  de  se  poser- sur  la  côte  d'Asie,  commencèrent 
à  coloniser  de  proche  en  proche  les  îles  de  l'Archipel,  c'est-à- 
dire  à  y  superposer  des  aristocraties  nouvelles  aux  populations 
qui  s'y  trouvaient  déjà.  Les  Ioniens,  avons-nous  vu,  étaient 
les  plus  marins  des  Hellènes.  Ils  étaient  donc  particulièrement 
aptes  à  l'occupation  des  îles;  et  en  fait,  presque  toutes  les  îles 
de  l'Archipel  tombèrent  en  leur  pouvoir.  Seul  restèrent  hors 
de  leur  domaine,  à  l'extrême  sud,  le  chapelet  d'îles  doriennes 
qui  reliait  le  Péloponèse  à  la  Carie,  et  au  Nord,  l'île  de  Lesbos, 
d'ailleurs  presque  liée  au  continent,  où  nous  avons  noté  le 
magnifique  essor  de  la  civilisation  éolienne. 

Les  deux  plus  importantes  de  ces  îles,  Chio  et  Samos,  les 
conduisaient  à  la  portion  du  rivage  d'Asie  Mineure  qui  allait 
prendre  le  nom  d'Ionie. 

L'Ionie  et  la  douceur  de  vivre.  —  L'Asie  Mineure  est  un  pla- 
teau très  massif,  très  asiatique,  mais  dont  les  rivages,  souvent 
isolés  de  l'intérieur  du  pays,  sont  européens  et  grecs  par  leur 
configuration.  L'extrémité  occidentale  de  ces  rivages,  en  parti- 


V[.    —    LES   REFOULÉS   ET   LEURS   MIGRATIONS.  125 

culier,  fait  absolument  corps  avec  l'Archipel.  C'est  une  côte 
sinueuse,  découpée,  toute  en  golfes  et  en  presqu'îles,  avec  des 
combinaisons  de  lignes  courbes  qui  équivalent  en  longueur  au 
quadruple  d'une  ligne  droite.  Ces  rivages,  comme  en  Grèce,  se 
divisent  en  compartiments  restreints,  séparés  par  des  ceintures 
de  hautes  collines  et  dont  le  centre  est  occupé  par  des  cours 
d'eau  à  physionomie  torrentueuse,  chargés  de  limon  et  d'al- 
luvions  :  Caïcos,  Hermos,  Caystre,  Méandre.  Comme  climat, 
1  lonie  est  une  région  privilégiée.  L'Éolide,  au  nord,  quoique 
tempérée,  tend  à  se  rapprocher  du  climat  septentrional,  celui 
de  la  côte  de  Trébizonde,  qui  est  exposée  aux  vents  de  la  mer 
Noire.  La  Carie,  au  sud,  ainsi  que  les  Cyclades  tout  à  fait  méri- 
dionales, est  exposée  au  contraire  à  des  excès  de  chaleur.  L'Ionie, 
comprise  entre  les  deux,  a,  observe  Reclus,  le  climat  «  le  plus 
agréable  et  le  plus  uniforme  de  la  région  cistaurique  ».  La 
moyenne  d'hiver  y  est  de  huit  degrés;  la  moyenne  d'été,  vingt- 
quatre;  la  moyenne  de  l'année,  seize.  «  Les  Ioniens,  dit  Héro- 
dote —  qui  n'était  pas  ionien  —  ont  bâti  leurs  villes  dans  la 
contrée  la  plus  agréable  que  je  connaisse,  soit  pour  la  beauté 
du  ciel,  soit  pour  la  température,  »  Comme  conséquence,  l'on 
a  une  magnifique  végétation  d'arbres  fruitiers  :  oliviers,  figuiers, 
orangers,  citronniers,  mûriers,  grenadiers,  vignes.  De  nos  jours 
encore,  la  figue  de  Smyrne  et  le  muscat  de  Samos  donnent 
une  idée  des  aptitudes  productrices  de  cette  région,  pourtant 
bien  désertée  sous  la  domination  ottomane. 

Cette  «  douceur  de  la  vie  »,  que  nous  avons  déjà  signalée 
à  Lesbos,  était  donc  une  caractéristique  de  la  région  ionienne. 
La  culture  arborescente  est  chose  facile  et  agréable,  surtout 
quand  un  limon  fertile,  comme  celui  du  Méandre  et  des  autres 
fleuves,  en  favorise  la  végétation.  L'Ionien  était  un  homme  qui 
regardait  pousser  des  arbres,  et  ce  spectacle  de  la  fécondité  de 
la  nature  ne  sera  pas  sans  influence  sur  l'orientation  de  sa 
philosophie. 

A  cette  prédominance  de  l'arbre  se  rattache  une  qualité  bien 
grecque  :  la  sobriété.  L'olive  et  la  figue  ne  sont  point  un  con- 
diment et  un  dessert,  mais  des  alimehts,  des  «  plats  de  résis- 


126  LA   GRÈCE    ANCIENNE. 

tance  ».  Cette  qualité  contribue  dans  une  larg-e  mesure  à  aug- 
menter les  loisirs.  La  modération  des  besoins  agit  dans  le  même 
sens  que  la  fécondité  du  sol  :  toutes  deux  tendent  à  diminuer 
le  travail  de  l'homme.  Il  demande  peu,  la  nature  donne  beau- 
coup. De  telles  coïncidences,  si  elles  ne  font  pas  tout  le  bon- 
heur, expliquent  l'épithète  d'heureux  donnée  à  certains  peuples. 
Les  Ioniens  furent  de  ceux-là. 

Outre  cette  culture  facile,  les  Ioniens  se  livraient  pourtant  au 
commerce;  mais  c'est  presque  toujours  —  nous  verrons  les 
exceptions  —  le  commerce  de  cabotage,  l'exploitation  tran- 
quille et  heureuse  d'un  voisinage  facile  à  atteindre.  Pour  l'Ionie, 
le  génie  commercial  n'est  pas  un  démon,  un  de  ces  démons 
qui  possèdent  une  race  tout  entière  —  comme  celui  des  Phéni- 
ciens —  et  l'empêchent  de  rêver  à  autre  chose.  Ces  aptitudes 
commerciales,  toutes  brillantes  qu'elles  paraissent  à  une  cer- 
taine époque,  ont  un  sensible  contrepoids  dans  l'amour  de  la 
bonne  terre  ensoleillée  plantée  d'arbres  à  fruits,  où  ont  vécu 
les  ancêtres  et  où  les  loisirs  sont  si  doux.  On  s'embarque  pour 
trafiquer,  mais  l'on  débarque  volontiers  pour  aller  bavarder 
sous  les  platanes,  en  des  causeries  que  le  climat  permet  de  pro- 
longer autant  que  l'on  veut.  Les  jours  fériés  sont  nombreux; 
on  aime  les  fêtes.  L'une  d'elles,  intitulée  «  panionienne  »,  réu- 
nit dans  un  pèlerinage  à  l'ile  de  Délos  les  représentants  de 
toutes  les  cités  d'Ionie.  C'est  enfin  dans  l'ile  ionienne  de  Samos 
qu'on  verra  s'élever  le  type  si  curieux  du  «  tyran  »  Polycrate, 
se  plaignant  et  s'effrayant  d'être  trop  heureux. 

Le  premier  essor  de  la  poésie  ionienne  :  les  aèdes  homé- 
riques et  leur  rayonnement.  —  Cet  état  d'âme  a  des  consé- 
quences intellectuelles.  Comme  Lesbos.  l'Ionie  est  un  milieu 
merveilleusement  préparé  à  l'essor  des  facultés  poétiques. 

Une  première  période  poétique  paraît  avoir  suivi  de  très  près 
l'arrivée  des  essaims  venus  d'Attique,  et  encore  remplis  du  sou- 
venir des  grands  exploits  accomplis  pendant  la  phase  précé- 
dente. Ceux  qui  débarquaient  étaient,  ne  l'oublions  pas,  des 
«  héros  »  à  la  mode  d'Agamemnon,  dont  les  pères  ou  les  grands- 


VI.    —    LES    REFOULÉS   ET   LEURS    MIGRATIONS.  127 

pères  avaient  connu,  dans  le  Péloponèse,  la  civilisation  mycé- 
nienne. Déchus  de  leur  splendeur  politique,  ces  illustres  bannis 
se  raccrochaient  du  moins,  par  le  souvenir,  à  cette  épopée 
déjà  un  peu  lointaine,  et  par  conséquent  idéalisée.  Des  aèdes, 
chez  ces  héros,  se  firent  les  interprètes  de  ce  sentiment.  Comme  il 
arrive  souvent,  l'homme  qui  chantait  la  gloire  arrivait  au  mo- 
ment où  la  gloire  commençait  à  s'éteindre. 

La  poésie  de  ces  aèdes,  nous  l'avons  dit,  se  résume  dans  le 
nom  d'Homère.  Homère  évidemment  ne  fut  pas  le  seul,  et  nous 
savons  même  que  les  poèmes  consacrés  à  l'épopée  troyenne  se 
groupaient  en  «  cycles  »  qui  représentaient  un  vaste  mouve- 
ment poéticjue.  Mais  la  postérité  aime  à  simplifier,  et  l'on  ne 
peut  ni  conserver  tous  les  ouvrages,  ni  retenir  tous  les  noms. 
Quoi  qu'il  en  soit,  l'éclat  de  la  poésie  ionienne  fut  dès  lors 
assez  vif  pour  que  la  langue  employée  par  Homère  fût  adoptée 
par  des  poètes  d'autres  races,  hors  des  limites  de  l'ionie.  C'est  en 
Béotie,  pays  éolien  plus  ou  moins  dominé  par  les  Doriens, 
qu'Hésiode,  empruntant  la  forme  homérique,  composait  sa 
Théogonie  pour  enregistrer  les  légendes  accumulées  sur  la 
généalogie  des  dieux,  et  ses  Travaux  et  Jours  pour  donner  aux 
cultivateurs  de  son  pays  —  obligés  à  plus  de  labeurs  que  les 
Ioniens  —  des  préceptes  non  seulement  d'agriculture,  mais 
encore  d'économie  domestique  et  de  morale.  Car  le  besoin  de 
persuader,  chez  ces  hommes  dont  nous  avons  suivi  la  forma- 
tion, imprègne  ceux  qui  écrivent  comme  ceux  qui  parlent.  C'est 
Hésiode  qui  dit  :  «  N'aventure  pas  sur  la  mer  ta  fortune  en- 
tière. Fais-en  deux  parts  :  la  plus  grande  pour  ta  maison,  la 
petite  pour  ton  navire  ».  Même  chez  ce  Béotien  agriculteur,  la 
mer  n'est  pas  perdue  de  vue.  Et  voici  un  autre  conseil  pratique, 
montrant  comment  les  liens  du  voisinage,  chez  les  Grecs,  l'em- 
portent souvent  sur  ceux  de  la  parenté  :  «  Invite  au  festin  ton 
ami,  laisse  ton  ennemi.  Invite  dabord  ton  plus  proche  voisin. 
Car,  s'il  survient  un  accident  dans  ton  domaine,  les  voisins 
accourent  sans  mettre  leurs  ceintures;  les  parents  mettent  les 
leurs.  » 

Cette  première  efflorescence  de  la  poésie  ionienne  tenait  en 


128  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

partie,  si  Ion  peut  ainsi  parler,  à  des  traditions  toutes  cliaudes, 
à  des  réserves  antérieures,  apportées  par  les  nouveaux  arri- 
vants. Elle  l'ut  suivie  d'une  période  d'obscurité,  au  cours  de 
laquelle,  évidemment,  la  société  ionienne  s'élabore.  Cette  éla- 
boration prend  un  certain  temps,  et  on  le  conçoit.  Une  crise,  en 
effet,  est  toujours  une  crise,  et  une  invasion  comme  celle  des 
Doriens,  suivie  d'un  exode  comme  celui  des  Ioniens,  ne  va  pas 
sans  des  épreuves  matérielles  dont  une  race  se  ressent  pendant 
un  certain  nombre  de  générations.  Il  faut  en  effet  une  certaine 
dose  de  richesse  et  d'impressions  intellectuelles  accumulées 
pour  que  la  production  artistique  ou  littéraire,  engendrée  peu 
à  peu  par  les  conditions  favorables  de  la  vie,  puisse  atteindre  le 
degré  où  elle  devient  digne  d'attention  et  de  mémoire.  Or,  si 
les  loisirs  et  la  «  vie  heureuse  )>  en  lonie  poussaient  aux 
rêveries  d'où  sortent  les  essais  poétiques,  il  fallait  que  la  richesse, 
et  une  richesse  intelligente,  fût  en  mesure  de  patronner  ceux-ci 
avec  goût.  Mais  cette  richesse,  qui  devait  surtout  s'acquérir  par 
le  commerce,  ne  pouvait  se  créer  en  un  jour.  Il  fallait  s'étendre 
peu  à  peu,  multiplier  les  comptoirs,  trouver  des  débouchés,  lut- 
ter contre  les  Phéniciens  qui  exploitaient  encore  ces  parages, 
se  substituer  à  eux  graduellement.  L'espace  de  temps  qui 
s'écoule  approximativement  entre  le  ix^  et  le  vi*  siècles  avant 
Jésus-Christ  est  rempli  par  cette  lente  ascension  de  la  société 
ionienne.  Le  type  subit  une  évolution  déjà  ébauchée  sans  doute 
avant  la  guerre  de  Troie,  et  caractérisée  par  la  différence  qui 
séparait  l'Ionien  naissant  de  l'Achéen,  mais  qui  va  s'accentuant 
de  plus  en  plus.  Il  devient  moins  guerrier  (sans  cesser  tout  à 
fait  de  l'être)  et  plus  commerçant,  tout  en  ne  versant  pas  dans 
le  type  de  trafiquant  pur. 

Le  type  tend  à  devenir  moins  guerrier,  parce  que  les  con- 
ditions qui  alimentaient  l'esprit  belliqueux  en  Grèce  n'existent 
plus  ou  existent  peu  en  lonie.  La  montagne  n  est  plus  grecque, 
ou  lest  à  peine  dans  un  voisinage  immédiat.  La  montagne  est 
«  barbare  ».  Elle  ne  sert  plus  de  réservoir  d'hommes,  mais  de 
frontière  tacitement  acceptée  entre  les  grands  États  asiatiques 
du  plateau  intérieur  et  les  petites  cités  helléniques  accrochées 


VI.    —   LES    REFOULÉS    ET   LEURS   MIGRATIONS.  129 

au  rivage.  De  l'esprit  guerrier,  les  cités  ioniennes  gardent  ce 
qu'il  en  faut  pour  résister  à  la  pression  de  ces  populations  de 
l'intérieur;  elles  entretiennent  dans  leur  sein  un  art  militaire 
savant,  apprécié  parfois  chez  les  barbares  qui  soudoient  des 
mercenaires  et  sont  heureux  d'en  trouver  là.  Mais,  somme 
toute,  l'entretien  méthodique  de  cet  art  constitue  surtout 
une  préoccupation  défensive.  A  mesure  qu'on  s'éloigne  de  l'é- 
poque homérique,  le  type  du  bouillant  Achille  et  du  conqué- 
rant Agamemnon  répond  de  moins  en  moins  aux  réalités  qui 
s'élaborent  sous  l'influence  des  besoins  nouveaux.  Rien  d'éton- 
nant, donc,  si  la  poésie  héroïque,  après  avoir  jeté  son  suprême 
éclat  avec  Homère  et  les  aèdes  de  son  école,  tombe  sinon  tout 
à  fait,  du  moins  aux  trois  quarts  dans  l'oubli. 

L'ascension  de  la  société  ionienne  par  le  développement  du 
port  maritime  :  Milet  et  Phocée.  —  En  revanche,  la  disposition 
des  rivages,  avec  ses  baies,  ses  promontoires,  ses  iles,  ses  abris 
innombrables,  constitue  pour  les  Ioniens  un  merveilleux  encou- 
ragement à  s'adonner  aux  opérations  commerciales.  Us  y  sont 
encore  encouragés  par  les  destructions  violentes  accomplies 
en  Grèce  par  les  Doriens,  destructions  qui  suppriment  des  con- 
currences et  détournent  vers  la  côte  orientale  de  l'Archipel  des 
courants  commerciaux  habitués  à  fréquenter  auparavant  la 
côte  occidentale.  En  un  mot,  il  y  a  des  occasions  à  «  cueillir  », 
et  on  les  cueille.  Ce  qui  reste  d'aptitudes  belliqueuses  servira 
d'ailleurs  à  lutter  victorieusement  contre  la  marine  phénicienne. 
En  outre,  le  voisinage  des  grands  Etats  barbares  de  l'Asie  ne 
sera  pas  inutile  au  progrès  des  ports.  Des  routes  de  terre  font 
communiquer  ceux-ci  avec  la  vallée  de  l'Euphrate.  Des  mar- 
chandises peuvent  donc  arriver  parla,  et  l'on  peut  profiter  de 
certaines  inventions  dues  aux  civilisations  assyrienne,  babylo- 
nienne, lydienne.  C'est  du  reste  une  loi  vérifiée  en  plusieurs 
circonstances  que  des  populations  pressées  entre  un  plateau  et 
la  mer,  sur  une  étroite  bande  de  rivage  propice,  se  tournent 
volontiers  vers  le  commerce.  Ainsi  firent  lesloniens,  et,  avec  eux, 
le  type  du  port  maritime  entre  véritablement  dans  l'histoire. 


130  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

Deux  ports  ioniens,  entre  tous,  atteignirent  à  un  haut  degré 
de  rayonnement  :  le  plus  méridional,  Milet,  et  le  plus  septen- 
trional, Phocée. 

Milet,  à  Tembouchure  du  Méandre,  possédait  quatre  ports, 
aujourd'hui  comblés  par  les  alUivions  de  ce  fleuve.  Cette  cité, 
la  pins  puissante  de  Tlonie,  se  signalait  par  la  multitude  de  ses 
colonies  dont  beaucoup,  probablement,  devaient  n'être  que  des 
((  comptoirs  ».  Elle  finit  par  en  posséder  plus  de  trois  cents 
dans  le  Pont-Euxin.  Bien  que  les  Milésiens  allassent  un  peu 
partout,  ils  s'étaient  fait  une  spécialité  du  commerce  ((  hyper- 
boréen  ».  C'étaient  eux  qui  drainaient  le  blé  de  la  Scythie  (le 
blé  d'Odessa)  et  le  distribuaient  dans  le  monde  grec.  Ils  char- 
geaient encore  les  laines  brutes  et  les  pelleteries,  si  nombreuses 
dans  les  pays  du  Nord,  l'ambre  recueilli  sur  les  bords  do  la 
Baltique,  les  pépites  d'or  de  Phase  et  de  TOural,  les  poissons 
secs  et  les  esclaves.  Cette  dernière  «  denrée  »  commence  à  de- 
venir plus  répandue.  L'esclavage,  rare  à  l'époque  mycénienne, 
tend  à  s'ériger  on  une  institution  plus  régulière,  par  suite  sans 
doute  de  l'enrichissement  des  centres  commerciaux  et  de  la 
possibilité  d'organiser  une  «  traite»  avec  les  réservoirs  d'hommes 
qu'offrent  les  pays  barbares  du  Nord.  Le  commerce,  de  son  côté, 
avait  créé  à  Milet  quelques  industries,  comme  celle  des  fins 
lainages,  célèbres  dans  l'antiquité,  et  d'autres  tissus  précieux, 
(irâce  au  climat  de  l'Ionie,  Milet  était  encore  connue  pour 
l'exportation  de  ses  roses. 

Les  Milésiens  poussent  aussi  une  pointe  dans  une  direction 
absolument  opposée.  Ils  fondent  une  colonie  en  Egypte,  Nau- 
cratis,  et  obtiennent  des  pharaons  de  ce  pays  quelque  chose 
comme  des  ((  capitulations  »,  qui  leur  confèrent  des  privilèges 
commerciaux  dans  le  Delta.  De  là,  dans  les  entrepôts  de  Milet, 
un  bel  assortiment  de  marchandises  très  différentes,  qui  en  fai- 
saient un  marché  de  premier  ordre,  et  multipliaient  les  res- 
sources de  l'industrie.  Naturellement,  cette  prospérité  croissante 
n'allait  pas  sans  une  certaine  corruption.  Milet  fut  célèbre  par  la 
licence  de  ses  mœurs,  et  c'est  elle  qui  devait  donner  naissance  à 
la  célèbre  Aspasie,  qui  fut  à  Athènes  l'inspiratrice  de  Périclès. 


M.    —    LES    REFOULÉS    Eï    LEURS    MIGRATIONS.  l."il 

Le  type  de  Phocée  présente,  avec  beaucoup  de  ressemblances, 
quelques  différences  qui  en  font  une  autre  variété  du  port  ionien. 
Les  Ioniens  qui  l'avaient  fondé  étaient,  comme  les  autres,  venus 
d'Athènes,  mais  ils  étaient  fortement  mélangés  de  Phocidiens, 
autrement  dit  de  montagnards  achéens.  De  là  peut-être  le  carac- 
tère plus  aventureux  de  ce  groupe.  Ce  qui  distingue  les  Phocéens 
entre  tous  les  Grecs,  en  effet,  c'est  le  goût  des  voyages  lointains, 
en  des  régions  mystérieuses  et  dangereuses,  comme  cette  Médi- 
terranée occidentale  qui  était  la  grande  mer  inconnue.  Le  com- 
merce parait  avoir  été  pour  eux  une  besogne  plus  absorbante  et 
plus  laborieuse  que  pour  les  Milésiens.  Aussi,  tout  en  participant  à 
la  culture  intellectuelle  de  toute  l'Ionie,  les  gens  de  Phocée  n'ont- 
ils  pas  vu  s'élever  au  milieu  d'eux  de  ces  célébrités  littéraires  ou 
philosophiques  dont  s'enorgueillissaient  des  cités  voisines,  beau- 
coup plus  petites  parfois. 

Les  Phocéens  forcent  le  détroit  de  Messine,  y  fondent  un  nid 
de  corsaires,  Zancle,  restaurent  Cumes  en  Italie,  colonisent 
Alalia  en  Corse  (où  ils  paraissent  avoir  procédé  à  de  grands  tra- 
vaux d'assainissement  .  Là,  comme  les  Phéaciens  leurs  prédéces- 
seurs, ils  se  livrent  à  l'exploitation  si  attrayante  des  pays  neufs, 
jusqu'alors  le  monopole  des  races  phéniciennes,  et  poursuivent 
précisément  une  lutte  acharnée,  séculaire,  contre  les  Phéniciens 
d'abord,  et  ensuite  contre  leurs  successeurs  les  Carthaginois. 
On  entrevoit  là,  autant  que  les  rares  documents  le  permettent, 
une  sorte  d'épopée  commerciale  avec  péripéties  héroïques.  Dans 
cette  Méditerranée  lointaine,  le  négociant  grec  demeure  doublé 
d'un  forban,  et  il  s'y  livre,  entre  concurrents,  d'homériques 
batailles  pour  la  possession  de  telle  route  ou  de  tel  comptoir.  La 
fondation  de  Marseille  Q^roljablement  sur  les  ruines  d'une  sta- 
tion phénicienne)  marque,  vers  l'an  600,  l'apogée  de  l'expan- 
sion phocéenne. 

Les  autres  cités  de  l'Ionie  ont  leur  éclat  commercial,  mais  qui 
pâlit  un  peu  à  côté  de  celui  des  deux  cités  prépondérantes  : 
Smyrne,  Clazomène,  Chio,  Téos,  Colophon,  Éphèse,  Samos, 
Priène,  sont  les  anneaux  plus  ou  moins  brillants  d'une  chaîne 
qui,  du  nord  au  sud,  relie  Phocée  à  Milet.  Mais,  si  leur  commerce 


132  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

fut  moins  puissant,  elles  n'en  participèrent  pas  moins  à  cette 
vie  intellectuelle  si  intense  que  les  conditions  d'ensemble  de 
rionie  tendaient  à  développer. 

L^e  second  essor  de  la  poésie  ionienne  et  ses  inspirations  : 
l'amour  de  la  cité,  la  discorde,  le  plaisir.  —  La  vie  facile  donne 
des  loisirs;  le  commerce  crée  des  riclies;  le  contact  avec  divers 
peuples  ouvre  les  idées;  la  poésie  héroïque  de  l'époque  mycé- 
nienne a  laissé  des  traces,  des  traditions,  et  même  des  écoles  de 
fidèles;  les  bavardages  vont  leur  train  sur  la  place  publique,  où 
l'on  aime  à  raisonner;  du  point  de  vue  de  l'utile,  ces  bavardages 
se  transposent  au  point  de  vue  du  curieux  ou  du  beau.  Bref,  la 
société  atteint  un  certain  niveau  où  ces  caprices  de  l'esprit,  qui 
existent  en  germe  un  peu  partout,  deviennent  assez  intenses  et 
occupent  assez  de  place  pour  que  la  dignité  littéraire,  artistique 
ou  scientifique  leur  soit  conférée.  Nous  avons  vu  que  le  milieu 
ionien  se  prête  admirablement  à  cet  épanouissement  de  l'âme. 
Et  c'est  pourquoi  nous  voyons  apparaître  deux  types  d'hommes, 
qui  n'en  font  qu'un  seul  en  réalité,  mais  qu'on  peut  distinguer 
comme  marquant  le  point  de  bifurcation  de  deux  ordres  d'ac- 
tivité intellectuelle  destinés  à  être  séparés  dans  l'avenir  :  les 
poètes  et  les  philosophes. 

Les  fidèles  de  la  poésie  homérique,  depuis  le  ix®  siècle,  avaient 
entretenu,  pour  ainsi  dire,  une  sorte  de  feu  sacré.  Vers  le  vu" 
siècle,  d'autres  lumières  s'allument.  Une  poésie  nouvelle  surgit, 
et,  ce  qui  frappe  immédiatement,  c'est  le  pouvoir  réel,  immédiat, 
que  les  poètes  exercent  autour  d'eux. 

L'Ionie  est  menacée  par  l'invasion  des  Cimmériens,  nomades 
barbares.  Un  souffle  de  terreur  passe  sur  cet  heureux  pays.  Qui 
prêche  le  courage?  Un  poète,  Gallinus  d'Éphèse,  et  le  rôle  de 
Tyrtée  recommence,  avec  cette  différence  que  Gallinus  parle  à 
des  compatriotes.  C'est  aux  accords  de  la  lyre  que  le  courage  se 
ranime  chez  les  Éphésiens. 

Un  des  malheurs  de  l'Ionie,  c'était  la  turbulence  des  cités,  qui 
les  empêchait  de  s'unir  entre  elles,  malgré  l'ombre  de  lien  fédé- 
ral qu'on  avait  essayé  de  créer.  Cette  turbulence,  entretenue  par 


VI.    —    LES    REFOILÉS    ET    LEURS    MIGRATIONS.  133 

les  commérages  de  Vago7'a,  régnait  aussi  clans  l'intérieur  de 
chaque  cité,  et  se  traduisait  par  des  animosités  véhémentes, 
héritage  des  antiques  «  querelles  »  entre  chefs  de  clans  rivaux. 
Un  autre  poète  ionien,  Archiloque  de  Paros,  est  demeuré  célèbre 
pour  avoir  servi  d'énergique  interprète  à  ces  animosités.  Amou- 
reux d'une  jeune  fille,  Néobule,  que  son  père  Lycambès  lui  avait 
promise,  puis  refusée,  Archiloque  diû'ama  dans  ses  vers  le  père 
et  la  fille,  et  cette  difïamation  poétique  eut  un  effel  social  si 
puissant,  que  tous  deux  se  crurent  oldigés  de  se  pendre.  Quelle 
satire  en  vers  produirait  aujourd'hui  les  mêmes  efifets?  La  vogue 
d'Archiloque  fut  immense.  On  fit  des  bustes  géminés  où  sa  tête 
était  unie  à  celle  d'Homère.  Le  mérite  d'avoir  inventé  le  rythme 
iambique  lui  a  été  attribué,  avec  une  sorte  de  reconnaissance,  par 
les  écrivains  postérieurs. 

La  même  verve  satirique  anime  Simonide  d'Amorgos.  Dans  un 
autre  genre,  Anacréon  de  Téos,  hôte  et  protégé  du  fameux  Po- 
lycrate,  tyran  de  Samos,  et  Mimnerve  de  Colophon,  qui  vivait  à 
Smyrne,  traduisaient  harmonieusement  ce  qu'il  pouvait  y  avoir 
de  mou,  de  voluptueux,  de  doucement  mélancolique,  dans  les 
mœurs  auxquelles  le  climat  elles  loisirs  de  l'ionie  prédisposaient 
peu  à  peu.  Anacréon,  qu'imita  plus  tard  la  nombreuse  tribu  des 
poètes  dits  «  anacréontiques  »,  a  vu  son  nom  servir  à  la  désigna- 
tion de  tout  un  genre.  Mimnerve,  lui  aussi,  chante  le  ^ilaisir  et 
l'amour.  Eux  seuls  rendent  la  vie  digne  d'être  vécue.  Le  poète 
souhaite  donc  de  ne  pas  vieillir  :  «  Quand  la  douloureuse  vieil- 
lesse est  survenue,  dit-il,  la  vieillesse  qui  réduit  au  même  point 
l'homme  laid  ou  beau,  l'âme  est  sans  cesse  harcelée,  accalîlée  de 
fâcheux  soucis  ;  on  n'a  plus  de  joie  à  contempler  la  lumière  du 
soleil.  On  vit  haï  des  jeunes  gens,  méprisé  des  femmes.  » 
Remarquons  le  ton  sentencieux  et  raisonneur  de  cet  élégiaque. 
Depuis  des  siècles,  la  race  grecque  raisonne  et  ergote  ;  nous 
avons  vu  pourquoi.  Les  poètes  ne  peuvent  donc  versifier  sans 
être  plus  ou  moins  philosophes.  Nous  allons  voir  que  les  philo- 
sophes, de  leur  côté,  ne  peuvent  concevoir  leurs  systèmes 
sans  rêveries  poétiques,  ni  les  exposer  sans  les  mettre  en 
vers. 


13-4  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

Les  philosophes  ioniens  et  leurs  préoccupations  artistiques 
devant  la  nature.  —  L'influence  combinée  des  loisirs,  de  Fou- 
vertiirc  d'esprit,  des  longues  conversations  sur  la  place  public{ue, 
tendait  à  élaborer  l'état  d'âme  de  ceux  cju'on  a  appelés  les 
((  sages  »,  mot  qui  exprime  à  la  fois  l'abondance  des  connais- 
sances variées  et  la  possession  du  bon  sens  pratique  à  un  degré 
supérieur.  Thaïes  de  Milet  prévoyait  le  temps,  prédisait  les 
éclipses,  distribuait  de  bons  conseils,  et  raisonnait  en  dilettante 
sur  n'importe  quoi.  Puis,  le  nom  de  «  sage  »  paraissant  préten- 
tieux, on  jugea  élégant  de  s'intituler  «  amis  de  la  sagesse  ».  Le 
terme  de  philosophe  était  créé. 

Une  préoccupation  fondamentale  absorbe  les  philosophes  d'Io- 
nie  :  comment  naissent,  comment  poussent  les  choses?  Et  leurs 
traités,  lorsqu'ils  en  écrivent,  prennent  le  titre  de  Periphyséos, 
De  la  façon  dont  les  choses  poussent.  Tout  vient  de  l'eau,  dit 
Thaïes  de  Milet;  l'air  n'est  que  l'eau  raréfiée,  la  terre  de  l'eau 
condensée.  Tous  les  jours  nous  voyons  l'eau  se  changer  en  air, 
puisque  le  soleil  eu  pompe  les  vapeurs.  Tous  les  jours  nous 
voyons  l'eau  se  changer  en  terre,  puisque  des  flots  du  iMéandre 
sort  sans  cesse  un  abondant  limon.  Tout  vient  de  l'air,  réplique 
un  autre  Miiésien,  Anaximcne  :  leau  n'est  que  de  l'air  condensé; 
la  terre,  de  l'air  plus  condensé  encore.  Qu'est-ce,  en  effet,  que 
la  pluie,  sinon  un  air  qui  se  change  en  eau?  L'air,  d'ailleurs,  est 
infini;  l'air  pénètre  tout,  enveloppe  tout,  vivifie  tout.  C'est  par 
l'air  qu'on  respire  et  la  respiration  est  source  de  vie.  Tout  vient 
du  feu,  riposte  Heraclite,  le  sage  mélancolique  d'Éphèse.  C'est  le 
feu,  autrement  dit  la  chaleur,  qui  anime  tout.  N'est-ce  pas  le 
feu  qui  transforme  le  solide  en  liquide,  le  liquide  en  gazeux, 
c'est-à-dire,  suivant  le  langage  de  l'époque,  la  terre  en  eau  et 
l'eau  en  air?  N'est-ce  pas  la  chaleur  qui,  de  la  vase  des  marais, 
fait  éclore  des  êtres  vivants?  Anaximandre,  de  Milet,  invente  un 
élément,  Yinpni,  intermédiaire  entre  l'air  et  l'eau.  En  un  mot, 
la  question  des  éléments  est  à  l'ordre  du  jour,  et  compose  alors 
toute  la  science.  Ceux  même  qu'on  appelle  «  idéalistes  »  sont 
fascinés  par  ce  problème.  Xénophane  de  Colophon  parle  d'un 
limon  primitif  qui  engendre  la  terre  et  les  hommes.  Pour  lui,  les 


VI.    —    LES    REFOULÉS    ET    LEURS    MIGRATIONS.  135 

astres  se  nourrissent  de  vapeurs.  La  terre,  dit-il,  a  passé  de 
l'état  liquide  à  l'état  solide,  et  repassera  à  l'état  liquide.  Et  Mélis- 
sus  de  Samos  a  dos  idées  analogues.  Le  plus  illustre  enfant  de  la 
même  Samos,  Pythagore,  ne  s'absorbe  pas  dans  les  mathémati- 
ques en  pur  mathématicien.  Cet  ami  des  chiffres,  qui  avait 
voyagé  en  Orient,  et  fréquenté  les  géomètres  égyptiens,  se  pré- 
occupe beaucoup  aussi  du  chaud,  du  froid,  du  sec,  de  Thumide , 
des  saisons,  des  couches  d'air,  du  feu  central,  de  la  rotation  de 
la  terre,  et  autres  phénomènes  des  plus  concrets. 

Cest  à  Abdère,  colonie  ionienne  sur  les  côtes  de  Thrace,  que 
naquit  la  théorie  des  atomes  crochus,  si  célèbre  pour  avoir  été 
reprise  plus  tard  par  Épicure  et  chantée  par  Lucrèce.  Les  philo- 
sophes abdéritaiiis,  Leucippe,  Démocrite,  sont  hypnotisés,  eux 
aussi,  par  l'idée  de  l'origine  du  monde,  et,  comme  nul  n'a  l'idée 
de  la  création,  chacun  cherche  Vêlement  d'où  ont  pu  sortir  les 
choses,  ainsi  que  la  manière  dont  elles  en  sont  sorties.  Et  cette 
théorie  n'est  pas  uioditiée  à.  fond  par  Anaxagore  de  Clazomène 
qui,  tout  en  admettant  une  «  intelligence  »  organisatrice,  con- 
serve des  atomes  nommés  «  homaeméries  »,  ayant  d'avance  les 
qualités  des  corps  qu'ils  doivent  servir  à  former. 

Pour  préciser  l'orientation  de  la  philosophie  ionienne,  on  peut 
dire  que  l'esprit  qui  l'inspire  se  résume  en  deux  mots  :  l'idée  de 
génération  [physis]^  et  l'idée  d'ordre  [cosmos).  Le  monde  est  quel- 
que chose  qui  a  poussé,  et  c'est  aussi  quelque  chose  de  bien  ar- 
rangé. Car  ces  chercheurs  et  ces  raisonneurs  sont  aussi  des  ar- 
tistes. La  question  des  éléments  se  pose  dans  leur  esprit  devant 
le  spectacle  des  choses,  qu'ils  ont  le  temps  de  contempler,  mais 
ils  éprouvent  le  besoin  d'y  apporter  des  solutions  élégantes,  har- 
monieuses, car  le  sens  du  beau  s'est  développé  chez  eux  par 
l'édacation.  Chose  remarquable,  l'idée  d'un  Dieu  arrangeur  est 
absente  jusqu'à  Socrate,  et  néanmoins  tous  les  efforts  des  philo- 
sophes tendent  à  établir  dévastes  symétries,  des  correspondances 
systématiques  entre  les  différentes  parties  et  les  différentes  forces 
de  l'univers.  Il  faut  que  les  systèmes  tiennent  debout  comme  de 
beaux  temples  ou  de  beaux  vases.  La  vérité  pourra  se  plaindre, 
mais  les  veux  artistes  seront  contents. 


ISB  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

L'art  ionien,  reflet  des  élégances  de  la  race.  — Artiste,  l'Ionien 
l'est  dans  toutes  les  branches.  Les  mêmes  causes  qui  ont  affiné 
son  sens  esthétique  en  matière  de  poésie  et  de  philosophie  l'af- 
finent aussi  en  matière  de  musique  et  d'architecture.  En  musique, 
sarfs  doute,  l'Ionie  n'attache  son  nom  à  aucun  système  nouveau. 
Mais  elle  s'approprie  deux  «  modes  »  asiatiques,  nés  dans  l'ar- 
rière-pays,  et  les  adapte  aux  chants  de  ses  poètes.  La  Phryg-ie, 
la  Lydie  donnent  leurs  noms  à  ces  deux  modes,  ou  «  genres  » 
mélodiques.  A  propos  de  la  flûte,  nous  avons  déjà  parlé  des  ap- 
titudes musicales  de  la  Phrygie,  oùMarsyas  défiait  Apollon.  De- 
puis lors,  Apollon  et  les  siens  sont  venus,  par  le  jeu  des  émig-ra- 
tions  et  des  superpositions,  perfectionner  le  talent  des  disciples 
de  Marsyas.  Quant  à  la  Lydie,  elle  avait  fini  par  subir  d'une 
façon  très  notable  l'influence  intellectuelle  et  morale  des  Grecs. 
Le  mode  lydien  était  doux  et  voluptueux,  spécialement  adapté, 
nous  dit  Platon,  aux  joies  du  festin.  Le  mode  phrygien  était 
ardent  et  passionné. 

En  revanche,  l'Ionie  a  attaché  sou  nom  à  un  style  spécial  d'ar- 
chitecture. La  colonne  ionique  est  plus  légère,  plus  élancée  que 
la  colonne  dorique.  Au  lieu  de  poser  directement  sur  le  sol,  elle 
a  un  pied  et  une  base.  Les  cannelures  du  fût  sont  plus  nom- 
breuses et  adoucies  aux  angles.  Le  chapiteau,  beaucoup  plus 
orné  que  le  chapiteau  dorique,  comprend  un  cjorgerin,  ou  sorte 
de  col.  décoré  d'une  petite  frise  sculptée,  une  échine  couverte 
d'ornements  appelés  oves,  et  enfin  les  volutes,  qui  caractérisent 
à  première  vue  l'ordre  ionique.  Ces  volutes  supportent  encore  une 
plaque  carrée  et  sculptée.  Comme  l'ordre  dorique  par  sa  sévérité, 
l'ordre  ionique,  par  son  élégance,  reflète  admirablement  le  génie 
de  la  race  qui  l'a  créé. 

Les  plus  beaux  spécimens  de  l'architecture  ionique  étaient  le 
temple  d'Apollon  Didyméen  à  Milet  et  le  temple  de  Diane  à 
Ephèse  (ce  dernier  catalogué  parmi  les  «  sept  merveilles  du 
monde  »).  Le  temple  d'Apollon  à  Milet  fut  reconstruit,  à  une 
époque  assez  tardive,  par  les  architectes  Pœonios  et  Daphnis, 
sur  les  ruines  d'un  temple  archaïque  du  même  dieu,  comme  la 
ville  avait  été  fondée  à  nouveau  sur  l'emplacement  d'un  vieux 


Vr.  —    LES    REFOULÉS    ET    LEURS    MIGRATIONS.  137 

Milet  pélasgique.  Les  colonnes,  au  nombre  de  dix  sur  la  façade, 
s'élevaient  à  18  mètres  de  hauteur,  et  l'entablement  était  re- 
nommé pour  sa  sveltesse  .  Le  temple  de  Diane  à  Éphèse  avait  des 
colonnes  de  20  mètres  de  haut,  dont  la  partie  inférieure  était 
sculptée  jusqu'à  une  certaine  hauteur.  Le  principal  auteur  du 
plan  était  Ctésiphon.  Le  temple  avait  coûté,  dit-on,  deux  cent 
vingt  années  de  travail,  et  fut  brûlé  par  un  maniaque  du  nom 
d'Erostrate,  qui,  avide  de  gloire  —  passion  bien  grecque  même 
dans  son  exagération  maladive  —  n'avait  pas  trouvé  d'autre 
moyen  de  rendre  son  nom  immortel. 

D'autres  arts  brillaient  ou  se  développaient  en  lonie.  La  pein- 
ture y  était  encore  dans  l'enfance,  mais,  si  les  noms  d'Apelle  et 
de  Parrhasius  n'appartiennent  pas  à  l'époque  dont  nous  par- 
lons ici,  le  fait  que  ces  deux  grands  peintres  sont  nés  à  Éphèse 
est  assez  significatif.  L'orfèvrerie  était  florissante,  et  l'on  cite  un 
Théodore  de  Samos,  qui  monta  sur  or  l'érueraude  du  fameux 
anneau  de  Polycrate.  Ce  «  tyran  »  —  autrement  dit  chef  popu- 
laire —  de  Samos,  dont  nous  avons  déjà  parlé  plus  haut, 
était  bien  le  type  de  l'Ionien  riche  et  fortuné,  à  qui  la  vie  sourit 
de  toute  manière,  et  qui,  élevé  dans  un  milieu  très  fin,  très  in- 
telligent, a  tout  le  loisir  nécessaire  pour  ruminer  les  impressions 
de  son  esprit.  Polycrate  en  était  donc  arrivé  à  se  trouver  malheu- 
reux d'être  trop  heureux,  et,  dit  la  légende,  comme  il  tenait  beau- 
coup à  son  anneau,  il  voulut  s'infliger  une  privation  en  le  jetant 
dans  la  mer.  Le  lendemain,  la  fortune  obstinée  le  lui  rendit  dans 
les  entrailles  d'un  poisson  servi  sur  sa  table.  Théodore  de  Samos 
avait  encore  inventé,  avec  Rhœcas,  l'art  de  fondre  des  statues. 
On  lui  attribue  aussi  l'invention  de  l'équerre,  du  niveau,  du  tour 
et  des  clefs.  Glaucos  de  Chio,  un  autre  statuaire,  fondeur  de  mé- 
taux, inventait,  dit-on,  la  soudure.  Un  autre  artiste  de  Chio, 
Mêlas,  entreprenait  le  premier  de  travailler  le  marbre.  Précisé- 
ment, File  ionienne  de  Paros  offrait  aux  sculpteurs  de  la  région 
de  magnifiques  carrières  de  cette  substance.  A  mesure  que  l'art 
progresse,  les  artistes  emploient  d'ailleurs  toutes  sortes  de  ma- 
tériaux. L'or,  le  marbre,  l'ivoire,  le  bronze,  le  bois,  la  terre 
cuite,  s'alliaient  et  s'harmonisaient  dans  la  même  œuvre.  Souvent 


138  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

l'artiste  était  en  même  temps  un  ingénieuret  unmétallurge.  Puis, 
tandis  cjue  séveillait  le  souci  d'idéaliser  l'image  des  dieux,  s'é- 
veillait celui  d'inscrire  les  faits  et  les  généalogies  des  hommes, 
pour  Vinslrucdon  de  la  postérité^  et  des  «  logographes  »,  comme 
Hécatée  de  Milet  et  Phérécyde  de  Léros,  commençaient  à  s'ac- 
quitter de  cette  besogne.  Tous  les  logographes  ne  sont  pas 
ioniens,  mais  tous  écrivent  en  ionien,  parce  que  llonie  a  donné 
le  branle.  C'est  ainsi  quHérodote,  né  sans  doute  à  Ilalicarnasse, 
colonie  dorienne,  mais  établi  ensuite  à  Samos  et  imprégné  d'es- 
prit ionien,  devait  écrire  dans  ce  dialecte  sa  fameuse  histoire, 
si  voisine  de  l'épopée  par  le  style,  et  divisée  en  neuf  livres  dédiés 
aux  neuf  Muses. 

La  réaction  de  l'Ionie  sur  la  Lydie;  le  type  de  Crésus.  — 
Cet  art  trouvait  de  riclies  protecteurs,  non  seulement  chez  les 
riches  bourgeois  des  villes  et  les  chefs  des  cités,  conune  Polycrate, 
mais  encore  dans  la  première  zone  de  Farrière-pays  asiatique, 
là  où  les  «  barbares  »  en  contact  avec  la  civilisation  grecque 
appréciaient  dans  une  mesure  plus  ou  moins  grande  cette  civili- 
sation. Le  royaume  de  Lydie,  en  particulier,  joua  un  rôle  spécial 
à  ce  point  de  vue.  Ce  royaume,  dont  la  capitale  était  Sardes, 
occupait  la  haute  vallée  de  l'Hermos  et  du  Méandre.  Il  était 
traversé  par  la  «  voie  royale  »  allant  des  rivages  de  l'Asie  Mi- 
neure àl'Euphrate,  lequel  servait  lui-même  de  route  versNinive, 
Babylone,  Suse  et  les  autres  "  grandes  capitales  »  des  immenses 
empires  orientaux.  Il  était,  selon  les  temps,  plus  ou  moins  vassal 
de  ces  empires;  mais  son  éloignement,  en  général,  lui  laissait 
une  très  forte  dose  d'indépendance.  11  utilisait  des  mercenaires 
grecs,  fournis  par  les  cités  greccpies  du  littoral.  Le  jeu  des  ban- 
nissements contribuait  à  entretenir  ces  vocations  de  condottieri. 
Le  renversement  du  roi  Candaule  par  Gygès  paraît  avoir  été  le 
triomphe  d'un  de  ces  aventuriers  mercenaires,  cjui,  détrônant 
la  dynastie  antérieure,  y  substitua  la  sienne.  Les  nouveaux  rois 
de  Lydie,  grecs  d'origine,  tournèrent  leurs  ambitions  du  côté 
des  cités  grecques,  et  l'un  d'eux,  Alyatte,  les  réduisit  à  une  sorte 
de  vasselage  qui  respectait  d'ailleurs  leur  autonomie.  Mais  le 


VI.    —    LES    REFOULÉS    ET    LEIRS    MIGRATIONS.  139 

plus  illustre  de  ces  rois  lydiens,  celui  ([ui  a  incarné  véritable- 
ment un  tyjDC,  et  dont  le  nom  est  devenu  proverbial,  c'est  Crésus. 

Crésus  était  fameux  par  ses  richesses,  mais  aussi  par  ses  goûts 
de  «  iMécène  »,  par  l'intelligence  artistique  de  son  faste  et  par 
le  souci  constant  qu'il  prenait  de  se  rattacher  au  monde  grec. 
C'était  une  façon  de  Polycrate,  mais  vraiment  roi  d'un  royaume, 
au  lieu  d'être  simple  «  tyran  »  dunecité.  Crésus  se  piquait  d'hel- 
lénisme. Il  envoyait  de  somptueux  présents  au  temple  de  Delphes 
et  se  comportait  à  peu  près  en  tout  comme  un  Ionien.  Comme 
Polycrato,  il  était  penseur  et  subtil.  Il  avait  quelque  chose  du 
«  sage  »,  tels  que  les  cités  ioniennes  le  voyaient  fleurir.  A  l'instar 
de  Thaïes  de  Milet  et  de  Bias  de  Priène,  il  avait  des  sentences, 
des  «  mots  profonds  »,  et  ce  bon  sens  raffiné  d'un  homme 
«  comme  il  faut  »  qui  a  étudié  à  la  fois  les  livres  et  les  hommes. 
Aussi  Hérodote,  le  premier  historien  de  la  Grèce,  donne-t-il,  aux 
faits  et  gestes  de  Crésus,  une  spéciale  et  sympathique  attention. 

La  Lydie  a  dû  servir  de  véhicule  à  plusieurs  inventions  orien- 
tales, et,  notamment,  à  celle  de  la  monnaie  régulière,  frappée 
ofliciellement  à  une  certaine  eftigie.  Cette  invention,  inutile  de 
le  faire  remarquer,  servait  admirablement  les  progrès  du  com- 
merce, et  les  Ioniens, naturellement,  étaient  les  premiers  des  Grecs 
à  en  bénéficier.  En  fait,  la  Lydie  avait  été  en  partie  hellénisée, 
et  elle  payait  ce  service  à  llonie  en  lui  faisant  passer  des  élé- 
ments de  civilisation  orientale  susceptibles  de  s'harmoniser  avec 
les  institutions  du  monde  grec. 

L'époque  de  Crésus  marque  peut-être  l'apog-ée  de  llonie,  bien 
que  celle-ci,  officiellement,  eût  déjà  perdu  son  indépendance. 
La  royauté  de  Crésus  n'était  en  effet  qu'un  «  protectorat  »  très 
intelligent,  à  l'ombre  duquel  les  cités  ioniennes  continuaient  leur 
vie  propre  et  leur  développement.  Mais  la  face  des  choses  allait 
changer  par  l'entrée  en  scène  d'un  conquérant  nouveau.  Les 
Mèdes  et  les  Perses  arrivaient. 

L'invasion  perse  et  la  ruine  de  l'Ionie.  —  Les  «  sages  »  de 
l'Ionie  prévoyaient  une  catastrophe  et  conseillaient  l'union. 
Bias  de  Priène,  notamment,  se  distinguait  par  ses  prédications 


140  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

dans  ce  sens.  Mais  Fanarchie  persistante  de  la  race,  dont  nous 
avons  noté  les  effets  à  différentes  périodes,  s'opposait  à  l'orga- 
nisation  d'un  grand  effort  collectif.  Chaque  cité  faisait  bande  à 
part,  ^lilet  surtout,  qui,  plus  puissante,  et  fière  de  sa  marine, 
se  (froyait  mieux  à  l'abri.  L'Ionie  ne  secourut  donc  pas  la  Lydie 
quand  l'orage  tomba  sur  ce  royaume,  et.  quand  la  Lydie  eut 
été  vaincue,  les  Ioniens  ne  surent  pas  se  coaliser  entre  eux 
pour  résister  aux  lieutenants  de  Cyrus.  Les  Perses  purent  donc 
attaquer  les  cités  en  détail  et  les  soumettre  l'une  après  l'autre. 
Selon  leur  tempérament,  les  bourgeois  des  villes  se  soumet- 
taient ou  s'embarquaient  pour  aller  fonder  quelque  colonie. 
Une  partie  des  Phocéens  prit  ainsi  la  mer,  et  alla  chercher  un 
refuge  à  Âlalia,  en  Corse,  oui  ils  retrouvaient  des  concitoyens. 
Des  émigrés  de  Téos  s'établirent  à  Abdère.  Des  fugitifs  de  Milet 
gagnèrent  Athènes,  d'où  leurs  ancêtres  étaient  partis.  Cette 
fois,  les  vainqueurs  étaient  durs,  et  peu  ouverts  aux  choses  de 
l'esprit.  Cyrus,  nous  dit  Hérodote,  méprisait  les  Ioniens  «  qui 
passaient  la  moitié  de  leur  temps  à  bavarder  sur  la  place  pu- 
blique >'.  Pourtant  ces  bavards  se  défendaient  avec  bravoure 
quand  l'ennemi  arrivait  sous  les  remparts  de  leur  cité.  Mais  il 
était  trop  tard  pour  résister  à  ces  masses  d'hommes.  La  con- 
quête eut  pour  effet,  non  point  un  vasselage  comme  avec  les 
Lydiens,  mais  une  véritable  sujétion.  En  même  temps,  l'extension 
de  cette  conquête  brutale  vers  le  nord,  et  sur  les  rives  de 
l'Hellespont,  avait  pour  résultat  d'arrêter  un  trafic  séculaire  et 
de  tarir  les  sources  du  commerce  milésien.  Le  plateau  avait 
vaincu  le  rivage.  Les  hordes  de  nomades  venues  de  l'Iran, 
absolument  étrangères  aux  mœurs  des  vaincus,  mettaient  brus- 
quement en  péril,  de  ce  côté  de  l'Archipel,  toute  la  civilisation 
hellénique,  en  attendant  d'aller  l'inquiéter  encore  de  l'autre 
côté. 


VII 


UN  COIN  D'IONIE  EN  ATTIQUE.  —  LA  BOURRASQUE  PERSE 
EN  GRÈCE.  —  LE  TYPE  ATHÉNIEN. 


Le  paradis  des  bannis.  —  Nous  avons  donné  de  rionie  une 
vue  d'ensemble,  sans  montrer  par  le  détail  l'évolution  intime 
des  cités.  C'est  que  cette  évolution  est  peu  connue,  et  que  d'ail- 
leurs nous  pouvons  contempler  une  évolution  analogue  dans  la 
cité  de  la  Grèce  que  les  historiens  nous  font  connaître  le 
mieux. 

Cette  cité,  c'est  Athènes,  la  métropole  de  l'Ionie,  d'où  nous 
avons  vu,  après  le  retour  des  Héraclides.  de  nombreux  émi- 
grants  s'élancer  à  travers  l'Archipel  pour  coloniser  la  côte 
d'Asie. 

Athènes,  après  des  luttes  de  clans  rattachés  à  la  légende  de 
Thésée,  avait,  en  des  temps  très  anciens,  soumis  à  sa  domination 
les  diverses  bourgades  de  l'Attique,  jadis  indépendantes  au 
nombre  de  douze.  L'importance  relative  de  la  vallée  du  Céphise, 
la  plus  large  des  petites  vallées  de  cette  presqu'île,  explique  la 
prédominance  du  clan  qui  occupait  cet  emplacement  privilég-ié. 

Nous  avons  montré  comment  l'Attique.  par  sa  situation  et  sa 
configuration,  était  prédestinée  à  être  un  excellent  refuge  de 
«  bannis  >k  Les  Pélasges  s'y  étaient  cantonnés  et  retranchés  lors 
de  la  première  expansion  héraclide.  De  nouveau,  les  gens  de 
type  achéen,  éolien  et  ionien  —  surtout  ionien  —  s'y  étaient 
barricadés  pour  ainsi  dire,  lors  du  «  retour  »  des  Héraclides, 
autrement  dit  devant  l'expansion  des  Uoriens. 


142  LA    GRÈCE   ANCIENNK. 

L'Attique  est  en  efï'et  une  presqu'île  rejetée  à  l'est  d'une  route 
importante,  celle  qui  conduit  de  IHellade  (ou  Grèce  centrale) 
dans  le  Péloponèse.  Cette  presqu'île  est  pauvre,  rocailleuse, 
à  demi  défendue  au  nord,  c'est-à-dire  du  côté  où  elle  tient  au 
continent,  par  de  hautes  collines  qui,  sans  former  une  liarrière 
de  premier  ordre,  constituent  néanmoins  un  obstacle  gênant. 
Cette  particularité  d'avoir  été  une  ten^e  de  refuge  caractérisait 
JDien  l'Attique  aux  yeux  des  historiens,  et  les  Athéniens,  fiers 
de  leurs  traditions,  s'enorgueillissaient  d'être  les  citoyens  d'une 
terre  «  hospitalière  ».  C'est  vers  Athènes  que  la  légende  fait 
s'enfuir  le  vieil  OEdipe,  après  ses  tragiques  malheurs.  Voici 
les  paroles  que  lui  prête,  au  début  de  la  tragédie  d'OEdipe  à 
Colone,  le  poète  Sophocle  : 

((  Fille  du  vieillard  aveugle.  Antigone,  en  quels  lieux  ou  dans 
quelle   cité  sommes-nous  arrivés?  Qui  accueillera  aujourd'hui 
avec  la  plus  chétive  offrande  l'errant  OKdipe,  qui  demande  si  peu, 
et  qui  obtient  moins  encore,  satisfait  pourtant  de  ce  qu'il  reçoit?  » 
Cet  OEdipe  chassé  de  partout,  c'est  Thésée,  roi  d'Athènes,  qui 
le  reçoit,  l'honore,  le  défend,  et  toute  la  pièce  est  écrite  pour 
glorifier  ces  traditions  d'hospitalité  qui  sont  le  propre  d'Athènes. 
Cette  glorification  est  la  traduction  poétique  d'une  loi  cons- 
tante dérivant  de  la  nature  des  lieux.  L'Attique  était  «  hospi- 
talière ))  par  la  force  des  choses.    On  s'y  jetait  comme   on  se 
jette  dans  le  maquis,  et  la  plus  grande  partie  du  sol  était  effec- 
tivement  en  collines.  Toutefois  le  pays  n'était  pas   dénué    de 
produits  intéressants.  Peu  de  céréales,  mais  beaucoup  de  fruits, 
et  très  savoureux  :  la  figue  et  l'olive,  surtout.  Sur  les  collines, 
beaucoup  de  plantes  aromatiques,  propres  à  encourager  l'éle- 
vage des  abeilles.  De  là  le  fameux  miel  de  l'Hymette.  La  vigne 
s'étageait  sur  les  coteaux.  Le  rivage  rocheux  baignait  dans  une 
mer  poissonneuse.    Enfin  trois  produits   minéraux  doivent  être 
mentionnés  à  part  :    une  argile  excellente  pour  la  poterie,  le 
marbre  du  Pentélique,  et  l'argent  du  mont  Laurium.  La  pré- 
sence de  l'argile  et  du  marbre  devait  influer  sur  les  destinées 
artistiques  de   la   race,  et  celle    de  l'argent  sur  sa  prospérité 
matérielle. 


VII.  —  ri\  COIN  d'ioxie  en  attique.  143 

L'Attique  était  bien  située  pour  recevoir  des  bannis  venant 
par  terre.  Elle  l'était  aussi  pour  recevoir  des  aventuriers  venant 
par  mer,  soit  Égyptiens  ou  Phéniciens,  soit  Grecs  voyageurs 
qui  s'étaient  plus  ou  moins  frottés  aux  civilisations  égyptienne 
ou  phénicienne,  et  qui  apportaient  des  inventions,  des  perfec- 
tionnements, des  connaissances  diverses,  L'Attique  est  en  effet 
un  point  de  débarquement  tout  indiqué  pour  les  navigateurs 
qui  arrivent  de  l'Ouest  en  suivant  les  Cyclades.  En  sautant 
d'île  en  île  et  de  proche  en  proche,  c'est  à  celte  péninsule 
avancée  qu'ils  arrivaient  tout  d'abord.  Pour  la  même  raison, 
l'Attique  était  le  point  de  départ  le  plus  naturel  d'une  chaîne 
de  communications  entre  les  rivages  de  la  Grèce  et  la  cote 
ionienne  d'Asie. 

Une  concurrence  parait  avoir  existé  en  Attique  entre  le  culte 
de  Poséidon  (Neptune)  et  celui  à\Athéné  (Minerve).  Le  dieu, 
frappant  le  sol  de  son  trident,  en  fit  sortir  le  cheval.  La  déesse, 
d'un  coup  de  lance,  en  fit  jaillir  l'olivier.  Il  est  permis  d'entre- 
voir, à  travers  cette  légende,  une  antique  fusion  d'hommes 
de  la  colline  avec  d'autres  hommes  arrivés  par  mer  et  ayant 
amené  avec  eux  des  chevaux,  animaux  alors  inconnus  dans  le 
pays. 

L'aristocratie  des  émigrés.  —  Les  bannis  étaient  générale- 
ment des  hommes  de  la  classe  supérieure,  des  aristocrates.  En 
tout  temps,  dans  les  luttes  politiques,  ce  sont  les  chefs  qui  se 
trouvent  contraints  à'émigrer.  Le  menu  peuple  s'accommode 
plus  facilement  de  la  conquête,  mais  ceux  qui  vivent  sur  les 
populations  sont  forcés  de  se  retirer  quand  des  vainqueurs 
viennent  prendre  leur  place. 

Les  fugitifs  qui  cherchèrent  un  asile  en  Attique,  lors  de  l'inva- 
sion des  Doriens,  étaient  donc,  nous  l'avons  dit,  des  hommes 
«  illustres  »,  des  «  meneurs  d'hommes  »,  des  gens  à  intelligence 
cultivée.  «  De  tout  le  reste  de  la  Grèce,  dit  Thucydide,  accou- 
raient à  Athènes,  comme  dans  un  asile  sûr,  les  plus  puissants  de 
ceux  que  la  guerre  ou  les  séditions  forçaient  à  l'exil  \  »   Sans 

1.  Guerre  du  Pe'loponèse,  I,  2. 


144  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

doute,  une  fois  réunis  dans  cet  asile,  ils  étaient  obligés  de  vivre 
plus  pauvrement  et  de  singénier  comme  ils  pouvaient  —  à  l'ins- 
tar de  nos  émigrés  pendant  la  Révolution  française  —  mais  cela 
relevait  d'autant  le  niveau  intellectuel  de  la  race.  C'était  une 
cau^e  à^ a f finement.  Cette  intelligence  était  nourrie  par  le  contact 
avec  l'étranger,  comme  dans  les  villes  ioniennes.  De  là  cet  esprit 
particulièrement  éveillé,  dont  Thucydide  nous  donne  une  idée 
dans  un  discours  qu'il  place  plus  tard  dans  la  bouche  d'ambas- 
sadeurs corinthiens  parlant  aux  Lacédémoniens  : 

«  Les  Athéniens  sont  novateurs,  prompts  à  concevoir,  prompts 
à  exécuter  ce  qu'ils  ont  conçu...  Ils  sont  entreprenants  au  delà 
de  leurs  forces,  audacieux  jusqu'à  l'irréflexion,  pleins  de  con- 
fiance dans  les  périls...  ils  sont  remuants...  A  leurs  yeux,  les 
vovages  sont  un  moyen  de  s'enrichir...  Une  de  leurs  espérances 
a-t-elle  été  déçue,  une  autre  la  remplace...  A  peine  jouissent-ils 
de  ce  qu'ils  possèdent,  occupés  sans  cesse  d'acquérir...  On  les 
peindrait  bien  d'un  seul  trait  en  disant  qu'ils  sont  nés  pour  ne 
connaître  aucun  repos  et  n'en  point  laisser  aux  autres  »  *. 

Mais  il  est  facile  de  conjecturer  que  ces  divers  arrivages  de 
bannis,  irritésde  leurs  échecs,  n'allaientpas  sans  des  commotions 
intérieures.  On  devine,  en  particulier,  sous  la  légende  de  Codrus, 
dernier  roi  d'Athènes,  à  qui  ion  ne  voulut  point  donner  de  suc- 
cesseur parce  qu'il  avait  porté  trop  haut  la  royauté,  l'influence 
nouvelle  prise  par  les  «  illustres  bannis  »  du  Péloponèse,  qui 
s'agitaient  autour  des  chefs  indigènes,  et  leur  disputaient  l'in- 
fluence, en  même  temps  qu'ils  se  la  disputaient  entre  eux. 

L'histoire  nous  dit  que  les  rois,  à  Athènes,  furent  remplacés 
par  des  archontes;  qu'il  y  eut  d'abord  un  seul  archonte,  nommé 
à  vie,  et  que,  pendant  longtemps,  les  archontes  furent  choisis 
dans  la  famille  de  Codrus.  On  voit  par  là  que  la  descendance 
des  chefs  indigènes  —  ou  relativement  indigènes  —  avait  con- 
servé un  certain  prestige,  mais  que  l'entourage  de  ces  chefs,  dé- 
sormais grossi,  exerçait  plus  d'influence.  Cette  période  fut  celle 
des  eupatrides,  ainsi  nommés  parce  qu'ils  étaient  des  «  hommes 
aux  illustres  pères  »,  des  «  fils  de  famille  »,  dont  la  formation 

1.  Histoire  de  la  guerre  du  Péloponèse,  I,  hxx. 


VII.  —  IN  COIN  d'ionie  en  attique.  145 

se  ressentait  de  cette  aptitude  au  commandement  ou  à  la pcsua- 
sion  exercée  autour  d'eux  par  les  roitelets  homériques.  Tous  ces 
nobles  se  surveillaient  et  se  jalousaient  mutuellement,  mais  les 
circonstances  leur  commandaient  de  rester  unis,  d'aljord  parce 
qu'il  fallait  se  défendre  contre  les  Doriens,  ensuite  parce  que 
l'unité  de  la  cité  attique,  réalisée  depuis  plusieurs  siècles,  les 
prenait  comme  dans  un  cadre  tout  formé.  Cette  surveillance  et 
cette  jalousie  mutuelles  eurent  à  la  longue  pour  nouvel  effet  de 
faire  abolir  Tarchontat  unique  et  à  vie.  Les  chefs  craignaient 
trop  que  l'un  d'entre  eux  ne  devînt  prépondérant.  Ces  Achilles 
ne  voulaient  pas  d'un  Agamemnon,  roi  des  rois.  En  même  temps, 
comme  nous  allons  le  voir,  un  impérieux  besoin  de  justice  agi- 
tait la  masse  et  poussait  à  la  création  de  magistratures.  Les 
eupatrides  décidèrent  donc  qu'il  y  aurait  neuf  archontes,  et 
qu'on  les  renouvellerait  chaque  année.  Six  d'entre  eux,  sous  le 
nom  de  thesmothètes,  furent  préposés  à  la  justice.  Un  autre,  le 
polémarque,  prit  en  main  la  défense  militaire.  Un  huitième, 
l'archonte  éponyme,  donna  son  nom  à  l'année,  et  eut  dans  son 
ressort  quelques  affaires  intérieures.  Enfin  un  neuvième,  chargé 
d'un  antique  sacerdoce,  reçut,  en  souvenir  des  temps  anciens 
qui  exerçaient  toujours  leur  prestige,  le  nom  d'archonte-roi. 

La  lutte  contre  la  vendetta  :  Dracon  et  l'Aréopage.  —  Il  se 
manifestait,  disons-nous,  un  vif  besoin  de  justice.  Ce  besoin 
tenait  en  grande  partie  au  fléau  des  meurtres  privés.  Le  c  bannis- 
sement »  est  frère  du  «  banditisme  ».  Dans  cet  émiettement  de 
de  la  souveraineté  qui  caractérisait  la  Grèce,  les  crimes  demeu- 
raient facilement  impunis,  et  la  montagne  était  toujours  là  pour 
fournir  au  criminel  un  asile.  C'était  à  chaque  famille  à  se  dé- 
brouiller, à  se  venger  elle-même.  De  là  des  vendettas  qui  s'en- 
chainaient  les  unes  aux  autres,  car,  naturellement,  on  voulait  se 
venger  du  vengeur.  Tous  les  membres  de  la  genos,  ou  famille 
élargie,  comprenant  touteé  les  personnes  qui  se  connaissaient  un 
ancêtre  commun  en  ligne  masculine,  étaient  Jiés  solidairement 
par  l'obligation  morale  de  venger  le  meurtre  de  l'un  deux.  Mais 
on  conçoit   que  ce  procédé  rudimcntaire  entraînait  de  graves 

10 


14C  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

a])us,  incompatibles  avec  Torganisation  d'une  cité  stable  et  d'un 
travail  progressif,  car  le  travail  a  besoin  de  sécurité. 

De  bonne  heure,  en  conséquence,  les  chefs  avaient -tenté  de 
s'interposer  pour  arrêter  ce  chapelet  de  meurtres,  ou  tout  au 
moins  les  rendre  moins  fréquents.  Le  roi,  environné  des  eupa- 
trides,  allait  tenir  séance  sur  un  grand  rocher,  situé  hors  de  la 
ville.  Là,  le  meurtrier  était  cité  à  comparaître,  car,  ayant  les 
mains  souillées,  il  ne  pouvait  approcher  des  autels  des  dieux. 
L'appareil  de  ce  tribunal,  sa  composition  particulièrement  aris- 
tocratique, étaient  bien  faits  pour  impressionner  l'opinion  et 
montraient  bien  la  nécessité  ([u'il  y  avait  de  mettre  en  ligne, 
contre  la  vendetta,  les  plus  hautes  et  les  plus  augustes  forces 
sociales.  Tel  fut  le  tribunal  de  l'Aréopage,  fondé,  dit  la  légende, 
par  la  déesse  Minerve  elle-même  lorsque  Oreste,  poursuivi  par 
les  Furies  pour  avoir  tué  sa  mère  qui  avait  elle-même  tué  son 
père,  vint  se  réfugier  dans  le  pays.  Pour  la  dernière  fois,  la 
vendetta  fut  excusée  à  égalité  de  voir,  mais  il  fut  bien  décidé 
que  désormais  le  meurtre  d'un  Agamennon  se  serait  plus  vengé 
par  son  fils.  Tel  est  le  sujet  de  la  pièce  des  Eumé/iides,  du  poète 
Eschyle,  qui  reflète  admiral)lcmcnt  la  transition  d'un  état  so- 
cial à  l'autre,  de  celui  où  l'on  se  fait  justice  soi-même  à  celui 
où  l'on  se  contente  déporter  plainte  devant  une  autorité  judi- 
ciaire régulièrement  constituée. 

Mais,  dans  la  réalité,  les  choses  ne  se  passent  pas  comme 
dans  une  tragédie,  et  de  telles  évolutions  sociales  ne  peuvent 
s'accomplir  en  un  jour.  La  vendetta,  combattue  par  le  roi  et  le 
corps  des  eupatrides,  persista  donc,  sans  doute  avec  des  recru- 
descences intermittentes.  Au  meurtre  se  joignait  le  pillage,  res- 
source naturelle  des  bandits.  De  nouveau,  il  fallut  sévir. 
Ce  besoin  de  sévérité  était  d'autant  plus  vif  que,  peu  à  peu, 
la  culture  avait  pris  l'essor  et  que  les  gens  pacifiques  avaient 
plus  à  perdre.  Si  les  désordres  demeuraient  impunis,  l'essor 
économique  de  la  jeune  Athènes  se  trouvait  paralysé.  Il  fallait 
donc  uii  homme  sévère,  un  justicier  à  initiative  et  à  poigne. 
Cet  homme,  dont  le  nom,  sous  forme  d'adjectif,  devait  conquérir 
une  célébrité  proverbiale,  fut  l'archonte  Dracon  (62'*). 


VII.    —    IN    COIN    D  lOME    EN   ATTIQUE.  147 

Dracon  porta  des  lois  terribles,  où  la  peine  de  mort  revient 
souvent,  et  dont  on  a  dit  plus  tard,  à  une  époque  plus  hu- 
maine, qu'elles  avaient  été  «  écrites  avec  du  sang  ».  Cette  exa- 
gération même  montre  à  quel  désordre  le  législateur  criminel 
avait  affaire.  Il  y  avait  peine  de  mort,  par  exemple,  pour  les 
voleurs  d'herbes  ou  de  fruits.  C'est  donc  que  les  vergers  et  les 
prés  étaient  au  pillage,  et  qu'il  fallait  réagir  énergiquement, 
comme  la  sévérité  de  Richelieu  contre  les  duellistes  devait  attes- 
ter plus  tard,  en  France,  la  multiplicité  particulièrement  dan- 
gereuse des  duels.  Toutefois,  prodigue  de  la  peine  de  mort 
pour  les  crimes  contre  la  propriété,  Dracon  n'en  abusa  pas 
pour  les  crimes  contre  les  personnes.  Le  meurtrier  j^ouvait 
toujours  se  soustraire  à  la  peine  capitale  par  la  fuite  et  l'aban- 
don de  ses  biens.  Dracon  distingua  d'ailleurs  deux  sortes  d'ho- 
micides, et  jugea  nécessaire  de  les  distribuer  entre  deux  juri- 
dictions. Les  meurtres  prémédités  continuaient  à  être  jugés  par 
l'Aréopage;  mais,  fait  caractéristique,  les  meurtriers  gardaient 
toujours  le  droit  de  «  se  bannir  »  avant  la  sentence.  Les  meurtres 
non  prémédités  furent  jugés  par  un  nouveau  tribunal,  celui 
des  épJiHes  —  c'est-à-dire  «  ceux  qui  envoient  en  exil  »  —  car 
c'était  par  le  bannissement  qu'on  punissait  ces  sortes  de  crimes. 
Ce  même  tribunal  faisait  payer  «  le  prix  du  sang  »  et  récon- 
ciliait d'office,  par  ce  moyen,  les  familles  ennemies,  en  tâchant 
de  tuer  dans  l'œuf  le  germe  des  vendettas  futures.  Comme  on  le 
voit,  Dracon,  avec  ses  lois  «  draconiennes  »,  était  moins  sévère 
pour  le  meurtre  que  nous  ne  le  sommes  aujourd'hui,  mais  c'est 
qu'il  fallait  compter  avec  l'opinion. 

Il  faut  croire  que  ces  diverses  mesures  furent  assez  soutenues 
par  cette  opinion  pour  produire  des  résultats  appréciables.  Au 
témoignage  de  Thucydide,  les  Athéniens  furent  les  premiers 
des  Grecs  à  ne  pas  porter  constamment  des  armes  sur  eux.  Voilà 
qui  nous  éloigne  de  ce  type  albanais  que  nous  avons  décrit  plus 
haut,  et  ce  petit  détail  d'habillement,  à  lui  seul,  montre  quelle 
transformation  sociale  s'était  accomplie  dans  la  société  athé- 
nienne. Sous  quelle  influence  victorieuse'  s'accomplissait  cette 
transformation? 


j  48  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

Le  commerce  et  les  perturbations  économiques  :  lescla- 
vage  et  le  prolétariat.  —  Nous  avons  vu  que  l'Attique  était 
h\en  placée  pour  les  communications  par  mer  avec  les  îles  et 
la  cùte  d'Asie.  Le  meilleur  port  de  TAttique  se  trouvait  au  sud- 
ouest,  vers  le  débouché  de  la  vallée  du  Céphise.  C'était  le  port 
de  Phalère;  mais,  dans  les  temps  nnciens,  aucune  ville  ne  s'é- 
levait là.  On  sait  que  la  piraterie  invitait  les  indigènes  à  bâtir 
leurs  bourgades  et  leurs  castels  à  une  certaine  distance  de  la 
mer,  assez  près  pour  profiter  de  celle-ci,  assez  loin  pour  se 
mettre  à  l'abri  d'un  raid  de  corsaires.  Or,  vers  le  milieu  de  la 
plaine  du  Céphise,  s'élevait  un  groupe  de  monticules,  dominé 
par  un  énorme  bloc  rocheux  d'où  l'on  pouvait  surveiller  tout 
le  voisinage.  C'est  là  que  s'était  bâtie  et  développée  Athènes. 
Le  bloc  était  devenu  l'Acropole,  citadelle  des  rois  et  des  dieux. 
A  cette  période  de  débuts,  Athènes  était  peu  commerçante,  et 
longtemps,  même  après  que  les  Athéniens  se  furent  hasardés 
à  descendre  vers  le  rivage  et  à  utiliser  les  ports  naturels  qui  s'y 
trouvaient,  elle  se  laissa  éclipser  par  d'autres  ports  plus  favo- 
risés. Ces  ports  plus  favorisés,  comme  se  trouvant  provisoire- 
ment sur  de  meilleures  routes,  étaient  Corinthe,  Égine  et 
Chalcis. 

Égine  et  Corinthe  représentent  un  type  mixte  :  celui  du  port 
maritime  où,  à  une  population  soit  ionienne,  soit  achéenne,  est 
venu  se  superposer  un  groupe  de  dominateurs  dorions  trop  peu 
puissants  pour  établir  la  discipline  de  Sparte,  mais  assez  forts 
pour  faire  régner  une  sécurité  propice  aux  affaires.  Corinthe,  à 
cheval  sur  son  isthme,  était  admirablement  placée  pour  évoluer 
vers  le  commerce  à  peu  près  pur.  Egine,  située  dans  une  lie  du 
golfe  sai'onique,  tout  près  cVAthènes,  bénéficia  tout  d'abord 
d'une  avance  prise  sur  les  populations  de  l'Attique,  encore 
imparfaitement  outillées  pour  la  navigation.  En  outre,  peuplée 
orginairement  d'Achéens,  peu  éloignée  d'Argos  et  de  Mycènes, 
elle  avait  dû  hériter  en  quelque  manière  de  la  splendeur  de 
ces  cités  déchues.  Bref,  cette  petite  lie,  vers  les  temps  qui  précè- 
dent immédiatement  le  début  de  l'histoire  classique,  eut  un  haut 
degré  de  richesse.  Elle  déclina  à  mesure  qu'Athènes  montait. 


VII.  —  r.\  COIN  d'iome  en  attique.  149 

Les  deux  cités  étaient  trop  rapprochées  pour  prospérer  en- 
semble. Quant  à  Chalcis,  située  clans  Tile  d'Eiibée,  c'était  une 
cité  ionienne,  qui  avait  succédé,  selon  toute  vraisemblance,  à 
d'antiques  établissements  phéniciens  suscités  en  ce  lieu  par  la 
présence  de  mines  de  cuivre.  La  situation  insulaire  de  TEubée, 
comme  la  situation  péninsulaire  de  l'Attique,  l'avait  préservée 
(le  l'invasion  dorienne.  Bref,  ces  quatre  cités,  Corinthe,  Egine, 
Chalcis,  Athènes,  représentaient,  sur  la  façade  occidentale  de 
TArchipel,  le  type  des  grands  ports  maritimes,  éclipsé  d'ailleurs 
par  la  splendeur  tout  à  fait  supérieure  des  grands  ports  ioniens 
de  la  façade  orientale.  Mais  Athènes,  qu'on  le  remarque,  était 
au  centre  de  ce  groupe,  et  le  type  athénien,  vigoureusement 
poussé  en  avant  par  les  «  illustres  bannis  » ,  devait  manifester 
à  la  loneue,  sur  le  terrain  commercial,  cette  vigueur  crois- 
santé  qui  lui  était  infusée.  Chalcis  déclina  donc  en  même  temps 
qu'Égine.  Seule,  la  prospérité  de  Corinthe  persista,  car  elle 
était  liée  à  la  possession  d'une  route  tout  à  fait  spéciale,  qui 
ne  faisait  pas  grande  concurrence  au  commerce  athénien. 

Ce  commerce,  comme  l'indiquait  la  nature  des  lieux,  con- 
sistait essentiellement  dans  un  système  de  rapports  avec  toutes 
ces  brillantes  colonies  d'Orient  qui,  sorties  d'Athènes,  conser- 
vaient naturellement  avec  la  métropole  des  rapports  amicaux. 
Toutes  choses  égales  d'ailleurs,  les  gens  de  Milet  et  dePhocée, 
par  exemple,  aimaient  mieux  correspondre  avec  leurs  congé- 
nères d'Athènes  qu'avec  les  Doriens  d'Égine.  Du  reste,  l'Attique 
avait  reçu  trop  de  monde,  eu  égard  à  la  faible  fécondité  de 
son  sol.  A  mesure  que  de  nouveaux  bannis  affluaient,  ils  trou- 
vaient les  places  prises,  et  tous  les  bons  coins  occupés.  L'  «  hos- 
pitalière »  Attique  s'ouvrait  bien  pour  eux,  mais  à  condition 
qu'ils  se  débrouillassent.  Or,  comment  pouvaient  se  débrouiller 
ces  «  gens  sans  terre  ))?  —  En  se  rejetant  vers  le  trafic.  Ce 
furent  les  plus  pauvres,  les  tard-venus,  qui  donnèrent  de  l'essor 
au  commerce.  Les  eupatrides,  en  général,  se  contentaient  de 
vivre  du  revenu  de  leurs  terres,  travaillées  par  des  métayers 
qui  leur  donnaient  les  cinq  sixièmes  de  la, récolte,  et  qui  étaient 
probablement,  eux,  les  plus  vieux  habitants  du  pays,  les  sur- 


150  LA    Grèce' ANCIENNE. 

vivants  des  Pélasges.  Mais  la  récolte  était  maigre  dans  l'Attique. 
Malgré  leur  sobriété,  les  populations  avaient  besoin  d'un  sup- 
plément de  blé.  Ce  blé,  il  fallait  aller  le  cbercber  là  où  il  était 
en  surabondance.  Nulle  part  cette  surabondance  n'était  plus 
merveilleuse  que  sur  ces  rivages  de  la  mer  Noire  qui  forment 
aujourd'hui  la  Russie  méridionale  et  la  Roumanie.  Nous  avons 
vu  Milet  exploiter  à  fond  cette  mine  de  froment.  Les  Athéniens 
firent  de  même,  et  peut-être  aussi,  bien  souvent,  se  conten- 
tèrent d'aller  prendre  à  Milet  du  blé  que  les  Milésiens  étaient 
allés  chercher  dans  la  mer  Noire.  Nous  citons  cette  branche  de 
trafic,  particulièrement  importante,  mais  il  y  en  eut  d'autres; 
des  denrées  diverses  vinrent  s'accumuler  en  Attique ,  permet- 
tant de  nourrir  une  population  plus  nombreuse.  Comme  contre- 
partie de  ces  importations,  une  exportation  industrielle  se  dé- 
veloppait, moins  brillante  qu'à  Milet,  mais  analogue.  Citons 
seulement  la  poterie,  c'est-à-dire  ces  fameux  vases  athéniens 
qui,  perfectionnés  peu  à  peu,  ornés  de  figures  peintes,  finirent 
par  devenir  des  œuvres  d'art,  et  qui,  partant  d'Athènes,  allaient 
se  faire  acheter  un  peu  partout. 

Des  pays  barbares,  les  Ioniens  ne  tiraient  pas  seulement  du 
blé,  des  peaux  ou  d'autres  matières  premières.  Comme  ce  com- 
merce était  évidemment  compliqué  d'une  foule  de  petites 
guerres  avec  les  indigènes  des  rivages  exploités,  il  en  résultait 
des  prisonniers  disponibles.  De  ces  prisonniers,  l'on  fit  des  es- 
claves. Chio,  la  première,  en  importa,  et  l'exemple  fut  suivi. 
Les  riches  propriétaires  se  mirent  à  acheter  des  esclaves  et  à 
les  transporter  sur  leurs  domaines.  On  croit  même  entrevoir 
qu'ils  profitèrent  de  l'occasion  pour  faire  exécuter  des  travaux 
de  déhichement  devant  lesquels  auraient  reculé  des  travailleurs 
libres,  mais  que  la  main-d'œuvre  servile  était  bien  forcée 
d'accomplir.  L'Attique  fit  à  ce  moment  des  progrès  agricoles, 
mais  qui  étaient  la  répercussion  d'un  phénomène  commercial. 

Ce  progrès  de  l'esclavage  entraînait  inévitablement  une  crise. 
Les  cultivateurs  libres,  évincés  par  la  main-d'œuvre  servile  qui 
leur  faisait  concurrence,  étaient  obligés  de  se  rejeter  sur  d'au- 
tres métiers.  Ils  se  rejetèrent  vers  la  fabrication  et  le  commerce. 


VII.  —  rx  COIN  d'ionie  en  AXTlOUli:.  loi 

et  la  plupart  d'entre  eux  se  massèrent,  soit  dans  Athènes  même, 
soit  dans  le  voisinage  du  port.  Et  il  arriva  que  plusieurs  d'entre 
eux  s'enrichirent,  ce  qui  rendit  la  classe  entière  plus  forte  contre 
les  eupatrides.  En  outre,  dans  cette  multitude  de  crises  indivi- 
duelles, les  pauvres  avaient  eu  besoin  d'argent,  et  les  riches  en 
avaient  prêté,  à  des  taux  plus  ou  moins  usuraires.  De  nombreux 
citoyens  étaient  engagés  dans  un  réseau  de  dettes  d'où  ils  ne 
pouvaient  plus  sortir.  Alors  commença  cette  lutte  entre  le  pa- 
triciat  et  la  plèbe,  quon  retrouve  dans  presque  toutes  les  cités 
antiques,  pour  des  raisons  analogues  sans  doute  à  celle  que 
nous  voyons  agir  à  Athènes.  Les  elfets  sociaux  de  la  richesse  se 
retournaient  contre  les  riches,  en  fournissant  à  certains  prolé- 
taires l'occasion  de  s'enrichir  eux-mêmes  et  de  donner  du  corps, 
par  leur  notoriété,  à  un  mouvement  «  démocratique  ».  Ce  mou- 
vement, comme  toujours,  trouvait  encore  une  force  dans  les 
divisions  qui  régnaient  parmi  les  eupatrides.  Ce  sont  presque 
toujours,  dans  la  société,  des  nobles  «  bannis  >->  —  bannis  de 
leur  monde  —  qui  prennent  la  tête  des  mouvements  contre  la 
noblesse.  Et  l'on  vit  s'ouvrir  l'ère  des  '<  tyrannies  ».  Chose  cu- 
rieuse à  constater,  les  tyrans,  dont  le  nom  est  si  honni  dans  les 
démocraties  modernes,  apparurent  en  qualité  de  vengeurs  du 
peuple  contre  l'aristocratie.  «  Quand  la  Grèce,  dit  Thucydide, 
devint  plus  puissante,  et  qu'on  y  fut  plus  occupé  à  s'enrichir, 
des  tyrannies  s'établirent  dans  la  plupart  des  villes,  à  mesure 
que  les  revenus  s'accroissaient  '.  » 

Athènes  commençait  d'ailleurs,  vers  le  vu'"  siècle  avant  Jésus- 
Christ,  à  prendre  la  tournure  d'une  grande  ville,  avec  des  foules 
nombreuses,  où  les  citoyens  coudoyaient,  non  seulement  les  es- 
claves, mais  les  étrangers.  Ceux-ci,  nommés  métèques,  étaient 
des  hommes  libres,  domiciliés  dans  le  pays,  mais  ne  participant 
pas  aux  droits  politiques.  On  ne  les  admettait  pas  comme  citoyens, 
sauf  exceptions,  parce  que  c'eut  été  diminuer,  pour  chaque  Athé- 
nien, les  bénéfices  qu'il  relirait  de  ses  droits  de  co-propriétairc 
sur  le  domaine  de  la  cité.  Ainsi  font  toutes  les  «  bourgeoisies  », 

1.  Guerre  du  J'cloponèse,  J,  13. 


152  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

après  les  périodes  de  fondation  et  lorsque  est  atteint  le  «  point  de 
saturation  ».  Les  métèques  ne  pouvaient  donc  pas  acquérir  de 
la  terre,  et  presque  tous  s'adonnaient  au  commerce  ou  à  l'indus- 
trie. ((  Us  fournissaient  non  seulement  des  ouvriers,  des  artisans, 
des  matelots,  des  marchands  de  détail,  mais  encore  des  chefs 
d'entreprise-,  des  armateurs,  des  banquiers  et  des  négociants. 
Ils  se  rendaient  de  préférence  dans  les  cités  qui  pouvaient  offrir 
un  aliment  à  leur  activité  et  à  leurs  spéculations,  c'est-à-dire 
dans  les  povis  de  mer,  les  centres  de  grande  production  et  les 
villes  de  gros  trafic'.  »  C'était  là,  dans  l'Attique,  une  immigra- 
tion de  «  nouvelles  couches  »,  fort  différente  de  celle  des  bannis 
de  grande  famille  qui  avaient  constitué  la  cité  politique.  Les 
métèques  étaient  venus  trop  tard,  quand  c'était  devenu  commode 
et  confortable.  Mais  aussi  la  cité,  en  tant  qu'organisme,  s'était, 
pour  ainsi  dire,  cristallisée  avant  leur  venue. 

Les  métèques  étaient  un  peu  traités  par  les  citoyens  comme 
les  auxiliaires  de  la  deuxième  heure  le  sont  dans  les  sociétés 
coopératives  par  les  fondateurs  de  celles-ci.  On  veillait  à  ce  qu'ils 
ne  devinssent  pas  trop  forts.  La»  musique  ~  »  et  la  gymnastique 
—  c  est-à-dire  ce  qui  peut  rendre  trop  persuasif  ou  trop  vigou- 
reux —  leur  étaient  interdites  comme  aux  esclaves  ;  mais  ils 
profitaient  de  la  sécurité  procurée  par  les  chefs  de  la  cité,  con- 
tribuaient à  enrichir  celle-ci  par  leurs  affaires,  payaient  des 
taxes  spéciales,  et  enfin  devaient  le  service  militaire  comme 
auxiliaires  Presque  tous  habitaient  Athènes  ou  les  environs  du 
port.  Leur  présence,  grâce  à  leur  travail,  était  un  nouvel  élé- 
ment de  prospérité  matérielle. 

L'élaboration  d'une  bourgeoisie  :  le  rôle  de  Selon.  —  De  tout 
ce  qui  précède,  il  résulte  qu'Athènes,  immédiatement  au-dessous 
de  sa  «  noblesse  »,  avait  vu  croître  une  bourgeoisie.  Cette  bour- 
geoisie, comme  dans  toutes  les  sociétés  où  l'on  gagne  de  l'ar- 
gent dans  les  affaires,  comportait  une  forte  proportion  d'hommes 
nouveaux,  inconnus,  dont  les  pères  n'avaient  pas  fait  figure  dans 

1.  Paul  Guiraud,  Études  économiques  sur  l'antiquité,  p.  134.  Hachette. 

2.  Rapiiclons  que  ce  mot  signifie  renseignement  intellectuel. 


VII.    —    UN    COIN    I/kiNIE    en    ATTIQIE.  153 

les  annales  du  pays,  et  le  terme  (ïeupatrides,  servant  à  désigner 
la  vieille  aristocratie,  dut  naître  précisément  à  l'heure  où  ceux 
qui  avaient  </  d'illustres  ancêtres  »  éprouvèrent  le  besoin  de  se 
distinguer  de  ces  nouvelles  couches  en  train  de  s'élever  progres- 
sivement jusqu'à  eux. 

Mais  l'exemple  est  contagieux,  et  du  reste  certaines  nécessités 
parlent  haut.  On  vit  donc  des  eupatridos  faire  du  commerce,  et 
se  mêler  à  la  foule  des  '(  parvenus  ».  Ces  hommes  d'initiative 
possédaient  un  pied  dans  les  deux  camps,  et  cette  circonstance, 
jointe  <à  une  véritable  supériorité  individuelle,  pouvait  leur 
donner  beaucoup  d'empire  sur  tout  le  monde.  Tel  fat  précisé- 
ment le  cas  de  Solon  (6'i.0-559). 

Solon  descendait  de  Codrus,  dit-on,  ce  qui  ne  l'cmpôcha  pas 
de  se  livrer  au  commerce  pour  réparer  les  brèches  de  sa  for- 
tune. Comme  négociant,  c'était  un  homme  de  progrès;  comme 
eupatride,  c'était  un  homme  de  tradition.  Il  sut  être  populaire 
ot,  notamment,  prendre  en  main  la  cause  des  débiteurs  endettés 
sans  se  mettre  à  dos  l'aristocratie  qui,  par  l'archontat  dont  elle 
avait  le  m.onopole,  continuait  à  détenir  le  pouvoir. 

Les  pauvres  réclamaient  le  partage  des  terres.  Le  socialisme, 
chose  très  ancienne,  séduisait  les  prolétaires  athéniens  comme  il 
devait  en  séduire  bien  d'autres,  Solon,  investi  par  la  confiance 
unanime  d'un  pouvoir  législatif,  ne  céda  pas  à  ces  revendica- 
tions. Il  fit  décréter  seulement  l'annulation  des  dettes  présentes, 
et  décida  l'aristocratie,  débordée  en  fait  par  le  progrès  des 
«  nouvelles  couches  »,  à  partager  désormais  le  pouvoir  avec 
celles-ci. 

Mais  ce  partage  n'était  pas  égal.  H  tenait  compte  des  transi- 
tions nécessaires,  et  la  constitution  élaborée  par  Solon  faisait 
preuve  à  la  fois  de  la  modération  du  législateur  et  de  son  ingé- 
niosité pour  ainsi  dire  artistique.  Solon  était  poète,  moraliste, 
donneur  de  conseils.  Son  intelligence  à  la  fois  théorique  et  pra- 
tique avait  mûri  sous  l'influence  des  mêmes  causes  qui  faisaient 
mûrir  à  Milet  celle  d'un  Thaïes.  C'était  l'homme  fin,  mesuré,  cul- 
tivé, avide  des  nouvelles  de  la  place  publique,  mais  aussi  des 
connaissances  qui  satisfont  une  curiosité  plus  haute,  instruit  de 


154  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

ce  qui  se  passe  ailleurs  et  de  ee  qui  s'est  passé  en  d'autres  temps, 
rusé  au  besoin,  et  contrefaisant  le  fou  pour  exhorter  les  Athé- 
niens à  reprendre  Salamine,  alin  d'éluder  la  loi  qui,  à  la  suite 
d'expéditions  désastreuses,  défendait  d'en  proposer  le  renouvel- 
lement; correspondant  avec  les  intellectuels  de  l'Ionie,  blâmant 
le  poète  Mimnerve.  de  Colophon,  qui  désirait  ne  pas  vivre  au 
delà  de  soixante  ans,  et  ripostant  que,  jusqu'à,  quatre-vingts  ans, 
l'existence  lui  semblait  digne  d'être  vécue  ;  déclarant  enfin,  sur 
la  fin  de  sa  vie,  qu'il  «  apprenait  tous  les  jours  quelque  chose  ». 
Cet  homme  donc  était  tout  indiqué  pour  donner  à  la  crise  athé- 
nienne une  solution  «  élégante  ».  C'est  ce  qu'il  fit  dans  sa  fa- 
meuse constitution. 

Les  Athéniens  étaient  divisés  en  phratries,  sortes  de  clans 
très  anciens.  Solon  les  divisa  en  quatre  classes,  par  ordre  de  ri- 
chesse, accordant  à  toutes  des  attributions  politiques,  mais  de 
façon  à  proportionner  l'intervention  de  chaque  chisse  dans  les 
affaires  de  la  Cité,  au  degré  d'importance  matérielle  qu'elle 
représentait  réellement. 

Ces  quatre  classes,  établies  d'après  le  revenu,  étaient  les  pen- 
tacosiomédimncs,  les  chevaliers,  les  zeugites  et  les  thètes.  Les 
pentacosiomédimnes,  dont  le  revenu  était  au  moins  de  500  mé- 
dimnes  —  2G0  hectolitres  de  blé  —  avaient  l'archontat,  les 
grandes  cliarges  et  les  commandements  militaires.  Ils  avaient 
aussi  l'Aréopage  qui,  depuis  l'archontat  annuel,  se  recrutait 
parmi  les  archontes  sortants.  Les  chevaliers  avaient  un  revenu 
de  300  médimnes,  revenu  jugé  nécessaire  pour  l'entretien  d'un 
cheval;  ils  exerçaient  des  charges  secondaires.  Les  zeugites  pos- 
sédaient un  revenu  de  150  médimnes,  correspondant  à  la  pro- 
priété de  celui  qui  peut  détenir  un  attelage  de  Ijœufs.  Ils  exer- 
çaient des  charges  inférieures.  Ces  trois  premières  classes  de- 
vaient le  service  militaire  gratuit.  Les  thètes  étaient  les  citoyens 
sans  revenus,  ou  de  revenu  insignifiant.  Ils  avaient  le  droit  do 
prendre  part  à  l'assemblée  du  peuple  et  de  siéger  dans  les  tri- 
bunaux. Ils  ne  payaient  pas  d'impôts  et  recevaient  une  solde  à 
la  guerre. 

La  fortune  seule,  et  non  la  noblesse,  déterminait  dès  lors  le 


VII.  —  UN  coiiv  d'ioîsie  en  attique.  1o5 

degré  d'influence  politique.  Il  est  très  probable  que  la  plupart 
des  eiipatrides  avaient  su  se  maintenir  dans  la  classe  supérieure, 
grâce  aux  propriétés  rurales  qui  ne  se  vendaient  guère,  et  «  res- 
taient dans  la  famille  ».  Mais  des  morcellements,  depuis  plu- 
sieurs siècles,  avaient  évidemment  eu  lieu,  car  la  terre,  dans  les 
sociétés  où  des  gens  travaillent  et  s'enrichissent,  est  un  objet  de 
placement.  Or,  une  preuve  que  le  travail  était  en  honneur  à 
Athènes,  c'est  une  loi  de  Solon  ordonnant  que  chaque  citoyen  ait 
un  métier  et  en  apprenne  un  à  son  fils.  Il  faut  remarquer  aussi 
que  les  poursuites  pour  dettes  faisaient  passer  des  propriétés  de 
mains  en  mains.  Enfin,  une  loi  de  Solon,  accordant  la  liberté  de 
tester  au  père  sans  enfants,  achève  de  montrer  l'évolution  éco- 
nomique en  train  de  battre  en  brèche  les  traditions  familiales. 
Les  eupatrides,  nobles  de  vieille  roche,  étaient  donc  légalement 
obligés  de  fraterniser  avec  une  «  noblesse  d'argent  »,  et  les  deux 
noblesses  réunies  étaient  obligées  de  compter  avec  le  peuple. 
Le  pouvoir  des  archontes  et  celui  de  l'Aréopage,  vers  cette  épo- 
que, diminuent  sensiblement.  Le  gouvernement  appartient  à 
l'assemblée  du  peuple  dirigée  en  fait  par  le  Sénat.  Celui-ci  se 
recrutait  parmi  les  trois  premières  classes.  Les  sénateurs  de- 
vaient avoir  trente  ans  —  et  non  soixante  comme  à  Sparte,  signe 
d'un  état  social  moins  conservateur  —  et  on  les  renouvelait 
chaque  année. 

La  jalousie  démocratique  éclate  dans  tous  les  détails  de  ces 
institutions,  qui  morcellent  attentivement  le  pouvoir,  et  ont  soin 
de  le  déléguer  toujours  à  plusieurs  personnes  ensemble.  Toutes 
les  démocraties  en  sont  là,  parce  qu'aucune  supériorité  tradition- 
nelle ne  s'impose,  et  qu'on  garde  un  rancunier  souvenir,  grossi 
par  la  légende,  des  maux  qu'on  a  endurés  de  la  part  des  rois  et 
des  noblesses  de  jadis.  Mais  cette  jalousie  n'empêche  pas  le 
peuple,  par  moments,  de  se  jeter  dans  les  bras  d'un  «  tyran  », 
dont  on  excuse  la  tyrannie  en  proclamant  bien  haut  qu'elle  in- 
carne le  pouvoir  du  peuple,  ou  encore  dont  la  tyrannie  se  dis- 
simule en  n'arborant  aucun  titre,  et  en  prenant  le  caractère  d'un 
pouvoir  de  fait ,  dû  à  l'obéissance  spontanée  des  uns  et  à  la  ter- 
reur des  autres. 


136  LA.   GRÈCE   ANCIENNE. 

Un  "  roi  des  montagnes  >>  et  ses  descentes  dans  la  ville  :  Pi- 
sistrate.  —  Nous  avons  dit  que  la  discorde  entre  familles  d'eu- 
pat  rides  favorisait  Tascension  du  peuple.  Ces  discordes  dataient 
de  loin,  et  prolongeaient  les  fameuses  «  querelles  »  homériques 
entre  <(  meneurs  d'hommes  »  rivaux.  Et  les  meneurs  d'hommes, 
jaloux  d'utiliser  ce  talent  de  la  persuasion  et  de  la  séduction 
amicale  que  nous  avons  constaté  chez  eux',  cherchaient  à  se  faire 
un  clan,  non  seulement  parmi  les  autres  eupatrides,  leurs  pairs, 
mais  encore  parmi  la  bourgeoisie  nouvelle  et  le  peuple.  En  cas 
de  lutte  civile,  Solon  avait  édicté  une  loi  fort  ingénieuse  :  tous 
les  citoyens  étaient  tenus  de  prendre  parti.  Il  pensait  assurer  le 
triomphe  du  bon  sens.  Avant  Solon,  déjà,  un  ambitieux  du  nom 
de  Cylon  avait  tenté  de  s'emparer  de  la  citadelle.  Il  avait  échoué, 
précisément  parce  que  tout  le  monde  ou  à  peu  près  s'était  mis 
contre  lui.  xMais  un  certain  Mégaclès  ayant,  à  cette  occasion,  re- 
couru pour  perdre  Cylon  à  une  violation  du  droit  d'asile,  cette 
impiété  avait  attiré,  contre  les  parents  de  Mégaclès,  la  vendetta 
des  parents  de  Cylon.  Solon  avait  été  obligé  d'intervenir,  et 
de  provoquer  une  sentence  qui  avait  banni  les  parents  de  Mé- 
gaclès. 

Cet  exemple  montre  le  constant  péril  que  courait  l'ordre  pu- 
blic à  Athènes.  Les  clans  rivaux  avaient  fini  par  se  répartir  en 
trois  groupes  :  les  pédieens,  ou  gens  de  la  plaine,  les  paraliens, 
ou  gens  des  rivages,  et  les  diacriens,  ou  gens  de  la  montagne. 

Ces  derniers,  vers  l'époque  de  Solon,  avaient  pour  chef  Pisis- 
trate.  F^'existence  de  cet  homme,  eupatride  populaire,  et  dont 
la  famille  se  vantait  de  descendre  de  Nestor,  réalise  admirable- 
ment le  type  du  bandit  grec  civilisé,  et  permet  de  se  représenter, 
d'une  façon  approximative,  quel  avait  dû  être  le  rôle  des  grands 
bandits  civilisateurs  à  l'époque  mythologique  ou  héroïque.  Pi- 
sistrate,  «  roi  des  montagnes  >k  lutte  avec  acharnement  contre 
les  gens  de  la  plaine,  comme  Jupiter,  roi  de  l'Olympe,  avait  lutté 
contre  les  Titans  de  Thessalie,  Pisistrate  a  des  hauts  et  des  bas. 
11  fait  des  entrées  victorieuses  à  Athènes,  puis  en  est  chassé,  il  est 
traduit  devant  l'Aréopage,  est  obligé  de  «  gagner  le  maquis  », 
d'où  il  redescend  après  des  négociations  qui  témoignent  des  in- 


vu.  —  rx  COIN  d'iome  en  attique.  1o7 

telligeiiccs  conservées  par  lui  dans  la  plaine.  Les  clans  des  pé- 
diéens  et  des  paraliens  se  coalisent  contre  lui,  puis  ils  se  divisent. 
A  un  moment,  son  ennemi  Mégaclès  lui  propose  sa  fille  en  ma- 
riage. Les  factions  semjjleut  se  réconcilier,  et  Pisistrate  reparaît 
triomphant  dans  les  rues  d'Athènes  ;  puis,  changement  à  vue  ;  Pi- 
sistrate s'exile  cette  fois  à  Erétrie,  dans  l'Eubée;  mais  il  ne  recule 
que  pour  mieux  sauter,  car  il  rentre  bientôt  à  Athènes,  d'où  ses 
rivaux,  les  Alcméonides,  s'en  vont  alors.  Cet  homme  connaît  la 
ruse,  comme  Solon.  Il  se  fait  passer,  non  pour  fou,  mais  pour 
blessé,  et,  lors  de  sa  première  tentative,  profite  de  la  pitié  ex- 
citée par  ce  stratagème  pour  se  faire  donner  une  garde,  bon 
atout  pour  qui  vise  à  la  «  tyrannie  ».  Bref,  après  bien  des 
vicissitudes,  Pisistrate  l'emporte  définitivement  et,  sans  être 
revêtu  d'aucun  titre  qui  lui  confère  le  pouvoir,  il  devient  à 
Athènes  «  l'homme  qui  fait  ce  qu'il  veut  »  (5G0-527). 

La  popularité  de  Pisistrate  est  donc  immense,  mais  ses  bril- 
lantes initiatives  expliquent  l'admiration  qu'on  lui  voue.  Il  crée 
une  marine  puissante;  il  prend  Sigée,  sur  l'Hellespont,  aux  Myti- 
léniens,  ce  qui  assure  à  Athènes  la  «  route  du  blé  »  ;  il  ouvre  des 
routes  d'Athènes  à  Phalère  et  aux  cantons  ruraux  ;  il  établit  des 
aqueducs  souterrains  pour  amener  dans  la  ville  l'eau  des  col- 
lines voisines;  il  commence  la  construction  du  Parthénon,  du 
temple  d'Apollon,  de  celui  de  Jupiter  Olympien.  Avec  tout  cela, 
le  grand  homme,  dans  ses  procédés,  reste  un  peu  bandit.  Pour 
conjurer  un  retour  agressif  des  clans  rivaux,  il  s'est  fait  livrer 
en  otages  les  fils  des  principaux  citoyens  et  les  a  relégués  sous 
bonne  garde  dans  File  de  Naxos, 

Le  «  roi  des  montagnes  »  promoteur  de  travaux  et  protecteur 
des  arts  :  la  tragédie.  —  Ce  roi  des  montagnes,  bien  qu'il  ne 
descende  pas  du  Parnasse,  est  un  lettré.  Il  fait  rassembler, 
copier  et  réciter  les  poèmes  d'Homère,  appelle  auprès  de  lui 
Anacréon  et  Simonide.  Enfin,  il  compte  parmi  ses  clients  un 
montagnard  du  nom  de  Thespis  qui,  sous  son  bienveillant  patro- 
nage, est  en  train  de  créer  tout  simplement  un  «  genre  »  litté- 
raire nouveau,  destiné  à  devenir  immortel.  La  tragédie  apparaît. 


158  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

Nous  avons  montré,  en  parlant  des  Doriens,  le  rôle  que  jouait 
chez  eux  la  poésie  lyrique,  interprétée  par  des  chœurs.  Ces 
chœurs  florissaient  notamment  à  Sicyone,  ville  du  golfe  de 
Corinthe  où  Taneienne  population  ionienne  s'était  fondue  avec 
lesf  Doriens.  Épigène,  poète  de  cette  ville,  avait  donné  un  grand 
éclat  aux  chœurs  (jui  célébraient  Dionysos  (Bacchus).  La  vogue 
de  ces  chœurs  avait  atteint  l'Attique,  et.  comme  ils  venaient 
d'un  pays  à  langue  dorienne,  c'est  dans  ce  dialecte  que  les  Athé- 
niens, quoique  ioniens  de  race,  chantaient  les  louanges  du 
dieu. 

Ces  fêtes  de  Bacchus  se  trouvaient  naturellement  unies  aux 
divertissements  des  vendanges.  Les  productions  arborescentes 
sont  les  plus  attrayantes  des  productions  agricoles,  et  la  culture 
de  la  vigne  est  la  plus  attrayante  des  cultures  arborescentes. 
Or,  le  moment  où  cet  attrait  atteint  son  maximum  est  celui  où 
l'on  récolte  le  raisin  pour  en  faire  le  vin.  Et  Ton  conçoit  que  la 
joie  des  récoltants  se  traduise  alors,  un  peu  partout,  j)ar  des 
manifestations  de  gaieté  bruyante.  La  fête  des  vendanges, 
sans  qu'il  soit  presque  besoin  de  jouer  sur  les  mots,  produisait 
donc  une  «  ivresse  »  particulière.  Les  bacchantes  en  sont  la 
preuve.  Nos  vignerons  athéniens  —  et  bien  d'autres  —  chan- 
taient et  dansaient  devant  leurs  cuves  pleines,  et,  comme  cet 
épanouissement  se  compliquait  d'une  solennité  religieuse,  deux 
éléments,  l'un  grave,  l'autre  bouflbn,  se  mêlaient  dans  ces  fêtes. 
Tantôt  les  danses  étaient  graves,  parce  que  l'idée  religieuse 
dominait;  tantôt  elles  étaient  folâtres,  parce  que  la  joie  em- 
portait tout.  De  là,  dans  un  même  œuf  pour  ainsi  dire,  deux 
germes  :  celui  de  la  tragédie  et  celui  de  la  comédie. 

Pour  développer  ces  germes,  et  donner  à  ces  fêtes  un  cachet 
littéraire  qui  les  élevât  au-dessus  d'une  simple  réjouissance 
plus  ou  moins  grossière,  il  fallait  un  patronage  intelligent.  Il 
fut  fourni  par  Pisistrate  et  les  autres  Athéniens,  riches,  instruits, 
avisés.  C'est  alors  que  les  descendants  des  <(  illustres  bannis  » 
eurent  l'occasion  de  déployer  cette  finesse  de  goûts  élaborée 
pendant  de  longues  générations,  et  que  les  richesses  dues  à  la 
prospérité  croissante  do  l'Attique  purent  s'employer  artistement. 


VII.  —  r.\  COIN  n'iONiE  en  attiole.  159 

Tout  contribuait  à  cette  infusion  d'un  souffle  d'art  dans  ce  qui 
avait  été  jusqu'alors  une  simple  fôte  rurale  :  distinction  native 
des  propriétaires,  loisirs  laissés  par  un  faible  travail,  fortunes 
augmentées  directement  ou  indirectement  par  le  commerce, 
ouverture  d'esprit  gagnée  au  contact  des  étrangers,  ambition 
même  des  chefs  de  clan  qui  voulaient  se  faire  de  la  popularité 
en  amusant  le  peuple,  entiii  vogue  acquise  par  les  chœurs 
empruntés  aux  cités  doriennes.  Du  chœur,  grâce  à  ce  con- 
cours de  phénomènes  sociaux,  le  génie  athénien  allait  tirer  le 
théâtre. 

Le  mot //leatrofi,  en  grec,  signifie  endroit  d'où  l'on  peut  voir. 
C'était  d'abord  un  emplacement  naturel,  une  sorte  de  cirque 
incomplet  avec  un  espace  plat  au  milieu  et  des  éminences  tout 
.lutour.  Le  chœur  dansait  dans  la  partie  basse  et  plate,  et  les 
gens  des  environs,  accourus  pour  voir,  se  massaient  sur  les 
tertres  voisins  d'où  l'on  pouvait  voir.  En  cherchant  bien,  on 
trouvait  des  endroits  heureusement  disposés  pour  ce  spectacle; 
puis,  à  mesure  qu'on  s'habituait  à  fréquenter  un  endroit,  on 
était  amené  à  corriger  par  l'art  les  imperfections  de  la  nature, 
et  à  faire  intervenir  la  maçonnerie  ou  la  charpente  là  où  la  dis- 
position du  sol  ne  permettait  pas  de  voir  commodément. 

Le  rôle  de  Thespis  fut  de  mettre  en  tableau  les  choses  qu'on 
chantait  en  l'honneur  de  Bacchus.  (Comme  un  inventeur  a  tou- 
jours des  précurseurs,  cet  usage  n'était  pas  absolument  nouveau. 
Non  seulement  les  enfants,  dans  leurs  jeux,  ont  naturellement 
l'idée  de  représenter  des  faits  et  de  faire  dialoguer  des  person- 
nages de  convention,  mais  déjà  les  chœurs  de  danse  avaient  eu 
plusieurs  fois  l'occasion  de  mimer  des  scènes  diverses.  A  Delphes, 
on  reproduisait  la  lutte  d'Apollon  contre  le  serpent  Python.  A 
Délos,  lieu  de  pèlerinage  des  Ioniens,  des  jeunes  filles  mettaient 
en  action  les  voyages  de  Latone,  et  imitaient  successivement, 
par  leurs  gestes  et  leurs  langages,  les  nations  que  la  déesse  avait 
visitées.  L'initiative  toute  particulière  attribuée  à  Thespis  fut  de 
faire  sortir  du  chœur  un  personnage,  qui  se  mettait  à  parler 
tout  seul,  ou  à  dialoguer  avec  l'ensemble  des  autres  choreutes. 
Ceux-ci,  après  une  double  évolution  désignée  sous  les  noms  de 


160  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

strophe  ei  à\iJitistrophe,  se  trouvaient  arrêtés  à  ce  moment-là. 
CéiaàiVépode,  imaginée  parle  poète  Stésicliore,  Dorien  de  Sicile. 
Le  choreute  détaché  grimpait  sur  des  tréteaux  et  parlait  selon  son 
rôle.  C'était  Vacteur.  Un  autre,  qui  était  censé  parler  au  nom 
{iu  choeur,  répondait  d'en  bas,  ou  de  l'autel  de  Bacchus.  C'était 
le  coryphée.  A  la  partie  chantante  et  dansante  se  trouvait 
jointe,  dès  lors,  une  partie  dialoguée,  encore  bien  timide  et  bien 
peu  importante.  >i"iraporte,  la  tragédie  élait  créée.  Mais  la  tra- 
dition est  si  forte  que  le  chœur,  longtemps  encore,  conserva 
la  prépondérance  dans  la  cérémonie  et  que  de  longues  an- 
nées passèrent  avant  qu'on  eût  l'idée  de  détacher  du  chœur 
deux  acteurs  pour  les  faire  dialoguer  ensemble.  Alors  seulement, 
après  cette  suite  de  lentes  transformations,  la  tragédie  devait 
prendre  sa  forme  définitive. 

Oijservons  que  ce  divertissement,  né  à  la  campagne,  fut 
attiré  vers  la  ville,  et  subit  l'influence  de  la  vie  urbaine.  Les 
fêtes  comportèrent  plus  d'élégance,  et  des  préparatifs  plus 
somptueux.  La  date  même  s'en  trouva  retardée,  et,  pour  des 
motifs  de  commodité  urbaine,  ne  coïncida  plus  avec  les  ven- 
danges. Le  théâtre,  depuis  qu'il  ne  s'agissait  plus  de  pures 
danses,  et  que  les  acteurs  devaient  se  tourner  vers  le  public, 
avait  quitté  la  forme  du  cercle  pour  prendre  celui  du  demi- 
cercle,  puisqu'il  fallait  voir.  Le  sol  se  couvrit  de  gradins  en  bois 
ou  en  pierre.  L'autel  de  Bacchus,  la  thymélé,  resta  dans 
V orchestre,  espace  réservé  aux  évolutions  du  chœur,  mais  il  se 
trouva  dominé  par  la  scène  (de  scéné,  tente,  baraque)  qui, 
d'abord  insignifiante,  comme  son  nom  l'indique,  finit  par  cons- 
tituer une  sorte  de  long  mur  percé  de  portes  devant  lequel 
une  estrade  étroite  et  longue  servait  de  support  aux  acteurs. 
Mais,  ces  acteurs,  quel  moyen  pour  eux  de  se  faire  entendre  en 
plein  air,  et  à  des  foules  immenses?  Comment  conserver  leur 
prestige  à  une  distance  qui  les  rapetissait  forcément?  Ce  double 
problème  fut  résolu  par  le  masque  uni  au  porte-voix,  et  par  le 
fameux  cothurne,  chaussure  qui,  exhaussant  la  taille  de  l'acteur, 
l'empêcha  de  paraître  trop  petit  aux  spectateurs  éloignés.  Mais 
tout  cela  ne  se  fit  pas   en  un  jour  et  nous  entraîne  vers  une 


VII.    —    UN    COIN    D  lOME    EN    ATTIQUE.  IGl 

époque  légèrement  postérieure  à  Pisistrate,  que  nous  avons  laissé 
poumons  occuper  de  son  «  client  »  Thespis. 

L'instabilité  engendrée  par  le  commerce  :  le  rôle  de  Clis- 
thènes.  —  Pisistrate  avait  tant  fait  pour  la  prospérité  d'A- 
thènes que,  lui  mort,  ses  deux  fils  Hipparque  et  Ilippias 
héritèrent  du  prestige  qu'il  avait  eu.  Eux  aussi  se  trouvè- 
rent, de  fait,  les  «  tyrans  »  d'Athènes.  Mais  ces  sortes  de 
pouvoirs,  uniquement  appuyés  sur  la  faveur  populaire,  sont 
instables  de  leur  nature.  Les  vieilles  rivahtés  de  clans  persis- 
taient toujours,  et  les  qualités  personnelles  du  père  n'avaient 
pu  se  transmettre  intégralement  aux  fils.  Une  conspiration  se 
trama  donc  contre  les  deux  «  tyrans  ».  Harmodius  et  Aristogi- 
ton,qui  avaient  contre  eux  des  motifs  particuliers  de  vendetta, 
parvinrent  à  tuer  Hipparque,  mais  Hippias  leur  échappa  et  les  fit 
mettre  à  mort  {51V).  Comme  il  arrive  en  pareil  cas,  une  recru- 
descence de  sévérité  marqua  cette  répression,  et  les  «  bannisse- 
ments »  s'en  ressentirent.  xVu  nombre  des  bannis  étaient  Clis- 
thènes,  qui  s'était  réfugié  à  Sparte.  C'était  l'époque  où  les 
Spartiates,  grâce  à  leur  entraînement  militaire,  venaient  d'é- 
tendre leur  hégémonie  sur  le  Péloponèse.  Comme  jadis  du 
temps  d'Étéocle  et  de  Polynice,  les  bannis  de  grande  famille 
allaient,  dans  les  autres  cités,  remuer  ciel  et  terre  pour  ren- 
trer vainqueurs  dans  leur  patrie.  Cléomène,  roi  de  Sparte, 
intervint  donc  dans  les  querelles  d'Athènes,  et  marcha  sur  cette 
ville  pour  réintégrer  les  bannis.  Hippias,  se  sentant  trop  faible, 
s'enfuit  chez  les  Perses,  qu'il  devait  exciter  bientôt  à  marcher 
contre  ses  prescripteurs. 

Le  patriotisme,  comme  on  le  voit,  revêtait  dans  la  cité  grec- 
que une  forme  singulière.  L'amour  de  la  cité  était  très  ardent. 
Seulement,  lorsqu'on  était  banni  —  et  répétons  ici  que  le  ban- 
nissement est  un  des  faits  sociaux  les  plus  importants  de  la 
Grèce  ancienne  —  on  n'avait  rien  de  plus  pressé  que  de  sus- 
citer un  ennemi  à  sa  patrie  pour  s'y  faire  réintégrer.  Il  faut  dire 
c[ue  ces  interventions  étrangères  laissaient  intacte,  en  principe 
tout  au  moins,  l'autonomie  de  la  cité.  Les  «  amis  »  du  banni, 

11 


162  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

après  avoir  restauré  leur  homme,  se  retiraient,  contents  cVa- 
voir  une  intelligence  dans  la  jilace,  que  ce  contentement  fût  fondé 
ou  non;  car  la  passion  de  se  faire  des  amis,  dont  nous  avons 
constaté  l'importance  à  l'époque  homérique,  n'avait  pas  dis- 
paru. Seulement  cette  passion  ne  caractérisait  pas  seulement 
les  individus  ;  elle  était  aussi  le  mobile  des  cités,  et  des  réseaux 
d'amitiés  entre-croisées  se  tissaient  ainsi  à  travers  les  petites 
souverainetés  de  la  Grèce,  qui  avaient  bien  l'idée  d'être  pré- 
pondérantes, mais  rarement  celle  à'annejcer. 

Clisthènes  appartenait  à  la  famille  des  Alcméonides,  ennemie 
jurée  des  Pisistratides.  C'était  lui  qui  était  désormais,  à  Athè- 
nes, l'homme  inllucnt.  xMais  la  société  avait  encore  évolué  de- 
puis Solon.  De  nouvelles  fortunes  s'étaient  créées  ;  des  étrangers 
avaient  afflué  en  foule;  de  nombreux  esclaves  avaient  été  af- 
franchis. Tout  cela  était  TefTet  du  commerce,  de  la  prospérité 
qu'il  engendre,  et  de  l'instabilité  qu'il  entraîne.  Clisthènes, 
adaptant  ses  mesures  aux  nécessités  de  la  situation,  donna  le 
droit  de  cité  à  un  grand  nombre  des  métèques  et  d'affranchis. 
Puis,  rompant  avec  les  traditions,  il  substitua  aux  quatre  an- 
ciennes tribus  de  IWttique  dix  tribus  nouvelles,  d'un  caractère 
artificiel.  La  phratrie  semble  dès  lors  tomber  un  peu  dans  Tou- 
bli,  et  le  di-me,  en  revanche,  ou  circonscription  territoriale,  joue 
un  rôle  plus  marqué.  La  constitution  de  Solon  subit  des  amen- 
dements dans  un  sens  plus  démocratique.  Le  Sénat,  de  quatre 
cents  membres,  passe  à  cinq  cents.  L'assemblée  du  peuple  est 
réunie  plus  souvent.  Les  archontes,  tout  en  conservant  leur 
situation  honorifique,  voient  encore  leur  pouvoir  diminuer.  Une 
partie  de  ce  pouvoir  passe  aux  stratf'ges,  ou  généraux.  Chaque 
tribu  a  le  sien,  et,  en  cas  de  guerre,  plusieurs  stratèges,  destinés 
à  se  surveiller  mutuellement,  commandent  ensemble,  ou  plus 
exactement  chacun  à  son  jour. 

La  jalousie  démocratique  :  l'ostracisme.  —  L'assemblée  se 
tenait  sur  l'agora.  Tout  citoyen  pouvait  y  prendre  la  parole  : 
ceux  qui  avaient  plus  de  cinquante  ans  conservaient  néanmoins 
le  droit  de  parler  les  premiers.  Chacun,  de  même,  pouvait  pro- 


VII.    —    UN    COIN    d'iONIE    EN    ATTIQUE.  163 

poser  quelque  chose,  mais  en  passant  par  l'interniédiaire  du 
Sénat.  Dix  citoyens,  élus  à  cet  effet,  étaient  spécialement  qua- 
lifiés d'  «  orateurs  ».  Ils  avaient,  comme  les  magistrats,  le  droit 
de  parler  avec  une  couronne  de  myrte  sur  la  tête.  Comme  les 
assemblées  étaient  fréquentes,  et  que  les  sujets  de  discussions 
n'étaient  pas  toujours  bien  intéressants,  il  arrivait  que  beaucoup 
de  citoyens  s'abstenaient  de  se  rendre  à  l'agora.  On  les  faisait 
rabattre  alors  par  des  esclaves  scythes,  qui  formaient  la  police 
d'Athènes,  et  qui  marquaient  les  retardataires  avec  une  corde 
peinte  en  rouge.  11  y  avait  des  peines  pour  ces  retardataires,  et 
il  était  défendu  de  quitter  l'assemblée  avant  la  fm  de  la  séance. 
Mais,  en  définitive,  l'Athénien,  malgré  ces  essais  de  fuite,  em- 
ployait un  temps  énorme  à  remplir  ses  devoirs  de  citoyen. 
Et  ce  n'était  pas  seulement  le  pouvoir  législatif  qui  accaparait 
son  temps.  C'était  encore  le  pouvoir  judiciaire. 

Vers  cette  époque,  en  effet,  parait  s'organiser  le  fameux  tri- 
bunal des  héliastes,  que  le  poète  Aristophane  devait  railler 
dans  ses  Guêpes. 

Ce  tribunal  ne  comprenait  pas  moins  de  cinq  mille  membres 
tirés  au  sort  et  divisés  en  dix  sections  qui  jugeaient  à  tour  de 
rôle.  Parfois  l'on  réunissait  plusieurs  sections,  et  l'on  voyait 
un  procès  plaidé  devant  un  tribunal  de  quinze  cents  juges. 
Cette  multiplicité  était  une  précaution  contre  la  vénalité. 
Les  héliastes  connaissaient  d'un  certain  nombre  de  causes 
graves  et  des  délits  politiques.  Chaque  juge,  pour  sa  journée, 
recevait  une  indemnité  de  trois  oboles.  C'en  était  assez  pour 
séduire  beaucoup  de  citoyens  pauvres  et  paresseux  —  sobres 
d'ailleurs  comme  on  l'est  dans  ces  pays  —  et  qui  trouvaient  ce 
métier  fort  agréable.  De  là  cette  passion  de  juger ^  qui  venait 
tout  simpleme-nt  du  désir  de  vivre  sans  rien  faire.  Mais  ce 
triobole^  aumône  déguisée  de  politiciens  au  peuple,  constituait 
en  revanche  une  lourde  charge  pour  les  finances  de  la  Cité. 

Cette  même  jalousie  démocratique  amena  Clisthènes  à  créer 
ou  à  régulariser  Vostracisme.  L'ostracisme  n'était  pas  un  ban- 
nissement pénal.  Celui  qui  en  était  victime  n'était  pas  pour- 
suivi pour  un  crime  déterminé.  On  chassait  de  la  cité,  par  l'os- 


164  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

tracisme,  les  citoyens  qu'on  jugeait  dangereux  à  un  titre 
qaelconc[ue,  ne  fût-ce  que  par  leur  popularité  ou  leurs  succès. 
C'était  une  défense  préventive  contre  les  tyrannies  éventuelles. 
Il  fallait  six  mille  suffrages  au  moins  pour  que  l'exil  fût  pro- 
noncé. L'exilé  devait  s'en  aller  pour  dix  ans.  Il  gardait  la  pro- 
priété et  même  l'administration  de  ses  J3iens.  Plusieurs  des  plus 
illustres  Athéniens,  dans  le  siècle  qui  suivit,  furent  les  victimes 
de  cette  méfiance,  dont  le  résultat  fut  de  priver  souvent  la  cité 
de  ses  meilleurs  défenseurs. 

L'administration  de  Clisthènes  fut  troublée  par  des  démêlés 
avec  Sparte.  Celle-ci,  ensaqualité  de  cité  restauratrice,  espérait 
trouver  en  son  protégé  une  docilité  qu'elle  ne  trouva  pas,  et 
Cléomène  marcha  de  nouveau  sur  Attiènes.  Comme  Hippias,  Clis- 
tènes  s'enfuit  sans  résister,  et  Cléomène,  entré  dans  la  ville, 
bannit  sept  cents  familles  athéniennes.  Mais  une  réaction  se 
2)roduisit,  et  le  roi  de  Sparte,  devant  un  soulèvement,  dut 
quitter  Athènes.  Il  voulut  se  venger  en  protégeant  Hippias, 
qu'il  avait  fait  bannir.  Le  fils  de  Pisistrate  vint  à  Sparte,  es- 
pérant que  les  Spartiates  le  restaureraient  comme  ils  avaient 
restauré  Clisthènes.  Mais,  tout  bien  compté,  les  Lacédémoniens 
renoncèrent  à  ce  jeu  d'intervention,  et  Hippias,  désappointé,  se 
retourna  vers  les  Perses.  Des  événements  graves  faisaient  pré- 
voir que  l'intervention,   de   ce  côté,  ne  se  ferait  pas    attendre. 

Athènes  dans  la  querelle  de  l'Ionie  :  les  rancunes  perses. 
—  Il  faut  bien  se  figurer,  pour  comprendre  les  guerres  médi- 
ques,  la  répercussion  de  l'invasion  perse  en  lonie  sur  les  in- 
térêts d'Athènes.  Les  Perses  et  Mèdes  étaient  des  continentaux, 
et  des  continentaux  frustes,  des  patriarcaux  fraîchement  issus 
de  pasteurs,  dont  la  domination  inexpérimentée,  étendue  sur 
des  ports  maritimes,  avait  pour  effet  de  paralyser  et  de  ruiner 
ceux-ci.  La  même  invasion  brisait  le  chapelet  de  comptoirs 
établi  par  les  Milésiens  le  long  des  rives  des  Dardanelles,  du 
Bosphore  et  de  la  mer  Noire,  et  les  cités  ioniennes  dont  Milet 
était  l'entrepôt  pâtissaient  forcément  de  l'état  de  choses.  Les 
deux  rivages  de  l'Archipel,  en  un  mot,  étaient  solidaires,  et  tout 


vu.    —    UN    COIN    d'iONIE    EN   ATTIQUE.  165 

ce  qui  jetait  le  trouble  à  Milet,  Éphèse,  Pliocée,  etc.,  jetait  par 
contre-couple  trouble  à  Athènes.  En  outre,  il  ne  faut  pas  oublier 
que  cette  dernière  cité  était  la  métropole  de  toutes  les  cités 
ioniennes,  métropole  sans  pouvoir,  nous  l'avons  dit,  mais  con- 
servant ce  prestige  relig-ieux  dont  nous  avons  parlé.  D'une  part, 
les  cités  ioniennes  vaincues  se  tournaient  tout  naturellcmen 
vers  Athènes.  D'autre  part,  les  Athéniens,  à  la  nouvelle  des 
désastres  de  llonie,  éprouvaient  un  sentiment  analogue  à  celui 
qui  éclaterait  en  France  si  l'on  apprenait  un  massacre  de  Cana- 
diens français  par  des  hommes  d\me  autre  race.  Ce  sentiment, 
à  Athènes,  devint  de  la  colère  lorsque  l'Ionie  révoltée,  après 
un  moment  d'espérance,  fut  violemment  remise  sous  le  joug"  de 
ses  vainqueurs. 

Milet,  quoique  soumise  par  les  Perses,  avait  pour  chef  local 
un  «  tyran  »,  Aristagoras.  Celui-ci,  ayant  entrepris  de  rétablir 
des  bannis  dans  l'ile  de  Naxos,  et  s'étant  fait  prêter  pour  cela 
deux  cents  vaisseaux  par  le  satrape  de  Sardes,  Artapherne, 
échoua  dans  son  expédition.  Craignant  la  colère  du  satrape, 
Aristagoras  risqua  le  tout  pour  le  tout,  et  insurgea  l'Ionie.  En 
même  temps,  il  demandait  des  secours  à  Sparte  et  à  Athènes  : 
à  Sparte,  à  cause  de  la  réputation  militaire  des  Spartiates;  à 
Athènes,  parce  qu'elle  était  la  métropole  des  cités  ioniennes. 
Cléomène,  roi  de  Sparte,  eut  avec  Aristagoras  un  court  cUalogue 
qui  montre  bien  le  rôle  que  jouait  dans  la  société  grecque  la 
proximité  de  la  mer  :  «  Combien  y  a-t-il  de  chemin  entre  la 
mer  et  la  capitale  des  Perses?  —  Trois  mois  de  marche.  —  Alors 
vous  sortirez  dès  demain  de  notre  ville.  Il  est  insensé  de  pro- 
poser aux  Lacédémoniens  de  s'éloigner  à  trois  mois  de  marche 
de  la  mer  )>. 

Les  Athéniens  furent  plus  aventureux  ou  plus  généreux.  Ils 
envoyèrent  des  troupes  aux  Ioniens.  L'insurrection  fut  un  instant 
victorieuse.  Sardes  fut  prise  et  brûlée.  Mais  l'immense  empire 
des  Perses  pesait  trop  de  tout  son  poids  sur  la  minuscule  lonie. 
Celle-ci  fut  écrasée  et  la  prise  de  Milet  par  les  Perses  excita 
chez  les  Athéniens  une  profonde  douleur.  Le  poète  Phrynicus, 
un  des  premiers  successeurs  de  Thespis,  mit  l'événement  en 


166  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

tragédie,  et  fit  couler  tant  de  larmes  que  les  magistrats  le  firent 
condamner  à  une  amende  de  mille  drachmes  pour  avoir  repré- 
senté un  désastre  national. 

Le  roi  des  Perses  était  alors  Darius.  Il  voulut  se  venger  des 
Athéniens.  Auprès  de  lui  se  trouvaient  d'ailleurs  des  bannis 
grecs  —  on  remarquera  une  fois  de  plus  le  rôle  de  ces  bannis 
—  notamment  Hippias,  fils  de  Pisistrate,  qui  voulait  se  servir 
des  Perses  pour  rentrer  à  Athènes,  et  les  Aleuades  de  Thessalie, 
qu'inspiraient  des  motifs  analogues.  Les  Perses  étaient  d'ail- 
leurs portés,  une  fois  maitres  de  l'Ionie,  à  inquiéter  le  rivage 
occidental  de  l'Archipel,  pour  que  celui-ci  ne  continuât  pas  à 
les  inquiéter  eux-mêmes.  Une  première  expédition  fut  décidée, 
mais  n'arriva  pas  à  destination.  L'armée  de  terre  fut  battue  par 
les  Thraces.  et  la  flotte  fut  ou  grande  partie  détruite  par  une 
tempête  en  doublant  le  promontoire  du  mont  Athos. 

Dès  cette  première  épreuve  éclate  la  faiblesse  militaire  des 
Perses.  Les  armées  de  ce  peuple  se  ressentaient  de  la  horde 
issue  de  la  steppe.  Elles  n'avaient  de  puissance  que  par  leur 
masse  et  n'évoluaient  à  l'aise  que  sur  les  grands  plateaux  de 
l'Asie.  Les  historiens  ne  dénient  pas  aux  Perses  le  courage,  mais 
seulement  la  tactique,  c'est-à-dire  la  façon  de  s'adapter  aux 
lieux,  d'utiliser  les  armes  et  de  former  les  rangs  dans  le  combat. 
Pour  la  force  musculaire,  les  Grecs,  soumis  à  l'entraînement 
que  nous  connaissons,  étaient  également  supérieurs.  Enfin,  les 
Perses  n'avaient  qu'une  flotte  improvisée,  montée  soit  par  des 
continentaux  incapables,  soit  par  des  contingents  réquisitionnés 
chez  des  peuples  tributaires,  tels  que  les  Phéniciens  et  les  Ca- 
riens.  contingents  peu  homogènes  et  projjablement  peu  zélés. 
Qu'on  se  figure  des  Tartares  qui  n'auraient  pas  eu  le  temps  de 
devenir  des  Turcs,  et  qui  entreprendraient  de  diriger  un  orga- 
nisme relativement  civilisé  :  voilà  les  Perses  de  Darius. 

L'individualisme  des  cités  grecques  devant  l'invasion;  les 
Thermopyles.  —  Les  guerres  mêdiques  ne  sont  pas  la  lutte  de 
l'Asie  contre  la  Grèce,  mais  de  la  horde  mêdo-peise  contre  quel- 
ques cités  de  la  Grèce.  Constatons  en  etiet,  une  fois  de  plus,  que 


VIT.    —   UN'    COIN    d'iONIE    EN   ATTIQUE.  167 

«  l'anarchie  grecque  »,  autrement  dit  Fémiettement  des  cités  et 
leurs  querelles  de  voisine  à  voisine,  fit  sentir  son  influence  en 
cette  occasion  comme  en  bien  d'autres  précédentes.  Nombre  de 
cités  accueillirent  favorablement  les  hérauts  envoyés  par  Darius 
pour  demander  «  l'eau  et  le  feu  >>,  autrement  dit  une  sorte  d'hom- 
mage à  la  lointaine  souveraineté  perse.  Ces  cités  ne  voyaient 
aucun  intérêt  à  se  mêler  des  querelles  de  l'Ionie  et  aucun  incon- 
vénient à  reconnaître  une  souveraineté  qui  pouvait  difficilement 
les  atteindre.  Elles  tiraient  leur  épingle  du  jeu  et  n'étaient  pas 
fâchées,  en  définitive,  de  voir  l'orage  tomber  sur  les  cités  récal- 
citrantes. Ce  qu'il  y  a  de  remarquable  dans  cette  phase  célèbre 
de  l'histoire  grecque,  c'est  le  rapprochement  qui  se  fit  entre 
Sparte  et  Athènes,  deux  cités  peu  sympathiques  l'une  à  l'autre, 
et  la  façon  identique  dont  elles  reçurent  les  sommations  de 
Darius. 

Pour  Athènes,  les  raisons  de  la  résistance  éclatent  assez.  Pour 
Sparte,  elles  s'expliquent  différemment.  Il  faut  se  rappeler  ce 
que  nous  avons  dit  de  Vhcgémonie  acquise  par  les  Spartiates 
sur  tous  les  peuples  doriens.  Ces  guerriers  de  race  et  de  sys- 
tème, merveilleusement  entraînés  à  la  lutte  et  habitués  à  la 
domination,  entourés  d'autres  cités  qui  subissaient  leur  prestige 
et  avaient  les  yeux  fixés  sur  eux,  ne  pouvaient  supporter  l'idée 
de  rendre  à  n'importe  qui  un  hommage  quelconque.  Ce  n'était 
pas  dans  la  fierté  de  leur  caractère,  tel  qu'il  résultait  de  leur 
formation.  En  outre,  l'aristocratie  dirigeante  de  Sparte  com- 
prenait fort  bien  que  laisser  écraser  Athènes,  c'était  exposer  tôt 
ou  tard  le  Péloponèse  à  une  formidable  invasion  dont  leur 
suzeraineté  se  ti'ouverait  mal. 

Sparte  conclut  donc  alliance  avec  Athènes,  et  bien  que  ses 
troupes  dussent  être  absentes  à  la  première  bataille,  ce  rap- 
prochement eut  un  énorme  effet  moral.  Il  délivra  d'abord  les 
Athéniens  d'une  ennemie  séculaire,  l'île  d'Egine,  à  qui  Sparte 
imposa  d'office  une  garnison.  En  second  lieu,  des  cités  moins 
importantes,  entraînées  par  ce  double  exemple,  entrèrent  dans 
la  ligue,  et  les  Athéniens,  se  sentant  appuyés,  mirent  plus  de 
cœur  à  l'organisation  de  la  résistance.  C'est  ce  qui  permit  à 


168  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

leurs  dix  mille  hommes,  commandés  par  Miltiade,  et  renforcés 
de  mille  Platéens,  de  s'avancer  plus  tranquillement  contre  les 
cent  dix  mille  Perses  débarqués  à  Marathon,  sur  les  indica- 
tions d'Hippias,  par  Datis  et  \rtapherne.  La  tactique  greccj[ue 
triompha,  et  les  Perses  furent  vaincus.  Les  Spartiates,  cju'une 
superstition  relative  à  la  lune  avaient  empêchés  de  partir  plus 
tôt,  arrivèrent  le  surlendemain  pour  constater  la  victoire  (i90). 

Les  Perses,  naturellement,  cherchèrent  à  réparer  le  dé- 
sastre en  augmentant,  dans  la  balance,  le  poids  du  seul 
élément  qui  pouvait  faire  leur  supériorité  :  le  nombre.  Leur 
nouveau  roi,  Xerxès,  mit  sur  pied,  s'il  faut  en  croire  l'his- 
torien Hérodote,  des  armées  fantasticjues.  L'ensemble  des  com- 
battants de  terre  et  de  mer,  avec  les  matelots,  manœuvres  et 
domestiques,  se  serait  élevé  à  cinq  millions  d'hommes.  Même 
en  faisant  la  part  de  l'exagération,  il  reste  évident  que  les 
armées  perses  furent  immenses  relativement  au  petit  nombre 
des  Grecs.  Quarante-six  nations,  dit  Hérodote,  étaient  repré- 
sentées dans  cet  amoncellement  d'hommes,  dont  beaucoup, 
sans  doute,  ne  méritaient  pas  le  nom  de  soldats.  On  cite  de 
Xerxès  des  traits  bien  orientaux.  Il  fit  fouetter  THellespont  (les 
Dardanelles)  pour  punir  la  mer  d'avoir  démoli  un  pont.  Puis, 
quand  l'armée  franchit  les  ponts  restaurés,  ce  monarque,  la 
voyant  défiler,  dit,  avec  une  mélancolie  digne  de  Salomon  : 
«  Je  pleure  sur  la  brièveté  de  la  vie  humaine,  en  pensant  que, 
de  cette  foule  immense,  pas  un  seul  homme  n'existera  dans  cent 
ans.  »  Le  roi  avait  employé  des  milliers  d'hommes  à  percer 
l'isthme  du  mont  Athos,  travail  qui  nous  semble  absolument 
inutile  et  ridicule,  et  qui  nous  montre  combien  sa  flotte  inexpé- 
rimentée avait  besoin  de  suivre  la  cote  en  évitant  les  moindres 
contours  périlleux. 

Cette  seconde  guerre  médique  comprend  trois  actes  :  les 
Thermophyles,  Salamine,  et  la  journée  décisive  de  Mycale  et 
de  Platée, 

Les  Thermopyles  sont  un  défilé  situé  au  point  où  les  monts 
de  Locride,  prolongement  méridional  de  la  chaîne  du  Pinde,  se 
rapprochent  de  la  mer,  ne  laissant  qu'un  étroit   passage  aux 


VII.    —   UN    COIN    d'iONIE    EN    ATTIQUE.  I(j9 

invasions  qui  viennent  de  Thessalie.  La  série  de  combats  qu'y 
livra  l'avant-garde  grecque  est  demeurée  comme  l'aftirmation 
éclatante  de  ce  que  peut  un  petit  nombre  d'hommes  forts,  ré- 
solus et  entraînés  en  présence  d'une  masse  humaine  d'éduca- 
tion militaire  inférieure.  La  conquête  du  Mexique  par  Fernand 
Cortez  et  quelques  autres  épisodes  de  l'histoire  des  conquista- 
(lors  égalent  seules  d*e  telles  prouesses.  Aux  Thermopyles,  les 
quelques  centaines  de  Grecs  qui  défendirent  jusqu'au  bout  le 
défilé  succombèrent  dans  la  lutte,  mais  après  une  extraordi- 
naire défense,  qui  a  soulevé  depuis  lors,  nul  ne  l'ignore,  un 
enthousiasme  correspondant.  Léonidas,  roi  de  Sparte,  avait  été 
choisi  pour  commander  les  petits  détachements  des  Grecs,  bien 
que  son  détachement  à  lui  ne  comprit  que  trois  cents  Spartiates. 
C'est  avec  cinq  mille  deux  cents  hommes  que  la  lutte  com- 
mença, et,  pendant  quatre  jours,  les  Perses  furent  repoussés 
avec  d'énormes  pertes;  mais  un  transfuge  du  nom  d'Ephialtès 
—  encore  un  banni,  sans  doute  —  ayant  guidé  l'ennemi  par  un 
sentier  de  la  montagne,  la  position  se  trouva  tournée.  La 
montagne,  d'alliée  des  Grecs,  se  faisait  leur  adversaire.  Léo- 
nidas renvoya  alors  la  majeure  partie  de  ses  troupes.  Ne  gar- 
dant avec  lui  que  les  Spartiates  et  les  Thespiens,  il  mourut  à 
son  poste,  en  Spartiate,  c'est-à-dire  fidèle  à  cette  éducation  si 
intensément  militaire  qu'il  avait  reçue  dans  sa  cité.  Plusieurs 
«  mots  »,  admirablement  ((  laconiques  »,  lui  sont  attribués  et 
caractérisent  l'état  d'âme  de  ce  type  d'homme.  Au-dessous 
d'un  message  de  Xerxès  qui  le  sommait  de  rendre  les  armes, 
Léonidas  aurait  écrit  :  «  Viens  les  prendre  ».  Un  soldat  venant 
lui  dire  :  c  Les  Perses  sont  près  de  nous  »,  il  aurait  rectifié  : 
«  Dis  que  nous  sommes  près  d'eux  ».  On  peut,  évidemment, 
discuter  l'authenticité  historique  de  ces  «  mots  »,  mais,  au 
point  de  vue  social,  étant  donné  ce  que  nous  savons  de  la 
formation  des  Lacédémoniens,  ils  sont  absolument  vraisem- 
blables. 

La  Grèce  sauvée  par  la  mer  :  la  trirème;  Salamine  (i80).  — 
On  peut  dire  qu'il  y  a  deux  choses  en  Grèce  :  la  montagne  et  la 


170  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

mer.  La  montagne,  malgré  l'héroïsme  de  Léonidas.  n'avait  pas 
sauvé  le  pays.  La  mer,  plus  efficacement,  allait  reprendre  ce 
rôle . 

L'homme  influent  d'Athènes  était  alors  Thémistocle.  C'était, 
comme  il  arrive  souvent  dans  les  démocraties,  un  homme  de 
famille  riche  qui  s'appuyait  sur  le  peuple  :  esprit  très  ouvert, 
d'ailleurs,  et  plein  d'initiative,  déj^loyant,  pour  faire  réussir 
ses  plans,  des  prodiges  de  ruse  et  d'éloquence,  car,  tout  comme 
les  héros  d'Homère,  et  pour  des  causes  sociales  semblables, 
Thémistocle  se  trouva,  au  plus  haut  point,  dans  la  nécessité 
de  persKader. 

Le  mérite  de  Thémistocle  consiste  à  avoir  plaidé  et  gagné 
deux  procès. 

Son  premier  triomphe  fut  de  décideriez  Athéniens  à  évacuer 
Athènes  et  à  combattre  sur  mer. 

Son  second  triomphe  fut  de  décider  la  flotte  coalisée  à  livrer 
bataille  dans  le  détroit  de  Salamine,  et  non  ailleurs. 

La  première  œuvre  de  persuasion  n'était  pas  facile.  Une  po- 
pulation citadine  tout  entière  ne  se  résout  guère  à  déménager. 
Aussi  fallut-il  recourir  aux  grands  moyens,  et  faire  parler  la 
Pythie.  Un  oracle  de  Delphes  déclara  aux  Athéniens  qu'ils  ne 
vaincraient  qu'en  se  renfermant  dans  des  jnurs  de  bois.  Thémis- 
tocle mit  une  ardeur  extrême  à  interpréter  cet  oracle  et  à 
vaincre  toutes  les  résistances.  Son  plan,  qui  finit  par  être  adopté, 
consistait  à  transporter  la  population  iaoffensive  dans  l'ile  de 
Salamine  et  à  réunir  les  combattants  sur  les  vaisseaux.  Il  est 
assez  probable  qu'un  certain  nombre  d'habitants  se  réfugia 
dans  la  montagne.) 

La  flotte  d'Athènes  comprenait  environ  doux  cents  navires. 
Mais  ce  n'étaient  plus  les  «  vaisseaux  creux  »  de  l'âge  homé- 
rique. Plusieurs  siècles  de  navigation  —  forcément  entrecoupée 
de  nombreuses  luttes  navales  —  avaient  fait  progresser  le  type 
des  bâtiments. 

La  principale  modification  accomplie  consistait  dans  la  su- 
perposition des  bancs  de  rameurs.  Le  navire  homérique  n'est 
pas  ponté,  et  n'a  qu'un  seul  rang  de  rameurs  de  chaque  côté. 


Ali.    —    UX   COIN   d'iONIE    EN    ATTIQUE.  171 

Le  navire  athénien  est  ponté,  et  les  rameurs  sont  placés  dans 
des  sortes  de  niches  étagées  les  unes  au-dessus  des  autres.  Les 
files  formées  par  ces  niches  ne  sont  pas  sans  analogie,  pour  leur 
disposition,  avec  les  sabords  des  anciens  navires  de  guerre  «  à 
plusieurs  ponts  ».  Pour  ne  pas  exhausser  démesurément  le  na- 
vire, on  s'arrangeait  pour  que  chaque  rameur  eût,  au  niveau 
de  sa  tête,  le  siège  d'un  autre  rameur  de  la  rangée  immédia- 
tement supérieure.  Le  nombre  des  rangs  de  rames  était  ordi- 
nairement de  trois  :  de  là  le  nom  de  trirème,  ou  trière.  Le 
métier  de  rameur,  extrêmement  dur,  était  rempli  par  des  esclaves, 
comme  il  devait  l'être  plus  tard  par  des  galériens.  Le  dévelop- 
pement pris  par  l'esclavag-e  depuis  l'époque  homérique  avait 
évidemment  favorisé  cette  transformation  du  navire.  Du  temps 
d'Ulysse,  c'étaient  les  «  illustres  compagnons  »  qui  ramaient. 

Le  vaisseau  grec,  à  l'époque  des  g-uerres  médiques,  est  donc 
devenu  pkis  rapide,  plus  prompt  à  la  manœuvre.  Un  éperon, 
garni  de  bronze,  plonge  sous  l'eau  à  l'avant.  Deux  poutres,  ap- 
pelées «  oreilles  »,  situées  à  droite  et  à  gauche  de  l'avant,  sont 
destinées  à  parer  les  coups  d'éperon  de  l'adversaire.  Une  tri- 
rème ordinaire  a  un  peu  plus  de  'i^O  mètres  de  longueur,  con- 
tient de  cent  cinquante  à  deux  cents  rameurs,  une  vingtaine  de 
matelots  proprement  dits  et  un  nombre  relativement  faible 
de  combattants.  Les  châteaux  de  proue  et  de  poupe,  citadelles 
flottantes,  existent  toujours.  C'est  de  là  que  partent  les  coups, 
pendant  que  les  spécialistes  font  évoluer  le  bâtiment  et  tâchent 
de  couler,  à  coups  d'éperon,  les  vaisseaux  ennemis. 

Deux  cents  vaisseaux  de  ce  type  portaient  donc  la  fortune 
d'Athènes.  Le  reste  de  la  flotte  —  cent  soixante-dix-huit  na- 
vires —  représentait  les  contingents  fournis  par  les  cités 
coalisées,  qui  étaient  surtout'  celles  du  Péloponèse.  Le  pres- 
tige militaire  de  Sparte,  qui  avait  fait  acclamer,  comme  chef 
de  l'armée  de  terre,  le  roi  de  Sparte  Léonidas,  avait  fait  recon- 
naître également,  comme  chef  de  l'armée  de  mer,  l'autre  roi 
de  Sparte  Eurybiade. 

C'est  alors  que  Thémislocle  eut  à  plaider  et  à  gagner  son  se- 
cond procès. 


172  LÀ    GRÈCE   ANCIENNE. 

Les  chefs  des  cités  coalisées,  voyant  les  Thermopyles  forcées 
et  l'Attique  envahie,  voulaient  «  faire  la  part  du  feu  »  et  battre 
en  retraite  sur  le  Péloponèse.  En  effet,  la  flotte  perse,  forte 
d'un  millier  de  navires,  arrivait,  et  pouvait  isoler  complète- 
ment la  flotte  grecque  de  ce  Péloponèse  qui  demeurait  le  der- 
nier refuge  des  Grecs.  Dans  ces  conditions,  l'isthme  de  Corinthe 
semblait  une  ligne  de  retraite  tout  indiquée. 

La  discussion  fut  chaude,  et  Thémistocle  fit  merveille.  Il 
lutta,  seul  contre  tous,  et  l'histoire  a  enregistré  une  anecdote 
significative.  Eurybiade,  Spartiate  rude  et  fruste,  levait  sur 
Thémistocle  son  bâton.  c(  Frappe,  mais  écoute,  »  dit  l'Athénien, 
emporté  dans  la  chaleur  de  son  argumentation.  Non  seulement 
l'Athénien  plaidait  la  cause  de  sa  cité,  ce  qui  était  évident,  mais 
encore,  en  homme  mieux  instruit  des  choses  maritimes,  il  com- 
prenait et  voulait  faire  comprendre  l'avantage  tactique  offert  à 
la  petite  flotte  grecque  par  le  détroit  resserré  de  Salamine,  qui 
ne  permettrait  pas  à  l'immense  flotte  perse  de  se  déployer. 
Comme  Achille,  Thémistocle  fut  obligé  de  menacer  son  Aga- 
memnon  de  faire  grève.  On  dit  enfin  qu'il  eut  recours  à  la  ruse 
et  que,  feignant  de  trahir  les  siens  —  le  cas  d'IIippias  rendait 
la  chose  vraisemblable  —  il  avisa  secrètement  les  Perses  de 
l'intérêt  prétendu  qu'il  y  avait  pour  eux  à  cerner  la  flotte  grec- 
que en  occupant  les  deux  entrées  du  détroit.  Dès  lors,  la  retraite 
vers  le  Péloponèse  n'était  plus  possible.  Il  fallait  combattre,  et 
ce  fut,  comme  l'Athénien  le  prévoyait,  une  victoire  éclatante. 

La  flotte  perse  était  en  déroute.  Xerxès  prit  la  fuite  avec  une 
grande  partie  de  son  armée.  Il  est  probable  que  cette  retraite 
avait  pour  cause  la  difficulté  de  ravitailler,  dans  un  pays  pauvre, 
une  trop  nombreuse  armée  de  terre.  Trois  cent  mille  Perses 
restèrent  en  Grèce  sous  le  commandement  de  JMardonius. 
C'était  l'élite  de  l'armée  barbare,  mais  sa  position  avait  cer- 
tains côtés  critiques.  Si  les  Perses  étaient  entrés  victorieusement 
dans  Athènes  abandonnée,  ils  avaient  été,  depuis  les  Thermo- 
pyles, harcelés  par  d'indomptables  montagnards  phocidiens 
dont  les  incursions  faisaient  présager  de  sérieuses  résistances. 
L'isthme  de  Corinthe  était  fortement  défendu.  Mardonius  recula 


VII.    —    UN    COIN   d'iONIE    EN    ATTIQUE.  173 

et  fit  hiverner  ses  troupes  en  Thessalie,  le  seul  endroit  de  la 
Grèce  où  se  trouvent  de  grandes  plaines,  sans  doute  à  cause  de 
sa  cavalerie  et  de  ses  ravitaillements.  En  revanche,  un  atout 
dans  son  jeu  était  le  grand  nombre  de  Grecs  —  des  Grecs  du 
Nord  —  qui,  au  nombre  d'environ  cinquante  mille,  s'étaient 
laissés  enrôler  à  son  service.  On  reconnaît  très  bien  le  type  de 
l'Albanais  moderne  qui,  pourvu  qu'on  le  paye,  consent  à  servir 
dans  les  armées  turques.  Mais  tous  ces  retards  donnaient  aux 
Grecs  du  Sud  le  temps  de  se  rallier,  de  se  concentrer  mieux,  de 
se  <(  persuader  »  mutuellement  du  péril,  et  de  mettre  enfin  sur 
pied  une  armée  exceptionnellement  nombreuse  —  la  phis  nom- 
breuse peut-être  que  des  cités  unies  aient  mise  en  Hgne.  Cent 
dix  mille  hommes  marchèrent  contre  les  Perses  qu'ils  atteignirent 
à  Platée.  C'était  encore  à  un  roi  de  Sparte,  Pausanias,  qu'avaient 
été  dévolues  les  fonctions  de  généralissime.  Les  Grecs  triom- 
phèrent. Un  épisode  de  la  bataille  doit  être  cité  comme  caracté- 
ristique. Les  Spartiates,  après  avoir  culbuté  les  corps  ennemis 
qui  se  trouvaient  devant  eux,  arrivèrent  aux  retranchements 
de  Mardonius;  mais  là,  déconcertés,  ils  s'arrêtèrent,  et,  pour 
prendre  ces  retranchements,  furent  obligés  d'attendre  l'ar- 
rivée des  Athéniens.  Ceux-ci,  plus  souples  et  plus  fertiles  en  res- 
sources, s'ingénièrent  pour  triompher  de  cet  obstacle.  L'épisode 
confirme  lumineusement  ce  que  nous  avons  dit  du  rôle  de 
Tyrtée. 

Le  jour  même  de  la  bataille  de  Platée,  la  flotte  athénienne 
détruisait  à  Mycale,  sur  les  côtes  d'Ionie,  les  restes  de  la  flotte 
perse.  La  Grèce  était  définitivement  débarrassée  de  l'inva- 
sion (4-79). 

L'expansion  du  type  athénien  après  l'expulsion  des  Perses. 
—  Ce  triomphe  consacrait  l'essor  merveilleux  d'Athènes. 

Il  le  consacrait  à  cause  du  rôle  particulièrement  actif  joué 
par  les  Athéniens  dans  la  défense  de  la  Grèce;  mais  il  le  consa- 
crait surtout  par  ce  fait  qu'Athènes  devenait  du  coup  maîlresse 
de  la  mer.  En  détruisant  la  marine  perse,  Athènes  héritait  de 
toutes  les  cités  de  flonie.  L'ancienne  prospérité  ionienne  se  re- 


174  tA    GRECE  ANCIENNE. 

constituait,  mais  en  changeant  de  siège,  et  en  venant  se  concen- 
trer dans  la  métropole. 

La  prépondérance  maritime,  constate  Thucydide,  était  pré- 
cieuse aux  cités  qui  la  possédaient,  car,  «  à  laide  de  leurs  vais- 
seaux, elles  allaient  soumettre  les  lies,  surtout  lorsque  leur 
propre  territoire  était  insuffisant  ». 

Ainsi  lit  Athènes  :  elle  soumiL  des  lies.  Sous  le  nom  d'  «  alliées  », 
car  le  principe  de  la  cité  autonome  suhsistait  toujours,  elle  les 
réduisit  à  une  sorte  de  vasselage.  En  même  temps,  elle  occupait 
les  passages  de  THellespont  et  du  Bosphore,  par  où  venaient  le 
hic,  les  peaux  et  autres  denrées  du  Nord.  Toutes  ces  cités  do 
l'Archipel  étaient  censées  former  une  confédération  dont  Athènes 
était  la  présidente  et  la  trésorière,  mais,  en  fait,  les  Athéniens 
s'habituèrent  à  gérer  sans  contrôle  les  fonds  de  la  ligue  et  à 
s'enrichir  des  cotisations  fédérales  qui  devinrent  de  vrais 
tributs. 

Une  conséquence  de  cette  prépondérance  fut  l'afflux  à  Athènes 
de  nombreux  étrangers,  qui  venaient  y  faire  du  commerce. 
Thémistocle,  avisé  on  cela  comme  en  tout,  prit  des  mesures 
pour  favoriser  les  métèques  et  attirer  des  émigrants  travailleurs. 
Les  ports  d'Athènes  devenaient  insufflsants.  Il  fit  aménager  le 
Pirée,  qui  allait  devenir  une  véritable  ville.  Mais  cette  subite 
explosion  de  prospérité  matérielle  no  pouvait  aller  sans  de  fâ- 
cheuses répercussions  au  point  de  vue  moral.  Thémistocle  butina, 
et  n'oublia  pas  sa  propre  fortune  dans  celle  de  la  cité.  Possesseur 
d'une  fortune  de  trois  talents  à  son  arrivée  au  pouvoir,  il  en 
possédait  cent  quelque  temps  après,  somme  énorme  pour  l'é- 
poque. U  s'attira  donc  les  reproches  des  hommes  intègres,  et 
surtout  cette  jalousie  que  nous  avons  déjà  notée.  L'ostracisme 
fonctionna,  et  Thémistocle  banni  s'exila  à  Argos,  puis  à  Corcyre, 
puis  en  Épire,  chez  Admète,  roi  des  Molosses,  et  finalement  — 
chose  remarquable  —  chez  Artaxerxès,  roi  de  ces  Perses  qui 
lui  devaient  leurs  désastres.  C'était,  on  le  voit,  l'histoire  d'Hip- 
pias  qui  recommençait. 

Thémistocle  avait  surtout  représenté,  à  Athènes,  la  masse  po- 
pulaire, remuante,  novatrice.  Le  parti  «  conservateur  »,  com- 


VII.    —    UN    COIN    d'iONIE    EN   ATÏIQUE.  175 

prenant  les  grandes  familles,  nobles  ou  non,  s'était  incarné  en 
même  temps  dans  un  autre  homme  célèbre,  Aristide,  dont  l'in- 
tégrité fut  opposée  aux  «  tripotages  »  de  Thémistocle.  Aristide 
devait  mourir  pauvre  après  avoir  administré  le  «  trésor  com- 
mun »  des  cités  alliées  d'Athènes,  déposé  à  Délos.  Il  avait,  en 
outre,  une  réputation  d'équité  qui,  évidemment  jointe  à  ce  don 
de  persuasion  toujours  si  précieux  chez  les  Grecs,  le  faisait 
choisir  comme  arbitre  par  les  plaideurs  et  l'avait  fait  surnomner 
le  Juste.  Cette  concurrence  aux  tribunaux  était  mal  vue  des  dé- 
mocrates, qui  craignaient  toujours  l'ascendant  pris  par  un 
homme  supérieur.  Aussi  Aristide  fut-il,  lui  aussi,  victime  de 
l'ostracisme.  Une  anecdote  caractéristique,  demeurée  prover- 
biale, met  admirablement  en  lumière  l'irritabilité  de  ces  petites 
démocraties  omljrageuses.  Un  Athénien,  iic  sachant  pas  lire, 
pria  Aristide,  qu'il  ne  connaissait  pas,  de  graver  sur  la  coquille 
le  nom  de  celui  qu'il  voulait  exiler.  «.  Vous  a-t-il  offensé?  de- 
manda Aristide.  —  Non,  mais  je  suis  las  de  l'entendre  toujours 
appeler  le  Juste.  »  Et  le  trait,  vrai  ou  non,  est  resté  parce  qu'il 
était  l'expression  d'un  sentiment  vrai. 

On  voit  doue  quelle  cité  les  guerres  médiques  ont  mise  au 
pinacle  :  une  cité  longuement  affinée  par  une  aristocratie  d'élite, 
puis  enricliie  et  bouleversée  par  le  commerce,  agitée  par  l'ins- 
tabilité démocrati([ue  et  la  défiance  des  supériorités,  mais  néan- 
moins toujours  fine,  délicate,  nerveuse,  ouverte  aux  plus  ex- 
quises impressions  de  la  littérature  et  des  arts,  apte  en  un  mot 
à  produire  en  grand  nombre  ces  hommes  supérieurs  dont  le 
régime  politique  faisait  si  facilement  des  suspects. 


VIII 

LA  VIE  INTÉRIEURE  DE  LA  CITÉ  ET  LE  TRIOMPHE 
INTELLECTUEL  D'ATHÈNES 


Le  foyer,  la  femme  et  l'enfant.  —  Lorsqu'on  entrait  dans 
une  maison  i;recque,  on  enfilait  ordinairement  un  corridor 
étroit,  situé  entre  des  écuries  ou  des  boutiques  et  le  logement 
du  portier.  En  traversant  une  cour  qui  venait  ensuite,  et  que 
flanquaient  des  pièces  diverses,  réservées  aux  hommes  ou  aux 
travaux  des  esclaves  mâles,  on  arrivait  à  une  sorte  de  hall 
donnant  sur  la  cour  et  qui  constituait  la  pièce  de  réunion. 
C'est  là  que  brûlait  le  feu  sacré.  En  traversant  encore  cette 
pièce  on  arrivait  à  une  porte,  organe  très  important  dans  la 
maison  grecque,  car,  lorsqu'elle  était  fermée,  elle  constituait 
une  barrière  isolante  entre  toutes  les  pièces  déjà  énumérées  et  un 
appartement  relégué  au  fond  de  l'immeuble,  appartement  qui 
formait  corps  lui-même  avec  l'étage  supérieur.  Cet  appartement 
et  cet  étage  constituaient  le  gynécée. 

Bien  entendu,  la  multiplicité  des  pièces  n'existait  que  dans 
les  maisons  riches;  mais  c'est  d'elles  surtout  que  nous  parlent 
les  historiens  et  les  peintures.  En  fait,  les  maisons  grecques, 
pour  la  plupart,  étaient  petites.  La  douceur  du  climat  et  la 
sociabilité  rendaient  particulièrement  séduisante  la  vie  en  plein 
air.  Toutefois  cette  distinction  entre  l'appartement  des  hommes 
et  l'appartement  des  femmes  existait  sans  conteste  dans  un  très 
grand  nombre  de  maisons.  C'était  un  idéal  qu'on  réalisait  dès 
qu'on  le  pouvait  et  le  mieux  possible. 


VIII.    —    LA    VIE    INTÉRIEURE    DE    LA    CITÉ.  177 

Le  gynécée  abritait  l'épouse,  les  jeunes  lilles,  les  enfants  et 
les  servantes.  L'épouse  y  régnait  en  maîtresse.  Cette  situation, 
ainsi  définie,  permet  de  se  faire  une  idée  sommaire,  mais  exacte, 
du  niveau  auquel  la  femme  se  trouvait  dans  la  société  grecque, 
à  l'époque  classique,  et  dans  la  société  athénienne  en  parti- 
culier. 

Le  relégation  dans  le  gycénée  indique  nettement  une  infé- 
riorité de  la  femme. 

L'inviolabilité  du  gynécée,  gouverné  par  une  seule  femme, 
indique  une  supériorité  de  celle-ci. 

La  monogamie  était  en  Grèce  une  loi  bien  reconnue.  Si  telle 
esclave  pouvait  être  Tobjet  des  faveurs  du  maître,  elle  demeu- 
rait esclave,  et  subordonnée  à  sa  maîtresse.  Si  le  mari  contrac- 
tait des  liaisons  au  dehors,  elles  n'empiétaient  pas  sur  le 
foyer. 

Supérieure  de  la  sorte  à  la  femme  de  l'Orient,  la  femme 
grecque,  en  général,  n'en  était  pas  moins  dédaignée  par 
l'homme,  qui  ne  se  plaisait  guère  que  dans  la  compagnie  des 
autres  hommes  et  n'appréciait  dans  sa  compagne  que  l'inten- 
dante fidèle  de  sa  maison. 

Le  Grec  se  fait  du  mariage  une  idée  très  evclusive  et  très 
nette  :  ce  n'est  pas  l'association  de  deux  intelHgences  et  de 
deux  cœurs  ;  c'est  un  moyen  de  perpétuer  une  institution  sa- 
crée :  la  famille.  Ne  pas  avoir  d'enfants  légitimes  est  un  malheur. 
On  se  marie  donc  pour  en  avoir.  L'épouse  n'est  que  le  moyen, 
moyen  beaucoup  moins  considéré  que  le  but. 

En  comparant  la  situation  de  la  femme  homérique  à  la  situa- 
tion de  la  femme  athénienne,  on  constate  une  décadence.  Les 
exigences  delà  vie  montagnarde,  les  luttes  des  grands  bandits, 
les  alertes  de  l'âge  héroïque  avaient  obligé  la  femme  à  jouer  »n 
rôle  actif  dans  la  société  grecque  de  ces  temps  lointains.  De  là 
des  types  de  déesses  despotiques,  comme  Héra  (Junon),  ou  guer- 
rières, comme  Athénè  (Minerve),  ou  chasseresses,  comme  Arté- 
mis  (Diane).  Mais,  avec  le  retour  de  la  sécurité,  les  influences 
patriarcales  apportées  par  les  Pélasges  ont  repris  le  dessus.  Chez 
les  Doriens  eux-mêmes,  si  les  jeunes  filles  partagent  les  exercices 

12 


nS  LA   GRECE   ANCIENNE. 

physiques  des  jeunes  gens,  ce  n'est  pas  de  l'indépendance.  C'est 
que  les  chefs  de  la  cité  veulent,  par  intérêt  militaire,  préparer 
des  mères  de  famille  robustes  dont  la  robustesse  passera  ensuite 
à  leurs  enfants.  Seuls  les  Eoliens  de  Lesbos  paraissent  conserver 
quelque  chose  de  la  demi-émancipation  féminine  survenue 
durant  la  période  héraclide. 

La  femme  grecque  ne  se  produit  donc  presque  pas  au  dehors. 
Elle  garde  le  gynécée,  où  sa  vie  s'écoule  en  deux  sortes  d'oc- 
cupations :  la  confection  des  vêtements  de  la  famille,  et  la  sur- 
veillance des  travaux  exécutés  par  les  esclaves  femmes.  La  con- 
fection des  vêtements  comprend  surtout  quatre  opérations,  où 
la  femme  grecque  excelle  :  le  filage,  le  tissage,  la  broderie  et 
la  couture.  Comme  l'on  achète  peu  de  vêtements  au  dehors,  et 
que  les  procédés  sont  encore  peu  perfectionnés,  il  y  a  de  l'ou- 
vrage. Les  esclaves  femmes  aident  la  maîtresse  de  maison  dans 
ces  travaux,  mais  elles  ont  aussi,  pour  département  spécial,  les 
besognes  de  ménage,  et  notamment  la  préparation  des  aliments, 
qui  comprend  alors  la  meunerie  à  bras  et  la  boulangerie.  Ici 
non  plus,  faute  de  division  du  travail  et  de  machines,  l'ouvrage 
ne  fait  pas  défaut. 

La  multiplicité  des  esclaves,  dans  les  familles  aisées,  fait  que 
la  mère  confie  facilement  ses  enfants  à  une  nourrice.  Jusqu'à 
l'âge  de  six  ans,  filles  et  garçons  grandissent  ensemble,  sur- 
veillés par  la  mère.  A  six  ans  une  bifurcation  a  lieu.  La  fillette 
reste  avec  les  femmes,  et  n'apprend  guère  que  les  travaux  du 
ménage.  Elle  demeure  généralement  ignorante  pour  le  reste, 
et,  en  effet,  étant  donnée  la  conception  de  la  vie  féminine,  une 
instruction  étendue  ne  lui  servirait  pas.  Les  jeunes  filles  sor- 
tent rarement,  mais  cela  leur  arrive  pour  certaines  fêtes,  et  la 
sculpture  immortalisera,  sous  le  nom  de  Canéphores,  les  por- 
teuses de  corbeilles  dans  la  procession  des  Panathénées.  Les 
seules  femmes  qui  acquièrent  de  l'instruction  n'obtiennent  cet 
avantage  qu'au  détriment  de  leurs  mœurs  et  qu'en  sortant, 
comme  des  «  déracinées  »,  du  monde  de  la  famille.  Ce  sont  les 
((  hétaïres  »,  comme  la  fameuse  Aspasie  de  Milet,  qui,  établie  à 
Athènes,  devint  la  conseillère  de  Périclès. 


VIII.    —   LA    VIE    INTÉRIEURE   DE    LA    CITÉ.  179 

Pour  les  petits  garçons,  le  père  choisit,  parmi  ses  esclaves,  un 
homme  de  confiance,  ordinairement  d'un  certain  âge,  et  lui 
confie  la  surveillance  de  son  fils.  C'est  le  pédagogue,  lequel 
n'est  nullement  un  précepteur,  mais  un  accompagnateur ,  ou, 
tout  au  plus,  un  professeur  de  politesse  et  de  maintien.  Comme 
on  le  voit,  le  père  se  décharge  d'une  besogne  qui  lui  incombe- 
rait assez  naturellement.  Mais,  d'une  part,  il  est  trop  occupé 
par  ses  devoirs  de  citoyen  ;  de  l'autre,  la  facilité  d'avoir  des  es- 
claves —  les  plus  pauvres  citoyens  en  ont  —  donne  naturelle- 
ment la  tentation  de  se  décharger  sur  eux  d'une  surveillance 
gênante.  Ainsi  la  condition  de  la  classe  inférieure  —  représentée 
principalement  ici  par  les  esclaves  —  réagit  sur  l'organisation 
des  éléments  supérieurs. 

La  vie  privée  hors  du  foyer  :  l'école  libre,  le  gymnase.  —  L'en- 
seignement était  libre  à  Athènes,  et  il  était  libre  partout.  La 
Cité  antique,  à  la  diflérence  de  certains  États  modernes,  n'avait 
pas  l'idée  d'un  enseignement  officiel  et  monopolisé.  En  effet,  la 
famille  restait  puissante  dans  la  cité  puissante^  et  celle-ci  n'em- 
brassait dans  son  domaine  que  ce  qui  concernait  ou  paraissait 
concerner  la  sécurité  ou  la  prospérité  matérielle  des  citoyens. 
Instruire  les  enfants  était  donc  un  acte  de  la  famille,  aljsolu- 
ment  privé.  Le  père  de  famille,  quoique  investi  de  moins  de  pou- 
voirs que  le  patriarche  de  la  prairie  —  d'où  les  ancêtres  des 
Pélasges  tiraient  leur  origine  —  était  bien  réellement  maître  à 
son  foyer  :  maître  de  sa  femme,  maître  de  ses  enfants,  maître  de 
ses  esclaves  ;  ou  du  moins  l'intervention  de  la  loi  ne  se  faisait 
sentir  au  sein  de  ce  sanctuaire  familial  que  dans  une  mesure 
vraiment  justifiée  par  l'intérêt  supérieur  de  la  Cité.  Maître  de 
ses  enfants,  le  père  pouvait  les  instruire  lui-même,  ou  choisir 
ses  fournisseurs  d'éducation,  comme  ses  autres  fournisseurs,  à 
sa  guise  absolue.  De  là,  dans  une  cité  riche  comme  Athènes,  la 
floraison  d'écoles  privées,  concurrentes  entre  elles,  où  les  péda- 
gogues conduisaient  les  jeunes  gens,  et  aussi  une  grande  multi- 
plicité de  palestres  et  de  gymnases.  Le  nom  de  gymnase  était 
toutefois  réservé  à  des  établissements  de  plus  grande  impor- 


180  LA   GRÈCE   AXCIE>'NE. 

tance,  et,  comme  la  ^'igueu^  physique  importait  au  salut  de  la 
Cité,  celle-ci  en  avait  fondé  quelques-uns.  Il  y  avait  donc  des 
g-ymnases  publics  et  des  g-ymnases  privés.  Mais  la  Cité  ne  fai- 
sait que  fournir  l'immeuble,  comme  on  fournit  un  jardin  public 
ou  «Une  promenade,  et  les  citoyens  en  usaient  ensuite  librement. 

Il  y  avait  deux  choses  dans  l'éducation  :  la.  înusiçiœ,  c'est-à- 
dire  tout  ce  qui  concerne  le  développement  de  l'esprit,  et  la 
gymnastique ,  c'est-à-dire  tout  ce  qui  concerne  le  développe- 
ment du  corps.  Une  heureuse  convergence  de  causes  sociales 
faisait  qu'on  sentait  à  un  égal  degré  l'importance  de  ces  deux 
choses.  Tout  ce  que  nous  avons  dit  des  grands  bandits,  de  la 
vie  aventureuse  de  la  montagne,  des  expéditions  héroïques,  des 
luttes  de  clans,  de  la  rivalité  des  cités  entre  elles,  de  la  néces- 
sité de  se  défendre  contre  des  voisins  qui  étaient  toujours  à  vos 
portes,  explique  l'importance  traditionnelle  accordée  à  la  gym- 
nastique. C'est  en  grande  partie  à  la  merveilleuse  supériorité 
de  leurs  muscles  que  les  Grecs  avaient  dû  leur  récent  triomphe 
aux  guerres  médiques.  D'autre  part,  les  observations  que  nous 
avons  faites  sur  le  caractère  civilisé  de  ces  bandits,  sur  les  loi- 
sirs de  la  race,  sur  la  vie  facile,  sur  la  façon  dont  s'était  perpé- 
tuée et  dont  avait  été  encouragée  la  passion  du  chant,  insépa- 
rable lui-même  de  la  poésie,  sur  la  curiosité  éveillée  qui  tient 
aux  relations  maritimes  avec  les  peuples  lointains,  enfin  sur  ce 
besoin  constant  de  persuader,  qui  caractérise  la  société  grecque, 
rendent  parfaitement  compte  du  soin  que  les  pères  mettaient  à 
aiguiser  et  à  orner  l'esprit  de  leurs  enfants.  Il  en  résultait  une 
éducation  pondérée,  équilibrée,  qui  ne  tombait  ni  dans  le  sur- 
menage intellectuel,  ni  dans  la  recherche  exclusive  de  la  force 
brutale,  éducation  éminemment  favorable  à  la  santé  et  à  la 
beauté,  éducation  qui  non  seulement  ne  déformait  pas  les  corps 
et  ne  perdait  pas  les  yeux,  mais  rendait  les  membres  souples, 
gracieux  sans  rien  enlever  au  rayonnement  de  l'intelligence, 
et  dont  la  merveille  est  d'avoir  pu  produire  à  la  fois  les  com- 
battants de  Marathon  et  les  auditeurs  de  Socrate. 

Les  «  programmes  »  de  l'école  étaient  peu  chargés.  L'enfant 
apprenait  d'abord  ses  lettres.  Des  tablettes  enduites  de  cire  lui 


VIII.    —   LA    VIE   INTÉRIEURE    DE    LA    CITÉ.  181 

aidaient  à  lire,  à  écrire  et  à  compter.  Ce  besoin  de  lecture, 
d'écriture  et  de  calcul  tient  au  milieu  commercial.  Les  vers  des 
poètes  célèbres  venaient  ensuite  se  graver  dans  sa  mémoire,  es- 
cortés du  chant  et  de  la  «  musique  »,  prise  ici  dans  le  sens 
moderne  du  mot.  Cet  amour  traditionnel  pour  ce  qui  se  chante 
tient  à  la  vie  facile,  à  la  cueillette,  à  ces  loisirs  que  nous  avons 
notés.  Dans  l'ensemble,  l'éducation  était  très  littéraire  et  très 
artistique,  bien  que  très  sommaire.  La  science  dailleurs  nais- 
sait à  peine  et,  trop  peu  avancée  pour  former  des  branches  dis- 
tinctes, se  confondait  encore  avec  la  philosophie. 

Nous  avons  dit  plus  haut  quels  étaient  les  exercices  de  gym- 
nastique les  plus  pratiqués  des  Grecs.  L'essentiel  à  retenir  ici, 
c'est  que  les  palestres  étaient  très  nombreuses  à  Athènes,  bien 
que  le  droit  d'apprendre  la  gymnastique  fût  réservé  aux  ci- 
toyens. On  conçoit  parfaitement  la  raison  d'être  de  ce  privi- 
lège. La  multitude  des  esclaves,  des  affranchis  et  des  métèques 
mettaient  les  citoyens  en  minorité,  et  pourtant  ceux-ci  tenaient 
à  rester  les  plus  forts.  Seuls  les  participants  à  la  Cité  pouvaient 
fortifier  leurs  muscles,  comme  plus  tard,  au  temps  de  la  cheva- 
lerie, les  nobles  seuls  auront  le  droit  de  porter  l'épée. 

Le  triomphe  des  sports  :  Pindare.  —  L'importance  de  la 
gymnastique  explique  l'admiration  que  ces  hommes  pourtant  si 
«intellectuels  »  avaient  pour  les  exploits  physiques.  Cette  ad- 
miration, dans  les  concours  entre  cités  ou  «  grands  jeux  ;>,  de- 
venait de  l'enthousiasme,  et  de  cet  enthousiasme  est  né  tout 
un  genre  de  poésie,  à  peu  près  incompréhensible  pour  nous, 
mais  qui  ravissait  les  Grecs  :  celui  qui  a  immortalisé  les  noms 
de  Simonide  et  de  Pindare. 

Les  odes  de  Simonide  sont  perdues.  Ce  poète  était  de  Céos, 
mais  était  venu  vivre  à  Athènes.  Pindare  était  de  Thèbes,  pays 
dorien.  Nous  savons  que  les  Doriens,  de  tous  les  Grecs,  étaient 
ceux  qui  développaient  avec  le  plus  de  ferveur  les  exercices 
physiques.  Nous  savons,  d'autre  part,  que  Sparte,  où  ce  type 
était  poussé  à  outrance,  constituait  un  milieu  social  peu  favo- 
rable  à  l'éclosion  de  la  poésie.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que 


182  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

Pindare  soit  né  en  Béotie,  pays  dorien  moins  militariste  cpie 
Sparte,  et  d'ailleurs  ce  poète,  étant  donné  les  sujets  qu'il 
chante,  présente  nettement  les  caractères  d'un  poète  interna- 
tional (nous  prenons  cet  adjectif  pour  ne  pas  créer  un  barba- 
risme qui  serait  utile,  celui  à' intei'civital) . 

L'existence  de  Pindare  et  des  poètes  analogues  répond  au 
besoin  qu'éprouvaient  les  grandes  familles  de  faire  louer  solen- 
nellement, en  des  fêtes  traditionnelles,  ceux  de  leurs  membres 
qui  avaient  été  vainqueurs  à  de  grands  jeux.  Nous  avons  dit  que 
ces  solennités  très  courues,  placées  sous  l'égide  de  la  divinité, 
étaient  un  des  liens  qui  unissaient  les  cités  grecques  et,  même 
en  cas  de  guerre,  occasionnaient  d'office  une  trêve  religieuse- 
ment respectée.  Les  acclamations  spontanées  qui,  à  l'origine,  ac- 
cueillaient les  vainqueurs,  s'étaient  régularisées  peu  à  peu  en 
louanges  qui,  grâce  aux  ha])itudes  de  la  race,  avaient  pris  la 
forme  de  la  poésie.  Les  familles  s'adressaient  donc  à  un  chantre 
renommé,  et  le  payaient  pour  qu'il  fit  l'éloge  du  héros.  Ce 
dernier  était  généralement  de  famille  noble  —  la  descendance 
des  rois  des  montagnes  —  et  d'ailleurs  les  concurrents  de  con- 
dition supérieure  étaient  seuls  en  état  de  s'oti'rir  des  déplace- 
ments coûteux.  C'étaient  de  plus  des  athlètes  éprouvés,  produits 
d'une  sélection,  comme  nos  recordinen  actuels. 

Les  odes  de  Pindare,  divisées  en  Olympiques,  Pythiques,  Isth- 
miques  et  Néméennes,  selon  l'endroit  où  avait  triomphé  le  hé- 
ros, ne  ressemblent  à  aucune  espèce  de  poésie  moderne  ;  mais 
elles  ont,  en  revanche,  une  curieuse  analogie  avec  un  genre 
d'éloquence  bien  connu  :  à  savoir,  les  discours  prononcés,  à 
Foccasion  des  mariages,  par  les  prêtres  qui  les  bénissent.  Trois 
choses  sont  de  rigueur  dans  un  discours  nuptial  :  l'éloge  des 
fiancés,  celui  de  leurs  familles,  et  enfin  des  considérations  éle- 
vées sur  le  mariage  et  son  caractère  religieux  Le  cadre  est 
immuable,  seuls  les  détails  varient  selon  les  circonstances.  De 
même  l'ode  pindarique  renferme  presque  toujours  quatre  par- 
ties :  l'éloge  de  l'athlète,  celui  de  sa  famille,  celui  de  sa  cité  — 
et  c'est  ici  une  différence  —  enfm  des  réflexions  morales  et  re- 
ligieuses toujours  empreintes  d'une  solennelle  gravité,  comme 


VllI.    —   LA    VIE   INTÉRIEURE    DE    LA    CITÉ.  183 

il  convient  à  une  fête  dont  la  première  raison  d'être  est  un   pè- 
lerinage en  l'honneur  des  dieux. 

De  là,  dansPindare,  ces  généalogies,  ces  allusions,  ces  digres- 
sions, cet  empressement  avec  lequel  le  poète  lâche  son  héros 
—  dont  il  y  a  souvent  peu  à  dire  —  pour  se  lancer  avec  com- 
plaisance dans  des  développements  sur  sa  florissante  patrie  ou 
ses  illustres  aïeux.  Une  lég-ende  prétend  que  le  poète  Simo- 
nide,  ayant  ainsi  rempli  une  ode  de  l'éloge  de  Castor  et  de  Poi- 
lus, se  vit  refuser  par  l'athlète  les  deux  tiers  de  la  somme  pro- 
mise. Il  n'avait  qu'à  se  faire  payer  le  reste  par  Castor  et  PolUix. 
Mais,  en  général,  les  vainqueurs  étaient  très  flattés  de  cet  hom- 
mage rendu  à  leurs  familles  et  à  tous  leurs  tenants  et  abou- 
tissants. Si  les  odes  de  Pindare  nous  paraissent  aujourd'hui  fort 
ennuyeuses  et  assez  obscures,  elles  étaient  en  revanche  très  in- 
téressantes et  très  claires  pour  les  gens  d'alors.  Et  il  faut  que 
ces  sortes  d'éloges  aient  répondu  à  un  besoin  bien  défini  pour 
qu'ils  aient  eu  ce  succès  immense,  et  pour  que  Pindare  ait  été 
salué  avec  enthousiasme  comme  le  plus  grand  poète  lyrique 
de  l'antiquité.  Ce  succès  immense  n'était  que  le  contre-coup  de 
la  passion  immense  que  les  Grecs  avaient  pour  les  sports. 

Les  fêtes  en  plein  air.  Les  Panathénées.  —  D'autres  fêtes 
coupaient  agréablement  la  vie  des  Grecs.  Ces  fêtes  étaient  nom- 
breuses, parce  c{ue  le  travail  facile  laissait  des  loisirs.  Ces 
fêtes  pouvaient  comporter  des  cortèges  et  des  danses  en  plein 
air,  parce  que  le  ciel  était  presque  toujours  serein.  Elles  revê- 
taient un  caractère  gracieux  et  pittoresque,  parce  que  l'édu- 
cation de  la  race  favorisait  le  goût  des  arts. 

Les  processions,  harmonieusement  ordonnées,  satisfaisaient 
ce  goût  dans  la  perfection.  Le  mot  «  pompe  »  vient  d'un  mot 
grec  qui  signifie  cortège.  Le  plus  célèbre  à  Athènes  était  celui 
des  Panathénées.  Cette  fête,  dont  la  tradition  faisait  remonter 
l'origine  à  Thésée,  et  qui  avait  pour  but  de  commémorer  la 
fusion  des  cités  de  l'Attique,  comprenait  des  courses  et  jeux 
divers,  des  concours  de  musique,  et  une  procession  gigantesque 
à  laquelle    prenait  part  une    grande  partie   de   la  population 


184  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

d'Athènes  et  des  environs.  Elle  avait  lieu  tous  les  quatre  ans. 
On  se  réunissait  à  la  principale  porte  de  la  ville,  et  l'on  mon- 
tait à  FAcropole.  En  tête  s'avançaient  les  joueurs  de  flûte  et  de 
cithare.  Puis  venaient  l'infanterie  sous  les  armes,  la  cavalerie, 
les  vainqueurs  aux  courses  de  chevaux  ou  de  chars,  sur  leurs 
chevaux  ou  leurs  chars,  les  hécatomhes  escortées  par  les  prê- 
tres et  les  sacrificateurs,  des  vieillards  portant  des  rameaux 
d'olivier  sacré  (l'arhre  de  Minerve),  des  porteurs  d'offrandes,  les 
jeunes  filles  de  la  bourgeoisie  portant  les  objets  nécessaires 
au  culte  dans  des  corbeilles  canéphores) ,  des  jeunes  gens  char- 
gés d'objets  d'art,  les  femmes  des  métèques,  tenant  en  main 
des  rameaux  de  chêne,  emblème  des  gens  hospitaliers;  les  filles 
de  ces  mêmes  métèques,  dont  la  fonction  —  légèrement  humi- 
liante —  était  de  transporter  des  sièges  et  des  ombrelles  pour 
les  citoyennes.  La  subordination  des  étrangers  aux  gens  du 
pays  était  donc  systématiquement  marquée  dans  le  protocole 
de  la  fête.  Dans  tous  les  détails  de  celle-ci  respirait  un  souci 
caractéristique  de  grâce,  de  symétrie  et  de  belle  ordonnance 
qui  s'accorde  parfaitement  avec  tout  ce  que  nous  avons  dit  des 
inclinations  artistiques,  favorisées  par  les  conditions  sociales,  et 
accrues  de  génération  en  génération.  La  jeunesse  en  particulier, 
avec  son  éducation  toute  littéraire  et  musicale,  trouvait  là  le 
genre  de  divertissement  qui  convenait  le  mieux  à  la  façon 
dont  on  l'avait  orientée  à  l'école,  et  la  souplesse  des  mouve- 
ments, donnée  parle  gymnase,  pouvait  triompher  à  l'aise  dans 
ces  longs  défilés  que  scandait  le  son  des  instruments.  Rien  d'é- 
tonnant si  les  souvenirs  et  les  images  de  cette  fête  ont  frappé 
d'admiration  les  modernes  et  si  les  Grecs  eux-mêmes  se  sont 
efforcés  de  la  reproduire  sur  le  marbre,  comme,  par  exemple, 
sur  la  frise  du  Parthénon. 

Les  Temples  :  Le  Parthénon.  — Le  Parthénon,  dont  nous  avons 
dit  un  mot,  était  le  temple  de  la  déesse  protectrice  d'Athènes. 
Il  était  situé  sur  l'Acropole,  ou  «  ville  haute  »,  en  compagnie 
de  plusieurs  autres,  car  il  y  avait  souvent,  dans  les  grandes 
villes,  le  «  quartier  des  dieux  ».  La  construction   de  ce  chef- 


VIII.    —    LA    VIE    INTÉRIEURE    DE    LA    CITÉ.  185 

d'œiivre  était,  au  point  de  vue  architectural,  l'aboutissement 
de  tous  les  efibrts  tentés  depuis  plusieurs  siècles  pour  perfec- 
tionner ces  sortes  d'ouvrages.  Les  proportions  en  étaient  admi- 
rées comme  particulièrement  heureuses.  Le  monument,  comme 
d'autres,  était  un  grand  rectangle  environné  de  colonnes.  Celles- 
ci  étaient  doriques,  c'est-à-dire  de  style  grave.  Les  carrières 
du  Pentélique,  près  d'Athènes,  avaient  fourni  du  marbre.  Les 
richesses  conquises  après  les  guerres  médiques  permettaient  de 
donner  une  vive  impulsion  aux  travaux.  Un  homme  dont  nous 
allons  parler,  Périclès,  avait  pris  à  cœur  l'ouvrage,  que  Pisis- 
trate  avait  ébauché.  Des  architectes  intelligents,  Ictinos  et  Cal- 
licratès,  fournissaient  les  plans  et  la  direction  technique.  La 
popidation  athénienne  elle-même  produisait  des  artisans  qui 
étaient  plus  ou  moins  des  artistes.  Un  grand  sculpteur,  Phidias, 
était  là  pour  recevoir  sa  tâche,  celle  des  bas-reliefs  et  de  la 
statue  gigantesque  de  Minerve,  qui  se  trouvait  dans  le  temple. 
Cette  statue  était  d'or  et  d'ivoire  (pour  les  parties  superficielles 
tout  au  moins).  La  déesse,  en  digne  tille  de  Jupiter^  roi  des  mon- 
tagnes, portait  le  casque  et  le  bouclier. 

Les  temples  n'étaient  pas  ou  n'étaient  guère  alors  des  lieux 
de  réunion  pour  les  fidèles.  C'étaient  les  maisons  des  dieux. 
Aussi  beaucoup  étaient-ils  petits.  Ceux  que  l'on  faisait  grands 
étaient  grands  parce  qu'on  avait  voulu  honorer  le  dieu  en  lui 
octroyant  une  plus  imposante  demeure,  et  aussi  pour  loger  les 
serviteurs  du  dieu,  prêtres,  sacrificateurs,  etc.  Une  partie  du 
temple,  défendue  par  des  grilles  de  fer,  servait  à  contenir 
les  nombreux  présents  apportés  par  les  fidèles.  Une  autre  partie 
—  la  partie  postérieure  —  contenait  les  logements  des  prêtres 
et  du  personnel.  Dans  la  partie  centrale  trônait  la  divinité, 
que  l'on  venait  invoquer  individuellement,  à  titre  privé,  comme 
lorsqu'on  fait  une  «  visite  »,  car  les  «  cérémonies  »  proprement 
dites  avaient  lieu  surtout  en  plein  air. 

L'Acropole  d'Athènes,  qui  avait  dû  être  naturellement  le 
castel  primitif  d'où  la  ville  était  née  à  l'âge  héroïque,  avait  été 
ruinée  par  les  Perses  lors  de  l'invasion.  On  la  rebâtit  avec  plus 
de  splendeur.  Dans  son  enceinte  sacrée  se  trouvaient,  outre  le 


180  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

Parthénon,  plusieurs  autres  temples,  notamment  celui  de  la 
Victoire  Aptère,  ou  de  la  Victoire  sans  ailes,  représentée  ainsi 
pour  monter  que  désormais  elle  ne  quitterait  plus  Athènes.  Ce 
trait  accuse  fort  bien  le  caractère  intellectuel  et  artiste  de  la 
race.  On  y  voyait  encore  le  temple  d'Athéné  Polias  et  d'Ere- 
chtée,  dont  le  culte  se  rattachait  à  de  très  anciennes  traditions, 
antérieures  à  la  légende  de  Thésée  elle-même.  Enfin,  les  Athé- 
niens avaient  voulu  faire  de  Feutrée  même  de  l'Acropole  un 
monument  splendide  :  les  Propylées.  11  y  eut,  en  un  mot,  au 
lendemain  des  guerres  médiques,  une  débauche  de  constructions 
et  de  reconstructions  qui  attestait  l'essor  merveilleux  pris  par 
la  prospérité  matérielle.  De  la  même  époque  datent  les  fortifi- 
cations d'Athènes,  construites  par  Thémistocle,  et  les  «  longs 
murs  ))  unissant  Athènes  au  Pirée,  œuvre  de  Périclès.  Les  descen- 
dants des  Pélasgos,  comme  leurs  ancêtres  préhistoriques,  se 
révélaient  bâtisseurs.  Jamais  peut-être,  en  si  peu  de  temps,  on 
n'avait  remué  tant  de  pierres  pour  des  constructions  d'intérêt 
public  ou  de  pur  ornement. 

Les  embellissements  de  la  religion  :  sculpture  et  peinture. 
—  La  sculpture  sort  de  l'architecture,  dont  elle  est  le  com- 
plément. Les  statues  sont  en  effet  des  statues  de  dieux.  C'est  le 
locataire  qui  vient  occuper  son  domicile.  Plus  nombreux 
que  les  statues  sont  les  bas-reliefs;  mais  eux  aussi  sont  destinés 
à  orner  la  frise  ou  le  fronton  des  temples.  De  l'architecture  sort 
encore  la  grande  peinture,  qui  a  pour  objet  de  décorer  les  por- 
tiques ou  les  panneaux  en  représentant  des  scènes,  soit  direc- 
tement, soit  indiiectement  religieuses,  car,  même  dans  les 
sujets  «  patriotiques  »  la  glorification  des  dieux  est  inséparable 
de  la  glorification  de  la  cité.  C'est  l'époque  de  Zeuxis,  de  Par- 
rhasius,  de  Polygnote.  Un  autre  genre  de  peinture,  plus  modeste, 
naît  du  besoin  d'orner  les  vases.  Le  tableau  indépendant,  isolé, 
n'arrive  qu'après  coup,  comme  un  raffinement.  Tous  les  arts  plas- 
tiques, en  définitive,  sont  en  germe  dans  la  maison  des  dieux. 

Un  autre  embellissement  de  la  religion  :  le  théâtre  :  Eschyle 


vin.    —    LA   A'IE    INTÉRIEURE    DE    LA    CITÉ.  187 

et  Sophocle.  —  C'est  de  la  religion,  nous  l'avons  vu,  que  sort 
aussi  le  théâtre.  La  tragédie  d'un  côté,  la  comédie  de  l'autre, 
sont  des  transformations  de  la  fête  de  Bacchus.  Nous  avons 
montré  les  étapes  de  leur  naissance.  Un  grand  poète  athénien, 
Eschyle,  achève  de  donner  un  caractère  «  dramatique  »  à  ce 
qui  était  naguère  un  «  chœur  de  danse  ».  Il  invente  ou  géné- 
ralise le  dialogue,  mais  ses  intrigues  demeurent  d'une  simpli- 
cité saisissante  et  le  chœur,  s'il  cesse  d'être  tout,  conserve  du 
moins  une  très  grande  part  dans  l'action.  Dans  les  Suppliantes, 
ce  chœur,  constitué  par  les  cinquante  Danaïdes  —  filles  de 
Uanaos  —  est  le  véritable  héros  de  la  pièce.  C'est  son  péril  qui 
nous  intéresse.  Le  poète,  en  quelques  tableaux  simples  et  gran- 
dioses, nous  montre  ces  jeunes  fdles,  conduites  par  leur  père, 
réclamant  en  Grèce  l'hospitalité  de  Pélasgiis,  qui  les  défend 
contre  JEgypUis.  Le  sujet,  comme  on  le  voit,  dramatise  les  an- 
ciennes légendes  relatives  aux  antiques  migrations  entre  l'Egypte 
et  le  pays  des  Pélasges.  Dans  les  Perses,  Eschyle  glorifie  les  ré- 
cents triomphes  d'Athènes  en  mettant  sur  la  scène  l'humilia- 
tion de  Darius.  Dans  les  Sept  devant  Thèbes,  il  glorifie  la 
cité,  représentée  par  Étéocle  son  défenseur,  contre  les  ((  ban- 
nis »  et  les  «  sécessionistes  »  représentés  par  Polynice.  Dans 
Prométhée  enchaîné,  il  rappelle  la  fameuse  lutte  des  Titans 
dont  nous  avons  parlé,  et  qui  figure  si  bien  le  choc  entre  les 
Pélasges  de  la  plaine  et  les  premiers  bandits  organisés.  Enfin  sa 
trilogie  à'Agamemnon^  des  Coéphores  et  des  Eiiménides  fait 
revivre  la  légende  de  cette  terrible  famille  des  Atrides,  avec 
ces  formidables  vendettas  dont  on  avait  gardé  le  souvenir,  et 
qu'on  expliquait  par  la  «  fatalité  )>,  parce  que  l'Athénien  de 
l'âge  classique  ne  comprenait  déjà  plus  l'état  social  primitif 
qui  les  avait  produits.  Tous  les  sujets  d'Eschyle  ont  un  carac- 
tère grand,  majestueux,  terrible.  C'est  un  poète  tourné  vers 
l'ancien  régime  et  pétri  des  vieilles  idées.  Aussi  va-t-il  être  cher, 
même  après  sa  mort,  au  parti  co/î.se?T«^eMr  d'Athènes. 

Sophocle  réalise,  par  la  fusion  des  diverses  qualités,  la  per- 
fection du  genre.  Lui  aussi  est  conservateur,  si  l'on  veut,  mais 
avec  plus  de  pondération.  Il  est  touché  par  l'esprit  philosophi- 


188  J.A    GRÈCE   ANCIENNE. 

que  dont  nous  allons  parler.  Tout  en  glorifiant  la  Cité,  il  lui 
oppose,  dans  Antigone,  la  loi  naturelle  qui  ordonne  quelquefois 
ce  que  la  Cité  défend.  Antigone,  malgré  les  ordres  de  Gréon, 
roi  de  Thèbes,  donne  la  sépulture  à  Polynice,  parce  que  c'est 
^on  frère.  C'est  l'indice  d'un  esprit  nouveau.  Mais  ce  qui  domine 
toujours  chez  Sophocle,  c'est  l'admiration  pour  les  antiques 
héros  et  héroïnes.  Il  traite  dans  Electre  le  même  sujet  qu'Es- 
chyle dans  les  Coéphores,  c'est-à-dire  le  meurtre  d'Agamemnon 
par  ses  enfants.  Il  renud  pathétique  l'histoire  de  Philoctète,  le 
chef  de  pirates  lâché  par  ses  camarades  et  abandonné  dans  l'île 
de  Lemnos,  Son  héros  le  plus  poignant  est  OEdipe,  qu'il  nous 
montre,  dans  OEdipe-roi,  soulevant  peu  à  peu  le  voile  des  cri- 
mes iuvolontaires  qu'il  a  commis,  et  se  bannissant  de  Thèbes 
en  se  crevant  les  yeux,  puis,  dans  OEdipe  à  Colone,  recevant 
l'hospitalité  généreuse  d'Athènes,  refuge  traditionnel  des  illus- 
tres bannis,  et  incarnée  dans  son  légendaire  Thésée.  Cette  der- 
nière pièce,  comme  les  Perses  d'Eschyle,  constitue  une  belle 
manifestation  patriotique,  sûre  d'être  bien  accueillie  à  une  épo- 
que où  le  sentiment  national  venait  d'être  si  exceptionnellement 
exalté. 

Ce  théâtre  grec  offre  avec  le  nôtre  des  différences  qui  montrent 
bien  le  caractère  des  causes  sociales  d'oui  il  est  sorti.  Il  exclut 
l'amour,  jug-é  indispensable  à  notre  scène  ;  il  est  plein  de  pen- 
sées religieuses  et  même  d'événements  religieux  ;  la  «  fatalité  » 
projette  partout  son  ombre,  bien  que  les  hommes,  doués  d'ini- 
tiative, y  luttent  contre  les  dieux;  le  /^eM  est  presque  toujours 
une  place  publique,  ou  tout  au  moins  un  endroit  en  plein  air  ; 
le  chœur  intervient  plus  ou  moins,  il  représente  en  général  les 
habitants  de  la  localité  où  l'action  se  passe  et  qui,  attroupés, 
sentencieux,  hasards,  disent  leur  avis  ;  les  répliques  des  per- 
sonnages se  balancent  harmonieusement,  avec  une  soigneuse 
recherche  de  la  symétrie.  Tout  atteste,  en  un  mot,  que  nous 
sommes  en  présence  d'un  divertissement  issu  de  la  religion, 
pratiqué  sous  un  beau  climat  par  des  hommes  réunis  en  cités  et 
qui  ont  le  culte  des  belles  formes,  même  dans  les  arrangements 
de  mots. 


VIII.    —    LA    VIE    INTÉRIEURE    DE    LA    CITÉ.  189 

Les  patrons  du  théâtre  :  les  liturgies.  —  Nous  avons  vu  des 
hommes  d'éhte  comme  Pisistrate  encourager  Téclosion  de  ce  di- 
vertissement, Pisistrate,  en  cela,  n'était  pas  un  type  isolé.  Une 
des  causes  qui  ont  fait  fleurir  les  lettres  et  les  arts  à  Athènes, 
c'est  qu'ils  y  trouvaient  d'intelligents  protecteurs,  ce  qu'on  ap- 
pela plus  tard  des  «  Mécènes  ».  Il  faut  des  Mécènes  à  l'art 
toutes  les  fois  que  les  manifestations  de  l'art  coûtent  quelque 
chose,  et  que  les  artistes  se  spécialisent  nettement  dans  la  pro- 
duction du  beau. 

En  ce  qui  concerne  le  théâtre,  un  mécanisme  ingénieux  le 
soutenait,  celui  des  «  liturgies  ». 

On  appelait  liturgie  une  sorte  d'impôt  extraordinaire,  mis  à 
la  charge  des  plus  riches  citoyens.  A  tour  de  rôle,  ceux-ci  de- 
vaient soit  construire  des  galères,  soit  donner  de  grands  repas 
au  peuple,  soit  «  monter  »  une  représentation  théâtrale  à  leurs 
frais. 

L'impôt  est  chose  obligatoire.  Les  liturgies  l'étaient  donc. 
Mais  —  et  ceci  est  un  trait  essentiel  à  retenir  —  l'obligation 
des  liturgies,  si  elle  prenait  parfois  un  caractère  vexatoire  et 
servait  à  des  «  vendettas  »  politiques  appuyées  sur  la  démo- 
cratie, n'était  en  définitive  que  la  consécration  d'anciens  usages, 
la  régularisation  de  libéralités  traditionnelles.  De  temps  im- 
mémorial les  citoyens  riches  et  influents  avaient  tenu  à  se 
rendre  populaires  par  des  libéralités  intelligentes.  Les  choses  se 
passaient  ainsi  du  temps  des  grands  bandits  de  la  montagne. 
Nous  les  avons  vues  se  continuer  avec  les  «  petits  rois  »  de  l'é- 
poque homérique.  Nous  avons  noté  les  moyens  qu'employaient 
les  Pisistrates  pour  se  former  des  clans.  Observation  non  moins 
importante  :  nous  voyons  les  Grecs  d'aujourd'hui,  enrichis  par 
le  commerce,  employer  volontiers  une  partie  de  leur  fortune  en 
subventions  à  leurs  compatriotes.  En  un  mot,  le  Grec  riche,  de 
tout  temps,  a  aimé  à  dépenser  de  l'argent  pour  le  plaisir,  l'ins- 
truction, la  défense  ou  la  gloire  de  sa  cité.  La  liturgie  drama- 
tique, dite  «  chorégie  »,  ne  faisait  en  principe  que  canaliser 
officiellement  ces  bonnes  volontés  préexistantes.  La  jalousie  des 
pauvres  contre  les  riches,  qu'on  rencontre  infailliblement  dans 


190  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

toutes  les  démocraties  où  le  commerce  a  produit  l'inégalité  des 
fortunes,  avait  beau  la  transformer  parfois  en  instrument 
d'oppression.  Des  témoignages  formels  nous  attestent  que,  mal- 
gré le  luxe  croissant  des  représentations  et  Fénormité  de  ces 
^dépenses,  il  y  avait  des  chorèges  amateurs. 

Mais  cette  même  classe  d'aristocrates,  d'où  sortaient  la  plu- 
part des  chorèges,  était  aussi  celle  d'où  sortaient  la  plupart 
des  archontes.  La  démocratie,  en  progressant,  avait  suscité, 
nous  lavons  vu,  des  fonctions  nouvelles,  dont  les  attributions 
s'étaient  enrichies  aux  dépens  de  larchontat,  et  les  parvenus,  les 
moins  lettrés,  les  moins  raffinés,  se  jetaient  de  préférence  sur 
ces  charges  nouvellement  créées,  laissant  aux  rejetons  des 
vieilles  familles  l'honneur  de  remplir  les  anciennes  dignités, 
plus  décoratives  qu'importantes.  C'est  ce  qui  nous  aide  à  com- 
prendre comment  la  tragédie  grecque  put  échapper  au  patro- 
nage impersonnel,  administratif,  automatique  des  «  États  »  qui 
veulent  protéger  officiellement  les  lettres  et  les  arts.  Les  poè- 
tes, à  Athènes,  ont  affaire  tout  d'abord  à  une  homme,  l'ar- 
chonte éponyme,  et  il  y  a  de  grandes  chances  pour  que  ce 
soit  un  homme  «  de  bonne  famille  »,  un  homme  de  bon  goût. 
Cet  homme,  après  un  contact  direct  avec  les  concurrents,  ren- 
voie trois  d'entre  eux  à  un  autre  homme,  le  chorège,  riche  et 
intelligent,  ambitieux  peut-être,  mais  dont  l'ambition  ne  gâte 
rien.  Cet  homme,  qui  remplit  momentanément  une  fonction 
fion  payée,  mais  payante,  est  libre  de  monter  sa  petite  affaire 
comme  il  l'entend.  Bref,  toutes  les  circonstances  sont  favorables 
au  mérite  littéraire  qui,  grâce  à  l'intervention  libre  et  person- 
nelle de  patrons  d'élite,  a  plus  de  chances  de  percer. 

Les  idées  nouvelles  au  théâtre  :  Euripide.  —  Le  chorège, 
dans  l'exercice  de  ses  fonctions,  était  un  personnage  sacré,  en- 
touré d'une  vénération  religieuse  ;  mais,  chose  remarquable,  le 
clergé  n'intervenait  pas  comme  protecteur  du  théâtre.  Il  faut 
noter  cette  différence  radicale  qui  distingue  le  théâtre  grec  du 
théâtre  du  moyen  âge.  En  Grèce,  pour  employer  une  formule 
moderne,  le  clergé  restait  confiné  «  dans  la  sacristie  ».  La  vie 


VIII.    —    LA    VIE   INTÉRIEURE   DE    LA    CITÉ.  191 

des  steppes  riches,  contrairement  à  celle  des  steppes  pauvres, 
ne  développe  guère  Finfluence  sociale  du  clergé.  Or,  c'est  des 
steppes  riches  qu'étaient  issus  les  Pélasges,  et  leurs  descen- 
dants, tout  en  demeurant  fort  religieux,  soit  dans  le  sanctuaire 
du  foyer,  soit  dans  les  manifestations  extérieures,  n'avaient 
laissé  au  corps  sacerdotal  qu'une  place  restreinte  dans  la  so- 
ciété. 

A  l'époque  où  nous  en  sommes,  le  développement  intense  de 
l'instruction,  et  l'entre-croisement  des  systèmes  philosophiques 
importés  d'Ionie  où  nous  les  avons  vus  s'ébaucher,  commence 
à  porter  des  coups  sérieux  à  la  foi  mythologique,  et  le  théâtre, 
écho  des  idées,  reflète  ce  nouveau  courant  d'opinion.  C'est  cette 
nuance  qui  caractérise  le  troisième  grand  poète  tragique,  Euri- 
pide, et  lui  donne  sa  physionomie  à  part.  La  tragédie  d'Euri- 
pide, tout  en  restant  très  sérieuse  et  surtout  très  pathétique, 
contient  des  railleries  envers  les  oracles,  des  irrévérences  en- 
vers les  dieux,  des  réflexions  qui  trahissent  un  naissant  scepti- 
cisme, et  des  ironies  mordantes  à  l'égard  de  vénérables  légendes 
admises  jusqu'alors  comme  articles  de  foi.  Dans  Iphigénie  à 
Aîilis,  le  chef-d'œuvre  du  poète,  on  sape  le  prestige  du  devin 
Galchas,  et  Achille,  le  bouillant  Achille  d'Homère,  parle  comme 
un  philosophe  revenu  de  bien  des  illusions.  Oreste,  dans  une 
autre  pièce,  dit  en  parlant  d'Apollon  :  «  C'est  pour  lui  obéir 
que  j'ai  tué  ma  mère,  traitez-le  donc  d'impie  et  faites-le  mourir. 
C'est  lui  qui  fut  coupable,  et  non  pas  inoi  ».  Dans  son  Electre , 
le  poète  fait  dire  au  chœur  qui  vient  de  rapporter  une  légende  : 
«  Voilà  ce  que  l'on  dit,  mais  fai  peine  à  croire  que  Jupiter  ait 
détourné  le  char  étincelant  du  soleil  et  changé  sa  route  au  pré- 
judice des  mortels,  à  cause  des  vengeances  exercées  par  les 
hommes.  Ces  légendes  terribles  sont  utiles  aux  mortels  qu'elles 
ramènent  au  culte  des  dieux.  »  Euripide  en  est  donc  au  con- 
cept dédaigneux  de  la  religion,  «chose  utile  pour  le  peuple  », 
ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  se  servir  des  dieux  comme  ma- 
chines dramatiques  plus  qu'aucun  autre  poète.  La  puissance 
divine  est  pour  lui  un  moyen  commode  de  fournir  un  dénoue- 
ment à  une  pièce,  et  c'est  un  des  défauts  que  les  critiques  lui 


192  LA   GRÈCE  ancie.nm:. 

ont  le  plus  reprochés.  D'une  façon  générale,  Euripide  est  moins 
noble,  moins  idéal  qu'Eschyle  et  que  Sophocle.  Il  est  plus  bour- 
geois, plps  humain,  plus  imprégné  d'actualité.  Il  personnifie  au 
théâtre  «  l'esprit  nouveau  »,  et  déchaîne  pour  ce  motif  l'ani- 
inosité  des  conservateurs,  comme  Eschyle  excite  leur  admira- 
tion. 

La  vie  publique  et  le  besoin  de  persuader  :  les  sophistes.  — 
Un  critique  latin,  Quintilien,  a  dit  d'Euripide  que  c'est,  de  tous 
les  poètes,  celui  dont  la  lecture  est  le  plus  utile  aux  aspirants 
orateurs.  Rien  d'étonnant  à  cela.  Le  milieu  athénien,  à  l'époque 
d'Euripide,  est  merveilleusement  propice  à  l'essor  de  l'art  ora- 
toire. 

Nous  avons  vu  l'éducation  et  les  divertissements  qui  remplis- 
sent la  vie  privée  des  jeunes  citoyens.  iMais  une  destinée  com- 
mune les  attend  au  seuil  de  la  jeunesse  :  la  vie  publique.  Tous 
les  citoyens  sont  pour  ainsi  dire  les  co-propriétaires  de  la  Cité. 
Il  faut  qu'ils  se  concertent  pour  la  gouverner,  et,  eu  égard  à  la 
petitesse  de  ce  territoire,  ce  «  concert  »  des  citoyens  a  lieu  de 
vive  voix,  sur  la  place  publique.  C'est  toujours  la  suite  et  la 
transformation  des  palabres  homériques,  avec  cette  différence 
que  les  «  grands  chefs  »  de  jadis  ont  perdu  de  leur  prestige, 
et  que  le  pouvoir  s'est  émietté  de  plus  en  plus.  Or,  déjà,  du 
temps  des  querelles  entre  les  Achille  et  les  Agamemnon,  l'art 
de  la  parole  était  chose  d'une  utilité  capitale.  Il  n'est,  avec  le 
temps,  devenu  que  plus  précieux  et  il  est  précieux  à  tout  le 
monde,  puisque  tout  le  monde  (dans  la  classe  des  citoyens) 
peut  aspirer  à  devenir  «  grand  chef  »,  à  entraîner  les  autres, 
à  s'imposer  par  la  voix,  par  le  geste,  par  le  cri,  par  l'argument 
qui  saisit,  par  la  riposte  qui  terrasse,  par  cet  ensemble  de  dons 
naturels  et  acquis,  grâce  auquel  un  homme  fait  crier  à  l'entou- 
rage :  «  Oui  !  oui  !  c'est  cela  !  il  a  raison  !  suivons-le  !  » 

L'état  social  d'une  cité  comme  Athènes  comporte,  en  un  mot, 
un  besoin  intense  de  'persuader.  Le  commerce  et  la  richesse,  qui 
permettent  bien  des  luxes,  bien  des  progrès  et  bien  des  spécia- 
lisations, favorisent  ceux  qui  sont  à  même  de  donner  satisfac- 


Vlir,    —    LA    VIE    INTÉRIEURE    DE    LA    CITÉ.  193 

tion  à  ce  besoin.  L'art  de  la  parole  se  constitue  donc  sous 
forme  de  métier,  et  c'est  la  rhétorique .  Mais  rien  ne  sert  de  parler 
si  l'on  n'a  quelque  chose  à  dire,  si  Ton  ne  peut  mettre  dans 
ses  mots  des  idées  ou  des  semblants  d'idées.  Le  type  du  rhé- 
teur est  donc  dominé  par  un  autre  type  plus  important,  avec 
lequel  il  se  confond  volontiers  :  celui  du  sophiste. 

Les  premiers  «  intellectuels  »  s'appelaient  sages,  ce  qui  n'in- 
diquait qu'une  qualité  personnelle.  A  partir  de  Pythagore,  ils 
s'appellent  philosophes  ou  amis  de  la  sagesse,  ce  qui  prend  la 
façon  d'un  titre  corporatif.  Enfin,  la  terminaison  istes  étant  spé- 
cialement afléctée  aux  métiers,  aux  professions  lucratives,  nous 
avons  maintenant  devant  nous  le  marchand  de  sagesse,  ou,  plus 
exactement,  le  marchand  d'idées. 

La  clientèle  des  sophistes  est  parfaitement  caractérisée.  Ce 
sont  les  jeunes  gens  riches  qui  veulent  se  perfectionner  dans 
l'art  de  la  parole  pour  entrer  aussi  armés  que  possible  dans 
l'arène  politique.  Les  sophistes  sont  donc  des  marchands  qui 
tiennent  chez  eux  tous  les  articles  nécessaires  au  futur  politi- 
cien, et  ces  articles  sont  si  précieux  qu'on  ne  lésine  pas.  On 
paye  50  drachmes  pour  assister  au  cours  de  Prodicus  sur  le 
juste  emploi  des  mots.  Car  la  propriété  des  termes  est  chose 
très  importante  chez  les  peuples  bavards.  Certains  jeunes  gens 
se  saignent  pour  se  procurer  ces  bienheureuses  leçons.  D'au- 
tres, moins  fortunés,  essayent  du  moins  de  s'en  faire  commu- 
niquer le  résumé  par  un  camarade,  et  l'on  se  pâme  au  cours 
d'un  sophiste  auquel  on  n'a  pas  assisté. 

Le  sophiste  Gorgias  dit  dans  Platon  :  «  Le  plus  grand  de  tous 
les  biens,  celui  qui  rend  libre  et  même  puissant  dans  chaque 
cité,  c'est,  selon  moi,  d'être  en  état  de  persuader  par  ses  dis- 
cours les  juges  dans  les  tribunaux,  les  sénateurs  dans  le  sénat, 
le  peuple  dans  les  assemblées...  »  Socrate,  présentant  le  jeune 
Hippocrate  au  sophiste  Protagoras,  lui  dit  :  «  Hippocrate...  est 
d'une  des  plus  grandes  et  des  plus  riches  maisons  d'Athènes; 
nul  jeune  homme  de  son  âge  n'a  de  plus  heureuses  dispositions; 
il  veut  se  rendre  illustre  dans  sa  patrie,  et  il  est  persuadé  que, 
pour  y  réussir,  il  ne  peut  mieux  faire  que  de  s'attacher  à  toi.  » 

13 


194  LA    GKÈCE   ANCIENNE. 

Enfin,  le  poète  comique  Aristophane,  dans  ses  Nuées,  met  en 
scène  un  père,  Strepsiade,  qui  présente  son  fils  à  Socrate,  con- 
sidéré et  traité  dans  la  comédie  comme  un  sophiste  : 

Strepsiade.  —  Instruis-le,  châtie-le,  et  ne  manque  pas  de 
lui  bien  affiler  la  langue,  d'un  côté  pour  les  petits  procès,  de 
Tautre  pour  les  grandes  affaires. 

Socrate.  —  Ne  t'inquiète  pas;  je  te  le  rendrai  sophiste  ac- 
compli. 

En  effet,  si  la  «  raison  du  plus  fort  »,  en  tout  pays,  est  tou- 
jours la  meilleure,  il  s'agit  de  savoir  en  quoi  consiste  la  force, 
et  celle-ci  change  de  caractère  selon  l'organisation  d'une  société. 
Dans  une  cité  comme  Athènes,  où  l'accès  des  fonctions  publi- 
ques est  ouvert  à  tous  les  citoyens,  où  la  cueillette  et  le  com- 
merce ont  créé  une  race  de  gens  bavards  et  persuasifs,  la  force 
est  à  cekii  qui  persuadera  le  mieux.  Bien  des  gens  du  peuple, 
en  de  telles  sociétés,  sont  orateurs  sans  le  savoir.  Un  marchand 
de  poissons  qui  vous  fait  prendre,  grâce  à  son  boniment,  des 
sardines  gâtées  pour  des  sardines  fraîches,  a  en  lui  l'étoffe  d'un 
bon  politicien.  Le  jeune  homme  riche,  lui,  veut  se  rendre 
compte  scientifiquement  des  procédés  qu'emploie  tout  Athénien 
dans  ses  conversations  de  loisir  ou  d'affaires;  il  veut  cataloguer 
les  armes  diverses  que  fournit  la  parole  et  les  diverses  façons 
de  s'en  servir,  afin  de  pouvoir  au  besoin,  sans  hésitation,  s'es- 
crimer de  la  meilleure.  C'est  pourquoi  il  paie  si  cher  ces  leçons 
d'escrime  qui  le  conduiront  aux  grandeurs. 

L'art  de  la  parole  est  donc  prisé,  parce  que  c'est  un  moyen 
(Faction.  Sur  l'agora,  il  faut  raisonner,  parce  qu'il  faut  décider, 
et  il  faut  décider,  à  chaque  instant,  de  la  justice  ou  de  V injus- 
tice de  telle  loi,  de  telle  mesure.  Le  sophiste  apprend  à  ses 
apprentis  à  envisager  tous  les  points  de  vue  possible,  à  sou- 
tenir le  pour  et  le  contre.  De  là  deux  conséquences  :  1°  la  créa- 
tion et  le  triomphe  de  la  logique  ;  2°  l'obscurcissement  systéma- 
tique de  la  morale. 

En  effet,  l'argumentation  devient  d'une  subtilité  extraor- 
dinaire, offrant,  par  la  variété  de  ses  procédés,  une  multitude 
de  ressources  à  la  mauvaise  foi.  L'idéal  consiste  à  questionner 


VIII.    —    LA    VIE    INTÉRIEURE   DE    LA    CITÉ.  195 

sans  cesse  l'adversaire,  à  lui  poser  des  dilemmes,  à  l'obliger  à 
répondre  ((  oui  »  ou  «  non  »  sans  lui  laisser  le  temps  de  réflé- 
chir ou  de  reprendre  l'offensive,  à  tirer  de  sa  réponse  des 
conclusions  machiavéliquement  préparées  d'avance,  à  échapper 
aux  réfutations  par  des  «  distinctions  »  alambiquées.  Mais  il  est 
clair  que  cet  art  de  soutenir  le  pour  et  le  contre  ne  va  pas 
sans  une  certaine  immoralité.  Écoutons  encore  le  Strcpsiade 
d'Aristophane  :  «  Les  coups,  la  faim,  la  soif,  le  chaud,  le  froid, 
peu  m'importe;  qu'ils  (les  sophistes)  m'écorchent,  pourvu  que 
j'échappe  à  mes  dettes,  pourvu  que  j'aie  la  réputation  d'être 
un  coquin  beau  parleur,  impudent,  effronté,  bavard,  haljile 
à  soutenir  les  mensonges,  un  vieux  routier  de  chicane,  une 
vraie  table  de  lois,  un  moulin  à  paroles,  un  renard  qui  passe 
par  tous  les  trous!  »  L'art  de  persuader,  en  un  mot,  est  une 
arme  entre  les  mains  des  convoitises  politiques,  et  l'on  s'en 
sert,  selon  les  besoins  de  la  cause,  pour  prouver  tout  ce  qu'on 
veut. 

C'est  que  la  vie  publique  exerce  un  attrait  immense.  Chez 
nous,  certes,  les  politiciens  abondent  ;  mais  une  foule  de 
citoyens  ne  s'occupent  du  gouvernement  que  le  jour  où  ils 
votent  et  au  moment  où  ils  lisent  leur  journal.  A  Athènes,  la 
vie  publique  est  le  métier  de  tous  les  citoyens.  Elle  prend  à  tous 
un  temps  énorme,  leur  impose  une  foule  de  fonctions  tempo- 
raires très  variées,  et  sollicite  à  chaque  instant  leur  contrôle. 
Cinq  mille  citoyens  sont  membres  de  droit  du  tribunal  des 
héliastes.  Le  Sénat  en  absorbe  cinq  cents.  Pas  d'expédition  qui 
ne  soit  commandée  simultanément  par  plusieurs  stratèges  (une 
dizaine  parfois  pour  de  minuscules  armées).  Enfin,  l'assemblée 
du  peuple  décide  de  tout  en  dernier  ressort,  et  les  occasions  de 
la  convoquer  ne  manquent  pas.  Cet  état  de  choses,  connu  sous 
le  nom  de  «  démocratie  »,  constitue,  en  définitive,  l'élargisse- 
ment progressif  de  ce  «  conseil  »  bruyant,  tumultueux  que  nous 
avons  vu  fonctionner  autour  des  chefs  homériques.  Au  lieu 
d'être  quelques  dizaines  ou  quelques  centaines  à  discuter  sur 
une  petite  place  —  ce  qui  caractérise  la  constitution  aristocra- 
tique —  on  est  plusieurs  milliers  à  discuter  sur  une  grande 


196  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

place.  Cela  tient,  nous  l'avons  vu,  aux  «  ascensions  »  sociales 
dues  au  commerce,  et  à  la  multitude  des  parvenus  qui  a  fait 
craquer  les  cadres  traditionnels  de  la  classe  privilégiée. 

y  L'amour  passionné  de  la  Cité.  —  L'amour  des  citoyens  pour 
la  Cité  est  intense.  Il  combine  les  deux  amours  qu'on  éprouve, 
chez  les  modernes,  pour  la  petite  et  pour  la  grande  patrie, 
puisque  toutes  les  patries  sont  petites.  Cet  amour  est  surexcité 
par  le  danger  constant  que  fait  courir  à  chaque  cité  l'existence 
toute  proche  de  cités  rivales.  Il  est  exalté  par  le  souvenir  des 
luttes  anciennes  et  par  les  légendes  héroïques  des  grands  ban- 
dits plus  ou  moins  divinisés.  Un  fait  qui  montre  bien  l'intensité 
de  ce  patriotisme,  c'est  le  soin  qu'on  a  pris  de  s'en  inspirer, 
lors  de  la  Révolution  française,  pour  fouetter  le  courage  des 
soldats.  Les  grands  révolutionnaires  étaient  en  même  temps  de 
grands  classiques,  et,  pour  faire  naître  des  dévouements,  ils  ne 
trouvaient  pas  de  plus  bel  exemple  à  citer  que  celui  des  défen- 
seurs de  la  Cité  antique.  Du  reste,  nous  avons  déjà  retracé  les 
grandes  lignes  de  ce  sentiment,  à  propos  de  Sparte.  Moins  rude, 
moins  farouche,  mais  toujours  aussi  profond,  ce  sentiment  exis- 
tait à  Athènes  et  dans  toutes  les  cités  grecques,  jalouses  à  l'excès 
de  leur  indépendance,  comme  les  «  petits  rois  »  de  l'âge  homé- 
rique l'avaient  été  de  la  leur. 

La  Cité  est  donc  chose  chérie,  chose  sacrée,  chose  divine.  On 
ne  la  sépare  pas  des  dieux  qui  la  protègent.  On  vénère  les  lois 
jusqu'à  la  superstition,  et  Socrate,  victime  de  ces  lois,  en  fera 
Fapothéose  dans  une  prosopopée  magnifique.  Bien  que  la 
famille  soit  forte  et  respectée,  la  «  défense  de  la  Cité  »,  bien  ou 
mal  comprise,  engendre  des  tyrannies.  Nous  avons  déjà  vu 
l'ostracisme .  Bien  d'autres  condamnations  éclatent  sur  la  tête 
de  tel  ou  tel  citoyen,  dès  qu'un  courant  populaire  existe  pour 
l'accuser  d'avoir  trahi,  d'une  manière  quelconque,  les  intérêts 
de  la  Cité.  On  ne  regardera  pas  si  ce  citoyen  est  juste,  comme 
Socrate,  ni  si  sa  présence  est  nécessaire  à  la  tête  d'une  armée, 
comme  Alcibiade,  ni  s'il  vient  de  rendre  un  service  signalé 
à  Athènes,  comme  les  dix  généraux   des  lies  Arginuses   dont 


VIII.    —    L.V    VIE    INTÉRIEURE    DE    LA    CITÉ.  197 

nous  parlerons  plus  loin.  Dès  qu'on  le  croit  coupable  d'un 
crime  contre  les  lois  ou  contre  les  dieux  de  la  Cité,  une  colère 
formidable  éclate,  et  ce  peuple  intelligent,  de  gaieté  de  cœur, 
tue  ou  proscrit  ceux  qui  se  mettent  ou  semblent  se  mettre  en 
travers  de  la  passion  ardente,  fanatique,  professée  par  le 
citoyen  pour  la  Cité. 

La  Cité  contre  les  idées  nouvelles  :  Socrate.  —  Or,  à  l'épo- 
que où  nous  en  sommes,  commence  à  surgir  un  conflit  :  celui 
de  la  Cité  et  des  idées  nouvelles.  Ce  conflit  prend  corps  dans  un 
événement  retentissant  :  le  procès  de  Socrate  (399). 

Socrate  a  été  considéré  tour  à  tour  comme  un  sophiste  et 
comme  l'adversaire  déclaré  des  sophistes.  Les  deux  points  de 
vue  ont  quelque  chose  d'exact.  Socrate  était  sophiste  par  ses 
procédés  et  son  langage.  Vivant  dans  une  atmosphère  impré- 
gnée de  sophistique,  il  en  subissait  la  contagion.  Mais,  au  fond, 
l'enseignement  de  Socrate  ne  répond  pas  au  même  besoin  social 
que  celui  des  sophistes.  En  effet,  trois  particularités  le  distin- 
guent :  1"  la  gratuité  et  le  désintéressement  absolu;  2°  le  com- 
pagnonnage intellectuel,  sur  pied  d'égalité,  étabh  entre  le 
maitre  et  les  disciples;  3''  la  campagne  vigoureuse,  sorte  d'a- 
postolat convaincu,  entreprise  en  faveur  d'une  restauration 
morale  de  la  Cité. 

Socrate  est  essentiellement  un  amateur.  Il  recherche  les 
jeunes  gens  distingués  pour  causer  avec  eux,  et  il  les  garde 
farce  qu'il  les  aime.  Comment  peut-il  en  trouver?  Parce  que 
le  goût  de  la  spéculation  intellectuelle,  nous  le  savons,  est 
merveilleusement  répandu.  Il  rencontre  un  jour  le  jeune  Xéno- 
phon  dans  une  rue  étroite,  et  lui  barre  le  passage  avec  son 
bâton:  «  Où  vend-on  les  aliments  du  corps?  —  Au  marché.  — 
Et  les  aliments  de  Tàme?  —  Je  l'ignore.  —  Suis-moi,  je  te  l'ap- 
prendrai. »  Et  ce  même  Xénophon  décrit  les  habitudes  de  son 
maitre  :  «  Il  allait  le  matin  aux  promenades,  aux  gymnases, 
se  montrait  sur  la  place  à  l'heure  où  la  multitude  la  remplit, 
et  se  tenait  le  reste  du  temps  dans  les  lieux  où  se  réunissait  le 
plus  de   monde.   Il  y  parlait  la  plupart  du  temps,  et  chacun 


198  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

pouvait  l'écouter.  »  La  philosophie  n'est  pas  pour  Socrate  un 
moyen  d'existence,  comme  pour  le  sophiste.  Elle  fait  partie  du 
mode  d'existence.  Ça  l'amuse,  et  ses  auditeurs  ne  sont  pas  seu- 
lement ses  élèves;  ce  sont  ses  amis.  C'est  lui  qui  les  a  recrutés 
parce  qu'ils  étaient  «  beaux  et  bons  »,  parce  que  leur  physio- 
nomie lui  plaisait.  La  plupart  de  ces  amis  sont  des  jeunes  gens 
riches,  comme  chez  les  sophistes,  car  les  riches  ont  plus  de 
loisir;  mais  il  y  a  pourtant  quelques  pauvres,  natures  d'élite 
éprises  de  ce  savoir  qui  flotte  autour  d'elles.  Ces  jeunes  gens 
sont  ceux  qui  veulent  s'instruire  j)our  le  plaisir  et  n'envisagent 
pas  les  succès  politiques.  Deux  cas  font  exception  :  ceux  d'Al- 
cibiade  et  de  Critias,  qui  veulent  utiliser  Socrate  pour  par- 
venir. Mais  l'ensemble  du  groupe  représente  un  élément  social 
assez  nettement  déterminé  :  à  savoir,  les  jeunes  gens  de  «  bonne 
famille  »  que  la  démocratie  écœure,  et  qui  se  tiennent  ou  sont 
tenus  à  l'écart  du  mouvement  politique.  Ce  qu'il  y  a  de  curieux, 
c'est  que  Socrate  lui-même  est  un  homme  du  peuple,  un 
«  gamin  de  génie  »  qui  s'est  dégrossi  et  affiné  en  écoutant 
parler  les  autres.  Mais  il  apparaît  comme  dévoué  au  parti 
aristocratique  et  honoré  par  les  aristocrates.  C'est  le  cas  inverse 
de  celui  des  Pisistrate,  des  Périclès,  des  Alcibiade,  et  de  tant 
d'autres  qui,  fils  de  famille,  se  font  les  courtisans  de  la  foule. 

Réactionnaire,  Socrate  médite  avec  ses  amis  la  restauration 
de  la  vertu,  c'est-à-dire  celle  de  la  Cité,  car  on  ne  conçoit  pas 
la  justice  sans  politique,  ni  la  politique  sans  justice.  Il  dit  vo- 
lontiers :  «  Connais-toi  toi-même  »,  mais  il  veut  que  la  réforme 
morale  passe  de  la  vie  privée  à  la  vie  pulilique.  Un  «  démon  » 
famiher  le  pousse  au  rôle  de  prédicateur  et  de  réformateur. 
Il  insiste  sur  cette  idée  que,  pour  commander  dans  la  Cité,  il 
faut  avoir  appris,  avant  cela,  à  commander  les  hommes  de 
quelque  manière.  Caustique  et  malin,  il  a  des  railleries  amères 
contre  les  politiciens  d'occasion  qui  mènent  Athènes  et  les  com- 
pare à  des  gens  qui  voudraient  jouer  de  la  flûte  sans  avoir 
étudié  cet  instrument,  ou  conduire  un  navire  sans  avoir  jamais 
appris  à  tenir  un  gouvernail. 

Socrate,  qui   conquiert  des  amis,  se  fait   donc  des  ennemis. 


VIII.    —    LA    VIE    INTÉRIEURE    DE    LA    CITÉ.  199 

Ces  ennemis  sont  :  i°  les  politiciens;  2° les  petits  ouvriers  libres, 
citoyens  de  «  nouvelles  couches  »,  nombreux  à  Athènes  depuis 
les  révolutions  démocratiques;  3°  les  «  intellectuels  »  merce- 
naires qui  courtisent  la  foule.  Des  trois  accusateurs  de  Socrate, 
Lycus  est  «  orateur  »,  Mélitus  corroyeur  et  Anytus  poète.  Cette 
hostilité  contre  Socrate  s'alimente  des  rancunes  de  ceux  aux- 
quels ont  déplu  les  procédés  de  celui-ci  :  la  maieutiqiie,  ou 
art  d'«  éprouver  »  les  gens  en  leur  tirant  les  vers  du  nez  et 
Yironie,  désagréable  aux  mauvais  raisonneurs  qu'on  met  au 
pied  du  mur  par  l'absurde.  Tout  un  parti  de  gens  blâmés, 
bafoués,  méprisés  par  Socrate  et  son  petit  groupe,  se  forme 
donc  et  veut  le  perdre.  Pour  cela,  il  faut  mettre  en  avant  de 
graves  raisons,  intéressant  le  bon  ordre  de  la  Cité.  Ces  raisons, 
on  les  trouve  et  on  les  formule:  1°  Socrate  corrompt  les  jeunes 
gens  ;  S''  Socrate  ne  reconnaît  pas  les  dieux  de  la  Cité. 

Les  griefs  étaient  vraisemblables.  Socrate,  allant  chercher 
lui-même  les  jeunes  gens  pour  les  endoctriner  —  au  lieu  de  les 
attendre  à  son  cours  comme  les  sophistes  —  mécontentait  des 
pères  de  famille  ({ue  déconcertait  cette  indépendance.  En 
outre,  le  mépris  des  magistrats  démocrates,  inculqué  par  So- 
crate aux  jeunes  citoyens  qui  ont  sans  cesse  affaire  à  eux 
dans  les  mille  incidents  de  la  vie  publique,  fournit  à  ces  ma- 
gistrats des  prétextes  plausibles  pour  s'alarmer.  Ils  craignent 
pour  r«  unité  morale  »,  si  utile  en  temps  de  guerre  à  la  dé- 
fense de  la  Cité.  Enfin  la  Cité,  traditionnellement,  a  une  «  re- 
ligion d'État  ».  Or  les  croyances  religieuses  sont  fortement 
battues  en  brèche  par  tout  le  travail  intellectuel  des  philoso- 
phes et  par  les  doutes  systématiques  des  sophistes.  Anaxagore 
et  Prodicus,  déjà,  ont  été  exilés.  La  méfiance  des  esprits  con- 
servateurs est  donc  en  éveil  contre  la  sophistique.  Mais  la  plu- 
part des  sophistes  avaient  dans  leurs  disciples,  devenus  politi- 
ciens influents,  un  puissant  rempart.  Socrate  n'a  pas  ces 
auxiliaires,  et  pourtant  sa  philosophie,  comme  celle  des  sophistes, 
tond  à  détruire  la  croyance  aux  dieux  de  la  mythologie.  C'est 
désormais  chose  entendue  entre  gens  intelligents.  Il  devient 
impossible  à  ceux-ci  d'accepter  argent  comptant  toutes  les  lé- 


200  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

gendes  auxquelles  croyaient  pieusement  les  héros  d'Homère.  La 
«  raison  pure  »  travaille  là-dessus,  et,  tandis  que  les  uns  s'ar- 
rêtent dans  le  scepticisme,  d'autres,  comme  Socrate,  travaillent 
à  se  créer,  par  la  force  du  raisonnement,  une  «  religion  natu- 
relle »,  nouvelle  en  ce  sens  qu'elle  tend  à  révolutionner  les 
esprits,  mais  ancienne  en  ce  qu'elle  se  rattache  obscurément  à 
des  traditions  primitives.  Une  fois  de  plus,  le  conservateur  So- 
crate se  donne  des  airs  de  révolutionnaire.  Il  dit  bien  :  «  les 
dieux  )),  mais  il  est  clair  que,  dans  son  esprit,  les  dieux  font 
bloc,  et  qu'il  pense  à  une  seule  divinité,  placée  beaucoup  plus 
haut,  par  sa  science,  sa  puissance,  ses  attributs,  que  la  bande 
héroïque  des  dieux  de  l'Olympe.  «  Le  vulgaire,  dit  Xénophon, 
pense  que  les  dieux  savent  certaines  choses  et  en  ignorent 
d'autres.  Socrate  croyait  que  les  dieux  connaissent  tout.  »  So- 
crate, en  un  mot,  fait  un  effort  de  génie  pour  remonter  au 
vieux  monothéisme  oublié  depuis  des  siècles.  Bien  plus,  il 
admet  que  ;<  les  dieux  »  puissent  être  en  désaccord  avec  la 
Cité  :  «  J'aime  mieux,  dit-il,  obéir  à  la  divinité  qu'aux  Athé- 
niens ».  Les  martyrs  chrétiens  auront  plus  tard  des  réponses 
analogues.  Mais  l'on  comprend  que  tout  ce  qui  tient,  par 
croyance  ou  par  intérêt,  à  l'intégrité  du  culte  traditionnel,  se 
tourne  contre  Socrate.  Celui-ci  est  donc  condamné  à  boire  la 
ciguë;  mais  sa  mort,  idéalisée  par  ses  disciples,  ne  fait  que 
rehausser  son  prestige,  et  les  <(  idées  nouvelles  »,  avec  Platon, 
triompheront  d'autant  mieux,  qu'il  pourra  les  mettre  sous  ce 
vénéré  patronage.  La  vraie  philosophie,  avec  ses  divisions  prin- 
cipales, logique,  psychologie,  théodicée,  morale,  est  dès  lors 
définitivement  créée. 

L'incarnation  de  la  politique  athénienne  :  le  siècle  dePériclès. 
—  Cette  époque  est,  par  excellence,  l'époque  brillante  d'A- 
thènes. On  l'a  appelée  siècle  de  Périclès,  du  nom  du  politicien 
supérieur  qui,  pendant  un  temps  assez  long,  sut  imposer  sa  su- 
périorité à  la  foule  et  dirigea  les  destinées  d'Athènes.  Périclès 
est  un  second  Pisistrate,  né  en  des  temps  plus  raffinés.  Même 
au  physique,  il  ressemblait  au  célèbre  «  tyran  )>.  Il  descendait 


VIII.    —    LA    VIE    INTÉRIEURE    DE    LÀ    CITÉ.  201 

par  sa  mère  dos  Alcméonides,  la  famille  rivale  des  Pisistratides. 
Son  père,  Xantippe,  était  un  des  généraux  qui  avaient  vaincu 
les  Perses  à  Mycale.  Au  prestige  de  la  gloire,  Périclès  unissait 
les  avantag-es  d'une  forte  éducation.  Il  avait  eu  pour  maîtres  le 
philosophe  Anaxagore,  qui  avait  été  une  première  ébauche  de 
Socrate,  et  Zenon  d'Elée,  un  «  idéaliste  »  qui  avait  tous  les 
traits  du  sophiste.  Orateur  merveilleux,  il  jouait  supérieure- 
ment d'un  double  clavier  :  celui  de  la  rhétorique  et  celui  du 
cœur  humain.  Thucydide,  un  de  ses  adversaires  politiques, 
disait  de  lui  :  «  Quand  je  l'ai  terrassé  et  que  je  le  tiens  sous 
moi,  il  soutient  qu'il  n'est  pas  vaincu  et  le  persuade  au  peuple.  » 
De  ce  peuple,  il  savait  par  cœur  les  goûts,  les  préjugés,  les 
iiianies.  Il  était  de  ces  aristocrates  qui  comprennent  l'avantage 
qu'il  y  a  pour  eux  à  se  donner  un  rôle  populaire,  car  les  pro- 
létaires, dans  l'embarras  où  ils  sont  d'élever  sur  le  pavois  tel 
des  leurs  plutôt  que  tel  autre,  vont  d'instinct  aux  transfuges 
de  l'aristocratie  qui  leur  tendent  les  bras.  Périclès  était  frugal, 
et  veillait  avec  soin  à  ce  que  sa  frugalité  fût  connue.  Il  n'ac- 
cepta jamais  d'autre  titre  que  celui  de  stratège,  qui  était  assez 
banal.  Comme  Pisistrate,  il  régnait  par  l'ascendant  personnel, 
par  la  persuasion,  par  les  «  amitiés  ».  Il  se  donnait  d'ailleurs 
du  lustre  par  la  façon  dont  il  représentait  Athènes  au  dehors. 
Périclès  parait,  en  effet,  avoir  été  un  «  ministre  des  affaires 
étrangères  »  absolument  remarquable. 

La  richesse  d'Athènes,  l'essor  des  arls,  la  construction  des 
monuments,  les  superbes  représentations  dramatiques,  la  noble 
oisiveté  des  raisonneurs  et  des  dilettantes,  tout  cela  devait 
forcément  avoir  un  support  matériel .  Ce  support  matériel, 
c'était  d'abord  l'épanouissement  commercial,  appuyé  sur  la 
suprématie  maritime  d'Athènes.  C'étaient  ensuite  les  tributs 
payés  à  cette  cité  suzeraine  par  ses  alliés.  Or,  la  politique 
extérieure  de  Périclès,  après  celle  de  Thémistocle,  consista 
précisément  à  augmenter  ces  tributs,  à  rendre  plus  forte  l'em- 
prise d'Athènes  sur  les  cités  soi-disant  protégées,  mais  en  réalité 
dominées  par  elle,  à  élargir  le  cercle  de  ces  cités,  à  châtier 
celles   qui    essayaient    de  s'émanciper,    à  fonder    des  colonies 


202  l.A   GRÈCE   ANCIENNE. 

athéniennes  qui,  par  un  coup  double,  lui  fournissaient  l'occa- 
sion de  «  bannir  »,  sans  en  avoir  lair,  les  citoyens  turbulents. 
Faire  de  l'Archipel  un  lac  athénien,  mettre  définitivement  la 
main  sur  les  Dardanelles  et  le  Bosphore,  assurer  l'exploitation 
^le  la  mer  Noire,  et  tout  cela  par  le  moyen  dime  /lotte  maî- 
tresse de  la  mer  :  telle  fut  la  tâche  de  Périclès  au  dehors. 
C'était  en  définitive,  comme  au  temps  jadis,  l'exploitation  des 
côtes  et  des  îles  par  la  piraterie,  mais  par  une  piraterie  voilée, 
savante  et  civilisée.  Gorgés  de  blé,  encombrés  de  marchandises, 
héritiers  des  avantages  de  l'Ionie  défunte,  enrichis  indirecte- 
ment par  la  distribution  des  tributs  employés  en  travaux  publics, 
exemptés  généralement  d'impôts,  fiers  de  leur  prééminence  et 
de  leur  gloire  toutes  fraîches,  mais  heureux  surtout  de  ce  que 
((  les  affaires  marchent  bien  »,  les  Athéniens  se  départissent 
envers  Périclès  de  cette  instabilité  d'affections  dont  ils  faisaient 
preuve  envers  leurs  grands  hommes.  Le  grand  bonheur  de 
Périclès,  c'est  d'être  resté  populaire,  malgré  les  attaques  de 
l'aristocratie  dirigée  par  Cimon,  fds  de  Miltiade,  et  les  périls 
que  lui  firent  courir  parfois  des  accusations  sur  l'emploi  des 
fonds  publics.  Périclès  sut  faire  «  bannir  »  Cimon,  «  bannir  » 
Thucydide,  beau-frère  de  celui-ci,  et  se  tira  des  procès  en  s'ap- 
])uyant  sur  le  fameux  tribunal  des  héliastes,  vaste  cohue  de 
citoyens  érigés  en  juges.  Tout  conspirait  donc  à  rendre  excep- 
tionnellement stable  son  élévation.  Également  servi  par  la  pros- 
périté générale,  par  ses  mérites  réels  et  par  sa  virtuosité  de 
manieur  d'hommes,  il  eut  la  chance  assez  rare,  à  la  différence 
d'autres  u  grands  chefs  »,  de  tenir  son  clan  jusqu'au  bout. 


IX 


LES  GUERRES  ENTRE    CITÉS 
PREMIER  ÉCHANTILLON   :  ATHÈNES  CONTRE   SPARTE 


Les  groupements  de  cités  et  leurs  chocs  fatals.  —  Ce  qu'on 
a  appelé  la  guerre  du  Péloponèse  n'est  pas  un  cas  particulier 
dans  l'histoire  delà  Grèce.  Toutes  ces  petites  cités  indépendantes, 
dominées  par  des  chefs  issus  de  pirates  et  de  bandits,  étaient 
destinées  à  se  battre  entre  elles.  Comme  il  y  avait  eu  lutte  entre 
les  bandits  de  l'âge  mythologique  et  entre  les  petits  rois  de  l'âge 
héroïque,  il  y  eut  lutte  entre  les  cités  de  l'âge  classique.  N'ou- 
blions pas  que  les  souverainetés  n'embrassent  qu'un  étroit 
horizon.  Derrière  cette  chaîne  de  collines,  c'est  l'étranger  qui 
commence,  et  les  «  incidents  de  frontières  »,  rapts,  bravades, 
déprédations,  ne  sont  pas  ce  qui  manque,  puisque  l'origine  de 
la  race  y  a  préparé  admirablement. 

D'autre  part,  le  système  des  <<.  amitiés  »  continue  à  fonc- 
tionner admirablement,  lui  aussi.  Deux  cités  s'aiment  parce 
qu'elles  en  détestent  une  troisième.  On  s'aime  pour  des  raisons 
de  parenté  plus  étroite  de  race,  et  même  pour  des  raisons  de 
sentiment.  La  fidèle  amitié  de  Platée  pour  Athènes  fait  penser  à 
celle  de  Patrocle  pour  Achille.  La  persuasion  entre  cités,  sous 
forme  d'ambassades,  joue  un  rôle  immense.  Chercher  des  amis 
et  se  mettre  à  leur  ser\'ice  est  toujours  une  occupation  très  im- 
portante ;  seulement  les  êtres  collectifs  appelés  ((  cités  »  la  cul- 
tivent comme  les  individus.  <f  Comment,  dit  Alcibiade  aux  Athé- 
niens, avons-nous  obtenu  l'empire,  nous  et  tous  ceux  qui  l'ont 


204  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

exercé?  C'est  en  nous  empressant  toujours  de  secourir  ceux  qui 
nous  invoquaient  '. 

Ces  amitiés  n'ont  pas  lieu  toujours  entre  égaux.  Comme  au 
temps  d'Agamemnon,  où  il  y  avait  de  petits  rois  plus  grands  et 
de  petits  rois  plus  petits,  il  y  a  des  cités  plus  fortes  et  des  cités 
plus  faibles.  Les  cités  fortes  font  très  rarement  la  conquête 
proprement  dite  d'une  autre  cité.  Elles  ne  sont  pas  outillées  pour 
cela,  parce  que  leurs  rouages  disponibles  sont  essentiellement  de 
petits  rouages,  et  ne  dépassent  pas  les  limites  organic|ues  de  la 
cité.  Elles  procèdent  différemment.  Tantôt,  elles  imposent  leur 
amitié  aux  cités  faibles.  «  Sois  mon  amie,  ou  je  te  traite  en  en- 
nemie «  :  telle  est  la  formule  de  cette  politique,  et,  à  vrai  dire, 
certaine  harangue  des  ambassadeurs  d'Athènes  aux  autorités  de 
Mélos,  l'une  des  Cyclades,  se  résume  très  exactement  par  cette 
injonction.  Tantôt  les  cités  fortes  se  contentent  défavoriser,  dans 
les  cités  faibles,  des  révolutions  intestines  qui  font  arriver  au 
pouvoir  des  hommes  amis.  La  réintégration  des  bannis,  comme 
du  temps  où  Adraste  ramenait  à  Thcbes  Polynice  chassé  par 
Etéocle,  est  un  des  procédés  les  plus  usuels.  Sans  avoir  «  con- 
quis »  la  cité  advei^e,  on  la  tient  par  des  amitiés. 

Athènes,  à  l'époque  où  nous  en  sommes,  est  la  cité  qui  a  su 
se  faire  le  plus  d'amis  par  force.  Cette  force,  nous  l'avons  vu, 
c'est  sa  marine  qui,  maîtresse  de  la  mer  Egée,  sert  de  lien  entre 
l'Attique  et  presque  toutes  les  îles  ou  rivages  de  cette  mer.  Invo- 
quée par  rionie  contre  les  Perses,  Athènes  a  glorieusement 
joué  son  rôle  ;  maintenant,  elle  se  fait  payer.  Elle  a  persuadé  aux 
cités  de  l'Ionie,  de  l'Hellespont  et  des  îles  qu'une  alliance  devait 
régner  entre  elles  et  Athènes,  et  qu'un  tribut  devait  être  payé 
pour  subvenir  aux  irais  de  la  défense  commune.  Ce  tribut,  c'est 
la  flotte  qui  va  le  recueillir,  et  il  ne  faudrait  pas  songer  à  le 
refuser.  Piraterie  courtoise,  raffinée,  dorée,  mais  piraterie  tout 
de  même,  comme  le  prouvent  des  répressions  impitoyables, 
lorsque  se  produisent,  comme  àMytilène,  des  tentatives  de  refus. 
Un  décret  d'Athènes  ordonne  le  massacre  de  toute  la  population 

1.  TJuic,  liv.  VI,  xviii. 


TX.    —   LES    Gl'ERRES    ENTRE    CITÉS.  205 

de  cette  ville,  et  c'est  le  lendemain  seulement  que,  sur  un  dis- 
cours plus  modéré  de  Diodote,  un  contre-décret  est  expédié, 
par  une  galère  plus  rapide,  pour  commuer  le  massacre  général 
en  un  massacre  de  mille  Mytiléniens. 

Sparte  également  a  ses  amis;  ce  sont  surtout  les  cités  de  race 
dorienne,  ou  dominées  par  les  Doriens.  Elle  les  tient,  et  depuis 
assez  longtemps,  par  son  prestige  militaire.  N'oublions  pas  ce 
phénomène  constaté  pendant  les  guerres  médiques  :  toutes  les  fois 
que  des  contingents  de  diverses  cités  grecques  se  réunissent  en 
une  troupe,  c'est  le  roi  de  Sparte  qui,  par  acclamation,  comme  de 
droit,  est  choisi  pour  chef,  même  si  son  contingent  est  numérique- 
ment très  faible.  Il  faut  se  représenter  cette  admiration  intense  et 
unanime  pour  la  bravoure  des  Spartiates  si  l'on  veut  se  rendre 
compte  desgroupements  survenus  durantla guerre  duPéloponèse, 
et  même  de  l'attitude  des  Athéniens,  qui  n'oseront  pour  ainsi  dire 
jamais  affronter  les  troupes  lacédémoniennes  en  rase  campagne. 

Ce  sont  là  de  grandes  lignes  ;  il  y  a  des  exceptions,  des  cités 
flottantes  qui  changent  d'amitiés.  Dans  les  cités  ioniennes  se 
trouve  un  parti  qui  s'agite  en  faveur  de  Sparte  et  qui,  lorsqu'il 
triomphe,  jette  la  cité  dans  l'amitié  de  celle-ci.  De  même,  cer- 
taines cités  doriennes  recèlent  des  politiciens  qui  travaillent  pour 
Athènes.  C'est  le  parti  démocrate  qui  incline  vers  celle-ci,  parce 
que  la  démocratie,  nous  l'avons  vue,  est  née  du  commerce  et  du 
bouleversement  des  fortunes.  C'est  le  parti  aristocrate  qui  marche 
avec  Sparte,  parce  que  la  domination  d'un  petit  nombre  de 
citoyens,  formant  une  caste  fermée,  gouvernant  avec  des  prin- 
cipes traditionnels  et  de  l'esprit  de  suite,  convient  mieux  aux 
cités  demeurées  plus  guerrières  que  commerçantes,  plus  monta- 
gnardes que  maritimes.  A  Athènes  même,  nous  le  verrons, 
existe  un  parti  favorable  à  Sparte,  et,  si  l'on  ne  voit  pas  de  Spar- 
tiates proprement  dits  embrasser  la  cause  d'Athènes,  l'expérience 
démontre  que  les  ilotes,  lorsqu'ils  le  peuvent,  sont  enchantés 
de  fuir  leurs  dominateurs  pour  se  réfugier  auprès  des  Athéniens. 

Cause  qui  a  immortalisé  un  de  ces  chocs  :  Thucydide.  —  La 
guerre  du  Péloponèse  (iSl-^tOi)  est  une  «  tranche  »  de  l'histoire 


206  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

interminable  de  ces  guerres  entre  cités,  corsées  d'agitations 
intérieures  dans  chacune.  Elle  est  célèbre  à  cause  d'un  histo- 
rien de  génie,  l'Athénien  Thucydide,  qui  l'a  racontée  en  détail 
dans  un  ouvrage  reconnu  comme  un  chef-d'œuvre.  Thucydide 
a  pris  part  lui-même  à  cette  guerre.  Commandant  d'une  flotte 
athénienne,  il  fut  banni  pour  n'avoir  pu  secourir  à  temps  la 
ville  d'Amphipolis,  en  Thrace.  Thucydide,  qui  possédait  en  ce 
pays  de  riches  mines  d'or,  avait  une  situation  indépendante  qui 
lui  permit  de  s'isoler.  Chassé  d'Athènes,  il  ne  passa  pas  du  côté 
de  Sparte,  et  se  mit  à  recueillir  des  documents  sur  les  événements 
qui  se  passaient  autour  de  lui.  De  cette  situation  dérivait  une  im- 
partialité exceptionnelle.  En  artiste  consommé,  Thucydide  en- 
châsse dans  son  récit  deux  sortes  d'accessoires  :  1°  des  paren- 
thèses sur  telle  ou  telle  cité  à  mesure  que  son  nom  se  présente  ; 
2°  des  discours  faits  de  chic,  qui,  tout  en  reproduisant  fidèlement 
la  pensée  des  orateurs  mis  en  scène,  y  ajoutent  des  réflexions 
plus  ou  moins  profondes  sur  la  situation,  ce  qui  les  rend  plus 
intéressants  en  somme  que  ne  le  seraient  des  discours  véritable- 
ment textuels.  Comme  les  poètes  tragiques,  comme  Pindare, 
comme  tout  le  monde,  l'historien  a  le  goût  des  aphorismes,  des 
maximes  générales,  des  «  vérités  de  la  Palisse  »  placées  artiste- 
ment  sur  les  lèvres  à  qui  elles  conviennent.  Toujours  est-il  que 
les  passions  du  temps  et  les  remous  des  partis  s'y  reflètent  admi- 
rablement. 

Les  partisans  de  la  guerre  à  Athènes.  —  L'initiative  de  la 
guerre  vint  d'Athènes  dans  les  conditions  suivantes  qui  sont  à 
noter,  car  elles  mettent  bien  en  jeu  deux  éléments  sociaux  im- 
portants :  le  rôle  des  bannis  et  celui  des  ainis. 

Des  citoyens  d'Épidamme,  colonie  de  Corcyre  Corfou)  sur  la 
côte  d'Épire,  ont  été  bannis  et  veulent  rentrer  dans  leur  cité.  Les 
Corcyréens  les  appuient.  Les  Épidammiens  résistent,  et,  contre 
Corcyre  leur  métropole,  font  appel  à  Corinthe,  métropole  de 
Corcyre.  Menacés  par  les  Corinthiens,  les  gens  de  Corcyre 
cherchent  l'amitié  des  Athéniens.  Sur  quoi  les  Corinthiens 
invoquent  le  secours  de   Sparte,  et  toute  la  Grèce   est  en  feu. 


IX.    —    LES    GUERRES    ENTRE    CITÉS.  207 

Pour  que  la  guerre  fût  possible,  il  fallait  donc  (|u"il  y  eût  à 
Athènes  imparti  de  la  gnci're.  Quel  était  ce  parti? 

Ce  parti,  c'est  tout  ce  qui  vit  dr  la  mer  :  du  blé  qui  arrive  par 
mer,  de  l'argent  des  tributs  qui  arrive  par  mer,  du  commerce 
qui  se  fait  par  mer,  de  Findustrie  dont  les  produits  s'écoulent 
par  mer,  des  travaux  exécutés  pour  la  confection  et  Téquipe- 
inent  des  navires  qui  tiennent  la  mer,  des  procès  des  alliés 
évoqués  à  Athènes  grâce  à  cette  intimidation  qu'Athènes  exerce 
par  mer. 

Il  est  facile  de  saisir,  au  premier  coup  d'œil,  la  composition  de 
ce  parti  :  il  comprend  la  populace  maritime  duPirée,  les  ouvriers 
à  qui  la  guerre  navale  donne  du  travail,  les  commerçants  qui 
espèrent  étendre  leurs  débouchés,  les  petits  politiciens  oisifs  qui 
vivent,  comme  les  juges  du  tribunal  des  héliastes,  de  salaires 
payés  par  la  cité,  la  masse  des  pauvres  à  qui  l'on  distribue  de 
l'argent  et  du  blé  sous  divers  prétextes.  Il  comprend,  par  raccroc, 
les  «  démagogues  »  qui,  voulant  mener  le  peuple,  sont  bien 
obligés  de  le  suivre,  les  fiipoteurs  qui  manipulent  l'argent  des 
tributs,  les  sophistes  qui  forment  les  politiciens,  quelques  enfaiits 
perdus  de  grandes  familles  qui  cherchent  à  se  faire  de  la  popu- 
larité en  désertant  leur  caste  pour  flatter  la  multitude.  En  un 
mot,  c'est  VAthcnes  nouvelle,  telle  que  l'a  faite  son  merveilleux 
développement  commercial  et  maritime .  C'est  contre  ce tte  Athènes 
que  s'emportent  Socrate,  Platon,  Xénophon,  Aristophane,  inter- 
prètes du  parti  opposé.  C'est  cette  Athènes  qui,  après  la  mort  de 
Périclès,  va  s'incarner  dans  Cléon,  le  fameux  «  démagogue  », 
remueur  défoules,  à  qui  Aristophane  fera  dire  par  le  chœur  de 
ses  Chevaliers  :  «  0  coquin  impudent,  braillard,  tout  est  rempli 
de  ton  audace,  l'Attique  entière,  l'assemblée,  les  finances,  les 
décrets,  les  tribunaux.  Tu  as  bouleversé  notre  ville,  comme  un 
torrent  furieux;  tes  vociférations  ont  assourdi  Athènes,  et,  posté 
sur  une  roche  élevée,  tu  guettes  l'arrivée  des  tributs,  comme 
un  pêcheur  guette  les  thons.  » 

Ce  parti  a  intérêt  à  étendre  le  plus  possible  ce  système  de 
piraterie  civilisée  qui  réussit  avec  Chio,  Samos,  Lesbos,  les  Cy- 
clades,  l'Hellespont,  Byzance,  etc.   PÏus  on  imposera  V amitié 


208  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

d'Athènes  à  un  grand  nombre  de  cités,  plus  le  bénéfice  commer- 
cial et  pécuniaire  en  sera  considérable.  Puisqu'on  a  l'empire  de 
la  mer,  il  faut  en  profiter.  Il  y  a  d'autres  îles  qui  ne  sont  pas 
soumises  (c'est-à-dire  réduites  à  l'alliance  obligatoire).  Vacca- 
joarement  des  iles  :  voilà,  depuis  Salamine,  la  grande  tentation 
d'Athènes.  31ais  Athènes  n'est  qu'une  cité,  et  ne  peut  pas  «  con- 
quérir »  dans  le  sens  propre  du  mot.  Il  faut  qu'elle  persuade. 
De  là  des  ambassades  très  nombreuses,  qui  font  vivre  toute  une 
collection  d'ambassadeurs.  Ce  sont  des  jeunes  gens  à  la  langue 
bien  pendue, /rtrom  des  gouvernants,  qui  briguent  cette  occu- 
pation lucrative  et  vont  proposer  partout  V  «  amitié  »  intéressée 
d'Athènes. 

«  En  tous  lieux,  dit  l'ambassadeur  Euphémos  aux  gens  de 
Camarina  en  Sicile,  même  là  où  nous  ne  sommes  pas  présents, 
soit  qu'on  se  croie  victime  d'une  violence,  soit  qu'on  la  médite, 
chacun  se  tient  assuré  d'avance...  que  nous  viendrons  en  aide  à 
l'opprimé'.  »  Cette  «  amitié  »  importune,  qui  vient  s'offrir  à 
qui  ne  la  demande  pas,  a  d'ailleurs  pour  aiguillon  une  crainte. 
Athènes  cherche  sans  cesse  à  renforcer  son  empire  de  la  mer, 
parce  qu'elle  a  peur  de  voir  quelque  autre  cité  s'en  emparer  à  sa 
place.  Et  le  même  ambassadeur  dit  dans  le  même  discours  : 
«  Nous  le  répétons  :  c'est  la  crainte  qui  nous  a  fait  prendre 
l'empire  en  Grèce;  c'est  la  même  crainte  qui  nous  amène  ici 
(en  Sicile),  pour  y  établir  avec  nos  amis  l'ordre  qui  convient  à 
notre  sûreté.  » 

Nous  verrons  plus  loin  quel  irrésistible  attrait  la  Sicile,  ile 
iwoductrice  de  blé,  exerçait  sur  Athènes,  attrait  qui  devint  fatal 
à  celle-ci.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  peuple  d'Athènes  s'enflammait, 
de  temps  à  autre,  au  récit  qu'on  lui  faisait  de  terres  lointaines  à 
exploiter  par  mer,  et  de  là  cet  «  emballement  »  que  raille  Aristo- 
phane : 

«  Quel  tumulte  par  toute  la  ville  1  Là,  c'est  une  troupe  de 
soldats  tapageurs;  ici  on  se  dispute  pour  l'élection  des  triérar- 
ques;  ailleurs  on  distribue  la  solde,  on  redore  les  statues  de 

1.  Thuc,  VI,  Lxxxvii. 


IX.    —   LES    GUERRES   ENTRE   CITÉS.  209 

Pallas  (qui  ornent  la  proue  des  galères),  la  foule  mugit  sous  les 
portiques  du  marché,  encombrés  de  froment  qu'on  mesure, 
d'outrés,  de  courroies  pour  les  rames,  de  tonneaux  d'ail,  d'olives, 
d'oignons  enfermés  dans  des  réseaux;  on  ne  voit  que  cou- 
ronnes, sardines,  joueuses  de  flûte,  yeux  pochés;  dans  l'arsenal, 
on  enfonce  à  grand  bruit  des  chevilles,  on  fabrique  des  rames, 
on  les  attache  avec  la  courroie;  on  n'entend  que  les  sifflets,  et 
le  son  des  flûtes  et  des  fifres  qui  animent  les  travailleurs  '.  » 

Or,  c'est  précisément  cette  extension  envahissante  des  amitiés 
d'Athènes  qui  excite  la  crainte  de  Sparte  et  de  ses  amies  à  elle. 
Jusqu'alors,  la  marine  athénienne  n'a  guère  exploité  que  la 
façade  orientale  de  la  Grèce.  C'est  lorsque  Athènes  songe  sérieu- 
sement à  la  façade  occidentale  que  les  choses  se  gâtent.  Le  Pélo- 
ponèse  a  peur  d'être  bloqué  par  mer.  On  conçoit  donc  que 
r  «  amitié  »  conclue  entre  Athènes  et  Corcyre  fasse  déborder 
la  mesure.  On  conçoit  aussi  que  Gorinthe,  cité  maritime,  la  plus 
immédiatement  menacée  par  cette  alliance  qui  risque  de  lui 
barrer  ses  deux  routes  de  mer,  mette  tant  de  zèle  à  pousser 
Sparte  à  se  mettre  en  mouvement,  car  Sparte  seule^  par  sa 
supériorité  militaire,  est  de  taille  à  diriger  une  telle  lutte.  Mais 
le  parti  de  la  guerre,  à  Athènes,  se  moque  de  la  supériorité 
militaire  des  Spartiates.  Ge  n'est  pas  sur  Sparte  qu'on  veut  mar- 
cher. On  n'y  songera  pas  un  instant  dans  toute  la  durée  de  la 
guerre.  G'est  au  loin  qu'on  va  se  battre.  G'est  sur  mer  oit  par  mer 
qu'ont  lieu  toutes  les  expéditions.  Athènes,  grâce  à  Thémistocle 
et  à  Périclès,  possède  d'ailleurs  d'excellentes  murailles.  Quant 
à  l'Attique,  quant  à  la  banlieue,  tant  pis,  c'est  la  part  du  feu 
sacrifiée  d'avance  :  les  Lacédémoniens  peuvent  y  venir. 

Les  partisans  de  la  paix.  —  Us  y  viennent,  et  c'est  précisé- 
ment ce  qui  exaspère  les  autres  Athéniens,  ceux  qui  ne  tiennent 
pas  à  la  mer,  mais  â  la  terre,  ceux  qui  sont  propriétaires  ruraux, 
surtout  les  grands  propriétaires,  ceux  qu'on  ne  peut  consoler 
de  la  perte  de  leurs  olivettes  ou  de  leurs  vignobles  par  des  dis- 

1.  Acharniens. 

14 


210  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

tributions  populaires  de  blé,  d'argent  ou  de  butin.  On  conçoit 
la  différence  des  situations.  Payés  pour  se  battre,  payés  pour 
naviguer,  payés  pour  construire  des  bateaux,  payés  pour  juger, 
payés  pour  ne  rien  faire,  les  prolétaires  se  trouvent  au  mieux. 
Pendant  ce  temps,  les  Spartiates  et  leurs  alliés  se  promènent  en 
maîtres  à  travers  TAttiquc,  brûlant  les  moissons,  arrachant  les 
vignes,  coupant  les  oliviers,  emmenant  les  troupeaux,  opérant 
des  razzias  d'esclaves.  On  les  voit  des  remparts,  et,  naturelle- 
ment, ce  spectacle  met  la  rage  au  cœur  des  ruraux.  «  Je  perds 
la  vue  à  pleurer  mes  bœufs,  »  dit  un  laboureur  dans  les  Achar- 
niens  d'Aristophane.  Et  Thucydide  décrit  avec  émotion  la  dou- 
leur de  ces  ruraux  obligés  d'aller  s'enfermer  dans  la  ville  : 
«  Ce  n'est  pas  sans  peine  qu'ils  abandonnaient  leurs  demeures; 
il  y  avait  si  peu  de  temps  d'ailleurs  qu'ils  s'y  étaient  réinstallé  s 
après  la  guerre  médique  !  Il  leur  était  douloureux  et  cruel  de 
quitter  des  lieux  sacrés,  des  habitations  où  ils  avaient  conservé 
les  mœurs  antiques,  et  que  l'habitude  leur  avait  fait  de  tout 
temps  considérer  comme  une  patrie'.  »  On  voit  quel  élément 
social,  bien  différent  de  l'autre,  recrute  le  parti  de  la  paix.  Ce 
sont  les  propriétaires  fonciers,  les  vieux  habitants  du  pays,  les 
«  conservateurs  »  qui  forment  le  noyau  de  ce  parti.  On  y  trouve 
la  plupart  des  pentacosiomédimnes  et  des  chevaliers,  classes  de 
citoyens  dispensés  du  service  de  mer  —  notons  bien  cela  —  et 
astreints  seulement  au  service  terrestre,  comme  plus  honora- 
ble. Mais,  par  suite  du  développement  commercial  d'Athènes 
et  de  l'ascension  des  nouvelles  couches,  ce  parti  se  trouve  le 
moins  fort.  C'est  une  aristocratie  déchue  et  mise  en  minorité, 
et  qui,  sauf  cjuelques  ambitieux  et  quelques  «  ralliés  »,  déteste 
le  gouvernement  du  jour. 

Et,  précisément  parce  qu'elle  déteste  le  gouvernement  du 
jour,  elle  a  un  faible  pour  ces  institutions  lacédémoniennes,  où 
r  «  ancien  régime  »  s'est  si  merveilleusement  conservé.  Chose 
paradoxale  et  vexante  :  ce  sont,  parmi  les  Athéniens,  les  admi- 
rateurs de  Sparte  qui  ont  le  plus  à  souffrir  de  la  guerre  avec 

1.  Thuc  ,  II,  XVI. 


IX.    —   LES    GUERRES   ENTRE    CITÉS.  211 

Sparte.  Cette  minorité,  sans  doute,  est  «  patriote  ».  Socrate, 
Xénophon,  Thucydide  portent  les  armes  contre  les  Lacédémo- 
iiiens.  Nicias,  général  sage  et  habile,  qui  subit  l'estime  impé- 
rieuse du  public  et  qui  se  voit  forcé  de  commander  à  contre- 
cœur des  expéditions  qu'il  désapprouve,  s'incline  devant  son 
devoir.  Mais  le  désir  constant  de  ces  hommes  d'élite  est  de 
trouver  un  joint  pour  faire  la  paix,  au  lieu  que  les  démago- 
g-ues  sont  sûrs  de  plaire  au  peuple  en  prêchant  la  guerre  à 
outrance.  Cette  aristocratie,  à  un  moment,  trouve  le  moyen  de 
se  remuer.  C'est  vers  la  fin  de  la  guerre,  lorsque  les  désastres 
de  Sicile  ont  anéanti  deux  flottes  athéniennes.  Les  aristocrates 
se  ressaisissent,  se  concertent,  réussissent  à  faire  convoquer  une 
assemblée  hors  de  la  ville  et  à  organiser  l'oligarchie  des  Quatre- 
Cents,  laquelle  n'a  rien  de  plus  pressé  que  de  faire  des  proposi- 
tions de  paix  aux  Lacédémoniens.  Mais  les  Quatre-Cents  ont 
compté  sans  la  dernière  flotte  athénienne,  qui  stationne  alors 
à  Samos.  Cette  flotte,  furieuse,  menace  de  faire  un  prommcia- 
mienlo  et  de  cingler  sur  Athènes.  Devant  cette  attitude  des 
marins,  l'aristocratie  terrienne  lâche  pied,  et  la  guerre  à  outrance 
reprend  de  plus  belle. 

En  résumé,  Athènes  est  belliqueuse  et  démocrate  en  tant 
qu'elle  tient  à  la  mer;  elle  est;  pacifique  et  aristocrate  en  taiit 
qu'elle  tient  à  la  terre.  Cette  divergence  est  la  résultante  lumi- 
neuse du  conflit  de  deux  éléments  sociaux  superposés. 

La  poésie  contre  la  guerre  :  Aristophane.  —  Les  partisans 
de  la  paix  doivent  attirer  particulièrement  l'attention,  parce 
qu'ils  ont  avec  eux  la  littérature. 

Ils  ont  la  littérature,  parce  qu'ils  ont  avec  eux  les  bonnes 
familles,  où  la  culture  intellectuelle,  de  génération  en  généra- 
tion, s'est  plus  raffinée  ;  ils  ont  la  littérature  parce  que,  bannis 
pour  la  plupart  des  affaires  publiques,  leurs  hommes  de  mérite 
ont  plus  de  loisirs,  soit  pour  se  livrer  aux  travaux  de  l'esprit, 
soit  pour  les  goûter.  Il  est  très  clair,  par  exemple,  que,  si 
Thucydide  a  composé  son  Histoire  de  la  Guerre  du  Péloponèse, 
c'est  qu'une  disgrâce  lui  a  donné  tout  le  temps  de  s'en  occuper. 


212  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

Le  parti  de  la  paix  a  pour  lui  les  deux  grands  historiens  de 
l'époque,  Thucydide  et  Xénophon. 

Xéiiophon,  continuateur  de  Thucydide,  est  aussi  connu  comme 
disciple  et  apologiste  de  Socrate.  C'est  le  condisciple  de  Platon, 
sefrvant  de  contre-épreuve  à  celui-ci,  et  son  exemple  sert  à 
montrer  que  le  cas  de  Platon,  fougueux  adversaire  de  la  déma- 
gogie, n'est  nullement  exceptionnel.  Avec  moins  de  fougue, 
Xénophon  soutient  les  mêmes  idées.  Il  se  fait  bannir  d'Athènes 
pour  «  laconisme  »,  c'est-à-dire  pour  sympathie  à  l'égard  de 
Sparte,  et  c'est  à  Sparte  qu'il  va  se  réfugier.  Lui  aussi  était 
du  clan  de  ces  propriétaires  ruraux,  amis  des  vieilles  mœurs 
et  auxquels,  dans  ses  Économiques,  il  donne  de  graves  con- 
seils. 

Mais  les  deux  figures  littéraires  les  plus  typiques,  dans  ce 
conflit  entre  deux  courants  politiques,  sont  celles  d'Aristophane 
et  de  Platon. 

La  comédie  d'Aristophane  n'est  pas,  comme  la  comédie  mo- 
derne, une  étude  de  mœurs  ou  de  caractère.  C'est  une  satire 
en  action,  une  énorme  caricature.  L'intrigue,  d'une  fantaisie 
invraisemblable,  ne  sert  que  de  prétexte  à  des  bouffonneries 
systématiques  dirigées  contre  les  démocrates,  les  militaristes 
et  les  intellectuels  «  nouveau  jeu  ».  Les  personnages  y  sont 
nommés  par  leur  nom  et  attaqués  directement.  Le  tout-puis- 
sant Cléon  n'y  échappe  pas,  et  le  poète  le  traîne  impitoyable- 
ment sur  la  scène. 

Comment  une  telle  audace  est-elle  possible  ?  Comment  peut- 
on  injurier  publiquement  les  maîtres  du  jour,  dont  la  puis- 
sance est  si  formidable?  Comment  l'audacieux  n'est-il  pas 
condamné  à  mort,  à  l'exil,  ou  tout  au  moins  au  silence? 

(^ette  immunité  du  poète  comique  a  deux  causes  : 

1°  Le  théâtre,  nous  l'avons  vu,  est  une  institution  sacrée.  Il 
a  pris  naissance  dans  la  fête  des  vendanges,  où,  à  côté  des 
hymnes  à  Bacchus,  se  glissaient  des  chansons  licencieuses  et 
des  bouffonneries  agressives,  canalisées  depuis  lors  par  la  co- 
médie. L'idée  que  tout  cela  faisait  partie  de  la  fête  d'un  dieu 
engendrait  une  tolérance  tacite,  et,  contre  cette  tolérance,  de- 


IX.    —    LES    GUERRES   ENTRE    CITÉS.  213 

venue  traditionnelle,  il  était  extrêmement  difficile  de   réagir. 

2°  Les  Athéniens,  hantés  par  la  jalousie  démocratique,  ont 
une  immense  horreur  de  la  tyrannie,  et  cette  horreur  se  tra- 
duit par  un  respect  superstitieux  des  garanties  politiques,  ac- 
cordées aux  citoyens  par  les  lois.  «  Tout  est  pour  nous  tyrannie , 
conspiration,  dit  Bdélycléon  dans  les  Guêpes.  Elle  est  mainte 
nant  aussi  commune  que  le  poisson  salé...  Achète-t-on  des  rou- 
gets, et  ne  veut-on  pas  de  sardines?  Aussitôt  le  marchand  d'à 
côté,  qui  vend  des  sardines,  de  s'écrier  :  «  Voilà  un  homme 
dont  la  cuisine  sent  la  tyrannie!  »  La  conséquence  de  cette 
hantise,  c'est  qu'on  attache  une  importance  extrême  à  toutes 
les  barrières  artificielles  susceptibles  de  protéger  la  liberté. 
Les  aristocrates  eux-mêmes  bénéficient  de  ces  institutions  dé- 
mocratiques et  s'en  servent  pour  propager  leur  opinion.  Tel 
est  chez  nous,  par  exemple,  le  respect  obligé  pour  la  liberté 
de  réunion  et  la  liberté  de  la  presse.  Tous  les  jours,  dans  la 
France  actuelle,  les  gouvernants  sont  obligés  de  subir  des  in- 
jures imprimées,  que  l'on  ne  supporterait  pas  si  elles  étaient 
dites,  mais  qui  deviennent  inviolables  par  le  seul  fait  de  l'im- 
pression. La  liberté  du  théâtre,  à  Athènes,  est  un  peu  quelque 
chose  dans  ce  genre,  et  le  démagogue  le  plus  hardi  ne  saurait 
y  porter  atteinte  sans  encourir,  aux  yeux  du  bas  peuple  lui- 
même,  la  redoutable  accusation  de  «  tyranniser  », 

Or,  c'est  précisément  parce  que  la  presse  n'existe  pas  que 
Y  opposition  aristocratique  se  jette  sur  le  théâtre,  comme  sur 
un  moyen  de  propagande.  La  chose  lui  est  d'autant  plus  facile 
qu'elle  compte  dans  son  sein  et  les  hommes  de  talent  qui  com- 
posent, et  les  Chorèges  qui  montent  les  pièces,  et  les  Archontes 
éponymes  qui  acceptent  celles-ci.  Nous  avons  vu  que  les  ar- 
chontes sont  des  magistrats  vieux  jeu,  n'ayant  conservé  de  leur 
pouvoir  que  des  débris  décoratifs.  Aussi,  en  vertu  de  vieilles 
habitudes  et  de  vieilles  lois,  les  choisit-on  généralement  parmi 
les  aristocrates,  alors  que  les  Stratèges,  détenteurs  effectifs  du 
pouvoir,  sont  les  créatures  de  la  démagogie.  Aristophane  s'em- 
pare donc  du  théâtre,  comme  un  leader  d'opposition  s'empare 
d'un  grand  journal,  pour  faire  campagne  contre  le  gouvernement. 


214  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

Mais  sur  qui  agir?  Sur  les  aristocrates?  Ils  sont  déjà  convertis, 
ce  qui  ne  suffit  pas.  Le  poète  agira  sur  le  peuple,  cet  immense 
peuple  qui  remplit  l'immense  théâtre,  sur  cette  canaille  intel- 
ligente et  spirituelle  qui  compose  les'  classes  inférieures.  Pour 
plaire  à  cette  canaille,  il  faut  s'encanailler.  Et  nous  voyons 
s'expliquer  lumineusement  les  grossièretés,  les  trivialités,  les 
obscénités  d'Aristophane,  mêlées  à  tant  de  verve,  de  finesse  et 
dart  délicat.  «  Il  faisait  sourire  Platon  tout  à  l'heure,  dit  Paul 
de  Saint- Victor.  Maintenant  il  va  faire  pouffer  les  tripiers  et  les 
marchandes  d'herbe'.  »  Vous  voulez  de  gros  lazzis?  En  voilà! 
des  mots  baroques?  en  voilà!  des  ordures?  en  voilà!  L'aristo- 
crate se  fait  peuple  pour  divertir  le  peuple,  et  lui  rendre  ridi- 
cules ses  idoles.  Et  il  est  probable  que  le  peuple,  bon  enfant, 
applaudit  la  caricature  de  Cléon,  sauf  à  applaudir  Cléon  le  len- 
demain, car  la  canaille  athénienne,  quoique  pétrie  d'esprit,  est 
fort  versatile.  Nous  en  verrons  des  exemples  stupéfiants. 

Quatre  pièces  d'Aristophane,  sur  dix  qui  nous  restent,  sont 
dirigées  contre  les  politiciens  fauteurs  de  la  guerre.  Ici,  c'est 
un  propriétaire,  Dicéopolis,  qui,  ayant  conclu  sa  petite  paix  pour 
lui  tout  seul,  voit  l'abondance  régner  dans  son  domaine  pen- 
dant que  ses  compatriotes  vont  se  faire  casser  la  tête,  et  fait 
ripaille  pendant  que  les  autres  crèvent  de  faim  [Les  Achaimiens). 
Là,  ce  sont  les  nations  de  la  Grèce,  incarnées  en  des  person- 
nages, qui  retirent  la  Paix  d'une  caverne  où  des  scélérats  l'a- 
vaient jetée  {La  Paix).  Ailleurs,  c'est  Lysistrata  (mot  à  mot  celle 
qui  licencie  l'armée),  qui  détermine  toutes  les  femmes  à  se  mettre 
en  grève  et  à  ne  plus  rentrer  dans  leurs  foyers  avant  que  leurs 
maris,  Athéniens  et  Lacédémoniens^,  se  soient  mis  d'accord 
[Lysistrata).  La  pièce  des  Chevaliers  s'attaque  à  Cléon  en  per- 
sonne. Dans  les  Grenouilles  et  les  Thesmophories,  le  poète  s'en 
prend  à  Euripide,  accusé  de  pervertir  les  vieilles  mœurs  par 
les  idées  nouvelles.  Pour  la  même  raison,  et  par  une  méprise 
explicable,  la  pièce  des  Nuées  s'en  prend  à  Socrate,  que  l'au- 

1.  Les  femmes,  et  par  conséquent  les  marchandes  d'herbes,  n'assistaient  pas  aux 
comédies.  Paul  de  Saint-Victor  est  donc  distrait  ;  mais  on  saisit  le  contraste  qu'il 
veut  traduire. 


IX.    —    LES    Gl  ERRES    ENTRE    CITÉS.  21 0 

teur  confond  évidemment  avec  les  sophistes  (nous  avons  vu  que 
la  confusion  était  possible].  Les  Harangueuses  raillent  les 
femmes  émancipées  et  la  satire,  en  définitive,  ricoche  sur  la  dé- 
mocratie. Dans  Plutus,  le  dieu  des  richesses,  guéri  de  sa  cécité, 
se  met  à  distribuer  ses  faveurs  à  bon  escient,  ce  qui  occasionne 
bien  des  changements  à  vue  dans  Athènes.  Enfin,  dans  les  Oi- 
seaux, Aristophane,  plus  fantaisiste  que  jamais,  suppose  une 
ville  bâtie  dans  les  airs,  d'où  l'on  bannit  —  et  c'est  ici  que  le 
comique  se  donne  libre  jeu  —  tout  ce  qui  lui  déplaît  dans  la 
société  actuelle.  Cette  ville  aérienne  d'Aristophane  est  le  pen- 
dant comique  de  la  République  de  Platon,  dont  on  peut  dire 
qu'elle  est  pareillement  bâtie  dans  les  nuages,  et  pour  les  mêmes 
motifs.  Partout  donc,  en  définitive,  le  souci  d'une  restauration 
politique  et  sociale,  et  la  première  condition  de  cette  restaura- 
tion, c'est  de  faire  la  paix.  Ainsi  Aristophane,  seul  des  comi- 
ques, a-t-il  des  accès  de  lyrisme  en  face  de  la  nature,  de  la 
campagne.  On  trouve  dans  la  Paix,  notamment,  des  passages 
idylliques,  mais  d'un  effet  très  calculé  :  «  Quand  la  cigale  chante 
sa  douce  mélodie,  j'aime  à  voir  si  les  vignes  de  Lemnos  com- 
mencent à  mûrir,  car  c'est  le  plan  le  plus  précoce.  Je  regarde 
aussi  grossir  la  figue  et,  lorsqu'elle  est  à  point,  je  la  mange 
en  connaisseur,  et  je  m'écrie  :  «  0  l'aimable  saison!  »  Mais 
voici  la  morale  :  «  Enfin  j'engraisse  à  passer  ainsi  l'été  bien 
plus  qu'à  regarder  un  maudit  officier,  avec  ses  trois  aigrettes, 
et  sa  chlamyde  d'un  rouge  éclatant...  et  qui  (à  la  bataille)  se 
sauve  le  premier,  comme  un  grand  coq  jaune,  en  secouant  son 
panache,  tandis  que  je  reste  exposé  au  fort  du  combat!  »  Il 
y  a  plus  fort  :  le  poète  va,  en  pleine  guerre  contre  Sparte,  jus- 
qu'à chanter  Sparte  dans  ses  vers.  Il  ose  écrire,  dans  le  chœur 
final  de  Ly^istrata  :  «  Quitte  encore  une  fois  l'aimable  sommet 
du  Taygète,  ô  muse  laconienne...  oh!  viens!  accours  d'un  pas 
léger,  chantons  Sjmrte  qui  se  plait  aux  divins  chœurs  et  aux 
danses  gracieuses  ».  On  n'est  pas  plus  sans-gêne  dans  la  réac- 
tion contre  un  courant  d'idées.  Qu'on  se  figure  un  poète  fran- 
çais qui  aurait,  en  1871,  mis  sur  les  lèvres  d'un  acteur  un  cou- 
plet commençant  par  :  «  Chantons  la  Prusse!   »  Telle  est  donc 


216  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

à  la  fois  la  division  des  esprits  dans  les  cités  grecques  et  la  liberté 
de  langage  qu'y  ont  créée  les  mœurs  politiques. 

La  philosophie  contre  la  guerre  :  Platon.  —  Si  Aristophane  est 
un  Platon  grotesque,  Platon  est  un  Aristophane  sérieux.  L'œu- 
vre du  grand  philosophe,  en  efTet,  est  éminemment  satirique. 
Elle  est,  par  la  pensée  qui  l'inspire,  une  protestation  conti- 
nuelle contre  la  démocratie  athénienne  et  une  aspiration  se- 
crète vers  des  institutions  sociales  analogues  à  celles  de  Sparte. 

Platon  est  le  plus  brillant  des  amis  de  Socrate.  Son  œuvre 
entière  est  consacrée  à  lapothéose  de  celui-ci.  Non  content  de 
le  défendre,  il  s'efface  volontairement  dans  ses  dialogues,  et 
met  ses  propres  idées  sur  les  lèvres  de  ce  maître  admiré  et 
chéri.  Cette  forme  du  dialogue  convient  admirablement  aux 
inclinations  artistiques  de  Platon  qui,  s'il  faut  en  croire  une 
anecdote,  aurait,  après  des  débuts  poétiques,  brûlé  toutes  ses 
tragédies  lors  de  sa  première  rencontre  avec  Socrate,  pour 
s'adonner  à  la  philosophie.  Ce  souci  de  l'art  et  cette  forme  du 
dialogue  font  que  la  vraie  pensée  de  Platon  est  quelquefois 
flottante.  Ce  sont  des  morceaux  brillants,  des  envolées,  des 
mythes,  des  allégories,  comme  celle  de  la  caverne,  des  proso- 
popées,  comme  celle  des  Lois  parlant  à  Socrate.  Mais  ce  qui  est 
très  clair,  c'est  l'amour  de  la  hiérarchie,  de  la  subordination,  qui 
éclate  dans  tout  le  système  du  philosophe,  lequel  est  à  la  fois 
une  œuvre  d'art  et  une  généralisation  des  principes  d'aristocratie. 
Partout,  dans  ce  système,  la  division  en  trois  étages.  Trois  fa- 
cultés dans  Fâme  :  les  sens,  le  cœur'-  et  la  raison.  L'objet 
des  sens,  c'est  [a.miilliplicité;  l'objet  du  cœur,  les  rapports  entre 
la  multiplicité  et  l unité;  l'objet  de  la  raison,  Y  unité.  Aux  sens 
se  rapportent  les  phénomènes,  au  cœur  les  nombres,  à  la  raison 
les  idées.  Les  sens  ont  leur  symbole  dans  le  ventre,  le  cœur 
{thymos)  dans  le  cœur  [organe]^  la  raison  dans  la  tête.  La  science 
des  sens,  c'est  \b.  physique ;\^  science  du  cœur,  c'est  Varithmé- 

1.  Le  mot  cœur  rend  ici  le  mot  grec  tlnjmos,  qui  est  inlraduisible.  Ce  «  cœur  » 
n'est  pas  seulement  une  faculté  sentimentale,  mais  encore  un  degré  d'intelligence 
intermédiaire  entre  les  sens  et  la  raison. 


I\.    —    LES   GUERRES   ENTRE   CITÉS.  217 

tique  ^  ;  la  science  de  la  raison,  la  dialectique.  Les  sens  ont 
une  vertu  :  la  tempérance;  le  cœur  en  aune  :  le  courage;!^ 
raison  en  a  une  autre  :  la  prudence.  Les  trois  réunies  font  la 
justice,  qui  est  l'harmonie  des  autres.  Dans  l'ordre  des  éléments, 
aux  sens  correspond  la  terre  ;  au  cœur,  Veau  et  Yair,  qui  sont 
l'un  et  l'autre  des  fluides  et  ne  diffèrent  que  par  la  densité  ;  à 
la  raison  le  feu,  qui  règne  au-dessus  de  l'air,  dans  l'éther.  La 
Cité  se  taille  sur  le  patron  de  l'âme  humaine  et  du  corps  humain. 
Elle  a  une  tête  :  les  magistrats;  elle  a  un  cœur  :  les  guerriers; 
elle  a  un  ventre  :  les  artisans.  Et  les  artisans  ont  surtout  be- 
soin de  tempérance,  les  guerriers  de  courage,  les  magistrats  de 
prudence.  La  connaissance  enfin  a  trois  degrés  :  Vopinion  vague, 
faite  pour  le  peuple  ;  Vopinion  certaine,  faite  pour  les  guerriers  ; 
la  vérité  scientifique,  faite  pour  les  magistrats.  Et  chacun  des 
étages  de  l'âme  loge  un  amour  particulier;  amour  sensuel  à 
l'étage  inférieur,  amour  courageux  à  l'étage  intermédiaire, 
amour  rationnel  à  l'étage  supérieur.  C'est  ce  dernier,  le  plus 
épuré,  qui,  peu  compris  d'ailleurs,  a  donné  naissance  à  l'ex- 
pression à.' amour  platonique.  Le  procédé  du  philosophe  est  celui 
de  Vélimination,  du  choix,  de  V ascension  dialectique .  Car  dia- 
lectique vient  d'un  mot  qui  signifie  choisir.  Le  choix,  V élite, 
Vépuration,  voilà  l'idée  maîtresse.  Ce  qui  perd  la  science,  c'est 
la  vulgarité;  ce  qui  perd  la  cité,  c'est  le  vulgaire.  Remontez  aux 
idées  d'élite,  faites-vous  des  âmes  d'élite,  livrez-vous  aux  amours 
d'élite,  confiez  le  pouvoir  aux  hommes  d' élite.  L'homme  chez  qui 
les  sens  dominent  la  raison  est  une  cité  où  la  démocratie  évince 
l'aristocratie.  Voilà  l'harmonieux  ensemble  de  conceptions  qui 
forme  l'unité  de  la  philosophie  platonicienne,  et  cette  unité,  on 
le  voit,  part  d'une  pensée  aristocratique. 

Grâce  à  cet  élan  vers  l'idéal,  Platon  s'élève,  en  philosophie 
pure,  à  des  vérités  au-dessus  de  son  époque.  Il  retrouve,  mieux 
encore  que  Socrate,  le  concept  d'un  Dieu  unique  et  immatériel, 
ingénieux  ordonnateur  du  monde  [Timée).  Il  reconnaît  dans  ce 
Dieu  la  beauté  infinie  [Phèdre  et  Banquet).  Il  en  fait  l'objet 

1.  Ce  qui  semble  très  bizarre;  mais  voir  la  note  précédente.  Tout  cela  s'enchaîne 
merveilleusement. 


218  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

lointain  et  suprême  de  l'amour  souverainement  épuré  [Banquet). 
Il  proclame  l'immortalité  de  l'âme  [Phédon).  Il  la  démontre, 
il  est  vrai,  par  des  arguments  obscurs  et  légèrement  sophisti- 
ques, mais  cette  entreprise  nouvelle  prouve  du  moins  l'effort 
me^'veilleux  que  fait  rintelligence  du  philosophe  pour  donner 
la  théorie  scientifique  d'une  croyance  persistance,  quoique  vague, 
et  pour  rejoindre,  par-dessus  les  obscurcissements  de  la  mytho- 
logie, les  traditions  primitives  de  l'humanité.  Toujours  par 
ce  procédé  d'épuration,  il  fait  du  «  juste  parfait  »  un  por- 
trait qui,  plus  tard,  a  fait  penser  au  Christ.  Mais  c'est  dans  la 
République,  ouvrage  de  longue  haleine,  qu'il  a  concentré  avec 
le  plus  de  complaisance  tout  le  suc  de  ses  idées.  Il  y  fait,  avec 
l'outrance  d'un  pur  théoricien  banni  des  affaires,  le  tableau  de 
la  Cité  idéale.  Puis,  se  ravisant,  il  compose  Les  Lois,  où  il  di- 
minue les  exigences  de  l'idéaliste  tout  en  les  laissant  fort  gran- 
des. La  Cité  modèle  de  Platon,  naturellement,  doit  être  gou- 
vernée par  la  tête,  c'est-à-dire  par  des  magistrats  philosophes. 
Et  ces  magistrats  philosophes  doivent  être  des  hommes  riches. 
«  A  qui  imposeras-tu  la  garde  de  la  cité,  dit-il,  si  ce  n'est  à 
ceux  qui,  mieux  instruits  que  tous  les  autres  dans  la  science 
de  gouverner,  ont  une  vie  bien  préférable  à  la  vie  civile  »,  au- 
trement dit  :  «  ont  assez  de  revenus  pour  se  passer  d'appointe- 
ments ))?  Quant  aux  politiciens  qui  vivent  de  la  politique,  c'est 
un  fléau  que  Platon,  en  maint  passage,  accable  de  son  mépris. 
Mais,  si  la  Cité  est  gouvernée  par  des  hommes  idéalement 
sages,  autant  vaut  que  leur  pouvoir  soit  absolu.  Et  Platon,  tran- 
quillement, trace  le  programme  d'une  tyrannie  absolue  de  la 
Cité.  La  législation,  dit-il,  doit  «  rendre  heureux  ceux  qui  l'ob- 
servent en  leur  procurant  tous  les  biens  ».  Cette  redoutable 
définition  engendre  une  réglementation  inouïe.  Tout  est  réglé 
par  les  lois  dans  la  Cité  modèle  :  le  mariage,  la  naissance, 
tous  les  actes  de  la  vie  privée.  Les  fenmies  seront  communes 
dans  les  classes  des  guerriers  et  des  magistrats  pour  que  des 
devoirs  trop  étroits  de  famille  ne  les  détournent  pas  du  ser- 
vice impérieux  et  souverain  de  la  Cité.  Les  propriétés  seront 
inaliénables.   Pas  de  négoce  :   cela  pervertit;   pas  de   poésie  : 


IX.    —   LES    GUERRES   ENTRE    CITÉS.  219 

cela  corrompt.  (Platon  songeait  probablement  aux  poètes-cban- 
teurs  de  métier,  sortes  d'artisans  mercenaires,  qui  flattaient 
volontiers  les  maîtres  du  jour.)  Les  enfants  des  guerriers  seront 
élevés  en  commun  par  les  magistrats.  Ces  énormes  utopies  (dont 
quelques-unes  ont  encore  des  défenseurs),  représentent  le  pa- 
roxysme de  cet  esprit  communautaire  de  Cité  que  nous  avons 
vu  naître  et  se  développer  en  Grèce,  en  vertu  de  toutes  les  con- 
ditions du  milieu.  En  fait,  l'aristocratie  Spartiate,  préoccupée 
à  outrance  de  la  défense  de  la  Cité,  réalisait  depuis  plusieurs 
siècles,  dans  une  certaine  mesure,  quelques-uns  des  rêves 
de  Platon.  Le  pliilosophe  est  de  ces  Athéniens  qui  s'affligent 
de  leurs  institutions  et  envient  celles  de  l'ennemi.  C'est  pour- 
quoi l'état  d'âme  représenté  par  la  philosophie  platonicienne 
est  à  sa  place  dans  un  exposé  des  phénomènes  sociaux  relatifs 
à  la  guerre  du  Péloponèse.  Nous  avons  vu  quels  sont,  dans  la 
société  athénienne,  les  éléments  belliqueux  et  les  éléments  pa- 
cifiques, les  éléments  spartophobes  et  les  éléments  spartophiles. 
Jetons  maintenant  un  regard  sur  les  caractères  généraux  de 
cette  guerre  elle-même. 

La  physionomie  générale  et  les  procédés  de  la  guerre.  —  Un 
fait  qui  nous  frappe  tout  d'abord,  c'est  Yimportance  des  fortifi- 
cations, soit  pour  se  défendre,  soit  pour  attaquer,  et  la  facilité 
avec  laquelle  les  guerriers  se  transforment  en  maçons. 

Ce  caractère  est  étroitement  lié  au  lieu  et  à  V origine  de  la 
race.  Nous  savons  que  la  Grèce  est  un  chaos  de  collines  rocheuses, 
jonchées  de  cailloux  grands  et  petits  et  que  les  vallées  même 
en  sont  encombrées.  D'autre  part,  nous  avons  vu  que  les  Pé- 
lasges  étaient  essentiellement  des  paysans  bâtisseurs,  et  que  les 
grands  bandits  ont  été  de  vigoureux  entrepreneurs  de  travaux 
publics. 

Mais,  si  les  Grecs  sont  d'excellents  bâtisseurs,  ils  sont  de  mau- 
vais démolisseurs.  Une  muraille  défendue  se  laisse  rarement 
approcher.  L'art  des  machines  est  dans  l'enfance,  car  il  suppose 
un  progrès  industriel  qui  n'est  pas  le,  fait  d'un  peuple  adonné 
à  la  cueillette  et  au  commerce.  Les  Athéniens  savent  un  peu 


220  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

faire  les  sièges,  parce  qu'ils  sont  plus  souples,  plus  cultivés  et 
plus  universels.  Les  Spartiates  ne  le  savent  pas  du  tout.  En 
règle  générale,  une  ville  assiégée  n'est  pas  prise  d'assaut.  On 
la  prend  quelquefois  par  surprise  et  trahison.  D'autres  fois,  on  se 
contente  de  la  bloquer  et  de  la  réduire  par  la  famine.  Ainsi 
tombe  Platée,  l'alliée  d'Athènes,  au  bout  d'un  siège  de  deux 
ans;  ainsi  tombe  Athènes  elle-même,  à  la  fin  de  la  guerre, 
lorsque,  sa  dernière  flotte  ayant  péri,  la  route  de  mer  est  coupée. 

Quand  on  assiège,  on  trouve  plus  facile  de  construire  un  mur, 
un  vrai  et  solide  rempart,  autour  de  la  ville  assiégée,  que  de  se 
hasarder  à  battre  en  brèche  les  murailles  ennemies.  Ainsi  font 
les  Athéniens  à  Syracuse.  Et  les  assiégés  voient  quelquefois  leur 
salut  dans  un  contre-mur  qu'ils  dirigent  perpendiculairement  à 
cette  muraille  enveloppante  pour  couper  la  ligne  d'investisse- 
ment. Bref,  on  remue  des  pierres  pour  un  oui  et  pour  un  non. 
Une  escadre  athénienne  ayant  relâché  à  Pylos,  sur  les  côtes  de 
Messénie,  les  soldats  se  mettent  à  entasser  des  cailloux,  et,  n'ayant 
pas  d'ustensiles,  portent  le  mortier  sur  leur  dos,  en  se  courbant. 
En  six  jours,  an  fort  sort  de  terre,  et,  une  fois  sorti,  devient 
inexpugnable  pour  les  Lacédémoniens  qui  accourent  pour  l'en- 
lever, mais  trop  tard. 

Une  particularité  de  plusieurs  villes  grecques,  et  notamment 
d'Athènes,  ce  sont  les  longs  murs  (|ui  unissent  la  ville  au  port. 
La  ville  est  plus  ancienne,  le  port  est  plus  récent.  L'emplace- 
ment primitif,  situé  à  quelque  distance  du  rivage  à  cause  des 
dangers  de  la  piraterie,  n'a  pas  été  abandonné  pour  l'établis- 
sement commercial  et  maritime.  On  préfère  unir  les  deux  lo- 
calités par  un  corridor  de  fortes  murailles,  qui  forment  ainsi  le 
trait  d'union  entre  deux  types  sociaux. 

Ces  murailles  sont  garnies  de  tours,  où  la  défense,  mieux  or- 
ganisée, se  concentre.  L'origine  de  ces  tours  est  dans  des  res- 
sauts du  mur,  disposés  de  manière  à  ce  que  les  défenseurs 
puissent  atteindre  les  assaillants  au  côté  droit,  ce  côté  n'étant 
pas  défendu  par  le  bouclier.  Ces  ressauls  ou  renflements  sont 
peu  à  peu  devenus  des  tours  proprement  dites.  On  voit  aussi,  çà 
et  là,   des  tours  isolées,    et   aussi  des  citadelles  fort  bien  com- 


IX.    —   LES   GUERRES    ENTRE    CITÉS.  221 

prises,  repaires  fortifiés  d'où  roii  peut,  à  son  aise,  dévaster  le 
pays  environnant.  Or,  rien  de  tout  cela  n'est  bien  neuf.  C'est 
toujours,  sous  un  autre  aspect,  le  cas  de  Tyrinthe  et  de  iMycèncs. 
Une  particularité  de  la  guerre  du  Péloponèse,  c'est  que  les 
Athéniens  ont  en  Messénie,  pas  loin  de  Sparte,  une  forteresse 
d'où  ils  ravagent  les  terres  lacédémoniennes,  tandis  que  les 
Lacédémoniens,  vers  la  fin  de  la  guerre,  construisent  à  Décélie, 
dans  la  banlieue  d'Athènes,  un  fort  analogue  qui  leur  sert  de 
base  pour  désoler  l'Attique.  C'est  à  qui  en  un  mot,  dans  cette 
guerre,  saura  le  mieux  utiliser  ces  pierres  innombrables  qu'on 
trouve  partout  sur  le  sol  grec. 

C'est  sur  les  splendides  fortifications  d'Athènes  que  Périclès 
a  compté  lorsqu'il  a  lancé  sa  cité  dans  les  hasards  de  la  guerre. 
Il  savait  que  les  Lacédémoniens  envahiraient  et  ravageraient 
l'Attique  ;  il  enregistrait  d'avance  ce  malheur,  pensant  le  com- 
penser par  de  plus  grands  dommages  que  devait  causer  aux; 
ennemis,  dans  son  plan,  la  piraterie  athénienne,  et  il  avait  cal- 
culé que  la  population  trouverait  un  suffisant  asile  dans  les  murs. 
Le  calcul  eût  été  juste,  si  un  de  ces  faits  très  naturels,  qui 
déconcertent  les  plans  des  grands  hommes,  ne  s'était  presque 
immédiatement  produit.  Ce  fait  fut  la  peste,  suite  de  cet  en- 
tassement de  la  population  dans  l'enceinte  urbaine.  Périclès  lui- 
même  en  fut  emporté,  sans  avoir  le  temps  de  comprendre  que, 
si  les  murs  sont  d'excellents  défenseurs,  il  n'est  pas  bon  qu'on 
les  surmène,  en  leur  demandant  des  services  excessifs.  Cette 
peste,  en  eJBFet,  fut  le  premier  coup  sérieux  porté  à  la  puissance 
d'Athènes. 

Un  second  caractère  général  de  la  guerre,  c'est  la  petitesse 
des  armées.  Il  y  a  des  exceptions,  comme  la  grande  expédition 
des  Athéniens  en  Sicile,  mais  précisément  cette  exception  tourne 
mal.  La  règle,  c'est  la  petite  troupe,  que  l'historien  dénombre 
par  centaines  d'hommes.  Thucydide  signale  sérieusement  des 
contingents  d'alliés  qui  n'atteignent  pas  l'effectif  d'une  de  nos 
compagnies.  Comme  plus  tard  au  moyen  âge,  les  expéditions 
sont  des' coups  de  main  et  les  armées  des  poignées  d'hommes. 

Il  n'en  peut  guère  être  autrement,  vu  que  la  Cité  est  petite 


222  LA    GRECE    ANCIENNE. 

par  essence.  Peu  de  chose  est  changé  depuis  les  razzias  de  ban- 
dits des  temps  héroïques.  Les  généraux  ne  sont  en  réalité  que 
des  «  capitaines  »,  meneurs  de  bandes.  Seulement,  par  suite  du 
développement  et  de  la  puissance  souveraine  de  la  Cité,  ces 
baudes  ont  une  certaine  tournure  et  une  certaine  discipline. 
Elles  ont  surtout  une  tactique  sérieuse,  tactique  de  petites 
troupes,  mais  supérieure  au  pêle-mêle  des  combats  homériques. 
Un  degré  supérieur  a  été  gravi  dans  l'ordonnance  et  l'instruc- 
tion militaires. 

De  la  petitesse  des  armées  résulte  une  conséquence  inévitable, 
et  qui  se  retrouvera  au  moyen  âge  :  Vimportance  militaire  de 
rindividu.    Un  hoplite,   ou  soldat  complètement  armé,  est  une 
((  unité  de  combat  ».  En  perdre  quelques-uns  est  déjà  très  fâ- 
cheux. En  tuer  à  l'ennemi  une  demi-douzaine  suffît  pour  qu'on 
élève  un  trophée,  signe  de  victoire.  C'est  chez  les  Spartiates  que 
cette  valeur  des  unités  humaines  atteint  son  apogée,  car  la  po- 
pulation dominatrice  de  Sparte   est  peu  nombreuse,   et  chaque 
citoyen  a  subi,  en  son  particulier,  un  entrahiement  merveilleux 
pour  les  combats.  Aussi  Lacédémone  est-elle  avare  de  ses  enfants. 
Il  faut  se  pénétrer  de  cette  «  avarice   »  d'hommes  pour  bien 
comprendre  certains  épisodes  de  la  guerre,  et  notamment  celui 
de  Sphactérie,  dont  nous  parlerons  plus  loin.  Et  ce  double  phé- 
nomène social,  petit  nombre  des  Spartiates,  qualité  supérieure 
de  chaque  Spartiate,  rend  parfaitement  compte  du  rôle  joué  par 
cette  Cité  miUtariste  en  une  foule  d'occasions.  Très  souvent,  en 
effet,  quand  il  s'agit  d'exciter  une  révolte  contre  Athènes,  ou 
dentretenir  une  résistance,  ou  de  fortifier  une  attaque  d'autres 
cités,  Sparte  se  contente  d'envoyer  un  homme,  et  cet  homme 
devient  d'emblée  le  chef,  l'organisateur,  le  boute-en-train.  C'est 
un  officier  qui  semble  tomber  du  ciel,  au  moment  voulu,  sur 
une  bande  indécise  qui  ne  comptait  que  des  sous-officiers  et  des 
soldats.   C'est  ainsi   que,  vers  la  fin  de  la  guerre,  les  Lacédé- 
moniens  fournissent  des  «  directeurs  d'insurrections  »  aux  cités 
alliées  d'Athènes,    qui  osent  enfin  se  dérober  à  F   «  amitié  » 
compromettante  de  celle-ci.  Sparte,  en  un  mot,  est  moins  un 
réservoir  de  soldats  qu'une  pépinière  de  capitaines. 


I\.    —    LES    GUERRES    ENTRE    CITÉS.  22.'i 

Comme  la  petitesse  des  armées  engendre  la  valeur  des  indi- 
vidus, celle-ci  produit  V importance  de  V armure.  Il  faut  défendre 
cet  être  précieux  qui  s'appelle  un  homme.  On  se  chargera  donc 
de  casques,  de  houcliers,  de  cuirasses,  de  jambières,  véritaldes 
fortifications  portatives,  lourdes  à  porter  certes,  mais  à  la  lour- 
deur desquelles  on  a  précisément  été  habitué  par  cet  entraîne- 
ment systématique  dont  nous  avons  parlé  à  proj)os  des  jeux  et 
des  sports.  Le  soldat  par  excellence,  Y  hoplite,  qui  se  recrute 
parmi  les  seuls  citoyens,  surtout  ceux  des  hautes  classes,  est 
pesamment  attifé.  C'est  lui  qui  constitue,  dans  les  petites  ar- 
mées grecques,  la  pièce  de  résistance.  Quant  a-ux  peltastes,  dont 
le  bouclier  est  petit,  aux  frondeurs  et  aux  archers,  leur  rôle  est 
accessoire.  On  les  recrute,  soit  chez  des  mercenaires,  barbares 
ou  à  demi-barbares,  dont  Athènes,  grâce  à  sa  richesse,  possède 
un  assortiment,  soit  dans  les  rangs  inférieurs  des  citoyens  ou 
même  chez  les  métèques.  Leur  rôle  est  de  harceler  l'ennemi. 
Mais,  quoique  pouvant  lancer  des  projectiles  plus  loin,  ces  sol- 
dats armés  à  la  légère  sont  évidemment  peu  redoutables.  Il  faut 
croire  que,  dans  la  plupart  des  cas,  pierres  ou  flèches  glissent 
sur  les  casques  ou  sur  les  armures.  C'est  quand  l'adversaire  est 
exceptionnellement  fatigué  ou  qu'il  commence  à  rompre  les 
rangs  que  ces  auxiliaires  rendent  de  vrais  services.  Ils  remplis- 
sent alors  une  fonction  analogue  à  celle  de  notre  cavalerie.  Car 
la  cavalerie  est,  chez  nos  Grecs,  une  arme  excessivement  réduite. 
Elle  parait  servir  surtout  au  maraudage  extensif  ou,  inverse- 
ment, à  la  répression  du  maraudage  de  l'adversaire.  Thucydide 
mentionnera  gravement  la  cavalerie  de  trente  hommes  avec 
laquelle  les  Athéniens  débarqueront  en  Sicile. 

Ce  personnel  guerrier,  ainsi  pourvu,  quel  procédé  favori  em- 
ploie-t-il  ? 

On  peut  s'en  douter  d'après  ce  qu'on  a  déjà  entrevu.  Ce  pro- 
cédé favori,  c'est  le  pillage. 

Le  pillage  athénien  se  rattache  directement  à  la  piraterie 
primitive.  C'est  un  système  de  croisières,  principalement  autour 
du  Péloponèse,   avec  descentes  sur   des  points  appropriés.   Le 


224  LA   GRÈCE    ANCIENNE. 

point  choisi,  on  débarque  et  l'on  ravage  rapidement,  puis  l'on 
se  rembarque  vite,  afin  d'éviter  l'arrivée  de  troupes  péloponé- 
siennes,  averties  par  leurs  guetteurs.  Car  les  Lacédémoniens 
savent  organiser  des  postes  de  surveillance,  et  les  maraudeurs 
ont  quelqufois  à  en  pàtir.  Les  Athéniens  font  encore  des  des- 
centes dans  les  iles  qui  se  révoltent,  c'est-à-dire  qui  se  détachent 
de  leur  alliance.  Tout  ce  butin  afflue  au  Pirée  et  enrichit,  soit 
directement,  soit  indirectement,  cette  population  plébéienne 
que  nous  avons  vu  intéressée  avant  tout  aux  expéditions  mari- 
times. 

Le  coup  de  maître  des  Athéniens,  dans  cet  ordre  de  choses,  c'est 
la  création  du  fort  de  Pylos,  dont  nous  avons  parlé.  Non  seule- 
ment ce  fort  sert  de  base  à  des  expéditions  de  maraudeurs  dans 
la  grande  banlieue  de  Sparte,  mais  il  sert  de  refuge  aux  ilotes 
révoltés.  En  outre,  les  Athéniens  y  transportent  des  Messéniens 
exilés  qui,  Doriens  comme  les  Spartiates,  parlant  le  même  dia- 
lecte, connaissant  bien  les  lieux  et  possédant  une  formation  ana- 
logue, sont  en  mesure  de  causer  à  leurs  anciens  vainqueurs  de 
sérieux  ennuis. 

Les  Spartiates,  eux,  pratiquent  le  pillage  pai'  rouie  de  terre. 
Chaque  année,  ou  à  peu  près,  ils  organisent  une  expédition 
dans  l'Attique.  Ils  savent  que  les  Athéniens  ne  les  attendront 
pas,  comme  les  Athéniens  savent  que  les  Spartiates  n'oseront 
attaquer  leurs  murailles.  Et  l'on  voit  souvent,  dans  Thucydide, 
des  phrases  du  type  de  la  suivante,  par  laquelle  débute  le 
troisième  livre  de  son  histoire  :  «  L'été  suivant,  au  fort  de  la 
croissance  des  blés,  les  Péloponésiens  et  leurs  alliés  firent  une 
expédition  en  Attique,  sous  la  conduite  d'Archidamos,  fils  de 
Zeuxidamos,  roi  des  Lacédémoniens.  Ils  campèrent  dans  le  pays 
et  le  ravagèrent.  »  A  cela,  les  Athéniens  ne  répondent  qu'en  fai- 
sant sortir  de  temps  en  temps  des  patrouilles  de  cavalerie  pour 
inquiéter  les  maraudeurs  qui  s'approchent  trop  des  murailles 
Et  le  paragraphe  de  Thucydide  se  termine  par  cette  autre 
phrase  type  :  «  Les  Péloponésiens,  après  être  restés  tant  qu'ils 
eurent  des  vivres,  évacuèrent  l'Attique  et  rentrèrent  chez  eux, 
chacun  de  leur  côté.  » 


I\.    —    LES    GUERRES    ENTRE    CITÉS.  225 

C'est  la  réponse  du  brigandage  à  la  piraterie.  Quand  les  Spar- 
tiates, sur  les  conseils  d'Alcibiade  banni  d'Athènes,  ont  cons- 
truit un  fort  à  Décélie  en  Attique,  ce  brigand ai^e  devient  continu 
et  intensif.  Rien  n'est  épargné,  et  les  mines  d'argent  du  Lau- 
rium,  un  des  gros  revenus  d'Athènes,  échappent  à  celle-ci. 

Dans  la  guerre  proprement  dite,  les  «  procédés  de  bandits  » 
jouent  un  rôle  capital  :  embuscades,  escalades  nocturnes,  ran- 
çons exigées,  massacres  de  prisonniers  ou  de  gens  inoffensifs. 
Les  Lacédémoniens  tuent  et  jettent  dans  des  précipices  ceux  des 
Athéniens  ou  de  leurs  alliés  i\\i\\^  suv^vexiivQXii  naviguant  pour 
leur  commerce  autour  du  Péloponèse.  Par  représailles,  les  Athé- 
niens se  font  livrer  par  le  roi  de  Thrace  des  ambassadeurs  que 
les  Lacédémoniens  envoyaient  au  roi  de  Perse,  et,  sans  les  ju- 
ger ni  les  entendre,  les  précipitent  dans  des  fondrières.  Remar- 
quons en  passant  ce  genre  d'exécution,  qui  sent  le  bandit  monta- 
gnard. Ailleurs,  ce  sont  des  enlèvements  de  populations  libres, 
que  Ton  revend  comme  esclaves.  Dès  leur  débarquement  en 
Sicile,  les  Athéniens  se  font  ainsi  cent  vingt  talents  en  vendant  à 
Égeste  la  population  d'Hyccara. 

Dans  l'île  de  Corcyre,  le  parti  démocrate,  partisan  d'Athènes, 
se  livre  sur  le  parti  opposé  à  d'effroyables  massacres.  Les  aris- 
tocrates fugitifs  s'installent  sur  le  continent,  en  face  de  l'île,  et 
font  d'abord  de  la  piraterie  contre  leur  cité  ;  puis  ils  repassent 
dans  l'ile,  gagnent  la  montagne,  construisent  un  fort,  et,  de  là, 
se  livrent  au  brigandage.  C'est  une  fois  de  plus,  comme  au 
temps  de  Jupiter,  roi  de  l'Olympe,  la  lutte  de  l'homme  du  ma- 
quis contre  la  cité  qui  Fa  chassé  de  son  sein. 

Un  autre  caractère  des  hostilités,  c'est  la  survivance,  à  un 
certain  degré,  de  l'indiscipline  et  de  l'anarchie  des  temps  hé- 
roïques. 

Dans  chaque  cité,  les  soldats  obéissent  généralement  aux 
chefs.  On  reconnaît  là  l'influence  de  ce  pouvoir  régulier  qui  a 
fini  par  se  constituer  dans  chaque  petit  territoire.  Toutefois,  il 
y  a  des  exceptions  assez  nombreuses.  On  murmure,  on  proteste, 
on  accuse  les  généraux.  Les  soldats  athéniens  vont  même  jus- 
qu'à déposer  les  leurs.  C'est  ce  qui  arrive  lorsque  la  flotte  de 

15 


226  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

Samos  refuse  de  reconnaître  l'oligarchie  des  Quatre-Cents.  «  Les 
soldats  se  réunirent  aussitôt  en  assemblée  ;  ils  déposèrent  leurs 
anciens  généraux  et  ceux  des  triérarques  (capitaines  de  navires) 
qui  leur  étaient  suspecis  et  les  remplacèrent  par  d'autres,  au 
nombre  desquels  se  trouvaient  Thrasybule  et  Tlirasylle*.  »  Les 
soldats  de  Cléon,  nous  dit  encore  Thucydide,  «  dissertaient  entre 
eux  desonincapacitépourle  commandement,...  de  la  répugnance 
avec  laquelle  ils  lavaient  suivi  »,  De  là.  pour  les  chefs,  cette 
nécessité  des  discours  adressés  aux  soldats  et,  comme  corollaire, 
l'absence  de  démarcation  entre  le  métier  de  stratège  et  celui  de 
politicien.  «  Tout  général  que  je  suis,  écrit  Nicias  aux  magistrats 
d'Athènes,  je  n'ai  pas  le  pouvoir  d'empêcher  ces  désordres  (ceux 
de  l'armée  de  Sicile),  car  votre  ;<«/?/;r/est  difficile  à  gouverner.  » 

Un  peuple  fait  exception  :  ce  sont  les  Spartiates,  et  nous  avons 
vu  quelles  circonstances  sociales  ont  militarisé  si  excellemment 
ce  petit  peuple.  Thucydide  décrit-,  avec  une  sorte  de  minutie 
admirative,  la  façon  dont  le  roi  de  Sparte  donnait,  à  la  bataille, 
ses  ordres  aux  officiers  supérieurs,  et  comment  ceux-ci  les  trans- 
mettaient aux  officiers  inférieurs.  On  sent,  à  cette  minutie  et  à 
cet  intérêt,  que  l'historien  décrit  une  chose  rare.  C'est  que, 
nulle  part  comme  à  Sparte,  on  n'avait  si  bien  taillé  dans  FétofTe 
du  bandit  pour  faire  le  patron  du  guerrier. 

Mais  c'est  entre  alliés  que  l'anarchie  subsiste,  malgré  l'ascen- 
dant ou  la  «  suzeraineté  «  des  deux  grandes  cités  prépondérantes. 
Thucydide  met  dans  la  bouche  de  Périclès  les  réflexions  suivantes  : 
«  Ils  (les  Péloponésiens)  ne  peuvent  faire  une  guerre  soutenue... 
Les  uns  sont  surtout  préoccupés  de  telle  vengeance  qu'ils  ont  en 
vue,  les  autres  craignent  par-dessus  tout  de  compromettre  leurs 
intérêts  privés;  on  se  rassemble  lentement;  on  n'accorde  que  peu 
d'attention  aux  affaires  communes;  on  s'occupe  le  plus  souvent 
des  siennes  propres,  chacun  pense  ne  pas  nuire,  par  sa  négli- 
gence, à  l'intérêt  général,  persuadé  qu'un  autre  y  pourvoira 
pour  lui^  »  Mais,  en  regard  de  ces  observations  profondes,  qui 

1.  Tliiic,  liv.  VIII,  Lxxxi. 

2.  Id.  liv.  V,  Lxvi. 

3.  Id.,  I,  cxi.i. 


IX.    —    LES    GUERRES    ENTRE    CITES.  227 

font  le  procès  de  toutes  les  coalitions,  le  même  auteur  place  le 
soin  jaloux  que  prend  Archidamos,  roi  de  Sparte,  d'exhorter 
les  confédérés  à  l'union  (ils  en  ont  besoin)  :  «  Mettez  au-dessus 
de  tout,  dit-il,  la  discipline  et  la  vigilance,  et  obéissez  vivement 
au  commandement;  car  rien  n'est  plus  beau,  rien  n'ofï're  plus 
de  garantie,  de  sécurité  que  des  masses  disciplinées  et  agissant 
comme  un  seul  homme  '.  »  En  efïet,  pour  un  oui  ou  pour  un 
non,  une  cité  alliée  fait  comme  Achille  au  siège  de  Troie;  elle 
se  fâche,  se  met  en  grève,  et  rentre  sous  sa  tente.  Les  trêves  ne 
sont  pas  respectées  par  tous  les  membres  d'une  même  ligue. 
La  peur  de  voir  un  allié  se  détacher  oblige  à  des  expéditions 
parasites,  qui  éparpillent  les  forces  et  contrarient  les  plans 
d'ensemble.  C'est  ainsi  que  le  général  athénien  Démosthènes, 
pour  complaire  aux  Messéniens  de  Naupacte,  s'engage  dans  une 
désastreuse  campagne  contre  les  montagnards  étoliens.  Si  l'on 
n'est  pas  «  gentil  »,  c'est  la  brouille.  A  un  moment  —  c'est  pen- 
dant une  trêve  —  une  ligue  accidentelle  et  provisoire  composée 
des  Athéniens,  des  Argiens,  des  Éléens  et  des  Mantinéens,  opère 
dans  le  Péloponèse  contre  une  autre  ligue  des  Tégéates  et  des 
Lépréens.  La  première  ligue  veut  attaquer  une  ville  de  la  se- 
conde. «  Les  Éléens  opinaient  pour  Lépréon,  les  Mantinéens  pour 
Tégée.  Les  Athéniens  et  les  Argiens  s'étaient  rangés  à  l'avis  des 
Mantinéens.  Les  Éléens,  irrités  de  ce  que  le  choix  ne  fût  pas 
tombé  sur  Lepréon,  se  retirèrent  2.  » 

Cette  trêve,  pendant  laquelle  de  tels  coups  de  main  ont  lieu, 
a  ceci  de  particulier  qu'elle  sert  de  prétexte  à  un  imbroglio 
de  rapprochements ,  de  désaccords ,  d'alliances  et  de  ruptures 
entre  plusieurs  cités,  dont  l'une,  Argos,  était  d'abord  restée 
neutre.  C'est  un  vrai  bourdonnement  d'ambassades  rivales  et 
de  coalitions  ébauchées.  Du  reste,  sous  divers  prétextes,  la 
guerre  continue.  On  y  met  seulement  une  sourdine.  Naturel- 
lement, pour  se  concilier  des  «  amitiés  »,  il  faut  des  merveilles 
de  complaisance  et  des  trésors  de  persuasion.  Il  faut  promettre, 
et  même  donner;  il  faut  satisfaire  dans  chaque  cité  les  intérêts 

1.  Thuc.,11,  XI. 

2.  Ici.,  liv.  V,  Lxii. 


228  LA.    GRÈCE   ANCIENNE. 

et  les  rancunes  du  parti  qui  vous  soutient.  Il  faut  savoir  «  faire 
plaisir  »,  même  au  prix  d'une  cruauté  que  l'on  réprouverait 
soi-même.  C'est  pour  faire  plaisir  aux  Thébains  que  les  Lacé- 
démoniens  massacrent  les  Platéens  prisonniers.  C'est  pour  faire 
plaisir  aux  Syracusains  que  le  Sf)artiate  Gylippe  laissera  mas- 
sacrer Nicias,  qui  avait  sa  sympathie.  En  un  mot,  les  généraux 
sont  quelquefois  obligés,  selon  un  mot  célèbre,  de  «  suivre 
leurs  soldats,  puisqu'ils  sont  leurs  chefs  »,  et  surtout  les  cités 
prépondérantes  sont  souvent  obligées  de  suivre  leurs  alliés, 
parce  qu'elles  sont  leurs  «  grandes  amies  ». 

Enfin,  un  procédé  très  courant  dans  cette  guerre,  c'est  la  tra- 
hison, et  la  trahison  est  loin  d'être  considérée  d'un  œil  aussi 
sévère  que  chez  nous.  Le  traître  n'est  pas  un  traître  ;  c'est  un 
banni.  C'est  un  homme  qui,  ayant  à  se  plaindre  de  sa  cité,  va 
ofifrir  ses  services  à  la  cité  rivale,  afin  de  pouvoir  rentrer 
dans  sa  patrie  et  d'y  restaurer,  avec  l'appui  des  armes  étran- 
gères, le  gouvernement  de  son  choix.  Le  traître  est  donc 
patriote  à  sa  façon  et  chaque  cité  possède  un  assortiment  de 
ces  personnages  utiles,  qui  sont  précieux  pour  indiquer  les 
bons  trucs  et  les  bons  endroits.  En  dehors  de  ces  transfuges, 
chaque  cité  a  dans  son  sein  des  gens  tout  prêts  à  trahir.  Ce 
sont  les  mécontents,  car  tout  mécontent  est  de  la  graine  de 
banni. 

Alcibiade,  le  plus  fameux  banni  de  cette  époque,  se  charge 
lui-même,  dans  un  discours  que  Thucydide  met  sur  ses  lèvres, 
d'exposer,  dans  l'assemblée  des  Lacédémoniens,  ses  '(principes  » 
à  ce  sujet.  «  Ceux  qui  ont  le  plus  de  droit  à  notre  haine,  dit- 
il,  ne  sont  pas  ceux  qui,  comme  vous,  ont  pu  nous  traiter  en 
ennemis  quand  nous  l'étions  réellement,  mais  bien  ceux  qui 
nous  forcent  à  devenir  ennemis,  d'amis  que  nous  étions.  J'aime 
ma  patrie,  non  pour  y  subir  l'injustice,  mais  pour  y  trouver  pro- 
tection et  sécurité;  aussi  ne  crois-je  pas  marcher  maintenant 
contre  une  patrie  qui  soit  mienne;  je  vais  bien  plutôt  recon- 
quérir celle  que  je  n'ai  plus.  Le  vrai  patriotisme  ne  consiste 
point  à  ne  pas  attaquer  une  patrie  qu'on  vous  a  injustement 
ravie,  mais  à  mettre  tout  en  œuvre,  dans  ses  regrets,  pour  la 


IX.    —    LES    GUERRES   ENTRE    CITÉS.  229 

retrouver  '.  «  Cette  curieuse  harangue,  où  Thucydide  s'étudie 
évidemment  à  peindre  Tétat  d\àme  connu  d'Alcibiade,  a  ceci 
d'intéressant  qu'elle  constitue  la  théorie  dune  pratique  univer- 
selle, théorie  développée  par  un  de  ces  Athéniens  beaux  par- 
leurs, que  nous  avons  vus  se  mettre,  pour  réussir,  à  l'école 
des  rhéteurs  et  des  sophistes. 

Nous  avons  vu  que  la  guerre  du  Péloponèse  débute  précisé- 
ment par  une  histoire  de  bannis  qui  demandent  à  être  réintégrés 
à  Epidamme.  C'est  l'étincelle  qui  déchaîne  la  conflagration. 
Et,  puisque  nous  parhons  tantôt  de  phrases-types,  en  voici  une 
qu'on  peut  cueillir  au  hasard  : 

«  Oreste,  fils  d'Echécraiidès,  roi  des  Thessaliens,  chassé  Am 
trône,   persuada  aux  Athéniens  de  ly  rétablir  %  » 

En  un  mot,  les  bannis  d'une  cité  foni  partie  de  droit  de  l'ar- 
mée de  la  cité  adversaire,  et  y  sont  traités  avec  tous  les  hon- 
neurs dus  à  ceux  qui  seront  demain,  peut-être,  les  chefs  de  la 
cité  qui  les  a  contraints  à  l'émigration.  Car,  rappelons-le,  on  ne 
conquiert  pas  une  cité,  oîi  y  ramène  les  bannis  pour  avoir  des 
amitiés  dans  la  place.  Les  «  traîtres  »  peuvent  donc  toujours  se 
dire  qu'ils  ne  prêtent  pas  les  mains  à  la  destruction  de  leur 
patrie.  A  plus  forte  raison  les  cités  qui  «  irahissent  »  une  al- 
liance peuvent  toujours  se  dire  que  leur  «  défection  »,  acte  glo- 
rieux, leur  a  conquis  la  «  liberté  ». 

Trois  épisodes  caractéristiques  :  un  coup  de  main  repoussé, 
un  revers  Spartiate,  un  désastre  athénien.  —  Ceci  dit  sur  les 
caractères  généraux  de  la  guerre  ;  retenons-en  trois  épisodes 
pour  les  examiner  en  particulier.  Nous  y  relèverons,  en  rac- 
courci,   d'intéressants  phénomènes  sociaux. 

Ces  trois  épisodes  sont  le  coup  de  main  des  Thébains  sur 
Platée,  au  début  de  la  guerre  ;  la  capture  des  Spartiates  de 
Sphactérie,  qui  mit  la  terreur  dans  Sparte,  et  la  catastrophe 
des    Athéniens  en  Sicile,  qui  précipita  la  chute  d'Athènes. 

Les  Thébains,   alliés  de  Sparte,   profitent  de  la  guerre  pour 

1.  Thuc.  liv.  VI,  xcii. 

2.  Id.,   1,    CLI. 


230  LA   GRÈGE  ANCIENNE. 

tenter  une  surprise  contre  Platée,  leur  voisine,  alliée  d'Athènes, 
avec  laquelle  ils  ont  une  vendetta.  —  On  voit  le  rôle  des 
alliés  et  les  petites  guerres  particulières,  engendrées  par  la 
jiroximité  des  cités,  qui  se  greffent  sur  la  grande. 

Ces  Thébains  partent  au  nombre  de  trois  cents.  —  Petitesse 
des  armées. 

Ils  arrivent  à  Platée  la  nuit,  «  au  moment  du  premier  som- 
meil »,  sans  déclaration  de  guerre.  —  Surprise  nocturne  et  ]>ro- 
cédés  de  bandits. 

«  Ce  furent,  dit  Thucydide,  des  habitants  de  Platée,  Nau- 
clide  et  ses  complices,  qui  les  appelèrent  et  leur  ouvrirent  les 
portes.  »  —  Rôle  des  traîtres  et  des  mécontents. 

Les  Thébains,  une  fois  entrés,  se  groupent  sur  la  place, 
r  «  agora  »  et,  au  lieu  d'envahir  les  maisons,  comme  le  leur 
conseillent  les  traîtres,  procèdent  «  à  des  proclamations  conci- 
liantes, afin  d'amener  la  cité  à  un  accord  amiable  ».  Ils  font 
donc  proclamer  par  un  héraut  qu'ils  sollicitent  l'alliance  des 
Platéens.  —  Rôle  de  la  persuasion,  de  V éloquence  et  de  la  re- 
cherche des  amitiés.  —  De  même  que  des  Platéens  ont  trahi 
leur  cité  pour  les  Thébains,  ceux-ci  espèrent  que  Platée  en  bloc 
trahira  la  ligue   athénienne  pour  la  ligne  péloponésienne. 

«  Quand  les  Platéens,  poursuit  Thucydide,  s'aperçurent  que 
les  Thébains  étaient  dans  leurs  murs...  ils  furent  d'abord  saisis 
de  terreur,  car  ils  croyaient  les  ennemis  beaucoup  plus  nom- 
breux, la  nuit  les  empêchant  de  distinguer.  Ils  consentirent 
donc  à  traiter...  »  —  Donc  le  calcul  des  Thébains  n'était  pas 
mauvais  en  principe.  —  Mais  «  au  milieu  des  pourparlers,  ils 
(les  Platéens)  s'aperçurent  que  les  Thébains  étaient  en  petit 
nombre  ».  —  Voilà  qui  change  la  face  des  choses.  —  Les  Pla- 
téens, se  ravisant,  «  se  réunirent  en  perçant  les  murs  mitoyens... 
mirent  en  travers  des  rues  des  chars  dételés,  en  guise  de  mu- 
railles »  ;  puis,  après  ces  ingénieux  préparatifs,  tombèrent  sur 
leurs  ennemis.  «  Ils  se  précipitèrent  sur  eux  à  grand  bruit... 
femmes  et  serviteurs,  avec  des  cris  et  des  hurlements,  lancèrent 
du  haut  des  maisons  des  tuiles  et  des  pierres.  »  —  Ici,  c'est 
l'embuscade  renversée,    et  qu'on    remarque  les  fortifications 


I\.    —    LES   GUERRES   ENTRE   CITÉS.  231 

improvisées  par  les  Platéens.  Cette  défense  farouche  des  mai- 
sons rappelle  les  scènes  grecques  et  albanaises  des  plus  récentes 
guerres  modernes.  —  Les  Thcbains  fuient,  mais,  ne  connaissant 
pas  les  lieux,  ils  s'égarenl  dans  l'obscurité.  Du  reste,  «  un  Pla- 
téen  ferma  la  porte  par  laquelle  ils  étaient  entrés,  la  seule  qui 
fût  ouverte  ».  Le  gros  des  agresseurs  est  donc  pris  comme  dans 
une  souricière.  Les  bandits  de  Thèbes  ont  affaire  à  des  gail- 
lards de  même  acabit. 

Les  Thébains  se  sont  rendus  à  discrétion.  D'autres  Tliébains 
arrivent  de  Thèbes,  retardés  par  un  torrent  qu'un  orage  a  subi- 
tement grossi  (nature  montagneuse  du  sol).  On  parlemente,  et 
les  Thébains,  qui  voulaient  d'abord  ravager  la  banlieue  pla- 
téenne,  consentent  à  se  retirer  sur  la  promesse  —  selon  eux  — 
qu'on  ne  tuera  pas  les  prisonniers.  Les  Platéens  prétendent  n'a- 
voir rien  promis  et  les  prisonniers  sont  massacrés.  —  Toujours 
l'ergotage  et  les  procédés  de  bandits. 

L'épisode  se  termine  par  l'intervention  des  Athéniens  qui 
mettent  garnison  à  Platée,  et  emmènent  chez  eux  les  femmes, 
les  enfants  et  les  invalides.  La  cité  prépondérante,  à  qui  Platée 
a  été  fidèle,  joue,  en  retour,  son  rôle  de  protectrice  et  de 
((  grande  amie  ». 

Malheureusement  pour  Platée,  lesLacédémoniens  vont  arriver, 
et  leur  présence  terrifiante  aura  pour  effet  d'intercepter  désor- 
mais tout  secours  d'Athènes.  Nous  avons  mentionné  la  tragique 
issue  de  ce  siège.  Mais,  quand  les  Platéens  affamés  se  livreront, 
ils  ne  seront  plus  que  deux  cents. 

L'épisode  de  Sphactérie ,  que  des  critiques  inattentifs  ont 
trouvé  trop  développé  dans  Thucydide,  a  ceci  de  capital  qu'il 
montre  à  quoi  tenait  l'existence  d'une  cité  comme  Sparte. 

Sphactérie  est  une  petite  lie  sur  les  côtes  de  Messénie.  Elle  bou- 
che à  peu  près  la  rade  de  Navarin  —  l'antique  Pylos  —  et,  par  ses 
deux  extrémités,  elle  est  très  près  delà  terre.  A  l'un  de  ces  deux 
passages,  deux  vaisseaux  seulement,  dit  Thucydide,  pouvaient 
passer  de  front.  C'est  à  Pylos,  en  face  de  cette  ile,  que  Démos- 
thènes,  général  athénien,  débarque  et  construit  le  fort  dont  nous 
avons  parlé.  —  Rôle  des  murs. 


232  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

Sparte  n'est  pas  loin,  mais  les  Lacédémoniens,  tout  d'abord, 
ne  bougent  pas.  Ils  ne  bougent  pas  de  suite  pour  deux  raisons  : 
d'abord  ils  dédaignent  les  Athéniens,  incapables  de  tenir  contre 
eux  sur  terre;  ensuite  le  gros  de  leurs  forces  est  précisément  en 
train  de  ravager  l'Attique.  Les  Spartiates  «  de  réserve  »  ne  peu- 
vent pas  quitter  Sparte  avant  le  retour  de  cette  armée  absente, 
parce  que  les  ilotes  se  rcDolteraieiit. 

L'armée  lacédémonienne  de  l'Attique  est  donc  rappelée,  elles 
Spartiates  de  réserve,  la  voyant  revenir,  partent  enfin  pour 
Pylos.  Ils  essayent  d'enlever  le  fort,  mais,  selon  leur  habitude,  ils 
échouent  devant  les  murs. 

On  pense  avoir  d'autres  ressources.  Une  flotte  de  la  confédé- 
ration péloponésienne,  arrivant  de  Leucade  après  avoir  trompé 
une  croisière  athénienne,  reçoit  l'ordre  d'attaquer  la  place  par 
mer.  La  mer,  dans  l'espèce,  c'est  la  rade  de  Pylos,  dont  les  ori- 
fices sont  constitués  par  les  deux  petits  détroits  séparant  le  conti- 
nent de  Sphactérie.  Cette  étroitesse  exceptionnelle  des  détroits 
suggère  aux  Lacédémoniens  une  idée  :  celle  d'obstruer  ceux-ci 
pour  empêcher  la  flotte  athénienne  —  qui  stationne  en  ce  mo- 
ment à  Zacynthe  —  de  pénétrer  dans  la  rade.  Pour  corser  la  dé- 
fense, on  occupera  fortement  l'île  de  Sphactérie,  qui  se  trouvera 
faire  corps  arec  le  continent.  Quatre  cent  vingt  Spartiates  passent 
dans  l'Ile.  —  Procédé  du  blocus,  et  du  blocus  continental,  le  seul 
qui  convienne  aux  Spartiates. 

Cependant  la  flotte  athénienne  arrive.  Contrairement  aux  cal- 
culs des  Lacédémoniens,  elle  force  les  passes,  et,  dans  cette  rade 
de  Navarin,  prédestinée  à  des  opérations  de  ce  genre,  détruit  la 
flotte  ennemie.  Sphactérie,  par  cet  événement,  se  trouve  rede- 
venir une  île.  Elle  a  beau  n'être  séparée  du  continent  que  de  la 
largeur  de  deux  vaisseaux,  et  le  rivage  continental  a  beau  être 
occupé  par  les  Lacédémoniens  et  leurs  alliés,  la  supériorité 
navale  des  Athéniens  fait  de  ce  petit  vestibule  d'eau  une  infran- 
chissable barrière,  et  les  Spartiates,  descendus  dans  l'île,  sont 
virtuellement  prisonniers. 

Ces  prisonniers,  il  faut  les  cueillir.  iMais  la  chose  n'est  pas 
simple.  Les  Spartiates,  en  bons  Spartiates,  ne  songent  pas  à  se 


IX.    —    LES    GUElUiES    ENTRE    CITÉS.  233 

rendre,  et  les  Athéniens,  en  bons  Athéniens,  ne  tiennent  pas  à 
débarquer  dans  File  pour  se  mesurer  avec  ces  robustes  lutteurs. 
Quoique  supérieurs  en  nombre,  ils  ont  une  peur  bleue  des  quatre 
cent  vingt  guerriers  captifs  sur  ce  roc.  Pendant  soixante-douze 
jours,  la  flotte  athénienne  se  contente  de  monter  la  garde.  Les 
vaisseaux  passent  et  repassent  dans  les  petits  détroits,  faisant  la 
police,  empêchant  les  évasions  et  tâchant,  avec  un  succès  par- 
tiel, d'empêcher  le  ravitaillement,  mais  c'est  tout.  Peu  d'événe- 
ments mettent  aussi  bien  en  relief  les  aptitudes  différentes  des 
deux  peuples. 

Cependant  Athènes  s'énerve,  et  Cléon  s'indigne.  «  Quoi,  dit-il 
en  substance  au  peuple,  on  ne  s'empare  pas  de  ces  Spartiates; 
c'est  si  facile!  »  —  «  Si  c'est  facile,  allez-y  donc!  »  ripostent  les 
adversaires  de  Cléon,  enchantés  de  le  prendre  au  mot.  Cléon, 
voyant  qu'on  veut  le  nommer  général  en  chef,  a  peur  et  résiste. 
iMais  il  s'est  pris  au  piège  et  se  voit  forcé  de  partir,  très  ennuyé 
de  l'aventure.  Or,  par  un  concours  de  circonstances,  il  arrive  au 
bon  moment.  Les  Spartiates,  dans  leur  ile  inhospitalière,  com- 
mencent à  être  exténués;  un  incendie  a  détruit  des  bois  qui  les 
cachaient;  enfin  les  forces  athéniennes  sont  plus  imposantes. 
Bref,  Cléon  arrive  au  moment  où  Démosthènes,  même  sans  lui, 
aurait  attaqué.  L'armée  athénienne  débarque  donc,  non  sans 
appréhension,  et  non  sans  un  prudent  déploiement  d'alliés  et 
de  troupes  légères.  Enfin,  après  une  journée  entière  de  lutte 
acharnée,  les  Spartiates,  pris  à  revers  sur  une  éminence  rocheuse 
par  des  Mcsséniens  alliés  d' Athènes  qui  connaissent  un  certain 
sentier^  capitulent.  C'est  pour  Athènes  un  succès  capital  et  pour 
Cléon  un  triomphe  inespéré.  «  L'autre  jour,  dit  Démosthènes 
dans  les  Chevaliers  d'Aristophane,  je  venais  de  pétrir  à  Pylos  une 
galette  lacédémonienne;  le  rusé  coquin  (Cléon)  tourne  autour  de 
moi,  l'escamote  et  offre  en  mon  nom  ce  gâteau  qui  était  de  ma 
façon.  » 

Or,  cet  événement  répand  à  Sparte  une  terreur  mortelle.  La 
plupart  des  prisonniers  sont  des  citoyens  des  meilleures  familles 
de  Sparte.  Leur  absence  cause  un  vide  terrible.  Si  les  Athéniens 
les  massacrent,  ce  sera  pour   leur   aris.tocralie    guerrière    une 


234  LA    GRÈCE    ANCIENXE. 

saignée  irrémédiable.  Ces  quatre  cents  héros  manqueront  pour 
comprimer  les  ilotes.  C'est  que  chacun  de  ces  quatre  cents  est 
un  guerrier  d'élite,  un  échantillon  humain  de  premier  choix,  une 
valeur  précieuse  par  la  rareté  des  valeurs  semhlahles.  Aussi 
Sparte,  la  fière  Sparte,  s'humilie-t-elle  immédiatement,  et  envoie 
dcfs  ambassadeurs  à  Athènes  pour  demander  la  paix.  Elle 
insiste,  supplie  presque,  elle  menace  les  Athéniens  de  l'implaca- 
ble «  vendetta  »  que  leur  déclareront  les  familles  Spartiates,  si 
les  prisonniers  sont  massacrés.  Longtemps  les  Athéniens  tergi- 
versent, et  les  hostilités  continuent  provisoirement;  mais  enfin 
les  avances  de  Sparte  sont  agréées  et  une  trêve  est  conclue, 
grâce  à  la  mort  de  Gléon,  par  l'intermédiaire  pacifique  de 
Nicif^s  (421). 

L'expédition  des  Athéniens  en  Sicile,  qui  met  lin  à  cette  trêve, 
constitue  à  elle  seule  toute  une  longue  histoire.  Résumon.s-en  les 
traits  saillants. 

Athènes  s'engage  en  Sicile  parce  qu'elle  y  a  des  cités  amies,  à 
qui  elle  veut  faire  plaisir.  —  Influence  des  amitiés. 

Athènes  rêve  d'établir  sa  suzeraineté  sur  la  Sicile,  parce  que 
c'est  une  île,  et  qu'elle  domine  déjà  de  grandes  lies,  comme 
l'Eubée,  Samos,  Chio,  Lesbos.  Elle  se  dit  donc  :  «  Pourquoi 
pas  ?  » 

Athènes  est  tentée  par  la  Sicile  parce  que  la  Sicile  est  riche  en 
blé,  et  que  ce  blé  sert  à  alimenter  le  Péloponèse.  Quelle  aubaine 
pour  les  Athéniens  si  le  blé  sicilien,  par  la  voie  des  tributs, 
venait  inonder  le  Pirée  et  si,  du  même  coup,  on  avait  le  moyen 
d'affamer  Sparte  ! 

La  Sicile  est  pour  les  Athéniens  un  Far-West  dont  on  leur  fait 
des  récits  merveilleux.  Ces  récits  excitent  la  soif  des  aventures. 
Des  âmes  de  «  conquistadors  »  se  révèlent.  On  rêve  de  conquérir 
Cartilage.  C'est  l'état  d'âme  delà  «  toison  d'or  ». 

«  Notre  but  en  faisant  voile  pour  la  Sicile,  dit  Alcibiade  aux 
Lacédémoniens,  était  de  soumettre,  s'il  était  possible,  les  Siciliens 
d'abord,  puis,  après  eux,  les  Italiens,  et  ensuite  de  faire  une  ten- 
tative contre  les  peuples  soumis  aux  Carthaginois  et  contre 
Carthage  elle-même...  Nous  devions  alors  attaquer  le  Péloponèse 


IX.    —    LES    GUERRES   ENTRE    CITÉS.  235 

..  et  ensuite  étendre  notre  domination  sur  le  inonde  grec  tout 
entier  '.  » 

En  un  mot,  dans  leur  ambition  imaginative  et  sans  frein,  les 
Athéniens  ont  dépassé  la  mesure.  Ils  n'ont  pas  vu  que  la  Sicile  est 
un  trop  gros  morceau.  «  La  plupart  des  Athéniens,  dit  Thucy- 
dide, ignoraient  la  grandeur  de  lile,  le  nombre  de  ses  habitants, 
Grecs  et  barbares;  ils  ne  soupçonnaient  pas  que  la  guerre  qu'ils 
allaient  entreprendre  ne  le  cédait  que  de  bien  peu  en  importance 
à  celle  du  Péloponèse.  » 

Us  ne  se  représentent  pas  non  plus  que,  si  la  Sicile  a  des  traits 
communs  avec  la  Grèce,  elle  a  des  -plaines  plus  larges.  Consé- 
quence :  les  Siciliens  ont  plus  de  cavalerie.  Ce  petit  fait  nuira 
aux  Athéniens  en  les  empêchant  de  rendre  décisives  les  victoires 
qu'ils  remporteront. 

Les  Athéniens  envoient  une  brillante  flotte  commandée  par 
trois  chefs  :  Xicias,  qui  desapprouve  r expédition  et  y  va  à 
contre-cœur;  Lamachos,  une  médiocrité,  et  enfin  Alcibiade. 

Alcibiade,  capitaine  audacieux  et  génie  organisateur,  est 
peut-être  le  seul  homme  capable  de  faire  réussir  une  entreprise 
aussi  téméraire.  Mais,  la  veille  du  départ  d'Athènes,  des  statues 
de  Mercure  sont  mutilées.  Une  rumetir  sourde  accuse  Alcibiade, 
qu'on  laisse  pourtant  partir.  Mais  «  l'affaire  Alcibiade  »  suit  son 
train  et  révolutionne  les  cerveaux.  Les  «  ennemis  particuliers  » 
du  général  se  remuent.  Bref,  à  peine  arrivé  en  Sicile,  Alcibiade 
est  rappelé.  C'est  la  désorganisation  volontaire  du  commande- 
ment. 

Alcibiade  passe  à  Sparte;  il  trahit  et  met  son  intelligence  au 
service  des  ennemis  de  sa  cité.  C'est  le  type  le  plus  éclatant  de 
ces  transfuges  dont  nous  avons  signalé  le  rôle  essentiel. 

Lamachos  est  tué;  l'armée  reste  livrée  à  Nicias,  figure  bien 
différente  d'Alcibiade.  Nicias  est  le  type  de  l'Athénien  honnête, 
modéré,  conservateur.  Quoique  bien  vu  parles  aristocrates,  il 
est  «  rallié  »  à  la  démocratie,  qui  fait  grand  cas  de  ses  talents. 
Riche  et  bienveillant,  il  a  su  se  faire  de  nombreux  amis  qui  font 

1.  Thuc,  VI,  I. 


236  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

une  partie  de  sa  force.  Son  mérite  stratégique  est  tel  que  le  peu- 
ple, très  intelligent  au  milieu  de  ses  inconstances,  ne  veut  pas 
lâcher  un  tel  serviteur,  et  l'oblige  à  «  marcher  »  quand  même. 
Nicias  demeure  donc  seul,  de  plus  en  plus  effrayé  d'une  tâche 
qu'il  sait  écrasante.  Il  s'entoure  de  précautions  qui  le  retardent, 
assiège  Syracuse  avec  méthode,  mais  avec  lenteur.  Naturelle- 
ment, il  construit  un  mur,  auquel  les  Syracusains  opposent  un 
cont7'e-miu\  qui  met  obstacle  à  l'achèvement  du  blocus.  Syracuse 
n'en  est  pas  moins  fort  inquiète  et  implore  le  secours  de  Sparte, 
et  Sparte  lui  envoie  un  homme  :  Gylippe. 

Gylippe  arrive,  et  change  la  face  des  choses.  Il  joue  deux 
rôles  :  celui  de  capitaine  instructeur  et  celui  de  sergent  recru- 
teur. D'une  part,  il  exerce  les  Syracusains;  de  l'autre,  grâce  à 
l'imperfection  du  blocus,  il  fait  venir  de  toute  la  Sicile  des  auxi- 
liaires. Cet  honmie  fait  l'effet  d'un  ferment  qui  soulève  soudain 
une  pâte.  C'est  la  supériorité  militaire  de  Sparte  qui  se  fait  sentir 
par  la  seule  entremise  d'un  capitaine  bien  choisi. 

Nicias,  immobilisé  clans  son  camp,  demande  à  Athènes,  soit  de 
rappeler  l'armée,  soit  d'envoyer  des  renforts  considérables. 
Athènes  s'entête.  Quoique  bloquée  à  ce  moment  même  par  les 
Spartiates,  elle  envoie  Démosthènes,  le  héros  de  Pylos,  avec  une 
Hotte  aussi  forte  c[ne  la  première.  Thucydide  note  avec  justesse 
l'extraordinaire  paradoxe  de  cette  situation  :  une  ville  maritime 
bien  fortifiée  peut  seule  se  permettre  le  luxe  d'une  expédition 
lointaine  au  moment  même  où  elle  a  les  ennemis  sous  ses  murs. 

Démosthènes.  général  brave  et  expéditif,  mais  qui  ne  connaît 
rien  des  formidables  difficultés  contre  lesc[uelles  Nicias  se  débat 
depuis  longtemps,  veut  brusquer  les  choses  et  fait  tenter  un 
assaut  nocturne.  On  est  battu. 

Alors  se  produit  un  événement  capital,  qui  est  l'inverse  de 
l'épisode  deSphactérie.  La  flotte  athénienne  est  emprisonnée  dans 
une  rade  transformée  en  lac  par  les  Syracusains  qui  ont  obstrué 
l'entrée.  De  plus,  les  Syracusains,  grâce  à  d'ingénieux  dispositifs 
qui  modifient  leurs  propres  vaisseaux,  ont  trouvé  le  moyen  de 
neutraliser  la  supériorité  de  manœuvre  des  navires  athéniens  et 
de   transformer,  pour  ainsi  dire,  le  combat  naval  en  combat  ter- 


TX.    —   LES    GUERRES   ENTRE    CITES.  237 

pestre.  La  rade  est  aussi  trop  petite  pour  que  les  Athéniens, 
dont  les  équipages  ont  d'ailleurs  bien  souffert  depuis  le  com- 
mencement du  sièg-e,  puissent  opérer  leurs  savantes  évolutions. 
Les  assiégeants,  frappés  d'épouvante  à  la  vue  de  la  mer  qui  se 
ferme,  essayent  de  débloquer  la  passe.  Lne  bataille  navale  s'en- 
gage, suprême,  acharnée,  désespérée,  et  dont  le  récit  est  peut- 
être  la  page  la  plus  impressionnante  de  Thucydide.  Les  Athé- 
niens sont,  battus  et  battus  sur  mer.  C'est  l'anéantissement  de  tout 
espoir,  la  débâcle  effroyable  et  définitive.  Traqués  dans  une 
lamentable  retraite  à  travers  la  Sicile,  harcelés  dans  les  gorges 
et  les  collines  par  des  ennemis  qui  improvisent  des  )nurs  pour 
barrer  les  bons  passages,  les  Athéniens  capitulent,  mourants  de 
faim  et  de  soif,  et  sont  réduits  en  esclavage.  Démosthènes  et 
Nicias  sont  massacrés. 

Dans  cette  campagne,  les  Athéniens  déploient,  comme  partout, 
leurs  qualités  d'ingéniosité,  de  souplesse,  de  diplomatie,  de 
science  technique;  mais  ils  sont  victimes  d'une  confusion  initiale. 
L'erreur  des  Spartiates,  à  Sphactérie,  avait  été  de  traiter  comme 
un  continent  ce  qui  était  une  Ue.  L'erreur  des  Athéniens,  en  Si- 
cile, a  été  de  traiter  comme  une  île  ce  qui  était,  au  point  de  vue 
pratique,  un  vrai  petit  continent.  La  Sicile  ne  pouvait  être  com- 
parée à  Chio  et  àLesbos,  qui  sont  d'ailleurs  bien  plus  rapprochés 
d'Athènes.  Eu  outre,  Syracuse,  la  cité  prépondérante  de  Sicile, 
était  riche,  puissante,  peuplée,  outillée  pour  les  luttes  navales. 
C'est  ce  dont  on  aurait  pu  se  rendre  compte  avec  un  gouverne- 
ment calme,  doué  de  sang-froid  et  d'esprit  de  suite.  Mais  c'étaient 
les  qualités  qui  manquaient  le  plus  aux  politiciens  d'Athènes. 
Assez  intelligents  pour  avoir  confiance  en  Nicias  qui  a  du  mérite, 
ils  refusent  obstinément  d'écouter  les  objections  de  cet  homme 
de  mérite,  et  Nicias  lui-même  a  peur  de  trop  insister.  «  Il  ne 
voulait  pas,  connaissant  le  caractère  des  Athéniens,  s'exposer  à 
tomber  victime  ^\ine  accusation  infamante  et  injuste'.  »  En  un 
mot,  les  emballements  de  l'agora  faisaient  taire  les  compétences 
stratégiques  et  intimidaient  les  objections  du  bon  sens. 

1.  Thuc,  VH,  xLviii. 


238  I-A    GRÈCE   ANCIENNE. 

Athènes  perdue  par  son  instabilité  et  sa  nervosité  :  le  type 
d'Alcibiade.  —  On  voit  se  dessiner  les  causes  qui  amènent  la 
défaite  définitive  d'Athènes. 

La  grande  cause,  qui  domine  toutes  les  autres,  c'est  l  insta- 
bilité du  gouvernement  démocratique,  lequel  tourne  franchement 
à  la  démagog-ie. 

Combinons  par  la  pensée  les  influences  de  divers  phéno- 
mènes connus  :  le  bavardage  incoercible,  produit  de  la  cueillette 
et  du  commerce,  l'ascension  rapide  de  nouvelles  couches  so- 
ciales, fruit  dun  rapide  déveloj)pement  commercial,  le  nombre 
relativement  grand  des  citoyens,  qui  en  fait  littéralement  une 
(«  foule  »,  le  succès  prodigieux  des  orateurs  qui  savent  remuer  les 
passions  des  foules,  Y exasj)ération  de  la  vie  urbaine^  produite 
par  l'afflux  anormal  et  forcé  des  campagnards  dans  la  ville,  cette 
crainte  maladive  de  la  ti/rannie,  laissée  par  les  révolutions  pré- 
cédentes, et  nous  comprendrons  le  manque  d'équilibre  qui  est 
le  sig-ne  distinctif  de  l'opinion  athénienne. 

«  Si  les  Athéniens,  proclame  Thucydide,  finirent  par  suc- 
comber, ce  ne  fut  que  sous  leurs  propres  coups,  au  milieu  des 
ruines  amoncelées  par  leurs  dissensions  intestines'.  » 

Périclès,  avons-nous  dit,  meurt  de  la  peste  dès  la  deuxième 
année  de  la  guerre.  Il  meurt  au  bon  moment.  Un  fort  courant 
d'opinion  commençait  à  se  dessiner  contre  lui.  On  l'accuse 
d'avoir  poussé  à  la  guerre,  ce  qui  n'empêchera  pas  la  foule 
d'acclamer  de  nouveau,  bientôt  après,  la  guerre  à  outrance. 
Condamné  à  une  amende,  Périclès  est  presque  aussitôt  après 
réélu  général.  Lui  disparu,  des  démagogues  inférieurs  se  dis- 
putent linfiuence.  Ce  sont  eux  que  raillent  amèrement  Socrate, 
Platon,  Aristophane.  A  chaque  instant  des  généraux  sont  blâmés, 
disgraciés,  condamnés  pour  n'avoir  pas  fait  ce  que  la  foule, 
de  son  agora,  aurait  voulu  leur  voir  faire.  Ceux  cjui  acceptent 
la  capitulation  de  Potidée  sont  blâmés  parce  que  le  peuple  au- 
rait voulu  qu'on  forçât  les  Potidéates  à  se  rendre  à  discrétio?i. 
Nous  avons  vu  que  Thucydide  est  banni  pour  n'avoir  pas  eu  le 

1.  Tliuc.  II,  i.w. 


IX.    —    LES    GUERRES   ENTRE    CITÉS.  239 

temps  de  secourir  Amphipolis.  Il  fallait  avoir  le  temps.  Pachès, 
qui  a  réprimé  victorieusement  la  rébellion  de  Mytilène,  en  est 
récompensé  par  des  accusations,  et,  comme  il  désespère  de 
triompher  en  justice,  il  se  perce  de  son  épée.  Avant  la  grande 
expédition  de  Sicile,  les  généraux  Pytliodore,  Sophocle  et  Eury- 
médon,  envoyés  dans  cette  île  pour  secourir  des  alliés,  sont,  les 
deux  premiers  exilés,  le  second  condamné,  pour  avoir  conclu  un 
accommodement  qui  pacifie  le  pays.  On  les  accuse  de  «  s'être 
laissés  gagner  par  des  présents  ».  Accusation  terrible,  et  qui 
revient  volontiers.  Le  «  pot-de-vin  »  déchaîne  des  fureurs  in- 
tenses. <«  Ceux-là  sont  les  pires  de  tous,  dit  Diodote  dans  son  dis- 
cours contre  Cléon',  qui  se  font  un  argument  de  l'imputation 
de  vénalité...  Si  l'on  donne  franchement  un  conseil  utile,  on  est 
soupçonné  d'en  attendre  quelque  profit  secret.  »  Le  même  Dio- 
dote, à  qui  l'historien  fait  visiblement  exprimer  les  vices  de 
l'organisation  politique,  ajoute  :  «  D'un  côté,  celui  qui  veut 
faire  adopter  les  mesures  les  plus  funestes  doit  se  concilier  le 
peuple  en  le  trompant;  de  l'autre,  celui  qui  ouvre  un  avis  utile 
est  également  obligé  à  mentir  pour  trouver  créance.  »  Et  plus 
loin  encore  :  <  S'il  vous  survient  quelque  échec,  cédant  au  pre- 
mier mouvement  de  colère,  vous  faites  payer  au  conseiller  seul  la 
peine  d'une  opinion  que  vous  avez  partagée,  d'une  faute  qui  a 
été  celle  de  la  majorité.  » 

Nous  avons  vu  le  rappel  d'Alcibiade,  qui  enlevait  à  l'expédition 
de  Sicile  le  seul  homme  capable,  par  sa  hardiesse  même  et  ses 
coups  de  tète  heureux,  de  faire  réussir  cette  téméraire  entreprise. 
Ce  même  Alcibiade,  bientôt  après,  est  rappelé  en  triomphe.  Ce 
sont  des  ovations  délirantes  en  l'honneur  de  celui  qui,  naguère, 
«  trahissait  »  la  cité  au  profit  de  Sparte.  Mais  l'apothéose  dure 
peu,  le  temps  de  laisser  remporter  au  jeune  capitaine  Ja  brillante 
victoire  de  Cyzique,  et,  vite,  un  second  bannissement  frappe  le 
vainqueur,  parce  qu'un  de  ses  lieutenants,  ayant  en  son  absence 
livré  un  combat  malgré  son  ordre,  a  perdu  quelques  galères. 
L'Athénien  passe,  en  un  mot,  d'un  extrême  à  l'autre;  il  acclame 

1.  Thuc,  m,  \ui. 


240  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

et  maudit  les  gens  avec  une  incroyable  facilité.  Nicias  est  bien 
parvenu  à  faire  conclure  une  trêve  avec  Sparte;  mais,  quelques 
années  après,  l'orateur  Antiphon,  homme  vertueux  et  grave, 
nous  dit  Thucydide,  est  condamné  à  mort  pour  avoir  tenté  un 
rapprochement  analogue.  Par  compensation,  l'orateur  Andocide, 
esprit  brouillon  et  violent,  un  des  chefs  du  parti  hostile  à  Anti- 
phon, sera  condamné  à  son  tour  et  forcé  de  s'exiler  à  Chypre, 
parce  qu'il  est  soupçonné  de  «  sacrilège  ». 

C'est  que  les  questions  religieuses  passionnent  les  esprits  d'une 
façon  inimaginable  et  se  mêlent  intimement  aux  passions  poli- 
tiques. Avoir  «  violé  les  mystères  »  n'est  pas  moins  terrible,  pour 
un  homme,  que  d'avoir  «  reçu  des  présents  ».  S'il  y  a  du  scep- 
ticisme chez  les  sophistes,  s'il  y  a  une  ébauche  de  religion  na- 
turelle raisonnée  chez  Socrate,  Platon  et  leurs  disciples,  il  y  a 
des  superstitions  ardentes  dans  les  masses.  Ces  superstitions 
sont  ardentes  parce  que  l'atmosphère  querelleuse  de  la  vie  pu- 
blique leur  a  infusé  son  ardeur,  et  parce  que  des  politiciens  in- 
téressés exploitent  habilement  le  sentiment  religieux.  Cette  ex- 
ploitation est  visible  dans  le  cas  de  Socrate.  Elle  ne  l'est  pas 
moins  dans  celui  d'Alcibiade,  homme  vicieux,  certes,  mais  qui 
n'est  pas  poursuivi  à  cause  de  ses  vices.  C'est  l'histoire  des 
statues  mutilées  qui  déchaîne  l'orage  contre  le  jeune  général,  et 
celui-ci,  en  définitive,  se  montre  avisé  en  ne  rentrant  pas  à 
Athènes.  Coupable  ou  non,  il  risquait  fort  de  boire  la  ciguè.  Mais 
le  cas  le  plus  impressionnant  de  superstition  aiguë  est  celui  dont 
sont  victimes  les  généraux  vainqueurs  aux  iles  Arginuses.  C'est 
vers  la  fin  de  guerre.  Athènes,  déjà  épuisée,  par  un  suprême  effort, 
a  équipé  une  dernière  flotte  et  l'a  confiée  à  dix  généraux  (ad- 
mirez ces  précautions  démocratiques)  qui  rencontrent  près 
de  l'Hellespont,  aux  îles  Arginuses,  la  flotte  péloponésienne, 
commandée  par  le  Spartiate  Callicratidas.  Les  Athéniens,  une 
dernière  fois,  triomphent.  Mais,  une  tempête  étant  survenue 
après  la  bataille,  les  généraux  négligent  de  rendre  les  honneurs 
funèbres  aux  morts  tombés  à  l'eau.  Cette  e  impiété  »  déchaîne 
aussitôt  dans  l'opinion  une  bourrasque  formidable,  et  les  dix  gé- 
néraux vainqueurs  sont  condamnés  à  mort.  N'est-il  pas  vrai  de 


IX.    —    LES   GU£RRES   ENTRE   CITÉS.  241 

dire  que  les  fièvres  politiques,  mêlées  à  la  déformation  des  sen- 
timents religieux,  peuvent  métamorphoser  le  peuple  «  le  plus 
spirituel  de  la  terre  »  en  un  peuple  absolument  fou? 

Ce  type  d'Alcibiade  lui-même,  dont  nous  avons  dit  un  mot, 
résume  assez  bien,  dans  son  éclat  spécial,  les  vertus  et  les  vices 
d'Athènes.  Neveu  de  Périclès,  riche,  ambitieux,  Alcibiade  rêve 
d'être  un  grand  politicien,  et,  comme  il  sait  que  la  «  philoso- 
phie »  fournit  des  idées  à  l'orateur,  il  a  le  flair  de  s'attacher  à 
Socrate.  //  exprime  le  suc  de  cette  philosophie^  dans  des  vues 
d'utilité  personnelle,  puis  se  lance  dans  l'arène,  non  sans  frapper 
l'attention  des    badauds  par  des  originalités  systématiques.  // 
veut  bien  parler  et  veut  qu'on  parle  de  lui.  De  là  l'histoire  du 
chien  payé  sept  mille  drachmes,  et  dont  il  fît  couper  la  queue, 
uniquement  pour  donner   aux  Athéniens  l'occasion  de  ne   pas 
l'oublier.  iMais  ses  façons  de  «  snob  »  indisposent  une  partie  du 
public,  qui  l'accuse  de  viser  à  la  «  tyrannie  ».  Pour  démentir 
cette  dangereuse  accusation,  Alcibiade  flatte  le  peuple.  Il  pousse 
à   la  guerre,    comme   les  démagogues,   préconise  avec  ardeur 
l'expédition  de  Sicile,  combat  l'influence  pacifique  de  Nicias,  et 
toutefois,   en  même  temps,   intrigue  avec   les  Lacédémoniens. 
Dissolu  dans  ses  mœurs,  il  sauve  l'élégance  ;  léger,  il  n'en  montre 
pas  moins  des  qualités  d'homme  d'Etat  et  de  militaire,  s'adap- 
tant  à  tout  en  dilettante,  posant  à  Sparte  pour  l'homme  austère, 
puis,  chez  le  satrape  Tissapherne,  saccommodant  des  voluptés 
et  de  la  mollesse  des  Orientaux.  Il  finit  par  mourir  banni,  après 
avoir,  dans    son  dernier  exil,   donné  aux  commandants  de  la 
dernière  flotte  athénienne  des  conseils  qiion  ne  veut  pas  écouter. 
C'est    bien  le  type  du  <(    mauvais  garnement   »  merveilleuse- 
ment doué,  un  polisson  de  génie  presque  sympathique,  et  qui, 
moitié  par  sa  faute,    moitié  par  celle  d'un  milieu  qui  lui  res- 
semble, gâche  sa  vie  en  défaisant  les  belles  choses  qu'il  avait 
commencé  d'accomplir. 

C'est  avec  beaucoup  d'esprits  de  cette  sorte,  plus  ou  moins 
brillants,  qu'une  cité  comme  Athènes  peut  gaspiller  ses  forces, 
ses  flottes,  ses  trésors,  ses  ressources  de  toute  espèce.  Voyons, 
au  contraire,  comment  la  coalition  péloponésienne,  malgré  son 

16 


242  LA   GRÈCE    ANCIENNE. 

infériorité  maritime,  sa  pauvreté,  et  l'inaptitude  des  Spartiates 
à  prendre  les  villes,  put  l'emporter  finalement. 

Lesprit  de  suite  des  Spartiates,  cause  de  leur  triomphe,  et 
leur  inaptitude  en  dehors  des  choses  militaires,  cause  de  la 
stérilité  de  celui-ci.  —  Sparte  ne  l'a  pas  emporté  seulement  par 
sa  supériorité  militaire.  Elle  Ta  emporté  par  Y  esprit  de  suite  de 
son  gouvernement. 

Il  y  avait  sans  doute  des  discordes  à  Sparte  comme  à  Athènes, 
mais  beaucoup  moins.  V esprit  de  discipline,  sorti,  comme  nous 
l'avons  vu,  d'une  nécessité  de  situation,  comprime  les  mécon- 
tentements. A  Sparte,  le  pouvoir,  représenlé  par  deux  rois  et 
cinq  éphores,  n'est  pas  gêné  par  la  foule,  mais  contrôlé  par 
un  sénat  de  vieillards.  L'ensemble  des  citoyens  Spartiates,  d'ail- 
leurs, représente  une  aristocratie  militaire,  habituée  à  suivre 
ses  chefs.  Ses  décisions  y  sont  plus  secrètes  et  moins  discutées 
qu'ailleurs.  Hors  de  Sparte,  l'armée  est  commandée  généra- 
lement par  le  roi,  un  seul  roi,  qui  est  alors  absolu,  et  dont 
l'autorité  est,  non  seulement  respectée  par  les  Spartiates,  mais 
acceptée,  nous  l'avons  vu,  par  tous  les  alliés  comme  une  chose 
qui  va  de  soi.  Ce  commandement  des  rois  participe  à  l'inamo- 
vibilité de  ceu>:-ci.  On  peut  quelquefois  les  contrarier  sourde- 
ment, mais  on  ne  les  dépose  pas  (sauf  exceptions  l)ien  rares). 
Même  quand  ce  sont  de  simples  généraux  qui  commandent, 
l'opinion  publique  de  Sparte,  plus  calme,  plus  conservatrice, 
plus  compétente  en  choses  militaires,  sait  se  mettre  à  leur 
place  et  leur  laisser  plus  de  coudées  franches.  Si  ces  traits  ne 
sont  pas  absolus  et  admettent  des  correctifs,  ils  suffisent  à  éta- 
blir une  grande  ditférence  entre  la  manière  de  Sparte  et  celle 
d'Athènes. 

Cet  esprit  de  suite  des  Spartiates  se  manifeste  dans  la  pour- 
suite continue  de  trois  plans  simultanés  qui,  se  combinant  en- 
semble, finissent  par  atteindre  leur  but. 

Il  se  manifeste,  en  premier  lieu,  dans  ce  pillage  méthodique 
de  la  banlieue  d'Athènes,  que  nous  avons  signalé.  Ce  pillage, 
d'abord  renouvelé  tous  les  étés,  puis  rendu  continuel,  produit 


IX.    —   LES   GUERRES   ENTRE   CITÉS.  243 

sur  les  Athéniens  trois  ell'ets  :  1°  effet  d'appauvrissement  par- 
tiel; 2°  effet  de  contamination  par  l'entassement  des  êtres 
humains  dans  la  ville;  3'  effet  d'énervement  et  de  surme- 
nage. 

Cet  esprit  de  suite  des  Spartiates  se  manifeste  encore  dans 
leur  propagande  insurrectionnelle,  jamais  découragée,  chez  les 
alliés  d'Athènes.  Par  le  mécanisme  des  mécontents,  des  bannis 
et  des  ambassadeurs,  les  Lacédémoniens  suscitent  à  chaque 
instant  des  défections,  qui  oljHgent  Athènes  à  diriger  contre  ses 
amis  infidèles  des  flottes  préparées  pour  agir  contre  ses  ennemis. 
Méthodiquement,  les  Spartiates  cherchent  d'abord  à  se  rappro- 
cher de  l'Hellespont  par  la  voie  de  terre,  en  révoltant  sur  leurs 
chemins  les  cités  des  côtes  de  Macédoine  et  de  Thrace  inféodées 
aux  Athéniens.  C'est  le  rôle  du  roi  de  Sparte  Brasidas,  qui,  par 
force,  promesse  ou  menace,  détermine  ainsi  la  chute  de  plu- 
sieurs places  fortes,  comme  Amphipolis.  Or,  on  concevra  l'intérêt 
qu'avait  pour  Athènes  1'  «  amitié  »  de  ces  cités  du  nord  de  l'Ar- 
chipel, si  l'on  songe  qu'elles  gardaient  la  route  de  ïimporta- 
tion  des  bois  de  construction  'pour  la  marine.  C'est  avec  les 
forêts  de  Thrace  qu'Athènes  construisait  ses  vaisseaux.  Puis, 
après  les  désastres  de  Sicile,  Sparte  entame  résolument  l'Ionie. 
Elle  occupe  Milet,  insurge  File  de  Chio  et  plusieurs  autres  îles 
ou  presqu'îles  de  cette  région.  Vers  la  fin  de  la  guerre,  elle 
insurge  l'Eubée,  un  des  greniers  d'Athènes,  ce  qui  commence 
à  sonner  le  glas  de  celle-ci.  Nous  avons  noté  ce  rôle  de  «  pépi- 
nière de  capitaines  »  joué  par  Sparte  à  l'égard  des  insurrec- 
tions latentes  qui  demandent  un  chef.  On  dirait  que  le  gouver- 
nement de  Sparte  a  mûrement  pesé  et  médité  les  paroles  que 
lui  adressaient,  dès  le  commencement  de  la  guerre,  les  ambas- 
sadeurs de  Mytilène  désireux  de  détacher  Lesbos  des  Athéniens  ; 
«  ...  Ce  n'est  pas  dans  l'Attique  que  sera,  comme  quelques-uns 
le  pensent,  le  siège  de  la  guerre;  c'est  dans  les  contrées  d'où 
l'Attique  tire  ses  ressources  '.  »  Chaque  cité  qui  quitte  F  «  amitié  >; 
d'Athènes  pour  F  «  amitié  »  de  Sparte  prive  la  première  de 
quelqu'une  de   ces  ressources  en   blé,    bois,    denrées,  tributs, 

1.  Tliuc,  III,  xiii. 


244  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

mercenaires,  etc.,  sur  lesquelles  était  fondée,  avec  la  complica- 
tion propre  aux  organisations  commerciales,  la  prospérité  du 
centre  athénien. 

Cet  esprit  de  suite  se  manifeste  enfin  dans  la  persévérance 
avec  laquelle  les  Spartiates,  qui  ne  sont  pas  marins  du  toiit, 
arrivent  à  constituer,  malgré  une  foule  de  revers,  une  marine 
capable  de  tenir  tête  à  la  marine  athénienne.  Sparte  elle-même 
n'a  pour  ainsi  dire  pas  de  vaisseaux.  Mais  dans  la  ligue  qu'elle 
dirige  figurent  Corinthe,  Sicyone,  Epidaure,  et  quelques  autres 
ports  qui,  tant  bien  que  mal,  mettent  en  ligne  des  escadres 
dont  la  réunion  fait  nombre.  Presque  invarialilement,  ces  esca- 
dres sont  battues  par  les  Athéniens,  mais  les  vaincus  ne  se  dé- 
couragent pas,  et  recommencent  leurs  tentatives.  Vers  la  fm  de 
la  guerre,  un  secours  précieux  leur  arrive  en  la  personne  des 
Syracusains.  «  Personne,  constate  Thucydide,  ne  ressemblait 
plus  aux  Athéniens;  aussi  n'eurent-ils  pas  d'ennemis  plus  re- 
doutables K  »  Un  autre  secours  vient  de  l'or  des  Perses  qui, 
trouvant  intérêt  à  diminuer  la  puissance  de  cette  Athènes  qui 
les  a  battus  et  domine  plus  ou  moins  directement  leurs  rivages, 
subventionnent  les  confédérés  péloponésiens.  C'est  au  moyen  de 
ces  flottes,  peu  à  peu  aguerries,  que  les  Spartiates  et  leurs 
alliés,  après  les  désastres  de  Sicile,  soulèvent  l'Ionie  et  attei- 
gnent enfin  l'Hellespont,  Une  lutte  vigoureuse  s'engage  alors 
autour  de  cette  route  des  blés  et  des  autres  richesses  du  Nord. 
C'est  là  —  fait  significatif  —  que  se  livrent  les  trois  dernières 
grandes  batailles  de  la  guerre  :  celle  de  Cyzique,  au  débouché 
nord  de  THellespont,  gagnée  par  Alcibiade  sur  les  Péloponésiens  ; 
celle  des  lies  Arginuses,  au  débouché  sud  de  l'Hellespont,  le  der- 
nier triomphe  d'Athènes  (qui  traite  ses  sauveurs  comme  nous 
Tavons  vu),  et  enfin  celle  d\4îgos-Potamos,  livrée  dans  l'Helles- 
pont même,  au  centre  de  cet  étroit  corridor  dont  la  destinée 
va  décider  de  celle  d'Athènes.  Les  Athéniens  surpris  à  terre, 
sur  le  rivage  occidental  où  ils  stationnent,  et  surpris  à  cause 
de  la  'proximité  du  rivage  oriental  où  stationne  la  flotte  ennemie, 
sont  irrémédiablement  battus  et  leur  dernière  flotte  anéantie.  Cette 

1.  Thuc,  VIII,  xcvi. 


I.\.    —    LES    GUERRES    ENTRE    CITÉS.  245 

fois,  c'est  la  fin,  et  Athènes,  affamée  désormais  par  mer  comme 
elle  l'est  depuis  longtemps  par  terre,  capitule  au  bout  de  six  mois. 

Les  conditions  imposées  à  la  cité  vaincue  par  Lysandre,  son 
vainqueur,  sont  en  elles-mêmes  assez  suggestives,  et  répondent 
bien  à  ce  que  nous  avons  dit  de  l'état  social.  Ces  conditions 
sont  :  1°  la  démolition  des  murs,  ces  terribles  murs  devant 
lesquels  s'arrêtaient  respectueusement  les  guerriers  de  Sparte; 
2°  f  évacuation  des  cités  conquises^  c'est-à-dire  la  rupture  de 
tout  lien  pouvant  établir  l'autorité  d'Athènes  sur  d'autres  cités; 
3"  la  limitation  des  forces  maritimes  à  douze  vaisseaux,  autre- 
ment dit  la  revanche  des  terriens  sur  cette  marine  qui  leur  a 
fait  tant  de  mal  et  une  précaution  draconienne  contre  le  retour 
de  sa  prépondérance;  k"  l'alliance  avec  Sparte,  ou  la  mise  en 
pratique  de  cette  amitié  forcée  dont  nous  avons  vu  tant  d'exem- 
ples; 5°  enfin  le  rappel  des  bannis^  sur  lesquels  Sparte  va  s'ap- 
puyer pour  créer  un  nouveau  gouvernement  à  Athènes.  Con- 
formément à  la  nature  de  la  Cité  grecque,  les  vainqueurs 
n'annexent  pas;  ils  installent  des  amis  au  pouvoir  dans  la  cité 
qu'ils  viennent  de  vaincre,  et  ce  pouvoir  sera  de  l'espèce  qui  a 
les  préférences  de  la  cité  victorieuse.  Athènes  passe  donc  de  la 
démocratie  à  l'oligarchie,  et  trente  Athéniens  sympathiques  à 
Sparte  prennent  la  direction  des  affaires.  C'est  ce  qu'on  ap- 
pellera plus  tard  les  «  trente  tyrans  »  (iOV). 

Après  quoi,  Sparte  se  retire,  ayant  accompli  sa  besogne  direc- 
trice et  militariste,  entourée  d'un  prestige  glorieux  qui  flatte 
évidemment  ses  guerriers,  mais  sans  avoir  accompli,  en  défi- 
nitive, aucun  acte  d'ascension  sociale.  Son  type  na  pas  d'ex- 
pansion. Au  cours  de  la  guerre,  elle  a  essayé  de  fonder  une 
cité  nouvelle  en  Thessalie,  Héraclée,  et  a  fait  appel  à  tous  les 
concours.  Cet  essai  a  lamentablement  échoué.  Détaché  de  la 
culture  et  des  autres  travaux  usuels,  le  Spartiate  demeure  un 
athlète,  un  soldat,  un  «  capitaine  »,  un  splendide  meneur  de 
bandes  disciplinées,  mais  //  nest  que  cela  et  ne  sait  pas  faire 
autre  chose.  C'est  pourquoi  ses  triomphes  demeurent  des  triom- 
phes en  l'air,  sans  enracinement  dans  le  sol,  et  sans  influence 
heureuse,  par  conséquent,  sur  l'avenir  de  la  race. 


LES  MERCENAIRES.  —  CE  QUI  LES  POUSSE  EN  ASIE.  — 
CE  QUI  LES  ARRÊTE  ENCORE.  —  DEUXIÈME  ÉCHANTIL- 
LON DES  GUERRES  ENTRE  CITÉS  :  THÉBES  CONTRE 
SPARTE. 


Le  développement  du  type  mercenaire.  —  Les  guerres  entre 
cités,  telles  que  la  guerre  du  Péloponèse,  tendent  à  développer 
le  type  du  batailleur  professionnel. 

Certains  citoyens  s'habituent  à  vivre  le  plus  souvent  hors  de 
leur  cité,  et  à  faire  de  la  guerre  leur  moyen  d'existence,  qui 
comprend  deux  éléments  :  la  solde  et  le  butin. 

En  outre,  ce  métier  est  tout  à  fait  ce  qu'il  faut  pour  les  nom- 
breux bannis  à  qui  leur  patrie  est  interdite.  Ces  bannis,  nous 
l'avons  vu,  sont  tout  disposés  à  porter  les  armes  contre  n'im- 
porte qui,  et  spécialement  contre  leur  cité. 

Le  développement  de  la  richesse  dans  certaines  cités,  résultat 
du  commerce  et  des  tributs  payés  par  les  cités  vassales,  permet- 
tent l'affectation  de  crédits  importants  à  des  soldes  régulières, 
et  dès  lors  les  batailleurs  professionnels  sentent  leur  «  avenir  » 
à  peu  près  assuré.  Bien  entendu,  le  mercenaire  n'oublie  pas 
le  casuel  du  métier,  c'est-à-dire  ces  lucratifs  pillages  qui  ont  fait 
depuis  des  siècles  le  bonheur  de  ses  ancêtres.  De  là  une  disposi- 
tion persistante  à  aller  combattre  loin,  si  quelque  «  toison  d'or  » 
est  signalée  au  delà  des  mers.  La  toison  d'or,  ce  sera  la  Perse, 
et  les  expéditions  de  l'âge  héroïque  tendront  à  se  renouveler 
sous  une  autre  forme. 


X.    —   LES    MERCENAIRES.  247 

Athènes  avait  déjà  employé  des  mercenairespcndaiit  laeiierre 
du  Péloponèse,  et,  vers  la  fin  de  cette  guerre,  les  Péloponésiens 
s'étaient  mis  aux  gages  des  satrapes  perses.  Mais  çà  et  là,  indi- 
viduellement, beaucoup  d'  «  amateurs  »  se  louaient  au  plus 
offrant.  Hermocrate  de  Syracuse,  parlant  aux  Siciliens  lors  de 
Texpédition  d'Athènes,  disait  avec  une  nuance  d'ironie  :  «  Atti- 
rons chez  nous  ces  hommes  (pii  vont  partout  offrir  leurs  armes, 
même  quand  on  ne  les  appelle  pas  »  K  Athènes  une  fois  vaincue 
et  la  grande  guerre  terminée,  il  est  clair  que  d'innombrables 
;<  bonnes  volontés  »  vont  se  trouver  disponibles,  et  que,  de  ce 
«  chômage  »,  sortiront  facilement  des  aventures  nouvelles,  des- 
tinées à  donner  de  l'ouvrage  à  tous  ces  javelots  inoccupés. 

Mais  tandis  que  le  type  du  soldat  de  métier  se  constitue  ou  se 
perfectionne,  un  phénomène  corrélatif  se  produit  dans  la  Cité. 

Celle-ci  se  départage,  et,  puisqu'une  catégorie  de  gens  s'éri- 
gent en  spécialistes  de  la  guerre,  beaucoup  d'autres  citoyens 
en  profitent  pour  esquiver  désormais  le  service  ou  en  faire  le 
moins  possible.  Ils  sont  d'autant  moins  soldats  que  les  autres 
le  sont  plus.  De  là,  nous  le  verrons  tout  à  l'heure,  un  certain 
laisser-aller  vers  le  bien-être,  un  progrès  de  la  corruption  et  de 
la  mollesse  et  l'essor  du  luxe  pinvé,  succédant  au  luxe  public. 

Sparte  impuissante  à  bien  utiliser  les  mercenaires  :  la  déca- 
dence Spartiate.  —  Cette  force  redoutable,  représentée  par  les 
condottieri,  dont  chacun  est  une  sorte  de  virtuose  militaire,  qui 
va  le  mieux  l'utiliser? 

Un  nom  vient  immédiatement  à  l'esprit: celui  de  Sparte,  Sparte 
la  victorieuse,  qui  a  terrassé  Athènes,  débauché  les  alliés  de 
celle-ci,  et  règne  plus  que  jamais,  d'un  bout  de  la  Grèce  à  l'autre, 
par  le  prestige  de  sa  valeur. 

Eh  bienl  Sparte  est  imparfaitement  organisée  pour  l'utilisa- 
tion des  condottieri. 

Sparte,  malgré  les  talents  militaires  de  ses  citoyens,  est  une 
trop  petite  cité.  Elle  ne  peut  pas  disperser  au  loin  trop  de  Spar- 

1.  Thuc,  IV,  Lx. 


248  LA    GRECE    ANCIENNE. 

fiâtes;  cela  l'appauvrirait  et  lempêcherait  de  contenir  les  ilotes 
cultivateurs,  comprimés  artificiellement  par  la  minuscule  aris- 
tocratie des  Doriens  guerriers. 

En  outre,  les  guerriers  que  Sparte  disperse,  et  qu'elle  place 
comme  chefs  de  garnisons  au.xiliaires  dans  les  cités  subordonnées, 
sont  des  êtres  trop  rendes,  trop  cassants,  qui  mécontentent  et 
froissent  les  gens  autour  d'eux.  Toujours  le  bâton  d'Eurybiade. 

Ces  chefs  de  garnisons  s'appellent  harmostcs.  ou.  conciliateurs 
(faiseurs  A' harmonie).  Us  sont  censés  être  là  pour  maintenir  dans 
les  cités  la  bonne  intelligence  et  empêcher  les  querelles  de  partis. 
Ce  titre  seul  montre  combien  il  est  difficile  à  une  cité  victorieuse 
de  dominer  effectivement  une  cité  vaincue.  Elle  ne  peut  qu'in- 
troduire dans  la  place  une  petite  force  armée  pour  appuyer  le 
parti  qui  lui  est  favorable.  Cette  force  armée  a  soin  d'occuper 
la  citadelle  de  la  ville  et  de  s'abriter  derrière  de  fortes  murailles. 
C'est  ainsi  que  procède  la  garnison  lacédémonienne  installée  à 
Athènes,  pendant  que  le  parti  aristocratique,  dirigé  par  les 
«  trente  tyrans  »,  exerce  le  pouvoir  et  se  venge,  par  de  cruelles 
représailles,  de  tout  ce  que  les  démocrates  lui  ont  fait  souffrir 
pendant  leur  domination. 

D'autres  harmostes  sont  établis  dans  les  cités  qui  avaient  été 
les  alliées  d'Athènes,  mais  il  se  trouve  que  ces  cités  n'ont  pas 
gagné  au  change.  Les  Spartiates  n'ont  fait  que  succéder  aux 
Athéniens  dans  cette  piraterie  déguisée  dont  nous  avons  tracé 
l'esquisse.  C'est  une  autre  bande  qui  lève  les  mêmes  tributs.  Elle 
en  lève  même  davantage,  et  les  lève  plus  durement,  par  l'inter- 
médiaire de  Doriens  plus  autoritaires,  dont  la  main  de  fer  ne 
connaît  pas  le  gant  de  velours.  Sparte  se  fait  donc  cordialement 
détester  par  un  nombre  croissant  de  Grecs,  et  comme  c'est  elle, 
à  présent,  qui  bannit  ou  fait  bannir  le  plus  de  suspects,  il  est 
clair  que  la  grande  majorité  des  bannis  va  se  tourner  prompte- 
ment  contre  elle. 

Ajoutons  qu'un  ordre  de  faits  assez  grave  commence  à  se  pro- 
duire dans  le  sein  de  la  cité  Spartiate.  Les  vieilles  habitudes  de 
sobriété  farouche,  de  stricte  discipline,  de  mépris  absolu  de 
l'argent,  tout  cet  ensemble  de  qualités  enracinées  dans  la  race 


\.    —   LES    MERCENAIRES.  249 

par  l'éducation,  et  traduites  en  institutions  par  les  «  lois  de 
Lycurgue  »  a  subi  çà  et  là  quelques  brèches  qui  vont  aller 
s' élargissant.  C'est  précisément  le  besoin  d'envoyer  au  loin  des 
Spartiates  isolés,  de  les  détacher  comme  chefs  d'expéditions  ou 
d'insurrections,  ou  comme  instructeurs  militaires  d'alliés,  qui, 
exposant  ces  hommes  à  l'action  d'un  nouveau  milieu,  fait  surgir 
ce  nouveau  péril.  Quelques-uns  de  ces  Spartiates,  pour  avoir 
trop  séjourné  au  dehors,  au  milieu  d'hommes  d'une  formation 
différente,  se  gâtent.  L'avidité  pour  les  richesses,  en  particulier, 
n'étant  plus  comprimée  par  un  joug-  de  fer,  reparait  spontané- 
ment chez  ces  petits-fils  de  bandits.  Le  fameux  Gylippe,  détaché 
à  la  défense  de  Syracuse,  met  dans  sa  poche  trente  talents  sur  le 
butin  qu'il  devait  rapporter  intégralement  au  trésor  public. 
D'autres  cas  analogues  se  produisent.  Thorax,  ami  de  Lysandre, 
le  vainqueur  d'Athènes,  est  misa  mort  pour  avoir,  contre  la  loi, 
gardé  de  l'argent  chez  lui;  Lysandre  lui-même,  accusé  du  même 
crime,  est  menacé  du  même  sort.  Et  la  loi  lutte  vainement 
contre  une  fatalité  de  situation.  Ces  harmostes  qu'on  disperse 
dans  les  «  villes  de  garnison  »,  reviennent  de  leur  séjour  avec 
de  l'argent  et  le  goût  des  plaisirs.  C'est  dire  que  1'  «  état  d'âme  » 
du  Spartiate  aveuglément  dévoué  à  sa  patrie,  l'état  d'âme  de 
Léonidas,  reçoit  un  choc  terrible,  et  toute  l'organisation  sociale 
de  Sparte  en  est  ébranlée. 

La  loi  elle-même  est  obligée  d'emboiler  le  pas  aux  mœurs. 
On  abolit  la  défense  de  disposer  des  biens,  et  la  propriété  mobi- 
lisée commence  à  changer  de  mains,  se  concentrant  dans  celles 
des  plus  riches.  L'égalité  des  citoyens  en  pàtit.  Xénophon,  qui 
aime  Sparte,  avoue,  en  louant  la  constitution  de  celle-ci,  que 
les  Spartiates  de  son  temps  ont  dégénéré.  Nous  allons  voir  bien- 
tôt que  des  Spartiates,  àLeuctres,  vont —  fait  inouï — /«ir devant 
des  Thébains,  et  que  le  roi  Agésilas,  champion  du  passé  et  des 
vieilles  mœurs,  sera  obligé  de  laisser  dormir  la  loi  défendant 
aux  fuyards  l'accès  des  charges  publiques.  Trop  de  citoyens, 
avouera-t-il,  seraient  désormais  incapables  de  les  exercer. 

Toutefois,  ce  n'est  là  qu'un  commencement  de  décadence. 
Sparte,  pendant  longtemps,  demeure  forte.  Elle  est  sans  conteste 


250  LA   GRÈCE    ANCIENNE. 

la  cité  dominante  de  la  Grèce.  Elle  dirige  indirectement  la 
politique  de  plusieurs  cités.  Elle  lève  des  tributs  et  paye  des 
mercenaires.  Mais  elle  ne  peut  faire  tout  cela  que  sur  une  échelle 
restreinte,  pour  les  raisons  que  nous  avons  vues.  Elle  n'a  ni  la 
vertu  colonisatrice,  ni  l'outillage  supérieur  d'une  grande  puis- 
sance. Sa  situation  momentanée  est  donc  au-dessus  de  ses  forces, 
et  une  réaction  va  se  produire,  ayant  pour  effet  de  ramener 
partout,  comme  par  un  rebondissement  automatique,  l'état  des 
choses  antérieur. 

Rebondissement  et  affranchissement  d'Athènes  :  Thrasybule. 
—  Le  premier  de  ces  rebondissements  est  celui  d'Athènes. 

La  «  prise  »  de  cette  ville  par  les  Lacédémoniens  ne  devait  pas 
avoir  des  effets  de  longue  durée.  Le  règne  aristocratique  des 
«  trente  tyrans  »  ,  exerçant  leurs  vendettas  contre  les  politiciens 
<lémocrates,  ne  dura  guère  qu'une  année.  Naturellement,  beau- 
coup d'Athéniens  avaient  été  bannis.  L'un  d'eux,  Thrasybule, 
s'était  retiré  à  Thèbes.  11  en  partit  un  beau  jour  avec  soixante- 
dix  autres  bannis  et  vint  s'emparer  de  la  citadelle  de  Phylé  sur 
la  montagne  du  Pa?'nès.  (Toujours  le  procédé  du  bandit.)  Cette 
citadelle  servit  de  point  de  ralliement  à  d'autres  proscrits  ou  mé- 
contents divers.  Quand  la  bande  fut  assez  forte,  Thrasybule  mit 
la  main  sur  Munychie,  l'un  des  ports  d'Athènes,  et,  appuyé  sur  le 
peuple,  provoqua  une  révolution,  qui,  selon  la  formule,  trans- 
forma les  proscrits  en  prescripteurs,  et  vice  versa.  Pour  la  com- 
modité de  l'exposition,  nous  avons,  en  traçant  le  tableau  de  la 
démocratie  pendant  la  guerre  du  Péloponèse,  rappelé  divers 
traits  de  la  démocratie  de  Thrasybule,  qui  en  est  l'exacte  conti- 
nuation. C'est  à  ce  moment  que  se  place  la  condamnation  de 
Socrate,  dont  les  disciples  compromis  se  bannissent  (Euclide  à 
Mégare,  Phédon  à  Elis,  Xénophon  à  Sparte).  C'est  alors  surtout 
que  fleurit  Platon,  dont  l'éducation  avait  eu  lieu  pendant  la 
guerre  du  Péloponèse,  mais  dont  les  théories  se  formulent 
pendant  la  période  suivante,  non  moins  hostile  aux  opinions  de 
l'école  socratique. 

Sur  toute  la  ligne,   on  constate  ce  cp'on  pourrait  appeler  un 


X.    —    LES    MERCENAIRES.  251 

retour  spontané  à  la  nature  des  choses.  Les  Athéniens  recom- 
mencent à  opérer  en  Athéniens,  avec  toutes  leurs  qualités  et 
tous  leurs  défauts.  Leur  marine  a  été  anéantie,  mais  elle  renaît, 
parce  que  Sparte  n'a  pu  détruire  les  aptitudes  commerciales 
de  la  race.  Quand  la  guerre  se  renouvelle  avec  Sparte,  on  voit 
des  généraux  comme  Timothée  faire  la  guerre  à  celle-ci  en 
contournant  et  en  ravageant  le  Péloponèse  par  mer.  Nous  con- 
naissons tout  cela,  et  nous  connaissons  aussi  la  manie  d'exiler 
les  grands  hommes,  dès  qu'ils  ont  heurté  par  n'importe  quelle 
maladresse  la  susceptibilité  nerveuse  de  la  démocratie.  Conon, 
qui  a  relevé  Athènes  sur  mer  par  des  batailles  navales,  s'exile  à 
Chypre;  Charès,  autre  général  de  talent,  à  Sigée  ;  Timothée,  à 
Lesbos  ;  Iphicrate  enfin,  le  grand  tacticien  d'Athènes,  dont  nous 
allons  signaler  l'œuvre  réformatrice,  est  obligé  d'émigrer  en 
Thrace.   C'est  le  bannissement  à  jet  continu. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Athènes  se  comporte  exactement  à  la  façon 
d'un  ressort  qu'une  main  puissante,  mais  vite  fatiguée,  aurait 
ployé  un  instant.  Elle  redevient,  ou  peu  s'en  faut,  ce  qu'elle 
était  avant  la  guerre  du  Péloponèse,  rebâtit  ses  murs,  reprend 
ses  comptoirs  de  l'Hellespont,  renoue  ses  «  alliances  »  avec  les 
îles.  La  morale  de  la  situation,  c'est  que,  de  ces  deux  grandes 
cités,  Sparte  et  Athènes,  aucune  n'est  véritablement  outillée 
pour  dominer  efficacement  l'autre.  L'exemple  de  Thèbes  confir- 
mera tout  à  l'heure,  en  l'étendant,  cette  observation  capitale. 
11  faut,  pour  soumettre  des  cités  grecques  un  peu  importantes, 
quelque  chose  de  plus  grand  qu'une  cité. 

L'or  perse  et  les  mercenaires  en  Asie  :  la  retraite  des  Dix  Mille 
(iOl).  —  11  y  a  pourtant  quelque  chose  de  changé,  et  ce  chan- 
gement est  dû  précisément  à  ce  grand  essor  du  type  de  condot- 
tieri dont  nous  avons  parlé  tout  à  l'heure.  La  guerre  se  fait  da- 
vantage avec  des  spécialistes  et  coûte  plus  d'argent.  Or,  la  Grèce 
a  peu  d'argent.  Un  autre  pays  en  a  bien  davantage  parce  que 
c'est  une  immense  monarchie  où  le  canal  des  impôts  verse  des 
flots  d'or  entre  les  mains  du  roi  et  des  satrapes.  Elle  en  a  da- 
vantage parce  qu'elle  touche,  par  ses  extrémités  orientales,  aux 


252  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

régions  de  l'Inde  d'où  viennent  les  métaux  précieux.  Parmi  les 
satrapes,  il  en  est  qui  sont  bien  placés  pour  se  faire  une  éducation 
intelligente.  Ce  sont  ceux  de  l'Asie  Mineure,  qui  ont  juridiction 
sur  rionie  et  les  autres  rivages  de  population  grecque.  A  vrai 
dire,  ces  satrapes  entrent  plus  ou  moins  dans  la  peau  du  fameux 
Crésus  et  des  anciens  rois  de  Lydie,  Ce  sont  des  barbares  dé- 
grossis, avisés,  calculateurs,  frottés  d'hellénisme.  A  l'époque 
qui  nous  occupe,  deux  d'entre  eux,  Tissaphcrne  et  Pharnabaze, 
entretiennent  avec  les  diverses  cités  grecques  d'innombrables 
intrigues.  Tissapherne  gouverne  le  sud-ouest  de  l'Asie  Mineure 
et  Pharnabaze  le  nord-ouest.  Tous  deux,  éloignés  des  regards 
du  roi  —  qui  réside  à  Babylone  —  jouissent  dune  certaine 
autonomie,  et  en  profitent  pour  soudoyer  tantôt  telle  cité  grec- 
que, tantôt  telle  autre,  selon  qu'ils  le  jugent  avantageux.  Ils 
ont  une  idée  assez  nette  de  ïéguiiibre  hellénique,  travaillent 
pour  Athènes  quand  Sparte  est  plus  forte,  pour  Sparte  quand 
Athènes  l'emporte,  le  tout  à  travers  un  imbroglio  de  négocia- 
tions des  plus  compliquées.  Le  fait  à  retenir,  c'est  que  beaucoup 
de  soldats  grecs  touchent  de  l'argent  perse,  et  que  les  Perses 
apprécient  extraordinairement  les  soldats  grecs.  Le  but  des  sa- 
trapes est  d'en  faire  venir  comme  auxiliaires,  car  un  seul  de 
ces  guerriers  professionnels  vaut  bien  une  centaine  de  leurs 
soldats  à  eux.  Mais  «  pas  trop  n'en  faut  »,  car  les  Perses  intelli- 
gents ont  la  vague  intuition  qu'une  avalanche  de  Grecs  sur  leur 
empire  serait  la  mort  de  celui-ci. 

Tissapherne  et  Pharnabaze  emploient  donc  des  Grecs  pour 
diverses  expéditions  locales,  telles  que  les  insurrections  à  ré- 
primer. Leur  action  s'exerce  tantôt  sur  les  individus  isolés, 
qu'ils  enrôlent,  tantôt  sur  les  individus  influents,  qu'ils  char- 
gent d'enrôler  des  recrues  parmi  leurs  clients  et  leurs  amis 
(toujours  les  «  illustres  compagnons  »  de  l'âge  héroïque),  tantôt 
sur  les  cités  elles-mêmes,  dont  ils  font  manœuvrer  les  ficelles 
politiques  en  achetant  les  orateurs. 

Survint  alors  en  Asie  Mineure,  comme  satrape,  un  homme 
supérieur  encore,  par  sa  situation,  à  Tissapherne  et  Pharnabaze. 
C'était    Cyrus,  le   propre  frère    du   roi   de  Perse    Artaxerxès. 


X.    —    LES    MERCENAIRES.  253 

Cyrus,  qui  était  ambitieux,  vit  le  parti  à  tirer  de  son  origine 
royale  combinée  avec  l'exploitation  de  tous  ces  batailleurs  dis- 
ponibles. Frère  du  souverain,  il  pouvait  entraîner  beaucoup) 
de  Perses;  gouverneur  des  rivages  occidentaux,  il  pouvait  en- 
rôler beaucoup  de  Grecs.  Il  se  décida  donc  à  tenter  l'aventure 
et  à  .s'insurger.  Il  savait  que  son  frère  aurait  toujours  plus  de 
troupes  à  mettre  en  ligne,  mais  il  espérait  compenser  ce  désa- 
vantage par  la  valeur  militaire  de  ses  condottieri.  Il  chargea 
donc  un  certain  Cléarque,  banni  de  Sparte,  de  lui  amener  du 
monde,  et,  comme  on  était  au  lendemain  de  la  guerre  entre 
Sparte  et  Athènes,  les  amateurs  accoururent.  Ils  étaient  treize 
mille,  et  venaient  d'un  peu  partout,  surtout  du  Péloponèse,  et 
notamment  de  l'Arcadie.  Cyrus  les  adjoignit  à  son  armée  perse, 
qui  se  montait  à  cent  mille  hommes,  et  marcha  contre  le  roi. 
Mais  il  ne  disait  pas  aux  Grecs  qu'on  marchait  contre  celui-ci, 
non  pas  que  les  Grecs  eussent  peur  du  roi,  mais  l'idée  de  laisser 
la  mer  loin  derrière  eux  leur  causait  un  invincible  malaise.  On 
avait  bien  pu,  antérieurement,  les  faire  venir  en  Egypte,  mais 
c'était  parce  qu'on  y  allait  sur  des  bateaux.  Cyrus  prétexta  donc 
une  expédition  contre  les  Pisidiens,  puis  une  autre  contre  les 
satrapes  de  Syrie  ;  mais,  à  mesure  qu'on  s'enfonçait  dans  les 
terres,  les  Grecs  murmuraient.  Il  fallait  parlementer  et  aug- 
menter leur  solde.  Ces  hommes  des  rivages  éprouvaient,  en 
s'éloignant  de  la  mer,  une  frayeur  analogue  à  celle  que  devaient 
éprouver  les  matelots  de  Colomb  en  s'éloignant  de  la  terre. 
On  arriva  enfin  à  Cunaxa,  non  loin  de  Babylone.  Artaxerxès 
avait  attendu  son  frère,  afin  de  pouvoir  lui  oppo.ser  la  .seule 
chose  qui  pût  le  sauver  dans  ce  péril  :  le  nombre.  L'armée 
royale  comptait,  parait-il,  neuf  cent  mille  hommes,  chiffre 
énorme  qu'il  ne  faut  pas  révoquer  en  doute  à  la  légère,  eu 
égard  aux  facilités  qu'avaient  ces  potentats  barbares  pour  mo- 
biliser des  hordes  de  nomades  ou  de  demi-nomades.  A  la  ba- 
taille, les  Grecs  ne  démentirent  pas  les  espérances  de  Cvrus.  Ils 
balayèrent  tout  devant  eux;  mais,  pendant  ce  temps,  un  acci- 
dent fâcheux  changeait  la  face  des  affaires.  Cyrus  était  tué,  et, 
naturellement,  ses  cent  mille    Perses,  prenaient    la    fuite.   La 


254  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

guerre  n'avait  plus  sa  raison  d'être,  en  effet,  et  la  petite  troupe 
grecque  demeurait  isolée,  en  un  pays  inconnu,  entourée  d'en- 
nemis, do  pièges,  d'obstacles  de  toutes  sortes.  C'est  alors  que 
commença  la  fameuse  retraite  des  Dix  Mille  à  travers  les  hauts 
plateaux  du  nord-est  de  l'Asie  Mineure,  retraite  qui  dura  quinze 
mois,  comporta  deux  cent  quinze  étapes  et  représenta  un  itiné- 
raire de  six  mille  quatre  cents  kilomètres.  Dès  le  début,  Cléarque 
et  les  autres  chefs,  qui  aA'aient  espéré  pouvoir  négocier,  avaient 
été  massacrés  dans  un  guet-apens.  Il  falkit  improviser  une 
organisation  nouvelle,  et  c'est  alors  que  se  révéla  toute  la  sou- 
plesse athénienne  de  Xénophon  qui,  par  son  éloquence  et  son 
ingéniosité,  se  trouva  appelé  à  jouer  le  principal  rôle.  Xéno- 
phon était  bien  le  type  de  l'homme  aux  talents  variés  :  orateur, 
philosophe,  économiste,  militaire,  diplomate,  historien.  C'é- 
tait un  produit  des  plus  brillants  de  cette  éducation  athé- 
nienne, si  complète  et  si  harmonieuse,  dont  nous  avons  donné 
une  idée.  A  des  obstacles  de  toutes  sortes  il  fallait  une  intelli- 
gence merveilleusement  variée.  L'éloquence,  en  présence  du 
découragement,  était  particulièrement  précieuse,  et  l'on  voit 
Xénophon  prononcer  trois  discours  en  une  nuit.  Intellectuel  en 
même  temps  qu'homme  d'action,  le  disciple  de  Socrate  prenait 
des  notes  pour  écrire,  sous  le  nom  àWnabase^  l'histoire  extra- 
ordinaire de  ce  quil  faisait  avec  sa  petite  bande  toujours  har- 
celée, et  toujours  s'acheminant  en  bon  ordre  vers  la  mer.  On 
l'aperçut  enfin,  celte  bienheureuse  mer,  après  de  terribles 
souffrances  dans  des  montagnes  couvertes  de  neige,  et  l'his- 
torien note  la  joie  délirante  qui  transporta  les  Dix  Mille  à  cet 
aspect.  Tout  le  monde  s'embrassait,  les  larmes  aux  yeux,  et, 
sponîanément,  sans  qu'aucun  chef  eût  donné  un  ordre,  les 
soldats  se  mirent  à  élever  un  trophée  comme  après  une  vic- 
toire. C'est  la  terre,  la  massive  Asie,  qu'ils  avaient  vaincue. 

Les  Dix  Mille  étaient  arrivés  à  Trébizonde,  non  loin  de  cette 
Golchide  d'où  avaient  émigré  les  ancêtres  des  Pélasg"es.  Le 
manque  de  vaisseaux  les  força  de  longer  la  côte  et  de  com- 
battre encore  jusqu'en  face  de  Byzance.  Mais,  en  retrouvant 
la  vue  des   flots,  ils  avaient  retrouvé  la  patrie. 


X.    —   LES    MERCENAIRES.  255 

Le  suprême  effort  du  militarisme  Spartiate  :  Agésilas  en  Asie  : 
sa  retraite  i;39G).  —  L'expédition  avait  du  moins  montré  com- 
bien les  Perses  étaient  faibles  devant  une  poignée  de  guerriers 
d'élite,  et  comment  leur  empire  sans  consistance  se  laissait  tra- 
verser de  part  en  part.  D'auties  aventuriers  étaient  mis  en 
goût.  Cette  fois,  ce  fut  Sparte  elle-même  qui  prit  en  main  la  di- 
rection de  l'entreprise.  On  s'était  adressé  à  elle  pour  venger  les 
représaillesexercéesparTissapherne  sur  les  Grecs  de  la  côte  d'Asie. 
La  politique  perse,  d'ailleurs,  depuis  que  Sparte  triomphait, 
inclinait  plutôt  vers  Athènes.  Une  descente  en  Perse  fut  donc 
résolue,  et  Agésilas,  roi  de  Sparte,  en  prit  le  commandement. 
Son  armée  comptait  vingt  mille  hommes.  C'est  dire  qu'elle  com- 
prenait, outre  des  Spartiates,  des  condottieri  de  différentes  cités. 

Agésilas  était  un  Spartiate  «  vieux  jeu  »,  sobre,  fruste,  vivant 
à  la  dure,  général  ca|)able,  prudent,  énergique.  Son  armée 
partit  d'Aulis,  comme  celle  d'Agamemnon.  Débarquée  en  lonie, 
elle  marcha  vers  Sardes,  l'antique  capitale  des  rois  de  Lydie,  et 
vainquit  le  satrape  Tissapherne,  héritier  de  la  situation  de  Cré- 
sus.  Puis,  audacieusement,  Agésilas  s'enfonça  vers  la  haute 
Asie.  On  peut  se  figurer  l'état  d'âme  de  ces  conquistador  s  ^ 
enflammés  par  le  récit  qu'on  leur  fait  des  richesses  des  Perses, 
et  sans  doute  aussi  par  les  échantillons  qu'ils  en  avaient  déjà 
rencontrés.  Cette  expédition  d'Agésilas  représente  le  point  cul- 
minant de  la  puissance  de  Sparte  et  l'effort  suprême  de  cette 
cité  pour  étendre  au  loin  son  hégémonie  militaire,  en  entraînant 
avec  elle  le  plus  d'éléments  guerriers  qu'elle  peut.  Agésilas, 
après  les  Dix  Mille,  fraye  les  voies  à  la  future  invasion  d'Alexan- 
dre. Mais  le  fruit  à  cueillir  n'est  pas  encore  mûr,  ou  plutôt  la 
main  qui  veut  ici  cueillir  ne  se  trouve  pas  assez  forte.  Le  désa- 
vantage de  Sparte,  c'est  qu'elle  n'incarne  pas  toutes  les  forces 
vives  de  la  Grèce.  Bien  plus,  Agésilas,  en  partant  pour  ses  con- 
quêtes, laisse  derrière  lui  des  animosités  redoutables,  et  des 
soifs  de  vengeance  qui  demandent  à  s'assouvir.  Plus  d'une  cité 
s'agite  sous  le  joug  de  Sparte.  C'est  ce  que  le  roi  de  Perse  et 
ses  conseillers  n'ignorent  pas,  et,  dès  lors,  le  moyen  de  faire 
reculer  Agésilas  est  tout  indiqué. 


2o6  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

Les  condottieri  de  la  parole,  dans  les  cités  grecques;  les 
présents  d'Artaxerxès  :  les  orateurs  attiques.  —  Ce  moyen 
consiste  à  faire  la  part  du  feu,  et  à  payer,  soit  à  Athènes,  soit 
ailleurs,  des  orateurs  pour  exciter  les  populations  contre 
.^parte.  Nous  avons  vu  combien  s'est  conservé,  chez  les  déma- 
gogues, cet  instinct  du  pillage  qui  caractérisait  jadis  les  grands 
bandits  de  la  montagne.  L'amour  de  l'argent  n'enflamme  pas 
seulement  les  rudes  gaillards  qui  vont  se  battre.  Il  règne  à 
l'intérieur,  sur  l'agora,  et  va  y  créer  une  deuxième  sorte  de 
mercenaires  :  à  savoir  les  politiciens  vendus,  espèce  qui  existait 
déjà,  mais  qui  commence  dès  lors  à  pulluler. 

Dans  son  Plu  tus,  qui  date  de  cette  époque,  Aristophane  raille 
avec  éclat  cette  omnipotence  de  l'argent  et  ce  triomphe  du 
«  pot-de-vin  ».  Citons  ce  fragment  de  dialogue  : 

Blepsidème.  —  Écoute,  mon  ami,  on  peut  sans  doute  encore 
étoufier  l'afl'aire  à  peu  de  frais  avant  qu'elle  soit  ébruitée  ;  j'achè- 
terai le  silence  des  oratein^s. 

CiiRÉMYLE.  —  Oui!  tu  dépenserais  trois  mines,  et,  en  ami,  tu 
m'en  compterais  douze. 

Toute  une  longue  scène  est  consacrée  à  exalter  le  pouvoir  de 
Plutus,  supérieur  à  celui  de  Jupiter,  et  Chrémyle  dit  au  premier  : 

«  On  se  rassasie  de  tout...  (ici,  longue  énumération  comique). 
Mais  de  toi  on  ne  se  rassasie  jamais.  Qu'on  ait  treize  talents,  on 
désire  avec  bien  plus  d'ardeur  en  avoir  seize;  ce  vœu  est-il 
accompli,  on  en  veut  quarante,  ou  l'on  se  plaint  qu'on  n'a  pas 
de  quoi  vivre.  » 

La  vénalité  des  orateurs  est,  en  définitive,  une  forme  parti- 
culière de  la  piraterie.  C'est  la  piraterie  oratoire.  «  Ce  sont 
trente  mille  archers  qui  me  chassent  d'Asie  »,  disait  Agésilas  en 
rebroussant  chemin  et  en  faisant  allusion  à  l'effigie  des  trente 
mille  pièces  d'or  que  le  roi  de  Perse  avait  distribuées  aux  poli- 
ticiens d'Athènes,  de  Thèbes,  de  Corinthe  et  d'Argos.  C'est 
l'époque  fameuse  des  «  présents  d'Artaxerxès  ».  Naturellement 
ceux  qui  sont  i<  vendus  »  ne  s'en  vantent  pas,  et,  comme  le 
secret  de  leur  corruption  finit  par  transpirer,  de  terribles  «  af- 
faires »  éclatent.  Une  opposition  «  nationaliste  »  se  manifeste  et 


\.    —   LES   MERCENAIRES.  237 

ces  orages  ne  contribuent  pas  à  rétablir  l'harmonie  dans  les 
cités.  ((  Celui  qui  reçoit  de  l'argent,  dit  Proxagora  dans  V Assem- 
blée des  femmes  d'Aristophane,  pense  que  tout  est  pour  le 
mieux;  mais  celui  qui  n'en  reçoit  pas  déclare  dig-ne  de  mort 
quiconque  vend  son  suffrage.  »  Devant  ce  nouveau  péril  qui 
surgit,  on  essaye  désespérément  de  quelques  grands  moyens 
artificiels.  Avant  les  séances  de  l'assemblée,  de  solennelles  im- 
précations sont  lancées  contre  quiconque  aurait  vendu  son  opi- 
nion et  son  vote.  Vaines  précautions,  qui  font  voir  surtout  la 
gravité  du  mal,  et  qui  n'y  apportent  pas  de  remèdes. 

Dans  le  cas  actuel,  les  «  présents  d'Artaxerxès  »  font  mer- 
veille. Les  principales  cités  de  la  Grèce  se  liguent  contre  Sparte 
et,  Agésilas  revenant  par  terre,  l'armée  de  la  coalition  l'attend 
au  passage,  à  Coronée  en  Béotie.  Agésilas  réussit  à  passer, 
mais  après  une  lutte  sanglante,  et  la  coalition  va  travailler  à 
enfermer  Sparte  dans  le  Péloponèse,  tandis  que  l'Athénien 
Conon,  à  la  tête  de  la  flotte  perse  composée  surtout  de  galères 
phéniciennes,  bat  sur  mer,  près  de  Cnide,  la  flotte  des  Pélopo- 
nésiens.  Dans  les  deux  cas,  c'est  l'argent  du  roi  qui  fait  les  frais 
de  la  guerre. 

Les  condottieri  de  la  parole  ont  un  beau  champ  ouvert  de- 
vant eux.  L'éloquence  continue  à  être  maîtresse  dans  les  cités, 
non  seulement  par  son  action  à  la  tribune,  mais  encore  par  les 
innombrables  procès  que  les  citoyens  s'intentent  les  uns  aux 
autres,  et  où  les  rancunes  politiques  ont  leur  part.  A  l'époque 
où  nous  sommes,  la  prose  attique  atteint  sa  perfection.  Les  ora- 
teurs professionnels  mettent  dans  le  choix  des  mots  un  souci 
artistique;  ils  évitent  l'hiatus,  se  préoccupent  du  balancement 
des  membres  de  phrases.  Ils  brillent  par  la  pureté  du  langage, 
la  netteté  élégante,  la  brièveté  lumineuse  et  persuasive.  C'est 
l'époque  où  Lysias  compose,  pour  une  foule  de  clients,  des 
plaidoyers  que  les  plaideurs,  selon  la  coutume,  apprennent  par 
cœur  pour  les  débiter  devant  les  tribunaux.  Car,  dans  ces  cités 
où  tout  le  monde  sait  parler,  on  ne  se  sert  pas  d'avocats;  on 
éprouve  seulement  le  besoin  de  se  faire  faire  des  discours  par 
des  spécialistes,   pour   pouvoir    présenter  de   meilleurs   argu- 

17 


238  LA   GRÈCE    ANCIENNE. 

ments,  les  mettre  dans  l'ordre  voulu  et  mieux  agir  sur  les  juges. 
Comme  chez  tous  les  peuples  à  fréquentes  «  palabres  »,  le 
public  —  et  les  juges  toujours  nombreux  sont  un  public  —  est 
difficile  sur  les  expressions.  Les  plaideurs  avisés  sont  heureux 
de  s'approvisionner  de  munitions  oratoires.  Ces  discours,  quoique 
essentiellement  «  apprêtés  »,  sont  d'ailleurs  rarement  décla- 
matoires. C'est  de  la  discussion  très  claii^e  et  très  pressante,  un 
raisonnement  vif  et  animé,  en  un  mot  ce  qui  ressemble  le  plus 
à  ces  conversations  de  l'agora,  où  l'on  soutient  une  opinion 
avec  abondance  et  avec  feu.  Écoutons  M.  Alfred  Croiset  carac- 
tériser l'éloquence  d'Isée,  un  de  ces  «  orateurs  attiques  »  :  «  Il 
avait...  l'art  d'analyser  une  preuve,  de  pousser  à  bout  un  rai- 
sonnement, de  tirer  d'un  fait  ou  d'un  texte  toute  la  somme  de 
démonstration  qu'on  en  pouvait  faire  sortir.  Il  savait  tour  à 
tour  commenter  avec  finesse  la  loi  qui  lui  était  favorable  et 
passer  sous  silence  celle  qui  l'embarrassait.  Il  excellait  aux 
perfidies  qui  ruinent  un  adversaire,  aux  stratagèmes  qui  ga- 
gnent les  juges.  Il  savait  ordonner  tout  son  discours  avec  ha- 
bileté en  vue  de  la  démonstration,  user  de  préparations  subtiles 
et  de  marches  savantes,  diviser  au  besoin  la  narration  en  plu- 
sieurs parties  pour,  mettre  le  récit  des  iaits  plus  près  de  l'argu- 
mentation, annoncer  son  plan  pour  guider  l'attention  du  juge, 
résumer  ensuite  et  répéter  ses  preuves,  noter  le  chemin  par- 
couru, y  revenir  même  plusieurs  fois  pour  obliger  l'auditeur  à 
le  suivre  sans  distraction  ^ ,  » 

Nous  avons  cité  ce  passage  pour  mieux  mettre  en  relief  ce 
grand  fait  social  :  le  perfectionnement  consommé  de  l'art  de  la 
parole,  dû  lui-même  à  l'impérieuse  nécessité  de  persuader  et  au 
rôle  capital  de  la  persuasion  dans  la  vie  des  cités  grecques. 
Ceux  qui  savent  supérieurement  manier  cette  arme  se  font  une 
immense  popularité  et  une  réputation  qui  s'étend  au  loin.  C'est 
cette  popularité,  c'est  cette  réputation  qui  les  exposent  plus  que 
d'autres  à  ce  danger  de  la  corruption.  D'autre  part,  létat  d'es- 
prit créé  dans  les  populations  par  le  développement  du  type 

1.  Hist.  de  la  litt.  grecque,  t.  IV,  p.  461. 


X.    —    LES   MERCENAIRES.  259 

du  condottieri,  tendant  à  diminuer  Tamour  exclusif  de  la  cité, 
rend  moins  odieux,  plus  supportables,  les  orateurs  qui  «  se 
louent  »  eux-mêmes  à  l'étranger.  Il  y  a  corrélation  entre  les 
deux  phénomènes,  et  le  premier  aide  à  faire  passer  le  second. 

L'armée  de  métier  et  l'évolution  de  la  tactique  :  Iphicrate.  — 
Nous  n'insisterons  pas  sur  les  guerres  confuses  qui  suivent  l'ex- 
pédition d'Agésilas.  C'est  la  répétition  de  ce  que  nous  avons 
déjà  vu,  avec  cette  différence  que  l'or  des  Perses  intervient  à 
titre  de  subvention.  C'est  avec  cet  or  que  Conon  relève  les  mu- 
railles d'Athènes,  comme  c'est  avec  cet  or  qu'ont  été  équipés  les 
vaisseaux  qui  ont  enlevé  aux  Péloponésiens  l'empire  de  la  mer. 
Il  est  plus  intéressant  de  noter  les  transformations  qui  s'opèren' 
dans  la  tactique,  et  à  la  plupart  desqueUes  demeure  attaché  le 
nom  d'Iphicrate. 

Iphicrate,  le  principal  général  athénien  de  cette  époque, 
commandait  primitivement  un  corps  de  mercenaires.  C'est  en 
vivant  avec  ces  soldats  de  métier  qu'il  conçut  l'idée  de  plusieurs 
modifications  fécondes,  qui  d'ailleurs,  comme  l'on  dit,  «  étaient 
dans  Fair  ». 

Iphicrate  reconnut  que  l'attirail  défensif  des  hoplites  était  trop 
lourd.  Excellentes  pour  la  défense  individuelle,  ces  cuirasses, 
jambières,  etc.,  ne  s'adaptaient  pas  à  une  guerre  savante,  com- 
portant marches,  contre-marches,  évolutions  perfectionnées.  Il 
s'attacha  donc  à  rendre  l'armement  défensif  plus  léger.  Il  n'y 
avait  pour  cela  qu'à  s'inspirer  des  «  troupes  légères  »  qui  exis- 
taient déjà,  et  qu'on  recrutait  parmi  les  auxiliaires.  Frappé  des 
services  que  rendaient  les  peltastes,  ou  soldats  armés  du  petit 
bouclier  d'osier,  il  généralisa  l'usage  de  celui-ci.  Le  grand  bou- 
clier fut  condamné;  Ja  cuirasse,  au  lieu  de  se  faire  en  bronze, 
se  fit  en  étoffe  ;  les  jambières  de  métal  firent  place  à  des  jam- 
bières de  cuir.  En  revanche,  ce  qui  servait  à  l'attaque  reçut  de 
plus  amples  dimensions.  La  lance  doubla  de  longueur.  L'épée 
aussi  s'allongea.  Les  troupes,  exercées  avec  plus  de  méthode, 
s'habituèrent  à  évoluer  sur  de  simples  signaux.  Les  mouvements, 
les   attitudes   se    compliquèrent   savaminent.    Chabrias,    autre 


260  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

général  athénien,  passe  pour  avoir  introduit  la  pratique  du 
((  genou  terre  ».  Les  «  armes  spéciales  »,  à  côté  des  ((  troupes 
de  ligne  »,  reçurent  des  soins  spéciaux.  On  fit  les  frais  néces- 
saires pour  augmenter  la  cavalerie  qui,  nous  l'avons  vu,  était, 
en  raison  même  de  la  nature  du  sol,  demeurée  jusqu'alors  très 
rudimentaire.  Les  écrits  du  temps  attestent  les  préoccupations 
que  causent  toutes  ces  réformes.  Xénoplion,  l'homme  universel, 
écrit  un  opuscule  sur  «  le  commandant  de  cavalerie  ».  L'Ar- 
cadie,  patrie  des  mercenaires,  produit  un  écrivain  spécialiste, 
Enée  le  tacticien,  qui  écrit  des  Mémoires  sur  la  stratégie.' 

C'est  peut-être  précisément  cette  complication  de  mouve- 
ments qui  rend  moins  intéressante  la  guerre  livrée  à  cette  époque 
autour  de  Corinthe  par  les  Lacédémoniens  dune  part  et  les 
cités  coalisées  de  l'autre.  Un  des  faits  principaux  de  cette  guerre 
est  la  prise  de  la  citadelle  de  Corinthe  par  Iphicrate,  qui,  pen- 
dant quelque  temps,  bloqua  ainsi  les  Lacédémoniens  dans  le 
Péloponèse.  Cette  guerre  finit  par  un  jeu  de  bascule  assez  com- 
préhensible, lorsque  les  Perses,  craignant  de  favoriser  par  leurs 
subventions  le  trop  grand  relèvement  d'Athènes,  se  rapprochent 
encore  de  Sparte  et  obtiennent  ainsi  un  traité  qui  leur  garantit 
leur  domination  sur  les  Grecs  d'Asie.  Le  roi  de  Sparte  Antalci- 
das  attache  son  nom  à  ce  traité,  qui  désarme  la  coalition. 

La  fin  de  la  carrière  d'iphicrate  est  à  noter.  Rendu  «  dispo- 
nible »  par  la  paix  d'Antalcidas,  le  grand  tacticien  s'engage 
en  Thrace  comme  chef  de  condottieri,  et  y  épouse  la  lille  du  roi 
Cotys.  Puis,  changeant  de  service,  il  se  fait  embaucher  par  le 
satrape  Pharnabaze  pour  aller,  à  la  tête  de  vingt  mille  mer- 
cenaires, réprimer  une  insurrection  d'Égyptiens.  Pendant  ce 
temps,  il  est  desservi  à  Athènes.  Enfin,  victime  d'une  de  ces 
condamnations  si  fréquentes  contre  les  hommes  éminents,  il  se 
retire  en  Thrace,  non  loin  de  ces  Macédoniens  qui,  attentifs  aux 
progrès  de  la  tactique  grecque,  vont  bientôt  les  atteindre  et  les 
dépasser. 

Ceux  qui  ne  se  battent  pas  :  l'indifférence,  le  luxe  privé  et  les 
arts.  —  Mais,  avons-nous  dit,  le  phénomène  en  vertu    duc|uel 


.V.    —   LES   MERCENAIRES.  261 

un  certain  nombre  de  gens  se  spécialisent  dans  le  métier  mili- 
taire a  pour  pendant  des  facilités  nouvelles  offertes  à  ceux  qui 
ne  tiennent  pas  à  exposer  leur  peau  et  à  vivre  tranquillement 
chez  eux. 

L'époque  où  nous  sommes  voit  donc  s'accroitre  le  nombre 
des  citoyens  oisifs  qui,  ayant  acquis  de  la  fortune,  trouvent  des 
charmes  à  une  existence  tranquille  qui  leur  permet  d'en  jouir. 
Ces  citoyens,  qui  tournent  au  type  du  «  bourgeois  »,  profitent 
de  ce  que  les  devoirs  militaires  sont  monopolisés  par  des  spé- 
cialistes pour  s'affranchir  du  service  et  des  corvées  diverses 
qu'il  comporte.  C'est  parmi  ces  citoyens  que  se  développe  de 
plus  en  plus  le  type  de  Vamateur,  «  épicurien  »  avant  Épicure, 
(qui  va  bientôt  paraître),  ami  de  ses  aises  et  aussi  des  lettres, 
des  arts,  des  théories  philosophiques,  de  tout  ce  qui  ennoblit  et 
agrémente  la  vie.  A  Athènes  surtout,  en  vertu  des  causes  so- 
ciales que  nous  avons  signalées,  cette  bourgeoisie  oisive  prend 
un  caractère  artiste  et  lettré.  Le  luxe  ne  lui  plaît  qu'associé  à 
des  formes  heureuses  et  harmonieuses.  Il  en  résulte  une  asso- 
ciation intime  entre  le  luxe  privé  et  les  arts. 

Les  artistes,  après  avoir  travaillé  surtout  pour  les  dieux  et 
pour  la  Cité,  travaillent  donc  de  plus  en  plus  pour  les  clients 
riches.  Leur  ciseau  et  leur  pinceau  se  font  plus  souples,  plus 
raffinés,  plus  sensuels.  C'est  l'époque  du  sculpteur  Praxitèle, 
plus  gracieux  et  plus  profane  que  Phidias.  La  «  Vénus  de  Milo  », 
r  «  Apollon  du  Belvédère  »,  la  «  Victoire  de  Samothrace  »  datent 
probablement  de  cette  période.  C'est  l'époque  où  les  beaux  vases 
à  peintures  atteignent  leur  perfection,  où  les  tableaux  de  che- 
valet, faits  pour  être  suspendus  dans  les  domiciles  particuliers, 
commencent  à  faire  une  sérieuse  concurrence  aux  fresques, 
d'abord  réservées  aux  édifices  publics.  On  fait  d'ailleurs  des 
fresques  chez  les  particuliers,  où  elles  jouent  le  rôle  de  nos 
papiers  peints  d'aujourd'hui.  Zeuxis  et  Parrhasios  éclipsent  par 
leur  réputation  tous  les  peintres  précédents,  et  l'on  a  collectionné 
des  historiettes  sur  des  tours  de  force  témoignant  de  leur  mer- 
veilleuse habileté.  Les  moindres  objets,  entre  les  mains  d'ar- 
tisans qui  sont  des  artistes,  prennent  une  forme  noble  ou  gra- 


262    •  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

cieuse.  Les  statuettes  et  figurines,  fabriquées  à  Tanagra  et 
ailleurs,  sont  à  la  mode,  et  servent  à  décorer  les  appartements. 
Enfin,  en  architecture,  on  voit  apparaître  lordie  corinthien, 
dont  les  ornements,  par  leur  richesse,  dépassent  encore  l'ordre 
Conique.  C'est  le  luxe  qui  réagit  sur  l'art,  comme  Fart  avait  agi 
sur  le  luxe. 

La  comédie  lâche  la  vie  publique  pour  la  vie  privée.  — Cette 
importance  acquise  par  les  mœurs  privées  aux  dépens  de  la 
vie  publique  attire  enfin  l'attention  de  la  comédie,  qui  se  bor- 
nait jusqu'ici  à  être  la  satire  en  action  des  politiciens.  D'une 
part,  l'éloignement  progressif  des  origines  religieuses  du  théâtre 
rend  celui-ci  moins  sacré  pour  la  censure  de  l'autorité  publique  ; 
de  l'autre,  les  sujets  tirés  de  la  vie  ordinaire  sont  devenus  plus 
attrayants  à  mesure  qu'on  se  passionne  moins  pour  la  Cité.  La 
comédie  évolue  donc.  La  scène  continuera  sans  doute  à  repré- 
senter une  place  publique  —  tant  de  choses  drôles  se  passent 
en  plein  air!  —  mais,  au  lieu  de  vouer  au  ridicule,  en  d'énormes 
bouffonneries,  les  botes  noires  d'un  parti  politique,  les  poètes 
vont  s'attacher  à  saisir  les  côtés  amusants  de  l'existence  com- 
mune et  les  caractères  généraux  que  l'on  a  occasion  d"y  ren- 
contrer. C'est  le  soldat  fanfaron,  la  courtisane,  le  mari  mécon- 
tent, le  parasite,  le  philosophe  ridicule,  le  marchand  de  poissons 
voleur,  le  cuisinier  vantard.  Sans  doute  les  personnalités  et 
la  politique  ne  disparaissent  pas  tout  d'un  coup,  car  rien  ne  se 
fait  sans  transition.  iMais  c'est  précisément  cette  transition  qui 
donne  naissance  à  la  «  comédie  moyenne  »,  type  intermédiaire 
entre  la  «  comédie  ancienne  »  d'Aristophane  et  la  «  comédie 
nouvelle  »  de  Ménandre.  Deux  poètes,  Antiphane  et  Alexis,  re- 
présentent au  plus  haut  degré  cette  évolution.  Pour  avoir  une 
idée  de  la  fécondité  du  théâtre  comique  à  cette  époque,  il  faut 
songer  qu'Antiphane  avait  composé  280  comédies,  Alexis  245, 
et  l'érudit  Athénée,  plusieurs  siècles  après,  déclarait  avoir  lu 
800  comédies  appartenant  à  cette  période.  Le  poète  Alexis,  en 
particulier,  se  fait  le  porte-voix  des  «  bourgeois  jouisseurs  et 
sceptiques  ».  Il  raille    les  philosophes,  sans  épargner   Platon, 


X.    —   LES   MERCENAIRES.  263 

ridiculise  les  pratiques  pythagoriciennes  et  se  fait  l'apôtre  d'un 
sensualisme  frivole.  Quelques  fragments  qui  restent  de  ses 
œuvres  permettent  de  mesurer  approximativement  les  perturba- 
tions morales  survenues  dans  les  mœurs  à  la  suite  de  l'avène- 
ment des  ((  nouvelles  couches  »  d'où  était  née  Ja  démocratie  : 
«  Il  n'est  pas  de  rempart,  dit-il,  il  n'est  pas  de  trésor,  il  n'est 
rien  au  monde  qui  soit  malaisé  à  garder  comme  une  femme.  » 
Des  plaisanteries  de  ce  genre  indiquent  un  sérieux  ébranlement 
dans  la  famille.  C'est  au  tragique,  et  non  au  comique,  jadis, 
qu'on  eût  pris  les  désordres  auxquels  le  poète  fait  allusion  en 
riant  devant  un  auditoire  qui  rit. 

Dilettantes  et  philosophes.  —  Pendant  que  les  comiques 
s'amusent,  les  citoyens  sérieux  s'éprennent  d'occupations  plus 
graves.  Nombre  d'historiens  et  d'orateurs  viennent  faire  leur 
éducation  à  Athènes.  Parmi  eux  figurent  les  historiens,  Ephore, 
de  Cumes  en  Eolie,  et  Théopompe,  de  Chio,  dont  les  œuvres, 
fort  admirées  jadis,  sont  perdues.  Des  jeunes  gens  studieux 
s'éprennent  plus  que  jamais  de  la  philosophie.  Plusieurs  disci- 
ples de  Socrate  deviennent  chefs  d'écoles,  et  se  voient  envi- 
ronnés de  fervents  disciples.  Euclide  enseigne  à  Mégare,  Phédon 
à  Elis,  Aristippe  à  Cyrène.  Athènes  garde  Platon  et  Antisthènes. 
Ce  dernier,  ainsi  que  Diogène  son  disciple,  représentent  assez 
bien  la  résistance  de  l'austérité  ancienne,  appuyée  sur  le  mi- 
lieu physique  et  sur  le  chmat,  au  débordement  du  luxe  et  des 
mœurs  frivoles ,  fruit  du  commerce  et  de  la  richesse.  La  vue 
d'un  excès  les  rejette  par  réaction  vers  un  autre  excès.  Diogène, 
jetant  son  écuelle  parce  qu'on  peut  boire  dans  le  creux  de  sa 
main,  traduit  éloquemment,  dans  son  geste  théâtral  et  excessif, 
les  tendances  normales  des  populations  méditerranéennes,  heu- 
reuses de  vivre  au  jour  le  jour,  et  peu  soucieuses,  non  seulement 
du  supertlu,  mais  encore  du  confortable.  Aristippe,  au  contraire, 
par  sa  doctrine  du  plaisir,  flatte  ceux  qu'a  enrichis  le  commerce, 
et  qui  peuvent  jouir  de  leurs  richesses  en  d'agréables  loisirs.  En 
définitive,  ces  deux  «  contraires  »  voisinent  singulièrement,  et 
nous  verrons  le  développement  des  deux'  doctrines  aboutir  à  la 


264  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

même  conclusion  de  1'  «  ataraxie  » ,  c'est-à-dire  d'un  intelligent 
repos. 

A  travers  les  fantaisies  de  l'imagination ,  l'esprit  scientifique 
chemine.  A  force  de  discuter,  on  discute  des  préjugés  et  des 
routines  qui  méritent  d'être  mises  au  rebut,  et  l'observation, 
aidée  par  les  livres  qui  permettent  de  la  conserver,  vient  jeter 
sa  note  salutaire  au  milieu  des  abstractions  et  des  rêveries.  Ce 
fait  aide  au  progrès  de  la  médecine,  et  l'on  voit  apparaître  Hip- 
pocrate,  médecin  philosophe,  qui  s'attaque  avec  bon  sens  à  la 
manie  d'attribuer  les  maladies  à  des  «  principes  »  vagues,  comme 
le  sec  et  l'humide,  le  froid  et  le  chaud,  sans  plus  préciser.  Hip- 
pocrate  fait  un  remarquable  effort  dans  le  sens  de  la  méthode 
expérimentale.  On  commence,  avec  lui,  à  collectionner  des  faits 
pour  tâcher  de  voir  clair  dans  les  causes.  A  propos  de  la  méde- 
cine, il  est  à  noter  que  cet  art  parait  se  développer  plus  spécia- 
lement dans  les  colonies  doriennes  enrichies  postérieurement  par 
le  commerce.  Peut-être  faut-il  lier  ce  développement,  d'une 
part,  à  la  pratique  des  sports  et  au  souci  de  la  santé,  caractéris- 
tiques des  sociétés  doriennes,  de  l'autre  à  la  richesse  qui  permet 
l'existence  de  spécialistes,  en  même  temps  que  le  contact  avec  le 
dehors,  favorisé  par  le  commerce,  multiplie  les  informations  et 
les  idées.  Cos   et  Cnide  s'illustrent  ainsi   par  leurs  médecins. 

Le  condottiérisme  propagé  dans  le  nord  de  la  Grèce  :  Jason 
de  Phères.  —  Dilettantes^  travailleurs  de  tête,  rêveurs  de  sys- 
tèmes ou  chercheurs  de  faits  positifs  constituent,  dans  leur  en- 
semble, un  groupe  social  moins  rebelle  que  les  générations 
d'autrefois  à  lidée  dune  domination  étrangère.  Or,  l'existence 
des  condottieri  et  les  perfectionnements  techniques  de  l'art 
militaire  constituent  un  levier  d'une  rare  puissance  pour  le 
«  chef  »  avisé  qui  saura  s'en  emparer  et  s'en  servir.  De  quel  côté 
pourront  venir  ces  tentatives?  —  Du  côté  du  Sud?  —  Non.  Nous 
avons  vu  les  suprêmes  efforts  de  Sparte  et  constaté  les  obstacles 
qui  limitent  invinciblement  sa  puissance.  —  Du  côté  de  la  Perse? 
—  C'est  inadmissible  après  l'épopée  des  Dix  Mille .  qui  ont  fait 
trembler  cet  empire.  Reste  le  Nord,  longtemps  considéré  comme 


X.    —    LES    MERCENAIRES.  265 

barbare  ou  à  demi  barbare,  mais  qui,  peu  à  peu,  se  civilise  et 
et  s'outille  à  l'exemple  du  Sud. 

Au  nord  de  la  Grèce  se  trouve  laThessalie,  et,  au  nord  de  la 
Thessabe,  la  Macédoine.  Considérons  un  instant,  à  titre  d'obser- 
vation sugg"estive,  ce  qui  se  passe  en  Thessalie. 

Ce  pays,  peuplé  jadis  de  «  héros  »  éoliens  et  achéens,  puis, 
après  la  guerre  de  Troie,  envahi  par  des  montagnards  rudes  et 
frustes,  plus  rudes  et  plus  frustes  que  les  Doriens  de  Sparte,  s'est 
relevé  peu  à  peu  au  contact  des  cités  méridionales.  Pendant  la 
guerre  du  Péloponèse,  des  armées  lacédémoniennes  Font  sil- 
lonné à  plusieurs  reprises,  tandis  que  les  flottes  athéniennes  lon- 
geaient ses  rivages,  et  que  les  ambassadeurs  des  deux  peuples  se 
disputaient  l'alliance  de  ses  cités.  Tout  cela  donnait  des  idées 
aux  Thessaliens  et  leur  off'rait  des  modèles. 

Non  loin  de  ce  golfe  Pagasétique  et  de  ce  port  d'Iolcos  d'où 
était  parti  Jason  avec  ses  Argonautes,  se  trouvait  la  cité  de  Phè- 
res,  dont  le  chef  actuel,  ou  «  tyran  »,  se  nommait  précisément 
Jason.  Cet  homme  énergique,  chef  de  bande,  avait  mis  sa  passion 
à  augmenter  cette  bande  par  le  moyen  de  mercenaires  recrutés 
méthodiquement.  Et  voici  comment,  dans  les  Helléniques  de 
Xénophon',  Jason  lui-même  expose  les  causes  de  sa  supériorité 
à  un  certain  Polydamas  de  Pharsale  :  «  Tu  sais  que  j'ai  à  ma 
solde  près  de  6.000  étrangers,  auxquels,  je  crois,  pas  une  cité  ne 
pourrait  aisément  tenir  tète...  Les  armées  des  cités  se  compo- 
sent d'hommes  dont  les  uns  sont  déjà  avancés  en  âge,  les  autres 
encore  au-dessous  de  l'âge  viril,  et  il  n'y  en  a  évidemment  qu'un 
petit  nombre  dans  chaque  ville  qui  se  livrent  à  des  exercices 
du  corps,  tandis  qu'il  n'y  a  pas  un  de  mes  mercenaires  qui  ne 
soit  capable  de  supporter  les  mêmes  travaux  que  moi.  » 

Et  Polydamas  de  son  côté  dit  aux  Lacédémoniens  :  «  Jason... 
est  lui-même  très  robuste  de  corps  et  d'ailleurs  fort  actif.  Il 
soumet  journellement  ses  troupes  à  des  épreuves;  il  est  en 
armes  à  leur  tète,  soit  dans  les  gymnases,  soit  dans  les  expédi- 
tions. Il  renvoie  ceux  des  étrangers  chez  lesquels  il  aperçoit  de 

1.  Livre  VI,  ch.  i. 


266  LA   GRÈCE  ANCIENNE. 

la  mollesse  ;  mais  ceux  qu'il  voit  pleins  d'ardeur  pour  les  fatigues 
et  les  dangers  contre  les  ennemis,  il  les  distingue  en  leur  donnant 
une  solde  double,  triple  ou  quadruple,  et  d'autres  présents.  » 

Comme  bien  l'on  pense,  si  ce  chef  de  bande  opère  ainsi,  c'est 
qu'il  a  son  idée  de  derrière  la  tête.  Il  veut  conquérir,  et  com- 
mence par  les  cités  voisines.  Naturellement,  pour  les  causes  que 
nous  avons  vues  agir  depuis  Jupiter,  le  grand  bandit  de  l'Olympe, 
notre  tyran  de  Phères  est  un  bandit  civilisé  et  raisonneur,  et  son 
argumentation  avec  le  même  Polydamas  de  Pharsale  peut  se 
résumer  ainsi  :  «  Je  pourrais  vaincre  ta  cité,  mais  si  elle  est  sage, 
elle  préférera  s'allier  à  moi.  Nos  forces  seront  augmentées  et 
nous  pourrons  mieux  battre  les  autres.  »  Plus  brièvement  encore, 
c'est  la  formule  :  «  Sois  mon  ami,  ou  je  te  tue  »,  tout  à  fait 
digne  d'uu  roi  des  montagnes. 

3Iais  ce  Jason,  comme  type  social,  n'est  qu'une  ébauche.  C'est 
un  jeune  et  bel  arbre  tranché  avant  qu'il  ait  eu  le  temps  d'é- 
tendre son  feuillage.  Ce  qu'il  y  a  d'intéressant  en  lui,  ce  sont  les 
linéaments  d'un  type  qui  va  se  développer  tout  près  de  lui,  un 
peu  plus  au  nord,  dans  des  conditions  plus  favorables.  Il  sert  à 
montrer  que  l'expansion  militaire  dont  la  Macédoine  va  offrir  le 
spectacle  répond  bien  à  un  ensemble  de  causes  en  train  d'ag'ir 
profondément  dans  toute  cette  région.  Mais,  avant  de  montrer 
l'ascension  de  la  Macédoine,  il  nous  reste  à  noter  un  dernier  fait, 
qui  prouvera  la  radicale  impuissance  des  cités  grecques  à  four- 
nir à  la  Grèce  entière  un  organisme  directeur  et  dominateur.  Ce 
fait  est  un  second  échantillon  des  luttes  entre  cités,  la  plus  célèbre 
après  la  guerre  du  Péloponèse,  à  savoir  la  guerre  entre  Thèbes 
et  Sparte,  qui  met  si  brusquement  en  lumière  le  nom  d'Epami- 
nondas. 

Le  coup  de  grâce  porté  au  militarisme  Spartiate  :  Epami- 
nondas.  —  La  Béotie,  comme  la  Thessalie,  avait  eu  sa  splendeur 
à  l'âge  héroïque,  puis,  comme  tout  le  reste  de  la  Grèce  hor- 
mis l'Attique,  elle  avait  été  submergée  par  le  flot  des  monta- 
gnards guerriers  à  l'époque  du  «  retour  des  Héraclides  «.D'après 
une  tradition,  les  Cadméens  (sujets  du  légendaire  OEdipe)  avaient 


X.    —   LES   MERCENAIRES.  267 

été  chassés  par  des  clans  éoliens  nommés  Béotiens,  qui  avaient 
donné  leur  nom  au  pays.  D'après  une  autre,  les  Béotiens  au- 
raient été  des  bannis  roA^eniis,  ce  qui  est  fort  vraisemblable,  vu 
ce  qui  se  passait  partout  ailleurs.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que 
l'influence  dorienne,  rayonnant  de  Sparte,  se  fit  sentir  puissam- 
ment en  Béotie.  Ce  pays  se  décomposait  en  plusieurs  cités,  grou- 
pées en  une  sorte  de  fédération  dont  Thèbes  avait  en  quel- 
que sorte  la  présidence.  Mais  le  pays,  dans  l'ensemble,  demeura 
longtemps  moins  unifié  que  la  Laconie  et  que  l'Attique,  ce  qui 
l'empêcha  déjouer  un  grand  rôle  politique.  Un  fait  à  noter  soi- 
gneusement, c'est  que  la  Béolie,  voisine  de  l'Attique,  était  admi- 
rablement disposée  pour  recevoir  les  bannis  d' Athènes,  et  il  est 
très  vraisemblable  que  le  niveau  intellectuel  s'y  éleva  par  leur 
contact,  d'autant  plus  que  les  Doriens,  venus  en  minorité  dans 
cette  région,  et  fortement  neutralisés  par  les  éléments  éoliens, 
n'avaient  pas  pu  y  évoluer  comme  à  Sparte.  Bien  qu'on  eût,  à 
Athènes,  du  mépris  pour  les  Béotiens  et  ({u'on  leur  fit  une  ré- 
putation d'esprits  lourds,  cette  lourdeur  était  donc  très  relative. 
Nous  avons  vu  que  le  poète  Hésiode,  chantre  des  travaux  rustiques 
et  des  légendes  sacrées,  était  né  jadis  dans  ce  pays.  Plus  tard 
encore,  Thèbes  faisait  figure  comme  ville  lettrée.  Elle  avait  été  la 
patrie  de  Pindare,  chantre  des  combats  athlétiques,  et  de  la 
poétesse  Corinne,  dont  rémancipation  fait  un  curieux  pendant  à 
celle  d'Erinne  et  de  Sapho,  natives  de  l'île  éolienne  deLesbos.  Ce 
serait  bien  donc  à  une  particularité  des  mœurs  éoliennes,  c'est-à- 
dire  aune  formation  de  montagnard  peu  discipliné ,  distinct  à  la 
fois  de  l'homme  des  ports  trop  urbanisé  et  du  montagnard  dorien 
militarisé,  qu'on  devrait  ces  traits,  assez  rares  d'ailleurs,  d'indé- 
pendance féminine.  Pour  les  arts,  nous  avons  noté  les  statuettes 
de  Tanagra,  ville  où  les  vestibules,  parait-il,  étaient  aussi  ornés 
de  remarquables  peintures.  En  ce  qui  concerne  la  philosophie, 
la  Béotie,  qui  devait  plus  tard  voir  naître  Plutarque,  produit,  à 
l'époque  d'Epaminondas,deux  notables  disciples  de  Socrate,  Sim- 
mias  et  Cébès,  qui  brillaient  apparemment  dans  la  discussion 
transcendante,  car  Platon  les  choisit  pour  en  faire  les  principaux 
interlocuteurs  du  Pliédon,  et  leur  prête,  aU  sujet  de  l'immortalité 


268  LA    GRECE   ANCIENNE. 

de  l'âme,  des  arguments  très  subtils.  Epaminondas  lui-même  a 
pour  maître  Lysis,  philosophe  pythagoricien,  et  on  lui  prête,  en 
diverses  occasions,  soit  les  propos,  soit  Tattitude  un  peu  théâtrale 
du  «  sage  ». 

,  Dans  la  guerre  du  Péloponèse,  les  Thébains  avaient  été  les 
constants  alliés  de  Sparte.  Cette  attitude  leur  était  surtout  dictée 
par  leur  haine  contre  Platée,  cité  de  Béotie  alliée  d'Athènes, 
et  à  lac£uelle  ils  avaient  déclaré  une  vieille  vendetta.  Débarrassés 
de  cette  voisine,  ils  avaient  un  intérêt  moins  immédiat  à  demeu- 
rer ennemis  des  Athéniens.  D'ailleurs,  la  prise  d'Athènes  par 
Lysandre.  suivie  du  triomphe  des  aristocrates  athéniens  et  de 
l'occupation  de  lAcropole  par  une  garnison  lacédémonienne, 
avait  eu  son  contre-coup  dans  le  voisinage.  De  nombreux 
bannis  affluaient  dans  les  cités  béotiennes,  agitant  les  esprits 
autour  d'eux,  et  employant  leur  éloquence  —  cette  terrible  élo- 
quence attique  —  à  «  se  créer  des  amis  ».  En  outre,  la  domina- 
tion ombrageuse  de  Sparte  se  préoccupait  des  moyens  à  prendre 
pour  s'assurer  immuablement  la  route  du  Nord,  nécessaire  aux 
allées  et  venues  des  armées  lacédémoniennes.  Or  Thèbes  était 
une  des  clefs  de  cette  route,  et  bien  qu'une  alliance  régnât  entre 
elle  et  Sparte,  les  Spartiates,  en  bons  bandits  prévoyants, 
jugeaient  plus  pratique  de  prendre  une  assurance  contre  les 
mauvaises  volontés  de  l'avenir.  En  pleine  paix,  par  un  coup  de 
main,  ils  s'emparèrent  de  la  Cadmée,  citadelle  de  Thèbes,  et  y 
mirent  une  garnison,  qui,  selon  l'usage,  s'appuya,  pour  se  main- 
tenir, sur  un  clan  thébain. 

Il  se  passe  alors  —  et  c'est  ici  qu'il  faut  admirer  la  constance 
des  lois  sociales  —  un  phénomène  absolument  symétrique  à 
celui  que  nous  venons  de  constater  pour  Athènes.  Nous  avons 
vu  Thrasybule,  banni  à  Thèbes,  revenir  à  Athènes  pour  en  chas- 
ser les  Lacédémoniens  et  faire  revenir  son  clan  au  pouvoir. 
Cette  fois,  c'est  Pélopidas,  banni  à  Athènes,  cjui  revient  à  Thèbes 
pour  procéder  exactement  à  la  même  révolution.  Les  Lacédémo- 
niens sont  délogés  de  la  citadelle,  et  le  parti  «  patriote  »,  pour- 
suivant sa  «  vendetta  »,  prend  l'offensive  contre  Sparte.  C'est 
l'entrée  en  scène  dEpaminondas. 


X.    —   LES    MERCENAIRES.  269 

(]e  qui  fait  l'originalité  d'Epaminondas,  c'est  qu'il  s'impose  à 
l'admiration  comme  V/iomme  qui  a  vaincu  les  Spartiates  sur 
terre.  Iphicrate  avait  bien  commencé,  mais  seulement  dans  des 
engagements  secondaires  et  peu  décisifs.  Avec  Epaminondas,  on 
assiste  à  ce  spectacle  inouï  d'armées  lacédémoniennes,  relative- 
ment nombreuses,  vaincues  en  bataille  rangée,  à  Leuctres  et  à 
Mantinée  par  exemple.  Aussi  cette  nouvelle  «  guerre  du  Pélo- 
ponèse  »  revêt-elle  un  caractère  bien  spécial  qui  la  distingue  de 
la  première.  On  se  rappelle  que,  pas  une  fois,  une  armée  athé- 
nienne n'avait  osé  se  mesurer  sur  terre  avec  une  armée  lacédé- 
monienne.  Athènes  ne  portait  ses  coups  que  par  mer.  Cette  fois, 
la  mer  est  absente.  C'est  entre  montagnards  que  la  querelle 
se  vide.  Maintenant,  pourquoi  cet  avènement  militaire  et  ces 
triomphes  inouïs  des  Thébains? 

D'abord  les  Thébains,  en  combattant  à  côté  des  Spartiates  pen- 
dant toute  la  guerre  du  Péloponèse,  ont  pu  se  former  à  leur 
école  et  se  pénétrer  utilement  de  leurs  procédés. 

Ensuite  ces  mêmes  Thébains,  grâce  au  voisinage  d'Athènes 
et  aux  relations  qui  en  résultaient,  ont  pu  élever  leur  niveau 
intellectuel  et  acquérir  un  peu  de  cette  souplesse,  de  cette  fer- 
tilité en  ressources,  qui  distinguait  les  Athéniens. 

En  troisième  lieu,  Sparte,  comme  nous  l'avons  noté,  vient  de 
se  livrer  à  un  gigantesque  effort  qui  a  entamé  sa  constitution 
sociale  et  ouvert  les  voies  à  la  décadence. 

Enfin  Thèbes,  par  cela  même  qu'elle  attaque  sur  terre,  va 
pouvoir,  une  fois  le  Péloponèse  entamé,  trouver  dans  r intérieur 
des  terres,  ou  plutôt  des  montagnes  péloponésiennes,  un  allié 
nouveau,  précieux,  qui  attendait  un  coup  de  main  du  Nord  pour 
se  dresser  contre  Sparte.  Cet  allié,  c'est  l'Arcadie. 

L'Arcadie,  surnommée  Suisse  du  Péloponèse,  avait  été  un  grand 
refuge  de  Pélasges  au  moment  de  la  descente  des  Héraclides. 
Plus  tard,  ses  cités  montagnardes,  isolées  de  la  mer,  avaient 
subi  l'ascendant  et  le  joug  indirect  de  Sparte.  Celle-ci  sut  long- 
temps utiliser  et  exploiter  ces  merveilleux  soldats.  Mais,  depuis 
la  fin  de  la  guerre  du  Péloponèse,  beaucoup  d'Arcadiens,  sui- 
vant la  pente  naturelle  aux   montagnards   belliqueux  trop   à 


270  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

l'étroit  dans  leurs  montagnes,  étaient  allés  louer  leurs  services 
et  leurs  lances  au  plus  offrant.  Beaucoup  avaient  fait  la  campa- 
gne dos  Dix  Mille,  et  ces  aventures  lointaines  leur  avaient  ouvert 
les  idées.  Bref,  selon  l'expression  connue,  ces  gens-là  «  repren- 
nent conscience  d'eux-mêmes  »,  comme  la  chose  éclate  dans  ce 
passage  de  Xénophon  :  «  Survient  un  certain  Lycomède  de 
Mantinée. . .  Il  excite  chez  les  Arcadieus  des  pensées  orgueilleuses  ; 
il  leur  dit  qu'eux  seuls  peuvent  regarder  le  Péloponèse  comme 
leur  patrie,  puisque  eux  seuls  y  sont  autochtones;  il  leur  répète 
que  la  nation  arcadienne  est  la  plus  nombreuse  de  la  Grèce,  et 
l'emporte  surtout  parla  complexion  robuste  de  ses  habitants;  il 
leur  montre  qu'ils  sont  les  plus  vaillants,  et  leur  en  donne  pour 
preuve  que,  quand  on  a  besoin  d' auxiliaires,  on  préfère  les  Arca- 
diens  à  tous  les  autres  peuples,  ajoutant  que,  sans  eux.  les  Lacé- 
démoniens  n'auraient  jamais  pu  attaquer  le  territoire  d'Athènes, 
ni  les  Thébains  arriver  maintenant  jusqu'à  Lacédémone  ^  ». 

Ici  encore,  le  rùle  des  condottieri  éclate  au  grand  jour.  Ces 
condottieri.  Epauiinondas  a  su  les  mettre  dans  son  jeu,  et  ils 
marchent  maintenant  contre  cette  Sparte  qui  naguère  les  obli- 
geait à  marcher  gratis.  C'est  une  revanche.  Et  ils  ne  sont  pas  les 
seuls  dans  le  mouvement.  Les  Messéniens  en  sont  aussi.  Long- 
temps dominés  par  les  Spartiates,  ils  s'insurgent  enfin  quand  ils 
voient  le  Péloponèse  envahi  et  ces  terribles  guerriers  Spartiates, 
considérés  depuis  des  siècles  comme  invincibles,  fuyant  comme 
de  simples  mortels.  Ces  réveils  de  populations  font  bien  voir 
quelle  était  la  nature  de  la  domination  Spartiate,  et  combien  ces 
Doriens  militaires,  vigoureusement  posés  sur  le  pays,  s'y  étaient 
peu  enracinés.  Un  autre  fait  achève  de  nous  en  convaincre.  Au 
moment  où  les  Thébains  envahissent  la  Laconie,  le  gouverne- 
ment de  Sparte  est  obligé  de  promettre  la  liberté  aux  ilotes  qui 
voudront  s'armer  pour  la  cause  lacédémonienne.  Six  mille  d'en- 
tre eux  acceptent,  et  vont  renforcer  les  rangs  de  leurs  maîtres. 
Bref,  jamais  Sparte  n'a  couru  un  aussi  formidable  péril.  Epami- 
nondas  triomphant  conduit  ses  bandes  jusque  dans  les  faubourgs 

1.  HelL,  VII,  1. 


X.    —   LES    MERCENAIRES.  271 

de  Sparte  même  —  nous  ne  disons  pas  sous  ses  murs,  car  les 
Spartiates,  confiants  dans  la  force  de  leurs  bras,  n'avaient  jamais 
voulu  fortifier  leur  ville  —  et  pense  un  instant  s'en  emparer. 
Pourtant,  dans  cette  crise  suprême,  la  valeur  Spartiate  remporte 
un  dernier  succès,  et  le  vieil  Agésilas,  à  la  tête  de  sa  dernière 
armée,  manœuvre  si  bien  qu'il  force  Epaminondas  à  la  retraite. 
Epaminondas,  en  se  retirant,  laissait  du  moins  le  Péloponèse 
transformé.  Il  avait  reconstruit  iMessène  —  dont  les  fortifica- 
tions ont  laissé  d'imposantes  ruines  —  et  créé  en  Arcadie  la  ville 
de  Mégalopolis,  située  sur  une  route  stratégique.  Il  avait  mis 
garnison  à  Tégée,  autre  ville  d'Arcadie.  Sparte  se  trouvait  donc 
bloquée  non  point  seulement  dans  le  Péloponèse,  mais  dans  un 
cul-de-sac  de  cette  péninsule  où  elle  était  naguère  encore  la  cité 
suzeraine  et  maîtresse. 

Mais  plusieurs  choses  gênaient  Epaminondas  :  ses  incursions  ne 
pouvaient,  conformément  à  la  nature  des  bandes  qu'il  conduisait, 
se  prolonger  au  delà  du  temps  nécessaire  pour  consommer  les 
produits  du  pillage.  En  outre,  la  démocratie  tliébainc,  comme 
toutes  les  démocraties,  se  montrait  jalouse  et  soupçonneuse  à  son 
égard,  et  il  eut  à  traverser  un  temps  de  disgrâce.  En  troisième 
lieu,  ces  Thessaliens  dont  nous  avons  constaté  le  réveil,  et  en 
particulier  le  «  tyran  »  Alexandre  de  Plières,  se  montraient 
remuants  sur  les  frontières  du  Nord,  tandis  que  sur  la  frontière 
du  Sud  les  Athéniens,  inquiets  de  la  trop  rapide  expansion  thé- 
baine,  se  retournaient  vers  Sparte,  leur  vieille  ennemie.  Enfin, 
les  clans  de  montagnards  arcadiens  ne  pouvaient  s'entendre  les 
uns  avec  les  autres.  Les  iMantinéens,  notamment,  ennemis  des 
Tégéates,  appelèrent  Agésilas,  et  les  Thébains  durent  faire  une 
nouvelle  invasion  pour  remettre  sur  pied  leur  œuvre  compro- 
mise. Ce  fut,  en  partie,  la  répétition  de  la  précédente  campagne. 
De  nouveau,  Epaminondas  marcha  victorieusement  sur  Sparte  et 
faillit  encore  s'en  emparer.  De  nouveau,  Agésilas  exécuta  des 
manœuvres  savantes  qui  forcèrent  son  ennemi  à  s'éloigner.  Pen- 
dant ce  temps,  les  Athéniens  arrivaient  au  secours  de  Sparte  avec 
leur  cavalerie  récemment  perfectionnée.  Une  sérieuse  bataille  se 
livra  enfin  à  Mantinée  entre  les  Thébains  et  leurs  alliés  d'une 


272  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

part,  lesLacédémonienset  les  Athéniens  de  l'autre.  Epaminondas 
y  fut  tué  ainsi  que  tous  ses  lieutenants  (362  .  La  victoire,  dessinée 
gur  le  clianip  de  bataille  en  faveur  des  ïhébains,  resta  prati- 
quement à  peu  près  indécise.  La  guerre  se  trouva  suspendue, 
non  point  qu'on  manquât  de  gens  disposés  à  se  battre,  mais 
les  belligérants  se  lassaient  de  voir  leurs  forces  égales  et  de 
s'escrimer  sans  profit.  Il  restait  aux  spécialistes  la  ressource 
d'aller  batailler  au  dehors,  et  l'on  vit  Agésilas,  comme  Iphicrate, 
faire  voile  pour  l'Egypte  où,  malgré  son  grand  âge,  il  combat 
pour  détrôner  le  roi  Takhos  et  le  remplacer  par  le  roi  Nectana- 
bis.  Pour  une  surenchère,  il  eût  évidemment  détrôné  Nectanabis 
et  l'eût  remplacé  par  Takhos. 

L'impuissance  des  cités  hors  de  leurs  limites  et  le  retour  à 
l'anarchie.  —  La  courte  épopée  thébaine  aboutit,  en  somme,  à 
prouver  qu'en  Grèce  aucune  cité  n'est  capable  de  prendre  l'hégé- 
monie, et  cela,  parce  que  chaque  cité  n'est  qu'une  cité.  Non  seu- 
lement aucane  organisation  centrale  ne  se  crée;  mais,  depuis  la 
guerre  du  Péloponèse,  nous  assistons  à  une  série  de  résurrections 
locales,  véritables  réactions  de  l'esprit  d'autonomie  contre  les 
contraintes  extérieures  :  résurrection  d'Athènes,  résurrection  de 
Thèbes,  résurrection  de  l'Arcadie,  résurrection  de  Messène. 
Toutes  les  petites  indépendances,  dans  leurs  coins  de  montagne, 
se  rebifient  contre  les  dominateurs  que  le  militarisme  Spartiate 
avait  pensé  un  instant  leur  fournir.  D'autre  part,  si  Athènes  s'est 
relevée,  son  action  sur  les  îles  et  les  rivages  d'Asie  est,  en  raison 
des  habitudes  rompues  et  des  «  présents  d'Artaxerxès  »  à  payer 
de  retour,  moins  forte  qu'avant  la  guerre  du  Péloponèse.  De 
nouveau,  les  traditionnelles  «  révoltes  d'alliés  »  la  tiennent  en 
haleine.  Les  cités  grecques,  en  définitive,  ne  sont  pas  précisé- 
ment épuisées,  mais  elles  se  neutralisent  par  leurs  luttes  perpé- 
tuelles. Quelques  centaines  de  vigoureux  gaillards  qui  auraient 
suffi  à  mettre  en  déroute  des  milliers  de  Perses,  perdent  obscuré- 
ment leur  force  à  lutter  çà  et  là,  dans  des  coins  de  montagne 
grecque,  contre  quelques  centaines  d'autres  gaillards  non  moins 
vigoureux.  La  division  en  cités  souveraines,  merveilleuse  pour 


X,    —   LES   MERCENAIRES.  273 

la  production  de  certains  organismes,  de  certaines  lumières, 
de  certaines  gloires,  devient,  par  son  exagération,  un  obstacle 
à  la  sécurité  intérieure  et  à  l'expansion  de  la  race. 

Mais,  en  même  temps,  ces  luttes  continuent  de  former  des  sol- 
dats d'élite,  dont  les  procédés,  maintenant  mieux  connus,  se 
propagent  du  Sud  au  Nord,  donnant  naissance  à  des  essais  avor- 
tés de  domination,  comme  ceux  de  Jason  et  d'Alexandre  de 
Phères.  Or,  ce  Nord  de  la  Grèce  recèle  des  masses  profondes  de 
montagnards  qui  ne  sont  pas  encore  descendus  sur  la  scène,  sauf 
à  titre  d'  u  utilités  »,  c'est-à-dire  de  renforts  accessoires.  Mais  les 
rôles  secondaires,  quand  l'acteur  est  intelligent,  suffisent  à  la 
longue  pour  lui  faire  apprendre  les  premiers. 

Les  meilleurs  esprits  de  la  Grèce  ont  l'intelligence  de  la  si- 
tuation. L'orateur  Isocrate,  avec  sa  lucidité  d'Athénien  raffiné, 
voit  parfaitement  ce  qui  manque  à  la  race,  et  il  ne  cesse  de 
répéter  qu'  «  il  faut  un  chef  à  la  Grèce  ».  Son  célèbre  discours 
sur  le  Panégyrique  d'Athènes,  et  plusieurs  autres,  traduisent 
ces  aspirations  d'une  minorité  pensante  vers  un  organisme  cen- 
tralisateur et  pacificateur.  Isocrate  était  rhéteur,  avocat,  mora- 
liste, pohticien  et  très  artiste.  Il  avait,  après  une  assez  longue 
carrière  consacrée  à  la  composition  de  plaidoyers,  abandonné 
l'éloquence  judiciaire,  et  s'était  mis  à  composer  des  discours  qui 
fussent,  pour  le  fond,  «  panhelléniques  et  politiques  »  et,  pour  la 
forme ,  «  plus  semblables  aux  œuvres  d'art  qu'accompagnent 
la  musique  et  le  rythme  qu'au  langage  qu'on  entend  devant  les 
tribunaux  ».  Ce  merveilleux  ciseleur  de  paroles  avait  un  peu 
rêvé  de  voir  Athènes,  sa  cité,  étendre  son  pouvoir  sur  toute  la 
Grèce;  mais  il  avait  compris  que  ce  rôle  dépassait  la  taille  de 
sa  patrie,  et  il  avait  conçu  l'idée  bien  nette  de  quelque  chose 
de  supérieur  à  Athènes,  mais  de  supérieur  en  même  temps  aux 
autres  cités,  qui  viendrait  rétablir  l'ordre  au  milieu  de  l'anar- 
chie belligérante.  M.  Alfred  Croiset  résume  ainsi  ses  raisonne- 
ments :  «  D'où  vient  le  mal?  Est-ce  de  la  puissance  du  grand 
roi?  Non.  Moins  de  dix  mille  Grecs  ont  pu  récemment  traverser 
l'Asie  entière  sans  être  sérieusement  inquiétés  par  toutes  ses 
armées.   Ce  qui  fait  sa  force,   c'est  la  désunion  de  la  Grèce. 

is 


274  LA    GRÈCE    ANCIENiVE. 

Athènes  et  Sparte,  parleur  rivalité  fratricide,  l'ont  grandie  comme 
à  plaisir.  Même  en  paix,  elles  se  haïssent  et  se  jalousent;  chacune 
d'elles  aime  mieux  l'ennemi  commun  que  sa  rivale...  Tout  n'est 
que  désordre  et  confusion...  Mais...  si  la  division  de  la  Grèce 
e^t  la  source  de  toutes  ces  misères,  il  suffit  de  s'unir  pour  les 
réparer.  Que  toutes  les  cités  grecques  se  rapprochent  les  unes 
des  autres;  qu'elles  s'entendent  enfin  pour  combattre  le  bar- 
bare, pour  étendre  sur  l'Asie  entière  les  lois  et  les  civilisations 
de  la  Grèce.  Pour  cela,  il  faut  qu'elles  consentent  à  suivre  une 
direction  unique  et  qu'elles  rétablissent  à  leur  tète  une  hégé- 
monie nécessaire  '.  »  Cette  citation,  qui  résume  la  substance  de 
plusieurs  discours  d'Isocrate,  rend  parfaitement  compte  de  l'état 
d'esprit  qui  commence  à  se  dessiner  en  faveur  d'une  intervention 
extérieure  et  puissante,  pourvu  que  cette  intervention  puisse 
être  qualifiée  de  «  grecque  »  et  ne  pas  tomber  sous  l'épithète 
flétrissante  de  barbare.  Kn  un  mot,  la  décentralisation,  chose 
excellente  en  soi,  a  versé  en  Grèce  dans  l'abus  et  a  produit  des 
conséquences  extrêmes.  C'est  l'émiettement,  c'est  la  guerre  en- 
démique de  voisin  à  voisin,  c'est  Vanarchie  intermunicipale.  Si 
quelque  grand  montagnard,  assez  grec  pour  se  dire  le  cousin  de 
tous  ces  hommes,  est  en  mesure  de  descendre  avec  des  forces 
imposantes,  en  promettant  à  tout  ce  monde  l'ordre  et  la  sécurité, 
c'est  l'heure  ou  jamais  pour  lui  de  se  mettre  en  branle  et  d'ac- 
complir sa  mission. 

1.  Hist.  delà  Utt.  grecque,  t.  IV,  p.  481. 


XI 


LA  QUATRIEME  DESCENTE  DES  MONTAGNARDS 
LE  TYPE  MACÉDONIEN 


Les  bannis  héraclides  dans  la  montagne.  —  Les  Macédoniens 
étaient,  comme  les  Doriens,  des  montagnards  du  type  albanais, 
essentiellement  belliqueux,  mais  devenus,  aux  yeux  des  Grecs 
du  Sud,  à  demi  barbares. 

La  Macédoine  était  un  asile  montagneux  où  Von  se  réfugiait. 
Parmi  les  bannis  qui  s'y  retirent,  à  l'époque  historique,  on 
compte  Hippias,  fils  de  Pisistrate.  Mais  tout  donne  à  croire  que 
ces  bannis  ne  faisaient  que  suivre  un  mouvement  commencé 
dans  l'âge  préhistorique.  Les  Macédoniens,  en  un  mot,  étaient 
un  ramassis  d'émigrés,  comme  les  Héraclides,  comme  les  Hel- 
lènes, comme  les  Doriens.  Mais  c'étaient  des  réfugiés  qui,  ayant 
gagné  la  montagne  lointaine  et  compacte,  avaient  perdu  en 
grande  partie,  pendant  longtemps,  le  contact  avec  les  rivages, 
c'est-à-dire  avec  cet  intense  mouvement  de  commerce  et  d'idées 
qui  produisait  la  civilisation  grecque. 

Pourtant,  c'étaient  des  Grecs,  comme  le  prouvaient  leur  lan- 
gage, la  physionomie  de  leurs  noms,  et  leur  aptitude  à  entrer 
dans  l'état  d'âme  des  autres  Grecs  lorsqu'ils  venaient  à  se  trouver 
en  rapport  avec  eux. 

Comme  les  Albanais  modernes,  les  Macédoniens  étaient  di- 
visés en  clans  remuants  et  hostiles,  vivant  de  pâturage  maigre, 
d'une  culture  rudimentaire,  et  volontiers  aussi  de  pillage.  Les 
meurtres  et  les  vendettas  étaient  fréquents.  En  certains  endroits, 


276  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

l'homme  qui  n'avait  pas  tué  au  moins  un  ennemi  était  considéré 
comme  déshonoré. 

Toutefois  certaines  familles  jouissaient  dun  grand  prestige. 
Une  bravoure  supérieure,  un  emplacement  plus  avantageux, 
mettaient  en  relief  tel  ou  tel  «  roi  des  montagnes  ».  Certains 
chefs,  comme  en  Grèce  à  l'époque  héroïque,  parvenaient  à  im- 
poser aux  autres  leur  ascendant,  puis  leur  direction,  et  réunis- 
saient autour  d'eux  des  «  amis  »,  ou  «  compagnons  »,  ou  gardes 
du  corps  qui  partageaient  leurs  dangers  comme  leurs  plaisirs. 
L'absence  du  type  de  la  cité  maritime  avait  préservé  ces 
chefs  des  divers  mouvements  qui,  sur  les  rivages,  avaient  abouti 
à  la  fondation  des  démocraties.  La  Macédoine  était  donc  demeu- 
rée gouvernée  par  des  «  rois  »,  c'est-à-dire  que  les  clans  étaient 
dirigés  par  des  familles  investies  d'un  prestige  traditionnel,  et 
que  la  «  famille  régnante  »  du  clan  principal  avait  fait  rayonner 
le  sien  sur  un  espace  relativement  considérable. 

Diverses  légendes  couraient  sur  l'origine  de  ces  rois  et  les 
rattachaient  aux  Héraclides  du  Péloponèse,  c'est-à-dire  à  d'  «  il- 
lustres bannis  ».  Un  de  ces  Hérachdes,  nommé  Caranos,  serait 
venu  d'Ârgos  en  Macédoine  vers  le  ix*  siècle,  avec  une  troupe 
d'amis.  Alexandre  V%  qui  vivait  au  moment  des  guerres  mé- 
diques,  fit  valoir  cette  origine  pour  concourir  aux  Jeux  Olym- 
piques, où  il  fut  admis  en  effet.  Au  cours  de  ces  guerres  médi- 
ques,  les  Macédoniens,  encore  mal  organisés,  avaient  obéi  aux 
sommations  des  Perses,  leur  avaient  livré  passage,  et  leur  avaient 
fourni  des  troupes  mercenaires.  Mais,  en  cachette,  ils  favorisaient 
les  Grecs,  dont  ils  se  sentaient  frères,  et  le  roi  Alexandre  devint 
précisément  populaire  en  Grèce  à  cause  de  ce  double  rôle  qu'il 
avait  joué.  C'était  un  «  traître  sympathique  »,  à  qui  l'on  avait  dû 
plusieurs  fois  des  renseignements  précieux. 

Pendant  la  guerre  du  Péloponèse,  Sparte  et  Athènes  se  dis- 
putèrent l'alliance  des  Macédoniens,  mais  tout  en  la  considérant 
comme  une  chose  accessoire.  En  effet,  les  montagnards  de  cette 
région,  robustes  et  braves,  ne  possédaient  pas  encore  les  secrets 
de  cette  tactique  sévère  et  raffinée  qui  faisaient  la  force  des 
petites  armées  grecques.    C'était   encore   une   cohue   de  rudes 


XI.    —    LE   TYPE    MACÉDONIEN.  277 

bandits,  incapables  de  se  mesurer  sérieusement  avec  des  hoplites 
rangés  en  bataille.  Mais  il  ne  leur  manquait,  après  tout,  que  la 
découverte  de  ces  secrets  pour  valoir  autant,  ou  même  plus. 

Les  Macédoniens,  en  vertu  de  leur  formation,  excellaient  aux 
marches  de  montagne.  Ils  excellaient  aussi,  grâce  à  leur  endu- 
rance, aux  marches  de  toute  saison,  et  leur  aptitude  à  faire 
campagne  pendant  l'hiver  devait  entrer  plus  tard  dans  les  fac- 
teurs de  leurs  succès. 

Tout  pays  montagneux  contient  quelques  vallées  qui  contri- 
buent puissamment  à  former  son  unité,  sans  enlever  le  caractère 
montagnard  à  la  race.  Ces  vallées,  avec  les  vallons  qui  s'y  em- 
branchent, sont  des  couloirs  de  communication  et  des  centres 
de  domination. 

Telle  est  la  vallée  de  l'Axios  (aujourd'hui  le  Vardar),  qui 
remonte  dans  la  montagne  par  des  gorges  profondes.  Mais  cette 
vallée,  avant  d'arriver  à  la  mer,  s'élargit  pour  se  confondre,  en 
une  sorte  de  carrefour,  avec  la  vallée  de  l'Haliacmon  (la  Vis- 
tritsa)  qui  descend  du  massif  du  Pinde.  Le  carrefour  se  complique 
par  l'arrivée  d'un  autre  cours  d'eau,  le  Ludias,  dont  la  vallée 
est  intermédiaire  entre  les  deux  autres,  et  dont  le  cours  élargi 
forme  un  petit  lac.  C'est  dans  ce  carrefour,  au  bord  de  ce  lac, 
que  s'élevait  Pella,  capitale  des  rois  de  Macédoine.  Admirable- 
ment situé  pour  commander  trois  entrées  de  la  grande  monta- 
gne, ce  poste  n'était  pas  loin  de  la  mer,  c'est-à-dire  des  colonies 
grecques  du  voisinage,  et  constituait  une  porte  heureusement 
ouverte  aux  influences  du  Midi. 

La  civilisation  en  route  du  sud  au  nord;  influence  des  Athé- 
niens :  les  cités  de  la  côte.  —  Or,  nous  l'avons  constaté,  un 
mouvement  civilisateur  est  en  route  du  sud  au  nord.  Les  pro- 
grès accomplis  depuis  un  siècle  ou  deux  par  la  Grèce  centrale  et 
méridionale,  dus  à  des  causes  particulières  à  ces  régions,  et 
spécialement  à  l'essor  des  ports  maritimes,  ont  été  rapides  et  ont 
laissé  la  Macédoine  dans  cet  état  de  demi-barbarie  dont  nous 
avons  parlé.  Mais  cette  rupture  de  niveau  social  appelle  par 
réaction  un  rétablissement  d'équilibre,  et  le  progrès  accumulé 


278  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

au  sud  tend  depuis  quelque  temps  à  s'épancher  vers  le  nord. 
Il  y  tend  pour  trois  causes,  ou  plus  exactement,  par  trois  sortes 
de  canaux. 

Le  premier  canal  est  celui  des  cités  grecques  du  rivage  sep- 
ti^ntrional  de  l'Archipel,  cités  de  race  ionienne  et  depuis  assez 
longtemps  dans  la  dépendance  d'Athènes.  Ces  cités,  en  fait, 
vivent  de  la  vie  athénienne.  Elles  gravitent  dans  la  sphère  du 
commerce  athénien  et  participent  à  la  culture  intellectuelle 
d'Athènes. 

Parmi  ces  cités  qui  s'échelonnent  depuis  les  côtes  de  Thessalie 
jusqu'à  THellespont,  il  en  est  quelques-unes  qu'il  faut  citer, 
notamment  Amphipolis,  Stagyre  et  Olynthe. 

Amphipolis,  dépendance  d'Athènes,  domine  le  cours  inférieur 
du  Strymon.  C'est  par  elle  que  les  hois  de  construction  arrivent 
à  la  marine  athénienne.  Elle  est  aussi  voisine  des  mines  d'or 
du  mont  Pangée.  Par  ce  comptoir  important  sont  centralisées 
diverses  denrées  septentrionales,  ce  qui  occasionne  naturelle- 
ment un  trafic  important  entre  les  urbains  raffinés  de  la  côte 
et  les  frustes  montagnards  de  l'intérieur  du  pays. 

Stagyre  est  une  des  trente-deux  cités  de  la  Chalcidique,  pé- 
ninsule très  découpée  qui,  du  rivage  nord-ouest  de  l'Archipel, 
s'allonge  vers  le  Midi.  Stagyre  est  à  la  racine  de  la  péninsule, 
en  face  d'Amphipolis.  Elle  est  donc  très  rapprochée  de  la  Macé- 
doine proprement  dite  et  des  relations  sérieuses  existent  entre 
ses  citoyens  et  les  Macédoniens.  Stagyre  fournit  des  intellectuels 
à  la  «  cour  »  de  Macédoine.  Nicomaque,  père  d'Aristote,  a  été 
médecin  du  roi  Amyntas,  et  Aristote  lui-même  sera  choisi  par 
Philippe  comme  précepteur  de  son  lils  Alexandre. 

Olynthe  est  en  quelque  sorte  la  capitale  d'une  petite  fédéra- 
tion formée  par  les  trente-deux  cités  de  la  Chalcidique.  Entre 
cette  cité  relativement  brillante  et  les  clans  montagnards  du 
nord,  des  relations  étroites  se  nouent.  Il  y  a  des  alternatives 
d'amitié  et  de  querelle,  mais  les  relations  n'en  sont  que  plus 
fréquentes,  jusqu'au  moment  où,  malgré  les  cris  d'alarme  de 
Démosthènes,  la  Macédoine  mettra  la  main  sur  le  pays. 

Par  cette  route  des  cités  grecques  du  rivage,  une    foule  de 


XI.    —   LE   TYPE   MACÉDONIEN.  279 

connaissances  intéressantes  parviennent  en  Macédoine.  Descen- 
dants de  bannis  civilisés,  les  rois  et  chefs  de  ce  pays  n'ont  pas 
de  peine  à  se  retremper  dans  cet  état  d'âme  fin,  délié,  artis- 
tique, d'où  l'exil  avait  arraché  momentanément  leurs  ancêtres. 
Comme  le  montagnard  héraclide,  le  chef  macédonien  aime  à 
protéger  les  arts.  Archélans,  un  des  prédécesseurs  de  Philippe, 
attire  à  sa  «  cour  »  le  peintre  Zeuxis,  le  poète  Euripide,  le 
musicien  Timothée.  Il  essaye  d'attirer  Sophocle,  Visiblement, 
la  civilisation  méridionale  gagne  d'abord  une  élite,  puis,  de 
cette  élite,  descend  peu  à  peu  dans  la  masse.  C'est  surtout  le 
rayonnement  intellectuel  d'Athènes  qui  opère  ici.  Aristote  sera 
précepteur  d'Alexandre  parce  qu'il  est  de  Stagyre,  mais  on  le 
choisira  entre  tous  les  Stagyrites  parce  qu'il  aura  écouté,  à 
Athènes,  les  leçons  de  Platon. 

Influence  des  Lacédémoniens  :  les  passages  de  troupes.  —  De 
ces  cités  grecques,  observées  par  les  Macédoniens  du  voisinage, 
arrivaient  aussi  dans  l'intérieur,  par  la  force  des  choses,  des 
leçons  de  tactique  et  de  stratégie.  Elles  avaient  en  effet  leurs 
petites  guerres,  soit  entre  elles,  soit  contre  les  Athéniens  dont 
elles  essayaient  parfois  de  rejeter  l'impérieuse  «  alliance  ». 
Mais  une  autre  cause  dut  agir  jîIus  profondément  à  ce  point  de 
vue.  Nous  voulons  parler  des  allées  et  venues  des  troupes  lacé- 
démoniennes  sur  la  route  terrestre  qui  prenait  les  cités  grecques 
à  revers.  Pendant  la  guerre  du  Péloponèse,  le  roi  de  Sparte 
Brasidas  avait  même  fait  campagne  contre  les  Macédoniens, 
alors  alliés  d'Athènes,  et  exécuté  au  milieu  de  leur  pays  une 
de  ces  brillantes  retraites  comme  savaient  en  opérer  au  besoin 
des  Grecs  savamment  disciplinés.  Plus  tard,  Agésilas  avait  passé 
et  repassé  dans  le  pays,  avec  grand  éclat.  Or,  les  Lacédémo- 
niens étaient  des  maîtres  en  matière  d'art  militaire.  C'étaient 
de  plus,  observons-le,  ceux  des  Grecs  du  Sud,  qui,  par  leurs 
traditions  et  leurs  origines,  se  rapprochaient  le  plus  des  mon- 
tagnards du  Nord.  Curieux  et  avisés  comme  ils  l'étaient,  les 
rois  de  Macédoine  avaient  dû  mettre  à  profit  le  spectacle  donné 
par  ces  troupes  d'élite,  et  l'idée  qiiil  faut  de  la  méthode  pour 


2(S0  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

donner  tonte  sa  valeur  au  courage  avait  dû  plus  que  jamais,  en 
ces  circonstances,  s'incruster  clans  leur  esprit. 

Influence  des  Thébains  :  lécole  du  voisinage.  —  Enfin,  dans 
les  derniers  temps,  avait  eu  lieu  la  courte  épopée  thébaine.  Les 
Thébains,  pour  les  causes  que  nous  avons  vues,  s'étaient  révélés 
supérieurs  aux  Spartiates.  Or,  le  rayonnement  militaire  de 
Thèbes  n'avait  pas  eu  lieu  seulement  vers  le  sud.  Il  avait  égale- 
ment eu  lieu  vers  le  nord.  Épaminondas  et  Pélopidas  avaient  ba- 
taillé en  Thessalie,  où  se  propageait  précisément,  comme  nous 
l'avons  dit,  ce  goût  des  perfectionnemenis  militaires  dont  nous 
avons  retracé  le  tableau.  Par  la  Thessalie,  les  Thébains  exer- 
çaient sur  les  Macédoniens  une  influence  directe.  Plusieurs  fois, 
des  Macédoniens  d'élite  vinrent  à  Thèbes,  et  Philippe,  dans  son 
jeune  âge,  y  passa  plusieurs  années.  La  tactique  d'Epaminondas, 
vainqueur  des  Spartiates,  put  donc  être  connue  et  appréciée 
par  l'homme  qui  était  le  mieux  placé  pour  en  tirer  avantage. 
Peu  à  peu,  en  un  mot,  la  Macédoine  réparait  le  temps  perdu  et 
((  se  mettait  au  courant  »  des  progrès  de  la  Grèce,  comme  le 
Japon,  dans  l'espace  d'une  génération  d'hommes,  a  su  de  nos 
jours  se  mettre  au  courant  de  Foutillage  européen. 

Philippe,  comme  chef  militaire,  bénéficie  des  progrès  de  la 
tactique.  —  Tout  d'abord,  comme  chef  militaire,  Philippe  était 
particulièrement  qualifié  pour  bénéficier  des  progrès  de  la  tac- 
tique. Sa  position  de  roi,  et  de  roi  héréditaire,  lui  permettait  d'en 
bénéficier  avec  un  certain  esprit  de  suite.  Les  éléments  qu'il 
avait  en  mains  étaient  bons.  Le  type  albanais,  dès  qu'on  a 
réussi  à  le  discipliner,  donne  des  soldats  merveilleux.  C'est  à 
cette  élaboration  d'une  discipline  que  Philippe  se  voue,  con- 
tinuant du  reste  sous  ce  rapport  l'œuvre  de  ses  prédécesseurs. 
Il  s'agit  de  faire  comprendre  aux  montagnards  l'utilité  et  la 
nécessité  d'une  savante  ordonnance,  et,  graduellement,  cette 
idée,  bien  comprise  par  les  Macédoniens  les  plus  cultivés,  s'in- 
filtre dans  tout  le  pays. 

De   cette  élaboration  sort    la   fameuse  phalange,    formation 


XI.     —    LE   TYPE    MACEDONIEN.  281 

de  combat  solide  et  compacte,  calculée  de  manière  que  les 
cinq  premiers  rangs  de  soldats  puissent  faire  avancer  au  delà 
du  premier  rang-  la  pointe  de  leurs  longues  lances,  devenues 
une  sorte  de  rempart  à  la  fois  massif  et  mouvant.  Comme  Iphi- 
crate,  mais  sur  une  plus  large  échelle,  Philippe  utilise  aussi  les 
troupes  légères  et  auxiliaires,  les  «  armes  spéciales  »,  qui  com- 
binent ingénieusement  leur  action  avec  celle  de  la  phalange. 
Le  spectacle  des  sièges  poursuivis  par  les  Athéniens  documente 
le  roi  et  ses  conseillers  sur  l'emploi  rationnel  des  machines. 
Grâce  aux  plaines  relativement  étendues  qu'enserrent  ses  mon- 
tagnes, il  recrute  aussi  une  cavalerie  plus  nombreuse,  et  fonde 
à  cet  effet  des  haras.  Nous  avons  déjà  observé  que  les  troupes 
à  cheval  jouaient  un  rôle  presque  insignifiant  dans  les  armées 
grecques  à  cause  de  la  difficulté  où  l'on  était,  dans  les  cités  de 
la  péninsule,  de  se  procurer  des  chevaux.  La  Thessalie,  pourvue 
de  larges  plaines,  faisait  exception,  et  Jason  de  Phères  avait 
formé  d'excellents  corps  de  cavaliers  ;  mais,  précisément,  Phi- 
lippe, voisin  et  bientôt  dominateur  de  la  Thessalie,  va  hériter 
de  cette  organisation  des  tyrans  de  Phères.  Les  «  nobles  »,  ou 
petits  chefs  macédoniens,  fournissent  un  état-major  précieux. 
Leurs  fils,  élevés  autour  du  roi,  constituent  à  la  fois  une  troupe 
de  gardes  du  corps  dévoués  et  une  pépinière  d'officiers  instruits 
dans  les  méthodes  nouvelles.  Bref,  depuis  une  ou  deux  généra- 
tions, la  cohue  belliqueuse  des  montagnards  de  Macédoine  tend 
à  devenir  une  armée,  et  cette  armée  se  met  au  courant  de  tous 
les  progrès  réalisés  par  les  spécialistes  des  cités  grecques. 

Par  sa  richesse,  Philippe  bénéficie  du  système  des  merce- 
naires. —  Philippe,  en  tant  que  chef  riche,  bénéficie  encore 
des  faits  sociaux  qui  ont  amené  l'avènement  des  condottieri. 
Cette  richesse  des  rois  de  Macédoine  provient  très  vraisembla- 
blement des  droits  de  péage  qu'ils  imposent,  sous  une  forme 
ou  sous  une  autre,  aux  marchandises  du  nord  transportées  par 
terre  vers  les  cités  grecques  du  littoral.  Elle  provient  aussi  de 
diverses  expéditions  accompagnées  de  pillages  et  dirigées  en 
sens  divers  autour  du  massif  macédonien.  Démosthènes,  Fora- 


282  LA    GRÈCE    AXCIEXXE. 

teur  athénien  ennemi  de  Philippe,  constatera  bientôt  que  celui-ci 
fait  la  guerre  à  la  façon  d'un  bandit  et  d'un  pillard,  ce  qui  est 
d'ailleurs  très  conforme  aux  traditions  helléniques.  Il  fait, 
s'exclamera  douloureusement  l'orateur,  «  nn  butin  immense  ». 
Cç  butin  immense,  il  y  a  longtemps  que  les  rois  de  Macédoine 
ont  commencé  à  le  faire  de  divers  côtés.  En  outre,  ils  ont  tout 
près  d'eux  les  mines  d'or  du  mont  Pangée,  qu'ils  exploitent 
intelligemment.  La  monnaie  d'or  devient  assez  considérable  en 
Macédoine  pour  donner  lieu  à  l'établissement  d'un  double 
étalon,  alors  que  les  Grecs  en  sont  encore  au  monométallisme 
de  l'argent.  Pour  ces  diverses  causes,  Philippe  est  en  état  d'atti- 
rer autour  de  lui  nombre  d'aventuriers  disponibles,  qui  ne 
songent  qu'à  se  vendre  au  plus  offrant.  Il  intrigue  notamment 
en  Arcadie,  pays  des  bons  mercenaires.  Nous  avons  vu  que 
l'exemple  de  ces  racolages  sélectionnés  lui  avait  été  donné 
par  les  tyrans  de  Phères  en  Thessalie.  xMais  ces  «  tyrans  .»,  chefs 
d'occasion,  étaient  moins  bien  assis  dans  leur  pouvoir  que  les 
chefs  héréditaires  des  clans  macédoniens.  Ceux-ci,  maîtres  d'un 
pays  plus  vaste  et  mieux  soutenus  ])ar  leurs  «  fidèles  »  monta- 
gnards, devaient  hériter  et  des  procédés  des  chefs  thessaliens, 
et  de  leurs  mercenaires.  Enfin,  l'argent  permettait  encore  à 
Philippe  de  soudoyer,  à  l'instar  du  roi  de  Perse,  des  hommes 
à  lui  dans  les  diverses  cités  grecques  et  d'enrôler,  en  d'invisi- 
bles bataillons,  les  condottieri  de  la  parole. 

Comme  Grec,  Philippe  bénéficie  du  système  des  amitiés.  — 
Mais  Philippe  a  dans  son  jeu  un  atout  que  n'a  pas  le  roi  de 
Perse.  Il  est  «  Grec  »,  et  peut  se  dire  le  frère  des  autres  Grecs, 
conquérir  par  là  des  sympathies  précieuses  et  se  mêler,  comme 
étant  de  la  famille,  de  bien  des  choses  qui  ne  regarderaient  pas 
un  barbare.  Sans  doute  ses  ennemis,  et  notamment  Démos- 
thènes,  le  traitent  hautement  de  «  barbare  ».  Mais  c'est  là  une 
hyperbole  d'orateur.  Personne  n'y  croit,  pas  même  ceux  qui  s'en 
servent.  Philippe,  descendant  de  bannis  grecs,  parlant  grec, 
adorant  les  dieux  grecs,  admis  à  concourir  dans  les  jeux  grecs, 
peut  se  poser  partout  dans  l'attitude  d'un  Grec,  et  gagner,  en 


XI.    —    LE    TYPE   MACÉDONIEN.  283 

une  foule  de  cité,  1'  «  amitié  «  d'illustres  Grecs.  C'est  le  procédé 
de  la  conquête  des  amitiés,  tel  que  nous  l'avons  décrit  à  l'âge 
héroïque,  le  procédé  par  lequel  un  chef  célèbre,  plein  de  pres- 
tige et  de  gloire,  attire  autour  de  lui  d'  «  illustres  compagnons  » 
ou  étend  au  loin,  par  une  sorte  de  fascination  magnétique,  le 
rayonnement  de  son  influence  personnelle.  Cette  influence,  il 
l'acquiert  souvent  en  traitant  les  gens  à  table,  en  charmant  ses 
visiteurs,  en  déployant  à  leur  égard  des  grâces  courtoises  et  un 
faste  tentateur.  Il  ne  séduit  pas  seulement  par  ses  cadeaux, 
mais  par  la  façon  dont  il  les  offre.  Un  des  griefs  de  Démos- 
thènes  contre  Philippe,  c'est  qu'il  fait  des  «  traîtres  »  par  la 
voie  «  des  festins  et  des  plaisirs  «.  Les  Agamemnon  et  les  Achille, 
grands  mangeurs  de  bœufs  en  société  nombreuse  et  «  choisie  » 
—  choisie  avec  une  habileté  ambitieuse  —  n'agissaient  pas 
différemment. 

Les  politiciens  à  gages  dans  les  cités  :  le  type  d'Eschine.  — 
Rien  d'étonnant  donc  si  ces  «  traîtres  »,  comme  les  appelle 
Démosthènes,  pullulent  dans  les  cités  grecques.  L'orateur  en  cite 
des  listes  entières  qui,  selon  lui,  ont  plus  ou  moins  contribué  à 
livrer  leurs  patries  respectives  au  conquérant  macédonien.  «  Le 
jour,  s'écrie-t-il  tragiquement  dans  son  Discours  sur  la  Cou- 
ronne, ne  me  suffirait  pas  pour  nommer  tous  les  traîtres.  »  Et  il 
déclare  que,  si  Ton  recherchait  les  auteurs  responsables  du 
malheur  de  la  Grèce,  on  verrait  que  ce  sont  «  les  pareils 
d'Eschine  dans  chaque  cité  ». 

Cet  Eschine  est  le  plus  célèbre  de  ces  amis  de  Philippe  que 
«  le  jour  ne  suffirait  pas  »  à  énumérer.  Il  représente  donc  un 
type.  C'est  lui  qui,  avec  Démade  et  quelques  autres  politiciens 
moins  en  vue,  dirige  à  Athènes  le  parti  favorable  aux  Macédo- 
niens. Bien  entendu,  il  est  grassement  payé,  et  ne  s'en  cache 
presque  pas.  C'est  un  orateur  puissant  et  sonore,  fils  d'un  maître 
d'école,  et  formé  lui-même  tout  d'abord  au  métier  d'acteur,  qui 
développe  à  un  haut  degré  l'art  de  la  diction  et  des  «  jeux  » 
oratoires.  Démade,  son  second,  est  un  homme  du  peuple,  fils 
d'un  batelier,  mais  gratifié  d'un  de  ces  organes  admirables  et 


284  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

d'un  de  ces  talents  d'improvisation  qui  enlèvent  les  masses.  Les 
improvisations  de  Démade,  dit  Pliitarque,  emportaient  comme 
un  torrent  les  laborieuses  constructions  de  Démosthènes.  Ces 
hommes  agissent  sur  les  Athéniens  à  Tathénienne,  c'est-à-dire 
p|ir  des  discours,  des  chicanes,  des  décrels,  des  contre-décrets, 
des  accusations  et  des  contre-accusations  sans  nombre.  Leur 
rôle  consiste  à  organiser  l'obstruction  légale,  à  paralyser  la 
défense, [à  saisir  chez  les  adversaires  de  Philippe  le  défaut  de  la 
cuirasse  pour  leur  intenter  des  procès  qui  les  discréditent. 
Eschine  cite  un  certain  Aristophon  qui  se  vantait  d'avoir  été 
soixante  et  quinze  fois  en  justice  comme  infracteur  des  lois. 
Mais  pour  qu'Eschine  et  son  groupe  puissent  faire  ainsi  la  petite 
guerre,  il  faut  qu'ils  sentent  derrière  eux  un  éJément  social 
assez  fort  pour  les  soutenir.  Cet  élément  existe,  et  se  décompose 
même  en  plusieurs.  Il  y  a  les  sybarites  (ceux  précisément  qui 
ont  recommencé  l'évolution  accomplie  jadis  par  les  habitants  de 
Sybaris)  et  qui,  enlisés  dans  leur  bien-être,  redoutent  la  guerre 
qui  les  y  arracherait.  Il  y  a  les  insouciants  qui  ne  peuvent  croire 
aux  progrès  rapides  de  la  Macédoine,  et  en  sont  toujours  aux 
vieux  Macédoniens,  montagnards  mal  dégrossis,  toujours  consi- 
dérés comme  une  quantité  négligeable.  Il  y  a  les  esprits  très 
lucides  et  très  pénétrants,  qui  comprennent  qu'  «  il  n'y  a  rien  à 
faire  »,  et  qu'en  présence  de  l'anarchie  des  cités  grecques,  la 
prépondérance  macédonienne  s'affirmera  fatalement.  Phocion, 
général  pacifique  et  orateur, bref,  que  Démosthènes  appelle  «  la 
hache  de  ses  discours  »,  paraît  représenter  assez  bien  cette 
nuance  pensive  et  résignée.  Il  y  a  enfin  ceux  qui,  à  l'instar  du 
vieil  Isocrate,  sentent  clairement  ou  confusément  le  besoin  d'une 
sécurité  venant  d'une  source  très  haute,  d'une  vaste  gendarme- 
rie planant  au-dessus  de  toutes  les  cités  pour  les  empêcher  de 
s'entre-déchirer  mutuellement.  On  conçoit  donc  que  les  amis  de 
Philippe  ne  manquent  pas  d'arguments,  bien  qu'ils  préfèrent 
en  général  tirer  parti  des  arguments  négatifs  que  leur  offrent 
les  fautes  de  leurs  adversaires.  En  fait,  c'est  l'amour  de  la  paix 
qu'ils  mettent  volontiers  en  avant,  et  Démosthènes  résume  avec 
ironie  leurs  raisonnements  :  «  Que  la  paix  est  agréable  !  Qu'il  est 


XI.    —    LE    TYPE   MACÉDONIEN.  285 

fâcheux  d'avoir  à  entretenir  des  troupes!  On  cherche  à  dissiper 
nos  finances  '.  »  Quant  au  motif  intéressé  qui  porte  les  «  traîtres  » 
à  tenir  ce  langage,  le  scepticisme  bon  enfant  de?  Athéniens  ne 
s'en  émeut  plus.  «  On  porte  envie  à  celui  qui  touche  ;  on  ne  fait 
que  rire,  s'il  avoue;  on  lui  pardonne,  s'il  est  convaincu  ;  on  sait 
mauvais  gré  à  ceux  qui  se  plaignent  de  ces  moeurs"^.  » 

Le  parti  de  la  paix,  à  Athènes,  est  devenu  plus  fort  que  pen- 
dant la  guerre  du  Péloponèse,  principalement  pour  trois  causes  : 
le  progrès  du  bien-être,  qui  fait  redouter  davantage  les  ennuis 
de  la  guerre;  les  libéralités  de  Philippe,  qui  entraînent  directe- 
ment ou  indirectement  une  partie  de  la  population,  et  le  déclin 
de  la  puissance  navale  d'Athènes,  qui  enlève  aux  partisans  de  la 
guerre  la  ressource  de  se  rejeter,  comme  jadis,  sur  l'exploitation 
lucrative  de  la  mer. 

La  résistance  des  autonomies  locales  :  le  type  de  Démos- 
thènes.  —  Pourtant  le  parti  de  la  guerre  existe,  et  il  est  très 
fort.  11  est  très  fort,  parce  qu'il  s'appuie,  lui  aussi,  sur  un  fait 
social  de  la  plus  haute  importance,  à  savoir  :  V indépendance  abso- 
lue de  la  cité.  Jusqu'ici,  malgré  les  vicissitudes  de  la  guerre  et 
les  triomphes  momentanés  de  cités  dominantes,  les  autonomies 
municipales  sont  demeurées  à  peu  près  intactes.  Athènes,  en 
particulier,  n'a  fléchi  un  instant  sous  le  joug  lacédémonien  que 
pour  s'émanciper  presque  aussitôt.  Car  une  cité,  nous  l'avons 
vu  par  bien  des  exemples,  est  rarement  assez  forte  pour  s'an- 
nexer réellement  une  autre  cité.  Mais  à  présent,  les  «  patriotes  » 
éclairés  voient  se  lever  une  plus  terrible  tempête.  Ce  n'est  pas 
une  cité  rivale  qui  menace;  c'est  un  «  royaume  »,  c'est  une 
«  puissance  »  organisée  sur  un  type  différent  de  celui  de  la  cité, 
et  qui  est  outillée  pour  établir  sa  domination  d'une  manière 
efficace.  Voilà  pourquoi,  en  face  du  plus  redoutable  péril  qu'ait 
couru  l'indépendance  de  la  cité,  surgit  le  plus  éloquent  des 
orateurs  dont  parle  l'histoire.  Le  rôle  de  Philippe,  par  un  choc 
en  retour,  crée  celui  de  Démosthènes. 

1.  4"  Philippique. 
.  2.  o"  Philippique. 


:286  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

Tout  d'abord,  rien  d'étonnaut  si  le  grand  ennemi  de  Phi- 
lippe est  un  Athénien.  La  puissance  macédonienne,  en  se  déve- 
loppant, menace  tout  d'abord  les  cités  maritimes  du  nord  de 
l'Archipel,  alliées  ou  comptoirs  d'Athènes.  Elle  gagne  vers 
Byzance  et  l'Hellespont,  cest-à-dire  vers  cette  route  des  blés  qui 
fait  en  grande  partie  la  fortune  d'Athènes.  Aussi,  la  ville  d'Olyn- 
the  et  la  presqu'île  de  Chersonèse  (Dardanelles i  donnent-elles 
leur  nom  à  quatre  des  discours  les  plus  virulents  du  grand 
orateur.  On  dirait  qu'il  ne  perd  pas  un  instant  de  vue  la  ligne 
de  rivages  qui  va  d'Athènes  à  la  mer  Noire,  et  cela  est  très  grec. 
Très  grecque  aussi,. cette  fureur  de  persuader  qui  forme  pour 
ainsi  dire  tout  le  génie  de  Démosthènes,  et  c[iii,  en  faisant  l'ad- 
miration des  critiques,  montre  de  quelle  immense  force  dis- 
posait le  parti  adverse,  puisqu'il  fallait  revenir  si  souvent  sur  les 
mêmes  choses  et  mettre  tant  de  fougueuse  àpreté  dans  ces 
sempiternelles  objurgations.  Très  grecque  encore,  cette  destinée 
de  l'orateur,  condamné  comme  tant  d'autres  à  une  succession 
de  faveurs  et  de  disgrâces,  banni,  puis  rappelé,  puis  banni  de 
nouveau.  Très  grec  enfin  et  très  «  actuel  »,  le  côté  mercenaire 
de  son  éloquence,  subventionnée  par  le  roi  de  Perse  pendant  que 
celle  d'Eschine  est  subventionnée  par  le  roi  de  Macédoine.  Merce- 
naires, les  deux  orateurs  le  sont  également,  mais  Démosthènes 
a  pour  lui  de  pouvoir  dire  que  celui  qui  le  paye  n'est  plus  dan- 
gereux pour  sa  patrie.  Voilà  pourquoi  il  est  l'homme  du  parti 
national.  Autour  de  lui  brillent  quelques  autres  orateurs  du 
même  parti  :  Lycurgue,  Hypéride,  Hégésippe,  qui  le  secondent, 
avec  une  belliqueuse  éloquence,  dans  sa  tâche  d'avertisseur  et 
d'excitateur. 

Cette  éloquence,  dans  sa  beauté  naturelle  et  tragique,  tourne 
toujours  autour  du  même  refrain.  Démosthènes  gourmande  X in- 
souciance de  ces  citadins  gâtés  par  les  distractions  de  la  vie 
urbaine  et  par  l'abus  des  occupations  politiques  :  «  Vous  ne 
savez,  leur  dit-il,  que  faire  des  lois  et  chercher  des  nouvelles.  » 
Et  ailleurs  :  «  Si  nous  nous  tenons  renfermés  dans  nos  murs 
sans  autre  occupation  que  d'écouter  des  harangueurs  qui  s'ac- 
cusent et  se  déchirent  les  uns  les  autres,  nous  ne  ferons  jamais 


XI.    —   LE    TYPE    MACÉDONIEN.  287 

rien  de  bon.  »  Cette  éloquence  est  vive,  pressante,  ironique, 
acérée,  fuyant  «  la  phrase  »  et  courant  droit  à  un  but  pour- 
suivi passionnément  :  celui  de  secouer  l'apathie  ou  le  scepti- 
cisme des  Athéniens,  de  leur  faire  comprendre  à  toute  force 
que  le  péril  est  immense,  de  les  obliger  à  s'armer,  à  rechercher 
des  alliances,  à  faire  les  sacrifices  nécessaires  pour  écarter  le 
danger.  Chose  typique  :  l'argent  manque  pour  l'armée,  et  il 
abonde  pour  les  représentations  théâtrales.  Démosthènes  s'épuise 
en  précautions  oratoires  pour  tourner  la  loi  qui  défend,  sous 
peine  de  mort,  d'affecter  à  d'autres  dépenses  le  budget  du 
théâtre.  Il  stigmatise  avec  douleur  l'égoïsme  des  cités  qui  ne 
veulent  pas  s'unir  pour  la  défense  commune  et  qui  pâtiront 
de  leur  inertie.  Cet  homme  n'est  pas  seulement  orateur, 
mais  homme  d'État.  Administrateur,  il  répare  les  fortifications 
d'Athènes,  et  y  contribue  de  ses  deniers,  ce  qui  lui  vaut  une 
couronne  d'or,  hommage  dont  Eschine,  après  coup,  attaquera 
la  légalité.  Ambassadeur,  il  négocie  avec  diverses  cités  grecques, 
et  notamment  avec  Thèbes,  qu'il  parvient  à  détacher,  mais  un 
peu  tard,  de  l'alliance  macédonienne.  Après  la  mort  d'Alexandre, 
il  sera  le  porte-drapeau  de  l'insurrection  suprême  contre  la 
Macédoine,  et  paiera  de  sa  vie  cette  dernière  équipée. 

Procédés  de  Philippe.  1°  La  guerre  commerciale  dans  le 
nord  :  Philippe,  intercepteur  de  routes.  —  Chaque  cité  de  la 
Crèce  a  ainsi  ses  Eschiiies  et  ses  Démosthènes,  mais  ceux  d'A- 
thènes ont  seuls  passé  à  la  postérité,  pour  cette  double  raison 
qu'Athènes  est  particulièrement  menacée  par  l'ambition  de  Phi- 
lippe, et  que  le  mérite  intellectuel  de  ses  orateurs  donne  une 
valeur  littéraire  à  leurs  productions.  Mais,  pendant  que  les  poli- 
ticiens des  cités  sont  aux  prises,  Philippe  s'avance,  et  l'ensemble 
des  mouvements  qui  le  font  avancer  peut  se  décomposer  en 
trois  sortes  d'opérations  :  la  guerre  commerciale,  l'intervention 
religieuse  et  l'invasion  définitive. 

La  guerre  commerciale  prépare  le  terrain.  Elle  consiste  dans 
la  mainmise  du  roi  de  Macédoine  sur  les  cités  maritimes  du 
nord  de  l'Archipel,  qui  étaient  pour  Athènes  des  étapes  ou  des 


288  LA    GKÈCE   ANCIENNE. 

amorces  de  routes  importantes.  Philippe  prend  Amphipolis, 
Pydna,  Potidée,  Méthone,  intervient  enTlirace  au  profit  des  clans 
ennemis  d'Athènes,  renverse  les  chefs  locaux  alliés  de  celle-ci, 
fait  de  sérieuses  démonstrations  du  coté  de  l'Hellesjîont  et  de 
Byzance.  Le  siège  de  Hérée,  citadelle  de  cette  dernière  ville, 
jette  l'affolement  dans  Athènes,  car  c'est  une  route  qui  va  être 
coupée.  Puis,  le  succès  de  Philippe  n'ayant  pas  été  définitif, 
l'affolement  fait  place  à  un  nouveau  retour  de  légèreté  et  d'in- 
souciance. Bientôt  Philippe  s'en  prend  à  l'Eubée,  un  des  greniers 
d'Athènes,  et  parvient  à  y  établir  des  «  tyrans  »  dévoués  à  sa 
personne.  Tous  ces  mouvements  tendent  à  diminuer  les  res- 
sources économiques  d'Athènes,  et,  par  contre-coup,  à  augmen- 
ter les  siennes,  puisqu'il  détourne  à  son  profit  un  trafic  établi 
depuis  des  siècles.  La  chute  d'Olynthe,  que  trois  discours  de 
Démosthènes  essayent  inutilement  de  conjurer,  marque  la  ruine 
définilive  de  cet  empire  septentrional  d'Athènes,  fondé  sur  des 
«  alliances  »  plus  ou  moins  imposées  et  sur  un  réseau  ingénieux 
de  relations  commerciales. 

Contre  ces  attaques,  Athènes  n'est  plus  en  mesure  de  se  dé- 
fendre efficacement  par  mer.  Beaucoup  d'iles  ont  secoué  le  joug 
de  son  «  alliance  ».  Elle  a  encore,  sans  doute,  des  navires  et 
des  marins;  mais,  moins  riche  en  tributs  versés  par  les  «  alliés  », 
elle  recule  devant  les  sacrifices  d'argent  qu'il  faudrait  consentir 
pour  «  équiper  »  des  flottes  sérieuses.  Les  Athéniens  aisés  se 
rebiffent  contre  les  contributions  extraordinaires  qu'il  faudrait 
payer.  En  outre,  l'amour  du  bien-être  porte  beaucoup  de 
citoyens  à  fuir  le  service  personnel  et  à  laisser  celui-ci  à  des 
spécialistes  mercenaires,  lesquels,  à  leur  tour,  désertent  parfois 
parce  qu'ils  ne  sont  pas  exactement  payés.  De  là  ces  '<  vaisseaux 
vides  »  devant  lesquels  gémit  Démosthènes,  vaisseaux  vides 
qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  remplir,  bien  que,  s'ils  étaient  rem- 
plis, on  pût  en  faire  un  excellent  instrument  de  défense  contre 
Philippe,  et  couper  court,  par  la  sauvegarde  de  certaines  posi- 
tions maritimes,  à  son  système  de  «  blocus  continental  ». 

2-  La  guerre  sacrée  :  Philippe,  vengeur  d'Apollon.  —  En  bonne 


M.    —   LE    TYPE    MACÉDONIEN.  289 

posture  du  côté  des  voies  commerciales,  Philippe  appelle  à  son 
aide  la  religion.  Il  profite  d'une  querelle  survenue  entre  les 
Amphictyons  et  les  Phocidiens,  à  propos  du  temple  de  Delphes, 
pour  s'érig-er  en  vengeur  d'Apollon  et  obtenir  libre  passage 
vers  le  sud.  Ses  soldats  marchent  le  casque  couronné  de  lauriers. 
Ce  n'est  pas  une  guerre,  c'est  une  «  croisade  ».  La  majorité  des 
cités  grecques  applaudit  à  ce  zèle  pieux.  Par  cette  intervention, 
Philippe  confond  les  arguments  de  ceux  qui  le  qualifient  de 
«  barbare  ».  Non  seulement  il  se  comporte  en  Grec,  mais  il 
prend  la  défense  d'une  des  plus  vieilles  institutions  qui  aient 
jamais  relié  les  cités  grecques.  En  vain  les  Phocidiens  utilisent 
les  trésors  du  temple  de  Delphes  pour  recruter  des  mercenaires. 
Cet  acte  de  banditisme  sacrilège  ameute  contre  eux  l'opinion 
hellénique.  Athènes  et  Sparte,   qui  au  fond  comprennent  que 
ces  bandits  sont  les  défenseurs  de  l'indépendance  de  la  Grèce , 
n'osent  pas  leur  porter  secours.  Après  quelques  péripéties,  Phi- 
lippe triomphe  des  Phocidiens  et,  tirant  parti  de  l'auréole  que 
lui  donne  son   titre  de  vengeur   d'Apollon,   s'élance   vers  les 
Thermopyles  pour  les  occuper.  Mais,  cette  fois,  les  Athéniens 
se  sont  remués,  et  ont  occupé   le  défilé  avant  lui.  C'est  donc 
partie  remise,  mais,  cette  retraite  momentanée,  Philippe  l'opère 
du  moins  avec  gloire.   Le  sentiment  religieux  de  la  Grèce  va 
conspirer  dorénavant  avec  lui. 

3°  L'invasion  définitive.  —  Reste  alors  à  employer  l'invasion 
directe.  Cette  invasion,  en  Tliessalie,  est  déjà  une  affaire  faite. 
Philippe,  profitant  de  guerres  civiles  occasionnées  par  la  mort 
du  «  tyran  »  Alexandre  de  Phères,  est  descendu  dans  le  pays, 
selon  la  vieille  formule  des  grands  bandits  montagnards,  «  pour 
faire  la  police  »,  s'ériger  en  redresseur  des  torts  et  se  mêler 
aux  vendettas  des  principales  familles.  Son  intervention  a  apaisé 
en  effet  des  querelles,  mais  l'impérieux  médiateur  s'est  fait 
payer  pour  sa  peine.  Il  a  rançonné  les  Thessaliens  en  exigeant 
d'eux  le  revenu  des  foires  et  des  villes  de  commerce,  et  les 
sommes  ainsi  perçues  lui  ont  servi  à  recruter  des  mercenaires. 
C'est  une  première  étape  vers  le  sud.  Derrière  la  Thessalie  s'étend 

19 


290  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

la  Béotie,  dirigée  en  fait  par  la  puissante  cité  de  Thèbes.  Enne- 
mis des  Phocidiens,  les  Thébains  ont  accueilli  avec  joie  l'inter- 
vention de  Philippe  dans  la  guerre  sacrée.  Ennemis  des  Athé- 
niens, ils  ne  sont  pas  fâchés  des  pertes  infligées  à  ceux-ci  par 
l'extension  des  conquêtes  macédoniennes.  Pourtant  le  moment 
arrive  où  les  Thébains  découvrent  avec  effroi  combien  est  re- 
doutable le  voisin  que  les  derniers  événements  leur  ont  donné. 
C'est  à  ce  moment  qu'arrive  Démosthènes,  avec  une  ambassade 
athénienne,  pour  les  exhorter  à  oublier  tous  les  griefs  passés  et 
à  se  liguer  avec  Athènes  contre  l'ennemi  commun.  L'alliance 
est  conclue.  Les  armées  athénienne  et  thébaine  réunies  mar- 
chent contre  Philippe,  et  la  bataille  s'engage.  C'est  la  fameuse 
journée  de  Chéronée,  où  les  Athéniens  font  d'abord  reculer 
Philippe,  mais  où  le  jeune  Alexandre,  lils  de  celui-ci,  inaugure 
ses  exploits  de  tacticien  supérieur  en  enfonçant  le  «  bataillon 
sacré  »  des  Thébains,  puis  en  changeant,  par  une  habile  con- 
version, le  triomphe  momentané  des  Athéniens  en  une  irrémé- 
diable déroute.  Décidément,  l'art  militaire  des  Macédoniens  s'est 
assimilé  tous  les  progrès  techniques  réalisés  par  les  Épami- 
nondas  et  les  Iphicrate.  Il  les  a  même  dépassés,  et  le  jeune 
Alexandre,  vainqueur  en  bataille  rangée  des  troupes  les  plus 
solides  de  la  Grèce,  pourra  marcher  à  ses  conquêtes  avec  des 
soldats  dignes  de  lui  (338). 

L'anarchie  entre  cités  rend  inévitable  le  triomphe  des  Macé- 
doniens. —  Philippe  a  vaincu  la  Grèce  parce  qu'il  a  imité  les 
Grecs  et  s'est  inspiré  de  leurs  progrès  sans  leur  prendre  cette 
division  en  cités  qui  paralysait  leur  résistance.  Nous  avons 
déjà  constaté  cette  anarchie  des  cités  devant  l'invasion  perse  ; 
mais,  alors,  la  supériorité  de  la  tactique  grecque  était  si  consi- 
dérable que  les  masses  barbares,  après  quelques  triomphes  dus 
au  nombre,  purent  être  rompues  et  refoulées  par  les  forces  de 
quelques  cités  seulement.  Encore,  on  se  le  rappelle,  la  lutte 
avait  été  angoissante.  L'écrasement  de  Léonidas  aux  Thermo- 
pyles  et  l'incendie  d'Athènes  par  Xerxès  avaient  fait  craindre  un 
dénouement  fatal.  En  effet,   Athènes  et  Sparte,  avec  quelques 


\r.    —    LE    TYPE    MACÉDONIEN.  291 

alliés  peu  puissants,  étaient  seuls  en  ligne.  Même  à  Marathon, 
les  Athéniens  avaient  été  obligés  de  marcher  seuls,  les  Spar- 
tiates n'étant  pas  arrivés  à  temps.  Devant  l'invasion  macédo- 
nienne, l'anarchie  subsiste,  mais  la  situation  n'est  plus  la  même, 
car  l'ennemi  est  admirablement  discipliné  et  en  possession  de 
tous  les  secrets  de  la  tactique.  Plus  que  jamais,  l'union  totale 
serait  nécessaire,  et  Démosthènes  s'en  rend  bien  compte  ;  mais 
cette  union  ne  se  produit  pas,  car  les  intérêts  inmiédiats  ne  sont 
pas  les  mêmes.  Sparte,  qui  voit  avec  déplaisir  les  progrès  des 
Macédoniens,  ne  s'ébranle  pourtant  pas,  parce  qu'elle  sait  que 
les  premiers  coups  ne  seront  pas  pour  elle.  Elle  s'ébranlera  plus 
tard,  quand  Athènes  et  Thèbes  auront  été  écrasées,  et  sera 
écrasée  à  son  tour.  D'autres  cités  raisonnent  de  même.  «  Chacun, 
s'écrie  avec  douleur  Démosthènes,  semble  compter  gagné  pour 
lui  le  temps  employé  à  la  destruction  d'un  autre.  »  C'est  le  grand 
vice  de  la  communauté  hellénique,  privée  d'une  direction  qui 
s'impose.  En  outre,  nous  savons  que  les  cités,  grâce  aux  «  ami- 
tiés )>  conquises  par  Philippe,  sont  divisées.  Même  quand  les 
patriotes  l'emportent,  ce  n'est  pas  sans  de  fâcheux  débats  qui 
retardent  les  mesures  à  prendre  et  donnent  l'éveil  à  l'ennemi. 
Bien  différente,  à  ce  point  de  vue,  est  la  situation  de  Philippe, 
roi  et  chef  militaire  des  clans  macédoniens.  «  Tout  ce  qu'il 
jugeait  à  propos,  dit  après  coup  Démosthènes,  il  le  faisait  à 
l'instant  sans  l'annoncer  dans  des  décrets,  sans  délibérer  en 
public,  sans  être  cité  en  justice  par  la  calomnie,  ni  accusé 
comme  infracteur  des  lois,  sans  être  obligé  de  rendre  compte  à 
personne,  partout  souverain  arbitre,  chef  et  maître  absolu.  Pour 
résister  à  un  tel  prince...  qu'avais-je  à  ma  disposition?  Rien.  Le 
droit  même  de  monter  à  la  tribune,  seul  avantage  que  je  pusse 
lui  opposer,  je  le  partageais  avec  ses  mercenaires,  et  chaque 
fois  qu'ils  l'emportaient  sur  mes  conseils,  ce  qui  n'arrivait  que 
trop  souvent  sous  divers  prétextes,  vos  résolutions  furent  prises 
en  faveur  de  l'ennemie  » 

Aussi  l'orateur  athénien  considère-t-il  comme  un  fait  tout  à 

1.  Discours  su7-  la  Couronne. 


292  LA  GRÈCE  ANCIENNE. 

fait  extraordinaire  et  glorieux  cette  pauvre  petite  alliance  d'A- 
thènes et  de  Thèbes  conclue  au  dernier  moment.  Réunir  deux 
cités  rivales  en  une  pareille  occasion,  quelle  merveille  !  Oui  ! 
mais  il  aurait  fallu  plusieurs  merveilles  de  ce  genre  pour  arrêter 
'l'invasion. 

Nous  avons  noté  à  Athènes  le  rôle  de  l'amour  du  bien-être 
parmi  les  causes  qui  paralysaient  la  défense.  Cette  même  cause 
agissait  en  d'autres  cités.  Le  luxe,  l'oisiveté,  les  arts  eux-mêmes, 
les  longues  conversations  philosophiques  sous  les  portiques  ou 
dans  les  jardins,  le  dilettantisme  élégant,  l'amour  intense  des 
représentations  théâtrales  et  autres  divertissements  urbains,  ne 
poussaient  pas  aux  résolutions  guerrières,  ou  poussaient  à  leur 
ajournement  même  lorsque  lintelligence  des  hommes  d'État  en 
avait  saisi  l'opportunité.  «  Qu'attends- tu  donc  pour  proposer  la 
guerre?  »  disait  Hypéride  à  Phocion.  —  «  J'attends,  répliquait 
celui-ci,  que  les  jeunes  gens  consentent  à  servir,  les  riches  à 
payer  l'impôt,  les  orateurs  à  ne  j^ius  voler  le  public.  »  En  outre, 
cette  corruption  et  ces  douceurs  de  la  vie  urbaine  produisaient 
décidément  une  trop  grande  rupture  d'équilibre  entre  les  mon- 
tagnards du  Nord  et  les  citadins  du  Sud.  Ceux-ci  avaient  bien  la 
ressource  des  mercenaires,  mais  les  mercenaires,  outre  qu'ils 
manquent  de  dévouement,  coûtent  cher,  et  des  sacrifices  trop 
exceptionnels  de  ce  côté  obligent  précisément  à  diminuer  le 
bien-être.  Notons  enfin  qu'à  Athènes,  centre  naturel  de  la  résis- 
tance, l'esprit  critique,  développé  à  outrance,  nuisait  à  l'esprit 
d'action.  Le  plaisir  d'ergoter,  de  démontrer,  de  contredire,  de 
rechercher  ce  qu'il  faudrait  faire  et  ce  qu'il  aurait  fallu  faire, 
engendrait  une  espèce  d'ivresse  intellectuelle  qui  nuisait  aux 
initiatives.  «  Par  Hercule  1  disait  Phocion,  que  de  stratèges  et 
combien  peu  de  soldats!  »  Le  trait  le  plus  curieux  de  cet  état 
d'âme  est  précisément  ce  fait  que  la  grande  et  définitive  lutte 
entre  Eschine  et  Démosthènes,  le  fameux  procès  sur  la  Couronne,  se 
place  en  l'année  330,  sous  le  règne  d'Alexandre,  laiit  ans  après 
la  bataille  de  Chéronée.  Les  chefs-d'œuvre  d'éloquence  des  deux 
orateurs  roulèrent  précisément  sur  ce  rjuil  aurait  fallu  faire^ 
à  une  époque  où  il  ny  avait  plus  rien  à  faire,  et  le  succès  de  ce 


\I.    —   LE    TYPE    MACÉDONIEN.  293 

procès  sensationnel  n'en  fut  que  plus  grand,  Eschine,  vaincu, 
dut  s'exiler,  et  l'opinion  donna  définitivement  raison  à  l'orateur 
patriote,  ce  qui  prouve  un  autre  fait  intéressant,  à  savoir  que  la 
domination  macédonienne,  s'adaptant  en  Grèce  à  la  nature  des 
choses,  laissait  aux  cités  une  autonomie  très  large,  et  une  cu- 
rieuse indépendance  dans  l'expression  des  sentiments  les  plus 
hostiles  aux  dominateurs. 

Philippe  est  donc  vainqueur,  et  sa  victoire  l'impose  à  toute  la 
Grèce.  Mais  il  triomphe  en  Grec,  en  civilisé,  en  calculateur.  Il 
rend  à  x\thènes  ses  prisonniers  sans  rançon,  il  prodigue  cà  et  là 
des  démonstrations  d'amitiés  ;  il  se  rend  à  Corinthe  et  convoque 
les  députés  de  toutes  les  cités  grecques.  Il  leur  parle,  non  en 
maître,  mais  en  ami  puissant,  comme  parlait  Agamemnon  à  ses 
fidèles.  Il  demande  et  obtient  le  titre  de  généralissime  des 
Grecs,  et  se  fait  promettre  par  chaque  cité  un  contingent  de 
guerriers  d'élite.  Il  communique  à  son  auditoire  ses  plans  de 
conquistador,  et  soulève  Tenlhousiasme  en  parlant  de  revanche 
contre  les  Perses.  Il  donne,  pour  mieux  gagner  les  cœurs,  des 
fêtes  splendides,  et  meurt  enfin  sous  le  poignard,  non  d'un  Grec, 
mais  d'un  Macédonien  qui  avait  contre  lui  une  vendetta  per- 
sonnelle. Mais  cette  mort  ne  fait  que  remettre  le  pouvoir  aux 
mains  d'un  homme  encore  plus  étonnamment  doué  que  lui,  et 
dont  le  génie  individuel,  merveilleusement  d'accord  avec  les 
circonstances  sociales  qui  lui  permettent  de  donner  toute  sa 
mesure,  va  donner  au  monde  un  spectacle  stupéfiant. 


XII 


LA  PROJECTION  DU  TYPE  GREC  EN  ASIE 
LE  ROLE  D  ALEXANDRE 


Les  conquistadors  perfectionnés  et  la  Toison  d'or  de  Perse. 
—  Alexandre  le  Grand  est  un  chef  de  clan  albanais  très  intelli- 
gent, porté  par  les  circonstances  à  une  situation  unique  oii  ses 
qualités  de  «  grand  bandit  »  pourront  se  déployer  à  loisir.  Plus 
de  deux  mille  ans  plus  tard,  ce  sera  le  même  cas  pour  Napo- 
léon, grand  bandit  corse,  élevé  lui  aussi  supérieurement,  comme 
l'élève  d'Aristote. 

Alexandre,  après  une  jeunesse  aventureuse,  au  cours  de  la- 
quelle il  avait  été  «  banni  »  par  son  père,  puis  soutenu  par  un 
clan  d'amis  personnels,  puis  rappelé  selon  la  formule  classique 
de  tant  de  héros  hellènes,  arrive  au  pouvoir  au  moment  où  toutes 
les  cités  grecques,  après  tant  de  luttes  entre  elles,  viennent 
d'abdiquer  leur  indépendance  en  faveur  de  Philippe,  et  où  ce 
triomphe  consolide  l'union  des  clans  montagnards  macédo- 
niens, laborieusement  opérée  par  ses  prédécesseurs.  En  outre, 
Alexandre  arrive  à  une  heure  où  les  soldats  de  métier,  grâce 
au  développement  du  condottiérisme,  ont  atteint  la  perfection 
de  leur  art,  et  où  l'écrasante  supériorité  de  cet  art  militaire  hel- 
lénique s'est  révélé  à  plusieurs  reprises  par  des  expéditions 
d'aventuriers  armés  en  Asie,  notamment  par  celle  des  Dix  Mille 
et  par  celle  d'Agésilas.  Plusieurs  fois  l'empire  perse,  riche  proie 
convoitée  par  les  conquistadors  de  la  Grèce,  a  failli  s'écrouler 


XTI.    —    LA   PROJECTION    DU    TYPE    GREC    EN   ASIE.  295 

SOUS  leurs  coups,  et,  si  les  conquistadors  ont  échoué,  l'échec  a 
été  dû  seulement  à  leur  trop  petit  nombre,  ainsi  qu'à  l'anarchie 
des  cités  qui,  royalement  entretenue  par  l'or  des  Perses,  conti- 
nuait à  sévir  derrière  eux. 

Alexandre  se  voit  donc  à  la  tête  des  Macédoniens,  monta- 
gnards belliqueux,  doués  d'une  grande  force  expansive,  exacte- 
ment comme  les  Albanais  d'aujourd'hui.  Il  se  voit  à  la  tête  des 
Grecs,  dont  un  bon  nombre,  héritiers  des  bandits  montagnards, 
ont  conservé  le  goût  de  ces  aventures  lointaines  qui  condui- 
saient leurs  ancêtres  vers  Troie  ou  vers  la  Toison  d'or.  Alexandre 
est,  de  plus,  un  parfait  civilisé,  merveilleusement  instruit,  ca- 
pable, comme  n'importe  quel  Athénien,  de  comprendre  les  causes 
de  la  grandeur  et  de  la  décadence  du  commerce,  d'apprécier 
la  valeur  des  routes  et  des  débouchés,  et  de  mesurer  l'impor- 
tance utilitaire  des  opérations  stratégiques.  Son  père  Philippe, 
en  occupant  toute  une  ligne  de  ports  depuis  la  Thessalie  jus- 
qu'à l'Hellespont,  a  montré  à  quel  point  l'utilisation  des  phéno- 
mènes économiques  entrait  dans  ses  calculs  de  conquérant. 
Alexandre  est  enfin  un  artiste,  un  lettré,  amoureux  d'Homère 
dont  les  récits  épiques  enflamment  son  imagination  juvénile.  Il 
se  vante  de  descendre  d'Achille  par  sa  mère,  et  sa  première 
visite,  en  abordant  l'Asie,  sera  pour  ces  ruines  de  Troie  qui  con- 
tribuent à  exalter,  par  une  sorte  de  mirage  intellectuel,  son 
désir  naturel  de  la  gloire. 

C'est  dans  ces  conditions  qu'Alexandre  entreprend  la  conquête 
de  l'immense  empire  des  Perses.  Ce  pays,  pour  les  Grecs  qui 
ne  connaissaient  guère  que  la  monnaie  d'argent,  était  attrayant 
à  cause  de  l'or  cju'il  possédait  en  abondance.  Plus  encore  que 
la  Colchide  pour  les  aventuriers  Argonautes,  l'empire  des  Perses, 
héritiers  des  splendeurs  de  l'empire  assyrien,  constituait,  à  vrai 
dire,  une  gigantesque  «  Toison  d'or  ».  Ce  même  empire,  pour 
des  aventuriers  commerçants,  avait  encore  cet  attrait  qu'il  déte- 
nait toutes  les  clefs  de  communication  avec  l'Extrême-Orient 
et  la  haute  vallée  du  Nil,  et  régentait,  par  ce  fait,  le  transport 
des  denrées  rares  et  coûteuses.  Notons  en  effet  que  la  Phénicie, 
dont  le   grand  port  était  Tyr,  était    soumise  à  la  Perse,  que 


296  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

celle-ci  dominait  également  l'Egypte,  malgré  de  fréquentes  ré- 
bellions de  celle-ci,  et  que,  du  côté  du  nord,  cette  domination 
s'étendait  jusqu'au  Turkestan  actuel,  ce  qui  barrait  les  routes  de 
la  Caspienne,  et  rendait  la  Grèce  dépendante  d'un  seul  peuple 
piour  toutes  ses  transactions  avec  l'au-delà. 

Or,  ce  peuple  perse,  ou  plutôt  cet  amas  de  peuples  réunis 
sous  les  «  grands  monarques  »  perses,  n'était  en  fait  qu'une 
juxtaposition  de  vastes  groupes  communautaires,  exploités  par 
des  satrapes,  et  immobilisés  dans  la  routine  propre  aux  peu- 
ples demeurés  très  voisins  de  la  formation  patriarcale.  Les 
causes  qui  avaient  poussé  dans  la  cité  grecque  au  développe- 
ment du  type  guerrier  :  bannissements,  montagne  voisine  de  la 
ville,  retours  de  bannis,  guerres  de  vallées  à  vallées,  alertes 
continuelles  dues  à  la  proximité  d'adversaires  toujours  en  éveil, 
n'avaient  pas  agi  dans  ces  territoires  asiatiques.  Si  le  type  guer- 
rier se  présentait  parfois,  c'était  un  type  barbare,  directement 
issu  du  cavalier  nomade,  ignorant  des  progrès  de  la  tactique, 
appliquant  à  la  guerre  des  procédés  naïfs  et  enfantins.  Les 
Perses,  dont  le  territoire  englobait  une  partie  des  steppes  her- 
bues de  l'Asie  centrale,  disposaient  d'une  nombreuse  cavalerie, 
mais  mal  formée  à  son  rôle  d'arme  spéciale,  et  ne  sachant  pas, 
comme  la  cavalerie  macédonienne,  combiner  méthodiquement 
ses  évolutions  avec  celles  d'une  savante  infanterie.  Ils  avaient 
encore  des  chars  armés  de  faux,  dispositif  efficace  peut-être 
avec  des  ennemis  qui  ne  savent  qu'avancer  en  cohue,  mais  dé- 
risoire avec  des  guerriers  de  métier  rompus  à  toutes  les  manœu- 
vres. Tout  bien  compté,  ce  que  les  Perses  avaient  de  plus  re- 
doutable, c'étaient  les  mercenaires  grecs  qu'ils  payaient  et 
qui,  malgré  la  soumission  des  cités  à  Philippe,  leur  arrivaient 
encore  par  petits  groupes  ou  isolément.  Mais  Alexandre,  avec 
les  ressources  dont  il  disposait  désormais,  pouvait  opposer  à  ces 
condottieri  des  troupes  plus  nombreuses  et  plus  homogènes.  La 
Perse,  longtemps  convoitée  en  vain,  et  quelque  temps  défendue 
par  l'or  qu'elle  avait  semé  à  travers  les  cités  grecques, 
allait  tomber  enfin  sous  le  coup  de  consquistadors  perfec- 
tionnés. 


XII.  —  LA  PROJECTION  DU  TYPE  GREC  EN  ASIE.         297 

Première  partie  de  l'itinéraire  d'Alexandre  :  la  monopolisa- 
tion des  rivages  et  la  ruine  de  Tyr.  —  Nous  ne  retracerons  pas 
en  détail  Tliistoire  des  batailles  d'Alexandre.  Mais  son  itinéraire 
mérite  d'être  considéré  un  instant. 

Alexandre  procède  en  bandit  montagnard  terrien.  Il  ne  prend 
pas  la  route  de  mer,  bien  qu'il  ait  à  sa  disposition  la  flotte 
athénienne.  Il  se  sent  plus  à  son  aise  dans  les  marches  de  terre, 
même  fatigantes  et  extraordinaires,  et,  probablement,  il  n'est 
pas  sûr  du  personnel  qui  pourrait  monter  sa  flotte.  La  marine 
perse,  grâce  à  la  Phénicie  et  à  la  récente  alliance  d'Athènes 
avec  le  grand  roi,  est  d'ailleurs  assez  redoutable.  C'est  à  revers 
qu'Alexandre  veut  frapper  cette  puissance  maritime,  et  son  pre- 
mier souci  sera  de  fermer  à  la  Perse  les  routes  de  la  mer.  De  là 
les  trois  premières  opérations  de  sa  conquête  :  1°  le  ralliement 
des  rivages  d'Asie  Mineure;  2°  la  ruine  de  Tyr;  3"  l'occupation 
de  l'Egypte  (334-332). 

Alexandre  emmène  trente  mille  fantassins  d'élite,  plus  cinq 
mille  cavaliers.  C'est  tout,  mais  c'est  trois  fois  plus  de  monde 
que  n'en  a^  aient  les  Dix  Mille.  Il  franchit  l'Hellespont  et  pousse 
une  pointe  vers  l'est  jusquau  Granique,  pour  culbuter  une 
première  armée  perse,  après  quoi  il  tourne  au  sud,  occupe 
Sardes,  capitale  de  la  Lydie,  et  revient  vers  l'ouest,  pour  re- 
joindre le  littoral  jusqu'à  Phasélis,  limite  des  cités  grecques. 
Cette  promenade,  le  long  de  la  côte,  a  deux  buts  :  1"  insurger 
les  cités  grecques  d'Asie  contre  les  Perses  et  les  «  rallier  »  à 
sa  cause  ;  2°  intercepter  l'arrivée  des  mercenaires  grecs  que  les 
Perses  font  venir  à  prix  d'or.  Le  Rhodien  Memnon,  chef  de  ces 
mercenaires,  était  le  principal  appui  de  Darius,  mais  les  satrapes, 
obtus  et  jaloux,  contrecarraient  ses  mesures.  Un  autre  chef  de 
mercenaires,  FAthénien  Charidème,  fut  étranglé  par  l'ordre  de 
Darius,  à  qui  ses  conseils  déplaisaient.  Pendant  que  les  éléments 
de  résistance  se  paralysent  ainsi  les  uns  les  autres,  Alexandre 
avance.  De  Phasélis,  il  remonte  momentanément  au  nord,  lais- 
sant la  route  des  rivages  devenue  difficile  et  peu  profitable.  Il 
va  occuper  une  position  stratégique  au  cœur  de  l'Anatolie,  sur 
la  «  route  royale  »  qui  joint  Sardes  à  Suse;  il  passe  à  Ancyre, 


298  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

juste  au  point  qui  sera,  plusieurs  siècles  plus  tard,  le  théâtre 
d'une  des  plus  gigantesques  batailles  de  Thistoire,  entre  les 
Turcs  de  Bajazet  et  les  .Mongols  de  Tamerlan.  Mais  les  Perses 
n'ont  pas  attendu  l'envahisseur  sur  ces  plateaux.  Ils  ont  reculé 
^Jers  une  autre  ligne  de  défense,  et  ont  choisi  assez  naturelle- 
ment Issus,  c'est-à-dire  l'angle  que  forme  le  rivage  de  l'Asie 
Mineure,  rencontrant  celui  de  la  Syrie.  C'est  un  tournant  auquel 
Alexandre  doit  fatalement  passer.  Il  y  passe  en  effet,  sur  le 
corps  des  Perses,  et,  immédiatement,  au  lieu  de  marcher  vers 
«  la  capitale  »,  comme  la  théorie  semblerait  le  conseiller,  il 
continue  de  descendre  vers  le  sud  ,  le  long  de  la  côte  de  Phé- 
nicie.  C'est  ici  que  prend  place  une  des  opérations  de  guerre 
les  plus  difficiles  et  les  plus  acharnées  qu'ait  réalisées  Alexandre  : 
la  prise  de  Tyr.  Alexandre,  en  Grec  consommé,  sait  que  la  ruine 
de  Tyr  vaut  la  conquête  de  la  mer.  De  là  le  formidable  coup 
de  collier  qu'il  donne  en  cette  occasion,  et  l'obstination  excep- 
tionnelle qu'il  met  à  briser  la  résistance  acharnée  des  Tyriens. 
Tyr  détruite,  Alexandre  continue  à  tourner  le  dos  à  Darius, 
et  s'élance  vers  l'Egypte.  Il  n'a  pas  de  peine  à  détacher  de 
l'empire  perse  ce  pays  si  particulier,  qui  supportait  avec  peine 
le  joug  de  ses  dominateurs.  Mais,  précisément  parce  que  ce  pays 
est  très  particulier,  Alexandre  a  besoin  de  le  ménager  parti- 
culièrement. Souple  et  politique,  il  se  plie  aux  mœurs  et  aux 
superstitions  des  Égyptiens,  fait  le  pèlerinage  de  l'oasis  d'Ani- 
mon,  s'érige  en  dieu  aux  yeux  de  ce  peuple  religieux  par  excel- 
lence, et,  tandis  qu'il  s'efforce  de  frapper  les  imaginations  égyp- 
tiennes, il  inspecte  le  pays  pour  voir  quel  profit  on  peut  tirer, 
avec  les  ressources  grecques,  de  son  exceptionnelle  situation. 

La  mainmise  du  type  grec  sur  l'isthme  de  Suez  :  Alexandrie . 
—  L'isthme  de  Suez,  selon  qu'il  est  entre  des  mains  civilisées 
ou  barbares,  a  le  don  d'orienter  d'une  façon  ou  de  l'autre  tout 
l'axe  économique  d'une  grande  fraction  de  l'humanité.  C'est  là 
que  deux  mers,  baignant  deux  mondes  différents  —  et  à  pro- 
ductions différentes  —  se  rapprochent  le  plus.  En  outre,  cette 
route  de  mer  croise  une  route  de  terre  des  plus  importantes, 


XII.  —  LA    PROJECTION   DU   TYPE    GREC   EN   ASIE.  299 

celles  qui  va  de  l'Afrique  intérieure  à  l'Asie  civilisée  par  la  vallée 
du  Nil  et  l'étroite  bande  de  territoire  comprise  entre  les  déserts 
arabiques  et  la  mer  de  Syrie.  Depuis  longtemps  les  Grecs 
avaient  saisi  l'intérêt  qui  s'attachait  à  l'occupation  de  ce  point 
du  globe,  et  un  attrait  puissant  les  y  amenait.  Pendant  plusieurs 
siècles,  à  de  nombreuses  reprises,  ils  avaient  fait  leur  appa- 
rition dans  le  Delta.  Ils  y  apparurent  d'abord  comme  voya- 
geurs, puis  comme  colons  commerciaux,  puis  comme  merce- 
naires. En  pleine  guerre  du  Péloponèse,  on  voit  Athènes  oublier 
Sparte  pour  envoyer  une  flotte  en  Egypte.  Une  ville  grecque, 
nommée  iVaucratis,  s'était  fondée  dans  le  delta  sous  la  protec- 
tion des  rois  du  pays.  D'antiques  légendes  contribuaient  à  rap- 
procher les  deux  peuples  :  celle  d'Égyptus  frère  de  Danaus, 
celle  de  l'Égyptien  Cécrops  abordant  en  Attique,  celle  d'Hélène 
retrouvée  en  Egypte  par  iMénélas.  Mais,  jusqu'alors,  les  Grecs 
n'avaient  apparu  à  l'embouchure  du  Nil  qu'en  petit  nombre,  et 
leurs  opérations,  soit  commerciales,  soit  militaires,  avaient 
toujours  été  subordonnées  au  bon  plaisir  d'un  pouvoir  supé- 
rieur. Avec  Alexandre,  le  colon  grec  arrive  en  maître,  et  peut 
réaliser  enfin  des  rêves  grandioses.  Il  s'agit  de  faire  surgir 
en  ce  point  du  globe  le  centre  commercial  du  monde  connu. 
A  Tyr  qui  vient  de  s'écrouler,  va  succéder  Alexandrie. 

La  fondation  d'Alexandrie  est  l'acte  le  plus  significatif  et  le 
plus  décisif  d'Alexandre.  C'est  celui  qui  exprime  le  mieux  le 
mouvement  d'expansion  de  la  race,  attirée  vers  l'Orient  par  la 
possibilité  nouvelle,  subite,  magnifique,  d'exploiter  des  routes 
dont  on  ne  tirait  pas  tout  le  parti  convenable  et  des  pays 
que  la  barbarie  de  leurs  habitants  peuvent  faire  considérer 
comme  «  neufs  ».  La  mer  Rouge  va  enfin  être  «  mise  en  valeur  » 
par  des  gens  capables,  et  la  route  de  terre,  elle  aussi,  débar- 
rassée de  l'insécurité  qui  régnait  au  temps  des  satrapes,  con- 
tribuera largement  à  la  prospérité  du  nouveau  centre  com- 
mercial. 

Deuxième  partie  de  l'itinéraire  d'Alexandre  :  la  route  de 
l'Inde  par  terre.  —  A  l'Egypte  se  termine  la  partie  côtière  de 


300  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

l'épopée  d'Alexandre.  Maitre  de  la  mer  par  le  cirque  entier  de 
rivages  qui  borne  à  F  est  la  Méditerranée,  le  conquérant,  ayant 
d'ailleurs  rafraîchi  et  augmenté  ses  troupes,  commence  la  par- 
tie continentale  de  son  invraisemblable  promenade,  et  marche 
Qnfin  sur  la  région  mésopotamienne,  où  sont  massées,  toujours 
immenses,  les  forces  de  Darius.  C'est  à  Ârbèles,  non  loin  de 
Ninive,  que  se  livre  la  «  bataille  monstre  ».  Plus  d'un  million 
de  sujets  perses  y  figurent,  d'après  les  historiens.  Le  récit  dé- 
taillé de  l'action  montre  avec  un  éclat  aveuglant  la  supériorité 
de  la  tactique  gréco-macédonienne.  En  effet,  Alexandre  triom- 
phe d'une  armée  qui  l'enveloppe,  en  faisant  front  de  toutes  parts. 
Chaque»  unité  de  combat  »  du  conc[uérant  se  comporte  comme 
une  citadelle  mouvante  au  milieu  dune  cohue  d'assaillants  in- 
commodés seulement  par  leur  nombre.  La  victoire  est  un  mas- 
sacre, et,  dès  lors,  l'invasion  prend  l'aspect  d'une  promenade 
triomphale.  Alexandre  entre  dans  Babylone,  dans  Suse,  dans 
Persépolis,  dans  Ecbatane,  La  «  Toison  d'or  »  est  conquise.  Des 
trésors  immenses  sont  pillés.  Les  soldats  reçoivent  des  parts  de 
butin  inouïes.  Le  seul  trésor  de  Persépolis  fournit,  dit-on,  G60 
millions  de  francs.  A  Darius  assassiné  succède  le  satrape  Bessus, 
qui  bat  en  retraite  vers  le  nord-est,  où  Alexandre  le  poursuit.  Il 
s'enfonce  dans  les  profondeurs  de  la  Bactriane,  à  des  distances 
de  la  mer  que  les  Grecs  n'avaient  jamais  atteintes,  traverse  des 
chaos  de  montagnes,  pénètre  jusqu'à  l'Iaxarte  (Syr-Daria),  au 
cœur  du  Turkestan  actuel,  et,  finalement,  après  une  course  en 
zigzag  qui  parait  trahir  des  intentions  exploratrices,  s'avance 
jusque  dans  l'Inde,  non  sans  avoir  reconnu,  dans  l'Afghanistan 
actuel,  l'impurtance  commerciale  et  stratégique  de  la  position 
d'Hérat,  où  il  fonde  encore  une  Alexandrie.  A  son  retour,  il  fait 
reconnaître  les  bouches  de  l'Indus  et  longer  le  golfe  Persique. 
Lidée  d'  «  utiliser  »  pratiquement  ses  aventures  ne  quitte  pas 
un  instant  cet  aventurier  (33-2-325). 

Un  nouveau  type  de  colonies  grecques  :  les  villes  d'étapes  de 
l'intérieur.  —  Dans  l'intérieur,  de  loin  en  loin,  Alexandre  fonde 
des  villes,  dont  plusieurs  dureront  longtemps.  Ces  villes,  d'après 


XII.    —    LA    PROJECTION    DU    TYPE    GREC   EN    ASIE.  301 

un  auteup,  sont  au  nombre  de  soixante.  Ses  lieutenants  vont  en 
fonder  d'autres  après  lui.  Cette  «  colonisation  »  spéciale  s'ac- 
complit à  la  fois  selon  les  nécessités  de  la  situation  et  les  lois  de 
la  race.  Les  colonies  sont  avant  tout  des  garnisons  militaires  qui 
s'éparpillent  pour  garder  les  points  stratégiques,  mais  ce  sont 
en  même  temps  des  marchés  bien  choisis  où  des  commerçants, 
sous  la  protection  des  militaires,  s'empressent  de  mettre  à  profit 
l'ouverture  des  nouvelles  routes  et  l'inauguration  d'une  pré- 
cieuse sécurité.  Avec  les  soldats  et  les  commerçants  s'installent, 
surtout  dans  les  centres  importants,  les  hauts  fonctionnaires 
d'origine  macédonienne  ou  hellénique,  enrichis  des  dépouilles 
des  satrapes  ou  autres  dignitaires  de  l'empire  déchu.  Mais  ces 
colonies  grecques  ont  ceci  de  nouveau  qu'elles  sont  loin  de  la 
mer.  En  outre,  elles  constituent  des  groupements  espacés,  non 
pas  noyés,  si  l'on  veut,  dans  l'Océan  barbare,  mais  réduits, 
dans  cet  Océan,  à  l'état  d'îlots  citadins,  oii  va  se  cantonner  la 
civilisation  des  vainqueurs . 

Peu  de  temps  après  la  mort  d'Alexandre,  le  nombre  des 
villes  grecques  semées  ainsi  à  travers  l'Orient  va  déjà  s'élever  à 
plusieurs  centaines.  Nous  sommes  ici  en  présence  d'un  phéno- 
mène neuf,  quoique  dérivant  toujours  du  caractère  hellénique. 
Jusqu'alors,  les  cités  grecques  se  propageaient  par  mer,  de  ri- 
vage à  rivage.  Mais,  dans  cet  ordre  d'idées,  tout  est  fait  ou  à 
peu  près.  C'est  par  terre  que  se  fait  maintenant  l'expansion, 
grâce  au  chemin  victorieusement  frayé  par  un  chef  montagnard, 
qui  d'ailleurs  a  eu  pour  premier  soin  d'assurer  derrière  lui  les 
routes  maritimes.  Aussi  ces  colonies  de  nouveau  style  ont-elles 
forcément  des  fondateurs  guerriers.  Elles  ont  la  physionomie 
«  moderne  »  des  villes  créées  tout  d'un  coup.  Leurs  longues  rues, 
tirées  au  cordeau,  sont  bordées  de  palais  et  de  portiques.  En 
outre,  au  lieu  de  se  rattacher  à  une  cité-métropole,  elles  ne  se 
rattachent  plus  qu'au  grand  chef  macédonien  qui  les  a  créées. 
Elles  font  partie  intégrante  d'un  vaste  empire,  tout  en  conser- 
vant, bien  entendu,  certains  privilèges  municipaux.  Par  elles, 
et  grâce  à  leur  rayonnement,  la  langue  grecque  se  répand 
dans  une  bonne  partie  de  l'Asie.  Que  l'on  se  rappelle  l'inscrip- 


302  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

tion  mise  par  Pilate  à  la  croix  de  Jésus.  Cette  inscription  n'est  pas 
seulement  en  hébreu,  lang-ue  indigène,  et  en  latin,  langue  des 
autorités.  Elle  est  encore  en  grec,  langue  de  tout  ce  c[ui  repré- 
sente alors  la  «  civilisation  »  dans  FOrient  tout  entier, 
j  En  un  mot,  c'est  sous  le  coup  dun  grand  bandit  montagnard 
civilisé  que  s'écroule  l'empire  perse.  C'est  sous  la  protection 
militaire  de  ce  concjuérant  que  les  Grecs  affluent.  C'est  comme 
citadins,  dans  des  villes  nouvelles  ou  restaurées,  que  s'intallent 
ces  Grecs.  Et  ce  sont  ces  villes  nouvelles  qui  servent  de  levain 
pour  faire  fermenter,  autant  qu'il  se  peut,  la  pâte  orientale,  c'est- 
à-dire  pour  y  introduire  plus  de  commerce,  plus  d'art  militaire 
perfectionné  et  plus  de  culture  intellectuelle,  choses  dans  les- 
quelles les  nouveaux  venus  sont  depuis  longtemps  supérieurs. 

Le  commerce  en  possession  de  ressources  nouvelles  : 
débouchés,  sécurité  et  grands  travaux.  —  Le  commerce,  avec 
l'épopée  d'Alexandre,  acquiert  des  ressources  nouvelles. 

Les  Grecs  n'avaient  pas,  avec  les  pays  d'Orient  un  peu  loin- 
tains, des  relations  commerciales  très  intenses.  La  route  de  mer, 
dans  le  fond  de  la  Méditerranée  orientale,  leur  était  disputée 
supérieurement  par  les  Phéniciens,  et  les  routes  de  terre,  par 
l'Asie  Mineure  ou  le  pied  du  Caucase,  manquaient  jusqu'alors 
de  sécurité.  C'est,  on  se  le  rappelle,  par  l'Hellespont  et  le  Bos- 
phore que  passait  une  grande  partie  du  trafic  athénien.  Ce  tra- 
fic exploitait  surtout  la  mer  Noire  et  n'entamait  guère  l'Orient 
que  par  les  rivages  avancés  de  l'Asie  Mineure.  Après  Alexandre, 
les  Grecs  sont  libres  de  s'élancer  aussi  loin  qu'ils  le  veulent. 
D'un  côté,  l'isthme  de  Suez  est  à  eux,  leur  ouvrant  la  mer 
Rouge.  De  l'autre,  les  villes  nouvelles  gardent  les  étapes  de  la 
route  des  Indes.  Certaines  de  ces  villes  sont  des  rendez-vous  de 
caravanes  venues  de  tous  les  côtés  et  entendent  parler  soixante- 
dix  langues.  Jamais  les  commerçants  de  Milet,  d'Athènes  ou  de 
Corinthe  n'avaient  été  à  pareille  fête.  Le  commerce,  dans  un 
champ  démesurément  agrandi,  va  pouvoir  se  faire  sur  une  plus 
vaste  échelle.  Le  numéraire,  jadis  clairsemé,  circule  à  flots.  L'or 
fait  à  l'areent  une  victorieuse  concurrence.  Le  négociant  hellène 


XII.    —    LA    TROJECTION    DU    TYPE    GREC   EN    ASIE.  .'i03 

est  même  mieux  partagé  que  l'ancien  négociant  phénicien,  puis- 
qu'il détient  à  la  fois  les  rivages  du  fond  de  la  Méditerranée 
et  tout  Farrière-plan  des  routes  de  terre.  En  outre,  une  police 
plus  forte  et  une  administration  plus  ferme  lui  assurent  une 
sécurité  supérieure.  Enfin,  comme  Hercule  et  les  demi-dieux, 
Alexandre  et  ses  lieutenants  sont  de  grands  entrepreneurs  de  tra- 
vaux publics,  tels  que  ports,  canaux,  percements  d'isthmes,  etc. 
L'un  de  ces  canaux  joindra  le  Nil  à  la  mer  Rouge,  tandis  que 
la  navigation  du  Tigre  et  cle  l'Euphrate,  débarrassée  d'obstacles 
anciens,  va  devenir  plus  commode.  Rien  qu'à  Babylone,  Alexan- 
dre fait  creuser  un  port  contenant  mille  vaisseaux.  Son  lieute- 
nant Séleucus  fera  de  Séleucie,  sur  le  Tigre,  un  entrepôt  tout 
nouvellement  outillé  pour  le  trafic  de  cette  célèbre  vallée,  jadis 
dominée  et  exploitée  par  Ninive. 

L'art  militaire  en  possession  de  ressources  nouvelles.  Le  ma- 
chinisme guerrier.  —  L'art  militaire  dispose  de  ressources 
nouvelles,  car,  issu  de  la  Cité  qui  l'a  déjà  porté  fort  haut,  il  a 
pour  patrons  des  princes  immensément  puissants  et  immensé- 
ment riches,  dont  les  moyens  d'action  sont  fort  supérieurs  à 
ceux  de  la  Cité.  Ces  moyens  d'action,  même  avant  la  conquête, 
ont  commencé  à  s'affirmer  dans  les  triomphes  de  Philippe  sur 
des  cités  comme  Athènes  etThèbes,  qui  possédaient  cependant 
des  troupes  de  choix.  Il  s'affirme,  à  l'heure  même  où  Alexandre 
est  en  Orient  avec  le  gros  de  ses  forces,  par  le  facile  triomphe 
de  son  lieutenant  Antipater  sur  les  Lacédémoniens,  qui  ont  cru 
le  moment  favorable  pour  l'attaquer.  Il  va  s'affirmer,  sous  les 
successeurs  d'Alexandre,  par  des  inventions  de  machines  énor- 
mes et  coûteuses,  surtout  pour  les  sièges,  par  des  constructions 
de  navires  monstres  à  seize  rangs  de  rames  superposés,  sortes  de 
machines  flottantes  maritimes  que  les  Athéniens,  au  plus  beau 
temps  de  leur  puissance  navale,  n'auraient  jamais  imaginées. 
Le  fils  d'un  des  lieutenants  d'Alexandre,  Démétrius,  fut  même 
surnommé  Poliorcète  (preneur  de  villes),  pour  ses  inventions 
d'c  ingénieur  ».  Et  les  Ptolémées,  en  Egypte,  devaient  avoir 
recours  à  des  appareils  semblables.  Quel   chemin  accompli  de- 


304  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

puis  ces  braves  Spartiates,  lutteurs  héroïques,  mais  absolument 
déconcertés  au  pied  de  la  moindre  muraille  et  capables  seule- 
ment de  la  surveiller  pendant  dix  ans  de  suite,  l'arme  au  bras! 

(  La  science  en  possession  de  ressources  nouvelles  :  le  type 
d'Aristote.  —  C'est  que  la  science,  elle  aussi,  dispose  de  res- 
sources nouvelles.  Il  faut  un  outillage  pour  être  savant,  et  les 
philosophes  grecs,  pendant  longtemps,  n'avaient  pas  eu  un 
grand  outillage.  Aussi  s'abandonnaient-ils  soit  au  charme  de 
l'imagination,  soit  aux  tentations  de  la  dispute  dialoguée,  comme 
il  convenait  à  des  hommes  issus  d'une  société  où  régnent  l'art 
pastoral,  la  cueillette,  la  vie  urbaine  et  les  loisirs.  Mais  la  do- 
cumentation fait  défaut,  ou  tout  au  moins  on  ne  peut  se  docu- 
menter en  grand.  Avec  Aristote,  précepteur  d'Alexandre,  se 
dessine  une  évolution  capitale.  Aristote,  né  à  Stagyre,  et  en 
contact  par  sa  naissance  avec  les  Macédoniens,  a  l'esprit  prati- 
que des  montagnards  du  nord.  Disciple  de  Platon  et  nourri 
de  la  vie  intellectuelle  d'Athènes,  il  a  aiguisé  son  intelligence 
et  profité  de  tout  Vacquit  de  son  temps.  Mais,  précepteur  et 
favori  d'un  conquérant  incomparablement  riche,  qui  fait  con- 
naissance avec  une  foule  de  pays  nouveaux,  il  est  mis,  tant  par 
les  subventions  généreuses  de  son  élève  que  par  des  renseigne- 
ments jusqu'alors  inédits,  en  mesure  d'élargir  le  cercle  de  ses 
notions  positives.  Aristote  n'est  plus  seulement  un  lanceur  ou 
un  remueur  d'idées  ;  c'est  un  encyclopédiste,  et  ce  mot  seul  fait 
saisir  le  caractère  du  mouvement  qui  va  s'accomplir. .  Observa- 
teur, curieux,  chercheur,  un  peu  terre  à  terre,  Aristote  travaille 
avant  tout  à  se  rendre  compte  de  ce  qui  est.  S'il  parle  sur  la 
logique,  c'est  pour  remarquer  les  procédés  des  raisonneurs;  s'il 
traite  de  la  rhétorique,  c'est  ^(mv  noter  la  façon  dont  s'y  prennent 
les  orateurs.  Et  de  même  pour  tous  les  sujets,  qu'il  s'agisse  de 
métaphysique  ou  d'animaux,  du  souverain  bien  ou  des  cons- 
titutions politiques.  Aristote  avait  épluché  une  à  une  cent  cin- 
quante-huit constitutions  de  cité.  Voilà  comment  il  travaille,  et 
Platon,  sonmaitre,  l'appelait  «  le  liseur  ».  Alexandre  n'essaya 
pas  de  le  corriger  de  ce  défaut,  puisqu'il  lui  donna  huit  cents  ta- 


XII.    —    LA    PROJECTION    DU   TYPE    GREC    EX    ASIE.  305 

lents  (seize  cent  raille  francs)  pour  s'acheter  des  livres,  ce  qui 
était  un  luxe  inouï.  On  a  dit  que  l'âge  de  la  «  science  livresque  » 
avait  commencé  avec  Aristote.  Jamais,  en  effet,  on  n'avait  ren- 
contré cette  vaste  systématisation,  cette  universelle  réduction  en 
formules,  et  pour  ainsi  dire  en  «  dictionnaire  »,  de  tout  le  sa- 
voir accumulé  jusqu'alors.  C'est  que  les  conditions  antérieures 
étaient  peu  favorables  à  ces  «  conquêtes  »  de  l'érudition,  comme 
elles  étaient  peu  favorables  aux  «  conquêtes  »  matérielles  de 
la  Cité.  Qu'on  songe  à  l'émiettement  de  ces  cités  grecques,  au 
coût  des  manuscrits,  à  la  difficulté  de  les  reproduire,  à  la  peti- 
tesse des  moyens  dont  disposaient  les  plus  riches  citoyens  de 
chaque  république,  d'ailleurs  en  butte  aux  accusations,  aux 
bannissements,  à  toutes  les  tracasseries  des  multitudes  démo- 
cratiques, et  l'on  comprendra  que,  si  des  génies  brillants  pou- 
vaient s'élever,  des  collections  patientes  de  livres  et  de  choses 
pouvaient  difficilement  se  créer.  Ces  difficultés  se  trouvent  bien 
diminuées  pour  Aristote  et  les  successeurs  d'Aristote.  Les  cités 
unies,  la  sécurité  augmentée,  des  Mécènes  riches  et  stables,  des 
renseignements  nouveaux  arrivant  de  pays  éloignés  :  tout  cela 
est  fav^orable  à  l'essor  de  savants  proprement  dits,  amis  des  re- 
cherches d'érudition  et  du  travail  tranquille,  heureux  de  profiter 
de  ce  qui  a  été  su  avant  eux  sans  avoir  à  recommencer  les  mêmes 
recherches,  et  s'attachant  volontiers  à  extraire  la  moelle  des 
travaux  antérieurs,  en  les  commentant  judicieusement,  plutôt 
qu'à  fabriquer  des  théories  personnelles.  En  un  mot,  la  fan- 
taisie scientifique  décline  et  nous  sommes  à  l'aurore  de  l'érudi- 
tion. 

L'art  en  possession  de  ressources  nouvelles  :  perfection  tech- 
nique et  raffinement.  —  L'art,  enfin,  est  en  possession  de  res- 
sources nouvelles.  Il  peut  profiter,  lui  aussi,  de  trouvailles 
accumulées,  et,  d'autre  part,  les  «  commandes  »,  grâce  à  la  ri- 
chesse de  ses  protecteurs,  ne  lui  manquent  pas.  Les  princes 
macédoniens  aiment  l'art,  comme  Philippe,  comme  Alexan- 
dre, parce  qu'ils  sont  des  Grecs,  des  civilisés,  des  descendants 
de  bannis  urbains  redescendus  dans  leur  ancien-  milieu.  Opu- 

20 


306  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

leots  et  puissants,  ils  peuvent  entreprendre  des  travaux  gran- 
dioses, et  ne  reculent  pas  quelquefois  devant  le  colossal  (témoin 
le  fameux  colosse  de  Rhodes).  Ils  aiment  à  restaurer  les  cités 
antiques  et  déchues,  et  à  leur  donner  un  cachet  de  splendeur. 
Mais  ce  qu'il   importe  d'étahlir,    c'est  que    l'expansion  prodi- 
gieuse du  type  grec  favorise  le  raffinement  dans  les  arts,  avec 
le  triomphe  des  procédés,  désormais  bien  connus  et  bien  cata- 
logués par  tous  les  artistes.  Les  difficultés  matérielles  sont  vain- 
cues :  les  peintres  possèdent  toutes  les  drogues  nécessaires  à  la 
variété  des  couleurs;   les   sculpteurs  ont  fait  les  études   et  les 
camparaisons   nécessaires  à  l'établissement  d'un  certain    code 
de  proportions  harmonieuses  dans  le  corps  humain.  Cela  ne  veut 
pas  dire  que  les  artistes  de  cette  époque  soient,    au  point  de 
vue  de  la  beauté  pure,  supérieurs  A  ceux  de  l'âge  précédent. 
C'est  là  une  question  d'esthétique  dont  nous  n'avons  pas  à  nous 
occuper.   Constatons  seulement  que,  de  l'aveu  de  tous,  ils  sont 
plus  riches  en  savoir-faire,  et  que  leur  éducation  technique  est 
absolument  achevée.    Ils  recherchent  la  vérité,  le  mouvement, 
la  grâce,  l'originalité.  Ce  qui  contribue  à  donner  à  l'art  plus 
de  ressources,  c'est  le  choix  plus   libre  des  sujets.  Nous   avons 
déjà  vu,  dans  la  période  précédente,  l'art  moins  esclave  de  la 
cité  et  des  traditions  religieuses.  I.,e  phénomène,  qui  s'était  des- 
siné avec  la  décadence  de  l'esprit  de  cité,  s'accentue  naturel- 
lement avec  les  conquêtes  macédoniennes,   qui  diminuent  de 
plus  en  plus  le  règne  de  cet  esprit.  L'art  devient  plus  profane, 
plus  complaisant  pour  les  caprices  individuels  des  riches  Mé- 
cènes. C'est  l'époque  d'Apelle  de  Colophon,  peintre  favori  d'A- 
lexandre, dont  on  disait  qu'il  résumait  tous  les    dons   de  ses 
prédécesseurs.  C'est  l'époque  du  sculpteur  Lysippe  de  Sicyone, 
qui  recherche  !'((  effet  »  par  des  proportions  nouvelles.  Des  anec- 
dotes   couraient    sur   l'extraordinaire    habileté    avec    laquelle 
Apelle  imitait  la  nature  et  sur  les  méprises  que  cela  causait. 
Du  reste,  le  '<  tour  de  force  »    commençait   à  tenter.  Pausias, 
autre  peintre  de  ce  temps,  avait  fait  un  tableau  où  une  femme, 
en  train  de  boire,    levait  une   bouteille  transparente  à  travers 
laquelle  on  voyait  sa  figure.  La  mosaïque  devient  à  la  mode  et 


XII.    —    LA    TROJECTION    DU    TYPE    GREC   EN   ASIE.  .'507 

commence  à  produire  d'ingénieuses  fantaisies.  Vers  la  même 
époque,  la  sculpture  produit  le  célèbre  Laocoon,  où  Fexpression 
du  mouvement  est  poussé  à  un  degré  inconnu  jusqu'alors.  Ces 
quelques  traits,  que  nous  choisissons  entre  bien  d'autres,  donnent 
une  idée  de  l'orientation  de  l'art  et  de  la  façon  dont  il  ressent 
le  contre-coup  de  la  transformation  sociale.  Du  reste,  à  l'exem- 
ple d'Alexandre,  les  divers  «  grands  chefs  »  qui  lui  succèdent 
sont  des  lettrés,  des  hommes  de  goût,  et  même  des  amoureux 
de  la  beauté.  Démétrius  Poliorcète,  assiégeant  Rhodes,  avec  ses 
fameuses  machines,  ordonne  à  ses  «  artilleurs  »  d'épargner  un 
faubourg  de  la  ville,  de  peur  d'atteindre  la  maison  du  peintre 
Protogène,  qui  est  en  train  de  travailler  à  un  grand  tableau. 
Si  l'on  veut  bien  maintenant  se  souvenir  de  ce  que  nous  avons 
dit  en  parlant  des  Héraclides,  et  delà  légende  qui  donne  Jupiter, 
le  bandit  olympien,  pour  père  aux  neuf  Muses,  on  ne  s'étonnera 
pas  de  voir  les  montagnards  macédoniens  déployer,  dès  leur 
descente,  un  tel  amour  pour  les  choses  de  l'art.  Peut-être  ne 
pouvaient-ils  pas  rendre  cet  art  plus  parfait,  celui-ci  ayant  at- 
teint la  perfection  en  vertu  des  causes  antérieures,  mais  du 
moins  pouvaient-ils  multiplier  les  productions  artistiques,  les 
varier  et  leur  fournir  l'occasion  d'étonner  encore,  tantôt 
par  la  grandeur  inusitée,  tantôt  par  le  fini  des  détails,  tantôt 
par  des  «  effets  »  curieux,  tantôt  par  une  grâce  un  peu  molle 
qu'on  ne  pouvait  connaître  à  l'époque  austère  où  l'inspiration 
patriotique  et  religieuse  renfermait  en  des  limites  relativement 
étroite  le  choix  des  sujets. 

La  persistance  du  clan  chez  les  vainqueurs  ;  les  luttes  entre 
les  lieutenants  d'Alexandre.  —  L'origine  des  iMacédoniens,  qui 
se  révèle  dans  leur  aptitude  à  comprendre  et  à  protéger  les 
beaux-arts,  se  révèle  aussi  par  les  luttes  de  clans  qui  les  accom- 
pagnent dans  leurs  succès  et  leur  grandeur.  Nous  avons  dit 
qu'Alexandre,  dans  sa  jeunesse,  avait  connu  ces  luttes  de  clans 
chez  son  père  et  mené  l'existence  d'un  proscrit,  avant  de  mener 
celle  d'un  vainqueur.  Plus  tard,  au  plus  fort  de  ses  victoires, 
il  eut  à  réprimer  des  mutineries  et  des  grèves  de  ses  soldats. 


308  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

Une  fois,  malgré    des  distributions    d'argent  toutes   récentes, 
vingt    mille   d'entre  eux  veulent  partir,  et  le  conquérant  est 
obligé,   comme    les    héros  d'Homère,    d'employer   Véloquence 
pour  les  retenir  auprès  de  lui.  L'amitié,  chez  lui  comme  chez 
cel  Achille  qu'il  admirait  si  passionnément,  occupait  une  large 
place  dans  son  cœur.  Son  ami  Ephestion  étant  venu  à  mourir, 
il  se  livra,  comme  Achille  lors  de  la  mort  dePatrocle,  à   une 
douleur  elfrayante,  fit  à  son  favori  des  funérailles  qui  coûtèrent 
plus  de  cinquante-deux  millions,  et  songea  à  le  faire  adorer 
comme  un  dieu.  Dans  certains  festins  qui  dégénéraient  en  or- 
gies, cet  homme  supérieur  perdait  sa  raison  et  allait  jusqu'au 
meurtre.    Rien    d'étonnant   si,    une  fois   cet  homme    disparu, 
et  il  mourut  à  trente-trois  ans  (323),  ses  lieutenants  se  soient  dis- 
puté l'empire  les  armes  à  la  main.  Pendant  vingt-deux    ans 
se  poursuivent  des  luttes  confuses,  où  les  opérations  militaires 
se  mêlent  aux  meurtres  individuels.  C'est  la  guerre  des  clans 
albanais  transportée  sur  un   théâtre  démesurément    agrandi. 
C'est  au  cours  de  ces  luttes  que  se  distingue  comme  capitaine 
Démétrius  Poliorcète,  fils  d'Antigone,  contre  qui  se  sont  ligués 
les  autres  généraux.  Séleucus,  un  de  ceux-ci,  exécute  pendant 
le   même    temps  une  nouvelle  expédition   dans    l'Inde,  où    il 
pousse  plus  loin  qu'Alexandre  et  d'où  il  revient  chargé  d'im- 
menses dépouilles  (toujours  l'attrait  des  «  toisons  d'or  »).  Enfin, 
après  bien  des    heurts,  l'empire  finit,  sous  l'influence    victo- 
rieuse de   la  coiifiguration   des  lieux,   par  se   diviser  en  trois 
royaumes    correspondant    à    peu    près    aux   trois    parties    du 
monde  :  Europe,  Asie,  Afrique,  autrement  dit  Macédoine,  Syrie, 
Egypte.  Quelc|ues  états  secondaires,  Pergame,   Pont,  Bithynie, 
Arménie,  Cappadoce,  subsistent  en  Asie  à  côté  de  la  Syrie.  Les 
chefs  macédoniens  qui  s'implantent  dans  ces  royaumes,  grands 
ou  petits,  entrent  peu  à  peu  dans  la  peau  des  anciens  monar- 
ques ou  satrapes  d'Orient,  tout  en  conservant  quelque  chose 
de  la  civilisation  grecque,  ce  qui  les  élève  au-dessus  des  types 
précédents. 

Le  réveil  des  rivages  d'Asie  :  Pergame  et  Rhodes.  —  Avec 


XII.    —    LA    PROJECTION    DU   TYPE    GREC   EN   ASIE.  309 

cette  infusion  d'éléments  grecs,  les  rivages  d'Orient  se  relèvent, 
et  le  centre  de  gravité  du  commerce  hellénique  se  déplace 
nettement  de  l'ouest  k  l'est.  Beaucoup  de  Grecs,  et  parmi  eux, 
évidemment,  ceux  qui  possèdent  au  plus  haut  degré  l'esprit 
d'entreprise,  ont  émigré  en  Asie  ou  en  Egypte,  pour  utiliser 
les  nouvelles  ressources  mises  à  la  disposition  du  génie  mer- 
cantile. Comme  après  le  retour  des  Héraclides  —  et  la  des- 
cente des  Macédoniens  n'est-elle  pas  un  retour  d'Héraclides? 
—  la  sphère  brillante  de  l'activité  hellénique  se  transporte  de 
l'autre  côté  de  la  mer.  Nous  avons  parlé  et  reparlerons  d'Alexan- 
drie. Mais,  en  Asie  Mineure,  l'ancienne  lonie  a  un  regain  de  pros- 
périté. Ephèse  reprend  une  importance  qu'elle  aura  encore  au 
moment  du  christianisme  et  des  épitres  de  saint  Paul.  Mais  le 
centre  de  cette  activité  s'établit  à  Pergame,  à  l'entrée  de  la  «  route 
royale  »  d'Asie  Mineure.  Là  semblent  se  régénérer,  sous  les 
Attales,  les  richesses  de  Crésus  qui  les  avait  précédés  au  même 
endroit.  Sous  l'action  de  cette  richesse,  Pergame  reprend  le 
rôle  de  "Sardes  et  devient  une  ville  splendide,  couverte  de  mo- 
numents somptueux,  où  les  princes  collectionnent  les  manus- 
crits et  encouragent  les  arts.  Un  autre  centre  dont  la  prospérité 
devient  éclatante,  c'est  Rhodes.  Cette  île,  située  au  point  où 
la  côte  d'Asie  Mineure,  après  avoir  couru  du  nord  au  sud,  s'in- 
fléchit brusquement  de  l'est  à  l'ouest,  constitue  une  étape 
obligatoire,  un  entrepôt  tout  indiqué  pour  les  marchandises 
venant  d'Orient  par  mer.  C'est  pour  elles  le  carrefour  à  partir 
duquel  elles  vont  s'acheminer,  soit  vers  l'Ionie,  soit  vers  la 
Macédoine,  soit  vers  la  Grèce.  C'est  le  complément  d'Alexandrie 
trop  éloignée  de  l'ancien  monde  grec.  On  signale  à  Rhodes,  à 
cette  époque,  un  grand  afflux  d'étrangers,  et  d'étrangers  riches. 
Des  bannis  de  distinction  s'y  réfugient.  Des  «  rentiers  »  s'y 
installent.  Des  écoles  célèbres  s'y  fondent.  Des  philosophes, 
pouvant  «  vivre  »,  ont  le  loisir  d'y  ((  philosopher  ».  La  richesse 
de  ces  commerçants  leur  permet  de  déployer  au  besoin  pour 
leur  défense,  comme  c'est  le  cas  pour  les  grandes  villes  de 
commerce  lorsqu'elles  sont  assiégiées,  un  acharnement  spécial 
appuyé    sur  un  grand  luxe  de   remparts  et  de  machines.   Ces 


310  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

hommes  riches  défendent  énergiqiiement  leurs  richesses,  et 
par  des  moyens  que  seule  la  richesse  fournit.  Mais  dans  les 
grands  centres  de  ce  genre,  si  le  caractère  hellénique  continue 
à  dominer,  le  type  n'est  pas  sans  emprunter  quelques  traits  à 
cejui  de  la  grande  cité  maritime  phénicienne.  L'Orient,  peu  à 
peu,  va  déteindre  sur  le  Grec,  et  nous  tâcherons  d'apprécier, 
à  propos  d'Alexandrie,  la  valeur  de  cette  influence.  Ce  qui  est 
certain,  toutefois,  c'est  que  tout  le  décor  de  la  vie  grecque,  im- 
porté par  les  vainqueurs,  s'impose  à  ces  cités  nouvelles  ou 
rajeunies.  A  en  juger  par  le  spectacle  des  ports,  des  temples, 
des  théâtres,  des  places  publiques,  on  y  retrouve  Athènes  ou 
Corinthe  en  plus  grand.  Et  pourtant  elles  seront  moins  illustres, 
car  rillustration  ne  dépend  pas  exclusivement  de  la  grandeur, 
mais  encore  de  l'intérêt  qui  s'attache  aux  choses  dont  certains 
écrivains  privilégiés  ont  supérieurement  écrit.  C'est  la  même 
cause  qui  rend  les  batailles  entre  successeurs  d'Alexandre  moins 
intéressantes  que  celles  de  la  guerre  du  Péloponèse,  Ijien  que  le 
talent  des  tacticiens  y  ait  été  au  moins  aussi  remarquable  et 
le  nombre  des  soldats  incomparablement  plus  grand. 

Le  déclin  des  rivages  d'Europe  :  Athènes  ville  d'études.  — 
Pendant  que  les  rivages  d'Orient  reprennent  l'essor,  les  rivages 
de  la  Grèce  déclinent.  La  Grèce  est  désormais  un  accessoire 
de  la  Macédoine.  Sans  doute,  des  velléités  d'affranchissement  se 
sont  fait  jour  depuis  le  triomphe  de  Philippe.  Alexandre,  avant 
de  partir  pour  la  Perse,  a  eu  à  réprimer  une  révolte  des  Thé- 
bains.  Pendant  qu'il  est  au  fond  de  l'Asie,  ce  sont  les  Lacédé- 
moniens  qui  s'insurgent.  A  sa  mort,  c'est  Athènes  qui  veut  se 
ressaisir  et  l'on  voit  reparaître  Démosthènes,  prêchant  aux  Grecs 
la  liberté.  Grâce  à  un  habile  chef  de  mercenaires  nommé  Léo- 
sthènes,  les  Athéniens  et  leurs  alliés  obtiennent  d'abord  quelques 
succès.  C'est  la  guerre  a  lamiaque  »,  du  nom  de  la  ville  de 
Lamia  en  Thessalie.  Mais  ces  succès  étaient  dus  à  ce  qu'Antipater, 
gouverneur  de  la  Macédoine,  n'avait  pas  encore  concentré 
toutes  ses  forces.  D'autre  part,  Léosthènes  est  tué,  et  la  bataille 
de  Cranon,  perdue  par  les  Grecs,  leur  fait  définitivement  com- 


XII.    —    LA    rROJEGTION   DU    TVPE    GREC    EN    ASIE.  311 

prendre  qu'une  puissance  militaire  supérieure  à  la  leur  s'est 
désormais  élevée  au-dessus  d'eux.  Une  garnison  macédonienne 
s'installe  à  Athènes.  Démosthènes,  traqué  par  les  soldats  d'An- 
tipater,  s'empoisonne  à  Calaurie,  dans  le  temple  de  Neptune. 
Bientôt  même  on  exige  la  mise  à  mort  de  Phocion,  Et  ce  qui  se 
passe  à  Athènes  se  passe  ailleurs.  L'indépendance  des  cités  est 
morte.  Les  rois  de  Macédoine,  à  partir  de  ce  moment,  jouent 
pratiquement  le  rôle  de  «  rois  de  Grèce  »,  tout  en  laissant 
souvent  aux  cités,  par  la  conservation  d'une  autonomie  habile- 
ment contrôlée  par  eux,  l'agréable  illusion  qu'elles  se  gouver- 
nent encore  elles-mêmes. 

Cela  ne  veut  pas  dire  que  le  commerce  disparaisse  de  la  pé- 
ninsule. Seulement  c'est  un  commerce  inférieur  et  subordonné. 
En  ce  qui  concerne  spécialement  Athènes,  on  ne  peut  dire  que 
cette  ville  devienne  une  «  ville  morte  ».  Au  contraire,  la 
sécurité  établie  par  la  domination  macédonienne  parait  y  favo- 
riser le  tranquille  courant  des  alTaires  et  justifier  ainsi  les  aspi- 
rations d'Isocrate,  soupirant  après  un  grand  gendarme  pacifica- 
teur, La  vérité,  c'est  qu'Athènes  devient  un  centre  secondaire, 
absolument  éclipsé  par  plusieurs  cités  d'Asie  Mineure,  et  qu'elle 
ne  peut  plus  songer  à  lutter,  comme  autrefois,  pour  la  supré- 
matie maritime,  persuasion  décourageante  qui  intlue,  en  le  dé- 
primant, sur  le  caractère  athénien. 

Il  reste  à  Athènes  une  supériorité  plus  difficile  à  lui  ravir  : 
la  supériorité  inlellectuelle.  Elle  reste,  au  milieu  du  boulever- 
sement général,  une  ville  d'écoles  et  de  lettrés.  Son  prestige 
même,  à  ce  point  de  vue,  s'accroît  en  raison  du  nombre  des 
territoires  nouveaux  où  l'on  se  met  à  parler  sa  langue,  à  ap- 
prendre son  histoire,  à  admirer  ses  écrivains  antérieurs.  C'est 
une  ville  où  les  amateurs  et  les  dilettantes  se  rendent  en  pèle- 
rinage, et  où  l'enseignement  du  beau  langage  fleurit  toujours. 
En  un  mot,  la  physionomie  d'Athènes  devient  un  peu,  comme 
nous  le  dirions,  celle  d'une  belle  ville  «  de  province  »  au  glo- 
rieux passé,  possédant  quelque  université  remarquable,  des  so- 
ciétés savantes,  des  monuments,  des  cicérones,  une  société  pleine 
de  culture  et  de  goût.  C'est  la  «  gloire  d'Athènes  »  qui  com- 


312  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

mence  et  qui,  perpétuée  par  réducation  scolaire,   se  transmet- 
tra jusqu'à  nos  jours. 

L'abaissement  de  la  cité  pousse  à  l'amusement  :  la  comédie 
noUfVelle-  —  Depuis  la  conquête  macédonienne,  le  gouverne- 
ment de  la  cité  a  moins  d'importance  et  excite  moins  d'ambi- 
tions. Les  institutions  fonctionnent  toujours,  mais  la  conquête 
du  pouvoir  est  moins  profitable.  La  tentation  de  la  politique, 
sans  disparaître,  diminue  donc,  et  deux  consécjuences  en  décou- 
lent :  d'une  part,  beaucoup  d'esprits  se  laissent  dériver  du 
côté  de  l'amusement:  de  l'autre,  la  préoccupation  de  la  vie 
privée,  et  des  régies  qui  doivent  la  conduire,  se  fait  plus  forte- 
ment sentir. 

Il  est  à  noter  que  le  plus  grand  écrivain  qu'ait  vu  ileurir 
Athènes  après  la  conquête  macédonienne  est  un  poète  comique, 
Ménandre,  qu'entourait  d'ailleurs  un  groupe  d'autres  auteurs 
presque  aussi  célèbres,  cultivant  le  même  genre  que   lui. 

Les  œuvres  de  Ménandre  sont  perdues,  mais  l'on  connaît  suf- 
fisamment le  «  genre  »  de  cette  comédie,  dite  «  comédie  nou- 
velle ».  Elle  est  nouvelle  en  ce  sens  quelle  ne  s'égare  plus, 
comme  celle  d'Aristophane,  dans  la  satire  politique.  Elle  s'at- 
tache simplement  à  mettre  en  scène  les  moeurs  privées  et  à  ridi- 
culiser ce  qui  paraît  ridicule.  Bien  cjuil  s'agisse  des  mœurs  pri- 
vées, il  est  à  noter  que  le  lieu  de  la  scène  est  généralement  une 
place  publique.  C'est  en  plein  air,  en  effet,  que  l'on  vivait  pres- 
que tout  le  long  du  jour.  De  même,  dans  ces  comédies,  les 
hommes  jouent  un  rùle  bien  plus  important  que  les  femmes, 
ce  qui  répond  à  ce  que  nous  avons  dit  de  l'organisation  fami- 
miliale,  et,  parmi  les  personnages  féminins,  les  courtisanes 
occupent  plus  de  place  que  les  honnêtes  femmes.  Elles  seules, 
en  effet,  «  font  parler  d'elles  ».  Parmi  les  types  caractéristiques, 
citons  le pat^asite,  ou  l'homme  spirituel,  mais  pauvre,  cjui  cher- 
che à  vivre  de  son  esprit  en  se  faisant  nourrir  par  les  riches.  La 
canaille  athénienne  était  bien  ce  qu'il  fallait  pour  produire  cet 
((  auxiliaire  du  divertissement  ».  Remarquons  encore  le  soldat 
fanfaron^  né  des  récits  pompeux  des  mercenaires  ou  des  «  cou- 


XII.    —    LA   PROJECTION    DL"    TYPE    GREC   EN    ASIE,  313 

quistadors  »  macédoniens.  C'est  encore  le  marchand  d'esclaves, 
être  vil  et  ignoble,  mais  nécessaire,  comme  pourvoyeur  de  la  dé- 
bauche, à  cette  société  qui  voulait  s'amuser.  Les  démêlés  entre 
pères  et  fils  attestent  la  dislocation  familiale  encore  combat- 
tue par  la  tradition.  La  multiplicité  des  dénouements  constitués 
par  la  reconnaissance  des  jeunes  filles  enlevées  sur  mer  prouve 
que  la  piraterie,  malgré  la  police  macédonienne,  subsistait  encore 
dans  l'Archipel,  tant  il  est  difficile,  même  aux  chefs  les  plus 
puissants,  de  réagir  contre  la  nature  des  choses. 

Le  triomphe  incontesté  d'Athènes  dans  la  comédie  tient  en 
partie  à  ce  que  tout  le  monde,  dans  cette  ville,  pouvait  com- 
prendre la  langue  parlée  au  théâtre,  et  non  seulement  la  com- 
prendre, mais  en  saisir  les  finesses.  Tel  n'était  pas  le  cas  des 
cités  d'Asie,  et  encore  moins  d'Alexandrie,  où  une  populace 
cosmopolite  faisait  plus  ou  moins  cortège  aux  hellénisants. 

L'abaissement  de  la  cité  pousse  les  esprits  sérieux  à  la 
réglementation  systématique  de  leur  vie  privée  :  épicuréisme 
et  stoïcisme.  —  Mais  l'amusement  n'est  pas  tout  dans  la  vie 
privée.  Bien  des  gens  se  posaient  cette  question  :  Comment  se 
conduire  dans  l'existence  .^  Et  cette  question  avait  plus  d'intérêt 
pour  deux  causes  :  d'abord  parce  que  la  conquête  du  pouvoir 
était  moins  attrayante,  ensuite  parce  que  la  foi  dans  les  dieux 
se  perdait.  La  religion,  sous  les  coups  des  sophistes  et  des  philo- 
sophes, avait  reçu  plusieurs  brèches.  Le  scepticisme,  des  hautes 
classes  où  il  avait  pris  naissance,  descendait  naturellement  dans 
les  classes  moyennes.  Ue  là  une  certaine  angoisse  chez  les  esprits 
désemparés  qui  cherchaient  à  orienter  leur  vie  et,  en  bons  in- 
tellectuels grecs,  à  systématiser  leurs  actions  pour  pouvoir,  au 
cours  des  conversations  de  la  place  publique,  en  raisonner  à 
perte  de  vue.  Cette  formation  de  la  conscience,  c'est  souvent  la 
religion  qui  y  pourvoit.  Tel  est  son  rôle  normal,  et,  comme  ce 
rôle  correspond  à  un  besoin  fondamental,  la  religion  ne  peut 
le  laisser  échapper  sans  que  quelque  autre  organisme  prenne 
sa  place.  Les  philosophes  deviennent  donc  directeurs  de  cons- 
cience, et  leur  vogue  s'en  trouve  accrue.  Ils  ont  plus  d'auditeurs 


314  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

que  jamais,  car  la  mode  de  la  philosophie  s'est  répandue,  a 
gagné  de  haut  en  bas,  et  pénètre  jusque  dans  le  peuple.  De 
pauvres  gens,  comme  le  jardinier  Cléanthe  qui  étudie  la  nuit 
après  son  travail  du  jour,  font  des  miracles  d'héroïsme  pour  as- 
sister aux  «  cours  »  de  ces  nouveaux  prédicateurs.  Cet  enthou- 
siasme, cette  adoration  pour  les  philosophes  ne  peut  venir  que 
de  ce  que  ceux-ci  ont  su  trouver,  par  un  moyen  d'action  pro- 
fond et  intime,  le  chemin  du  cœur,  et  de  ce  qu'ils  ont  des  bau- 
mes souverains  ou  prétendus  tels  pour  les  blessures  de  l'âme. 

De  là  l'épicuréisme  et  le  stoïcisme,  doctrines  qui  viennent 
mettre  en  système  des  états  d'à  me  bien  anciens  et  bien  appro- 
priés au  milieu  social  hellénique.  Gomme  rien  ne  se  fait  sans 
transition,  l'épicuréisme  a  été  précédé  par  l'école  cyrénaïque, 
fondée  par  Aristippe,  disciple  de  Socrate,  apologiste  du  plaisir. 
Le  stoïcisme,  de  mémo,  a  pour  précurseur  Antistliènes,  autre 
disciple  de  Socrate,  fondateur  de  l'école  cynique.  C'est  d' Antis- 
tliènes que  Socrate  disait  :  «  Je  vois  ton  orgueil  à  travers  les 
trous  de  ton  manteau.  »  C'est  Diogène,  disciple  d'Antisthènes, 
qui,  couché  dans  une  grande  jarre,  disait  à  Alexandre  :  «  Re- 
tire-toi de  mon  soleil  »,  et  jetait  son  écuelle  de  bois  en  voyant 
un  berger  boire  dans  le  creux  de  sa  main. 

C'est  que  la  philosophie  pratique,  aussi  bien  chez  les  épicu- 
riens que  chez  les  stoïciens,  va  tendre  à  un  môme  but  :  la  réa- 
lisation du  bonheur  par  la  modération  dans  les  désirs.  Ce  pré- 
cepte convient  à  une  race  naturellement  sobre,  jouissant,  sous 
un  climat  heureux,  d'une  vie  facile,  et  apte  à  compenser  les 
jouissances  matérielles  par  les  délectations  de  l'esprit.  Les  deux 
doctrines  se  ressemblent  donc  plus  qu'elles  ne  diffèrent.  «  Tâ- 
chez d'être  heureux,  dit  l'une,  mais  vous  êtes  prévenus  qu'il 
faut  pour  cela  être  vertueux.  »  —  «  Soyez  vertueux,  dit  l'au- 
tre, et  vous  verrez  que,  par  là  même,  vous  serez  heureux.  » 
Et  le  bonheur  apparaît  sous  la  forme  de  Valara./ie,  mot  qui  si- 
gnifie absence  de  trouble,  et  que  les  Latins  ont  traduit  par  in- 
dolentia,  d'où  nous  avons  tiré  indolence.  C'est  en  ne  faisant  rien, 
en  fuyant  l'effort,  l'initiative,  les  entreprises,  que  l'on  arrive  à 
l'état  d'âme  idéal.  Les  stoïciens  s'attacheront  spécialement   au 


XII.  —  LA  PROJECTION  DU  TYPE  GREC  EN  ASIE.         315 

traitement  de  la  douleur  par  la  sug-gestion  (Douleur,  tu  n'es 
point  un  mal).  Les  épicuriens  insisteront  davantage  sur  les  avan- 
tages du  plaisir,  tout  en  bannissant  les  plaisirs  intenses;  mais 
ils  prêcheront  également  l'acceptation  calme  de  la  douleur, 
quand  celle-ci  délivre  d'une  douleur  plus  grande  ou  doit  pro- 
curer un  plaisir.  C'est  surtout  plus  tard,  chez  les  Romains,  que 
les  différences  s'accentueront  entre  épicuriens  dégénérés  et  stoï- 
ciens exagérés.  Le  développement  du  luxe  poussera  certains 
épicuriens  à  proclamer,  sinon  officiellement,  du  moins  prati- 
quement, la  doctrine  du  plaisir  immédiat  et  quelconque.  Le 
stoïcisme  attirera,  au  contraire,  ceux  qu'une  éducation  plus  ou 
moins  militaire,  plus  ou  moins  «  Spartiate  »  —  on  se  rappelle 
l'histoire  du  petit  garçon  qui  se  laissait  manger  le  ventre  par  un 
renard  —  aura  prédisposés  mieux  que  les  autres  à  supporter  la 
souffrance.  La  vanité  n'est  pas  d'ailleurs  sans  y  trouver  son 
compte.  Le  stoïcien  aime  à  «  poser  »  pour  «  la  galerie  ».  Et  l'on 
conçoit  que,  dans  une  société  où  l'on  vit  en  plein  air,  ces 
sortes  de  défis  peuvent  se  donner  libre  carrière. 

C'est  en  plein  air,  précisément,  qu'enseignent  Épicure  et  Zenon, 
fondateurs  des  deux  écoles.  Le  premier  est  célèbre  par  ses  «  jar- 
dins »;  le  second  par  son  «  portique  »,  dont  le  nom  passe  à 
l'ensemble  de  ses  sectateurs.  Et  peut-être  était-il  nécessaire  aux 
«  maîtres  »  de  discourir  en  plein  air,  car  l'affluence,  au  dire 
des  historiens,  était  énorme.  «  Les  disciples  et  amis  d'Epicure, 
dit  Diogène  de  Laërte,  étaient  si  nombreux  que  des  villes  en- 
tières n'eussent  pu  les  contenir.  »  Même  en  faisant  la  part  de 
l'exagération,  cette  assertion  demeure  significative,  et  l'on  peut 
en  conclure  que  la  philosophie,  comme  le  théâtre,  jouait  un  rôle 
important  dans  la  vie  extérieure  d'Athènes  vers  le  troisième 
siècle.  Le  «  mouvement  »  philosophique  n'était  pas  alors  une 
métaphoie.  C'était  quelque  chose  de  visible  comme  les  cérémo- 
nies, les  processions  et  les  fêtes  publiques.  Et  l'attrait  d'Athènes 
sur  les  Romains  d'élite,  lors  de  la  conquête,  n'en  deviendra  que 
plus  puissant. 


XIII 


LA  DÉFORMATION  ET  L'ÉCLIPSÉ  DU  TYPE  GREC.  —  LE 
MONDE  ALEXANDRIN.  —  LA  GRÈCE  DEVANT  ROME.  DE 
VANT  LES  TURCS  ET  DEVANT  L  EUROPE  MODERNE. 


Alexandrie  :  le  type  grec  y  est  entouré  et  cantonné  par  la 
foule  cosmopolite.  —  Nous  ne  pouvons  suivre,  dans  toute  l'Asie 
sud-occidentale,  l'évolution  du  type  grec  projeté  en  Orient. 
Nous  avons  dit  que  les  émigrants  hellènes  s'y  révèlent  comme 
des  fondateurs  ou  des  restaurateurs  de  villes,  qu'ils  donnent 
une  magnifique  impulsion  au  commerce  et  fournissent  des  ar- 
tistes, pendant  que  les  chefs  macédoniens  rajeunissent  les 
dynasties  de  souverains  et  procurent  à  ces  régions  des  chefs 
remuants,  ingénieux,  «  civilisés  »,  capables  d'entreprendre  de 
grands  travaux  matériels  et  de  patronner  richement  toutes  les 
manifestations  de  l'activité  intellectuelle. 

Nous  nous  contenterons  d'observer  le  phénomène  là  où  il  est 
le  plus  intense,  cest-à-dire  à  Alexandrie. 

Alexandrie  diffère  des  cités  de  la  Grèce  en  ce  qu'elle  est  une 
très  grande  ville,  bien  plus  vaste  et  bien  plus  peuplée  qu'A- 
thènes ou  Corinthe.  Sa  population  dépasse  peut-être  un  million 
d'habitants.  Mais  c'est  un  immense  caravansérail  cosmopolite 
oîi  les  Grecs  ne  sont  pas  seuls.  Autour  du  monde  «  sélect  »,  re- 
présenté par  l'élément  hellénique,  grouille  toute  une  multi- 
tude «  barbare  )>  :  d'abord  les  Égyptiens  accourus  de  la  vallée 
du  Nil,  et  qui  fournissent  le  fond  de  la  population  ouvrière; 
ensuite  des  Asiatiques  divers,  des  Phéniciens  très  probablement, 


XIII.    —    LA    DÉFORMATION    ET    l'ÉCLIPSE    DU    TYPE   GREC.  .'M7 

réfugiés  dans  ce  nouveau  port  après  la  ruine  de  Tyr,  des  Juifs 
très  nombreux,  et  toute  sorte  d'immigrants  en  quête  soit  d'un 
travail,  soit  d'un  moyen  d'exploiter  celui  des  autres.  C'est  la 
foule  anonyme  qui  passe  et  repasse,  au  milieu  de  laquelle  on 
peut  regarder  longtemps  sans  reconnaître  personne,  et  qui 
donne  au  nouvel  entrepôt  commercial  de  l'Orient  plus  de  res- 
semblance avec  la  Babylone  antique  ou  avec  le  Paris  moderne 
qu'avec  les  villes  modestes  de  la  Grèce.  C'est,  de  plus,  une  foule 
rapide,  affairée,  tumultueuse,  se  ruant  à  ses  affaires  ou  à  ses 
plaisirs  avec  un  brouhaha  que  l'agora  d'Athènes  ne  connais- 
sait point,  sauf  pour  les  délibérations  de  l'assemblée  et  les  pro- 
cès politiques.  Mais  ici,  la  politique  est  réservée  au  seul  sou- 
verain. Ce  sont  donc  d'autres  causes  qui  produisent  le  tapage, 
et  notamment  certaines  fêtes,  mi-grecques,  mi-orientales,  qui 
font  courir  le  public.  Une  pittoresque  évocation  de  cette  foule 
nous  est  donnée  par  Théocrite,  poète  sicilien,  lorsqu'il  nous 
montre,  dans  un  dialogue,  deux  commères  syracusaines  fen- 
dant  la  presse  pour  se  rendre  à  la  fête  d'Adonis. 

«  Praxinoé.  —  Bons  dieux!  que  de  milliers  d'hommes!  Est-ce 
qu'il  faudra  percer  cette  maudite  foule?  On  dirait  une  fourmi- 
lière. Ma  bonne,  qu'allons-nous  devenir?  Voici  les  chevaux  de 
la  garde  du  roi...  Cavalier,  ne  m'écrasez  pas!  Ah!  comme  ce 
cheval  se  cabre!  comme  il  est  fier  et  rétif!  Eunoé  !  te  range- 
ras-tu? Il  tuera  son  cavalier...  Que  j'ai  bien  fait  d'avoir  laissé 
mon  fils  à  la  maison!...  Gorgo,  donne-moi  la  main;  toi,  Eunoé, 
prends  celle  d'Eutychide  :  tiens-la  bien  ferme  de  peur  de  nous 
perdre...  Ne  nous  séparons  pas,  entrons  toutes  ensemble...  Ah! 
Gorgo?  ma  robe  déchirée!,..  On  nous  écrase.  Eunoé,  allons 
donc!  ferme!  un  dernier  effort!  Bien!  tout  le  monde  est 
entré!  « 

Ne  dirait-on  pas  le  spectacle  de  Paris  un  jour  où  il  y  a  ((  quel- 
que chose  à  voir?  »  La  presse  et  la  badauderie  des  grands  cen- 
tres urbains  est  admirablement  saisie  par  le  poète.  La  «  garde 
à  cheval  »,  elle-même,  n'est  pas  oubliée. 

On  conçoit  que,  dans  cette  foule,  les  purs  Grecs  se  trouvent 
presque  noyés.  Pourtant  ils  se  sentent  l'élite.  Us  ont  la  richesse 


318  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

et  l'instruction.  Le  roi  est  de  leur  race,  puisque  les  Macédo- 
niens sont  des  Grecs.  Ils  ne  sont  donc  pas  tentés  de  baisser 
pavillon  devant  la  cohue  étrangère  qu'ils  méprisent,  mais  ils  se 
rapprochent  entre  eux,  se  cherchent  pour  se  serrer  les  coudes, 
et  commencent  à  constiluer  une  «  colonie  »  à  part,  dans  Je  sens 
donné  aujourd'hui  à  ce  mot  par  le  langage  consulaire.  Seule- 
ment c'est  la  <(  colonie  »  dominante,  celle  qui  éclipse  toutes 
les  autres  par  son  prestige,  la  seule  capable  de  laisser  d'elle 
une  trace  durable  dans  l'histoire,  grâce  aux  écrivains  qu'elle 
possède,  et  que  les  autres  «  colonies  »  ne  possèdent  pas. 

Il  y  est  dominé  par  de  grands  monarques  mi-grecs,  mi-orien- 
taux :  les  Ptolémées-  —  Entouré  par  la  niasse  cosnio[)olite,  le 
type  grec  est  encore  dominé  par  une  puissance  inattaquable  : 
celle  du  roi,  c'est-à-dire  du  conquistador  macédonien  qui,  entré 
dans  la  peau  des  anciens  souverains  de  FÉgypte,  hérite  de  leur 
pouvoir  absolu  et  monopolise  les  pouvoirs  publics.  Les  Grecs 
d  Alexandrie  ont  donc  beau  être  une  élite;  ils  n'ont  pas  à  tirer 
de  leur  sein  l'organisme  d'une  Cité.  Le  Ptolémée,  avec  sa  «  garde 
à  cheval  »,  est  là  pour  les  décharger  de  ce  soin.  Car  ce  souve- 
rain n'est  pas  seulement  l'homme  d'une  ville  et  de  sa  banlieue. 
C'est  l'homme  d'un  vaste  territoire,  qui  a  derrière  lui  tout  un 
arrière-pays  pour  le  soutenir.  Écoutons  les  éloges  fastueux  que 
lui  prodigue  Théocrite  :  «  Son  empire  s'étend  au  loin  sur  la 
terre  et  sur  la  mer,  il  comprend  des  contrées  nombreuses  et 
des  milliers  de  nations...  Nulle  terre  n'est  plus  fertile  que  l'E- 
gypte au  sol  bas...  Nulle  terre  n'est  plus  riche  en  grandes 
villes,  ouvrages  merveilleux  des  hommes.  Elle  en  a  trois  fois 
dix  mille,  et  encore  trois  fois  mille,  trois  fois  cent,  trois  fois 
neuf  et  deux  fois  trois.  Ptolémée  règne  sur  toutes  ces  villes.  Il 
y  joint  une  partie  de  la  Phénicie,  de  l'Arabie,  de  la  Lybie  et  de 
l'Ethiopie  aux  noirs  habitants.  Il  dicte  des  lois  à  la  Pamphilie, 
à  la  Cilicie,  aux  Lyciens  belliqueux,  aux  Cariens  amoureux  des 
combats,  et  ses  redoutables  vaisseaux  ont  mis  les  Cyclades  en 
son  pouvoir...  L'or  ne  dort  pas  amoncelé  dans  son  palais, 
comme  la  richesse  des  fourmis  travailleuses  ;  les  demeures  glo- 


XIII.    —    LA    DÉFORMATION    ET   l'ÉCLIPSE    DU    TYPE    GREC.  319 

rieuses  des  dieux  en  ont  leur  part;  car  Ptolémée  sait  offrir  aux 
immortels  de  riches  présents;  sa  libéralité  enrichit  les  rois  gé- 
néreux, embellit  les  villes  et  récompense  les  services  reçus.  Les 
poètes  ont  aussi  des  droits  à  sa  générosité,  et  nul  ne  fait  en- 
tendre, aux  fêtes  de  Bacchus,  un  chaut  harmonieux,  sans  qu'un 
don  magnifique  paye  cette  habileté.  Aussi  les  interprètes  des 
Muses  disent-ils  au  monde  les  bienfaits  de  Ptolémée.  Or  quel 
plus  bel  avantage  peut  acheter  la  richesse,  qu'une  glorieuse 
place  dans  la  mémoire  des  hommes?  La  gloire  des  Atrides  est 
toujours  debout,  et  les  immenses  trésors  qu'ils  emportèrent  du 
palais  de  Priam  ont  disparu  pour  toujours.  » 

Plus  qu'un  long  exposé,  cette  citation  fait  parfaitement  voir 
la  situation  de  la  «  colonie  »  grecque  d'Alexandrie  vis-à-vis  de 
Ptolémée,  ainsi  que  la  persistance  des  caractères  grecs  dans  la 
domination  de  ce  prince.  C'est  bien  le  descendant  de  ces  ter- 
ribles Mécènes  montagnards  qui  jadis,  tout  en  exterminant  les 
brigands  et  en  faisant  la  police,  goûtaient  passionnément  les 
aèdes  joueurs  de  lyre  et,  par  ce  culte  des  Muses,  filles  de  la 
montagne  comme  eux,  élevèrent  le  niveau  artistique  des  Grecs 
de  la  plaine  qu'ils  avaient  vaincus.  Notons  un  détail  de  l'éloge 
de  Théocrite  :  Ptolémée,  y  est-il  dit,  a  conquis  les  Gyclades, 
grâce  à  la  supériorité  de  .sa  marine.  Il  occupe  divers  postes 
sur  les  rivages  de  l'Archipel.  Ce  sont  autant  de  points  de  con- 
tact avec  la  Grèce  pure.  Tout  en  s'adaptant  avec  souplesse  aux 
nécessités  de  sa  situation  en  Egypte  et  aux  habitudes  du  peuple 
égyptien,  Ptolémée  tient  à  rester  Grec  le  plus  qu'il  peut  et  à 
continuer  du  mieux  qu'il  peut  le  rôle  civilisé  d'Alexandre.  Tel 
sera  du  moins  le  cas  des  premiers  Ptolémées,  car,  vers  la  fin 
delà  dynastie,  l'influence  orientale,  distillée  sans  interruption 
par  toutes  les  forces  du  «  Lieu  »,  tend  insensiblement  à  pré- 
valoir, ce  qui  favorisera  le  retour  vers  l'inertie  et,  par  contre- 
conp,  la  conquête  romaine. 

Les  ressources  en  livres  et  en  documents  favorisent  l'éru- 
dition et  la  science.  —  Comme  Alexandre,  comme  les  souve- 
rains d'Antioche  et  de  Pergame,  le  Macédonien,  maître  de  l'É- 


320  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

gypte,  protégeait  les  lettres,  les  sciences  et  les  arts.  Des  arts, 
nous  avons  peu  à  dire.  Ils  continuent  révolution  indiquée  à  pro- 
pos d'Alexandre.  C'est  le  triomphe  du  raffinement,  et  aussi 
celui  du  luxe  privé.  La  mosaïque  est  fort  goûtée.  Les  pein- 
tures d'appartements,  analogues  à  celles  de  Pompéi,  se  géné- 
ralisent. Le  <(  métier  »  se  maintient,  et  produit  des  œuvres 
célèbres.  C'est  surtout  à  Pergame,  à  Tralles  et  à  Rhodes  que 
brille  la  sculpture  du  temps.  Les  <(  objets  dart  >»  de  fantaisie  se 
multiplient  pour  satisfaire  le  luxe.  Pour  la  science,  elle  se  dé- 
veloppe dans  le  sens  que  faisait  prévoir  l'œuvre  caractéristique 
d'Aristotc.  Elle  consiste  surtout  dans  l'érudition.  Les  savants 
alexandrins  sont  merveilleusement  outillés  en  livres.  De  l'opu- 
lence des  Mécènes  naissent  les  bibliothèques,  et  des  bibliothèques 
naît  le  type  de  l'auteur  documenté,  qui  est  désormais  en  mesure 
d'étudier  une  question  à  fond,  de  mettre  à  profit  les  travaux 
antérieurs,  de  comparer  et  de  commenter  les  textes.  Alors  se 
développent  des  genres  nouveaux  :  la  grammaire,  la  critique, 
la  traduction.  Alors  se  distinguent  Zénodote  et  Aristophane  de 
Byzance.  Alors  s'illustre  Aristarque,  dont  le  nom  deviendra  sy- 
nonyme de  parfait  criticpie.  C'est  l'apparition  de  ce  que  nous 
appellerons  les  «  thèses  de  doctorat  ».  La  science  prend  pour 
objet  les  livres,  et  les  dissèque.  C'est  à  proprement  parler  la 
philologie,  chose  naturellement  agréable  à  des  Grecs  qui  aiment 
le  langage.  D'autres  sciences  utilisent  les  renseignements  désor- 
mais fournis  par  l'élargissement  des  relations  commerciales.  La 
géographie  devient  moins  fantaisiste  et  moins  sommaire  que 
jadis.  Ératosthènes,  en  attendant  Ptolomée,  enregistre  dans  cet 
ordre  d'idées  les  connaissances  positives  de  son  temps.  Mais  la 
science  qui  invente  continue,  presque  partout,  à  faire  regretter 
son  absence.  Il  est  probable  que  le  travail  esclave,  dans  toute 
l'antiquité  classique,  mettait  obstacle  à  la  recherche  d'innova- 
tions industrielles.  Une  brillante  exception  éclate  cependant, 
mais  pas  à  Alexandrie  ni  dans  les  autres  grandes  cités  de  l'O- 
rient. C'est  celle  du  Syracusain  Archimède.  Cet  homme,  géo- 
mètre, physicien,  ingénieur,  est  bien  grec  par  le  goût  désinté- 
ressé des  spéculations  de  l'esprit  et  l'enthousiasme  intellectuel 


Mil.    —    LA    DÉFORMATION    ET    l'ÉCLIPSE    DU    TYPE    GREC.  321 

qu'on  lui  prête.  Les  deux  principaux  traits  qu'on  cite  de  lui 
en  font  une  figure  bien  typique.  C'est  lui  qui,  ayant  découvert 
dans  un  bain  le  principe  d'hydrostatique  auquel  on  devait 
donner  son  nom,  sort  aussitôt  et,  oubliant  de  se  vêtir,  se  meta 
courir  dans  les  rues  de  Syracuse  en  criant  :  «  J'ai  trouvé!  » 
C'est  encore  lui  qui,  lors  de  la  prise  de  Syracuse  par  les  Ro- 
mains, prise  qu'il  avait  essayé  de  conjurer  par  des  miroirs  ar- 
dents qui  brûlaient  la  flotte  ennemie,  demeure  absorbé  dans- 
l'étude  d'un  problème  qui  le  ravit  au  sentiment  des  choses  ex- 
térieures, de  sorte  qu'un  soldat,  envoyé  par  Marcellus  pour  le 
conduire  auprès  de  celui-ci,  s'irrite  de  voir  le  savant  ne  pas 
lui  répondre,  et  le  perce  brutalement  de  son  épée.  Si  Archi- 
mède,  comme  Théocrite,  n'est  pas  alexandrin,  il  respire  l'at- 
mosphère de  la  civilisation  nouvelle  dont  Alexandrie  est  l'un 
des  principaux  centres,  et  d'autres  géomètres,  moins  illustres 
sans  doute,  mais  savants  pour  leur  époque,  se  faisaient  admirer 
dans  les  cités  grecques  de  l'Orient.  Tout  porte  à  croire  que  la 
combinaison  de  l'esprit  grec,  subtil  et  raisonneur,  avec  la  mul- 
tiplicité des  connaissances  apportées  par  la  grande  navigation, 
contribua  puissamment  aux  quelques  progrès  effectués  alors 
dans  l'ordre  scientifique.  Les  Grecs,  héritiers  de  la  Phénicie,  ne 
voyaient  pas  plus  de  choses  que  les  Phéniciens,  mais,  plus  spé- 
culatifs, ils  les  méditaient  davantage. 

La  poésie  devient  raffinée,  érudite,  amoureuse,  supérieure 
dans  les  genres  inférieurs.  —  La  littérature,  à  Alexandrie,  est 
sœur  de  la  science.  Elle  est  érudite,  elle  est  «  docte  »,  Les  écri- 
vains sont  désormais  des  «  gens  de  lettres  ».  Ils  ont  une  profes- 
sion officielle,  et  on  les  protège  officiellement.  La  littérature, 
en  efïet,  devient  une  institution  d'État.  Le  littérateur  qu'a  dis- 
tingué le  souverain  reçoit  de  lui  plus  que  des  encouragements. 
Il  est  lo^è par  son  Mécène.  Alexandrie  voit  s'élever  un  «  Musée  », 
ou  «  Palais  des  Muses  ».  Là,  dans  une  sorte  d'enceinte  sacrée, 
administrée  par  un  grand  prêtre,  vivent  les  grands  «  intellec- 
tuels »  du  temps.  C'est  toujours  le  procédé  de  l'ancien  chef 
montagnard,  jaloux  d'inviter  à  sa  table  et  de  réunir  autour  de 

2i 


322  LA    GRÈCE   ANCÎE.NNK. 

lui  les  supériorités  de  l'intelligence;  mais  ce  procédé  est  devenu 
formalist«î,  systématique,  adapté  aux  pompes  de  l'Orient.  Poètes, 
érudits,  savants  de  toute  espèce  fraternisent  dans  ce  local.  Ils  y 
trouvent  des  réfectoires,  des  salles  de  réunion,  des  laboratoires 
ef  observatoires,  des  jardins  zoologiques  et  botaniques,  et  sur- 
tout la  fameuse  Bibliothèque  où  se  trouvent  rassemblés,  à  frais 
énormes,  sept  cent  mille  manuscrits.  C'est  une  pension,  c'est  un 
atelier  intellectuel,  c'est  une  «  Université  »,  où  les  «  beaux  es- 
prits »  de  l'époque,  délivrés  de  tout  souci  au  sujet  de  la  vie 
matérielle,  n'ont  qu'à  se  préoccuper  et  à  s'entretenir  des  choses 
de  l'esprit,  bref  une  sorte  de  cage  dorée  que  le  satirique  Timon 
d'Athènes  caractérise  d'un  mot  assez  piquant,  mais  assez  exact, 
en  l'appelant  la  «  volière  des  Muses  ». 

Les  poètes  qui  vivent  là  ne  sont  pas  des  nullités,  mais  leur  poé. 
sie  se  ressent  fortement  des  bouleversements  qui  ont  agité  le 
monde  grec. 

Cette  poésie  a  perdu  l'enthousiasme,  qui  ne  peut  faire  bon 
ménage  avec  trop  de  métier  et  d'érudition.  Elle  a  perdu  la  fer- 
veur religieuse,  déjà  battue  en  brèche  à  l'époque  précédente 
par  les  progrès  de  la  philosophie  et  qui,  avec  l'éparpillement 
de  la  race  au  milieu  des  religions  orientales,  ne  peut  que  subir 
de  nouveaux  chocs.  Elle  a  enfin  perdu  l'esprit  de  cité,  puisqu'elle 
est  faite  désormais  pour  des  cosmopolites,  que  les  affaires  d'État 
ne  regardent  plus. 

La  poésie,  qui  perd  ces  caractères,  en  acquiert  d'autres  qui 
la  marquent  de  leur  cachet. 

Elle  devient  raffinée,  affectionne  la  subtilité,  les  tours  de  force, 
les  prouesses  d'obscurité  systématique.  Sans  doute,  on  est  tou- 
jours hynoptisé  parla  contemplation  des  grands  auteurs  devenus 
classiques;  mais,  pour  ne  pas  faire  comme  eux,  on  reprend  les 
matières  qu'ils  ont  traitées  en  se  battant  les  flancs  pour  faire 
mieux,  et  l'on  fait  moins  bien.  L'emphase  et  l'amphigouri,  si 
rares  jadis,  sont  à  la  mode.  Le  poète  Callimaque,  pleurant  la 
chevelure  que  la  reine  Bérénice  a  dû  se  faire  couper,  s'indigne 
contre  les  Chalybes  qui  travaillent  le  fer,  parce  que  le  fer  fait 
des  ciseaux.  Il  rappelle  que  les  Mèdes,  avec  ce  métal,  ont  percé 


XIII.    —   LA    DÉFORMATION   ET    l'ÉCLIPSE   DU   TYPE    CREC.  323 

le  mont  Atlios,  et  il  ajoute  :  «  Que  peuvent  faire  des  cheveux, 
quand  de  telles  masses  cèdent  au  fer  !  »  Or  Callimaque  est  un 
des  plus  brillants  poètes  d'Alexandrie.  Très  distingué  aussi,  ce 
Lycophron  qui,  clans  un  monologue  débité  par  Cassandre,  fille 
de  Priam,  s'ingénie  à  accumuler  les  allusions  mythologiques  les 
plus  obscures.  Simmias  de  Rhodes  s'amuse  à  composer  des 
poésies  où  les  vers,  de  longueur  inégale,  peuvent  être  disposés 
de  manière  à  représenter  l'objet  que  l'on  décrit  :  une  coupe, 
une  hache,  les  ailes  de  l'Amour.  On  recherche  les  titres  rares  et 
surprenants,  qui  «  tirent  l'œil  ».  On  cultive  les  énigmes  en  vers, 
les  «  devinettes  ».  Lycophron,  parait-il,  est  l'inventeur  de  l'ana- 
gramme. C'est  l'exaspération  du  «  métier  »  et  le  «  tour  de 
force  »  professionnel. 

Cette  poésie  est  érucUte.  Elle  s'adresse  exclusivement  à  une 
élite  lettrée.  On  se  demande  comment  les  contemporains  eux- 
mêmes  peuvent  la  comprendre  sans  dictionnaire.  En  tout  cas, 
elle  ne  peut  être  comprise  que  des  g'rands  liseurs.  Un  auteur  ne 
se  met  à  un  poème  de  (juelque  importance  qu'après  avoir  com- 
pulsé les  ouvrages  qui  «  traitent  de  la  question  ».  L'archaïsme 
voulu  est  un  des  fruits  de  cette  alliance  entre  la  poésie  et  la  do- 
cumentation. On  fait  des  tragédies  de  cabinet,  impossibles  à 
mettre  au  théâtre,  mais  calquées  sur  les  tragédies  admises 
comme  classiques  par  le  «  canon  »  alexandrin.  On  fait  des  épo- 
pées pour  imiter  Homère,  et  on  les  écrit  en  ionien,  parce  qu'Ho- 
mère a  écrit  en  ionien,  bien  que  ce  dernier  dialecte  ne  se  parle 
plus.  On  met  même  un  raffinement  singulier  à  employer  un 
ionien  plus  pur  et  plus  correct  que  celui  d'Homère.  Tel  est  le 
cas,  notamment,  des  Argonautiques  d'Apollonius  de  Rhodes, 
une  des  œuvres  les  plus  retentissantes  du  petit  cénacle  alexandrin. 
Ce  zèle  grammatical  se  double  du  zèle  historique,  mystique,  ar- 
chéologique. Callimaque  intitule  un  de  ses  poèmes  Aetia,  les 
Causes,  et  y  met  en  scène  des  Muses  qui  expliquent  l'origine  des 
hommes  et  des  dieux.  Tout  cela,  bien  entendu,  passe  absolument 
par-dessus  la  tête  de  la  foule,  qui  ne  comprend  pas  même  ou 
comprend  à  peine  le  grec,  et  qui,  à  plus  forte  raison,  n'entend 
pas  un  mot  à  toutes  ces  légendes  devenues  à  proprement  parler 


3:24  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

«  un  cours  de  mythologie  ».  Enfin  certains  poètes,  comme 
Aratus.  traitent  de  purs  sujets  scientifiques  et  font  des  poèmes 
sur  Y Astronoynie .  Cette  science,  on  se  le  rappelle,  devait  beau- 
coup aux  antiques  observateurs  de  l'Orient. 

La  poésie  est  encore  amoureuse.  Plus  que  jadis,  elle  entreprend 
la  peinture  et  l'expression  de  l'amour.  Certes,  cette  passion  n'é- 
tait pas  inconnue  des  poètes  précédents.  Anacréon  et  Sapho, 
surtout,  l'avaient  brillamment  chantée.  Mais,  en  définitive,  l'a- 
mour occupe  peu  de  place  dans  la  poésie  grecque  avant  la  pé- 
riode alexandrine.  C'est  que  la  poésie,  sauf  exceptions,  n'était 
pas  encore  devenue  un  simple  passe-temps  et  conservait  avec  la 
religion,  avec  la  majesté  de  la  Cité,  de  fortes  attaches.  Chez  les 
Alexandrins,  le  métier  de  poète  devient  plus  profane,  plus 
adapté  à  la  satisfaction  d'un  public  d'amateurs,  qui  veut  avant 
tout  être  amusé.  On  voit  poindre  le  roman,  tel  que  nous  l'en- 
tendons de  nos  jours,  avec  l'inévitable  intrigue  amoureuse  qui 
en  forme  la  trame.  On  voit  poindre  également,  çà  et  là,  quelque 
chose  comme  ce  jargon  du  «  pays  de  Tendre  »  qui  fleurira  chez 
nous  longtemps  après.  Si  le  vieil  Anacréon  avait  chanté  l'amour, 
ses  chants,  comme  ceux  de  Sapho,  avaient  un  peu  le  caractère 
d'une  ((  fureur  sacrée  ».  Mais,  précisément,  l'époque  alexandrine 
voit  pulluler  l'espèce  des  poètes  dits  «  anacréontiques  »,  parce 
qu'ils  tiennent  à  se  donner  un  ancêtre  dans  Anacréon,  mais  bien 
plus  maniérés,  bien  plus  efféminés,  bien  plus  «  joUs  »  que  le 
poète  ionien.  C'est  de  l'époque  alexandrine,  on  peut  le  dire,  que 
date  le  madrigal. 

On  devine,  sans  que  nous  ayons  besoin  d'insister,  la  corruption 
des  mœurs  que  reflètent  parfois  les  œuvres  de  poètes.  Cette  cor- 
ruption existait  déjà  dans  l'Athènes  classique,  mais  les  traditions 
de  la  Cité  l'empêchaient  de  trop  se  répandre  dans  la  poésie.  Ce 
qui  est  relativement  neuf  à  Alexandrie,  outre  une  intensité  plus 
grande  de  la  corruption  due  à  l'énormité  et  à  la  richesse  de  la 
\"ille,  c'est  l'invasion  de  l'amour,  avouable  ou  non,  dans  la 
poésie,  qui  auparavant  servait  plutôt  à  autre  chose.  Ce  qui 
s'impose  à  l'attention,  c'est  le  caractère  obsédant  que  prend  cette 
passion,  jadis  si  négligée  par  les  plus  grands  poètes,  témoin 


Mil.    —    LA    DÉFORMATION   ET    l/ÉCLIPSE    DU   TYPE    GREC.  325 

Homère  qui  ne  daigne  pas  nous  dire  un  mot  de  cette  Briséis, 
cause  de  la  colère  d'Achille,  témoin  encore  Sophocle,  qui,  dans 
Antigone,  laisse  à  peine  entrevoir  Taflection  qui  unit  la  fille 
d'OEdipe  à  Hémon,  fils  de  Créon.  Par  là,  la  poésie  alexandrine 
se  rapproche  très  nettement  des  «  genres  »  modernes. 

Cette  poésie  a  enfin  un  quatrième  caractère.  Elle  est  supérieure 
dans  les  genres  inférieurs.  Elle  excelle  dans  la  bhiette,  dans 
Yépigramme,  dans  ces  petits  morceaux  courts,  gracieux,  ciselés, 
dont  nous  disons  volontiers  qu'ils  sont  des  «  bijoux  ».  Avec 
les  phénomènes  sociaux  que  nous  venons  de  décrire,  il  est  clair 
que  le  poète  est  un  amateur,  un  curieux  qui  s'amuse  de  son 
sujet.  On  sait  le  mal  que  se  donnent  les  ciseleurs  modernes  pour 
faire  entrer  une  idée  ou  une  description  dans  le  cadre  étroit 
dun  sonnet.  L'équivalent  du  sonnet,  chez  les  Alexandrins, 
c'est  Vépigramme,  épigramme  qui  n'est  pas  toujours  satirique, 
mais  qui  a  le  Irait,  tantôt  piquant,  tantôt  badin,  tantôt  légère- 
ment attendri.  Destinés  à  être  «  dégustés  »  par  des  raffinés  et 
des  connaisseurs,  ces  vers  sont  souvent  exquis  de  délicatesse  et 
de  nuances.  La  mythologie,  à  laquelle  on  ne  croit  plus,  tourne 
également  au  «  joli  ».  Les  vieilles  légendes  s'agrémentent  dor- 
nements  légers,  gentils,  dont  Vénus  et  l'Amour  ont  leur  large 
part.  Le  monde  du  «  Musée  »  et  l'élite  des  diverses  sociétés 
grecques  éparpillées  çà  et  là  produit  des  dilettantes,  des  âmes 
éprises  de  pittoresque.  Théocrite,  dont  nous  allons  parler,  inti- 
tule ses  poésies  Idylles,  ce  qui  veut  dire  «  tableautins  »,  et  c'est 
une  curieuse  indication  sur  l'état  d'âme  du  poète  que  ce  choix 
du  titre  de  «  tableautins  ».  On  sent  l'homme  très  civilisé  qui 
sourit  au  spectacle  des  choses  et  qui  les  «  croque  »  en  artiste, 
tout  en  ayant  soin,  par  un  scrupule  suprême,  d'y  introduire  des 
traits  de  simplicité. 

La  grande  ville  sicilienne  :  Syracuse,  et  l'idyllisme  chez  les 
citadins  :  Théocrite.  —  Théocrite  n'était  pas  alexandrin,  bien 
qu'il  eût  vécu  longtemps  à  Alexandrie  et  eu  Ptolémée  Philadelphe 
pour  Mécène.  Il  était  de  Syracuse,  dont  nous  devons  dire  un 
mot  en  passant.  Nous  avons  constaté,  à  propos  de  l'expédition 


326  LA    GRÈCE   ANCIENNE. 

des  Athéniens  en  Sicile,  l'importance  extrême  de  cette  cité,  im- 
portance qui  avait  frappé  les  Athéniens  et  les  avait  embarqués 
dans  cette  aventure  au-dessus  de  leurs  forces.  L'importance 
croissante  de  la  Sicile  à  cette  époque,  et  en  particulier  de  Syra- 
cuse, qui  fait  face  à  l'Orient,  parait  ienir  au  développement  si- 
multané de  Rome  et  de  Carthage,  entre  lesquelles  ce  grand  port 
forme  un  trait  d'union.  Syracuse  doit  surtout  avoir  joué  le  rôle 
de  grand^ entrepôt  distributeur,  pour  TOccident  de  la  Méditer- 
ranée, des  denrées  arrivant  par  les  routes  grecques.  Or,  Alexan- 
drie était  désormais  la  tête  de  ligne  de  ces  routes  à  l'est.  Sy- 
racuse —  si  nous  laissons  de  côté  Marseille,  qui  exploite  une 
région  à  part  —  était  la  tête  de  ligne  à  l'ouest.  De  là  des  rap- 
ports assez  étroits  entre  la  Sicile  et  l'Egypte,  et  le  développement 
urbain  de  Syracuse,  devenue  à  cette  époque  une  cité  monstre,  à 
peu  près  aussi  peuplée  qu'Alexandrie. 

Dans  cette  cité,  plus  grecque  qu'Alexandrie,  la  poésie  produit 
des  œuvres  d'un  goût  meilleur.  Ce  qui  la  caractérise,  c'est  le 
goût  du  pittoresque  rural.  11  faut  être  profondément  citadin  pour 
«  découvrir  »  la  campagne,  et  pour  observer  les  bergers,  si  l'on 
nous  passe  l'expression,  comme  des  «  bêtes  curieuses  ».  Il  faut 
avoir  oublié  les  champs  pour  leur  trouver  cette  sorte  de  charme 
idéal  qui  distingue  les  faiseurs  d'églogues.  Tel  est  précisément 
le  cas  de  Théocrite,  et  il  faut  croire  que  ce  genre  est  fort  goûté, 
puisque  Bion  et  Moschus,  deux  autres  poètes  de  Syracuse,  se 
rendent  célèbres  en  le  cultivant.  Théocrite  participe  d'ailleurs 
aux  divers  caractères  que  nous  avons  signalés  dans  la  poésie 
alexandrine.  Il  est  raffiné,  érudit,  délicat  et  met  en  scène  des 
intrigues  amoureuses.  Il  est  toutefois  moins  pédant  que  les 
hommes  du  «  Musée  »,  car  le  milieu  grec  où  il  est  né  lui  a 
permis  de  ne  pas  se  renfermer  —  trop  longtemps  du  moins  — 
dans  une  atmosphère  artificielle.  Mais  si  le  milieu  syracusain  est 
resté  plus  grec  que  le  milieu  alexandrin,  l'évolution  qui  emporte 
le  grand  port  sicilien  vers  le  type  atlairé  du  grand  port  phéni- 
cien empoche  toujours  de  se  croire  à  Athènes.  On  y  a  moins  de 
loisirs  pour  goûter  le  beau  et  l'ardeur  de  s'enrichir  possède  plus 
impérieusement  les  âmes.  C'est  de  quoi  Théocrite  se  plaint  mé- 


XIII.    —    LA    DÉFOIÎMATION   ET    l'ÉCLII'SE    DU    TYPE    GREC.  327 

lancoliquement  dans  son  Idylle  à  Hiéron,  tyran  de  Syracuse  : 
«  Quel  homme,  dit-il,  aime  la  douce  voix  du  poète?  Je  ne  sais. 
Les  hommes  à  présent  n'appellent  plus  de  leurs  vœux  la  louange 
qui  célèbre  les  grandes  actions  :  V amour  du  gain  a  triomphé  de 
leur  âme...  Insensés,  à  quoi  vous  servent  vos  morceaux  d'or.  » 
Évidemment,  la  haute  bourgeoisie  de  Syracuse,  très  lancée  dans 
les  affaires,  n'accorde  plus  à  la  poésie  qu'une  imparfaite  at- 
tention. Le  Carthaginois,  qui  n'est  pas  loin,  déteint  un  peu  sur 
le  Grec  de  Sicile.  Aussi  est-ce  vers  la  Sicile  intérieure,  avec  ses 
collines,  ses  troupeaux,  ses  bergers,  sa  vie  pastorale  échappée 
au  tourbillon  commercial,  que  le  poète  se  retourne  comme 
vers  un  idéal  déjà  vaguement  lointain.  C'est  cette  Sicile  primi- 
tive qu'il  chante  avec  une  prédilection  sentimentale,  sans  oublier 
d'ailleurs,  comme  dans  le  dialogue  des  Syracusaines,  le  spectacle 
agité  de  la  vie  urbaine  dans  les  grands  ports  delà  Méditerranée. 

Le  peuplement  de  la  Méditerranée  occidentale  met  en  vedette 
les  Grecs  de  l'Est  :  l'épopée  de  Pyrrhus.  —  D'après  tout  ce  que 
nous  voyons,  des  causes  lentes,  mais  inévitables,  agissent  pour 
transformer  le  type  grec  hors  de  la  Grèce,  parce  que  ce  type  se 
trouve  dans  des  conditions  nouvelles  qui  ne  sont  plus  celles  de  la 
péninsule  ou  des  rivages  de  l'Archipel.  En  Orient,  malgié  tout 
leur  prestige,  les  Grecs  forment  des  groupes  noyés  dans  la  masse 
barbare,  souvent  éloignés  de  la  mer,  obligés  de  faire  des  con- 
cessions aux  mœurs  locales.  Les  chefs  macédoniens  entrent  peu  à 
peu  dans  la  peau  des  anciens  despotes;  les  commerçants  en- 
trent peu  à  peu  dans  celle  des  anciens  négociants  phéniciens. 
L'élément  grec,  tout  en  donnant  un  certain  vernis  de  civilisation 
supérieure  à  des  régions  longtemps  arriérées,  prend  quelque 
chose  de  ce  qui  causait  la  faiblesse  des  empires  assyriens  ou 
perses.  La  mollesse  fait  des  progrès,  et  les  aptitudes  militaires 
de  la  race,  en  particulier,  tendent  à  décroître,  malgré  la  belle 
énergie  de  quelques  types  mal  secondés,  tels  que  Mithridate, 
roi  de  Pont.  En  Sicile  même,  loin  de  l'Orient  barbare,  le  type 
évolue,  et  la  ville  grecque,  en  grande  partie  sans  doute  sous 
l'influence  voisine  de  Carthage,  verse  presque  complètement  du 


328  L\    GRÈCE    ANCIENNE. 

côté  du  ((  grand  port  maritime  »,  où  le  commerce  domine  tout 
et  entraîne  tout. 

C'est  en  Grèce  qu'il  faut  revenir  pour  retrouver  le  type  grec 
fidèle  à  ses  origines,  avec  ses  qualités  et  ses  défauts,  et,  en  tout 
ca^,  avec  les  particularités  que  nous  avons  déjà  signalées  à  plu- 
sieurs reprises.  La  Cité  et  les  bannis,  notamment,  continuent  à 
jouer  leur  rôle,  et  sans  doute,  à  la  faveur  des  luttes  de  clans  qui 
se  poursuivent  en  Macédoine,  le  ressort  de  la  race  pourrait  lui 
faire  reprendre  le  dessus  si,  dans  l'ouest  de  la  Méditerranée, 
une  nouvelle  puissance,  dune  grandeur  disproportionnée  aux 
forces  helléniques,  ne  commençait  à  se  lever.  C'est  l'heure  de 
la  conquête  romaine. 

Cette  entrée  en  scène  d'un  nouvel  élément  social  a  pour  effet 
de  produire,  dans  la  péninsule  grecque,  un  déplacement  assez 
curieux  du  centre  de  gravité.  Elle  met  en  vedette,  pour  la  pre- 
mière fois,  des  cités  ou  des  groupes  de  cités  qui  étaient  toujours 
restées  au  second  plan.  On  sent  que  les  grands  intérêts  se  dé- 
battent du  côté  de  l'Adriatique.  Aussi  le  type  montagnard,  bel- 
liqueux, militaire,  s'affirme-t-il  sur  trois  points  voisins  de  cette 
mer  :  en  Epire,  en  Étolie  et  sur  ce  rivage  septentrional  du 
golfe  de  Corinthe  qui  a  reçu,  en  mémoire  de  l'exode  des 
Achéens  lors  du  retour  des  Héraclides,  le  nom  d'Achaïe. 

Les  montagnards  épirotes  se  distinguent  par  un  coup  d'éclat. 
Us  lanceùt  un  des  leurs  contre  Rome.  C'est  la  courte  épopée  de 
Pyrrhus,  un  Alexandre  de  l'Occident,  qui  rêvait  lui  aussi  d'im- 
menses conquêtes  et  possédait,  comme  son  congénère  de  Macé- 
doine, des  talents  de  tacticien  tout  à  fait  remarquables.  Seule- 
ment, au  lieu  d'avoir  devant  lui  un  organisme  mou  et  décomposé 
comme  l'empire  perse^  il  se  heurtait  à  l'organisme  le  plus  solide 
et  le  plus  résistant  qu'ait  présenté  l'antiquité,  aux  laboureurs 
soldats  du  Latium.  tenaces,  disciplinés,  enracinés  dans  leur  sol, 
incapables  de  se  laisser  décourager  par  une  défaite  et  habiles  à 
observer,  lorsqu'ils  étaient  battus,  ce  qui  les  avait  fait  battre. 
Avec  des  hommes  de  cette  trempe,  on  ne  pouvait  remporter  que 
des  «  victoires  à  la  Pyrrhus  ».  L'expansion  offensive  des  Épirotes 
se  traduisit  donc  par  un  échec. 


\1II.    —    LA   DÉFORMATION    ET    l'ÉOLIPSE    DU    TYPE    GRFC.  329 

Le  dernier  effort  des  cités  pour  l'indépendance  :  les  ligues 
étoliennes  et    achéennes  :   Philopœmen.  —  De  roû'ensive,  la 
Grèce  dut  passer  à  la  défensive.  Mais  la  Grèce,  avec  la  formation 
sociale  que  nous  lui  connaissons,  ne  pouvait  pas  plus  demeurer 
unie  devant  la  conquête   romaine   que  devant  la  conquête  ma- 
cédonienne. Les  Étoliens,   montagnards   du  nord   du  golfe  de 
Corinthe,  favorisèrent  donc  les  entreprises  des  Romains,  comme 
les  cités  de   la  Béotie  avaient  favorisé  les   entreprises   de  Phi- 
lippe.  Puis,  quand  les  Piomains,  avec  Flamininus,  eurent  vaincu 
les  Macédoniens  et  proclamé  habilement  la  «  liberté  »  des  cités 
grecques,  l'Étolie  méfiante  se  ravisa  —  un  peu  tard  —  et  prit 
la  tète   du  mouvement    patriotique.    Elle  invoqua   le    secours 
d'Ântiochus,  roi  de  Syrie,  comme  Athènes    avait  invoqué  celui 
du  roi  de  Perse.  Mais  Rome  veillait  ;  Antiochus  fut  vaincu  aux 
Thermopyles  et  les  Étoliens,  demeurés  seuls,  furent  écrasés, 

La  ligue  des  cités  étoliennes  avait,  de  l'autre  côté  du  golfe, 
une  rivale  dans  la  ligue  des  cités  achéennes.  Cette  ligue  avait 
été  créée  par  un  banni  de   Sicyone,  du  nom  d'Aratus,  qui  avait 
lutté  avec  succès  contre  la  domination  macédonienne.  Mais  les 
Achéens,  dans  leurs  efforts  pour  «  liguer  »  lePéloponèse,  avaient 
rencontré  un  obstacle  assez  naturel  dans  Sparte,  qui,   malgré 
son    déclin,    remuait  encore   de    temps    en  temps  et  s'agitait 
pour    retrouver   son   ancienne    prépondérance.   Deux    rois   de 
Sparte,    Agis  et  Cléomène,  avaient  travaillé  successivement  à 
cette  œuvre  de«  restauration  »,  et  ce  Cléomène,  ayant  battu  les 
Achéens,  vit  ceux-ci   appeler    dans  le  Péloponèse    ces  mêmes 
Macédoniens  qu'ils  en  avaient  chassés.  C'était  une  fois  de  plus 
le   gâchis,    Fémiettement,   l'impossibilité  d'établir    un  concert 
utile  entre   toutes  les    cités   intéressées   cependant  à  la  même 
indépendance,  la  paralysie  de  tous  par  les  rancunes  locales  de 
chacun.  En  fait,  attaquée  par  Sparte  et  obligée  de  compter  avec 
ses  protecteurs  macédoniens,  la  ligue  achéenne  se  trouva  moins 
forte  au  moment  où,  devant  lutter  contre  Rome,  elle  produisit, 
par  un  efîort  suprême,  ce  Philopœmen  qu'on  devait  appeler  le 
«  dernier  des  Grecs  ». 

Philopœmen  était  de  Mégalopolis  en  Arcadie.   11  descendait 


330  LA    GRÈCE    ANCIE>'NE. 

donc  de  ces  montagnes  centrales  du  Péloponèse  où.  lors  de  la 
descente  desHellènes,  s'étaient  réfugiés  jadis  les  groupes  les  plus 
importants  des  Pélasges.  Cette  région,  nous  lavons  dit,  était 
encore  celle  qui  produisait  le  plus  d'aventuriers  et  de  merce- 
naires, et  sur  laquelle  Épaminondas  s'était  le  plus  efficacement 
appuyé  pour  vaincre  les  Lacédémoniens.  Comme  Démostliènes, 
Philopœmen  s'attela  héroïquement  à  l'ingrate  besogne  de  réa- 
liser «  l'unité  »  devant  l'ennemi  et  de  trouver  des  ressources 
matérielles  pour  la  résistance.  Comme  l'orateur  athénien,  il 
unissait  l'éloquence  à  la  gestion  administrative  et  faisait  preuve, 
en  outre,  de  sérieuses  qualités  militaires.  Son  but  était  d'ail- 
leurs, non  de  vaincre  Rome,  chose  que  son  bon  sens  lui  repré- 
sentait désormais  comme  impossible,  mais  de  lui  montrer  une 
ligue  forte  et  puissante  avec  laquelle  on  pouvait  traiter  et  dont 
on  pouvait  respecter  l'indépendance.  Mais  cet  actif  montagnard 
mourutobscurément,  dans  unede  ces  mille  échauffourées  qui  écla- 
taient entre  cités  voisines.  Fait  prisonnier  par  les  Messéniens,  qu'il 
avait  voulu  punir  d'avoir  «  lâché  »  sa  ligue,  il  fut  massacré  par 
eux,  et  sa  mort  acheva  de  désorganiser  les  éléments  de  résistance. 
Quelque  temps  après,  le  roi  de  Macédoine,  Persée,  ayant  été 
vaincu  à  Pydna  par  le  consul  Paul-Émile,  dans  une  bataille  qui 
consacrait  définitivement  le  triomphe  technique  de  la  «  légion  » 
sur  la  «  phalange  »,  là  Grèce  devint  en  fait  sujette  de  Rome.  Les 
cités  achéennes  fournirent  du  moins  le  noyau  de  la  dernière  in- 
surrection, qui  fut  écrasée  près  de  Corinthe.  Cette  fois,  c'était 
bien  fini,  et  la  Grèce,  sous  le  nom  d'Achaïe  —  dernier  honneur 
fait  à  ce  nom  d'Achéen  —  était  réduite  en  province  romaine  (1  i6)  '. 

La  Grèce  institutrice  de  Rome.  —  Nous  ne  suivrons  pas  plus 

1.  Mithridate,  roi  de  Pont,  quoique  d'origine  perse,  a  été  considéré,  lui  aussi, 
comme  le  «  dernier  des  Grecs  ».  Le  Pont,  situé  sur  la  route  maritime  de  la  Coichidc 
à  Byzance  (région  de  Trébizonde),  s'était  fortement  hellénisé  depuis  la  conquête  ma- 
cédonienne, et  Mithridate,  qui  avait  pris  dans  ce  milieu  la  trempe  des  conquistadors 
macédoniens,  s'était  fait  contre  Home  le  champion  de  l'hellénisme.  La  cause  de  celui- 
ci  meurt,  on  le  voit,  en  battant  en  retraite  vers  le  point  du  globe  d'où  les  Pélasges 
sont  venus. 

La  résistance  de  Mithridate  coïncide  avec  celles  des  pirates  crélois,  qui  soutien- 
nent la  lutte  contre  Rome  pendant  de  longues  années. 


XIII.    —   LA.   DÉFORMATIOiV   ET    l'ÉCLIPSE    DU   TYPE    GREC.  Xii 

loin  l'histoire  du  type  grec,  désormais  condamné  à  la  subordi- 
nation, mais  nous  devons  constater  le  service  immense  l'cndu 
par  la  conquête  romaine  à  la  diffusion  de  la  littérature  et  de 
l'art  grecs,  auxquels  les  conquêtes  d'Alexandre  avaient  déjà 
donné  un  si  vaste  public. 

Les  Romains  étaient  intelligents,  mais  ce  n'étaient  pas  des 
intellectuels.  L'exemple  et  les  leçons  des  Grecs  arrivaient  k  point 
pour  combler  chez  eux  cette  lacune.  Aussi  toute  la  littérature, 
toute  la  philosophie,  tout  l'art  des  Romains  (sauf  l'emploi  de 
la  voûte  emprunté  aux  Étrusques),  allait-il  sortir  de  la  ci- 
vilisation hellénique.  Selon  le  mot  célèi)re  d'Horace,  la  Grèce 
vaincue  allait  «  faire  prisonnier  son  farouche  vainqueur  », 
c'est-à-dire  que  le  culte  du  beau,  conçu  à  la  manière  grecque, 
allait  faire  des  disciples  innombrables  dans  l'aristocratie  et  la 
bourgeoisie  romaines,  s'allier  intimement  à  l'esprit  romain,  et 
se  répandre,  grâce  à  la  colonisation  romaine,  dans  toute  la 
partie  occidentale  du  bassin  de  la  Méditerranée. 

La  conquête  de  la  Grèce  coïncide  avec  le  moment  où  les 
Romains  commencent  à  posséder  une  race  riche  et  pourvue  de 
loisirs.  Les  proconsuls  et  leur  bande,  enrichis  des  dépouilles 
des  nations,  se  reposent  et  deviennent  curieux  des  choses  de 
l'art.  Ils  commencent  à  vouloir  embellir  leur  vie,  et  les  Grecs, 
avec  leurs  talents  artistiques  ,  deviennent  des  auxiliaires  pré- 
cieux. Le  Romain  est  parfois  un  amateur  rapace  et  goulu, 
comme  ce  Verres  qui  fait  main  basse  sur  toutes  les  œuvres  d'art 
de  Sicile,  mais,  à  force  de  travail,  il  devient  parfois  l'amateur 
vraiment  raffiné,  comme  Cicéron  et  Mécène.  Apprentis  orateurs 
et  apprentis  philosophes  viennent  étudier  à  Athènes,  devenue 
plus  que  jamais  ville  d'écoles  et  de  touristes.  L'Italie  du  Sud, 
la  Sicile  et  Marseille  ajoutent  à  cette  action  leur  part  d'iniluence. 
Les  esclaves  grecs  deviennent  scribes  et  pédagogues.  La  lec- 
ture des  œuvres  grecques  est,  pour  les  Romains  d'élite,  une 
révélation.  Certains  poètes  latins  mettront  toute  leur  gloire  à 
imiter  le  plus  fidèlement  possible  les  poètes  grecs.  S'ils  inven- 
tent des  rythmes,  ceux-ci  ne  seront  que  la  transcription  des 
rythmes    grecs.   Le  poète    Lucrèce    répète  dans    ses    vers    ce 


332  LA   GRÈCE   ANCIENNE. 

qu'enseigne  le  Grec  Épicure,  et  Sénèque  répète  dans  sa  prose 
ce  que  disent  les  stoïciens  grecs.  Catulle  se  met  à  la  remorque 
des  Alexandrins.  Térence  ambitionne  pour  tout  honneur  celui 
d'adapter  au  latin  les  comédies  de  Ménandre.  Quand  les  ar- 
chitectes romains  créent  Tordre  composite,  c'est  en  combinant 
les  ordres  ionique  et  corinthien,  qui  sont  grecs,  et,  comme  les 
Romains,  aj>tes  aux  constructions  gigantesques,  aiment  les  mo- 
numents à  plusieurs  étages,  ils  ne  trouvent,  pour  en  agré- 
menter la  façade,  d'autre  moyen  que  de  superposer  les  ordres 
grecs.  Peu  à  peu  la  langue  grecque  devient  «  classique  »  à 
Rome,  et  tous  les  lettrés  la  connaissent.  Certains  Romains, 
comme  l'empereur  Marc-Aurèle,  se  feront  même  un  plaisir  d'é- 
crire en  grec.  Pendant  ce  temps,  en  vertu  d'une  loi  qui,  sauf 
le  cas  d'invasions  par  grandes  masses,  assure  aux  langues  des 
peuples  plus  lettrés  la  victoire  sur  les  langues  dos  peuples  moins 
lettrés,  le  grec  répandu  en  Orient  depuis  Alexandre  continue  à 
s'y  maintenir,  tenant  le  latin  en  échec.  Des  auteurs  grecs  con- 
tinuent à  écrire  et  à  devenir  célèbres,  comme  Plutarque.  l'his- 
torien amateur  de  Béotie,  comme  Lucien,  le  sceptique  pam- 
phlétaire de  Samosale  en  Asie  Mineure,  comme  toute  une  série 
d'historiens  et  de  géographes,  Polybe,  Strabon,  Diodore  de 
Sicile,  Denis  d'Halicarnasse,  Pausanias,  qui  écrivent  évidemment 
pour  un  assez  large  public.  La  défense  du  christianisme  voit 
surgir  une  légion  d'apologistes  et  de  Pères  grecs  :  Origène, 
Clément  d'Alexandrie,  Athanase,  Grégoire  de  Nazianze.  Basile, 
Jean  Chrysostome,  et,  à  côté  du  mouvement  chrétien,  un  mou- 
vement mystique,  associé  aux  superstitions  orientales,  trouve 
son  expression  dans  Plotin, Porphyre,  Jamblique,  Proclus  et  tout 
ce  que  l'on  appelle  l'école  néo-platonicienne  d'Alexandrie. 

La  longévité  du  type  grec  dans  le  Bas-Empire  et  sous 
rinvasion  des  Turcs.  —  La  civilisation  grecque  fait  plus.  Elle 
survit,  officiellement  du  moins,  à  la  civilisation  romaine.  Plus 
heureux  que  l'empire  d'Occident ,  l'empire  d'Orient,  grâce  à  la 
merveilleuse  position  de  Constantinople.  échappe  pendant  plu- 
sieurs siècles  aux  coups  des  barbares. 


XIII.    —    LA    DÉFORMATION    RT    LÉCLIFSE    DU    TYPE    GREC.  333 

Quelques-unes  des  caractéristiques  de  l'esprit  grec,  bonnes 
ou  mauvaises,  peuvent  être  relevées  facilement  parmi  les  causes 
qui  ont  produit  la  décadence  de  l'empire  byzantin,  tout  en  fa- 
vorisant sa  longévité.  La  subtilité  des  sophistes  se  retrouve  dans 
ce  pullulement  d'hérésies  et  dans  ces  polémiques  religieuses 
roulant  sur  des  abstractions  presque  inintelligibles,  qui  pour- 
tant passionnaient  la  masse.  Les  croisés,  pour  se  moquer  des 
Grecs,  se  promenaient  dans  les  rues  de  Gonstantinople  avec  une 
écritoire  et  du  papier.  Au  moment  où  les  Turcs  donnaient  l'as- 
saut à  la  capitale,  des  théologiens  y  discutaient  ardemment  pour 
savoir  si  la  lumière  du  Thabor  était  créée  ou  incréée.  L'érudition 
avait  toujours  ses  fidèles,  et  produisait  de  laborieux  compila- 
teurs, grâce  auxquels  bien  des  extraits  intéressants  d'ouvrages 
perdus  nous  ont  été  conservés.  L'émigration  des  lettrés  et  des 
savants  grecs  en  Italie,  après  la  chute  de  leur  empire,  devait 
contribuer  à  réveiller  le  culte  de  la  littérature  antique,  et  à 
produire  ce  type  célèbre  de  1'  «  humaniste  »,  qui  fut  un  des 
principaux  artisans  de  la  «  Renaissance  ».  C'est  ce  même  em- 
pire qui,  pendant  une  bonne  partie  du  moyen  âge,  était  demeuré 
le  conservatoire  de  l'architecture  et  de  la  peinture.  Des  mosaï- 
ques byzantines  devait  naître  la  rénovation  de  la  peinture  ita- 
lienne, tandis  que  la  coupole,  adoptée  avec  enthousiasme  par 
les  Arabes,  propageait  dans  tout  l'Orient  et  en  Espagne  les 
diverses  variantes  du  style  byzantin. 

D'autre  part,  le  Bas -Empire  resta  longtemps  maître  de  la 
mer,  parce  que  les  Grecs  demeuraient  malgré  tout  un  peuple 
navigateur,  et  c'est  cette  supériorité  maritime  qui  permit  à 
Gonstantinople  de  tenir  longtemps  en  échec  les  Arabes  d'abord 
et  les  Turcs  ensuite.  Gette  supériorité  fut  accentuée  par  la  pos- 
session du  «  feu  grégeois  »,  dont  le  secret,  jalousement  gardé, 
est  aujourd'hui  perdu,  mais  qui  servit  à  brûler  des  flottes  en- 
nemies, d'ailleurs  malhabiles  aux  évolutions  savantes. 

Issus  de  pasteurs  cavaliers,  les  Turcs  étaient  impropres  à  la 
navigation  et  aux  raffinements  d'une  civilisation  qui  fournis- 
sait parfois  des  armes  à  leurs  adversaires.  Aussi  le  triomphe 
définitif  de  l'invasion  ottomane  fut-il  retardé  jusqu'au  xy"  siècle. 


33 i  LA    GRÈCE    ANCIENNE. 

Et  les  vainqueurs,  patriarcaux  presque  purs,  ne  purent  que  se 
superposer  aux  vaincus  qui,  groupés  en  cités  le  long  du  rivage, 
ou  en  clans  belliqueux  dans  la  montagne,  conservèrent  im- 
muablement les  caractères  propres  de  leur  race.  Les  cités 
maritimes,  en  faisant  «  la  part  du  feu  »,  cest-à-dire  en  se  ré- 
signant à  quelques  exactions,  purent  continuer  pratiquement 
leur  existence  autonome,  tolérée  par  les  conquérants  qui  tiraient 
profit  de  leur  activité.  Quant  aux  montagnards,  ils  ne  se  sou- 
mirent jamais  qu'à  demi.  [/Albanais  Scanderberg,  en  se  débat- 
tant contre  eux,  mérita  son  nom  d'Alexandre.  Les  Albanais 
modernes,  nominalement  sujets  de  la  Porte,  ne  reconnaissent 
l'autorité  du  sultan  qu'à  la  condition  d'avoir  leurs  coudées 
franches  et  de  mettre  à  la  raison  les  fonctionnaires  qui  ne 
leur  plaisent  pas.  Enfin,  dans  la  (irèce  propre,  la  montagne, 
après  plusieurs  générations  de  bandits,  produisit  ce  type  cé- 
lèbre du  Kleplîte,  qui  prit  vers  18-20,  conjointement  avec  les 
terribles  pirates  de  l'Archipel,  l'initiative  de  l'insurrection. 

Son  réveil  moderne  en  des  conditions  qui  le  constatent  vivace, 
mais  le  relèguent  au  second  plan.  —  Mais  cette  insurrection 
n'a  pu  triompher  que  par  le  concours  des  grands  peuples  de 
l'Occident,  qui  se  sont  payés  de  leur  peine  en  faisant  sentir  aux 
Grecs  délivrés  le  poids  plus  ou  moins  lourd  de  leur  protectorat 
officieux.  Par  la  volonté  de  la  diplomatie,  la  Grèce  forme  au- 
jourd'hui un  petit  royaume,  dont  le  souverain,  après  avoir  été 
pris  en  Bavière,  a  été  fourni  ensuite  par  le  Danemark.  Car  la 
monarchie,  sur  ce  sol,  est  chose  forcément  exotique.  La  «  cité  », 
illustre  ou  obscure,  survit  à  tout,  et  la  constitution  intime  du 
pays  réside  toujours  dans  le  jeu  spontané  des  autonomies  mu- 
nicipales. Cet  état  de  choses  artificiel  est  le  symbole  de  la  si- 
tuation faite  à  cet  État  nouveau-né,  considéré  comme  mineur 
dans  ses  relations  et  ses  tentatives  extérieures,  mais  respecté  dans 
les  particularités  de  sa  vie  intérieure  et  de  ses  organismes  locaux. 
Les  petits  bateaux  d'Homère  naviguent  toujours.  La  Grèce  mo- 
derne est  par  excellence  le  grand  peuple  caboteur  de  la  Médi- 
terranée. Elle  serait  maîtresse  de  la  mer  s'il  n'y  avait  d'autre 


XIII.    —    LA    ItlÎFORMATION   ET    l'ÉCIJPSE   DU    TYPE    GREC.  335 

navigation  que  le  cabotage.  Mais  d'immenses  transformation  s  ont 
eu  lieu  dans  le  monde.  Non  seulement  l'Atlantique  a  éclipsé  la 
Méditerranée,  mais  la  Méditerranée  elle-même  estdominée  par  de 
grandes  puissances,  munies  de  grands  vaisseaux  de  guerre  et  de 
grands  paquebots  à  vapeur.  La  Grèce,  quelque  analogie  que  puis- 
sent avoir  ses  conditions  sociales  intérieures  avec  celle  d'autre- 
fois, se  trouve  donc  en  présence  de  circonstances  extérieures  qui 
l'obligent  à  se  contenter  d'un  rang  modeste  parmi  les  nations. 
Elle  n'en  continue  pas  moins  à  produire,  et  des  montagnards 
belliqueux  qui  vont  s'engager  comme  mercenaires,  et  des 
commerçants  avisés  qui  savent  gagner  de  l'argent,  et  des 
<(  colons  »  qui  vont  s'établir  dans  les  principaux  ports  de  la  Mé- 
diterranée, et  des  intellectuels  qui  poussent  avec  ardeur  aux  pro- 
grès de  l'instruction,  et  des  Mécènes  généreux  qui  emploient 
les  bénéfices  de  leur  commerce  à  soutenir  des  écoles.  Tous  les 
traits  de  la  race  survivent,  en  définitive.  Seules  les  occasions 
leur  manquent  pour  se  manifester  avec  l'éclat  extraordinaire 
dont  ils  ont  rayonné  jadis.  Mais  l'élargissement  merveilleux 
de  la  civilisation  dans  le  monde  continue,  comme  au  temps 
des  conquêtes  romaines,  à  servir  la  gloire  des  anciens  Grecs. 
Chaque  Université  nouvelle  qui  se  fonde  aux  États-Unis  ajoute 
aux  triomphes  d'Homère,  et  justifie  davantage  l'intérêt  qui, 
de  siècle  en  siècle,  s'attache  à  ce  petit  coin  de  terre  perdu  au 
sud  des  Balkans. 


-î-O-f- 


TABLEAUX   DE   L'HISTOIRE   DE    LA    GRÈCE 

(ces    tableaux    JIONTREST    COMMENT    !  KS    FAITS    HISTORIQUES    SE    RÉPERCUTENT    LES    UNS    SUR    LES    AUTRES). 

LES    ORIGINES. 

/      Éloign 
^  pénible. 


'Uoignement  pour  le  travail 


Les  Pelasges  sont  issus  des  (  Formation 
petits  plateaux  asiatiques  à  vie  <  communautai- 
semi-pastorale.  (  re  initiale. 


'\  Prédisposition  pour  l'installa- 
/  tien  urbaine  (origine  de  la  «citév 
\  grecqtie). 


TABLEAUX 

ÉTABLIS 

AVEC    LE   CON'COUBS                                  | 

DE  Georges 

FERUAND 

Élève  de  la  Section  spéciale  de            | 

l'Ecole  chs 

Roches. 

II.  -^  PÉRIODE  PÉLASGIQUE   ET   HÉRACLIDE. 


Petites  val- 
lées dominées 
par  la  inonta- 
L'ue  et  isolées 
les  unes  des  au- 
tres. 


Climat  doux 
et  égal. 


Torrents  ra-  / 
pides  (parce' 
que  la  monta-  • 
gne  surplombe  i 
la  vallée).         \ 


Petits  culti-  \ 
vat<>urs  pelas-  <! 
I  giques.  I 

Communica-  . 
tioiis  très  dif- 
ficiles  entre  les  . 
vallées.  ( 


Végétation 
abondante  des 
arbres  frui- 
tiers. 


Gros  rochers 
encombrant  les 
vallées. 


Religion   jit- 

,  lasgicjite     iliii- 

nise    les  forces 

de    la    nature 

(Gérés,  etc.). 

Fractionne-  ' 
meut  par  cités 
indépendantes. 


Dans  ces  ci- 
tés, partis 
disputant  le 
pouvoir. 


Les     bannis 
agnen  t    la 
montagne  {ma- 
quis). , 

Le  bauilit 
'  montagnard      I 
(Héraclides). 

Facilité  de 
pratiquer  le 
brigandage  à 
cause  du  voisi- 
nage de  la  val- 
lée. 


I       Domination 
\  de  la  vallée  par 
Mes     monta- 
gnards. 


Travaux  exé- 
cutés dans  la 
vallée.  (Tirer, 
il' JJef cille,  des- 
ement  de 
ais,  hydre 
de  Lerne.  etc.). 


J  sécliement  de  i 
1  marais,  hydre  f 
\  de  Lerne.  etc.).  \ 


Divinisation 
des  Héraclides 
(Jupiter,  Her- 
cule ,  Pluton , 
etc.). 


Travail  fa-  ( 
cile  de  la  cueil-  ■] 
lette.  / 

Constructions 
cyclopéeunes 
(pour  résister 
aux  attaques 
des  monta- 
gnards). 


i      Aptitudes   à  (      Divinisation 
la  réflexion,  à  )  de  la  poésie,  de 
la  poésie,  à  la  J  la  musique  (Or- 
^  musique.  (  pliée,  Pan). 


III.  —  PERIODE    HELLENIQUE. 


Réduction  de 
la  famille  grec- 


Hellènes  des-  / 
cendusdemon-l 
tagne  moins  ' 
haute  ( Othrys) 
sont  plus 
contact  avec , 
les  vDles  des 
vallées. 


Civilisation 
des      Hellènes  i 
plus  affinée  que  j 
celle  des  Héra- 
clides. 


Domination 
déjà     préparée 


l        Supériorité 
,       ,,,        '  de  l'Hellène  sur 
par   les    Hera-  f  i-Héraclide. 
elides.  ' 


Nouvelle  superposition  de 
montagnards  aux  populations 
de  la  vallée. 

Ces  montagnards  fournissent 
des  chefs  de  clans,  ou  petits 
rois  (t3T)e  du  basileus). 


Amour  de  la 
richesse  mobi- 
lière donnée 
par  le  brigan- 
dage de  la  mon- 
tagne (trésors 
de  Mucènes , 
etc.). 


Grandes  ri- 
chesses acqui- 
ses par  le  pil- 
lage. 

Tendance  des 

jeunes   gens   à 

se  détacher  de 

leur  famille  par  <  _ 

suite  deslaci-)^'^'^%"'^.S!''"- 

„  ,.,  ^    ,        lités  de  pillage  rP^ '^'^'*'^^'"^- 
Habitudedul  j^^^^^K 

pillage,  travail  /  ^  ' 

facile  et  lucra.\      constant  état  ( 

de  guerre  entre  \      Vie     hasar- 
clans    et     cités  i  deuse. 
(vendettas).      ( 


(.1) 


Fréquentes 
expéditions  au 
loin. 


Absence  par- 
fois prolongée  | 
1  des  chefs. 

Apparition 
de  l'esclave 
(prisonnier  de 
guerre). 


(2) 


S... 


Suite  : 

Grande  in- 
fluence des  de- 
vins et  des  ara- 


a  V  fiuei 


(1  )  '  interroger   la- 

(  venir.  /  des    (Delphes , 


etc.). 


Certaine  in-  [ 
lépendance  et  V 
itluence     des 


(2)^n - 

/femmes  île 
\  eliefs. 


Divinisation 

delà  femme  des 
chefs  (Diane). 


(       Jeux 
(  3  ) .,  piques  , 


olym- 
(  iniques ,  etc 


Sen  t  i  m  e  n  t 

de  la  beauté  du 

corps    et     des 

.    /  proportions 

[  harmonieuses. 


/  Prédominan- 
ce de  la  sculp- 
ture. Habitude 
d'ériger  des  sta- 
tues. 

Proportion 
dans  l'archi- 
tecture. 


Indépendance 
et  égalité  vis-à- 
vis  des  chefs  de 
clans,  qui  n'ont 
d'autorité  que 
par  le  succès. 


Nécessité 
pour  le  chef  de 
clan  de  se  faire 
des  amis  (com- 
pagnons). 


Développe-  / 
ment    chez  le  l 
cliefdeclandes  J     Art    oratoire 
qualités    d'flo-  )  en  Grèce. 
quence    et    de  f 
persuasion.        { 


Nombre  des 
combattants  li- 
mité par  le 
grand  nombre 
des  chefs. 


Partage  égal 
du  butin. 

!  Régime  des 
amitiés  s'éteu- 
dant  hors  du 
clan  (les  Sept 
contre  Thèbes). 


Grande  im- 
portance atta- I 
chée  à  l'indi- 
I  vidu  et  à  sa 
force  person- 
nelle (  Trois 
cents  Spartia- 
tes aux  Ther- 
mpyles). 


Nécessité 
d'exercicesphy-i 
siques  iuteu-i 
ses.  ) 

Développe- 
ment de  l'indi- 
vidu, au  point 
de  vue  de  l'a- 
dresse et  de  la 
force  physique. 


(3) 


22 


VIII.  —  L'ÉPANOUISSEMENT  DU  TYPE  ATHÉNIEN. 


Oiigiues  partriarcales  encore 
affermies  par  le  séjom-  de  la  fa- 
mille daus  la  montagne. 


Cité  indépendante  et  toujours 
en  garde  contre  ses  voisines. 


/      Famillerelativement  forte  dans 
i  la  cité  forte. 

Besoin  de  se  défendre. 


Amour  passionné  de  la  cité. 


Vie  publique  absorbante  et  ac- 
caparant le  temps  des  citoyens. 

Ambition    et   besoin    de   per-  i 
suader. 


Épouse  inférieure  à  l'homme.     |       Réclusion  du    çiinécée. 
liais  épouse   unique,  et  maîtresse  du  gynécée. 

C      Ecoles  particulières. 
Euseiguemeut   privé   et   libre.  -,      Gymnase  dont  le  local  seul  est 
(  fourni  par  la  cité. 
(      Beauté  phijsique  de  la  race. 
Triomphe  des  sports  phiisique.^.  \      Poésie  pindavique,  chantant  les 
(  victoires  des  atftlèles. 

Hostilité  contre   le  poète  noea- 
teur  Euripide. 

Hostilités  contre  Socrate  consi- 
déré  comme  le    corrupteur  des 
V  jeunes  citoyens. 

Importance  extrime  de  l'art  de  S      Création  et  triomphe  de  la  lo- 
la  parole  et  succès  prodigieux  des  i  gigue, 
sophistes.  ^ 


j  Méfiance  contre  les  innovations 
'  qui  paraissent  compromettre  la 
cité. 


Obscurcissement  de  la  morale. 


Développement  intellectuel  dû 
au.x  loisirs,  au  commerce  et  aux  . 
Mécènes  de  la  montagne. 


Religion  profonde,  mais  sans 
clergé  puissant ,  à  cause  de  la 
formation  patriarcale. 


Amour  inlense  du  beau,  poussant  à  la  poésie  et  aux  arts. 

/      Type  de  l'amateur  de  causeries  intellectuelles  et  désintéressées  {Vis- 
Éducation    iutellectueUe  ,    ou  V  ciplés  de  Socrate). 
.(musique  ).     harmonieusement  -       Goûts  des  riches  pour  le  patro- ^       CAor^^iV  :  entretien  du  théâtre 
Uques         "^""^•^"*''''°"'  '^''^''-  \  aux  frais  des  particuliers. 
Temples,  origine  de  l'architecture. 
Statues  des  dieux,  origine  de  la  sculpture. 
Fresques   des  temples,  origine  de  la  juejn/u>v. 
Fêtes  en  plein  air.  Panathénées. 

Questions  religieuses  transformées  en  armes  pour  les  politiciens. 
s      Hostilité  contre  Socrate  considéré  comme  ennemi  des  dieux. 
(      Multiidication  des  procès  pour  cause  religieuse. 


harmonieusement 
équilibrée  avec  l'éducation  phy- 
sique. 

Combinaison  de  l'esprit  reli-  t 
gieux  avec  l'amour  du  beau,  si-  <' 
gnalé  plus  haut.  / 

'      Combinaison    de  l'esprit  reli-  S 
gieux  avec  l'amour  de  la  cité. 


IX.  —  LA  GUERRE  DU  PÉLOPONÈSE. 


Sol  montagneux. 


Surprises  et  coups  de  main. 
Rareté  de  la  cavalerie   .    . 


Pierres  nombreuses,  et  aptitude  (      Rôle  important   des   fortifica 
pélasgique  à  construire  des  murs.  /  tions. 


Cités  nombreuses  et  indépen- 

lantes. 


Athènes  maîtresse  de  la 
(pour  les  causes  indiquées 
haut). 


Position  désavantageuse  des  Athéniens  en  Sicile. 
Sièges  tUfficiles  et  transformés  en  blocus. 
Emplois  de  murs  extérieurs  par  les  assiégeants. 
Improvisation  rapides  de  murailles  par  les  soldats  transformés  eu 
maçons. 

Athènes  imprenable  dans  ses  murailles  et  réduite  seulement  par 
la  famine. 

Groupement  sympatique  selon  les  amitiés  et  les  fraternités  de  race. 
Rôle  de  la  persuasion  et  des  ambas-sades. 

impuissance  d'nvu.  cité  à  cou-  J  ,.,«;^'îtl,ian"TL  ^il^  ^  l      Bnèvet^u  triomphe  de  Sparte 
quérir  une  autre  cite.  f  torieuse  )         Athènes. 

Accueil  des  bannis  des  autres  cités  (Alcibiade). 

Importance  militaire  de  Vindi-  s      ,,„po,,ance  de  l'armure, 
vtdu.  I  , 

Terreur  à  Sparte  quand  elle  perd  400  soldats  (Episode  de  Sphactérie). 
Guerre  faite  sur  mer  et  par  mer.  Victoires  navales. 

:  Partisans  de  la  guerre  recrutés 
Butin  provenant  du  pillage  i  parmi  les  prolétaires  athéniens  qui 
intime.  I  vivent  directement  ou  indirecte- 

'  ment  de  la  mer. 

Iles  nombreuses  qui  suivent  par  force  l'alliance  ([      Riches  tributs  qui  donnent  à  Athènes  un  trésor 
d'Athènes.  )  de  guerre. 

Tentation  de  mettre  la  main  sur  d'autres  iles.  } 
même  lointaines.  S 


Petitesse  des  armée*. 


Puissance  des  démagogues  (Cléon). 


Expédition  de  Sicile. 


Ravage  de 
la  banlieue' 
d'Athènes. 


Sparte  su- 
périeure 
sur      terre  i 
(pour  les 
causes  indi-  ' 
quées    plu; 
haut). 


Alliance  avec 
Sparte  de  tout 

le  Péioponese;^;;;;  '^^  ^;;. 

et  d  autres  Cl- .^jg^^^^      ports 
tes  contmeu-  J    ^^jt-^^g^^  j^ 
I  lutter      avec 


r  Peste  d'Athè- 
(nes. 

Thùilre  d'A- 
ristophane , 
aristocratique 
et  hostile  à  la 
guerre. 
Philosophi'- 
le  Platon, Xé- 
nophon ,     etc., 
"^aristocratique 
'et  hostile  à  la 
^guerre. 
L'ssai  de  ré- 
roltition  nris- 
Lente  élabo-j  tocratique  (0- 
ration  de  flot-1  lifjarchie    dis 
tes    CAXKOo\is\ciuatre-Cents) 
grâce  au  con- 


tales 


i  Athènes. 
Organisateurs    militaires   d'insurrections 
fournies  aux  alliés  d'Athènes,  mécontents. 

Orgaiiisiiteur  de  résistance^  J^j;;f;;f_^  "^'J^ 
fourni  a  byracuse.  ^g^^.^^_ 


1"  Suile. 


Sympathie  ,r  produire 

f««f»*"'^::"-'des  défections 
tes  de  toutes  i^g^  1^  ^„j^^ 

Iles  cites.  d- -Athènes. 


Sparte. cité 
aristocrati-  J 
que  et  tradi 
tionnelle. 


Défection 
des  alliés  d'A- 
thènes. 

Persévéran- 

Esprit   delce  à  lutter  sur 

suite  dans  les  mer     malgré 

opérations,     'les      défaites 

'navales. 

Route  du 
[  blé  finalement 
coupée  à 
\  Athènes. 


2'  Sitile. 


Pression  de' 
l'opinion,  qui  i 

I  pousse  à  des 
entreprises  té-  J 

1  méraires. 


,,,.         .  I  Impatience 
Athènes  ci-^^^     nervosité 
lé  democra- 


table. 


Accusations 

J      ,      t     -,    t't      proscriii 
;de    la    f ouïe, ',, .  „ .'j ,  „  . ', 

'lYJ^  ""-^qui  nuit  à  lH''^^/'  ^""^- 

continuité  des| 

|entreprises. 

Passions  po-' 
llitiques  exas-1 
I  pérées  exploi- 1 
tées  par  les  | 
I  dénutgogues. 


LES  MERCENAIRES. 


Guerres  entre 
cités,  uotam- 
ment  guerre  du 
Pélopouèse. 


Développement   du  type  du   bataillour 
professionnel. 


Perpétuation  de 
rinséeurité  et  de 
l'anarchie. 


Aspirations  de  cer- 
tains Grecs  vers  un 
principe  d'unité  et 
de  sécurité  (Isocra te). 


Développement  de 
la  solde  et  de  l'em- 
ploi des  mercenaires. 


Constitution    d'ar- 
mées Je  métier. 


Tendance  de  cer- 
tains citoyens  à  se 
décharger  des  devoirs 
militaires  sur  les  spé- 
cialistes. 


Emploi  des  G-recs  meroe- 1 
naires  et  l)ons  soldats  par 
I  les  Perses  riches  et  mauvais 
'  soldats. 

limploi  de  mercenaires 
par  les  tyrans  de  Phères  en 
Thessalie  et  propagation  du 
système  vers   le  Nord. 

Perfectionnement  de  l'ar- 
memsnt  et  de  la  tactique 
(Iphicrate). 

Progrès  de  la  cavalerie 
et  des  armes  spéciales. 

Progrès  du  bien-être  et 
du  luxe  privé. 

Dilettantisme.  Développe- 
ment du  type  lie  Vamateur 
et  de  l'intellectuel  pnr. 


Mercenaires      grecs 
I  aie    service  de    Cyrw 
I  contre  Arta.cerxès.  Re- 
traite des  Dix  Mille. 


Art    plus    profiiu'- 
et  plus  accommodé  à 
rembellissement    des 
\  demeures  privées. 

r       Comédie     s'intéres- 
\  sant  à  la  vp'  privée. 


Victoires    qui     obligent     des  f 
Spartiates   isolés    ou   en    petits  \ 


groupes  à  tenir 
de  leur  milieu. 


garnison  hors 


Corrxptioi  du  type  Spartiate. 
Relâchement  de  la  vieille  disci 


^' 


ine  et  des  vieilles  lois. 


iate.  ( 
isci-  \ 


Faiblesse 
Thebfs,  ot 
nondas. 


de     Sparte    contre 
victoires   d'Epami- 


Sparti^,  cité 
trop  exclusive- 
ment militaire 
(pour  les  causes  \ 
indiquées  plus 
haut). 


Chefs     militaires     raides     et  i      Antipathie    des    populations 
cassants  qui  déplaisent  aux  au-  ■  et  récolles  contre  Sparte. 
très  cités.  ' 

Affranchissement      d'Athéne  s 
(Thrasybule). 

Affranchissement  de  Th'ehes. 

Affranchissement  de  l'Arcadie. 

Affranchissement  de   la    Mes- 


Impuissance  à  maintenir  long- 
temps sa  domination  dans  les 
miUeux  liostiles. 


Abaissement  de  Sparte, 
qui  montre  l'impossibili- 
té pour  une  cité  de  de- 
venir maîtresse  de  la 
Grèce. 


Cette  cohsiatatioti,  com- 
binée arec  l'anarchie 
continue,  fait  sentir  le 
besoin  d'un  «  sauveur  ». 


Amour  (lu  bu- 
tin  et    soif   de 
résultant  ' 
Ses  origines  de 
il  race.  I 


Expéilition  d'Agésilas  en  Asie, 
point  culminant  du  militarisme 
i  Spartiate. 

Dispositions  favorables  au  métier  de   condottiere  déjà  développé 
par  d'autres  causes. 

Goût  pour  les  expéditions  en  pays    riches,  comme    au    temps  de  ( 
la  Toison  d'or.  I 

Vénalité  des  politiciens  et  des  orateurs,  dont  beaucoup  se  metten  t  ; 
aux  gages  de  la  Perse.  / 

Ri'ili'  d"  l'or  d-s  Perses  dans  le  relèvement  d'Athènes. 


Attrait  croissant  île  la  Perse. 

Ligue  des  cités  contre  Sparte  et  échec    de  1'e.rîié- 
dition  d'Agésilas. 

Contribue  à  la  désunion  et  à  l'anarchie. 


XI.  —LE  TYPE  MACEDONIEN. 

Type  de  bandit  et  de  guerrier 
relativement  fruste,  en  retard 
sur  le  reste  de  la  Grèce. 


Macédoine, 
refuge  monta- 
gneux de  civili- 
sés. 


Aptitude  a  la  formation, 
militaire  et  endurance  dans  les 
campagnes. 


Maintien  de  la  monarchie  et 
de  l'aristocratie  guerrière. 

Aptitude  de  PhiUppe  à  se 
faire  des  amis  chez  les  autres 
Grecs  comme  frère  de  race. 


Kôle   de    grands   Mé-  ( 
cènes  joué  par  les  rois  de 
Macédoine  au  près  des  ar- 
I  tistes  et  des  savants.        I 

Secret  de  l'esprit  de 
suite  dans  les  opérations 
t  militaires. 

Supériorité     politique 
sur  les  Grecs  divisés. 


Les  artistes  et  les  sa- 
vants grecs  contribuent 
à  dégrossir  le  type. 


Mais  type  demeuré  foncière- 
ment grec  par  les  mœurs,  la 
langue,  la  religion,  etc. 


pour    Philippe  de  r 

guerre  sacrée,  )  Prestige  religieux  qui  aide  aux  conquêtes  de  Philippe  . 


Ports  maritimes  dépendants 
l'Athènes  et  voisins  de  la  Ma- 
lédoine. 

Passage  fréquent  de  troupes 
laei-démonieunes. 

Voisinage  des  Thébains  et  des 
tyrans  de  Phères. 

Mines  d'or  et 
commerce  par 
les  hautes  val- 
lées. 


Occasion 
I  s'ériger,  dans  I 
I  en  vengeur  d'Apollon. 

Intervention  de  Philippe  com- 
me redresseur  des  torts,  dans  tes 
discordes  des  cités  thessaliennes. 

Habile  modération  dans  le 
triomphe  qui  conquiert  à  Phi- 
lippe les  sympathies  de  la  Grèce. 

Influence  civilisatrice  exercée  par  ces  ports  et  par  Athènes  sur 
la  Macédoine. 

Bonne  situation  de  Philippe  pour  s'emparer  des  comptoirs  athé- 
niens et  pour  menacer  le  commerce  d'Athènes  dans  le  Nord. 

Exemples  d'organisation  mili-  { 


Aristote  précepteur  d'Alexandre. 


Conquêtes  de  Philippe  au  Nord 
de  l'Archipel. 


Enrichisse- 
ment de  la  Ma- 
cédoine. 


Indépendance      traditionnelle 
de  la  cité  grecque. 


Progrès  de  la   tactique  macé- 

I       Victoire   de   Chéronée    sur   les 
'   Athéniens  et  les  Thébains. 

Stérilité  des  efforts  de    Démos- 
thène  qui  a  déjà  contre  lui  l'a- 
mour du  bien-être  et  le  dilettan- 
tisme des  Athéniens. 
TV/ig  de  Démuslhène.  Parti  national  dans  chaque  cité. 
Coalition  tardive  d'Athènes  et  de  Thèbes  contre  Philippe. 

Obligation  pour  Philippe  de   parler  plutôt  en    protecteur    qu'en 
conquérant  et  de  respecter,  au  moins  en  apparetice,  l'autonomie  des  cités. 


taire  offerts  à  la  ilacédoine.  /  donienne  :  la  phalanf/e 

Philippe  peut  paner  des  merce- 
naires, \       Type  d'Eschine  a  Athi^nes. 

Formation  d'un  parti  macédo- 

Il  peut  exploiter  à  son  profit  la   j   nien  dans  chaque  cité, 
vénalité  des  ora'eurs. 

Résistances  très  vives  à  l'am-  \ 
bition  macédonienne.  f 


XII. 


ALEXANDRE. 


Suppression    de    l'anar- 
chie entre  cités. 


I      Situation  exceptionnelle  d'Alexandre  pour  jouer  le  rôle 
Libre    jeu    donné   à    la  y  de  conquistador, 
force  expansive  des   Grecs  ■' 

unis  aux  Macédoniens.         /      Nouveau.c  perfectionnements  de  Vart  militaire  pratiqué 
«  en  grand  ». 


Echec  des  derniirfs  insurrections  (mort  de  Démosthène). 


Conquête       macé- 
donieuue  en  Grèce. 


Abaissement  de  la  Cité. 


I  Conquête  du  pouvoir 
'  dans  la  cité  moins  profita 
\  ble  et  moins  attrayant. 


Progrès  des  amusements. 


\ 

j  Frogrisdessysitmes  ph 
I  sophU/ues  aiiant  pour  bu 
[   réijlementdlion  de  la  rie  j 


Comédie  «  nouvelle  y>  de 
ifénarulre,  ne  raillant  plus 
que  les  ridicules  de  la  vie 
privée. 


Origine        monta- , 
gnarde  d'Alexandre. 


Proç/rès des  syslimes  philo- 
ut  la 
pri- 
\  vèe  {épicuréisme  et  stoïcisme). 

Invasion    de    l'Asie  par   route  de  terre. 

(      Ouverture  de  la  route  de  l'Inde. 

(       Ressources  nouvelles  pour  la  scUmce 
Butin  et  richesse  inouïe.  ]  documentée  (Arittote). 

(      Raffinements  dans  l'art. 
Indocilité   des    soldats   et     grèves  militaires, 

...       .._,,-.         ^  J,  J,  (      Pivision  de  l'empire  en  Macédoine, 

Lutte  entre  les  lieutenants  dAlexan-  \  „   _•„     t^ „„„<.„   S  „i„„; „    ,,,4. ! 

■    Svrie,    Egypte   et   plusieurs    autres 

État; 


Expéditions  à  des  distances  immen-  ) 
ses  de  la  mer.  f 


Persistance  du  clan. 


dre  après  sa  mort. 


Soin  de  rallier  les  cites  grecques  d'Asie, 
et    prise  de 


Éducation 
(■%  civilisée  d' 
lire. 


grecque 
Alexau- 


Adaptation      ingé- 
nieuse du  conquérant 
J  aux   mœurs  et     aujr 
\  préjugés  des  peupUs. 

Compréliensiou  des 
intérêts  commerciiiu.x. 

Amour  et  protection 
des  lettres  et  des  arts. 
Gloire  d'Achille  con- 
tribuant à  l'attirer  1 
vers  l'Asie. 


Siège 
Tyr. 

Occupation  de  l'E- 
.srypte  et  fondation 
d'Alexanilrie. 


Fondation  de  villes  ' 
d'étapes  à  l'intérieur. 


Anéantissement  dn 
commerce  phénicien. 


Prodigieux  essor  du  ' 
I  commerce     grec 
1  Orient. 


Déclin  d'Atfiènet 
comme  ville  commer-- 
çante,  et  son  évolution 
vers  te  type  de  la  ville 
d'étud/'s,  fréquentée 
par  les  intellectuels  et 
les  amateurs. 


Prospérité   de  Per- 
game,  de  Rhodes,  etc. 

youveau  type    de  colonies  grecques,  îlots   citadins   disséminés 
1  milieu  de  continents  barbares. 


Physionomie  «  moderne  »  des  villes,  créées  d'un  seul  coup. 
Rues  à  angles  droits  ;  monuments  imités  de  la  Grèce. 

Diffusion  de  la  langue  grecque  en  Orient. 


XIII.  —  LE  TYPE  GREC  APRÈS  ALEXANDRE. 


Alexandrie,  grande 
ville  cosmopolite 


Monarchie  des 
lemées. 


Syracuse,  grande  | 
ville  grecque  défor- 
mée par  le  commerce 
intense. 


Peuplement  de  la 
Méditerranée  occi- 
dentale (P)-ogrès  de 
Rome). 


i 


Elite  grecque  cantonnée  par  la  masse  dans  sji  sphère 
part. 


Affaires  du  gouvernement  soustrai- 
tes à  l'activité  des  Grecs. 


(      /littérature  savante  (t  subtile,  orientée  vers  la  satisfaction 
1  d'amateurs  rafjinés  et  instruits. 

(      Pas  de  théâtre. 

i      Poésie  plus  profane  et  visant  kx  di- 

Esprit  de  cité  disparu ]  vertUsemmt  (apparition  du    ronwu). 

{      Art  au  service  du  luxe  privé. 


Protection    fastueuse   des    lettres, 
sciences  et  arts. 


Ressources  abondantes  en  livres, 
documents,  instruments  de  travail 
intellectuel  {Bibliothèques,  Musée). 

Courtisanerie     des    écrivains,    sa- 
'\  vants  et  artistes. 

Bessources  nouvelles  pour  la  science  et  pour  l'art  de  (J 

l'ingénieur.  ( 

Goût  des    citadins  pour    la  campagne,  devenue  un  ^ 


Développement 
de  l'érudition. 


Triomphe  de  la 
critique. 

^érudition   dé- 
I  teint  sur  la  litté- 
rature. 


objet  de  curiosité. 

Contact  des  Ro-  I 
mains  avec  les  Grecs 
de  l'Ouest.  I 


Type  d'Ai-chimède. 

Littérature  idyllique  (Théocrile). 


Expansion  des 
Romains,  suj>é- 
rieurs  militaire 
ment  aux  Grecs. 


re-  1 

■s.  r"" 


Mise  en  relief  des  Épirotes  par  l'expédition  de  Pyrrhus  contre  les  Romains, 

Mise  en  relief  des  Étoliens,  par  leur  lutte  contre  les  Romains. 

Mise  en  relief  des  Achéens  (Nord-Ouest  du  Pélopouèse)  par  leur  résistance  aux  Romains. 

Affluenee  déjeunes  Romains  en  Grèce  (Cicéron,  etc.). 

Littérature  latine  à  l'école  de  la  littérature  grecque. 

Art  composite,  combinaison  de  l'ionique  et  du  corinthien. 

Persistance  victorieuse  de  C      Influence  des  savants  du 
la  langue  et  de  la  littérature  {  Bas-Empin 
grecque  en  Orient. 

Diffusion    de   la  langue  grecque   dans    l'élite    romaine 
(Marc-Aurèle,  etc.). 


Conqufte  cle  la 
Grèce  par  les  Ro- 
ins. 


Conquête  intel- 
lectuelle de  Rome  l 

I  par     la      Grèce.  \ 
supérieure      a 
vainqueurs    à 

,  point  de  vue. 


sur  le  mouve- 
ment de  la  Renaissance. 


Heureuse  position  t 
de  Constantiuople.      ) 

Turcs  issus  de  pas- 
teurs de  l'Asie  Cen- 
trale. 


Durée  de   l'empire   byzantin. 

Inaptitude,  pendant  longtemps,  à  vaincre  la  marine  grecque, 

Inaptitude  à  s'immiscer   dans  les  rouages  de  la  Cité 
grecque,  à  laquelle  ils  se  superposent  seulement. 

Inaptitude  à  soumettre  les  bandits  montagnards. 


Résurrection  de  la   Grèce  au   xix"   siècle,  mais  dnnsl" 
des  conditions  amoindries. 


Méditerranée  actuellement  dominée  par  les  grandes  1 
nations  occidentales. 


[  yécessité  pour  le  type  grec  de  demeurer  désormais  au  second  plan. 


SOURCES  A  CONSULTER 


L'auteur  a  naturellement  tiré  grand  profit  des  études  de  MM.  de 
H.  Tourville,  Edmond  Demolins  et  Ph.  Champault,  consacrées,  dans 
la  Science  sociale,  aux  diverses  questions  qui  ont  trait  au  type  grec. 
Parmi  les  publications  récentes,  les  Phéniciens  et  V Odyssée  de 
M.  Victor  Bérard,  ne  lui  ont  pas  été  inutiles. 

On  a  demandé  à  l'auteur  d'indiquer,  au  moins  pour  les  cha- 
pitres qui  s'y  prêtent  le  plus,  quelques  passages  à  relire  dans 
les  auteurs.  Nous  croyons  devoir  répondre  à  ce  désir  en  donnant 
les  indications  suivantes,  relatives  aux  chapitres  de  m  à  ix, 
chapitres  qui  correspondent  aux  périodes  de  la  Grèce  particuliè- 
rement reflétées  par  l'œuvre  des  grands  écrivains. 

Chapitre  III.  —  Les  Hellènes  :  Tluicydido,  I,  2  et  3.  —  La  maison  homé- 
rique et  l'iiospitalité  des  cliefs  :  Odyssée,  cliant  I,  96-107  (la  maison  d'Uh'sse). 
Id.,  chant  IV,  43-59,  120-13Z,  XV,  92-160  (la  maison  de  Ménélas).  —  Les  délibé- 
rations et  les  rapports  entre  chefs  :  Iliade,  chant  I,  presque  entier  (querelle 
entre  Achille  et  Agamemnon),  chants  II  et  IX  (la  question  du  retour  et  l'am- 
bassade à  Achille).  —  Les  aèdes  cliarmeurs  de  festins.  Pliémios  dans  la  maison 
d'Ulysse  :  Odyssée,  I,  325-367;  Démodocos  chez  les  Pliéaciens  :  Id.,  VIII,  46-96, 
266-369,  499-531.  —  Amitié  d'Achille  et  de  Patrocle  :  Iliade,  cliant  X\'I,  1-100, 
XVIII,  1-34,  XIX,  276-339.  —  Coalitions  :  récit  d'Agamemnon  au  début  de 
ïlphigénie  d'Euripide.  —  .Jeux  en  l'ijonneui-  de  Patrocle  :  Iliade,  cliant  XXIIl. 
—  .leux  en  l'iionneur  d'Ulysse  :  Odyssée,  cliant  VllI,  97-384.  —  Les  histoires  de 
brigands  dans  la  maison  des  Atrides  :  Eschyle  :  Agamemnon,  dialogue  de  Cas- 
sandre  avec  le  chœur.  Id.  Les  Coéphores,  dialogue  d'Oreste  avec  Clytemnestre. 

Chapitre  IV.  —  La  piraterie:  Thucydide,  L  5.  —  La  vie  du  pirate  :  Odyssée, 
çà  et  là,  et  notamment  chants  IX  et  X  (épisodes  divers).  —  Les  enlèvements  de 
femmes  :  Odyssée,  chant  XV,  récit  d'Eumée,  340-492.  —  Euripide  :  Médée,  pro- 
logue de  la  nourrice,  récit  du  messager.  —  Les  Argonautes  :  Pindare,  IV"  Pytiii- 
que.  —  Troie  :  Iliade,  çà  et  là,  et  notamment  chants  III  et  IV.  —  Les  retours  de 
invAioa  :  Odyssée  entière  et  notamment  chant  IV,  récit  de  Ménélas,  351-592  ; 
cliants  XXI.  XXII  et  XXIII  (massacre  des  prétendants).  Eschyle  :  Agamemnon, 
lin.  —  Les  Pliéaciens  :  Odyssée,  cliants  VI,  VII  et  VIII. 


3-44  SOURCES   A   CONSULTER. 

Chapitre  V.  —Légendes  sur  l'origine  de  Sparte  :  Hérodote,  VI,  52  et  suiv.  — 
Lvcurgue,  Id.,  I,  03  et  suiv.  —  Attributions  des  rois  de  Sparte:  Id.,  VI,  r,(i  et 
suiv.  —  ï^aiblcsse  des  Lacédémoniens  dans  l'art  des  sièges  et  besoin  (fu'ils 
avaient  des  Athéniens  :  Thucydide,  I,  102.  —  Prestige  de  Sparte  ;  ambassade 
des  Corinthiens  aux  Lacédémoniens  :  Thucydide,  I,  C7  et  suiv.  —  Fondation  de 
Théra  et  de  Cyrène  :  Hérodote  IV,  147  et  suiv.;  Pindare,  4«  Pythique. 

'  Chapitre  VI.  —  Démocède.  médecin  de  Crotone  :  Hérodote,  III,  129  et  suiv. 

—  LTonie  et  les  Ioniens:  Hérodote,  I,  142  et  suiv.  —  Les  Phocéens  et  les  longs 
voyages  sur  mer  :  Id.,  I,  163  et  suiv.  —  Polycrate  de  Samos  :  Id.,  III.  39  et  suiv.  ; 
121  et  suiv.  —  Grands  travaux  publics  à  Samos  :  Id.  III,  GO  et  suiv.  —  Le  type 
de  Crésus  :  Id.,  I,  6  et  suiv.  —  Prise  de  Milet:  Id.,  V,  105  et  suiv.,  VL  1-21. 

Chapitre  VII.  —  Athènes  cité  hospitalière  :  Sophocle  :  OEdipe  à  Colone  ; 
dialogue  d'OEdipc  avec  Thésée  et  scènes  suivantes.  —  L'Aréopage:  Eschj-le,  Eur 
ménides ;  dialogua  entre  Minerve  et  le  chœur.  —  Solon,  ses  voj^ages  et  ses  rap- 
ports avec  Crésus  :  Hérodote,  I,  29  et  suiv.  —  Pisistrate  :  Hérodote,  1,  59  et  suiv.  — 
La  chute  des  Pisistratides  :  Hérodote,  V,  62  et  suiv.  —  La  tyrannie  dans  les  cités 
grecques  :  Thucydide,  I,  17  et  suiv.  —  Les  héliastes  :  Aristophane,  les  Guêpes  (çà 
et  là).  —  Guerres  médiques  :  Hérodote  :  livres  VI,  VII,  VIII  et  IX,  et  notam- 
tamment  ^Marathon.  VI,  103  et  suiv.  Revue  de  l'ai-mée  de  Xerxès,  VII,  44  et  suiv. 
Thermopyles,  VII,  202  et  suiv.  Salamine  VllI.  61.  Eschyle  :  les  Perses  :  récit  du 
messager  à  la  reine  Atossa. —  Thémistocle  fortifie  Athènes:  Thucydide,  I,  89  et 
suiv. —  Portrait  de  Thémistocle  :  Id.  I,  I3S. 

Chapitre  VIII.  —  Pour  la  caricature  du  sopliiste,  voir  VEuihydème  de 
Platon.  —  Amour  passionné  de  la  Cité  :  Platon,  Criton,  Prosopopée  des  Lois  (vers  la 
lin).—  Socrate  :  Apologies  de  Xénophon  et  de  Platon. —  iN'riclès  :  Thucydide,  II, 
65  et  suiv. 

Chapitre  IX.  —  Les  avantages  de  la  paix  :  Ari.stophane  :  lin  des  Achar- 
niens.  —  La  Paix,  scène  entre  Ti\vgée.  .Mercure  et  le  chœur  (la  Paix  retii'ée  de 
sa  caverne). —  Un  type  de  victoire  navale  athénienne  :  Thucydide,  II,  S3  et  suiv.  — 
Les  défections  d'alliés  ;  révolte  des  Mytiléniens  et  leur  ambassade  à  Sparte  : 
Thuc,  III,  3  et  4.  —  Les  soldats  bâtisseurs  de  murs  :  Thuc,  IV,  3  et  suiv.  —  Les 
Athéniens  réfugiés  dans  la  ville  ;  la  peste  :  Id.  II,  14-17.  La  peste.  Id.  IL  47  et  suiv. 

—  Siège  de  Platée  (type  de  siège-blocus),  II,  74-77  ;  III,  20-24,  52-68.  —  La  répres- 
sion de  la  révolte  des  Mytiléniens  :  III,  26  et  suiv.  —  L'épisode  de  Sphactérie  :  IV, 
3-23,  26-41.  —  L'expédition  de  Sicile,  discours  de  Nicias  contre  :  IV.  9-14;  dis- 
cours d'Alcibiade  pour  :  15-18;  réplique  de  Nicias  (préparatifs  nécessaires):  19- 
25.  —  Le  dé.saslre  final  :  VII,  59  et  suiv. 


Le  Directeur-Gérant  :  Edmond  Demolins. 


TYPOGUAPHIE  FIH.MIN-DIDOT  ET  c'".    —  P.UtlS 


ANNÉE  1906 


30    LIVRAISON 


BULLETIN 


DE  LA  SOCIETE  INTERNATIONALE 

DE  SCIENCE  SOCIALE    ^^ 


NOV  fi  193 


fiOimiAIllE  :  A  nos  amis.  —  Nouveaux  ineinbres.  —  EnquiHe  sur  le  ■  l'ays  ».  —  Le  vo- 
caliulaire  social;  les  formes  du  (-laii,  par  M.  Paul  Desca.mi's.  —  Appréciations  de  la  Presse. 
—  A  travers  les  faits  récents,  par  M.  G.  d'Azamblja.  —  Les  cours  de  Science  sociale.  —  Hul- 
letin  de  l'École  des  Roches.  —  Bulletin  bibliographiqui". 


L'État  actuel  de  la  Science  sociale,  par  M.  Edmond  Demoi.ins.  lirocliure  d'introduction 
à  la  Science  sociale,  0  fr.  20  cent.;  dix  ex.,  1  fr.  25;  vingt  ex..  2  fi'ancs. 


FASCICULES  PARUS  DANS  LA  NOUVELLE  SERIE  (Prix  :  2  fr.  franco) 


N'5   1.  —   La  Méthode    sociale,    ses 

procédés  et  ses  applications,  par  Edmond 
Demolins,  Robert  Pinot  et  Paul  de  Rou- 

SIERS. 

N"  2.  —  Le  Conflit  des  races  en 
Macédoine,  d'après  une  observation 
monograpliique,  par  G.  d'Azambija. 

No  3.  —  Le  Japon  et  son  évolution 
sociale,  par  A.  de  Préville. 

N "  4.  —  L'Organisation  du  travail. 
Réglementation  ou  Liberté,  d'après 
l'enseignement  des  faits,  par  Edmond 
Demolins. 

N°  5.  —  La  Révolution  agricole. 
Nécessité  de  transformer  les  procédés  de 
culture,  par  Albert  Dauprat. 

N'o  6.  —  Journal  de  l'École  des  Ro- 
ches, par  les  Professeurs  et  les  Élèves. 

N°  7.  —  La  Russie;  le  peuple  et 
le  gouvernement,  par  Léon  Poinsard. 

N°  8.  —  Pour  développer  notre 
commerce  ;  Groupes  d'expansion  com- 
merciale, par  Edmond  Demolins. 

N''  9.  —  L'ouverture  du  Thibet.  Le 
Bouddhisme  et  le  Lamaïsme,  par  A. 
de  Préville. 

Nos  10  et  11.  —  La  Science  sociale 
depuis  F.  Le  Play.  —  Classification 
sociale  résultant  des  observations  faites 


d'après  la  méthode  de  la  Science  sociale, 
par  Edmond  Demolins.  (Fasc.  double.) 

N"  12.  —  La  France  au  Maroc,  par 
Léon  Poins.\rd. 

N  "  13.  —  Le  commerce  franco-belge 
et  sa  signification  sociale,  par  Ph. 
Robert. 

N°  14.  —  Un  type  d'ouvrier  anar- 
chiste. Monographie  d'une  famille 
d'ouvriers  parisiens,  parle  D'"  J.  Bail- 
hache. 

N°  15.  —  Une  expérience  agricole 
de  propriétaire  résidant,  par  Albert 
Dauprat. 

N  "  16.  —  Journal  de  l'École  des  Ro- 
ches, par  les  Professeurs  et  les  Élèves. 

No  17.  —  Un  nouveau  type  p.\rticula- 
riste  éb.vuché  :  Le  Paysan  basque  du 
Labourd  à  travers  les  âges,  par  M.  G. 
Olphe-Galliard. 

N"  18.  —  La  crise  coloniale  en 
Nouvelle-Calédonie,  par  Marc  Le  Gou- 
pils, ancien  Président  du  Conseil  général 
de  la  Nouvelle-Calédonie. 

N"*  19,  20  et  21.  —  Le  paysan  des 
Fjords  de  Norvège,  par  Paul  Bureau. 
(Trois  Fasc.) 

N°  22.  —  Les  trois  formes  essen- 
tielles de  l'Éducation;  leur  évolution 
comparée,  par  Paul  Descamps. 

La  suite  au  verso. 


FASCICULES  PARUS  DANS  LA  NOUVELLE  SERIE  [suite] 


N'^  23.  —  L'Evolution  agricole  en- 
Allemagne.  Le  "  Bauer  »  de  la  lande 
du  Liunebourg.  par  Paul  Koux. 

X'^  24.  —  Les  problèmes  sociaux 
de  l'industrie  minière.  Comment 
les   résoudre,    par  Edmond   Demolins. 

N"  25.  —  La  civilisation  de  Tétain. 
—  Les  industries  de  l'étain  en  Fran- 
conie,  par  Louis  Ar^ué. 


X  26.  —  Les  récents  troubles 
agraires  et  la  crise  agricole,  par 
Henri  Bp.in. 


ches. 


Journal  de  l'École  des  Ro- 


N"  28  et  29.  —  L'Histoire  e.xpliqlée 
PAR  la  Science  sociale  :  La  Grèce  an- 
cienne, par  (i.  dAzambija. 


ORGANISATION  DE  LA  SOCIETE 

But  de  la  Société.  —  La  Société  a  pour 
but  de  favoriser  les  travaux  de  Science 
sociale,  par  des  bourses  de  voyage  ou 
d'études,  par  des  subventions  à  des  pu- 
blications ou  à  des  cours,  par  des  enquêtes 
locales  en  vue  d'établir  la  carte  sociale 
des  divers  pays.  Elle  crée  des  comités 
locaux  pour  l'étude  des  que.stions  sociales. 
Il  entre  dans  son  programme  de  tenir  des 
Congrès  sur  tous  les  points  de  la  France, 
ou  de  l'étranger,  les  plus  favorables  pour 
faire  des  observations  sociales,  ou  pour 
propager  la  méthode  et  les  conclusions  de 
la  science.  Elle  s'intéresse  au  mouvement 
de  réforme  scolaire  qui  est  sorti  de  la 
Science  sociale  et  dont  V Ecole  des  Roches 
a  été  l'application  directe. 

Appel  au  public.  —  Notre  Société  et 
notre  Revue  s'adressent  à  tous  les  hommes 
d'étude,  particulièrement  à  ceux  qui  for- 
ment le  personnel  des  Sociétés  historiques, 
littéraires,  archéologiques,  géographiques, 
économiques,  scientifiques  de  province. 
Ils  s'intéressent  à  leur  région;  ils  dépen- 
sent, pour  l'étudier,  beaucoup  de  temps, 
sans  que  leurs  travaux  soient  coordonnés 
par  une  méthode  commune  et  éprouvés 
par  un  plan  d'ensemble,  sans  qu'ils  abou- 
tissent à  formuler  des  idées  générales, 
à  rattacher  les  causes  aux  conséquences, 
à  dégager  la  loi  des  phénomènes.  Leurs 
travaux,  trop  souvent,  ne  dépassent  pas 
l'étroit  horizon  de  leur  localité;  ils  com- 
pilent simplement  des  faits  et  travaillent, 
pour  ainsi  dire,  au  fond  d'un  puits. 

La  Science  sociale,  au  point  où  elle  est 
maintenant  arrivée,  leur  fournit  le  moyen 
de  sortir  de  ce  puits  et  de  s'associer  à  un 
travail  d'ensemble  pour  une  œuvre  nou- 
velle, qui  doit  livrer  la  connaissance  de  plus 


en  plus  claire  et  complète  de  l'homme  et 
de  la  Société.  Ils  ont  intérêt  à  venir  à  elle. 

Publications  de  la  Société. —  Tous  les 
membres  reçoivent  la  Revue  la  Science 
sociale  et    le  Bulletin    de   la  Société. 

Enseignement.  —  L'enseignement  de 
la  Science  sociale  comprend  actuellement 
trois  cours  :  le  cours  de  M.  Paul  Bureau, 
au  siège  de  la  Société  de  f/éofjrrtphie,  à 
Paris;  le  cours  de  M.  Edmond  Demolins, 
à  l'Ecole  des  Roches,  et  le  cours  de  M.  G. 
Melin,  à  la  Faculté  de  droit  de  Nancy.  Le 
cours  d'histoire,  fait  par  notre  collabora- 
teur le  V*^  Ch.  de  Calan,  à  la  Faculté  de 
Rennes,  s'inspire  directement  des  méthodes 
et  des  conclusions  de  la  Science  sociale. 

Sections  d'études.  —  La  Société  crée 
des  sections  d'études  composées  des  mem- 
bres habitant  la  même  région.  Ces  sec- 
tions entreprennent  des  études  locales 
suivant  la  méthode  de  la  Science  sociale, 
indiquée  plus  haut.  Lorsque  les  travaux 
d'une  section  sont  assez  considérables 
pour  former  un  fascicule  complet,  ils 
sont  publiés  dans  la  Revue  et  envoyés  à 
tous  les  membres. 

Bibliothèque  de  la  Science  sociale. 

—  Elle  comprend  aujourd'hui  une  tren- 
taine de  volumes  qui  s'inspirent  de  la 
même  méthode.  On  en  trouvera  la  liste 
sur  la  couverture  de  la  Revue. 

Conditions  d'admission.  —  La  Société 
comprend  trois  catégories  de  membres, 
-dont  la  cotisation  annuelle  est  fixée  ainsi  : 

1'^  Pour  les  membres  titulaires  .-20  francs 
(25  francs  pour  l'étranger)  ; 

2°  Pour  les  membres  donateurs  :  100 
francs  ; 

3°  Pour  les  membres  fondateurs  :  300  à 
500  francs. 


ANNEE  1906 


30    LIVRAISON 


BULLETIN 


A  NOS  AMIS 

Noîis  remcrciiws  nos  amis  du  concours 
dévoué  qu'ils  veulent  Inen  nous  donner  pour 
la  diffusion  de  la  Bévue,  la  vulf/arisafion 
de  nos  éludes  et  le  recrutement  des  membres 
de  notre  Société. 

Nous  les  prions  de  nous  continuer  leur 
concours  pour  propager  celte  science  sociale 
dont  les  progrès  sont  particulièrement  ma- 
nifestes depuis  deux  ans. 

Grâce  à  ce  concours,  nous  avons  pu,  cette 
année  encore,  augmenter  le  ?iombre  des 
pages  de  nos  fascicules  et  même  publier,  en 
deux  fascicules,  sur  la  Grèce  ancienne,  la 
matière  d'un  gros  volume,  dont  nos  lecteurs 
ont  pu  apprécier  l'intérêt  et  la  portée.  Les 
lettres  qui  nous  sont  parvenues  et  les  comptes 
rendus  de  la  presse,  prouvent  que  cette 
œuvre  a  frappé  les  esprits. 

Nous  attirons  particulièrement  l'atten- 
tion sur  le  PRÉSENT  FASCICULE,  qui  peut 
être  un  excellent  instrument  de  propagande, 
jjour  vulgariser  notre  méthode  et  nos  con- 
clusions. Nous  prions  nos  lecteurs  de  vou- 
loir bien  le  signaler  autour  d'eux  et  d'en 
recommande)-  la  lecture. 

Parmi  les  travaux  en  préparation,  nous 
devons  mentionner  le  Répertoire  des  réper- 
cussions ET  DES  LOIS  SOCIALES  et  /e  VOCABU- 
LAIRE   SOCIAL. 

Ce  sont  là  deux  œuvres  de  longue  haleine 
et  qui  exigent  le  concours  de  plusieurs  colla- 
borateurs. Pour  que  nos  lecteurs  puissent, 
dès  maintenant,  être  tenus  au  courant  des 
résultats  obtenus,  nous  en  publierons  des 
extraits  dans  le  hulletin,  aussi  réguliè- 
rement que  possible.  Cette  publication  per- 
mettra de  se  rendre  compte  des  progrès 
constants  de  la  science  sociale.  On  verra 
que  cette  science  est  aujourd'hui  en  posses- 
sion d'un  instrument  rigoureux  d'analyse, 
de  comparaison  et  de  classification. 


Nous  avons  mis  à  la  disposition  des  mem- 
bres de  la  Société  des  carnets  pour  abon- 
nements d'essai.  Beaucoup  d'entre  eux  les 
ont  utilisés  avec  .succès  et  nous  les  en  remer- 
cions. Nous  prions  les  autres  de  vouloir 
bien  s'en  servir  également  pour  recruter  de 
nouveaux  adhérents. 


NOUVEAUX  MEMBRES 


MM. 


Anselmo  Braamcamp  Freire,  Pair  du 
Royaume  de  Portugal,  Lisbonne,  présenté 
par  M.  J.  Mattos  Braamcamp. 

Antonio  Rodrigues  Braoa.  médecin  de  la 
marine.  Lisl)onne,  présenté  par  le  même. 

D.  Luiz  Pliilippe  de  Castro,  professeur 
à  l'Institut  agronomique.  Lisbonne,  pré- 
senté par  le  même. 

Pierre  Cestre,  Nancy,  présenté  par 
M.  G.  Melin. 

Léon  Collin,  lieutenant  d"artillerie,  com- 
mandant de  la  force  publique  de  l'État 
indépendant  du  Congo,  présenté  par 
M.  Emile  Bertrand. 

Marins  Cottavoz.  ingénieur,  directeur 
de  la  Société  centrale  d'électricité,  agent 
consulaire  français,  à  Ekatérinoslaw.  Rus- 
sie, présenté  par  M.  E.  de  Loisy. 

Philippe  Gaden.  négociant,  Bordeaux, 
présenté  par  M.  L.  Hallouin. 

Son  Exe.  don  Luiz  de  Magaliiaes,  mi- 
nistre des  Affaires  étrangères,  Lisbonne, 
présenté  par  M.  J.  Mattos  Braamcamp. 

Le  Baron  de  Mareuil,  lieutenant-colonel, 
Châteaudun,  présenté  par  M.  E.  Demolins. 

G.  Radulesco,  Roumanie,  présenté  par 
M.  A.  Bérindei. 

Ex™"  Snr.  Frederico  Ramirer,  Algarve, 
Portugal,  présenté  par  M.  E,  Demolins. 

Sig.  Prof.  SilvioSERAFiNi.  Rome,  présenté 
par  le  même. 


l'a 


BLLLETIX   DE    LA    SOCIETE   INTERNATIONALE 


E.  Leite  de  Vasconcellos,  directeur  de 
la  Colonie  agricole  de  Villa  Fernando, 
Portugal,  présenté  par  M.  J.  Mattos  Braam- 
camp. 


ENQUÊTE  SOCIALE  SUR  LE  «  PAYS  » 


Notre  enquête  sociale  prend  une  tour- 
nure de  plus  en  plus  satisfaisante.  La  pé- 
riode des  demandes  et  des  promesses  a 
fait  place  à  celle  des  travaux.  Il  est  à  dé- 
sirer que  les  différents  correspondants 
qui  ont  bien  voulu  s'inscrire  pour  une 
étude,  veuillent  bien  la  terminer  le  plus 
tôt  possible.  Nous  les  prions  donc  de  faire 
un  effort  pour  nous  envoyer  leur  réponse 
sans  tarder.  En  ayant  tous  les  documents 
sous  les  yeux,  il  nous  sera  plus  facile  de 
les  grouper  suivant  leurs  analogies  ;  nous 
pourrons  alors  les  publier  d'une  façon  mé- 
thodique. 

A  la  dernière  liste  des  travaux  reçus, 
nous  devons  ajouter  les  suivants  : 

Pyrénées.  —  M.  Lagarde  nous  a  fait 
parvenir  une  étude  sur  le  Razès  (Aude). 

Ile-de-Erance.  —  M.  de  Sars  nous  a  re- 
mis une  étude  sur  le  Laonnais.  et  nous 
fait  observer  que  ce  type  social  se  rattache 
plutôt  au  type  picard,  qu'à  celui  de  l'Ile-de- 
France,  dont  il  fait  géographiquement 
partie. 

Suisse.  —  Nous  avons  reçu  une  étude 
de  M.  Houriet  sur  le  pays  de  Neufchâtel. 

Algérie.  —  M.  J.  Herald  a  décrit  le  pays 
des  Chaouias  de  FAurès. 

Tunisie.  —  Nous  avons  en  main  l'étude 
de  M.  Lalardie  sur  la  Tunisie  en  général. 

Turquie.  —  M.  Péré  s'est  attaché  à  la 
description  du  port  de  Smyrne.  11  compte 
poursuivre  son  enquête  sur  les  pays  agri- 
coles environnants.  P.    D. 


LE  VOCABULAIRE  SOCIAL  {suite). 

Les  formes  du  Clan. 

Le  clan  est  un  groupement  communau- 
taire basé  sur  les  liens  purement  person- 


nels, et  qui  a  pour  but  Texploitation  din- 
dividus  plus  faiblement  organisés.  Il  se 
développe  dans  les  sociétés  oir  l'autorité 
est  faible. 

Ainsi,  le  clan  ne  se  développe  pas  chez 
les  pasteurs  nomades,  à  cause  de  la  forte 
autorité  du  Patriarche  dans  la  famille.  Il 
ne  se  développe  pas  chez  les  peuples  pu- 
rement agricoles,  à  cause  de  la  solidité  des 
liens  basés  sur  la  propriété  terrienne 
(Chine,  anciens  Romains  Moyen  Age). 
11  ne  se  développe  pas  dans  les  grands 
États  où  les  Pouvoirs  publics  sont  forte- 
ment organisés  (France  de  Louis  XH", 
Prusse,  etc.). 

Nous  distinguons  deux  espèces  de  clans  : 
ceux  qui  se  forment  par  suite  de  l'absence 
presque  complète  de  Pouvoirs  publics  et 
ceux  qui  surviennent  quand  ces  pouvoirs 
sont  seulement  instables. 

Chacune  de  ces  espèces  se  subdivise 
elle-même  en  plusieurs  variétés,  que  nous 
allons  examiner  successivement. 

I.  Clans  produits  par  l'absence  de  Pou- 
voirs PUBLICS.  —  Ce  cas  se  produit  dans 
les  pays  où  les  communications  difficiles 
empêchent  l'action  des  Pouvoirs  publics 
de  se  produire  efficacement.  Le  commerce 
est  donc  peu  développé  chez  ces  peuples, 
de  sorte  que  la  culture  intégrale  est  le 
régime  dominant. 

Nous  distinguons  les  variétés  suivantes  : 

1°  Le  clan  monlaf/nard,  ainsi  appelé, 
parce  que  c'est  la  nature  montagneuse  du 
pays  qui  forme  l'obstacle  aux  communica- 
tions faciles.  Ce  type  se  rencontre  chez 
les  Corses,  les  Albanais,  les  Grecs  de 
l'époque  héroïque,  et  chez  certains  monta- 
gnards de  l'Asie  occidentale. 

Dans  tous  ces  pays,  la  proximité  de  la 
montagne  et  de  la  vallée  permet  aux 
bandits  l'exploitation  facile  des  paysans. 
La  montagne  leur  fournit,  en  outre,  un 
lieu  de  refuge  facile  et  inexpugnable.  C'est 
le  maquis. 

En  Corse,  le  bandit  se  charge  de  faire 
payer  les  débiteurs  à  coups  de  fusil,  ou, 
au  contraire,  de  leur  faire  avoir  des  délais 
de  paiement,  suivant  qu'ils  sont  ou  non 
de  son  clan.  Dire  de  quelqu'un  qu'il  a  un 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


123 


bandit  à  son  service,  veut  dire  qu'il  peut 
réaliser  tous  ses  désirs  '. 

Quant  aux  Grecs  primitifs^  ils  avaient 
divinisé  les  bandits  montagnards,  dont 
Hercule  forme  le  type  le  plus  achevé.  Ces 
bandits  desséchaient  les  marais,  détour- 
naient le  cours  des  fleuves,  rendaient  la 
justice,  etc.  -. 

2'^  Le  clan  forestier  a  existé  dans  l'Irlande 
ancienne.  La  forêt  joue  ici  le  même  rôle 
([ue  la  montagne  dans  le  type  précédent. 
(  "est  elle  qui  empêche  les  communications, 
et  qui  fournit  un  refuge  facile  aux  brigands 
(Fénians).  Ce  type  a  disparu,  d'une  part, 
avec  le  défrichement  de  la  forêt,  et  d'autre 
part,  avec  la  conquête  anglaise,  qui  éta- 
blit, dans  le  pays,  une  aristocratie  terrienne 
puissante,  devant  laquelle  les  clans  durent 
s'incliner. 

3"  Le  clan  aggloméré,  qui  a  subsisté 
dans  les  Highlands  de  l'Ecosse,  jusqu'au 
moment  de  l'éviction  par  les  grands  pro- 
priétaires anglais.  Ce  clan  diffère  des 
deux  précédents,  en  ce  que  le  chef  de 
clan,  au  lieu  d'être  séparé  de  ses  clients, 
vit  au  milieu  d'eux. 

Le  clan  est,  en  quelque  sorte,  aggloméré 
autour  du  chef.  Celui-ci  exerce  un  patro- 
nage sur  le  travail  des  paysans;  il  leur 
fournit  le  bétail  qui  leur  manque,  leur 
donne  des  secours  dans  les  moments  de 
crise,  préside  à  la  répartition  des  terres, 
etc.  3. 

4'^  Le  clan  subordonné.  On  le  trouve 
dans  les  landes  pauvres  de  la  Bretagne 
française.  Il  se  rapproche  du  précédent, 
en  ce  que  le  chef  vit  au  milieu  de  ses 
paysans;  mais  il  en  diffère,  en  ce  que  ce 
chef,  étant  pauvre,  son  patronage  est  beau- 
coup plus  réduit.  Son  prestige  a  été  di- 
minué d'autant. 

Le  terrain  perdu  par  la  noblesse  a  pro- 
fité au  clergé,  de  sorte  que  le  clan  se 
trouve  .subordonné  aux  organismes  reli- 
gieux. Ceci  est  tellement  vrai  que,  lors- 
qu'il y  a  désaccord  entre  la  noblesse  et  le 

1.  E.  Demiilins,  Les  Fraixytis  iVunjounVhui. 
•2.  (',.  (i'Azaml)UJa,  La  Grèce  ancienne. 
•'{.  Cil.  de  Calaii,  Science  sociale,  t.  XIX. 


clergé,  c'est  ce  dernier  que  suit  la  majo- 
rité des  paysans,  ainsi  qu'on  peut  le  cons- 
tater en  Bretagne  pendant  les  périodes 
électorales  K 

5"  Le  clan  cavalier  existait  en  Gaule 
avant  la  conquête  romaine.  Il  résulte  de 
la  superposition  d'une  classe  de  conqué- 
rants cavaliers  (Equités),  venus  par  les 
steppes  de  la  basse  Germanie,  à  celle  des 
paysans  piétons,  (pii  avaient  dû  traverser 
les  forêts  montagneuses  du  haut  Danube 
et  du  haut  Rhin. 

Les  premiers  purent  dominerles  seconds, 
grâce  à  leur  prestige  militaire.  Ils  évin- 
cèrent complètement  du  pouvoir  les  ma- 
gistrats et  les  Druides. 

Le  clan  comprenait  cinq  catégories  de 
personnes  :  les  Gentiles  ou  parents  du  chef, 
les  Devoti  ou  amis  dévoués,  les  Ambacti 
ou  recommandés,  les  Obœrati  ou  débi- 
teurs, enfin  les  Clientes  ou  partisans  •\ 

Les  Romains  tirent  disparaître  le  régime 
du  clan  en  Gaule,  en  établissant  une  aris- 
tocratie terrienne  {curiales). 

0"  Le  clan  flispe7'sé  s'observe  chez  les 
Kabyles.  II  est  caractérisé  par  ce  fait,  que 
les  gens  d'un  même  clan  sont  dispersés 
dans  différents  villages.  Ainsi,  tous  les 
habitants  d'une  même  commune  ne  font 
pas  partie  du  même  clan.  Ce  phénomène 
n'est  pas  absolument  particulier  à  la  Ka- 
bylie,  mais  c'est  là  qu'il  semble  atteindre 
son  maximum  d'intensité.  Ce  fait  provient 
d'un  certain  développement  du  colportage, 
qui  force  chacun  à  se  ménager  des  pro- 
tecteurs dans  les  villages  qu'il  doit  par- 
courir. Les  chefs  de  clans  sont  généra- 
lement les  plus  riches,  ceux  qui  ont  pu 
conserver  la  propriété  de  leur  troupeau, 
les  autres  ayant  été  expropriés,  par  suite 
de  la  rareté  des  pâturages.  Ces  chefs  de 
clans  s'approprient  aussi  le  droit  de  police 
sur  les  marchés,  et,  conséquemment,  la 
perception  des  péages  ^. 

II.  Clans  produits  par  l'instabilité  des 


4.  E.  Demolins,  Les  Français  d'aujourd'hui. 

5.  E.  Demolins.  La  Route,  t.  n. 

(>.  .\.  Geoffroy,  Ouvrieis  des  Deux-Mondes,  a*  sér. 
t.  H,  n°  57. 


1-24 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


Pouvoirs  PUBLICS.  —  Cette  classe  comprend 
également  plusieurs  variétés. 

1°  Le  clan  urbanisé,  qui  a  fleuri  dans  les 
cités  commerçantes  de  la  Grèce  ancienne 
et  de  l'Italie  du  moyen  âge.  Ici,  contraire- 
ment à  ce  qui  se  passait  dans  les  temps 
primitifs,,»les  Pouvoirs  sont  organisés  ;  mais 
ils  ne  sont  pas  stables.  Ici,  la  richesse  ré- 
sulte du  commerce;  par  conséquent,  elle 
est  surtout  mobilière  et  instable.  Les  com- 
merçants ont  d'autant  plus  d'intérêt  à  s'em- 
parer du  pouvoir,  que  ce  dernier  monopo- 
lise les  routes  commerciales,  et  fait  les 
traités  de  commerce.  Ils  sont  aidés,  dans 
leur  action,  par  les  orateurs  et  les  philo- 
sophes'. 

Aujourd'hui,  cette  forme  de  clan  est  très 
atténuée,  par  suite  de  la  disparition  des 
cités  indépendantes,  dont  les  pouvoirs  ont 
passé  au  grand  État. 

2"  Le  clan  prétorien  est  apparu  vers  la 
fin  de  la  République  romaine,  au  moment 
où  la  domination  de  Rome,  devenant  trop 
étendue,  le  Pouvoir  central  se  trouva  trop 
faible  pour  maintenir  l'ordre.  Dans  les 
provinces  éloignées,  les  Préteurs  purent 
accaparer  les  impôts  et  la  direction  de 
l'armée,  et  s'en  servirent  pour  tenter  la 
conquête  de  Pouvoir'-. 

3"  Le  clan  parlementaire  a  fait  son  appa- 
rition en  France,  après  la  chute  du  Pou- 
voir absolu.  La  prédominance  de  plus  en 
plus  grande  de  la  richesse  mobilière,  due 
au  développement  de  l'industrie  et  du  com- 
merce, a  enlevé  peu  à  peu  le  pouvoir  ù 
l'ancienne  aristocratie  terrienne.  La  chute 
de  l'autocratie  a  amené  la  lutte  de  clans 
pour  la  monopolisation  des  impôts,  afin 
de  favoriser  les  protégés  par  l'accroisse- 
ment du  fonctionnarisme. 

Cette  forme  de  clan  se  développa  peu  à 
peu  dans  les  différents  pays  du  continent 
européen,  au  fur  et  à  mesure  des  progrès 
de  la  commercialisation  de  la  production. 

En  Angleterre,  oii  le  parlementarisme 
est  né.  cette  forme  de  clan  est  restée  à 
l'état  embryonnaire,  par  un  effet  de  la  for- 

1.  E.  Demolias,  la  Route,  II,  L.  III,  ch.  i. 
i.  G.  cl'.\zambuja,  Science  sociale,  t.  XIV. 


mation  particulariste,  qui,  en  faisant  pré- 
dominer le  particulier  sur  le  groupe,  a  ré- 
duit au  minimum,  les  faveurs  dont  le  gou- 
vernement peut  disposer. 

P.  Descami's. 


APPRECIATIONS  DE  LA  PRESSE 


Il  est  intéressant  de  savoir  ce  que  dit  la 
presse  sur  la  Science  sociale,  sur  ses  pu- 
blications, sur  le  mouvement  dont  elle  est 
l'origine.  Nous  allons  essayer  de  ré.sumer 
quelques  renseignements  à  ce  sujet. 


Dans  les  Annales  politiques,  et  littéraires, 
M.  Adolphe  Brisson  a  publié  un  article  de 
tète  sous  ce  titre  :  L'Athlète  moderne.  11 
expose  comment  les  préjugés  de  l'antique 
éducation  scholastique  ont  vécu  et  il 
ajoute  : 

'<  Devant  l'ôpanouissemont  viril  des  jeunes 
hoiunies  de  quinze  à  vingt  ans,  nous  nous 
sentons  un  peu  sots,  nous  autres,  qui  fûmes 
élevés  dans  les  principes  d'une  école  diffé- 
rente. Et,  bien  loin  de  nous  enorgueillir, 
comme  jadis,  de  notre  indolence,  d'j'  voir 
une  marque  de  supériorité  intellectuelle,  nous 
en  sommes  secrètement  humiliés. 

••  La  croisade  de  M.  Demolins  a  porté  ses 
fruits;  nous  la  jugions  e.xcessive  et  para- 
doxale: nous  refusions  de  nous  incliner  de- 
vant l'apologie  des  vertus  anglo-saxonnes. 
Puis,  il  a  fallu  se  rendre  à  l'évidence.  La 
vieille  distinction  établie  entre  l'homme  de 
pensée  etThonmie  de  sport  est  périmée;  il  n'y 
a  plus  d'antinomie  entre  ces  deux  termes- 
Nous  concevons  que  le  savant,  ou  l'écrivain, 
puisse,  en  sortant  de  son  cabinet,  se  rendre  à 
la  salle  d'arrnes  ou  au  manège...  •• 

Sous  ce  titre  :  Xos  infériorités,  M.  Jac- 
ques Bainville  formule,  dans  la  Gazette  de 
France,  des  critiques  c[ue  nos  lecteurs  ré- 
futeront facilement  d'eux-mêmes  : 

«  Les  livres  de  M.  Gobineau  bien  lus,  sa 
théorie  des  races  bien  comprise  ne  peuvent 
pas  former  un  bon  Français,  mais  un  fataliste 
romantique,  persuadé  d'avance  de  l'inutilité 
de  tout  effort,  désintéressé  de  la  patrie  et  de 
son  avenir. 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


1:>5 


«  M.  (Jobiiicau  est  mort.  Mais  M.  Demo- 
lins  est  vivant.  C'ost  à  M.  Demolins  et  aux 
pédagoi^ues  qu'il  a  dressés  selon  la  méthode 
anglaisi'  ou  même  importés  directement  d'An- 
gleterre, que  beaucoup  de  pèr(>s  de  famille 
conservateurs  confient  aujourd'hui  leurs  jeu- 
nes garçons.  On  a  confiance  que  M.  Demo- 
lins détient  seul  le  secret  d'une  éducation 
pratique  et  saine.  J'espère  qu'il  ne  commu- 
nique pas  à  ses  élèves  son  autre,  .son  vrai 
secret,  qui  n'engendi-e  que  découragement  et 
impuissanci^.  51.  Demolins  s'est  rendu  célèbre 
pour  avoir  proclamé  la  supériorité  des  An- 
glo-Saxons.  On  se  souvient  du  livre  fameux 
qui  portait,  qui  afhchait  cette  afiirmation 
clans  son  titre.  31.  Demolins  ne  s'y  proposait 
pas  d'3"  faire  l'application  de  co  motde  Renan, 
d'après  qui  ■<  la  Fi'ance  ne  serait  pas  si  bien 
la  France,  si  elle  n'avait  pour  exalter  sa  per- 
sonnalité l'antithèse  de  l'Angleterre  ».  M.  De- 
molins n'exaltait  pas  les  Français.  11  les  obH- 
geait  à  considérer  leur  indignité,  leur  néant 
et  leur  incapacité  d'en  sortir.  Si  les  Anglais 
sont  puissants,  heureux  et  riches,  cela  tient, 
selon  M.  Edmond  Demolins,  à.  ce  que  leui- 
formation  est  particulariste,  c'est-à-dire,  eu 
langage  courant,  à  ce  que  les  Anglais  ne 
comptent  que  sur  eux,  sur  leur  initiative,  sur 
leurs  efforts  personnels  pour  nuissir  dans  la 
vie.  Au  contraire,  vous  Français,  vous  êtes 
de  formation  communautaire,  ce  qui  signifie 
que  vous  comptez  toujours  sur  la  collectivité, 
sur  l'État,  sur  les  autres,  pour  vous  tirer  d'af- 
faire. Aussi  ne  vous  en  tirez-vous  ])as  et  vous 
en  tirerez-vous  de  moins  en  moins.  Rien  n'y 
pourra  rien.  Vous  êtes  ainsi  faits.  On  saura 
peut-être  arrêter  un  jour  l'évolution  de  la  tu- 
berculose pulmonaire,  ou  de  la  paralysie  gé- 
nérale. Il  est  improbable  que  la  Science  so- 
ciale arrive  jamais  à  guérir  un  peuple  de  la 
maladie  communautaire.  Résignez-\ous  donc 
à  être  conquis,  dominés,  exploités,  et  à 
mourir  par  consomption  lente. 

"  Ainsi  Gobineau,  d'une  part,  enseigne  l'in- 
fériorité de  la  France  au  point  de  vue  de  l'an- 
thropologie et  nous  humilie  devant  les  autres 
races.  M.  Demolins,  d'un  autre  cùté,  enseigne 
un  fatalisme  analogue  au  nom  d'une  autre 
science...  Gobineau  et  Demolins  ne  sont  que 
des  exemples.  Mais  leur  état  d'esprit  est  celui 
tl'une  trop  grande  partie  du  monde  conserva- 
teur et  du  monde  des  honnêtes  gens.  Et  il 
n'est  pas  étonnant  que  cet  état  d'esprit  s'é- 
tant  répandu  dans  les  autres  classes,  y  ait 
causé  ces  mouvements  dont  on  s'effraye  au- 
jourd'hui. On  ne  sent  plus,  on  ne  sait  plus 
as.sez  les  raisons  pour  lesquelles  la  France 
doit  avoir  notre  préiérence  passionnée.  On 
désespère  de  l'avenir  de  la  France,  on  se  per- 
suade de  la  supériorité  des  autres  peuples,  on 
s'abandonne  à  un  fatalisme  tout  à  fait  invé- 
rifîé,  mais  commode,  en  somme.  Nous  savons 
bien  que  l'espèce  des  conservateurs  sans  foi 
et  sans  espoir  s'étonne  toujours  de  tout.  Elle 
devrait  être  moins  surprise  d'avoir  couvi'.  à 


force  d'humilité,  de  di'couragement  et  de  fai- 
blesse, une  génération  de  Français  qui  se  dé- 
sintéres.sent  du  sort  d'une  patrie  en  (|Mi  Ion  a 
si  peu  confiance.  » 

Nos  lecteurs  savent  assez  que  la  science 
sociale  n'a  pas  pour  but  d'engendrer  le 
découragement,  mais  de  développer  l'éner- 
gie qui  donne  la  supériorité.  Il  vaut  mieux 
avertir  les  gens  que  de  les  flatter.  M.  Jac- 
ques Bainville  aime  mieux  qu'on  les  flatte. 

M.  Philippe  Gerber  a  une  vue  plus 
juste,  lorsqu'il  reconnaît,  dans  le  Sillon, 
la  supériorité  des  peuples  partioiilaristes 
sur  les  peuples  communautaires.  Voici  la 
conclusion  de  cet  article  : 

■<  Historiquement,  -les  Francs,  particularistes 
ont  cré('  le  régime  féodal  basé  sur  la  com- 
plète indépendance  du  dc-tenteur  de  la  pro- 
l)riété  terrienne.  La  ruine  du  régime  féodal 
et  le  développement  du  pouvoir  central  ont 
eu  pour  principal  facteur  le  réveil  de  l'esprit 
communautaire  .sous  l'inlluence  de  la  litti'ra- 
ture  latine  et  des  légistes  imbus  du  Droit 
romain.  C'est  le  code  .Ju.stinien,  le  code  com- 
munautaire, qui  a  fait  Louis  XIV.  Et  depuis, 
le  Premier  Empire,  cette  reconstitution  de 
l'Empire  romain,  fut  l'œuvre  d'un  homme  de 
race  communautaire,  du  Latin  Bonaparte. 

■<  Le  collectivisme  marxiste  présente  la  con- 
ception de  l'état  le  plus  omnipotent  et  de  l'i- 
nitiative des  citoyens  la  plus  limitée  qu'on 
puisse  imaginer.  Or,  Karl  Marx  était  nu  juif 
d'origine  communautaire. 

«  Quand  les  Anglo-Saxons  d'origine  particu- 
lariste .se  développent  librement,  en  terre 
vierge,  comme  aux  États-Unis  et  en  Australie, 
qu'est-ce  qu'ils  fondent?  Des  démocraties.  — 
Dans  l'Amérique  du  Sud,  au  contraire,  les 
Latins,  de  formation  communautaire,  n'ont 
créé  que  des  monarchies,  ou  des  colonies  dé- 
pendant étroitement  du  pouvoir  central  et 
transformées  depuis,  non  en  démocraties, 
mais  en  Républiques  césariennes. 

«  M.  Demolins  démontre  la  supériorité  du 
peuple  particulariste  sur  le  peuple  communau- 
taire. .Je  crois  avoir  démontré  qu'un  peupla 
l)articulariste  n'e.st,  en  délinitive, qu'un  peuple 
à  tendance  démocratique.  11  en  ré'sulte,  me 
semble-t-il,  —  et  j'en  remercie  M.  Demolins  et 
l'école  de  la  Science  sociale,  —  un  argument 
en  faveur  de  la  démocratie.  » 

Ati  Canada,  grâce  au  zèle  de  notre 
ami  Léon  Gérin  et  de  sou  groupe,  la 
Science  sociale  commence  à  s'miposeraux 
esprits  vigoureux  et  attentifs.  Le  Xationa- 
lisle  de  Montréal  publie  un  article  du 
D''  Bournival,  dont  nous  détachons  le 
passage  suivant  : 


126 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


<•  Il  est  agréable  de  constater,  chez  les  tra- 
vailleurs intellectuels  canadiens-irancais,  un 
regain  d'intérêt  pour  les  études  sociales.  Les 
jeunes  surtout  l'ont  preuve  d'une  ai'deur  très 
louable.  Voilà  qui  est  de  bon  augure. 

<■  Une  des  manifestations  les  plus  remarqua- 
bles de  ce  réveil  des  études  sociales,  a  été  la 
conférence  de  M.  Tabbé  Brosseau  àKl'niversité 
Laval. 

••  Cette  CjOnférence  était  une  critique  du 
livre  de  M.  Edmond  Demolins,  A  t/uui  lient 
la  supériuriti'  (1rs  Anglo-Sa.runs,  j)ublié  en 
France  il  y  a  déjà  sept  ans,  traduit  et  im- 
primé en  neuf  langues,  arrivé  à  sa  vingt-cin- 
quième édition.  <■  Dépouillée  non  seulement 
de  sa  tournure  oratoire,  mais  encore  de  tout 
ce  qui  est  accessoire  à  la  preuve  »,  elle  fut 
publiée  dans  la  livraison  de  mars  do  la  «  Revue 
Canadienne  ».  M.  Léon  Gérin,  élève  d(>  Demo- 
lins, et  le  représentant  autorisé  de  la  science 
sociale  au  Canada,  répliqua,  dans  la  livraison 
d'avril  de  la  même  Revue,  remettant  la  ques- 
tion au  point  et  faisant  justice  des  prétentions 
étranges  du  critique-conférencier. 

«  Quelques-uns  veulent  voir  dans  le  livre  de 
M.  Demolins  sur  la  supériorité  d(>s  Anglo- 
Saxons  un  parti  pris  et  une  admiration  systé- 
matique des  institutions  anglaises;  rien  n'est 
plus  éloigné  de  la  vérité.  L'auteur  se  borne  à 
une  constatation  scientilique;  il  rappelle  un 
fait  connu  :  la  merveilleuse  vitalité  de  la  race 
^nglo-saxonne  et  le  grandiose  essor  de  la  puis- 
sance britannique.  A  l'aide  d'une  méthode 
scientifique  (la  méthode  de  Le  Play),  qui  re- 
pousse les  théori(^s  à  pi'iori  et  les  systèmes 
sortis  d'une  induction  artificielle,  il  montre  les 
causes  de  ce  fait  indéniable  ;  puis,  en  conclu- 
sion, il  est  amené  à  iirojioser  des  remèdes 
efficaces  à  ses  compatriotes  et  autres  peuples 
que  leur  formation  sociale  retarde  sur  le  che- 
min du  progrès.  Je  m'étonne  que,  dans  cette 
France  d'Amérique,  l'on  s'obstine  encore  à 
ignorer  la  bonne  semence  d'idées  sociales  géné- 
reusement répandue  par  31.  Demolins  dans 
cet  ouvrage  au  titi-e  si  suggestif  :  .4  quui 
tient  la  supériorUé  des  Anglo-Saxons,  quand 
les  événements  de  tous  les  jours  concourent  à 
banaliser  les  vérités  sociales  que  l'auteur  en 
a  dégagées. 

<■  Rarement,  un  livre  a  été  aussi  lu  et  relu, 
commenté  et  approuvé:  et,  de  fait,  les  maîtres 
de  la  pensée  contemporaine,tant  en  France  qu'à 
l'étranger,  en  ont  approuvé  l'idée  maiti'esse. 

«  Des  livres  comme  celui  de  31.  Demolins 
sur  les  Anglo-Saxons  sont  propres  à  nous  des- 
siller les  yeux,  à  dissiper  des  illusions  aussi 
chères  que  dangereuses:  nous  devons  en  faire 
notre  profit. 

<■  Pour  nous,  Français  du  Canada,  qui  vi- 
vons sous  le  même  toit  que  les  Anglo-Saxons. 
l'exactitude  du  diagnostic  de  léminent  socio- 
logue nous  apparaît  dans  une  évidence  frap- 
pante, et  les  remèdes  qu'il  propose,  pour  être 
discutables,  n'en  sontpas  moins  précis  et  quasi 
.spécifiques. 


<■  Du  reste,  .M.  Demolins,  eu  psychologue 
i-élléchi.  n'a  pas  dû  s'attenilre  de  gagner,  chez 
tous  les  lecteurs  de  son  premier  volume,  une 
adhésion  raisonnée.  Mais  il  a  pu  espérer  con- 
vaincre le  lecteur  attentif  et  lilire  de  tout  pré- 
jugé, qu'il  y  a  une  science  sociale,  qu'il  existe 
des  lois  immanentes  régissant  les  phénomènes 
sociaux.  Avant  de  gagner  les  esprits,  il  faut  les 
ébranler.  » 

Dans  l'Avenir  du  Xord,  du  Canada, 
M.  Fernaud  Rinfret,  nous  tient  au  courant 
de  l'œuvre  de  vulgarisation  poursuivie 
par  M.  Léon  Gérin. 

«  Tandis  que  31.  Siegfried,  dans  son  trop  fa- 
meux livre,  ne  semble  guère  s'être  occupé  que 
de  poser  les  données  d'un  proltlème  l'eligieux, 
scolaire,  économique  et  politique  au  Canada, 
sans  trop  en  chercher  l'origine  lointaine  et  en 
ne  se  basant  quesur  desobservations  actuelles, 
un  Canadien  français,  M.  Léon  Gérin,  dans  un 
travail  présenté  à  la  Société  royale  du  Canada, 
s'e.st  occupé  de  promouvoir  la  vulgai'isation 
d'une  méthode  fixe  d'études  sociales;  et  nous 
nous  réservions,  aussitôt  notre  étude  terminée 
sur  le  livre  de  3L  Siegfried,  d'examiner  la  mé- 
thode que  nous  apportait  31.  Gérin. 

■<  Aussi  ])ien  en  savions-nous  déjà  quelque 
chose,  par  les  monographies  de  Frédéric  Le  Pla\- 
et  les  travaux  d'Henri  de  Tourville.  aboutis- 
sant à  une  Xomenelnliire  :^oriale,  qui  est  la 
l)ase  de  cette  nouvelle  méthode  et  qui  cons- 
titue un  instrument  de  recherches  très  pré- 
cieux: avions-nous  lu  aussi  les  ouvrages  de 
M.  Demolins,  le  grand  vulgarisateur  des  théo- 
ries des  deux  premiei's,  et  les  nombreux  et 
substantiels  articles  de  la  Revue  la  Science 
sociale,  de  Paris.  L'idée  de  vulgariser,  au 
Canada,  ces  moyens  de  résoudi-e  des  problè- 
mes auxquels  nous  sommes  quotidiennement 
mêlés  nous  parut  donc  excellente,  et  le  tra- 
vail de  3L  Gérin  méritait,  avant  tout  autre, 
que  nous  nous  en  occupions,  notre  expérience 
personnelle  nous  ayant  convaincu  de  l'excel- 
lence pratique  de  cette  méthode  sociologique, 
et  d'autre  part  de  la  nécessité,  pour  nous, 
d'une  méthode  de  ce  genre.  » 

31.  Rinfret  termine  son  article  en  annon' 
çant  qu'il  étudiera  prochainement  les  con- 
clusions de  la  Scimce  sociale,  d'après  les 
travaux  de  M.  Léon  Gérin. 


(.4  suivre.) 


R.  S. 


On  trouvera,  au  Bulletin  bibliographi- 
que, l'annonce  de  deux  publications  récen- 
tes consacrées  à  Henri  de  Tourville. 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


\r, 


A  TRAVERS  LES  FAITS  RECENTS 


M.  Clemenceau  se  plaint  des  solliciteurs.  —  l.es 
circulaires  contre  le  «  passnge  à  tabac  •  et  contre 
la  paresse  des  lonctionnaires.  —  Les  commer- 
çants détaillants  et  le  repos  du  dimanche.  —  Un 
projet  d'inipùt  sur  l'oisiveté.  — Le  lord-maire  de 
Londres  à  Paris  et  I'  «  Entente  cordiale  ».  —  Les 
États-Unis  à  Ciiha. 


De  nombroiLx  discours  ministériels  ont 
marqué  la  fin  des  vacances  parlementaires, 
et  M.  Clemenceau,  notamment,  s'est  dis- 
tingué à  plusieurs  endroits,  en  sortant  de 
la  banalité  courante  de  ces  sortes  de  dé- 
monstrations. Il  semble  que  cet  homme 
politique,  après  avoir  fait  de  l'opposition 
toute  sa  vie,  s'éprend  aujourd'hui  d'un 
certain  idéal  de  gouvernement  stable  et 
foi^t,  ce  qui  lui  donne  occasion  de  planer 
au-dessus  des  petitesses  coutumiéres  et  de 
se  poser,  tantôt  en  conciliateur,  tantôt  en 
réformateur,  tantôt  en  philosophe  mélan- 
colique et  désabusé. 

Dans  un  de  ces  discours,  prononcé  à 
Draguignan.  le  14  octobre  dernier,  le 
ministre  a  dénoncé  un  fléau  dont  nous 
avons  souvent  parlé  nous-mêmes,  et  dont 
les  hommes  indépendants  se  sont  plaints 
bien  des  fois  :  celui  des  solliciteurs.  Le 
métier  de  ministre  est  agréable  sans  doute, 
puisqu'il  est  recherclié  par  bien  des  ama- 
teurs; mais  cet  agrément  est  empoisonné 
par  l'ennui  d'avoir  à  faire  face  à  l'assaut 
continuel  des  quémandeurs.  Cet  ennui  est 
grave,  parce  qu'il  n'y  a  pas  moyen  d'écon- 
duire  les  fâcheux  sans  mécontenter  des 
députés  ou  des  électeurs  dont  on  a  besoin, 
et  que,  d'autre  part,  si  l'on  voulait  satis- 
faire tout  le  monde,  le  budget  serait  vite 
dévoré  (ce  qui  arrive  d'ailleurs). 

Laissons  parler  le  ministre  : 

«  Si  je  ne  me  plains  pas  des  conditions 
du  gouvernement  parlementaire,  qu'il  me 
soit  permis  de  noter  au  passage  le  trait 
de  nos  mœurs  qui  contribue  si  gravement 
à  le  défigurer;  je  veux  parler  de  l'assaut 
des  solliciteurs.  Trop  d'habitudes  des 
temps  passés  prévalent  encore  dans  notre 
démocratie  ;  les  grandes  faveurs  de  cour 
ont  dispaini.  mais  pour  se  diluer  en  de  no- 
tables et  même  en  menus  avantages,  dont 


l'excuse  parfois  est  d'apporter  les  faibles 
ressources  d'un  fonctionnarisme  indigent 
aux  vaincus  de  la  lutte  pour  la  vie,  qui  ne 
sont  pas  nécessairement  les  plus  propres 
à  régler  administrativement  la  vie  d'au- 
trui. 

«  Assiégé,  le  député  a  pour  unique  re- 
cours d'assiéger  son  ministre,  et  j'ai  sou- 
vent pensé  qu'il  n'y  avait  pas  toujours  la 
juste  proportion  entre  les  exigences  de 
l'intérêt  public  et  les  requêtes  de  l'intérêt 
privé.  Le  mal  peut  être  de  minime  im- 
portance, en  comparaison  des  monstrueux 
abus  de  la  monarchie,  (lu'un  homme,  tel 
que  Turgot,  fut  impuissant  à  réprimer.  11 
ne  m'en  a  pas  moins  paru  nécessaire  de 
dénoncer  une  fois  de  plus  la  malheureuse 
épidémie  de  fonctionnarisme  qui  sévit  si 
cruellement  du  haut  en  bas  dans  tous  les 
rangs  du  peuple  français. 

«  Qui  n'a  pas  de  place  en  veut  une,  qui 
en  a  une  en  veut  une  meilleure.  Le  fau- 
ttnil  doré  d'une  sous-préfecture  parait  être, 
en  particulier,  l'objet  d'une  obsédante  han- 
tise pour  les  jeunes  gens  de  notre  bour- 
geoisie qui  croiraient  déroger  dans  les 
carrières  du  commerce,  de  l'industrie,  de 
l'agriculture,  sources  uniques  de  la  prospé- 
rité du  pays.  C'est  un  bien  mauvais  signe, 
cette  peur  des  libres  initiatives,  cette  re- 
cherche empressée  de  la  dépendance. 

«  Au  ministre  de  l'intérieur  de  déplorer, 
plus  que  tout  autre,  un  état  d'esprit  qui 
lui  fait  perdre  le  meilleur  de  son  temps, 
alors  que  ses  chefs  de  services  attendent 
vainement  les  prétendus  loisirs  qui  leur 
permettront  enfin  de  travailler.  Je  dénonce 
le  mal  et  j'en  attendrais  avec  confiance  la 
disparition  prochaine,  si  je  ne  croyais 
voir,  d'ici,  quelques-uns  de  ceux-là  même 
qui  m'applaudissent,  guetter  du  coin  de 
l'œil  le  moment  favorable  pour  glisser 
aimablement  dans  ma  poche  une  note  in- 
téressée. » 

On  remarquera  la  phrase  que  nous 
avons  mise  en  italique.  Nous  ne  savons  si 
M.  Clemenceau  lit  quelquefois  la  Science 
sociale,  mais  assurément  les  doléances 
qu'il  exprime  sont  l'écho  direct  ou  indirect 
de  celles  que  nous  exprimons  ici  depuis 
vingt  ans,  ou  plutôt  des  conclusions  que 
la  méthode  d'observation   nous  a  permis 


128 


BULLETIN   DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


de  mettre  eu  lumière.  Oui,  il  est  fâcheux 
de  voir  uue  foule  de  jeunes  gens,  assez 
bien  doués  pour  réussir  dans  les  carriè- 
res indépendantes,  se  précipiter  vers  les 
fonctions  publiques,  auxquelles  on  ne  peut 
arriver  que  par  ce  procédé  de  la  sollici- 
tation qui  rend  l'existence  insupportable 
à  nos  nainistres.  Mais  prend-on  le  chemin 
de  diminuer  le  nombre  des  solliciteurs 
lorsqu'on  multiplie  les  fonctions  publi- 
ques, lorsqu'on  élargit  continuellement 
les  attributions  de  l'État  et  lorsqu'on  fait 
des  ouvertures  gracieuses  aux  socialistes, 
c'est-à-dire  à  ceux  qui  veulent  transformer 
toutes  les  entreprises  privées  en  adminis- 
trations d'État?  Evidemment  non,  et.  si 
nous  ne  changeons  pas  de  système,  les 
ministres  auront  besoin  d'accroître  de 
plus  en  plus  la  dimension  de  leurs  anti- 
chambres, car,  certainement,  elles  seront 
de  plus  en  plus  encombrées. 

M.  Clemenceau  voit  dans  ces  mœurs  une 
survivance  de  l'ancien  régime.  Il  a  rai- 
son :  mais  il  faut  s'entendre  sur  ce  que 
peut  être  une  survivance.  L'orateur,  dans 
son  discours  de  Draguignan,  a  l'air  de 
penser  qu'il  s'agit  d'une  habitude  essen- 
tielle au  régime  monarchique,  e1  dont  la 
société  actuelle  n'a  pas  encore  réussi  à  se 
débarrasser  tout  à  fait.  Nous  pensons, 
nous,  qu'il  s'agit  d'une  tendance  qui  se 
fait  jour  sous  tous  les  régimes,  lorsque  la 
machine  administrative  a  des  rouages  trop 
développés.  En  fait.  Louis  XIV  était  as- 
sailli de  solkicitations.  de  pétitions,  de  pla- 
cets.  de  recommandations,  comme  le  sont 
nos  ministres  actuels,  mais  l'on  peut  sou- 
tenir que,  les  places  à  distribuer  étant 
moins  nombreuses  et  le  budget  de  l'État 
bien  moins  considérable,  le  «  siège  »  sou- 
tenu par  le  monarque  était  moins  terrible 
que  celui  dont  est  victime  M.  ("lémen- 
ceau.  11  y  a  donc  survivance,  mais  sur- 
vivance avec  aggravation,  et  une  étiquette 
politique  quelconque  n'a  pas  la  vertu  de 
remédier  au  mal.  Il  y  faut  des  remèdes 
sociaux,  et,  pour  mieux  préciser,  des  re- 
mèdes provenant  de  la  généralisation  des 
initiatives  individuelles.  Il  faut  un  retour- 
nement de  l'esprit  public,  procédant  lui- 
même  d'un  retournement  de  beaucoup 
d'esprits  particuliers. 


Naguère  encore,  le  même  M.  Clemen- 
ceau essayait  d'obtenir,  par  des  circu- 
laires, deux  réformes  qui.  si  elles  étaient 
obtenues  véritablement ,  constitueraient 
un  progrès  notable  sur  l'état  de  choses 
antérieur. 

On  sait  ce  qu'il  faut  entendre  par  cette 
expression  d'argot  devenue  familière,  le 
«  passage  à  tabac  ».  Souvent,  quand  les 
agents  de  police  arrêtent  quelqu'un,  ils  ne 
se  contentent  pas  de  s'assurer  de  la  per- 
sonne de  leur  prisonnier,  mais  se  livrent 
sur  lui  à  des  voies  de  fait  contre  lesquels 
le  malheureux  se  trouve  désarmé.  Ce  n'est 
plus  une  arrestation  ;  c'est  une  exécution 
brutale,  parfois  une  vengeance,  parfois  un 
simple  amusement  de  sauvages.  La  circu- 
laire dont  nous  parlons  déclare  que  cet 
abus  ne  doit  plus  se  renouveler.  Promesse 
consolante.  Mais  les  pessimistes  songent 
que  des  milliers  de  circulaires,  animées  de 
non  moins  bienveillantes  intentions,  dor- 
ment sous  la  poussière  des  cartons  admi- 
nistratifs sans  avoir  laissé  la  moindre 
trace  de  leur  passage.  Celle  qui  interdit 
le  «  passage  à  tabac  »  sera-t-elle  mieux 
observée? 

La  police  a  souvent  à  soulTrir  de  la  part 
des  malfaiteurs.  Elle  a  ses  victimes  et  même 
ses  héros.  La  fonction  qu'elle  remplit  est 
éminemment  nécessaire  à  l'ordre  social. 
Mais  il  ne  faut  pas  que,  soit  par  réaction 
contre  de  longues  heures  de  passivité  fa- 
tigante, soit  par  imitation  des  procédés  en 
usage  dans  le  monde  spécial  qu'elle  sur- 
veille, elle  se  laisse  aller  à  des  excès  qui 
la  rendraient  aussi  redoutable  aux  hon- 
nêtes gens  qu'aux  autres.  Un  spirituel 
chansonnier  avait  déjà,  sous  ce  rapport, 
caricaturé  les  agents  dans  des  vers  cé- 
lèbres : 

...  pour  faire  peur  aux  émeutiers 
Ils  lapent  sur  la  tête  des  rentiers. 

C'est  quelquefois  cela,  surtout  les  jours  de 
manifestations  orageuses,  où  les  curieux 
sont  aussi  nombreux  sur  le  pavé  que  les 
manifestants. 

L'autre  circulaire  visait  le  travail  des 
employés   de   ministère.  On  sait  à   quel 


UE    SCIENCE    SOCIALE. 


129 


point  est  devenue  proverbiale  l'habileté 
de  ces  employés  à  s'arranger  pour  venir 
à  leur  bureau  le  moins  possible  et,  lors- 
qu'ils s'y  trouvent,  pour  y  donner  un  mi- 
nimum de  travail.  Les  absences  abusives, 
notamment,  sont  un  abus  classique  et  sou- 
vent raillé.  Vous  allez  à  10  heures  voir 
un  chef  de  bureau  ;  il  n'est  pas  encore 
arrivé.  Vous  retournez  à  11;  il  est  déjà 
parti.  Il  existe  une  série  de  «  trucs  »  pour 
excuser  ou  dissimuler  ces  absences.  Quel- 
ques-uns, comme  celui  du  double  chapeau, 
sont  devenus  célèbres,  et  par  conséquent 
moins  efficaces:  mais  il  y  en  a  d'autres, 
et  l'imagination  des  intéressés  est  inépui- 
sable. Quant  au  travail,  c'est  un  fait  bien 
établi  qu'une  très  grande  partie  des  chan- 
sons de  café-concert  sont  composées,  dans 
un  recueillement  favorable  à  l'inspiration, 
par  des  employés  de  ministère.  Et  le 
nombre  de  ceux-ci,  sous  prétexte  d'une 
besogne  écrasante,  augmente  toujours! 

M.  Clemenceau  veut  que  cela  cesse,  et 
sa  circulaire  le  dit  bien  haut.  Le  ministre 
affiche  l'intention  de  punir  sévèrement 
ceux  qui  se  soustrairont  à  leur  tâche  jour- 
naUère.  Espérons  que  cette  tentative  sera 
couronnée  de  succès;  mais  constatons 
qu'en  présence  des  efforts  ministériels, 
chose  accidentelle  et  passagère,  se  dresse 
l'intérêt  des  bureaucrates,  chose  régulière 
et  permanente.  La  fixité  du  traitement, 
le  rôle  des  protections  dans  l'avancement, 
l'inutilité  ou  même  le  danger  du  zèle,  le 
caractère  abstrait  et  général  du  but  pour- 
suivi, qui  est  la  prospérité  du  pays,  com- 
munauté de  quarante  millions  d'êtres,  tout 
cela  est  bien  fait  pour  refroidir  les  enthou- 
siasmes laborieux,  s'il  en  existe.  Il  faut 
être  un  héros,  ou  un  spécialiste  amoureux 
de  sa  mission  spéciale,  pour  triompher  de 
cette  paresse  contre  laquelle,  avec  une 
intrépidité  méritoire,  veut  lutter  M.  Cle- 
menceau. 


Il  est  un  jour  de  la  semaine  où  le  repos 
est  fort  légitime,  et  l'on  sait  quelles  dis- 
cussions, quelles  réclamations  et  quelles 
agitations  a  provoquées,  depuis  deux  mois 
environ,  l'application  de  la  loi.  Là  encore, 


la  solution  du  problème  gît  en  grande 
partie  dans  Tinitiative  privée,  collaborant 
avec  l'action  prudente  du  législateur.  La 
loi  paraîtrait  moins  gênante  si  l'on  prenait 
Vhabitude  de  moins  acheter  le  dimanche 
et  de  se  passer  ce  jour-là  de  certains  ser- 
vices. Par  exemple,  les  personnes  qui  se 
font  raser  tous  les  jours  pourraient,  sans 
inconvénient  notable,  laisser  leur  barbe 
croître  du  samedi  au  lundi.  Mais  on  s'ar- 
rache difficilement  à  une  habitude. 

Parmi  les  manifestations  diverses  qu'a 
suscitées  la  question  du  repos  hebdoma- 
daire, nous  tenons  à  mentionner  la  réso- 
lution prise,  en  réunion  générale,  par  les 
commerçants-détaillants  de  Paris.  Dans 
l'ordre  du  jour  qui  a  clos  cette  réunion, 
les  commerçants-détaillants  ont  déclaré 
hautement  leur  refus  de  fermer  le  di- 
manche et  réclamé  le  repos  par  roule- 
ment. 

Cette  résolution  est  contraire  au  vœu 
des  employés,  et  contraire  aussi  au  pro- 
grès tel  que  les  faits  le  mettent  chaque 
jour  en  lumière.  Les  grands  magasins, 
dont  les  petits  boutiquiers  se  plaignent 
avec  tant  d'amertume,  ferment  générale- 
ment le  dimanche,  et  leurs  affaires  n'en 
vont  pas  plus  mal;  au  contraire.  Leurs 
employés,  traités  plus  humainement  et 
plus  raisonnablement,  ont  plus  de  cœur  à 
la  besogne.  Mais  les  petits  commerçants 
se  laissent  hypnotiser  par  de  petits  calculs. 
Ils  songent  seulement  à  la  perte  de  re- 
cettes que  représente  pour  eux  la  ferme- 
ture hebdomadaire  de  leur  magasin  et 
comptent  pour  rien  l'énervement,  la  dé- 
pression que  produit  à  la  longue  cette 
ouverture  permanente,  tant  sur  les  em- 
ployés que  sur  le  patron.  En  outre,  étant 
donné  les  habitudes  actuelles  d'une  partie 
de  la  population,  le  boutiquier  spécule 
précisément  sur  la  fermeture  des  grands 
magasins  le  dimanche  pour  escompter  ce 
jour-là  une  plus  forte  recette.  Un  petit 
mercier  de  la  rue  de  Vaugirard,  qui  ven- 
dait aussi  de  la  lingerie,  nous  disait  un 
jour  ':  «  Il  y  a  des  gens  qui,  en  s'éveillant 
le  dimanclie  matin,  s'aperçoivent  qu'ils 
n'ont  pas  de  chemise  à  se  mettre.  Ils 
courent  vite  chez  nous  pour  en  acheter, 
et  ils  ne  peuvent  courir  que  chez  nous. 


130 


BULLETIN   DE   LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


puisque  le  Bon  Marché  est  fermé.  »  Le 
désordre  et  l'imprévoyance,  surtout  dans 
la  classe  ouvrière,  tendent  donc  à  rendre 
la  vente  dominicale  plus  attrayante  pour 
certains  petits  magasins.  Mais,  si  l'on  sa- 
vait, une  bonne  fois  pour  toutes,  qu'il  n"y 
aura  pas  moyen  d'acheter  des  chemises 
le  dimanche,  on  s'arrangerait  bien  pour 
s'en  procurer  le  samedi  soir.  En  tout  cas, 
le  fait  à  observer,  c'est  que  la  résistance 
à  la  fermeture  du  dimanche  trouve  sur- 
tout ses  adeptes  dans  les  types  de  com- 
merçants les  moins  progressifs  et  les 
moins  prospères. 


II. y  a  des  gens  qui  se  reposent  sept  jours 
par  semaine.  Ce  sont  les  oisifs,  et  la  loi 
est  désarmée  contre  eux,  lorsqu'ils  ont 
des  moyens  d'existence  pour  entretenir 
confortablement  leur  oisiveté. 

Le  spectacle  des  oisifs,  au  moment  où 
l'on  s'ingénie  à  créer  de  nouvelles  res- 
sources budgétaires,  a  inspiré  à  un  mé- 
decin notable.  M.  le  docteur  Huchard, 
l'idée  d'un  impôt  nouveau  :  «  Il  y  a,  dit-il. 
400.000  individus  inoccupés  au  moins  en 
France.  Qu'on  leur  demande  à  chacun 
500  francs  pour  qu'ils  aient  le  droit  de  ne 
rien  faire.  Soit.  200  millions.  La  question 
sociale  est  à  moitié  résolue.  » 

L'idée  est  estimable,  mais  trop  simple  et 
trop  belle,  comme  le  sont  malheureuse- 
ment bien  d'autres  honorables  utopies.  En 
effet,  les  «  individus  inoccupés  »  se  divi- 
sent en  deux  classes  :  d'abord  ceux  qui  ne 
travaillent  pas  parce  qu'ils  ne  trouvent  pas 
de  travail,  et  l'on  ne  peut  songer  un  ins- 
tant à  punir  ces  mallieureux  de  leur  in- 
fortune ;  ensuite  ceux  qui  mènent  une 
existence  très  affairée  en  s'occupant  de 
choses  inutiles.  Mais  ils  ne  conviennent 
pas  qu'elles  sont  inutiles.  Le  collectionneur 
croit  utile  de  collectionner:  ie  sportsman 
croit  utile  de  faire  de  l'auto  :  celui  qui  «  fait 
courir  »  déclare  travailler  à  l'amélioration 
de  la  race  chevaline  ;  la  mondaine  qui  court 
les  bals  et  passe  chez  sa  couturière  le  temps 
qu'elle  ne  dépense  pas  en  visites  est  prête 
à  jurer  qu'elle  remplit  de  strictes  «■  obli- 
gations »  de  société.  Le  flâneur  se  donne 


des  buts  artistiques.  Le  touriste  se  fatigue 
plus  qu'un  caissier.  Le  gros  capitaliste  est 
extrêmement  occupé  par  la  surveillance 
de  ses  valeurs  et  le  détachement  de  ses 
coupons.  Le  propriétaire  de  nombreux  im- 
meubles a  affaire  à  ses  locataires,  à  ses  en- 
trepreneurs, à  ses  maçons.  De  très  hon- 
nêtes gens  sans  «  profession  »  s'adonnent 
à  de  bonnes  œuvres.  Et  d'autre  part  il  y  a 
des  gens  munis  d'une  profession,  et  qui  ne 
travaillent  guère  :  l'avocat  sans  clients,  le 
médecin  sans  malades,  l'administrateur 
«  décoratif  •>  d'une  société  financière,  qui 
touche  des  jetons  de  présence  et  n'admi- 
nistre rien  du  tout.  Il  y  a  —  ironie  des 
choses!  —  des  gens  qui  commencent  à  se 
secouer  et  à  travailler  véritablement  à 
partir  du  moment  où  ils  n'ont  plus  de  pro- 
fession. Tel  le  bureaucrate  qui.  ayant  par 
malheur  perdu  sa  place,  s'épuise  du  matin 
au  soir  en  laborieuses  démarches  pouv 
trouver  une  situation  nouvelle.  On  voit 
donc  combien  il  serait  difficile  d'atteindre, 
par  un  procédé  de  classement  non  arbi- 
traire, les  véritables  oisifs.  En  fait,  les  for- 
tunes qu'on  cherche  tout  simplement  à 
«  conserver  >>  sont  exposées  à  bien  des 
causes  de  dépérissement  qui  appauvrissent 
leurs  détenteurs.  S'il  y  a  des  exceptions, 
la  règle  est  que  la  richesse  ne  se  maintient 
pas  bien  longtemps  hors  du  travail. 


Une  des  «  ruches  »  les  plus  laborieuses 
de  l'univers,  c'est  la  Cité  de  Londres,  dont 
le  lord-maire  est  le  représentant.  Ce  di- 
gnitaire britannique,  en  qui  s'incarnent  à  la 
fois  les  traditions  les  plus  pittoresques  du 
Moyen  Age  et  le  sentiment  très  vif  des  pro- 
grès modernes,  a  été  reçu  à  Paris  avec 
une  cordialité  tout  à  fait  remarquable,  et 
l'on  a  cru  pouvoir  dire  que  1'  «  Entente  cor- 
diale »  entre  la  P'rance  et  l'Angleterre, 
après  cette  visite,  s'était  trouvée  resserrée. 

Le  lord-maire  n'est  pas  un  personnage  po- 
litique, mais  quelque  chose  qui  ressemble 
—  avec  des  nuances  —  à  notre  ancien 
«  prévôt  des  marchands  ».  Son  titre  e.st 
l'expression  du  respect  séculaire  professé 
par  nos  voisins  pour  les  institutions  qui 
attestent  leur  constante  vigueur  commer- 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


131 


ciale.  Or,  le  commerce  anglais,  comme 
l'ont  montré  à  plusieurs  reprises  les  rap- 
ports si  appréciés  de  notre  ami  M.  Jean 
Périer,  naguère  consul,  et  aujourd'liui  at- 
taché commercial  à  l'ambassade  de  France 
à  Londres,  intéresse  la  France  plus  que 
toute  autre  nation,  pour  cette  excellente 
raison  que  les  Anglais  sont  de  beaucoup 
les  plus  gros  acheteurs  d'articles  français. 
Quant  à  nos  importations  d'origine  an- 
glaise, tout  en  restant  loin  de  nos  expor- 
tations en  Angleterre,  elles  atteignent  un 
cliiffre  des  plus  considérables.  Les  deux 
pays  sont  «  complémentaires  »,  selon  l'ex- 
pression de  M.  Périer,  bien  plus  qu'ils 
ne  sont  concurrents,  et  cette  orientation 
des  intérêts  matériels  est  la  meilleure  base 
qu'il  soit  possible  de  trouver  à  une  «  en- 
tente cordiale  »,  parce  qu'elle  repose  sur 
des  faits.  Personnalité  commerciale,  le 
lord-maire  a  donc  toute  qualité  pour  en 
devenir  le  porte-drapeau. 

Par  une  heureuse  inconséquence,  nombre 
de  politiciens  français,  habitués  à  déclamer 
contre  les  patrons,  ont  fait  un  excellent 
visage  à  ce  chef  de  grands  patrons,  avouant 
implicitement,  par  leur  attitude,  que  les 
capitalistes  entreprenants  et  travailleurs 
sont  pour  quelque  chose  dans  la  prospérité 
générale  d'un  peuple,  et  gagnent  les 
honneurs  qui  leur  sont  décernés.  Ils  sen- 
tent aussi  que  la  courtoisie  dans  les  rela- 
tions internationales  n'est  pas  inutile  au 
développement  d'utiles  transactions.  C'est 
en  se  montrant  «  aimables  »  que  les  re- 
présentants des  maisons  allemandes  à 
l'étranger  nous  enlèvent  actuellement  de 
vieilles  clientèles.  C'est  de  même  en 
nous  montrant  de  plus  en  plus  polis,  ac- 
cueillants et  guéris  de  certains  préjugés 
xénophobes  que  nous  augmenterons  nos 
chances  de  «  faire  des  affaires  »  avec  nos 
voisins  d'outre-Manche  qui,  en  gens  pra- 
tiques, ne  denuindent  pas  mieux. 


Un  pays  où  l'entente  cordiale  semble 
d'une  pratique  difficile,  c'est  Cuba.  On  se 
rappelle  les  nombreuses  et  longues  insurrec- 
tions de  cette  île  contre  la  domination  espa- 
gnole. Tout  le  malheur  des  Cubains,  selon 


les  insurgés  d'alors  et  selon  bien  des  pu- 
blicistes  d'Furoi)e,  provenait  de  ce  que  la 
grande  Antille  était  soumise  à  une  monar- 
chie européenne,  et  que  l'indépendance, 
accompagnée  de  la  forme  républicaine,  la 
guérirait  instantanément  de  tous  ses  maux. 
L'indépendance  est  venue,  et  la  répu- 
blique avec  ;  mais  le  bonheur  parfait  n'a 
pas  été  exact  au  rendez-vous.  Malheureux 
sous  le  gouvernement  espagnol,  les  Cu- 
bains ont  continué  à  l'être  sous  les  chefs 
électifs  qu'ils  se  sont  donnés.  Et  les  insur- 
rections ont  recommencé,  à  tel  point  qu'en 
lisant  les  tlépéches  de  ces  derniers  mois, 
on  se  croyait  revenu  au  printemps  de  1898, 
c'est-à-dire  à  l'époque  de  convulsion  qui 
précéda  la  guerre  hispano-américaine. 
Cette  fois  encore,  les  Américains  sont  in- 
tervenus, non  point  contre  les  Espagnols 
pour  délivrer  leurs  protégés,  mais  contre 
leurs  protégés  eux-mêmes  pour  les  délivrer 
de  leurs  discordes  intestines,  qu'ils  ne  sa- 
vaient pas  réprimer. 

En  fait,  et  comme  on  l'avait  prévu  de- 
puis longtemps,  l'île  de  Cuba  est  devenue 
«  possession  »  américaine,  si  Ton  classe 
sous  ce  terme  les  «  pays  de  protectorat  ». 
Voisine  des  États-Unis,  et  formant  comme 
le  prolongement  de  la  Floride,  l'île  inté- 
resse grandement  le  marché  américain 
par  sa  production  sucrière,  et  c'est  un 
point  essentiel,  pour  les  Yankees,  que  de 
s'assurer  cette  source  d'approvisionne- 
ment. La  république  cubaine  est  donc 
condamnée  à  n'avoir  pas  plus  d'indépen- 
dance que  la  jeune  république  de  Pa- 
nama, créée  naguère  «  pour  les  besoins  de 
la  cause  »  par  un  démembrement  de  la 
Colombie.  Et  les  autres  républiques  sud- 
américaines  elles-mêmes,  comme  nous  le 
disions  dernièrement  à  propos  du  congrès 
panaméricaiii  de  Rio-de-Janeiro,  sont  en 
voie  de  ne  plus  conserver  beaucoup  plus 
d'indépendance  réelle  que  n'en  eurent 
dans  l'antiquité  les  cités  grecques  après 
la  victorieuse  expansion  des  Macédoniens. 

Les  insurgés  cubains  n'ont  donc  pas 
gagné  ce  qu'ils  voulaient  à  leur  révolte 
contre  l'Espagne,  puisqu'ils  ont  échangé 
une  domination  extérieure  pour  une 
autre  domination  extérieure,  mais  ils 
y   gagneront,  sans    l'avoir    voulu,   d'être 


132 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE   INTERNATIONALE    DE    SCIENCE    SOCIALE. 


mis  à  une  bonne  école  d'initiative  et 
d'énergie.  Toutefois,  il  faut  qu'ils  veuil- 
lent bien  imiter  leurs  maîtres,  au  lieu  de 
se  laisser  simplement  exploiter  par  eux, 
car  TAnglo-Saxon  n'est  éducateur  que  pour 
ceux  qui  savent  faire  de  son  spectacle  une 
éducation.  Si  les  Cubains  savent  méditer 
cette  vériifé  et  en  faire  leur  profit,  mais 
seulement  dans  ce  cas,  l'opération  se  chif- 
frera pour  eux  par  un  bénéfice.    . 

Gabriel  d'Azamisuja. 
Cours  de  Science    sociale. 

M.  Paul  Bureau  étudiera,  cette  année, 
le  Travail  de  Fabrication.  Nous  rappelons 
que  ce  cours  a  lieu  le  mercredi  à  5  hfuircs, 
à  la  Société  de  Géographie. 

M.  G.  Melin  continue  à  étudier  la  Fa- 
mille et  l'Education.  Son  cours  a  lieu  à  la 
Faculté  des  lettres  de  Nancy,  devant  un 
nombreux  auditoire. 

A  VEcole  des  Roches,  M.  Edmond  l)e- 
molins  poursuit  son  enseignement  de 
science  sociale  aux  grands  élèves  de  la 
Section  spéciale.  11  leur  fait  faire  des  tra- 
vaux pratiques  sur  les  phénomènes  de  ré- 
percussions sociales  et  établir  des  tableaux 
de  ces  répercussions.  Quelques-uns  de  ces 
tableaux  seront  publiés  dans  la  Revue. 

"SI.  Demolins  fait,  en  outre,  tous  les  di- 
manches, une  conférence  aux  élèves  des 
classes  supérieures  sur  les  parties  du  pro- 
gramme da  Baccalauréat  qui  sont  éclairées 
par  la  Science  sociale. 


M.  l'abbé  Picard,  aumônier  du  lycée 
Louis-le-Grand,  membre  de  notre  Société, 
nous  prie  d'annoncer  la  reprise  de  son 
Cours  de  science  religieuse  selon  la  mé- 
thode de  H:  de  Tourville. 

Il  se  propose  d'envoyer  aux  membres 
de  la  Société  qui  habitent  Paris  une  carte 
d'entrée  —  ou  plusieurs  selon  leur  désir 
—  qu'ils  recevront  prochainement.  —  Le 
cours  est  gratuit.  Il  aura  lieu,  cette  an- 
née, du  11  novembre  au  17  février.  Il 
se  fait  rue  de  Furstenberg,  6,  près  de  Saint- 
Germain-des-Prés.  le  dimanche  matin,  à 
9  h.  45,  pour  finir  toujours  avant  II  heures. 


BULLEriN  DE  L  ECOLE  DES  ROCHES 

Voici  le  résultat  des  examens  du  bacca- 
lauréat, pour  la  session  1906  : 

Classe  de  Philosophie. 
Un  candidat,  reçu  :  René  Saqcet. 
Classe  de  Mathématiques. 
5  candidats,  4  reçus  : 

1.  Maurice  Bosquet,  reçu,   avec   men- 

tion assez  bien,  à  l'In-stitut  électro- 
technique de  Nancy,  et  reçu  au  bac- 
calauréat es  sciences; 

2.  Georges  Lecointre,  mention  bien; 

3.  Pierre   de    Ruusiers,  mention  assez 

bien: 

4.  Guy  Thurnevssen  ; 

In  5''  candidat  s'est  présenté,  en  juillet 
seulement,  après  une  maladie.  Il  a 
été  ajourné  : 

Classe  de  l'e. 

Il"''  B.  —  7  candidats,  7  reçus  : 

1.  Louis  BÉLiÈREs; 

2.  Jean    Desplanciies,     mention    assez 

bien  : 

3.  Robert  Firmin-Didot  : 

4.  Jacques  Musmer.  mention  assez  bien: 

5.  Marcel  Planquette; 

G.  Olivier  Pillet  (se  présentait  seul, 
sans  avoir  suivi  tous  les  cours  de  la 
classe  de  l"'?); 

7.  André  Pusinelli. 
I''-  G.  —  4  candidats,  4  reçus  : 

1.  Octave  Mentré,  mention  assez  bien; 

2.  Jacques  Mumer  ; 

3.  Marcel  Planquette,   mention    assez 

bien  ; 

4.  René  Lorillun. 

l'"'^  D.  —  2  candidats.  2  reçus  : 

1.  Jacques  Mdsnier,  mention  bien; 

2.  Armand  D.wel  (se  présentait  seul). 

Total  :  Candidats  présentés     17 
—        reçus  16 

II  en  juillet.  5  en  novembre. 

Diplômes  obtenus         19 
dont  8  avec  mention. 

Ces  résultats  confirment,  en  les  accen- 
tuant encore,  ceux  des  années  précédentes. 
Ils  sont  une  nouvelle  preuve  que  le  régime 
de  «  l'École  nouvelle  »,  est  aussi  favorable 
aux  études  scolaires  qu'au  développement 
physique. 


BULLETIN     BIBLIOGRAPHIQUE 


Henri  de  Tourville  et  son  œuvre 
sociale,  par  G.  Meliii,  cliaraé  de  cours  à 
la  Faculté  de  Nancy.  Berger-Levrault. 

Cette  étude  ré.sume  sous  une  forme  très 
précise  l'œuvre  sociale  d'Henri  de  Tour- 
ville.  L'auteur  s'attache  particulièrement 
à  mettre  en  lumière  le  savant  et  l'éduca- 
teur. 

Cette  brochure  contient,  en  appendice  : 
la  nomenclature  sociale,  la  liste  des  tra- 
vaux et  (juelques  lettres  inédites  d'H.  de 
Tourville. 

Henri  de  Tourville  (1842-1903),  par 
Claude  Bouvier.  Paris,  Bloud  et  C''\ 
Voici  les  divisions  de  l'ouvra i^'e  :  I.  Pré- 
paration lointaine  de  Henri  de  Tourville  à 
son  œuvre;  II.  L'élève,  le  continuateur  et 
rémule  de  Le  Play;  III.  L"apologiste  ;  IV. 
Le  directeur  d'âmes;  V.  Conclusion.  La 
mort  de  Tourville,  synthèse  de  sa  vie. 

Les  deux  premières  parties,  qui  nous 
intéressent  plus  particulièrement  au  point 
de  vue  scientifique,  sont  un  exposé  clair 
et  vivant  de  l'œuvre  sociale  d'Henri  de 
Tourville.  Des  citations  inédites  et  de 
nombreuses  notes  viennent  éclairer  et 
compléter  le  texte. 

La  guerre  morale  moderne.  De  Lissa 
à   Tsoushima,  par   Michel  Merys   (G. 
Blanchon).  lieutenant    de   vaisseau   en 
retraite.  Paris,  Augustin  Challamel. 
L'auteur  traite  la  question  principalement 
au  point   de    vue  technique.    Il  examine 
successivement   :   la  période   actuelle  de 
l'histoire  navale;  le  caractère  des  opéra- 
tions qui  ont  la  mer  pour  théâtre  ;  la  dé- 
fensive et  l'offensive  ;  le  matériel  et  la  tac- 
tique; la  stratégie,  etc.  Comme  le  dit  M.  le 
vice-amiral   Humann    dans   sa   préface   : 


«  L'heure  n'est  pas  venue  où  l'on  puisse 
prétendre  dégager  d'une  façon  doctrinale 
les  enseignements  qui  découlent  de  la  ré- 
cente guerre  en  Extrême-Orient.  L'histo- 
rien est  donc  réduit  à  quelques  faits  ma- 
tériels, aux  renseignements  fournis  par 
la  presse,  ou  par  des  témoins  plus  ou 
moins  oculaires.  Il  n'en  faut  pas  moins 
féliciter  M.  Michel  Mérys  d'avoir  traité  la 
question  avec  l'ampleur  qu'elle  comporte 
et  un  jugement  aiguisé  par  l'expérience 
des  controverses  maritimes.  » 

La  découverte  du  vieux  monde,  par  un 

étudiant  de  Chicago.  PIon-Nourrit. 

Après  avoir  raconté,  l'on  sait  avec  quel 
succès,  son  voyage  .4m  Pays  de  «  la  Vie 
intense  »,  M.  Félix  Klein  nous  donne  au- 
jourd'hui les  impressions  qu'éprouverait 
en  France  un  jeune  Américain. 

Avec  toute  la  liberté  de  style  et  aussi  de 
pensée  qu'autorise  un  mélange  commode 
de  fiction  et  de  réalité,  il  nous  promène  à 
travers  les  idées  en  même  temps  qu'il  par- 
court nos  provinces.  Son  héros  visite  Paris, 
Rouen,  Versailles,  Lyon,  le  Quercy.  le 
Tarn,  le  Forez,  l'Auvergne,  d'autres  pays 
encore,  et  il  se  passionne  pour  notre  vieille 
France.  Mais  ces  voyages  ne  lui  servent 
que  de  prétexte  à  examiner  nos  difficultés 
politiques,  sociales,  religieuses,  nos  lois  et 
nos  mœurs  trop  peu  tolérantes;  les  divi- 
sions entre  catholiques  même,  surtout 
l'angoissant  problème  de  la  Séparation. 

Impossible  de  poser  ni  de  résoudre  tant 
de  graves  questions  avec  plus  de  naïveté 
que  n'en  déploie,  en  apparence,  l'étudiant 
de  Chicago  ;  impossible,  si  l'on  va  au  fond, 
d'y  mettre  plus  de  franchise,  plus  de  pé- 
nétration, plus  d'indépendance. 


CHEMIN    DE    FER    D'ORLEANS 


L'hiver  à  Arcachon,  Biarritz,  Dax,  Pau,  etc. 

Billets  d'aller  et  retour  individuels  et  de  famille  de  toutes  classes. 

Il  est  délivré  par  les  gares  et  stations  du  réseau  d'Orléans  pour  Arcachon.  Biarritz,  Dax,  Pau 
et  les  autres  stations  hivernales  du  Midi  de  la  France  :  1°  des  billets  d'aller  et  retour  individuels  de 
toutes  classes  avec  réduction  de  25  0/0  en  I--"  classe  et  '20  0/0  en  2"  et  3«  classe;  2"  des  billets  d'aller 
et  retouL*  de  famille  de  toutes  classes  comportant  des  réductions  variant  de  20  0/0  pour  une  famille  de 
2  personnes  à  40  0/0  pour  une  famille  de  6  personnes  ou  plus.  Ces  réductions  sont  calculées  sur  les 
prix  du  tarif  général,  d'après  1;t.  distance  parcourue  avec  minimum  de  300  kilomètres,  aller  et  retour  compris. 

La  famille  comprend  :  père,  mère,  mari,  femme,  enfant,  grand-père,  grand'mère,  beau-père,  belle- 
mère,  gendre,  belle-fille,  frère,  sœur,  beau-frère,  belle -sœur,  oncle,  tante,  neveu  et  nièce,  ainsi  que  les 
serviteurs  attachés  à  la  famille. 

Ces  billets  sont  valables  33  jours,  non  compris  les  jours  de  départ  et  d'arrivée.  Cette  durée  de  vali- 
dité peut  être  prolongée  deux  fois  de  30  jours,  moyennant  un  supplément  de  10  0/0  du  prix  primitif 
du  billet  pour  chaque  prolongation. 

CHEMINS  DE  FER  DE  PAUIS-LYON-MÉDITEBEANÉE 


La  Compagnie  a  mis  en  marche,  à  partir  du  3  Novembre,  les  trains  extra-rapides  de  nuit  17  et  18 
desservant  le  littoral  de  la  Méditerranée. 

Ces  trains  ont  lieu  : 

A  l'aller,  le  train  17,  du  3  Novembre  au  9  Décembre,  les  mercredis  et  samedis;  du  10  Décembre  au 
3  Mai,  tous  les  jours  sauf  le  jeudi  ;  du  4  au  17  Mai,  les  lundis,  mercredis,  vendredis  et  samedis  ;  du  18 
au  29  Mai,  les  mercredis  et  samedis. 

Au  retour,  le  train  18,  du  ô  Novembre  au  11  Décembre,  les  lundis  et  vendredis;  du  12  Décembre 
au  4  Mai,  tous  les  jours  sauf  le  jeudi;  du  5  au  H!  Mai,  les  lundis,  mardis,  vendredis  et  samedis;  du  17 
au  31  Mai,  les  lundis  et  vendredis. 

Trajet  de  PARIS  à  NICE  en  15  heures. 

Ces  trains  (à  nombre  de  places  limité)  oiïrent  des  places  de  1"  classe  ordinaires,  de  wagons-lits,  de 
lits-salon  et  de  salon  à  2  lits  complets. 

On  peut  se  faire  réserver  des  places  d'avance  en  s'adressant  à  la  gare  de  Paris  ou  aux  bureaux  de 
ville  de  la  rue  Saint-Lazare,  88,  de  la  rue  Sainte-Anne,  6.  et  rue  de  Rennes.  45. 

CHEMIN  DE  FER  DU  NORD 


Voyages   Internationaux  avec  Itinéraires   facultatifs 

A  effectuer  sur  les  divers  grands  Réseaux  français  et  les  principaux    Réseaux  étrangers. 
Validité  :  45   à  90  jours.  Arrêts  facultatifs. 

Cartes  d'Abonnement  Belges  de  5  et  15  jours 

Délivrées  par  toutes  les  Gares  et  Stations  du  réseau   du  Nord,  donnant   droit  à  un  Voj^age  Aller  et 
Retour  sur  les  Lignes  Françaises  et  libre  parcours  sur  tous  les  Réseaux  Belges. 

Voyages  circulaires  divers  pour  visiter  la  Belgique 

Prix  très  réduits.  Validité  :  30  jours. 
Consulter  le  LIVRET  GUIDE  NORD.  Prix  :  20  centimes. 


CHEMINS  DE  FER  DE  L'OUEST 


IiES  ilFflGHES  EH  CJIHTES  POSTilltES 

La  Compagaie  des  Chemins  de  fer  de  l'Ouest  met  en  vente,  au  prix  de  0  fr.  40,  dans  les  Biblio- 
thèques des  gares  de  son  réseau,  un  carnet  sous  couverture  artistique  de  8  cartes  postales 
illustrées  reproduisant  eu  couleur  les  plus  jolies  affiches  établies  pour  son  service  entre  Paris  et 
Londres,  par  Rouen,  Dieppe  et  Newhaven,  et  contenant,  en  outre,  la  relation  de  ce  voyage  avec 
S  vues  en  simili-gravure  des  principaux  points  situés  sur  le  parcours. 

Ce  carnet  de  cartes  postales  est  adressé  franco  à  domicile,  contre  l'envoi  de  0  fr.  40  en  timbres- 
poste  au  service  de  la  publicité  de  la  Compagnie,  20,  rue  de  Rome,  à  Paris. 


BIBLIOTHEQUE   DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

PUBLIÉE   SOLS    LA    DIRECTION    DE 

M.    EDMOND    DEMOIilN 


SïlWTHBQt^'  n 


L'HUMANITËf''"  '^' 


ÉVOLUE-T-ELLE 

VERS  LE   SOCIALISME? 


ÉTUDE    ET    CLASSIFICATION 
DES    DIVERSES    APPLICATIONS    DU    SOCIALISME 


PAR 


Paul  DESCAMPS 


PARIS 

BUREAUX    DE   LA    SCIENCE    SOCIALE 

5G,     RUE    JACOB,     56 

1906 


SOMMAIRE 


Préface,  inxr  M.  Edmond  Demolins o 

I.  I-  Théories  et  systèmes.  P.  6. 

Définition  clos  trois  variétés  du  Socialisme  :  Comnuinisnio.  CoIIoctivisme, 
Monopolisme. 

1"  Les  théories  communistes.  —  Systèmes  do  Platon;  —  de  Thomas 
Morus;  —  d(^  Canipanolla  : —  de  Saint-Simon  ;  — de  Fourior;   —  de  Tolstoï; 

—  doKropotkine. 

2"  Les  théories  collectivistes.  —  Systèmes  de  Proudhon  ;  —  de  Louis 
Blanc; —  do  Lassalle;  — de  Karl  Marx;  —  deKetteler;  —  de  Colins; —  delluet. 

3°  —  Les  théories  monopolistes.  —  Le  socialisme  corporatif.  —  Le  socia- 
lisme do  la  Chaire.  — Lr  socialisme  agraire. 

IL  —  Les  applications  du  communisme.  P.  17. 

1"  Le  communisme  de  famille.  —  Les  pasteurs  nomades  (Mongols).  — 
Les  pasteui-s  commciçants  (Touareg).  —  Les  pasteurs  sédentaires  (Thibétains, 
Todas,  etc.). —  Los  paysans  à  culture  oxtensive  (Slaves). 

2°  Le  communisme  de  corporation.  —  Corporations  industrielles  :  les 
artèles  comuuinistes  russes  du  bâtiment,  de  transpoit  et  débourse.  —  Monas- 
tères et  Corpoi'ations  i-eligieuses. 

3°  Le  communisme  de  village.  —  Les  pêcheurs  (Mincopies ,  Papouas. 
Tasmaiiii'us,  Fui'gii'ns,  Esquimaux,  Tcliouktchis,  Zyrianes).  —  Les  chasseurs- 
cultivateurs  (Tètes-Plati's,  Hurons,  Irofpiois,  Natcliez,  Cliffs-Dwellers,  Pimas, 
Tupis,  .livaros,  Chiquitos,  Dayaks,  B;ittahs)et  leur  transformation  par  le  com- 
merce (Nègres).  — Les  tentatives  d'organisation  communiste  en  pays  civilisé 
(Owen.  Cabot,  Considérant). 

4°  Le  communisme  d'État.  —  Les  camps  militaires  (Caffres,  Suèves,  Ases, 
Fénians).  — Lecomiiiunisuie  des  fonctionnaii'os  (Incas,  Jésuites  au  Paraguay). 

III.  —  Les  applications  du  collectivisme.  P.  54. 

1°  Le  collectivisme  de  famille.  —  Los  cultivateurs-jardiniers  (Chinois, 
Kabyles). 

2°  Le  collectivisme  de  corporation.  —  Les  artèles  russes  collectivistes.  — 
Les  corpoi'atious  cliiuoises.  —  Los  associations  de  production  on  France  et  en 
Angleterre. 

3°  Le  collectivisme  de  village.  —  Les   pècheurs-cueilleurs  (Polynésiens). 

—  Les  chasseurs  (Sioux.  etc.).  —  Los  paysans  à  culture  extensive  (Mir  russe, 
Dessa  javanaise,  Township  celte).  —  Les' paysans  immobilisés  par  le  système 
des  castes  (Hindous). 

4"  Le  collectivisme  d'État.  —  La  cité  militaire  (Sparte).  —  Le  collectivisme 
des  fonctionnair(^s  (Egypte  dos  Pharaons). 

IV.  —  Les  applications  du  monopolisme.  P.  n3. 

I"  Le  monopolisme  communal.  — La  commune  monopoliste  rurale  (régions 
pastorales  do  la  Suisse,  de  rAllomagne  du  Sud;  ghildos  poldériennes  fla- 
mandes): sa  disparition  jiar  la  culture. —  La  commune  socialiste  urbaine  (cor- 
porations do  l'occidi'nt;. 

2°  Le  monopolisme  d'État.  —  La  cité  commerçante  dans  l'antiquité  et  le 
moyen  àgo  (Phéniciens,  Grecs,  Italiens).  —  Le.  grand  État  militaire  parla 
colonisation  on  iiays  occupé  (Rome).  —  Le  grand  État  banquier  par  la  colonisa- 
tion en  pays  isolé  sous  le  régime  de  la  culture  commercialisée  (colonies  austra- 
lasiennes).' —  L'intervention  du  grand  Etat  dans  l'industrie. 

Y.  —  L'Évolution  de  l'humanité.  P.  102. 

Les  lois  du  travail.  —  Le-  Làsile  r.nitorité.  —  La  concurrence  A^itale.  — L'a- 
venir de  l'humanité. 


PRÉFACE 


Je  signale  tout  particulièrement  cette  étude  à  l'attention  du 
public. 

L'auteur  soumet  la  grave  et  obsédante  question  du  socia- 
lisme à  la  méthode  de  la  science  sociale  et  je  n'hésite  pas  à 
dire  que,  pour  tout  esprit  attentif  et  exigeant,  le  problème  est 
résolu. 

On  a  tort  de  considérer  le  sociahsme  comme  une  théo- 
rie réalisable  dans  l'avenir;  c'est  un  fait  qui  a  surtout  été  réa- 
lisé dans  le  passé. 

On  peut  donc  le  soumettre  —  comme  tout  fait  —  à  l'ob- 
servation méthodique,  l'analyser,  le  définir  exactement  et  en 
classer  les  diverses  variétés. 

Ainsi  il  sort  de  la  spéculation  imaginaire,  pour  entrer  dans 
le  domaine  de  la  science  rigoureuse. 

On  va  voir  que  la  science  prouve  irréfutablement  que  le 
socialisme,  qui  a  dominé  presque  partout  autrefois,  décline 
aujourd'hui  partout  avec  une  rapidité  étonnante.  Il  décline 
à  mesure  que  le  travail  devient  plus  intense,  l'autorité  plus 
libérale,  la  concurrence  plus  irrésistible,  par  suite  du  dévelop- 
pement des  transports  et  de  la  liberté  du  commerce,  et  à  mesure 


4  PREPWCE. 

que  la  marche  de  l'humanité  vers  le  développement  de  l'initia- 
tive individuelle  devient  de  jour  en  jour  plus  triomphante. 

Pour  réaliser  le  rêve  des  théoriciens  du  socialisme,  il  fau- 
idrait  donc  —  on  va  en  avoir  les  preuves  —  ramener  l'humanité 
au  travail  extensif,  ou  au  travail  servile  de  l'antiquité  et  de 
l'Orient,  au  despotisme  des  pouvoirs  publics,  à  l'interdiction 
'totale  de  toute  concurrence  par  la  suppression  des  chemins 
de  fer  et  de  la  Hberté  du  commerce,  à  l'étouffé  ment  de  toute 
initiative  individuelle. 

Comme  si  cela  était  possible,  ou  seulement  concevable! 

Cette  étude  paraît  au  bon  moment,  puisque  les  socialistes 
annoncent  leur  prochaine  arrivée  au  pouvoir. 

N'importe  qui,  à  un  moment  donné,  peut  s'emparer  du  pou- 
voir; mais  personne  jusqu'ici  n'a  pu  y  rester,  en  gouvernant 
contre  la  force  des  choses. 

Or  la  force  des  choses,  —  qui  a  maintenu  pendant  des 
siècles  tant  d'organismes  plus  ou  moins  socialistes,  —  entraîne 
actuellement  l'humanité  dans  une  voie  diamétralement  opposée. 

Il  n'est  au  pouvoir  de  personne  de  résister  à  cette  évolu- 
tion fatale. 

Les  partisans  du  socialisme  ont  intérêt  à  s'en  rendre  compte 
sérieusement,  s'ils  ne  veulent  pas  s'exposer,  après  quelques 
mois  seulement  d'expérience,  à  un  échec  total  et  lamentable. 

Edmond  Demolins. 


Le  droit  de  traduction  de  cette  étude  pourra  être  accordé   sur 
demande  adressée  aux  Bureaux  de  «  I((  Science  sociale  ». 


L'HUMANITE 

ÉVOLUE-T-ELLE 

VERS  LE  SOCIALISME? 


ÉTUDE  ET  CLASSIFICATION  DES  DIVERSES  APPLICATIONS 
DU  SOCIALISME 

Dans  cette  étude,  nous  ne  nous  proposons  pas  de  discuter  les 
théories  socialistes.  Combattre  des  théories,  c'est  combattre  des 
moulins  à  vent,  c'est  se  donner  des  sujets  inépuisables,  où  le 
raisonnement  peut  s'étaler  à  l'aise  sans  jamais  parvenir  à  con- 
vaincre personne. 

Fidèle  à  l'esprit  de  cette  Revue  et  à  la  méthode  de  la  science, 
nous  n'avons  d'autre  prétention  que  de  faire  parler  les  faits 
eux-mêmes.  Comme  dans  les  autres  sciences  naturelles,  nous 
nous  contenterons  d'étudier  des  phénomènes  observables  et  de 
dég"ager  les  lois  qui  les  régissent. 

Si  nous  débutons  par  un  rapide  exposé  des  principales 
théories  socialistes,  c'est  uniquement  pour  en  tirer  la  définition 
du  socialisme,  qui  nous  permettra  de  délimiter  le  terrain  à  par- 
courir. 

Notre  véritable  but  est  d'examiner  les  diverses  formes  de  so- 
cialisme ayant  existé  ou  existant  encore  dans  l'humanité,  do 
rechercher  les  causes  qui  les  produisent,  les  conditions  qui 
permettent  leur  maintien  ou  leur  développement,  et  les  circons- 
tances qui  amènent  leur  disparition. 

On  pourra  ainsi  juger  exactement,  d'après  les  faits,  dans  quel 
sens  a  lieu  révolution  de  l'humanité. 


THÉORIES  ET  SYSTÈMES 

«  Quest-ce  que  le  socialisme?  Je  n'ai  jamais  rencontré  ni  une 
définition  claire,  ni  même  une  détermination  précise  de  ce 
mot.  »  E.  de  Laveleye,  Le  socialhme  contemporain,  p.  xi.) 
Cette  difficulté  de  définition  provient  de  ce  que  le  socialisme  est 
g-énéralement  considéré  comme  un  ensemble  de  théories  abs- 
traites reposant  sur  des  idées  à  priori;  il  suit  de  là  qu'il  y  a 
autant  de  théories  différentes  que  de  théoriciens. 

Il  est  cependant  indispensable  de  trouver  une  définition 
claire  pour  délimiter  le  sujet  do  notre  étude.  Nous  avons 
donc  analysé  successivement  les  diverses  théories  socialistes, 
nous  les  avons  comparées  entre  elles,  enfin  nous  les  avons  grou- 
pées suivant  leurs  affinités  communes. 

Nous  épargnons  au  lecteur  ce  travail  fastidieux;  qu'il  nous 
suffise  de  dire,  qu'en  opérant  ainsi,  il  nous  a  été  possible  de 
former  trois  grands  groupes.  Les  théories  rangées  dans  chacun 
de  ces  groupes  ont  des  points  communs,  mais  chacune  d'elles  se 
distingue  des  autres  par  quelques  particularités;  en  éliminant 
ces  dernières,  nous  nous  trouvons  devant  la  partie  commune,  et 
celle-ci  nous  donne  la  définition  cherchée. 

La  première  classe  est  celle  du  commuxisme.  Nous  dirons 
q\ïîinc  association  est  communiste,  quand  elle  s' occupe  à  la  fois 
de  la  production  et  de  la  consommation  des  richesses  des  diffé- 
rents membres  qui  la  composent. 

Le  COLLECTIVISME   fomic  la  seconde   classe.    Une  association 


I.    —   THEORIES    ET    SYSTEMES.  / 

collectiviste  diffère  dune  association  communiste,  en  ce  que  la 
production  seule  est  faite  en  commun^  la  consommation  des 
richesses  étant  laissée  à  la  liberté  individuelle. 

Ces  deux  définitions  sont  à  peu  près  les  mêmes  que  celles 
données  par  M.  Benoit  Malon,  dans  son  Précis  historique,  théo- 
rique et  pratique  du  socialisme  K 

Mais  nous  avons  dû  y  ajouter  une  troisième  classe  englobant 
un  certain  nombre  d'associations  dont  le  caractère  est  nettement 
socialiste,  et  qui  n'entrent  pas  dans  le  cadre  des  définitions  qui 
précèdent.  Nous  proposons  de  dénommer  cette  troisième  classe, 

le  MONOPOLISME. 

Le  monopolisme  organise  la  production  des  richesses  à  l'aide 
d'un  monopole  octroyé  à  titre  permanent  par  les  Pouvoirs 
publics. 

Il  ne  suffit  pas  qu'il  y  ait  monopole  pour  qu'il  y  ait  mono- 
polisme ;  ainsi  le  monopole  accordé  par  l'État  à  un  inventeur, 
à  l'aide  du  brevet  d'invention,  n'est  pas  une  mesure  monopo- 
liste, parce  que  ce  monopole  n'est  que  temporaire.  D'un  autre 
côté,  le  trust  du  pétrole,  qui  a  monopolisé  l'exploitation  de 
cette  matière  aux  États-Unis,  n'est  pas  non  plus  une  associa- 
tion monopoliste,  quoique  cette  monopolisation  ait  un  carac- 
tère permanent;  il  lui  manque  pour  cela  d'être  soutenu  par 
l'État. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  communisme,  collectivisme,  monopo- 
lisme, sont  trois  formes  sociales  ayant  une  tendance  commune  : 
rexploitation  des  richesses  par  des  associations  dominant  les 
individus.  C'est  donc  en  réalité  l'étude  des  associations  commu- 
nautaires que  nous  allons  entreprendre.  Les  associations  com- 
munistes, collectivistes  et  monopolistes  ne  sont  que  des  formes 
ditîérentes  d'une   même    institution,    l'association    socialiste. 

On  peut  la  définir  :  une  association  forcée  restreignant  la 
concurrence  et  dans  laquelle  les  droits  des  associés  sont  peu 
définis,  par  suite  de  Vomnipotence  de  la  collectivité . 

Au  contraire,  l'association  individualiste,  ou  mieux  particula- 

1.  P.  224. 


8  l'humanité  évolue-t-elle  vers  le  socialisme? 

riste,  sera  celle  qui  reste  soumise  aux  lois  de  la  libre  concurrence 
et  dans  laquelle  les  droits  et  les  devoirs  des  associés  sont  nette- 
ment délimités.  Il  faut  donc  ranger  dans  cette  dernière  catégorie 
nos  différentes  formes  de  sociétés  commerciales,  y  compris  les 
coopératives,  qui,  ainsi,  n'ont  rien  de  socialiste. 

Cela  étant  bien  entendu,  il  nous  reste  à  établir  Texactitude 
de  nos  définitions.  Nous  exposerons  donc  rapidement  les  traits 
essentiels  des  principales  théories  communistes,  collectivistes  et 
monopolistes,  et  nous  montrerons  que  ce  sont  bien  ceux  que  nous 
leur  assignons.  En  même  temps,  nous  ferons  ressortir  comment 
les  inventeurs  de  ces  théories  en  ont  puisé  les  éléments  dans 
leur  propre  milieu  social  on  intellectuel.  Nous  rattacherons 
ainsi  les  effets  aux  causes. 


T.    —    LES   THEORIES    COMMUNISTES. 

Système  de  Platon  (i30  à  3V7  av.  J.-C).  —  Platon  voit  la  Cité 
idéale  composée  de  quatre  classes  : 

1°  Les  Magistrats  et  les  Sages; 

2°  Les  Guerriers,  qui  auraient  possédé  des  femmes  en 
commun  ; 

3°  Les  Travailleurs  libres,  pour  qui  le  mariage  n'aurait  été 
que  temporaire  et  renouvelé  par  le  sort  tous  les  ans; 

i°  Les  Travailleurs  esclaves. 

Dans  toutes  les  classes,  les  enfants  auraient  appartenu,  non 
aux  parents,  mais  à  la  Cité,  et  auraient  été  élevés  par  elle.  C'est 
également  la  Cité  qui  aurait  possédé  le  sol  et  l'aurait  réparti 
périodiquement  entre  les  paysans.  Les  repas  auraient  été  pris  en 
commun,  et  les  vêtements,  ainsi  que  les  habitations,  auraient 
été  semblables  pour  tous. 

Il  n'est  pas  étonnant  que  les  conceptions  de  ce  célèbre  philo- 
sophe aient  abouti  à  un  système  que  l'on  peut  qualifier  le  com- 
mimisme  de  cité,  puisque  l'état  social  des  anciens  Grecs  était 
caractérisé  par  la  prédominance  de  la  Cité  sur  l'individu.  Platon 
voulait  seulement  renforcer  cette  prédominance,  et  la  rendre 


1.    —    THEORIES    ET    SYSTEMES.  9 

aussi  forte  que  celle  des  anciennes  communautés  pastorales  pé- 
lasgiques  d'où  la  race  grecque  était  issue,  et  qui,  de  son  temps, 
étaient  en  pleine  dissolution. 

Système  de  Thomas  Morus  (1480-1535).  —  Thomas  Morus  pré- 
conisa, dans  son  livre  Utopia,  une  fédération  de  cités  gouvernées 
par  des  chambres  électives  contrôlées  par  le  référendum  popu- 
laire. Le  sol  et  les  produits  fabriqués  auraient  été  la  propriété 
de  la  cité,  qui  aurait  réparti  la  consommation  également  entre 
tous.  Chacun  aurait  été  libre  de  choisir  son  métier,  mais  obligé 
de  travailler  six  heures  par  jour. 

Thomas  Morus  était  grand  chancelier  du  roi  Henri  VIII 
d'Angleterre;  il  vivait  aux  frais  de  la  grande  comnmnauté, 
l'Etat,  et  était,  par  là,  accessible  aux  idées  de  Platon,  qu'il 
avait  seulement  modifiées  en  y  mettant  le  système  parle- 
mentaire anglais.  Thomas  Morus,  comme  tous  les  lettrés  du 
Moyen  Age,  était  dominé  par  les  idées  d'Aristote  et  de  Platon, 
et,  comme  eux,  il  avait  latinisé  son  nom  de  Moore  pour 
bien  montrer  qu'il  s'était  nourri  de  l'étude  des  Anciens. 

Système  de  Campanella  (1560-1639).  —  Campanella  proposait 
à  ses  concitoyens  une  cité  dirigée  par  une  autocratie  de 
magistrats,  distribuant  le  travail  selon  les  forces  et  les  aptitudes 
de  chacun,  répartissant  la  consommation  également  entre 
tous,  et  faisant  les  mariages. 

Campanella  était  un  moine  napolitain,  qui  voulait  faire  do 
la  cité   italienne    une  espèce  de  couvent. 

Système  de  Saint-Simon  (1760-1825).  —  Saint-Simon  posa, 
au  début  du  xix"  siècle,  sa  fameuse  formule  :  «  A  chacun  selon 
ses  capacités;  à  chaque  capacité  selon  ses  œuvres  ».  Là-dessus, 
il  échafauda  une  cité  où  régnerait  le  mariage  libre  et  où  les 
individus  seraient  répartis  dans  les  diUerents  métiers  par  des 
élections  populaires. 

Saint-Simon  était  le  descendant  d'un  favori  des  anciens  rois 
de  France  ;  il  était  donc  issu  d'une  famille  habituée  à  vivi-e 
aux  dépens  de  la  communauté  d'État.  Il  échoua  dans  ses 
spéculations  sur  les  biens  nationaux  et  dans  ses  entreprises 
commerciales;  amené  ainsi  à  trouver  la  société  mal  organisée, 


10  l'humanité  évolte-ï-elle  vers  le  socialisme? 

il   se    mit    à    la    recherche    dune    société  idéale    où    tout    le 
monde  pourrait  vivre   de  la  communauté. 

Système  de  Fourier  (1772-1837).  —  Fourier  voyait  l'avenir 
dans  les  phalanstères,  espèces  de  villages  communistes  indé- 
[îtendants,  dans  lesquels  les  différents  travaux  seraient  faits 
par  des  équipes  volontaires,  et  où  la  famille  serait  remplacée 
par  l'amour  lihre. 

Fourier  était  né  à  Besançon,  dans  la  Franche-Comté,  c'est- 
à-dire  dans  un  pays  où  domine  l'art  pastoral  en  communautés 
paysannes  et  la  fabrication  (horlogerie,  etc.)  en  fabriques  col- 
lectives. Il  voulait  résoudre  la  question  sociale  en  généralisant 
les  communautés  franc-comtoises. 

Système  ue  Tolstoï^.  —  Tolstoï,  parlant  au  nom  de  l'Amour, 
a  échafaudé  une  société  composée  d'associations  isolées  et 
indépendantes  où  la  production  et  la  consommation  se  feraient 
en  commun  pour  le  bonheur  de  tous.  Tolstoï  montre  son 
système  réalisé  par  les  colons  sibériens;  c'est,  du  reste,  aussi 
l'image  de  l'état  social  des  anciens  Slaves  que  nous  ana- 
lysons plus  loin. 

Système  de  Kropotkine.  —  Kropotkine,  né  à  Moscou  en 
1842,  aujourd'hui  réfugié  à  Londres,  conçoit  un  communisme 
anarchique^  analogue  à  celui  de  son  compatriote  Tolstoï, 
parce   qu'il  appartient  à  la  même  formation  sociale. 


II.    —    LES    THEORIES    COLLECTIVISTES. 

Système  de  Proudhox  (1809-1865).  —  I^roudhon  fut  le  pre- 
mier à  substituer  l'idéal  collectiviste  à  celui  du  communisme, 
en  protestant  contre  son  nivellement  tyrannique  et  injuste.  Mais, 
d'autre  part,  il  critique  l'envahissement  antisocial  de  la  pro- 
priété privée,  et  il  cherche  un  juste  milieu  entre  le  com- 
munisme et  l'individualisme.  Ce  juste  milieu,  il  le  voit  dans 
la   formation    d'associations    ouvrières   pour  l'exploitation    des 

1.  Tolstoï  est  né  en  1828. 


I.    —    THÉORIES    ET    SYSTÈMES.  11 

chemins  de  fer  et  des  mines,  pour  l'entreprise  des  travaux- 
publics  et  pour  la  production  de  toutes  les  richesses.  Le  rôle 
de  l'État  serait  réduit  au  minimum  et  ne  consisterait  plus 
qu'à  faire  observer  les  clauses  des  contrats.  Le  système  de 
Proudhon  peut  s'appeler  le  collectivisme  anarchique.  C'est  à 
peu  près  le  système  de  Fourier;  la  principale  différence  est 
le  remplacement  des  phalanstères  par  des  associations  ou- 
vrières de  production. 

Fourier  et  Proudhon  sont  tous  deux  de  Besancon,  mais  le 
second  vit  à  une  époque  où  la  grande  industrie  commence 
à  se  développer  en  France,  et  où  les  communautés  rurales 
de  la  Franche-Comté  deviennent  moins  solides.  Cela  explique 
les  analogies  et  les  différences. 

Système  de  Bakounink  (1811-1876).  —  Bakounine  a  imaginé 
un  système  analogue  à  celui  de  ses  compatriotes,  Kropotkine 
et  Tolstoï,  mais  en  remplaçant  les  associations  communistes 
par  des  associations  collectivistes.  A  cela,  rien  d'étonnant,  car 
si  la  Russie  est  communiste  par  sa  famille  patriarcale,  elle 
est  collectiviste  par  le  Mir.  Ajoutons  que  la  théorie  du  collec- 
tivisme anarchique  de  Bakounine  supplanta,  dans  Vlnterna- 
tionale,  après  1870,  celle  du  collectivisme  d'État  de  Karl  Marx 
qui  avait  dominé  jusque-là. 

Système  de  Louis  Blaxe  (né  en  1813).  —  Louis  Blanc  fut  l'un 
des  premiers  à  préconiser  le  développement  de  l'État  au-dessus 
des  associations  ouvrières.  Dès  18i6,  il  vent  que  l'État  comman- 
dite les  associations  ouvrières  et  achète  tous  les  produits  qu'elles 
fabriqueraient  pour  les  revendre  aux  consommateurs. 

Louis  Blanc  est  né  à  Madrid  d'un  père  originaire  de  Rodez 
(c'est-à-dire  d'un  pays  où  dominent  les  communautés  pasto- 
rales, grâce  à  l'élevage  du  mouton)  et  occupant  une  fonction 
publique  octroyée  par  les  Bonaparte  (donc,  vivant  sur  la  grande 
communauté,  l'État).  Ajoutons  que  Louis  Blanc  eut  des  débuts 
très  difficiles,  ce  qui  ne  put  que  le  disposer  à  trouver  la  so- 
ciété mal  faite. 

SYSTÈ3IE  DE  Lassalle  (1825-186 V).  —  Lassalle  introduisit  en 
Allemagne,  en  1863,  les  théories  du  collectivisme  d'État.  Il  vou- 


1:2  l'humanité  évolik-t-elle  vers  le  socl\lisme? 

lait  annihiler  ce  qu'il  appelait  la  loi  cV airain  d'après  laquelle  le 
salaire  de  l'ouvrier  tomberait  toujours  au  minimum  irréductible 
qui  l'empêche  de  mourir  de  faim,  et  cela  à  cause  de  la  con- 
currence entre  les  travailleurs  eux-mêmes.  Pour  cela,  il  vou- 
lait que  l'État  fournisse  le  capital  nécessaire  aux  sociétés  ou- 
vrières de  production,  et  leur  assurât  le  monopole  du  travail. 

Lassalle  est  un  juif  intellectuel  de  Breslau.  Remarquons  d'a- 
bord le  rôle  joué  par  les  juifs  dans  la  formation  du  socialisme 
en  Allemagne.  Très  nombreux  dans  ce  pays,  ils  y  forment 
comme  des  îlots  asiatiques  en  pleine  Europe.  Longtemps  per- 
sécutés, ils  se  sont  peu  mélangés  avec  la  population  environ- 
nante et  ont  ainsi  longtemps  maintenu  intactes  leurs  traditions, 
tout  en  développant  l'esprit  révolutionnaire.  Il  est  naturel  que 
ce  soit  dans  ce  miUeu  que  les  idées  communautaires  aient  été 
défendues  avec  le  plus  de   force  et  le  plus  de  talent. 

Mais,  d'autre  part,  Lassalle  a  puisé  dans  le  milieu  prussien 
ridée  de  l'extension  des  pouvoirs  de  l'État.  Nous  renvoyons 
pour  cela  à  l'analyse  que  M.  Demolins  a  faite  du  patronage 
que  les  Pouvoirs  publics,  en  Prusse,  ont  toujours  cru  devoir 
exercer   sur  les  populations'. 

Notons  ici  que  les  théories  collectivistes  se  sont  fait  jour 
plus  tard  en  Allemagne  qu'en  France,  mais  que,  dans  l'un  et 
l'autre  pays,  leur  explosion  a  coïncidé  avec  le  développement 
de  la   grande  industrie. 

Systè-me  de  Karl  Marx.  —  Karl  Marx,  né  à  Trêves  en  1818, 
juif  comme  Lassalle,  fut,  comme  lui,  amené  à  protester  contre 
l'organisation  sociale  de  l'Occident.  Réfugié  à  Londres,  il  y 
écrit,  en  J86T,  son  fameux  livre,  Bas  Kapital,  qui  n'est  qu'une 
critique  des  théories  de  l'Économie  politique,  et  dans  lequel 
il  ne  préconise  aucun  remède  précis.  Il  fut  le  fondateur  de 
Y  Internationale,  et  ses  idées  dominèrent  dans  cette  société 
jusqu'en  1870.  On  peut  donc  trouver  le  résumé  de  son  idéal 
social  dans  les  vœux  émis  par  les  premiers  congrès  de  1'//^- 
ternationale,  par  exemple  celui  de  Bruxelles,  en  1868.   L'on  y 

1.  E.  Deinolins.  .1  quoi  lient  la  supériorité  des  Anglo-Saxons,  p.  2G1. 


1.    —    ÏUÉORIES    ET    SYSTÈMES.  13 

voyait  le  salut  de  la  classe  ouvrière  dans  les  associations  coo- 
pératives de  production  et  le  crédit  mutuel  avec  l'aide  de 
l'État,  seul  possesseur  de  la  terre  et  du  capital. 

Ces  idées  sont  aussi  celles  de  Liebknecht  et  de  Bebel  en 
Allemagne,  de  Benoit  Malon  et  de  Jules  Guesde  en  France, 
et  d'un  grand  nombre  d'autres  théoriciens  ou  politiciens  des 
.grands  centres  industriels  de  l'Europe  occidentale,  surtout  dans 
les  pays  où  l'État   a  pris  un  pouvoir  omnipotent. 

Quelques-uns,  comme  Paul  Brousse,  vont  même  jusqu'à  vou- 
loir la  concentration  de  la  production  entre  les  mains  de  l'État  ; 
c'est  bien  là  la  conception  d'un  Méridional,  héritier  des  tra- 
ditions de  l'empire  romain. 

SvsTÈMi:  DE  Ketteler.  —  Ketteler,  évêque  de  iMayence , 
influencé  par  les  idées  de  Lassalle,  émit,  en  186i,  une  théorie 
préconisant  la  formation  de  coopératives  de  production  pour 
résoudre  la  question  sociale.  C'est  également  cette  théorie 
qu'exposa,  en  1871,  le  chanoine  iMoufang-,  de  la  cathédrale  de 
Mayence.  Ainsi  est  né  le  parti  catholique  social,  qui  a  pris  une 
extension  considérable  en  Allemagne  et  dans  quelques  autres 
pays. 

SvsTÈME  i)E  Colins  (  1 783-1859).  —  Le  baron  Colins  pensait  que, 
dans  la  société  future,  l'État  serait  seul  possesseur  du  sol,  et 
le  mettrait  à  la  disposition  des  travailleurs  isolés,  ou  associés, 
au  moment  de  leur  majorité,  avec  un  petit  capital.  Le  système 
repose  sur  la  proscription  des  sociétés  capitalistes  et  la  li- 
mitation de  l'hérédité  à  la  ligne  directe.  L'État  aurait  le  mo- 
nopole de  l'éducation  et  de  l'instruction,  pour  que  tous  les 
individus  soient  adaptés  au  système. 

Colins  était  un  officier  belge.  Habitué  à  vivre  sur  la  grande 
communauté  d'État,  il  était,  par  cela  même,  tenté  d'incliner  vers 
le  collectivisme.  Toutefois,  contrairement  aux  doctrines  expo- 
sées jusqu'ici,  il  permet   à  l'individu  de  travailler   isolément. 

C'est  que  la  Belgique  sem]jle  plus  éloignée  de  la  formation 
communautaire  que  certaines  régions  de  la  France  et  de  l'Alle- 
magtie,  et  quoiqu'elle  ait  précédé  les  autres  pays  du  continent 
dans  le  développement  de  la  grande  industrie,  le  parti  socia- 


i^  L  UUMAMTE    EVOLUE-Ï-ELLE    VERS    LE    SUCIALISME.' 

liste  y  a  mûri  plus  fard.  Et,  comme  il  est  surtout  préoccupé 
du  point  de  vue  politique,  les  théories  de  Karl  Marx  ne 
forment  que  son  programme...  théorique. 

Système  deHuet  (181'i.-1869i.  —  Huet  nous  offre,  en  18i8,  une 
solution  de  la  question  sociale  à  l'aide  dune  théorie  que  l'on 
peut  appeler  le  collectivisme  agraire.  Il  voulait  que,  tous  les 
ans,  l'on  partageât,  entre  les  hommes  arrivant  à  la  majorité, 
toutes  les  parcelles  de  terre  vacante  par  les  décès  des  anciens 
occupants.  Il  repousse  toute  association  de  production;  il  laisse 
le  travail  livré  à  la  concurrence,  et  il  ne  diminue  l'initiative  in- 
dividuelle qu'en  partie,  par  la  suppression  de  la  transmission 
des  immeubles.  Nous  sommes  donc  eu  présence  de  la  forme  la 
plus  réduite  du  collectivisme. 

Huet  était  de  la  Reauce,  pays  de  culture  individuelle,  où  il  ne 
subsiste  plus  que  de  vagues  souvenirs  des  anciennes  commu- 
nautés agricoles.  Et  qui  peut  s'étonner  que  le  collectivisme 
agraire  ait  pris  naissance  dans  ce  pays  de  Bcauce  si  exclusive- 
ment agricole? 


m.    —    LES  THEORIES   MONOPOLISTES. 

Le  socl\lisme  corporatif.  —  Un  certain  nombre  d'esprits  re- 
ligieux admirent  le  Moyen  Age,  qui  fut  une  époque  de  foi,  et 
pensent  que  cette  foi  pourrait  revivre,  si  on  reconstituait,  dans 
notre  société  moderne,  les  organismes  de  cette  époque,  notam- 
ment les  corporations,  dont  le  rôle  fut  si  brillant  alors. 

C'est  ainsi  que  M.  Dolfus,  de  Mulhouse,  demanda  le  rétablisse- 
ment du  monopole  des  anciennes  corpo^'ations  rendues  obliga- 
toires avec  l'appui  des  pouvoirs  publics,  qui  réglementeraient 
rindustrie  à  outrance  et  édicteraient  une  législation  tendan- 
cieuse vers  une  égalité  plus  grande.  Sur  ces  bases,  s'est  formé, 
en  Allemagne,  le  parti  socialiste  évangélique,  dont  le  pasteur 
Stœcker  est  actuellement  le  représentant  le  plus  autorisé. 

En  France,  les  socialistes  catholiques  demandent  le  retour  aux 
corporations  libres,  puis  monopolisées,  pour  arriver  enfin  à  ré- 


I.    —   TIIÉOHIKS    ET    SYSTÈMES.  15 

clamer  leur  réglementation  par  un  accord  international  sous 
l'hégémonie  du  Pape. 

Le  socialisme  de  la  Chaire  s'est  surtout  développé  en  Alle- 
magne, depuis  1872,  parmi  les  professeurs  des  universités.  Ceux- 
ci,  particulièrement  les  professeurs  de  droit,  sont  portés  à  cher- 
cher la  solution  des  questions  sociales  dans  une  législation 
restreignant  la  libre  concurrence  par  V intervention  de  l'Etat. 

Le  socjalisme  agraire.  —  En  1870,  se  forme,  en  Angleterre, 
sous  les  auspices  du  célèbre  philosophe  écossais  Stuart  Mill,  la 
Land  Tenure  reform  Association  qui  réclame  la  nationalisation 
du  sol  par  le  rachat.  Mais  il  laisse  la  production  agricole  livrée 
à  l'initiative  privée  et  à  la  libre  concurrence  entre  les  cultiva- 
teurs devenus  fermiers  de  la  Couronne.  Le  système  de  Stuart 
Mill  ne  limite  l'initiative  individuelle  qu'en  ce  qui  concerne  la 
recherche  de  la  possession  de  la  terre.  Ce  qu'il  veut  surtout 
empêcher,  ce  sont  les  spéculations  de  terrains  autour  des  villes 
qui  grandissent. 

Stuart  Mill,  avons-nous  dit,  est  Ecossais,  c'est-à-dire  mi- 
Celte,  mi-Saxon.  Or  sou  idée  do  la  nationalisation  est  celtique; 
elle  dérive  de  l'ancien  toivnship  écossais,  dont  tous  les  habitants 
possédaient  le  sol  en  commun.  D'autre  part,  l'influence  saxonne 
le  fait  hésiter  à  entamer  sérieusement  le  self-help  cher  aux 
Anglais. 

Il  en  est  de  même  du  natiu^aliste  anglais  Alf.  Russel  Wallace, 
dont  les  théories  sont  analogues  à  celles  de  Stuart  Mill.  Comme 
ce  dernier,  il  est  Celto-Saxon  ;  c'est  un  Gallois,  d'origine  écos- 
saise. 

En  1878,  Henri  George  exposa  une  théorie  analogue.  Son 
système  a  été  analysé  par  M.  P.  de  Kousiers^,  qui  a  montré  qu'il 
laisse  intact  les  grands  principes  de  l'action  personnelle  et  de 
la  liberté  de  la  concurrence.  C'est  également  l'avis  d'Emile  de 
Laveleye-. 

Henri  George,  né  à  Philadelphie  en  1869,  est  d'origine  irlan- 
daise, c'est-à-dire  celtique;  de  là  son  idée  de  la  nationalisation 

1.  Science  sociale,  t.  X,  p.  157  et  suiv. 

2.  Loc.  cil.,  p.  337  et  338. 


16  l'iRMAMTÉ    ÉVOLIE-T-ELLE    VERS    LE    SOCIALISME? 

du  sol.  Mais  il  a  subi  Finfluence  du  milieu  américain  si  actit, 
et  où  la  libre  concurrence  entre  les  producteurs  a  produit  des 
résultats  si  remarquables. 

Il  y  a  encore  quelques  institutions  que  l'on  décore  parfois,  mais 
(inexactement,  deTépithète  de  socialistes.  Nous  citerons  certaines 
sociétés  coopératives  socialistes,  qui  réservent  une  partie  des 
bénéfices  pour  les  frais  de  propagande  politique  du  parti  socia- 
liste. Or,  tant  que  l'État  n'institue  pas  un  monopole  en  leur 
laveur,  elles  ne  constituent  pas  un  exemple  de  socialisme  pra- 
tique. 

Les  socialistes  chrétiens  anglais  ne  sont  pas  non  plus  des  so- 
cialistes véritables  ^  Fondé  en  18i8,  ce  parti  se  borne  à  créer 
des  sociétés  coopératives  de  consommation,  et  essaie  de  lutter 
contre  le  paupérisme.  Seule,  la  guilde  de  Saint-iMathieu,  fondée 
en  1877,  s'est  laissé  influencer  par  les  idées  d'Henri  George -, 
lesquelles  ne  sont  elles-mêmes  qu'un  socialisme  très  atténué. 

Il  faut  laisser  également  en  dehors  du  socialisme  tout  ce  qui 
est  du  ressort  de  la  charité  et  de  la  philanthropie. 

Ce  qui  caractérise  uniformément  les  théories  que  nous  avons 
passées  en  revue,  c'est  qu'elles  n'ont  jamais  pu  être  réalisées 
dans  les  sociétés  compliquées  de  l'Occident;  toutes  les  tentatives 
faites  dans  ce  but  ont  toujours  impitoyablement  échoué. 

On  comprendra  mieux  la  cause  de  ces  insuccès  après  la  lec- 
ture des  chapitres  qui  suivent,  dans  lesquels  nous  étudions, 
non  plus  de  vagues  systèmes,  mais  les  conditions  naturelles  dans 
lesquelles  se  développe  le  socialisme  sous  ses  trois  formes  :  com- 
munisme,  collectivisme,    ou    raonopolisme. 

Quand  on  connaît  exactement  les  conditions  qui  font  pros- 
pérer une  plante  dans  un  terrain  donné,  on  comprend  mieux 
pourquoi  elle  s'anémie,  ou  disparait,  dans  des  terrains  difï'ér en ts. 

1.  Voir  Socialistes  an/jluis,  [lar  Verhcagen,  p.  263,  267  et  279. 

2.  W.,  p.  278. 


II 

LES  APPLICATIONS  DU  COMMUNISME 


Il  s'agit  maintenant  de  décrire  les  organisations  sociales  pré- 
sentant les  caractères  que  nous  venons  de  relever.  Pour  cela,  il 
nous  faut  classer  ces  organisations,  suivant  qu'elles  se  rattachent 
aux  définitions  que  nous  avons  données  du  Communisme,  du  Col- 
îectivisme  ou  du  Monopolisme, 

Contrairement  à  ce  qu'on  pourrait  croire,  l'énumération  de  ces 
organisations  sera  assez  longue,  car,  actuellement  encore,  plus 
de  la  moitié  de  VHimianité  vit  selon  les  règles  du  communisme, 
du  collectivisme,  ou  du  monopolisme. 

Nous  examinerons  d'abord  les  associations  communistes  qui 
représentent  la  forme  la  plus  communautaire  ;  en  second  lieu, 
les  associations  collectivistes,  qui  représentent  une  forme  at- 
ténuée; enfin,  les  associations  monopolistes  qui  sont  une  atté- 
nuation encore  plus  grande. 

Dans  chacune  de  ces  classes,  l'ordre  suivi  ira  du  type  le 
plus  simple  au  type  le  plus  compliqué.  Nous  débuterons  donc 
par  le  communisme  de  famille  ;  le  communisme  de  corporation 
viendra  eu  second  lieu;  puis  le  communisme  de  village;  enfin, 
le  communisme  d'État. 

On  verra  que  les  associations  communistes  présentent  les 
caractères  suivants  : 

1"  Elles  ne  s  appliquent  qu'aux  travaux  de  simple  récolte 
[art  pastoral,  chasse, pêche,  cueillette,  razzia,  etc.),  ou  à  un  tra- 

2 


18  l'humanité  évolue-t-elle  vers  le  socialisme? 

V ail  de  simple  manœuvre;  elles  ne  s'adaptent  aux  travaux  d'ex- 
traction que  pour  la  culture  extensive,  excepté  dans  les  sociétés 
on  l'on  a  recours  au  travail  forcé  ; 

2o  Les  femmes  sont  chargées  des  travaux  les  plus  durs,  à 
'moins  que  Von  ne  puisse  se  procurer  des  esclaves; 

3"  Ces  associations  exigent  une  autorité  forte;  l éducation  est 
coinpressive,  ou  nulle.  Elles  sont  donc  incompatibles  avec  l'éléva- 
tion de  l'individu; 

k°  Actuellement,  elles  sont  en  voie  de  disparition,  partout  où 
le  contact  s'établit  avec  les  races  fnoins  communistes,  ou  par  le 
seul  fait  de  Vapparition  de  la  concurrence  développée  par  le 
commerce. 

Elles  appartiennent  donc  au  passé  de  l'Humanité,  et  non  à 
son  avenir. 


1.    LE    COMMUNISME    DE    FAMILLE. 

On  l'observe  d'abord  chez  les  principales  variétés  de  pasteurs, 
pour  deux  raisons  : 

1°  Le  communisme  s'adapte  très  bien  à  l'art  pastoral,  qui  est 
un  travail  de  simple  récolte,  dans  lequel  reffort  et  l'initiative 
individuelle  sont  réduites  au  minimum; 

2°  Ce  communisme  revêt  la  forme  familiale,  par  suite  de 
limportance  de  la  transmission  du  bétail,  seule  source  de 
richesse. 

Les  Pasteurs  nomades.  —  Les  lecteurs  de  cette  Revue  savent 
que  le  communisme  de  famille  existe  à  l'état  le  plus  pur  chez 
les  Pasteurs  nomades  des  steppes  asiatiques  (iMongols,  Kal- 
moucks,  Kirghizes,  etc.),  et  que  cette  forme  d'association  a  été 
appelée,  par  M.  Demolins,  la  Famille  patriarcale pwe .  On  peut 
la  définir  :  une  association  entre  les  descendants  d'un  même 
ancêtre  pour  la  production  et  la  consommation  en  commun 
de  toutes  les  richesses. 

Examinons  d'abord  comment  s'y  fait  la  production.  Elle  con- 


II.    —    LES    AI'PLICATldNS    lH     COMMl MSMK.  l'.( 

siste  dans  l'exploitation  des  animaux  domestiques  (chevaux, 
vaches,  moutons,  chameaux),  qui  fournissent  la  nourriture  (lait, 
viande,  etc.)  et  la  matière  première  pour  la  Fabrication  (cuir  et 
peaux  pour  les  vêtements,  les  tentes,  les  récipients,  etc.V  Ce 
([uil  y  a  de  plus  caractéristique  dans  la  production,  c'est  la 
faiblesse  du  travail  :  «  L'occupation  principale  est  de  faire 
deux  fois  par  jour  la  traite  des  animaux;  les  hommes  et  les 
femmes  y  prennent  part'.  »  C'est  le  travail  d'un  rentier  qui  vit 
des  revenus  du  capital-bétail,  propriété  commune  de  la  famille. 
La  plupart  des  autres  travaux  sont,  en  effet,  exécutés  par  les 
femmes^  considérées  comme  des  instruments  de  rapport  :  «  Ce 
sont  les  femmes  qui  dressent  les  tentes,  font  le  tannage,  le  fou- 
lage et  le  lissage  des  peaux-  ».  Ce  sont  elles  qui  font  les  vête- 
ments^, les  chaussures,  le  ménage.  D'après  le  D'  Verneau^,  lors- 
que le  Mongol  a  visité  ses  troupeaux  à  cheval,  il  s'accroupit  sous 
sa  tente,  dort,  fume  et  boit  du  thé,  ou  du  lait  aigri  (khoumouiss). 
Certes,  voilà  des  gens  qui  apportent  peu  de  travail  à  la  com- 
munauté. 

Voyons  ce  que  celle-ci  leur  donne  en  retour.  Pour  cela,  il  nous 
faut  voir  comment  s'y  fait  la  consommation.  Elle  se  fait  suivant 
les  besoins  de  chacun.  Comme  le  dit  M.  Demolins-'',  «  la  famille 
patriarcale  assure  autant  d'avantage  aux  incapables  qu'aux  in- 
dividus les  mieux  doués  et  les  plus  travailleurs  ».  Si  ceux-ci 
consentent  à  partager  avec  les  autres,  c'est  qu'ils  n'ont  pas  à 
faire  plus  qu'eux:  ils  ne  partagent  que...  leur  inaction.  En  d'au- 
tres termes,  chaque  individu  reçoit  plus  de  la  Communauté  ((U  il 
ne  lui  fournit.  C'est  évidemment  là  une  bonne  condition  pour 
que  la  solidité  de  ces  communautés  soit  à  toute  épreuve.  Pour- 
tant, on  a  eu  le  besoin  de  la  renforcer  en  donnant  un  pouvoir 
énorme  au  chef  de  famille,  ou  Palriarche^',  et  en  préparant  les 
individus  à  l'obéissance,  à  l'aide  d'une  éducation  compressive 

1.  E.  Demolins,  Comment  la  Roule  crée  le  type  social,  t.  I,  p.  10. 

2.  Id.,  p.  26. 

3.  Id.,  p.  30. 

i.  Les  races  humaines,  p.  324. 
5.  E.  Demolins,  lac.  cit.,  I,     p.  61. 
G.  M.,  p.  60. 


20  l'humamté  évolue-t-elle  vers  le  socialisme? 

que  j'ai  analysée  ici  même'  et  que  j'ai  appelée  V  Education  sta- 
tique à  sanction  naturelle. 

Ce  n'est  pas  tout  :  la  concurrence  est  mille  dans  les  steppes  ^, 
la  famille  produisant  elle-même  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  ses 
besoins.  La  division  du  travail  y  est  inconnue  ^  et  le  commerce  à 
peu  près  nul,  par  suite  de  l'isolement  et  de  l'éparpillement  des 
familles  et  de  la  difficulté  des  communications  avec  les  pays 
étrangers. 

Le  résultat  est  évidemment  une  vie  simple,  l'absence  de  luxe 
et  même  de  tout  confortable*,  la  négation  de  tout  progrès^. 
C'est  le  régime  du  bonheur  dans  l'indigence  et  la  stagna- 
tion. 

Ce  régime  subsiste  à  l'état  naturel  et  invariable  dans  les 
steppes  asiatiques  depuis  les  temps  les  plus  reculés,  à  cause  de  la 
nécessité  de  vivre  uniquement  de  l'art  pastoral  sur  un  sol  in- 
transformable, où  le  pâturage  domine,  par  suite  des  conditions 
climatériques  (courte  période  d'humidité  suivie  d'une  longue 
sécheresse),  qui  empêchent  la  formation  des  forêts".  Une  sur- 
face de  1  kilomètre  carré  arrive  à  faire  vivre  misérablement... 
1  habitant  !  Le  danger  de  la  surpopulation  était  atténué  au- 
trefois par  des  émigrations  qui,  naturellement,  se  faisaient  en 
groupes  nombreux  et  revêtaient  la  forme  des  invasions  (Huns, 
Tamerlan,  Gengis-Khan,  etc.).  Depuis  que  les  invasions  de 
ce  genre  ne  sont  plus  possibles,  les  Pasteurs  se  sont  convertis 
au  lamaïsme,  et  Ton  a  vu  le  nombre  des  prêtres  et  des  moines 
célibataires  se  développer  d'une  façon  extraordinaire. 

En  Mongolie,  l'État  est  représenté  par  la  Tribu,  et  ses  attribu- 
tions sont  à  peu  près  nulles  ~' .  11  règle  les  rapports  des  familles 
entre  elles  et  maintient  la  paix;  c'est  lui  qui  possède  le  sol,  sui- 
vant la  loi  sociale  qui  exige  que,  partout  où  l'homme  se  con- 

1.  .Se.  soc,  2'  sér.,  22°  fasc.  Les  trois  formes  essentielles  de  l'Éducation,]).  41. 

2.  E.  Demolins,  lac.  cit.,  I,  p.  57. 

3.  Id.,  p.  41  et  50. 

4.  Id.,  p.  24  et  suiv. 

5.  Id.,  p.  47. 

6.  Id.,  p.  7. 

7.  Id.,  p.  63. 


II.    —    LES    Al'PLICATIONS    DU    COMMUNISME.  21 

tente  de  récolter  sans  travailler  la  terre,  celle-ci  n'est  pas  ap- 
propriée et  reste  indivise. 

Ed  résumé,  dans  les  steppes  asiatiques,  les  théories  du  com- 
munisme anarchique  sont  réalisées  dans  leur  intégralité.  Par- 
tout, sans  exception,  les  Pasteurs  nomades  purs  vivent  sous  ce 
régime.  U  en  est  de  même  des  populations  où  l'art  pastoral,  sans 
être  exclusif,  reste  le  travail  principal,  comme  chez  les  Pasteurs 
vachers^  et  chévriers''-  du  Béloutchistaii,  du  sud  de  l'Arabie  et  des 
confins  méridionaux  du  Sahara;  les  Pasteurs  cavaliers"^  vivant 
en  partie  de  razzias  sur  les  cultivateurs  (Turcomans,  Bédouins 
du  nord  de  l'Arabie  et  de  l'Afrique,  etc.)  ;  les  Pasteurs  de  renne'' 
vivant  en  partie  de  la  chasse  dans  les  Toimdras  (Lapons,  Sa- 
moyède?,  Koriaks). 

Nous  pouvons  donc  poser  la  loi  suivante  :  Le  communisme  de 
famille  existe  à  l'état  naturel  chez  les  Pasteurs  nomades  purs;  il 
subsiste,  si  fart  pastoral  devient  insuffisant,  à  condition  que  le 
complément  des  ressources  provienne  d'un  tracail  de  simple 
récolte  [cueillette^  chasse,  pêche,  razzias). 

Les  Pasteurs  commerçants.  —  L'influence  du  commerce  chez 
les  Pasteurs  vient  altérer  profondément  l'organisation  com- 
muniste de  la  famille.  Le  type  le  plus  pur  de  ce  genre  est  celui 
de  la  Famille  patriarcale  dédoublée,  qui  existe  dans  le  désert 
proprement  dit,  depuis  la  Perse  jusqu'au  Sahara,  chez  tous  les 
Pasteurs  chameliers,  dont  les  Touareg  sont  les  représentants  les 
plus  connus. 

Le  travail  des  hommes'^  consiste  à  razzier  les  caravanes,  ou  à 
les  protéger  en  prélevant  un  impôt,  ou  bien  à  efTectuer  pour  elles 
le  transport  des  marchandises.  11  se  fait  en  commun,  de  sorte 
que  les  biens  ainsi  acquis  sont  communs  et  administrés  par  le 
plus  âgé,  le  frère  ou  le  fils  aîné  de  la  sœur  aînée '^  :  ce  sont  les 

1.  A.  de  Préville,  Les  sociétés  africaines,  p.  46  et  siiiv. 

2.  Id.,  p.  4t  et  suiv. 

3.  /(/.,  p.  14  et  suiv. 

4.  .Se.  soc,  t.  VI  {Les  populations  circumpolaires,  par  P.  de  Rousiers). 

5.  A.  de  Préville,  loc.  cit.,  p.  32. 

6.  Id.,  p.  34. 


'±i  L'nUMA.MTÉ    ÉVOLUE-T-ELLE   TEHS   LE   SOCIALISME? 

«  bieiîs  d'injustice  ».  Au  contraire,  le  fruit  du  commerce  forme 
un  'pécule  individuel,  appelé  «  bien  de  justice  »  et  se  partage 
également  entre  les  enfants  à  la  mort  de  la  mère  i,  car,  par  suite 
de  l'absence  presque  continuelle  des  hommes,  ce  sont  les  femmes 
'qui  se  chargent  de  faire  fructifier  les  capitaux;  cela  leur  donne 
une  situation  prépondérante  qui  se  manifeste  par  Tinstitution 
du  matriarcat,  et  qui  se  retrouve  chez  tous  les  peuples  adonnés 
à  la  fois  à  l'art  pastoral  et  aux  transports  par  caravanes,  comme 
les  anciens  Ibères  -  et  les  Lydiens.  Cela  nous  explique  Fexistence 
des  Amazones  en  Thrace  et  dans  le  Caucase,  des  Walkyries  au 
pays  des  Ases^,  etc.  Mais,  hors  des  steppes,  les  émigrants  issus  de 
ce  type  doivent  renoncer  à  Vart  pastoral  ;  ils  deviennent  de 
purs  commerçants,  et  al^andonnent  alors  complètement  les  pra- 
tiques du  communisme.  Nous  les  retrouverons  plus  loin. 

Les  Pasteurs  sédextaires.  — Dans  les  régions  montagneuses, 
le  grand  art  pastoral  nomade  n'est  plus  possible;  l'on  doit  se 
borner  à  faire  transhumer  les  bestiaux  sur  des  limites  plus 
restreintes  autour  d'une  résidence  iixe.  Les  lois  qui  régissent  les 
organismes  sociaux  de  ces  populations  sont  analogues  à  celles 
que  nous  avons  trouvées  chez  les  Nomades  '.  La  seule  différence 
est  la  diminution  des  groupements  par  suite  de  la  pauvreté  du 
sol  dans  les  montagnes,  et  la  nécessité  de  se  jirocurer  des 
ressources  supplémentaires  (razzias,  émigration  temporaire, 
culture  rudimentaire,  etc.}. 

Nous  bornant  à  une  énumération  rapide,  nous  citerons  les 
Thibétains  qui  élèvent  le  yack  pendant  que  leurs  femmes  cul- 
tivent un  peu  d'orge  "'.  La  limitation  de  la  population  est 
réalisée  par  une  organisation  spéciale  de  la  famille  que  Ton 
peut  appeler  la  famille  polyandriqite  et  que  le  D'^Verneau  carac- 

1.  A.  de  Piéville,  loc.  cil.,  p.  34.  —  Voir  aussi  E.  Reclus,  .Vowt'cZie  géographie 
tiniversi'lh'.  t.  XI,  p.  840. 

2.  Olphe-Galliard,  Le  paysan  liasqne  du  Laboiird  (Se.  soe.,  2"  sér.,  17»  fasc, 
p.  476).  —  Voir  aussi  L.  Poinsard,  La  Franee  an  Maroc,  id.,  12'  fasc,  p.  289. 

3.  Dans  la  Scytliie.  Voir  Ph.  Champault,  Le  personnage  d'Odin  {Se.  soe.,  XVII, 
p.  406). 

4.  E.  Deniolins,  Les  Français  d'anjourd'hvi,  type  des  Pyrénée.s. 

5.  Verneau,  Les  races  humaines,  p.  410. 


II.    —    LKS   APPLICATIONS    1)1     COMML.MS.MK.  23 

térise  comme  suit  :  «  Les  frères  ont  une  seule  femme  en  commun 
et  vivent  en  bonne  harmonie  ^   ». 

Cette  famille  polyandrique  se  retrouve  dans  le  Ladak  et 
chez  les  Todas  ~  des  monts  Nilgherries  (Indej  ;  et  Strabon  la 
signalait  dans  les  montagnes  de  l'Arabie  Heureuse. 

Ailleurs,  les  communautés  familiales  se  maintiennent,  grâce  à 
l'émigration  temporaire  de  certains  membres  (qui  renvoient 
toutes  leurs  économies  à  l'aîné)  et  au  célibat  de  quelques  autres. 
C'est  la  famille  quasi  patriarcale  des  Pyrénées,  des  Alpes  et  des 
Apennins,  si  bien  décrite  par  Le  Play,  et  qui  s'est  maintenue 
longtemps  en  Europe  même,  grâce  au  profond  isolement  des 
régions  montagneuses.  xMais  ici,  la  nécessité  d'une  émigration 
temporaire  dans  un  milieu  différent,  a  fini  par  amener  un  chan- 
gement dans  les  mœurs  des  montagnards  eux-mêmes.  La  mo- 
nographie de  la  famille  Mélouga  fait  ressortir  le  fait  :  le  par- 
tage des  biens  a  été  réclamé  par  un  oncle  de  l'héritière,  établi 
au  dehors  et  dont  la  fortune  était  compromise  \ 

Les  paysans  a  culture  extensive.  —  La  culture  extensive, 
aidée  de  l'art  pastoral,  permet  le  maintien  de  la  famille  com- 
muniste tant  que  le  commerce  ne  se  développe  pas.  Les  peuples 
slaves  forment  le  groupe  le  plus  important  de  ce  type. 

Laissant  de  côté  les  Bashkirs  ^  et  les  Finnois  ^  qui  forment 
la  transition  entre  les  Pasteurs  purs  et  les  Paysans,  nous  passe- 
rons de  suite  à  ces  derniers,  et,  avec  M.  DemoHns,  nous  les 
subdiviserons  en  deux  groupes  :  celui  de  la  famille  patriar- 
cale atténuée  (Sud-Slaves)  et  celui  de  la  famille  patriarcale  agglo- 
mérée (Nord-Slaves). 

1°  Famille  patriarcale  atténuée.  —  Cet  organisme  fonctionne 
encore  à  l'heure  actuelle  dans  la  Péninsule  des  Balkans,  sous  le 
nom   de  Zadrouga,   association  paysanne  comprenant  jusqu'à 

1.  Verneau,  loc.  cit.,  p.  411. 

2.  /d.,  p.  510. 

3.  E.  DemoHns,  Les  Français  d'aujourd'hui,  p.  21. 

4.  Voir  E.  Deraolins,  Comment  la  Route  crée  le  type  social,  2"  vol.,  liv.  I,  ch.  i"'. 

5.  Id.,  liv.  II,  ch.  i". 


24  l'ûimanité  évolue-ï-elle  vers  le  socialisme? 

soixante  personnes,  et  dont  le  caractère  est  nettement  commu- 
niste :  la  production  se  fait  en  commune'  les  produits  se  con- 
somment en  commun'^-.    Toute   la  famille  vit   dans   une  seule 
habitation,  chaque  ménage  ayant  sa  chambre  particulière. 
'     Voyons  de    plus  près  comment  la  production  est  organisée. 

En  Serbie,  l'élevage  (porcs,  moutons,  chèvres)  l'emporte  sur 
la  culture;  celle-ci  se  l'ait  sous  le  régime  de  l'assolement 
triennal  :  froment  ou  seigle  la  première  année;  maïs  la  seconde 
année;  enfin,  jachère 3.  L'emploi  des  engrais  est  inconnu  et  l'on 
cultive  le  sol  jusqu'à  épuisement.  Il  en  est  de  môme  en  Bosnie'^ 
et  en  Esclavonie  '•>. 

Si,  en  Serbie,  un  huitième  du  sol  seulement  est  cultivé,  en 
Bulgarie,  il  n'y  en  a  qu'un  dixième.  La  partie  cultivée,  seule, 
est  appropriée  par  les  familles;  les  9/10  restant  sont  la  pro- 
priété des  communes^  et  sont  composés  des  pâturages  et  des 
forêts;  chacun  peut  y  faire  pâturer  ses  bestiaux  et  récolter  son 
bois. 

En  résumé,  la  vie  facile,  grâce  à  l'abondance  des  produc- 
tions spontanées  d'un  sol  peu  occupé,  maintient  le  commu- 
nisme. Comme  chez  les  Pasteurs,  l'autorité  est  despotique  ',  mais 
ici,  pour  les  besoins  de  la  culture,  le  Patriarche  est  aidé  du 
conseil  de  famille  :  la  communauté  est  déjà  moins  solide  parce 
qu'il  faut  travailler  davantage!  Toutefois,  elle  s'est  facilement 
maintenue,  tant  que  la  difficulté  des  communications  obligeait  le 
paysan  à  consommer  ses  propres  produits  et  à  se  contenter  des 
objets  fabriqués  en  famille  ^.  «  Chaque  famille  se  suffit  ordinai- 
rement à  elle-même  et  n'a  que  rarement  recours  à  une  assis- 
tance étrangère.  Le  paysan  bâtit  sa  maison,  fabrique  sa  charrue 
et  ses  chariots;  c'est  lui  qui  fait  les  jougs  de  ses  bœufs  de  traits 


1.  Meyer  et  Ardani,  Le  Mouvement  agraire,  p.  9. 

2.  E.  Demolins,  La  Rouie,  V  partie,  p.  208  et  Verneau,  loc.  cit.,  p.  614. 

3.  E.  de  Laveleye,  La  Péninsule  des  Balkans,  1,  p.  311  et  314  et  II,  p.  21. 

4.  Id.,  I,  p.  207  et  209. 

5.  Id.,  I,  p.  128. 

6.  Meyer  et  Ardant,  loc.  cit.,  p.  53. 

7.  E.  Demolins,  loc.  cit.,  II,  p.  212-213. 

8.  E.  de  Laveleye,  loc.  cit.,  I,  p.  316  et  II,  p.  120. 


II.    —    LES    ArPLICATIO.NS    HU    COMMINISME.  i2o 

aussi  bien  que  ses  chaussures.  Les  femmes  filent  la  laine,  le 
chanvre  et  le  lin,  tissent  les  étoffes  et  les  teignent  avec  de  la 
garance.  ^  » 

Aujourd'hui,  il  n'en  est  plus  ainsi  :  la  Zadrouga  est  en 
pleine  dissolution  j^ar  suite  du  développement  du  luxe  résultant 
de  l'extension  du  commerce  extérieur.  C'est  ce  qu'a  très  bien  vu 
la  vieille  femme  de  Siroko-Polje  (Esclavonie)  interrogée  par 
E.  de  Laveleye,  lors  de  son  voyage  dans  les  Balkans  :  «  Ce  sont 
les  jeunes  femmes  et  le  luxe  qui  sont  la  perte  de  nos  vieilles  et 
sages  institutions.  Elles  veulent  avoir  des  bijoux,  des  étofles,  des 
souliers  qui  sont  apportés  par  les  colporteurs;  pour  en  acheter 
il  faut  de  l'argent;  elles  se  fâchent,  si  le  mari,  travaillant  pour 
la  communauté,  fait  plus  que  les  autres  -.  »  Et  plus  loin,  elle 
ajoute  :  «  Nos  jeunesses  commencent  à  porter  des  bottines  de 
Vienne  \  »  Voilà  qui  est  clair  :  tant  que  l'on  consomme  ses  propres 
produits,  on  s'entend  bien;  quand  il  faut  acheter  au  dehors, 
dépenser  de  l'argent,  on  se  dispute,  au  nom  même  des  principes 
égalitaires  qui  ne  veulent  pas  que  l'un  soit  mieux  vêtu  que 
l'autre. 

On  ne  peut  guère  attribuer  la  dissolution  des  Zadrougas  à 
un  changement  de  législation,  car,  en  Bosnie,  le  gouvernement 
autrichien  n'a  pas  touché  aux  lois  existantes  en  ce  qui  concerne 
les  successions  ^,  mais  il  s'est  empressé  d'ouvrir  un  chemin  de 
fer,  des  routes  carrossables,  des  bureaux  de  poste  et  un  réseau 
télégraphique  ^.  Ainsi  pénètrent  les  idées  et  les  produits  de 
l'Occident.  En  Serbie,  c'est  le  gouvernement  lui-même,  qui, 
depuis  1873,  travaille  à  développer  la  grande  industrie*^  et 
l'instruction  publique.  Il  ne  faut  pas  croire  non  plus  que  la 
dissolution  se  fasse  de  gaieté  de  cœur  :  les  Bulgares  s'accrochent  à 
la  communauté  de  toutes  leurs  forces '.  C'est  donc  un  mouvement 


1.  V^erneau,  ^or.  cil'.,  p.  614. 

2.  E.  de  Laveleye,  loc.  cit.,  I,  p.  81. 

3.  Jd.,\,  p.  82. 

4.  1(1.,  I,  p.  257. 

5.  Jd.,  I,  p.  2.55  et  25G. 

6.  Id.,\,  p.  317. 

7.  Fedor  Dérnélic,  Le  Droit  conUtmler  des  Slaves  méridionaux,  p.  53. 


2*1  l'iIIMAMTÉ    ÉVOLrE-ï-KLLE    VERS   LE    SOCIALISME? 

fatal  et  irrésistible  qui  emporte  à  tout  jamais  les  antiques  asso- 
ciations communistes  ! 

Le  môme  phénomène  s'est  produit  en  France.  En  Auvergne, 
c'est  dans  la  première  moitié  du  xix"  siècle  que  les  communautés 
agricoles  se  sont  dissoutes,  par  suite  du  développement  du  com- 
merce K  Dans  le  Morvan,  leur  dissolution  a  commencé  par  les 
parties  basses  el  a  gagné  petit  à  petit  les  hautes  vallées  ~. 

L'état  social  du  paysan  grec  des  temps  primitifs,  tel  qu'il  est 
décrit  par  Homère  -^  ressemble  beaucoup  à  celui  du  Bulgare 
actuel.  Il  vivait  en  partie  de  la  culture  (orge,  vigne,  etc.)  et  en 
partie  de  l'art  pastoral  (mouton,  vache,  porc  ;  le  fils,  en  se  ma- 
riant, bâtissait  une  chambre  à  côté  de  la  maison  paternelle. 

Si  nous  ajoutons,  comme  Ta  démontré  M.  de  Préville  ^,  que  la 
race  médique  nous  présentait  le  même  spectacle,  grâce  à  l'ab- 
sence de  commerce  ■',  nous  serons  en  droit  de  conclure  que  la 
race  aryenne  tout  entière    vivait  sous  ce  régi7nc  dès  son  origine. 

Les  Berbères^  issus  des  Pasteurs  du  désert,  en  se  fixant  au 
sol,  passèrent  également  par  ce  stade  de  l'évolution  sociale,  et 
s'y  maintinrent  tant  qu'ils  restèrent  dans  l'isolement.  Nous  cite- 
rons, comme  exemple,  les  Shellas,  qui  occupent  le  versant  méri- 
dional de  l'Atlas  marocain.  Le  D'  Verneau  '»  nous  dit  qu'ils  sont 
presque  exclusivement  cultivateurs,  peu  commerçants,  pas 
riches.  C'est  ce  qui  ressort  également  de  l'étude  de  M.  Poinsard 
sur  le  Maroc  :  «  Les  gens  de  la  montagne  fal)riquent  eux-mêmes 
la  plupart  des  meubles  et  des  instruments  grossiers  qui  leur 
sont  indispensables'  ».  Comme  dans  les  Balkans,  cela  résulte 
bien  de  la  difficulté  des  communications  :  «  Les  routes  ne  sont 
que  des  pistes  tracées  par  les  pieds  des  animaux;  on  passe 
les    rivières  à   gué,  et  si  la  crue   les    a  grossies,    on    attend 


1.  E.  Demolins,  Les  Français  d'aujoui-d'hui,  p.  60  et  61. 

2.  Ouvriers  européens,  t.  V,  p.  291. 

3.  Iliade. 

4.  Science  sociale,  t.  XII.  p.  75  et  76  et  Hisloires  d  Hérodote,  t.  I,  p.  %. 

5.  D'après  Hérodote,  les  Mèdes  n'avaient  pas  d'agora  ni  de  marchés,  Hisloires  d'Hé- 
rodole,  I,  p.  103. 

6.  Loc.  cit.,  p.  602. 

7    Science  sociale,  2«  sér.,  n'  fasc,  p.  299, 


II.    —    LES    AIM'LICATIONS    DU    COMMr.MSMK.  27 

patiemment  la  baisse  des  eaux*.  »  Or  iM.  Doutté  dans  son 
Compte  rendu  d'une  mission  d'étude  chez  les  Berbères  H'âha  ~, 
nous  décrit  la  famille  du  montagnard  de  l'Atlas  dans  des 
ternies  qui  pourraient  s'appliquer  à  la  zadrouga  slave  : 
Chaque  «  chef  de  l'amille,  dit-il,  vit  avec  tous  ses  descendants 
dans  une  maison  à  laquelle  il  ajoute  une  chambre  à  chaque 
mariage  ».  Nous  prouverons  plus  loin  que,  dans  les  parties 
de  lAtlas  où  le  conmierce  a  pu  se  développer,  en  Kal)ylie 
par  exemple,  les  communautés  ])erbères  ont  abandonné  les 
pratiques  du  communisme  pour  évoluer  vers  le  collectivisme. 
De  tout  ceci,  se  dégage  la  loi  suivante  :  Le  comiminisme  de 
famille  persiste^  quoique  l'art  pastoral  devienne  insuffisant,  si  le 
complément  des  ressources  est  obtenu  directement  d'une  culture 
extensive  non  commercialisée. 

2*"  La  Famille  patriarcale  agglomérée,  qui  existe  surtout  chez 
les  Nord-Slaves,  va  nous  permettre  de  vérifier  cette  loi. 

Constatons  d'abord,  avec  M.  Alfassa  3,  que  la  famille  paysanne 
russe  est  une  association  communiste.  La  propriété  commune  de 
la  famille,  dit  M.  Poinsard  ^,  comprend  la  maison  avec  ses 
dépendances,  le  mobilier  et  les  animaux  domestiques,  ainsi  que 
les  récoltes  en  grange  et  les  économies  en  argent.  Le  travail  est 
peu  intense  et  rejeté  sur  les  femmes,  autant  que  cela  est 
possible  :  ce  sont  ces  dernières  qui  font  les  sarclages,  la  moisson, 
le  battage  et  la  mouture  des  grains,  la  confection  des  vêtements  ; 
ce  sont  elles  qui  sont  chargées  de  tous  les  soins  du  ménage,  et, 
le  soir,  à  la  veillée,  tandis  que  les  hommes  se  reposent,  elles 
filent  le  lin  et  le  chanvre  '".  Les  jours  de  repos  sont  nombreux 
et  le  travail  est  toujours  peu  intense  '\ 

La  consommation  se  fait  en  commun,  suivant  les  besoins 
de  chacun,  mais  il  n'y  a  aucun  luxe,  aucun  confortable.  <(  Le 

1.  L.  Poinsard,  Le  Maroc  {Se.  soc,  1"  sér.,  \T  fasc,  p.  299). 

2.  Id.,  p.  296  en  note. 

3.  La  Crise  agraire  en  Russie,  p.  50. 

4.  La  Russie  [Se.  soc.,  2*  sér.,  T  fasc,  p.  209). 

.5.  Oiirriers  européens,  t.  II,  p.  59  et  189-190.     ' 
6.  E.  Demolins,  La  Route,  II,  p.  156. 


28  L  HUMANITE    EVOLUE-T-ELLE    VERS   LE    SOCIALISME  .' 

Daysan,  dit  le  D""  Verneau  ',  se  contente  de  pain  de  seigle  noir  et 
grossier,  de  gruau,  de  choux  aigres,  de  champignons  et  de  con- 
combres salés,  de  poissons  salés  et  fumés  et  d'une  pâtisserie  peu 
soignée  dont  il  ne  fait  usage  que  les  jours  de  fête.  Il  ne  con- 
somme guère  de  viande,  et  l'Église  lui  interdit,  à  certaines 
époques  de  Tannée,  de  faire  usage  d'œufs  et  de  laitage.  Souvent 
son  repas  ne  comprend  que  des  oignons,  des  melons  d'eau,  des 
noisettes  et  quelques  légumes  crus.  »  Les  vêtements  consistent 
en  une  peau  de  mouton  ou  autre  fourrure  commune;  en  été,  les 
femmes  vont  généralement  les  pieds  nus.  Les  maisons  [isbas] 
sont  faites  en  poutres  non  équarries  -. 

Le  paysan  russe,  ou  moz/yiA, achète  peu  :  «  Les  familles  rurales, 
dit  M.  Poinsard,  se  fournissent  elles-mêmes  de  tissus  et  d'us- 
tensiles grossiers,  qui  ne  sont  donc  point  demandés  au  com- 
merce 3  ». 

La  famille  patriarcale  en  Russie  se  maintient  par  le  despo- 
tisme du   Patriarche'^  et  par  une   éducation  compressive'^ . 

La  concurrence  est  à  peu  près  nulle,  puisque  chacune  famille 
produit  directement  tout  ce  qui  lui  est  essentiellement  néces- 
saire. Le  Play''  a  très  bien  constaté  Tinfluence  du  commerce 
sur  les  communautés  familiales;  il  nous  montre  l'existence 
d'un  petit  pécule  personnel,  provenant  des  cadeaux  de  noce,  de 
la  vente  des  tissus  fabriqués  par  les  femmes  ou  des  volailles 
élevées  par  elles.  Ce  pécule  permet  de  se  procurer  des  objets 
de  parure  sans  compromettre  l'harmonie  intérieure.  Mais,  par 
une  évolution  fatale,  la  proportion  du  pécule  individuel  aug- 
mente au  détriment  de  l'avoir  commun  :  l'ivrognerie  et  le  Jeu 
chez  les  hommes,  la  coquetterie  chez  les  femmes  tendent  cons- 
tatnment  à  dissoudre  la  communauté''. 

Pourtant,   les    paysans  russes   ont  toujours  considéré  la  sé- 

1.  Verneau,  loc.  cit.,  \>.  GIS. 

2.  /(/.,  p.  616  et  G 17. 

3.  Se.  soc,  2«  sér.,  7«  fasc,  p.  217. 

4.  Ouvriers  européens,  t.  II,  p.  6G. 

5.  Ici.,  Il,  p.  53. 

6.  Id.,  Il,  p.  98. 

7.  Se.  soe.,  2'  sér.,  1'  fasc,  p.  213. 


II.    —    LES   APPLICATIONS    DU    COMMUNISME.  29 

paration  comme  un  malheur  L  De  plus,  l'individu  qui  quitte 
sa  famille  n'a  plus  droit  à  aucune  part,  à  moins  qu'il  ne  parte 
avec  le  consentement  du  Patriarche,  qui  alors  lui  alloue  une 
certaine  quantité  de  biens  ^.  En  outre,  le  partage  ne  peut  se 
faire  sans  l'assentiment  de  l'autorité  du  Mir'^  (ou  commune). 
Et  cependant,  malgré  tout,  les  exodes  continuent  à  se  dé- 
velopper d'une  façon  inquiétante^.  Il  y  a  donc,  en  Russie,  un 
mouvement  irrésistible  qui  pousse  à  l'émiettement  des  commu- 
nautés. Ce  phénomène  est  récent,  car  Le  Play  ne  le  signale  pas 
encore.  Il  concorde  bien  avec  le  développement  des  voies  de 
communication  et  la  mise  en  contact  avec  l'étranger.  En  1855, 
l'Empire  russe  ne  possédait  qu'un  réseau  de  1.000  kilomètres 
de  chemins  de  fer;  en  1877,  ce  réseau  s'élevait  déjà  à  20.650  ki- 
lomètres \  Le  commerce  extérieur  et  la  navigation  fluviale  ont 
suivi  une  progression  analogue.  Le  mouvement  commercial  de 
la  foire  Nijni-Novgorod  qui,  en  1815,  s'élevait  à  15  millions 
de  roubles  montait  déjà  en  1876   à  150  millions '\ 

Ici,  comme  dans  les  Balkans,  il  faut  noter,  outre  l'influence 
du  commerce  et  du  luxe,  celle  des  idées  occidentales.  La  Russie 
imite  l'Occident,  prend  ses  modes,  ses  mœurs,  ses  idées;  le  dé- 
veloppement de  l'instruction  primaire,  parmi  les  jeunes  géné- 
rations, les  amène  à  se  croire  supérieures  aux  anciennes^,  ce 
qui  atfaiblit  l'obéissance  envers  le  Patriarche.  «  Des  querelles 
d'intérieur,  provoquées  par  les  femmes,  éclatent  fréquemment, 
sans  parler  de  certains  détails  de  mœurs  auxquels  le  manque 
d'éducation  et  de  sens  moral  ont  trop  souvent  porté  les  chefs  de 
familles  et  que  la  promiscuité  favorise'^.  »  Tout  ce  qui,  autrefois, 
était  supporté,  devient  prétexte  à  dispute. 

Jusqu'ici  ,  il  y  a  une  identité  presque  absolue  entre  les  types 


1.  George  Alfassa,  La  Crise  agraire  en  Jîussie,  p.  42. 

2.  M.,  p.  43. 

3.  M.,  p.  48. 

4.  IrL,  p.  49  et  88. 

5.  Elisée  Reclus,  Nouvelle  géographie  universelle,  t.  V,  p.  885. 

6.  M.,  p.  -34. 

7.  G.  Alfassa,  lac.  cit.,  p.  45. 

8.  Id.,  p.  45. 


30  '        l/jUMAMTÉ    ÉVOLIE-Ï-ELLE    VERS    LE    SOCIALISME? 

Nord-Slaves  et  Sud-Slaves.  Il  nous  faut  maintenant  justifier  leur 
classement  en  deux  variétés  différentes.  Chez  le  Sud-Slave,  les 
familles  gardent  leur  indépendance  par  suite  de  leur  disper- 
sion sur  un  sol  montagneux;  chez  le  Nord-Slave,  elles  s'ag- 
'g-lomèrent  pour  former  le  Mir.  C'est  là  un  phénomène  nou- 
veau qui  vient  compliquer  la  question.  Le  M'iv  est  un  village 
constitué  en  association  collectiviste.  Nous  devrions  logique- 
ment l'étudier  au  paragraphe  réservé  à  cette  dernière,  mais 
peut-être  vaut-il  mieux  résumer  ici  tout  ce  qui  a  trait  à  la 
Russie.  Nous  verrons  ainsi  comment  s'opère  la  transition  du 
communisme  au  collectivisme. 

Le  Mir,  ou  commune  russe,  possède  le  sol  ;  ii  partage  pério- 
diquement la  terre  cultivable  entre  les  familles,  proportionnel- 
lement au  nombre  de  tètes,  tandis  que  les  pâturages  et  les 
bois  sont  laissés  à  la  jouissance  commune  ^  ;  mais  la  consomma- 
lion  se  fail  par  familles. 

L'évolution  du   Mir  peut   se   diviser  en  trois  périodes  : 

Au  début,  il  y  a  surabondance  de  terres,  par  suite  de  la  faible 
densité  de  la  population.  La  vie  est  facile,  grâce  à  l'abondance 
des  productions  spontanées,  et  le  bétail  est  nombreux  sur  les 
terrains  vagues.  Le  Mir  donne  facilement  une  part  aux  nou- 
veaux mariés;  l'avenir  des  enfants  est  assuré.  Le  Play  nous 
a  admirablement  décrit  ce  stade,  dans  sa  monographie  du 
Paysan  d'Orenbourg-. 

Avec  le  paysan  de  lOka"',  il  nous  montre  le  Mir  à  la 
deuxième  période.  La  population  commence  à  se  tasser  et 
cherche  à  se  procurer  des  ressources  supplémentaires,  en  orga- 
nisant une  fabrication  en  vue  de  la  vente,  et  l'émigration 
temporaire  de  certains  membres  de  la  famille.  L'argent  pro- 
venant des  ventes,  ou  des  économies  des  émigrants,  ne  sert 
pas  à  améliorer  le  sort  du  moujik,  mais  à  payer  l'abrok  au 
seigneur,  c'est-à-dire  à  racheter  les  corvées  par  le  paiement 
d'une  redevance  fixe.  L'argent  amassé  est  également  employé 

1.  G.  Alfassa,  loc.  cit.,  p.  50. 

2.  Ouvriers  européens,  t.  II,  ch.  ii. 

3.  Id.,  t.  II,  ch.  V. 


II.    —    LES   APPLICATIONS    PT    COMMrMSMH.  31 

à  augmenter  le  capital  cultural  de  la  famille.  En  effet,  le  Mir 
a  subi  une  évolution  importante  :  le  partage  des  terres  ne 
se  fait  plus  par  tète,  mais  proportionnellement  à  la  capacité 
culturale  de  chaque  famille;  la  diminution  des  terrains  vagues 
a  rendu  diflicile  la  conservation  du  bétail;  seules,  les  familles  les 
plus  capables  et  les  plus  économes  y  réussissent  et  l'inégalité 
commence  à  s'introduire  dans  le  Mir.  L'émancipation  des  serfs,  en 
1876,  n'amena  pas  de  changement  dans lorganisation  rurale  de 
la  Russie.  L'État  avança  aux  anciens  serfs  la  somme  nécessaire 
pour  se  racheter;  au  lieu  de  payer  l'abrok  au  seigneur,  le 
moujik  paie  une  annuité  à  l'État.  Il  ne  lui  reste  guère  d'argent 
liquide  pour  acheter  les  produits  de  l'étranger;  il  continue  en 
grande  partie  à  vivre  des  produits  de  sa  culture,  ce  qui  a  main- 
tenu la  famille  communiste. 

Depuis  Le  Play,  le  Mir  a  eu  un  problème  de  plus  en  plus  ardu 
à  résoudre,  dû  à  Yaccroisseynent  de  la  population  paysanne,  qui, 
depuis  1861,  a  passé  de  50  à  86.000.000,  soit  une  augmentation 
de  72  %.  De  là,  cette  conséquence  grave  :  la  grandeur  moyenne 
des  lots  est  tombée  de  i,8  déciatines  (environ  5  hectares)  à 
2,  6  (2  hect.  80  ares)  '.  Un  certain  nombre  de  familles  sont  de- 
venues incapables  d'assurer  une  existence  convenable  aux  in- 
dividus, et  ceux-ci,  ne  tirant  plus  de  la  communauté  un  bien-être 
suffisant,  tendent  à  se  séparer. 

De  là  une  crise  agraire  qui  na  pu  être  surmontée ^  à  cause  de 
r organisation  collectiviste  du  Mir,  et  cela  pour  les  deux  raisons 
suivantes  : 

1*^  Le  Mir  a  été  un  obstacle  à  Vaniélioration  de  la  culture.  En 
effet,  les  terres  paysannes  russes  ne  produisent  en  moyenne  que 
440  kilogrammes  de  blé  par  déciatine,  soit  environ  6  hectolitres 
par  hectare  ~.  D'après  Elisée  Reclus  3,  le  rendement  serait  de 
15  hectolitres  en  France  et  de  26  en  Angleterre.  La  situation 
du  moujik  pourrait  donc  s'améliorer  beaucoup,  s'il  voulait  sérieu- 


1.  G.  Alfassa,  loc.  cit.,  p.  110. 

2.  M.,  p.  113. 

3.  Loc.  cit.,  t.  V,  p.  820.  —  Dans  ces  dernières  années,  le  rendement  en  France  s'est 
élevé  à  17  hectolitres  par  hectare  (.Se.  soc,  T  sér.,  26*  fasc-,  p.  70). 


32  l'humanité  laolii;-t-elle  vers  le  socialisme? 

sèment  se  mettre  au  travail,  abandonner  ses  vieilles  routines, 
employer  les  engrais,  etc.  Mais,  comme  le  dit  xM.  Alfassa  ',  il  ne 
s'intéresse  pas  à  sa  terre,  'parce  quelle  lui  est  périndiqiiement 
enlevée  pour  être  donnée  à  un  autre,  et  que  celle  qu'il  recevra  en 
échange  n'aura  sans  doute  pas  été  mieux  soignée  par  son  précé- 
dent détenteur  pour  les  mêmes  motifs.  C'est  pourquoi,  constate 
le  même  auteur-,  le  sol  s'épuise  à  tel  point  que  les  fameuses 
terres  noires  si  fertiles  voient,  d'année  en  année,  la  qualité  et 
l'abondance  de  leurs  récoltes  baisser. 

2"  Le  Mir  a  été  un  obstacle  à  l'émigration.  En  efi'et,  nous  ve- 
nons de  voir  le  travail  collectif  engendrer  l'apathie  chez  les  in- 
dividus; cette  apathie,  par  répercussion,  fait  retarder  l'émi- 
eration  jusqu'au  moment  où  l'on  est  acculé  à  la  misère.  C'est 
pourquoi  aucun  mouvement  dans  ce  sens  ne  se  produisit  sous 
le  règne  d'Alexandre  II,  malgré  les  avantages  offerts  aux  colons 
qui  voulaient  s'installer  en  Sibérie^.  Ce  ne  fut  qu'après  l'avène- 
ment d'Alexandre  III  que  l'exode  des  paysans  commença,  mais 
combien  insuffisant!  En  i89i,  100.000  individus  sont  partis 
pour  la  Sibérie  ;  or,  l'accroissement  annuel  de  la  population 
russe  est  de  1.500.000  âmes*! 

Le  Mir  a  mis  obstacle  à  l'émigration  d'une  façon  plus  directe. 
En  effet,  d'après  ce  que  nous  venons  de  dire,  ce  furent  surtout 
les  gens  endettés  qui  cherchèrent  un  refuge  en  Sibérie.  Or,  à 
cause  de  la  responsabilité  collective  du  Mir,  celui-ci  dut  les  re- 
tenir, afin  de  n'être  pas  obligé  de  payer  pour  eux.  Le  gouver- 
nement finit  même  par  interdire  de  quitter  le  village  sans 
autorisation^. 

En  résumé,  pour  qu'un  moujik  puisse  émigrer,  il  lui  faut 
l'autorisation  du  Patriarche,  du  Mir  et  du  Gouvernement;  il  lui 
faut,  de  plus,  vaincre  l'apathie  ancrée  en  lui  par  l'action  d'un 
milieu  communiste  séculaire. 

Voyons  les  résultats  d'un  tel  état  de  choses.  Ceci  nous  con- 

1.  G.  Alfassa,  loc.  cit.,  p.  144. 

2.  Id.,  p.  144  et  188. 

3.  Id.,  p.  157. 

4.  Id.,  p.  162. 

5.  Id.,  p.  159  et  160. 


II.    —    LES    APPLICATIONS    DU    COMMLNIS.AŒ.  3I{ 

duira  naturellement  à  la  dernière  période  de  l'évolution  du  Mir  : 
la  dissolution. 

Si  le  lecteur  a  bien  suivi  l'exposé  des  faits  qui  précèdent,  il 
voit  nettement  le  paysan  russe  tomber  lentement,  mais  sûre- 
ment dans  la  misère.  Le  tassement  sur  place  de  la  population 
diminue,  non  seulement  la  parcelle  de  terrain  allouée  à  chacun, 
mais  aussi  le  capital  disponible,  car,  par  suite  des  partages  fa- 
miliaux de  plus  en  plus  fréquents,  le  bétail  et  les  instruments 
aratoires  alloués  à  chacun  se  trouvent  réduits,  de  sorte  que  la 
gêne  vient  remplacer  l'aisance'.  Ce  manque  de  capital  empêche 
le  moujik  d'améliorei-  sa  culture.  Le  seul  progrès  qu'il  a  pu 
faire  a  été  le  passage  de  l'assolement  annuel  à  l'assolement 
triennal  :blé  d'hiver,  blé  d'été,  jachère-.  S'il  avait  des  capitaux, 
il  pourrait  obtenir  les  mêmes  rendements  que  les  grands  pro- 
priétaires, soit  10  hectolitres  par  hectare^;  ce  résultat  est 
obtenu  grâce  à  l'emploi  des  machines  agricoles^,  des  engrais 
chimiques,  des  irrigations  remédiant  à  la  sécheresse  grandis- 
sante, suite  du  déboisement  inconsidéré  '. 

Est-il  possible  de  fournir  du  capital  aux  paysans  poiu'  les 
aider  à  se  relever?  D'abord,  il  ne  faut  pas  compter  sur  le  Mir, 
au  contraire.  En  effet,  les  familles  les  plus  prévoyantes,  qui  ont 
su  maintenir  leur  capital,  n'en  ont  pas  trop  pour  leur  propre 
culture;  elles  ne  veulent  pas  payer  pour  les  autres,  malgré  le 
système  de  la  responsabilité  collective;  elles  se  rattrapent  en 
faisant  vendre  les  biens  des  débiteurs,  ou,  à  défaut,  en  les  forçant 
à  travailler  dans  des  usines  et  en  percevant  leurs  salaires  à 
leur  place''.  C'est  le  servage  qui  renaît  sous  une  autre  forme. 

Le  moujik  peut-il  s'adresser  à  son  ancien  seigneur?  Au 
moment  de  l'émancipation  des  serfs,  la  somme  que  le  sei- 
gneur a  reçue  en  compensation,  n"a  fait  que  combler  les 
hypothèques  qui   grevaient   son  domaine  ;  il    a  fait    situation 

1.  G.  Alfassa,  loc.  cit.,  p.  i5  et  46. 

2.  Id.,  p.  80. 

3.  Id.,  p.  113. 

4.  /(/.,  p.  111. 

5.  /d.,p.  113. 

6.  Id.,  p.  120  et  12 J. 


'.il  l'iumamté  évolue-t-elle  vers  le  socialisme? 

nette  à  ce  moment,  ce  qui  lui  a  permis  de  recommencer;  il 
est  donc  loin  de  pouvoir  aider  les  autres. 

Quant  à  l'État,  il  a  avancé  aux  serfs  l'argent  nécessaire  à  leur 
rachat,  et  la  plupart  sont  encore  endettés  vis-à-vis  do  lui. 
Néanmoins,  des  banques  agricoles  ont  été  instituées.  Malheu- 
reusement, elles  sont  obligées  d'exiger  un  intérêt  de  iO  k  12  % 
et  malgré  ce  taux  exorbitant,  n'arrivent  pas  à  compenser  les 
pertes  résultant  des  non-remboursements'.  Le  nombre  des 
insolvaldes  est  très  grand,  et  la  plupart,  peu  dressés  à  l'efFort 
personnel,  préfèrent  passer  leur  temps  au  cabaret'^.  Au  surplus, 
l'État  ne  peut  prêter  du  capital  que  s'il  en  possède  lui-même  ; 
le  prendre  au  pays  est  un  cercle  vicieux;  il  en  résulte  que 
la  dette  extérieure  de  la  Russie  est  énorme.  Il  arrive  souvent, 
qu'à  bout  de  ressources,  le  moujik  s'adresse  à  un  usurier  juif 
qui  lui  demande  jusqu'à  50  %  d'jntérêt  pour  six  mois  '.  Ces 
usuriers  sont  appelés  les  Mangeurs  de  Mir  parce  qu'ils  s'em- 
parent des  terres  des  paysans  incapables  de  rembourser  leurs 
dettes.  De  la  sorte,  depuis  la  disparition  du  patronage  sei- 
gneurial, il  se  reforme,  au-dessus  des  paysans,  une  classe  de 
propriétaires   rentiers. 

C'est  là,  l'aboutissement  fatal  de  l'évolution  :  la  reconsti- 
tution de  la  grande  propriété  et  du  servage.  Les  grands  pro- 
priétaires seront  les  anciens  seigneurs,  les  usuriers,  les  Man- 
geurs de  Mir  et  quelques  paysans  ayant  réussi  à  s'élever  par 
leur  prévoyance  et  leur  bonne  conduite;  ce  sera  aussi  l'État 
envers  qui  beaucoup  de  Mirs  sont  endettés^.  En  bas,  des 
serfs   insolvables  ne  travaillant   que  par   force. 

Le  développement  des  voies  de  communication,  en  amenant 
la  commercialisation  de  la  culture,  ne  fait  que  hâter  ce  dé- 
nouement fatal,  par  suite  de  la  nécessité  d'un  capital  de 
plus  en  plus  grand.  La  Russie  doit  exporter,  pour  pouvoir 
se     libérer    envers    l'étranger;    c'est    donc    la    lutte   avec    les 


1.  G.  Alfassa,  loc.  cil.,  p.  115. 

2.  M.,  p.  127. 

3.  IfL,  p.  116. 

4.  C'est  l'opinion  de  M.  de  Lestrade.  Voir  Science  sociale,  T  sér.,  T'fasc,  p.  237. 


II.    —   LES   APPLICATIONS    DU    COMMUNISME,  3o 

blés  d'Amérique',  et  les  produits  de  la  grande  industrie  de 
rOccident. 

On  peut  prévoir  ce  que  la  Russie  sera  bientôt  :  une  race 
communautaire  asservie  à  une  race  plus  individualiste.  Dans 
les  Provinces  Baltiques,  la  plupart  des  terres  appartiennent  à 
des  Allemands;  ailleurs  la  grande  industrie  est  déjà  entre  les 
mains  de  patrons   français,  anglais,   allemands,   ou  belges. 

L'exemple  des  Nord-Slaves  montre  que  le  Mir  ne  peut  se 
maintenir  que  là  où  la  culture  n'est  pas  commercialisée. 

Ce  phénomène  sera  étudié  plus  à  fond  au  chapitre  traitant 
du  collectivisme    de  village. 


II.    —    LE    COMMUMSiME    DE    CORPORATION. 

Il  y  a  lieu  de  distinguer  la  corporation  industrielle  et  la 
corporation  religieuse. 

Corporations  industrielles.  —  Les  artèles  communistes.  En 
Russie,  les  artisans  sont  groupés  en  corporations,  ou  artèles. 
Un  certain  nombre  de  ces  artèles  sont  des  associations  com- 
munistes; nous  ne  nous  occuperons  que  de  celles-là;  les  aiitres 
seront  étudiées  en  leur  lieu    et  place. 

D'après  les  renseignements  que  nous  possédons  actuellement, 
les  corporations  communistes  ne  sont  signalées  qu'en  Russie. 
On  pourrait  en  conclure  qu'elles  ne  peuvent  exister  qu'en 
recrutant  leurs  membres  dans  un  milieu  où  l'éducation  fami- 
liale a  dressé  préalablement  les  individus  au  communisme.  Cela 
semble  assez  logique;  la  corporation  ne  se  charge  que  de 
donner  l'éducation  technique  et  non  celle  du  caractère. 

En  tous  cas,  si  une  éducation  spéciale  est  nécessaire,  cette 
condition  n'est  pas  suffisante,  puisque  toutes  les  artèles  n'ont 
pu  garder  ce  caractère.  Étudions  donc  le  phénomène  de  plus 
près. 

1.  G.  Allassa,  loc.  cil.,  p.  134. 


36  l'humamté  évolue-t-elle  vers  le  socialisme? 

Tout  d'abord,  les  artèles  communistes  sont  localisées  dans 
deux  genres  d'industrie  :  salles  du  bâtiment  et  celles  des 
transports. 

Dans  les  artèles  du  bâtiment,  il  faut  distinguer  celles  des 
campagnes  de  celles  des  villes. 

Dans  les  campagnes,  elles  sont  composées  de  petits  groupes 
de  charpentiers  allant  de  villages  en  villages,  pour  cons- 
truire les  isbas,  ou  cabanes  en  bois.  Elles  sont  peu  nom- 
breuses, car,  la  plupart  du  temps,  le  moujik  bâtit  lui-même 
sa  maison  avec  l'aide  des  voisins.  Quand  il  a  recours  au 
service  d'une  artèle,  il  la  loge,  la  nourrit  et  lui  donne  une 
faible  rémunération  que  les  compagnons  se  partagent  égale- 
ment entre  eux  K  Constatons,  en  passant,  que  le  travail  est 
simple,  routinier,  purement  manuel  et  peu  lucratif. 

Dans  les  villes,  il  existe  des  artèles  plus  puissantes,  mais 
elles  se  bornent  à  ériger  les  petites  habitations.  L'entreprise 
des  grandes  constructions  leur  échappe,  parce  que,  dit  M.  Apos- 
tol,-  «  cela  demande  une  responsabilité  et  des  garanties  que 
ne  peuvent  fournir  de  simples  ouvriers  ».  Ceci  marque  nette- 
ment la  limite  du  communisme  dans  la  corporation.  Il  faut  que 
le  travail  soit  simple,  routinier^  et  que  le  capital  nécessaire  soit 
très  faible,  c'est-à-dire  que  l'outillage  soit  peu  coûteux  et  que 
le  client  fournisse  la  matière  première.  L'auteur  que  nous  ve- 
nons de  citer  ajoute'^  que,  «  dans  les  grandes  artèles  du  bâtiment, 
il  est  tenu  compte  de  l'habileté  de  l'ouvrier  ».  En  effet,  le  sa- 
laire uniforme  n'est  évidemment  possible  que  pour  des  travaux 
tellement  simples  que  l'habileté  et  la  science  ne  jouent  aucun 
rôle.  Dans  le  cas  contraire,  les  ouvriers  les  plus  capables  récla- 
ment un  salaire  proportionnel  à  leur  productivité,  ce  qui  amène 
la  dissolution  de  l'artèle. 

Les  artèles  de  transports  (hâleurs^,  routiers,^  débardeurs^) 

1.  p.  Apostol,  L'Artèle  el  la  coopcradon  en  Russie,  p.  tI5. 

2.  Id.,  p.  114. 

3.  Id.,  p.  117. 

4.  Id.,  p.  123. 

5.  Id.,  p.  127. 

6.  Id.,  p.  133. 


II.    —   LES   APPLICATIONS    DU    COMMlNISMi:.  3' 

entreprennent  pour  le  compte  d'un  négociant,  les  travaux  pu- 
rement manuels  de  transport  des  marchandises.  Elles  se  re- 
crutent parmi  les  é migrants  temporaires  issus  des  familles 
paysannes  des  régions  où  le  sol  vacant  commence  à  devenir 
rare.  Leurs  membres  se  logent,  se  nourrissent,  s'éclairent  et  se 
chauffent  en  commun;  le  surplus  du  salaire  est  mis  dans  une 
caisse  commune  et  partagé  également  à  la  fin  de  la  saison.  Un 
chef  élu  gouverne  clespotiqiiement  chaque  artèle^. 

Chaque  fois  qu'elles  ont  voulu  s'émanciper  de  la  direction 
commerciale  du  négociant,  et  essayer  des  entreprises  à  leur 
compte,  elles  ont  toujours  échoué. 

Les  artèles,  dites  de  bourse,  se  chargent  du  dédouanement 
des  marchandises  et  de  leur  transport  à  domicile.  Chaque 
associé  apporte  le  même  capital  et  chacun  travaille  sous  la 
direction  d'un  chef  élu  ;  les  repas  sont  pris  en  com,mun  et  les 
bénéfices  partagés  également. 

Ces  artèles  ne  se  maintiennent  que,  grâce  au  monopole  qui 
leur  est  accordé  par  les  comités  des  bourses,  ce  gui  les  place  en 
dehors  de  la  concurrence.  Or,  le  développement  du  mouvement 
commercial  tend  à  leur  faire  employer  une  quantité  de  plus  en 
plus  grande  de  salariés  et  les  fait  évoluer  vers  le  type  des  as- 
sociations capitalistes  à  apports  égaux. 

Nous  poserons  donc  la  loi  suivante  :  Les  corporations  commu- 
nistes n'existent  à  l'état  naturel  que  dans  les  pays  où  domine  le 
régime  du  communisme  de  famille  et,  pour  les  travaux  simples, 
routiniers,  où  l'habileté  et  le  capital  ne  Jouent  aucun  rôle. 

Les  corporations  communistes  capitalistes  peuvent  exister  à 
fétat  artificiel,  à  Vaide  d'un  monopole  qui  les  met  à  l'abri  de 
la  libre  concurrence. 

CoRPORATioxs  RELIGIEUSES.  —  Contrairement  aux  artèles,  les 
corporations  religieuses  existent  sur  toute  la  surface  du  globe. 
Le  rôle  joué  dans  les  premières  par  un  milieu  familial  commu- 
niste est  remplacé  ici  par  l'idéal  religieux,  et  par  une  prépara- 

1.  Ouvriers  européens,  t.  II,  cli.  v. 


38  l'dumamté  évolue-t-elle  aers  le  socialisme? 

tion  prolong"ée  des  novices  qui  les  met  dans  un  état  d'àme  par- 
ticulier. La  corporation  religieuse  se  charge  de  faire  l'éducation 
du  caractère  dans  le  sens  de  Y  obéissance  absolue  au  groupe  : 
jjerinde  ac  cadaverl 

Comme  pour  lartèle,  si  c'est  là  une  condition  nécessaire 
d'existence,  ce  n'est  pas  une  condition  suffisante.  Par  analogie, 
nous  pouvons  dire,  a  priori,  que  les  corporations  religieuses 
doivent  se  trouver,  économiquement  parlant,  en  dehors  de  la 
libre  concurrence.  Voyons  si  les  faits  justifient  cette  hypothèse. 

Le  lamaïsme  est  très  développé  parmi  les  populations  pasto- 
rales de  l'Asie  centrale  (Mongolie,  Thibet,  etc.  i  et  les  couvents 
sont  extrêmement  nombreux.  A  Ourga,  le  nombre  des  lamas 
n'est  guère  inférieur  à  (\\\  mille  '  ;  des  milliers  de  moines  et  de 
nonnes  vivent  dans  les  couvents  du  Thibet-;  à  chaque  pas,  on  y 
rencontre  des  lamaseries,  monastères  ou  séminaires^.  Ces  derniers 
établissements  servent  à  donner  l'éducation  spéciale  dont  nous 
avons  parlé  plus  haut*. 

u  Toute  cette  armée  de  prêtres,  de  moines,  etc.,  est  entretenue 
par  les  offrandes  volontaires  du  peuple,  par  les  impôts  et  sur- 
tout par  le  travail  des  chabi,  sorte  de  serfs  que  possède  en 
toute  propriété  chaque  couvent  ou  lamaserie  tant  soit  peu  con- 
sidérable '.  » 

Les  peuples  cultivateurs  de  race  jaune  (chinois,  japonais, 
annamites,  etc.)  sont  bouddhistes.  Le  nombre  des  couvents  et 
des  séminaires  y  est  ég-alement  très  grand*^",  et  le  travail  très 
faible  :  «  Chaque  couvent,  dit  le  D'^  Verneau,  possède  des  ser- 
vantes chargées  de  la  besogne  matérielle.  Ce  sont  elles  qui  vont 
implorer  la  générosité  des  fidèles,  et,  le  soir,  elles  reviennent 
généralement  chargées  de  provisions  de  toute  sorte,  pour  les 
saints  personnages  '  »   : 


1.  Verneau,  loc.cit.,  p.  355. 

2.  /d.,  p.  365  et  366. 

3.  Ici.,  p.  412. 

4.  Id.,  p.  356. 

5.  Dericker  (cité  par  Verneau,  loc.  cil.,  p.  366) 

6.  Verneau,  loc.  cit.,  p.  423. 

7.  M.,  p.  324. 


II.    —   LES   APPLICATIONS    Dl-    COMMlNISMi:.  39 

En  Russie,  d'après  le  même  auteur',  «  on  rencontre  une  foule 
de  moines  et  de  religieuses.  A  chaque  pas,  s'élève  un  couvent,  qui 
abrite  parfois  plus  de  trois  cents  religieux  de  l'un  ou  l'autre 
sexe...  Moines  ou  religieuses  ont  i^oiiv principale  occupation  de 
quêter  ». 

Plus  on  s'éloigne  des  pays  communautaires,  plus  le  nombre 
des  couvents  diminue  et  plus  leur  tendance  à  vivre  par  leur 
travail  augmente.  On  sait  qu'au  moyen  âge,  les  moines  de  l'Oc- 
cident furent  de  grands  défricheurs.  Toutefois,  ils  se  faisaient 
aider  par  des  serfs,  et  ils  vivaient  directement  des  produits  de  la 
terre.  Or,  il  faut  constater  que  le  nombre  des  couvents  travail- 
lant la  terre  a  été  en  diminuant  au  fur  et  à  mesure  de  la  com- 
mercialisation, de  la  cidture  par  le  développement  des  commu- 
nications. 

La  concurrence  élimine  constamment  les  associations  com- 
munistes au  profit  du  travail  individuel.  Aujourd'hui,  les 
couvents  se  sont  mis  en  dehors  de  la  lutte  économique,  et  sub- 
sistent surtout,  soit  des  rentes  de  leurs  propriétés,  soit  des 
aumônes  et  des  dons,  soit  enfin  de  renseignement.  Dans  les 
pays  anglo-saxons,  ils  ont  presque  totalement  disparu.  Du 
reste,  au  moyen  âge,  dans  les  lies  Britanniques,  ils  se  recrutaient 
surtout  parmi  les  populations  celtiques.  On  sait  que  l'Irlande 
était  appelée  Vile  des  saints  et  que  le  monachisme  y  avait  pris 
un  développement  extraordinaire. 

Aux  États-Unis,  existe  une  secte  bizarre,  peu  nombreuse  du 
reste,  qui  vit  dans  le  communisme,  à  l'aide  d'un  travail  facile  : 
ce  ^oniX&s  Shakers,  bien  connus  par  la  tisane  qu'ils  fabriquent. 
Ils  vivent  dans  le  célibat  et  croient  à  la  fin  prochaine  du 
monde-. 

Le  célibat  !  voilà  une  condition  essentielle  à  la  vie  de  cou- 
vent !  Et  cela  montre  bien  que  ces  organismes  sont  artificiels  ; 
ils  ne  subsistent  que  parce  que  le  milieu  environnant  est  or- 
ganisé en  familles  naturelles. 

Nous  dirons  donc  que  les  corjjorations  communistes  religieuses 

1.  Loc.  cil.,  \).  r.2o. 

2.  Voir  Dixon,  V>H."  America. 


M)  l'humanité  évolue-t-elle  vers  le  socialisme? 

n'existent  qu'à  Vaidc  d'une  éducation  spéciale  donnée  aux  no- 
vices, et  à  condition  de  ne  demander  qu'un  travail  peu  in- 
tense  aux  affiliés^  qui  doivent  vivre  dans  le  célibat.  Elles  sont 
d'autant  plus  nombreuses  que  le  milieu  environnant  est  plus 
communautaire. 


m.    —    LE    COMMUNISME     DE    VILLAGE. 

Les  pécheurs.  —  Nous  ne  parlons  pas  ici  des  populations 
visant  accessoirement  de  la  pêche,  ni  de  celles  qui  exploitent 
cet  art  en  vue  de  la  vente.  Il  s'agit  des  peuples  vivant  direc- 
tement des  produits  de  la  pêche,  ou  n'y  ajoutant  qu'un  travail 
de  simple  récolte.  Dans  ces  conditions,  la  pêche  ne  demande 
qu'un  travail  routinier  et  peu  intense. 

Chez  les  Mincopies  des  îles  Andaman,  chaque  village  com- 
prend 30  à  50  personnes,  qui  parfois  vivent  dans  une  seule 
hutte ^.  Les  hommes  pèchent  en  commun,  tandis  que  les 
femmes  cueillent  les  fruits  sauvages  et  font  les  travaux  les 
plus  pénibles;  on  met  toutes  les  provisions  en  commun;  les 
enfants  sont  élevés  en  commun  et  le  village  possède  un  gar- 
dien des  jeunes  filles  chargé  de  veiller  sur  leur  conduite  et 
de  forcer  les  amoureux  au  mariage-. 

Ce  type  s'est  maintenu  longtemps  dans  l'isolement,  par  suite 
de  la  difficulté  d'aborder  dans  ces  iles  et  surtout  de  l'absence 
de  cocotiers  qui  a  toujours  tenu  les  Malais  éloignés 3.  Aujour- 
d'hui, le  contact  avec  l'étranger  s'est  produit;  les  communau- 
tés mincopies  resserrées  sur  un  territoire  restreint  se  choquent 
entre  elles  et  disparaissent  chaque  jour.  Le  moment  n'est  pas 
éloigné,    dit  M.  Man   ^,  où,  malgré  les  soins   que  prennent  les 


1.  L'habitation  commune    n'est    pas   indispensable  pour  qu'il  y  ait  communisme, 
mais  il  faut,  en  tous  cas,  que  les  huttes  soient  très  voisines  et  forment  un  groupe. 

2.  E.  Picard,  Les  Pygmées  (Se.  soc,  t.  XXVII,  p.  217  et  suiv.). 

3.  Id.,  p.  209  et  218. 

4.  Cité  par  E.  Picard,  Se.  soc,  t.  XXVII,  p.  225.  —  Voir  aussi  Verneau,  loe.  cil., 
p.  136. 


11.    —    LES    APPLICATIONS    Dl"    COMMl MS.ME.  41 

Anglais  de  veiller  sur  ces  petits  noirs  comme  sur  une  pièce 
l'are  d'un  musée,  leur  race  appartiendra  au   passé. 

Cette  décadence  est  générale  dans  toute  la  race  négritos  à 
laquelle  ils  appartiennent,  et  qui  a  anciennement  occupé  toute 
l'Asie   méridionale  et  la  Malaisie^    C'est  une  race  qui    meurt. 

Les  Papouas  des  côtes  de  la  Nouvelle-Guinée  et  des  îles  de 
la  Mélanésie,  ont  un  genre  de  vie  et  un  état  social  analogue  à 
celui  des  Mincopies,  et,  comme  eux,  sont  en  voie  de  disparition 
depuis  l'arrivée  des  Européens. 

Ainsi,  à  Port-Dorey,  par  exemple,  chaque  habitation  renferme 
une  vingtaine  de  familles-.  Dans  la  Nouvelle-Calédonie,  c'est 
le  chef  du  village  qui  partage  les  vivres  entre  les  habitants  ^. 
Partout  les  femmes  sont  chargées  des  travaux  les  plus  pénibles. 

Chez  les  Tasmaniens^  dans  le  voisinage  de  la  mer,  on  a  ren- 
contré de  grandes  huttes  pouvant  contenir  une  trentaine  de 
personnes^  Le  dernier  représentant  de  cette  race  est  mort 
en  1877^ 

Chez  les  Fuégiens  de  la  Terre  de  Feu,  il  n'est  pas  rare  de 
rencontrer  une  cinquantaine  de  personnes  dans  une  hutte 'j. 
Or,  on  sait  que  cette  peuplade  dégradée  vit  de  la  pêche  de 
loutres,  de  poissons,  de  phoques  et  quelquefois  de  baleines. 
Ici  l'isolement  a  été  maintenu  par  la  rigueur  du  climat. 

Chez  les  Baloï  du  Bas-Ubangi  et  les  Mongo  du  centre  de 
l'Afrique,  tous  pécheurs  de  rivière,  la  façade  des  habitations 
est  ouverte,  et,  en  arrière  dune  véranda  commune,  des  alcôves 
servent  de    chambres  à   coucher". 

Si  maintenant  nous  dirigeons  nos  regards  vers  l'hémisphère 
boréal,    nous  apercevrons  le  même  phénomène. 

Les  Cibuneyes  de  Cuba  habitaient  dans  des  huttes  contenant 
jusqu'à  cent  individus. 

1.  .Se.  soc,  t.  XXVIf,  ji.  333  et  suiv.  —  Voir  aussi  Verneau,  loc.cil.,  p.  128  et  148. 

2.  Verneau,  loc.  cit.,j>.  162. 

3.  Elisée  Reclus,  loc.   cit.,  t.  XIV,  p.  696  et  697. 

4.  Verneau,  loc.  cil.,  p.  155. 

5.  Id.,  p.  152. 

6.  Id.,  p.  777. 

7.  Voir  L'Étal  Indépendant  ù  l'ExposUion  de  Bruxelles-Tervueren,  p.  111. 


42  I/lllMA.MTÉ    ÉVOLUlî-T-KLLE    VERS    LE    SOCIALISME? 

Les  Esquimaux  vivent  essentiellement  de  la  pêche  du  phoque. 
D'après  une  étude  de  M.  Paul  de  Rousieis',  il  semble  que  leurs 
communautés  sont  plutôt  familiales. 

En  réalité,  le  travail  de  la  pêche  demande  l'effort  commun 
d'un  petit  groupe.  Il  s'adapte  donc  à  la  famille  patriarcale  ou 
à  une  petite  communauté  villageoise.  Si,  contrairement  aux 
autres  populations  de  pêcheurs,  les  Esquimaux  ont  adopté  la 
forme  familiale  pour  leurs  associations,  cela  provient  de  ce 
qu'ils  sont  issus  directement  des  populations  patriarcales  de 
l'Asie.  Comme  les  Fuégiens,  les  Esquimaux  sont  protégés  par 
la  rigueur  du    climat. 

Les  Osliah  (|ui  pèchent  le  long  de  l'Obi,  vivent  dans  des 
excavations  assez  vastes  jaour  abriter  parfois  30  familles-. 

Chez  les  Tchouktchis  du  détroit  de  Behring,  le  produit  de 
la  pêche  est  partagé  à  l'amiable  entre  tous  les  habitants  du 
village '. 

Il  en  était  ainsi  jadis  chez  les  Zyrianes  du  nord  de  la 
Russie,  et  il  en  est  encore  ainsi  dans  les  districts  écartés.  Mais 
dans  le  voisinage  des  centres  populeux  et  des  grands  marchés, 
les  pêcheurs  tombent  de  plus  en  plus  au  rang  de  simples 
journaliers'.  Il  en  est  de  même  quand  la  pêche  exige  des  ca- 
pitaux considérables'^. 

En  un  mot,  la  commercialisât  ion  de  la  pêche  amène  la  dislo- 
cation des  associations  communistes. 

Les  chasseurs-ci  ltivateurs.  —  Les  associations  communistes 
prennent  toute  leur  importance  dans  un  second  groupe  de 
populations,  où  les  hommes  chassent  en  bandes,  tandis  que  les 
femmes  cultivent  légèrement  le  sol  sous  la  direction  des  au- 
torités villageoises.  Les  exemples  les  plus  typiques  nous  sont 
fournis  par  les  Peau.r-Rouges  et  les  Indonésiens . 


1.  Se.  soc,  t.  VI,  fasc.de  sept,  et  oct.  1888. 

2.  Verneau,  lor.   cil.,  p.  j48. 

3.  Id.,]).  494. 

4.  P.  Apostol,  loc.  cil.,  p.  74. 

5.  Id.,  p.  60. 


n.    LES    APPLICATIONS    Dl"    COMMINISME.  43 

D'après  une  élude  remarquable  de  M.  de  Rousiers',  les 
Têtes-Plates  des  bords  de  FOrégon,  pêcheurs,  chasseurs  de 
bisou  et  pillards,  avaient  rejeté  sur  les  femmes  tous  les  durs 
travaux  et  les  soins  de  la  culture  du  maïs;  ils  consommaient 
tous  les  produits  en  commun  sous  la  direction  du  chef. 

Les  Hurons  et  les  Iroqtiois'^  du  bassin  du  Saint-Laurent 
chassaient  dans  les  forêts,  tandis  que  leurs  femmes  cultivaient 
le  maïs  dans  les  clairières.  Ils  vivaient  dans  de  longues  habi- 
tations [long  houses)  ayant  une  cuisine  commune  pour  les  dif- 
férents ménages,  dont  chacun  avait  sa  chambre  particulière; 
on  donnait  à  manger  aux  moins  favorisés  tant  qu'il  restait  des 
provisions  dans  le  village.  Un  jeune  chef  élu  conduisait  les 
hommes  à  la  chasse  et  à  la  guerre,  tandis  que  le  conseil  des 
Anciens  contraignait  les  femmes  au  travail. 

Les  Natchez  cultivaient  en  commun  le  maïs  et  les  arbres 
fruitiers.  Il  faut  noter  ici  que,  chez  tous  ces  peuples,  la  culture 
n'employait  que  des  procédés  très  rudiment  air  es,  que  permet- 
tait la  grande  étendue  de  sol  vacant  :  la  culture  ne  se  faisait 
que  sur  les  terrains  vierges,  et  l'emplacement  en  était  changé 
tous  les  ans;  c'est  ce  qu'on  appelle  la  culture  nomade.  De  plus, 
le  commerce  était  très  faible.,  chaque  village  Vivant  directe- 
ment de  ses  propres  produits. 

Les  Cliff-Divellers  des  montagnes  situées  aux  confins  du 
Mexique  et  des  États-Unis,  habitaient  des  bâtiments  en  pierre, 
étages  en  retrait  les  uns  sur  les  autres  et  pouvant  loger  par- 
fois des  milliers  de  personnes  3, 

Les  Pimas  de  la  Californie  hajjilaient  également  dans  ôq  grandes 
cft^e.s'^  Les  habitations  des  Zenc6f5 (Nicaragua),  de  forme  ovalo, 
avaient  25  mètres  de  long  sur  10  mètres  de  large;  elles  étaient 
divisées  en  compartiments  pour  chaque  ménage.  Aux  environs 
de  Rio-de-Janeiro ,  les  cabanes  des  7\ipis  avaient  jusqu'à 
50  mètres  de  longueur,  et  l'on  se  partageait  les  vivres''.  Il  en 

1.  se.  soc,  t.  VIT,  p.  382. 

2.  .Sr.  .soc.,l.  IX  et  X. 

3.  Verneau,  loc.  cil.,  p.  734. 

4.  Elisée  Reclus,  loc.  cit.,  t.  XVI,  p.  67. 

5.  Ici.,  t.  XIX,  p.  308  et  .309. 


44  l/niMANITÉ   ÉVOLUE-T-ELLE    VERS    LE    SOCIALISME? 

était  de  même  chez  les  Jivai'os^  du  Haut  Amazone  et  chez  les 
C/iiqititcs"-  (sud-ouest  de  la  Bolivie). 

Les  Dayaks  de  l'île  de  Bornéo  s'occupent  principalement  de 
chasse  et  de  guerre;  leurs  femmes  cultivent  à  la  bêche.  Grâce 
à  la  fertilité  du  sol,  l'on  obtient  deux  récoltes  par  an  :  l'une 
de  riz,  l'autre  de  maïs,  canne  à  sucre  et  légumes;  on  laisse 
alors  le  terrain  reposer  pendant  huit  ou  dix  ans '.  C'est  donc  tou- 
jours une  culture  nomade  analogue  à  celle  des  indigènes  de 
l'Amérique:  elle  suppose  une  grande  surabondance  de  terres; 
en  effet  la  population  relative  ne  dépasse  guère  1  habitant  par 
kilomètre  carré.  La  célèbre  voyageuse  autrichienne,  Ida  Pfeit- 
fer,  nous  dit  que  leurs  maisons  ont  30  et  iO  mètres  de  long. 
«  Chaque  maison,  écrit  le  LV  Verneau^,  est  assez  vaste  pour 
abriter  six  ou  sept  familles.  » 

Ces  communautés  vivent  tellement  isolées  qu  Elisée  Reclus"' 
nous  dit  qu'il  n'existe  pas  de  chemins,  et  que  les  villages 
é.pars  ne  communiquent  entre  eux  que  par  la  navigation  en 
canots  sur  les  cours  d'eau.  Chaque  village  doit  se  suffire. 

Ce  qui  précède  peut  s'appliquer  aux  Battahs,  qui  habitent 
dans  l'intérieur  de  File  de  Sumatra  :  «  En  maints  endroits  plu- 
sieurs familles  vivent  dans  une  seule  habitation'^  ». 

La  plupart  des  tribus  nègi'es  ont  organisé  le  travail  d'une 
façon  analogue  aux  peuplades  que  nous  venons  de  citer  et  ne 
pratiquent  que  la  culture  nomade'.  Et  pourtant,  d'après  les 
renseignements  connus,  il  est  difficile  de  les  classer  parmi  les 
communistes.  C'est  là  une  exception  qui  va  nous  permettre  de 
trouver  une  nouvelle  loi  sociale. 

Tout  d'abord,  il  parait  probable  que  l'Afrique  a  traversé  une 
ère  de  communisme,  persistant  peut-être  encore  en  certains  en- 

1.  Elisée  Reclus,  loc.  cit.,  t.  XVIII,  p.  444. 

2.  Ibicl,  p.  657. 

3.  /(/.,  t.  XIV.  p.  301. 

4.  Loc.  cit.,  p.  702. 

5.  Loc,  cit.,  t.  XIV.  p.    301. 

6.  Ici.,  p.  243. 

7.  A.  de  Préville,  loc.  cit.,  p.  196  et  251. 


II.    —    LES    APPLICATIONS    Dl'    COMMLMSMi:.  45 

droits.  En  parlant  de  la  région  orientale,  le  D'  Verneau  nous 
dit  ^  :  «  Parfois,  les  habitations  forment  un  tout  conlinu,  affec- 
tant la  forme  rectang-ulaire  avec  une  grande  place  au  centre. 
Cette  maison  unique,  subdivisée  en  un  certain  nombre  de  de- 
meures, a  reçu  le  nom  de  temhé.  »  D'autre  part,  chez  les 
anciens  Hottentots,  une  hutte  logeait  parfois  oOO  individus. 

Qui  a  pu  amener  la  dissolution  des  antiques  associations 
communistes?  Si  nous  examinons  la  situation  économique  de 
l'Afrique,  nous  constatons  qu'elle  diffère  totalement  de  celle 
décrite  plus  haut  :  le  développement  du  commerce  a  tout  bou- 
leversé. 

Ce  phénomène  a  été  admirablement  décrit  par  M.  de  Préville  -. 
Tout  d'abord,  il  nous  rappelle  que  le  commerce  de  l'ivoire 
attire  en  Afrique  des  caravanes  lointaines  depuis  les  temps 
les  plus  reculés.  Les  chasseurs  d'éléphants  troquent  l'ivoire 
contre  des  verroteries,  des  armes,  des  étoffes.  L'imprévoyance 
naturelle  développée  chez  eux  par  les  pratiques  communistes 
les  amène  à  s'endetter  envers  une  minorité  plus  prévoyante  qui 
force  les  insolvables  à  se  lil)érer  par  un  travail  forcé.  C'est 
l'apparition  de  l'esclavage.  Souvent  ces  malheureux  vendent 
leurs  enfants,  et  les  caravanes  ajoutent  le  commerce  des 
esclaves  à  celui  de  l'ivoire.  Voilà  bien  le  commerce  le  plus 
désorganisant  qui  puisse  exister. 

Les  opérations  commerciales  en  Afrique  ont  pris  un  dévelop- 
pement inouï,  d'abord,  par  l'action  des  Phéniciens,  puis  des 
Arabes,  enfin  des  nations  européennes.  M.  R.  Hartmann  nous 
en  donne  un  tableau  résumé  frappant  '  :  «  Beaucoup  de  mar- 
chés de  la  Guinée  sont  richement  pourvus  ;  tels  sont  ceux  de 
Coumassie,  Agbomé,  Whyda,  Bonny.  D'après  Kœler,  les  Bonnys 
du  delta  du  Niger  sont  une  nation  éminemment  marchande  à 
qui  le  commerce  seul  permet  de  subsister...  Entre  eux,  ils  tra- 
fiquent sans  cesse,  et  le  couteau  ou  le  mouchoir  qui  appartient 
aujourd'hui  à  l'un  sera  demain  entre  les  mains  d'un  autre  qui 

1.  Loc.  cit.,  p.  299. 

2.  Loc.  cit.,  p.  183  et  184. 

3.  Les  peuples  de  l'Afrique,  p.  135  et  suiv. 


46  l'uumamïé  évolue-t-elle  vers  le  socialisme? 

cherchera  à  en  tirer  parti...  Un  commerce  tout  particulier  se 
développe  dans  les  pays  de  la  côte  occidentale  ou  des  bords  des 
fleuves  d'où  l'on  exporte  l'huile  de  palmier...  A  l'est  du  Soudan, 
les  Berabras  louent  leurs  services  aux  marchands  qu'ils  accom- 
pagnent armés...  Une  caravane  vient  ordinairement  deux  fois 
par  an  à  Benguela;  elle  consiste  en  3.000  hommes  dont  la 
moitié  sont  armés.  »  D'après  M.  L.  Lanier,  la  traite  des  nègres 
fait  chaque  année  plus  de  cent  mille  victimes'. 

«  Chaque  village  gabonais  est  gouverné  par  un  chef  qui 
prend  le  titre  de  roi,  bien  qu'il  ne  soit  généralement  qu'un 
simple  trafiquant,  comme  ses  sujets.  Sa  principale  occupation 
consiste  à  voler  les  commerçants  qui  l'emploient,  à  spéculer 
sans  vergogne  sur  les  charmes  de  ses  femmes  et  à  mendier  du 
rhum  et  du  tabac-.  » 

Les  Musseronge,  qui  habitent  k  l'embouchure  du  Congo,  sont 
«  d'adroits  commerçants  connaissant  d'instinct  les  lois  de 
l'offre  et  de  la  demande  et  sachant  admirablement  en  tirer 
profit 3  ». 

Dans  la  région  des  cataractes,  il  y  a  des  marchés  quotidiens 
sur  la  route  des  caravanes*.  «  Les  Bakongo  sont  de  grands  trafi- 
quants d'ivoire,  d'huile  de  palme,  caoutchouc  et  arachides^. 
Les  Bayanzi  du  Stanley-Pool  font  de  lointaines  expéditions 
jusqu'à  50  et  100  kilomètres  de  chez  eux  pour  trafiquer  l'ivoire, 
la  poudre  de  bois  rouge  et  d'autres  pacotilles''.  »  Dans  le 
Kicango,  la  principale  occupation  des  indigènes  est  la  récolte 
du  caoutchouc". 

«  Outre  le  commerce  ordinaire  des  peuplades  nègres  (échange 
de  produits  ou  d'objets  fabriqués),  il  sest  fait  de  tout  temps 
d'activés  transactions  d'esclaves;  les  riverains  du  Congo  frétaient 
de  véritables  expéditions  qui  remontaient  les  rivières  de  l'Equa- 

1.  V Afrique,  p.  770. 

2.  Verneau,  loc.  cit.,  p.  216. 

3.  L'Élat  indcpendanl  (ht  Congo  à  l'Exposition  de  Brujcelles-Tercueren,  p.  55. 

4.  Id.,  p.  69. 

5.  ld.,\K  66. 

6.  Id.,  p.  80. 

7.  /(/.,  p.  84. 


II.    —    LES    APPLICATIONS    DU    COMMLNISME.  47 

teur  pour  aller  chercher  les  Mongo  qu'ils  vendaient  ensuite  en 
aval  '.  » 

Enfin  M.  de  Préville  nous  dit  -,  que  «  les  traitants  transformè- 
rent peu  à  peu  toute  une  nation  noire,  toute  la  population  de 
YOu-Ni/amonézi^  en  porteurs  à  gages,  c'est-à-dire  en  bandes 
voyageuses,  besogneuses  et  forcément  sans  familles  ».  Nous 
ajouterons  qu'il  en  est  de  même  des  Bihés  et  des  Ganguélas. 
Nous  pouvons  donc  formuler  la  loi  suivante  : 
Les  associations  communistes  de  village  n'existent  que  clans 
les  régions  où  Von  pent  employer  la  culture  nomade  et  où  le 
travail  dominant  exige  une  action  commune  {pêche,  razzia, 
guerre,  chasse  au  gros  gibier);  le  développement  du  commerce 
fait  disparaître  ces  associations  et  amène  une  organisation  ser- 
vile  de  la  production. 

Tentatives  d'organisation    communiste  en    pays  civilisé.  — 

Ces  tentatives,  qui  avortèrent  toutes,  nous  fournissent  une  contre- 
épreuve  qui  montre  bien  que  l'on  ne  peut  pas  enfreindre  les 
lois  sociales  naturelles. 

La  première  en  date  fut  celle  du  célèbre  philanthrope  Owen 
(1771-1858).  Fils  d'un  simple  forgeron  gallois,  il  devint,  par  son 
travail  et  ses  capacités,  directeur  d'une  filature  de  coton.  Sous 
l'impulsion  d'idées  généreuses,  il  bâtit  en  1826,  sur  les  rives  du 
Wabash  (Indiana),  un  village  communiste,  A^eu'  Harmong,  qui 
subsista  jusqu'en  1828,  tant  qu'il  y  eut  du  capital  à  dépenser, 
et  que  chacun  put  tirer  plus  de  la  communauté  qu'il  ne  lui 
donnait.  Après  avoir  gaspillé  deux  millions  de  francs,  la  com- 
munauté l'ut  dissoute,  les  courageux  ne  voulant  pas  travailler 
pour  les  paresseux'^. 

Il  en  fut  de  même  de  la  communauté  d'Icarie,  fondée  en  1848 
sur  les  bords  de  la  Rivière-Rouge  dans  le  Texas  par  un  avocat 
de  Dijon,  C«ôe/(  1788-1856), qui,  après  un  échec  complet,  renou- 
vela l'expérience  l'année  suivante   à  Nauvoo,    dans    l'Illinois. 

1.  UÉlalliulcpcndunl  du  Congo  à  V Exposition  de  Bruxelles-Tervueren,  p.  100. 

2.  Loc.  cil,.,  p.  3Fj. 

3.  De  Villiers  du  Terrage,  Les  Rois  s(tns  couronne,  p.  221. 


48  L'flUMAMTÉ  évûll"e-t-f:lli:  vers  le  socialisme? 

Quoique  tout  y  fût  réglementé  et  dirigé  despotiquement,  l'as- 
sociation fut  dissoute  en  1856,  après  un  état  de  division  et  d"a- 
narchie  extraordinaires  ^. 

La  Franch6-Comté,  que  nous  avons  vu  produire  plusieurs  des 
grands  tliéoriciens  socialistes,  suscita  un  praticien,  P.  Consi- 
dérant (1808-18931,  qui  voulait  réaliser  les  idées  de  Fourier. 
Il  fonda,  en  1855,  la  communauté  de  la  Réunion  sur  les 
bords  de  la  Trinity  Riv.,  dans  le  Texas.  Là  aussi,  tout  était 
despotiquement  réglementé,  ce  qui  produisit  un  mécontente- 
ment général.  En  fin  de  compte,  le  capital  social  fut  détruit 
pendant  la  guerre  de  Sécession,  ce  qui  amena  naturellement  la 
dispersion  des  colons  -. 


IV.   COMMIMSME   I)  ETAT. 

On  peut  distinguer  deux  variétés  de  ce  genre  de  commu- 
nisme :   celle  des  camps  militaires  et  celle  des  fonctionnaires. 

Les  camps  militauies.  —  L'exemple  le  plus  typique  actuelle- 
lement  existant  est  celui  des  guerriers  caffres.  Ils  vivent  de 
l'élevage  des  bestiaux  et  des  razzias  sur  les  cultivateurs.  Les 
femmes  sont  chargées  de  la  plupart  des  travaux.  Le  chef  exerce 
un  pouvoir  absolu;  il  est  le  seul  propriétaire  des  biens,  y  com- 
pris les  femmes;  il  distribue  celles-ci  à  ses  guerriers;  il  partage 
entre  eux  les  produits.  Les  garçons  sont  élevés  à  l'armée  3. 

L'existence  de  ces  camps  est  instable,  à  cause  de  la  lutte 
acharnée  qu'ils  se  font  entre  eux  pour  la  domination  des  tra- 
vailleurs. Ceux-ci  tombent  ainsi  dans  une  misère  noire,  tels  les 
Mandada  qui  se  sont  mis  à  élever  le  chien,  pour  que  les  op- 
presseurs leur  laissent  au  moins  cette  viande  méprisée  '*. 

Aujourd'hui,  la  domination  anglaise  a  réduit  à  néant  l'autorité 
de  ces  bandes  guerrières 

1.  De  Villiers  du  Terrage,  lov.  cil.,  p.  '232  et  suiv. 

2.  /(/.,  p.  239  et  suiv. 

3.  A.  de  Préville,  /oc.  cK.,  p.  117  et  suiv. 

4.  Id..  p.  125. 


II.    —    LES    APPLICATIONS    DU    COMMUNISME.  49 

Le.  passé  nous  offre  de  nombreux  exemples  analogues  : 

D'après  César,  la  propriété  privée  n'existait  pas  chez  les 
Stcèves  ;  ils  vivaient  de  l'élevage  des  bestiaux  et  de  pillages;  les 
guerriers  et  les  travailleurs  permutaient  chaque  année  '. 

Les  Ases,  guerriers  des  vieilles  légendes  Scandinaves,  vivaient 
en  communautés  de  biens  dans  le  Wall-Hall  -,  maison  en  pierre 
et  en  bois  dont  le  toit  était  en  chaume,  et  ayant  environ 
40  mètres  de  long  sur  10  mètres  de  large.  On  retrouve  de 
nombreuses  ruines  de  ce  genre  en  Suède  où  elles  sont  catalo- 
guées comme  datant  de  l'âge  du  fer"^. 

Les  Ases  subsistaient  grâce  aux  impôts  prélevés  sur  les  cul- 
tivateurs goths*;  quant  aux  travaux,  ils  étaient  faits  par  les 
femmes^. 

Les  Fénians^\  guerriers  irlandais,  dont  nous  entretiennent  les 
cycles  celtiques,  vivaient  en  commun  dans  des  camps,  soit  des 
contributions  payées  par  les  paysans  de  leur  clan,  soit  des  raz- 
zias faites  sur  un  clan  ennemi.  Ils  avaient  réalisé  à  peu  près  la 
communauté  des  femmes  tant  les  divorces  étaient  nombreux. 

Les  cjuerriers  crétois^  d'après  Aristote,  vivaient  en  commun 
des  redevances  que  leur  payaient  les  cultivateurs.  Un  type  social 
similaire  a  dû  exister  en  Grèce  à  une  certaine  époque,  car 
Schlieman  a  trouvé,  dans  ses  fouilles  en  Argolide,  de  lon- 
gues maisons  analogues  à  celles  de  la  Scandinavie '. 

On  remarquera  que  tous  ces  types  n'existent  plus  que  dans 
les  légendes  ;  ils  disparaissent  au  moment  où  la  société  com- 
mence à  se  compliquer.  Ils  ne  peuvent  vivre  qu'à  la  condition 
qu'il  y  ait  autour  d'eux  une  population  de  producteurs,  orga- 
nisée sur  des  bases  ditîérentes.  Celle-ci  finit  par  prédomi- 
ner, et  le  militaire  ne  devient  plus  qu'un  outil  chargé  de  la 
défendre. 


1.  De  Bello  gallico. 

2.  Sciencp  sociale,  t.   XWl,  p.  468. 

3.  Montélius,  Les  temps  préhistoriques  en  Suède  et  autres  pays  Scandinaves. 

4.  Ch.  (le  Calan,  Science  sociale,  t.  X.WI,  p.  481. 

5.  Jd.,  t.  XXVI,  p   474. 

6.  Id.,  t.  XX,  p.  349. 

7.  P.  Lafargue,  La  Pro^JJ-iéfé  (Réfutation  par  Yves  Guyot,  p.  324). 

4 


oO  l'iuma.mté  évoh  e-t-elle  vers  le  socialisme? 

Le  coMMixiSME  DES  FOxcTioNXAiRES.  —  Nous  arrivons  enfin 
aux  groupements  communistes  les  plus  étendus,  à  ceux  qui  ne 
peuvent  subsiste?'  qu'à  l'aide  d'une  hié?'archie  de  fonctionnaii^es 
puissamment  organisée. 

Au  Pérou,  les  Incas  avaient  édifié  le  modèle  du  eenre.  On 
peut  en  juger  d'après  la  description  suivante  :  «  La  récolte 
afiectée  spécialement  à  la  nourriture  des  sujets  était  mise  en 
commun  et  cJiaque  individu  recevait  une  part  conforme  à  ses 
besoins;  la  part  des  communiers  non  travailleurs  était  égale- 
ment distrilîuée  aux  ayants  droit  par  l'entremise  des  fonction- 
naires... Le  sol  de  culture  était  distribué  par  famille  suivant  le 
nombre  d'individus,  en  comptant  le  double  du  terrain  par  mâle, 
et  les  travaux  se  faisaient  sous  la  surveillance  du  gouvernement. 
La  peine  du  fouet  était  appliquée  en  public  au  travailleur 
paresseux  ou  récalcitrant'.  » 

L'État  faisait  les  mariages,  réglait  l'éducation  et  la  religion 
de  chacun;  la  police  surveillait  tout  et  pouvait  entrer  à  toute 
heure  dans  les  maisons  dont  les  portes  ne  devaient  jamais  être 
fermées,  même  la  nuit. 

C'est  seulement  grâce  à  ce  pouvoir  absolu  et  arbitraire  qu'un 
état  communiste  peut  subsister. 

iMais  que  donne-t-il  à  l'individu  en  compensation  de  l'aliéna- 
tion de  sa  personnalité  même?  Tout  le  monde  a  ses  besoins  ma- 
tériels les  plus  indispensables  assurés,  mais  personne  ne  peut 
s'élever  au-dessus  de  ce  <;  minimum  de  salaire  »  qui  devient 
Xm  maximum!  Le  D'  Verneau  nous  dit  -  que  le  peuple  ne  possé- 
dait que  les  meubles  les  plus  nécessaires  et  usait  de  vêtements 
grossiers,  que  les  habitations  n'étaient  que  de  petites  huttes 
arrondies,  couvertes  de  branches  et  de  terres.  Il  n'en  était 
évidemment  pas  de  même  des  hauts  fonctionnaires. 

Tous  les  voyageurs  ont  noté  la  mélancolie  profonde  dans  la- 
quelle étaient  constamment  plongés  les  Quichuas,  c'est-à-dire 
les   paysans   :    «    Us  s'amusent    sans  être    gais;   leur  tacitur- 


t.  E.  Reclus,  loc.  cil.,  t.  XVIII,  p.  540 
2.  Loc.  cit.,  p.  752. 


II.    —   LES    APPLICATIONS    DU    COMMUNISME.  51 

nité,  leur  froideur  disparaissent  rarement  en  entier  ^.  » 
On  comprend  que  le  travail  ne  devait  être  ni  intense,  ni 
progressif  :  on  péchait  le  poisson  sur  les  côtes;  on  élevait  le 
lama  dans  les  Andes,  et  l'on  cultivait  la  pomme  de  terre  et  le 
maïs  dans  les  plaines  et  sur  les  plateaux 2,  Au  fond,  c'était  le 
travail  servile  organisé  en  grand.  Une  organisation  de  ce  genre 
ne  jieut  supporter  la  concurrence.  En  fait,  l'empire  des  Incas 
formait  un  tout  par  lui-même.  Au  delà  des  frontières,  il  n'y 
avait  que  des  sauvages  ou  des  peuples  organisés  sous  le  régime 
du  communisme  de  village  comme  les  Jivaros  et  les  Chiquitos 
dont  nous  avons  parlé.  C'est  en  étendant  de  plus  en  plus  sa 
domination  sur  ces  derniers  que  l'empire  des  Incas  s'agran- 
dissait. On  les  faisait  passer  facilement  du  communisme  de 
village  au  communisme  d'État, 

A  l'intérieur  même,  le  gouvernement  réglait  les  communi- 
cations :  «  Les  routes  n'étaient  qu'un  instrument  de  despo- 
tisme •'^.  » 

Cette  société,  en  apparence  si  bien  constituée,  n'a  pu  résister 
au  premier  choc  de  l'étranger.  Pizarre  égorgea  tranquillement 
le  «  Fils  du  soleil  »,  sans  soulever  aucune  opposition  sérieuse. 
Le  bel  édifice  communiste  s'écroula  au  milieu  de  l'indifiérence 
profonde  des  intéressés. 

L'histoire  des  missions  du  Paraguay  nous  montre  comment 
on  établit  un  système  communiste.  Ces  missions  furent  l'œuvre 
des  Jésuites  espagnols  et  durèrent  de  1610  à  1767.  Pendant  ce 
laps  de  temps,  elles  vécurent  du  travail  des  Indiens  à  qui  l'on 
avait  appris  l'art  de  la  culture.  «  Le  travail  était  strictement 
réglementé.  On  y  allait  en  commun  au  son  de  la  flûte  et  du 
tambourin.  Une  partie  du  territoire,  cultivée  en  commun^  res- 
tait sous  la  surveillance  des  pères  »  et  ils  en  distribuaient  les 
produits.  «  Chaque  famille  recevait  en  outre  un  lot  de  terre, 
la  semence  et  une  paire  de  bœufs  pour  labourer  ses  champs... 

1.  Verneau,  loc.  cit.,  p.  254. 

2.  Id.,\>.  751. 

3.  E.  Reclus,  loc.  cit.,  t.  XVIII,  p.  537. 


52  l'humamté  évolue-t-elle  vers  le  socialisme? 

Des  zélateurs  chargés  de  rapporter  tout  acte  blâmable  se  trou- 
vaient dans  les  groupes,  à  la  promenade,  aux  repas,  au  travail... 
Les  réductions  n'ayant  aucune  vie  propre,  les  indigènes  périrent 
rapidement  dès  qu'ils  ne  furent  plus  soutenus  par  la  main  qui 
les  avait  dirigés  '.  » 

M.  J.  Crétineau-Joly,  dans  son  Histoire  religieuse ,  politique 
et  littéraire  de  la  Compagnie  de  Jésus  -,  dit  que  l'on  surveillait 
les  Indiens  jusque  dans  leur  sommeil,  qu'ils  n'avaient  ni  ambi- 
tion, ni  désirs,  rien  à  demander  aux  autres  hommes.  Chaque 
semaine  on  distribuait  aux  familles  ce  qui  était  suffisant  pour 
leur  nourriture  ;  à  chaque  renouvellement  de  saison,  elles  rece- 
vaient les  vêtements  nécessaires  \  Les  Jésuites  avaient  isolé 
leurs  néophytes  de  tout  contact  avec  les  étrangers  ^.  Cet  isole- 
ment était  si  farouchement  gardé  que  l'opinion  crut  à  l'exis- 
tence de  mines  d'or  ■'.  Une  immigration  se  produisit  et  le  com- 
munisme sombra. 

C'est  toujours  la  même  chose,  les  Missions,  ou  Réductions, 
vivent  dans  l'isolement,  et  le  connuunisme  se  maintient  par  une 
compression  extraordinaire  des  individus  (recrutés  parmi  ceux 
que  nous  avons  appelés  les  Inéduqués).  Tout  croule  à  l'appa- 
rition des  étrangers,  et  les  anciens  communistes  à  la  personna- 
lité comprimée,  incapables  de  s'élever,  disparaissent,  ou  crou- 
pissent dans  la  misère. 

Le  communisme  d'État  ne  peut  subsister  que  par  la  suppression 
de  toute  concurrence  extérieure,  grâce  à  un  despotisme  inouï 
exercé  sur  des  populations  vivant  préalablement  en  villages 
communistes . 

Le  tableau  suivant  présente,  sous  une  forme  synoptique,  les 
caractères  essentiels  des  divers  types  de  communisme  que  nous 
venons  de  décrire  : 

1.  Elisée  Reclus,  loc.  cit.,  p.  528  et  529. 

2.  Id.,  t  m,  p.  250-1. 

3.  Id.,  t.  Iir,  p.  244. 

4.  Id.,  t.  V,  p.  70 

5.  /(/.,  t.   V,  p.  128. 


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III 


LES  APPLICATIONS  DU  COLLECTIVISME 

On  se  souvient  que  nous  avons  défini  les  associations  col- 
lectivistes, celles  où  la  production  se  fait  en  commun,  la 
consommation  restant  individuelle.  Ici.  le  lien  communaulaire 
est  donc  plus  lâche  que  dans  les  associations  communistes;  c'est 
pourquoi  les  associations  collectivistes  peuvent  s'adapter  à  des 
travaux  plus  compliqués  et  plus  intenses,  sans  toutefois  s'élever 
au-dessus  d'un  certain  niveau. 

Nous  allons  voir,  en  ellet,  que  les  associations  collectivistes 
présentent  les  caractères  suivants  : 

1°  Elles  s'adaptent  aux  travaux  d'extraction  et  de  fabrication^ 
à  condition  qu'ils  soient  simples  et  routiniers; 

2°  Les  hommes,  n'étant  pas  dressés  au  travail  intense,  im- 
posent aux  femmes  les  travaux  les  plus  pénibles,  à  moins  qu'ils 
n'aient  à  leur  disposition  une  domesticité'  nombreuse  ; 

3°  Ces  associations  exigent  une  autorité  forte,  aidée  d'une 
éducation  cotnpressive  ou  nulle.  Elles  ne  sont  donc  pas  com- 
patibles avec  l'élévation  de  l'individu  ; 

i"  Elles  disparaissent  devant  la  concurrence  des  races  moins 
commuîiautaires  et  surtout  des  races  particularistes.  Cette  dis- 
parition se  manifeste  de  plusieurs  manières  :  ou  la  race  s'éteint, 
ou  elle  est  dominée  et  exploitée,  ou,  enfin,  elle  évolue  dans  le 
sens  d'un  plus  grand  développement  de  la  personnalité. 

Nous  suivrons  le  même  ordre  d'exposition  que  dans  le  cha- 
pitre précédent,  c'est-à-dire  en  allant  des  variétés  les  plus 
sim  pies  aux  variétés  les  plus  compliquées 


m.    —    LliS   APPLICATIONS    DU    CdLLKCTIVISME.  55 


I.    LE    COLLECTIVISME   DE    FAMILLE. 

Il  existe  une  forme  de  famille  que  M.  Demolins  a  dénommée 
Famillf^  patriarcale  comprimée^  et  que  l'on  trouve  surtout  en 
Chine.  Eu  l'analysant,  on  constate  que  ce  nest  plus  une  asso- 
ciation communiste,  mais  collectiviste. 

Nous  verrons  que  la  famille  kabyle  a  beaucoup  d'analogie 
avec  la  famille  chinoise,  les  mêmes  causes  produisant  les 
mêmes  efïets  dans  un  milieu  analogue. 

Nous  étudierons  successivement  ces  deux  types,  qui  appartien- 
nent à  la  variété  des  cultivateurs- jardinier  s. 

Les  Chinois.  —  Un  ancien  consul  de  France  en  Chine,  M.  Eug. 
Simon,  s'exprime  ainsi  dans  sa  belle  monographie  du  paysan 
chinois  ^  :  «  A  la  mort  du  père,  on  continua  à  faire  en  commun 
les  principaux  travaux  des  cultures  et  des  récoltes  ».  Il  nous  dit 
aussi  que  les  instruments  de  travail  et  les  animaux  domesti- 
ques appartiennent  à  la  communauté,  comprenant  un  certain 
nombre  de  ménages  -;  enfin  que  les  ouvriers  sont  payés  par  la 
communauté.  Ce  type  de  communautés  de  famille  est  général 
en  Chine. 

Voilà  qui  est  net,  la  production  se  fait  en  commun. 

Mais  il  n'en  est  plus  de  même  de  la  consommation  '^  :  chaque 
ménage  a  son  habitation  particulière  et  sa  part  de  terrain 
dont  les  produits  lui  appartiennent  en  propre  ^. 

Étudions  de  plus  près  les  conditions  du  travail. 

Ce  qui  domine  en  Chine,  c'est  la  culture  du  riz,  et  ce  qui  est 
remarquable,  c'est  la  disparition  presque  complète  des  animaux 
domestiques,  à  l'exception  des  porcs,  des  volailles  et  des  buffles 
de  labour  '.  On  ne  vit  plus  de  l'art  pastoral,  parce  qu'il  n'y  a  plus 

1.  La  Cité  chinoise,  p.  269  et  270. 

2.  Id.,  p.  269. 
:;.  Id.,  p.  362. 

4.  l'L,  p.  40. 

5.  Legendre,  Deux  années  au  Sclchoaan,  p.  391»^92. 


36  l'iiumamté  évolue-ï-elle  vers  le  socialisme  ? 

de  pâturages  naturels.  Tout  a  été  défriché,  mis  en  culture  par 
suite  du  tassement  de^la  population ^  Les  forêts  elles-mêmes  ont 
disparu ,  «  les  montagnes  sont  généralement  incultes  et  pelées  ~  » . 

Ce  n'est  plus  la  culture  extensive  des  Slaves,  c'est  une  culture 
intensive',  ce  qui  suppose  un  travail  plus  dur,  plus  obstiné.  Ajou- 
tons que  la  culture  du  riz  est  désagréable  et  souvent  répugnante'. 
Toutefois,  il  ne  faut  pas  exagérer  la  quantité  de  travail  fournie 
par  le  paysan  chinois  ;  nous  ne  parlons  f[ue  par  comparaison  avec 
le  travail  du  moujik.  En  réalité,  il  s'agit  plutôt  d'un  travail  mi- 
nutieux, peu  cifjréahle  et  se  faisant  par  de  petits  procédés.  C'est 
pourquoi  un  officier  français  qui  a  séjourné  deux  ans  en  Chine, 
dit  que  le  Chinois  est  un  jardinier  travaillant  dans  les  plaines 
fertiles  et  les  vallées,  plutôt  qu'un  agriculteur  véritable"'. 

L'absence  de  sol  vacant  a  supprimé  toute  subvention  natu- 
-relle'',  et,  déplus,  a  rendu  difficile  l'établissement  des  enfants, 
dont  une  partie  émigré  dans  les  villes  pour  s'adonner  à  l'indus 
trie  et  aul  commerce,  à  moins  qu'elle  ne  parvienne  au  mandari- 
nat. Delà,  une  certaine  commercialisation  de  la  culture,  ou,  si 
l'on  préfère,  une  certaine  division  du  travail. 

La  Chine  diffère  donc  de  la  Russie  par  les  points  suivants  : 

1**  La  disparition  de  l'art  pastoral  et  des  subventions  natu- 
relles ; 

2""  Le  manque  de  terres  cultivables  vacantes; 

.'?"  Une  certaine  commercialisation  de  la  culture. 

Telle  est  la  raison  pour  laquelle  la  famille  chinoise  a  évolué 
du  com7nunisme  au  collectivisme. 

Toutefois,  nous  avons  vu  que,  par  suite  du  développement  de 
la  population,  la  Russie  marche  à  grands  pas  vers  un  état  social 
analogue  à  celui  de  l'Empire  du  Milieu.  Normalement,  la  famille 
russe  aurait  dû  incliner  vers  le  collectivisme,  au  lieu  de  se  dé- 


1.  La  densité  de  la  population  aUeint  212    habitants  par   iviloniètie  carré  dans    le 
Chan-Tong. 

2.  Bard,  Les  Chinois  chez  eii.r,  p.  205. 

3.  Legendre,  loc.  cit.,  p.  391. 

4.  Ouvriers  dts  Deux-Mondes,  i<"  sér.,  t.  I\,  p.  149. 

5.  Legendre,  Zoc.  ci/.,  p.  390. 

6.  Ouvriers  des  Deux-Mondes,  V  sér.,  t.  IV,  p.  93  et  94. 


m.    —   LES   APPLICATIONS    1>U    COLLECTIVISME.  57 

sorganiser.  Nous  avons  indiqué   la  cause  de  cette  désorganisa- 
tion, c'est  le  contact  avec  ["étranger. 

Eli  Chine,  au  contraire,  révolution  s'est  opérée  lentement  à 
tabri  de  la  concurrence  étrangère.  Comme  le  dit  M.  Demolins  ', 
l'isolement  de  la  Chine  est  célèbre.  D'un  côté,  la  mer;  de  l'autre, 
le  désert  ou  les  montagnes.  En  outre,  à  l'intérieur  du  pays,  le 
manque  des  voies  de  communication  est  tel,  que  les  parties  de 
l'Empire  où  la  production  acte  favorisée  ne  peuvent  diriger  leur 
superflu  vers  celles  où  les  récoltes  manquent.  «  Chaque  pro- 
vince forme  une  entité  distincte  sans  relations  suivies  avec  les 
autres'-.  » 

Enfin,  laconcurrence  intérieure  est  atténuée  :  chRCun  consomme 
autant  que  possible  ses  propres  produits  et  les  artisans  sont 
groupés  en  corporations. 

Ce  n'est  pas  une  hypothèse  de  notre  part  de  prétendre  que  la 
Russie  et  la  Chine  suivent  la  même  ornière  :  c'est  un  fait  prouvé 
par  l'histoire.  Le  Chinois  a  passé  par  les  mênies  étapes  que  le 
Nord-Slave.  Nous  allons  les  retracer  en  quelques  mots. 

1'^  Période.,  symbolisée  par  Fô-Hi.  La  race  jaune  vit  de  Vart 
pastoral,  le  sol  est  propriété  commune  et  l'Empire  est  électif  ; 
c'est  la  période  du  communisme  pur. 

2"  Période  (2,200  à  2i7  av.  J.-C).  Elle  commence  avec  la 
dynastie  des  Hia  qui  rend  le  pouvoir  héréditaire  et  répand 
l'usage  de  la  charrue  et  des  engrais.  Le  Mir  se  constitue.  C'est 
l'époque  de  la  culture  extensive.  C'est  l'état  dans  lequel  se 
trouvent  les  Malais  et  les  Nord-Slaves.  La  famille  est  communiste 
et  le  village   collectiviste. 

Z""  Période.  Elle  apparaît  quand  tout  le  sol  est  occupé.  C'est 
en  593  avant  notre  ère  que  les  Chinois  font  leur  première 
expédition  à  Formose  :  ils  commencent  à  se  sentir  à  l'étroit. 
Mais  ils  trouvent  un  palliatif  dans  un  certain  développement 
local  de  la  petite  industrie  et  du  commerce.  Ce  qui  le  prouve, 
c'est  qu'au  iv"  siècle  av.  J.-C,  on  permit  aux  paysans  de  vendre 
et  d'aliéner  leurs  terres,  et  la  pratique  du   métayage  se   déve- 

1.  Loc.  cit.,  p.  263. 

2.  Legendre,  loc.  cil.,  p.  425. 


58  L'nUMAMTÉ    ÉVOLIK-T-ELLE    VERS   LE    SOCIALISME? 

loppa.  Le  Mir  devenait  caduc.  Le  roi  Ghi-Hoang-li  (ni'^  siècle  av. 
J.-C.)  finit  par  l'abolir,  à  la  grande  joie  des  paysans.  C'est  la 
période  actuelle  avec  sa  famille  furemejnt  collectiviste. 

La  transition  ne  se  fit  pas  sans  souffrances.  Le  travail  servile 
prit  une  grande  extension  ;  les  insurrections  et  les  attentats  se 
multiplièrent;  des  thébries  préconisant  le  collectivisme  d'État 
virent  le  jour.  L'État  finit  par  céder  et  voulut  les  mettre  en  pra- 
tique ;  il  devint  le  seul  exploitant  industriel,  le  seul  propriétaire 
du  sol.  Cet  essai,  commencé  en  1067,  se  termina  en  1082  par  un 
échec  complet  '. 

Depuis  lors,  la  population  chinoise  a  continué  à  se  tasser, 
morcellant  le  sol  à  l'infini.  Actuellement  la  moyenne  des  domai- 
nes ne  dépasse  pas  2  à  3  hectares;  quant  au  paupérisme  urbain, 
il  esteffrayant  :  «  La  situation  du  paysan  chinois,  dit  Legendre, 
n'a  rien  d'enviable...  Il  est  condamné  pour  bien  longtemps 
encore  à  une  existence  précaire  "...  La  capacité  d'achat  de  nom- 
breuses familles  est  tellement  réduite,  que  l'on  vend  une  carotte 
au  détail  et  qu'un  choux  se  débite  en  20  ou  30  morceaux^.  » 

En  résumé,  l'organisation  collectiviste  de  la  production  a 
empêché  le  relèvement  du  Chinois,  et  cela  pour  deux  raisons  : 

1°  La  production  collectiviste  est  routinière  et  imprévoyante  ; 
elle  a  empêché  le  progrès  des  méthodes.  Cela  résulte  des  faits 
suivants  : 

a)  Depuis  des  siècles,  le  Chinois  garde  le  même  type  de  mai- 
son, de  vêtement,  de  véhicule,  d'outils,  etc.  *.  Son  outillage  est 
primitif  et  le  machinisme  inconnu"'; 

b)  Après  avoir  construit  des  canaux  et  des  digues  pour  l'irri- 
gation, il  a  négligé  de  les  entretenir,  ce  qui  fait  revenir  pério- 
diquement les  inondations  ''  ; 

ci  II  a  déboisé  tout  le  pays  pour  gagner  du  terrain  ;  ce  qui,  en 
changeant  le  régime  des  eaux,  a  non  seulement  ruiné  les  pla- 

1.  Bard,  loc.  c«7..ch.  xvn. 

2.  Loc.  cit. 

3.  rd. 

4.  Id.,  p.  i3i. 

5.  Ifl..  y.  395  et  396. 

6.  Legendre,  loc.  cit.,  p.  435. 


111.    —   LES   AI'PLICATIONS    bl     COLLKCTIVISMH.  59 

teaux  défrichés,   mais  rendu    plus    aléatoire    la    culture    des 
vallées  1; 

cl)  Il  n'emploie  les  engrais  que  d'une  façon  insuffisante  pour 
une  culture  aussi  intensive.  Aussi  les  rendements  sont  faibles  et 
les  produits  de  qualité  inférieure  -  ; 

e)  Il  ne  pratique  pas  la  sélection  des  animaux  domestiques  et 
ne  cherche  jamais  à  améliorer  la  race '. 

En  résumé,  nous  dirons  avec  Bard  ^  «  11  n'y  a  pas  lieu  de  s'ex- 
tasier sur  la  culture  chinoise,  stationnaire  depuis  qu'elle  a  com- 
mencé à  être  pratiquée,  »  Et  avec  Legendre  ^  :  «  Production  ré- 
duite dans  toutes  les  branches  de  la  culture,  de  l'industrie  et  du 
commerce;  un  tiers  de  la  population  est  abaissé  à  l'état  de  bête 
de  somme.  S'afiaiblissant,  le  fds  de  Han  s'est  associé  à  ou- 
trance, son  mdividualité  a  disparu  et  avec  elle  toute  vigueur 
créatrice.  » 

Cette  inertie  provient  de  l'éducation  compressive  nécessaire 
au  maintien  de  la  famille  patriarcale.  On  voit  combien  est  jus- 
tifié le  nom  à' Éducation  statique  que  nous  lui  avons  donné''. 
<c  Le  Chinois  caractérise  lui-même,  par  une  expression  qu'il 
répète  sans  cesse,  sa  répugnance  à  l'effort  :  c'est  son  «  man, 
man  —  lentement,  lentement  »,  devant  se  traduire  le  plus  sou- 
vent dans  la  réalité  par  :  «  faites  le  moins  possible  '  »  .  Ce  qui  le 
prouve  aussi,  c'est  qu'il  n'a  aucune  aptitude  à  l'attention  sou- 
tenue, à  la  concentration.  M.  Legeiidre  cite  à  ce  sujet  des  exem- 
ples tout  à  fait  typiques 8.  Aussi,  il  ne  travaille  que  contraint 
et  se  repose  souvent  9.  Tout  travail  manuel  est  méprisé  enChine^", 
quoique,  théoriquement,  il  soit  honoré  par  des  cérémonies. 

2"  L organisation  itollectiviste  est  un  obstacle  à  l'émigration 

1.  Legendre,  loc.  cit.,  p.  391  et  430. 

2.  Ici.,  p.  35) I. 

3.  Id.,  p.  392. 

4.  Loc.  cit.,  p.  203. 

5.  Loc.  cit.,  p.  i55. 

6.  Les  trois  formes  essentielles  de  l'Éducation. 

7.  Legendre,  loc.  cit.,  p.  452. 

8.  Id.,  p.   443. 

y.  Id.,  p.  448  et  suiv. 
10.  Id.,  p.  405. 


60  LULMAMTÉ    ÉVOLIE-T-ELLE    VERS    LE    SOCIALISME? 

et  à  l' expansion  de  la  race.  En  effet,  dans  ce  système,  on  n'é- 
migre  du  groupe  qu'à  titre  temporaire  et  Témigrant  lui  renvoie 
ses  économies.  Dans  ces  conditions,  aucune  colonisation  sérieuse 
ne  peut  être  tentée,  et  l'émigrant  chinois  est  forcé  de  se  can- 
tonner dans  les  métiers  subalternes  (portefaix,  blanchisseur, 
domestique,  etc.),  heureux  que  des  terres  nouvelles  aient  été 
mises  en  valeur  par  des  races  où  Finitiative  individuelle  est  plus 
développée. 

Pendant  longtemps.  l'État  a  sanctionné  le  désir  des  fa- 
milles :  l'émigration  à  l'extérieur  était  défendue,  le  contact 
avec  l'étranger  interdit.  Ce  n'est  que  sous  la  poussée  d'un  pau- 
périsme aux  abois  que  le  gouvernement  a  fini  par  céder;  cepen- 
<lant.  l'émigration  des  femmes  est  toujours  interdite,  car  l'on  ne 
veut  pas  qu'elles  contribuent  à  perpétuer  des  races  étrangères; 
c'est  pourquoi  l'on  tue  tant  de  jeunes  filles,  qui,  plus  tard,  seraient 
à  charge  aux  parents.  » 

Le  collectivisme  familial  qui  a  donné  de  si  piètres  résultats, 
au  point  de  vue  économique,  n'en  a  pas  donné  de  meilleurs 
au  point  de  vue  moral. 

Outre  les  travaux  du  ménage,  la  femme  doit  confectionner 
et  entretenir  les  vêtements,  s'occuper  de  la  basse-cour,  enfin, 
travailler  dans  les  champs  au  delà  de  ses  forces'.  De  plus,  la 
promiscuité  amène  les  mêmes  abus  qu'en  Russie  relativement 
aux  rapports  entre  beau-père  et  belle-tille  -. 

La  famille  patriarcale  se  maintient  par  V autorité  du  Patriar- 
che, prêtre  du  culte  des  ancêtres  et  président  du  tribunal  do- 
mestique, et  par  celle  du  conseil  de  famille  chargé  de  l'admi- 
nistration économique 3.  Cette  institution  se  dissout  à  la  fois 
par  les  deux  extrémités  du  corps  social  :  en  bas,  la  perte  du 
bien  familial  coupe  le  lien  qui  rattache  les  individus  ;  en  haut, 
le  luxe  pousse  chacun  à  travailler  isolément. 

Depuis  18i2,  les  barrières  qui  isolaient  la  Chine  sont  brisées. 
Les  marchandises  européennes  entrent,  puis  les  idées,  puis  les 

1.  Ouvriers  des  Deux- M  ondes,  2' sér.,  t.  IV,  p.  94. 

2.  Legeudre,  loc.cit..  p.  337  et  338. 

3.  F.  Fayenel,  Le  peuple  chinois,  p.  137. 


III.    —    LKS   APPLICATIONS    Iil     COLLECTIVISME.  (U 

railways  et  les  machines.  Aussi  la  dissolution  devient-elle  de 
plus  en  plus  rapide. 

Les  Kabvlks.  —  Les  Kabyles  pratiquent  l'association,  <«  soit 
entre  familles  qui  mettent  en  commun  leurs  terres,  maisons, 
biens,  capitaux,  travail,  et  en  partagent  les  revenus,  soit  entre 
propriétaires  pour  la  culture  de  leurs  domaines,  soit  entre  culti- 
vateurs, soit  entre  artisaos,  forgerons  et  menuisiers,  mécaniciens 
et  meuniers,  soit  entre  les  femmes  pour  l'élevage  des  volailles, 
soit  même  entre  les  enfants  pour  la  chasse  aux  gluaux  '  ». 

Mais,  comme  en  Chine,  cliaque  ménarje  a  son  habitation  par- 
ticulière :  «  Dans  chaque  logis  habitent  non  seulement  les  mem- 
bres d'une  famille  humaine  composée,  en  moyenne,  de  trois  ou 
quatre  individus,  mais  encore  les  animaux  :  àne  ou  mulet,  vache, 
chèvre,  bouc^  ».  Ce  n'est  pourtant  pas  la  famille  instable  :  «  Tous 
les  habitants  appartenant  au  même  groupe  familial  constituent 
une  kharouba  dont  les  demeures  forment  un  massif  distinct  ^  ». 

On  rencontre,  en  Kabylie,  des  familles  qui  ont  conservé  les 
pratiques  communistes.  Ce  sont  celles  qui  ont  su  maintenir 
la  propriété  de  leurs  troupeaux  ,i;ràce  aux  rares  pâturages  de 
la  montagne. 

MM.  Hanoteau  et  Letourneux^  nous  disent  que  les  Kabyles 
«  sont  essentiellement  agriculteurs,  industriels  et  commerçants», 
Elisée  Reclus  '■  précise  en  disant  qu'ils  sont  excellents  agricul- 
teurs, ou  plutôt  jardiniers.  «  Les  hommes  cultivent  surtout  le 
blé,  l'olivier,  le  figuier;  les  femmes  meuvent  les  meules  pour 
broyer  le  blé  et  les  olives.  Les  Kabyles  extraient  des  minerais 
qu'ils  trouvent  chez  eux  les  métaux  qu'ils  emploient.  Ils  sont 
armuriers,  bijoutiers,  tourneurs,  etc.  ''  » 

Au  fond,  ce  qui  domine,  c'est  la  culture  des  arbres  fruitiers 
■et  des  légumes.  On  exporte  de  l'huile  et  des  fruits  à  l'aide  d'un 

1.  L.  Lanier,  loc.  cit.,  p.  228. 

2.  /f/.,  p.    22. 

3.  Elisée  Reclus,  Inc.  cit.,  t.  XI,  p.  465. 

i.  La  Kabylie  et  les  coutumes  kabyles,  elle  par  Lanier,  Iqc.cil  ,  p.  219. 

5.  Loc.  cit.,  XI,  p.  452. 

6.  Verneau,  loc.  cit.,  p.  601. 


6i>  l'humamté  évolue-ï-klle  vers  le  socialisme? 

petit  commerce  de  colportage.  Il  existe  aussi  des  villes  de  marché 
placées  sous  la  juridiction  d'un  chef  de  clan  [çof]  '. 

Le  manque  de  terre  est  aussi  pressant  qu'en  Chine.  Dans  la 
Grande  Kahylie,  la  densité  est  de  90  habitants  par  kilomètre 
carré  -.  Ce  n'est  pas  le  chiffre  du  Chan-Tong-,  mais  il  s'ag-it  ici 
d'un  terrain  montagneux  et  rocailleux,  en  grande  partie  stérile. 
Elisée  Reclus-'  nous  apprend  que  le  morcellement  du  sol  est 
tel  que  les  arbres  mêmes  sont  partagés,  chaque  branche  ayant 
un  propriétaire  différent.  «  La  terre  cultivable,  suffisant  à  peine 
aux  besoins  d'une  nombreuse  population,  est  ménagée  autant 
que  possible  ;  les  crêtes  dénudées,  rocheuses,  inutiles  à  l'agri- 
culture, sont  réservées  à  l'assiette  des  habitations,  pour  peu 
qu'elles  soient  abordables  par  des  sentiers  muletiers  ''.  » 

Il  y  a  toutefois  une  différence  entre  la  Kabylie  et  la  Chine  : 
c'est  la  superposition  du  clan  à  la  famille.  Cela  provient  de  l'état 
de  guerre  continuel  ({ui  règne  dans  les  montagnes.  Avant  la 
<lomination  française,  «  chaque  hameau,  chaque  village  était 
une  petite  place  de  guerre  ^'  ».  La  vendetta  règne  sous  le  nom  de 
rebka,  et  les  petites  familles  se  mettent  sous  la  protection  des 
plus  puissantes  qui  ont  su  conserver  un  peu  de  bétail. 

Vivant  dansdesmontagnesinaccessibles,les  Kabyles  sont  restés 
longtemps  à  Vabri  de  la  concurrence  européennne.  Le  travail  se 
fait  par  de  petits  procédés  routiniers,  et  l'on  a  souvent  des 
moyens  brutaux  pour  empêcher  les  conséquences  naturelles  du 
développement  du  commerce.  Quand  un  individu  est  jugé  suffi- 
samment enrichi,  la  djemmAa,  ou  conseil  du  village,  lui  or- 
donne de  se  reposer  et  de  vivre  de  ses  rentes".  D'un  autre  côté, 
le  pauvre  a  droit  à  l'assistance  :  la  solidarité,  la  charité,  l'hos- 
pitalité sont  imposées,  sous  peine  d'amende".  » 

Avec  la  colonisation  française,  les  idées  européennes  s'implan- 

1.  L.  Lanier,  loc.  cit.,  p.  228. 

2.  Elisée  Reclus,  loc.  cit.,  XI,  p.  4i4. 

3.  Ibid.,  p.  'jôl. 

4.  Hanoleau  et  Letourneux,  loc.  cit.  (cités  par  Lanier,  loc.  cit.,  p.  219). 

5.  Id.,  ibid.,  p.  219. 

6.  Elisée  Reclus,  loc.  cil.,  t.  XI,  p.  460. 

7.  L.  Lanier,  loc.  cit.,  p.  228. 


TH.    —   LES   APPLICATIONS    DU    COLLECTIVISME.  63 

tent  on  Algéiie;  avec  elle,  le  commerce  extérieur  se  développe  ; 
les  exportations  ont  passé  de  3  millions  de  francs  en  1890  à 
166.500.000  francs  en  1876  ^  Les  chemins  de  fer  et  les  routes  se 
développent.  Les  occasions  d'e^nploi  se  multiplient  pour  les  émi- 
grants  kabyles,  et  le  lien  de  la  famille  jjatriarcaley  déjà  loche, 
se  desserre  de  pins  en  plus. 

Nous  dirons  donc  :  Dans  la  famille,  le  collectivisme  se  sub- 
stiliie  au  coimniinisme  quand  l'art  pastoral  disparaît;  il  se 
inaintient  avec  le  développement  du  petit  commerce,  lorsqu'il 
n'élit  pas  touché  par  laconcurrence  des  peuples  particularistes . 


II.    LE  COLLECTIVISME    DE    CORPORATIOX. 

Les  artèles  collectivistes.  —  A  côté  des  artèles  communistes, 
il  y  a,  en  Russie,  un  certain  nombre  d'artèles  collectivistes. 
Mentionnons,  celles  des  chiffonniers  de  Koursk,  basées  sur  la  mo- 
nopolisation du  travail 2,  celles  des  scieurs  de  long  travaillante 
la  main,  celles  des  fabricants  d'objets  en  bois,  celles  des  fa~ 
bricantsde  cordes  en  chanvre',  celles  des  foulons  ^.  Une  remarque 
commune  à  ces  artèles  :  elles  comptent  rarement  plus  d'une 
douzaine  de  membres;  elles  font  un  travail  manuel  simple . 

«  Les  artèles  de  tailleurs  sont  peu  répandues,  nous  dit  M.  Apos- 
toP,  à  cause  de  la  difficulté  qu'il  y  a  toujours  à  satisfaire  le 
client.  »  Cela  veut  dire  que  la  part  de  V habileté  personnelle 
est  trop  grande  pour  que  V entente  puisse  subsister  entre  les  ou- 
vriers de  capacité  différente. 

Les  cloutiers  de  Tver,  battus  par  la  concurrence  des  clou- 
teries mécaniques  imitées  de  TOccident,  firent  appel  à  la 
Semstvo  (conseil  provincial),  qui  leur  accorda  des  subsides 
pour  former  des  artèles  où  l'on  travaillerait  en  commun  avec 
un  capital  commun.  Cela  n'empêcha  pas  leur  chute.  «  Les  pe- 

1.  L.  Lanier,  loc.  vil.,  p.  271,  en  note. 

2.  P.  Apostol,  loc.  cit.,  p.  100. 

3.  rd.,p.  112. 

4.  Id.,  p.  108. 

5.  Id.,  p.  109. 


64  l'jiumamté  évolue-t-klle  vkhs  le  socialisme? 

tites  disparurent  les  premières,  les  grandes  suivirent.  En  1875, 
lors  de  la  liquidation  générale,  on  fut  forcé  de  leur  faire  remise 
de  leurs  dettes,  car  les  sociétaires  étaient  réduits  à  un  état 
digne  de  pitié.  Une  des  causes  de  cet  échec  fut  le  fait  que  la 
semstvo  avait  précisément  accordé  sa  protection  à  la  cloute- 
rie à  la  main,  industrie  en  décadence  depuis  1870  et  Vétahlis- 
sement  de  clouteries  mécaniques  :  les  subsides  officiels,  les 
plus  généreux  eussent  été  impuissants  à  la  développera  » 
On  ne  remonte  pas  le  cours  des  choses,  et  les  institutions 
qui  veulent  s'opposer  au  progrès  finissent  par  être  impitoya- 
blement broyées. 

Les  cordonniers  de  Tver  fondèrent  également  des  artèles 
à  Taide  des  subsides  de  la  semstvo.  Établies  en  1871,  elles 
marchèrent  dabord  assez  bien,  mais  durent  fermer  en  1877, 
«  les  prix  ayant  cessé  d'être  rémunérateurs».  Cette  baisse  des 
prix  provenait  de  la  concurrence  des  cordonneries  mécaniques. 

La  concurrence  de  la  fabrication  mécanique  fait  disparaître 
les  corporations  collectivistes,  malgré  Vappui  financier  des  au- 
torités publiques. 

Les  corporations  chinoises.  —  Les  corporations  collectivistes 
se  maintiennent  en  Chine  grâce  à  l'exclusion  du  machinisme. 
Nous  renvoyons  le  lecteur  à  la  belle  étude  de  M.  Legendre- 
pour  le  détail  des  procédés  de  fabrication  encore  en  usage  dans 
l'Empire  du  Milieu.  ,0n  y  verra  que  les  mélhodes  sont  encore 
des  plus  primitives  dans  la  plupart  des  métiers.  C'est  toujours 
l'organisation  collectiviste  du  travail  qui  met  obstacle  aux 
perfectionnements.  Chaque  corporation  impose  aux  artisans 
le  mode  de  production"^,  ce  qui  empêche  le  progrès  des  mé- 
thodes; elle  impose  aussi  les  modèles  et  limite  la  production 
pour  diminuer  la  concurrence  intérieure''- .  Certaines  d'entre  elles, 
comme  celle  de  la  soie,  ont  même  recours  à  l'appui  de  l'au- 


1.  P.  Aposlol,  loc.  cit.,    p.  161. 

2.  Loc.  cit.,  ch.  XXXIX. 

3.  Loc.  cit.,  p.  176. 

4.  Legendre,  loc.  cit., p.  449. 


III.    —   LES   APPLICATIONS    Dl'    COLLECTIVISMK.  Co 

torifé  publique  pour  renforcer  leur  monopole'.  «  Tous  ceux 
qui  exercent  la  même  profession  sont  tenus  de  s'établir  dans 
la  même  rue  2.  »  D'après  Legendre^,  tous  les  efforts  des  Chi- 
nois tendent  vers  ce  but  :  plus  de  luttes  au  dehors,  plus  de 
luttes  au  dedans,  même  dans  l'industrie  et  le  commerce. 
Le  lecteur  pense  peut-être  que  l'ouvrier  ainsi  protégé  contre 
la  concurrence  et  le  machinisme  est  heureux.  Ce  n'est  pas 
l'avis  de  Legendre^  qui  trouve  encore  que  sa  situation  est  des 
plus  tristes.  Ce  n'est  pas  non  plus  celui  de  Bard^  :  «  Un  pauvre 
en  Europe  mène  la  vie  que  la  majorité  des  Chinois  considère 
comme  une  existence  confortable.  »  Une  autre  conséquence 
de  cet  état  de  choses,  c'est  la  non-exploitation  des  richesses  du 
sous-sol.  Les  mines  à  ciel  ouvert  seules  sont  exploitées''.  Il  a 
fallu  l'arrivée  des  Européens  pour  qu'il  en  soit  autrement. 

Les  associations  de  prodlctiox  ex  France.  — En  1831,  sous 
l'initiative  de  M.  Bûchez,  fut  fondée  en  France  une  sorte  d'ar- 
tèle  d'ouvriers  memiisiers^  où  le  travail  à  la  tâche  était  pros- 
crit et  le  capital  indivisible.  Malgré  la  bonne  volonté  de  tous 
les  associés,  l'affaire  ne  marcha  jamais  d'une  manière  sé- 
rieuse ". 

En  1818,  sous  l'impulsion  des  idées  de  Proudhon  et  de  Louis 
Blanc,  le  gouvernement  républicain  subsidia  un  grand  nombre 
d'associations  ouvrières  de  production  ;  856.000  francs  furent 
distribués  à  22  sociétés,  dont  '^  seulement  réussirent,  celles 
des  bijoutiers  en  doré,  des  menuisiers  en  fauleiiils,  des  tail- 
leurs de  lime  et  des  ouvriers  typographes^.  Il  faut  remarquer 
que  ces  associations  n'avaient  rien  de  collectiviste;  c'étaient 
des  sociétés  ordinaires  en  nom  collectif,  ou  en  commandite, 
dirigées  par  un  gérant;  le  salaire  était  payé  à  la  tâche,  à  moins 

1.  Legendre,  loc.  cit.,  p.  \'Ç>. 

2.  Voijarje  d'Ida  Pfeiffer  aulovr  du  monde,  abrégé  par  J.-B.  de  Launay,  p.  73. 

3.  Loc.  cit.,  p.  454. 

4.  Id.,  p.  409. 

5.  Loc.  cit.,  p.  li»;{. 

6.  Legendre,  loc.  cit.,  p.  .515. 

7.  Eug.  Véron,  Les  Associations  ouvrières,  p.  182. 

8.  Id.,  p.  200  et  201. 

5 


66  L'nUMAMTÉ    ÉVOLLE-T-ELLE   VERS    LE    SOCIALISME? 

que  la  nature  même  du  travail  ne  s'y  opposât.  Ces  conditions 
sont  tellement  nécessaires  que  l'association  des  menuisiers 
périclita  jusqu'au  moment  où  l'un  des  associés,  M.  Antoine,  se 
fut  emparé  du  pouvoir  absolu  i. 

Les  associations  ouvrières  qui  se  fondèrent  en  18i8  sans  Tap- 
pui  de  l'État  prospérèrent  généralement  mieux -,  mais  elles  n'a- 
vaient rien  de  collectiviste;  souvent  les  bénéfices  étaient  partagés 
également,  mais  il  faut  remarquer  qu'alors  les  apports  étaient 
égaux.  Quelquefois,  les  profits  étaient  distribués  proportionnel- 
lement aux  salaires;  cela  se  faisait  quand  le  capital  était  cons- 
titué d'une  façon  progressive  par  des  retenues  de  tant  pour  cent 
sur  ces  salaires.  Ceux-ci  étaient  payés  aux  pièces,  excepté  quand 
la  nature  du  travail  ne  le  permettait  pas  (fondeurs  en  fer,  char- 
pentiers, etc.)3. 

Un  exemple  curieux  est  celui  des  tailleurs.  Ils  avaient  décidé 
que  le  capital  ne  porterait  pas  intérêt:  il  n'en  fut  que  trop 
ainsi,  car  il  n'y  eut  ({ue  des  pertes  qui,  elles,  durent  être  parta- 
gées^. 

Le  familistère  de  Guise  n'était,  à  l'origine  (en  1860),  qu'une 
œuvre  philanthropique  fondée  par  un  particulier  énergique  et 
capable,  M.  Godin.  Le  familistère  est  un  immense  bâtiment  di- 
visé en  nombreux  appailcments  dans  lesquels  se  logent  les  fa- 
milles ouvrières;  le  but  était  d'attacher  à  l'usine  un  personnel 
stable  qui  manquait  dans  la  région  "\  M.  Godin  copia  le  phalan- 
stère de  Fourier  en  retranchant  tout  ce  qui  était  collectiviste. 

En  1880,  l'usine,  ayant  surmonté  les  aléas  du  début,  fut  vendue 
aux  ouvriers  sous  certaines  conditions.  Le  paiement  se  fit  pro- 
gressivement à  l'aide  de  retenues  sur  les  bénéfices,  et  ceux-ci 
étaient  partagés  proportionnellement  aux  salaires.  En  fin  de 
compte,  chaque  ouvrier  devint  propriétaire  d'un  capital  pro- 
portionnel au  total  des  salaires  qu'il  avait  reçus'*. 

1.  Eug.  Véron,  loc.  cit.,  p.  1116. 

•->.  Id.,  p.  207,  Voir  aussi  le  tableau,  p.  232. 

3.  Id.,  p.  227. 

4.  Id.,  p.  198. 

5.  Les  Ouvriers  des  Deiix-Mondes,  2'  sér.,  28'  fasc,  p.  31  et  32. 
fi.  Id.,  p.  4G. 


III.    —   LES   APPLICATIONS    DU    COLLECTIVISME.  67 

L'association  a,  à  sa  tête,  un  directeur-gérant  nommé  à  vie, 
et  un  conseil  de  gérance  élu,  qui  n'a  qu'un  ?•(>/(?  consultatif^ . 
Les  ouvriers  sont  payés  aux  pièces  2,  et  ne  sont  pas  tous  ac- 
tionnaires. Lors  de  l'Exposition  de  l'Économie  sociale,  il  n'y 
avait  que  102  associés  snv  1.237  ouvriers.  C'est  l'assemblée  gé- 
nérale (les  anciens  associés  qui  admet  les  nouveaux  ;  ceux-ci  sont 
forcés  d'habiter  le  familistère.  Parmi  les  non-actionnaires,  il 
y  a  des  ouvriers  sociétaires  et  des  ouvriers  participants,  qui 
reçoivent  une  prime  basée  sur  leurs  salaires.  La  dernière  caté- 
gorie, celle  des  auxiliaires,  ne  jouit  d'aucun  avantage^. 

On  voit  bien  qu'il  n'y  a  rien  de  collectiviste  dans  cette  institu- 
tion remarquable.  Le  capital  n'y  est  aucunement  supprimé,  ni 
le  salariat,  ni  le  patron;  le  pouvoir  de  ce  dernier  est  même 
renforcé  :  il  est  à  la  fois  gérant  et  directeur  ;  il  est  presque  omni- 
potent. L'égalité  n'existe  pas  entre  les  ouvriers,  et  leur  accession 
au  capitalisme  se  fait  à  l'aide  d'une  sélection.  Tout  ceci  est  d'un 
grand  sens  pratique  et  montre  combien  M.  Godin  avait  une 
vue  juste   des  hommes  et  des  choses. 

Ce  que  nous  venons  de  dire,  s'applique,  à  un  degré  plus 
accentué  encore,  à  la  fabrique  de  papiers  de  Laroche-Joubert  à 
Angoulême.  Les  gérants  y  partagent  les  primes  comme  ils  l'en- 
tendent efe.  sans  que  cela  puisse  donner  lieu  à  réclamation^. 

Il  en  est  de  même  des  œuvres  suivantes  : 

En  1894,  MM.  Julliard  et  Micol,  verriers  à  Rive-de-Gier,  vendi- 
rent une  partie  de  leurs  ateliers  à  des  ouvriers^.  Le  capital,  le 
travail  et  la  direction  continuèrent  à  être  rémunérés  dans  les 
conditions  ordinaires.  Seulement  les  ouvriers  ne  voulaient  pas 
obéir.  «  S'il  y  a  eu  des  moments  difficiles,  dit  M.  Vinay,  l'un  des 
administrateurs  ouvriers  de  la  verrerie,  cela  tient  à  notre  mau- 
vaise éducation  sociale,  qui  a  été  faussée  au  début;  c'est  ce  qui 
a  fait  que  quelques-uns  se  sont  refusés  d'obéir  à  un  égal  et  ont 
confondu  Tordre  avecTantoritarismc.  »  Grâce  à  ce  système  anar- 

1.  Les  Ouvriers  des  Deux-Mondes,  2"  sér.,  28"  fasc.  p.  4',»  et  50. 
•2.  Id.,  p.  11. 

3.  Id.,  p.  47  et  suiv. 

4.  Id.,  T  sér.,  33°  fasc,  p.  303  et  suiv. 

5.  L.  de  Seilhac,  Science  sociale,  t.  XXII,  p.  309  et  suiv. 


08  l'humanité    ÉY0LUE-T-I«LLE    vers    le    SOCJALISME? 

chique,  la  verrerie  de  Rive-de-Gier  déposa  son  bilan  le  23  juil- 
let 1890. 

La  verrerie  ouvrière  de  Carmaux,  fondée  en  1890,  n'est  pas 
une  entreprise  coopérative  au  sens  commun  du  terme  ^  C'est 
une  usine  ordinaire  dans  laquelle  uii  certain  nombre  d'ouvriers 
sont  actionnaires. 

La  verrerie  de  la  rue  de  la  Tréfilerie  à  Saint-Etienne  est  dans  le 
même  cas.  Là,  le  directeur,  M.  Courtot,  dut  lutter  au  début 
contre  l'indiscipline,  et  il  ne  la  lit  cesser  qu'après  avoir  renvoyé 
les  plus  turbulents-. 

Enfin,  la  verrerie  d'Albi  est  organisée  de  la  même  façon^. 

Les  associations  dk  prodiction  en  Angleterre.  —  Les  Pion- 
niers de  Rochdale  ont  fondé  une  usine  textile  célèbre,  qui  ne 
diffère  des  autres  qu'en  ce  que  certains  ouvriers  sont  action- 
naires''. 

Il  y  a  eu  à  Londres,  en  1852,  une  tentative  de  fondation 
d'une  association  ouvrière  réellement  collectiviste  :  c'est  celle 
des  ouvriers  mécaniciens.  «  Au  commencement,  dit  M.  Yeron'', 
1  affaire  ne  marchait  pas,  tous  voulant  commander  et  personne 
ne  voulant  obéir,  ce  qui  écartait  à  la  fois  les  pratiques  et  le 
crédit.  Finalement  l'un  d'eux  dit  à  ses  associés  :  Comment  les 
gens  traiteraient-ils  avec  vous  quand  ils  ne  savent  quel  est 
l'homme  de  l'aftaire?...  On  nous  trouvait  toujours  querellant  et 
discourant  au  lieu  de  travailler.  Je  leur  dis  donc  un  beau 
matin  :  Mes  compagnons,  cela  ne  peut  aller  ainsi,  et  pour  ma 
part,  je  n'y  tiendrai  pas  longtemps;  non,  le  diable  m'emporte! 
Voulez- vous  que  je  vous  dise  ce  qu'il  y  a?  Il  y  a  que,  pas  un 
de  vous  n'est  en  état  de  diriger  l'affaire,  et  alors,  comment 
pourriez-vous  la  diriger  tous  ensemble?  Or,  moi,  je  peux  la 
diriger,  et  vous  le  savez  bien,  et  si  vous  ne  me  laissez  pas  mes 
coudées  franches,  tout  sera  fini  entre  nous.  Je  ferai  mon  chemin 

1.  Science  socialn,  t.  XXII,  p.  30 i. 

•2.  Id.,  p.  318  et  319. 

3.  Id.,  \).  320  et  suiv. 

4.  E.  Veroa,  loc.  cil.,  p.  37. 

5.  Id.,  p.  104. 


m.    —    LES   Al'l'LlCATlO.NS    DU    COLLEf.TIVIS.MH.  G9 

tout  seul.  »  Depuis  lors,  l'association  a  prospéré,  et  les  méca- 
niciens savent  très  bien  que  la  cause  de  réussite  a  été  de 
«  mettre  la  direction  entre  les  mains  d'un  petit  nombre  ». 

Nous  ne  ferions  que  nous  répéter  en  parlant  des  autres  pays  : 
Nulle  part,  en  Occident,  les  corporations  collectivistes  n'ont  pu 
se  développer  ;  c'est  que  les  méthodes  de  travail  y  sont  compli- 
quées ;  l'intelligence,  le  tour  de  main,  l'effort  personnel  ont 
une  part  trop  grande  dans  la  production  pour  qu'il  en  soit 
autrement.  D'un  coté,  le  goût  de  la  clientèle  varie  constam- 
ment; de  l'autre,  le  machinisme  et  les  inventions  nouvelles 
viennent  constamment  bouleverser  les  conditions  économiques. 
Il  faut  que  chacun  puisse  s'adapter  en  toute  liberté  aux  chan- 
g-ements  qui  surviennent.  Il  n'est  plus  possible  que  l'ouvrier 
le  plus  apte  s'enlise  dans  un  groupe  composé  de  gens  de  va- 
leur inégale. 

III.     —    LE    COLLECTIVISME    DE    VILLAGE. 

Il  est  caractérisé  par  le  partage  périodique  des  terres  entre 
les  habitants  d'un  même  village. 

Les  pècueurs-cueilleurs.  —  Les  Polynésiens  offrent  un  type 
social  curieux,  dérivant  d'une  combinaison  de  la  pêche  et  de  la 
cueillette.  Ils  ont  conservé  les  pratiques  communistes  en  usage 
chez  les  populations  adonnées  à  la  pêche  :  <c  Chaque  hutte  n'a 
qu'une  pièce,  longue  de  16  à  17  mètres,  large  de  3  à  9  mètres  ; 
elle  abrite  souvent  plusieurs  familles  ^  » 

Lorsque  le  travail  de  la  pêche  est  exclusif,  la  population 
est  rare  et  disséminée  en  petits  hameaux;  or.  les  Européens 
ont  trouvé,  à  leur  arrivée  dans  les  lies  de  la  Polynésie,  une  po- 
pulation singulièrement  dense ,  et  dont  l'existence  était  facile. 
Ceci  est  dû  au  travail  de  la  cueillette  des  fruits.  Les  femmes 
cultivaient  l'arbre  à  pain,  le  cocotier,  etc.  11  en  résultait  une 
appropriation    temporaire   du   sol,    mais  plus    prolongée     que 

1.  Ida  Pfeiffer,   loc.  cil.,  p.  iS. 


70  l'iiumamté  évolue-t-elle  vers  le  socialisme? 

celle  en  usage  chez  les  cultivateurs  nomades  en  terrain  vierge. 
Dans  ce  dernier  cas,  nous  avons  vu  que  l'appropriation  ne  dure 
qu'une  année,  après  laquelle  le  terrain  est  abandonné.  Un  arbre, 
au  contraire,  porte  des  fruits  pendant  plusieurs  années,  mais 
comme  sa  culture  ne  demande  qu'un  faible  effort,  le  droit  de 
propriété  ne  sera  pas  très  strict  :  «  Les  parcelles  du  sol  n'étaient 
jamais  concédées  à  titre  définitif  ;  tout  cultivateur  restait  maitre 
de  son  champ  aussi  longtemps  qu'il  le  labourait  de  sa  main  ; 
dès  qu'il  l'abandonnait,  les  terres  étaient  distj'ibuées  à  nouveau 
suivant  l'organisation  sociale  des  insulaires,  soit  par  le  chef  de 
la  tribu,  soit  par  les  notables  siégeant  dans  la  cour  publique  i.  » 
Très  hospitaliers,  ils  partageaient  leurs  repas  avec  les  étran- 
gers -.  Les  facilités  du  divorce  et  le  faible  respect  pour  les  liens 
conjugaux  faisaient  de  l'amour  libre  le  véritable  régime  ma- 
trimonial des  indigènes.  On  comprend  que,  dans  ces  conditions, 
les  enfants  ne  recevaient  aucune  éducation.  Il  faut  dire  que 
l'on  parait  au  danger  de  la  surpopulation  d'une  façon  un  peu 
brutale  :  rinfanticide  était  une  institution  régulière. 

L isolement  des  îles  océaniennes  a  longtemps  empêché  la  con- 
currence étrangère.  Aujourd'hui,  cette  race  est  en  voie  d'ex- 
tinction depuis  l'apparition  des  Eurojjéens.  En  1774,  la  popula- 
tion ^  s'élevait  à  650.000  âmes,  soit  six  fois  le  chiffre  actuel. 
L'apparition  du  luxe  «  a  éveillé  en  eux  la  soif  de  l'or.  Comme 
ils  sont  excessivement  paresseux  et  qu'ils  ont  horreur  du  tra- 
vail, ils  n'en  deviennent  que  plus  corrompus''  ». 

Les  chasseurs.  —  Chez  les  peuples  vivant  uniquement  de 
la  chasse,  le  sol  nest  pas  approprié  parce  qu'il  n'est  pas  tra- 
vaillé. Mais  si  toutes  les  sociétés  de  chasseurs  sont  collecti- 
vistes quant  à  la  propriété  de  la  terre,  elles  diffèrent  quant  à 
l'organisation  du  travail. 

Les  Sioux  ^  qui  chassent  les  bisons  dans  les  Prairies  du  Mis- 

1.  Elisée  Reclus,  hc.  ci!.,  t.  XIV,  p.  919. 

2.  Verneau,  loc.  cit.,  713. 

3.  Elisée  Reclus,  loc.  cit.,   t.  XIV,  p.  929. 

4.  Ida  Pfeifler,  loc.  cit.,   p.  4G. 

5.  P.  de  Rousiers,  Les  Chasseiir.'ide  bisons  {Science  sociale,  t.  VIII). 


TH.    —    LES   APPLICAÏTOXS    lH'    CdLLECTIVISME.  71 

sissipi,  s'organisent  en  bandes  et  se  partagent  les  dépouilles  sous 
la  direction  d'un  chef  élu.  Il  en  est  de  même  des  chasseurs 
d'éléphant  en  Afrique,  et  partout  où  l'on  chasse  le  gros 
gibier. 

Les  Indiens^  des  Selvas  de  l'Amazone  se  subdivisent  rn 
groupes  très  réduits  parce  qu'ils  chassent  le  petit  gibier,  le 
mariage  proprement  dit  n'existe  pas;  il  n'y  a  que  des  accou- 
plements temporaires.  Dans  ces  conditions,  aucune  éducation 
n'est  possible,  par  conséquent  aucun  progrès;  c'est  le  type  de 
Vlnéduqué-  le  mieux  caractérisé. 

Les  Bushînen^  de  l'Afrique  et  les  indigènes  australiens  sont 
dans  un  état  social  analogue. 

Tous  ces  peuples  disparaissent  devant  la  colonisation  eurO' 
péenne. 

Les  paysans  a  cilturk  extexsive.  —  Nous  avons  déjà  ren- 
contré des  populations  de  ce  genre  dans  la  famille  commu- 
niste. Nous  avons  distingué  deux  variétés  :  l'une,  comme  les 
Sud-Slaves,  vit  dans  de  hautes  vallées  où  les  conditions  du  Lieu 
ont  maintenu  l'indépendance  de  chaque  famille  ;  l'autre,  comme 
les  Nord-Slaves,  vit  dans  des  plaines  et  les  familles  ont  noué 
entre  elles  une  association  collectiviste,  le  Mir,  qui  règle  la  ré- 
partition du  sol. 

Les  Javanais  et  les  Sumatrais  sont  dans  un  état  social  analogue 
à  celui  du  moujik.  A  Java,  le  mir  se  nomme  dessa  et  les  terres 
sont  partagées  tous  les  deux  ou  trois  ans.  Dans  certaines  ré- 
gions, le  lot  alloué  est  de  20  ares  par  tète  *.  Le  sol  est  telle- 
ment fertile  que  quelques  heures  de  travail  par  jour  suffisent  ■\ 
Il  est  vrai  toutefois  de  dire  que  les  indigènes  n'ont  pas  besoin 
de  se  vêtir,  ni  de  se  chauffer,  et  qu'ils  habitent  de  misérables 
huttes.    «  Ils  ne  rêvent   pas    une  existence  qui   les   élève  au- 


1.  E.  Deinolins,  La  Roule,  t.  1,  liv.  I,  ch.  iv. 

2.  Les  trois  formes  essentielles  de  l'Éducation  {Science  sociale,  T  sér.,  22  fasc.) 

3.  A.  de  Pit'ville,  loc.  cit.,  p.  133  etsuiv. 

4.  Elisée  Reclus,  loc.  cit.,  t.  XIV,  p.  372. 

5.  Ihid.,  p.  356. 


72  l'jiumamté  évolue-t-èlle  vers  le  socialisme? 

dessus  de  lenv  pauvreté  héréditaire  ^.  »  En  1780,  File  comptait 
2.000.000  d'habitants;  en  1888,  il  y  en  avait  23.000.000,  soit  en- 
viron 200  par  kilomètre  carré  !  Il  semble  donc  certain  que  les 
Javanais  vont  bientôt  être  acculés  au  manque  de  sol  cultivable 
et  qu'ils  se  trouveront  en  présence  des  mêmes  difficultés  que 
la  Russie.  On  sait  qu'ils  vivent  sous  la  domination  des  Hollan- 
dais qui  ont  introduit  en  certains  points  la  culture  du  café  à 
l'aide  de  corvées  rémunérées  proportionnellement  à  la  produc- 
tion '.  Ce  fait  montre  clairement  comment  la  commercialisation 
de  la  culture,  en  dissolvant  les  associations  collectivistes,  fait 
apparaître  le  travail  servile. 

D'après  Tacite  et  César,  chez  les  anciens  Germains^  la  terre 
cultivable  était  partagée  tous  les  ans  par  les  magistrats.  On  sait 
qu'ils  vivaient  à  la  fois  de  l'élevage  du  bœuf,'  du  mouton,  du 
porc  et  d'une  culture  rudimentaire  (blé,  orge,  lin)  ;  le  travail 
y  était  donc  peu  intense  et  non  commercialisé.  Les  lecteurs  de 
cette  Revue  savent  comment  la  domination  franque  en  Germanie 
eut  pour  effet  de  substituer  la  propriété  individuelle  à  la  pro- 
priété collective  :  quand  deux  races  entrent  en  contact,  c'est 
toujours  la  moins  communautaire  qui  l'emporte. 

Les  Celtes  éi?i\eni  organisés  à  peu  près  de  la  même  façon  ^  : 
partage  périodique  des  terres,  prédominance  de  l'élevage,  etc. 
En  Gaule,  le  type  tomba  en  esclavage  quand  les  Romains  substi- 
tuèrent la  culture  commerciale  à  la  culture  intégrale.  Dans  la 
Grande-Bretagne,  la  race  fut  évincée  par  les  Saxons,  chez  qui  s'é- 
tait développé,  à  un  haut  degré,  le  sentiment  de  l'indépendance 
personnelle 's  mais  elle  put  se  maintenir  plus  longtemps  dans 
les  parties  pauvres  et  montagneuses  du  Pays  de  Galles  "•  et  de 
l'Ecosse,  c'est-à-dire  dans  les  régions  les  plus  isolées.  Dans  cette 
dernière  contrée,  on  trouvait,  il  y  a  peu  de  temps  encore  dans 
les  Highlands,  un  type  curieux  que  nous  allons  étudier  de  plus 
près. 

1.  Elisée  Reclus,  loc.  cit.,  t.  XIV,  p.  302. 

2.  Ida  Pfeifier,  loc.  cil.,    p.  225  et  226. 

3.  E.  Demolins,  La  Roule,  II,  p.  355,  373,  385,  elc. 

4.  H.  de  Tourville,  Uisloire  de  la  Formation  paiiicularistc. 

5.  E.  Demolins,  loc.  cil.,  l.  II,  p.  288. 


III.    —   LKS    APPLICATIONS    DU    COLLECTIVISME.  iS 

Le  mir  s'appelait  ici  towmkip;  les  familles  d'un  même  to^^ns- 
hip  étaient  plus  ou  moins  dispersées,  par  suite  de  la  pauvreté 
du  sol,  mais  elles  avaient  entre  elles  un  lien  qui  les  rendait 
solidaires  à  certains  égards.  Les  pâturages  des  plateaux  étaient 
exploités  en  commun^,  tandis  que  les  terrains  de  culture  étaient 
"partagés  périodiquement  entre  les  familles  suivant  le  nombre  de 
têtes-.  La  récolte  du  varech  et  de  la  tourbe  se  faisait  en  com- 
mun'', ainsi  que  la  chasse  et  la  pèche  ^.  Le  bétail  était  pro- 
priété familiale^';  mais  quand  on  en  manquait,  on  avait  recours 
au  chef  de  clan  qui  en  fournissait  à  chacun  selon  ses  besoins; 
le  chef  de  clan  se  le  procurait  à  l'aide  de  razzias  faites  au  dé- 
triment des  clans  ennemis. 

La  culture  se  faisait  par  des  procédés  rudimentaires  et  à 
l'aide  de  jachère,  excepté  dans  Vinfield  où  Ion  employait  le 
varech  comme  engrais. 

Les  Celtes  d'Irlande,  grâce  à  leur  isolement,  conservèrent  long- 
temps leurs  associations  collectivistes".  Elles  avaient  les  mêmes 
effets  fâcheux  qu'en  Russie  :  la  paresse  et  l'indolence  sont 
générales  parmi  les  Irlandais  '  et  les  Highlanders*.  Ils  sont  con- 
tents quand  leurs  besoins  les  plus  immédiats  sont  satisfaits  et  ne 
cherchent  aucunement  à  s'élever-'.  «  Le  paysan  de  l'Irlande 
sait  se  contenter  de  peu.  Dès  qu'il  peut  donner  à  sa  famille  les 
aliments  et  les  vêtements  strictement  nécessaires,  qu'il  peut  y 
joindre  un  peu  de  tabac  pour  lui  et  pour  sa  femme,  sa  nature 
gaie  reprend  le  dessus  ^'^'.  »  Les  travaux  les  plus  durs  étaient 
laissés  aux  soins  du  sexe  le  plus  faible^-. 

M.  Demolins  a  appelé  la  famille  celtique,  la  famille  patriar- 


1.  Ch.  de  Calan,  ,Sr.  soc,  t.XlX,  p.  358. 

2.  Id.,  p.  364. 

3.  /f/.,p.  361. 

4.  1(1.,  p.  362. 

5.  1(1.,  363. 

6.  /(/.,  t.  XX,  p.  430. 

7.  Id.,  p.  437. 

8.  Id.,  t.  Xl.y,  p.  374. 

9.  Id.,  t.  X/f,  p.  435. 

10.  Verneail,  loc.  cit. 

11.  .science  sociale,  t.  XIX,  p.  368. 


74  l/lUMAMTÉ    ÉVOLUE-T-ELLK   VERS    LE    SOCIALISME? 

cale  subordonnée,  parce  que  le  patriarche  est  complètement  sii- 
bordoDué  au  chef  de  clan.  Nous  avons  vu,  en  efïet,  que  le  bétail 
provient  moins  de  l'héritage  des  ancêtres  que  des  dons  faits  par 
le  chef,  à  la  suite  des  razzias.  Cela  explique  pourquoi  les  Celtes 
étaient  plus  attachés  à  leur  clan  cju'à  leur  famille.  Cet  affai- 
blissement de  l'esprit  de  famille  était  tellement  réel,  que  l'on 
envoyait  à  ses  voisins  les  enfants  que  l'on  ne  pouvait  nour- 
rir i.  M.  de  Calan  a  noté-  l'écroulement  du  toivnship  à  la  dispa- 
rition des  chefs  de  clan,  la  discipline  étant  devenue  impossible. 
C'est  au  xviii*  siècle  que  les  Anglais  ayant  conquis  l'Ecosse,  rache- 
tèrent le  sol  aux  chefs  de  clan  et  substituèrent  définitivement  la 
propriété  privée  à  la  propriété  collective  2.  Sans  doute,  l'on  peut 
dire  que  le  chef  de  clan  avait  auparavant  approprié  le  sol  ;  en 
réalité,  il  n'en  était  que  le  propriétaire  nominal  et  ne  pouvait 
pas  en  disposer  librement  ;  les  paysans  avaient  un  droit  d'usu- 
fruit héréditaire.  Si,  d'une  part,  ces  derniers  devaient  une  rente 
au  chef,  en  retour,  nous  savons  que  le  chef  fournissait  du  bé- 
tail; on  outre,  il  aidait  les  jeunes  ménages  à  s'établir,  etc.  Au 
contraire,  les  nouveaux  propriétaires  anglais  prétendaient  diri- 
ger la  production  agricole  de  leurs  terres  à  leur  guise.  Il  y  a  un 
abime  entre  les  deux  conceptions.  C'est  entre  1831  et  1835  que 
la  commercialisation  de  la  culture  atteignit  les  Highlands.  Ce 
fut  l'éviction  d'une  grande  partie  des  paysans  qui  durent  émi- 
grer  dans  les  villes  ou  en  Australie. 

On  sait  qu'un  phénomène  analogue  se  produisit  en  Irlande. 
Chose  curieuse,  les  Irlandais  qui,  chez  eux,  ne  cessent  de  ré- 
clamer l'accession  à  la  propriété  de  la  terre,  refusent  les  con- 
cessions qu'ils  peuvent  avoir  gratuitement  en  Amérique  ;  ils 
préfèrent  accaparer  à  New-York  les  fonctions  publiques  à 
l'aide  du  fameux  Ring^. 

Les  Hindous.  —  Dans  l'Hindoustan  septentrional,  la    caste 


1.  Science  sociale,  t.  XIX.  p.  372. 

2.  Id.,  p.  379. 

3.  Id.,  p.  364. 

4.  P.  de  Rousieis,  La  Vie  américtiine. 


III.    —    LES   APPLICATIONS    IH'    COLLECTIVISME.  73 

des  paysans,  ou  vaïcrjas^  est  groupée  en  villages  collectivistes. 

Dans  le  Bengale^,  le  sol  appartient  à  la  commune  et  est 
•partagé  périodiquement  entre  les  paysans,  dont  la  responsabi- 
lité est  solidaire  envers  le  fisc;  dans  le  Pendjdab  ',  la  commune 
possède  le  sol  et  entretient  les  travaux  d'irrigation  nécessaires 
à  la  culture  du  riz. 

Le  travail  dominant  est  la  culture  du  riz  et  des  légumes. 
Les  productions  spontanées  manquent  absolument  par  suite 
du  tassement  de  la  population.  On  sait  que,  dans  le  Bengale, 
la  densité  est  de  plus  de  200  habitants  par  kilomètre  carré,  et 
les  9  dixièmes  sont  agriculteurs '^  Dans  ces  conditions,  l'art  pas- 
toral et  la  chasse  ont  disparu.  La  situation  économique  est, 
au  fond,  la  même  qu'en  Chine,  et  il  est  naturel  que,  des  deux 
côtés,  l'on  soit  en  présence  d'associations  collectivistes.  Si, 
d'un  côté,  elles  revêtent  la  forme  familiale  et,  de  l'autre,  la 
forme  villageoise,  cela  est  dû  aux  origines  différentes.  Le 
Chinois  était  primitivement  un  pasteur,  et  l'Hindou,  un  chas- 
seur-cultivateur ;  le  premier  vivait  alors  sous  le  régime  du 
communisme  de  famille,  le  second  sous  celui  du  communisme 
de  village.  Ce  communisme  de  village  existe  encore  dans  ceE- 
taines  parties  de  l'Hindoustan,  dans  le  Kachmir^,  à  Ceylan^  etc. 

Dans  les  villages  hindous,  l'autorité  est  représentée  par  le 
conseil  des  cinq,  parfois  réduit  à  un  seul  individu"'.  Au-dessus, 
il  faut  noter  la  domination  compressive  des  castes  supérieures. 
Enfin,  il  est  inutile  de  s'appesantir  sur  Viîiéducation  du  vaïcya 
résultant  de  la  désorganisation  familiale;  nous  avons  vu  plus 
haut  que,  contrairement  à  ce  qui  existe  en  Chine,  la  famille  pa- 
triarcale n'existe  pas  chez  le  paysan  hindou'*. 

Ce  dernier  est  à  l'abri  de  la  concurrence  étrangère  par  le 
système  même  des  castes,  associations  fermées  héréditaires  em- 
pêchant l'ascension  des  capables.  Le  vaïcya  vit  directement  des 

1.  Elisée  Reclus,  loc.  cit.,  t.  VIII,  p.  337. 

2.  Ibid.,  p.  237. 

3.  Ibid.,  p.  637  et  644. 

4.  Ibid.,    p.  050. 

5.  Ibid.,  p.  650  et  651. 

6.  E.  Demolins,  Jai  Roule,  t.  1,  p. 


ib  L  UUMAMTE    EVOLUE-T-ELLE    VERS    LE    SOCIALISME  f 

produits  de  sa  culture  et  donne  le  surplus  aux  castes  supé- 
rieures. Ces  dernières  seulement  ressentent  les  effets  du  com- 
merce, dont  il  ne  faut  pas  exagérer  limportance.  En  1880,  le 
total  des  échanges  dépassa  3  milliards,  mais  cela  ne  fait  que 
12  francs  par  tète,  soit  proportionnellement  20  fois  moins  qu'en 
France'.  Avant  l'ouverture  du  canal  de  Suez,  il  était  bien 
moindre;  vers  le  milieu  du  xvm"  siècle,  l'exportation  ne  dé- 
passait pas  25  millions  de  francs'. 

Les  mêmes  causes  produisant  les  mêmes  effets,  nous  cons- 
taterons, comme  en  Chine  et  en  Russie,  la  culture  routinière, 
l'insuftisance  de  l'émigration,  les  famines',  le  paupérisme. 
«  La  terre  se  divisant  de  plus  en  plus,  le  paysan  n'arrive  plus 
à  se  nourrir  et  à  acquitter  les  taxes  et  les   redevances^.  » 

Le  vaïcya  ne  s'est  pas  trouvé  partout  à  l'abri  de  l'action  du 
commerce.  Dans  certaines  régions,  le  Béhar  par  exemple,  les 
pcujsaas  sonl  endettés  envers  les  commerçants,  et  sont  presque 
devenus  les  esclaves  de  ces  derniers '^ 

Les  artisans  (soudras)  sont  dans  une  situation  plus  terrible 
encore.  Quoique,  dans  beaucoup  de  régions,  les  salaires  quo- 
tidiens ne  dépassent  pas  30  centimes,  certaines  industries 
sont  presquentièrement  perdues  et  d'autres  bien  compromises". 
Comme  toujours,  c'est  la  concurrence  du  machinisme  qui  tue 
ces  ouvriers  incapables  de  s'adapter  aux  nouvelles  méthodes 
de  travail,  par  suite  de  la  compression  séculaire  de  leur  per- 
sonnalité. 

Aujourd'hui.  l'Inde  est  sous  la  domination  des  Anglais,  et 
l'action  de  ceux-ci  tend  constamment  à  substituer  la  propriété 
privée  à  la  propriété  collective'. 

Ajoutons  que  les  conquérants  exercent  une  œuvre  de  patro- 
nage sur  les  malheureuses  populations  de   l'IIindoustan  : 

1.  Elisée  Reclus,  loc.  cit.,  t.  VUI,  p.  G6û. 
•2.  Ibid.,  p.  6G0. 

3.  La  famine  enlève  souvent  1  3  ou  l  4  de  la  population  {Ibid.,  p.  64o). 

4.  Ibid.,  p.  645. 

5.  Ibid.,  t.  VIII,  p.  338. 
fi.  Ibid.,  p.  652  et  G53. 

7.  Meyer  et  Ardrant,  loc.  cit.,  p.  1^8. 


m.    —    I.KS   APPLICATIONS    Dl     COI.LKCTIVIS.Mi:.  77 

1"  Ils  ont  ramené  la  sécurité  et  la  paix  intérieure,  et  détruit 
le  brigandage  autrefois  tlorissant'; 

2"  Us  ont  créé  les  premières  bonnes  routes-,  et,  en  1853,  le 
premier  chemin  de  fer,  ce  qui  rendra  les  famines  moins  fré- 
quentes ; 

3"  Ils  étendent  la  surface  cultivable,  à  l'aide  d'irrigations 
nouvelles,  de  façon  à  parer  au  danger  de  la  surpopulation. 

Espérons  qu'ils  ne  se  borneront  pas  à  une  action  matérielle 
et  finiront  par  relever  les  individualités  endormies  de  ces 
races  communautaires. 

De  ce  qui  précède,  nous  pouvons  dégager  les  lois  suivantes  : 

Le  collectivisme  de  rillage  se  développe  naturellement,  dans 
les  pays  où  la  culture,  ne  s' opérant  plus  sur  un  territoire  vierge 
[culture  nomade),  continue  cependant  à  s'appuyer  sur  les  pjro- 
ductions  spontanées  ;  quand  celles-ci  disparaissent,  il  peut  se 
maintenir  artificiellement,  par  une  contrainte  des  Pouvoirs  pu- 
blics [castes  hindoues)  empêchant  la  commercialisation  de  la 
culture. 


IV.    —    LE   COLLECTIVISME   «  ETAT. 


Il  se  présente  sous  deux  formes,  qui  correspondent  aux  deux 
nres  du  communisme  d' 
tivisme  des  fonctionnaires. 


genres  du  communisme  d'État  :  la  Cité  militaire  et  le  coUec 


L.\  CITÉ  MILITAIRE.  —  L'histoirc  de  Sparte  va  nous  montrer 
l'évolution  complète  de  la  Cité  militaire.  Ce  régime  fut  établi 
vers  l'an  1100  avant  Jésus-Christ,  à  la  suite  de  la  conquête  de 
la  Laconie  par  les  montagnards  doriens.  Chaque  guerrier  reçut 
un  lot  égal  de  terrain,  transinissible  au  fils  aine;  les  autres  fils 
recevaient  chacun  unnouveau  lot.  En  somme,  la  Cité  donnait  une 
parcelle  égale  de  terre  à  chaque  homme  arrivant  à  la  majorité, 
et  l'égalité  sembla  assurée;  mais  Ton  dut  faire  la  conquête  de  la 

1.  Ida  PfeilTer,  loc.  cit.,  p.  100. 

2.  Elisée  Reclus,  loc.  cit.,  l.  VIII,  \\  G40. 


78  LIIUMAMTÉ    ÉVOLLE-T-ELLF.    VEHS    LE    SOCL\LTSME? 

Messénie  afin  de  donner  des  lots  à  tout  le  monde.  La  guerre  dura 
vingt  ans  (7i3-723)  et  il  fallut  peu  après  réprimer  une  révolte  qui 
dura  dix-sept  ans  (685-668).  Tout  cela  coûta  beaucoup  de  sang; 
la  population  diminua  et  plusieurs  lots  se  trouvant,  par  héritage, 
réunis  sur  la  même  tête,  l'inégalité  commença  ;  elle  s'accentua 
surtout  pendant  le  vi''  siècle.  Mais  avant  d'arriver  à  la  chute  du 
collectivisme,  il  faut  en  continuer  l'analyse.  Malgré  le  brouet 
noir  pris  en  commun,  l'État  Spartiate  n'était  pas  une  institution 
communiste;  le  brouet  n'était  distribué  qu'une  fois  par  joui', 
et  les  autres  repas  étaient  privés.  Nous  ne  rencontrons  plus  la 
promiscuité  des  camps  militaires;  ici,  le  mariage  est  une  insti- 
tution régulière,  et  c'est  là  l'origine  de  la  différence. 

Les  Spartiates  étaient  donc  des  rentiers  faisant  cultiver  leurs 
terres  par  des  esclaves,  ou  kilo  te  s. 

Quoique  le  g-ouvernement  fût  essentiellement  républicain 
et  démocratique  (vis-à-vis  des  Spartiates  qui  seuls  jouissaient 
des  droits  politiques),  il  était  despotique  relativement  aux 
citoyens  eux-mêmes.  La  vie  privée  était  réglée  dans  tous 
ses  détails.  A  partir  de  sept  ans,  les  garçons,  enlevés  aux 
familles,  étaient  élevés  par  l'État  et  recevaient  Véducation 
comp)'essive  indispensable  pour  les  préparer  à  la  vie  collec- 
tiviste. Le  hue  et  le  commerce  étaient  proscrits  :  c'est,  comme 
nous  le  savons,  la  condition  indispensable  au  maintien  d'un 
tel  système.  La  seule  monnaie  permise  était  en  fer,  par  con- 
séquent très  lourde,  ce  qui  rendait  les  transactions  très 
dilhciles.  Enfin,  il  fut  défendu  d'aliéner  les  propriétés.  Toute 
cette  réglementation  fut  vaine.  Malgré  tout,  le  commerce  finit 
par  se  développer  peu  à  peu.  Les  femmes  se  chargèrent  de 
tourner  la  loi  :  elles  amassèrent  une  certaine  quantité  de 
monnaie  et  acquirent  ainsi  une  plus  grande  autorité  dans  la 
famille.  L'usage  des  dots  commença  à  se  répandre  :  au  temps 
des  guerres  médiques  (v"  siècle  .  la  vénalité  avait  envahi 
Sparte.  Enfin,  à  l'époque  de  la  guerre  du  Péloponèse  (fin  du 
v^  siècle),  la  loi  permit  les  testaments  et  les  dots  ainsi  que 
l'aliénation  des  terres.  C'en  était  fait  du  collectivis7ne.  Le  luxe 
s'insinuait  de   plus  en   plus   et  les  toilettes  devenaient  somj)- 


III.    —   LES   APPLICATIONS    DU    COLLECTIVISME.  79 

tueuses.  Les  ventes  et  les  achats  remanièrent  tellement  la 
propriété,  qu'au  temps  d'Alexandre,  les  2/5  dos  terres  étaient 
aux  mains  des  femmes. 

Le  coll-ectivismk  des  eo.nctioxxaires.  —  Eu  Égijpto,  où  ce 
type  est  le  plus  caractéristique,  la  nécessité  de  grands  travaux 
hydrauliques  amena  rorganisation  inéluctable  du  collectivisme 
d'Etat.  Le  sol  est  excessivement  sec  :  c'est  le  Désert;  une  fois 
par  an,  cependant,  il  y  a  trop  deau.  par  suite  de  la  crue 
du  Nil.  Pour  régulariser  l'arrosage  du  sol,  il  fallait  entre- 
prendre des  travaux  formidables,  construire  des  digues  immen- 
ses, de  nombreux  canaux  d'irrigation,  etc.  Aucun  particu- 
lier n'était  assez  riche  ni  assez  puissant  pour  le  faire.  De  toute 
façon,  il  lui  fallait  la  sanction  des  pouvoirs  pid^lics  pour  ré- 
gler les  conflits  entre  des  millions  de  travailleurs,  tous  for- 
cément solidaires  pour  le  travail.  Après  l'inondation,  chacun 
ne  retrouvait  plus  son  terrain,  et  il  fallait  une  armée  de 
géomètres  pour  retracer  les  limites  des  domaines,  et  une  police 
puissante  pour  imposer  leurs  décisions.  Par  la  force  des  choses, 
le  chef  de  l'État,  le  Pharaon,  prit  en  main  la  direction  de 
tout  le   Iravail. 

Dans  l'ancienne  Egypte,  l'État  possédait  la  terre,  le  bétail. 
les  digues  et  les  canaux'.  Chaque  année,  la  terre  à  cultiver 
était  partarjée  entre  les  paysans  organisés  en  associations  de 
pïoduction.  ou  nomes,  dirigées  par  un  agent  du  gouvernement, 
le  Ropait  '.  Chaque  nome  était  divisée  eu  un  certain  nombre 
d'équipes  commandées  par  un  chef  de  chantier  dépendant  du 
Ropaït  \  Ce  dernier  inspectait  les  travaux,  présidait  aux  se- 
mailles et  aux  moissons,  etc.  ^. 

La  consommation  ne  se  faisait  pas  en  commun,  chaque 
paysan  gardait  une  part  proportionnelle  de  son  blé  et  le  reste 
allait  dans  les  magasins  de  l'État''.  A  quoi  servait  cette  dernière 

1.  A.   de  Préville,  L'ÉgypIe  ancienne  (Se.  soc,  t.  X,  p.  3i8  . 

2.  /(/.,  p.  331. 

3.  Id.,  p.  347. 
i.  1(1.,  p.  359. 
.5.  M.,  p.  91. 


80  l"iil'.ma.\ité  évolue-t-elle  vers  le  socialisme? 

portion?  Pourquoi  le  travailleur  n'avait-il  pas  le  produit 
intégral  de  sa  récolte?  Parce  que  l'État,  propriétaire  et  ca- 
pitaliste, percevait  la  part,  qui,  forcément,  revient  à  la  pro- 
priété et  au  capital.  Il  fallait  bien  nourrir  les  ouvriers  chargés 
d'entretenir  les  digues  et  les  canaux  ;  il  fallait  bien  nourrir 
les  géomètres,  les  chefs  de  chantier,  les  ropaïts,  les  policiers; 
il  fallait  entretenir  des  guerriers  pour  défendre  le  pays  contre 
les  razzias  des  tribus  pastorales  ;  il  fallait  pourvoir  aux  pro- 
fessions libérales,  etc.  Ajoutons  qu'une  partie  des  provisions 
était   mise  en   réserve   pour  les  années  de  disette. 

Dans  ces  conditions,  pouvait-il  être  permis  à  un  paysan  de 
ne  pas  travailler  et  de  vivre  au  détriment  des  greniers  publics  i. 
Non,  le  travail  forcé  est  une  conséquence  inéluctable  de  ce 
système;  c'est  pourquoi  on  avait  recours  aux  châtiments  cor- 
porels, si  la  quantité  de  produits  n'était  pas  fournie-.  Le  résultat 
fut  que  chacun  ne  donna  que  l'effort  le  plus  strictement 
obligatoire,  et  il  est  certain  que  l'Egypte  n'aurait  pu  sup- 
porter la  concurrence  de  races  autrement  organisées.  C'est  ce 
que  nous  allons  voir. 

D'abord  le  paysan  était  «  l'abri  de  la  concurrence,  puisqu'il 
ne  consommait  que  son  propre  blé,  qu'il  se  passait  presque  de 
vêtement  et  vivait  dans  une  hutte  de  roseaux.  Les  artisans  ne 
travaillaient  cjue  pour  l'État,  qui,  en  retour,  leur  donnait  le  blé 
indispensable  à  leur  existence -^  Il  était  défendu  à  chacun  de 
changer  de  profession^.  En  somme,  l'État  était  le  seul  distribu- 
teur et  répartiteur  des  richesses,  et  tous  les  échanges  se  faisaient 
en  nature  ^. 

Il  n'y  avait  qu'un  travail  libre,  et  c'était  celui  des  femmes^; 
tout  le  petit  commerce  de  détail  était  entre  leurs  mains.  On  voit 
par  là  à  quel  point  le  commerce  s  adapte  peu  aux  cadres  collec- 
tivistes ! 

Comme  dans  les  Missions  du  Paraguay,  l'État  avait  le  mono- 

1.  A.  de  Préville,  Se.  soc-,  t.  X,  p.  90. 

2.  Ibid.,  t.  XI,  p.  91. 

3.  Ibid.,  p.  95.  (Voir  aussi  Verneau.  hic.  cit.,  p.  .")86). 

4.  Jbid.,  p.  89  et  95. 

5.  Ibid.,  p.  91. 


m.    —    LES   APPLICATIOXS    DU    COLLECTIVISME.  81 

polc  des  échanges  avec  l'étranger;  il  se  faisait  par  l'intermé- 
diaire des  Phéniciens  et  des  caravaniers  chananéens. 

Le  système  repose  sur  Fédu cation  compressive  des  classes 
supérieures  et  Vinédiicalion  des  classes  inférieures.  Le  travailleur 
est  soutenu,  mais  il  ne  peut  s'élever.  C'est  la  bête  de  somme 
qui  travaille  constamment  par  routine  et  sans  changements, 
et  cela  de  générations  en  générations.  Le  fellah  actuel  est  au 
même  point  que  le  paysan  contemporain  des  Pyramides. 

Pendant  quatre  mille  ans,  l'Egypte  a  pu,  à  l'abri  de  la  con- 
currence, continuer  à  subsister  dans  des  conditions  toujours  les 
mêmes,  et  des  œuvres  artistiques  admirables  ne  doivent  pas  nous 
faire  illusion.  Cest  le  travail  servile  qui  a  permis  ces  cons- 
tructions gigantesques,  destinées  à  frapper  les  imaginations  en 
symbolisant  Tomnipotence  de  l'État.  «  La  pyramide  de  Chéops 
coûta  trente  années  de  fatigues,  de  sueurs,  à  100.000  Égyp- 
tiens ^  » 

Comme  les  autres  nations  collectivistes,  l'Egypte  s'est  montrée 
peu  apte  à  résister  à  la  concurrence  étrangère.  Le  fellah  rai- 
sonne peu  et  il  lui  semble  indifférent  que  l'État  soit  entre  les 
mains  de  tel  ou  tel  tyran.  Les  faits  prouvèrent  qu'il  était  indis- 
pensable que  l'Egypte  fût  conduite  par  un  «  bon  tyran  ». 
Quand  elle  eut  perdu  son  indépendance,  on  la  vit  décliner  peu 
à  peu,  parce  que  les  travaux  hydrauliques  ne  furent  plus  entre- 
tenus, et  que  l'excédant  de  blé  fut  drainé  vers  les  pays  étrangers 
sans  aucune  compensation  en  retour.  «  Sous  Ainosis,  20.000  cités 
couvraient  les  bords  du  Nil  %  »  Au  temps  de  la  domination  ro- 
maine, elle  avait  déjà  décliné  et  comptait  7.000.000  d'habitants; 
au  XIX''  siècle,  elle  n'en  n'avait  plus  que  3.000.000.  Toutefois, 
dans  ces  derniers  temps,  elle  s'est  relevée,  et  dépasse  actuelle- 
ment 5.000.000.  Encore  une  fois,  c'est  l'intervention  des  races 
occidentales  qui  produit  ce  résultat.  L'ouverture  du  canal  de 
Suez,  en  développant  les  transactions,  a  multiplié  les  occasions 
d'emploi  pour  les  indigènes.  Déjà  Méhémet-Ali  s'était  efforcé 
de   copier  l'Occident,   surtout  la  France.  Enfin,  depuis  1882, 

1.  De  Belloc,  Le  pays  des  Pharaons,  p.  I5ô. 

2.  Ibid.,i>.  3. 


H'I  L  HUMANITE   EVOLUE-T-ELLE    VERS    LE    SOCLVLISME  .' 

i"Égvpte  est  sous  la  domination  de  rAngleterre.  Dès  lors,  la 
culture  s'est  commercialisée  de  plus  en  plus  :  coton,  canne  à 
sucre,  etc.  ;  des  usines  se  montent,  des  chemins  de  fer  sillonnent 
le  pays.  Enfin,  les  Anglais  ont  entrepris  la  restauration  des 
anciens  travaux  hydrauliques;  ils  reprennent  la  tradition  des 
Pharaons  et  augmentent  la  surface  cultivable;  ils  jouent  le  rôle 
du  bon  tyran. 

Il  nous  reste  à  faire  le  tableau  de  l'Egypte  au  moment  où  les 
Anglais  ont  commencé  à  prendre  en  main  la  direction  du  pays. 
On  verra  cju'il  n'y  avait  pas  eu  de  progrès  dei)uis  les  temps 
antiques  1 

Les  fours  où  l'on  élève  artificiellement  les  poulets  sont  les 
mêmes  qu'il  y  a  trois  mille  ans  ',  et  c'est  toujours  le  nilomètre 
qui  sert  à  mesurer  la  part  en  nature  à  prélever  par  l'Etat.  On 
n'emploie  ni  engrais,  ni  charrue,  ni  herse,  ni  rouleau. 

«  Les  villages  des  fellahs  sont  composés  de  misérables  huttes 
de  boue...  enfumées,  sans  fenêtres...  Pour  tout  costume,  le  fellah 
et  la  fellahinc  portent  une  grande  chemise  en  cotonnade.,.  Les 
paysans  égyptiens  sont  d'une  sobriété  proverbiale.  Us  se  nour- 
rissent habituellement  de  pain  de  farine  de  dourah.  légèrement 
acide,  qui  forme  souvent  leur  unique  nourriture.  Pourtant,  le 
blé  rapporte  jusqu'à  100  pour  1  par  semaille,  et  le  fellah  par- 
vient, malgré  son  caractère  indolent,  à  avoir  dans  Tannée  trois 
récoltes  successives  sur  la  même  terre  -.  »  Nous  voilà,  une  fois  do 
plus,  en  face  à\m  peuple  vivant  sur  un  sol  riche  et  qui  reste  pauvre 
par  suite  de  V  organisation  collectiviste  de  la  production,  (f  Le  fellah 
ne  peut  posséder  la  moindre  parcelle  de  cette  terre  qu'il  est  obligé 
decultiver  pour  les  conquérants...;  il  n'a  aucune  émulation  pour 
cultiver  les  terres  qui  lui  sont  données  en  concession,  car  il  sait, 
par  expérience,  ([ue  s'il  cultive  bien  toutes  ces  terres,  s'il  les 
rend  prospères,  on  les  lui  reprendra,  ou  on  l'accablera  d'impôts. 
Il  ne  cLÛtive  que  ce  qui  lui  est  nécessaire  pour  se  nourrir^.  » 

Les  fonctionnaires  ont  changé  de  nom,  mais  au  fond  ce  sont 

1.  De  Belloc,  Le  pays  des  Pharaons,  p.  IGl. 

2.  IbicL,  p.  242. 

3.  Ibid.,  p.  242. 


III.    —    LKS   APPLICATIONS    DU    COLLECTIVISME.  83 

les  mêmes;  les  ma,£;istrats  se  nomment  ulémas  et  l'arpentage  est 
fait  par  des  coptes.  Le  système  des  corvées  est  généralisé  à  ou- 
trance et  les  travailleurs  sont  conduits  à  coups  de  courbaches^ 

Ce  despotisme  a  pour  auxiliaire  une  éducation  compressive ; 
c'est  ponrcjuoi  les  Egyptiens  n'ont  aucune  personnalité.  Quoique 
très  intelligents,  s'ils  ne  sont  pas  dirigés,  ils  ne  savent  rien 
mener  à  bonne  fm. 

Quant  aux  femmes,  considérées  comme  de  véritables  bétes  de 
somme,  elles  sont  flétries  à  vingt  ans  :  outre  les  travaux  du 
ménage  et  les  soins  à  donner  aux  enfants,  elles  doivent  aider 
leur  mari  dans  la  culture,  et  le  transport  des  lourds  objets  leur 
incombe  :  «  C'est  un  long  poème  de  souffrance  que  la  vie 
d'une  femme  fellahine-   ». 

L'organisation  de  la  Fabrication  présentait  les  mêmes  carac- 
tères antiques.  Tous  les  métiers,  toutes  les  petites  industries 
sont  divisés  en  corporations,  qui  se  régissent  elles-mêmes 
dans  le  cercle  qu'elles  embrassent,  qui  ont  leurs  statuts,  leurs 
coutumes,  leurs  chefs-'. 

Le  commerce  était  encore  peu  intense.  Eu  1885,  les  expor- 
tations se  sont  élevées  à  285.000  francs  et  les  importations  à 
225.000,  soit  en  tout  environ  500.000  francs  ou  0  fr,  10  par  tête. 

•  En  résumé,  le  collectivisme  d'État  ne  peut  subsister  que  par  la 
diminution  artificielle  de  la  concurrence  étrangère^  grâce  à  un- 
despotisme  inouï. 

Nous  avons  réuni  les  conclusions  de  ce  chapitre  dans  un  ta- 
bleau semblable  à  celui  que  nous  avons  fait  pour  le  Commu- 
nisme. Le  lecteur  pourra  ainsi  faire  la  comparaison,  et  tirer  les 
lois  générales  qui  régissent  le  Collectivisme. 

1.  De  Belloc,  loc.  cit.,  p.   245. 

2.  Ici.,  p.  249. 

3.  Ici,  p.  239. 


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IV 


LES  APPLICATIONS  DU  MONOPOLISME 

D'après  notre  définition,  le  Monopolisme  est  caractérisé  par 
îine  action  des  poiivoh's  publics,  mi  moyen  de  monopoles  qui 
restreignent  la  libre  concurrence  d'une  façon  permanente .  Ces 
pouvoirs  publics  peuvent  être  représentés  par  la  Commune,  ou 
par  l'Etat.  Nous  négligeons  la  Province  et  le  Canton  dont  l'in- 
tervention est  plus  rare.  L'étude  du  monopolisme  ne  compor- 
tera donc  que   deux  subdivisions. 

I.    —    LE    MONOPOLISME    COMMUNAL. 

11  peut  être  rural,  ou  urbain.  Nous  examinerons  successivement 
ces  deux  formes,  en  commençant  par  la  plus  simple,  celle  de  la 
commune  rurale. 

La  commune  monopoliste  rirale.  —  Elle  se  manifeste  sous 
l'influence  de  la  production  herbacée,  dans  les  régions  pasto- 
rales de  la  Suisse  et  de  V Allemagne  du  Sud.  La  nature  monta- 
gneuse du  sol  y  a  fait  prédominer  la  culture  des  plantes  four- 
ragères sur  celles  des  céréales  '. 

Prenons  comme  exemple  une  commune  du  Jura  bernois,  et 
voyons  comment  le  travail  est  organisé. 

1.  Robert  Pinot,  Science  sociale,  t.  III.  p.  392. 


8G  l'humanité  évolue-t-elle  vers  le  socialisme? 

Dabord  les  terres  cultivables  sont  devenues  propriété  indi- 
viduelle. Il  n'y  a  plus  de  partages  périodiques  comme  dans  le 
village  collectiviste. 

Les  pâturages  et  les  forêts  sont  restés  des  biens  communaux  ^, 
qui  constituent  un  monopole  entre  les  mains  des  membres  de  la 
«  bourgeoisie  «  ;  ils  sont  exploités  par  les  «  bourgeois  »,  sui- 
vant les  indications  des  autorités  villageoises.  Le  fauchage  du 
foin  se  fait  à  l'aide  de  corvées  obligatoires  :  chaque  famille  doit 
fournir  im  certain  nombre  de  journées  de  travail  en  rapport  avec 
le  nombre  de  vaches  qu'il  lui  est  permis  de  faire  pâturer  sur  les 
communaux  ',  et  ce  nombre  est  réglementé  de  la  manière  sui- 
vante :  d'abord  chaque  bourgeois  de  la  commune  a  un  droit  égal 
au  pâturage;  en  second  lieu,  chaque  propriétaire  d'une  terre 
cultivée  a  une  part  proportionnelle  à  la  propriété  privée  qu'il 
possède  dans  la  commune  (sans  distinction  entre  bourgeois  ou 
autres^.  11  y  a  donc  la  part  des  bourgeois  et  celle  des  proprié- 
taires. Tout  le  inonde  peut  être  propriétaire,  mais  le  droit  de 
bourgeoisie  est  un  monopole.  Pour  être  bourgeois,  il  faut  être 
fils  de  bourgeois,  ou  bien  payer  un  droit  d'admission  avec  le 
consentement  des  anciens  bourgeois.  Ce  droit  représente  la 
valeur  du  travail  de  défrichement  des  premiers  colons.  Les 
produits  du  fauchage  sont  partagés  de  la  même  manière  que 
les  corvées.  Quant  à  l'exploitation  forestière,  elle  est  réservée 
aux  seuls  bourgeois,  et  s'opère  sous  le  patronage  de  l'Etat  ou 
du  Canton''. 

Les  travaux  de  fabrication  (objets  en  bois)  occupent  la  plu- 
part des  hommes,  de  sorte  que  V exploitation  agricole  est  faite 
presque  exclusiveinent  par  les  femmes^. 

Remarquons  que  la  concurrence  existant  forcément  entre 
les  artisans,  les  profits  sont  absolument  individuels.  Au  con- 
traire, dans  l'exploitation  agricole,  la  concurrence  est  réduite 
par  l'exploitation  commune. 

1.  Science  sociale,  t.  III,  p.  385. 

2.  Ibid.,  \).  486  à  503. 

3.  Ibid..,  p.  489  et  490. 

4.  Ibid.,  p.  402  et  506. 

5.  Ibid.,  t.  IV,  p.  385. 


IV.    —   Li:S   APPLICATIONS    DU    MONOPOLISME.  8/ 

Lorganhation  communale  est  un  obstacle  à  une  e'migrafion 
définitive  sérieuse.  En  effet,  la  commune  garantit  à  chaque 
membre,  à  titre  de  monopole,  un  droit  d'usufruit  sur  les  biens 
communaux,  tant  quil  y  réside.  Les  émigrants  ^  n'ont  d'autre 
but  que  d'amasser  un  pécule,  afin  de  revenir  au  pays  jouir 
de  leur  droit  d'usufruit. 

L'on  conçoit  que,  dans  ces  conditions,  la  race  s'élève  jisu.  Il 
n'y  a  ni  riches,  ni  pauvres,  et  tout  le  monde  vif  médiocre- 
ment 2,  mais  cependant  à  un  niveau  supérieur  à  celui  des 
peuples  étudiés  jusqu'ici  Chinois,  Slaves,  Hindous,  etc.).  Le  type 
ne  s'élève  pas,  parce  que  l'argent  amassé  sert  plus  à  reconsti- 
tuer un  domaine  sans  cesse  partagé,  qu'à  augmenter  le  confor- 
table de  la  famille^. 

Souvent,  la  commune  fait  des  coupes  dans  la  forêt  et  avec 
l'argent  provenant  de  la  vente  du  bois,  elle  peut,  non  seulement 
se  passer  d'impôts,*  mais  prêter  de  l'argent  aux  jeunes  ménages 
qui  s'établissent  et  jouer  ainsi  le  rôle  de  banquier''. 

Quand  la  population  devient  trop  forte,  on  défriche  la  forêt, 
et  la  caisse  communale  se  vide,  tandis  que  les  dépenses  du 
budget  deviennent  plus  considérable  pour  l'entretien  des  routes, 
l'éclairage,  etc.  Le  village  devient  ville;  la  fabrication  l'em- 
porte sur  l'art  pastoral;  les  biens  communaux  sont  vendus,  et 
l'on  est  obligé  de  recourir  à  l'impôt  ■■'.  Dès  lors,  ce  n'est  plus 
la  commune  qui  domine  les  particuliers,  parce  que  ce  sont  ceux- 
ci  qui  tiennent  les  cordons  de  la  bourse,  et  c'en  est  fait  du  mo- 
nopolisme. 

Un  type  semblable,  avons-nous  dit,  existe  chez  les  monta- 
gnards de  la  Souabe,  de  la  Tlairinge  '^,  etc.  Les  biens  com- 
munaux s'appellent  Alhnend,  le  travail  agricole  est  fait  par 
les  femmes,  tandis  que  les  hommes  sont  des  artisans  groupés  en 

1.  Science  sociale,  t.  IV',  p.  387. 

2.  Ibid.,  p.  ill. 

3.  Ibid.  A.  VII,  p.  372. 

4.  Ibid.,  t.  III,  p.  510  et  511. 

5.  Ibid.,  t.  111.  p.  498. 

6.  L.  Folasarù,  L  Allemagne  conleinporaineiSc.  soc.,  t.  XXVj.  Voir  aussi  P.  Prieur, 
Le  Cercle  de  Sonabe,  Id.,  t.  I. 


88  l'humanité  évolue-telle  vers  le  socialisme  ? 

fabriques  collectives  (luthiers,  fabricants  de  jouets,  etc.).  Les 
étrangers  à  la  commune  ne  peuvent  s'y  établir  sans  autori- 
sation; la  commune  est  obligée  d'entretenir  les  indigents,  mais, 
en  retour^  elle  peut  empêcher  la  mariage  des  ouvriers  n'ayant 
pas  des  ressources  suffisantes i.  Cette  dernière  mesure  n'a  pas 
limité  la  population  ;  elle  n"a  eu  d'autre  résultat  que  d'aug- 
menter le  nombre  des  naissances  illégitimes.  Une  fois  de  plus 
est  démontrée  l'impuissance  des  pouvoirs  publics  à  contrecarrer 
les  phénomènes  sociaux. 

En  Hollande,  la  prédominance  des  pâturages  sur  les  terrains  de 
culture  a  maintenu  la  rcgiementation  communale.  «  Au  Moyen 
Age,  les  pâturages  hollandais  étaient  propriété  commune  et  ina- 
liénable. «  Ces  institutions  anciennes  succombèrent  devant  la 
puissance  de  la  richesse  créée  par  le  commerce  :  les  riches  so- 
ciétaires, dit  E.  Reclus,  firent  cesser  l'indivision.  » 

Une  seconde  cause  a  contril)ué  à  développer  l'action  collec- 
tive dans  la  région  des  polders.,  depuis  le  Zuyderzée  jusqu'à 
Dunkerque.  C'est  la  nécessité  d'élever  des  digues  pour  pro- 
téger les  terrains  conquis  sur  la  mer.  Delà,  la  formation  d'as- 
sociations nommées  wateringues.  Elles  existaient  déjà  du  temps 
de  Charlemagne  ''"-,  et  étaient  administrées  par  des  chefs  élus 
[mœrmeester,  dijkgraeveY\  elles  possédaient  leur  trésor  commun 
ahmenté  par  les  cotisations,  et  «  de  bonnes  coutumes,  obliga- 
toires pour  tous précisaient  les  droits  et  les  devoirs  de  cha- 
cun '•  )'. 

La  nécessité  où  les  Flamands  se  sont  trouvés  de  recourir  à 
l'association  parait  avoir  eu  pour  eflet  à' immobiliser  la  race.  On 
constate  en  effet  que  «  le  caractère  flegmatique,  apathique  des 
habitants,  leur  attachement  aux  traditions  du  passé,  leur  éloi- 
gnement  instinctif  de  toute  nouveauté,  contraste  avec  les 
mœurs   de  la  plupart  des  peuples    voisins"'  ». 

Ici,  comme  ailleurs,  le  système  des  associations  forcées  a  nui 

1.  Janet,  Le  Socialisme  d'État,  \>.   137. 

2.  Alph.  Vandcnpeerebomni, /'a^?/a  /lehjica,  l.  11,  p.  252. 

3.  Ibid,  p.  249. 

4.  Ibid.,  p.  247. 

5.  A.  de  Préville,  loc.  cil.,  p.  152. 


IV.    —    LES    AITLICATIONS    DT    MONOI'OI.lSMi:.  89 

à  l'expansion  de  la  race.  On  sait  que  la  colonisation  hollandaise 
est  surtout  administrative.  Il  faut  en  excepter  le  rejeton  boer 
du  Sud-Afrique,  qui,  du  reste,  est  demeuré  à  un  niveau  peu 
élevé,  et  n'a  pu  développer  ni  l'industrie,  ni  le  commerce'. 

Ces  Avatcringues,  qui,  à  l'origine,  formaient  de  véritables 
ghildes  rurales,  ne  jouent  plus  qu'un  rôle  effacé. 

Quand  la  culture  l'emporte  sur  l'art  pastoral,  comme  dans 
les  vallées  et  les  plaines  fertiles,  la  disparition  des  pâturages 
et  des  forêts  rend  le  groupement  communal  moins  solide.  C'est 
alors  qu'apparaît  le  village  à  banlieue  morcelée  qui  subsiste 
encore  en  Champagne  et  dans  certaines  régions  de  l'Allema- 
gne. Ici,  la  propriété  individuelle  domine.  Seules,  les  parties 
laissées  en  jachère  sont  abandonnées  à  la  vaine  pâture  pour 
permettre  l'élevage  des  moutons.  V individualisme  triomphe. 
L'autorité  communale  n'intervient  plus  que  pour  réglementer 
les  méthodes  de  culture,  et  ce  reste  de  domination  du  groupe 
villageois  sur  rindividu  a,  comme  toujours,  pour  effet  de 
tendre  le  type  stationnaire . 

«  Ne  pouvant  limiter  la  pâture,  ni  traverser  les  parcelles  em- 
blavées par  ses  voisins,  le  cultivateur  champenois  est  obligé  de 
prendre  sa  terre  à  blé  annuelle  dans  le  quartier  de  la  banlieue 
que  l'usage  indique  à  tous...  ;  il  faut  suivre  servilement  la  cul- 
ture de  son  voisin,  sous  peine  de  voirie  fruit  de  son  travail  com- 
promis, ou  même  détruit...  C'est  là  une  des  plus  fortes  raisons 
qui  maintiennent  dans  les  plaines  de  la  Champagne  une  pra- 
tique agricole  routinière  et  rebelle  aux  perfectionnements  -.  » 

Les  dernières  traces  d'intervention  communale  disparaissent 
devant  les  nécessités  de  la  culture  intensive  dans  les  plaines 
fertiles.  Il  en  est  ainsi  dans  la  France  du  Nord-Est,  dans  la 
moyenne  Belgique,  dans  plusieurs  parties  de  l'Allemagne.  Là, 
le  développement  des  voies  de  communication  a  amené,  au 
xix*"  siècle,  la  spécialisation  de  la  culture,  ce  qui  demande  des 
méthodes  plus   progressives   et  nn    capital  plus  élevé.   Beau- 

1.  A.  (le  Préville,  loc.  cit.,  p.  164. 

2.  E.  DemoWn?,,  Le  paysan  et  le  bordier  de  la  C'Jiampaone  ponilleiise  (Se  soc, 
t.  V),  et  A.  de  Préville,  Les  sociétés  africaines,  y.  255! 


00  l'humanité  éaolue-t-elle  aers  le  S0CL\LIS.V1E? 

coup  de  paysans  se  sont  vus  dans  la  nécessité  d'emprunter  des 
capitaux  et  ont  formé  les  associations  de  crédit  rural  connues 
sous  le  nom  de  Caisses  Raiffeisen,  dont  la  première  fut  établie 
en  184-7.  Tous  les  adhérents  habitent  le  même  village  et 
tous  les  emprunteurs  sont  solidaires  entre  eux'.  Ajoutons  que 
cette  institution  a  été  impuissante  à  enrayer  la  crise  agraire 2, 

Sous  Tempire  des  mêmes  causes,  les  associations  de  cré- 
dit pour  les  artisans  allemands  se  sont  développées  vers  la 
même  époque.  On  sait  que  la  première  fut  fondée  en  1852  par 
Schultz-Delitsch.  Mais  ici,  les  aléas  sont  plus  grands  et  le 
cadre  communal  n'a  pu  s'y  adapter.  Cest  la  valeur  personnelle 
de  l'artisan  qui  seule  peut  lui  ouvrir  un  crédit'-^. 

(\q  qui  précède  montre  comment  la  complication  croissante 
de  rindustrie  et  du  commerce  amène  la  désagrégation  des 
associations  communales  monopolistes.  Elles  sont  adaptées  aux 
travaux  de  simple  récolte,  mais  ne  peuvent  jouer  qu'un  rôle  effacé 
dans  les  pays  de  culture  extensive;  elles  sont  décidément  élimi- 
nées par  les  travaux  de  fabrication  et  de  culture  intensive. 

Les  communes  urbaines.  —  En  France,  elles  s'émancipèrent,  au 
xii'^  siècle,  de  la  domination  féodale  et  formèrent  alors  de  sim- 
ples agglomérations  cV artisans.  Bientôt  elles  commencèrent  à 
réglementer  les  conditions  du  travail  des  différents  métiers, 
afin  de  constituer  des  monopoles.  Dans  le  Nord  de  la  France, 
c'est  au  xiif  siècle  que  le  régime  corporatif  fut  décidément 
constituée  Le  Midi  fut  plus  lent  à  l'adopter;  ainsi,  à  Toulouse, 
il  n'atteignit  toute  son  ampleur  qu'au  xv''  siècle  '-'.  A  ce  mo- 
ment, chaque  corporation  a  sa  caisse  particulière  pour  pour- 
suivre en  justice  ceux  qui  contreviennent  au  règlement.  Non 
seulement,  la  corporation  est  obligatoire,  mais  on  cherche  à  la 
rendre  héréditaire  ;  on  exige  un  chef-d'œuvre  difficile  de  la  part 
de  ceux  qui  ne  sont  pas  fils  d'un  maître,  pour  pouvoir  les  évin- 

1.  Janet,  loc.  cit.,  p.  148). 

2.  Se.  soc,  t.  XXV,  p.  353. 

3.  Janet,  loc.  cit.,  p.  148. 

4.  E.  Demolins,  Récjlementalion  ou  Liberté  [Se.  soc,  '>■•  sér.,  4'"  fasc,  p.  76). 

5.  Il)i(l.,  p.  58. 


IV.    —    LHS  APPLICATIONS   DU    MONOPOLISMi:.  91 

ccr  '.  On  a  vanté  les  bienfaits  du  régime  corporatif  eu  montrant 
qu'il  avait  organisé  un  système  de  secours  mutuels  contre  les 
maladies,  les  accidents,  etc.  Sans  doute,  mais  ceci  peut  être 
organisé  en  dehors  de  toute  réglementation  municipale,  ou  autre. 
Par  contre,  le  monopole  corporatif  a  mis  un  obstacle  au  progrès 
des  méthodes ei,  par  conséquent,  à  l'élévation  des  capables-. 

A  la  iîn  du  xvr  siècle,  l'autorité  royale  se  substitua  à  celle 
delà  commune  pour  la  surveillance  des  corporations',  he  mo- 
nopolisme  d'Etat  remplaçait  celui  de  la  commune.  La  cause  de 
ce  changement  était  un  certain  développement  des  voies  de 
communication  :  Louis  XI  avait  créé  la  poste  et  François  I"  cher- 
chait à  implanter  la  grande  industrie  par  le  protectionnisme.  Le 
commerce  se  développait  et  chacun  se  sentait  à  l'étroit  avec  sa 
petite  clientèle  régionale.  La  concurrence,  au  lieu  d'être  limitée 
à  une  ville,  s'étendait  à  toute  la  France.  C'était  un  progrès  et, 
comme  tel,  il  fut  accepté  et  même  réclamé  par  les  intéressés. 
■  On  peut  formuler  ainsi  les  lois  du  monopolisme  communal  : 

Le  jnonopolisme  de  la  commune  se  développe  chez  les  peu- 
ples influencés  par  la  formation  communautaire,  quivivent  direc- 
tement et  principalement  de  V art  pastoral;  il  peut  subsister  sous 
une  forme  très  atténuée  chez  ceux  qui  vivent  de  la  culture  ex- 
tensive;  il  disparait  devant  la  culture  commercialisée. 

On  ne  peut  ranger  dans  le  monopolisme  le  soi-disant  socialisme 
municipal  de  certaines  villes  anglaises.  Une  ville  qui  exploite 
elle-même  les  services  publics  qui  lui  incombent  (éclairage  des 
rues,  tramways,  etc.)  ne  fait  pas  plus  de  socialisme  que  celle 
qui  les  attribue  à  un  entrepreneur  quelconque. 

^  II.    — ^    LE   MONOPOLISME    d'ÉTAT. 

Nous  distinguerons  le  monopolisme  de  la  cité,  ou  petit  État, 
de  celui  du  grand  État. 

La  Cité  commerçante.  —  Cliez  tous  les  commerçants  exclusifs, 

1.  E.  Demolins,  ]ic(jleinciil(Uion  ou  Li/'ciié,  p.  40  et  il. 

2.  Ibid.,  p.  83  et  8i. 

3.  IblcL,  [>.  C'J. 


^-2  l'humamti-;  évolle-t-elle  vers  le  socialisme? 

nous  pouvons  conslater  le  déclin  des  associations  familiales.  On 
ne  s'associe  plus  que  temporairement,  à  trois  ou  quatre,  entre 
parents  ou  amis.  La  famille  patriarcale  qui  donne  des  associés 
forcés  ne  peut  s'adapter  au  commerce. 

Le  déclin  du  patronage  de  la  famille  fait  apparaître  celui  de 
la  Cité,  beaucoup  plus  vague  et  moins  étroit.  Chez  les  Phéni- 
ciens, les  anciens  Crées  et  les  Italiens  du  Moyen  Age,  la  Cité 
assurait  ii  ses  habitants  le  monopole  du  commerce  avec  certains 
pays.  Ce  monopole  résultait,  soit  de  traités  entre  les  cités,  soit 
du  secret  jalousement  gardé  des  routes  de  navigation.  Ce  der- 
nier cas  était  celui  des  Phéniciens.  Quant  aux  exemples  d'en- 
tente, ils  sont  nombreux.  Les  Phéaciens  de  Y  Odyssée  avaient 
seuls  le  droit  de  commercer  entre  Schérie  et  Chalcis  '  ;  Sybaris 
avait  le  monopole  du  transit  entre  Milet  et  l'Etrurie;  au  moyen 
âge,  Venise  eut  celui  des  Échelles  de  Levant  et  Gênes  celui  de 
la  mer  Noire.  En  résumé,  comme  le  dit  M.  Deinolins-,  dans 
l'antiquité,  le  grand  commerce  rencontrait  beaucoup  de  dif- 
licultés  et  se  faisait  par  monopoles. 

Ce  système  ne  pouvait  subsister  que  si  la  cité  avait  la  force 
armée  nécessaire  pour  faire  respecter  son  monopole  par  les 
cités  concurrentes  :  il  fallait  avoir  constamment  recours  aux 
armes.  Que  le  lecteur  se  rappelle,  par  exemple,  les  guerres  des 
Carthaginois,  des  anciens  Grecs,  de  Venise  et  de  Gênes,  etc.  Ci- 
tons un  fait  entre  tous,  pour  montrer  l'ardeur  de  ces  luttes.  Au 
XIII''  siècle,  à  la  suite  de  nombreux  combats,  les  Génois,  ayant 
complètement  défait  les  Pisans,  firent  obstruer  l'embouchure  de 
l'Arno,  pour  empêcher  les  navires  d'entrer  dans  le  port  de  leurs 
anciens  rivaux. 

De  cet  état  de  choses  découlait  fatalement  la  forme  despotique 
du  gouvernement  à  l'intérieur  :  il  en  était  ainsi  à  Tyr**,  à  Car- 
thage\  en  Grèce ^',  à  Venise'',  etc.   A  l'aide  de  ce   système,  la 

1.  Ph.  ChampauU,  Se.  ,sor.,  t.  XXXVI,  p.  48. 

2.  La  Roule,  t.  I,  p.  255. 

3.  if/.,  t.  I,  p.  331. 

4.  Se.  soc,  t.  XVIII,  p.  383. 

5.  /rf.,  t.  XII,  p.  233. 

6.  E.  Deniolins,  loc.  eiL.  t.  I,  p.  3G8. 


IV.    —   Li:S    APPLICATIONS    DL'    MONOPOI.ISMi:.  93 

concurrence  était  atténuée  :  elle  n'existait  qu'entre  les  commer- 
çants d'une  même  ville. 

Le  lecteur  pourrait  croire  que  ce  système  donnait  aux  com- 
merrants  le  maximum  de  sécurité,  puisqu'il  leur  assurait  le  mo- 
nopole de  la  clientèle.  En  réalité,  cette  sécurité  était  précaire 
puisqu'elle  était  artificielle.  Il  suffisait  qu'une  autre  cité  devint 
plus  forte  au  point  de  vue  militaire  pour  que  le  château  de 
cartes  s'écroulât  subitement.  Jamais,  en  eiiet,  l'instabilité  com- 
merciale n'a  été  plus  grande  qu'il  cette  époque.  Les  Grecs  et  les 
Carthaginois  supplantent  les  Phéniciens,  Vasco  de  Gama  double 
le  cap  des  Tempêtes  et  les  cités  italiennes  meurent,  etc. 

Aujourd'hui,  le  monopolisme  de  la  Cité  a  disparu  devant  les 
grands  États  centralisés,  qui  se  sont  formés  au  commencement 
des  temps  modernes.  Le  commerce  est  devenu  mondial  et  ne 
peut  plus  s'accommoder  du  Monopolisme. 

Le  grand  i:tat  militaire  colonisant  ex  pays  occdpé.  —  L'exem- 
ple le  plus  remarquable  est  celui  de  Rome  qui,  dans  l'anti- 
quité, nous  montre  une  cité  agricole  devenant  un  Empire. 

Par  suite  de  circonstances  spéciales',  la. famille  romaine  s'est, 
plus  que  toute  autre,  dans  l'antiquité,  dégagée  des  idées  com- 
munautaires, et  la  loi  des  Douze  Tables  ébranla  la  communauté, 
en  conférant  au  père  la  liberté  de  tester.  Mais  la  supériorité 
de  ce  peuple  n'était  pas  assez  marquée  pour  qu'il  évinçât  défini- 
tivement les  peuples  environnants;  il  ne  put  que  les  dominer. 
L'Empire  se  forma  par  une  colonisation  en  pays  occupé,  ce  qui 
nécessita  une  forte  organisation  militaire. 

Par  là,  le  type  devait  verser  vers  le  socialisme  d'État. 

Le  domaine  public  se  nommait  ager  publicus  et  provenait  des 
conquêtes  faites  sur  les  populations  voisines.  Les  colons  restaient 
citoyens  romains,  mais  devaient  se  rendre  à  Rome  pour 
exercer  leurs  droits.  C'est  ainsi  que  la  Cité  devint  Empire.  Elle 
acquit,  par  là,  une  puissance  redoutable  qui  fut  d'autant  plus 
i:  rande  qu'elle  s'enrichit  par  le  pillage  des  richesses  de  l'Orient. 

1.  Voir  E.  Demolins,  La  Roirte,  t.  I,  p.  7. 


94  l'humamté  évolle-t-elle  vers  le  .socialisme? 

DepuisTan  168  jusque  Fan  30  avant  J.-C,  iln'y  eut  plus cVimpots, 
ce  qui  perîJiit  aux  sénateurs  de  se  passer  du  contrôle  des  citoyens. 
Bien  mieux,  ils  purent  déverser  leurs  faveurs,  et  les  Romains 
s'habituèrent  de  plus  en  plus  à  cette  idée  que  le  rôle  de 
l'État  peut  se  résumer  en  ces  mots  :  Panem  et  circeîices! 

La  liberté  individuelle  diminue  de  plus  en  plus.  La  loi 
Voconia  (169  av.  J.-C.)  restreint  la  liberté  de  tester  en  la  limi- 
tant à  la  moitié  de  Ihéritase.  Puis  c'est  la  loi  Julia  i^58  av.  J.-C), 
imitée  de  la  législation  grecque,  qui  donne  aux  tilles  le  droit 
de  forcer  leur  père  à  les  doter,  et  qui  rend  cette  dot  inalié- 
nable. 

En  province,  les  curiales  sont  solidairement  responsables  du 
paiement  des  impots  ;  il  en  est  de  même  des  corporations 
d'artisans.  L'État  se  met  k  exploiter  des  mines,  des  ateliers  de 
tissage,  des  fabriques  d'armes. 

Lifidiiidu  est  de  plus  en  plus  lié,  de  plus  en  plus  comprimé. 
Et,  par  delà  les  frontières,  les  Barbares  s'agitent;  ils  attendent 
que  le  colosse  s'affaisse  pour  le  dépecer. 

Ainsi,  le  déclin  de  Rome  est  proportionnel  <)  r accroissement 
du  socialisme  cVÉtat. 

Le  r.RAM)  ÉlAT-IJANOlIEU  DES  PAYS  ISOLÉS  COLONISÉS  SOUS  LE 
RÉGIME    DE    LA    CLLTURE    COMMERCIALISÉE.    —    LcS    ColoilicS   austra- 

lasiennes  sont  renommées  pour  leur  socialisme  pratique,  et 
bien  des  esprits  pensent  qu'elles  nous  montrent  le  chemin  par 
où  va  s'engager  la  race  anglo-saxonne.  C'est  une  simple  ap- 
parence, ainsi  c[ue  le  ])rouve  l'exemple  de  la  Nouvelle-Zélande. 
M.  André  Siegfried^  constate  d'abord  que  des  lois  agraires  y 
ont  été  dictées  sous  l'inspiration  des  idées  d'Henri  George, 
mais  que  «  ce  mouvement  en  faveur  de  la  nationalisation  du 
sol  a  tourné  court,  pour  se  transformer  en  une  croisade  contre 
la  grande  propriété  ».  Cela  veut  dire  que  les  politiciens  ont 
semé  le  collectivisme  agraire,  mais  que  les  colons,  en  bons 
Anglo-Saxons,  ont  récolté  la  petite  propriété  l 

1.  La  Démocratie  en  Xouvelle-Zélande,  p.  160  et  suiv. 


IV.    —    LES   APPLICATIONS    Dl'    MONdPOLISMi:.  9o 

Le  gouvernement  avance  des  capitaux  aux  colons  pour 
leur  permettre  de  s'établir.  Où  prend-il  l'argent?  En  emprun- 
tant à  des  capitalistes  anglais.  L'État  néo-zélandais  joue  donc 
le  rôle  d intermédiaire  entre  les  jjrêtenrs  et  les  emprunteurs,  et, 
vu  la  distance  qui  sépare  ces  deux  derniers,  arrive  à  accorder 
de  meilleures  conditions  que  les  banques  privées^.  Ce  phéno- 
mène a  créé,  en  Nouvelle-Zélande,  la  domination  de  l'État 
sur  les  individus,  autant  que  cela  est  possible  dans  la  race 
saxonne.  Si  l'endettement  des  colons  envers  l'État  était  per- 
pétuel, ce  serait  l'établissement  de  l'esclavage  déguisé,  comme 
dans  certains  villages  de  la  Russie,  des  Indes,  de  l'Amérique 
du  Sud,  etc.  Il  n'en  est  pas  ainsi.  Grâce  à  leur  travail  person- 
nel, les  colons  néo-zélandais  remboursent  annuellement  leurs 
emprunts-,  comme  ont  fait  les  Américains  du  Nord,  comme 
jadis  les  Saxons  anglais  rachetèrent  les  corvées  imposées  par  les 
conquérants  normands.  Par  conséquent,  on  peut  dire  que,  lors- 
que toutes  les  terres  seront  défrichées,  le  gouvernement  colonial 
ne  trouvera  plus  à  prêter;  son  rôle  de  banquier  finira  et  avec 
lui  son  action  monopoliste. 

Intervextion  nu  gram)  État  daxs  l'industrie.  —  En  Alle- 
magne, le  socialisme  d'État  avait  le  terrain  préparé  par  le  so- 
cialisme de  la  commune  rurale  dans  les  régions  pastorales; 
par  celui  de  la  commune  urbaine  des  petits  artisans;  enfin, 
par  les  tendances  interventionistes  de  l'État  prussien,  issu, 
comme  l'Empire  romain,  d'une  colonisation  militaire  en  pays 
occupé. 

C'est  au  XV®  siècle  que  les  corporations  de  compagnons  se 
forment,  que  le  chef-d'œuvre  apparaît,  ainsi  que  les  voyages 
d'apprentissage.  Les  corporations  allemandes  réglèrent  non 
seulement  l'établissement  des  patrons,  mais  même  leur  mariage, 
et  cela  jusqu'en  1859  en  Autriche,  et  en  1862  en  Bavière  •^.  Cette 
organisation   ne  put  se   maintenir  devant   les  progrès  du  ma- 

1.  a.  Siegfried,  loc.  cit.,  p.  165  et  175  et  siiiv. 

2.  Id.,   p.  179. 

3.  Janet,  Le  Socialisme  d'Élut,\K    35. 


96  l'humanité  évolue-t-elle  vers  le  socl\lisme? 

chinisme   et   le  développement    des    voies   de   communication. 

Mais  l'Allemand,  habitué  au  patronage  de  l'État,  souffrit 
bientôt  de  la  concurrence.  Depuis  188V,  on  a  rendu  aux  cor- 
porations le  privilège  de  pouvoir  faire  des  apprentis,  et  l'État 
continue  à  contrôler  leurs  décisions;  mais  il  na  pu  rétablir 
leur  monopole  industriel  K  On  ne  remonte  pas  le  courant. 

En  même  temps,  on  organisa  l'assurance  obligatoire.  En 
1883,  les  ouvriers  durent  s'assurer  contre  les  maladies,  et,  dans 
beaucoup  d'endroits,  ce  furent  des  caisses  communales  qui  s'en 
chargèrent-.  L'année  suivante,  on  obligea  U^s  patrons  à  s'assu- 
rer contre  les  accidents  (y  compris  les  crimes,  les  suicides,  etc.) 
par  l'intermédiaire  des  caisses  corporatives.  En  retour,  l'État 
dut  garantir  le  paiement  des  indemnités,  dont  le  taux  était  fi.xé 
par  la  loi''.  Voici  quelles  fiir«mt  les  conséquences  de  cette  lé- 
gislation :  à  Saarbruck,  la  durée  moyenne  des  maladies,  qui 
était  de  16  jours  en  188i,  monta  à  20  en  1896;  les  cas  d in- 
validité totale  augmentèrent  de  18.  8  à  5i,7  pour  100.000  ou- 
vriers et  les  cas  d'invalidité  partielle  de  67  à  117  de  l'année 
1881  à  1886  ^.  Sans  aucun  doute,  c'est  une  prime  à  l'affaiblisse- 
ment, de  l'énergie  de  la  race;  c'est  aussi  une  augmentation 
du  fonctionnarisme  :  *20  %  des  recettes  sont  absorbées  par  les 
frais  1 

Les  Allemands  ont  voulu  reconstituer  les  corporations,  en 
les  adaptant  à  la  grande  industrie  :  ce  sont  les  carlells^  asso- 
ciations ayant  pour  but  de  limiter  la  concurrence.,  et  de  com- 
battre l'avilissement  des  prix  '.  Ils  ne  subsistent  qu'à  l'aide  d'un 
tarif  douanier  protecteur  et  de  V  appui  actif  du  gouvernement^'. 
En  Allemagne,  l'État  exploitant  des  chemins  de  fer  est  ache- 
teur de  grandes  quantités  de  houille  et  de  matériel.  Tous  les 
fournisseurs  qui  ont  l'État  comme  principal  client  s'unissent  et 
forment  un  cartell.  C'est  ainsi  que  naquit  en  1877   le    syndicat 

1.  Janel,  Le  Socialisme  d'Élat,  p.  152. 

2.  A.  Siegfried,  loc.  cit.,  p.  239. 

3.  Janet,  loc.  cit.,  p.  230. 
'i.  rd.,  p.  272. 

h.  P.  de  Bousiers,  Les  .Syndicals  induslriels  de  producteurs,  p.  125  et  126. 
6.  Jd.,  p.  133  et  suiv. 


IV.    —    LES   APPLICATIONS    DU    MONOPOLISME.  97 

des  fabricants  do  wagons  du  Nord,  puis  celui  des  houilles  de 
la  Westphalie  en  1893,  celui  des  fabricants  de  locomotives,  de 
rails,  etc.,  et,  par  répercussion,  ceux  de  la  fonte,  des  aciers 
demi-ouvrés,  des  tôles,  etc.  Les  cartells  ne  peuvent  réussir 
que  dans  la  production  des  articles  bruts,  peu  ouvragés,  où 
l' habileté  ne  joue  qu'un  râle  effacé^. 

Voici  quels  sont  les  inconvénients  des  cartells  : 

1°  La  sécurité  qu'ils  donnent  aux  producteurs  est  achetée  au 
détriment  des  conso/umateurs,  qui  paient  plus  cher  qu'ils  ne 
devraient.  Les  industriels  allemands  paient  plus  cher  leur 
houille,  leur  fonto,  que  leurs  concurrents  étrangers,  ce  qui 
grève  leurs  prix  du  revient '; 

2*^  Les  membres  du  cartel!  sont  constamment  contrôlés  par  un 
inspecteur,  qui  doit  pouvoir  pénétrer  partout  et  feuilleter  tous 
les  livres.  Le  fabricant  n'est  plus  maître  chez  lui-^; 

3°  Les  usines  qui  réalisent  un  progrès  dans  la  production 
sortent  du  cartel!^,  lequel,  en  définitive,  ne  prospère  que  par 
le  maintien  du  slatu  quo; 

4°  L'intérêt  éloigné  est  sacrifié  à  l'intérêt  immédiat  ^  En  effet, 
les  autres  pays,  en  progressant,  finissent  par  surmonter  la  digue 
opposée  à  leur  concurrence,  et  la  chute  est  d'autant  plus  irré- 
médiable et  plus  profonde  qu'elle  a  été  plus  retardée. 

Si  l'on  compare  les  cartells  aux  anciennes  corporations,  on 
constate  que  le  lien  communautaire  est  plus  lâche.  Plus  l'ate- 
lier de  travail  s'agrandit,  et  plus  le  monopolisme  est  diffi- 
cile. 

En  Autriche,  où  la  grande  industrie  est  peu  développée,  on  a 
pu  momentanément  rétablir,  en  1883,  les  corporations  fermées. 
Il  faut  l'autorisation  de  l'État''  pour  être  aubergiste,  libraire, 
imprimeur,  fabricant  d'armes  ou  de  machines   à  vapeur,  etc. 

1.  Id.,  p.  145  et  suiv. 

2.  Id.,p.  176  et  suiv. 

3.  Id.,  p.  162. 

4.  Id.,  p.  118  et  119. 

5.  Id.,  p.  178  et  179. 
G.  Jaaet,  loc.   cil. 


98  l'humanité  évolue-t-elle  vers  le  socialisme?. 

Peut-on  soutenir  que  ce  pays  est  le  pionnier  des  idées  nou- 
velles ? 


Dans  la  Nouvelle-Zélande  y  l'État  a  réglementé  étroitement 
l'industrie  :  journée  de  huit  heures  obligatoire,  minimum  de 
salaire,  arbitrage  obligatoire,  pensions  de  retraite  pour  la 
vieillesse.  Cette  législation  a-t-elle  donné  l'essor  à  l'industrie 
néo-zélandaise  ? 

Non,  ce  pays  n'a  pu  résister  à  ces  lois  draconiennes  qu'en 
protégeant  les  patrons  par  un  tarif  douanier  prohibitif.  La  Nou- 
velle-Zélande a  renoncé  à  développer  l'exportation  des  pro- 
duits industriels;  elle  ne  pourrait  soutenir  la  concurrence'^.  Au 
fond,  c'est  le  consommateur  qui  paie  les  frais.  En  ce  moment, 
il  peut  se  donner  ce  luxe,  grâce  aux  profits  faciles  de  la  cul- 
ture en  terrain  vierge.  La  population  relative  ne  dépasse  guère 
3  habitants  par  kilomètre  carré.  Il  n'en  sera  pas  toujours  ainsi. 

La  France  reprit,  à  la  fin  du  Moyen  Age,  les  traditions  latines. 
Nous  avons  vu  comment  ce  pays  passa  du  socialisme  de  la  com- 
mune à  celui  de  l'État.  Le  système  atteignit  son  apogée  sous 
Golbert^.  En  1673,  les  corporations  furent  rendues  obligatoires 
pour  toutes  les  industries.  En  1776,  Turgot  les  supprima  à  la 
satisfaction  générale  ■' .  On  sait  que  le  monopolisme  d'État  n'a  pas 
complètement  disparu  en  France  :  le  nombre  toujours  croissant 
des  fonctionnaires  le  prouve. 

L'Angleterre  a  été  beaucoup  moins  atteinte.  Le  monopolisme 
communal  s'y  développa  lentement'  au  Moyen  Age,  sous  l'in- 
fluence normande;  mais  il  se  borna  aux  villes  qui,  alors,  étaient 
peu  nombreuses  et  peu  peuplées.  Toute  la  population  agricole 
lui  échappait  entièrement. 

Quand  la  grande  industrie  se  développa,  au  xvi''  siècle,  l'An - 

1.  A.  Siegfried,  loc.  cil.,  p.  l^'iO  et  suiv. 

2.  E.  Demolins,  liéylemenlalion  ou  lAbertv,  y.  71  el  suiv. 

3.  IiL,  p.  79. 

4.  C'est  an  xiv"  siècle  que  les  oorporalions  l'ermées  apparaissent  avec   la  pratj(|ue 
du  cliel'-d'œuvre. 


IV.    —   LES    APPLICATIONS    T)V    MONOPOLISME,  99 

gleterre  ne  passa  pas  au  monopolisme  d'État  comme  la  France  : 
«  Elisabeth  voulut,  comme  Henri  II  en  France,  donner  une  règle 
uniforme  à  tous  les  métiers;  elle  prescrivit  que  nul,  désormais 
ne  pourrait  être  reçu  compagnon,  s'il  n'avait  fait  sept  ans  d'ap- 
prentissage. La  jurisprudence  qui,  en  Angleterre,  a  presque  la 
même  force  que  la  loi,  restreignit  l'application  de  cet  édit  aux 
métiers  existant  au  moment  même  où  il  avait  été  mis  en  vi- 
gueur. Or,  le  nombre  de  ces  métiers  était  limité,  parce  qu'il  n'en 
existait  que  dans  les  villes  incorporées  et  que  le  nombre  de  ces 
villes,  petit  à  l'origine,  comme  il  l'était  en  France,  ne  fut  jamais 
augmenté.  Ainsi  le  monopole  corporatif  se  restreignit  en  An- 
gleterrre  tandis  qu'il  s'étendait  en  France,  Henri  II,  en  France, 
prétend  incorporer  tous  les  métiers,  et,  s'il  n'y  réussit  pas,  on  a 
vu  que  son  dessein  fut  poussé  assez  loin  par  ses  successeurs.  En 
Angleterre,  au  contraire,  l'autorité  des  cours  de  justice  limite  le 
monopole  aux  villes,  qui  d'abord  l'avaient  déjà  reçu,  et  dans 
CCS  villes  mêmes,  aux  métiers  alors  incorporés  '.  » 

Voilà  qui  est  clair  :  la  Royauté  n'a  pu  faire  aboutir  sa  tenta- 
tive^ par  suite  de  la  réaction  naturelle  des  individus  qui,  par 
leur  origine  saxonne,  mettaient  l' indépendance  personnelle  au- 
dessus  de  tout. 

En  1623,  un  édit  déclara  que  les  corporations  ne  pourraient 
plus  acquérir  de  nouveaux  privilèges.  Vers  la  même  époque,  le 
monopole  des  900  commerçants  de  Londres  fut  supprimé.  Voici 
ce  qui  se  produisit,  et  c'est  un  fait  très  remarquable  :  l'industrie 
progressa  dans  les  campagnes,  c'est-à-dire  dans  les  régions 
qui  échappaient  complètement  au  monopole  corporatif.  Ainsi 
Birmingham,  Liverpool,  Manchester  sortirent  de  terre.  A  Lon- 
dres, le  phénomène  fut  encore  plus  frappant  :  «  Les  maisons 
situées  dans  l'enceinte  de  Londres  se  louent  mal,  tandis  que 
Westminster,  Southwarck  et  les  autres  faubourgs  prennent  des 
accroissements  continuels  :  ils  sont  libres^  et  Londres  a  92  de 
ces  compagnies  exclusives  en  tous  genres'-.  » 

1.  Hubert  Valleroux,  Les  corporations  d'arls  et  métiers  et  tes  syndicats  pro- 
fessionnels  en  France  et  à  l'étranger,  p.  166-7. 

2.  Hubert  Valleroux,  toc.  cit.,  p.  169-70. 


100  l'humanité  évoue-t-elle  vers  le  socialisme? 

L'État  anglais  n'intervient  que  très  prudemment  dans  les 
questions  industrielles.  //  ne  réglemente  que  le  travail  des 
faibles,  femmes  et  enfants. 

L'Angleterre  est  le  pays  où  l'individu  est  le  plus  débarrassé 
d'entraves.  Aussi  est-ce  là  que  la  grande  industrie  a  pris  nais- 
sance et  a  acquis  son  plus  grand  développement. 

Seuls,  les  États-Unis,  fondés  par  des  émigrantsde  même  race, 
se  sont  élevés  plus  haut,  grâce  à  l'immensité  des  terres  va- 
cantes. 

Quant  à  l'institution  des  trusts,  elle  n'a  pas  à  proprement 
parler  un  caractère  socialiste.  Les  trusts  accaparent  bien  un 
monopole  à  leur  profit,  mais  ce  monopole,  loin  d'être  soutenu 
par  l'État,  est,  au  contraire,  combattu  par  lui.  Il  est  le  fruit  de 
circonstances  exceptionnelles  et  temporaires.  Les  trusts  résul- 
tent, non  d'un  pouvoir  trop  grand  de  l'État,  mais  d'un  pouvoir 
trop  faible,  (|ui  n'a  pu  exercer  aucun  contrôle  sur  les  chemins  de 
fer,  et  mettre  ainsi  tous  les  concurrents  sur  le  même  pied  au 
point  de  vue  des  transports.  Le  sentiment  général  de  la  nation 
américaine  étant  hostile  aux  trusts,  il  est  à  croire  que  l'État 
finira  par  trouver  le  moyen  de  rentrer  dans  ses  attributions 
naturelles.  Du  reste,  les  trusts  sont  peu  nombreux,  limités  à  la 
production  des  articles  peu  ouvragés;  ils  ont  peu  entamé  l'es- 
prit d'initiative  de  la  nation  qui  a  encore  trop  à  faire. 

Si  nous  voulons  résumer  nos  conclusions,  nous  dirons  que  le 
Monopolisme  d'État  prend  la  forme  de  la  Cité  chez,  les  commer- 
çants exclusifs  soustraits  à  la  domination  militaire  des  grands 
États; —  qu'il  prend  la  forme  du  grand  État  mililairc  pour  les 
besoins  de  la  colonisation  en  pays  occupé  ;  —  celle  de  l'État- 
banquier  pour  les  besoins  de  la  colonisation  des  pays  lointains 
sous  le  régime  de  la  culture  co7nmercialisée . 

L'État  omnipotent  ne  réussit  à  réglementer  la  production  in- 
dustrielle., que  si  le  machinisme  est  peu  développé  et  pour  la  pro- 
duction des  articles  bruts  ou  peu  ouvragés. 


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L'EVOLUTION  DE  LHUMANITÈ 


Dans  les  chapitres  qui  précèdent,  le  lecteur  a  pu  constater 
avec  nous  Texistence  de  lois  gouvernant  les  sociétés  humaines. 
Les  lois  sociales  sont  aussi  rigoureuses  que  celles  formulées  par  les 
autres  sciences  naturelles,  et  il  n'est  pas  plus  possible  de  les  nier 
que  de  nier  la  gravitation  universelle,  ou  l'affinité  chimique.  La 
connaissance  exacte  des  lois  sociales,  loin  de  diminuer  la  liberté 
de  l'homme,  l'augmente,  en  lui  permettant  de  les  appliquer 
aux  faits  de  tous  les  jours  pour  son  plus  grand  profit.  La  ma- 
chine à  vapeur,  en  obéissant  aux  lois  de  la  physique,  a  décuplé 
la  force  de  l'homme.  Le  temps  arrive  où  la  machine  sociale 
marchera  dans  des  conditions  analogues. 

Pour  connaître  ces  conditions,  nous  ne  devons  pas  en  rester  à 
l'analyse  pure;  il  faut  nous  élever  plus  haut,  et  essayer  de 
dégager  quelques  lois  plus  générales  qui,  dans  l'état  actuel  de 
la  science,  paraissent  régler  l'évolution  de  l'Humanité. 

Les  lois  du  travail.  —  Si  nous  envisageons  d'abord  les  so- 
ciétés cojmnunistes ,  nous  pouvons  facilement  constater,  qu'e/i 
général,  elles  ne  s'adonnenl  qu'aux  travaux  de  simple  récolte.  Il 
faut  excepter  les  Slaves,  les  Incas  et  les  Missions  du  Paraguay, 
qui  se  sont  élevés  aux  travaux  d'extraction  et  de  fabrication, 
mais  dans  les  conditions  restrictives  suivantes  : 


V.  —  l'évolution  de  l'humanité.  103 

Elles  ne  s'adaptent  quà  la  culture  exlensive  et  intégrale  et 
se  dissolvent  devant  la  culture  intensive  commercialisée^.  Elles 
ne  peuvent  entreprendre  que  la  petite  fabrication  à  la  main 
simple  et  routinière. 

En  résumé,  les  associations  communistes  ne  résistent  ni  au 
travail  intense  et  progressif,  ni  au  commerce. 

Si  nous  passons  aux  sociétés  collectivistes,  nous  les  voyons 
aptes  à  un  travail  plus  intense,  parce  que  le  lien  communautaire 
est  plus  lâche,  mais  ce  travail  reste  essentiellement  routinier. 
Elles  ne  s'adaptent  qu'à  la  petite  culture  intensive,  où  chacun 
consomme  ses  propres  produits,  vend  le  surplus  pour  arrondir 
le  domaine,  ou  payer  les  impôts,  et  achète  peu.  Elles  se  dissol- 
vent par  Vaction  du  grand  commerce  international.  Dans  l'in- 
dustrie, elles  s  adaptent  à  une  fabrication  à  la  main  simple  et 
routinière  et  disparaissent  devant  le  machinisme. 

En  somme,  les  associations  collectivistes  ne  résistent  ni  au 
travail  progressif,  ni  au  machinisme;  ni  au  grand  commerce. 

Enfin,  les  sociétés  monopolistes,  où  le  lien  communautaire  est 
encore  plus  lâche,  peuvent  entreprendre  un  travail  à  la  fois 
plus  intense  et  plus  progressif,  mais  elles  ne  s'adaptent  qu'à  un 
machinisme  rudimentaire,  et  disparaissent  devant  le  grand  com- 
merce international.  Elles  n'ont  réussi  à  ébaucher  le  grand 
commerce  que  par  le  procédé  rétrograde  de  la  monopolisation 
des  routes.  Or,  le  machinisme  fait  chaque  jour  de  nouveaux 
progrès,  et  le  commerce  pénètre  peu  à  peu  dans  les  régions  les 
plus  inaccessibles  et  les  plus  reculées.  Le  premier  témoigne  du 
triomphe  de  la  science;  avec  le  second,  la  civilisation  s'étend 
sur  la  terre  entière.  L'Humanité  s'élève  par  un  mouvement  lent, 
continu  et  fatal,  que  rien  ne  peut  entraver. 

Dans  le  tableau  suivant,  nous  avons  réuni,  sous  une  forme 
frappante,  le  résumé  des  lois  du  travail  : 

1.  On  appelle  ciillurc  intégrale,  celle  qui  iiest  pas  commercialisée,  c'esl-à-tlire, 
celle  dans  laquelle  chacun  tend  à  produire  intégralement  tout  ce  doni  il  a  besoin 
pour  sa  consommation. 


104 


r/niMAMTÉ    ÉVOÎ.UF.-T-ELLE    VERS    LE    SOCIALISME? 


TABLEAU    SYNOPTIQUE    DU    TRAVAIL 


GENRE   SOCIAL 

EXTRACTION 

FABRICATION 

COMMERCE 

COMMUNISMF.    .... 

Culture  cxlensive. 

Petite  fabrication 
à  la  main. 

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COLLKCTIVISMi;  .     .    . 

Pclitecullureinlen- 
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Grande  fabrication 
à  la  main. 

Petit  commerce. 

MONOPOI.ISME.    .    .    . 

Ébauche  de  la  cul- 
ture intensive. 

Ébauche  du  machi- 
nisme. 

Ebauche  du  grand 
commerce. 

La  situatioji  de  la  femme  suit  une  évolution  analogue.  Chargée 
des  travaux  les  plus  durs  dans  les  sociétés  communistes,  où  les 
hommes  se  dérohcnt  au.x  travaux  pénihles,  elle  voit  sa  position 
s'améliorer  au  fur  et  à  mesure  de  la  diminution  de  l'esprit  com- 
munautaire. 

Les  lois  de  l  autorité.  —  De  la  comparaison  de  l'organi- 
sation des  pouvoirs,  dans  les  différentes  sociétés,  résulte  la  loi 
suivante  : 

Le  despotisme  est  d^aiitant  plus  rigoureux  que  le  groupe- 
ment est  plus  étendu,  parce  que,  à  mesure  que  la  communauté 
s'étend,  on  doit  avoir  recours  à  une  contrainte  plus  dure  pour 
maintenir  Tordre  et  la  paix.  L'autorité  du  patriarche,  quoique 
absolue,  est  plus  supportable  que  celle  du  roi  des  Incas  ou  du 
Pharaon.  A  Rome,  le  Pouvoir  devint  d'autant  plus  absolu  que 
l'Empire  s'étendit  davantage,  et,  lorsqu'il  faiblit,  l'Empire  s'ef- 
fondra. 

La  compression  de  l'enfant  devant  préparer  celle  qui  doit  être 
imposée  aux  hommes,  on  verra  l'évolution  de  l'éducation  suivre 
une  marche  parallèle  à  celle  de  l'autorité.  Nous  avons  étudié  ici 
même  cette  question  plus  à  fond  ^ 

La  concurrence  vitale.  —  Les  membres  des  sociétés  socia- 
listes n'étant  pas  excités  au  travail  par  le  mobile  de  l'intérêt 


1.  Les  trois  (orines  essentielles  de  l'Ltiucation  {i>c.soc.,  2'  sér.,  22'  fasc). 


V.  —  l'icvolutiox  de  l'iiumamti':.  105 

personnel,  ne  sont  pas  capables  de  supporter  la  libre  conciii- 
rente.  D'où  les  trois  lois  que  Ion  peut  foruiuler  ainsi  : 

1°  Les  groupements  communistes  ne  se  maintiennent  que  s  ils 
se  suffisent  à  eux-mêmes  et  n'entrent  pas  en  concurrence  les 
uns  avec  les  antres.  Ils  ne  sont  donc  possibles  que  dans  les  pays 
où  la  population  est  rare  et  où  les  conununications  sont  difficiles. 

2°  Les  groupements  collectivistes  ne  supportent  qu'une  faible 
concurrence  extérieure,  par  exemple,  celle  qu'ils  se  font  entre 
eux  ;  mais  ils  ne  supportent  pas  la  concurrence  des  races 
moins  communautaires.  Ces  associations  ne  sont  donc  possibles 
que  dans  les  pays  qui  ont   peu  de  rapports  avec   l'étrang-er, 

3"  Les  groupements  monopolistes  ne  subsistent  que  s  ils  sont 
en  dehors  de  la  concurrence  des  races  particularistes.  De  là,  cet 
échafaudage  de  protections,  de  primes  et  de  monopoles  qui 
leur  sont  nécessaires. 

Ces  trois  lois  peuvent  se  condenser  en  une  seule  que  l'on 
peut  formuler  ainsi  : 

Une  association  communciutaire  ne  se  maintient  qu'à  la  con- 
dition de  ne  J'Jûs  entrer  en  concurrence  avec  des  organismes 
moins  communautaires .  En  cas  de  concurrence,  les  individus 
qui  la  composent  sont  évincés,  dominés,  ou  obligés  de  s'élever 
au  même  niveau  que  leur  vainqueur. 

Cette  conséquence  est  très  grave  et  nous  permet  d'aperce- 
voir l'avenir  qui  s'ouvre  pour  Fliumanité. 

L'avenir  de  l'humanité.  —  La  concurrence  vitale,  faible  au 
début,  quand  la  population  est  rare  et  dispersée,  va  en  gran- 
dissant au  fur  et  à  mesure  que  les  hommes  se  rapprochent. 
L'évolution  devient  alors  de  plus  en  plus  rapide  et  prend  une 
force  que  rien  ne  peut  plus  arrêter. 

Les  trois  cas  suivants  peuvent  se  présenter  quand  deux 
races  entrent  en  concurrence  : 

1°  Si  elles  sont  à  des  niveaux  très  différents ,  la  race  infé- 
rieure^ c'est-à-dire  la  plus  communautaire,  est  rapidement  éli- 
minée. Ainsi  ont  disparu,  devant  les  Anglo-Saxons,  les  Peaux- 
Kouges,  les  Australiens,  les  Maoris. 

8 


106  l'iumamté  Évoi.n:-T-j;i.M';  xkh^  le  socialisme? 

2"  Si  le  di//ércnce  est  moins  grande,  la  race  injérieurc  est 
dominée  et  exploitée  par  la  race  supérieure.  Nous  avons,  par 
exemple,  la  domination  du  paysan  slave  par  le  Varègue  Scandi- 
nave d'où  descend  la  noblesse  russe  ;  celle  des  indigènes  de  TA- 
mérique  du  Sud  par  les  Espagnols,  des  Vaïcyas  hindous  par  les 
castes  supérieures  issues  des  Aryens  ;  des  Égyptiens  par  les  An- 
glais ;  des  Nègres  par  les  Européens,  etc.  Généralement  la  classe 
intérieure  tombe  dans  un  état  servile. 

3  "  Si  la  différence  n'est  pas  très  grande,  la  race  inférieure  se 
relève  et  évolue.  C'est  ainsi  qu'après  avoir  été  conquis  par  les 
Francs,  les  serfs  gallo-romains  ont  pu  se  racheter; qu'en  Ecosse, 
certains  éléments  celtiques  ont  pu  évoluer  sous  l'influence  anglo- 
saxonne,  etc. 

Il  arrive  parfois  qu'une  race  supérieure  est  momentanément 
dominée  par  une  race  inférieure  guerrière.  Alais  au  bout  d'un 
certain  tenqis,  celle-ci  tinit  par  être  éliminée.  L'exemple  le  jdus 
typique  est  celui  des  guerriers  normands  qui  ont  voulu  établir 
le  grand  État  absolu  en  Angleterre.  Au  bout  de  quelques  siècles, 
les  Saxons  avaient  complètement  éliminé,  parla  seule  force  du 
travail  personnel,  l'aristocratie  normande  oisive. 

Au  fond,  c'est  par  le  travail  qu'on  s  élève,  et  par  foisiveté 
(juon  descend.  De  là,  deux  courants  en  sens  inverse  qui  re- 
muent le  corps  social  en  faisant  émerger  les  plus  capables  et  en 
éliminant  peu  à  peu  les  incapables.  Ce  mouvement  est  d'au- 
tant plus  aisé  que  la  liberté  de  la  concurrence  est  mieux  éta- 
blie. Tout  monopole,  toute  domination  du  groupe  sur  les  indi- 
vidus retardent  ce  mouvement,  découragent  les  initiatives  et 
rendent  le  type  stagnant. 

Tous  les  faits  montrent  que,  dans  les  sociétés  occidentales, 
le  niveau  de  la  race  s'élève  constamment.  Non  seulement 
les  salaires  de  l'ouvrier  ont  progressé,  mais  il  7/  a  un  nombre 
de  plus  en  plus  grand  de  propriétaires.  Ce  fait  a  été  reconnu 
par  l'un  des  chefs  du  parti  socialiste  allemand,  M.  Bernstein'. 
Sans  doute,   le  machinisme   a  amené  la  concentration  des    af- 

1.  Socialisnir  Uiroriqur.  cl.   inaliqur  (t;ilé  par  MiMiiieh,  Le  Socialimnr,  \k  237). 


V.  —  i/hvoLUTio.N  m',  l'iiumamti';.  107 

faircs  industrielles;  mais  ces  grosses  entreprises,  loin  d'être 
la  propriété  d'un  seul  individu,  sont  possédées  par  un  grand 
nombre  d'actionnaires.  Ainsi,  en  Ang-leterre,  par  exemple,  il 
y  a  plus  d'un  million  de  personnes  qui  possèdent  des  actions 
et  sont  capitalistes.  Lcvolution  (konomique  se  fait  donc  en 
sens  inverse  de  celle  prédite  par  Karl  Marx^  qui,  comme  on 
sait,   annonçait  l'accroissement  constant  du  prolétariat. 

C'est  par  la  concurrence  vitale  que  les  éléments  supérieurs 
prédominent  sur  les  autres,  que  l'homme  acquiert  une  person- 
nalité de  plus  en  plus  grande  et  que  lliumanité  s'élève. 

Nous  prions  le  lecteur  de  ne  pas  confondre  la  personnalité  et 
l'égoïsme.  On  peut  avoir  une  personnalité  puissante  et  aider  les 
autres;  mais  il  y  a  plusieurs  manières  d'aider  le  prochain.  Ou 
peut  faire  la  charité,  mais  il  faut  s'appliquer  à  la  rendre  inutile 
autant  que  cela  est  possible.  Pour  cela,  on  peut  agir  de  deux 
façons  : 

1°  En  fournissant  du  travail.  C'est  l'œuvre  du  pionnier  social, 
qui  défriche  un  nouveau  territoire,  qui  fonde  une  nouvelle  in- 
dustrie, ouvre  de  nouveaux  débouchés  commerciaux,  invente 
de  nouvelles  machines. 

2"  En  cduquant  les  individus.  On  ne  relève  pas  l'inrlividu  en 
bourrant  son  esprit  de  théories,  mais  en  lui  faisant  acquérir 
l'expérience  précoce  de  la  vie  et  en  lui  inculquant  des  idées 
très  hautes  de  dignité   morale. 

La  vérité  suprême  est  celle-ci  :  on  ne  rend  pas  une  race  plus 
riche,  en  répartissant  la  richesse  d'une  façon  artificielle.  Le 
seul  moyen  est  de  produire  plus.  Si  l'on  examine  la  loi  des 
salaires,  on  verra  nettement  que  ceux-ci  sont  proportionnels  à 
la  productivité  de  l'ouvrier,  toutes  choses  égales  d'ailleurs. 
D'après  M.  Schulze-Gauernitz  *,  pour  diriger  1.000  broches,  il 
fallait,  en  1880,  25  ouvriers  hindous,  ou  18  italiens,  ou  7  alle- 
mands et  seulement  o  ou  4  anglais!  Qui  peut  trouver  étrang'e 
que  ces  derniers  aient  le  salaire  journalier  le  plus  élevé  en  faisant 
une  journée  plus  courte? 

1.  André  Lieks,  Le  Travail. 


108  l'humanité  évolur-t-elle  vers  le  socialisme? 

Quand  Titidividu  est  débarrassé  de  toute  entrave,  il  se  porte 
facilement  vers  les  régions  où  la  demande  de  bras  surpasse 
l'offre.  Au  contraire,  quand  il  compte  sur  sa  famille,  sur  son 
entourage,  sur  son  groupe,  il  reste  fixé  où  il  est  et  augmente 
l'offre. 

L'initiative  individuelle  est  donc  le  seul  remède. 

Mais  si  l'on  veut,  à  toute  force,  instaurer  les  types  archaïques 
du  Collectivisme  ou  du  Monopolisnie,  il  faut  supprimer  les  ma- 
chines et  empêcher  les  communications,  mettre  des  droits  de 
douanes  énormes  et  rétablir  les  monopoles.  Il  faut,  de  plus, 
ériger  un  gouvernement  despotique,  et  donner  une  éducation 
compressive  uniforme.  11  faut  enfin  interdire  toute  invention 
nouvelle. 

Le  Communisme  lui-même  n'est  pas  une  chimère;  nous  l'avons 
vu  par  de  nombreux  exemples.  Ce  qui  est  une  chimère,  c'est 
de  vouloir  l'établir  dans  une  société  compliquée.  Le  seul  moyen 
de  réussir  dans  cette  entreprise,  serait  de  revenir  aux  travaux 
de  simple  récolte  et,  par  conséquent,  de  retourner  en  arrière, 
à  tous  les  points  de  vue.  Or,  il  se  trouve  que  cela  est  impossible, 
parce  que  les  faits  interrogés  impartialement  démontrent  que 
l'évolution  de  l'humanité  se  fait  en  sens  inverse. 

En  vérité,  il  ne  faut  pas  prêcher  aux  hommes  de  travailler 
moins;  il  faut  les  rendre  capables  de  produire  plus  et  do  savoir 
vivre  indépendants. 

Paul  Descamps. 


Lp  Diroclcnr-Cii'ranl.  :  Edmond  Dkmolixs. 


TYPor.ltAPHIF.    Fir.MIN-DIDKT    ET   c"' 


ANNÉE  1906 


31    LIVRAISON 


BULLETIN 

DE  LA  SOCIÉTÉ  INTERNATIONALE 

DE  SCIENCE  SOCIALE 


i!»0111Ij4IRE  :  Xouveaux  ineinl)ros.  —  Le  vocabulaire  social  :  Les  formes  du  iiatronago, 
par  M.  Paui.  Descami's.  —  La  vul.irari.satioii  de  la  Science  sociale  chez  les  Canadiens  fran- 
çais, par  M.  Li';oN  Gkiîin.  —  LY'volution  de  la  musique,  d'après  la  Science  sociale,  i>ar 
M.  Paul  Df.scamps.  —  Les  tribunaux  spe'ciaux  pour  enfants,  par  M.  Pâli.  Blreal.  —  A  tra- 
vers les  faits  du  mois,  par  I\L  G.  d'Azamblma.  —  Cours  de  Science  sociale.  —  Appréciations 
do  la  Presse.  —  Hulletiu  bibliographique. 


L'État  actuel  de  la  Science  sociale,  par  BL  Edmond  Demoli.ns.  Brochure  d'introduction 
à  la  Science  sociale,  0  fr.  20  cent.;  dix  ex.,  1  fr.  25;  vingt  ex.,  2  francs. 


FASCICULES  PARUS  DANS  LA  NOUVELLE  SERIE  (Prix  :  2  fr.  franco] 


\'   1.  —    La  Méthode    sociale,    ses 

procédés  et  ses  applications,  par  Edmond 
Demulins,  Robert  Pinot  et  Paul  de  Rou- 

SIERS. 

N"  2.  —  Le  Conflit  des  races  en 
Macédoine,  d"après  une  observation 
monograpliique,  par  G.  dWzambuja. 

N  "  3.  —  Le  Japon  et  son  évolution 
sociale,  par  .\.  de  Préville. 

N"  4.  —  LOrganisation  du  travail. 
Réglementation  ou  Liberté,  d'après 
l'enseignement  des  faits,  par  Edmond 
Demolins. 

N'^  5.  —  La  Révolution  agricole. 
Nécessité  de  transformer  les  procédés  de 
culture,  par  Albert  Daupr at. 

N'^  G.  —  Journal  de  l'École  des  Ro- 
ches, par  les  Professeurs  et  les  Élèves. 

N°  7.  —  La  Russie;  le  peuple  et 
le  gouvernement,  par  Léon  Poinsard. 

N  '  8.  —  Pour  développer  notre 
commerce  ;  Groupes  d'expansion  com- 
merciale, par  Edmond  Demolins. 

N°  9.  —  L'ouverture  du  Thibet.  Le 
Bouddhisme  et  le  Lamaïsme,  par  A. 
de  Pré  ville. 

No5  10  et  11.  —  La  Science  sociale 
depuis  F.  Le  Play.  —  Classification 
sociale  résultant  des  observations  faites 


d'après  la  méthode  de  la  Science  sociale, 
par  Edmond  Demolins.  (Fasc.  double.) 

N'^  12.  —  La  France  au  Maroc,  par 
LÉON  Poinsard. 

N'^  13.  —  Le  commerce  franco-belge 
et  sa  signification  sociale,  par  Ph. 
Hubert. 

N°  14.  —  Un  type  d'ouvrier  anar- 
chiste. Monographie  d'une  famille 
d'ouvriers  parisiens,  parle  D""  J.  Bail- 
iiache. 

N°  15.  —  Une  expérience  agricole 
de  propriétaire  résidant,  par  Albert 

DaUI'RAT. 

N"  16.  —  Journal  de  l'École  des  Ro- 
ches, par  les  Professeurs  et  les  Élèves. 

N»  17.  —  Un  nouveau  type  particula- 
RiSTE  ébauché  :  Le  Paysan  basque  du 
Labourd  à  travers  les  âges,  par  M.  G. 
Olphe-Galliard. 

N''  18.  —  La  crise  coloniale  en 
Nouvelle-Calédonie,  par  Marc  Le  Cîou- 
l'iLS,  ancien  Président  du  Conseil  général 
de  la  Nouvelle-Calédonie. 

N'o^  19,  20  et  21.  —  Le  paysan  des 
Fjords  de  Norvège,  par  Paul  Bure.\u. 
(Trois  Fas€.) 

N°  22.  —  Les  trois  formes  essen- 
tielles de  l'Éducation;  leur  évolution 
comparée,  par  Paul  Descamps. 

La  suite  au  verso. 


FASCICULES  PARUS  DANS  LA  NOUVELLE  SÉRIE  [suite]. 


N°  23.  —  L'Evolution  agricole  en 
Allemagne.  Le  ■  Bauer  »  de  la  lande 
du  Lunebourg.  par  Paie  Roux. 

X"  24.  —  Les  problèmes  sociaux 
de  l'industrie  minière.  Comment  les 
résoudre,  par  Edmond  Demolins. 

N'  25.  —  La  civilisation  de  Tétain. 
—  Les  industries  de  l'étain  en  Fran- 
conie,  par  Lmis  ARguÉ. 


N'^  26.  —  Les  récents  troubles 
agraires    et    la    crise    agricole,    par 

Henri  Biun. 

N"  27.  —  Journal  de  l'École  des  Ro- 
ches. 

N»^'  28  et  20.  —  L'Histoire  Exi'i.igT'ÉE 
PAR  LA  Science  sociale  :  La  Grèce  an- 
cienne. par(i.  i)".^zAMRrjA. 


ORGANISATION  DE  LA  SOCIETE 

But  de  la  Société.  —  La  Société  a  pour 
but  de  favoriser  les  travaux  de  Science 
sociale,  par  des  bourses  de  voyage  ou 
d'études,  par  des  subventions  à  des  pu- 
blications ou  à  des  cours,  par  des  enquêtes 
locales  en  vue  d'établir  la  carte  sociale 
des  divers  pays.  Elle  crée  des  comités 
locaux  pour  l'étude  des  questions  sociales. 
U  entre  dans  son  programme  de  tenir  des 
Congrès  sur  tous  les  points  de  la  France, 
ou  de  l'étranger,  les  plus  favorables  pour 
faire  des  observations  sociales,  ou  pour 
propager  la  méthode  et  les  conclusions  de 
la  science.  Elle  s'intéresse  au  mouvement 
de  réforme  scolaire  qui  est  sorti  de  la 
Science  sociale  et  dont  VÉcole  des  Roches 
a  été  l'application  directe. 

Appel  au  public.  —  Notre  Société  et 
notre  Revue  s'adressent  à  tous  les  hommes 
d'étude,  particulièrement  à  ceux  qui  for- 
ment le  personnel  des  Sociétés  historiques, 
littéraires,  archéologiques,  géographiques, 
économiques,  scientifiques  de  province. 
Ils  s'intéressent  à  leur  région;  ils  dépen- 
sent, pour  l'étudier,  beaucoup  de  temps, 
sans  que  leurs  travaux  soient  coordonnés 
par  une  méthode  commune  et  éprouvés 
par  un  plan  d'ensemble,  sans  qu'ils  abou- 
tissent à  formuler  des  idées  générales, 
à  rattacher  les  causes  aux  conséquences, 
à  dégager  la  loi  des  phénomènes.  Leurs 
travaux,  trop  souvent,  ne  dépassent  pas 
l'étroit  horizon  de  leur  localité;  ils  com- 
pilent simplement  des  faits  et  travaillent, 
pour  ainsi  dire,  au  fond  d'un  puits. 

La  Science  sociale,  au  point  où  elle  est 
maintenant  arrivée,  leur  fournit  le  moyen 
de  sortir  de  ce  puits  et  de  s'associer  à  un 
travail  d'ensemble  pour  une  œuvre  nou- 
velle, qui  doit  livrer  la  connaissance  de  plus 


en  plus  claire  et  complète  de  l'homme  et 
de  la  Société.  Ils  ont  intérêt  à  venir  à  elle. 

Publications  de  la  Société.  —  Tous  les 
membres  reçoivent  la  Revue  la  Science 
sociale  et   le  Bullelin   de  la  Société. 

Enseignement.  —  L'enseignement  de 
la  Science  sociale  comprend  actuellement 
trois  cours  :  le  cours  de  M.  Paul  Bureau, 
au  siège  de  la  Société  de  géo;/raphie,  à 
Paris;  le  cours  de  M.  Edmond  Demolins, 
à  l'Ecole  des  Roches,  et  le  cours  de  M.  G. 
Melin,  à  la  Faculté  de  droit  de  Nancy.  Le 
cours  d'histoire,  fait  par  notre  collabora- 
teur le  \^^  Ch.  de  Calan,  à  la  Faculté  de 
Rennes,  s'inspire  directement  des  méthodes 
et  des  conclusions  de  la  Science  sociale. 

Sections  d'études.  —  La  Société  crée 
des  sections  d'études  composées  des  mem- 
bres habitant  la  même  région.  Ces  sec- 
tions entreprennent  des  études  locales 
suivant  la  méthode  de  la  Science  sociale, 
indiquée  plus  haut.  Lorsque  les  travaux 
d'une  section  sont  assez  considérables 
pour  former  un  fascicule  complet,  ils 
sont  publiés  dans  la  Revue  et  envoyés  à 
tous  les  membres. 

Bibliothèque  de  la  Science  sociale. 

—  Elle  comprend  aujourd'hui  une  tren- 
taine de  volumes  qui  s'inspirent  de  la 
même  méthode.  On  en  trouvera  la  liste 
sur  la  couverture  de  la  Revue. 

Conditions  d'admission.  —  La  Société 
comprend  trois  catégories  de  membres, 
dont  la  cotisation  annuelle  est  fixée  ainsi  : 

1"^  Pour  les  membres  lilulaires  .-20  francs 
(25  francs  pour  l'étranger)  ; 

2°  Pour  les  membres  donateurs  :  100 
francs  ; 

3°  Pour  les  membres  fondateurs  :  300  à 
500  francs. 


ANNÉE  1906 


31    LIVRAISON 


BULLETIN 


NOUVEAUX  MEMBRES 

MM. 

A. CnAi!(iNNAT, uiinotier, Puteaux  (Seine), 
présenté  par  M.  Edmond  Demolins. 

A.  Delestke,  industriel,  Paris,  présenté 
par  M.  P.  Cadot. 

Paul  Dematons,  négociant,  Bruxelles, 
présenté  par  M.  F.  Lanson. 

Georges  Gerson,  Paris,  présenté  par 
M.  Edmond  Demolins. 

Paul  GmAUD,  industriel,  Moscou,  pré- 
senté par  le  même. 

G.  GiRAUD-JoRDAX,  industriel,  Paris. pré- 
.senté  par  le  même. 

M'^'^A.  Japy-Boigeol.  Audincourt  (Doubs), 
présentée  par  le  même. 

M'"'^  de  Laduye,  Bourges,  présenté  par 
M.  Louis  Ballu. 

M™''  Lemesle,  château  de  Planchoury 
(Indre-et-Loirej.  présentée  par  le  même. 

D""  P.-L.  Normand,  à  Trois-Riviéres  (Ca- 
nada), présenté  par  le  D""  Bournival. 

M"!''  S.  Odrzwolska,  Galicie  (Pologne), 
présentée  par  M.  Edmond  Demolins. 

S.  Palachkovsky,  Saint-Pétersbourg, 
présenté  par  le  même. 

M.  PiNGussoN,  négociant,  membre  de  la 
chambre  de  commerce,  Clermont-Fer- 
rand,  présenté  par  le  même. 


LE  VOCABULAIRE  SOCIAL 

Les  Formes  du  Patronage. 

On  appelle  patronage,  l'aide  que  reçoit 
la  famille  ouvrière  d'une  intervention 
étrangère,  en  vue  de  faciliter  ses  moyens 
d'existence  et  d'atténuer  les  crises  des 
phases  de  l'existence. 

Le  patronage  s'exerce,  soit  par  l'abon- 


dance des  productions  spontanées,  soit  par 
l'action  d'un  liomme  capable  et  prévoyant. 
Nous  allons  signaler  les  variétés  de  ces 
deux  formes  du  patronage. 

I.  Patronage  des  l'RoorcTiONs  sponta- 
nées. —  Il  s'exerce  sur  les  populations 
vivant,  en  tout  ou  en  partie,  des  travaux 
de  simple  récolte.  Nous  avons  donc  le  pa- 
tronage intégral  et  le  patronage  acces- 
soire. 

1°  Le  jiatyonaQC  intégral  s'observe  chez 
tous  les  peuples  vivant  exclusivement  des 
travaux  de  simple  récolte.  Il  s'exerce  par 
l'intermédiaire  du  patriarche  ou  du  chef 
de  village. 

Le  patriarche  est  le  patron  des  familles 
vivant  exclusivement  de  l'art  pastoral 
(Mongols,  etc.);  il  concentre  en  lui  toutes 
les  formes  du  patronage,  parce  qu'il  dé- 
tient tous  les  moyens  d'existence,  grâce  à 
la  transmission  héréditaire  du  capital 
familial  (troupeau),  sans  lequel  il  est  im- 
possible de  vivre  dans  la  steppe. 

Le  chef  de  village  se  rencontre  chez  les 
populations  vivant  de  la  chasse,  de  la 
pêche  ou  de  la  cueillette  (Mincopies,  Fué- 
giens,  Esquimaux,  Peaux-Rouges,  Polyné- 
siens, etc.).  11  se  substitue  au  patriarche, 
dont  le  pouvoir  s'est  éteint  avec  la  dispa- 
rition du  capital  familial.  Son  autorité  est 
moins  grande  et  plus  instable  que  celle  du 
patriarclie,  parce  qu'il  ne  détient  pas  com- 
plètement les  moyens  d'existence  :  chacun 
peut  en  effet  récolter  facilement  les  pro- 
duits du  sol.  Son  principal  rôle  vient  de 
la  nécessité  d'une  direction  et  du  maintien 
de  la  discipline,  mais  son  prestige  est  pu- 
rement personnel. 

2"  Le  patronage  accessoire  se  rencontre 
chez  les  peuples   vivant   accessoirement 


13  4 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE   INTERNATIONALE 


des  travaux  de  simple  récolte.  Il  n'y  a 
plus  assez  de  terrain  vague  pour  que  l'on 
puisse  vivre  uniquement  de  l'art  pastoral. 
Seuls,  les  plus  prévoyants  ont  pu  main- 
tenir leur  bétail,  et.  grâce  à  l'appui  de  leur 
richesse  mobilière,  ils  peuvent  patronner 
ceux  qui  ont  perdu  leurs  troupeaux.  Ils 
deviennent  des  chefs  de  clan  (Kabyles, 
Celtes,  Albanais,  etc.). 

II.  Le  Patron  proprement  dit.  —  11 
apparaît  quand  les  productions  spontanées 
disparaissent  complètement.  La  famille 
ouvrière  .subit  alors  une  crise  qui  ne  peut 
être  surmontée  que  grâce  à  l'appui  d'un 
patronage  quelconque. Le  patron  peut  être 
normal,  substitué  ou  artificiel. 

1"  Le  patron  normal  est  celui  qui  détient 
à  la  fois  la  propriété  et  la  direction  du  tra- 
vail. 

("est  par  exemple  le  grand  propriétaire 
résidant  qui  s'occupe  lui-même  de  di- 
riger la  culture. 

C'est  aussi,  comme  en  Chine  ou  en  Bul- 
garie, le  patronage  de  la  famille  patriar- 
cale par  l'intermédiaire  du  conseil  de  fa- 
mille (E.  Demolins,  Comment  la  Honte  crée 
le  ti/pe  social). 

C"est,  dans  l'Hindoustan.  le  patronage 
du  conseil  de  village,  car,  par  suite  de  la 
dissolution  de  la  famille  patriarcale,  la 
communauté  villageoise  s'est  substituée  à 
celle  de  la  famille.  Ce  patronage,  moins 
efficace  que  le  précédent.  n"a  pu  empêcher 
l'exploitation  du  paysan  par  les  castes  su- 
périeures. 

2'='  Le  patron  substitué  est  celui  qui  ne 
possède  la  direction  du  travail  quà  titre 
de  délégué  du  véritable  propriétaire. 

C'est,  par  exemple,  l'intendant  ou  le  fer- 
mier, qui  remplace  le  propriétaire  dans  la 
direction  de  la  culture. 

C'est  aussi,  dans  les  pays  où  existe  le 
socialisme  d'État,  les  fonctionnaires  délé- 
gués par  le  gouvernement  propriétaire  du 
sol  (Egypte.  Incas,  etc.K 

3°  ]^e  patron  artificiel  apparaît  à  défaut 
d'autres  patrons.  11  prend  quelquefois  la 
forme  religieuse,  soit  en  confréries  orga- 


nisées, comme  dans  les  oasis  du  désert,  soit 
par  l'action  des  membres  du  clergé,  comme 
en  Bretagne,  en  Flandre,  dans  la  plaine 
saxonne,  etc. 

Parfois,  c'est  le  patronage  des  politi- 
ciens organisés  en  clans.  Il  se  produit 
dans  les  pays  où  règne  l'instabilité  des 
pouvoirs  publics,  comme  en  France,  etc. 

Enfin,  il  se  manifeste  parfois  sous  la 
forme  purement  commerciale.  C'est  ainsi 
qu'on  a  vu.  en  Grèce  et  en  Italie,  de  riches 
commerçants  patronner  directement  ou 
indirectement  les  populations  avoisinantes, 
en  fournissant  des  capitaux,  ou  des  dé- 
bouchés, à  l'agriculture  et  à  l'industrie,  ou 
en  subventionnant  les  arts  et  les  sciences. 

P.  Descamps. 


LA  VULGARISATION  DE  Là 
SCIENCE  SOCIALE 

chez  les   Canadiens  français. 

(Communication  laile  à  la  Sociéléroyale  du  Canada). 

I.  —  Intérêt  et   importance  des  questions 
sociales  à  Vépoque  actuelle. 

L'étude  des  questions  sociales  s'impose 
plus  que  jamais  à  l'attention.  D'une  part, 
les  phénomènes  sociaux  de  tous  ordres 
ont  acquis,  ces  années  dernières,  un  inté- 
rêt et  une  importance  considérables.  L'agri- 
culture, l'industrie,  le  commerce  s'orga- 
nisent sur  des  bases  nouvelles  et  beaucoup 
plus  vastes;  tout  l'ancien  ordre  de  choses 
se  transforme  ;  on  prodigue  les  millions  en 
entreprises  et  fondations  de  toutes  sortes  ; 
on  se  dispute  la  possession  de  continents. 
Les  événements  se  précipitent  avec  une 
rapidité  surprenante  et  des  résultats  inat- 
tendus. D'autre  part,  nous  sommes  mieux, 
en  mesure  que  nous  ne  l'avons  jamais  été 
d'observer  ces  phénomènes  en  quelque 
pays  qu'ils  se  produisent  et  d'en  aperce- 
voir les  contrastes  et  les  relations. 

Or,  si  les  phénomènes  sociaux  ont  plus 
d'importance,  et  si  nous  sommes  mieux  en 
état  de  les  observer,  ces  deux  circons- 
tances sont  le  résultat  d'une  même  cause  : 
l'évolution  universelle  de  l'industrie  et  du 


DE    SCIENCE   SOCIALE. 


135 


commerce,  sous  l"empire  du  machinisme. 
Car  ce  sont  les  découvertes  scientifiques 
modernes,  c'est  l'emploi  de  la  houille,  de 
la  vapeur  et  de  l'électricité,  ce  sont  les 
applications  multiples  et  merveilleuses  de 
la  mécanique,  c'est  le  développement  des 
transports  et  des  moyens  de  communi- 
cations, qui,  en  décuplant  la  puissance 
physique  de  l'homme,  donnent  une  telle 
valeur  à  toutes  les  manifestations  de  son 
activité. 

De  même,  ces  découvertes  et  ces  inven- 
tions, en  nous  fournissant  des  moyens 
rapides  et  simples  de  transmission  des 
nouvelles,  en  facilitant  les  voyages,  en 
élargissant  le  cercle  de  notre  vision  et  en 
multipliant  les  points  de  comparaison, 
nous  permettent  d'avoir  vivement  et  cons- 
tamment à  l'esprit  le  spectacle  de  la  vie 
sociale  dans  le  monde  entier. 

Le  machinisme  n"est  pas  seul  à  donner 
aux  phénomènes  sociaux  de  l'époque 
actuelle  une  intensité  et  un  relief  particu- 
liers; il  faut  tenir  compte  d'un  autre  ordre 
de  faits,  qu"on  ne  saurait  confondre  avec 
le  précédent,  et  qu'on  ne  saurait,  pour- 
tant, en  isoler  tout  à  fait.  Je  veux  dire 
l'ascendant  acquis  en  ces  derniers  temps 
par  les  peuples  anglo-saxons,  ou  plus  exac- 
tement, Texpansion  rapide  de  l'influence 
et  de  la  formation  particularistes,  c'est-à- 
dire  de  l'influence  et  de  la  formation  qui 
font  prédominer  le  particulier  sur  le 
groupe,  et  portent  à  leur  plus  haut  degré 
les  aptitudes  et  l'activité  de  chacun.  Tels 
sont  les  deux  grands  faits  qui  caracté- 
risent la  vie  sociale  de  nos  jours  et  en 
rendent  l'étude  d'un  intérêt  profond  pour 
tous. 

S'il  est  un  groupe  de  l'humanité  auquel 
l'étude  des  questions  sociales  s'impose  plus 
particulièrement,  c'est  bien  celui  des  Ca- 
nadiens français.  11  y  a  quelque  cinquante 
ou  soixante  ans,  il  s'est  produit,  dans  notre 
vie  sociale,  une  crise  qui  dure  encore,  qui 
atteint  même  aujourd'hui  le  point  aigu. 
Jusque-là  les  conditions  de  notre  existence 
sociale  et  politique  avaient  été  très  sim- 
ples ;  nous  avions  vécu,  en  grande  partie, 
de  la  récolte  de  productions  spontanées, 
de  la  course  aux  fourrures,  de  l'abatage  et 
du   flottage   du   bois  des  forêts  vierges, 


d'une  petite  culture  mixte  et  ménagère, 
sur  un  sol  encore  riche  de  sa  fertilité  pre- 
mière. Et,  d'autre  part,  nous  ne  nous  étions 
guère  mêlés,  ni  inquiétés,  de  la  gestion 
des  affaires  publiques,  que  d'autres  admi- 
nistraient pour  nous. 

Mais  l'évolution  industrielle  et  commer- 
ciale, jointe  à  l'expansion  de  la  race  anglo- 
saxonne  dans  le  monde,  est  venue  changer 
tout  cela  ;  et  les  Canadiens  français,  pres- 
que du  jour  au  lendemain,  se  sont  trouvés 
engagés  dans  un  mouvement  de  compli- 
cation sociale  et  politique,  qui  s'est  beau- 
coup accéléré,  ces  années  dernières.  Les 
productions  spontanées  disparaissent  ou 
s'éloignent  (c'est  le  cas  des  fourrures)  ;  ou, 
du  moins,  leur  exploitation  se  transforme, 
s'industrialise  (c'est  le  cas  du  bois,  du 
poisson);  la  culture  se  développe  et  tend, 
elle  aussi,  à  prendre  un  caractère  indus- 
triel et  commercial  ;  la  grande  exploitation 
minière  et  la  grande  fabrication  s'installent 
sur  nos  bords  ;  les  chemins  de  fer  et  autres 
moyens  de  communication  étendent  leurs 
réseaux  de  tous  côtés. 

Tandis  que  l'ordre  économique  va  ainsi 
se  compliquant,  les  Canadiens  français 
sont  appelés  à  gérer  des  intérêts  locaux, 
municipaux,  provinciaux  de  plus  en  plus 
importants,  à  prendre  une  part  de  plus  en 
plus  directe,  de  plus  en  plus  active,  à  l'ad- 
ministration de  la  chose  publique. 

Or,  en  même  temps  que  cette  évolution 
se  produit,  nous  sommes  mis  en  concur- 
rence sur  notre  propre  territoire  avec  des 
races  étrangères,  dont  une,  au  moins,  est 
beaucoup  mieux  dressée  que  la  nôtre  à 
l'initiative  privée,  à  la  pratique  du  gouver- 
nement autonome  et  du  nouveau  régime 
économique  et  social.  Mais  ce  n'e.st  pas 
tout  :  la  différence  de  langue,  de  croyances, 
et  plus  que  tout  le  reste  peut-être,  la  dilTé- 
rence  de  formation  sociale,  nous  tiennent 
à  l'écart  des  Canadiens  anglais  ;  et,  comme 
ce  sont  eux  qui  tirent  de  beaucoup  le 
meilleur  parti  des  moyens  d'action  mis  à 
la  portée  de  tous  par  le  nouveau  régime 
social,  il  s'ensuit  que  les  bienfaits  de  ce 
nouveau  régime  profitent  surtout  à  nos 
concitoyens  anglais,  et  même,  à  certains 
égards,  se  retournent  contre  nous. 

Mais  voici  une  dernière  circonstance  qui 


136 


BULLETIN   DE    LA   SOCIÉTÉ   INTERNATIONALE 


donne  à  cette  situation  un  caractère  d'ex- 
ceptionnelle gravité  pour  nous  :  la  masse 
de  notre  population  entre  dans  ce  mouve- 
ment sans  préparation,  à  son  insu,  presque 
à  son  corps  défendant.  Au  sein  de  la  com- 
plication croissante  de  Tordre  social,,  elle 
conserve  le  mode  d'éducation,  les  aspi- 
rations modestes  et  l'organisation  simpliste 
qui  lui  ont  suffi  dans  les  anciens  jours. 
Parmi  nos  dirigeants,  de  nombreux  es- 
prits, —  et  des  plus  influents.  —  voient 
d'un  mauvais  œil  l'avènement  du  nouvel 
ordre  de  choses  et  réagissent  contre  lui  : 
d'autres  sont  indécis;  et  d'autre  encore, 
persuadés  que  ces  caractères  nouveaux 
de  la  vie  sociale  vont  s'accentuer  de  plus 
en  plus,  demandent  (jue  nous  nous  y  adap- 
tions le  plus  rapidement  et  le  plus  complè- 
tement possible.  De  là  le  désarroi  dans  les 
idées  courantes;  de  là,  aussi,  la  pressante 
nécessité  de  nous  appliquer  sérieusement 
à  l'étude  des  questions  sociales,  si  nous 
voulons  y  voir  clair  et  nous  orienter. 

11.  —  Comment  (Hudier  /e.s  queslians 
sociales. 

Ainsi  donc,  l'étude  des  questions  sociales 
s'impose;  elle  s'impose  tout  particulière- 
ment à  nous  Canadiens  français.  Mais  com- 
ment faut-il  les  étudier?  Faisons  la  revue 
des  méthodes  généralement  suivies,  et 
choisissons  celle  qui  nous  paraîtra  la  meil- 
leure. 

Et  d'abord,  un  mot  de  ceux  (jui  n'ont  pas 
de  méthode,  qui,  à  vrai  dire,  n'étudient 
pas  les  questions  sociales.  C'est  la  masse 
des  inintelligents,  des  ignorants,  des  in- 
souciants, des  imprévoyants,  à  qui  il  faut 
ajouter  ceux,  en  très  grand  nombre,  qui 
se  laissent  trop  absorber  par  leurs  occupa- 
tions quotidiennes  pour  s'arrêter  à  autre 
chose.  Dans  la  pratique,  la  question  sociale 
se  pose  pour  eux  à  chaque  instant,  puis- 
qu'ils ont  une  profession,  gagnent  salaire, 
sont  propriétaires  ou  locataires  ;  puisqu'ils 
ont  des  enfants  à  élever;  puisqu'ils  sont 
mis,  dans  les  buts  les  plus  divers,  en  re- 
lations avec  leurs  semblables,  qu'ils  sont 
appelés  à  contribuer  au  maintien  des 
écoles,  aux  frais  du  culte,  à  prendre  part 
au  gouvernement  de  la  chose  publique. 


Mais  de  même  que  M.  Jourdain,  chaque 
fois  qu'il  ouvrait  la  bouche,  faisait  de  la 
prose  «  sans  le  savoir  » ,  ces  imprévoyants 
et  ces  affairés  font  de  la  science  sociale 
«  sans  le  savoir  »;  et  on  ne  doit  pas  s'é- 
tonner, dès  lors,  si  leur  science  sociale  ne 
vaut  pas  mieux,  la  plupart  du  temps,  que 
la  prose  de  M.  Jourdain. , 

A  côté  ou  au-dessus  de^  la  masse  popu- 
laire, généralement  dépourvue  d'idées  en 
matière  sociale  et  pour  qui  tout  est  affaire 
de  routine,  on  observe,  dans  la  vie  cou- 
rante, des  personnes  à  activité  intellec- 
tuelle plus  grande,  qui  ^ont  moins  com- 
plètement absorbées  par  la  vie  sensuelle 
et  extérieure,  par  le  souci  du  pain  quoti- 
dien, et  que  leur  situation  amène  parfois 
à  s'occuper  de  questions  sociales.  Mais, 
pour  ne  les  avoir  aperçues  ou  étudiées 
qu'au  hasard  et  à  travers  les  idées  toutes 
faites  de  leur  milieu  ou  de  leur  état  dévie, 
elles  n'ont  nécessairement  de  ces  questions 
qu'une  vue  assez  courte  et  incertaine. 

Le  préjugé  le  plus  grossier,  et  peut-être 
le  plus  répandu,  est  celui  qui  fait  de  la 
race,  du  type  social,  une  question  de  sang, 
de  constitution  physique.  Le  dicton  anglais 
«  blood  wiU  tell  »,  en  est  l'expression  ba- 
nale. Mais,  en  outre,  on  peut  dire  que 
chaque  classe  de  la  société  a,  en  matière 
sociale,  son  préjugé,  sa  théorie  particu- 
lière et  plus  ou  moins  fausse.  Les  méde- 
cins expliquent  parfois  la  marche  de  l'his- 
toire au  moyen  de  la  physiologie  et  de  la 
pathologie  humaines  et  ramènent  toute  la 
question  sociale  à  l'atavisme  et  à  l'hygiène  ; 
tandis  que  les  littérateurs  et  les  philosophes, 
au  contraire,  ramènent  tout  à  la  culture 
intellectuelle  ou  à  une  vague  psychologie. 
Les  prêtres  confondent  souvent  la  science 
.sociale  avec  la  morale  ou  la  religion  :  et, 
de  leur  côté,  les  avocats  et  les  hommes 
politiques  croient  pouvoir  tout  régler  à 
l'aide  de  textes  de  loi  s'inspirant  des 
«  éternels  «  principes  du  droit.  Enfin,  dans 
un  ordre  d'idées  connexe,  il  est  curieux 
de  noter  que,  pour  la  classe  bourgeoise, 
un  enfant  «  bien  élevé  »  est  celui  qui  a  de 
jolies  manières,  comme  si  la  gentillesse 
était  le  but  suprême  de  l'éducation. 

Sans  doute,  ces  opinions  sociales  qu'on 
entend  exprimer  couramment  ne  sont  pas 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


137 


toutes  fausses  d'une  manière  absolue.  Il 
est  incontestable,  par  exemple,  que  la  cons- 
titution physique,  que  la  culture  intellec- 
tuelle, que  l'enseignement  religieux  sont 
des  facteurs  sociaux  de  premier  ordre. 
Mais  l'erreur  vient  de  ce  que,  faute  d'ana- 
lyse, on  leur  attribue  une  influence  trop 
générale  ou  trop  absolue,  de  ce  qu'on  ne 
tient  pas  compte  d'autres  facteurs  qui 
exercent  une  action  concurrente  et  modifi- 
catrice. 

Or,  ces  préjugés  populaires,  ces  erreurs 
courantes,  ces  aperçus  incomplets,  cette 
insuffisance  de  méthode,  se  retrouvent 
plus  accentués  dans  les  livres.  On  peut 
répartir  en  deux  classes  la  plupart  des 
écrivains  qui  ont  abordé  l'étude  de  ces 
questions;  ceux  (jui  ne  recourent  pas  à 
l'observation;  ceux  qui  recourent  à  l'ob- 
servation, mais  d'une  manière  incomplète 
et  non  méthodique. 

Les  théoriciens  purs  prennent  pour  point 
de  départ  quelques  données  abstraites 
empruntées  à  la  tradition,  ou  parfois  à  la 
philosophie,  à  la  théologie  ou  au  droit,  et 
ne  recourent  aux  faits  que  dans  la  mesure 
où  ils  établissent  la  vérité  de  ces  doctrines. 
Par  exemple,  ils  posent  en  principe  que 
«  Dieu  est  l'auteur  de  la  société  civile  »,  et 
s'appliquent  à  le  démontrer  par  le  raison- 
nementpur,  ou  en  s'aidant  de  quelques  faits 
d'observation.  Cette  méthode,  dite  a  priori, 
où  l'on  commence  par  poser  en  principe  la 
conclusion  même  à  laquelle  on  veut  aboutir, 
n'est  utilisable  qu'en  ce  qui  regarde  cer- 
taines vérités  très  générales  et  générale- 
ment reconnues.  On  court  risque  de  s'é- 
garer, ou  de  rester  en  chemin,  dès  qu'on 
veut  l'appliquer  aune  élucidation  plus  par- 
ticulière du  sujet. 

En  effet,  en  matière  sociale,  les  vérités 
révélées,  traditionnelles,  transcendantes, 
sont  tellement  peu  nombreuses  ;  et,  d'autre 
part,  les  phénomènes  sociaux,  surtout  de 
nos  jours,  sont  tellement  compliciués  et  im- 
portants, que  la  déduction  abstraite  ne  sau- 
rait plus,  en  cette  matière,  nous  guider 
sûrement  et  complètement  '. 


I.  «  On  m'objectera  peut-iHre  que  les  principes 
sur  l'ordre  social,  les  devoirs  de  l'individu  dans  la 
société,  sont  enseignes  dans  le  manuel  de  Pliilo- 
so|i|iie.  A  cela  je  fais  remarquer  l'incomplet  et  l'im- 


Dans  ces  circonstances,  il  devient  né- 
cessaire de  recourir  à  l'observation.  Cela 
ne  veut  pas  dire  qu'en  science  sociale  on 
ne  doive  pas  tenir  compte  de  l'enseigne- 
ment philosophique  et  religieux  ;  mais  cela 
veut  dire  que  ces  deux  ordres  de  connais- 
sances ne  sauraient  se  confondre. 

Aujourd'hui,  il  ne  se  trouve  plus  guère 
d'esprits  qui  soient  disposés  à  traiter  les 
questions  sociales  par  la  méthode  du  rai- 
sonnement pur  appliqué  à  des  idées  abs- 
traites. On  recourt,  ou  on  se  targue  de 
recourir,  largement  aux  faits,  que  ces  faits 
soient  de  simples  données  historiques,  sta- 
tistiques ou  obtenues  de  seconde  main,  ou 
qu'ils  soient  le  fruit  de  l'observation  di- 
recte. Mais,  dans  la  plupart  des  cas,  la 
manière  dont  on  recueille  ces  faits,  dont 
on  les  groupe,  dont  on  en  tire  des  conclu- 
sions, n'est  aucunement  méthodique. 

Notons,  en  premier  lieu,  les  sociologues 
psychologues,  qui  échafaudent  des  sys- 
tèmes plus  ou  moins  simplistes  sur  des 
observations  rapides  et  très  générales. 
Tels  sont,  parmi  les  modernes,  Condorcet, 
avec  sa  théorie  de  la  perfectibilité  indéfinie 
du  genre  humain  ;  Michelet,  avec  son  idée 
du  triomphe  graduel  de  la  liberté;  Comte, 
avec  sa  loi  des  trois  états  successifs  de 
l'humanité.  Tels  sont  encore,  parmi  les 
contemporains,  Gabriel  Tarde,  en  France, 
Giddings  et  Small,  aux  États-Unis.  Tarde 
explique  l'évolution  sociale  au  moyen  de 
trois  principes  essentiels  :  l'imitation,  l'op- 
position, l'adaptation.  D'après  M.  Vincent, 
de  l'université  de  Chicago  (voir  au  mot 
Sociology.  dans  VEiicyclopedia  Ameri- 
cana),  Giddings  pose,  comme  principe 
fondamental  de  toute  société,  le  sentiment 
de  l'espèce  et  son  complément  la  simili- 
tude psychologique.  Mais  d'où  provient 
cette  similitude  psychologique,  on  ne  le 
dit  pas.  Small,  de  son  côté,  groupe  toute 
sa  science  sociale  autour  de  ces  six  con- 


perfection,  au  gré  de  nombre  de  professeurs,  de  la 
partie  du  droit  social  dansZigliara.  Si  l'on  veut  être 
de  franche  coin  position,  on  devra  de  même  admettre 
que  nous  pouvons  bien  ainsi  donner  à  nos  élèves 
certaines  notions  théoriques  et  spéculatives,  rien 
qui  oriente  une  vie,  rien  (|ui  laisse  des  conviction? 
agissantes.  »  La  préparation  au  rôle  social,  par 
l'abbé  L. -A.  Groulx,  professeur  au  collège  de  Vallcy- 
lield,  dans  la  Revue  ecclésiastijuc.  Valleylield,  mai 
1005,  [).  26!). 


138 


BULLETIN    DE   LA   SOCIETE    INTERNATIONALE 


cepts  :  la  santé,  la  richesse,  la  sociabilité, 
la  science,  la  beauté,  la  droiture.  On  le 
voit,  la  science  des  sociétés  reste  encore 
ici  dans  une  étroite  dépendance  de  l'abs- 
traction philosophique. 

A  cette  catégorie  se  rattachent  ces  nom- 
breux écrivains  à  mentalité  complexe  et 
auageuse,  à  la  fois  philosophes,  littérateurs 
et  poètes,  qui  recourent  constamment  à 
«   l'âme  »  pour  tout  expliquer,  ou  se  dis- 
penser d'expliquer,  et  qui  semblent  croire 
que  l'humanité  n"est  pas  une,  que  chaque 
race  a  été  l'objet  d'une  création  spéciale. 
Après  les  théoriciens  purs,  qui  font  fi  de 
l'observation,  après  les  psychologues  qui 
recourent  en  passant  aux  données  posi- 
tives pour  se  replonger  aussitôt  dans  les 
abstractions,  nous  avons  les  savants  et  les 
érudits   cpii   accumulent  les  faits   et   les 
renseignements   d'intérêt   social.    Depuis 
Aristote,  depuis  Montesquieu,  nombre  d'é- 
crivains se  sont  attachés  ■  à  mettre  en  lu- 
mière l'influence  du  milieu  physique,  de 
la  configuration  du  sol  et  des  eaux,  de  la 
nature  du  sous-sol   et  du  climat  sur   les 
tempéraments  humains  et  sur  l'ordre  so- 
cial.  Les  anthropologistes  ont  relevé   les 
points  de   ressemblance   entre   l'homme, 
l'homme  primitif,  surtout,  et  les  animaux 
supérieurs.    Les  ethnologues   ont  groupé 
les  races  humaines  .suivant  leurs  carac- 
tères physiques  les  plus  apparents,  comme 
la  couleur  de  la  peau,  la  forme  du  crâne, 
la  couleur  et  la  conformation  des  cheveux. 
Les  philologues  ont  fait  la  comparaison 
et  la  classification  des  langues  et  des  idio- 
mes parlés  par  les  divers  groupes  de  l'hu- 
manité. Les  économistes  ont  élucidé  les 
problèmes  relatifs  à  la  production,  à  la  ré- 
partition étala  distribution  de  la  richesse. 
Enfin,  certains  historiens,  comme  Fustel 
de  Coulanges  et  Taine,  se  sont  appliqués 
à  démêler  l'enchainement  des  phénomènes 
sociaux,  suivant  l'époque  et  le  lieu.  Bref, 
à    mesure   que    se    sont    constituées   les 
sciences  physiques  et  naturelles,  à  mesure 
que  se  sont  élargies  et  précisées  les   re- 
cherches historiques,  les  questions  sociales 
ont  été  éclairées  d'un  nouveau  jour,  et  il 
s'est  trouvé  des  écrivains  pour  signaler,— 
en  les   outrant   et  les  faussant  parfois, — 
les  relations  découvertes  entre  l'ordre  so- 


cial   et    l'ordre   physique     et     naturel  '. 

Mais  c'est  à  peine  encore  de  la  science 
sociale;  du  moins,  celle-ci  reste-t-elle  dans 
une  dépendance  étroite  des  sciences  dont 
on  la  fait  dériver.  Ainsi,  Herbert  Spencer, 
chef  de  l'école  dite  biologique,  s'applique 
surtout,  ainsi  que  ses  disciples,  à  montrer 
les  similitudes  entre  l'organisme  biolo- 
gique et  l'organisme  social  ;  et  pour  le 
docteur  Létourneau,  la  sociologie  n'est 
qu'une  annexe  de  l'anthropologie  et  de 
l'ethnographie.  Taine,  qui  a  semblé  près 
de  trouver  la  formule  juste,  a  le  tort  d'aller 
directement  des  phénomènes  physiques  et 
naturels  aux  phénomènes  p.sychologiques 
et  sociaux,  sans  passer  par  le  travail,  lien 
nécessaire  entre  les  uns  et  les  autres. 
Quant  aux  économistes,  ils  se  bornent  à 
étudier  la  production,  la  distribution,  la 
répartition  de  la  richesse,  c'est-à-dire  une 
seule  classe  des  phénomènes  sociaux,  et 
non  pas  la  plus  fondamentale.  Leur  con- 
ception n'est  pas  assez  compréhensive 
pour  servir  de  base  à  la  science  sociale. 

Certes,  il  .serait  injuste  et  présomptueux 
de  prétendre  que  ces  chercheurs  et  obser- 
vateurs, quelques-uns  esprits  puissants, 
qui,  en  grand  nombre  depuis  im  siècle,  se 
sont  appliqués  à  donner  aux  études  so- 
ciales à  la  fois  plus  de  précision  et  d'en- 
vergure, n'ont  pas  mis  au  jour  bien  des 
vérités  partielles  et  fait  progres.ser  sensi- 
blement nos  connaissances  en'  matière 
sociologique.  Mais  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  qu'aucun  d'eux  ne  parait  avoir  dégagé 
nettement  et  complètement  l'objet  et  la 
méthode  propres  de  la  science  des  sociétés 
humaines. 

Il  me  reste  à  signaler  à  l'attention  une 
école  de  science  sociale,  dont  la  doctrine, 
encore  assez  peu  connue,  il  est  vrai,  me 
semble  avoir  plus  que  toute  autre  le  ca- 
ractère scientifique.  Cette  école  a  défini 
plus  exactement  qu'aucune  autre  l'objet 
de  la  science  sociale;  seule,  elle  a  sa  mé- 
thode d'observation,  sa  nomenclature  et 
sa  classification  des  phénomènes  sociaux, 

1.  Tout  r<H^emment  encore.  le  professeur  Irclancl, 
(le  l'université  de  Chicago,  s'appliquait  très  serieu-. 
sèment  à  démontrer  (|ue  le  climat  de  la  zone  t<jr-7 
ride  a  |iour  conséquence  nécessaire  le  despotisme' 
pi)litique.  Voir  The  eview  of  Revieivs,  septembre  j 
iy05. 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


39 


uinsi  qu'une  classification  provisoire,  mais 
très  éclairante,  des  sociétés  anciennes  et 
modernes.  Je  veux  parler  de  l'école  de 
science  sociale  de  Paris,  dont  l'enseigne- 
ment est  fondé  sur  la  méthode  d'observa- 
tion établie  par  Frédéric  Le  Play  et  com- 
])létée  par  Henri  de  Tourville. 

C'est  riionneur  de  Frédéric  Le  Play, 
d'avoir,  le  premier,  par  sa  met) iode  des 
monographies  de  familles  ouvrières,  in- 
diqué à  la  science  sociale  une  voie  nou- 
velle, sûre  et  féconde,  et  d'avoir,  au  moyen 
d'observations  poursuivies  durant  vingt- 
(îinq  années,  surtout  en  Europe,  signalé 
quelques-uns  des  facteurs  de  la  prospérité 
des  nations. 

C'est  riionneur  d'Henri  de  Tourville 
d'avoir  remarquablement  défini  les  élé- 
ments et  agrandi  le  cadre  de  la  mono- 
graphie de  Le  Play,  d'avoir  ainsi  doté  la 
science  sociale  d'un  véritable  instrument 
de  précision,  et  de  nous  avoir  donné  une 
vue  beaucoup  plus  nette  et  large  des  lois 
(pli  régissent  les  sociétés  humaines. 

C'est  l'honneur  de  M.  Edmond  Demolins 
d'avoir  été  le  principal  collaborateur 
d'Henri  de  Tourville,  le  vulgarisateur  par 
excellence,  et  l'homme  d'action  de  la 
science  sociale. 

(Après  avoir  indiqué  l'objet  de  la  science 
sociale  et  expliqué  les  divisions  de  la  No- 
menclature sociale,  M.  Léon  Gérin  pour- 
suit ainsi  :) 

III.  —  Comment  vulgariser  la  science 
sociale. 

Il  n'y  a  rien  dans  la  science  sociale 
elle-même  ([ui  s'oppose  à  sa  vulgarisation. 
Elle  est  accessible  à  la  plupart  des  es- 
prits. 

Le  simple  mot  de  science  ne  doit  ef- 
frayer personne.  La  science  n'est  après 
tout  que  la  mise  en  ordre  de  nos  connais- 
sances sur  un  sujet  donné.  C'est  une  opé- 
ration un  peu  semblable  à  celle  de  la 
femme  de  ménage  qui  range  les  meubles 
d'un  appartement. 

Cela  est  d'autant  plus  vrai  qu'il  s'agit  ici 
d'une  science  d'observation,  c'est-à-dire 
d'une  science  qui  s'occupe  de  phénomènes 


tombant  directement  sous  les  sens,  et  fa- 
cilement saisissables  par  l'esprit.  Et,  de 
toutes  les  sciences  d'observation,  la  science 
sociale  doit  bien  être  la  plus  accessible, 
puisqu'elle  nous  parle  de  faits  dont  nous 
sommes  tous  les  jours  les  témoins,  comme 
des  moyens  d'existence  et  du  mode  d'exis- 
tence des  familles,  d'influences  dont  l'ac- 
tion se  fait  sentir  constamment  sur  nous, 
au  foyer  de  chacun  de  nous. 

Mais  si  la  science  sociale  par  elle-même 
n'offre  pas  d'obstacle  à  sa  diffusion,  il  faut 
reconnaître  (ju'il  existe  en  dehors  d'elle, 
du  moins  au  Canada,  deux  obstacles  sé- 
rieux :  l'apathie  de  la  masse;  le  manque 
de  loisirs  chez  les  adeptes. 

Il  est  certain  que  le  désir  de  s'instruire 
et  l'habitude  de  la  réflexion  sont  très  peu 
répandus  chez  le  peuple  et  que  même  l'ef- 
fort intellectuel  le  plus  léger  inspire  une 
sorte  d'horreur  à  beaucoup  de  gens. 

Il  est  certain  également  que  ceux  qui 
s'adonneront  avec  assez  d'ardeur  à  l'étude 
de  la'  science  sociale  pour  en  devenir  les 
adeptes  convaincus,  trouveront  difficile- 
ment le  temps,  —  absorbés  qu'ils  sont  par 
la  poursuite  du  pain  quotidien,  —  de  faire 
autour  d'eux  une  propagande  vigoureuse 
et  suivie. 

Toutefois,  aucune  de  ces  difficultés  ne 
me  parait  insurmontable. 

Et  d'abord,  pour  que  la  science  sociale 
se  vulgarise  et  exerce  une  influence  sur 
la  masse,  il  n'est  nullement  nécessaire  que 
son  enseignement  atteigne  directement  la 
masse.  Il  suffirait  que  les  membres  les 
plus  intelligents  de  la  classe  ouvrière  fus- 
sent imbus  des  vérités  fondamentales  pour 
que  graduellement  tout  leur  voisinage  fût 
plus  ou  moins  pénétré  des  mêmes  vé- 
rités. 

Je  suppose,  par  exemple,  que,  dans  un 
milieu  quelconque,  deux  ou  trois  pères  de 
famille  prospères  et  considérés  ne  man- 
quent jamais  l'occasion  de  faire  com- 
prendre à  leurs  enfants,  à  leurs  amis,  que 
tout  homme  qui  se  respecte  doit  chercher 
à  se  suffire  à  lui-même,  à  n'être  pas  à 
charge  aux  autres:  ou  encore,  qu'il  y  a 
plus  de  mérite  à  s'élever  dans  une  pro- 
fession manuelle,  à  devenir  chef  de  mé- 
tier dans  l'agriculture  et  l'industrie,  que 


liO 


BULLETIN    DE   LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


membre  médiocre  d'une  profession  libé- 
rale déjà  encombrée,  ou  fonctionnaire 
dans  une  administration  déjà  surchargée. 
11  me  paraît  très  raisonnable  de  croire 
que  ces  idées  feraient  petit  à  petit  leur 
chemin  dans  les  réunions  de  famille,  ou 
dans  les  cercles  d'amis  fumant  la  pipe  au 
coin  du  feu,  et  qu'elles  seraient  avant 
longtemps  comme  l'atmosphère  intellec- 
tuelle de  la  localité. 

Quant  à  ceux  qui  devront  faire  une  étude 
plus  approfondie  de  la  science  sociale  et 
s'occuper  plus  spécialement  de  la  propager, 
il  ne  sera  nullement  nécessaire  qu'ils  né- 
gligent pour  cela  leurs  affaires  personnelles 
ou  qu'ils  slmposent  une  tâche  par  trop  pé- 
nible. S'ils  poursuivent  leurs  études  mé- 
thodiquement, il  leur  suffira  de  quelques 
lieures  par  semaine  pour  y  faire  de  sensi- 
bles progrès  ;  à  mesure  qu'ils  pousseront 
ces  études,  l'intérêt  en  grandira,  de  telle 
sorte  que,  même  les  plus  occupés  d'entre 
eux,  trouveront  moyen  d"y  donner  suffisam- 
ment de  temps  pour  devenir  d"utiles  colla- 
borateurs. 

Mais  la  condition  indispensable,  à  mes 
yeux,  c'est  que  tous  poursuivent  leurs  étu- 
des d'après  une  nuHhodc  commune  d'ob- 
servation, sans  quoi  il  n'en  saurait  résulter 
que  la  confusion  et  le  découragement. 

J'ai  fait  voir  précédemment  que  la 
science  .sociale,  tout  en  tenant  compte  des 
autres  ordres  de  connaissances,  tout  en  les 
utilisant  même,  devait,  à  cause  de  la  na- 
ture spéciale  et  l'importance  de  son  objet, 
se  constituer  séparément. 

Or,  de  la  même  manière  que  la  science 
sociale  ne  saurait  se  constituer  et  pro- 
gresser que  par  sa  méthode  propre  et  ses 
adeptes  spéciaux,  elle  ne  saurait,  suivant 
moi,  se  propager,  se  vulgariser  que  par  le 
moyen  d'organismes  spécialement  fondés 
pour  cette  fin. 

11  ne  faudrait  pas  croire,  par  exemple, 
que  l'homme  politique,  comme  tel,  ou  que 
le  prêtre,  comme  tel,  suffisent  à  cette 
tâche. 

L'action  du  politicien,  lorsqu'elle  ne  de- 
vient pas  abusive,  ne  s'exerce  guère  que 
sur  la  vie  publique.  La  vie  privée,  beau- 
coup plus  importante  pourtant,  lui  écliappe 
à  peu  près  complètement. 


Le  prêtre  exerce  bien  une  action,  et  une 
action  parfois  très  forte,  sur  la  vie  privée, 
mais  surtout  en  ce  qui  regarde  la  morali- 
sation  de  l'individu  et  le  maintien  de  ses 
croyances  religieuses,  et  il  s'en  faut  de 
beaucoup  que  cela  comprenne  tout  le 
champ  d'action  de  la  science  sociale. 

L'erreur  jusqu'à  présent  parait  avoir  été 
de  reléguer  au  second  rang  l'étude  métho- 
dique et  l'action  personnelle.  On  a  fondé 
des  sociétés  sous  le  patronage  de  sommités 
du  monde  ecclésiastique  ou  politique;  so- 
ciétés ne  comprenant  qu'un  fort  petit 
nombre  de  membres  sérieux,  qui  étudient, 
ou  ont  étudié  autrefois  les  questions  so- 
ciales (et  encore  sans  méthode)  ;  et  l'action 
de  ces  sociétés  se  borne  à  quelques  confé- 
rences, où  un  auditoire,  parfois  nombreux, 
reçoit  l'impression  superficielle  que  peu- 
vent laisser  quelques  instants  de  passagère 
et  distraite  attention  ^ 

Au  lieu  de  ce  type  de  société  à  grand 
déploiement  mais  à  résultats  faibles,  ne 
pourrions-nous  pas  établir  de  petits  cercles 
dans  lesquels  chaque  membre  compterait, 
où  chacun  étudierait,  instruirait  ou  agirait, 
mais  tous  se  guidant  d'après  une  méthode 
commune  et  tendant  vers  un  même  but? 
L'établissement  d'un  société  centrale  pour- 
rait avoir  son  utilité,  mais  après  coup, 
lorsque  les  matériaux  en  auraient  été  pré- 
parés dans  les  sections  ou  sociétés  locales. 

La  grande  société  comprend  toujours 
une  forte  proportion  de  membres  indiffé- 
rents aux  questions  sociales,  qui  se  sont 
fait  inscrire  pour  des  motifs  parfaitement 
étrangers  au  but  que  poursuit  la  société. 
La  petite  société,  au  contraire,  ne  saurait 
attirer  que  des  adeptes  sincères,  qui  se 
dévouent  sans  arrière-pensée  à  la  diffusion 
des  vérités  sociales.  La  grande  société  ne 
se  prête  guère  à  l'action  personnelle,  que 
la  petite  société  favorise  de  toutes  ma- 
nières. La  petite  société  est  éducatrice  ;  la 
grande  ne  l'est  pas;  et  parce  qu'elle  est 
éducatrice,  la   petite  société   exerce   une 


i.  Dans  l'arlicle  plus  liaut  cité,  et  que  m'a  commu- 
niqué un  ami  de  la  Science  sociale  (M.  le  docteur 
Bournival,  de  Saint-Barnabé,  comté  de  Saint-Mau- 
rice), M.  l'abbé  Groulx  sisnale  l'inanité  du  discours 
public  au  point  de  vue  de  la  réforme  des  idées. 
Sec.  1.,  1905  6. 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


141 


action  profonde  et  durable  que  la  grande 
société  ne  saurait  exercer. 

Pour  assurer  le  fonctionnement  utile  de 
ces  cercles  locaux  de  science  sociale,  il 
sera  nécessaire  que  leurs  membres  se  rat- 
tachent les  uns  aux  autres,  non  seulement 
par  la  poursuite  d'un  but  commun,  mais 
par  l'emploi  d'une  méthode  commune  d'é- 
tude et  Tadliésion  à  certaines  doctrines 
communes. 

Le  but  commun  devra  être  l'avance- 
ment social  des  Canadiens  français,  et  sur 
ce  point  il  ne  saurait  y  avoir  de  difticulté. 
J'ai  raison  de  croire  qu'il  se  trouve  en 
maint  endroit  du  Canada  français  des 
groupes  de  personnes  disposées  à  travailler 
à  cette  œuvre  et  qui  n'attendent  qu'une 
direction  pour  s'y  mettre.  Jusqu'à  ces 
années  dernières,  celui  qui  s'aventurait 
chez  nous  à  parler  de  réforme  sociale  n'é- 
prouvait qu'indifférence  ou  opposition. 
Ceux  qu'il  rencontrait  étaient  ou  des  tra- 
ditionnels et  des  routiniers  parfaitement 
satisfaits  de  l'état  de  choses  existant,  ou 
des  pessimistes  qui,  tout  en  se  rendant 
compte  de  la  nécessité  de  certaines  ré- 
formes chez  nous,  désespéraient  de  les 
voir  jamais  s'accomplir.  Mais  depuis,  les 
événements  et,  à  leur  suite,  les  idées  ont 
marclié.  Les  meilleurs  esprits  parmi  nous 
se  préoccupent  de  notre  avenir  et  cher- 
chent virilement  les  moyens  d'assurer 
notre  progrès  social.  Tout  récemment  en- 
core, mon  ami  Errol  Bouchette  n'a  eu  au- 
cune difficulté  à  recruter  à  Ottawa  les  élé- 
ments du  premier  cercle  de  science  sociale, 
et  qui  donne  déjà  de  belles  espérances  ^ 

Mais  il  ne  suffira  pas  que  les  membres 
des  cercles  soient  tous  animés  d'un  sin- 
cère désir  de  travailler  à  l'avancement 
social  des  Canadiens  français;  il  faudra 
encore  qu'ils  se  renseignent  pleinement 
quant  à  la  nature  du  problème  à  résoudre 
et  quant  aux  moyens  de  solution.  En 
d'autres  termes,  ils  devront  reconnaître  la 
nécessité  de  recourir  à  l'observation  mé- 


1.  Membres  (lu  premier  cercle  de  science  sociale, 
londé  en  Ollawa,  en  mai  liio.'i  :  Krrol  Bouchette, 
aide-conservateur  de  la  bibliothèque  du  parlement 
fédéral;  J. -A.  Doyon,  du  tlépartenient  de  l'Accise; 
Martial  Cote,  du  ministère  do  la  Justice;  Thomas 
Caron,  avocat;  Arthur  Côté,  du  ministère  de  l'Inté- 
rieur. 


thodique   des    faits   en.  matière    sociale. 

Par  le  fait  même  se  trouveront  exclus 
ces  esprits  doctrinaires  ou  paresseux,  à 
tournui^e  par  trop  absolue  ou  simpliste, 
qui  voudraient  tout  régler  au  moyen  de 
quekjues  principes  abstraits,  de  quelques 
préjugés  courants,  et  qui  seraient  une  en- 
trave à  l'action  commune.  Il  sera  toujours 
facile  de  rétablir  l'entente,  du  moins  sur 
les  points  essentiels,  entre  membres  dis- 
posés à  s'en  rapporter  à  l'observation  mé- 
thodique dans  tous  les  cas  de  divergences 
d'opinions.  Et  la  méthode  d'observation 
sociale  ébauchée  par  Frédéric  Le  Play, 
précisée  et  développée  par  Henri  de 
Tourville,  et  décrite  ci-dessus,  sera  un  ad- 
mirable instrument  de  recherches,  en 
même  temps  qu'une  base  précieuse  d'en- 
tente. 

Sïl  est  une  vérité  que  l'ob.servation  mé- 
thodique met  plus  particulièrement  en  lu- 
mière, c'est  que  la  valeur  des  groupements 
sociaux  est  en  raison  directe  du  dévelop- 
pement de  l'initiative  chez  les  particuliers 
qui  les  composent.  S'il  est  un  fait  notoire 
de  l'époque  contemporaine,  c'est  la  sta. 
gnation  et  l'effacement  des  sociétés  du  type 
communautaire  (où  l'initiative  privée  est 
comprimée)  devant  les  sociétés  du  type 
particulariste  (où  l'initiative  privée  s'exerce 
librement  et  fortement).  C'est  dans  le  sens 
particulariste,  et  non  pas  dans  le  sens 
communautaire,  que  les  peuples  de  l'u- 
nivers entier  évoluent,  les  uns  rapidement, 
les  autres  lentement.  C'est  dans  le  sens 
particulariste  que  la  Providence  pousse 
l'humanité.  C'est  donc  dans  le  sens  par- 
ticulariste que  devra  s'exercer  l'action  de 
ces  cercles  de  science  sociale.  Elle  ne 
saurait  être  féconde  qu'à  cette  condition. 

Ainsi,  les  membres  des  cercles  de 
science  sociale  devront  s'appliquer  à  sti- 
muler de  toute  manière  l'initiative  privée 
chez  les  Canadiens  français;  et  comme 
corollaire,  le  développement  des  arts 
usuels,  agriculture,  industrie,  commerce, 
s'imposera.  Car  c'est  dans  les  arts  usuels, 
beaucoup  plus  à  l'aise  et  beaucoup  plus 
utilement  que  dans  les  professions  libé- 
rales ou  les  emplois  publics,  que  s'exerce 
l'initiative  privée.  On  peut  même  dire  que 
le  développement  de  ces  arts  nourriciers 


14^2 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


OU  usuels  est  la  mesure  du  développement 
utile  des  organismes  complémentaires,  et, 
par  là  même,  de  la  prospérité  et  de  la 
puissance  sociales. 

Les  règles  suivantes  me  paraissent  de- 
voir convenir  pour  la  gouverne  de  ces 
cercles  de  science  sociale  : 

;P  Chaque  cercle  comprendra  un  chef 
et  de  4  à  9  membres  : 

2°  Le  chef  et  les  membres  se  cotiseront 
pour  recevoir  la  revue  la  Science  sociale, 
de  Paris,  laquelle  sera  le  point  de  départ, 
fournira  l'élément  premier  et  la  direction 
général  des  études.  Le  chef,  puis  les 
membres,  dans  un  ordre  déterminé,  rece- 
vront communication  des  fascicules  le 
plus  tôt  possible  après  leur  publication; 

3°  Il  y  aura  des  réunions  périodiques 
du  cercle,  au  cours  desquelles  seront  dis- 
cutées les  questions  sociales  et  expliqués 
les  lois  sociales  et  les  phénomènes  sociaux  ; 

4°  De  l'étude  des  lois  sociales  et  des  phé- 
nomènes sociaux,  en  général,  les  membres 
de  chaque  cercle  passeront  le  plus  tôt 
possible  à  l'étude  des  questions  sociales 
du  Canada  français,  et  de  leur  voisinage 
particulièrement; 

5"  Ils  prendront  l'initiative,  au  besoin, 
d'œuvres  de  réforme  et  de  progrès  social 
dans  leur  localité  ; 

6°  Lorsqu'il  aura  été  établi  une  société 
centrale  de  science  sociale,  chaque  cercle 
devra  lui  faire  rapport  annuellement  de 
ses  opérations  et  s'entendre  avec  le  bu- 
reau central  en  vue  d'une  action  commune 
possible. 

^  1.   —  riiUté  de  celle  vujijavisalion. 

Nous  avons  vu  quel  est  l'intérêt  et  l'im- 
portance des  questions  sociales  à  l'époque 
actuelle,  la  confusion  qui  règne  dans  les 
idées  populaires  et  l'insuffisance  des  doc- 
trines courantes  en  matière  sociale;  j'ai 
démontré  la  supériorité  de  l'enseignement 
de  l'école  de  Le  Play  et  de  Tourville,  et 
la  possibilité  de  la  diffusion  de  cet  ensei- 
gnement chez  nous  par  le  moyen  de 
cercles  locaux  d'étude.  Mes  amis  les 
membres  du  premier  cercle  canadien  de 
science  sociale  m'ont  prié   d'indiquer  ici 


un  peu  plus  en  détail  quel  sera  le  mode 
d'action  de  ces  cercles  et  les  résultats  que 
nous  pouvons  en  attendre. 

Les  effets  de  cette  propagande  de  science 
sociale  seront  ou  directs  ou  indirects;  di- 
rects sur  une  élite,  les  membres  des  cercles, 
indirects,  sur  la  masse  et  les  institutions. 

1"  Effets  directs  sur  une  élite. 

Cette  élite  s'adonnera  à  l'étude  positive, 
méthodique  et  suffisamment  complète  des 
phénomènes  sociaux.  Dès  lors,  elle  sera 
assurée  des  avantages  que  donne  la  pour- 
suite de  toute  science  bien  entendue.  Ces 
avantages  sont  au  nombre  de  quatre  :  ren- 
seignements; développement  de  la  faculté 
d'observation;  formation  de  l'esprit  et  du 
caractère;  aptitude  à  l'action. 

La  science  est  utile,  tout  d'abord,  en  ce 
qu'elle  ajoute  à  la  somme  de  nos  rensei- 
gnements positifs.  Il  serait  oiseux  de  m' at- 
tacher à  démontrer  cette  vérité,  plus  ou 
moins  bien  reconnue  de  tous.  Qu'il  me 
suffise  de  rappeler  le  dicton  populaire, 
suivant  lequel  un  homme  averti,  ou  si  l'on 
veut,  un  homme  renseigné,  en  vaut  deux. 

Un  deuxième  service  que  la  science  po- 
sitive rend  à  ses  adeptes,  est  de  développer 
en  eux  la  faculté  d'observation.  S'il  y  a 
avantage  à  emmagasiner  dans  son  e.sprit 
des  connaissances  acquises  par  la  lecture 
ou  l'instruction  orale,  c'est  un  avantage 
beaucoup  plus  grand  encore,  on  le  conçoit, 
que  d'être  en  mesure  de  recueillir  soi-même 
ses  renseignements,  de  pouvoir  se  mettre 
directement  en  contact  avec  les  faits  et  les 
choses.  Or,  cette  faculté  d'observation, 
comme  toute  autre,  se  développe  et  se  for- 
tifie par  l'exercice  méthodique. 

Troisième  service  que  la  science  positive 
et  métliodique  rend  à  ses  adeptes  :  elle 
leur  forme  l'esprit  et  le  caractère.  Qu'est-ce 
à  dire?  Que  la  science  bien  entendue  ne 
se  borne  pas  à  mettre  ses  adeptes  en  me- 
sure d'emmagasiner  les  renseignements 
fournis  par  d'autres  ou  d'en  recueillir  di- 
rectement ;  elle  les  dresse  à  faire  l'analyse, 
la  comparaison  et  la  classification  de  ces 
renseignements,  à  saisir  la  nature  intime 
de  ces  faits,  ainsi  que  les  rapports  de  cause 
à  effet  qui  se  manifestent  de  l'un  à  l'autre. 
Par  là  même,  elle  forme  l'esprit,  en  révé- 
lant non  seulement  les  choses  et  les  faits, 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


143 


mais  l'oncliainoment   des  choses   et   des 
faits. 

Or,  en  formant  l'esprit,  la  science  forme 
aussi  le  caractère,  car  Tintelligence  et  la 
volonté  sont  intimement  unies,  et  on  ne 
saurait,  sauf  les  cas  de  dépravation,  pren- 
dre connaissance  de  la  vérité  sans  vouloir 
y  conformer  ses  actes  dans  la  mesure  de 
ses  forces. 

Enfin,  la  poursuite  de  la  science  tend  à 
développer  chez  ses  adeptes  le  désir  de 
l'action,  et  par  .suite  l'aptitude  à  l'action. 
L'homme  de  science  connait  les  choses;  il 
ne  les  connaît  pas  simplement  par  ouï-dire, 
mais  directement  par  rohservation;  bien 
plus,  il  connaît  les  relations  de  ces  choses 
entre  elles  :  il  sait  comment  elles  agissent 
et  réagissent  les  unes  sur  les  autres;  et 
dès  lors,  il  est  porté,  non  seulement  à  con- 
former théoriquement  sa  volonté,  comme 
je  viens  de  le  dire,  à  cette  connaissance, 
mais  à  orienter  sa  vie  et  celle  des  autres 
dans  le  sens  de  cet  enseignement;  en  d'au- 
tres termes,  à  agir  sur  les  choses  et  les 
hommes. 

Ces  quatre  résultats  que  je  viens  de  si- 
gnaler (accroissement  de  la  somme  des 
renseignements,  développement  de  la  fa- 
culté d'observation,  formation  de  l'esprit 
et  du  caractère,  aptitude  à  l'action)  sont 
les  effets  propres  de  toute  science  posi- 
tive, d'observation.  Mais  il  est  évident  que 
ces  effets  varieront  en  importance  suivant 
l'importance  de  l'objet  même  de  chaque 
science.  Et  l'objet  de  la  science  sociale  (la 
connaissance  des  groupements  humains) 
étant  plus  élevé  et  d'un  plus  grand  intérêt 
pour  nous  que  celui  d'aucune  des  sciences 
physiques  et  naturelles,  il  s'ensuit  que  ces 
effets  seront  plus  importants  dans  le  cas 
de  la  science  sociale  que  dans  le  cas  des 
autres.  En  effet,  la  science  sociale  aug- 
menterait la  somme  de  nos  renseigne- 
ments positifs,  développerait  notre  faculté 
d'observation,  formerait  notre  esprit  et 
notre  caractère,  nous  disposerait  à  l'ac- 
tion, à  l'égard  d'un  ordre  de  faits  d'un 
intérêt  immédiat,  constant  et  fondamental 
pour  nous. 

Il  me  semble  évident  que  ce  triple  en- 
traînement intellectuel,  moral  et  pratique, 
aurait  pour  effet  de  porter  à  son   maxi-   | 


mum  la  valeur  personnelle  et  sociale  des 
membres  de  ces  cercles.  Elle  assurerait  à 
chacun  d'eu.\  une  supériorité  dans  sa  pro- 
fession. Ce  n'est  pas  tout  d(!  bien  con- 
naître la  routine  de  son  métier,  la  tech- 
nique de  son  art;  on  est  beaucoup  plus 
sûr  de  soi  et  de  sa  voie,  sans  compter 
qu'on  est  un  citoyen  beaucoup  plus  utile, 
lorsqu'on  se  rend  compte  exactement  des 
relations  de  son  état  de  vie  avec  tous  les 
autres,  de  la  place  que  l'on  occupe  dans 
l'ordre  social,  de  l'agencement  général  de 
la  société. 

2"  Effets  indirects  sur  la  masse  et  les 
institutions. 

Si  l'action  des  cercles  devait  se  borner 
à  donner  à  un  petit  nombre  de  Canadiens 
la  claire  vue  des  choses  de  l'ordre  social 
et  une  aptitude  plus  grande  à  bien  rem- 
plir^ leur  rôle  dans  la  société,  ce  serait 
déjà  beaucoup.  Mais  il  y  a  plus  :  cette 
élite  formée  à  la  science  sociale  va  agir, 
à  son  tour,  sur  son  entourage.  Comment  ? 
Le  plus  simplement  du  monde,  si  vous 
le  voulez.  Il  ne  sera  nécessaire  de  rien 
changer  à  l'ordre  social  actuel  ;  chacun, 
sans  sortir  de  son  état,  de  sa  fonction, 
mettra  à  profit,  dans  l'accomplissement 
de  sa  tâche  ou  de  ses  devoirs,  petits  ou 
grands,  les  lumières  qui  lui  seront  ve- 
nues de  ses  études  sociales. 

Voici,  par  exemple,  un  père  de  famille  : 
l'étude  comparative  des  divers  types  de 
famille,  des  divers  modes  d'éducation,  lui 
a  fait  voir  quels  sont  les  écueils  à  éviter. 
11  sait  qu'il  importe  de  donner  de  bonne 
heure  une  direction  aux  enfants  ;  il  sait 
également  qu'il  importe  de  ne  pas  abuser 
cà  leur  égard  des  procédés  autoritaires  et 
tutélaires  dont  l'effet  serait  de  réprimer 
l'initiative  naissante.  Il  les  habituera  donc 
à  penser  par  eux-mêmes,  à  peser  les  con- 
séquences de  leurs  actes,  à  ne  pas  compter 
sur  l'appui  de  leurs  parents,  à  aspirer  à 
l'indépendance.  C'est  là  une  action  directe 
et  profonde  qu'un  particulier  exerce  sur 
plusieurs  et  que  ceux-ci,  à  leur  tour,  ten- 
dront à  exercer  .sur  d'autres. 

Mais  si  ce  père  de  famille,  membre  d'un 
cercle  de  science  sociale,  est  engagé  dans 
l'agriculture,  l'industrie  ou  le  commerce, 
remplit  le  rôle  de  patron  du  travail,  grand 


144 


BILLETI.N    DE    LA    SOCIETE    IXÏERNATIO.NALE 


OU  petit,  les  effets  seront  encore  plus 
étendus.  Non  seulement  se  rendra-t-il 
mieux  compte  lui-même  des  conditions 
de  sucœs  de  son  industrie,  non  seule- 
ment pourra-t-il  se  débrouiller  plus  faci- 
lement et  sûrement  au  sein  de  la  compli- 
(iation  des  phénomènes,  non  seulement 
api)rendra-t-il  à  se  servir  plus  habilement 
et  promptement  des  moyens  d'action  mo- 
dernes, mais  son  exemple  et  ses  méthodes 
guideront,  dans  la  voie  de  Tinitiative 
intelligente  et  hardie,  les  travailleurs  à 
son  service. 

L'instituteur,  le  professeur  initiés  à  la 
science  sociale  ne  seront  pas  de  ceux  qui 
font  de  leurs  élèves  les  réceptacles  pas- 
sifs de  principes  arides  dans  les  divers 
ordres  de  connaissances.  La  science  so- 
ciale leur  aura  donné  une  formation  de 
l'esprit,  une  conception  de  la  vie,  un  goût 
de  la  réalité,  un  respect  de  la  personna- 
lité humaine,  qui  développeront  singuliè- 
rement leurs  facultés  et  leur  influence  sur 
la  jeunesse.  Ils  auront  l'enthousiasme  et 
la  sagesse,  qu'ils  communiqueront  à  leurs 
pupilles. 

Est-il  nécessaire  d'ajouter  que  l'homme 
politique  qui  se  sera  familiarisé  avec  la 
science  sociale,  aura  une  conception  plus 
liante  et  plus  juste  de  ses  fonctions  de 
législateur,  une  notion  plus  exacte  du 
rôle  de  l'Etat?  Certes,  il  sera  moins  porté 
à  miiltiplier  les  privilèges  et  les  mono- 
poles, moins  porté  à  tolérer  d'anciens 
abus,  et  disposé  davantage  à  favorisertout 
ce  qui  tend  au  progrès  des  arts  usuels  et 
de  la  masse  populaire  ;  et  son  exemple  en 
entraînera  d'autres. 

Outre  cette  action  de  tous  les  jours  que 
chaque  membre  des  cercles,  que  chaque 
adepte  de  la  science  sociale  trouverait  à 
exercer  dans  sa  sphère,  dans  son  milieu, 
il  est  nombre  d'oeuvres  spéciales  de  propa 
gande,  variables  suivant  le  temps  et  le  lieu, 
qui  pourraient  être  entreprises  par  les 
cercles  ou  leurs  membres.  Mais,  à  mon 
avis,  ce  mode  d'action  ne  saurait  avoir  des 
effets  aussi  marqués  et  aussi  durables  que 
la  propagande  personnelle,  spontanée  et 
directe  dont  il  vient  d'être  question. 

Se  rend-on  bien  compte  des  effets  incom- 
parables que  produirait  dans  notre  Canada 


français  un  mouvement  de  cette  nature, 
une  fois  sérieusement  lancé?  Le  bruit  et  le 
clinquant  de  la  politique  séduisent  quel- 
ques-uns d'entre  nous.  On  se  figure  volon- 
tiers que  c'est  en  s'emparant  du  pouvoir 
politique,  ou  en  agissant  fortement  sur  lui, 
que  l'on  s'assure  l'avenir.  Et  pourtant, 
cette  agitation  politique,  toute  attirante  et 
tapageuse  qu'elle  soit,  ne  saurait  donner 
les  résultats  profonds  et  durables  d'une 
propagande  sociale  s'exerçant  surtout  dans 
le  domaine  de  la  vie  privée.  Aucun  groupe 
de  population  ne  peut  espérer  exercer 
longtemps  une  influence  sérieuse  dans  la 
vie  publique,  si  sa  vie  privée  n'est  pas  so- 
lidement organisée.  L'agitation  politique, 
même  si  elle  réussit,  n'aboutit  qu'à  la  main 
mise  temporaire  du  groupe  sur  les  faveurs 
de  l'État,  ou  à  l'adoption  d'un  texte  de  loi, 
qui  a  toutes  les  chances  de  rester  lettre 
morte  si  les  particuliers  pour  le  bénéfice 
de  qui  il  a  été  décrété  ne  sont  pas  en  état 
d'en  exiger  l'application.  Et  cette  mesure 
qui  d'elle-même  ne  règle  rien  et  souvent 
ne  touche  pas  au  fond  des  choses,  soulève 
les  récriminations  des  adversaires  et  en- 
traîne des  représailles. 

La  propagande  sociale  dont  il  vient  d'être 
question  ne  présente  pas  d'inconvénient 
de  cette  nature.  Nos  concurrents  ne  sau 
raient  prendre  ombrage  si  nous  nous 
efforçons  d'inspirer  au  peuple  plus  d'esprit 
de  travail,  un  désir  plus  vif  de  s'instruire 
et  de  s'élever;  si  nous  nous  appliquons  à 
donner  à  nos  enfants  une  éducation  plus 
virile  et  plus  pratique  et  à  créer  parmi 
nous  une  classe  supérieure  dans  les  arts 
usuels;  si,  dans  les  choses  de  l'ordre  ma- 
tériel, comme  aussi  dans  celles  de  l'ordre 
intellectuel,  moral,  religieux,  nous  faisons 
plus  large  la  part  de  l'initiative  indivi- 
duelle, de  la  personnalité  humaine.  Or, 
n'est-ce  pas  précisément  ce  qui  serait  pro- 
pre à  nous  rendre  forts  et  redoutables? 

Vulgarisons    la   science    sociale  et    la 
science  sociale  nous  sauvera. 

Léon  GÉRi.v. 


DE    SCIENCE   SOCIALE. 


145 


L'ÉVOLUTION  DE  LA  MUSIQUE  D'APRES 
LA  SCIENCE  SOCIALE 

La  science  sociale  possède  un  instru- 
ment de  travail  merveilleux  qui  permet  de 
remonter  des  effets  aux  causes  et,  par 
\  conséquent,  de  tracer  l'évolution  d'un  phé- 
nomène quelconque. 

M.  Demolins  a  montré,  il  y  a  quelque 
temps,  comment  l'on  pouvait  arrivera  trou- 
ver la  loi  de  l'évolution  des  cultures  intel- 
lectuelles. Le  même  procédé  d'investiga- 
tion peut  s'appliquer  à  la  religion,  à  la 
science,  aux  arts,  etc. 

^■oici  quelques  indications  sur  l'évolu- 
tion de  la  musique.  Ce  n'est  qu'un  pre- 
mier débrouillage  incomplet,  mais  qui 
montre  l'intérêt  que  les  faits  prennent 
quand  ils  sont  éclairés  par  la  lumière  de  la 
science. 

Quand  on  étudie  les  manifestations  de 
la  musique  chez  les  différents  peuples,  on 
s'aperçoit  de  suite  que  certaines  races  ont 
une  tendance  à  développer  la  mélodie  plu- 
tôt que  Vorchesl ration  harmonique,  tandis 
que  d'autres  ont  la  tendance  inverse.  A 
priori,  il  est  difficile  de  découvrir  la  cause 
de  ces  singulières  aptitudes.  Mais  si  l'on 
examine  les  choses  de  plus  près,  on  voit 
que  la  mélodie  prédomine  dans  r Antiquité 
et  dans  l'Orient,  tandis  que  l'harmonie  est 
localisée  en  Europe,  et  dans  l'Europe  qui 
se  constitue  au  moyen  âge.  Y  aurait-il 
une  concordance  de  la  classification  so- 
ciale et  des  aptitudes  musicales?  Peut-on 
dire  :  peuples  communautaires,  musique 
mélodique;  peuples  particularistes,  mu- 
sique harmonique  ?  Ce  n'est  là  qu'une  hy- 
pothèse, mais  qu'il  est  intéressant  de  vé- 
rifier. 

Commençons  par  la  musique  mélodique. 

I.    —    LA   .MlSl^I'E    MÉI.OJtK.tUE     DES    PEUPLES 
COMMUNAUTAIRES 

«  A  l'origine,  la  musique  était  homo- 
phone, selon  l'expression  employée  par 
ffelmholtz.  Chez  tous  les  peuples,  dit-il, 
la  musique  a  été  originaii'ement   à  une 


seule  partie.  Nous  la  trouvons  encore  à 
cet  état  chez  les  Chinois,  les  Hindous,  les 
Arabes,  les  Turcs  et  les  Grecs  modernes, 
quoique  ces  peuples  soient  en  possession 
d'un  système  musical  très  perfectionné  sur 
certains  points.  La  musique  de  Vancienne 
civilisation  grecque,  sauf  peut-être  quel- 
ques ornements,  cadences  ou  intermèdes 
exécutés  par  les  instruments,  était  absolu- 
ment homophone  ;  tout  au  plus  les  voix 
s'accompagnaient-elles  à  l'octave.  »  (Amé- 
dée  Guillemin,  Le  Son,  p.  193.) 

«  Pas  un  texte,  pas  un  document  au- 
thentique ne  dit  avec  évidence  l'exis- 
tence de  l'harmonie  chez  les  Grecs.  » 
(La voix  fils.  Histoire  de  la  musique,  p.  40.) 
Le  même  auteur  constate  que  les  Orien- 
taux ne  connaissent  pas  l'harmonie  {Ib., 
p.  324).  M.  Lavignac  constate  également 
que  les  Orientaux  et  les  Grecs  ne  connais- 
sent que  l'homophonie,  quoique  leurs  ins- 
truments puissent  faire  des  accords  [La 
Musique  et  les  Musiciens,  p.  445). 

Tous  les  peuples  cités  par  ces  auteurs 
sont  communautaires,  mais  tous  les  peu- 
ples communautaires  ne  sont  pas  cités  ;  il 
manque  les  sauvages,  les  Slaves,  les  Ita- 
liens. La  musique  des  sauvages  est  proba- 
blement très  rudimentaire  ;  celle  des  Ita- 
liens sera  étudiée  plus  loin,  parce  que  ce 
peuple  a  été  influencé  par  le  contact  de 
l'Occident,  mais  nous  verrons  que  la  mé- 
lodie y  prédomine  toujours. 

Reste  le  cas  des  Slaves.  Je  n'ai  pas  pu 
me  procurer  encore  des  renseignements 
assez  précis  sur  leur  musique  nationale, 
mais  on  me  dit  qu'elle  serait  harmonique. 
Il  serait  intéressant  de  vérifier  le  fait,  en 
triant  soigneusement  ce  qui  vient  des  tra 
ditions  slaves  de  ce  qui  a  été  imité  de 
l'Occident. 

L'incertitude  où.  nous  sommes  vis-à-vis 
de  la  musique  slave  nous  empêche  donc 
de  formuler  exactement  la  loi.  Nous  fai- 
sons appel  à  ceux  de  nos  lecteurs  qui  pour 
raient  nous  communiquer  des  faits  à  ce 
sujet. 

Etudions  maintenant  les  diff'érents  peu- 
ples énumérés  plus  haut.  Ils  ont  tous 
une  musique  purement  mélodique,  mais 
ils  se  différencient  par  le  genre  de  gamme 
employé. 


140 


BUI-LETIN   DE   LA    SOCIETE   INTERNATIONALE 


Nous  distinguerons  les  trois  subdivisions 
suivantes  : 

1'^  Les  gammes  à  longs  intervalles  chez 
les  peuules  où  la  production  est  peu  coni- 
uiercialisée  (Chinois,  Celtes)  ; 

2"  Les  gammes  à  petits  intervalles  chez 
.'jes  peuples  influencés  par  les  caravaniers 
(Arabes,  Persans,  Hindous)  ; 

3"  Les  gammes  mixtes  chez  les  peuples 
intermédiaires  (Pélasges,  Grecs). 

Examinons  successivement  ces  ti-ois 
genres  de  populations. 

P'  Les  gammes  à  longs  intervalles  sont 
les  plus  simples  ;  c'est  pourquoi  elles  sont 
cantonnées  chez  les  peuples  anciens  ayant 
peu  évolué,  c'est-à-dire  chez  les  Patriar- 
caux restés  à  l'abri  du  commerce  inten- 
sif. 

Lagamme  chinoise,  que  l'on  peut  donner 
comme  le  modèle  du  genre,  se  compose 
des  intervalles  suivants  :  1  ton,  —  1  ton, 
—  1  1/2  ton,  —  1  ton,  —  1  1/2  ton. 

a...  Chez  les  rudes  et  sérieuses  popula- 
tions issues  de  la  race  jaune  ou  mongo- 
lique,  la  musique  grave  et  monotone, 
étrange  et  dure  pour  des  Européens,  est 
le  produit  d"un  système  de  tonalité  où  le 
demi-ton  disparait  très  souvent,  et  dont  la 
gamme  incomplète  ne  se  compose  que 
de  5  sons  placés  à  des  intervalles  d'un 
ton  l'un  de  l'autre  avec  des  lacunes  là  où 
sont  les  demi-tons  de  la  gamme  diatonique. 
Tel  est  le  système  de  la  musique  des  Cld- 
nois.  d('i<Japo7uns,  des  Coc/iinchinois,  des 
Mandchoux  et  des  Mongols  proprement 
dits.  L'accent  doux  ne  s'y  fait  pas  entendre 
parce  qu'on  ne  peut  les  trouver  que  dans 
le  demi-ton  (F.-J.  Fétis,  Traité  complet  de 
la  théorie  et  de  la  pratique  de  l' Harmonie, 

p.  .\XII). 

M.  Lavoix  fils  dit  que  la  gamme  des 
Bretons  et  des  Écossais  a  beaucoup  d'a- 
nalogie avec  celle  des  Chinois  {loc.  cit., 
p.  429).  Cela  n'a  rien  d'étonnant  pour  qui 
connaît  la  science  sociale.  Les  similitudes 
proviennent  moins  du  voisinage  géogra- 
phique que  des  analogies  de  l'état  social. 

Il  semble  résulter  de  cette  constatation 
que  les  peuples  patriatraux,  qui  sont  peu 
touchés  par  le  grand  commerce,  en  sont 
restés  à  l'emploi  de  la  gamme  simple  à 
longs  intervalles. 


Voici  maintenant  les  modifications  ap- 
portées par  le  dév(»loppement  du  grand 
commerce. 

2"  La  gamme  à  courts  intervalles  est 
alors  apparue.  Elle  est  caractérisée  par 
l'emploi  du  tiers  de  tons  {mode  Lgdien.  Ara- 
bes actuels)  et  même  du  quart  de  tons  {an- 
ciens Hindous  et  anciens  Persans,  gamme 
enharmonique  d' Olympe). 

«  Le  princi])e  esthétique  de  l'art  basé 
sur  des  échelles  de  tons  à  petits  intervalles 
variables,  qu'on  trouve  chez  tous  les  peu- 
ples de  l'Orient,  est  celui  d'une  musique 
langoureuse  et  sensuelle,  conforme  aux 
mœurs  des  nations  qui  les  ont  conçues. 
On  ne  voit,  en  effet,  d'autre  emploi  de  la 
musique  chez  ces  peuples  que  dans  les 
chansons  amoureuses  et  dans  les  danses 
lascives  »  (Fétis,  j).  xxi). 

Nous  pouvons  donc  penser  que  le  déve- 
loppement du  grand  commerce,  en  amenant 
la  richesse  et  le  luxe,  a  fait  apparaître  dans 
la  gamme  les  petits  intervalles  de  tons 
mieux  adaptés  à  V expression  langoureuse 
et  ondoyante. 

La  gamme  enharmonique  d'Olympe  se 
compose  des  intervalles  suivants  :  1/4 
de  ton,  —  1/4  de  ton,  —  2  tons.  —  1  ton, 

—  1/4  de  ton,  —  1/4  de  ton,  — 2  tons. 

Le  mode  lydien  comprenait  les  inter- 
valles suivants  :  1/3  de  ton,  —  1/3  de  ton, 

—  1/3  de  ton,  —  1  ton,  —  1/2  ton,  —  1/3 
de  ton,  —  1/3  de  ton,  —  1/3  de  ton  (Fétis, 
p.  xxn). 

La  gamme  des  Hongrois  et  des  Tziganes 
est  du  même  genre  et  adaptées  à  des 
chants  tantôt  langoureux,  tantôt  affolés 
(Lavoix  fils,  p.  329-330).  Enfin  la  musique 
espagnole,  très  influencée  par  la  musique 
arabe,  est  caractérisée  par  les  morbidesses 
d'intonation  et  de  rythme  {Id.,^.  328). 

En  résumé,  nous  pouvons  figurer  les  dé- 
veloppements de  la  gamme  par  le  tableau 
suivant  : 

Gamme       à  ^       (Patriarcaux        peu 

longs  interval-  ]  commerçants    :    Hace 

les.  (  Jaune,  Celtes). 

Gamme        à/       l  j3  de  tons  :  Sémites 

courts  interval-  i  (Arabes, Lydiens, etc.). 

les  (Patriarcaux  <       1/4  de  tons  .•  Aryens 

influencés  par  /  (Hindous,  Persans, 
\  les  caravaniers.  \  Pélasges). 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


Ul 


?>"  Les  gammes  mixtes  tiennent  le  milieu 
entre  les  gammes  à  lon^s  intervalles  et 
celles  à  courts  intervalles.  Elles  apparais- 
sent en  Grèce  avec  le  r/enre  chromaUque 
qui  n'emploie  plus  que  des  1/2  tons.  Il  y 
avait  plusieurs  espèces  de  gammes  chro- 
matiques; la  plus  facile  pour  le  chant  était 
la  gamme  chromatique  tonique  compre- 
n  ant    les  intervalles   suivants   :   1  j'2  ton , 

—  1/2  ton,  —  1  1/2  ton,  —  1  ton,  —  1/2 
ton,  —  1  1/2  ton. 

Plus  tard,  apparaît  le  genre  dlalonique 
employant  la  gamme  de  Pythagore  :  1  ton, 

—  1  ton,  —  1/2  ton,  —  1  ton,  —    1  ton, 

—  1  ton,  —  1/2  ton. 

C'est  notre  gamme  actuelle  ;  nous  ver- 
rons plus  loin  en  quoi,  cependant,  notre 
gamme  actuelle  diffère  de  celle  de  Pytha- 
gore. 

L'emploi  de  gammes  mixtes  nous  mon- 
tre que,  contrairement  aux  autres  peuples 
orientaux,  les  Grecs  résultent  d'une  com- 
binaison de  deux  éléments  :  l'un,  le  Pé- 
lasge  (Paysan  patriarcal),  ayant  certaines 
analogies  avec  les  Chinois  ou  les  Celtes; 
l'autre,  le  Phénicien  ou  le  Lydien  (navi- 
gateur ou  caravanier). 

{A  suivre.)  P.   Descamps. 


LES  TRIBUNAUX  SPECIAUX  POUR 

ENFANTS 

La  revue  VEnfanl  vient  de  publier  sous 
le  titre  «  Les  tribunaux  spéciaux  pour 
enfants  »  un  livre  de  propagande  que 
nous  tenons  à  signaler  aux  lecteurs  de  la 
Science  sociale.  Ils  s'y  documenteront  sur 
une  campagne  d'opinion  publique,  qui 
vient  d'être  entreprise  en  faveur  de  l'en- 
fance coupable. 

Dans  une  conférence  faite  en  février 
dernier  au  musée  social,  M.  Ed.  Julhiet 
avait  exposé  les  admirables  résultats  ob- 
tenus aux  Etats-Unis  par  les  Childrens's 
Cotirls.  Les  Américains  ont  abordé  le  pro- 
blème de  l'enfance  coupable  en  partant 
de  deux  principes  : 

1'^  L'enfant  coupable  est  tout  différent 
de  l'adulte  coupable,  comme  responsabilité 
d'abord,  comme  possibilité  de  relèvement 


ensuite.  Il  faut,  pour  le  juger,  un  tribunal 
spécial,  où  siègent  des  juges  .spécialistes 
de  l'enfance.  Par  la  spécialisation,  ce  tri- 
bunal pourra  être  doté  d'une  grande  ai- 
sance de  procédure  et  de  décision,  et  cons- 
tituer un  organe  complet,  vivant,  bien 
adapté  à  sa  fonction  ; 

2"  Très  souvent,  l'enfant  coupable  n'est 
pas  foncièrement  vicieux;  il  a  commis  un 
délit  par  légèreté  ou  entraînement  ;  si  ses 
parents  sont  de  braves  gens,  le  mieux  est 
de  le  laisser  avec  eux.  Mais  alors  le  juge, 
tout  en  rendant  l'enfant  aux  parents,  le 
fait  surveiller  par  des  délégués  du  tri- 
bunal (probation  officers),  et  le  met  ainsi 
«  en  liberté  surveillée  »  pendant  des  mois, 
des  années. 

Telle  est  l'organisation  américaine  : 
comme  juges,  des  magistrats  spécialisés, 
spécialistes,  bienveillants,  attentifs,  et  dis- 
posant d'une  grande  liberté  de  décision  ; 
comme  sanction,  aussi  souvent  (|ue  pos- 
sible, la  liberté  surveillée,  qui  rend  l'en- 
fant à  son  milieu  naturel,  la  famille,  mais 
sous  la  surveillance  du  juge  et  de  ses 
délégués. 

Ce  système  a  donné  de  magnifiques  ré- 
sultats. Etabli  dans  l'Illinois  en  1899,  il  a 
conquis  successivement  24  des  46  États 
de  rUnion,  qui  en  ont  reconnu  les  avan- 
tages. 

En  France,  aussitôt  après  la  conférence 
du  Musée  social,  MM.  Rollet,  Julhiet  et 
Veutsch  ont  cherché  à  réaliser  à  Paris  la 
mise  en  liberté  surveillée.  La  loi  de  1898, 
libéralement  interprétée,  leur  en  a  fourni 
le  moyen,  et  depuis  10  mois,  105  enfants 
ont  été  ainsi  mis  par  les  tribunaux  en 
liberté  surveillée.  Les  résultats  sont  très 
encourageants. 

11  est  certain  toutefois  que  ce  premier 
succès  ne  suffit  pas,  et  qu'il  nous  faut 
obtenir  maintenant  la  spécialisation  du 
tribunal,  spécialisation  sans  laquelle  l'en- 
fance coupable  ne  peut  être  jugée  conve- 
nablement. 

Les  promoteurs  de  l'essai  de  liberté 
surveillée  le  sentent,  et  ce  sont  eux  qui 
ont  commencé  une  campagne  en  faveur 
des  tribunaux  pour  enfants;  ils  saisissent 
de  la  question  l'opinion  publique  par  le 
très  intéressant  livre  que  nous  signalons, 


148 


BULLETIN    DE    LA   SOCIÉTÉ   INTERNATIONALE 


dont  une  préface    de  M.   René  Bérenger 
accentue  l'importance. 

Paul  Bureau. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  RECENTS 

Le  ministère  du  travaiL  —  Pelites  économies  et 
grosses  dépenses.  —  Kaut-ii  diminuer  la  cavale- 
rie? —  Les  grèves  de  vendan;;curs  en  Languedoc. 
—  Pour(|uoi  les  gros  lots  sont  gagnes  par  les 
gens  modestes.  —  Le  bill  sur  l'enseignement 
en  Angleterre.  —  Les  troubles  du  Maroc.  —  Les 
ouvriers  américains  et  les  partis. 

Le  dernier  automne  a  vu  éclore  un 
nouveau  ministère,  dont  le  nom  seul  est 
de  nature  à  intéresser  ceux  qui  s'occupent 
(le  questions  sociales.  Il  s'agit  du  «  minis- 
tère du  travail  »,  dont  le  premier  titulaire, 
M.  Viviani.  a  été  choisi  dans  le  groupe 
socialiste. 

Ce  ministère  du  travail,  d'après  le  dé- 
cret qui  l'institue,  doit  grouper  tout  ce  qui 
concerne  :  1"  la  réglementation  du  travail 
(durée,  repos,  hygiène,  sécurité):  2"  les 
relations  entre  employeurs  et  employés 
(contrat  de  travail,  associations  profes- 
sionnelles, grèves,  conciliation,  etc.)  :  3"  les 
conditions  d'existence  des  travailleurs  en 
cas  de  maladie,  d'accidents,  de  chômage, 
d'invalidité,  de  vieillesse,  etc.  ;  4"  les  sta- 
tistiques et  enquêtes  relatives  à  tous  ces 
objets. 

La  création  de  ce  nouveau  ministère  a 
été  accueillie  avec  des  sentiments  divers. 
Les  uns  l'ont  applaudie,  en  espérant  qu'il 
en  résultera  quelque  augmentation  de 
bien-être  pour  la  classe  ouvrière.  Les  au- 
tres l'ont  critiquée,  en  fai.sant  observer 
qu'elle  va  occasionner  une  énorme  aug- 
mentation de  dépenses  au  moment  même 
où  les  financiers  commencent  à  s'effrayer 
sériausement  du  déficit.  Aussi  M.  Beau- 
quier.  député  radical  du  Doubs,  a-t-il,  dans 
la  séance  où  l'on  a  discuté  les  crédits  de- 
mandés pour  le  nouveau  ministère,  com- 
battu le  vote  de  ceux-ci.  Il  a  constaté  que, 
pour  le  moment,  les  projets  de  «  réforme  » 
n'aboutissent  qu'à  la  création  de  nouveaux 
fonctionnaires.  «  La  création  d'un  minis- 
tère, a-t-il  dit,  est  un  excellent  bouillon  de 
culture  pour  le    développement  du  fonc- 


tionnarisme. «Il  a  rappelé  que  le  ministère 
des  colonies,  fondé  en  1894,  dépensait 
déjà,  un  an  après,  quatre-vingt-quatre 
millions  au  lieu  de  quarante-deux.  L'ora- 
teur a  énuméré  toutes  les  places  de  chefs 
de  cabinet,  chefs  adjoints,  secrétaires, 
attachés,  etc.,  qu'entraîne  la  création  d'un 
nouveau  ministère,  et  sur  lesquelles  se 
précipite  une  clientèle  d'affamés.  Il  a 
conclu  en  déclarant  que  le  président  du 
conseil  aurait  été  mieux  inspiré  en  pro- 
posant la  suppression  d'un  des  ministères 
existants.  C'eût  été  une  vraie  réforme  et 
un  signe  qu'on  voulait  entrer  dans  l'ère 
des  économies. 

M.  "\'iviani  a  défendu  son  poste.  Il  a  dé- 
buté par  une  profession  de  foi  :  «  J'arrive 
tel  que  je  suis,  la  tête  haute,  en  .socialiste 
qui  n'entend  répudier  aucune  des  doc- 
trines qu'il  a  essayé  de  défendre  depuis 
seize  ans.  »  Il  a  ensuite  avoué  que  le  nou- 
veau rouage  n'avait  pas  la  prétention  de 
résoudre  la  question  sociale.  Puis,  dans 
une  comparaison  poétique,  il  a  traduit  sa 
pensée  :  «  Le  ministère  du  travail  m'ap- 
paraît  comme  une  large  fenêtre  au  tra- 
vers de  laquelle  s'aperçoivent  les  travail- 
leurs avec  leurs  besoins,  leurs  aspira- 
tions. »  L'institution  nouvelle,  avec  tous 
ses  fonctionnaires,  servirait  donc  à  obser- 
ver le  monde  du  travail.  Quant  à  la  solu- 
tion proprement  dite  des  problèmes,  elle 
sera  apportée  par  «  l'action  latente  des 
choses  ».  L'orateur  a  traité  de  «  mot  d'é- 
quivoque »  la  liberté  telle  qu'on  l'entend 
généralement.  «  L'ouvrier,  a-t-il  dit,  n'ou- 
blie pas  la  liberté  politique,  ni  la  liberté 
de  penser,  ni  la  liberté  de  parler,  mais  il 
réclame  la  liberté  sociale.  » 

Le  langage  du  ministre  est  resté  si  poé- 
tique et  si  figuré  qu'il  a  été  difficile  de 
savoir  en  quoi  consistait  cette  «  liberté  so- 
ciale ».  Toutefois,  M.  Yiviani  a  rappelé 
que  les  socialistes,  ses  coreligionnaires, 
affirment  que  *  pour  jouir  individuelle- 
ment de  tous  les  biens  de  la  terre,  les 
hommes  devront  les  appréhender  sous  la 
forme  sociale  ».  C'est  une  profession  de 
foi  communautaire,  et  qui,  si  oa  la  creuse, 
ouvre  des  perspectives  de  confiscation  ; 
mais  l'orateur  n'a  pas  appuyé  sur  ce  point 
délicat,  car  il  y  a  des  opinions  différentes 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


IW 


dans  le  ministère  dont  il  fait  partie.  Il  a 
vite  glissé  dans  des  considérations  philo- 
sophiques et  matérialistes.  Il  a  lancé  sa 
fameuse  phrase  :  «  Nous  avons  arraclié  la 
conscience  humaine  à  la  croyance  de  l'au- 
delà.  Ensemble,  et  d'un  geste  magnifique, 
nous  avons  éteint  dans  le  ciel  des  lumiè- 
res qu'on  ne  rallumera  pas.   » 

Cette  phrase,  qui  est  l'équivalent  de 
celle  de  M.  Jaurès  sur  la  «  vieille  chanson  », 
montre  que  les  hommes  préposés  à  la  sur- 
veillance du  travail  sont  disposés  à  faire 
leur  œuvre  dans  un  esprit  de  collecti- 
visme et  d'anticléricalisme.  A  ce  point  de 
vue,  le  nouveau  ministère  peut  être  dan- 
gereux, car  les  institutions  valent  ce  que 
valent  les  hommes  qui  les  représentent. 
L'attrait  des  «  biens  de  la  terre  »  est  légi- 
time, mais  en  tant  que  ressort  propre  à 
pousser  la  volonté  à  de  fécondes  initiatives. 
Au  contraire,  proclamer  les  jouissances 
matérielles  comme  le  but  unique  de  la  vie, 
surexciter  systématiquement  les  convoi- 
tises, conseiller  au  peuple  d'  «  appréhen- 
der »  la  propriété  existante  et  supprimer 
d'un  seul  geste  les  «  lumières  du  ciel  », 
c'est  s'exposer  à  déchaîner  une  vraie  tem- 
pête d'appétits  que,  de  toutes  façons,  il 
sera  impossible  de  satisfaire. 

L'opinion  des  sceptiques  est  que  le  mi- 
nistère du  travail  aura  surtout  pour  mis- 
sion, en  France,  de  discipliner  et  d'embri- 
gader les  diverses  organisations  éparses 
du  parti  socialiste.  Ce  qui  n'empêche  pas 
qu'ailleurs,  bien  entendu,  des  institutions 
analogues,  fonctionnant  d'une  façon  éco- 
nomique et  dirigés  par  des  hommes  com- 
pétents, peuvent  rendre  des  services. 
L'instrument,  en  un  mot,  n'est  pas  con- 
damnable en  lui-même.  Seulement,  il  faut 
y  joindre  «  la  manière  de  s'en  servir  ». 


Si  les  dépenses  augmentent,  ceux  qui 
provoquent  cette  augmentation  ne  veulent 
pas  être  accusés  de  ne  rien  faire  dans  le 
sens  des  économies,  ("est  ainsi  que  le  sous- 
secrétaire  d'État  à  la  guerre  —  rouage  créé 
en  même  temps  que  le  ministère  du  tra- 
vail —  a  entrepris,  paraît-il,  de  lutter 
contre  le  gaspillage  en  ce  qui  concerne  les 


articles  de  bureau.  On  prétend  même  que 
ses  réformes,  à  ce  point  de  vue,  vont  pren- 
dre un  caractère  rigoriste.  Le  papier  blanc, 
trop  luxueux,  sera  remplacé  par  du  papier 
bulle  ;  les  «  minutes  »  seront  établies  sur 
des  feuilles  de  papier  simple;  les  enve- 
loppes ayant  déjà  servi  seront  retournées 
pour  être  utilisées  de  nouveau  (cet  excès 
de  zèle  n'est  vraiment  pas  nécessaire)  et 
l'on  procédera  de  même  à  l'égard  des 
vieilles  bandes  de  papier. 

11  y  a  dans  tout  cela  une  pensée  louable. 
On  pourra  bien  gagner  de  la  sorte  quel- 
ques centaines  de  francs,  ou  peut-être 
quelques  milliers.  Le  malheur  est  que  le 
déficit  se  monte  à  plusieurs  centaines  de 
millions,  et  qu'au  moment  même  où  l'on 
annonçait  les  économies  de  papier  pro- 
jetées au  ministère  de  ia  guerre,  les  dé- 
putés et  sénateurs  se  votaient  une  augmen- 
tation de  traitement  égale  à  cinq  millions 
et  demi.  La  vie  est  chère  à  Paris,  et  il  est 
certain  qu'avec  quinze  mille  francs  on  se 
donne  plus  de  confortable  qu'avec  neuf 
mille.  Mais  la  vie  est  chère  aussi  à  Londres, 
et  les  membres  de  la  Chambre  des  com- 
munes ne  touchent  aucune  indemnité. 
L'initiative  privée  vient  à  leur  aide,  s'il  le 
faut.  En  certains  pays  où  les  législateurs 
sont  rétribués,  ils  le  sont  d'ailleurs  au 
moyen  de  jetons  de  présence,  procédé  qui 
gênerait  fort  la  plupart  de  nos  élus,  habi- 
tués à  mettre  rarement  les  pieds  au  Par- 
lement. La  séance  où  a  été  votée  l'augmen- 
tation en  est  d'ailleurs  une  preuve.  Une 
quarantaine  de  membres  seulement,  au 
dire  des  témoins,  étaient  présents  au  mo- 
ment du  vote.  Non  seulement  le  métier  se 
paye  cher,  mais,  trois  cent  cinquante  jours 
sur  trois  cent  soixante-cinq,  beaucoup  des 
titulaires  ne  l'exercent  pas.  La  conclusion 
à  retenir,  c'est  que  ce  métier  de  politicien 
va  devenir  plus  attrayant.  Ne  l'était-il  pas 
déjà  assez,  et  même  trop? 


Une  économie  en  perspective,  c'est  celle 
qui  pourra  résulter  de  la  diminution  de  la 
cavalerie.  La  guerre  russo-japonaise  a  vi- 
vement impressionné  ceux  qui,  après  avoir 
attendu  beaucoup  de  l'écrasante  supério- 


loO 


BULLETIN   DE    LA    SOCIÉTÉ  IXTERNATIONALE 


rite  numérique  de  la  cavalerie  russe,  ont 
eu  la  décei)tion  de  constater  que  cet  atout, 
dans  le  jeu  des  généraux  moscovites, 
n'avait  servi  absolument  à  rien.  11  est 
certain  que  les  armes  à  tir  rapide  rendent 
désormais  difficiles  certains  exploits  clas- 
siques de  la  cavalerie.  Longtemps  celle-ci 
a  résisté  aux  transformations  que  la  pou- 
dre à  canon  avait  introduites  dans  la  tac- 
tique. La  <(  charge  »  restait  possible  et 
redoutable  tant  que  les  armes  à  feu  se 
chargeaient  lentement,  et  l'on  sait  le  parti 
que  Napoléon  sut  tirer,  avec  des  chefs 
comme  Murât  et  Ney,  de  la  puissance  quasi 
mécanique  de  ses  escadrons.  Ces  fou- 
gueuses chevauchées,  aujourd'hui,  sont 
considérées  par  beaucoup  comme  inutiles 
et  stérilement  meurtrières.  C'est  pourquoi, 
tandis  que  l'on  recherche  fiévreusement 
les  moyens  de  perfectionner  l'artillerie  et 
les  armes  à  feu,  l'on  songe  sérieusement 
à  «  mettre  à  pied  »  plusieurs  régiments  à 
cheval. 

Ce  projet,  naturellement,  a  mis  l'alarme 
dans  les  régions  d'élevage,  car  une  di- 
minution sensible  des  achats  de  la  remonte 
peut  bouleverser  les  moyens  d'existence 
de  populations  entières.  Mais  on  conçoit 
que  cette  considération  doive  céder  le  pas 
à  celles  que  nous  venons  de  résumer,  si 
toutefois  il  est  vrai  que  la  cavalerie  est 
condamnée  par  l'expérience  des  guerres 
modernes.  Mais  est-elle  condamnée?  Cette 
arme,  malgré  les  transformations  du  tir, 
conserve  ses  défenseurs.  D'abord,  tous  les 
témoignages  de  l'histoire  ancienne  et  mo- 
derne s'accordent  à  prouver  qu'une  vic- 
toire remportée  sans  cavalerie  demeure 
une  victoire  incomplète,  ou  même  stérile, 
qui  recule  les  difficultés  sans  les  supprimer 
et  bouscule  les  ennemis  sans  les  abattre. 
Tel  fut  le  cas  de  Napoléon  durant  la  cam- 
pagne de  1813,  où  les  victoires  de  Lutzen 
et  de  Bautzen  ne  devaient  le  conduire 
qu'à  la  débâcle  de  Leipsick. 

Mais,  outre  ce  rôle  de  «  poursuivants  », 
qui  est  essentiel  après  la  bataille,  outre  le 
rôle  d'  «  éclaireurs  »  et  de  «  protecteurs 
des  flancs  »,  qui  semble  devoir  leur  rester, 
les  cavaliers  peuvent  encore,  dans  la  ba- 
taille, voir  leur  vieille  utilité  reparaître,  et 
cela  —  chose  curieuse  —  en  raison  même 


de  cette  rapidité  du  tir  qui  rend  si  formi- 
dable l'infanterie  moderne.  Une  bataille,  J 
l'expérience  le  dit,  devient  souvent  quel-  ' 
que  chose  d'  «  anarchique  ».  Les  prévi- 
sions des  chefs  sont  déjouées  par  le  ha- 
sard, des  fautes  sont  commises,  des  accrocs 
surviennent.  Parmi  ces  accrocs,  il  faut 
mentionner  l'inexactitude  dans  les  ravi- 
taillements en  munitions.  Or,  il  peut  ar- 
river qu'une  troupe  d'infanterie  se  laisse 
entraîner,  au  cours  d'une  vive  fusillade,  à 
épuiser  ses  cartouches.  Et  c'est  alors,  si 
l'ennemi  s'en  aperçoit,  que  la  cavalerie  de 
celui-ci,  tenue  en  réserve  derrière  quelque 
pli  de  terrain,  peut  avoir  beau  jeu. 

En  résumé,  nous  ne  savons  s'il  y  a  lieu 
de  restreindre  les  effectifs  de  la  cavalerie. 
Mais  ce  qui  semble  certain,  c'est  que  la 
cavalerie  doit  s'adapter  à  des  nécessités 
nouvelles,  et  devenir  une  arme  de  plus  en 
plus  savante,  conduite  par  des  techniciens 
exercés. 


Une  des  fonctions  de  la  cavalerie  —  assez 
laborieuse  sans  qu'elle  en  ait  l'air  —  con- 
siste à  protéger  plus  ou  moins  efficacement 
l'ordre  et  la  sécurité  en  cas  de  grèves, 
d'émeutes  ou  de  troubles  quelconques. 
Aussi  entend-on  souvent  dire  que  des  es- 
cadrons sont  en  marche  sur  tel  ou  tel  point 
de  la  France.  On  compte  alors  sur  la 
frayeur  inspirée  par  le  cheval,  .sur  le  pres- 
tige du  cavalier  résultant  de  son  élévation 
dans  les  airs  et  sur  le  caractère  plus  inof- 
fensif des  mêlées  qui  s'engagent.  Une  ba- 
garre réprimée  par  de  la  cavalerie  est 
généralement  moins  sujette  à  l'effusion  du 
sang  qu'une  bagarre  réprimée  par  de 
l'infanterie. 

Lors  des  dernières  vendanges,  on  a 
ainsi  vu  de  la  cavalerie  sur  les  routes  du 
Languedoc,  où  régnaient  des  grèves  agri- 
coles. D'ordinaire,  elle  arrivait  plutôt  en 
retard,  comme  les  carabiniers  d'Offenbach, 
mais  cela  permettait  toujours  de  dire  que 
la  sécurité  publique  n'était  pas  oubliée 
par  ceux  qui  avaient  mission  de  la  main- 
tenir. Les  grévistes  vendangeurs  ont  fait 
beaucoup  de  dégâts  matériels  et  maltraité 
nombre  de  personnes  avant  qu'on  eût  pu 


DE    SCIENCE    SOCIALE. 


loi 


les  arrêter.  Ce.s  grévistes  avaient  un  pro- 
cédé particulier  :  celui  de  l'équipe  de 
vendange  imposée  en  bloc  aux  proprié- 
taires. Un  viticulteur  avait  besoin  de  cin- 
quante ouvriers;  il  lui  en  arrivait  cent. 
C'était  à  prendre  ou  à  laisser.  S'il  i  pre- 
nait »,  c'était  une  perte  énorme,  due  à  un 
surcroit  de  main-d'œuvre  dont  il  n'avait 
nul  besoin.  S'il  «  lais.sait  »,  il  ne  trouvait 
plus  personne,  les  grévistes  ayant  orga- 
nisé la  «  surveillance  des  routes  »  et  em- 
pêchant tous  autres  vendangeurs  d'avoir 
accès  à  la  propriété.  Un  ancien  ministre, 
M.  Turrel,  a  été  une  des  victimes  de  ce 
système,  qui,  par  moments  et  par  endroits, 
a  frisé  la  «  jacquerie  ». 

On  conçoit  que  la  grande  culture,  en 
de  pareilles  conditions,  soit  de  plus  en 
})lus  considérée  comme  une  entreprise 
fort  aléatoire  et  peu  séduisante. 


A  propos  d'aléa,  l'on  a  fait,  lors  du  der- 
nier tirage  du  Crédit  Foncier,  une  intéres- 
sante remarque,  à  savoir  que,  depuis 
quelque  temps,  les  gros  lots  des  impor- 
tantes loteries  sont  gagnés  surtout  par  de 
petites  gens,  par  des  «  humbles  »,  des 
«  déshérités  ».  On  voit,  dans  le  groupe  de 
ces  heureux  mortels,  une  cantinière,  un 
ouvrier  en  cuir,  un  peintre,  une  mar- 
chande de  chocolat,  un  commis,  des  lin- 
gères,  un  valet  de  chambre.  Et  les  jour- 
nalistes de  complimenter  la  Fortune  sur 
son  intelligence  et  sur  ses  sympathies 
démocratiques. 

La  Fortune  est  démocrate,  soit  :  mais 
cela  tient  peut-être  à  deux  cau.ses.  L'une 
est  que  le  bien-être,  somme  toute,  est  lar- 
gement répandu  en  France  et  que.  parmi 
ceux  qu'on  appelle  les  humbles,  les  dé- 
shérités, il  en  est  beaucoup  qui,  grâce  à 
leurs  économies,  sont  en  mesure  de  se 
payer,  soit  des  billets  de  loterie,  soit  des 
valeurs  à  lots.  L'autre  cause  est  que  les 
riches  capitalistes,  ayant  sous  la  main  des 
multitudes  de  valeurs  aléatoires,  telles 
que  mines  d'or  ou  autres,  aiment  mieux 
risquer  leur  argent  sur  ces  entreprises, 
que  sur  un  billet  de  loterie  pur  et  simple. 
Au  fond,  on  doit  avoir  plus  de  chances  de 


gagner  en  achetant  une  action  de  valeur 
minière  au  hasard  qu'en  achetant  un  ou 
même  cent  billets  de  loterie,  représentant 
une  chance  infinitésimale  de  gagner,  eu 
égard  au  nombre  considérable  de  billets 
émis.  Les  gros  capitalistes  ont  encore  le 
jeu  proprement  dit  de  la  Bourse,  et  les 
spéculations  sur  les  marchandises.  Le 
goût  et  l'espoir  des  gains  chanceux  se 
trouvent  donc  satisfaits  de  différentes 
manières  selon  les  degrés  de  l'échelle  so- 
ciale. En  définitive,  les  loteries  et  les  va- 
leurs à  lots  n'ont  guère  été  inventés  que 
pour  le  peuple,  et  leur  succès,  ainsi  que 
la  composition  essentiellement  plébéienne 
des  attroupements  que  1  on  aperçoit  de- 
vant les  banques  aux  jours  d'émission, 
prouve  que  le  nombre  des  «  meurt-de- 
faim  »,  dans  les  classes  laborieuses,  est 
bien  moindre  que  ne  voudraient  le  faire 
croire  certains  publicistes  trop  intéressés 
à  pou.sser  les  choses  au  noir. 


L'instruction,  comme  le  bien-être,  élar- 
git son  domaine,  et  ce  domaine,  comme 
on  le  sait,  sert  souvent  de  champ  de  ba- 
taille. En  Angleterre,  il  y  a  lutte  autour 
d'un  bill  sur  l'enseignement  présenté  par 
le  ministère  et  adopté  par  la  Chambre  des 
communes,  mais  que  vient  de  modifier  la 
Chambre  des  lords.  Ces  amendements  ont 
eu  pour  but  de  rendre  l'enseignement  re- 
ligieux plus  facile  dans  les  écoles  publi- 
ques. L'article  4  stipulait  que,  lorsque  les 
quatre  cinquièmes  des  parents  en  feraient 
la  demande,  les  autorités  locales  pour- 
raient autoriser  les  maîtres  d'une  école  à 
donner  aux  enfants  un  enseignement  re- 
ligieux particulier.  La  Chambre  des  lords 
a  décidé  que  cet  enseignement  devrait 
être  donné  s'il  était  réclamé  par  la  majo- 
rilë  des  parents.  Un  autre  amendement 
institue,  auprès  de  chaque  école,  un  co- 
mité de  six  membres,  dont  quatre  nommés 
par  les  parents,  comité  chargé  d'exercer 
un  contrôle  sur  l'enseignement  religieux 
et  sur  le  choix  des  maîtres. 

Il  est  inutile  d'insister  sur  les  diffé- 
rences fondamentales  qui  distinguent  l'en- 
seignement en    Angleterre   et  l'enseigne- 


152 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


ment  en  France.  Comme  on  le  voit,  le 
souci  de  respecter  l'opinion  des  parents  et 
leur  croyance  caractérise,  de  l'autre  côté 
de  la  Manche,  l'organisation  des  écoles 
publiques.  Et  il  n'est  pas  (luestion  ici  des 
écoles  privées,  qui  restent  absolument  li- 
bres. En  France,  les  parents  ne  sont  con- 
sultés sur  rien  du  tout;  les  autorités 
locales  ne  peuvent  même  choisir  les  maî- 
tres, et  l'on  a  fermé  des  milliers  d'écoles 
privées,  en  attendant  de  les  fermer  peut- 
être  toutes,  puisque  la  suppression  de  la 
liberté  de  l'enseignement  figure  dans  le 
programme  du  ministère  actuel. 


L'opinion  anglaise  marche  du  moins 
avec  l'opinion  française  dans  la  question 
du  Maroc.  On  sait  qu'il  y  a  un  an,  des  di- 
plomates des  principales  puissances  étaient 
rassemblés  à  Algésiras,  en  face  de  la  côte 
marocaine,' et.  après  de  laborieuses  confé- 
rences, réglaient  souverainement  les  des- 
tinés de  l'empire  chérifien.  Tout  était 
réglé...  sur  le  papier;  mais  le  papier,  il 
faut  le  croire,  est  chose  inconnue  aux  no- 
mades du  désert  et  aux  bandits  de  la 
montagne,  car,  à  l'heure  actuelle,  le  dé- 
sordre au  Maroc  est  plus  alarmant  que 
jamais.  L'autorité  de  l'empereur,  qui  ne 
s'exerçait  en  réalité  que  dans  une  sphère 
a.ssez  restreinte,  est  aujourd'hui  complète- 
ment débordée  par  les  rebelles,  et  le  gou- 
vernement officiel  se  voit  obligé  de  pactiser 
avec  ceux-ci.  tandis  que  l'Allemagne,  pour- 
suivant sa  politique  de  l'année  dernière, 
prête  un  appui  moral  à  l'insurrection. 

Ainsi  les  événements,  nés  de  la  nature 
des  choses,  déjouent  les  combinaisons  de 
la  diplomatie.  Mais  cette  même  nature  des 
choses,  que  l'Allemagne  le  veuille  ou  non, 
donne  un  rôle  tout  tracé  aux  deux  puis- 
sances qui  a  voisinent  immédiatement  le 
Maroc  :  la  France  et  l'Espagne.  A  l'heure 
où  nous  écrivons  ces  lignes,  des  vaisseaux 
de  guerre  français  et  espagnols  surveillent 
les  cotes  marocaines,  prêts  à  débarquer 
des  troupes,  et  l'Angleterre  approuve  ces 
démonstrations.  Notons  que,  pour  l'Espa- 
gnol, le  Marocain  est  toujours  le  Maure, 
c'est-à-dire  l'ennemi  national,  héréditaire, 


et  que  les  expéditions  contre  l'Africain 
sont  bien  plus  populaires  dans  la  pénin- 
sule que  ne  l'étaient  les  expéditions  contre 
Cuba.  Quant  à  la  France,  le  Maroc  est 
pour  elle  le  prolongement  de  l'Algérie,  et, 
vers  le  Sud  surtout,  il  n'y  a  aucune  dé- 
marcation entre  le  désert  algérien  et  le 
désert  marocain,  entre  lesquels  les  tribus, 
vivant  à  l'état  nomade,  n'ont  qu'une  très 
faible  idée  de  la  nationalité  qu'elles  peu- 
vent avoir.  Le  droit  de  pénétrer  sur  le 
territoire  marocain  fait  partie,  pour  les 
Français  d'Algérie,  du  droit  de  légitime 
détonse.  Il  faut  donc  s'attendre,  selon  toute 
vraisemblance,  à  voir  le  double  protec- 
torat de  la  France  et  de  l'Espagne  s'éta- 
blir prochainement  sur  ce  coin  d'Afrique 
demeuré  si  longtemps  indépendant,  bien 
qu'il  fût  le  plus  rapproché  de  l'Europe. 


L'ancien  monde,  qui  se  débat  dans  tant 
de  vieilles  questions,  continue  à  recevoir, 
de  temps  à  autre,  quelques  leçons  du 
nouveau. 

Dernièrement  la  «  Fédération  améri- 
caine du  travail  »  a  tenu  sa  «  convention  » 
annuelle  à  Minnéapolis,  et  divers  rapports 
y  ont  été  présentés.  L'un  de  ces  rapports, 
provenant  du  conseil  exécutif  de  la  Fé- 
dération, s'est  occupé  de  la  question  po- 
litique. Il  a  conclu  qu'  «  aucun  parti 
politique  spécial  ne  doit  être  formé  et 
qu'aucune  opinion  politique  ne  doit  être 
imposée  aux  ouvriers  syndiqiu^s  ».  Le  rap- 
port proposait  toutefois  de  suggérer,  de 
temps  en  temps,  (quelques  mesures  légis- 
latives favorables  au  travail,  et  de  chercher 
à  faire  élire,  sous  des  étiquettes  quel- 
conques, des  représentants  partisans  de 
ces  mesures. 

Voilà  certes  de  l'esprit  pratique,  et  de 
l'esprit  anglo-saxon.  On  peut  rapprocher 
ce  fait  des  dernières  élections  municipales 
de  Londres  où  les  conservateurs  ont  ob- 
tenu, même  dans  des  agglomérations 
essentiellement  ouvrières,  de  fortes  ma- 
jorités. Peu  importe  à  l'ouvrier  vraiment 
anglais  ou  américain  le  panache  dont  .se 
coiffe  son  député,  pourvu  que  la  législa- 
tion lui  soit  favorable.  Et,  même  dans  ce 


DE   SCIENCE   SOCIALE. 


153 


ilrriiier  ordre  d'idées,  il  se  contente  vo- 
lontiers de  résultats  médiocres,  mais 
Mibstantiels,  par  crainte  sans  doute  de 
iiobtenir  rien  s'il  demandait  la  lune.  Sans 
iliiute,  on  a  vu  l('s  masses  ouvrières  se 
livrer  dernièrement  aux  passions  politi- 
ques, lors  des  élections  municipales  de 
New-York,  mais  nul  n'ignore  que  les 
masses  ouvrières,  dans  cette  ville,  sont 
composées  en  grande  partie  d'Irlandais, 
c'est-à-dire  d'hommes  de  clan.  De  là,  la 
violence  que  revêtent  les  luttes  électorales 
dans  la  cité  new-yorkaise  et  le  rôle  capital 
joué  par  la  fameuse  Tammany.  Dans  les 
circonstances  présentes,  cette  puissante 
organisation  a  été  battue,  comme  elle  l'a 
été  plusieurs  fois  déjà,  la  corruption  de 
ceux  qui  la  représentent  ayant  pour  effet 
de  rejeter  les  «  démocrates  »  honnêtes  du 
côté  des  «  républicains  ».  Plus  sage  que  la 
plèbe  remuante  de  New-York,  la  conven- 
tion ouvrière  de  Minnéapolis  a  compris 
qu'il  valait  mieux  profiter  de  toutes  les 
bonnes  volontés,  dans  quelque  parti 
qu'elles  se  trouvent,  que  de  s'atteler  avec 
fureur  au  triomphe  exclusif  d'un  parti. 

Gabriel  d'Azambuja. 


COURS  DE  SCIENCE  SOCIALE 


M.  Paul  de  Rousiers  a  fait  quatre  leçons 
de  science  sociale  à  l'École  libre  des 
Sciences  sociales  et  politiques  de  Lille. 
En  voici  le  programme  : 

Première  leçon.  —  Définition  de  la 
science  sociale.  L'existence  des  Lois  so- 
ciales et  la  Liberté  humaine.  Comment 
l'activité  de  l'homme  suppose  des  groupe- 
ments. Nécessité  de  connaître  les  lois  qui 
président  à  ces  groupements.  L'observa- 
tion des  faits  sociaux  permet  la  recherche 
de  ces  lois.  Définition  du  fait  social.  Les 
Répercussions  sociales. 

Deuxième  leçon.  —  Les  trois  procédés 
de  la  méthode  d'observation  :  analyse, 
comparaison,  classification.  Chacun  de  ces 
procédés  est  déterminé,  pour  la  science 
sociale,  par  l'objet  de  cette  science.  — 
\.  Analyse.  L'objet  de  la  science  sociale 
conduit  à  faire  porter  l'analyse,  1"  sur  le 


groupement  familial,  2"  sur  la  famille 
ouvrière,  3"  sur  la  famille  ouvrière  pros- 
père. Distinction  entre  la  prospérité  har- 
monique et  la  prospérité  parasitaire.  La 
raison  d'être  de  la  monographie.  Com 
ment  elle  éclaire  les  diverses  questions  qui 
peuvent  être  étudiées  à  la  lumière  de  la 
science  sociale. 

Troisième  leçon.  —  IL  Observation  com- 
parée. Le  rôle  des  sociétés  simples  dans 
la  comparaison  des  sociétés.  Les  compa- 
raisons entre  groupements  sociaux  du 
même  ordre.  — III.  Classification  des  faits 
sociaux.  Comment  Henri  de  Tourville  l'a 
déterminée.  Le  principe  de  la  classifica- 
tion. La  classification  et  son  usage  dans 
l'observation. 

Quatrième  leçon.  —  Les  applications 
diverses  de  la  science  sociale:  la  con- 
naissance et  le  classement  des  sociétés  ;  la 
connaissance  et  le  classement  des  di- 
verses catégories  de  faits  sociaux;  la 
science  du  groupement;  la  science  de  la 
vie. 


APPRECIATIONS  DE  LA  PRESSE 


On  a  publié  un  certain  nombre  d'articles 
sur  Yllistoire  de  la  formation  particula- 
riste  d'Henri  de  Tourville.  Nous  en  déta- 
chons quelques  extraits  : 

De  M.  Paul  Marion,  dans  la  République 
française  : 

■•  Voici  encore  quelques  «  miscellanées  », 
et  tout  d'abord  un  recueil  posthume  qui  fait 
quelque  bruit. 

•■  M.  Henri  de  Tourvilli',  un  sociologue  de 
valeur,  étant  mort,  en  effet,  sans  avoir  eu  le 
temps  de  rassembler  les  leçons  qu'il  avait  pro- 
fessées dernièrement  à  la  Science  sociale  sur 
la  formation  des  grands  peuples  actuels,  une 
main  pieuse  a  recueilli  ces  leçons  et  voici  un 
(les  ouvrages  les  plus  curieux  et  les  plus  ins- 
tructifs qu'on  ait  publiés  depuis  longtemps 
sur  la  nature  du  monde  moderne  et  sur  ce 
qui  le  sépare  profondément  de  l'antiquiti'. 

"  M.  de  Tourville  croyait  que  la  nature  du 
sol  a  eu  une  influence  considérable  sur  l'or- 
ganisation des  races  qui  l'habitaient,  et  que 
les  sols  différents  ont  engendré  des  organi- 
.sations  différentes.  A  i"appui  de  son  dire,  il 
nous  montro  les  transformations  sulues  par 
le  type  social  Scandinave  et  saxon. 


loi 


BULLETLN    DE    LA    SOCIETE    INTERNATIONALE 


«  La  famille  Scandinave,  pastorale  à  Tori- 
gine,  est  devenue  particulai'iste  par  suite  de 
la  nature  des  lieux  où  elle  séjournait  :  la 
barque  et  les  engins  de  pèche  sont  en  efïet 
dos  instruments  individuels.  Les  Germains  de 
la  plaine  saxonne  vécurent  donc  dés  lors  en 
famille  particulariste  tandis  que  les  Germains 
de  la  plaine  baltique  continuaient  à  vivre  en 
famille  patriarcale. 

«  Dans  la  <  irande-Bretagne,  les  Saxons  arri- 
vèrent petit  à  petit  à  supplanter,  à  annihiler 
toutes  les  races  précédentes,  à  dominer  no- 
tamment les  Normands  vainqueurs,  en  accen- 
tuant de  plus  en  plus  leur  iiarticularisme,  en 
j)ratiquant  le  gouvernement  ■■  libre  •>  et  <■  égal», 
en  laissant  aux  peuples  conquis  le  droit  de  se 
gouverner  eux-mêmes  conformément  à  leurs 
goûts  ou  à  leurs  traditions. 

■•  Dans  l'Europe  centrale,  au  contraire,  le 
particularisme  des  Francs  s"est  bien  manifesté 
par  l'enfantement  de  la  Commune.  Mais  la 
Monarchie,  qui  n'était  autre,  en  somme,  que 
la  «  caisse  publique  »,  a  Uni  par  y  triompher 
de  la  Féodalité  qui  était  le  particularisme, 
étant  le  domaine  agricole.  La  Révolution  n'a 
donc  fait,  en  dépit  des  apparences,  que  con- 
tinuer la  Monarchie  et  la  France  est  devenue 
(le  moins  en  moins  particulariste.  L'Alle- 
magne, qui  est  maintenant  la  dernière  grande 
monarchie  européenne,  a  suivi  la  même  évo- 
lution, avec  i)lus  de  violence  encore,  peut-on 
dire,  puisque  la  communauté  y  a  complète- 
ment anéanti  les  éléments  particularistes. 

«  La  conclusion  de  M.  Henri  de  Tourville 
est  que  le  contraire  eût  été  à  souhaiter  pour 
nous  et  qu'il  eût  mieux  valu  voir  triompher 
le  particularisme,  l'individualisme,  en  France 
comme  en  Angleterre,  comme  aux  États-Unis 
surtout  dont  il  a  fait  la  grandeur  et  assuré  la 
prospérité.  » 

Du  Journal  des  Débats  : 

«  F'armi  les  continuateurs  de  la  profonde 
pensée  de  Fr.  Le  Play,  Henri  de  Tourville 
fut,  comme  on  le  sait,  le  chef  de  l'école  très 
vivante  et  très  féconde,  qui  se  i-éclame  de 
la  Science  sociale.  Doué  d'un  esprit  singu- 
lièrement pénétrant  et  puissamment  métho- 
dique, il  tira,  de  son  analyse  des  faits  so- 
ciaux, une  échelle  de  nomenclature  qui  fut 
l'instrument  de  recherche  de  ses  élèves.  Jlais 
si  son  iniluence  sur  eux  fut  considérable  et 
constitua  vraiment  le  ressort  et  le  lien  de  la 
nouvelle  (>cole,  il  voulut  rester  modestement 
dans  l'arrière-plan,  à  l'écart  du  grand  public, 
qui  le  connut  fort  peu.  Il  n'aAait  rien  publié, 
ou  presque  rien,  lorsque  la  revue  la  Science 
sociale  fit  paraître  une  longue  série  d'articles 
historiques  qui  ne  s'achevèrent  qu'à  la  veille 
de  sa  mort. 

"  C'était  cette  Histoire  de  la  formation  par- 
ticulariste, qui  résume  en  des  pages  d'une 
netteté  saisissante  et  d'une  forte  originalité 
les  conclusions   de  sa  doctrine.  C'est   là  de 


l'histoii-e  vue  de  haut  et  par  ses  cotés  pro- 
fonds, dans  .sa  logique  interne  et  son  cours 
souterrain.  C'est  l'enchaînement  des  in.stitu- 
tions,  des  formes  de  travail  et  de  vie  sociale, 
des  réactions  mutuelles  des  unes  sur  les  au- 
tres, c'est-à-dire  de  ce  qui  fait  la  réalité  la 
plus  fondamentale  de  l'histoire  humaine.  A 
cet  égard,  et  par  les  conclusions  politiques 
qui  en  découlent  avec  une  clarté  souveraine, 
rien  n'e.st  plus  intéressant  que  ce  volume  ma- 
gistral. —  M.  Ms. 

Le  Bulletin  critique,  .sous  la  signature 
de  M.  L.  de  Lacger,  a  publié  un  long  ar- 
tirle,  dont  nous  détachons  l'extrait  .sui- 
vant : 

«  Les  disciples  de  l'école  de  la  Science  so- 
ciale .savent  que  la  théorie  et  l'histoire  de  la 
formation  particulaiiste  forment  le  noyau  de 
leur  doctrine.  11  était  réservé  à  leur  maître 
vénéré  de  l'exposer,  de  la  prouver,  de  la  pré- 
senter au  public.  C'était  sa  besogne.  Ce  fut 
presque  la  seule,  si  l'on  excepte  quel(|ues  arti- 
cles de  circonstance  et  une  description  suc- 
cincte de  la  •■  Xomenclatui-e  sociale  ». 

"  JL  Demolins  a  vulgarisé  les  notions  fon- 
damentales de  la  «  Science  ».  Depuis  la  rajjidi' 
ilifl'usion  de  ses  écrits,  le  public  sait  ce  qu'on 
doit  entendi-e  par  la  formation  communau- 
taire et  la  formation  particulariste,  par  la 
famille  patriarcale  et  la  famille  instable.  L'///.».- 
toi)'e  de  la  formation  partiadoriste  procède  de 
la  même  inspiration  que  :  .4  quoi  lient  la  su- 
périorité des  Anijlo-Saxons?  On  se  souvient 
même  que  l'auteur  de  ce  livre  si  souvent  lu 
et  discuté  faisait  modestement  remonter  à 
son  vénérable  ami  la  paternité  de  ses  concep- 
tions et  la  direction  de  ses  études. 

"  Ce  livre  n'est  rien  moins  qu'une  philosophie 
de  l'hi.stoii-e.  Il  se  rattache  à  la  grande  tra 
dition  des  Montesquieu,  des  Tbcqueville,  des 
Fustel,  si  souvent  cités.  En  un  temps  où  seuls, 
dit-on,  les  orateurs  et  les  philosophes  ont  le 
courage  de  s<^  faire  des  idées  générales,  il  faut 
peut-ètri'  savoir  gré  à  un  historien  de  profes- 
sion, ayant  subi  la  forte  discipline  de  l'École 
des  Chartes,  de  s'être  appliqué,  sa  vie  durant, 
à  chercher  le  ressort  du  progrès  humain  à  tra- 
vers les  siècles,  et  de  l'avoir  montré  agissant 
dans  le  même  sens  à  toutes  les  (époques. 

Quel  que  soit  la  noblesse  et  la  liardiesse  de 
l'idée,  les  esjirits  resteront  toujours  partagés 
de  sentiments  en  face  de  l'œuvre... 

"  Pour  les  uns  —  et  c'étaient  les  maîtres  et 
les  disciples  fidèles,  —  la  doctrine  de  la  Science 
social  était  une  parole  de  salut.  Hors  de 
FÉglise  catholique  point  de  salut  individuel, 
disait-on.  On  ajoutait  :  Hors  de  la  formation 
particulariste,  point  de  salut  social.  On  avait 
hérité  de  la  foi  de  Le  Play,  bien  qu'on  eût 
changé  quelques  articles  importants  à  soli 
Credo.  On  se  tenait  groupé  autour  du  nouveau 


HE    SCIENCE    SOCIALE. 


155 


patriarclio.  Ou  venait  k*  troiivor  dans  sa  re- 
traite (lu  Pays  d'Auiro.  Il  jouissait  d'un  im- 
mense presti.iie  de  directeur  intellectuel,  de 
penseur  profond  de  ])romoteur  (rentreprises. 
On  n'oubliera  jamais  que  ce  maître  eut  pour 
disciples,  outre  M.  D(!molins,  M.  Paul  des  Kou- 
siors,  M.  Paul  Bureau.  » 

Les  conclusions  de  M.  de  Lacger  sont 
assez  imprévues  et  contradictoires. 

■■  J'ose  penser,  dit-il,  que  c'est  un  livre  dan- 
jiereux  (!!)  parce  que,  éniaillé  de  paradoxes, 
ouvrant  de  séduisantes  perspectives,  ri''V('lant 
des  lumières  qui  sont  trop  souvent  des  f(>ux 
follets,  il  peut  entraîner  les  jeunes  intelligen- 
ces, avides  de  solutions  simples,  loin  des  vraies 
iiK'tliodes  d'investigation.  Cependant  il  est 
l'iiiinemment  suggestif,  et  les  historiens  de 
profession  ne  peuvent  ignorer  cette  pliiloso- 
piiie  de  l'évolution  humaine.  Les  hommes 
d'action,  amoureux  d'une  direction  ferme  et 
claire,  en  peuvent  fain^  leur  livre  de  chevet. 
C'est  l'évangile  de  la  vie  autonome,  pm-son- 
nelle,  consciente,  libre  et  entreprenante,  dite 
vie  anglo-saxonne.  ■• 

Les  étranges  contradictions  qui  éclatent 
dans  cette  conclusion  viennent  de  ce  que 
Tatiteur  parle  de  la  science  sociale  sans 
en  avoir  la  moindre  idée.  Il  ignore  que 
cette  étude  repose  sur  ttn  ensemble  d'ob- 
servations des  types  sociaux  actuellement 
vivants  ([ui  permettent  d'expliquer  les  faits 
du  passé. 

Le  Figaro  analyse,  en  ces  ternies,  notre 
dernier  fascicule  sur  le  Socialisme.  L'ar- 
ticle est  intitulé  :  «  Les  hommes  de  progrès  ». 

«  Ce  sont  des  personnages  orgueilleux  :  ils 
se  considèrent  comme  les  prophètes  du  bel 
avenir.  Quel  avenir? —  Le  socialisme. 

■<  Ils  se  sont  mis  en  tète  que  rhumanité 
marche  vers  le  socialisme  universel.  Qui  en 
douterait  n'exciterait  que  leur  mépris  et  se 
verrait  par  eux  classer  au  nombre  de  ces  vieux 
•'  réacteurs  ■■  dont  l'onivre  est  aussi  abomi- 
nable que  vaine. 

"  Un  Fourier.  un  Karl  ;Marx.  un  Guesde  — 
je  ne  parle  pas  de  M.  .Jaurès  :  il  fait,  lui,  de 
la  politique —  bâtissent  la  cité  de  leurs  rêves. 
Ils  la  bâtissent  avec  leurs  rêves  et  l'installent 
dans  l'avenir.  On  leur  dit  que  ce  sont  des 
rêves...  Ils  n'en  continuent  pas  moins  à  pro- 
phétiser; et.  comme  leurs  rêves  sont  une 
grande  vanité,  ils  sont,  eux.  les  prophètes  de 
rien  du  tout,  le  plus  souvent. 

«  Mais  ne  sont-ils  pas  encore  les  éloquents 
prophètes...  du  passé  ? 

«  Fâcheuse  aventure,  si  ce  qu'ils  annoncent 
comme  l'avenir  admirable  de  l'humanité  n'é- 


tait que  l'organisation  rudimentaire  de  l'hu- 
maniti'  primitive  !... 

■<  M.  Paul  Descamps  a  pos(',  dans  la  Science 
■  ociafe,  la  question  de  savoir  si,  décidément, 
l'humanité  ■■  évolue  vers  le  socialisme  ».  En- 
suite, il  n'a  pas  étudié  le  socialisme  en  criti- 
que ni  en  philosoplie  :  mais  il  l'a  traité  comme 
un  fait  historique. 

<•  Eh!  bien,  il  résulte  de  son  étude  que  le 
socialisme  est  une  vieille  histoire,  qu'il  a  au- 
trefois dominé  presque  partout,  et  puis  qu'il 
a  disparu  presque  partout,  et  enfin  que  ce 
qu'il  en  reste  par-ci  par-là  décline,  de  no? 
jours,  décline  très  rapidement. 

«  Communisme,  collectivisme  et  monopo- 
lisme,  telles  sont  les  trois  sortes  de  socialisme 
que  M.  Descamps  distingue  ;  et  les  divers  sys- 
tèmes de  nos  pires  énergumènes  ou  de  nos 
plus  doux  théoriciens  entrent  tous  en  quel- 
qu'une de  ces  catégories. 

«  Or,  en  fait  de  monopolisme,  nous  avons 
les  colonies  australiennes  et,  par  exemple,  les 
ghildespoldériennes  de  la  Flandre.  En  fait  de 
collectivisme,  citons  les  cultivateurs-jardiniers 
de  la  Chine  ou  de  la  Kabjlie,  les  pécheurs 
polynésiens,  les  cha.sseurs  sioux,  le  mir  russe 
et,  en  fait  de  collectivisme  d'État,  le  milita- 
risme de  Sparte  et  le  fonctionnarisme  des 
Pharaons- égyptiens.  En  fait  de  communisme, 
saluons  des  Touareg,  des  Thibétains,  des  Pa- 
])Ouas,  des  Tasmaniens,  des  Fuégiens,  des 
Esquimaux,  des  Chiquitos,  des  Dayaks,  des 
Natchez,  des  Iroqnois,  des  Hurons  et  des  Tè- 
tes-Plat  es... 

«  Voilà,  en  quelques  mots,  le  bilan  du  so- 
cialisme réalisé.  Voyons  un  peu  la  réussite  : 

«  1"  Les  .sociétés  communistes  : 

"  En  général,  elles  ne  s'adonnent  qu'aux 
travaux  de  simple  récolte.  Il  faut  excepter  jles 
Slaves,  les  Incas  et  les  Glissions  du  Paraguay, 
qui  se  sont  élevés  aux  travaux  d'extraction  et 
de  fabrication,  mais  dans  les  conditions  res- 
trictives suivantes  :  ils  ne  s'adaptent  qu'à  la 
culture  extensive  et  intégrale,  et  se  dissolvent 
devant  la  culture  intensive  commercialisée... 

«  Bref,  les  sociétés  communistes  sont  bor- 
nées «  à  la  petite  fabrication  manuelle,  simple 
et  routinière  ».  Elles  ne  résistent  «  ni  au  tra- 
vail intense  et  progressif,  ni  au  commerce  », 

Et  c'est  au  point  que  nous  autres,  les  pires 
réacteurs  et  les  fervents  de  l'obscurantisme, 
nous  allons  commencer  à  nous  éprendre  de 
ces  sociétés-là!...  Chers  Incas  et  Missions  du 
Paraguay,  combinaisons  d'hier  ou  d'avant- 
hier,  nous  allons,  en  dépit  de  ses  mUle  incon- 
vénients, avoir  du  goût  pour  votre  commu- 
nisme s'il  est  vraiment  désuet  tant  que  ça  !... 

«  i"  Les  sociétés  collectivistes  : 

«  Nous  les  voyons  aptes  à  un  travail  plus 
intense...  mais  ce  travail  reste  essentiellement 
routinier.  Elles  ne  s'adaptent  qu'à  la  petite 
culture  intensive,  où  chacun  consomme  ses 
pi'opres  produits,  vend  le  surplus  pour  arron- 
dir le  domaine  ou  i>a3'er  les  impôts,  et  achète 
pou... 


156 


BULLETIN    DE    LA    SOCIETE   INTERNATIONALE    DE    SCIENCE    SOCIALE. 


..  C'est  encore  bien  médiocre.  Un  peu  mieux 
déjà,  cependant,  que  les  sociétés  communis- 
tes. Pourquoi?  —  Parce  que  «  le  lien  com- 
munautaire est  ici  plus  lâche  »...  Mais  encore 
b-en  mi'diocre  tout  de  même,  parce  que  le 
lien  communautaire  n'est  pas  encore  assez 
lâche. 

«  D'ailleurs,  ces  sociétés  collectivistes  se  dis- 
solvent par  l'action  du  grand  commerce  in- 
ternational. Industrielles,  elles  disparaissent 
devant  le  machinisme. 

<.  o"  Les  sociétés  monopolistes...  (Je  dis 
«  monopolistes  »  avec  regret  ;  le  langage  des 
sociologues,  je  n'y  peu.x  rien.)  Eh  !  bien,  dans 
les  sociétés  monopolistes,  le  lien  counuunau- 
taire  est  encore  un  peu  plus  lâche  <iue  dans 
les  .sociétés  collectivistes.  Elles  sont,  par  suite, 
un  ])eu  meilleures.  Elles  sont  capables  d'un 
travail  «  plus  intense  et  plus  progressif  .. 
Bravo!  Seulement,  <■  elles  ne  s'adaptent  qu'à 
un  machinisme  rudimentaire  et  disparais- 
sent devant  le  grand  commerce  internatio- 
nal ».  En  fait  de  grand  commerce,  elles  ont 
celui  que  l'on  obtient  au  moyen  de  ce  stra- 
tagème :  la  moDopoli-sation  des  routes.  «  Pro- 
cédé rétrograde!...  » 

«  De  sorte  que,  communiste,  collectiviste 
ou  simplement  monopoliste,  le  socialisme 
nous  apparaît  comme  dépourvu  de'tout  ave- 
nir. Le  grand  commerce  international,  le 
machinisme,  voilà  son  ennemi.  Et  des  enne- 
mis (lorissants  !... 

"  Le  socialisme  est  une  vieille  chose,  péri- 
mée, et  non  point  une  utopie,  un  programme 
de  l'avenir. 

«  On  voit  durer  encore  (pielques  groupe- 
ment.s  communistes.  11  faut,  pour  durer,  qu'ils 
se  suffisent  à  eux-mêmes  et  n'entrent  seule- 
ment pas  en  concurrence  les  uns  avec  les 
autres.  Ainsi  leur  survivance  n'est  po.ssible 
qu'en  des  pays  de  population  rare  et  de  com- 
munications difficiles. 

•■  On  ^■oit  durer  des  groupements  collecti- 
vistes. Ils  ne  supportent  pas  la  concurrence 


de  races  moins  communautaires.  Ils  ne  sont 
possibles  qu'en  des  pays  qui  n'ont  guère  ou 
qui  n'ont  pas  de  rapports  avec  l'étranger. 

«  On  voit  durer  des  groujjements  monopo- 
listes... lis  ne  durent,  les  malheureux  et  les 
fragiles,  qu'à  la  faveur  des  protections,  pri-  , 
mes  et  monopoles,  fout  un  système  compliqué 
de  défense.  Ils  ne  vivent  que  dans  du  coton, 
dans  la  couveuse  ;  au  premier  courant  d'air, 
un  rhume,  et  bonsoir  ! 

•<  Bref,  l'étude  des  sociétés  communautaires  ■ 
démontre  que  toute  leur  faible.sse  leur  vient 
d'être  communautaires.  Elles  ne  subsistent 
qu'à  la  difficile  condition  d'éviter  toute  con- 
currence avec  des  sociétés  moins  communau- 
taires qu'elles.  Autant  dire  qu'elles  sont,  de 
ce  fait,  condamnées. 

«  La  «  rac(^  inféi'ieure  •>  et  la  race  «  lajjlus 
communautaire  »,  c'est  tout  un.  Peaux-Hou- 
ges,  .\ustraliens  et  Maoris  dispai'aissent  de- 
vant les  Anglo-Saxons.  Les  indigènes  de  l'A- 
mérique du  Sud  sont  dominés  par  les  Espa- 
gnols, les  Vaïcyas  hindous  par  les  castes 
aryennes,  les  Egyptiens  par  les  Anglais,  les 
nègres  par  les  Européens. 

■'  Dans  les  sociétés  occidentales,  où  s'élève 
le  niveau  de  la  race.  «  il  y  a  un  nombre  de 
plus  en  plus  grand  de  propriétaires  ».  Les 
grosses  entreprises  ne  sont  pas  la  propriéti' 
d'un  seul  individu,  mais  d'un  grand  nombre 
d'actionnaires.  «  IJéioliillon  cconumirjuf  se  fait 
donc  en  senu  inveri<e  de  celle  i/ii'a  prédite  Karl 
Marx.  •■ 

-'  Communisme,  collectivisme  et  rnonopo- 
lisme  ne  sont  pas  des  chimères,  ne  sont  pas 
de  beaux  rêves  de  députés  d'avant-gard<>.  Les 
difïéri'ntes  sortes  de  socialisme  ont  toujours 
été  réalisées  par  des  peuplades  primitives  ;  v\ 
il  n'en  est  pas  de  si  niaise  que  des  nègres  de 
jadis  ne  l'aient  pour  un  temps  adoptée. 

»  Nos  socialistes  voudraient  bien  se  donnei- 
les  gants  —  si  l'on  peut  dire  —  de  grands  rê- 
veurs. Ils  sont  des  archéologues  ignorants.  » 


BULLETIN     BIBLIOGRAPHIQUE 


Activités    sociales,    par   Max    Turmann 
Victor  Lecoffre,  Paris. 

^I.  iMax  Turmann  est  un  des  auteurs  les 
plus  en  vue  parmi  ceux  qui  servent  d'in- 
terprètes à  l'école  de  la  «  démocratie 
chrétienne  i>.  Son  livre,  comme  les  pré- 
cédents, est  plein  de  faits,  et  nous  tient 
au  courant  d'un  bon  nombre  de  créations 
intéressantes,  tant  en  France  qu"à  l'étran- 
ger. M  Turmann  est  un  travailleur  qui 
se  documente  de  toutes  parts.  Qu'il  s'a- 
gis.se  des  émigrants  italiens,  des  jour- 
naliers belges,  du  Volksverein  allemand, 
ou  des  œuvres  françaises,  il  est  toujours 
prêt  à  verser  au  débat  une  foule  de  ren- 
seignements, dont  plusieurs  pourront  être 
précieux  au  lecteur,  quelle  que  soit  l'opi- 
nion de  ce  dernier. 

Les  lignes  suivantes,  empruntées  à  la 
préface,  donnent  une  idée  du  but  pour- 
suivi par  M.  Turmann  : 

«  Nous  assistons  à  une  lente,  mais  in- 
vincible évolution  vers  une  organisation 
plus  démocratique  de  la  société...  Nous 
souliaitons,  pour  notre  part,  qu'un  nom- 
bre chaque  jour  croissant  de  catholiques 
français  acceptent  de  franche  humeur  ce 
mouvement  qui  emporte  les  générations 
présentes  vers  plus  de  justice  et  de  fra- 
ternité. Non  seulement  qu'ils  l'acceptent, 
mais  ([u'ils  y  coopèrent  de  toutes  leurs 
forces,  en  prenant  place  dans  les  groupe- 
ments et  les  organisations  économiques 
qui  n'exigent  de  leurs  adhérents  aucun 
reniement  de  leurs  croyances  religieuses.  » 

Nous  apprenons,  au  moment  où  nous 
parcourons  ce  livre  substantiel,  que  le 
talent  de  l'auteur  vient  de  le  faire  appeler 
à  une  chaire  de  l' université  de  Fribourg. 
Qu'on  discute  ou  non  ses  idées  —  et  plu- 


sieurs nous  ont  paru  discutables  —  ce 
choix  est  considéré,  par  tous  ceux  qui 
connaissent  l'auteur  d'Aclivités  sociales, 
comme  une  juste  récompense  de  son  «  ac- 
tivité »  personnelle  et  de  ses  courageux 
labeurs.  G.  d'A. 

Examen  critique  des  gouvernements 
représentatifs  dans  la  société  mo- 
derne,  par  Tapaiîelli  d'Azeglio,  traduit 
(le  l'italien,  4  volumes  in-8",  P.  Lethiel- 
leux;  Paris. 

Taparelli  d'Azeglio,  qui  écrivait  au  mi- 
lieu du  xix"  siècle,  traite,  dans  cette  ou- 
vrage, les  questions  suivantes  : 

Tome  I.  —  Unité  sociale.  —  Suffrage 
universel. —  Origine  du  pouvoir.  —  Éman- 
cipation des  peuples  adultes... 

Tome  II.  —  Liberté.  —  Liberté  de  la 
Presse.  —  Liberté  de  l'enseignement.  — 
Naturalisme.  —  Félicité  sociale.  —  Divi- 
sion des  pouvoirs. 

Tome  III.  —  Application  des  principes. 

—  La  nation  modernisée.  —  La  législa- 
ture. —  Le  pouvoir  exécutif.  —  La  Patrie. 

—  L'État. 

Tome  IV.  —  Administration,  ou  économie 
pratique.  —  Force  armée.  —  Pouvoir  judi- 
ciaire. —  Epilogue.  —  Examen  d'un  opus- 
cule de  Montalembert. 

Cet  ouvrage  est  formé  d'une  série  d'arti- 
cles que  Taparelli  a  écrits  pour  la  Civilta 
cattolica...  Les  chapitres,  les  paragraphes, 
etc.,  sont  des  dissertations  plus  ou  moins 
développées  qui  ressemblent,  pour  le  mode 
de  composition,  aux  travaux  de  nos  gran- 
des revues  françaises. 

L'auteur  se  place  à  un  point  de  vue  pro- 
prement philosophique  et  en  dehors  de  la 
méthode  d'observation. 


CHEMINS  DE  FER  DE  LOUEST 

LES  AFFICHES  EH  CflHTES  POSTflliES 

La  Cotnpagûie  des  Chemins  de  fer  de  l'Ouest  met  en  vente,  au  prix  de  0  fr.  40,  dans  les  Biblio- 
thèques des  gares  de  son  réseau,  un  carnet  sous  couverture  artistique  de  8  cartes  postales 
illustrées  reproduisant  en  couleur  les  plus  jolies  affiches  établies  pour  son  service  entre  Paris  et 
Londres,  par  Rouen,  Dieppe  et  Newhaven,  et  contenant,  en  outre,  la  relation  de  ce  voyage  avec 
8  vues  en  simili-gravure  des  principaux  points  situés  sur  le  parcours. 

Ce  carnet  de  cartes  postales  est  adressé  franco  à  domicile,  contre  l'envoi  de  0  fr.  40  en  timbres- 
poste  au  service  de  la  publicité  de  la  Compagnie.  20.  rue  de  Rome,  à  Paris. 

CHEMINS     DE     FER     DE     PARIS-LYON-M  ÉDITERRANÉE 


œh'v:eih,  iQoe-iQov 


RELATIONS  RAPIDES  ENTRE  PARIS  ET  L'ITALIE 

Par  le  Simplon  : 

n)  par  le  train  de  luxe   Simplon-Express  (V.-L.    V.-R.),  départ   de  Paris   P.-L.-M.,    lundi,   mer- 
credi, samedi,  à  8  h.  30  du  soir. 

Paris-Milan  en  lô  heures.  —  Londres-Milan  en  24  h.  30. 

b)  par  les  nouveaux  trains  ô9  et  512  (1",  2",  3"  classes),  quotidiens. 

Aller  :  Paris,  10  h.  40  soir;  Milan  (H.  E.  C),  7  h.  55  soir. 
7ie<o«r  :  Milan,  10  h.  35  matin  (H.  E.  C);  Paris,8  h.  20  matin. 
Par  le   Mont-Genis  : 
Par  le  train  de  luxe  Paris-Rome  (V.-L.  V.-R.),   départ    de    Paris  P.-L.-M.,  lundi,    jeudi,   samedi 
(P'  décembre-18  mai)  :  1 1  h.  2u  matin:  départ  de  Rome,  lundi,  mercredi,  samedi  (4  décembre-2I  mai;  : 
1   h.  40  soir. 

Nota.  —  Dans  les  trains  de  luxe  Simplon- Express   et   Paris-Rome  le  nombre  des  places  est 
limité. 

CHEMIN  DE  FER  DU  NORD 


PARIS-NORD  A  LONDRES   viâCAuisouBouLo&NE) 

CINQ  services  rapides  quotidiens  dans  chaque  sens 

VOIE  LA  PLUS  RAPIDE  SerifiG8  Officiel  dSlapDSte  (via  Calais) 

La  Gare  de  Paris-Xord.  située  au  centre  des  affaires,  est  le  point  de  départ  de  tous  les  grands 
exprès-  européens  pour  TAn^leterre.  la  Belgique,  la  Hollande,  le  Danemark,  la  Suéde,  la  Norvège, 
l'Allemagne,  la  Russie,  la  Chine,  le  Japon,  la  Suisse,  l'Italie,  la  Cite  d'Azur,  l'Egypte,  les  Indes  et 
l'Australie. 

Voyages  nationaux  avec  Itinéraires  facultatifs 

A  effectuer  sur  les  divers  grands  réseaux  français  et  les  principaux  réseaux  étrangers. 
Yalidité  :  45  à  HO  jours.  Arrêts  facultatifs. 

4  Jours  en  Angleterre,  du  Vendredi  au  Mardi  (Jusqu'au  22  mars  1907) 

Billets  d'aller  et  retour  de  Paris  à  Londres  à  utiliser  dans  les  trains  spécialement  désignés  : 
1"  classe,  7-  fr.  S5  ;  2"  classe,  4(>  fr.   85  ;  3"  classe,  37  fr.  50. 

Aller:   Vendredi,  samedi  ou  dimanche.  —  Retour  .-Samedi,  dimanche,  lundi  ou  mardi. 

CHEMIN    DE    FER    D'ORLÉANS 

Depuis  le  27  novembre  dernier,  la  durée  de  validité  des  billets  d'aller  et  retour  que  la  Compagnie 
d'Orléans  délivre  aux  conditions  de  son  tarif  spécial  G.  Y.  N"  2,  de  toute  gare  à  toute  gare  de  son 
réseau  sera  calculée  sans  tenir  compte  des  dimanches  et  jours  de  fête  qui  pourraient  être 
compris,  tant  dans  la  durée  de  validité  primitive  des  billets  que  dans  les  périodes  de  prolongation 
supplémentaire  accordées  moyennant  paiement  d'une  surtaxe,  pour  chaque  prolongation,  de  10  0/0 
du  pris  du  billet. 

Exemple  : 

Pour  un  billet  d'aller  et  retour  de  Paris-Quai-d'Orsay  à  Agen  (fi55  kilomètres),  dont  la  validité 
normale  est  de  y  jours,  pris  le  mardi  11  décembre  1?06,  le  délai  d'expiration  de  cette  validité  se 
trouvera  reporté  au  20  décembre  inclus,  au  lieu  du  19  inclus  comme  autrefois,  le  dimanche  16  dé- 
cembre ne  comptant  pas. 

Pour  la  1"  prolongation  de  ce  même  billet  (5  jours),  le  délai  d'expiration  se  trouvera  reporté 
au  27  décembre  inclus  au  lieu  du  24  décembre  inclus,  le  dimanche  23  et  le  mirdi  25  (jour  de  Noël), 
ne  comptant  pas. 

Enfin,  pour  la  2"  prolongation  (5  jours),  le  délai  d'expiration  du  billet  se  trouvera  reporté 
au  3  janvier  inclus,  au  lieu  du  2'J  décembre,  le  dimanche  30  et  le  mardi  1"  janvier  n'étant  pas  comptés. 


BIBLIOTHEQUE  DE  LA  SCIENCE  SOCIALE 

PUBLIÉE   SOUS   LA    DIRECTION   DE 

M.    EDMOND    DEMOIilNS 


L'ÉCOLE  MODERNE 


I.  Le  Développement  physique  par  l'École,  par  G.  Clerc,  capi- 
taine d'artillerie.  —II.  L'Éducation  anglaise,  par  M"^*^  HuciH  Bell.  — 
III.  Un  Essai  récent  d'enseignement  populaire,  par  A.  PeriNOTTE. 


PARIS 

BUREAUX   DE   LA    SCIENCE   SOCIALE 

56,   RUE    JACOB,    56 

1906 


SOMMAIRE 


I.  —  Le  Développement  physique  par  l'École.  —  L'Ecole  déprime  la  vace. 
Comment  elle  peut  la  relever,  \k\v  Q,  Clerc,  capitaine  d'artillerie.  !'.  '.)!). 

Lettre  ouverte,  adressée  à  MM.  les  ministres  de  l'Instruction  publique 
et  de  la  Guerre.  P.  119. 

Réponse  à  quelques  objections.  V.  124. 
Une  initiative  parlementaire.  V.  128. 

II.  —  L'Éducation  anglaise;  son  esprit  et  son  but,  par  M""  Hugh   Bell. 

P.  13(1. 

III.  —  Un  Essai  récent  d'enseignement   populaire,  pu    A.  Pernotte. 

P.  155. 


LE 


DÉVELOPPEMENT  PHYSIQUE 

PAH  L'ÉCOLE 


L'ÉCOLE  DÉPRIME  LA  RACE.   —  COMMENT  ELLE  PEUT 
LA  RELEVER 


1 


Cette  question  préoccupe  actuellement  un  grand  nombre  de 
pères  de  famille.  Depuis  plusieurs  années,  elle  est  à  l'ordre  du 
jour  et  l'on  cherche  la  solution  de  ce  double  problème  :  donner 
aux  enfants  une  instnœtion  qui  soit  en  rapport  avec  les  néces- 
sités de  la  vie  sociale  actuelle  et  ne  pas  nuire  à  leur  santé. 

Des  congrès  se  sont  réunis,  des  commissions  ont  été  insti- 
tuées: des  livres  fort  remarquables  ont  été  écrits,  parmi  les- 
quels je  veux  citer  dès  maintenant  ceux  de  M.  Demolins^,  du 
ly  de  Fleury',  du  D'  Mosso-^  et  du  D'' Lagrange ',  auxquels  nous 
aurons  souvent  à  nous  reporter  au  cours  de  cette  étude;  des 
hygiénistes  éminents  ont  fait  des  efforts  pour  introduire  un  peu 
de  salubrité  dans  nos  écoles. 

Malgré  toutes  ces  bonnes  volontés  réunies,  il  est  facile  de 
constater  que  nous  en  sommes  encore  à  la  période  des  vœux, 
des  vœux  platoniques,  hélas! 

1.  .1  quoi  tient  lu  XV périorilc  (les  Anglo-Saxons;  L'Éducation  nouvelle. 

2.  Le  corps  et  l'âme  de  l'enfant;  Nos  enfants  au  collège. 

A.  L'éducation  physique  de  la  jeunesse,  par  le  D'  A.  Mosso,  professeur  à  l'Cniver- 
sité  lie  Turin. 

i.  La  physiologie  des  e.rercices  du  corps,  par  le  D'  Lagrange. 

—  3  - 


10;)  l'école  moderne. 

L'implacable  nécessité,  pour  la  plupart  des  jeunes  licns,  de 
subir  avec  succès,  à  une  époque  déterminée,  un  examen,  rend 
illusoires  tous  les  progrès'.  Si  l'on  recommande  à  un  père  de 
faire  faire  à  son  fils,  âg-é  de  douze  à  seize  ans,  de  grandes 
promenades  à  la  campagne,  de  lui  laisser  tous  les  jours  plu- 
sieurs heures  de  liberté  pour  jouer  et  courir,  il  répondra 
presque  invariablement  :  «  .le  le  voudrais  bien,  mais  il  ne  peut 
pourtant  pas  manquer  la  classe  et  négliger  ses  devoirs;  il 
échouerait  certainement  à  Texamen  ».  En  effet,  il  est  impos- 
sible de  préparer  les  examens  actuels,  que  ce  soit  celui  du 
simple  baccalauréat,  ou  celui  d'une  école,  sans  négliger  les 
exercices  physiques.  On  aura  beau  mettre  des  agrès  dans  les 
cours  des  lycés,  les  élèves  (les  meilleurs)  aimeront  mieux  re- 
passer un  théorème  de  géométrie  que  de  s'y  exercer;  les  leçons 
de  gymnastique  seront  considérées  par  eux  comme  du  temps 
perdu,  et  ils  auront  malheureusement  raison  :  les  programmes 
sont  trop  chargés. 

A  cela  beaucoup  répondent  :  «.  Il  faut  bien  augmenter  cons- 
tamment la  difficulté  des  examens,  puisque  le  nombre  des  can- 
didats devient  de  plus  en  plus  grand;  ce  n'est  que  par  le  déve- 
loppement de  l'aridité  des  épreuves  qu'on  limite  l'accroissement 
de  ce  nombre  et  qu'on  parvient  à  différencier  les  candidats  ». 

Il  semble  donc  ({ue  le  mal  dont  nous  souffrons  soit  incu- 
rable, qu'il  doive  même  aller  s'aggravant,  puisque  le  nombre 
des  jeunes  gens,  faisant  leurs  études  secondaires  et  visant  par 
conséquent  un  examen  comme  premier  objectif,  augmente 
malgré  tout. 

Eh  bien!  puisque  l'on  cherche  à  rendre  les  examens  toujours 
plus  difficiles,  puisque  c'est  une  nécessité,  pourquoi  n'y  intro- 
duit-on pas  des  épreuves  physiques? 

On  l'a  fait  pour  l'entrée  à  Saint-Cyr,  mais  d'une  façon  insi- 
gnifiante. On  exige,  pour  l'admission  à  cette  école,  de  l'équita- 
tion  et  de  l'escrime.  Combien  peu  de  jeunes  gens  sont  dans 
une   situation  leur  permettant   de  pratiquer    sérieusement  le 

1.  Voir  De  l'éducation  intellectuelle,  morale  et  physique,  par  Herbert  Spencer. 


I.E    nÉVELOPPEMKNT    PHYSIQUE    PAR    l'ÉI.OLE.  101 

cheval.  A  part  quelques  fils  d'officiers  supérieurs  ou  de  familles 
très  riches,  à  part  quelques  élèves  des  lycées  qui  se  trouvent 
dans  une  ville  de  garnison  de  cavalerie,  les  autres  doivent  se 
contenter  d'une  leçon  hebdomadaire  prise  dans  un  manège 
civil.  Si  Ton  attribuait  un  coefficient  sérieux  à  l'équitation,  on  fa- 
voriserait d'une  façon  exagérée  une  infime  minorité  de  candi- 
dats au  détriment  des  autres. 

Or  ce  n'est  pas  une  lec^-on  d'équitation  par  semaine,  prise  pen- 
dant une  ou  deux  années,  qui  peut  exercer  une  influence  sérieuse 
sur  le  développement  d'un  jeune  homme.  Il  en  est  à  peu  près  de 
même  de  l'escrime,  moins  onéreuse  que  l'équitation,  mais  qui 
demande  néanmoins  à  être  pratiquée  avec  un  maître  conscien- 
cieux. Équitation  et  escrime  sont  d'ailleurs  très  mal  enseignées 
en  général;  les  jeunes  gens  arrivent  presque  tous  à  Técole  avec 
des  positions  défectueuses  à  cheval  et  sur  la  planche,  et  la  pre- 
mière chose  que  les  instructeurs  militaires  ont  à  faire  est  de  dé- 
truire ce  que  leurs  prédécesseurs  ont  édifié.  Il  y  aurait  donc 
avantage  à  supprimer  ces  épreuves  de  l'examen  d'admission  à 
Saint-Cyr,  où  elles  figurent  d'ailleurs  avec  le  coefficient  dérisoire 
de  20  sur  2i0.  Nos  futurs  officiers  apprendraient  l'équitation  et 
l'escrime  à  l'école,  en  même  temps  que  les  autres  parties  de 
l'art  militaire. 

Par  quoi  peut-on  les  remplacer  dans  cet  examen  spécial? 
quelles  seront  les  épreuves  physiques  des  autres  examens? 

La  réponse  se  déduira  de  ce  que  nous  demandons,  à  savoir 
que  nos  fils  grandissent,  en  devenant  forts  et  agiles. 

Introduisons  ces  trois  conditions  dans  l'examen  et  nous  au- 
rons un  coefficient  pour  la  taille,  un  autre  pour  la  force  et  un 
troisième  pour  Y  agilité. 

Donnons  à  la  somme  de  ces  trois  coefficients  une  valeur 
proportionnelle  à  l'importance  même  que  nous  voulons  donner 
au  développement  physique,  importance  qui  variera  avec  la 
carrière  à  laquelle  le  candidat  se  destine,  mais  qui  ne  sera 
jamais  nulle. 

Par  exemple,  pour  le  baccalauréat,  épreiiveque  subit  le  jeune 


102  l'école  modehne. 

homme  au  moment  où  il  est  à  peine  formé,  au  moment  jus- 
que auquel  il  est  essentiel  qu'il  n'ait  pas  été  déformé,  le  coeffi- 
cient total  des  exercices  physiques  serait  tout  simplement  égal 
à  la  somme  des  coefficients  des  autres  matières.  Ainsi,  jusqu'à 
seize  ou  dix-sept  ans,  nos  enfants  seraient  contraints  de  faire 
beaucoup  d'exercices  physiques  sous  peine  d'échouer  à  l'un 
des  examens  les  plus  faciles. 

A  partir  de  cet  âge,  les  études  sérieuses  commencent,  le  dan- 
ger de  l'étiolement  diminue  et  l'on  peut  abaisser  le  coefficient 
physique. 

Afin  de  fixer  les  idées,  prenons  quelques  exemples  : 

Pour  l'Ecole  polytechnique,  le  coefficient  physique  serait  le 
quart  de  la  somme  des  autres  coefficients.  Il  en  serait  le  cin- 
quième pour  l'École  normale  supérieure;  le  tiers,  pour  Saint- 
Cyr;  le  quart,  pour  les  doctorats,  etc.  Dans  tous  les  examens 
dépendant  de  l'État,  depuis  les  plus  simples  jusqu'aux  plus 
difficiles,  subis  avant  l'âge  de  trente-cinq  ans,  ou  même  de 
quarante  ans,  qu'ils  eussent  pour  but  de  recruter  des  profes- 
seurs, des  employés  de  ministère  ou  des  ofticiers,  dans  tous 
les  examens,  il  y  aurait  des  épreuves  physiques. 

Bien  entendu,  il  ne  faudrait  pas,  du  jour  au  lendemain, 
adopter  des  coefficients  égaux  à  ceux  que  j'ai  donnés  plus  haut; 
ce  serait  une  révolution  et  il  serait  à  craindre  que  la  réaction 
ne  fût  égale  à  l'action.  On  échelonnerait,  au  contraire,  cette 
évolution  sur  sept  ou  huit  années,  de  façon  que,  seuls,  les  en- 
fants commençant  leurs  classes  au  moment  même  de  sa  mise 
en  train  fussent  certains  d'en  subir  le  plein  effet.  La  première 
année,  le  coefficient  physique  serait  le  septième,  ou  le  huitième 
du  coefficient  définitif,  de  façon  à  ne  pas  apporter  un  trop 
grand  trouble  parmi  les  candidats  à  la  veille  de  passer  leurs 
examens,  et,  tous  les  ans,  on  l'augmenterait,  pour  n'arriver 
qu'au  bout  de  sept  ou  huit  années   au  coefficient  voulu. 


LE  DÉVELOJ'PEMENT  PHYSIQUE  PAR  l'ÉCOLE.  i03 


II 


Quel  changement  cela  apporterait  dans  nos  mœurs! 
Un  proviseur,  un  professeur  pourraient  faire  «  faire  de  l'hy- 
giène »  à  leurs  élèves  sans  nuire  à  leur  propre  avancement.  Je 
mets  intentionnellement  mon  idée  sous  cette  forme  paradoxale, 
et  je  m'explique. 

Un  fonctionnaire  de  l'Université  est  actuellement  noté  d'après 
les  succès  que  ses  élèves  remportent  aux  examens;  les  bonnes 
places,  l'avancement  sont  pour  ceux  qui  ont  un  «  grand  pour 
cent  ».  C'est  assez  logique,  puisqu'en  somme  le  professeur 
est  là  pour  enseigner  certaines  matières,  et  les  succès  de  ses 
élèves  prouvent  qu'il  les  enseigne  bien;  tous  ses  efforts  ten- 
dent donc  à  obtenir  ce  résultat,  et  tout  ce  qui  retarde  les 
progrès  de  ses  élèves  lui  fait  du  tort,  à  lui  personnellement. 
Il  est  donc  naturel  que,  quelles  que  soient  leurs  idées,  provi- 
seurs et  professeurs  ne  poussent  pas  leurs  élèves  dans  la  voie 
des  exercices  physiques,  et  même  qu'ils  considèrent  ces  exer- 
cices comme  des  ennemis  :  on  ne  peut  pas  leur  demander  de 
sacrifier  leur  position  à  leurs  opinions. 

J'ai  connu  le  principal  d'un  collège  de  province  qui  était 
absolument  clans  les  idées  modernes,  qui  avait  introduit  les 
sports  dans  so  n  établissement,  qui  avait  même  loué  en  dehors 
de  la  ville  un  beau  terrain  de  jeu  où  il  envoyait  régulièrement 
ses  élèves.  A  près  deux  années  d'expérience,  il  a  du  y  renoncer, 
et  il  en  était  désolé,  car  il  sentait  qu'il  avait  rendu  service 
aux  familles  ;  mais  ses  élèves  étaient  trop  distraits  de  leurs 
études,  et  les  succès  diminuaient  ;  cet  homme,  qui  était  arrivé 
à  la  tète  de  son  collège  avec  l'intention  d'y  apporter  de  saines 
réformes,  se  voyait,  au  bout  de  deux  ans,  obligé  de  renoncer 
à  ce  qui  lui  tenait  tant  au  cœur,  et  il  retombait  dans  la  rou- 
tine pour  ne  pas  se  nuire  à  lui-même. 

Il  en  résulte  que  les  perfectionnements  demandés  pour  l'hy- 
giène de  nos  enfants  restent  en  France  à  l'état  de  théorie. 


104  LEGOLE    3I0DER.\E. 

M.  Demolins  nous  cite  comme  modèles  ces  professeurs  an- 
glais qui  jouent  avec  leurs  élèves.  Il  a  parfaitement  raison  et 
nous  voudrions  tous  voir  les  professeurs  français  entrer  dans 
cette  voie.  Mais  si  les  Anglais  agissent  ainsi,  si  cela  est  entré 
dans  leurs  mœurs,  c'est  précisément  parce  que  leur  intérêt 
l'exige.  Une  école  anglaise  est  une  entreprise  commerciale  ;  il 
faut  donc  que  la  maison  ait  des  clients.  Or  son  directeur  sait 
bien  que  les  parents  anglais  se  préoccupent  avant  tout  de  la 
santé  de  leurs  enfants,  qu'ils  suivent  leur  développement  phy- 
sique plus  que  leur  développement  intellectuel,  qu'ils  s'intéres- 
sent à  leurs  succès  dans  les  matchs.  Dès  lors,  l'intérêt  par- 
ticulier l'exigeant,  on  voit  les  maîtres  lui  obéir  et  entraîner 
eux-mêmes  leurs  élèves. 

Qu'en  France  les  directeurs  d'institutions  et  les  professeurs 
sachent  que  leurs  élèves  ne  peuvent  avoir  de  succès  et  qu'eux, 
par  suite,  ne  peuvent  avoir  de  l'avancement  qu'en  développant 
à  la  fois  le  corps  et  le  cerveau  des  enfants,  et.  dès  lors,  ils 
changeront  bien  volontiers  leur  manière  d'instruire  ;  nous  les 
verrons  entraîner  nos  fils,  tout  comme  le  font  les  professeurs 
anglais  :  l'intérêt  particulier  est  bien  plus  puissant  que  toutes 
les  prescriptions  des  comités  savants. 

Les  parents  eux-mêmes  se  transformeront.  Il  faut  bien  recon- 
naître qu'ils  ont  leur  part  de  culpabilité  dans  la  situation  ac- 
tuelle. La  plupart  se  contentent  de  regarder  les  notes  de  leurs 
enfants,  en  latin,  ou  en  mathématiques.  Tant  qu'ils  ne  sont  pas 
malades  d'une  maladie  cataloguée,  on  ne  s'occupe  guère  de  leur 
santé. 

M.  le  docteur  de  Fleury  cite  quelques  exemples  de  parents 
qui  étaient  assez  bien  avisés  pour  consulter  un  docteur,  lorsque 
leur  enfant  ne  travaillait  pas  bien  ou  paraissait  fatigué  ;  mais 
ce  sont  des  exceptions.  Pour  un  père  qui  agit  ainsi,  combien 
se  contentent  de  dire  :  «  Il  est  dans  une  mauvaise  période,  il 
ne  fait  pas  grand'chose  en  ce  moment  »  :  ou  bien  1  «il  ne  grandit 
pas,  mais  il  se  rattrapera  plus  tard  ».  On  entend  même  :  «  Qu'il 
passe  son  examen,  après  quoi  nous  lui  donnerons  du  grand  air 
pour  le  remettre  !  >; 

—  8  — 


LE    DÉVELOPPEMENT    PHYSIQUE    PAR    l'ÉCOLE.  105 

Si  ces  mêmes  parents,  qui  sont  souvent  remplis  pour  leurs 
enfants  de  sollicitude,  mais  d'une  sollicitude  maladroite, 
savaient  que  leur  fils  n'arriverait  à  rien  s'il  n'était  pas  sain, 
robuste  et  l)ien  constitué,  ils  seraient  moins  optimistes.  Si  l'en- 
fant ne  grandissait  pas,  s'il  ne  se  fortifiait  pas,  ils  n'hésiteraient 
pas  à  en  rechercher  les  causes  et  à  s'adressera   un  médecin. 

Nous  aurions  ainsi  substitué  l'initiative  privée  à  l'indifférence 
administrative  ,  nous  aurions  donné  à  l'évolution  une  forme 
particulariste  tout  opposée  à  la  forme  communautaire  qu'elle 
revêt  actuellement  sans  succès. 

On  ne  verrait  peut-être  plus  ce  que  j'ai  vu  de  mes  yeux, 
dans  un  lycée  de  province  :  la  classe  des  tout  petits,  de  ceux 
qui  apprennent  l'a  b  c,  était  sombre  et  mal  aérée;  elle  re- 
cevait la  lumière  et  l'air  d'une  petite  cour  humide;  mais,  sur 
la  porte,  il  y  avait  une  pancarte  :  «  Ne  crachez  pas  par  terre  ». 
Toutes  nos  mesures  d'hygiène  sont  résumées  dans  cette  histoire 
véridique.  Un  comité  de  savants  avait  déclaré  qu'il  fallait 
éviter  de  souiller  les  parquets  pour  empêcher  la  propagation 
de  la  tuberculose  ;  d'où,  probablement,  une  circulaire  venue 
d'en  haut,  d'où  la  pancarte,  et  tout  s'arrêtait  là. 

Si  ces  mêmes  enfants  avaient  la  perspective  d'échouer  plus 
tard  à  leurs  examens  pour  avoir  manqué,  au  début  de  leurs 
études,  d'air  et  de  lumière,  le  proviseur  aurait  certainement 
agi  d'une  manière  plus  efficace;  il  aurait  fait  savoir  en  haut 
lieu,  d'où  lui  venait  la  circulaire,  qu'il  était  dans  l'impossi- 
bilité de  combattre  sérieusement  la  tuberculose  avec  une  ins  - 
lallation  aussi  défectueuse;  il  aurait  plutôt  sacrifié  la  salle 
d'honneur  qui  ne  sert  à  personne;  en  tout  cas,  il  ne  se  serait 
pas  contenté  de  mettre  une  pancarte  à  la  porte  d'une  classe 
dont  les  élèves  ne  savaient  même  pas  lire. 

Que  peuvent  donner,  dans  de  pareilles  conditions,  les  cours 
d'hygiène  demandés  par  M.  le  D'  de  Fleury  ? 

On  ferait  un  cours  sur  la  nécessité  d'avoir  des  chambres 
aérées,  de  ne  fermer  les  fenêtres  qu'en  cas  de  froid  sérieux  et 
à  la  condition  de  les  ouvrir  souvent,  de  laisser  le  soleil  pé- 
nétrer   librement   dans    de   grandes   pièces    prenant   le    jour 


106  l'école  moderne. 

et  l'air  par  des  jardins,  ou    au  moins  par  de   grandes   cours. 

Où  dirait-on  toutes  ces  belles  choses?  Dans  une  salle  petite, 
sombre,  fermée  et  chauiïée.  Un  pareil  enseignement  pourrait-il 
porter  des  fruits? 

Que  l'on  ne  fasse  pas  de  cours,  il  y  en  a  déjà  assez  en  France; 
mais  que  les  fenêtres  des  classes  soient  ouvertes  chaque  fois 
que  le  temps  le  permet;  que,  si  on  a  dû  les  fermer  à  cause  du 
froid  et  de  la  pluie,  le  professeur  suspende  son  cours  vers  le 
milieu  de  sa  durée,  en  disant  à  ses  élèves  :  «  Cinq  minutes  de  re- 
pos; remuez-vous,  allez  courir  pendant  que  je  vais  aérer  cette 
chambre  dont  lair  nest  plus  très  bon  ».  Que  l'on  ne  fasse  jamais 
une  classe,  ou  une  étude,  d'une  pièce  qui  ne  prend  pas  jour, 
air  et  soleil  par  un  parc,  un  jardin,  une  grande  avenue,  ou  une 
grande  cour.  Au  bout  de  quelques  années  de  ce  régime,  les 
élèves  auront  la  pratique  de  l'hygiène,  qui  vaut  mieux  que  la 
théorie,  et  je  crois  qu'ils  se  trouveront  mieux  de  respirer  du 
bon  air  que  d'en  entendre  parler. 


III 


Voyons  maintenant  quelles  pourraient  être  les  épreuves  phy- 
siques. Pour  cela,  reprenons  les  trois  termes  de  notre  propo- 
sition :  taille,  force,  agilité. 

On  admet,  en  général,  qu'une  bonne  taille  moyenne  est  celle 
qui  est  comprise  entre  ^",70  et  1",75.  On  donnerait  12  aux 
candidats  ayant  1™,72  et  l'on  ferait  varier  cette  note  d'un 
point  par  centimètre,  de  façon  à  donner  0  à  ceux  qui  auraient 
1™,60  et  au-dessous,  et  20  à  ceux  qui  atteindraient,  ou  dépasse- 
raient, 1"\80. 

Mais,  objectera-t-on,  la  taille  d'un  homme  dépend  de  celle 
de  ses  ancêtres;  si  ceux-ci  étaient  tous  petits,  est-ce  sa  faute  s'il 
est  petit,  lui  aussi? 

Non  certes,  mais  son  cerveau  subit  aussi  les  lois  de  l'atavisme; 
si  ses  ascendants  étaient  tous  inintelligents,  est-ce  sa  faute  .s'il 
est  borné,  lui  aussi? 

—  10  — 


LE    DÉVELOPPEMENT    l'IlYSIQLE    PAR    l'ÉCOLE.  10" 

Puisque  nous  voulons  que  la  sélection,  ce  grand  moyen  de  la 
transformation  et  de  l'amélioration  des  races,  s'opère  doréna- 
vant, non  plus  seulement  sur  l'intelligence,  mais  aussi  sur  le 
corps,  il  faut  bien  admettre  que,  dans  la  lutte  pour  l'existence 
telle  que  nous  la  créerons  chez  nous  et  telle  qu'elle  existe  déjà 
à  notre  détriment  entre  nations  ditférentes,  les  qualités  physi- 
ques et  les  qualités  intellectuelles  natives  et  développées  toutes 
deux  dans  la  mesure  du  possible  par  l'éducation  et  l'instruction, 
entreront  toutes  deux  également  en  ligne  de  compte. 

Dans  les  conditions  actuelles  de  la  lutte  pour  la  vie,  en  France, 
un  homme  admirablement  constitué,  mais  peu  intelligent, 
occupera  presque  certainement  une  situation  inférieure  ;  tandis 
qu'un  bossu,  voire  un  tuberculeux,  très  intelligents,  ont  bien  des 
chances  pour  arriver  à  une  belle  situation  et  pour  se  marier 
quand  même. 

La  sélection  est  donc  basée  uniquement  sur  l'intelligence  qui 
se  développe  de  génération  en  génération  tandis  que  le  corps 
tend,  au  contraire,  à  s'aflaiblir  progressivement.  C'est  contre 
cet  affaiblissement,  qui  menace  de  devenir  un  danger  national, 
qu'on  lutte  actuellement,  mais  par  des  procédés  dont  tout  le 
monde  peut  constater  la  faible  efficacité. 

Nos  propositions  ont  pour  but  d'établir  \  équilibre  entre  la 
transmission  de  la  force  physique  et  celle  de  la  puissance  du 
cerveau,  d'éviter  à  la  fois  l'atrophie  physique  et  l'hypertrophie 
intellectuelle,  et  de  faire  des  hommes,  dans  le  sens  élevé  du 
mot  :  des  êtres  capables,  par  exemple,  de  monter  un  cheval 
rétif  entre  deux  problèmes  de  mathématiques  transcendantes. 

La  taille  n'est  d'ailleurs  pas  seule  à  considérer. 

Un  jeune  homme,  qui  aura  grandi  démesurément,  qui  aura 
poussé  comme  une  asperge,  suivant  l'expression  consacrée,  sera 
moins  résistant  qu'un  autre,  lequel  aura  gagné  en  largeur  ce 
qu'il  aura  perdu  en  hauteur. 

De  ceci  résulte  la  nécessité  de  mesurer  \q  périmètre  thoracique 
qui,  chez  un  homme  moyen,  est  de  85  centimètres.  On  donnerait 
la  note  12  à  ce  développement  et  on  ferait  varier  la  note  d'un 
point  par  demi-centimètre  en  plus  ou  en  fiioins,  parce  que  la  va- 

—  11  — 


108  l'École  moderne. 

l'iadondu  périmètre  thoracique  est  normalement  à  peu  près  la 
moitié  de  celle  de  la  taille. 

Une  toise  et  un  mètre  à  ruban  suffiraient  pour  cette  première 
partie  de  l'examen  qui  ne  demanderait  y  aère  plus  d'une  minute 
par  candidat  ;  elle  ne  permettrait  aucune  fraude  et  ne  se  prê- 
terait, comme  les  autres  épreuves  dont  nous  allons  parler,  à 
aucune  recommandation,  ce  qui  est  bien  appréciable  à  notre 
époque  de  protections. 

La  vue  ferait  aussi  partie  de  l'examen.  Beaucoup  d'enfants 
deviennent  myopes  au  lycée,  sans  y  avoir  une  prédisposition 
de  naissance,  à  cause  des  défectuosités  de  l'éclairage  et  de  la 
mauvaise  disposition  des  tables  et  des  bancs.  La  note  d'acuité 
visuelle  serait  20  pour  la  vue  normale  et  diminuerait  d'un  point 
par  dioptrie  positive  ou  négative. 

L'éclairage  des  classes  et  le  matériel  scolaire  s'amélioreraient 
alors  rapidement. 

Passons  à  la  deuxième  partie  de  l'examen  :  la  mesure  de  la 
force. 

On  se  servirait  pour  cela  de  dynamomètres  et  l'on  n'aurai  t 
que  l'embarras  du  choix.  On  ferait,  par  exemple,  comprimer 
un  ressort  avec  la  main,  tendre  un  ressort  fixé  au  plancher  pour 
mesurer  l'ensemble  des  forces  d'un  bras,  des  reins  et  des 
jambes,  etc.  L'examinateur  n'aurait  qu'à  inscrire  la  division  à 
laquelle  s'arrêterait  l'aiguille  de  l'instrument;  celui-ci  pourrait 
même  être  construit  de  façon  à  distribuer  un  ticket  sur  lequel 
la  note  serait  imprimée. 

Voilà  encore  un  examen  qui  ne  serait  pas  long  et  qui  serait 
à  l'abri  de  toutes  les  influences  occultes. 

Il  serait  essentiel  de  varier  les  épreuves  d'une  année  à  l'autre, 
de  façon  que  les  candidats  ne  pussent  jamais  savoir  longtemps 
à  l'avance  lequel  de  leurs  muscles  serait  soumis  à  l'épreuve. 
11  faudrait  éviter,  en  effet,  que  l'on  «  préparât  l'examen 
physique  »  autrement  qu'en  menant  une  existence  saine  et  en 
développant  l'ensemble  du  corps.  Un  jeune  homme  qui  aurait 
beaucoup  vécu  au  grand  air,  qui  aurait  pratiqué   les  sports 

—  12  — 


LE    DÉVELOPPEMENT    PllYSIOL'E    PAR    l'ÉCOLE.  109 

quels  qu'ils  fussent,  cricket,  foot-ball,  tennis,  golf  ou  autres, 
serait  prêt  à  affronter  l'épreuve  physique,  qu'elle  portât  sur 
les  muscles  du  cou,  ou  sur  ceux  de  la  jambe;  en  agissant  autre- 
ment, il  aurait  beaucoup  de  chances  pour  échouer,  et  c'est  ce 
que  nous  voulons. 

Cela  conduirait  peut-être  à  la  faillite  de  la  gymnastique  rai- 
sonnée,  suédoise  ou  autre,  qui  parait  être  à  la  mode  en  ce  mo- 
ment, mais  à  laquelle  je  ne  crois  pas  beaucoup,  lorsqu'il 
s'agit  d'un  enfant  sain  et  bien  constitué.  Je  crois  à  ce  qui  est 
naturel,  à  ce  que  font  les  jeunes  animaux,  chiens,  chats,  ou 
poulains  :  courir,  sauter,  gambader,  etc.  '. 

Le  D''  de  Fleury  cite  les  paroles  d'un  médecin,  racontant  que 
les  séances  de  gymnastique  au  lycée  étaient  pour  lui  des 
séances  d'ennui.  Je  le  crois  volontiers,  et  c'est  jîour  éviter  de 
tomber  dans  ce  défaut  que  je  voudrais  voir  supprimer  l'obli- 
gatoire gymnastique.  Que  l'on  mette  des  agrès  dans  la  cour  des 
collèges,  je  n'y  vois  pas  grand  inconvénient,  bien  que  ce  soit  un 
trompe-l'œil  auquel  des  parents  se  laissent  prendre.  Mais  que 
l'on  emmène  surtout  les  enfants  à  la  campagne;  c'est  là  qu'ils 
se  développeront  les  poumons  et  le  reste,  en  courant  au  grand 
air  par  monts  et  par  vaux,  beaucoup  mieux  qu'en  faisant  des 
exercices  rythmés  et  très  savants,  mais  si  ennuyeux'! 

Actuellement,  telle  qu'elle  est  comprise,  la  gymnastique  est 
un  but;  on  travaille,  lorsqu'on  travaille,  pour  faire  un  tour  dé- 
terminé au  trapèze  ou  à  la  barre  fixe.  Mais  dans  la  pratique, 
dans  la  vie  coloniale  surtout  et  aussi  dans  la  vie  européenne,  un 
homme  trouve-t-il  des  trapèzes  ou  des  barres  fixes?  Non,  il 
rencontre  des  obstacles  à  franchir,  des  escarpements  à  esca- 
lader, des  arbres  auxquels  il  faut  grimper;  voilà  le  but,  et  la 
gymnastiquen'est  qu'un  moyen.  Nous  faisons  grimper  les  élèves 
à  une  perche  pour  leur  apprendre  à  grimper  sur  un  arbre  ;  nous 
employons  la  perche  parce  qu'on  ne  peut  pas  avoir  un  arbre 


1.  Voir  dans  le  livre  du  D'  Mosso  le  chapitre  des  marches.  Voir  également  le  livre 
du  D''  Lagrange  sur  la  physiologie  des  exercices  du  corps. 

2.  Voir   De  léducaiion  intellecinelle,  morale  el  ,physi<iue,  par  Herbert  Spen- 
cer. 

—  13  — 


110  l" ÉCOLE    MODERNE. 

dans  une  salle  de  gymnastique,  mais  c'est  un  pis-aller  comme 
la  salle  elle-même  dans  laquelle  l'enfant  respire  les  poussières 
soulevées  au  moment  où  sa  respiration,  activée  par  les  exer- 
cices, réclame  le  plus  d'oxygène. 

La  véritable  salle  de  gymnastique,  c'est  la  libre  campagne. 

En  résumé,  la  gymnastique  est  un  moyen  et  un  moyen  à  n'em- 
ployer que  lorsqu'on  ne  peut  pas  s'en  passer,  faute  d'espace. 

On  vante  beaucoup,  et  Ion  a  raison  dans  une  certaine  limite, 
les  écoles  anglaises.  Mais  dans  celles  où  j'ai  été  élevé,  je  n'ai 
jamais  vu  d'appareils  de  gymnastique  ^  Notre  gymnastique 
étaient  le  foot-ball,  en  hiver,  et  le  cricket,  en  été.  Les  seules 
leçons  que  nous  recevions  étaient  des  leçons  de  boxe  et  nous 
V  mettions  toute  notre  ardeur,  car  l'utilité  nous  en  était  dé- 
montrée par  les  applications  fréquentes  que  nous  en  faisions. 
En  France,  quand  deux  élèves  se  battent,  on  commence  par  les 
séparer,  puis  on  les  punit,  et  Ton  punit  surtout  celui  qui  a  fait 
preuve  de  plus  de  vigueur,  celui  qui  a  envoyé  les  meilleurs 
coups.  En  Angleterre,  quand  nous  nous  battions,  des  paris  s'en- 
gagaient,  et  le  vainqueur  était  félicité...  et  soigné  par  ceux  qui 
avaient  parié  sur  lui. 

Lorsque,  plus  tard,  ayant  quitté  l'Angleterre,  j'ai  été  envoyé 
au  lycée  de  Strasbourg-,  sous  la  domination  allemande,  j'ai  vu, 
pour  la  première  fois  de  ma  vie,  une  salle  de  gymnastique  et 
j'ai  reçu  mes  premières  leçons  d'un  moniteur  prussien  qui  ne 
plaisantait  pas,  mais  qui  nous  apprenait  quelque  chose  '. 

Lorsque  enfin  je  suis  arrivé  dans  l'Université  française  pour 
achever  mes  études,  j'ai  retrouvé  la  salle  de  gymnastique,  mais 
sale  et  mal  aérée;  le  professeur  était  un  malheureux  que  nous 
ne  prenions  pas  au  sérieux,-  et  qui,  de  même  que  nous,  «  en 
faisait  le  moins  possible  ». 

Je  suis  allé  visiter  en  lOOi  le  collège  de  Coblentz  et,  pour  ne 
parler  ici  que  de  la  gymnastique,  j'ai  constaté  que  les  vieux 
errements  étaient  toujours  en  honneur  :  une  belle  salle,  bien 

1.  Voir,  dans  le  livre  du  D'  Mosio,  le  chapitre  de  léducation  moderne  anglaise. 

2.  Voir,  dans  le  livre  du  D'  Mosso,  le  chapitre  de  la  critique  de  la  gymnastique 
allemande. 

—  14  — 


LE    DÉVELOIM'E.MEXT    PHYSIQUE    PAR    l'ÉCOLE.  111 

claire,  bien  aérée,  liante  de  plafond  comme  une  église,  et  snr 
le  sol  d'épais  tapis  pour  amortir  les  chutes.  J'ai  eu  la  curiosité 
de  remuer  un  de  ces  tapis,  il  était  plein  de  poussière.  Le  con- 
cierge, qui  avait  consenti,  moyennant  un  modeste  «  (Irinkgeld  '  », 
à  me  faire  visiter  son  établissement  et  qui  avait  vu  mon  geste, 
m'a  immédiatement  déclaré  que  la  salle  n'était  pas  bien  entre- 
tenue, parce  que  les  élèves  étaient  en  vacances.  Néanmoins 
j'étais  fixé  sur  l'air  que  pouvaient  respirerles  jeunes  Allemands, 
après  de  nombreux  sauts  sur  ces  tapis,  et  malgré  les  dimensions 
énormes  de  la  pièce. 

Il  y  a  donc  deux  systèmes  bien  tranchés  :  le  système  anglo- 
saxon,  ou  système  naturel  à  l'air  libre  et  sans  gymnastique,  et 
le  système  franco-allemand,  ou  système  artificiel,  avec  gymnas- 
tique et  en  «  vase  clos  ».  Ayant  été  élevé  successivement  sous 
les  deux  régimes,  je  n'hésite  pas  à  donner  la  préférence  au 
premier,  que  j'ai  trouvé  beaucoup  plus  amusant  que  le  second 
et  qui  est  beaucoup  plus  efficace. 

11  est  un  peu  étonnant  de  voir  des  hommes  incontestablement 
instruits  et  partisans  résolus  de  l'éducation  anglaise,  attribuer 
autant  de  vertu  à  la  gymnastique.  Cela  tient  peut-être  à  ce 
qu'ils  ont  été  élevés  en  France,  qu'ils  ont  subi  l'empreinte  in- 
délébile de  l'éducation  française  et  qu'ils  ont  malgré  eux  et 
inconsciemment  le  culte  du  «  vase  clos  ». 

.l'ai  réuni,  par  un  trait  d'union,  les  deux  méthodes  d'édu- 
cation française  et  allemande;  elles  dérivent  en  effet  des  mêmes 
principes,  mais  l'application  en  est  ditférente,  aussi  différente 
que  le  sont  les  deux  nations  :  l'une  sérieuse,  dirigée  par 
riiomme  du  Nord-,  le  Prussien;  l'autre,  plus  légère,  où  l'élé- 
ment méridional  a  la  prédominance . 

En  demandant  la  substitution  des  exercices  naturels  aux  exer- 
cices artificiels,  je  n'ai  pas  entendu  traiter  de  la  gymnastique 
thérapeutique  qui  a  pour  but  de  remédier  à  certains  vices  de 

[.  Avec  le  pourboire,  qui  n'est  jamais  très  élevé,  on  obtient  tout  ce  qu'on  veut  en 
Allemagne. 

2.  Aux  mines  de  Courrières,  les  Allemands  ne  viennent-ils  pas  de  nous  donner  une 
leçon  humiliante  en  nous  montrant  la  façon  sérieuse  dont  ils  avaient  organisé  leur 
service  de  sauvetage? 

—  15  — 


112  L  ECOLE    MODERNE. 

constitution  et  qui  est  du  domaine  de  la  médecine  :  le  docteur 
l'ordonne  comme  il  prescrit  des  fortifiants  artificiels.  Heureux 
ceux  qui  peuvent  s'en  passer  I  Ils  seraient  nombreux  si  Ton  évi- 
tait, par  une  hygiène  naturelle,  de  se  mettre  dans  la  nécessité  de 
recourir  aux  procédés  artificiels.  Mais  vouloir  remplacer  l'exer- 
cice libre,  les  jeux  et  les  courses  au  grand  air  par  de  la  gymnas- 
•    tique  savante,  c'est,  à  mon  avis,  vouloir  remplacer,  dans  l'ali- 
mentation, la  viande  et  les  légumes  par  des  produits  artificiels. 
Ceux-ci  sont  bons  pour  les  malades;  mais  pour  les  gens  sains 
et  bien  constitués,  le  beefsteak  sera  toujours  préférable  à  tous 
les  lacto-phosphates  du  monde. 

Voilà  pourquoi  je  me  permets  de   ne  pas  être  de  l'avis  de 
M.  le  D""  de  Fleury,  lorsqu'il  demande  de  faire  diriger  nos  éta- 
blissements scolaires  par  des  médecins,  bien  que  je  partage  ab- 
solument son  opinion  sur  le  rôle  que  ceux-ci  doivent  y  jouer. 
Uue  le  médecin  examine  tous  les  élèves,  même  ceux  qui    pa- 
raissent bien  portants,  cela  me  semble  excellent  pour  découvrir 
des  maladies  latentes  qui  échappent  aux  profanes,  et  pour  en- 
rayer leur  développement;   mais  qu'il  dirige  l'enseignement, 
même   l'éducation  physique,  c'est  trop  lui  demander  dans  la 
plupart  des   cas  et  pour  la  moyenne    des  médecins.  Est-ce  un 
médecin  qui  dirige  les  écoles  de   Join ville   et  de  Saumur?  On 
fait  pourtant  des  hommes,  des  hommes  solides  dans  ces  écoles. 
A  Saumur,  on  entraîne  aussi  des  chevaux,  de  fameux  chevaux  : 
est-ce  un  vétérinaire  qui  commande  l'école?  En  psychologie, 
et  pour  étudier  les  élèves  comme  le  demande  M.  le  D'  de  Fleury, 
un  médecin  ne   me  paraît  pas,  par  ses  fonctions  seules,   plus 
fort  qu'un  juge  ou  qu'un  officier,  gens  ayant  aussi  l'habitude 
et  le  devoir  d'étudier  leurs  semblables.  En  entraînement  phy- 
sique, un  docteur  est  moins  fort  qu'un  instructeur  de  Joinville, 
ou  qu'un   écuyer  de  Saumur;   combien   peu  de   docteurs   font 
partie  de  sociétés  de  sport,  combien  peu    montent    en  course, 
ou  dans  les  concours   hippiques!  11  leur  manque  donc  la  pra- 
tique de  l'entraînement  physique,  où  l'art  (et  c'est  un  art  véri- 
table qui  demande,  pour  être  approfondi,  des  années  de  travail 
et  d'études)  consiste  justement  à  fortifier  le  sujet,   homme  ou 

—  10  — 


LR  iii';vel()I'I'E.\ii:nt  iMi\siorE  tar  l'école.  113 

cheval,  sans  avoir  besoin  du  docteur  ou  du  vétérinaire. 
Je  craindrais  donc  de  voir  le  docteur-proviseur  donner  à  la 
médecine  et  à  la  gymnastique  compliquées  un  rôle  que  je  vou- 
drais voir  réservé  à  l'iiyg-iène  simple,  faite  surtout  de  bon  sens, 
d'expérience  et  de  volonté,  et  aux  exercices  naturels.  Bien 
entendu,  et  je  le  répète,  je  ne  parle  ici  que  de  la  moyenne  des 
médecins  civils;  j'excepte  l'élite  dont  fait  partie  M.  le  D''  de 
Fleury,  j'excepte  ceux  qui  ont  étudié  et  pratiqué  les  sports, 
j'excepte  ceux  qui  ont  étudié  et  pratiqué  la  pédagogie  à  l'étran- 
ger; mais  pi'écisément  parce  que  c'est  une  élite,  elle  est  peu 
nombreuse  et  ne  suffirait  pas  pour  diriger  tous  nos  établisse- 
ments d'instruction  secondaire. 

Confiez  votre  maison  à  un  architecte  qui  n'en  est  pas  l'auteur, 
et  demandez-lui  de  l'entretenir  en  bon  état  en  lui  donnant 
carte  blanche  pour  la  dépense.  Votre  immeuble  sera  perpétuel- 
lement aux  mains  des  ouvriers;  il  y  aura  toujours  quelque 
chose  à  y  modifier  ou  à  y  perfectionner  :  c'est  humain. 

Je  ne  voudrais  donc  ni  d'un  médecin,  ni  d'un  architecte,  à  la 
tête  d'un  lycée,  où  il  faut  non  seulement  un  homme  d'une  grande 
culture  générale,  capable  de  comprendre  aussi  bien  ce  que 
lui  demande  le  médecin  que  ce  que  désire  l'architecte  ou  le 
professeur  de  mathématiques  ou  celui  de  grec,  mais  aussi  un 
homme  ayant  assez  de  volonté,  et  une  volonté  assez  éclairée, 
pour  résister  à  propos  aux  techniciens,  lorsque  ceux-ci  se  lais- 
seraient entramer  par  leur  art  ou  leur  science. 

Arrivons  enfin  à  la  dernière  épreuve  physique  de  l'examen, 
à   l'épreuve  de  Yagilité. 

Nous  avons  aussi  bien  des  moyens  de  la  «  mesurer  »,  moyens 
parmi  lesquels  je  citerai  les  sauts. 

Pour  le  saut  en  largeur,  il  suffirait  d'un  rebord,  obligeant  le 
candidat  à  calculer  ses  foulées  pour  ne  pas  perdre  de  terrain, 
et  d'une  surface  horizontale  molle  sur  laquelle  ses  talons  s'im- 
primeraient; la  note  serait  ((  mesurée  »  sur  le  sol  d'après  un 
barème  établi. 

Pour  le  saut  en  hauteur,  on  aurait  deux  poteaux  gradués  et 

—  17  — 


1 14  L  ÉCOLE   MODERNE. 

une  corde  tendue.  Le  candidat  demanderait  sa  hauteur;  s'il 
échouait,  on  abaisserait  la  corde  de  10  centimètres;  s'il  échouait 
encore,  on  l'abaisserait  de  20  centimètres,  et  ainsi  de  suite,  en 
augmentant  chaque  fois  de  10  centimètres  la  quantité  dont  la 
hauteur  de  la  corde  serait  diminuée  ;  de  cette  façon,  le  can- 
didat aurait  tout  intérêt  à  demander  tout  de  suite  une  hauteur 
voisine  de  son  effort  maximum  et  à  ne  pas  prolonger  l'épreuve. 

Au  lieu  de  faire  sauter,  on  pourrait  faire  grimper  à  un  arbre 
et  mesurer  le  temps  que  le  candidat  mettrait  pour  atteindre  une 
certaine  hauteur  de  ï,  5  ou  C  mètres.  On  pourrait  aussi  rem- 
placer le  saut  avec  élan  par  le  saut  sans  élan  ou  le  saut  à  la 
perche,  et  varier  ainsi  l'épreuve  d'agilité  comme  on  varierait 
celle  de  la  force. 

Cet  examen  physique  ne  serait  pas  absolument  éliminatoire 
par  lui-même,  puisqu'il  ne  constituerait  que  le  quart,  au  plus, 
de  l'examen  total,  sauf  pour  les  écoles  militaires,  ou  pour  cer- 
taines fonctions  dans  lesquelles  la  vigueur  physique  est  abso- 
lument indispensable.  Mais  par  le  fait  de  son  coefficient  rela- 
tivement élevé,  il  éliminerait  tous  ceux  (jui  ne  compenseraient 
pas  une  tare,  ou  une  infirmité,  par  une  valeur  intellectuelle 
telle  qu'il  serait  regrettable  de  priver  l'État  de  leurs  lumières. 
Pour  qu'an  bossu,  ou  un  pied  bot,  entrât  à  l'école  normale  avec 
zéro  d'aptitude  physique,  il  faudrait  qu'il  eût  une  intelligence 
réellement  hors  ligne,  et  l'intérêt  du  pays  veut  que  de  pareils 
hommes  ne  soient  pas  écartés  des  fonctions  publiques. 

En  toute  chose,  il  faut  se  garder  des  exagérations  qui  nuisent 
aux  meilleures  causes.  C'est  ainsi  c[ue  les  Anglais  ont  compris 
qu'ils  étaient  allés  trop  loin  dans  le  sens  de  l'éducation  phy- 
sique. Ils  tendent  maintenant  à  réagir,  pour  élever  le  niveau  de 
leurs  études.  Nous  partons  de  l'extrême  opposé  ;  nous  sommes 
allés  trop  loin  dans  le  sens  du  développement  intellectuel  mal 
entendu.  C'est  dans  un  juste  et  harmonieux  équilibre,  vers  le- 
quel tendent  les  deux  nations,  que  se  trouve  la  vérité. 


—  18  — 


LE    DÉVELOPPEMENT    PHYSIQUE    DE    l'ÉCOLE.  115 


IV 


Il  ne  faut  pas  croire,  en  effet,  que  les  écoles  anglaises  sont 
parfaites.  Elles  ont  certainement  de  grands  avantages  :  je  veux 
citer,  par  exemple,  leur  petit  nombre  d'élèves,  ou  la  division 
des  élèves  par  maisons  distinctes,  d'où  découle  une  partie  de 
leurs  autres  qualités.  Par  le  fait  que  les  écoles  contiennent  peu 
d'élèves,  il  y  a  beaucoup  d'écoles;  elles  sont  dès  lors  dissémi- 
nées en  des  endroits  où  il  y  a  de  l'espace  et  de  l'air. 

Lorsque  M.  le  D""  de  Fleury  écrit  :  «  Il  faut  faire  un  plus  grand 
nombre  de  lycées  »,  c'est  une  révolution  qu'il  propose,  révolu- 
tion qui  rapprocherait  nos  lycées  des  institutions  anglaises,  plus 
saines  assurément. 

Pour  éviter  la  contagion  et  les  épidémies,  la  première  chose  à 
faire  n'est-elle  pas  de  diminuer  les  contacts  ? 

En  outre,  combien  il  serait  avantageux,  pour  les  grandes  villes, 
d'avoir  plusieurs  petits  lycées  au  lieu  d'un  grand.  Ainsi,  à  Lille, 
il  n'y  a  qu'un  lycée  ;  il  est  très  grand  puisque  la  ville  est  très 
peuplée;  il  est  près  du  centre  et,  malgré  cela,  certains  élèves 
ont  un  long  trajet  à  parcourir  pour  y  arriver.  Si  l'on  suivait  le 
conseil  de  M.  le  D'  de  Fleury,  Lille  posséderait  au  moins  trois 
lycées.  Ces  trois  petits  lycées,  situés  en  des  quartiers  aérés,  près 
des  fortifications,  ne  seraient-ils  pas  plus  sains  qu'un  seul  grand 
établissement? 

Les  écoles  allemandes  me  paraissent  avoir  de  grandes  analo- 
gies avec  les  nôtres.  Je  l'ai  déjà  montré  pour  l'enseignement  de 
la  gymnastique;  pour  le  reste,  les  Universités  française  et  alle- 
mande m'ont  paru  avoir  adopté  les  mêmes  méthodes  de  travail 
et  suivre  les  mêmes  errements  pédagogiques.  M.  le  D''  de  Fleury 
dit  que,  dans  les  écoles  allemandes,  les  devoirs  se  font  en  classe  ; 
les  choses  ont  alors  bien  changé  depuis  l'époque  où  j'étais 
élève  au  lycée  allemand  de  Strasbourg,  car  nous  quittions  la 
classe  avec  une  ample  provision  de  devoirs  à  faire  et  de  leçons 
à  apprendre.  Il  y  avait  toutefois  une  différence  avec  les  lycées 

—  19  — 


jlG  l"école  moderne. 

français  où  j'ai  achevé  mes  études  :  pour  un  devoir  mal  fait, 
une  leçon  mal  apprise,  ou  une  étourderie,  mon  professeur  alle- 
mand m'appliquait  des  coups  de  canne  et  mon  professeur  fran- 
çais me  donnait  des  vers  à  copier;  ceci  était  moins  douloureux 
sur  le  moment,  mais  plus  long*.  Je  crois  bien  que  la  «  sclilague  » 
a  été  supprimée  dans  l'université  comme  dans  l'armée  alle- 
mande; mais  je  crains  que  les  vers  à  copier  ne  l'aient  pas  été 
dans  l'Université  française. 

La  tendance  dont  nous  avons  parlé,  et  qui  consiste  à  prendre 
pour  but  le  moyen,  est  assez  générale  dans  l'Université.  M.  le 
D'  de  Fleury  cite  à  ce  propos  les  mathématic[ues.  Quoique 
polytechnicien,  je  suis  absolument  de  son  avis;  il  me  semble 
incontestable  que  l'on  passe  trop  de  temps  à  les  étudier  et  trop 
peu  à  les  appliquer. 

On  étudie  les  sciences  abstraites  jusqu'à  la  sortie  de  l'École 
polytechnique,  et  alors  seulement  on  s'occupe  de  leurs  appli- 
cations comme  l'indique  le  nom  d'écoles  d'application  donné 
aux  écoles  où  passent  les  anciens  polytechniciens. 

Le  résultat  de  ceci  est  l'extension  démesurée,  inutile,  donnée 
aux  mathémitiques  pures,  à  l'X  pur.  Sans  vouloir  parler  ici 
des  mathématiques  spéciales  ou  supérieures,  rien  que  sur  le 
terrain  de  la  géométrie  élémentaire,  que  de  changements  se 
sont  opérés  depuis  quarante  ans!  Autrefois  on  étudiait  Legendrc 
ou  Amiot;  ils  exposaient  clairement  les  principes  fondamen- 
taux et  suffisaient  pour  aborder  les  sciences  plus  élevées.  Actuel- 
lement, en  n'étudiant  que  ces  bons  vieux  livres,  on  serait  refusé 
au  baccalauréat;  on  oblige  les  enfants  à  apprendre  des  théories, 
très  intéressantes  il  est  vrai  pour  quiconque  en  fait  un  passe- 
temps,  telles  que  les  polaires,  l'inversion,  l'homographie,  etc., 
mais  dont  ils  pourraient  se  passer  pour  suivre  même  le  cours 
de  l'École  polytechnique  et  pour  devenir  de  très  bons  ingé- 
nieurs. 

De  savants  professeurs  à  lunettes  ont  trouvé  que  nos  vieilles 
géométries  manquaient  de  précision  :  il  fallait,  suivant  eux, 
donner  un  sens  à  une  ligne  et  l'appeler  vecteur,  ce  qui  est  en 

—  20  - 


LE    DÉVELOPPEMENT    PHYSIQUE    DE    l'ÉGOLE.  117 

effet  très  utile  en  géométrie  analytique,  mais  ce  dont  on  peut 
fort  bien  se  passer  en  géométrie  élémentaire.  Bref,  on  a  coupé 
des  cheveux  en  quatre,  on  a  fait  d'une  page  quatre  pages...  et 
l'on  a  vendu  des  livres  nouveaux,  petit  commerce  fort  lucratif 
qui  parait  avoir  pris  les  proportions  d'un  fléau  dans  notre  Uni- 
versité. Revenons  donc  à  Legendre  ou  Amiot  qui  suffisaient, 
qui  suffisent  encore,  et  remplaçons  les  finesses  de  «  l'invo- 
lution  »  par  celles  du  «  golf  »,  autrement  intéressantes.  Nos 
ingénieurs  n'en  seront  pas  moins  les  premiers  ingénieurs  du 
monde,  comme  l'étaient  leurs  devanciers,  et  nos  artilleurs  cons- 
truiront tout  de  môme  des  canons  que  toutes  les  puissances 
européennes  cherchent  en  vain  à  imiter. 

C'est  en  augmentant  progressivement  l'importance  des 
épreuves  physiques  de  nos  examens  que  l'on  jjourra  diminuer 
celle  de  la  partie  intellectuelle  ;  ils  resteront  aussi  difficiles, 
aussi  éhminatoires,  et  ces  modifications,  maintenues  dans  de 
sages  limites,  ne  diminueront  en  rien  la  science  future  de  nos 
ingénieurs,  de  nos  professeurs,  ou  de  nos  médecins. 

Qu'il  me  soit  permis  de  faire  revivre  ici  à  ce  propos  un  sou- 
venir vieux  déjà  de  plus  de  vingt  ans. 

Étant  élève  à  l'École  polytechnique,  j'ai  eu  la  curiosité  de 
consulter  le  cours  de  haut  calcul  qu'avait  suivi  mon  père  à  la 
même  école,  quarante-neuf  ans  avant  moi;  c'était  le  cours  de 
la  promotion  1834-1836.  Voici  ce  que  j'y  ai  constaté  avec  éton- 
nement  :  le  cours  d'analyse  ^  commençait  par  la  théorie  des 
dérivées.  Ainsi  on  entrait  à  l'École  sans  avoir  fait  toute  l'algèbre 
spéciale,  avec  la  connaissance  presque  exclusive  de  l'algèbre 
élémentaire!  Il  me  semblait  donc  que  les  polytechniciens  de 
cette  époque  reculée  devaient  être  beaucoup  moins  forts  que 
nous  et  qu'ils  ne  pouvaient  rattraper  ce  retard  énorme  des 
mathématiques  spéciales  pendant  leur  séjour  à  l'École.  Quel  n'a 
pas  été  mon  étonnement  lorsque,  prenant  le  cours  de  deuxième 
année,  j'ai  constaté  que  la  première  leçon  portait  sur  les  inté- 
grales multiples,  c'est-à-dire  qu'elle   était  exactement  la  même 

).  Le  cours  d'analyse  de  l'École  polytechnique  comprend  l'élude  du  calcul  différen- 
tiel et  du  calcul  intégral. 

—  21  — 


118  l'école  moderne. 

que  notre  première  leçon  de  deuxième  année,  en  1884.  Ainsi, 
en  un  an,  nos  «  antiques  »  '  nous  avaient  rejoints.  Mais  le  cours 
de  1834  était  simple  et  n'était  pas  encore  encombré  de  toutes 
les  petites  complications  qui  y  ont  été  introduites  uniquement, 
à  ce  qu'il  semble,  pour  employer  le  temps.  Cela  ne  valait-il 
pas  mieux?  Celte  génération  de  polytechniciens,  qui  ont  doté  la 
France  et  la  Russie  de  leurs  chemins  de  fer,  ne  nous  valait-elle 
pas?  J'en  appelle  à  tous  mes  camarades,  qui  ont  pâli  sous  le 
bec  de  gaz  à  verre  bleu  de  nos  petites  salles  d'études,  sur  les 
«  fonctions  0  »  et  sur  les  «  petits  contours  »'% 

En  résumé,  il  existe  deux  grands  systèmes  d'éducation  :  le 
système  anglais  et  le  système  franco-allemand. 

Le  premier  est  supérieur  au  point  de  vue  hygiénique,  mais 
il  n'est  pas  parfait,  loin  de  là. 

En  réformant  nos  examens,  nous  réformerions  du  même  coup 
notre  éducation  qui  deviendrait  facilement  supérieure  à  l'édu- 
cation anglo-saxonne,  et  nous,  nous  pourrions  devenir  supé- 
rieurs aux  Anglo-Saxons. 

Mais,  pour  cela,  il  ne  faut  plus  nous  contenter  de  réunir 
des  commissions  et  de  mettre  des  pancartes  aux  portes  des 
classes   dont  les  enfants  ne  savent  pas  encore  épeler. 

G.  Clerc, 

Capitaine  d'artillerie  breveté  à  Fétat-major  du  i"  corps  d'armée. 

1.  Les  élèves  appellent  «  antiques  »  leurs  camarades  sortis  de  lÉcole. 

2.  Théories  particulièrement  éthérées  du  cours  d'analyse  mathématique. 


—  22 


LETTRE  OUVERTE 

ADRESSÉE 
A  MM.  LES  MINISTRES  DE  L  INSTRUCTION  PUBLIQUE  ET  DE  LA  flUERRK 

Monsieur  le  Ministre, 

Nous  sommes  convaincus  d'être  les  interprètes  d'un  très 
grand  nombre  de  pères  de  famille,  en  vous  adressant  la  péti- 
tion suivante  : 

Nous  demandons  qu'il  soit  ajouté  aux  épreuves  ordinaires  des 
examens  du  baccalauréat  et  des  diverses  Écoles,  civiles  et  mi- 
litaires, une  note  spéciale,  constatant  le  déveloj)pement  physique 
des  candidats. 

Pour  être  efficace,  cette  note  devrait  avoir  un  coefficient  assez 
élevé. 

L'exposé  qui  précède  développe  les  motifs  très  graves  qui 
justifient  cette  demande. 

Il  nous  suffit  donc  d'ajouter  ici  quelques  brèves  considéra- 
tions. 

Notre  régime  scolaire  est  organisé  uniquement  en  vue  du  dé- 
veloppement intellectuel;  il  néglige  et  comprime  gravement  le 
développement  physique. 

Trop  souvent,  il  fabrique  des  neurasthéniques. 

Par  là,  il  arrive  que  l'École  échoue  souvent,  même  au  point 
de  vue  intellectuel,  car  la  faiblesse  physique  finit  par  para- 
lyser l'intelligence. 

Nous  pensons  que  l'École  peut  et  doit  faire  des  hommes 
complets,  intellectuellement  et  physiqueriient. 

—  23  — 


120  l'kcole  .moderne. 

Ces  deux  résultats  ne  sont  pas  incompatibles;  ils  sont,  au 
contraire,  solidaires. 

Personnellement,  je  puis  invoquer,  sur  ce  point,  l'expérience 
concluante  que  nous  poursuivons,  depuis  sept  années,  à  VÉcole 
des  Roches  : 

rs'os  élèves  ont  engagé  2G  matchs  de  foot-J)all  ' ,  ou  de  cricket, 
avec  des  équipes  françaises  et  anglaises,  composées  d'hommes 
faits  plus  âgés  qu'eux.  —  Ils  en  ont  gagné  17. 

Ils  sont  entraînés  à  la  gymnastique,  à  la  course,  au  saut,  à 
tous  les  sports,  à  la  douche,  à  la  vie  en  plein  air. 

Cet  entraînement  n'a  pas  nui  à  leurs  éludes  et  à  leurs  exa- 
mens : 

Dans  ces  quatre  dernières  années,  nous  avons  présenté 
58  élèves  au  baccalauréat  '  :  i9  ont  été  reçus,  dès  la  première 
année,  13  avec  mentions.  Les  élèves  ajournés,  sauf  3.  qui  ne 
se  sont  pas  représentés,  ont  été  reçus  l'année  suivante. 

Cette  moyenne  est  très  sensiblement  supérieure  à  la  normale. 

Ces  jeunes  gens  sont  arrivés  aux  examens  sans  «  chauffage  », 
sans  surmenage,  comme  à  une  épreuve  naturelle. 

On  objectera  que  noire  demande  constilue  une  innovation. 
(C'est  d'ailleurs  pour  cela  que  nous  sommes  obligés  de  la  for- 
muler!) 

C'est  là  un  grave  reproche,  dans  ce  pays  qui  est  plutôt  rou- 
tinier, malgré  ses  prétentions  novatrices,  et,  parfois,  révolu- 
tionnaires. 

Mais  n'êtes-vous  pas,  vous-même.  Monsieur  le  Ministre,  un 
homme  désireux  de  faire  des  choses  nouvelles? 

Vous  ne  pouvez  certainement  pas  réaliser  une  innovation,  qui 
contribue  plus  efhcacement  au  relèvement  de  la  race  française, 
victime  d'un  système  scolaire  définitivement  condamné  par 
l'expérience. 

1.  Foot-ball  «  Association  ». 

2.  Pendant  les  trois  premières  années,  l'École  n'avait  pas  encore  les  classes  supé- 
rieures, 

—  24  — 


LE    DÉVELOPPEMENT    PUYSIQLE    PAU    l'ÉCOLE.  121 

Aidez-nous,  Monsieur  le  Ministre,  à  réaliser  le  mot  d'Herbert 
Spencer  : 

((  L'homme  doit  être  un  bon  animal  ;  et  une  nation  doit  être 
composée  de  bons  animaux.  '> 

C'est  là  une  première  condition;  mais  elle  est  nécessaire. 

La  seconde  est  de  faire  de  l'homme  un  esprit  cultivé  et  une 
large  intellig-ence. 

C'est  une  erreur  de  négliger  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  fac- 
teurs essentiels. 

Veuillez  agréer,  Monsieur  le  Ministre,  l'expression  de  mes 
sentiments  respectueux. 

Edmond  Demollns, 

Président  du  Conseil  d'Administration  de 
l'Ecole  des  Boches,  Directeur  de  lu  Science 
sociale. 

Nous  ne  pouvons  reproduire  toutes  les  adhésions  qui  nous 
sont  parvenues.  Nous  mentionnons  seulement  les  premières  qui 
nous  ont  été  envoyées,  en  réponse  à  la  communicalion  des 
épreuves  : 

D'  Gilbert  Ballet,  professeur  agrégé  à  la  Faculté  de  médecine, 
de  Paris,  médecin  de  l'IIôtel-Dieu,  président  de  la  Société  de 
neurologie. 

IV  Georges  Paul-Boxcour,    directeur  de  l'Éducation   modernf'. 

W  Paul  Berthod. 

D'  Broussin,  mendjre  du  Conseil  d'hygiène,  chirurgien  en  chef 
de  l'hôpital  civil  de  Versailles. 

D"^  Brunet,  oto-rhino-laryngologiste  de  l'hôpital  civil  de  Ver- 
sailles. 

D""  Carcopino,  médecin  de  l'École  des  Roches  et  de  l'hospice  de 
Verneuil. 

VV  G.  Carro  de  la  Carrière. 

D'  de  Castëras. 

D"^  Chauvealt,  înédecin  en  chef  de  Tiiôpital  civil  de  Versailles. 

D'  Ed.  Christan,  médecin  des  pompiers  de  Versailles. 

Baron  Pierre  de  Coubertln,  président  des  Jeux  olympiques. 

—  25  — 


122  l'école  :^ioderne. 

D'"  Depoully,  secrétaire  général  adjoint  du  Congrès  de  l'hygiène 
de  Thabitation. 

D'  Devillers. 

D'  Desplas. 

D'  L.  Dhourdin.  médecin  résidant  du  Sanatorium  maritime  d'Ar- 
caclion. 

D''  A.  Festal,  promoteur  du  lycée  climatérique  d'Arcachon,  pré- 
sident de  la  Société  de  gymnastique. 

G.  Filleul-Broiiv,  industriel. 

D'  FiyiKL. 

D"^  Gaudier,  professeur  à  la  Faculté  de  médecine  de  Lille,  chi- 
rurgien du  Lycée. 

Marcel  Haent-fens,  maire  de  St-Corneille. 

D'  Hepp,  ancien  interne  des  hôpitaux  de  Paris. 

D"^  Herck. 

D'  Maurice  Jouaust. 

D'  Labelle. 

D'^F.  Lalesoue,  meudîrccorrespondantdcrAcadémiedemédecine. 

D'  Laurent,  médecin  en  chef  de  l'hôpital  civil. 

Paul  Lebai  i)V,  député. 

André  Lehon.  ancien  ministre,  président  de  la  C'"^  des  Messageries 
Maritimes. 

D"^  Le  CONTE. 

D"^  Legrain. 

D'  Lemoixe,  professeur  à  la  Faculté  de  médecine  de  Lille,  mé- 
decin du  lycée. 

D"  Lu.MiXE.vu,  oto-rhino-laryngologiste. 

Georges  Lyon,  recteur  de  l'Académie  de  Lille.  «  Si,  comme  on 
l'annonce,  les  jours  du  baccalauréat  sont  comptés  et  si  ce  di- 
plôme doit  céder  la  place  à  un  certificat  de  fin  d'études,  rien 
ne  sera  plus  simple  que  de  tenir  compte  —  dans  des  conditions 
à  déterminer  —  de  l'assiduité  au.x  exercices  physiques  pour 
l'obtention  de  ce  certificat.  Et  ainsi  le  vœu  énoncé  dans  cette 
pétition  sera  bien  près  d'être  atteint.  »  G.  Lyon. 

[)'  MiL.vN,  chirurgien  adjoint  de  l'hôpital  civil,  secrétaire  du 
Syndicat  des  médecins  de  Versailles. 

—  26  — 


LE   DÉVELOPPEMENT    PIIYSIOLE    PAU    l'ÉCOLE.  123 

René  Millet,  ambassadeur  de  France,   ancien  résident  général 

de  France  à  Tunis. 
D''  Parelle,  président  de  la  Société  de  médecine  de  Versailles, 

chirurgien  en  chef  de  l'hôpital  civil, 
Robert  Parisot,    chargé  de  Cours  à  la  Faculté  des  Lettres  de 

l'Académie  de  Nancy. 
D'  Peltier,  massothérapeuthe. 
D'  Légx-Petit. 

D'  Peyrax,  électrothérapeuthe. 
Ch.  Phita,  juge  de  paix  à  Paris. 
F.  Fraxk-Pualx. 
D'  F.  Reyer,  secrétaire  de  l'Association  des  médecins  de  Seine- 

et-Oise. 
D'  A.  RiST,  président  de  l'Association  des  médecins  de  Seine-ef- 

Oise. 
D'  Georges  Rosexthal. 
D'  Sairv. 

D'   A.   SiCARIS. 

Jacques  Siegfried,  membre  du  Conseil  supérieur  de  TEnseigne- 
ment  technique,  président  de  ri'nion  des  associations  des 
anciens  élèves  des  Écoles  supérieures  de  commerce. 

Jules  Siegfried,  député. 

D'  Steixmetz,  médecin-major  au  27*^  Dragons, 

D"^  Tripet, 

D'  Weill,  médecin  de  l'état  civil. 


27  — 


RÉPONSE 

A  QUELQUES  OBJECTIONS 


Le  projet  de  réforme  scolaire  dont  on  vient  de  lire  l'exposé  .a 
été  communiqué  en  épreuves  à  une  cinquantaine  de  person- 
nes, parliculièrement  à  des  médecins.  Il  a  été  généralement 
approuvé,  et  la  plupart  des  destinataires  nous  ont  envoyé  leur 
adhésion,  ainsi  qu'on  Ta  vu  plus  haut. 

Cependant  quelques  médecins  ont  formulé  des  objections.  La 
lettre  suivante  de  l'un  d'eux  résume  et  précise  ces  critiques. 
Nous  croyons  devoir  la  reproduire  avec  une  réponse. 

«  Cher  Monsieur,  vous  savez  combien  je  suis  partisan  du 
genre  d'éducation  que  vous  avez  inauguré  à  l'École  des  Roches. 
Je  suis  donc  très  convaincu  de  la  nécessité  de  développer  chez 
Venfant,  en  même  temps  que  l'instruction  et  l'intelligence,  le 
développement  physique  et  la  force  corporelle.  » 

RÉPONSE  :  C'est  entendu,  tout  le  monde  en  France  est  de  cet 
avis,  particulièrement  les  médecins.  iMais,  malgré  cette  convic- 
tion si  générale,  on  ne  fait  rien,  et  notre  régime  scolaire  con- 
tinue à  déprimer  l'enfant.  : 

'(  Si  votre  pétition  avait  pour  but  de  demander  au  ministre 
de  rinstruction  publique  la  mise  en  pratique  de  l' éducation 
en  plein  air,  de  certains  sports,  en  un  mot  de  tout  ce  qui  peut 
développer  la  santé  corporelle  de  l'enfant,  je  ne  pourrais  que 
donner  mon  entière  approbation.  » 

Réponse  :  Ce  serait  là  un  coup  d'épée  dans  leau.  Évidem- 
ment, avec  des   protections,  nous  pourrions  réussir  à  obtenir 

—  28  — 


LE    DÉVELOPPEMENT    PUYSIOLE    l'AH    l'ÉC.OLE.  1^5 

une  circulaire  ministérielle.  Ce  serait  une  circulaire  de  plus  et 
il  n'y  aurait  rien  de  changé. 

«  Je  pense  que  V innovation  que  vous  demandez  sérail  injuste 
pour  deux  motifs  : 

Premièrement,  parce  que  tous  les  enfants  ne  seraient  pas  dans 
la  possibilité  d'être  élevés  selon  les  règles  que  vous  avez  éta- 
blies pour  l'Ecole  des  Roches,  la  généralité  des  établissements 
scolaires  n'étant  pas  aménagée  pour  faire  suivre  par  leurs  élèves 
cet  entramement  physique  que  vous  recommandez.  » 

RÉPONSE  :  Précisément  nous  voulons  une  mesure  qui  oblige 
l'État  et  les  directeurs  d'établissements  libres  à  aménager  leurs 
écoles  en  vue  de  cet  entraînement  et  de  ce  développement 
physique.  Comment,  vous,  médecins,  pouvez-vous  prendre 
votre  parti  de  l'état  de  chose  actuel?  Nous  ne  l'acceptons  pas; 
nous  voulons  renverser  cette  citadelle  où  s'élaborent  toutes  les 
maladies  de  lenfance,  qui  laissent  ensuite  chez  riiomme  fait 
leurs  traces  indélébiles. 

«  Cette  mesure  serait  encore  injuste,  parce  que  certains  enfants 
sont,  malgré  eux,  en  état  d'infériorité  physique  assez  malheu- 
reuse pour  qu'on  ne  leur  inflige  pas  une  pénible  épreuve  au 
moment  de  leur  baccalauréat .  Cet  examen  n'est,  en  somme,  que 
la  constatation  d'une  éducation  intellectuelle  suffisante.  » 

RÉPONSE  :  Voilà,  la  grande  objection,  l'objection  impres- 
sionnante, qui  nous  fait  paraître  cruels,  aux  yeux  de  ceux  qui 
ne  réfléchissent  pas. 

Réfléchissons  donc,  et,  pour  cela,  décomposons  le  phénomène. 

1°  Le  baccalauréat  n'est  pas,  comme  on  est  trop  porté  à  le 
croire,  la  preuve  d'une  supériorité  intellectuelle.  Il  récom- 
pense surtout  la  mémoire  et  la  facilité  d'assimilation.  Il 
comprime  au  contraire  toute  tendance  à  la  réflexion,  parce 
qu'il  n'exige  que  des  connaissances  hâtives  et  superficielles. 
La  réflexion  est  cependant  la  faculté  essentielle,  celle  qui  carac- 
térise les  intelligences  supérieures  ;  aussi  le  baccalauréat  actuel 
donne-t-il  parfois   une  sélection  à  réboiirs.   Ou  comprend  que 


126  l'école  moderne. 

de  très  bons  esprits  demandent  la  suppression  de  cette  épreuve. 
2°  On  sait  que  l'état  maladif  développe  souvent  une  certaine 
activité  intellectuelle;  mais  elle  est  factice  et  en  quelque  sorte 
fébrile.  La  vie,  en  s'atfaiblissant  dans  certaines  parties  du  corps, 
reflue  avec  plus  de  force  vers  le  cerveau.  Sous  cette  influence 
morbide,  s'exagèrent  la  mémoire,  le  besoin  d'amasser,  d'entasser 
des  connaissances,  sans  les  assiuiiler.  Or  ce  sont  là  précisément 
les  aptitudes  qui  donnent  surtout  le  succès  au  baccalauréat. 

Beaucoup  d'enfants  infirmes,  ou  délicats,  ont  donc,  par  là,  un 
avantage,  qui  n'est  pas  justifié  par  un  développement  intellec- 
tuel normal. 

L'examen  actuel  donne  une  prime  à  Tintelligence  surmenée , 
surchauff^ée,  factice,  qui  produit  des  fruits  bàtifs,  incapables 
souvent  d'arriver  à  maturité. 

La  réforme  que  nous  demandons  permettrait  au  corps  de  se 
développer  à  l'àg-e  où  il  faut  que  le  corps  se  développe.  Ce  dé- 
veloppement doit  précéder  celui  de  la  réflexion  et  de  la  pensée. 
Certains  médecins  paraissent  plus  préoccupés  de  soigner  les 
corps  malades  que  de  former  des  corps  sains  :  ils  fréquentent 
trop  la  maladie  et  pas  assez  la  santé. 

3"  Une  autre  erreur  non  moins  grave  est  de  ne  pas  comprendre 
que  les  carrières  libérales  exigent,  elles  aussi,  des  aptitudes 
physiques.  Elles  exigent  la  vigueur  du  corps. 

Cette  vigueur  est  d'abord  nécessaire  pour  continuer  avec  suc- 
cès les  études  supérieures,  qui,  pour  un  intellectuel,  doivent 
durer  toute  la  vie.  L'esprit  est  rapidement  paralysé  par  la  fai- 
blesse des  organes.  J'ai  quelque  confusion  à  énoncer  un  pareil 
lieu  commun. 

Que  de  candidats  aux  Écoles  supérieures,  ou  à  l'agrégation, 
sont  fourbus,  «  claqués  ».  «  vidés  »  pour  la  vie,  après  cet  examen, 
qui  est  à  la  fois  leur  dernier  triomphe  et  leur  tombeau  intellec- 
tuel. 

La  vigueur  physique  est  aussi  nécessaire  au  professeur  qu'au 
médecin,  qu'au  savant,  qu'à  l'artiste,  qu'au  lettré,  qu'au  légiste, 
et  j'entends  nécessaire  au  point  de  vue  professionnel.  Que  vaut 
un  professeur  qui  ne  peut  surmonter  la  fatigue  de  la  classe  ; 

—  30  — 


LE   DÉVELOPPEMENT    PHYSIQUE    PAR    LÉCOLE.  1^7 

un  médecin  qui  ne  peut  supporter  les  courses  par  tous  les  temps 
et  les  veillées  auprès  des  malades;  un  savant,  ou  un  archéolo- 
gue, qui  ne  peut  aller  faire  des  explorations  dans  les  pays  trop 
chauds,  ou  trop  froids,  ou  sans  moyens  de  communications  con- 
fortables; un  fonctionnaire  qui  ne  peut  supporter  le  climat  et 
la  vie  des  colonies,  etc.,  etc. 

On  dirait  vraiment  qu'un  intellectuel  est  un  pur  cerveau, 
afï'ranchi  de  toutes  les  exigences  du  corps,  et  qu'il  peut  im- 
punément négliger  et  mépriser  le  corps.  Que  faites-vous  du 
fameux  :  Mens  sema  in  corpore  sano  ?  Il  ne  suffit  pas  de  l'ins- 
crire au  frontispice  des  Facultés  de  médecine,  il  faut  surtout 
le  faire  passer  dans  les  mœurs  et  dans  les  habitudes. 

4"  Maintenant,  je  m'adresse  à  ceux  dont  on  prétend  prendre 
la  défense,  à  ceux  qui  souffrent  dans  leur  développement  phy- 
sique, soit  qu'ils  l'aient  hérité  de  leurs  ancêtres,  soit  qu'ils  le 
doivent  au  surmenage  de  l'école.  Encore  plus  que  les  autres, 
ils  ont  intérêt  à  la  réforme  que  nous  demandons. 

A  ceux-là,  nous  disons  :  «  Vous  pouvez,  plus  que  personne, 
plus  que  les  médecins  eux-mêmes,  apprécier  l'importance  de 
cette  réforme,  puisque  le  mal  est  en  vous  et  que  vous  en  souf- 
frez dans  votre  corps.  Vous  devez  avoir  le  désir  de  faire  pour 
vos  enfants,  ou  pour  vos  petits-enfants,  ce  que  vous  n'avez  pu 
faire  pour  vous-mêmes  ;  vous  avez  le  devoir  impérieux  de  leur 
constituer  une  bonne  santé,  en  les  replaçant,  dès  l'enfance, 
dans  une  vie  normale.  Si  vous  ne  pouvez  agir  efficacement  sur 
le  présent,  vous  pouvez  agir  efficacement  sur  l'avenir. 

«  Si  vous  ne  prenez  pas  ce  parti,  votre  descendance,  déjà 
atteinte  par  la  maladie,  déclinera,  de  génération  en  génération, 
et  finira  par  s'éteindre. 

«  C'est  donc  votre  cause  que  nous  défendons.    » 

Edmond  Demolins. 


—  31  — 


Une  initiative  parlementaire. 

Au  moment  où  j'achève  de  rédiger  les  lignes  qui  précèdent, 
on  me  communique  une  délibération  intéressante.  Elle  vient 
d'avoir  lieu  entre  un  certain  nombre  de  sénateurs  et  de  députés, 
réunis  dans  un  des  bureaux  de  la  Chambre,  sous  la  présidence 
de  M.  Berteaux,  ancien  ministre  de  la  guerre. 

Après  avoir  entendu  les  explications  de  M.  Charles  Cazalet. 
président  de  l'Union  des  Sociétés  de  gymnastique  de  France, 
ce  groupe  parlementaire  a  voté  la  résolution  suivante   : 

Considérant. 

Que  l'intérêt  du  pays  veut,  qu'à  un  service  militaire  réduit,  corresponde 
une  préparation  intense  à  ce  service; 

Que  le  brevet  d'aptitude  militaire,  dont  le  programme  a  été  établi  et  dont 
les  examens  sont  passés  par  l'armée  elle-même,  constitue  exactement  la  for- 
mule de  ce  que  doit  être  cette  préparation  ; 

Que  les  sociétés  patriotiques,  comme  celles  de  l'Union,  en  deviennent  les 
organes  tout  dé-signés  et  ses  meilleurs  auxiliaires,  par  le  fait  même  que  leur 
enseignement  et  leur  action  ont  surtout  le  brevet  pour  but,  et  qu'elles  réa- 
lisent ainsi  le  vœu  récent  de  la  Ligue  de  l'enseignement  et  i'éminent  conseil 
de  Chanzy,  en  formant  des  hommes  assouplis,  vigoureux,  sachant  marcher, 
courir,  tirer,  résister  à  la  fatigue,  et  dont  l'armée,  par  l'instruction  militaire 
proprement  dite  qu'elle  donnera  elle-même,  fera  rapidement  des  «  soldats  »  -. 

Considérant,  en  même  temps, 

Que  le  législateur  a  sagement  agi  en  donnant  exclusivement  le  droit  de 
devancer  l'appel  et  celui  de  devenir  caporal,  ou  brigadier,  au  bout  de  quatre 
mois,  au  possesseur  du  brevet  ;  que  celui-ci  devrait  même  devenir  obligatoire 
dans  quelques  années  pour  les  conscrits  désireux  d'être  officiers  de  réserve 
au  bout  de  dix-huit  mois  de  service  actif,  et  qu'il  convient  d'attacher  à  ce 
diplôme  le  plus  possible  d'avantages,  pour  entraîner  les  jeunes  gens  à  s'y 
préparer  et  pour  attirer  sur  lui  l'attention,  Tinlérêt  et,  par  là,  la  collabora- 
tion des  familles  ; 

Considérant,  d'autre  part,  que  la  commission  interministérielle,  en  uni- 
fiant les  méthodes  pour  l'écolier,  le  gymnaste  et  le  soldat,  a  beaucoup  sim- 
plifié l'application  de  la  loi  du  27  mars  1880  sur  l'obligation  de  l'enseigne- 
ment de  la  gymnastique;  mais  que  cette  application  deviendra  plus  facile 
et  plus  féconde  encore  le  jour  où  sera  réalisé  le  vœu  si  intéressant  de  cette 
commission  interministérielle   tendant  à  ce  que  les  instituteurs  passent  à 

-     32  — 


Lli    DÉVELOPPEMENT    PHYSIOIE    PAR    l'ÉCOLE.  129 

Joinville  une  partie  de  leurs  deux  années  de  service,  ce  qui  ferait  de  ces 
cvcellenls  serviteurs  du  pays  des  instructeurs  tout  indiqués  et  répandus  dans 
toutes  les  communes  du  territoire, 

Expriment  le  drsir  :  1"  que  la  loi  du  27  mars  1880  soit  enfin  sérieusement 
mise  en  application  ; 

2"  Que  les  avantages  attachés  au  brevet  d'aptitude  militaire  soient  nota- 
blement augmentés,  et  en  particulier  que,  suivant  le  vœu  de  l'Union  des  So- 
ciétés de  gymnastique  de  France,  les  conscrits  possesseurs  du  brevetaient, 
dans  le  mois  qui  précédera  leur  incorporation,  le  droit,  par  ordre  de  mérite, 
de  choisir  leur  régiment  sur  une  liste  dressée  par  l'autorité  militaire: 

:{"  Que  le  gouvernement  présente  au  plus  tôt  à  l'approbation  du  Parle- 
ment la  loi  spéciale  prévue  par  larticle  Oi  de  la  loi  du  21  mars  l'JOo,  en  la 
basant  sur  les  sociétés  qui  acceptent  les  principes  rappelés  ci-dessus  et  qui 
deviendraient  ainsi  l'école  préparatoire  de  l'armée  de  la  République  ; 

En  déclarant  se  former  en  groupe  spécial  de  l'éducation  physique  et  de  la 
pré|  aralion  militaire,  avec  la  conviction  qu'en  s'intéressant  spécialement  à 
ces  questions,  ils  peuvent  travailler  utilement  à  assurer  l'avenir  de  la  race 
et  l'accroissement  des  forces  défensives,  morales  et  économiques  de  la 
nation. 

Cette  résolution  et  la  constitution  d'un  groupe  parlementaire 
de  l'éducation  physique  peuvent  apporter  un  sérieux  concours 
à  la  réforme  scolaire  que  nous  demandons. 

En  effet,  si  les  avantages  attachés  au  brevet  d'aptitude  mili- 
taire sont  notablement  augmentés,  on  sera  naturellement  amené 
à  organiser  l'école  en  vue  du  développement  physique  de 
lenlant. 

E.    l). 


33 


L'ÉDUCATION  ANGLAISE 

SON  ESPRIT  ET  SON  BUT 


IMPRESSIONS  DUNE  ANGLAISE 

C'est  avec  une  grande  hésitation  que  j'ose  olfrir  à  des  lecteurs 
français  quelques  considérations  sur  le  système  scolaire  de  l'An- 
gleterre. Il  est  bien  loin  de  ma  pensée  de  vouloir  revendiquer, 
dans  les  pages  de  la  Science  sociale,  nos  titres  à  ce  brevet  de 
supériorité  que  la  générosité  de  M.  Demolins  a  bien  voulu  nous 
décerner.  Je  chercherai  seulement  à  donner  un  aperçu,  bien 
superficiel  sans  doute,  de  l'esprit,  du  but  général  de  l'éducation 
en  Angleterre,  telle  qu'elle  apparaît  aux  Anglais.  Il  est  possible 
que.  pour  nous  aussi,  cet  aperçu  ne  soit  pas  entièrement  exact, 
car  l'habitude,  qui  finit  par  confondre  l'utile  et  le  nuisible,  nous 
empêche  parfois  de  les  démêler,  à  moins  qu'un  étranger  bien- 
veillant ne  vienne  nous  faire  la  leçon.  Il  n'y  a  rien  de  plus  ins- 
tructif que  ces  points  de  vue  comparés.  La  différence  de  ce  qu'on 
voit  de  l'intérieur  ou  de  l'extérieur  est  si  grande,  qu'on  a  parfois 
de  la  peine  à  se  convaincre  qu'il  s'agit  du  même  objet.  Ce  qui  est 
concave  au  dedans  est  nécessairement  convexe  au  dehors;  ce 
qui  à  l'intérieur  est  dans  l'ombre,  ce  qui  appelle  à  peine  l'atten- 
tion, parait,  vu  de  dehors,  un  point  proéminent  qui  attire  la  lu- 
mière. Je  doute,  pour  cette  raison,  qu'il  soit  jamais  possible  pour 
un  étranger,  même  le  mieux  renseigné,  le  plus  fin  observateur, 
de  pouvoir  se  rendre  compte  du  fonctionnement  d'un  système 
quelconque,  du  même  point  de  vue  que  ceux  qui  y  ont  toujours 
été  soumis.  Il  est  évident  que,  pour  lui,  les  traits  qui  feront  tout 
d'abord  saillie  ne  seront  pas  nécessairement  les  plus  importants, 

—  34  — 


L'KnrCATLON    ANGLAISE.  131 

mais  bien  ceux  qui  diverg-ent  le  plus  de  ce  qui  se  passe  chez  lui, 
et  que,  voulant  faire  une  étude  des  traits  caractéristiques  de  tel 
système,  il  fera  plutôt  une  étude  des  ditférences  qui  existent 
entre  celui-ci  et  ceux  de  son  propre  pays. 

Les  Anglais  suivent  avec  un  sympathique  intérêt  la  tentative 
courageuse  et  énergique  de  réforme  entreprise  par  M.  Demolins 
à  V Écoles  des  Boches,  ainsi  que  le  cadre  très  pratique  des  études 
cju'on  y  fait.  Qu'il  soit  possible  ou  non  d'acclimater  en  son 
entier  la  méthode  d'un  autre  pays,  d'une  autre  race,  deux  des 
conditions  au  moins,  l'une  morale,  l'autre  physique,  c[ui  nous 
paraissent  indispensables  au  succès,  y  sont  remplies.  La  pre- 
mière, la  condition  morale,  c'estque  les  rapports  entre  les  .pro- 
fesseurs et  les  élèves  sont  basés  sur  la  confiance  et  la  coopé- 
ration ;  la  seconde,  la  condition  matérielle,  c'est  une  installation 
à  la  campagne,  ce  qui  nous  paraît,  à  nous  Anglais,  d'une  suprême 
importance.  La  possibilité  de  dépenser  le  supertlu  de  l'énergie 
par  de  nombreux  exercices  au  grand  air,  la  différence  entre  l'in- 
fluence morale  de  ce  que  l'élève  voit  et  entend  à  la  campagne 
d'avec  ce  qui  l'entoure  à  la  ville,  tout  cela  nous  parait  si  im- 
portant que  nous  avons  peu  à  peu  transporté  presque  tous  nos 
glands  établissements  d'éducation  à  la  campagne.  Westminster, 
qui  est  encore  au  cœur  de  Londres  près  de  l'Abbaye  et  des  Mai- 
sons du  Parlement,  était,  lors  de  sa  fondation,  située  en  pleine 
campagne . 

.Je  prendrai,  pour  le  moment,  comme  type  de  notre  système 
scolaire  nos  public  schools,  correspondant  plus  ou  moins  aux 
lycées,  notamment  Eton,  qui  a  le  plus  grand  nombre  d'élèves. 


I 


Sous  certains  aspects  généraux,  on  peut  considérer  une  public 
school  comme  le  type  de  toutes  les  autres,  quoique,  par  le  détail, 
ces  divers  collèges  diffèrent  entre  eux  :  la  centralisation  et  l'uni- 
formité qui  régissent  les  grandes  maisons  d'éducation  en  France 
et  en  Allemagne  n'existant  pas  chez  nous.  Nous  trouvons  même 

—  .35  — 


132  l'école  moderne. 

un  avantage  à  ce  qu'il  en  soit  ainsi.  «  Chaque  école,  a  écrit  un 
professeur  à  Oxford,  auparavant  professeur  à  Saint-Paul,  se  pique 
de  produire  des  élèves  d'un  type  particulier.  »  Ces  différences, 
selon  nous,  tendent  à  stimuler,  entre  les  différents  collèges,  une 
rivalité  virile  et  salutaire,  qui  trouve  une  issue  dans  leurs  luttes 
au  foot-ball,  au  cricket,  au  jeu  de  racquet,  au  canotage. 

On  peut  dire,  en  thèse  générale,  que  le  système  d'éducation 
dans  nos  public  schools  a  pour  base  la  confiance.  la  loyauté,  la 
liberté.  Voilà  la  condition  essentielle,  voilà  la  tradition  de  la  vio 
de  nos  écoles.  Il  est  évident  que  Fesprit  dominant  de  chacune 
d'entre  elles  doit  varier  d'une  génération  à  une  autre,  selon  les 
différentes  influences  de  l'époque,  les  idées  particulières  de 
chtique  directeur,  etc.  L'Eton  d'aujourd'hui  n'est  pas  l'Eton  du 
siècle,  ni  même  du  demi-siècle  dernier.  L'important  pour  nous, 
c'est  TEton  d'aujourd'hui  et  les  citoyens  qu'elle  va  nous  donner. 
As  thetiiùg  is  bail,  sa  the  trec  is  inci'nied,  dit  le  proverbe  anglais. 
C'est  durant  les  années  où  le  jeune  garçon  passe  de  l'enfance  à 
l'adolescence,  ces  précieuses  années  entre  les  âges  de  treize  et  de 
vingt  ans,  où  le  caractère  prend  son  pli  définitif,  où  il  re(;oit 
l'empreinte  qu'il  ne  perd  jamais  entièrement,  que  nos  enfants 
font  l'apprentissage  de  la  vie.  C'est  donc  alors,  ou  jamais,  qu'il 
importe  de  la  leur  faire  voir  sous  l'aspect  que  nous  désirons 
qu'elle  garde  plus  tard,  puisque  la  vie  de  l'école,  du  collège,  re- 
flétera insensiblement,  inévitablement,  la  vie  nationale.  Il  serait 
peut-être  plus  juste  de  dire  que  la  vie  nationale  résulte  de  celle 
du  collège,  puisque  c'est  là  que  sont  formés  les  citoyens  de  l'a- 
venir, qui,  devenus  hommes  faits,  tiendront  insensiblement  à 
suivre  le  chemin  qui  leur  a  été  tracé  dans  la  jeunesse.  Si,  pen- 
dant cette  période  critique,  l'enfant  acquiert  insensiblement  la 
conviction  que  la  qualité  qui  prime  toutes  les  autres  est  la 
lovante,  qu'il  faut  sauvegarder  l'honneur  de  l'école  en  y  conti- 
nuant la  tradition  de  l'esprit  de  droiture,  de  liberlé  et  de  viri- 
lité, celui-là  deviendra  plus  tard  un  membre  sain  et  vigoureux 
d'une  société  libre,  dont  son  appui  a  contribué  à  assurer  la  solide 
continuité.  Si,  au  contraire,  l'enfant  a  passé  ces  précieuses  années 
sous  la  discipline  de  fer  d'une  autorité  inflexible,  discipline  qui 

—  3G  — 


l'éducation  Axr.LAiSE.  va 

exige  une  soumission  forcée,  qui  engendre  l'esprit  de  dissimula- 
tion et  de  révolte,  il  gardera  également  cette  empreinte. 

Dès  l'instant  où  le  petit  Anglais  prend  sa  place  dans  la.  public 
school,  il  en  devient  le  défenseur  :  le  défenseur  des  droits  de 
son  école,  le  soutien  de  ses  traditions  Voilà  la  dilierence  énorme, 
je  dirais  presque  infranchissable,  entre  notre  système  et  celui 
des  autres  pays;  c'est  sur  cette  tradition  séculaire  que  repose 
l'organisation  des  public  schools.  11  est  évident  que  le  temps  y  a 
apporté  bien  des  modifications;  mais,  en  somme,  l'antiquité 
d'Eton,  de  Winchester,  de  Rugby  est,  pour  les  élèves,  un  titre 
à  leur  respect  et  à  leur  admiration.  Ce  culte  est  partagé  par  les 
professeurs.  Il  n'est  plus  question  ici  pour  les  élèves  d'être 
forcés  à  contre-cœur  de  respecter  une  autorité  personnelle  qu'un 
professeur  quelconque  se  sera  arrogée,  d'accorder  de  mauvaise 
volonté  à  un  règlement  méticuleux  une  obéissance  que  le  pro- 
fesseur s'efforcera  de  maintenir  par  des  punitions.  La  plupart  des 
professeurs  à  Eton  y  ont  été  eux-mêmes  élevés,  ils  y  reviennent 
souvent  après  leur  stage  à  l'Université.  Il  arrive  donc  que  le 
professeur  retrouve  dans  la  si.ïth  form^  la  classe  la  plus  élevée, 
des  élèves  qui  ont  été,  pour  ainsi  dire,  ses  condisciples,  puisqu'ils 
commençaient  leurs  études  d  ans  les  classes  inférieures  au  moment 
où  lui,  sixth  forin  boy,  les  finissait.  Ce  système  n'est  peut- 
être  pas  idéal  ;  l'intluence  de  cette  existence  continue  passée  par 
le  professeur  pendant  si  longtemps  sous  la  même  influence,  dans 
le  même  entourage,  puisqu'il  retrouve  à  l'Université  ses  cama- 
rades d'Eton,  tend  inévitablement  à  rétrécir  son  horizon;  son 
point  de  vue  s'en  ressentira.  D'un  autre  côté,  cela  produit  une 
solidarité  un  esprit  de  corps,  une  communauté  d'intérêts  entre 
professeurs  et  élèves  dont  il  serait  difficile  d'exagérer  l'effet.  Ici 
l'esprit  de  révolte  ne  pénètre  pas  :  le  jeune  Anglais  n'a  que  faire 
de  se  révolter  contre  une  autorité  qu'il  partage  réellement,  puis- 
que l'administration,  le  gouvernement  du  collège,  à  mesure 
qu'il  s'avance  dans  les  classes,  rentrent  de  plus  en  plus  dans  ses 
propres  mains.  Pendant  ces  années,  il  se  familiarise  peu  à  peu 
avec  les  devoirs  d'un  citoyen  :  il  est  appelé  à  prendre  une  part 
active  dans  l'administration  de  ce  cj[ui  lui  semble  l'État  le  plus 

—     37  — 


134  l'école  moder.\e. 

important  du  monde.  Je  m'étendrai  davantage  sur  ce  sujet  un 
peu  plus  loin,  en  parlant  avec  plus  de  détails  de  la  vie  journa- 
lière et  de  l'organisation  d'Etou.  Je  dirai  seulement  que  l'élève 
qui  a  été,  soit  captain  of  his  hanse,  c'est-à-dire,  le  plus  an- 
cien dans  une  des  maisons  parmi  lesquelles  les  élèves  sont  ré- 
partis, soit  le  chef  du  canotage,  du  cricket,  ou  du  foot-ball,  a  été 
accoutumé  à  diriger,  à  se  faire  obéir,  à  employer  le  tact,  qui 
mène  à  la  popularité.  C'est-à-dire  qu'il  a  été  membre  actif  et 
utile  d'uuo  société  qui  reproduit  en  miniature  cette  société  plus 
vaste  dans  laquelle  il  sera  jeté  à  lentrée  dans  la  vie  après  avoir 
quitté  l'Université,  et  que,  grâce  aux  devoirs,  aux  emplois  pour 
ainsi  dire  publics,  qu'il  a  été  appelé  à  remplir  à  la. public  school 
et  à  l'Université,  le  jeune  Anglais  prendra  sans  difficulté  sa 
place  parmi  cette  masse  énorme  de  ses  compatriotes  pratiques, 
prêts  à  remplir  sans  rémunération  toutes  les  charges  publiques 
qui  se  présenteront,  si  onéreuses  qu'elles  soient.  L'Anglais  de- 
viendra magistrat,  juge  de  paix,  membre  de  comités,  de  cor- 
porations, sans  hésiter,  sans  se  plaindre,  et  sans  exiger  que  ces 
services,  qui  demandent  une  dépense  assez  considérable  de  temps 
et  d'énergie,  reçoivent  aucune  compensation  pécuniaire.  C'est 
cette  longue  habitude  de  service  vouée  à  la  chose  publique, 
c'est  cet  esprit  véritablement  républicain  uni  à  l'esprit  con- 
servateur dont  nos  public  schools  sont  un  foyer,  qui  font 
de  l'Anglais  un  être  essentiellement  laœ-abiding .  Le  mot  est 
presque  aussi  intraduisible  que  la  qualité  qu'il  représente.  Il 
désigne  celui  non  seulement  qui  observe  la  loi,  mais  dont  la 
tendance  naturelle  est  de  l'observer.  C'est  cette  tendance  de 
«  lau'-abidingness  »  qui  empêchera  l'esprit  de  révolte  d'avoir 
beaucoup  de  prise  sur  le  jeune  Anglais,  lorsque,  plus  tard,  à 
ses  débuts  à  ITuiversité,  il  passera  par  une  phase  de  réaction 
contre  la  dignité,  la  responsabilité,  la  bonne  conduite  de  ses 
dernières  années  à  sa  public  school.  C'est  alors  que,  parais- 
sant à  ses  propres  yeux  un  homme  fait  au  lieu  d'un  écolier,  il 
lui  prend  des  velléités  d'insubordination  qui  le  poussent  à  des 
manifestations  saugrenues  tout  à  fait  inconnues  jusqu'ici.  Mais 
cette  effervescence  d'une  jeunesse  vigoureuse  n'est  pas  dange- 

—  38  — 


l'éducation  anglaise.  133 

reiise,  et  se  calmera  à  mesure  que  le  jeune  homme  s'avance, 
qu'il  reconquiert  la  conscience  de  la  dignité,  de  la  responsabi- 
lité, dont  il  s'était  senti  dépouillé  lorsque,  après  avoir  été  un  des 
«  grands  »  de  son  lycée,  il  était  redevenu  un  des  k  nouveaux  » 
de  son  Université.  Il  faut  se  rappeler  que,  si  l'écolier,  le  public 
school  boij,  en  Angleterre,  jouit  d'une  liberté  bien  autre  que 
celle  du  lycéen  en  France,  la  vie  d'un  étudiant  aux  Universités 
en  Angleterre  est  beaucoup  plus  surveillée,  plus  soumise  à  la 
discipline  que  celle  des  étudiants  des  Universités  dans  les  autres 
pays.  Mais,  en  somme,  l'Anglais  s'en  accommode  assez  bien  : 
arrivé  à  ce  point,  l'habitude  de  respecter,  d'administrer  même 
les  lois,  de  s'incliner  devant  la  continuité  des  choses  sociales 
est  devenu  trop  profondément  enracinée  pour  être  facilement 
étranglée.  Il  continuera  probablement  de  même  jusqu'à  sa  mort. 
Si,  au  contraire,  nous  supposons  un  système  d'éducation  inspiré 
par  des  idées  tout  à  fait  opposées,  d'api-ès  lequel,  entre  les  années 
de  treize  ans  et  de  vingt  ans,  le  jeune  homme  a  été  privé  de 
toute  indépendance,  de  toute  liberté,  de  toute  initiative  person- 
nelle, il  paraît  également  inévitable  que  le  principal  débouché 
qui  s'offrira  à  son  énergie  prendra  la  forme  de  tentatives  con- 
tinuelles de  révolte,  le  poussant  à  circonvenir  de  toutes  les  fa- 
çons possibles  une  autorité  qui  lui  parait  souvent,  etavec raison, 
injuste  et  tyrannique.  Ce  sera  donc,  dans  la  plupart  des  cas, 
avec  cette  empreinte  indélébile  de  révolte  contre  l'autorité,  d'un 
sourd  ressentiment  contre  le  règlement  mesquin  et  soupçonneux 
dont  il  a  été  harcelé  à  chaque  pas,  qu'il  entre  en  possession  de 
la  pleine  et  entière  liberté  qui  accompagne  la  vie  à  l'Université, 
surtout  si  cette  Université  est  située,  non  comme  chez  nous  dans 
une  petite  ville  de  province  très  surveillée,  mais  dans  une  ca- 
pitale. La  responsabilité  de  la  vie,  le  devoir  envers  la  patrie,  se 
présentent  à  une  intelligence  qui,  si  vivace  qu'elle  soit,  est  sous 
ces  rapports  pleinement  inexpérimentée  et  indisciplinée.  Et  si, 
plus  tard,  le  jeune  homme  élevé  de  la  sorte  veut  se  poser,  de  la 
meilleure  foi  du  monde,  en  défenseur  d'une  tradition  honorable, 
il  lui  manque  un  point  d'appui  solide. 

—  39  — 


136  l'école  moderne. 


II 


Il  ne  rentre  pas  dans  le  cadre  de  cet  article  d'aborder  la  des- 
cription des  diverses  institutions  scolaires  de  l'Angleterre. 
D'abord  les  écoles  élémentaires,  elemenlary  schooh,  tant  board 
schools  que  voluntarij  schools.  où  les  enfants  des  deux  sexes  de  la 
classe  ouvrière  resIcnljusqu'àTâge  de  quatorze  ans.  Puis  les  écoles 
secondaires,  les  liigh  schools  et  les  grammar  schools,  dontles 
élèves,  appartenant  pour  la  plupart  à  la  classe  moyenne,  reçoi- 
vent une  éducation  solide  qui  les  met  en  état  d'entrer  à  l'Uni- 
versité si  bon  leur  semble,  k  la  fin  de  leur  période  scolaire.  Pour 
les  classes  plus  aisées,  l'instruction  primaire  se  donue  dans  la 
famille,  dans  le  home;  linstruction  secondaire  dans  les  public 
schools  et  les  écoles  préparatoires  qui  les  précèdent.  On  me  per- 
mettra de  prendre  seulement  ces  deux  dernières  catégories 
comme  types  de  la  tendance  de  l'éducation  en  Angleterre,  puisque 
ce  sont  ces  institutions  qui,  pour  la  plu|)art,  servent  de  pépinière 
aux  classes  et  aux  individus  destinés  à  jouer  les  rôles  principaux 
dans  l'administration  de  leur  pays. 

L'école  de  Bedales,  de  laquelle  M.  Demolins  nous  a  donné  une 
description  attrayante,  et  qui  parait  produire  des  résultats  admi- 
rables, est,  à  tout  prendre,  sauf  les  dilierences  inévitables  dues 
à  la  valeur  personnelle  du  directeur,  à  son  énergie,  à  sa  capacité, 
le  résumé  de  l'esprit  scolaire  de  l'Angleterre,  dirigé  vers  un  but 
spécial,  et  appliqué  à  un  nombre  assez  restreint  d'élèves  pour 
qu'un  seul  directeur  puisse  suivre  le  développement  individuel 
de  chacun.  La  plupart  des  jeunes  Anglais  de  bonne  famille  et  de 
la  classe  movenne  supérieure  sont  élevés  de  .'a  même  manière- 
c'est-à-dire  qu'à  l'âge  de  neuf  ou  dix  ans,  ils  entrent  dans  un 
internat  de  petits  garçons,  qu'ils  quittent  vers  Tàgc  de  quatorze 
ans  pour  une  public  scliool  où  ils  restent  pendant  six  ou  sept 
années,  la  plupart  d'entre  eux  passant  ensuite  à  l'Lniversité 
d'Oxford,  ou  de   Cambridge. 

Il  y  a  en  Angleterre  un  assez  grand  nombre  d'écoles  prépara- 


—  40 


l'éducation  anglaise.  137 

toires  du  même  type,  c'est-à-dire  dont  le  prix  de  pension  est  de 
2.500  à  5.000  francs  par  an.  Le  nombre  moyen  délèves  dépasse 
rarement  la  soixantaine.  Elles  sont  toutes  organisées  à  peu  près 
delà  même  manière,  à  quelques  difi'érences  près,  car  chacune  de 
ces  écoles  est  une  entreprise  particulière,  où  le  directeur  peut 
mettre  à  exécution  ses  théories  spéciales  en  matière  d'éducation. 
Il  est  évident  cependant  que  la  donnée  générale  des  études  doit 
être  à  peu  près  la  môme  partout,  car  la  plupart  des  directeurs 
de  ces  institutions  se  proposent  comme  but  d'obtenir  autant  de 
scholai'ships  (c'est-à-dire  de  bourses)  que  possible  aux  public 
schools.  Je  dirai  ici  que  l'obtention  d'une  de  ces  bourses  à  la 
public  sc/iool,  aussi  bien  qu'à  ITniversité,  est,  en  Angleterre,  une 
marque  de  distinction,  et  que  les  jeunes  gens  de  bonne  famillç 
concourent  aussi  bien  que  les  autres.  Obtenir  un  scholarship  à 
Eton,  ou  à  Winchester,  est  non  seulement  un  brevet  d'intelli- 
gence, mais  un  gage  que  celui  qui  l'a  obtenu  appartiendra  à 
une  petite  bande  d'élite,  de  travailleurs  ;  qu'en  somme,  il  prendra 
la  vie  peut-être  un  peu  plus  au  sérieux  que  les  autres,  et  ne  s'oc- 
cupera pas  exclusivement  de  sports.  Ce  dernier  trait,  nous  de- 
vons l'avouer,  attire  plutôt  l'admiration  de  ses  parents  que  de 
ses  camarades.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  peut  nier  que  pour  les  pa- 
rents des  élèves  la  mesure  de  la  capacité  du  directeur  d'une  école 
préparatoire  ne  soit  souvent  le  nombre  de  scholars/iips  obtenus 
aux  public  schools.  Sous  ces  conditions,  un  certain  «  chauffage  » 
devient  inévitable,  au  moins  pour  les  élèves  les  plus  intelligents. 
Mais,  à  tout  prendre,  ils  sont  rarement  surmenés,  car,  dans  la 
plupart  des  écoles  préparatoires  du  type  dont  je  parle,  on 
soigne  la  santé  des  élèves  et  les  exercices  physiques  avec  une 
extrême  attention.  Ils  sont  bien  nourris  et  bien  tenus.  Cette  di- 
vision de  la  vie  de  l'écolier  en  deux  stages  différents,  correspon- 
dant à  deux  institutions  différentes,  de  telle  Jaçon  qu'à  l'âge  de 
douze  ans  il  est  un  des  u  grands  »  de  son  école,  un  de  ses  chefs 
et  de  ses  arbitres,  présente  la  vie  aux  petits  Anglais  sous  un 
pect  absolument  différent  de  celle  qu'elle  offre  à  l'enfant  qui 
entre  à  dix  ans  à  l'institution  d'où  il  ne  sortira  qu'à  dix-neuf  ans; 
celui-ci  sera  par  conséquent,  à  l'Age  de  douze  ou  treize  ans,  encore 

—  41  — 


13S  l"ÉCOLE    MOriERNK. 

dans  une  condition  d'infériorité  et  de  rigoureuse  subordination. 

L'organisation  des  écoles  préparatoires,  toujours  située  à  la 
campagne,  est  portée  à  une  haute  perfection  au  point  de  vue  de 
l'hygiène  morale  et  physique.  L'installation  est  pleine  de  con- 
fort, sinon  de  luxe;  les  salles  sont  spacieuses,  les  salons  bien 
meublés.  Les  chambres  à  coucher  sont  de  grandes  pièces  aérées, 
où  couchent  un  petit  nombre  de  garçons,  l'ainé  d'entre  eux  étant 
responsable  de  la  bonne  tenue  générale.  Si  le  directeur  est 
marié,  sa  femme  s'occupe  des  élèves,  préside  la  table  pendant 
les  repas,  surveille  l'infirmerie,  etc.  Il  y  a  toujours  en  outre  une 
femme  de  confiance  d'un  certain  à°'e,  la  matron,  charerée  de 
veiller  à  l'entretien  des  vêtements  des  élèves,  de  surveiller  les 
détails  de  leur  santé  quotidienne.  Si  le  directeur  n'est  pas  marié, 
il  a  ordinairement  une  lady  housekeeper,  dame  qui  dirige  la 
maison,  ayant,  elle  aussi,  la  matron  sous  ses  ordres.  Les  enfants 
ont  naturellement  leur  équipe  de  foot-ball,  de  cricket;  et,  détail 
à  noter,  tous  les  élèves  doivent  en  faire  partie.  Il  faut  recon- 
naître qu'ils  se  livrent  à  ces  exrcices  avec  le  plus  grand  plaisir. 
Le  nombre  de  professeurs  est  assez  considérable  par  rapport  au 
nombre  des  élèves.  Ils  habitent  soit  sous  le  même  toit  qu'eux, 
soit  dans  le  voisinage,  et  ils  prennent  part  à  tous  les  jeux  des 
élèves  aussi  bien  qu'à  leurs  études  :  natation,  canotage,  cricket, 
foot-baal,  gymnase.  Souvent,  d'ailleurs,  ils  ont  été  choisis  comme 
professeurs  autant  à  cause  de  leurs  prouesses  athlétiques  qu'à 
cause  de  leur  savoir.  Ici  règne  aussi,  presque  toujours,  l'esprit 
de  confiance  qui  est  également  la  caractéristique  des  public 
scliools.  On  ignore  surtout  la  délation;  on  s'efforce  d'inculquer 
la  loyauté  et  l'esprit  de  corps.  Mais  comme  ces  écoles  sont  pour  la 
plupart  d'une  fondation  toute  récente,  nées  dans  cette  généra- 
tion même,  il  est  évident  qu'il  ne  peut  pas  y  avoir  une  longue 
tradition  comme  dans  les  établissements  plus  anciens.  Tout  dé- 
pend donc  de  l'individualité,  de  la  volonté  du  directeur,  et  il 
faut  avouer  que  l'on  rencontre  parfois  des  directeurs  méticuleux, 
soupçonneux,  qui  ne  réussissent  pas  toujours  à  mener  leur  œuvre 
à  bien. 

Mais,  à  tout  prendre,  on  peut  dire  que  ce  système  fonctionne 

—  42  — 


l'kIUCATIO.X    ANC.LAISE.  139 

à  merveille.  Pour  s'en  assurer,  on  n'a  qu'à  visiter  une  de  ces 
écoles,  on  n'a  qu'à  voir  les  ébats  d  une  foule  de  petits  garçons 
solides,  bien  bâtis,  à  l'œil  clair,  au  teint  frais,  (|ui  courent 
joyeusement  sous  les  arbres,  sur  la  pelouse  verte. 


m 


C'est  à  treize  ou  quatorze  ans  que  les  enfants  sortent  de  l'é- 
cole préparatoire  pour  entrer,  avec  des  espérances  dorées,  dans 
la  public  school.  Au  point  de  vue  moral,  il  semble  y  avoir  un 
avantage  à  ce  passage  d'une  petite  école  à  une  plus  importante, 
à  ce  moment  d'arrêt  dans  la  routine  de  la  vie,  arrêt  qui  em- 
pêche l'ennui,  Tuniformité  de  cette  morne  prespective  d'années 
pendant  lesquelles  l'entourage,  renseignement,  les  griefs,  le 
costume  même  resteront  identiques.  Elles  ont  assurément  leur 
place  dans  le  façonnement  de  la  vie,  ces  pauses,  ces  jointures. 
pour  ainsi  dire,  où,  au  commencement  d'une  nouvelle  étape,  on 
regarde  autour  de  soi,  on  fait  l'inventaire  de  sa  vie  pour  se 
remettre  ensuite  en  chemin  avec  une  nouvelle  impulsion  d'espoir. 
Pour  les  parents,  les  professeurs,  le  début  de  ce  stage  nouveau 
est  une  occasion  de  renouveler  leurs  conseils  au  jeune  garçon 
sur  le  gouvernement  de  sa  vie,  sur  la  façon  dont  il  doit  em- 
ployer la  plus  grande  liberté  qui  l'attend  à  la  public  school,  et 
sur  la  responsabilité  qu'il  aura  bientôt  à  endosser.  La  respon- 
sabilité, voilà  le  thème  qui  revient  sans  cesse  ;  voilà  le  contre- 
poids essentiel.  Dans  le  livre  devenu  classique  qui  offre  un  ré- 
sumé de  l'esprit  des  public  schools  de  l'Angleterre,  l'om  Broicn's 
school  daijs  de  Hughes,  il  y  a  une  description  de  l'allocution 
adressée  au  petit  Tom  Brown,  lors  de  son  entrée  à  Rugby,  par 
son  père,  gentilhomme  campagnard  de  la  vieille  roche.  Après 
avoir  longtemps  réfléchi  et  s'être  bien  tourmenté  sur  le  prêche 
qu'il  se  sentait  tenu  de  faire,  le  brave  homme,  au  bout  du 
compte,  se  borna  à  dire  :  «  Allons,  mon  garçon,  dis  toujours 
la  vérité,  et  ne  souffre  pas  en  ta  présence  des  propos  que  tu 
ne  voudrais  pas  laisser  entendre  à  ta  mère  ou  à  tes  sœurs  ». 

—  43  — 


140  l'école  moderne. 

C'était  tout.  Mais  c'était  assez.  C'était  un  tracé  du  chemin  à 
suivre,  qui  encore  aujourdliui  me  semble  complet  et  pratique. 

En  quittant  la. private  school,  l'élève  a  étudié  l'arithmétique, 
le  latin  et  les  écritures  saintes,  ainsi  que  la  géographie,  la 
grammaire,  Ihistoire  romaine  et  Fhistoire  détaillée  de  son  pro- 
pre pays;  il  a  commencé  le  grec,  le  français,  et  possède  des 
notions  d'algèbre,  de  musique  et  de  dessin.  Voilà,  sauf  les  deux 
dernières  matières,  ce  qui  est  nécessaire  pour  passer  l'examen 
d'entrée  à  Eton.  Il  saura,  en  outre,  quoique  ceci  ne  fasse  pas 
partie  du  cadre  régulier  de  ses  études,  nager,  jouer  au  cricket, 
jouer  au  foot  bail,  et,  en  général,  assez  se  débrouiller  pour 
pouvoir  se  tirer  dafFaire  lorsque,  en  voyage  ou  autrement,  il 
se  trouvera  livré  à  ses  propres  ressources. 

A  Eton,  le  jeune  garçon  est  classé  selon  le  résultat  de 
Fexamen  d'entrée.  Les  classes  sont  ainsi  partagées,  en  com- 
mençant par  les  plus  basses  : 

Third  form; 

Fourtli  fonn,  partagée  en  quatre  divisions  ; 

Remove  ; 

Fi  fût  foim.  partagée  également  en  trois  divisions; 

First  Jnmdred  ; 

Sixth  form,  la  classe  la  plus  élevée,  comprenant  vingt  élèves 
seulement,  dix  collegers  et  dix  oppidans. 

Il  y  a,  en  outre,  une  classe  spéciale  divisée  en  quatre  sections, 
pour  la  préparation  à  l'armée,  the  armij  class,  qui  prépare  aux 
examens  d'entrée  des  académies  militaires  de  Woohvich  et  de 
Sandhurst.  Les  succès  récents  des  candidats  d'Eton  A  ces  exa- 
mens très  difficiles  témoigne  de  l'excellence  de  l'enseignement. 

L'élève  moyen,  à  son  entrée,  est  placé  dans  une  des  divisions 
de  la  fourth  form;  il  n'y  a  que  ceux  qui  sont  très  en  retard  qui 
soient  placés  dans  la  third  form.  Sous  peine  d'être  renvoyé, 
l'élève  est  obligé  d'atteindre  à  un  certain  rang  dans  ses  classes 
avant  d'être  arrivé  ù  un  âge  donné.  Cette  limite  d'âge  est, 
pour  Idi  fourth  form,  de  quatorze  ans,  pour  la  remove,  de  quinze 
ans,  pour  la  fiflli  form,  de  seize  ans,  pour  la  division  supérieure 
de  la  fifth  form  de  dix-huit  ans.  Dans  tous  les  cas,  il  ne  doit 


—  ^ï  — 


l'éducation    AXr.LAISE.  lU 

pas  rester  à  Eton  après  la  fin  du  trimestre  pendant  lequel  il  a 
complété  sa  dix-neuvième  année.  Les  élèves  qui  ont  gagné  des 
sc/ioIa?'ships  sont  toujours  placés,  à  leur  entrée,  dans  la  fift/i 
form.  Les  scholars,  ou  boursiers,  qu'on  appelle  les  collegers, 
sont  au  nombre  de  soixante-dix;  ils  habitent  ensemble  le  bâti- 
ment appelé  le  collège  proprement  dit,  où  ils  sont  sous  la  sur- 
veillance d'un  professeur  appelé  master  in  collège.  Les  autres 
élèves,  au  nombre  de  970  environ,  qu'on  appelle  oppiclans,  les 
élèves  de  la  ville,  sont  répartis  dans  les  maisons  des  différents 
professeurs,  système  qui  fait  d'Eton  une  série  de  petits  internats. 
Il  y  a  en  tout  56  professeurs,  dont  vingt-six  sont  directeurs  de 
maison.  Chaque  professeur,  directeur  de  maison  ou  non,  dirige 
une  des  classes,  ou  sections  de  classes,  dont  j'ai  fait  plus  liant 
l'énumération.  Les  élèves  de  la  sixth  form  sont  dirigés  par  le  heacl 
master,  le  directeur  général,  lui-même.  En  outre,  chaque  chef 
de  maison  est  aussi  répétiteur,  ses  élèves  travaillent  avec  lui  les 
leçons,  les  devoirs,  qu'ils  ont  à  faire  pour  le  form  master,  le 
maître  de  classe.  En  entrant  à  Eton,  l'élève  est  libre  de  faire 
son  choix  également  de  la  maison  qu'il  habitera  et  de  son  répé- 
titeur. Pour  les  maisons  les  plus  recherchées,  il  faut  s'inscrire 
longtemps,  plusieurs  années,  à  l'avance.  D'ordinaire,  le  professeur 
chez  lequel  habite  l'élève  est  aussi  son  répétiteur,  mais  ceci  n'est 
nullement  obligatoire. 

L'élève  se  trouvera  ainsi  dans  des  rapports  très  étroits  d'inti- 
mité avec  un  même  professeur  pendant  toute  la  durée  de  sa  vie 
à  la  public  school^  ce  qui  assure  une  continuité  d'influence.  Il  est 
probable  que  l'enfant  sera,  au  bout  d'un  certain  temps,  dans  des 
relations  plus  confidentielles  avec  lui  qu'il  ne  pourrait  l'être 
avec  les  professeurs  des  différentes  classes  entre  les  mains  des- 
quels il  passe  successivement  en  avançant  dans  les  forms.  Un 
des  Iiead  inasters  de  Harrow,  actuellement  le  chef  du  collège 
de  la  Trinité  à  Cambridge,  a  dit,  en  parlant  de  l'importance  des 
rapports  intimes  entre  les  professeurs  et  les  élèves  :  «  Le  moyen 
le  plus  exact  de  juger  de  la  condition  morale  d'un  jeune  g-arçon, 
sauf  dans  quelques  cas  exceptionnels,  c'est  d'observer  le  dévelop- 
pement de  son  intelligence   ».  Je  pense  que  tous  ceux  qui  au- 


142  l'kcole  moderne. 

ront  fait  l'expérience  de  suivre  attentivement  pas  à  pas  le  déve- 
loppement graduel  d'un  caractère,  depuis  l'enfance  jusqu'à 
l'adolescence,  reconnaitronf  la  vérité  de  cette  affirmation. 

L'enfant  nouvellement  arrivé  aura  donc,  au  besoin,  quelqu'un 
pour  le  défendre,  si  les  élèves  plus  anciens  lui  font  la  vie  trop 
dure.  Le  petit  Anglais  n'est  pas  enclin  cependant  à  s'adresser  à 
un  professeur  pour  le  tirer  d'affaire.  C'est  tout  au  plus  si,  au 
bout  d'un  certain  temps,  il  osera  faire  appel  au  u  grand  »  au 
service  duquel  il  a  été  attaché  en  entrant,  et  dont  il  est  le  fag, 
c'est-à-dire  l'acolyte  spécial.  Il  faut  expliquer  ici  que,  par  une 
coutume  bizarre,  une  survivance  de  l'époque  où  la  vie  dans  les 
public  schools  était  bien  autrement  dure  qu'elle  ne  l'est  à  pré- 
sent, tout  enfant  qui  entre  à  Eton  plus  bas  que  la  fiftli  form 
doit  être  aux  ordres,  et  en  quelque  sorte  faire  le  service  des  iip- 
per  boys,  c'est-à-dire  de  ceux  do  la  sixtli  form  et  des  dix  pre- 
miers élèves  de  la  first  hundred.  Chacun  de  ces  «  grands  »  (je 
traduirai  ainsi  upper  boys,  en  traduisant  lower  boys  par  «  petits  ») 
a  son  fag  particulier,  qui  prépare  son  déjeuner  le  matin  dans  les 
maisons  où  les  élèves  sont  chargés  de  fournir  eux-mêmes  ce  re- 
pas ;  il  grille  son  pain,  il  fait  bouillir  leaii  pour  faire  son  thé.  — 
Heureux  le  sirth  form  boy  qui  n'a  pas  connu  aux  débuts  de  son 
f(ig\Q  goût  du  thé  fait  à  l'eau  tiède!  —  il  fait  des  courses  dans 
la  ville,  et  il  est  en  général  à  ses  ordres  pour  les  corvées  qu'il 
voudra.  De  plus,  en  dehors  de  ce  service  particulier,  tout  si.xth 
form  boy  a  droit  aux  services  de  tout  loirer  boy  sur  lequel  il 
peut  mettre  la  main.  Cette  coutume,  qui  assure  une  relation  plus 
ou  moins  intime  entre  certains  «  petits  »  et  certains  «  grands  », 
n'est  pas  sans  son  utilité,  et  a  son  avantage,  en  ce  que  le  u  pe- 
tit »   a  des  droits  à  la  protection  spéciale  de   son  fag-master. 

Un  mot  ici  sur  la  position  de  celui  des  «  grands  »  qui  se  trouve 
être  l'élève  le  plus  ancien  dans  la  maison  qu'il  habile.  Il  est 
le  captain  of  the  house,  le  capitaine  de  la  maison;  son  autorité 
sur  les  élèves  plus  jeunes  que  lui  est  absolue;  il  est,  pour  ainsi 
dire,  le  délégué  du  hoiise-masler .  C'est  lui  qui  est  responsable 
de  la  bonne  conduite  de  ses  camarades,  c'est  lui  qui  donne  le 
ton,  surtout  si  c'est  un  sixthform  boy,  être  privilégié  et  vénéré. 

—  46  — 


l'éducation  anglaise.  143 

C'est  J)ien  ici  qu'on  voit  l'étoffe  dont  un  jeune  homme  est  fait. 
On  a  dit  bien  souvent  que  pour  savoir  commander  il  faut  savoir 
obéir.  11  ne  s'en  suit  pas  toujours  que  celui  qui  sait  obéir 
saura  commander,  car  il  y  a  beaucoup  de  gens  estimables,  prêts 
à  se  ployer  à  la  discipline,  à  suivre  l'initiative  des  autres,  qui 
ne  sont  pas  capables  de  prendre  une  initiative  à  leur  tour,  de  se 
faire  écouter,  de  se  faire  suivre.  Ces  dernières  qualités  cependant 
sont  celles  qui  mènent  au  succès  dans  la  vie.  Si  le  cajitain  of  thc 
hoiise  est  un  de  ceux  qui  les  possèdent,  il  n'y  a  pas  d'autorité 
plus  respectée.  Un  écrivain  distingué  de  nos  jours,  Sir  Frede- 
rick PoUock,  a  dit  :  «  Être  dans  la  sixth  form,  et  capitaine  de  sa 
maison,  c'est  quelque  chose  de  grand.  C'est  une  position  qu'on 
pourrait  comparer  à  celle  d'un  prince  des  Indes  orientales,  gou- 
vernant son  État  sous  l'égide  de  l'agent  anglais,  représenté  par 
le  head  master.  » 

En  somme,  ce  système  fonctionne  bien.  Il  y  a  naturellement  des 
exceptions,  des  cas  où  le  captai n  le  plus  ancien  de  la  maison  n'a 
pas  les  qualifications  nécessaires  pour  se  faire  obéir.  S'il  est 
petit  et  faible  au  physique,  s'il  est  peu  courageux  au  moral,  il 
n'aura  pas,  sur  ses  camarades,  l'ascendant  voulu,  surtout  s'il  y  a 
dans  la  maison  quelques-uns  de  ces  élèves  qui  sont  les  plus  dan- 
gereux au  point  de  vue  de  la  morale  et  de  la  tenue,  c'est-à-dire 
de  ces  grands  garçons  paresseux,  occupant  dans  les  classes 
une  position  inférieure  à  leur  âge  et  à  leur  taille,  qui  détour- 
nent les  plus  petits  du  droit  chemin.  Mais  un  professeur  vi- 
gilant, s'il  voit  que  le  captain  n'est  pas  en  état  de  maintenir 
l'ordre,  n'en  veillera  que  plus  attentivement  lui-même  au  salut 
de  sa  petite  république.  J'ai  connu  un  chef  de  maison  qui, 
voyant  que  le  plus  ancien  pour  le  moment  était  un  élève  qui 
n'était  pas  assez  fort,  ni  au  moral  ni  au  physique,  pour  mainte- 
nir l'ordre  d'une  main  ferme,  eut  l'heureuse  idée  de  lui  adjoin- 
dre un  camarade  qui,  quoiqu'il  ne  fût  pas  aussi  élevé  dans  sa 
classe,  avait  les  qualités  voulues.  Le  résultat  fut  couronné  de 
succès;  le  professeur  eut  la  satisfaction  de  voir  les  deux  jeunes 
gens  sortir  de  l'épreuve,  leurs  principes  aflirmés,  leurs  caractères 
développés  par  la  tâche  difticile  qu'ils  avaient  eu  à  accomplir. 

—  47  — 


144  l'école  moderne. 

Il  faut  se  rappeler  que,  dans  les  public sckools,  comme  prin- 
cipe ordinaire,  on  a  en  horreur  la  délation,  ce  qui  ajoute  de 
beaucoup  à  la  responsabilité  ducaptain.  Ce  sentiment  est  même 
souvent  poussé  trop  loin,  et  il  empêche  le  chef  de  maison  de  con- 
naître certaines  infractions  au  règlement.  S'il  venait  à  la  connais- 
sance d'un  des  <(  grands  »,  ayant  conscience  de  sa  responsabilité, 
qu'un  des  petits  violait  en  cachette  le  règlement,  s'il  fumait  par 
exemple,  ou  faisait  quelque  chose  qui  fût  absolument  défendu, 
le  «  grand  »  ferait  de  son  mieux  d'abord  pour  y  mettre  ordre 
lui-même,  mais  s'il  ne  réussissait  pas,  il  se  sentirait  obligé  d'en 
référer  au  chef  de  maison.  iMais  on  ne  peut  pas  qualifier  cela 
de  délation  :  c'est  plutôt  un  juste  emploi  de  l'autorité  déléguée 
par  le  professeur. 

A  Eton,  on  n'a  recours  que  rarement  aujourd'hui  au  châti- 
ment employé  jadis  si  souvent  vis-à-vis  d'un  élève  reconnu 
coupable  d'une  faute  g'rave  :  c'était  le  fouet,  administré  avec 
des  verges  par  le  directeur  en  présence  d'un  memljre  de  la  sixth 
form  et  de  deux  «  petits  », 

Cette  génération,  je  viens  de  le  dire,  a  vu  un  grand  change- 
ment dans  les  habitudes  et  l'organisation  d'Eton  au  point  de  vue 
du  confort,  les  partisans  de  l'ancien  régime  vous  diront  au  point 
de  vue  du  ramollissement,  et  vous  parleront  du  beau  temps  où 
la  vie  du  public  school  boy  était  une  série  de  privations.  Les 
élèves,  à  Eton.  étaient  obligés  de  suppléer  à  leurs  maigres  re- 
pas, surtout  le  matin,  sous  peine  de  n'avoir  pas  assez  à  manger. 
Quel  que  fût  le  temps,  jamais  un  Eton  boy  n'aurait  songé  à 
mettre  un  paletot.  A  présent,  l'esprit  de  réforme,  si  nous  conve- 
nons de  l'appeler  ainsi,  s'est  glissé  peu  à  peu  dans  les  habi- 
tudes. A  Eton.  l'opinion  publique  permet  de  porter  un  paletot 
après  la  Saint-André,  c'est-à-dire  le  30  novembre.  Dans  presque 
toutes  les  maisons,  les  élèves  prennent  leur  premier  déjeuner 
ensemble  et  mangent  un  repas  bon  et  suffisant  au  lieu  d'aller 
l'acheter  au  dehors.  Les  Français  s'étonnent  volontiers  de  nous 
voir  donner  à  nos  enfants,  filles  et  garçons,  ce  repas  solide  dès 
le  malin.  Il  faut  cependant  se  rappeler  que,  pendant  l'enfance, 
ce  repas  prend  pour  ainsi  dire  la  place  de  celui  que  les  petits 

—  48  — 


l'éducation  .anglaise.  145 

Franrais  et  Françaises  font  le  soir.  Nos  enfants,  après  un  repas 
assez  solide  vers  1  heure  ou  2,  prennent  du  tlié  avec  du 
pain  entre  5  ou  G  heures,  puis  un  souper  léger  avec  du  lait 
ou  des  farineux  le  soir,  ce  qui  nous  permet  de  les  envoyer 
coucher  de  meilleure  heure,  et,  en  somme,  de  leur  faire  passer  les 
heures  où  ils  sont  éveillés  et  debout,  au  grand  jour  et  non  à  la 
lumière. 

Voici  la  journée  habituelle  dun  élève  à  Eton  :  à  7  heures,  Tété, 
à  7  h.  30  les  autres  trimestres,  il  travaillera  en  classe  pendant 
une  heure.  Après  cette  classe,  s'il  n'habite  pas  une  des  maisons 
où  l'on  déjeune  en  commun,  son  fac/  lui  apporte  son  déjeuner 
qu'il  prend  dans  sa  chambre  ;  à  9  h.  25,  oflice  dans  la  chapelle  ; 
de  10  h.  30  à  11  h.  15,  temps  libre  pour  l'étude  ou  la  récréation, 
à  volonté  ;  de  1 1  h.  15  à  midi,  classe  ;  de  midi  à  2  heures,  temps 
libre;  à  2  heures,  le  dhier  en  commun,  présidé  par  le  profes- 
seur dirigeant  la  maison  et  par  les  «  grands  »;  de  2  heures  à 
2  h.  45,  temps  libre ^  de  2  h.  'i.5  à  3  h.  30.  classe;  de  3  h.  30  à 
5  heures,  temps  libre;  de  5  heures  à  6  heures,  classe:  à  G  heu- 
res, le  thé.  Trois  foispar  semaine,  on  travaille  une  heure  pendant 
la  soirée  avec  le  tut07\  A  9  heures,  souper;  à  9  h.  30,  prière  en 
commun  ;  à  10  h.  30.  les  lumières  doivent  être  éteintes. 

Le  lundi,  le  mercredi  et  le  vendredi  sont  ce  qu'on  appelle 
whole  school  dai/s,  journées  entières  d'étude,  c'est-à-dire  que 
les  élèves  doivent  travailler  en  classe  pendant  une  partie  de 
l'après-midi,  de  2  h.  45  à  3  h.  30  et  de  5  à  6  heures,  soit  1  h.  3/4. 
Le  mardi,  le  jeudi,  le  samedi,  l'élève  n'est  en  classe  que  le  ma- 
tin. Ainsi,  trois  fois  par  semaine,  l'élève  a  quatre  heures  un  quart 
de  classe  et  une  heure  de  leçon  particulière  avec  son  professeur, 
c'est-à-dire  cinq  heures  un  quart  d'étude  avec  les  professeurs.  Il  lui 
reste  donc  une  moyenne  de  cinq  heures  par  jour  pour  l'étude 
préparatoire,  pour  la  récréation,  pour  les  repas  et  pour  les 
études  spéciales,  telles  t[ue  la  musique  et  le  dessin,  non  compris 
dans  le  cadre  ordinaire  des  études.  Il  faut  se  rappeler  qu'il  n'y 
a  pas  ici  d'heures  d'études  surveillées;  l'élève  peut  faire  ses  de- 
voirs quand  et  où  il  voudra,  pourvu  ({u'il  les  fasse.  Les  heures 

—  49  — 


146  l'école  modehne. 

que  j'ai  indiquées  comme  libres  pourront  donc  être  employées, 
à  volonté,  à  faire  des  versions  grecques  ou  latines,  à  faire 
du  canotage,  à  jouer  au  cricket,  ou  à  ne  rien  faire  du  tout. 
En  somme,  les  élèves  de  cette  génération  à  Eton  travaillent 
mieux  que  leurs  prédécesseurs,  grâce  à  l'impulsion  donnée  par 
le  directeur  actuel. 

Chacun  d'eux  a  une  chambre  à  lui,  qui  lui  sert  aussi  de 
cabinet  de  travail.  C'est  une  petite  pièce  assez  confortable,  de 
3  mètres  sur  i  environ,  dans  laquelle  on  réussit  à  faire  en- 
trer un  lit,  replié  pendant  le  jour  dans  une  espèce  de  cloison 
qui  ne  prend  pas  beaucoup  de  place,  un  bureau,  une  commode, 
une  table  de  toilette,  cachée  pendant  le  jour  par  un  couvercle 
en  bois,  un  rayon  pour  les  livres,  un  fauteuil.  Tout  cela  fait 
une  petite  installation  de  marin,  où  chaque  coin  est  utilisé,  et 
qui  n'est  pas  sans  charme.  Surtout,  cela  donne  l'impression 
d'un  chez-soi,  d'un  coin  où  Ion  peut  se  recueillir,  jouir  de  sa 
liberté  personnelle.  Ce  recueillement,  il  faut  l'avouer,  n'est  pas, 
pendant  les  premiers  temps  surtout,  inviolable.  Il  est  convenu 
qu'on  entre  sans  frapper  les  uns  chez  les  autres,  et  que  per- 
sonne ne  ferme  sa  porte  à  clef. 

L'époque  du  bulU/ing  poussé  à  l'excès,  c'est-à-dire  de  ce  temps 
où  les  petits  étaient  malmenés  et  maltraités  par  les  grands  aux- 
quels ils  n'osaient  résister,  est  heureusement  une  chose  du  passé. 
Cet  abus,  comme  beaucoup  d'autres  qui  se  trouvaient  dans  la 
tradition  d'Eton,  s'est  beaucoup  modifié.  De  temps  en  temps,  il 
y  a  probablement  des  abus  d'autorité,  mais  en  somme  ceux-ci 
n'atteignent  pas  de  grandes  proportions. 

J'ai  sous  les  yeux  en  ce  moment  le  journal  publié  à  l'Eton,  le 
Eton  CJironlcle,  organe  officiel  du  collège,  écrit,  publié  et  ré- 
digé parles  élèves  eux-mêmes,  et  fournissant  des  détails  pleins 
d'intérêt  sur  l'Eton  du  passé  et  du  présent.  Je  prends  un  numéro 
au  hasard,  le  1*'  du  trimestre,  qui  donne  comme  un  résumé  de 
la  situation.  Le  numéro  commence  par  une  liste  de  noms  et 
d'emplois  qui  a  tout  l'air  d'un  ministère.  Les  voici  (je  supprime 
les  noms  des  élèves  qui  remplissent  ces  charges)  : 

Captain  of  the  school. 

—  50  — 


l'éducation  anglaise.  147 

Captaùi  of  the  oppidans. 

Captain  of  the  boats. 

Cap  tain  of  the  eleven. 

Président  of  the  Eton  socicty. 

Keepers  ofthe  field. 

Keepers  of  tlie  wall. 

Keepers  of  the  racquet  courts. 

Président  ofthe  Ulerary societij. 

Secretarij  of  tke  musical  society. 

Si  plus  tard,  arrivé  à  Fàg-e  mûr,  un  de  ces  jeunes  fonction- 
naires d'Eton  devient  ministre  pour  tout  de  bon,  et  membre  du 
gouvernement,  la  responsabilité  de  sa  position  ne  lui  paraîtra 
pas  plus  lourde,  sa  gloire  ne  lui  semblera  pas  plus  brillante  que 
la  responsabilité  et  la  gloire  dont  il  a  joui  autrefois  étant  direc- 
teur du  cricket  ou  du  canotag"e  à  Eton.  Il  faut  se  rappeler  que 
ce  ministère  scolaire  est  élu  par  les  élèves  et  non  par  les  profes- 
seurs. 

Le  captain  of  the  school  est  à  la  tête  de  tous  les  élèves  :  c'est 
le  premier  des  dix  collegers  qui  occupent  les  dix  places  supé- 
rieures dans  la  sixth  forni.  Le  captain  of  the  oppidans  est  le 
premier  des  dix  oppidans  qui  forment  l'autre  moitié  delà  sixth 
forni.  Ces  positions  enviées  sont  données  en  partie  au  mérite,  et 
en  partie  à  lancienneté.  Le  captain  of  the  boats,  directeur  du 
canotage,  choisi  les  équipes  des  différents  canots  (il  y  en  a  neuf), 
et  surtout  l'équipe  spéciale  du  canot  représentant  Eton  qui 
concourt  à  la  régate  de  Henley  et  dirige  en  général  T athlétique. 

Être  le  directeur  du  canotage  est  une  position  si  brillante  dans 
cette  petite  aristocratie  que  j'ai  entendu  dire  à  un  père  qu'il 
pensait  sérieusement  à  faire  rester  son  fils  à  Eton  une  année  de 
plus,  afin  qu'il  eût  la  possibilité  d'être  captain  of  the  boats.  Le 
père  ajoutait  très  sérieusement  :  «  C'est  une  chose  immense, 
voyez-vous,  que  d'être  directeur  du  canotage  ». 

Le  directeur  actuel  d'Eton  a  donné  une  forte  impulsion  à  l'en- 
thousiasme qui  existait  déjà  pour  le  canotage.  Lui  aussi  a  été 
élevé  à  Eton  ;  il  a  été  aussi  un  des  membres  de  l'équipe  du 
canot  représentant  Oxford,  qui  lutte  toutes  les  années  pour  la 

—  5t  — 


148  l'iïcole  moderne. 

possession  de  la  Tamise  contre  le  canot  de  Cambridge.  Le  direc- 
teur d'Eton  exerce  lui-même  ces  équipes.  Pour  un  étranger, 
c'est  un  spectacle  peut-être  assez  surprenant  de  voir  ce  profes- 
seur distingué,  une  des  puissances  sociales  de  l'Angleterre,  sou- 
verain, autocrate  absolu,  silen  fut  jamais,  accompagnant  à  pied 
ou  à  cheval  au  bord  de  la  Tamise  les  canots  et  leur  criant  ses 
critiques  et  ses  observations.  Ici.  encore  une  fois,  il  faut  remar- 
quer qu'il  n'est  plus  question  d'un  homme  plus  âgé  voulant  se 
mettre  au  point  de  vue  des  plus  jeunes;  leur  point  de  vue  est 
le  sien  :  les  élèves  en  ont  bien  conscience.  Ils  savent  que,  pour 
leur  directeur,  il  est  aussi  important  que  le  canot  étonien  rem- 
porte la  victoire  à  Henley  que  pour  le  plus  ardent  des  petits  qui 
se  précipitent  en  courant  sur  la  rive,  vociférant  leur  enthou- 
siasme. C'est  sans  doute  cette  ardeur  du  directeur  pour  le  cano- 
tage, aussi  bien  que  sa  prouesse  personnelle  (car  avoir  fait  partie 
d'une  des  deux  équipes  universitaires  est  en  Angleterre  une  mar- 
que de  distinction  pour  la  vie)  qui  a  contribué  à  assurer  la  popu- 
larité de  cet  homme  éclairé,  une  des  illustrations  de  sa  génération 
scolaire,  au  point  de  vue  des  études  :  il  a  remporté  le  Xew- 
castle  Scholarship  pour  lequel  concourent  chaque  année  les 
élèves  les  plus  distingués.  Inspiré  par  l'esprit  d'une  sage  et  cou- 
rae-euse  réforme,  il  a  su.  d'une  main  ferme,  et  sans  fléchir  devant 
l'opinion,  opérer  les  réformes  qui  lui  ont  paru  nécessaires  pour 
corriger  maints  abus  quon  reprochait  à  son  petit  royaume.  Les 
partisans  les  plus  zélés  d'Eton  ne  nieront  pas,  je  pense,  cjue  ces 
réformes  ne  fussent  bien  nécessaires. 

Le  captain  of  tJie  eleven  est  chef  du  cricket  ;  il  choisit  les 
membres  de  réc[uipe  représentant  Eton,  qui  prennent  part  au 
((  match  »  annuel  qui  a  lieu  à  Londres  entre  Eton  et  Harrow  au 
mois  de  juillet,  un  des  événements  les  plus  importants  de  l'année 
scolaire.  Chaque  maison,  aussi  ])ien  que  le  collège  proprement 
dit,  a  en  outre  son  équipe  de  cricket,  ainsi  que  de  foot-ball,  jeu 
qui  consiste  à  lancer  une  balle  avec  le  pied  et  à  la  faire  passer 
entre  deux  poteaux  situés  sur  le  terrain  de  l'ennemi.  Les  direc- 
teurs de  foot-ball  s'appellent  keepers  of  the  field,  eux  aussi  oc- 
cupent des  fonctions   élevées   et    redoutables.   Les  keepers  of 

—  .i5   — 


l"i':DL  CATION    ANCLAISE.  149 

thc  irall  et  les  keepers  of  ihe  racquet  courts  sont  également 
les  directeurs  de  différentes  variétés  du  jeu  de  balle. 

La  EtonSocietij,  fondée  en  1811,  qui  se  réunit  pour  la  discus- 
sion libre  des  questions  du  jour,  est  une  assemblée  à  laquelle 
s'attache  déjà  \u\  intérêt  historique,  puisque  c'est  là  que  maint 
orateur,  qui  s'est  plus  tard  distingué  au  Parlement,  a  fait  ses  pre- 
mières preuves.  En  feuilletant  quelques  numéros  du  Eton  Cliro- 
nicle,  je  prends,  au  hasard,  les  questions  suivantes,  qui  ont  été 
débattues  à  la  Eton  Society  entre  1893  et  1898.  Les  discussions 
sont  censées  suivre  la  méthode  parlementaire  ;  un  des  membres 
propose  une  question,  un  autre  lui  répond  ;  les  autres  membres 
prennent  ensuite  part  à  la  discussion,  puis  on  a  recours  aux  voix 
pour  adopter  ou  rejeter  la  question. 

Parmi  ces  discussions,  je  trouve  les  sujets  suivants,  sans  comp- 
ter les  questions  vivement  débattues  de  politique  étrangère  et 
intérieure  du  jour  : 

«  Doit-on  ouvrir  les  musées  et  les  galeries  le  dimanche?  » 
Discussion  assez  faite  pour  étonner  nos  voisins  d'outre-Manche, 
plus  éclairés  que  nous  à  cet  endroit.  Les  Etoniens.  ont  eu  le  bon 
sens  de  voter  «  oui  ». 

«  Fait-on  une  part  assez  considérable  à  l'athlétique  en  An- 
gleterre de  nos  jours?  »  Les  élèves  ont  répondu  «  oui  ». 

«  Donne-t-on  trop  d'instruction  aux  classes  ouvrières?  »  La 
majorité  a  répondu  «  oui  ». 

«  La  vivisection  est-elle  une  chose  àdésirer?  »  Réponse  :«  oui». 

«  La  civilisation  a -t-elle  manqué  sonbut?  »  Réponse  :  «  non  ». 

Doit-il  être  permis  à  la  police  de  se  servir  d'armes  à  feu?  » 
Réponse  :  «  oui  ». 

«  La  peine  de  mort  doit-elle  ou  non  être  abolie?  La  majorité 
a  été  en  faveur  du  maintien  de  la  peine  de  mort. 

«  Est-ce  que  la  crémation  présente  plus  d'avantages  que  l'en- 
terrement ?  »  Décidée  affirmativement  par  une  majorité  d'une 
voix. 

«  Est-ce  que  la  grève  des  ouvriers  mineurs  est  justifiée  ?  » 
Réponse  :  «  non  ». 

Les  professeurs  sont  admis  par  invitation  spéciale  aux  délibé- 

—  53  — 


150  l'école  moderne. 

rations  de  la  Société  aussi  bien  qu'à  prendre  part  à  la  discussion 
qni  suit;   c'est  une  innovation  récente  et  heureuse. 


IV 


En  somme,  la  condition  actuelle  d'Eton,  au  point  de  vue  de  la 
discipKne  aussi  bien  que  des  résultats  intellectuels,  est  satisfai- 
sante. Il  est  évident  que  là  où  il  y  a  plus  de  mille  jeunes  gens 
âgés  de  douze  à  dix-neuf  ans.  il  y  en  aura  toujours  une  cer- 
taine proportion  dont  la  conduite  et  la  morale  laissent  à  désirer. 
Mais  ici  la  vie  est  arrangée  de  façon  à  réduire  au  minimum  les 
dangers  et  les  tentations  propres  à  cette  période. 

Les  élèves  s'adonnent  à  de  nombreux  exercices  en  plein  air. 
qui  donnent  un  libre  cours  à  leur  vigoureuse  énergie.  S'ils  jouis- 
sent, ainsi  que  nous  l'avons  indiqué,  d'une  assez  grande  liberté 
pendant  certaines  heures  de  la  journée,  cette  liberté  est  contrôlée 
par  un  règ'lement  strict,  mais  sage  en  même  temps. 

J'ai  été  très  frappée  d'un  trait  consigné  dans  le  livre  si  inté- 
ressant de  M.  Demolins,  V Education  nouvelle.  Il  signale  la  né- 
cessité d  une  permission  écrite  délivrée  à  l'élève  qui  quitte  sa 
classe  pour  se  rendre  même  auprès  d'un  professeur,  permis  sur 
lequel  sont  marquées  l'heure  et  la  minute  même  de  la  sortie  de 
la  classe  et  de  la  rentrée,  afin  que  l'élève  ne  puisse  flâner  en 
route.  Ce  règlement  d'une  si  inutile  sévérité,  cette  méfiance  en- 
vers l'élève  auquel  on  n'ose  même  pas  octroyer  quelques  mi- 
nutes de  flânerie,  doit  inévitablement  produire  toute  une  série 
organisée  de  petites  dissimulations  mesquines  de  la  part  de 
l'élève  qui  a  justement  conscience  de  l'inutile  indignité  que  ce 
système  lui  inflige. 

Les  Anglais,  au  contraire,  trouvent  bon  que  les  élèves  aient  la 
responsabilité  de  la  liberté  qu'on  leur  accorde  libéralement,  afin 
qu'ils  sachent  en  faire  un  emploi  légitime.  Cette  liberté  est  sur- 
veillée cependant  par  le  règlement  dont  j'ai  parlé.  Il  y  a  cer- 
taines limites  bien  définies  dans  ^Yindsor  et  Eton,  que  l'élève  ne 
doit  pas  dépasser.  La  grande  rue   d'Eton   et  la  grande  rue  de 


l'éducation  anglaise.  131 

Windsor  (ces  deux  villes,  séparées  seulement  par  un  pont  sur  la 
Tamise,  ne  font  en  réalité  qu'une  seule)  sont  permises.  Les  rues 
transversales  et  latérales  sont  ont  ofboiinds,  hors  des  limites.  Dans 
ces  limites  ,  l'élève  peut  s'en  aller  droit  devant  lui  pendant  des 
«  miles  »,  sauf  à  faire  acte  de  présence  au  moment  de  l'appel 
général  dans  le  school  yard,  la  grande  place  carrée  entourée 
par  les  vieilles  constructions  collégiales.  On  peut  être  dispensé 
de  l'appel  par  une  permission  spéciale  accordée  lorsque  de? 
parents  de  l'élève,  ou  des  amis  autorisés  par  eux,  viennent  en 
visite  à  Eton.  Une  fois  pendant  le  trimestre,  l'élève  peut  avoir 
long  leave,  c'est-à-dire  une  sortie  de  doux  jours,  du  samedi 
jusqu'au  lundi,  mais  seulement  pour  aller  dans  sa  famille.  Il 
peut  aussi  avoir  un  short  leave ^  congé  pour  une  journée.  Les 
élèves  ont  congé  aussi  pour  aller  à  Londres  les  deux  jours  du 
Cricket  Match  de  Eton  contre  Harrow,  à  Winchester  pour  le 
Cricket  Match  contre  Winchester,  à  Henley  pour  la  régate  pu- 
blique sur  la  Tamise  à  laquelle  prennent  part  les  canots  des 
universités  et  des  public  .scAoo/.s  ;  à  Bisley  pour  les  concours  de 
tir;  aussi  pour  prendre  part  aux  field  clays,  grandes  manœu- 
vres des  corps  réunis  des  volontaires  de  tous  les  public  schools. 

Notons  en  passant  que  ces  régiments  de  volunteers  sont  formés 
de  jeunes  gens  tirés  de  toutes  les  classes  de  la  Société,  depuis 
la  pairie  jusqu'à  la  classe  ouvrière  ;  ils  s'enrôlent  volontaire- 
ment, ils  font  régulièrement  l'exercice,  ils  sont  soumis  à  la  dis- 
cipline, et  ils  formeraient,  au  besoin,  un  corps  d'armée  de 
215.000  hommes  environ. 

Sur  ces  215.000,  4.000  environ  seraient  fournis  par  les  public 
schools  et  1.000  par  les  universités.  Le  régiment  d'Eton  comprend 
300  volontaires,  recrutés  parmi  les  professeurs  aussi  bien  que 
parmi  les  élèves. 

Pour  sortir  le  soir  après  que  le  collège  est  fermé  (le  lock-up 
a  lieu  à  8  heures  en  été  et.  selon  la  saison,  entre  5  et  6  heu- 
res les  autres  trimestres),  il  faut  un  permis  spécial  qui  n'est 
accordé  que  pour  les  réunions,  soit  concerts,  soit  conférences, 
auxquelles  les  élèves  sont  autorisés  à  assister. 

Le   cadre  d'études  d'Eton   (j"ai  sous  la  main  le  programme 


15:2  l'école  moderne. 

officiel  du  trimestre  courant),  comprend  les  écritures  saintes,  le 
latin,  le  grec,  l'histoire  d'Angleterre,  des  notions  générales  de 
géographie,  les  mathématiques,  le  français,  et  l'allemand  alter- 
nant avec  l'étude  du  grec.  En  outre,  dans  le  fîrst  hiindred,  ce 
qui  correspond,  je  pense,  àFentrée  en  rhétorique,  il  y  a  ce  qu'on 
appelle  les  extra  stucUes,  c'est-à-dire  des  études  spéciales  hors 
du  cadre  ordinaire  parmi  lesquelles  l'élève  doit  faire  son  choix. 
Il  peut,  ou  bien  se  spécialiser  dans  un  des  sujets  qu'il  a  déjà 
étudiés,  ce  qui  lui  donne  plus  de  chance  d'obtenir  un  scholarship 
à  l'université,  ou  bien  commencer  l'étude  d'un  sujet  tout  à  fait 
hors  du  cadre,  qui  ne  lui  servira  pas  à  grand'chose  peut-être  pour 
passer  ses  examens,  mais  qui,  d'un  autre  côté,  le  mettra  à  même 
de  développer  quelques  aptitudes  ou  préférences  spéciales.  Un 
antiquaire  célèbre,  qui  n'avait  pas  réussi  dans  ses  études  clas- 
siques, a  dit  qu'il  a  dû  son  penchant  vers  l'archéologie  à  ces 
heures  d'étude  spéciale  avec  son  professeur  qui.  voyant  son  pen- 
chant, eut  l'intelligence  de  lire  avec  lui  de  vieilles  chroniques 
anglo-saxonnes. 

La  liste  de  ces  extra  stiidics  comprend,  outre  les  sujets  déjà 
énumérés.  la  chimie,  la  physique,  les  sciences  naturelles,  l'élec- 
tricilé,  la  musique  et  le  dessin.  La  musique  prend  une  place 
assez  considérable  à  Eton.  Il  y  a  un  orchestre,  ainsi  qu  une  so- 
ciété d'orphéons,  recrutés  parmi  les  élèves  aussi  bien  que  parmi 
les  professeurs,  des  réunions  musicales  fréquentes,  des  con- 
certs, etc. 

Ce  cadre  d'étude  n'a  évidemment  rien  de  bien  utilitaire  :  à 
moins  que  l'élève  ne  se  destine  au  professorat,  ses  études  de 
littérature  classique  ne  lui  serviront  pas  de  gagne-pain.  D'un 
autre  côté,  il  me  semble  que,  du  moment  où  les  études  ne  sont 
pas  dirigées  vers  un  but  essentiellement  pratique  comme  prépa- 
ration à  une  carrière  spéciale,  le  choix  de  ce  qu'on  doit  ap- 
prendre ne  peut  être  qu'arbitraire.  On  se  borne  tout  bonne- 
ment à  apprendre  ce  que  savent  ou  ce  qu'ont  su  les  autres,  ce 
qui  recule  le  problème,  mais  ne  le  résout  pas. 

Un  des  défenseurs  les  plus  ardents  des  études  classiques  à 
Cambridge  a  dit  :  «  Il  n'y  a  rien  qu'il  soit  honteux  de  ne  pas  savoir 

—  56  — 


L  ÉDUCATION    ANGLAISE.  I  o3 

en  sortant  d'un  public  school;  mais  il  y  a  beaucoup  de  choses 
(ju'il  est  honteux  de  ne  pas  être  en  état  d'apprendre  vite  et 
bien  ». 

Une  certaine  proportion  des  élèves  d'Eton  en  sortent  ayant 
fait  de  brillantes  études  classiques,  ayant  assimilé  ce  qu'ils  ont 
appris  et  en  ayant  profité;  d'autres,  la  majorité,  en  sortiront 
sachant,  tant  bien  que  mal,  le  latin,  ayant  quelques  notions  de 
géographie,  de  mathématiques,  d'histoire,  sachant  un  peu  le  fran- 
çais. Il  y  en  aura  encore  une  certaine  proportion  qui  quitteront 
Eton  ne  sachant  rien  de  ce  qu'ils  auraient  du  apprendre  pen- 
dant sept  ans  d'étude,  peu  capables  de  comprendre  une  allu- 
sion à  l'art  ou  à  la  littérature.  Mais  cependant,  ainsi  que  je  l'ai 
déjà  dit,  ils  auront  été,  eux  aussi,  façonnés  à  leur  insu  par  ce 
(ju'on  leur  aura  fait  péniblement  lire  et  étudier  pendant  ces 
années.  Au  point  de  vue  de  ce  qu'on  apprend  dans  des  livres, 
les  élèves  d'Eton  sont  comme  le  reste  du  genre  humain  :  il  y  en 
a  qui,  lorsqu'ils  entendent  un  nom  célèbre  dans  l'histoire  ou 
la  littérature,  ne  se  rappellent  pas  l'avoir  jamais  entendu;  il 
y  en  a  d'autres  qui  se  contentent  de  le  reconnaître  sans  savoir  ce 
<[u'il  leur  rappelle  ;  il  y  en  a  une  troisième  catégorie  pour  laquelle 
ce  nom  représente  toute  une  série  d'idées  vivantes.  Ce  n'est  pas 
à  cette  dernière  catégorie,  je  l'avoue,  qu'appartient  la  majorité 
des  Etoniens.  En  revanche,  cependant,  ils  sortent  presque  tou- 
jours de  leur  école  sachant  ce  que  signifient  les  mois  justice, 
courage,  loyauté  ;  ils  ont  appris  à  dire  la  vérité,  à  réprouver  la 
délation,  à  se  gouverner  eux-mêmes  aussi  bien  cjue  les  autres,  et 
surtout  à  assumer  et  à  porter  la  responsabilité.  Ce  seront,  en 
somme,  des  hommes  dont  les  actions  seront  gouvernées  par  un 
code  honorable.  Lancés  plus  tard  dans  la  vie,  n'importe  de  quel 
côté,  —  car  les  Etoniens  embrassent  les  carrières  les  plus  diver- 
ses, lacolonisation,  l'agriculture,  le  commerce,  aussi  bien  que  les 
professions  libérales  et  la  vie  de  fonctionnaire,  —  ils  continue- 
ront à  défendre  (je  ne  dis  pas  que  cela  les  rende  chers  à  leurs 
voisins)  les  institutions  de  leur  pays  avec  le  même  zèle  qu'ils 
auront  mis  à  défendre  celles  de  leur  école  ;  ils  sauront  se  dé- 
brouiller,   pour   la  plupart,    avec  énergie,  avec  décision,  avec 

—  57  — 


154 


L  ECOLE   MODERNE. 


droiture.  Voilà,  en  somme,  ce  que  le  school  boy  anglais,  cet 
être  singulier,  moitié  enfant,  moitié  homme,  aura  appris  pen- 
dant ses  années  d'apprentissage.  A  défaut  de  connaissances  in- 
tellectuelles, c'est  déjà  quelque  chose  —  s'il  est  vrai  que.  ainsi 
que  la  dit  le  Père  Didon  :  «  L'éducation,  c'est  l'art  d'émanci- 
per les  hommes  ». 

M'"^  HuGH  Bell. 


—  58  — 


/ 

UN  ESSAI  RÉCENT 

D'ENSEIGNEMENT  POPULAIRE 


Il  y  a  cinq  ans,  avait  lieu,  à  Oxford,  l'ouverlure  d'un  nouveau 
collège.  Cet  événement,  dans  une  ville  qui  compte  viogl-deux 
établissements  de  ce  genre,  pourrait  sembler  à  des  lecteurs 
français  d'une  importance  plus  que  douteuse,  s'il  ne  s'agissait 
d'une  institution  appelée  sans  aucun  doute  à  susciter  des  initiati- 
ves dans  notre  pays.  Il  s'agit  moins,  en  effet,  d'un  nouveau  col- 
lège que  d'un  nouveau  genre  de  collège,  un  collège  populaire, 
un  Labour  Collège. 

L'enseignement  populaire  est  à  Tordre  du  jour.  De  plus  en 
plus,  le  nombre  va  s'augmentant  des  généreux  esprits  qui  éprou- 
vent le  besoin  d'élever  le  niveau  intellectuel  du  peuple  et  de  pré- 
parer, dans  nos  démocraties  modernes,  des  masses  éclairées  et 
instruites.  De  toutes  parts  des  sociétés  s'organisent,  des  biblio- 
thèques se  fondent,  des  conférences,  des  lectures,  des  cours  sont 
donnés  pour  la  vulgarisation  des  découvertes  scientifiques.  De 
toutes  parts,  se  manifeste,  dans  les  classes  inférieures,  un  im- 
mense désir  de  se  voir  initiées  à  des  mystères  dont  la  modicité 
de  leurs  ressources  les  avaient  jusqu'ici  tenues  éloignées.  Il  n'est 
donc  pas  inopportun  d'exposer  aux  lecteurs  de  la  Science  sociale 
à  quel  nouvel  essai  ce  mouvement  vient  de  donner  naissance 
chez  nos  voisins  d'outre-iM anche.  Plusieurs  pourront  y  trouver 
quelques  suggestions  pour  une  création  analogue. 

Ce  nouvel  établissement  est  dû  à  l'initiative  d'un  Américain, 
M.  ^Yalter  Vrooman.  Il  avait  vu  de  près  l'enseignement  populaire 
aux  États-Unis.  Deux  de  ses  frères  y  ont  consacré  leur  vie.  L'un, 


5'.) 


130  l'lcole  moderne. 

M.  Cari  Vrooman,  est  régent  du  collège  d'agriculture  du  Kansas, 
où  deux  mille  jeunes  ouvriers  viennent  chercher  à  la  fois  une 
formation  technique  et  une  éducation  politique.  L'autre,  M.  Fran- 
cis Vrooman,  a  pris  une  grande  part  au  mouvement  de  VUniver- 
sitij-Exlension  de  Chicago.  A  lexpérience  acquise  dans  sa  coo- 
pération avec  ses  frères,  M.  Walter  Vrooman  joignait  un  profond 
sentiment  des  besoins  actuels  de  l'ouvrier.  Il  avait  puisé  dans  les 
doctrines  de  Ruskin  un  vif  désir  de  faire  participer  les  classes 
inférieures  aux  jouissances  de  l'esprit.  Enfant  de  la  libre  Âméri- 
(|ue,  il  avait  en  même  temps  compris  la  nécessité  de  citoyens 
instruits  dans  une  nation  jouissant  du  self-government.  Doué  d'un 
esprit  pénétrant,  organisateur  émérite,  il  eut  vite  reconnu  les  in- 
suffisances de  l'enseignement  populaire  actuel,  et  sur  quel  plan 
il  fallait  désormais  l'organiser.  A  peine  eut-il  entrevu  son  idéal, 
qu'il  s'en  vint  en  Angleterre  pour  se  mettre  à  l'œuvre.  Trois  mois 
après  son  arrivée,  tout  était  organisé  ;  sans  le  moindre  recours 
au  gouvernement,  sans  même  un  appel  à  la  générosité  publique, 
M.  Vrooman  n'hésitant  pas  à  engager  ses  propres  ressources  au 
service  de  la  cause.  Par  admiration  pour  Ruskin,  et  aussi  pour 
rendre  hommage  au  grand  écrivain  dont  la  vie  n'a  été  qu'un 
plaidoyer  en  laveur  des  humbles  et  des  déshérités,  il  donna  à  son 
œuvre  le  nom  de  Ruskin  Hall. 

C'est  celte  œuvre  que  je  voudrais  présenter  aux  lecteurs,  en 
leur  en  exposant  le  but  et  le  fonctionnement.  Je  puis  le  faire 
d'autant  mieux  que  j'ai  assisté  de  très  près  au  fonctionnement 
de  cette  institution,  ayant  vécu  pendant  deux  mois  avec  M.  et 
^jme  Vrooman,  et  ayant  participé  à  cet  enseignement  par  des 
leçons  de  français  données  aux  ouvriers. 

Mais  je  voudrais  auparavant  jeter  un  rapide  coup  d'œil  sur 
l'enseignement  populaire  en  France,  atin  de  mieux  faire  ressortir 
ce  qu'il  reste  à  y  faire. 


Rien  n"a  été  épargné,  dans  notre  pays,  pour  l'instruction  du 
peuple  :  ni  la  bonne  volonté,  ni  surtout  l'argent  des  contribua- 

—  60  — 


UN    ESSAI    RKCKNT    d'eNSETCNKMENT   POPILAIRE.  137 

blcs.  A  quoi  ont  abouti  tant  d'activités  et  d'énergies  dépensées 
les  unes  dans  un  motif  de  pure  g-énérosité,  les  autres,  le  plus 
grand  nombre,  dans  un  dessein  politique?  A  développer  et  à 
perfectionner  l'enseignement  à  tousses  degrés,  primaire,  secon- 
daire, supérieur.  Le  premier  a  été  rendu  obligatoire  à  tout 
homme  venant  en  ce  monde.  L'accès  des  deux  autres  a  été  facilité 
de  plus  en  plus  aux  jeunes  gens  pauvres.  En  outre,  des  initiatives 
privées  sajoutant  à  l'action  de  l'État,  on  a  organisé  des  cours 
dadultos,  multiplié  le  nombre  des  conférences,  fondé  des  biblio- 
thèques, etc. 

Si,  maintenant,  nous  prenions,  à  leur  entrée  au  service  mili- 
taire, une  centaine  de  jeunes  gens  cjui  n'ont  fréquenté  que  l'é- 
cole de  leur  village,  et  que  nous  cherchions  à  reconnaître  ce  qui 
leur  reste  de  cet  enseignement,  nous  constaterions  que,  pour  la 
plupart,  le  savoir  se  borne  à  la  lecture,  à  l'écriture,  et  à  un  peu 
d'arithmétique. 

Dans  l'enseignement  secondaire  et  dans  l'enseignement  supé- 
rieur, on  a  multiplié  le  nombre  des  bourses,  procuré  aux  jeunes 
gens  pauvres  tous  les  moyens  d'entasser  diplômes  sur  diplômes. 
Loin  de  nous,  certes,  de  protester  contre  les  facilités  offertes  aux 
jeunes  gens  intelligents  de  sortir  de  leur  condition,  pourvu  tou- 
tefois cj[ue  ces  facilités  ne  dépassent  pas  la  mesure,  et  qu'on  ne 
retire  pas  trop  d'ipdividus  de  leurs  milieux  pour  les  laisser  en- 
suite retomber,  déclassés  et  misérables.  Mais  la  question  est  de 
savoir  si  l'on  a  élevé  ainsi  le  niveau  intellectuel  de  la  masse.  Or, 
est-ce  avoir  atteint  ce  but  que  d'avoir  retiré  quelques  milliers 
de  jeunes  gens  de  leur  humble  condition  pour  les  transformer 
en  professeurs,  en  médecins,  en  avocats?  Sans  doute,  fils  du 
peuple,  continuant  pour  la  plupart  à  vivre  à  son  contact,  ils  peu- 
vent exercer  sur  lui  une  certaine  et  heureuse  influence  par  leurs 
conversations,  leurs  conseils,  leur  dévouement.  Mais,  en  somme, 
cela  se  borne  à  bien  peu  de  chose,  et  nul  ne  songera  à  préten- 
dre que  le  savoir  et  l'intelligence  de  lajnasse  des  ouvriers  s'en 
trouvent  sensiblement  améliorés. 

Restent  les  efforts  tentés  pour  instruire  les  ouvriers  à  leurs 
heures  de  loisir  :  cours  d'adultes,  conférences,  bibliothèques,  etc. 

—  61  — 


158  L  ÉCOLE    MODERNE. 

L'État  et  les  sociétés  privées,  tout  le  inonde  s'est  mis  à  l'aHivre. 
«  En  i89i-1895,  il  y  avait  en  France,  dit  M.  Bourgeois,  7.322 
cours  d'adolescents  pour  garçons.  A  la  fin  de  l'année  scolaire  1895- 
1896,  ce  nombre  est  passé  à  13.950  cours,  c'est-à-dire  qu'il  a  pres- 
que doublé.  Ainsi  donc,  il  y  a  eu,  au  commencement  de  cet  hi- 
ver-là, 400.000  jeunes  gens  —  vous  entendez  bien,  iOO.OOO 
jeunes  gens  —  qui  sont  venus  sans  autre  poussée,  sans  autre  pres- 
sion que  le  bon  conseil  des  bons  citoyens  qui  les  entouraient. 
Oh!  je  sais  bien  que  VOO.OOO  inscrits,  cela  ne  veut  pas  dire 
400.000  présents;  il  est  certain  que  ce  mouvement  d'enthou- 
siasme a  été  suivi  d'un  mouvement  de  recul.  Mais  il  résulte  des 
réponses  envoyées  par  tous  les  directeurs  de  cours  d'adultes  à 
M.  Edouard  Petit  qu'un  peu  plus  de  la  moitié  a  persévéré,  et 
qu'on  a  pu  compter  270.500  adolescents  et  adultes  qui  ont,  en 
réalité,  durant  le  trimestre  d'hiver,  suivi  régulièrement,  trois 
fois  par  semaine  en  général,  les  cours  d'histoire  fondés  en  oc- 
tobre'. »  En  1896-1897,  d'après  le  second  rapport  de  M.  Edouard 
Petit,  les  cours  auraient  presque  doublé.  11  y  a  eu,  en  cflet, 
24.528  cours  dont  20.099  pour  les  jeunes  gens. 

Les  conférences,  causeries  et  séances  de  lecture  ont  suivi  la 
même  progression.  En  1894-1895,  la  Ligue  de  r Enseignement 
avait  organisé  10.379  de  ces  séances.  En  1895-1896,  on  en  comp- 
tait 61.476.  En  1896-1897,  on  montait  à  67.313  conférences.  Nul 
doute  que  cette  progression  s'est  continuée  durant  les  années 
suivantes. 

Les  bibliothèques  n'ont  pas  été  l'objet  de  moindres  préoccupa- 
tions. Chaque  école  de  village  a  la  sienne.  Elles  se  sont  multi- 
pliées dans  les  villes  sous  les  noms  de  bibliothèques  commu- 
nales, bibliothèques  paroissiales,  bibliothèques  scolaires,   etc. 

Il  faut  donc  le  reconnaître,  l'activité  n'a  point  manqué.  Mais 
les  résultats  sont-ils  en  proportion  de  l'effort  dépensé?  A  quoi  se 
réduisent  ordinairement  les  cours  d'adultes?  A  entretenir  les  no- 
tions puisées  à  l'école  primaire.  Ce  n'est  que  «  le  catéchisme  de 
persévérance  de  l'école  primaire  »,  selon  le  mot  de  M.  Bertrand, 

1.  VÈàncalion  de  la  Démocratie. 

—  G2  — 


IN    ESSAI    RÉCENT    D'ENSEIGNEMENT    POPULAIRE.  1 59 

dans  son  livi'c  de  Y  Education  intégrale.  Or,  ces  notions  sont 
essentiellement  élémentaires. 

Les  conférences,  excellentes  en  elles-mêmes,  perdent  tout  le 
fruit  qu'on  serait  en  droit  d'en  attendre.  Ou  bien  elles  traitent  de 
sujets  politiques,  et,  dans  ce  cas,  elles  sont  toujours  l'œuvre 
d'homme  de  parti  qui  ont  à  cœur  non  d'instruire  des  hommes, 
mais  de  gagner  des  partisans.  Ou  bien  elles  ont  pour  but  de 
vulgariser  les  questions  scientifiques,  et  dans  ce  cas,  n'étant  qu'un 
simple  exposé,  manquant  de  tous  les  caractères  qui  font  le  véri- 
table enseignement,  elles  ne  laissent  dans  la  mémoire  de  l'ouvrier 
que  quelques  connaissances  superficielles. 

Quant  aux  bibliothèques  communales,  ou  paroissiales,  elles 
sont  la  plupart  du  temps  organisées  en  dépit  du  l)on  sens,  très 
souvent  avec  une  indigne  partialité,  presque  toujours  sans  au- 
cune méthode.  D'ailleurs,  fussent-elles  parfaites,  l'ouvrier  n'en 
tirerait  pas  grand  profit,  faute  de  direction  dans  ses  lectures. 

Et  ce  que  nous  venons  de  dire  de  la  France  peut  s'appliquer  à 
peu  de  choses  près  aux  autres  nations  européennes,  où  l'on  s'in- 
quiète d'un  enseignement  populaire  '.  C'est  le  mérite  de  M.  W. 
Vrooman  et  de  ses  collaborateurs  d'avoir  compris  la  nécessité 
d'une  réforme  radicale,  et  de  l'avoir  entreprise. 

«  Il  y  a,  disait  M™''  Vrooman,  dans  un  discours  prononcé 
devant  les  dames  d'Oxford,  il  y  a  dans  chaque  contrée  des  mil- 
liers de  jeunes  gens  à  qui  l'espérance  (  si  c'est  là  une  espérance) 
de  quitter  leurs  utiles  travaux  de  l'usine  ou  de  ferme,  pour 
grossir  inutilement  le  nombre  des  médecins  ou  des  avocats,  est 
refusée,  et  qui  n'ont  pas  le  temps,  lors  même  qu'ils  en  auraient 
les  moyens,  de  faire  des  études  universitaires.  Mais  s'ils  ne  peu- 
vent aspirer  aux  professions  libérales,  beaucoup  d'entre  eux, 
sans  aucun  doute,  désirent  prendre  aux  affaires  nationales  une 
part  plus  active  et  plus  directe,  soit  comme  membres  d'associa- 
tions, soit  comme  conseillers  municipaux  ou  même  membres  du 
Parlement,  et  leur  éducation  est  au  moins  aussi  importante  à 


1.  11  faut  rendre  justice  cependant  au  mouvement  des  rnicersity  Extensions,  en 
Angleterre.  Mais  nous  verrons  en  quoi  leur  œuvre  est  insuffisante. 

—  63  — 


IfiO  l'école    MiiDKHNt;. 

leurs  pays  que  celles  des  classes  pour  qui  les  faveurs  de  l'ini- 
versité  ont  été  si  libéralement  prodiguées. 

'.'.  Les  masses  réclament  une  instruction.  Et  quelle  ins- 
truction? La  réponse  à  cette  question  vient  des  boutiques,  des 
mines,  des  usines,  des  fermes  d'Angleterre,  d'où  des  centaines 
de  lettres  nous  sont  parvenues,  exprimant  de  la  part  de  leurs 
auteurs  un  désir  intense  de  se  voir  initiés  à  la  connaissance  des 
g-rands  faits  et  des  forces  du  monde  où  ils  vivent,  de  pouvoir 
résoudre  le  problème  de  leur  propre  existence,  et  de  se  rendre 
utiles  à  leurs  concitoyens. 

«  De  plus  en  plus,  l'ouvrier  se  reconnaît  comme  un  vo- 
tant, un  législateur,  un  créateur  de  futures  conditions  sociales 
[a  malïcr  of  future  social  conditions).  Il  n'admet  plus  ce  credo 
qui  attribuait  si  aisément  sa  condition  inférieure  à  la  volonté 
de  Dieu.  Il  se  reconnaît  investi  d'un  pouvoir  qu'il  tient  jalouse- 
ment à  exercer.  Il  sent  que  son  heure  est  venue  de  se  lever  et 
d'ag-ir.  C'est  à  la  société  de  l'éclairer  et  de  l'instruire,  si  elle  ne 
veut  pas  que  son  ])ras  de  géant  ne  fasse  écrouler  le  temple  sur 
nos  têtes.  » 

Ainsi  le  but  est  clair  :  former  des  citoyens  éclairés. 

Mais,  pour  un  tel  but,  un  nouvel  enseignement  s'impose.  L'ins- 
truction primaire  étant  absolument  insuffisante,  on  constituera 
une  sorte  d'enseignement  populaire  supérieur:  les  tentatives 
faites  jusqu'ici  ont  échoué  faute  de  méthode  et  de  suite;  on 
constituera  donc  un  enseignement  méthodique.  Enseignement 
populaire,  supérieur  et  méthodique,  telle  est  l'œuvre  entreprise. 

Qu'on  remarque  bien  qu'il  ne  s'agit  pas  là  de  faire  des  lettrés 
au  sens  reçu  du  mot,  mais  des  hommes  bien  élevés  et  solidement 
instruits.  Il  est  vrai  que  beaucoup  de  gens  ne  peuvent  encore 
concevoir  la  possibilité  de  produire  de  tels  hommes  sans  les 
faire  passer  par  la  filière  universitaire.  C'est  un  préjug-é  qui  ne 
peut  disparaître  qu'après  bien  des  années.  Pour  n'avoir  eu  jus- 
qu'ici qu'un  type  de  bonne  éducation,  qu'un  type  de  formation 
scientifique  et  littéraire,  on  a  fini  par  se  persuader  qu'il  n'y  a  en 
réalité  qu'un  seul  type  d'éducation  possible.  Et  voilà  comment 
nous  rencontrons  aujourd'hui  tant  de  gens  qui  s'en  vont  deman- 

—  G4  — 


IN   ESSAI    RÉCENT    D'ENSEir.NKME.NT    l'OPLLATHE.  IGI 

dant  et  se  demandant  quelle  peut-être  la  meilleure  éducation. 

«  Je  ne  puis  entendre  ces  gens,  disait  spirituellement  M.  Vroo- 
man  dans  son  discours  prononcé  à  l'inauguration  de  Ruskm 
Hall,  sans  me  rappeler  l'histoire  de  cet  étrang-er  qui  entra  un 
jour  dans  un  village,  demandant  à  tous  ceux  qu'il  rencontrait 
de  vouloir  bien  lui  indiquer  son  chemin.  Interrogé  sur  le  but  de 
son  voyage,  il  répondait  qu'il  avait  oublié  le  nom  de  la  ville, 
mais  pensait  qu'il  se  le  rappellerait  assez  facilement  si  quelqu'un 
voulait  être  assez  bon  pour  lui  montrer  la  véritable  route.  En 
étude  comme  en  voyage,  tout  chemin  est  bon  si  vous  désirez 
aller  où  il  conduit.  Le  genre  d'éducation  dépend  uniquement 
du  genre  d'hommes  que  vous  voulez  faire.  Le  problème  de  l'é- 
ducation ne  peut  être  posé,  à  plus  forte  raison  résolu,  tant  que 
nous  n'avons  pas  déterminé  clairement,  comme  terrain  de  dis- 
cussion, l'idéal  d'humanité  que  nous  voulons  produire. 

«  Et  quoi  de  plus  absurde  que  de  supposer  que,  dans  un  orga- 
nisme social  aussi  hétérogène,  aussi  complexe  qu'est  le  nôtre,  il 
n'y  avait  qu'un  type  d'homme  bien  élevé,  qu'un  type  de  bonne 
éducation?  Il  y  a  autant  de  sortes  d'éducation  qu'il  y  a  de  diffé- 
rentes fonctions  dans  la  société.  Nous  ne  sommes  pas  de  ceux 
qui  limitent  le  nombre  des  gentlemen  à  une  classe  restreinte 
dont  tous  les  membres  sont  formés  sur  le  même  moule,  élevés 
dans  les  mêmes  coutumes  et  traditions,  doués  des  mêmes  qua- 
lités physiques,  mentales,  morales  et  financières,  animés  du 
même  idéal.  Sans  critiquer  l'éducation  de  l'Université,  nous  pré- 
tendons qu'il  y  en  a  d'autres,  aussi  estimables,  .aussi  élevées,  et 
pour  la  majorité  des  hommes  beaucoup  plus  praticables. 

«  Si  vous  désirez  convertir  un  jeune  homme  en  bibbothécaire, 
en  traducteur,  en  docteur,  il  va  de  soi  que  vous  aurez  à  choisir 
pour  lui  le  système  d'entraînement  propre  à  faire  de  tels  hom- 
mes, et  pour  cela  l'éducation  universitaire  est  non  seulement  la 
meilleure,  mais  la  seule  possible.  Mais  si,  d'autre  part,  vous  dé- 
sirez avoir  des  citoyens  capables,  conscients  de  leurs  droits  et  de 
leurs  devoirs,  des  chefs  d'opinion,  leaders  of  people,  il  vous 
faudra  suivre  une  toute  autre  voie.  » 

C'est  cette  nouvelle  voie  que  Ruskin  Hall  vient  inaugurer. 

—  65  — 


162  L  ECOLE    MODERNE. 


II 


Le  lecteur  s'est  déjà  demandé,  sans  doute,  quelle  peut  être 
cette  voie,  et  comment  il  est  possible  de  donner  un  enseignement 
supérieur  et  méthodique  à  des  ouvriers,  c'est-à-dire  à  des  hom- 
mes disposant  d'un  temps  très  restreint,  et  si  peu  préparés  par 
leur  formation  et  leur  travaux  à  des  exercices  intellectuels. 
Nous  allons  voir  comment  les  fondateurs  de  Riiskin  Hall  ont  ré- 
solu cette  difficulté. 

L'enseiunement  est  donné  ou  bien  directement  au  collège 
même,  ou  bien  par  correspondance.  Examinons  chacun  de  ces 
deux  procédés. 

A  côté  des  immenses  collèges  dont  l'ancienneté  se  lit  su  r  leurs 
pierres  noircies  et  effritées,  et  dont  les  richesses  se  sont  accumu- 
lées depuis  deux  siècles,  Ruskin  Hall  se  dresse  bien  petit  et  bien 
humble.  Point  de  ces  immenses  cours  et  jardins,  point  de  cette 
architecture  dont  la  richesse  et  la  variété  font  l'admiration  du 
touriste,  point  de  ces  tours  qui  dressent  vers  les  nues  leurs  mas 
ses  imposantes  ;  mais  une  simple  maison  de  modeste  apparence, 
aux  murs  couverts  de  lierre.  Les  salles  en  sont  spacieuses,  et 
tout  y  a  été  si  bien  transformé  et  adapté  qu'on  les  croirait  cons- 
truites en  vue  même  du  but  qu'elles  remplissent.  Au  rez-de- 
chaussée,  les  bureaux  du  secrétaire,  la  salle  à  manger,  les  cui- 
sines; au  premier,  la  bibliothèque  et  les  salles  d'études;  aux 
second,  troisième  et  quatrième,  chambres  à  coucher,  salle  de 
bain,  etc..  Derrière,  un  jardin  soigneusement  entretenu  pro- 
jette par  les  fenêtres  un  air  de  verdure  et  de  gaité. 

Telle  est  la  première  résidence  préparée  auxétudiants  populai- 
res. Ils  viendront  là,  à  n'importe  quel  moment  de  l'année^,  passer 
un  aussi  long  temps  (piils  pourront.  La  maison  peut  en  con- 
tenir vini:t-six.  ils  sont  actuellement  au  nombre  de  vingt  et  un-. 


1.  11  n  V  a  pas  de  vacances. 

2.  Dans  ce  nombre  on  compte  :  4  employés  de  bureau,  3  imprimeurs,  2  jardiniers. 
1  menuisier,  1  charjienlier,  1  représentant  de  commerce.  1  mineur,    1    télégraphiste, 

—  OG  — 


UN   ESSAI    RKCENT    It^ENSlilCNEMENT    l'Ol'lLAlKl",.  IC'J 

Les  conditions  requises  pour  l'admission  ne  sont  pas  très  sé- 
vères. Sans  doute,  au  point  de  vue  moral,  l'étudiant  doit  présen- 
ter toutes  garanties  et  certifier  d'une  bonne  conduite.  Mais  ,  au 
point  de  vue  intellectuel,  on  ne  lui  demande  que  de  savoir  lire 
et  écrire  :  on  se  charge  du  reste. 

Les  conditions  financières  offrent  un  obstacle  plus  sérieux. 
Car  enfin,  il  faut  vivre,  et  l'on  ne  prétend  point  faire  de  Flifski?i 
Hall  un  établissement  de  mendicité.  Il  faut  que  l'étudiant  soit 
capable  de  s'entretenir  lui-même.  En  le  faisant,  il  conserve  le 
sentiment  de  sa  dignité,  il  profite  mieux  de  son  temps  pour  le- 
quel il  sait  qu'il  doit  payer,  il  assure  à  l'œuvre  une  existence 
autrement  solide  que  si  elle  devait  reposer  sur  un  continuel 
appel  à  la  charité.  Les  frais  d'ailleurs  sont  réduits  au  mini- 
mum :  iO  shillings  par  mois,  pour  la  nourriture  et  le  logement, 
10  shillings  pour  les  frais  scolaires.  C'est  donc  un  total  de  50  shil- 
lings ou  63  francs  par  mois,  exactement  31  livres  on  780  francs 
par  an. 

Si  faible  relativement  que  puisse  paraître  cette  somme,  elle 
est  cependant  quelque  chose  pour  la  bourse  d'un  employé  ou 
d'un  ouvrier,  et  c'est  là  une  grande  pierre  d'achoppement.  Tou- 
tefois nous  verrons  qu'en  beaucoup  de  cas  elle  peut  être  sou- 
levée. 

On  s'étonnera  peut-être  qu'avec  12  fr.  50  par  semaine  on 
puisse  pourvoir  à  la  nourriture  et  au  logement  d'un  homme.  Le 
procédé  par  lequel  on  y  arrive  est  ingénieux  :  il  a  le  double 
avantage  d'être  une  source  d'économies  et  de  rappeler  toujours 
aux  étudiants  la  nécessité  du  travail  manuel,  les  préservant  ainsi 
de  toute  tentation  de  dégoût  et  de  paresse.  En  bons  Anglo-Saxons, 
ils  ne  doivent  compter  que  sur  eux-mêmes,  et  faire  leur  propre 
service.  C'est  une  sorte  de  communisme  dont  l'intérêt  de  chaque 
membre  est  la  grande  force  de  cohésion.  Chacun  a  son  ouvrage 
fixé.  L'un  est  cuisinier  attitré,  et  comme  tel  est  reçu  gratuite- 
ment; deux  sont  désignés  à  tour  de  semaine  pour  le  service  de 
la  table  ;  les  autres  se  partagent  le  reste  du  travail. 

\  mécanicien,  l  agriculteur,  I  boucher,  (employé  de  commerce,  1  cuisinier,   1  fabri- 
cant d'instruments  scientiliqucs,  1  employé  dans  une  manufacture  de  coton. 

—  67  — 


104  L  ÉCOLE    MOItEHNE. 

Le  lever  est  à  T  heures.  La  toilette  finie,  chacun  doit  se 
mettre  à  l'œuvre;  il  faut  qu'à  8  heures  toutes  les  salles  com- 
munes soient  prêtes,  balayées  et  chauffées .  et  la  meilleure 
preuve  que  c'est  possible,  c'est  que  c'est  fait  chaque  matin.  A 
8  heures,  a  lieu  le  breahfast,  sérieux  déjeuner  à  l'anglaise  : 
café,  pain  et  beurre,  jambon  et  œufs,  conlitures.  Au  sortir  de 
table,  les  étudiants  remontent  faire  leurs  chambres  et  se  mettre 
à  l'étude.  A  1  heure,  le  gong-  les  appelle  au  lunch,  repas  très 
simple  afin  qu'ils  puissent  étudier  l'après-midi,  s'ils  le  désirent: 
chocolat  au  lait,  pain  et  beurre,  fromage  et  confitures.  A  6  heu- 
res, diner.  C'est  le  principal  repas  :  soupe,  viande,  légumes, 
puddings  en  composent  le  menu,  très  respectable,  on  le  voit. 

Ainsi,  par  ce  régime  et  par  le  travail  en  commun,  on  arrive  à 
joindre  les  deux  bouts.  D'ailleurs  cela  représente  par  semaine 
environ  220  francs  pour  20  personnes.  Tous  frais  de  service  et 
tous  bénéfices  étant  supprimés,  il  n'y  a  rien  d'impossible  à  ce  que 
cotte  somme  leur  procure  un  certain  confortable.  La  caisse  est 
administrée  par  une  conmiission  de  trois  membres  élus.  Ils  ont 
à  pourvoir  à  toutes  les  dépenses.  Leur  gestion  est  contrôlée  de 
temps  en  temps  par  le  principal. 

Il  va  sans  dire  que  les  étudiants  ne  sont  soumis  à  d'autre  sur- 
veillance qu'à  celle  de  leur  propre  conscience.  Ils  sont  libres  de 
sortir  comme  il  leur  plait,  et  n'ont  pour  toute  loi  que  celle  d'être 
rentrés  à  10  heures  du  soir.  Mais  ils  ont,  ce  (pii  vaut  mieux 
que  tout  surveillant,  le  sentiment  de  la  nécessité  où  ils  sont  de 
profiter  de  leur  temps;  ils  ont  l'habitude  du  travail;  ils  ont  un 
désir  d'apprendre  et  de  connaître  dont  on  ne  peut  se  faire  une 
idée  qu'en  les  voyant  à  l'œuvre;  enfin  ils  ont  leurs  devoirs  à 
faire  et  s'exposent,  en  cas  de  négligence,  à  une  réprimande  du 
<(  tutor»,  qui,  renouvelée,  peut  entraîner  l'exclusion. 

Voilà  plus  de  motifs  qu'il  n'en  faut  pour  les  retenir  sérieuse- 
ment au  travail.  C'est  d'ailleurs  une  tâche  qui  ne  peut  que  les 
captiver.  J'ai  sous  les  yeux  le  programme  de  cette  année,  et  je 
demande  au  lecteur  lapermission  de  le  citer.  Qu'on  le  compare 
avec  celui  de  nos  cours  d'adultes.  «  Il  est  préparé,  dit  une  notice 
d  en-tête,  de  façon  à  faire  acquérir  à  l'étudiant  les  connaissan- 

—  6S  — 


IN    ESSAI    KKCE.NT    It'ENSEIC.NEMENT    l'Ol'ULAIHE.  165 

ces  qui  doivent  faire  de  lui  un  citoyen  intelligent.  Le  but  est  de 
lui  donner  une  conception  des  forces  du  passé  qui  ont  contribué 
à  l'œuvre  de  la  civilisation  moderne,  à  lui  faire  connaître  l'or- 
ganisme social  dont  il  fait  partie,  et  la  constitution  des  diffé- 
rentes nations  où  se  parle  l'anglais  et  à  lui  inspirer  le  désir  de 
travailler  dans  sa  sphère  au  progrès  de  Thumanité.  » 

Il  est  divisé  en  trois  parties  avec  chacune  un  plan  d'études, 
comme  il  suit  : 

HisTOiRi;.  —  1 .  Histoire  constitiitionnelle  et  politique  d' Angleterre,  par 
M.  Cil.   Bcat'd.  Ce  cours  durera  une  année  et  se  divisera  en  quatre  sections  : 

a)  Depuis  les  Germains  au  temps  de  César  jusqu'à  la  Grande  Charte. 

b)  Du  règne  d'Henri  III  à  la  fin  du  règne  d'Elisabeth. 

c)  De  Jacques  I"'  aux  temps  présents. 

d)  Forme  actuelle  de  la  Constitution. 
(Suit  une  liste  d'auteurs  à  consulter.) 

2.  Bioç/raj)hies  an  niaises,  par  M.  Hacking.  On  étudiera  dans  ce  cours  la  vie 
des  grands  hommes  d'Angleterre,  en  les  considérant  dans  leurs  rapports  avec 
le  temps  où  ils  vécurent,  et  les  conditions  qui  dt-veloppèrent  leur  personna- 
lité. 

3.  Histoire  d'Amérique,  par  M.  Beard.  Ce  cours  se  relie  avec  celui  de  l'his- 
toire d'Angleterre,  odrant  ainsi  une  histoire  complète  des  nations  anglo- 
saxonnes,  des  temps  anciens  jusqu'à  nos  jours. 

4.  Histoire  du  christianisme,  par  M.  W.  Downing. 

;■).  Histoire  de  l'Europe  depuis  la  c/nde  de  Rome  (ce  cours  ne  commencera 
qu'en  juin). 

Science  politioie.  —  [.Institutions  actuelles.  Ce  cours  consistera  en  confé- 
rences (une  par  semaine)  faites  par  des  hommes  qui  se  sont  acquis  un  nom 
dans  les  diverses  questions  concernant  l'hygiène,  l'éclairage,  l'éducation,  les 
institutions  politiques,  etc.  Il  sera  d'une  importance  spéciale,  vu  son  carac- 
tère pratique. 

2.  Histoire  industrielle,  \)a.v  M.  Hall.  Ce  cours  retrace  l'histoire  de  l'indus- 
trie anglaise,  et  la  condition  du  travail  aux  différentes  i''poques  de  notre  his- 
toire. 

3.  Sociologie,  par  M.  Hird.  Retrace  l'évolution  de  la  société  depuis  les  for- 
mes les  plus  simples  jusqu'à  l'état  social  actuel. 

4.  Économie  politique.  Étude  des  théories  économiques. 

5.  Structure  de  la  machine  politique  en  Angleterre  et  en  Amcrique,  par 
W.  Jalton. 

SciENXE  ET  PHiLosopiHE.  —  l.  Histoirc  de  la  sciencc .  par  M.  Hird.  Ce  cours 
montrera  les  relations  de  la  science  avec  les  progrès  de  l'humanité,  et  com- 
ment les  sciences  se  sont  peu  à  peu  débarrassées  des  méthodes  à  priori. 

2.  Psychologie  et  sociologie,  par  M,  Wirksteed. 

—  G9  — 


IGO  l'école   ilODERNE. 

3.  Éléments  de  psi/ehologie,  par  M.  A.  Hall. 

4.  Introduction  à  In  philosophie,  "par  M.  A.  tiaW.  Xperçn   gént'ral   sur  les 
systèmes  philosophiques,  depuis  Aristote  jusqu'à  Spencer. 


L'ensemble  de  ces  cours  forme  une  moyenne  de  deux  heures 
par  jour.  Le  reste  du  temps  est  consacré  aux  lectures  et  aux 
compositions.  La  bibliothèque,  encore  bien  peu  considérable, 
fournit  cependant,  par  le  choix  intelligent  dont  elle  témoigne, 
une  ample  source  de  lectures.  Les  étudiants  y  ont  à  leur  dispo- 
sition tous  les  livres  se  rapportant  aux  cours  qui  leur  sont  faits,  et 
peuvent  ainsi  compléter  et  enrichir  les  explications  du  professeur. 

Mais  la  principale  tâche  est  dans  la  dissertation.  C'est  sur  elle 
que  les  fondateurs  de  Rnskiii  Hall  portent  toute  leur  attention, 
c'est  sur  elle  qu'ils  comptent  pour  former  et  développer  l'intel- 
ligence et  la  })ersonnalité  de  leurs  élèves. 

«  C'est  là  le  principal  instrument  d'une  connaissance  orga- 
nique, dit  M.  Beard,  dans  une  notice  que  je  voudrais  pouvoir 
citer  tout  entière,  et  dont  plus  d'un  éducateur  fran<;ais  pourrait 
tirer  profit.  Nous  n'arrivons  pas  à  cette  sorte  de  connaissance 
par  la  simple  appropriation  mentale  de  faits,  de  figures,  de  lois 
et  de  propositions,  pas  plus  qu'un  homme  ne  devient  athlète  en 
mangeant  beaucoup.  Des  études  indigestes  peuvent  faire  d'im 
homme  un  magasin  ambulant  d'informations  [icalking  store- 
hoiise  of  informations),  mais  ne  développent  ni  son  jugement, 
ni  sa  personnalité,  de  même  qu'une  absorption  considérable  de 
nourriture  peut  donner  de  l'embonpoint,  mais  ne  donne  ni  des 
muscles,  ni  des  nerfs.  C'est  l'exercice  seul  qui  transforme  les 
aUments  en  muscles;  c'est  par  un  procédé  analogue  que  les 
choses  apprises  doivent  être  transformées  en  connaissances 
réelles.  Des  acquisitions  faites  par  l'intelligence,  cela  seulement 
subsiste  et  profite  qui  se  trouve  incorporé  à  la  structure  vitale 

de  notre  esprit. 

«  Nous  n'acquérons  la  connaissance  réelle  d'une  chose 

qu'en  la  reconstruisant  nous-mêmes  après  l'avoir  décomposée, 
et  non  en  nous  rappelant  les  noms  de  ses  différentes  parties. 
L'effort  nécessité  pour  reproduire  avec   clarté  et  précision  ce 

—  70  — 


UN    ESSAI    RÉCENT   d'ENSEIGNEMENT    POPILAIHE.  1G7 

([ue  nous  avons  lu  ou  entendu  est  le  meilleur  exercice  pour  nous 
habituer  à  concevoir  clairement  et  à  nous  exprimer  de  même. 
Or,  c'est  dans  la  thèse  ou  dissertation  que  se  manifeste  cet  effort  ; 
son  importance' est  donc  capitale. 

«  Avant  de  pouvoir  reproduire  le  sujet  d'une  conférence  ou 
d'un  livre,  l'étudiant  doit  être  entré  complètement  dans  la  pensée 
de  l'orateur  ou  de  l'écrivain.  Mais  un  efibrt  continuel  peut  seul 
le  rendre  capable  de  concentrer  ainsi  ses  facultés  sur  un  objet 
déterminé.  C'est  le  premier  pas  à  gagner.  Par  là,  non  seulement 
l'étudiant  acquiert  les  matériaux  nécessaires  pour  sa  composi- 
tion, mais,  ce  qui  est  beaucoup  plus  important,  il  développe  en 
lui  une  nouvelle  faculté  qui,  à  mesure  qu'elle  grandira,  le 
rendra  facilement  inaitre  des  sujets  qui  jusqu'alors  surpassaient 
ses  forces.  Cette  faculté  est  l'attention. 

«  Lorsque  l'étudiant  a  ainsi  analysé  la  pensée  de  l'auteur, 

et  s'est  assimilé  le  contenu  du  livre,  il  est  prêt  à  le  reproduire 
dans  son  propre  style,  en  y  ajoutant  la  lumière  de  sa  propre 
expérience,  lumière  bien  faible  au  début,  mais  qui  se  fortifiera 
par  la  persévérance  dans  le  travail. 

«    Ainsi,   la    dissertation   apparaît  comme    le    meilleur 

moyen  de  former  l'esprit,  et  de  développer  en  lui  des  facultés 
d'attention,  de  précision,  de  clarté,  de  création.  Ce  sont  ces 
facultés  qui  nous  rendent  capables  de  nous  former  sur  les  hom- 
mes et  les  choses  un  jugement  indépendant.  A  force  d'entrer  dans 
la  pensée  d'un  auteur,  et  de  la  reproduire  dans  nos  propres 
phrases,  nous  nous  habituons  à  la  peser  et  à  la  juger.  Nous  ne 
l'acceptons  plus  aveuglément,  mais  nous  commençons  à  la  com- 
parer avec  ce  que  l'expérience  nous  a  enseigné.  Cette  comparai- 
son n'est  autre  chose  que  la  critique,  le  premier  degré  de  l'ori- 
ginalité. Nous  ne  nous  arrêtons  plus  aux  mots,  mais  nous  allons 
jusqu'aux  conclusions  qu'ils  expriment,  et  cherchons  à  en  recon- 
naître la  vérité  ou  la  fausseté.  Nous  pesons  les  questions,  et  vou- 
lons savoir  quels  jugements  la  sagesse  des  générations  passées 
a  portés  sur  elles.  Nous  étudions  ainsi  les  hommes  et  les  institu- 
tions, et  cherchons  à  atteindre  les  causes  de  tout  ce  que  nous 
observons  autour  de  nous.  A  partir  de  ce  moment,  l'étude  perd 


168  L'ÉcoLr:  moderne. 

son  caractère  ennuyeux  et  servile,  et  devient  de  plus  en  plus 
facile  et  pleine  de  jouissances. 

«  En  môme  temps,  l'étudiant  s'aperçoit  qu'il  a  développé  en  lui 
le  pouvoir  de  choisir  ses  lectures.  Il  sait  maintenant  ce  qu'il  doit 
lire  et  peut  ainsi  faire  contribuer  chaque  heure  passée  avec  ses 
livres  au  but  qu'il  vise.  Il  ne  surcharge  plus  sa  cervelle  d'une 
masse  de  choses  confuses  qui  ne  peuvent  produire  en  lui  qu'une 
dyspepsie  mentale,  sans  parvenir  à  le  rendre  maître  d'un  sujet. 
Dès  lors,  son  travail  ne  le  fatisue  plus;  il  n'a  plus  à  craindre  le 
découragement  qu'engendre  le  manque  de  résultats.  Il  sent  ses 
facultés  se  développer  et  se  fortifier,  et  découvre  en  lui  des  pou- 
voirs qui  jusqu'alors  n'existaient  qu'à  l'état  do  germes.  » 

C'est  donc  bien,  on  le  voit,  autour  de  la  dissertation  (jue  se 
portent  tous  les  efforts.  Les  cours  et  les  lectures  n'ont  d'autre 
but  que  de  fournir  aux  étudiants  les  matériaux  qu'ils  auront  à 
coordonner  d'une  façon  aussi  parfaite  que  possible.  Trois  sujets 
leur  sont  donnés  par  semaine,  correspondant  aux  cours  les  plus 
importants,  histoire,  sociologie,  institutions.  Trois  des  profes- 
seurs chargés  de  ces  cours  reçoivent  un  plein  traitement  qui 
leur  est  assuré  par  la  fondation  et  par  les  droils  scolaires.  Ils 
doivent  se  tenir  à  la  disposition  des  étudiants  pour  tous  les  ren- 
seignements dont  ceux-ci  peuvent  avoir  besoin,  les  diriger  dans 
leurs  travaux,  et  corriger  leurs  copies.  Ils  ont,  eu  outre,  à  diri- 
ger l'enseignement  par  correspondance.  On  comprend  quelle 
heureuse  influence  ces  rapports  continuels  entre  professeurs  et 
élèves  ne  peuvent  manquer  d'exercer  sur  la  formation  de  ces 
derniers,  et  combien  de  tâtonnements,  d'incertitudes,  de  décou- 
ragements, leur  sont  ainsi  épargnés. 

Les  étudiants  résidant  à  Ruskin  Hall  ne  sont  pas  les  seuls 
auditeurs  des  cours,  ni  les  seuls  participants  à  l'enseignement 
donné  au  collège  même.  Le  nombre  de  ces  internes  est  grossi 
de  celui  des  privilégiés  qui  habitent  Oxford,  et  peuvent  ainsi,  à 
leurs  heures  de  loisir,  venir  bénéficier  de  l'enseignement  de 
Ruskin  Hall.  Us  sont  ainsi  une  soixantaine  qui  vivent  dans  leurs 
familles,  et  n'ont  qu'à  payer  les  droits  de  conférences  et  de  cor- 
rection. 

—  72  — 


UN    ESSAI    HÉCEXT    d'eNSEK'.NEMENT    I'OITLAIME.  109 

Mais,  à  coté  de  ces  favorisés  qui  trouvent  le  temps  et  les  res- 
sources nécessaires  pour  venir  résider  au  collège,  ou  ([ui  habi- 
tent à  Oxford  même,  combien  d'autres  perdus  dans  les  villes, 
dans  les  campagnes,  qui  se  sentent  épris  du  besoin  d'apprendre, 
et  qui  manquent  pour  le  satisfaire  de  tout  moyen  pratique,  de 
toute  direction.  Les  novateurs  de  Ruskin  Hall  ne  les  ont  point 
oubliés. 

Sans  doute,  on  peut  dire  qu'ils  ont  été  devancés  dans  cette 
voie  par  le  mouvement  des  Universily  Extensions  qui  existe 
depuis  des  années  en  Angleterre  et  en  Amérique.  Un  professeur 
se  rend  dans  une  ville  pendant  les  vacances,  et  y  organise  un 
cours  de  ({uelques  semaines.  Tout  le  monde  peut  y  prendre  part. 
Chaque  auditeur  a  une  dissertation  à  faire  par  semaine.  A  la  fin 
du  couis,  il  passe  un  examen  sur  les  matières  enseignées  et 
reçoit  un  diplôme,  en  cas  de  succès.  C'est  là,  certes,  une  institu- 
tion louable,  et  qui  peut  donner  de  bons  résultats.  Mais  est-elle 
suffisante?  Six  ou  dix  leçons  dans  une  année  peuvent-elles  exer- 
cer une  sérieuse  influence  sur  la  formation  d'un  esprit?  De  plus, 
ces  cours  n'ont  aucun  plan  suivi.  Telle  année,  un  professeur  trai- 
tera de  Shakespeare  ;  l'année  suivante,  un  autre  étudiera  le 
règne  d'Elisabeth.  En  somme,  ces  cours  n'offrent  guère  d'avan- 
tages que  pour  des  personnes  déjà  préparées,  pour  des  institu- 
trices, pour  des  dames  qui  ont  fini  leurs  études,  et  qui,  vivant 
dans  une  ville  sans  Université,  sont  heureuses  de  profiter  de 
cette  occasion  de  se  retremper  un  peu  aux  sources  intellectuelles. 
Et  cela  est  si  vrai  qu'ils  ont  fini  par  n'avoir  plus  guère  qu'un 
auditoire  de  ce  genre.  Le  nombre  des  employés  ou  ouvriers  qui 
les  suivent  est  extrêmement  restreint.  Enfin,  leur  but  ne  vise 
nullement  l'éducation  du  citoyen,  mais  simplement  à  donner  à 
l'auditeur  une  certaine  culture  intellectuelle  et  artistique. 

Les  fondateurs  de  Ruskin  Hall  pouvaient  donc  exercer  leurs 
initiatives  sur  ce  terrain,  sans  crainte  d'être  traités  d'imitateurs. 
Et,  en  effet,  leur  enseignement  par  correspondance,  Correspon- 
dence  Sc/wol,  diffère  complètement  de  celui  de  ÏUjiirersily 
Extension.  Il  en  diffère  par  le  but  d'abord.  «  Ruskin  Hall  Cor- 
respondenco  School,  dit  le  programme,  tend  à  rendre  l'ouvrier 

—  73  — 


JTO  l'kcole  modekne. 

capable  de  lire  et  d'étudier  avec  profit  tout  en  vaquant  à  ses 
occupations  journalières;  à  entretenir  et  à  développer  chez  ceux 
qui  auront  étudié  au  collège  les  connaissances  qu'ils  y  auront 
acquises;  à  donner  à  ceux  qui  sont  privés  des  avantages  d'une 
brillante  éducation,  la  capacité  de  goûter  les  plaisirs  de  l'étude; 
à  encourager  la  pensée  personnelle,  et  par-dessus  tout,  à  pro- 
curer à  nos  étudiants  les  connaissances  nécessaires  pour  faire 
deux  des  citoyens  intelligents  et  éclairés.  »  Ainsi,  ce  n'est  plus 
seulement  une  certaine  formation  intellectuelle  que  cet  enseigne- 
ment se  propose,  mais  bien  l'éducation  complète  du  citoyen;  c'est 
toujours  à  cela  qu'il  tend,  lo  make  inlelligent  cilizens. 

Mais,  où  la  dilTérence  entre  Htiskin  Hall  Correspondence 
Sc/iool  et  YUniversily  Extension  est  encore  ])lus  frappante, 
c'est  dans  la  méthode  de  travail.  Il  ne  s'agit  plus  d'un  enseigne- 
ment de  quelques  semaines,  mais  d'un  enseignement  ininter- 
rompu; les  sujets  de  cours  ne  seront  pas  choisis  arbitrairement, 
mais  avec  méthode  et  suite.  D'ailleurs,  le  lecteur  on  jugera  lui- 
mêm(\ 

Toute  personne  qui  désire  profiter  de  cet  enseignement,  doit 
répondre  à  un  certain  nombre  de  questions  capables  de  donner 
d'elle  une  idée  assez  exacte.  Je  me  contente  d'en  citer  quelques- 
unes  :  «  Profession?  —  Age?  —  Santé?  —  Quelle  sorte  d'école 
avez-vous  fréquentée?  —  Quels  livres  avez- vous  lus,  en  histoire, 
en  économie  politique,  en  sociologie,  en  science,  en  littérature? 
—  Désirez-vous  recevoir  des  conseils  sur  le  genre  d'études  qu'il 
vous  faut  faire,  ou  bien  avez-vous  déjà  une  opinion  arrêtée 
touchant  vos  besoins  intellectuels?  —  Dans  ce  dernier  cas,  dites 
quelles  études  vous  préférez.  —  C.ombien  de  temps  pourriez-vous 
consacrer  chaque  jour  à  l'étude?  —  Quelles  sont  vos  opinions 
politiques?  —  Quelles  sont  vos  ambitions  politiques?  —  Quelle 
expérience  avez-vous  de  la  parole  publique?  etc. 

Ainsi  renseigné,  le  professeur,  chargé  de  corriger  les  devoirs, 
sait  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  nature  et  l'opportunité  de  ses  con- 
seils. 

Les  conditions  financières  sont  peu  de  chose  :  deux  shillings 
pour  le  premier  mois,  un  seul  pour  les  mois  suivants.  Cela  suffit 


r.\    ESSAT    HKCENT    It'iCNSEKl.NE.MENT    l'OITLAlliE.  171 

pour  aider  l'œuvre  cl  laisser  à  l'étudiant  le  sentiment  de  sa  di- 
gnité et  de  son  indépendance  i. 

La  méthode  de  travail  est  la  même  qu'au  collège,  sauf,  bien 
entendu,  l'audition  des  cours.  Elle  consiste  en  lectures  et  en  dis- 
sertations, les  unes  et  les  autres  organisées  sur  uu  plan  déter- 
miné. Voici  d'ailleurs  ce  que  dit  le  programme  : 

«  Les  résultats  d'une  lecture  sans  méthode  et  sans  but  défini 
sont  nuls  pour  ceux  qui  entreprennent  la  tâche  difficile  de  leur 
propre  éducation,  selj-educaiwn.  I*ar  exemple,  l'étudiant  qui  lit 
le  livre  de  Green,  Short  Hislory  of  the  English  people,  remar- 
que souvent  que  son  travail  ne  porte  aucun  fruit.  Tout  lui  appa- 
raît dans  une  sorte  de  brouillard  où  il  ne  peut  rien  distinguer; 
la  multiplication  des  détails  lui  fait  perdre  le  fil  du  récit,  et, 
presque  fatalement,  il  ferme  le  livre,  pensant  que  l'histoire  est 
quelque  chose  d'inabordable,  et  que  le  temps  consacré  à  cette 
étude  n'est  pas  récompensé.  Afin  d'obvier  à  ces  difficultés,  nous 
avons  préparé  un  sommaire  pour  chaque  genre  d'étude  qui  sera 
entrepris.  Ce  sommaire  aura  pour  but  d'offrir  une  ligne  continue 
à  travers  le  champ  exploré.  Se  servant  de  cette  ligne  comme 
base,  l'étudiant  peut  ainsi  réunir  les  faits  recueillis  dans  ses  lec- 
tures. En  même  temps,  une  liste  d'auteurs  sera  indiquée  pour 
permettre  à  l'étudiant  d'étendre  ses  connaissances  après  avoir 
approfondi  les  points  principaux  du  plan  général.  » 

Suivent  alors  des  conseils  pratiques  pour  bien  profiter  d'une 
lecture.  J'en  extrais  quelques-uns. 

'<  C'est  folie  de  vouloir  tout  lire  dès  le  commencement.  Con- 
tenlez-vous  d'une  chose  à  la  fois,  et  faites-la  bien.  Il  faut  d'abord 
apprendre  les  faits  importants  par  une  étude  approfondie  du 
livre  qui  sert  de  base  à  notre  cours.  Procurez-vous  un  exemplaire 
de  cet  ouvrage,  et  un  cahier  de  notes.  Mettez-vous  alors  à  l'œu- 
vre d'une  façon  systématique.  Prenez  des  notes  à  l'encre,  et  écri- 
vez aussi  distinctement  que  possible  sur  la  page  droite  de  votre 
cahier.  N'écrivez  pas  trop.  Servez-vous  du  sommaire  qui  vous  est 

1.  Ou  remarquera  que  l'étudiant  nercçoil  rien  sans})ayer.  C'est  en  effet  un  j^rand 
préjugé  qui  règne  en  France  que  tout  ce  qui  est  fait  pûur  l'ouvrier  doit  l'être  gratui- 
lemenl.  On  n'estime  pas  beaucoup  une  ciiose  qu'on  ne  paie  pas. 

—  75  — 


172  l'école  moderne. 

envoyé,  et  recueillez  autour  de  chaque  tilre  et  sous-titre  de  ce 
sommaire  les  faits  contenus  dans  le  texte.  Xe  travaillez  pas  comme 
une  machine.  Efforcez  vous  de  j)enser,  et  arrêtez-vous  souvent 
dans  votre  travail  pour  réfléchir  sur  ce  que  vous  venez  de  lire,  et 
en  prendre  un  aperçu  mental.  Lorsque  vous  aurez  étudié  cons- 
ciencieusement le  livre  fondamental,  entreprenez  létude  d'un  ou 
de  plusieurs  des  ouvrages  collatéraux.  Écrivez  alors  les  notes 
prises  dans  ces  derniers  sur  la  page  gauche  de  votre  cahier  en 
ayant  soin  de  les  rapporter  toujours  aux  premières.  » 

Je  prends  le  sommaire  qui  a  été  envoyé  pour  le  premier  mois 
sur  l'histoire  d'Angleterre  et  cite  le  travail  indiqué  pour  la  pre- 
mière semaine. 

Livre  FO.NOAiEXTAT..  —  Green,  Short  Bistorij  of  English  peopie,  pp.  1-7. 

Ouvrages  collatéraux.  —  Gardiner,  Stufh'iit's  Histori/of  Englontl,  pp.  i-2C. 
—  Slubbs,  Constitutional  Hhtonj,  vol.  I,  pp.  l-fi2.  — Taswell-Langmead.  Cons- 
litutional  Eislorij,  pp.  1-9.  —  Green,  Makinij  of  Enr/lani/.  pp.  1-2.J.  — 
Oman,  HUlonj  of  England .  pp.  1-14. 

I.  Origine  germanique  de  la  nation  anglaise. 

1.  Angles,  Saxons  et  Jates,  membres  de  la  famille  teutonique. 

2.  Organisation  politique  des  tribus. 

a)  L"homrae  libre,  fondement  de  l'organisme  social. 
6)  L'idée  ancienne  de  justice. 

c)  Force  de  la  parenté. 

d)  Tribunaux. 

3.  Religion  des  tribus  germaniques. 
Christianisme  inconnu  des  tribus  du  Nord. 

II.  La  Grande-Bretagne  avant  la  conquête  anglaise. 

1.  Invasion  romaine  sous  César. 
"2.  Dernière  conquête  romaine. 

3.  Grande-Bretagne  sous  la  domination  romaine. 

4.  Chute  de  l'Empire  romain  et  rappel  des  troupes. 
0.  Invasion  des  Jutes. 

Et  ainsi  pour  chaque  semaine. 

Une  lecture  faite  dans  de  telles  conditions  est  singulièrement 
facilitée,  et  ne  peut  manquer  de  profiter.  Mais  elle  n'offrira  ce- 
pendant des  chances  complètes  de  succès  que  si  elle  est  résumée 
dans  une  composition  où  l'étudiant,  condensant  les  connais- 
sances acquises,  deviendra  maître  de  sa  pensée,  en  même  temps 

—  76  — 


UN    ESSAI    lil':(;E.\T    It'ENSEir.NEJIE.NT    l'oPLLAlHE.  173 

qu'il  acquerra  un  style  convenable.  C'est  pourquoi,  à  la  fin  de 
chaque  semaine,  se  trouve  une  liste  de  sujets  correspondant  au 
travail  de  chaque  semaine.  Le  sujet  accompag-nant  le  sommaire 
cité  plus  haut  est  le  suivant  : 

«  Les  Anglais  sur  le  continent.  Parler  du  caractère  des  an- 
ciens Teutons,  de  leur  amour  de  la  liberté,  de  leurs  idées  poli- 
tiques et  religieuses.  » 

Chaque  mois,  l'étudiant  doit  envoyer  la  dissertation  qu'il  a 
choisie  ;  elle  lui  est  renvoyée  avec  toutes  les  corrections  et  ex- 
plications nécessaires. 

Ici,  une  objection  se  présente.  Où  les  ouvriers  trouveront-ils 
les  livres  dont  ils  auront  besoin?  Pour  ceux  qui  habitent  en  ville, 
point  de  difficulté  :  toute  ville  anglaise  étant  dotée  d'un  cer- 
tain nombre  de  bibliothèques  publiques,  et  organisées  sans  au- 
cune arrière-pensée  de  cléricalisme  ou  d'anti-cléricalisme.  Mais 
pour  ceux  qui  habitent  la  campagne,  la  difficulté  est  réelle.  Il 
fallait  donc  la  prévoir  et  la  résoudre.  Elle  l'a  été  au  moyen  de 
la  bibliothèque  de  Rus/tm  Hall.  Tout  étudiant  peut  s'abonner  à 
cette  bibliothèque  moyennant  12  fr.  50  par  an,  tous  frais  d'en- 
voi compris,  et  recevoir  les  ouvrages  indiqués  dans  les  som- 
maires. 

Pour  renrichissement  de  la  bibliothèque,  un  appel  a  été  fait 
aux  âmes  généreuses  et  a  commencé  à  être  entendu.  Actuelle- 
ment, le  nombre  des  ouvrages  répond  aux  besoins,  car  on  a 
pris  le  moyeu  ingénieux  de  couper  les  volumes  en  fascicules,  de 
façon  que  le  même  livre  peut  se  trouver  à  la  lois  dans  cinq  ou 
six  mains,  et  en  différents  poinis  du  territoire. 

Par  cette  méthode  de  correspondance,  disparait  la  presque 
impossibilité  d'un  travail  personnel  de  la  part  de  l'ouvrier.  Par 
ces  lectures  organisées  d'après  un  plan  méthodique,  par  ces 
compositions  f[ui  chaque  mois  lui  sont  renvoyées,  corrigées  et 
expliquées,  par  les  conseils  de  maîtres  compétents  qui  sont  là 
pour  l'aider  et  lui  répondre,  il  peut,  même  au  fond  d'une  cam- 
pagne, dans  l'isolement  d'une  ferme,  entreprendre  sa  propre 
formation  intellectuelle  qu'il  viendra  un  jour,  si  c'est  possible, 
compléter  par  quelques  mois  de  résidence  au  collège.  Déplus, 


IT'i  l'école  moderne. 

pour  eutretenir  de  perpétuelles  relations  entre  les  étudiants  et 
le  centre  de  l'œuvre,  des  conférences  seront  organisées  chaque 
mois  dans  les  différentes  villes  de  l'Angleterre  pour  grouper 
les  étudiants  d'un  même  district,  et  réchauffer  une  ardeur  qui, 
abandonnée  à  elle-même,  ne  tarderait  pas  peut-être  à  se  laisser 
vaincre  par  les  difficultés  du  début. 

Mais  une  telle  œuvre  ,  va-t-on  penser,  nécessite  tout  un  corps 
enseignant.  Il  faut  des  professeurs  pour  corriger  les  dissertations, 
il  en  faut  pour  faire  les  cours,  il  en  faut  pour  organiser  des  con- 
férences dans  les  villes.  Il  ny  a  pas  à  se  demander  s'il  est  pos- 
sible de  les  trouver  :  le  fait  est  qu'on  réussit  à  les  grouper.  Un 
grand  nombre  d'hommes  dévoués  n'ont  pas  hésité  à  apporter 
à  l'œuvre  le  concours  de  leur  savoir  et  de  leurs  travaux.  La 
fondation  du  premier  établissement  à  Oxford  facilitait  singu- 
lièrement les  débuts  en  permettant  de  trouver  là  dès  le  com- 
mencement un  certain  nombre  de  membres  de  ITiiiversité,  pro- 
fesseurs et  étudiants,  heureux  d'apporter  leur  concours  à 
une  œuvre  philanthropi(|ue  et  nationale. 

De  plus,  on  s'est  adressé  aux  dames.  Tant  de  personnes  non 
mariées,  jouissant  de  moyens  qui  leur  assurent  l'indépendance, 
ne  savent  comment  passer  leur  existence!  On  était  donc  sûr 
de  trouver  là  des  dévoùments  et  des  énergies  dont  l'appui  serait 
considérable.  Ce  fut  lidt'o  de  M"''  Vrooman  et  de  cette  idée 
naquit  Backirork  Club.  C'est  une  association  de  dames  qui 
veulent  s'intéresser  au  développenent  de  la  classe  ouvrière.  Un 
certain  nombre  sont  venues  habiter  en  commun.  Elles  s'occu- 
pent des  travaux  de  correspondance,  donnent  des  leçons  aux 
étudiants,  veillent  à  la  bonne  tenue  du  collège,  et  apportent 
ainsi  par  leur  savoir  et  leur  activité  un  concours  précieux  à 
l'œuvre  naissante. 


III 


Telle  est  rorganisation  du  nouvel  enseignement  populaire.  Reste 
à  voir  maintenant  ses  chances  de  succès,  et  à  examiner  les  ob- 
jections auxquelles  il  ne  pouvait  manquer  de  se  heurter. 

—  78  — 


UN    ESSAI    KKCE.NT    d'eNSEIGNEMENT    l'OI'ULAlHE.  175 

Des  chances  de  succès,  il  en  présente  tellement  qu'on  peut 
tjarantir  son  avenir,  et  le  considérer  dès  maintenant  comme  une 
institution  établie.  La  plus  sérieuse,  la  plus  solide,  c'est  de  ré- 
pondre à  un  besoin  actuel  et  réel.  Ruskin  llall  semble  en  effet 
apparaître  à  un  moment  où  tous  les  esprits  sentent  la  néces- 
sité d'un  enseignement  populaire  sérieusement  organisé.  Son  éta- 
blissement était  à  peine  annoncé  que,  de  tous  les  points  de  l'An- 
gleterre, de  tous  les  rangs  de  la  société,  lui  parvenaient  des 
témoignages  de  sympathie  et  d'encouragement.  A  la  séance 
d'ouverture,  parmi  les  milliers  de  personnes  qui  se  pressaient 
dans  l'immense  salle  de  l'hôtel  de  ville  d'Oxford,  on  comptait 
un  nombre  considérable  de  délégués  des  Trade-Unions  et  des 
Sociétés  coopératives,  représentant  un  ensemble  de  plus  de 
trois  cent  mille  ouvriers.  En  même  temps,  l'engagement  était 
pris  do  porter  la  question  au  Congrès  général  des  Trade- 
Unions  qui  doit  se  tenir  l'an  prochain,  et  d'obtenir  d'elles  un 
appui  efficace,  et  la  création  d'un  certain  nombre  de  bourses. 

Le  monde  universitaire,  qui,  en  Angleterre  et  surtout  à  Oxford, 
représente  la  partie  la  plus  conservatrice  de  la  nation,  se  mon- 
trait mieux  disposé  qu'on  pou\ait  s'y  attendre,  et  Rus/iiîi  Hall 
ne  tardait  pas  à  recevoir  droit  de  cité  parmi  les  vieux  établisse- 
ments aristocratiques,  au  milieu  desquels  il  semble  symboliser 
l'avenir  de  la  démocratie.  Beaucoup  de  professeurs  applaudis- 
saient à  l'œuvre  nouvelle,  et  quelques-uns,  ne  se  contentant  pas 
du  concours  de  leur  sympathie,  lui  apportaient  celui  de  leur 
savoir  :  un  grand  nombre  d'étudiants  prenaient  rang  parmi 
les  coopérateurs,  et  s'engageaient  à  aller  durant  les  vacances 
(si  longues  à  Oxford>  faire  des  conférences  dans  les  villes. 

La  presse,  un  peu  hésitante  au  début,  ne  tardait  pas  à  saluer 
d'applaudissements  presque  unanimes  la  naissance  de  l'œuvre 
nouvelle.  Enfin  un  certain  nombre  d'hommes  éminents  promet- 
taient leur  concours  et  s'inscrivaient  comme  conférenciers.  Bref, 
on  peut  dire  sans  exagération  que  l'attitude  générale  est  une 
attitude  favorable. 

Et  cela  tient  aussi  à,  ce  que  Ruskin  Hall  n'apparait  point 
comme  l'arme   d'un  parti,  ni  d'un  secte.  Il  reçoit  tous  les  par- 

—  7'J  — 


176  l"i':cole  moderne. 

tis,  il  admet  toutes  les  confessions,  ou  plutôt  il  reslc  en  dehors 
des  uns  et  des  autres,  et  par  là  même  n'excite  aucun  soupçon 

Mais  la  meilleure  preuve  que  Buskin  Hall  répond  à  un  besoin 
réel,  c'est  que  le  nombre  des  étudiants  va  chaque  jour  grossis- 
sant. Il  y  a  peu  de  temps  qu'il  fonctionne,  et  il  compte  déjà 
près  de  quatre  cents  élèves  correspondants  et  résidents  '.  Et  cha- 
que jour  apporte  de  nouvelles  demandes.  Rien  de  plus  intéres- 
sant que  ces  lettres  provenant  de  toutes  les  parties  de  l'Angle- 
terre, des  usines,  des  magasins,  des  ateliers,  des  fermes.  Chacune 
d'elles  est  un  coup  de  sonde  dans  l'âme  de  la  nation.  Je  voudrais 
pouvoir  les  citer  toutes  au  lecteur  pour  lui  donner  une  idée  des 
sentiments  qui  animent  cette  jeunesse.  Point  de  déclamations, 
point  de  cris  de  révolte,  mais  un  besoin  unanime  de  s'instruire, 
de  s'élever,  de  se  dévouer. 

Ici,  c'est  un  imprimeur  de  vingt-neuf  ans  :  <(  Je  soutl're,  dit- 
il.  d'un  manque  général  de  connaissances  concernant  les  [)ro- 
blèmes  sociaux  et  autres  de  notre  époque.  )> 

Là,  c'est  un  ouvrier  mécanicien  :  «  Je  désire,  écrit-il,  recevoir 
une  instruction  suffisante  pour  faire  de  moi  un  citoyen  utile, 
capable  de  penser,  de  travailler,  et  d'agir  sagement  et  bien.  » 

«  Je  veux,  écrit  un  imprimeur,  exercer  une  influence  sur  ceux 
({ui  m'entourent,  et  m'efforcer  de  les  rendre  capables  de  penser 
par  eux-mêmes,  et  d'employer  leurs  forces  intelligemment  et 
non  comme  des  machines.  J'ai  négligé  dans  le  passé  les  occa- 
sions de  minstruire,  mais  je  suis  de  ceux  c[ui  pensent  qu'il  n'est 
pas  trop  tard  pour  bien  faire,  et  que  là  où  il  y  a  une  volonté,  il 
y  a  un  chemin.  » 

Voici  ce  qu'écrit  un  employé  de  bureau  :  «  Je  veux  devenir  un 
membre  utile  de  la  société,  exercer  une  bonne  influence  autour 
de  moi,  et  prendre  un  intérêt  éclairé  aux  matières  qui  concer- 
nent le  bien  national.  »  Un  ouvrier,  dans  une  fabricjue  de  pa- 
piers, après  avoir  cité  les  livres  qu'il  a  lus  :  «  Je  veux,  dit-il, 
souligner  ceux  qui  m'ont  procuré  le  plus  de  plaisir,  bien  que 
vous  ne  deviez  pas  croire  que  c'est  seulement  lo  plaisir  que  je 

1.  Depuis  qui'  ces  lignes  ont  élé  écrites,  le  nombre  des  étudiants  résidents  est  au 
complet,  et  celui  des  élèves  correspondants  s'est  augmenté  de  quelques  centaines. 

—  80   — 


UN   ESSAI   RECENT    D  ENSEIGNEMENT    POPULAIRE.  177 

recherche  en  eux;  ce  que  je  leur  demande  avant  tout,   c'est  le 
pouvoir  de  in'instruire  et  de  me  rendre  utile.  » 

Mais  ces  citations  m'entraîneraient  trop  loin.  Toutes  se  res- 
semblent d'ailleurs  ;  dans  toutes  c'est  la  même  volonté  de  s'ins- 
truire, de  participer  aux  plaisirs  de  l'intelligence,  et  de  se  ren- 
dre plus  capables  et  plus  utiles. 

Doit-on  dire  que  Ruskin  Hall  n'a  rencontré,  ni  sceptiques,  ni 
opposants?  Quelle  est  l'œuvre  qui  n'a  pas  les  siens?  On  s'attend 
un  peu  au  genre  d'objections  soulevées.  Les  ouvriers  que  vous 
aurez  ainsi  retirés  de  leurs  travaux  par  leur  faire  passer  plusieurs 
mois  dans  un  collège,   voudront-ils    les  reprendre?  C'est,   en 
somme,  l'objection  de  tous  ceux  qui  craignent  de  voir  l'instruc- 
tion se  répandre  dans  le  peuple.  La  première  raison  pour  la- 
quelle les  ouvriers  retourneront  à  leur  travail,  c'est  la  nécessité  où 
ils  seront  de  le  faire.  Comment  pourraient-ils  vivre  autrement  !  Ce 
n'est  pas  ce  qu'ils  auront  appris  qui  les  rendra  capables  de  s'en 
retourner  médecins  ou  professeurs.  Mais  alors,  ajoute-t-on,  en 
leur  ouvrant  ainsi  de  nouveaux  horizons,  et  en  les  condamnant 
ensuite  à  un  travail  manuel,  n'est-ce  pas  les  rendre  malheureux 
inutilement?  Cette  objection  repose  sur  un  fondement  qui  tend 
de  plus  en  plus  à  disparaître,  que  le  travail  manuel  a  quelque 
chose  de  déshonorant  et  de  dégradant.  A  mesure  (jue  ce  travail 
reprendra  ses  droits  et  sa  place,  l'ouvrier  cessera  de  rougir  de 
son  état.  Et  d'ailleurs  pourquoi  l'ouvrier  sera-t-il  plus  malheu- 
reux parce  qu'il  sera  plus  instruit?  Ne  trouvera-t-il  pas  au  con- 
traire dans  son  instruction  une  foule  de  jouissances  qu'il  ne 
soupçonnait  point    auparavant,  les  jouissances  intellectuelles? 
Et  lors  même  que  cette  instruction  ouvrirait  de  nouvelles  voies 
à  ses  désirs,  ne  vaut-il  pas  mieux  un  désir  noble  et  élevé,  même 
non  satisfait,  que  la  satisfaction  d'un  désir  animal  et  grossier? 
Une  objection  beaucoup  plus  sérieuse  porte  sur  la  difficulté 
où   seront  les  jeunes   gens,   dans  la  concurrence   actuelle,   de 
quitter  leurs  places  pour  venir  au  collège.  C'est  là,  il  faut  bien 
l'avouer,  un  grand  obstacle.  Mais  s'il  ne  peut  être  complètement 
écarté,  il  peut  l'être  au  moins  dans  une  certaine  mesure.  On 
peut  distinguer  deux  catégories  d'employés  :  ceux  qui  occupent 

—  81  — 


178  l'école  moderne. 

un  emploi  fixe  et  payé  au  mois,  et  ceux  dont  le  travail  n'a  au- 
cune fixité,  qui  sont  payés  à  la  journée  ou  à  la  tâche.  Pour  la 
première  catéi^orie,  où  l'on  peut  faire  rentrer  tous  les  employés 
de  l'État,  tous  les  employés  de  bureaux  et  de  magasins,  un  Grand 
nombre  d'ouvriers  de  manufactures  et  d'ateliers,  l'obstacle  est 
sérieux.  Venir  au  collèse,  c'est  risquer  de  perdre  sa  place  et  de 
se  voir  condamner  à  en  chercher  une  autre,  sans  succès  peut-être. 
Toutefois,  il  y  a  dans  tous  les  .eenres  d'affaires  des  moments  de 
l'année  où  le  travail  presse  moins.  Très  souvent,  dans  ces  pé- 
riodes, le  patron  n'hésite  point  à  donner  à  quelques-uns  de  ses 
employés  des  congés  d'un  ou  de  plusieurs  mois.  Pour  les  em- 
ployés de  l'Etat,  c'est  chose  assez  courante  que  d'obtenir  de  telles 
vacances.  Et  puis,  il  faut  compter  un  peu  sur  le  temps  pour  ar- 
ranger les  choses.  Un  grand  nombre  de  patrons  ont  déjà  promis 
de  faire  tout  leur  possible  pour  favoriser  la  marche  de  l'œuvre. 
De  plus,  les  Trade-Unions  et  les  Sociétés  coopératives  sont  saisies 
de  la  question,  et  vont  tâcher  de  la  résoudre,  autant  qu'il  est 
possible,  en  usant  de  leur  pouvoir  pour  s'efforcer  d'obtenir  la 
bienveillance  des  patrons  envers  ceux  de  leurs  employés  désireux 
de  perfectionner  leur  instruction. 

Pour  l'autre  catégorie  d'employés,  ouvriers  de  fermes,  maçons, 
charpentiers,  terrassiers,  ouvriers  des  docks,  etc.,  la  difficulté 
n'est  plus  la  même.  H  leur  sera  toujours  aussi  facile  de  trouver 
du  travail  au  sortir  du  collège  que  cela  leur  est  facile,  presque 
chaque  année,  après  les  mois  de  morte  saison. 

La  question  d'argent  n'est  pas  moins  importante.  Où  l'ouvrier 
trouvera-t-il  les  ressources  nécessaires  pour  un  séjour  au  collège? 
L'n  certain  nombre,  notamment  des  fils  de  petits  patrons,  de 
petits  fermiers  pourront  faire  ce  sacrifice,  et  la  meilleure  preuve, 
c'est  que,  dès  le  premier  jour,  vingt  l'ont  fait.  De  plus,  à  mesure 
cjue  l'œuvre  ira  grandissante,  on  procédera  à  la  création  de 
bourses.  On  compte  pour  cela  sur  les  personnes  généreuses  qui 
ne  manquent  pas  en  Angleterre.  On  compte  également  sur  les 
Trade-Unions  et  les  Sociétés  coopératives.  Lorsqu'une  de  ces 
sociétés  aura  remarqué  parmi  ses  membres  un  jeune  homme 
offrant  des  garanties  d'intelligence  et  de  capacité  qui  peuvent 

—  S2  - 


UN   ESSAI    RÉCENT    d'eNSEIGNEMENT    POPULAIRE.  17Î) 

faire  voir  en  lui  un  futur  homme  d'action,  un  futur  orateur, 
un  futur  secrétaire,  elle  pourra  facilement  faire  le  sacrifice 
des  frais  nécessaires  à  son  instruction.  Les  fondations  privées 
serviront  à  récompenser  les  étudiants  qui  se  seront  distingués 
dans  leurs  travaux  de  correspondance.  Le  collège  n'étant  pas  ac- 
cessible à  la  majorité,  il  est  à  désirer  en  effet  que  la  minorité  qui 
viendra  s'y  former  soit  une  minorité  d'élite,  des  jeunes  gens 
d'avenir,  capables  d'exercer  autour  deux  une  réelle  influence, 
des  leaders  of  people. 

En  somme,  le  moment  n'est  pas  aux  objections  :il  est  toujours 
si  facile  d'en  accabler  une  œuvre  naissante.  La  sagesse  est  d'at- 
tendre et  de  voir  quelle  marche  prennent  les  choses.  Or,  pendant 
que  les  sceptiques  sourient,  que  les  opposants  objectent,  l'œuvre 
avance.  «  It  grows,  »  comme  on  dit  ici.  Le  nombre  des  étudiants 
s'accroît  chaque  jour.  De  nouvelles  fondations  sont  en  projet,  et 
s'il  faut  en  juger  par  la  première,  elles  ne  tarderont  pas  à  être 
exécutées  :  Londres,  Liverpool,  Manchester,  Birmingham,  Cai- 
diff  se  trouveront  ainsi  dotées  d'institutions  semblables  qui  for- 
meront autant  de  sources  intellectuelles  où  la  classe  ouvrière 
pourra  puiser  ses  moyens  de  formation  et  de  développement. 
Heureux  pays,  où  l'on  peut  faire  quelque  chose  sans  que  la 
politique  s'en  mêle,  sans  que  ce  soit  une  œuvre  de  cléricaux 
ou  de  libres  penseurs,  sans  que  l'État  regarde  d'un  œil  anxieux: 
quels  sont  ces  novateurs,  sans  que  la  presse  se  demande  ce 
que  veulent  ces  étrangers,  sans  que  le  peuple  crie  à  l'espion- 


nage ! 


A.  Perxotte. 


Le  Directeur-Gérant  :  Edmond  Demolixs. 


Typographie  Finnia-Didot  et  0''=.  —  Paris 
—  83  — 


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