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ÉCOLE
DES HAUTES ÉTUDES
COAAAAERCIALES
PE MONTRÉAL
BIBLIOTHEQUE
NO
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COTE
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
littp://www.archive.org/details/lasciencesociale42soci
ANNÉE 1906
11' LIVRAISON
BULLETIN
DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
DE SCIENCE SOCIALE
SOMMAIRE : Xouvi'âiix luoiabres. — Li' vocabulaire social; déluiilions fondaiin'utale.s de
la Science sociale, par M. Paul Descamps. — La métliode des statistiques jugée par une revue
de statistique, par M. Paul Roux. — Le cercle de Science sociale d'Ottawa ('Canada), lettre
de M. Fernand Rinfket. — Correspondance, lettre de M. B. Sch\\alm. — A travers les faits
récents, par M. G. d'Azamblua. — L'activité américaine. — Bulletin bibliograpliiqu(>.
L'État actuel de la Science sociale, par M. Edmond Demoi-ins. Brochure d'inti-oduclion
à la Science sociale, 0 fr. 20 cent.; dix ex., 1 fr. 2.5; vingt ex., 2 francs.
FASCICULES PARUS DANS LA NOUVELLE SERIE (Prix : ± fr. franco]
N° 1. — La Méthode sociale, ses
procédés et ses applications, par Edmond
Demolins, Robert Pinot et Paul de Rou-
SIERS.
N'^ 2. — Le Conflit des races en
Macédoine, d'après une observation
monograpliique, par Ci. d'Azambuja.
N° 3. — Le Japon et son évolution
sociale, par A. de Préville.
N'^ 4. — L'Organisation du travail.
Réglementation ou Liberté, d'après
l'enseignement des faits, par Edmond
Demolins.
N" 5. — La Révolution agricole.
Nécessité de transformer les procédés de
culture, par Albert Dauprat.
N° 6. — Journal de l'École des Ro-
ches, par les Profe.sseurs et les Élèves.
N° 7. — La Russie; le peuple et
le gouvernement, par Léon Poinsard.
N'^ 8. — Pour développer notre
commerce ; Groupes d'expansion com-
merciale, par Edmond Demolins.
N" 9. — L'ouverture du Thibet. Le
Bouddhisme et le Lamaïsme, par A.
DE Pré VILLE.
N^^s 10 et II. — La Science sociale
depuis F. Le Play. — Classification
sociale résultant des observations faites
d'après la méthode de la Science .sociale,
par Edmond Demolins. (Fasc. double.)
N'^ 12. — La France au Maroc, i)ar
Léon Poinsard.
N'^ 13. — Le commerce franco-belge
et sa signification sociale, jjur Pli.
Robert.
No 14. — Un type d'ouvrier anar-
chiste. Monographie d'une famille
d'ouvriers parisiens, parle D"' J. Bail-
HACIIE.
N° 15. — Une expérience agricole
de propriétaire résidant, par Albert
DaUI'RAT.
N" 16. — Journal de l'École des Ro
ches, par les Professeurs et les Élèves.
No 17. — Un nouveau type particula-
riste ébauché : Le Paysan basque du
Labourd à travers les âges, par M. Cî.
Olphe-Galliard.
No 18. — La crise coloniale en
Nouvelle-Calédonie, par Marc Le Gou-
l'iLS, ancien Président du Conseil général
de la Nouvelle-Calédonie.
No^ 10, 20 et 21. — Le paysan des
Fjords de Norvège, par Paul I.ureau.
(Trois Fasc.)
^° 22. — Les trois formes essen-
tielles de l'Éducation; leur évolution
comparée, par P.iul Dix'Anu's.
La suite au verso.
FASCICULES PARUS DANS LA NOUVELLE SERIE {suite).
les résoudre, par Edmond Demoi.in-
N" 23. — L'Evolution A(;ricole en-
Allemagne. Le " Bauer » de la lande
du Lunebourg. par Paul Roux.
No 24. — Les problèmes sociaux
de l'industrie minière. Comment
>' 25. — La civilisation de Tétain.
— Les industries de l'ëtain en Fran-
conie, par Louis Arvué.
ORGANISATION DE LA SOCIETE
But de la Société. — La Société a pour
but de favoriser les travaux de Science
sociale, par des bourses de voyage ou
d'études, par des subventions à des pu-
blications ou à des cours, par des enquêtes
locales en vue d'établir la carte sociale
des divers pays. Elle crée des comité.s
locaux pour l'étude des questions sociales.
Il entre dans son programme de tenir des
Congrès sur tous les points de la France,
ou de l'étranger, les plus favorables pour i
faire des observations sociales, ou pour
propager la méthode et les conclusions de
la science. Elle s'intéresse au mouvement
de réforme scolaire qui est sorti de la
Science sociale et dont YEcole des Roches
a été Tapplication directe.
Appel au public. — Notre Société et
notre Revue s'adressent à tous les hommes
d'étude, particulièrement à ceux qui for-
ment le personnel des Sociétés historiques,
littéraires, archéologiques, géographiques,
économiques, scientifiques de province.
Ils s'intéressent à leur région; ils dépen-
sent, pour l'étudier, beaucoup de temps,
sans que leurs travaux soient coordonnés
par une méthode commune et éprouvés
par un plan d'ensemble, sans qu'ils abou-
tissent à formuler des idées générales,
à rattacher les causes aux conséquences,
à dégager la loi des phénomènes. Leurs
travaux, trop souvent, ne dépassent pas
l'étroit horizon de leur localité; ils com-
pilent simplement des faits et travaillent,
pour ainsi dire, au fond d'un puits.
La Science sociale, au point où elle est
maintenant arrivée, leur fournit le moyen
de sortir de ce puits et de s'associer à un
travail d'ensemble pour vuie œuvre nou-
velle, qui doit livrer la connaissance déplus
en plus claire et complète de l'homme et
de la Société. Ils ont intérêt à venir à elle.
La crise sociale actuelle et les
moyens d'y remédier. — Tout en con-
tinuant l'œuvre scientifique, qui doit
toujours progresser, nous devons vulga-
riser les résultais pratiques de la science.
en montrant comment chacun peut acquérir
la supériorité dans sa profession. Parla,
notre Société s'adresse à toutes les caté-
gories de membres.
La crise sociale actuelle est, en effet, la
résultante des diverses crises qui attei-
gnent les différentes professions.
Chaque profession doit donc être étudiée
rt considérée séparément, dans ses rapports
avec la situation actuelle et avec les so-
lutions que cette situation comporte.
Publications de la Société. — Tous les
membres reçoivent la Revue la Science
sociale et le Bulletin de la Société.
Enseignement. — L'enseignement de
la Science sociale comprend actuellement
trois cours : le cours de M. Paul Bureau,
au siège de la Société de géofjraphie, à
Paris; le cours de M. Edmond Demolins,
à l'Ecole des Roches, et le cours de M. G.
Melin, à la Faculté de droit de Nancy. Le
cours d'histoire, fait par notre collabora-
teur le V*<^ Ch. de Calan, à la Faculté de
Rennes, s'inspire directement des méthodes
et des conclusions de la Science sociale.
Sections d'études. — La Société crée
des sections d'études composées des mem-
bres habitant la même région. Ces sec-
tions entreprennent des études locales
suivant la méthode de la Science sociale,
indiquée plus haut. Lorsque les travaux
d'une section sont assez considérables
])our former un fascicule complet, ils
sont publiés dans la Revue et envoyés à
tous les membres.
Bibliothèque de la Science sociale.
— Elle comprend aujourd'hui une tren-
taine de volumes qui s'in.spirent de la
même méthode. On en trouvera la liste
sur la couverture de la Revue.
Conditions d'admission. — La Société
comprend trois catégories de memlires,
dont la cotisation annuelle est fixée ainsi :
1" Pour les membres titulaires :20 francs
(25 francs pour l'étranger) ;
2» Pour les membres donateurs : 100
francs ;
3*' Pour les membres fondateurs : 300 à
500 francs.
ANNÉE 1906
IT LIVRAISON
BULLETIN
NOUVEAUX MEMBRES
MM.
J.-A. CoRTEOGiANi, Paris, présenté par
M. Paul Bessand.
Emile Gaudriot , ingénieur des arts et
manufactures, Paris, présenté par M. E.
Galland.
E. de LoLSY, directeur de la Société géné-
rale des hauts fourneaux, forges et acié-
ries en Russie, présenté par M. Edmond
Demolins.
D'" José de Mendoza, Juiz de Fora, Minas,
Brésil, présenté par le même.
C" G. de Reynûli), château de Vinzel-s.-
Rolle, Vaud. Suisse, présenté par le
même.
Th. RinEiRO DE Andraoe, docteur en droit.
S. Paul, Brésil, présenté par M. G. -A. da
Silva Oliveira.
William Wii.son, Edimbourg, Ecosse, pré-
senté par M. Edmond Demolins.
LE VOCABULAIRE SOCIAL
Définitions fondamentales de la
science sociale.
A me.sure que les sciences progressent,
elles précisent leur vocabulaire et l'enri-
chissent, en déterminant de nouvelles va-
riétés.
C'est ce que j'ai essayé de faire dans les
précédents fascicules pour /p.s* formol de
In famille. M. Paul Descamps nous fait
faire un nouveau progrès, en établissant
quelques définitions fondamentales de la
science sociale.
Je pense que nos lecteurs apprécieront
l'importance de ce travail pour l'avance-
ment de la science. — E. D.
I. — Qu'est-ce que la science sociale?
La .'icienre sociale est la science qui
étudie les groupements humains et les
faits, ou les phénomènes, qui produisent
ces groupements, ou qui les modifient.
II. — Qu'est-ce qu'un groupement?
On appelle (/roiipemenl, toute réunion
d'hommes en vue des diverses manifesta-
tions de la vie privée ou de la vie publique.
Ainsi . on se groupe pour constituer
l'atelier de travail, la communauté ou-
vrière ou la propriété familiale, la famille,
les organisations commerciales, intellec-
tuelles, religieuses, le voisinage, les cor-
porations, les organismes de la vie pu-
blique : commune, pays, province. Etat,
etc.
III. — Qu'appelle-t-on Fait, ou Phé-
nomène social?
On appelle fait nu phènomi'nxe social, les
élément.s simples constituant les groupe-
ments humains.
Le fait a une portée plus restreinte que
le phénomène, et il e.st probable qu'il y
aura lieu de les distinguer ultérieurement.
Les faits, ou les phénomènes sociaux,
sont connus en analysant les groupements
humains à l'aide de la Nomenclature.
Exemples de faits et do phéuonK'nes so-
ciaux : La culture du riz en Chine. — L'iso-
lenient des habitations en Norvège. — Le ma-
triarcat chez les Touaregs. — La mouclie
tsé-tsé dans l'Afrique centrale. — Le bison
dans les savanes de l'Amérique du Nord. —
La fertilité dos terres jaunes on Chine. — La
famille pati'iaroale on Mongolie. — Le grou-
pement en tribus chez les l'eau.v-Rouges. —
Le sous-sol aurifore on Californie. — Le sous-
sol houiller dans le Borinago. — L'absence de
l'art pastoral dans l'Afrique centrale. — La
transmission intégrale du domaine à un seul
héritier dans le Lunebourg hanovrien. —
98
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
L'invasion des Francs en Tniule. — La nais-
sance de la grande industrie en Angleterre
au xvin" siècle. — Le mandarinat en Chine.
— La liberté absolue de tester aux États-Unis.
— L'achat de la femme en Mongolie. — La
rareté des dots en Angleterre. — La fabrica-
tion familiale en Mongolie, etc.
IV. — Qu"appelle-t-on répercussion?
La répercussion est l'action d'un fait ou
d'un phénomène sur un autre, le premier
étant la cause et le second la conséquence.
Exemples : L'art pastoral en Mongolie pro-
duit la communauté familiale. — La culture
du riz en Cliine tend à maintenir la commu-
nauté familiale. — La mouche tsé-tsé s'op-
pose à l'art pastoi-al dans TAfrique centrale.
— Le i-égime du double atelier chez les Toua-
regs produit le matriarcat. — Le développe-
ment des transports dans le Lunebourg
amène la spécialisation de la culture. — Les
petites parcelles de terre cultivable dissémi-
nées le long des fjords de la Norvège ont brisé
la communauté et obligé les familles à se sé-
parer en simples ménages. — L'habitude de
l'habitation séparée portait les Saxons à ins-
taller leurs esclaves dans des habitations à
part. — L'abus des examens est un empêche-
ment à la pratique des exercices physiques.
V. — Comment peut-on classer les
répercussions suivant le sens d'a-
près lequel elles agissent?
Dans la Nomenclature, les phénomènes
sont rangés suivant Tordre naturel où les
répercussions se produisent généralement.
C'est pourquoi nous appellerons répercus-
sions directes, celles qui agissent dans le
sens de la Nomenclature, c'est-à-dire en
suivant l'ordre de ses divisions.
Par exemple : du Lieii sur le Travail : du
Travail sur la Famille; de la Famille sur
la Religion; du Travail sur les Cultures in-
tellectuelles, etc.
.\u contraire, nous appellerons réper-
cussions inversées, celles qui se produisent
dans l'ordre inverse de la Nomenclature.
Par exemple : de Y Etat sur le Travail ; de
VEtal sur les Cultures intellectuelles; du
Voisinage sur le Mode d'existence: des Cul-
tures intellectuelles sur le Mode d'exis-
tence; de la Propriété .vtr le Travail ; des
Cultures intellectuelles sur le Travail ; de
VEtat sur les Cultures intellectuelles ; de
l'E.cpansionsur le Salaire; du Mode d'exis-
tence sur la Famille, etc.
Il y a lieu, enfin, de distinguer les réper-
cussions abrégées, qui sont la réunion de
plusieurs répercussions que l'on formule
en négligeant les intermédiaires, afin de
simplifier l'énoncé.
Exemple : « La montagne a créé, en
Grèce, le type séculaire du dominateur
guerrier qui explique cette forme de la ci-
vilisation ».
Il est clair que la montagne n'a pas créé
directement le dominateur guerrier. Elle
la produit par une série de répercussions
intermédiaires que l'on supprime ici pour
abréger l'exposé.
"VI. — Comment peut-on diviser les
répercussions d'après l'intensité de
leur action?
On peut considérer les reperçassions,
non plus d'après leur direction, mais d'a-
près l'intensité de leur action. On remar-
que alors que certaines répercussions ont
pour effet de bouleverser complètement
le groupement sur lequel elles agissent,
tandis que d'autres ne font que l'effleu-
rer en quelque sorte, et n'amènent que
des changements de détails. De là, les ré-
poxussions profondes et les répercussions
su/jerficiélles.
Les répercussions profondes sont celles
qui amènent un changement profond et
durable dans la constitution essentielle du
groupement, et qui déterminent par là
des variétés sociales distinctes.
Exemples : L'art pastoi'al en Mongolie pro-
duit la communauté familiale (c'est l'origine
de la formation coi/irminaalaire et de la fa-
mille patriarcale). — Les petites parcelles de
terre cultivable, disséminées le long des fjords
de la Norw ège, ont brisé la communauté fa-
miliale et obligé les familles à se .séparer en
simples ménages (c'est l'origine de la forma-
lion purticulariste). — La fertilité des terres
jaunes en Chine a favorisé le passage toujours
(lifllcile de l'art pastoral à la culture (c'est l'o-
rigine du type du petit paysan chinois). — La
pauvi-eté des pàtui'ages dans le désert a forcé
les Pasteurs d'adjoindre le commerce à l'art
pastoral (c'est l'origine du type des Carava-
niers). — Le sous-sol houiller du Borinage y
a développé Tart des mines à grande pi'ofon-
deur(c"est l'origine du type borain), etc.
Les rép)ercussions superficielles sontcelles
qui n'amènent que des changements de
détail dans les groupements sociaux et qui
ne déterminent aucune variété distincte.
DE SCIENCE SOCIALE.
99
Exemples : La pauvreté des éniigrants aile
manrts des régions montagneuses les oblige à,
se fondre dans le milieu ambiant. — La reli-
gion porte à la poésie et s'en fait un auxi-
liaire. — Les conquêtes de la chevalerie n'é-
taient pas stables parce qu'elles n'étaient pas
accompagnées d'émigrants agricoles. — En
Chine, le devoir religieux do lire et de tenir
le livre des ancêtres porte à apprendre à lire
et à écrire. — Le métier de portefaix s'exerce
parfaitement en conmiunauté. — L'isolement
dans la lande du Luncbourg et rai)sence des
commençants a maintenu l'usage du salaire
payé en partie en nature. — Le dé'veloppe-
ment exclusif de la petite culture porte à
considérer les domestiques comme membres
de la famille et amène fréquemment des ma-
riages entre enfants de la famille et domes-
tiques. — Dans le Borinage, les jeunes fdles
émigrent comme servantes vers les villes, etc.
Ces diverses répercussions n'ont créé
aucune variété sociale.
■yil. — Qu'est-ce qu'une loi sociale?
Les répercussions peuvent se formuler en
loi, quand elles se produisent invar iahle-
ment ei dans les mêmes condilio)is.
Exemples : L'art pastoral produit la com-
munauté familiale (cette répercussion est
constatée en Mongolie, dans le Turkestan, en
Arabie, dans le nord de l'Afrique, dans les
Pyrénées, etc. : son caractère de généralité
l'élève à la hauteur d'une loi). — La culture
du riz maintient la communauté familiale
(en Chine. Indo-Chine, Malaisie, Lombardie.
etc \ — La situation de la femme s'élève dans
la mesure où elle dirige un atelier de travail
distinct de celui du mari (Touaregs, Iroquois,
populations de pêcheurs, caravaniers, etc.).
— Le développement des transports tend à
substituer la culture spécialisée à la culture
intégrale (nombreuses constatations dans tous
les pays). — Les pasteui's nomades purs étant
dépourvus des organismes de la vie pu-
blique, sont impui-ssants à administrer li^s
pays conquis (les Huns, les Tartares-.Mongols,
Tamerlan, Ciengis-Khan, les Mandchoux ; les
Tui'cs eux-mêmes ont dû emprunter ces orga-
nismes aux Arabes qui, étant développés par
le commerce, ne sont pas des pasteiu-s pui-s).
"VIII. — Comment les répercussions
permettent-elles de remonter aux
causes primordiales d'un type?
Si, au lieu de considérer les répercus-
sions similaires, on considère les réper-
cussions qui se rapportent à un même
territoire, on remarque qu'elles s'engen-
drent les unes les autres, en partant de
un ou plusieurs points primordiaux qui
sont les causes génériques de l'ensemble
du type. M. Demolins a fait établir des
tableaux de ce genre par ses élèves de la
Section spéciale de l'Ecole des Roches. On
en trouvera des exemples dans le présent
fascicule. Des tableaux semblables seront
successivement établis pour les divers
pays.
Si, maintenant, nous considérons ces
points primordiaux, nous constaterons
qu'ils forment deux classes : 1" les causes
(/énériques, qui ont formé la race à l'ori-
gine; 2" les causes modifiantes, qui sont
survenues plus tard et ont déterminé
révolution du type.
Or, les causes génériques paraissent dé-
river surtout : a) du Lieu actuel; b) de
la formation sociale acquise dans un Lieu
antérieur ; — tandis que les causes modi-
fiantes semblent résulter surtout : a) de
l'agglomération croissante de la popula-
tion ; h) des influences apportées du dehors.
Si nous appliquons ces données à la
plaine saxonne, nous aurons le tableau
suivant :
Points primordiaux :
1) causes gé- \ a, Lieu actuel. . . i)laine pauvre,
nériques. t b) Lieu antérieur. fjords.
., causes mo-(«t^jîS^--^^V 'a;;l;sën!1!ar fe
flifiantes. y '' 'S''res développement
( lerieures . . . ^j^^ transports;.
IX. — Qu'appelle ton formule sociale
d'un territoire?
Quand on a ainsi établi l'ordre dans
lequel les répercussions constatées dans
un même territoire s'engendrent les unes
les autres, et que l'on tient d'une part les
points primordiaux d'oii elles partent et
de l'autre les points d'aboutissement, on
tient la formule sociale du pays qui per-
mettra de le classer.
On appelle formule sociale la résultante
des diverses répercussions constatées dans
une même société.
D'après ce qui précède, l'on pourra
avoir, deux formules pour une même so-
ciété : la première, qui dérive des causes
génériques et que nous appellerons la for-
mule sociale de formation; la seconde, qui
dérive des causes modifiantes (quand
elles existent), sera la formule d'évolution.
Ainsi, dans la plaine saxonne, la for-
mule de formation dérivera du Lieu actuel
100
BULLKTIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
et du Lieu antérieur, c'est-à-dire de la
plaine pauvre actuelle et de la formation
antérieure de la race dans les fjords, tandis
que la formule d'évolution dérivera de
l'action de l'étranger par l'intermédiaire
du développement des transports.
Nous terminerons donc le tableau pré-
cédent comme suit :
l^ ^ ''.lo'.^.'î.o ^ Kiirmule (le lormatiiin-lelaplaine
' ) ffoX : ( ««''«""^-
( agglomération (peu d'action).
2) s Inlluences extérieures (par dé- ) Formule
( veloppement des transports). \ d'évolution.
Voici comment ces deux formules peuvent
.s'énoncer :
Formule de funiKilion de la plaine .sa.rvniic :
La plaine pauvre impose la petite culture el
le domaine plein, d'où nécessité pour la fa-
mille de donner aux émigrants des ressources
suflisantes pour leur établissement exclusive-
ment agricole. Cette nécessité, jointe à la
petite culture exclusive, rend alalionnaU-c la
iornialion i)articulariste que le type tenait di'
son origine dans les fjords de la Norvège.
Formule d'érolulion de la plaine saxonne :
Le d»''velop])enient des transports dans la
plaine saxonne a rendu la culture intensive,
industrielle et commerciale, ce qui aaugmentV'
la stabilité du domaine et facilité l'établisse-
ment des enfants. Grâce à l'aptitude d'ada])-
tation doniK'e par la formation pai'ticularisie,
le type a jiu prendre un certain essor.
X. — Comment se fait la classifica-
tion sociale?
Lorsqu'on coniiait la formule sociale
d'un certain nond:)re de sociétés, on a les
moyens de les comparer et de les classer
exactement.
La classi/ication sociale est la mise en
ordre des formules des différentes sociétés
humaines suivant leurs analogies.
Ce classement se fait en partant des ca-
ractères déterminés par les répercussions
les plus profondes, c'est-à-dire par celles
qui caractérisent le plus grand nombre des
sociétés.
Ainsi, comme l'a exposé M. Demolins
dans les fascicules 10 et 11, les observa-
tions poursuivies méthodiquement depuis
l'origine de la science sociale (et après
plusieurs tentatives imparfaites de classi-
tication), démontrent que toutes les so-
ciétés qui existent à la surface du globe se
différencient par la tendance à l'action
collective, ou par la tendance à l'action
individuelle. Nous avons énoncé plus
haut les répercussions qui ont déter-
miné les points de départ de ces deux
tendances dont l'une a été appelée for-
mation communautaire et l'autre forma-
tion particulariste.
D'autres répercussions viennent diviser
ces formations en (jenres et ceux-ci en
(jnnipes, puis en réçiions; chaque région
comprend une ou plusieurs contrées se
subdivisant en pays et ceux-ci en varié-
tés.
Nous n'insisterons pas davantage sur
cette question et nous renvoyons au double
fascicule consacré à la classification.
Rappelons seulement que, depuis lors,
M. Demolins est arrivé à préciser plus net-
tement les trois grandes tormes de la fa-
mille, en les .subdivisant et en les définis-
sant plus exactement. Ces définitions ayant
l)aru dans les derniers Bulletins de la Re-
vue, nous nous bornerons ici à énumérer
les dénominations qu'il propose :
I. Famille patriarcale.
a) l-'amille patriarcale pure Mongols).
0) • VI dédoublée (Touaregs).
(■) » a comprimée (Chinois).
i( » • agglomérée (Russes).
<■': » >. altcuuée (Sud-Slaves),
/') » .. subordonnée (Celtesl.
//) . • réduite (Vieux Koniains).
/() • ' urbanisée Italiens).
I » » ubsoliUiste (Esi)agnols).
j) ' ' désorganisée (Sud -Améri-
cains).
II. Famille (juasi patriarcale.
IIL Famille particulariste.
a) Kamillc parlii'ulariste originaire (Norvège).
/; " - stationnaire (Plaine sa-
xonne).
fj - > régressive (Flamands).
rfi • « combinée et patronnée
(Europe centrale).
c " « combinée et dominée
(France).
/■) ' » accentuée (Angleterre).
;/) n " progressive (Nord-Améri-
que;.
IV. Famille instable.
a) Famille instable sauvage (peuples sauvages).
//) ■ • atténuée (à l'état sporadique).
Il est probable que d'ici peu, le même
travail de définition et de classification
sera fait pour le clan, pour les Pouvoirs
DR SCIENCK SOCIALE.
101
piMioi, etc. D'autre part, nous nous pro-
posons de publier peu à peu les formules
sociales des différents types comino nous
venons de le faire pour la plaine saxonne.
Ainsi la science sociale prend de plus
en plus l'aspect d'un enseml)]e méthodique
dont toutes les parties sont liées et coor-
données.
Paul Descami's.
LA MÉTHODE DES STATISTIQUES JUGÉE
PAR UNE REVUE DE STATISTIQUE ' .
D'après M. Emile Macquart, l'Algérie
serait « le pays des illusions — et des dé-
sillusions». A l'appui de son dire, l'auteur
invoque la statistique ou plutôt les erreurs
de la statistique : suivons-le dans l'examen
qu'il fait des chiffres officiels.
Tout d'abord, il y a à signaler une er-
reur de méthode, dont l'exemple nous est
fourni par les tables du service météoro-
logique; d'après les chiffres qu'elles don-
nent, on peut conclure à un climat très
doux, très égal, sans abaissement notable
de température, et c'est bien là le tableau
séduisant que nous trouvons dans toutes
les publications relatives à l'Algérie. Or,
tous les colons qui se sont fiés à ces indi-
cations pour établir des cultures dites tro-
picales ont aliouti à l'échec le plus complet.
D'autre part, le Directeur du Jardin d'essais,
qui poursuit des observations depuis trente-
cinq ans, note des refroidissements noc-
turnes au-dessous de zéro très fréquents
et d'assez longue durée; ce qui suffit à
expliquer l'échec des cultures tropicales.
Est-ce à dire que les chiff'res du service
météorologique soient inexacts? Pas le
moins du monde. C'est l'emploi qu'on en
fait qui est illégitime. Ces observations
sont faites dans des conditions déterminées,
en vue de la prévision du temps : (^uoi
d'étonnant à ce qu'elles ne donnent que
des résultats inexacts pour la climatologie
agricole. Avant de se servir d'un chiff're,
il serait bon de se demander quelle mé-
thode a présidé à l'établissement de ce
chiffre.
■1. Journal des Economistes, l."i novembre l'JOo :
Les Réalités algériennes, par E. .Macquart.
11 est vrai qu'une enquête aussi indis-
crète amène généralement à constater une
absence complète de méthode dans la con-
fection des statistiques. E.^emple : la Sta-
lisliqup f/énérale de rAh/èrie, pour 1894-96,
indi(jue 753.697 mariés monogames et
126.192 polygames, soit 879.889 maris pour
un total de 881-354 épouses; or, l'arithmé-
ti([ue nous apprend qu'il doit y avoir au
moins 1.006.081 femmes en su])posant que
chacun des polygames n'ait que deux
femmes, ce qui nous semble être le mini-
mum exigé. 11 fallait un calculateur, on
choisit un danseur...
On relèverait les mêmes absurdités dans
l'évaluation du nombre des mûriers, dans
celle du nombre d'hectares cultivés en
pommes de terre (là, à deux pages d'inter-
valle, les chiffres varient du simple au
double), etc..
A propos de la vigne et en se servant
des cliiffres mêmes de l'Administration,
on constate avec stupeur qu'en 1899,
par exemple, l'Algérie a produit pour
r)7.448.000 francs de vin et (pi'elle en a
exporté pour 1.32.055.000 francs, presque
le double ! Et il en est à peu près de même
chaque année. Heureux pays !
Qu'on s'étonne après cela de l'optimisme
des prospectus officiels, et de l'entrain ta-
pageur de la réclame administrative en
faveur de la colonisation, non moins admi-
nistrative, de telle ou telle de nos posses-
sions !
Mais on comprend aussi que ceux, qui,
sur la foi de ces affirmations hasardées,
ont pris contact avec les réalités, traitent
volontiers de menteurs les faiseurs de cir-
culaires, et accusent aisément de mau-
vaise foi les rédacteurs de statistiques.
Sans aller jusque-là, nous ne pouvons que
nous réjouir de voir les méfaits de la sta-
tistique dévoilés dans une revue comme
le Journal des Economistes, où la foi en
la statistique semblait être élevée à la
hauteur d'un dogme. N'y verrait-on plus
maintenant « qu'un moyen commode de
préciser ce qu'on ignore » ; et ne serait-ce
pas d'elle qu'on pourrait dire qu'elle est
la science des illusions — et des désillu-
sions.
Paul Roux.
102
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
LE CERCLE DE SCIENCE SOCIALE
D'OTTAWA CANADA
A Monsieur Edmond Deniolins.
Ottawa.
Monsieur,
« Le cercle de Science sociale d'Ottawa
(Canada) a interrompu, le 4 juin dernier,
la série de ses séances hebdomadaires, qui
sera reprise au mois d'octobre prochain.
« En 1905-1906, le 'cercle s'est réuni
trente fois ; à peu près la moitié des séances
ayant été consacrées à l'étude des sociétés
de l'Antiquité (dont le l'^'' volume des
Routes a fourni la matière), et l'autre
moitié à Tétude de la première partie de
la Méthode (groupements de la Vie pi-ivée).
« Le cercle a décidé de se réunir
trente-deux fois d'octobre 1906 à juin 1907.
De ces 32 séances, 8 seront consacrées à
l'étude des sociétés du Monde moderne
(2" volume des Houles); 8, au cours de
Méthode (groupements de la Vie publique) ;
8, à l'examen des fascicules de la Science
sociale, ou des travaux des membres; 4,
à des séances publiques de vulgarisation
de science sociale, et 4, à des questions
d'occasion ou d'urgence.
« Dans le cours de l'année dernière, le
cercle a plus que doublé le nombre de ses
membres; tous sont vivement intéressés,
plu.sieurs définitivement gagnés à la mé-
thode de la science sociale, et le .succès
du mouvement parait désormais assuré. »
Fernand Kini-ret,
Secrétaire.
CORRESPONDANCE
De Nice, le 30 juin. — * Dans le même
ordre d'observations que celles de M. Raoul
.Tacquot sur Nice {Bulletin, 25" livrai-
son, p. 63), je vous signale la grève des
Abattoirs déclarée hier matin. Les che-
villards et les abatteurs reprochent à la
municipalité de négliger les plus urgents
travaux d'agrandissement des abattoirs :
150.000 francs y seraient nécessaires; à
force de démarches, le syndicat des abat-
teurs a obtenu l'inscription d'un crédit de
60.000 francs, et rien de plus. Mais, en re-
vanche, la municipalité n'hésite pas à dé-
penser 150.000francs pour la réparation des
couloirs de l'Opéra. C'est de règle à Nice :
les intérêts de la population sont sacrifiés
à ceux des entrepreneurs de plaisirs pour
la saison. Un commissionnaire en bestiaux,
interrogé par un rédacteur de VÉclaireur,
se plaint vivement de l'élévation abusive
des droits de stationnement et d'abatage
— stationnement des bœufs « dans des
sortes de caves étroites, privées d'air et de
lumière, liumides, malsaines. Le mois
dernier, j'ai laissé dix bœufs en stationne-
ment... Deux ont dû être abattus le soir
même du premier jour : ils étaient de-
venus malades... La municipalité lésine
pour organiser un service sérieux de .sur-
veillance aux abattoirs, alors que ceux-ci
rapportent à la ville une somme qui dé-
passe un million. Nous payons très cher
pour parer aux dépenses de réfection de
l'Opéra. C'est injuste » (Éclaireur, 30 juin).
C'est injuste: mais c'est la conséquence
du développement continu de Nice comme
ville de plaisir, de sai.son mondaine et
demi-mondaine, de carnaval et de fêtes,
aux dépens de la ville de travail et d'af-
faires, qui pourrait exister. Le témoignage
d'un gréviste encore est suggestif à cet
égard : « Je suis lui des plus vieux che-
villards qui soient aux abattoirs. Depuis
1868, où Nice comptait 50.000 habitants
environ, on n'a rien fait de sérieux dans
cet établissement. Pourtant la population
de la ville a triplé depuis cette époque.
11 n'y avait alors que 5 ou 6 bouchers qui
faisaient tuer; aujourd'hui un .seul che-
villard fait abattre de 50 à 60 bœufs par
semaine, autant que tous les bouchers
de 1868 » [Éclaireur, 30 juin). Le calme
et le bon sens des abatteurs donnent ici
d'autant plus de poids à leurs critiques, et
manifestent un sens très juste de leurs
propres affaires, comme des intérêts de la
population, dans cette catégorie d'ouvriers
niçois. Lassé de ses démarches sans ré-
sultat, le syndicat avait déjà résolu la
crève en mars et en mai dernier; sur les
DE SCIENCE SOCIALE.
i03
instances du préposé municipal aux abat-
toirs, lequel d'ailleurs prit toujours en
main leurs intérêts, les ouvriers consen-
tirent à surseoir. Hier encore, ce préposé
et un conseiller municipal, non moins dé-
voué à eux, pour sa part, les persuadèrent
encore de patienter jusqu'à mercredi pro-
chain, afin que la municipalité aie le
temps de leur envoyer Fingénieur de la
ville, « qui travaille au plan de trans-
formation des abattoirs ». On promet la
mise en chantier pour le 1") juillet. »
M. B. SCIIWALM.
A TRAVERS LES FAITS RECENTS
Un budget de quatre milliards et des impôts nou-
veaux. - Le contrat collectif de travail. — Le
conseil supérieur du travail renié \>ar les syndi-
cats. — L'n plan d'organisation professionnelle.
— Le « sabotage » parle « (ignolage ». — Les dé-
sagréments auxquels s'expose un candidat. —
La facilitation du divorce. — Les tiraillements
entre socialistes en Allemagne. — La Douma
contre la peine de mort en Russie.
La nouvelle législature ne remplira pas
le vœu de tous ceux qui, avec nos amis,
espéraient et demandaient des dégrève-
ments. Au contraire, le fait capital (|ui a.
suivi les élections , c'est la proclamation
d'un déficit de quatre cents millions et la
nouvelle que le budget de l'année pro-
chaine allait dépasser quatre milliards.
Les temps sont loin oîi le général Foy,
au nom de l'opposition d'alors, dénonçait
avec épouvante ce qu'il y avait d'énorme
et de fantastique dans le chiffre d'un
milliard. Les milliards ne font plus peur
aujourd'hui. L'on s'y habitue et l'on s'y
résigne. Il y a même trop d'habitude et
trop de résignation.
Natui-ellement, il y aura des impôts nou-
veaux. Les spiritueux seront frappés, ce
qui n'est pas un mal. Mais les droits sur
les successions, déjà relevés il y a peu de
temps, vont subir une augmentation nou-
velle. Les titres au porteur, déjà imposés
plus fortement que les titres noiïtinatifs,
parce qu'ils peuvent échapper aux décla-
rations successorales, seront encore frap-
pés davantage, bien qu'en réalité une
foule de ces titres, pour des causes di-
verses, soient déclarés dans les succes-
sions. Les eaux minérales, jusqu'ici in-
demnes, seront atteintes par le fisc. On
parle aussi do droits de douanes sur les
objets de collection, et de quelques expé-
dients de même nature. Enfin, le fameux
impôt sur le revenu est de nouveau à
l'ordre du jour.
Dans ces divers projets relatifs à l'aug-
mentation des charges publiques, des pré-
cautions sont prises pour ne frapper en
apparence que les gens riches ou aisés.
C'est ainsi que les successions inférieures
à 10.000 francs seront épargnées par les
taxes nouvelles. On donne ainsi une satis-
faction éphémère à ceux qui ne regardent
que la surface. Mais il n'est pas difficile
de comprendre que l'impôt, par le phéno-
mène de la répercussion, se fera sentir
partout. Les héritiers, en partie dépouillés
de leur héritage, installent leur vie sur un
pied moins confortable et dépensent moins.
Ils évitent des constructions et des répara-
tions qui eussent fait gagner l'industrie du
bâtiment, et, d'une façon générale, ils
donnent moins de travail autour d'eux, de
sorte que les ouvriers ont toujours à souf-
frir de mesures qui réduisent fortement
les ressources de la classe bourgeoise. Si
l'on ajoute l'appréliension, l'insécurité,
l'opinion vraie ou fausse, mais fortement
ancrée chez plusieurs, que des révolutions
sont imminentes, on conçoit que l'esprit
d'entreprise se trouve dans de mauvaises
conditions pour donner toute sa mesure.
Qui en souffre? Les riches taxés et surtaxés,
sans doute, car ils ne sont pas tranquilles
et réduisent leur standard of li.fe; mais
ceux qui en souffrent le plus, en définitive,
sont les ouvriers, qui, actuellement inoc-
cupés, eussent trouvé du travail dans un
ordre de choses où les « donneurs d'ou-
vrage-» auraient pu remplir normalement
leur fonction. Or, nul n'ignoi-e que beau-
coup de capitalistes, actuellement, au lieu
de faire surgir en France de nouvelles
sources de travail par des créations in-
dustrielles ou autres, ne songent qu'à faire
passer leurs fonds à l'étranger pour les
mettre en sûreté dans des banques. Qu'ils
H»4
BULLETIN DE LA SOCIETE mTERNATIONALE
se trompent ou non dans leurs craintes,
c'est une question à discuter, mais le fait
est visible, et nous le constatons, avec sa
conséquence directe, qui va tout à fait à
rencontre du bien-être matériel des ou-
vriers.
On espère du moins, de divers côtés,
contribuer à l'amélioration de ce bien-être
matériel par l'institution, ou la reconnais-
sance, du » contrat collectif de travail ».
M. Doumergue, ministre du commerce, de
l'industrie et du travail, a déposé en ce
sens un projet sur le bureau de la Cliam-
bre. Ce projet a pour but de « préciser le
mode de formation, les effets et le mode de
résolution du contrat de travail ».
« La fréquence croissante des conflits
auxquels il donne lieu, dit l'exposé des mo-
tifs, montre combien est mal défini le lien
contractuel qui unit les employeurs et les
employés et il semble que rien n'est plus
urgent que de fixer, par une loi, les obli-
gations réciproques des parties. »
Après avoii- rappelé les changements
qui se sont opérés dans l'industrie depuis
le Code civil, le ministre s'exprime ainsi :
« La convention collective de travail est
une forme nouvelle de contrat, qui n'a
pas encore reçu une consécration légale,
mais qui tend à se répandre de plus en
plus.
« Elle ne constitue pas un contrat de
travail, mais détermine les conditions gé-
nérales auxquelles devront satisfaire les
contrats de travail individuels passés entre
employeurs et employés parties à la con-
vention. Il faut donc se garder de con-
fondre la « convention collective de tra-
vail », souvent appelée à tort contrat
collectif de travail, avec la convention qui
s'établit entre un employeur et une collec-
tivité d'employés pour l'exécution d'un
travail déterminé, contrat défini sous le
nom de « contrat d'équipe » au titre pre-
mier du projet.
« La convention collective de travail,
très populaire parmi les ouvriers, n'a pas
été moins favorablement accueillie par les
patrons de certaines industries, désireux
de limiter les excès dune concurrence
ruineuse. »
Comme le dit l'exposé des motifs, le
contrat collectif de travail est bien vu, non
seulement dans le monde ouvrier, mais
encore dans le monde patronal. Il est cer-
tain que l'évolution de l'atelier moderne
réclame, en ce qui concerne l'embauche-
ment des ouvriers, certaines réformes
correspondantes. Seulement il ne fau-
drait pas que ces réformes fussent déna-
turées par des politiciens et transformées
en armes de guerre contre les ouvriers
non socialistes, ce dont on peut toujours
se méfier, étant donné l'état d'esprit do-
minant dans les sphères politiques.
Un publiciste de talent, M. Charles Be-
noist, interrogé par un rédacteur de la
Liherté sur la question du contrat de tra-
vail, a formulé son opinion en ces termes :
« Le contrat collectif, à mon avis, n'a
rien, dans son principe, dont nous devions
nous montrer surpris, ni même nous
alarmer. En tant que législateur, je n'y vois
pas de raison d'inquiétude. Le développe-
ment et la transformation de la grande
industrie moderne ont eu, })our consé-
quence naturelle, une concentration géné-
rale et croissante des instruments de
travail, du travail des travailleurs, des
facteurs de la production et des sources
de la richesse. Le capital comme le travail,
ayant pris quelque chose de collectif, le
travail associé est apparu aux ouvriers, en
face du capital associé, comme le seul
contrepoids, la seule chance d'équilibre,
la seule garantie de justice.
ï Et d'ailleurs, la concentration du tra-
vail dans l'industrie a eu pour résultat de
rendre le travail l)eaucoup plus collectif
qu'individuel. Aujourd'hui, l'unité ou-
vrière est, par exemple, dans l'industrie de
la houille, la taille qui se compose de cinq
ou six personnes ; dans la métallurgie, c'est
l'équipe. L'évolution des conditions du
travail a conduit au travail collectif dans
l'industrie concentrée.
« A cet état de fait nouveau, doit corres-
pondre un état de droit nouveau. »
Pratiqué en dehors de toute préoccupa-
tion de parti et de toute haine systématique
de classe, le contrat de travail peut donner
DE SCIENCE SOCIALE.
lOô
de bons résultats et, en particulier, pré-
venir des grèves inutiles, ce qui est ])ré-
cieux.
On avait jadis beaucoup espéré du Con-
seil supérieur du travail, composé, comme
on le sait, moitié d'ouvriers et moitié de
patrons. Il ne paraît pas, jusqu'à présent,
que cotte institution se soit signalée par
des résultats bien considérables. Quoi qu'il
en soit, dans une grande partie du monde
ouvrier, ce conseil supérieur est peu ])o-
pulaire, comme vient de le i)rouver, ré-
cemment encore, l'appel adressé aux ou-
vriers métallurgistes par le comité fédéral
de leurs syndicats. Voici les termes do cet
appel :
« Plusieurs nouveaux syndicats nous
ayant demandé quelle conduite ils avaient
à tenir, vis-à-vis des élections prochaines
de cette institution surannée (le Conseil
supérieur du travail), nous croyons devoir
leur rappeler que, par deux fois différentes,
au Congrès tenu à Saint-Etienne, en 1901.
et à celui de Paris en lOO;}, la presque
unanime partie des groupements compo-
sant l'union fédérale des ouvriers métal-
lurgistes de France a décidé et engage
tous les .syndicats ouvriers à s'abstenir
de prendre part à la constitution d'un sem
blable rouage qui, jusqu'à ce jour, a dé-
montré son impuissance notoire, et, d'autre
part, a prouvé à la classe ouvrière écono-
miquement et politiquement organisée,
qu'il n'était, au point de vue des revendi-
cations immédiates du prolétariat, ((u'une
dérivation à l'action purement syndicaliste,
et une superfétation du régime parlemen-
taire actuel. Donc, tous les syndicats mé-
tallurgistes fédérés sont invités par déci-
sion des Congrès, et par la logique même,
à s'abstenir de prendre part aux élections
du Conseil supérieur du travail. »
Voilà des dispositions qui rendent diffi-
cile l'œuvre de conciliation. Cela prouve
tout au moins que le rôle de Providence
ouvrière, assumé par l'Etat, n'est pas
facile à tenir, même à grand renfort d'ins-
titutions officielles et de corps constitués.
La multiplication des initiatives privées et
des études individuelles fera plus, pour le
progrès de ce qu'on appelle la « classe pro-
létarienne », que les rouages gouverne-
mentaux les plus artistement confection-
nés, ce qui ne veut pas dire, d'ailleurs, que
l'action de ces derniers soit nécessaire-
ment inutile. Elle peut au contraire rendre
des services, mais à condition d'avoir der-
rière elle tout un mouvement profond, né
des entrailles mêmes du pays.
Nous devons signaler une proposition de
loi sur l'organisation professionnelle, par
un groupe de députés. D'après cette pro-
position, il serait institué une organisation
et une représentation des diverses pro-
fessions de la manière suivante :
Dans chaque commune, il serait tenu
une liste, dite professionnelle, sur laquelle
les habitants seraient inscrits selon leur
profession.
Les membres de chaque profession,
inscrits sur la liste professionnelle, for-
meraient les corps professionnels, qui se
raient cantonaux, d'arrondissement ou de
département, suivant le nombre des mem-
bres.
Dans chaque corps professionnel, il
serait établi un conseil, composé d'un
nombre égal de membres des diverses
sections de la profession, patrons, em-
ployés et ouvriers. Une loi spéciale déter-
minerait le nombre des délégués à choisir
par les syndicats, ou les unions syndicales
de la profession ou de la section, en tenant
compte du nombre des syndiqués et de
celui des non syndiqués. Des avantages
seraient ménagés, au point de vue numé-
rique, à la représentation des syndiqués.
Les conseils professionnels auraient la
garde des intérêts généraux de la profes-
sion. Ses projets de règlement d'adminis-
tration .publique déterminant les conditions
d'exécution des lois générales relatives à
l'apprentissage, à l'organisation et aux con-
ditions du travail et aux institutions de
prévoyance et d'assistance seraient soumis,
avant d'être portés à l'assemblée générale
du Conseil d'Etat, aux conseils profession-
nels intéressés. Ceux-ci pourraient encore
106
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
arrêter tous les règlements particuliers
des diverses professions relatifs à l'ap-
prentissage, à l'organisation et aux condi-
tions du travail, et aux institutions d'assis-
tance et de prévoyance dans les limites
fixées par les lois générales de l'organisa-
tion et la réglementation du travail.
Les conseils professionnels choisiraient,
parmi les inscrits de chaque profession,
une commission dite de conciliation et
d'arbitrage devant laquelle devraient être
portés, sansaucunfrais, tous les différends
entre les membres du corps professionnel
sur l'application et l'interprétation des
lois et règles de la profession ou des dis-
positions générales du Code du travail.
Enfir les corps professioinnels, représentés
par leur conseil, auraient la même capa-
cité juridique, la même aptitude à pos-
séder, à recevoir des dons et legs que
celles qui seraient reconnues aux syndi-
cats.
Le projet, comme on le voit, est vaste,
et il aurait besoin d'être examiné plus à
fond que nous ne pouvons le faire ici.
Les conflits entre patrons et ouvriers
ont donné lieu à tant d'expériences di-
verses, qu'ils sont sur le point de faire
naître une science, ou tout au moins un
art assez curieux.
Il s'agit du « sabotage i)ar le fignolage >.
Rappelons brièvement le sens de ces
deux termes un peu .spéciaux.
Saboter un ouvrage, c'est le gâcher.
Fignoler un ouvrage, c'est le faire aussi
parfait que possible.
11 semble donc qu'il y ait contradiction
dans les termes. Eli bien ! il n'y en a pas.
L'ouvrier qui gâte ou détruit une mar-
chandise s'expose à des poursuites. Quel-
ques malins ont donc imaginé un moyen
plus raffiné de nuire au patron. C'est de
s'acharner à trop bien faire l'ouvrage, de
mettre en pratique, dans le domaine in-
dustriel, le fameux conseil de Boileau aux
artisans poétiques : « Polissez-le sans cesse
et le repolissez ». De la sorte, l'ouvrier
perd du temps sans avoir l'air d'en perdre.
L'ouvrage, en effet, malgré ce « fignolage »
coûteux, n'acquiert pas une valeur com-
merciale plus grande, et les frais du pa-
tron deviennent excessifs, .sans que celui-ci
ait une raison bien apparente de se plain-
dre. Au contraire, ses ouvriers peuvent
répondre et prouver qu'ils ont été admi-
rablement consciencieux.
Il y a de la puissance intellectuelle dans
de telles conceptions. Elles attestent que
l'ouvrier réfléchit, médite et invente, bien
qu'il n'emploie pas toujours dans l'intérêt
de la concorde le résultat de ses réflexions,
de ses méditations et de ses inventions.
11 y a aussi un art de démolir les hommes
que l'on n'aime pas, et les campagnes
électorales fournissent, à ce point de vue,
une ample matière à ceux qui ont des
trésors de haine, réelle ou factice, à épan-
cher contre leurs adversaires politiques.
Un député récemment invalidé, M. de Cas-
tellane, a eu l'occasion de donner, du
haut de la tribune, une faible idée des
procédés qui constituent de nos jours,
dans un milieu social surchauffé, cette
i' guerre au couteau », appelée campagne
électorale.
Écoutons l'orateur :
« J'ai été traité de Prussien par la voie
des affiches ; on s'est occupé de ma vie pri-
vée et des difficultés au milieu desquelles
j'avais la douleur de me débattre.
« On a publié des caricatures immondes
sur des personnes de ma famille, qui me
sont chères. On a fait des plaisanteries
sur mon compte, si malpropres que je ne
pourrais les répéter ici. Dans tout autre
cas, j'aurais relevé autrement de telles
injures, si je n'avais été soucieux d'éviter
tout acte qui eût pu me mettre en vedette,
ou faire croire que je voulais attirer sur
moi une certaine pitié.
« D'ailleurs, mon concurrent a perdu
le droit de m'accuser de corruption, puis-
qu'il a proclamé et affiché partout que
j'étais complètement ruiné et que je ne
soldais même pas mes notes d'hôtel et de
voituriers. »
Notons en passant que les accusations
de mœurs infâmes tendent à devenir, dans
DE SCIENCE SOCIALE.
107
certaines circonscriptions, une sorte de
monnaie courante. Cela » va de soi» dans
le programme des reproclies que l'on
adresse à un ennemi. 11 faut donc avoir un
tempérament tout spécial et des poumons
exceptionnels pour affronter de pareilles
atmosphères.
La nouvelle Chambre, quand elle aura
des loisirs, s'occupera du divorce.
Nous avons parlé maintes fois de la
campagne conduite par ceux qui estiment
que le divorce n'a pas encore assez de fa-
cilité en P>ance. Cette campagne, il n'y
a pas longtemps, a abouti à la formation
d'un comité où se trouvent surtout des
romanciers.
Par les soins de ce comité, une propo-
sition de loi en quatre-vingt-trois articles
vient d'être déposée sur le bureau de la
Chambre et sur celui du Sénat. La pro-
position s'occupe du mariage en général,
des droits des époux et surtout du divorce,
que Ton veut faciliter par divers moyens.
La procédure serait simplifiée: on autori-
serait le divorce « pour incompatibilité
d'humeur ou de caractère », et même le
divorce par consentement mutuel.
Sous un certain appareil de formalités
et de solennités, le mariage civil s'ache-
minerait donc vers « l'union libre », dont
il ne différerait plus, pratic^uement. que
par des distinctions subtiles. Or, l'union
libre existe; elle est pratiquée journelle-
ment, et donne lieu, journellement aussi,
à des désordres et à des crimes dont les
journaux sont remplis. Ce n'est donc pas
vers un type de bon ordre et d'harmo-
nie que les réformateurs feraient évoluer
le mariage.
Les chefs socialistes, en Allemagne
comme ailleurs, font profession de se
préoccuper des intérêts populaires, mais
il leur est difficile de contenter tout le
monde, et cette difficulté augmente en
rai.son même du nombre formidable d'adhé-
rents qu'ils ont réussi à grouper autour
d'eux.
A un congrès tenu à léna, M. Bebel, le
fameux leader des socialistes allemands,
avait prononcé un discours en faveur de
la grève générale, « cette arme superbe
du prolétariat » .
Mais, après les envolées oratoires, vien-
nent les réalités pratiques, et la nécessité
de s'adapter à celles-ci. M. Bebel, dans
une réunion confidentielle du comité cen-
tral des syndicats allemands, aurait donc
déclaré que la grève générale était chose
fâcheuse, et qu'il était disposé à l'empêcher
dans la mesure du possible. Là-dessus,
grand scandale. Une polémique ayant
suivi cette révélation, M. Bebel s'est trouvé
obligé d'expliquer son attitude, et il l'a
fait en des termes abstraits, généraux, qui
demeuraient dans le vague. Telle est exac-
tement en France, on peut l'observer, la
méthode de M. Jaurès. Il a paru, toute-
fois, ressortir de ces débats que les réso-
lutions violentes des congrès d'Iéna et de
Dresde avaient été prises surtout pour la
galerie et pour donner une satisfaction
momentanée aux impatients. L'inconvé-
nient de ce système, c'est que les impa-
tients, après un moment de calme, recom-
mencent à s'impatienter lorsqu'ils ne
voient rien venir.
Si donc, en Allemagne, le parti socialiste
est fort par sa masse, et si, par cette masse,
il effraye la société bourgeoise, le main-
tien sous les drapeaux du parti d'une telle
multitude ne s'obtient, chez les chefs,
qu'au prix d'une politique de bascule qui
essaie de satisfaire tour à tour les violents
et les modérés. On ne peut conquérir de
nouveaux adeptes qu'en mécontentant les
anciens, qui sont précisément les plus
zélés, et l'on s'expose à des contradictions
de langage qui vous mettent en mauvaise
posture.
Plus graves sont les débats qui se con-
tinuent en Russie. Nous ne voulons, pour
le moment, en détacher qu'un épisode.
La Douma, entre autres choses, a ré-
clamé l'abolition de la peine de mort. Cette
discussion a été particulièrement violente.
Le procureur général militaire, qui vou-
lait parler, s'en est vu empêcher, et a dû
108
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE DE SCIENCE SOCIALE.
quitter la salle aux cris de « bourreau,
brigand, assassin ». Le ministre de la
justice a refusé de s'associer aux réclama-
tions de la Douma.
Et il semble bien qu'il ait quelque rai-
son de refuser. Quelques jours après cette
délibération, plusieurs commissaires de
police étaient assassinés, et beaucoup d'au-
tres recevaient, par lettres anonymes, des
menaces de mort. Le moment oii l'on dé-
cime la police est mal choisi pour suppri-
mer le châtiment qui, par sa nature, ins-
pire aux meurtriers la plus grande crainte.
Notons que la Douma a également réclamé
contre la déportation en Sibérie.
Des abus existaient, et expliquent ce.-^
propositions radicales, mais, si les mal-
faiteurs n'ont plus à redouter des peines
sévères, que ne feront-ils pas, puisque
aujourd'hui, malgré tout l'arsenal de la
répression, ils épouvantent la Russie par
tant de meurtres? La vérité, c'est que les
membres de la Douma, la chose est de plus
en plus claire, sont des intellectuels qui
se comportent tout à fait en intellectuels,
et qui, en proie à un enthousiasme juvé-
nile par lequel les autres nations de l'Eu-
rope ont déjà passé, ne veulent pas re-
garder face à face les réalités de la vie.
Ce sont des professeurs, des publicistes,
des théoriciens, ou des esprits surchauffés
par rimportation relativement récente
d'une foule d'idées bonnes et mauvaises,
mais surtout, pour le moment, très mal
digérées. Ce sont des gens qui « décou-
vrent » la Révolution, qui « découvrent »
le libéralisme, qui « découvrent « la démo-
cratie, qui « découvrent » la vertu des
constitutions écrites, et qui s'enflamment
pour tout cela, précisément parce qu'ils
ont eu la joie et la fierté de « découvrir ».
11 est malheureux que le gouvernement,
l'aristocratie et la bureaucratie russes n'es-
sayent pas. eux aussi, de « découvrir » en
eux-mêmes les causes du mal dont souffre
leur pays. Il vaut mieux prendre l'initia-
tive des réformes que de se les laisser
imposer.
Gabriel d'Azamblja.
L'ACTIVITE AMERICAINE.
On lit dans le Neic- York Journal :
» Le Département du Commerce et du
Travail vient de finir ses préparatifs pour
l'envoi de cinq agents spéciaux à l'étranger
chargés d'étudier les meilleurs moyens de
favoriser l'extension du commerce exté-
rieur des États-Unis. On sait que le Dépar-
tement du Commerce a été autorisé à
préparer l'envoi de cette mission par une
loi votée à la Chambre et qui entre en vi-
gueur depuis le 1' ' juillet.
« Comme la somme d'argent accordée
pour cette mission n'esl que de 30.000 dol-
lars, ajoute le New-York Journal, il a été
décidé de limiter les champs d'investigation.
MM. Burril et Christ iront en Orient, et
le professeur Hutchiman ira dans l'Améri-
que du Sud. 11 visitera tous les ports de
merde l'Atlantique et du Pacifique. M.Pep-
per ira au Canada et au Mexique, et pour-
suivra ses investigations dans l'Amérique
centrale. Au D"" Bedloe sont réservées les
Antilles, le ^'enezuela, et les Guyanes an-
glaises, hollandaises et française.
On pense que l'enquête sera terminée
vers la fin de cette année, et que les rap-
ports de tous les agents seront prêts à être
présentés au Parlement au mois de janvier
1906.
Le secrétaire Metcalf a rédigé les ins-
tructions remises aux enquêteurs. Il leur
demande de faire une investigation com-
plète sur le commerce américain dans les
pays qu'ils visiteront et d'établir la part
de l'Amérique dans le commerce total de
chaque pays. Ils doivent indiquer les mé-
thodes à employer y^OH/' au[/menler le clii//'re
des transactions. Ils auront aussi à étudier
les modes d'emballage et de tran.sport, les
préférences des populations visitées, tou-
chant les textiles et les principaux pro-
duits. Le secrétaire Metcalf termine ainsi
ses instructions :
« Vous devez vous laisser guider par les
« circonstances. Le Département désire
« des résultats : il se confie à votre intelli-
« gence, à votre patriotisme et à votre
« énercie. y
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
Ce qu'il faut lire dans sa vie, par
Henri Mazel (Mercure de France, 1906).
Il y aurait beaucoup à dire sur ce livre,
j'entends, pour, contre et alentour. Conten-
tons-nous de louer l'auteur d'avoir, dans
ce plan de toute une vie de lectures, pen-
sée de jeunesse réalisée dans l'âge mur,
comme il dit d'après Vigny, d'avoir fait
une place à la Science sociale et à ses
princii)aux collaborateurs. Les noms de
MM. Edmond Demolins, Philippe Cham-
pault, Henri de Tourville, rencontrent au
cours de son Index alphahc tique, et sans
doute il y en a beaucoup d'autres, et cer-
tainement trop, mais il faut toujours sa-
voir gré à l'auteur d'avoir rendu justice à
nos efforts. Ce qu'il dit des autres politi-
ques et moralistes qu'il admet sur la
feuille des auteurs à lire, n'est pas dénué
de sagesse, d'autant qu'il est le premier à
reconnaître que certains noms sont indi-
qués avec un peu de com})Iaisance, et (pi'il
ne faut pas précisément avoir lu les dou-
zaines et les douzaines d'ouvrages qu'il
indique. Son livre n'en rendra pas moins
service à bien des gens, tantôt en détour-
nant de lire des inutilités, tantôt en con-
seillant de connaître des ouvrages dignes
en tous points d'être lus. A la différence
des ouvrages analogues jusqu'ici esquissés,
ce n'est pas un aride catalogue, mais une
promenade vivante à travers la forêt des
livres, des romanciers et des poètes pour
la jeunesse, des historiens et des sociolo-
gues pour l'âge mûr, des philosophes et
des écrivains religieux pour l'approche de
la vieillesse.
La crise russe. Notes et impressions
d"un témoin, par Maxime Kuvalewskv,
1900. Paris, V. Giard et E. Brièke.
Au moment oîi commence peut-être en
Russie, avec l'ouverture de la Douma, une
nouvelle phase historique, il est indispen-
sable, pour nous Français surtout, si mal
et si faussement renseignés par la presse
quotidienne, de prendre contact direct
avec les problèmes russes tels qu'ils se
jjosent véritablement. M. Kovalewsky,
ancien professeur de droit à l'Université
de Moscou, a été personnellement mêlé
au mouvement actuel, comme membre du
Congrès des Zemstvos et membre de la
Douma. Grâce à ses longs séjours pério-
diques en France, il sait où s'arrête notre
connaissance des choses russes. Son ou-
vrage est un exposé de tous les problèmes
russes actuels, qu'il éclaire d'ailleurs par
des raccourcis historiques. C'est aussi
l'histoire détaillée de ces deux dernières
années. Comment se pose la question
agraire? pourquoi les Zemstvos sont deve-
nus les foyers du libéralisme en Russie?
•lu'est-ce exactement que la pseudo-cons-
titution russe et la loi électorale, les rela-
tions du comte Witte et des libéraux, la
(juestion polonaise, le fédéralisme et l'au-
tonomie, l'état actuel des partis politiques
en Russie? etc., telles sont «pielques-unes
des questions traitées dans ce volume.
Un Philanthrope méconnu du XVIII'
siècle, Piarron de Chamousset, par
M. Martin-Ginouvier. 1 vol. in-8". Du-
jarric et C'% Paris.
Cette œuvre apporte une contribution
inédite à l'histoire de notre philanthro-
pie nationale, parce qu'elle compte les
étapes évolutives de la Mutualité. Nous
retrouvons en ces pages la graine des
projets d'humanité, de bienfaisance et de
patriotisme enfantés par l'imagination vive
de Chamousset, qui était toujours guidé
par son cœur sensible et compatissant.
L'auteur nous prouve que Chamousset,
qui a écrit, aimé, vécu pour autrui, était
notamment et passionnément un mutua-
liste obstiné et hdèle aux principes de so-
lidarité. Il nous le montre luttant contre
les misères sociales qui excitent les colè-
res, provoquent les liaines et entretien-
nent le désordre. M. Martin-Ginouvier ré-
clame un brin de laurier, pour ce citoyen
contemporain de Louis XV, pour ce pa-
triote dont le nom est isnoré de la foule.
CHEMINS DE FER DE L'OUEST
Dans le but de faciliter les relations entre Le Havre, la Basse-Normandie et la Bre-
tagne, il sera délivré, du 1"^ Avril au 2 Octobre 1906, par toutes les gares du réseau de l'Ouest et
aux guichets de la Compagnie Normande de navigation à vapeur, des billets directs comportant le
parcours, par mer du Havre à Trouville et par voie ferrée, de la gare de Trouville au Point
de destination et inversement.
Le pris de ces billets est ainsi calculé :
Trajet en chemin de fer. — Prix du tarif ordinaire.
Trajet en bateau. — 1 tr. 60 pour les billets de l""" et de 2^ classe (chemin de fer) et 1" cl.
(bateau), et 0 fr. 8.5 pour les billets de 3'' classe (chemin de fer) et 2'" classe (bateau).
CHEMINS DE FER DE PARIS-LYON-MÉDITERRANÉE
Du 1,') Juin au lô Septembre, la Compagnie délivre, dans toutes les gares de son réseau, des
CARTES D'EXCURSIONS individuelles et de Famille, à prix très réduits, pour chacune des
zones ci-après : Dauphiné, Savoie. Jura, Auvergne et Cévennes.
Ces cartes, dont la validité est de 15 ou :iO jours, avec prolongation possible, donnent droit : l" à
un voyage (aller et retour) avec arrêts facultatifs sur le parcours direct, entre la gare de départ et
l'une des gares de la zone choisie ; 2° à la libre circulation sur les lignes de la dite zone.
Pour plus amples renseignements, consulter le Livret-Gnide-Horaire P.-L.-M. Prix : 0 fr. 50 dans
les gares et 0 fr. 85 par la poste.
CHEMIN DE FER D'ORLEANS
BAINS DE MER EN BRETAGNE
BILLETS D'ALLER et RETOUR à PRIX REDUITS
Valables pendant 33 jours
Pendant la saison des Bains de mer jusqu'au 31 Octobre, il est délivré, à toutes les gares du
réseau, des Billets Aller et Retour de toutes classe?, à prix réduits, pour les stations balnéaires
ci-après :
SAINT-NAZAIRE.
PORNIGHET (Sainte-Marsuerite).
ESCOUBLAC-LA-BAULE.^
LE POULIGUEN.
BATZ.
LE CROISIC.
GUÉRANDE.
VANNES I Port>Navalo. Saint-Gildas-de-Ruiz i
PLOUHARNEL-CARNAC.
SAINr-PIERRE-QdIBERON.
QUIBERON (Le Palais. Belle-Ile-en-Mer).
LORIENT (Port-Louis. Larmor).
QUIMPERLÉ (Le Pouidu).
CONCARNEAU.
QUIMPER (Bénodet. Beg-Meil. Fouesnant).
PONT-L'ABBÉ (Langoz. Loctudy).
DOUARNENEZ.
GHATEAULIN iPentrey. Crozon. Morgat).
CHEMINS DE FER DU NORD
La Cùoipagaie du Chemin de fer du Xord tait délivrer toute Tannée, par les gares et stations de
son réseau, des cartes valables pendant 5 ou 15 jours, donnant droit d'effectuer un voyage aller et
retour entre le point de départ et la frontière franco-belge, et de circuler librement sur tontes les
lignes belges.
Les prix perçus sont ceux des billets d'aller et retour ordinaires du Chemin de fer du Nord (Tarif
spécial n° 2) soudés aux prix belges ci-après ;
15 Jours : l" classe, 61 fr. 50; 2'- classe, 41 fr. o : S' classe, 23 fr. 50
5 Jours : 1'^' classe. 30 fr. 75 : 2" cLasse, 20 fr. 30: 3' classe. Il fr. 75
N° 12.
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ECOLE DES ROCHES
VERNEUIL-SUR-AVRE (Eure)
Juillet 1906
Chaque livraison : 2 fr.
SOMMAIRE
I. — Lii Vie générale et le Personnel de l'École. P. 2<i7.
L'anni'e scolaire 1905-190(3, par M. Edmond Demoi-ins. — Le personnel de
rÉcolo. — Liste des élèves. —Les stages à l'étranger, par M. Henri Trocmé. —
La Vie au Vallon, par Jacques Mlsnier. — Un jugement sur l'École, par M. Ad.
Perrière. — Mensurations et carnets de santé. — Examens du Baccalauréat.
IL — Le Travail classique, P. 227.
Les études en 19Ô5-19<i6, par M. G. Bertiek. — L'enseignement des sciences,
par M. G. L.\sge. — Der deutsche Interricht in der École des Roches, par
Evdoxe Em. GRÉr-OROviTz.\. — Notes sur Verneuil, par M. René Des Gr.anges. —
Une journée de pluie à l'École des Roches, par Gu-bert Triroulet. — Le « dessin
libre »à l'École des Roches, par .M. ."^Iairice Storez.
III. — La Section spéciale. P. 255.
L'enseignement de lagricuUure, par M. Paul Jenart. — Enseignement delà
science sociale, par M. Edmond Demoi.ins. — Tableaux de l'Histoire de la Grèce
et de l'état social de la Norvège, par G. Ferrand. — Une application de la
science sociale à l'enseignement, par Marcel Charpe.ntier. — L'enseignement
de la comptabilité, par .M. Paul Descamps.
IV. — Les Sports, les travaux manuels, les excursions. P. 269.
« Games », par M. Bernard Bell. — Les travaux manuels, par M. M. Ouinet. —
La fête de l'École, par la Presse locale. — Exposition annuelle. — Récit d'une
excursion agricole, par Pierre Bouthili.ier et Pierre Monnier.
V. — Les séances musicales et littéraires. Les conférences. P. 290.
Les séances, par M. F. Mentré. — La musique, par M. Armand Parent. —
Principaux morceaux exécutés pendant l'année.
VI. — Nos anciens élèves. P, 301,
La Société des anciens élèves. — Les anciens élèves, membres do la .Société,
— Extraits de la Correspondance.
Nos gravures. — Portrait de M. Edmond Deinolins. P. 200. — Groupe des [)ro-
fesseurs et des élèves. P. 207. — Jlodelage. P. 218 et 219. — Dessins divers.
P. 236 et 237. — Vues de Verneuil. P. 244 et 245. — Dessins divers. P. 249,
250, 251, 252. 253. — Meubles fabriqués à la menuiserie. P. 252. — Élèves à
la gynmastique. P. 253. — Les sports, le jour de la fête de l'École. P. 268. —
Dessins de Louis Tripet P. 270, 271, 272, 273. — Le jour de la fête de l'École.
P. 278.
•200 his.
207
L.A VIE CÉ^ÉRALiE ET L,E PERiiOiXAEL DE LiECOI^E
L'ANNÉE SCOLAIRE 1905-1906.
DESSIN DE KENE LOIBET.
Ks progrès qui ont été réalisés cette année
pour les études sont exposés plus loin, et je
n ai qu a remercier M. Bertier et tous nos
professeurs du concours intelligent et dévoué
({u'ils ont bien voulu apporter au dévelop-
pement de notre œuvre commune.
Notre Ecole est vraiment un organisme au-
toprogressif : elle progresse par elle-même,
par la force qui est en elle. On peut la comparer à ces orga-
nismes qui ont des centres de vie multiples et, dans une certaine
mesure, autonomes. Chacun d'eux est doué d'une vie propre,
et c'est la combinaison harmonieuse de tous ces centres vivants
qui constitue la vie commune et la force essentiellement pro-
gressive de l'École.
Après l'incendie de la maison des Pins, il y a quatre ans, nous
avions dû installer à Verneuil les élèves de cette maison en attexi-
dant sa reconstruction. C'étaient là de mauvaises conditions
pour le travail, l'ordre et la discipline. Dans une organisation
centralisée, cette crise aurait pu être grave et peut-être mortelle.
Ici, elle fut passagère et rapidement résolue, grâce à l'appui
donné par les autres maisons.
Cet « esprit de maison » et l'émulation qui en résulte sont une
des forces de l'École. Nos garçons en ont bien conscience, car
chacun aime sa maison et la considère comme Ja première de
l'École. C'est un bon sentiment qu'il faut entretenir et sur lequel
208 LE JOURNAL
il faut s'appuyer. Mais au-dessus de cet esprit de maison, il y a
l'esprit de l'École qu'il importe de développer et qui me paraît
s'afïermir de plus en plus.
Cet esprit est déjà manifeste chez nos anciens élèves et on le
constatera en lisant plus loin les extraits des lettres qu'ils nous
adressent. L'influence de l'École continue à s'exercer sur eux,
elle les soutient et elle sera pour eux une force dans la vie. Ils
s'en rendent bien compte, car ils aiment à revenir à leur École,
où ils sont toujours accueillis comme des membres de notre
grande famille.
La direction à donner à nos élèves à leur sortie de lÉcole est
maintenant notre grande préoccupation.
C'est un moment décisif que celui où un jeune homme se
demande dans quelle voie il doit s'engager et c'est pour nous une
grande responsabilité que de lui donner un conseil.
Lorsqu'un jeune homme a des dispositions particulières pour
les études et pour les examens, il a des chances de réussir en sui-
vant la voie des grandes écoles, qui forment des spécialistes, ou
des techniciens. L'avantage de cette voie est qu'elle donne au
jeune homme une spécialité. Son inconvénient est d'exiger une
préparation de plusieurs années, trois à cinq et six ans, et de
donner accès à des carrières très encombrées.
L'entrée dans les professions usuelles, ou dans « les afl'aires »,
exige une préparation plus courte et qui se fait mieux par la
pratique que par un enseignement théorique.
Dans cette voie, nos élèves peuvent trouver une situation
presque dès leur sortie de l'École, comme il est déjà arrivé à
plusieurs, et recevoir immédiatement une rétribution. En outre,
n'étant pas spécialisés, ils peuvent aborder tel genre d'affaires
ou tel autre, suivant les circonstances.
Nos Groupes d'expansion commerciale ont déjà aidé plusieurs
de nos jeunes gens à faire leur apprentissage des affaires en An-
gleterre. Ces Groupes fonctionnent actuellement à Londres et à
Bruxelles. D'autres comptoirs sont en formation à Francfort, à
Copenhague, au Canada, à New- York, à la Nouvelle-Orléans, à
Rio-de-Janeiro, à Buenos- Ayres, à Hong-Kong.
DE l'École des roches. 209
Dans son dernier Rapport, mon excellent ami et collal)orateur,
M. Jean Périer, notre attaché commercial à l'ambassade de France
en Angleterre, a signalé les hem^eux résultats déjà produits par
ces Groupes. « Cette association, dit-il, réalise enfin l'idée que
nous préconisions depuis quelques années avec beaucoup de nos
collègues, plusieurs chambres de commerce françaises de
l'étranger et avec nombre de conseillers du commerce exté-
rieur. » Je crois que nos jeunes gens ont intérêt à profiter de cette
organisation pour se former rapidement et pratiquement aux
affaires, dès leur sortie de l'École.
Je signale à ceux de nos anciens élèves, qui se destinent à
Tagriculture, un article de M. J, Dybowski, directeur du Jardin
colonial de Nogent-sur-Marne. Il a paru, le 30 mai dernier, dans
la Bévue générale des sciences, sous ce titre : La production légu-
mière moderne. Cet article démontre qu'on a intérêt aujour-
d'hui, grâce au développement et à la rapidité des transports, à
entreprendre, en grand et en vue de l'exportation, la culture
des légumes, mais seulement « dans les régions où les saisons
plus douces permettent de cultiver plus longtemps à l'air libre ».
Il s'agirait donc de faire en grand et dans de meilleures condi-
tions de climat, ce qui n'a guère été fait jusqu'ici qu'en petit et
dans des régions peu favorisées. Cette production meilleure et
plus précoce aurait des débouchés assurés et rémunéra-
teurs principalement en Angleterre. Elle pourrait être entre-
prise avec succès, par exemple, sur toute la côte ouest du Cotentin,
qui est réchauffée par les eaux du Gulf-Stream. On peut y faire
la culture maraîchère en plein air et le terrain y est encore à
des prix très avantageux.
Notre professeur d'agriculture, M. Jenart, qui a parcouru ré-
cemment cette région, voit déjà, parla pensée, un certain nombre
de nos anciens élèves établis dans cette partie de la Normandie
et produisant de magnifiques légumes, tandis que plusieurs de
leurs camarades, installés en Angleterre, dans nos comptoirs
d'expansion commerciale, recevraient ces produits et les dis-
tribueraient chez nos voisins. Pourquoi, en effet, ne ferions-nous
pas en France ce que les Danois ont fait avec tant de succès pour
210 LE JOURNAL
le lait, le beurre et les œufs? Un de nos élèves se prépare à en-
trer dans cette voie; d'autres rimiteront, je l'espère.
Nous avons reçu un très grand nombre de visites à l'École
pendant cette année; il ne se passe presque pas de jours sans
qu'il nous vienne des visiteurs. Quelques-uns sont des profes-
seurs "^étrangers, désireux d'ouvrir dans leur pays une École sur
le modèle de celle des Roches. Parmi ces derniers, il en est un,
un professeur de (ienève, M. Perrière, qui nous a fait part de ses
impressions par écrit. On trouvera plus loin un large extrait de
sa lettre; mais je désire répondre ici à deux observations qui
demandent une explication.
Il trouve d'a])ord « qu'il y a trop de luxe aux Roches ». Il
préférerait plus de « rusticité », quelque chose qui donne l'im-
pression de « la vie aux champs et à la ferme ».
Le « luxe » des Roches consiste surtout dans la propreté et la
bonne installation de toutes choses. Je considère cela comme
essentiellement éducatif, car l'absence de propreté, de bonne
installation et même d'un certain confort sont, le plus souvent,
le résultat et le signe de la paresse. Les peuples qui s'habituent
à une mauvaise installation du foyer et qui s'en accommodent,
sont inférieurs aux autres, au point de vue de l'aptitude à l'effort
et au travail. La bonne installation au foyer est un élément so-
cial de premier ordre; elle est la caractéristique des peuples
supérieurs et elle a pour effet de faire aimer ce foyer et d'exci-
ter à l'etfort pour le rendre plus agréable et plus confortable.
Elle détourne ainsi de la vie au dehors et de ses dangers. J'ai
expliqué tout au long ce phénomène social si important et je
me permets d'y renvoyer^.
Cette bonne installation a, en outre, pour effet de développer
le goût chez l'enfant. Il faut lui apprendre à apprécier et à dé-
sirer le beau en toutes choses. Et c'est une erreur de croire que
le beau est toujours plus coûteux que le laid. Le mobilier de
l'École, que M. Perrière a trouvé trop luxueux, est d'un bon
marché qui l'étonnerait beaucoup s'il en connaissait le prix.
1. Dans A quoi tient la supériorilc des Anglo-Saxons, liv. II, ch. iv. Comment
le mode d'établissement au foyer contribue au succès de l'Anglo-Saxon.
DE l'kcole des roches. 211
Nos chaises, si réussies, en bois tourné et incrusté, par exemple,
reviennent à 5 francs, ce qui nest pas plus coûteux que des
chaises de paille très ordinaires et ce qui est beaucoup plus
solide. Quel inconvénient y a-t-il à ce qu'elles soient moins
laides ?
Mais nous avons eu une autre raison pour donner au mobi-
lier et à la tenue générale de lÉcole un certain « cachet ».
Nous voulons que l'École inculque aux enfants Timpression de
la vie de famille et non celle de l'ancien type de collège, où le
mobilier est si lamentablement horrible qu'il donne natu-
rellement à l'enfant l'idée qu'on doit le maltraiter et le briser.
Enfin, du moment que nous demandions aux professeurs et
à leur famille de vivre dans l'École, nous avions le devoir de
faire de cette école un véritable « home », à la fois agréable
et confortable. Au fond, cette divergence de vue vient tout
simplement de ce que M. Ferrière a encore dans l'esprit le type
du collège, tandis que nous avons en vue et que nous avons
réalisé celui de la famille. En cela, comme pour le reste, nous
sommes en avance, voilà tout.
M. Ferrière nous reproche, en outre, de ne pas avoir assez
développé « les exercices fatigants ». Je suis heureux d'entendre
formuler ce reproche, car il me prouve que nous ne sommes
pas allés trop loin dans la voie des sports, ainsi qu'on nous en
accuse quelquefois. C'est entendu, nous avons adopté un juste
milieu entre les écoles anglaises et les écoles françaises. Je
prie nos détracteurs d'enregistrer cela et, s'ils veulent enfin
être très aimables, de le répéter autour d'eux.
On trouvera plus loin, dans le chapitre consacré à la Section
spéciale, trois tableaux sur lesquels nous appelons l'attention.
11 s'agit d'un premier essai destiné à mettre en évidence, sous
une forme synoptique, l'enchainement qui existe entre les divers
phénomènes de la vie sociale.
Edmond Demolins.
212
LE JOURNAL
LE PERSONNEL DE L'ÉCOLE
Fondateur : M, Edmond Demolins.
Cojiseil iVA dminislration.
iMM.
Edmond Demolins, président.
Maurice Bouts, avocat, administrateur délégué.
Le V^'' Ch. de Calax, chargé de cours à la Faculté de& lettres
de Rennes.
Alexandre André, industrieL
A. Desplanches, magistrat.
Louis Monnier, banquier.
Emile Pierret. publiciste.
Auguste Thurnevssen, administrateur de la Compagnie des
chemins de fer du Midi.
Professeurs.
MM.
Georges Bertier, directeur, licencié es lettres.
Bernard Bell, gradué (B.-A.), de l'Université de Cambridge.
R.-C. Coulthard (M. A.), de l'Université de d'Oxford.
Ernest Delétra, D"^ es sciences, chimiste diplômé.
Paul Descamps, ingénieur-électricien.
René Des Granges, licencié es lettres.
Georges Dlpire, ancien élève de l'École' des Arts décoratifs.
A. Hyde Hills (B.-A.), de l'Université de Cambridge.
Alphonse Hoeelich, élève diplômé de l'École de Musique clas-
sique.
Paul Jenart, ingénieur-agronome, ancien élève de V Institut
agronomique.
M. JiNGNÉ, licencié es sciences, professeur de l'Université.
DE l'École des roches. 21.'J
Gustave Lange, licencié es sciences, ancien professeur de l'U-
niversité.
F. Mentré, licencié es lettres, professeur de l'Université.
M. OuiNET, professeur de l'Université.
Paul Roux, licencié endroit, licencié es sciences, ingénieur ag^ro-
nome.
Maurice Storez, architecte diplômé de l'École des Beaux-Arts.
Paul Thiry, licencié es lettres.
Henri Trocmé, licencié es lettres.
Joseph WiLBOis, licencié es sciences, ancien élève de V École
normale supérieure.
Armand Parent, chef du « Quatuor Parent ».
Octave Corbusier, 1'" prix du Conservatoire de Liège.
L. Tontor, 1®"^^ prix du Conservatoire de Liège.
lUmcs
Edmond Demolins, maîtresse de maison de la Guichardière.
Georges Bertier, maîtresse de maison du Coteau.
B. Bell, maîtresse de maison des Pins.
Henri Trocmé, maîtresse de maison des Sablons.
F. Rinchewal.
De Saint-Pol, diplômée du Brevet supérieur.
Aumônier : M. l'abbé Gamble.
Pasteur : M. Jean Monnier.
Médecin : M. le D' Carcopino.
Professeur de gymnastique : M, Victor Perret.
Économe : i\L Justin Champenois.
Capitaine général : Pierre de Bousiers.
LISTE DES ÉLÈVES
I. — Maison du Vallon.
1. Alexis Adelheim, n'a pas encore fait son stage.
2. Lucien Bertuet, id.
3. Arthur Bosch, a passé deux ans en Angleterre. f^
4. Charles Boscu, id.
2l\ LE JOURNAL
o. Edouard Boscu. fait son stage en Angleterre.
0. Pierre Bouthillier, a passé six mois en Angleterre.
7. Jacques Castan, a passé trois mois en Angleterre.
8. Jean Castan, a passé trois mois en Allemagne, six mois en An-
■ gleterre.
9. André Charpentier, a passé trois mois en Angleterre.
10. Jean Colin. id.
11. Guy DE CoiBERTiN, fait son stage en Angleterre.
12. Raymond Decalville, n"a pas encore fait son stage.
13. St-Clair Delacroix, a passé un an en Allemagne, parle anglais.
14. Jean Desplanches, a passé trois mois en .\ngleterre, trois mois
en Allemagne.
15. Jean Fabra, n'a pas encore fait son stage.
16. Louis Fabra, id.
17. Léon Forestier, a passé six mois en Angleterre.
18. Léon GARDt;REs-Roux, n'a pas encore fait son stage.
19. Adam de Gizycki, fait son stage en Angleterre.
20. William Harding, parle anglais.
21. Georges Lecointre, a passé trois mois en Angleterre, trois se-
maines en Allemagne.
22. Pierre Lyautey, parle allemand.
23. Pierre Marteau, a passé six mois en .\llemagne.
24. Frédéric Mason, fait son stage en Allemagne, parle anglais.
25. Pierre Matras, n'a pas encore fait son stage.
26. Jacques Musnier. a passé trois mois en .\ngleterre. trois^mois
en Allemagne.
27. Sébastien ISaon, n'a pas encore fait son stage.
28. Alfred Pacreco. parle anglais.
29. Lucien Riom, id.
30. Robert de Séréville, six mois en Angleterre, six mois en Alle-
magne.
31. René Spaetii, parle allemand.
32. Jean Steiner, n'a pas encore fait son stage.
33. Guy Thurneyssen, a passé trois mois en Angleterre.
34. Raoul Vandenheuvel, n"a pas encore fait son stage.
35. Joseph DE YiGO, id.
36. Jacques Vincent, id.
37. Wladimir Wérefkine, parle allemand.
IL — Maison des Pins.
1. Jean Bertrand, fait son stage en Angleterre.
2. Louis Charonnat, n'a pas encore fait son stage.
DE l'École des roches. 215
3. Antoine Cortada, n'a pas encore fait son stage.
4. Maurice Cronier, parle anglais.
5. Jacques Dupas, a passé six mois en Allemagne.
6. Dudley Ellis, parle anglais,
7. Henri Ferraîvd, a passé six mois en Angleterre.
8. Washington de Ficieihedo, n'a pas encore fait son stage.
9. René Tierson, parle allemand.
10. Edouard Giraud, id,
11. Bernard Kablé, parle anglais.
12. Pierre Leplat, six mois en Angleterre, six mois en Allemagne.
13. Stanislas de Makowiecki, n'a pas encore fait son stage.
14. Henry Mead, parle anglais.
l.o. Pierre Muscat, n'a pas encore fait son stage.
16. Louis NozAL, parle allemand, fait son stage en Angleterre.
17. Jules DE Paillette, n'a pas encore fait son stage.
18. Maurice de Paillette, id.
19. Vincent de Paillette, id.
20. Yves Pilon-Fleury, parle anglais.
21. Jean Pixgusson, n'a pas encore fait son stage.
22. Gaston Pommey, fait son stage en Angleterre.
23. Antoine Potocki, n'a pas encore fait son stage.
24. Jean de Pourtalès, a passé neuf mois en Allemagne, parle
anglais.
25. André Pusinelli, parle allemand.
26. Pierre Pusinelli, n'a pas encore fait son stage.
27. François Bousselet, apassé six mois en Allemagne, fait son stage
en Angleterre.
28. André Salmon-Legagxeur, n'a pas encore fait son stage.
29. André de Silveira-Cintra, a passé six mois en Angleterre, un
mois en Allemagne.
30. Félix de Silveira-Ci.ntra, id.
31. Maurice Tailhades, n'a pas encore fait son stage.
32. Albert TiiTÉBAUT, id.
33. Gilbert Triboulet, id.
34. Georges Watel, a passé neuf mois en Angleterre.
3.'). François de Yturbr, n'a pas encore fait son stage.
III. — Maison de la Guichardière.
1. Louis Bélières, six mois en Angleterre, deux mois en Allemagne.
2. Robert Benoit, trois mois en Angleterre.
3. André Bessand, id.
216 LE JOURNAL
i. Philippe BiNGER. a passé trois mois en Angleterre.
5. Maurice Bosql'Eï. a passé six mois en Angleterre.
6. Jean-Louis Cavazza, n'a pas encore fait son stage.
7. Armand Davel, six mois en Angleterre, trois mois en Allemagne.
8. Léon Despret, un an en Angleterre, trois mois en Allemagne.
9. Robeit FiRMiN-DiDOT,un an en Angleterre, un mois en Allemagne.
10. Robert Gillet, n'a pas encore fait son stage.
11. Charles Hardixg, parle anglais.
12. Hubert Jambois, id.
13. Jacques Lachapelle, n'a pas encore fait son stage.
14. Edouard Lastra, id.
15. Jean Laier, parle anglais et allemand.
16. René Loubet, a passé six mois en Angleterre.
17. Jacques Mimer, a passé trois mois en Angleterre.
18. Olivier Pillet, trois mois en Angleterre, trois mois en Allemagne.
19. Jules PoMMEY, a passé trois mois en Angleterre.
20. Roger Riom, trois mois en Angleterre, fait son stage en Alle-
magne.
21. Pierre de Roisiers, parle anglais.
22. Tony Snyers, six mois en Angleterre.
23. Pierre Suleau, n'a pas encore fait son stage.
24. Maxime Tassu, parle allemand.
IV. — Maison du Coteau.
1. Jean Biesiekierski, n'a pas encore fait son stage.
2. Charles Brueder, a passé trois mois en Angleterre.
3. Jean Brueder, a passé trois mois en Allemagne.
4. Marcel Charpentier, a passé quatre mois en Angleterre.
o. Joseph Comaléras, a passé deux mois en Angleterre.
6. Eugène Dauprat, n'a pas encore fait son stage.
7. Georges Ferrand, a passé six mois en Angleterre.
8. Pierre Foissey, id.
9. Robert Glaexzer, parle allemand, fait son stage en Angleterre.
10. Eudoxe Gregorovitza, parle allemand, a passé un mois en An-
gleterre.
11. Jacques Hervey, trois mois en Angleterre, trois mois en Alle-
magne.
12. Henri de la Bruyère, a passé six mois en Angleterre.
13. Jacques de la Bruyère, fait son stage en Angleterre.
14. Hervé de la Motterouge , a passé trois mois en Allemagne.
15. René Lorillon, six mois en Angleterre, trois mois en Allemagne.
DE l'École des roches. 217
10. Octave Mentré, a passé un mois on Angleterre.
17. Maxime Oberlé, n"a pas encore fait son stage.
18. Adrien Philippe, a passé trois mois en Angleterre.
10. Jean du Pré de Salnt-Mai'r, n'a pas encore fait son stage.
20. Raymond Prieur, a passé un mois en Angleterre.
21. Germain de Reyles, n'a pas encore fait son stage.
22. René Saquet, six mois en Angleterre, six mois en Allemagne.
23. Paul Sauvaire-Jolrdan', a passé six mois en Angleterre.
24. Louis Sprauel, a passé trois mois en Angleterre.
2o. Hans Spyker, id.
26. Henry de Turckheim, parle anglais et allemand.
27. Alfred Valenzuela, n'a pas encore fait son stage.
28. John Waddingtom, parle anglais et allemand.
V. — Maison des Sablons.
1. Edouard Adler, a passé six mois en Angleterre, fait son stage
en Allemagne.
2. Maurice de Barrau, a passé trois mois en Angleterre, parle alle-
mand.
3. Etienne de Bary, a passé six mois en Angleterre, parle alle-
mand.
4. Robert de Bary, fait son stage en Angleterre, parle allemand.
5. Maurice Bouts, n'a pas encore fait son stage.
(>. Pierre Bouts, a passé un an en Allemagne.
7. Constantino Candeira, n'a pas encore fait son stage.
8. Robert Delmas, a passé trois mois en Angleterre, trois mois en
Allemagne.
9. André Ferrand, a passé un an en Allemagne.
10. Pierre Guiraud, a passé six mois en Angleterre.
11. Ernest Harilaos, fait son stage en Angleterre.
12. Henri Jéquier, a passé quatre mois en Angleterre.
13. Hervé Labussière, cinq mois en Allemagne, parle anglais.
14. René Lagier, a passé quatre mois en Allemagne.
15. Gontran DE la Marque, parle anglais.
16. Louis Landru, a passé cinq mois en Allemagne.
17. Jean Langer, a passé quatre mois en Angleterre.
18. Edouard Latune, a passé six mois en Angleterre.
19. Pierre Monnier, a passé trois mois en Angleterre, trois mois
en Allemagne.
20. Jean Moussy, a passé trois mois en Allemagne.
21. Manuel Pacueco, parle anglais.
:218 LE JOLR.VAI.
±2. Marcel Planqlette, a passé six mois en Angleterre, six semaines
en Allemagne.
23. Louis Rocher, a passé six mois en Angleterre.
24. Marcel Rougeault, id.
2o. Jean Salathé, n'a pas encore fait son stage.
26. Charles Siou, a passé trois mois en Angleterre.
27. Ludomir de Smorczewski, parle anglais et allemand.
28. Jean Thiercelin, a passé six mois en Angleterre.
29. Jean Thuret, a passé trois mois en Angleterre.
30. Jean Yerdet, a passé six mois en Allemagne.
VI. — Élèves a l'étranger.
1. Edouard Adler. à Bonn.
2. Maurice Aubry, à Oxford.
3. Robert de Bary, à Holt.
4. Jean Bertrand, à Eastbourne.
o. Edouard Bosch, à Dulwich.
0. Guy DE CoLBERTiN. à Winchlield.
7. Robert Glaenzer. à Rhyl.
H. Adam de Gizycki. à Brighton.
9. Ernest Harilaos, à Winr-hOeld.
10. Frédéric Honoré, à Brighton.
11. Jacques de la Bri yère. à Dulwich.
12. Frédéric Mason, à Cochem-sur-Moselle.
13. Louis Nozal, à Wendover.
14. Henri Pingusson, à Herchen-sur-Sieg.
15. Gaston Pommey, à Edgefield.
Ifi. Roger RiOM, à Grenzhausen, près Coblenz.
17. François Rolsselet, à Moreton-Hampstead.
LES STAGES A L'ÉTRANGER
.l'ai peu de chose à ajouter à ce que je disais de nos stages.
Tan dernier à cette même place. Nous nous sommes conformés,
sauf de très rares exceptions, aux règles que j'exposais alors :
1. Stages de six mois (octobre-mars), — ou de trois mois (mai-
juillet), ces derniers prolongés, si possible, de deux mois par
les grandes vacances; — quelques stages dun an.
218 bù.
\
219
DE L ECOLE DES ROCHES.
219
2. En Angleterre, placement dans des « écoles préparatoires » ;
en Allemagne, snrtont dans des familles.
3. Quelques heures par jour de travail proprement dit; beau-
coup de jeux, de promenades, de conversations avec des cama-
rades de même âge, véritables bains d'anglais ou d'allemand.
4. Enfin, et par-dessus tout, isolement complet à l'égard de
tout élément français : condition précieuse de progrès, et con-
dition particulièrement difficile à rencontrer, comme en ont fait
l'expérience tant de Français qui, voulant apprendre sur place
une langue étrangère, n'ont trouvé accès que dans des boar-
ding-houses peuplés de compatriotes ^
Nous avons eu de la sorte, pendant l'année scolaire qui vient
de s'écouler, et indépendamment de 10 stages de vacances :
En Angleterre ....
En Allemagne ....
TERME
d'auki.mnk.
TERME
n'HIVElt.
TERME
DE PRINTEMPS.
0 garçons.
G —
tj garçons,
a —
13 garçons.
4 —
fsoit en tout 40 trimestres).
Les garçons et les parents ont été satisfaits de ces séjours et de
leurs résultats. Nous avons cité, l'an dernier, quelques témoi-
gnages d'enfants. Qu'il nous suffise, cette année, de détacher la
page suivante d'une lettre écrite par un père de famille (|ui,
sur le con.seil de M. Demolins, a envoyé son petit garçon en An-
gleterre avant de le faire entrer aux Roches. On verra que,
1. Qu'on me permette, à propos de cet isolement si nécessaire, une double re-
commandation qui m'est suggérée par un correspondant d'Allemagne.
Nos petits, parait-il, aiment à écrire (du moins tant qu'ils sont loin de France) :
c'est bien; mais quelques-uns écrivent troj). Trois lettres par semaine aux parents,
l^lus quelques lettres à des oncles, tantes, ou cousins, c'est trop. C'est tout un milieu
français que l'enfant se constitue artificiellement, et où il continue à vivre de longs
moments chaque jour.
11 faut en dire autant des lectures françaises, livrés ou journaux. Les parents doi-
vent en sevrer complètement l'enfant pendant son stage, s'ils ne veulent pas pro-
duire, dans le petit cerveau qu'il s'agit de pénétrer de formes nouvelles, une fuite
par où se perdra toute une partie du travail accompli.
2:20 LE JOURNAL
comme nous l'avons indiqué jadis, les progrès dans la posses-
sion de la langue ne sont pas le seul bénéfice que nos garçons
puissent attendre de leurs stages.
« Je n ai pas constaté que l'école anglaise ait rien donné à
mon fils; mais elle ne parait pas l'avoir étoufté, et même elle lui
a fourni l'occasion de développer ce qu'il y a en lui... « Il est
très mâle, » me disait de lui Mr. S. (le directeur). « Il est bien
plus résistant que les boys anglais, » déclarait Miss S. à ma
femme. Ils l'ont observé, et l'ont reconnu remarquablement sain
de corps et d'esprit. Aussi a-t-il profité déjà mieux qu'un autre
des bons côtés de cette éducation. Ainsi, après deux mois
d'apprentissage, lui, le plus jeune de tous les élèves, a-t-il été
admis dans l'équipe de foot-ball chargée de défendre dans un
match les couleurs de son école. « Parce que je n'ai pas peur,
m'écrit-il, je m'élance contre les grands, et ils lancent le
ballon, et je m'élance, et le ballon rebondit contre moi, et
s'arrête. » Et, après le match : « J'ai très bien joué, et j'ai joué
très bien. » Il était préparé à devenir une « personne »; mais
il lui manquait les camarades et le milieu nécessaires pour
devenir « un bon animal », et il le trouve là-bas. »
Henri Trocmé.
LA VIE AU VALLON
Le Vallon est la plus ancienne des maisons de l'École. C'en est
aussi, au dire du moins de ses habitants, la plus pittoresque.
Avec l'irrégularité de sa façade, l'enchevêtrement de ses toits et
de ses terrasses, les grands arbres et les fleurs qui l'entourent,
il ressemble bien plus à un grand chalet qu'à une de ces prisons
que l'on décore généralement du nom de collège.
Mais ce n'est pas seulement par sa façade que le Vallon difière
d'un lycée; c'est surtout par la manière de vivre de ses habi-
tants. Au lieu d'être une caserne renfermant des centaines
d'élèves soigneusement numérotés et classés d'après leur âge^
DE 1,'ÉCOLE DES ROCHES. 221
le Vallon n'abrite qu'une vaste famille où les aines cherchent à
donner l'exemple du devoir aux plus jeunes.
C'est aux moments des « temps libres » que se manifeste vrai-
ment la vie intime du Vallon. En hiver, lorsque leurs camarades
des villes se promènent tristement dans leurs cours dénudées
et enceintes de hautes murailles, les élèves du Vallon se dirigent
vers la salle de Lecture ou vers la salle de .Jeux. La bibliothèque
du Vallon est peut-être la plus complète de celles de l'École.
Aux livres de la bibliothèque rose, ou aux « .Iules Verne » pour
les petits, à un choix de romans et de poésies modernes pour
les grands sont joints les indispensables « classiques ». Grâce
aux soins d'un élève chargé de la bibliothèque, les livres et les
revues sont toujours en ordre, et la collection s'augmente chaque
année de quelques volumes dus aux cotisations des professeurs
et des élèves. — La fondation d'une salle de Jeux ne date que
de cette année : dans une grande pièce, décorée par de nom-
breuses gravures, se trouvent, sur des tables, tous les jeux ({ui
peuvent occuper les longues soirées d'hiver : ping-pong, cartes,
échecs, dames, dominos. — Certains soirs, les professeurs de
musique sont assez aimables pour nous faire danser un peu : on
range les tables du erand hall et bientôt on s'initie aux mvs-
tères de la valse, ou du boston.
En dehors de ces délassements communs, chacun cherche à
se distraire comme il le ferait dans sa famille. Un élève, que sa
modestie m'empêche de nommer, après avoir établi avec succès
un système mécanique permettant l'ouverture automatique d'un
calorifère pendant la nuit, se livre pour le moment à la cons-
truction de couveuses artificielles qui promettent des merveilles.
Tel autre, naturaliste distingué, réunit les plus grands dans le
bureau des capitaines, et par des dissections d'oiseaux, de gre-
nouilles ou de rats, leur montre la merveilleuse structure du
corps des animaux.
Mais en été, tous ces plaisirs tranquilles sont abandonnés pour
le plein air. Le « Petit-Bois » et ses rochers sont propices aux
jeux de cache-cache ou de balle. D'autres, plus persévérants,
préfèrent des divertissements moins frivoles, construisent des
16
222 LE JOURNAI,
cabanes, creusent des souterrains. Nous avons aussi au Vallon
l'élevage des pigeons; après avoir été peu florissant pendant
quelque temps, par suite du décès de quelques-uns des pen-
sionnaires, il est en train de prendre des proportions gigan-
tesques! Le pigeonnier compte aujourd'hui cinq pigeons et deux
tourterelles et on attend avec impatience Féclosion de nouveaux
œufs! Mais en été le passe-temps favori, surtout pour les plus
grands, est certainement le tennis. En effet, sur les trente-quatre
élèves du Vallon, on compte environ une vingtaine d'amateurs de
cet agréable jeu. Au début de la saison, un club s'est formé, et,
à laide des cotisations de ses membres, a pu faire remettre le
tennis à neuf et pourvoir aux dépenses nécessaires. Afin de
permettre à tous de jouer, les membres sont divisés en deux
séries, les grands et les petits, qui occupent chacun le tennis trois
jours par semaine. Plusieurs professeurs sont du club; ils vien-
nent faire une partie de temps en temps et ne se montrent pas
toujours les plus forts!
Mais rénumération de ces multiples distractions ne doit pas
laisser croire que toute la journée des garçons du Vallon se
passe en amusements. Comme dans les autres maisons de l'Ecole,
le travail demeure au Vallon la première des occupations. Certes,
il y a encore quelques paresseux récalcitrants; mais ils sont
moins nombreux qu'au début de l'année, et l'on peut espérer
voir leur nombre diminuer sans cesse.
En somme, le Vallon renferme un bon groupe de petits ou
grands qui vivent dans la plus parfaite cordialité et se préparent
courageusement à l'avenir. Souhaitons que la plupart revien-
nent l'année prochaine pour continuer l'œuvre commune, et
que ceux cjui doivent nous quitter emportent du Vallon un
excellent souvenir!
Jacques Musnier, capitaine au Vallon.
DE l'École des rocues. 223
UN JUGEMENT SUR L'ÉCOLE
Un professeur de Genève, qui est venu passer quelques jours à l'École, a
fait part de ses impressions à M. Rertier dans une lettre dont nous détachons
les extraits suivants ' :
« Genève, 17 juin I'.hm;.
(( Cher Monsieur,
« Permettez-moi de vous remercier encore très vivement de
Taccueil que j'ai reçu de vous et de M'"*' Bertier à FÉcole des
Roches. C'est avec stupéfaction que j'ai vu les progrès réalisés
dans tous les domaines, et c'est un plaisir pour moi de con-
stater que la première en date des Écoles nouvelles de France
est aussi la première en prospérité.
« Mieux qu'aucune des Écoles nouvelles que je connais, les
Roches ont réalisé le système des maisons indépendantes. Le
nombre relativement restreint des enfants ainsi groupés en vie
familiale est d'une valeur inappréciable pour leur éducation
individuelle. L'inconvénient, vous me l'avez signalé vous-même
en ces termes : « Il n'y a pas une, il y a cinq écoles des Roches ».
Les influences différentes mais non divergentes de cinq ou six
chefs de maisons sont cependant un inconvénient infime, et
qui n'est pas à comparer avec celui qui résulterait de l'agglo-
mération de plus de cent cinquante enfants dans un bâtiment
unique. Combien il est douloureux de penser que c'est encore
le cas dans tant d'écoles!
« Une réforme de tout premier ordre, à mon avis, est l'intro-
duction aux Roches du système des « classes mobiles ». Qu'un
enfant ne soit pas rivé par la fatalité à une classe rigide, mais
qu'il puisse, au gré de son intelligence et de son développement,
suivre le cours le plus en rapport avec sa force, afin d'être
avec des camarades du même degré que lui, c'est là un progrès
digne de tous les éloges. Pour qu'un enfant puisse faire partie
1. Celle lettre contient deux critiques auxquelles il est répondu plus haut et que,
pour cette raison, nous omettons ici.
224 LE JOURNAL
d'une classe donnée, tout en suivant les cours de latin, d'an-
glais, d'allemand, ou de mathématiques, dans une ou deux
classes au-dessus ou au-dessous de la sienne, il faut une orga-
nisation du programme scolaire particulièrement difficile à
réaliser. Or, ainsi que j'ai pu m'en assurer moi-même, ce sys-
tème fonctionne particulièrement bien aux Roches et est tout
à l'honneur de celui qui a su l'établir.
« C'est également avec plaisir que j'ai vu réalisé jusqu'à un
certain point le parallélisme entre les branches d'enseigne-
ment : d'une part, entre l'histoire générale et l'histoire de la
littérature; d'autre part, entre l'histoire et la géographie. En se
basant sur le principe psychologique de l'association des idées,
on facilite beaucoup à l'élève l'emmagasinement des connais-
sances, s'il saisit la liaison entre les sciences qu'il étudie. On
peut aussi tirer un grand parti de l'enseignement des langues,
surtout de la langue maternelle, pour initier l'enfant à toutes
espèces de connaissances qu'il retrouvera plus tard dans le cours
de ses études. Ainsi il est facile, à la leçon de latin, de mettre
l'élève en contact avec les sources de l'histoire romaine qu'il
étudie, avec Nepos, Quinte-Curce, Justin, Tite-Live, Salluste ou
Florus. Tels passages classiques de l'histoire d'Angleterre ou
d'Allemagne gagneront en intérêt s'ils sont lus dans des ouvrages
écrits par des historiens nationaux. Enfin la philosophie et l'an-
glais y gagnent tous deux à la belle traduction que j'ai vue
chez vous de la « Psychologie » de James.
« Mais voici, cher Monsieur, une bien longue lettre. J'aurais
voulu vous dire encore la satisfaction que j'ai eue à constater
l'admirable fonctionnement de la très noble corporation des
capitaines.
« J'aurais pu parler de votre système de punitions en rapport
avec la nature de la faute commise. Rares sont les éducateurs
qui comprennent qu'une arrivée tardive, un acte d'indiscipline
légère, ou de turbulence, doivent être punis par un travail ma-
nuel, ou une course déterminée, qui fatiguera l'enfant tout en le
fortifiant, plutôt que lui donner un devoir écrit supplémentaire
qui achèverait de l'énerver et de l'aigrir.
DE LÉCOLE DES ROCHES. 225
« Enfin, j'aurais voulu vous exprimer toute mon approbation
de votre système d'émulation, qui insiste davanta£;e sur les pro-
grès ou les déficits de l'enfant à l'égard de lui-même, de son
travail passé, que sur son rang par rapport à ses condisciples.
Il y a dans ce dernier procédé une injustice, car la nature
n'ayant pas donné à tous une intelligence égale, les forts s'enor-
gueillissent à tort et les faibles sont injustement humiliés. Au
contraire, si la valeur du travail personnel de Fenfant est sur-
tout mise en relief, si une fréquente comparaison avec le tra-
vail fourni précédemment permet d'établir qu'il y a un progrès
constant, l'enfant se fera un point d'honneur de ne pas rompre
par une ligne descendante l'harmonie de la ligne ascendante,
et c'est en cela que réside l'empire sur soi-même et la persé-
vérance.
« Enfin j'aurais aimé vous dire aussi le plaisir que m'ont pro-
curé les réunions du soir si simples et si cordiales. Gomment
serait-il possible de mieux terminer une journée que par une
lecture ou un chant? Il n'y rien de tel pour rapprocher les
âmes que les émotions communes. Et vous savez les donner,
cher Monsieur, sans la moindre mise en scène par la seule
élévation de votre pensée.
« Oui, tout cela, j'aurais voulu vous le dire. Mais je m'arrête,
il est temps. Laissez-moi seulement vous exprimer encore,
cher Monsieur, toute ma reconnaissance et mon admiration.
« Ad. Ferrikre. »
MENSURATIONS ET CARNETS DE SANTÉ
L'Université se préoccupe beaucoup de cette question.
Nous ne pouvons qu'admirer les efforts de MM. Binet, profes-
seur à la Sorbonne, des docteurs Philippe et Boncour, et de tous
ceux qui coopèrent à ces essais.
Il nous est permis de constater que les Roches ont été, ici
encore, à la tête d'un mouvement.
226 LE JOURNAL DE l'ÉCOLE DES ROCHES.
Tous les trois mois, nos élèves sont mensurés; depuis cette
année, nous avons remplacé par le spiromètre la mesure du
périmètre thoracique, trop susceptible d'erreurs, et nous avons
ajouté à nos instruments d'étude le dynamomètre.
Certains élèves plus faibles sont régulièrement pesés et nous
conservons les courbes de leurs augmentations.
Voilà bientôt sept ans que, régulièrement, sont prises ces me-
sures; nous sommes fiers de le dire et de montrer une fois de
plus comme notre petite cellule est libre en ses mouvements et
progresse rapidement, tandis qu'il faut des années pour mettre
en marche le corps plus majestueux certes, mais plus lourd, de
notre sœur ainée l'Université.
EXAMENS DU BACCALAURÉAT
L'École des Roches a présenté aux examens du baccalauréat,
en 190i-1905, les huit élèves suivants, qui ont tous été rec.us :
Classe de Mathématiques :
Guy de Tovror.
Paul Watel.
Classe de Preynière :
Maurice Bosquet.
Jacques Hervi:y.
Georges Lecoixtre.
Pierre de Rousiers.
René Saquet.
Guy Thurxeyssen (reçu à la fois à Sciences-Langues
et à Latin-Sciences) .
Quatre élèves se sont présentés eux-mêmes; l'un d'eux, Pierre
Daniel, a été reçu.
II
LES ÉTUDES EN 1905-1906.
Nous avons la joie, cette année encore, de constater un pro-
grès dans la marche des études, de pouvoir dire que tous voient
plus nettement le but à atteindre, que tous, maîtres et élèves,
réalisent plus consciencieusement l'idéal des Roches.
Car nous avons notre idéal d'enseignement, que préciseront et
cet article, et ceux qui le suivront, et nous estimons qu'il est une
de nos raisons d'être. Nous avons la prétention de faire,
à ce point de vue, autre chose — et mieux — qu'une concur-
rence à l'Université. Nous sommes des soldats d'avant -garde, des
explorateurs. Dès qu'une méthode est démontrée bonne, nous
l'appliquons. Sans cesse à la recherche d'un nouveau progrès,
avec une souplesse et une liberté presque sans limites, nous pré-
cisions et réalisons ce qui reste à l'état de rêve et de désir chez
les meilleurs pédagogues de ce temps. Nous avons conscience de
rendre ainsi service, non pas seulement à nos élèves, mais à
l'Université elle-même. Sans aucun esprit de rivalité et de parti,
nous faisons notre œuvre : nous sommes sûrs que l'Université,
qui en a profité déjà, aura toujours intérêt à la suivre.
Cette liberté d'action nous a permis, ail milieu de cette année
scolaire, et par suite d'une nombreuse arrivée de jeunes élèves,
de créer une nouvelle classe, en dédoublant la septième. Les
:228 LE JOURNAL
parents des nouveaux venus et nous-mêmes, n'avons eu que sa-
tisfaction de cette mesure.
S'il nous est agréable de saluer l'arrivée du jeune maître qui
a vite conquis notre estime, il nous a été très pénible de dire
adieu ^ M^'" Mory, devenue directrice, à Saint-Dié, d'une école de
jeunes filles. Je sais avec quels regrets elle nous a quittés. Nous
aimons à lui redire ici notre reconnaissance, la respectueuse
sympathie de tous, et l'espoir que les Roches la reverront souvent.
Nous avons vu sa sixième, classe privilégiée vraiment, se remet-
tre vite de son départ, grâceau zèle de M. Ouinet. C'était une rude
tâche que de succéder à M"'' Mory : il fallait, comme elle, unir à
une inébranlable fermeté, une affectueuse douceur, à un en-
thousiasme sans défaillance, un sens vif des réalités. La classe de
sixième vient d'avoir encore une année de plein succès : c'est donc
que son maître a su avoir tout cela, M. Ouinet dira plus loin les
essais de travaux pratiques qu'il a poursuivis six mois avec ses
jeunes élèves. Nous sommes très satisfaits de ce premier pas, et
décidés à marcher en ce sens l'an prochain. Nous n'innovons pas :
nous ne faisons que reprendre les belles expériences de Pestalozzi
et de Frœbel. L éducation nouvelle consiste moins d'ailleurs à
tenter de nouveaux essais, qu'à choisir parmi les anciens et à coor-
donner tous ceux qui ont réussi à intéresser l'enfant, à dévelop-
per ses facultés d'observation et l'adresse de ses mains autant
que l'initiative de sa pensée.
Notre enseignement préparatoire continue à être extrêmement
solide. Il gagnerait sans doute — et nous y veillerons — à être un
peu plus vivant, plus concret, moins déductif. Il manque un peu
de leçons de choses, et l'histoire naturelle en particulier n'a pas,
autant que je le pensais, passionné nos petits élèves. Nous aurons
très grand profit à tirer d'un livre qui vient à son heure : l'Ini-
tiative mathématique, de M. Laisant. Il s'attache à développer,
par les mathématiques elles-mêmes, des qualités tout opposées à
cette sécheresse, cet esprit d'abstraction, cette logique éloignée
du réel, cette vide mnémotechnie qu'on donne si souvent sans le
chercher sans doute, mais en fait, aux plus jeunes élèves eux-
mêmes, tandis qu'en même temps on leur enlève cette naïveté
DE L ÉCOLE DES ROCHES. 229
(l'âme, cette fraîcheui' d'observation qui deviennent si fécondes
pour peu qu'on ne les enlise point.
L'enseignement des langues continue à aller bon train, mais
j'aimerais qu'on y appliquât plus courageusement encore la mé-
thode directe. Notre organisation de " classes mobiles » nous
donne ici surtout une incontestable supériorité. Nous avons eu
pendant cette année quatre classes d'anglais parallèles, très ho-
mogènes. Le cours supérieur, correspondant à peu près à la cin-
quième, est excellent et très vigoureusement mené, entièrement
en anglais, par M. Coulthard.
iM. Bell a organisé le chant anglais de tout l'enseignement
préparatoire. Et il y a pleinement réussi. Plus de .50 garçon-
nets chantent, et juste, de petites mélodies ou des chants popu-
laires entraînants. Cela les amuse beaucoup et les instruit tout
autant.
Il nous faudra faire semblable essai en allemand. Grégorovitza
dira plus loin que, malgré nos progrès, nous n'avons pas en-
core en allemand les mêmes résultats qu'en anglais. Pourquoi?
Sans doute la langue est beaucoup plus difficile, les relations
de nos élèves et de leurs familles plus rares avec l'Allemagne
qu'avec l'Angleterre, nous n'avons pas de jeux allemands, et nos
stages d'Outre-Rhin ont été, surtout au début, beaucoup moins
fréquents que ceux d'Outre-Manche.
Et puis nous n'avons que deux professeurs d'allemand contre
quatre d'anglais.
Nous allons remédier en partie à ces lacunes en prenant, à la
rentrée de 1906, un troisième maitre allemand.
Les stages ont été organisés par M. Trocmé avec beaucoup de
méthode et de conscience. Nous rappelons aux parents de nos
élèves actuels et surtout aux parents de nos élèves futurs, notre
désir de voir terminés avant la quatrième le stage en Angleterre
et le stage en Allemagne. Il est à peu près impossible, une fois
passée la cinquième, de donner aux séjours à l'étranger autre
chose que les vacances, et souvent c'est trop peu.
Dans l'Enseignement secondaire, les langues étrangères ont eu,
au concours de l'Enseignement libre, un succès inespéré : nous
230 LE JOURNAL
avons eu en anglais le premier (G. Ferrand) et le troisième (Des-
planches) et en allemand le premier de haute lutte (Grégorovitza)
et le quatrième (A. Pusinelli). A Grégorovitza j'ai demandé non
seulement de m'aider à dirig-er la table d'allemand du Coteau,
mais encore d'enseig-ner l'allemand aux plus faibles de ses ca-
marades de seconde. L'essai a réussi, en bonne partie du moins.
La grande bonne volonté des élèves au d«''but a fléchi en fin
de trimestre, mais l'expérience reste faite, très intéressante à
tous égards.
Qu'il me soit permis de signaler encore le travail important
que les élèves de Mathématiques et de Philosophie ont fait sous
ma direction : nous avons complètement traduit, en moins de six
mois, le T'extbookof psychology, de W. James. La traduction n'est
pas parfaite et doit, pour être publiée, être remaniée complète-
ment. Mais j'aime à dire la bonne volonté, parfois enthousiaste,
de mes collaborateurs, leur perspicacité, et la joie que nous a
donnée à tous cette œuvre mutuelle et cette longue communion de
pensée avec un psychologue et un pédagogue de premier ordre.
J'ai dit tout à l'heure nos succès dans un concours libre : le
baccalauréat a été pour nos élèves une aussi heureuse épreuve.
Tous les élèves que l'École présentait ont été reçus. « Mais, me
dira-t-on, vous avez choisi les meilleurs ? » Je répondrai qu'il y
a des élèves inaptes à de tels examens, que notre devoir est de les
en éloigner et de supplier les parents d'accepter notre manière
de voir; que l'École ne peut prendre la responsabilité de tels
échecs.
Mais je puis dire le nombre de ceux qui se sont présentés sans
notre appui : ils étaient quatre. L un d'eux a été reçu.
Si quelque esprit grincheux veut nous rendre responsables de
la totalité des élèves qui ont passé l'examen, nous pouvons en-
core présenter comme parfaitement honorable cette moyenne
de dix élèves reçus sur treize candidats.
Notre classe de première de cette année n'est inférieure en rien
à celle qui l'a précédée, et lui est supérieure en certains points.
Nos Mathématiciens sont moins entrainés peut-être, pour
diverses raisons indépendantes de nous.
DE l/ÉCOLE DES ROCHES. 231
Nous pouvons espérer pourtant d'encourageants succès.
Les interrogations de semaine ou de quinzaine ont été plus ri-
goureuses encore et nous devons un merci tout spécial et aux
professeurs qui ont bien voulu accepter ce surcroit de travail,
et à nos amis de Paris qui sont venus interroger nos élèves de
seconde, de première, de mathématiques, ou de philosophie.
Nous reprendrons, en 1906, la classe de Mathématiques élé-
mentaires supérieures, transition entre le baccalauréat et la
licence ou les grandes écoles. Nous serons heureux de recevoir
le plus tôt possible des inscriptions.
M. Lange dit plus loin en fort bons termes, l'esprit de notre
enseignement scientifique.
Je tiens pourtant à insister sur un point.
Nous avons un laboratoire de chimie très bien monté et en-
tretenu avec un soin parfait par M. Delétra.
Notre laboratoire de physique, très suffisant pour un ensei-
gnement théorique, ne nous permet pas assez de travaux pra-
tiques et on sait quelle importance nous attachons aux mani-
pulations, qui font retrouver à l'élève les grandes découvertes
des créateurs de la science, et qui, en lui donnant la féconde
illusion de constantes inventions, stimulent et développent son
initiative.
Nous n'avons pas de milliardaire en France, c'est entendu.
Nous n'osons espérer qu'un Carnegie d'outre-mer entende notre
appel et nous construise le laboratoire rêvé. Qui sait pour-
tant?
Mais ce laboratoire, nous voulons l'avoir pour 1900, et nous
sommes sûrs que ceux qui s'intéressent à l'École, que les parents
qui veulent pour leurs fils une éducation scientifique parfaite,
que de généreux donateurs amis du progrès et du progrès essen-
tiel aujourd'hui, celui de l'éducation, nous aideront et nous
permettront de réaliser notre rêve.
Car ce sont nos vraies joies, aux Roches, d'apporter chaque
année une pierre nouvelle à l'École et par là un progrès à
notre œuvre morale.
Nos visiteurs ont admiré, à l'exposition de l'École, les splen-
:232 LE JOURNAL
dides cartes en relief et en couleur des élèves de M. Wilbois.
Nous devons signaler l'intérêt très grand que prennent à la
géographie et nos professeurs et nos élèves. Il y a comme un
match entre les diverses classes, match de disciples, mais aussi
match de maîtres. Ils font appel à tout ce qui peut rendre cet
enseignement captivant : Vues, photographies, cartes postales,
beaux atlas, grandes cartes murales, et surtout excursions et
voyages.
Il nous souvient qu'il y a trois ans, un inspecteur général
visitant l'École avait trouvé nos collections un peu maigres, et
notre enseignement de la géographie un peu sec.
Nous nous sommes piqués aa jeu ; cette remarque a été pour
nous très féconde, et si l'inspecteur général revenait aujour-
d'hui, il verrait avec joie que son idée a germé et produit
une riche moisson.
L'enseignement de l'histoire en a profité, puisqu'il est intime-
ment lié à celui de la géographie, et c'est une résurrection du
passé que tentent avec succès nos professeurs, en particulier
M. Desgranges et M. Trocmé.
Le dessin lui-même est venu apporter à l'histoire son con-
cours : l'enseignement de M. Storez n'a fait parfois que vivifier
et préciser encore celui de M. Desgranges.
M. Dupire s'est plus exclusivement consacré au modelage et
aux décors — avec quel succès, — ceux-là le savent qui ont vu
les décors des Romanesques et ô'Athalie et les modelages ex-
posés à la Fête de l'École. M. Storez a fait un cours de construc-
tion aux élèves de la section spéciale et il dit plus loin ses
essais dans l'enseignement du « dessin libre ».
Non seulement le dessin libre a réussi aux Roches, mais M. Sto-
rez a fait œuvre plus haute encore en développant chez tous
ses élèves l'esprit d'observation et en nous enseignant à tous,
grands et petits, les lois de la beauté rationnelle.
Je parlais de son cours en section spéciale : il l'a toujours
illustré par des exemples concrets et des visites à des maisons
nouvelles à Verneuil,
Ces élèves de la section spéciale sont des enfants gfttés :
DE l'École des roches. 233
pour eux nous avons créé cette année, dès la quatrième, des
cours de mécanique qui reçoivent leur application pratique
dans l'étude des machines de l'École et leur complément dans
le travail du fer, inauguré cette année par iM. Ouinet.
Des cours d'industrie les mettent au courant des progrès ac-
tuels et leur permettent de choisir, à leur sortie de l'École, et
en connaissance de cause, la voie qui leur convient. Ces cours
sont, de plus, une application réelle, concrète, vivante, des
leçons de physique et de chimie.
De cette année encore datent des leçons de droit pratique, et
de géographie commerciale. M. Roux a étudié, en suivant à
peu près l'ordre du beau travail de M. Poinsard, les échanges
des principaux pays du monde.
En mêuie temps, nous poussions énergiquement notre en-
seignement agricole. Et nous sommes si bien lancés que nous
avons l'espoir de retenir à l'École nos plus grands élèves qui
recevraient à notre ferme une première initiation pratique et
dans nos laboratoires un solide enseignement; nous les enver-
rions ensuite dans une ou deux fermes-écoles bien choisies,
en France ou à l'étranger, où des hommes en qui nous avons
foi leur enseigneraient l'art de la culture, tout en continuant
leur formation morale.
Voilà le bilan de notre année d'études et quelques-uns de nos
projets.
De notre marche en avant les professeurs de l'École doivent
recueillir l'honneur. Nous aimons à dire pourtant combien nous
sommes redevables à certains de nos visiteurs, en particulier à
M. Perrière et à M. Mélikian. Ils ont eu l'amabilité de nous dire
qu'ils avaient beaucoup appris aux Roches ; nous avons appris
au moins autant qu'eux; ils nous ont fait profiter de leur expé-
rience, de leurs réflexions, et ont bien voulu nous donner sur
notre œuvre un jugement impartial et sympathique, qui reste
pour nous un encouragement précieux.
G. Rertier.
234 LE JOURNAL
L^ENSEIGNEMENT DES SCIENCES
Notre École ne mériterait pas son nom d' « École Nouvelle »
si la question des méthodes d'enseignement n'y était pas sans
cesse à l'ordre du jour. En ce qui concerne renseignement des
sciences en particulier, on ne se contente pas d'adopter les nou-
veaux programmes et d'en tirer le meilleur parti possible. Le
but que l'on se propose est surtout le développement libre des
intelligences. Évitant avec soin tout ce. qui peut déformer les
jeunes cerveaux, on s'efforce de réagir contre la tendance,
malheureusement trop répandue encore aujourd'hui, de faire
de l'enseignement scientifique un enseignement où les sciences
abstraites occupent de bonne heure une place trop importante
au détriment des sciences d'observation et d'expérimentation.
Il est entendu que l'étude des sciences exactes constitue une
excellente discipline intellectuelle en donnant à l'enfant des
habitudes de précision qu'il ne pourrait g;uère acquérir autre-
ment. Mais encore faut-il que ces études soient appropriées à
son âge et à ses forces et de telle façon que le mot « instruire »
ne soit pas synonyme d' « ennuyer » et quelquefois de « tor-
turer ». Et puis, une discipline intellectuelle quelle qu'elle soit,
si on en abuse, exalte certaines facultés et laisse les autres s'a-
trophier. C'est ainsi que l'esprit mathématique , avec son pli
particulier, est malhabile à se débrouiller dans les sujets pra-
tiques. Habitué à résoudre des problèmes dont les données sont
simples et bien définies, le mathématicien se perd, s'égare dans
la complexité et l'indétermination des choses concrètes et réelles.
De plus, l'abus des sciences abstraites donne à l'enfant une
tournure d'esprit qui l'éloigné de plus en plus de la nature.
Il en arrive à se figurer que l'on peut tout ramener au nombre,
que l'étude de la nature n'est plus qu'une question d'équations
et que le temps est proche où toutes les sciences s'étudieront
au tableau noir.
C'est pour donner à nos enfants le correctif nécessaire aux
riE l'école des roches. 235
insuffisances et aux défauts de l'esprit mathématique que nous
développons de plus en plus à l'École renseignement des
sciences expérimentales.
Quant à la méthode, elle est autant que possible conforme
au principe qui consiste à partir du concret et du particulier
pour aller peu à peu à l'abstrait et au général. « Les hommes,
a dit Herbert Spencer, croient que, parce que les formules gé-
nérales qu'ils ont trouvées pour exprimer des groupes de cas
particuliers ont simplifié leurs conceptions en réunissant plu-
sieurs faits en un seul, ces mêmes formules simplifieront de
même les conceptions d'uu enfant. Ils oublient qu'une généra-
lisation n'est simple qu'en comparaison de la masse entière de
vérités particulières qu'elle comprend, mais qu'elle est plus
complexe qu'aucune de ces vérités prise isolément; que ce n'est
qu'après qu'un certain nombre de ces vérités isolées ont été
acquises que la généralisation soulage l'esprit et aide la raison,
et que, pour un esprit qui ne possède point les vérités isolées,
la généralisation reste nécessairement un mystère. C'est ainsi
que, confondant deux espèces de simplifications, les maîtres
ont constamment erré en commençant par les « premiers prin-
cipes » : manière de procéder essentiellement contraire à la
règle fondamentale, qui est de présenter à l'esprit les principes
par l'intermédiaire des exemples, de le conduire du particulier
au général, du concret à l'abstraite »
Passons maintenant en revue chacune des branches de notre
enseignement scientifique.
Chimie. — Sous la bonne direction de notre collègue M. De-
létra, l'étude de la chimie se poursuit de la façon la plus
intéressante et la plus concrète dans le coquet laboratoire
de l'École. C'est là que se donnent toutes les leçons; de cette
façon, la chimie cesse d'être pour l'enfant une science de for-
mules, celles-ci ne venant qu'ensuite comme moyen de sou-
lager sa mémoire.
1. Herbert Spencer, De l'éducation intellectuelle, morale et physique.
236 LE JOURNAL
Les travaux pratiques occupent dans cet enseignement la
place très importante qu'ils doivent avoir. L'élève trouve au
laboratoire tout ce quïl lui faut pour faire ses expériences et,
le plus souvent, on le laisse se débrouiller tout seul. Ses expé-
riences ne lui réussissent pas toujours, il s'en faut, mais alors,
avec l'aide du professeur qui étudie avec lui les causes de son
insuccès, il retire de son expérience manquée un enseignement
tout aussi profitable que s'il avait réussi du premier coup.
Physique. — C'est dans le même esprit qu'on s'efforce de
donner l'enseignement de la physique en lui rendant de plus
en plus son véritable caractère de science expérimentale. Le
temps est passé où la classe de physique était regardée comme
une succursale de la classe de mathématiques; où la loi de
Mariette, par exemple, était l'occasion d'innombrables pro-
blèmes du second degré ou bien encore les calculs d'espace
nuisible dans les machines pneumatiques l'occasion d'aligner
de belles équations et de faire de subtiles éliminations.
De plus, dans les nombreuses applications numériques que
l'on fait faire aux élèves, on les habitue de bonne heure à se
préoccuper du degré de précision qu'on est en droit d'exiger
dans leurs calculs. On leur rappelle constamment que les don-
nées d'un problème de physique sont des résultats d'expériences
et, comme telles, entachées d'erreurs inévitables plus ou moins
grandes; qu'il est inutile, par conséquent, de tenir compte, dans
les calculs, des chiffres dont la suppression entraînerait des
erreurs plus faibles que celles faites dans les mesures.
Et ainsi disparait, chez l'élève, ce scepticisme à l'égard des
calculs auxquels donne lieu l'élude des phénomènes physiques;
il ne se croit plus autorisé à dire qu'en physique, tous les cal-
culs sont faux.
Mais ce n'est pas tout; il faut aussi lui apprendre de bonne
heure ce qu'est la méthode scientifique; lui montrer comment
on utilise des observations isolées pour généraliser. Des con-
naissances isolées servent peu pour le développement de l'intel-
ligence; il faut donc enseigner à l'élève le moven de relier des
2;J() bis.
•23T
iiE l'kcole des rocqes. 237
faits épars et d'en dégainer une loi, A cet effet, on Tliabitue de
bonne heure à l'emploi des constructions graphiques qui non
seulement donnent d'une façon frappante l'allure d'un phéno-
mène, mais encore font pénétrer dans son esprit les idées si
importantes de fonction et de continuité. En même temps, il
apprend comment, tout en généralisant Texpérience, on corrige
nécessairement par le graphique, les nombres qu'elle a donnés.
D'ailleurs, l'usage des graphiques facilite singulièrement l'é-
tude de certains chapitres de la physique; il permet de résumer
en une image frappante un ensemble de résultats que l'élève
ne retiendrait que difficilement sans cela. Interrogés u ce sujet,
nos grands élèves de Mathématiques ne manqueraient pas de
citer l'étude de la compressibilité des fluides, l'étude de l'é-
quilibre d'un corps pur sous plusieurs phases; celle des solu-
tions, etc., etc. ^
Sciences naturelles. — En sixième, étude de l'homme et des
animaux, en s'attachant à montrer Futilité de la zoologie pour
l'agriculture (animaux nuisibles et utiles).
Quatrième (géologie). Étude des effets de l'eau et du feu cen-
tral — les différents terrains — et toujours la préoccupation
de montrer comment la science sert de base aux applications
agricoles industrielles. Dansée but, on s'est étendu davantage
sur les parties du cours se prêtant aux développements prati-
ques : reboisement, pétrole, houille, etc.
En troisième (zoologie). Étude de l'homme; même désir de
chercher à expliquer les faits de la vie quotidienne : nourriture,
marche, voix, sensibilité, etc. (Note de M. Paul Houx.)
Les élèves de seconde classique et moderne ont étudié les
différents représentants du règne animal, depuis les infusoires
jusqu'aux insectes, inclusivement. Des spécimens mis entre les
mains des élèves sont venus compléter cet enseignement essen-
tiellement concret.
Les mathématiciens et les philosophes se sont particulièrement
attachés à l'étude de l'homme et de la botanique. Ils ont, de
plus, fait quelques dissections qui leur ont permis de se rendre
17
238 LE JOURWAL
compte par eux-mêmes des dispositions de certains organes
complexes : cerveau, cœur, poumon. (Note de M. Fatras.)
Mathématiques. — Des expériences intéressantes, qui ont
donné de bons résultais, ont été faites cette année par notre
collègue, M. Wilbois. Il fallait pour cela un terrain neuf, non
encore encombré de certaines méthodes dont l'influence n'au-
rait pas manqué de se faire sentir et aurait rendu difficile l'ap-
plication d'idées nouvelles. C'est pourquoi nous ne parlerons
ici que des classes de cinquième et de quatrième.
Un premier pointauquel s'est attaché notre collègue, c'est
d'établir dans son enseignement un lien étroit entre les trois
branches des mathématiques : arithmétique, géométrie, algèbre.
Dans ce but, un même problème est l'ésolu successivement par
l'arithmétique, par l'algèbre, puis par la méthode graphique.
En algèbre, on s'est abstenu de commencer par des théories
générales. Aussi, contrairement aux indications du programme,
on a été obligé de laisser de côté les segments dirigés; mais
on s'est attaché à la résolution des équations numériques du
l*' degré à une et plusieurs inconnues, avant de s'occuper du
calcul algébrique. En un mot, on a fait de l'abstraction pro-
gressive.
En géométrie, on sVst inspiré de la méthode de M. Méray et
on n'a pas craint de partir de l'intuition aux dépens de la
rigueur scolastique.
C'est un fait établi depuis longtemps, que le jeune débutant est
incapable de goûter la belle ordonnance de l'édifice logique,
bâti sur les Éléments d'Euclide. 11 faut, sous peine de le rebuter,
souvent à jamais, commencer par une géométrie concrète. En
s' élevant ensuite peu à peu, on arrivera sans peine à le mettre
en état de lire avec fruit, et d'apprécier, pendant ses dernières
années d'études, les beaux traités aux démonstrations si élé-
gantes, parus dans ces derniers temps.
En cinquième et en quatrième, on a adopté le programme sui-
vant : Le troisième livre (similitude en général). Les droites
concourantes dans les Iriangles (1" livre). — La théorie du
DE l'École des roches. 239
triangle rectangle (théorème de Pythagore, etc.) (3'' livre). — Le
cercle (2° livre). — La similitude dans le cercle (3* livre).
Un certain nombre de travaux pratiques ont été exécutés par
les jeunes élèves. On avait en vue deux buts : d'abord l'exécu-
tion des problèmes d'algèbre par des graphiques exacts et aussi
la résolution de problèmes de similitude sur le terrain (Ex. :
mesurer à la chaîne, par les triangles semblables, la distance à
un point inaccessible).
L'autre but poursuivi a été d'habituer, dans les exercices, les
élèves à rendre l'erreur minima et à apprécier l'intluence d'une
erreur sur le résultat. Cela constitue une bonne préparation à la
physique.
Nous terminerons cet aperçu par deux remarques qui s'appli-
quent d'ailleurs à tout notre enseignement.
Nous faisons tous nos ellbrls pour réagir contre la vieille habi-
tude de mettre tout l'enseignement en leçons. Nous cherchons à
« enseigner » le moins possible, en faisant « trouver » à l'élève le
plus possible. Nous tenons à faire de lui non un récepteur passif,
mais un chercheur actif qui observe et qui découvre.
Enfin, nous évitons avec soin les classes nombreuses. Nous
voulons pouvoir suivre de très près chacun de nos élèves, les
plus faibles comme les plus forts ; aussi ne craignons-nous pas
de dédoubler une classe (et c'est ce qui a été fait cette année
pour la seconde et la troisième), dès que son effectif dépasse le
chifïre qui a été établi dès la fondation de l'École.
G. Lange.
Der deutsche Unterricht in der Ecole des Roches.
Wie in allen hoheren Schulen Frankreichs, so wird auch in
unserer Anstalt eifrig Deutsch getrieben. Bei uns, in der Ecole
des Roches, wird dièses Lehrfach sogar viel besser gepflegt als in
den (lymnasien. In den letzteren nâmlich kônnen die Schïiler nur
wâhrend des deutschen Unterrichts deutsch sprechen, aber hier,
haben sie viel mehr (jelegenheit dazu. Wir haben hier zwei ausge-
zeichnete Lehrer fiir die deutsche Sprache, llerrn Hoeflich und
240 LE JOURNAL
Herrn Thiry, die sich stets eifrig bemiihen den Schiilern dièse
nlitzliche Sprache bei/Aibringen. Ausserdem sprechen noch einige
Lehrer fliessend deutsch wie z. B. Herr Direktor Bertier, Herr Pro-
fesser Trocmé, Herr Mattiematikprofessor Lange und Herr Che-
mieprofessor D'" Délétra, sowie Frau Bertier, Frau Bell, Fran Trocmé,
Fràulein Demolins, Frâulein Sclilipphacke und Friiulein von St. Pol.
Was die Schiller anbetrifft, so sind nur drei von ihnen dieser
Sprache mâchtig : John Waddington, Vladimir Werefkine und An-
dréas Pusinelli.
Wir sehen also dass die deutsche Sprache in unserer Anstalt
zahlreich genug vertreten ist und dass die Schiller wirklich Gele-
genheit haben, dièse Sprache zu erlernen. An guten Einrichtungen
dafiir fehlet es auchdurchaus nicht. Es gibt deren gar mannig-
faltige. aber die vorziiglichste von allen ist zweifellos die deutsche
Unterhaltung beim Abendessen. In jedem der fiinf Hauser nâmlich
besteht der Speisesaal ans drei Tischen. Beim Mittagessen wird an
allen Tischen franzosisch gesprochen; beim Abendessen aber spricht
man nur an cinem Tische franzosisch. An diesen kommen gewôhn-
lich die Ausliinder hin, die noch kein franzosisch konnen; von den
zwei anderen Tischen ist der eine dem Deutschen und der andere
dem Englischen gewidmet.
Jeder Tisch hat seinen Leiter. Im Coteau Z. B. ist Herr Bertier
der Leiter des deutschen Tisches, im Vallon Frl. von St. Pol, in der
Guichardière Herr Thiry, in den Pins Frl. Schlipphacke und in den
Sablons Herr Trocmé. Die Schiller sind wohl gezwungen die
Sprachen der betreffenden Tische zu sprechen, widrigenfalls ihnen
der Nachtisch entzogen wird oder sie 10 Gt. Strafe zahlen milssen.
Was den grammatischen Unterricht der deutschen Sprache anbe-
trifft, sohaben hier die kleinen Schiller vier Stunden wôchentlich
und die grossen zwei. In diesen treibt man viel Grammatik, viel
Lekture und recht viele Ubersetzungen. Ich selbst habe die Ehre in
einer Khisse den deutschen Unterricht zu erteilen. Da niimlich
Herr Hoellich und Herr Thiry sehr beschaftigt sind, so hat mir
Herr Direktor Bertier die Unterprima anvertraut. Ich gebe dort
zwei Stunden wôchentlich. Ich tue mein môglichesum meinen Schii-
lern etwas beizubringen, trotz dem aber muss ich gestehen, dass sie
langsam fortkommen. Die vielen unregelmiissigen Verba, an denen
ja die deutsche Sprache ausserordentlich reich ist, sowie die vers-
chiedenen Praepositionen und Artikel bereiten ihnen sehr grosse
Schwierigkeiten.
Mit dem Englischen hat man in unserer Schule griissere Erfolge
erzielt als mit dem Deutschen. Dièses lâsst sich aber durch die ans-
DE l'École des roches. :241
serordentliche Schwierigkcit der deutschen Sprache erkiàren. Der
P'ranzose lernt nàmlich tausendmal leichter englisch als deutsch.
Trotzdem aber entmuUgen wir uns nicht. Es geht jaimmer besser mit
dem Deutschen; im niichsten Schuljahr werden wir einen deut-
schen Lehrer mehr haben und dann werden wir mit dem Deutschen
hoffentlich dieselben glucklichen Erfolge haben, wie mit dem En-
glischen.
Eudoxe Em. Grégorovitza.
NOTES SUR VERNEUIL
Une des qualités les plus nécessaires à un professeur à
rÉcole des Roches doit être la ténacité dans ses desseins. Cet
esprit de stabilité sera le nécessaire contrepoids de notre désir
d'innovation.
Voici maintenant un autre principe qui nous est cher : ne pas
nous en tenir aux formules qui nous ont été suggérées à nous-
mêmes par nos maîtres, mais en vérifier constamment la portée
et l'efficacité éducative; adapter à notre jeune auditoire la
donnée scientifique la plus nouvelle, ne jamais nous « cristal-
liser » dans nos connaissances de jeunesse, ni surtout — oh!
surtout! — ne jamais hésiter à transmettre d'une façon plus
vivante et plus neuve ce qui ne nous fût pas, jadis, transmis
ainsi.
C'est pour ces raisons que, persévérant dans une tentative
d'enseignement dont il m'a été donné de faire le bref exposé
dans le Journal de l'Ecole des Roches de 1904, et parti avec
mes élèves des origines mystérieuses du peuple égyptien, ayant
vu, aux premiers jours de la quatrième, les rayons du soleil
levant dorant la statue de Memnon, je les ai conduits en ce
terme-ci, à la fin de leur année de seconde (géographie, his-
toire et littérature se soutenant toujours, intimement mêlées)
jus(ju'aux pièces d'eaux de Versailles où le dernier éclat d'un
soleil au déclin couvrait d'une pourpre inquiétante les trophées
coûteux de Louis.
242 LE JOURNAL
Ainsi donc, nous avons suivi, dans leur développement, la
vie européenne et la pensée française, procédant du connu à
l'inconnu, nous aidant fortement du souvenir des yeux, insistant
sur les transitions, ces points privilégiés de l'histoire d'analyse,
et tâchant d'aimer chaque époque pour les nobles élans qu'elle
sut engendrer et les belles formes d'art qui nous l'immorta-
lisent.
Procéder du connu à l'inconnu, du concret à l'abstrait, du
regard curieux à l'idée, de l'expérience à la règle, ne sera-ce
pas aussi nécessaire en éducation littéraire qu'en éducation
scientifique, et je voudrais ici, précisément, mieux exposer et
plus clairement, cet aspect de notre méthode par l'étude d'un
exemple particulier ;
Qu'est-ce, pour nos garçons, que la terre de France? — C'est
d'abord le pays de famille et le coin rêvé de province où ils vont
passer leurs vacances; mais aussi ce canton de la bonne Nor-
mandie où nous vivons ensemble, neuf mois de notre année,
cette petite place forte de Verneuil à la ceinture d'eaux endor-
mies et toute pavoisée de tours.
L'histoire du moyen âge nous donnant l'occasion, au cours
de la classe de troisième, d'aborder, dans son développement,
cette cellule de la vie française et trop contents d'avoir l'exemple
sous les yeux, l'exemple fréquenté, l'illustration vivante, nous
n'avons eu garde de l'omettre et nous nous sommes faits, avec
joie, l'interprète du chant des ruisseaux et de la voix calme des
pierres.
Et voici ce que les pierres nous ont raconté :
<c Romaines, à Verneuil, nous sommes peu! Ces agriculteurs
acharnés sont cependant venus déchirer notre terre; ils ont
substitué par lépée la « paix romaine » à cette paix villageoise,
au milieu des clairières, dans laquelle les Gaulois, nos pères,
envoyaient leurs pèlerinages au sanctuaire voisin des Car-
nutes. . . ))
Et les aulnes des fossés de l'Avre nous ont murmuré ;
« Nous sommes les parrains du pays; tous les Verneuil de
DE l'École des I{oches. 243
France sont rejets de nos branches. Les « vergnes » ont donné
Vernenil ! »
Et l'xVvre paresseuse, parmi ses lentilles d'eau, nous parla elle-
même, comme il suit : « Le Scandinave Rollon, lîls des déesses
marines, ce barbare accouru chez nous au gré de sa barque et
des flots, et maître de la terre, après Saint-CIair-sur-Epte, rame-
nant son elaive au fourreau, fit fleurir sur mes bords cette jus-
tice nouvelle et cette joie féconde de l'elFort personnel, qui avait
été transmise à sa race dans le fécond isolement des fjords ».
Et les pierres, et les aulnes et les eaux des remparts s'écriè-
rent d'une voix commune : « Nous sommes les éléments de la
terre normande dont les fils, à la suite de Guillaume de Falaise,
ont jadis conquis l'Angleterre ! »
Des Français aux Anglais, des Anglais aux Français, ballottée,
disputée, déchirée, décimée, pauvre ville frontière, dans le
trouble confus des nationalités qui n'émerg-eaient pas même et
parmi les haines féodales, comprenant à la fin sa pensée natio-
nale, se portant vers la France d'un sursaut de son cœur et s'at-
tachant définitivement à la fortune du roi sacré par Jeanne à
Reims... telle sera l'histoire de Vernenil!
Elle est ville frontière : un vieux dicton local en garde la
mémoire et dit : « Avra parva licet, Francorum dividit arva ».
C'est l'Avre, si petite quelle soit, qui sépare les Français de la
terre normande. Dès 1120, le vieux Vernenil est bâti par Henri P' :
ses habitants jouissent de privilèges; puis, pour se mieux dé-
fendre contre les coups de force, la ville forme trois bourgs,
ceint chacun de ses murs, muni de ses fossés, qu'il faut prendre
l'un après l'autre. Les nombreuses rues de Vernenil, d'ordinaire
vallonées et gardant la trace du mot « Pont », restent un sou-
venir présent de ce morcellement intérieur. Les eaux de l'iton
sont amenées par une dérivation savante pour fortifier la ligne
des remparts; trois grosses tours massives défendent le triangle :
au creux du vallonnement, la vieille tour Gelée s'enguirlande
encore sous les lierres, et la Tour Grise (hélas! un peu défigurée)
a défié le temps, comme elle défiait l'ennemi par ses inexpu-
gnables murs.
'^kk
LE JOURNAL
En onze ans, la ville est bâtie, œuvre d'une volonté. Les fléaux
s'abattent sur elle : tremblement de terre, dit-on (1182) et plus
tard, incendie allumé par la foudre. Vite, elle se relève : en 12i0,
ses habitants sont au nombre de treize mille, ce qui est environ
le triple de sa population actuelle. En 1173 cependant, la ville
VCE DE VERNEIIL Ptldt. lloilcllci
avait été assiég-ée par Louis le Jeune et fort maltraitée par les
hommes d'armes, après sa capitulation. Quatre ans plus tard,
elle retombait entre les mains du roi d'Angleterre, pauvre ballon
de jeu que deux camps acharnés semblent se disputer l'un ù
l'autre avec la frénésie d'un sport cruel.
Louis VII meurt, Jean sans Terre accomplit son célèbre siège
d'Évreux. A ce moment Philippe-Auguste est devant Verneuil ; il
apprend le massacre d'Évreux, part dès la nuit suivante, surprend
la ville et passe les Anglais au fil de l'épée. Mais, pendant Tab-
sence du roi de France, Richard Cœur de Lion, bondissant, entre,
victorieux, dans Verneuil.
« 0 Richard, ô mon roi! »
\)K \. ECOLE DES RitCUES.
2i5
Alternatives diverses : la petite ville redevient fraïK-aise. Sous
Jean le Bon, les Anglais la brûlent en partie. Voici que revien-
nent les heures sombres. Sous Henri V, roi d'Angletii-e, après
Azincourt, la Normandie est envahie une seconde fois. — C'est
l'époque de la Grande Bataille!
Pouvons-nous appeler : yrandi^ bataille, une mêlée qui dure
trois quarts d'heure? — Oui, puisque, somme toute, cinq mille
Français y restent. Le chroniqueur de l'époque, Monstrelet, nous
AUTRE VIE DE VEIt^El 11, (l'Iuit. lillUclKT),
a laissé le récit, naïvement conté, de l'événement: la tactique des
Anglais consiste principalement à se garantir par derrière avec
chevaux, archers et bagages ; ils perdent néanmoins plus de
seize cents des leurs !
Par un beau soir d'été : six heures, le soleil tombe (27 août
142i). C'est au nord de Verneuil que le combat s'engage et des
meurtrières de la Tour Grise, nous croyons voir renaître la ba-
taille au milieu des blés. (Nos petits bicyclistes ont même
su découvrir, dans le lieu nommé Saint-Denis, quelques vieilles
statues provenant d'une chapelle qui fut élevée au lieu du
combat.)
246 LE JOURNAL
Mais je ncntreprends pas de raconter, ici, l'hisloire de Ver-
iieuil. Je n"oi que l'ambition d'exposer une méthode d'enseigne-
ment historique qui s'est ellbrcée de rester toujours pittoresque
et expérimentale.
Le-sujet suivant de composition, donné à nos élèves de troi-
sième comme devant servir de classement à la fin de l'année,
avait été précédé de la note que voici et que je reproduis afin de
préciser plus directement mes intentions :
(c La narration, dont le sujet suit, devra être fortement im-
prégnée d'intérêt local et les difiérents épisodes devront être
situés en des paysages vus, en des sites connus et décrits plus
avec vos yeux qu'avec votre imagination. »
Il s'agissait de Thistoire de Jean Bertin, complément narratif
de noire étude locale et qui permettait à mes élèves de tenter,
dans la mesure de leurs petites forces, la fameuse « résurrection
du passé. »
C'est en IViO : le cœur pur et vaillant de la bonne Lorraine a
palpité d'ardeur sur le bûcher de Houen : La garnison anglaise,
à cette époque, ne se compose, à Verneuil, que de 120 soldats
qui, pour suppléer à leur petit nombre, contraignent ses habitants
à monter la garde; Jean Bertin. le meunier du Moulin-des-Mu-
railles, veut rendre la ville aux Français. Il va trouver de nuit
le capitaine Robert de Floques. tenant garnison à Évreux. Le
29 juillet liiO, au point du jour, celui-ci arrive avec ses troupes
au pied des murailles de Verneuil. C'est un dimanche. Dans
l'air, qui deviendra bientôt grésillant de chaleur, les cloches du
matin tintent la première messe. Jean Bertin lâche l'écluse
obscure de son moulin. Bientôt le fossé est à sec: des échelles
sont dressées contre les murs et les Français pénètrent dans la
ville. Ils surprennent les Anglais, en tuent un certain nombre
et font des prisonniers. Les survivants vont chercher refuge à
l'intérieur de la Tour Grise...
Les Français entourent celle-ci, malgré les fossés remplis
d'eau. Enfin, le 23 août, les assiégés demandent à capituler. Ils
ne sont plus qu'une trentaine...
Cette bonne nouvelle fut apportée à Charles Vil, alors c[u"il se
m: LEcoi.E r»ES roches. 247
trouvait à Chartres. Peu de jours après, la cilé de Verneuil le
recevait en grand apparat. Le roi de France était escorté des
évêques d'Auxerre, d'Évreux et de Lisieux. Les habitants allèrent
au-devant du monarque et oil'rirent les clés de la ville à celui
qui avait été le roi de Bourges et que Jeanne avait fait, par sa
piété vaillante, le roi du pays tout entier.
L'histoire mihtante de Verneuil en tant que cellule typique
de l'organisme français en formation, nous parait se terminer à
cette date. Ensuite, elle eut ses jours heureux ou malheureux,
mais vraiment elle n'eut plus d'histoire. A part la sanguinaire
aventure de Frotté, ce ne sont que documents d'archives...
Pour traiter le sujet donné, nos garçons pouvaient s inspirer
de telle poésie de Victor Hugo : La fiancée du Timbalier, par
exemple, proposée en classe comme leçon et, pour éviter tout
anachronisme, il leur était nécessaire de se souvenir, entre autres
détails, que si Verneuil comptait, au temps passé, sept églises
carillonnantes, la tour de la Madeleine, ornement et fierté, joie
des yeux et du cœur, n'était cependant pas construite, édifiée
qu'elle fut vers 1517, en un style qui rappelle une des tours de
Rouen, par des artistes italiens et de passage.
Nous conclurons maintenant en quelques mots : Du petit au
grand, de Verneuil à la France, c'est ainsi que nous voudrions
faire connaître, faire aimer et faire retenir! L'histoire n'est pas
surtout enfermée dans les livres; elle rit dans les cloches, gri-
mace dans les gargouilles et dure, bien vivante, jusqu'à nous
dans les assises du château fort. La pensée héroïque sort du fait.
Nous avons vu la parole de la Pucelle : <( L'Anglais sera bouté
hors de France » s'accomplir dans le geste de Jean Berlin; mais
il semble pourtant que la vertu saxonne ait laissé quelque chose
de sa force tenace, dans la campagne de Verneuil, puisque, à
l'École des Roches, dans ces mêmes campagnes, nous avons
entrepris de faire naitre au cœur de nos petits Français cette
libre et vigoureuse volonté d'Outre-Mer, consciente et maîtresse
d'elle-même.
René Des Granges.
LE JOURNAL DE L ECOLE DES ROCHES.
Une journée de pluie à lÉcole des Roches.
Dans « École des Roches » on remarque le mot école, et ce mot
fait penser à un grand bâtiment situé au milieu dune ville. Il n'en
est pourtant pas ainsi de l'École des Roches. Elle n'est pas composée
d'une seule maison, mais bien de cinq maisons groupées autour d'un
bâtiment central dans lequel se font les classes. De plus, elle est à la
campagne au milieu de la nature que nous pouvons admirer à notre
aise, ce qui en rend le séjour très agréable. Pendant le terme d'été, il
fait ordinairement beau, il faut compter cependant quelques jour-
nées pluvieuses qui ne font que trop ressortir les plaisirs auxquels
nous sommes habitués. Pendant les journées de pluie nous ne nous
ennuyons cependant pas à l'école. Je prends à témoin cette journée
pendant laquelle il na cessé de pleuvoir.
La matinée étant presque entièrement occupée par les classes,
nous souffrons peu de la pluie. Pendant les récréations, lorsque
nous changeons de classes, nous sommes parfois un peu mouillés;
la pluie, en cette circonstance, a un avantage, elle nous empêche de
flâner et d'arriver en retard. Après le déjeuner, pendant le temps
libre, nous nous rendons soit à la salle de lecture, oîi nous trouvons
des livres intéressants et variés, soit à la salle de jeux où nous nous
exerçons à des jeux divers. La récréation finit à deux heures, c'est
le temps des travaux pratiques, ou des jeux. Les premiers ont lieu
pour la plupart à l'abri, la pluie n'a guère d'inconvénients, mais
pour les jeux cricket, tennis, football, impossible d'y satisfaire si
la pluie continue. Allons-nous rester inactifs? Pas du tout, nous
faisons la course, sport qui, pour n'être pas aussi agréable que le
cricket, a du moins l'avantage de se pratiquer par tous les temps.
Nous rentrons pour goûter, et la journée se termine par deux heures
de classe. Là, enfin, nous n'avons pas à nous préoccuper de la pluie.
Après le dîner, nouveau temps libre, et nouvelle visite à la salle de
lecture ou de jeux. Puis, à huit heures et demie, le timbre nous
invite à l'appel, c'est le dernier événement de la journée. L'heure
du repos est proche et est par tous bien accueillie.
Ainsi se passe, sans trop d'ennui, une journée de pluie à l'École
des Roches.
Gilbert Triboulet (élève de sixième).
^:^ ^
liATVlI.LK U'ilXSTINCS, COMPOSITION IHC SVINT-CI.AIH l)KI.U:itO!\
LE « DESSIN LIBRE » A L'ÉCOLE DES ROCHES
Avant d'expliquer ce que nous entendons par le « dessin
libre », il ne serait pas mauvais de jeter un coup d'œil en
arrière et d'examiner avec autant de soin que nous permet la
brièveté de cet article les efforts qui ont été faits pour rendre
le dessin accessible au plus grand nombre. Comme le fait si
bien remarquer M. Quénioux dans un article de VArt déco-
ratif, paru au mois d'avril IDOO « ceux-là seuls en France jus-
qu'au xvnf siècle qui se destinaient à une carrière artistique, à un
métier d'art, apprenaient à dessiner dans l'atelier d'un maître ou
d'une corporation ». Au xvm' siècle, J.-J. Rousseau, le premier
(dans son Emile ^ livre II) proclame l'utilité du dessin pour
tous. Enl851,à l'occasion de l'Exposition universelle de Londres,
le comte de Laborde reprenait l'idée de J. -Jacques et, pré-
voyant l'avenir, disait « qu'il fallait apprendre le dessin à tout
bomme au même titre que l'écriture et cela avec d'autant
plus de raison que l'écriture est une sorte de dessin »; et ail-
leurs : « le dessin n'est pas un art, le dessin est un genre d'écri-
ture, et avant peu chacun de nous aura un bon ou un mauvais
dessin, comme ou a une bonne ou une mauvaise écriture ;
mais il sera honteux de ne pas dessiner ; on en rougira
comme aujourd'hui on rougit de ne pas savoir écrire ». Il
allait même jusqu'à dire que le dessin devait précéder l'é-
criture et en fait c'est ce qui se passe lorsqu'on laisse l'enfant
agir à sa guise, il commence à exprimer ses idées par le dessin
avant d'écrire. « Astreindre l'enfant tout d'abord, sans aucune
préparation préalable de son jugement, . sans aucun exercice
préparatoire de sa main, à reproduire mécaniquement des fi-
gures qui ne se rattachent à aucune de ses idées, à aucune des
250
LE JOUR.\AL
formes qu'il a d'habitude sous les yeux, c'est prendre l'étude
à Fenvers, c'est dégoûter l'enfant à plaisir. Tout au contraire,
si le dessin, cette étude attrayante, a ;?rec7?V/e l'écriture, l'enfant
passe aisément de l'un à l'autre, les deux enseignements s'al-
lègent en alternant et font faire des progrès chacun au profit
de l'autre. »
DESSIN DE L. LWDRI
DESSIN DE J. MINIER
En 1878, Emile Reiber, directeur fondateurde VAiH pour tous,
ajoutait que le dessin devrait pouvoir être plus facilement
enseigné que l'écriture.
Il semble que ces idées fécondes devaient ajouter une bran-
ctie nouvelle, attrayante et vivante, à l'enseignement général
souvent si morose. Hélas! ce ne fut pas à ces philosophes qu'on
s'adressa. Une commission ministérielle fut réunie pour élaborer
une méthode, il en surgit deux : celle de Guillaume, statuaire,
et celle de Ravaisson, philosophe, tous deux membres de Fins-
DE l'kcoi.e des roches.
251
titut. La première l'emporta sur la seconde, et c'est elle qui
sévit encore dans renseignement officiel. Vous connaissez tous
cette méthode, dite « géométrique », qui oblige les malheureux
enfants, dans les lycées, collèges, écoles maternelles « à occuper
leurs loisirs en traçant des droites, des angles, des polygones,
(;. KEItRAM) DKSS1N\NT.
en divisant des figures géométriques en parties égales, etc.
« Les résultats? Nuls ou à peu près nuls.
(( Il est facile de constater, à la sortie de ces écoles, que pas
un élève ne sait dessiner. Quelques-uns exécutent correctement
une épure, un dessin géométrique, copient assez exactement,
d'après le plâtre, le torse antique ou une figure, mais cela sent
le travail machinal. Sortis de cette pratique d'école, ils sont
impuissants à traduire une idée graphique personnelle, et à
exécuter d'après nature le moindre croquis ^ ».
Devant ces résultats incontestables et navrants, on pouvait
1. Lire l'article de M. G. Morot, dans la Revue encyclopédique du 1<" octobre 1904.
^r:rfll^r!!'"
DEBARQUEMEM DES NOaMA>bS EN ANGLETERRE, PAR Cil. BOSCH,
252 I.E JOURNAL
essayer de faire autrement, on ne pouvait obtenir plus mal,
ce qui déjà était un encourasenient. Partant de cette idée que
l'enfant aime à dessiner quand on le laisse tranquille, quil ne
commence à prendre le dessin (comme bien souvent le reste de
renseignement) en horreur que du jour où on lui apprend à
dessiner, j'ai pensé, qu'il fallait dabord le laisser faire, lui
donner toutes facilités pour exprimer sa pensée, ce qui me
conduisit tout naturellement par l'observation de ses dessins
spontanés à lui fournir des crayons de couleur, des pinceaux,
des couleurs à l'eau iuoffensives. Comme sujets? lorsqu'il ne
savait que faire, gêné sans doute par ma présence (un artiste
'O- -x
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DESSIN DE E. LATINE DESSIN DE [l. LOCBET
aime à travailler seul , je lui suggérais des idées se rapprochant
autant que possible des siennes propres, je lui parlais du Pelit
Chaperon rouge, des contes de la Mère l'Oie. A ceux que
l'histoire passionne déjà, grâce à renseignement si vivant de
M. Des Granges, je proposais le récit de la conquête de l'An-
gleterre par les Normands, la bataille d'Hastings, le siège de
Paris, par les Barbares, etc. A d'autres, passionnés pour les
sports, je proposais une course en auto, ou en yatch , un
voyage eu chemin de fer; aux petits Russes, je demandais de
me décrire une de ces prestigieuses églises aux clochetons ven-
trus et dorés ; aux Américains, la lécouverte de l'Amérique,
par Christophe Colomb. A ceux que ces sujets laissaient indiffé-
rents, à ceux qui ne se sentaient pas de taille à exprimer d'aussi
belles histoires', je proposais, non pas le dessin dun carré ou
1. Ils sont rares, l'enfant ncXcherchant dans son dessin qu'à réaliser une partie
-252 his.
253
DE l ECOLE DES ROCHES.
253
I)KSS1> fil.
d'un rond (ce sont des abstractions rebutantes), mais la com-
position d'un carreau de faïence, du dossier d'une chaise, d'un
couvercle de boite, etc., etc..
Les résultats? Vous avez pu les voir à
l'Exposition des dessins de l'Ecole des
Roches, ce furent des dessins d'Enfants,
oui, j'insiste, ce furent des dessins d'en-
fants, et il fallait que cela fût ainsi,
autrement nous retombions dans les dé-
fauts que nous reprochions à nos prédé-
cesseurs. Nous avons obtenu l'expres-
sion vraie, naïve, de ce ([ue pense l'en-
fant; ces dessins sont pleins de fautes, nul ne le conteste, mais
aussi que de jolies trouvailles pour un esprit non prévevu, pour
un père qui laisse parler son enfant, même s'il fait des fautes
contre la grammaire; je dirai même que de choses à glaner
pour un professeur qui n'a pas de théorie toute faite, qui con-
naît son infériorité et ne pense pas que ses élèves doivent être
le ?'eflet de sa personnalité.
Et puis, quelle joie pour les yeux que toutes ces couleurs
assemblées (pas si au hasard qu'on
pourrait le croire), ces rouges bien
francs, ces bleus et ces jaunes si bien
harmonisés. Ne retrouve-t-on pas là les
essais naïfs, mais si appréciés pourtant
par nos ultra-civilisés, des faïences
bretonnes, des décorations russes ou
Scandinaves, des poteries coréennes?
Ne retrouve-t-on pas aussi les premiers
efforts de nos dessinateurs et peintres
primitifs, dont la vogue serait inex-
plicable, si elle ne venait d'une admiration réelle pour tout
efiort sincère? Ne demandons pas à nos enfants d'aimer les
dessins tristes en blanc et noir, nous qui les délaissons aux
de son rêve; le resle, son imasinalion ardente l'ajoute sans peine : d'un manche à
balais il fait un cheval, d'un torchon une poupée.
18
DESSIN DE C. BOSCH.
254 LE JOURNAL DE l'ÉCOLE DES ROCHES.
salons annuels pour courir aux tableaux colorés plus vivants,
soyons aussi indulgents pour leurs balbutiements que nous
le sommes pour les efforts de naïveté voulue des Maurice Denis,
ou des Gauguins, Le rôle du professeur de dessin, comme de
tout*educateur, n'est-il pas de laisser parler l'enfant avant de
lui imposer sa propre manière, qui n'est pas forcément la meil-
leure?
Ceci ne veut pas dire qu'il ne faille jamais corriger l'enfant
et le laisser pousser comme une plante sauvage; encore ne
faut-il pas l'élever dans une serre si chaude, que le moindre
contact avec l'air extérieur l'anéantisse à jamais. Nous ne som-
mes partisan d'aucune méthode à priori ; toutes au contraire
contiennent d'utiles moyens, qu'il ne faut pas dédaigner et
que nous sommes les premiers à employer, dès que l'enfant en
manifeste le désir. Laissons l'cûfant nous demander pourquoi
« ses bonshommes lui déplaisent », pourquoi \i ne peut expri-
mer l'éloignement, comment on peut débrouiller l'épaisseur
d'un bois, comment exprimer la multiplicité des feuilles d'un
arbre; prenons-le alors par la main, ouvrant la porte à la lu-
mière, et engageons-le à bien regarder, à mieux examiner, ce
qu'il veut exprimer. Il trouvera bien souvent de lui-même la
meilleure manière; le professeur aura joué son vole à' indica-
teur : il ne doit être que cela.
Maurice Storez.
III
liJk !SECT10.\ SPECIAL.^
ENSEIGNEMENT DE L'AGRICULTURE
Cours. — Nous sommes heureux de constater les succès tou-
jours croissants remportés par l'organisation de l'enseignement
agricole aux Roches. Il occupe une part très importante dans
les programmes, et c'est avec grand intérêt qu'il est suivi par
les élèves, aussi bien par ceux qui se destinent à la carrière
agricole que par d'autres qui ne voient que les charmes et les
avantages de la campagne.
Dans l'enseignement élémentaire, nous faisons une place utile
à l'agriculture dans les applications des cours de sciences; nous
cherchons à ouvrir l'esprit de l'enfant aux questions si inté-
ressantes et si délicates qu'elle suscite, ce qui le conduit le plus
souvent à l'amour de cette profession, à l'amour du travail et
à la capacité pour l'accomplir.
Dans la section spéciale, nous avons en vue un enseignement
plus complet, théorique et pratique à la fois, théorique par les
cours de la matinée, les conversations et les conférences sur tout
ce qui touche l'agriculture, pratique par les travaux de l'après-
midi à la ferme, ou les nombreuses excursions dans les exploi-
tations particulièrement intéressantes et bien conduites de la
région .
Plus avisé que le paysan de Latium, chanté par Virgile, le
futur agriculteur me paraîtra ainsi mieux connaître et apprécier
2ÔG LE JOURNAL
la réalité de son sort heureux qu en commentant dans tous les
tons et avec toutes les variantes possibles le : Fortîinatos nimium
sua si bona noinnt agricolas.
Et pour ceux : industriels, commerçants, qui n'auront que de
plus lointains rapports avec cet art, nous avons développé dans
le cours la partie chimique, mécanique et commerciale; nous
avons insisté davantage sur la valeur des choses, leurs débou-
chés et ce qui résume ces différentes parties : la question iinan-
cière.
Nos grands élèves connaissent ainsi le mécanisme des grandes
sociétés qui attirent l'attention du monde capitaliste. Traitons-
nous la question des engrais phosphatés, par exemple : ils n'i-
gnorent pas la constitution de ces grandes entreprises : phos-
phates de Gafsa et leur ascension rapide^ ceux de Tébessa, les
sociétés de superphosphates de Saint-Gobain, etc. Sont-ce les
engrais azotés : ils ne souriront pas d'apprendre les fluctuations
de la G'" Richer et de son émule, le régime des entreprises nitra-
tières, Lautaro nitrate, Lagunas nitrate et la situation faite à
celles-ci par la découverte du cyanamide de calcium (chaux-
azote). La production de l'acide nitrique et la fabrication indus-
trielle du nitrate de chaux par les procédés imaginés par les
savants norvégiens, MM. Birkeland et Eyde, subordonnée à la
possibilité de mettre en œuvre des forces hydrauliques consi-
dérables, n'offre pas de secret pour eux.
. Ferme. — Nous avons insisté l'an dernier sur les applications
qu elle offrait aux élèves, qui y ont pratiqué les diverses façons
culturales : labourage, hersage, etc. ; des levés de plans pour
la paie d'arracheurs de betteraves à la tâche, etc., participé aux
travaux d'ensemencement, au battage, etc.
Nous avons donné la composition des champs d'expériences
et de démonstration; nous en avons publié les résultats dans
le Bulletin des Agriculteurs de l'Eure...
La végétation est en retard cette année, surtout le blé.
L'heureuse amélioration, survenue depuis les premiers jours
de mai dans la température, atténuera sans nul doute les con-
DE l/ÉCOLE DES ROCHES. 237
séquences de la période pluvieuse et froide que nous avons
subie.
L'influence déplorable des conditions climatériques ne s'est
pas exercée seulement sur le ralentissement ou la cessation de
la nitrification, elle s'est exercée d'une manière plus préjudi-
ciable encore par le lessivage prolongé du sol causé par Feau,
ainsi que le fait supposer M. Grandeau dans le Journal d'Agri-
culture 'pratique. En effet, en même temps que l'eau annihilait
le travail des microbes nitrifiants, elle enlevait à la terre, pour
les entraîner à une profondeur insondable pour les racines des
plantes, les nitrates emmagasinés dans la terre.
Par suite de ces deux causes combinées : passivité de la nitri-
iication et lavage de la couche végétale, le sol s'est appauvri en
nitrate d'une façon marquée. C'est ce c{ui nous explique ce retard
marqué de la végétation, cjui n'a pas été suffisamment com-
pensé par un apport d'engrais d'effet rapide qu'aurait dû
mettre le fermier s'il avait suivi nos conseils. La démonstra-
tion en reste, et les élèves ont pu en suivre le développement
et la conclusion. Le bétail a été l'objet de recherches en vue
de la tuberculine; les essais faits en collaboration avec le
vétérinaire de Verneuil ont été suivis de près par les élèves.
Nos recherches personnelles, entreprises en correspondance
avec la station de pathologie végétale de Montpellier, ont porté
sur les rouilles des céréales, maladie assez peu étudiée jusqu'ici,
malgré les dommages (Qu'elle cause à la paille, diminuant de
beaucoup sa valeur marchande.
Le programme de cette étude comprend : l'aire de dispersion
des différentes espèces d'urédinées, qui attaquent les graminées
alimentaires; l'intensité des dégâts qu'elles occasionnent; les
conditions dans lesquelles elles se développent; enfin le degré
de réceptivité et de résistance des diverses variétés de céréales
vis-à-vis de ces parasites.
Excursions. — En agriculture, comme en toute autre chose,
l'exemple est plus puissant que toutes les démonstrations pra-
tiques. C'est ce qui nous a guidé dans les fermes bien dirigées
258 LE JOIKNAL
OÙ l'on fait de la culture en s'inspirant des considérations
économiques qui régissent toute exploitation agricole.
Les élèves apprennent ainsi à soumettre à la méthode expé-
rimentale les améliorations qu'ils pourront plus tard introduire
sur leurs domaines ou sur les propriétés qu'ils seront appelés
à diriger.
Et ils seront à l'abri des écueils que rencontrent à leur
sortie de la plupart des écoles les jeunes gens trop imbus de
notions théoriques.
Nous avons associé généralement les visites d'usines ou d'éta-
blissements d'industrie agricole à celles des fermes; nous
n'avons pas non plus négligé le côté esthétique et il nous est
arrivé de faire quelque détour à l'aller ou au retour pour
admirer certain site pittoresque. Cela ne ressemlîle guère à
ces promenades sans but que nous avons subies autrefois et
qui sont encore de règle dans tous les lycées et collèges.
Ces excursions, dans les exploitations intéressantes, sont
toujours suivies avec grand profit; pour qu'elles portent mieux
leurs fruits, nous voudrions qu'elles fassent l'objet de rapports
plus détaillés où les élèves notent les renseignements qui leur
sont donnés, classent leurs observations personnelles et les re-
marques qu'ils ont faites, suivant un ordre déterminé s'inspirant
de la Nomenclature sociale :
Exemple •
, Constitution géologique.
I. Le sol. ' — chimique.
( Régime hydrologique.
,,,.,,. ■ i { l'exploitant.
•' ( la main-d œuvre.
^ Étendue (grande, moyenne et petite exploitation).
( Assolement.
/ Blé, avoine, etc.
Les plantes cultivées. | Trèfle, luzerne, etc.
( Betteraves, pommes de terre, etc.
Les animaux (Espèce chevaline, bovine, porcine, ovine).
Travail des animaux.
Spéculation laitière.
Engraissement.
La basse-cour.
DE l.'ÉCOLE DES ROCHES- 259
MatrrirI (((/ricole. — Améliorations foncières à réaliser (drainage, irriga-
tion, bâtiments d'exploitation, abris et clôtures).
Etc..
Nous ne pouvons qu'énumérer assez rapidement les princi-
pales visites effectuées, regrettant de ne pouvoir insister sur
chacune d'elles.
Laiterie Maggi : (préparation du lait pasteurisé pour Paris).
Laiterie de M. de Madré (rachetée récemment par la Société
Mag-g-i).
Laiterie de M. Deslandres, route de Damville (beurrerie, dé-
laitage et barattage soignés; porcherie modèle).
Usine élévatoire des eaux : (examen des turbine et machine
à vapeur).
Abattoirs de la ville : différentes parties des animaux. Qua-
lité de la viande des diverses parties du corps. Maniements.
Précocité. Choix des animaux pour TengTaissement. Dissection...
Laboratoire de surveillance des sources de la ville de Paris :
M. Bouquet, ingénieur-agronome, directeur. Formation et cap-
tage des sources. Procédés de stérilisation. Méthodes d'analyse.
Examen des bactéries de l'eau.
Jardins et serres du château de Grosbois : plantes potagères,
plantes d'agrément. Bouturage. Moulin à élévation d'eau.
Ferme du Bois Josse, près Boissy-le-Sec : M. Bâclé, régisseur.
Matériel agricole très complet : moissonneuse-lieuse, brabant
double (chari^ie encore bien rare dans le pays). Assolement,
fumures, façons culturales soignées. Comptabilité bien tenue.
Ferme des Hayes : (bergeries).
Domaine de Souvilly : 3.600 hectares. Propriétaire : M. Olry.
Prairies fertiles. Vaches de variété cotentine pure. Caractères
extérieurs : indices des qualités laitières. Examen du cheval :
formes, aptitudes, aplombs, tares, âge, robe, signalement. Ex-
ploitation de futaie, coupe, révolution, aménagement, etc.
Domaine de Condé-sur-lton : écuries, sol, ouvertures, box.
Vacherie. Faisanderie. Partie géologique de Fexcursion; — sol :
alluvions des vallées, tourbe, argile à silex, minerai de fer,
craie blanche. Menhir de k mètres : la Pierre de la Gour.
260 I.E JOIRNAL
Ferme de M. Blondeau, aux Marnières : Planlation de pom-
miers : variétés. Beau troupeau de Disbiey-mérinos. Soins aux
agneaux. Élevage des animaux de basse-cour. Couveuses arti-
ficielles.
Propriété de M. Toutain, aux Barils : Moutons Oxfords-
biredoAvn-mérinos. Matériel agricole : moissonneuse-lieuse,
faucbeuse, semoirs, rouleau croskill, boue à cheval, trieur,
tonneau à purin, forge portative, brabant double.
Ferme de la Pnisaye : Avoine blancbe de Californie, très
hâtive, vigoureuse, remarquablement productive. Essais d'écré-
meuse scientifique; démontage complet. Trois races de volailles
séparées : Houdan, Faverolles, Crèvecœur. Veaux de Ijoucherie.
Ferme de M. Gauqiieliii, à la Rairie .-112 hectares de terres
et prés bien améliorés : emploi de superphosphates et d>n-
grais potassiques. Moissonneuses-lieuses et machine à battre.
Granges et meules. Tonte des bêtes à laine, parcage. Indication
de la nature des terrains fournie par la flore naturelle.
Ferme de la Ville-Dieu : l'"^' visite au printemps. Semailles
de printemps : avoine, escourgeon, trèfle violet, sainfoin.
â'' visite : Comparaison de la moisson à la faux, à la mois-
sonneuse-javeleuse et à la moissonneuse-lieuse. — Transport
des récoltes.
Ferme de M. Barois, à la Bourganière : joli troupeau de
450 moutons. Pratique de l'essanvage par le nitrate de cuivre.
Verreine de Tourouvre : Gobeletterie.
Fertile du Verger : Variété percheronne pure. Dentition des
chevaux. Préparation des aliments, leur valeur nutritive. Ra-
tionnements. Élevage de dindons pour l'Angleterre. Soins à
donner aux prairies.
Pisciculture de Bellegarde : Incubation artificielle. Frayères.
Alevins de salmonidés. Repeuplement des étangs. Plantes aqua-
tiques.
Ferme de M. Loiseleur, à la Puisage : Récolte des fourrages
artificiels et des foins de prairie. Conformation d'une bonne
bête ovine. Engraissement des oies.
Ferronnerie de la Guéroidde.
DE L KCOI.L: bES ROCHES.
2H1
Fonderie de cuivre de M. Meyret, à la Guéroulde.
Foire aux bestiaux du S Juin, à Riigies.
Fabrique d'épinyles, à Rugies.
Collection géologique de M. Desloges, à Rugies.
Orp/irlinat agricole de Villez-Chatnp-Dojninel . Production
des légumes. Apiculture : rucher, élevage du couvain.
Paul JexNArt,
ingénieur-agronome,
ancien directeur de station
expérimentale agricole.
L'ENSEIGNEMENT DE LA SCIENCE SOCIALE
nr.ssiN D A. l'iiii.ipi'i:;.
JENDANï cette année, le cours de science sociale
a présenté un intérêt particulier au point de
vue de la formation de jeunes esprits. Nous
nous sommes plus spécialement attachés à
déterminer, dans toutes nos études, les rela-
tions qui existent entre les phénomènes, c'est-
.i-dire les relations de cause à effet. Quelles
sont les causes de ce fait? Quelles sont ses
conséquences? En d'autres termes, comment
les phénomènes se répercutent-ils les uns sur les autres.
Je travaille en ce moment à l'établissement d'un Répertoire
des répercussions sociales déterminées jusqu'à ce jour par la
science sociale et j'ai voulu y associer mes élèves. Je crois que
cette étude des répercussions est le moyen le plus puissant de
donner aux esprits une formation rigoureuse, de mettre de
l'ordre dans leurs idées, de les habituer à observer les faits
et à coordonner leurs connaissances.
Les trois tableaux qui suivent et qui ont été établis, sans aucune
aide de ma part, par Georges Ferrand, élève de la Section spé-
ciale, pourront donner une idée des lumières que ces travaux
apportent à l'histoire et à la géographie. Je suis convaincu que
cette manière de présenter l'enchainement des faits peut renou-
veler les méthodes d'enseignement.
262 LE JOURNAL DE l'ÉCOLE DES ROCHES.
Nous allons d'ailleurs en faire l'expérience, dès l'année pro-
chaine, avec une Histoh^e delà Grèce, que vient d'écrire, d'après
cette méthode, mon collaborateur de la Science sociale, M. G.
d'Azandjuja '. Le travail de Georges Ferrand, dont nous ne don-
nons ici que le début, sera placé en appendice, en guise de ré-
sumé et de tableaux synoptiques.
Le jour où on présentera aux élèves des exposés rigoureuse-
ment enchaînés, dont les diverses parties sont déterminées et
s'expliquent les unes par les autres, ils verront plus clair dans
leurs études et n'accepteront plus un enseignement qui ne repo-
serait pas sur cette méthode scientifique. J'en ai fait moi-même
l'expérience.
Je félicite Georges Ferrand du travail difficile qu'il a si bien
exécuté et qui témoigne d'une réelle vigueur intellectuelle; je lui
décerne un diplôme de science sociale et je demanderai à la
Société internationale de Science sociale de vouloir bien le con-
tresigner.
Edmond Demolins.
Une application de la science sociale à l'enseignement.
Grcàce aux progrès réalisés par la Science sociale, il est possible aujour-
d'hui de déterminer rigoureusement les relations des phénomènes entre eux
et d'en dégager les lois. Pour rendre ces relations immédiatement saisissa-
bles, M. Demolins nous les fait disposer en tableaux qui permettent de se
rendre compte d'un seul coup d'œil d'un groupe quelconque de phénomènes
relatifs à la géographie, à l'histoire, à la liitérature, etc.
On va voir ci-dessous, à titre de spécimens, trois tableaux de ce genre qui ont
été établis par un de nos camarades de la Section spéciale, Georges Ferrand.
Ces tableaux offrent de grands avantages.
Ils augmenlont l'intérêt de l'étude que l'on entreprend, car ils éclaircissent
les faits et les expliquent. Ils permettent, par exemple, de résumer exacte-
ment un ouvrage, et d'en apprécier la portée.
Ils aident à retenir les faits, grâce à l'étroit enchaînement des divisions.
Un élève. qui doit construire un tableau de ce genre ne peut se contenter
de reproduire les notes qu'il a prises en classe, ni se borner à quelques ba-
nalités apprises par cœur. Il est obligé de bien posséder son sujet, de le con-
naître à fond et de rechercher, afm de les classer, les relations qu'il y a entre
les faits.
1. Ce travail forinera deux des prochains fascicules de la Science sociale.
TABLEAU DE L'HISTOIRE DE LA GRÈCE
(CE T.UU.EAU .MONTliE COMMENT LES l'.UTS IIISTOIiU^CES SE KÉl'EKCCTENT LES UNS SCll LES AUTKES)
:s ORIGINES.
; i'ilasges sont issus des ^ Formation
; l'ateanx asiatiques à vie . communautai-
p^'-^torale. f re initiale.
Eloignement pour le travail
pénible.
Prédisposition pour l'installa-
tion urbaine (origine de lu >' cilé »
greciue).
TABLEAU ETABLI
!■ A i:
Georges KEUHAND
Élève de la Section spéciale.
— PÉRIODE PÉLASGIQUE ET HERACLÏDE.
itites val-
dominées '
la monta- ,
et isolées
nés des au- i
( Religion /«t-
Petits caMi-Kla-^gique divi-
ta,-,r-a -r^à^at,. / ,jjgg Jfg foJXeS
f lie la niiJure
\ (Gérés, etc.).
vatpura
giques
Communica- i
tions très dif- N
vallées.
Fractionne- C
liiunt par cites
/ indépendantes. ( '
Les l)annis \
gagnent la I
1 montagne (ma- I
l quU). J
1 Le bandit domination
Dans ces ci- 1 niontagnard \ ^^ j^ ^.^^.^ ,
;s, partis seMHeraclides). ^ j^^ monta
I Facilité del^"^'-'^^-
pratiquer le l
' brigandage à 1
cause du voisi- 1
nage de la val- |
lèe. /
I Travaux exé-
1 cutés dans la
' 1 vallée. (Trac.
'' (/'Hercule, des-
sèchement de
marais, bydre
de Lerne, etc.).
Dirinisatioti
des HéraHides
(Jupiter, Her-
cule , Plutoii ,
etc.).
ix 1 1
Végétation /
limât doux ) abondante des
gai. ) arbres frui- ,
tiers. I
Travail fa-
cile de la cueil-
lette.
{ Aptitudes à l Dinnisatioii
Nombreux N la rétiexion, à ) de la poésie, de
loisirs. J la poésie, à la, j la musique (Or-
' musique. ' pbée, Pan).
orrents ra- /
is (parce '
la monta- <
surplombe i
allée). \
Gros rochers
encombrant les
vallées.
i,
Constructions
cyclopéennes
pour résister
aux attaques
des m on ta -
ynards).
r. — PÉRIODE HELLENIQUE.
Amour de la ^
ricliesse mobi-
lière donnée
par le brigan-
dage de la mon-
tagne, (frésors
de Mycènes
etc;.
Habitude du
pillage, travail
facile et lucra- \
tif.
[ellènesdes-
lus de mon- 1
ne moins '
ite (Othrys)
t plus en
tact avec ,
villes des |
lées.
Civilisation
des Hellènes ;
plus affinée que I Nouvelle superposition de
celle des Héra- 1 montagnards aux populations
cliiles. '. de la vallée.
Ces montagnards fournissent
des chefs de clans, ou petits
rois (type du basileus).
Grandes ri-
chesses acaui-
ses par le pil-
lage.
Tendance des
jeunes gens à
se détacher de
S'^'fi^i'"^^^"'^^""-
*mte ae^ taci i restreint,
lites de pillage r ^
et de piraterie. \
Constant état (
de guerre entre ) Vie hasar-
clans ft cités i dense,
(vendettas). (
Réduction de
la famille grec-
>(1)
Fréquentes
expéditions au
loin.
Absence par- i
fois prolongée M 2)
[ des chefs. ;
Apparition
de l'esclave
(prisonnier de
V guerre).
Domination
^ .i'T.'r ^ derHeTlène"sur
/ l'Héraclide
les Héra
les
■ 1 c .....
^ V Supériorité
Suite :
Grande in-
Tendances à V fluence des de-
interroger l'a- • vins et des ora-
venir. / des (Delphes ,
[ etc.).
A~
Certaine in- ,'
ilépendance et \ Divinisation
influence des delà femme des
femmes des j chefs (Diane),
chefs.
; I ci
! Sen t i m e n t
Jeux olum- V de la beauté du
J piques , islh- ^ corps et des
miques , etc.. /proportions
harmonieuses.
/ Prédominan-
ce de la scu/p-
I ture. Habitude
I d'ériger des sta-
tues.
Proportion
dans l'arc/ii-
_ lecture.
le[
es ]
Nécessité
pour le chef de
clan de se faire
des amis (com-
pagnons).
Indépendance)
et égalité vis-à-
vis des chefs de
clans, qui n'ont ^
d'autorité que
par le succès.
Nombre des)
combattants li-
mité par le -
grand nombre ,
des chefs.
Développe
ment chez
chef de clan des
qualités d'élo-
quence et de
persuasion.
Partage égal
du butin.
Régime des
amitiés s'éten-
dant hors du
clan (les Sept
contre Thèbes).
Grande im-
portance atta-
chée à l'indi-
vidu et à sa
force person-
nelle (Trois
cents Spartia-
tes aux Ther-
mopyles).
Art oratoirt
eu Grèce.
Nécessité \
d'exercices phy -(, „-.
siques inten- 1 ^
1 ses. )
Développe-
ment de l'indi-
vidu, au point
de vue de l'a-
dresse et de la
force physique.
TABLEAU DE L'HISTOIRE DE LA GRÈCE s7///(.
III. — PÉRIODE HOMÉRIQUE.
(Epoque des grands pirates i
Le régime des .'
clans continue à N Indépendance
fonctionner sur \ vis-à-vis des chefs
mer. (
Multitnile deC Le bandit mon-
oolfes à proximité yagnardesteucoa- ,
de la montagne, (tact avec la mer.
Grand nombre \ ,, , , .,...
de refuoe, et de ^^'■^";1« ^'"''^f^
Heur- d'embuscade h°''\ 'f "'«"t^"
surmer. gnard de descen-
l dre a la mer.
Absence de po- 1
lice maritime. ;
Partage égal
du liutiu
Développement La puissance ne
chez le chef des \ dépend que de la
qunlités de persua- '\ valeur personnelle
sion. \ du chef.
Le faible déve- \
lloppement des j Le bateau est . ^ „.
' connaissances ' pe/iV, puisqu'il faut j L'équipage est S portance attachée
à i le tirer chaque soir ■
rerettir chaque soir \ à terre. ^
à terre. ;
peu nombreux.
Plus grande im-
1 à la valeur indivi-
( duelle.
Le chef n'a pi-
intérêt à s'abjt
longtemps
peine deperiir
biens. Aussi re-
tours Célèbres
Ulysse, etc. (Od^
sée).
Difficulté desf Obli'jation de
communications?rév>/f/- sur la .
par terre. (culatioii maritime.
Iles nombreuses
( Rapports faci-
1 les avec l'étran-
|ger_ : Phéniciens
jet Egyptiens.
[ On a la terre \
toujours en vue. )
Développement
de la piraterie, tra-
vail lucratif et
facile.
Commerce
cabotage.
Mouvement de
répression de la pi-
raterie partant ds
la Crête (Minos).
( La Crète : colo-
nisée par des Phé-
niciens plus com-
merçants que pi-
rates.)
. iJirinisalion de
Amourdes Grecs \ la mer : Neptune.
V pour la mer. ^ Néréides, Tritons,
f Svrènes.
Descente de'
pillards sur les j Absence par- ^ Direction dit
côtes étrangères fois prolongée des \. foyer à la femme
(Guyrre de Troie) \ chefs. f (Pénélope).
(Iliade). j
Science nanti- /
que très rudimeu- •
taire. '
IV. — LE TYPE SPARTIATE.
Education
purement ci-
vile et mili-
taire.
I Obligation I
de s'organise!' »
militairement
•Suppression de tout
(monnaie de Lycurgue, l
Education physique
mençant dés la naissant
Fêtes nationales dest;
là tenir en éveil le senti
patriotique.
Développement du chaut e:
de la mélodie rythmée (mode
dorique).
I Expansion seulement me-
I mentanée: la race, étant pu-
rement militaire, ne s'im-
j'iante pas sur les pays con-
quis par la culture ou le com-
merce. I
/ Lois trH
sér'eres (Lj-
1 curgue).
Banditsplus
I frustes et plus
rudes, mais
\peu nom-
\ breux.
' Invasion
brusque et i Soumission
I militaire du f des paysans
Péloponèse.oxi ilotes.
peuplé par des)
cultivateurs.
y?.* sont^
constamment
en danger.
Xécessité
d'une discipli-
ne sérère et ^
constante.
Xécessité
pour les auto-
rités d'avoir
chaque ci-
touen en
main.
Exploit»-
tiou lies idées
religieuse.'
(Pj-thiei.
Les Spartia-
tes descendent
de montagne, '
plus haute et |
plus isolé", i
(Œta Pt Par- I
nasse J. I
/ Les monta-
r j-j ■ ., -Vgnards euva-
InfériorittS^ ■
. ihisseurs sont
nombre J . , ,
, . \no«es dans la
envahis- j • j ,
I masse des ha-
rs. ! ...
\ bitanis.
Infériorité ^
i ntellec'uelle l Art dorique
sur le reste plus simple et
de la Grèce, \plns fruste.
Petit nom-
bre de com-
battants.
Obligation
lie se retran-
cher à&ns une
ville fortifiée
(Sparte).
yécessité
{de se grouver.
Importance
de l'individu
encore plus
grande que
dans le reste
de la Grèce
(hoplites).
Dressage a , ^„,.j/^,„,.
l action PJ"^ ( iopp^„,ent lit-
qu a la parole \ ^/^.^.^^
(Laconisme). \
Sentiment
de la collec-
I tivité (Repas
en commun :
j collectivisme
de cité).
I
TABLEAU DES REPERCUSSIONS QUI CONSTITUENT LE TYPE NORVEGIEN
([.A Norvège donm-: lk type i'articularistk okioinaii!!;.)
LE LIEU./ Moyen de se cré-'ri
un domaine et d'en
compléter les ressour-
ces.
A favorisé l'émigra-
tion ;i l'iutérieui- en
permettant de s'éta-
blir sans aille de la
famille.
son Ir'c.s nbon-
,, . ., . , , . ^ Double aptitude :
Nécessite an aomta- ' . , .^ . ,
• -iA A 1 A 1 „ J pécheur et agricul-
ne a coté de la pêche, f^ °
trix nbfupl.
:ts ilolK lie t,-
■Me.
La petite barque est
un moyen de s'isoler
et de se créer une si-
tuation.
f Zones superposées
\ de végétation sur un I
) petit espace.
[ Origine du type du
^ husmœud.
TABLEAU ÉTABLI
l'AU
Geokgf.s FERUAND
Élève de la Section spéciale.
Diimaiiie plein .c'est-
i\-ilire donnant les
productions variées
nécessaires à une
famille.
Petite culture fa-
miliale en simple mé- (j Aucun développe-
I nage avec le régime i meut de classe patro-
I forcé de la petite pro- ' nale, ni d'aristocratie.
\ priété.
^ Transmission inté-C
Irré'luctibilité du \ grnle du domaine à
domaine. ' l'un des enfants.
iléuage de l'héri-
tier réside avec celui
^les
parents.
/' Impossibilité
' les enfants de rest'
( sur le domaine.
i' Obligation pour les
P"!"'^ ) frères et sœurs de rhé-
j ritier d'émiijrer sans
\ esprit de retour.
Xécessité de si
créer des élnblisse
ments indépendants.
\ Formation pa
i lariste.
rticu- ( f!rande facilité d'a-
. ■laplation aux milieux
, nouveaux.
Isolés et dissétni- 1
Aptitude à subve-
nir à ses besoins et à
se tirer seul d'affaire.
Habitude de l'isole-
I ment.
Intrnnsforma-
0 n fabrique a u
foyer les objets d'u-
sage domestique.
Domaine réduit aux C Produits du domai-
1 forces du simple mé- j ne consommes sur
1 nage. ' place.
/■ Grande s'abili/é du
L domaine.
Dressage des enfants
(filles et garçons) à
l'initiative pe rso n - ■
ne/le et it l'indépen-
\ dance.
Pré'lominnnce de la • Corporations très
rie priiez sur la viel réduites,
publique. l
I I Pas d'aristocratie.
I ' Pouroirs publics
' i réduits au minimum
Autonomie et es-let nécessité d'em-
prit de décent rai isa-J prunter la royauté à,
tion. \ l'étranger.
Education e.rclusi-
vi'ment pratique.
Développement
chez la femme de l'in-
dépendance et du sen-
timent de l'égalité vis-
à-vis de l'homme.
Titp- du pionnier
et du colon.
Vente très réduite.
i Développement ur-
( bain très restreint.
) Invariabilité du lij-
pe dans l'histoire.
LES ORIGINES.
mhreux ilôts eût-
es et iMissonneux
ipés pendant
mtps.
Attirent d'abord
des Goths commu-
nautaires arrivant un
là un et déjà dressés à
la culture.
Ensuite grandes fa- /'
cilités pour les en- )
fants d'aller s'établir
dans les îlots vacants.
Iliihitude prise, dès
l'origine, d' émigré r au
dehors sans appui de
la famille.
Avantages accordés
par les parents à l'hé-
ritier pour le décider
à rester sur le domai-
ne.
Moule communnu-\ Dès l'origine, liabi-
taire brisé des l'origi-}tnd.e prise d'émigrer
f ne. /par individus isoléf.
206 LE JOURNAL
Ces tableaux, étant uniquement établis à l'aide de l'observation et de la
réflexion, obligent celui qui y travaille à observer et à réfléchir.
L'histoire, par exemple, devient ainsi une science, parce qu'il faut faire res-
sortir les rapports des faits entre eux. Elle cesse d'être de la pure érudition
confuse et monotone, ou de la pure littérature. Elle s'éclaire véritablement.
Ces tableaux s'appliquent aussi bien à la géographie, à la littérature, à
l'histoire des sciences, de l'art, ou de la musique qu'à l'histoire proprement
dite.
Grâce à ces applications multiples, ils pourront servir à établir un lien ri-
goureux entre les différentes matières de l'enseignement. Dès lors, au lieu
d'être dispersé, l'enseignement sera ordonné et coordonné.
Une fois que l'esprit est habitué à étudier d'une façon méthodique, il de-
vient rigoureux pour tout.
Marcel Charpentier,
élève de la Section spéciale.
L'ENSEIGNEMENT DE LA COMPTABILITÉ
Cette année a eu lieu rouvertuic d'un cours de comptabilité
pour les élèves de la Section spéciale. C'est une excellente chose
pour ceux-ci qui, comme on le sait, visent surtout à amasser le
plus de connaissances pratiques possible afin d'entrer dans la
vie bien préparés pour la lutte. Sans doute, il ne s'agit pas ici
de former des comptables, ni de faire concurrence aux écoles
de commerce où l'on apprend la théorie du commerce dans
tous ses détails.
Notre but était plus modeste. Ce que nous voulions surtout,
c'était d'initier ces jeunes gens aux secrets de la tenue des
livres, de leur permettre de savoir lire un bilan, de vérifier si
une comptabilité est bien tenue, et, au besoin, de savoir en tenir
une pour leur utilité personnelle. Il est triste de constater à ce
sujet la lacune qui existe dans l'enseignement ordinaire, et cela
à une époque où le commerce prend une importance de plus
en plus grande, et où les non-commerçants eux-mêmes ont
affaire avec le commerce! Combien d'actionnaires sont capables
de lire et de comprendre le bilan de la société à laquelle ils ont
donné leur argent? Et combien de directeurs peu aptes à con-
trôler efficacement le comptable '? Cela est surtout vrai en
DE l'École des roches. 267
agriculture, où les progrès à ce sujet sont presque nuls,
quoique cette profession se commercialise de plus en plus.
C'est pourquoi nous nous sommes attachés plus spécialement à
la comptabilité agricole. Et, pour cela, la ferme de l'École ren-
dait la tâche aisée.
L'enseignement de la comptabilité a donc été divisé en deux
parties : la première plus générale, la seconde pour l'applica-
tion à l'agriculture.
La première partie du cours fut, disons-nous, d'ordre général;
nous ne voulons pas dire d'ordre théorique. En effet, le pre-
mier travail des élèves a été de passer un article au brouillard,
puis au journal et au grand livre; enfin dans les livres auxi-
liaires. Les explications venaient au fur et à mesure des be-
soins. Nous avons ainsi supposé toute une série d'opérations
commerciales du genre de celles que traite un commerçant quel-
conque : achat de marchandises, vente, paiement, encaisse-
ment, etc. Les élèves devaient trouver eux-mêmes les libellés
des articles. Fallait-il mettre « Doit caisse », ou « Avoir caisse » et
pourquoi? Au début, les avis étaient toujours très partagés, la
moitié tenant pouru Doit », quand l'autre inclinait pour « Avoir ».
Mais peu à peu, la majorité a incliné dans le bon sens. La pre-
mière et la plus grosse bataille était gagnée : les élèves parve-
naient à distinguer le Doit de Y Avoir. Que l'on ne sourie pas !
Tous les débutants ont passé par ces difficultés !
Nous avons terminé par la balance des comptes et l'établisse-
ment de l'inventaire. Il y avait là une besogne ing-rate pour
de jeunes esprits, de longues additions à faire ! Et impossible de
truquer! Le total du journal contrôle celui du grand-livre, etc.
Les erreurs sont décélées immédiatement et il faut recommencer,
ou chercher si un article a été oublié ! A tous points de vue, c'est
un très bon exercice.
Quoique le cours fut commencé tardivement (en janvier), nous
avons pu passer quelques articles suivant la méthode en partie
simple et suivant la méthode américaine, afin de montrer la dif-
férence, mais nous nous sommes surtout attachés à la tenue des
livres en partie double qui, comme on sait, est la plus employée.
268
LE JOURNAL
La seconde partie du cours a été moins ardue; ce n'était plus
que l'application de principes connus à des choses nouvelles. On
vend des œufs et du lait au lieu d'objets de quincaillerie, mais
les dénominations seules changent. L'élève s'habitue au prix des
objets agricoles et des denrées; il voit se résoudre en chift'res
le capital matériel d'une ferme, et il se fait une idée de la mise
de fonds que réclame une exploitation agricole. Ainsi il prend
un contact encore plus grand avec la réalité.
Paul Descamps.
LES SPOliTS, LE JOLK DE LA KÉTE DE L'ÉCOLE (PllOt. Barricr).
IV
liEfi SPOUTJS, L.ES» TRAVAL.V M.V.MJEliS»,
L.E« EXCURSiIO\!l>.
GAMES.
COMMITTEE
L. Belières (Captain), P. de Rousiers, A. -H. Snyers, M. Bos-
qiiet, J. Comaleras, J. Munier, R. de Séréville, R. Planquettc,
M. Bell, M. Coulthard, M. Hills.
Football.
This season lias certainly been successful, eut of six matches
we hâve won five and as we try to get some of the best teams
fi'om Paris to corne hère it is a very satisfactory resuit. Ourfirst
eleven is probably the best that we bave ever had and certainly
more keenness bas been shown. Our forward line is perbaps the
strongest, except in front of goal, our three inside forwards,
L. Despret, J. Comaleras and R. de Séréville sometimes showing
very good combination. The team is weakest at back, perbaps,
although both P. de Rousiers and J. Pommey made great pro-
gress before the end of the season. L. Belières was our great
half back and it is to him chicfly that we owe our success this
season, he certainly carried ont bis duties as captain very well.
x-^n interesting feature of tho football this season was the
bouse compétitions : it was the first time that we bave hadany-
19
270
LE JOURNAL
thing of the sort and they were certainly a siiccess. As thc
greatest nuniber of big boys are af Guichardière, the Committee
decided that after the four other bouses had played together
Guichardière should play against the four bouses combined to
'Js
^^'^
rv^'
CUOQIIS DE J.\ COIRSE. (L. Tlipel.
win definitively. if Guichardière lost then the cup should be
won by the best of the four bouses.
Coteau
V.
Vallon
won Coteau
Pins
V.
Sablons
Sablons
Sablons
V.
Coteau
Coteau
Guichardière
V.
ïhe rest
Guichardière
CIIARACTERS OK THE XI
G. Lecoinlre (goal). — Has saved many good shots and miss-
ed many simple ones.
P. de Bousiers (back, left). — Has much improved, has still
DE l'École des roches. 271
iiiucli to learn as regards tackling-, must learn also how to use
his Aveight.
/. Pommey (back, riglit). — Must learn net to turn bis back on
bis opponents, kicks well but witb little or no judgement.
G. Ferrand (rigbt balf). — Has played several good gamos
for the scbool, is easily tired ont.
M, ,'
SCÈNE n'KSCUIME. (L. Tlipel.)
L. Belières (centre balf, Captain). — A good ail round and
energetic player, good tackler and feeds bis forwards well.
Tbe team owes mucb of its success to bis energy as captain.
M. Bosquet (centre balf). — A disappointing player, seemed
to get Aveaker everytime lie played.
/?. Didot (outside rigbt). — A very useful forward, fairly fast
and centres occasionally extremely well. Does not play enougb
witb bis inside man.
L. bc'spret (inside left). — A fair dribbler and a fair sbot,
not fast enougb on tbe bail.
J. Comaleras (centre). — Too slow, too selfisb, but sbows
promise of developing iûto a useful player.
979
LE JOURNAL
/?, de Séréville (inside right). — A clever driJ^bler, passes
well and isfast witli the bail, but a veiypoor shotinfront of goal.
J. Demolins (outside left). — Rathcr clumsy and does not
~-r<iK..
c
REPOS PENDANT LA liOXE. (I.. Tripel.)
retain sufficient control over the l)all . must learn to centre
sooner.
MaTCHES 1" XI.
Les Roches v. Dreux won
Les Roches v. St Rarbe won
Les Roches v. Dreux (at Dreux) . . lost
Les Roches v. Red Star won
Les Roches v. Étudiants de Paris. . won
Les Roches v. Epinettes won
Cricket.
Our progress at cricket is slow. In the first place it is a
very difficult game and one has to begin when very young to
DE L ECOLK DES HOCHES.
273
become a good player and secondly it takes years to make a
good ground. A Frenchman once visited Cambridge and was
very surprised at the beautiful tennis and cricket grounds he
asked how one made them. « It is very simple, » was the
reply; « you must mow and water the grassseveraltimes a week
for about two hundred
years. » We improve
the cricket ground every
year and it is quite good
noAv compared to what it
was three or four years
ago, The great thing- is
thatboys are keen of that
they get exercise and ^
fresh air out ot the game . ,J^^^
We hâve already played
two matches one against
the Standard which we
lost and the other mas-
ters V. boys which the Jîoys won by 7 runs. The following'
are the boys who bave made double ligures. G. Tliurneyssen
25, .1. Hervey 15, J. Comaleras IV, 12, P. BouthiUier 10.
The conimittee of the games arranged a fevv events of sports
for the '' fête de l'Ecole "', the foHowing- were the ^^■inners.
Hundred mètres
1. R. de Séré ville 2. L. Belières
Throwing- the cricket bail
1. L. Despret 2. G. Thurneyssen
High Jump
1. V. Pilon-Fleury 2. L. Despret
Hurdles
1. L. Behères 2. P. de Bousiers
Sack Baee (enseignement préparatoire)
1, L. Forestier 2. Manuel Pacheco.
MAxr.ii DE BOXE. (L. Tiipet.)
Bernard Bell.
LE JOURNAF.
LES TRAVAUX MANUELS
Les travaux pratiques ont toujours été fort en honneur à l'École
et nos garçons n'ont vraiment que l'embarras du choix, menuise-
rie, atelier du fer, modelage, jardinage, toutes ces distractions,
utiles, leur sont ofiertes.
Notre atelier de menuiserie a toujours remporté le plus grand
succès et si parfois nous avons rencontré une difficulté, c'était
toujours la même, celle de satisfaire à toutes les demandes.
L'atelier du fer réinstallé cette année a réuni un plus petit
nombre de garçons, mais je vois là une raison et elle a certaine-
ment sa valeur. Il est plus pénible de travailler le fer et la pa-
tience et la persévérance sont plus que partout ailleurs néces-
saires; le travail avance plus lentement et demande plus d'exac-
titude encore que dans les travaux de menuiserie. Néanmoins
je me plais à reconnaître que les garçons qui ont fréquenté cette
année l'atelier du fer y sont venus animés d'un courage et d'une
bonne volonté qui n'ont jamais faibli. Les travaux de début
n'étaient cependant pas des plus attrayants, mais tous ont re-
connu qu'ils étaient nécessaires, et que le meilleur moyen de
les abréger, était de s'y donner tout entier, nous avons pu, grâce
à ces bonnes dispositions, abréger l'apprentissage de la lime et
du burin.
Nous avons dû réinstaller nous-mêmes l'atelier et ce n'est guère
qu'en janvier que nous nous sommes mis sérieusement au tra-
vail. Les quelques travaux qui ont tiguré à l'exposition de TÉcole
montrent que nous n'avons pas perdu notre temps. Les résultats
sont très satisfaisants et très encourageants. Lan prochain, nous
pourrons aborder des travaux plus difficiles, plus variés et l'in-
térêt ira en croissant.
Puisque je parle des travaux manuels, je ne puis passer sous
silence les quelques heures consacrées cette année à des travaux
plus élémentaires; je veux parler des travaux de cartonnage. Il
n'y a eu en vérité qu'un modeste essai dont nous avons pu ce-
DE l'École des rocues. 275
pendant apprécier les avantages. Ces avantages sont tels que
nous n'hésiterons pas Tan prochain à étendre ce genre de travaux
à toutes les classes de l'enseignement préparatoire.
Le programme en est dès maintenant arrêté et en voici som-
mairement Texposc :
Classes de d" et de 8°. — Pliage et tressage de bandelettes. Ces
travaux simples, outre qu'ils satisfont à l'éducation de l'œil et
de la main, fournissent à nos garçons l'occasion de discerner les
couleurs, leur harmonie, le rapport des dimensions, l'idée de
dispositions symétriques, ils leur feront comprendre l'importance
et l'utilité du desshi (ce dernier servant de guide à la confection
des travaux). Très simples, ces travaux ont l'avantage de pou-
voir être exécutés très convenablement par les garçons, ce qui
est dune importance capitale, car l'enfant ne s'applique ([u'à ce
qu'il est capable de bien faire. Le tressage à une ou deux bande-
lettes fournit des dessins variés dont les couleurs, soigneuse-
ment agencées, viennent rehausser l'éclat.
Les travaux de tissage se prêteront admirablement aux exerci-
ces d'inventions. Le pliage du papier nous fournira des exerci-
ces à l'infini, exercices dont les difficultés iront croissant, mais
d'une façon progressive et par suite seront facilement aplanies.
Classe de 7". — ■ Les exercices de découpage en papier de
couleur d'abord, puis en carton, se prêteront jiarfaitement à
l'étude de la mesure des aires, ils rendront concret l'enseigne-
ment des sciences mathématiques; chaque exercice de carton-
nage sera accompagné d'un problème, problème simple qui
pourra, dans la plupart des cas, être résolu mentalement.
Seules les figures simples seront étudiées dans cette classe :
carré, rectangle, triangle, parallélogramme, losange, trapèze.
Des exercices de carrelages exécutés en carton de couleur
seront une application des études précédentes.
La symétrie nous sera révélée pratiquement par les découpa-
ges à 1, 2, 3, 4 axes. Là encore, les exercices d'invention seront
nombreux et le goût de nos garçons pourra librement et aisé-
ment se manifester.
276 LE JOURNAL
Classe de G'. — Travaux en fil de fer. D'abord étude des
angles et confection de figures simples de géométrie; ensuite
combinaisons de ces figures dans la décoration.
Angles de 30", i5\ 60", 135°, 120°: construction pratique de
ces angles; angles supplémentaires ou complémentaires.
Cartonnage. Confections de solides géoniétri({ues. Cubes pa-
rallélipipèdes. prismes, pyramides, cylindre, carré, sphère, etc.
Toutes ces constructions nécessitant le tracé du développement
des solides, forme un enseignement mathématique concret des
plus profitables. Chacun de ces travaux donnera lieu, bien en-
tendu, aune application numérique.
Classe de 5\ — Dans cette classe, Finitiative de l'élève aura
un rôle prépondérant. Toutes les connaissances précédemment
acquises lui permettront de pouvoir mener à bien, seul, la cons-
truction de quelques objets qui pourront lui être utiles : boîte à
compartiments, cadre pour photographie, porte-allumettes, porte-
lettres, classeur, etc.. etc.
Des solides géométriques pourront être construits en fil de fer :
des ornements modèles de balcons, des chaînes, des ressorts, que
sais-je encore?
l'n tel programme, je n'en doute pas, intéressera nos garçons,
il sera à tous un précieux auxiliaire à l'enseignement des
sciences mathématiques; l'œil et la main seront tout à fait
exercés et nos élèves seront admirablement préparés à faire
leur entrée à la menuiserie et à Tatelier du fer où les progrès
seront par la suite beaucoup plus rapides. Nos garçons ont tou-
jours montré une réelle bonne volonté pour l'exécution des tra-
vaux que nous leur avons offerts; je suis persuadé qu'ils accueil-
leront cette réforme avec le plus grand plaisir et qu'ils sauront
en tirer tous les avantages qu'on est en droit d'en espérer.
M. OUIXET.
DE l'École des roches. 277
LA FÊTE DE L'ÉCOLE
[d'après la presse locale).
L'École des Roches offre tous les ans une fête à ses amis. Di-
sons tout de suite que cette fête, qui a eu lieu le 24 juin, a été
particulièrement réussie cette année.
L'école avait essayé un véritable tour de force, en faisant
jouer Athalie en 2 actes, par des gansons de quatrième, c'est-
à-dire par des acteurs de 12 à li ans. Le résultat a été prodi-
gieux. Ces enfants nous ont étonnés par leur diction très sûre,
leur aisance, leurs jeux de scène. Ils évoluaient dans un décor
d'un orientalisme surprenant de vérité et de coloris, entière-
ment construit à l'école. Mais nous avons été tout particulière-
ment émus par les chœurs composés de quarante garçons, sou-
tenus par l'excellent orchestre de l'école et dirigés par le maître
Armand Parent.
Nous jetons ensuite un rapide coup d'oeil aux expositions de
travaux pratiques où nous contemplons les divers produits du
jardinage, de la photographie, de la menuiserie, du modelage,
du dessin, etc. Partout l'on retrouve, à côté du goût très sûr
des maîtres, ce désir d'innovation, ce besoin d'aller en avant,
ce modernisme passionnant qui est, à mon avis, la grande force
de l'école des Roches... [Le Réveil).
Athalie ionée par des élèves de 12 à li ans! Le projet était
audacieux, presque écrasant. Et vous croyez qu'on s'est arrêté
là, aux Roches? Point. Les décors ont été entièrement faits à
l'École, par M. Dupirc , que les Vernoliens connaissent bien, et
par ses élèves. Et je vous assure que la vue de .Jérusalem, au
fond, et sur la droite, la voûte du temple aux tons variés suivant
l'éclairage étaient des morceaux de premier ordre. Poussant
toujours plus loin l'audace, quelques dames des Roches ont fait
les costumes, habillé et grimé les acteurs. Le coup d'œil était
délicieux. D'exquises têtes d'enfants, couronnés de roses, fai-
278
LE JOURNAL
saient cortège à Joas, et ces fillettes improvisées ont chanté, je
ne dis pas seulement joliment, je dis très bien.
Car c'est ici le suprême tour de force. Sous l'habile direction
de M. Parent, avec le dévoué concours des professeurs de
rÉcole, MM. Tontor et Corbusier, l'École des Roches a ressuscité
les chœurs et la musique du xvn'^ siècle, l'œuvre presque entière
de More au.
Dans la pièce même, les grands rôles ont été très convena-
DEVANT LE BATUIENT DES CLASSES. LE .loMt DE LA FÊTE DE L'ÉCOLE. (Phol. liarrier.)
blement tenus : Âthalie, jouée par H. Spyker, a été, comme il le
fallait, autoritaire et violente, et, dans l'interrogatoire de Joas,
adroite et perfide. Maurice de Barrau a su rendre finement la
timidité et la tendresse de Josabeth. Matras, dans Joad, a été so-
lennel, avec peut-être un peu trop d'éclats de voix. Joas a eu des
mots délicieux.
Après la pièce, concours de sports : courses de haies, courses
de vitesse, lancement de la balle, et même course en sacs pour
les plus petits. Si vous les aviez vus sauter lestement, tomber,
se relever plus vite, souffler de tous leurs poumons, et se dé-
mener comme de petits diables...
Puis c'est la boxe anglaise, un peu dure parfois. Les cham-
DE l'École des roches. 279
pions des Roches battent facilement, trop facilement, leurs ca-
marades du lycée Gondorcet. J. Pommey a prouvé la force et
Tardeur de ses poings, et J. Comaléras l'adresse de sa tacti([ue
et son énergie.
Un match entre un professionnel et un amateur parisien
étaient peut-être plus intéressants, parce qu'il y avait entre les
adversaires plus d'égalité et moins de fougue.
M. Perret, professeur do gymnastique et d'escrime, croise le
fleuret avec un de ses élèves, tout à fait digne de lui, L. Bé-
lières. Deux autres élèves montrent, dans le même sport, beau-
coup d'adresse.
Avant de quitter l'École, je jette un coup d'a-il sur les travaux
des élèves. Ils sont innombrables.
Au bâtiment des classes, la salle d'histoire et de géographie,
toute tapissée de gravures, cartes postales, plans de villes, cartes
d'élèves, nous prouve un enseignement vivant, une véritable
<( résurrection du passé » selon l'idéal de Michelet. Nous voyons
sur une table les livres qui servent à l'enseignement de l'histoire
et de la géographie en o"'^ Heureux enfants I — J'ajoute que
cela ne me parait pas bien onéreux et qu'on en pourrait faire
autant partout. Pourquoi pas?
Des devoirs et des cahiers de toutes classes sont un peu plus
loin, sur une grande table. Des élèves des Roches ont enlevé,
dans deux grands concours, les prix d'allemand et d'anglais.
Les premières copies sont là, à la place d'honneur.
En face de cette salle, plus prosaïque peut-être mais plus
concrète, est l'exposition d'agriculture, tout à fait réussie. Des
fraises qui semblent exquises, du blé et du seigle de taille
géante, sont des témoins d'un travail intelligent. Plus loin, des
plans bien dressés, des récits d'excursions, de visites d'exploi-
tations et de fermes. Tout cet enseignement agricole, œuvre de
MM. Jenart et Roux, me semble admirablement organisé.
De très belles collections d'histoire naturelle arrangées avec
art : des pierres, des plantes, des coupes microscopiques, des...
embryons de rats et de poulets, préparés aVec soin et bien pré-
sentés.
280 LE JOURNAL
A la salle de dessin, qu'autour de moi j'entends appeler, non
sans emphase « Villa Médicis » , « Pavillon des Beaux-Arts », de
très beaux modelages, en particulier une iière tête de lion de
Maxime Tassu, des dessins soignés et léchés par des élèves de
M. Dupire, des croquis libres, ou de grandes planches illustrant
des récits historiques par les élèves de M. Storez. Voici une inno-
vation fort intéressante : M. Wilbois expose des cartes en relief et
en couleur, où nous remarquons une Asie, une péninsule des
Balkans, une Martinique tout à fait réussies. Et cela par des
élèves de 12 à 15 ans!
A la salle de meuuiserie, qui fait encore partie du « pavillon
Médicis », sur les établis mêmes qui servent aux jeunes ouvriers,
sont exposés leurs travaux : tables, ruches, tabourets, etc. Ces
mêmes élèves ont aidé le menuisier, M. Richard, à la construc-
tion des décors. Et mon guide m'aflirme qu'ils se passionnent à
ce travail.
Des travaux de cartonnage et de fer par les élèves de M. Oui-
net. Nous avons eu plaisir à parler avec lui de l'enseignement
manuel des petits, et nous avons trouvé un homme aux idées
nettes, qui aime son métier, qui ne croit pas déchoir en ensei-
gnant, à côté du beau style, le travail plus rude, mais non moins
intelligent, de la lime et du rabot.
Et c'est sur cette impression que nous restons.
On sent ([ue cette École est vivante et réaliste, qu'il n'y a pas
d'enseignement livresque et verbal, que les yeux, les mains y
ont constamment leur rôle et leur part, qu'on ne veut pas seu-
lement y former des cerveaux, mais des hommes... [Le Ver-
nolien).
EXPOSITION ANNUELLE
(Celle exposition a lieu ie jour de Ja fêle île l'École.)
I. — Exposition d'agriculture.
Pierre Bouts et Jules PoiniEY : Plan de drainage en relief.
Candeira : Exécution d'un labour représentée en terre à modeler. Renverse-
ment de la bande de terre.
DE l'École des roches. 281
H. J.vMcois ; Fourrages annuels. Charbon du blé. l'ianche des bactéries des lé-
gumineuses.
Classe de 4"'« moderne : Plantes nuisibles aux prairies et aux céréales.
G. Thukneyssen : Modèle de couveuse électrique.
L. Despket : Plan d'un bélier hydraulique utilisant une source, utilisant une
rivière, la chute étant obtenue par un barrage.
J. PoMMEY : Développement agricole de l'Argentine.
P. BiNGER : Développement agricole de l'Algérie et de la Tunisie. Cartes pos-
tales de la vie agricole aux Colonies.
J.-L. Cavazza : Carte agricole de la plaine du Pô. Récolte du riz. Collection
de la Campana.
John Waddington : Fromage de chèvre. Epis de blé charbonné. Collection de
graines.
H. Jequier : Plan d'un appareil pour l'incubation des œufs de salmonidés.
II. Jequier, A. Bessaxd, T. Snyeks, L. La.ndru, Robert Delmas, A. Charpen-
tier : Récits d'excursions agricoles.
T. Snyers : Carte des productions agricoles de la Chine.
J. PoMMEY, A. Cintra, P. Binger,P. Bcilts, C. Candeira, A. Ferraxd, J. dePoir-
TALÈs : Devoirs d'agriculture.
M. Tassu, J. Laier, J. Co.maleras, C. Candeira : Croquis d'une machine à battre.
P. BixGER : Un élévateur de graines.
A. Ci.NTRA : Bluterie. Écrémeuse centrifuge.
J. CoMALERAs : Croquis de moulins.
J. PoMMEY ; Croquis d'une raffinerie de sucre.
H. Ferrand ; Croquis d'une moissonneuse-lieuse.
L. Landru : Croquis d'une moissonneuse-lieuse.
L. Despret : Croquis d'une sucrerie.
M. Tassu : Croquis d'une sucrerie.
— Ruche à cadres mobiles, provenant du rucher de l'École.
E. L.iSTRA : Fruits et légumes.
V. Pilox-Fleury : Essais de solanum Commersonii.
II. — Exposition de Sciences naturelles.
G. Lecointre ; Embryons de rat, de pie, de poule. Étude des arcs branchiaux.
Modèle do drague. Séparation de la chlorophylle de la xantophylle.
Herbier méthodique. Conchyliologie.
Robert Delmas : Collection minéralogique. Collection géologique.
John Waddington : Collection minéralogique, collection géologique, collection
de conchyliologie. Préparation microscopique.
P. .Marteau : Collection d'insectes.
P. Sauvaire-Jourdan, L. Forestier, Saint-Clair Delacroix : Coléoptères de
France, vipères femelle et mâle, vipereau.
M. T.vilhades : Nids de guêpe sylvestre.
Jean Brueder et Jean Langer : Coupe géologique,' en terre à modeler, des
Vosges à la Forêt Noire (dépression du Rhinj.
282 LE JOURNAL
K. Van'denheuvel : Feuilles des diverses essences forestières.
Hubert Jambois : Planches des ^licrobes des maladies contagieuses. Le-
vures.
M. DE Barrau : Préparation microscopique.
J. Laxger : Cahier danatomie, collection d'insectes.
III. — Exposition de chimie.
A. Bosch et L. Sprauel : Eau dentifrice.
U. Delmas : Matière colorante diazoïque rouge de l'aniline.
G. Ferrand : Arbre de Saturne. Métadinitrobenzène recristallisé.
G. Ferrand et Hardung : Acide nitrique fumant.
H. Ferrand : Eau oxygénée. Métadinitrobenzène brut.
R. Gerson : Sublimation de la naphtaline.
Ch. Hardi.ng : Paratoluidiue rectifiée.
.1. Hervey et G. Thurneyssen : Collection de poudres. Acide picrique.
II. Jambois : Nitrate de cuivre.
H. Jajibois et G. Ferrand : Éther ethylique.
H. Labussière : Nourissage d'un cristal d'alun.
.1. L.\XGER : Bromure déthylène. Ether ethylacétique. lodure de plomb cris-
tallisé.
H. DE LA MoTTERouGE : Hypobromitc de phénol.
R. S.AQUET et Valenzuela : Acétate de soude anhydre.
Ch. Siou : lodure de plomb en suspension.
R. Spaetii : Sulfate de cuivre.
Verefiuxe : Cristaux d'iodure de cyanogène. Eau céleste. Fluorescéine.
l'y. — Exposition de dessin d'imitation.
(objets dessinés d'après iiaUire;
P. Guiraud : un vase, une boîte, une bouteille, un broc.
L. Forestier : une selle à modeler, une boite à peinture, ornements et
paysages.
E. DE Barv : une marmile, un verre, une bouteille, un ornement, croquis
de petits objets.
M. Tassu : croquis de vase, broc, un chevalet, un tabouret.
P. PusLXELLi : une bouteille, un vase, une table à modèle, uu chevalet el
un tabouret.
A. Philippe : un broc, une boîte, une marmite, un tabouret, une caisse à
fleurs, un classeur.
Ca. Bosch : une théière, un broc, une boîte à craie, un vase à Heurs.
G. Matras : un chevalet, un broc, une marmite, un seau, une pelle à feu.
L. Landru .• un tabouret, un seau à charbon, une lampe, un pluim'au, uu
balai, un pot en gn's.
P. Bouts : une selle à modèle, un tabouret, un panier, plusieurs plâtres.
J. Thiercellx : une boîte de peinture, une console, une table à modèle.
DE L'ÉCOLI: DKS KOCllES. 283
J. Thuret : un ornement, une pelle à charbon, un broc
H. Jequier : un chevalet, un tabouret, un vase à fleurs.
M. CiiAhi'E.NTiER : plàtrcs (une tète d'enfant, feuille gothique, feuille
d'acanthe'.
RI. CiioNiEu : tête de Voltaire, console gothique, paysages, tète de Bacchus.
V. — Exposition de modelage.
Enseignpmcnt secondaire .
A. Bosch : feuilles de lierre, feuilles de figuier, fruits (poires, pommes,
olives).
P. GuiRALD : feuilles gothiques, ensemble de lierre, feuilles de chêne, tête
de chien (bas-relief) tète de cheval fhas-relief), deux médaillons de fleurs.
.M. Tassu : tête de lion, tète d'enfant, dauphin, lézard, tète de bœuf (bas-
relief).
A. Philippe : Chimère renaissance, l'enfant au llambeau, Bacchus, tête de
chien et de cheval.
P. PusiNELLi : feuilles de lierre, pommes, feuilles renaissance, tomate, orne-
ment de coquelicot, guirlandes de fleurs, chapiteau, tète de chien.
li. Gillet : feuilles d'olivier, fruits (poires, pommes).
Ensciijiifini'nlpnparatoire.
L. CuARONNAT * Ornement, deux feuilles de laurier.
M. RouGEAULT : fruits (pommes, poires).
A. PoTocRi : feuilles de vigne (d'après nature).
E. Rocher : lys, médaillon, tomates, console gothique, feuille de laurier
(d'après nature).
S. ^'A0^ : ornements.
E. de Bahy : fruits (poires, pommes) feuilles de trèfle, feuilles de laurier.
Ch. Bosch : feuilles gothiques, console renaissance, guirlande de fleurs,
feuilles de lierre (d'après naturel.
VI. — Croquis, Dessin d'après nature. Composition libre
et composition décorative.
R. Locbet : carreau de faïence.
L. Charonnat : id.
M. Ch.irpentier : serviette enroulée (faite de mémoire! .
E. Magalhaés : vase de fleurs.
Ch. Siou : Composition ornementale.
J. Mimer : branches de fleurs (d'après naturel.
(ji. Siou : id.
H. Jambois : id.
M. Charpentier : id.
G. Ferrand : croquis d'animaux.
284 LE JOURNAL
M. Chari'entier : croquis de personnages (d'après nature..
P. Lyautey : décoration dune boîte eu bois.
St Clair Delacrolx : bataille d'Haslings.
G. Ferrand : panneau décoratif.
A. Philippe : lettres ornées.
R. LODBET id.
M. Tassu : id.
H. Mead : conquête de IWmérique par Christophe Colomb.
E. Magalhaés : le petit chaperon rouge.
J. Desplaxches : papier peint.
R. Vandenheivel : vase de tleurs.
J. Mr.MER : id.
R. LoLBET : id.
A. Philippe : composilion d'un carreau de céramique.
W. Hardi.xg : id.
J. Duius : Achille traînant le corps d'Hector.
P. PUSINELLI : id.
St Clair DELACRoix : siège de Paris par les Normands.
Ch. Bosch : débarquement des Normands en Angleterre.
Ch. Siou : composition de la i''^ page d'un livre « La marine d'aujourd'hui»
R. LoLBET : ■ id.
G. Ferrano : id.
R. LouBET : collier.
E. Latine : id. ,
Ch. Tassu : composition d'un carreau de céramique.
Ch. Bocsh : dossier en tapisserie.
0. Mentré : id.
G. Ferrand : id.
G. et H. Ferrand : décoration de châssis.
Ch. Siou : id.
G. Ferr-\nd : décoration d'un éventail.
VII. — Exposition de menuiserie.
A. Bessand : une armoire destinée au cabinet d'histL;ire naturelle.
L. Glaenzer : Bibliothèque.
G. De la ^Larque : table avec pieds tournés.
H. JÉûuiER : étagère, un classeur.
A. Cortada ; un classeur, un tabouret de pieds, une boîte à épiées.
G. Thurneyssen : une éleveuse pour perdreaux.
R. de Séréville : une boite à lettres.
P. Monnier : un porte potiche avec dessus tourné, un banc.
A. Charpentier : un tabouret, un classeur.
M. Tailhades : une table Louis XV.
C. Candeira : une table pliante, un cadre en chêne.
M. Tassi; : un liseur, un tabouret de pied.
DE l'École des rohhes. 2S5
P. Lyautey : une caisse à lleiirs.
F. Cintra : une étagère découpée.
G. VVatel : un niveau de maçon.
P. Muscat : un vide poche.
A. pActiEco : une chaise de jardin.
L. Fahiia : une équerre.
.]. Casian : une équerre, un escabeau.
F. GuiALD : une table bureau avec casiers.
J. Veudet : une équern^ un cadre.
.J. DE P.ULLETTE : un pupitrc à musique.
M. DE Paillette : un vide-poche.
J. MoussY : une équerre d'onglet, une échelle.
J. Salathé : un liseur.
S. Naon : une étagère.
A. Plsinelli : un porte potiche avec dessus tourné.
.1. Dupas : un classeur, une boîte à ouvrage.
T. S.NYERs : un tabouret de pieds, un châssis de couclie.
F. Cintra : une étagère.
J. Brueder : une table carrée avec tiroir.
L. Smorczewski : une fausse cheminée, une caisse à fleur.
L. Dethan : un chevalet de bûcheron.
J. Waddlngton : une étagère, une mangeoire à poulets, une boîte à ouvrage.
P. Bouthillier : une boîte à cartes, un tabouret avec pieds tournés.
J. PoMMEY : un casier à brosses.
Cii. Smu : une table bureau.
VIII. — Exposition des travaux du fer.
I'' Travail à la lime.
Spécimens de parallélipipèdes dressés à la lime, travaux exécutés par
P. Lyautey, J. Brueder, J. Thuret, Ch. Harding, H. Spvker, 11. de la Motte-
rouge, J. Castan, L. Landru, i. Com.\lér.\s, R. Lagier.
Règles en /fer, exécutées par J. Comaléras, Cii. Hardl\g,H. Spyker, H. de la
Motterouge, R. Lagier, P. Lyautf.y, J. Brueder.
Hèyles plates avec chanfrein double décimrtre exécutées par Cii. Hardlng,
i. Comaléras, P. Lyautey, J. C.\stan, L. Landru.
Cube.s eu fer, par Cii. Harding, L. Landru, P. Lyautey, J. C.\stan.
2" Travail au burin et au bédane.
Parallélipipèdes dont les faces sont dressées au burin avec saignées à mi-
épaisseur, pratiquées au bédane ; travaux exécutés parJ. Comaléras, J. Tiiuret,
Ch. Harding, J. Castan, P. Lyautey, L. Landru, H. de la Motterouge.
3'^ Travail à la forge.
Barres de fer appointées de différentes formes, carrées, rondes, fer de
20
286 LE JOURNAL
lance; travaux exécutés par Cn. Hauding. J. Comaléras, H. Spyker, J. Castax,
J. Thiret, L. Landru.
Construction d'une équerre ordinaire. Morceaux de fer plat soudés à chaud
et travaillés à la lime. Équerres ordinaires exécutées par Ch. Hardin(;,
L. Landri. Équerre de 120" exécutée par Ch. Harding. Console en fer exé-
cutée par Ch. Hardim;.
IX. — Exposition de pliage et cartonnage.
Enseignement pri'paraloire.
Enseignement colleclif. — Exposition des meilleurs travaux exécutés par
L. Smorczewski, m. Tailhades, E. Gu^aud, E. Harilaos, R. Glaenzer, F. M.xsox,
L. NozAr, de la classe de sixième.
Travaux de pliage : pliage de bandes, lettres et exercices d'ornement en
papier de couleur.
Tismge : exercices d'invention en papier de couleur.
Pliage île papier en vue d'obtenir des formes d' objets : bateau, chapeau de
gendarme, vide-poche.
Rosaces, étoiles dérivées du carré et des polygones réguliers. Combinaisons
de ces figures, application au carrelage. Exercices d'invention.
Tressage : tressage à plusieurs bandes.
Cartonnage. Solides en carton : cube prisme à base carrée et hexagonale,
pyramide à base carrée et hexagonale. Tronc de pyramide. Boîte en carton
fourreau.
Sphère construite en carton.
(Ces travaux ont nécessité au préalable la construction des développements;
ces derniers accompagnaient les travaux).
Récit d'une excursion agricole.
Verrerie de Touroiivre. l-'ermedu Vcrjrei'. Etablissement depisciculturc
de Bellegarde.
Le temps est superbe, quand nous partons à bicyclette, vers 7 heures du
matin, pour aller visiter une ferme d'élevage de percherons et un établisse-
ment de pisciculture.
Chacun de nous emporte un déjeuner froid; on trouvera à Touiouvre de
quoi se rafraîchir. La route, très bonne, se déroule dans un paysage de plus
en plus riant et mouvementé. Au bout de 32 kilomètres, nous arrivons vers
9 heures 1/2 à la verrerie. Après quelques pourparlers, un contremaître s'of-
fre à nous faire visiter l'établissement. Nous traversons un couloir où règne
une chaleur intense, et nous débouchons brusquement dan un grand hall,
où la température s'élève encore.
Un immense four circulaire en occupe le centre. Sur son pourtour s'ou-
vrent des gueules béantes par où Ton aperçoit, au milieu des flammes, la
DE l/l':COLE DES ROCUES. 287
masse incandescente de verre en fusion. Autour de cette fournaise, s'agitent
des hommes demi-nus, portant au bout de longues cannes, des boules de
de verre rougissant. Les uns moulent ces masses en les soufflant dans des
formes de terre, d'autres tournent ces bouteilles rudimentaires pour en par-
faire le goulot. Et tout cela dans un tumulte de voix et de verre brisé que
domine le ronllement sourd des flammes furieuses.
(l'est alors quo M. Jenart nous explique la fabrication : On mélange du
sable quarlzeux blanC avec du carbonate de soude, de la chaux et des débris
de verre. L'amalgame ainsi formé est introduit dans d'énormes creusets en
terre réfractaire fortement lassée, appelés pots. Ces pots préalablement portés
au rouge sont placés dans le four, et le travail du verrier commence.
Celui-ci recueille au bout de sa canne creuse une certaine quantité de
verre fondu, qu'il travaille quelques instants. Puis il le souffle dans le moule
pour lui en faire prendre la l'orme. Reste encore à fmir le goulot.
Lorsqu'un petit apprenti a vérifié le poids de la bouteille, on prend celle-ci
dans une forme spéciale et on en met l'extrémité à réchauffer. Quand cette
partie est suffisamment molle, un ouvrier la tourne avec une forme différente
pour chaque modèle. La bouteille est ensuite emportée à la réserve. Il ne
reste plus qu'à la laver et à l'emballer.
Nous visitons, toujours sous la conduite du contre maître, les différentes
parties de l'établissement et un autre hall où un second four est en construc-
tion. C'est qu'en effet, continuellement soumis à une telle température, ils ne
peuvent résister plus de dix-huit mois.
Enfin, avant de partir, nous allons voir les foyers dans le sous-sol. Après
avoir descendu plusieurs escaliers et traversé quelques couloirs torrides où
vole de la poussière de charbon, nous arrivons devant l'une des grilles. Là,
presque au-dessus de nos tètes, brûlent des blocs entiers de houille. Les
flammes ronflent avec rage, les étincelles volent, il fait une chaleur étouffante.
Devant nous, un homme noirci, armé d'une énorme barre de fer, active cons*
tamment la combustion et fait tomber les scories. Nous pouvons à peine res-
pirer, et il est deux fois plus près que nous!
M. Jenart nous fait ensuite visiter une ferme percheronne qui se trouve de
l'autre côté de la vallée.
Après une descente à pic, nous arrivons chez le fermier. C'est un brave
normand qui a rencontré notre professeur à un comice agricole, et qui est
ravi de nous faire visiter son établissement. Nous allons tout d'abord nous
rafraîchir à une source qui sort de terre en cet endroit, puis nous écoutons
les explications.
La volaille, dont nous voyons quelques spécimens s'ébattre dans la basse-
cour, trouve son principal débouché en Angleterre.
Ce pays exige de gros animaux et les paie proportionnellement plus cher
que les moyens : un beau dindon se vend jusqu'à 22 francs.
Nous allons ensuite voir un cheval qui a remporté plusieurs prix à des
concours, et dont on soigne le genou. Plusieurs autres percherons paissent
dans une prairie, à côté de quelques jeunes veaux. La race percheronne,
288 I^E JOURNAL
nous dit-on, dégénère dans les autres pays, aussi les étrangers, surtout les
Américains, en font-ils des demandes constantes.
Enfin, après avoir fait le tour des viviers et vu les quarante et quelques
diplômes gagnés par nos hôtes, regardé le troupeau, nous allons prendre
une collation que l'aimable fermière nous a préparée, beurre, fromage, cidre,
le tout fait sur les lieux mômes et excellent.
Regaillardis par cette digression, nous nous préparons à affronter de
nouveau les côtes et le soleil.
Une demi-heure plus tard, nous arrivons à destination.
Mais le directeur de l'établissement de pisciculture doit être en traia de dé-
jeuner, aussi nous en profitons pour prendre trois quarts d'heure de repos,
sur l'herbe fraîche qui borde un ruisseau à l'ombre de peupliers.
L'établissement de pisciculture de Bcllegarde est situé dans un des plus
jolis coins de la Normandie. Caché au fond d'une vallée riante, ombragé dar-
bres verts, il est admirablement doué sous le rapport de l'eau. On y trouve
en effet une source abondante et froide, deux chutes d'eau, et neuf sources,
dont la plus forte donne, à elle seule, 72 mètres cubes à l'heure.
Le propriétaire, M. Bourgeois, nous introduit d'abord dans un vaste labo-
ratoire, alimenté à volonté d'eau de source et d'eau de rivière.
La première sert exclusivement pendant la période d'incubation et permet
d'alimenter des appareils pouvant contenir 1. 000. 000 d'oeufs.
Ces oeufs sont placés sur une claie en baguette de verre suspendue au mi-
lieu d'un bac rempli d'eau. Au moment de l'éclosion, les alevins passent par
les intervalles et descendent au fond de l'eau.
Lorsqu'ils commencent à manger, on les disperse dans une trentaine de
crands bacs où ils reçoivent de l'eau de rivière qui favorise leur alimen-
tation et leur développement en amenant un grand nombre dinsectes. Chacun
de ces bacs est alimenté par un fort courant d'eau qui ressort en s'étalant
tomme un miroir.
Très intéressés, nous suivons toutes ces explications avec attention. Dans un
coin, des gardons effarés fuient devant le filet maladroit de l'un de nous, qui
s'est improvisé pécheur.
D'autres jouent, nagent et s'entrecroisent avec une extraordinaire rapidité.
Au bout d'un instant, nous quittons cette salie où règne une grande fraî-
cheur, et M. Bourgeois nous conduit aux bassins situés à l'extérieur. Quand
les alevins sont âgés de cinq à six mois, on les transporte là, et ils y restent
jusqu'à ce qu'on les achète ; seize de ces bassins entourent un grand étang à
reproducteurs, situé dans le fond de la vallée. Les roseaux se balancent,
mollement agités par le vent. Les poissons, truites, et saumons de fontaine,
sautent et gambadent à travers les herbes aquatiques, et font voir de temps
à autre leurs écailles scintillantes.
Nous terminons notre visite par celle d'un étang à carpes, situé dans les
bois au milieu d'un site ravissant. Puis M. Bourgeois nous emmène coUa-
tionner, nous offre du vin blanc et des biscuits. Mais nous sommes obligés de
quitter cet endroit où Ton nous fit un si bon accueil, et nous repartons pour
Tourouvre.
DE l'École des roches. 289
Au milieu d'une côte, on entend un cri de désespoir : une crevaison. Sans
pitié pour la malheureuse victime de cet accident, nous continuons la route,
après lui avoir donné rendez-vous à l'auberge, car nos estomacs crient famine.
Enfin, à 2 heures et demie nous sommes attablés, et nous déballons nos pro-
visions.
Une commande de bière, de cidre et de siphons est peu à peu exécutée et
le déjeuner a lieu au milieu de la plus franche gaîté. Notre retardataire
arrive vers la fm du repas : en l'attendant, nous allons dans la cour, où nous
découvrons un perroquet et une pie. Le perroquet nous demande si nous
avons bien déjeuné. Quant à la pie, elle pousse des cris inarticulés, mais ac-
cepte enfin un morceau do chocolat, que l'on glisse dans son gosier.
A 3 heures et demie nous prenons le chemin du retour. La première partie
est très belle, à travers la forêt du Perche. De grands arbres séculaires bor-
dent la route, et les épaisses frondaisons de la futaie s'étendent au loin. Mais
nous quittons bientôt cette route pour nous trouver dans le vent et la pous-
sière. Les uns causent à qui mieux mieux, enfin les derniers maudissent le
temps.
De Randonnai à Chandai, la route continue sans aucun incident, et arrivés
à la roule de Laigle, avec vent dans le dos, nous abattons les douze derniers
kilomètres en une demi-heure. A "i heures et demie, nous sommes à l'École,
enchantés de notre excursion et tout disposés à recommencer.
Pierre Bouthili-ier et Pierre Mon.nier.
LEfi» !Se:a:\ce!I» iii:§»ical.ek et LtITteraires.
L.EI» co\fi:re\ce«
LES SÉANCES
Les conférences de cette année ont été toutes consacrées à des
sujets d'actualité. Le 27 octobre, M. de Givenchy. de retour
d'un voyage au Maroc, évoquait devant nos yeux, par ses des-
criptions et ses photograpliies, la route de Figuig" à Mo.eador.
Le 3 décembre, M. Lacour-Gayet insistait en ternies éloquents
sur l'utilité pour une nation de posséder une forte marine, et
gagnait à sa cause, celle de la ligne won/z'me, de nombreuses
adhésions de maîtres et d'élèves. Le 23 février, un de nos pro-
fesseurs, M. Wilbois, nous parlait de la guerre et de l'organisa-
tion militaire : il se souvint ce jour-là qu'il était officier de
réserve, et il eut le don de faire vibrer la salle par sa causerie
d'une émotion contenue et d'une grande distinction. Le 5 avril,
M. Demolins, avec l'autorité qui émane de son talent, avec ses
habitudes de rigueur contractées au service de la science so-
ciale, avec sa verve coutumière, exposa les deux formes du pa-
triotisme : le patriotisme belliqueux qui conquiert, mais qui ne
sait pas acquérir et conserver, et le patriotisme colonisateur
qui s'implante progressivement, qui s'assimile et qui dure.
Entre ces deux formes, le choix ne comporte pas d'hésitation.
A ces conférences du jeudi, il convient d'ajouter deux lectures
hors cadre, faites par M. Desgranges, le dimanche, à nos grands
LI:: JOURNAL DE t/ÉCOLE DES HOCHES. 201
élèves : Tune sur la poésie française contemporaine, l'autre sur
le théâtre français contemporain. M. JJesgrangcs dit admirable-
ment, et connaît à merveille le mouvement littéraire actuel :
ses lectures commentées ont été très goûtées des professeurs
et des élèves présents; évidemment la tentative était heureuse
et mérite d'être reprise.
Les autres séances, auxquelles nos élèves prêtaient leur con-
cours, furent des séances mixtes (théâtre, diction, chant et mu-
sique). Chaque maison successivement tint à honneur d'organiser
sa séance : c'est la note caractéristique de l'année. Pour la mise
en train, ce fut M. Dupire qui se dévoua : non content de
fournir des programmes et des décors de plus en plus soignés,
il donne à ses collègues l'exemple de l'activité et de l'initiative.
D'ailleurs noblesse oblige : n'est-il pas directeur d'une maison ,
le « Pavillon Médicis ». comme nous l'appelons plaisamment?
Donc la première séance de novembre, montée par ses soins,
comprenait un morceau d'orchestre, le trio de Carmen, exécuté
avec brio, par M"" Rincheval, MM. Tontor et Corbusier, des chan-
sons désopilantes, par Cronier, enfin le Jeune homme jyressé, de
Labiche, joué par Monnier, Desplanches et Jéquier. Le 1"^ dé-
cembre, séance analogue du Coteau, qui débute par un duo de
M"° Pàncheval et de M. Corbusier, se continue par des chansons
humoristiques, que détaille Cronier avec beaucoup de verve,
et prend fin sur Maman Sabouleux, une autre pochade de
Labiche, dont les rôles étaient tenus par Sébileau, Philippe,
Sauvaire, Glaenzer, Foissey et Spyker. — Ensuite, le l""" février,
ce fut le tour du Vallon. D'abord, un trio de Mireille, par nos
trois professeurs de musique, puis le Jaguar, de Leconfe de
Lisle ei Histoire ponctuée, dits par Bouthillier, une chansonnette
finement détaillée par Desplanches. Enfin, cette fois, une pièce
classique, le Malade imaginaire (Acte III, se. iv sq), par Bou-
thillier, Lyautey, .1. Fabra, Delacroix et A. Bosch : au total,
séance très réussie. — Le 15 février, la Guic/ia?'dière entre en lice.
On exécute divers morceaux d'excellente musique, notamment
un duo, par M"'' Marguerite et par Jules Demolins, Pillet récite
l'Aigle de Leconte de Lisle, aux vers denses et sonores, et Loubet,
292 LE JOURNAL
qui a décidément un talent de comédien, i'Ence?hsoir mondain.
Voici encore du classique, mais du moderne : le Gendre de M. Poi-
rier, d'Emile Augier,par Loubet, Lauer et Davel. Finalement tous
les élèves de la Guichardière, chantent un chœur anglais. Chaque
maison affirme ainsi son originalité. M. Bell, directeur des Pins,
nous offre comme l'an passé, une pièce anglaise : Done on both
sides, hy I. Morton, avec le concours de Loubet, A Bosch, Cintra,
Bouthillier et Langer. A quand la pièce allemande? Je le deman-
derais si on ne l'avait déjà fait.
il faut mettre à part la séance du mardi gras (27 février), qui
était remarquable par son homogénéité et qui obtint le plus
vif succès auprès des parents : le programme même, dû à
M. Storez, était dans la tonalité de Tensendile. Ouverture d'or-
chestre (Mozart et Haendel); VOEuf bleu, récité par Loubet;
Kiri...Kirican, ravissant chœur denfants; Du mouroîi pour les
petits oiseaux, par Spyker qui fut bissé; des pièces de Bameau,
en trio, par M"" Binclieval, MM. Tontor et Corbusier — les Roma-
nesques de Bostand, que firent valoir surtout Monnier et Bou-
thillier; d'ailleurs les autres acteurs ne furent pas inférieurs à
leur rcMe. A la mi-carême (22 mars), on retombe sur le type
décrit plus haut ; ouverture de la Sémiramis de Bossini, mono-
logue amusant de Cronier, des vers de SuUy-Prudhomme, dits
par Spyker, enfin les Deux sans culottes., par Spyker, Cronier et
Sauvaire.
Si l'on essaie de récapituler l'année, le bilan accuse qu'on a tenu
compte des indications fournies par M. Boujol dans le précédent
Journal : on a donné moins de conférences quatre en tout, et plus
de séances de maison, ce qui est normal. X propos des conféren-
ces, un regret seulement : l'histoire de l'art y a sa place marquée ;
cette lacune doit être comblée l'an prochain. Quant aux séances
de maisons, elles me paraissent réaliser l'idéal du genre ; elles
sont variées, procurent aux ditlerentes maisons l'occasion de
montrer leur originalité, réclament la collaboration des maîtres
et des élèves, et resserrent ainsi les liens de solidarité entre gens
groupés sous le même toit. Cependant bien des progrès restent
à accomplir ; nous n'avons plus d'acteurs hors pair; quelques
DF. l/ÉCOLE DES ROCHES. 293
uns sont distingués comme Bouthillier, Monnier, Desplanches,
Spyker; la plupart ne sont pas encore formés. Cela tient peut-
être au choix des pièces dont quelques-unes (celles de Labiche,
par exemple), étaient vraiment par trop enfantines et superfi-
cielles : ne craignons pas de donner aux esprits une nourriture
forte! D'autre part, les exigences du travail scolaire ue permet-
tent guère de monter des pièces classiques dont la préparation
est longue et ardue. Réservons-les pour les grandes occasions
(une ou deux fois Fan), le mardi gras et la fête de l'Ecole; et,
dans nos séances de maison, à coté de scènes comiques de bon
aloi, faisons plus large la part de la musique, du chant et de la
diction. M. \Yilbois a eu l'idée de faire jouer Athalie par ses
élèves de quatrième, le jour de la fête de l'École; la pièce abrégée,
sera accompagnée des chants de Moreau. La tentative est auda-
cieuse : attendons-en les résultats, que les répétitions font pré-
voir encourageants '. En tous cas, nous devons être sévères dans
le choix de nos pièces, et emprunter résolument au théâtre
classique.
Pour compléter ce tableau rapide des délassements de
l'Ecole, ce n'est que justice de mentionner les samedis de la
Guichardière, de vrais régals pour les amateurs de bonne
musique !
Notre tâche de chroniqueur est terminée ; cependant, pour
être exact, nous devons encore faire mention d'une innovation
due à M. Dupire. Il s'agit uniquement des professeurs et des
professeurs célibataires, qui, en hiver, leur journée fournie,
après le bonsoir aux élèves, se réunissaient au Pavillon Médicis
tous les quinze jours, pour amuser leurs collègues de leurs
talents spéciaux. L'intimité de ces réunions et leur succès nous
dispense d'y insister. Mais n'est-il pas intéressant de noter que,
loin de Paris et du monde, nous savons nous créer, dans notre
laborieuse retraite, des plaisirs artistiques et des relations
fondées sur l'amour commun des nobles choses?
F. Mextré.
1. On a vu plus haut le compte rendu de celte séance qui a eu lieu après la ré-
daction de cet article.
29i LE JOURNAL
LA MUSIQUE
A mon entrée à l'école des Roches, il y a six ans, j'étais loin
de s^upposer que mes jeunes élèves arriveraient un jour à con-
sidérer la musique non pas comme un art d'a,i;rément, mais
comme un art qui a comme but le beau, le désintéressement, le
sublime. Tout le mérite des résultats obtenus en ces quel([ues
années revient à ceux des élèves, et ils sont nombreux, qui ont
étudié sérieusement leur instrument de manière à pouvoir
mettre une technique acquise au service de belles œuvres.
Ailleurs qu'à l'école des Roches, on serait un peu surpris si on
apprenait que des élèves, qui font d'excellentes études classiques
et modernes, et qui, par conséquent, se présentent avec succès
au baccalauréat, peuvent interpréter une sonate de Beethoven,
une chaconne de Bach, une sonate de llaendel!
Chez nous, nous l'avouerons sans fausse modestie, c'est chose
courante. J'ajouterai que nous avons fait entendre le jour de
la fête de l'école, A thalle de Racine, avec orchestre et chœurs
de J.-B. Morean, et que l'audition de cet ouvrai; e, déjà assez
compliqué pour des professionnels, a eu un succès justement
mérité.
Armand Parkxt.
PlU.\Cn\\lX MORCEAUX EXÉCUTKS l'EMlANT l'aNNÉE
1" Chant général.
Chant du départ Méhil.
Amour lllial (chants populaires) Méhll.
Vogue, léger zéphir RJe.ndei.ssojin.
Aurore de la vie il. Schumann.
Chanson de Roland.
Sanclus, benedictus Beethoven.
Les vaillants du temps jadis.
Chanson d'ancêtre St-Saens.
Viens petit oiseau Schumann.
La farandole Jaques-Dalcroze.
Chanson du grand-père St-Saens.
DK l'École des roches. 295
L'automne F. Mendelssoiin.
Les enfants de Bohême W. Sciiumann.
Vaisseau Fantôme (chœur des Pileuses) Wagnek.
Prière. — Amour du prochain Beethoven.
Chanson de mai Schumann.
L'ange gardien César Franck.
Les danses de Lormont César Franck.
Le Messie (air) IL^endel.
Le Messie (duo) IIaendel.
Le Vannier Cés.\r Franck.
Air dans la Cantate de la Pentecùte J.-S. Bach.
Psaume cr César Franck.
Ave verum, accompagné du quatuor .Mozart.
Adoramm le Palestrina.
Tdiitum l)Ai;ii.
2" Orchestre.
Samson et Daliln C. St-Saens.
Bourrée G. F. Haendel.
Peer Gynt Grieg. op. 35.
Menuett (aus dem Octett) Schubert.
Allegretto de la Symphonie (A dw) Beethoven.
Allegro Finale Symphonie (£ dur) Mozart.
Larghetto (aus der zweiten Symphonie, Beethoven.
Allegretto (aus der achten Symjjhonie) Beethoven.
Menuetlo (aus der Symphonie in E dur) Mozaut.
Finale {Rondo alV ongarese aus dem in G du)-} Haydn.
Andante cantabile quatuor mi b {op. 16) Beethoven.
Septuor (op. .38) Beethoven.
Allegro de la première partie de la 2" Symphonie (op. 3(5) . . Beethoven.
Chœur et orchestre d'Athalie J. B. Moreau.
3" Samedis de la Guichardière.
{Musique de chambre.)
2' Trio E. Lalo.
Trio en ut mineur .j . Brahms.
(Concerto en mi bémol (violon i . Moz.\rt.
Sonate en ut mineur (^piano et violon) Grieg.
3« Trio Mozart.
Divertimento, trio à cordes Mozart.
2" Trio Castillon.
5" Trio {ré majeur) Beetho\en.
~r Trio (à l'Archiduc) Beethoven.
1" Sonate (piano et violon) Schumann.
2" Sonate (piano et violon) j. Brahms.
296 LE JOURNAL
V*^ Sonate (piano et violon) J.-S. Bach.
Lied ( violoncelle et piano) Schubert.
2" Nocturne Chopl\.
Krieslariana Schumanx.
L'Agaçante
I^'' Tambourin
IF Tambourin
La Pantomime • (trio piano, violon et violoncelle) Ph. Rameau.
La Marais
La Coulicam
Llndiscréte
Romance (violon et piano) Swendsen.
Le dernier samedi de la (iuicliardière a été consacré à une séance spéciale
que M. Armand Parent et M"' Dron ont bien voulu donner à l'École. Nous
n'avons pas seulement à louer ici ces deu.v grands artistes mais aussi à leur
dire combien nous avons été heureux de les applaudir et à les remercier du
concours qu'ils ont bien voulu apporter à ces réunions. Ils ont exécuté les
quatre sonates suivantes et nous n'avons pas besoin de dire qu'ils y ont été
admirables.
2« Sonate (piano et violon) J.-S. Bach.
2" Sonate (piano et violon) Schcmann.
15'' Sonate (piano et violon) iM(.zaiit.
Sonate (piano et \iolon) Vlncent d'Indy.
NOS COLONIES DE VACANCES
L'un des objets essentiels de notre tâche d'éducateurs est
sans contredit la formation, chez nos élèves, de l'homme social.
Eussions-nous aidé nos garçons à devenir loyaux, clairvoyants,
énergiques et libres, notre œuvre serait encore sing-ulièrement
incomplète, si nous ne leur avions donné l'exacte conscience
de leur devoir de citoyens, de ce qu'ils ont à faire dès mainte-
nant et plus tard, pour la collectivité dont ils font partie, école
ou famille, église ou pays. Privilégiés comme ils sont, à tant
de points de vue, ils doivent sentir le poids de ces privilèges,
et n'en pas jouir égoïstement; ils doivent porter ce poids, non
pas comme un remords, mais comme un devoir. Les Grecs d'au-
trefois avaient peur du bonheur; quand ils étaient soulevés par
les vagues de la prospérité, ils tremblaient,, pressentant un
abîme tout proche ; et ils se hâtaient alors, comme Polycrate
DE l'École des roches. 297
jetant son anneau, de sacrifier à la fatalité jalouse leur trésor
le plus précieux. Nous avons mieux à apprendre à nos garçons :
si l'homme heureux est coupable, c'est de garder son bonheur
pour lui seul; s'il doit expier son bonheur, c'est en le parta-
geant.
Inutile de dire ici ce que sont les « colonies de vacances ».
Tout le monde aujourd'hui connaît ces œuvres excellentes, qui
donnent à des gamins déshérités de la joie et de la santé pour
longtemps, qui préservent de la tuberculose et de l'anémie les
petits soldats et les jeunes mères de demain, qui nous préparent
une race plus solide, merveilleux placement aucjuel on confie
35 francs, et qui vous rend une vie d'enfant. Tout le monde les
connaît, mais la plupart de nos garçons ne les connaissaient
pas. Voilà quatre ans maintenant que nous leur en avons parlé
pour la première fois; quatre ans que ces heureux collégiens
du grand air et des pleins champs tiennent à partager un peu
avec d'autres ces bienfaits. Il est temps de résumer pour eux ce
qu'ils ont fait et permis de faire; il est temps de le raconter à
leurs parents.
La souscription de 1903 produisit 200 francs. Nous remîmes
cette somme à V Association pour le développement des colonies
de vacances^, avec les organisatrices de laquelle quek[ues uns
de nous se trouvaient en relations assez proches. Dès cette
année-là, nos garçons eurent la satisfaction de savoir qu'ils
avaient fourni plus des deux tiers de la somme que coûtait
une colonie nouvelle de dix enfants de la Grand'Combe (Gard),
placés pendant un mois à Saint-André de Yalborgne, dans les
Cévennes.
En 1904, nos cotisations se montent à 300 francs et couvrent
la subvention accordée à l'œuvre de la Grand'Combe, qui a
trouvé des ressources locales, mais qui se développe.
En 1905, le beau chiffre que nous atteignons ^ (aidés il est
1. Association pour le développement des colonies de vacances. Présidente :
M""' Raoul de Fclice; trésoiière : M"'' Gabrielle Rist. Siège social : 6, rue Dufétel,
Versailles.
2. 736 fr. 70.
298 LE JOURNAL
vrai par certaines contributions exceptionnelles) nous engage
à demander à l'Association une œuvre qui soit désormais la
nôtre, de façon indépendante et exclusive. Précisément, la ville
de Versailles, notre voisine, siège de VAssociation, ne possédait
pas jusqu'alors une organisation spéciale da colonies de
vacances : on décide de fonder cette œuvre, et de la confier à
nos libéralités.
Et c'est ainsi que cette année-là, l'École des Roches a compté,
outre ses 150 élèves, un petit bataillon do colons, placés pour
la plupart dans les campagnes du Loiret. Dix-huit enfants, et
la mère de quatre d'entre eux, nous ont dû de joyeuses va-
cances, longues semaines de soleil, d'air pur, de liberté.
C'est par exemple cette petite M., dont le père venait de
mourir tuberculeux, enfant très délicate, qui chaque hiver
jusqu'ici prenait une série de rhumes et de bronchites. Elle a
pu passer trois mois à la campagne : à son retour, elle était
transformée au point que sa mère hésitait à la reconnaître; et
nous avons eu la joie d'apprendre récemment que, pour la
première fois de sa vie, elle a traversé l'hiver sans une maladie.
On nous propose de lui faire recommencer cette année une cure
qui lui a si bien réussi.
C'est Augustine G., caractère très difficile, nous dit-on. Sa
mère nourrice a déclaré qu'elle ne voulait plus jamais avoir une
enfant comme elle. On l'a changée de maison, et les choses
sont allées un peu mieux. On nous demande de reconnaître ce
petit progrès, et de fournir à Augustine l'occasion d'en faire un
nouveau, en la renvoyant cet été aux colonies. C'est sa dernière
année, avant son entrée en apprentissage.
C'est encore Pauline S., fille d'un ouvrier peintre et d'une
marchande des quatre saisons, enfant très chétive. Elle a six
frères et sœurs, et on nous propose de donner cette année sa
place à sa cadette. Rosette, sept ans, excessivement délicate, et
très gentille petite fille .
Louis H. nous fournit un amusant tableau de la vie aux « co-
lonies » :
« Je suis très heureux d'être à la campagne. Je me porte bien.
DE l'kcole des kochks. 290
Je vas me promener dans les bois avec le monsieur. Je menge
du lapins et de loies. Yl ia une chèvre qui donne du lait. Je la
maine au chant. Je menae beaucoup de fruits. Il y a aussi iu
chien et on la telle après une voiture et je monte dedans. Je
vas à la mare péchée des grenouille. Je vas me promener. Je
vois des chasseur tiré sur des lapins et sur des perdri. »
Gaston et Marie A., neuf et six ans, sont bien pauvres; il a
fallu commencer par leur acheter des chaussures. Gaston, en
qualité de grand frère, donne à sa maman des nouvelles de la
petite : « Marie ne s'ennuie plus: elle est au contraire très
contente... Je finis ma lettre sans finir de t'aimer. Ton fils, ta
fille qui t'aiment pour la vie. »
Voici un autre couple, contemporain du précédent; mais cette
fois la sœur est l'ainée. (iermaine et Gaston M. étaient assez bien
portants, mais ils passaient le plus clair de leur temps dans la
rue, avec de médiocres compagnons. C'est surtout pour sa santé
morale que Gaston, en particulier, a été enyoyé aux champs.
11 semble avoir eu d'abord la nostalgie de son ruisseau; puis il
s'est acclimaté; et, depuis son retour, son rêve a été d'envoyer
un petit souvenir à ses parents nourriciers; mais le malheureux
ne sait plus leur adresse 1 — Dans une lettre de Germaine à ses
parents, jai trouvé pour nos garçons des données suggestives
sur le budget de leurs petits colons :
« Dimanche j'ai vut mon petit frère, et je lui est donné un
sou, et il m'a dit qu'il ne se plaisait pas, parce qu'il ne jouait
pas. Sur mes iC sous il ne me reste plus que deux sous. Je l'ai
est dépensé de cette sorte. Mon talion de mes chaussures du
dimanche s'est déclouté. Il y a i dimanches que je les ai por-
tés. Je les ai portés chez le cordonnier qui m'a prit 5 sous.
J'ai acheté pour trois sous de laine pour m'amuser, pour ne pas
m'ennuyer. J'ai dépensé un sou, pour quand je revenait de la
messe j'ai acheté un petit pain. J'ai donné un sou pour l'enter-
rement d'une petite parisienne qu'ai morte mercredi. J'ai
doné un sous à mon frère, et il m'en n'a demender six sous
jeudi, et je nan n'avait plus que deux; alors je lui ai dit que je
ne lui en donnerai pas dutout. Il est en bonne santé; o?i ne le
300 LE JOURNAL DE l/ÉCOLE DES ROCHES.
bat pas. Et j'ai a acheté deux; paquet de poudre de propreté
pour met dans les cheveux; cela fait quatre sous. Voilà com-
ment j"ai dépensé... »
Tous ces détails, comiques ou touciiants, ont vivement inté-
ressé nos garçons. Des nouvelles aussi précises leur rendaient
leur œuvre plus réelle et plus proche. Au moment où j'écris,
la souscription annuelle n'est pas close; mais les cotisations nous
viennent, nombreuses et rondelettes, et nous pouvons espérer
que leur total, s'il reste inférieur au chifï're exceptionnel de
Fan dernier, n'en sera pourtant pas trop indigne. Après un flé-
chissement que nous devons prévoir, il faudra que bientôt nous
étendions de nouveau notre belle entreprise, que nous l'établis-
sions sur des bases d'année en année plus solides : c'est-à-dire
que les cœurs de nos earçons s'élargiront aussi, et comprenant
mieux l'immensité du devoir, trouveront dans un enthousiasme
ingénieux des ressources nouvelles.
Henri Trocmé.
UN ORPHELINAT AGRICOLE
Nous devons mentionner, la tentative intéressante faite par
M. Léon Petit, secrétaire perpétuel do la Société d'agriculture de
l'Eure, près de son domaine de Damville, que nous avons eu le
plaisir de visiter.
Pour s'opposer au vagabondage, à l'abandon des campagnes
et à l'exode de leur population vers les villes, M. Petit a cons-
titué à ses frais, un orphelinat agricole pour garçons, à Villez-
Champ-Dominel, où une trentaine d'orphelins sont élevés et
instruits pour être mis ensuite à la disposition des cultivateurs.
Nous comptons l'aider le plus possible dans cette œuvre afin
de l'étendre davantage ; chaque maison subviendrait aux dé-
penses d'un orphelin.
NoS;fgarçons mettent de côté leurs vêtements usagés, chaus-
sures, pèlerines, etc., pour en faire profiter ces pauvres des-
hérités.
VI
i\0!i» Aîvc'iEi^^ i:i^i:ve<i>
LA SOCIETE DES ANCIENS ÉLÈVES
La Société des anciens élèves a été constituée, cette année,
après l'envoi de la circulaire suivante :
« L'École des Roches, malgré sa jeunesse, commence à avoir
des anciens élèves.
« Il ne faut pas que ces vieux camarades se dispersent sans
avoir un moyen de se tenir au courant de leur vie, de se
retrouver à certaines époques de l'année et de s'entr'aider au
besoin.
« Nous avons pensé répondre au désir de tous en prenant
l'initiative de la création d'une Société des anciens élèves de VÈ-
cole des Roches.
« Cette Société, dont le programme pourra être modifié et
complété, lorsque nous serons régulièrement constitués, com-
prendrait les conditions suivantes :
« 1° Une cotisatisation annuelle de 6 francs qui donnerait
droit à recevoir, chaque année, le Journal de VÈcole et servi-
rait à payer les dépenses, ou allocations, votées par le Conseil
de la Société;
« 2" Des réunions périodiques, qui auraient lieu à l'École à
des époques fixées d'avance ;
« 3" Des matchs organisés à l'occasion de ces réunions, afin
21
302 LE JOURNAI,
de prouver à nos jeunes camarades que leurs anciens n'ont
pas perdu les bonnes traditions sportives de l'Ecole et qu'ils
sont encore capables d'être de bons champions au foot-ball,
au cricket, ou à la course.
«, Enfin, notre Société doit avoir pour but de créer entre ses
membres une solidarité qui l€s portera à s'entr'aider à l'oc-
casion, pour triompher dans la lutte pour la vie. Ce sera le
complément naturel de la devise de l'École : « Bien armés
pour la vie ».
« Notre Société, en effet, doit aider ses membres ;\ triom-
pher dans ce bon combat; il faut que les vieux aident les jeunes
et que ceux qui sont arrivés aident les débutants.
« Nous avons le sentiment (|u'en ajoutant à l'Ecole cette nou-
velle institution nous lui donnons son complément à la fois na-
turel et nécessaire. Nous comptons donc sur l'adhésion de tons
les anciens élèves actuels et futurs.
Le CoMiri: dimtiativiî :
Jean Hkssam), Abel Corijix dk Maxcoix, Jules Dkmgli.vs,
Robert Derviklt, Gaston Evsskiuc, Frank Havilano, Pierre
PocHET, Jacques Pociikt, Maurice Silhol, Guy i>e Tovtot,
Paul \Yatee.
LES ANCIENS ELEVES, MEMBRES DE LA SOCIETE
Serge André, torminc ses éludes à Paris.
Marcel Aubi':, fait une année dinstniclioii générale avant d'entrer
dans les alTaires.
Henri Barbieh, prépare l'École de physique et de cliiniie de la ville
de Paris.
Jean Bessand, après un voyage en Amérique, fait un stage en Alle-
magne, dans une fabrique de tissus.
Jean de Boisanger. prépare l'Institut agronomique, à Nancy.
Henri Boujard, termine ses études à l'École de Guyenne.
Enguerrand de Caix, termine ses études à Paris.
Jean Collk, à rinslitul agricole de Beauvais.
Abel CoRiuN nE Mangoux, à l'Institut chimique de Nancy. Doit aller
• DE l'kcolI': oes hociiks. 'M'.i
passer trois mois en Angleterre, comme chimiste, dans une indus-
trie.
Roger CoKiuN m: Mangoux, termine ses éludes à Bourges.
Jules Demoi.ins, après avoir fait son service militaire, prépare sa
licence en malhémalique et a passé les deux premiers certificats,
avec mentions.
Robert Dervieu, fait son service militaire.
François Duphé, termine ses études à Paris.
Henri Dijval, à TËcolc commerciale de Nantes.
Gaston Eysséric, élève de TKcolc des Beaux-Arts de Paris, fait
actuellement son service militaire.
Pierre Fm ouet-I.emaîthe, à rUiiiversité de Cambridge.
Jean de Gasparin, fait son service militaire à Arles.
Jacques Gauïiiier-Villars, fait un stage en Allemagne.
Jean-Jacques Gérin, termine ses études à Paris.
René Guillon, à Nantes.
Franck Haviland, revient d'un stage en Allemagne, suit les cours de
la Schola canlorum.
Philippe d'HAUTEViLLE, fait son service militaire.
Léon Kensinger, dans l'industrie avec son père, à Saint-Étienne.
Etienne Landrin, à l'École d'agriculture d'Hauterive, en Suisse.
Mario de LaRocha, fait un stage en Allemagne.
Bernard Marotte, à l'École de commerce de Nantes.
René Millet, doit aller faire un voyage d'exploration à Astrakhan,
avant d'entrer dans une atîaire de fourrures.
François Millet, termine ses études à Paris.
Guy de Neufbol kg, id.
Raoul Neyret, dans l'industrie avec son père, à Saint-Étienne.
Léonce Pellerav, dans le commerce, en Angleterre.
André Plocoue, dans une Compagnie d'assurances maritimes, à
Paris.
André Pociiet, dans le commerce, en Angleterre, à son retour d'un
stage en Amérique.
Jacques Pocuet, revient d'un stage dans une ferme en Amérique, et
va aller dans une maison de commerce en Angleterre.
Pierre PociiET, revient d'un stage à l'Université d'Ithaca, en Amé-
rique.
Francis Prieur, à l'Ecole de Guyenne.
Pierre Regrafke, dans l'industrie avec son père, à Bédarieux.
Hubert de Rigaid, après avoir obtenu le diplôme de Pitmans school,
et fait un stage dans les afïaires à Londres, vient d'entrer dans
une affaire industrielle à Paris.
304 LE JOLRNAL
Paul Saillakd, prépare l'École centrale de Paris.
Maurice Silbol, fait son service militaire, à Vienne
Albert Snyers, à Pilman's school, à Londres.
Albert Ternynck, fait un stage en iVllemagne.
Louis Tripet, termine ses études, à Paris.
Guy de Toytot, fait son service militaire.
Guy de Vautibault, à l'École de Guyenne.
Jean Vignaru, à Nantes.
Paul Watel, va faire un stage en Amérique.
Extraits de la correspondance.
A M. E. Demolins : — «... Je dois beaucoup aux cinq années que j'ai pas-
sées aux Hoches, comment pourrai-jc les oublier! J'ai toujours trouvé dans
mes professeurs des encouragements, et, dans les élèves, de bons camarades
et amis. Je compte mettre en pratique, à Paris, l'enseignement que j'ai reçu
aux Hoches. Le temps que j'ai passé à la Guichardicre est certainement celui
qui m'a été le plus agréable de tout mon séjour à l'École; aussi j'espère venir
vous voir de temps en temps et ainsi conserver avec vous et avec TÉcolc les
bonnes relations que j'ai toujours eues. S'il se fonde, comme il en était question
dans le dernier Journal de l'École, une « Association des Anciens Élèves », je
vous envoie par cette lettre mon adhésion.
« Avant de terminer, je veux vous dire .combien je vous suis reconnaissant
(i'avuir fondé cette École qui m'a permis de me développer moralement et
physiquement bien mieux qu'autre part. Grâce à elle, je puis vivre sans
crainte à Paris, car je suis « bien armé pour la vie >'.
« Présentez, je vous prie, mes respectsà M™^" Demolins, rappelez-moi au sou-
venir de ces demoiselles et recevez, cher Monsieur, l'expression de mes meil-
leurs sentiments de reconnaissance. » — Lnguerrand de Cai\.
De Montréal, le 8 novembre lOOo. — « Ce qui fait la ré[)utation de Mon-
tréal, ce sont les quartiers d'habitations bourgeoises (car personne n'habite le
quartier des affaires); ce sont de petits hôtels particuliers, les appartements
étant inconnus.
« Ces quartiers sont tous plantés d'arbres et l'aspect doit en être évidemment
très riant en été. Le vrai charme de Montréal est, pour moi, ce superlte parc
naturel du Mont i^oyal qui couvre tout le mont et ses pentes. Il touche à la
ville et l'on peut y aller de n'importe où avec les tramways électriques. Tout
le monde y va le dimanche, c'est la véritable campagne auprès de la ville.
« Il y a sur la montagne un cimetière d'aspect tout à fait agréable. Ces lieux
ici n'inspirent pas la même tristesse et le même aspect pénible de rangées de
lombes tristement alignées. Le cimetière est un joli jardin aux belles pelouses
vertes coupées d'avenues plantées d'arbres avec, de place en place, des mo-
numents funéraires. Je crois du reste que c'est déjà ainsi en Angleterre.
« Je croyais que nous étions en avance ici pour le froid, mais je vois que
df: l'kcolk i)i:s hociiks. .'J05
non d'après ce que vous me dites. Nous avons eu des gelées la nuit cl
quelques chutes de neige bientôt fondue et faisant une boue infecte; ici les
rues sont abominables; beaucoup ne sont pas pavées, le reste lest mal, le
tout est peu ou pas entretenu... » — Jean Bkssand.
.1 M. E. Dcmoliiis. Aix-la-Chapelle, le 3 juin 1900. — « Cher Monsieur.
Vous avez appris mon départ en Allemagne, et la chose s'est faite si précipi-
tamment (lue je n'ai pas pu vous tenir au courant de mes projets et déci-
sions.
" J'ai pris ce parti, parce qu'il m'était très utile, presque indispensable,
quelle que soit la chose que j'entreprendrai plus tard, de savoir l'allemand.
(".'est pourquoi j'ai arrêté mon choix sur une maison de draps allemande
(dlature, lissage et teinture).
« Je passe successivement par les divers ateliers, de faron à bien me rendre
compte de la fabrication, et je finirai par un stage dans les bureaux, de façon
à saisir le mécanisme de l'affaire au point de vue commercial. Cela m'inté-
resse, et me sera très utile, je crois.
« Je suis chez un professeur et, en dehors de mon travail à l'usine, je prends
des leçons d'allemand, de façon à avancer rapidement dans la langue, et
à pouvoir ainsi mieux profiter de mon séjour dans cette maison.
« Je compte vous écrire pour vous donner des détails, quand j'aurai été
ici depuis un peu plus longtemps.
« Au revoir, cher Monsieur, je vous prie de présenter mes hommages à
Mme Demolins, et de me croire votre élève dévoué et reconnaissant. » —
Jean Bessand.
À M. G. Bertier. Sathonay, 25 juin. — « Cher Monsieur. Je comptais télé-
graphier aux Roches hier pour vous dire combien j'étais de cœur et de pensée
parmi vous en ce jour de la fête de lÉcole. Mais les choses les plus simples
nous sont souvent défendues à nous autres, soldats, et je n'ai pu descendre à
Lyon. J'en suis donc réduit, cher Monsieur, à vous dire sur ce bien vilain
petit bout de papier toutes mes pensées qui n'ont pas pu passer par le télé-
graphe. Elles allaient quand même plus vite hier, et bien de bons souvenirs
ont été évoqués sur ce plateau, qui ne s'était probablement jamais vu à
pareille fcte. C'est que la vie d'ici n'a jamais laissé de pareilles évocations
nulle part, et les horizons en sont peu aimés.
" Notre peloton est dissous samedi, et nous partons pour un mois de marches
dans les Alpes. Ensuite, nous referons une seconde période de tir au camp de
la Valbonne, sous les tentes pointues, puis quinze jours de grandes manœuvres,
puis... la clôture !... J'attends la Toussaint, à cause du bon projet que j'ai fait
de revenir prendre un peu l'air des Roches ce jour-là. Je serais bien heureux,
cher Monsieur, de vous revoir. Vous savez combien je suis resté fidèle à tous
les souvenirs que j'ai laissés à l'École. Et j'y en ai laissé beaucoup...
« Veuillez présenter mes très respectueux hommages à M™® Bertier et re-
dire à M. et à M'"*' Demolins mon attachement profond. Croyez, cher Monsieur,
à mes sentiments respectueux. » — Bobert Derviel .
.4 Madame Demolins. Le 24 mai 1(106. — " Madame. Après les quelques
306 l.E JOIKNAL
jours si agréables que je viens de passer aux Kuclies, je liens à vous remercier de
l'aimable hospitalité que vous m'avez offerte à la Guichardière. Les liens qui
nous attachent à l'École, nous, les anciens élèves, sont solides, et c'est tou-
jours pour nous une joie de revenir auprès de nos plus jeunes camarades, de
nos maîtres, toujours prêts à nous aider de leurs conseils. Par suite d'un long
séjour à l'élranger, j'étais resté un an et demi sans retourner aux Roches.
J'ai t^ouvé des améliorations, mais pas de changements. L'esprit de l'École
est bien toujours le même : basé sur laconliancc et surl'alfection réciproque
du maître et de l'élève. On continue à utiliser, ou à développer, l'esprit d'ini-
tiative de chacun. On forme des esprits précis et libres, persévérants, et l'on
donne à chacun des armes qui feront de lui un vainqueur dans la lutte qu'il
devra soutenir. Nous avons acquis tout cela pendant les années que nous
avons pas.sé aux lioches, à des degrés différents, il est vrai, selon la bonne vo-
lonté que nous avons mise à nous laisser convaincre de la vérité de cet ensei-
gnement si différent de celui des autres écoles. Nous sommes « bien armés pour
la vie », et c'est à l'École des Roches et à son fondateur que nous le devons.
'< Daignez agréer, iMadame, ainsi que M. Demolins, l'expression de mon
respect. » — Franck H.\vila.nd.
A M. E. Demolins. — « Cher Monsieur. J'espère bien, d'ici quelque temps, aller
à l'Ecole pour vous voir. Pendant lo terme d'été, j'ai travaillé les mathéma-
tiques et la physique avec un professeur du collège de Redon. Ce professeur
a été très content d'avoir un spécimen des élèves de l'École des Roches dont
il avait entendu dire beaucoup de bien et beaucoup de mal ; je crois que son
opinion a changé, et, après avoir lu votre livre de YÉducation 7iouvelle,\\ a clé
enthousiasmé de l'École. J'ai bien compris depuis plusieurs années l'esprit de
l'École et je lâcherai toujours d'en suivre les principes. Je dois entrer l'année
prochaine à l'école de commerce de Nantes, où l'on a un enseignement assez
pratique, puis j'irai probablement un an en Angleterre et un an en Allemagne
chez des commerijants. Je vous remercie de tout mon cœur, clier .Monsieur,
de tout ce que j'ai acquis à l'École ainsi que des bons soins que vous et
M""^ Demolins m'avez donnés ». — B. .Marotte.
A Madame Demolins. Le 10 juin 1906. « Chère madame. — Je viens vous
remercier de la très aimable hospitalité que vous nous avez accordée, à Enguer-
rand de Caix et à moi, lors de mon voyage à Verneuil. Nous avons été très
heureux de retrouver notre bonne Guichardière, qui ne change pas, et reste
toujours la maison des privilégiés que nous fûmes, grâce à vous, chère Ma-
dame ; aussi vous devons-nous une grande reconnaissance, et n'oublions
nous pas les heureuses années passées dans cette charmante maison. Nous
avons été contents de trouver M. Demolins en bonne santé, lui et toute sa
famille. Enguerrand se présente en Sorbonne le !''■' juillet, et moi vers le 20.
Notre retour en automobile fut excellent; une seule crevaison à Dreux. Nous
étions à Paris à 6 h. 1,2. Le capitaine de vaisseau, Enguerrand, était enchanté
d^ l'équipage... et de lui-même. Je vous demande la permission, chère
madame, de vrms présenter mes plus respectueux hommages, et mes meil-
leurs souvenirs à .M. Demolins ». — Guv de Neifbolrg.
DE l'kcole des roches. ."{07
A M. E. Di'molins. Londres. — Cher Monsieur. " Je suis arrivé à Londres,
le 12 janvier avec mon père, el je me suis rendu le matin même à Pilinan's
schoul, où je me suis inscrit pour une période de six mois et pour les cours
suivants : Comptabilité, Sténographie, Arilhniéliqui' et (Géographie commer-
ciale, Machine à écrire, Anglais, Allemand, Kspagnol, Business-training et
Spelling and Dictalion. L'école comprend environ 2.000 élèves des deux
sexes et de tout âge. Il n'y a pas de distinction pour l'ordre des places en
classe, le règlement seulement défend toute conversation entre ladies et gen-
tlemen. Il y a aussi de grandes différences d'âges parmi les élèves. On ren-
contre dans l'école depuis le garçon d'une douzaine d'années jusqu'au mon-
sieur barbu et à lunettes. Les classes ont lieu tous les jours, excepté le samedi,
où l'on a congé, de 10 à 1, de 2 à .'i et de G à 9. Je fais chaque jour des
thèmes anglais, des versions et des dictées, qu'un professeur corrige.
« La vie que je mène ici est tout à fait différente de celle de l'École, et sou-
vent je regrette celle-ci. Ce n'est que quand on est parti des Roches, que l'on
s'aperçoit de la perle que l'on a fait. Les années que j'ai passées à l'École res-
teront toujours dans mon souvenir. J'espère revenir de temps en temps, mais
ces courts séjours ne seront jamais le temps que j'aurai passé ici précédem-
ment. Je suis très satisfait d'un autre côté d'être à Londres. Je crois que
j'acquérai ici une formation qui complétera avantageusement celle que j'ai
déjà reçue à l'École, et surtout quand je serai dans les affaires. Pitman peut
être bon pour certains élèves et si quelques-uns d'entre eux veulent suivre la
même voie que moi, je serai toujours à leur disposition, ainsi qu'à la vôtre, si
je peux vous être utile ici.
« Veuillez, cher Monsieur, me rappeler au bon souvenir de M'"'^ De-
molins et des habitants de la Guichardière que j'espère revoir au terme
d'été. Votre élève bien dévoué. » — Albert S-\yers.
Autre lettre à M. E. Demolins. Londres, le 29 juin 1900. — « Cher Monsieur.
Voici les conclusions que je retire de Pitman's school et qui pourront être
utiles aux élèves de l'École ayant l'intention de venir à Londres.
« Un séjour à Pitman, de 3 à G mois, sera utile à tout élève des Roches;
car il lui servira à se perfectionner en anglais; il pourra en outre apprendre
quelques notions de comptabilité, typewriting, etc., qui lui permettront de se
débrouiller, quand il sera dans un office. J'ai suivi tous ces cours, ceux des
langues étrangères, et j'espère entrer dans les affaires au mois d'octobre. Mais
j'ai l'intention de ne pas encore quitter Pitman, et d'y suivre les cours du soir
(0 à 9} pour apprendre la sténographie anglaise. Car un bon sténographe est
toujours accepté, surtout chez les grands commerçants et dans n'importe
quelle partie du monde, la sténographie Pitman étant la plus répandue.
« Pitman ne conviendrait pas aux élèves qui veulent faire de longues études
commerciales et qui se destinent aux carrières consulaires, car cette école
convient seulement à l'élève, qui, peu soucieux d'un diplôme longtemps
attendu, veut entrer dans la vie active le plus tôt possible. D'ailleurs les An-
glais ne fréquentent fias les écoles de commerce pendant longtemps. Ils ont
l'habitude de dire : (^ Si vous voulez apprendre les affaires, entrez dans les
affaires. C'est la meilleure école. >> La majorité des élèves anglais quittent
:î08 le journal de l'école des rocdes.
les écoles, lorsqu'ils y ont acquis les premières notions commerciales et se
mettent en quête dune place. Cela aussi lient en f,'rande partie à ce que l'An-
glais ne veut pas entretenir son fils jusqu'à sa majorité et lâche de le rendre
apte à se débrouiller tout seul, le plus tôt possible.
« J'espère, cher Monsieur, aller vous rendre visite le plus tôt possible, et
redevenir un élève des Roches pour quelques jours. Je regrette infiniment de
n'avoir pu assister à la fête de l'École, mais je n'oublie pas pour cela l'École,
qui restera toujours dans mon souvenir.
.' Veuillez me rappeler au bon souvenir de M"^*^ Demolins, et des anciens
(le la Guiclie. Votre bien dévoué. » — Albert Snyers.
A M. E. Demolins. Paris, le 0 juillet 1900. — « Je suis revenu de Londres
la semaine dernière et je viens d'entrer dans une all'aire industrielle, dont
j'espère être prochainement concessionnaire pour le nord de la France. C'est
une atTaire qui prend actuellement une extension considérable et au sujet de
laquelle je vous adresse une notice...
i> Je vous prie de vouloir bien présenter mes hommages à M"'« Demolins
et de croire à mon bien respectueux attachement. » — Hubert de Mu. Ain.
POST SCRIPTUM
Au moment de donner le bon à lirer, nous recevons les premiers résultats
de l'examen du baccalauréat, pour les six premiers candidats qui viennent de
se présenter :
Trois .sont reçus :
Georges Lecointre, avec mention « Bien ».
Jacques Mlismeh, avec mention " Rien ■.
Guy Thurneyssen.
Deux autres sont actuellement admissibles et vont passer l'oral :
Octave Menthe.
René Sahlet.
Le l)i)'octeitr-Géran' : Edmond Demolins.
TYPOGKAI'UIF. FI R JlIX-DIDdT F.T C''
ANNEE 1906
28 ET 29 LIVRAISONS
BULLETIN
DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
DE SCIENCE SOCIALE
SOMMAIRE : Nouveaux laiMubrPs. — Correspondance. — L'n congrès social à Genève, par
le pasteur E. Halziek. — A propos des incendies de forêts, par il. H. La Bolrdonmèrf.. —
A travers les faits récents, par M. G. d'Azamblja. — L'œuvre de la Franco en Indo-Chine et
l'opinion anglo-indienne. — Bulletin bibliographique.
L'État actuel de la Science sociale, par M. Edmond Demoi.ins. Brochure d'introduction
à la Science sociale, 0 l'r. iO cent.; dix ex., 1 fr. 25; vingt ex., i francs.
FASCICULES PARUS DANS LA NOUVELLE SERIE (^Prix : :> fr. franco)
IS'*^' 1. — La Méthode sociale, ses
procédés et ses applications, par Edmond
Demolins. Robert Pinot et Paul de Rou-
SIERS.
N*^ 2. — Le Conflit des races en
Macédoine, d'après une observation
monogi^aphiqiie, par G. d'Azamboa.
No 3. — Le Japon et son évolution
sociale, par A. de Pré ville.
N" 4. — L'Organisation du travail.
Réglementation ou Liberté, d'après
l'enseignement des faits, par Edmond
Demolins.
N° 5. — La Révolution agricole.
Nécessité de transformer les procédés de
culture, par Albert Dauprat.
N*^ 6. — Journal de TÉcole des Ro-
ches, par les Professeurs et les Élèves.
N° 7. — La Russie; le peuple et
le gouvernement, par Léon Poinsard.
X ' 8. — Pour développer notre
commerce ; Groupes d'expansion com-
merciale, par Edmond Demolins.
N» 9. — L'ouverture du Thibet. Le
Bouddhisme et le Lamaïsme, par A.
de Préville.
N's 10 et 11. — La Science sociale
depuis F. Le Play. — Classification
sociale résultant des observations faites
d'après la méthode de la Science sociale,
par Edmond Demolins. (Fasc. double.)
N'^ 12. — La France au Maroc, par
Léon Poinsard.
,N" 13. — Le commerce franco-belge
et sa signification sociale, par Ph.
Robert.
N° 14. — Un type d'ouvrier anar-
chiste. Monographie d'une famille
d'ouvriers parisiens, parle D"" J. Bail-
hache.
N° 15. — Une expérience agricole
de propriétaire résidant, par Albert
Dauprat.
N ' 16. — Journal de l'École des Ro-
ches, par les Professeurs et les Élèves.
N° 17. — Un nouveau type particula-
RiSTE ébauché : Le Paysan basque du
Labourd à travers les âges, par M. G.
Olphe-Galliard.
N'^ 18. — La crise coloniale en
Nouvelle-Calédonie, par Marc Le Gou-
pils, ancien Président du Conseil général
de la Nouvelle-Calédonie.
N"MO, 20 et 21. — Le paysan des
Fjords de Norvège, par Paul Bureau.
(Trois Fasc.)
X'^ 22. — Les trois formes essen-
tielles de l'Éducation: leur évolution
comparée, par Paul Descamps.
La suite au verso.
FASCICULES PARUS DANS LA NOUVELLE SERIE [suite].
N'^ 23. — L'ÉVOLUTION AGRICOLE EN
Allemagne. Le « Bauer » de la lande
du Lunebourg', par Paul Roux.
X" 24. — Les problèmes sociaux
de l'industrie minière. Comment
les résoudre, par Edmond Demolins.
N " 25. — La civilisation de Tétain.
— Les industries de l'ètain en Fran-
conie, par Louis AR(,)rÉ.
N" 26. — Les récents troubles
agraires et la crise agricole, par
Henri Bpjn.
N» 27.
ches.
Journal de l'École des Ro-
N'^ 28 et 29. — L'Hl'^toire expliquée
PAR LA Science sociale : La Grèce an-
cienne, par (1. D'AzAMBiJA.
ORGANISATION DE LA SOCIETE
But de la Société. — La Société a pour
but de favoriser les travaux de Science
sociale, par des bourses de voyage ou
d'études, par des subventions à des pu-
blications ou à des cours, par des enquêtes
locales en vue d'établir la carte sociale
des divers pays. Elle crée des comités
locaux pour l'étude des questions sociales.
Il entre dans son programme de tenir des
Congrès sur tous les points de la France,
ou de l'étranger, les plus favorables pour
faire des observations sociales, ou pour
propager la méthode et les conclusions de
la science. Elle s'intéresse au mouvement
de réforme scolaire qui est sorti de la
Science sociale et dont l'École des Roches
a été l'application directe.
Appel au public. — Notre Société et
notre Revue s'adressent à tous les hommes
d'étude, particulièrement à ceux qui for-
ir.ent le personnel des Sociétés historiques,
littéraires, archéologiques, géographiques,
économiques, scientifiques de province.
Ils s'intéressent à leur région; ils dépen-
sent, pour l'étudier, beaucoup de temps,
sans que leurs travaux soient coordonnés
par une méthode commune et éprouvés
par un plan d'ensemble, sans qu'ils abou-
tissent à formuler des idées générales,
à rattacher les causes aux conséquences,
à dégager la loi des phénomènes. Leurs
travaux, trop souvent, ne dépassent pas
l'étroit horizon de leur localité; lis com-
pilent simplement des faits et travaillent,
pour ainsi dire, au fond d'un puits.
La Science sociale, au point où elle est
maintenant arrivée, leur fournit le moyen
de sortir de ce puits et de s'associer à un
travail d'ensemble pour une œuvre nou-
velle, qui doit livrer la connaissance de plus
en plus claire et complète de l'homme et
de la Société. Ils ont intérêt à venir à elle.
Publications de la Société. — Tous les
membres reçoivent la Revue la Science
sociale et le Bulletin de la Société.
Enseignement. — L'enseignement de
la Science sociale comprend actuellement
trois cours : le cours de M. Paul Bureau,
au siège de la Société de géofjraphie, à
Paris; le cours de M. Edmond Demolins,
à l'Ecole des Roches, et le cours de M. G.
Melin, à la Faculté de droit de Nancy. Le
cours d'histoire, fait par notre collabora-
teur le V*'' Ch. de Calan, à la Faculté de
Rennes, s'inspire directement des méthodes
et des conclusions de la Science sociale.
Sections d'études. — La Société crée
des sections d'études composées des mem-
bres habitant la même région. Ces sec-
tions entreprennent des études locales
suivant la méthode de la Science sociale,
indiquée plus haut. Lorsque les travaux
d'une section sont assez considérables
pour former un fascicule complet, ils
sont publiés dans la Revue et envoyés à
tous les membres.
Bibliothèque de la Science sociale.
— Elle comprend aujourd'hui une tren-
taine de volumes qui s'inspirent de la
même méthode. On en trouvera la liste
sur la couverture de la Revue.
Conditions d'admission. — La Société
comprend trois catégories de membres,
dont la cotisation annuelle est fixée ainsi :
lu Pour les membres titulaires .-20 francs
(25 francs pour l'étranger) ;
2° Pour les membres donateurs : 100
francs ;
3° Pour les membres fondateurs : 300 à
500 francs.
ANNÉE 1906
28-^ ET 29 LIVRAISONS
BULLETIN
NOUVEAUX MEMBRES
MM.
Alfredo de Caryaliio, homme de lettres,
Recife (Pernambuco), Brésil, présenté par
M. Sylvio Romero.
D. L. Lacombe, Rio-de-Jan(>iro. Brésil,
présenté par M. Edmond Demolins.
Henrique de Paiva-Conceiro, Cascaës
(Portugal), présenté par M. Mattos Braam-
camp.
Eugène Roy, syndic des agents de
change. Port-au-Prince (Haïti), présenté
par M. Edmond Demolins.
Le prof. Andréa Torre, Rome, présenté
par Edmond Demolins.
('harles Tournaire,, agent des Message-
ries maritimes, Singapour (Indo-Chine),
présenté par le môme.
CORRESPONDANCE
Enquête sur le « Pays » . — Nous
avons reçu un certain nombre de réponses
à l'Enquête. Elles sont classées par régions
et la publication sera faite en commençant
par les régions au sujet desquelles nous
aurons reçu le plus grand nombre de ré-
ponses. Nous prions donc nos collabora-
teurs de se hâter et de nous envoyer leurs
manuscrits le plus tôt possible.
A propos de l'Enquête. — Notre con-
frère, M. J. Garas, nous adresse des rensei-
gnements que nous utiliserons, au sujet de
la détermination de certains « pays », qui
ont eu surtout une existence historique.
11 ajoute : « Je vous enverrai dans quelque
temps une note au sujet des répercussions
sociales, principalement au sujet de Tin-
fluence de la vigne. Au point de vue social,
il n'est pas indifférent qu'elle soit cultivée
en terres fortes ou en terres légères,
qu'elle soit associée au blé, au maïs ou à
l'élevage. On peut aussi constater de
grandes dilTérences dans l'esprit critique
des divers types de vignerons. »
Bibliothèques de Science sociale. —
Un bon moyen de propager la Science so-
ciale serait la fondation, en différents
points, de bibliothèques oîi l'on trouverait
la collection des travaux faits d'après sa
méthode L'on pourrait, pour cela, s'inspirer
de ce qui existe en Hongrie.
Cette œuvre, qui nous est signalée par
M"^'^ Koos, consiste dans la fondation de
cercles locaux comprenant six membres
payant annuellement 'M) francs. Chaque
membre a le droit d'exiger l'achat, par la
Société, de livres nouveaux jusqu'à concur-
rence de sa cotisation. Les livres sont par-
tagés en six parties égales que l'on fait
circuler parmi les membres, chacun ne
gardant la même série que deux mois. A
la fin de l'année, chaque sociétaire a lu le
cycle complet et la dernière série reste sa
propriété; il est ainsi remboursé de ses
débours.
Nous soumettons cette idée à tous ceux
qui s'intéressent à la diffusion de la Science
sociale.
L'expansion anglo-saxonne au Ca-
nada. — Un de nos confrères canadiens
nous écrit :
«...Peut-être avez-vous entendu parler
de nos richesses nationales : ces deux
mots font partie des refrains de nos fêtes
patriotiques. Et certes, nos hommes poli-
tiques (ils sont nombreux et influents dans
notre province de Québec) ont raison de
vanter la ricliesse de nos forêts, la valeur
110
BULLETIN DE LA. SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
de nos mines, la fertilité de notre sol. et
surtout l'incomparable puissance de nos
chutes d'eau; mais il faut dire que l'ex-
ploitation de ces richesses est aux mains
des Anglo-Canadiens et des Américains.
L'Anglo-Saxon est propriétaire de nos fo-
rêts, de nos mines, de nos chutes d'eau,
et, de plus, dépasse de beaucoup son con-
current franco-canadien dans l'agricul-
ture Pour diriger notre évolution au
milieu de concurrents entreprenants et
doués d'une grande et féconde initiative,
nous aurions besoin d'hommes... et nous
n'avons que des bavards. Nous sommes
malades sérieusement; il n'y a qu'un re-
mède d'ordre social pour nous guérir;
malheureusement on l'ignore; on préfère
faire appel aux charlatans politiques »
Darmstadt. — Un ancien élève de l'É-
cole des Roches, M. Louis Glaenzer, nous
adresse d'intéressantes impressions sur la
ville et le pays de Darmstadt: nous les
publierons dans un prochain Bulletin.
L'abondance des matières nous em-
pêche également de reproduire, dans ce
fascicule, une description des zones sociales
du Brésil, de M. Sylvio Romero et des re-
marques sur la Classification sociale, par
M. A. Wœikoff. professeur à l'Université
de St-Pétersbourg.
UN CONGRES SOCIAL A GENEVE
Nous recevons ce compte rendu que nous
croyons devoir publier à titre de rensei-
gnement. On y verra, une fois de plus, la
preuve que les questions sociales ne sont
pas résolues par la doctrine religieuse,
puisque, catholiques aussi bien que protes-
tants, sont parfaitement divisés entre eux
sur ces questions, et, au point de vue re-
ligieux, ont le droit d'être en désaccord.
On devra donc en conclure que ces ques-
tions doivent être étudiées d'après une mé-
thode scientifique fondée sur l'observation.
C'est le seul moyen d'arriver à des con-
clusions rigoureuses qui s'imposent à tous
les esprits. — E. D.
En 1887. fut fondée, en France. VAssocia-
tion protestante pour l'étude pratique des
questions sociales. Comme son nom l'in-
dique, cette association, née sous l'influence
des préoccupations ambiantes, a pour but
d'étudier, au point de vue chrétien, les
problèmes sociaux et d'examiner quelles
solutions réalisent le mieux les principes
de justice et d'amour dont le Christ s'est
fait le propagateur dans le monde. Cette
association a joué un rôle considérable au
sein du protestantisme français. Dès l'a-
bord, elle a su s'élever au-dessus des divi-
sions ecclésiastiques, grouper pour l'action
des coreligionnaires qui se regardaient
autrefois comme des frères ennemis et
provoquer entre pasteurs et la'iques une
collaboration féconde d'où sont sorties de
nombreuses institutions de mutualité et de
coopération.
L'association n'a pas de système social
officiel ; elle accepte comme membres tous
les protestants qui viennent à elle, quelles
que soient leurs idées politiques et écono-
miques, et elle les invite à s'instruire les
uns les autres par la lecture et par la libre
discussion. Elle publie un bulletin trimes-
triel, soutient une revue : La Bévue du
christianisme social, et organise des con-
grès largement ouverts où sont souvent
invités à assister et à parler des hommes
étrangers au protestantisme et où sont
discutées devant le grand public les ques-
tions (jui préoccupent nos sociétés mo-
dernes.
Le douzième congrès vient d'être tenu
— pour la première fois hors de France
— à Genève, du 19 au 22 juin de cette
année. Il a, d'ailleurs, une physionomie à
part et il marque une heureuse innovation.
Tandis que les précédents congrès avaient
un caractère purement national, celui de
Genève a été quelque peu international ;
sur 500 congressistes, en efl'et, près de
400 étaient étrangers. L'on a pu ainsi se
rendre compte de la façon la plus évidente
que des préoccupations identiques et des
sentiments communs se manifestaient au
sein du protestantisme. C'est, d'ailleurs,
sur l'invitation d'une société sœur : La
société chrétienne suisse d'économie so-
ciale, fondée à Genève en 1889, que l'as-
DE SCIENCE SOCIALE.
111
sociation protestante française avait décidé
de se réunir au bord du Léman, et elle a
été lieureuse de se trouver en compagnie
de plusieurs associations suisses venues
surtout des trois cantons romans.
L'association protestante, avons-nous dit,
estime que le progrès social est lié à l'ap-
plication des principes chrétiens : mais
quelle est, par excellence, le principe sui-
vant lequel peut et doit s'opérer la réforme
sociale ?
Est-ce la charité, est-ce la justice?
M. Chastand, directeur du Signal de
Paris, dans un rapport intitulé « Justice et
charité », n'hésite pas à donner la première
.place à la justice. Il rappelle que, de divers
côtés, l'on accuse la charité chrétienne de
chercher de gros bénéfices, de ne donner
qu'à un taux usuraire pour recevoir en
écliange la considération dans cette vie, le
paradis dans l'autre, et il fait lui-même le
procès des différentes sortes d'aumônes :
de l'aumône esthétique qui donne des bals,
des fêtes de charité ; de l'aumône par pro-
curation qui se sert de sous-ordres, de
l'aumône mécanique qui se détache d'un
carnet de bons, de l'aumône aristocratique
qui va en voiture de gala, de l'aumône
hargneuse qui trouve le pauvre bien inso-
lent de ne pas se contenter de ce qu'il n'a
pas. Faire l'aumône, c'est souvent favoriser
l'indolence, ou la paresse, sans soulager la
misère. Sans doute la charité est un devoir :
Il faut adoucir les souiîrances de nos frères ;
mais il vaut encore mieux les prévenir par
la ju.stice. La question sociale est avant
tout une question de justice. Il est juste
que l'ouvrier ne soit pas considéré comme
une machine, mais comme un homme qui
a droit au repos, qui a une âme et des
besoins spirituels. Il est juste que les tra-
vailleurs participent aux bénéfices qu'ils
ont en partie créés. Il est juste (|ue dis-
paraissent de nos codes les dispositions qui
ont pour effet de maintenir la femme en
tutelle et qui montrent bien que les plus
forts ont fait la loi. Il est juste de protéger
la famille, de réclamer la recherche de la
paternité, de combattre la réglementation
des mœurs par laquelle l'État, se faisant le
pourvoyeur du vice, semble dire à la
femme tombée : « Va, et ne cesse plus de
pécher, » alors que Jésus disait : « Va, et
ne pèclie plus ». Faisons donc appel à la
justice pour réformer les mœurs et les lois.
Moins de rhm-ité et plus de jitsdee!
Cette dernière formule, d'ailleurs quel-
que peu paradoxale, ne rallie pas les suf-
frages de tous les congressistes et l'on fait
observer que si la charité, telle ([uc l'a
dépeinte M. Ciia.stand, la charité mondaine,
l'aumône doit en effet être mise bien au-
dessous de la justice, il n'en est pas de
même de la charité évangélique telle que
l'entendent saint Paul et Pascal. M. le pro-
fesseur Ch. Gide en particulier, économiste
bien connu de l'Université de Paris, montre
que la justice partie de la loi du talion, du
do ut des, n'a progressé qu'en se pénétrant
de charité et il oppose à la formule : Moins
de charité et plus de justice. Celle-ci :
« Plus de Justiee dans la charité et plus de
charité dans la Justice. »
D'aucuns font remarquer que le mot de
charité ayant pris dans le langage courant
un sens défavorable, il serait bon de le
remplacer par le mot d'amour et, dès lors,
il semble bien que tous les congressistes
sont unanimes à admettre l'interpénétra-
tion légitime et nécessaire de la justice et
de l'amour, principes inséparables qui se
vivifient et se fécondent l'un l'autre réci-
proquement.
C'est donc au nom de la justice et de
l'amour qu'il faut chercher une meilleure
organisation sociale, où le paupérisme
sera inconnu, parce que les richesses se-
ront mieux réparties entre tous. Quel est
le système le plus propre à amener ce ré-
sultat?
Serait-ce le collectivisme ?
D'aucuns le pensent au sein de l'associa-
tion protestante, et, sur leur demande, la
question avait été mise à l'ordre du jour.
Ce fut là le « morceau de résistance » du
congrès. En l'absence de M. R. Biville, pro-
fesseur de droit à l'Université de Caen et
socialiste militant, M. P. Passy, professeur
à l'École des Hautes Études, socialiste
unifié également, soutient à la tribune la
thèse collectiviste. 11 déclare que les chré-
tiens dignes de ce nom doivent, les pre-
miers, travailler à la disparition d'un état
économique au sein duquel la grande ma
112
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
jorité des travailleurs est exploitée par
une minorité de capitalistes et il s'efforce
de démontrer que, par la socialisation des
moyens de production, le régime collec-
tiviste supprimerait le salariat et établirait
plus de justice, plus de liberté, plus de
simplicité, plus de beauté et, par suite,
plus de bonheur pour tous. L'on revien-
drait ainsi au communisme de l'Eglise
chrétienne primitive.
Cette solution du problème social n"est
pas celle de la grande majorité des con-
gressistes et M. le professeur Ch. Gide, le
chef de l'école coopératiste française s'at-
tache à en montrer les inconvénients. Il
reconnaît avec les collectivistes Ténorme
inégalité des fortunes constatées par la
statistique officielle des successions : mais
il n'en conclut pas, comme eux. que les
grosses fortunes ont été volées aux ou-
vriers; car. presque toujours, ce ne sont
pas les ouvriers qui les ont produites.
Toute valeur n'est pas en eifet, comme
Taffirme Karl Marx, le produit du travail,
mais bien plutôt le résultat de la demande
que Ton fait des produits du travail. Pour
faire fortune, il faut deviner les besoins
des hommes et trouver les moyens de les
satisfaire. On veut aller très vite à notre
époque, on veut dévorer l'espace; c'est
bien. les constructeurs d'automobiles vont
profiter de cette passion nouvelle. On veut
s'entretenir de vive voix à de longues dis-
tances; c'est bien, on multipliera les li-
gnes de téléphone et les heureux action-
naires des mines de cuivre encaisseront
de gros dividendes. Cependant le travail
(les ouvriers qui manipulent le fer ou le
cuivre n'aura pas changé. Il y a mieux,
d'ailleurs, que de satisfaire un besoin, c'est
de le provoquer, et les habiles n'y man-
quent pas ; on sait à quelle profondeur de
combinaisons est parvenu de nos jours
l'art de la réclame. Le flair, la chance sont
donc, pour une grande part, dans la for-
mation des grandes fortunes. .Malheureu-
sement, dit M. Ch. Gide, ce sont presque
toujours les mêmes qui ont la chance
parce qu'ils possèdent barques et voilés
pour profiter de cette marée dont parle
Shakespeare, de cette marée qui, prise au
flot montant, conduit à la fortune. La tâche
urgente serait donc d'égaliser les chances
et l'on peut y arriver par la mutualité et la
coopération. Certaines applications du col-
lectivisme (municipalisation des services
publics, socialisation des monopoles de
fait, etc.». peuvent être bonnes et utiles ;
mais ce qui esta craindre, c'est une appli-
cation absolue et autoritaire du collecti-
visme qui éliminerait tous les autres sys-
tèmes, toutes les autres possibilités de
ti'ansformation sociale, qui universaliserait
le salariat au lieu de le .supprimer et dimi-
nuerait singulièrement l'indépendance et
l'initiative individuelle, causant ain.si un
grave dommage à l'activité humaine et à
la somme de bonheur qui existe dans le.
monde.
Les idées de M. Gide sont partagées par
la majorité des congressistes qui ont pu se
rendre compte, en visitant les grands en-
trepôts de la société coopérative suisse de
consommation, de l'excellence de cette
institution sociale qui englobe dans ses
larges cadres la moitié de la population
genevoise. Aussi M. le baron de Hermann,
de Berlin, M. de Morsier, de Genève, sou-
tiennent à leur tour la solution coopéra-
tiste. Le collectivisme trouve cependant
des défenseurs dans la personne de M. E.
Milhaud, professeur d'économie politique à
l'Université de Genève, et de M.L. "Vignols,
publici.ste français.
En face de cette lutte d'idées, courtoise
mais ardente, beaucoup de congressistes
ne savent trop de quel côté se ranger
et l'un d'eux fait entendre à la tribune
la question que les autres se posent tout
bas : Lequel des systèmes en présence est
le plus en harmonie avec l'esprit de l'É-
vangile? Un chrétien doit-il être collecti-
viste ou coopératiste"? M. le professeur Gide
répond qu'à son sens, l'on peut être chré-
tien et avoir des principes économiques
divers.
C'est bien aussi notre conviction. // n'y
a pas, dans l'Évangile, de système social
dé fini : il n'y a que de larges principes
pour la réalisation desquels chacun choisit
les moyens qui lui paraissent le plus effi-
caces.
Cependant, il est un point sur lequel
tous les chrétiens doivent être d'accord.
DE SCIENCE SOCIALE.
113
car ce point-là ressort avec évidence de
l'Évangile : c'est que, pour transformer la
société, il faut transformer les individus
qui la composent.
Il est donc bien naturel que les chré-
tiens sociaux s'accordent à unir intime-
ment la ([uestion sociale et la question
morale. Cette entente a été rendue mani-
feste au Congrès de Genève, lorsque M. le
professeur Brunhes, de l'Université catho-
lique de Fribourg, a pris la parole pour
insister sur l'urgence des réformes mo-
rales, et lorsque M. de Meuron, député au
grand Conseil de Genève, a tonné contre
les loteries et les jeux d'argent. La con-
version du cœur, la nouvelle naissance,
telle est bien pour les chrétiens sociaux
la seule base solide sur laquelle l'on puisse
bâtir des édifices durables. Aussi est-ce
avec enthousiasme que les membres du
Congrès de Genève ont applaudi aux pa-
roles retentissantes que M. Clemenceau,
ministre de l'Intérieur. — qui n'accepterait
certainement pas le titre de chrétien — a
prononcées tout dernièrement à la Cham-
l)re des députés en réponse au discours
de M. Jaurès :
« Vous voulez réformer théoriquement
le cadre de l'organisation humaine ; mais
il faut d'abord se demander si vous avez
les hommes qui puissent s'harmoniser
avec le cadre que vous voulez créer.
« Lorsque vous aurez donné le cadre
de cette société nouvelle, il vous faudra
devenir un homme nouveau. »
Le pasteur E. Rauzier.
A PROPOS DES INCENDIES DE FORETS
Les incendies de forêts, dans le Midi,
ont été, cette année, particulièrement nom-
breux. L'auteur de cet article en a vu lui-
même deux dans le courant de l'été. A
certains endroits, les efforts qu'il a fallu
faire pour combattre le fléau ont entraîné
mort d"homme. Dans le Var, notamment,
trois soldats ont péri.
Ces incendies sont donc meurtriers ; ils
constituent une destruction improductive
de richesses, et ils ont enfin l'inconvénient
de décourager les propriétaires qui s'a-
donnent, parfois avec un réel mérite, à
la tâche ingrate de reboiser. Or, le déboi-
sement a pour effet de rendre les cours
d'eau torrentueux au moment des grandes
pluies, ce qui amène l'érosion des terres
arables et la diminution de la supei-ficie
consacrée aux cultures, sans parler des
accidents .spéciaux que peuvent occasion-
ner les torrents.
Les incendies de forêts sont donc un mal
social, et il ne paraît pas que ce mal soit
en décroissance. Au contraire, un pro-
priétaire provençal, avec qui nous cau-
sions dernièrement de ces sinistres — dont
lui-même avait été plusieurs fois victime
— nous disait qu'il avait compulsé des
documents remontant à près d'un siècle^
et constaté que les incendies de bois en
Provence, à cette époque, étaient plus
rares que de nos jours. Pourtant, le climat
était aussi sec et les étés sans pluie aussi
fréquents. Quelle cause, ou quelles causes,
avaient donc pu produire ce redoublement
du fléau?
Après avoir discuté la question avec
notre interlocuteur et examiné sommaire-
ment les faits connus de l'un ou de l'autre,
nous avons cru pouvoir rattacher à trois
causes, sauf investigations plus complètes,
la fréquence actuelle des incendies.
La première cause, ce sont les allu-
mettes, qui n'étaient pas connues il y a
cent ans. La consommation aujourd'hui
en est effrayante. On en brûle à tout pro-
pos et hors de propos, et trop souvent on
les jette sans les éteindre, lorsqu'on n'a
pas un intérêt personnel à faire ce tout
petit effort. Dix mille fois pour une, cette
paresse n'a aucune conséquence, mais, la
dix mille et unième fois, on allume un
incendie formidable. Naturellement, lors-
qu'on se promène, à la fin d'août, dans des
bois du Midi qui n'ont pas reçu une goutte
d'eau depuis la fin de mai, il y a des
chances pour voir flamber comme de
l'amadou, d'abord les herbes sèches et les
broussailles, puis les arbres et des collines
entières. Si l'on avait mis le pied sur son
allumette, cela ne serait pas arrivé ; mais,
voilà : on ne veut pas mettre le pied des-
sus, parce que cela ne servirait (jue les
114
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
intérêts de la communauté, et que la com-
munauté est chose peu passionnante, sauf
dans les discours des politiciens.
La seconde cause des incendies, ce sont
les tramways, parce que les tramways, de
nos jours, amènent le dimanche à la cam-
pagne un nombre beaucoup plus considé-
rable de porteurs d'allumettes. En fait,
beaucoup dïncendies se déclarent le di-
manche, et c'est précisément le cas pour
les deux auxquels nous avons assisté.
Jadis, moins de gens se répandaient dans
la banlieue des grandes villes. Ceux qui
s'y répandaient, en tout cas. allaient moins
loin. Aujourd'hui, des collines commu-
nales, ou même appartenant à des pro-
priétaires privés, mais non closes, sont
envahies par une nuée de promeneurs,
qui font des c parties ». Non seulement
on fume, mais on « dine sur l'herbe >. et
cette herbe ne demande qu'à flamber.
Bien des propriétaires gémissent de ces
invasions, mais cela coûte cher de se
clore, surtout avec des clôtures solides qui
résistent à une poussée et opposent aux
envahisseurs un obstacle efticace. Du reste,
ceux qui se font clore y gagnent parfois
de se mettre à dos la population des loca-
lités voisines et de se faire traiter d'in-
fâmes capitalistes qui privent le pauvre
peuple de ses promenades. C'est ce qui
nous amène à la troisième cause des in-
cendies de forêts.
11 est certain qu'avec les sentiments ré-
pandus aujourd'hui dans le peuple, le
respect de la propriété a notablement
diminué. On hait les riches, et, quand on
se trouve en présence de leurs bois, on se
dit que c'est bien le moins qu'ils servent à
quelque chose. On y pénètre donc avec
plus de sans gène. On en use et on en
abuse, et l'on se trouverait c bien bête >>
de prendre des précautions. En outre, ces
haines atteignent parfois le degré d'acuité
voulu pour conduire à l'incendie volontaire,
crime si difficile à poursuivre et à consta-
ter dans les campagnes, et plus encore
dans les collines. L'n soupçon que nous
avons entendu formuler — mais ce n'est
qu'un soupçon — c'est qu'il se trouve, dans
le voisinage des riches propriétaires, des
malins pour mettre le feu à leurs bois,
afin de pouvoir courir bien vite l'éteindre,
et encaisser de la sorte de généreuses gra-
tifications. Le propriétaire dont nous par-
lons nous disait : « Je donne cent sous par
tête aux gens qui viennent éteindre mes
incendies: mais ce n'est pas sans appré-
hension ni remords. Donner, dune part,
c'est proposer une prime à la malveillance :
ne pas donner, c'est s'exposer à ne plus
voir arriver personne lorsqu'un incendie
se déclarera. Il y a bien la police, et j'ai
réclamé son assistance spéciale ; mais elle
ne peut rien pour moi en ce moment, son
personnel étant absorbé par la fiévreuse
question de savoir si les institutrices de
mon village sont oui ou non sécularisées. »
En fait, la surveillance est dérisoire et il
est certain que, soit pour la cause signalée
par notre ami. soit pour d'autres, la police
et la gendarmerie sont très souvent dé-
tournées de leur fonction propre, qui est
de maintenir la sécurité.
Telle est la sitiiation des propriétaires
de bois dans le Midi. Ajoutons, pour finir,
que le pittoresque y fait des pertes irrépa-
rables. Nous nous souvenons d'avoir ad-
miré, dans notre enfance, telle royale allée
de pins séculaires, unique dans son genre,
qui conduisait à une habitation, moitié
château, moitié bastide, située dans un
vallon des plus solitaires et des plus sau-
vages de la Provence. Nous avons appris
que cette vallée, lent chef-d"œu%Te auquel
la nature avait travaillé pendant plusieurs
siècles, a brûlé en un jour. Hasard? mal-
veillance? Nous ne savons, mais il n'en est
pas moins vrai que les conditions de la
vie moderne, dans le Midi méditerranéen,
sont funestes à la prospérité forestière, et
qu'il faudrait trouver le moyen d'y remé-
dier.
H. LA BOUBDÛSNIÈRE.
A TRAVERS LES FAITS RECENTS
L'organisation du culte et linitiative privée. — La
question du repos hebdomadaire. — L'al)olition
delà peine de mort répond-elle aux besoins pré-
sents*— Indemnité à des victimes payée par les
victimes elles-mêmes. — Le mécontentement
des abonnés du téléphone. — Un échec de tenta-
tive phalanstéricnne en Belgique. — Les progrès
DE SCIENCE SOCIALE.
H3
(les Japonais en Mandchourie et au Siani. — I/aii-
iionce d'une constilution en Perse. — Le congrès
panaméricain et le prestige croissant des Étals-
Unis dans l'Amérique du Sud.
La France vient d'assister à un spec-
tacle qu'on n'avait plus vu depuis plus
d'un siècle. Par deux fois, les évêques se
sont réunis à Paris, chose qui leur était
interdite sous le régime inauguré par le
Concordat de Bonaparte. Ces assemblées
ont passionné l'opinion, y compris celle
des journaux, pour qui la religion est
désormais un phénomène sans impor-
tance.
Dans le cas actuel, on le sait, il s'agit
d'organiser le culte en dehors de toute
institution officielle, par les seules res-
sources de l'initiative privée. Et c'est ce
qui rend, au point de vue social, la situa-
tion tout particulièrement intéressante.
Nous ne savons quel système triom-
phera, ni quels tâtonnements seront néces-
saires avant qu'on ait trouvé le système
définitif. Evidemment, nous allons assister
à des élaborations de rapports nouveaux
entre le clergé et les fidèles, et, quelles
que soient les crises momentanées par
lesquelles passent les Eglises, il y a des
chances pour que ces rapports nouveaux
soient quelque chose de plus naturel et
de plus vivant que les rapports antérieurs,
parce qu'ils seront moins administratifs et
plus spontanés. 11 est en outre probable
que l'exemple des États-Unis, malgré la
différence de législation entre les deux
républiques, ne sera pas sans influence,
au moins partielle et graduelle, sur la
mise en train des nouvelles combinaisons.
Du reste, il ne faut pas oublier que la loi
est toujours obligée, à la longue, de se
modeler sur les mœurs et que le législa-
teur, lorsqu'il se trouve en présence de
faits puissants, positifs, bien établis, est
obligé, qu'il le veuille ou non, de borner
son rôle à les reconnaître. L'initiative
privée a donc devant elle un champ
remarquable, couvert de brume il est vrai,
mais d'une brume qui ne tardera pas à
s'éclaircir.
Une loi qui est en partie l'expression des
mœurs et en partie la contradiction de
celles-ci, c'est la loi sur le repos hebdoma-
daire, qui vient d'entrer en activité, et
qui a rencontré de bruyantes résistances.
Déjà, en 181 G, une loi sur le repos hebdo-
madaire avait été votée, mais elle était
tombée en désuétude, et le Dictionnaire
Larousse, dans un article plusieurs fois
cité dans ces derniers temps, félicitait le
pouvoir exécutif de ne pas veillera l'obser-
vation de cette loi. On considérait celle-ci
comme inspirée uniquement par des
préoccupations religieuses. En fait, elle
gênait bien des patrons à une époque oii
les patrons avaient beaucoup plus d'in-
fluence que les ouvriers sur les actes des
pouvoirs publics. Aujourd'hui que la voix
des ouvriers se fait entendre davantage,
on revient à la loi, non point en tant
qu'elle co'incide avec un précepte du
Décalogue, mais en tant qu'elle satisfait
les aspirations de la classe ouvrière. Tou-
tefois, dans l'application, la loi est venue
se heurter à une difficulté bien naturelle.
Tout le monde est bien aise de se reposer
le dimanche, mais tout le monde, en vertu
d'habitudes acquises, tient à avoir, le
dimanche, toutes ses aises. On veut pou-
voir acheter le dimanche ce que l'on veut,
manger ou boire ce que l'on veut et où
l'on veut, s'amuser comme l'on veut, se
déplacer comme l'on veut, se faire raser
si l'on veut, etc. Or, rien de tout cela ne
peut se faire sans que tels ou tels ouvriers
soient retenus à leur travail. L'ouvrier
endimanché qui fait des emplettes, s'oc-
troie des friandises, va au cabaret, et finit
sa journée au café-concert, impose à d'au-
tres travailleurs leurs besognes habituelles.
D'autre part, il est certain qu'on ne peut
suspendre le dimanche toute la vie écono-
mique d'un pays, et la thèse du repos
complet, universel, peut facilement se
réfuter par l'absurde. La solution flotte
donc entre ces deux extrêmes. Il est pro-
bable qu'on ne la fixera que peu à peu.
Là aussi, il y aura des tâtonnements iné-
vitables, et, en attendant, plusieurs caté-
gories de patrons et d'ouvriers font éclater
leurs doléances. Malgré les exceptions
admises et les dérogations permises, le
repos hebdomadaire gêne beaucoup de
116
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
métiers. Le rôle des personnes de bonne
volonté, en cette matière, est de réduire
à mi minimum raisonnable, soit leurs
achats du dimanche, soit leurs actes quel-
conques impliquant le dimanche un tra-
vail d"autrui. Si ces bonnes volontés agis-
sent en assez grand nombre, un progrès
se trouvera réalisé dans le sens du repos
dominical, et la société française se trou-
vera rapprochée, à ce point de vue, de la
société anglo-saxonne, qui certes ne se
trouve pas mal du repos, peut-être un peu
rigide, que nos publicistes ont souvent
raillé. Un fait incontestable, c'est que les
peuples cil Ton se repose le plus stricte-
ment, sont en même temps ceux dont le
travail est le plus intense et le plus pro-
ductif.
Une loi qui n"est pas votée, mais qu"on
prépare, est celle qui concerne l'abolition
de la peine de mort. M. Magnaud, le
magistrat connu, aujourd'hui député de
Paris, a déposé à la Chambre une proposi-
tion en ce sens, et M. Flaissières, sénateur
socialiste des Bouches-du-Rhône, en a fait
autant au Sénat.
Or, il se trouve que ces manife.stations
humanitaires coïncident avec une recru-
descence de meurtres, et de meurtres qui
s"en prennent aux représentants de Tau-
torité. A Lyon, l'on a assassiné un com-
missaire de police, à Marseille, un agent
de la sûreté. On déplore de temps à autre
des meurtres plus ou moins sensationnels
dont les auteurs, évidemment très habiles,
demeurent inconnus et impunis.
Le maire de Lyon, en prononçant l'o-
raison funèbre du commissaire de police
assassiné, a exprimé hautement l'opinion
que de tels crimes viennent de ce que la
justice n'est pas assez sévère. Cette opi-
nion va tout à fait à l'encontre des propo-
sitions Magnand et Flaissières. qui ten-
dent précisément à une diminution de
sévérité.
La peine de mort sera peut-être abolie
un jour; mais il faudra que des faits pro-
bants et rassurants viennent pousser le
législateur à entrer dans cette voie péril-
leuse. Cette peine, on le sait, est éminem-
ment exemplaire, et a pour effet — effet
invisible, mais certain — de terrifier bien
des gens sollicités par ailleurs à mal faire .
Autour des crimes qui se commettent, des
crimes en acte, comme disent les philoso-
phes, existent, en puissance, dans les in-
tentions cachées au fond des coeurs, les
crimes qui se commettraient, si la peur du
dernier châtiment ne faisait reculer les
coupables. Bien des malfaiteurs tueraient.
s'ils étaient sûrs qu'on ne les tuera pas.
La question de l'abolition de la peine de
mort pourra être posée à propos, lorsque
la multiplicité des améliorations morales
individuelles aura diminué, dans de larges
proportions, le nombre d'individus qui ont
besoin d'une exceptionnelle intimidation
pour respecter la vie des autres. Pour le
quart d'heure, nous n'en sommes pas en-
core là.
La répression des méfaits, telle qu'elle
existe, prend parfois l'allure d'une bien
fâcheuse ironie.
Il y a quatre ans environ, au cours
d'une grève dégénérée en émeute, des dé-
gâts importants furent commis à l'usine
de conserves Masson, à Douarnenez. Des
machines perfectionnées furent brisées
par les ouvriers, qui ne voulaient pas voir
appliquer le soudage mécanique des boi-
tes. La commune qui n'avait pas maintenu
l'ordre, fut déclarée responsable, selon la
loi, et condamnée à payer une indemnité
aux industriels victimes de ces dégâts.
Or, qu'a fait la commune pour payer
cette indemnité? Elle a levé une taxe
spéciale, ne frappant que 2.400 habitants
sur 15.000, c'est-à-dire la catégorie d'habi-
tants hostile aux désordres et aux violen-
ces. Les fabricants de conserves ont été
les plus imposés de tous. En d'autres ter-
mes, on a payé l'indemnité due à l'indus-
triel, en prenant de l'argent dans la poche
de cet industriel, et dans celles des autres
contribuables (jui avaient réprouvé la
grève, ou même qui en avaient également
souff'ert. Il est clair qu'on ne saurait rien
imaginer de mieux pour donner aux or-
ganisations d'émeute la tentation de re-
commencer.
DE SCIEXCE SOCIALE.
ir
Ajoutons que les machines perfection-
nées brisées dans cette journée d'émeute
fonctionnent aujourd'hui en Espagne et en
Portugal, où elles font une concurrence
de plus en plus sérieuse à nos procédés
devenus retardataires. Les ouvriers des
usines françaises, quelque jour, pourront
en souffrir.
Une machine (jui n'est pas précisément
perfectionnée. c"estle téléphone. La presse
de toute nuance en a souvent gémi, et
même tempêté ; mais l'administration ne
s'émeut pas pour si peu. Elle a son mo-
nopole, et sait qu'elle n'a rien à redouter.
Articles virulents, chroniques railleuses,
caricatures satiriques, « mots de la fin »
cinglants, elle brave tout avec sérénité.
Quant aux injures orales, s'il s'en produit,
elle a la ressource de les faire punir avec
une sévérité particulière, puisque la loi
sauvegarde, avec une prédilection mater-
nelle, le fonctionnaire outragé « dans
l'exercice de ses fonctions » .
C'est un peu partout que les réclama-
tions surgissent. Dernièrement pncore, à
Nantes, plusieurs centaines d'abonnés si-
gnaient une pétition au ministre des pos-
tes, où ils disaient notamment :
« Les plus anciens d'entre nous se rap-
pellent avec regret les années de début où
le téléphone était une industrie privée.
Nous étions alors servis avec une ponctua-
lité remarquable. La compagnie était du
reste responsable envers nous; si elle
nous avait laissés sans communications
un seul jour, nous aurions réclamé et ob-
tenu d'elle une indemnité, tout au moins
une réduction du prix d'abonnement. Au-
jourd'hui vous nous privez de communica-
tions des semaines entières, et nous n'a-
vons le droit que de nous plaindre.
« Par ailleurs, nous savons que l'exploi-
tation du téléphone ainsi pratiquée est
aussi onéreuse pour le Trésor qu'intolé-
rable pour nous.
« Nous venons donc vous demander de
soumettre au Parlement un projet de loi
vous autorisant à rétrocéder cette exploi-
tation à l'industrie privée.
« Nous accepterions même avec recon-
naissance la simple faculté d'établir des
lignes privées entre Nantes et Paris. »
C'est que les compagnies privées crai-
gnent la concurrence, même éventuelle.
En outre, contre l'industrie privée, on
peut avoir recours à l'Etat qui alors, im-
pitoyablement, contrôle, surveille, con-
damne. Mais l'État éprouve une répu-
gnance assez naturelle à se condamner
lui-même. De là des routines et des abus
contre lesquels on ne peut rien, et qui se
produiraient infailliblement dans les au-
tres indu.stries. telles que banques, mines,
raffineries, etc., si, conformément aux
vœux des socialistes, on en faisait des or-
ganismes publics.
Précisément, un groupe, animé des plus
purs sentiments collectivistes, vient de
faire en Belgique, près de Stockel, une
curieuse tentative de phalanstère.
Une douzaine de camarades s'étaient
réunis ; ils avaient loué un petit domaine
qu'ils devaient exploiter et dont ils de-
vaient jouir en commun.
Cette initiative fut saluée avec joie par
la presse socialiste. On vanta ces coura-
geux apôtres du collectivisme pratique.
M. Vandervelde dit là-dessus d'éloquentes
choses, et les admirateurs de la petite co-
lonie allèrent en pèlerinage à « Stockel-
Bois », comme à un point du globe d'où
le progrès devait rayonner définitivement
sur tout le reste de l'univers.
Hélas ! l'expérience n'a duré que quel-
ques mois, et voici qu'on annonce déjà la
débâcle de cet heureux phalanstère. On
s'y querelle, on s'y menace, on s'y excom-
munie, on y joue même du revolver! Un
des associés, qui avait apporté 18 francs,
a cru devoir en prendre 70 dans la caisse
commune. Cet acte de solidarité bien en-
tendu a déchaîné des orages, qui ont eu
leur répercussion dans la presse. Bref, la
colonie de Stockel-Bois n'a pas plus réussi
que n'importe quelle « I carie », et pour
les mêmes motifs. Décidément, il faut
croire que l'avenir n'est pas là.
118
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
L"avenir, en Mandchourie, paraît sou-
rire aux Japonais. Cette province qui.
toujours nominalement restée chinoise,
était en train de se russifier avant la der-
nière guerre, commence à être activement
exploitée paroles vainqueurs. Cinquante
mille Japonais environ sont établis dans
cette région de la Chine septentrionale et
un courant continu d'émigration augmente
ce contingent tous les jours. En même
temps que les liommes, les capitaux af-
fluent, soit pour la construction des voies
ferrées, soit pour la mise en valeur des
mines, soit pour diverses entreprises.
Chose curieuse : la Russie n'est pas seule
à souffrir de cette invasion économique
succédant à l'invasion militaire. Les ex-
portations des Etats-Unis en Mandchourie
se trouvent menacées par l'activité japo-
naise. Par exemple, on a trouvé sur place
du pétrole qui va faire concurrence au
pétrole américain. On parle même d"un
trust, non américain, mais japonais, qui
se serait formé pour ruiner le commerce
des cotonnades, jusqu'à présent entre les
mains des Yankees.
Les Japonais ont encore entre leurs
mains la navigation, pour laquelle ils sont
particulièrement bien placés. Enfin, on
assure qu'ils fondent des entreprises agri-
coles d'une certaine importance, suscepti-
bles d'augmenter dans de grandes propor-
tions les récoltes de blé mandchourien.
Et pendant que les Japonais pénètrent
en Mandchourie, ils pénètrent également
au Siam, et, il y a quelques semaines, le
Manchester Guardian enregistrait d'inté-
ressantes déclarations faites par un voya-
geur revenant du Siam, sur l'extension
que prend de jour en jour dans ce pays
l'influence japonaise. Les places d'institu-
teurs et d'institutrices, notamment, sont
presque toutes occupées par des Japonais
et des Japonaises, qui s'acclimatent très
facilement et se contentent de traitements
plus modestes que les Européens. Dans le
commerce, les négociants japonais triom-
phent également de la concurrence des
autres pays. Enfin ils ont ouvert à Bangkok
un trrand « musée commercial » où sont
exposés des produits japonais de toutes
sortes.
Pour le moment, nous ne pouvons que
constater cette expansion, assez naturelle
après les récents triomphes qui ont ouvert
des débouchés à la race et lui ont donné
confiance en elle-même. On verra plus
tard ce que cette émigration aura produit.
Un autre pays asiatique, la Perse, veut
se mettre au courant du progrès européen,
mais à sa manière, en imitant tout d'abord
la constitution politique.
Le shah de Perse vient donc d'octroyer
une constitution à ses sujets.
Le monarque persan, convaincu qu'il y
a lieu d'opérer « des réformes », a décidé
de convoquer une chambre représentative
qui sera composée des princes du sang,
des membres du haut clergé, des sommités
de l'aristocratie, de l'industrie et du com-
merce, et enfin de délégués de toutes les
classes de la population. Ces députés seront
élus et jouiront d'une liberté de parole
complète. L'assemblée aura le droit de
faire elle-même son règlement. Ses déci-
.sions seront présentées au shah par le
grand vizir pour recevoir la sanction du
souverain et être promulguées sous forme
de lois.
On sait que le shah de Perse actuel,
Mouzaffer-Eddin, a fait plusieurs voyages
en Europe. Il a dû être frappé de 1' « ap-
pareil gouvernemental » européen et trouve
lionorable de l'acclimater dans ses Etats.
D'autre part, nul n'ignore l'influence, an-
cienne déjà, acquise en Perse par la Russie,
Or, la Russie est en train d'évoluer — en
des conditions particulièrement orageuses
— vers le gouvernement constitutionnel.
Le shah a dû être encore impressionné
par cette initiative du tsar. Reste à savoir
s'il ne sera pas effrayé par les résultats
au moins momentanés que cette initiative
a produite en Russie.
Un événement peu remarqué, et qui
pourtant a effrayé certains publicistes,
DE SCIENCE SOCIALE.
119
c'est le cong:rès panaméricain qui vient de
se tenir à Rio-de-Janeiro.
Officiellement, on a traité de diverses
questions inoffensives : réorijanisation de
l'Office international des Républiques amé-
ricaines, adhésion des Etats au principe
de l'arbitrage, codification du droit inter-
national public et privé, moyens pratiques
pour développer les rapports commerciaux,
douanes, règlements consulaires, brevets
et marques de fabrique, police sanitaire et
quarantaines, propriété littéraire, mines,
forêts, chemins de fer. Mais, au fond, le
congrès semble marquer un nouveau pas
dans la mainmise indirecte des Etats-Unis
sur l'Amérique du Sud. Le fameux principe
de Monroe, « l'Amérique aux Américains ».
grâce au double sens du mot « Américain »,
peut admirablement servir de pavillon cà
cette politique. En fait, les Etats de l'Amé-
rique centrale et de l'Amérique du Sud,
les uns de gré, les autres de force, com-
mencent à reconnaitre, dans une certaine
mesure, le u protectorat » des Etats-Unis.
Les représentants de ceux-ci, bien en-
tendu, ont déclaré fort haut que leur na-
tion n'a pas le moins du monde l'intention
d'attenter à l'indépendance politique des
autres Etats ; mais on avoue, à Washington,
que l'on cherche à diminuer l'influence de
l'Eui'ope sur l'Amérique du Sud et à créer
au contraire, entre les deux Amériques,
des liens nouveaux qui, par la force des
choses, rendent l'une dépendante de l'au-
tre. Les Yankees, en particulier, désirent
substituer les capitaux américains aux ca-
pitaux européens dans les entreprises qui
fécondent le sol de l'Amérique du Sud.
Par là, le gouvernement de Washington
élargirait, dans cette dernière, ce domaine
des intérêts matériels qui sert de motif ou
de prétexte à toutes les interventions. La
Colombie et le Venezuela en ont déjà fait
l'épreuve.
Une circonstance qui rend les Etats-Unis
particulièrement forts dans cette tentative,
c'est qu'ils sont activement secondés par
le Brésil, le plus grand Etat de l'Amérique
du Sud, et dont la constitution récente
s'est modelée soigneusement sur celle de
la grande confédération du Nord. Le Bré-
sil, grand exportateur de café, a intérêt à
se ménager un débouché aussi énorme et
aussi grandissant que celui des Etats-Unis.
Aussi vient-il de lui faire des conditions de
faveur en matière de tarifs, et cette alliance
entre les deux immenses républicjues rend
plus difficile la résistance de certains Etats
tels que le Chili, qui s'attachent à mainte-
nir jalousement, dans toute leur intégrité,
les indépendances nationales.
G. d'Azambija.
Notre ami et collaborateur, M. Léon
Poinsard, nous prie de faire savoir que le
livre qu'il prépare actuellement : Z,ajoro-
duclion, le travail et le Problème social
dans tous les pai/s au début du x\^ siècle,
ne pourra paraître ([u'en octobre prochain,
et non en juillet, comme il l'espérait tout
d'abord. L'impression en est avancée ,
mais cet ouvrage représente une telle
somme de labeur, des recherches si éten-
dues, qu'il a été impossible d'arriver dans
le délai primitivement indiqué.
Le livre de M. Poinsard formera deux
forts volumes in-8°, et contiendra un ta-
bleau méthodique de l'état social et écono-
mique actuel de tous les pays. Ce travail
d'ensemble, tout à fait nouveau, consti-
tuera une base précieuse pour commencer
l'étude de la science sociale, et pour com-
prendre les problèmes qui s'agitent dans
les divers pays, et dont on trouve l'écho
dans la presse. Les personnes désireuses
de connaître la table des matières la rece-
vront sur demande adressée à l'auteur, rue
Beaulieu, 72, à Berne, Suisse. La souscrip-
tion reste ouverte jusqu'à la publication, au
prix de 12 francs au lieu de Kl
L'ŒUVRE DE LA FRANCE EN INDO-CHINE
ET L'OPINION ANGLO-INDIENNE
Nous lisons dans un grand organe de
l'Inde anglaise, le Times ofindia :
« .M. Chailley a montré, dans son ouvrage
intitulé Dix années de politique coloniale,
que le souci de mettre en valeur les pos-
120
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE DE SCIENCE SOCIALE.
sessions aujourd'hui acquises s'est com-
plètement substitué en France aux idées
de conquête de territoires nouveaux. Il
nous faisait remarquer ([ue ï Union Colo-
niale, représentant autorisé de l'opinion
coloniale en France, part de ce principe
que l'empire colonial actuel de la France,
est suffisamment vaste et que la tâche de
Tavenir est de travailler non à l'étendre,
mais à l'exploiter le mieux possible. Et il
nous rappelle qu'il y a trois ans, à un ban-
quet de V Union, le Ministre des Colonies,
en présence d'une grande assemblée qui
comprenait « ces artisans de la France
coloniale ». M. Doumer et M. Etienne,
déclara que l'extension coloniale de la
France avait atteint ses limites. Le fait
ainsi mis en vue a eu une double portée.
Il a préparé la voie à une entente avec
l'Angleterre, et il a permis à la France
d'administrer son domaine colonial, qui
apparaissait dans l'ensemble comme une
entreprise onéreuse et stérile, avec un
succès dont on commence aujourd'hui à
se rendre compte.
« Nous avons été conduits à faire ces
remarques en lisant une étude frappante
des progrès que la France a faits dans
l'administration d'une partie de son em-
pire colonial, étude qui a pris place dans
la série des « Studies of Administration
in the Tropics » que M. Alleyne Ireland
donne en ce moment au Times. L'étude
en question est relative aux possessions
françaises de l'Indo-Chine; et cela est par-
ticulièrement digne d'attention parce que
c'est précisément cette région que visaient
les censeurs de la politique coloniale,
quand ils voulaient établir cette proposi-
tion générale que la France est inapte à
l'administration des possessions lointai-
nes M. Chailley-Bert, dans l'ouvrage
que nous avons cité, tout en reconnaissant
(|ue la presse anglo-indienne suit attenti-
vement Toeuvre de la France dans ses
colonies, reproduisait la critique d'un
journal local au sujet « du ridicule appé-
tit des Français pour la conquête de ter-
ritoires qu'ils ne peuvent pas coloniser »,
et observait qu'un tel langage pouvait
s'expliquer par un peu de jalousie natio-
nale, mais qu'il ne serait pas souvent tenu
si les Anglais n'avaient pas la croyance
sincère que toute entreprise coloniale de
la France est vouée aux échecs.
« M. Ireland, qui écrit, d'après la con-
naissance personnelle qu'il a accjuise en
Indo-Chine, confirme d'une façon géné-
rale tout ce que M. Chailley-Bert a dit
concernant l'avance marquée de cette par-
tie du domaine colonial de la République
dans les années récentes. Il est évident
que le préjugé sur l'inaptitude de la
France à coloniser, comme nous l'in-
di([uions en commentant l'ouvrage de
M. Chailley-Bert lors de sa publication en
1902, ne saurait, sans injustice, s'appli-
quer à l'Iudo-Chine. Il n'est plus vrai,
comme alors, que l'Indo-Chine soit une
charge pour le budget de la métropole.
Dans les cinq dernières années, non seu-
lement la France n'a pas eu à subven-
tionner le budget indo-chinois, mais elle
a reçu dans cette période des contribu-
tions, pour dépenses militaires de la co-
lonie, s'élevant à 40 millions de francs.
Le commerce a crû en même temps que
les recettes budgétaires.
Le commerce extérieur dépasse aujour-
d'hui 400 millions de francs, soit plus du
double de ce qu'il était il y a dix ans, et
la part de la France dans ce commerce
a crû du cinquième au tiers. »
« L'abandon de ce que M. Chailley-Bert
appelait « le bloc-system » et qui consis-
tait à appliquer la même méthode d'adim-
nistration à des possessions diverses à
tous points de vue, la plus grande liberté
d'action laissée aux gouverneurs des colo-
nies par le gouvernement métropolitain,
tels sont, conclut le Times of India, les
deux factein\s principaux qui expliquent
l'essor récent pris par les colonies fran-
çaises. II y a là une orientation nouvelle
de la plus haute importance, et dont doi-
vent se pénétrer tous ceux qui veulent se
former un jugement exact sur la politique
coloniale française, i
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
Dictionnaire de philosophie ancienne,
moderne et contemporaine, par Tabbé
Blanc, professeurde Philo.sopliie à l'Uni-
versité catholitpie de Lyon, fort volume
in-4". — P. Lethielleux, éditeur, Paris.
Cet ouvrage n'est pas un simple Lexique
ou Vocabulaire, mais il embrasse, avec
les définitions et les notions complémen-
taires qui les accompagnent, les doctrines
elles-mêmes et la discussion des opinions.
Large place est donnée à l'histoire : tous
les philosophes marquants y sont men-
tionnés avec leurs ouvrages et appréciés,
sans en excepter ceux qui vivent et ensei-
gnent sous nos yeux.
Deux tables méthodiques terminent
l'ouvrage. La première est une table logi-
que et encyclopédique, qui permet de voir
les relations essentielles du Dictionnaire
philosophique avec le Dictionnaire de la
langue et tous les Dictionnaires particu-
liers. Une seconde table, analytique, per-
met de saisir les différents aspects de la
question étudiée.
Histoire socialiste 1789-1900), pu-
bliée sous la directiun de Jean Jaurès.
— Septième volume. La restauration,
par René VuaAxi. — Huitième volume,
Le règne de Louis-Philippe, par Eugène
FouRMÈRE. Jules Rouff, Paris.
Ces deux volumes embrassent une épo-
que importante de notre histoire. Les évé-
nements y sont étudiés tout particulière-
ment au point de vue social et au point
de vue des rapports qui unissent entre
elles les différentes classes de la société.
M. René Mviani étudie particulièrement
les débuts de l'application du régime par-
lementaire en France qui, à la veille des
grandes transformations du parlementa-
risme qui se préparent, sont d'un grand
intérêt. A signaler également l'étude faite
par M. Fournière des sectes socialistes
d'avant 48, des travaux des doctrinaires,
Saint-Simon, Proudhon, etc.
Les noms des auteurs indiquent suffi-
samment la tendance collectiviste de ces
deux ouvrages et nous n'avons pas besoin
de la caractériser, ou d'en faire la critique.
Newman, par William Barkv, traduit de
l'anglais par A. Clé.me.nt, un vol. in-S"
écu. Lethielleux, Paris.
Pour donner une idée de l'ouvrage,
nous croyons utile de reproduire la table
des matières. Chap. l'^'' : Enfance et jeu-
nesse. — Chap. 11 : Les Tractariens. —
Chap. III : Première période catholique.
— Chap. IV : Apologia pro vila sua. —
Chap. V : La logique de la croyance. —
Chap. \l : Le songe des Gérontius. —
Chap. VII : L'écrivain. — Chap. VIII :
Place de Newman dans l'histoire.
Le livre du docteur Barry sur Newman,
par le seul fait que c'est la première fois
qu'un prêtre catholique anglais étudie le
leader de l'anglo-catholicisme , mérite
d'être signalé. Ses qualités d'écrivain
rehaussent d'ailleurs l'intérêt de l'ouvrage.
On sent, dès la lecture des premières
pages, que la phrase n'est que le revête-
ment d'une pensée que n'effrayent nulle-
ment les méthodes modernes d'analyse. En
huit chapitres d'un mouvement rapide,
d'un style nerveux et passionné, il trace
de Newman, le plus souvent à l'aide de
Newman lui-même, l'image la plus réelle
et la plus vivante que nous possédions
jusqu'ici.
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Afin de permettre aux voyageurs de se rendre à prix réduits à, Milan pour y visiter l'Exposition
par la nouvelle voie du Simplon, la Compagnie P.-L.-M. délivre, jusqu'à 15 novembre 1906, des
billets d'allet et retour de 1'"'', 2* et 3» classe pour Domodossola, valables 30 jours, conjointement avec
des billets d'aller et retour de Domodossola à Milan, valables 20 jours.
La durée de validité de ces billets n'est pas prolongeable.
Ces billets sont délivrés à première demande dans les gares de Paris, Nevers, Dijon. Lyon-Perrache,
Clermont-Ferrand. Saint-Etienne, Nîmes, Valence, Marseille-voyageurs, Chambéry, Grenoble et sur
demande faite 48 heures à l'avance dans toutes les antres gares.
CHEMINS DE FER DE L'OUEST
sur les Côtes de Normandie, en Bretagne et à File de Jersey
Billets circulaires valables un mois (non compris le jour du départ) et pouvant être prolongés d'un
nouveau mois moyennant supplément de 10 0,0.
Dix itinéraires différents dont les prix varient entre 50 et 115 francs en l" classe, et 40 et 100 fr.,
en 2" classe, permettent de visiter les points les plus intéressants de la Normandie, de la Bretagne
et rile de Jersey.
Pour plus de renseignements consulter, le livret Guide illustré du réseau de l'Ouest vendu 0 fr. 50,
dans les bibliothèques des gares de la Compagnie.
CHEMIN DE FER D'ORLÉANS
La Compagnie du chemin de fer d'Orléans a organisé un service d'enlèvement à domicile et de trans-
port à la gare du Quai d'Orsay, des bagages et des colis à main des voyageurs domiciliés dans un rayon
de 500 mètres autour de sa gare du Quai d'Orsaj' et de ses bureaux situés, rue de Londres, 8, rue
Saint-Florentin, 8, et rue du Bouloi, 21.
Le tarif est des plus minimes.
L'ordre d'enlèvement peut être donné par téléphone ; en procédant à cet enlèvement des bagage?, il
est remis un reçu, une fiche et un numéro qui permettent aux voyageurs de retirer au bureau des billets
spéciaux de la gare du Quai d'Orsaj^ une enveloppe contenant leur billet de place, le bulletin des gros
bagages enregistrés pour la destination indiquée et le bulletin de consigne pour les petits colis.
Cette amélioration qui supprime les ennuis du départ hâtif avec ses bagages, de la recherche souvent
difficile d'une voiture, des attentes aux guichets pour prendre les billets et faire enregistrer les ba-
gages et permet aux voyageurs de se rendre à la gare tranquillement, les mains libres, sera certaine-
ment appréciée du public.
LA
GRÈCE ANCIENNE
EN PREPARATION :
Histoire romaine.
Histoire de France.
BIBLIOTHEQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
PUBLIÉE SOIS l.A DIRECTION DE
M. EDMOND DEMOLINS
Les « classiques »
de l'École des Roches.
L'HISTOIRE EXPLIQUEE PAR LA SCIENCE SOCIALE
LA
GRÈCE ANCIENNE
PAR
GABRIEL D'AZAMBUJA
AVEC UNE PRÉFACE
PAR
EDMOND DEMOLINS
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
5G, RUE JACOB, 50
1906
SOMMAIRE
Préface. p;tj' .M. EriMONO Demolins
I — Les paysans-bâtisseurs de la vallée. — Le type pélasge. P. 1.
La Grèce, pays des rivages découpés et montagneux. — Cette configuration
favorise le peuplement par mer. — Cette immigration, venue do Colchide,
donne le type pélasge. — Le cloisonnement des territoires amène le fraction-
nement par cités. — Le travail facile des Pélasges idéalise l'Arcadie et le
'< règne de Saturne ». — Il provoque l'essor de la musique et de la poésie. —
Le développement des rivages facilite les contacts avec l'étranger. — L'étranger
est parfois un civilisateur. — Il est parfois un ennemi. — Le fractionnement
par cités produit des dissensions et suscite le type du « banni ».
II. — Le bandit montagnard divinisé. — Première descente : Le type
héraclide. P. 18.
Le banni de la montagne grecque est un bandit civilisé. — De ce type
sort .Jupiter. — Les exploits du bandit montagnard expliquent le type d'Her-
cule. — Hercule et les Héraclides entrepreneurs de grands travaux d'intérêt
public. — La .sécurité rétablie. — Les dieux justiciers : Pluton elles enfers. —
Le gendarme Thésée, ami d'Hei-cule. — La chasse aux ■< monstres ». — L'as-
sainissement et la voirie. — Les montagnards maîtres de la mer. — Le
progrès agricole, industi'iel, commercial. — Le progrès intellectuel incarné
dans Apollon. — La lyre héraclide et la flûte pélasgique. — Jupiter, père des
Muses. — La •< musique » et l'ébauche des sciences. — La nouvelle mytho-
logie greffée sur la religion pélasgique. — Les survivances et résistances du
type pélasge.
III. — Le bandit montagnard idéalisé. — Deuxième descente : Le type
hellène. P. 38.
Les bandits héros, supérieurs aux bandits dieux. — La force expansive de
monts Othrys. — Une fourmilière de petits rois. — La poursuite de la richesse
mobilière. — Châteaux forts et trésors. — La bande du chef. — Les auxi-
liaires du chef. — Les guerres entre Chefs. — Les coahtions par sympathie.
— Les éléments fédératifs : 1° Les Amphictyonies. — 2° Les pèlerinages. —
3° Les grands Jeux. — Les variétés du type hellène : 1° L'Hellène ébauché :
Eoliens, Myniens, Cadméens. — La Thèbes d'Œdipe. — 2" L'Hellène achevé :
Achéens ; la Mycènes d'Agamemnon. — La Sparte de Ménélas. — 3° L'Hellène
modifié : Ioniens, l'Athènes primitive.
IV. — Le bandit à la mer. — Pirates et conquistadors. — L'épopée
homérique. P. 63.
Les prédispositions du bandit grec au métier de pirate. — L'atelier du
pirate : la mer. — L'instrument du pirate : le bateau. — La vie du pirate. —
Les essais de police des mers : le rolo de Minos. — L'or de la Colchide et les
Argonautes. — L'emplacement et la lichesse de Troit). — Un type de grande
expédition d'outro-incr : l'Iliade. — Les retours do pirates : leurs mésaven-
tures. — Le contact sur nier avec les routes phéniciennes : les Phéaciens. —
Un type de « retour » : VOdyssée. — La question d"Homère.
V. — Le bandit fruste et militariste. Troisième descente : Le type
dorien à Sparte. P. 87.
Lgs Albanais d'autrefois. — Le montagnard dorien et la décadence achéenne.
— Le Péloponèse envahi et transformé. — L(^s Doriens campés en Laconie :
la Sparte nouvelle. — Les lois au service du militarisme : Lycurgue. — La
poésie au service du militarisme : Tyrtée. — Doriens contre Doriens : les
guerres de Blessénie. — L'intensité de l'art militaire Spartiate. — Les lacunes
de l'art militaire Spartiate. — Le rayonnement militaire de Sparte. — L'ex-
pansion dorienne hors de Grèce. — L'art dorique et sa propagation en dehors
du monde dorien.
VI. — Les refoulés et leurs migrations. L'essor du port maritime :
Le type ionien. P. UG.
Comment se fondait une colonie. — Les Ae'héens on ItaUe : l'austèi-o Cro-
tone et la molle Sybaris. — Les Eoliens à Lesbos : la poésie à épanchements
des joueurs de lyre. — Les Ioniens comprimés en Attique et projetés vers
l'Asie. — L'Ionie et la douceur de vivre. — Le premier essor de la poésie
ionienne : les aèdes homériques et leur rayonnement. — L'ascension de la
.société ionienne par le développement du port maritime ; deux variétés supé-
rieures : Milet et Phocée. — Le second essor de la poésie ionienne et ses ins-
pirations : l'amour de la cité, la discorde, le plaisir. — Les philosophes ioniens
et leurs préoccupations artistiques devant la nature. — L'art ionien, reflet des
élégances delà race. — La réaction de l'Ionie sur la Lydie : le type doCrésus.
— L'invasion perse et la ruine de l'Ionie.
VIL — Un coin d'Ionie en Attique. — La bourrasque perse en Grèce.
— Le type athénien. P. 141.
Le paradis des bannis. — L'aristocratie des émigrés. — La lutte contre la
vendetta : Dracon et l'Aréopage. — Le commerce et les perturbations écono-
miques : l'esclavage et lo prolétariat. — L'élaboration d'une bourgeoisie : le
rôle de Solon. — Un •< roi des montagnes » et ses descentes dans la ville :
Pisistrate. — Le « roi des montagnes » promoteur de travaux et protecteur
des arts : la tragédie. — L'instabilité engendrée par le commerce : le rôle de
Clislhènes. — La jalousie démocratique : l'Ostracisme. — Athènes dans la
querelle de l'Ionie : les rancunes perses. — L'individualisme des cités grecques
devant l'invasion; le rôle militaire de Sparte l'oblige à secourir Athènes; les
Thermopyles. — La Grèce sauvée par la mer : la trirème; Salamine. — L'ex-
pansion du type athénien après l'expulsion des Perses.
VIll. — La vie intérieure de la cité et le triomphe intellectuel
d'Athènes. P. 170.
Le foyer, la femme et l'enfant. — La vie privée hors du foyer : l'école libi'o,
lo gymnase. — Le triomphe des sports : Pindare. — Les fêtes en plein air :
les Panathénées. — Les temples : le Parthénon. — Les embellissements de la
religion : sculpture et peinture. — Un autre embellissement de la religion :
le théâtre : Eschyle et Sophocle. — Les patrons du théâtre : les liturgies. —
Les idées nouvelles au théâtre : Euripide. — La vie publique et lo besoin de
VII
- persuader : les sophistos. — L'amour passionné de la Cité. — La Cité contre les
Idées nouvelles : Socrate. — L'incarnation de la politique athénienne : le type
de Pcriclès.
IX. — Les guerres entre cités. Premier échantillon : Athènes contre
Sparte. P. 2o:{.
Les groupements de cités et leurs chocs fatals. — Cause qui a immortalisé
un de ces chocs : Thucydide. — Les partisans de la guerre à Athènes. —
Les partisans de la paix. — La poésie contre la guerre : Aristophane. — La
philosophie contre la guerre : Platon. — La pliysionomie générale et les pro-
cédés de la guerre. — Trois épisodes caractéristiques : un coup de main re-
poussé, un revers Spartiate, un désastre athénien. — Athènes perdue par son
instabilité et sa nervosité : le ty.pe d'Alcibiade. — L'esprit de suite des Spar-
tiates, cause de leur triomphe, et leur inaptitude en dehors des choses mili-
taires, cause de la stérilité de ce triomphe.
X. — Les mercenaires. — Ce qui les pousse vers l'Asie. — Ce qui les
arrête encore. — Deuxième échantillon des guerres entre
cités : Thèbes contre Sparte. P. 2 if».
Le développement du type mercenaire. — Sparte impuissante à bien l'uti-
liser : la décadence Spartiate. — Rebondissement et affranchissement d'Athè-
nes : Thrasybule. — L'or perse et les mercenaires en Asie : la retraite des
Dix Mille. — Le suprême effort du militarisme Spartiate : Agésilas en Asie; sa
retraite. — Les condottieri de la parole dans les cités grecques; les présents
d'Artaxerxès ; les orateui's attiques. — L'armée de métier et l'évolution de la
tactique : Iphicrate. — Ceux qui ne se battent pas : l'indifférence, le luxe
privé et les arts. — La comédie lâche la vie publique pour la vie privée. —
Dilettantes et philosophes. — Le condottiérisme propagé dans le nord de la
Grèce : Jason de Phères. — Le coup de grâce porté au militarisme Spartiate :
Épaminondas. — L'impuissance des cités hors de leurs limites et le retour à
l'anarchie.
XL — La quatrième descente des montagnards. — Le type macédo-
nien. P. 275.
Les bannis héraclidesdans la montagne. — La civilisation en route du Sud
au Nord. Influence des Athéniens : les cités de la côte. — Influence des Lacé-
démoniens : les passages de troupes. — Influence des Thébains : l'école du
voisinage. — Philippe, comme chef militaire, bénéficie des progrès de la tac-
tique. — Comme riche, il bénéficie du système des mercenaires. — Comme
Grec, il bénéficie du système des amitiés. — Les politiciens à gages dans les
cités : le type d'Eschine. — La résistance des autonomies locales : le type de
Démosthènes. — Procédés de Philippe : 1° La guerre commerciale dans le
Nord : Philippe, intercepteur des routes; — 2° La guerre sacrée : Philippe, ven-
geur d'Apollon; — 3» L'invasion définitive. — L'anarchie entre cités rend iné-
vitable le triomphe des Macédoniens.
XII. — La projection du type grec en Asie. — Le rôle d'Alexan-
dre. P. 291.
Les conquistadors perfectionnés et la Toisoii d'or de Perse. — Première
partie de l'itinéraire d'Alexandre : la monopolisation des rivages et la ruine
de Tyr. — La mainmise du tj'pe grec sur l'isthme de Suez : Alexandrie. — ■
VIII
Deuxième partie de l'itinéraire d'Alexandie : la route de l'Inde par terre. —
Un nouveau type de colonies grecques : les villes d'étapes de l'intérieur. —
Le commerce en possession de ressources nouvelles : débouchés, sécurité et
grands travaux. — L'art militaire en possession de ressources nouvelles : le
machinisme guerrier. — La science en possession de ressources nouvelles : le
type d'Aristote. — L'art en possession de ressources nouvelles : perfection
te(Jinique et raffinement. — La persistance du clan chez les vainqueurs : les
luttes entre lieutenants d'Alexandre. — Le réveil des rivages d'Asie : Pergame
et Rhodes. — Le déclin des rivages d'Europe : Athènes, ville d'études. — L'a-
baissement de la Cité pousse à l'amusement : la comédie nouvelle. — L'abais-
sement de la Cité pousse les esprits sérieux à la réglementation systématique
de leur vie privée : épicuréisme et stoïcisme.
XllI. — La déformation et l'éclipsé du type grec. — Le monde alexan-
drin. — La Grèce devant Rome, devant les Turcs et devant
l'Europe moderne. P. :'>in.
Alexandrie : le tvpe grec y est entouré et cantonné par la foule cosmopolite.
— Il y est dominé par de grands monarques mi-grecs, mi-orientaux : les
Ptolémées. — Les ressources en livres et en documents favorisent l'érudition
et la science. — La poésie devient raffinée, érudife, amoureuse, supérieure
dans les genres inférieurs. — La grande ville sicilienne : Syracuse ; et l'idji-
lisme chez les citadins : Théocrite. — Le peuplement de la Méditerranée occi-
dentale met en vedette les Grecs de l'Ouest : l'épopée de Pyrrhus. — Le dernier
effort des cités pour l'indépendance : les ligues étolienne et achéenne : Phi-
lopœmen. — La Grèce institutrice de Rome. — La longévité du type grec
dans le Bas-Empire et sous l'invasion des Turcs. — Son réveil moderne en
des conditions qui le constatent vivace, mais le relèguent au second plan.
Tableaux de l'Histoire de la Grèce, montrant comment les faits liistoriques se
répercutent les uns sur les autres. P. .'337.
Sources à consulter. P. :!I3.
PRÉF.\CE
Ce titre, « L'Histoire expliquée par la science sociale », n'est
pas UQ vain titre, placé ici simplement pour étonner le lecleur.
Il répond à une réalité dont on va pouvoir apprécier toute la
portée .
Les lecteurs habituels de la Revue La Science sociale et de
notre Bibliothèque sociale savent, par de nombreux exemples,
quelle lumière cette science projette sur les faits du passé.
L'exemple le plus remarquable est V Histoire de la formation
particulariste d'Henri de Tourville, qui a établi méthodique-
ment les causes historiques qui ont créé la supériorité de l'Oc-
cident sur l'Orient, des peuples modernes sur les peuples de
l'antiquité '.
Le résultat de la science sociale est de mettre en relief les rap-
ports de cause à effet, ou les répercussions qui existent entre
les divers phénomènes sociaux. La constatation de répercussions
concordantes amène à déterminer des lois sociales, par un
procédé analogue à celui qui a permis de déterminer les lois
physiques ~.
La môme méthode s'applique à l'histoire.
La connaissance des lois qui régissent les sociétés actuelles
directement observables, permet de déterminer, beaucoup plus
1. Cette histoire, d'abord publiée dans la Science sociale, a été ensuite réunie en
volume. Un vol. gr. in-8'^ (10 fr.). Librairie Firmin-Dldot.
2. Les fondements de la Science sociale, posés par Le Play, ont été ensuite per-
fectionnés et afTerrais par soixante et quinze années de travaux collectifs |ioursuivis
sans interruption par deux générations de travailleurs.
b
X PREFACE.
exactement que ne peuvent le faire les érudits et les historiens,
les lois qui ont régi et qui expliquent les sociétés anciennes.
Ainsi Cuvier, par la connaissance exacte des espèces animales
actuellement vivantes, a pu, de science certaine, reconstituer
les espèces fossiles, dont il ne possédait cependant que des
spécimens incomplets.
L'application de cette méthode à l'histoire de la Grèce an-
cienne permettra au public d'apprécier plus facilement les
résultats auxquels on arrive. Tout le monde en effet connaît
plus ou moins les faits de cette histoire, qui sont un des fon-
dements de notre enseignement classique. Mais ce qu'on ignore
et ce qui est cependant l'essentiel, ce sont les rapports étroits et
nécessaires qui existent entre ces faits : pourquoi et comment ils
se répercutent les uns sur les autres; comment, dès lors, ces
répercussions expliquent la société grecque et la différencient de
la société égyptienne ou de la société romaine, par exemple.
Jusqu'ici, le type grec ancien n'avait été décrit, dans la
Science sociale et d'après sa méthode, que d'une façon en quel-
que sorte fragmentaire, par des collaborateurs divers et au ha-
sard de leurs études personnelles. Il s'agit ici de développer ces
fragments et ces ébauches, de les lier et d'exposer enfin, en
un récit suivi, la complète évolution de ce type social unique
dans l'histoire de l'humanité, jusqu'ici inexplicable, ou tout
au moins mal expliqué.
J'ai demandé à mon ami et collaborateur, M. (i. d'Azambuja, de
nous donner cette histoire nouvelle de la Grèce ancienne. Il
était particulièrement préparé à entreprendre cette œuvre, par
ses études antérieures parues dans la Science sociale.
Il y a d'ahord puhlié une étude très fouillée sur le type
grec actuel, d'après une observation monographique ^ Cette
observation du type grec vivant était la meilleure préparation
pour arriver ensuite à la connaissance raisonnée du type grec
fossile, si je puis m'exprimer ainsi.
1. lUic famille rjrecque, dans une pelite ville de Turquie {Science sociale,
t. XVll et XVIll).
PKKFACE. XT
Il nous a ensuite donné, à la lumière de la science sociale,
une série d'études dès remarquées et qui étaient en quelque
sorte les pierres d'attente de la présente histoire : les Ancê-
tres de Socrate; Socratc et son groupe; Aristote; Aristophane;
le portique de Zenon et les jardins d'Épicurc ; la Légende des
Muses; Pindare et les Pindariques; le type de ïyrtée; la Fata-
lité antique; le type d'Oreste; l'École alexandrine, etc. K
Enfin, par son origine provençale, M. d'Azambuja était en-
core particulièrement préparé à comprendre et à faire com-
prendre cet esprit méditerranéen, dont l'esprit grec a été, dans
l'antiquité, la plus haute expression. Et comme il est, de plus,
un lettré profondément touché par la formation classi([ue, il
a su naturellement penser et s'exprimer comme un (Irec an-
cien. Sa langue a la clarté, la simplicité et la limpidité de
celle des hommes dont il nous raconte l'histoire.
Mais cette publication présente un autre intérêt que je dois
signaler.
Je poursuis, à V École des Roches, avec le concours de mes
dévoués collaborateurs, l'œuvre difficile de modifier non seu-
lement les méthodes d'éducation pour les mieux adapter aux
conditions nouvelles de la vie, mais encore les méthodes d'en-
seignement pour les mettre à la hauteur des derniers progrès
de la science sociale.
Pour cette œuvre d'enseignement nouveau, les livres clas-
siques dont on se sert actuellement dans les écoles sont vrai-
ment insuffisants. Cet ouvrage inaugure donc la Collection des
classiques de l'Ecole des Roches^ qui sera continuée avec le
concours des collaborateurs de la Science sociale et des pro-
fesseurs de l'École des Roches.
Ainsi qu'on va le constater, cette Collection difï'ère des « clas-
siques » employés jusqu'ici, en ce que les faits, ou les phéno-
mènes, sont présentés dans l'ordre où ils sont déterminés les
uns par les autres, où ils se répercutent les uns sur les autres.
1. Ces diverses éludes ont puru dans la Science sociale, et seront réunies en
volume.
XII PREFACE.
Ce ne sont plus des laits simplement constatés et juxtaposés,
mais des faits expliqués et étroitement liés. C'est la notion de
science substituée à la notion de hasard. Le hasard n'existe pas;
il recule devant chaque progrès de la science.
A\i point de vue de l'enseignement, c'est une révolution
profonde. Actuellement, reufant est obligé de tout retenir par
un elfort exagéré et vraiment impossible de la mémoire, parce
qu on lui expose des faits dont il ne voit pas les rapports, dont il
ne connaît pas les réactions, ou les répercussions.
L'étroit enchaînement des choses fait au contraire intervenir
la réflexion. Par la réflexion, l'élève peut toujours retrouver
ce qu'il a appris une fois méthodiquement, et la mémoire n'est
plus, comme il convient, que l'auxiliaire de la pensée.
Le professeur doit même, par des questions intelligentes,
ramener l'enfant à découvrir lui-même les rapports nécessaires
qui existent entre les phénomènes. Ainsi l'élève, qui est trop
souvent passif en classe, devient actif; il s'intéresse à la classe
et apprend à réfléchir. Il n'est plus un perroquet, qui récite sim-
plement ce qu'on lui a enseigné ; il dcNdent capable de découvrir
par lui-même la raison profonde des choses.
C'est cette « raison profonde des choses » que cette his-
toire met en lumière et dont l'intérêt poignant va irrésistible-
ment entraîner le lecteur de page en j^age jusqu'à la dernière.
Mais, pour que cet enchaînement frappe encore plus les esprits,
nous publions, à la fin du volume, une série de tableaux où les
principaux faits de l'histoire grecque sont classés dans l'ordre
où ils se répercutent les uns sur les autres. Ainsi apparaîtra
encore plus nettement, grâce à ce raccourci, « le inagnilique
enchaînement des aflaires humaines », mis en lumière par
la science sociale.
Edmond Dkmolixs.
L'HISTOIRE EXPLIQUEE PAR LÀ SCIENCE SOCIALE
/
GRÈCE ANCIENNE
LES PAYSANS BATISSEURS DE LA VALLÉE
LE TYPE PÉLASGE
La Grèce, pays de rivages découpés et montagneux. — Les
Grecs n'ont pas habité seulement la Grèce, mais encore une
bonne partie des rivages septentrionaux de la Méditerranée,
depuis File de Chypre à l'est jusqu'à Marseille à l'ouest.
Mais le domaine par excellence du type grec s'est composé
de deux régions étroitement liées, qui occupent la partie cen-
trale de cette large zone : la péninsule hellénique proprement
dite, et les rivages de l'Archipel.
Ce domaine de la race grecque a ceci de particulier que nulle
part la mer n'est bien éloignée d'un point quelconque des terres,
et que ces terres, déchiquetées en forme de caps avancés, de
golfes profonds et d'iles nombreuses, multiplient leurs points
de contact avec cette mer.
Il a encore ceci de particulier que, presque nulle part sur
la mer, on n'y perd la vue de la terre, les promontoires et les
lies donnant sans cesse des points dé repère et formant des
sortes de ponts entre l'Europe et l'Asie.
1
2 LA GRECE ANCIENNE.
Ces terres se présentent généralement sous l'aspect de collines,
et de collines escarpées, qui deviennent çà et là de véritables
montagnes. Ces escarpements sont un grand obstacle à la cir-
culation intérieure. Les grandes plaines sont rares, et les rochers,
en bien des endroits, surplombent à pic les rivages, ne laissant
place à aucun sentier entre la terre et la mer.
Les grands fleuves sont inconnus en Grèce. La plupart des
cours d'eaux ne sont que des ruisseaux ou des torrents, empri-
sonnés dans des bassins de dimensions très réduites, et creusant
une foule de petites vallées, vallées séparées de leurs voisines,
mais s'ouvrant promptement sur la mer. L'absence de marées
dans la Méditerranée fait que ces cours d'eau ont une tendance
à déposer dans leur embouchure même les débris enlevés aux
montagnes, et qu'il en résulte le plus souvent de petits deltas
marécageux.
Le climat de cette région est un des plus doux qui existent,
et le ciel est généralement serein. La nature du sol favorise
particulièrement la végétation presque spontanée des arbres
fruitiers, tels que la vigne, l'olivier, le figuier. Elle favorise
également l'élevage du mouton et de la chèvre, mais oppose
des obstacles à celui du bœuf et du cheval , ainsi qu'à la
grande culture des céréales et autres plantes réclamant un sol
riche, ou des plaines étendues.
Or, la culture des arbres fruitiers est essentiellement un tra-
vail facile. D'autre part, la douceur du climat tend à diminuer
les besoins de T homme. En fait, les habitants de ces régions
ont toujours été et sont encore d'une sobriété remarquable. Un
Grec fait son repas d'une poignée dolives et de quelques figues.
L'Église grecque obtient facilement l'observance des quatre
carêmes qu'elle impose à ses fidèles chaque année. Un poète
grec, Aristophane, a pu traiter de fastueuses les personnes
qui achetaient des sardines au marché pour agrémenter leur
ordinaire.
Pourtant la pêche est, pour ces populations, une ressource, et
la disposition des lieux se prête admirablement à la naviga-
tion. Cette navigation n'exige pas une science nautique supé-
I. — LES PAYSANS BATISSEURS DE LA VALLEE. 3
rieure, puisqu'on a toujours la terre en vue, ce qui dispense
de bien des calculs. Ces chapelets d'iles et ces golfes échelon-
nés semblent créés tout exprès pour le commerce de cabotage,
commerce facile, lui aussi, avec de nombreuses haltes et des
opérations de faible importance, sur une mer souvent belle et
où le mauvais temps, lorsqu'il arrive, n'est pas difficile à
éviter.
Le type du Grec ancien, lorsqu'on l'analyse, se décompose
en trois éléments, ou, si l'on veut, en trois types fondamentaux
qui ont réagi l'un sur l'autre et se sont plus ou moins com-
binés entre eux. Ce sont : le type de la vallée, le type de la
montagne et le type du port ïnaritime.
C'est le type de la vallée qui se développa tout d'abord.
Cette configuration favorise le peuplement par mer. —
D'après la description qui précède, il est facile de voir que la
Grèce (nous entendons par ce mot tout le monde grec) était
beaucoup plus abordable par mer que par terre.
Comment fut-elle peuplée? Il est inutile de se reporter sur
ce point à l'histoire proprement dite, qui ne commence guère
qu'avec le sixième siècle avant Jésus-Christ. Il s'agit de faire
une hypothèse vraisemblable en considérant la nature des lieux
et en interprétant les traditions. Mais la suite de ce récit mon-
trera que cette hypothèse initiale est confirmée par tous les
faits historiques et peut seule les expliquer.
La légende de Prométhée, fils de Japet, mentionne, comme
lieu d'origine de la race, la région du Caucase. Elle dit aussi
que Prométhée était un Titan, et que les Titans étaient fds de
la Terre.
Traduite en langage social, la légende peut signifier : les
premiers habitants de la Grèce ont été des agriculteurs, venus
des vallées qui sont au pied du Caucase.
Une autre légende antique raconte que Phryxus, fils d'Atha-
mas, roi de Béotie, fuyant avec sa sœur Hellé le courroux de
son père, prit la direction de la Colchide, située au pied du
Caucase.
LA GRECE ANCIENiNE.
Or, ceux qui éjirouvent le besoin de se réfugier quelque part
ont une tendance bien connue à chercher asile là où ils ont des
relations, des parents, et, en particulier, là où se trouve leur
pays d'origine, en refaisant des routes qui leur sont familières,
parte qu'ils les ont faites autrefois.
La Colchide s'appelle aujourd'hui Mingrélie. C'est une vallée
débouchant sur la mer Noire, resserrée entre le Caucase au
nord et les monts d'Arménie au sud. Elle est arrosée par deux
cours d'eau, l'Ingour et le Rion. Ce dernier est l'ancien Phase,
qui roulait des paillettes d'or.
Aujourd'hui encore, l'on trouve, dans cette double vallée,
une population de laboureurs au travail facile, d'humeur gaie,
d'instinct poétique, aimant les chants. Cette vallée abonde en
arbres fruitiers et des savants assurent que plusieurs d'entre
eux en sont originaires. Le type humain y est d'une remar-
quable beauté.
Des nomades guerriers, analogues aux Kurdes actuels, occu-
paient les montagnes qui emprisonnent la Colchide. Aux mo-
ments d'épreuves, les habitants de la vallée ne pouvaient fuir
que par mer.
Tout porte donc à conjecturer que les Colchidiens ont émigré
à une époque très lointaine. Navigateurs novices, ils se hasar-
dèrent sur des bateaux de faible dimension, propres au cabo-
tage, et suivirent le rivage méridional de la mer Noire, en s'ar-
rètant aux endroits où la montagne ne surplombe pas la mer.
Us arrivèrent de la sorte aux Dardanelles, l'ancien Hellespont,
ainsi nonmié. d'après la légende, en souvenir de la chute qu'y
fit Hellé dans les flots. A cet endroit, la route bifurque, et l'Ar-
chipel s'ouvre devant les navigateurs. Or, c'est précisément en
ce point que s'élève Troie, ou, plus exactement, que se re-
trouvent les ruines de plusieurs « Troies » superposées. Les
Troyens furent donc des Grecs, des Grecs d'avant la Grèce, et la
fameuse guerre de Troie, dont nous parlerons plus loin, fut un
« retour » contre des frères de race arrêtés en Troade, comme
la fameuse expédition des Argonautes fut un « retour » contre
d'autres frères de race demeurés en Colchide.
I. — LES PAYSANS BATISSEURS DE LA VALLEE. O
Au débouché de l'IIellespont s'ouvrent deux routes de cabo-
tage.
La première se dirige vers le sud, le long des côtes extraor-
dinairement découpées de l'Asie Mineure, qui seront plus tard
l'Eolide, l'Ionie et la Carie; une foule de golfes excellents, où
se déversent de petits fleuves, comme le Scamandre, le Caïcos,
l'Hermos, le Caystre, le Marsyas, s'abritent derrière de capri-
cieux promontoires et font face à des îles, dont les principales
sont celles de Lesbos, de Chio et de Samos.
La seconde route se dirige vers l'ouest, le long de la côte de
Thrace, moins découpée et moins hospitalière tout d'abord.
Sur cette côte débouchent l'Hèbre, le Nestos et le Strymon. Là
encore, un chapelet d'iles offre ses points de repère et au be-
soin ses refuges, si la côte n'est pas un asile assez sûr. Ce sont
Lemnos, Imbros, Samothrace, Thasos. On arrive enfin à la pé-
ninsule de la Chalcidique, curieuse main à trois doigts et Grèce
en miniature qui, de nos jours, quoique faisant partie du ter-
ritoire turc, est exclusivement habitée par des Grecs. Le mont
Atlios s'élève à l'extrémité de cette presqu'île, et sert, lui aussi,
de point de repère aux navigateurs.
Cette route amène tout naturellement en Grèce, et, du reste,
une multitude d'autres îles, un peu plus au sud, relient la
Grèce à l'Asie Mineure, jalonnant plus qu'il n'est nécessaire la
route des caboteurs les plus timides, et fournissant le moyen
de passer d'un rivage à l'autre sans perdre un seul moment la
terre de vue.
Cette immigration venue de Colchide donne le type pélasge.
— Ces émigrants des anciens âges apparaissent, autant qu'on
peut évoquer leur physionomie, comme des agriculteurs se pro-
pageant de rivage en rivage et d'ile en ile, occupant les petites
vallées de proche en proche, se servant de leurs bateaux pour
sauter de faibles espaces de mer et aller fonder par intervalles
quelque établissement nouveau, à mesure que celui où ils
étaient avait son plein contingent. Les discordes et les bannis-
sements, à en juger par des phénomènes que nous aurons l'oc-
t> LA GRECE ANCIENNE.
casion de constater dans la suite, ont dû accélérer ce mouve-
ment d'émigration.
Ces hommes, pour plus de commodité, appelons-les les Pé-
lasges.
Un des endroits où le souvenir des Pélasges s'était le mieux
conservé dans les traditions était l'Arcadie, c'est-à-dire la
partie centrale du Péloponèse.
La chose n'est pas étonnante, si l'on songe que les rivages,
exposés à une foule de contacts, devaient plus tard subir for-
cément de nouvelles intluenees qui, à la longue, comme nous
le verrons, tendaient à modifier l'aspect primitif de la race. Les
hommes de l'ancien type, devant ces invasions, se réfugiaient
à l'intérieur.
C'est donc en Arcadie que le type du Grec absolument pré-
historique paraît s'être maintenu le plus longtemps. Aussi est-
ce l'Arcadie que les souvenirs, à ce point de vue, ont particu-
lièrement idéalisée. L'Arcadie, à travers ce prisme de la légende,
apparaît comme un pays essentiellement rural, pacifique et
heureux. C'est la patrie du dieu Pan, l'inventeur de la flûte.
Evidemment la légende fait abstraction des événements fâcheux
qui pouvaient troubler cette quiétude , mais elle reflète ce
qu'il y avait de facile et de récréatif dans le travail de cette
race.
Le travail est facile parce qu'il a pour base des occupations
attrayantes, exigeant fort peu d'efforts : pâturage de moutons
et de chèvres, exploitation des arbres fruitiers, tels que l'oli-
vier et la vigne, culture sommaire et clairsemée des céréales.
Comme configuration, comme climat, comme productions, les
vallées de la Grèce rappellent les vallées de la Colchide, et le
genre de vie qui en résulte permet les mêmes loisirs, le même
repos d'esprit, qui ne sont pas sans répercussion, de leur côté,
sur la beauté physique de la race.
Pourtant, il est bien clair que la sécurité de ces populations
ne pouvait être absolue. La guerre existait alors comme main-
tenant. Elle était même plus redoutable, et comportait des pil-
lages, des massacres, des enlèvements dont il était bon de se
I. — LE& PAYSANS BATISSEURS DE LA VALLEE. /
garder. Rien n'est donc plus naturel que de se défendre et de
mettre à l'abri, autant que possible, hommes, troupeaux et ré-
coltes. Or, les matériaux de la défense ne manquaient pas. Non
seulement, en Grèce, la colline pierreuse est partout voisine de
la vallée, mais la vallée elle-même est encombrée de rocs, de
moraines, de gros cailloux qui embarrassent les cultures. Les
Pélasges, faisant d'une pierre deux coups, construisirent donc
des villes ceintes de grands murs de pierre, dits murs cyclo-
péens. Ces murs étaient formés d'énormes blocs, bruts ou taillés,
posés les uns sur les autres sans ciment. Ils témoignent, sinon
d'une grande entente de la maçonnerie, du moins de la mise
en commun de grands efforts. C'étaient des œuvres collectives,
nécessitant l'union et le dévouement de tous aux intérêts de la
communauté.
Le cloisonnement des territoires amène le fractionnement
par cités. — Quelle communauté? — Il s'agit évidemment d'un
cadre plus vaste que la famille et englobant, comme l'impose
la nature des lieux, l'ensemble des personnes habitant dans un
de ces compartiments à ceinture montagneuse dont nous avons
parlé plus haut. Ces personnes sont d'ailleurs de même origine,
et cette origine est patriarcale, ce qui rend naturellement at-
trayante la vie en commun. Si la nature du travail, contrai-
rement à ce qui se passe dans les steppes à vie exclusivement
pastorale, oblige la grande communauté patriarcale à se di-
viser en plusieurs groupes comprenant un ou deux ménages,
le souvenir des ancêtres communs persiste fidèlement. Les fa-
milles qui se sentent ainsi reliées entre elles par un ancêtre
unique se groupent sous un nom spécial, celui de 'phratries:
et l'ensemble des phratries, contenu dans la ceinture de collines
ayant pour centre la ville pélasgique, formera un autre grou-
j:)ement social d'une souveraine importance : la Cité.
La Cité grecque n'est pas la ville^ et ce n'est pas non plus
XEtat. Le mot grec poLis, d'où nous avons tiré 'police, policer,
politesse et politique, exprime essentiellement un groupement
d'hommes vivant sur un territoire dont l'étendue peut varier
8 LA GRÈCE ANCIENNE.
entre celle dun canton et celle d'un grand arrondissement fran-
çais, possédant en général sur ce territoire un centre urbain,
ville ou gros village, et jouissant, dans cette case territoriale,
soit d'une indépendance complète, soit d'une autonomie plus ou
moin? large sous le protectorat d'une autre cité. Nous avons dit
que les communications, en Grèce, sont difficiles par terre. La
montagne, avec ses escarpements, est un principe de division.
Les groupes d'émigrants qui se sont installés successivement
dans ces vallées isolées les unes des autres, ont donc pu s'y orga-
niser d'une façon entièrement libre, et se créer de petits gou-
vernements indépendants, des municipalités ne relevant que
(C elles-mêmes, mais dont le pouvoir s'étendait parfois sur une
très large banlieue.
Toutefois, si la montagne est un principe de division, la mer,
où les communications sont faciles, demeure un principe d'unité.
Quoique indépendantes les unes des autres, et souvent en guerre
les unes contre les autres, les cités grecques se sentent et conti-
nueront à se sentir sœurs. La langue, avec des variantes, demeu-
rera la même. Le fond de cette langue, autant qu'on a pu en
juger par l'étude du dialecte arcadien, ressemblait plus au latin
que ne lui ressembla le grec de l'époque postérieure. C'est que
les Pélasges dispersés sur les divers rivages de la Méditerranée
étaient alors moins éloignés de l'époque antérieure à leur dis-
persion.
On conjecture que les pouvoirs publics cbez les Pélasges con-
sistaient probablement en un conseil surtout cultural pour gérer
les intérêts culturaux, avec un chef raibtaire pour veiller avec
les jeunes gens à la garde des remparts.
On peut se faire une idée approximative de la cité pélasgique
en considérant la fameuse ville de Troie. Si les Troyens n'étaient
pas de purs Pélasges, ils représentaient tout au moins un type
en retard, beaucoup moins influencé que la Grèce par l'appari-
tion de nouvelles couches sociales. Priam, roi de Troie, est un
monarque à physionomie patriarcale. Il pratique la ])olygamie.
Il n'est pas belliqueux. Son fds Hector est brave, mais d'une bra-
voure calme et raisonnée, celle d'un guerrier urbain qui défend
I. — LES PAYSANS BATISSEURS DE LA VALLÉE. 9
sa ville. Son fils Paris a eu des aventures, mais c'est aussi ini
berger, qui fait paitre ses troupeaux sur le mont Ida. Sa bru,
Andromaque, est une exquise citadine, aux sentiments délicats
et raffinés. Troie est une ville fortement bâtie, dont les remparts
défient pendant dix ans la coalition des principaux « héros » de
la Grèce. Énée enfin, qui sauve les débris de la cité troyenne et
va chercher un autre rivage pour les y installer, est encore un
type d'homme pacifique de nature, batailleur seulement par né-
cessité, le « père » d'une communauté politique en quête d'un
bon petit coin où l'on voudra bien « la laisser tranquille ». Tous
ces traits sont sensiblement différents de ceux que nous allons
voir se dessiner en Grèce, lorsque, à la couche pélasgique, vien-
dront se superposer d'autres éléments sociaux.
Le travail facile des Pélasges idéalise l'Arcadie et le « règne
de Saturne ». — La nature agricole du travail, chez le Pélasge,
a fortement imprimé son cachet sur la religion. Sans doute, (m
ne connaît pas avec exactitude les doctrines religieuses de ces
populations paysannes, qui se compliquèrent d'inventions nou-
velles apportées plus tard. Mais l'on sait que la divinisation des
forces et de la fécondité de la nature en formait la base. Les
Pélasges adoraient le Ciel et Saturne (ou Kronos), fils du ciel,
divinité qu'on représente comme pacifique et débonnaire. Ils
adoraient également Cybèle, ou la Terre, épouse de Saturne. Il
est probable que les cultes du soleil, de la mer, des enfers, trans-
formés plus tard par de nouveaux mythes, existaient aussi dès
ce temps-là. Nous avons cité le dieu Pan, qu'on représentait sous
des traits rustiques et avec des pieds de chèvre. La croyance à des
génies et à des nymphes variés^ sortes d'êtres mystérieux, peu-
plant les eaux, les bois, les montagnes, doit remonter également
à cette période, bien que la poésie ait brodé ensuite là-dessus.
Le culte des ancêtres existe à chaque foyer et se perpétuera plus
tard. Les Pélasges paraissent enfin avoir commencé à diviniser
certains hommes, ou certaines classes d'hommes, en raison des
inventions alors très importantes dont elles dotaient l'humanité.
Tels sont les Curetés, inventeurs de l'astronomie et de l'élevaere
10 LA GRÈCE AXCIENNE.
des abeilles; les Corybantes, inventeurs du bronze ; lea Dact//ies,
autres industriels célèbres par Thabileté de leurs doigts (sans
doute pour la fabrication d'instruments aratoires); les Telchmes,
mineurs et métallurges, qui étaient aussi sorciers et « jetaient
des sorts » contre les moissons ou les troupeaux.
Chez les poètes postérieurs, le « régne de Saturne » est devenu
quelque chose d'idéal, une sorte de paradis perdu — tradition
qui se retrouve chez un grand nombre de peuples — une ère de
paix à laquelle succéda, en des temps d'ailleurs fort lointains
aussi, une ère de troubles et de violences, et qui éveilla évi-
demment le regret poétique du passé.
On sait que les poètes distinguent quatre âges depuis l'origine
du monde : Tàge d'or, l'âge d'argent, l'âge de bronze, l'âge de
fer. Contrairement à la théorie moderne du progrès indéfini, la
croyance était alors qu'il y avait eu, d'âge en âge, diminution
du bonheur et décadence de l'humanité. Il est donc très probable
({u'une période plus ou moins idyllique et pacifique a précédé
une période de crises et d'agitation, et que cette dernière a mis
en jeu, comme nous le dirons tout à Iheure, de nouvelles forces
sociales. Il est à noter que Tordre dans lequel la poétique tradi-
tion classe les âges est précisément celui dans lequel ont dû
être découverts et utilisés les métaux qui servent à leur donner
un nom. L'or se trouve à l'état de pureté dans la nature — dans
les paillettes de la Colchide, par exemple; — et aucune réaction
chimique n'était nécessaire pour le transformer. La préparation
de l'argent exige déjà quelques manipulations, mais assez sim-
ples. Plus compliquée est celle du cuivre, et il fallait peut-être
du génie pour découvrir l'avantage qu'on retire à le combiner
avec l'étain. Enfin la métallurgie du fer, métal qu'on retire d'un
minerai semblable à un caillou, réclamait un perfectionnement
industriel tout à fait intense. La légende des « quatre âges », de
quelque fantaisie qu'aient pu l'orner les poètes, plonge donc de
très curieuses racines dans les réalités économiques de l'anti-
quité la plus reculée.
Pourtant l'ère pélasgique n'a pas pu être si parfaitement heu-
reuse que cela : mais, dans la confusion des souvenirs, et à tra-
I. — LES PAYSANS BATISSEURS DE LA VALLÉE. 11
vers une énorme distance, on appliquait à cette période préhis-
torique cette notion d'une humanité idéalement heureuse qui a
surnagé, à l'état de rêve plus ou moins inconscient, dans la
mémoire datant de races.
Il provoque l'essor de la musique et de la poésie. — Il est
certain que les gens dont le travail est facile et qui ont peu de
besoins mènent une vie relativement heureuse. « La cueillette
aime les chants », comme dit un vers provençal. On devait beau-
coup chanter chez les Pélasges, soif en se reposant, soit même
en travaillant. Nous avons parlé de la légende de Pan, inven-
teur de la flûte. Il ne serait pas impossible que deux légendes
postérieures : celle d'Amphion et celle d'Orphée, fussent déjà
en germe dans les mœurs de cette époque. Nous pouvons donc,
bien c{ue certains traits les rattachent à une période moins an-
cienne, en dire un mot ici.
Amphion était un roi de Thèbes, dont la lyre avait le pouvoir
de faire mouvoir les pierres, de sorte que les murs de sa ville
se construisaient tout seuls. Cette fable est d'une transparence
parfaite. Les maçons aiment à chanter en travaillant, lorsqu'ils
« le prennent à l'aise », et le charme des chansons leur fait ou-
blier la longueur de l'ouvrage, qui se termine ainsi sans qu'on
s'en aperçoive. Des chefs avisés ont pu, sachant cet effet de la
musique, encourager à dessein l'emploi des chants durant les
constructions cyclopéennes. Cela mettait les ouvriers en belle
humeur, et l'ouvrage n'en marchait que mieux.
Orphée était un poète du c Nord », c'est-à-dire des rivages de
Thrace. On lui prête des aventures qui n'ont pu avoir lieu que
plus tard et l'on met dans ses mains la lyre, instrument que les
Pélasges ne paraissent pas avoir connu. Toutefois, certains traits
de sa légende sont tellement anciens, qu'ils se retrouvent dans
les légendes d'autres races. Les Grecs en faisaient, non seulement
un grand poète, mais le poète-type, le poète idéal, qui charme
les bêtes féroces, instruit les hommes, adoucit les mœurs, joue
un vague rôle de moralisateur et résumé en lui toutes les supé-
riorités intellectuelles à l'état naissant. C'est un doux et un paci-
12 LA GRÈCE ANCIENNE.
fique, victime de gens Grossiers qui, par exception, ne l'ont pas
compris, mais que l'opinion publique s'attache à venger en en-
vironnant son souvenir d'une impérissable auréole. Cet enthou-
siasme atteste éloquemment le goût que l'on avait pour la poésie
et pdur la musique. Il ne serait pas étonnant que la légende
eût déjà pris ses premiers traits à l'époque où, pour la première
fois, des spécialistes chanteurs et inventeurs de chants apparu-
rent dans la société pélasgique, en vertu de la division du tra-
vail, pour répondre à un besoin croissant de distractions poéti-
ques et musicales développé par le bien-être. Une admiration
intense enveloppa ces êtres privilégiés, qui embellissaient de la
sorte, soit les exercices du culte, soit les récréations en plein air,
si bien favorisées par le climat. Des secrets, des recettes s'accu-
mulaient dans cet art comme dans les autres, et séparaient de
plus en plus le chanteur professionnel aèdei du chanteur d'occa-
sion. La production poétique, intimement liée k la production
musicale, devint probablement le monopole de certaines familles
où l'on conservait ces recettes et ces secrets de père en fils.
Quels étaient ces chants? On l'ignore; mais ils devaient évi-
demment correspondre, comme ailleurs, aux grands événements
de la vie et aux distractions principales qui entrecoupaient le
travail. Le mariage, la mort, la cueillette, les festins, et aussi
le culte de la divinité, étaient autant de thèmes d'après lesquels
devaient s'ébaucher des « genres » rudimentaires que des spé-
cialistes plus exercés devaient perfectionner plus tard.
Le développement des rivages facilite les contacts avec l'é-
tranger. — Mais le pays que les Pélasges habitaient offrait,
nous l'avons dit, un énorme développement de rivages, et ils
n'étaient pas seuls dans la Méditerranée. Cette situation entraî-
nait forcément des contacts avec d'autres peuples.
Ces autres peuples étaient des navigateurs, venus des rivages
de la Méditerranée non touchés par la colonisation pélasgique,
et plus spécialement des Phéniciens, qui, rendant des services
maritimes à l'Egypte, se mêlaient parfois à des Égyptiens.
Les Phéniciens, établis au fond oriental de la Méditerranée,
I. — LES PAYSANS BATISSEURS DE LA VALLÉE'. 13
dominaient alors cette mer. Commerçants de premier ordre,
et marins bien plus audacieux que les Grecs, ils pratiquaient
déjà ce que l'on pourrait appeler, par comparaison avec le
petit cabotage des Pélasges, la navigation au long- cours. Ils
exploitaient les peuples de la Méditerranée centrale ou occi-
dentale, comme les Européens exploitent aujourd'hui les ha-
bitants des « pays neufs », en leur prenant des denrées pré-
cieuses, telles que l'or, l'argent, l'étain, l'ambre, l'ivoire, en
échange de marchandises de pacotille.
Ce contact des Grecs primitifs avec des hommes directement
venus de l'Orient, syrien ou égyptien, avait son utilité. Dans cet
Orient brillaient des civilisations très anciennes, les premières
qui se soient développées. Sur les bords du Tigre, de l'Eu-
phrate et du Nil, les sciences avaient pris un essor qu'elles ne
prenaient pas encore ailleurs. L'astronomie, l'art nautique, le
calcul s'y étaient notablement perfectionnés. Des secrets indus-
triels y étaient gardés, en attendant de se divulguer et de se
répandre. Les Phéniciens, qu'ils le voulussent ou non, étaient
donc des colporteurs d'idées et d'inventions nouvelles, et c'est
ce qui explique comment plusieurs anciennes légendes de la
Grèce constatent, à travers d'évidentes exagérations et des fa-
bles bizarres, le caractère bienfaisant de ces apports étran-
gers.
C'est l'histoire de Cécrops, un « sage d'Egypte », qui vient
civiliser l'Attique, y fonder des bourgades, y enseigner le la-
bour, la culture de l'olivier, la fabrication de l'huile, fonder
l'Aréopage, instituer les rites du mariage et des funérailles, etc.
Évidemment, aucun homme n'a fait cela tout seul, et les Pé-
lasges connaissaient l'art agricole bien avant ce contact avec
l'étranger. La reconnaissance de la postérité a brouillé les
choses et a mis une foule de bienfaits au crédit d'un seul bien-
faiteur. Ce qu'il faut retenir de la légende, c'est que certaines
importations heureuses et certains perfectionnements précieux
ont pu être dus par les Athéniens préhistoriques à des hommes
plus raffinés venus de l'Orient.
Cest encore l'histoire de Cadmus, fils du roi phénicien Agé-
14 LA GRÈCE ANCIENNE.
nor, qui, en cherchant sa sœur Europe, arrive en Boétie, tue
un dragon, sème les dents de celui-ci, en voit sortù' des
hommes qui s'entretuent, sauf cinq, avec l'aide desquels il
bâtit la Cadmée, citadelle de Thèbes.
C'est Danaiis, frère d'un roi, Égyptus, qui vient s'établir à
Argos, où il est reçu par le roi Pélasgus. Les noms mêmes de
la légende prouvent qu'il y a ici un mythe visant de grandes
races entières.
Sous ces fables, qui ont d'ailleurs été arrangées par les écri-
vains postérieurs, on aperçoit une vérité : les Orientaux, Phé-
niciens et Égyptiens, apprirent aux premiers Grecs divers arts
qu'ils ignoraient, et contribuèrent» à leur progrès économique.
Il est incontestable que l'écriture et l'alphabet ont été répandus,
à une époque très ancienne, par les Phéniciens. Diverses indus-
tries, notamment le tissage, la métallurgie, la poterie, ont très
probablement profité aussi de ces rapports entre les Pélasges
et les navigateurs de l'Orient. Les premiers surent, nous le ver-
rons, imiter d'abord leurs modèles, et les dépasser plus tard.
Mais, si l'étranger était souvent un civilisateur, il était par-
fois un ennemi.
Les traitants phéniciens, quand l'occasion s'en présentait, se
transformaient volontiers en corsaires. Leurs opérations com-
merciales se complicjuaient de razzias et d'enlèvements. En ces
temps, en effet, on volait les personnes aussi bien que les
choses. La légende d'Io, fille d'un roi d'Argos, enlevée par les
gens d'un navire phénicien, fut donnée comme la cause la
plus lointaine des querelles qui armèrent l'Europe contre l'Asie.
Les rapts commis, il y a moins d'un siècle encore, par les cor-
saires barbarescjues, évoc[uent assez bien l'idée de l'insécurité
qui devait régner en ces temps lointains, pour de semblables
motifs.
En outre, les Phéniciens paraissent avoir suivi en Grèce, à
des époques indéterminées, certaines routes de terre c[ui abré-
geaient commodément leurs navigations, et occupé les territoires .
traversés par ces routes. Ces incursions et ces établissements
dans l'intérieur devaient amener fatalement des conflits avec
I. — LES PAYSANS BATISSEURS DE LA VALLÉE. 15
les Pélasges, et contribuaient à justiiler leurs imposantes forti-
fications.
La configuration extérieure des rivages pclasgiques appelait
donc Tennemi du dehors. La structure intérieure du pays, de
son côté, facilitait l'apparition d'un autre ennemi : celui du
dedans.
Le fractionnement par petites cités produit des dissensions et
suscite le type du ' banni ». — Les cités, parquées chacune dans
une petite vallée entourée d'un cirque de montagnes, étaient,
nous l'avons vu, indépendantes les unes des autres. En cas de
conflit — et les conflits à la longue sont inévitables — il fal-
lait donc nécessairement en appeler aux armes, puisque aucune
autorité supérieure n'avait qualité pour intervenir. On peut
admettre toutefois qu'en raison de l'abondance des terres dis-
ponibles pendant une certaine période, ces conflits furent moins
graves qu'ils ne devaient le devenir plus tard. Cela expliquerait
fort bien le caractère idyllique des traditions conservées au
sujet du « règne de Saturne » et de la « pacifique Arcadie ».
Néanmoins, la nature humaine et l'expérience des sociétés
sont trop connues pour qu'on puisse croire à une concorde
que rien n'aurait troublée.
En outre, cette même expérience montre que, dans les lo-
calités restreintes où vit un groupe d'hommes, des partis se
forment pour se disputer le pouvoir ou la faveur de ceux qui
l'exercent, L'animosité de ces partis est d'autant plus vive que
les intérêts en jeu sont plus grands, et ils sont plus grands
quand la cité est indépendante, car la possession du pouvoir
est alors une chose plus précieuse et procure à ceux qui
gouvernent un plaisir plus effectif. En fait, ceiLx qui gouver-
nent sont alors des rois, dont le prestige, lié à des traditions
patriarcales, tient à l'ascendant séculaire de certaines familles
privilégiées. Mais l'harmonie ne règne pas toujours dans les
familles. Il y a parfois des princes mécontents, de « mauvaises
tètes », des fils rebelles ou des frères rancuniers, qui peuvent
avoir leurs amis et leurs partisans. De là naissent des discordes
16 LA GRÈCE ANCIENNE.
civiles, et la solution de ces discordes, dans une région où les
territoires soumis à un même pouvoir sont si petits, où d'ail-
leurs la montagne escarpée offre tant de refuges, est pour ainsi
dire tout indiquée d'avance. Cette solution, c'est le bannisse-
nient, bannissement forcé ou volontaire. Et nous touchons ici
à un des phénomènes sociaux les plus importants parmi ceux
qui vont désormais agir. C'est en effet cette solution du ban-
nissement qui résout les problèmes du même genre à l'époque
historique, et nous n'avons pas de raison de croire que les
mêmes causes, à l'époque préhistorique, ne produisaient pas
les mêmes effets.
Nous insistons sur cette conjecture, qui constitue l'hypothèse
la plus concordante avec les faits postérieurs analogues, et qui
donne en même temps la meilleure clef pour expliquer l'évo-
lution du type grec. Il y a eu dans tous les temps et dans toutes
les sociétés des esprits indociles qui ne peuvent pas s'adapter
au cadre social que leur a fait rencontrer le hasard de leur
naissance. Mais, dans beaucoup de sociétés. Y évasion de ces
types exceptionnels est difficile. En Grèce, au contraire, cette
évasion des enfants perdus et des mécontents est singulièrement
facilitée par la nature du sol ainsi que par le morcellement
incomparable de la souveraineté. En fait, dans l'histoire grec-
que , il est à chaque instant question de bannis.
Mais, pour des esprits indociles et jaloux de leur indépen-
dance, le mode de bannissement le plus agréable ne consiste
pas à aller vivre sous les lois d'une cité voisine. Il consiste à
s'établir, si cela est possible, en un domaine où l'on puisse con-
server son indépendance.
Or, cela est possible en Grèce, à cause de la montagne qui
entoure et surplombe partout la vallée.
La montagne dut tout d'abord rester déserte, car, évidem-
ment, le séjour y était moins agréable que dans la vallée. Dans
les migrations de peuples, ce sont en général les vallées qui ser-
vent de routes, et c'est près de la route qu'on s'établit au mo-
ment où l'on s'arrête. Puis les hauteurs sont occupées de proche
en proche parce qu'il le faut bien, à mesure que la place man-
I. — LES PAYSANS BATISSEURS DE LA VALLÉE. 17
que clans la plaine arrosée et fertile, ou à mesure que des évé-
nements forcent tel ou tel individu à fuir ses congénères de la
vallée.
Notre hypothèse, confirmée par ce qui a continué à se pro-
duire en Grèce, et aussi par ce qui s'est produit en Corse, pays
semblable à la Grèce, est que nos petites communautés pélas-
giques, établies au fond des vallées ou sur les premières rampes
des collines, ont vu naître dans leur sein d'inévitables dissen-
sions, et que des bannis ou fugitifs ont gagné la montagne, le
maquis, pour y vivre dune vie plus rude, plus austère, mais
qui les afïranchissait d'un joug trop lourd. C'est la révolte de
Jupiter contre son père Saturne, de Zeus contre Cronos, pour
employer les noms grecs.
-E<;=3fc-«>-9<=-9
II
LE BANDIT MONTAGNARD DIVINISÉ
PREMIÈRE DESCENTE : LE TYPE HÉRACLIDE
Le banni de la montagne grecque est un bandit civilisé. — Un
homme civilisé qui se réfugie de la plaine dans la montagne
n'est pas un montagnard ordinaire. C'est un montagnard supé-
rieur.
Il a goûté aux raffinements plus ou moins grands de la vie
urbaine. Il en garde le souvenir; il en transmet quelque chose
à ses enfants. Il reste le frère de race des gens de la plaine et
conserve avec eux des contacts d'un caractère plus intime.
Même si l'on se bat et s'il y a des vendettas, comme en Corse,
l'on sent que les choses se passent « entre cousins ».
Ce que l'homme de la montagne a en propre, et ce qu'il va
développer en lui à mesure qu'il vivra de sa vie nouvelle, c'est
l'esprit d'indépendance, c'est une fierté ombrageuse, c'est l'apti-
tude à mener une vie plus rude, propre à rendre plus fort et
plus guerrier.
Dans la montagne grecque, en effet, le pâturage des chèvres
et des moutons offre bien quelque ressource. Certains arbres
fruitiers s'accommodent des pentes rocailleuses et de maigres
champs se laissent cultiver sur les hauteurs. Mais tout cela, en
définitive, risque de se trouver insuffisant, et une ressource nou-
velle apparaît : le brigandage, plus ou moins ennobli par l'idée
de vengeance que des bannis y attachent nécessairement.
II. — LE BANDIT MONTAGNARD DIVINISÉ. 19
En un mot, la Grèce moderne a eu ses « rois des montagnes ».
La Grèce préhistorique a eu les siens.
Il est même évident que les « rois des montagnes » n'ont
jamais dû être plus triomphalement rois que dans ces siècles
reculés où nulle organisation sociale n'était prévue pour les
contenir, et où leurs exploits, les premiers du genre, durent
nécessairement déconcerter les gens de la plaine.
Le bandit d'alors ne se contenta pas de devenir roi ; il devint
dieu.
De ce type du bandit civilisé sort Jupiter. — Le type le plus
éminent de ce bandit montagnard, cest Jupiter (Zeus pour les
Grecs) ', le « dieu de TOlympe ».
Nous ne voulons pas dire que l'idée du Jupiter montagnard
ne se soit pas confondue, dans l'esprit des hommes, avec d'au-
tres notions de la divinité. Ces confusions sont générales dans
l'histoire des peuples. L'idée de Dieu existe chez tous; mais les
mythologies, en ce qu'elles ont de spécial, portent l'empreinte
des milieux où elles se développent. Si plusieurs influences se
superposent, plusieurs conceptions relatives à la divinité pour-
ront se fondre en une seule.
C'est ce qui est évidemment arrivé pour Jupiter.
La légende de ce dieu offre en effet des traits caractéristiques,
dont l'interprétation ouvre un jour lumineux sur les plus loin-
taines révolutions du monde grec.
Premier trait : Jupiter est un dieu nouveau. Il succède à son
père Saturne (le vieux Kronos). Il préside visiblement à la des-
truction violente d'un <' ancien régime » auquel se substitue un
ordre de choses bien distinct du passé.
Deuxième trait : Jupiter a été littéralement un banni. Son père
Saturne voulait le dévorer. Il a dû être sauvé /*«y la fuite.
Troisième trait : Jupiter a bien la violence et les mœurs du
bandit. Il ne se contente pas de détrôner Saturne; il le tue.
1. Nous savons que certains auteurs préfèrent se servir des noms grecs. Mais,
pour plus de clarté, nous nous servirons, pour désigner les dieux, des noms latins
correspondants, plus connus du public et consacrés par l'usage.
20 LA GRÈCE ANCIENNE.
C'est un rebelle et un parricide, et son règne prend un caractère
plus dur, plus douloureux que le règne idyllique de son prédé-
cesseur. C'est un mauvais sujet et un ravisseur, enlevant oà et
là les femmes qui lui plaisent, comme font les Kurdes en Armé-
nie. Il est brutal avec son épouse Junon (Héra), qu'il enchaîne
et suspend par les pieds. Il précipite du haut de FOlympe. dans
un accès de fureur, son fils Vulcain (Héphaistos), et l'envoie se
casser la jambe dans l'Ile de Lemnos. 11 se brouille avec son
frère Neptune (Poséidon) et avec son autre fils Apollon. Bref,
c'est un chef de bande irascible, prêt à satisfaire tous ses ca-
prices, et sujet à des colères sans frein.
Quatrième trait : Jupiter est montagnard. Il a été élevé sur
le mont Ida en Crète. Il réside généralement sur le mont
Olympe en Thessalie. Son séjour est celui d'où part le ton-
nerre et où s'assemblent les nuages. Son oiseau symbolique est
l'aigle.
Cinquième trait : Jupiter, roi des montagnes, soutient des
luttes prodigieuses contre ses cousins les Titans, qui sont fils de
la Terre, et il les foudroie du haut de l'Olympe que ses adver-
saires ont essayé vainement d'escalader. Détail à noter : ces
adversaires ont pour alliés les Centaures, autrement dit les
cavaliers de la grande plaine thessalienne, êtres fort bizarres
évidemment pour des gens qui ont rarement l'occasion de voir
un cheval.
Tous ces traits esquissent admirablement la silhouette du
personnage. Jupiter, le roi des dieux, est un bandit montagnard
divinisé *.
Les exploits du bandit montagnard expliquent le type
d'Hercule. — Le caractère du type de Jupiter s'accentue, si l'on
considère son fils Hercule (en grec Héraclès).
Hercule est à côté de son père dans la terrible lutte contre
ses cousins les Titans, au moment où ceux-ci escaladent la
1. Voir l'excellent article de M. Henri de Tourville : L'observation sociale appli-
quée à la mythologie grecque. Jupiter, Hercule et Hellen (Science sociale,
t. XXIII, p. 302. Livraison d'avril 1897).
II. — LE BANDIT MONTAGNARI» DIVINISÉ. 21
montagne, et occupent, pour bloquer l'Olympe, des positions
fortifiées sur le Pélion et l'Ossa, prolong-ement de la chaîne.
Hercule prend une immense part au triomphe de son père, et,
quand ce triomphe est enfin assuré, il se signale par des tra-
vaux splendides, dont la mémoire va demeurer éternellement.
La légende d'Hercule a été embrouillée, amplifiée, confondue
avec des légendes phéniciennes, corsée d'aventures lointaines
qui n'ont pu avoir lieu à cette époque; mais lorsqu'on élague
l'invraisemblable, on récolte çà et là c^uelques traits absolu-
ment caractéristiques. Prenons-en comme exemple la lutte du
demi-dieu contre le géant Antée, fils de la Terre, lutte qu'une
impossible transposition de lieu prétend placer en Afrique, mais
qui a été fort réelle sur le pourtour montagneux de la Thes-
salie.
La légende, merveilleusement transparente, dit qu'Hercule ne
pouvait dabord venir à bout de son antagoniste, car celui-ci
reprenait des forces toutes les fois qu'il touchait la Terre sa mère,
de sorte qu'Hercule fut obligé de le soulever au-dessus de lu
terre et de létoufJ'er dans ses bras.
On peut traduire ainsi la légende : une troupe de Pélasges de
la plaine, sous la direction d'un chef nommé Antée, guer-
royait contre une troupe de bandits montagnards, comman-
dée par un nommé Hercule. Celui-ci avait beau remporter
des succès partiels, les gens de la plaine retournaient tou-
jours dans la vallée chercher du renfort. Les montagnards
s'arrangèrent donc pour laisser leurs ennemis s'aventurer le plus
loin possible dans les gorges et les défilés des montagnes, de
façon à les envelopper et à leur couper la retraite. La légende
est une glorification du type montagnard.
Hercule et les Héraclides entrepreneurs de grands travaux
d'intérêt public. — Le Triomphe de Jupiter et d'Hercule ouvre
l'ère des Héraclides.
Tous les héros, tous les grands hommes, tous les chefs puis-
sants se mettentalors à descendre de Jupiter et plus particulière-
ment d'Hercule. Ces dynasties évincent de toutes parts les an-
•22 LA GRÈCE ANCIEXXE.
ciennes dynasties pélasges, et voilà que ces grands hommes, un
peu partout, se mettent à accomplir de grandes choses.
Ce sont les travaux d'Hercule, œuvres que la légende, tou-
jours prête à simplifier, inscrit au compte d'un seul demi-dieu,
mais qui, interprétées par l'observation sociale, se révèlent
comme une série d'entreprises d'assainissement, de voirie et de
police.
Les Pélasges, cantonnés pacifiquement dans leurs vallées,
comme dans autant de « fourmilières >» \ avaient bâti des villes
et des aqueducs; mais ils avaient laissé de côté certaines be-
sognes trop ardues qui n'intéressaient pas assez directement
chacune de leurs communautés.
Par exemple, il y avait d'immenses marécages, causés sur-
tout par le dépôt d'alluvions à l'embouchure des petits fleuves.
Il y avait aussi, dans les espaces libres entre les diverses com-
munautés jîélasgiques, des brigands qui inquiétaient les voya-
geurs. Or nos montagnards, bandits civilisés, à forte poigne,
habitués au commandement, et rendus plus forts par des triom-
phes, qui évidemment mettaient à leur disposition des bras
nombreux empruntés aux populations vaincues, se sentent do
taille à entreprendre ces grands travaux d'intérêt public.
D'abord, en ce qui concerne les brigands, nos montagnards
savaient d'autant plus à quoi s'en tenir qu'ils étaient brigands
eux-mêmes, et ils étaient d'autant mieux taillés pour les pour-
suivre que les expéditions dans la montagne n'étaient pas pour
les etlrayer.
La sécurité rétablie. — Jupiter et Hercule étaient des ban-
dits, mais des bandits devenus gendarmes.
L'aptitude des bandits à se transformer en gendarmes est un
fait bien connu. Au Mexique, récemment, des brigands qui in-
festaient le pays ont consenti à entrer dans les cadres d'une
gendarmerie régulière. La Corse, pays où l'aptitude à être
bandit est sans conteste des plus remar([uables, est le département
1. Le mot est de M. de Tourville.
II. — LE BANDIT MONTAGNARD DIVINISÉ. 23
qui fournit à la France, et de beaucoup, le plus de gendarmes
et de gardiens de la paix.
Donc, les bandits du clan de Jupiter ayant triomphé, trouvè-
rent les autres bandits gênants, et s'arrangèrent pour en exter-
miner le plus possible. C'était leur intérêt, mais ils travaillaient
en même temps à la sécurité de toute la race.
La sécurité, voilà en efTet un grand point à obtenir si l'on
veut qu'un pays se développe. Or, les Pélasges n'avaient pas
été « à la hauteur » pour la maintenir. En dehors des vallées
fertiles et des cités, où les individus étaient solidement encadrés
dans une organisation municipale, des « enfants perdus » oc-
cupaient les défilés, les gorges^ les passages abruptes au bord
de la mer, qui constituaient alors les seules voies de terre.
Or, bien que les communications eussent lieu surtout par mer,
il est bien évident que le Ijesoin de communiquer d'une cité à
l'autre par l'intérieur devait se faire sentir d'autant plus que
les « fourmilières » de la vallée devenaient plus prospères et
plus nombreuses. En outre, certains cantons, tombés au pou-
voir de « mauvais Ijandits »^ donnaient l'affligeant spectacle de
désordres exceptionnels.
Jupiter met ordre à cela, au moins dans une certaine me-
sure. Ce n'est plus le « bon » Saturne. C'est un dieu justicier,
qui redresse les torts et foudroie le crime. Il ne se gêne pas
pour lui-même, mais il oblige les autres à se gêner.
Les Dieux justiciers : Pluton et les enfers. — Toutefois cette
besogne de redresseur de torts demande, en raison de son im-
portance, le concours d'un spécialiste et la division du travail.
Jupiter a un frère, Pluton (Hadès) qui va devenir le roi des
enfers. Nos bandits, qui connaissent la valeur des métaux, savent
s'assurer en effet la possession des mines, c'est-à-dire des lieux
souterrains, généralement situés en pays montagneux, d"où l'on
extrait le minerai, et la légende a soin de nous dire que, lors
de la lutte contre les Titans, Pluton portait un casque merveil-
leux, fabriqué par les Cyclopes. Mais une fois cette idée de sou-
terrain entrée dans les cerveaux poétiques de nos Grecs, elle y
24 LA GRÈCE AXCIENME.
fusionne bien vite avec les notions primitives de séjour des
morts et de divinité punissant les criminels après leur vie.
C'est donc Pluton que la légende met en scène quand il s'agit
de grands malfaiteurs à châtier. C'est Ixion, c'est Tantale,
c'es/t Sisyphe, et le châtiment de Sisyphe, qui roule éternelle-
ment son rocher le long de la pente d'une montagne, convient
assez bien à une imagination de montagnards. Cet enfer a des
juges. iMinos, monarque dont nous reparlerons plus loin et qui
incarne toute une époque lointaine où il se passa dans lîle de
Crète de grandes choses, est un des membres de ce terrible tri-
bunal. Tout cela n'empêche pas Pluton, tout dieu et tout justi-
cier qu'il est, d'avoir, comme son frère Jupiter, des procédés de
bandit, et, pour prendre femme, il va enlever une déesse.
Prose rpine.
Le gendarme Thésée, ami d'Hercule- Lâchasse aux monstres.
— Hercule, parmi ses travaux, tue un certain Diomède de
Thrace, qui nourrit ses chevaux de chair humaine. Mais c'est
particulièrement dans la légende de Thésée, représenté comme
l'ami et le compagnon d'Hercule, que l'on a accumulé ces
exécutions sommaires de brigands. C'est Sinnis qui, placé à
l'isthme de Corinthe — un excellent passage — jetait les voya-
geurs dans la mer (après les avoir détroussés, vraisemblable-
ment). C'est Skyron, qui en faisait autant sur la route d'Athènes
àMégare. C'est Géryon qui, aux environs d'Eleusis, écartelait les
voyageurs entre les branches d'arbres violemment rapprochés,
qu'il laissait se redresser ensuite. C'est Procuste, célèbre par le
fameux lit où il étendait ses victimes, les allongeant si elles
étaient trop courtes, les raccourcissant si elles étaient trop lon-
gues. Admettons ([ue la postérité ait brodé sur toutes ces his-
toires. Il est impossible que la broderie ne repose pas sur un
fond sérieux et réel. Il y a eu toute une période de la Grèce
préhistorique où de grands brigands jetèrent l'épouvante et où
de grands gendarmes surgirent pour réprimer leurs excès.
La sécurité n'est pas troublée seulement par des hommes,
mais par des animaux. A propos des exploits ayant pour objet
II. — LE BANDIT MONTAGNARD DIVINISÉ. 25
l'extermination des monstres, deux choses sont à considérer :
la première, que les bêtes féroces étaient alors beaucoup plus
nombreuses que de nos jours. Des espèces redoutables, qui
ont complètement disparu de certains pays, pouvaient y être
représentées il y a quatre mille ans. La seconde, c'est que nos
Grecs, Imaginatifs et symbolistes, ont pu quelquefois confondre
les hommes de proie avec les bêtes de proie. Nous appelons
"monstres», par métaphore, certains hommes exceptionnelle-
ment odieux. Les Grecs, eux, allaient souvent plus loin que la
métaphore; ils allaient jusqu'à la métamorphose idéale et sym-
bolique. Ceci dit, notons encore quelques exploits d'Hercule :
lutte contre le lion de Némée, lutte contre le sanglier d'Ery-
manthe, course après la biche aux pieds d'airain, extermina-
tion des oiseaux du lac Stymphale, extermination du taureau
féroce de Marathon. Et Persée, autre fils de Jupiter, après avoir
occis Méduse, tue également un monstre qui allait dévorer An-
dromède. Ce Persée, dont la mère Danaé, fille d'Acrisios, roi
d'Argos, avait reçu, captive dans sa tour, la visite de Jupiter
métamorphosé en pluie d'or, est un bon type de banni — son
aïeul l'expose sur les tlots — et un bon type de fondateur —
c'est lui qui bâtit Mycènes, la cité nouvelle, destinée à détrôner
provisoirement la pélasgique Argos. Quant à Thésée, comme
son ami Hercule, il pourfend un minotaure, mais c'est en Crète
qu'il va le chercher. Le type de Thésée est d'ailleurs difficile
à classer chronologiquement, ainsi que plusieurs autres. Des
légendes anciennes ont été incontestablement rajeunies à des
époques postérieures^ et c'est pourquoi nous retrouverons, dans
la phase des héros, certains types dont la première ébauche
s'est dessinée durant la phase des dieux et des demi-dieux.
L'assainissement et la voirie. — Outre les brigands, outre
les bêtes féroces, les Héraclides ont encore à combattre les
obstacles naturels qui s'opposent, soit à la circulation, soit à
la mise en valeur de terres fertiles, ou qui constituent des
foyers d'infection. Il y a donc lieu d'entreprendre de grands
travaux d assainissement, travaux tellement vastes qu'ils récla-
26 LA GRÈCE ANCIENNE.
ment l'initiative de chefs très puissants et très prévoyants. Deux
des travaux d'Hercule représentent admirablement ]e caractère
de cette besogne. Nous voulons parler de la lutte contre l'hydre
de Lerne et du nettoiement des écuries d'Augias.
/j'hydre de Lerne est un « monstre » , mais un monstre dont
le caractère métaphorique apparaît très clairement. Il s'agit en
effet d'un marécage pestilentiel d'Argolide, qui devait faire
autant de victimes qu'une bête de proie. Ce monstre avait plu-
sieurs têtes, dit la légende, et Hercule avait beau en couper, il
suffisait qu'une seule subsistât pour qu'on vit reparaître toutes
les autres. Le fils de Jupiter ne put venir à bout du monstre qu'en
tranchant d'un seul coup toutes ses têtes.
Or, qu'on se rappelle ce que nous avons dit des cours d'eau de
la Grèce. Ce sont des torrents qui, descendant des collines, char-
rient des quantités d'alluvions. Arrivés dans la vallée, ils dépo-
sent ces alluvions, qui tendent à constituer de minuscules deltas
marécageux. Dans ces deltas, le flot, en rampant pour ainsi dire,
se fraye péniblement un passage vers la mer et, parfois, se di-
vise en plusieurs branches plus ou moins stagnantes. Il en ré-
sulte, si des travaux ne viennent contrarier cette disposition
naturelle, un terrain singulièrement propice à la malaria. Ces
travaux, des hommes puissants les effectuèrent jadis en divers
lieux, qui devinrent dès lors habitables, et virent même s'é-
lever des villes importantes, mais qui, abandonnés depuis lors
aux lentes revanches de la nature, sont redevenus des maré-
cages déserts. Tel est le spectacle que nous ofl'rent, notamment,
plusieurs rivages de l'Asie Mineure, ceux où s'élevaient Phocée,
Milet, etc., et la côte orientale de la Corse, où s'élevait Aléria.
En Grèce aussi, l'hydre des marécages était à vaincre, et elle
fut vaincue, non sans peine, comme le montre la légende. Il
fallut y revenir plusieurs fois, et arriver à des moyens radicaux,
c'est-à-dire à des creusements de nouveaux lits, en supprimant
toutes les branches anciennes d'écoulement, et, si nous passons
de l'hydre de Lerne aux écuries d'Augias, nous constatons que,
là encore, Hercule ne recule pas devant l'idée de détourner un
fleuve, l'Alphée, pour accomplir sa besogne d'assainissement.
If. — LE BANDIT MONTAGNARD DIVINISÉ. 27
On représente encore Hercule luttant corps à corps avec le
fleuve Achéloiis. Décidônient les fleuves étaient de rudes adver-
saires pour nos Héraclides Or, ils ne pouvaient pas être ter-
ribles par leur grandeur, puisque, au contraire, ils étaient géné-
ralement minuscules. Ce qu'ils avaient de redoutable, c'étaient
ces dépots marécageux. Hommes entreprenants et puissants
organisateurs du travail, les Héraclides luttèrent « corps à
corps » contre ce fléau des marécages, et menèrent à bonne fin
des besognes que nos ingénieurs modernes n'osent plus entre-
prendre aujourd'hui.
Hercule est encore un fendeurde rochers ; mais ici la légende,
manifestement influencée par des additions phéniciennes, trans-
porte l'exploit-type au détroit de Gibraltar, que le demi-dieu
aurait créé en écartant deux montagnes l'une de l'autre. Il est
probable que les Héraclides ont, dans ce genre, accompli en
Grèce même des exploits plus modestes, mais plus nombreux.
U fallait faire sauter des rochers pour créer des passages dans
la montagne grecque. Ils le firent, et l'admiration qu'on eut
pour ces œuvres éminemment utiles les lit confondre par ana-
logie, dans la suite, avec d'autres histoires d'un caractère exo-
tique et plus merveilleux.
Les montagnards maîtres de la mer. — Ce n'est pas que tout
soit invraisemblable dans les voyages d'Hercule. Les mon-
tagnards Héraclides, en établissant leur domination sur le
])as pays, devenaient évidemment maîtres des ports et de la
marine.
Jupiter a un autre frère, Neptune (Poséidon), qui va devenir
le dieu des mers, comme Pluton sera le dieu des enfers. Les
légendes sur l'enfance de Jupiter réfugié en Crète montrent
d'ailleurs que les aventuriers de la montagne savent aussi, à
l'occasion, être les aventuriers des flots. Du reste, en Grèce et
sur tous les rivages grecs, la montagne est souvent très voisine
du rivage et les nombreuses criques de celui-ci, formées par les
projections de celle-là, fournissent des abris merveilleux à ceux
qui veulent essayer la profession de pirates. Or, qu'est-ce qu'un
28 LA GRÈCE ANCIENNE.
pirate, sinon un bandit de la mer? C'est donc un peu partout
que les dominateurs des nouvelles couches deviennent les
maîtres et impriment leur cachet à la vieille société pélasgiquc
dont ils sont issus — comme Jupiter et Neptune sont issus de
Siiturne — mais qu'ils refondent sur un modèle nouveau.
Le progrès agricole, industriel et commercial. — Le triomphe
des Héraclides, nous venons de le voir, se traduit tout d'abord
par des progrès matériels. L'agriculture est poussée en avant
par le drainage, et une fille de Jupiter, Cérès (Déméter) va
désormais être proposée à l'adoration des cultivateurs. La fa-
brication, elle aussi, parait être active. C'est surtout la métal-
lurgie qui est en grand honneur. Nous sommes en plein « âge
d'airain » et nous avons vu les Cyclopes travailler au casque
de Pluton. Ces Cyclopes, qui les surveille et les dirige ? Un fils
de Jupiter, Vulcain. Son père l'a quelque peu malmené, mais
on a besoin quand même de ses services, et ceux-ci excitent
un incontestable enthousiasme. Il y a donc un dieu forgeron.
Et il y a aussi un dieu commerçant. Mercure (Hermès), mais
qui, par la nature même de ses fonctions, empruntera quel-
ques-uns de ses traits aux légendes orientales. Comme il voyage,
on en fait le messager des dieux. Un colporteur, en l'absence
de la poste, est tout désigné pour être facteur. Du reste, le ré-
tablissement de la sécurité ne peut que favoriser les transac-
tions commerciales, tandis que le drainage des marais, en ren-
dant salubres des vallées malsaines, contribue puissamment
au relèvement de la santé et du bien-être de toute la race.
Mais les progrès matériels ne sont pas les seuls qui s'épa-
nouissent avec l'avènement des Héraclides. Déjà ouverte au
culte du beau, la race opère à ce moment-là une nouvelle as-
cension intellectuelle. Les arts et les sciences, sous l'impulsion
des terribles Mécènes de la montagne, prennent un plus vigou-
reux essor.
Alors apparaît Apollon.
En tant que < dieu du Soleil », il est bien clair que le type
d'Apollon se confond avec une divinité fort ancienne, dont le
ir, — LE BANDIT MONTAGNARD DIVINISÉ. 29
culte peut avoir surgi spontanément chez divers peuples, car
l'admiration du soleil et l'enthousiasme pour ses bienfaits cons-
tituent un phénomène psycholo,i:ique d'ordre très général, qu'on
retrouve chez les Parsis de l'Inde comme chez les Incas du
Pérou, et ailleurs.
Le progrès intellectuel incarné dans Apollon. — 3Iais Apollon
est autre chose.
C'est d'abord un fils de Jupiter et un montagnard déterminé.
Sa demeure favorite est sur le Parnasse, montagne de
2.i60 mètres de haut, qui constitue l'arête principale de la
presqu'île orientale de la Grèce centrale. C'est un bon point
stratégique d'où Ton peut surveiller à la fois les Thermopyles
au nord et le golfe de Corinthe au sud.
Apollon est ensuite un guerrier. On le représente armé de son
arc d'argent et muni de son carquois. Son nom veut dire « des-
tructeur », et il détruit en efiet le serpent Python, événement
qui, dans l'imaginaiion des Grecs, prend une immense impor-
tance. Notons, enire parenthèses, que les reptiles, d'après les
anciens, naissaient de la vase des marécages, et qu'en prêtant à
divers héros des exterminations de serpents, on commémorait
plus ou moins inconsciemment de grands travaux de drainage.
Apollon joindrait donc, aux caractères du guerrier, celui de
l'ingénieur.
C'est la victoire remportée sur le serpent Python qui va
servir de prétexte à l'institution de la Pythie et de l'oracle de
Delphes — un pèlerinage fort montagneux — c'est de là que
sortiront les Jeux Pythiques, célèbres en cette localité. C'est le
vainqueur du serpent Python qu'a voulu représenter le sculp-
teur de l'Apollon du Belvédère.
Apollon n'est pas seulement un type de montagnard et de
guerrier; c'est un type de banni. Ayant osé tuer les Cyclopes
qui fabriquaient la foudre, il est chassé de l'Olympe par son
père Jupiter. Il descend alors dans la plaine de Thessalie. et,
comme il faut vivre, garde les troupeaux du roi Admète. Puis,
comme son oncle Neptune, le dieu des mers, est enveloppé dans
30 lA GRÈCE ANCIENNE.
la même disgrâce, les deux proscrits passent FArchipel et vont
en Troade proposer leurs services au roi pélasge Laomédon,
qui est en train de construire les murs de Troie. Un prix est
convenu entre ce chef de cité et ses deux architectes d'occa-
sfon. Mais, Laomédon sétant montré mauvais payeur, les deux
bandits se vengent, Poséidon on faisant surgir un monstre,
Apollon en envoyant la peste.
Dégageons cette aventure des détails notoirement fabuleux.
Il nous reste un Héraclide fort intelligent, mais indocile, émi-
grant de la montagne pour aller chercher de l'ouvrage dans la
plaine, puis s'expatriant tout à fait pour aller faire valoir, dans
une société de même race légèrement arriérée, des capacités
techniques déjà un peu plus développées dans la Grèce propre
que sur la cote d'Asie. Quant à la vengeance des architectes
mal payés, on voit toujours qu'elle a dû être violente, comme
il convient au caractère de ces salariés d'occasion.
La lyre héraclide et la flûte pélasgique. — Malgré sa car-
rière aventureuse de berger et de bâtisseur, Apollon devient le
dieu de la poésie et de la musique. Il préside à des perfection-
nements de ces deux arts.
Matériellement, cette rénovation est représentée par l'appari-
tion de la lyre, qui vient, pour ainsi dire, se superposer à la
tlùte sans la supprimer, comme l'Héraclide se superpose au
Pélasge sans l'exterminer. Mais la lyre prend d'emblée les al-
lures d'un instrument aristocratique; la flûte est quelque peu
dédaignée. Au bon vieux Pan qui sen contentait succède Apollon
qui déploie plus de raffinement et montre plus d'exigence. La
flûte est un instrument rustique, facile à confectionner et dont
le jeu n'ofl're que des difficultés élémentaires. La lyre — d'où
est sortie notre mandoline — réclame une caisse de résonance,
des cordes diversement ajustées et un plus long apprentissage.
Le son en est moins criard. Le jeu, n'exigeant pas le gonfle-
ment des joues, en est plus noble. Bref, la lyre convient à des
chefs puissants et riches, qui peuvent entretenir des spécia-
listes musiciens. Du reste, c'est du côté d'Apollon et du Parnasse
II. — LE BANDIT MONTAGNARD DIVINISÉ. 31
que se tourne désormais lenthousiasme des chanteurs et des
poètes, preuve qu'une nouvelle école a surgi, plus brillante
que les écoles précédentes, et sïnipose désormais à l'admira-
tion de toute la race. •
Jupiter père des Muses. — Mais Jupiter, comme on le sait,
a d'innombral)les enfants. Père d'Apollon, le seigneur de l'O-
lympe est encore le père des Muses ^ Il les a eues de Mnémo-
syne, déesse allégorique dont le nom veut dire « mémoire ».
Pour comprendre le sens de ce mythe, il faut bien se repré-
senter l'importance qu'avait la faculté mnémonique à une épo-
que où l'enseignement se faisait sans livres, et où les maîtres
ne pouvaient transmettre leur savoir à leurs élèves qu'en « se-
rinant » à ceux-ci des vers ou des airs. Pour faire naître la
poésie, il fallait la richesse et la puissance, représentées par Ju-
piter; mais il fallait aussi les heureuses dispositions intellec-
tuelles, l'apprentissage patient, l'étude telle qu'elle était alors
possible, c'est-à-dire celle de lécolier qui écoute et qui répète.
De là ce mariage admirablement trouvé entre le « roi des
montagnes » érigé en « Mécène » et cette heureuse « mé-
moire » sans laquelle les efforts du grand patron eussent été
vains.
Les Muses étaient montagnardes, comme leur père Jupiter et
leur frère Apollon, qui est aussi leur précepteur. Elles habi-
taient le Parnasse, l'Hélicon, le Pinde, ou même l'Olympe. Elles
étaient au nombre de trois, nombre qui ne fut multiplié par trois
que plus tard. C'étaient Mnémé, Mélété et Aoidé, en d'autres
termes la Mémoire, la Méditation et le Chant. L'importance de la
faculté mnémonique éclate tellement aux yeux que le nom de
Mémoire, qui sert à désigner la wz<?re des Muses, sert à nommer
la première d'entre elles. La première condition pour être mu-
sicien ou poète, c'est d'avoir un acquit. Mais il ne suffit pas de
se souvenir, il faut créer, et, pour cela, réfléchir. Alors intervient
la seconde Muse. Picste à envelopper cette création dans une
1. Voir notre article sur « La légende des Muses » {Science sociale, t. XXVII,
p. 48G, livraison de juin 1899).
32 LA GRÈCE ANCIENNE.
belle forme, et c'est l'œuvre de la troisième Muse, celle dont la
fonction est de chanter.
La « musique » et l'ébauche des sciences. — De Muse vient
musique^ mot beaucoup plus compréhensif chez les Grecs que chez
nous. La musique, c'était tout ce qui pouvait sapprendre dans le
commerce des Muses : la poésie et la mélodie tout d'abord, mais
aussi toutes sortes de connaissances intellectuelles et désintéres-
sées. La division du travail n'existe pas encore dans les besognes
de l'esprit. Le même homme est poète, penseur, savant. Les scien-
ces, encore à leur berceau, ne constituent pas encore ces prodi-
gieux amas de connaissances qui obligent les modernes à se spé-
cialiser comme nous le voyons. Il eu résulte, dans Tintelligence
de ceux ([ui « fréquentent les Muses », un équilibre plus harmo-
nieux.
Pourtant quelques sciences commencent à manifester, pour
ainsi dire, l'intention de bourgeonner à part sur le tronc com-
mun de l'arbre cultivé par les Muses. C'est d'abord l'astronomie,
qui existe en fait, constituée à part, chez les Phéniciens, les
Egyptiens, les Chaldéens, et qui aura bientôt chez les Grecs sa
Muse spéciale, Uranie. C'est ensuite la médecine, dont le rôle
utilitaire suscite évidemment un genre d'études un peu spé-
cial.
Or, la médecine, avec les Héraclides, paraît faire un sensible
progrès. C'est ce que la légende exprime en donnant à Apollon
un fils d'une rare popularité : Esculape. Ce dieu a pour précep-
teur le Centaure Cliiron, ce qui montre que des connaissances
médicales existaient déjà dans la vallée, selon toute vraisem-
blance, avant la domination des Héraclides, mais que ceux-ci
surent les mettre en valeur et les perfectionner. Comme les Muses
deviennent lincarnation de la- poésie, Esculape deviendra l'in-
carnation de la médecine elle-même.
La nouvelle mythologie greffée sur la religion pélasgique.
— D'après tout ce que nous venons de voir, la descente des Hé-
raclides jette un certain trouble dans la relis:ion.
II. — LE BANDIT MONTAGNARD DIVINISÉ. 33
Mais les modifications apportées aux croyances n'eurent pas
les caractères d'une religion remplacée par une autre. C'est une
religion ancienne modifiée par le développement d'organismes
qu'elle contenait en germe, et enrichie par l'adoption de mythes
étrangers qui viennent s'encadrer harmonieusement dans le
fond primitif.
Il est clair que la mythologie classique ne put se constituer
dès le début de la période héraclide. Ceux qui doivent être
divinisés plus tard ne s'adorent pas eux-mêmes. Il fallut du
recul pour que Jupiter et sa bande pussent apparaître, aux
yeux de la postérité, dans une auréole convenable. Eu fait, la
religion pélasgique se perpétua. Seulement l'adoration des
forces naturelles prit peu à peu un caractère plus marqué d'an-
thropomorphisme, c'est-à-dire que de plus en plus, par suite de
Féblouissement causé par les grands hommes, on fut porté à
confondre sous un même nom tel personnage aux exploits
« divins » avec une divinité conçue jusqu'alors sous une forme
vague et anonyme. On sentait depuis longtemps qu'il y avait
quelque chose de divin dans le ciel. Ce quelque chose de divin
devint Jupiter. On croyait à une puissance divine cachée dans
les flots. Cette puissance divine s'appela Neptune. On tremblait
devant la divine horreur qui se fait deviner dans Vaii-delà de
la tombe et qui évoque dans l'esprit l'image de « ténèbres »,
de « souterrain », de « centre de la terre ». Cette horreur divine
laissa entrevoir, dans l'ombre, la figure précise de Pluton.
Et ainsi de suite.
Une des filles de Jupiter, Minerve (Pallas-Athénè), donne à
réfléchir sur le caractère et le genre de vie des jeunes filles
montagnardes, des sœurs et femmes de bandits. Les temps mo-
dernes ont montré ce dont ces « vierges fortes » étaient capables
en temps de guerre, et comment elles se trouv^ent associées à
l'existence belliqueuse des montagnards. Minerve, avant de
devenir la déesse de la sagesse et des arts, est une indomptable
guerrière. Elle sort tout armée du crâne de Jupiter. Elle rassem-
ble les soldats, inspecte les phalanges, commande dans les com-
bats. On l'appelle « tueuse d'hommes, dévastatrice de villes,
3
34 LA GRÈCE ANCIENNE.
faiseuse de butin, amie des dépouilles ». Elle a un bouclier
merveilleux, qui est 1' « égide », et ce bouclier est fait de peaux
de chèvre, animal montagnard. Sa « sagesse », pour le moment,
c'(^st la ruse stratégique. Elle excelle à organiser une embuscade
nocturne. Elle y voit pendant la nuit, et c'est pourquoiles poètes,
pour lui faire honneur, l'appelleront la déesse « aux yeux de
chouette ».
Pendant que le recul agissait peu à peu pour diviniser les grands
hommes, les rapports avecTOrientse continuaient. Les voyageurs
phéniciens ou autres, par leurs contacts répétés, répandaient
leurs mythes à eux. Quelques-uns de leurs dieux, par analogie,
fusionnaient avec les dieux de la Grèce. Le « Soleil » s'associait
étroitement avec Apollon. La « Lune » faisait bon ménage avec
Diane (Artémis), la jeune vierge guerrière et chasseresse qui se
lève avant Taube pour battre les vallons encore obscurs. L'Her-
cule tyrien, Melkart, entremêle ses exploits à ceux de ITIercule
olympien. En certains cas, la divinité garde tellement ses traits
orientaux que la légende grecque est obligée elle-même d'en
tenir compte. C'est ainsi que Vénus (Aphrodite), donnée parfois
pour fille de Jupiter — car on s'efiorce de tout rattacher au dieu
suprême — est plutôt représentée comme naissant du sein de
l'onde, c'est-à-dire, en prose vulgaire, comme apportée par des
navigateurs. C'est l'Astarté phénicienne, et Bacchus (Dyonisos)
arrive aussi de l'Orient. Peu à peu, la collection de dieux se
complète, toujours rattachée au vieux Saturne par une généa-
logie méthodique, mais admettant une série de légendes plus ou
moins orientales, qui donneront aux spécialistes de la mythologie
comparée le plaisir de retrouver çà et là des points de ressem-
blance entre les croyances des Grecs et celles des Perses, des
Chaldéens ou des Hindous. Ce qui est très grec, c'est le type
physique sous lequel, au bout d'un certain temps, on se met à
concevoir chaque dieu ; ce sont les attributs qu'on leur donne :
le casque et la lance de Minerve, l'arc de Diane, le caducée et les
talons ailés de Mercure. Les Orientaux prêtaient à leurs dieux des
formes souvent grotesques ou hideuses, parfois défigurées par un
symbolisme baroque. La race grecque, placée dans des condi-
II. — LE BANDIT MONTAG.NAUD DIVINISÉ. .'{.J
tions propres à développer le sens de l'harmonie et le goût es-
thétique, veut des dieux à forme bien humaine et possédant,
entre autres perfections divines, celle de la beauté.
Alors sans doute commencent à apparaître les temples. Puis-
<jue les dieux ont un corps comme l'homme, il faut les loger
comme l'homme. On leur bâtit donc des maisons, qui ne sont
point des lieux de prière ou de réunions pieuses, mais des domi-
ciles de la divinité, ils n'ont donc pas besoin dètre grands. Ce
sont des logis comme les autres, mais à mesure que cette cou-
tume se répandra, et que le bien-être le permettra, on fera ces
maisons plus belles que les autres, et quand l'art apparaîtra
nettement dans l'architecture, ce sont ces maisons-là que l'on
s'efforcera tout spécialement d'embellir.
Les survivances et résistances du type pélasge. — Nous
saisissons donc dans ses grandes lignes, à travers la distance, le
phénomène qui dut se passer longtemps avant l'époque histo-
rique, et même avant l'époque héroïque. La société pélasgique
est submergée, puis vivifiée, par une classe de dirigeants des-
cendus de la montagne, mais sortis précédemment de la vallée,
bandits supérieurs et organisateurs, aptes au métier de gendarme
comme à celui d'ingénieur, capables de patronner les cultures
intellectuelles et de produire sur les imaginations un éblouisse-
ment peu à peu transformé en apothéose. La diffusion de ce
type a pour point de départ le massif montagneux de l'Olympe,
et gagne peu à peu, non seulement la Grèce, mais d'autres ri-
vages situés au delà des mers. De divers côtés se fondent des
dynasties jalouses de se rattacher à Hercule. L'une d'elles va
même s'établir jusqu'en Lydie, c'est-à-dire sur les frontières du
monde assyrien.
Toutefois, cette expansion jDaralt avoir été limitée. Le type
héraclide ne recouvre pas tout le type pélasge, ou tout au moins
n'agit pas partout avec la même efficacité pour transformer les
anciennes couches. Il est facile de conjecturer, en effet, que, si
une partie de la population pélasgique se laissait dominer et
imprégner par les Héraclides, une autre partie se trouvait assez
3() LA GRÈCE ANCIENNE.
loin pour ne subir leur influence qu'à dose affaiblie, ou encore
se concentrait sur des territoires priviléiiiés pour mieux faire
front, ou entin tâchait de se dérober au joug par la fuite. De là
d(^s régions, comme l'Italie, qui demeurent au premier stade de
révolution, et, autour de l'Archipel même, des points spéciaux
qui forment des centres de résistance aux entreprises des « fils
de Jupiter ». LÂttique, péninsule assez bien isolée, et rejetée en
dehors de la grande route terrestre qui va du Nord au Sud,
échappa longtemps à l'influence des grands montagnards, et
c'est grâce à des confusions de légendes qu'on a pu faire de
Thésée le compagnon d'Hercule. En fait, les Pélasges semblent
s'être réfugiés et tassés dans le cul-de-sac de l'Attique pour fuir
les Hé raclid es vainqueurs, comme les Ioniens devaient s'y réfu-
gier et s'y tasser plus tard, en vertu de la même loi, pour fuir
l'invasion dorienne. L'Arcadie, dont nous avons déjà parlé, fut
aussi épargnée, au moins relativement, grâce à sa situation de
grande vallée centrale du Péloponèse. Mais — et il faut noter le
fait comme remarquable — ce mouvement de fuite et de concen-
tration défensive parait avoir lieu précisément dans la direction
de IHellespont, c'est-à-dire par la route qui avait servi à l'arrivée
de la race. Les îles de Lemnos ', de Thasos et de Samothrace, les
rives de l'Hellespont et la pointe nord-ouest de l'Asie Mineure
sont demeurées pélasgiques plus longtemps cjue le reste du
monde grec, comme l'attestent des traditions anciennes. Les
Troyens étaient des Grecs, mais des Grecs demeurés dans le
moule primitif, alors que ce moule se brisait ailleurs. Enfin
c'est dans la Phrygie, au débouché de la route arrivant de la
mer Noire, c[ue se retranche longtemps, avec persistance, le
culte deCybèle, la « grande déesse », personnification des forces
productrices de la nature, et dont on fit, non point la fille,
mais la mère de Jupiter. Les Phrygiens, en fait de dieux, de-
meurent fidèles à l'ancien régime. En musique, aussi, ils res-
tent « vieux jeu ». Ils continuent à goûter la flûte, même après
1. Sur les Pélasges de Lemnos et leurs rapports avec l'Attique, voir dans Héro-
dote (VI, 137 et suivants) des anecdotes légendaires qui ont d'ailleurs besoin dêtre
interprétées.
II. — LE BANDIT MONTAGNARD DIVINISÉ. 37
que le « nouveau régime » a mis à la mode la lyre. Par là, ils
se font mépriser des autres Grecs, ce que la légende, toujours
poétique, exprime admirablement en contant que Midas, roi de
Phrygie, ayant préféré la flûte de Pan à la lyre d'Apollon,
c'est-à-dire un système « rétrograde » à un système « progressif»,
reçut de ce dieu des oreilles d'àne.
Enfin, parmi les gens de la vallée, ces Titans <{ui avaient
combattu Zeus et sa bande, il en fut — les plus compromis sans
doute — dont la seule ressource fut de « se jeter dans le ma-
quis », comme on dit en Corse, c'est-à-dire de gagner, eux aussi,
(juclques gorges escarpées de la montagne et, pour fuir les
bandits vainqueurs, de se faire bandits à leur tour. C'est ce que
la légende exprimera, lors de l'apparition des <' Hellènes », en
faisant des nouveaux venus, descendus à leur lourde la mon-
tagne, la postérité de Titan.
III
LE BANDIT MONTAGNARD IDÉALISÉ
DEUXIÈME DESCENTE : LE TYPE HELLÈNE
Les bandits héros, supérieurs aux bandits dieux. — Les
grands bandits du type héraclide avaient réalisé en Grèce des
œuvres puissantes, mais d'une manière désordonnée et en quel-
que sorte chaotique.
Leur mérite était d'être descendus les premiers et d'avoir fait
fermenter, pour la première fois, la pâte pélasgique.
Des génies exceptionnels et fulgurants s'étaient révélés, juste-
ment parce que tout était à faire. De là cet éblouissement des
populations, qui lit de ces hommes des dieux, ou les confondit
avec des dieux.
Leur action s'était traduite, nous venons de le voir, par une
impulsion de progrès donnée à la race. Le niveau social, grâce à
Jupiter, à Hercule et à leurs farouches collaborateurs, hommes
« à poigne » et promoteurs de vastes entreprises, se trouvait dé-
sormais plus haut.
Il devait s'élever plus haut encore, grâce à une seconde des-
cente de bannis.
Les fortes tètes du parti des Titans, après la victoire de Zeus,
avaient fui naturellement devant l'orage, et avaient, comme
jadis leurs prédécesseurs, « gagné le maquis ».
Un centre particulier de ralliement avait été fourni par le
massif montagneux de TOthrys, au sud de la Thessalie.
III. — LE BANDIT MONTAGNARD IDÉALISÉ. 39
C'est de là qu'on voit descendre, d'après la tradition, Hellen
et ses fils.
Mais Hellen n'est plus un dieu, comme Jupiter. Lui et les gens
de sa race sont seulement des héros. Le prestige d'un vaste
recul manque à ces nouveaux venus de la montagne. En outre ils
ne seront pas les premiers à faire œuvre de civilisateurs. Us con-
tinueront, en la perfectionnant, l'œuvre encore fruste et incom-
plète des Héraclides. L'admiration pour eux sera grande encore,
mais non point prodigieuse. On ne les considérera plus comme
des êtres absolument extraordinaires, puisque la voie où ils
chemineront aura déjà été frayée.
Le bandit hellène n'en sera pas moins un type supérieur au
bandit héraclide. Il fera mieux, parce que le terrain est mieux
préparé. Il fera mieux, parce que l'Othrys, montagne moins
haute que l'Olympe, est plus en contact avec les cités de la
vallée, et que les montagnards ont été plus à même d'y con-
server leur culture intellectuelle. Il s'ensuit que la domination
hellène va prendre les caractères d'une domination plus régulière
et plus organisatrice que celle des Héraclides qui l'ont précédée.
La force expansive des monts Othrys. — Hellen, d'après la
légende grecque, était fils de Deucalion, qui était fils de Pro-
méthée, lequel, en bon ancêtre pélasge, était <( fils de la Terre »,
et s'était illustré par sa lutte contre Jupiter. Prométhée avait,
dit-on, prédit à ce dieu que son règne aurait une fin. Au
point de vue religieux, la prophétie ne devait être qu'à bien
longue échéance, car les imaginations populaires étaient trop
victorieusement fascinées par la gloire de Jupiter pour qu'on
pût en déraciner le culte. Mais, au point de vue politique, il
était exact que la race des Titans devait prendre sa revanche.
Elle la prit donc, et de ce moment date la fortune du nom
d'Hellènes, qui, d'abord réservé aux seuls habitants de la
Phthiotide, finit par s'imposer à tous les habitants de la pénin-
sule. C'est que la bande des montagnards de l'Othrys avait fait
explosion, pour ainsi dire, et fourni des dominateurs, de proche
en proche, aux pays voisins.
40 LA GRÈCE ANCIENNE.
La forme de cette expansion fut, d'après la tradition, une in-
tervention des bandits hellènes dans les innombrables petites
guerres qui, vers la fin de l'époque héraclide, avaient armé les
uns contre les autres les habitants des vallées.
Ainsi, de nos jours encore, dans les pays où fleurit le bandi-
tisme, les « rois de la montagne », s'érigeant en redresseurs
de torts, vont donner « un coup de main » aux partis qu'ils
favorisent dans le bas pays.
Mais, cette fois, les auxiliaires devinrent des maîtres. Le mas-
sif montagneux où s'était formée leur supériorité dominatrice
fut le centre d'un rayonnement social. On a l'impression d'une
époque où les diverses peuplades de la Grèce subissent une
transformation, par suite de l'arrivée d'hommes énergiques et
entreprenants, venant tous d'un même endroit, et se difleren-
ciant peu à peu en plusieurs variétés, sous l'influence des
milieux nouveaux dans lesquels ils viennent établir leur domi-
nation.
Une fourmilière de petits rois. — A la base de cette société,
on trouve toujours un peuple d'agriculteurs, groupé en cités.
C'est le vieux fonds pélasgique, la classe ouvrière. Cette classe
ouvrière, tout d'abord, ne comporte pas d'esclaves. Le travail
libre paraît avoir précédé l'esclavage; mais celui-ci, par l'efiet
des guerres, et surtout des guerres lointaines, apparaît précisé-
ment vers cette époque . Les premiers esclaves sont des prisonniers
ou des captives réservés à la maison des chefs. Quant aux
groupes locaux de cultivateurs, ils ont, pour diriger leurs cul-
tures, un conseil de « gérontes » ou « anciens ». Leur cité se
confond pratiquement avec le clan dirigeant qui la domine.
Elle fournit d'ailleurs, au besoin, de bons soldats quand les
chefs jugent nécessaire d'en recruter dans son sein.
Ces chefs sont les anax, les jneneurs d'hommes. Ce sont les
bandits superposés aux anciennes populations. Ils constituent
la classe dirigeante. Mais eux-mêmes se groupent, selon une
certaine hiérarchie, autour de grands chefs qu'on appelle ba-
sileus. Ce mot a été traduit par roi. En fait, les basileiis sont rois
m. — LE BANDIT MONTAGNARD IDÉALISÉ. '(1
par leur indépendance, mais ce sont, bien entendu, de fort
petits rois. La seule Ithaque, avec les îles voisines, en compte
plusieurs centaines. La Grèce entière en compte évidemment
des milliers.
Chaque basileus se taille dans le pays un petit « royaume ».
Il y a évidemment des difierences dans l'étendue de ces teri-i-
toires et dans la puissance de leurs chefs. Ce qui arrive, surtout,
c'est que tel chef plus puissant fait reconnaître, de gré ou de
force, son autorité sur les chefs du voisinage et acquiert par
là un prestige tout spécial. Il devient alors un « roi des rois »
comme Agamemnon, ce qui n'est pas beaucoup dire. Quoi qu'il
en soit, le spectacle olfert par la Grèce de cette époque, lors-
qu'on considère la couche supérieure de la société, est celui
d'une fourmilière de rois.
La poursuite de la richesse mobilière. — A quoi s'occupent
ces petits rois? A guerroyer, à piller, autant que possiJ>Ie. Us
cherchent naturellement, descendus dans la plaine, à continuer
le métier qu'ils exerçaient dans la montagne. Tout ce qu'on a
pu savoir d'eux nous les montre violemment épris de la richesse
mobilière, fort préoccupés des lois, conventions ou usages qui
règlent le partage du butin, et jaloux de se constituer des
trésors. La propriété immobilière est indivise et peu prisée,
parce qu'elle n'enrichit guère. Deux sortes de richesses, entre
toutes, sont recherchées avec passion : les troupeaux d'abord, et
les objets métalliques ensuite. La monnaie n'existe pas encore,
et se trouve suppléée par ces deux espèces de marchandises. Les
femmes captives sont aussi fort appréciées, à cause des étoffes ou
des vêtements qu'elles confectionnent. Ces femmes sont pour leurs
maîtres des productrices gratuites d'objets mobiliers. Ce sont des
objets mobiliers qui en produisent d'autres et qui ont par là une
double valeur. C'est une question de butin. Si un héros tient à
une femme, c'est à cause de cette valeur qu'elle représente et
dont il n'entend pas se laisser frustrer. Cet attrait de la ri-
chesse mobilière et la facilité de son acquisition poussent les
jeunes gens à se détacher de leurs pères pour courir les aven-
42 LA GRÈCE ANCIENNE.
tures. Elle sépare les frères les uns des autres, les brouille
parfois, et réduit la famille à un groupe plus restreint.
En un mot, le grand plaisir de nos basileus et de nos anax.
c'est f^'augmenter leur bétail, et de collectionner des objets d'or,
d'argent, d'ivoire ou de bronze, enlevés à des vaincus. Cela leur
permet de donner des festins plantureu.v où l'on mange des
bœufs entiers et où l'on boit le « vin noir » dans des coupes pré-
cieuses. Cela permet encore de faire des cadeaux à ses amis. On
prend dune main et l'on donne de l'autre. Or, nous allons le
voir, on a besoin de faire plaisir à ses amis.
Châteaux forts et trésors. — Où lechef pillard s"abrite-t-il et
abrite-t-il ses richesses? Dans des châteaux. Il habite « une de-
meure haute, bien Ijàtie )>. Il convient que la demeure soit
haute pour qu'on puisse guetter les arrivées d'ennemis à com-
battre ou de voyageurs à détrousser. Il faut qu'elle soit bien
bâtie pour que les provisions et collections soient à l'abri d'autres
pillards.
Ces châteaux sont, en général, de dimension restreinte. Le
chef l'occupe seul avec une troupe choisie. Un appartement de
cet édifice, le mégaron, renferme des réserves d'armes. Mais une
pièce caractéristique de l'époque, c'est le trésor, où l'on con-
serve les objets précieux. C'est une con.struction particulière-
ment solide, aux murs épais, et dont le toit, par des combinai-
sons spéciales, réalise l'équivalent de la voûte, que les Grecs ne
connaissaient pas.
Le château est précédé d'une sorte de portique, ou de galerie,
pièce sacrifiée, pour ainsi dire, par la vie privée à la y\% pu-
blique. Cette pièce reçoit en poésie l'épithète consacrée de
« bruyante », à cause des gens qui s'y pressent et y séjournent,
amis, clients, fidèles de toutes sortes. En arrière se trouvent les
pièces consacrées aux homme§. Un appartement spécial, le gyné-
cée, est réservé aux femmes. Le château est meublé de trônes.
autrement dit de fauteuils, de chaises, de tabourets ou petits
bancs, de coffres où l'on serre les étoffes. Une colonne est
creusée de manière à constituer un placard à lances ou à jave-
Jll. — LE BANDIT MOMAGNARD IDÉALISÉ. 43
lines pour que les visiteurs puissent se débarrasser de leurs
armes comme on se débarrasse actuellement des cannes et des
parapluies. On offre des fauteuils aux hôtes de distinction. On y
étend des couvertures brodées ou bariolées. On met un petit banc
sous les pieds du visiteur. Il y a naturellement des celliers pour
les provisions, avec des jarres parfois immenses, et des écuries
ou étables pour les chevaux et le bétail.
Le mot dont nous avons fait roi signifiait donc chef, et de
même le mot dont nous avons i^ii trône signifiait, comme nous
venons de le A^oir, siège à bras. Toujours d'après la même pro-
portion, le mot dont nous avons fait sceptre signifiait bâton. Les
basileus, en temps de paix, tenaient volontiers en main une sorte
de canne plus ou moins ornée, qui finit par devenir un bâton de
commandement, et, par suite, un objet quasi sacré.
La bande du chef. — Le basileus, grand chef, est entouré de
plusieurs «/i«.i'^ petits chefs, qui sont en principe ^es pairs, et qui
obéissent, non par contrainte, mais librement. Le grand chef a su
se les attacher par sa richesse, par sa vaillance, par son prestige,
par son éloquence. Le même mot, dans la langue grecque, veut
dire obéir et être persuadé. Pour se faire obéir, il faut donc per-
suader les gens, et l'on voit poindre ici le rôle capital que va jouer
l'éloquence dans toute l'histoire du monde grec. Le grand chef
qui veut prendre une décision assemble un certain nombre de
chefs moins grands qui gravitent autour de lui et leur propose
son affaire. C'est ce qu'on appelle la boulé. De là sortiront les
sénats de l'époque ultérieure. Cet état-major discute la question,
parfois avec assez d'âpreté ; mais le grand chef a naturellement
pour lui la supériorité de son prestige. L'idée est-elle adoptée?
Tout n'est pas dit. Il faut rassembler Vagora, c'est-à-dire tous
les anax ralliés au clan du basileus. C'est l'assemblée générale
de tous les nobles, si l'on veut, de tous les guerriers. Là, on dis-
cute encore, mais un peu pour la forme. Le basileus, qui s'est
entendu avec la boulé ^ est assez fort pour entraîner l'adhésion de
cette collectivité tumultueuse. Mais encore faut-il qu'il la de-
mande, sans quoi les anax se formaliseraient sans doute, et l'on
4i LA GRECE ANCIENNE.
ne peut se dispenser de cette formalité d'enregistrement. L'agora
enregistre, en effet, avec plus ou moins d'enthousiasme. Elle se
laisse généralement conduire, mais après des discours et des
flatteries appropriées. Là encore, les « meneurs d'hommes »
sont obligés de faire des frais oratoires. L'obéissance passive
n'est pas de mise, sauf peut-être — car ce n'est pas sûr — au fort
du combat.
Les auxiliaires du chef. — Certains anax de distinction sont
spécialement attachés à la personne des grands chefs. Ce sont les
thérapontes, sortes d'écuyers nobles, que le grand chef traite à
peu près en égaux et souvent en amis. A un cran supérieur,
l'on trouve des basileus qui peut-être ont eu des malheurs, ou
qui trouvent décidément leur <( royauté » par trop insignifiante,
et qui lient volontairement leur cause à celle d'un ami plus puis-
sant. Ce sont les hétairoi. Mais ce mot, à Tusage, finit par
prendre un sens large et vague. Cela veut dire compagnon, cama-
rade, ami. Et il est très important, dans le système, de cultiver
les amitiés.
Sous ce régime de libre service, l'homme puissant est celui
qui sait se faire beaucoup d'amis. Plus on sera aimable, géné-
reux, hospitalier, serviable, plus on recrutera de bonnes lances
dans sa compagnie. L'état social, qui tend à développer l'élo-
quence, tend donc à développer aussi l'amabilité, les manières
fines, courtoises, insinuantes. Il pousse, en certains cas, à d'ad-
mirables fidélités. De ce besoin social sortiront des couples d'amis
dévoués, comme ceux d'Achille et de Patrocle, d'Oreste et de
Pylade. La camaraderie devient un ressort de la vaillance.
En dehors des guerriers proprement dits, le chef dispose encore
d'auxiliaires pacifiques, dont les trois principaux sont le héraut,
le devin et l'aède.
Le héraut est un parlementaire permanent. C'est lui qui pré-
side aux rapports des ennemis en temps de guerre. Il ne se bat
jamais et sa personne est inviolable. Il fait les proclamations
nécessaires en présence de l'ennemi. Mais il a aussi son rôle
dans l'intérieur du clan. C'est lui qui a la police des assemblées.
m. — LE BAXDIT MONTAGNARD IDÉALISÉ. 43
Il réclame le silence lorsqu'on crie trop fort, ce qui devait donc
arriver souvent. Mais il lui est utile de pouvoir crier très fort
lui-même, et le nom de Stentor, héraut des Grecs au siège de
Troie, en est devenu proverbial. Enfin le héraut sert d'arbitre
sur les questions de point d'honneur. C'est un bandit neiitmlisé.
Le devin porte un nom qui indique son rôle. Il est environné
d'un grand respect. Plus les occupations des hommes sont ha-
sardeuses, phis ils éprouvent le besoin quelquefois fébrile d'in-
terroger par avance l'avenir. Or les occupations de nos Hellènes
sont fort hasardeuses. Le devin est donc un être sacré. Non
seulement l'oracle de Delphes voit s'accroître sa vogue, mais on
rencontre, autour des plus illustres basileus, des personnages qui
prophétisent. Tel est Mélampos, qui est en même temps médecin,
et à qui la légende attribue le don d'entendre le langage des oi-
seaux. Tel est encore Tirésias, le devin de Thèbes, qui dévoile
les crimes d'OEdipe. Tel est encore Calchas, qui accompagnera
les Grecs au siège de Troie. Et il faut insister sur la puissance
exercée par de tels homcaes, ou par les oracles en général. On
peut voir dès maintenant se dessiner une forte tendance à faire
intervenir la superstition comme élément directeur ou perturba-
teur dans les entreprises de la vie, et notamment dans les opé-
rations militaires, tendance que l'on retrouvera toute-puissante
à la plus belle époque du génie grec.
L'aède enfin, c'est le chanteur, le poète, le spécialiste qui
charme les réunions du château et constitue une attraction de
ses plantureux banquets. Nous avons vu couiment le goût de la
musique et de la poésie s'était renforcé à l'époque héraclide.
Il se renforce encore et se régularise, comme tout le reste, à
l'époque hellène. Que chante l'aède? Les dieux sans doute, mais
aussi, et avec une prédilection particulière, la gloire des com-
bats, puisque c'est ce qui intéresse tout spécialement nos héros.
Comme il faut que ces spécialistes fassent leur apprentissage
quelque part, il se crée des écoles de poésie et de musique, où
l'on conserve les recettes, les procédés, les airs, les vers. Les
aèdes, pour les raisons que nous avons dites, ont la capacité
mnémonique fort développée. Us savent beaucoup de belles
46 LA GRÈCE ANCIENNE.
histoires, qu'ils transmettent à leurs élèves. Ces histoires sont des
morceaux épiques auxquels la coutume finit par imprimer une
forme consacrée. Il y aura des invocations à la Muse, des épi-
thètes traditionnelles, des sortes de moules tout faits pour in-
troduire les récits de combats ou les disputes de guerriers. Telles
apparaissent, dans la poésie homérique, les figures de Phémios,
l'aède attitré du château d'Ulysse à Ithaque, et de Démodocos,
qui charme à Schérie les superbes banquets des Phéaciens.
Les guerres entre chefs. — Les chefs, avec les clans qu'ils
mènent, peuvent être entre eux à l'état de guerre ou à l'état de
paix.
L'état de guerre est fréquent. Ce sont des rivalités, des
brouilles, des raccommodements, des meurtres, des fuites de
meurtriers chez un clan voisin qui les adopte, des luttes intes-
tines dans la même cité, des fratricides, des vengeances atroces,
des « faits divers » dramatiques dont on fera eiïectivement des
tragédies. Ce sont encore, selon la méthode qui dès le début ca-
ractérise l'expansion hellène, des entreprises pour soutenir tel ou
tel parti dans une cité où régnent des querelles intérieures. Ce
sont des histoires de « bannis » qui s'en vont avec des menaces,
et qui reviennent après être allés chercher du renfort. Polynice,
banni de Thèbes, s'en va chercher Adraste, roi d'Argos, lequel
avait été banni d'Argos par Amphiaraûs, puis s'était récon-
cilié avec ce dernier. Oreste, vengeur de son père Agamemnon,
est un banni qui revient. Banni encore, Persée; banni, Belléro-
phon; deux héros dont la légende touche au moins en partie à
notre période, et tous deux s'illustrent quoique bannis, ou parce
que bannis. C'est l'ère des coups de main et des coups de force.
Le régime longtemps pratiqué dans la montagne est appliqué à
la plaine. Le bandit, érigé en basileus, demeure bandit.
Mais, dans la plaine, la guerre se fait d'une façon perfectionnée.
La valeur de l'unité humaine, poussée à son maximum dans ces
luttes où les combattants ne sont qu'une poignée d'hommes,
amène le développement des armes défensives : casques, cuirasses,
épaulières, jambières, boucliers. Comme il arrivera plus tard au
m. — l.E BANDIT MONTAliNARD IDEALISE. i/
moyen âge pour des raisons analogues, le héros éprouve le besoin
de se transformer en citadelle vivante. C'est toute une afTaire que
de se procurer des armes solides. Le bronze est encore le métal
qui les fournit. Mais, sous cette carapace, naturellement, les
mouvements du héros sont difficiles. Que fera-t-il? Il montera
debout sur un char, petit siège traîné par deux chevaux, et que
conduira un fidèle théraponte. Le cheval apparaît donc, et lé-
pithète « dompteur de chevaux » devient pour un héros un
précieux éloge. Castor, le frère de Pollux, est un de ceux qui en
bénéficient. Mais, malgré tout, rilellène ne se bat guère à cheval.
C'est un fantassin qui se fait traîner en voiture. Du reste, pas de
tactique; rien que de la bravoure, ou des ruses élémentaires.
Les batailles se décomposent en une série de combats singuliers
— toujours comme il arrivera pour les chevaliers du moyen âge.
On se défie, on se poursuit, on se sauve d'ailleurs sans vergogne
quand on se sent le plus faible, et l'on s'embarrasse peu des
prescriptions de la loyauté.
Les armes offensives sont surtout l'arc, l'épée et le javelot.
L'arc joue un rôle important dans les légendes héroïques. Tou-
tefois le javelot semble en voie de conquérir la prépondérance.
Pour comprendre celle-ci, il faut se représenter l'entraînement
physique auquel se soumettaient, de bonne heure, les futurs
guerriers. Le trait lancé à la main, grâce à une studieuse habi-
tude, finissait par être une arme terrible, perçant les boucliers
et les cuirasses et franchissant des distances relativement consi-
dérables. A une époque où la poudre à canon n'existait pas, la
faculté physique de projeter un dard plus loin que ses adver-
saires constituait une supériorité précieuse, équivalente à ce
qu'est pour nous la possession d'un fusil ou d'un canon à longue
portée. On cultivait de même Vendurance, qui permet de com-
battre plus longtemps sans fatigue. C'est en s'entraînant à ces
exercices que les Grecs deviendront des guerriers supérieurs et
se rendront capables de prouesses merveilleuses contre les armées
inférieures de l'Asie. Or, ils s'y entraînent parce que leur état
social les y oblige, parce que la vie de bandit montagnard leur a
fait une loi de ces tours de force, et que, dans cette société de
48 LA GRÈCE ANCIENNE.
pillards aventiireux, la virtaosité musculaire est un gagne-pain.
Les chefs, au milieu de guerriers quasi égaux, n'ont d'autre
autorité sur leurs compagnons que celle à laquelle ces der-
niers veulent bien se soumettre. Evidemment il faut une orga-
nisation et une discipline embryonnaires. Le chef est un homme
très brave et très admiré, doué personnellement — sans quoi
il ne serait pas chef — des qualités du « meneur d'hommes ».
Mais, à l'occasion, tel ou tel ana.r refuse d'obéir, et le chef ne
peut rien contre lui. Ce n'est pas de la désertion; c'est de la
grève, et la grève est permise. Nouvelle occasion pour le chef
de déployer toutes ses ressources d'éloquence, et de manifester
son utile libéralité.
Enfin, vainqueurs, nos héros se partagent le butin, et c'est
toujours une grave question. Il faut que les parts soient égales,
et qu'elles soient tirées au sort. Le grand chef a toutefois sa
part privilégiée, et parfois tel héros de distinction peut obtenir
une « récompense » hors part, votée par ses camarades. Mais
cette répartition du butin est la cause de bien des brouilles.
C'est la grande affaire d'État,
Les coalitions par sympathie. — Pour être capables d'en-
treprendre des expéditions un peu importantes, nos « petits
rois » sont obligés de s'associer entre eux. Etant donné l'é-
miettement de la souveraineté à travers le pays, c'est le seul
moyen de mettre sur pied des forces sérieuses.
Ce résultat est obtenu au moyen de Vhétérie.
L'hétérie est l'extension hors du clan de ces amitiés dont
l'intérieur du clan nous a déjà offert l'exemple. C'est, en quelque
sorte, un vaste réseau d'amitiés qui englobe çà et là une mul-
titude de chefs.
Le sentiment d'une origine commune se fortifie parmi les
Grecs avec l'avènement des Hellènes. Et la chose est fort natu-
relle si l'on considère que les chefs des diverses cités sont
fournis à celle-ci par un type unique d'hommes supérieurs
formé dans un milieu déterminé. La séparation des vallées,
dune manière lente et continue, tend à faire diverger les in-
III. — LE I3ANDIT MONTAGNARD IDÉALISÉ. i9
nombrables cantons de la Grèce, malgré leur commune origine
pélasgique; mais l'accession au pouvoir d'hommes provenant
de la même bande tend, par intervalles, à resserrer plus ou
moins brusquement le lien primitif, d'autant plus que ces ban-
dits ne sont pas des étrangers, mais des enfants du pays, dont
les ancêtres ont jadis gagné le maquis. Des groupes sympa-
thiques se forment donc çà et là; les liens de l'hospitalité, ceux
du mariage, ceux du voisinage entrent en jeu. Entre deux ba-
sileus grecs, il y a des terrains d'entente qui n'existent pas
entre un quelconque de ces basileus et le barbare. Car le terme
de « barbare » va apparaître, indice d'un état d'âme tout spé-
cial chez les Grecs qui l'emploient. C'est contre les barbares,
ou contre les gens réputés tels, que se formeront les plus
célèbres coalitions de la Grèce.
En attendant, les discordes intestines de la Grèce nous don-
nent le spectacle d'autres coalitions. La plus célèbre est celle
des sept chefs qui vont assiéger Thèbes, lorsque Polynice, fils
d'OEdipe, en est banni par son frère Etéocle. Polynice va en
effet faire appel à ses amitiés. Il va trouver son beau-père
Adraste, roi d'Argos, et Adraste met à son service le crédit dont
il dispose autour de lui. A son appel, des chefs illustres s'en-
rôlent : Tydée, roi de Calydon, autre gendre d'Adraste et par
conséquent beau-frère du proscrit; Capanée, gendre d'un chef,
de clan nommé Iphis, qui partageait avec Adraste la « royauté »
d'Argos; Parthénopée « fils d'une chasseresse des montagnes »
(Atalante), qui a été élevé dans Argos, et se rattache ainsi au
clan d'Adraste; Amphiaraiis, beau-frère de ce dernier, que la
légende représente marchant à contre-cœur, par devoir de clan ;
plus un certain Étéocie, homonyme du chef thébain, et un cer-
tain Hippomédon, sur lesquels la légende ne nous renseigne
pas. Ni l'échec de cette ligue, ni la mort de tous les chefs, ni
celle même de Polynice, ne découragent les « amis » de ce
dernier, car une nouvelle coalition s'organise pour rétablir,
comme chef du clan thébain, Thersandre, fils de Polynice.
Cette guerre des Sept contre Thèbes e&t devenue célèbre dans
la légende, grâce à son caractère fratricide qui lui donna un
4
•jO la GRÈCE ANCIENNE .
cachet particulier d'horreur. Mais, en réalité, une foule d'ex-
péditions et de groupements semblables ont dû exister, et l'on
entrevoit le tableau que devait présenter la Grèce à cette époque
lointaine. C'est Fémiettement de la souveraineté, mais c'est
aus^i TefTort continu pour grouper en faisceaux des clans épars.
C'est la guerre perpétuelle, mais c'est aussi le jeu perpétuel
des amitiés, des relations, des intérêts sympathiques. C'est l'a-
narchie pillarde et belliqueuse corrigée par une multitude de
petites harmonies particulières.
Les éle'ments fédératifs : 1" Les Amphictyonies. — Cette
tendance à l'harmonie , on essaie de la faire passer dans des
institutions effectives .
La légende donne un frère à Hellen et l'appelle Amphictyon.
Cet Amphictyon, dont on fait un des anciens rois d'Athènes,
donne son nom aux « amphictyonies »,
Les amphictyonies paraissent n'avoir été tout d'abord que
des conventions de bon voisinage entre cités juxtaposées. Elles
devinrent ensuite des conventions d'une nature plus large et
plus générale, destinées à faciliter, malgré l'état de guerre, le
culte des divinités communes aux Hellènes.
2" Les pèlerinages. — Justement à cette époque, on effet,
l'apothéose — progressive sans doute — des grands Héraclides
de l'époque précédente, achevait son œuvre, et la personnalité
merveilleuse de ces chefs inoubliables achevait de se confondre
avec les diverses forces de la nature. La fusion des diverses
mythologies pélasgique, liéraclide, exotique aboutissait à une
cristallisation, et l'on ressentait le besoin d'opérer, en ce qui
concernait ces divinités à figure parfois un peu flottante, un
classement définitif. Les représentants de la religion prirent
probablement cette initiative, et une entente générale, par leur
entremise, eut lieu dans tout le monde grec pour proclamer
la prééminence officielle des douze grands dieux. Mais ces
dieux avaient, çà et là, des sanctuaires particulièrement révé-
rés auxquels des dévots de diverses régions se rendaient volon-
m. — LE lUNniT MONTAGNARD IDÉALISÉ. 51
tiers en pèlerinage. De là im besoin de neutraliser certains
points privilégiés, pour permettre à ces dévotions de se mani-
fester, et à certaines grandes fêtes d'être célébrées à frais
communs, par des fidèles venus de tous les points du pays. On
sacrifiait en commun au dieu et l'on chantait ses louanges. On
était toujours à temps de se battre ensuite. Il y eut donc des
{( commissions », des « conseils », quelque chose comme des
(( congrès » à mandat plus ou moins limité. Il y eut des essais
de codification d'un droit international très élémentaire. On
décida, par exemple, qu'aucune peuplade grecque ne devait,
en cas de guerre, saccager de fond en comble la résidence d'une
autre, et — détail curieux — qu'aucune ville assiégée ne
devait être privée d'eau par des assiégeants. Des traits sem-
blables accusent la supériorité et la civilisation du type.
Le lieu de pèlerinage le plus ilkistre, c'était Delphes. Là
palpitait, on peut le dire, l'âme religieuse de la Grèce. Le lieu
était considéré comme le centre mathématique du monde. Sur
un territoire neutre, inviolable et sacré, s'élevaient des tem-
ples et des « trésors », entretenus par les diverses cités. Là
triomphait le fameux oracle d'Apollon, représenté parla Pythie,
et fidèlement consulté par une multitude de personnes, qui
enrichissaient le sanctuaire de leurs cadeaux. Une voie sacrée —
détail significatif — avait été construite pour relier Delphes à
l'Olympe, et l'on y faisait des processions. C'est presque le
symbole du lien moral qui relie le type hellène au type héra-
clide.
Un autre pèlerinage d'Apollon était celui de Délos, île qui
avait été, disait-on, le berceau de ce dieu. Il était surtout fré-
quenté, comme de raison, par les Grecs maritimes. L'oracle
d'Esculape, à Épidaure, avait aussi beaucoup de clients. Une
sorte de fraternité religieuse se faisait naturellement sentir
entre les pèlerins de diverses provenances qui s'acheminaient
vers ces lieux, et ces lieux eux-mêmes devenaient, par un con-
sentement unanime, des sortes de petits territoires fédéraux.
C'est très probablement durant cette période que s'organisè-
rent régulièrement les « grands jeux ».
52 lA GRÈCE ANCIENNE.
3° Les grands jeux. — Les pèlerinages de Delphes, en ras-
semblant beaucoup de fidèles à certaines époques particulière-
ment solennelles, devaient se prêter à ces manifestations expan-
sives. De très bonne heure, en ce lieu, il sétablit des concours.
Une chose intéressante à noter, c'est que les « Jeux Pythiques »,
établis à Delphes, furent d'abord des luttes intellectuelles, des
concours de musique et de chant. On peut y voir un divertisse-
ment de nature pélasgique adopté et patronné par les grands
chefs héraclides. Mais, avec le temps, les jeux changèrent de
caractère. Ils devinrent des luttes corporelles. Pourquoi? Parce
que la physionomie sociale de la Grèce se modifiait et que l'on
sentait de plus en plus le besoin impérieux d'orienter l'éduca-
tion vers les prouesses physiques, afin d'obtenir de brillants
guerriers.
Comme les Jeux Pythiques, les Jeux Olympiques se célébraient
tous les quatre ans. Un sanctuaire de Jupiter, situé à Olympie
en Élide, avait été le centre de ralliement. Les Jeux Néméens,
célébrés tous les trois ans non loin d'Argos, avaient eu pour fon-
dateurs, d'après la tradition, les sept chefs de la coalition contre
Thèbes. Les Jeux Isthmiques se célébraient à l'isthme de Corin-
the, à Fendroit où une langue de terre unit le Péloponèse à la
Grèce continentale en séparant les deux golfes projetés en ce
point, d'un côté par l'Adriatique, de l'autre par l'Archipel. L'im-
portance commerciale et stratégique de ce lieu a toujours été
grande, car il constitue un double passage, un croisement de
routes, et, au besoin, une barrière. C'est là que Sisyphe, un
fameux bandit, mais un bandit très cultivé, ingénieux à ses
heures, et protecteur des récréations intelligentes, avait, dit-on,
institué des jeux. Ce qu'un bandit avait fait, un autre le défit, et
le brigand Sinnis, rapporte la tradition, interrompit la célébra-
tion des Jeux, Il ne fallut pas moins que l'intervention d'un
troisième bandit, l'illustre Thésée, pour les rétablir.
La course à pied, la course en char, la lutte simple, la lutte
armée, le pugilat, le disque, l'arc et le javelot, tels étaient les
principaux exercices. Plus tard, cinq genres de concours furent
conservés comme « classiques » : la course, le saut, le disque,
TII. — LE BANDIT MONTAGNARD IDÉALISÉ. 53
le javelot et la lutte. Lare passa probablement de mode comme
suranné et la lutte armée fut sans doute écartée comme trop
dangereuse. Quoi qu'il en soit, ces divertissements faisaient fu-
reur. Le zèle que l'on met de nos jours à exceller en certains
sports, tels que celui de la bicyclette, ne donne qu'une faible
idée de l'enthousiasme et de la passion avec lesquels les Grecs
cherchaient à se rendre supérieurs en ces sortes de prouesses.
Et cela se conçoit. C'est par la force physique et l'agilité que
l'intelligence menait la Grèce. Le bandit n'établissait et ne
maintenait son influence, ne gagnait et ne conservait des fidèles
que grâce au prestige attaché à riiomme qui se bat bien, court
vite, saute loin et se rend physiquement invincible. Les pères
de famille savaient très bien que c'était de ce côté qu'il fallait
pousser leurs enfants. Chaque localité avait ses « petits jeux ».
sa palestre, où la jeunesse s'exerçait. Aucune distraction plus
noble, plus instructive, plus passionnante, plus conforme à l'in-
térêt des familles et des classes, ne pouvait donc agrémenter
ces pèlerinages à la mode. Comme le moyen âge devait avoir la
trêve de Dieu, la Grèce avait la trêve des jeux. On sentait en
quelque sorte que l'avenir de toute la race était là.
Mais, ici encore, le montagnard de l'Othrys se montre un
bandit intelligent. Son ardeur pour les exercices du corps n'est
pas le fait d'une brute puissante, heureuse de déployer la ro-
bustesse de ses biceps. C'est une ardeur méthodique et raison-
née, l'adaptation prévoyante d'un moyen à une tin. Nous igno-
rons si déjà les vainqueurs sont chantés par des poètes, comme
ils le seront dans la suite; mais, en attendant, des concours
poétiques, musicaux, se combinent avec les épreuves athléti-
ques, preuve que le côté intellectuel n'est pas oublié.
Les variétés du type hellène : 1 ' l'Hellène ébauché : Eoliens,
Myniens, Cadméens. La Thèbe d Œdipe. — Malgré ces prin-
cipes d'unité, des variétés se dessinent dans le type hel-
lène.
De même qu'on donne à Hellen des ancêtres, on lui donne
des fils : Dorus, Eolus et Xuthus.
54 LA GRÈCE ANCIENNE.
Dorus, père des Doriens, reste pour le moment dans la mon-
tagne. Nous le retrouverons plus tard.
Eolus, père des Éoliens, préside à des migrations diverses :
en Thessalie et en Béotie d'abord, puis dans la Grèce centrale
et "sur la côte occidentale du Péloponèse, notamment en Élide.
Xuthus est père lui-même de deux fils : Achœus et Ion.
Le type éolien semble avoir, le premier, fourni une brillante
carrière.
Les Hellènes de ce type étaient ceux qui, au moment de l'ex-
pansion de leur bande, s'étaient répandus dans la Thessalie du
Nord, La montagne qui dut leur fournir le point d'appui dési-
rable fut le Pélion, qui court le long- de l'Archipel et domine le
port d'Iolcos. Ce massif du Pélion est prolongé au nord par celui
de rOssa, qui lui-même fait face à l'Olympe. Nous sommes donc
toujours dans la région si formidablement légendaire des luttes
entre Jupiter et les Titans. L'enjeu de la lutte est toujours cette
Thessalie, la plus vaste plaine de la Grèce, pays des Centaures
si admirés, et où la civilisation pélasgique avait dû se traduire
jadis par d'importants résultats. On peut en voir une preuve
dans les connaissances merveilleuses attribuées au Centaure
Chiron, précepteur d'Achille et d'autres héros. Les Centaures
étaient des hommes très forts, dont les connaissances furent
évidemment utilisées, à plusieurs reprises, par les dominateurs
du pays.
Il s'ensuivit que, de tous les Hellènes, les Éoliens furent ceux
qui subirent le plus l'influence de l'ancien fonds de la race. La
preuve de ce fait se trouve dans les ressemblances plus grandes
du dialecte éolien avec la langue latine. Plus impressionnés
par les mœurs et le langage antique, puisqu'ils tombaient dans
un milieu où la formation antique était particulièrement forte,
ils s'éloignèrent moins que les autres Grecs du type et du lan-
gage primitif.
Les Éoliens, à vrai dire, paraissent avoir été une aristocratie
assez restreinte d'hommes de même famille, les Éolides, super-
posés à d'anciennes populations déjà fort avancées. Il en résulte
que Vhellénisation due à cette branche de héros dut être rela-
III. — LE BANDIT MONTAGNARD IDÉALISÉ. 55
tiveraent faible. L'Éolien est un Hellène plus pélasgisé que les
autres. C'est l'ébauche, le premier degré du type.
Au sud de la Thessalie, de l'autre côté de la Phthiotide, les
Éoliens occupèrent la Béotie.
EnQn des groupes du même type émigrèrent dans TOuest de
la Grèce, peuplèrent les lies occidentales, notamment Ithaque,
et occupèrent, dans la partie du Péloponèse qui regarde ce
même Occident, les régions connues sous le nom d'Élide et de
Messénie. Ulysse, le héros d'Ithaque, est « descendant d'Eolus ».
A la branche éolienne des Hellènes se rattachent deux peuples
dont la carrière, à en juger par les légendes, fut évidemment
glorieuse : les Myiiiens et les Cadméens.
Les Myniens ont pour héros national Jason, qui conduira
l'expédition des Argonautes. Une de leurs cités les plus célèbres
était lolcos, au pied da Pélion et au bord du golfe pagasétique.
Une autre était Orchomène, en Béotie, au bord du lac Copaïs.
Les Myniens des bords du lac Copaïs se distinguèrent, comme
les grands Héraclides, par de gigantesques travaux. Ils creusè-
rent dans le roc des canaux d'écoulement et construisirent de
puissantes digues pour améliorer le régime du lac et assainir la
région voisine.
Ce peuple est peu connu, mais l'on sait qu'Orchomène eut
véritablement sa phase de splendeur. La légende a conservé le
nom d'Athamas, roi de cette cité, qui, voulant mettre à mort
son fils Phryxus et sa fille Hellé, les força à se bannir en Col-
chide. Cet Athamas, personnage évidemment très considérable,
était encore le père de Mélicerte. en l'honneur de qui les Jeux
Isthmiques furent fondés.
Mais, dans cette même Béotie, de l'autre côté du lac Copaïs,
Orchomène avait une rivale dont la gloire, grâce à une plus
grande attention des poètes, devait éclipser la sienne : c'était
Thèbes, la cité de Cadmus.
La légende rapporte que Cadmus, fils du roi phénicien Agénor,
cherchant sa sœur Europe enlevée par Jupiter, arriva en Béotie,
où il tua un dragon, dont il sema les dents sur le sol. De ces
dents naquirent des hommes qui s'entretuèrent, sauf cinq,
56 LA GRÈCE ANCIENNE.
qui aidèrent Gadmus à bâtir la Gadmée, citadelle de Thèbes.
On entrevoit, à travers ces récits merveilleux, que les Phéni-
ciens ont été pour quelque cliose dans la fondation de Thèbes.
Un passage commercial entre les deux mers — Archipel et golfe
de Corinthe — existait en effet à cet endroit. On entrevoit aussi
que des guerres et des brigandages raarcjuèrent ces premières
tentatives d'établissement. Peut-être cinq bandits du pays, plus
forts que les autres, finirent-ils par profiter de la situation pri-
vilég"iée du lieu pour édifier un de ces castels dont nous avons
parlé plus haut. Une colonie phénicienne, à cette occasion, dut
se fondre avec les habitants du pays, et s'helléniser, sans doute
après une longue période de conflits.
Plusieurs des descendants de Gadmus eurent aussi leurs lé-
gendes. Penthée, son fils, fut déchiré par des « bacchantes ».
Cette légende, cjui concorde avec celle d'Orphée, semble attes-
ter, chez certaines femmes de cette époque, une tendance à des
explosions de colère farouche. Ge sont de vrais bandits femel-
les, qui ont fait des coups de main dans la montagne et que
peut-être de copieuses libations, dans les grands jours, mettent
hors d'elles-mêmes. Notons ces accès d'indépendance de la femme
éolienne. Nous les retrouverons plus tard, sous une autre forme, à
Lesbos. Un autre fils de Gadmus, Actéon, pour une indiscrétion
à l'égard de Diane, est changé en cerf par la déesse chasseresse,
qui le fait déchirer par ses propres chiens. Nouvelle histoire de
femme indépendante et furieuse. Mais une légende thébaine, à
la fois plus récente et plus célèbre, est celle dOEdipe, fils de
Laius. Exposé à la mort par son père à qui un oracle a prédit
que la mort lui viendrait de la main de son fils, OEdipe est
élevé dans l'exil, tue son père sans le connaître, délivre Thèbes
du sphinx qui la terrifiait, épouse Jocaste, sa mère, sans la con-
naître, se crève les yeux quand son double crime lui est révélé,
s'exile accompagné de sa fille Antigone, et va mourir à Golone,
chez Thésée, roi d'Athènes, laissant ses fils Étéocle et Polynice se
disputer le pouvoir.
Au point de vue des indications sociales sur l'époque, obser-
vons qu' OEdipe est un aventurier ^ puis un tueur de monstre, puis
III. — LE BANDIT MONTAGNARD IDÉALISÉ. ' 57
un banni, qu'il rentre donc admirablement dans un moule que
nous connaissons bien. Il olFre un illustre exemple de la façon
dont un anax^ de fortune pouvait, par le jeu des affections et des
désaffections, gagner ou perdre des « royaumes ». Les poètes
postérieurs qui ont mis en drame cette légende ont évidemment
brodé là-dessus, mais il doit y avoir, dans le fond de cette for-
midable tragédie thébaine, de réelles et terribles « histoires de
brigands ».
Quoi qu'il en soit, la Thèbes d'OEdipe fut évidemment une cité
puissante, un centre d'influence assez important pour justifier
ces deux coalitions que nous avons mentionnées plus haut.
2° L'Hellène achevé : les Achéens. La Mycènes d'Agamemnon.
— Un autre centre de puissance, avec les Achéens, se forme
plus au sud, à Mycènes.
Les Achéens s'étaient maintenus longtemps dans la Phthiotide
au sud de la Thessalie. Là se trouvait la cité de Larisse, où régna
Pelée, père d'Achille, et d'où devait sortir le plus idéalisé des
héros grecs. Puis ils s'étaient répandus en divers endroils de la
Grèce, et spécialement dans l'est du Péloponèse. Alors la cité
pélasgique de Tirynthe cède la place à Mycènes, poste admira-
blement placé pour des bandits qui exploitent une route. Cette
route est celle qui joint le golfe d'Argolide à celui de Corinthe.
Les Phéniciens, et peut-être d'autres transporteurs qui complé-
taient ainsi l'œuvre phénicienne, se servaient de cette voie ter-
restre pour éviter une longue navigation autour du Péloponèse.
On peut conjecturer avec vraisemblance le rôle que devaient
jouer, à l'égard de ces riches voyageurs, les bandits mycéniens
fortement perchés sur leur nid d'aigles. Il y a un art de dé-
trousser les gens sans trop les faire crier, et sans les éloigner
pour toujours. Parfois la violence est de mise, mais parfois aussi
l'on peut s'entendre avec les gens, et les protéger contre d'au-
tres bandits, moyennant de convenables péages. Ainsi firent sans
doute les Mycéniens. Et les ressources du commerce proprement
1, Science sociale, t. XV, p. 355.
,j8 la GRÈCE ANCIENNE.
dit pouvaient s'unir parfois à celles du pillage. Enrichi, le bandit
pouvait devenir acheteur, et importer ce qu'il ne pouvait
prendre de force.
Ces faits poses, on s'explique admirablement cette civilisation
myténienne dont les vestiges ont été retrouvés depuis peu par
les archéologues, et le remarquable essor de \art mycénien.
Tout ce que les fouilles ont mis au jour : l'Acropole, la porte
des Lions, le « trésor d'Atrée )),le « tombeau d'Agamemnon »,
atteste une solide puissance et une étonnante richesse. Les
objets d'or foisonnaient dans les sépultures des chefs mycé-
niens : couronnes d'or, baudriers d'or, statuettes d'or, plaques
d'or, garnitures d'armes en or. Et les documents poétiques
mentionnent avec vraisemblance des navettes d'or, des fuseaux
d'or, des rênes d'or, des sandales d'or, des sièges d'or. Ce sont
aussi des objets d'ivoire : figures d'animaux, colonnettes, orne-
ments d'ustensiles. L'agathe, l'ambre, l'améthyste figuraient
aussi dans ces trésors, et le bronze aussi, bien entendu. Le
bronze était alors moins vil qu'aujourd'hui, vu la difficulté de
se procurer l'étain, que les Phéniciens allaient chercher à
d'invraisemblables distances. Les poteries dénoncent des tenta-
tives artistiques. Des lions de pierre, dont les têtes disparues
étaient probablement de métal — peut-être d'un métal précieux
— sont le premier spécimen de la sculpture grecque. Parmi
ces objets collectionnés par les chefs mycéniens, beaucoup ve-
naient de l'Orient, mais d'autres paraissent avoir été pro-
duits dans le pays même. Les grands chefs auraient donc
été des créateurs de manufactures, qui s'inspiraient, avec
plus ou moins de bonheur ou de gaucherie, des procédés de
l'Orient.
Il parait probable, en effet, que les Grecs avaient leurs
grands métallurges mi-forgerons, mi-orfèvres, êtres rares d'ail-
leurs, et objets d'une admiration intense. Il ne faudra pas moins
qu'un dieu pour confectionner les armes d'Achille, et le divin
Yulcain, qui se charge aujourd'hui d'exécuter un bouclier,
retournera demain à ses trépieds, à ses bracelets, à ses agrafes,
à ses pendants d'oreille. Rien d'étonnant si la croyance lui
III. — LE BANDIT MONTAGXARD IDÉALISÉ. 59
donne pour compagne Vénus, déesse de l'amour et de la beauté.
Une partie de sa besogne est laide et prosaïque, comme lui;
une autre est gracieuse et attrayante, comme l'épouse que lui
octroie la mythologie.
Homère ne mentait donc pas en accolant à Mycènes l'épi-
thète de « riche en or ». Et ce qu'on a trouvé dans les sépul-
tures doit donner une idée de ce qu'il a dû y avoir ailleurs.
L'histoire légendaire de Mycènes a conservé le souvenir de
fortes secousses qui auraient fait passer, à l'époque héroïque,
trois dynasties dans ses murs. Persée commença; puis vint l'ère
d'Adraste. iMais la dynastie vraiment « classique » fut celle que
fonda Pélops, fils de Tantale.
Ce Tantale régnait en Phrygie, c'est-à-dire en cette région
où la violente poussée des Héraclides avait refoulé une partie
des Pélasges, et, sans doute aussi, de ces chefs « Titans » qui
avaient osé lutter contre le puissant seigneur de l'Olympe. Une
légende atroce l'accuse d'avoir convié les dieux à un banquet
où il leur aurait servi son fils Pélops. Ce dernier, ressuscité par
les dieux, se rend dans la péninsule appelée depuis lors Pélo-
ponèse. Là, par un crime qui le débarrasse du roi OEnomaûs,
il devient roi de Mycènes. Dès lors, chaque génération apporte
sa contribution plus ou moins abominable à ces « histoires de
brigands » qui constituent les archives de la famille. Comme
à Thèbes, i\ous voyons des frères qui se détestent. Thyeste
ayant suborné la femme de son frère Atrée, celui-ci égorge les
enfants de Thyeste et les fait manger à leur père dans un festin.
C'est ensuite l'histoire d'Agamemnon immolant sa fille Iphi-
génie, puis égorgé par sa femme Glytemnestre, l'histoire de
Clytemnestre tuée par Oreste son fils, ainsi que son complice
Égisthe, puis l'histoire d'Oreste poursuivi par les Furies. Après
quoi la légende même annonce formellement qu'il y a un arrêt
et qu'un nouvel ordre social commence. Cette affreuse lignée
des Pélopides est bien le type de la famille des chefs bandits
démoralisée par le brigandage systématique et le pillage fruc-
tueux. Elle offre, en outre, l'exemple d^me série de vendettas
tout à fait comparable à celles qu'on aurait pu rendre immor-
LA GRECE ANCIENNE.
telles dans les annales de la Corse, s'il s'était rencontré des
poètes pour les chanter.
Ces discordes sont intenses, parce que l'enjeu est important,
« la place » exceptionnellement bonne. Les chefs qui, par chance
ou par force, ont mis la main sur ce défilé productif ont tout ce
qu'il faut pour devenir plus puissants, plus riches, plus illustres
que les autres, pour avoir plus d' « amis », et pour être tout dé-
signés d'avance comme chefs suprêmes, si l'occasion se présente
d'organiser quelque expédition plus grandiose, plus lointaine,
plus compliquée que les autres.
La Sparte de Ménélas. — Dans le sud du Péloponèse, la
puissance achéennc a un centre moins important : c'est Sparte.
Là régnait le héros Tyndare, représentant dun peuple navi-
gateur évidemment mélangé d'Orientaux. Ce Tyndare, père de
Castor, « dompteur de chevaux », et de PoUux, « habile au pugi-
lat », est « détrôné » , si l'on peut s'exprimer ainsi, par son gendre
Ménélas, frère d'Agamemnon, qui implante plus que jamais dans
le pays l'influence prépondérante du grand clan mycénien.
Agamemnon, grâce à ses « amis », à son frère et aux amis de
son frère, tient donc sous son influence une bonne partie du
Péloponèse. La Sparte d'alors est vraisemblablement une My-
cènes de second ordre. Le luxe y règne. Hélène, femme de
Ménélas, est allée en Egypte. Elle en a rapporté des objets
précieux, notamment un fuseau d'or, une corbeille d'argent,
des baignoires d'argent. L'étranger reçoit chez elle une hospi-
talité confortable; on le baigne, on l'inonde de parfums; on y
fait des festins qui se prolongent. On le voit : les Spartiates
« première manière » ne sont pas des mangeurs de brouet noir,
mais de riches bandits, dont l'existence n'est pas enserrée dans
des règlements tyranniques, et dont les mœurs participent au
mouvement général du monde achéen.
3^ L'Hellène modifié : Ioniens, l'Athènes primitive. — C'est
une partie de ce monde achéen qui, en évoluant, semble pro-
duire, à une époque relativement récente de la période hellène,
III. — LE BANDIT MONTAGNARD IDÉALISÉ. 61
le type ionien. L'apparition de ce type fait alors ressortir le
type achéen par différence, et voilà pourquoi Achœus et lou
sont donnés comme les petits- fils d'Hellen et non comme ses
fils. Voilà pourquoi aussi la langue ionienne, d'où sortira le
grec classique d'Athènes, s'éloigne plus du latin — et par
conséquent du pélasge — que les dialectes éolien et dorien.
En réalité, les particularités sociales qui caractériseront plus
tard le type ionien sont encore à l'état d'ébauche au moment
qui nous occupe. Achœus est un frère aine très absorbant,
auprès duquel Ion, jeune encore, ne joue qu'un rôle très effacé.
Pourtant l'Ionien existe, et c'est même lui que les étrangers
connaissent le mieux. Les monuments égyptiens le mention-
nent. Au xi" siècle, les Hébreux connaissent « les fils de Javan,
qui habitent les côtes et les iles de la grande mer ».
« grande mer », c'est l'ArchipeL
L'Ionien, c'est l' Achéen plus spécialement cantonné sur les
rivages, et plus spécialement tourné vers la mer. Par suite,
l'Ionien est moins brigand que pirate, et, comme ii est naturel,
c'est un pirate mâtiné de commerçant. Avec le temps, il devien-
dra plus commerçant et moins pirate. A l'origine, il devait être
plus pirate .et moins commerçant.
Les Ioniens de l'époque héroïque se rencontraient sur divers
rivages orientaux de la Grèce, et aussi sur la côte nord du Pélo-
ponèse, le long du golfe de Gorinthe. On les trouvait aussi dans
la région si excellemment maritime de l'isthme de Gorinthe.
Mais le plus célèbre des pays ioniens était l'Attique, pays pauvre
et situé hors des ^ routes » fréquentées alors.
Or FAttique, en vertu même de cette pauvreté et de ce peu
de valeur, grâce aussi à sa situation péninsulaire et aux collines
escarpées qui la protègent, était un pays bien disposé pour la
défense des races. Elle avait déjà, nous l'avons dit, servi de
refuge à des Pélasges et sans doute l'influence héraclide s'y
était fait sentir à dose mitigée. Aussi beaucoup des rois légen-
daires d'Athènes ont-ils un caractère pacifique, agricole, et
quelque peu analogue à celui d'un Priani ou d'un Énée. Parmi
ces rois figurent Cécrops, l'Égyptien civilisateur; Amphictyon,
62 LA GRÈCE AXCIENNE.
l'homme des associations fédérales ; Triptolème, prince agricul-
teur.
C'est plus tard que la légende fait arriver dans l'Atlique Ion
en personne, le « père » des Ioniens, et cette légende, à partir
de ce moment, va se corser d'épisodes héroïques. Athènes, qui
avait dû subir le joug de la Crète, puissance maritime dont
nous parierons plus loin, secoue ce joug et devient entrepre-
nante sur la mer. Egée, père de Thésée, impose précisément
son nom à cette mer qui baigne sa presqu'île. Thésée, lui, va
jusqu'en Crète tuer le Minotaure, et Tadmiration pour ce héros
national est si intense qu'on se met à inscrire à son compte un
grand nombre de travaux et d'exploits analogues à ceux qui
avaient signalé la période héraclide.
Les Athéniens, étant marins, avaient un culte pour Neptune
le dieu des mers. In autre culte encore plus athénien est celui
de Minerve (Athéné) qui donne son nom à la ville — propre-
ment Les Athènes, peut-être parce qu'il y avait en ce lieu plu-
sieurs sanctuaires ou statues de la déesse. La fille de Jupiter
est toujours la vierge guerrière, coiffée du casque et armée de
la lance ; mais, sous l'influence d'une évolution propre au milieu,
elle va tendre à devenir peu à peu une personne grave et pru-
dente, s'intéressant aux sciences, aux lettres, au progrès intel-
lectuel, bref, la classique « déesse de la sagesse ». Descendue
de sa montagne avec les illustres bandits, elle finit, comme on
le voit, par s'imprégner de « l'esprit nouveau » oui, graduel-
lement, transforme toute la race.
Entre temps, Athènes lutte contre sa voisine Eleusis, contre
les gens de Pallène, les « Pallantides », bandits montagnards
qui combattaient en lançant des quartiers de roc sur leurs
agresseurs. Finalement, elle établit sa prépondérance dans
l'Attique, et il se forme un groupe de douze « Cités-Unies »
qui, malgré tout, ne font pas encore beaucoup parler d'elles.
En effet, à l'époque la plus brillante des types éolien et achéen,
Athènes, petite cité, demeure dans l'ombre, et nous la verrons
ne fournir que des recrues obscures à ces grandes expéditions
doutre-mer, dont il nous faut parler maintenant.
IV
LE BANDIT A LA MER
PIRATES ET CONQUISTADORS : LÉPOPÉE HOMÉRIQUE
Les prédispositions du bandit grec au métier de pirate. —
Le bandit grec est fils de la montagne. Quand les circonstances
font qu'il descend, il peut descendre, non seulement dans la
plaine, mais sur la mer.
11 peut descendre à la mer d'autant plus facilement que la
mer creuse dans son pays une multitude de golfes, et qu'elle
est, en bien des endroits, tout à fait voisine de la montagne.
Mais il peut surtout descendre à la mer aux époques où il
n'existe pas de police maritime capable de s'opposer à ses entre-
prises.
Ce qui restreint aujourd'hui le rôle social des bandits dans
les régions qui tendent toujours à le produire, c'est l'existence
de pouvoirs publics forts, souvent appuyés par l'étranger, qui
répriment les tentatives sur terre, et l'occupation de la mer par
de puissantes marines de toutes nations, qui coupent court à
tout essai de piraterie.
Nous avons vu que les grands bandits de la montagne grec-
que n'avaient pas rencontré d'obstacle assez fort dans la cité
pélasgique. Ils n'en rencontraient pas non plus d'assez puis-
sants dans les mers qui environnent immédiatement la Grèce.
Avec ses criques, ses promontoires, ses îles, ses îlots, ses dé-
troits. l'Archipel offre à la piraterie une foule de lieux d'em-
64 LA GRÈCE ANCIENNE.
buscacle et de refuge. On peut attaquer à l'improviste, et
disparaître en un clin d'oeil. Aussi la piraterie y a-t-elle existé
à toutes les époques, tantôt prospère, lorsque la répression était
faible ou nulle, tantôt rudimentaire, mais cependant vivace,
lorsque la police des mers était exercée vigoureusement.
De curieux parallèles ont été établis par M. Victor Bérard '
entre les pirates qui sillonnaient la Méditerranée orientale au
xvii^ siècle et ceux qui exploitaient celte même mer à l'âge
homérique. Il y a des différences, mais les analogies sont sur-
tout nombreuses. Ce sont, en tout cas, les mêmes allures, le
même genre de vie.
LesPélasges étaient venus en Grèce par mer, et la circulation
par mer était tout indiquée à cause des difficultés de la circu-
lation par terre. La navigation était donc chose connue des
bandits qui, sortis de la société pélasgique pour gagner la
montagne, étaient, sans jamais avoir perdu le contact avec la
plaine, redescendus dans cette plaine pour s'emparer du pou-
voir.
Dès l'époque héraclide, il y eut donc, vraisemblablement, des
expéditions maritimes et des voyages d'aventuriers. Jupiter
avait navigué, puisqu'il avait été nourri en Crète, au lait de
chèvre, sur le mont Ida. Son frère Neptune est promu à la
dignité de dieu des mers. Son fils Hercule voit sa légende gros-
sie d'aventures lointaines, empruntées pour une part à des
légendes phéniciennes, mais qui témoignent de l'intérêt que
les Grecs portent à des pays fort distants du leur. Une autre
légende attribue à ce même Hercule une première expédition
contre Troie et une première prise de cette ville. Les Troyens,
assure-t-on, avaient gardé rancune à Hercule et ne lui rendaient
aucun culte, bien qu'ils eussent, sous l'intluence rayonnante
du monde héraclide, adopté celui de Jupiter et des autres
dieux c( olympiens ».
D'autres légendes envoient encore Persée sur les côtes de
Palestine, où il délivre Andromède, exposée à un monstre marin.
1. Les Phéniciens et l Odyssée, t. I.
IV. — LE 15ANDIT A LA MER. 65
Bellérophoii, héros moins lointain, s'en va en Lycic coml)atti'e
les Solymes et les Â.mazones. C'est là-bas qu'il tue la Chimère.
A travers tous ces contes, on aperçoit clairement une série
d'expéditions maritimes conduites par de grands chefs sur
divers points des rivages orientaux.
Mais c'est surtout à l'époque hellène proprement dite que
cette expansion guerrière par voie de mer prend une im-
portance considérable. L'Hellène, plus fort que l'IIéraclide, a
poussé assez en avant la société à laquelle il se superpose pour
que des expéditions vraiment puissantes, bien organisées, puis-
sent donner un débouché à son activité plus triomphalement
expansive.
L'atelier du pirate : la mer. — Le lieu de travail de nos
pirates, c'est la mer avec ses rivages. Nous avons caractérisé
cette mer en observant qu'on y perd rarement la terre de vue.
Le navigateur y est poursuivi par les îles et les promotoires.
Cette mer est la Méditerranée, qui a ses jours de tempête, mais
qui a aussi ses long ues périodes de calme et de beau temps. Les
rivages offrent, comme points de débarquement et d'incursion,
les mille embouchures de petites vallées que séparent les chaî-
nons do collines prolongées en caps. Beaucoup de ces vallées
sont fertiles, « riches en chevaux », en vin, en huile. On peut,
en survenant à l'improviste, trouver des objets d'or et d'argent
dans les maisons. On peut trouver des femmes se promenant
sur le rivage, ou même endormies à l'ombre non loin de celui-
ci. Il y a enfui des vaisseaux marchands qu'on peut surprendre
au coin d'un détroit ou d'un goulot, sans que l'équipage ait eu le
temps de se mettre en défense. Si l'on est poursuivi, ce ne sont
pas les refuges qui manquent. L'incroyable découpure du ri-
vage les multiplie devant les fugitifs, et les rochers des îlots
peu connus fournissent des grottes, des a cachettes », où l'on
peut « remiser » une partie du butin, lorsqu'on ne peut pas tout
transporter à la fois.
Cette mer, les Grecs l'aiment et l'adoreiit; elle est « divine ».
Non seulement Neptune, frère de Jupiter, en est roi, mais une
(36 LA C.RÈCE ANCIENNE.
foule d'autres divinités l'habitent, sans doute plus anciennes que
Neptuue, et nées directement de l'apothéose pélasgique des
forces de la nature : ce sont les Néréides, les Tritons, les Sirènes,
p^u à peu érigés en types classiques, avec des attributs précis,
par la tradition et par les poètes. C'est une Néréide, Thétis, que
la légende donnera pour mère à Achille, preuve probable des
excursions maritimes qu'avait accomplis Pelée, père du héros.
Et ces flots recèlent également des monstres, dragons horribles,
chargés de la vengeance des dieux. Les histoires de « serpents
de mer » ne sont pas neuves. Plusieurs héros ou héroïnes : An-
dromède, Hésione, Ilippolyte, Laocoon, sont représentés par la
légende comme exposés à ces formidables bêtes ou dévorés par
elles, mais toujours par la volonté ou avec la complicité des
divinités maritimes, qui semblent se prêter, avec une bonne
volonté toute professionnelle, à ces terribles vendettas.
L'instrument du pirate : le bateau. — Dans cet « atelier »
de travail, quel est l'instrument dont disposent nos pirates? —
C'est le bateau, le bateau noir, le bateau creux, le bateau d'Ho-
mère.
Ce bateau est petit. Il faut qu'il le soit, car. chaque soir, on le
tire à terre, où il constitue pour les pirates un domicile, une ci-
tadelle, ou un rempart. L'équipage ne descend guère au-dessous
de vingt hommes, mais monte rarement au-dessus de cinquante.
Comme le dit l'épithète consacrée, le bateau est creux, c'est-à-
dire qu'il n'y a pas de pont. La cale est ouverte. Rien ne res-
semble à un entrepont, à une cabine. C'est une barque pure et
simple, mais assez longue. A chaque extrémité, seulement, s'é-
lève une sorte de petite estrade, avec un rebord, mais le dessous
de ces deux estrades est ouvert comme tout le reste et forme la
continuation du l)ateau. Sur le « château de proue » se tient la
vigie. Sur le « château de poupe » se placent le capitaine et le
pilote. Ils ne sont pas plus abrités que les autres contre le vent
et la pluie, mais leur élévation relative les préserve des vagues
et de l'embrun. Le corps du bateau est occupé par les rameurs,
assis sur de petits bancs transversaux. Dans le sens de la Ion-
IV. — LE lîANDIT A LA MER. 07
gucur court une sorte d'allée centrale, dite « coursie », où l'on
peut circuler, quand elle n'est pas encombrée de marchandises.
Celles-ci se casent comme elles le peuvent sous les bancs des
rameurs, dans le « creux » du bateau, sous les estrades d'avant
et d'arrière. Au milieu se trouve une sorte de trou pour le màt.
Quand le vent est favorable, on plante ce màt dans le trou et on
l'assujettit par des cordages à l'avant et à l'arrière — peut-être
sur les côtés. La navigation à la voile est dans l'enfance; on ne
sait se servir du vent que lorsqu'il est arrière, ou à peu près.
Quand le màt ne sert plus, on l'enlève du trou, après avoir
défait les cordages, et on le couche au milieu du bateau. Comme
provisions, l'équipage emporte généralement de la farine et du
vin; mais il faut aussi faire de l'eau de temps en temps, car le
travail de la rame donne soif, et le vin ne saurait constituer
l'unique breuvage. Au moment de la bataille, les rameurs —
une partie tout au moins — se transforment en guerriers. On
condiat du château de proue et du château de poupe, qui sont
des postes plus favorables que le centre du vaisseau. En défini-
tive, le bateau grec est chose peu confortable; mais ce désa-
grément s'atténue lorsqu'on songe que, presque tous les soirs,
on peut se reposer à terre. Il est rare qu'on navigue de nuit, et
les chefs risquent de soulever contre eux leurs hommes s'ils
réclament d'eux ce travail exceptionnel.
La vie du pirate. — Le métier a pourtant de grands attraits.
Comme tous les travaux de simple récolte, il exerce une séduc-
tion intense, fortifiée encore par la richesse des « récoltes »
possibles et rendue plus piquante par le sentiment du danger
auquel on s'expose. Il va du bénéfice et des émotions.
Ulysse, chez les Phéaciens, commence ainsi le récit de ses
aventures :
« En partant d'Ilion, la brise me portait. Elle m'approcha
d'Ismare chez les Kikones. Là, je pillai une ville : nous tuâmes
les hommes ; nous enlevâmes les femmes et les objets de valeur
en grand nombre, et nous fîmes la distribution en parts si égales
que personne de mes équipages n'eut rien ci dire... On se
68 LA GRÈCE A.^CIE.^■^E.
mit à boire, et beaucoup, et du vin pur. On rôtit sur la plage
nombre de moutons et de grands bœufs lents aux cornes recour-
bées. »
' C'est une grave question que celle de ces <( parts égales », et
il importe que personne n'ait « rien à dire », car le capitaine
n'est pas maître absolu à son bord.
En effet, le clan que nous avons vu fonctionner sur terre est
ici transporté sur mer. Le chef hellène n'a pas de peine à re-
cruter son personnel. Ceux qui raccompagnent sont des volon-
taires, des « compagnons ». Us vont avec lui parce qu'ils le
savent brave, capable ou heureux; mais, comme sur terre, l'o-
béissance est libre. Le « meneur d'hommes » est le premier
entre ses pairs. Pour se faire obéir, il doit persuader, et n'y
réussit pas toujours. Ses « illustres compagnons » pratiquent à
bord le régime parlementaire, et il y a un leader de lopposi-
tion. Dans le bateau d'Ulysse, c'est Euryloque, et Euryloque in-
terpelle ainsi le héros en chef :
« Tu es cruel, Ulysse! tu es plein de force, et tu ne sens pas
la fatigue! Es-(u de fer! Nous, nous sommes brisés, et nous
tombons de sommeil. Laisse-nous descendre à terre ; laisse-nous
faire un bon repas. Pourquoi naviguer la nuit? »
Par suite, en bien des cas, le capitaine est obligé d'en passer
par la volonté de ses hommes. Les conséquences n'en sont pas
toujours heureuses. Les pillards, après un coup de main fruc-
tueux, se mettent à manger et à boire, et, dans ces ripailles
monstres, ils oublient de se garder. L'habitude du danger les
rend insouciants. Ils négligent de placer, selon l'usage, des senti-
nelles sur un monticule élevé. Ils croient que les habitants ne
viendront pas en force. Or, c'est ce qui arrive quelquefois, et
les pirates, plus ou moins ivres, sont surpris, soit par la gendar-
merie locale, soit par les habitants ameutés. Les gens de la côte
se méfient; ils ont des guettes, des signaux, et les rudes monta-
gnards de larrière-pays ont parfois le temps d'arriver à la res-
cousse. Le chef « très prudent » est alors heureux de pouvoir se
rembarquer précipitamment, versant des larmes sur les « illus-
tres compagnons » qui manquent désormais à l'appel.
IV. — LE liANDIT A LA MER. 60
Malgré tout, dans les bons moments, le métier rapporte, sur-
tout si l'on sait s'y prendre, et ne pas massacrer brutalement les
gens dont la vie peut vous faire gagner gros. Ulysse, dans la
razzia mentionnée plus haut, épargne le prêtre des Ciconiens.
Habile clémence.
« 11 m'offrit, dit-il, de riches cadeaux, sept talents d'or bien
travaillé, un cratère d'argent massif, douze amphores de vin
sucré, pur jus, breuvage divin. Nul dans sa maison, ni serviteurs
ni esclaves, n'en savait la place : lui seul, sa femme et leurs in-
tendants la connaissaient. »
Les enlèvements de femmes sont chose traditionnelle. Plu-
sieurs légendes résument en quelques faits typiques la multitude
de rapts qui durent avoir lieu durant des siècles : enlèvement
d'Io, fille d'Inachus, roi d'Argos, par les Phéniciens; enlèvement
d'Europe, fille d'Agénor, roi des Phéniciens, par Jupiter en per-
sonne; enlèvement d'Ariane et de Phèdre, filles de Minos, par
Thésée; enlèvement d'Hélène, femme de Ménélas, par Paris, et
les enlèvements se compliquent de vendettas, ce qui est assez
naturel. Ces enlèvements de femmes avaient encore lieu, il y a
moins d'un siècle, dans la Méditerranée, avant la complète ré-
pression de la piraterie barbaresque. Les corsaires aiment d'au-
tant mieux s'attaquer aux femmes, surtout jeunes, qu'elles sont
un excellent objet de vente. En outre, au moment où on les
prend, elles sont souvent parées de bijoux. De là un double profit.
Ce qu'il importe de noter, dans les documents homériques,
c'est la sérénité avec laquelle les pirates parlent de leur métier.
Ils disent : « J'ai tué, j'ai pillé, j'ai rançonné » avec une tran-
quillité parfaite. Leur profession est tout à fait courante et
avouable. Ce qui est grave, ce n'est pas de voler, c'est de trans-
gresser les lois d'une égalité scrupuleuse dans le partage du
butin. Le chef a bien quelques privilèges, mais si peu ! Éole ayant
donné à Ulysse les vents renfermés dans une outre, ses « illus-
tres compagnons », jaloux de penser qu'il y a peut-être là de-
dans des trésors non soumis ait partage, l'ouvrent pendant le
sommeil du chef, et de là une furieuse tempête. 11 n'y a d'ail-
leurs, à bord du navire, aucun coffre, aucune armoire, aucune
LA GRECE ANCIENNE.
pièce spéciale où le chef puisse enfermer quoi c[ue ce soit. Part
à tous : voilà la devise de nos bandits. Et ce cuite plutôt farou-
che de légalité, adapté aux transformations de l'avenir, se re-
trouvera plus tard dans les fameux mouvemenis démocratiques
çlont la plupart des cités grecques nous offrirent le tableau.
Les essais de police des mers : le rôle de Minos- — Il nost
pas vraisemblable que le tléau de la piraterie ait pu se ré-
pandre sans provoquer, même en ces temps lointains, des tenta-
tives plus ou moins efficaces de répression. De Texcès du mal
naît assez souvent le remède, et nous avons vu les bandits de la
montagne se métamorphoser en gendarmes pour défendre les
populations contre les autres bandits.
Ce qui s'était passé sur terre se passa sur mer. Le mouvement
partit de la Crète. L'homme (j[ui attacha son nom à cette œuvre
de gendarmerie navale fut Minos.
Il est probable qu'un Minos a vécu. Il est possible qu'il y ait
eu plusieurs Minos. La légende, toujours brouillée avec la chro-
nologie, fait vivre ce héros à différentes époques. Très expressive,
elle le fait naître de Jupiter, le bandit grec, et d'Europe, fille d'un
roi phénicien. C est que la Crète, placée au sud-est de la Médi-
terranée, marquait précisément la limite de deux races, et lo
lieu où des rencontres inévitables devaient s'opérer entre le type
pélasgique et le type phénicien.
La Crète est sur la route des Phéniciens et il est quasi certain
cjue ses rivages ont été de bonne heure colonisés par ce peuple.
Mais les Phéniciens, purs commerçants, ne s'attachaient quaux
rivages. Or, la Crète est une île fort grande, dont le centre est
couvert de hautes montagnes. Dans les temps modernes, ces
montagnes ont servi dinexpugnable refuge à des Grecs, moitié
insurgés, moitié bandits, qui fuyaient la domination ottomane
cantonnée dans les ports du littoral. Cette situation de la Crète
depuis plusieurs siècles peut donner une idée de celle où elle se
trouva dans les temps préhistoriques, avec cette diflerence que
les Phéniciens n'étaient pas des militaires, comme les Turcs, mais
des commerçants.
IV. — LE BANDIT A LA MER. / 1
En Fabsencc de tlociiments, on peut conjecturer ce qui suit :
L;i Crète, par le fond de sa population, était bien so'ur de la
Grèce, et demeura toujours en contact avec celle-ci. Mais la ci-
vilisation phénicienne agit de bonne heure sur les Cretois pour
les influencer. Or, quelle était la grande supériorité des Phéni-
ciens? La marine. Plus hardis et mieux outillés que les bateaux
grecs, les navires de Sidon faisaient de longs voyages; leurs pi-
lotes connaissaient mieux les astres et les divers secrets de la
navigation. L'heure vint — après quelles luttes et quels tâtonne-
ments, nous ne savons — où quelque grand chef montagnard,
dans le genre des Héraclides, établit sa domination sur l'île en-
tière, et, profitant de ce que savaient les Phéniciens, profitant
peut-être des vaisseaux qu'il leur avait enlevés, et des spécia-
listes qu'il leur avait débauchés, organisa une puissance mari-
time qui mit un certain ordre dans le désordre, et se fit sentir
jusque sur les côtes de la Grèce. Peut-être cet homme fut-il, en
réalité, une série d'hommes, l'incarnation de toute une phase
plus ou moins brillante durant laquelle, entre les Phéniciens
plus commerçants que pirates, et les Grecs plus pirates que
commerçants, prit place un type intermédiaire, dont la lé-
gende même montre le caractère hybride, puisqu'elle fait de
Minos le rejeton d'une Orientale et d'un Occidental. C'est cette
« fusion » momentanée, féconde en mesures de police maritime
qui, par comparaison avec l'état d'anarchie antérieure, fit bénir
dans l'opinion publique le nom de ce terrible Minos, et lui obtint
l'honneur significatif d'être promu, ainsi que son frère Rhada-
mante, au grade de justicier des enfers.
Les hommes du type de Minos, pour avoir mis de l'ordre dans
le désordre, n'en paraissent pas moins avoir été des façons de
grands pirates, comme les Hercule et les Thésée, malgré leurs
exploits de gendarmes terrestres, demeuraient malgré tout de
grands bandits. La légende du Minotaure, ce monstre auquel
Minos livrait ses victimes dans le fameux « labyrinthe » de la
Crète, n'était pas à l'avantage du grand chef crétois. Parmi ces
victimes, figurait un tribut de sept jeunes gens et de sept jeunes
filles que les Athéniens devaient payer annuellement au monstre
72 LA GRÈCE AXCIENNE.
et dont Thésée les afiranchit. Cette idée de « tribut », payable
en êtres humains, n'est peut-être pas une invention. Elle con-
corde très bien, dans tous les cas, avec ce concept si vraisem-
blable d'une piraterie régularisée.
i/Quoi qu'il en soit, la puissance de Minos ou des Mines subit,
avant la fin de l'époque héroïque, uue décadence indiscutable.
L'extermination du Minotaure et l'enlèvement d'Ariane par
Thésée sont l'expression légendaire de cette chute. Vers l'époque
de la guerre de Troie, la Crète n'est plus que l'île aux cent cités,
dont le représentant dans la coalition, Idoménée, est un person-
nage de second plan. Il n'est pas interdit de supposer que le
triomphe du héros athénien sur le monstre crétois est plus ou
moins lié aux dernières luttes du type hellène contre le type
héraclide.
L"or de la Colchide et les Argonautes- — Prospère et triom-
phant, ce type hellène pouvait déployer librement sa force d'ex-
pansion. Il la déploya en des expéditions diverses, qui durent
être très nombreuses, mais dont quelques-unes, ayant frappé
tout particulièrement l'imacination, sont demeurées dans la
mémoire des poètes, les seuls historiens d'alors.
Les deux plus célèbres sont l'expédition des Argonautes et la
guerre de Troie.
L'expédition des Argonautes a pour point de départ une de
ces histoires de bannissement %\ fréquentes dans la société grec-
que. Phryxos et sa sœur Hellé avaient été bannis par leur père
Athamas, roi de cette cité d'Orchomène en Béotie, qui était le
centre de la puissance des Myniens. Les deux jeunes gens se
sauvèrent dans la direction de la mer Noire, c'est-à-dire en sens
inverse de la route suivie jadis par les Pélasges. Les faibles, les
vaincus, aiment à se replier, de préférence, vers des lieux déjà
connus, où l'on a des parents, des amis, des frères de race; on
se retire par où Ion est venu. Les deux exilés, dit la légende,
traversèrent sur un bélier le détroit cjue nous appelons les Dar-
danelles. Hellé y tomba, ce qui fit appeler ce détroit l'Hellespont.
Phryxos parvint en Colchide, où il immola le bélier à Jupiter,
IV. — LE lîANDIT A LA MEH. 73
et la peau du bélier devint le palladium de la Colclndc, l'objet
sacré auquel la grandeur du pays était attaché.
La grandeur de la Colchide était attachée, non point à une
peau de mouton, mais à plusieurs. C'étaient celles qu'on disposait
dans le lit des cours d'eau pour y recueillir les paillettes d'or.
Plus rare qu'aujourd'hui, ce métal excitait forcément les convoi-
tises. Bien des bandits rêvaient évidemment d'aller conquérir la
toison d'or, c'est-à-dire d'aller faire une rafle des paillettes, et
satisfaire ainsi leur août pour les métaux précieux. La Colchide,
en un mot, était pour nos Grecs ce que le Pérou devait être pour
les Espagnols du xvi" siècle. Les récits merveilleux qui circu-
laient sur les richesses du Phase électrisaient l'ardeur des aven-
turiers. Mais on conçoit que ce n'était pas une petite chose que
d'organiser, avec les ressources de ce temps-là, une expédition
aussi lointaine. Il fallait des chefs très puissants, des « meneurs
d'hommes » très forts. Ce fut le rôle de Jason, fdsduroi d'Iolcos.
Ce port, situé vers le nord-est de la Grèce, était le plus rappro-
ché des régions vers lesquelles il s'agissait de cingler.
La légende donne à Jason des compagnons illustres : daljord
l'inévitable Hercule, dont on prolonge la vie et qu'on met par-
tout; Thésée, à qui l'on fait partager systématiquement nombre
d'exploits d'Hercule; Pirithoûs, l'ami de Thésée; Castor et
Pollux, les terribles athlètes-navigateurs; Méléagre, roi de Ca-
lydon, illustre par une chasse au sanglier devenue célèbre;
Pelée, père d'Achille, qui représente les Achéens dans ce groupe
de héros où le type éolien domine; Escnlape, fils d'Apollon, le
poète Orphée. La science et les arts, on le voit, faisaient partie
de l'expédition. Les chefs, en hommes éclairés, avaient pensé à
tout. Et la légende du navire Arr/o, sur lequel s'embarquent les
conquistadors, n'est pas moins caractéristique. Ce bâtiment fabu-
leux a laissé des souvenirs qui se sont traduits par une exalta-
tion admirative. C'était un vaisseau divin, dont le mât parlait et
rendait des oracles. Bref, les charpentiers de marine avaient dû
se surpasser et confectionner un chef-d'œuvre — plusieurs chefs-
d'œuvre sans doute. Tout révèle la mise en train d'une entre-
prise vraiment exceptionnelle, et même gigantesque aux yeux
/4 LA GRECE ANCIENNE.
des popiilations, qui n'avaient encore vu rien de si Jjeau et de
mieux monté en fait de coup de main maritime.
L'expédition fut victorieuse. Après avoir pris pour guide le
Phénicien Phinéos qui, dit la légende, gardait l'entrée de
l'Hellespont, et triomphé de grands obstacles, représentés par
des dragons et <( monstres » divers, les aventuriers s'emparèrent
de la toison — autrement dit pillèrent beaucoup d'or — et
l'aventure se termina par le classicjue enlèvement de femme.
Médée, iîlle du roi de Colchide, lit partie du butin de Jason, et
une nouvelle série de légendes prend pour thème les pratiques
de sorcellerie importées en Grèce par cette femme. Évidemment,
les sorcières d'Asie étaient des femmes tout à fait supérieures
dans leur genre, et la ré[)utation s[)éciale de Médée atteste l'ad-
miration professée par les Grecs pour les talents exotiques de
cette terrible hôtesse. On lui attribue notamment le rajeunis-
sement du vieil Eson, père de Jason. Notons que les aventuriers
espagnols, en même temps cju'ils iront chercher l'or sur les pas
des Cortez, des Pizarre et des Ponce de Léon, chercheront aussi
la fameuse « fontaine de Jouvence ».
Après divers exploits magiques, la sorcière Médée devient,
comme tant d'autres personnages, une « bannie ». Elle s'exile,
après avoir mis à mort ses enfants, s'envole sur un char traîné
par des dragons ailés, et va se réfugier en Attique, où elle épouse
Egée, père de Thésée. Nous avons déjà vu que Thésée lui-même
est représenté comme l'époux de plusieurs femmes enlevées, no-
tamment d'Ariane et de Phèdre, filles de Minos, et de la fa-
meuse Hélène, qu'il aurait lavie à Ménélas avant que Paris l'eût
ravie à son tour. Le même prince avait essayé d'enlever Pro-
serpine (Perséphone) au dieu des enfers. Tous ces faits, par
leurs analogies curieuses, jettent un certain jour sur les mœurs
et les procédés habilueh des « héros » de cette époque.
L'emplacement et la richesse de Troie. — L'enlèvement d'Hé-
lène, nul ne l'ignore, est le point de départ de la guerre de
Troie. Cet événement est très nettement postérieur à l'expé-
dition des Argonautes. Les traditions cjui s'y rapportent com-
IV. — LE BANDIT A LA ,\1ER.
portent une part l)ien inoins grande de faits absurdes et no-
toirement fabuleux. On peut dire que cette expédition se trouve
au seuil de l'histoire, vu la netteté, la simplicité et la parfaite
vraisemblance avec laquelle elle nous est rapportée.
Troie était située à l'entrée de THellespont, au point même
d'où les Pélasges migrateurs, arrivant de la mer Noire, avaient
dû s'arrêter et se recueillir, pour ainsi dire, avant de s'élancer,
qui vers les rivages d'Asie Mineure, au sud, qui vers les rivages
de Thrace, à l'est, qui vers les innombrables iles de l'Archipel,
entre l'est et le sud. A cet endroit, les fouilles de Schliemann
ont mis au jour les ruines de sept villes superposées, dont
l'une, selon les conjectures du savant archéologue, est la Troie
héroïque. Troie n'était d'ailleurs que la plus brillante de tout
un groupe de cités qui se partageaient le littoral du voisinage,
et dont les habitants, sur quelques points, avaient retenu
assez tard le nom de Pélasges. En fait, les hommes de cette
région étaient des Pélasges. non point purs, mais moins modi-
fiés que ceux de la Grèce. Sans doute, ils avaient subi le rayon-
nement de la civilisation héraclide. Apollon et Poséidon en
disgrâce étaient venus bâtir les murs du roi Laomédon, et ce
coin d'Asie n'avait jamais été perdu de vue par les Grecs d'Eu-
rope. Par suite, les Troyens connaissaient le culte des dieux
olympiens , notamment celui de Pallas, la vierge guerrière,
dont ils aimaient à reproduire, sur des vases à tète de chouette,
l'effigie traditionnelle et consacrée ; mais, d'autre part, leurs
cités faisaient presque corps avec la Phrygie, pays de popula-
tions probablement mêlées, où paraît s'être réfugié, en dernier
lieu, le vieux culte pélasgique.
Les Troyens avaient quelque chose de plus patriarcal que les
Grecs. Ils étaient moins belliqueux, quoique courageux. La po-
lygamie leur était connue. On a soutenu que Troie, au moment
de la fameuse expédition, était vassale de Ninive, et que Mem-
non, « fds de l'Aurore », (jui vint la secourir, était un général
assyrien « venu de l'Orient ». En un mot, le type troyen était
moins soumis à l'influence des bandit^ montagnards et plus
soumis à la contagion des usages orientaux mis en lumière par
/() LA GRECE ANCIENNE.
les grandes monarchies de l'Orient. Mais ces traits, si Ton veut
éviter foute exag"ération, ne doivent être notés que comme des
nuances. En définitive, les Troyens étaient des espèces de Grecs,
parlant un dialecte grec, adorant des divinités grecques, parti-
cipant pour une large part aux mœurs grecques, et gravitant
dans l'oriDite du monde grec, C'étaient, pour les habitants de la
Grèce, des parents déjà un peu éloignés, parents de la bran-
che aînée dont la fortune avait été un peu moins brillante que
celle de la branche cadette.
Troie était, nous dit lépithète homérique, « riche en che-
vaux ». Les fouilles nous ont démontré qu'elle était aussi riche
en or et en objets métalHques. Or, nous avons vu que ces deux
sortes de richesse étaient ce qu'il y avait de plus propre à éveil-
ler la cupidité de nos bandits. Le désir du pillage suffisait donc
à provoquer sur ce littoral des descentes de pirates. Mais, que
des enlèvements et des vendeltas sensationnelles se soient mê-
lées à ce motif, c'est ce qui est également très vraisemblable, et
l'on conçoit que les poètes, amis de l'idéal, aient surtout insisté
sur ces motifs. La légende nous dit donc que Paris, fils de
Priam, vint k Sparte, et enleva Hélène, épouse de Ménélas. Ce-
lui-ci voulut se venger. Or, Ménélas avait pour frère Agamen-
non, <( l'homme de beaucoup le plus puissant » de la Grèce
d'alors. Tous deux réunis avaient assez de prestige pour en-
tramer d'autres chefs, d'autant plus que la vendetta promettait
d'être assez rémunératrice. Le jeu des influences et des amitiés,
que nous avons décrit, produisit cette fois une coalition imposante,
et (( l'affaire fut montée » sur un pied qu'on n'avait jamais vu.
Comme l'expédition des Argonautes, la guerre de Troie ap-
paraît sous les traits d'un cAoc en retour. Non seulement l'em-
placement de Troie a dû être, nous l'avons vu, sur le passage
des Pélasges primitifs au moment où ils débouchèrent dans la
Méditerranée, nuis encore les chefs de la coalition, Agamem-
non et Méuélas, sont donnés comme des descendants de Tan-
tale, roi de Phrygie. Or, la Phrygie est \ hinterland de Troie,
et le mot « Phrygien » est pris souvent comme synonyme de
« Troyen ».
IV. — LE BANDIT A LA MEX. 77
Homère donne à Troie des épithètes admiratives : « aux lar-
ges rues, bien bâtie, bien habitée, agréable, riche en poulains,
grande, ceinte de bons murs, sourcilleuse, élevée, exposée aux
vents, sacrée ». Si les fouilles de Schlieinann ont vraiment mis
au jour la vraie Troie, il faut rabattre un peu de ces poéti-
ques éloges. Troie était une ville de modestes j)roportions,
mais toutes les villes grecques, alors, étaient petites, et n'au-
raient pas souffert la comparaison, soit avec les colosses urbains
de Ninive et de Babylone, soit même avec les grands ports
phéniciens. Mais on peut admettre qu'une certaine popu-
lalion vivait hors des remparts. A l'intérieur de ceux-ci
brillaient surtout le palais de Priam, où ce prince vivait pa-
triarcalement en compagnie de ses femmes, de ses cin-
quante fils et de leurs épouses, et le temple de Pallas, où la
statue de la déesse, désignée sous le nom de palladium, passait
pour être la sauvegarde surnaturelle de la cité. Près de là s'é-
levait le mont Ida, où Paris faisait paître les troupeaux du roi
son père, lorsque, d'après la légende, les trois déesses Junon,
Minerve et Vénus vinrent lui demander de décerner a l'une
d'elles le prix de la beauté.
Un type de grande expédition d'outre-mer : l'Iliade. — C'est
par cette « ({uerelle » de déesses (|ue commence l'épopée troyenne,
et cette querelle est suivie de bien d'autres : querelle entre Aga-
memnon et Ménélas, au sujet du sacritice diphigénie, fille du
premier, dont les dieux réclament le sang, au moment du dé-
part, en échange d'un vent favorable; querelle entre Achille et
Agamemnon, qui fait le sujet de ïlliade; querelle entre Ajax
et Ulysse, pour la possession des armes d'AchiJle; querelle
entre Philoctète et Néoptolème, fds d'Achille, qui veut ravir au
premier les flèches d'Hercule; querelle entre Idoménée et Ajax,
tilsd'Oïlée, à l'occasion d'une course aux jeux funèbres en l'hon-
neur de Patrocle. Tout cela cadre bien avec ce que nous avons
dit de la formation sociale et de cette multitude de petites sou-
verainetés locales, toutes égales en principe, de façon que le jeu
d'amitiés toujours précaires détermine seul les groupements.
LA GRECE ANCIENNE.
Le groupement qui constitue la coalition contre Troie est
d'une nature particulièrement imposante. Homère, dans son
énumération, donne vingt-huit contingents, obéissant à qua-
rante-cinq grands chefs et englobant les forces de cent soixante-
quinze cités. Du côté des Troyens figurent seize contingents et
vingt-sept grands chefs. Chaque chef garde son autonomie.
Celui qu'une puissance plus grande et un prestige plus rayonnant
désignent comme « chef des chefs » no peut agir que par la
méthode parlementaire. Il faut qu'il propose, qu'il discute, qu'il
caresse, qu'il menace, et ses « inférieurs ». pour enqdoyer un
terme inexact, sont libres de le critiquer, de l'injurier, de se
mettre en grève. Tel est le cas d'Achille, le plus brave des hé-
ros réunis sous les murs de Troie. Forcé de rendre à son père une
captive à laquelle s'intéresse Apollon, Agamemnon veut être
dédommagé en reprenant quelque chose sur le butin qui a déjà
été partagé. Or, c'est la plus flagrante violation des règles qui
ont force de loi dans les partages entre bandits. C'est cette
violation qui éveille en principe la fureur d'Achille, avant même
que celui-ci soit personnellement menacé, et c'est cette interven-
tion véhémente d'Achille qui, blessant Agamemnon, porte celui-
ci à se dédommager sur le dos de l'insolent. Achille réclame,
tempête, rappelle avec amertume qu'il « travaille » autant ou
mieux qu'un autre, et constate qu'il est souverainement injuste
de le léser quand il s'agit de la répartition du butin, fruit de
ce travail. Mais, après des bordées d'injures, il cède, parce qu'il
est le moins fort comme « meneur d'hommes ». Son clan de
tidèles n'est pas de taille à lutter contre la bande d'Agamemnon.
N'importe; il a sa vengeance toute prête; il s abstient ;\\ rentre
sous sa tente, et tout le ressort de V Iliade consiste justement
dans le tort que cette grève d'Achille, un fameux travailleur,
va faire à la coalition, découronnée désormais de sa meilleure
lance.
Or Achille, éloigné des combats par une inimitié particulière,
y reviendra sous l'influence d'une amitié particulière. Toujours
le triomphe des rapports personnels. C'est en vain qu'une « am-
bassade ». envoyée par Agamemnon, a essayé de fléchir 1 il-
IV. — LE BANDIT A LA MEH.
lustre gréviste. Celui-ci a écouté poliment les orateurs, mais
n'a pas bougé. C'est seulement quand Patrocle, son ami Patro-
cle, a été tué par Hector, qu'Achille bondit de colère et, met-
tant la vendetta de son fidèle compagnon d'armes au-dessus de
sa propre vendetta, se décide à sortir de sa tente.
La tente d'Achille n'était pas une tente. Les Grecs, sur le
rivage de Troie, logeaient dans des cabanes ou baraques, pro-
bablement en bois et en terre, et couvertes de roseaux. Celle
d'Achille est représentée comme divisée en plusieurs salles,
dont certaines sont réservées aux femmes et au butin. Il y a des
chambres séparées pour Achille et Patrocle. Autour de la baraque
s'étend un enclos entouré d'une palissade. La porte se ferme au
moyen dune Jjarre. Quant au camp tout entier, il a pour rem-
part les vaisseaux eux-mêmes, qui ont été tirés sur le rivage
et disposés de façon à constituer une ligne de défense. On les
couvre de chaume pour les abriter des intempéries. Car, dit la
légende, le siège est long. Il faut dix ans pour prendre la ville
de Priam, et, si la légende mentionne ce laps de temps, c'est
qu'il était vraisemblable. Il y avait donc des expéditions de pi-
raterie d'une longue durée, et il fallait fonder une manière de
ville sous les murs même de la ville que l'on assiégeait. Les
machines de guerre, en effet, paraissent totalement inconnues,
et des murailles de pierre, convenablement défendues, peuvent
défier pendant longtemps les assauts de nos bandits, si intré-
pides soient-ils. On attend donc l'occasion, et, en attendant, on
se livre des combats singuliers, on ravage les alentours, on
imagine des ruses pour s'introduire dans la place, soit tempo-
rairement, comme Ulysse et Diomède lorsqu'ils vont enlever le
« palladium », soit définitivement, comme les guerriers enfer-
més dans le « cheval de bois ». En d'autres termes, on blo-
que la ville qu'on veut piller, et l'on guette un incident quel-
conque à la faveur duquel on puisse faire irruption dans les
remparts mal gardés. Pour donner une idée de ce qu'avait
d'enfantin la tactique d'alors, il suffit de rappeler que la lé-
gende attribue à Palamède, un des héros grecs du siège de Troie,
l'invention du mot d'ordre et des sentinelles. On met encore au
80 LA GRÈCE ANCIENNE.
compte du même héros linventioa des phares, celle des pronos-
tics météorologiques, et enfin — il faut tuer le temps durant
un siège — celle des dés et des échecs.
Les fouilles de Schliemann semblent attester qu'une des sept
villes superposées — la seconde en commençant par le bas —
fut complètement détruite par un terrible incendie. Ce serait la
Troie d'Homère, et la réalité concorderait avec les documents
poétiques. Notre coalition de pirates aurait donc été ^'ictorieuse.
Ces sortes de victoires étaient redoutables pour les vaincus. On
massacrait, on pillait, on enlevait. Le vieux Priam, dit la tradi-
tion, fut tué sans merci. Ses femmes, filles ou belles-lîlles fu-
rent emmenées comme esclaves : Hécube, par llysse; Cassan-
dre, par Aeamemnon; Andromaque, par Néoptolème ou Pyrrhus,
fils d'Achille. Ce fut pour Ilion la destruction complète. Seul,
un groupe de fugitifs, conduits par Énée, se sauva par mer, à la
façon des antiques Pélasgès, et, doublant la Grèce peuplée d'en-
nemis, vint aborder sur les rives d'une autre péninsule où s'é-
taient déjà répandues d'autres populations pélasgiques non hel-
lénisées. Ce n'est peut-être pas à tort que les Romains vont
rattacher leur origine à celle des Troyens. L'expansion du type
hellène avait laissé, à droite et à gauche de la Crèce propre,
de vastes territoires méditerranéens demeurés plus ou moins
fidèles aux vieilles mœurs pélasgiques, et ces extrêmes se res-
semblaient alors plus qu'ils ne ressemblaient aux populations
intermédiaires. Il n'est donc pas impossible (]ue des vaincus
d'Asie Mineure aient pris la fuite vers l'Italie.
Les retours de pirates : leurs mésaventures. — Mais tout
n'est pas de vaincre : il faut retourner chez soi. Or, il est mau-
vais pour un bandit d'aller exercer trop loin son métier de pi-
rate et surtout de rester trop longtemps absent. Sa puissance
dans une localité, nous l'avons vu, tient trop à sa valeur person-
nelle, à ses qualités personnelles de persuasion, aux relations
(ju'il a su conquérir et entretenir personnellement. Dans ces
conditions, plusieurs années d'absence mettent un homme dans
un grave état d'infériorité, surtout si les richesses mobilières ac-
IV. — ■ LE BANDIT A LA MER. SI
cumulées dans les « trésors » sont de nature à tenter la cupi-
dité de ceux qui ne sont pm partis. Le pirate est puni par où il
a péché. Pendant qu'il va très loin piller les autres, on le pille
chez lui, et il risque fort de trouver, à son retour, quelque rude
adversaire installé à sa place. Et il faut croire que les mésaven-
tures de ce genre n'étaient pas rares, puisqu'on en prête à presque
tous les héros qui avaient pris part à l'expédition contre Troie.
Les infortunes des retours ont inspiré les poètes. Ces infortunes,
il est vrai, sont de diverses natures, mais il semble qu'une
(( malechance » particulière est attachée à ces rentrées de pi-
rates absents dans leur nid de piraterie. Agamemnon, tout le
premier, trouve la place prise, auprès de Clytemnestre son
épouse, par son cousin Egisthe, qui l'assassine avec la compli-
cité de celle-ci; Ménélas erre huit ans sur les mers; Ulysse, dix
ans; Teucer est chassé de Salamine et se réfugie dans File de
Chypre; Diomède, roi d'Argos, manque de périr, comme Aga-
memnon, sous les coups d'une épouse infidèle, et s'en va dans
le sud de l'Italie. C'est également vers l'Italie méridionale que
se dirigent, après d'infructueux efforts pour rentrer chez eux,
Philoctète, Epeios et Idoménée. Ajax, fils d'Oïlée, est victime
d'une tempête spécialement envoyée par les dieux. Quant à
Achille et à Ajax, fils de Télamon, les plus braves de l'armée,
ils sont restés sur les champs de bataille. Bref, pour un triom-
phe, celui-là manque essentiellement de gaieté.
Divers poètes ont chanté « ces retours », qui constituèrent,
vu l'évidente célébrité qu'ils avaient acquise par leur caractère
malheureux, tout un (^ cycle » littéraire. Le plus illustre de ces
poèmes est V Odyssée, qui relate les voyages d'Ulysse et les ex-
traordinaires épreuves qu'il eut à traverser avant de regagner
son île d'Ithaque où de nombreux chefs, installés tranquille-
ment chez lui en son absence, briguaient la main de sa femme
en dévorant ses moutons.
Le contact sur mer avec les routes phéniciennes : les Phéa-
ciens. — VOdi/ssée reflète, d'une manière merveilleuse,
l'idée qu'on se faisait, dans le petit monde grec, des périls
8:2 LA GRÈCE ANCIENNE.
étranges et terribles disséminés çà et là dans les lointains de la
Méditerranée. M. Victor Bérard, avec un grand talent, sest ef-
forcé de mettre en relief tout ce que ce poème maritime doit aux
influences phéniciennes. Car les navigateurs grecs, en leurs
co,urses aventureuses, étaient exposés à empiéter sur des itiné-
raires phéniciens et à inquiéter ainsi de puissants monopoles.
M. Bérard en arrive à l'hypothèse d'un poète qui se serait servi,
pour broder le récit de ses aventures épiques, dune sorte de
(( manuel de navigation » ou d' « instructions nautiques » four-
nies par les Phéniciens. Or ceux-ci. jaloux de conserver le se-
cret de leurs routes, auraient fait exprès de pousser au noir le
danger de certains passages, pour combattre chez les marins
hellènes la tentation de courir sur leurs brisées, lu Odyssée au-
rait pour but, conscient ou inconscient chez l'auteur, d'évoquer
des monstres et des catastrophes imaginaires, susceptibles de
faire pâlir les aventuriers grecs et de les engager à rester dans
leurs mers natales. L'hypothèse est ingénieuse, mais les tra-
vaux de M. Philippe Champault. dans \ii Science sociale, permet-
tent de la corriger en montrant quelle a dû être, sur la produc-
tion de ce poème, l'influence dun peuple alors prospère, bien
que n'ayant pas laissé de trace dans Ihistoire : les Phéaciens.
Les Phéaciens, considérés par certains comme un peuple ima-
ginaire, placés par d'autres dans l'ile de Corfou, sur la côte oc-
cidentale de la Grèce, habitaient vraisemblablement l'ile d'Ischia.
sur la côte occidentale d'Italie, en face du golfe de Naples.
Cétait une colonie de commerçants phéniciens, qui avait Uni par
s'helléniser en partie, en admettant dans son sein des (irecs
venus de Gumes, et originaires de l'Eubée. Ces commerçants,
bien placés dans l'Occident de la Méditerranée, où se trouvaient
alors les <( pays neufs », y pratiquaient ce négoce fructueux
qu'on appelle la traite, c'est-à-dire exploitaient les nations bar-
bares de l'Italie du Nord, de la Gaule, de l'Espagne, de la Corse
et de la Sardaigne en tirant de ces régions des métaux précieux
ou non, et en y plaçant de la « camelote », confectionnée en
Orient. Les Phéaciens étaient de hardis naNÏgateurs. connaissant
le secret de routes et d'étapes maritimes, secret qu'il y avait
IV. — LE BANDIT A LA MEH. 83
intérêt à défendre contre la concurrence. L'intérêt était
d'ailleurs le même pour tous les comptoirs phéniciens de cette
Méditerranée occidentale, demeurée mystérieuse pour les popu-
lations de l'Orient.
Il était dangeren.x pour un Grec, surtout intelligent, d'abor-
der par accident sur un de ces rivages. Les gens des comptoirs,
dérangés par cette visite et menacés de révélations nuisibles à
leur commerce, se tiraient d'affaire, soit en retenant i intrus
en captivité, soit en le supprimant, ce qui était plus sûr. Notons
que, vu la longueur des voyages et par conséquent des absences
des chefs, ces colonies étaient parfois gouvernées par une
femme, comme cela se passe, pour des causes analogues, dans
certaines oasis du désert, habitées par des familles de grands
caravaniers.
Un type de retour : l'Odyssée. — Tout cela aide à comprendre
les faits sociaux qui se cachent sous la poésie de YOdyssée.
Ulysse, parti de Troie, et après sa descente malheureuse au
pays des Ciconiens, en Thrace, dont nous avons dit un mot plus
haut, est emporté par une tempête sur la côte d'Afrique. Il
aborde au pays des Lotophages, autrement dit des mangeurs de
dattes. Nous sommes ici en Tunisie, sans doute à l'endroit privi-
légié où s'élèvera Carthage. Ulysse arrache avec peine ses com-
pagnons aux délices funestes du loto, qui fait oublier la patrie,
et va se heurter aux côtes d'Italie, près du cap Misène. C'est le
pays des Cyclopes, où il est fort mal reçu. Fait prisonnier, puis
évadé à grand'peine, il redescend au sud; mais, ignorant sans
doute l'existence du détroit de Messine, il atteint la pointe occi-
dentale de la Sicile, où Eole, roi des vents peut-être un chef de
comptoir phénicien lui donne par grande faveur l'outre men-
ti<mnée plus haut. Mais les « illustres compagnons » du chef, qui
passent leur temps à faire des sottises dont celui-ci ne peut que
gémir, ouvrent l'outre et déchaînent une tempête. Ulysse entre
alors dans le port des Lestrygons, qu'on peut placer à Porto-
Pozzo, au nord de la Sardaigne. Nouveau massacre, auquel
échappe le seul vaisseau d'Ulysse. On se réfugie dans l'île de Circé,
o4 LA GRECE ANCIENNE.
que M. Champault retrouve dans celle de Pianosa. Circé, après
avoir essayé en vain ses philtres magiques, envoie Ulysse au
pays des morts, représenté par la côte nord-ouest de la Sardai-
gne, à la sortie des bouches de Bonifacio. Puis, elle consent à
rpvéler à son hôte une sortie vers l'Orient : le détroit de Messine.
Ce détroit est dépeint sous les couleurs les plus formidables.
C'est là que sont postés en sentinelles les deux croquemitaines
Charybde et Scylla. Le roi d'Ithaque — toujours par une faveur
exceptionnelle que d'autres ne peuvent se vanter d'avoir — le
franchit néanmoins, en perdant six de ses compagnons. Mais les
autres ayant, sur les côtes de Sicile, pillé « les bœufs du So-
leil », un ouragan vengeur brise le dernier vaisseau de lesca-
dre. Seul Ulysse échappe au naufrage et les flots le poussent
jusqu'à (Gibraltar, où règne Calypso. Captivité de sept ans chez
Calypso, qui, par ordre des dieiLi\ consent enfin à lâcher son
prisonnier. Celui-ci aborde enfin à Ischia, où Alcinoos, roi des
Phéaciens, le reçoit magnifiquement, par une inspiration di-
vine, et — généreuse exception aux habitudes du pays — con-
sent à rapatrier l'exilé, non sans lui avoir fait prendre un narco-
tique j)our qiiil ne puisse pas se rendre compte de la route suivie.
Ulysse est laissé endormi à ltha(|ue, tout seul, avec ses bagages.
Les Phéaciens ont fait le grand effort de ne pas le massacrer et
de ne pas le retenir captif. C'est une magnanimité incroyable,
signalée à l'admiration de la postérité. Au fond, YOdyssée a
pour but la glorification de ce peuple, objet d'hyperboliques
louanges durant plusieurs chants, et l'on soupçonne que l'au-
teur du poème a trouvé dans cette cité merveilleuse, lui aussi,
des amis et des protecteurs.
La question d'Homère. — Ceci nous amène à la question
d'Homère. Deux opinions régnent au sujet de ce poète. Les uns,
appuyés sur l'opinion traditionnelle, admettent son existence.
Les autres, adoptant les hypothèses de l'érudition allemande,
pensent que Y Iliade et V Odyssée sont des mosaïques de petits
poèmes, intelligemment choisis et rassemblés à une époque
bien postérieure à leur composition. Nous n'avons pas à discuter
IV. — LE BANDIT A LA MEK. So
ce problème. Disons seulement mi mot de cette poésie épique
tlont l'influence est demeurée si étonnante depuis trois mille ans.
L' Iliade et VOdyssre sont écrits en ionien primitif, ou ionien-
achéen, langue qui, en éliminant plus tard certains éléments
retenus par le dialecte éolien, deviendra la langue ionienne
classique. Toutes les traditions s'accordent à faire naître l'auteur
en lonie, c'est-à-dire sur la côte occidentale de l'Asie Mineure '.
Tout cela semble prouver que les poèmes ont pris naissance
vers une époque légèrement postérieure à celle de la guerre de
Troie, c'est-à-dire lorsque les Achéens et les Ioniens, comme
nous allons le voir, furent obligés d'évacuer en partie le Pélo-
ponèse pour refluer vers l'Asie. Mais l'état social reflété par la
poésie est bien celui que nous venons de décrire. Ce qui en-
chante les imaginations, ce sont les expéditions, les aventures,
les beaux pillages, les belles ripailles, les exploits de pirates et
de casse-cou. Et les aèdes, hébergés chez les chefs, chantent
naturellement ce qui fait plaisir à ceux-ci. Homère (ou la col-
lectivité de poètes que l'on voudra) arrive sans doute au déclin
de cette période, au moment où tout craque et sombre, comme
Gamoëns arrivera, dans son temps, à l'heure où s'évanouit la
splendeur de la colonisation portugaise. Mais c'est précisément
à ces heures suprêmes des civiUsations que l'on voit les génies
caractéristiques, interprètes ou résumés de leur époque, jeter le
plus vif éclat.
Si Homère a existé, on peut très bien se le représenter sous
des couleurs voisines de celles de la légende. C'est un Ionien
très cultivé, plein de souvenirs, mais vivant déjà dans une
époque malheureuse. Il voyage, il erre de ville en ville; il con-
naît, comme Ulysse, les mœurs de beaucoup de cités. Il utilise
vraisemblablement des chants nombreux que d'autres aèdes
ont composés avant lui, et profite de leur expérience pour faire
quelque chose de mieux. Il souffre d'une ingratitude qui est
peut-être liée à la crise matérielle traversée par la société
ionienne. Il trouve enfin à Ischia des Mécènes riches et généreux :
1. Vers le ix^ siècle av. J.-C.
86 LA GRÈCE ANCIENNE.
les Phéaciens, alors plus hellénisés sans doute qu'ils ne l'étaient
au temps d'Ulysse, et il les récompense de leur bon accueil en
immortalisant dans ses vers celui qu'ils auraient fait à Ulysse
quelques générations avant lui.
Tout cela dans une langue riche, limpide, harmonieuse, en
un style naïf, mais coloré, où les phrases sont presque invaria-
blement courtes, où le retour des mêmes épithètes engendre un
charme spécial, et où la description candide des traits de mœurs
rend aussi vivante que possible la société dans laquelle le poète
prend ses héros. C'est ce mélange de naïveté et de perfection
littéraire — deux qualités évidemment difficiles à réuftir — qui
fait la supériorité des poèmes d'Homère, et leur a permis de
trouver des admirateurs à toutes les époques et dans tous les
milieux littéraires, chez les classiques comme chez les roman-
tiques, chez les amis de la simplicité comme chez les amateurs
de raffinement. Et la production de cet art si pur est sans con-
teste un des phénomènes les plus remarquables de cet état
social disparu, de cette première civilisation grecque, dont
l'histoire ne dit pas un mot, mais dont les traits saillants se des-
sinent enfin de mieux en mieux, grAce aux révélations com-
binées de la poésie, de l'archéologie et de la science sociale.
LE BANDIT FRUSTE ET MILITARISTE
TROISIÈME DESCENTE : LE TYPE DORIEN A SPARTE
Les Albanais d'autrefois. — La Grèce a deux façades : Lune
sur l'Archipel, Tautre sur F Adriatique. Dans l'antiquité, la pre-
mière était la façade civilisée, la seconde était la façade bar-
bare. Le commerce et la lumière venaient de l'Orienf, siège
d'anciennes et puissantes civilisations. L'occident de la xMédi-
terranée, au contraire, constituait une espèce d'Océan à demi
inconnu, vaguement limité par des « pays neufs ». Il était
donc naturel que les montagnes occidentales de la Grèce, Epire,
Acarnanie, Étoile, fussent peuplées d'une race plus rude, plus
fruste, moins portée aux raffinements de la vie. Le rayonnement
de la politesse et des arts arrivait en effet plus affaibli dans
cette région peu accessible, et le bandit montagnard, plus
éloigné des vallées à prospérité brillante, constituait un type
inférieur, sous ce rapport, au montagnard hellène que nous
avons vu descendre de l'Othrys.
Ce montagnard, tout porte à l'affirmer, ressemblait trait pour
trait à l'Albanais moderne, brave, farouche, indomptable, tou-
jours armé, plus enclin au brigandage qu'au travail pénible
de la culture sur les pentes abruptes, se glorifiant du vol et du
pillage comme d'actions méritoires, affilié à un clan qui fait la
petite guerre avec les clans voisins, prolongeant ces luttes durant
des générations, capable de monter la garde pendant des années
autour de quelque nid d'aigle où perché un ennemi qu'il veut
88 LA GRÈCE ANCIENNE.
abattre, apte d'ailleurs à être un superbe soldat si l'occasion
s'en présente, et faisant fort bonne figure, soit dans l'armée
turque, soit dans la gendarmerie des petits États orientaux, soit
dans la garde des consuls européens. L'Albanais est, dans sa
mqntagne, un des types les plus traditionnels et les plus intrans-
formables qui soient. C'est ce type qui devait peupler, il y a
trois mille ans comme aujourd'hui, les massifs du Pinde et tout
le chaos des rudes montagnes épirotes.
Ce type, dans l'histoire grecque, a fait parler rarement de
lui, cnr les cités civilisées, celles dont s'occupe rhistoire, étaient
en dehors de sa région. On le verra pourtant s'illustrer avec le
fameux Pyrrhus, roi d'Épire, mais à propos des incursions de ce
prince contre les Romains, et encore avec la ligue Étolienne,
lorsque ces mêmes Romains, envahissant la Grèce, et l'envahis-
sant naturellement par l'ouest, trouveront en face d'eux ces
rudes adversaires. Mais les mouvements de cette masse monta-
gnarde, en rejetant hors de son domaine une partie de ses
éléments, ont produit, peu après la guerre de Troie, une révo-
lution des plus importantes dans l'histoire de la Grèce. C'est ce
que l'on a appelé « le retour des Héraclides » , autrement dit la
conquête du Péloponèse par les Doriens. (x'' siècle?)
Les Doriens étaient, nous l'avons dit, des Hellènes demeurés
dans la montagne. Pendant que les Éoliens et les Achéens se
répandaient dans les vallées où ils détrônaient les Héraclides,
les <( fils de Dorus » demeuraient groupés sur le massif qui se
trouve entre TOEta et le Parnasse, c'est-à-dire au point le plus
central de la Grèce. Ils ne gravitaient pas dans l'orbite de la ci-
vilisation mycénienne, mais se rattachaient, comme formation,
aux montagnards de l'Ouest, dont ils étaient l'avant-garde du
côté du sud. Toutefois ce n'étaient pas des barbares. Ils ne
l'étaient ni par l'origine, car eux aussi étaient originaires de la
vallée pélasgique, fils d'Hellen et de Titan. Ils ne l'étaient pas
par leur caractère, car, si un séjour prolongé dans la montagne
leur avait donné quelque chose d'àpre et de farouche, ils de-
meuraient, comme les Albanais modernes, des hommes d'esprit
ouvert, comprenant les gens de la plaine et gardant une cons-
V. — LE BANDIT FRUSTE ET MILITARISTE. S!)
ciencc fort nette de la parenté qui les unissait à ceux-ci. Leur
langue, sauf des variations dialectales, était la môme que celle
des autres Grecs. Leur religion ne différait en rien de celle
des Hellènes, et, voisins du temple de Delphes, ils avaient pour
Apollon un culte spécial.
Le montagnard dorien et la décadence achéenne. — (^e sont
CCS Doriens qui, après la guerre de Troie, entrent en scène.
Mais cette entrée en scène est précédée d'une certaine « bous-
culade » de peuplades dans le grand massif montagneux du
Pinde et de ses annexes. La Thessalie — qui ne s'appelait pas
encore Thessalie, mais HaRmonie — était, nous l'avons dit,
peuplée en grande partie d'Éoliens qui avaient pris une large
part à l'expédition des Argonautes, et en petite partie d'Achéens,
({ui avaient joué avec Achille un rôle lirillant au siège de Troie.
Ces expéditions avaieut affaibli visiblement cette région de la
Grèce, sans doute trop vidée de ses « héros ». Peut-être aussi
des « héros » s'étaient-ils amollis dans les délices qui suivaient
la conquête des « toisons d'or », ou des discordes trop intenses
avaient-elles éclaté, à la suite de coups heureux, pour le « par-
tage égal » des dépouilles. Quoi qu'il en soit, une collection de
bandes montagnardes, descendant du Pinde, se sentent assez
fortes pour envahir le pays, asservir les habitants, expulser les
réfractaires et installer, dans les cités, une aristocratie militaire
assez oppressive. Ces nouveaux venus s'appellent les Thessa-
liens, et donnent leur nom à l'Hœmonie. Celle-ci, dès lors,
sul)it un recul visible. Elle cesse d être un centi'e de civilisa-
tion et même de faire partie du « concert » hellénique. C'est
la préface et comme le premier essai du grand mouvement qui
va transformer le Péloponèse.
Tandis que les Thessaliens prennent possession de la Thes-
salie, tandis que les Béotiens, refoulés par eux, vont s'emparer
de la Béotie — où disparait l'antique civilisation mynienne et
cadméenne — les Doriens se recueillent autour de l'OEta. Chez
eux se sont réfugiés des « bannis », ([ualifiés de descendants
d'Hercule. Ces bannis, chassés du Péloponèse par les Hellènes
90 LA GRÈCE ANCIENNE.
et probablement bien plus nombreux que ne le dit la légende
— car les légendes aiment à simplifier — servent de lien entre
la montagne et la plaine. Ce sont enx qui transportent de
celle-ci à celle-là, en même temps que leurs intrigues et leurs
rancunes, certains secrets de la civilisation que le milieu mon-
tagnard tendrait à faire oublier peu à peu. Plusieurs fois déjà,
les Héraclides ont tenté de « revenir », mais ils se sont heur-
tés à cette formidable puissance achéenne que nous avons dé-
crite. Des Agamenmons, des Achilles, leur ont barré le passage,
et ils ont dû rebrousser chemin dans leurs montagnes, attendant
le jour de la revanche.
Le Péloponèse envahi et transformé. — Le jour semble
enfin avoir sonné. Les grandes expéditions d'outre-mer ont
épuisé en partie ce réservoir de héros. Les catastrophes et les
naufrages des <» retours » ont encore écîairci les rangs de ceux
({ui survivent. Bien des Achilles sont morts et bien des Aga-
memnons ont été poignardés. C'est le moment de tenter un coup.
La masse dorienne s ébranle. Mais par où passer? Lislhme
de Corinthe est facile à défendre, et les Achéens y ont accumulé
(le forts ouvrages de défense. D'autre part, nos montagnards
ne sont pas marins, et ne peuvent tenter la route de mer. Que
faire donc? Les Doriens, unis à leurs congénères les Étoliens,
ont alors, dit la tradition, une idée géniale. Ils se rassemblent
à Naupacte, au nord du golfe de Corinthe, à l'endroit où ce
golfe est le plus étroit. Là, ils improvisent une flotte de radeaux
et passent l'eau sans que leurs adversaires s'en doutent. En-
suite, sous les ordres des u Héraclides » Témenos, Cresphontc
et Aristodcme, et de l'Étolien Oxylos. ils se répandent comme un
torrent à travers le Péloponèse.
Dans le Péloponèse régnait toujours le prestige de la famille
d'Agamemnon, maîtresse de Mycènes. Les <( meneurs d'hom-
mes » suivaient Tisaménès, fils d'Oreste. Des luttes terribles
s'engagèrent entre les dominateurs du sol elles nouveaux venus;
mais ceux-ci étaient dans la place et avaient tourné les posi-
tions de l'ennemi, qu'affaiblissait d'ailleurs la décadence men-
V. — LE BANDIT FRUSTE ET MILITARISTE. 91
tionnée plus haut. Lue hypothèse curieuse, mais non vérifiée,
présente les Doriens comme arrivant avec des armes de fer et
triomphant ainsi des Achéens moins bien outillés, qui en étaient
restés à l'âge du bronze. Une autre hypothèse est que les
« trois Héraclides » représentent au moins trois invasions suc-
cessives, et que l'arrivée des Doriens dut se faire par petits pa-
quets. Quoi qu'il en soit, un incontestable refoulement se pro-
duit, mais il faut s'entendre. Ceux qui évacuèrent le Péloponèse
n'étaient pas « le peuple », ces cultivateurs pélasges toujours
attachés au sol de leurs petites vallées. C'étaient les maîtres, les
guerriers, les « nobles », tous ces petits anax dont nous avons
décrit le type. Beaucoup s'enfuirent par mer, et nous les retrou-
verons en parlant du mouvement colonial. D'autres — c'étaient
des Achéens — se trouvèrent projetés, par le remous de l'inva-
sion, sur les Ioniens qui habitaient au nord du Péloponèse, le
long du golfe de Corinthe, et se consolèrent d'être chassés par
les Doriens en chassant ces Ioniens, dont le territoire reçut de
ces nouveaux maîtres le nom d'Achaïe. Les Ioniens, à leur tour,
s'enfuirent en Attique, mêlées à des Éoliens de l'Elide, et no-
tamment à des « princes » de la famille de Nestor, les Néléides.
Nous retrouverons, en parlant de l'Attique et de l'Ionie, les con-
séquences de cette « émigration » d'aristocrates. Cette émigra-
tion, sur le moment, eut pour résultat de condenser à haute
pression, pour ainsi dire, dans celte petite péninsule de l'Atti-
que, les forces de résistance de la race ionienne, et cette résis-
tance se traduisit par la fameuse bataille où les Athéniens,
dit-on, brisèrent définitivement l'élan de l'invasion dorienne,
grâce au dévouement de Codrus, leur dernier roi.
Mais, dans le Péloponèse, le triomple des Doriens était à peu
près complet, et il en résultait, pour la culture intellectuelle
de ce pays, un brusque mouvement de dépression, analogue à
celui qui venait de se produire en Thessalie. C'était l'engloutis-
sement de la civilisation mycénienne. Il faut croire que, vers la
même époque, certaines « routes » commerciales perdent quel-
que chose de leur importance. Sans doute le bandit dorien, au
premier moment tout au moins, a la main trop lourde et les
92 LA GRÈCE ANCIENNE.
vues trop courtes. Il tue la poule aux œufs d'or et décourage le
trafic. Mycènes tombe dans l'abandon, Argos devient une cité de
deuxième ordre. Téménos, l'un des trois « Héraclides », s'y ins-
talle après la conquête, et ses descendants établissent leur do-
mination sur Trézène, Épidaure, Égine, Phlionte. Cresphonte
occupe la Messénie, à l'extrémité opposée de la presqu'île. Deux
Héraclides obscurs étendront plus tard leur pouvoir sur deux
cités maritimes importantes, Corinthe et Sicyone. Oxylos, le
chef des montagnards étoliens. allié des Doriens, remplace les
descendants de Nestor dans l'Élide. Les Arcadiens, toujours peu
accessibles au contre de la péninsule, moins touchés par cette
invasion, comme par les précédentes, se trouvent seulement
soumis à une sorte de protectorat par les Doriens qui les entou-
rent. Mais c'est surtout dans la région sud-est que va se dé-
velopper, avec une pureté absolue et une intensité toute parti-
culière, le type social amené par renvahissour. Cette région,
c'est la Laconie. Si brillante avec Ménélas et ses Achéens,
elle va, sans doute après une éclipse, prendre un éclat aussi
vif, mais d'une nature fort dill'érente. La Sparte ancienne a
disparu, et une Sparte tout à fait nouvelle va se lever à l'ho-
i-izou.
Les Doriens campés en Laconie : la Sparte nouvelle. — Les
Doriens qui étaient allés jus(|u"à Sparte étaient ceux qui avaient
fait le jilus de chemin et qui, une fois sur le théâtre de leur
conquête, se sentaient le plus isolés. Cet isolement était dan-
gereux, car les Achéens, malgré leur décadence, n'étaient
pas des adversaires méprisables, et la population paysanne,
assez nombreuse, était difficile à dominer, étant donné surtout
le petit nombre des vainqueurs. Tout oblige à admettre que la
situation de ces vainqueurs dans la vallée de l'Eurotas était
pleine de périls. Évidemment, bien des bandits achéens avaient
dû continuer à « tenir la montagne » autour de cette vallée,
et à harceler puissamment les envahisseurs. D'autre part, les
Doriens étaient trop loin de leur pays d'origine et la manière
même dont ils étaient venus, sur cette flotte de radeaux, était
V. — LE BANDIT FMI STC ET MILITARISTE. *)"i
par trop artificielle, pour qu'ils pussent avoir sérieusement l'es-
poir de recevoir des renforts.
En outre, les Héraclides et les Hellènes, hommes d'initiative,
avaient, en Laconie comme ailleurs, poussé en avant le type
pélasae. Le pays était cultivé et prospère. 11 existait sur les
cotes un certain commerce, et par conséquent une certaine ca-
tégorie d'hommes enrichis. Les Doriens avaient donc à craindre,
non seulement les Achéens guerriers, mais encore la popula-
tion laborieuse du pays, capable de produire des individus
supérieurs et de constituer des noyaux de résistance. Cette ré-
sistance des classés inférieures, plus redoutables aux Doriens que
celle des anciens Pélasges ne l'avait été aux Héraclides et aux
Hellènes, il fallait la briser, et on la brisa. On la brisa selon
la formule dorienne, engendrée par l'éducation dorienne, c'est-
à-dire avec un déploiement de force brutale que la nécessité
devait rendre ingénieuse.
Les anciens habitants du pays, adonnés à la culture des
terres, avaient déjà été exploités par les Héraclides et les
Achéens. Mais, avec les Doriens, ils furent soumis à un ser-
vage particulièrement dur, celui des ilotes. L'ilote n'était pas
un esclave dans le sens exact du mot. 11 était attaché non à
la personne, mais à la glèbe. Il gardait son foyer et ne pouvait
être vendu. Il travaillait pour le compte d'un maître, car les
Doriens s'étaient partagé le pays; mais ce maître n'était pas
un agriculteur, c'était un militaire, qui demeurait exclusive-
ment militaire, et résidait habituellement à Sparte avec les
autres « seigneurs », non moins militaires. On voit d'emblée
combien ce servage différait de celui que la féodalité devait
organiser plus tard. L'ilote était le tenancier du Spartiate, te-
nancier pressuré par son maître, mais que l'agriculture ten-
dait toujours à relever malgré l'oppression. L'ilote pouvait faire
des économies et se racheter. On l'emmenait à l'armée comme
soldat auxiliaire. On cite des batailles où chaque Spartiate,
pesamment armé, avait avec lui, pour le seconder, sept ilotes
armés à la légère. L'ilote jouissait donc de droits, de facilités,
d'honneurs même que les esclaves n'avaient pas.
94 LA GRÈCE ANCIENNE.
Mais celte supériorité relative de l'ilote était précisément, pour
les Doriens, un péril auquel il fallait veiller. Ce péril n'était
pas imaginaire. A Argos, les Doriens, maîtres du pays, furent
renversés du pouvoir, nous dit Hérodote, par les serfs qui pro-
fitèrent d'une défaite dans laquelle beaucoup de guerriers
avaient péri, et ces serfs ne furent renversés à leur tour que
par les enfants, devenus grands, des Doriens dépossédés. Ce
cjui s'était passé à Argos pouvait se passer à Sparte. Il y avait
donc lieu de se tenir sur ses gardes, et les Spartiates s'y te-
naient bien.
D'abord, comme nous lavons dit, ils n'évoluèrent ni vers la
culture, ni vers l'industrie, ni vers le commerce. Ils demeurè-
rent guerriers. De plus, ils demeurèrent groupés au centre
du pays, tandis que les ilotes étaient naturellement éparpillés
dans les campagnes en petites communautés. Les ilotes étaient
l'objet d'une rigoureuse surveillance. Vue tradition digne de
foi veut que, pour diminuer la force physique de leurs serfs,
les Spartiates leur aient de temps à autre tir(' du sang. Des
massacres partiels empêchaient la population de trop se dé-
velopper. On dressait les enfants à chasser les ilotes. Pour se
faire une idée de la situation des Spartiates en Laconie, on
peut imaginer celle d'une petite garnison très brave et très
bien armée, occupant une citadelle dans une ville ennemie
très populeuse, y faisant régner l'état de siège, y défendant
les attroupements, y imposant des contributions et faisant dis-
paraître loutes les notabilités autour desquelles un mouvement
insurrectionnel pourrait se former.
Les ilotes affranchis s'appelaient néodamodes. Eux aussi,
bien qu'ils fussent le produit d'une sélection approuvée par les
maîtres, étaient parfois supprimés, par précaution. Au-dessus
des néodamodes se trouvait une autre classe, celle des périè-
ques, hommes libres privés de tout droit politique. Ces périè-
ques étaient des artisans, des commerçants, et surtout des na-
vigateurs du rivage, répandus sur le pourtour du pays. C'était
un reste, soit des anciens Achéens, soit de Pélasges ayant évolué
vers la formation commerciale. Hommes peu dangereux, et qui
V. — LE BANDIT FRUSTE ET MILITARISTE. 95
sans doute s'étaient bénévolement inclinés devant la domi-
nation dorieniie, ils conservaient leurs « droits civils », mais
n'avaient nulle part à la direction de la cité. Les métiers ur-
bains et usuels, que les Spartiates dédaignaient d'exercer, et
qui supposent cependant une condition supérieure au servage,
étaient naturellement de leur ressort.
Pour arriver à otro vraiment forts, les Spartiates avaient
besoin de changer quelque chose à leur formation de bandits^
et à devenir plus proprement des mililaii'es ; c'est-à-dire, en
d'autres termes, qu'il fallait introduire dans leurs habitudes un
élément de discipline peu en honneur jusque-là chez nos mon-
tagnards, comme nous avons pu en juger par le régime de
« querelles » qui régnait dans les armées achéennes. Ce ré-
gime de querelles parait précisément avoir régné parmi les
Doriens de Sparte durant de longues années. On conjecture
que la coexistence bizarre de deux « rois » et de deux dynasties
tient à la fusion de deux bandes doriennes d'abord ennemies, et
même à la fusion d'un plus grand nombre de bandes, parmi
lesquelles deux plus puissantes auraient finalement prédominé.
On relèverait des faits analogues dans l'histoire des Aztèques
du Mexique. Quoi qu'il en soit, les Doriens durent continuer
longtemps à faire en Laconie ce que font aujourd'hui encore
les clans albanais dans la montagne, c'est-à-dire à se déchirer
entre eux, au grand péril de leur domination. C'est pourquoi
Lycurgue, au retour de ses voyages, trouva, nous dit-on, « la
ville pleine de trouble ». Ce Lycurgue, quel était-il?
Les lois au service du militarisme : Lycurgue. — Lycurgue
incarne le courant qui s'était produit, sous la pression de la
nécessité, en faveur d'une forte discipline, et la lutte contre
le courant contraire, qui tendait à faire persister l'indocilité
anarchique du bandit. Sparte avait besoin de lois. Mais, ces
« lois », il fallait les faire accepter de façon à ce que toutes
les imaginations fussent impressionnées par leur grandeur.
Pour cela, ce n'était pas trop de plusieurs influences combinées.
Il y avait d'abord le prestige de l'étranger, des pays plus
96 LA r.RÈCE ANCIENNE.
avancés en civilisation que les peuplades doriennes. Lycurgue,
fils d'un roi de Sparte, fut d'abord un erand voyageur. C'était
un homme qui, selon l'expression de Montaigne, avait « frotté
sa cervelle contre la cervelle des autres ». Il vit la Crète où il
admira « les lois de Minos ». Il vit l'Asie iMineure, où se déve-
loppait la civilisation ionienne. Il vit, dit-on, l'Egypte, où il se
mit à l'école des prêtres. Des légendes le font aller jusque dans
l'Inde étudier la sagesse des brahmanes. Il nétait pas besoin
de si longues équipées pour donner à Lycurgue un sérieux
ascendant, et le pioposer pour chef aux « hommes éclairés »,
soucieux de mettre à profit l'expérience des autres nations.
Il y avait ensuite le prestige de la religion. Les Spartiates,
très traditionnels, étaient naturellement très religieux. Soldats,
ils étaient enclins <à exécuter les préceptes de la religion comme
des sortes de consignes, avec une fidélité minutieuse et un
esprit de scrupule qui leur étaient particuliers. Ayant habité
jadis non loin de Delphes, ils conservaient, à l'égard d'Apollon
et de son oracle, une dévotion justifiée par leur origine, et dont
l'objet s'idéalisait pour eux par le lointain magique du sou-
venir. A chaque instant, les Spartiates envoient consulter l'o-
racle de Delphes. Ils entretiennent auprès du sanctuaire deux
« Pythiens », qui sont en quelque sorte les ambassadeurs de la
Cité auprès d'Apollon et de la Pythie. Il est démontré que des
rois de Sparte, exploitant cet état d'âme, ont su admirablement
« jouer de la Pythie ». Dans le cas de Lycurgue, la Pythie se
surpassa, et décerna au législateur le titre d' « ami de Jupiter »,
ce qui lui fut d'un grand secours, parait-il, pour faire accepter
ses « lois ». (ix^ siècle?)
Il est indéniable que les « lois » de Lycurgue, comme celle
de beaucoup d'autres législateurs, n'ont été que la consécration
solennelle et la généralisation définitive de coutumes qui exis-
taient depuis longtemps. Le fait de la « législation » marquait
surtout la suppression des dernières résistances. Il incarnait le
triomphe enthousiaste du « courant » que Lycurgue représen-
tait, celui de la régularité, de la discipline, de l'unité rigou-
reuse.
V. — LE BANDIT FRUSTE ET MILITARISTE. 97
N'oublions pas le but j^oursuivi : ce but, c'est de maiateair
les Doriens de Sparte à l'état d'armée victorieuse et invincible.
Pour cela, il faut d'abord que chaque citoyen soit tenu en main
par les autorités, comme un soldat par ses chefs. Tous les Spar-
tiates sont donc égaux et soumis également à la Cité. Les terres
de la Laconie sont partagées entre eux, mais ils n'en sont pas
propriétaires. Seigneurs pour l'ilote, ils ne sont qu'usufruitiers
pour les pouvoirs publics. Nul ne peut vendre ses terres et
tomber dans la misère. Nul ne peut en acheter et s'enrichir aux
dépens d'autrui. Les citoyens s'appellent officiellement Omoioi,
« les Égaux ». C'est un socialisme militariste. Et c'est en
même temps un socialisme aristocratique, puisqu'il concerne
seulement une minorité de dominateurs, une caste de privi-
légiés.
En second lieu, nos Doriens savent que le luxe et la mollesse
diminuent la valeur militaire d'un peuple. Ils savent que la
force physique s'acquiert par des moyens déterminés, consacrés
par une longue expérience, notamment par la sobriété et un
entraînement méthodique aux exercices du corps. Les lois pres-
criront donc cette sobriété et cet entraînement méthodique;
elles proscriront le luxe qui corrompt et la mollesse qui endort.
Elles interdiront aux citoyens l'usage de la monnaie d'or ou
d'argent. De là les repas en commun et le brouet noir. La fru-
galité Spartiate deviendra proverbiale, car la frugalité entre-
tient l'agilité. La palestre, les jeux, les baignades dans l'Eu-
ropas occuperont une place importante dans la vie. Il faudra
qu'un Spartiate, à la guerre, puisse lancer son javelot plus loin,
manier sa lance plus fort, endurer la fatigue plus longtemps
que les autres. La possession de ces aptitudes physiques équi-
valait alors, rappelons-le, à ce qu'est aujourd'hui la possession
d'un armement perfectionné que les autres peuples n'ont pas.
Mais cette supériorité physique, quand faut-il commencer à
l'avoir? Dès la naissance, et même mieux que cela : avant la
naissance. Pour qu'un enfant ^naisse vigoureux, il [faut que la
mère soit vigoureuse, et, pour obtenir la vigueur chez la mère,
il faut l'avoir préparée chez la jeune fille. De la cette éducation
7
98 LA GRÈCE ANCIENNE.
systématiquement virile de la jeune fille dorienne, cette gym-
nastique à laquelle on la soumet, ces tunic[ues courtes qu'elle
porte. Tout cela est fait en vue des guerriers futurs. L'enfani
nait. On l'examine. Est-il, malgré les précautions prises, débile
et mal conformé? On le précipite du haut du Taygète. Il faut
être « bon pour le service » pour avoir droit à la vie. Lenfant
grandit. Tout naturellement, il sera élevé à la dure. On l'exer-
cera, dès son plus jeune âge, à tout supporter. Il marchera
pieds nus, et son vêtement, même en hiver, sera léger. On le
battra de verges devant l'autel de Diane pour l'exercer à subir
les coups sans crier; on le dressera au vol, parce que la guerre
ne va pas sans la maraude, et l'on aura l'histoire du petit
Spartiate qui se laisse manger le ventre par un renard plutôt
que de laisser voir qu'il l'a pris. Mais former le corps ne suffit
pas. Il faut former l'âme. Il faut suggérer à l'enfant, d'une
façon indélébile, que « mourir pour la patrie est le sort le plus
beau, le plus digne d'envie ». Là encore, il y a une méthode
d'entrainement. Ce ne sont pas des « manuels civiques », mais
des chants adaptés au but voulu, des préceptes indéfiniment
rabâchés par « les anciens » et surtout les conversations, V « air
ambiant » comme l'on dit. Les mères elles-mêmes, à Sparte,
grâce à l'éducation virile qu'elles ont reçue, contribueront à
pousser leurs enfants dans la voie du dévouement et de l'hé-
roïsme. « Reviens dessus ou dessous, » dira l'une d'elles à son
fils en lui donnant son bouclier, et l'on retiendra ce dialogue
entre une femme de Sparte et un messager revenant de la ba-
taille : « Quelles nouvelles? — Femme, tes cinq fils sont morts.
— Ce 71 est pas cela que je te demande. Sparte est-elle victo-
rieuse? — Oui. — Allons au temple rendre grâce aux dieux. »
On se révolte, et l'on qualifie ces traits d'invraisemblables.
Qu'en sait-on? Il est certain que leur authenticité ne peut être
prouvée, et qu'on a pu beaucoup broder dans certains récits.
Mais, lorsqu'on analyse socialement les faits bien connus, et
qu'on saisit leur enchaînement rigoureux, on se rend compte
que des paroles extrêmement analogues ont pu et dû être pro-
noncées. L'erreur est de croire que l'on pourrait reproduire
V. — LE BANDIT FRUSTE ET MILITARISTE. 99
cet état d'esprit et ces habitudes dans un milieu qui ne les
produisent pas naturellement.
La parole, à Sparte, avait un caractère bien spécial : le
laconisme, qui tranche si fortement avec le bavardage des
autres Grecs. Ce ne sont plus les verbeux discours du bon
Nestor — un voisin de la vieille Sparte cependant — mais des mots
brefs, rapides, énergiques, le langage qui convient à un peuple
de militaires où les conversations sont des ordres, des consignes,
des réponses à des chefs, des communications de service, et
où les paroles, par suite, sont réduites à leur strict minimum.
Ce camp retranché de Sparte avait pour chefs deux rois,
avons-nous dit. La tradition faisait remonter leur généalogie à
Eurysthène et à Proclès, fils jumeaux de l'HéracHde Aristo-
dème, un des envahisseurs du Péloponèse. Nous avons dit
qu'une autre hypothèse, celle d'une fusion entre plusieurs
bandes, a été émise. Ces rois commandaient l'armée, étaien
prêtres de Jupiter, avaient droit en campagne à une garde de
cent hommes d'élite. Us avaient le privilège de prendre en
temps de guerre tout le bétail qu'ils voulaient et de garder la
peau des animaux immolés en sacrifice. Ils avaient partout la
place d'honneur, spécialement dans les festins, y recevaient
double portion, nommaient les proxènes, chargés d'héberger
les étrangers de distinction, et les pi/thiens de Delphes. Ils s'oc-
cupaient des routes et décidaient des adoptions. Leurs funé-
railles étaient très solennelles et leur mort entraînait un deuil
universel. Malgré tout cela, ces « rois » n'étaient pas souverains
proprement dits, et c'est pourquoi Sparte est souvent qualifiée
de « république ». Le principal organe du gouvernement était
le sénat, assemblée de vingt-huit vieillards âgés d'au moins
soixante ans, et auquel se joignaient, comme membres privilé-
giés, les deux rois. Ces sénateurs étaient élus à vie par les
citoyens, d'après un système d'acclamations publiques dont
l'intensité était mesurée, pour chaque candidat, par un jury
placé de manière à ne pas voir le vieillard qu'on acclamait-
Dans la suite naquirent les éphores, magistrats chargés de di-
vers contrôles, « surveillants » généraux, comme l'indiquait
100 LA GRÈCE ANCIENNE.
leur nom, et qui se chargèrent surtout de surveiller les rois.
Nous retrouvons ici, sous une forme différente et atténuée, cette
tendance des Grecs à borner l'autorité des chefs qu'ils se don-
nent, tendance qui dégénérait en anarchie dans la société ho-
mérique. Ici, l'organisation militaire donne aux rois de vrais
pouvoirs de généraux, mais seulement en temps de guerre, et
c'est la tradition collective personnifiée, autrement dit les vieil-
lards, qui prend le pas en temps de paix. La communauté de
cité, si intense qu'elle fût, laissait subsister, en effet, les parti-
cularités familiales de la famille des montagnards, notamment
ce respect des ancêtres que les Pélasges, issus de patriarcaux,
avaient emporté avec eux, et que la montagne, milieu conser-
vateur par essence, avait protégé contre toute diminution. De
là encore ce respect proverbial des Spartiates pour la vieillesse,
respect qui, bien entendu, faisait partie du programme d'édu-
cation. On se levait devant les vieillards, comme on l'ait le salut
militaire à son supérieur hiérarchique. Eux seuls, avec les
éphores et les rois, avaient le droit de parler dans l'assemblée
du peuple, qui se contentait de voter sur les projets soumis à
son acceptation. Cette prépondérance des hommes avancés en
âge, et cette discipline silencieuse des citoyens en présence des
autorités, aident à comprendre l 'esprit de suite qui devait pré-
sider à la politique des Lacédémoniens.
La poésie au service du militarisme : Tyrte'e. — Pour agir sur
l'enfance, avons-nous dit, on utilisait les chants et la poésie. Les
Doriens aimaient celle-ci, comme tous les Grecs. On chante et
l'on danse dans la montagne albanaise. Mais, vu la nature fruste
et rudimentaire de leur formation intellectuelle, de tels hommes
sont peu aptes à voir de vrais poètes, des poètes susceptibles de
s'imposer à l'histoire, se manifester dans leur sein. Pourtant la
poésie, surtout la poésie chantée, a un rôle à jouer dans le per-
fectionnement d'une organisation militaire. La principale occu-
pation d'une armée, celle qui absorbe en pratique un temps
mille fois supérieur à celui qui est pris par les combats, c'est la
marche. Des auteurs militaires ont pu dire que les batailles se
V. — LE BANDIT FRUSTE ET MILITARISTE. 101
gagnent avec les jambes beaucoup plus qu'avec les bras. Or, il
importe, pour des raisons d'ordre et d'hygiène même, que la
marche des soldats soit régulière, rythmique. Le rythme égalise
l'allure et la rend moins fatigante, La mélodie, de son côté, dis-
trait l'oreille, et empêche les idées noires d'envahir l'esprit du
guerrier. Si au rythme et à la mélodie se joignent des paroles
exprimant quelques idées très simples, très générales, sur la
gloire ou sur la patrie, ces paroles chantées jouent le rôle d'une
harangue rudimentaire, cent fois répétée, et opèrent, sur les
hommes qui la rabâchent un merveilleux travail de suggestion.
En outre, quand approche le moment d'exposer sa vie, un air
guerrier que Ton chante en chœur est le meilleur moyen de s'i-
noculer un supplément de bravoure, et de fortifier, contre
l'instinct animal de la conservation, l'état d'àme factice que
l'éducation est parvenue à créer.
La poésie est donc utile à la guerre. Elle l'est aussi pendant la
paix, pour produire dans les esprits l'exaltation qui prépare
aux guerres prochaines. On sait que la Marseillaise et le Chant
du Départ n'ont pas été sans influence sur les victoires de la
Révolution française. C'est pour des services analogues que la
poésie était prisée à Sparte. On ne s'attache pas seulement à
obtenir des adolescents robustes, disciplinés, endurants. On tient
encore à les magnétiser, à leur « monter la tête », en mettant au
service du patriotisme les ressources magiques de l'art. De là
des « fêtes nationales », avec chœurs, processions, parades,
mimiques belliqueuses, et autres procédés de suggestion collec-
tive. Dans les fêtes publiques de Sparte, dit Plutarque, il y avait
trois chœurs. Le chœur des vieillards entonnait : « Nous avons
été jadis jeunes et braves! » Le chœur des jeunes gens répon-
dait : « Nous le sommes maintenant! » Celui des enfants ajou-
tait : « Et nous, un jour, le serons, et bien plus vaillants
encore! » C'est précisément la combinaison du Chant du Départ.
Des danses guerrières, comme \d. pjjrrhique, et des fêtes comme
les gijmnopédies, où les enfants dansaient dans l'appareil de la
lutte, en se donnant des coups, s'harmonisaient avec l'ensemble
du système. Au cours de ces fètos et dé ces danses, naturelle-
102 LA GRÈCE ANCIENNR.
ment, on chantait des hymnes appropriés au sentiment général.
Mais la formation Spartiate, on le conçoit, ne se prête guère
à l'éclosion de poètes. D'ailleurs, pendant que le militarisme
dorien s'étend sur le Péloponèse, d'autres civilisations plus
douces se développent ailleurs, et la poésie, pour des causes que
nous verrons, y prend plus librement son essor. Il arrive donc
assez naturellement que Sparte, mal outillée pour produire
cette denrée poétique dont elle a besoin, l'importe volontiers
du dehors. On ne cite aucun poète 7ié à Sparte; mais on en
cite plusieurs qui sont venus à Sparte, et qui y sont venus
parce qu'on les y a appelés. Mais il fallait qu'ils prissent garde
de ne pas contrarier le « plan d'éducation » de la cité. Ter-
pandre, un Eolien de Lesbos, fut un de ces hôtes, et la tradi-
tion veut qu'il ait, par les accords de sa lyre, calmé un jour
une sédition. Mais la tradition ajoute que ce même Terpandre
fut banni de Sparte, pour avoir ajouté des cordes à la lyre, ce
qui rendait les chants trop variés, et, partant, trop efféminés.
Vax autre spécialiste du même g-enre fut Alcman, de SarJes
— élevé à l'école de l'Asie Mineure — et qui, accueilli à Sparte,
y organisa — ou sans doute y perfectionna — les chœurs dan-
sants de jeunes filles désignés sous le nom de parthénies. La
vogue de ces parthénies, évoluant en particulier devant l'autel
de Bacchus, se répandit ou se fortifia un peu partout, et l'exis-
tence de semblables chœurs, jointe à d'autres causes qui agirent
plus tard, devait contribuer à l'élaboration de la poésie drama-
tique.
Mais un troisième poète a laissé dans l'histoire de Sparte une
trace plus illustre encore, et plus significative. Nous voulons
parler de Tyrtée.
Tyrtée était athénien, et les Doriens de Sparte détestaient cor-
dialement les Ioniens d'Athènes. C'est ce qui rend plus curieux
l'aveu contenu dans l'anecdote traditionnelle, telle qu'elle était
conservée à Sparte même. Engagés dans une guerre terrible
contre les Messéniens, les Spartiates auraient consulté l'oracle de
Delphes, et l'oracle aurait répondu que les Spartiates ne pour-
raient vaincre que sous les ordres d'un général athénien. Sparte,
V. — Li: BANDIT FRUSTE ET MILITARISTE. 103
malgré ses répugnances, aurait donc demandé un général à
Athènes, et les Athéniens, jmr dérision, auraient envoyé aux
Lacédémoniens un mailre cC école boiteux.
C'est Tyrtée, ajoute l'histoire, qui, par ses chants enflammés,
ranima le courage des Spartiates et les conduisit à la victoire.
Entre deux peuples doriens également braves et résolus, c'est la
poésie qui avait fait pencher la balance, mais cette poésie était
un auxiliaire exotique, fourni par une cité de formation différente
et emprunté de mauvaise grâce à cette cité rivale, sous
l'aiguillon d'une impérieuse nécessité.
En d'autres termes, les Spartiates sont consommateurs de
poésie, mais ils n'en produisent pas. Athènes, d'autre part, est la
cité ionienne le plus rapprochée de Sparte, et il est naturel que
celle-ci ait emprunté à celle-là un spécialiste dont elle éprou-
vait le besoin. Pour se justifier de cette sorte d'humiliation, les
Spartiates ont fait deux choses : ils ont invoqué Tordre de la
divinité, et ils ont attribué aux Athéniens une intention mal-
veillante. Pratiquement, Tyrtée entre dans une catégorie bien
nette, celle des c intellectuels » que les Spartiates ont attirés
ciiez eux pour jouer un rôle qu'ils ne savaient pas jouer eux-
mêmes : composer des hymnes, diriger des chœurs de musique,
ordonner artistiquement des fêtes, faire office de chefs d'orches-
tres, de maîtres de ballets, organiser les évolutions rythmiques
et les processions connues sous le nom à' hipporchèmes et de
prosodions ; enfin régler d'une façon supérieure ces chants de
guerre, « péans » ou autres, qui doublaient la valeur agressive
du soldat. Tyrtée, comme le vieil Orphée ou les aèdes de même
type, était didactique et moraliste :
« Il est beau pour un brave, disait-il, de tomber aux premiers
rangs de la bataille et de mourir en défendant sa patrie. Mais il
n'est pas de plus lamentable destin que d'abandonner sa cité,
ses fertiles campagnes, et d'aller mendier par le monde, en traî-
nant après soi sa mère, son vieux père et ses petits enfants.
« Combattez donc avec courage pour cette terre, jeunes
guerriers, et n'abandonnez pas vos aines, ces vieux soldats dont
les jambes ne sont plus légères. Car c'est chose honteuse de
104 LA. GRÈCE ANCIENNE.
voir étendu sur la terre, en avant des jeunes hommes, un brave
dont la tête est blanchie déjà, et qui exhale dans la poussière
son âme généreuse, en retenant de la main ses entrailles san-
glantes. Mais à la jeunesse tout sied. Tant que le guerrier a cette
noble fleur de l'âge, on l'admire, on l'aime, et il est beau encore
quand il tombe aux premiers rangs de la bataille. »
Puis, quand l'action était venue, le poète « enlevait » son
monde :
« Tenons-nous ferme, les jambes écartées, les deux pieds
posés sur la terre, que les dents mordent la lèvre, que le ventre
du large bouclier protège en bas les cuisses et les jambes, et
en haut la poitrine et les épaules. Brandissons dans la main
droite la lance terrible; jetons l'épouvante en agitant l'aigrette
qui surmonte notre tète. »
Mais le cas de Tyrtée a quelque chose de spécial en ce que les
Spartiates, dit la tradition courante, ne le firent pas venir seu-
lement pour être poète, mais qu'ils le firent xeniv comme géné-
ral. Ce fait demande à être commenté. Jetons un coup d'œil,
pour cela, sur les guerres de Messénic.
Doriens contre Doriens : les guerres de Messénie. — Le sud
du Péloponèse se termine par trois pointes montagneuses enca-
drant deux golfes. Le fond de ces golfes se prolonge sur terre
par deux petites vallées, celle de l'Eurotas à droite et celle du
Pamisos à gauche. C'est dans cette dernière que s'étaient
établis les Doriens de l'Héraclide Cresphonte, et ils avaient ins-
titué dans cette région un ordre de choses analogue à celui que
les Spartiates faisaient régner dans le bassin de l'Eurotas. En
Messénie, comme en Laconie, des bandes de guerriers domi-
naient une population antérieure. Seulement, en Messénie, cette
population antérieure paraît avoir été moins opprimée, soit
qu'elle fût plus forte, soit que les envahisseurs, dans ce coin
de péninsule, fussent moins nombreux. La Messénie passait pour
plus riche et plus fertile que la Laconie.
Commeentre clans albanais voisins, la mésintelligence régnait
entre Doriens de l'est et Doriens de l'ouest. Il y avait des raz-
V. — LE BANDIT FRUSTE ET MILITARISTE. 105
zias et des vendettas. Des guerres éclatèrent donc, mais elles
furent terribles, car, des deux côtés, les guerriers étaient extrê-
mement braves et les collines escarpées se prêtaient à la pro-
longation de la lutte. Qu'on se figure, dans un chaos de gorges
abruptes, dans des sentiers de chèvres surplombant des préci-
pices, des bandes de Léonidas se heurtant à d'autres bandes de
Léonidas, et consacrant, à se pourfendre obscurément, des trésors
de force, d'agilité, de courage, qui eussent suffi à mettre en dé-
route des armées de Perses ; voilà comment on peut se représenter
ces redoutables guerres de Messénie qui mirent Sparte en péril.
On raconte qu'un Messénien, nommé Polycharès, avait eu ses
troupeaux enlevés et son fils tué par un Spartiate. Ayant vaine-
ment demandé justice, il se posta sur la frontière — le Taygète —
et se mit à tuer tous les Lacédémoniens qui passaient par là.
Voilà bien les mœurs de nos Albanais, telles que nous les con-
naissons encore. Ce Polycharès, depuis des siècles, peut s'appe-
ler légion. Tel fut, d'une façon extrêmement vraisemblable, le
commencement de la première guerre de Messénie. Les Doriens
de Laconie fondirent sur leurs voisins, et firent du dégât sur
leurs terres. Surpris par Fattaque, les Doriens de Messénie se ral-
lièrent, et livrèrent plusieurs combats indécis. Mais les Spartiates,
ayant pris le dessus, obligèrent les Messéniens à se retirer sur le
mont Ithôme, qui arrêta les efforts des Lacédémoniens pendant
de longues années. Cette montagne, forteresse fournie par la na-
ture, et munie sans doute de retranchements plus ou raoinsgros-
siers, tenait en respect les guerriers de Sparte comme des asiles
analogues, dans la montagne albanaise, tiennent en respect des
bandes d'agresseurs qui, prudents malgré leur courage, se con-
tentent de bloquer l'obstacle avec persistance au lieu de l'esca-
lader. Finalement, un nommé Aristodème, ayant immolé sa
fille aux dieux, dit la légende, et conquis par là un grand pres-
tige, fit une « descente » heureuse sur les Spartiates, les tailla en
pièces et les força à retourner dans leur pays.
Alors — nouveau trait de mœurs — les Spartiates ont recours
à un stratagème, qu'ils avaient le droit de supposer bon. Ils
font semblant de bannir cent des leurs, qiii se réfugient chez les
100 LA GRÈCE ANCIENNE.
Messéniens, pour gagner la confiance de ceux-ci et s'introduire
dans la place. Mais ce n'est pas pour rien que les Messéniens sont
cousins germains des Spartiates. La ruse est éventée, et Sparte
enregistre un nouvel échec. Toutefois, Aristodème étant mort et
les razzias lacédémoniennes ayant continué, les Messéniens, pris
par la famine, consentent à traiter avec Sparte et à payer tribut.
Ceci se passe au viii'' siècle.
Cette soumission dura quelque temps, mais deux générations
après, au vir siècle, les Messéniens se révoltèrent, sous la con-
duite d'un nouveau chef, nommé Aristomène, c|ui vainquit les
Spartiates à Stényclare. C'est alors que les Lacédémoniens firent
venir Tyrtée. La guerre suivit une évolution assez analogue à
la première, et les Messéniens, renouvelant leur système de dé-
fense, allèrent se retrancher sur le mont Ira, où les Spartiates
les assiégèrent 'pendant onze ans. On conçoit la nature de ces
sortes de « sièges >>, ({ui consistent à ^we^^er l'ennemi avec une
assiduité plus ou moins grande, non pas au coin d'un bois, mais
au bas d'un rocher dont on surveille les abords.
Après diverses péripéties et plusieurs sanglantes ■< descentes »
d' Aristomène, qui surprenait de temps en temps le personnel du
blocus et changeait l'offensive en défensive, les Spartiates, sous
la conduite d'un transfuge et à la faveur d'un orage, se décidèrent
à escalader la formidable colline autour de laquelle ils montaient
la garde. Après une rude et dernière lutte, ils enlevèrent la po-
sition. Un certain nondire de Messéniens furent réduits à l'état
d'ilotes. D'autres se bannirent, selon la formule connue, en
d'autres cités. D'autres s'embarquèrent pour l'Italie du Sud, où
ils fondèrent Rhégium, et de Rhégium sortirent plus tard d'autres
émigrants ([ui, s'étant emparés de Zancle en Sicile, lui donnèrent
le nom de Messène, reconnaissable aujourd'hui sous celui de
Messine.
L'intensité de l'art militaire Spartiate. — Cet art était très
intense, et jamais peut-être la force physique du soldat, ainsi
que la tactique élémentaire des petits champs de bataille, n'ont
été poussés plus loin. Nulle formation, peut-être, n'a si bien
V. — LE BANDIT FRUSTE ET MILITARISTE. 107
réussi à transformer l'individu en machine à combattre, et à
grouper méthodiquement, pour la lutte armée, un petit nombre
de ces individus. Il faut aller jusqu'à la chevalerie du moyen
âge pour trouver, à ce point de vue, quelque chose de semblable.
Les armées féodales, comme les armées Spartiates, furent des
poignées d'hommes, et le chevalier était un merveilleux profes-
sionnel de l'art des combats. Mais le chevaKer était moins disci-
pliné que le Spartiate, et combattait à cheval au lieu de combattre
à pied. Sparte n'a jamais eu, paraît-il, plus de six cents hommes
de cavalerie. C'était son infanterie à' hoplites, soldats pesamment
armés, qui faisait sa force. Chacun de ces hoplites, comme le
chevalier, était une citadelle vivante. Chacun avait, pour emprun-
ter un terme àla marine, la valeur d'une « unité de combat »,
et la perte de c[uelques-uns d'entre eux seulement était dou-
loureusement ressentie. L'arrivée de quelques centaines de Spar-
tiates sur un point donné suffisait à ranimer le courage, si l'on
était chez des amis, à répandre la terreur si l'on était cbez des
ennemis. Les rois de Sparte, dans les coalitions qui suivirent,
étaient pris d'emblée comme chefs, quel que fût le nombre de
leurs hommes. On vit, dans l'histoire, les Spartiates, sollicités
par tel ou tel peuple d'envoyer des secours, se contenter d'en-
voyer un homme, et cet homme unique devenait un merveilleux
organisateur militaire. Tel sera le rôle de Gylippe à Syracuse,
pendant les guerres du Péloponèse. Les Romains n'ont eu
qu'une seule fois un Spartiate en face d'eux : c'était Xantippe,
qui commandait les mercenaires carthaginois contre Régu-
lus, et l'on sait que les Romains furent battus. Comme les Al-
banais actuels, les Spartiates fournirent des mercenaires aux
rois de Perse, prédécesseurs des Turcs actuels. C'est Cléarque,
banni de Sparte, que Cyrus le Jeune chargera de lever des
troupes, lorsqu'il marchera contre son frère Artaxerxès. Mais,
auparavant, c'est en luttant contre ces mêmes Perses que
Sparte aura atteint le point culminant de sa gloire militaire,
avec l'invraisemblable résistance de Léonidas aux Thermopyles,
invraisemblance qni n'était possible qu'avec l'extraordinaire
entraînement dont nous avons donné une idée.
108 LA GRÈCE ANCIENNE.
Les lacunes de l'art militaire Spartiate. — Mais cet art militaire,
si intense, a ses lacunes et ses défauts. D'abord, chose grave, le
nombre des Spartiates reste petit, car la population, détournée
de toute colonisation agricole, n'augmente pas, comme augm en-
terra plus tard la population romaine, par des enracinements
successifs. La vie de camp ou de caserne, telle qu'elle règne à
Sparte, nest pas de nature à multiplier la race. Ensuite, par
cela même qu'il est impropre à l'industrie, le Spartiate est égale-
ment impropre à tout ce qu'il peut y avoir d'industriel dans
l'art militaire. Cet art pèche du côté du matériel. Les fortifica-
tions sont inconnues; on ne sait pas faire un siège. Terrible en
rase campagne, l'infanterie lacédémonienne est désorientée de-
vant une citadelle. On n'invente pas de machines, ni de procédés
savants pour vaincre ces sortes d'obstacles. On ne sait que bloquer
et attendre. De même, pas de marine, ou du moins on ne sait
guère, dans les grandes occasions, que diriger militairement la
marine de quelques cités alliées. En d'autres termes, l'armée
Spartiate possède quelques qualités essentielles dans la perfec-
tion, mais elle ignore les qualités accessoires. C'est une incompa-
rable infanterie à qui il manque, pour employer le langage
moderne, de l'artillerie et du génie.
Et voilà pourquoi, très probablement, Sparte, dans sa guerre
contre les Messéniens, avait besoin d'un Tyrtée.
Les Ioniens, moins braves et moins robustes que les Doriens,
avaient un esprit plus plein de ressources. Ils étaient plus in-
ventifs, plus industrieux. Moins militaires, ils étaient, à l'occa-
sion, plus iiigénieurs. Or, le besoin d'ingénieurs, dans une
guerre, se fait quelquefois sentir.
Pour que Tyrtée ait été rjénéral, pour qu'on l'ait chargé
d'organiser une campagoe, et surtout un long siège comme
celui du mont Ira, il faut que les Spartiates aient eu confiance,
non seulement dans sa verve poétique, mais dans l'ensemble de
ses capacités et de ses connaissances techniques. Il faut que cet
Athénien leur ait apporté ce qui leur manquait, c'est-à-dire la
pratique de quelques raffinements matériels de l'art militaire :
travaux avancés, retranchements, machines peut-être. Il faut
V. — LE BANDIT FRISTE ET MILITARISTE. 109
qu'il ait été pour eux, non seulement un donneur de courage,
mais encore un donneur d'idées. La chose est d'autant plus
vraisemblable que, la division du travail étant bien moins pro-
noncée alors qu'aujourd'hui, un homme instruit, comme le sont
les poètes, n'était pas tourné vers une catégorie exclusive de
connaissances ou d'occupations libérales, comme le sont au-
jourd'hui nos lettrés ou nos ingénieurs, mais avait une har-
monieuse teinture de tout. L'esprit, alors, se développait dans
tous les sens, et nous verrons, à Athènes même, d'autres poètes,
tels que Sophocle, choisis précisément comme généraux.
Le cas de Tyrtée, en un mot, représente le besoin qu'avait
Sparte de se compléter, même dans cet art militaire où ses
citoyens étaient devenus des virtuoses. Le poète-général incarne
en lui les qualités qui différenciaient la société ionienne de la
société dorienne et les emprunts que, j)our combler certaines
lacunes, celle-ci devait parfois faire à celle-là.
Le rayonnement militaire de Sparte. — Les guerres contre
les Messéniens étaient le prélude dune série d'expéditions qui
devaient donner à Sparte X hégémonie du Péloponèse, autrement
dit une prépondérance militaire accompagnée d'un long pres-
tige. Ce prestige n'était plus lié, comme à l'époque achéenne,
à la personne brillante et persuasive de tel ou tel chef, favorisé
d'ailleurs par l'exploitation d'un lieu fertile en ressources. Ce
prestige était lié désormais à la Cité elle-même, à la collec-
tivité plus cohérente, mieux disciplinée. Si on le remarque,
la régularité de l'organisation va croissant depuis la première
descente de montagnards. Avec les Héraclides, on a l'organi-
sation sommaire et chaotique, procédant par grands coups de
force et à l'aventure. Avec les Hellènes, on a cette fourmilière
de (c meneurs d'hommes », encore uq peu anarchique par cer-
tains côtés, mais réahsant comme une ébauche d'organisme
régulier par le jeu des protections, des amitiés et des réseaux
d'alliance. Avec les Doriens, nous avons l'organisation stricte-
ment disciplinaire, bannissant les derniers restes d'anarchie.
C'est toujours la Cité qui forme le moule de la vie publi-
110 LA GRÈCE ANCIENNE.
que; mais il y a des cités reines et des cités sujettes, des cités
suzeraines et des cités vassales, des cités protectrices et des
cités protégées. Maîtresse de la Messénie, et. par suite, de tout
le sud du Péloponèse, Sparte porte ses ambitions vers le nord.
EÏIe restreint encore l'indépendance relative de l'Arcadie, elle
oblige la cité de Tégée à devenir son amie — amie de condi-
tion inférieure — et à lui fournir, dans ses campagnes, des
contingents militaires. Elle lutte avec Argos pour la possession
des collines de la Cynurie, qui longent le rivage oriental du
Péloponèse, et met les Argiens dans un état de dépendance
d'où ils n'oseront plus sortir. C'est ensuite File dÉgine qui
est forcée de donner des otages. Sparte étend son influence sur
les riches cités commerçantes de Corinthe et de Sicyone, et
finit par intervenir en Attique, dans les querelles intestines des
Athéniens. Toute cette série d'événements nous amène jus-
([u'au V siècle avant Jésus-Christ, c'est-à-dire vers l'époque
des guerres médiques.
L'expansion dorienne hors de Grèce. Le monde dorien. —
Mais tandis que Sparte prenait si brillamment le pas parmi
toutes les cités doriennes, qu'était devenu l'ensemble du monde
dorien ?
Nous avons vu les envahisseurs se répandre dans le Pélo-
ponèse et refouler les Achéens et Ioniens qui l'habitaient. Ce
refoulement, avons-nous remarqué, ne fut pas complet. Non
seulement le fond agricole de la population ne bougea pas ;
mais des groupes importants d'Hellènes appartenant à la « classe
dirigeante » réussirent, en bien des cas, à obtenir des modus
vivendi avec les vainqueurs. Il en résulta que le type dorien,
quoique dominant, ne demeura pas pur, et que l'ancien type
achéen ou ionien, en se combinant avec lui, produisit des al-
liages. Ce fut le cas, notamment, pour l'Ile d'Égine, ainsi que
pour Argos, Corinthe, Mégare et Sicyone.
Nous avons dit qu'à Argos les « serfs » étaient parvenus,
momentanément, à renverser les autorités doriennes. Celles-ci
reprirent le dessus, mais, à la longue, la dynastie héracHde
V. — LE BANDIT FRUSTE ET MILITARISTE. 111
fut remplacée. ÎVIême phénomène à Corinthe, où une dynastie
indigène, celle des Bacchiades. se substitua aux rois « héra-
clides », en attendant d'être remplacée par une famille plus
brillante, celle des Cypsélides. Même révolution à Sicyone, au
vil'" siècle. Dans ces deux dernières cités, situées sur l'isthme
ou tout près de l'isthme, le commerce et la navigation, exercées
par les éléments ioniens de la population admis par les vain-
queurs au droit de cité, conservaient une importance très sé-
rieuse ; des dominateurs purement militaires étaient moins bien
qualifiés qu'à Sparte pour prolonger victorieusement leur sys-
tème de compression. Aussi Corinthe, au bout de quelques
siècles, finit-elle par évoluer franchement vers le luxe et les
mœurs relâchées des ports maritimes, et Sicyone devint-elle
célèbre par ses artistes, peintres, fondeurs et sculpteurs.
Les Doriens, répétons-le, n'étaient pas des barbares. C'étaient
des Pélasges, d'anciens urbains par conséquent, longtemps con-
finés dans la montagne, mais capables, à leur descente, d'un
certain retour vers la civilisation et d'une certaine adaptation
aux milieux plus avancés au milieu desquels tombaient leurs
bandes guerrières. Sous leur rudesse de mœurs qui les distin-
guait des premiers Hellènes, il sgardaient une intelligence des
hommes et des choses telle qu'on pouvait l'attendre de
« bannis » qui reviennent dans leur patrie. En un mot, c'é-
taient des Grecs, des Grecs de physionomie plus dure, plus aus-
tère, plus militariste, mais, en somme, toujours parents des
autres Grecs.
Cette origine des Doriens explique leur fusion , sur plusieurs
points, avec les indigènes; elle aide à comprendre, aussi, par
combinaison avec ce dernier fait, les migrations maritimes de
la race dorienne, qui se traduisirent par des fondations de
colonies.
Les colonies doriennes se divisèrent en deux groupes.
Le premier comprend une traînée d'îles partant du Péloponèse
pour aboutira la pointe sud-ouest de l'Asie Mineure, et formant
la bordure méridionale de l'Archipel. On conçoit que ces lies —
Cythère, Mélos, Théra, Astypaltea, Cos, Rhodes, pour citer les
112 LA GRÈCE ANCIENNE.
principales — aient été facilement conquises de proche en pro-
che, à partir de ce Péloponèse où les Doriens avaient si for-
tement étahli leur domination. Ces îles n'étaient en définitive
qu'en petit nombre et elles se trouvaient, au sud, sur les con-
fins du monde grec. Tout porte à croire que la domination
achéenne ou ionienne, avant la guerre de Troie, devait y être
plus récente, moins assise, et que ces lies, longtemps possédées
par les Phéniciens, leur avaient été arrachées depuis peu.
Le second groupe des colonies doriennesse trouve dans l'Italie
du Sud et dans la Sicile. Sa constitution eut pour cause l'acti-
vité spéciale de Corinthe, la ville maritime par excellence,
assise sur deux mers, et aussi celle de Rhodes, dont les habi-
tants, à la longue, avaient dû se former à l'audace maritime au
contact des navigateurs phéniciens. Soit à Uhodes, soit à Co-
rinthe. l'action de la population indigène s'exerça fortement
pour faire évoluer les Doriens vers le type du port.
l'ne île qu'il faut mettre à part, c'est la Crète. On n'a pas de
détails sur la descente des Doriens dans ce pays, qui donna le
premier, dit-on, l'exemple d'une « législation » dans le genre
de celle do Sparte, et où Lycurgue alla puiser des idées. Ce qui
est curieux, toutefois, c'est que les Dorions de Crète, groupés
dans cette grande ile à l'état de communautés militaires, parais-
sent n'y avoir pas joué de rôle politique, et avoir laissé la direc-
tion des affaires aux habitants des cités locales. Les Doriens,
venus de Sparte et d'Argos, à ce qu'on croit, se seraient impo-
sés seulement comme spécialistes militaires et défenseurs du
pays, moyennant un tribut et des privilèges. C'était, en quelque
sorte, une caste de mercenaires à demeure, avec une concession
perpétuelle et un monopole de gendarmerie. Dans le pays du
grand gendarme Minos, on devait avoir gardé le besoin de tels
auxiliaires.
C'est d'Argos que partirent des colons pour Rhodes, la fron-
tière orientale du monde grec. Les Phéniciens avaient passé
par là, et influencèrent évidemment les nouveaux colons. On
voit ceux-ci rayonner en Lycie, en Carie et dans les îles voisines,
puis se lancer dans la Méditerranée occidentale, et fonder en
V. — LE BANDIT FRUSTE ET MILITARISTE. 113
Sicile Gela, qui fonde elle-même Agri^'ente. La pointe sud-ouest
de l'Asie Mineure, où aboutissait l'étroit cordon des îles dorien-
nes, présentait deux presqu'îles longues et étroites. Sur l'une,
les Trézéniens fondèrent Halicarnasse ; sur l'autre, desLaconiens
fondèrent Cnide, qui devint célèbre, ainsi que plusieurs autres
lieux de relAclie pour les équipages, par le culte particulier
de Vénus, dû sans doute à la corruption plus facile des mœurs.
La partie de la côte d'Asie Mineure ainsi occupée par des Doriens
reçut le nom de Doride. La disposition de tout ce cordon, tendu
à l'extrême sud de l'Archipel, montre que les Doriens, moins
forts sur mer que les Ioniens, avaient dû se contenter d'occuper,
pour ainsi dire, des postes en lisière, aussi loin que possible
des points où leurs adversaires vaincus avaient ramassé leurs
forces.
De l'autre côté de la Grèce, les Corinthiens avaient colonisé
Corcyre (Corfou), île relativement lointaine sur les côtes de
rÉpire. Mais la plus brillante de leurs colonies fut Syracuse, qui
devait devenir une cité immense, une des plus vastes qu'aient
jamais habitées les Grecs. Nous avons noté l'exode des Messéniens
à Rhégium. Plusieurs autres groupes doriens vinrent s'installer
sur ces rivages de la Sicile et de l'Italie du Sud, qui reçurent,
du fait de leur présence et de celle d'autres colons, le nom
significatif de Grande Grèce.
Tout à fait à l'écart des autres, la plus méridionale et la plus
célèbre des colonisations doriennes fut celle de Cyrène, en Afri-
que. La Gyrénaïque est une exception sur la côte africaine.
C'est un coin de sol grec échoué sur les sables de la Tripolitaine,
ou, si Ion aime mieux, une lie de l'Archipel égarée au sud, entre
le désert et la mer. Ce pays fut colonisé par des émigrants de
l'île de Théra (aujourd'hui Santorin) où les Doriens s'étaient
déjà mélangés à des hommes d'autres types. Le chef de l'expé-
dition, nommé Battos, était de race mynienne, comme Jason.
Des aventuriers de diverses cités, notamment des Cretois, avaient
fourni leurs contingents. On raconte que les matelots, effrayés
par la longueur inédite de cette navigation — il fallait perdre
la terre de vue pendant plusieurs jours — opposèrent à Battos
114 LA GRÈCE A>'CIEXNE.
des résistances analogues à celles que devait rencontrer Chris-
tophe Colomb cinglant vers l'Amérique. Cinq cités, dont Cyrène
fut la principale, s'élevèrent dans ce coin reculé du monde grec,
et s'enrichirent par la culture du silphium, plante très recher-
chée alors comme légume et comme denrée pharmaceutique.
Un certain Démonax, à Cyrène, joua le rôle de législateur que
Lycurgue avait joué à Lacédémone,
L'art dorique et sa propagation en dehors du monde dorien.
— Même lorsque le type dorien se déformait par la fusion avec
d'autres types, il conservait assez de prestige pour donner un
cachet spécial et reconnaissable aux divers groupes qu'il contri-
buait à former. De nouveau, les montagnards avaient joué le
rôle de levain qui fait fermenter la pâte. Ce prestige et cette
influence se traduisirent, au point de vue intellectuel, par trois
phénomènes importants, qu'il convient de noter.
Le premier phénomène fut le développement littéraire du
dialecte dorien. Ce dialecte, le plus mâle des dialectes grecs,
est, après l'éolien, le plus rapproché du latin, c'est-à-dire de
la souche linguistique prindtive. La lettre a y domine et les
contractions y sont fréquentes, ce qui enlève de la finesse et des
nuances. Ce dialecte devint celui de la poésie lyrique chantée en
chœur. Nous avons montré que ces chœurs, grâce à la vigueur
de la vie publique et aux fêtes occasionnées par l'éducation sys-
tématique de l'enfance, étaient plus prospères chez les Doriens
qu'ailleurs. Il en résulta que, même chez les Ioniens, lorsque
les poètes firent des vers pour les chœurs, ils suivirent naturelle-
ment la mode existante et écrivirent en dialecte dorien. Les
grands tragiques d'Athènes eux-mêmes devaient s'incliner devant
cette anomalie consacrée par l'usage. Tant que dure le dia-
logue, c'est la langue d'Athènes que parlent les personnages.
Dès que le cho'ur commence, c'est l'idiome de Sparte qu'on
entend.
Le second phénomène est la diffusion, en musique, du mode
dorique. C'était le mode grave, religieux, tel qu'il convient à
des chants organisés par la Cité pour l'éducation de la jeunesse,
V. — LE BANDIT FRUSTE ET MILITARISTE. 115
et propres à exalter l'enthousiasme patriotique. Ce mode diffé-
rait du mode b/dien, doux et délicat, et du mode phrygien, ardent
et passionné. C'était le mode national par excellence. Lui aussi
fut employé par les cités non doriennes, dans les circonstances
où il convenait d'imprimer aux mélodies un caractère noble et
imposant.
Le troisième phénomène est la dill'usion, en architecture, du
style dorique. Ce style se caractérisait essentiellement par une
certaine espèce de colonne, la plus grave, la plus massive et la
moins ornée que connussent les Grecs. Cette colonne n'a pas de
socle et repose directement sur le sol. Sa hauteur est de cinq
fois et demi le diamètre pris à la base, car le fût s'amincit vers
le haut. Le chapiteau n'est qu'un évasement de la pierre, orné
de quelques raiuures. L'entablement et la frise supportés par ces
colonnes sont aussi moins ornés. Les édifices de ce style avaient
quelque chose de particulièrement sobre et majestueux. Ils
étaient pourtant artistiques, conformes, comme tout ce qui se
faisait chez les Grecs, à un idéal de mesure et de goût. L'har
monie de leurs lignes éclate si on les compare aux monuments
disproportionnés, inachevés, bizarres, de FÉgypte et de l'Assy-
rie, Comme le dialecte dorien, comme la musique dorienne,
l'architecture dorienne rayonna hors du domaine territorial
occupé par les Doriens, et quand les Athéniens, en plein siècle
de Périclès, voulurent élever à la déesse Athénè, protectrice de
leur cité, un temple digne d'elle, ce n'est pas l'ordre ionique,
national pour eux, qu'ils choisirent. C'est dans le style dorique,
c'est-à-dire dans le style des Spartiates leurs adversaires, qu'ils
construisirent le Parthénon.
VI
LES REFOULÉS ET LEURS MIGRATIONS
L ESSOR DU PORT MARITIME : LE TYPE IONIEN
Comment se fondait une colonie. — Nous avons vu la place
que tient le bannissement dans les mœurs grecques. A côté du
bannissement individuel, par lequel un chef vaincu se jette dans
la montagne, il y a le bannissement collectif, par lequel d'im-
portants groupes d'hommes, ayant le temps de se reconnaître
et de s'organiser, abandonnent une cité qu'ils ne peuvent plus
défendre, pour aller en fonder une ailleurs. Ces bannissements
collectifs s'opèrent par mer, car, étant donnée la configuration
du pays, cette route est la plus commode pour ceux qui dis-
posent d'une flotte et qui veulent fuir sans se séparer.
Il arrive aussi que, soit par l'affluencc de bannis dans une
cité, soit par la multiplication normale des habitants, le sol de
cette cité, généralement maigre et aride, ne suffit plus à nour-
rir la population. Alors se produit un essaimage de citoyens.
Une petite cité se détache de la grande et se transporte ailleurs,
pour vivre d'une existence calquée sur celle du milieu primitif.
La colonie n'est pas soumise à la métropole. L'essaim émigré,
par le seul fait qu'il émigré, devient indépendant. Nous avons
vu en effet que la souveraineté, avec la formation sociale de nos
Grecs, ne peut guère s'étendre en dehors d'ime certaine case
territoriale, généralement assez petite. Au delà de cette limite,
une cité peut avoir des amies, des alliées, des tribntaires. Mais
l'autonomie municipale subsiste, et l'autorité municipale, c'est
VI. — LES REFOULÉS ET LEURS MIGRATIONS. 117
tout ce que les Grecs savent créer en fait de pouvoirs publics.
Toute colonisation est donc accompag'née d'une rupture avec la
cité-souche, et l'on n'a pas l'idée qu'il puisse en être autrement.
Cependant, si le lien matériel est rompu, le lien moral sub-
siste. La cité d'où l'on est parti demeure la métropole, mot à
mot la cité mère. Elle conserve des droits à un certain respect,
à une particulière déférence. Les émigrés, en partant, ont eu le
soin d'emporter le feu sacré de leur patrie. Ils entourent d'un
culte spécial les mêmes divinités que leurs pères. Ils emmènent
avec eux des prêtres et des devins appartenant à des familles
pour ainsi dire « nationales », anciennement investies du mo-
nopole de leurs fonctions. Us s'efforcent, en construisant la ville
nouvelle, de reproduire les temples, la citadelle, les places, les
rues de la mère-patrie. C'est vers celle-ci qu'ils se tourneront
le plus volontiers en cas de péril, s'ils éprouvent le besoin de
quelque assistance étrangère. Et, réciproquement, c'est vers la
colonie que fuient volontiers les gens de la métropole, si quel-
que désastre fond sur eux.
Les Achéens en Italie : l'austère Crotone et la molle Sybaris.
— Des exodes de ce genre avaient dû se produire, évidemment,
bien avant l'invasion dorienne. Mais celle-ci, par sa puissance
de refoulement, en détermina un grand nombre.
Nous avons vu comment « l'empire d'Agamemnon », c'est-à-
dire le groupe important de cités du Péloponèse qu'entraînait
l'ascendant des chefs achéens de Mycènes, avait croulé sous le
choc des envahisseurs, et comment, après le remous de l'inva-
sion, les débris des Achéens vaincus s'étaient trouvés massés
au nord du Péloponèse, sur le rivage, qui allait prendre dès
lors le nom d'Achaïe. Ce rivage, bordé par le golfe de Corinthe,
qui débouche au sud de l'Adriatique, offrait au trop-plein des fu-
gitifs une route vers l'Occident. Ils s'en servirent et allèrent
fonder, dans le sud de l'Italie, plusieurs cités importantes, dont
les plus célèbres furent Crotone et Sybaris.
Ces deux villes sont restées dans l'histoire avec un cachet
spécial.
118 LA GRÈCE ANCIENNE.
Crotone était célèbre par ses médecins et ses athlètes. On y
cultivait l'hygiène et les sports. C'est la pairie du fameux Milon,
dont la force physique est demeurée légendaire.
Sybaris, au contraire, était la ville de la mollesse et des vo-
luptés. Certains traits des Sybarites sont restés légendaires
aussi. Us ne pouvaient, disait-on, souffrir le pli d'une feuille
de rose. Leur cuisine avait des ralfincments merveilleux et au-
cune laine n'était assez fine pour draper leurs membres délicats.
L'antithèse entre ces deux villes, qui date d'ailleurs d'une épo-
que fort postérieure à leur fondation, montre la lutte qui s'était
établie, sur ces rivages, entre deux courants.
Sybaris, c'est le grand port maritime corrompu parla richesse,
à la suite d'un commerce intense et prospère.
Les villes du sud de Tltalie, auxijnelles nujowcl'hiii Von ne
s'arrêle plus, étaient alors d'importantes étapes de trafic entre
le monde grec d'une part et, d'autre part, cette immense Mé-
diterranée orientale, qui était, nous l'avons dit, comme un Océan
rempli ou bordé de « pays neufs », Elles durent être aussi, à
un moment donné, les habiles intermédiaires entre le commerce
des Grecs et celui des Étrusques.
La situation favorisée de cette région se révèle d'ailleurs par
la prospérité inouïe et l'importante population d'autres villes,
comme Locres, Tarente, Syracuse, à la place desquelles on ne
trouve aujourd'hui que des villages, mais qui atteignirent, à
un moment donné, un haut degré de splendeur.
Or, la richesse engendre le luxe, et le luxe enfante la mollesse.
Cela est classique.
Ce qui est classique aussi, c'est la lutte qui s'établit contre
l'invasion des nouveautés amollissantes et corruptrices, dans les
cités où les traditions de sobriété et de virilité sont encore repré-
sentés par une puissante élite sociale.
Cette élite voit le péril, et se raidit contre lui. Ce sont alors
des lois somptuaires, des prédications hygiéniques et morales, des
appels à la loi pour protéger les mœurs, des mesures artificielles
pour écarter la contagion du luxe et de la sensualité. Alors surgis-
sent, selon les pays, des Pythagores, des Catons, des Savonaroles.
VI. — LES REFOULÉS ET LEURS MIGRATIONS. 119
En Grande Grèce, c'est Crotone, la cité des médecins et des
athlètes, qui conduisit le mouvement, représenté dans son sein
par le parti aristocratique, plus « conservateur» des traditions.
Crotone était Fennemie de Sybaris, qu'elle finit par vaincre,
quoique moins peuplée et moins riche, et l'homme qui attacha
son nom à ce mouvement de résistance aux mœurs dissolues,
fut le philosophe Pythagore, un Ionien de Samos.
Mais Pythagore n'était pas seulement l'apôtre de la sobriété
traditionnelle, soutenu par les conservateurs de Crotone et des
cités voisines; c'était de plus un mathématicien. Or, ce caractère
encore convenait parfaitement au milieu.
Dans la Méditerranée orientale — la grande mer — les îles et
les caps se font rares. Les navigateurs ont plus souvent occasion
de perdre la terre de vue. Par suite, des connaissances nautiques
plus complètes s'imposent. Il y a une place à prendre pour les
calculateurs, pour les astronomes, pour les ingénieurs mari-
times. Or, c'est précisément en cette région que le même Pytha-
gore s'illustre par ses théories mathématiques. C'est là que son
disciple Archytas invente, dit-on, la poulie. C'est là qu'Archi-
mède illustrera Syracuse par ses découvertes variées : principe
d'hydrostatique, vis, miroirs ardents, etc. Les deux grands
hommes de Marseille, la plus occidentale des colonies grecques,
sont deux mathématiciens-navigateurs, Pythéas et Euthymènes.
Telle est, en quelques mots, la forme particulière que prend l'es-
prit grec dans ce coin reculé du monde hellénique en raison des
conditions spéciales que lui font le milieu. Revenons mainte-
nant aux autres effets de l'invasion dorienne, c'est-à-dire aux
autres migrations.
Les Eoliens à Lesbos : la poésie à épanchements des joueurs
de lyre. — Mais, tout d'abord, rappelons-nous que l'invasion do-
rienne dans le Péloponèse avait été précédé d'un phénomène
analogue, celle des Thessaliens dans l'Ha-monie, qui allait dès
lors prendre le nom de Thessalie. La plupart des chefs de
ce pays étaient des Éoliens, proches parents de ceux qui avaient
fait l'expédition des Argonautes. Les vaincus — ou tout au
120 LA GRÈCE ANCIENNE.
moins ceux qui avaient été le plus compromis dans la lutte —
s'embarquèrent, dit la tradition, à Aulis, comme les aventu-
riers qui étaient allés faire la conquête de Troie, et cinglè-
rent précisément dans la direction de Troie, c'est-à-dire vers
la portion de l'Asie Mineure qui se trouvait, de lautre côté de
l'Archipel, en face de la Thessalie. Les émigrants éoliens se su-
perposèrent, en cet endroit, aux populations dont nous avons
parlé à propos du type troyen, et qui se rapprochaient plus ou
moins du type primitif pélasgique. Comme ils constituaient,
malgré leur défaite, une élite guerrière et directrice, ils de-
vinrent les maîtres de cette région, qui prit le nom d'Éolide.
L'éclat des cités qu'ils fondèrent fut éclipsé, nous allons le voir,
par le voisinage des cités ioniennes, d'un type plus intense et
plus net. Il faut faire une exception pour un point spécial de
leur domaine, l'ile de Lesbos.
L'île de Lesbos parait avoir eu le privilège de partager les
heureuses conditions de l'Ionie au j)oint de vue de l'essor intel-
lectuel et poétique, et, en même temps, grâce à la fondamen-
tale simplicité de sa population pélasgique ainsi qu'à sa situa-
tion légèrement en dehors du tourbillon commercial intense,
cet autre privilège de voir régner chez ses habitants une cer-
taine naïveté de cœur, une certaine fraîcheur d'impression émi-
nemment favorable au développement du lyrisme. Une légende
disait que la tête d'Orphée, après que celui-ci avait été misa mort
par les Ménades, avait été roulée par les flots jusqu'au rivage
de Lesbos. Poétique tradition, qui doit être interprétée dans le
sens d'un refuge particulièrement ouvert, dans cette île pélas-
gique, aux vieilles traditions poétiques des Pélasges. Plus
qu'ailleurs, les effusions et récréations poétiques étaient goûtées
à Lesbos ; plus qu'ailleurs elles se produisaient spontanément et
traduisaient les sentiments d'àmes épanouies ; plus qu'ailleurs on
se plaisait à imaginer des combinaisons de rythme et de me-
sure pour s'adapter aux vers; plus qu'ailleurs on s'ingéniait —
car la poésie, ne l'oublions pas, restait étroitement unie à la
musique — à perfectionner les instruments qui accompagnaient
la voix.
VI. — LES REFOULÉS ET LEURS MIGRATIONS. 121
L'ilede Lesbos, une des plus grandes derArchipel, est très voi-
sine de la côte d'Asie. Elle se trouve au sud de la Troade et au
nord de l'Ionie, non loin du point d'où les Pélasges primitifs,
arrivant par l'Hellespont, s'étaient élancés vers l'Archipel et la
Grèce. Le sol est fertile et le climat doux. Une médaille antique
représente l'ile sous les traits de Cybèle — la déesse pélasgique
— tenant en main la corne d'abondance. Les Grecs donnaient
à Lesbos Fépithète de « fortunée ». Ils prétendaient trouver
un charme particulier au chant de ses rossignols et louaient
proverbialemenl l'extraordinaire beauté de ses femmes.
On peut conjecturer que les péripéties de l'histoire de Lesbos
avaient consisté surtout en retours de Pélasges vers d'autres
Pélasges, et en superpositions de types très ressemblants, qui
ne faisaient que se renforcer par leur superposition même. Les
émigrés éoliens eux-mêmes, nous l'avons vu en définissant le
type éolien, faisaient à peine exception à la règle. C'étaient les
Hellènes demeurés les plus voisins du type pélasgique; et c'est
du reste dans cette région restreinte de l'Éolide que parvinrent
à se maintenir, sous le nom de dialecte éolien, le formes les
plus archaïques de la langue grecque.
Grâce à la douceur de la vie, combinée avec l'ouverture des-
prit que favorisait le commerce, Lesbos se caractérisa, au milieu
du monde grec, par le développement plus rapide et plus ingé-
nieux de la musique. C'est à Méthymne, cité de File, qu'était
né Arion, le musicien charmeur, qui, obligé de se jeter à la
mer pour échapper à des matelots bandits, fut, dit la légende,
sauvé et porté par un dauphin. C'est de Lesbos qu'était Ter-
pandre, illustre pour les perfectionnements qu'il avait apportés
à la lyre, et qui fut banni de Sparte, dit une autre légende,
pour ces innovations qui rendaient les mélodies trop captivantes.
C'est à Lesbos que les musiciens poètes, adaptant eux-mêmes les
accords de leurs lyres aux sentiments qu'ils voulaient exprimer,
inventaient des « nomes » ou rythmes nouveaux, et qu'Alcée
créait la strophe « alcaïque », comme Sapho la strophe « saphi-
que ». Et ce que nous appelons « strophe » était une combinai-
son de mesures musicales en même temps qu'un certain airan-
122 LA GRÈCE ANCIENNE.
gement de vers. Rappelons-nous que le même homme, en ces
temps où la division du travail était dans l'enfance, pouvait
cumuler très normalement les rôles du compositeur, de l'exécu-
tant, du chanteur, du poète et du luthier. L'image aujourd'hui
si conventionnelle et presque allégorique du poète s accompa-
gnant sur sa lyre correspondait alors aux réalités de la vie.
L'originalité des poètes de Lesbos fut de promouvoir à la di-
gnité littéraire des chants tels qu'il s'en rencontre partout, mais
qui, dans ce milieu plus favorisé, tendaient à prendre une forme
plus belle qu'ailleurs. Tels sont les chansons à boire, les cris
d'admiration en face du pittoresque de la nature, la satire
politique et les épanchcments de l'amour.
« Arrose de vin tes poumons, s'écrie Alcée, le soleil est haut,
la saison est accablante, et la soif brûle toute chose. Harmo-
nieusement, dans le feuillage, bruit la cigale, et de ses ailes
tombe en notes pressées son chant sonore, tandis que l'été em-
brasé, s'étendant sur la terre, y répand la sécheresse. »
Et Sapho, native comme Alcée de Mytilèno, dit à son tour : « Le
bruit desfeuilles a dissipé mon sommeil... L'aurore à la chaussure
d'or paraît déjà à l'horizon... La lune dans son plein éclairait
les cieux. » Profitant d'une liberté d'allures et d'une hardiesse
particulières aux femmes de Lesbos, elle met dans l'expression
de l'amour une ardeur jjassionnée qui l'a rendue célèbre : « Ma
lang'ue se brise, un feu subtil et rapide court en moi, mes yeux
ne voient plus rien, mes oreilles bourdonnent... ». Voilà bien
cette poésie « subjective », jaillie spontanément de l'âme, qui
refleurira avec Lamartine, Hugo et Musset. Et c'est encore un élan
spontané du cœur que la colère avec laquelle Alcée, victime des
révolutions politiques de Mytilène, <( banni » même à la suite
de ces révolutions, transforme ses poésies en « châtiments »
contre les politiciens qu'il n'aime pas. C'est lui qui, pour la
première fois, compare la cité à un vaisseau battu par la tem-
pête. C'est lui qui s'écrie avec une joie sauvage, en apprenant
la mort d'un « tyran » qui opprime son parti : « C'est mainte-
nant qu'il faut boire, et maintenant qu'il faut s'enivrer! » Naïfs,
délicats, impressionnables, expansifs : tels nous apparaissent les
VI. — [.ES REKOrLÉS ET LEURS MIGRATIONS. 123
Lesbiens, variété la plus vibrante et la plus nerveuse peut-être
du génie grec, bien que d'autres variétés aient conquis plus de
gloire par des œuvres plus solides et plus étoffées.
Les Ioniens comprimés en Attique et projetés vers l'Asie.
— Nous glissons rapidement sur la colonisation achéeiine et la
colonisation éolieniie, pour ne pas avoif à répéter certaines
constatations que nous allons faire à propos de la colonisation
ionienne, la plus brillante de toutes, et sur laquelle nous insiste-
rons un peu plus.
Nous avons dit que les Ioniens, au moment de l'invasion du
Péloponèse par les Doriens, s'étaient vus obligés d'évacuer le
nord de la Péninsule et de refluer vers FAttique. Ceuv qui
fuyaient ainsi, répétons-le, n'étaient pas le menu peuple. Le
menu peuple ne se déplace pas si aisément, et peu lui importe
le maître. Ceux qui fuyaient, c'étaient les nobles familles, les
« meneurs d'hommes » et leurs « illustres compagnons » ; bref,
les gens à panache, toute une aristocratie vaincue, menacée,
compromise, préférant l'émigration à une révolution qui eût
été sa ruine et sa mort. Toutes ces élites sociales de l'ionie
péloponésienne, mêlées à quelques nobles Éoliens de TÉlide
appartenant, dit-on, à la famille de Nestor, viennent se con-
centrer dans l'Attique, pays de population ionienne où elles se
sentent chez des amis. L'Attique, par sa situation péninsulaire
à l'extrémité orientale de la Grèce, en defiors de la grande route
allant du nord au sud, était merveilleusement adaptée à son
rôle de refuge, et nous avons vu que, pendant longtemps, les
Pélasges vaincus y avaient résisté aux Hellènes. De même les
Ioniens y résistèrent aux Doriens, et cette résistance fut victo-
rieuse. Acculés dans ce cul- de-sac, tous les illustres bannis,
grossis des Athéniens, tirent front contre les envahisseurs, et
le triomphe des armes ioniennes est resté célèbre dans l'his-
toire, qui l'associa au « dévouement de Codrus », dernier roi
d'Athènes. Ce « roi », dit la tradition, ayant su par un oracle
que le peuple dont le roi périrait serait Vainqueur, se fit volon-
tairement tuer dans la bataille, et les Athéniens abolirent dès
124 LA GRÈCE ANCIENNE.
lors la monarchie, parce que Codrus avait porté trop haut
désormais le titre de roi. Il est assez probable que l'afflux d'une
foule de familles nobles, et même « royales », dans l'Attique,
fit tomber tout naturellement le pouvoir dans une sorte de con-
seil de chefs égaux entre eux, ce qui ouvrit la période de
l'archontat aristocratique.
Mais il ne suffit pas de se défendre sur un sol. 11 faut y vivre.
Cinquante ans après la victoire de Codrus, disent les historiens,
il y eut dans TAttique une disette. En d'autres termes, les ré-
fugiés étaient trop nombreux dans ce territoire pauvre, presque
tout entier en collines rocailleuses, et des migrations s'impo-
saient. Toutes les traditions s'accordent à nous montrer ces mi-
grations conduites par des « descendants de rois » (surtout de
Codrus et de Nestor), Elles se firent vers l'est, en ligne droite,
c'est-à-dire selon une ligne parallèle aux migrations éoliennes,
mais plus au sud, comme l'indiquait suffisamment la configu-
ration des lieux. Il est assez probable que les essaims partis
de l'Attique, avant de se poser- sur la côte d'Asie, commencèrent
à coloniser de proche en proche les îles de l'Archipel, c'est-à-
dire à y superposer des aristocraties nouvelles aux populations
qui s'y trouvaient déjà. Les Ioniens, avons-nous vu, étaient
les plus marins des Hellènes. Ils étaient donc particulièrement
aptes à l'occupation des îles; et en fait, presque toutes les îles
de l'Archipel tombèrent en leur pouvoir. Seul restèrent hors
de leur domaine, à l'extrême sud, le chapelet d'îles doriennes
qui reliait le Péloponèse à la Carie, et au Nord, l'île de Lesbos,
d'ailleurs presque liée au continent, où nous avons noté le
magnifique essor de la civilisation éolienne.
Les deux plus importantes de ces îles, Chio et Samos, les
conduisaient à la portion du rivage d'Asie Mineure qui allait
prendre le nom d'Ionie.
L'Ionie et la douceur de vivre. — L'Asie Mineure est un pla-
teau très massif, très asiatique, mais dont les rivages, souvent
isolés de l'intérieur du pays, sont européens et grecs par leur
configuration. L'extrémité occidentale de ces rivages, en parti-
V[. — LES REFOULÉS ET LEURS MIGRATIONS. 125
culier, fait absolument corps avec l'Archipel. C'est une côte
sinueuse, découpée, toute en golfes et en presqu'îles, avec des
combinaisons de lignes courbes qui équivalent en longueur au
quadruple d'une ligne droite. Ces rivages, comme en Grèce, se
divisent en compartiments restreints, séparés par des ceintures
de hautes collines et dont le centre est occupé par des cours
d'eau à physionomie torrentueuse, chargés de limon et d'al-
luvions : Caïcos, Hermos, Caystre, Méandre. Comme climat,
1 lonie est une région privilégiée. L'Éolide, au nord, quoique
tempérée, tend à se rapprocher du climat septentrional, celui
de la côte de Trébizonde, qui est exposée aux vents de la mer
Noire. La Carie, au sud, ainsi que les Cyclades tout à fait méri-
dionales, est exposée au contraire à des excès de chaleur. L'Ionie,
comprise entre les deux, a, observe Reclus, le climat « le plus
agréable et le plus uniforme de la région cistaurique ». La
moyenne d'hiver y est de huit degrés; la moyenne d'été, vingt-
quatre; la moyenne de l'année, seize. « Les Ioniens, dit Héro-
dote — qui n'était pas ionien — ont bâti leurs villes dans la
contrée la plus agréable que je connaisse, soit pour la beauté
du ciel, soit pour la température, » Comme conséquence, l'on
a une magnifique végétation d'arbres fruitiers : oliviers, figuiers,
orangers, citronniers, mûriers, grenadiers, vignes. De nos jours
encore, la figue de Smyrne et le muscat de Samos donnent
une idée des aptitudes productrices de cette région, pourtant
bien désertée sous la domination ottomane.
Cette « douceur de la vie », que nous avons déjà signalée
à Lesbos, était donc une caractéristique de la région ionienne.
La culture arborescente est chose facile et agréable, surtout
quand un limon fertile, comme celui du Méandre et des autres
fleuves, en favorise la végétation. L'Ionien était un homme qui
regardait pousser des arbres, et ce spectacle de la fécondité de
la nature ne sera pas sans influence sur l'orientation de sa
philosophie.
A cette prédominance de l'arbre se rattache une qualité bien
grecque : la sobriété. L'olive et la figue ne sont point un con-
diment et un dessert, mais des alimehts, des « plats de résis-
126 LA GRÈCE ANCIENNE.
tance ». Cette qualité contribue dans une larg-e mesure à aug-
menter les loisirs. La modération des besoins agit dans le même
sens que la fécondité du sol : toutes deux tendent à diminuer
le travail de l'homme. Il demande peu, la nature donne beau-
coup. De telles coïncidences, si elles ne font pas tout le bon-
heur, expliquent l'épithète d'heureux donnée à certains peuples.
Les Ioniens furent de ceux-là.
Outre cette culture facile, les Ioniens se livraient pourtant au
commerce; mais c'est presque toujours — nous verrons les
exceptions — le commerce de cabotage, l'exploitation tran-
quille et heureuse d'un voisinage facile à atteindre. Pour l'Ionie,
le génie commercial n'est pas un démon, un de ces démons
qui possèdent une race tout entière — comme celui des Phéni-
ciens — et l'empêchent de rêver à autre chose. Ces aptitudes
commerciales, toutes brillantes qu'elles paraissent à une cer-
taine époque, ont un sensible contrepoids dans l'amour de la
bonne terre ensoleillée plantée d'arbres à fruits, où ont vécu
les ancêtres et où les loisirs sont si doux. On s'embarque pour
trafiquer, mais l'on débarque volontiers pour aller bavarder
sous les platanes, en des causeries que le climat permet de pro-
longer autant que l'on veut. Les jours fériés sont nombreux;
on aime les fêtes. L'une d'elles, intitulée « panionienne », réu-
nit dans un pèlerinage à l'ile de Délos les représentants de
toutes les cités d'Ionie. C'est enfin dans l'ile ionienne de Samos
qu'on verra s'élever le type si curieux du « tyran » Polycrate,
se plaignant et s'effrayant d'être trop heureux.
Le premier essor de la poésie ionienne : les aèdes homé-
riques et leur rayonnement. — Cet état d'âme a des consé-
quences intellectuelles. Comme Lesbos. l'Ionie est un milieu
merveilleusement préparé à l'essor des facultés poétiques.
Une première période poétique paraît avoir suivi de très près
l'arrivée des essaims venus d'Attique, et encore remplis du sou-
venir des grands exploits accomplis pendant la phase précé-
dente. Ceux qui débarquaient étaient, ne l'oublions pas, des
« héros » à la mode d'Agamemnon, dont les pères ou les grands-
VI. — LES REFOULÉS ET LEURS MIGRATIONS. 127
pères avaient connu, dans le Péloponèse, la civilisation mycé-
nienne. Déchus de leur splendeur politique, ces illustres bannis
se raccrochaient du moins, par le souvenir, à cette épopée
déjà un peu lointaine, et par conséquent idéalisée. Des aèdes,
chez ces héros, se firent les interprètes de ce sentiment. Comme il
arrive souvent, l'homme qui chantait la gloire arrivait au mo-
ment où la gloire commençait à s'éteindre.
La poésie de ces aèdes, nous l'avons dit, se résume dans le
nom d'Homère. Homère évidemment ne fut pas le seul, et nous
savons même que les poèmes consacrés à l'épopée troyenne se
groupaient en « cycles » qui représentaient un vaste mouve-
ment poéticjue. Mais la postérité aime à simplifier, et l'on ne
peut ni conserver tous les ouvrages, ni retenir tous les noms.
Quoi qu'il en soit, l'éclat de la poésie ionienne fut dès lors
assez vif pour que la langue employée par Homère fût adoptée
par des poètes d'autres races, hors des limites de l'ionie. C'est en
Béotie, pays éolien plus ou moins dominé par les Doriens,
qu'Hésiode, empruntant la forme homérique, composait sa
Théogonie pour enregistrer les légendes accumulées sur la
généalogie des dieux, et ses Travaux et Jours pour donner aux
cultivateurs de son pays — obligés à plus de labeurs que les
Ioniens — des préceptes non seulement d'agriculture, mais
encore d'économie domestique et de morale. Car le besoin de
persuader, chez ces hommes dont nous avons suivi la forma-
tion, imprègne ceux qui écrivent comme ceux qui parlent. C'est
Hésiode qui dit : « N'aventure pas sur la mer ta fortune en-
tière. Fais-en deux parts : la plus grande pour ta maison, la
petite pour ton navire ». Même chez ce Béotien agriculteur, la
mer n'est pas perdue de vue. Et voici un autre conseil pratique,
montrant comment les liens du voisinage, chez les Grecs, l'em-
portent souvent sur ceux de la parenté : « Invite au festin ton
ami, laisse ton ennemi. Invite dabord ton plus proche voisin.
Car, s'il survient un accident dans ton domaine, les voisins
accourent sans mettre leurs ceintures; les parents mettent les
leurs. »
Cette première efflorescence de la poésie ionienne tenait en
128 LA GRÈCE ANCIENNE.
partie, si Ion peut ainsi parler, à des traditions toutes cliaudes,
à des réserves antérieures, apportées par les nouveaux arri-
vants. Elle l'ut suivie d'une période d'obscurité, au cours de
laquelle, évidemment, la société ionienne s'élabore. Cette éla-
boration prend un certain temps, et on le conçoit. Une crise, en
effet, est toujours une crise, et une invasion comme celle des
Doriens, suivie d'un exode comme celui des Ioniens, ne va pas
sans des épreuves matérielles dont une race se ressent pendant
un certain nombre de générations. Il faut en effet une certaine
dose de richesse et d'impressions intellectuelles accumulées
pour que la production artistique ou littéraire, engendrée peu
à peu par les conditions favorables de la vie, puisse atteindre le
degré où elle devient digne d'attention et de mémoire. Or, si
les loisirs et la « vie heureuse )> en lonie poussaient aux
rêveries d'où sortent les essais poétiques, il fallait que la richesse,
et une richesse intelligente, fût en mesure de patronner ceux-ci
avec goût. Mais cette richesse, qui devait surtout s'acquérir par
le commerce, ne pouvait se créer en un jour. Il fallait s'étendre
peu à peu, multiplier les comptoirs, trouver des débouchés, lut-
ter contre les Phéniciens qui exploitaient encore ces parages,
se substituer à eux graduellement. L'espace de temps qui
s'écoule approximativement entre le ix^ et le vi* siècles avant
Jésus-Christ est rempli par cette lente ascension de la société
ionienne. Le type subit une évolution déjà ébauchée sans doute
avant la guerre de Troie, et caractérisée par la différence qui
séparait l'Ionien naissant de l'Achéen, mais qui va s'accentuant
de plus en plus. Il devient moins guerrier (sans cesser tout à
fait de l'être) et plus commerçant, tout en ne versant pas dans
le type de trafiquant pur.
Le type tend à devenir moins guerrier, parce que les con-
ditions qui alimentaient l'esprit belliqueux en Grèce n'existent
plus ou existent peu en lonie. La montagne n est plus grecque,
ou lest à peine dans un voisinage immédiat. La montagne est
« barbare ». Elle ne sert plus de réservoir d'hommes, mais de
frontière tacitement acceptée entre les grands États asiatiques
du plateau intérieur et les petites cités helléniques accrochées
VI. — LES REFOULÉS ET LEURS MIGRATIONS. 129
au rivage. De l'esprit guerrier, les cités ioniennes gardent ce
qu'il en faut pour résister à la pression de ces populations de
l'intérieur; elles entretiennent dans leur sein un art militaire
savant, apprécié parfois chez les barbares qui soudoient des
mercenaires et sont heureux d'en trouver là. Mais, somme
toute, l'entretien méthodique de cet art constitue surtout
une préoccupation défensive. A mesure qu'on s'éloigne de l'é-
poque homérique, le type du bouillant Achille et du conqué-
rant Agamemnon répond de moins en moins aux réalités qui
s'élaborent sous l'influence des besoins nouveaux. Rien d'éton-
nant, donc, si la poésie héroïque, après avoir jeté son suprême
éclat avec Homère et les aèdes de son école, tombe sinon tout
à fait, du moins aux trois quarts dans l'oubli.
L'ascension de la société ionienne par le développement du
port maritime : Milet et Phocée. — En revanche, la disposition
des rivages, avec ses baies, ses promontoires, ses iles, ses abris
innombrables, constitue pour les Ioniens un merveilleux encou-
ragement à s'adonner aux opérations commerciales. Us y sont
encore encouragés par les destructions violentes accomplies
en Grèce par les Doriens, destructions qui suppriment des con-
currences et détournent vers la côte orientale de l'Archipel des
courants commerciaux habitués à fréquenter auparavant la
côte occidentale. En un mot, il y a des occasions à « cueillir »,
et on les cueille. Ce qui reste d'aptitudes belliqueuses servira
d'ailleurs à lutter victorieusement contre la marine phénicienne.
En outre, le voisinage des grands Etats barbares de l'Asie ne
sera pas inutile au progrès des ports. Des routes de terre font
communiquer ceux-ci avec la vallée de l'Euphrate. Des mar-
chandises peuvent donc arriver parla, et l'on peut profiter de
certaines inventions dues aux civilisations assyrienne, babylo-
nienne, lydienne. C'est du reste une loi vérifiée en plusieurs
circonstances que des populations pressées entre un plateau et
la mer, sur une étroite bande de rivage propice, se tournent
volontiers vers le commerce. Ainsi firent lesloniens, et, avec eux,
le type du port maritime entre véritablement dans l'histoire.
130 LA GRÈCE ANCIENNE.
Deux ports ioniens, entre tous, atteignirent à un haut degré
de rayonnement : le plus méridional, Milet, et le plus septen-
trional, Phocée.
Milet, à Tembouchure du Méandre, possédait quatre ports,
aujourd'hui comblés par les alUivions de ce fleuve. Cette cité,
la pins puissante de Tlonie, se signalait par la multitude de ses
colonies dont beaucoup, probablement, devaient n'être que des
(( comptoirs ». Elle finit par en posséder plus de trois cents
dans le Pont-Euxin. Bien que les Milésiens allassent un peu
partout, ils s'étaient fait une spécialité du commerce (( hyper-
boréen ». C'étaient eux qui drainaient le blé de la Scythie (le
blé d'Odessa) et le distribuaient dans le monde grec. Ils char-
geaient encore les laines brutes et les pelleteries, si nombreuses
dans les pays du Nord, l'ambre recueilli sur les bords do la
Baltique, les pépites d'or de Phase et de TOural, les poissons
secs et les esclaves. Cette dernière « denrée » commence à de-
venir plus répandue. L'esclavage, rare à l'époque mycénienne,
tend à s'ériger on une institution plus régulière, par suite sans
doute de l'enrichissement des centres commerciaux et de la
possibilité d'organiser une « traite» avec les réservoirs d'hommes
qu'offrent les pays barbares du Nord. Le commerce, de son côté,
avait créé à Milet quelques industries, comme celle des fins
lainages, célèbres dans l'antiquité, et d'autres tissus précieux,
(irâce au climat de l'Ionie, Milet était encore connue pour
l'exportation de ses roses.
Les Milésiens poussent aussi une pointe dans une direction
absolument opposée. Ils fondent une colonie en Egypte, Nau-
cratis, et obtiennent des pharaons de ce pays quelque chose
comme des (( capitulations », qui leur confèrent des privilèges
commerciaux dans le Delta. De là, dans les entrepôts de Milet,
un bel assortiment de marchandises très différentes, qui en fai-
saient un marché de premier ordre, et multipliaient les res-
sources de l'industrie. Naturellement, cette prospérité croissante
n'allait pas sans une certaine corruption. Milet fut célèbre par la
licence de ses mœurs, et c'est elle qui devait donner naissance à
la célèbre Aspasie, qui fut à Athènes l'inspiratrice de Périclès.
M. — LES REFOULÉS Eï LEURS MIGRATIONS. l."il
Le type de Phocée présente, avec beaucoup de ressemblances,
quelques différences qui en font une autre variété du port ionien.
Les Ioniens qui l'avaient fondé étaient, comme les autres, venus
d'Athènes, mais ils étaient fortement mélangés de Phocidiens,
autrement dit de montagnards achéens. De là peut-être le carac-
tère plus aventureux de ce groupe. Ce qui distingue les Phocéens
entre tous les Grecs, en effet, c'est le goût des voyages lointains,
en des régions mystérieuses et dangereuses, comme cette Médi-
terranée occidentale qui était la grande mer inconnue. Le com-
merce parait avoir été pour eux une besogne plus absorbante et
plus laborieuse que pour les Milésiens. Aussi, tout en participant à
la culture intellectuelle de toute l'Ionie, les gens de Phocée n'ont-
ils pas vu s'élever au milieu d'eux de ces célébrités littéraires ou
philosophiques dont s'enorgueillissaient des cités voisines, beau-
coup plus petites parfois.
Les Phocéens forcent le détroit de Messine, y fondent un nid
de corsaires, Zancle, restaurent Cumes en Italie, colonisent
Alalia en Corse (où ils paraissent avoir procédé à de grands tra-
vaux d'assainissement . Là, comme les Phéaciens leurs prédéces-
seurs, ils se livrent à l'exploitation si attrayante des pays neufs,
jusqu'alors le monopole des races phéniciennes, et poursuivent
précisément une lutte acharnée, séculaire, contre les Phéniciens
d'abord, et ensuite contre leurs successeurs les Carthaginois.
On entrevoit là, autant que les rares documents le permettent,
une sorte d'épopée commerciale avec péripéties héroïques. Dans
cette Méditerranée lointaine, le négociant grec demeure doublé
d'un forban, et il s'y livre, entre concurrents, d'homériques
batailles pour la possession de telle route ou de tel comptoir. La
fondation de Marseille Q^roljablement sur les ruines d'une sta-
tion phénicienne) marque, vers l'an 600, l'apogée de l'expan-
sion phocéenne.
Les autres cités de l'Ionie ont leur éclat commercial, mais qui
pâlit un peu à côté de celui des deux cités prépondérantes :
Smyrne, Clazomène, Chio, Téos, Colophon, Éphèse, Samos,
Priène, sont les anneaux plus ou moins brillants d'une chaîne
qui, du nord au sud, relie Phocée à Milet. Mais, si leur commerce
132 LA GRÈCE ANCIENNE.
fut moins puissant, elles n'en participèrent pas moins à cette
vie intellectuelle si intense que les conditions d'ensemble de
rionie tendaient à développer.
L^e second essor de la poésie ionienne et ses inspirations :
l'amour de la cité, la discorde, le plaisir. — La vie facile donne
des loisirs; le commerce crée des riclies; le contact avec divers
peuples ouvre les idées; la poésie héroïque de l'époque mycé-
nienne a laissé des traces, des traditions, et même des écoles de
fidèles; les bavardages vont leur train sur la place publique, où
l'on aime à raisonner; du point de vue de l'utile, ces bavardages
se transposent au point de vue du curieux ou du beau. Bref, la
société atteint un certain niveau où ces caprices de l'esprit, qui
existent en germe un peu partout, deviennent assez intenses et
occupent assez de place pour que la dignité littéraire, artistique
ou scientifique leur soit conférée. Nous avons vu que le milieu
ionien se prête admirablement à cet épanouissement de l'âme.
Et c'est pourquoi nous voyons apparaître deux types d'hommes,
qui n'en font qu'un seul en réalité, mais qu'on peut distinguer
comme marquant le point de bifurcation de deux ordres d'ac-
tivité intellectuelle destinés à être séparés dans l'avenir : les
poètes et les philosophes.
Les fidèles de la poésie homérique, depuis le ix® siècle, avaient
entretenu, pour ainsi dire, une sorte de feu sacré. Vers le vu"
siècle, d'autres lumières s'allument. Une poésie nouvelle surgit,
et, ce qui frappe immédiatement, c'est le pouvoir réel, immédiat,
que les poètes exercent autour d'eux.
L'Ionie est menacée par l'invasion des Cimmériens, nomades
barbares. Un souffle de terreur passe sur cet heureux pays. Qui
prêche le courage? Un poète, Gallinus d'Éphèse, et le rôle de
Tyrtée recommence, avec cette différence que Gallinus parle à
des compatriotes. C'est aux accords de la lyre que le courage se
ranime chez les Éphésiens.
Un des malheurs de l'Ionie, c'était la turbulence des cités, qui
les empêchait de s'unir entre elles, malgré l'ombre de lien fédé-
ral qu'on avait essayé de créer. Cette turbulence, entretenue par
VI. — LES REFOILÉS ET LEURS MIGRATIONS. 133
les commérages de Vago7'a, régnait aussi clans l'intérieur de
chaque cité, et se traduisait par des animosités véhémentes,
héritage des antiques « querelles » entre chefs de clans rivaux.
Un autre poète ionien, Archiloque de Paros, est demeuré célèbre
pour avoir servi d'énergique interprète à ces animosités. Amou-
reux d'une jeune fille, Néobule, que son père Lycambès lui avait
promise, puis refusée, Archiloque diû'ama dans ses vers le père
et la fille, et cette difïamation poétique eut un effel social si
puissant, que tous deux se crurent oldigés de se pendre. Quelle
satire en vers produirait aujourd'hui les mêmes efifets? La vogue
d'Archiloque fut immense. On fit des bustes géminés où sa tête
était unie à celle d'Homère. Le mérite d'avoir inventé le rythme
iambique lui a été attribué, avec une sorte de reconnaissance, par
les écrivains postérieurs.
La même verve satirique anime Simonide d'Amorgos. Dans un
autre genre, Anacréon de Téos, hôte et protégé du fameux Po-
lycrate, tyran de Samos, et Mimnerve de Colophon, qui vivait à
Smyrne, traduisaient harmonieusement ce qu'il pouvait y avoir
de mou, de voluptueux, de doucement mélancolique, dans les
mœurs auxquelles le climat elles loisirs de l'ionie prédisposaient
peu à peu. Anacréon, qu'imita plus tard la nombreuse tribu des
poètes dits « anacréontiques », a vu son nom servir à la désigna-
tion de tout un genre. Mimnerve, lui aussi, chante le ^ilaisir et
l'amour. Eux seuls rendent la vie digne d'être vécue. Le poète
souhaite donc de ne pas vieillir : « Quand la douloureuse vieil-
lesse est survenue, dit-il, la vieillesse qui réduit au même point
l'homme laid ou beau, l'âme est sans cesse harcelée, accalîlée de
fâcheux soucis ; on n'a plus de joie à contempler la lumière du
soleil. On vit haï des jeunes gens, méprisé des femmes. »
Remarquons le ton sentencieux et raisonneur de cet élégiaque.
Depuis des siècles, la race grecque raisonne et ergote ; nous
avons vu pourquoi. Les poètes ne peuvent donc versifier sans
être plus ou moins philosophes. Nous allons voir que les philo-
sophes, de leur côté, ne peuvent concevoir leurs systèmes
sans rêveries poétiques, ni les exposer sans les mettre en
vers.
13-4 LA GRÈCE ANCIENNE.
Les philosophes ioniens et leurs préoccupations artistiques
devant la nature. — L'influence combinée des loisirs, de Fou-
vertiirc d'esprit, des longues conversations sur la place public{ue,
tendait à élaborer l'état d'âme de ceux cju'on a appelés les
(( sages », mot qui exprime à la fois l'abondance des connais-
sances variées et la possession du bon sens pratique à un degré
supérieur. Thaïes de Milet prévoyait le temps, prédisait les
éclipses, distribuait de bons conseils, et raisonnait en dilettante
sur n'importe quoi. Puis, le nom de « sage » paraissant préten-
tieux, on jugea élégant de s'intituler « amis de la sagesse ». Le
terme de philosophe était créé.
Une préoccupation fondamentale absorbe les philosophes d'Io-
nie : comment naissent, comment poussent les choses? Et leurs
traités, lorsqu'ils en écrivent, prennent le titre de Periphyséos,
De la façon dont les choses poussent. Tout vient de l'eau, dit
Thaïes de Milet; l'air n'est que l'eau raréfiée, la terre de l'eau
condensée. Tous les jours nous voyons l'eau se changer en air,
puisque le soleil eu pompe les vapeurs. Tous les jours nous
voyons l'eau se changer en terre, puisque des flots du iMéandre
sort sans cesse un abondant limon. Tout vient de l'air, réplique
un autre Miiésien, Anaximcne : leau n'est que de l'air condensé;
la terre, de l'air plus condensé encore. Qu'est-ce, en effet, que
la pluie, sinon un air qui se change en eau? L'air, d'ailleurs, est
infini; l'air pénètre tout, enveloppe tout, vivifie tout. C'est par
l'air qu'on respire et la respiration est source de vie. Tout vient
du feu, riposte Heraclite, le sage mélancolique d'Éphèse. C'est le
feu, autrement dit la chaleur, qui anime tout. N'est-ce pas le
feu qui transforme le solide en liquide, le liquide en gazeux,
c'est-à-dire, suivant le langage de l'époque, la terre en eau et
l'eau en air? N'est-ce pas la chaleur qui, de la vase des marais,
fait éclore des êtres vivants? Anaximandre, de Milet, invente un
élément, Yinpni, intermédiaire entre l'air et l'eau. En un mot,
la question des éléments est à l'ordre du jour, et compose alors
toute la science. Ceux même qu'on appelle « idéalistes » sont
fascinés par ce problème. Xénophane de Colophon parle d'un
limon primitif qui engendre la terre et les hommes. Pour lui, les
VI. — LES REFOULÉS ET LEURS MIGRATIONS. 135
astres se nourrissent de vapeurs. La terre, dit-il, a passé de
l'état liquide à l'état solide, et repassera à l'état liquide. Et Mélis-
sus de Samos a dos idées analogues. Le plus illustre enfant de la
même Samos, Pythagore, ne s'absorbe pas dans les mathémati-
ques en pur mathématicien. Cet ami des chiffres, qui avait
voyagé en Orient, et fréquenté les géomètres égyptiens, se pré-
occupe beaucoup aussi du chaud, du froid, du sec, de Thumide ,
des saisons, des couches d'air, du feu central, de la rotation de
la terre, et autres phénomènes des plus concrets.
Cest à Abdère, colonie ionienne sur les côtes de Thrace, que
naquit la théorie des atomes crochus, si célèbre pour avoir été
reprise plus tard par Épicure et chantée par Lucrèce. Les philo-
sophes abdéritaiiis, Leucippe, Démocrite, sont hypnotisés, eux
aussi, par l'idée de l'origine du monde, et, comme nul n'a l'idée
de la création, chacun cherche Vêlement d'où ont pu sortir les
choses, ainsi que la manière dont elles en sont sorties. Et cette
théorie n'est pas uioditiée à. fond par Anaxagore de Clazomène
qui, tout en admettant une « intelligence » organisatrice, con-
serve des atomes nommés « homaeméries », ayant d'avance les
qualités des corps qu'ils doivent servir à former.
Pour préciser l'orientation de la philosophie ionienne, on peut
dire que l'esprit qui l'inspire se résume en deux mots : l'idée de
génération [physis]^ et l'idée d'ordre [cosmos). Le monde est quel-
que chose qui a poussé, et c'est aussi quelque chose de bien ar-
rangé. Car ces chercheurs et ces raisonneurs sont aussi des ar-
tistes. La question des éléments se pose dans leur esprit devant
le spectacle des choses, qu'ils ont le temps de contempler, mais
ils éprouvent le besoin d'y apporter des solutions élégantes, har-
monieuses, car le sens du beau s'est développé chez eux par
l'édacation. Chose remarquable, l'idée d'un Dieu arrangeur est
absente jusqu'à Socrate, et néanmoins tous les efforts des philo-
sophes tendent à établir dévastes symétries, des correspondances
systématiques entre les différentes parties et les différentes forces
de l'univers. Il faut que les systèmes tiennent debout comme de
beaux temples ou de beaux vases. La vérité pourra se plaindre,
mais les veux artistes seront contents.
ISB LA GRÈCE ANCIENNE.
L'art ionien, reflet des élégances de la race. — Artiste, l'Ionien
l'est dans toutes les branches. Les mêmes causes qui ont affiné
son sens esthétique en matière de poésie et de philosophie l'af-
finent aussi en matière de musique et d'architecture. En musique,
sarfs doute, l'Ionie n'attache son nom à aucun système nouveau.
Mais elle s'approprie deux « modes » asiatiques, nés dans l'ar-
rière-pays, et les adapte aux chants de ses poètes. La Phryg-ie,
la Lydie donnent leurs noms à ces deux modes, ou « genres »
mélodiques. A propos de la flûte, nous avons déjà parlé des ap-
titudes musicales de la Phrygie, oùMarsyas défiait Apollon. De-
puis lors, Apollon et les siens sont venus, par le jeu des émig-ra-
tions et des superpositions, perfectionner le talent des disciples
de Marsyas. Quant à la Lydie, elle avait fini par subir d'une
façon très notable l'influence intellectuelle et morale des Grecs.
Le mode lydien était doux et voluptueux, spécialement adapté,
nous dit Platon, aux joies du festin. Le mode phrygien était
ardent et passionné.
En revanche, l'Ionie a attaché sou nom à un style spécial d'ar-
chitecture. La colonne ionique est plus légère, plus élancée que
la colonne dorique. Au lieu de poser directement sur le sol, elle
a un pied et une base. Les cannelures du fût sont plus nom-
breuses et adoucies aux angles. Le chapiteau, beaucoup plus
orné que le chapiteau dorique, comprend un cjorgerin, ou sorte
de col. décoré d'une petite frise sculptée, une échine couverte
d'ornements appelés oves, et enfin les volutes, qui caractérisent
à première vue l'ordre ionique. Ces volutes supportent encore une
plaque carrée et sculptée. Comme l'ordre dorique par sa sévérité,
l'ordre ionique, par son élégance, reflète admirablement le génie
de la race qui l'a créé.
Les plus beaux spécimens de l'architecture ionique étaient le
temple d'Apollon Didyméen à Milet et le temple de Diane à
Ephèse (ce dernier catalogué parmi les « sept merveilles du
monde »). Le temple d'Apollon à Milet fut reconstruit, à une
époque assez tardive, par les architectes Pœonios et Daphnis,
sur les ruines d'un temple archaïque du même dieu, comme la
ville avait été fondée à nouveau sur l'emplacement d'un vieux
Vr. — LES REFOULÉS ET LEURS MIGRATIONS. 137
Milet pélasgique. Les colonnes, au nombre de dix sur la façade,
s'élevaient à 18 mètres de hauteur, et l'entablement était re-
nommé pour sa sveltesse . Le temple de Diane à Éphèse avait des
colonnes de 20 mètres de haut, dont la partie inférieure était
sculptée jusqu'à une certaine hauteur. Le principal auteur du
plan était Ctésiphon. Le temple avait coûté, dit-on, deux cent
vingt années de travail, et fut brûlé par un maniaque du nom
d'Erostrate, qui, avide de gloire — passion bien grecque même
dans son exagération maladive — n'avait pas trouvé d'autre
moyen de rendre son nom immortel.
D'autres arts brillaient ou se développaient en lonie. La pein-
ture y était encore dans l'enfance, mais, si les noms d'Apelle et
de Parrhasius n'appartiennent pas à l'époque dont nous par-
lons ici, le fait que ces deux grands peintres sont nés à Éphèse
est assez significatif. L'orfèvrerie était florissante, et l'on cite un
Théodore de Samos, qui monta sur or l'érueraude du fameux
anneau de Polycrate. Ce « tyran » — autrement dit chef popu-
laire — de Samos, dont nous avons déjà parlé plus haut,
était bien le type de l'Ionien riche et fortuné, à qui la vie sourit
de toute manière, et qui, élevé dans un milieu très fin, très in-
telligent, a tout le loisir nécessaire pour ruminer les impressions
de son esprit. Polycrate en était donc arrivé à se trouver malheu-
reux d'être trop heureux, et, dit la légende, comme il tenait beau-
coup à son anneau, il voulut s'infliger une privation en le jetant
dans la mer. Le lendemain, la fortune obstinée le lui rendit dans
les entrailles d'un poisson servi sur sa table. Théodore de Samos
avait encore inventé, avec Rhœcas, l'art de fondre des statues.
On lui attribue aussi l'invention de l'équerre, du niveau, du tour
et des clefs. Glaucos de Chio, un autre statuaire, fondeur de mé-
taux, inventait, dit-on, la soudure. Un autre artiste de Chio,
Mêlas, entreprenait le premier de travailler le marbre. Précisé-
ment, File ionienne de Paros offrait aux sculpteurs de la région
de magnifiques carrières de cette substance. A mesure que l'art
progresse, les artistes emploient d'ailleurs toutes sortes de ma-
tériaux. L'or, le marbre, l'ivoire, le bronze, le bois, la terre
cuite, s'alliaient et s'harmonisaient dans la même œuvre. Souvent
138 LA GRÈCE ANCIENNE.
l'artiste était en même temps un ingénieuret unmétallurge. Puis,
tandis cjue séveillait le souci d'idéaliser l'image des dieux, s'é-
veillait celui d'inscrire les faits et les généalogies des hommes,
pour Vinslrucdon de la postérité^ et des « logographes », comme
Hécatée de Milet et Phérécyde de Léros, commençaient à s'ac-
quitter de cette besogne. Tous les logographes ne sont pas
ioniens, mais tous écrivent en ionien, parce que llonie a donné
le branle. C'est ainsi quHérodote, né sans doute à Ilalicarnasse,
colonie dorienne, mais établi ensuite à Samos et imprégné d'es-
prit ionien, devait écrire dans ce dialecte sa fameuse histoire,
si voisine de l'épopée par le style, et divisée en neuf livres dédiés
aux neuf Muses.
La réaction de l'Ionie sur la Lydie; le type de Crésus. —
Cet art trouvait de riclies protecteurs, non seulement chez les
riches bourgeois des villes et les chefs des cités, conune Polycrate,
mais encore dans la première zone de Farrière-pays asiatique,
là où les « barbares » en contact avec la civilisation grecque
appréciaient dans une mesure plus ou moins grande cette civili-
sation. Le royaume de Lydie, en particulier, joua un rôle spécial
à ce point de vue. Ce royaume, dont la capitale était Sardes,
occupait la haute vallée de l'Hermos et du Méandre. Il était
traversé par la « voie royale » allant des rivages de l'Asie Mi-
neure àl'Euphrate, lequel servait lui-même de route versNinive,
Babylone, Suse et les autres " grandes capitales » des immenses
empires orientaux. Il était, selon les temps, plus ou moins vassal
de ces empires; mais son éloignement, en général, lui laissait
une très forte dose d'indépendance. 11 utilisait des mercenaires
grecs, fournis par les cités greccpies du littoral. Le jeu des ban-
nissements contribuait à entretenir ces vocations de condottieri.
Le renversement du roi Candaule par Gygès paraît avoir été le
triomphe d'un de ces aventuriers mercenaires, cjui, détrônant
la dynastie antérieure, y substitua la sienne. Les nouveaux rois
de Lydie, grecs d'origine, tournèrent leurs ambitions du côté
des cités grecques, et l'un d'eux, Alyatte, les réduisit à une sorte
de vasselage qui respectait d'ailleurs leur autonomie. Mais le
VI. — LES REFOULÉS ET LEIRS MIGRATIONS. 139
plus illustre de ces rois lydiens, celui ([ui a incarné véritable-
ment un tyjDC, et dont le nom est devenu proverbial, c'est Crésus.
Crésus était fameux par ses richesses, mais aussi par ses goûts
de « iMécène », par l'intelligence artistique de son faste et par
le souci constant qu'il prenait de se rattacher au monde grec.
C'était une façon de Polycrate, mais vraiment roi d'un royaume,
au lieu d'être simple « tyran » dunecité. Crésus se piquait d'hel-
lénisme. Il envoyait de somptueux présents au temple de Delphes
et se comportait à peu près en tout comme un Ionien. Comme
Polycrato, il était penseur et subtil. Il avait quelque chose du
« sage », tels que les cités ioniennes le voyaient fleurir. A l'instar
de Thaïes de Milet et de Bias de Priène, il avait des sentences,
des « mots profonds », et ce bon sens raffiné d'un homme
« comme il faut » qui a étudié à la fois les livres et les hommes.
Aussi Hérodote, le premier historien de la Grèce, donne-t-il, aux
faits et gestes de Crésus, une spéciale et sympathique attention.
La Lydie a dû servir de véhicule à plusieurs inventions orien-
tales, et, notamment, à celle de la monnaie régulière, frappée
ofliciellement à une certaine eftigie. Cette invention, inutile de
le faire remarquer, servait admirablement les progrès du com-
merce, et les Ioniens, naturellement, étaient les premiers des Grecs
à en bénéficier. En fait, la Lydie avait été en partie hellénisée,
et elle payait ce service à llonie en lui faisant passer des élé-
ments de civilisation orientale susceptibles de s'harmoniser avec
les institutions du monde grec.
L'époque de Crésus marque peut-être l'apog-ée de llonie, bien
que celle-ci, officiellement, eût déjà perdu son indépendance.
La royauté de Crésus n'était en effet qu'un « protectorat » très
intelligent, à l'ombre duquel les cités ioniennes continuaient leur
vie propre et leur développement. Mais la face des choses allait
changer par l'entrée en scène d'un conquérant nouveau. Les
Mèdes et les Perses arrivaient.
L'invasion perse et la ruine de l'Ionie. — Les « sages » de
l'Ionie prévoyaient une catastrophe et conseillaient l'union.
Bias de Priène, notamment, se distinguait par ses prédications
140 LA GRÈCE ANCIENNE.
dans ce sens. Mais Fanarchie persistante de la race, dont nous
avons noté les effets à différentes périodes, s'opposait à l'orga-
nisation d'un grand effort collectif. Chaque cité faisait bande à
part, ^lilet surtout, qui, plus puissante, et fière de sa marine,
se (froyait mieux à l'abri. L'Ionie ne secourut donc pas la Lydie
quand l'orage tomba sur ce royaume, et. quand la Lydie eut
été vaincue, les Ioniens ne surent pas se coaliser entre eux
pour résister aux lieutenants de Cyrus. Les Perses purent donc
attaquer les cités en détail et les soumettre l'une après l'autre.
Selon leur tempérament, les bourgeois des villes se soumet-
taient ou s'embarquaient pour aller fonder quelque colonie.
Une partie des Phocéens prit ainsi la mer, et alla chercher un
refuge à Âlalia, en Corse, oui ils retrouvaient des concitoyens.
Des émigrés de Téos s'établirent à Abdère. Des fugitifs de Milet
gagnèrent Athènes, d'où leurs ancêtres étaient partis. Cette
fois, les vainqueurs étaient durs, et peu ouverts aux choses de
l'esprit. Cyrus, nous dit Hérodote, méprisait les Ioniens « qui
passaient la moitié de leur temps à bavarder sur la place pu-
blique >'. Pourtant ces bavards se défendaient avec bravoure
quand l'ennemi arrivait sous les remparts de leur cité. Mais il
était trop tard pour résister à ces masses d'hommes. La con-
quête eut pour effet, non point un vasselage comme avec les
Lydiens, mais une véritable sujétion. En même temps, l'extension
de cette conquête brutale vers le nord, et sur les rives de
l'Hellespont, avait pour résultat d'arrêter un trafic séculaire et
de tarir les sources du commerce milésien. Le plateau avait
vaincu le rivage. Les hordes de nomades venues de l'Iran,
absolument étrangères aux mœurs des vaincus, mettaient brus-
quement en péril, de ce côté de l'Archipel, toute la civilisation
hellénique, en attendant d'aller l'inquiéter encore de l'autre
côté.
VII
UN COIN D'IONIE EN ATTIQUE. — LA BOURRASQUE PERSE
EN GRÈCE. — LE TYPE ATHÉNIEN.
Le paradis des bannis. — Nous avons donné de rionie une
vue d'ensemble, sans montrer par le détail l'évolution intime
des cités. C'est que cette évolution est peu connue, et que d'ail-
leurs nous pouvons contempler une évolution analogue dans la
cité de la Grèce que les historiens nous font connaître le
mieux.
Cette cité, c'est Athènes, la métropole de l'Ionie, d'où nous
avons vu, après le retour des Héraclides. de nombreux émi-
grants s'élancer à travers l'Archipel pour coloniser la côte
d'Asie.
Athènes, après des luttes de clans rattachés à la légende de
Thésée, avait, en des temps très anciens, soumis à sa domination
les diverses bourgades de l'Attique, jadis indépendantes au
nombre de douze. L'importance relative de la vallée du Céphise,
la plus large des petites vallées de cette presqu'île, explique la
prédominance du clan qui occupait cet emplacement privilég-ié.
Nous avons montré comment l'Attique. par sa situation et sa
configuration, était prédestinée à être un excellent refuge de
« bannis >k Les Pélasges s'y étaient cantonnés et retranchés lors
de la première expansion héraclide. De nouveau, les gens de
type achéen, éolien et ionien — surtout ionien — s'y étaient
barricadés pour ainsi dire, lors du « retour » des Héraclides,
autrement dit devant l'expansion des Uoriens.
142 LA GRÈCE ANCIENNK.
L'Attique est en efï'et une presqu'île rejetée à l'est d'une route
importante, celle qui conduit de IHellade (ou Grèce centrale)
dans le Péloponèse. Cette presqu'île est pauvre, rocailleuse,
à demi défendue au nord, c'est-à-dire du côté où elle tient au
continent, par de hautes collines qui, sans former une liarrière
de premier ordre, constituent néanmoins un obstacle gênant.
Cette particularité d'avoir été une ten^e de refuge caractérisait
JDien l'Attique aux yeux des historiens, et les Athéniens, fiers
de leurs traditions, s'enorgueillissaient d'être les citoyens d'une
terre « hospitalière ». C'est vers Athènes que la légende fait
s'enfuir le vieil OEdipe, après ses tragiques malheurs. Voici
les paroles que lui prête, au début de la tragédie d'OEdipe à
Colone, le poète Sophocle :
(( Fille du vieillard aveugle. Antigone, en quels lieux ou dans
quelle cité sommes-nous arrivés? Qui accueillera aujourd'hui
avec la plus chétive offrande l'errant OKdipe, qui demande si peu,
et qui obtient moins encore, satisfait pourtant de ce qu'il reçoit? »
Cet OEdipe chassé de partout, c'est Thésée, roi d'Athènes, qui
le reçoit, l'honore, le défend, et toute la pièce est écrite pour
glorifier ces traditions d'hospitalité qui sont le propre d'Athènes.
Cette glorification est la traduction poétique d'une loi cons-
tante dérivant de la nature des lieux. L'Attique était « hospi-
talière )) par la force des choses. On s'y jetait comme on se
jette dans le maquis, et la plus grande partie du sol était effec-
tivement en collines. Toutefois le pays n'était pas dénué de
produits intéressants. Peu de céréales, mais beaucoup de fruits,
et très savoureux : la figue et l'olive, surtout. Sur les collines,
beaucoup de plantes aromatiques, propres à encourager l'éle-
vage des abeilles. De là le fameux miel de l'Hymette. La vigne
s'étageait sur les coteaux. Le rivage rocheux baignait dans une
mer poissonneuse. Enfin trois produits minéraux doivent être
mentionnés à part : une argile excellente pour la poterie, le
marbre du Pentélique, et l'argent du mont Laurium. La pré-
sence de l'argile et du marbre devait influer sur les destinées
artistiques de la race, et celle de l'argent sur sa prospérité
matérielle.
VII. — ri\ COIN d'ioxie en attique. 143
L'Attique était bien située pour recevoir des bannis venant
par terre. Elle l'était aussi pour recevoir des aventuriers venant
par mer, soit Égyptiens ou Phéniciens, soit Grecs voyageurs
qui s'étaient plus ou moins frottés aux civilisations égyptienne
ou phénicienne, et qui apportaient des inventions, des perfec-
tionnements, des connaissances diverses, L'Attique est en effet
un point de débarquement tout indiqué pour les navigateurs
qui arrivent de l'Ouest en suivant les Cyclades. En sautant
d'île en île et de proche en proche, c'est à celte péninsule
avancée qu'ils arrivaient tout d'abord. Pour la même raison,
l'Attique était le point de départ le plus naturel d'une chaîne
de communications entre les rivages de la Grèce et la cote
ionienne d'Asie.
Une concurrence parait avoir existé en Attique entre le culte
de Poséidon (Neptune) et celui à\Athéné (Minerve). Le dieu,
frappant le sol de son trident, en fit sortir le cheval. La déesse,
d'un coup de lance, en fit jaillir l'olivier. Il est permis d'entre-
voir, à travers cette légende, une antique fusion d'hommes
de la colline avec d'autres hommes arrivés par mer et ayant
amené avec eux des chevaux, animaux alors inconnus dans le
pays.
L'aristocratie des émigrés. — Les bannis étaient générale-
ment des hommes de la classe supérieure, des aristocrates. En
tout temps, dans les luttes politiques, ce sont les chefs qui se
trouvent contraints à'émigrer. Le menu peuple s'accommode
plus facilement de la conquête, mais ceux qui vivent sur les
populations sont forcés de se retirer quand des vainqueurs
viennent prendre leur place.
Les fugitifs qui cherchèrent un asile en Attique, lors de l'inva-
sion des Doriens, étaient donc, nous l'avons dit, des hommes
« illustres », des « meneurs d'hommes », des gens à intelligence
cultivée. « De tout le reste de la Grèce, dit Thucydide, accou-
raient à Athènes, comme dans un asile sûr, les plus puissants de
ceux que la guerre ou les séditions forçaient à l'exil \ » Sans
1. Guerre du Pe'loponèse, I, 2.
144 LA GRÈCE ANCIENNE.
doute, une fois réunis dans cet asile, ils étaient obligés de vivre
plus pauvrement et de singénier comme ils pouvaient — à l'ins-
tar de nos émigrés pendant la Révolution française — mais cela
relevait d'autant le niveau intellectuel de la race. C'était une
cau^e à^ a f finement. Cette intelligence était nourrie par le contact
avec l'étranger, comme dans les villes ioniennes. De là cet esprit
particulièrement éveillé, dont Thucydide nous donne une idée
dans un discours qu'il place plus tard dans la bouche d'ambas-
sadeurs corinthiens parlant aux Lacédémoniens :
« Les Athéniens sont novateurs, prompts à concevoir, prompts
à exécuter ce qu'ils ont conçu... Ils sont entreprenants au delà
de leurs forces, audacieux jusqu'à l'irréflexion, pleins de con-
fiance dans les périls... ils sont remuants... A leurs yeux, les
vovages sont un moyen de s'enrichir... Une de leurs espérances
a-t-elle été déçue, une autre la remplace... A peine jouissent-ils
de ce qu'ils possèdent, occupés sans cesse d'acquérir... On les
peindrait bien d'un seul trait en disant qu'ils sont nés pour ne
connaître aucun repos et n'en point laisser aux autres » *.
Mais il est facile de conjecturer que ces divers arrivages de
bannis, irritésde leurs échecs, n'allaientpas sans des commotions
intérieures. On devine, en particulier, sous la légende de Codrus,
dernier roi d'Athènes, à qui ion ne voulut point donner de suc-
cesseur parce qu'il avait porté trop haut la royauté, l'influence
nouvelle prise par les « illustres bannis » du Péloponèse, qui
s'agitaient autour des chefs indigènes, et leur disputaient l'in-
fluence, en même temps qu'ils se la disputaient entre eux.
L'histoire nous dit que les rois, à Athènes, furent remplacés
par des archontes; qu'il y eut d'abord un seul archonte, nommé
à vie, et que, pendant longtemps, les archontes furent choisis
dans la famille de Codrus. On voit par là que la descendance
des chefs indigènes — ou relativement indigènes — avait con-
servé un certain prestige, mais que l'entourage de ces chefs, dé-
sormais grossi, exerçait plus d'influence. Cette période fut celle
des eupatrides, ainsi nommés parce qu'ils étaient des « hommes
aux illustres pères », des « fils de famille », dont la formation
1. Histoire de la guerre du Péloponèse, I, hxx.
VII. — IN COIN d'ionie en attique. 145
se ressentait de cette aptitude au commandement ou à la pcsua-
sion exercée autour d'eux par les roitelets homériques. Tous ces
nobles se surveillaient et se jalousaient mutuellement, mais les
circonstances leur commandaient de rester unis, d'aljord parce
qu'il fallait se défendre contre les Doriens, ensuite parce que
l'unité de la cité attique, réalisée depuis plusieurs siècles, les
prenait comme dans un cadre tout formé. Cette surveillance et
cette jalousie mutuelles eurent à la longue pour nouvel effet de
faire abolir Tarchontat unique et à vie. Les chefs craignaient
trop que l'un d'entre eux ne devînt prépondérant. Ces Achilles
ne voulaient pas d'un Agamemnon, roi des rois. En même temps,
comme nous allons le voir, un impérieux besoin de justice agi-
tait la masse et poussait à la création de magistratures. Les
eupatrides décidèrent donc qu'il y aurait neuf archontes, et
qu'on les renouvellerait chaque année. Six d'entre eux, sous le
nom de thesmothètes, furent préposés à la justice. Un autre, le
polémarque, prit en main la défense militaire. Un huitième,
l'archonte éponyme, donna son nom à l'année, et eut dans son
ressort quelques affaires intérieures. Enfin un neuvième, chargé
d'un antique sacerdoce, reçut, en souvenir des temps anciens
qui exerçaient toujours leur prestige, le nom d'archonte-roi.
La lutte contre la vendetta : Dracon et l'Aréopage. — Il se
manifestait, disons-nous, un vif besoin de justice. Ce besoin
tenait en grande partie au fléau des meurtres privés. Le c bannis-
sement » est frère du « banditisme ». Dans cet émiettement de
de la souveraineté qui caractérisait la Grèce, les crimes demeu-
raient facilement impunis, et la montagne était toujours là pour
fournir au criminel un asile. C'était à chaque famille à se dé-
brouiller, à se venger elle-même. De là des vendettas qui s'en-
chainaient les unes aux autres, car, naturellement, on voulait se
venger du vengeur. Tous les membres de la genos, ou famille
élargie, comprenant touteé les personnes qui se connaissaient un
ancêtre commun en ligne masculine, étaient Jiés solidairement
par l'obligation morale de venger le meurtre de l'un deux. Mais
on conçoit que ce procédé rudimcntaire entraînait de graves
10
14C LA GRÈCE ANCIENNE.
a])us, incompatibles avec Torganisation d'une cité stable et d'un
travail progressif, car le travail a besoin de sécurité.
De bonne heure, en conséquence, les chefs avaient -tenté de
s'interposer pour arrêter ce chapelet de meurtres, ou tout au
moins les rendre moins fréquents. Le roi, environné des eupa-
trides, allait tenir séance sur un grand rocher, situé hors de la
ville. Là, le meurtrier était cité à comparaître, car, ayant les
mains souillées, il ne pouvait approcher des autels des dieux.
L'appareil de ce tribunal, sa composition particulièrement aris-
tocratique, étaient bien faits pour impressionner l'opinion et
montraient bien la nécessité ([u'il y avait de mettre en ligne,
contre la vendetta, les plus hautes et les plus augustes forces
sociales. Tel fut le tribunal de l'Aréopage, fondé, dit la légende,
par la déesse Minerve elle-même lorsque Oreste, poursuivi par
les Furies pour avoir tué sa mère qui avait elle-même tué son
père, vint se réfugier dans le pays. Pour la dernière fois, la
vendetta fut excusée à égalité de voir, mais il fut bien décidé
que désormais le meurtre d'un Agamennon se serait plus vengé
par son fils. Tel est le sujet de la pièce des Eumé/iides, du poète
Eschyle, qui reflète admiral)lcmcnt la transition d'un état so-
cial à l'autre, de celui où l'on se fait justice soi-même à celui
où l'on se contente déporter plainte devant une autorité judi-
ciaire régulièrement constituée.
Mais, dans la réalité, les choses ne se passent pas comme
dans une tragédie, et de telles évolutions sociales ne peuvent
s'accomplir en un jour. La vendetta, combattue par le roi et le
corps des eupatrides, persista donc, sans doute avec des recru-
descences intermittentes. Au meurtre se joignait le pillage, res-
source naturelle des bandits. De nouveau, il fallut sévir.
Ce besoin de sévérité était d'autant plus vif que, peu à peu,
la culture avait pris l'essor et que les gens pacifiques avaient
plus à perdre. Si les désordres demeuraient impunis, l'essor
économique de la jeune Athènes se trouvait paralysé. Il fallait
donc uii homme sévère, un justicier à initiative et à poigne.
Cet homme, dont le nom, sous forme d'adjectif, devait conquérir
une célébrité proverbiale, fut l'archonte Dracon (62'*).
VII. — IN COIN D lOME EN ATTIQUE. 147
Dracon porta des lois terribles, où la peine de mort revient
souvent, et dont on a dit plus tard, à une époque plus hu-
maine, qu'elles avaient été « écrites avec du sang ». Cette exa-
gération même montre à quel désordre le législateur criminel
avait affaire. Il y avait peine de mort, par exemple, pour les
voleurs d'herbes ou de fruits. C'est donc que les vergers et les
prés étaient au pillage, et qu'il fallait réagir énergiquement,
comme la sévérité de Richelieu contre les duellistes devait attes-
ter plus tard, en France, la multiplicité particulièrement dan-
gereuse des duels. Toutefois, prodigue de la peine de mort
pour les crimes contre la propriété, Dracon n'en abusa pas
pour les crimes contre les personnes. Le meurtrier j^ouvait
toujours se soustraire à la peine capitale par la fuite et l'aban-
don de ses biens. Dracon distingua d'ailleurs deux sortes d'ho-
micides, et jugea nécessaire de les distribuer entre deux juri-
dictions. Les meurtres prémédités continuaient à être jugés par
l'Aréopage; mais, fait caractéristique, les meurtriers gardaient
toujours le droit de « se bannir » avant la sentence. Les meurtres
non prémédités furent jugés par un nouveau tribunal, celui
des épJiHes — c'est-à-dire « ceux qui envoient en exil » — car
c'était par le bannissement qu'on punissait ces sortes de crimes.
Ce même tribunal faisait payer « le prix du sang » et récon-
ciliait d'office, par ce moyen, les familles ennemies, en tâchant
de tuer dans l'œuf le germe des vendettas futures. Comme on le
voit, Dracon, avec ses lois « draconiennes », était moins sévère
pour le meurtre que nous ne le sommes aujourd'hui, mais c'est
qu'il fallait compter avec l'opinion.
Il faut croire que ces diverses mesures furent assez soutenues
par cette opinion pour produire des résultats appréciables. Au
témoignage de Thucydide, les Athéniens furent les premiers
des Grecs à ne pas porter constamment des armes sur eux. Voilà
qui nous éloigne de ce type albanais que nous avons décrit plus
haut, et ce petit détail d'habillement, à lui seul, montre quelle
transformation sociale s'était accomplie dans la société athé-
nienne. Sous quelle influence victorieuse' s'accomplissait cette
transformation?
j 48 LA GRÈCE ANCIENNE.
Le commerce et les perturbations économiques : lescla-
vage et le prolétariat. — Nous avons vu que l'Attique était
h\en placée pour les communications par mer avec les îles et
la cùte d'Asie. Le meilleur port de TAttique se trouvait au sud-
ouest, vers le débouché de la vallée du Céphise. C'était le port
de Phalère; mais, dans les temps nnciens, aucune ville ne s'é-
levait là. On sait que la piraterie invitait les indigènes à bâtir
leurs bourgades et leurs castels à une certaine distance de la
mer, assez près pour profiter de celle-ci, assez loin pour se
mettre à l'abri d'un raid de corsaires. Or, vers le milieu de la
plaine du Céphise, s'élevait un groupe de monticules, dominé
par un énorme bloc rocheux d'où l'on pouvait surveiller tout
le voisinage. C'est là que s'était bâtie et développée Athènes.
Le bloc était devenu l'Acropole, citadelle des rois et des dieux.
A cette période de débuts, Athènes était peu commerçante, et
longtemps, même après que les Athéniens se furent hasardés
à descendre vers le rivage et à utiliser les ports naturels qui s'y
trouvaient, elle se laissa éclipser par d'autres ports plus favo-
risés. Ces ports plus favorisés, comme se trouvant provisoire-
ment sur de meilleures routes, étaient Corinthe, Égine et
Chalcis.
Égine et Corinthe représentent un type mixte : celui du port
maritime où, à une population soit ionienne, soit achéenne, est
venu se superposer un groupe de dominateurs dorions trop peu
puissants pour établir la discipline de Sparte, mais assez forts
pour faire régner une sécurité propice aux affaires. Corinthe, à
cheval sur son isthme, était admirablement placée pour évoluer
vers le commerce à peu près pur. Egine, située dans une lie du
golfe sai'onique, tout près cVAthènes, bénéficia tout d'abord
d'une avance prise sur les populations de l'Attique, encore
imparfaitement outillées pour la navigation. En outre, peuplée
orginairement d'Achéens, peu éloignée d'Argos et de Mycènes,
elle avait dû hériter en quelque manière de la splendeur de
ces cités déchues. Bref, cette petite lie, vers les temps qui précè-
dent immédiatement le début de l'histoire classique, eut un haut
degré de richesse. Elle déclina à mesure qu'Athènes montait.
VII. — r.\ COIN d'iome en attique. 149
Les deux cités étaient trop rapprochées pour prospérer en-
semble. Quant à Chalcis, située clans Tile d'Eiibée, c'était une
cité ionienne, qui avait succédé, selon toute vraisemblance, à
d'antiques établissements phéniciens suscités en ce lieu par la
présence de mines de cuivre. La situation insulaire de TEubée,
comme la situation péninsulaire de l'Attique, l'avait préservée
(le l'invasion dorienne. Bref, ces quatre cités, Corinthe, Egine,
Chalcis, Athènes, représentaient, sur la façade occidentale de
TArchipel, le type des grands ports maritimes, éclipsé d'ailleurs
par la splendeur tout à fait supérieure des grands ports ioniens
de la façade orientale. Mais Athènes, qu'on le remarque, était
au centre de ce groupe, et le type athénien, vigoureusement
poussé en avant par les « illustres bannis » , devait manifester
à la loneue, sur le terrain commercial, cette vigueur crois-
santé qui lui était infusée. Chalcis déclina donc en même temps
qu'Égine. Seule, la prospérité de Corinthe persista, car elle
était liée à la possession d'une route tout à fait spéciale, qui
ne faisait pas grande concurrence au commerce athénien.
Ce commerce, comme l'indiquait la nature des lieux, con-
sistait essentiellement dans un système de rapports avec toutes
ces brillantes colonies d'Orient qui, sorties d'Athènes, conser-
vaient naturellement avec la métropole des rapports amicaux.
Toutes choses égales d'ailleurs, les gens de Milet et dePhocée,
par exemple, aimaient mieux correspondre avec leurs congé-
nères d'Athènes qu'avec les Doriens d'Égine. Du reste, l'Attique
avait reçu trop de monde, eu égard à la faible fécondité de
son sol. A mesure que de nouveaux bannis affluaient, ils trou-
vaient les places prises, et tous les bons coins occupés. L' « hos-
pitalière » Attique s'ouvrait bien pour eux, mais à condition
qu'ils se débrouillassent. Or, comment pouvaient se débrouiller
ces « gens sans terre ))? — En se rejetant vers le trafic. Ce
furent les plus pauvres, les tard-venus, qui donnèrent de l'essor
au commerce. Les eupatrides, en général, se contentaient de
vivre du revenu de leurs terres, travaillées par des métayers
qui leur donnaient les cinq sixièmes de la, récolte, et qui étaient
probablement, eux, les plus vieux habitants du pays, les sur-
150 LA Grèce' ANCIENNE.
vivants des Pélasges. Mais la récolte était maigre dans l'Attique.
Malgré leur sobriété, les populations avaient besoin d'un sup-
plément de blé. Ce blé, il fallait aller le cbercber là où il était
en surabondance. Nulle part cette surabondance n'était plus
merveilleuse que sur ces rivages de la mer Noire qui forment
aujourd'hui la Russie méridionale et la Roumanie. Nous avons
vu Milet exploiter à fond cette mine de froment. Les Athéniens
firent de même, et peut-être aussi, bien souvent, se conten-
tèrent d'aller prendre à Milet du blé que les Milésiens étaient
allés chercher dans la mer Noire. Nous citons cette branche de
trafic, particulièrement importante, mais il y en eut d'autres;
des denrées diverses vinrent s'accumuler en Attique , permet-
tant de nourrir une population plus nombreuse. Comme contre-
partie de ces importations, une exportation industrielle se dé-
veloppait, moins brillante qu'à Milet, mais analogue. Citons
seulement la poterie, c'est-à-dire ces fameux vases athéniens
qui, perfectionnés peu à peu, ornés de figures peintes, finirent
par devenir des œuvres d'art, et qui, partant d'Athènes, allaient
se faire acheter un peu partout.
Des pays barbares, les Ioniens ne tiraient pas seulement du
blé, des peaux ou d'autres matières premières. Comme ce com-
merce était évidemment compliqué d'une foule de petites
guerres avec les indigènes des rivages exploités, il en résultait
des prisonniers disponibles. De ces prisonniers, l'on fit des es-
claves. Chio, la première, en importa, et l'exemple fut suivi.
Les riches propriétaires se mirent à acheter des esclaves et à
les transporter sur leurs domaines. On croit même entrevoir
qu'ils profitèrent de l'occasion pour faire exécuter des travaux
de déhichement devant lesquels auraient reculé des travailleurs
libres, mais que la main-d'œuvre servile était bien forcée
d'accomplir. L'Attique fit à ce moment des progrès agricoles,
mais qui étaient la répercussion d'un phénomène commercial.
Ce progrès de l'esclavage entraînait inévitablement une crise.
Les cultivateurs libres, évincés par la main-d'œuvre servile qui
leur faisait concurrence, étaient obligés de se rejeter sur d'au-
tres métiers. Ils se rejetèrent vers la fabrication et le commerce.
VII. — rx COIN d'ionie en AXTlOUli:. loi
et la plupart d'entre eux se massèrent, soit dans Athènes même,
soit dans le voisinage du port. Et il arriva que plusieurs d'entre
eux s'enrichirent, ce qui rendit la classe entière plus forte contre
les eupatrides. En outre, dans cette multitude de crises indivi-
duelles, les pauvres avaient eu besoin d'argent, et les riches en
avaient prêté, à des taux plus ou moins usuraires. De nombreux
citoyens étaient engagés dans un réseau de dettes d'où ils ne
pouvaient plus sortir. Alors commença cette lutte entre le pa-
triciat et la plèbe, quon retrouve dans presque toutes les cités
antiques, pour des raisons analogues sans doute à celle que
nous voyons agir à Athènes. Les elfets sociaux de la richesse se
retournaient contre les riches, en fournissant à certains prolé-
taires l'occasion de s'enrichir eux-mêmes et de donner du corps,
par leur notoriété, à un mouvement « démocratique ». Ce mou-
vement, comme toujours, trouvait encore une force dans les
divisions qui régnaient parmi les eupatrides. Ce sont presque
toujours, dans la société, des nobles « bannis >-> — bannis de
leur monde — qui prennent la tête des mouvements contre la
noblesse. Et l'on vit s'ouvrir l'ère des '< tyrannies ». Chose cu-
rieuse à constater, les tyrans, dont le nom est si honni dans les
démocraties modernes, apparurent en qualité de vengeurs du
peuple contre l'aristocratie. « Quand la Grèce, dit Thucydide,
devint plus puissante, et qu'on y fut plus occupé à s'enrichir,
des tyrannies s'établirent dans la plupart des villes, à mesure
que les revenus s'accroissaient '. »
Athènes commençait d'ailleurs, vers le vu'" siècle avant Jésus-
Christ, à prendre la tournure d'une grande ville, avec des foules
nombreuses, où les citoyens coudoyaient, non seulement les es-
claves, mais les étrangers. Ceux-ci, nommés métèques, étaient
des hommes libres, domiciliés dans le pays, mais ne participant
pas aux droits politiques. On ne les admettait pas comme citoyens,
sauf exceptions, parce que c'eut été diminuer, pour chaque Athé-
nien, les bénéfices qu'il relirait de ses droits de co-propriétairc
sur le domaine de la cité. Ainsi font toutes les « bourgeoisies »,
1. Guerre du J'cloponèse, J, 13.
152 LA GRÈCE ANCIENNE.
après les périodes de fondation et lorsque est atteint le « point de
saturation ». Les métèques ne pouvaient donc pas acquérir de
la terre, et presque tous s'adonnaient au commerce ou à l'indus-
trie. (( Us fournissaient non seulement des ouvriers, des artisans,
des matelots, des marchands de détail, mais encore des chefs
d'entreprise-, des armateurs, des banquiers et des négociants.
Ils se rendaient de préférence dans les cités qui pouvaient offrir
un aliment à leur activité et à leurs spéculations, c'est-à-dire
dans les povis de mer, les centres de grande production et les
villes de gros trafic'. » C'était là, dans l'Attique, une immigra-
tion de « nouvelles couches », fort différente de celle des bannis
de grande famille qui avaient constitué la cité politique. Les
métèques étaient venus trop tard, quand c'était devenu commode
et confortable. Mais aussi la cité, en tant qu'organisme, s'était,
pour ainsi dire, cristallisée avant leur venue.
Les métèques étaient un peu traités par les citoyens comme
les auxiliaires de la deuxième heure le sont dans les sociétés
coopératives par les fondateurs de celles-ci. On veillait à ce qu'ils
ne devinssent pas trop forts. La» musique ~ » et la gymnastique
— c est-à-dire ce qui peut rendre trop persuasif ou trop vigou-
reux — leur étaient interdites comme aux esclaves ; mais ils
profitaient de la sécurité procurée par les chefs de la cité, con-
tribuaient à enrichir celle-ci par leurs affaires, payaient des
taxes spéciales, et enfin devaient le service militaire comme
auxiliaires Presque tous habitaient Athènes ou les environs du
port. Leur présence, grâce à leur travail, était un nouvel élé-
ment de prospérité matérielle.
L'élaboration d'une bourgeoisie : le rôle de Selon. — De tout
ce qui précède, il résulte qu'Athènes, immédiatement au-dessous
de sa « noblesse », avait vu croître une bourgeoisie. Cette bour-
geoisie, comme dans toutes les sociétés où l'on gagne de l'ar-
gent dans les affaires, comportait une forte proportion d'hommes
nouveaux, inconnus, dont les pères n'avaient pas fait figure dans
1. Paul Guiraud, Études économiques sur l'antiquité, p. 134. Hachette.
2. Rapiiclons que ce mot signifie renseignement intellectuel.
VII. — UN COIN I/kiNIE en ATTIQIE. 153
les annales du pays, et le terme (ïeupatrides, servant à désigner
la vieille aristocratie, dut naître précisément à l'heure où ceux
qui avaient </ d'illustres ancêtres » éprouvèrent le besoin de se
distinguer de ces nouvelles couches en train de s'élever progres-
sivement jusqu'à eux.
Mais l'exemple est contagieux, et du reste certaines nécessités
parlent haut. On vit donc des eupatridos faire du commerce, et
se mêler à la foule des '( parvenus ». Ces hommes d'initiative
possédaient un pied dans les deux camps, et cette circonstance,
jointe <à une véritable supériorité individuelle, pouvait leur
donner beaucoup d'empire sur tout le monde. Tel fat précisé-
ment le cas de Solon (6'i.0-559).
Solon descendait de Codrus, dit-on, ce qui ne l'cmpôcha pas
de se livrer au commerce pour réparer les brèches de sa for-
tune. Comme négociant, c'était un homme de progrès; comme
eupatride, c'était un homme de tradition. Il sut être populaire
ot, notamment, prendre en main la cause des débiteurs endettés
sans se mettre à dos l'aristocratie qui, par l'archontat dont elle
avait le m.onopole, continuait à détenir le pouvoir.
Les pauvres réclamaient le partage des terres. Le socialisme,
chose très ancienne, séduisait les prolétaires athéniens comme il
devait en séduire bien d'autres, Solon, investi par la confiance
unanime d'un pouvoir législatif, ne céda pas à ces revendica-
tions. Il fit décréter seulement l'annulation des dettes présentes,
et décida l'aristocratie, débordée en fait par le progrès des
« nouvelles couches », à partager désormais le pouvoir avec
celles-ci.
Mais ce partage n'était pas égal. H tenait compte des transi-
tions nécessaires, et la constitution élaborée par Solon faisait
preuve à la fois de la modération du législateur et de son ingé-
niosité pour ainsi dire artistique. Solon était poète, moraliste,
donneur de conseils. Son intelligence à la fois théorique et pra-
tique avait mûri sous l'influence des mêmes causes qui faisaient
mûrir à Milet celle d'un Thaïes. C'était l'homme fin, mesuré, cul-
tivé, avide des nouvelles de la place publique, mais aussi des
connaissances qui satisfont une curiosité plus haute, instruit de
154 LA GRÈCE ANCIENNE.
ce qui se passe ailleurs et de ee qui s'est passé en d'autres temps,
rusé au besoin, et contrefaisant le fou pour exhorter les Athé-
niens à reprendre Salamine, alin d'éluder la loi qui, à la suite
d'expéditions désastreuses, défendait d'en proposer le renouvel-
lement; correspondant avec les intellectuels de l'Ionie, blâmant
le poète Mimnerve. de Colophon, qui désirait ne pas vivre au
delà de soixante ans, et ripostant que, jusqu'à, quatre-vingts ans,
l'existence lui semblait digne d'être vécue ; déclarant enfin, sur
la fin de sa vie, qu'il « apprenait tous les jours quelque chose ».
Cet homme donc était tout indiqué pour donner à la crise athé-
nienne une solution « élégante ». C'est ce qu'il fit dans sa fa-
meuse constitution.
Les Athéniens étaient divisés en phratries, sortes de clans
très anciens. Solon les divisa en quatre classes, par ordre de ri-
chesse, accordant à toutes des attributions politiques, mais de
façon à proportionner l'intervention de chaque chisse dans les
affaires de la Cité, au degré d'importance matérielle qu'elle
représentait réellement.
Ces quatre classes, établies d'après le revenu, étaient les pen-
tacosiomédimncs, les chevaliers, les zeugites et les thètes. Les
pentacosiomédimnes, dont le revenu était au moins de 500 mé-
dimnes — 2G0 hectolitres de blé — avaient l'archontat, les
grandes cliarges et les commandements militaires. Ils avaient
aussi l'Aréopage qui, depuis l'archontat annuel, se recrutait
parmi les archontes sortants. Les chevaliers avaient un revenu
de 300 médimnes, revenu jugé nécessaire pour l'entretien d'un
cheval; ils exerçaient des charges secondaires. Les zeugites pos-
sédaient un revenu de 150 médimnes, correspondant à la pro-
priété de celui qui peut détenir un attelage de Ijœufs. Ils exer-
çaient des charges inférieures. Ces trois premières classes de-
vaient le service militaire gratuit. Les thètes étaient les citoyens
sans revenus, ou de revenu insignifiant. Ils avaient le droit do
prendre part à l'assemblée du peuple et de siéger dans les tri-
bunaux. Ils ne payaient pas d'impôts et recevaient une solde à
la guerre.
La fortune seule, et non la noblesse, déterminait dès lors le
VII. — UN coiiv d'ioîsie en attique. 1o5
degré d'influence politique. Il est très probable que la plupart
des eiipatrides avaient su se maintenir dans la classe supérieure,
grâce aux propriétés rurales qui ne se vendaient guère, et « res-
taient dans la famille ». Mais des morcellements, depuis plu-
sieurs siècles, avaient évidemment eu lieu, car la terre, dans les
sociétés où des gens travaillent et s'enrichissent, est un objet de
placement. Or, une preuve que le travail était en honneur à
Athènes, c'est une loi de Solon ordonnant que chaque citoyen ait
un métier et en apprenne un à son fils. Il faut remarquer aussi
que les poursuites pour dettes faisaient passer des propriétés de
mains en mains. Enfin, une loi de Solon, accordant la liberté de
tester au père sans enfants, achève de montrer l'évolution éco-
nomique en train de battre en brèche les traditions familiales.
Les eupatrides, nobles de vieille roche, étaient donc légalement
obligés de fraterniser avec une « noblesse d'argent », et les deux
noblesses réunies étaient obligées de compter avec le peuple.
Le pouvoir des archontes et celui de l'Aréopage, vers cette épo-
que, diminuent sensiblement. Le gouvernement appartient à
l'assemblée du peuple dirigée en fait par le Sénat. Celui-ci se
recrutait parmi les trois premières classes. Les sénateurs de-
vaient avoir trente ans — et non soixante comme à Sparte, signe
d'un état social moins conservateur — et on les renouvelait
chaque année.
La jalousie démocratique éclate dans tous les détails de ces
institutions, qui morcellent attentivement le pouvoir, et ont soin
de le déléguer toujours à plusieurs personnes ensemble. Toutes
les démocraties en sont là, parce qu'aucune supériorité tradition-
nelle ne s'impose, et qu'on garde un rancunier souvenir, grossi
par la légende, des maux qu'on a endurés de la part des rois et
des noblesses de jadis. Mais cette jalousie n'empêche pas le
peuple, par moments, de se jeter dans les bras d'un « tyran »,
dont on excuse la tyrannie en proclamant bien haut qu'elle in-
carne le pouvoir du peuple, ou encore dont la tyrannie se dis-
simule en n'arborant aucun titre, et en prenant le caractère d'un
pouvoir de fait , dû à l'obéissance spontanée des uns et à la ter-
reur des autres.
136 LA. GRÈCE ANCIENNE.
Un " roi des montagnes >> et ses descentes dans la ville : Pi-
sistrate. — Nous avons dit que la discorde entre familles d'eu-
pat rides favorisait Tascension du peuple. Ces discordes dataient
de loin, et prolongeaient les fameuses « querelles » homériques
entre <( meneurs d'hommes » rivaux. Et les meneurs d'hommes,
jaloux d'utiliser ce talent de la persuasion et de la séduction
amicale que nous avons constaté chez eux', cherchaient à se faire
un clan, non seulement parmi les autres eupatrides, leurs pairs,
mais encore parmi la bourgeoisie nouvelle et le peuple. En cas
de lutte civile, Solon avait édicté une loi fort ingénieuse : tous
les citoyens étaient tenus de prendre parti. Il pensait assurer le
triomphe du bon sens. Avant Solon, déjà, un ambitieux du nom
de Cylon avait tenté de s'emparer de la citadelle. Il avait échoué,
précisément parce que tout le monde ou à peu près s'était mis
contre lui. xMais un certain Mégaclès ayant, à cette occasion, re-
couru pour perdre Cylon à une violation du droit d'asile, cette
impiété avait attiré, contre les parents de Mégaclès, la vendetta
des parents de Cylon. Solon avait été obligé d'intervenir, et
de provoquer une sentence qui avait banni les parents de Mé-
gaclès.
Cet exemple montre le constant péril que courait l'ordre pu-
blic à Athènes. Les clans rivaux avaient fini par se répartir en
trois groupes : les pédieens, ou gens de la plaine, les paraliens,
ou gens des rivages, et les diacriens, ou gens de la montagne.
Ces derniers, vers l'époque de Solon, avaient pour chef Pisis-
trate. F^'existence de cet homme, eupatride populaire, et dont
la famille se vantait de descendre de Nestor, réalise admirable-
ment le type du bandit grec civilisé, et permet de se représenter,
d'une façon approximative, quel avait dû être le rôle des grands
bandits civilisateurs à l'époque mythologique ou héroïque. Pi-
sistrate, « roi des montagnes >k lutte avec acharnement contre
les gens de la plaine, comme Jupiter, roi de l'Olympe, avait lutté
contre les Titans de Thessalie, Pisistrate a des hauts et des bas.
11 fait des entrées victorieuses à Athènes, puis en est chassé, il est
traduit devant l'Aréopage, est obligé de « gagner le maquis »,
d'où il redescend après des négociations qui témoignent des in-
vu. — rx COIN d'iome en attique. 1o7
telligeiiccs conservées par lui dans la plaine. Les clans des pé-
diéens et des paraliens se coalisent contre lui, puis ils se divisent.
A un moment, son ennemi Mégaclès lui propose sa fille en ma-
riage. Les factions semjjleut se réconcilier, et Pisistrate reparaît
triomphant dans les rues d'Athènes ; puis, changement à vue ; Pi-
sistrate s'exile cette fois à Erétrie, dans l'Eubée; mais il ne recule
que pour mieux sauter, car il rentre bientôt à Athènes, d'où ses
rivaux, les Alcméonides, s'en vont alors. Cet homme connaît la
ruse, comme Solon. Il se fait passer, non pour fou, mais pour
blessé, et, lors de sa première tentative, profite de la pitié ex-
citée par ce stratagème pour se faire donner une garde, bon
atout pour qui vise à la « tyrannie ». Bref, après bien des
vicissitudes, Pisistrate l'emporte définitivement et, sans être
revêtu d'aucun titre qui lui confère le pouvoir, il devient à
Athènes « l'homme qui fait ce qu'il veut » (5G0-527).
La popularité de Pisistrate est donc immense, mais ses bril-
lantes initiatives expliquent l'admiration qu'on lui voue. Il crée
une marine puissante; il prend Sigée, sur l'Hellespont, aux Myti-
léniens, ce qui assure à Athènes la « route du blé » ; il ouvre des
routes d'Athènes à Phalère et aux cantons ruraux ; il établit des
aqueducs souterrains pour amener dans la ville l'eau des col-
lines voisines; il commence la construction du Parthénon, du
temple d'Apollon, de celui de Jupiter Olympien. Avec tout cela,
le grand homme, dans ses procédés, reste un peu bandit. Pour
conjurer un retour agressif des clans rivaux, il s'est fait livrer
en otages les fils des principaux citoyens et les a relégués sous
bonne garde dans File de Naxos,
Le « roi des montagnes » promoteur de travaux et protecteur
des arts : la tragédie. — Ce roi des montagnes, bien qu'il ne
descende pas du Parnasse, est un lettré. Il fait rassembler,
copier et réciter les poèmes d'Homère, appelle auprès de lui
Anacréon et Simonide. Enfin, il compte parmi ses clients un
montagnard du nom de Thespis qui, sous son bienveillant patro-
nage, est en train de créer tout simplement un « genre » litté-
raire nouveau, destiné à devenir immortel. La tragédie apparaît.
158 LA GRÈCE ANCIENNE.
Nous avons montré, en parlant des Doriens, le rôle que jouait
chez eux la poésie lyrique, interprétée par des chœurs. Ces
chœurs florissaient notamment à Sicyone, ville du golfe de
Corinthe où Taneienne population ionienne s'était fondue avec
lesf Doriens. Épigène, poète de cette ville, avait donné un grand
éclat aux chœurs (jui célébraient Dionysos (Bacchus). La vogue
de ces chœurs avait atteint l'Attique, et. comme ils venaient
d'un pays à langue dorienne, c'est dans ce dialecte que les Athé-
niens, quoique ioniens de race, chantaient les louanges du
dieu.
Ces fêtes de Bacchus se trouvaient naturellement unies aux
divertissements des vendanges. Les productions arborescentes
sont les plus attrayantes des productions agricoles, et la culture
de la vigne est la plus attrayante des cultures arborescentes.
Or, le moment où cet attrait atteint son maximum est celui où
l'on récolte le raisin pour en faire le vin. Et Ton conçoit que la
joie des récoltants se traduise alors, un peu partout, j)ar des
manifestations de gaieté bruyante. La fête des vendanges,
sans qu'il soit presque besoin de jouer sur les mots, produisait
donc une « ivresse » particulière. Les bacchantes en sont la
preuve. Nos vignerons athéniens — et bien d'autres — chan-
taient et dansaient devant leurs cuves pleines, et, comme cet
épanouissement se compliquait d'une solennité religieuse, deux
éléments, l'un grave, l'autre bouflbn, se mêlaient dans ces fêtes.
Tantôt les danses étaient graves, parce que l'idée religieuse
dominait; tantôt elles étaient folâtres, parce que la joie em-
portait tout. De là, dans un même œuf pour ainsi dire, deux
germes : celui de la tragédie et celui de la comédie.
Pour développer ces germes, et donner à ces fêtes un cachet
littéraire qui les élevât au-dessus d'une simple réjouissance
plus ou moins grossière, il fallait un patronage intelligent. Il
fut fourni par Pisistrate et les autres Athéniens, riches, instruits,
avisés. C'est alors que les descendants des <( illustres bannis »
eurent l'occasion de déployer cette finesse de goûts élaborée
pendant de longues générations, et que les richesses dues à la
prospérité croissante do l'Attique purent s'employer artistement.
VII. — r.\ COIN n'iONiE en attiole. 159
Tout contribuait à cette infusion d'un souffle d'art dans ce qui
avait été jusqu'alors une simple fôte rurale : distinction native
des propriétaires, loisirs laissés par un faible travail, fortunes
augmentées directement ou indirectement par le commerce,
ouverture d'esprit gagnée au contact des étrangers, ambition
même des chefs de clan qui voulaient se faire de la popularité
en amusant le peuple, entiii vogue acquise par les chœurs
empruntés aux cités doriennes. Du chœur, grâce à ce con-
cours de phénomènes sociaux, le génie athénien allait tirer le
théâtre.
Le mot //leatrofi, en grec, signifie endroit d'où l'on peut voir.
C'était d'abord un emplacement naturel, une sorte de cirque
incomplet avec un espace plat au milieu et des éminences tout
.lutour. Le chœur dansait dans la partie basse et plate, et les
gens des environs, accourus pour voir, se massaient sur les
tertres voisins d'où l'on pouvait voir. En cherchant bien, on
trouvait des endroits heureusement disposés pour ce spectacle;
puis, à mesure qu'on s'habituait à fréquenter un endroit, on
était amené à corriger par l'art les imperfections de la nature,
et à faire intervenir la maçonnerie ou la charpente là où la dis-
position du sol ne permettait pas de voir commodément.
Le rôle de Thespis fut de mettre en tableau les choses qu'on
chantait en l'honneur de Bacchus. (Comme un inventeur a tou-
jours des précurseurs, cet usage n'était pas absolument nouveau.
Non seulement les enfants, dans leurs jeux, ont naturellement
l'idée de représenter des faits et de faire dialoguer des person-
nages de convention, mais déjà les chœurs de danse avaient eu
plusieurs fois l'occasion de mimer des scènes diverses. A Delphes,
on reproduisait la lutte d'Apollon contre le serpent Python. A
Délos, lieu de pèlerinage des Ioniens, des jeunes filles mettaient
en action les voyages de Latone, et imitaient successivement,
par leurs gestes et leurs langages, les nations que la déesse avait
visitées. L'initiative toute particulière attribuée à Thespis fut de
faire sortir du chœur un personnage, qui se mettait à parler
tout seul, ou à dialoguer avec l'ensemble des autres choreutes.
Ceux-ci, après une double évolution désignée sous les noms de
160 LA GRÈCE ANCIENNE.
strophe ei à\iJitistrophe, se trouvaient arrêtés à ce moment-là.
CéiaàiVépode, imaginée parle poète Stésicliore, Dorien de Sicile.
Le choreute détaché grimpait sur des tréteaux et parlait selon son
rôle. C'était Vacteur. Un autre, qui était censé parler au nom
{iu choeur, répondait d'en bas, ou de l'autel de Bacchus. C'était
le coryphée. A la partie chantante et dansante se trouvait
jointe, dès lors, une partie dialoguée, encore bien timide et bien
peu importante. >i"iraporte, la tragédie élait créée. Mais la tra-
dition est si forte que le chœur, longtemps encore, conserva
la prépondérance dans la cérémonie et que de longues an-
nées passèrent avant qu'on eût l'idée de détacher du chœur
deux acteurs pour les faire dialoguer ensemble. Alors seulement,
après cette suite de lentes transformations, la tragédie devait
prendre sa forme définitive.
Oijservons que ce divertissement, né à la campagne, fut
attiré vers la ville, et subit l'influence de la vie urbaine. Les
fêtes comportèrent plus d'élégance, et des préparatifs plus
somptueux. La date même s'en trouva retardée, et, pour des
motifs de commodité urbaine, ne coïncida plus avec les ven-
danges. Le théâtre, depuis qu'il ne s'agissait plus de pures
danses, et que les acteurs devaient se tourner vers le public,
avait quitté la forme du cercle pour prendre celui du demi-
cercle, puisqu'il fallait voir. Le sol se couvrit de gradins en bois
ou en pierre. L'autel de Bacchus, la thymélé, resta dans
V orchestre, espace réservé aux évolutions du chœur, mais il se
trouva dominé par la scène (de scéné, tente, baraque) qui,
d'abord insignifiante, comme son nom l'indique, finit par cons-
tituer une sorte de long mur percé de portes devant lequel
une estrade étroite et longue servait de support aux acteurs.
Mais, ces acteurs, quel moyen pour eux de se faire entendre en
plein air, et à des foules immenses? Comment conserver leur
prestige à une distance qui les rapetissait forcément? Ce double
problème fut résolu par le masque uni au porte-voix, et par le
fameux cothurne, chaussure qui, exhaussant la taille de l'acteur,
l'empêcha de paraître trop petit aux spectateurs éloignés. Mais
tout cela ne se fit pas en un jour et nous entraîne vers une
VII. — UN COIN D lOME EN ATTIQUE. IGl
époque légèrement postérieure à Pisistrate, que nous avons laissé
poumons occuper de son « client » Thespis.
L'instabilité engendrée par le commerce : le rôle de Clis-
thènes. — Pisistrate avait tant fait pour la prospérité d'A-
thènes que, lui mort, ses deux fils Hipparque et Ilippias
héritèrent du prestige qu'il avait eu. Eux aussi se trouvè-
rent, de fait, les « tyrans » d'Athènes. Mais ces sortes de
pouvoirs, uniquement appuyés sur la faveur populaire, sont
instables de leur nature. Les vieilles rivahtés de clans persis-
taient toujours, et les qualités personnelles du père n'avaient
pu se transmettre intégralement aux fils. Une conspiration se
trama donc contre les deux « tyrans ». Harmodius et Aristogi-
ton,qui avaient contre eux des motifs particuliers de vendetta,
parvinrent à tuer Hipparque, mais Hippias leur échappa et les fit
mettre à mort {51V). Comme il arrive en pareil cas, une recru-
descence de sévérité marqua cette répression, et les « bannisse-
ments » s'en ressentirent. xVu nombre des bannis étaient Clis-
thènes, qui s'était réfugié à Sparte. C'était l'époque où les
Spartiates, grâce à leur entraînement militaire, venaient d'é-
tendre leur hégémonie sur le Péloponèse. Comme jadis du
temps d'Étéocle et de Polynice, les bannis de grande famille
allaient, dans les autres cités, remuer ciel et terre pour ren-
trer vainqueurs dans leur patrie. Cléomène, roi de Sparte,
intervint donc dans les querelles d'Athènes, et marcha sur cette
ville pour réintégrer les bannis. Hippias, se sentant trop faible,
s'enfuit chez les Perses, qu'il devait exciter bientôt à marcher
contre ses prescripteurs.
Le patriotisme, comme on le voit, revêtait dans la cité grec-
que une forme singulière. L'amour de la cité était très ardent.
Seulement, lorsqu'on était banni — et répétons ici que le ban-
nissement est un des faits sociaux les plus importants de la
Grèce ancienne — on n'avait rien de plus pressé que de sus-
citer un ennemi à sa patrie pour s'y faire réintégrer. Il faut dire
c[ue ces interventions étrangères laissaient intacte, en principe
tout au moins, l'autonomie de la cité. Les « amis » du banni,
11
162 LA GRÈCE ANCIENNE.
après avoir restauré leur homme, se retiraient, contents cVa-
voir une intelligence dans la jilace, que ce contentement fût fondé
ou non; car la passion de se faire des amis, dont nous avons
constaté l'importance à l'époque homérique, n'avait pas dis-
paru. Seulement cette passion ne caractérisait pas seulement
les individus ; elle était aussi le mobile des cités, et des réseaux
d'amitiés entre-croisées se tissaient ainsi à travers les petites
souverainetés de la Grèce, qui avaient bien l'idée d'être pré-
pondérantes, mais rarement celle à'annejcer.
Clisthènes appartenait à la famille des Alcméonides, ennemie
jurée des Pisistratides. C'était lui qui était désormais, à Athè-
nes, l'homme inllucnt. xMais la société avait encore évolué de-
puis Solon. De nouvelles fortunes s'étaient créées ; des étrangers
avaient afflué en foule; de nombreux esclaves avaient été af-
franchis. Tout cela était TefTet du commerce, de la prospérité
qu'il engendre, et de l'instabilité qu'il entraîne. Clisthènes,
adaptant ses mesures aux nécessités de la situation, donna le
droit de cité à un grand nombre des métèques et d'affranchis.
Puis, rompant avec les traditions, il substitua aux quatre an-
ciennes tribus de IWttique dix tribus nouvelles, d'un caractère
artificiel. La phratrie semble dès lors tomber un peu dans Tou-
bli, et le di-me, en revanche, ou circonscription territoriale, joue
un rôle plus marqué. La constitution de Solon subit des amen-
dements dans un sens plus démocratique. Le Sénat, de quatre
cents membres, passe à cinq cents. L'assemblée du peuple est
réunie plus souvent. Les archontes, tout en conservant leur
situation honorifique, voient encore leur pouvoir diminuer. Une
partie de ce pouvoir passe aux stratf'ges, ou généraux. Chaque
tribu a le sien, et, en cas de guerre, plusieurs stratèges, destinés
à se surveiller mutuellement, commandent ensemble, ou plus
exactement chacun à son jour.
La jalousie démocratique : l'ostracisme. — L'assemblée se
tenait sur l'agora. Tout citoyen pouvait y prendre la parole :
ceux qui avaient plus de cinquante ans conservaient néanmoins
le droit de parler les premiers. Chacun, de même, pouvait pro-
VII. — UN COIN d'iONIE EN ATTIQUE. 163
poser quelque chose, mais en passant par l'interniédiaire du
Sénat. Dix citoyens, élus à cet effet, étaient spécialement qua-
lifiés d' « orateurs ». Ils avaient, comme les magistrats, le droit
de parler avec une couronne de myrte sur la tête. Comme les
assemblées étaient fréquentes, et que les sujets de discussions
n'étaient pas toujours bien intéressants, il arrivait que beaucoup
de citoyens s'abstenaient de se rendre à l'agora. On les faisait
rabattre alors par des esclaves scythes, qui formaient la police
d'Athènes, et qui marquaient les retardataires avec une corde
peinte en rouge. 11 y avait des peines pour ces retardataires, et
il était défendu de quitter l'assemblée avant la fm de la séance.
Mais, en définitive, l'Athénien, malgré ces essais de fuite, em-
ployait un temps énorme à remplir ses devoirs de citoyen.
Et ce n'était pas seulement le pouvoir législatif qui accaparait
son temps. C'était encore le pouvoir judiciaire.
Vers cette époque, en effet, parait s'organiser le fameux tri-
bunal des héliastes, que le poète Aristophane devait railler
dans ses Guêpes.
Ce tribunal ne comprenait pas moins de cinq mille membres
tirés au sort et divisés en dix sections qui jugeaient à tour de
rôle. Parfois l'on réunissait plusieurs sections, et l'on voyait
un procès plaidé devant un tribunal de quinze cents juges.
Cette multiplicité était une précaution contre la vénalité.
Les héliastes connaissaient d'un certain nombre de causes
graves et des délits politiques. Chaque juge, pour sa journée,
recevait une indemnité de trois oboles. C'en était assez pour
séduire beaucoup de citoyens pauvres et paresseux — sobres
d'ailleurs comme on l'est dans ces pays — et qui trouvaient ce
métier fort agréable. De là cette passion de juger ^ qui venait
tout simpleme-nt du désir de vivre sans rien faire. Mais ce
triobole^ aumône déguisée de politiciens au peuple, constituait
en revanche une lourde charge pour les finances de la Cité.
Cette même jalousie démocratique amena Clisthènes à créer
ou à régulariser Vostracisme. L'ostracisme n'était pas un ban-
nissement pénal. Celui qui en était victime n'était pas pour-
suivi pour un crime déterminé. On chassait de la cité, par l'os-
164 LA GRÈCE ANCIENNE.
tracisme, les citoyens qu'on jugeait dangereux à un titre
qaelconc[ue, ne fût-ce que par leur popularité ou leurs succès.
C'était une défense préventive contre les tyrannies éventuelles.
Il fallait six mille suffrages au moins pour que l'exil fût pro-
noncé. L'exilé devait s'en aller pour dix ans. Il gardait la pro-
priété et même l'administration de ses J3iens. Plusieurs des plus
illustres Athéniens, dans le siècle qui suivit, furent les victimes
de cette méfiance, dont le résultat fut de priver souvent la cité
de ses meilleurs défenseurs.
L'administration de Clisthènes fut troublée par des démêlés
avec Sparte. Celle-ci, ensaqualité de cité restauratrice, espérait
trouver en son protégé une docilité qu'elle ne trouva pas, et
Cléomène marcha de nouveau sur Attiènes. Comme Hippias, Clis-
tènes s'enfuit sans résister, et Cléomène, entré dans la ville,
bannit sept cents familles athéniennes. Mais une réaction se
2)roduisit, et le roi de Sparte, devant un soulèvement, dut
quitter Athènes. Il voulut se venger en protégeant Hippias,
qu'il avait fait bannir. Le fils de Pisistrate vint à Sparte, es-
pérant que les Spartiates le restaureraient comme ils avaient
restauré Clisthènes. Mais, tout bien compté, les Lacédémoniens
renoncèrent à ce jeu d'intervention, et Hippias, désappointé, se
retourna vers les Perses. Des événements graves faisaient pré-
voir que l'intervention, de ce côté, ne se ferait pas attendre.
Athènes dans la querelle de l'Ionie : les rancunes perses.
— Il faut bien se figurer, pour comprendre les guerres médi-
ques, la répercussion de l'invasion perse en lonie sur les in-
térêts d'Athènes. Les Perses et Mèdes étaient des continentaux,
et des continentaux frustes, des patriarcaux fraîchement issus
de pasteurs, dont la domination inexpérimentée, étendue sur
des ports maritimes, avait pour effet de paralyser et de ruiner
ceux-ci. La même invasion brisait le chapelet de comptoirs
établi par les Milésiens le long des rives des Dardanelles, du
Bosphore et de la mer Noire, et les cités ioniennes dont Milet
était l'entrepôt pâtissaient forcément de l'état de choses. Les
deux rivages de l'Archipel, en un mot, étaient solidaires, et tout
vu. — UN COIN d'iONIE EN ATTIQUE. 165
ce qui jetait le trouble à Milet, Éphèse, Pliocée, etc., jetait par
contre-couple trouble à Athènes. En outre, il ne faut pas oublier
que cette dernière cité était la métropole de toutes les cités
ioniennes, métropole sans pouvoir, nous l'avons dit, mais con-
servant ce prestige relig-ieux dont nous avons parlé. D'une part,
les cités ioniennes vaincues se tournaient tout naturellcmen
vers Athènes. D'autre part, les Athéniens, à la nouvelle des
désastres de llonie, éprouvaient un sentiment analogue à celui
qui éclaterait en France si l'on apprenait un massacre de Cana-
diens français par des hommes d\me autre race. Ce sentiment,
à Athènes, devint de la colère lorsque l'Ionie révoltée, après
un moment d'espérance, fut violemment remise sous le joug" de
ses vainqueurs.
Milet, quoique soumise par les Perses, avait pour chef local
un « tyran », Aristagoras. Celui-ci, ayant entrepris de rétablir
des bannis dans l'ile de Naxos, et s'étant fait prêter pour cela
deux cents vaisseaux par le satrape de Sardes, Artapherne,
échoua dans son expédition. Craignant la colère du satrape,
Aristagoras risqua le tout pour le tout, et insurgea l'Ionie. En
même temps, il demandait des secours à Sparte et à Athènes :
à Sparte, à cause de la réputation militaire des Spartiates; à
Athènes, parce qu'elle était la métropole des cités ioniennes.
Cléomène, roi de Sparte, eut avec Aristagoras un court cUalogue
qui montre bien le rôle que jouait dans la société grecque la
proximité de la mer : « Combien y a-t-il de chemin entre la
mer et la capitale des Perses? — Trois mois de marche. — Alors
vous sortirez dès demain de notre ville. Il est insensé de pro-
poser aux Lacédémoniens de s'éloigner à trois mois de marche
de la mer )>.
Les Athéniens furent plus aventureux ou plus généreux. Ils
envoyèrent des troupes aux Ioniens. L'insurrection fut un instant
victorieuse. Sardes fut prise et brûlée. Mais l'immense empire
des Perses pesait trop de tout son poids sur la minuscule lonie.
Celle-ci fut écrasée et la prise de Milet par les Perses excita
chez les Athéniens une profonde douleur. Le poète Phrynicus,
un des premiers successeurs de Thespis, mit l'événement en
166 LA GRÈCE ANCIENNE.
tragédie, et fit couler tant de larmes que les magistrats le firent
condamner à une amende de mille drachmes pour avoir repré-
senté un désastre national.
Le roi des Perses était alors Darius. Il voulut se venger des
Athéniens. Auprès de lui se trouvaient d'ailleurs des bannis
grecs — on remarquera une fois de plus le rôle de ces bannis
— notamment Hippias, fils de Pisistrate, qui voulait se servir
des Perses pour rentrer à Athènes, et les Aleuades de Thessalie,
qu'inspiraient des motifs analogues. Les Perses étaient d'ail-
leurs portés, une fois maitres de l'Ionie, à inquiéter le rivage
occidental de l'Archipel, pour que celui-ci ne continuât pas à
les inquiéter eux-mêmes. Une première expédition fut décidée,
mais n'arriva pas à destination. L'armée de terre fut battue par
les Thraces. et la flotte fut ou grande partie détruite par une
tempête en doublant le promontoire du mont Athos.
Dès cette première épreuve éclate la faiblesse militaire des
Perses. Les armées de ce peuple se ressentaient de la horde
issue de la steppe. Elles n'avaient de puissance que par leur
masse et n'évoluaient à l'aise que sur les grands plateaux de
l'Asie. Les historiens ne dénient pas aux Perses le courage, mais
seulement la tactique, c'est-à-dire la façon de s'adapter aux
lieux, d'utiliser les armes et de former les rangs dans le combat.
Pour la force musculaire, les Grecs, soumis à l'entraînement
que nous connaissons, étaient également supérieurs. Enfin, les
Perses n'avaient qu'une flotte improvisée, montée soit par des
continentaux incapables, soit par des contingents réquisitionnés
chez des peuples tributaires, tels que les Phéniciens et les Ca-
riens. contingents peu homogènes et projjablement peu zélés.
Qu'on se figure des Tartares qui n'auraient pas eu le temps de
devenir des Turcs, et qui entreprendraient de diriger un orga-
nisme relativement civilisé : voilà les Perses de Darius.
L'individualisme des cités grecques devant l'invasion; les
Thermopyles. — Les guerres mêdiques ne sont pas la lutte de
l'Asie contre la Grèce, mais de la horde mêdo-peise contre quel-
ques cités de la Grèce. Constatons en etiet, une fois de plus, que
VIT. — UN' COIN d'iONIE EN ATTIQUE. 167
« l'anarchie grecque », autrement dit Fémiettement des cités et
leurs querelles de voisine à voisine, fit sentir son influence en
cette occasion comme en bien d'autres précédentes. Nombre de
cités accueillirent favorablement les hérauts envoyés par Darius
pour demander « l'eau et le feu >>, autrement dit une sorte d'hom-
mage à la lointaine souveraineté perse. Ces cités ne voyaient
aucun intérêt à se mêler des querelles de l'Ionie et aucun incon-
vénient à reconnaître une souveraineté qui pouvait difficilement
les atteindre. Elles tiraient leur épingle du jeu et n'étaient pas
fâchées, en définitive, de voir l'orage tomber sur les cités récal-
citrantes. Ce qu'il y a de remarquable dans cette phase célèbre
de l'histoire grecque, c'est le rapprochement qui se fit entre
Sparte et Athènes, deux cités peu sympathiques l'une à l'autre,
et la façon identique dont elles reçurent les sommations de
Darius.
Pour Athènes, les raisons de la résistance éclatent assez. Pour
Sparte, elles s'expliquent différemment. Il faut se rappeler ce
que nous avons dit de Vhcgémonie acquise par les Spartiates
sur tous les peuples doriens. Ces guerriers de race et de sys-
tème, merveilleusement entraînés à la lutte et habitués à la
domination, entourés d'autres cités qui subissaient leur prestige
et avaient les yeux fixés sur eux, ne pouvaient supporter l'idée
de rendre à n'importe qui un hommage quelconque. Ce n'était
pas dans la fierté de leur caractère, tel qu'il résultait de leur
formation. En outre, l'aristocratie dirigeante de Sparte com-
prenait fort bien que laisser écraser Athènes, c'était exposer tôt
ou tard le Péloponèse à une formidable invasion dont leur
suzeraineté se ti'ouverait mal.
Sparte conclut donc alliance avec Athènes, et bien que ses
troupes dussent être absentes à la première bataille, ce rap-
prochement eut un énorme effet moral. Il délivra d'abord les
Athéniens d'une ennemie séculaire, l'île d'Egine, à qui Sparte
imposa d'office une garnison. En second lieu, des cités moins
importantes, entraînées par ce double exemple, entrèrent dans
la ligue, et les Athéniens, se sentant appuyés, mirent plus de
cœur à l'organisation de la résistance. C'est ce qui permit à
168 LA GRÈCE ANCIENNE.
leurs dix mille hommes, commandés par Miltiade, et renforcés
de mille Platéens, de s'avancer plus tranquillement contre les
cent dix mille Perses débarqués à Marathon, sur les indica-
tions d'Hippias, par Datis et \rtapherne. La tactique greccj[ue
triompha, et les Perses furent vaincus. Les Spartiates, cju'une
superstition relative à la lune avaient empêchés de partir plus
tôt, arrivèrent le surlendemain pour constater la victoire (i90).
Les Perses, naturellement, cherchèrent à réparer le dé-
sastre en augmentant, dans la balance, le poids du seul
élément qui pouvait faire leur supériorité : le nombre. Leur
nouveau roi, Xerxès, mit sur pied, s'il faut en croire l'his-
torien Hérodote, des armées fantasticjues. L'ensemble des com-
battants de terre et de mer, avec les matelots, manœuvres et
domestiques, se serait élevé à cinq millions d'hommes. Même
en faisant la part de l'exagération, il reste évident que les
armées perses furent immenses relativement au petit nombre
des Grecs. Quarante-six nations, dit Hérodote, étaient repré-
sentées dans cet amoncellement d'hommes, dont beaucoup,
sans doute, ne méritaient pas le nom de soldats. On cite de
Xerxès des traits bien orientaux. Il fit fouetter THellespont (les
Dardanelles) pour punir la mer d'avoir démoli un pont. Puis,
quand l'armée franchit les ponts restaurés, ce monarque, la
voyant défiler, dit, avec une mélancolie digne de Salomon :
« Je pleure sur la brièveté de la vie humaine, en pensant que,
de cette foule immense, pas un seul homme n'existera dans cent
ans. » Le roi avait employé des milliers d'hommes à percer
l'isthme du mont Athos, travail qui nous semble absolument
inutile et ridicule, et qui nous montre combien sa flotte inexpé-
rimentée avait besoin de suivre la cote en évitant les moindres
contours périlleux.
Cette seconde guerre médique comprend trois actes : les
Thermophyles, Salamine, et la journée décisive de Mycale et
de Platée,
Les Thermopyles sont un défilé situé au point où les monts
de Locride, prolongement méridional de la chaîne du Pinde, se
rapprochent de la mer, ne laissant qu'un étroit passage aux
VII. — UN COIN d'iONIE EN ATTIQUE. I(j9
invasions qui viennent de Thessalie. La série de combats qu'y
livra l'avant-garde grecque est demeurée comme l'aftirmation
éclatante de ce que peut un petit nombre d'hommes forts, ré-
solus et entraînés en présence d'une masse humaine d'éduca-
tion militaire inférieure. La conquête du Mexique par Fernand
Cortez et quelques autres épisodes de l'histoire des conquista-
(lors égalent seules d*e telles prouesses. Aux Thermopyles, les
quelques centaines de Grecs qui défendirent jusqu'au bout le
défilé succombèrent dans la lutte, mais après une extraordi-
naire défense, qui a soulevé depuis lors, nul ne l'ignore, un
enthousiasme correspondant. Léonidas, roi de Sparte, avait été
choisi pour commander les petits détachements des Grecs, bien
que son détachement à lui ne comprit que trois cents Spartiates.
C'est avec cinq mille deux cents hommes que la lutte com-
mença, et, pendant quatre jours, les Perses furent repoussés
avec d'énormes pertes; mais un transfuge du nom d'Ephialtès
— encore un banni, sans doute — ayant guidé l'ennemi par un
sentier de la montagne, la position se trouva tournée. La
montagne, d'alliée des Grecs, se faisait leur adversaire. Léo-
nidas renvoya alors la majeure partie de ses troupes. Ne gar-
dant avec lui que les Spartiates et les Thespiens, il mourut à
son poste, en Spartiate, c'est-à-dire fidèle à cette éducation si
intensément militaire qu'il avait reçue dans sa cité. Plusieurs
« mots », admirablement (( laconiques », lui sont attribués et
caractérisent l'état d'âme de ce type d'homme. Au-dessous
d'un message de Xerxès qui le sommait de rendre les armes,
Léonidas aurait écrit : « Viens les prendre ». Un soldat venant
lui dire : c Les Perses sont près de nous », il aurait rectifié :
« Dis que nous sommes près d'eux ». On peut, évidemment,
discuter l'authenticité historique de ces « mots », mais, au
point de vue social, étant donné ce que nous savons de la
formation des Lacédémoniens, ils sont absolument vraisem-
blables.
La Grèce sauvée par la mer : la trirème; Salamine (i80). —
On peut dire qu'il y a deux choses en Grèce : la montagne et la
170 LA GRÈCE ANCIENNE.
mer. La montagne, malgré l'héroïsme de Léonidas. n'avait pas
sauvé le pays. La mer, plus efficacement, allait reprendre ce
rôle .
L'homme influent d'Athènes était alors Thémistocle. C'était,
comme il arrive souvent dans les démocraties, un homme de
famille riche qui s'appuyait sur le peuple : esprit très ouvert,
d'ailleurs, et plein d'initiative, déj^loyant, pour faire réussir
ses plans, des prodiges de ruse et d'éloquence, car, tout comme
les héros d'Homère, et pour des causes sociales semblables,
Thémistocle se trouva, au plus haut point, dans la nécessité
de persKader.
Le mérite de Thémistocle consiste à avoir plaidé et gagné
deux procès.
Son premier triomphe fut de décideriez Athéniens à évacuer
Athènes et à combattre sur mer.
Son second triomphe fut de décider la flotte coalisée à livrer
bataille dans le détroit de Salamine, et non ailleurs.
La première œuvre de persuasion n'était pas facile. Une po-
pulation citadine tout entière ne se résout guère à déménager.
Aussi fallut-il recourir aux grands moyens, et faire parler la
Pythie. Un oracle de Delphes déclara aux Athéniens qu'ils ne
vaincraient qu'en se renfermant dans des jnurs de bois. Thémis-
tocle mit une ardeur extrême à interpréter cet oracle et à
vaincre toutes les résistances. Son plan, qui finit par être adopté,
consistait à transporter la population iaoffensive dans l'ile de
Salamine et à réunir les combattants sur les vaisseaux. Il est
assez probable qu'un certain nombre d'habitants se réfugia
dans la montagne.)
La flotte d'Athènes comprenait environ doux cents navires.
Mais ce n'étaient plus les « vaisseaux creux » de l'âge homé-
rique. Plusieurs siècles de navigation — forcément entrecoupée
de nombreuses luttes navales — avaient fait progresser le type
des bâtiments.
La principale modification accomplie consistait dans la su-
perposition des bancs de rameurs. Le navire homérique n'est
pas ponté, et n'a qu'un seul rang de rameurs de chaque côté.
Ali. — UX COIN d'iONIE EN ATTIQUE. 171
Le navire athénien est ponté, et les rameurs sont placés dans
des sortes de niches étagées les unes au-dessus des autres. Les
files formées par ces niches ne sont pas sans analogie, pour leur
disposition, avec les sabords des anciens navires de guerre « à
plusieurs ponts ». Pour ne pas exhausser démesurément le na-
vire, on s'arrangeait pour que chaque rameur eût, au niveau
de sa tête, le siège d'un autre rameur de la rangée immédia-
tement supérieure. Le nombre des rangs de rames était ordi-
nairement de trois : de là le nom de trirème, ou trière. Le
métier de rameur, extrêmement dur, était rempli par des esclaves,
comme il devait l'être plus tard par des galériens. Le dévelop-
pement pris par l'esclavag-e depuis l'époque homérique avait
évidemment favorisé cette transformation du navire. Du temps
d'Ulysse, c'étaient les « illustres compagnons » qui ramaient.
Le vaisseau grec, à l'époque des g-uerres médiques, est donc
devenu pkis rapide, plus prompt à la manœuvre. Un éperon,
garni de bronze, plonge sous l'eau à l'avant. Deux poutres, ap-
pelées « oreilles », situées à droite et à gauche de l'avant, sont
destinées à parer les coups d'éperon de l'adversaire. Une tri-
rème ordinaire a un peu plus de 'i^O mètres de longueur, con-
tient de cent cinquante à deux cents rameurs, une vingtaine de
matelots proprement dits et un nombre relativement faible
de combattants. Les châteaux de proue et de poupe, citadelles
flottantes, existent toujours. C'est de là que partent les coups,
pendant que les spécialistes font évoluer le bâtiment et tâchent
de couler, à coups d'éperon, les vaisseaux ennemis.
Deux cents vaisseaux de ce type portaient donc la fortune
d'Athènes. Le reste de la flotte — cent soixante-dix-huit na-
vires — représentait les contingents fournis par les cités
coalisées, qui étaient surtout' celles du Péloponèse. Le pres-
tige militaire de Sparte, qui avait fait acclamer, comme chef
de l'armée de terre, le roi de Sparte Léonidas, avait fait recon-
naître également, comme chef de l'armée de mer, l'autre roi
de Sparte Eurybiade.
C'est alors que Thémislocle eut à plaider et à gagner son se-
cond procès.
172 LÀ GRÈCE ANCIENNE.
Les chefs des cités coalisées, voyant les Thermopyles forcées
et l'Attique envahie, voulaient « faire la part du feu » et battre
en retraite sur le Péloponèse. En effet, la flotte perse, forte
d'un millier de navires, arrivait, et pouvait isoler complète-
ment la flotte grecque de ce Péloponèse qui demeurait le der-
nier refuge des Grecs. Dans ces conditions, l'isthme de Corinthe
semblait une ligne de retraite tout indiquée.
La discussion fut chaude, et Thémistocle fit merveille. Il
lutta, seul contre tous, et l'histoire a enregistré une anecdote
significative. Eurybiade, Spartiate rude et fruste, levait sur
Thémistocle son bâton. c( Frappe, mais écoute, » dit l'Athénien,
emporté dans la chaleur de son argumentation. Non seulement
l'Athénien plaidait la cause de sa cité, ce qui était évident, mais
encore, en homme mieux instruit des choses maritimes, il com-
prenait et voulait faire comprendre l'avantage tactique offert à
la petite flotte grecque par le détroit resserré de Salamine, qui
ne permettrait pas à l'immense flotte perse de se déployer.
Comme Achille, Thémistocle fut obligé de menacer son Aga-
memnon de faire grève. On dit enfin qu'il eut recours à la ruse
et que, feignant de trahir les siens — le cas d'IIippias rendait
la chose vraisemblable — il avisa secrètement les Perses de
l'intérêt prétendu qu'il y avait pour eux à cerner la flotte grec-
que en occupant les deux entrées du détroit. Dès lors, la retraite
vers le Péloponèse n'était plus possible. Il fallait combattre, et
ce fut, comme l'Athénien le prévoyait, une victoire éclatante.
La flotte perse était en déroute. Xerxès prit la fuite avec une
grande partie de son armée. Il est probable que cette retraite
avait pour cause la difficulté de ravitailler, dans un pays pauvre,
une trop nombreuse armée de terre. Trois cent mille Perses
restèrent en Grèce sous le commandement de JMardonius.
C'était l'élite de l'armée barbare, mais sa position avait cer-
tains côtés critiques. Si les Perses étaient entrés victorieusement
dans Athènes abandonnée, ils avaient été, depuis les Thermo-
pyles, harcelés par d'indomptables montagnards phocidiens
dont les incursions faisaient présager de sérieuses résistances.
L'isthme de Corinthe était fortement défendu. Mardonius recula
VII. — UN COIN d'iONIE EN ATTIQUE. 173
et fit hiverner ses troupes en Thessalie, le seul endroit de la
Grèce où se trouvent de grandes plaines, sans doute à cause de
sa cavalerie et de ses ravitaillements. En revanche, un atout
dans son jeu était le grand nombre de Grecs — des Grecs du
Nord — qui, au nombre d'environ cinquante mille, s'étaient
laissés enrôler à son service. On reconnaît très bien le type de
l'Albanais moderne qui, pourvu qu'on le paye, consent à servir
dans les armées turques. Mais tous ces retards donnaient aux
Grecs du Sud le temps de se rallier, de se concentrer mieux, de
se <( persuader » mutuellement du péril, et de mettre enfin sur
pied une armée exceptionnellement nombreuse — la phis nom-
breuse peut-être que des cités unies aient mise en Hgne. Cent
dix mille hommes marchèrent contre les Perses qu'ils atteignirent
à Platée. C'était encore à un roi de Sparte, Pausanias, qu'avaient
été dévolues les fonctions de généralissime. Les Grecs triom-
phèrent. Un épisode de la bataille doit être cité comme caracté-
ristique. Les Spartiates, après avoir culbuté les corps ennemis
qui se trouvaient devant eux, arrivèrent aux retranchements
de Mardonius; mais là, déconcertés, ils s'arrêtèrent, et, pour
prendre ces retranchements, furent obligés d'attendre l'ar-
rivée des Athéniens. Ceux-ci, plus souples et plus fertiles en res-
sources, s'ingénièrent pour triompher de cet obstacle. L'épisode
confirme lumineusement ce que nous avons dit du rôle de
Tyrtée.
Le jour même de la bataille de Platée, la flotte athénienne
détruisait à Mycale, sur les côtes d'Ionie, les restes de la flotte
perse. La Grèce était définitivement débarrassée de l'inva-
sion (4-79).
L'expansion du type athénien après l'expulsion des Perses.
— Ce triomphe consacrait l'essor merveilleux d'Athènes.
Il le consacrait à cause du rôle particulièrement actif joué
par les Athéniens dans la défense de la Grèce; mais il le consa-
crait surtout par ce fait qu'Athènes devenait du coup maîlresse
de la mer. En détruisant la marine perse, Athènes héritait de
toutes les cités de flonie. L'ancienne prospérité ionienne se re-
174 tA GRECE ANCIENNE.
constituait, mais en changeant de siège, et en venant se concen-
trer dans la métropole.
La prépondérance maritime, constate Thucydide, était pré-
cieuse aux cités qui la possédaient, car, « à laide de leurs vais-
seaux, elles allaient soumettre les lies, surtout lorsque leur
propre territoire était insuffisant ».
Ainsi lit Athènes : elle soumiL des lies. Sous le nom d' « alliées »,
car le principe de la cité autonome suhsistait toujours, elle les
réduisit à une sorte de vasselage. En même temps, elle occupait
les passages de THellespont et du Bosphore, par où venaient le
hic, les peaux et autres denrées du Nord. Toutes ces cités do
l'Archipel étaient censées former une confédération dont Athènes
était la présidente et la trésorière, mais, en fait, les Athéniens
s'habituèrent à gérer sans contrôle les fonds de la ligue et à
s'enrichir des cotisations fédérales qui devinrent de vrais
tributs.
Une conséquence de cette prépondérance fut l'afflux à Athènes
de nombreux étrangers, qui venaient y faire du commerce.
Thémistocle, avisé on cela comme en tout, prit des mesures
pour favoriser les métèques et attirer des émigrants travailleurs.
Les ports d'Athènes devenaient insufflsants. Il fit aménager le
Pirée, qui allait devenir une véritable ville. Mais cette subite
explosion de prospérité matérielle no pouvait aller sans de fâ-
cheuses répercussions au point de vue moral. Thémistocle butina,
et n'oublia pas sa propre fortune dans celle de la cité. Possesseur
d'une fortune de trois talents à son arrivée au pouvoir, il en
possédait cent quelque temps après, somme énorme pour l'é-
poque. U s'attira donc les reproches des hommes intègres, et
surtout cette jalousie que nous avons déjà notée. L'ostracisme
fonctionna, et Thémistocle banni s'exila à Argos, puis à Corcyre,
puis en Épire, chez Admète, roi des Molosses, et finalement —
chose remarquable — chez Artaxerxès, roi de ces Perses qui
lui devaient leurs désastres. C'était, on le voit, l'histoire d'Hip-
pias qui recommençait.
Thémistocle avait surtout représenté, à Athènes, la masse po-
pulaire, remuante, novatrice. Le parti « conservateur », com-
VII. — UN COIN d'iONIE EN ATÏIQUE. 175
prenant les grandes familles, nobles ou non, s'était incarné en
même temps dans un autre homme célèbre, Aristide, dont l'in-
tégrité fut opposée aux « tripotages » de Thémistocle. Aristide
devait mourir pauvre après avoir administré le « trésor com-
mun » des cités alliées d'Athènes, déposé à Délos. Il avait, en
outre, une réputation d'équité qui, évidemment jointe à ce don
de persuasion toujours si précieux chez les Grecs, le faisait
choisir comme arbitre par les plaideurs et l'avait fait surnomner
le Juste. Cette concurrence aux tribunaux était mal vue des dé-
mocrates, qui craignaient toujours l'ascendant pris par un
homme supérieur. Aussi Aristide fut-il, lui aussi, victime de
l'ostracisme. Une anecdote caractéristique, demeurée prover-
biale, met admirablement en lumière l'irritabilité de ces petites
démocraties omljrageuses. Un Athénien, iic sachant pas lire,
pria Aristide, qu'il ne connaissait pas, de graver sur la coquille
le nom de celui qu'il voulait exiler. «. Vous a-t-il offensé? de-
manda Aristide. — Non, mais je suis las de l'entendre toujours
appeler le Juste. » Et le trait, vrai ou non, est resté parce qu'il
était l'expression d'un sentiment vrai.
On voit doue quelle cité les guerres médiques ont mise au
pinacle : une cité longuement affinée par une aristocratie d'élite,
puis enricliie et bouleversée par le commerce, agitée par l'ins-
tabilité démocrati([ue et la défiance des supériorités, mais néan-
moins toujours fine, délicate, nerveuse, ouverte aux plus ex-
quises impressions de la littérature et des arts, apte en un mot
à produire en grand nombre ces hommes supérieurs dont le
régime politique faisait si facilement des suspects.
VIII
LA VIE INTÉRIEURE DE LA CITÉ ET LE TRIOMPHE
INTELLECTUEL D'ATHÈNES
Le foyer, la femme et l'enfant. — Lorsqu'on entrait dans
une maison i;recque, on enfilait ordinairement un corridor
étroit, situé entre des écuries ou des boutiques et le logement
du portier. En traversant une cour qui venait ensuite, et que
flanquaient des pièces diverses, réservées aux hommes ou aux
travaux des esclaves mâles, on arrivait à une sorte de hall
donnant sur la cour et qui constituait la pièce de réunion.
C'est là que brûlait le feu sacré. En traversant encore cette
pièce on arrivait à une porte, organe très important dans la
maison grecque, car, lorsqu'elle était fermée, elle constituait
une barrière isolante entre toutes les pièces déjà énumérées et un
appartement relégué au fond de l'immeuble, appartement qui
formait corps lui-même avec l'étage supérieur. Cet appartement
et cet étage constituaient le gynécée.
Bien entendu, la multiplicité des pièces n'existait que dans
les maisons riches; mais c'est d'elles surtout que nous parlent
les historiens et les peintures. En fait, les maisons grecques,
pour la plupart, étaient petites. La douceur du climat et la
sociabilité rendaient particulièrement séduisante la vie en plein
air. Toutefois cette distinction entre l'appartement des hommes
et l'appartement des femmes existait sans conteste dans un très
grand nombre de maisons. C'était un idéal qu'on réalisait dès
qu'on le pouvait et le mieux possible.
VIII. — LA VIE INTÉRIEURE DE LA CITÉ. 177
Le gynécée abritait l'épouse, les jeunes lilles, les enfants et
les servantes. L'épouse y régnait en maîtresse. Cette situation,
ainsi définie, permet de se faire une idée sommaire, mais exacte,
du niveau auquel la femme se trouvait dans la société grecque,
à l'époque classique, et dans la société athénienne en parti-
culier.
Le relégation dans le gycénée indique nettement une infé-
riorité de la femme.
L'inviolabilité du gynécée, gouverné par une seule femme,
indique une supériorité de celle-ci.
La monogamie était en Grèce une loi bien reconnue. Si telle
esclave pouvait être Tobjet des faveurs du maître, elle demeu-
rait esclave, et subordonnée à sa maîtresse. Si le mari contrac-
tait des liaisons au dehors, elles n'empiétaient pas sur le
foyer.
Supérieure de la sorte à la femme de l'Orient, la femme
grecque, en général, n'en était pas moins dédaignée par
l'homme, qui ne se plaisait guère que dans la compagnie des
autres hommes et n'appréciait dans sa compagne que l'inten-
dante fidèle de sa maison.
Le Grec se fait du mariage une idée très evclusive et très
nette : ce n'est pas l'association de deux intelHgences et de
deux cœurs ; c'est un moyen de perpétuer une institution sa-
crée : la famille. Ne pas avoir d'enfants légitimes est un malheur.
On se marie donc pour en avoir. L'épouse n'est que le moyen,
moyen beaucoup moins considéré que le but.
En comparant la situation de la femme homérique à la situa-
tion de la femme athénienne, on constate une décadence. Les
exigences delà vie montagnarde, les luttes des grands bandits,
les alertes de l'âge héroïque avaient obligé la femme à jouer »n
rôle actif dans la société grecque de ces temps lointains. De là
des types de déesses despotiques, comme Héra (Junon), ou guer-
rières, comme Athénè (Minerve), ou chasseresses, comme Arté-
mis (Diane). Mais, avec le retour de la sécurité, les influences
patriarcales apportées par les Pélasges ont repris le dessus. Chez
les Doriens eux-mêmes, si les jeunes filles partagent les exercices
12
nS LA GRECE ANCIENNE.
physiques des jeunes gens, ce n'est pas de l'indépendance. C'est
que les chefs de la cité veulent, par intérêt militaire, préparer
des mères de famille robustes dont la robustesse passera ensuite
à leurs enfants. Seuls les Eoliens de Lesbos paraissent conserver
quelque chose de la demi-émancipation féminine survenue
durant la période héraclide.
La femme grecque ne se produit donc presque pas au dehors.
Elle garde le gynécée, où sa vie s'écoule en deux sortes d'oc-
cupations : la confection des vêtements de la famille, et la sur-
veillance des travaux exécutés par les esclaves femmes. La con-
fection des vêtements comprend surtout quatre opérations, où
la femme grecque excelle : le filage, le tissage, la broderie et
la couture. Comme l'on achète peu de vêtements au dehors, et
que les procédés sont encore peu perfectionnés, il y a de l'ou-
vrage. Les esclaves femmes aident la maîtresse de maison dans
ces travaux, mais elles ont aussi, pour département spécial, les
besognes de ménage, et notamment la préparation des aliments,
qui comprend alors la meunerie à bras et la boulangerie. Ici
non plus, faute de division du travail et de machines, l'ouvrage
ne fait pas défaut.
La multiplicité des esclaves, dans les familles aisées, fait que
la mère confie facilement ses enfants à une nourrice. Jusqu'à
l'âge de six ans, filles et garçons grandissent ensemble, sur-
veillés par la mère. A six ans une bifurcation a lieu. La fillette
reste avec les femmes, et n'apprend guère que les travaux du
ménage. Elle demeure généralement ignorante pour le reste,
et, en effet, étant donnée la conception de la vie féminine, une
instruction étendue ne lui servirait pas. Les jeunes filles sor-
tent rarement, mais cela leur arrive pour certaines fêtes, et la
sculpture immortalisera, sous le nom de Canéphores, les por-
teuses de corbeilles dans la procession des Panathénées. Les
seules femmes qui acquièrent de l'instruction n'obtiennent cet
avantage qu'au détriment de leurs mœurs et qu'en sortant,
comme des « déracinées », du monde de la famille. Ce sont les
(( hétaïres », comme la fameuse Aspasie de Milet, qui, établie à
Athènes, devint la conseillère de Périclès.
VIII. — LA VIE INTÉRIEURE DE LA CITÉ. 179
Pour les petits garçons, le père choisit, parmi ses esclaves, un
homme de confiance, ordinairement d'un certain âge, et lui
confie la surveillance de son fils. C'est le pédagogue, lequel
n'est nullement un précepteur, mais un accompagnateur , ou,
tout au plus, un professeur de politesse et de maintien. Comme
on le voit, le père se décharge d'une besogne qui lui incombe-
rait assez naturellement. Mais, d'une part, il est trop occupé
par ses devoirs de citoyen ; de l'autre, la facilité d'avoir des es-
claves — les plus pauvres citoyens en ont — donne naturelle-
ment la tentation de se décharger sur eux d'une surveillance
gênante. Ainsi la condition de la classe inférieure — représentée
principalement ici par les esclaves — réagit sur l'organisation
des éléments supérieurs.
La vie privée hors du foyer : l'école libre, le gymnase. — L'en-
seignement était libre à Athènes, et il était libre partout. La
Cité antique, à la diflérence de certains États modernes, n'avait
pas l'idée d'un enseignement officiel et monopolisé. En effet, la
famille restait puissante dans la cité puissante^ et celle-ci n'em-
brassait dans son domaine que ce qui concernait ou paraissait
concerner la sécurité ou la prospérité matérielle des citoyens.
Instruire les enfants était donc un acte de la famille, aljsolu-
ment privé. Le père de famille, quoique investi de moins de pou-
voirs que le patriarche de la prairie — d'où les ancêtres des
Pélasges tiraient leur origine — était bien réellement maître à
son foyer : maître de sa femme, maître de ses enfants, maître de
ses esclaves ; ou du moins l'intervention de la loi ne se faisait
sentir au sein de ce sanctuaire familial que dans une mesure
vraiment justifiée par l'intérêt supérieur de la Cité. Maître de
ses enfants, le père pouvait les instruire lui-même, ou choisir
ses fournisseurs d'éducation, comme ses autres fournisseurs, à
sa guise absolue. De là, dans une cité riche comme Athènes, la
floraison d'écoles privées, concurrentes entre elles, où les péda-
gogues conduisaient les jeunes gens, et aussi une grande multi-
plicité de palestres et de gymnases. Le nom de gymnase était
toutefois réservé à des établissements de plus grande impor-
180 LA GRÈCE AXCIE>'NE.
tance, et, comme la ^'igueu^ physique importait au salut de la
Cité, celle-ci en avait fondé quelques-uns. Il y avait donc des
g-ymnases publics et des g-ymnases privés. Mais la Cité ne fai-
sait que fournir l'immeuble, comme on fournit un jardin public
ou «Une promenade, et les citoyens en usaient ensuite librement.
Il y avait deux choses dans l'éducation : la. înusiçiœ, c'est-à-
dire tout ce qui concerne le développement de l'esprit, et la
gymnastique , c'est-à-dire tout ce qui concerne le développe-
ment du corps. Une heureuse convergence de causes sociales
faisait qu'on sentait à un égal degré l'importance de ces deux
choses. Tout ce que nous avons dit des grands bandits, de la
vie aventureuse de la montagne, des expéditions héroïques, des
luttes de clans, de la rivalité des cités entre elles, de la néces-
sité de se défendre contre des voisins qui étaient toujours à vos
portes, explique l'importance traditionnelle accordée à la gym-
nastique. C'est en grande partie à la merveilleuse supériorité
de leurs muscles que les Grecs avaient dû leur récent triomphe
aux guerres médiques. D'autre part, les observations que nous
avons faites sur le caractère civilisé de ces bandits, sur les loi-
sirs de la race, sur la vie facile, sur la façon dont s'était perpé-
tuée et dont avait été encouragée la passion du chant, insépa-
rable lui-même de la poésie, sur la curiosité éveillée qui tient
aux relations maritimes avec les peuples lointains, enfin sur ce
besoin constant de persuader, qui caractérise la société grecque,
rendent parfaitement compte du soin que les pères mettaient à
aiguiser et à orner l'esprit de leurs enfants. Il en résultait une
éducation pondérée, équilibrée, qui ne tombait ni dans le sur-
menage intellectuel, ni dans la recherche exclusive de la force
brutale, éducation éminemment favorable à la santé et à la
beauté, éducation qui non seulement ne déformait pas les corps
et ne perdait pas les yeux, mais rendait les membres souples,
gracieux sans rien enlever au rayonnement de l'intelligence,
et dont la merveille est d'avoir pu produire à la fois les com-
battants de Marathon et les auditeurs de Socrate.
Les « programmes » de l'école étaient peu chargés. L'enfant
apprenait d'abord ses lettres. Des tablettes enduites de cire lui
VIII. — LA VIE INTÉRIEURE DE LA CITÉ. 181
aidaient à lire, à écrire et à compter. Ce besoin de lecture,
d'écriture et de calcul tient au milieu commercial. Les vers des
poètes célèbres venaient ensuite se graver dans sa mémoire, es-
cortés du chant et de la « musique », prise ici dans le sens
moderne du mot. Cet amour traditionnel pour ce qui se chante
tient à la vie facile, à la cueillette, à ces loisirs que nous avons
notés. Dans l'ensemble, l'éducation était très littéraire et très
artistique, bien que très sommaire. La science dailleurs nais-
sait à peine et, trop peu avancée pour former des branches dis-
tinctes, se confondait encore avec la philosophie.
Nous avons dit plus haut quels étaient les exercices de gym-
nastique les plus pratiqués des Grecs. L'essentiel à retenir ici,
c'est que les palestres étaient très nombreuses à Athènes, bien
que le droit d'apprendre la gymnastique fût réservé aux ci-
toyens. On conçoit parfaitement la raison d'être de ce privi-
lège. La multitude des esclaves, des affranchis et des métèques
mettaient les citoyens en minorité, et pourtant ceux-ci tenaient
à rester les plus forts. Seuls les participants à la Cité pouvaient
fortifier leurs muscles, comme plus tard, au temps de la cheva-
lerie, les nobles seuls auront le droit de porter l'épée.
Le triomphe des sports : Pindare. — L'importance de la
gymnastique explique l'admiration que ces hommes pourtant si
«intellectuels » avaient pour les exploits physiques. Cette ad-
miration, dans les concours entre cités ou « grands jeux ;>, de-
venait de l'enthousiasme, et de cet enthousiasme est né tout
un genre de poésie, à peu près incompréhensible pour nous,
mais qui ravissait les Grecs : celui qui a immortalisé les noms
de Simonide et de Pindare.
Les odes de Simonide sont perdues. Ce poète était de Céos,
mais était venu vivre à Athènes. Pindare était de Thèbes, pays
dorien. Nous savons que les Doriens, de tous les Grecs, étaient
ceux qui développaient avec le plus de ferveur les exercices
physiques. Nous savons, d'autre part, que Sparte, où ce type
était poussé à outrance, constituait un milieu social peu favo-
rable à l'éclosion de la poésie. Il n'est donc pas étonnant que
182 LA GRÈCE ANCIENNE.
Pindare soit né en Béotie, pays dorien moins militariste cpie
Sparte, et d'ailleurs ce poète, étant donné les sujets qu'il
chante, présente nettement les caractères d'un poète interna-
tional (nous prenons cet adjectif pour ne pas créer un barba-
risme qui serait utile, celui à' intei'civital) .
L'existence de Pindare et des poètes analogues répond au
besoin qu'éprouvaient les grandes familles de faire louer solen-
nellement, en des fêtes traditionnelles, ceux de leurs membres
qui avaient été vainqueurs à de grands jeux. Nous avons dit que
ces solennités très courues, placées sous l'égide de la divinité,
étaient un des liens qui unissaient les cités grecques et, même
en cas de guerre, occasionnaient d'office une trêve religieuse-
ment respectée. Les acclamations spontanées qui, à l'origine, ac-
cueillaient les vainqueurs, s'étaient régularisées peu à peu en
louanges qui, grâce aux ha])itudes de la race, avaient pris la
forme de la poésie. Les familles s'adressaient donc à un chantre
renommé, et le payaient pour qu'il fit l'éloge du héros. Ce
dernier était généralement de famille noble — la descendance
des rois des montagnes — et d'ailleurs les concurrents de con-
dition supérieure étaient seuls en état de s'oti'rir des déplace-
ments coûteux. C'étaient de plus des athlètes éprouvés, produits
d'une sélection, comme nos recordinen actuels.
Les odes de Pindare, divisées en Olympiques, Pythiques, Isth-
miques et Néméennes, selon l'endroit où avait triomphé le hé-
ros, ne ressemblent à aucune espèce de poésie moderne ; mais
elles ont, en revanche, une curieuse analogie avec un genre
d'éloquence bien connu : à savoir, les discours prononcés, à
Foccasion des mariages, par les prêtres qui les bénissent. Trois
choses sont de rigueur dans un discours nuptial : l'éloge des
fiancés, celui de leurs familles, et enfin des considérations éle-
vées sur le mariage et son caractère religieux Le cadre est
immuable, seuls les détails varient selon les circonstances. De
même l'ode pindarique renferme presque toujours quatre par-
ties : l'éloge de l'athlète, celui de sa famille, celui de sa cité —
et c'est ici une différence — enfm des réflexions morales et re-
ligieuses toujours empreintes d'une solennelle gravité, comme
VllI. — LA VIE INTÉRIEURE DE LA CITÉ. 183
il convient à une fête dont la première raison d'être est un pè-
lerinage en l'honneur des dieux.
De là, dansPindare, ces généalogies, ces allusions, ces digres-
sions, cet empressement avec lequel le poète lâche son héros
— dont il y a souvent peu à dire — pour se lancer avec com-
plaisance dans des développements sur sa florissante patrie ou
ses illustres aïeux. Une lég-ende prétend que le poète Simo-
nide, ayant ainsi rempli une ode de l'éloge de Castor et de Poi-
lus, se vit refuser par l'athlète les deux tiers de la somme pro-
mise. Il n'avait qu'à se faire payer le reste par Castor et PolUix.
Mais, en général, les vainqueurs étaient très flattés de cet hom-
mage rendu à leurs familles et à tous leurs tenants et abou-
tissants. Si les odes de Pindare nous paraissent aujourd'hui fort
ennuyeuses et assez obscures, elles étaient en revanche très in-
téressantes et très claires pour les gens d'alors. Et il faut que
ces sortes d'éloges aient répondu à un besoin bien défini pour
qu'ils aient eu ce succès immense, et pour que Pindare ait été
salué avec enthousiasme comme le plus grand poète lyrique
de l'antiquité. Ce succès immense n'était que le contre-coup de
la passion immense que les Grecs avaient pour les sports.
Les fêtes en plein air. Les Panathénées. — D'autres fêtes
coupaient agréablement la vie des Grecs. Ces fêtes étaient nom-
breuses, parce c{ue le travail facile laissait des loisirs. Ces
fêtes pouvaient comporter des cortèges et des danses en plein
air, parce que le ciel était presque toujours serein. Elles revê-
taient un caractère gracieux et pittoresque, parce que l'édu-
cation de la race favorisait le goût des arts.
Les processions, harmonieusement ordonnées, satisfaisaient
ce goût dans la perfection. Le mot « pompe » vient d'un mot
grec qui signifie cortège. Le plus célèbre à Athènes était celui
des Panathénées. Cette fête, dont la tradition faisait remonter
l'origine à Thésée, et qui avait pour but de commémorer la
fusion des cités de l'Attique, comprenait des courses et jeux
divers, des concours de musique, et une procession gigantesque
à laquelle prenait part une grande partie de la population
184 LA GRÈCE ANCIENNE.
d'Athènes et des environs. Elle avait lieu tous les quatre ans.
On se réunissait à la principale porte de la ville, et l'on mon-
tait à FAcropole. En tête s'avançaient les joueurs de flûte et de
cithare. Puis venaient l'infanterie sous les armes, la cavalerie,
les vainqueurs aux courses de chevaux ou de chars, sur leurs
chevaux ou leurs chars, les hécatomhes escortées par les prê-
tres et les sacrificateurs, des vieillards portant des rameaux
d'olivier sacré (l'arhre de Minerve), des porteurs d'offrandes, les
jeunes filles de la bourgeoisie portant les objets nécessaires
au culte dans des corbeilles canéphores) , des jeunes gens char-
gés d'objets d'art, les femmes des métèques, tenant en main
des rameaux de chêne, emblème des gens hospitaliers; les filles
de ces mêmes métèques, dont la fonction — légèrement humi-
liante — était de transporter des sièges et des ombrelles pour
les citoyennes. La subordination des étrangers aux gens du
pays était donc systématiquement marquée dans le protocole
de la fête. Dans tous les détails de celle-ci respirait un souci
caractéristique de grâce, de symétrie et de belle ordonnance
qui s'accorde parfaitement avec tout ce que nous avons dit des
inclinations artistiques, favorisées par les conditions sociales, et
accrues de génération en génération. La jeunesse en particulier,
avec son éducation toute littéraire et musicale, trouvait là le
genre de divertissement qui convenait le mieux à la façon
dont on l'avait orientée à l'école, et la souplesse des mouve-
ments, donnée parle gymnase, pouvait triompher à l'aise dans
ces longs défilés que scandait le son des instruments. Rien d'é-
tonnant si les souvenirs et les images de cette fête ont frappé
d'admiration les modernes et si les Grecs eux-mêmes se sont
efforcés de la reproduire sur le marbre, comme, par exemple,
sur la frise du Parthénon.
Les Temples : Le Parthénon. — Le Parthénon, dont nous avons
dit un mot, était le temple de la déesse protectrice d'Athènes.
Il était situé sur l'Acropole, ou « ville haute », en compagnie
de plusieurs autres, car il y avait souvent, dans les grandes
villes, le « quartier des dieux ». La construction de ce chef-
VIII. — LA VIE INTÉRIEURE DE LA CITÉ. 185
d'œiivre était, au point de vue architectural, l'aboutissement
de tous les efibrts tentés depuis plusieurs siècles pour perfec-
tionner ces sortes d'ouvrages. Les proportions en étaient admi-
rées comme particulièrement heureuses. Le monument, comme
d'autres, était un grand rectangle environné de colonnes. Celles-
ci étaient doriques, c'est-à-dire de style grave. Les carrières
du Pentélique, près d'Athènes, avaient fourni du marbre. Les
richesses conquises après les guerres médiques permettaient de
donner une vive impulsion aux travaux. Un homme dont nous
allons parler, Périclès, avait pris à cœur l'ouvrage, que Pisis-
trate avait ébauché. Des architectes intelligents, Ictinos et Cal-
licratès, fournissaient les plans et la direction technique. La
popidation athénienne elle-même produisait des artisans qui
étaient plus ou moins des artistes. Un grand sculpteur, Phidias,
était là pour recevoir sa tâche, celle des bas-reliefs et de la
statue gigantesque de Minerve, qui se trouvait dans le temple.
Cette statue était d'or et d'ivoire (pour les parties superficielles
tout au moins). La déesse, en digne tille de Jupiter^ roi des mon-
tagnes, portait le casque et le bouclier.
Les temples n'étaient pas ou n'étaient guère alors des lieux
de réunion pour les fidèles. C'étaient les maisons des dieux.
Aussi beaucoup étaient-ils petits. Ceux que l'on faisait grands
étaient grands parce qu'on avait voulu honorer le dieu en lui
octroyant une plus imposante demeure, et aussi pour loger les
serviteurs du dieu, prêtres, sacrificateurs, etc. Une partie du
temple, défendue par des grilles de fer, servait à contenir
les nombreux présents apportés par les fidèles. Une autre partie
— la partie postérieure — contenait les logements des prêtres
et du personnel. Dans la partie centrale trônait la divinité,
que l'on venait invoquer individuellement, à titre privé, comme
lorsqu'on fait une « visite », car les « cérémonies » proprement
dites avaient lieu surtout en plein air.
L'Acropole d'Athènes, qui avait dû être naturellement le
castel primitif d'où la ville était née à l'âge héroïque, avait été
ruinée par les Perses lors de l'invasion. On la rebâtit avec plus
de splendeur. Dans son enceinte sacrée se trouvaient, outre le
180 LA GRÈCE ANCIENNE.
Parthénon, plusieurs autres temples, notamment celui de la
Victoire Aptère, ou de la Victoire sans ailes, représentée ainsi
pour monter que désormais elle ne quitterait plus Athènes. Ce
trait accuse fort bien le caractère intellectuel et artiste de la
race. On y voyait encore le temple d'Athéné Polias et d'Ere-
chtée, dont le culte se rattachait à de très anciennes traditions,
antérieures à la légende de Thésée elle-même. Enfin, les Athé-
niens avaient voulu faire de Feutrée même de l'Acropole un
monument splendide : les Propylées. 11 y eut, en un mot, au
lendemain des guerres médiques, une débauche de constructions
et de reconstructions qui attestait l'essor merveilleux pris par
la prospérité matérielle. De la même époque datent les fortifi-
cations d'Athènes, construites par Thémistocle, et les « longs
murs )) unissant Athènes au Pirée, œuvre de Périclès. Les descen-
dants des Pélasgos, comme leurs ancêtres préhistoriques, se
révélaient bâtisseurs. Jamais peut-être, en si peu de temps, on
n'avait remué tant de pierres pour des constructions d'intérêt
public ou de pur ornement.
Les embellissements de la religion : sculpture et peinture.
— La sculpture sort de l'architecture, dont elle est le com-
plément. Les statues sont en effet des statues de dieux. C'est le
locataire qui vient occuper son domicile. Plus nombreux
que les statues sont les bas-reliefs; mais eux aussi sont destinés
à orner la frise ou le fronton des temples. De l'architecture sort
encore la grande peinture, qui a pour objet de décorer les por-
tiques ou les panneaux en représentant des scènes, soit direc-
tement, soit indiiectement religieuses, car, même dans les
sujets « patriotiques » la glorification des dieux est inséparable
de la glorification de la cité. C'est l'époque de Zeuxis, de Par-
rhasius, de Polygnote. Un autre genre de peinture, plus modeste,
naît du besoin d'orner les vases. Le tableau indépendant, isolé,
n'arrive qu'après coup, comme un raffinement. Tous les arts plas-
tiques, en définitive, sont en germe dans la maison des dieux.
Un autre embellissement de la religion : le théâtre : Eschyle
vin. — LA A'IE INTÉRIEURE DE LA CITÉ. 187
et Sophocle. — C'est de la religion, nous l'avons vu, que sort
aussi le théâtre. La tragédie d'un côté, la comédie de l'autre,
sont des transformations de la fête de Bacchus. Nous avons
montré les étapes de leur naissance. Un grand poète athénien,
Eschyle, achève de donner un caractère « dramatique » à ce
qui était naguère un « chœur de danse ». Il invente ou géné-
ralise le dialogue, mais ses intrigues demeurent d'une simpli-
cité saisissante et le chœur, s'il cesse d'être tout, conserve du
moins une très grande part dans l'action. Dans les Suppliantes,
ce chœur, constitué par les cinquante Danaïdes — filles de
Uanaos — est le véritable héros de la pièce. C'est son péril qui
nous intéresse. Le poète, en quelques tableaux simples et gran-
dioses, nous montre ces jeunes fdles, conduites par leur père,
réclamant en Grèce l'hospitalité de Pélasgiis, qui les défend
contre JEgypUis. Le sujet, comme on le voit, dramatise les an-
ciennes légendes relatives aux antiques migrations entre l'Egypte
et le pays des Pélasges. Dans les Perses, Eschyle glorifie les ré-
cents triomphes d'Athènes en mettant sur la scène l'humilia-
tion de Darius. Dans les Sept devant Thèbes, il glorifie la
cité, représentée par Étéocle son défenseur, contre les (( ban-
nis » et les « sécessionistes » représentés par Polynice. Dans
Prométhée enchaîné, il rappelle la fameuse lutte des Titans
dont nous avons parlé, et qui figure si bien le choc entre les
Pélasges de la plaine et les premiers bandits organisés. Enfin sa
trilogie à'Agamemnon^ des Coéphores et des Eiiménides fait
revivre la légende de cette terrible famille des Atrides, avec
ces formidables vendettas dont on avait gardé le souvenir, et
qu'on expliquait par la « fatalité )>, parce que l'Athénien de
l'âge classique ne comprenait déjà plus l'état social primitif
qui les avait produits. Tous les sujets d'Eschyle ont un carac-
tère grand, majestueux, terrible. C'est un poète tourné vers
l'ancien régime et pétri des vieilles idées. Aussi va-t-il être cher,
même après sa mort, au parti co/î.se?T«^eMr d'Athènes.
Sophocle réalise, par la fusion des diverses qualités, la per-
fection du genre. Lui aussi est conservateur, si l'on veut, mais
avec plus de pondération. Il est touché par l'esprit philosophi-
188 J.A GRÈCE ANCIENNE.
que dont nous allons parler. Tout en glorifiant la Cité, il lui
oppose, dans Antigone, la loi naturelle qui ordonne quelquefois
ce que la Cité défend. Antigone, malgré les ordres de Gréon,
roi de Thèbes, donne la sépulture à Polynice, parce que c'est
^on frère. C'est l'indice d'un esprit nouveau. Mais ce qui domine
toujours chez Sophocle, c'est l'admiration pour les antiques
héros et héroïnes. Il traite dans Electre le même sujet qu'Es-
chyle dans les Coéphores, c'est-à-dire le meurtre d'Agamemnon
par ses enfants. Il renud pathétique l'histoire de Philoctète, le
chef de pirates lâché par ses camarades et abandonné dans l'île
de Lemnos, Son héros le plus poignant est OEdipe, qu'il nous
montre, dans OEdipe-roi, soulevant peu à peu le voile des cri-
mes iuvolontaires qu'il a commis, et se bannissant de Thèbes
en se crevant les yeux, puis, dans OEdipe à Colone, recevant
l'hospitalité généreuse d'Athènes, refuge traditionnel des illus-
tres bannis, et incarnée dans son légendaire Thésée. Cette der-
nière pièce, comme les Perses d'Eschyle, constitue une belle
manifestation patriotique, sûre d'être bien accueillie à une épo-
que où le sentiment national venait d'être si exceptionnellement
exalté.
Ce théâtre grec offre avec le nôtre des différences qui montrent
bien le caractère des causes sociales d'oui il est sorti. Il exclut
l'amour, jug-é indispensable à notre scène ; il est plein de pen-
sées religieuses et même d'événements religieux ; la « fatalité »
projette partout son ombre, bien que les hommes, doués d'ini-
tiative, y luttent contre les dieux; le /^eM est presque toujours
une place publique, ou tout au moins un endroit en plein air ;
le chœur intervient plus ou moins, il représente en général les
habitants de la localité où l'action se passe et qui, attroupés,
sentencieux, hasards, disent leur avis ; les répliques des per-
sonnages se balancent harmonieusement, avec une soigneuse
recherche de la symétrie. Tout atteste, en un mot, que nous
sommes en présence d'un divertissement issu de la religion,
pratiqué sous un beau climat par des hommes réunis en cités et
qui ont le culte des belles formes, même dans les arrangements
de mots.
VIII. — LA VIE INTÉRIEURE DE LA CITÉ. 189
Les patrons du théâtre : les liturgies. — Nous avons vu des
hommes d'éhte comme Pisistrate encourager Téclosion de ce di-
vertissement, Pisistrate, en cela, n'était pas un type isolé. Une
des causes qui ont fait fleurir les lettres et les arts à Athènes,
c'est qu'ils y trouvaient d'intelligents protecteurs, ce qu'on ap-
pela plus tard des « Mécènes ». Il faut des Mécènes à l'art
toutes les fois que les manifestations de l'art coûtent quelque
chose, et que les artistes se spécialisent nettement dans la pro-
duction du beau.
En ce qui concerne le théâtre, un mécanisme ingénieux le
soutenait, celui des « liturgies ».
On appelait liturgie une sorte d'impôt extraordinaire, mis à
la charge des plus riches citoyens. A tour de rôle, ceux-ci de-
vaient soit construire des galères, soit donner de grands repas
au peuple, soit « monter » une représentation théâtrale à leurs
frais.
L'impôt est chose obligatoire. Les liturgies l'étaient donc.
Mais — et ceci est un trait essentiel à retenir — l'obligation
des liturgies, si elle prenait parfois un caractère vexatoire et
servait à des « vendettas » politiques appuyées sur la démo-
cratie, n'était en définitive que la consécration d'anciens usages,
la régularisation de libéralités traditionnelles. De temps im-
mémorial les citoyens riches et influents avaient tenu à se
rendre populaires par des libéralités intelligentes. Les choses se
passaient ainsi du temps des grands bandits de la montagne.
Nous les avons vues se continuer avec les « petits rois » de l'é-
poque homérique. Nous avons noté les moyens qu'employaient
les Pisistrates pour se former des clans. Observation non moins
importante : nous voyons les Grecs d'aujourd'hui, enrichis par
le commerce, employer volontiers une partie de leur fortune en
subventions à leurs compatriotes. En un mot, le Grec riche, de
tout temps, a aimé à dépenser de l'argent pour le plaisir, l'ins-
truction, la défense ou la gloire de sa cité. La liturgie drama-
tique, dite « chorégie », ne faisait en principe que canaliser
officiellement ces bonnes volontés préexistantes. La jalousie des
pauvres contre les riches, qu'on rencontre infailliblement dans
190 LA GRÈCE ANCIENNE.
toutes les démocraties où le commerce a produit l'inégalité des
fortunes, avait beau la transformer parfois en instrument
d'oppression. Des témoignages formels nous attestent que, mal-
gré le luxe croissant des représentations et Fénormité de ces
^dépenses, il y avait des chorèges amateurs.
Mais cette même classe d'aristocrates, d'où sortaient la plu-
part des chorèges, était aussi celle d'où sortaient la plupart
des archontes. La démocratie, en progressant, avait suscité,
nous lavons vu, des fonctions nouvelles, dont les attributions
s'étaient enrichies aux dépens de larchontat, et les parvenus, les
moins lettrés, les moins raffinés, se jetaient de préférence sur
ces charges nouvellement créées, laissant aux rejetons des
vieilles familles l'honneur de remplir les anciennes dignités,
plus décoratives qu'importantes. C'est ce qui nous aide à com-
prendre comment la tragédie grecque put échapper au patro-
nage impersonnel, administratif, automatique des « États » qui
veulent protéger officiellement les lettres et les arts. Les poè-
tes, à Athènes, ont affaire tout d'abord à une homme, l'ar-
chonte éponyme, et il y a de grandes chances pour que ce
soit un homme « de bonne famille », un homme de bon goût.
Cet homme, après un contact direct avec les concurrents, ren-
voie trois d'entre eux à un autre homme, le chorège, riche et
intelligent, ambitieux peut-être, mais dont l'ambition ne gâte
rien. Cet homme, qui remplit momentanément une fonction
fion payée, mais payante, est libre de monter sa petite affaire
comme il l'entend. Bref, toutes les circonstances sont favorables
au mérite littéraire qui, grâce à l'intervention libre et person-
nelle de patrons d'élite, a plus de chances de percer.
Les idées nouvelles au théâtre : Euripide. — Le chorège,
dans l'exercice de ses fonctions, était un personnage sacré, en-
touré d'une vénération religieuse ; mais, chose remarquable, le
clergé n'intervenait pas comme protecteur du théâtre. Il faut
noter cette différence radicale qui distingue le théâtre grec du
théâtre du moyen âge. En Grèce, pour employer une formule
moderne, le clergé restait confiné « dans la sacristie ». La vie
VIII. — LA VIE INTÉRIEURE DE LA CITÉ. 191
des steppes riches, contrairement à celle des steppes pauvres,
ne développe guère Finfluence sociale du clergé. Or, c'est des
steppes riches qu'étaient issus les Pélasges, et leurs descen-
dants, tout en demeurant fort religieux, soit dans le sanctuaire
du foyer, soit dans les manifestations extérieures, n'avaient
laissé au corps sacerdotal qu'une place restreinte dans la so-
ciété.
A l'époque où nous en sommes, le développement intense de
l'instruction, et l'entre-croisement des systèmes philosophiques
importés d'Ionie où nous les avons vus s'ébaucher, commence
à porter des coups sérieux à la foi mythologique, et le théâtre,
écho des idées, reflète ce nouveau courant d'opinion. C'est cette
nuance qui caractérise le troisième grand poète tragique, Euri-
pide, et lui donne sa physionomie à part. La tragédie d'Euri-
pide, tout en restant très sérieuse et surtout très pathétique,
contient des railleries envers les oracles, des irrévérences en-
vers les dieux, des réflexions qui trahissent un naissant scepti-
cisme, et des ironies mordantes à l'égard de vénérables légendes
admises jusqu'alors comme articles de foi. Dans Iphigénie à
Aîilis, le chef-d'œuvre du poète, on sape le prestige du devin
Galchas, et Achille, le bouillant Achille d'Homère, parle comme
un philosophe revenu de bien des illusions. Oreste, dans une
autre pièce, dit en parlant d'Apollon : « C'est pour lui obéir
que j'ai tué ma mère, traitez-le donc d'impie et faites-le mourir.
C'est lui qui fut coupable, et non pas inoi ». Dans son Electre ,
le poète fait dire au chœur qui vient de rapporter une légende :
« Voilà ce que l'on dit, mais fai peine à croire que Jupiter ait
détourné le char étincelant du soleil et changé sa route au pré-
judice des mortels, à cause des vengeances exercées par les
hommes. Ces légendes terribles sont utiles aux mortels qu'elles
ramènent au culte des dieux. » Euripide en est donc au con-
cept dédaigneux de la religion, «chose utile pour le peuple »,
ce qui ne l'empêche pas de se servir des dieux comme ma-
chines dramatiques plus qu'aucun autre poète. La puissance
divine est pour lui un moyen commode de fournir un dénoue-
ment à une pièce, et c'est un des défauts que les critiques lui
192 LA GRÈCE ancie.nm:.
ont le plus reprochés. D'une façon générale, Euripide est moins
noble, moins idéal qu'Eschyle et que Sophocle. Il est plus bour-
geois, plps humain, plus imprégné d'actualité. Il personnifie au
théâtre « l'esprit nouveau », et déchaîne pour ce motif l'ani-
inosité des conservateurs, comme Eschyle excite leur admira-
tion.
La vie publique et le besoin de persuader : les sophistes. —
Un critique latin, Quintilien, a dit d'Euripide que c'est, de tous
les poètes, celui dont la lecture est le plus utile aux aspirants
orateurs. Rien d'étonnant à cela. Le milieu athénien, à l'époque
d'Euripide, est merveilleusement propice à l'essor de l'art ora-
toire.
Nous avons vu l'éducation et les divertissements qui remplis-
sent la vie privée des jeunes citoyens. iMais une destinée com-
mune les attend au seuil de la jeunesse : la vie publique. Tous
les citoyens sont pour ainsi dire les co-propriétaires de la Cité.
Il faut qu'ils se concertent pour la gouverner, et, eu égard à la
petitesse de ce territoire, ce « concert » des citoyens a lieu de
vive voix, sur la place publique. C'est toujours la suite et la
transformation des palabres homériques, avec cette différence
que les « grands chefs » de jadis ont perdu de leur prestige,
et que le pouvoir s'est émietté de plus en plus. Or, déjà, du
temps des querelles entre les Achille et les Agamemnon, l'art
de la parole était chose d'une utilité capitale. Il n'est, avec le
temps, devenu que plus précieux et il est précieux à tout le
monde, puisque tout le monde (dans la classe des citoyens)
peut aspirer à devenir « grand chef », à entraîner les autres,
à s'imposer par la voix, par le geste, par le cri, par l'argument
qui saisit, par la riposte qui terrasse, par cet ensemble de dons
naturels et acquis, grâce auquel un homme fait crier à l'entou-
rage : « Oui ! oui ! c'est cela ! il a raison ! suivons-le ! »
L'état social d'une cité comme Athènes comporte, en un mot,
un besoin intense de 'persuader. Le commerce et la richesse, qui
permettent bien des luxes, bien des progrès et bien des spécia-
lisations, favorisent ceux qui sont à même de donner satisfac-
Vlir, — LA VIE INTÉRIEURE DE LA CITÉ. 193
tion à ce besoin. L'art de la parole se constitue donc sous
forme de métier, et c'est la rhétorique . Mais rien ne sert de parler
si l'on n'a quelque chose à dire, si Ton ne peut mettre dans
ses mots des idées ou des semblants d'idées. Le type du rhé-
teur est donc dominé par un autre type plus important, avec
lequel il se confond volontiers : celui du sophiste.
Les premiers « intellectuels » s'appelaient sages, ce qui n'in-
diquait qu'une qualité personnelle. A partir de Pythagore, ils
s'appellent philosophes ou amis de la sagesse, ce qui prend la
façon d'un titre corporatif. Enfin, la terminaison istes étant spé-
cialement afléctée aux métiers, aux professions lucratives, nous
avons maintenant devant nous le marchand de sagesse, ou, plus
exactement, le marchand d'idées.
La clientèle des sophistes est parfaitement caractérisée. Ce
sont les jeunes gens riches qui veulent se perfectionner dans
l'art de la parole pour entrer aussi armés que possible dans
l'arène politique. Les sophistes sont donc des marchands qui
tiennent chez eux tous les articles nécessaires au futur politi-
cien, et ces articles sont si précieux qu'on ne lésine pas. On
paye 50 drachmes pour assister au cours de Prodicus sur le
juste emploi des mots. Car la propriété des termes est chose
très importante chez les peuples bavards. Certains jeunes gens
se saignent pour se procurer ces bienheureuses leçons. D'au-
tres, moins fortunés, essayent du moins de s'en faire commu-
niquer le résumé par un camarade, et l'on se pâme au cours
d'un sophiste auquel on n'a pas assisté.
Le sophiste Gorgias dit dans Platon : « Le plus grand de tous
les biens, celui qui rend libre et même puissant dans chaque
cité, c'est, selon moi, d'être en état de persuader par ses dis-
cours les juges dans les tribunaux, les sénateurs dans le sénat,
le peuple dans les assemblées... » Socrate, présentant le jeune
Hippocrate au sophiste Protagoras, lui dit : « Hippocrate... est
d'une des plus grandes et des plus riches maisons d'Athènes;
nul jeune homme de son âge n'a de plus heureuses dispositions;
il veut se rendre illustre dans sa patrie, et il est persuadé que,
pour y réussir, il ne peut mieux faire que de s'attacher à toi. »
13
194 LA GKÈCE ANCIENNE.
Enfin, le poète comique Aristophane, dans ses Nuées, met en
scène un père, Strepsiade, qui présente son fils à Socrate, con-
sidéré et traité dans la comédie comme un sophiste :
Strepsiade. — Instruis-le, châtie-le, et ne manque pas de
lui bien affiler la langue, d'un côté pour les petits procès, de
Tautre pour les grandes affaires.
Socrate. — Ne t'inquiète pas; je te le rendrai sophiste ac-
compli.
En effet, si la « raison du plus fort », en tout pays, est tou-
jours la meilleure, il s'agit de savoir en quoi consiste la force,
et celle-ci change de caractère selon l'organisation d'une société.
Dans une cité comme Athènes, où l'accès des fonctions publi-
ques est ouvert à tous les citoyens, où la cueillette et le com-
merce ont créé une race de gens bavards et persuasifs, la force
est à cekii qui persuadera le mieux. Bien des gens du peuple,
en de telles sociétés, sont orateurs sans le savoir. Un marchand
de poissons qui vous fait prendre, grâce à son boniment, des
sardines gâtées pour des sardines fraîches, a en lui l'étoffe d'un
bon politicien. Le jeune homme riche, lui, veut se rendre
compte scientifiquement des procédés qu'emploie tout Athénien
dans ses conversations de loisir ou d'affaires; il veut cataloguer
les armes diverses que fournit la parole et les diverses façons
de s'en servir, afin de pouvoir au besoin, sans hésitation, s'es-
crimer de la meilleure. C'est pourquoi il paie si cher ces leçons
d'escrime qui le conduiront aux grandeurs.
L'art de la parole est donc prisé, parce que c'est un moyen
(Faction. Sur l'agora, il faut raisonner, parce qu'il faut décider,
et il faut décider, à chaque instant, de la justice ou de V injus-
tice de telle loi, de telle mesure. Le sophiste apprend à ses
apprentis à envisager tous les points de vue possible, à sou-
tenir le pour et le contre. De là deux conséquences : 1° la créa-
tion et le triomphe de la logique ; 2° l'obscurcissement systéma-
tique de la morale.
En effet, l'argumentation devient d'une subtilité extraor-
dinaire, offrant, par la variété de ses procédés, une multitude
de ressources à la mauvaise foi. L'idéal consiste à questionner
VIII. — LA VIE INTÉRIEURE DE LA CITÉ. 195
sans cesse l'adversaire, à lui poser des dilemmes, à l'obliger à
répondre (( oui » ou « non » sans lui laisser le temps de réflé-
chir ou de reprendre l'offensive, à tirer de sa réponse des
conclusions machiavéliquement préparées d'avance, à échapper
aux réfutations par des « distinctions » alambiquées. Mais il est
clair que cet art de soutenir le pour et le contre ne va pas
sans une certaine immoralité. Écoutons encore le Strcpsiade
d'Aristophane : « Les coups, la faim, la soif, le chaud, le froid,
peu m'importe; qu'ils (les sophistes) m'écorchent, pourvu que
j'échappe à mes dettes, pourvu que j'aie la réputation d'être
un coquin beau parleur, impudent, effronté, bavard, haljile
à soutenir les mensonges, un vieux routier de chicane, une
vraie table de lois, un moulin à paroles, un renard qui passe
par tous les trous! » L'art de persuader, en un mot, est une
arme entre les mains des convoitises politiques, et l'on s'en
sert, selon les besoins de la cause, pour prouver tout ce qu'on
veut.
C'est que la vie publique exerce un attrait immense. Chez
nous, certes, les politiciens abondent ; mais une foule de
citoyens ne s'occupent du gouvernement que le jour où ils
votent et au moment où ils lisent leur journal. A Athènes, la
vie publique est le métier de tous les citoyens. Elle prend à tous
un temps énorme, leur impose une foule de fonctions tempo-
raires très variées, et sollicite à chaque instant leur contrôle.
Cinq mille citoyens sont membres de droit du tribunal des
héliastes. Le Sénat en absorbe cinq cents. Pas d'expédition qui
ne soit commandée simultanément par plusieurs stratèges (une
dizaine parfois pour de minuscules armées). Enfin, l'assemblée
du peuple décide de tout en dernier ressort, et les occasions de
la convoquer ne manquent pas. Cet état de choses, connu sous
le nom de « démocratie », constitue, en définitive, l'élargisse-
ment progressif de ce « conseil » bruyant, tumultueux que nous
avons vu fonctionner autour des chefs homériques. Au lieu
d'être quelques dizaines ou quelques centaines à discuter sur
une petite place — ce qui caractérise la constitution aristocra-
tique — on est plusieurs milliers à discuter sur une grande
196 LA GRÈCE ANCIENNE.
place. Cela tient, nous l'avons vu, aux « ascensions » sociales
dues au commerce, et à la multitude des parvenus qui a fait
craquer les cadres traditionnels de la classe privilégiée.
y L'amour passionné de la Cité. — L'amour des citoyens pour
la Cité est intense. Il combine les deux amours qu'on éprouve,
chez les modernes, pour la petite et pour la grande patrie,
puisque toutes les patries sont petites. Cet amour est surexcité
par le danger constant que fait courir à chaque cité l'existence
toute proche de cités rivales. Il est exalté par le souvenir des
luttes anciennes et par les légendes héroïques des grands ban-
dits plus ou moins divinisés. Un fait qui montre bien l'intensité
de ce patriotisme, c'est le soin qu'on a pris de s'en inspirer,
lors de la Révolution française, pour fouetter le courage des
soldats. Les grands révolutionnaires étaient en même temps de
grands classiques, et, pour faire naître des dévouements, ils ne
trouvaient pas de plus bel exemple à citer que celui des défen-
seurs de la Cité antique. Du reste, nous avons déjà retracé les
grandes lignes de ce sentiment, à propos de Sparte. Moins rude,
moins farouche, mais toujours aussi profond, ce sentiment exis-
tait à Athènes et dans toutes les cités grecques, jalouses à l'excès
de leur indépendance, comme les « petits rois » de l'âge homé-
rique l'avaient été de la leur.
La Cité est donc chose chérie, chose sacrée, chose divine. On
ne la sépare pas des dieux qui la protègent. On vénère les lois
jusqu'à la superstition, et Socrate, victime de ces lois, en fera
Fapothéose dans une prosopopée magnifique. Bien que la
famille soit forte et respectée, la « défense de la Cité », bien ou
mal comprise, engendre des tyrannies. Nous avons déjà vu
l'ostracisme . Bien d'autres condamnations éclatent sur la tête
de tel ou tel citoyen, dès qu'un courant populaire existe pour
l'accuser d'avoir trahi, d'une manière quelconque, les intérêts
de la Cité. On ne regardera pas si ce citoyen est juste, comme
Socrate, ni si sa présence est nécessaire à la tête d'une armée,
comme Alcibiade, ni s'il vient de rendre un service signalé
à Athènes, comme les dix généraux des lies Arginuses dont
VIII. — L.V VIE INTÉRIEURE DE LA CITÉ. 197
nous parlerons plus loin. Dès qu'on le croit coupable d'un
crime contre les lois ou contre les dieux de la Cité, une colère
formidable éclate, et ce peuple intelligent, de gaieté de cœur,
tue ou proscrit ceux qui se mettent ou semblent se mettre en
travers de la passion ardente, fanatique, professée par le
citoyen pour la Cité.
La Cité contre les idées nouvelles : Socrate. — Or, à l'épo-
que où nous en sommes, commence à surgir un conflit : celui
de la Cité et des idées nouvelles. Ce conflit prend corps dans un
événement retentissant : le procès de Socrate (399).
Socrate a été considéré tour à tour comme un sophiste et
comme l'adversaire déclaré des sophistes. Les deux points de
vue ont quelque chose d'exact. Socrate était sophiste par ses
procédés et son langage. Vivant dans une atmosphère impré-
gnée de sophistique, il en subissait la contagion. Mais, au fond,
l'enseignement de Socrate ne répond pas au même besoin social
que celui des sophistes. En effet, trois particularités le distin-
guent : 1" la gratuité et le désintéressement absolu; 2° le com-
pagnonnage intellectuel, sur pied d'égalité, étabh entre le
maitre et les disciples; 3'' la campagne vigoureuse, sorte d'a-
postolat convaincu, entreprise en faveur d'une restauration
morale de la Cité.
Socrate est essentiellement un amateur. Il recherche les
jeunes gens distingués pour causer avec eux, et il les garde
farce qu'il les aime. Comment peut-il en trouver? Parce que
le goût de la spéculation intellectuelle, nous le savons, est
merveilleusement répandu. Il rencontre un jour le jeune Xéno-
phon dans une rue étroite, et lui barre le passage avec son
bâton: « Où vend-on les aliments du corps? — Au marché. —
Et les aliments de Tàme? — Je l'ignore. — Suis-moi, je te l'ap-
prendrai. » Et ce même Xénophon décrit les habitudes de son
maitre : « Il allait le matin aux promenades, aux gymnases,
se montrait sur la place à l'heure où la multitude la remplit,
et se tenait le reste du temps dans les lieux où se réunissait le
plus de monde. Il y parlait la plupart du temps, et chacun
198 LA GRÈCE ANCIENNE.
pouvait l'écouter. » La philosophie n'est pas pour Socrate un
moyen d'existence, comme pour le sophiste. Elle fait partie du
mode d'existence. Ça l'amuse, et ses auditeurs ne sont pas seu-
lement ses élèves; ce sont ses amis. C'est lui qui les a recrutés
parce qu'ils étaient « beaux et bons », parce que leur physio-
nomie lui plaisait. La plupart de ces amis sont des jeunes gens
riches, comme chez les sophistes, car les riches ont plus de
loisir; mais il y a pourtant quelques pauvres, natures d'élite
éprises de ce savoir qui flotte autour d'elles. Ces jeunes gens
sont ceux qui veulent s'instruire j)our le plaisir et n'envisagent
pas les succès politiques. Deux cas font exception : ceux d'Al-
cibiade et de Critias, qui veulent utiliser Socrate pour par-
venir. Mais l'ensemble du groupe représente un élément social
assez nettement déterminé : à savoir, les jeunes gens de « bonne
famille » que la démocratie écœure, et qui se tiennent ou sont
tenus à l'écart du mouvement politique. Ce qu'il y a de curieux,
c'est que Socrate lui-même est un homme du peuple, un
« gamin de génie » qui s'est dégrossi et affiné en écoutant
parler les autres. Mais il apparaît comme dévoué au parti
aristocratique et honoré par les aristocrates. C'est le cas inverse
de celui des Pisistrate, des Périclès, des Alcibiade, et de tant
d'autres qui, fils de famille, se font les courtisans de la foule.
Réactionnaire, Socrate médite avec ses amis la restauration
de la vertu, c'est-à-dire celle de la Cité, car on ne conçoit pas
la justice sans politique, ni la politique sans justice. Il dit vo-
lontiers : « Connais-toi toi-même », mais il veut que la réforme
morale passe de la vie privée à la vie pulilique. Un « démon »
famiher le pousse au rôle de prédicateur et de réformateur.
Il insiste sur cette idée que, pour commander dans la Cité, il
faut avoir appris, avant cela, à commander les hommes de
quelque manière. Caustique et malin, il a des railleries amères
contre les politiciens d'occasion qui mènent Athènes et les com-
pare à des gens qui voudraient jouer de la flûte sans avoir
étudié cet instrument, ou conduire un navire sans avoir jamais
appris à tenir un gouvernail.
Socrate, qui conquiert des amis, se fait donc des ennemis.
VIII. — LA VIE INTÉRIEURE DE LA CITÉ. 199
Ces ennemis sont : i° les politiciens; 2° les petits ouvriers libres,
citoyens de « nouvelles couches », nombreux à Athènes depuis
les révolutions démocratiques; 3° les « intellectuels » merce-
naires qui courtisent la foule. Des trois accusateurs de Socrate,
Lycus est « orateur », Mélitus corroyeur et Anytus poète. Cette
hostilité contre Socrate s'alimente des rancunes de ceux aux-
quels ont déplu les procédés de celui-ci : la maieutiqiie, ou
art d'« éprouver » les gens en leur tirant les vers du nez et
Yironie, désagréable aux mauvais raisonneurs qu'on met au
pied du mur par l'absurde. Tout un parti de gens blâmés,
bafoués, méprisés par Socrate et son petit groupe, se forme
donc et veut le perdre. Pour cela, il faut mettre en avant de
graves raisons, intéressant le bon ordre de la Cité. Ces raisons,
on les trouve et on les formule: 1° Socrate corrompt les jeunes
gens ; S'' Socrate ne reconnaît pas les dieux de la Cité.
Les griefs étaient vraisemblables. Socrate, allant chercher
lui-même les jeunes gens pour les endoctriner — au lieu de les
attendre à son cours comme les sophistes — mécontentait des
pères de famille ({ue déconcertait cette indépendance. En
outre, le mépris des magistrats démocrates, inculqué par So-
crate aux jeunes citoyens qui ont sans cesse affaire à eux
dans les mille incidents de la vie publique, fournit à ces ma-
gistrats des prétextes plausibles pour s'alarmer. Ils craignent
pour r« unité morale », si utile en temps de guerre à la dé-
fense de la Cité. Enfin la Cité, traditionnellement, a une « re-
ligion d'État ». Or les croyances religieuses sont fortement
battues en brèche par tout le travail intellectuel des philoso-
phes et par les doutes systématiques des sophistes. Anaxagore
et Prodicus, déjà, ont été exilés. La méfiance des esprits con-
servateurs est donc en éveil contre la sophistique. Mais la plu-
part des sophistes avaient dans leurs disciples, devenus politi-
ciens influents, un puissant rempart. Socrate n'a pas ces
auxiliaires, et pourtant sa philosophie, comme celle des sophistes,
tond à détruire la croyance aux dieux de la mythologie. C'est
désormais chose entendue entre gens intelligents. Il devient
impossible à ceux-ci d'accepter argent comptant toutes les lé-
200 LA GRÈCE ANCIENNE.
gendes auxquelles croyaient pieusement les héros d'Homère. La
« raison pure » travaille là-dessus, et, tandis que les uns s'ar-
rêtent dans le scepticisme, d'autres, comme Socrate, travaillent
à se créer, par la force du raisonnement, une « religion natu-
relle », nouvelle en ce sens qu'elle tend à révolutionner les
esprits, mais ancienne en ce qu'elle se rattache obscurément à
des traditions primitives. Une fois de plus, le conservateur So-
crate se donne des airs de révolutionnaire. Il dit bien : « les
dieux )), mais il est clair que, dans son esprit, les dieux font
bloc, et qu'il pense à une seule divinité, placée beaucoup plus
haut, par sa science, sa puissance, ses attributs, que la bande
héroïque des dieux de l'Olympe. « Le vulgaire, dit Xénophon,
pense que les dieux savent certaines choses et en ignorent
d'autres. Socrate croyait que les dieux connaissent tout. » So-
crate, en un mot, fait un effort de génie pour remonter au
vieux monothéisme oublié depuis des siècles. Bien plus, il
admet que ;< les dieux » puissent être en désaccord avec la
Cité : « J'aime mieux, dit-il, obéir à la divinité qu'aux Athé-
niens ». Les martyrs chrétiens auront plus tard des réponses
analogues. Mais l'on comprend que tout ce qui tient, par
croyance ou par intérêt, à l'intégrité du culte traditionnel, se
tourne contre Socrate. Celui-ci est donc condamné à boire la
ciguë; mais sa mort, idéalisée par ses disciples, ne fait que
rehausser son prestige, et les <( idées nouvelles », avec Platon,
triompheront d'autant mieux, qu'il pourra les mettre sous ce
vénéré patronage. La vraie philosophie, avec ses divisions prin-
cipales, logique, psychologie, théodicée, morale, est dès lors
définitivement créée.
L'incarnation de la politique athénienne : le siècle dePériclès.
— Cette époque est, par excellence, l'époque brillante d'A-
thènes. On l'a appelée siècle de Périclès, du nom du politicien
supérieur qui, pendant un temps assez long, sut imposer sa su-
périorité à la foule et dirigea les destinées d'Athènes. Périclès
est un second Pisistrate, né en des temps plus raffinés. Même
au physique, il ressemblait au célèbre « tyran )>. Il descendait
VIII. — LA VIE INTÉRIEURE DE LÀ CITÉ. 201
par sa mère dos Alcméonides, la famille rivale des Pisistratides.
Son père, Xantippe, était un des généraux qui avaient vaincu
les Perses à Mycale. Au prestige de la gloire, Périclès unissait
les avantag-es d'une forte éducation. Il avait eu pour maîtres le
philosophe Anaxagore, qui avait été une première ébauche de
Socrate, et Zenon d'Elée, un « idéaliste » qui avait tous les
traits du sophiste. Orateur merveilleux, il jouait supérieure-
ment d'un double clavier : celui de la rhétorique et celui du
cœur humain. Thucydide, un de ses adversaires politiques,
disait de lui : « Quand je l'ai terrassé et que je le tiens sous
moi, il soutient qu'il n'est pas vaincu et le persuade au peuple. »
De ce peuple, il savait par cœur les goûts, les préjugés, les
iiianies. Il était de ces aristocrates qui comprennent l'avantage
qu'il y a pour eux à se donner un rôle populaire, car les pro-
létaires, dans l'embarras où ils sont d'élever sur le pavois tel
des leurs plutôt que tel autre, vont d'instinct aux transfuges
de l'aristocratie qui leur tendent les bras. Périclès était frugal,
et veillait avec soin à ce que sa frugalité fût connue. Il n'ac-
cepta jamais d'autre titre que celui de stratège, qui était assez
banal. Comme Pisistrate, il régnait par l'ascendant personnel,
par la persuasion, par les « amitiés ». Il se donnait d'ailleurs
du lustre par la façon dont il représentait Athènes au dehors.
Périclès parait, en effet, avoir été un « ministre des affaires
étrangères » absolument remarquable.
La richesse d'Athènes, l'essor des arls, la construction des
monuments, les superbes représentations dramatiques, la noble
oisiveté des raisonneurs et des dilettantes, tout cela devait
forcément avoir un support matériel . Ce support matériel,
c'était d'abord l'épanouissement commercial, appuyé sur la
suprématie maritime d'Athènes. C'étaient ensuite les tributs
payés à cette cité suzeraine par ses alliés. Or, la politique
extérieure de Périclès, après celle de Thémistocle, consista
précisément à augmenter ces tributs, à rendre plus forte l'em-
prise d'Athènes sur les cités soi-disant protégées, mais en réalité
dominées par elle, à élargir le cercle de ces cités, à châtier
celles qui essayaient de s'émanciper, à fonder des colonies
202 l.A GRÈCE ANCIENNE.
athéniennes qui, par un coup double, lui fournissaient l'occa-
sion de « bannir », sans en avoir lair, les citoyens turbulents.
Faire de l'Archipel un lac athénien, mettre définitivement la
main sur les Dardanelles et le Bosphore, assurer l'exploitation
^le la mer Noire, et tout cela par le moyen dime /lotte maî-
tresse de la mer : telle fut la tâche de Périclès au dehors.
C'était en définitive, comme au temps jadis, l'exploitation des
côtes et des îles par la piraterie, mais par une piraterie voilée,
savante et civilisée. Gorgés de blé, encombrés de marchandises,
héritiers des avantages de l'Ionie défunte, enrichis indirecte-
ment par la distribution des tributs employés en travaux publics,
exemptés généralement d'impôts, fiers de leur prééminence et
de leur gloire toutes fraîches, mais heureux surtout de ce que
(( les affaires marchent bien », les Athéniens se départissent
envers Périclès de cette instabilité d'affections dont ils faisaient
preuve envers leurs grands hommes. Le grand bonheur de
Périclès, c'est d'être resté populaire, malgré les attaques de
l'aristocratie dirigée par Cimon, fds de Miltiade, et les périls
que lui firent courir parfois des accusations sur l'emploi des
fonds publics. Périclès sut faire « bannir » Cimon, « bannir »
Thucydide, beau-frère de celui-ci, et se tira des procès en s'ap-
])uyant sur le fameux tribunal des héliastes, vaste cohue de
citoyens érigés en juges. Tout conspirait donc à rendre excep-
tionnellement stable son élévation. Également servi par la pros-
périté générale, par ses mérites réels et par sa virtuosité de
manieur d'hommes, il eut la chance assez rare, à la différence
d'autres u grands chefs », de tenir son clan jusqu'au bout.
IX
LES GUERRES ENTRE CITÉS
PREMIER ÉCHANTILLON : ATHÈNES CONTRE SPARTE
Les groupements de cités et leurs chocs fatals. — Ce qu'on
a appelé la guerre du Péloponèse n'est pas un cas particulier
dans l'histoire delà Grèce. Toutes ces petites cités indépendantes,
dominées par des chefs issus de pirates et de bandits, étaient
destinées à se battre entre elles. Comme il y avait eu lutte entre
les bandits de l'âge mythologique et entre les petits rois de l'âge
héroïque, il y eut lutte entre les cités de l'âge classique. N'ou-
blions pas que les souverainetés n'embrassent qu'un étroit
horizon. Derrière cette chaîne de collines, c'est l'étranger qui
commence, et les « incidents de frontières », rapts, bravades,
déprédations, ne sont pas ce qui manque, puisque l'origine de
la race y a préparé admirablement.
D'autre part, le système des <<. amitiés » continue à fonc-
tionner admirablement, lui aussi. Deux cités s'aiment parce
qu'elles en détestent une troisième. On s'aime pour des raisons
de parenté plus étroite de race, et même pour des raisons de
sentiment. La fidèle amitié de Platée pour Athènes fait penser à
celle de Patrocle pour Achille. La persuasion entre cités, sous
forme d'ambassades, joue un rôle immense. Chercher des amis
et se mettre à leur ser\'ice est toujours une occupation très im-
portante ; seulement les êtres collectifs appelés (( cités » la cul-
tivent comme les individus. <f Comment, dit Alcibiade aux Athé-
niens, avons-nous obtenu l'empire, nous et tous ceux qui l'ont
204 LA GRÈCE ANCIENNE.
exercé? C'est en nous empressant toujours de secourir ceux qui
nous invoquaient '.
Ces amitiés n'ont pas lieu toujours entre égaux. Comme au
temps d'Agamemnon, où il y avait de petits rois plus grands et
de petits rois plus petits, il y a des cités plus fortes et des cités
plus faibles. Les cités fortes font très rarement la conquête
proprement dite d'une autre cité. Elles ne sont pas outillées pour
cela, parce que leurs rouages disponibles sont essentiellement de
petits rouages, et ne dépassent pas les limites organic|ues de la
cité. Elles procèdent différemment. Tantôt, elles imposent leur
amitié aux cités faibles. « Sois mon amie, ou je te traite en en-
nemie « : telle est la formule de cette politique, et, à vrai dire,
certaine harangue des ambassadeurs d'Athènes aux autorités de
Mélos, l'une des Cyclades, se résume très exactement par cette
injonction. Tantôt les cités fortes se contentent défavoriser, dans
les cités faibles, des révolutions intestines qui font arriver au
pouvoir des hommes amis. La réintégration des bannis, comme
du temps où Adraste ramenait à Thcbes Polynice chassé par
Etéocle, est un des procédés les plus usuels. Sans avoir « con-
quis » la cité advei^e, on la tient par des amitiés.
Athènes, à l'époque où nous en sommes, est la cité qui a su
se faire le plus d'amis par force. Cette force, nous l'avons vu,
c'est sa marine qui, maîtresse de la mer Egée, sert de lien entre
l'Attique et presque toutes les îles ou rivages de cette mer. Invo-
quée par rionie contre les Perses, Athènes a glorieusement
joué son rôle ; maintenant, elle se fait payer. Elle a persuadé aux
cités de l'Ionie, de l'Hellespont et des îles qu'une alliance devait
régner entre elles et Athènes, et qu'un tribut devait être payé
pour subvenir aux irais de la défense commune. Ce tribut, c'est
la flotte qui va le recueillir, et il ne faudrait pas songer à le
refuser. Piraterie courtoise, raffinée, dorée, mais piraterie tout
de même, comme le prouvent des répressions impitoyables,
lorsque se produisent, comme àMytilène, des tentatives de refus.
Un décret d'Athènes ordonne le massacre de toute la population
1. TJuic, liv. VI, xviii.
TX. — LES Gl'ERRES ENTRE CITÉS. 205
de cette ville, et c'est le lendemain seulement que, sur un dis-
cours plus modéré de Diodote, un contre-décret est expédié,
par une galère plus rapide, pour commuer le massacre général
en un massacre de mille Mytiléniens.
Sparte également a ses amis; ce sont surtout les cités de race
dorienne, ou dominées par les Doriens. Elle les tient, et depuis
assez longtemps, par son prestige militaire. N'oublions pas ce
phénomène constaté pendant les guerres médiques : toutes les fois
que des contingents de diverses cités grecques se réunissent en
une troupe, c'est le roi de Sparte qui, par acclamation, comme de
droit, est choisi pour chef, même si son contingent est numérique-
ment très faible. Il faut se représenter cette admiration intense et
unanime pour la bravoure des Spartiates si l'on veut se rendre
compte desgroupements survenus durantla guerre duPéloponèse,
et même de l'attitude des Athéniens, qui n'oseront pour ainsi dire
jamais affronter les troupes lacédémoniennes en rase campagne.
Ce sont là de grandes lignes ; il y a des exceptions, des cités
flottantes qui changent d'amitiés. Dans les cités ioniennes se
trouve un parti qui s'agite en faveur de Sparte et qui, lorsqu'il
triomphe, jette la cité dans l'amitié de celle-ci. De même, cer-
taines cités doriennes recèlent des politiciens qui travaillent pour
Athènes. C'est le parti démocrate qui incline vers celle-ci, parce
que la démocratie, nous l'avons vue, est née du commerce et du
bouleversement des fortunes. C'est le parti aristocrate qui marche
avec Sparte, parce que la domination d'un petit nombre de
citoyens, formant une caste fermée, gouvernant avec des prin-
cipes traditionnels et de l'esprit de suite, convient mieux aux
cités demeurées plus guerrières que commerçantes, plus monta-
gnardes que maritimes. A Athènes même, nous le verrons,
existe un parti favorable à Sparte, et, si l'on ne voit pas de Spar-
tiates proprement dits embrasser la cause d'Athènes, l'expérience
démontre que les ilotes, lorsqu'ils le peuvent, sont enchantés
de fuir leurs dominateurs pour se réfugier auprès des Athéniens.
Cause qui a immortalisé un de ces chocs : Thucydide. — La
guerre du Péloponèse (iSl-^tOi) est une « tranche » de l'histoire
206 LA GRÈCE ANCIENNE.
interminable de ces guerres entre cités, corsées d'agitations
intérieures dans chacune. Elle est célèbre à cause d'un histo-
rien de génie, l'Athénien Thucydide, qui l'a racontée en détail
dans un ouvrage reconnu comme un chef-d'œuvre. Thucydide
a pris part lui-même à cette guerre. Commandant d'une flotte
athénienne, il fut banni pour n'avoir pu secourir à temps la
ville d'Amphipolis, en Thrace. Thucydide, qui possédait en ce
pays de riches mines d'or, avait une situation indépendante qui
lui permit de s'isoler. Chassé d'Athènes, il ne passa pas du côté
de Sparte, et se mit à recueillir des documents sur les événements
qui se passaient autour de lui. De cette situation dérivait une im-
partialité exceptionnelle. En artiste consommé, Thucydide en-
châsse dans son récit deux sortes d'accessoires : 1° des paren-
thèses sur telle ou telle cité à mesure que son nom se présente ;
2° des discours faits de chic, qui, tout en reproduisant fidèlement
la pensée des orateurs mis en scène, y ajoutent des réflexions
plus ou moins profondes sur la situation, ce qui les rend plus
intéressants en somme que ne le seraient des discours véritable-
ment textuels. Comme les poètes tragiques, comme Pindare,
comme tout le monde, l'historien a le goût des aphorismes, des
maximes générales, des « vérités de la Palisse » placées artiste-
ment sur les lèvres à qui elles conviennent. Toujours est-il que
les passions du temps et les remous des partis s'y reflètent admi-
rablement.
Les partisans de la guerre à Athènes. — L'initiative de la
guerre vint d'Athènes dans les conditions suivantes qui sont à
noter, car elles mettent bien en jeu deux éléments sociaux im-
portants : le rôle des bannis et celui des ainis.
Des citoyens d'Épidamme, colonie de Corcyre Corfou) sur la
côte d'Épire, ont été bannis et veulent rentrer dans leur cité. Les
Corcyréens les appuient. Les Épidammiens résistent, et, contre
Corcyre leur métropole, font appel à Corinthe, métropole de
Corcyre. Menacés par les Corinthiens, les gens de Corcyre
cherchent l'amitié des Athéniens. Sur quoi les Corinthiens
invoquent le secours de Sparte, et toute la Grèce est en feu.
IX. — LES GUERRES ENTRE CITÉS. 207
Pour que la guerre fût possible, il fallait donc (|u"il y eût à
Athènes imparti de la gnci're. Quel était ce parti?
Ce parti, c'est tout ce qui vit dr la mer : du blé qui arrive par
mer, de l'argent des tributs qui arrive par mer, du commerce
qui se fait par mer, de Findustrie dont les produits s'écoulent
par mer, des travaux exécutés pour la confection et Téquipe-
inent des navires qui tiennent la mer, des procès des alliés
évoqués à Athènes grâce à cette intimidation qu'Athènes exerce
par mer.
Il est facile de saisir, au premier coup d'œil, la composition de
ce parti : il comprend la populace maritime duPirée, les ouvriers
à qui la guerre navale donne du travail, les commerçants qui
espèrent étendre leurs débouchés, les petits politiciens oisifs qui
vivent, comme les juges du tribunal des héliastes, de salaires
payés par la cité, la masse des pauvres à qui l'on distribue de
l'argent et du blé sous divers prétextes. Il comprend, par raccroc,
les « démagogues » qui, voulant mener le peuple, sont bien
obligés de le suivre, les fiipoteurs qui manipulent l'argent des
tributs, les sophistes qui forment les politiciens, quelques enfaiits
perdus de grandes familles qui cherchent à se faire de la popu-
larité en désertant leur caste pour flatter la multitude. En un
mot, c'est VAthcnes nouvelle, telle que l'a faite son merveilleux
développement commercial et maritime . C'est contre ce tte Athènes
que s'emportent Socrate, Platon, Xénophon, Aristophane, inter-
prètes du parti opposé. C'est cette Athènes qui, après la mort de
Périclès, va s'incarner dans Cléon, le fameux « démagogue »,
remueur défoules, à qui Aristophane fera dire par le chœur de
ses Chevaliers : « 0 coquin impudent, braillard, tout est rempli
de ton audace, l'Attique entière, l'assemblée, les finances, les
décrets, les tribunaux. Tu as bouleversé notre ville, comme un
torrent furieux; tes vociférations ont assourdi Athènes, et, posté
sur une roche élevée, tu guettes l'arrivée des tributs, comme
un pêcheur guette les thons. »
Ce parti a intérêt à étendre le plus possible ce système de
piraterie civilisée qui réussit avec Chio, Samos, Lesbos, les Cy-
clades, l'Hellespont, Byzance, etc. PÏus on imposera V amitié
208 LA GRÈCE ANCIENNE.
d'Athènes à un grand nombre de cités, plus le bénéfice commer-
cial et pécuniaire en sera considérable. Puisqu'on a l'empire de
la mer, il faut en profiter. Il y a d'autres îles qui ne sont pas
soumises (c'est-à-dire réduites à l'alliance obligatoire). Vacca-
joarement des iles : voilà, depuis Salamine, la grande tentation
d'Athènes. 31ais Athènes n'est qu'une cité, et ne peut pas « con-
quérir » dans le sens propre du mot. Il faut qu'elle persuade.
De là des ambassades très nombreuses, qui font vivre toute une
collection d'ambassadeurs. Ce sont des jeunes gens à la langue
bien pendue, /rtrom des gouvernants, qui briguent cette occu-
pation lucrative et vont proposer partout V « amitié » intéressée
d'Athènes.
« En tous lieux, dit l'ambassadeur Euphémos aux gens de
Camarina en Sicile, même là où nous ne sommes pas présents,
soit qu'on se croie victime d'une violence, soit qu'on la médite,
chacun se tient assuré d'avance... que nous viendrons en aide à
l'opprimé'. » Cette « amitié » importune, qui vient s'offrir à
qui ne la demande pas, a d'ailleurs pour aiguillon une crainte.
Athènes cherche sans cesse à renforcer son empire de la mer,
parce qu'elle a peur de voir quelque autre cité s'en emparer à sa
place. Et le même ambassadeur dit dans le même discours :
« Nous le répétons : c'est la crainte qui nous a fait prendre
l'empire en Grèce; c'est la même crainte qui nous amène ici
(en Sicile), pour y établir avec nos amis l'ordre qui convient à
notre sûreté. »
Nous verrons plus loin quel irrésistible attrait la Sicile, ile
iwoductrice de blé, exerçait sur Athènes, attrait qui devint fatal
à celle-ci. Quoi qu'il en soit, le peuple d'Athènes s'enflammait,
de temps à autre, au récit qu'on lui faisait de terres lointaines à
exploiter par mer, et de là cet « emballement » que raille Aristo-
phane :
« Quel tumulte par toute la ville 1 Là, c'est une troupe de
soldats tapageurs; ici on se dispute pour l'élection des triérar-
ques; ailleurs on distribue la solde, on redore les statues de
1. Thuc, VI, Lxxxvii.
IX. — LES GUERRES ENTRE CITÉS. 209
Pallas (qui ornent la proue des galères), la foule mugit sous les
portiques du marché, encombrés de froment qu'on mesure,
d'outrés, de courroies pour les rames, de tonneaux d'ail, d'olives,
d'oignons enfermés dans des réseaux; on ne voit que cou-
ronnes, sardines, joueuses de flûte, yeux pochés; dans l'arsenal,
on enfonce à grand bruit des chevilles, on fabrique des rames,
on les attache avec la courroie; on n'entend que les sifflets, et
le son des flûtes et des fifres qui animent les travailleurs '. »
Or, c'est précisément cette extension envahissante des amitiés
d'Athènes qui excite la crainte de Sparte et de ses amies à elle.
Jusqu'alors, la marine athénienne n'a guère exploité que la
façade orientale de la Grèce. C'est lorsque Athènes songe sérieu-
sement à la façade occidentale que les choses se gâtent. Le Pélo-
ponèse a peur d'être bloqué par mer. On conçoit donc que
r « amitié » conclue entre Athènes et Corcyre fasse déborder
la mesure. On conçoit aussi que Gorinthe, cité maritime, la plus
immédiatement menacée par cette alliance qui risque de lui
barrer ses deux routes de mer, mette tant de zèle à pousser
Sparte à se mettre en mouvement, car Sparte seule^ par sa
supériorité militaire, est de taille à diriger une telle lutte. Mais
le parti de la guerre, à Athènes, se moque de la supériorité
militaire des Spartiates. Ge n'est pas sur Sparte qu'on veut mar-
cher. On n'y songera pas un instant dans toute la durée de la
guerre. G'est au loin qu'on va se battre. G'est sur mer oit par mer
qu'ont lieu toutes les expéditions. Athènes, grâce à Thémistocle
et à Périclès, possède d'ailleurs d'excellentes murailles. Quant
à l'Attique, quant à la banlieue, tant pis, c'est la part du feu
sacrifiée d'avance : les Lacédémoniens peuvent y venir.
Les partisans de la paix. — Us y viennent, et c'est précisé-
ment ce qui exaspère les autres Athéniens, ceux qui ne tiennent
pas à la mer, mais â la terre, ceux qui sont propriétaires ruraux,
surtout les grands propriétaires, ceux qu'on ne peut consoler
de la perte de leurs olivettes ou de leurs vignobles par des dis-
1. Acharniens.
14
210 LA GRÈCE ANCIENNE.
tributions populaires de blé, d'argent ou de butin. On conçoit
la différence des situations. Payés pour se battre, payés pour
naviguer, payés pour construire des bateaux, payés pour juger,
payés pour ne rien faire, les prolétaires se trouvent au mieux.
Pendant ce temps, les Spartiates et leurs alliés se promènent en
maîtres à travers TAttiquc, brûlant les moissons, arrachant les
vignes, coupant les oliviers, emmenant les troupeaux, opérant
des razzias d'esclaves. On les voit des remparts, et, naturelle-
ment, ce spectacle met la rage au cœur des ruraux. « Je perds
la vue à pleurer mes bœufs, » dit un laboureur dans les Achar-
niens d'Aristophane. Et Thucydide décrit avec émotion la dou-
leur de ces ruraux obligés d'aller s'enfermer dans la ville :
« Ce n'est pas sans peine qu'ils abandonnaient leurs demeures;
il y avait si peu de temps d'ailleurs qu'ils s'y étaient réinstallé s
après la guerre médique ! Il leur était douloureux et cruel de
quitter des lieux sacrés, des habitations où ils avaient conservé
les mœurs antiques, et que l'habitude leur avait fait de tout
temps considérer comme une patrie'. » On voit quel élément
social, bien différent de l'autre, recrute le parti de la paix. Ce
sont les propriétaires fonciers, les vieux habitants du pays, les
« conservateurs » qui forment le noyau de ce parti. On y trouve
la plupart des pentacosiomédimnes et des chevaliers, classes de
citoyens dispensés du service de mer — notons bien cela — et
astreints seulement au service terrestre, comme plus honora-
ble. Mais, par suite du développement commercial d'Athènes
et de l'ascension des nouvelles couches, ce parti se trouve le
moins fort. C'est une aristocratie déchue et mise en minorité,
et qui, sauf cjuelques ambitieux et quelques « ralliés », déteste
le gouvernement du jour.
Et, précisément parce qu'elle déteste le gouvernement du
jour, elle a un faible pour ces institutions lacédémoniennes, où
r « ancien régime » s'est si merveilleusement conservé. Chose
paradoxale et vexante : ce sont, parmi les Athéniens, les admi-
rateurs de Sparte qui ont le plus à souffrir de la guerre avec
1. Thuc , II, XVI.
IX. — LES GUERRES ENTRE CITÉS. 211
Sparte. Cette minorité, sans doute, est « patriote ». Socrate,
Xénophon, Thucydide portent les armes contre les Lacédémo-
iiiens. Nicias, général sage et habile, qui subit l'estime impé-
rieuse du public et qui se voit forcé de commander à contre-
cœur des expéditions qu'il désapprouve, s'incline devant son
devoir. Mais le désir constant de ces hommes d'élite est de
trouver un joint pour faire la paix, au lieu que les démago-
g-ues sont sûrs de plaire au peuple en prêchant la guerre à
outrance. Cette aristocratie, à un moment, trouve le moyen de
se remuer. C'est vers la fin de la guerre, lorsque les désastres
de Sicile ont anéanti deux flottes athéniennes. Les aristocrates
se ressaisissent, se concertent, réussissent à faire convoquer une
assemblée hors de la ville et à organiser l'oligarchie des Quatre-
Cents, laquelle n'a rien de plus pressé que de faire des proposi-
tions de paix aux Lacédémoniens. Mais les Quatre-Cents ont
compté sans la dernière flotte athénienne, qui stationne alors
à Samos. Cette flotte, furieuse, menace de faire un prommcia-
mienlo et de cingler sur Athènes. Devant cette attitude des
marins, l'aristocratie terrienne lâche pied, et la guerre à outrance
reprend de plus belle.
En résumé, Athènes est belliqueuse et démocrate en tant
qu'elle tient à la mer; elle est; pacifique et aristocrate en taiit
qu'elle tient à la terre. Cette divergence est la résultante lumi-
neuse du conflit de deux éléments sociaux superposés.
La poésie contre la guerre : Aristophane. — Les partisans
de la paix doivent attirer particulièrement l'attention, parce
qu'ils ont avec eux la littérature.
Ils ont la littérature, parce qu'ils ont avec eux les bonnes
familles, où la culture intellectuelle, de génération en généra-
tion, s'est plus raffinée ; ils ont la littérature parce que, bannis
pour la plupart des affaires publiques, leurs hommes de mérite
ont plus de loisirs, soit pour se livrer aux travaux de l'esprit,
soit pour les goûter. Il est très clair, par exemple, que, si
Thucydide a composé son Histoire de la Guerre du Péloponèse,
c'est qu'une disgrâce lui a donné tout le temps de s'en occuper.
212 LA GRÈCE ANCIENNE.
Le parti de la paix a pour lui les deux grands historiens de
l'époque, Thucydide et Xénophon.
Xéiiophon, continuateur de Thucydide, est aussi connu comme
disciple et apologiste de Socrate. C'est le condisciple de Platon,
sefrvant de contre-épreuve à celui-ci, et son exemple sert à
montrer que le cas de Platon, fougueux adversaire de la déma-
gogie, n'est nullement exceptionnel. Avec moins de fougue,
Xénophon soutient les mêmes idées. Il se fait bannir d'Athènes
pour « laconisme », c'est-à-dire pour sympathie à l'égard de
Sparte, et c'est à Sparte qu'il va se réfugier. Lui aussi était
du clan de ces propriétaires ruraux, amis des vieilles mœurs
et auxquels, dans ses Économiques, il donne de graves con-
seils.
Mais les deux figures littéraires les plus typiques, dans ce
conflit entre deux courants politiques, sont celles d'Aristophane
et de Platon.
La comédie d'Aristophane n'est pas, comme la comédie mo-
derne, une étude de mœurs ou de caractère. C'est une satire
en action, une énorme caricature. L'intrigue, d'une fantaisie
invraisemblable, ne sert que de prétexte à des bouffonneries
systématiques dirigées contre les démocrates, les militaristes
et les intellectuels « nouveau jeu ». Les personnages y sont
nommés par leur nom et attaqués directement. Le tout-puis-
sant Cléon n'y échappe pas, et le poète le traîne impitoyable-
ment sur la scène.
Comment une telle audace est-elle possible ? Comment peut-
on injurier publiquement les maîtres du jour, dont la puis-
sance est si formidable? Comment l'audacieux n'est-il pas
condamné à mort, à l'exil, ou tout au moins au silence?
(^ette immunité du poète comique a deux causes :
1° Le théâtre, nous l'avons vu, est une institution sacrée. Il
a pris naissance dans la fête des vendanges, où, à côté des
hymnes à Bacchus, se glissaient des chansons licencieuses et
des bouffonneries agressives, canalisées depuis lors par la co-
médie. L'idée que tout cela faisait partie de la fête d'un dieu
engendrait une tolérance tacite, et, contre cette tolérance, de-
IX. — LES GUERRES ENTRE CITÉS. 213
venue traditionnelle, il était extrêmement difficile de réagir.
2° Les Athéniens, hantés par la jalousie démocratique, ont
une immense horreur de la tyrannie, et cette horreur se tra-
duit par un respect superstitieux des garanties politiques, ac-
cordées aux citoyens par les lois. « Tout est pour nous tyrannie ,
conspiration, dit Bdélycléon dans les Guêpes. Elle est mainte
nant aussi commune que le poisson salé... Achète-t-on des rou-
gets, et ne veut-on pas de sardines? Aussitôt le marchand d'à
côté, qui vend des sardines, de s'écrier : « Voilà un homme
dont la cuisine sent la tyrannie! » La conséquence de cette
hantise, c'est qu'on attache une importance extrême à toutes
les barrières artificielles susceptibles de protéger la liberté.
Les aristocrates eux-mêmes bénéficient de ces institutions dé-
mocratiques et s'en servent pour propager leur opinion. Tel
est chez nous, par exemple, le respect obligé pour la liberté
de réunion et la liberté de la presse. Tous les jours, dans la
France actuelle, les gouvernants sont obligés de subir des in-
jures imprimées, que l'on ne supporterait pas si elles étaient
dites, mais qui deviennent inviolables par le seul fait de l'im-
pression. La liberté du théâtre, à Athènes, est un peu quelque
chose dans ce genre, et le démagogue le plus hardi ne saurait
y porter atteinte sans encourir, aux yeux du bas peuple lui-
même, la redoutable accusation de « tyranniser »,
Or, c'est précisément parce que la presse n'existe pas que
Y opposition aristocratique se jette sur le théâtre, comme sur
un moyen de propagande. La chose lui est d'autant plus facile
qu'elle compte dans son sein et les hommes de talent qui com-
posent, et les Chorèges qui montent les pièces, et les Archontes
éponymes qui acceptent celles-ci. Nous avons vu que les ar-
chontes sont des magistrats vieux jeu, n'ayant conservé de leur
pouvoir que des débris décoratifs. Aussi, en vertu de vieilles
habitudes et de vieilles lois, les choisit-on généralement parmi
les aristocrates, alors que les Stratèges, détenteurs effectifs du
pouvoir, sont les créatures de la démagogie. Aristophane s'em-
pare donc du théâtre, comme un leader d'opposition s'empare
d'un grand journal, pour faire campagne contre le gouvernement.
214 LA GRÈCE ANCIENNE.
Mais sur qui agir? Sur les aristocrates? Ils sont déjà convertis,
ce qui ne suffit pas. Le poète agira sur le peuple, cet immense
peuple qui remplit l'immense théâtre, sur cette canaille intel-
ligente et spirituelle qui compose les' classes inférieures. Pour
plaire à cette canaille, il faut s'encanailler. Et nous voyons
s'expliquer lumineusement les grossièretés, les trivialités, les
obscénités d'Aristophane, mêlées à tant de verve, de finesse et
dart délicat. « Il faisait sourire Platon tout à l'heure, dit Paul
de Saint- Victor. Maintenant il va faire pouffer les tripiers et les
marchandes d'herbe'. » Vous voulez de gros lazzis? En voilà!
des mots baroques? en voilà! des ordures? en voilà! L'aristo-
crate se fait peuple pour divertir le peuple, et lui rendre ridi-
cules ses idoles. Et il est probable que le peuple, bon enfant,
applaudit la caricature de Cléon, sauf à applaudir Cléon le len-
demain, car la canaille athénienne, quoique pétrie d'esprit, est
fort versatile. Nous en verrons des exemples stupéfiants.
Quatre pièces d'Aristophane, sur dix qui nous restent, sont
dirigées contre les politiciens fauteurs de la guerre. Ici, c'est
un propriétaire, Dicéopolis, qui, ayant conclu sa petite paix pour
lui tout seul, voit l'abondance régner dans son domaine pen-
dant que ses compatriotes vont se faire casser la tête, et fait
ripaille pendant que les autres crèvent de faim [Les Achaimiens).
Là, ce sont les nations de la Grèce, incarnées en des person-
nages, qui retirent la Paix d'une caverne où des scélérats l'a-
vaient jetée {La Paix). Ailleurs, c'est Lysistrata (mot à mot celle
qui licencie l'armée), qui détermine toutes les femmes à se mettre
en grève et à ne plus rentrer dans leurs foyers avant que leurs
maris, Athéniens et Lacédémoniens^, se soient mis d'accord
[Lysistrata). La pièce des Chevaliers s'attaque à Cléon en per-
sonne. Dans les Grenouilles et les Thesmophories, le poète s'en
prend à Euripide, accusé de pervertir les vieilles mœurs par
les idées nouvelles. Pour la même raison, et par une méprise
explicable, la pièce des Nuées s'en prend à Socrate, que l'au-
1. Les femmes, et par conséquent les marchandes d'herbes, n'assistaient pas aux
comédies. Paul de Saint-Victor est donc distrait ; mais on saisit le contraste qu'il
veut traduire.
IX. — LES Gl ERRES ENTRE CITÉS. 21 0
teur confond évidemment avec les sophistes (nous avons vu que
la confusion était possible]. Les Harangueuses raillent les
femmes émancipées et la satire, en définitive, ricoche sur la dé-
mocratie. Dans Plutus, le dieu des richesses, guéri de sa cécité,
se met à distribuer ses faveurs à bon escient, ce qui occasionne
bien des changements à vue dans Athènes. Enfin, dans les Oi-
seaux, Aristophane, plus fantaisiste que jamais, suppose une
ville bâtie dans les airs, d'où l'on bannit — et c'est ici que le
comique se donne libre jeu — tout ce qui lui déplaît dans la
société actuelle. Cette ville aérienne d'Aristophane est le pen-
dant comique de la République de Platon, dont on peut dire
qu'elle est pareillement bâtie dans les nuages, et pour les mêmes
motifs. Partout donc, en définitive, le souci d'une restauration
politique et sociale, et la première condition de cette restaura-
tion, c'est de faire la paix. Ainsi Aristophane, seul des comi-
ques, a-t-il des accès de lyrisme en face de la nature, de la
campagne. On trouve dans la Paix, notamment, des passages
idylliques, mais d'un effet très calculé : « Quand la cigale chante
sa douce mélodie, j'aime à voir si les vignes de Lemnos com-
mencent à mûrir, car c'est le plan le plus précoce. Je regarde
aussi grossir la figue et, lorsqu'elle est à point, je la mange
en connaisseur, et je m'écrie : « 0 l'aimable saison! » Mais
voici la morale : « Enfin j'engraisse à passer ainsi l'été bien
plus qu'à regarder un maudit officier, avec ses trois aigrettes,
et sa chlamyde d'un rouge éclatant... et qui (à la bataille) se
sauve le premier, comme un grand coq jaune, en secouant son
panache, tandis que je reste exposé au fort du combat! » Il
y a plus fort : le poète va, en pleine guerre contre Sparte, jus-
qu'à chanter Sparte dans ses vers. Il ose écrire, dans le chœur
final de Ly^istrata : « Quitte encore une fois l'aimable sommet
du Taygète, ô muse laconienne... oh! viens! accours d'un pas
léger, chantons Sjmrte qui se plait aux divins chœurs et aux
danses gracieuses ». On n'est pas plus sans-gêne dans la réac-
tion contre un courant d'idées. Qu'on se figure un poète fran-
çais qui aurait, en 1871, mis sur les lèvres d'un acteur un cou-
plet commençant par : « Chantons la Prusse! » Telle est donc
216 LA GRÈCE ANCIENNE.
à la fois la division des esprits dans les cités grecques et la liberté
de langage qu'y ont créée les mœurs politiques.
La philosophie contre la guerre : Platon. — Si Aristophane est
un Platon grotesque, Platon est un Aristophane sérieux. L'œu-
vre du grand philosophe, en efTet, est éminemment satirique.
Elle est, par la pensée qui l'inspire, une protestation conti-
nuelle contre la démocratie athénienne et une aspiration se-
crète vers des institutions sociales analogues à celles de Sparte.
Platon est le plus brillant des amis de Socrate. Son œuvre
entière est consacrée à lapothéose de celui-ci. Non content de
le défendre, il s'efface volontairement dans ses dialogues, et
met ses propres idées sur les lèvres de ce maître admiré et
chéri. Cette forme du dialogue convient admirablement aux
inclinations artistiques de Platon qui, s'il faut en croire une
anecdote, aurait, après des débuts poétiques, brûlé toutes ses
tragédies lors de sa première rencontre avec Socrate, pour
s'adonner à la philosophie. Ce souci de l'art et cette forme du
dialogue font que la vraie pensée de Platon est quelquefois
flottante. Ce sont des morceaux brillants, des envolées, des
mythes, des allégories, comme celle de la caverne, des proso-
popées, comme celle des Lois parlant à Socrate. Mais ce qui est
très clair, c'est l'amour de la hiérarchie, de la subordination, qui
éclate dans tout le système du philosophe, lequel est à la fois
une œuvre d'art et une généralisation des principes d'aristocratie.
Partout, dans ce système, la division en trois étages. Trois fa-
cultés dans Fâme : les sens, le cœur'- et la raison. L'objet
des sens, c'est [a.miilliplicité; l'objet du cœur, les rapports entre
la multiplicité et l unité; l'objet de la raison, Y unité. Aux sens
se rapportent les phénomènes, au cœur les nombres, à la raison
les idées. Les sens ont leur symbole dans le ventre, le cœur
{thymos) dans le cœur [organe]^ la raison dans la tête. La science
des sens, c'est \b. physique ;\^ science du cœur, c'est Varithmé-
1. Le mot cœur rend ici le mot grec tlnjmos, qui est inlraduisible. Ce « cœur »
n'est pas seulement une faculté sentimentale, mais encore un degré d'intelligence
intermédiaire entre les sens et la raison.
I\. — LES GUERRES ENTRE CITÉS. 217
tique ^ ; la science de la raison, la dialectique. Les sens ont
une vertu : la tempérance; le cœur en aune : le courage;!^
raison en a une autre : la prudence. Les trois réunies font la
justice, qui est l'harmonie des autres. Dans l'ordre des éléments,
aux sens correspond la terre ; au cœur, Veau et Yair, qui sont
l'un et l'autre des fluides et ne diffèrent que par la densité ; à
la raison le feu, qui règne au-dessus de l'air, dans l'éther. La
Cité se taille sur le patron de l'âme humaine et du corps humain.
Elle a une tête : les magistrats; elle a un cœur : les guerriers;
elle a un ventre : les artisans. Et les artisans ont surtout be-
soin de tempérance, les guerriers de courage, les magistrats de
prudence. La connaissance enfin a trois degrés : Vopinion vague,
faite pour le peuple ; Vopinion certaine, faite pour les guerriers ;
la vérité scientifique, faite pour les magistrats. Et chacun des
étages de l'âme loge un amour particulier; amour sensuel à
l'étage inférieur, amour courageux à l'étage intermédiaire,
amour rationnel à l'étage supérieur. C'est ce dernier, le plus
épuré, qui, peu compris d'ailleurs, a donné naissance à l'ex-
pression à.' amour platonique. Le procédé du philosophe est celui
de Vélimination, du choix, de V ascension dialectique . Car dia-
lectique vient d'un mot qui signifie choisir. Le choix, V élite,
Vépuration, voilà l'idée maîtresse. Ce qui perd la science, c'est
la vulgarité; ce qui perd la cité, c'est le vulgaire. Remontez aux
idées d'élite, faites-vous des âmes d'élite, livrez-vous aux amours
d'élite, confiez le pouvoir aux hommes d' élite. L'homme chez qui
les sens dominent la raison est une cité où la démocratie évince
l'aristocratie. Voilà l'harmonieux ensemble de conceptions qui
forme l'unité de la philosophie platonicienne, et cette unité, on
le voit, part d'une pensée aristocratique.
Grâce à cet élan vers l'idéal, Platon s'élève, en philosophie
pure, à des vérités au-dessus de son époque. Il retrouve, mieux
encore que Socrate, le concept d'un Dieu unique et immatériel,
ingénieux ordonnateur du monde [Timée). Il reconnaît dans ce
Dieu la beauté infinie [Phèdre et Banquet). Il en fait l'objet
1. Ce qui semble très bizarre; mais voir la note précédente. Tout cela s'enchaîne
merveilleusement.
218 LA GRÈCE ANCIENNE.
lointain et suprême de l'amour souverainement épuré [Banquet).
Il proclame l'immortalité de l'âme [Phédon). Il la démontre,
il est vrai, par des arguments obscurs et légèrement sophisti-
ques, mais cette entreprise nouvelle prouve du moins l'effort
me^'veilleux que fait rintelligence du philosophe pour donner
la théorie scientifique d'une croyance persistance, quoique vague,
et pour rejoindre, par-dessus les obscurcissements de la mytho-
logie, les traditions primitives de l'humanité. Toujours par
ce procédé d'épuration, il fait du « juste parfait » un por-
trait qui, plus tard, a fait penser au Christ. Mais c'est dans la
République, ouvrage de longue haleine, qu'il a concentré avec
le plus de complaisance tout le suc de ses idées. Il y fait, avec
l'outrance d'un pur théoricien banni des affaires, le tableau de
la Cité idéale. Puis, se ravisant, il compose Les Lois, où il di-
minue les exigences de l'idéaliste tout en les laissant fort gran-
des. La Cité modèle de Platon, naturellement, doit être gou-
vernée par la tête, c'est-à-dire par des magistrats philosophes.
Et ces magistrats philosophes doivent être des hommes riches.
« A qui imposeras-tu la garde de la cité, dit-il, si ce n'est à
ceux qui, mieux instruits que tous les autres dans la science
de gouverner, ont une vie bien préférable à la vie civile », au-
trement dit : « ont assez de revenus pour se passer d'appointe-
ments ))? Quant aux politiciens qui vivent de la politique, c'est
un fléau que Platon, en maint passage, accable de son mépris.
Mais, si la Cité est gouvernée par des hommes idéalement
sages, autant vaut que leur pouvoir soit absolu. Et Platon, tran-
quillement, trace le programme d'une tyrannie absolue de la
Cité. La législation, dit-il, doit « rendre heureux ceux qui l'ob-
servent en leur procurant tous les biens ». Cette redoutable
définition engendre une réglementation inouïe. Tout est réglé
par les lois dans la Cité modèle : le mariage, la naissance,
tous les actes de la vie privée. Les fenmies seront communes
dans les classes des guerriers et des magistrats pour que des
devoirs trop étroits de famille ne les détournent pas du ser-
vice impérieux et souverain de la Cité. Les propriétés seront
inaliénables. Pas de négoce : cela pervertit; pas de poésie :
IX. — LES GUERRES ENTRE CITÉS. 219
cela corrompt. (Platon songeait probablement aux poètes-cban-
teurs de métier, sortes d'artisans mercenaires, qui flattaient
volontiers les maîtres du jour.) Les enfants des guerriers seront
élevés en commun par les magistrats. Ces énormes utopies (dont
quelques-unes ont encore des défenseurs), représentent le pa-
roxysme de cet esprit communautaire de Cité que nous avons
vu naître et se développer en Grèce, en vertu de toutes les con-
ditions du milieu. En fait, l'aristocratie Spartiate, préoccupée
à outrance de la défense de la Cité, réalisait depuis plusieurs
siècles, dans une certaine mesure, quelques-uns des rêves
de Platon. Le pliilosophe est de ces Athéniens qui s'affligent
de leurs institutions et envient celles de l'ennemi. C'est pour-
quoi l'état d'âme représenté par la philosophie platonicienne
est à sa place dans un exposé des phénomènes sociaux relatifs
à la guerre du Péloponèse. Nous avons vu quels sont, dans la
société athénienne, les éléments belliqueux et les éléments pa-
cifiques, les éléments spartophobes et les éléments spartophiles.
Jetons maintenant un regard sur les caractères généraux de
cette guerre elle-même.
La physionomie générale et les procédés de la guerre. — Un
fait qui nous frappe tout d'abord, c'est Yimportance des fortifi-
cations, soit pour se défendre, soit pour attaquer, et la facilité
avec laquelle les guerriers se transforment en maçons.
Ce caractère est étroitement lié au lieu et à V origine de la
race. Nous savons que la Grèce est un chaos de collines rocheuses,
jonchées de cailloux grands et petits et que les vallées même
en sont encombrées. D'autre part, nous avons vu que les Pé-
lasges étaient essentiellement des paysans bâtisseurs, et que les
grands bandits ont été de vigoureux entrepreneurs de travaux
publics.
Mais, si les Grecs sont d'excellents bâtisseurs, ils sont de mau-
vais démolisseurs. Une muraille défendue se laisse rarement
approcher. L'art des machines est dans l'enfance, car il suppose
un progrès industriel qui n'est pas le, fait d'un peuple adonné
à la cueillette et au commerce. Les Athéniens savent un peu
220 LA GRÈCE ANCIENNE.
faire les sièges, parce qu'ils sont plus souples, plus cultivés et
plus universels. Les Spartiates ne le savent pas du tout. En
règle générale, une ville assiégée n'est pas prise d'assaut. On
la prend quelquefois par surprise et trahison. D'autres fois, on se
contente de la bloquer et de la réduire par la famine. Ainsi
tombe Platée, l'alliée d'Athènes, au bout d'un siège de deux
ans; ainsi tombe Athènes elle-même, à la fin de la guerre,
lorsque, sa dernière flotte ayant péri, la route de mer est coupée.
Quand on assiège, on trouve plus facile de construire un mur,
un vrai et solide rempart, autour de la ville assiégée, que de se
hasarder à battre en brèche les murailles ennemies. Ainsi font
les Athéniens à Syracuse. Et les assiégés voient quelquefois leur
salut dans un contre-mur qu'ils dirigent perpendiculairement à
cette muraille enveloppante pour couper la ligne d'investisse-
ment. Bref, on remue des pierres pour un oui et pour un non.
Une escadre athénienne ayant relâché à Pylos, sur les côtes de
Messénie, les soldats se mettent à entasser des cailloux, et, n'ayant
pas d'ustensiles, portent le mortier sur leur dos, en se courbant.
En six jours, an fort sort de terre, et, une fois sorti, devient
inexpugnable pour les Lacédémoniens qui accourent pour l'en-
lever, mais trop tard.
Une particularité de plusieurs villes grecques, et notamment
d'Athènes, ce sont les longs murs (|ui unissent la ville au port.
La ville est plus ancienne, le port est plus récent. L'emplace-
ment primitif, situé à quelque distance du rivage à cause des
dangers de la piraterie, n'a pas été abandonné pour l'établis-
sement commercial et maritime. On préfère unir les deux lo-
calités par un corridor de fortes murailles, qui forment ainsi le
trait d'union entre deux types sociaux.
Ces murailles sont garnies de tours, où la défense, mieux or-
ganisée, se concentre. L'origine de ces tours est dans des res-
sauts du mur, disposés de manière à ce que les défenseurs
puissent atteindre les assaillants au côté droit, ce côté n'étant
pas défendu par le bouclier. Ces ressauls ou renflements sont
peu à peu devenus des tours proprement dites. On voit aussi, çà
et là, des tours isolées, et aussi des citadelles fort bien com-
IX. — LES GUERRES ENTRE CITÉS. 221
prises, repaires fortifiés d'où roii peut, à son aise, dévaster le
pays environnant. Or, rien de tout cela n'est bien neuf. C'est
toujours, sous un autre aspect, le cas de Tyrinthe et de iMycèncs.
Une particularité de la guerre du Péloponèse, c'est que les
Athéniens ont en Messénie, pas loin de Sparte, une forteresse
d'où ils ravagent les terres lacédémoniennes, tandis que les
Lacédémoniens, vers la fin de la guerre, construisent à Décélie,
dans la banlieue d'Athènes, un fort analogue qui leur sert de
base pour désoler l'Attique. C'est à qui en un mot, dans cette
guerre, saura le mieux utiliser ces pierres innombrables qu'on
trouve partout sur le sol grec.
C'est sur les splendides fortifications d'Athènes que Périclès
a compté lorsqu'il a lancé sa cité dans les hasards de la guerre.
Il savait que les Lacédémoniens envahiraient et ravageraient
l'Attique ; il enregistrait d'avance ce malheur, pensant le com-
penser par de plus grands dommages que devait causer aux;
ennemis, dans son plan, la piraterie athénienne, et il avait cal-
culé que la population trouverait un suffisant asile dans les murs.
Le calcul eût été juste, si un de ces faits très naturels, qui
déconcertent les plans des grands hommes, ne s'était presque
immédiatement produit. Ce fait fut la peste, suite de cet en-
tassement de la population dans l'enceinte urbaine. Périclès lui-
même en fut emporté, sans avoir le temps de comprendre que,
si les murs sont d'excellents défenseurs, il n'est pas bon qu'on
les surmène, en leur demandant des services excessifs. Cette
peste, en eJBFet, fut le premier coup sérieux porté à la puissance
d'Athènes.
Un second caractère général de la guerre, c'est la petitesse
des armées. Il y a des exceptions, comme la grande expédition
des Athéniens en Sicile, mais précisément cette exception tourne
mal. La règle, c'est la petite troupe, que l'historien dénombre
par centaines d'hommes. Thucydide signale sérieusement des
contingents d'alliés qui n'atteignent pas l'effectif d'une de nos
compagnies. Comme plus tard au moyen âge, les expéditions
sont des' coups de main et les armées des poignées d'hommes.
Il n'en peut guère être autrement, vu que la Cité est petite
222 LA GRECE ANCIENNE.
par essence. Peu de chose est changé depuis les razzias de ban-
dits des temps héroïques. Les généraux ne sont en réalité que
des « capitaines », meneurs de bandes. Seulement, par suite du
développement et de la puissance souveraine de la Cité, ces
baudes ont une certaine tournure et une certaine discipline.
Elles ont surtout une tactique sérieuse, tactique de petites
troupes, mais supérieure au pêle-mêle des combats homériques.
Un degré supérieur a été gravi dans l'ordonnance et l'instruc-
tion militaires.
De la petitesse des armées résulte une conséquence inévitable,
et qui se retrouvera au moyen âge : Vimportance militaire de
rindividu. Un hoplite, ou soldat complètement armé, est une
(( unité de combat ». En perdre quelques-uns est déjà très fâ-
cheux. En tuer à l'ennemi une demi-douzaine suffît pour qu'on
élève un trophée, signe de victoire. C'est chez les Spartiates que
cette valeur des unités humaines atteint son apogée, car la po-
pulation dominatrice de Sparte est peu nombreuse, et chaque
citoyen a subi, en son particulier, un entrahiement merveilleux
pour les combats. Aussi Lacédémone est-elle avare de ses enfants.
Il faut se pénétrer de cette « avarice » d'hommes pour bien
comprendre certains épisodes de la guerre, et notamment celui
de Sphactérie, dont nous parlerons plus loin. Et ce double phé-
nomène social, petit nombre des Spartiates, qualité supérieure
de chaque Spartiate, rend parfaitement compte du rôle joué par
cette Cité miUtariste en une foule d'occasions. Très souvent, en
effet, quand il s'agit d'exciter une révolte contre Athènes, ou
dentretenir une résistance, ou de fortifier une attaque d'autres
cités, Sparte se contente d'envoyer un homme, et cet homme
devient d'emblée le chef, l'organisateur, le boute-en-train. C'est
un officier qui semble tomber du ciel, au moment voulu, sur
une bande indécise qui ne comptait que des sous-officiers et des
soldats. C'est ainsi que, vers la fin de la guerre, les Lacédé-
moniens fournissent des « directeurs d'insurrections » aux cités
alliées d'Athènes, qui osent enfin se dérober à F « amitié »
compromettante de celle-ci. Sparte, en un mot, est moins un
réservoir de soldats qu'une pépinière de capitaines.
I\. — LES GUERRES ENTRE CITÉS. 22.'i
Comme la petitesse des armées engendre la valeur des indi-
vidus, celle-ci produit V importance de V armure. Il faut défendre
cet être précieux qui s'appelle un homme. On se chargera donc
de casques, de houcliers, de cuirasses, de jambières, véritaldes
fortifications portatives, lourdes à porter certes, mais à la lour-
deur desquelles on a précisément été habitué par cet entraîne-
ment systématique dont nous avons parlé à proj)os des jeux et
des sports. Le soldat par excellence, Y hoplite, qui se recrute
parmi les seuls citoyens, surtout ceux des hautes classes, est
pesamment attifé. C'est lui qui constitue, dans les petites ar-
mées grecques, la pièce de résistance. Quant a-ux peltastes, dont
le bouclier est petit, aux frondeurs et aux archers, leur rôle est
accessoire. On les recrute, soit chez des mercenaires, barbares
ou à demi-barbares, dont Athènes, grâce à sa richesse, possède
un assortiment, soit dans les rangs inférieurs des citoyens ou
même chez les métèques. Leur rôle est de harceler l'ennemi.
Mais, quoique pouvant lancer des projectiles plus loin, ces sol-
dats armés à la légère sont évidemment peu redoutables. Il faut
croire que, dans la plupart des cas, pierres ou flèches glissent
sur les casques ou sur les armures. C'est quand l'adversaire est
exceptionnellement fatigué ou qu'il commence à rompre les
rangs que ces auxiliaires rendent de vrais services. Ils remplis-
sent alors une fonction analogue à celle de notre cavalerie. Car
la cavalerie est, chez nos Grecs, une arme excessivement réduite.
Elle parait servir surtout au maraudage extensif ou, inverse-
ment, à la répression du maraudage de l'adversaire. Thucydide
mentionnera gravement la cavalerie de trente hommes avec
laquelle les Athéniens débarqueront en Sicile.
Ce personnel guerrier, ainsi pourvu, quel procédé favori em-
ploie-t-il ?
On peut s'en douter d'après ce qu'on a déjà entrevu. Ce pro-
cédé favori, c'est le pillage.
Le pillage athénien se rattache directement à la piraterie
primitive. C'est un système de croisières, principalement autour
du Péloponèse, avec descentes sur des points appropriés. Le
224 LA GRÈCE ANCIENNE.
point choisi, on débarque et l'on ravage rapidement, puis l'on
se rembarque vite, afin d'éviter l'arrivée de troupes péloponé-
siennes, averties par leurs guetteurs. Car les Lacédémoniens
savent organiser des postes de surveillance, et les maraudeurs
ont quelqufois à en pàtir. Les Athéniens font encore des des-
centes dans les iles qui se révoltent, c'est-à-dire qui se détachent
de leur alliance. Tout ce butin afflue au Pirée et enrichit, soit
directement, soit indirectement, cette population plébéienne
que nous avons vu intéressée avant tout aux expéditions mari-
times.
Le coup de maître des Athéniens, dans cet ordre de choses, c'est
la création du fort de Pylos, dont nous avons parlé. Non seule-
ment ce fort sert de base à des expéditions de maraudeurs dans
la grande banlieue de Sparte, mais il sert de refuge aux ilotes
révoltés. En outre, les Athéniens y transportent des Messéniens
exilés qui, Doriens comme les Spartiates, parlant le même dia-
lecte, connaissant bien les lieux et possédant une formation ana-
logue, sont en mesure de causer à leurs anciens vainqueurs de
sérieux ennuis.
Les Spartiates, eux, pratiquent le pillage pai' rouie de terre.
Chaque année, ou à peu près, ils organisent une expédition
dans l'Attique. Ils savent que les Athéniens ne les attendront
pas, comme les Athéniens savent que les Spartiates n'oseront
attaquer leurs murailles. Et l'on voit souvent, dans Thucydide,
des phrases du type de la suivante, par laquelle débute le
troisième livre de son histoire : « L'été suivant, au fort de la
croissance des blés, les Péloponésiens et leurs alliés firent une
expédition en Attique, sous la conduite d'Archidamos, fils de
Zeuxidamos, roi des Lacédémoniens. Ils campèrent dans le pays
et le ravagèrent. » A cela, les Athéniens ne répondent qu'en fai-
sant sortir de temps en temps des patrouilles de cavalerie pour
inquiéter les maraudeurs qui s'approchent trop des murailles
Et le paragraphe de Thucydide se termine par cette autre
phrase type : « Les Péloponésiens, après être restés tant qu'ils
eurent des vivres, évacuèrent l'Attique et rentrèrent chez eux,
chacun de leur côté. »
I\. — LES GUERRES ENTRE CITÉS. 225
C'est la réponse du brigandage à la piraterie. Quand les Spar-
tiates, sur les conseils d'Alcibiade banni d'Athènes, ont cons-
truit un fort à Décélie en Attique, ce brigand ai^e devient continu
et intensif. Rien n'est épargné, et les mines d'argent du Lau-
rium, un des gros revenus d'Athènes, échappent à celle-ci.
Dans la guerre proprement dite, les « procédés de bandits »
jouent un rôle capital : embuscades, escalades nocturnes, ran-
çons exigées, massacres de prisonniers ou de gens inoffensifs.
Les Lacédémoniens tuent et jettent dans des précipices ceux des
Athéniens ou de leurs alliés i\\i\\^ suv^vexiivQXii naviguant pour
leur commerce autour du Péloponèse. Par représailles, les Athé-
niens se font livrer par le roi de Thrace des ambassadeurs que
les Lacédémoniens envoyaient au roi de Perse, et, sans les ju-
ger ni les entendre, les précipitent dans des fondrières. Remar-
quons en passant ce genre d'exécution, qui sent le bandit monta-
gnard. Ailleurs, ce sont des enlèvements de populations libres,
que Ton revend comme esclaves. Dès leur débarquement en
Sicile, les Athéniens se font ainsi cent vingt talents en vendant à
Égeste la population d'Hyccara.
Dans l'île de Corcyre, le parti démocrate, partisan d'Athènes,
se livre sur le parti opposé à d'effroyables massacres. Les aris-
tocrates fugitifs s'installent sur le continent, en face de l'île, et
font d'abord de la piraterie contre leur cité ; puis ils repassent
dans l'ile, gagnent la montagne, construisent un fort, et, de là,
se livrent au brigandage. C'est une fois de plus, comme au
temps de Jupiter, roi de l'Olympe, la lutte de l'homme du ma-
quis contre la cité qui Fa chassé de son sein.
Un autre caractère des hostilités, c'est la survivance, à un
certain degré, de l'indiscipline et de l'anarchie des temps hé-
roïques.
Dans chaque cité, les soldats obéissent généralement aux
chefs. On reconnaît là l'influence de ce pouvoir régulier qui a
fini par se constituer dans chaque petit territoire. Toutefois, il
y a des exceptions assez nombreuses. On murmure, on proteste,
on accuse les généraux. Les soldats athéniens vont même jus-
qu'à déposer les leurs. C'est ce qui arrive lorsque la flotte de
15
226 LA GRÈCE ANCIENNE.
Samos refuse de reconnaître l'oligarchie des Quatre-Cents. « Les
soldats se réunirent aussitôt en assemblée ; ils déposèrent leurs
anciens généraux et ceux des triérarques (capitaines de navires)
qui leur étaient suspecis et les remplacèrent par d'autres, au
nombre desquels se trouvaient Thrasybule et Tlirasylle*. » Les
soldats de Cléon, nous dit encore Thucydide, « dissertaient entre
eux desonincapacitépourle commandement,... de la répugnance
avec laquelle ils lavaient suivi », De là. pour les chefs, cette
nécessité des discours adressés aux soldats et, comme corollaire,
l'absence de démarcation entre le métier de stratège et celui de
politicien. « Tout général que je suis, écrit Nicias aux magistrats
d'Athènes, je n'ai pas le pouvoir d'empêcher ces désordres (ceux
de l'armée de Sicile), car votre ;<«/?/;r/est difficile à gouverner. »
Un peuple fait exception : ce sont les Spartiates, et nous avons
vu quelles circonstances sociales ont militarisé si excellemment
ce petit peuple. Thucydide décrit-, avec une sorte de minutie
admirative, la façon dont le roi de Sparte donnait, à la bataille,
ses ordres aux officiers supérieurs, et comment ceux-ci les trans-
mettaient aux officiers inférieurs. On sent, à cette minutie et à
cet intérêt, que l'historien décrit une chose rare. C'est que,
nulle part comme à Sparte, on n'avait si bien taillé dans FétofTe
du bandit pour faire le patron du guerrier.
Mais c'est entre alliés que l'anarchie subsiste, malgré l'ascen-
dant ou la « suzeraineté « des deux grandes cités prépondérantes.
Thucydide met dans la bouche de Périclès les réflexions suivantes :
« Ils (les Péloponésiens) ne peuvent faire une guerre soutenue...
Les uns sont surtout préoccupés de telle vengeance qu'ils ont en
vue, les autres craignent par-dessus tout de compromettre leurs
intérêts privés; on se rassemble lentement; on n'accorde que peu
d'attention aux affaires communes; on s'occupe le plus souvent
des siennes propres, chacun pense ne pas nuire, par sa négli-
gence, à l'intérêt général, persuadé qu'un autre y pourvoira
pour lui^ » Mais, en regard de ces observations profondes, qui
1. Tliiic, liv. VIII, Lxxxi.
2. Id. liv. V, Lxvi.
3. Id., I, cxi.i.
IX. — LES GUERRES ENTRE CITES. 227
font le procès de toutes les coalitions, le même auteur place le
soin jaloux que prend Archidamos, roi de Sparte, d'exhorter
les confédérés à l'union (ils en ont besoin) : « Mettez au-dessus
de tout, dit-il, la discipline et la vigilance, et obéissez vivement
au commandement; car rien n'est plus beau, rien n'ofï're plus
de garantie, de sécurité que des masses disciplinées et agissant
comme un seul homme '. » En efïet, pour un oui ou pour un
non, une cité alliée fait comme Achille au siège de Troie; elle
se fâche, se met en grève, et rentre sous sa tente. Les trêves ne
sont pas respectées par tous les membres d'une même ligue.
La peur de voir un allié se détacher oblige à des expéditions
parasites, qui éparpillent les forces et contrarient les plans
d'ensemble. C'est ainsi que le général athénien Démosthènes,
pour complaire aux Messéniens de Naupacte, s'engage dans une
désastreuse campagne contre les montagnards étoliens. Si l'on
n'est pas « gentil », c'est la brouille. A un moment — c'est pen-
dant une trêve — une ligue accidentelle et provisoire composée
des Athéniens, des Argiens, des Éléens et des Mantinéens, opère
dans le Péloponèse contre une autre ligue des Tégéates et des
Lépréens. La première ligue veut attaquer une ville de la se-
conde. « Les Éléens opinaient pour Lépréon, les Mantinéens pour
Tégée. Les Athéniens et les Argiens s'étaient rangés à l'avis des
Mantinéens. Les Éléens, irrités de ce que le choix ne fût pas
tombé sur Lepréon, se retirèrent 2. »
Cette trêve, pendant laquelle de tels coups de main ont lieu,
a ceci de particulier qu'elle sert de prétexte à un imbroglio
de rapprochements , de désaccords , d'alliances et de ruptures
entre plusieurs cités, dont l'une, Argos, était d'abord restée
neutre. C'est un vrai bourdonnement d'ambassades rivales et
de coalitions ébauchées. Du reste, sous divers prétextes, la
guerre continue. On y met seulement une sourdine. Naturel-
lement, pour se concilier des « amitiés », il faut des merveilles
de complaisance et des trésors de persuasion. Il faut promettre,
et même donner; il faut satisfaire dans chaque cité les intérêts
1. Thuc.,11, XI.
2. Ici., liv. V, Lxii.
228 LA. GRÈCE ANCIENNE.
et les rancunes du parti qui vous soutient. Il faut savoir « faire
plaisir », même au prix d'une cruauté que l'on réprouverait
soi-même. C'est pour faire plaisir aux Thébains que les Lacé-
démoniens massacrent les Platéens prisonniers. C'est pour faire
plaisir aux Syracusains que le Sf)artiate Gylippe laissera mas-
sacrer Nicias, qui avait sa sympathie. En un mot, les généraux
sont quelquefois obligés, selon un mot célèbre, de « suivre
leurs soldats, puisqu'ils sont leurs chefs », et surtout les cités
prépondérantes sont souvent obligées de suivre leurs alliés,
parce qu'elles sont leurs « grandes amies ».
Enfin, un procédé très courant dans cette guerre, c'est la tra-
hison, et la trahison est loin d'être considérée d'un œil aussi
sévère que chez nous. Le traître n'est pas un traître ; c'est un
banni. C'est un homme qui, ayant à se plaindre de sa cité, va
ofifrir ses services à la cité rivale, afin de pouvoir rentrer
dans sa patrie et d'y restaurer, avec l'appui des armes étran-
gères, le gouvernement de son choix. Le traître est donc
patriote à sa façon et chaque cité possède un assortiment de
ces personnages utiles, qui sont précieux pour indiquer les
bons trucs et les bons endroits. En dehors de ces transfuges,
chaque cité a dans son sein des gens tout prêts à trahir. Ce
sont les mécontents, car tout mécontent est de la graine de
banni.
Alcibiade, le plus fameux banni de cette époque, se charge
lui-même, dans un discours que Thucydide met sur ses lèvres,
d'exposer, dans l'assemblée des Lacédémoniens, ses '(principes »
à ce sujet. « Ceux qui ont le plus de droit à notre haine, dit-
il, ne sont pas ceux qui, comme vous, ont pu nous traiter en
ennemis quand nous l'étions réellement, mais bien ceux qui
nous forcent à devenir ennemis, d'amis que nous étions. J'aime
ma patrie, non pour y subir l'injustice, mais pour y trouver pro-
tection et sécurité; aussi ne crois-je pas marcher maintenant
contre une patrie qui soit mienne; je vais bien plutôt recon-
quérir celle que je n'ai plus. Le vrai patriotisme ne consiste
point à ne pas attaquer une patrie qu'on vous a injustement
ravie, mais à mettre tout en œuvre, dans ses regrets, pour la
IX. — LES GUERRES ENTRE CITÉS. 229
retrouver '. « Cette curieuse harangue, où Thucydide s'étudie
évidemment à peindre Tétat d\àme connu d'Alcibiade, a ceci
d'intéressant qu'elle constitue la théorie dune pratique univer-
selle, théorie développée par un de ces Athéniens beaux par-
leurs, que nous avons vus se mettre, pour réussir, à l'école
des rhéteurs et des sophistes.
Nous avons vu que la guerre du Péloponèse débute précisé-
ment par une histoire de bannis qui demandent à être réintégrés
à Epidamme. C'est l'étincelle qui déchaîne la conflagration.
Et, puisque nous parhons tantôt de phrases-types, en voici une
qu'on peut cueillir au hasard :
« Oreste, fils d'Echécraiidès, roi des Thessaliens, chassé Am
trône, persuada aux Athéniens de ly rétablir % »
En un mot, les bannis d'une cité foni partie de droit de l'ar-
mée de la cité adversaire, et y sont traités avec tous les hon-
neurs dus à ceux qui seront demain, peut-être, les chefs de la
cité qui les a contraints à l'émigration. Car, rappelons-le, on ne
conquiert pas une cité, oîi y ramène les bannis pour avoir des
amitiés dans la place. Les « traîtres » peuvent donc toujours se
dire qu'ils ne prêtent pas les mains à la destruction de leur
patrie. A plus forte raison les cités qui « irahissent » une al-
liance peuvent toujours se dire que leur « défection », acte glo-
rieux, leur a conquis la « liberté ».
Trois épisodes caractéristiques : un coup de main repoussé,
un revers Spartiate, un désastre athénien. — Ceci dit sur les
caractères généraux de la guerre ; retenons-en trois épisodes
pour les examiner en particulier. Nous y relèverons, en rac-
courci, d'intéressants phénomènes sociaux.
Ces trois épisodes sont le coup de main des Thébains sur
Platée, au début de la guerre ; la capture des Spartiates de
Sphactérie, qui mit la terreur dans Sparte, et la catastrophe
des Athéniens en Sicile, qui précipita la chute d'Athènes.
Les Thébains, alliés de Sparte, profitent de la guerre pour
1. Thuc. liv. VI, xcii.
2. Id., 1, CLI.
230 LA GRÈGE ANCIENNE.
tenter une surprise contre Platée, leur voisine, alliée d'Athènes,
avec laquelle ils ont une vendetta. — On voit le rôle des
alliés et les petites guerres particulières, engendrées par la
jiroximité des cités, qui se greffent sur la grande.
Ces Thébains partent au nombre de trois cents. — Petitesse
des armées.
Ils arrivent à Platée la nuit, « au moment du premier som-
meil », sans déclaration de guerre. — Surprise nocturne et ]>ro-
cédés de bandits.
« Ce furent, dit Thucydide, des habitants de Platée, Nau-
clide et ses complices, qui les appelèrent et leur ouvrirent les
portes. » — Rôle des traîtres et des mécontents.
Les Thébains, une fois entrés, se groupent sur la place,
r « agora » et, au lieu d'envahir les maisons, comme le leur
conseillent les traîtres, procèdent « à des proclamations conci-
liantes, afin d'amener la cité à un accord amiable ». Ils font
donc proclamer par un héraut qu'ils sollicitent l'alliance des
Platéens. — Rôle de la persuasion, de V éloquence et de la re-
cherche des amitiés. — De même que des Platéens ont trahi
leur cité pour les Thébains, ceux-ci espèrent que Platée en bloc
trahira la ligue athénienne pour la ligne péloponésienne.
« Quand les Platéens, poursuit Thucydide, s'aperçurent que
les Thébains étaient dans leurs murs... ils furent d'abord saisis
de terreur, car ils croyaient les ennemis beaucoup plus nom-
breux, la nuit les empêchant de distinguer. Ils consentirent
donc à traiter... » — Donc le calcul des Thébains n'était pas
mauvais en principe. — Mais « au milieu des pourparlers, ils
(les Platéens) s'aperçurent que les Thébains étaient en petit
nombre ». — Voilà qui change la face des choses. — Les Pla-
téens, se ravisant, « se réunirent en perçant les murs mitoyens...
mirent en travers des rues des chars dételés, en guise de mu-
railles » ; puis, après ces ingénieux préparatifs, tombèrent sur
leurs ennemis. « Ils se précipitèrent sur eux à grand bruit...
femmes et serviteurs, avec des cris et des hurlements, lancèrent
du haut des maisons des tuiles et des pierres. » — Ici, c'est
l'embuscade renversée, et qu'on remarque les fortifications
I\. — LES GUERRES ENTRE CITÉS. 231
improvisées par les Platéens. Cette défense farouche des mai-
sons rappelle les scènes grecques et albanaises des plus récentes
guerres modernes. — Les Thcbains fuient, mais, ne connaissant
pas les lieux, ils s'égarenl dans l'obscurité. Du reste, « un Pla-
téen ferma la porte par laquelle ils étaient entrés, la seule qui
fût ouverte ». Le gros des agresseurs est donc pris comme dans
une souricière. Les bandits de Thèbes ont affaire à des gail-
lards de même acabit.
Les Thébains se sont rendus à discrétion. D'autres Tliébains
arrivent de Thèbes, retardés par un torrent qu'un orage a subi-
tement grossi (nature montagneuse du sol). On parlemente, et
les Thébains, qui voulaient d'abord ravager la banlieue pla-
téenne, consentent à se retirer sur la promesse — selon eux —
qu'on ne tuera pas les prisonniers. Les Platéens prétendent n'a-
voir rien promis et les prisonniers sont massacrés. — Toujours
l'ergotage et les procédés de bandits.
L'épisode se termine par l'intervention des Athéniens qui
mettent garnison à Platée, et emmènent chez eux les femmes,
les enfants et les invalides. La cité prépondérante, à qui Platée
a été fidèle, joue, en retour, son rôle de protectrice et de
(( grande amie ».
Malheureusement pour Platée, lesLacédémoniens vont arriver,
et leur présence terrifiante aura pour effet d'intercepter désor-
mais tout secours d'Athènes. Nous avons mentionné la tragique
issue de ce siège. Mais, quand les Platéens affamés se livreront,
ils ne seront plus que deux cents.
L'épisode de Sphactérie , que des critiques inattentifs ont
trouvé trop développé dans Thucydide, a ceci de capital qu'il
montre à quoi tenait l'existence d'une cité comme Sparte.
Sphactérie est une petite lie sur les côtes de Messénie. Elle bou-
che à peu près la rade de Navarin — l'antique Pylos — et, par ses
deux extrémités, elle est très près delà terre. A l'un de ces deux
passages, deux vaisseaux seulement, dit Thucydide, pouvaient
passer de front. C'est à Pylos, en face de cette ile, que Démos-
thènes, général athénien, débarque et construit le fort dont nous
avons parlé. — Rôle des murs.
232 LA GRÈCE ANCIENNE.
Sparte n'est pas loin, mais les Lacédémoniens, tout d'abord,
ne bougent pas. Ils ne bougent pas de suite pour deux raisons :
d'abord ils dédaignent les Athéniens, incapables de tenir contre
eux sur terre; ensuite le gros de leurs forces est précisément en
train de ravager l'Attique. Les Spartiates « de réserve » ne peu-
vent pas quitter Sparte avant le retour de cette armée absente,
parce que les ilotes se rcDolteraieiit.
L'armée lacédémonienne de l'Attique est donc rappelée, elles
Spartiates de réserve, la voyant revenir, partent enfin pour
Pylos. Ils essayent d'enlever le fort, mais, selon leur habitude, ils
échouent devant les murs.
On pense avoir d'autres ressources. Une flotte de la confédé-
ration péloponésienne, arrivant de Leucade après avoir trompé
une croisière athénienne, reçoit l'ordre d'attaquer la place par
mer. La mer, dans l'espèce, c'est la rade de Pylos, dont les ori-
fices sont constitués par les deux petits détroits séparant le conti-
nent de Sphactérie. Cette étroitesse exceptionnelle des détroits
suggère aux Lacédémoniens une idée : celle d'obstruer ceux-ci
pour empêcher la flotte athénienne — qui stationne en ce mo-
ment à Zacynthe — de pénétrer dans la rade. Pour corser la dé-
fense, on occupera fortement l'île de Sphactérie, qui se trouvera
faire corps arec le continent. Quatre cent vingt Spartiates passent
dans l'Ile. — Procédé du blocus, et du blocus continental, le seul
qui convienne aux Spartiates.
Cependant la flotte athénienne arrive. Contrairement aux cal-
culs des Lacédémoniens, elle force les passes, et, dans cette rade
de Navarin, prédestinée à des opérations de ce genre, détruit la
flotte ennemie. Sphactérie, par cet événement, se trouve rede-
venir une île. Elle a beau n'être séparée du continent que de la
largeur de deux vaisseaux, et le rivage continental a beau être
occupé par les Lacédémoniens et leurs alliés, la supériorité
navale des Athéniens fait de ce petit vestibule d'eau une infran-
chissable barrière, et les Spartiates, descendus dans l'île, sont
virtuellement prisonniers.
Ces prisonniers, il faut les cueillir. iMais la chose n'est pas
simple. Les Spartiates, en bons Spartiates, ne songent pas à se
IX. — LES GUElUiES ENTRE CITÉS. 233
rendre, et les Athéniens, en bons Athéniens, ne tiennent pas à
débarquer dans File pour se mesurer avec ces robustes lutteurs.
Quoique supérieurs en nombre, ils ont une peur bleue des quatre
cent vingt guerriers captifs sur ce roc. Pendant soixante-douze
jours, la flotte athénienne se contente de monter la garde. Les
vaisseaux passent et repassent dans les petits détroits, faisant la
police, empêchant les évasions et tâchant, avec un succès par-
tiel, d'empêcher le ravitaillement, mais c'est tout. Peu d'événe-
ments mettent aussi bien en relief les aptitudes différentes des
deux peuples.
Cependant Athènes s'énerve, et Cléon s'indigne. « Quoi, dit-il
en substance au peuple, on ne s'empare pas de ces Spartiates;
c'est si facile! » — « Si c'est facile, allez-y donc! » ripostent les
adversaires de Cléon, enchantés de le prendre au mot. Cléon,
voyant qu'on veut le nommer général en chef, a peur et résiste.
iMais il s'est pris au piège et se voit forcé de partir, très ennuyé
de l'aventure. Or, par un concours de circonstances, il arrive au
bon moment. Les Spartiates, dans leur ile inhospitalière, com-
mencent à être exténués; un incendie a détruit des bois qui les
cachaient; enfin les forces athéniennes sont plus imposantes.
Bref, Cléon arrive au moment où Démosthènes, même sans lui,
aurait attaqué. L'armée athénienne débarque donc, non sans
appréhension, et non sans un prudent déploiement d'alliés et
de troupes légères. Enfin, après une journée entière de lutte
acharnée, les Spartiates, pris à revers sur une éminence rocheuse
par des Mcsséniens alliés d' Athènes qui connaissent un certain
sentier^ capitulent. C'est pour Athènes un succès capital et pour
Cléon un triomphe inespéré. « L'autre jour, dit Démosthènes
dans les Chevaliers d'Aristophane, je venais de pétrir à Pylos une
galette lacédémonienne; le rusé coquin (Cléon) tourne autour de
moi, l'escamote et offre en mon nom ce gâteau qui était de ma
façon. »
Or, cet événement répand à Sparte une terreur mortelle. La
plupart des prisonniers sont des citoyens des meilleures familles
de Sparte. Leur absence cause un vide terrible. Si les Athéniens
les massacrent, ce sera pour leur aris.tocralie guerrière une
234 LA GRÈCE ANCIENXE.
saignée irrémédiable. Ces quatre cents héros manqueront pour
comprimer les ilotes. C'est que chacun de ces quatre cents est
un guerrier d'élite, un échantillon humain de premier choix, une
valeur précieuse par la rareté des valeurs semhlahles. Aussi
Sparte, la fière Sparte, s'humilie-t-elle immédiatement, et envoie
dcfs ambassadeurs à Athènes pour demander la paix. Elle
insiste, supplie presque, elle menace les Athéniens de l'implaca-
ble « vendetta » que leur déclareront les familles Spartiates, si
les prisonniers sont massacrés. Longtemps les Athéniens tergi-
versent, et les hostilités continuent provisoirement; mais enfin
les avances de Sparte sont agréées et une trêve est conclue,
grâce à la mort de Gléon, par l'intermédiaire pacifique de
Nicif^s (421).
L'expédition des Athéniens en Sicile, qui met lin à cette trêve,
constitue à elle seule toute une longue histoire. Résumon.s-en les
traits saillants.
Athènes s'engage en Sicile parce qu'elle y a des cités amies, à
qui elle veut faire plaisir. — Influence des amitiés.
Athènes rêve d'établir sa suzeraineté sur la Sicile, parce que
c'est une île, et qu'elle domine déjà de grandes lies, comme
l'Eubée, Samos, Chio, Lesbos. Elle se dit donc : « Pourquoi
pas ? »
Athènes est tentée par la Sicile parce que la Sicile est riche en
blé, et que ce blé sert à alimenter le Péloponèse. Quelle aubaine
pour les Athéniens si le blé sicilien, par la voie des tributs,
venait inonder le Pirée et si, du même coup, on avait le moyen
d'affamer Sparte !
La Sicile est pour les Athéniens un Far-West dont on leur fait
des récits merveilleux. Ces récits excitent la soif des aventures.
Des âmes de « conquistadors » se révèlent. On rêve de conquérir
Cartilage. C'est l'état d'âme delà « toison d'or ».
« Notre but en faisant voile pour la Sicile, dit Alcibiade aux
Lacédémoniens, était de soumettre, s'il était possible, les Siciliens
d'abord, puis, après eux, les Italiens, et ensuite de faire une ten-
tative contre les peuples soumis aux Carthaginois et contre
Carthage elle-même... Nous devions alors attaquer le Péloponèse
IX. — LES GUERRES ENTRE CITÉS. 235
.. et ensuite étendre notre domination sur le inonde grec tout
entier '. »
En un mot, dans leur ambition imaginative et sans frein, les
Athéniens ont dépassé la mesure. Ils n'ont pas vu que la Sicile est
un trop gros morceau. « La plupart des Athéniens, dit Thucy-
dide, ignoraient la grandeur de lile, le nombre de ses habitants,
Grecs et barbares; ils ne soupçonnaient pas que la guerre qu'ils
allaient entreprendre ne le cédait que de bien peu en importance
à celle du Péloponèse. »
Us ne se représentent pas non plus que, si la Sicile a des traits
communs avec la Grèce, elle a des -plaines plus larges. Consé-
quence : les Siciliens ont plus de cavalerie. Ce petit fait nuira
aux Athéniens en les empêchant de rendre décisives les victoires
qu'ils remporteront.
Les Athéniens envoient une brillante flotte commandée par
trois chefs : Xicias, qui desapprouve r expédition et y va à
contre-cœur; Lamachos, une médiocrité, et enfin Alcibiade.
Alcibiade, capitaine audacieux et génie organisateur, est
peut-être le seul homme capable de faire réussir une entreprise
aussi téméraire. Mais, la veille du départ d'Athènes, des statues
de Mercure sont mutilées. Une rumetir sourde accuse Alcibiade,
qu'on laisse pourtant partir. Mais « l'affaire Alcibiade » suit son
train et révolutionne les cerveaux. Les « ennemis particuliers »
du général se remuent. Bref, à peine arrivé en Sicile, Alcibiade
est rappelé. C'est la désorganisation volontaire du commande-
ment.
Alcibiade passe à Sparte; il trahit et met son intelligence au
service des ennemis de sa cité. C'est le type le plus éclatant de
ces transfuges dont nous avons signalé le rôle essentiel.
Lamachos est tué; l'armée reste livrée à Nicias, figure bien
différente d'Alcibiade. Nicias est le type de l'Athénien honnête,
modéré, conservateur. Quoique bien vu parles aristocrates, il
est « rallié » à la démocratie, qui fait grand cas de ses talents.
Riche et bienveillant, il a su se faire de nombreux amis qui font
1. Thuc, VI, I.
236 LA GRÈCE ANCIENNE.
une partie de sa force. Son mérite stratégique est tel que le peu-
ple, très intelligent au milieu de ses inconstances, ne veut pas
lâcher un tel serviteur, et l'oblige à « marcher » quand même.
Nicias demeure donc seul, de plus en plus effrayé d'une tâche
qu'il sait écrasante. Il s'entoure de précautions qui le retardent,
assiège Syracuse avec méthode, mais avec lenteur. Naturelle-
ment, il construit un mur, auquel les Syracusains opposent un
cont7'e-miu\ qui met obstacle à l'achèvement du blocus. Syracuse
n'en est pas moins fort inquiète et implore le secours de Sparte,
et Sparte lui envoie un homme : Gylippe.
Gylippe arrive, et change la face des choses. Il joue deux
rôles : celui de capitaine instructeur et celui de sergent recru-
teur. D'une part, il exerce les Syracusains; de l'autre, grâce à
l'imperfection du blocus, il fait venir de toute la Sicile des auxi-
liaires. Cet honmie fait l'effet d'un ferment qui soulève soudain
une pâte. C'est la supériorité militaire de Sparte qui se fait sentir
par la seule entremise d'un capitaine bien choisi.
Nicias, immobilisé clans son camp, demande à Athènes, soit de
rappeler l'armée, soit d'envoyer des renforts considérables.
Athènes s'entête. Quoique bloquée à ce moment même par les
Spartiates, elle envoie Démosthènes, le héros de Pylos, avec une
Hotte aussi forte c[ne la première. Thucydide note avec justesse
l'extraordinaire paradoxe de cette situation : une ville maritime
bien fortifiée peut seule se permettre le luxe d'une expédition
lointaine au moment même où elle a les ennemis sous ses murs.
Démosthènes. général brave et expéditif, mais qui ne connaît
rien des formidables difficultés contre lesc[uelles Nicias se débat
depuis longtemps, veut brusquer les choses et fait tenter un
assaut nocturne. On est battu.
Alors se produit un événement capital, qui est l'inverse de
l'épisode deSphactérie. La flotte athénienne est emprisonnée dans
une rade transformée en lac par les Syracusains qui ont obstrué
l'entrée. De plus, les Syracusains, grâce à d'ingénieux dispositifs
qui modifient leurs propres vaisseaux, ont trouvé le moyen de
neutraliser la supériorité de manœuvre des navires athéniens et
de transformer, pour ainsi dire, le combat naval en combat ter-
TX. — LES GUERRES ENTRE CITES. 237
pestre. La rade est aussi trop petite pour que les Athéniens,
dont les équipages ont d'ailleurs bien souffert depuis le com-
mencement du sièg-e, puissent opérer leurs savantes évolutions.
Les assiégeants, frappés d'épouvante à la vue de la mer qui se
ferme, essayent de débloquer la passe. Lne bataille navale s'en-
gage, suprême, acharnée, désespérée, et dont le récit est peut-
être la page la plus impressionnante de Thucydide. Les Athé-
niens sont, battus et battus sur mer. C'est l'anéantissement de tout
espoir, la débâcle effroyable et définitive. Traqués dans une
lamentable retraite à travers la Sicile, harcelés dans les gorges
et les collines par des ennemis qui improvisent des )nurs pour
barrer les bons passages, les Athéniens capitulent, mourants de
faim et de soif, et sont réduits en esclavage. Démosthènes et
Nicias sont massacrés.
Dans cette campagne, les Athéniens déploient, comme partout,
leurs qualités d'ingéniosité, de souplesse, de diplomatie, de
science technique; mais ils sont victimes d'une confusion initiale.
L'erreur des Spartiates, à Sphactérie, avait été de traiter comme
un continent ce qui était une Ue. L'erreur des Athéniens, en Si-
cile, a été de traiter comme une île ce qui était, au point de vue
pratique, un vrai petit continent. La Sicile ne pouvait être com-
parée à Chio et àLesbos, qui sont d'ailleurs bien plus rapprochés
d'Athènes. Eu outre, Syracuse, la cité prépondérante de Sicile,
était riche, puissante, peuplée, outillée pour les luttes navales.
C'est ce dont on aurait pu se rendre compte avec un gouverne-
ment calme, doué de sang-froid et d'esprit de suite. Mais c'étaient
les qualités qui manquaient le plus aux politiciens d'Athènes.
Assez intelligents pour avoir confiance en Nicias qui a du mérite,
ils refusent obstinément d'écouter les objections de cet homme
de mérite, et Nicias lui-même a peur de trop insister. « Il ne
voulait pas, connaissant le caractère des Athéniens, s'exposer à
tomber victime ^\ine accusation infamante et injuste'. » En un
mot, les emballements de l'agora faisaient taire les compétences
stratégiques et intimidaient les objections du bon sens.
1. Thuc, VH, xLviii.
238 I-A GRÈCE ANCIENNE.
Athènes perdue par son instabilité et sa nervosité : le type
d'Alcibiade. — On voit se dessiner les causes qui amènent la
défaite définitive d'Athènes.
La grande cause, qui domine toutes les autres, c'est l insta-
bilité du gouvernement démocratique, lequel tourne franchement
à la démagog-ie.
Combinons par la pensée les influences de divers phéno-
mènes connus : le bavardage incoercible, produit de la cueillette
et du commerce, l'ascension rapide de nouvelles couches so-
ciales, fruit dun rapide déveloj)pement commercial, le nombre
relativement grand des citoyens, qui en fait littéralement une
(« foule », le succès prodigieux des orateurs qui savent remuer les
passions des foules, Y exasj)ération de la vie urbaine^ produite
par l'afflux anormal et forcé des campagnards dans la ville, cette
crainte maladive de la ti/rannie, laissée par les révolutions pré-
cédentes, et nous comprendrons le manque d'équilibre qui est
le sig-ne distinctif de l'opinion athénienne.
« Si les Athéniens, proclame Thucydide, finirent par suc-
comber, ce ne fut que sous leurs propres coups, au milieu des
ruines amoncelées par leurs dissensions intestines'. »
Périclès, avons-nous dit, meurt de la peste dès la deuxième
année de la guerre. Il meurt au bon moment. Un fort courant
d'opinion commençait à se dessiner contre lui. On l'accuse
d'avoir poussé à la guerre, ce qui n'empêchera pas la foule
d'acclamer de nouveau, bientôt après, la guerre à outrance.
Condamné à une amende, Périclès est presque aussitôt après
réélu général. Lui disparu, des démagogues inférieurs se dis-
putent linfiuence. Ce sont eux que raillent amèrement Socrate,
Platon, Aristophane. A chaque instant des généraux sont blâmés,
disgraciés, condamnés pour n'avoir pas fait ce que la foule,
de son agora, aurait voulu leur voir faire. Ceux cjui acceptent
la capitulation de Potidée sont blâmés parce que le peuple au-
rait voulu qu'on forçât les Potidéates à se rendre à discrétio?i.
Nous avons vu que Thucydide est banni pour n'avoir pas eu le
1. Tliuc. II, i.w.
IX. — LES GUERRES ENTRE CITÉS. 239
temps de secourir Amphipolis. Il fallait avoir le temps. Pachès,
qui a réprimé victorieusement la rébellion de Mytilène, en est
récompensé par des accusations, et, comme il désespère de
triompher en justice, il se perce de son épée. Avant la grande
expédition de Sicile, les généraux Pytliodore, Sophocle et Eury-
médon, envoyés dans cette île pour secourir des alliés, sont, les
deux premiers exilés, le second condamné, pour avoir conclu un
accommodement qui pacifie le pays. On les accuse de « s'être
laissés gagner par des présents ». Accusation terrible, et qui
revient volontiers. Le « pot-de-vin » déchaîne des fureurs in-
tenses. <« Ceux-là sont les pires de tous, dit Diodote dans son dis-
cours contre Cléon', qui se font un argument de l'imputation
de vénalité... Si l'on donne franchement un conseil utile, on est
soupçonné d'en attendre quelque profit secret. » Le même Dio-
dote, à qui l'historien fait visiblement exprimer les vices de
l'organisation politique, ajoute : « D'un côté, celui qui veut
faire adopter les mesures les plus funestes doit se concilier le
peuple en le trompant; de l'autre, celui qui ouvre un avis utile
est également obligé à mentir pour trouver créance. » Et plus
loin encore : < S'il vous survient quelque échec, cédant au pre-
mier mouvement de colère, vous faites payer au conseiller seul la
peine d'une opinion que vous avez partagée, d'une faute qui a
été celle de la majorité. »
Nous avons vu le rappel d'Alcibiade, qui enlevait à l'expédition
de Sicile le seul homme capable, par sa hardiesse même et ses
coups de tète heureux, de faire réussir cette téméraire entreprise.
Ce même Alcibiade, bientôt après, est rappelé en triomphe. Ce
sont des ovations délirantes en l'honneur de celui qui, naguère,
« trahissait » la cité au profit de Sparte. Mais l'apothéose dure
peu, le temps de laisser remporter au jeune capitaine Ja brillante
victoire de Cyzique, et, vite, un second bannissement frappe le
vainqueur, parce qu'un de ses lieutenants, ayant en son absence
livré un combat malgré son ordre, a perdu quelques galères.
L'Athénien passe, en un mot, d'un extrême à l'autre; il acclame
1. Thuc, m, \ui.
240 LA GRÈCE ANCIENNE.
et maudit les gens avec une incroyable facilité. Nicias est bien
parvenu à faire conclure une trêve avec Sparte; mais, quelques
années après, l'orateur Antiphon, homme vertueux et grave,
nous dit Thucydide, est condamné à mort pour avoir tenté un
rapprochement analogue. Par compensation, l'orateur Andocide,
esprit brouillon et violent, un des chefs du parti hostile à Anti-
phon, sera condamné à son tour et forcé de s'exiler à Chypre,
parce qu'il est soupçonné de « sacrilège ».
C'est que les questions religieuses passionnent les esprits d'une
façon inimaginable et se mêlent intimement aux passions poli-
tiques. Avoir « violé les mystères » n'est pas moins terrible, pour
un homme, que d'avoir « reçu des présents ». S'il y a du scep-
ticisme chez les sophistes, s'il y a une ébauche de religion na-
turelle raisonnée chez Socrate, Platon et leurs disciples, il y a
des superstitions ardentes dans les masses. Ces superstitions
sont ardentes parce que l'atmosphère querelleuse de la vie pu-
blique leur a infusé son ardeur, et parce que des politiciens in-
téressés exploitent habilement le sentiment religieux. Cette ex-
ploitation est visible dans le cas de Socrate. Elle ne l'est pas
moins dans celui d'Alcibiade, homme vicieux, certes, mais qui
n'est pas poursuivi à cause de ses vices. C'est l'histoire des
statues mutilées qui déchaîne l'orage contre le jeune général, et
celui-ci, en définitive, se montre avisé en ne rentrant pas à
Athènes. Coupable ou non, il risquait fort de boire la ciguè. Mais
le cas le plus impressionnant de superstition aiguë est celui dont
sont victimes les généraux vainqueurs aux iles Arginuses. C'est
vers la fin de guerre. Athènes, déjà épuisée, par un suprême effort,
a équipé une dernière flotte et l'a confiée à dix généraux (ad-
mirez ces précautions démocratiques) qui rencontrent près
de l'Hellespont, aux îles Arginuses, la flotte péloponésienne,
commandée par le Spartiate Callicratidas. Les Athéniens, une
dernière fois, triomphent. Mais, une tempête étant survenue
après la bataille, les généraux négligent de rendre les honneurs
funèbres aux morts tombés à l'eau. Cette e impiété » déchaîne
aussitôt dans l'opinion une bourrasque formidable, et les dix gé-
néraux vainqueurs sont condamnés à mort. N'est-il pas vrai de
IX. — LES GU£RRES ENTRE CITÉS. 241
dire que les fièvres politiques, mêlées à la déformation des sen-
timents religieux, peuvent métamorphoser le peuple « le plus
spirituel de la terre » en un peuple absolument fou?
Ce type d'Alcibiade lui-même, dont nous avons dit un mot,
résume assez bien, dans son éclat spécial, les vertus et les vices
d'Athènes. Neveu de Périclès, riche, ambitieux, Alcibiade rêve
d'être un grand politicien, et, comme il sait que la « philoso-
phie » fournit des idées à l'orateur, il a le flair de s'attacher à
Socrate. // exprime le suc de cette philosophie^ dans des vues
d'utilité personnelle, puis se lance dans l'arène, non sans frapper
l'attention des badauds par des originalités systématiques. //
veut bien parler et veut qu'on parle de lui. De là l'histoire du
chien payé sept mille drachmes, et dont il fît couper la queue,
uniquement pour donner aux Athéniens l'occasion de ne pas
l'oublier. iMais ses façons de « snob » indisposent une partie du
public, qui l'accuse de viser à la « tyrannie ». Pour démentir
cette dangereuse accusation, Alcibiade flatte le peuple. Il pousse
à la guerre, comme les démagogues, préconise avec ardeur
l'expédition de Sicile, combat l'influence pacifique de Nicias, et
toutefois, en même temps, intrigue avec les Lacédémoniens.
Dissolu dans ses mœurs, il sauve l'élégance ; léger, il n'en montre
pas moins des qualités d'homme d'Etat et de militaire, s'adap-
tant à tout en dilettante, posant à Sparte pour l'homme austère,
puis, chez le satrape Tissapherne, saccommodant des voluptés
et de la mollesse des Orientaux. Il finit par mourir banni, après
avoir, dans son dernier exil, donné aux commandants de la
dernière flotte athénienne des conseils qiion ne veut pas écouter.
C'est bien le type du <( mauvais garnement » merveilleuse-
ment doué, un polisson de génie presque sympathique, et qui,
moitié par sa faute, moitié par celle d'un milieu qui lui res-
semble, gâche sa vie en défaisant les belles choses qu'il avait
commencé d'accomplir.
C'est avec beaucoup d'esprits de cette sorte, plus ou moins
brillants, qu'une cité comme Athènes peut gaspiller ses forces,
ses flottes, ses trésors, ses ressources de toute espèce. Voyons,
au contraire, comment la coalition péloponésienne, malgré son
16
242 LA GRÈCE ANCIENNE.
infériorité maritime, sa pauvreté, et l'inaptitude des Spartiates
à prendre les villes, put l'emporter finalement.
Lesprit de suite des Spartiates, cause de leur triomphe, et
leur inaptitude en dehors des choses militaires, cause de la
stérilité de celui-ci. — Sparte ne l'a pas emporté seulement par
sa supériorité militaire. Elle Ta emporté par Y esprit de suite de
son gouvernement.
Il y avait sans doute des discordes à Sparte comme à Athènes,
mais beaucoup moins. V esprit de discipline, sorti, comme nous
l'avons vu, d'une nécessité de situation, comprime les mécon-
tentements. A Sparte, le pouvoir, représenlé par deux rois et
cinq éphores, n'est pas gêné par la foule, mais contrôlé par
un sénat de vieillards. L'ensemble des citoyens Spartiates, d'ail-
leurs, représente une aristocratie militaire, habituée à suivre
ses chefs. Ses décisions y sont plus secrètes et moins discutées
qu'ailleurs. Hors de Sparte, l'armée est commandée généra-
lement par le roi, un seul roi, qui est alors absolu, et dont
l'autorité est, non seulement respectée par les Spartiates, mais
acceptée, nous l'avons vu, par tous les alliés comme une chose
qui va de soi. Ce commandement des rois participe à l'inamo-
vibilité de ceu>:-ci. On peut quelquefois les contrarier sourde-
ment, mais on ne les dépose pas (sauf exceptions l)ien rares).
Même quand ce sont de simples généraux qui commandent,
l'opinion publique de Sparte, plus calme, plus conservatrice,
plus compétente en choses militaires, sait se mettre à leur
place et leur laisser plus de coudées franches. Si ces traits ne
sont pas absolus et admettent des correctifs, ils suffisent à éta-
blir une grande ditférence entre la manière de Sparte et celle
d'Athènes.
Cet esprit de suite des Spartiates se manifeste dans la pour-
suite continue de trois plans simultanés qui, se combinant en-
semble, finissent par atteindre leur but.
Il se manifeste, en premier lieu, dans ce pillage méthodique
de la banlieue d'Athènes, que nous avons signalé. Ce pillage,
d'abord renouvelé tous les étés, puis rendu continuel, produit
IX. — LES GUERRES ENTRE CITÉS. 243
sur les Athéniens trois ell'ets : 1° effet d'appauvrissement par-
tiel; 2° effet de contamination par l'entassement des êtres
humains dans la ville; 3' effet d'énervement et de surme-
nage.
Cet esprit de suite des Spartiates se manifeste encore dans
leur propagande insurrectionnelle, jamais découragée, chez les
alliés d'Athènes. Par le mécanisme des mécontents, des bannis
et des ambassadeurs, les Lacédémoniens suscitent à chaque
instant des défections, qui oljHgent Athènes à diriger contre ses
amis infidèles des flottes préparées pour agir contre ses ennemis.
Méthodiquement, les Spartiates cherchent d'abord à se rappro-
cher de l'Hellespont par la voie de terre, en révoltant sur leurs
chemins les cités des côtes de Macédoine et de Thrace inféodées
aux Athéniens. C'est le rôle du roi de Sparte Brasidas, qui, par
force, promesse ou menace, détermine ainsi la chute de plu-
sieurs places fortes, comme Amphipolis. Or, on concevra l'intérêt
qu'avait pour Athènes 1' « amitié » de ces cités du nord de l'Ar-
chipel, si l'on songe qu'elles gardaient la route de ïimporta-
tion des bois de construction 'pour la marine. C'est avec les
forêts de Thrace qu'Athènes construisait ses vaisseaux. Puis,
après les désastres de Sicile, Sparte entame résolument l'Ionie.
Elle occupe Milet, insurge File de Chio et plusieurs autres îles
ou presqu'îles de cette région. Vers la fin de la guerre, elle
insurge l'Eubée, un des greniers d'Athènes, ce qui commence
à sonner le glas de celle-ci. Nous avons noté ce rôle de « pépi-
nière de capitaines » joué par Sparte à l'égard des insurrec-
tions latentes qui demandent un chef. On dirait que le gouver-
nement de Sparte a mûrement pesé et médité les paroles que
lui adressaient, dès le commencement de la guerre, les ambas-
sadeurs de Mytilène désireux de détacher Lesbos des Athéniens ;
« ... Ce n'est pas dans l'Attique que sera, comme quelques-uns
le pensent, le siège de la guerre; c'est dans les contrées d'où
l'Attique tire ses ressources '. » Chaque cité qui quitte F « amitié >;
d'Athènes pour F « amitié » de Sparte prive la première de
quelqu'une de ces ressources en blé, bois, denrées, tributs,
1. Tliuc, III, xiii.
244 LA GRÈCE ANCIENNE.
mercenaires, etc., sur lesquelles était fondée, avec la complica-
tion propre aux organisations commerciales, la prospérité du
centre athénien.
Cet esprit de suite se manifeste enfin dans la persévérance
avec laquelle les Spartiates, qui ne sont pas marins du toiit,
arrivent à constituer, malgré une foule de revers, une marine
capable de tenir tête à la marine athénienne. Sparte elle-même
n'a pour ainsi dire pas de vaisseaux. Mais dans la ligue qu'elle
dirige figurent Corinthe, Sicyone, Epidaure, et quelques autres
ports qui, tant bien que mal, mettent en ligne des escadres
dont la réunion fait nombre. Presque invarialilement, ces esca-
dres sont battues par les Athéniens, mais les vaincus ne se dé-
couragent pas, et recommencent leurs tentatives. Vers la fm de
la guerre, un secours précieux leur arrive en la personne des
Syracusains. « Personne, constate Thucydide, ne ressemblait
plus aux Athéniens; aussi n'eurent-ils pas d'ennemis plus re-
doutables K » Un autre secours vient de l'or des Perses qui,
trouvant intérêt à diminuer la puissance de cette Athènes qui
les a battus et domine plus ou moins directement leurs rivages,
subventionnent les confédérés péloponésiens. C'est au moyen de
ces flottes, peu à peu aguerries, que les Spartiates et leurs
alliés, après les désastres de Sicile, soulèvent l'Ionie et attei-
gnent enfin l'Hellespont, Une lutte vigoureuse s'engage alors
autour de cette route des blés et des autres richesses du Nord.
C'est là — fait significatif — que se livrent les trois dernières
grandes batailles de la guerre : celle de Cyzique, au débouché
nord de THellespont, gagnée par Alcibiade sur les Péloponésiens ;
celle des lies Arginuses, au débouché sud de l'Hellespont, le der-
nier triomphe d'Athènes (qui traite ses sauveurs comme nous
Tavons vu), et enfin celle d\4îgos-Potamos, livrée dans l'Helles-
pont même, au centre de cet étroit corridor dont la destinée
va décider de celle d'Athènes. Les Athéniens surpris à terre,
sur le rivage occidental où ils stationnent, et surpris à cause
de la 'proximité du rivage oriental où stationne la flotte ennemie,
sont irrémédiablement battus et leur dernière flotte anéantie. Cette
1. Thuc, VIII, xcvi.
I.\. — LES GUERRES ENTRE CITÉS. 245
fois, c'est la fin, et Athènes, affamée désormais par mer comme
elle l'est depuis longtemps par terre, capitule au bout de six mois.
Les conditions imposées à la cité vaincue par Lysandre, son
vainqueur, sont en elles-mêmes assez suggestives, et répondent
bien à ce que nous avons dit de l'état social. Ces conditions
sont : 1° la démolition des murs, ces terribles murs devant
lesquels s'arrêtaient respectueusement les guerriers de Sparte;
2° f évacuation des cités conquises^ c'est-à-dire la rupture de
tout lien pouvant établir l'autorité d'Athènes sur d'autres cités;
3" la limitation des forces maritimes à douze vaisseaux, autre-
ment dit la revanche des terriens sur cette marine qui leur a
fait tant de mal et une précaution draconienne contre le retour
de sa prépondérance; k" l'alliance avec Sparte, ou la mise en
pratique de cette amitié forcée dont nous avons vu tant d'exem-
ples; 5° enfin le rappel des bannis^ sur lesquels Sparte va s'ap-
puyer pour créer un nouveau gouvernement à Athènes. Con-
formément à la nature de la Cité grecque, les vainqueurs
n'annexent pas; ils installent des amis au pouvoir dans la cité
qu'ils viennent de vaincre, et ce pouvoir sera de l'espèce qui a
les préférences de la cité victorieuse. Athènes passe donc de la
démocratie à l'oligarchie, et trente Athéniens sympathiques à
Sparte prennent la direction des affaires. C'est ce qu'on ap-
pellera plus tard les « trente tyrans » (iOV).
Après quoi, Sparte se retire, ayant accompli sa besogne direc-
trice et militariste, entourée d'un prestige glorieux qui flatte
évidemment ses guerriers, mais sans avoir accompli, en défi-
nitive, aucun acte d'ascension sociale. Son type na pas d'ex-
pansion. Au cours de la guerre, elle a essayé de fonder une
cité nouvelle en Thessalie, Héraclée, et a fait appel à tous les
concours. Cet essai a lamentablement échoué. Détaché de la
culture et des autres travaux usuels, le Spartiate demeure un
athlète, un soldat, un « capitaine », un splendide meneur de
bandes disciplinées, mais // nest que cela et ne sait pas faire
autre chose. C'est pourquoi ses triomphes demeurent des triom-
phes en l'air, sans enracinement dans le sol, et sans influence
heureuse, par conséquent, sur l'avenir de la race.
LES MERCENAIRES. — CE QUI LES POUSSE EN ASIE. —
CE QUI LES ARRÊTE ENCORE. — DEUXIÈME ÉCHANTIL-
LON DES GUERRES ENTRE CITÉS : THÉBES CONTRE
SPARTE.
Le développement du type mercenaire. — Les guerres entre
cités, telles que la guerre du Péloponèse, tendent à développer
le type du batailleur professionnel.
Certains citoyens s'habituent à vivre le plus souvent hors de
leur cité, et à faire de la guerre leur moyen d'existence, qui
comprend deux éléments : la solde et le butin.
En outre, ce métier est tout à fait ce qu'il faut pour les nom-
breux bannis à qui leur patrie est interdite. Ces bannis, nous
l'avons vu, sont tout disposés à porter les armes contre n'im-
porte qui, et spécialement contre leur cité.
Le développement de la richesse dans certaines cités, résultat
du commerce et des tributs payés par les cités vassales, permet-
tent l'affectation de crédits importants à des soldes régulières,
et dès lors les batailleurs professionnels sentent leur « avenir »
à peu près assuré. Bien entendu, le mercenaire n'oublie pas
le casuel du métier, c'est-à-dire ces lucratifs pillages qui ont fait
depuis des siècles le bonheur de ses ancêtres. De là une disposi-
tion persistante à aller combattre loin, si quelque « toison d'or »
est signalée au delà des mers. La toison d'or, ce sera la Perse,
et les expéditions de l'âge héroïque tendront à se renouveler
sous une autre forme.
X. — LES MERCENAIRES. 247
Athènes avait déjà employé des mercenairespcndaiit laeiierre
du Péloponèse, et, vers la fin de cette guerre, les Péloponésiens
s'étaient mis aux gages des satrapes perses. Mais çà et là, indi-
viduellement, beaucoup d' « amateurs » se louaient au plus
offrant. Hermocrate de Syracuse, parlant aux Siciliens lors de
Texpédition d'Athènes, disait avec une nuance d'ironie : « Atti-
rons chez nous ces hommes (pii vont partout offrir leurs armes,
même quand on ne les appelle pas » K Athènes une fois vaincue
et la grande guerre terminée, il est clair que d'innombrables
;< bonnes volontés » vont se trouver disponibles, et que, de ce
« chômage », sortiront facilement des aventures nouvelles, des-
tinées à donner de l'ouvrage à tous ces javelots inoccupés.
Mais tandis que le type du soldat de métier se constitue ou se
perfectionne, un phénomène corrélatif se produit dans la Cité.
Celle-ci se départage, et, puisqu'une catégorie de gens s'éri-
gent en spécialistes de la guerre, beaucoup d'autres citoyens
en profitent pour esquiver désormais le service ou en faire le
moins possible. Ils sont d'autant moins soldats que les autres
le sont plus. De là, nous le verrons tout à l'heure, un certain
laisser-aller vers le bien-être, un progrès de la corruption et de
la mollesse et l'essor du luxe pinvé, succédant au luxe public.
Sparte impuissante à bien utiliser les mercenaires : la déca-
dence Spartiate. — Cette force redoutable, représentée par les
condottieri, dont chacun est une sorte de virtuose militaire, qui
va le mieux l'utiliser?
Un nom vient immédiatement à l'esprit: celui de Sparte, Sparte
la victorieuse, qui a terrassé Athènes, débauché les alliés de
celle-ci, et règne plus que jamais, d'un bout de la Grèce à l'autre,
par le prestige de sa valeur.
Eh bienl Sparte est imparfaitement organisée pour l'utilisa-
tion des condottieri.
Sparte, malgré les talents militaires de ses citoyens, est une
trop petite cité. Elle ne peut pas disperser au loin trop de Spar-
1. Thuc, IV, Lx.
248 LA GRECE ANCIENNE.
fiâtes; cela l'appauvrirait et lempêcherait de contenir les ilotes
cultivateurs, comprimés artificiellement par la minuscule aris-
tocratie des Doriens guerriers.
En outre, les guerriers que Sparte disperse, et qu'elle place
comme chefs de garnisons au.xiliaires dans les cités subordonnées,
sont des êtres trop rendes, trop cassants, qui mécontentent et
froissent les gens autour d'eux. Toujours le bâton d'Eurybiade.
Ces chefs de garnisons s'appellent harmostcs. ou. conciliateurs
(faiseurs A' harmonie). Us sont censés être là pour maintenir dans
les cités la bonne intelligence et empêcher les querelles de partis.
Ce titre seul montre combien il est difficile à une cité victorieuse
de dominer effectivement une cité vaincue. Elle ne peut qu'in-
troduire dans la place une petite force armée pour appuyer le
parti qui lui est favorable. Cette force armée a soin d'occuper
la citadelle de la ville et de s'abriter derrière de fortes murailles.
C'est ainsi que procède la garnison lacédémonienne installée à
Athènes, pendant que le parti aristocratique, dirigé par les
« trente tyrans », exerce le pouvoir et se venge, par de cruelles
représailles, de tout ce que les démocrates lui ont fait souffrir
pendant leur domination.
D'autres harmostes sont établis dans les cités qui avaient été
les alliées d'Athènes, mais il se trouve que ces cités n'ont pas
gagné au change. Les Spartiates n'ont fait que succéder aux
Athéniens dans cette piraterie déguisée dont nous avons tracé
l'esquisse. C'est une autre bande qui lève les mêmes tributs. Elle
en lève même davantage, et les lève plus durement, par l'inter-
médiaire de Doriens plus autoritaires, dont la main de fer ne
connaît pas le gant de velours. Sparte se fait donc cordialement
détester par un nombre croissant de Grecs, et comme c'est elle,
à présent, qui bannit ou fait bannir le plus de suspects, il est
clair que la grande majorité des bannis va se tourner prompte-
ment contre elle.
Ajoutons qu'un ordre de faits assez grave commence à se pro-
duire dans le sein de la cité Spartiate. Les vieilles habitudes de
sobriété farouche, de stricte discipline, de mépris absolu de
l'argent, tout cet ensemble de qualités enracinées dans la race
\. — LES MERCENAIRES. 249
par l'éducation, et traduites en institutions par les « lois de
Lycurgue » a subi çà et là quelques brèches qui vont aller
s' élargissant. C'est précisément le besoin d'envoyer au loin des
Spartiates isolés, de les détacher comme chefs d'expéditions ou
d'insurrections, ou comme instructeurs militaires d'alliés, qui,
exposant ces hommes à l'action d'un nouveau milieu, fait surgir
ce nouveau péril. Quelques-uns de ces Spartiates, pour avoir
trop séjourné au dehors, au milieu d'hommes d'une formation
différente, se gâtent. L'avidité pour les richesses, en particulier,
n'étant plus comprimée par un joug- de fer, reparait spontané-
ment chez ces petits-fils de bandits. Le fameux Gylippe, détaché
à la défense de Syracuse, met dans sa poche trente talents sur le
butin qu'il devait rapporter intégralement au trésor public.
D'autres cas analogues se produisent. Thorax, ami de Lysandre,
le vainqueur d'Athènes, est misa mort pour avoir, contre la loi,
gardé de l'argent chez lui; Lysandre lui-même, accusé du même
crime, est menacé du même sort. Et la loi lutte vainement
contre une fatalité de situation. Ces harmostes qu'on disperse
dans les « villes de garnison », reviennent de leur séjour avec
de l'argent et le goût des plaisirs. C'est dire que 1' « état d'âme »
du Spartiate aveuglément dévoué à sa patrie, l'état d'âme de
Léonidas, reçoit un choc terrible, et toute l'organisation sociale
de Sparte en est ébranlée.
La loi elle-même est obligée d'emboiler le pas aux mœurs.
On abolit la défense de disposer des biens, et la propriété mobi-
lisée commence à changer de mains, se concentrant dans celles
des plus riches. L'égalité des citoyens en pàtit. Xénophon, qui
aime Sparte, avoue, en louant la constitution de celle-ci, que
les Spartiates de son temps ont dégénéré. Nous allons voir bien-
tôt que des Spartiates, àLeuctres, vont — fait inouï — /«ir devant
des Thébains, et que le roi Agésilas, champion du passé et des
vieilles mœurs, sera obligé de laisser dormir la loi défendant
aux fuyards l'accès des charges publiques. Trop de citoyens,
avouera-t-il, seraient désormais incapables de les exercer.
Toutefois, ce n'est là qu'un commencement de décadence.
Sparte, pendant longtemps, demeure forte. Elle est sans conteste
250 LA GRÈCE ANCIENNE.
la cité dominante de la Grèce. Elle dirige indirectement la
politique de plusieurs cités. Elle lève des tributs et paye des
mercenaires. Mais elle ne peut faire tout cela que sur une échelle
restreinte, pour les raisons que nous avons vues. Elle n'a ni la
vertu colonisatrice, ni l'outillage supérieur d'une grande puis-
sance. Sa situation momentanée est donc au-dessus de ses forces,
et une réaction va se produire, ayant pour effet de ramener
partout, comme par un rebondissement automatique, l'état des
choses antérieur.
Rebondissement et affranchissement d'Athènes : Thrasybule.
— Le premier de ces rebondissements est celui d'Athènes.
La « prise » de cette ville par les Lacédémoniens ne devait pas
avoir des effets de longue durée. Le règne aristocratique des
« trente tyrans » , exerçant leurs vendettas contre les politiciens
<lémocrates, ne dura guère qu'une année. Naturellement, beau-
coup d'Athéniens avaient été bannis. L'un d'eux, Thrasybule,
s'était retiré à Thèbes. 11 en partit un beau jour avec soixante-
dix autres bannis et vint s'emparer de la citadelle de Phylé sur
la montagne du Pa?'nès. (Toujours le procédé du bandit.) Cette
citadelle servit de point de ralliement à d'autres proscrits ou mé-
contents divers. Quand la bande fut assez forte, Thrasybule mit
la main sur Munychie, l'un des ports d'Athènes, et, appuyé sur le
peuple, provoqua une révolution, qui, selon la formule, trans-
forma les proscrits en prescripteurs, et vice versa. Pour la com-
modité de l'exposition, nous avons, en traçant le tableau de la
démocratie pendant la guerre du Péloponèse, rappelé divers
traits de la démocratie de Thrasybule, qui en est l'exacte conti-
nuation. C'est à ce moment que se place la condamnation de
Socrate, dont les disciples compromis se bannissent (Euclide à
Mégare, Phédon à Elis, Xénophon à Sparte). C'est alors surtout
que fleurit Platon, dont l'éducation avait eu lieu pendant la
guerre du Péloponèse, mais dont les théories se formulent
pendant la période suivante, non moins hostile aux opinions de
l'école socratique.
Sur toute la ligne, on constate ce cp'on pourrait appeler un
X. — LES MERCENAIRES. 251
retour spontané à la nature des choses. Les Athéniens recom-
mencent à opérer en Athéniens, avec toutes leurs qualités et
tous leurs défauts. Leur marine a été anéantie, mais elle renaît,
parce que Sparte n'a pu détruire les aptitudes commerciales
de la race. Quand la guerre se renouvelle avec Sparte, on voit
des généraux comme Timothée faire la guerre à celle-ci en
contournant et en ravageant le Péloponèse par mer. Nous con-
naissons tout cela, et nous connaissons aussi la manie d'exiler
les grands hommes, dès qu'ils ont heurté par n'importe quelle
maladresse la susceptibilité nerveuse de la démocratie. Conon,
qui a relevé Athènes sur mer par des batailles navales, s'exile à
Chypre; Charès, autre général de talent, à Sigée ; Timothée, à
Lesbos ; Iphicrate enfin, le grand tacticien d'Athènes, dont nous
allons signaler l'œuvre réformatrice, est obligé d'émigrer en
Thrace. C'est le bannissement à jet continu.
Quoi qu'il en soit, Athènes se comporte exactement à la façon
d'un ressort qu'une main puissante, mais vite fatiguée, aurait
ployé un instant. Elle redevient, ou peu s'en faut, ce qu'elle
était avant la guerre du Péloponèse, rebâtit ses murs, reprend
ses comptoirs de l'Hellespont, renoue ses « alliances » avec les
îles. La morale de la situation, c'est que, de ces deux grandes
cités, Sparte et Athènes, aucune n'est véritablement outillée
pour dominer efficacement l'autre. L'exemple de Thèbes confir-
mera tout à l'heure, en l'étendant, cette observation capitale.
11 faut, pour soumettre des cités grecques un peu importantes,
quelque chose de plus grand qu'une cité.
L'or perse et les mercenaires en Asie : la retraite des Dix Mille
(iOl). — 11 y a pourtant quelque chose de changé, et ce chan-
gement est dû précisément à ce grand essor du type de condot-
tieri dont nous avons parlé tout à l'heure. La guerre se fait da-
vantage avec des spécialistes et coûte plus d'argent. Or, la Grèce
a peu d'argent. Un autre pays en a bien davantage parce que
c'est une immense monarchie où le canal des impôts verse des
flots d'or entre les mains du roi et des satrapes. Elle en a da-
vantage parce qu'elle touche, par ses extrémités orientales, aux
252 LA GRÈCE ANCIENNE.
régions de l'Inde d'où viennent les métaux précieux. Parmi les
satrapes, il en est qui sont bien placés pour se faire une éducation
intelligente. Ce sont ceux de l'Asie Mineure, qui ont juridiction
sur rionie et les autres rivages de population grecque. A vrai
dire, ces satrapes entrent plus ou moins dans la peau du fameux
Crésus et des anciens rois de Lydie, Ce sont des barbares dé-
grossis, avisés, calculateurs, frottés d'hellénisme. A l'époque
qui nous occupe, deux d'entre eux, Tissaphcrne et Pharnabaze,
entretiennent avec les diverses cités grecques d'innombrables
intrigues. Tissapherne gouverne le sud-ouest de l'Asie Mineure
et Pharnabaze le nord-ouest. Tous deux, éloignés des regards
du roi — qui réside à Babylone — jouissent dune certaine
autonomie, et en profitent pour soudoyer tantôt telle cité grec-
que, tantôt telle autre, selon qu'ils le jugent avantageux. Ils
ont une idée assez nette de ïéguiiibre hellénique, travaillent
pour Athènes quand Sparte est plus forte, pour Sparte quand
Athènes l'emporte, le tout à travers un imbroglio de négocia-
tions des plus compliquées. Le fait à retenir, c'est que beaucoup
de soldats grecs touchent de l'argent perse, et que les Perses
apprécient extraordinairement les soldats grecs. Le but des sa-
trapes est d'en faire venir comme auxiliaires, car un seul de
ces guerriers professionnels vaut bien une centaine de leurs
soldats à eux. Mais « pas trop n'en faut », car les Perses intelli-
gents ont la vague intuition qu'une avalanche de Grecs sur leur
empire serait la mort de celui-ci.
Tissapherne et Pharnabaze emploient donc des Grecs pour
diverses expéditions locales, telles que les insurrections à ré-
primer. Leur action s'exerce tantôt sur les individus isolés,
qu'ils enrôlent, tantôt sur les individus influents, qu'ils char-
gent d'enrôler des recrues parmi leurs clients et leurs amis
(toujours les « illustres compagnons » de l'âge héroïque), tantôt
sur les cités elles-mêmes, dont ils font manœuvrer les ficelles
politiques en achetant les orateurs.
Survint alors en Asie Mineure, comme satrape, un homme
supérieur encore, par sa situation, à Tissapherne et Pharnabaze.
C'était Cyrus, le propre frère du roi de Perse Artaxerxès.
X. — LES MERCENAIRES. 253
Cyrus, qui était ambitieux, vit le parti à tirer de son origine
royale combinée avec l'exploitation de tous ces batailleurs dis-
ponibles. Frère du souverain, il pouvait entraîner beaucoup)
de Perses; gouverneur des rivages occidentaux, il pouvait en-
rôler beaucoup de Grecs. Il se décida donc à tenter l'aventure
et à .s'insurger. Il savait que son frère aurait toujours plus de
troupes à mettre en ligne, mais il espérait compenser ce désa-
vantage par la valeur militaire de ses condottieri. Il chargea
donc un certain Cléarque, banni de Sparte, de lui amener du
monde, et, comme on était au lendemain de la guerre entre
Sparte et Athènes, les amateurs accoururent. Ils étaient treize
mille, et venaient d'un peu partout, surtout du Péloponèse, et
notamment de l'Arcadie. Cyrus les adjoignit à son armée perse,
qui se montait à cent mille hommes, et marcha contre le roi.
Mais il ne disait pas aux Grecs qu'on marchait contre celui-ci,
non pas que les Grecs eussent peur du roi, mais l'idée de laisser
la mer loin derrière eux leur causait un invincible malaise. On
avait bien pu, antérieurement, les faire venir en Egypte, mais
c'était parce qu'on y allait sur des bateaux. Cyrus prétexta donc
une expédition contre les Pisidiens, puis une autre contre les
satrapes de Syrie ; mais, à mesure qu'on s'enfonçait dans les
terres, les Grecs murmuraient. Il fallait parlementer et aug-
menter leur solde. Ces hommes des rivages éprouvaient, en
s'éloignant de la mer, une frayeur analogue à celle que devaient
éprouver les matelots de Colomb en s'éloignant de la terre.
On arriva enfin à Cunaxa, non loin de Babylone. Artaxerxès
avait attendu son frère, afin de pouvoir lui oppo.ser la .seule
chose qui pût le sauver dans ce péril : le nombre. L'armée
royale comptait, parait-il, neuf cent mille hommes, chiffre
énorme qu'il ne faut pas révoquer en doute à la légère, eu
égard aux facilités qu'avaient ces potentats barbares pour mo-
biliser des hordes de nomades ou de demi-nomades. A la ba-
taille, les Grecs ne démentirent pas les espérances de Cvrus. Ils
balayèrent tout devant eux; mais, pendant ce temps, un acci-
dent fâcheux changeait la face des affaires. Cyrus était tué, et,
naturellement, ses cent mille Perses, prenaient la fuite. La
254 LA GRÈCE ANCIENNE.
guerre n'avait plus sa raison d'être, en effet, et la petite troupe
grecque demeurait isolée, en un pays inconnu, entourée d'en-
nemis, do pièges, d'obstacles de toutes sortes. C'est alors que
commença la fameuse retraite des Dix Mille à travers les hauts
plateaux du nord-est de l'Asie Mineure, retraite qui dura quinze
mois, comporta deux cent quinze étapes et représenta un itiné-
raire de six mille quatre cents kilomètres. Dès le début, Cléarque
et les autres chefs, qui aA'aient espéré pouvoir négocier, avaient
été massacrés dans un guet-apens. Il falkit improviser une
organisation nouvelle, et c'est alors que se révéla toute la sou-
plesse athénienne de Xénophon qui, par son éloquence et son
ingéniosité, se trouva appelé à jouer le principal rôle. Xéno-
phon était bien le type de l'homme aux talents variés : orateur,
philosophe, économiste, militaire, diplomate, historien. C'é-
tait un produit des plus brillants de cette éducation athé-
nienne, si complète et si harmonieuse, dont nous avons donné
une idée. A des obstacles de toutes sortes il fallait une intelli-
gence merveilleusement variée. L'éloquence, en présence du
découragement, était particulièrement précieuse, et l'on voit
Xénophon prononcer trois discours en une nuit. Intellectuel en
même temps qu'homme d'action, le disciple de Socrate prenait
des notes pour écrire, sous le nom àWnabase^ l'histoire extra-
ordinaire de ce quil faisait avec sa petite bande toujours har-
celée, et toujours s'acheminant en bon ordre vers la mer. On
l'aperçut enfin, celte bienheureuse mer, après de terribles
souffrances dans des montagnes couvertes de neige, et l'his-
torien note la joie délirante qui transporta les Dix Mille à cet
aspect. Tout le monde s'embrassait, les larmes aux yeux, et,
sponîanément, sans qu'aucun chef eût donné un ordre, les
soldats se mirent à élever un trophée comme après une vic-
toire. C'est la terre, la massive Asie, qu'ils avaient vaincue.
Les Dix Mille étaient arrivés à Trébizonde, non loin de cette
Golchide d'où avaient émigré les ancêtres des Pélasg"es. Le
manque de vaisseaux les força de longer la côte et de com-
battre encore jusqu'en face de Byzance. Mais, en retrouvant
la vue des flots, ils avaient retrouvé la patrie.
X. — LES MERCENAIRES. 255
Le suprême effort du militarisme Spartiate : Agésilas en Asie :
sa retraite i;39G). — L'expédition avait du moins montré com-
bien les Perses étaient faibles devant une poignée de guerriers
d'élite, et comment leur empire sans consistance se laissait tra-
verser de part en part. D'auties aventuriers étaient mis en
goût. Cette fois, ce fut Sparte elle-même qui prit en main la di-
rection de l'entreprise. On s'était adressé à elle pour venger les
représaillesexercéesparTissapherne sur les Grecs de la côte d'Asie.
La politique perse, d'ailleurs, depuis que Sparte triomphait,
inclinait plutôt vers Athènes. Une descente en Perse fut donc
résolue, et Agésilas, roi de Sparte, en prit le commandement.
Son armée comptait vingt mille hommes. C'est dire qu'elle com-
prenait, outre des Spartiates, des condottieri de différentes cités.
Agésilas était un Spartiate « vieux jeu », sobre, fruste, vivant
à la dure, général ca|)able, prudent, énergique. Son armée
partit d'Aulis, comme celle d'Agamemnon. Débarquée en lonie,
elle marcha vers Sardes, l'antique capitale des rois de Lydie, et
vainquit le satrape Tissapherne, héritier de la situation de Cré-
sus. Puis, audacieusement, Agésilas s'enfonça vers la haute
Asie. On peut se figurer l'état d'âme de ces conquistador s ^
enflammés par le récit qu'on leur fait des richesses des Perses,
et sans doute aussi par les échantillons qu'ils en avaient déjà
rencontrés. Cette expédition d'Agésilas représente le point cul-
minant de la puissance de Sparte et l'effort suprême de cette
cité pour étendre au loin son hégémonie militaire, en entraînant
avec elle le plus d'éléments guerriers qu'elle peut. Agésilas,
après les Dix Mille, fraye les voies à la future invasion d'Alexan-
dre. Mais le fruit à cueillir n'est pas encore mûr, ou plutôt la
main qui veut ici cueillir ne se trouve pas assez forte. Le désa-
vantage de Sparte, c'est qu'elle n'incarne pas toutes les forces
vives de la Grèce. Bien plus, Agésilas, en partant pour ses con-
quêtes, laisse derrière lui des animosités redoutables, et des
soifs de vengeance qui demandent à s'assouvir. Plus d'une cité
s'agite sous le joug de Sparte. C'est ce que le roi de Perse et
ses conseillers n'ignorent pas, et, dès lors, le moyen de faire
reculer Agésilas est tout indiqué.
2o6 LA GRÈCE ANCIENNE.
Les condottieri de la parole, dans les cités grecques; les
présents d'Artaxerxès : les orateurs attiques. — Ce moyen
consiste à faire la part du feu, et à payer, soit à Athènes, soit
ailleurs, des orateurs pour exciter les populations contre
.^parte. Nous avons vu combien s'est conservé, chez les déma-
gogues, cet instinct du pillage qui caractérisait jadis les grands
bandits de la montagne. L'amour de l'argent n'enflamme pas
seulement les rudes gaillards qui vont se battre. Il règne à
l'intérieur, sur l'agora, et va y créer une deuxième sorte de
mercenaires : à savoir les politiciens vendus, espèce qui existait
déjà, mais qui commence dès lors à pulluler.
Dans son Plu tus, qui date de cette époque, Aristophane raille
avec éclat cette omnipotence de l'argent et ce triomphe du
« pot-de-vin ». Citons ce fragment de dialogue :
Blepsidème. — Écoute, mon ami, on peut sans doute encore
étoufier l'afl'aire à peu de frais avant qu'elle soit ébruitée ; j'achè-
terai le silence des oratein^s.
CiiRÉMYLE. — Oui! tu dépenserais trois mines, et, en ami, tu
m'en compterais douze.
Toute une longue scène est consacrée à exalter le pouvoir de
Plutus, supérieur à celui de Jupiter, et Chrémyle dit au premier :
« On se rassasie de tout... (ici, longue énumération comique).
Mais de toi on ne se rassasie jamais. Qu'on ait treize talents, on
désire avec bien plus d'ardeur en avoir seize; ce vœu est-il
accompli, on en veut quarante, ou l'on se plaint qu'on n'a pas
de quoi vivre. »
La vénalité des orateurs est, en définitive, une forme parti-
culière de la piraterie. C'est la piraterie oratoire. « Ce sont
trente mille archers qui me chassent d'Asie », disait Agésilas en
rebroussant chemin et en faisant allusion à l'effigie des trente
mille pièces d'or que le roi de Perse avait distribuées aux poli-
ticiens d'Athènes, de Thèbes, de Corinthe et d'Argos. C'est
l'époque fameuse des « présents d'Artaxerxès ». Naturellement
ceux qui sont i< vendus » ne s'en vantent pas, et, comme le
secret de leur corruption finit par transpirer, de terribles « af-
faires » éclatent. Une opposition « nationaliste » se manifeste et
\. — LES MERCENAIRES. 237
ces orages ne contribuent pas à rétablir l'harmonie dans les
cités. (( Celui qui reçoit de l'argent, dit Proxagora dans V Assem-
blée des femmes d'Aristophane, pense que tout est pour le
mieux; mais celui qui n'en reçoit pas déclare dig-ne de mort
quiconque vend son suffrage. » Devant ce nouveau péril qui
surgit, on essaye désespérément de quelques grands moyens
artificiels. Avant les séances de l'assemblée, de solennelles im-
précations sont lancées contre quiconque aurait vendu son opi-
nion et son vote. Vaines précautions, qui font voir surtout la
gravité du mal, et qui n'y apportent pas de remèdes.
Dans le cas actuel, les « présents d'Artaxerxès » font mer-
veille. Les principales cités de la Grèce se liguent contre Sparte
et, Agésilas revenant par terre, l'armée de la coalition l'attend
au passage, à Coronée en Béotie. Agésilas réussit à passer,
mais après une lutte sanglante, et la coalition va travailler à
enfermer Sparte dans le Péloponèse, tandis que l'Athénien
Conon, à la tête de la flotte perse composée surtout de galères
phéniciennes, bat sur mer, près de Cnide, la flotte des Pélopo-
nésiens. Dans les deux cas, c'est l'argent du roi qui fait les frais
de la guerre.
Les condottieri de la parole ont un beau champ ouvert de-
vant eux. L'éloquence continue à être maîtresse dans les cités,
non seulement par son action à la tribune, mais encore par les
innombrables procès que les citoyens s'intentent les uns aux
autres, et où les rancunes politiques ont leur part. A l'époque
où nous sommes, la prose attique atteint sa perfection. Les ora-
teurs professionnels mettent dans le choix des mots un souci
artistique; ils évitent l'hiatus, se préoccupent du balancement
des membres de phrases. Ils brillent par la pureté du langage,
la netteté élégante, la brièveté lumineuse et persuasive. C'est
l'époque où Lysias compose, pour une foule de clients, des
plaidoyers que les plaideurs, selon la coutume, apprennent par
cœur pour les débiter devant les tribunaux. Car, dans ces cités
où tout le monde sait parler, on ne se sert pas d'avocats; on
éprouve seulement le besoin de se faire faire des discours par
des spécialistes, pour pouvoir présenter de meilleurs argu-
17
238 LA GRÈCE ANCIENNE.
ments, les mettre dans l'ordre voulu et mieux agir sur les juges.
Comme chez tous les peuples à fréquentes « palabres », le
public — et les juges toujours nombreux sont un public — est
difficile sur les expressions. Les plaideurs avisés sont heureux
de s'approvisionner de munitions oratoires. Ces discours, quoique
essentiellement « apprêtés », sont d'ailleurs rarement décla-
matoires. C'est de la discussion très claii^e et très pressante, un
raisonnement vif et animé, en un mot ce qui ressemble le plus
à ces conversations de l'agora, où l'on soutient une opinion
avec abondance et avec feu. Écoutons M. Alfred Croiset carac-
tériser l'éloquence d'Isée, un de ces « orateurs attiques » : « Il
avait... l'art d'analyser une preuve, de pousser à bout un rai-
sonnement, de tirer d'un fait ou d'un texte toute la somme de
démonstration qu'on en pouvait faire sortir. Il savait tour à
tour commenter avec finesse la loi qui lui était favorable et
passer sous silence celle qui l'embarrassait. Il excellait aux
perfidies qui ruinent un adversaire, aux stratagèmes qui ga-
gnent les juges. Il savait ordonner tout son discours avec ha-
bileté en vue de la démonstration, user de préparations subtiles
et de marches savantes, diviser au besoin la narration en plu-
sieurs parties pour, mettre le récit des iaits plus près de l'argu-
mentation, annoncer son plan pour guider l'attention du juge,
résumer ensuite et répéter ses preuves, noter le chemin par-
couru, y revenir même plusieurs fois pour obliger l'auditeur à
le suivre sans distraction ^ , »
Nous avons cité ce passage pour mieux mettre en relief ce
grand fait social : le perfectionnement consommé de l'art de la
parole, dû lui-même à l'impérieuse nécessité de persuader et au
rôle capital de la persuasion dans la vie des cités grecques.
Ceux qui savent supérieurement manier cette arme se font une
immense popularité et une réputation qui s'étend au loin. C'est
cette popularité, c'est cette réputation qui les exposent plus que
d'autres à ce danger de la corruption. D'autre part, létat d'es-
prit créé dans les populations par le développement du type
1. Hist. de la litt. grecque, t. IV, p. 461.
X. — LES MERCENAIRES. 259
du condottieri, tendant à diminuer Tamour exclusif de la cité,
rend moins odieux, plus supportables, les orateurs qui « se
louent » eux-mêmes à l'étranger. Il y a corrélation entre les
deux phénomènes, et le premier aide à faire passer le second.
L'armée de métier et l'évolution de la tactique : Iphicrate. —
Nous n'insisterons pas sur les guerres confuses qui suivent l'ex-
pédition d'Agésilas. C'est la répétition de ce que nous avons
déjà vu, avec cette différence que l'or des Perses intervient à
titre de subvention. C'est avec cet or que Conon relève les mu-
railles d'Athènes, comme c'est avec cet or qu'ont été équipés les
vaisseaux qui ont enlevé aux Péloponésiens l'empire de la mer.
Il est plus intéressant de noter les transformations qui s'opèren'
dans la tactique, et à la plupart desqueUes demeure attaché le
nom d'Iphicrate.
Iphicrate, le principal général athénien de cette époque,
commandait primitivement un corps de mercenaires. C'est en
vivant avec ces soldats de métier qu'il conçut l'idée de plusieurs
modifications fécondes, qui d'ailleurs, comme l'on dit, « étaient
dans Fair ».
Iphicrate reconnut que l'attirail défensif des hoplites était trop
lourd. Excellentes pour la défense individuelle, ces cuirasses,
jambières, etc., ne s'adaptaient pas à une guerre savante, com-
portant marches, contre-marches, évolutions perfectionnées. Il
s'attacha donc à rendre l'armement défensif plus léger. Il n'y
avait pour cela qu'à s'inspirer des « troupes légères » qui exis-
taient déjà, et qu'on recrutait parmi les auxiliaires. Frappé des
services que rendaient les peltastes, ou soldats armés du petit
bouclier d'osier, il généralisa l'usage de celui-ci. Le grand bou-
clier fut condamné; Ja cuirasse, au lieu de se faire en bronze,
se fit en étoffe ; les jambières de métal firent place à des jam-
bières de cuir. En revanche, ce qui servait à l'attaque reçut de
plus amples dimensions. La lance doubla de longueur. L'épée
aussi s'allongea. Les troupes, exercées avec plus de méthode,
s'habituèrent à évoluer sur de simples signaux. Les mouvements,
les attitudes se compliquèrent savaminent. Chabrias, autre
260 LA GRÈCE ANCIENNE.
général athénien, passe pour avoir introduit la pratique du
(( genou terre ». Les « armes spéciales », à côté des (( troupes
de ligne », reçurent des soins spéciaux. On fit les frais néces-
saires pour augmenter la cavalerie qui, nous l'avons vu, était,
en raison même de la nature du sol, demeurée jusqu'alors très
rudimentaire. Les écrits du temps attestent les préoccupations
que causent toutes ces réformes. Xénoplion, l'homme universel,
écrit un opuscule sur « le commandant de cavalerie ». L'Ar-
cadie, patrie des mercenaires, produit un écrivain spécialiste,
Enée le tacticien, qui écrit des Mémoires sur la stratégie.'
C'est peut-être précisément cette complication de mouve-
ments qui rend moins intéressante la guerre livrée à cette époque
autour de Corinthe par les Lacédémoniens dune part et les
cités coalisées de l'autre. Un des faits principaux de cette guerre
est la prise de la citadelle de Corinthe par Iphicrate, qui, pen-
dant quelque temps, bloqua ainsi les Lacédémoniens dans le
Péloponèse. Cette guerre finit par un jeu de bascule assez com-
préhensible, lorsque les Perses, craignant de favoriser par leurs
subventions le trop grand relèvement d'Athènes, se rapprochent
encore de Sparte et obtiennent ainsi un traité qui leur garantit
leur domination sur les Grecs d'Asie. Le roi de Sparte Antalci-
das attache son nom à ce traité, qui désarme la coalition.
La fin de la carrière d'iphicrate est à noter. Rendu « dispo-
nible » par la paix d'Antalcidas, le grand tacticien s'engage
en Thrace comme chef de condottieri, et y épouse la lille du roi
Cotys. Puis, changeant de service, il se fait embaucher par le
satrape Pharnabaze pour aller, à la tête de vingt mille mer-
cenaires, réprimer une insurrection d'Égyptiens. Pendant ce
temps, il est desservi à Athènes. Enfin, victime d'une de ces
condamnations si fréquentes contre les hommes éminents, il se
retire en Thrace, non loin de ces Macédoniens qui, attentifs aux
progrès de la tactique grecque, vont bientôt les atteindre et les
dépasser.
Ceux qui ne se battent pas : l'indifférence, le luxe privé et les
arts. — Mais, avons-nous dit, le phénomène en vertu duc|uel
.V. — LES MERCENAIRES. 261
un certain nombre de gens se spécialisent dans le métier mili-
taire a pour pendant des facilités nouvelles offertes à ceux qui
ne tiennent pas à exposer leur peau et à vivre tranquillement
chez eux.
L'époque où nous sommes voit donc s'accroitre le nombre
des citoyens oisifs qui, ayant acquis de la fortune, trouvent des
charmes à une existence tranquille qui leur permet d'en jouir.
Ces citoyens, qui tournent au type du « bourgeois », profitent
de ce que les devoirs militaires sont monopolisés par des spé-
cialistes pour s'affranchir du service et des corvées diverses
qu'il comporte. C'est parmi ces citoyens que se développe de
plus en plus le type de Vamateur, « épicurien » avant Épicure,
(qui va bientôt paraître), ami de ses aises et aussi des lettres,
des arts, des théories philosophiques, de tout ce qui ennoblit et
agrémente la vie. A Athènes surtout, en vertu des causes so-
ciales que nous avons signalées, cette bourgeoisie oisive prend
un caractère artiste et lettré. Le luxe ne lui plaît qu'associé à
des formes heureuses et harmonieuses. Il en résulte une asso-
ciation intime entre le luxe privé et les arts.
Les artistes, après avoir travaillé surtout pour les dieux et
pour la Cité, travaillent donc de plus en plus pour les clients
riches. Leur ciseau et leur pinceau se font plus souples, plus
raffinés, plus sensuels. C'est l'époque du sculpteur Praxitèle,
plus gracieux et plus profane que Phidias. La « Vénus de Milo »,
r « Apollon du Belvédère », la « Victoire de Samothrace » datent
probablement de cette période. C'est l'époque où les beaux vases
à peintures atteignent leur perfection, où les tableaux de che-
valet, faits pour être suspendus dans les domiciles particuliers,
commencent à faire une sérieuse concurrence aux fresques,
d'abord réservées aux édifices publics. On fait d'ailleurs des
fresques chez les particuliers, où elles jouent le rôle de nos
papiers peints d'aujourd'hui. Zeuxis et Parrhasios éclipsent par
leur réputation tous les peintres précédents, et l'on a collectionné
des historiettes sur des tours de force témoignant de leur mer-
veilleuse habileté. Les moindres objets, entre les mains d'ar-
tisans qui sont des artistes, prennent une forme noble ou gra-
262 • LA GRÈCE ANCIENNE.
cieuse. Les statuettes et figurines, fabriquées à Tanagra et
ailleurs, sont à la mode, et servent à décorer les appartements.
Enfin, en architecture, on voit apparaître lordie corinthien,
dont les ornements, par leur richesse, dépassent encore l'ordre
Conique. C'est le luxe qui réagit sur l'art, comme Fart avait agi
sur le luxe.
La comédie lâche la vie publique pour la vie privée. — Cette
importance acquise par les mœurs privées aux dépens de la
vie publique attire enfin l'attention de la comédie, qui se bor-
nait jusqu'ici à être la satire en action des politiciens. D'une
part, l'éloignement progressif des origines religieuses du théâtre
rend celui-ci moins sacré pour la censure de l'autorité publique ;
de l'autre, les sujets tirés de la vie ordinaire sont devenus plus
attrayants à mesure qu'on se passionne moins pour la Cité. La
comédie évolue donc. La scène continuera sans doute à repré-
senter une place publique — tant de choses drôles se passent
en plein air! — mais, au lieu de vouer au ridicule, en d'énormes
bouffonneries, les botes noires d'un parti politique, les poètes
vont s'attacher à saisir les côtés amusants de l'existence com-
mune et les caractères généraux que l'on a occasion d"y ren-
contrer. C'est le soldat fanfaron, la courtisane, le mari mécon-
tent, le parasite, le philosophe ridicule, le marchand de poissons
voleur, le cuisinier vantard. Sans doute les personnalités et
la politique ne disparaissent pas tout d'un coup, car rien ne se
fait sans transition. iMais c'est précisément cette transition qui
donne naissance à la « comédie moyenne », type intermédiaire
entre la « comédie ancienne » d'Aristophane et la « comédie
nouvelle » de Ménandre. Deux poètes, Antiphane et Alexis, re-
présentent au plus haut degré cette évolution. Pour avoir une
idée de la fécondité du théâtre comique à cette époque, il faut
songer qu'Antiphane avait composé 280 comédies, Alexis 245,
et l'érudit Athénée, plusieurs siècles après, déclarait avoir lu
800 comédies appartenant à cette période. Le poète Alexis, en
particulier, se fait le porte-voix des « bourgeois jouisseurs et
sceptiques ». Il raille les philosophes, sans épargner Platon,
X. — LES MERCENAIRES. 263
ridiculise les pratiques pythagoriciennes et se fait l'apôtre d'un
sensualisme frivole. Quelques fragments qui restent de ses
œuvres permettent de mesurer approximativement les perturba-
tions morales survenues dans les mœurs à la suite de l'avène-
ment des (( nouvelles couches » d'où était née Ja démocratie :
« Il n'est pas de rempart, dit-il, il n'est pas de trésor, il n'est
rien au monde qui soit malaisé à garder comme une femme. »
Des plaisanteries de ce genre indiquent un sérieux ébranlement
dans la famille. C'est au tragique, et non au comique, jadis,
qu'on eût pris les désordres auxquels le poète fait allusion en
riant devant un auditoire qui rit.
Dilettantes et philosophes. — Pendant que les comiques
s'amusent, les citoyens sérieux s'éprennent d'occupations plus
graves. Nombre d'historiens et d'orateurs viennent faire leur
éducation à Athènes. Parmi eux figurent les historiens, Ephore,
de Cumes en Eolie, et Théopompe, de Chio, dont les œuvres,
fort admirées jadis, sont perdues. Des jeunes gens studieux
s'éprennent plus que jamais de la philosophie. Plusieurs disci-
ples de Socrate deviennent chefs d'écoles, et se voient envi-
ronnés de fervents disciples. Euclide enseigne à Mégare, Phédon
à Elis, Aristippe à Cyrène. Athènes garde Platon et Antisthènes.
Ce dernier, ainsi que Diogène son disciple, représentent assez
bien la résistance de l'austérité ancienne, appuyée sur le mi-
lieu physique et sur le chmat, au débordement du luxe et des
mœurs frivoles , fruit du commerce et de la richesse. La vue
d'un excès les rejette par réaction vers un autre excès. Diogène,
jetant son écuelle parce qu'on peut boire dans le creux de sa
main, traduit éloquemment, dans son geste théâtral et excessif,
les tendances normales des populations méditerranéennes, heu-
reuses de vivre au jour le jour, et peu soucieuses, non seulement
du supertlu, mais encore du confortable. Aristippe, au contraire,
par sa doctrine du plaisir, flatte ceux qu'a enrichis le commerce,
et qui peuvent jouir de leurs richesses en d'agréables loisirs. En
définitive, ces deux « contraires » voisinent singulièrement, et
nous verrons le développement des deux' doctrines aboutir à la
264 LA GRÈCE ANCIENNE.
même conclusion de 1' « ataraxie » , c'est-à-dire d'un intelligent
repos.
A travers les fantaisies de l'imagination , l'esprit scientifique
chemine. A force de discuter, on discute des préjugés et des
routines qui méritent d'être mises au rebut, et l'observation,
aidée par les livres qui permettent de la conserver, vient jeter
sa note salutaire au milieu des abstractions et des rêveries. Ce
fait aide au progrès de la médecine, et l'on voit apparaître Hip-
pocrate, médecin philosophe, qui s'attaque avec bon sens à la
manie d'attribuer les maladies à des « principes » vagues, comme
le sec et l'humide, le froid et le chaud, sans plus préciser. Hip-
pocrate fait un remarquable effort dans le sens de la méthode
expérimentale. On commence, avec lui, à collectionner des faits
pour tâcher de voir clair dans les causes. A propos de la méde-
cine, il est à noter que cet art parait se développer plus spécia-
lement dans les colonies doriennes enrichies postérieurement par
le commerce. Peut-être faut-il lier ce développement, d'une
part, à la pratique des sports et au souci de la santé, caractéris-
tiques des sociétés doriennes, de l'autre à la richesse qui permet
l'existence de spécialistes, en même temps que le contact avec le
dehors, favorisé par le commerce, multiplie les informations et
les idées. Cos et Cnide s'illustrent ainsi par leurs médecins.
Le condottiérisme propagé dans le nord de la Grèce : Jason
de Phères. — Dilettantes^ travailleurs de tête, rêveurs de sys-
tèmes ou chercheurs de faits positifs constituent, dans leur en-
semble, un groupe social moins rebelle que les générations
d'autrefois à lidée dune domination étrangère. Or, l'existence
des condottieri et les perfectionnements techniques de l'art
militaire constituent un levier d'une rare puissance pour le
« chef » avisé qui saura s'en emparer et s'en servir. De quel côté
pourront venir ces tentatives? — Du côté du Sud? — Non. Nous
avons vu les suprêmes efforts de Sparte et constaté les obstacles
qui limitent invinciblement sa puissance. — Du côté de la Perse?
— C'est inadmissible après l'épopée des Dix Mille . qui ont fait
trembler cet empire. Reste le Nord, longtemps considéré comme
X. — LES MERCENAIRES. 265
barbare ou à demi barbare, mais qui, peu à peu, se civilise et
et s'outille à l'exemple du Sud.
Au nord de la Grèce se trouve laThessalie, et, au nord de la
Thessabe, la Macédoine. Considérons un instant, à titre d'obser-
vation sugg"estive, ce qui se passe en Thessalie.
Ce pays, peuplé jadis de « héros » éoliens et achéens, puis,
après la guerre de Troie, envahi par des montagnards rudes et
frustes, plus rudes et plus frustes que les Doriens de Sparte, s'est
relevé peu à peu au contact des cités méridionales. Pendant la
guerre du Péloponèse, des armées lacédémoniennes Font sil-
lonné à plusieurs reprises, tandis que les flottes athéniennes lon-
geaient ses rivages, et que les ambassadeurs des deux peuples se
disputaient l'alliance de ses cités. Tout cela donnait des idées
aux Thessaliens et leur off'rait des modèles.
Non loin de ce golfe Pagasétique et de ce port d'Iolcos d'où
était parti Jason avec ses Argonautes, se trouvait la cité de Phè-
res, dont le chef actuel, ou « tyran », se nommait précisément
Jason. Cet homme énergique, chef de bande, avait mis sa passion
à augmenter cette bande par le moyen de mercenaires recrutés
méthodiquement. Et voici comment, dans les Helléniques de
Xénophon', Jason lui-même expose les causes de sa supériorité
à un certain Polydamas de Pharsale : « Tu sais que j'ai à ma
solde près de 6.000 étrangers, auxquels, je crois, pas une cité ne
pourrait aisément tenir tète... Les armées des cités se compo-
sent d'hommes dont les uns sont déjà avancés en âge, les autres
encore au-dessous de l'âge viril, et il n'y en a évidemment qu'un
petit nombre dans chaque ville qui se livrent à des exercices
du corps, tandis qu'il n'y a pas un de mes mercenaires qui ne
soit capable de supporter les mêmes travaux que moi. »
Et Polydamas de son côté dit aux Lacédémoniens : « Jason...
est lui-même très robuste de corps et d'ailleurs fort actif. Il
soumet journellement ses troupes à des épreuves; il est en
armes à leur tète, soit dans les gymnases, soit dans les expédi-
tions. Il renvoie ceux des étrangers chez lesquels il aperçoit de
1. Livre VI, ch. i.
266 LA GRÈCE ANCIENNE.
la mollesse ; mais ceux qu'il voit pleins d'ardeur pour les fatigues
et les dangers contre les ennemis, il les distingue en leur donnant
une solde double, triple ou quadruple, et d'autres présents. »
Comme bien l'on pense, si ce chef de bande opère ainsi, c'est
qu'il a son idée de derrière la tête. Il veut conquérir, et com-
mence par les cités voisines. Naturellement, pour les causes que
nous avons vues agir depuis Jupiter, le grand bandit de l'Olympe,
notre tyran de Phères est un bandit civilisé et raisonneur, et son
argumentation avec le même Polydamas de Pharsale peut se
résumer ainsi : « Je pourrais vaincre ta cité, mais si elle est sage,
elle préférera s'allier à moi. Nos forces seront augmentées et
nous pourrons mieux battre les autres. » Plus brièvement encore,
c'est la formule : « Sois mon ami, ou je te tue », tout à fait
digne d'uu roi des montagnes.
3Iais ce Jason, comme type social, n'est qu'une ébauche. C'est
un jeune et bel arbre tranché avant qu'il ait eu le temps d'é-
tendre son feuillage. Ce qu'il y a d'intéressant en lui, ce sont les
linéaments d'un type qui va se développer tout près de lui, un
peu plus au nord, dans des conditions plus favorables. Il sert à
montrer que l'expansion militaire dont la Macédoine va offrir le
spectacle répond bien à un ensemble de causes en train d'ag'ir
profondément dans toute cette région. Mais, avant de montrer
l'ascension de la Macédoine, il nous reste à noter un dernier fait,
qui prouvera la radicale impuissance des cités grecques à four-
nir à la Grèce entière un organisme directeur et dominateur. Ce
fait est un second échantillon des luttes entre cités, la plus célèbre
après la guerre du Péloponèse, à savoir la guerre entre Thèbes
et Sparte, qui met si brusquement en lumière le nom d'Epami-
nondas.
Le coup de grâce porté au militarisme Spartiate : Epami-
nondas. — La Béotie, comme la Thessalie, avait eu sa splendeur
à l'âge héroïque, puis, comme tout le reste de la Grèce hor-
mis l'Attique, elle avait été submergée par le flot des monta-
gnards guerriers à l'époque du « retour des Héraclides «.D'après
une tradition, les Cadméens (sujets du légendaire OEdipe) avaient
X. — LES MERCENAIRES. 267
été chassés par des clans éoliens nommés Béotiens, qui avaient
donné leur nom au pays. D'après une autre, les Béotiens au-
raient été des bannis roA^eniis, ce qui est fort vraisemblable, vu
ce qui se passait partout ailleurs. Ce qui est certain, c'est que
l'influence dorienne, rayonnant de Sparte, se fit sentir puissam-
ment en Béotie. Ce pays se décomposait en plusieurs cités, grou-
pées en une sorte de fédération dont Thèbes avait en quel-
que sorte la présidence. Mais le pays, dans l'ensemble, demeura
longtemps moins unifié que la Laconie et que l'Attique, ce qui
l'empêcha déjouer un grand rôle politique. Un fait à noter soi-
gneusement, c'est que la Béolie, voisine de l'Attique, était admi-
rablement disposée pour recevoir les bannis d' Athènes, et il est
très vraisemblable que le niveau intellectuel s'y éleva par leur
contact, d'autant plus que les Doriens, venus en minorité dans
cette région, et fortement neutralisés par les éléments éoliens,
n'avaient pas pu y évoluer comme à Sparte. Bien qu'on eût, à
Athènes, du mépris pour les Béotiens et ({u'on leur fit une ré-
putation d'esprits lourds, cette lourdeur était donc très relative.
Nous avons vu que le poète Hésiode, chantre des travaux rustiques
et des légendes sacrées, était né jadis dans ce pays. Plus tard
encore, Thèbes faisait figure comme ville lettrée. Elle avait été la
patrie de Pindare, chantre des combats athlétiques, et de la
poétesse Corinne, dont rémancipation fait un curieux pendant à
celle d'Erinne et de Sapho, natives de l'île éolienne deLesbos. Ce
serait bien donc à une particularité des mœurs éoliennes, c'est-à-
dire aune formation de montagnard peu discipliné , distinct à la
fois de l'homme des ports trop urbanisé et du montagnard dorien
militarisé, qu'on devrait ces traits, assez rares d'ailleurs, d'indé-
pendance féminine. Pour les arts, nous avons noté les statuettes
de Tanagra, ville où les vestibules, parait-il, étaient aussi ornés
de remarquables peintures. En ce qui concerne la philosophie,
la Béotie, qui devait plus tard voir naître Plutarque, produit, à
l'époque d'Epaminondas,deux notables disciples de Socrate, Sim-
mias et Cébès, qui brillaient apparemment dans la discussion
transcendante, car Platon les choisit pour en faire les principaux
interlocuteurs du Pliédon, et leur prête, aU sujet de l'immortalité
268 LA GRECE ANCIENNE.
de l'âme, des arguments très subtils. Epaminondas lui-même a
pour maître Lysis, philosophe pythagoricien, et on lui prête, en
diverses occasions, soit les propos, soit Tattitude un peu théâtrale
du « sage ».
, Dans la guerre du Péloponèse, les Thébains avaient été les
constants alliés de Sparte. Cette attitude leur était surtout dictée
par leur haine contre Platée, cité de Béotie alliée d'Athènes,
et à lac£uelle ils avaient déclaré une vieille vendetta. Débarrassés
de cette voisine, ils avaient un intérêt moins immédiat à demeu-
rer ennemis des Athéniens. D'ailleurs, la prise d'Athènes par
Lysandre. suivie du triomphe des aristocrates athéniens et de
l'occupation de lAcropole par une garnison lacédémonienne,
avait eu son contre-coup dans le voisinage. De nombreux
bannis affluaient dans les cités béotiennes, agitant les esprits
autour d'eux, et employant leur éloquence — cette terrible élo-
quence attique — à « se créer des amis ». En outre, la domina-
tion ombrageuse de Sparte se préoccupait des moyens à prendre
pour s'assurer immuablement la route du Nord, nécessaire aux
allées et venues des armées lacédémoniennes. Or Thèbes était
une des clefs de cette route, et bien qu'une alliance régnât entre
elle et Sparte, les Spartiates, en bons bandits prévoyants,
jugeaient plus pratique de prendre une assurance contre les
mauvaises volontés de l'avenir. En pleine paix, par un coup de
main, ils s'emparèrent de la Cadmée, citadelle de Thèbes, et y
mirent une garnison, qui, selon l'usage, s'appuya, pour se main-
tenir, sur un clan thébain.
Il se passe alors — et c'est ici qu'il faut admirer la constance
des lois sociales — un phénomène absolument symétrique à
celui que nous venons de constater pour Athènes. Nous avons
vu Thrasybule, banni à Thèbes, revenir à Athènes pour en chas-
ser les Lacédémoniens et faire revenir son clan au pouvoir.
Cette fois, c'est Pélopidas, banni à Athènes, cjui revient à Thèbes
pour procéder exactement à la même révolution. Les Lacédémo-
niens sont délogés de la citadelle, et le parti « patriote », pour-
suivant sa « vendetta », prend l'offensive contre Sparte. C'est
l'entrée en scène dEpaminondas.
X. — LES MERCENAIRES. 269
(]e qui fait l'originalité d'Epaminondas, c'est qu'il s'impose à
l'admiration comme V/iomme qui a vaincu les Spartiates sur
terre. Iphicrate avait bien commencé, mais seulement dans des
engagements secondaires et peu décisifs. Avec Epaminondas, on
assiste à ce spectacle inouï d'armées lacédémoniennes, relative-
ment nombreuses, vaincues en bataille rangée, à Leuctres et à
Mantinée par exemple. Aussi cette nouvelle « guerre du Pélo-
ponèse » revêt-elle un caractère bien spécial qui la distingue de
la première. On se rappelle que, pas une fois, une armée athé-
nienne n'avait osé se mesurer sur terre avec une armée lacédé-
monienne. Athènes ne portait ses coups que par mer. Cette fois,
la mer est absente. C'est entre montagnards que la querelle
se vide. Maintenant, pourquoi cet avènement militaire et ces
triomphes inouïs des Thébains?
D'abord les Thébains, en combattant à côté des Spartiates pen-
dant toute la guerre du Péloponèse, ont pu se former à leur
école et se pénétrer utilement de leurs procédés.
Ensuite ces mêmes Thébains, grâce au voisinage d'Athènes
et aux relations qui en résultaient, ont pu élever leur niveau
intellectuel et acquérir un peu de cette souplesse, de cette fer-
tilité en ressources, qui distinguait les Athéniens.
En troisième lieu, Sparte, comme nous l'avons noté, vient de
se livrer à un gigantesque effort qui a entamé sa constitution
sociale et ouvert les voies à la décadence.
Enfin Thèbes, par cela même qu'elle attaque sur terre, va
pouvoir, une fois le Péloponèse entamé, trouver dans r intérieur
des terres, ou plutôt des montagnes péloponésiennes, un allié
nouveau, précieux, qui attendait un coup de main du Nord pour
se dresser contre Sparte. Cet allié, c'est l'Arcadie.
L'Arcadie, surnommée Suisse du Péloponèse, avait été un grand
refuge de Pélasges au moment de la descente des Héraclides.
Plus tard, ses cités montagnardes, isolées de la mer, avaient
subi l'ascendant et le joug indirect de Sparte. Celle-ci sut long-
temps utiliser et exploiter ces merveilleux soldats. Mais, depuis
la fin de la guerre du Péloponèse, beaucoup d'Arcadiens, sui-
vant la pente naturelle aux montagnards belliqueux trop à
270 LA GRÈCE ANCIENNE.
l'étroit dans leurs montagnes, étaient allés louer leurs services
et leurs lances au plus offrant. Beaucoup avaient fait la campa-
gne dos Dix Mille, et ces aventures lointaines leur avaient ouvert
les idées. Bref, selon l'expression connue, ces gens-là « repren-
nent conscience d'eux-mêmes », comme la chose éclate dans ce
passage de Xénophon : « Survient un certain Lycomède de
Mantinée. . . Il excite chez les Arcadieus des pensées orgueilleuses ;
il leur dit qu'eux seuls peuvent regarder le Péloponèse comme
leur patrie, puisque eux seuls y sont autochtones; il leur répète
que la nation arcadienne est la plus nombreuse de la Grèce, et
l'emporte surtout parla complexion robuste de ses habitants; il
leur montre qu'ils sont les plus vaillants, et leur en donne pour
preuve que, quand on a besoin d' auxiliaires, on préfère les Arca-
diens à tous les autres peuples, ajoutant que, sans eux. les Lacé-
démoniens n'auraient jamais pu attaquer le territoire d'Athènes,
ni les Thébains arriver maintenant jusqu'à Lacédémone ^ ».
Ici encore, le rùle des condottieri éclate au grand jour. Ces
condottieri. Epauiinondas a su les mettre dans son jeu, et ils
marchent maintenant contre cette Sparte qui naguère les obli-
geait à marcher gratis. C'est une revanche. Et ils ne sont pas les
seuls dans le mouvement. Les Messéniens en sont aussi. Long-
temps dominés par les Spartiates, ils s'insurgent enfin quand ils
voient le Péloponèse envahi et ces terribles guerriers Spartiates,
considérés depuis des siècles comme invincibles, fuyant comme
de simples mortels. Ces réveils de populations font bien voir
quelle était la nature de la domination Spartiate, et combien ces
Doriens militaires, vigoureusement posés sur le pays, s'y étaient
peu enracinés. Un autre fait achève de nous en convaincre. Au
moment où les Thébains envahissent la Laconie, le gouverne-
ment de Sparte est obligé de promettre la liberté aux ilotes qui
voudront s'armer pour la cause lacédémonienne. Six mille d'en-
tre eux acceptent, et vont renforcer les rangs de leurs maîtres.
Bref, jamais Sparte n'a couru un aussi formidable péril. Epami-
nondas triomphant conduit ses bandes jusque dans les faubourgs
1. HelL, VII, 1.
X. — LES MERCENAIRES. 271
de Sparte même — nous ne disons pas sous ses murs, car les
Spartiates, confiants dans la force de leurs bras, n'avaient jamais
voulu fortifier leur ville — et pense un instant s'en emparer.
Pourtant, dans cette crise suprême, la valeur Spartiate remporte
un dernier succès, et le vieil Agésilas, à la tête de sa dernière
armée, manœuvre si bien qu'il force Epaminondas à la retraite.
Epaminondas, en se retirant, laissait du moins le Péloponèse
transformé. Il avait reconstruit iMessène — dont les fortifica-
tions ont laissé d'imposantes ruines — et créé en Arcadie la ville
de Mégalopolis, située sur une route stratégique. Il avait mis
garnison à Tégée, autre ville d'Arcadie. Sparte se trouvait donc
bloquée non point seulement dans le Péloponèse, mais dans un
cul-de-sac de cette péninsule où elle était naguère encore la cité
suzeraine et maîtresse.
Mais plusieurs choses gênaient Epaminondas : ses incursions ne
pouvaient, conformément à la nature des bandes qu'il conduisait,
se prolonger au delà du temps nécessaire pour consommer les
produits du pillage. En outre, la démocratie tliébainc, comme
toutes les démocraties, se montrait jalouse et soupçonneuse à son
égard, et il eut à traverser un temps de disgrâce. En troisième
lieu, ces Thessaliens dont nous avons constaté le réveil, et en
particulier le « tyran » Alexandre de Plières, se montraient
remuants sur les frontières du Nord, tandis que sur la frontière
du Sud les Athéniens, inquiets de la trop rapide expansion thé-
baine, se retournaient vers Sparte, leur vieille ennemie. Enfin,
les clans de montagnards arcadiens ne pouvaient s'entendre les
uns avec les autres. Les iMantinéens, notamment, ennemis des
Tégéates, appelèrent Agésilas, et les Thébains durent faire une
nouvelle invasion pour remettre sur pied leur œuvre compro-
mise. Ce fut, en partie, la répétition de la précédente campagne.
De nouveau, Epaminondas marcha victorieusement sur Sparte et
faillit encore s'en emparer. De nouveau, Agésilas exécuta des
manœuvres savantes qui forcèrent son ennemi à s'éloigner. Pen-
dant ce temps, les Athéniens arrivaient au secours de Sparte avec
leur cavalerie récemment perfectionnée. Une sérieuse bataille se
livra enfin à Mantinée entre les Thébains et leurs alliés d'une
272 LA GRÈCE ANCIENNE.
part, lesLacédémonienset les Athéniens de l'autre. Epaminondas
y fut tué ainsi que tous ses lieutenants (362 . La victoire, dessinée
gur le clianip de bataille en faveur des ïhébains, resta prati-
quement à peu près indécise. La guerre se trouva suspendue,
non point qu'on manquât de gens disposés à se battre, mais
les belligérants se lassaient de voir leurs forces égales et de
s'escrimer sans profit. Il restait aux spécialistes la ressource
d'aller batailler au dehors, et l'on vit Agésilas, comme Iphicrate,
faire voile pour l'Egypte où, malgré son grand âge, il combat
pour détrôner le roi Takhos et le remplacer par le roi Nectana-
bis. Pour une surenchère, il eût évidemment détrôné Nectanabis
et l'eût remplacé par Takhos.
L'impuissance des cités hors de leurs limites et le retour à
l'anarchie. — La courte épopée thébaine aboutit, en somme, à
prouver qu'en Grèce aucune cité n'est capable de prendre l'hégé-
monie, et cela, parce que chaque cité n'est qu'une cité. Non seu-
lement aucane organisation centrale ne se crée; mais, depuis la
guerre du Péloponèse, nous assistons à une série de résurrections
locales, véritables réactions de l'esprit d'autonomie contre les
contraintes extérieures : résurrection d'Athènes, résurrection de
Thèbes, résurrection de l'Arcadie, résurrection de Messène.
Toutes les petites indépendances, dans leurs coins de montagne,
se rebifient contre les dominateurs que le militarisme Spartiate
avait pensé un instant leur fournir. D'autre part, si Athènes s'est
relevée, son action sur les îles et les rivages d'Asie est, en raison
des habitudes rompues et des « présents d'Artaxerxès » à payer
de retour, moins forte qu'avant la guerre du Péloponèse. De
nouveau, les traditionnelles « révoltes d'alliés » la tiennent en
haleine. Les cités grecques, en définitive, ne sont pas précisé-
ment épuisées, mais elles se neutralisent par leurs luttes perpé-
tuelles. Quelques centaines de vigoureux gaillards qui auraient
suffi à mettre en déroute des milliers de Perses, perdent obscuré-
ment leur force à lutter çà et là, dans des coins de montagne
grecque, contre quelques centaines d'autres gaillards non moins
vigoureux. La division en cités souveraines, merveilleuse pour
X, — LES MERCENAIRES. 273
la production de certains organismes, de certaines lumières,
de certaines gloires, devient, par son exagération, un obstacle
à la sécurité intérieure et à l'expansion de la race.
Mais, en même temps, ces luttes continuent de former des sol-
dats d'élite, dont les procédés, maintenant mieux connus, se
propagent du Sud au Nord, donnant naissance à des essais avor-
tés de domination, comme ceux de Jason et d'Alexandre de
Phères. Or, ce Nord de la Grèce recèle des masses profondes de
montagnards qui ne sont pas encore descendus sur la scène, sauf
à titre d' u utilités », c'est-à-dire de renforts accessoires. Mais les
rôles secondaires, quand l'acteur est intelligent, suffisent à la
longue pour lui faire apprendre les premiers.
Les meilleurs esprits de la Grèce ont l'intelligence de la si-
tuation. L'orateur Isocrate, avec sa lucidité d'Athénien raffiné,
voit parfaitement ce qui manque à la race, et il ne cesse de
répéter qu' « il faut un chef à la Grèce ». Son célèbre discours
sur le Panégyrique d'Athènes, et plusieurs autres, traduisent
ces aspirations d'une minorité pensante vers un organisme cen-
tralisateur et pacificateur. Isocrate était rhéteur, avocat, mora-
liste, pohticien et très artiste. Il avait, après une assez longue
carrière consacrée à la composition de plaidoyers, abandonné
l'éloquence judiciaire, et s'était mis à composer des discours qui
fussent, pour le fond, « panhelléniques et politiques » et, pour la
forme , « plus semblables aux œuvres d'art qu'accompagnent
la musique et le rythme qu'au langage qu'on entend devant les
tribunaux ». Ce merveilleux ciseleur de paroles avait un peu
rêvé de voir Athènes, sa cité, étendre son pouvoir sur toute la
Grèce; mais il avait compris que ce rôle dépassait la taille de
sa patrie, et il avait conçu l'idée bien nette de quelque chose
de supérieur à Athènes, mais de supérieur en même temps aux
autres cités, qui viendrait rétablir l'ordre au milieu de l'anar-
chie belligérante. M. Alfred Croiset résume ainsi ses raisonne-
ments : « D'où vient le mal? Est-ce de la puissance du grand
roi? Non. Moins de dix mille Grecs ont pu récemment traverser
l'Asie entière sans être sérieusement inquiétés par toutes ses
armées. Ce qui fait sa force, c'est la désunion de la Grèce.
is
274 LA GRÈCE ANCIENiVE.
Athènes et Sparte, parleur rivalité fratricide, l'ont grandie comme
à plaisir. Même en paix, elles se haïssent et se jalousent; chacune
d'elles aime mieux l'ennemi commun que sa rivale... Tout n'est
que désordre et confusion... Mais... si la division de la Grèce
e^t la source de toutes ces misères, il suffit de s'unir pour les
réparer. Que toutes les cités grecques se rapprochent les unes
des autres; qu'elles s'entendent enfin pour combattre le bar-
bare, pour étendre sur l'Asie entière les lois et les civilisations
de la Grèce. Pour cela, il faut qu'elles consentent à suivre une
direction unique et qu'elles rétablissent à leur tète une hégé-
monie nécessaire '. » Cette citation, qui résume la substance de
plusieurs discours d'Isocrate, rend parfaitement compte de l'état
d'esprit qui commence à se dessiner en faveur d'une intervention
extérieure et puissante, pourvu que cette intervention puisse
être qualifiée de « grecque » et ne pas tomber sous l'épithète
flétrissante de barbare. Kn un mot, la décentralisation, chose
excellente en soi, a versé en Grèce dans l'abus et a produit des
conséquences extrêmes. C'est l'émiettement, c'est la guerre en-
démique de voisin à voisin, c'est Vanarchie intermunicipale. Si
quelque grand montagnard, assez grec pour se dire le cousin de
tous ces hommes, est en mesure de descendre avec des forces
imposantes, en promettant à tout ce monde l'ordre et la sécurité,
c'est l'heure ou jamais pour lui de se mettre en branle et d'ac-
complir sa mission.
1. Hist. delà Utt. grecque, t. IV, p. 481.
XI
LA QUATRIEME DESCENTE DES MONTAGNARDS
LE TYPE MACÉDONIEN
Les bannis héraclides dans la montagne. — Les Macédoniens
étaient, comme les Doriens, des montagnards du type albanais,
essentiellement belliqueux, mais devenus, aux yeux des Grecs
du Sud, à demi barbares.
La Macédoine était un asile montagneux où Von se réfugiait.
Parmi les bannis qui s'y retirent, à l'époque historique, on
compte Hippias, fils de Pisistrate. Mais tout donne à croire que
ces bannis ne faisaient que suivre un mouvement commencé
dans l'âge préhistorique. Les Macédoniens, en un mot, étaient
un ramassis d'émigrés, comme les Héraclides, comme les Hel-
lènes, comme les Doriens. Mais c'étaient des réfugiés qui, ayant
gagné la montagne lointaine et compacte, avaient perdu en
grande partie, pendant longtemps, le contact avec les rivages,
c'est-à-dire avec cet intense mouvement de commerce et d'idées
qui produisait la civilisation grecque.
Pourtant, c'étaient des Grecs, comme le prouvaient leur lan-
gage, la physionomie de leurs noms, et leur aptitude à entrer
dans l'état d'âme des autres Grecs lorsqu'ils venaient à se trouver
en rapport avec eux.
Comme les Albanais modernes, les Macédoniens étaient di-
visés en clans remuants et hostiles, vivant de pâturage maigre,
d'une culture rudimentaire, et volontiers aussi de pillage. Les
meurtres et les vendettas étaient fréquents. En certains endroits,
276 LA GRÈCE ANCIENNE.
l'homme qui n'avait pas tué au moins un ennemi était considéré
comme déshonoré.
Toutefois certaines familles jouissaient dun grand prestige.
Une bravoure supérieure, un emplacement plus avantageux,
mettaient en relief tel ou tel « roi des montagnes ». Certains
chefs, comme en Grèce à l'époque héroïque, parvenaient à im-
poser aux autres leur ascendant, puis leur direction, et réunis-
saient autour d'eux des « amis », ou « compagnons », ou gardes
du corps qui partageaient leurs dangers comme leurs plaisirs.
L'absence du type de la cité maritime avait préservé ces
chefs des divers mouvements qui, sur les rivages, avaient abouti
à la fondation des démocraties. La Macédoine était donc demeu-
rée gouvernée par des « rois », c'est-à-dire que les clans étaient
dirigés par des familles investies d'un prestige traditionnel, et
que la « famille régnante » du clan principal avait fait rayonner
le sien sur un espace relativement considérable.
Diverses légendes couraient sur l'origine de ces rois et les
rattachaient aux Héraclides du Péloponèse, c'est-à-dire à d' « il-
lustres bannis ». Un de ces Hérachdes, nommé Caranos, serait
venu d'Ârgos en Macédoine vers le ix* siècle, avec une troupe
d'amis. Alexandre V% qui vivait au moment des guerres mé-
diques, fit valoir cette origine pour concourir aux Jeux Olym-
piques, où il fut admis en effet. Au cours de ces guerres médi-
ques, les Macédoniens, encore mal organisés, avaient obéi aux
sommations des Perses, leur avaient livré passage, et leur avaient
fourni des troupes mercenaires. Mais, en cachette, ils favorisaient
les Grecs, dont ils se sentaient frères, et le roi Alexandre devint
précisément populaire en Grèce à cause de ce double rôle qu'il
avait joué. C'était un « traître sympathique », à qui l'on avait dû
plusieurs fois des renseignements précieux.
Pendant la guerre du Péloponèse, Sparte et Athènes se dis-
putèrent l'alliance des Macédoniens, mais tout en la considérant
comme une chose accessoire. En effet, les montagnards de cette
région, robustes et braves, ne possédaient pas encore les secrets
de cette tactique sévère et raffinée qui faisaient la force des
petites armées grecques. C'était encore une cohue de rudes
XI. — LE TYPE MACÉDONIEN. 277
bandits, incapables de se mesurer sérieusement avec des hoplites
rangés en bataille. Mais il ne leur manquait, après tout, que la
découverte de ces secrets pour valoir autant, ou même plus.
Les Macédoniens, en vertu de leur formation, excellaient aux
marches de montagne. Ils excellaient aussi, grâce à leur endu-
rance, aux marches de toute saison, et leur aptitude à faire
campagne pendant l'hiver devait entrer plus tard dans les fac-
teurs de leurs succès.
Tout pays montagneux contient quelques vallées qui contri-
buent puissamment à former son unité, sans enlever le caractère
montagnard à la race. Ces vallées, avec les vallons qui s'y em-
branchent, sont des couloirs de communication et des centres
de domination.
Telle est la vallée de l'Axios (aujourd'hui le Vardar), qui
remonte dans la montagne par des gorges profondes. Mais cette
vallée, avant d'arriver à la mer, s'élargit pour se confondre, en
une sorte de carrefour, avec la vallée de l'Haliacmon (la Vis-
tritsa) qui descend du massif du Pinde. Le carrefour se complique
par l'arrivée d'un autre cours d'eau, le Ludias, dont la vallée
est intermédiaire entre les deux autres, et dont le cours élargi
forme un petit lac. C'est dans ce carrefour, au bord de ce lac,
que s'élevait Pella, capitale des rois de Macédoine. Admirable-
ment situé pour commander trois entrées de la grande monta-
gne, ce poste n'était pas loin de la mer, c'est-à-dire des colonies
grecques du voisinage, et constituait une porte heureusement
ouverte aux influences du Midi.
La civilisation en route du sud au nord; influence des Athé-
niens : les cités de la côte. — Or, nous l'avons constaté, un
mouvement civilisateur est en route du sud au nord. Les pro-
grès accomplis depuis un siècle ou deux par la Grèce centrale et
méridionale, dus à des causes particulières à ces régions, et
spécialement à l'essor des ports maritimes, ont été rapides et ont
laissé la Macédoine dans cet état de demi-barbarie dont nous
avons parlé. Mais cette rupture de niveau social appelle par
réaction un rétablissement d'équilibre, et le progrès accumulé
278 LA GRÈCE ANCIENNE.
au sud tend depuis quelque temps à s'épancher vers le nord.
Il y tend pour trois causes, ou plus exactement, par trois sortes
de canaux.
Le premier canal est celui des cités grecques du rivage sep-
ti^ntrional de l'Archipel, cités de race ionienne et depuis assez
longtemps dans la dépendance d'Athènes. Ces cités, en fait,
vivent de la vie athénienne. Elles gravitent dans la sphère du
commerce athénien et participent à la culture intellectuelle
d'Athènes.
Parmi ces cités qui s'échelonnent depuis les côtes de Thessalie
jusqu'à THellespont, il en est quelques-unes qu'il faut citer,
notamment Amphipolis, Stagyre et Olynthe.
Amphipolis, dépendance d'Athènes, domine le cours inférieur
du Strymon. C'est par elle que les hois de construction arrivent
à la marine athénienne. Elle est aussi voisine des mines d'or
du mont Pangée. Par ce comptoir important sont centralisées
diverses denrées septentrionales, ce qui occasionne naturelle-
ment un trafic important entre les urbains raffinés de la côte
et les frustes montagnards de l'intérieur du pays.
Stagyre est une des trente-deux cités de la Chalcidique, pé-
ninsule très découpée qui, du rivage nord-ouest de l'Archipel,
s'allonge vers le Midi. Stagyre est à la racine de la péninsule,
en face d'Amphipolis. Elle est donc très rapprochée de la Macé-
doine proprement dite et des relations sérieuses existent entre
ses citoyens et les Macédoniens. Stagyre fournit des intellectuels
à la « cour » de Macédoine. Nicomaque, père d'Aristote, a été
médecin du roi Amyntas, et Aristote lui-même sera choisi par
Philippe comme précepteur de son lils Alexandre.
Olynthe est en quelque sorte la capitale d'une petite fédéra-
tion formée par les trente-deux cités de la Chalcidique. Entre
cette cité relativement brillante et les clans montagnards du
nord, des relations étroites se nouent. Il y a des alternatives
d'amitié et de querelle, mais les relations n'en sont que plus
fréquentes, jusqu'au moment où, malgré les cris d'alarme de
Démosthènes, la Macédoine mettra la main sur le pays.
Par cette route des cités grecques du rivage, une foule de
XI. — LE TYPE MACÉDONIEN. 279
connaissances intéressantes parviennent en Macédoine. Descen-
dants de bannis civilisés, les rois et chefs de ce pays n'ont pas
de peine à se retremper dans cet état d'âme fin, délié, artis-
tique, d'où l'exil avait arraché momentanément leurs ancêtres.
Comme le montagnard héraclide, le chef macédonien aime à
protéger les arts. Archélans, un des prédécesseurs de Philippe,
attire à sa « cour » le peintre Zeuxis, le poète Euripide, le
musicien Timothée. Il essaye d'attirer Sophocle, Visiblement,
la civilisation méridionale gagne d'abord une élite, puis, de
cette élite, descend peu à peu dans la masse. C'est surtout le
rayonnement intellectuel d'Athènes qui opère ici. Aristote sera
précepteur d'Alexandre parce qu'il est de Stagyre, mais on le
choisira entre tous les Stagyrites parce qu'il aura écouté, à
Athènes, les leçons de Platon.
Influence des Lacédémoniens : les passages de troupes. — De
ces cités grecques, observées par les Macédoniens du voisinage,
arrivaient aussi dans l'intérieur, par la force des choses, des
leçons de tactique et de stratégie. Elles avaient en effet leurs
petites guerres, soit entre elles, soit contre les Athéniens dont
elles essayaient parfois de rejeter l'impérieuse « alliance ».
Mais une autre cause dut agir jîIus profondément à ce point de
vue. Nous voulons parler des allées et venues des troupes lacé-
démoniennes sur la route terrestre qui prenait les cités grecques
à revers. Pendant la guerre du Péloponèse, le roi de Sparte
Brasidas avait même fait campagne contre les Macédoniens,
alors alliés d'Athènes, et exécuté au milieu de leur pays une
de ces brillantes retraites comme savaient en opérer au besoin
des Grecs savamment disciplinés. Plus tard, Agésilas avait passé
et repassé dans le pays, avec grand éclat. Or, les Lacédémo-
niens étaient des maîtres en matière d'art militaire. C'étaient
de plus, observons-le, ceux des Grecs du Sud, qui, par leurs
traditions et leurs origines, se rapprochaient le plus des mon-
tagnards du Nord. Curieux et avisés comme ils l'étaient, les
rois de Macédoine avaient dû mettre à profit le spectacle donné
par ces troupes d'élite, et l'idée qiiil faut de la méthode pour
2(S0 LA GRÈCE ANCIENNE.
donner tonte sa valeur au courage avait dû plus que jamais, en
ces circonstances, s'incruster clans leur esprit.
Influence des Thébains : lécole du voisinage. — Enfin, dans
les derniers temps, avait eu lieu la courte épopée thébaine. Les
Thébains, pour les causes que nous avons vues, s'étaient révélés
supérieurs aux Spartiates. Or, le rayonnement militaire de
Thèbes n'avait pas eu lieu seulement vers le sud. Il avait égale-
ment eu lieu vers le nord. Épaminondas et Pélopidas avaient ba-
taillé en Thessalie, où se propageait précisément, comme nous
l'avons dit, ce goût des perfectionnemenis militaires dont nous
avons retracé le tableau. Par la Thessalie, les Thébains exer-
çaient sur les Macédoniens une influence directe. Plusieurs fois,
des Macédoniens d'élite vinrent à Thèbes, et Philippe, dans son
jeune âge, y passa plusieurs années. La tactique d'Epaminondas,
vainqueur des Spartiates, put donc être connue et appréciée
par l'homme qui était le mieux placé pour en tirer avantage.
Peu à peu, en un mot, la Macédoine réparait le temps perdu et
(( se mettait au courant » des progrès de la Grèce, comme le
Japon, dans l'espace d'une génération d'hommes, a su de nos
jours se mettre au courant de Foutillage européen.
Philippe, comme chef militaire, bénéficie des progrès de la
tactique. — Tout d'abord, comme chef militaire, Philippe était
particulièrement qualifié pour bénéficier des progrès de la tac-
tique. Sa position de roi, et de roi héréditaire, lui permettait d'en
bénéficier avec un certain esprit de suite. Les éléments qu'il
avait en mains étaient bons. Le type albanais, dès qu'on a
réussi à le discipliner, donne des soldats merveilleux. C'est à
cette élaboration d'une discipline que Philippe se voue, con-
tinuant du reste sous ce rapport l'œuvre de ses prédécesseurs.
Il s'agit de faire comprendre aux montagnards l'utilité et la
nécessité d'une savante ordonnance, et, graduellement, cette
idée, bien comprise par les Macédoniens les plus cultivés, s'in-
filtre dans tout le pays.
De cette élaboration sort la fameuse phalange, formation
XI. — LE TYPE MACEDONIEN. 281
de combat solide et compacte, calculée de manière que les
cinq premiers rangs de soldats puissent faire avancer au delà
du premier rang- la pointe de leurs longues lances, devenues
une sorte de rempart à la fois massif et mouvant. Comme Iphi-
crate, mais sur une plus large échelle, Philippe utilise aussi les
troupes légères et auxiliaires, les « armes spéciales », qui com-
binent ingénieusement leur action avec celle de la phalange.
Le spectacle des sièges poursuivis par les Athéniens documente
le roi et ses conseillers sur l'emploi rationnel des machines.
Grâce aux plaines relativement étendues qu'enserrent ses mon-
tagnes, il recrute aussi une cavalerie plus nombreuse, et fonde
à cet effet des haras. Nous avons déjà observé que les troupes
à cheval jouaient un rôle presque insignifiant dans les armées
grecques à cause de la difficulté où l'on était, dans les cités de
la péninsule, de se procurer des chevaux. La Thessalie, pourvue
de larges plaines, faisait exception, et Jason de Phères avait
formé d'excellents corps de cavaliers ; mais, précisément, Phi-
lippe, voisin et bientôt dominateur de la Thessalie, va hériter
de cette organisation des tyrans de Phères. Les « nobles », ou
petits chefs macédoniens, fournissent un état-major précieux.
Leurs fils, élevés autour du roi, constituent à la fois une troupe
de gardes du corps dévoués et une pépinière d'officiers instruits
dans les méthodes nouvelles. Bref, depuis une ou deux généra-
tions, la cohue belliqueuse des montagnards de Macédoine tend
à devenir une armée, et cette armée se met au courant de tous
les progrès réalisés par les spécialistes des cités grecques.
Par sa richesse, Philippe bénéficie du système des merce-
naires. — Philippe, en tant que chef riche, bénéficie encore
des faits sociaux qui ont amené l'avènement des condottieri.
Cette richesse des rois de Macédoine provient très vraisembla-
blement des droits de péage qu'ils imposent, sous une forme
ou sous une autre, aux marchandises du nord transportées par
terre vers les cités grecques du littoral. Elle provient aussi de
diverses expéditions accompagnées de pillages et dirigées en
sens divers autour du massif macédonien. Démosthènes, Fora-
282 LA GRÈCE AXCIEXXE.
teur athénien ennemi de Philippe, constatera bientôt que celui-ci
fait la guerre à la façon d'un bandit et d'un pillard, ce qui est
d'ailleurs très conforme aux traditions helléniques. Il fait,
s'exclamera douloureusement l'orateur, « nn butin immense ».
Cç butin immense, il y a longtemps que les rois de Macédoine
ont commencé à le faire de divers côtés. En outre, ils ont tout
près d'eux les mines d'or du mont Pangée, qu'ils exploitent
intelligemment. La monnaie d'or devient assez considérable en
Macédoine pour donner lieu à l'établissement d'un double
étalon, alors que les Grecs en sont encore au monométallisme
de l'argent. Pour ces diverses causes, Philippe est en état d'atti-
rer autour de lui nombre d'aventuriers disponibles, qui ne
songent qu'à se vendre au plus offrant. Il intrigue notamment
en Arcadie, pays des bons mercenaires. Nous avons vu que
l'exemple de ces racolages sélectionnés lui avait été donné
par les tyrans de Phères en Thessalie. xMais ces « tyrans .», chefs
d'occasion, étaient moins bien assis dans leur pouvoir que les
chefs héréditaires des clans macédoniens. Ceux-ci, maîtres d'un
pays plus vaste et mieux soutenus ])ar leurs « fidèles » monta-
gnards, devaient hériter et des procédés des chefs thessaliens,
et de leurs mercenaires. Enfin, l'argent permettait encore à
Philippe de soudoyer, à l'instar du roi de Perse, des hommes
à lui dans les diverses cités grecques et d'enrôler, en d'invisi-
bles bataillons, les condottieri de la parole.
Comme Grec, Philippe bénéficie du système des amitiés. —
Mais Philippe a dans son jeu un atout que n'a pas le roi de
Perse. Il est « Grec », et peut se dire le frère des autres Grecs,
conquérir par là des sympathies précieuses et se mêler, comme
étant de la famille, de bien des choses qui ne regarderaient pas
un barbare. Sans doute ses ennemis, et notamment Démos-
thènes, le traitent hautement de « barbare ». Mais c'est là une
hyperbole d'orateur. Personne n'y croit, pas même ceux qui s'en
servent. Philippe, descendant de bannis grecs, parlant grec,
adorant les dieux grecs, admis à concourir dans les jeux grecs,
peut se poser partout dans l'attitude d'un Grec, et gagner, en
XI. — LE TYPE MACÉDONIEN. 283
une foule de cité, 1' « amitié « d'illustres Grecs. C'est le procédé
de la conquête des amitiés, tel que nous l'avons décrit à l'âge
héroïque, le procédé par lequel un chef célèbre, plein de pres-
tige et de gloire, attire autour de lui d' « illustres compagnons »
ou étend au loin, par une sorte de fascination magnétique, le
rayonnement de son influence personnelle. Cette influence, il
l'acquiert souvent en traitant les gens à table, en charmant ses
visiteurs, en déployant à leur égard des grâces courtoises et un
faste tentateur. Il ne séduit pas seulement par ses cadeaux,
mais par la façon dont il les offre. Un des griefs de Démos-
thènes contre Philippe, c'est qu'il fait des « traîtres » par la
voie « des festins et des plaisirs «. Les Agamemnon et les Achille,
grands mangeurs de bœufs en société nombreuse et « choisie »
— choisie avec une habileté ambitieuse — n'agissaient pas
différemment.
Les politiciens à gages dans les cités : le type d'Eschine. —
Rien d'étonnant donc si ces « traîtres », comme les appelle
Démosthènes, pullulent dans les cités grecques. L'orateur en cite
des listes entières qui, selon lui, ont plus ou moins contribué à
livrer leurs patries respectives au conquérant macédonien. « Le
jour, s'écrie-t-il tragiquement dans son Discours sur la Cou-
ronne, ne me suffirait pas pour nommer tous les traîtres. » Et il
déclare que, si Ton recherchait les auteurs responsables du
malheur de la Grèce, on verrait que ce sont « les pareils
d'Eschine dans chaque cité ».
Cet Eschine est le plus célèbre de ces amis de Philippe que
« le jour ne suffirait pas » à énumérer. Il représente donc un
type. C'est lui qui, avec Démade et quelques autres politiciens
moins en vue, dirige à Athènes le parti favorable aux Macédo-
niens. Bien entendu, il est grassement payé, et ne s'en cache
presque pas. C'est un orateur puissant et sonore, fils d'un maître
d'école, et formé lui-même tout d'abord au métier d'acteur, qui
développe à un haut degré l'art de la diction et des « jeux »
oratoires. Démade, son second, est un homme du peuple, fils
d'un batelier, mais gratifié d'un de ces organes admirables et
284 LA GRÈCE ANCIENNE.
d'un de ces talents d'improvisation qui enlèvent les masses. Les
improvisations de Démade, dit Pliitarque, emportaient comme
un torrent les laborieuses constructions de Démosthènes. Ces
hommes agissent sur les Athéniens à Tathénienne, c'est-à-dire
p|ir des discours, des chicanes, des décrels, des contre-décrets,
des accusations et des contre-accusations sans nombre. Leur
rôle consiste à organiser l'obstruction légale, à paralyser la
défense, [à saisir chez les adversaires de Philippe le défaut de la
cuirasse pour leur intenter des procès qui les discréditent.
Eschine cite un certain Aristophon qui se vantait d'avoir été
soixante et quinze fois en justice comme infracteur des lois.
Mais pour qu'Eschine et son groupe puissent faire ainsi la petite
guerre, il faut qu'ils sentent derrière eux un éJément social
assez fort pour les soutenir. Cet élément existe, et se décompose
même en plusieurs. Il y a les sybarites (ceux précisément qui
ont recommencé l'évolution accomplie jadis par les habitants de
Sybaris) et qui, enlisés dans leur bien-être, redoutent la guerre
qui les y arracherait. Il y a les insouciants qui ne peuvent croire
aux progrès rapides de la Macédoine, et en sont toujours aux
vieux Macédoniens, montagnards mal dégrossis, toujours consi-
dérés comme une quantité négligeable. Il y a les esprits très
lucides et très pénétrants, qui comprennent qu' « il n'y a rien à
faire », et qu'en présence de l'anarchie des cités grecques, la
prépondérance macédonienne s'affirmera fatalement. Phocion,
général pacifique et orateur, bref, que Démosthènes appelle « la
hache de ses discours », paraît représenter assez bien cette
nuance pensive et résignée. Il y a enfin ceux qui, à l'instar du
vieil Isocrate, sentent clairement ou confusément le besoin d'une
sécurité venant d'une source très haute, d'une vaste gendarme-
rie planant au-dessus de toutes les cités pour les empêcher de
s'entre-déchirer mutuellement. On conçoit donc que les amis de
Philippe ne manquent pas d'arguments, bien qu'ils préfèrent
en général tirer parti des arguments négatifs que leur offrent
les fautes de leurs adversaires. En fait, c'est l'amour de la paix
qu'ils mettent volontiers en avant, et Démosthènes résume avec
ironie leurs raisonnements : « Que la paix est agréable ! Qu'il est
XI. — LE TYPE MACÉDONIEN. 285
fâcheux d'avoir à entretenir des troupes! On cherche à dissiper
nos finances '. » Quant au motif intéressé qui porte les « traîtres »
à tenir ce langage, le scepticisme bon enfant de? Athéniens ne
s'en émeut plus. « On porte envie à celui qui touche ; on ne fait
que rire, s'il avoue; on lui pardonne, s'il est convaincu ; on sait
mauvais gré à ceux qui se plaignent de ces moeurs"^. »
Le parti de la paix, à Athènes, est devenu plus fort que pen-
dant la guerre du Péloponèse, principalement pour trois causes :
le progrès du bien-être, qui fait redouter davantage les ennuis
de la guerre; les libéralités de Philippe, qui entraînent directe-
ment ou indirectement une partie de la population, et le déclin
de la puissance navale d'Athènes, qui enlève aux partisans de la
guerre la ressource de se rejeter, comme jadis, sur l'exploitation
lucrative de la mer.
La résistance des autonomies locales : le type de Démos-
thènes. — Pourtant le parti de la guerre existe, et il est très
fort. 11 est très fort, parce qu'il s'appuie, lui aussi, sur un fait
social de la plus haute importance, à savoir : V indépendance abso-
lue de la cité. Jusqu'ici, malgré les vicissitudes de la guerre et
les triomphes momentanés de cités dominantes, les autonomies
municipales sont demeurées à peu près intactes. Athènes, en
particulier, n'a fléchi un instant sous le joug lacédémonien que
pour s'émanciper presque aussitôt. Car une cité, nous l'avons
vu par bien des exemples, est rarement assez forte pour s'an-
nexer réellement une autre cité. Mais à présent, les « patriotes »
éclairés voient se lever une plus terrible tempête. Ce n'est pas
une cité rivale qui menace; c'est un « royaume », c'est une
« puissance » organisée sur un type différent de celui de la cité,
et qui est outillée pour établir sa domination d'une manière
efficace. Voilà pourquoi, en face du plus redoutable péril qu'ait
couru l'indépendance de la cité, surgit le plus éloquent des
orateurs dont parle l'histoire. Le rôle de Philippe, par un choc
en retour, crée celui de Démosthènes.
1. 4" Philippique.
. 2. o" Philippique.
:286 LA GRÈCE ANCIENNE.
Tout d'abord, rien d'étonnaut si le grand ennemi de Phi-
lippe est un Athénien. La puissance macédonienne, en se déve-
loppant, menace tout d'abord les cités maritimes du nord de
l'Archipel, alliées ou comptoirs d'Athènes. Elle gagne vers
Byzance et l'Hellespont, cest-à-dire vers cette route des blés qui
fait en grande partie la fortune d'Athènes. Aussi, la ville d'Olyn-
the et la presqu'île de Chersonèse (Dardanelles i donnent-elles
leur nom à quatre des discours les plus virulents du grand
orateur. On dirait qu'il ne perd pas un instant de vue la ligne
de rivages qui va d'Athènes à la mer Noire, et cela est très grec.
Très grecque aussi,. cette fureur de persuader qui forme pour
ainsi dire tout le génie de Démosthènes, et c[iii, en faisant l'ad-
miration des critiques, montre de quelle immense force dis-
posait le parti adverse, puisqu'il fallait revenir si souvent sur les
mêmes choses et mettre tant de fougueuse àpreté dans ces
sempiternelles objurgations. Très grecque encore, cette destinée
de l'orateur, condamné comme tant d'autres à une succession
de faveurs et de disgrâces, banni, puis rappelé, puis banni de
nouveau. Très grec enfin et très « actuel », le côté mercenaire
de son éloquence, subventionnée par le roi de Perse pendant que
celle d'Eschine est subventionnée par le roi de Macédoine. Merce-
naires, les deux orateurs le sont également, mais Démosthènes
a pour lui de pouvoir dire que celui qui le paye n'est plus dan-
gereux pour sa patrie. Voilà pourquoi il est l'homme du parti
national. Autour de lui brillent quelques autres orateurs du
même parti : Lycurgue, Hypéride, Hégésippe, qui le secondent,
avec une belliqueuse éloquence, dans sa tâche d'avertisseur et
d'excitateur.
Cette éloquence, dans sa beauté naturelle et tragique, tourne
toujours autour du même refrain. Démosthènes gourmande X in-
souciance de ces citadins gâtés par les distractions de la vie
urbaine et par l'abus des occupations politiques : « Vous ne
savez, leur dit-il, que faire des lois et chercher des nouvelles. »
Et ailleurs : « Si nous nous tenons renfermés dans nos murs
sans autre occupation que d'écouter des harangueurs qui s'ac-
cusent et se déchirent les uns les autres, nous ne ferons jamais
XI. — LE TYPE MACÉDONIEN. 287
rien de bon. » Cette éloquence est vive, pressante, ironique,
acérée, fuyant « la phrase » et courant droit à un but pour-
suivi passionnément : celui de secouer l'apathie ou le scepti-
cisme des Athéniens, de leur faire comprendre à toute force
que le péril est immense, de les obliger à s'armer, à rechercher
des alliances, à faire les sacrifices nécessaires pour écarter le
danger. Chose typique : l'argent manque pour l'armée, et il
abonde pour les représentations théâtrales. Démosthènes s'épuise
en précautions oratoires pour tourner la loi qui défend, sous
peine de mort, d'affecter à d'autres dépenses le budget du
théâtre. Il stigmatise avec douleur l'égoïsme des cités qui ne
veulent pas s'unir pour la défense commune et qui pâtiront
de leur inertie. Cet homme n'est pas seulement orateur,
mais homme d'État. Administrateur, il répare les fortifications
d'Athènes, et y contribue de ses deniers, ce qui lui vaut une
couronne d'or, hommage dont Eschine, après coup, attaquera
la légalité. Ambassadeur, il négocie avec diverses cités grecques,
et notamment avec Thèbes, qu'il parvient à détacher, mais un
peu tard, de l'alliance macédonienne. Après la mort d'Alexandre,
il sera le porte-drapeau de l'insurrection suprême contre la
Macédoine, et paiera de sa vie cette dernière équipée.
Procédés de Philippe. 1° La guerre commerciale dans le
nord : Philippe, intercepteur de routes. — Chaque cité de la
Crèce a ainsi ses Eschiiies et ses Démosthènes, mais ceux d'A-
thènes ont seuls passé à la postérité, pour cette double raison
qu'Athènes est particulièrement menacée par l'ambition de Phi-
lippe, et que le mérite intellectuel de ses orateurs donne une
valeur littéraire à leurs productions. Mais, pendant que les poli-
ticiens des cités sont aux prises, Philippe s'avance, et l'ensemble
des mouvements qui le font avancer peut se décomposer en
trois sortes d'opérations : la guerre commerciale, l'intervention
religieuse et l'invasion définitive.
La guerre commerciale prépare le terrain. Elle consiste dans
la mainmise du roi de Macédoine sur les cités maritimes du
nord de l'Archipel, qui étaient pour Athènes des étapes ou des
288 LA GKÈCE ANCIENNE.
amorces de routes importantes. Philippe prend Amphipolis,
Pydna, Potidée, Méthone, intervient enTlirace au profit des clans
ennemis d'Athènes, renverse les chefs locaux alliés de celle-ci,
fait de sérieuses démonstrations du coté de l'Hellesjîont et de
Byzance. Le siège de Hérée, citadelle de cette dernière ville,
jette l'affolement dans Athènes, car c'est une route qui va être
coupée. Puis, le succès de Philippe n'ayant pas été définitif,
l'affolement fait place à un nouveau retour de légèreté et d'in-
souciance. Bientôt Philippe s'en prend à l'Eubée, un des greniers
d'Athènes, et parvient à y établir des « tyrans » dévoués à sa
personne. Tous ces mouvements tendent à diminuer les res-
sources économiques d'Athènes, et, par contre-coup, à augmen-
ter les siennes, puisqu'il détourne à son profit un trafic établi
depuis des siècles. La chute d'Olynthe, que trois discours de
Démosthènes essayent inutilement de conjurer, marque la ruine
définilive de cet empire septentrional d'Athènes, fondé sur des
« alliances » plus ou moins imposées et sur un réseau ingénieux
de relations commerciales.
Contre ces attaques, Athènes n'est plus en mesure de se dé-
fendre efficacement par mer. Beaucoup d'iles ont secoué le joug
de son « alliance ». Elle a encore, sans doute, des navires et
des marins; mais, moins riche en tributs versés par les « alliés »,
elle recule devant les sacrifices d'argent qu'il faudrait consentir
pour « équiper » des flottes sérieuses. Les Athéniens aisés se
rebiffent contre les contributions extraordinaires qu'il faudrait
payer. En outre, l'amour du bien-être porte beaucoup de
citoyens à fuir le service personnel et à laisser celui-ci à des
spécialistes mercenaires, lesquels, à leur tour, désertent parfois
parce qu'ils ne sont pas exactement payés. De là ces '< vaisseaux
vides » devant lesquels gémit Démosthènes, vaisseaux vides
qu'il n'y a pas moyen de remplir, bien que, s'ils étaient rem-
plis, on pût en faire un excellent instrument de défense contre
Philippe, et couper court, par la sauvegarde de certaines posi-
tions maritimes, à son système de « blocus continental ».
2- La guerre sacrée : Philippe, vengeur d'Apollon. — En bonne
M. — LE TYPE MACÉDONIEN. 289
posture du côté des voies commerciales, Philippe appelle à son
aide la religion. Il profite d'une querelle survenue entre les
Amphictyons et les Phocidiens, à propos du temple de Delphes,
pour s'érig-er en vengeur d'Apollon et obtenir libre passage
vers le sud. Ses soldats marchent le casque couronné de lauriers.
Ce n'est pas une guerre, c'est une « croisade ». La majorité des
cités grecques applaudit à ce zèle pieux. Par cette intervention,
Philippe confond les arguments de ceux qui le qualifient de
« barbare ». Non seulement il se comporte en Grec, mais il
prend la défense d'une des plus vieilles institutions qui aient
jamais relié les cités grecques. En vain les Phocidiens utilisent
les trésors du temple de Delphes pour recruter des mercenaires.
Cet acte de banditisme sacrilège ameute contre eux l'opinion
hellénique. Athènes et Sparte, qui au fond comprennent que
ces bandits sont les défenseurs de l'indépendance de la Grèce ,
n'osent pas leur porter secours. Après quelques péripéties, Phi-
lippe triomphe des Phocidiens et, tirant parti de l'auréole que
lui donne son titre de vengeur d'Apollon, s'élance vers les
Thermopyles pour les occuper. Mais, cette fois, les Athéniens
se sont remués, et ont occupé le défilé avant lui. C'est donc
partie remise, mais, cette retraite momentanée, Philippe l'opère
du moins avec gloire. Le sentiment religieux de la Grèce va
conspirer dorénavant avec lui.
3° L'invasion définitive. — Reste alors à employer l'invasion
directe. Cette invasion, en Tliessalie, est déjà une affaire faite.
Philippe, profitant de guerres civiles occasionnées par la mort
du « tyran » Alexandre de Phères, est descendu dans le pays,
selon la vieille formule des grands bandits montagnards, « pour
faire la police », s'ériger en redresseur des torts et se mêler
aux vendettas des principales familles. Son intervention a apaisé
en effet des querelles, mais l'impérieux médiateur s'est fait
payer pour sa peine. Il a rançonné les Thessaliens en exigeant
d'eux le revenu des foires et des villes de commerce, et les
sommes ainsi perçues lui ont servi à recruter des mercenaires.
C'est une première étape vers le sud. Derrière la Thessalie s'étend
19
290 LA GRÈCE ANCIENNE.
la Béotie, dirigée en fait par la puissante cité de Thèbes. Enne-
mis des Phocidiens, les Thébains ont accueilli avec joie l'inter-
vention de Philippe dans la guerre sacrée. Ennemis des Athé-
niens, ils ne sont pas fâchés des pertes infligées à ceux-ci par
l'extension des conquêtes macédoniennes. Pourtant le moment
arrive où les Thébains découvrent avec effroi combien est re-
doutable le voisin que les derniers événements leur ont donné.
C'est à ce moment qu'arrive Démosthènes, avec une ambassade
athénienne, pour les exhorter à oublier tous les griefs passés et
à se liguer avec Athènes contre l'ennemi commun. L'alliance
est conclue. Les armées athénienne et thébaine réunies mar-
chent contre Philippe, et la bataille s'engage. C'est la fameuse
journée de Chéronée, où les Athéniens font d'abord reculer
Philippe, mais où le jeune Alexandre, lils de celui-ci, inaugure
ses exploits de tacticien supérieur en enfonçant le « bataillon
sacré » des Thébains, puis en changeant, par une habile con-
version, le triomphe momentané des Athéniens en une irrémé-
diable déroute. Décidément, l'art militaire des Macédoniens s'est
assimilé tous les progrès techniques réalisés par les Épami-
nondas et les Iphicrate. Il les a même dépassés, et le jeune
Alexandre, vainqueur en bataille rangée des troupes les plus
solides de la Grèce, pourra marcher à ses conquêtes avec des
soldats dignes de lui (338).
L'anarchie entre cités rend inévitable le triomphe des Macé-
doniens. — Philippe a vaincu la Grèce parce qu'il a imité les
Grecs et s'est inspiré de leurs progrès sans leur prendre cette
division en cités qui paralysait leur résistance. Nous avons
déjà constaté cette anarchie des cités devant l'invasion perse ;
mais, alors, la supériorité de la tactique grecque était si consi-
dérable que les masses barbares, après quelques triomphes dus
au nombre, purent être rompues et refoulées par les forces de
quelques cités seulement. Encore, on se le rappelle, la lutte
avait été angoissante. L'écrasement de Léonidas aux Thermo-
pyles et l'incendie d'Athènes par Xerxès avaient fait craindre un
dénouement fatal. En effet, Athènes et Sparte, avec quelques
\r. — LE TYPE MACÉDONIEN. 291
alliés peu puissants, étaient seuls en ligne. Même à Marathon,
les Athéniens avaient été obligés de marcher seuls, les Spar-
tiates n'étant pas arrivés à temps. Devant l'invasion macédo-
nienne, l'anarchie subsiste, mais la situation n'est plus la même,
car l'ennemi est admirablement discipliné et en possession de
tous les secrets de la tactique. Plus que jamais, l'union totale
serait nécessaire, et Démosthènes s'en rend bien compte ; mais
cette union ne se produit pas, car les intérêts inmiédiats ne sont
pas les mêmes. Sparte, qui voit avec déplaisir les progrès des
Macédoniens, ne s'ébranle pourtant pas, parce qu'elle sait que
les premiers coups ne seront pas pour elle. Elle s'ébranlera plus
tard, quand Athènes et Thèbes auront été écrasées, et sera
écrasée à son tour. D'autres cités raisonnent de même. « Chacun,
s'écrie avec douleur Démosthènes, semble compter gagné pour
lui le temps employé à la destruction d'un autre. » C'est le grand
vice de la communauté hellénique, privée d'une direction qui
s'impose. En outre, nous savons que les cités, grâce aux « ami-
tiés )> conquises par Philippe, sont divisées. Même quand les
patriotes l'emportent, ce n'est pas sans de fâcheux débats qui
retardent les mesures à prendre et donnent l'éveil à l'ennemi.
Bien différente, à ce point de vue, est la situation de Philippe,
roi et chef militaire des clans macédoniens. « Tout ce qu'il
jugeait à propos, dit après coup Démosthènes, il le faisait à
l'instant sans l'annoncer dans des décrets, sans délibérer en
public, sans être cité en justice par la calomnie, ni accusé
comme infracteur des lois, sans être obligé de rendre compte à
personne, partout souverain arbitre, chef et maître absolu. Pour
résister à un tel prince... qu'avais-je à ma disposition? Rien. Le
droit même de monter à la tribune, seul avantage que je pusse
lui opposer, je le partageais avec ses mercenaires, et chaque
fois qu'ils l'emportaient sur mes conseils, ce qui n'arrivait que
trop souvent sous divers prétextes, vos résolutions furent prises
en faveur de l'ennemie »
Aussi l'orateur athénien considère-t-il comme un fait tout à
1. Discours su7- la Couronne.
292 LA GRÈCE ANCIENNE.
fait extraordinaire et glorieux cette pauvre petite alliance d'A-
thènes et de Thèbes conclue au dernier moment. Réunir deux
cités rivales en une pareille occasion, quelle merveille ! Oui !
mais il aurait fallu plusieurs merveilles de ce genre pour arrêter
'l'invasion.
Nous avons noté à Athènes le rôle de l'amour du bien-être
parmi les causes qui paralysaient la défense. Cette même cause
agissait en d'autres cités. Le luxe, l'oisiveté, les arts eux-mêmes,
les longues conversations philosophiques sous les portiques ou
dans les jardins, le dilettantisme élégant, l'amour intense des
représentations théâtrales et autres divertissements urbains, ne
poussaient pas aux résolutions guerrières, ou poussaient à leur
ajournement même lorsque lintelligence des hommes d'État en
avait saisi l'opportunité. « Qu'attends- tu donc pour proposer la
guerre? » disait Hypéride à Phocion. — « J'attends, répliquait
celui-ci, que les jeunes gens consentent à servir, les riches à
payer l'impôt, les orateurs à ne j^ius voler le public. » En outre,
cette corruption et ces douceurs de la vie urbaine produisaient
décidément une trop grande rupture d'équilibre entre les mon-
tagnards du Nord et les citadins du Sud. Ceux-ci avaient bien la
ressource des mercenaires, mais les mercenaires, outre qu'ils
manquent de dévouement, coûtent cher, et des sacrifices trop
exceptionnels de ce côté obligent précisément à diminuer le
bien-être. Notons enfin qu'à Athènes, centre naturel de la résis-
tance, l'esprit critique, développé à outrance, nuisait à l'esprit
d'action. Le plaisir d'ergoter, de démontrer, de contredire, de
rechercher ce qu'il faudrait faire et ce qu'il aurait fallu faire,
engendrait une espèce d'ivresse intellectuelle qui nuisait aux
initiatives. « Par Hercule 1 disait Phocion, que de stratèges et
combien peu de soldats! » Le trait le plus curieux de cet état
d'âme est précisément ce fait que la grande et définitive lutte
entre Eschine et Démosthènes, le fameux procès sur la Couronne, se
place en l'année 330, sous le règne d'Alexandre, laiit ans après
la bataille de Chéronée. Les chefs-d'œuvre d'éloquence des deux
orateurs roulèrent précisément sur ce rjuil aurait fallu faire^
à une époque où il ny avait plus rien à faire, et le succès de ce
\I. — LE TYPE MACÉDONIEN. 293
procès sensationnel n'en fut que plus grand, Eschine, vaincu,
dut s'exiler, et l'opinion donna définitivement raison à l'orateur
patriote, ce qui prouve un autre fait intéressant, à savoir que la
domination macédonienne, s'adaptant en Grèce à la nature des
choses, laissait aux cités une autonomie très large, et une cu-
rieuse indépendance dans l'expression des sentiments les plus
hostiles aux dominateurs.
Philippe est donc vainqueur, et sa victoire l'impose à toute la
Grèce. Mais il triomphe en Grec, en civilisé, en calculateur. Il
rend à x\thènes ses prisonniers sans rançon, il prodigue cà et là
des démonstrations d'amitiés ; il se rend à Corinthe et convoque
les députés de toutes les cités grecques. Il leur parle, non en
maître, mais en ami puissant, comme parlait Agamemnon à ses
fidèles. Il demande et obtient le titre de généralissime des
Grecs, et se fait promettre par chaque cité un contingent de
guerriers d'élite. Il communique à son auditoire ses plans de
conquistador, et soulève Tenlhousiasme en parlant de revanche
contre les Perses. Il donne, pour mieux gagner les cœurs, des
fêtes splendides, et meurt enfin sous le poignard, non d'un Grec,
mais d'un Macédonien qui avait contre lui une vendetta per-
sonnelle. Mais cette mort ne fait que remettre le pouvoir aux
mains d'un homme encore plus étonnamment doué que lui, et
dont le génie individuel, merveilleusement d'accord avec les
circonstances sociales qui lui permettent de donner toute sa
mesure, va donner au monde un spectacle stupéfiant.
XII
LA PROJECTION DU TYPE GREC EN ASIE
LE ROLE D ALEXANDRE
Les conquistadors perfectionnés et la Toison d'or de Perse.
— Alexandre le Grand est un chef de clan albanais très intelli-
gent, porté par les circonstances à une situation unique oii ses
qualités de « grand bandit » pourront se déployer à loisir. Plus
de deux mille ans plus tard, ce sera le même cas pour Napo-
léon, grand bandit corse, élevé lui aussi supérieurement, comme
l'élève d'Aristote.
Alexandre, après une jeunesse aventureuse, au cours de la-
quelle il avait été « banni » par son père, puis soutenu par un
clan d'amis personnels, puis rappelé selon la formule classique
de tant de héros hellènes, arrive au pouvoir au moment où toutes
les cités grecques, après tant de luttes entre elles, viennent
d'abdiquer leur indépendance en faveur de Philippe, et où ce
triomphe consolide l'union des clans montagnards macédo-
niens, laborieusement opérée par ses prédécesseurs. En outre,
Alexandre arrive à une heure où les soldats de métier, grâce
au développement du condottiérisme, ont atteint la perfection
de leur art, et où l'écrasante supériorité de cet art militaire hel-
lénique s'est révélé à plusieurs reprises par des expéditions
d'aventuriers armés en Asie, notamment par celle des Dix Mille
et par celle d'Agésilas. Plusieurs fois l'empire perse, riche proie
convoitée par les conquistadors de la Grèce, a failli s'écrouler
XTI. — LA PROJECTION DU TYPE GREC EN ASIE. 295
SOUS leurs coups, et, si les conquistadors ont échoué, l'échec a
été dû seulement à leur trop petit nombre, ainsi qu'à l'anarchie
des cités qui, royalement entretenue par l'or des Perses, conti-
nuait à sévir derrière eux.
Alexandre se voit donc à la tête des Macédoniens, monta-
gnards belliqueux, doués d'une grande force expansive, exacte-
ment comme les Albanais d'aujourd'hui. Il se voit à la tête des
Grecs, dont un bon nombre, héritiers des bandits montagnards,
ont conservé le goût de ces aventures lointaines qui condui-
saient leurs ancêtres vers Troie ou vers la Toison d'or. Alexandre
est, de plus, un parfait civilisé, merveilleusement instruit, ca-
pable, comme n'importe quel Athénien, de comprendre les causes
de la grandeur et de la décadence du commerce, d'apprécier
la valeur des routes et des débouchés, et de mesurer l'impor-
tance utilitaire des opérations stratégiques. Son père Philippe,
en occupant toute une ligne de ports depuis la Thessalie jus-
qu'à l'Hellespont, a montré à quel point l'utilisation des phéno-
mènes économiques entrait dans ses calculs de conquérant.
Alexandre est enfin un artiste, un lettré, amoureux d'Homère
dont les récits épiques enflamment son imagination juvénile. Il
se vante de descendre d'Achille par sa mère, et sa première
visite, en abordant l'Asie, sera pour ces ruines de Troie qui con-
tribuent à exalter, par une sorte de mirage intellectuel, son
désir naturel de la gloire.
C'est dans ces conditions qu'Alexandre entreprend la conquête
de l'immense empire des Perses. Ce pays, pour les Grecs qui
ne connaissaient guère que la monnaie d'argent, était attrayant
à cause de l'or cju'il possédait en abondance. Plus encore que
la Colchide pour les aventuriers Argonautes, l'empire des Perses,
héritiers des splendeurs de l'empire assyrien, constituait, à vrai
dire, une gigantesque « Toison d'or ». Ce même empire, pour
des aventuriers commerçants, avait encore cet attrait qu'il déte-
nait toutes les clefs de communication avec l'Extrême-Orient
et la haute vallée du Nil, et régentait, par ce fait, le transport
des denrées rares et coûteuses. Notons en effet que la Phénicie,
dont le grand port était Tyr, était soumise à la Perse, que
296 LA GRÈCE ANCIENNE.
celle-ci dominait également l'Egypte, malgré de fréquentes ré-
bellions de celle-ci, et que, du côté du nord, cette domination
s'étendait jusqu'au Turkestan actuel, ce qui barrait les routes de
la Caspienne, et rendait la Grèce dépendante d'un seul peuple
piour toutes ses transactions avec l'au-delà.
Or, ce peuple perse, ou plutôt cet amas de peuples réunis
sous les « grands monarques » perses, n'était en fait qu'une
juxtaposition de vastes groupes communautaires, exploités par
des satrapes, et immobilisés dans la routine propre aux peu-
ples demeurés très voisins de la formation patriarcale. Les
causes qui avaient poussé dans la cité grecque au développe-
ment du type guerrier : bannissements, montagne voisine de la
ville, retours de bannis, guerres de vallées à vallées, alertes
continuelles dues à la proximité d'adversaires toujours en éveil,
n'avaient pas agi dans ces territoires asiatiques. Si le type guer-
rier se présentait parfois, c'était un type barbare, directement
issu du cavalier nomade, ignorant des progrès de la tactique,
appliquant à la guerre des procédés naïfs et enfantins. Les
Perses, dont le territoire englobait une partie des steppes her-
bues de l'Asie centrale, disposaient d'une nombreuse cavalerie,
mais mal formée à son rôle d'arme spéciale, et ne sachant pas,
comme la cavalerie macédonienne, combiner méthodiquement
ses évolutions avec celles d'une savante infanterie. Ils avaient
encore des chars armés de faux, dispositif efficace peut-être
avec des ennemis qui ne savent qu'avancer en cohue, mais dé-
risoire avec des guerriers de métier rompus à toutes les manœu-
vres. Tout bien compté, ce que les Perses avaient de plus re-
doutable, c'étaient les mercenaires grecs qu'ils payaient et
qui, malgré la soumission des cités à Philippe, leur arrivaient
encore par petits groupes ou isolément. Mais Alexandre, avec
les ressources dont il disposait désormais, pouvait opposer à ces
condottieri des troupes plus nombreuses et plus homogènes. La
Perse, longtemps convoitée en vain, et quelque temps défendue
par l'or qu'elle avait semé à travers les cités grecques,
allait tomber enfin sous le coup de consquistadors perfec-
tionnés.
XII. — LA PROJECTION DU TYPE GREC EN ASIE. 297
Première partie de l'itinéraire d'Alexandre : la monopolisa-
tion des rivages et la ruine de Tyr. — Nous ne retracerons pas
en détail Tliistoire des batailles d'Alexandre. Mais son itinéraire
mérite d'être considéré un instant.
Alexandre procède en bandit montagnard terrien. Il ne prend
pas la route de mer, bien qu'il ait à sa disposition la flotte
athénienne. Il se sent plus à son aise dans les marches de terre,
même fatigantes et extraordinaires, et, probablement, il n'est
pas sûr du personnel qui pourrait monter sa flotte. La marine
perse, grâce à la Phénicie et à la récente alliance d'Athènes
avec le grand roi, est d'ailleurs assez redoutable. C'est à revers
qu'Alexandre veut frapper cette puissance maritime, et son pre-
mier souci sera de fermer à la Perse les routes de la mer. De là
les trois premières opérations de sa conquête : 1° le ralliement
des rivages d'Asie Mineure; 2° la ruine de Tyr; 3" l'occupation
de l'Egypte (334-332).
Alexandre emmène trente mille fantassins d'élite, plus cinq
mille cavaliers. C'est tout, mais c'est trois fois plus de monde
que n'en a^ aient les Dix Mille. Il franchit l'Hellespont et pousse
une pointe vers l'est jusquau Granique, pour culbuter une
première armée perse, après quoi il tourne au sud, occupe
Sardes, capitale de la Lydie, et revient vers l'ouest, pour re-
joindre le littoral jusqu'à Phasélis, limite des cités grecques.
Cette promenade, le long de la côte, a deux buts : 1" insurger
les cités grecques d'Asie contre les Perses et les « rallier » à
sa cause ; 2° intercepter l'arrivée des mercenaires grecs que les
Perses font venir à prix d'or. Le Rhodien Memnon, chef de ces
mercenaires, était le principal appui de Darius, mais les satrapes,
obtus et jaloux, contrecarraient ses mesures. Un autre chef de
mercenaires, FAthénien Charidème, fut étranglé par l'ordre de
Darius, à qui ses conseils déplaisaient. Pendant que les éléments
de résistance se paralysent ainsi les uns les autres, Alexandre
avance. De Phasélis, il remonte momentanément au nord, lais-
sant la route des rivages devenue difficile et peu profitable. Il
va occuper une position stratégique au cœur de l'Anatolie, sur
la « route royale » qui joint Sardes à Suse; il passe à Ancyre,
298 LA GRÈCE ANCIENNE.
juste au point qui sera, plusieurs siècles plus tard, le théâtre
d'une des plus gigantesques batailles de Thistoire, entre les
Turcs de Bajazet et les .Mongols de Tamerlan. Mais les Perses
n'ont pas attendu l'envahisseur sur ces plateaux. Ils ont reculé
^Jers une autre ligne de défense, et ont choisi assez naturelle-
ment Issus, c'est-à-dire l'angle que forme le rivage de l'Asie
Mineure, rencontrant celui de la Syrie. C'est un tournant auquel
Alexandre doit fatalement passer. Il y passe en effet, sur le
corps des Perses, et, immédiatement, au lieu de marcher vers
« la capitale », comme la théorie semblerait le conseiller, il
continue de descendre vers le sud , le long de la côte de Phé-
nicie. C'est ici que prend place une des opérations de guerre
les plus difficiles et les plus acharnées qu'ait réalisées Alexandre :
la prise de Tyr. Alexandre, en Grec consommé, sait que la ruine
de Tyr vaut la conquête de la mer. De là le formidable coup
de collier qu'il donne en cette occasion, et l'obstination excep-
tionnelle qu'il met à briser la résistance acharnée des Tyriens.
Tyr détruite, Alexandre continue à tourner le dos à Darius,
et s'élance vers l'Egypte. Il n'a pas de peine à détacher de
l'empire perse ce pays si particulier, qui supportait avec peine
le joug de ses dominateurs. Mais, précisément parce que ce pays
est très particulier, Alexandre a besoin de le ménager parti-
culièrement. Souple et politique, il se plie aux mœurs et aux
superstitions des Égyptiens, fait le pèlerinage de l'oasis d'Ani-
mon, s'érige en dieu aux yeux de ce peuple religieux par excel-
lence, et, tandis qu'il s'efforce de frapper les imaginations égyp-
tiennes, il inspecte le pays pour voir quel profit on peut tirer,
avec les ressources grecques, de son exceptionnelle situation.
La mainmise du type grec sur l'isthme de Suez : Alexandrie .
— L'isthme de Suez, selon qu'il est entre des mains civilisées
ou barbares, a le don d'orienter d'une façon ou de l'autre tout
l'axe économique d'une grande fraction de l'humanité. C'est là
que deux mers, baignant deux mondes différents — et à pro-
ductions différentes — se rapprochent le plus. En outre, cette
route de mer croise une route de terre des plus importantes,
XII. — LA PROJECTION DU TYPE GREC EN ASIE. 299
celles qui va de l'Afrique intérieure à l'Asie civilisée par la vallée
du Nil et l'étroite bande de territoire comprise entre les déserts
arabiques et la mer de Syrie. Depuis longtemps les Grecs
avaient saisi l'intérêt qui s'attachait à l'occupation de ce point
du globe, et un attrait puissant les y amenait. Pendant plusieurs
siècles, à de nombreuses reprises, ils avaient fait leur appa-
rition dans le Delta. Ils y apparurent d'abord comme voya-
geurs, puis comme colons commerciaux, puis comme merce-
naires. En pleine guerre du Péloponèse, on voit Athènes oublier
Sparte pour envoyer une flotte en Egypte. Une ville grecque,
nommée iVaucratis, s'était fondée dans le delta sous la protec-
tion des rois du pays. D'antiques légendes contribuaient à rap-
procher les deux peuples : celle d'Égyptus frère de Danaus,
celle de l'Égyptien Cécrops abordant en Attique, celle d'Hélène
retrouvée en Egypte par iMénélas. Mais, jusqu'alors, les Grecs
n'avaient apparu à l'embouchure du Nil qu'en petit nombre, et
leurs opérations, soit commerciales, soit militaires, avaient
toujours été subordonnées au bon plaisir d'un pouvoir supé-
rieur. Avec Alexandre, le colon grec arrive en maître, et peut
réaliser enfin des rêves grandioses. Il s'agit de faire surgir
en ce point du globe le centre commercial du monde connu.
A Tyr qui vient de s'écrouler, va succéder Alexandrie.
La fondation d'Alexandrie est l'acte le plus significatif et le
plus décisif d'Alexandre. C'est celui qui exprime le mieux le
mouvement d'expansion de la race, attirée vers l'Orient par la
possibilité nouvelle, subite, magnifique, d'exploiter des routes
dont on ne tirait pas tout le parti convenable et des pays
que la barbarie de leurs habitants peuvent faire considérer
comme « neufs ». La mer Rouge va enfin être « mise en valeur »
par des gens capables, et la route de terre, elle aussi, débar-
rassée de l'insécurité qui régnait au temps des satrapes, con-
tribuera largement à la prospérité du nouveau centre com-
mercial.
Deuxième partie de l'itinéraire d'Alexandre : la route de
l'Inde par terre. — A l'Egypte se termine la partie côtière de
300 LA GRÈCE ANCIENNE.
l'épopée d'Alexandre. Maitre de la mer par le cirque entier de
rivages qui borne à F est la Méditerranée, le conquérant, ayant
d'ailleurs rafraîchi et augmenté ses troupes, commence la par-
tie continentale de son invraisemblable promenade, et marche
Qnfin sur la région mésopotamienne, où sont massées, toujours
immenses, les forces de Darius. C'est à Ârbèles, non loin de
Ninive, que se livre la « bataille monstre ». Plus d'un million
de sujets perses y figurent, d'après les historiens. Le récit dé-
taillé de l'action montre avec un éclat aveuglant la supériorité
de la tactique gréco-macédonienne. En effet, Alexandre triom-
phe d'une armée qui l'enveloppe, en faisant front de toutes parts.
Chaque» unité de combat » du conc[uérant se comporte comme
une citadelle mouvante au milieu dune cohue d'assaillants in-
commodés seulement par leur nombre. La victoire est un mas-
sacre, et, dès lors, l'invasion prend l'aspect d'une promenade
triomphale. Alexandre entre dans Babylone, dans Suse, dans
Persépolis, dans Ecbatane, La « Toison d'or » est conquise. Des
trésors immenses sont pillés. Les soldats reçoivent des parts de
butin inouïes. Le seul trésor de Persépolis fournit, dit-on, G60
millions de francs. A Darius assassiné succède le satrape Bessus,
qui bat en retraite vers le nord-est, où Alexandre le poursuit. Il
s'enfonce dans les profondeurs de la Bactriane, à des distances
de la mer que les Grecs n'avaient jamais atteintes, traverse des
chaos de montagnes, pénètre jusqu'à l'Iaxarte (Syr-Daria), au
cœur du Turkestan actuel, et, finalement, après une course en
zigzag qui parait trahir des intentions exploratrices, s'avance
jusque dans l'Inde, non sans avoir reconnu, dans l'Afghanistan
actuel, l'impurtance commerciale et stratégique de la position
d'Hérat, où il fonde encore une Alexandrie. A son retour, il fait
reconnaître les bouches de l'Indus et longer le golfe Persique.
Lidée d' « utiliser » pratiquement ses aventures ne quitte pas
un instant cet aventurier (33-2-325).
Un nouveau type de colonies grecques : les villes d'étapes de
l'intérieur. — Dans l'intérieur, de loin en loin, Alexandre fonde
des villes, dont plusieurs dureront longtemps. Ces villes, d'après
XII. — LA PROJECTION DU TYPE GREC EN ASIE. 301
un auteup, sont au nombre de soixante. Ses lieutenants vont en
fonder d'autres après lui. Cette « colonisation » spéciale s'ac-
complit à la fois selon les nécessités de la situation et les lois de
la race. Les colonies sont avant tout des garnisons militaires qui
s'éparpillent pour garder les points stratégiques, mais ce sont
en même temps des marchés bien choisis où des commerçants,
sous la protection des militaires, s'empressent de mettre à profit
l'ouverture des nouvelles routes et l'inauguration d'une pré-
cieuse sécurité. Avec les soldats et les commerçants s'installent,
surtout dans les centres importants, les hauts fonctionnaires
d'origine macédonienne ou hellénique, enrichis des dépouilles
des satrapes ou autres dignitaires de l'empire déchu. Mais ces
colonies grecques ont ceci de nouveau qu'elles sont loin de la
mer. En outre, elles constituent des groupements espacés, non
pas noyés, si l'on veut, dans l'Océan barbare, mais réduits,
dans cet Océan, à l'état d'îlots citadins, oii va se cantonner la
civilisation des vainqueurs .
Peu de temps après la mort d'Alexandre, le nombre des
villes grecques semées ainsi à travers l'Orient va déjà s'élever à
plusieurs centaines. Nous sommes ici en présence d'un phéno-
mène neuf, quoique dérivant toujours du caractère hellénique.
Jusqu'alors, les cités grecques se propageaient par mer, de ri-
vage à rivage. Mais, dans cet ordre d'idées, tout est fait ou à
peu près. C'est par terre que se fait maintenant l'expansion,
grâce au chemin victorieusement frayé par un chef montagnard,
qui d'ailleurs a eu pour premier soin d'assurer derrière lui les
routes maritimes. Aussi ces colonies de nouveau style ont-elles
forcément des fondateurs guerriers. Elles ont la physionomie
« moderne » des villes créées tout d'un coup. Leurs longues rues,
tirées au cordeau, sont bordées de palais et de portiques. En
outre, au lieu de se rattacher à une cité-métropole, elles ne se
rattachent plus qu'au grand chef macédonien qui les a créées.
Elles font partie intégrante d'un vaste empire, tout en conser-
vant, bien entendu, certains privilèges municipaux. Par elles,
et grâce à leur rayonnement, la langue grecque se répand
dans une bonne partie de l'Asie. Que l'on se rappelle l'inscrip-
302 LA GRÈCE ANCIENNE.
tion mise par Pilate à la croix de Jésus. Cette inscription n'est pas
seulement en hébreu, lang-ue indigène, et en latin, langue des
autorités. Elle est encore en grec, langue de tout ce c[ui repré-
sente alors la « civilisation » dans FOrient tout entier,
j En un mot, c'est sous le coup dun grand bandit montagnard
civilisé que s'écroule l'empire perse. C'est sous la protection
militaire de ce concjuérant que les Grecs affluent. C'est comme
citadins, dans des villes nouvelles ou restaurées, que s'intallent
ces Grecs. Et ce sont ces villes nouvelles qui servent de levain
pour faire fermenter, autant qu'il se peut, la pâte orientale, c'est-
à-dire pour y introduire plus de commerce, plus d'art militaire
perfectionné et plus de culture intellectuelle, choses dans les-
quelles les nouveaux venus sont depuis longtemps supérieurs.
Le commerce en possession de ressources nouvelles :
débouchés, sécurité et grands travaux. — Le commerce, avec
l'épopée d'Alexandre, acquiert des ressources nouvelles.
Les Grecs n'avaient pas, avec les pays d'Orient un peu loin-
tains, des relations commerciales très intenses. La route de mer,
dans le fond de la Méditerranée orientale, leur était disputée
supérieurement par les Phéniciens, et les routes de terre, par
l'Asie Mineure ou le pied du Caucase, manquaient jusqu'alors
de sécurité. C'est, on se le rappelle, par l'Hellespont et le Bos-
phore que passait une grande partie du trafic athénien. Ce tra-
fic exploitait surtout la mer Noire et n'entamait guère l'Orient
que par les rivages avancés de l'Asie Mineure. Après Alexandre,
les Grecs sont libres de s'élancer aussi loin qu'ils le veulent.
D'un côté, l'isthme de Suez est à eux, leur ouvrant la mer
Rouge. De l'autre, les villes nouvelles gardent les étapes de la
route des Indes. Certaines de ces villes sont des rendez-vous de
caravanes venues de tous les côtés et entendent parler soixante-
dix langues. Jamais les commerçants de Milet, d'Athènes ou de
Corinthe n'avaient été à pareille fête. Le commerce, dans un
champ démesurément agrandi, va pouvoir se faire sur une plus
vaste échelle. Le numéraire, jadis clairsemé, circule à flots. L'or
fait à l'areent une victorieuse concurrence. Le négociant hellène
XII. — LA TROJECTION DU TYPE GREC EN ASIE. .'i03
est même mieux partagé que l'ancien négociant phénicien, puis-
qu'il détient à la fois les rivages du fond de la Méditerranée
et tout Farrière-plan des routes de terre. En outre, une police
plus forte et une administration plus ferme lui assurent une
sécurité supérieure. Enfin, comme Hercule et les demi-dieux,
Alexandre et ses lieutenants sont de grands entrepreneurs de tra-
vaux publics, tels que ports, canaux, percements d'isthmes, etc.
L'un de ces canaux joindra le Nil à la mer Rouge, tandis que
la navigation du Tigre et cle l'Euphrate, débarrassée d'obstacles
anciens, va devenir plus commode. Rien qu'à Babylone, Alexan-
dre fait creuser un port contenant mille vaisseaux. Son lieute-
nant Séleucus fera de Séleucie, sur le Tigre, un entrepôt tout
nouvellement outillé pour le trafic de cette célèbre vallée, jadis
dominée et exploitée par Ninive.
L'art militaire en possession de ressources nouvelles. Le ma-
chinisme guerrier. — L'art militaire dispose de ressources
nouvelles, car, issu de la Cité qui l'a déjà porté fort haut, il a
pour patrons des princes immensément puissants et immensé-
ment riches, dont les moyens d'action sont fort supérieurs à
ceux de la Cité. Ces moyens d'action, même avant la conquête,
ont commencé à s'affirmer dans les triomphes de Philippe sur
des cités comme Athènes etThèbes, qui possédaient cependant
des troupes de choix. Il s'affirme, à l'heure même où Alexandre
est en Orient avec le gros de ses forces, par le facile triomphe
de son lieutenant Antipater sur les Lacédémoniens, qui ont cru
le moment favorable pour l'attaquer. Il va s'affirmer, sous les
successeurs d'Alexandre, par des inventions de machines énor-
mes et coûteuses, surtout pour les sièges, par des constructions
de navires monstres à seize rangs de rames superposés, sortes de
machines flottantes maritimes que les Athéniens, au plus beau
temps de leur puissance navale, n'auraient jamais imaginées.
Le fils d'un des lieutenants d'Alexandre, Démétrius, fut même
surnommé Poliorcète (preneur de villes), pour ses inventions
d'c ingénieur ». Et les Ptolémées, en Egypte, devaient avoir
recours à des appareils semblables. Quel chemin accompli de-
304 LA GRÈCE ANCIENNE.
puis ces braves Spartiates, lutteurs héroïques, mais absolument
déconcertés au pied de la moindre muraille et capables seule-
ment de la surveiller pendant dix ans de suite, l'arme au bras!
( La science en possession de ressources nouvelles : le type
d'Aristote. — C'est que la science, elle aussi, dispose de res-
sources nouvelles. Il faut un outillage pour être savant, et les
philosophes grecs, pendant longtemps, n'avaient pas eu un
grand outillage. Aussi s'abandonnaient-ils soit au charme de
l'imagination, soit aux tentations de la dispute dialoguée, comme
il convenait à des hommes issus d'une société où régnent l'art
pastoral, la cueillette, la vie urbaine et les loisirs. Mais la do-
cumentation fait défaut, ou tout au moins on ne peut se docu-
menter en grand. Avec Aristote, précepteur d'Alexandre, se
dessine une évolution capitale. Aristote, né à Stagyre, et en
contact par sa naissance avec les Macédoniens, a l'esprit prati-
que des montagnards du nord. Disciple de Platon et nourri
de la vie intellectuelle d'Athènes, il a aiguisé son intelligence
et profité de tout Vacquit de son temps. Mais, précepteur et
favori d'un conquérant incomparablement riche, qui fait con-
naissance avec une foule de pays nouveaux, il est mis, tant par
les subventions généreuses de son élève que par des renseigne-
ments jusqu'alors inédits, en mesure d'élargir le cercle de ses
notions positives. Aristote n'est plus seulement un lanceur ou
un remueur d'idées ; c'est un encyclopédiste, et ce mot seul fait
saisir le caractère du mouvement qui va s'accomplir. . Observa-
teur, curieux, chercheur, un peu terre à terre, Aristote travaille
avant tout à se rendre compte de ce qui est. S'il parle sur la
logique, c'est pour remarquer les procédés des raisonneurs; s'il
traite de la rhétorique, c'est ^(mv noter la façon dont s'y prennent
les orateurs. Et de même pour tous les sujets, qu'il s'agisse de
métaphysique ou d'animaux, du souverain bien ou des cons-
titutions politiques. Aristote avait épluché une à une cent cin-
quante-huit constitutions de cité. Voilà comment il travaille, et
Platon, sonmaitre, l'appelait « le liseur ». Alexandre n'essaya
pas de le corriger de ce défaut, puisqu'il lui donna huit cents ta-
XII. — LA PROJECTION DU TYPE GREC EX ASIE. 305
lents (seize cent raille francs) pour s'acheter des livres, ce qui
était un luxe inouï. On a dit que l'âge de la « science livresque »
avait commencé avec Aristote. Jamais, en effet, on n'avait ren-
contré cette vaste systématisation, cette universelle réduction en
formules, et pour ainsi dire en « dictionnaire », de tout le sa-
voir accumulé jusqu'alors. C'est que les conditions antérieures
étaient peu favorables à ces « conquêtes » de l'érudition, comme
elles étaient peu favorables aux « conquêtes » matérielles de
la Cité. Qu'on songe à l'émiettement de ces cités grecques, au
coût des manuscrits, à la difficulté de les reproduire, à la peti-
tesse des moyens dont disposaient les plus riches citoyens de
chaque république, d'ailleurs en butte aux accusations, aux
bannissements, à toutes les tracasseries des multitudes démo-
cratiques, et l'on comprendra que, si des génies brillants pou-
vaient s'élever, des collections patientes de livres et de choses
pouvaient difficilement se créer. Ces difficultés se trouvent bien
diminuées pour Aristote et les successeurs d'Aristote. Les cités
unies, la sécurité augmentée, des Mécènes riches et stables, des
renseignements nouveaux arrivant de pays éloignés : tout cela
est fav^orable à l'essor de savants proprement dits, amis des re-
cherches d'érudition et du travail tranquille, heureux de profiter
de ce qui a été su avant eux sans avoir à recommencer les mêmes
recherches, et s'attachant volontiers à extraire la moelle des
travaux antérieurs, en les commentant judicieusement, plutôt
qu'à fabriquer des théories personnelles. En un mot, la fan-
taisie scientifique décline et nous sommes à l'aurore de l'érudi-
tion.
L'art en possession de ressources nouvelles : perfection tech-
nique et raffinement. — L'art, enfin, est en possession de res-
sources nouvelles. Il peut profiter, lui aussi, de trouvailles
accumulées, et, d'autre part, les « commandes », grâce à la ri-
chesse de ses protecteurs, ne lui manquent pas. Les princes
macédoniens aiment l'art, comme Philippe, comme Alexan-
dre, parce qu'ils sont des Grecs, des civilisés, des descendants
de bannis urbains redescendus dans leur ancien- milieu. Opu-
20
306 LA GRÈCE ANCIENNE.
leots et puissants, ils peuvent entreprendre des travaux gran-
dioses, et ne reculent pas quelquefois devant le colossal (témoin
le fameux colosse de Rhodes). Ils aiment à restaurer les cités
antiques et déchues, et à leur donner un cachet de splendeur.
Mais ce qu'il importe d'étahlir, c'est que l'expansion prodi-
gieuse du type grec favorise le raffinement dans les arts, avec
le triomphe des procédés, désormais bien connus et bien cata-
logués par tous les artistes. Les difficultés matérielles sont vain-
cues : les peintres possèdent toutes les drogues nécessaires à la
variété des couleurs; les sculpteurs ont fait les études et les
camparaisons nécessaires à l'établissement d'un certain code
de proportions harmonieuses dans le corps humain. Cela ne veut
pas dire que les artistes de cette époque soient, au point de
vue de la beauté pure, supérieurs A ceux de l'âge précédent.
C'est là une question d'esthétique dont nous n'avons pas à nous
occuper. Constatons seulement que, de l'aveu de tous, ils sont
plus riches en savoir-faire, et que leur éducation technique est
absolument achevée. Ils recherchent la vérité, le mouvement,
la grâce, l'originalité. Ce qui contribue à donner à l'art plus
de ressources, c'est le choix plus libre des sujets. Nous avons
déjà vu, dans la période précédente, l'art moins esclave de la
cité et des traditions religieuses. I.,e phénomène, qui s'était des-
siné avec la décadence de l'esprit de cité, s'accentue naturel-
lement avec les conquêtes macédoniennes, qui diminuent de
plus en plus le règne de cet esprit. L'art devient plus profane,
plus complaisant pour les caprices individuels des riches Mé-
cènes. C'est l'époque d'Apelle de Colophon, peintre favori d'A-
lexandre, dont on disait qu'il résumait tous les dons de ses
prédécesseurs. C'est l'époque du sculpteur Lysippe de Sicyone,
qui recherche !'(( effet » par des proportions nouvelles. Des anec-
dotes couraient sur l'extraordinaire habileté avec laquelle
Apelle imitait la nature et sur les méprises que cela causait.
Du reste, le '< tour de force » commençait à tenter. Pausias,
autre peintre de ce temps, avait fait un tableau où une femme,
en train de boire, levait une bouteille transparente à travers
laquelle on voyait sa figure. La mosaïque devient à la mode et
XII. — LA TROJECTION DU TYPE GREC EN ASIE. .'507
commence à produire d'ingénieuses fantaisies. Vers la même
époque, la sculpture produit le célèbre Laocoon, où Fexpression
du mouvement est poussé à un degré inconnu jusqu'alors. Ces
quelques traits, que nous choisissons entre bien d'autres, donnent
une idée de l'orientation de l'art et de la façon dont il ressent
le contre-coup de la transformation sociale. Du reste, à l'exem-
ple d'Alexandre, les divers « grands chefs » qui lui succèdent
sont des lettrés, des hommes de goût, et même des amoureux
de la beauté. Démétrius Poliorcète, assiégeant Rhodes, avec ses
fameuses machines, ordonne à ses « artilleurs » d'épargner un
faubourg de la ville, de peur d'atteindre la maison du peintre
Protogène, qui est en train de travailler à un grand tableau.
Si l'on veut bien maintenant se souvenir de ce que nous avons
dit en parlant des Héraclides, et delà légende qui donne Jupiter,
le bandit olympien, pour père aux neuf Muses, on ne s'étonnera
pas de voir les montagnards macédoniens déployer, dès leur
descente, un tel amour pour les choses de l'art. Peut-être ne
pouvaient-ils pas rendre cet art plus parfait, celui-ci ayant at-
teint la perfection en vertu des causes antérieures, mais du
moins pouvaient-ils multiplier les productions artistiques, les
varier et leur fournir l'occasion d'étonner encore, tantôt
par la grandeur inusitée, tantôt par le fini des détails, tantôt
par des « effets » curieux, tantôt par une grâce un peu molle
qu'on ne pouvait connaître à l'époque austère où l'inspiration
patriotique et religieuse renfermait en des limites relativement
étroite le choix des sujets.
La persistance du clan chez les vainqueurs ; les luttes entre
les lieutenants d'Alexandre. — L'origine des iMacédoniens, qui
se révèle dans leur aptitude à comprendre et à protéger les
beaux-arts, se révèle aussi par les luttes de clans qui les accom-
pagnent dans leurs succès et leur grandeur. Nous avons dit
qu'Alexandre, dans sa jeunesse, avait connu ces luttes de clans
chez son père et mené l'existence d'un proscrit, avant de mener
celle d'un vainqueur. Plus tard, au plus fort de ses victoires,
il eut à réprimer des mutineries et des grèves de ses soldats.
308 LA GRÈCE ANCIENNE.
Une fois, malgré des distributions d'argent toutes récentes,
vingt mille d'entre eux veulent partir, et le conquérant est
obligé, comme les héros d'Homère, d'employer Véloquence
pour les retenir auprès de lui. L'amitié, chez lui comme chez
cel Achille qu'il admirait si passionnément, occupait une large
place dans son cœur. Son ami Ephestion étant venu à mourir,
il se livra, comme Achille lors de la mort dePatrocle, à une
douleur elfrayante, fit à son favori des funérailles qui coûtèrent
plus de cinquante-deux millions, et songea à le faire adorer
comme un dieu. Dans certains festins qui dégénéraient en or-
gies, cet homme supérieur perdait sa raison et allait jusqu'au
meurtre. Rien d'étonnant si, une fois cet homme disparu,
et il mourut à trente-trois ans (323), ses lieutenants se soient dis-
puté l'empire les armes à la main. Pendant vingt-deux ans
se poursuivent des luttes confuses, où les opérations militaires
se mêlent aux meurtres individuels. C'est la guerre des clans
albanais transportée sur un théâtre démesurément agrandi.
C'est au cours de ces luttes que se distingue comme capitaine
Démétrius Poliorcète, fils d'Antigone, contre qui se sont ligués
les autres généraux. Séleucus, un de ceux-ci, exécute pendant
le même temps une nouvelle expédition dans l'Inde, où il
pousse plus loin qu'Alexandre et d'où il revient chargé d'im-
menses dépouilles (toujours l'attrait des « toisons d'or »). Enfin,
après bien des heurts, l'empire finit, sous l'influence victo-
rieuse de la coiifiguration des lieux, par se diviser en trois
royaumes correspondant à peu près aux trois parties du
monde : Europe, Asie, Afrique, autrement dit Macédoine, Syrie,
Egypte. Quelc|ues états secondaires, Pergame, Pont, Bithynie,
Arménie, Cappadoce, subsistent en Asie à côté de la Syrie. Les
chefs macédoniens qui s'implantent dans ces royaumes, grands
ou petits, entrent peu à peu dans la peau des anciens monar-
ques ou satrapes d'Orient, tout en conservant quelque chose
de la civilisation grecque, ce qui les élève au-dessus des types
précédents.
Le réveil des rivages d'Asie : Pergame et Rhodes. — Avec
XII. — LA PROJECTION DU TYPE GREC EN ASIE. 309
cette infusion d'éléments grecs, les rivages d'Orient se relèvent,
et le centre de gravité du commerce hellénique se déplace
nettement de l'ouest k l'est. Beaucoup de Grecs, et parmi eux,
évidemment, ceux qui possèdent au plus haut degré l'esprit
d'entreprise, ont émigré en Asie ou en Egypte, pour utiliser
les nouvelles ressources mises à la disposition du génie mer-
cantile. Comme après le retour des Héraclides — et la des-
cente des Macédoniens n'est-elle pas un retour d'Héraclides?
— la sphère brillante de l'activité hellénique se transporte de
l'autre côté de la mer. Nous avons parlé et reparlerons d'Alexan-
drie. Mais, en Asie Mineure, l'ancienne lonie a un regain de pros-
périté. Ephèse reprend une importance qu'elle aura encore au
moment du christianisme et des épitres de saint Paul. Mais le
centre de cette activité s'établit à Pergame, à l'entrée de la « route
royale » d'Asie Mineure. Là semblent se régénérer, sous les
Attales, les richesses de Crésus qui les avait précédés au même
endroit. Sous l'action de cette richesse, Pergame reprend le
rôle de "Sardes et devient une ville splendide, couverte de mo-
numents somptueux, où les princes collectionnent les manus-
crits et encouragent les arts. Un autre centre dont la prospérité
devient éclatante, c'est Rhodes. Cette île, située au point où
la côte d'Asie Mineure, après avoir couru du nord au sud, s'in-
fléchit brusquement de l'est à l'ouest, constitue une étape
obligatoire, un entrepôt tout indiqué pour les marchandises
venant d'Orient par mer. C'est pour elles le carrefour à partir
duquel elles vont s'acheminer, soit vers l'Ionie, soit vers la
Macédoine, soit vers la Grèce. C'est le complément d'Alexandrie
trop éloignée de l'ancien monde grec. On signale à Rhodes, à
cette époque, un grand afflux d'étrangers, et d'étrangers riches.
Des bannis de distinction s'y réfugient. Des « rentiers » s'y
installent. Des écoles célèbres s'y fondent. Des philosophes,
pouvant « vivre », ont le loisir d'y (( philosopher ». La richesse
de ces commerçants leur permet de déployer au besoin pour
leur défense, comme c'est le cas pour les grandes villes de
commerce lorsqu'elles sont assiégiées, un acharnement spécial
appuyé sur un grand luxe de remparts et de machines. Ces
310 LA GRÈCE ANCIENNE.
hommes riches défendent énergiqiiement leurs richesses, et
par des moyens que seule la richesse fournit. Mais dans les
grands centres de ce genre, si le caractère hellénique continue
à dominer, le type n'est pas sans emprunter quelques traits à
cejui de la grande cité maritime phénicienne. L'Orient, peu à
peu, va déteindre sur le Grec, et nous tâcherons d'apprécier,
à propos d'Alexandrie, la valeur de cette influence. Ce qui est
certain, toutefois, c'est que tout le décor de la vie grecque, im-
porté par les vainqueurs, s'impose à ces cités nouvelles ou
rajeunies. A en juger par le spectacle des ports, des temples,
des théâtres, des places publiques, on y retrouve Athènes ou
Corinthe en plus grand. Et pourtant elles seront moins illustres,
car rillustration ne dépend pas exclusivement de la grandeur,
mais encore de l'intérêt qui s'attache aux choses dont certains
écrivains privilégiés ont supérieurement écrit. C'est la même
cause qui rend les batailles entre successeurs d'Alexandre moins
intéressantes que celles de la guerre du Péloponèse, Ijien que le
talent des tacticiens y ait été au moins aussi remarquable et
le nombre des soldats incomparablement plus grand.
Le déclin des rivages d'Europe : Athènes ville d'études. —
Pendant que les rivages d'Orient reprennent l'essor, les rivages
de la Grèce déclinent. La Grèce est désormais un accessoire
de la Macédoine. Sans doute, des velléités d'affranchissement se
sont fait jour depuis le triomphe de Philippe. Alexandre, avant
de partir pour la Perse, a eu à réprimer une révolte des Thé-
bains. Pendant qu'il est au fond de l'Asie, ce sont les Lacédé-
moniens qui s'insurgent. A sa mort, c'est Athènes qui veut se
ressaisir et l'on voit reparaître Démosthènes, prêchant aux Grecs
la liberté. Grâce à un habile chef de mercenaires nommé Léo-
sthènes, les Athéniens et leurs alliés obtiennent d'abord quelques
succès. C'est la guerre a lamiaque », du nom de la ville de
Lamia en Thessalie. Mais ces succès étaient dus à ce qu'Antipater,
gouverneur de la Macédoine, n'avait pas encore concentré
toutes ses forces. D'autre part, Léosthènes est tué, et la bataille
de Cranon, perdue par les Grecs, leur fait définitivement com-
XII. — LA rROJEGTION DU TVPE GREC EN ASIE. 311
prendre qu'une puissance militaire supérieure à la leur s'est
désormais élevée au-dessus d'eux. Une garnison macédonienne
s'installe à Athènes. Démosthènes, traqué par les soldats d'An-
tipater, s'empoisonne à Calaurie, dans le temple de Neptune.
Bientôt même on exige la mise à mort de Phocion, Et ce qui se
passe à Athènes se passe ailleurs. L'indépendance des cités est
morte. Les rois de Macédoine, à partir de ce moment, jouent
pratiquement le rôle de « rois de Grèce », tout en laissant
souvent aux cités, par la conservation d'une autonomie habile-
ment contrôlée par eux, l'agréable illusion qu'elles se gouver-
nent encore elles-mêmes.
Cela ne veut pas dire que le commerce disparaisse de la pé-
ninsule. Seulement c'est un commerce inférieur et subordonné.
En ce qui concerne spécialement Athènes, on ne peut dire que
cette ville devienne une « ville morte ». Au contraire, la
sécurité établie par la domination macédonienne parait y favo-
riser le tranquille courant des alTaires et justifier ainsi les aspi-
rations d'Isocrate, soupirant après un grand gendarme pacifica-
teur, La vérité, c'est qu'Athènes devient un centre secondaire,
absolument éclipsé par plusieurs cités d'Asie Mineure, et qu'elle
ne peut plus songer à lutter, comme autrefois, pour la supré-
matie maritime, persuasion décourageante qui intlue, en le dé-
primant, sur le caractère athénien.
Il reste à Athènes une supériorité plus difficile à lui ravir :
la supériorité inlellectuelle. Elle reste, au milieu du boulever-
sement général, une ville d'écoles et de lettrés. Son prestige
même, à ce point de vue, s'accroît en raison du nombre des
territoires nouveaux où l'on se met à parler sa langue, à ap-
prendre son histoire, à admirer ses écrivains antérieurs. C'est
une ville où les amateurs et les dilettantes se rendent en pèle-
rinage, et où l'enseignement du beau langage fleurit toujours.
En un mot, la physionomie d'Athènes devient un peu, comme
nous le dirions, celle d'une belle ville « de province » au glo-
rieux passé, possédant quelque université remarquable, des so-
ciétés savantes, des monuments, des cicérones, une société pleine
de culture et de goût. C'est la « gloire d'Athènes » qui com-
312 LA GRÈCE ANCIENNE.
mence et qui, perpétuée par réducation scolaire, se transmet-
tra jusqu'à nos jours.
L'abaissement de la cité pousse à l'amusement : la comédie
noUfVelle- — Depuis la conquête macédonienne, le gouverne-
ment de la cité a moins d'importance et excite moins d'ambi-
tions. Les institutions fonctionnent toujours, mais la conquête
du pouvoir est moins profitable. La tentation de la politique,
sans disparaître, diminue donc, et deux consécjuences en décou-
lent : d'une part, beaucoup d'esprits se laissent dériver du
côté de l'amusement: de l'autre, la préoccupation de la vie
privée, et des régies qui doivent la conduire, se fait plus forte-
ment sentir.
Il est à noter que le plus grand écrivain qu'ait vu ileurir
Athènes après la conquête macédonienne est un poète comique,
Ménandre, qu'entourait d'ailleurs un groupe d'autres auteurs
presque aussi célèbres, cultivant le même genre que lui.
Les œuvres de Ménandre sont perdues, mais l'on connaît suf-
fisamment le « genre » de cette comédie, dite « comédie nou-
velle ». Elle est nouvelle en ce sens quelle ne s'égare plus,
comme celle d'Aristophane, dans la satire politique. Elle s'at-
tache simplement à mettre en scène les moeurs privées et à ridi-
culiser ce qui paraît ridicule. Bien cjuil s'agisse des mœurs pri-
vées, il est à noter que le lieu de la scène est généralement une
place publique. C'est en plein air, en effet, que l'on vivait pres-
que tout le long du jour. De même, dans ces comédies, les
hommes jouent un rùle bien plus important que les femmes,
ce qui répond à ce que nous avons dit de l'organisation fami-
miliale, et, parmi les personnages féminins, les courtisanes
occupent plus de place que les honnêtes femmes. Elles seules,
en effet, « font parler d'elles ». Parmi les types caractéristiques,
citons le pat^asite, ou l'homme spirituel, mais pauvre, cjui cher-
che à vivre de son esprit en se faisant nourrir par les riches. La
canaille athénienne était bien ce qu'il fallait pour produire cet
(( auxiliaire du divertissement ». Remarquons encore le soldat
fanfaron^ né des récits pompeux des mercenaires ou des « cou-
XII. — LA PROJECTION DL" TYPE GREC EN ASIE, 313
quistadors » macédoniens. C'est encore le marchand d'esclaves,
être vil et ignoble, mais nécessaire, comme pourvoyeur de la dé-
bauche, à cette société qui voulait s'amuser. Les démêlés entre
pères et fils attestent la dislocation familiale encore combat-
tue par la tradition. La multiplicité des dénouements constitués
par la reconnaissance des jeunes filles enlevées sur mer prouve
que la piraterie, malgré la police macédonienne, subsistait encore
dans l'Archipel, tant il est difficile, même aux chefs les plus
puissants, de réagir contre la nature des choses.
Le triomphe incontesté d'Athènes dans la comédie tient en
partie à ce que tout le monde, dans cette ville, pouvait com-
prendre la langue parlée au théâtre, et non seulement la com-
prendre, mais en saisir les finesses. Tel n'était pas le cas des
cités d'Asie, et encore moins d'Alexandrie, où une populace
cosmopolite faisait plus ou moins cortège aux hellénisants.
L'abaissement de la cité pousse les esprits sérieux à la
réglementation systématique de leur vie privée : épicuréisme
et stoïcisme. — Mais l'amusement n'est pas tout dans la vie
privée. Bien des gens se posaient cette question : Comment se
conduire dans l'existence .^ Et cette question avait plus d'intérêt
pour deux causes : d'abord parce que la conquête du pouvoir
était moins attrayante, ensuite parce que la foi dans les dieux
se perdait. La religion, sous les coups des sophistes et des philo-
sophes, avait reçu plusieurs brèches. Le scepticisme, des hautes
classes où il avait pris naissance, descendait naturellement dans
les classes moyennes. Ue là une certaine angoisse chez les esprits
désemparés qui cherchaient à orienter leur vie et, en bons in-
tellectuels grecs, à systématiser leurs actions pour pouvoir, au
cours des conversations de la place publique, en raisonner à
perte de vue. Cette formation de la conscience, c'est souvent la
religion qui y pourvoit. Tel est son rôle normal, et, comme ce
rôle correspond à un besoin fondamental, la religion ne peut
le laisser échapper sans que quelque autre organisme prenne
sa place. Les philosophes deviennent donc directeurs de cons-
cience, et leur vogue s'en trouve accrue. Ils ont plus d'auditeurs
314 LA GRÈCE ANCIENNE.
que jamais, car la mode de la philosophie s'est répandue, a
gagné de haut en bas, et pénètre jusque dans le peuple. De
pauvres gens, comme le jardinier Cléanthe qui étudie la nuit
après son travail du jour, font des miracles d'héroïsme pour as-
sister aux « cours » de ces nouveaux prédicateurs. Cet enthou-
siasme, cette adoration pour les philosophes ne peut venir que
de ce que ceux-ci ont su trouver, par un moyen d'action pro-
fond et intime, le chemin du cœur, et de ce qu'ils ont des bau-
mes souverains ou prétendus tels pour les blessures de l'âme.
De là l'épicuréisme et le stoïcisme, doctrines qui viennent
mettre en système des états d'à me bien anciens et bien appro-
priés au milieu social hellénique. Gomme rien ne se fait sans
transition, l'épicuréisme a été précédé par l'école cyrénaïque,
fondée par Aristippe, disciple de Socrate, apologiste du plaisir.
Le stoïcisme, de mémo, a pour précurseur Antistliènes, autre
disciple de Socrate, fondateur de l'école cynique. C'est d' Antis-
tliènes que Socrate disait : « Je vois ton orgueil à travers les
trous de ton manteau. » C'est Diogène, disciple d'Antisthènes,
qui, couché dans une grande jarre, disait à Alexandre : « Re-
tire-toi de mon soleil », et jetait son écuelle de bois en voyant
un berger boire dans le creux de sa main.
C'est que la philosophie pratique, aussi bien chez les épicu-
riens que chez les stoïciens, va tendre à un môme but : la réa-
lisation du bonheur par la modération dans les désirs. Ce pré-
cepte convient à une race naturellement sobre, jouissant, sous
un climat heureux, d'une vie facile, et apte à compenser les
jouissances matérielles par les délectations de l'esprit. Les deux
doctrines se ressemblent donc plus qu'elles ne diffèrent. « Tâ-
chez d'être heureux, dit l'une, mais vous êtes prévenus qu'il
faut pour cela être vertueux. » — « Soyez vertueux, dit l'au-
tre, et vous verrez que, par là même, vous serez heureux. »
Et le bonheur apparaît sous la forme de Valara./ie, mot qui si-
gnifie absence de trouble, et que les Latins ont traduit par in-
dolentia, d'où nous avons tiré indolence. C'est en ne faisant rien,
en fuyant l'effort, l'initiative, les entreprises, que l'on arrive à
l'état d'âme idéal. Les stoïciens s'attacheront spécialement au
XII. — LA PROJECTION DU TYPE GREC EN ASIE. 315
traitement de la douleur par la sug-gestion (Douleur, tu n'es
point un mal). Les épicuriens insisteront davantage sur les avan-
tages du plaisir, tout en bannissant les plaisirs intenses; mais
ils prêcheront également l'acceptation calme de la douleur,
quand celle-ci délivre d'une douleur plus grande ou doit pro-
curer un plaisir. C'est surtout plus tard, chez les Romains, que
les différences s'accentueront entre épicuriens dégénérés et stoï-
ciens exagérés. Le développement du luxe poussera certains
épicuriens à proclamer, sinon officiellement, du moins prati-
quement, la doctrine du plaisir immédiat et quelconque. Le
stoïcisme attirera, au contraire, ceux qu'une éducation plus ou
moins militaire, plus ou moins « Spartiate » — on se rappelle
l'histoire du petit garçon qui se laissait manger le ventre par un
renard — aura prédisposés mieux que les autres à supporter la
souffrance. La vanité n'est pas d'ailleurs sans y trouver son
compte. Le stoïcien aime à « poser » pour « la galerie ». Et l'on
conçoit que, dans une société où l'on vit en plein air, ces
sortes de défis peuvent se donner libre carrière.
C'est en plein air, précisément, qu'enseignent Épicure et Zenon,
fondateurs des deux écoles. Le premier est célèbre par ses « jar-
dins »; le second par son « portique », dont le nom passe à
l'ensemble de ses sectateurs. Et peut-être était-il nécessaire aux
« maîtres » de discourir en plein air, car l'affluence, au dire
des historiens, était énorme. « Les disciples et amis d'Epicure,
dit Diogène de Laërte, étaient si nombreux que des villes en-
tières n'eussent pu les contenir. » Même en faisant la part de
l'exagération, cette assertion demeure significative, et l'on peut
en conclure que la philosophie, comme le théâtre, jouait un rôle
important dans la vie extérieure d'Athènes vers le troisième
siècle. Le « mouvement » philosophique n'était pas alors une
métaphoie. C'était quelque chose de visible comme les cérémo-
nies, les processions et les fêtes publiques. Et l'attrait d'Athènes
sur les Romains d'élite, lors de la conquête, n'en deviendra que
plus puissant.
XIII
LA DÉFORMATION ET L'ÉCLIPSÉ DU TYPE GREC. — LE
MONDE ALEXANDRIN. — LA GRÈCE DEVANT ROME. DE
VANT LES TURCS ET DEVANT L EUROPE MODERNE.
Alexandrie : le type grec y est entouré et cantonné par la
foule cosmopolite. — Nous ne pouvons suivre, dans toute l'Asie
sud-occidentale, l'évolution du type grec projeté en Orient.
Nous avons dit que les émigrants hellènes s'y révèlent comme
des fondateurs ou des restaurateurs de villes, qu'ils donnent
une magnifique impulsion au commerce et fournissent des ar-
tistes, pendant que les chefs macédoniens rajeunissent les
dynasties de souverains et procurent à ces régions des chefs
remuants, ingénieux, « civilisés », capables d'entreprendre de
grands travaux matériels et de patronner richement toutes les
manifestations de l'activité intellectuelle.
Nous nous contenterons d'observer le phénomène là où il est
le plus intense, cest-à-dire à Alexandrie.
Alexandrie diffère des cités de la Grèce en ce qu'elle est une
très grande ville, bien plus vaste et bien plus peuplée qu'A-
thènes ou Corinthe. Sa population dépasse peut-être un million
d'habitants. Mais c'est un immense caravansérail cosmopolite
oîi les Grecs ne sont pas seuls. Autour du monde « sélect », re-
présenté par l'élément hellénique, grouille toute une multi-
tude « barbare )> : d'abord les Égyptiens accourus de la vallée
du Nil, et qui fournissent le fond de la population ouvrière;
ensuite des Asiatiques divers, des Phéniciens très probablement,
XIII. — LA DÉFORMATION ET l'ÉCLIPSE DU TYPE GREC. .'M7
réfugiés dans ce nouveau port après la ruine de Tyr, des Juifs
très nombreux, et toute sorte d'immigrants en quête soit d'un
travail, soit d'un moyen d'exploiter celui des autres. C'est la
foule anonyme qui passe et repasse, au milieu de laquelle on
peut regarder longtemps sans reconnaître personne, et qui
donne au nouvel entrepôt commercial de l'Orient plus de res-
semblance avec la Babylone antique ou avec le Paris moderne
qu'avec les villes modestes de la Grèce. C'est, de plus, une foule
rapide, affairée, tumultueuse, se ruant à ses affaires ou à ses
plaisirs avec un brouhaha que l'agora d'Athènes ne connais-
sait point, sauf pour les délibérations de l'assemblée et les pro-
cès politiques. Mais ici, la politique est réservée au seul sou-
verain. Ce sont donc d'autres causes qui produisent le tapage,
et notamment certaines fêtes, mi-grecques, mi-orientales, qui
font courir le public. Une pittoresque évocation de cette foule
nous est donnée par Théocrite, poète sicilien, lorsqu'il nous
montre, dans un dialogue, deux commères syracusaines fen-
dant la presse pour se rendre à la fête d'Adonis.
« Praxinoé. — Bons dieux! que de milliers d'hommes! Est-ce
qu'il faudra percer cette maudite foule? On dirait une fourmi-
lière. Ma bonne, qu'allons-nous devenir? Voici les chevaux de
la garde du roi... Cavalier, ne m'écrasez pas! Ah! comme ce
cheval se cabre! comme il est fier et rétif! Eunoé ! te range-
ras-tu? Il tuera son cavalier... Que j'ai bien fait d'avoir laissé
mon fils à la maison!... Gorgo, donne-moi la main; toi, Eunoé,
prends celle d'Eutychide : tiens-la bien ferme de peur de nous
perdre... Ne nous séparons pas, entrons toutes ensemble... Ah!
Gorgo? ma robe déchirée!,.. On nous écrase. Eunoé, allons
donc! ferme! un dernier effort! Bien! tout le monde est
entré! «
Ne dirait-on pas le spectacle de Paris un jour où il y a (( quel-
que chose à voir? » La presse et la badauderie des grands cen-
tres urbains est admirablement saisie par le poète. La « garde
à cheval », elle-même, n'est pas oubliée.
On conçoit que, dans cette foule, les purs Grecs se trouvent
presque noyés. Pourtant ils se sentent l'élite. Us ont la richesse
318 LA GRÈCE ANCIENNE.
et l'instruction. Le roi est de leur race, puisque les Macédo-
niens sont des Grecs. Ils ne sont donc pas tentés de baisser
pavillon devant la cohue étrangère qu'ils méprisent, mais ils se
rapprochent entre eux, se cherchent pour se serrer les coudes,
et commencent à constiluer une « colonie » à part, dans Je sens
donné aujourd'hui à ce mot par le langage consulaire. Seule-
ment c'est la <( colonie » dominante, celle qui éclipse toutes
les autres par son prestige, la seule capable de laisser d'elle
une trace durable dans l'histoire, grâce aux écrivains qu'elle
possède, et que les autres « colonies » ne possèdent pas.
Il y est dominé par de grands monarques mi-grecs, mi-orien-
taux : les Ptolémées- — Entouré par la niasse cosnio[)olite, le
type grec est encore dominé par une puissance inattaquable :
celle du roi, c'est-à-dire du conquistador macédonien qui, entré
dans la peau des anciens souverains de FÉgypte, hérite de leur
pouvoir absolu et monopolise les pouvoirs publics. Les Grecs
d Alexandrie ont donc beau être une élite; ils n'ont pas à tirer
de leur sein l'organisme d'une Cité. Le Ptolémée, avec sa « garde
à cheval », est là pour les décharger de ce soin. Car ce souve-
rain n'est pas seulement l'homme d'une ville et de sa banlieue.
C'est l'homme d'un vaste territoire, qui a derrière lui tout un
arrière-pays pour le soutenir. Écoutons les éloges fastueux que
lui prodigue Théocrite : « Son empire s'étend au loin sur la
terre et sur la mer, il comprend des contrées nombreuses et
des milliers de nations... Nulle terre n'est plus fertile que l'E-
gypte au sol bas... Nulle terre n'est plus riche en grandes
villes, ouvrages merveilleux des hommes. Elle en a trois fois
dix mille, et encore trois fois mille, trois fois cent, trois fois
neuf et deux fois trois. Ptolémée règne sur toutes ces villes. Il
y joint une partie de la Phénicie, de l'Arabie, de la Lybie et de
l'Ethiopie aux noirs habitants. Il dicte des lois à la Pamphilie,
à la Cilicie, aux Lyciens belliqueux, aux Cariens amoureux des
combats, et ses redoutables vaisseaux ont mis les Cyclades en
son pouvoir... L'or ne dort pas amoncelé dans son palais,
comme la richesse des fourmis travailleuses ; les demeures glo-
XIII. — LA DÉFORMATION ET l'ÉCLIPSE DU TYPE GREC. 319
rieuses des dieux en ont leur part; car Ptolémée sait offrir aux
immortels de riches présents; sa libéralité enrichit les rois gé-
néreux, embellit les villes et récompense les services reçus. Les
poètes ont aussi des droits à sa générosité, et nul ne fait en-
tendre, aux fêtes de Bacchus, un chaut harmonieux, sans qu'un
don magnifique paye cette habileté. Aussi les interprètes des
Muses disent-ils au monde les bienfaits de Ptolémée. Or quel
plus bel avantage peut acheter la richesse, qu'une glorieuse
place dans la mémoire des hommes? La gloire des Atrides est
toujours debout, et les immenses trésors qu'ils emportèrent du
palais de Priam ont disparu pour toujours. »
Plus qu'un long exposé, cette citation fait parfaitement voir
la situation de la « colonie » grecque d'Alexandrie vis-à-vis de
Ptolémée, ainsi que la persistance des caractères grecs dans la
domination de ce prince. C'est bien le descendant de ces ter-
ribles Mécènes montagnards qui jadis, tout en exterminant les
brigands et en faisant la police, goûtaient passionnément les
aèdes joueurs de lyre et, par ce culte des Muses, filles de la
montagne comme eux, élevèrent le niveau artistique des Grecs
de la plaine qu'ils avaient vaincus. Notons un détail de l'éloge
de Théocrite : Ptolémée, y est-il dit, a conquis les Gyclades,
grâce à la supériorité de .sa marine. Il occupe divers postes
sur les rivages de l'Archipel. Ce sont autant de points de con-
tact avec la Grèce pure. Tout en s'adaptant avec souplesse aux
nécessités de sa situation en Egypte et aux habitudes du peuple
égyptien, Ptolémée tient à rester Grec le plus qu'il peut et à
continuer du mieux qu'il peut le rôle civilisé d'Alexandre. Tel
sera du moins le cas des premiers Ptolémées, car, vers la fin
delà dynastie, l'influence orientale, distillée sans interruption
par toutes les forces du « Lieu », tend insensiblement à pré-
valoir, ce qui favorisera le retour vers l'inertie et, par contre-
conp, la conquête romaine.
Les ressources en livres et en documents favorisent l'éru-
dition et la science. — Comme Alexandre, comme les souve-
rains d'Antioche et de Pergame, le Macédonien, maître de l'É-
320 LA GRÈCE ANCIENNE.
gypte, protégeait les lettres, les sciences et les arts. Des arts,
nous avons peu à dire. Ils continuent révolution indiquée à pro-
pos d'Alexandre. C'est le triomphe du raffinement, et aussi
celui du luxe privé. La mosaïque est fort goûtée. Les pein-
tures d'appartements, analogues à celles de Pompéi, se géné-
ralisent. Le <( métier » se maintient, et produit des œuvres
célèbres. C'est surtout à Pergame, à Tralles et à Rhodes que
brille la sculpture du temps. Les <( objets dart >» de fantaisie se
multiplient pour satisfaire le luxe. Pour la science, elle se dé-
veloppe dans le sens que faisait prévoir l'œuvre caractéristique
d'Aristotc. Elle consiste surtout dans l'érudition. Les savants
alexandrins sont merveilleusement outillés en livres. De l'opu-
lence des Mécènes naissent les bibliothèques, et des bibliothèques
naît le type de l'auteur documenté, qui est désormais en mesure
d'étudier une question à fond, de mettre à profit les travaux
antérieurs, de comparer et de commenter les textes. Alors se
développent des genres nouveaux : la grammaire, la critique,
la traduction. Alors se distinguent Zénodote et Aristophane de
Byzance. Alors s'illustre Aristarque, dont le nom deviendra sy-
nonyme de parfait criticpie. C'est l'apparition de ce que nous
appellerons les « thèses de doctorat ». La science prend pour
objet les livres, et les dissèque. C'est à proprement parler la
philologie, chose naturellement agréable à des Grecs qui aiment
le langage. D'autres sciences utilisent les renseignements désor-
mais fournis par l'élargissement des relations commerciales. La
géographie devient moins fantaisiste et moins sommaire que
jadis. Ératosthènes, en attendant Ptolomée, enregistre dans cet
ordre d'idées les connaissances positives de son temps. Mais la
science qui invente continue, presque partout, à faire regretter
son absence. Il est probable que le travail esclave, dans toute
l'antiquité classique, mettait obstacle à la recherche d'innova-
tions industrielles. Une brillante exception éclate cependant,
mais pas à Alexandrie ni dans les autres grandes cités de l'O-
rient. C'est celle du Syracusain Archimède. Cet homme, géo-
mètre, physicien, ingénieur, est bien grec par le goût désinté-
ressé des spéculations de l'esprit et l'enthousiasme intellectuel
Mil. — LA DÉFORMATION ET l'ÉCLIPSE DU TYPE GREC. 321
qu'on lui prête. Les deux principaux traits qu'on cite de lui
en font une figure bien typique. C'est lui qui, ayant découvert
dans un bain le principe d'hydrostatique auquel on devait
donner son nom, sort aussitôt et, oubliant de se vêtir, se meta
courir dans les rues de Syracuse en criant : « J'ai trouvé! »
C'est encore lui qui, lors de la prise de Syracuse par les Ro-
mains, prise qu'il avait essayé de conjurer par des miroirs ar-
dents qui brûlaient la flotte ennemie, demeure absorbé dans-
l'étude d'un problème qui le ravit au sentiment des choses ex-
térieures, de sorte qu'un soldat, envoyé par Marcellus pour le
conduire auprès de celui-ci, s'irrite de voir le savant ne pas
lui répondre, et le perce brutalement de son épée. Si Archi-
mède, comme Théocrite, n'est pas alexandrin, il respire l'at-
mosphère de la civilisation nouvelle dont Alexandrie est l'un
des principaux centres, et d'autres géomètres, moins illustres
sans doute, mais savants pour leur époque, se faisaient admirer
dans les cités grecques de l'Orient. Tout porte à croire que la
combinaison de l'esprit grec, subtil et raisonneur, avec la mul-
tiplicité des connaissances apportées par la grande navigation,
contribua puissamment aux quelques progrès effectués alors
dans l'ordre scientifique. Les Grecs, héritiers de la Phénicie, ne
voyaient pas plus de choses que les Phéniciens, mais, plus spé-
culatifs, ils les méditaient davantage.
La poésie devient raffinée, érudite, amoureuse, supérieure
dans les genres inférieurs. — La littérature, à Alexandrie, est
sœur de la science. Elle est érudite, elle est « docte », Les écri-
vains sont désormais des « gens de lettres ». Ils ont une profes-
sion officielle, et on les protège officiellement. La littérature,
en efïet, devient une institution d'État. Le littérateur qu'a dis-
tingué le souverain reçoit de lui plus que des encouragements.
Il est lo^è par son Mécène. Alexandrie voit s'élever un « Musée »,
ou « Palais des Muses ». Là, dans une sorte d'enceinte sacrée,
administrée par un grand prêtre, vivent les grands « intellec-
tuels » du temps. C'est toujours le procédé de l'ancien chef
montagnard, jaloux d'inviter à sa table et de réunir autour de
2i
322 LA GRÈCE ANCÎE.NNK.
lui les supériorités de l'intelligence; mais ce procédé est devenu
formalist«î, systématique, adapté aux pompes de l'Orient. Poètes,
érudits, savants de toute espèce fraternisent dans ce local. Ils y
trouvent des réfectoires, des salles de réunion, des laboratoires
ef observatoires, des jardins zoologiques et botaniques, et sur-
tout la fameuse Bibliothèque où se trouvent rassemblés, à frais
énormes, sept cent mille manuscrits. C'est une pension, c'est un
atelier intellectuel, c'est une « Université », où les « beaux es-
prits » de l'époque, délivrés de tout souci au sujet de la vie
matérielle, n'ont qu'à se préoccuper et à s'entretenir des choses
de l'esprit, bref une sorte de cage dorée que le satirique Timon
d'Athènes caractérise d'un mot assez piquant, mais assez exact,
en l'appelant la « volière des Muses ».
Les poètes qui vivent là ne sont pas des nullités, mais leur poé.
sie se ressent fortement des bouleversements qui ont agité le
monde grec.
Cette poésie a perdu l'enthousiasme, qui ne peut faire bon
ménage avec trop de métier et d'érudition. Elle a perdu la fer-
veur religieuse, déjà battue en brèche à l'époque précédente
par les progrès de la philosophie et qui, avec l'éparpillement
de la race au milieu des religions orientales, ne peut que subir
de nouveaux chocs. Elle a enfin perdu l'esprit de cité, puisqu'elle
est faite désormais pour des cosmopolites, que les affaires d'État
ne regardent plus.
La poésie, qui perd ces caractères, en acquiert d'autres qui
la marquent de leur cachet.
Elle devient raffinée, affectionne la subtilité, les tours de force,
les prouesses d'obscurité systématique. Sans doute, on est tou-
jours hynoptisé parla contemplation des grands auteurs devenus
classiques; mais, pour ne pas faire comme eux, on reprend les
matières qu'ils ont traitées en se battant les flancs pour faire
mieux, et l'on fait moins bien. L'emphase et l'amphigouri, si
rares jadis, sont à la mode. Le poète Callimaque, pleurant la
chevelure que la reine Bérénice a dû se faire couper, s'indigne
contre les Chalybes qui travaillent le fer, parce que le fer fait
des ciseaux. Il rappelle que les Mèdes, avec ce métal, ont percé
XIII. — LA DÉFORMATION ET l'ÉCLIPSE DU TYPE CREC. 323
le mont Atlios, et il ajoute : « Que peuvent faire des cheveux,
quand de telles masses cèdent au fer ! » Or Callimaque est un
des plus brillants poètes d'Alexandrie. Très distingué aussi, ce
Lycophron qui, clans un monologue débité par Cassandre, fille
de Priam, s'ingénie à accumuler les allusions mythologiques les
plus obscures. Simmias de Rhodes s'amuse à composer des
poésies où les vers, de longueur inégale, peuvent être disposés
de manière à représenter l'objet que l'on décrit : une coupe,
une hache, les ailes de l'Amour. On recherche les titres rares et
surprenants, qui « tirent l'œil ». On cultive les énigmes en vers,
les « devinettes ». Lycophron, parait-il, est l'inventeur de l'ana-
gramme. C'est l'exaspération du « métier » et le « tour de
force » professionnel.
Cette poésie est érucUte. Elle s'adresse exclusivement à une
élite lettrée. On se demande comment les contemporains eux-
mêmes peuvent la comprendre sans dictionnaire. En tout cas,
elle ne peut être comprise que des g'rands liseurs. Un auteur ne
se met à un poème de (juelque importance qu'après avoir com-
pulsé les ouvrages qui « traitent de la question ». L'archaïsme
voulu est un des fruits de cette alliance entre la poésie et la do-
cumentation. On fait des tragédies de cabinet, impossibles à
mettre au théâtre, mais calquées sur les tragédies admises
comme classiques par le « canon » alexandrin. On fait des épo-
pées pour imiter Homère, et on les écrit en ionien, parce qu'Ho-
mère a écrit en ionien, bien que ce dernier dialecte ne se parle
plus. On met même un raffinement singulier à employer un
ionien plus pur et plus correct que celui d'Homère. Tel est le
cas, notamment, des Argonautiques d'Apollonius de Rhodes,
une des œuvres les plus retentissantes du petit cénacle alexandrin.
Ce zèle grammatical se double du zèle historique, mystique, ar-
chéologique. Callimaque intitule un de ses poèmes Aetia, les
Causes, et y met en scène des Muses qui expliquent l'origine des
hommes et des dieux. Tout cela, bien entendu, passe absolument
par-dessus la tête de la foule, qui ne comprend pas même ou
comprend à peine le grec, et qui, à plus forte raison, n'entend
pas un mot à toutes ces légendes devenues à proprement parler
3:24 LA GRÈCE ANCIENNE.
« un cours de mythologie ». Enfin certains poètes, comme
Aratus. traitent de purs sujets scientifiques et font des poèmes
sur Y Astronoynie . Cette science, on se le rappelle, devait beau-
coup aux antiques observateurs de l'Orient.
La poésie est encore amoureuse. Plus que jadis, elle entreprend
la peinture et l'expression de l'amour. Certes, cette passion n'é-
tait pas inconnue des poètes précédents. Anacréon et Sapho,
surtout, l'avaient brillamment chantée. Mais, en définitive, l'a-
mour occupe peu de place dans la poésie grecque avant la pé-
riode alexandrine. C'est que la poésie, sauf exceptions, n'était
pas encore devenue un simple passe-temps et conservait avec la
religion, avec la majesté de la Cité, de fortes attaches. Chez les
Alexandrins, le métier de poète devient plus profane, plus
adapté à la satisfaction d'un public d'amateurs, qui veut avant
tout être amusé. On voit poindre le roman, tel que nous l'en-
tendons de nos jours, avec l'inévitable intrigue amoureuse qui
en forme la trame. On voit poindre également, çà et là, quelque
chose comme ce jargon du « pays de Tendre » qui fleurira chez
nous longtemps après. Si le vieil Anacréon avait chanté l'amour,
ses chants, comme ceux de Sapho, avaient un peu le caractère
d'une (( fureur sacrée ». Mais, précisément, l'époque alexandrine
voit pulluler l'espèce des poètes dits « anacréontiques », parce
qu'ils tiennent à se donner un ancêtre dans Anacréon, mais bien
plus maniérés, bien plus efféminés, bien plus « joUs » que le
poète ionien. C'est de l'époque alexandrine, on peut le dire, que
date le madrigal.
On devine, sans que nous ayons besoin d'insister, la corruption
des mœurs que reflètent parfois les œuvres de poètes. Cette cor-
ruption existait déjà dans l'Athènes classique, mais les traditions
de la Cité l'empêchaient de trop se répandre dans la poésie. Ce
qui est relativement neuf à Alexandrie, outre une intensité plus
grande de la corruption due à l'énormité et à la richesse de la
\"ille, c'est l'invasion de l'amour, avouable ou non, dans la
poésie, qui auparavant servait plutôt à autre chose. Ce qui
s'impose à l'attention, c'est le caractère obsédant que prend cette
passion, jadis si négligée par les plus grands poètes, témoin
Mil. — LA DÉFORMATION ET l/ÉCLIPSE DU TYPE GREC. 325
Homère qui ne daigne pas nous dire un mot de cette Briséis,
cause de la colère d'Achille, témoin encore Sophocle, qui, dans
Antigone, laisse à peine entrevoir Taflection qui unit la fille
d'OEdipe à Hémon, fils de Créon. Par là, la poésie alexandrine
se rapproche très nettement des « genres » modernes.
Cette poésie a enfin un quatrième caractère. Elle est supérieure
dans les genres inférieurs. Elle excelle dans la bhiette, dans
Yépigramme, dans ces petits morceaux courts, gracieux, ciselés,
dont nous disons volontiers qu'ils sont des « bijoux ». Avec
les phénomènes sociaux que nous venons de décrire, il est clair
que le poète est un amateur, un curieux qui s'amuse de son
sujet. On sait le mal que se donnent les ciseleurs modernes pour
faire entrer une idée ou une description dans le cadre étroit
dun sonnet. L'équivalent du sonnet, chez les Alexandrins,
c'est Vépigramme, épigramme qui n'est pas toujours satirique,
mais qui a le Irait, tantôt piquant, tantôt badin, tantôt légère-
ment attendri. Destinés à être « dégustés » par des raffinés et
des connaisseurs, ces vers sont souvent exquis de délicatesse et
de nuances. La mythologie, à laquelle on ne croit plus, tourne
également au « joli ». Les vieilles légendes s'agrémentent dor-
nements légers, gentils, dont Vénus et l'Amour ont leur large
part. Le monde du « Musée » et l'élite des diverses sociétés
grecques éparpillées çà et là produit des dilettantes, des âmes
éprises de pittoresque. Théocrite, dont nous allons parler, inti-
tule ses poésies Idylles, ce qui veut dire « tableautins », et c'est
une curieuse indication sur l'état d'âme du poète que ce choix
du titre de « tableautins ». On sent l'homme très civilisé qui
sourit au spectacle des choses et qui les « croque » en artiste,
tout en ayant soin, par un scrupule suprême, d'y introduire des
traits de simplicité.
La grande ville sicilienne : Syracuse, et l'idyllisme chez les
citadins : Théocrite. — Théocrite n'était pas alexandrin, bien
qu'il eût vécu longtemps à Alexandrie et eu Ptolémée Philadelphe
pour Mécène. Il était de Syracuse, dont nous devons dire un
mot en passant. Nous avons constaté, à propos de l'expédition
326 LA GRÈCE ANCIENNE.
des Athéniens en Sicile, l'importance extrême de cette cité, im-
portance qui avait frappé les Athéniens et les avait embarqués
dans cette aventure au-dessus de leurs forces. L'importance
croissante de la Sicile à cette époque, et en particulier de Syra-
cuse, qui fait face à l'Orient, parait ienir au développement si-
multané de Rome et de Carthage, entre lesquelles ce grand port
forme un trait d'union. Syracuse doit surtout avoir joué le rôle
de grand^ entrepôt distributeur, pour TOccident de la Méditer-
ranée, des denrées arrivant par les routes grecques. Or, Alexan-
drie était désormais la tête de ligne de ces routes à l'est. Sy-
racuse — si nous laissons de côté Marseille, qui exploite une
région à part — était la tête de ligne à l'ouest. De là des rap-
ports assez étroits entre la Sicile et l'Egypte, et le développement
urbain de Syracuse, devenue à cette époque une cité monstre, à
peu près aussi peuplée qu'Alexandrie.
Dans cette cité, plus grecque qu'Alexandrie, la poésie produit
des œuvres d'un goût meilleur. Ce qui la caractérise, c'est le
goût du pittoresque rural. 11 faut être profondément citadin pour
« découvrir » la campagne, et pour observer les bergers, si l'on
nous passe l'expression, comme des « bêtes curieuses ». Il faut
avoir oublié les champs pour leur trouver cette sorte de charme
idéal qui distingue les faiseurs d'églogues. Tel est précisément
le cas de Théocrite, et il faut croire que ce genre est fort goûté,
puisque Bion et Moschus, deux autres poètes de Syracuse, se
rendent célèbres en le cultivant. Théocrite participe d'ailleurs
aux divers caractères que nous avons signalés dans la poésie
alexandrine. Il est raffiné, érudit, délicat et met en scène des
intrigues amoureuses. Il est toutefois moins pédant que les
hommes du « Musée », car le milieu grec où il est né lui a
permis de ne pas se renfermer — trop longtemps du moins —
dans une atmosphère artificielle. Mais si le milieu syracusain est
resté plus grec que le milieu alexandrin, l'évolution qui emporte
le grand port sicilien vers le type atlairé du grand port phéni-
cien empoche toujours de se croire à Athènes. On y a moins de
loisirs pour goûter le beau et l'ardeur de s'enrichir possède plus
impérieusement les âmes. C'est de quoi Théocrite se plaint mé-
XIII. — LA DÉFOIÎMATION ET l'ÉCLII'SE DU TYPE GREC. 327
lancoliquement dans son Idylle à Hiéron, tyran de Syracuse :
« Quel homme, dit-il, aime la douce voix du poète? Je ne sais.
Les hommes à présent n'appellent plus de leurs vœux la louange
qui célèbre les grandes actions : V amour du gain a triomphé de
leur âme... Insensés, à quoi vous servent vos morceaux d'or. »
Évidemment, la haute bourgeoisie de Syracuse, très lancée dans
les affaires, n'accorde plus à la poésie qu'une imparfaite at-
tention. Le Carthaginois, qui n'est pas loin, déteint un peu sur
le Grec de Sicile. Aussi est-ce vers la Sicile intérieure, avec ses
collines, ses troupeaux, ses bergers, sa vie pastorale échappée
au tourbillon commercial, que le poète se retourne comme
vers un idéal déjà vaguement lointain. C'est cette Sicile primi-
tive qu'il chante avec une prédilection sentimentale, sans oublier
d'ailleurs, comme dans le dialogue des Syracusaines, le spectacle
agité de la vie urbaine dans les grands ports delà Méditerranée.
Le peuplement de la Méditerranée occidentale met en vedette
les Grecs de l'Est : l'épopée de Pyrrhus. — D'après tout ce que
nous voyons, des causes lentes, mais inévitables, agissent pour
transformer le type grec hors de la Grèce, parce que ce type se
trouve dans des conditions nouvelles qui ne sont plus celles de la
péninsule ou des rivages de l'Archipel. En Orient, malgié tout
leur prestige, les Grecs forment des groupes noyés dans la masse
barbare, souvent éloignés de la mer, obligés de faire des con-
cessions aux mœurs locales. Les chefs macédoniens entrent peu à
peu dans la peau des anciens despotes; les commerçants en-
trent peu à peu dans celle des anciens négociants phéniciens.
L'élément grec, tout en donnant un certain vernis de civilisation
supérieure à des régions longtemps arriérées, prend quelque
chose de ce qui causait la faiblesse des empires assyriens ou
perses. La mollesse fait des progrès, et les aptitudes militaires
de la race, en particulier, tendent à décroître, malgré la belle
énergie de quelques types mal secondés, tels que Mithridate,
roi de Pont. En Sicile même, loin de l'Orient barbare, le type
évolue, et la ville grecque, en grande partie sans doute sous
l'influence voisine de Carthage, verse presque complètement du
328 L\ GRÈCE ANCIENNE.
côté du (( grand port maritime », où le commerce domine tout
et entraîne tout.
C'est en Grèce qu'il faut revenir pour retrouver le type grec
fidèle à ses origines, avec ses qualités et ses défauts, et, en tout
ca^, avec les particularités que nous avons déjà signalées à plu-
sieurs reprises. La Cité et les bannis, notamment, continuent à
jouer leur rôle, et sans doute, à la faveur des luttes de clans qui
se poursuivent en Macédoine, le ressort de la race pourrait lui
faire reprendre le dessus si, dans l'ouest de la Méditerranée,
une nouvelle puissance, dune grandeur disproportionnée aux
forces helléniques, ne commençait à se lever. C'est l'heure de
la conquête romaine.
Cette entrée en scène d'un nouvel élément social a pour effet
de produire, dans la péninsule grecque, un déplacement assez
curieux du centre de gravité. Elle met en vedette, pour la pre-
mière fois, des cités ou des groupes de cités qui étaient toujours
restées au second plan. On sent que les grands intérêts se dé-
battent du côté de l'Adriatique. Aussi le type montagnard, bel-
liqueux, militaire, s'affirme-t-il sur trois points voisins de cette
mer : en Epire, en Étolie et sur ce rivage septentrional du
golfe de Corinthe qui a reçu, en mémoire de l'exode des
Achéens lors du retour des Héraclides, le nom d'Achaïe.
Les montagnards épirotes se distinguent par un coup d'éclat.
Us lanceùt un des leurs contre Rome. C'est la courte épopée de
Pyrrhus, un Alexandre de l'Occident, qui rêvait lui aussi d'im-
menses conquêtes et possédait, comme son congénère de Macé-
doine, des talents de tacticien tout à fait remarquables. Seule-
ment, au lieu d'avoir devant lui un organisme mou et décomposé
comme l'empire perse^ il se heurtait à l'organisme le plus solide
et le plus résistant qu'ait présenté l'antiquité, aux laboureurs
soldats du Latium. tenaces, disciplinés, enracinés dans leur sol,
incapables de se laisser décourager par une défaite et habiles à
observer, lorsqu'ils étaient battus, ce qui les avait fait battre.
Avec des hommes de cette trempe, on ne pouvait remporter que
des « victoires à la Pyrrhus ». L'expansion offensive des Épirotes
se traduisit donc par un échec.
\1II. — LA DÉFORMATION ET l'ÉOLIPSE DU TYPE GRFC. 329
Le dernier effort des cités pour l'indépendance : les ligues
étoliennes et achéennes : Philopœmen. — De roû'ensive, la
Grèce dut passer à la défensive. Mais la Grèce, avec la formation
sociale que nous lui connaissons, ne pouvait pas plus demeurer
unie devant la conquête romaine que devant la conquête ma-
cédonienne. Les Étoliens, montagnards du nord du golfe de
Corinthe, favorisèrent donc les entreprises des Romains, comme
les cités de la Béotie avaient favorisé les entreprises de Phi-
lippe. Puis, quand les Piomains, avec Flamininus, eurent vaincu
les Macédoniens et proclamé habilement la « liberté » des cités
grecques, l'Étolie méfiante se ravisa — un peu tard — et prit
la tète du mouvement patriotique. Elle invoqua le secours
d'Ântiochus, roi de Syrie, comme Athènes avait invoqué celui
du roi de Perse. Mais Rome veillait ; Antiochus fut vaincu aux
Thermopyles et les Étoliens, demeurés seuls, furent écrasés,
La ligue des cités étoliennes avait, de l'autre côté du golfe,
une rivale dans la ligue des cités achéennes. Cette ligue avait
été créée par un banni de Sicyone, du nom d'Aratus, qui avait
lutté avec succès contre la domination macédonienne. Mais les
Achéens, dans leurs efforts pour « liguer » lePéloponèse, avaient
rencontré un obstacle assez naturel dans Sparte, qui, malgré
son déclin, remuait encore de temps en temps et s'agitait
pour retrouver son ancienne prépondérance. Deux rois de
Sparte, Agis et Cléomène, avaient travaillé successivement à
cette œuvre de« restauration », et ce Cléomène, ayant battu les
Achéens, vit ceux-ci appeler dans le Péloponèse ces mêmes
Macédoniens qu'ils en avaient chassés. C'était une fois de plus
le gâchis, Fémiettement, l'impossibilité d'établir un concert
utile entre toutes les cités intéressées cependant à la même
indépendance, la paralysie de tous par les rancunes locales de
chacun. En fait, attaquée par Sparte et obligée de compter avec
ses protecteurs macédoniens, la ligue achéenne se trouva moins
forte au moment où, devant lutter contre Rome, elle produisit,
par un efîort suprême, ce Philopœmen qu'on devait appeler le
« dernier des Grecs ».
Philopœmen était de Mégalopolis en Arcadie. 11 descendait
330 LA GRÈCE ANCIE>'NE.
donc de ces montagnes centrales du Péloponèse où. lors de la
descente desHellènes, s'étaient réfugiés jadis les groupes les plus
importants des Pélasges. Cette région, nous lavons dit, était
encore celle qui produisait le plus d'aventuriers et de merce-
naires, et sur laquelle Épaminondas s'était le plus efficacement
appuyé pour vaincre les Lacédémoniens. Comme Démostliènes,
Philopœmen s'attela héroïquement à l'ingrate besogne de réa-
liser « l'unité » devant l'ennemi et de trouver des ressources
matérielles pour la résistance. Comme l'orateur athénien, il
unissait l'éloquence à la gestion administrative et faisait preuve,
en outre, de sérieuses qualités militaires. Son but était d'ail-
leurs, non de vaincre Rome, chose que son bon sens lui repré-
sentait désormais comme impossible, mais de lui montrer une
ligue forte et puissante avec laquelle on pouvait traiter et dont
on pouvait respecter l'indépendance. Mais cet actif montagnard
mourutobscurément, dans unede ces mille échauffourées qui écla-
taient entre cités voisines. Fait prisonnier par les Messéniens, qu'il
avait voulu punir d'avoir « lâché » sa ligue, il fut massacré par
eux, et sa mort acheva de désorganiser les éléments de résistance.
Quelque temps après, le roi de Macédoine, Persée, ayant été
vaincu à Pydna par le consul Paul-Émile, dans une bataille qui
consacrait définitivement le triomphe technique de la « légion »
sur la « phalange », là Grèce devint en fait sujette de Rome. Les
cités achéennes fournirent du moins le noyau de la dernière in-
surrection, qui fut écrasée près de Corinthe. Cette fois, c'était
bien fini, et la Grèce, sous le nom d'Achaïe — dernier honneur
fait à ce nom d'Achéen — était réduite en province romaine (1 i6) '.
La Grèce institutrice de Rome. — Nous ne suivrons pas plus
1. Mithridate, roi de Pont, quoique d'origine perse, a été considéré, lui aussi,
comme le « dernier des Grecs ». Le Pont, situé sur la route maritime de la Coichidc
à Byzance (région de Trébizonde), s'était fortement hellénisé depuis la conquête ma-
cédonienne, et Mithridate, qui avait pris dans ce milieu la trempe des conquistadors
macédoniens, s'était fait contre Home le champion de l'hellénisme. La cause de celui-
ci meurt, on le voit, en battant en retraite vers le point du globe d'où les Pélasges
sont venus.
La résistance de Mithridate coïncide avec celles des pirates crélois, qui soutien-
nent la lutte contre Rome pendant de longues années.
XIII. — LA. DÉFORMATIOiV ET l'ÉCLIPSE DU TYPE GREC. Xii
loin l'histoire du type grec, désormais condamné à la subordi-
nation, mais nous devons constater le service immense l'cndu
par la conquête romaine à la diffusion de la littérature et de
l'art grecs, auxquels les conquêtes d'Alexandre avaient déjà
donné un si vaste public.
Les Romains étaient intelligents, mais ce n'étaient pas des
intellectuels. L'exemple et les leçons des Grecs arrivaient k point
pour combler chez eux cette lacune. Aussi toute la littérature,
toute la philosophie, tout l'art des Romains (sauf l'emploi de
la voûte emprunté aux Étrusques), allait-il sortir de la ci-
vilisation hellénique. Selon le mot célèi)re d'Horace, la Grèce
vaincue allait « faire prisonnier son farouche vainqueur »,
c'est-à-dire que le culte du beau, conçu à la manière grecque,
allait faire des disciples innombrables dans l'aristocratie et la
bourgeoisie romaines, s'allier intimement à l'esprit romain, et
se répandre, grâce à la colonisation romaine, dans toute la
partie occidentale du bassin de la Méditerranée.
La conquête de la Grèce coïncide avec le moment où les
Romains commencent à posséder une race riche et pourvue de
loisirs. Les proconsuls et leur bande, enrichis des dépouilles
des nations, se reposent et deviennent curieux des choses de
l'art. Ils commencent à vouloir embellir leur vie, et les Grecs,
avec leurs talents artistiques , deviennent des auxiliaires pré-
cieux. Le Romain est parfois un amateur rapace et goulu,
comme ce Verres qui fait main basse sur toutes les œuvres d'art
de Sicile, mais, à force de travail, il devient parfois l'amateur
vraiment raffiné, comme Cicéron et Mécène. Apprentis orateurs
et apprentis philosophes viennent étudier à Athènes, devenue
plus que jamais ville d'écoles et de touristes. L'Italie du Sud,
la Sicile et Marseille ajoutent à cette action leur part d'iniluence.
Les esclaves grecs deviennent scribes et pédagogues. La lec-
ture des œuvres grecques est, pour les Romains d'élite, une
révélation. Certains poètes latins mettront toute leur gloire à
imiter le plus fidèlement possible les poètes grecs. S'ils inven-
tent des rythmes, ceux-ci ne seront que la transcription des
rythmes grecs. Le poète Lucrèce répète dans ses vers ce
332 LA GRÈCE ANCIENNE.
qu'enseigne le Grec Épicure, et Sénèque répète dans sa prose
ce que disent les stoïciens grecs. Catulle se met à la remorque
des Alexandrins. Térence ambitionne pour tout honneur celui
d'adapter au latin les comédies de Ménandre. Quand les ar-
chitectes romains créent Tordre composite, c'est en combinant
les ordres ionique et corinthien, qui sont grecs, et, comme les
Romains, aj>tes aux constructions gigantesques, aiment les mo-
numents à plusieurs étages, ils ne trouvent, pour en agré-
menter la façade, d'autre moyen que de superposer les ordres
grecs. Peu à peu la langue grecque devient « classique » à
Rome, et tous les lettrés la connaissent. Certains Romains,
comme l'empereur Marc-Aurèle, se feront même un plaisir d'é-
crire en grec. Pendant ce temps, en vertu d'une loi qui, sauf
le cas d'invasions par grandes masses, assure aux langues des
peuples plus lettrés la victoire sur les langues dos peuples moins
lettrés, le grec répandu en Orient depuis Alexandre continue à
s'y maintenir, tenant le latin en échec. Des auteurs grecs con-
tinuent à écrire et à devenir célèbres, comme Plutarque. l'his-
torien amateur de Béotie, comme Lucien, le sceptique pam-
phlétaire de Samosale en Asie Mineure, comme toute une série
d'historiens et de géographes, Polybe, Strabon, Diodore de
Sicile, Denis d'Halicarnasse, Pausanias, qui écrivent évidemment
pour un assez large public. La défense du christianisme voit
surgir une légion d'apologistes et de Pères grecs : Origène,
Clément d'Alexandrie, Athanase, Grégoire de Nazianze. Basile,
Jean Chrysostome, et, à côté du mouvement chrétien, un mou-
vement mystique, associé aux superstitions orientales, trouve
son expression dans Plotin, Porphyre, Jamblique, Proclus et tout
ce que l'on appelle l'école néo-platonicienne d'Alexandrie.
La longévité du type grec dans le Bas-Empire et sous
rinvasion des Turcs. — La civilisation grecque fait plus. Elle
survit, officiellement du moins, à la civilisation romaine. Plus
heureux que l'empire d'Occident , l'empire d'Orient, grâce à la
merveilleuse position de Constantinople. échappe pendant plu-
sieurs siècles aux coups des barbares.
XIII. — LA DÉFORMATION RT LÉCLIFSE DU TYPE GREC. 333
Quelques-unes des caractéristiques de l'esprit grec, bonnes
ou mauvaises, peuvent être relevées facilement parmi les causes
qui ont produit la décadence de l'empire byzantin, tout en fa-
vorisant sa longévité. La subtilité des sophistes se retrouve dans
ce pullulement d'hérésies et dans ces polémiques religieuses
roulant sur des abstractions presque inintelligibles, qui pour-
tant passionnaient la masse. Les croisés, pour se moquer des
Grecs, se promenaient dans les rues de Gonstantinople avec une
écritoire et du papier. Au moment où les Turcs donnaient l'as-
saut à la capitale, des théologiens y discutaient ardemment pour
savoir si la lumière du Thabor était créée ou incréée. L'érudition
avait toujours ses fidèles, et produisait de laborieux compila-
teurs, grâce auxquels bien des extraits intéressants d'ouvrages
perdus nous ont été conservés. L'émigration des lettrés et des
savants grecs en Italie, après la chute de leur empire, devait
contribuer à réveiller le culte de la littérature antique, et à
produire ce type célèbre de 1' « humaniste », qui fut un des
principaux artisans de la « Renaissance ». C'est ce même em-
pire qui, pendant une bonne partie du moyen âge, était demeuré
le conservatoire de l'architecture et de la peinture. Des mosaï-
ques byzantines devait naître la rénovation de la peinture ita-
lienne, tandis que la coupole, adoptée avec enthousiasme par
les Arabes, propageait dans tout l'Orient et en Espagne les
diverses variantes du style byzantin.
D'autre part, le Bas -Empire resta longtemps maître de la
mer, parce que les Grecs demeuraient malgré tout un peuple
navigateur, et c'est cette supériorité maritime qui permit à
Gonstantinople de tenir longtemps en échec les Arabes d'abord
et les Turcs ensuite. Gette supériorité fut accentuée par la pos-
session du « feu grégeois », dont le secret, jalousement gardé,
est aujourd'hui perdu, mais qui servit à brûler des flottes en-
nemies, d'ailleurs malhabiles aux évolutions savantes.
Issus de pasteurs cavaliers, les Turcs étaient impropres à la
navigation et aux raffinements d'une civilisation qui fournis-
sait parfois des armes à leurs adversaires. Aussi le triomphe
définitif de l'invasion ottomane fut-il retardé jusqu'au xy" siècle.
33 i LA GRÈCE ANCIENNE.
Et les vainqueurs, patriarcaux presque purs, ne purent que se
superposer aux vaincus qui, groupés en cités le long du rivage,
ou en clans belliqueux dans la montagne, conservèrent im-
muablement les caractères propres de leur race. Les cités
maritimes, en faisant « la part du feu », cest-à-dire en se ré-
signant à quelques exactions, purent continuer pratiquement
leur existence autonome, tolérée par les conquérants qui tiraient
profit de leur activité. Quant aux montagnards, ils ne se sou-
mirent jamais qu'à demi. [/Albanais Scanderberg, en se débat-
tant contre eux, mérita son nom d'Alexandre. Les Albanais
modernes, nominalement sujets de la Porte, ne reconnaissent
l'autorité du sultan qu'à la condition d'avoir leurs coudées
franches et de mettre à la raison les fonctionnaires qui ne
leur plaisent pas. Enfin, dans la (irèce propre, la montagne,
après plusieurs générations de bandits, produisit ce type cé-
lèbre du Kleplîte, qui prit vers 18-20, conjointement avec les
terribles pirates de l'Archipel, l'initiative de l'insurrection.
Son réveil moderne en des conditions qui le constatent vivace,
mais le relèguent au second plan. — Mais cette insurrection
n'a pu triompher que par le concours des grands peuples de
l'Occident, qui se sont payés de leur peine en faisant sentir aux
Grecs délivrés le poids plus ou moins lourd de leur protectorat
officieux. Par la volonté de la diplomatie, la Grèce forme au-
jourd'hui un petit royaume, dont le souverain, après avoir été
pris en Bavière, a été fourni ensuite par le Danemark. Car la
monarchie, sur ce sol, est chose forcément exotique. La « cité »,
illustre ou obscure, survit à tout, et la constitution intime du
pays réside toujours dans le jeu spontané des autonomies mu-
nicipales. Cet état de choses artificiel est le symbole de la si-
tuation faite à cet État nouveau-né, considéré comme mineur
dans ses relations et ses tentatives extérieures, mais respecté dans
les particularités de sa vie intérieure et de ses organismes locaux.
Les petits bateaux d'Homère naviguent toujours. La Grèce mo-
derne est par excellence le grand peuple caboteur de la Médi-
terranée. Elle serait maîtresse de la mer s'il n'y avait d'autre
XIII. — LA ItlÎFORMATION ET l'ÉCIJPSE DU TYPE GREC. 335
navigation que le cabotage. Mais d'immenses transformation s ont
eu lieu dans le monde. Non seulement l'Atlantique a éclipsé la
Méditerranée, mais la Méditerranée elle-même estdominée par de
grandes puissances, munies de grands vaisseaux de guerre et de
grands paquebots à vapeur. La Grèce, quelque analogie que puis-
sent avoir ses conditions sociales intérieures avec celle d'autre-
fois, se trouve donc en présence de circonstances extérieures qui
l'obligent à se contenter d'un rang modeste parmi les nations.
Elle n'en continue pas moins à produire, et des montagnards
belliqueux qui vont s'engager comme mercenaires, et des
commerçants avisés qui savent gagner de l'argent, et des
<( colons » qui vont s'établir dans les principaux ports de la Mé-
diterranée, et des intellectuels qui poussent avec ardeur aux pro-
grès de l'instruction, et des Mécènes généreux qui emploient
les bénéfices de leur commerce à soutenir des écoles. Tous les
traits de la race survivent, en définitive. Seules les occasions
leur manquent pour se manifester avec l'éclat extraordinaire
dont ils ont rayonné jadis. Mais l'élargissement merveilleux
de la civilisation dans le monde continue, comme au temps
des conquêtes romaines, à servir la gloire des anciens Grecs.
Chaque Université nouvelle qui se fonde aux États-Unis ajoute
aux triomphes d'Homère, et justifie davantage l'intérêt qui,
de siècle en siècle, s'attache à ce petit coin de terre perdu au
sud des Balkans.
-î-O-f-
TABLEAUX DE L'HISTOIRE DE LA GRÈCE
(ces tableaux JIONTREST COMMENT ! KS FAITS HISTORIQUES SE RÉPERCUTENT LES UNS SUR LES AUTRES).
LES ORIGINES.
/ Éloign
^ pénible.
'Uoignement pour le travail
Les Pelasges sont issus des ( Formation
petits plateaux asiatiques à vie < communautai-
semi-pastorale. ( re initiale.
'\ Prédisposition pour l'installa-
/ tien urbaine (origine de la «citév
\ grecqtie).
TABLEAUX
ÉTABLIS
AVEC LE CON'COUBS |
DE Georges
FERUAND
Élève de la Section spéciale de |
l'Ecole chs
Roches.
II. -^ PÉRIODE PÉLASGIQUE ET HÉRACLIDE.
Petites val-
lées dominées
par la inonta-
L'ue et isolées
les unes des au-
tres.
Climat doux
et égal.
Torrents ra- /
pides (parce'
que la monta- •
gne surplombe i
la vallée). \
Petits culti- \
vat<>urs pelas- <!
I giques. I
Communica- .
tioiis très dif-
ficiles entre les .
vallées. (
Végétation
abondante des
arbres frui-
tiers.
Gros rochers
encombrant les
vallées.
Religion jit-
, lasgicjite iliii-
nise les forces
de la nature
(Gérés, etc.).
Fractionne- '
meut par cités
indépendantes.
Dans ces ci-
tés, partis
disputant le
pouvoir.
Les bannis
agnen t la
montagne {ma-
quis). ,
Le bauilit
' montagnard I
(Héraclides).
Facilité de
pratiquer le
brigandage à
cause du voisi-
nage de la val-
lée.
I Domination
\ de la vallée par
Mes monta-
gnards.
Travaux exé-
cutés dans la
vallée. (Tirer,
il' JJef cille, des-
ement de
ais, hydre
de Lerne. etc.).
J sécliement de i
1 marais, hydre f
\ de Lerne. etc.). \
Divinisation
des Héraclides
(Jupiter, Her-
cule , Pluton ,
etc.).
Travail fa- (
cile de la cueil- ■]
lette. /
Constructions
cyclopéeunes
(pour résister
aux attaques
des monta-
gnards).
i Aptitudes à ( Divinisation
la réflexion, à ) de la poésie, de
la poésie, à la J la musique (Or-
^ musique. ( pliée, Pan).
III. — PERIODE HELLENIQUE.
Réduction de
la famille grec-
Hellènes des- /
cendusdemon-l
tagne moins '
haute ( Othrys)
sont plus
contact avec ,
les vDles des
vallées.
Civilisation
des Hellènes i
plus affinée que j
celle des Héra-
clides.
Domination
déjà préparée
l Supériorité
, ,,, ' de l'Hellène sur
par les Hera- f i-Héraclide.
elides. '
Nouvelle superposition de
montagnards aux populations
de la vallée.
Ces montagnards fournissent
des chefs de clans, ou petits
rois (t3T)e du basileus).
Amour de la
richesse mobi-
lière donnée
par le brigan-
dage de la mon-
tagne (trésors
de Mucènes ,
etc.).
Grandes ri-
chesses acqui-
ses par le pil-
lage.
Tendance des
jeunes gens à
se détacher de
leur famille par < _
suite deslaci-)^'^'^%"'^.S!''"-
„ ,., ^ , lités de pillage rP^ '^'^'*'^^'"^-
Habitudedul j^^^^^K
pillage, travail / ^ '
facile et lucra.\ constant état (
de guerre entre \ Vie hasar-
clans et cités i deuse.
(vendettas). (
(.1)
Fréquentes
expéditions au
loin.
Absence par-
fois prolongée |
1 des chefs.
Apparition
de l'esclave
(prisonnier de
guerre).
(2)
S...
Suite :
Grande in-
fluence des de-
vins et des ara-
a V fiuei
(1 ) ' interroger la-
( venir. / des (Delphes ,
etc.).
Certaine in- [
lépendance et V
itluence des
(2)^n -
/femmes île
\ eliefs.
Divinisation
delà femme des
chefs (Diane).
( Jeux
( 3 ) ., piques ,
olym-
( iniques , etc
Sen t i m e n t
de la beauté du
corps et des
. / proportions
[ harmonieuses.
/ Prédominan-
ce de la sculp-
ture. Habitude
d'ériger des sta-
tues.
Proportion
dans l'archi-
tecture.
Indépendance
et égalité vis-à-
vis des chefs de
clans, qui n'ont
d'autorité que
par le succès.
Nécessité
pour le chef de
clan de se faire
des amis (com-
pagnons).
Développe- /
ment chez le l
cliefdeclandes J Art oratoire
qualités d'flo- ) en Grèce.
quence et de f
persuasion. {
Nombre des
combattants li-
mité par le
grand nombre
des chefs.
Partage égal
du butin.
! Régime des
amitiés s'éteu-
dant hors du
clan (les Sept
contre Thèbes).
Grande im-
portance atta- I
chée à l'indi-
I vidu et à sa
force person-
nelle ( Trois
cents Spartia-
tes aux Ther-
mpyles).
Nécessité
d'exercicesphy-i
siques iuteu-i
ses. )
Développe-
ment de l'indi-
vidu, au point
de vue de l'a-
dresse et de la
force physique.
(3)
22
VIII. — L'ÉPANOUISSEMENT DU TYPE ATHÉNIEN.
Oiigiues partriarcales encore
affermies par le séjom- de la fa-
mille daus la montagne.
Cité indépendante et toujours
en garde contre ses voisines.
/ Famillerelativement forte dans
i la cité forte.
Besoin de se défendre.
Amour passionné de la cité.
Vie publique absorbante et ac-
caparant le temps des citoyens.
Ambition et besoin de per- i
suader.
Épouse inférieure à l'homme. | Réclusion du çiinécée.
liais épouse unique, et maîtresse du gynécée.
C Ecoles particulières.
Euseiguemeut privé et libre. -, Gymnase dont le local seul est
( fourni par la cité.
( Beauté phijsique de la race.
Triomphe des sports phiisique.^. \ Poésie pindavique, chantant les
( victoires des atftlèles.
Hostilité contre le poète noea-
teur Euripide.
Hostilités contre Socrate consi-
déré comme le corrupteur des
V jeunes citoyens.
Importance extrime de l'art de S Création et triomphe de la lo-
la parole et succès prodigieux des i gigue,
sophistes. ^
j Méfiance contre les innovations
' qui paraissent compromettre la
cité.
Obscurcissement de la morale.
Développement intellectuel dû
au.x loisirs, au commerce et aux .
Mécènes de la montagne.
Religion profonde, mais sans
clergé puissant , à cause de la
formation patriarcale.
Amour inlense du beau, poussant à la poésie et aux arts.
/ Type de l'amateur de causeries intellectuelles et désintéressées {Vis-
Éducation iutellectueUe , ou V ciplés de Socrate).
.(musique ). harmonieusement - Goûts des riches pour le patro- ^ CAor^^iV : entretien du théâtre
Uques "^""^•^"*''''°"' '^''^''- \ aux frais des particuliers.
Temples, origine de l'architecture.
Statues des dieux, origine de la sculpture.
Fresques des temples, origine de la juejn/u>v.
Fêtes en plein air. Panathénées.
Questions religieuses transformées en armes pour les politiciens.
s Hostilité contre Socrate considéré comme ennemi des dieux.
( Multiidication des procès pour cause religieuse.
harmonieusement
équilibrée avec l'éducation phy-
sique.
Combinaison de l'esprit reli- t
gieux avec l'amour du beau, si- <'
gnalé plus haut. /
' Combinaison de l'esprit reli- S
gieux avec l'amour de la cité.
IX. — LA GUERRE DU PÉLOPONÈSE.
Sol montagneux.
Surprises et coups de main.
Rareté de la cavalerie . .
Pierres nombreuses, et aptitude ( Rôle important des fortifica
pélasgique à construire des murs. / tions.
Cités nombreuses et indépen-
lantes.
Athènes maîtresse de la
(pour les causes indiquées
haut).
Position désavantageuse des Athéniens en Sicile.
Sièges tUfficiles et transformés en blocus.
Emplois de murs extérieurs par les assiégeants.
Improvisation rapides de murailles par les soldats transformés eu
maçons.
Athènes imprenable dans ses murailles et réduite seulement par
la famine.
Groupement sympatique selon les amitiés et les fraternités de race.
Rôle de la persuasion et des ambas-sades.
impuissance d'nvu. cité à cou- J ,.,«;^'îtl,ian"TL ^il^ ^ l Bnèvet^u triomphe de Sparte
quérir une autre cite. f torieuse ) Athènes.
Accueil des bannis des autres cités (Alcibiade).
Importance militaire de Vindi- s ,,„po,,ance de l'armure,
vtdu. I ,
Terreur à Sparte quand elle perd 400 soldats (Episode de Sphactérie).
Guerre faite sur mer et par mer. Victoires navales.
: Partisans de la guerre recrutés
Butin provenant du pillage i parmi les prolétaires athéniens qui
intime. I vivent directement ou indirecte-
' ment de la mer.
Iles nombreuses qui suivent par force l'alliance ([ Riches tributs qui donnent à Athènes un trésor
d'Athènes. ) de guerre.
Tentation de mettre la main sur d'autres iles. }
même lointaines. S
Petitesse des armée*.
Puissance des démagogues (Cléon).
Expédition de Sicile.
Ravage de
la banlieue'
d'Athènes.
Sparte su-
périeure
sur terre i
(pour les
causes indi- '
quées plu;
haut).
Alliance avec
Sparte de tout
le Péioponese;^;;;; '^^ ^;;.
et d autres Cl- .^jg^^^^ ports
tes contmeu- J ^^jt-^^g^^ j^
I lutter avec
r Peste d'Athè-
(nes.
Thùilre d'A-
ristophane ,
aristocratique
et hostile à la
guerre.
Philosophi'-
le Platon, Xé-
nophon , etc.,
"^aristocratique
'et hostile à la
^guerre.
L'ssai de ré-
roltition nris-
Lente élabo-j tocratique (0-
ration de flot-1 lifjarchie dis
tes CAXKOo\is\ciuatre-Cents)
grâce au con-
tales
i Athènes.
Organisateurs militaires d'insurrections
fournies aux alliés d'Athènes, mécontents.
Orgaiiisiiteur de résistance^ J^j;;f;;f_^ "^'J^
fourni a byracuse. ^g^^.^^_
1" Suile.
Sympathie ,r produire
f««f»*"'^::"-'des défections
tes de toutes i^g^ 1^ ^„j^^
Iles cites. d- -Athènes.
Sparte. cité
aristocrati- J
que et tradi
tionnelle.
Défection
des alliés d'A-
thènes.
Persévéran-
Esprit delce à lutter sur
suite dans les mer malgré
opérations, 'les défaites
'navales.
Route du
[ blé finalement
coupée à
\ Athènes.
2' Sitile.
Pression de'
l'opinion, qui i
I pousse à des
entreprises té- J
1 méraires.
,,,. . I Impatience
Athènes ci-^^^ nervosité
lé democra-
table.
Accusations
J , t -, t't proscriii
;de la f ouïe, ',, . „ .'j , „ . ',
'lYJ^ ""-^qui nuit à lH''^^/' ^""^-
continuité des|
|entreprises.
Passions po-'
llitiques exas-1
I pérées exploi- 1
tées par les |
I dénutgogues.
LES MERCENAIRES.
Guerres entre
cités, uotam-
ment guerre du
Pélopouèse.
Développement du type du bataillour
professionnel.
Perpétuation de
rinséeurité et de
l'anarchie.
Aspirations de cer-
tains Grecs vers un
principe d'unité et
de sécurité (Isocra te).
Développement de
la solde et de l'em-
ploi des mercenaires.
Constitution d'ar-
mées Je métier.
Tendance de cer-
tains citoyens à se
décharger des devoirs
militaires sur les spé-
cialistes.
Emploi des G-recs meroe- 1
naires et l)ons soldats par
I les Perses riches et mauvais
' soldats.
limploi de mercenaires
par les tyrans de Phères en
Thessalie et propagation du
système vers le Nord.
Perfectionnement de l'ar-
memsnt et de la tactique
(Iphicrate).
Progrès de la cavalerie
et des armes spéciales.
Progrès du bien-être et
du luxe privé.
Dilettantisme. Développe-
ment du type lie Vamateur
et de l'intellectuel pnr.
Mercenaires grecs
I aie service de Cyrw
I contre Arta.cerxès. Re-
traite des Dix Mille.
Art plus profiiu'-
et plus accommodé à
rembellissement des
\ demeures privées.
r Comédie s'intéres-
\ sant à la vp' privée.
Victoires qui obligent des f
Spartiates isolés ou en petits \
groupes à tenir
de leur milieu.
garnison hors
Corrxptioi du type Spartiate.
Relâchement de la vieille disci
^'
ine et des vieilles lois.
iate. (
isci- \
Faiblesse
Thebfs, ot
nondas.
de Sparte contre
victoires d'Epami-
Sparti^, cité
trop exclusive-
ment militaire
(pour les causes \
indiquées plus
haut).
Chefs militaires raides et i Antipathie des populations
cassants qui déplaisent aux au- ■ et récolles contre Sparte.
très cités. '
Affranchissement d'Athéne s
(Thrasybule).
Affranchissement de Th'ehes.
Affranchissement de l'Arcadie.
Affranchissement de la Mes-
Impuissance à maintenir long-
temps sa domination dans les
miUeux liostiles.
Abaissement de Sparte,
qui montre l'impossibili-
té pour une cité de de-
venir maîtresse de la
Grèce.
Cette cohsiatatioti, com-
binée arec l'anarchie
continue, fait sentir le
besoin d'un « sauveur ».
Amour (lu bu-
tin et soif de
résultant '
Ses origines de
il race. I
Expéilition d'Agésilas en Asie,
point culminant du militarisme
i Spartiate.
Dispositions favorables au métier de condottiere déjà développé
par d'autres causes.
Goût pour les expéditions en pays riches, comme au temps de (
la Toison d'or. I
Vénalité des politiciens et des orateurs, dont beaucoup se metten t ;
aux gages de la Perse. /
Ri'ili' d" l'or d-s Perses dans le relèvement d'Athènes.
Attrait croissant île la Perse.
Ligue des cités contre Sparte et échec de 1'e.rîié-
dition d'Agésilas.
Contribue à la désunion et à l'anarchie.
XI. —LE TYPE MACEDONIEN.
Type de bandit et de guerrier
relativement fruste, en retard
sur le reste de la Grèce.
Macédoine,
refuge monta-
gneux de civili-
sés.
Aptitude a la formation,
militaire et endurance dans les
campagnes.
Maintien de la monarchie et
de l'aristocratie guerrière.
Aptitude de PhiUppe à se
faire des amis chez les autres
Grecs comme frère de race.
Kôle de grands Mé- (
cènes joué par les rois de
Macédoine au près des ar-
I tistes et des savants. I
Secret de l'esprit de
suite dans les opérations
t militaires.
Supériorité politique
sur les Grecs divisés.
Les artistes et les sa-
vants grecs contribuent
à dégrossir le type.
Mais type demeuré foncière-
ment grec par les mœurs, la
langue, la religion, etc.
pour Philippe de r
guerre sacrée, ) Prestige religieux qui aide aux conquêtes de Philippe .
Ports maritimes dépendants
l'Athènes et voisins de la Ma-
lédoine.
Passage fréquent de troupes
laei-démonieunes.
Voisinage des Thébains et des
tyrans de Phères.
Mines d'or et
commerce par
les hautes val-
lées.
Occasion
I s'ériger, dans I
I en vengeur d'Apollon.
Intervention de Philippe com-
me redresseur des torts, dans tes
discordes des cités thessaliennes.
Habile modération dans le
triomphe qui conquiert à Phi-
lippe les sympathies de la Grèce.
Influence civilisatrice exercée par ces ports et par Athènes sur
la Macédoine.
Bonne situation de Philippe pour s'emparer des comptoirs athé-
niens et pour menacer le commerce d'Athènes dans le Nord.
Exemples d'organisation mili- {
Aristote précepteur d'Alexandre.
Conquêtes de Philippe au Nord
de l'Archipel.
Enrichisse-
ment de la Ma-
cédoine.
Indépendance traditionnelle
de la cité grecque.
Progrès de la tactique macé-
I Victoire de Chéronée sur les
' Athéniens et les Thébains.
Stérilité des efforts de Démos-
thène qui a déjà contre lui l'a-
mour du bien-être et le dilettan-
tisme des Athéniens.
TV/ig de Démuslhène. Parti national dans chaque cité.
Coalition tardive d'Athènes et de Thèbes contre Philippe.
Obligation pour Philippe de parler plutôt en protecteur qu'en
conquérant et de respecter, au moins en apparetice, l'autonomie des cités.
taire offerts à la ilacédoine. / donienne : la phalanf/e
Philippe peut paner des merce-
naires, \ Type d'Eschine a Athi^nes.
Formation d'un parti macédo-
Il peut exploiter à son profit la j nien dans chaque cité,
vénalité des ora'eurs.
Résistances très vives à l'am- \
bition macédonienne. f
XII.
ALEXANDRE.
Suppression de l'anar-
chie entre cités.
I Situation exceptionnelle d'Alexandre pour jouer le rôle
Libre jeu donné à la y de conquistador,
force expansive des Grecs ■'
unis aux Macédoniens. / Nouveau.c perfectionnements de Vart militaire pratiqué
« en grand ».
Echec des derniirfs insurrections (mort de Démosthène).
Conquête macé-
donieuue en Grèce.
Abaissement de la Cité.
I Conquête du pouvoir
' dans la cité moins profita
\ ble et moins attrayant.
Progrès des amusements.
\
j Frogrisdessysitmes ph
I sophU/ues aiiant pour bu
[ réijlementdlion de la rie j
Comédie « nouvelle y> de
ifénarulre, ne raillant plus
que les ridicules de la vie
privée.
Origine monta- ,
gnarde d'Alexandre.
Proç/rès des syslimes philo-
ut la
pri-
\ vèe {épicuréisme et stoïcisme).
Invasion de l'Asie par route de terre.
( Ouverture de la route de l'Inde.
( Ressources nouvelles pour la scUmce
Butin et richesse inouïe. ] documentée (Arittote).
( Raffinements dans l'art.
Indocilité des soldats et grèves militaires,
... .._,,-. ^ J, J, ( Pivision de l'empire en Macédoine,
Lutte entre les lieutenants dAlexan- \ „ _•„ t^ „„„<.„ S „i„„; „ ,,,4. !
■ Svrie, Egypte et plusieurs autres
État;
Expéditions à des distances immen- )
ses de la mer. f
Persistance du clan.
dre après sa mort.
Soin de rallier les cites grecques d'Asie,
et prise de
Éducation
(■% civilisée d'
lire.
grecque
Alexau-
Adaptation ingé-
nieuse du conquérant
J aux mœurs et aujr
\ préjugés des peupUs.
Compréliensiou des
intérêts commerciiiu.x.
Amour et protection
des lettres et des arts.
Gloire d'Achille con-
tribuant à l'attirer 1
vers l'Asie.
Siège
Tyr.
Occupation de l'E-
.srypte et fondation
d'Alexanilrie.
Fondation de villes '
d'étapes à l'intérieur.
Anéantissement dn
commerce phénicien.
Prodigieux essor du '
I commerce grec
1 Orient.
Déclin d'Atfiènet
comme ville commer--
çante, et son évolution
vers te type de la ville
d'étud/'s, fréquentée
par les intellectuels et
les amateurs.
Prospérité de Per-
game, de Rhodes, etc.
youveau type de colonies grecques, îlots citadins disséminés
1 milieu de continents barbares.
Physionomie « moderne » des villes, créées d'un seul coup.
Rues à angles droits ; monuments imités de la Grèce.
Diffusion de la langue grecque en Orient.
XIII. — LE TYPE GREC APRÈS ALEXANDRE.
Alexandrie, grande
ville cosmopolite
Monarchie des
lemées.
Syracuse, grande |
ville grecque défor-
mée par le commerce
intense.
Peuplement de la
Méditerranée occi-
dentale (P)-ogrès de
Rome).
i
Elite grecque cantonnée par la masse dans sji sphère
part.
Affaires du gouvernement soustrai-
tes à l'activité des Grecs.
( /littérature savante (t subtile, orientée vers la satisfaction
1 d'amateurs rafjinés et instruits.
( Pas de théâtre.
i Poésie plus profane et visant kx di-
Esprit de cité disparu ] vertUsemmt (apparition du ronwu).
{ Art au service du luxe privé.
Protection fastueuse des lettres,
sciences et arts.
Ressources abondantes en livres,
documents, instruments de travail
intellectuel {Bibliothèques, Musée).
Courtisanerie des écrivains, sa-
'\ vants et artistes.
Bessources nouvelles pour la science et pour l'art de (J
l'ingénieur. (
Goût des citadins pour la campagne, devenue un ^
Développement
de l'érudition.
Triomphe de la
critique.
^érudition dé-
I teint sur la litté-
rature.
objet de curiosité.
Contact des Ro- I
mains avec les Grecs
de l'Ouest. I
Type d'Ai-chimède.
Littérature idyllique (Théocrile).
Expansion des
Romains, suj>é-
rieurs militaire
ment aux Grecs.
re- 1
■s. r""
Mise en relief des Épirotes par l'expédition de Pyrrhus contre les Romains,
Mise en relief des Étoliens, par leur lutte contre les Romains.
Mise en relief des Achéens (Nord-Ouest du Pélopouèse) par leur résistance aux Romains.
Affluenee déjeunes Romains en Grèce (Cicéron, etc.).
Littérature latine à l'école de la littérature grecque.
Art composite, combinaison de l'ionique et du corinthien.
Persistance victorieuse de C Influence des savants du
la langue et de la littérature { Bas-Empin
grecque en Orient.
Diffusion de la langue grecque dans l'élite romaine
(Marc-Aurèle, etc.).
Conqufte cle la
Grèce par les Ro-
ins.
Conquête intel-
lectuelle de Rome l
I par la Grèce. \
supérieure a
vainqueurs à
, point de vue.
sur le mouve-
ment de la Renaissance.
Heureuse position t
de Constantiuople. )
Turcs issus de pas-
teurs de l'Asie Cen-
trale.
Durée de l'empire byzantin.
Inaptitude, pendant longtemps, à vaincre la marine grecque,
Inaptitude à s'immiscer dans les rouages de la Cité
grecque, à laquelle ils se superposent seulement.
Inaptitude à soumettre les bandits montagnards.
Résurrection de la Grèce au xix" siècle, mais dnnsl"
des conditions amoindries.
Méditerranée actuellement dominée par les grandes 1
nations occidentales.
[ yécessité pour le type grec de demeurer désormais au second plan.
SOURCES A CONSULTER
L'auteur a naturellement tiré grand profit des études de MM. de
H. Tourville, Edmond Demolins et Ph. Champault, consacrées, dans
la Science sociale, aux diverses questions qui ont trait au type grec.
Parmi les publications récentes, les Phéniciens et V Odyssée de
M. Victor Bérard, ne lui ont pas été inutiles.
On a demandé à l'auteur d'indiquer, au moins pour les cha-
pitres qui s'y prêtent le plus, quelques passages à relire dans
les auteurs. Nous croyons devoir répondre à ce désir en donnant
les indications suivantes, relatives aux chapitres de m à ix,
chapitres qui correspondent aux périodes de la Grèce particuliè-
rement reflétées par l'œuvre des grands écrivains.
Chapitre III. — Les Hellènes : Tluicydido, I, 2 et 3. — La maison homé-
rique et l'iiospitalité des cliefs : Odyssée, cliant I, 96-107 (la maison d'Uh'sse).
Id., chant IV, 43-59, 120-13Z, XV, 92-160 (la maison de Ménélas). — Les délibé-
rations et les rapports entre chefs : Iliade, chant I, presque entier (querelle
entre Achille et Agamemnon), chants II et IX (la question du retour et l'am-
bassade à Achille). — Les aèdes cliarmeurs de festins. Pliémios dans la maison
d'Ulysse : Odyssée, I, 325-367; Démodocos chez les Pliéaciens : Id., VIII, 46-96,
266-369, 499-531. — Amitié d'Achille et de Patrocle : Iliade, cliant X\'I, 1-100,
XVIII, 1-34, XIX, 276-339. — Coalitions : récit d'Agamemnon au début de
ïlphigénie d'Euripide. — .Jeux en l'ijonneui- de Patrocle : Iliade, cliant XXIIl.
— .leux en l'iionneur d'Ulysse : Odyssée, cliant VllI, 97-384. — Les histoires de
brigands dans la maison des Atrides : Eschyle : Agamemnon, dialogue de Cas-
sandre avec le chœur. Id. Les Coéphores, dialogue d'Oreste avec Clytemnestre.
Chapitre IV. — La piraterie: Thucydide, L 5. — La vie du pirate : Odyssée,
çà et là, et notamment chants IX et X (épisodes divers). — Les enlèvements de
femmes : Odyssée, chant XV, récit d'Eumée, 340-492. — Euripide : Médée, pro-
logue de la nourrice, récit du messager. — Les Argonautes : Pindare, IV" Pytiii-
que. — Troie : Iliade, çà et là, et notamment chants III et IV. — Les retours de
invAioa : Odyssée entière et notamment chant IV, récit de Ménélas, 351-592 ;
cliants XXI. XXII et XXIII (massacre des prétendants). Eschyle : Agamemnon,
lin. — Les Pliéaciens : Odyssée, cliants VI, VII et VIII.
3-44 SOURCES A CONSULTER.
Chapitre V. —Légendes sur l'origine de Sparte : Hérodote, VI, 52 et suiv. —
Lvcurgue, Id., I, 03 et suiv. — Attributions des rois de Sparte: Id., VI, r,(i et
suiv. — ï^aiblcsse des Lacédémoniens dans l'art des sièges et besoin (fu'ils
avaient des Athéniens : Thucydide, I, 102. — Prestige de Sparte ; ambassade
des Corinthiens aux Lacédémoniens : Thucydide, I, C7 et suiv. — Fondation de
Théra et de Cyrène : Hérodote IV, 147 et suiv.; Pindare, 4« Pythique.
' Chapitre VI. — Démocède. médecin de Crotone : Hérodote, III, 129 et suiv.
— LTonie et les Ioniens: Hérodote, I, 142 et suiv. — Les Phocéens et les longs
voyages sur mer : Id., I, 163 et suiv. — Polycrate de Samos : Id., III. 39 et suiv. ;
121 et suiv. — Grands travaux publics à Samos : Id. III, GO et suiv. — Le type
de Crésus : Id., I, 6 et suiv. — Prise de Milet: Id., V, 105 et suiv., VL 1-21.
Chapitre VII. — Athènes cité hospitalière : Sophocle : OEdipe à Colone ;
dialogue d'OEdipc avec Thésée et scènes suivantes. — L'Aréopage: Eschj-le, Eur
ménides ; dialogua entre Minerve et le chœur. — Solon, ses voj^ages et ses rap-
ports avec Crésus : Hérodote, I, 29 et suiv. — Pisistrate : Hérodote, 1, 59 et suiv. —
La chute des Pisistratides : Hérodote, V, 62 et suiv. — La tyrannie dans les cités
grecques : Thucydide, I, 17 et suiv. — Les héliastes : Aristophane, les Guêpes (çà
et là). — Guerres médiques : Hérodote : livres VI, VII, VIII et IX, et notam-
tamment ^Marathon. VI, 103 et suiv. Revue de l'ai-mée de Xerxès, VII, 44 et suiv.
Thermopyles, VII, 202 et suiv. Salamine VllI. 61. Eschyle : les Perses : récit du
messager à la reine Atossa. — Thémistocle fortifie Athènes: Thucydide, I, 89 et
suiv. — Portrait de Thémistocle : Id. I, I3S.
Chapitre VIII. — Pour la caricature du sopliiste, voir VEuihydème de
Platon. — Amour passionné de la Cité : Platon, Criton, Prosopopée des Lois (vers la
lin).— Socrate : Apologies de Xénophon et de Platon. — iN'riclès : Thucydide, II,
65 et suiv.
Chapitre IX. — Les avantages de la paix : Ari.stophane : lin des Achar-
niens. — La Paix, scène entre Ti\vgée. .Mercure et le chœur (la Paix retii'ée de
sa caverne). — Un type de victoire navale athénienne : Thucydide, II, S3 et suiv. —
Les défections d'alliés ; révolte des Mytiléniens et leur ambassade à Sparte :
Thuc, III, 3 et 4. — Les soldats bâtisseurs de murs : Thuc, IV, 3 et suiv. — Les
Athéniens réfugiés dans la ville ; la peste : Id. II, 14-17. La peste. Id. IL 47 et suiv.
— Siège de Platée (type de siège-blocus), II, 74-77 ; III, 20-24, 52-68. — La répres-
sion de la révolte des Mytiléniens : III, 26 et suiv. — L'épisode de Sphactérie : IV,
3-23, 26-41. — L'expédition de Sicile, discours de Nicias contre : IV. 9-14; dis-
cours d'Alcibiade pour : 15-18; réplique de Nicias (préparatifs nécessaires): 19-
25. — Le dé.saslre final : VII, 59 et suiv.
Le Directeur-Gérant : Edmond Demolins.
TYPOGUAPHIE FIH.MIN-DIDOT ET c'". — P.UtlS
ANNÉE 1906
30 LIVRAISON
BULLETIN
DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
DE SCIENCE SOCIALE ^^
NOV fi 193
fiOimiAIllE : A nos amis. — Nouveaux ineinbres. — EnquiHe sur le ■ l'ays ». — Le vo-
caliulaire social; les formes du (-laii, par M. Paul Desca.mi's. — Appréciations de la Presse.
— A travers les faits récents, par M. G. d'Azamblja. — Les cours de Science sociale. — Hul-
letin de l'École des Roches. — Bulletin bibliographiqui".
L'État actuel de la Science sociale, par M. Edmond Demoi.ins. lirocliure d'introduction
à la Science sociale, 0 fr. 20 cent.; dix ex., 1 fr. 25; vingt ex.. 2 fi'ancs.
FASCICULES PARUS DANS LA NOUVELLE SERIE (Prix : 2 fr. franco)
N'5 1. — La Méthode sociale, ses
procédés et ses applications, par Edmond
Demolins, Robert Pinot et Paul de Rou-
SIERS.
N" 2. — Le Conflit des races en
Macédoine, d'après une observation
monograpliique, par G. d'Azambija.
No 3. — Le Japon et son évolution
sociale, par A. de Préville.
N " 4. — L'Organisation du travail.
Réglementation ou Liberté, d'après
l'enseignement des faits, par Edmond
Demolins.
N° 5. — La Révolution agricole.
Nécessité de transformer les procédés de
culture, par Albert Dauprat.
N'o 6. — Journal de l'École des Ro-
ches, par les Professeurs et les Élèves.
N° 7. — La Russie; le peuple et
le gouvernement, par Léon Poinsard.
N° 8. — Pour développer notre
commerce ; Groupes d'expansion com-
merciale, par Edmond Demolins.
N'' 9. — L'ouverture du Thibet. Le
Bouddhisme et le Lamaïsme, par A.
de Préville.
Nos 10 et 11. — La Science sociale
depuis F. Le Play. — Classification
sociale résultant des observations faites
d'après la méthode de la Science sociale,
par Edmond Demolins. (Fasc. double.)
N" 12. — La France au Maroc, par
Léon Poins.\rd.
N " 13. — Le commerce franco-belge
et sa signification sociale, par Ph.
Robert.
N° 14. — Un type d'ouvrier anar-
chiste. Monographie d'une famille
d'ouvriers parisiens, parle D'" J. Bail-
hache.
N° 15. — Une expérience agricole
de propriétaire résidant, par Albert
Dauprat.
N " 16. — Journal de l'École des Ro-
ches, par les Professeurs et les Élèves.
No 17. — Un nouveau type p.\rticula-
riste éb.vuché : Le Paysan basque du
Labourd à travers les âges, par M. G.
Olphe-Galliard.
N" 18. — La crise coloniale en
Nouvelle-Calédonie, par Marc Le Gou-
pils, ancien Président du Conseil général
de la Nouvelle-Calédonie.
N"* 19, 20 et 21. — Le paysan des
Fjords de Norvège, par Paul Bureau.
(Trois Fasc.)
N° 22. — Les trois formes essen-
tielles de l'Éducation; leur évolution
comparée, par Paul Descamps.
La suite au verso.
FASCICULES PARUS DANS LA NOUVELLE SERIE [suite]
N'^ 23. — L'Evolution agricole en-
Allemagne. Le " Bauer » de la lande
du Liunebourg. par Paul Koux.
X'^ 24. — Les problèmes sociaux
de l'industrie minière. Comment
les résoudre, par Edmond Demolins.
N" 25. — La civilisation de Tétain.
— Les industries de l'étain en Fran-
conie, par Louis Ar^ué.
X 26. — Les récents troubles
agraires et la crise agricole, par
Henri Bp.in.
ches.
Journal de l'École des Ro-
N" 28 et 29. — L'Histoire e.xpliqlée
PAR la Science sociale : La Grèce an-
cienne, par (i. dAzambija.
ORGANISATION DE LA SOCIETE
But de la Société. — La Société a pour
but de favoriser les travaux de Science
sociale, par des bourses de voyage ou
d'études, par des subventions à des pu-
blications ou à des cours, par des enquêtes
locales en vue d'établir la carte sociale
des divers pays. Elle crée des comités
locaux pour l'étude des que.stions sociales.
Il entre dans son programme de tenir des
Congrès sur tous les points de la France,
ou de l'étranger, les plus favorables pour
faire des observations sociales, ou pour
propager la méthode et les conclusions de
la science. Elle s'intéresse au mouvement
de réforme scolaire qui est sorti de la
Science sociale et dont V Ecole des Roches
a été l'application directe.
Appel au public. — Notre Société et
notre Revue s'adressent à tous les hommes
d'étude, particulièrement à ceux qui for-
ment le personnel des Sociétés historiques,
littéraires, archéologiques, géographiques,
économiques, scientifiques de province.
Ils s'intéressent à leur région; ils dépen-
sent, pour l'étudier, beaucoup de temps,
sans que leurs travaux soient coordonnés
par une méthode commune et éprouvés
par un plan d'ensemble, sans qu'ils abou-
tissent à formuler des idées générales,
à rattacher les causes aux conséquences,
à dégager la loi des phénomènes. Leurs
travaux, trop souvent, ne dépassent pas
l'étroit horizon de leur localité; ils com-
pilent simplement des faits et travaillent,
pour ainsi dire, au fond d'un puits.
La Science sociale, au point où elle est
maintenant arrivée, leur fournit le moyen
de sortir de ce puits et de s'associer à un
travail d'ensemble pour une œuvre nou-
velle, qui doit livrer la connaissance de plus
en plus claire et complète de l'homme et
de la Société. Ils ont intérêt à venir à elle.
Publications de la Société. — Tous les
membres reçoivent la Revue la Science
sociale et le Bulletin de la Société.
Enseignement. — L'enseignement de
la Science sociale comprend actuellement
trois cours : le cours de M. Paul Bureau,
au siège de la Société de f/éofjrrtphie, à
Paris; le cours de M. Edmond Demolins,
à l'Ecole des Roches, et le cours de M. G.
Melin, à la Faculté de droit de Nancy. Le
cours d'histoire, fait par notre collabora-
teur le V*^ Ch. de Calan, à la Faculté de
Rennes, s'inspire directement des méthodes
et des conclusions de la Science sociale.
Sections d'études. — La Société crée
des sections d'études composées des mem-
bres habitant la même région. Ces sec-
tions entreprennent des études locales
suivant la méthode de la Science sociale,
indiquée plus haut. Lorsque les travaux
d'une section sont assez considérables
pour former un fascicule complet, ils
sont publiés dans la Revue et envoyés à
tous les membres.
Bibliothèque de la Science sociale.
— Elle comprend aujourd'hui une tren-
taine de volumes qui s'inspirent de la
même méthode. On en trouvera la liste
sur la couverture de la Revue.
Conditions d'admission. — La Société
comprend trois catégories de membres,
-dont la cotisation annuelle est fixée ainsi :
1'^ Pour les membres titulaires .-20 francs
(25 francs pour l'étranger) ;
2° Pour les membres donateurs : 100
francs ;
3° Pour les membres fondateurs : 300 à
500 francs.
ANNEE 1906
30 LIVRAISON
BULLETIN
A NOS AMIS
Noîis remcrciiws nos amis du concours
dévoué qu'ils veulent Inen nous donner pour
la diffusion de la Bévue, la vulf/arisafion
de nos éludes et le recrutement des membres
de notre Société.
Nous les prions de nous continuer leur
concours pour propager celte science sociale
dont les progrès sont particulièrement ma-
nifestes depuis deux ans.
Grâce à ce concours, nous avons pu, cette
année encore, augmenter le ?iombre des
pages de nos fascicules et même publier, en
deux fascicules, sur la Grèce ancienne, la
matière d'un gros volume, dont nos lecteurs
ont pu apprécier l'intérêt et la portée. Les
lettres qui nous sont parvenues et les comptes
rendus de la presse, prouvent que cette
œuvre a frappé les esprits.
Nous attirons particulièrement l'atten-
tion sur le PRÉSENT FASCICULE, qui peut
être un excellent instrument de propagande,
jjour vulgariser notre méthode et nos con-
clusions. Nous prions nos lecteurs de vou-
loir bien le signaler autour d'eux et d'en
recommande)- la lecture.
Parmi les travaux en préparation, nous
devons mentionner le Répertoire des réper-
cussions ET DES LOIS SOCIALES et /e VOCABU-
LAIRE SOCIAL.
Ce sont là deux œuvres de longue haleine
et qui exigent le concours de plusieurs colla-
borateurs. Pour que nos lecteurs puissent,
dès maintenant, être tenus au courant des
résultats obtenus, nous en publierons des
extraits dans le hulletin, aussi réguliè-
rement que possible. Cette publication per-
mettra de se rendre compte des progrès
constants de la science sociale. On verra
que cette science est aujourd'hui en posses-
sion d'un instrument rigoureux d'analyse,
de comparaison et de classification.
Nous avons mis à la disposition des mem-
bres de la Société des carnets pour abon-
nements d'essai. Beaucoup d'entre eux les
ont utilisés avec .succès et nous les en remer-
cions. Nous prions les autres de vouloir
bien s'en servir également pour recruter de
nouveaux adhérents.
NOUVEAUX MEMBRES
MM.
Anselmo Braamcamp Freire, Pair du
Royaume de Portugal, Lisbonne, présenté
par M. J. Mattos Braamcamp.
Antonio Rodrigues Braoa. médecin de la
marine. Lisl)onne, présenté par le même.
D. Luiz Pliilippe de Castro, professeur
à l'Institut agronomique. Lisbonne, pré-
senté par le même.
Pierre Cestre, Nancy, présenté par
M. G. Melin.
Léon Collin, lieutenant d"artillerie, com-
mandant de la force publique de l'État
indépendant du Congo, présenté par
M. Emile Bertrand.
Marins Cottavoz. ingénieur, directeur
de la Société centrale d'électricité, agent
consulaire français, à Ekatérinoslaw. Rus-
sie, présenté par M. E. de Loisy.
Philippe Gaden. négociant, Bordeaux,
présenté par M. L. Hallouin.
Son Exe. don Luiz de Magaliiaes, mi-
nistre des Affaires étrangères, Lisbonne,
présenté par M. J. Mattos Braamcamp.
Le Baron de Mareuil, lieutenant-colonel,
Châteaudun, présenté par M. E. Demolins.
G. Radulesco, Roumanie, présenté par
M. A. Bérindei.
Ex™" Snr. Frederico Ramirer, Algarve,
Portugal, présenté par M. E, Demolins.
Sig. Prof. SilvioSERAFiNi. Rome, présenté
par le même.
l'a
BLLLETIX DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
E. Leite de Vasconcellos, directeur de
la Colonie agricole de Villa Fernando,
Portugal, présenté par M. J. Mattos Braam-
camp.
ENQUÊTE SOCIALE SUR LE « PAYS »
Notre enquête sociale prend une tour-
nure de plus en plus satisfaisante. La pé-
riode des demandes et des promesses a
fait place à celle des travaux. Il est à dé-
sirer que les différents correspondants
qui ont bien voulu s'inscrire pour une
étude, veuillent bien la terminer le plus
tôt possible. Nous les prions donc de faire
un effort pour nous envoyer leur réponse
sans tarder. En ayant tous les documents
sous les yeux, il nous sera plus facile de
les grouper suivant leurs analogies ; nous
pourrons alors les publier d'une façon mé-
thodique.
A la dernière liste des travaux reçus,
nous devons ajouter les suivants :
Pyrénées. — M. Lagarde nous a fait
parvenir une étude sur le Razès (Aude).
Ile-de-Erance. — M. de Sars nous a re-
mis une étude sur le Laonnais. et nous
fait observer que ce type social se rattache
plutôt au type picard, qu'à celui de l'Ile-de-
France, dont il fait géographiquement
partie.
Suisse. — Nous avons reçu une étude
de M. Houriet sur le pays de Neufchâtel.
Algérie. — M. J. Herald a décrit le pays
des Chaouias de FAurès.
Tunisie. — Nous avons en main l'étude
de M. Lalardie sur la Tunisie en général.
Turquie. — M. Péré s'est attaché à la
description du port de Smyrne. 11 compte
poursuivre son enquête sur les pays agri-
coles environnants. P. D.
LE VOCABULAIRE SOCIAL {suite).
Les formes du Clan.
Le clan est un groupement communau-
taire basé sur les liens purement person-
nels, et qui a pour but Texploitation din-
dividus plus faiblement organisés. Il se
développe dans les sociétés oir l'autorité
est faible.
Ainsi, le clan ne se développe pas chez
les pasteurs nomades, à cause de la forte
autorité du Patriarche dans la famille. Il
ne se développe pas chez les peuples pu-
rement agricoles, à cause de la solidité des
liens basés sur la propriété terrienne
(Chine, anciens Romains Moyen Age).
11 ne se développe pas dans les grands
États où les Pouvoirs publics sont forte-
ment organisés (France de Louis XH",
Prusse, etc.).
Nous distinguons deux espèces de clans :
ceux qui se forment par suite de l'absence
presque complète de Pouvoirs publics et
ceux qui surviennent quand ces pouvoirs
sont seulement instables.
Chacune de ces espèces se subdivise
elle-même en plusieurs variétés, que nous
allons examiner successivement.
I. Clans produits par l'absence de Pou-
voirs PUBLICS. — Ce cas se produit dans
les pays où les communications difficiles
empêchent l'action des Pouvoirs publics
de se produire efficacement. Le commerce
est donc peu développé chez ces peuples,
de sorte que la culture intégrale est le
régime dominant.
Nous distinguons les variétés suivantes :
1° Le clan monlaf/nard, ainsi appelé,
parce que c'est la nature montagneuse du
pays qui forme l'obstacle aux communica-
tions faciles. Ce type se rencontre chez
les Corses, les Albanais, les Grecs de
l'époque héroïque, et chez certains monta-
gnards de l'Asie occidentale.
Dans tous ces pays, la proximité de la
montagne et de la vallée permet aux
bandits l'exploitation facile des paysans.
La montagne leur fournit, en outre, un
lieu de refuge facile et inexpugnable. C'est
le maquis.
En Corse, le bandit se charge de faire
payer les débiteurs à coups de fusil, ou,
au contraire, de leur faire avoir des délais
de paiement, suivant qu'ils sont ou non
de son clan. Dire de quelqu'un qu'il a un
DE SCIENCE SOCIALE.
123
bandit à son service, veut dire qu'il peut
réaliser tous ses désirs '.
Quant aux Grecs primitifs^ ils avaient
divinisé les bandits montagnards, dont
Hercule forme le type le plus achevé. Ces
bandits desséchaient les marais, détour-
naient le cours des fleuves, rendaient la
justice, etc. -.
2'^ Le clan forestier a existé dans l'Irlande
ancienne. La forêt joue ici le même rôle
([ue la montagne dans le type précédent.
( "est elle qui empêche les communications,
et qui fournit un refuge facile aux brigands
(Fénians). Ce type a disparu, d'une part,
avec le défrichement de la forêt, et d'autre
part, avec la conquête anglaise, qui éta-
blit, dans le pays, une aristocratie terrienne
puissante, devant laquelle les clans durent
s'incliner.
3" Le clan aggloméré, qui a subsisté
dans les Highlands de l'Ecosse, jusqu'au
moment de l'éviction par les grands pro-
priétaires anglais. Ce clan diffère des
deux précédents, en ce que le chef de
clan, au lieu d'être séparé de ses clients,
vit au milieu d'eux.
Le clan est, en quelque sorte, aggloméré
autour du chef. Celui-ci exerce un patro-
nage sur le travail des paysans; il leur
fournit le bétail qui leur manque, leur
donne des secours dans les moments de
crise, préside à la répartition des terres,
etc. 3.
4'^ Le clan subordonné. On le trouve
dans les landes pauvres de la Bretagne
française. Il se rapproche du précédent,
en ce que le chef vit au milieu de ses
paysans; mais il en diffère, en ce que ce
chef, étant pauvre, son patronage est beau-
coup plus réduit. Son prestige a été di-
minué d'autant.
Le terrain perdu par la noblesse a pro-
fité au clergé, de sorte que le clan se
trouve .subordonné aux organismes reli-
gieux. Ceci est tellement vrai que, lors-
qu'il y a désaccord entre la noblesse et le
1. E. Demiilins, Les Fraixytis iVunjounVhui.
•2. (',. (i'Azaml)UJa, La Grèce ancienne.
•'{. Cil. de Calaii, Science sociale, t. XIX.
clergé, c'est ce dernier que suit la majo-
rité des paysans, ainsi qu'on peut le cons-
tater en Bretagne pendant les périodes
électorales K
5" Le clan cavalier existait en Gaule
avant la conquête romaine. Il résulte de
la superposition d'une classe de conqué-
rants cavaliers (Equités), venus par les
steppes de la basse Germanie, à celle des
paysans piétons, (pii avaient dû traverser
les forêts montagneuses du haut Danube
et du haut Rhin.
Les premiers purent dominerles seconds,
grâce à leur prestige militaire. Ils évin-
cèrent complètement du pouvoir les ma-
gistrats et les Druides.
Le clan comprenait cinq catégories de
personnes : les Gentiles ou parents du chef,
les Devoti ou amis dévoués, les Ambacti
ou recommandés, les Obœrati ou débi-
teurs, enfin les Clientes ou partisans •\
Les Romains tirent disparaître le régime
du clan en Gaule, en établissant une aris-
tocratie terrienne {curiales).
0" Le clan flispe7'sé s'observe chez les
Kabyles. II est caractérisé par ce fait, que
les gens d'un même clan sont dispersés
dans différents villages. Ainsi, tous les
habitants d'une même commune ne font
pas partie du même clan. Ce phénomène
n'est pas absolument particulier à la Ka-
bylie, mais c'est là qu'il semble atteindre
son maximum d'intensité. Ce fait provient
d'un certain développement du colportage,
qui force chacun à se ménager des pro-
tecteurs dans les villages qu'il doit par-
courir. Les chefs de clans sont généra-
lement les plus riches, ceux qui ont pu
conserver la propriété de leur troupeau,
les autres ayant été expropriés, par suite
de la rareté des pâturages. Ces chefs de
clans s'approprient aussi le droit de police
sur les marchés, et, conséquemment, la
perception des péages ^.
II. Clans produits par l'instabilité des
4. E. Demolins, Les Français d'aujourd'hui.
5. E. Demolins. La Route, t. n.
(>. .\. Geoffroy, Ouvrieis des Deux-Mondes, a* sér.
t. H, n° 57.
1-24
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
Pouvoirs PUBLICS. — Cette classe comprend
également plusieurs variétés.
1° Le clan urbanisé, qui a fleuri dans les
cités commerçantes de la Grèce ancienne
et de l'Italie du moyen âge. Ici, contraire-
ment à ce qui se passait dans les temps
primitifs,,»les Pouvoirs sont organisés ; mais
ils ne sont pas stables. Ici, la richesse ré-
sulte du commerce; par conséquent, elle
est surtout mobilière et instable. Les com-
merçants ont d'autant plus d'intérêt à s'em-
parer du pouvoir, que ce dernier monopo-
lise les routes commerciales, et fait les
traités de commerce. Ils sont aidés, dans
leur action, par les orateurs et les philo-
sophes'.
Aujourd'hui, cette forme de clan est très
atténuée, par suite de la disparition des
cités indépendantes, dont les pouvoirs ont
passé au grand État.
2" Le clan prétorien est apparu vers la
fin de la République romaine, au moment
où la domination de Rome, devenant trop
étendue, le Pouvoir central se trouva trop
faible pour maintenir l'ordre. Dans les
provinces éloignées, les Préteurs purent
accaparer les impôts et la direction de
l'armée, et s'en servirent pour tenter la
conquête de Pouvoir'-.
3" Le clan parlementaire a fait son appa-
rition en France, après la chute du Pou-
voir absolu. La prédominance de plus en
plus grande de la richesse mobilière, due
au développement de l'industrie et du com-
merce, a enlevé peu à peu le pouvoir ù
l'ancienne aristocratie terrienne. La chute
de l'autocratie a amené la lutte de clans
pour la monopolisation des impôts, afin
de favoriser les protégés par l'accroisse-
ment du fonctionnarisme.
Cette forme de clan se développa peu à
peu dans les différents pays du continent
européen, au fur et à mesure des progrès
de la commercialisation de la production.
En Angleterre, oii le parlementarisme
est né. cette forme de clan est restée à
l'état embryonnaire, par un effet de la for-
1. E. Demolias, la Route, II, L. III, ch. i.
i. G. cl'.\zambuja, Science sociale, t. XIV.
mation particulariste, qui, en faisant pré-
dominer le particulier sur le groupe, a ré-
duit au minimum, les faveurs dont le gou-
vernement peut disposer.
P. Descami's.
APPRECIATIONS DE LA PRESSE
Il est intéressant de savoir ce que dit la
presse sur la Science sociale, sur ses pu-
blications, sur le mouvement dont elle est
l'origine. Nous allons essayer de ré.sumer
quelques renseignements à ce sujet.
Dans les Annales politiques, et littéraires,
M. Adolphe Brisson a publié un article de
tète sous ce titre : L'Athlète moderne. 11
expose comment les préjugés de l'antique
éducation scholastique ont vécu et il
ajoute :
'< Devant l'ôpanouissemont viril des jeunes
hoiunies de quinze à vingt ans, nous nous
sentons un peu sots, nous autres, qui fûmes
élevés dans les principes d'une école diffé-
rente. Et, bien loin de nous enorgueillir,
comme jadis, de notre indolence, d'j' voir
une marque de supériorité intellectuelle, nous
en sommes secrètement humiliés.
•• La croisade de M. Demolins a porté ses
fruits; nous la jugions e.xcessive et para-
doxale: nous refusions de nous incliner de-
vant l'apologie des vertus anglo-saxonnes.
Puis, il a fallu se rendre à l'évidence. La
vieille distinction établie entre l'homme de
pensée etThonmie de sport est périmée; il n'y
a plus d'antinomie entre ces deux termes-
Nous concevons que le savant, ou l'écrivain,
puisse, en sortant de son cabinet, se rendre à
la salle d'arrnes ou au manège... ••
Sous ce titre : Xos infériorités, M. Jac-
ques Bainville formule, dans la Gazette de
France, des critiques c[ue nos lecteurs ré-
futeront facilement d'eux-mêmes :
« Les livres de M. Gobineau bien lus, sa
théorie des races bien comprise ne peuvent
pas former un bon Français, mais un fataliste
romantique, persuadé d'avance de l'inutilité
de tout effort, désintéressé de la patrie et de
son avenir.
DE SCIENCE SOCIALE.
1:>5
« M. (Jobiiicau est mort. Mais M. Demo-
lins est vivant. C'ost à M. Demolins et aux
pédagoi^ues qu'il a dressés selon la méthode
anglaisi' ou même importés directement d'An-
gleterre, que beaucoup de pèr(>s de famille
conservateurs confient aujourd'hui leurs jeu-
nes garçons. On a confiance que M. Demo-
lins détient seul le secret d'une éducation
pratique et saine. J'espère qu'il ne commu-
nique pas à ses élèves son autre, .son vrai
secret, qui n'engendi-e que découragement et
impuissanci^. 51. Demolins s'est rendu célèbre
pour avoir proclamé la supériorité des An-
glo-Saxons. On se souvient du livre fameux
qui portait, qui afhchait cette afiirmation
clans son titre. 31. Demolins ne s'y proposait
pas d'3" faire l'application de co motde Renan,
d'après qui ■< la Fi'ance ne serait pas si bien
la France, si elle n'avait pour exalter sa per-
sonnalité l'antithèse de l'Angleterre ». M. De-
molins n'exaltait pas les Français. 11 les obH-
geait à considérer leur indignité, leur néant
et leur incapacité d'en sortir. Si les Anglais
sont puissants, heureux et riches, cela tient,
selon M. Edmond Demolins, à. ce que leui-
formation est particulariste, c'est-à-dire, eu
langage courant, à ce que les Anglais ne
comptent que sur eux, sur leur initiative, sur
leurs efforts personnels pour nuissir dans la
vie. Au contraire, vous Français, vous êtes
de formation communautaire, ce qui signifie
que vous comptez toujours sur la collectivité,
sur l'État, sur les autres, pour vous tirer d'af-
faire. Aussi ne vous en tirez-vous ])as et vous
en tirerez-vous de moins en moins. Rien n'y
pourra rien. Vous êtes ainsi faits. On saura
peut-être arrêter un jour l'évolution de la tu-
berculose pulmonaire, ou de la paralysie gé-
nérale. Il est improbable que la Science so-
ciale arrive jamais à guérir un peuple de la
maladie communautaire. Résignez-\ous donc
à être conquis, dominés, exploités, et à
mourir par consomption lente.
" Ainsi Gobineau, d'une part, enseigne l'in-
fériorité de la France au point de vue de l'an-
thropologie et nous humilie devant les autres
races. M. Demolins, d'un autre cùté, enseigne
un fatalisme analogue au nom d'une autre
science... Gobineau et Demolins ne sont que
des exemples. Mais leur état d'esprit est celui
tl'une trop grande partie du monde conserva-
teur et du monde des honnêtes gens. Et il
n'est pas étonnant que cet état d'esprit s'é-
tant répandu dans les autres classes, y ait
causé ces mouvements dont on s'effraye au-
jourd'hui. On ne sent plus, on ne sait plus
as.sez les raisons pour lesquelles la France
doit avoir notre préiérence passionnée. On
désespère de l'avenir de la France, on se per-
suade de la supériorité des autres peuples, on
s'abandonne à un fatalisme tout à fait invé-
rifîé, mais commode, en somme. Nous savons
bien que l'espèce des conservateurs sans foi
et sans espoir s'étonne toujours de tout. Elle
devrait être moins surprise d'avoir couvi'. à
force d'humilité, de di'couragement et de fai-
blesse, une génération de Français qui se dé-
sintéres.sent du sort d'une patrie en (|Mi Ion a
si peu confiance. »
Nos lecteurs savent assez que la science
sociale n'a pas pour but d'engendrer le
découragement, mais de développer l'éner-
gie qui donne la supériorité. Il vaut mieux
avertir les gens que de les flatter. M. Jac-
ques Bainville aime mieux qu'on les flatte.
M. Philippe Gerber a une vue plus
juste, lorsqu'il reconnaît, dans le Sillon,
la supériorité des peuples partioiilaristes
sur les peuples communautaires. Voici la
conclusion de cet article :
■< Historiquement, -les Francs, particularistes
ont cré(' le régime féodal basé sur la com-
plète indépendance du dc-tenteur de la pro-
l)riété terrienne. La ruine du régime féodal
et le développement du pouvoir central ont
eu pour principal facteur le réveil de l'esprit
communautaire .sous l'inlluence de la litti'ra-
ture latine et des légistes imbus du Droit
romain. C'est le code .Ju.stinien, le code com-
munautaire, qui a fait Louis XIV. Et depuis,
le Premier Empire, cette reconstitution de
l'Empire romain, fut l'œuvre d'un homme de
race communautaire, du Latin Bonaparte.
■< Le collectivisme marxiste présente la con-
ception de l'état le plus omnipotent et de l'i-
nitiative des citoyens la plus limitée qu'on
puisse imaginer. Or, Karl Marx était nu juif
d'origine communautaire.
« Quand les Anglo-Saxons d'origine particu-
lariste .se développent librement, en terre
vierge, comme aux États-Unis et en Australie,
qu'est-ce qu'ils fondent? Des démocraties. —
Dans l'Amérique du Sud, au contraire, les
Latins, de formation communautaire, n'ont
créé que des monarchies, ou des colonies dé-
pendant étroitement du pouvoir central et
transformées depuis, non en démocraties,
mais en Républiques césariennes.
« M. Demolins démontre la supériorité du
peuple particulariste sur le peuple communau-
taire. .Je crois avoir démontré qu'un peupla
l)articulariste n'e.st, en délinitive, qu'un peuple
à tendance démocratique. 11 en ré'sulte, me
semble-t-il, — et j'en remercie M. Demolins et
l'école de la Science sociale, — un argument
en faveur de la démocratie. »
Ati Canada, grâce au zèle de notre
ami Léon Gérin et de sou groupe, la
Science sociale commence à s'miposeraux
esprits vigoureux et attentifs. Le Xationa-
lisle de Montréal publie un article du
D'' Bournival, dont nous détachons le
passage suivant :
126
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
<• Il est agréable de constater, chez les tra-
vailleurs intellectuels canadiens-irancais, un
regain d'intérêt pour les études sociales. Les
jeunes surtout l'ont preuve d'une ai'deur très
louable. Voilà qui est de bon augure.
<■ Une des manifestations les plus remarqua-
bles de ce réveil des études sociales, a été la
conférence de M. Tabbé Brosseau àKl'niversité
Laval.
•• Cette CjOnférence était une critique du
livre de M. Edmond Demolins, A t/uui lient
la supériuriti' (1rs Anglo-Sa.runs, j)ublié en
France il y a déjà sept ans, traduit et im-
primé en neuf langues, arrivé à sa vingt-cin-
quième édition. <■ Dépouillée non seulement
de sa tournure oratoire, mais encore de tout
ce qui est accessoire à la preuve », elle fut
publiée dans la livraison de mars do la « Revue
Canadienne ». M. Léon Gérin, élève d(> Demo-
lins, et le représentant autorisé de la science
sociale au Canada, répliqua, dans la livraison
d'avril de la même Revue, remettant la ques-
tion au point et faisant justice des prétentions
étranges du critique-conférencier.
« Quelques-uns veulent voir dans le livre de
M. Demolins sur la supériorité d(>s Anglo-
Saxons un parti pris et une admiration systé-
matique des institutions anglaises; rien n'est
plus éloigné de la vérité. L'auteur se borne à
une constatation scientilique; il rappelle un
fait connu : la merveilleuse vitalité de la race
^nglo-saxonne et le grandiose essor de la puis-
sance britannique. A l'aide d'une méthode
scientifique (la méthode de Le Play), qui re-
pousse les théori(^s à pi'iori et les systèmes
sortis d'une induction artificielle, il montre les
causes de ce fait indéniable ; puis, en conclu-
sion, il est amené à iirojioser des remèdes
efficaces à ses compatriotes et autres peuples
que leur formation sociale retarde sur le che-
min du progrès. Je m'étonne que, dans cette
France d'Amérique, l'on s'obstine encore à
ignorer la bonne semence d'idées sociales géné-
reusement répandue par 31. Demolins dans
cet ouvrage au titi-e si suggestif : .4 quui
tient la supériorUé des Anglo-Saxons, quand
les événements de tous les jours concourent à
banaliser les vérités sociales que l'auteur en
a dégagées.
<■ Rarement, un livre a été aussi lu et relu,
commenté et approuvé: et, de fait, les maîtres
de la pensée contemporaine,tant en France qu'à
l'étranger, en ont approuvé l'idée maiti'esse.
« Des livres comme celui de 31. Demolins
sur les Anglo-Saxons sont propres à nous des-
siller les yeux, à dissiper des illusions aussi
chères que dangereuses: nous devons en faire
notre profit.
<■ Pour nous, Français du Canada, qui vi-
vons sous le même toit que les Anglo-Saxons.
l'exactitude du diagnostic de léminent socio-
logue nous apparaît dans une évidence frap-
pante, et les remèdes qu'il propose, pour être
discutables, n'en sontpas moins précis et quasi
.spécifiques.
<■ Du reste, .M. Demolins, eu psychologue
i-élléchi. n'a pas dû s'attenilre de gagner, chez
tous les lecteurs de son premier volume, une
adhésion raisonnée. Mais il a pu espérer con-
vaincre le lecteur attentif et lilire de tout pré-
jugé, qu'il y a une science sociale, qu'il existe
des lois immanentes régissant les phénomènes
sociaux. Avant de gagner les esprits, il faut les
ébranler. »
Dans l'Avenir du Xord, du Canada,
M. Fernaud Rinfret, nous tient au courant
de l'œuvre de vulgarisation poursuivie
par M. Léon Gérin.
« Tandis que 31. Siegfried, dans son trop fa-
meux livre, ne semble guère s'être occupé que
de poser les données d'un proltlème l'eligieux,
scolaire, économique et politique au Canada,
sans trop en chercher l'origine lointaine et en
ne se basant quesur desobservations actuelles,
un Canadien français, M. Léon Gérin, dans un
travail présenté à la Société royale du Canada,
s'e.st occupé de promouvoir la vulgai'isation
d'une méthode fixe d'études sociales; et nous
nous réservions, aussitôt notre étude terminée
sur le livre de 3L Siegfried, d'examiner la mé-
thode que nous apportait 31. Gérin.
■< Aussi ])ien en savions-nous déjà quelque
chose, par les monographies de Frédéric Le Pla\-
et les travaux d'Henri de Tourville. aboutis-
sant à une Xomenelnliire :^oriale, qui est la
l)ase de cette nouvelle méthode et qui cons-
titue un instrument de recherches très pré-
cieux: avions-nous lu aussi les ouvrages de
M. Demolins, le grand vulgarisateur des théo-
ries des deux premiei's, et les nombreux et
substantiels articles de la Revue la Science
sociale, de Paris. L'idée de vulgariser, au
Canada, ces moyens de résoudi-e des problè-
mes auxquels nous sommes quotidiennement
mêlés nous parut donc excellente, et le tra-
vail de 3L Gérin méritait, avant tout autre,
que nous nous en occupions, notre expérience
personnelle nous ayant convaincu de l'excel-
lence pratique de cette méthode sociologique,
et d'autre part de la nécessité, pour nous,
d'une méthode de ce genre. »
31. Rinfret termine son article en annon'
çant qu'il étudiera prochainement les con-
clusions de la Scimce sociale, d'après les
travaux de M. Léon Gérin.
(.4 suivre.)
R. S.
On trouvera, au Bulletin bibliographi-
que, l'annonce de deux publications récen-
tes consacrées à Henri de Tourville.
DE SCIENCE SOCIALE.
\r,
A TRAVERS LES FAITS RECENTS
M. Clemenceau se plaint des solliciteurs. — l.es
circulaires contre le « passnge à tabac • et contre
la paresse des lonctionnaires. — Les commer-
çants détaillants et le repos du dimanche. — Un
projet d'inipùt sur l'oisiveté. — Le lord-maire de
Londres à Paris et I' « Entente cordiale ». — Les
États-Unis à Ciiha.
De nombroiLx discours ministériels ont
marqué la fin des vacances parlementaires,
et M. Clemenceau, notamment, s'est dis-
tingué à plusieurs endroits, en sortant de
la banalité courante de ces sortes de dé-
monstrations. Il semble que cet homme
politique, après avoir fait de l'opposition
toute sa vie, s'éprend aujourd'hui d'un
certain idéal de gouvernement stable et
foi^t, ce qui lui donne occasion de planer
au-dessus des petitesses coutumiéres et de
se poser, tantôt en conciliateur, tantôt en
réformateur, tantôt en philosophe mélan-
colique et désabusé.
Dans un de ces discours, prononcé à
Draguignan. le 14 octobre dernier, le
ministre a dénoncé un fléau dont nous
avons souvent parlé nous-mêmes, et dont
les hommes indépendants se sont plaints
bien des fois : celui des solliciteurs. Le
métier de ministre est agréable sans doute,
puisqu'il est recherclié par bien des ama-
teurs; mais cet agrément est empoisonné
par l'ennui d'avoir à faire face à l'assaut
continuel des quémandeurs. Cet ennui est
grave, parce qu'il n'y a pas moyen d'écon-
duire les fâcheux sans mécontenter des
députés ou des électeurs dont on a besoin,
et que, d'autre part, si l'on voulait satis-
faire tout le monde, le budget serait vite
dévoré (ce qui arrive d'ailleurs).
Laissons parler le ministre :
« Si je ne me plains pas des conditions
du gouvernement parlementaire, qu'il me
soit permis de noter au passage le trait
de nos mœurs qui contribue si gravement
à le défigurer; je veux parler de l'assaut
des solliciteurs. Trop d'habitudes des
temps passés prévalent encore dans notre
démocratie ; les grandes faveurs de cour
ont dispaini. mais pour se diluer en de no-
tables et même en menus avantages, dont
l'excuse parfois est d'apporter les faibles
ressources d'un fonctionnarisme indigent
aux vaincus de la lutte pour la vie, qui ne
sont pas nécessairement les plus propres
à régler administrativement la vie d'au-
trui.
« Assiégé, le député a pour unique re-
cours d'assiéger son ministre, et j'ai sou-
vent pensé qu'il n'y avait pas toujours la
juste proportion entre les exigences de
l'intérêt public et les requêtes de l'intérêt
privé. Le mal peut être de minime im-
portance, en comparaison des monstrueux
abus de la monarchie, (lu'un homme, tel
que Turgot, fut impuissant à réprimer. 11
ne m'en a pas moins paru nécessaire de
dénoncer une fois de plus la malheureuse
épidémie de fonctionnarisme qui sévit si
cruellement du haut en bas dans tous les
rangs du peuple français.
« Qui n'a pas de place en veut une, qui
en a une en veut une meilleure. Le fau-
ttnil doré d'une sous-préfecture parait être,
en particulier, l'objet d'une obsédante han-
tise pour les jeunes gens de notre bour-
geoisie qui croiraient déroger dans les
carrières du commerce, de l'industrie, de
l'agriculture, sources uniques de la prospé-
rité du pays. C'est un bien mauvais signe,
cette peur des libres initiatives, cette re-
cherche empressée de la dépendance.
« Au ministre de l'intérieur de déplorer,
plus que tout autre, un état d'esprit qui
lui fait perdre le meilleur de son temps,
alors que ses chefs de services attendent
vainement les prétendus loisirs qui leur
permettront enfin de travailler. Je dénonce
le mal et j'en attendrais avec confiance la
disparition prochaine, si je ne croyais
voir, d'ici, quelques-uns de ceux-là même
qui m'applaudissent, guetter du coin de
l'œil le moment favorable pour glisser
aimablement dans ma poche une note in-
téressée. »
On remarquera la phrase que nous
avons mise en italique. Nous ne savons si
M. Clemenceau lit quelquefois la Science
sociale, mais assurément les doléances
qu'il exprime sont l'écho direct ou indirect
de celles que nous exprimons ici depuis
vingt ans, ou plutôt des conclusions que
la méthode d'observation nous a permis
128
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
de mettre eu lumière. Oui, il est fâcheux
de voir uue foule de jeunes gens, assez
bien doués pour réussir dans les carriè-
res indépendantes, se précipiter vers les
fonctions publiques, auxquelles on ne peut
arriver que par ce procédé de la sollici-
tation qui rend l'existence insupportable
à nos nainistres. Mais prend-on le chemin
de diminuer le nombre des solliciteurs
lorsqu'on multiplie les fonctions publi-
ques, lorsqu'on élargit continuellement
les attributions de l'État et lorsqu'on fait
des ouvertures gracieuses aux socialistes,
c'est-à-dire à ceux qui veulent transformer
toutes les entreprises privées en adminis-
trations d'État? Evidemment non, et. si
nous ne changeons pas de système, les
ministres auront besoin d'accroître de
plus en plus la dimension de leurs anti-
chambres, car, certainement, elles seront
de plus en plus encombrées.
M. Clemenceau voit dans ces mœurs une
survivance de l'ancien régime. Il a rai-
son : mais il faut s'entendre sur ce que
peut être une survivance. L'orateur, dans
son discours de Draguignan, a l'air de
penser qu'il s'agit d'une habitude essen-
tielle au régime monarchique, e1 dont la
société actuelle n'a pas encore réussi à se
débarrasser tout à fait. Nous pensons,
nous, qu'il s'agit d'une tendance qui se
fait jour sous tous les régimes, lorsque la
machine administrative a des rouages trop
développés. En fait. Louis XIV était as-
sailli de solkicitations. de pétitions, de pla-
cets. de recommandations, comme le sont
nos ministres actuels, mais l'on peut sou-
tenir que, les places à distribuer étant
moins nombreuses et le budget de l'État
bien moins considérable, le « siège » sou-
tenu par le monarque était moins terrible
que celui dont est victime M. ("lémen-
ceau. 11 y a donc survivance, mais sur-
vivance avec aggravation, et une étiquette
politique quelconque n'a pas la vertu de
remédier au mal. Il y faut des remèdes
sociaux, et, pour mieux préciser, des re-
mèdes provenant de la généralisation des
initiatives individuelles. Il faut un retour-
nement de l'esprit public, procédant lui-
même d'un retournement de beaucoup
d'esprits particuliers.
Naguère encore, le même M. Clemen-
ceau essayait d'obtenir, par des circu-
laires, deux réformes qui. si elles étaient
obtenues véritablement , constitueraient
un progrès notable sur l'état de choses
antérieur.
On sait ce qu'il faut entendre par cette
expression d'argot devenue familière, le
« passage à tabac ». Souvent, quand les
agents de police arrêtent quelqu'un, ils ne
se contentent pas de s'assurer de la per-
sonne de leur prisonnier, mais se livrent
sur lui à des voies de fait contre lesquels
le malheureux se trouve désarmé. Ce n'est
plus une arrestation ; c'est une exécution
brutale, parfois une vengeance, parfois un
simple amusement de sauvages. La circu-
laire dont nous parlons déclare que cet
abus ne doit plus se renouveler. Promesse
consolante. Mais les pessimistes songent
que des milliers de circulaires, animées de
non moins bienveillantes intentions, dor-
ment sous la poussière des cartons admi-
nistratifs sans avoir laissé la moindre
trace de leur passage. Celle qui interdit
le « passage à tabac » sera-t-elle mieux
observée?
La police a souvent à soulTrir de la part
des malfaiteurs. Elle a ses victimes et même
ses héros. La fonction qu'elle remplit est
éminemment nécessaire à l'ordre social.
Mais il ne faut pas que, soit par réaction
contre de longues heures de passivité fa-
tigante, soit par imitation des procédés en
usage dans le monde spécial qu'elle sur-
veille, elle se laisse aller à des excès qui
la rendraient aussi redoutable aux hon-
nêtes gens qu'aux autres. Un spirituel
chansonnier avait déjà, sous ce rapport,
caricaturé les agents dans des vers cé-
lèbres :
... pour faire peur aux émeutiers
Ils lapent sur la tête des rentiers.
C'est quelquefois cela, surtout les jours de
manifestations orageuses, où les curieux
sont aussi nombreux sur le pavé que les
manifestants.
L'autre circulaire visait le travail des
employés de ministère. On sait à quel
UE SCIENCE SOCIALE.
129
point est devenue proverbiale l'habileté
de ces employés à s'arranger pour venir
à leur bureau le moins possible et, lors-
qu'ils s'y trouvent, pour y donner un mi-
nimum de travail. Les absences abusives,
notamment, sont un abus classique et sou-
vent raillé. Vous allez à 10 heures voir
un chef de bureau ; il n'est pas encore
arrivé. Vous retournez à 11; il est déjà
parti. Il existe une série de « trucs » pour
excuser ou dissimuler ces absences. Quel-
ques-uns, comme celui du double chapeau,
sont devenus célèbres, et par conséquent
moins efficaces: mais il y en a d'autres,
et l'imagination des intéressés est inépui-
sable. Quant au travail, c'est un fait bien
établi qu'une très grande partie des chan-
sons de café-concert sont composées, dans
un recueillement favorable à l'inspiration,
par des employés de ministère. Et le
nombre de ceux-ci, sous prétexte d'une
besogne écrasante, augmente toujours!
M. Clemenceau veut que cela cesse, et
sa circulaire le dit bien haut. Le ministre
affiche l'intention de punir sévèrement
ceux qui se soustrairont à leur tâche jour-
naUère. Espérons que cette tentative sera
couronnée de succès; mais constatons
qu'en présence des efforts ministériels,
chose accidentelle et passagère, se dresse
l'intérêt des bureaucrates, chose régulière
et permanente. La fixité du traitement,
le rôle des protections dans l'avancement,
l'inutilité ou même le danger du zèle, le
caractère abstrait et général du but pour-
suivi, qui est la prospérité du pays, com-
munauté de quarante millions d'êtres, tout
cela est bien fait pour refroidir les enthou-
siasmes laborieux, s'il en existe. Il faut
être un héros, ou un spécialiste amoureux
de sa mission spéciale, pour triompher de
cette paresse contre laquelle, avec une
intrépidité méritoire, veut lutter M. Cle-
menceau.
Il est un jour de la semaine où le repos
est fort légitime, et l'on sait quelles dis-
cussions, quelles réclamations et quelles
agitations a provoquées, depuis deux mois
environ, l'application de la loi. Là encore,
la solution du problème gît en grande
partie dans Tinitiative privée, collaborant
avec l'action prudente du législateur. La
loi paraîtrait moins gênante si l'on prenait
Vhabitude de moins acheter le dimanche
et de se passer ce jour-là de certains ser-
vices. Par exemple, les personnes qui se
font raser tous les jours pourraient, sans
inconvénient notable, laisser leur barbe
croître du samedi au lundi. Mais on s'ar-
rache difficilement à une habitude.
Parmi les manifestations diverses qu'a
suscitées la question du repos hebdoma-
daire, nous tenons à mentionner la réso-
lution prise, en réunion générale, par les
commerçants-détaillants de Paris. Dans
l'ordre du jour qui a clos cette réunion,
les commerçants-détaillants ont déclaré
hautement leur refus de fermer le di-
manche et réclamé le repos par roule-
ment.
Cette résolution est contraire au vœu
des employés, et contraire aussi au pro-
grès tel que les faits le mettent chaque
jour en lumière. Les grands magasins,
dont les petits boutiquiers se plaignent
avec tant d'amertume, ferment générale-
ment le dimanche, et leurs affaires n'en
vont pas plus mal; au contraire. Leurs
employés, traités plus humainement et
plus raisonnablement, ont plus de cœur à
la besogne. Mais les petits commerçants
se laissent hypnotiser par de petits calculs.
Ils songent seulement à la perte de re-
cettes que représente pour eux la ferme-
ture hebdomadaire de leur magasin et
comptent pour rien l'énervement, la dé-
pression que produit à la longue cette
ouverture permanente, tant sur les em-
ployés que sur le patron. En outre, étant
donné les habitudes actuelles d'une partie
de la population, le boutiquier spécule
précisément sur la fermeture des grands
magasins le dimanche pour escompter ce
jour-là une plus forte recette. Un petit
mercier de la rue de Vaugirard, qui ven-
dait aussi de la lingerie, nous disait un
jour ': « Il y a des gens qui, en s'éveillant
le dimanclie matin, s'aperçoivent qu'ils
n'ont pas de chemise à se mettre. Ils
courent vite chez nous pour en acheter,
et ils ne peuvent courir que chez nous.
130
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
puisque le Bon Marché est fermé. » Le
désordre et l'imprévoyance, surtout dans
la classe ouvrière, tendent donc à rendre
la vente dominicale plus attrayante pour
certains petits magasins. Mais, si l'on sa-
vait, une bonne fois pour toutes, qu'il n"y
aura pas moyen d'acheter des chemises
le dimanche, on s'arrangerait bien pour
s'en procurer le samedi soir. En tout cas,
le fait à observer, c'est que la résistance
à la fermeture du dimanche trouve sur-
tout ses adeptes dans les types de com-
merçants les moins progressifs et les
moins prospères.
II. y a des gens qui se reposent sept jours
par semaine. Ce sont les oisifs, et la loi
est désarmée contre eux, lorsqu'ils ont
des moyens d'existence pour entretenir
confortablement leur oisiveté.
Le spectacle des oisifs, au moment où
l'on s'ingénie à créer de nouvelles res-
sources budgétaires, a inspiré à un mé-
decin notable. M. le docteur Huchard,
l'idée d'un impôt nouveau : « Il y a, dit-il.
400.000 individus inoccupés au moins en
France. Qu'on leur demande à chacun
500 francs pour qu'ils aient le droit de ne
rien faire. Soit. 200 millions. La question
sociale est à moitié résolue. »
L'idée est estimable, mais trop simple et
trop belle, comme le sont malheureuse-
ment bien d'autres honorables utopies. En
effet, les « individus inoccupés » se divi-
sent en deux classes : d'abord ceux qui ne
travaillent pas parce qu'ils ne trouvent pas
de travail, et l'on ne peut songer un ins-
tant à punir ces mallieureux de leur in-
fortune ; ensuite ceux qui mènent une
existence très affairée en s'occupant de
choses inutiles. Mais ils ne conviennent
pas qu'elles sont inutiles. Le collectionneur
croit utile de collectionner: ie sportsman
croit utile de faire de l'auto : celui qui « fait
courir » déclare travailler à l'amélioration
de la race chevaline ; la mondaine qui court
les bals et passe chez sa couturière le temps
qu'elle ne dépense pas en visites est prête
à jurer qu'elle remplit de strictes «■ obli-
gations » de société. Le flâneur se donne
des buts artistiques. Le touriste se fatigue
plus qu'un caissier. Le gros capitaliste est
extrêmement occupé par la surveillance
de ses valeurs et le détachement de ses
coupons. Le propriétaire de nombreux im-
meubles a affaire à ses locataires, à ses en-
trepreneurs, à ses maçons. De très hon-
nêtes gens sans « profession » s'adonnent
à de bonnes œuvres. Et d'autre part il y a
des gens munis d'une profession, et qui ne
travaillent guère : l'avocat sans clients, le
médecin sans malades, l'administrateur
« décoratif •> d'une société financière, qui
touche des jetons de présence et n'admi-
nistre rien du tout. Il y a — ironie des
choses! — des gens qui commencent à se
secouer et à travailler véritablement à
partir du moment où ils n'ont plus de pro-
fession. Tel le bureaucrate qui. ayant par
malheur perdu sa place, s'épuise du matin
au soir en laborieuses démarches pouv
trouver une situation nouvelle. On voit
donc combien il serait difficile d'atteindre,
par un procédé de classement non arbi-
traire, les véritables oisifs. En fait, les for-
tunes qu'on cherche tout simplement à
« conserver >> sont exposées à bien des
causes de dépérissement qui appauvrissent
leurs détenteurs. S'il y a des exceptions,
la règle est que la richesse ne se maintient
pas bien longtemps hors du travail.
Une des « ruches » les plus laborieuses
de l'univers, c'est la Cité de Londres, dont
le lord-maire est le représentant. Ce di-
gnitaire britannique, en qui s'incarnent à la
fois les traditions les plus pittoresques du
Moyen Age et le sentiment très vif des pro-
grès modernes, a été reçu à Paris avec
une cordialité tout à fait remarquable, et
l'on a cru pouvoir dire que 1' « Entente cor-
diale » entre la P'rance et l'Angleterre,
après cette visite, s'était trouvée resserrée.
Le lord-maire n'est pas un personnage po-
litique, mais quelque chose qui ressemble
— avec des nuances — à notre ancien
« prévôt des marchands ». Son titre e.st
l'expression du respect séculaire professé
par nos voisins pour les institutions qui
attestent leur constante vigueur commer-
DE SCIENCE SOCIALE.
131
ciale. Or, le commerce anglais, comme
l'ont montré à plusieurs reprises les rap-
ports si appréciés de notre ami M. Jean
Périer, naguère consul, et aujourd'liui at-
taché commercial à l'ambassade de France
à Londres, intéresse la France plus que
toute autre nation, pour cette excellente
raison que les Anglais sont de beaucoup
les plus gros acheteurs d'articles français.
Quant à nos importations d'origine an-
glaise, tout en restant loin de nos expor-
tations en Angleterre, elles atteignent un
cliiffre des plus considérables. Les deux
pays sont « complémentaires », selon l'ex-
pression de M. Périer, bien plus qu'ils
ne sont concurrents, et cette orientation
des intérêts matériels est la meilleure base
qu'il soit possible de trouver à une « en-
tente cordiale », parce qu'elle repose sur
des faits. Personnalité commerciale, le
lord-maire a donc toute qualité pour en
devenir le porte-drapeau.
Par une heureuse inconséquence, nombre
de politiciens français, habitués à déclamer
contre les patrons, ont fait un excellent
visage à ce chef de grands patrons, avouant
implicitement, par leur attitude, que les
capitalistes entreprenants et travailleurs
sont pour quelque chose dans la prospérité
générale d'un peuple, et gagnent les
honneurs qui leur sont décernés. Ils sen-
tent aussi que la courtoisie dans les rela-
tions internationales n'est pas inutile au
développement d'utiles transactions. C'est
en se montrant « aimables » que les re-
présentants des maisons allemandes à
l'étranger nous enlèvent actuellement de
vieilles clientèles. C'est de même en
nous montrant de plus en plus polis, ac-
cueillants et guéris de certains préjugés
xénophobes que nous augmenterons nos
chances de « faire des affaires » avec nos
voisins d'outre-Manche qui, en gens pra-
tiques, ne denuindent pas mieux.
Un pays où l'entente cordiale semble
d'une pratique difficile, c'est Cuba. On se
rappelle les nombreuses et longues insurrec-
tions de cette île contre la domination espa-
gnole. Tout le malheur des Cubains, selon
les insurgés d'alors et selon bien des pu-
blicistes d'Furoi)e, provenait de ce que la
grande Antille était soumise à une monar-
chie européenne, et que l'indépendance,
accompagnée de la forme républicaine, la
guérirait instantanément de tous ses maux.
L'indépendance est venue, et la répu-
blique avec ; mais le bonheur parfait n'a
pas été exact au rendez-vous. Malheureux
sous le gouvernement espagnol, les Cu-
bains ont continué à l'être sous les chefs
électifs qu'ils se sont donnés. Et les insur-
rections ont recommencé, à tel point qu'en
lisant les tlépéches de ces derniers mois,
on se croyait revenu au printemps de 1898,
c'est-à-dire à l'époque de convulsion qui
précéda la guerre hispano-américaine.
Cette fois encore, les Américains sont in-
tervenus, non point contre les Espagnols
pour délivrer leurs protégés, mais contre
leurs protégés eux-mêmes pour les délivrer
de leurs discordes intestines, qu'ils ne sa-
vaient pas réprimer.
En fait, et comme on l'avait prévu de-
puis longtemps, l'île de Cuba est devenue
« possession » américaine, si Ton classe
sous ce terme les « pays de protectorat ».
Voisine des États-Unis, et formant comme
le prolongement de la Floride, l'île inté-
resse grandement le marché américain
par sa production sucrière, et c'est un
point essentiel, pour les Yankees, que de
s'assurer cette source d'approvisionne-
ment. La république cubaine est donc
condamnée à n'avoir pas plus d'indépen-
dance que la jeune république de Pa-
nama, créée naguère « pour les besoins de
la cause » par un démembrement de la
Colombie. Et les autres républiques sud-
américaines elles-mêmes, comme nous le
disions dernièrement à propos du congrès
panaméricaiii de Rio-de-Janeiro, sont en
voie de ne plus conserver beaucoup plus
d'indépendance réelle que n'en eurent
dans l'antiquité les cités grecques après
la victorieuse expansion des Macédoniens.
Les insurgés cubains n'ont donc pas
gagné ce qu'ils voulaient à leur révolte
contre l'Espagne, puisqu'ils ont échangé
une domination extérieure pour une
autre domination extérieure, mais ils
y gagneront, sans l'avoir voulu, d'être
132
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE DE SCIENCE SOCIALE.
mis à une bonne école d'initiative et
d'énergie. Toutefois, il faut qu'ils veuil-
lent bien imiter leurs maîtres, au lieu de
se laisser simplement exploiter par eux,
car TAnglo-Saxon n'est éducateur que pour
ceux qui savent faire de son spectacle une
éducation. Si les Cubains savent méditer
cette vériifé et en faire leur profit, mais
seulement dans ce cas, l'opération se chif-
frera pour eux par un bénéfice. .
Gabriel d'Azamisuja.
Cours de Science sociale.
M. Paul Bureau étudiera, cette année,
le Travail de Fabrication. Nous rappelons
que ce cours a lieu le mercredi à 5 hfuircs,
à la Société de Géographie.
M. G. Melin continue à étudier la Fa-
mille et l'Education. Son cours a lieu à la
Faculté des lettres de Nancy, devant un
nombreux auditoire.
A VEcole des Roches, M. Edmond l)e-
molins poursuit son enseignement de
science sociale aux grands élèves de la
Section spéciale. 11 leur fait faire des tra-
vaux pratiques sur les phénomènes de ré-
percussions sociales et établir des tableaux
de ces répercussions. Quelques-uns de ces
tableaux seront publiés dans la Revue.
"SI. Demolins fait, en outre, tous les di-
manches, une conférence aux élèves des
classes supérieures sur les parties du pro-
gramme da Baccalauréat qui sont éclairées
par la Science sociale.
M. l'abbé Picard, aumônier du lycée
Louis-le-Grand, membre de notre Société,
nous prie d'annoncer la reprise de son
Cours de science religieuse selon la mé-
thode de H: de Tourville.
Il se propose d'envoyer aux membres
de la Société qui habitent Paris une carte
d'entrée — ou plusieurs selon leur désir
— qu'ils recevront prochainement. — Le
cours est gratuit. Il aura lieu, cette an-
née, du 11 novembre au 17 février. Il
se fait rue de Furstenberg, 6, près de Saint-
Germain-des-Prés. le dimanche matin, à
9 h. 45, pour finir toujours avant II heures.
BULLEriN DE L ECOLE DES ROCHES
Voici le résultat des examens du bacca-
lauréat, pour la session 1906 :
Classe de Philosophie.
Un candidat, reçu : René Saqcet.
Classe de Mathématiques.
5 candidats, 4 reçus :
1. Maurice Bosquet, reçu, avec men-
tion assez bien, à l'In-stitut électro-
technique de Nancy, et reçu au bac-
calauréat es sciences;
2. Georges Lecointre, mention bien;
3. Pierre de Ruusiers, mention assez
bien:
4. Guy Thurnevssen ;
In 5'' candidat s'est présenté, en juillet
seulement, après une maladie. Il a
été ajourné :
Classe de l'e.
Il"'' B. — 7 candidats, 7 reçus :
1. Louis BÉLiÈREs;
2. Jean Desplanciies, mention assez
bien :
3. Robert Firmin-Didot :
4. Jacques Musmer. mention assez bien:
5. Marcel Planquette;
G. Olivier Pillet (se présentait seul,
sans avoir suivi tous les cours de la
classe de l"'?);
7. André Pusinelli.
I''- G. — 4 candidats, 4 reçus :
1. Octave Mentré, mention assez bien;
2. Jacques Mumer ;
3. Marcel Planquette, mention assez
bien ;
4. René Lorillun.
l'"'^ D. — 2 candidats. 2 reçus :
1. Jacques Mdsnier, mention bien;
2. Armand D.wel (se présentait seul).
Total : Candidats présentés 17
— reçus 16
II en juillet. 5 en novembre.
Diplômes obtenus 19
dont 8 avec mention.
Ces résultats confirment, en les accen-
tuant encore, ceux des années précédentes.
Ils sont une nouvelle preuve que le régime
de « l'École nouvelle », est aussi favorable
aux études scolaires qu'au développement
physique.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
Henri de Tourville et son œuvre
sociale, par G. Meliii, cliaraé de cours à
la Faculté de Nancy. Berger-Levrault.
Cette étude ré.sume sous une forme très
précise l'œuvre sociale d'Henri de Tour-
ville. L'auteur s'attache particulièrement
à mettre en lumière le savant et l'éduca-
teur.
Cette brochure contient, en appendice :
la nomenclature sociale, la liste des tra-
vaux et (juelques lettres inédites d'H. de
Tourville.
Henri de Tourville (1842-1903), par
Claude Bouvier. Paris, Bloud et C''\
Voici les divisions de l'ouvra i^'e : I. Pré-
paration lointaine de Henri de Tourville à
son œuvre; II. L'élève, le continuateur et
rémule de Le Play; III. L"apologiste ; IV.
Le directeur d'âmes; V. Conclusion. La
mort de Tourville, synthèse de sa vie.
Les deux premières parties, qui nous
intéressent plus particulièrement au point
de vue scientifique, sont un exposé clair
et vivant de l'œuvre sociale d'Henri de
Tourville. Des citations inédites et de
nombreuses notes viennent éclairer et
compléter le texte.
La guerre morale moderne. De Lissa
à Tsoushima, par Michel Merys (G.
Blanchon). lieutenant de vaisseau en
retraite. Paris, Augustin Challamel.
L'auteur traite la question principalement
au point de vue technique. Il examine
successivement : la période actuelle de
l'histoire navale; le caractère des opéra-
tions qui ont la mer pour théâtre ; la dé-
fensive et l'offensive ; le matériel et la tac-
tique; la stratégie, etc. Comme le dit M. le
vice-amiral Humann dans sa préface :
« L'heure n'est pas venue où l'on puisse
prétendre dégager d'une façon doctrinale
les enseignements qui découlent de la ré-
cente guerre en Extrême-Orient. L'histo-
rien est donc réduit à quelques faits ma-
tériels, aux renseignements fournis par
la presse, ou par des témoins plus ou
moins oculaires. Il n'en faut pas moins
féliciter M. Michel Mérys d'avoir traité la
question avec l'ampleur qu'elle comporte
et un jugement aiguisé par l'expérience
des controverses maritimes. »
La découverte du vieux monde, par un
étudiant de Chicago. PIon-Nourrit.
Après avoir raconté, l'on sait avec quel
succès, son voyage .4m Pays de « la Vie
intense », M. Félix Klein nous donne au-
jourd'hui les impressions qu'éprouverait
en France un jeune Américain.
Avec toute la liberté de style et aussi de
pensée qu'autorise un mélange commode
de fiction et de réalité, il nous promène à
travers les idées en même temps qu'il par-
court nos provinces. Son héros visite Paris,
Rouen, Versailles, Lyon, le Quercy. le
Tarn, le Forez, l'Auvergne, d'autres pays
encore, et il se passionne pour notre vieille
France. Mais ces voyages ne lui servent
que de prétexte à examiner nos difficultés
politiques, sociales, religieuses, nos lois et
nos mœurs trop peu tolérantes; les divi-
sions entre catholiques même, surtout
l'angoissant problème de la Séparation.
Impossible de poser ni de résoudre tant
de graves questions avec plus de naïveté
que n'en déploie, en apparence, l'étudiant
de Chicago ; impossible, si l'on va au fond,
d'y mettre plus de franchise, plus de pé-
nétration, plus d'indépendance.
CHEMIN DE FER D'ORLEANS
L'hiver à Arcachon, Biarritz, Dax, Pau, etc.
Billets d'aller et retour individuels et de famille de toutes classes.
Il est délivré par les gares et stations du réseau d'Orléans pour Arcachon. Biarritz, Dax, Pau
et les autres stations hivernales du Midi de la France : 1° des billets d'aller et retour individuels de
toutes classes avec réduction de 25 0/0 en I--" classe et '20 0/0 en 2" et 3« classe; 2" des billets d'aller
et retouL* de famille de toutes classes comportant des réductions variant de 20 0/0 pour une famille de
2 personnes à 40 0/0 pour une famille de 6 personnes ou plus. Ces réductions sont calculées sur les
prix du tarif général, d'après 1;t. distance parcourue avec minimum de 300 kilomètres, aller et retour compris.
La famille comprend : père, mère, mari, femme, enfant, grand-père, grand'mère, beau-père, belle-
mère, gendre, belle-fille, frère, sœur, beau-frère, belle -sœur, oncle, tante, neveu et nièce, ainsi que les
serviteurs attachés à la famille.
Ces billets sont valables 33 jours, non compris les jours de départ et d'arrivée. Cette durée de vali-
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BIBLIOTHEQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
PUBLIÉE SOLS LA DIRECTION DE
M. EDMOND DEMOIilN
SïlWTHBQt^' n
L'HUMANITËf''" '^'
ÉVOLUE-T-ELLE
VERS LE SOCIALISME?
ÉTUDE ET CLASSIFICATION
DES DIVERSES APPLICATIONS DU SOCIALISME
PAR
Paul DESCAMPS
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
5G, RUE JACOB, 56
1906
SOMMAIRE
Préface, inxr M. Edmond Demolins o
I. I- Théories et systèmes. P. 6.
Définition clos trois variétés du Socialisme : Comnuinisnio. CoIIoctivisme,
Monopolisme.
1" Les théories communistes. — Systèmes do Platon; — de Thomas
Morus; — d(^ Canipanolla : — de Saint-Simon ; — de Fourior; — de Tolstoï;
— doKropotkine.
2" Les théories collectivistes. — Systèmes de Proudhon ; — de Louis
Blanc; — do Lassalle; — de Karl Marx; — deKetteler; — de Colins; — delluet.
3° — Les théories monopolistes. — Le socialisme corporatif. — Le socia-
lisme do la Chaire. — Lr socialisme agraire.
IL — Les applications du communisme. P. 17.
1" Le communisme de famille. — Les pasteurs nomades (Mongols). —
Les pasteui-s commciçants (Touareg). — Les pasteurs sédentaires (Thibétains,
Todas, etc.). — Los paysans à culture oxtensive (Slaves).
2° Le communisme de corporation. — Corporations industrielles : les
artèles comuuinistes russes du bâtiment, de transpoit et débourse. — Monas-
tères et Corpoi'ations i-eligieuses.
3° Le communisme de village. — Les pêcheurs (Mincopies , Papouas.
Tasmaiiii'us, Fui'gii'ns, Esquimaux, Tcliouktchis, Zyrianes). — Les chasseurs-
cultivateurs (Tètes-Plati's, Hurons, Irofpiois, Natcliez, Cliffs-Dwellers, Pimas,
Tupis, .livaros, Chiquitos, Dayaks, B;ittahs)et leur transformation par le com-
merce (Nègres). — Les tentatives d'organisation communiste en pays civilisé
(Owen. Cabot, Considérant).
4° Le communisme d'État. — Les camps militaires (Caffres, Suèves, Ases,
Fénians). — Lecomiiiunisuie des fonctionnaii'os (Incas, Jésuites au Paraguay).
III. — Les applications du collectivisme. P. 54.
1° Le collectivisme de famille. — Los cultivateurs-jardiniers (Chinois,
Kabyles).
2° Le collectivisme de corporation. — Les artèles russes collectivistes. —
Les corpoi'atious cliiuoises. — Los associations de production on France et en
Angleterre.
3° Le collectivisme de village. — Les pècheurs-cueilleurs (Polynésiens).
— Les chasseurs (Sioux. etc.). — Los paysans à culture extensive (Mir russe,
Dessa javanaise, Township celte). — Les' paysans immobilisés par le système
des castes (Hindous).
4" Le collectivisme d'État. — La cité militaire (Sparte). — Le collectivisme
des fonctionnair(^s (Egypte dos Pharaons).
IV. — Les applications du monopolisme. P. n3.
I" Le monopolisme communal. — La commune monopoliste rurale (régions
pastorales do la Suisse, de rAllomagne du Sud; ghildos poldériennes fla-
mandes): sa disparition jiar la culture. — La commune socialiste urbaine (cor-
porations do l'occidi'nt;.
2° Le monopolisme d'État. — La cité commerçante dans l'antiquité et le
moyen àgo (Phéniciens, Grecs, Italiens). — Le. grand État militaire parla
colonisation on iiays occupé (Rome). — Le grand État banquier par la colonisa-
tion en pays isolé sous le régime de la culture commercialisée (colonies austra-
lasiennes).' — L'intervention du grand Etat dans l'industrie.
Y. — L'Évolution de l'humanité. P. 102.
Les lois du travail. — Le- Làsile r.nitorité. — La concurrence A^itale. — L'a-
venir de l'humanité.
PRÉFACE
Je signale tout particulièrement cette étude à l'attention du
public.
L'auteur soumet la grave et obsédante question du socia-
lisme à la méthode de la science sociale et je n'hésite pas à
dire que, pour tout esprit attentif et exigeant, le problème est
résolu.
On a tort de considérer le sociahsme comme une théo-
rie réalisable dans l'avenir; c'est un fait qui a surtout été réa-
lisé dans le passé.
On peut donc le soumettre — comme tout fait — à l'ob-
servation méthodique, l'analyser, le définir exactement et en
classer les diverses variétés.
Ainsi il sort de la spéculation imaginaire, pour entrer dans
le domaine de la science rigoureuse.
On va voir que la science prouve irréfutablement que le
socialisme, qui a dominé presque partout autrefois, décline
aujourd'hui partout avec une rapidité étonnante. Il décline
à mesure que le travail devient plus intense, l'autorité plus
libérale, la concurrence plus irrésistible, par suite du dévelop-
pement des transports et de la liberté du commerce, et à mesure
4 PREPWCE.
que la marche de l'humanité vers le développement de l'initia-
tive individuelle devient de jour en jour plus triomphante.
Pour réaliser le rêve des théoriciens du socialisme, il fau-
idrait donc — on va en avoir les preuves — ramener l'humanité
au travail extensif, ou au travail servile de l'antiquité et de
l'Orient, au despotisme des pouvoirs publics, à l'interdiction
'totale de toute concurrence par la suppression des chemins
de fer et de la Hberté du commerce, à l'étouffé ment de toute
initiative individuelle.
Comme si cela était possible, ou seulement concevable!
Cette étude paraît au bon moment, puisque les socialistes
annoncent leur prochaine arrivée au pouvoir.
N'importe qui, à un moment donné, peut s'emparer du pou-
voir; mais personne jusqu'ici n'a pu y rester, en gouvernant
contre la force des choses.
Or la force des choses, — qui a maintenu pendant des
siècles tant d'organismes plus ou moins socialistes, — entraîne
actuellement l'humanité dans une voie diamétralement opposée.
Il n'est au pouvoir de personne de résister à cette évolu-
tion fatale.
Les partisans du socialisme ont intérêt à s'en rendre compte
sérieusement, s'ils ne veulent pas s'exposer, après quelques
mois seulement d'expérience, à un échec total et lamentable.
Edmond Demolins.
Le droit de traduction de cette étude pourra être accordé sur
demande adressée aux Bureaux de « I(( Science sociale ».
L'HUMANITE
ÉVOLUE-T-ELLE
VERS LE SOCIALISME?
ÉTUDE ET CLASSIFICATION DES DIVERSES APPLICATIONS
DU SOCIALISME
Dans cette étude, nous ne nous proposons pas de discuter les
théories socialistes. Combattre des théories, c'est combattre des
moulins à vent, c'est se donner des sujets inépuisables, où le
raisonnement peut s'étaler à l'aise sans jamais parvenir à con-
vaincre personne.
Fidèle à l'esprit de cette Revue et à la méthode de la science,
nous n'avons d'autre prétention que de faire parler les faits
eux-mêmes. Comme dans les autres sciences naturelles, nous
nous contenterons d'étudier des phénomènes observables et de
dég"ager les lois qui les régissent.
Si nous débutons par un rapide exposé des principales
théories socialistes, c'est uniquement pour en tirer la définition
du socialisme, qui nous permettra de délimiter le terrain à par-
courir.
Notre véritable but est d'examiner les diverses formes de so-
cialisme ayant existé ou existant encore dans l'humanité, do
rechercher les causes qui les produisent, les conditions qui
permettent leur maintien ou leur développement, et les circons-
tances qui amènent leur disparition.
On pourra ainsi juger exactement, d'après les faits, dans quel
sens a lieu révolution de l'humanité.
THÉORIES ET SYSTÈMES
« Quest-ce que le socialisme? Je n'ai jamais rencontré ni une
définition claire, ni même une détermination précise de ce
mot. » E. de Laveleye, Le socialhme contemporain, p. xi.)
Cette difficulté de définition provient de ce que le socialisme est
g-énéralement considéré comme un ensemble de théories abs-
traites reposant sur des idées à priori; il suit de là qu'il y a
autant de théories différentes que de théoriciens.
Il est cependant indispensable de trouver une définition
claire pour délimiter le sujet do notre étude. Nous avons
donc analysé successivement les diverses théories socialistes,
nous les avons comparées entre elles, enfin nous les avons grou-
pées suivant leurs affinités communes.
Nous épargnons au lecteur ce travail fastidieux; qu'il nous
suffise de dire, qu'en opérant ainsi, il nous a été possible de
former trois grands groupes. Les théories rangées dans chacun
de ces groupes ont des points communs, mais chacune d'elles se
distingue des autres par quelques particularités; en éliminant
ces dernières, nous nous trouvons devant la partie commune, et
celle-ci nous donne la définition cherchée.
La première classe est celle du commuxisme. Nous dirons
q\ïîinc association est communiste, quand elle s' occupe à la fois
de la production et de la consommation des richesses des diffé-
rents membres qui la composent.
Le COLLECTIVISME fomic la seconde classe. Une association
I. — THEORIES ET SYSTEMES. /
collectiviste diffère dune association communiste, en ce que la
production seule est faite en commun^ la consommation des
richesses étant laissée à la liberté individuelle.
Ces deux définitions sont à peu près les mêmes que celles
données par M. Benoit Malon, dans son Précis historique, théo-
rique et pratique du socialisme K
Mais nous avons dû y ajouter une troisième classe englobant
un certain nombre d'associations dont le caractère est nettement
socialiste, et qui n'entrent pas dans le cadre des définitions qui
précèdent. Nous proposons de dénommer cette troisième classe,
le MONOPOLISME.
Le monopolisme organise la production des richesses à l'aide
d'un monopole octroyé à titre permanent par les Pouvoirs
publics.
Il ne suffit pas qu'il y ait monopole pour qu'il y ait mono-
polisme ; ainsi le monopole accordé par l'État à un inventeur,
à l'aide du brevet d'invention, n'est pas une mesure monopo-
liste, parce que ce monopole n'est que temporaire. D'un autre
côté, le trust du pétrole, qui a monopolisé l'exploitation de
cette matière aux États-Unis, n'est pas non plus une associa-
tion monopoliste, quoique cette monopolisation ait un carac-
tère permanent; il lui manque pour cela d'être soutenu par
l'État.
Mais ce n'est pas tout : communisme, collectivisme, monopo-
lisme, sont trois formes sociales ayant une tendance commune :
rexploitation des richesses par des associations dominant les
individus. C'est donc en réalité l'étude des associations commu-
nautaires que nous allons entreprendre. Les associations com-
munistes, collectivistes et monopolistes ne sont que des formes
ditîérentes d'une même institution, l'association socialiste.
On peut la définir : une association forcée restreignant la
concurrence et dans laquelle les droits des associés sont peu
définis, par suite de Vomnipotence de la collectivité .
Au contraire, l'association individualiste, ou mieux particula-
1. P. 224.
8 l'humanité évolue-t-elle vers le socialisme?
riste, sera celle qui reste soumise aux lois de la libre concurrence
et dans laquelle les droits et les devoirs des associés sont nette-
ment délimités. Il faut donc ranger dans cette dernière catégorie
nos différentes formes de sociétés commerciales, y compris les
coopératives, qui, ainsi, n'ont rien de socialiste.
Cela étant bien entendu, il nous reste à établir Texactitude
de nos définitions. Nous exposerons donc rapidement les traits
essentiels des principales théories communistes, collectivistes et
monopolistes, et nous montrerons que ce sont bien ceux que nous
leur assignons. En même temps, nous ferons ressortir comment
les inventeurs de ces théories en ont puisé les éléments dans
leur propre milieu social on intellectuel. Nous rattacherons
ainsi les effets aux causes.
T. — LES THEORIES COMMUNISTES.
Système de Platon (i30 à 3V7 av. J.-C). — Platon voit la Cité
idéale composée de quatre classes :
1° Les Magistrats et les Sages;
2° Les Guerriers, qui auraient possédé des femmes en
commun ;
3° Les Travailleurs libres, pour qui le mariage n'aurait été
que temporaire et renouvelé par le sort tous les ans;
i° Les Travailleurs esclaves.
Dans toutes les classes, les enfants auraient appartenu, non
aux parents, mais à la Cité, et auraient été élevés par elle. C'est
également la Cité qui aurait possédé le sol et l'aurait réparti
périodiquement entre les paysans. Les repas auraient été pris en
commun, et les vêtements, ainsi que les habitations, auraient
été semblables pour tous.
Il n'est pas étonnant que les conceptions de ce célèbre philo-
sophe aient abouti à un système que l'on peut qualifier le com-
mimisme de cité, puisque l'état social des anciens Grecs était
caractérisé par la prédominance de la Cité sur l'individu. Platon
voulait seulement renforcer cette prédominance, et la rendre
1. — THEORIES ET SYSTEMES. 9
aussi forte que celle des anciennes communautés pastorales pé-
lasgiques d'où la race grecque était issue, et qui, de son temps,
étaient en pleine dissolution.
Système de Thomas Morus (1480-1535). — Thomas Morus pré-
conisa, dans son livre Utopia, une fédération de cités gouvernées
par des chambres électives contrôlées par le référendum popu-
laire. Le sol et les produits fabriqués auraient été la propriété
de la cité, qui aurait réparti la consommation également entre
tous. Chacun aurait été libre de choisir son métier, mais obligé
de travailler six heures par jour.
Thomas Morus était grand chancelier du roi Henri VIII
d'Angleterre; il vivait aux frais de la grande comnmnauté,
l'Etat, et était, par là, accessible aux idées de Platon, qu'il
avait seulement modifiées en y mettant le système parle-
mentaire anglais. Thomas Morus, comme tous les lettrés du
Moyen Age, était dominé par les idées d'Aristote et de Platon,
et, comme eux, il avait latinisé son nom de Moore pour
bien montrer qu'il s'était nourri de l'étude des Anciens.
Système de Campanella (1560-1639). — Campanella proposait
à ses concitoyens une cité dirigée par une autocratie de
magistrats, distribuant le travail selon les forces et les aptitudes
de chacun, répartissant la consommation également entre
tous, et faisant les mariages.
Campanella était un moine napolitain, qui voulait faire do
la cité italienne une espèce de couvent.
Système de Saint-Simon (1760-1825). — Saint-Simon posa,
au début du xix" siècle, sa fameuse formule : « A chacun selon
ses capacités; à chaque capacité selon ses œuvres ». Là-dessus,
il échafauda une cité où régnerait le mariage libre et où les
individus seraient répartis dans les diUerents métiers par des
élections populaires.
Saint-Simon était le descendant d'un favori des anciens rois
de France ; il était donc issu d'une famille habituée à vivi-e
aux dépens de la communauté d'État. Il échoua dans ses
spéculations sur les biens nationaux et dans ses entreprises
commerciales; amené ainsi à trouver la société mal organisée,
10 l'humanité évolte-ï-elle vers le socialisme?
il se mit à la recherche dune société idéale où tout le
monde pourrait vivre de la communauté.
Système de Fourier (1772-1837). — Fourier voyait l'avenir
dans les phalanstères, espèces de villages communistes indé-
[îtendants, dans lesquels les différents travaux seraient faits
par des équipes volontaires, et où la famille serait remplacée
par l'amour lihre.
Fourier était né à Besançon, dans la Franche-Comté, c'est-
à-dire dans un pays où domine l'art pastoral en communautés
paysannes et la fabrication (horlogerie, etc.) en fabriques col-
lectives. Il voulait résoudre la question sociale en généralisant
les communautés franc-comtoises.
Système ue Tolstoï^. — Tolstoï, parlant au nom de l'Amour,
a échafaudé une société composée d'associations isolées et
indépendantes où la production et la consommation se feraient
en commun pour le bonheur de tous. Tolstoï montre son
système réalisé par les colons sibériens; c'est, du reste, aussi
l'image de l'état social des anciens Slaves que nous ana-
lysons plus loin.
Système de Kropotkine. — Kropotkine, né à Moscou en
1842, aujourd'hui réfugié à Londres, conçoit un communisme
anarchique^ analogue à celui de son compatriote Tolstoï,
parce qu'il appartient à la même formation sociale.
II. — LES THEORIES COLLECTIVISTES.
Système de Proudhox (1809-1865). — I^roudhon fut le pre-
mier à substituer l'idéal collectiviste à celui du communisme,
en protestant contre son nivellement tyrannique et injuste. Mais,
d'autre part, il critique l'envahissement antisocial de la pro-
priété privée, et il cherche un juste milieu entre le com-
munisme et l'individualisme. Ce juste milieu, il le voit dans
la formation d'associations ouvrières pour l'exploitation des
1. Tolstoï est né en 1828.
I. — THÉORIES ET SYSTÈMES. 11
chemins de fer et des mines, pour l'entreprise des travaux-
publics et pour la production de toutes les richesses. Le rôle
de l'État serait réduit au minimum et ne consisterait plus
qu'à faire observer les clauses des contrats. Le système de
Proudhon peut s'appeler le collectivisme anarchique. C'est à
peu près le système de Fourier; la principale différence est
le remplacement des phalanstères par des associations ou-
vrières de production.
Fourier et Proudhon sont tous deux de Besancon, mais le
second vit à une époque où la grande industrie commence
à se développer en France, et où les communautés rurales
de la Franche-Comté deviennent moins solides. Cela explique
les analogies et les différences.
Système de Bakounink (1811-1876). — Bakounine a imaginé
un système analogue à celui de ses compatriotes, Kropotkine
et Tolstoï, mais en remplaçant les associations communistes
par des associations collectivistes. A cela, rien d'étonnant, car
si la Russie est communiste par sa famille patriarcale, elle
est collectiviste par le Mir. Ajoutons que la théorie du collec-
tivisme anarchique de Bakounine supplanta, dans Vlnterna-
tionale, après 1870, celle du collectivisme d'État de Karl Marx
qui avait dominé jusque-là.
Système de Louis Blaxe (né en 1813). — Louis Blanc fut l'un
des premiers à préconiser le développement de l'État au-dessus
des associations ouvrières. Dès 18i6, il vent que l'État comman-
dite les associations ouvrières et achète tous les produits qu'elles
fabriqueraient pour les revendre aux consommateurs.
Louis Blanc est né à Madrid d'un père originaire de Rodez
(c'est-à-dire d'un pays où dominent les communautés pasto-
rales, grâce à l'élevage du mouton) et occupant une fonction
publique octroyée par les Bonaparte (donc, vivant sur la grande
communauté, l'État). Ajoutons que Louis Blanc eut des débuts
très difficiles, ce qui ne put que le disposer à trouver la so-
ciété mal faite.
SYSTÈ3IE DE Lassalle (1825-186 V). — Lassalle introduisit en
Allemagne, en 1863, les théories du collectivisme d'État. Il vou-
1:2 l'humanité évolik-t-elle vers le socl\lisme?
lait annihiler ce qu'il appelait la loi cV airain d'après laquelle le
salaire de l'ouvrier tomberait toujours au minimum irréductible
qui l'empêche de mourir de faim, et cela à cause de la con-
currence entre les travailleurs eux-mêmes. Pour cela, il vou-
lait que l'État fournisse le capital nécessaire aux sociétés ou-
vrières de production, et leur assurât le monopole du travail.
Lassalle est un juif intellectuel de Breslau. Remarquons d'a-
bord le rôle joué par les juifs dans la formation du socialisme
en Allemagne. Très nombreux dans ce pays, ils y forment
comme des îlots asiatiques en pleine Europe. Longtemps per-
sécutés, ils se sont peu mélangés avec la population environ-
nante et ont ainsi longtemps maintenu intactes leurs traditions,
tout en développant l'esprit révolutionnaire. Il est naturel que
ce soit dans ce miUeu que les idées communautaires aient été
défendues avec le plus de force et le plus de talent.
Mais, d'autre part, Lassalle a puisé dans le milieu prussien
ridée de l'extension des pouvoirs de l'État. Nous renvoyons
pour cela à l'analyse que M. Demolins a faite du patronage
que les Pouvoirs publics, en Prusse, ont toujours cru devoir
exercer sur les populations'.
Notons ici que les théories collectivistes se sont fait jour
plus tard en Allemagne qu'en France, mais que, dans l'un et
l'autre pays, leur explosion a coïncidé avec le développement
de la grande industrie.
Systè-me de Karl Marx. — Karl Marx, né à Trêves en 1818,
juif comme Lassalle, fut, comme lui, amené à protester contre
l'organisation sociale de l'Occident. Réfugié à Londres, il y
écrit, en J86T, son fameux livre, Bas Kapital, qui n'est qu'une
critique des théories de l'Économie politique, et dans lequel
il ne préconise aucun remède précis. Il fut le fondateur de
Y Internationale, et ses idées dominèrent dans cette société
jusqu'en 1870. On peut donc trouver le résumé de son idéal
social dans les vœux émis par les premiers congrès de 1'//^-
ternationale, par exemple celui de Bruxelles, en 1868. L'on y
1. E. Deinolins. .1 quoi lient la supériorité des Anglo-Saxons, p. 2G1.
1. — ÏUÉORIES ET SYSTÈMES. 13
voyait le salut de la classe ouvrière dans les associations coo-
pératives de production et le crédit mutuel avec l'aide de
l'État, seul possesseur de la terre et du capital.
Ces idées sont aussi celles de Liebknecht et de Bebel en
Allemagne, de Benoit Malon et de Jules Guesde en France,
et d'un grand nombre d'autres théoriciens ou politiciens des
.grands centres industriels de l'Europe occidentale, surtout dans
les pays où l'État a pris un pouvoir omnipotent.
Quelques-uns, comme Paul Brousse, vont même jusqu'à vou-
loir la concentration de la production entre les mains de l'État ;
c'est bien là la conception d'un Méridional, héritier des tra-
ditions de l'empire romain.
SvsTÈMi: DE Ketteler. — Ketteler, évêque de iMayence ,
influencé par les idées de Lassalle, émit, en 186i, une théorie
préconisant la formation de coopératives de production pour
résoudre la question sociale. C'est également cette théorie
qu'exposa, en 1871, le chanoine iMoufang-, de la cathédrale de
Mayence. Ainsi est né le parti catholique social, qui a pris une
extension considérable en Allemagne et dans quelques autres
pays.
SvsTÈME i)E Colins ( 1 783-1859). — Le baron Colins pensait que,
dans la société future, l'État serait seul possesseur du sol, et
le mettrait à la disposition des travailleurs isolés, ou associés,
au moment de leur majorité, avec un petit capital. Le système
repose sur la proscription des sociétés capitalistes et la li-
mitation de l'hérédité à la ligne directe. L'État aurait le mo-
nopole de l'éducation et de l'instruction, pour que tous les
individus soient adaptés au système.
Colins était un officier belge. Habitué à vivre sur la grande
communauté d'État, il était, par cela même, tenté d'incliner vers
le collectivisme. Toutefois, contrairement aux doctrines expo-
sées jusqu'ici, il permet à l'individu de travailler isolément.
C'est que la Belgique sem]jle plus éloignée de la formation
communautaire que certaines régions de la France et de l'Alle-
magtie, et quoiqu'elle ait précédé les autres pays du continent
dans le développement de la grande industrie, le parti socia-
i^ L UUMAMTE EVOLUE-Ï-ELLE VERS LE SUCIALISME.'
liste y a mûri plus fard. Et, comme il est surtout préoccupé
du point de vue politique, les théories de Karl Marx ne
forment que son programme... théorique.
Système deHuet (181'i.-1869i. — Huet nous offre, en 18i8, une
solution de la question sociale à l'aide dune théorie que l'on
peut appeler le collectivisme agraire. Il voulait que, tous les
ans, l'on partageât, entre les hommes arrivant à la majorité,
toutes les parcelles de terre vacante par les décès des anciens
occupants. Il repousse toute association de production; il laisse
le travail livré à la concurrence, et il ne diminue l'initiative in-
dividuelle qu'en partie, par la suppression de la transmission
des immeubles. Nous sommes donc eu présence de la forme la
plus réduite du collectivisme.
Huet était de la Reauce, pays de culture individuelle, où il ne
subsiste plus que de vagues souvenirs des anciennes commu-
nautés agricoles. Et qui peut s'étonner que le collectivisme
agraire ait pris naissance dans ce pays de Bcauce si exclusive-
ment agricole?
m. — LES THEORIES MONOPOLISTES.
Le socl\lisme corporatif. — Un certain nombre d'esprits re-
ligieux admirent le Moyen Age, qui fut une époque de foi, et
pensent que cette foi pourrait revivre, si on reconstituait, dans
notre société moderne, les organismes de cette époque, notam-
ment les corporations, dont le rôle fut si brillant alors.
C'est ainsi que M. Dolfus, de Mulhouse, demanda le rétablisse-
ment du monopole des anciennes corpo^'ations rendues obliga-
toires avec l'appui des pouvoirs publics, qui réglementeraient
rindustrie à outrance et édicteraient une législation tendan-
cieuse vers une égalité plus grande. Sur ces bases, s'est formé,
en Allemagne, le parti socialiste évangélique, dont le pasteur
Stœcker est actuellement le représentant le plus autorisé.
En France, les socialistes catholiques demandent le retour aux
corporations libres, puis monopolisées, pour arriver enfin à ré-
I. — TIIÉOHIKS ET SYSTÈMES. 15
clamer leur réglementation par un accord international sous
l'hégémonie du Pape.
Le socialisme de la Chaire s'est surtout développé en Alle-
magne, depuis 1872, parmi les professeurs des universités. Ceux-
ci, particulièrement les professeurs de droit, sont portés à cher-
cher la solution des questions sociales dans une législation
restreignant la libre concurrence par V intervention de l'Etat.
Le socjalisme agraire. — En 1870, se forme, en Angleterre,
sous les auspices du célèbre philosophe écossais Stuart Mill, la
Land Tenure reform Association qui réclame la nationalisation
du sol par le rachat. Mais il laisse la production agricole livrée
à l'initiative privée et à la libre concurrence entre les cultiva-
teurs devenus fermiers de la Couronne. Le système de Stuart
Mill ne limite l'initiative individuelle qu'en ce qui concerne la
recherche de la possession de la terre. Ce qu'il veut surtout
empêcher, ce sont les spéculations de terrains autour des villes
qui grandissent.
Stuart Mill, avons-nous dit, est Ecossais, c'est-à-dire mi-
Celte, mi-Saxon. Or sou idée do la nationalisation est celtique;
elle dérive de l'ancien toivnship écossais, dont tous les habitants
possédaient le sol en commun. D'autre part, l'influence saxonne
le fait hésiter à entamer sérieusement le self-help cher aux
Anglais.
Il en est de même du natiu^aliste anglais Alf. Russel Wallace,
dont les théories sont analogues à celles de Stuart Mill. Comme
ce dernier, il est Celto-Saxon ; c'est un Gallois, d'origine écos-
saise.
En 1878, Henri George exposa une théorie analogue. Son
système a été analysé par M. P. de Kousiers^, qui a montré qu'il
laisse intact les grands principes de l'action personnelle et de
la liberté de la concurrence. C'est également l'avis d'Emile de
Laveleye-.
Henri George, né à Philadelphie en 1869, est d'origine irlan-
daise, c'est-à-dire celtique; de là son idée de la nationalisation
1. Science sociale, t. X, p. 157 et suiv.
2. Loc. cil., p. 337 et 338.
16 l'iRMAMTÉ ÉVOLIE-T-ELLE VERS LE SOCIALISME?
du sol. Mais il a subi Finfluence du milieu américain si actit,
et où la libre concurrence entre les producteurs a produit des
résultats si remarquables.
Il y a encore quelques institutions que l'on décore parfois, mais
(inexactement, deTépithète de socialistes. Nous citerons certaines
sociétés coopératives socialistes, qui réservent une partie des
bénéfices pour les frais de propagande politique du parti socia-
liste. Or, tant que l'État n'institue pas un monopole en leur
laveur, elles ne constituent pas un exemple de socialisme pra-
tique.
Les socialistes chrétiens anglais ne sont pas non plus des so-
cialistes véritables ^ Fondé en 18i8, ce parti se borne à créer
des sociétés coopératives de consommation, et essaie de lutter
contre le paupérisme. Seule, la guilde de Saint-iMathieu, fondée
en 1877, s'est laissé influencer par les idées d'Henri George -,
lesquelles ne sont elles-mêmes qu'un socialisme très atténué.
Il faut laisser également en dehors du socialisme tout ce qui
est du ressort de la charité et de la philanthropie.
Ce qui caractérise uniformément les théories que nous avons
passées en revue, c'est qu'elles n'ont jamais pu être réalisées
dans les sociétés compliquées de l'Occident; toutes les tentatives
faites dans ce but ont toujours impitoyablement échoué.
On comprendra mieux la cause de ces insuccès après la lec-
ture des chapitres qui suivent, dans lesquels nous étudions,
non plus de vagues systèmes, mais les conditions naturelles dans
lesquelles se développe le socialisme sous ses trois formes : com-
munisme, collectivisme, ou raonopolisme.
Quand on connaît exactement les conditions qui font pros-
pérer une plante dans un terrain donné, on comprend mieux
pourquoi elle s'anémie, ou disparait, dans des terrains difï'ér en ts.
1. Voir Socialistes an/jluis, [lar Verhcagen, p. 263, 267 et 279.
2. W., p. 278.
II
LES APPLICATIONS DU COMMUNISME
Il s'agit maintenant de décrire les organisations sociales pré-
sentant les caractères que nous venons de relever. Pour cela, il
nous faut classer ces organisations, suivant qu'elles se rattachent
aux définitions que nous avons données du Communisme, du Col-
îectivisme ou du Monopolisme,
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, l'énumération de ces
organisations sera assez longue, car, actuellement encore, plus
de la moitié de VHimianité vit selon les règles du communisme,
du collectivisme, ou du monopolisme.
Nous examinerons d'abord les associations communistes qui
représentent la forme la plus communautaire ; en second lieu,
les associations collectivistes, qui représentent une forme at-
ténuée; enfin, les associations monopolistes qui sont une atté-
nuation encore plus grande.
Dans chacune de ces classes, l'ordre suivi ira du type le
plus simple au type le plus compliqué. Nous débuterons donc
par le communisme de famille ; le communisme de corporation
viendra eu second lieu; puis le communisme de village; enfin,
le communisme d'État.
On verra que les associations communistes présentent les
caractères suivants :
1" Elles ne s appliquent qu'aux travaux de simple récolte
[art pastoral, chasse, pêche, cueillette, razzia, etc.), ou à un tra-
2
18 l'humanité évolue-t-elle vers le socialisme?
V ail de simple manœuvre; elles ne s'adaptent aux travaux d'ex-
traction que pour la culture extensive, excepté dans les sociétés
on l'on a recours au travail forcé ;
2o Les femmes sont chargées des travaux les plus durs, à
'moins que Von ne puisse se procurer des esclaves;
3" Ces associations exigent une autorité forte; l éducation est
coinpressive, ou nulle. Elles sont donc incompatibles avec l'éléva-
tion de l'individu;
k° Actuellement, elles sont en voie de disparition, partout où
le contact s'établit avec les races fnoins communistes, ou par le
seul fait de Vapparition de la concurrence développée par le
commerce.
Elles appartiennent donc au passé de l'Humanité, et non à
son avenir.
1. LE COMMUNISME DE FAMILLE.
On l'observe d'abord chez les principales variétés de pasteurs,
pour deux raisons :
1° Le communisme s'adapte très bien à l'art pastoral, qui est
un travail de simple récolte, dans lequel reffort et l'initiative
individuelle sont réduites au minimum;
2° Ce communisme revêt la forme familiale, par suite de
limportance de la transmission du bétail, seule source de
richesse.
Les Pasteurs nomades. — Les lecteurs de cette Revue savent
que le communisme de famille existe à l'état le plus pur chez
les Pasteurs nomades des steppes asiatiques (iMongols, Kal-
moucks, Kirghizes, etc.), et que cette forme d'association a été
appelée, par M. Demolins, la Famille patriarcale pwe . On peut
la définir : une association entre les descendants d'un même
ancêtre pour la production et la consommation en commun
de toutes les richesses.
Examinons d'abord comment s'y fait la production. Elle con-
II. — LES AI'PLICATldNS lH COMMl MSMK. l'.(
siste dans l'exploitation des animaux domestiques (chevaux,
vaches, moutons, chameaux), qui fournissent la nourriture (lait,
viande, etc.) et la matière première pour la Fabrication (cuir et
peaux pour les vêtements, les tentes, les récipients, etc.V Ce
([uil y a de plus caractéristique dans la production, c'est la
faiblesse du travail : « L'occupation principale est de faire
deux fois par jour la traite des animaux; les hommes et les
femmes y prennent part'. » C'est le travail d'un rentier qui vit
des revenus du capital-bétail, propriété commune de la famille.
La plupart des autres travaux sont, en effet, exécutés par les
femmes^ considérées comme des instruments de rapport : « Ce
sont les femmes qui dressent les tentes, font le tannage, le fou-
lage et le lissage des peaux- ». Ce sont elles qui font les vête-
ments^, les chaussures, le ménage. D'après le D' Verneau^, lors-
que le Mongol a visité ses troupeaux à cheval, il s'accroupit sous
sa tente, dort, fume et boit du thé, ou du lait aigri (khoumouiss).
Certes, voilà des gens qui apportent peu de travail à la com-
munauté.
Voyons ce que celle-ci leur donne en retour. Pour cela, il nous
faut voir comment s'y fait la consommation. Elle se fait suivant
les besoins de chacun. Comme le dit M. Demolins-'', « la famille
patriarcale assure autant d'avantage aux incapables qu'aux in-
dividus les mieux doués et les plus travailleurs ». Si ceux-ci
consentent à partager avec les autres, c'est qu'ils n'ont pas à
faire plus qu'eux: ils ne partagent que... leur inaction. En d'au-
tres termes, chaque individu reçoit plus de la Communauté ((U il
ne lui fournit. C'est évidemment là une bonne condition pour
que la solidité de ces communautés soit à toute épreuve. Pour-
tant, on a eu le besoin de la renforcer en donnant un pouvoir
énorme au chef de famille, ou Palriarche^', et en préparant les
individus à l'obéissance, à l'aide d'une éducation compressive
1. E. Demolins, Comment la Roule crée le type social, t. I, p. 10.
2. Id., p. 26.
3. Id., p. 30.
i. Les races humaines, p. 324.
5. E. Demolins, lac. cit., I, p. 61.
G. M., p. 60.
20 l'humamté évolue-t-elle vers le socialisme?
que j'ai analysée ici même' et que j'ai appelée V Education sta-
tique à sanction naturelle.
Ce n'est pas tout : la concurrence est mille dans les steppes ^,
la famille produisant elle-même tout ce qui est nécessaire à ses
besoins. La division du travail y est inconnue ^ et le commerce à
peu près nul, par suite de l'isolement et de l'éparpillement des
familles et de la difficulté des communications avec les pays
étrangers.
Le résultat est évidemment une vie simple, l'absence de luxe
et même de tout confortable*, la négation de tout progrès^.
C'est le régime du bonheur dans l'indigence et la stagna-
tion.
Ce régime subsiste à l'état naturel et invariable dans les
steppes asiatiques depuis les temps les plus reculés, à cause de la
nécessité de vivre uniquement de l'art pastoral sur un sol in-
transformable, où le pâturage domine, par suite des conditions
climatériques (courte période d'humidité suivie d'une longue
sécheresse), qui empêchent la formation des forêts". Une sur-
face de 1 kilomètre carré arrive à faire vivre misérablement...
1 habitant ! Le danger de la surpopulation était atténué au-
trefois par des émigrations qui, naturellement, se faisaient en
groupes nombreux et revêtaient la forme des invasions (Huns,
Tamerlan, Gengis-Khan, etc.). Depuis que les invasions de
ce genre ne sont plus possibles, les Pasteurs se sont convertis
au lamaïsme, et Ton a vu le nombre des prêtres et des moines
célibataires se développer d'une façon extraordinaire.
En Mongolie, l'État est représenté par la Tribu, et ses attribu-
tions sont à peu près nulles ~' . 11 règle les rapports des familles
entre elles et maintient la paix; c'est lui qui possède le sol, sui-
vant la loi sociale qui exige que, partout où l'homme se con-
1. .Se. soc, 2' sér., 22° fasc. Les trois formes essentielles de l'Éducation,]). 41.
2. E. Demolins, lac. cit., I, p. 57.
3. Id., p. 41 et 50.
4. Id., p. 24 et suiv.
5. Id., p. 47.
6. Id., p. 7.
7. Id., p. 63.
II. — LES Al'PLICATIONS DU COMMUNISME. 21
tente de récolter sans travailler la terre, celle-ci n'est pas ap-
propriée et reste indivise.
Ed résumé, dans les steppes asiatiques, les théories du com-
munisme anarchique sont réalisées dans leur intégralité. Par-
tout, sans exception, les Pasteurs nomades purs vivent sous ce
régime. U en est de même des populations où l'art pastoral, sans
être exclusif, reste le travail principal, comme chez les Pasteurs
vachers^ et chévriers''- du Béloutchistaii, du sud de l'Arabie et des
confins méridionaux du Sahara; les Pasteurs cavaliers"^ vivant
en partie de razzias sur les cultivateurs (Turcomans, Bédouins
du nord de l'Arabie et de l'Afrique, etc.) ; les Pasteurs de renne''
vivant en partie de la chasse dans les Toimdras (Lapons, Sa-
moyède?, Koriaks).
Nous pouvons donc poser la loi suivante : Le communisme de
famille existe à l'état naturel chez les Pasteurs nomades purs; il
subsiste, si fart pastoral devient insuffisant, à condition que le
complément des ressources provienne d'un tracail de simple
récolte [cueillette^ chasse, pêche, razzias).
Les Pasteurs commerçants. — L'influence du commerce chez
les Pasteurs vient altérer profondément l'organisation com-
muniste de la famille. Le type le plus pur de ce genre est celui
de la Famille patriarcale dédoublée, qui existe dans le désert
proprement dit, depuis la Perse jusqu'au Sahara, chez tous les
Pasteurs chameliers, dont les Touareg sont les représentants les
plus connus.
Le travail des hommes'^ consiste à razzier les caravanes, ou à
les protéger en prélevant un impôt, ou bien à efTectuer pour elles
le transport des marchandises. 11 se fait en commun, de sorte
que les biens ainsi acquis sont communs et administrés par le
plus âgé, le frère ou le fils aîné de la sœur aînée '^ : ce sont les
1. A. de Préville, Les sociétés africaines, p. 46 et siiiv.
2. Id., p. 4t et suiv.
3. /(/., p. 14 et suiv.
4. .Se. soc, t. VI {Les populations circumpolaires, par P. de Rousiers).
5. A. de Préville, loc. cit., p. 32.
6. Id., p. 34.
'±i L'nUMA.MTÉ ÉVOLUE-T-ELLE TEHS LE SOCIALISME?
« bieiîs d'injustice ». Au contraire, le fruit du commerce forme
un 'pécule individuel, appelé « bien de justice » et se partage
également entre les enfants à la mort de la mère i, car, par suite
de l'absence presque continuelle des hommes, ce sont les femmes
'qui se chargent de faire fructifier les capitaux; cela leur donne
une situation prépondérante qui se manifeste par Tinstitution
du matriarcat, et qui se retrouve chez tous les peuples adonnés
à la fois à l'art pastoral et aux transports par caravanes, comme
les anciens Ibères - et les Lydiens. Cela nous explique Fexistence
des Amazones en Thrace et dans le Caucase, des Walkyries au
pays des Ases^, etc. Mais, hors des steppes, les émigrants issus de
ce type doivent renoncer à Vart pastoral ; ils deviennent de
purs commerçants, et al^andonnent alors complètement les pra-
tiques du communisme. Nous les retrouverons plus loin.
Les Pasteurs sédextaires. — Dans les régions montagneuses,
le grand art pastoral nomade n'est plus possible; l'on doit se
borner à faire transhumer les bestiaux sur des limites plus
restreintes autour d'une résidence iixe. Les lois qui régissent les
organismes sociaux de ces populations sont analogues à celles
que nous avons trouvées chez les Nomades '. La seule différence
est la diminution des groupements par suite de la pauvreté du
sol dans les montagnes, et la nécessité de se jirocurer des
ressources supplémentaires (razzias, émigration temporaire,
culture rudimentaire, etc.}.
Nous bornant à une énumération rapide, nous citerons les
Thibétains qui élèvent le yack pendant que leurs femmes cul-
tivent un peu d'orge "'. La limitation de la population est
réalisée par une organisation spéciale de la famille que Ton
peut appeler la famille polyandriqite et que le D'^Verneau carac-
1. A. de Piéville, loc. cil., p. 34. — Voir aussi E. Reclus, .Vowt'cZie géographie
tiniversi'lh'. t. XI, p. 840.
2. Olphe-Galliard, Le paysan liasqne du Laboiird (Se. soe., 2" sér., 17» fasc,
p. 476). — Voir aussi L. Poinsard, La Franee an Maroc, id., 12' fasc, p. 289.
3. Dans la Scytliie. Voir Ph. Champault, Le personnage d'Odin {Se. soe., XVII,
p. 406).
4. E. Deniolins, Les Français d'anjourd'hvi, type des Pyrénée.s.
5. Verneau, Les races humaines, p. 410.
II. — LKS APPLICATIONS 1)1 COMML.MS.MK. 23
térise comme suit : « Les frères ont une seule femme en commun
et vivent en bonne harmonie ^ ».
Cette famille polyandrique se retrouve dans le Ladak et
chez les Todas ~ des monts Nilgherries (Indej ; et Strabon la
signalait dans les montagnes de l'Arabie Heureuse.
Ailleurs, les communautés familiales se maintiennent, grâce à
l'émigration temporaire de certains membres (qui renvoient
toutes leurs économies à l'aîné) et au célibat de quelques autres.
C'est la famille quasi patriarcale des Pyrénées, des Alpes et des
Apennins, si bien décrite par Le Play, et qui s'est maintenue
longtemps en Europe même, grâce au profond isolement des
régions montagneuses. xMais ici, la nécessité d'une émigration
temporaire dans un milieu différent, a fini par amener un chan-
gement dans les mœurs des montagnards eux-mêmes. La mo-
nographie de la famille Mélouga fait ressortir le fait : le par-
tage des biens a été réclamé par un oncle de l'héritière, établi
au dehors et dont la fortune était compromise \
Les paysans a culture extensive. — La culture extensive,
aidée de l'art pastoral, permet le maintien de la famille com-
muniste tant que le commerce ne se développe pas. Les peuples
slaves forment le groupe le plus important de ce type.
Laissant de côté les Bashkirs ^ et les Finnois ^ qui forment
la transition entre les Pasteurs purs et les Paysans, nous passe-
rons de suite à ces derniers, et, avec M. DemoHns, nous les
subdiviserons en deux groupes : celui de la famille patriar-
cale atténuée (Sud-Slaves) et celui de la famille patriarcale agglo-
mérée (Nord-Slaves).
1° Famille patriarcale atténuée. — Cet organisme fonctionne
encore à l'heure actuelle dans la Péninsule des Balkans, sous le
nom de Zadrouga, association paysanne comprenant jusqu'à
1. Verneau, loc. cit., p. 411.
2. /d., p. 510.
3. E. DemoHns, Les Français d'aujourd'hui, p. 21.
4. Voir E. Deraolins, Comment la Route crée le type social, 2" vol., liv. I, ch. i"'.
5. Id., liv. II, ch. i".
24 l'ûimanité évolue-ï-elle vers le socialisme?
soixante personnes, et dont le caractère est nettement commu-
niste : la production se fait en commune' les produits se con-
somment en commun'^-. Toute la famille vit dans une seule
habitation, chaque ménage ayant sa chambre particulière.
' Voyons de plus près comment la production est organisée.
En Serbie, l'élevage (porcs, moutons, chèvres) l'emporte sur
la culture; celle-ci se l'ait sous le régime de l'assolement
triennal : froment ou seigle la première année; maïs la seconde
année; enfin, jachère 3. L'emploi des engrais est inconnu et l'on
cultive le sol jusqu'à épuisement. Il en est de môme en Bosnie'^
et en Esclavonie '•>.
Si, en Serbie, un huitième du sol seulement est cultivé, en
Bulgarie, il n'y en a qu'un dixième. La partie cultivée, seule,
est appropriée par les familles; les 9/10 restant sont la pro-
priété des communes^ et sont composés des pâturages et des
forêts; chacun peut y faire pâturer ses bestiaux et récolter son
bois.
En résumé, la vie facile, grâce à l'abondance des produc-
tions spontanées d'un sol peu occupé, maintient le commu-
nisme. Comme chez les Pasteurs, l'autorité est despotique ', mais
ici, pour les besoins de la culture, le Patriarche est aidé du
conseil de famille : la communauté est déjà moins solide parce
qu'il faut travailler davantage! Toutefois, elle s'est facilement
maintenue, tant que la difficulté des communications obligeait le
paysan à consommer ses propres produits et à se contenter des
objets fabriqués en famille ^. « Chaque famille se suffit ordinai-
rement à elle-même et n'a que rarement recours à une assis-
tance étrangère. Le paysan bâtit sa maison, fabrique sa charrue
et ses chariots; c'est lui qui fait les jougs de ses bœufs de traits
1. Meyer et Ardani, Le Mouvement agraire, p. 9.
2. E. Demolins, La Rouie, V partie, p. 208 et Verneau, loc. cit., p. 614.
3. E. de Laveleye, La Péninsule des Balkans, 1, p. 311 et 314 et II, p. 21.
4. Id., I, p. 207 et 209.
5. Id., I, p. 128.
6. Meyer et Ardant, loc. cit., p. 53.
7. E. Demolins, loc. cit., II, p. 212-213.
8. E. de Laveleye, loc. cit., I, p. 316 et II, p. 120.
II. — LES ArPLICATIO.NS HU COMMINISME. i2o
aussi bien que ses chaussures. Les femmes filent la laine, le
chanvre et le lin, tissent les étoffes et les teignent avec de la
garance. ^ »
Aujourd'hui, il n'en est plus ainsi : la Zadrouga est en
pleine dissolution j^ar suite du développement du luxe résultant
de l'extension du commerce extérieur. C'est ce qu'a très bien vu
la vieille femme de Siroko-Polje (Esclavonie) interrogée par
E. de Laveleye, lors de son voyage dans les Balkans : « Ce sont
les jeunes femmes et le luxe qui sont la perte de nos vieilles et
sages institutions. Elles veulent avoir des bijoux, des étofles, des
souliers qui sont apportés par les colporteurs; pour en acheter
il faut de l'argent; elles se fâchent, si le mari, travaillant pour
la communauté, fait plus que les autres -. » Et plus loin, elle
ajoute : « Nos jeunesses commencent à porter des bottines de
Vienne \ » Voilà qui est clair : tant que l'on consomme ses propres
produits, on s'entend bien; quand il faut acheter au dehors,
dépenser de l'argent, on se dispute, au nom même des principes
égalitaires qui ne veulent pas que l'un soit mieux vêtu que
l'autre.
On ne peut guère attribuer la dissolution des Zadrougas à
un changement de législation, car, en Bosnie, le gouvernement
autrichien n'a pas touché aux lois existantes en ce qui concerne
les successions ^, mais il s'est empressé d'ouvrir un chemin de
fer, des routes carrossables, des bureaux de poste et un réseau
télégraphique ^. Ainsi pénètrent les idées et les produits de
l'Occident. En Serbie, c'est le gouvernement lui-même, qui,
depuis 1873, travaille à développer la grande industrie*^ et
l'instruction publique. Il ne faut pas croire non plus que la
dissolution se fasse de gaieté de cœur : les Bulgares s'accrochent à
la communauté de toutes leurs forces '. C'est donc un mouvement
1. V^erneau, ^or. cil'., p. 614.
2. E. de Laveleye, loc. cit., I, p. 81.
3. Jd.,\, p. 82.
4. 1(1., I, p. 257.
5. Jd., I, p. 2.55 et 25G.
6. Id.,\, p. 317.
7. Fedor Dérnélic, Le Droit conUtmler des Slaves méridionaux, p. 53.
2*1 l'iIIMAMTÉ ÉVOLrE-ï-KLLE VERS LE SOCIALISME?
fatal et irrésistible qui emporte à tout jamais les antiques asso-
ciations communistes !
Le môme phénomène s'est produit en France. En Auvergne,
c'est dans la première moitié du xix" siècle que les communautés
agricoles se sont dissoutes, par suite du développement du com-
merce K Dans le Morvan, leur dissolution a commencé par les
parties basses el a gagné petit à petit les hautes vallées ~.
L'état social du paysan grec des temps primitifs, tel qu'il est
décrit par Homère -^ ressemble beaucoup à celui du Bulgare
actuel. Il vivait en partie de la culture (orge, vigne, etc.) et en
partie de l'art pastoral (mouton, vache, porc ; le fils, en se ma-
riant, bâtissait une chambre à côté de la maison paternelle.
Si nous ajoutons, comme Ta démontré M. de Préville ^, que la
race médique nous présentait le même spectacle, grâce à l'ab-
sence de commerce ■', nous serons en droit de conclure que la
race aryenne tout entière vivait sous ce régi7nc dès son origine.
Les Berbères^ issus des Pasteurs du désert, en se fixant au
sol, passèrent également par ce stade de l'évolution sociale, et
s'y maintinrent tant qu'ils restèrent dans l'isolement. Nous cite-
rons, comme exemple, les Shellas, qui occupent le versant méri-
dional de l'Atlas marocain. Le D' Verneau '» nous dit qu'ils sont
presque exclusivement cultivateurs, peu commerçants, pas
riches. C'est ce qui ressort également de l'étude de M. Poinsard
sur le Maroc : « Les gens de la montagne fal)riquent eux-mêmes
la plupart des meubles et des instruments grossiers qui leur
sont indispensables' ». Comme dans les Balkans, cela résulte
bien de la difficulté des communications : « Les routes ne sont
que des pistes tracées par les pieds des animaux; on passe
les rivières à gué, et si la crue les a grossies, on attend
1. E. Demolins, Les Français d'aujoui-d'hui, p. 60 et 61.
2. Ouvriers européens, t. V, p. 291.
3. Iliade.
4. Science sociale, t. XII. p. 75 et 76 et Hisloires d Hérodote, t. I, p. %.
5. D'après Hérodote, les Mèdes n'avaient pas d'agora ni de marchés, Hisloires d'Hé-
rodole, I, p. 103.
6. Loc. cit., p. 602.
7 Science sociale, 2« sér., n' fasc, p. 299,
II. — LES AIM'LICATIONS DU COMMr.MSMK. 27
patiemment la baisse des eaux*. » Or iM. Doutté dans son
Compte rendu d'une mission d'étude chez les Berbères H'âha ~,
nous décrit la famille du montagnard de l'Atlas dans des
ternies qui pourraient s'appliquer à la zadrouga slave :
Chaque « chef de l'amille, dit-il, vit avec tous ses descendants
dans une maison à laquelle il ajoute une chambre à chaque
mariage ». Nous prouverons plus loin que, dans les parties
de lAtlas où le conmierce a pu se développer, en Kal)ylie
par exemple, les communautés ])erbères ont abandonné les
pratiques du communisme pour évoluer vers le collectivisme.
De tout ceci, se dégage la loi suivante : Le comiminisme de
famille persiste^ quoique l'art pastoral devienne insuffisant, si le
complément des ressources est obtenu directement d'une culture
extensive non commercialisée.
2*" La Famille patriarcale agglomérée, qui existe surtout chez
les Nord-Slaves, va nous permettre de vérifier cette loi.
Constatons d'abord, avec M. Alfassa 3, que la famille paysanne
russe est une association communiste. La propriété commune de
la famille, dit M. Poinsard ^, comprend la maison avec ses
dépendances, le mobilier et les animaux domestiques, ainsi que
les récoltes en grange et les économies en argent. Le travail est
peu intense et rejeté sur les femmes, autant que cela est
possible : ce sont ces dernières qui font les sarclages, la moisson,
le battage et la mouture des grains, la confection des vêtements ;
ce sont elles qui sont chargées de tous les soins du ménage, et,
le soir, à la veillée, tandis que les hommes se reposent, elles
filent le lin et le chanvre '". Les jours de repos sont nombreux
et le travail est toujours peu intense '\
La consommation se fait en commun, suivant les besoins
de chacun, mais il n'y a aucun luxe, aucun confortable. <( Le
1. L. Poinsard, Le Maroc {Se. soc, 1" sér., \T fasc, p. 299).
2. Id., p. 296 en note.
3. La Crise agraire en Russie, p. 50.
4. La Russie [Se. soc., 2* sér., T fasc, p. 209).
.5. Oiirriers européens, t. II, p. 59 et 189-190. '
6. E. Demolins, La Route, II, p. 156.
28 L HUMANITE EVOLUE-T-ELLE VERS LE SOCIALISME .'
Daysan, dit le D"" Verneau ', se contente de pain de seigle noir et
grossier, de gruau, de choux aigres, de champignons et de con-
combres salés, de poissons salés et fumés et d'une pâtisserie peu
soignée dont il ne fait usage que les jours de fête. Il ne con-
somme guère de viande, et l'Église lui interdit, à certaines
époques de Tannée, de faire usage d'œufs et de laitage. Souvent
son repas ne comprend que des oignons, des melons d'eau, des
noisettes et quelques légumes crus. » Les vêtements consistent
en une peau de mouton ou autre fourrure commune; en été, les
femmes vont généralement les pieds nus. Les maisons [isbas]
sont faites en poutres non équarries -.
Le paysan russe, ou moz/yiA, achète peu : « Les familles rurales,
dit M. Poinsard, se fournissent elles-mêmes de tissus et d'us-
tensiles grossiers, qui ne sont donc point demandés au com-
merce 3 ».
La famille patriarcale en Russie se maintient par le despo-
tisme du Patriarche'^ et par une éducation compressive'^ .
La concurrence est à peu près nulle, puisque chacune famille
produit directement tout ce qui lui est essentiellement néces-
saire. Le Play'' a très bien constaté Tinfluence du commerce
sur les communautés familiales; il nous montre l'existence
d'un petit pécule personnel, provenant des cadeaux de noce, de
la vente des tissus fabriqués par les femmes ou des volailles
élevées par elles. Ce pécule permet de se procurer des objets
de parure sans compromettre l'harmonie intérieure. Mais, par
une évolution fatale, la proportion du pécule individuel aug-
mente au détriment de l'avoir commun : l'ivrognerie et le Jeu
chez les hommes, la coquetterie chez les femmes tendent cons-
tatnment à dissoudre la communauté''.
Pourtant, les paysans russes ont toujours considéré la sé-
1. Verneau, loc. cit., \>. GIS.
2. /(/., p. 616 et G 17.
3. Se. soc, 2« sér., 7« fasc, p. 217.
4. Ouvriers européens, t. II, p. 6G.
5. Ici., Il, p. 53.
6. Id., Il, p. 98.
7. Se. soe., 2' sér., 1' fasc, p. 213.
II. — LES APPLICATIONS DU COMMUNISME. 29
paration comme un malheur L De plus, l'individu qui quitte
sa famille n'a plus droit à aucune part, à moins qu'il ne parte
avec le consentement du Patriarche, qui alors lui alloue une
certaine quantité de biens ^. En outre, le partage ne peut se
faire sans l'assentiment de l'autorité du Mir'^ (ou commune).
Et cependant, malgré tout, les exodes continuent à se dé-
velopper d'une façon inquiétante^. Il y a donc, en Russie, un
mouvement irrésistible qui pousse à l'émiettement des commu-
nautés. Ce phénomène est récent, car Le Play ne le signale pas
encore. Il concorde bien avec le développement des voies de
communication et la mise en contact avec l'étranger. En 1855,
l'Empire russe ne possédait qu'un réseau de 1.000 kilomètres
de chemins de fer; en 1877, ce réseau s'élevait déjà à 20.650 ki-
lomètres \ Le commerce extérieur et la navigation fluviale ont
suivi une progression analogue. Le mouvement commercial de
la foire Nijni-Novgorod qui, en 1815, s'élevait à 15 millions
de roubles montait déjà en 1876 à 150 millions '\
Ici, comme dans les Balkans, il faut noter, outre l'influence
du commerce et du luxe, celle des idées occidentales. La Russie
imite l'Occident, prend ses modes, ses mœurs, ses idées; le dé-
veloppement de l'instruction primaire, parmi les jeunes géné-
rations, les amène à se croire supérieures aux anciennes^, ce
qui atfaiblit l'obéissance envers le Patriarche. « Des querelles
d'intérieur, provoquées par les femmes, éclatent fréquemment,
sans parler de certains détails de mœurs auxquels le manque
d'éducation et de sens moral ont trop souvent porté les chefs de
familles et que la promiscuité favorise'^. » Tout ce qui, autrefois,
était supporté, devient prétexte à dispute.
Jusqu'ici , il y a une identité presque absolue entre les types
1. George Alfassa, La Crise agraire en Jîussie, p. 42.
2. M., p. 43.
3. M., p. 48.
4. IrL, p. 49 et 88.
5. Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle, t. V, p. 885.
6. M., p. -34.
7. G. Alfassa, lac. cit., p. 45.
8. Id., p. 45.
30 ' l/jUMAMTÉ ÉVOLIE-Ï-ELLE VERS LE SOCIALISME?
Nord-Slaves et Sud-Slaves. Il nous faut maintenant justifier leur
classement en deux variétés différentes. Chez le Sud-Slave, les
familles gardent leur indépendance par suite de leur disper-
sion sur un sol montagneux; chez le Nord-Slave, elles s'ag-
'g-lomèrent pour former le Mir. C'est là un phénomène nou-
veau qui vient compliquer la question. Le M'iv est un village
constitué en association collectiviste. Nous devrions logique-
ment l'étudier au paragraphe réservé à cette dernière, mais
peut-être vaut-il mieux résumer ici tout ce qui a trait à la
Russie. Nous verrons ainsi comment s'opère la transition du
communisme au collectivisme.
Le Mir, ou commune russe, possède le sol ; ii partage pério-
diquement la terre cultivable entre les familles, proportionnel-
lement au nombre de tètes, tandis que les pâturages et les
bois sont laissés à la jouissance commune ^ ; mais la consomma-
lion se fail par familles.
L'évolution du Mir peut se diviser en trois périodes :
Au début, il y a surabondance de terres, par suite de la faible
densité de la population. La vie est facile, grâce à l'abondance
des productions spontanées, et le bétail est nombreux sur les
terrains vagues. Le Mir donne facilement une part aux nou-
veaux mariés; l'avenir des enfants est assuré. Le Play nous
a admirablement décrit ce stade, dans sa monographie du
Paysan d'Orenbourg-.
Avec le paysan de lOka"', il nous montre le Mir à la
deuxième période. La population commence à se tasser et
cherche à se procurer des ressources supplémentaires, en orga-
nisant une fabrication en vue de la vente, et l'émigration
temporaire de certains membres de la famille. L'argent pro-
venant des ventes, ou des économies des émigrants, ne sert
pas à améliorer le sort du moujik, mais à payer l'abrok au
seigneur, c'est-à-dire à racheter les corvées par le paiement
d'une redevance fixe. L'argent amassé est également employé
1. G. Alfassa, loc. cit., p. 50.
2. Ouvriers européens, t. II, ch. ii.
3. Id., t. II, ch. V.
II. — LES APPLICATIONS PT COMMrMSMH. 31
à augmenter le capital cultural de la famille. En effet, le Mir
a subi une évolution importante : le partage des terres ne
se fait plus par tète, mais proportionnellement à la capacité
culturale de chaque famille; la diminution des terrains vagues
a rendu diflicile la conservation du bétail; seules, les familles les
plus capables et les plus économes y réussissent et l'inégalité
commence à s'introduire dans le Mir. L'émancipation des serfs, en
1876, n'amena pas de changement dans lorganisation rurale de
la Russie. L'État avança aux anciens serfs la somme nécessaire
pour se racheter; au lieu de payer l'abrok au seigneur, le
moujik paie une annuité à l'État. Il ne lui reste guère d'argent
liquide pour acheter les produits de l'étranger; il continue en
grande partie à vivre des produits de sa culture, ce qui a main-
tenu la famille communiste.
Depuis Le Play, le Mir a eu un problème de plus en plus ardu
à résoudre, dû à Yaccroisseynent de la population paysanne, qui,
depuis 1861, a passé de 50 à 86.000.000, soit une augmentation
de 72 %. De là, cette conséquence grave : la grandeur moyenne
des lots est tombée de i,8 déciatines (environ 5 hectares) à
2, 6 (2 hect. 80 ares) '. Un certain nombre de familles sont de-
venues incapables d'assurer une existence convenable aux in-
dividus, et ceux-ci, ne tirant plus de la communauté un bien-être
suffisant, tendent à se séparer.
De là une crise agraire qui na pu être surmontée ^ à cause de
r organisation collectiviste du Mir, et cela pour les deux raisons
suivantes :
1*^ Le Mir a été un obstacle à Vaniélioration de la culture. En
effet, les terres paysannes russes ne produisent en moyenne que
440 kilogrammes de blé par déciatine, soit environ 6 hectolitres
par hectare ~. D'après Elisée Reclus 3, le rendement serait de
15 hectolitres en France et de 26 en Angleterre. La situation
du moujik pourrait donc s'améliorer beaucoup, s'il voulait sérieu-
1. G. Alfassa, loc. cit., p. 110.
2. M., p. 113.
3. Loc. cit., t. V, p. 820. — Dans ces dernières années, le rendement en France s'est
élevé à 17 hectolitres par hectare (.Se. soc, T sér., 26* fasc-, p. 70).
32 l'humanité laolii;-t-elle vers le socialisme?
sèment se mettre au travail, abandonner ses vieilles routines,
employer les engrais, etc. Mais, comme le dit xM. Alfassa ', il ne
s'intéresse pas à sa terre, 'parce quelle lui est périndiqiiement
enlevée pour être donnée à un autre, et que celle qu'il recevra en
échange n'aura sans doute pas été mieux soignée par son précé-
dent détenteur pour les mêmes motifs. C'est pourquoi, constate
le même auteur-, le sol s'épuise à tel point que les fameuses
terres noires si fertiles voient, d'année en année, la qualité et
l'abondance de leurs récoltes baisser.
2" Le Mir a été un obstacle à l'émigration. En efi'et, nous ve-
nons de voir le travail collectif engendrer l'apathie chez les in-
dividus; cette apathie, par répercussion, fait retarder l'émi-
eration jusqu'au moment où l'on est acculé à la misère. C'est
pourquoi aucun mouvement dans ce sens ne se produisit sous
le règne d'Alexandre II, malgré les avantages offerts aux colons
qui voulaient s'installer en Sibérie^. Ce ne fut qu'après l'avène-
ment d'Alexandre III que l'exode des paysans commença, mais
combien insuffisant! En i89i, 100.000 individus sont partis
pour la Sibérie ; or, l'accroissement annuel de la population
russe est de 1.500.000 âmes*!
Le Mir a mis obstacle à l'émigration d'une façon plus directe.
En effet, d'après ce que nous venons de dire, ce furent surtout
les gens endettés qui cherchèrent un refuge en Sibérie. Or, à
cause de la responsabilité collective du Mir, celui-ci dut les re-
tenir, afin de n'être pas obligé de payer pour eux. Le gouver-
nement finit même par interdire de quitter le village sans
autorisation^.
En résumé, pour qu'un moujik puisse émigrer, il lui faut
l'autorisation du Patriarche, du Mir et du Gouvernement; il lui
faut, de plus, vaincre l'apathie ancrée en lui par l'action d'un
milieu communiste séculaire.
Voyons les résultats d'un tel état de choses. Ceci nous con-
1. G. Alfassa, loc. cit., p. 144.
2. Id., p. 144 et 188.
3. Id., p. 157.
4. Id., p. 162.
5. Id., p. 159 et 160.
II. — LES APPLICATIONS DU COMMLNIS.AŒ. 3I{
duira naturellement à la dernière période de l'évolution du Mir :
la dissolution.
Si le lecteur a bien suivi l'exposé des faits qui précèdent, il
voit nettement le paysan russe tomber lentement, mais sûre-
ment dans la misère. Le tassement sur place de la population
diminue, non seulement la parcelle de terrain allouée à chacun,
mais aussi le capital disponible, car, par suite des partages fa-
miliaux de plus en plus fréquents, le bétail et les instruments
aratoires alloués à chacun se trouvent réduits, de sorte que la
gêne vient remplacer l'aisance'. Ce manque de capital empêche
le moujik d'améliorei- sa culture. Le seul progrès qu'il a pu
faire a été le passage de l'assolement annuel à l'assolement
triennal :blé d'hiver, blé d'été, jachère-. S'il avait des capitaux,
il pourrait obtenir les mêmes rendements que les grands pro-
priétaires, soit 10 hectolitres par hectare^; ce résultat est
obtenu grâce à l'emploi des machines agricoles^, des engrais
chimiques, des irrigations remédiant à la sécheresse grandis-
sante, suite du déboisement inconsidéré '.
Est-il possible de fournir du capital aux paysans poiu' les
aider à se relever? D'abord, il ne faut pas compter sur le Mir,
au contraire. En effet, les familles les plus prévoyantes, qui ont
su maintenir leur capital, n'en ont pas trop pour leur propre
culture; elles ne veulent pas payer pour les autres, malgré le
système de la responsabilité collective; elles se rattrapent en
faisant vendre les biens des débiteurs, ou, à défaut, en les forçant
à travailler dans des usines et en percevant leurs salaires à
leur place''. C'est le servage qui renaît sous une autre forme.
Le moujik peut-il s'adresser à son ancien seigneur? Au
moment de l'émancipation des serfs, la somme que le sei-
gneur a reçue en compensation, n"a fait que combler les
hypothèques qui grevaient son domaine ; il a fait situation
1. G. Alfassa, loc. cit., p. i5 et 46.
2. Id., p. 80.
3. Id., p. 113.
4. /(/., p. 111.
5. /d.,p. 113.
6. Id., p. 120 et 12 J.
'.il l'iumamté évolue-t-elle vers le socialisme?
nette à ce moment, ce qui lui a permis de recommencer; il
est donc loin de pouvoir aider les autres.
Quant à l'État, il a avancé aux serfs l'argent nécessaire à leur
rachat, et la plupart sont encore endettés vis-à-vis do lui.
Néanmoins, des banques agricoles ont été instituées. Malheu-
reusement, elles sont obligées d'exiger un intérêt de iO k 12 %
et malgré ce taux exorbitant, n'arrivent pas à compenser les
pertes résultant des non-remboursements'. Le nombre des
insolvaldes est très grand, et la plupart, peu dressés à l'efFort
personnel, préfèrent passer leur temps au cabaret'^. Au surplus,
l'État ne peut prêter du capital que s'il en possède lui-même ;
le prendre au pays est un cercle vicieux; il en résulte que
la dette extérieure de la Russie est énorme. Il arrive souvent,
qu'à bout de ressources, le moujik s'adresse à un usurier juif
qui lui demande jusqu'à 50 % d'jntérêt pour six mois '. Ces
usuriers sont appelés les Mangeurs de Mir parce qu'ils s'em-
parent des terres des paysans incapables de rembourser leurs
dettes. De la sorte, depuis la disparition du patronage sei-
gneurial, il se reforme, au-dessus des paysans, une classe de
propriétaires rentiers.
C'est là, l'aboutissement fatal de l'évolution : la reconsti-
tution de la grande propriété et du servage. Les grands pro-
priétaires seront les anciens seigneurs, les usuriers, les Man-
geurs de Mir et quelques paysans ayant réussi à s'élever par
leur prévoyance et leur bonne conduite; ce sera aussi l'État
envers qui beaucoup de Mirs sont endettés^. En bas, des
serfs insolvables ne travaillant que par force.
Le développement des voies de communication, en amenant
la commercialisation de la culture, ne fait que hâter ce dé-
nouement fatal, par suite de la nécessité d'un capital de
plus en plus grand. La Russie doit exporter, pour pouvoir
se libérer envers l'étranger; c'est donc la lutte avec les
1. G. Alfassa, loc. cil., p. 115.
2. M., p. 127.
3. IfL, p. 116.
4. C'est l'opinion de M. de Lestrade. Voir Science sociale, T sér., T'fasc, p. 237.
II. — LES APPLICATIONS DU COMMUNISME, 3o
blés d'Amérique', et les produits de la grande industrie de
rOccident.
On peut prévoir ce que la Russie sera bientôt : une race
communautaire asservie à une race plus individualiste. Dans
les Provinces Baltiques, la plupart des terres appartiennent à
des Allemands; ailleurs la grande industrie est déjà entre les
mains de patrons français, anglais, allemands, ou belges.
L'exemple des Nord-Slaves montre que le Mir ne peut se
maintenir que là où la culture n'est pas commercialisée.
Ce phénomène sera étudié plus à fond au chapitre traitant
du collectivisme de village.
II. — LE COMMUMSiME DE CORPORATION.
Il y a lieu de distinguer la corporation industrielle et la
corporation religieuse.
Corporations industrielles. — Les artèles communistes. En
Russie, les artisans sont groupés en corporations, ou artèles.
Un certain nombre de ces artèles sont des associations com-
munistes; nous ne nous occuperons que de celles-là; les aiitres
seront étudiées en leur lieu et place.
D'après les renseignements que nous possédons actuellement,
les corporations communistes ne sont signalées qu'en Russie.
On pourrait en conclure qu'elles ne peuvent exister qu'en
recrutant leurs membres dans un milieu où l'éducation fami-
liale a dressé préalablement les individus au communisme. Cela
semble assez logique; la corporation ne se charge que de
donner l'éducation technique et non celle du caractère.
En tous cas, si une éducation spéciale est nécessaire, cette
condition n'est pas suffisante, puisque toutes les artèles n'ont
pu garder ce caractère. Étudions donc le phénomène de plus
près.
1. G. Allassa, loc. cil., p. 134.
36 l'humamté évolue-t-elle vers le socialisme?
Tout d'abord, les artèles communistes sont localisées dans
deux genres d'industrie : salles du bâtiment et celles des
transports.
Dans les artèles du bâtiment, il faut distinguer celles des
campagnes de celles des villes.
Dans les campagnes, elles sont composées de petits groupes
de charpentiers allant de villages en villages, pour cons-
truire les isbas, ou cabanes en bois. Elles sont peu nom-
breuses, car, la plupart du temps, le moujik bâtit lui-même
sa maison avec l'aide des voisins. Quand il a recours au
service d'une artèle, il la loge, la nourrit et lui donne une
faible rémunération que les compagnons se partagent égale-
ment entre eux K Constatons, en passant, que le travail est
simple, routinier, purement manuel et peu lucratif.
Dans les villes, il existe des artèles plus puissantes, mais
elles se bornent à ériger les petites habitations. L'entreprise
des grandes constructions leur échappe, parce que, dit M. Apos-
tol,- « cela demande une responsabilité et des garanties que
ne peuvent fournir de simples ouvriers ». Ceci marque nette-
ment la limite du communisme dans la corporation. Il faut que
le travail soit simple, routinier^ et que le capital nécessaire soit
très faible, c'est-à-dire que l'outillage soit peu coûteux et que
le client fournisse la matière première. L'auteur que nous ve-
nons de citer ajoute'^ que, « dans les grandes artèles du bâtiment,
il est tenu compte de l'habileté de l'ouvrier ». En effet, le sa-
laire uniforme n'est évidemment possible que pour des travaux
tellement simples que l'habileté et la science ne jouent aucun
rôle. Dans le cas contraire, les ouvriers les plus capables récla-
ment un salaire proportionnel à leur productivité, ce qui amène
la dissolution de l'artèle.
Les artèles de transports (hâleurs^, routiers,^ débardeurs^)
1. p. Apostol, L'Artèle el la coopcradon en Russie, p. tI5.
2. Id., p. 114.
3. Id., p. 117.
4. Id., p. 123.
5. Id., p. 127.
6. Id., p. 133.
II. — LES APPLICATIONS DU COMMlNISMi:. 3'
entreprennent pour le compte d'un négociant, les travaux pu-
rement manuels de transport des marchandises. Elles se re-
crutent parmi les é migrants temporaires issus des familles
paysannes des régions où le sol vacant commence à devenir
rare. Leurs membres se logent, se nourrissent, s'éclairent et se
chauffent en commun; le surplus du salaire est mis dans une
caisse commune et partagé également à la fin de la saison. Un
chef élu gouverne clespotiqiiement chaque artèle^.
Chaque fois qu'elles ont voulu s'émanciper de la direction
commerciale du négociant, et essayer des entreprises à leur
compte, elles ont toujours échoué.
Les artèles, dites de bourse, se chargent du dédouanement
des marchandises et de leur transport à domicile. Chaque
associé apporte le même capital et chacun travaille sous la
direction d'un chef élu ; les repas sont pris en com,mun et les
bénéfices partagés également.
Ces artèles ne se maintiennent que, grâce au monopole qui
leur est accordé par les comités des bourses, ce gui les place en
dehors de la concurrence. Or, le développement du mouvement
commercial tend à leur faire employer une quantité de plus en
plus grande de salariés et les fait évoluer vers le type des as-
sociations capitalistes à apports égaux.
Nous poserons donc la loi suivante : Les corporations commu-
nistes n'existent à l'état naturel que dans les pays où domine le
régime du communisme de famille et, pour les travaux simples,
routiniers, où l'habileté et le capital ne Jouent aucun rôle.
Les corporations communistes capitalistes peuvent exister à
fétat artificiel, à Vaide d'un monopole qui les met à l'abri de
la libre concurrence.
CoRPORATioxs RELIGIEUSES. — Contrairement aux artèles, les
corporations religieuses existent sur toute la surface du globe.
Le rôle joué dans les premières par un milieu familial commu-
niste est remplacé ici par l'idéal religieux, et par une prépara-
1. Ouvriers européens, t. II, cli. v.
38 l'dumamté évolue-t-elle aers le socialisme?
tion prolong"ée des novices qui les met dans un état d'àme par-
ticulier. La corporation religieuse se charge de faire l'éducation
du caractère dans le sens de Y obéissance absolue au groupe :
jjerinde ac cadaverl
Comme pour lartèle, si c'est là une condition nécessaire
d'existence, ce n'est pas une condition suffisante. Par analogie,
nous pouvons dire, a priori, que les corporations religieuses
doivent se trouver, économiquement parlant, en dehors de la
libre concurrence. Voyons si les faits justifient cette hypothèse.
Le lamaïsme est très développé parmi les populations pasto-
rales de l'Asie centrale (Mongolie, Thibet, etc. i et les couvents
sont extrêmement nombreux. A Ourga, le nombre des lamas
n'est guère inférieur à (\\\ mille ' ; des milliers de moines et de
nonnes vivent dans les couvents du Thibet-; à chaque pas, on y
rencontre des lamaseries, monastères ou séminaires^. Ces derniers
établissements servent à donner l'éducation spéciale dont nous
avons parlé plus haut*.
u Toute cette armée de prêtres, de moines, etc., est entretenue
par les offrandes volontaires du peuple, par les impôts et sur-
tout par le travail des chabi, sorte de serfs que possède en
toute propriété chaque couvent ou lamaserie tant soit peu con-
sidérable '. »
Les peuples cultivateurs de race jaune (chinois, japonais,
annamites, etc.) sont bouddhistes. Le nombre des couvents et
des séminaires y est ég-alement très grand*^", et le travail très
faible : « Chaque couvent, dit le D'^ Verneau, possède des ser-
vantes chargées de la besogne matérielle. Ce sont elles qui vont
implorer la générosité des fidèles, et, le soir, elles reviennent
généralement chargées de provisions de toute sorte, pour les
saints personnages ' » :
1. Verneau, loc.cit., p. 355.
2. /d., p. 365 et 366.
3. Ici., p. 412.
4. Id., p. 356.
5. Dericker (cité par Verneau, loc. cil., p. 366)
6. Verneau, loc. cit., p. 423.
7. M., p. 324.
II. — LES APPLICATIONS Dl- COMMlNISMi:. 39
En Russie, d'après le même auteur', « on rencontre une foule
de moines et de religieuses. A chaque pas, s'élève un couvent, qui
abrite parfois plus de trois cents religieux de l'un ou l'autre
sexe... Moines ou religieuses ont i^oiiv principale occupation de
quêter ».
Plus on s'éloigne des pays communautaires, plus le nombre
des couvents diminue et plus leur tendance à vivre par leur
travail augmente. On sait qu'au moyen âge, les moines de l'Oc-
cident furent de grands défricheurs. Toutefois, ils se faisaient
aider par des serfs, et ils vivaient directement des produits de la
terre. Or, il faut constater que le nombre des couvents travail-
lant la terre a été en diminuant au fur et à mesure de la com-
mercialisation, de la cidture par le développement des commu-
nications.
La concurrence élimine constamment les associations com-
munistes au profit du travail individuel. Aujourd'hui, les
couvents se sont mis en dehors de la lutte économique, et sub-
sistent surtout, soit des rentes de leurs propriétés, soit des
aumônes et des dons, soit enfin de renseignement. Dans les
pays anglo-saxons, ils ont presque totalement disparu. Du
reste, au moyen âge, dans les lies Britanniques, ils se recrutaient
surtout parmi les populations celtiques. On sait que l'Irlande
était appelée Vile des saints et que le monachisme y avait pris
un développement extraordinaire.
Aux États-Unis, existe une secte bizarre, peu nombreuse du
reste, qui vit dans le communisme, à l'aide d'un travail facile :
ce ^oniX&s Shakers, bien connus par la tisane qu'ils fabriquent.
Ils vivent dans le célibat et croient à la fin prochaine du
monde-.
Le célibat ! voilà une condition essentielle à la vie de cou-
vent ! Et cela montre bien que ces organismes sont artificiels ;
ils ne subsistent que parce que le milieu environnant est or-
ganisé en familles naturelles.
Nous dirons donc que les corjjorations communistes religieuses
1. Loc. cil., \). r.2o.
2. Voir Dixon, V>H." America.
M) l'humanité évolue-t-elle vers le socialisme?
n'existent qu'à Vaidc d'une éducation spéciale donnée aux no-
vices, et à condition de ne demander qu'un travail peu in-
tense aux affiliés^ qui doivent vivre dans le célibat. Elles sont
d'autant plus nombreuses que le milieu environnant est plus
communautaire.
m. — LE COMMUNISME DE VILLAGE.
Les pécheurs. — Nous ne parlons pas ici des populations
visant accessoirement de la pêche, ni de celles qui exploitent
cet art en vue de la vente. Il s'agit des peuples vivant direc-
tement des produits de la pêche, ou n'y ajoutant qu'un travail
de simple récolte. Dans ces conditions, la pêche ne demande
qu'un travail routinier et peu intense.
Chez les Mincopies des îles Andaman, chaque village com-
prend 30 à 50 personnes, qui parfois vivent dans une seule
hutte ^. Les hommes pèchent en commun, tandis que les
femmes cueillent les fruits sauvages et font les travaux les
plus pénibles; on met toutes les provisions en commun; les
enfants sont élevés en commun et le village possède un gar-
dien des jeunes filles chargé de veiller sur leur conduite et
de forcer les amoureux au mariage-.
Ce type s'est maintenu longtemps dans l'isolement, par suite
de la difficulté d'aborder dans ces iles et surtout de l'absence
de cocotiers qui a toujours tenu les Malais éloignés 3. Aujour-
d'hui, le contact avec l'étranger s'est produit; les communau-
tés mincopies resserrées sur un territoire restreint se choquent
entre elles et disparaissent chaque jour. Le moment n'est pas
éloigné, dit M. Man ^, où, malgré les soins que prennent les
1. L'habitation commune n'est pas indispensable pour qu'il y ait communisme,
mais il faut, en tous cas, que les huttes soient très voisines et forment un groupe.
2. E. Picard, Les Pygmées (Se. soc, t. XXVII, p. 217 et suiv.).
3. Id., p. 209 et 218.
4. Cité par E. Picard, Se. soc, t. XXVII, p. 225. — Voir aussi Verneau, loe. cil.,
p. 136.
11. — LES APPLICATIONS Dl" COMMl MS.ME. 41
Anglais de veiller sur ces petits noirs comme sur une pièce
l'are d'un musée, leur race appartiendra au passé.
Cette décadence est générale dans toute la race négritos à
laquelle ils appartiennent, et qui a anciennement occupé toute
l'Asie méridionale et la Malaisie^ C'est une race qui meurt.
Les Papouas des côtes de la Nouvelle-Guinée et des îles de
la Mélanésie, ont un genre de vie et un état social analogue à
celui des Mincopies, et, comme eux, sont en voie de disparition
depuis l'arrivée des Européens.
Ainsi, à Port-Dorey, par exemple, chaque habitation renferme
une vingtaine de familles-. Dans la Nouvelle-Calédonie, c'est
le chef du village qui partage les vivres entre les habitants ^.
Partout les femmes sont chargées des travaux les plus pénibles.
Chez les Tasmaniens^ dans le voisinage de la mer, on a ren-
contré de grandes huttes pouvant contenir une trentaine de
personnes^ Le dernier représentant de cette race est mort
en 1877^
Chez les Fuégiens de la Terre de Feu, il n'est pas rare de
rencontrer une cinquantaine de personnes dans une hutte 'j.
Or, on sait que cette peuplade dégradée vit de la pêche de
loutres, de poissons, de phoques et quelquefois de baleines.
Ici l'isolement a été maintenu par la rigueur du climat.
Chez les Baloï du Bas-Ubangi et les Mongo du centre de
l'Afrique, tous pécheurs de rivière, la façade des habitations
est ouverte, et, en arrière dune véranda commune, des alcôves
servent de chambres à coucher".
Si maintenant nous dirigeons nos regards vers l'hémisphère
boréal, nous apercevrons le même phénomène.
Les Cibuneyes de Cuba habitaient dans des huttes contenant
jusqu'à cent individus.
1. .Se. soc, t. XXVIf, ji. 333 et suiv. — Voir aussi Verneau, loc.cil., p. 128 et 148.
2. Verneau, loc. cit.,j>. 162.
3. Elisée Reclus, loc. cit., t. XIV, p. 696 et 697.
4. Verneau, loc. cil., p. 155.
5. Id., p. 152.
6. Id., p. 777.
7. Voir L'Étal Indépendant ù l'ExposUion de Bruxelles-Tervueren, p. 111.
42 I/lllMA.MTÉ ÉVOLUlî-T-KLLE VERS LE SOCIALISME?
Les Esquimaux vivent essentiellement de la pêche du phoque.
D'après une étude de M. Paul de Rousieis', il semble que leurs
communautés sont plutôt familiales.
En réalité, le travail de la pêche demande l'effort commun
d'un petit groupe. Il s'adapte donc à la famille patriarcale ou
à une petite communauté villageoise. Si, contrairement aux
autres populations de pêcheurs, les Esquimaux ont adopté la
forme familiale pour leurs associations, cela provient de ce
qu'ils sont issus directement des populations patriarcales de
l'Asie. Comme les Fuégiens, les Esquimaux sont protégés par
la rigueur du climat.
Les Osliah (|ui pèchent le long de l'Obi, vivent dans des
excavations assez vastes jaour abriter parfois 30 familles-.
Chez les Tchouktchis du détroit de Behring, le produit de
la pêche est partagé à l'amiable entre tous les habitants du
village '.
Il en était ainsi jadis chez les Zyrianes du nord de la
Russie, et il en est encore ainsi dans les districts écartés. Mais
dans le voisinage des centres populeux et des grands marchés,
les pêcheurs tombent de plus en plus au rang de simples
journaliers'. Il en est de même quand la pêche exige des ca-
pitaux considérables'^.
En un mot, la commercialisât ion de la pêche amène la dislo-
cation des associations communistes.
Les chasseurs-ci ltivateurs. — Les associations communistes
prennent toute leur importance dans un second groupe de
populations, où les hommes chassent en bandes, tandis que les
femmes cultivent légèrement le sol sous la direction des au-
torités villageoises. Les exemples les plus typiques nous sont
fournis par les Peau.r-Rouges et les Indonésiens .
1. Se. soc, t. VI, fasc.de sept, et oct. 1888.
2. Verneau, lor. cil., p. j48.
3. Id.,]). 494.
4. P. Apostol, loc. cil., p. 74.
5. Id., p. 60.
n. LES APPLICATIONS Dl" COMMINISME. 43
D'après une élude remarquable de M. de Rousiers', les
Têtes-Plates des bords de FOrégon, pêcheurs, chasseurs de
bisou et pillards, avaient rejeté sur les femmes tous les durs
travaux et les soins de la culture du maïs; ils consommaient
tous les produits en commun sous la direction du chef.
Les Hurons et les Iroqtiois'^ du bassin du Saint-Laurent
chassaient dans les forêts, tandis que leurs femmes cultivaient
le maïs dans les clairières. Ils vivaient dans de longues habi-
tations [long houses) ayant une cuisine commune pour les dif-
férents ménages, dont chacun avait sa chambre particulière;
on donnait à manger aux moins favorisés tant qu'il restait des
provisions dans le village. Un jeune chef élu conduisait les
hommes à la chasse et à la guerre, tandis que le conseil des
Anciens contraignait les femmes au travail.
Les Natchez cultivaient en commun le maïs et les arbres
fruitiers. Il faut noter ici que, chez tous ces peuples, la culture
n'employait que des procédés très rudiment air es, que permet-
tait la grande étendue de sol vacant : la culture ne se faisait
que sur les terrains vierges, et l'emplacement en était changé
tous les ans; c'est ce qu'on appelle la culture nomade. De plus,
le commerce était très faible., chaque village Vivant directe-
ment de ses propres produits.
Les Cliff-Divellers des montagnes situées aux confins du
Mexique et des États-Unis, habitaient des bâtiments en pierre,
étages en retrait les uns sur les autres et pouvant loger par-
fois des milliers de personnes 3,
Les Pimas de la Californie hajjilaient également dans ôq grandes
cft^e.s'^ Les habitations des Zenc6f5 (Nicaragua), de forme ovalo,
avaient 25 mètres de long sur 10 mètres de large; elles étaient
divisées en compartiments pour chaque ménage. Aux environs
de Rio-de-Janeiro , les cabanes des 7\ipis avaient jusqu'à
50 mètres de longueur, et l'on se partageait les vivres''. Il en
1. se. soc, t. VIT, p. 382.
2. .Sr. .soc.,l. IX et X.
3. Verneau, loc. cil., p. 734.
4. Elisée Reclus, loc. cit., t. XVI, p. 67.
5. Ici., t. XIX, p. 308 et .309.
44 l/niMANITÉ ÉVOLUE-T-ELLE VERS LE SOCIALISME?
était de même chez les Jivai'os^ du Haut Amazone et chez les
C/iiqititcs"- (sud-ouest de la Bolivie).
Les Dayaks de l'île de Bornéo s'occupent principalement de
chasse et de guerre; leurs femmes cultivent à la bêche. Grâce
à la fertilité du sol, l'on obtient deux récoltes par an : l'une
de riz, l'autre de maïs, canne à sucre et légumes; on laisse
alors le terrain reposer pendant huit ou dix ans '. C'est donc tou-
jours une culture nomade analogue à celle des indigènes de
l'Amérique: elle suppose une grande surabondance de terres;
en effet la population relative ne dépasse guère 1 habitant par
kilomètre carré. La célèbre voyageuse autrichienne, Ida Pfeit-
fer, nous dit que leurs maisons ont 30 et iO mètres de long.
« Chaque maison, écrit le LV Verneau^, est assez vaste pour
abriter six ou sept familles. »
Ces communautés vivent tellement isolées qu Elisée Reclus"'
nous dit qu'il n'existe pas de chemins, et que les villages
é.pars ne communiquent entre eux que par la navigation en
canots sur les cours d'eau. Chaque village doit se suffire.
Ce qui précède peut s'appliquer aux Battahs, qui habitent
dans l'intérieur de File de Sumatra : « En maints endroits plu-
sieurs familles vivent dans une seule habitation'^ ».
La plupart des tribus nègi'es ont organisé le travail d'une
façon analogue aux peuplades que nous venons de citer et ne
pratiquent que la culture nomade'. Et pourtant, d'après les
renseignements connus, il est difficile de les classer parmi les
communistes. C'est là une exception qui va nous permettre de
trouver une nouvelle loi sociale.
Tout d'abord, il parait probable que l'Afrique a traversé une
ère de communisme, persistant peut-être encore en certains en-
1. Elisée Reclus, loc. cit., t. XVIII, p. 444.
2. Ibicl, p. 657.
3. /(/., t. XIV. p. 301.
4. Loc. cit., p. 702.
5. Loc, cit., t. XIV. p. 301.
6. Ici., p. 243.
7. A. de Préville, loc. cit., p. 196 et 251.
II. — LES APPLICATIONS Dl' COMMLMSMi:. 45
droits. En parlant de la région orientale, le D' Verneau nous
dit ^ : « Parfois, les habitations forment un tout conlinu, affec-
tant la forme rectang-ulaire avec une grande place au centre.
Cette maison unique, subdivisée en un certain nombre de de-
meures, a reçu le nom de temhé. » D'autre part, chez les
anciens Hottentots, une hutte logeait parfois oOO individus.
Qui a pu amener la dissolution des antiques associations
communistes? Si nous examinons la situation économique de
l'Afrique, nous constatons qu'elle diffère totalement de celle
décrite plus haut : le développement du commerce a tout bou-
leversé.
Ce phénomène a été admirablement décrit par M. de Préville -.
Tout d'abord, il nous rappelle que le commerce de l'ivoire
attire en Afrique des caravanes lointaines depuis les temps
les plus reculés. Les chasseurs d'éléphants troquent l'ivoire
contre des verroteries, des armes, des étoffes. L'imprévoyance
naturelle développée chez eux par les pratiques communistes
les amène à s'endetter envers une minorité plus prévoyante qui
force les insolvables à se lil)érer par un travail forcé. C'est
l'apparition de l'esclavage. Souvent ces malheureux vendent
leurs enfants, et les caravanes ajoutent le commerce des
esclaves à celui de l'ivoire. Voilà bien le commerce le plus
désorganisant qui puisse exister.
Les opérations commerciales en Afrique ont pris un dévelop-
pement inouï, d'abord, par l'action des Phéniciens, puis des
Arabes, enfin des nations européennes. M. R. Hartmann nous
en donne un tableau résumé frappant ' : « Beaucoup de mar-
chés de la Guinée sont richement pourvus ; tels sont ceux de
Coumassie, Agbomé, Whyda, Bonny. D'après Kœler, les Bonnys
du delta du Niger sont une nation éminemment marchande à
qui le commerce seul permet de subsister... Entre eux, ils tra-
fiquent sans cesse, et le couteau ou le mouchoir qui appartient
aujourd'hui à l'un sera demain entre les mains d'un autre qui
1. Loc. cit., p. 299.
2. Loc. cit., p. 183 et 184.
3. Les peuples de l'Afrique, p. 135 et suiv.
46 l'uumamïé évolue-t-elle vers le socialisme?
cherchera à en tirer parti... Un commerce tout particulier se
développe dans les pays de la côte occidentale ou des bords des
fleuves d'où l'on exporte l'huile de palmier... A l'est du Soudan,
les Berabras louent leurs services aux marchands qu'ils accom-
pagnent armés... Une caravane vient ordinairement deux fois
par an à Benguela; elle consiste en 3.000 hommes dont la
moitié sont armés. » D'après M. L. Lanier, la traite des nègres
fait chaque année plus de cent mille victimes'.
« Chaque village gabonais est gouverné par un chef qui
prend le titre de roi, bien qu'il ne soit généralement qu'un
simple trafiquant, comme ses sujets. Sa principale occupation
consiste à voler les commerçants qui l'emploient, à spéculer
sans vergogne sur les charmes de ses femmes et à mendier du
rhum et du tabac-. »
Les Musseronge, qui habitent k l'embouchure du Congo, sont
« d'adroits commerçants connaissant d'instinct les lois de
l'offre et de la demande et sachant admirablement en tirer
profit 3 ».
Dans la région des cataractes, il y a des marchés quotidiens
sur la route des caravanes*. « Les Bakongo sont de grands trafi-
quants d'ivoire, d'huile de palme, caoutchouc et arachides^.
Les Bayanzi du Stanley-Pool font de lointaines expéditions
jusqu'à 50 et 100 kilomètres de chez eux pour trafiquer l'ivoire,
la poudre de bois rouge et d'autres pacotilles''. » Dans le
Kicango, la principale occupation des indigènes est la récolte
du caoutchouc".
« Outre le commerce ordinaire des peuplades nègres (échange
de produits ou d'objets fabriqués), il sest fait de tout temps
d'activés transactions d'esclaves; les riverains du Congo frétaient
de véritables expéditions qui remontaient les rivières de l'Equa-
1. V Afrique, p. 770.
2. Verneau, loc. cit., p. 216.
3. L'Élat indcpendanl (ht Congo à l'Exposition de Brujcelles-Tercueren, p. 55.
4. Id., p. 69.
5. ld.,\K 66.
6. Id., p. 80.
7. /(/., p. 84.
II. — LES APPLICATIONS DU COMMLNISME. 47
teur pour aller chercher les Mongo qu'ils vendaient ensuite en
aval '. »
Enfin M. de Préville nous dit -, que « les traitants transformè-
rent peu à peu toute une nation noire, toute la population de
YOu-Ni/amonézi^ en porteurs à gages, c'est-à-dire en bandes
voyageuses, besogneuses et forcément sans familles ». Nous
ajouterons qu'il en est de même des Bihés et des Ganguélas.
Nous pouvons donc formuler la loi suivante :
Les associations communistes de village n'existent que clans
les régions où Von pent employer la culture nomade et où le
travail dominant exige une action commune {pêche, razzia,
guerre, chasse au gros gibier); le développement du commerce
fait disparaître ces associations et amène une organisation ser-
vile de la production.
Tentatives d'organisation communiste en pays civilisé. —
Ces tentatives, qui avortèrent toutes, nous fournissent une contre-
épreuve qui montre bien que l'on ne peut pas enfreindre les
lois sociales naturelles.
La première en date fut celle du célèbre philanthrope Owen
(1771-1858). Fils d'un simple forgeron gallois, il devint, par son
travail et ses capacités, directeur d'une filature de coton. Sous
l'impulsion d'idées généreuses, il bâtit en 1826, sur les rives du
Wabash (Indiana), un village communiste, A^eu' Harmong, qui
subsista jusqu'en 1828, tant qu'il y eut du capital à dépenser,
et que chacun put tirer plus de la communauté qu'il ne lui
donnait. Après avoir gaspillé deux millions de francs, la com-
munauté l'ut dissoute, les courageux ne voulant pas travailler
pour les paresseux'^.
Il en fut de même de la communauté d'Icarie, fondée en 1848
sur les bords de la Rivière-Rouge dans le Texas par un avocat
de Dijon, C«ôe/( 1788-1856), qui, après un échec complet, renou-
vela l'expérience l'année suivante à Nauvoo, dans l'Illinois.
1. UÉlalliulcpcndunl du Congo à V Exposition de Bruxelles-Tervueren, p. 100.
2. Loc. cil,., p. 3Fj.
3. De Villiers du Terrage, Les Rois s(tns couronne, p. 221.
48 L'flUMAMTÉ évûll"e-t-f:lli: vers le socialisme?
Quoique tout y fût réglementé et dirigé despotiquement, l'as-
sociation fut dissoute en 1856, après un état de division et d"a-
narchie extraordinaires ^.
La Franch6-Comté, que nous avons vu produire plusieurs des
grands tliéoriciens socialistes, suscita un praticien, P. Consi-
dérant (1808-18931, qui voulait réaliser les idées de Fourier.
Il fonda, en 1855, la communauté de la Réunion sur les
bords de la Trinity Riv., dans le Texas. Là aussi, tout était
despotiquement réglementé, ce qui produisit un mécontente-
ment général. En fin de compte, le capital social fut détruit
pendant la guerre de Sécession, ce qui amena naturellement la
dispersion des colons -.
IV. COMMIMSME I) ETAT.
On peut distinguer deux variétés de ce genre de commu-
nisme : celle des camps militaires et celle des fonctionnaires.
Les camps militauies. — L'exemple le plus typique actuelle-
lement existant est celui des guerriers caffres. Ils vivent de
l'élevage des bestiaux et des razzias sur les cultivateurs. Les
femmes sont chargées de la plupart des travaux. Le chef exerce
un pouvoir absolu; il est le seul propriétaire des biens, y com-
pris les femmes; il distribue celles-ci à ses guerriers; il partage
entre eux les produits. Les garçons sont élevés à l'armée 3.
L'existence de ces camps est instable, à cause de la lutte
acharnée qu'ils se font entre eux pour la domination des tra-
vailleurs. Ceux-ci tombent ainsi dans une misère noire, tels les
Mandada qui se sont mis à élever le chien, pour que les op-
presseurs leur laissent au moins cette viande méprisée '*.
Aujourd'hui, la domination anglaise a réduit à néant l'autorité
de ces bandes guerrières
1. De Villiers du Terrage, lov. cil., p. '232 et suiv.
2. /(/., p. 239 et suiv.
3. A. de Préville, /oc. cK., p. 117 et suiv.
4. Id.. p. 125.
II. — LES APPLICATIONS DU COMMUNISME. 49
Le. passé nous offre de nombreux exemples analogues :
D'après César, la propriété privée n'existait pas chez les
Stcèves ; ils vivaient de l'élevage des bestiaux et de pillages; les
guerriers et les travailleurs permutaient chaque année '.
Les Ases, guerriers des vieilles légendes Scandinaves, vivaient
en communautés de biens dans le Wall-Hall -, maison en pierre
et en bois dont le toit était en chaume, et ayant environ
40 mètres de long sur 10 mètres de large. On retrouve de
nombreuses ruines de ce genre en Suède où elles sont catalo-
guées comme datant de l'âge du fer"^.
Les Ases subsistaient grâce aux impôts prélevés sur les cul-
tivateurs goths*; quant aux travaux, ils étaient faits par les
femmes^.
Les Fénians^\ guerriers irlandais, dont nous entretiennent les
cycles celtiques, vivaient en commun dans des camps, soit des
contributions payées par les paysans de leur clan, soit des raz-
zias faites sur un clan ennemi. Ils avaient réalisé à peu près la
communauté des femmes tant les divorces étaient nombreux.
Les cjuerriers crétois^ d'après Aristote, vivaient en commun
des redevances que leur payaient les cultivateurs. Un type social
similaire a dû exister en Grèce à une certaine époque, car
Schlieman a trouvé, dans ses fouilles en Argolide, de lon-
gues maisons analogues à celles de la Scandinavie '.
On remarquera que tous ces types n'existent plus que dans
les légendes ; ils disparaissent au moment où la société com-
mence à se compliquer. Ils ne peuvent vivre qu'à la condition
qu'il y ait autour d'eux une population de producteurs, orga-
nisée sur des bases ditîérentes. Celle-ci finit par prédomi-
ner, et le militaire ne devient plus qu'un outil chargé de la
défendre.
1. De Bello gallico.
2. Sciencp sociale, t. XWl, p. 468.
3. Montélius, Les temps préhistoriques en Suède et autres pays Scandinaves.
4. Ch. (le Calan, Science sociale, t. X.WI, p. 481.
5. Jd., t. XXVI, p 474.
6. Id., t. XX, p. 349.
7. P. Lafargue, La Pro^JJ-iéfé (Réfutation par Yves Guyot, p. 324).
4
oO l'iuma.mté évoh e-t-elle vers le socialisme?
Le coMMixiSME DES FOxcTioNXAiRES. — Nous arrivons enfin
aux groupements communistes les plus étendus, à ceux qui ne
peuvent subsiste?' qu'à l'aide d'une hié?'archie de fonctionnaii^es
puissamment organisée.
Au Pérou, les Incas avaient édifié le modèle du eenre. On
peut en juger d'après la description suivante : « La récolte
afiectée spécialement à la nourriture des sujets était mise en
commun et cJiaque individu recevait une part conforme à ses
besoins; la part des communiers non travailleurs était égale-
ment distrilîuée aux ayants droit par l'entremise des fonction-
naires... Le sol de culture était distribué par famille suivant le
nombre d'individus, en comptant le double du terrain par mâle,
et les travaux se faisaient sous la surveillance du gouvernement.
La peine du fouet était appliquée en public au travailleur
paresseux ou récalcitrant'. »
L'État faisait les mariages, réglait l'éducation et la religion
de chacun; la police surveillait tout et pouvait entrer à toute
heure dans les maisons dont les portes ne devaient jamais être
fermées, même la nuit.
C'est seulement grâce à ce pouvoir absolu et arbitraire qu'un
état communiste peut subsister.
iMais que donne-t-il à l'individu en compensation de l'aliéna-
tion de sa personnalité même? Tout le monde a ses besoins ma-
tériels les plus indispensables assurés, mais personne ne peut
s'élever au-dessus de ce <; minimum de salaire » qui devient
Xm maximum! Le D' Verneau nous dit - que le peuple ne possé-
dait que les meubles les plus nécessaires et usait de vêtements
grossiers, que les habitations n'étaient que de petites huttes
arrondies, couvertes de branches et de terres. Il n'en était
évidemment pas de même des hauts fonctionnaires.
Tous les voyageurs ont noté la mélancolie profonde dans la-
quelle étaient constamment plongés les Quichuas, c'est-à-dire
les paysans : « Us s'amusent sans être gais; leur tacitur-
t. E. Reclus, loc. cil., t. XVIII, p. 540
2. Loc. cit., p. 752.
II. — LES APPLICATIONS DU COMMUNISME. 51
nité, leur froideur disparaissent rarement en entier ^. »
On comprend que le travail ne devait être ni intense, ni
progressif : on péchait le poisson sur les côtes; on élevait le
lama dans les Andes, et l'on cultivait la pomme de terre et le
maïs dans les plaines et sur les plateaux 2, Au fond, c'était le
travail servile organisé en grand. Une organisation de ce genre
ne jieut supporter la concurrence. En fait, l'empire des Incas
formait un tout par lui-même. Au delà des frontières, il n'y
avait que des sauvages ou des peuples organisés sous le régime
du communisme de village comme les Jivaros et les Chiquitos
dont nous avons parlé. C'est en étendant de plus en plus sa
domination sur ces derniers que l'empire des Incas s'agran-
dissait. On les faisait passer facilement du communisme de
village au communisme d'État,
A l'intérieur même, le gouvernement réglait les communi-
cations : « Les routes n'étaient qu'un instrument de despo-
tisme •'^. »
Cette société, en apparence si bien constituée, n'a pu résister
au premier choc de l'étranger. Pizarre égorgea tranquillement
le « Fils du soleil », sans soulever aucune opposition sérieuse.
Le bel édifice communiste s'écroula au milieu de l'indifiérence
profonde des intéressés.
L'histoire des missions du Paraguay nous montre comment
on établit un système communiste. Ces missions furent l'œuvre
des Jésuites espagnols et durèrent de 1610 à 1767. Pendant ce
laps de temps, elles vécurent du travail des Indiens à qui l'on
avait appris l'art de la culture. « Le travail était strictement
réglementé. On y allait en commun au son de la flûte et du
tambourin. Une partie du territoire, cultivée en commun^ res-
tait sous la surveillance des pères » et ils en distribuaient les
produits. « Chaque famille recevait en outre un lot de terre,
la semence et une paire de bœufs pour labourer ses champs...
1. Verneau, loc. cit., p. 254.
2. Id.,\>. 751.
3. E. Reclus, loc. cit., t. XVIII, p. 537.
52 l'humamté évolue-t-elle vers le socialisme?
Des zélateurs chargés de rapporter tout acte blâmable se trou-
vaient dans les groupes, à la promenade, aux repas, au travail...
Les réductions n'ayant aucune vie propre, les indigènes périrent
rapidement dès qu'ils ne furent plus soutenus par la main qui
les avait dirigés '. »
M. J. Crétineau-Joly, dans son Histoire religieuse , politique
et littéraire de la Compagnie de Jésus -, dit que l'on surveillait
les Indiens jusque dans leur sommeil, qu'ils n'avaient ni ambi-
tion, ni désirs, rien à demander aux autres hommes. Chaque
semaine on distribuait aux familles ce qui était suffisant pour
leur nourriture ; à chaque renouvellement de saison, elles rece-
vaient les vêtements nécessaires \ Les Jésuites avaient isolé
leurs néophytes de tout contact avec les étrangers ^. Cet isole-
ment était si farouchement gardé que l'opinion crut à l'exis-
tence de mines d'or ■'. Une immigration se produisit et le com-
munisme sombra.
C'est toujours la même chose, les Missions, ou Réductions,
vivent dans l'isolement, et le connuunisme se maintient par une
compression extraordinaire des individus (recrutés parmi ceux
que nous avons appelés les Inéduqués). Tout croule à l'appa-
rition des étrangers, et les anciens communistes à la personna-
lité comprimée, incapables de s'élever, disparaissent, ou crou-
pissent dans la misère.
Le communisme d'État ne peut subsister que par la suppression
de toute concurrence extérieure, grâce à un despotisme inouï
exercé sur des populations vivant préalablement en villages
communistes .
Le tableau suivant présente, sous une forme synoptique, les
caractères essentiels des divers types de communisme que nous
venons de décrire :
1. Elisée Reclus, loc. cit., p. 528 et 529.
2. Id., t m, p. 250-1.
3. Id., t. Iir, p. 244.
4. Id., t. V, p. 70
5. /(/., t. V, p. 128.
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III
LES APPLICATIONS DU COLLECTIVISME
On se souvient que nous avons défini les associations col-
lectivistes, celles où la production se fait en commun, la
consommation restant individuelle. Ici. le lien communaulaire
est donc plus lâche que dans les associations communistes; c'est
pourquoi les associations collectivistes peuvent s'adapter à des
travaux plus compliqués et plus intenses, sans toutefois s'élever
au-dessus d'un certain niveau.
Nous allons voir, en ellet, que les associations collectivistes
présentent les caractères suivants :
1° Elles s'adaptent aux travaux d'extraction et de fabrication^
à condition qu'ils soient simples et routiniers;
2° Les hommes, n'étant pas dressés au travail intense, im-
posent aux femmes les travaux les plus pénibles, à moins qu'ils
n'aient à leur disposition une domesticité' nombreuse ;
3° Ces associations exigent une autorité forte, aidée d'une
éducation cotnpressive ou nulle. Elles ne sont donc pas com-
patibles avec l'élévation de l'individu ;
i" Elles disparaissent devant la concurrence des races moins
commuîiautaires et surtout des races particularistes. Cette dis-
parition se manifeste de plusieurs manières : ou la race s'éteint,
ou elle est dominée et exploitée, ou, enfin, elle évolue dans le
sens d'un plus grand développement de la personnalité.
Nous suivrons le même ordre d'exposition que dans le cha-
pitre précédent, c'est-à-dire en allant des variétés les plus
sim pies aux variétés les plus compliquées
m. — LliS APPLICATIONS DU CdLLKCTIVISME. 55
I. LE COLLECTIVISME DE FAMILLE.
Il existe une forme de famille que M. Demolins a dénommée
Famillf^ patriarcale comprimée^ et que l'on trouve surtout en
Chine. Eu l'analysant, on constate que ce nest plus une asso-
ciation communiste, mais collectiviste.
Nous verrons que la famille kabyle a beaucoup d'analogie
avec la famille chinoise, les mêmes causes produisant les
mêmes efïets dans un milieu analogue.
Nous étudierons successivement ces deux types, qui appartien-
nent à la variété des cultivateurs- jardinier s.
Les Chinois. — Un ancien consul de France en Chine, M. Eug.
Simon, s'exprime ainsi dans sa belle monographie du paysan
chinois ^ : « A la mort du père, on continua à faire en commun
les principaux travaux des cultures et des récoltes ». Il nous dit
aussi que les instruments de travail et les animaux domesti-
ques appartiennent à la communauté, comprenant un certain
nombre de ménages -; enfin que les ouvriers sont payés par la
communauté. Ce type de communautés de famille est général
en Chine.
Voilà qui est net, la production se fait en commun.
Mais il n'en est plus de même de la consommation '^ : chaque
ménage a son habitation particulière et sa part de terrain
dont les produits lui appartiennent en propre ^.
Étudions de plus près les conditions du travail.
Ce qui domine en Chine, c'est la culture du riz, et ce qui est
remarquable, c'est la disparition presque complète des animaux
domestiques, à l'exception des porcs, des volailles et des buffles
de labour '. On ne vit plus de l'art pastoral, parce qu'il n'y a plus
1. La Cité chinoise, p. 269 et 270.
2. Id., p. 269.
:;. Id., p. 362.
4. l'L, p. 40.
5. Legendre, Deux années au Sclchoaan, p. 391»^92.
36 l'iiumamté évolue-ï-elle vers le socialisme ?
de pâturages naturels. Tout a été défriché, mis en culture par
suite du tassement de^la population ^ Les forêts elles-mêmes ont
disparu , « les montagnes sont généralement incultes et pelées ~ » .
Ce n'est plus la culture extensive des Slaves, c'est une culture
intensive', ce qui suppose un travail plus dur, plus obstiné. Ajou-
tons que la culture du riz est désagréable et souvent répugnante'.
Toutefois, il ne faut pas exagérer la quantité de travail fournie
par le paysan chinois ; nous ne parlons f[ue par comparaison avec
le travail du moujik. En réalité, il s'agit plutôt d'un travail mi-
nutieux, peu cifjréahle et se faisant par de petits procédés. C'est
pourquoi un officier français qui a séjourné deux ans en Chine,
dit que le Chinois est un jardinier travaillant dans les plaines
fertiles et les vallées, plutôt qu'un agriculteur véritable"'.
L'absence de sol vacant a supprimé toute subvention natu-
-relle'', et, déplus, a rendu difficile l'établissement des enfants,
dont une partie émigré dans les villes pour s'adonner à l'indus
trie et aul commerce, à moins qu'elle ne parvienne au mandari-
nat. Delà, une certaine commercialisation de la culture, ou, si
l'on préfère, une certaine division du travail.
La Chine diffère donc de la Russie par les points suivants :
1** La disparition de l'art pastoral et des subventions natu-
relles ;
2"" Le manque de terres cultivables vacantes;
.'?" Une certaine commercialisation de la culture.
Telle est la raison pour laquelle la famille chinoise a évolué
du com7nunisme au collectivisme.
Toutefois, nous avons vu que, par suite du développement de
la population, la Russie marche à grands pas vers un état social
analogue à celui de l'Empire du Milieu. Normalement, la famille
russe aurait dû incliner vers le collectivisme, au lieu de se dé-
1. La densité de la population aUeint 212 habitants par iviloniètie carré dans le
Chan-Tong.
2. Bard, Les Chinois chez eii.r, p. 205.
3. Legendre, loc. cit., p. 391.
4. Ouvriers dts Deux-Mondes, i<" sér., t. I\, p. 149.
5. Legendre, Zoc. ci/., p. 390.
6. Ouvriers des Deux-Mondes, V sér., t. IV, p. 93 et 94.
m. — LES APPLICATIONS 1>U COLLECTIVISME. 57
sorganiser. Nous avons indiqué la cause de cette désorganisa-
tion, c'est le contact avec ["étranger.
Eli Chine, au contraire, révolution s'est opérée lentement à
tabri de la concurrence étrangère. Comme le dit M. Demolins ',
l'isolement de la Chine est célèbre. D'un côté, la mer; de l'autre,
le désert ou les montagnes. En outre, à l'intérieur du pays, le
manque des voies de communication est tel, que les parties de
l'Empire où la production acte favorisée ne peuvent diriger leur
superflu vers celles où les récoltes manquent. « Chaque pro-
vince forme une entité distincte sans relations suivies avec les
autres'-. »
Enfin, laconcurrence intérieure est atténuée : chRCun consomme
autant que possible ses propres produits et les artisans sont
groupés en corporations.
Ce n'est pas une hypothèse de notre part de prétendre que la
Russie et la Chine suivent la même ornière : c'est un fait prouvé
par l'histoire. Le Chinois a passé par les mênies étapes que le
Nord-Slave. Nous allons les retracer en quelques mots.
1'^ Période., symbolisée par Fô-Hi. La race jaune vit de Vart
pastoral, le sol est propriété commune et l'Empire est électif ;
c'est la période du communisme pur.
2" Période (2,200 à 2i7 av. J.-C). Elle commence avec la
dynastie des Hia qui rend le pouvoir héréditaire et répand
l'usage de la charrue et des engrais. Le Mir se constitue. C'est
l'époque de la culture extensive. C'est l'état dans lequel se
trouvent les Malais et les Nord-Slaves. La famille est communiste
et le village collectiviste.
Z"" Période. Elle apparaît quand tout le sol est occupé. C'est
en 593 avant notre ère que les Chinois font leur première
expédition à Formose : ils commencent à se sentir à l'étroit.
Mais ils trouvent un palliatif dans un certain développement
local de la petite industrie et du commerce. Ce qui le prouve,
c'est qu'au iv" siècle av. J.-C, on permit aux paysans de vendre
et d'aliéner leurs terres, et la pratique du métayage se déve-
1. Loc. cit., p. 263.
2. Legendre, loc. cil., p. 425.
58 L'nUMAMTÉ ÉVOLIK-T-ELLE VERS LE SOCIALISME?
loppa. Le Mir devenait caduc. Le roi Ghi-Hoang-li (ni'^ siècle av.
J.-C.) finit par l'abolir, à la grande joie des paysans. C'est la
période actuelle avec sa famille furemejnt collectiviste.
La transition ne se fit pas sans souffrances. Le travail servile
prit une grande extension ; les insurrections et les attentats se
multiplièrent; des thébries préconisant le collectivisme d'État
virent le jour. L'État finit par céder et voulut les mettre en pra-
tique ; il devint le seul exploitant industriel, le seul propriétaire
du sol. Cet essai, commencé en 1067, se termina en 1082 par un
échec complet '.
Depuis lors, la population chinoise a continué à se tasser,
morcellant le sol à l'infini. Actuellement la moyenne des domai-
nes ne dépasse pas 2 à 3 hectares; quant au paupérisme urbain,
il esteffrayant : « La situation du paysan chinois, dit Legendre,
n'a rien d'enviable... Il est condamné pour bien longtemps
encore à une existence précaire "... La capacité d'achat de nom-
breuses familles est tellement réduite, que l'on vend une carotte
au détail et qu'un choux se débite en 20 ou 30 morceaux^. »
En résumé, l'organisation collectiviste de la production a
empêché le relèvement du Chinois, et cela pour deux raisons :
1° La production collectiviste est routinière et imprévoyante ;
elle a empêché le progrès des méthodes. Cela résulte des faits
suivants :
a) Depuis des siècles, le Chinois garde le même type de mai-
son, de vêtement, de véhicule, d'outils, etc. *. Son outillage est
primitif et le machinisme inconnu"';
b) Après avoir construit des canaux et des digues pour l'irri-
gation, il a négligé de les entretenir, ce qui fait revenir pério-
diquement les inondations '' ;
ci II a déboisé tout le pays pour gagner du terrain ; ce qui, en
changeant le régime des eaux, a non seulement ruiné les pla-
1. Bard, loc. c«7..ch. xvn.
2. Loc. cit.
3. rd.
4. Id., p. i3i.
5. Ifl.. y. 395 et 396.
6. Legendre, loc. cit., p. 435.
111. — LES AI'PLICATIONS bl COLLKCTIVISMH. 59
teaux défrichés, mais rendu plus aléatoire la culture des
vallées 1;
cl) Il n'emploie les engrais que d'une façon insuffisante pour
une culture aussi intensive. Aussi les rendements sont faibles et
les produits de qualité inférieure - ;
e) Il ne pratique pas la sélection des animaux domestiques et
ne cherche jamais à améliorer la race '.
En résumé, nous dirons avec Bard ^ « 11 n'y a pas lieu de s'ex-
tasier sur la culture chinoise, stationnaire depuis qu'elle a com-
mencé à être pratiquée, » Et avec Legendre ^ : « Production ré-
duite dans toutes les branches de la culture, de l'industrie et du
commerce; un tiers de la population est abaissé à l'état de bête
de somme. S'afiaiblissant, le fds de Han s'est associé à ou-
trance, son mdividualité a disparu et avec elle toute vigueur
créatrice. »
Cette inertie provient de l'éducation compressive nécessaire
au maintien de la famille patriarcale. On voit combien est jus-
tifié le nom à' Éducation statique que nous lui avons donné''.
<c Le Chinois caractérise lui-même, par une expression qu'il
répète sans cesse, sa répugnance à l'effort : c'est son « man,
man — lentement, lentement », devant se traduire le plus sou-
vent dans la réalité par : « faites le moins possible ' » . Ce qui le
prouve aussi, c'est qu'il n'a aucune aptitude à l'attention sou-
tenue, à la concentration. M. Legeiidre cite à ce sujet des exem-
ples tout à fait typiques 8. Aussi, il ne travaille que contraint
et se repose souvent 9. Tout travail manuel est méprisé enChine^",
quoique, théoriquement, il soit honoré par des cérémonies.
2" L organisation itollectiviste est un obstacle à l'émigration
1. Legendre, loc. cit., p. 391 et 430.
2. Ici., p. 35) I.
3. Id., p. 392.
4. Loc. cit., p. 203.
5. Loc. cit., p. i55.
6. Les trois formes essentielles de l'Éducation.
7. Legendre, loc. cit., p. 452.
8. Id., p. 443.
y. Id., p. 448 et suiv.
10. Id., p. 405.
60 LULMAMTÉ ÉVOLIE-T-ELLE VERS LE SOCIALISME?
et à l' expansion de la race. En effet, dans ce système, on n'é-
migre du groupe qu'à titre temporaire et Témigrant lui renvoie
ses économies. Dans ces conditions, aucune colonisation sérieuse
ne peut être tentée, et l'émigrant chinois est forcé de se can-
tonner dans les métiers subalternes (portefaix, blanchisseur,
domestique, etc.), heureux que des terres nouvelles aient été
mises en valeur par des races où Finitiative individuelle est plus
développée.
Pendant longtemps. l'État a sanctionné le désir des fa-
milles : l'émigration à l'extérieur était défendue, le contact
avec l'étranger interdit. Ce n'est que sous la poussée d'un pau-
périsme aux abois que le gouvernement a fini par céder; cepen-
<lant. l'émigration des femmes est toujours interdite, car l'on ne
veut pas qu'elles contribuent à perpétuer des races étrangères;
c'est pourquoi l'on tue tant de jeunes filles, qui, plus tard, seraient
à charge aux parents. »
Le collectivisme familial qui a donné de si piètres résultats,
au point de vue économique, n'en a pas donné de meilleurs
au point de vue moral.
Outre les travaux du ménage, la femme doit confectionner
et entretenir les vêtements, s'occuper de la basse-cour, enfin,
travailler dans les champs au delà de ses forces'. De plus, la
promiscuité amène les mêmes abus qu'en Russie relativement
aux rapports entre beau-père et belle-tille -.
La famille patriarcale se maintient par V autorité du Patriar-
che, prêtre du culte des ancêtres et président du tribunal do-
mestique, et par celle du conseil de famille chargé de l'admi-
nistration économique 3. Cette institution se dissout à la fois
par les deux extrémités du corps social : en bas, la perte du
bien familial coupe le lien qui rattache les individus ; en haut,
le luxe pousse chacun à travailler isolément.
Depuis 18i2, les barrières qui isolaient la Chine sont brisées.
Les marchandises européennes entrent, puis les idées, puis les
1. Ouvriers des Deux- M ondes, 2' sér., t. IV, p. 94.
2. Legeudre, loc.cit.. p. 337 et 338.
3. F. Fayenel, Le peuple chinois, p. 137.
III. — LKS APPLICATIONS Iil COLLECTIVISME. (U
railways et les machines. Aussi la dissolution devient-elle de
plus en plus rapide.
Les Kabvlks. — Les Kabyles pratiquent l'association, <« soit
entre familles qui mettent en commun leurs terres, maisons,
biens, capitaux, travail, et en partagent les revenus, soit entre
propriétaires pour la culture de leurs domaines, soit entre culti-
vateurs, soit entre artisaos, forgerons et menuisiers, mécaniciens
et meuniers, soit entre les femmes pour l'élevage des volailles,
soit même entre les enfants pour la chasse aux gluaux ' ».
Mais, comme en Chine, cliaque ménarje a son habitation par-
ticulière : « Dans chaque logis habitent non seulement les mem-
bres d'une famille humaine composée, en moyenne, de trois ou
quatre individus, mais encore les animaux : àne ou mulet, vache,
chèvre, bouc^ ». Ce n'est pourtant pas la famille instable : « Tous
les habitants appartenant au même groupe familial constituent
une kharouba dont les demeures forment un massif distinct ^ ».
On rencontre, en Kabylie, des familles qui ont conservé les
pratiques communistes. Ce sont celles qui ont su maintenir
la propriété de leurs troupeaux ,i;ràce aux rares pâturages de
la montagne.
MM. Hanoteau et Letourneux^ nous disent que les Kabyles
« sont essentiellement agriculteurs, industriels et commerçants»,
Elisée Reclus '■ précise en disant qu'ils sont excellents agricul-
teurs, ou plutôt jardiniers. « Les hommes cultivent surtout le
blé, l'olivier, le figuier; les femmes meuvent les meules pour
broyer le blé et les olives. Les Kabyles extraient des minerais
qu'ils trouvent chez eux les métaux qu'ils emploient. Ils sont
armuriers, bijoutiers, tourneurs, etc. '' »
Au fond, ce qui domine, c'est la culture des arbres fruitiers
■et des légumes. On exporte de l'huile et des fruits à l'aide d'un
1. L. Lanier, loc. cit., p. 228.
2. /f/., p. 22.
3. Elisée Reclus, Inc. cit., t. XI, p. 465.
i. La Kabylie et les coutumes kabyles, elle par Lanier, Iqc.cil , p. 219.
5. Loc. cit., XI, p. 452.
6. Verneau, loc. cit., p. 601.
6i> l'humamté évolue-ï-klle vers le socialisme?
petit commerce de colportage. Il existe aussi des villes de marché
placées sous la juridiction d'un chef de clan [çof] '.
Le manque de terre est aussi pressant qu'en Chine. Dans la
Grande Kahylie, la densité est de 90 habitants par kilomètre
carré -. Ce n'est pas le chiffre du Chan-Tong-, mais il s'ag-it ici
d'un terrain montagneux et rocailleux, en grande partie stérile.
Elisée Reclus-' nous apprend que le morcellement du sol est
tel que les arbres mêmes sont partagés, chaque branche ayant
un propriétaire différent. « La terre cultivable, suffisant à peine
aux besoins d'une nombreuse population, est ménagée autant
que possible ; les crêtes dénudées, rocheuses, inutiles à l'agri-
culture, sont réservées à l'assiette des habitations, pour peu
qu'elles soient abordables par des sentiers muletiers ''. »
Il y a toutefois une différence entre la Kabylie et la Chine :
c'est la superposition du clan à la famille. Cela provient de l'état
de guerre continuel ({ui règne dans les montagnes. Avant la
<lomination française, « chaque hameau, chaque village était
une petite place de guerre ^' ». La vendetta règne sous le nom de
rebka, et les petites familles se mettent sous la protection des
plus puissantes qui ont su conserver un peu de bétail.
Vivant dansdesmontagnesinaccessibles,les Kabyles sont restés
longtemps à Vabri de la concurrence européennne. Le travail se
fait par de petits procédés routiniers, et l'on a souvent des
moyens brutaux pour empêcher les conséquences naturelles du
développement du commerce. Quand un individu est jugé suffi-
samment enrichi, la djemmAa, ou conseil du village, lui or-
donne de se reposer et de vivre de ses rentes". D'un autre côté,
le pauvre a droit à l'assistance : la solidarité, la charité, l'hos-
pitalité sont imposées, sous peine d'amende". »
Avec la colonisation française, les idées européennes s'implan-
1. L. Lanier, loc. cit., p. 228.
2. Elisée Reclus, loc. cit., XI, p. 4i4.
3. Ibid., p. 'jôl.
4. Hanoleau et Letourneux, loc. cit. (cités par Lanier, loc. cit., p. 219).
5. Id., ibid., p. 219.
6. Elisée Reclus, loc. cil., t. XI, p. 460.
7. L. Lanier, loc. cit., p. 228.
TH. — LES APPLICATIONS DU COLLECTIVISME. 63
tent on Algéiie; avec elle, le commerce extérieur se développe ;
les exportations ont passé de 3 millions de francs en 1890 à
166.500.000 francs en 1876 ^ Les chemins de fer et les routes se
développent. Les occasions d'e^nploi se multiplient pour les émi-
grants kabyles, et le lien de la famille jjatriarcaley déjà loche,
se desserre de pins en plus.
Nous dirons donc : Dans la famille, le collectivisme se sub-
stiliie au coimniinisme quand l'art pastoral disparaît; il se
inaintient avec le développement du petit commerce, lorsqu'il
n'élit pas touché par laconcurrence des peuples particularistes .
II. LE COLLECTIVISME DE CORPORATIOX.
Les artèles collectivistes. — A côté des artèles communistes,
il y a, en Russie, un certain nombre d'artèles collectivistes.
Mentionnons, celles des chiffonniers de Koursk, basées sur la mo-
nopolisation du travail 2, celles des scieurs de long travaillante
la main, celles des fabricants d'objets en bois, celles des fa~
bricantsde cordes en chanvre', celles des foulons ^. Une remarque
commune à ces artèles : elles comptent rarement plus d'une
douzaine de membres; elles font un travail manuel simple .
« Les artèles de tailleurs sont peu répandues, nous dit M. Apos-
toP, à cause de la difficulté qu'il y a toujours à satisfaire le
client. » Cela veut dire que la part de V habileté personnelle
est trop grande pour que V entente puisse subsister entre les ou-
vriers de capacité différente.
Les cloutiers de Tver, battus par la concurrence des clou-
teries mécaniques imitées de TOccident, firent appel à la
Semstvo (conseil provincial), qui leur accorda des subsides
pour former des artèles où l'on travaillerait en commun avec
un capital commun. Cela n'empêcha pas leur chute. « Les pe-
1. L. Lanier, loc. vil., p. 271, en note.
2. P. Apostol, loc. cit., p. 100.
3. rd.,p. 112.
4. Id., p. 108.
5. Id., p. 109.
64 l'jiumamté évolue-t-klle vkhs le socialisme?
tites disparurent les premières, les grandes suivirent. En 1875,
lors de la liquidation générale, on fut forcé de leur faire remise
de leurs dettes, car les sociétaires étaient réduits à un état
digne de pitié. Une des causes de cet échec fut le fait que la
semstvo avait précisément accordé sa protection à la cloute-
rie à la main, industrie en décadence depuis 1870 et Vétahlis-
sement de clouteries mécaniques : les subsides officiels, les
plus généreux eussent été impuissants à la développera »
On ne remonte pas le cours des choses, et les institutions
qui veulent s'opposer au progrès finissent par être impitoya-
blement broyées.
Les cordonniers de Tver fondèrent également des artèles
à Taide des subsides de la semstvo. Établies en 1871, elles
marchèrent dabord assez bien, mais durent fermer en 1877,
« les prix ayant cessé d'être rémunérateurs». Cette baisse des
prix provenait de la concurrence des cordonneries mécaniques.
La concurrence de la fabrication mécanique fait disparaître
les corporations collectivistes, malgré Vappui financier des au-
torités publiques.
Les corporations chinoises. — Les corporations collectivistes
se maintiennent en Chine grâce à l'exclusion du machinisme.
Nous renvoyons le lecteur à la belle étude de M. Legendre-
pour le détail des procédés de fabrication encore en usage dans
l'Empire du Milieu. ,0n y verra que les mélhodes sont encore
des plus primitives dans la plupart des métiers. C'est toujours
l'organisation collectiviste du travail qui met obstacle aux
perfectionnements. Chaque corporation impose aux artisans
le mode de production"^, ce qui empêche le progrès des mé-
thodes; elle impose aussi les modèles et limite la production
pour diminuer la concurrence intérieure''- . Certaines d'entre elles,
comme celle de la soie, ont même recours à l'appui de l'au-
1. P. Aposlol, loc. cit., p. 161.
2. Loc. cit., ch. XXXIX.
3. Loc. cit., p. 176.
4. Legendre, loc. cit., p. 449.
III. — LES APPLICATIONS Dl' COLLECTIVISMK. Co
torifé publique pour renforcer leur monopole'. « Tous ceux
qui exercent la même profession sont tenus de s'établir dans
la même rue 2. » D'après Legendre^, tous les efforts des Chi-
nois tendent vers ce but : plus de luttes au dehors, plus de
luttes au dedans, même dans l'industrie et le commerce.
Le lecteur pense peut-être que l'ouvrier ainsi protégé contre
la concurrence et le machinisme est heureux. Ce n'est pas
l'avis de Legendre^ qui trouve encore que sa situation est des
plus tristes. Ce n'est pas non plus celui de Bard^ : « Un pauvre
en Europe mène la vie que la majorité des Chinois considère
comme une existence confortable. » Une autre conséquence
de cet état de choses, c'est la non-exploitation des richesses du
sous-sol. Les mines à ciel ouvert seules sont exploitées''. Il a
fallu l'arrivée des Européens pour qu'il en soit autrement.
Les associations de prodlctiox ex France. — En 1831, sous
l'initiative de M. Bûchez, fut fondée en France une sorte d'ar-
tèle d'ouvriers memiisiers^ où le travail à la tâche était pros-
crit et le capital indivisible. Malgré la bonne volonté de tous
les associés, l'affaire ne marcha jamais d'une manière sé-
rieuse ".
En 1818, sous l'impulsion des idées de Proudhon et de Louis
Blanc, le gouvernement républicain subsidia un grand nombre
d'associations ouvrières de production ; 856.000 francs furent
distribués à 22 sociétés, dont '^ seulement réussirent, celles
des bijoutiers en doré, des menuisiers en fauleiiils, des tail-
leurs de lime et des ouvriers typographes^. Il faut remarquer
que ces associations n'avaient rien de collectiviste; c'étaient
des sociétés ordinaires en nom collectif, ou en commandite,
dirigées par un gérant; le salaire était payé à la tâche, à moins
1. Legendre, loc. cit., p. \'Ç>.
2. Voijarje d'Ida Pfeiffer aulovr du monde, abrégé par J.-B. de Launay, p. 73.
3. Loc. cit., p. 454.
4. Id., p. 409.
5. Loc. cit., p. li»;{.
6. Legendre, loc. cit., p. .515.
7. Eug. Véron, Les Associations ouvrières, p. 182.
8. Id., p. 200 et 201.
5
66 L'nUMAMTÉ ÉVOLLE-T-ELLE VERS LE SOCIALISME?
que la nature même du travail ne s'y opposât. Ces conditions
sont tellement nécessaires que l'association des menuisiers
périclita jusqu'au moment où l'un des associés, M. Antoine, se
fut emparé du pouvoir absolu i.
Les associations ouvrières qui se fondèrent en 18i8 sans Tap-
pui de l'État prospérèrent généralement mieux -, mais elles n'a-
vaient rien de collectiviste; souvent les bénéfices étaient partagés
également, mais il faut remarquer qu'alors les apports étaient
égaux. Quelquefois, les profits étaient distribués proportionnel-
lement aux salaires; cela se faisait quand le capital était cons-
titué d'une façon progressive par des retenues de tant pour cent
sur ces salaires. Ceux-ci étaient payés aux pièces, excepté quand
la nature du travail ne le permettait pas (fondeurs en fer, char-
pentiers, etc.)3.
Un exemple curieux est celui des tailleurs. Ils avaient décidé
que le capital ne porterait pas intérêt: il n'en fut que trop
ainsi, car il n'y eut ({ue des pertes qui, elles, durent être parta-
gées^.
Le familistère de Guise n'était, à l'origine (en 1860), qu'une
œuvre philanthropique fondée par un particulier énergique et
capable, M. Godin. Le familistère est un immense bâtiment di-
visé en nombreux appailcments dans lesquels se logent les fa-
milles ouvrières; le but était d'attacher à l'usine un personnel
stable qui manquait dans la région "\ M. Godin copia le phalan-
stère de Fourier en retranchant tout ce qui était collectiviste.
En 1880, l'usine, ayant surmonté les aléas du début, fut vendue
aux ouvriers sous certaines conditions. Le paiement se fit pro-
gressivement à l'aide de retenues sur les bénéfices, et ceux-ci
étaient partagés proportionnellement aux salaires. En fin de
compte, chaque ouvrier devint propriétaire d'un capital pro-
portionnel au total des salaires qu'il avait reçus'*.
1. Eug. Véron, loc. cit., p. 1116.
•->. Id., p. 207, Voir aussi le tableau, p. 232.
3. Id., p. 227.
4. Id., p. 198.
5. Les Ouvriers des Deiix-Mondes, 2' sér., 28' fasc, p. 31 et 32.
fi. Id., p. 4G.
III. — LES APPLICATIONS DU COLLECTIVISME. 67
L'association a, à sa tête, un directeur-gérant nommé à vie,
et un conseil de gérance élu, qui n'a qu'un ?•(>/(? consultatif^ .
Les ouvriers sont payés aux pièces 2, et ne sont pas tous ac-
tionnaires. Lors de l'Exposition de l'Économie sociale, il n'y
avait que 102 associés snv 1.237 ouvriers. C'est l'assemblée gé-
nérale (les anciens associés qui admet les nouveaux ; ceux-ci sont
forcés d'habiter le familistère. Parmi les non-actionnaires, il
y a des ouvriers sociétaires et des ouvriers participants, qui
reçoivent une prime basée sur leurs salaires. La dernière caté-
gorie, celle des auxiliaires, ne jouit d'aucun avantage^.
On voit bien qu'il n'y a rien de collectiviste dans cette institu-
tion remarquable. Le capital n'y est aucunement supprimé, ni
le salariat, ni le patron; le pouvoir de ce dernier est même
renforcé : il est à la fois gérant et directeur ; il est presque omni-
potent. L'égalité n'existe pas entre les ouvriers, et leur accession
au capitalisme se fait à l'aide d'une sélection. Tout ceci est d'un
grand sens pratique et montre combien M. Godin avait une
vue juste des hommes et des choses.
Ce que nous venons de dire, s'applique, à un degré plus
accentué encore, à la fabrique de papiers de Laroche-Joubert à
Angoulême. Les gérants y partagent les primes comme ils l'en-
tendent efe. sans que cela puisse donner lieu à réclamation^.
Il en est de même des œuvres suivantes :
En 1894, MM. Julliard et Micol, verriers à Rive-de-Gier, vendi-
rent une partie de leurs ateliers à des ouvriers^. Le capital, le
travail et la direction continuèrent à être rémunérés dans les
conditions ordinaires. Seulement les ouvriers ne voulaient pas
obéir. « S'il y a eu des moments difficiles, dit M. Vinay, l'un des
administrateurs ouvriers de la verrerie, cela tient à notre mau-
vaise éducation sociale, qui a été faussée au début; c'est ce qui
a fait que quelques-uns se sont refusés d'obéir à un égal et ont
confondu Tordre avecTantoritarismc. » Grâce à ce système anar-
1. Les Ouvriers des Deux-Mondes, 2" sér., 28" fasc. p. 4',» et 50.
•2. Id., p. 11.
3. Id., p. 47 et suiv.
4. Id., T sér., 33° fasc, p. 303 et suiv.
5. L. de Seilhac, Science sociale, t. XXII, p. 309 et suiv.
08 l'humanité ÉY0LUE-T-I«LLE vers le SOCJALISME?
chique, la verrerie de Rive-de-Gier déposa son bilan le 23 juil-
let 1890.
La verrerie ouvrière de Carmaux, fondée en 1890, n'est pas
une entreprise coopérative au sens commun du terme ^ C'est
une usine ordinaire dans laquelle uii certain nombre d'ouvriers
sont actionnaires.
La verrerie de la rue de la Tréfilerie à Saint-Etienne est dans le
même cas. Là, le directeur, M. Courtot, dut lutter au début
contre l'indiscipline, et il ne la lit cesser qu'après avoir renvoyé
les plus turbulents-.
Enfin, la verrerie d'Albi est organisée de la même façon^.
Les associations dk prodiction en Angleterre. — Les Pion-
niers de Rochdale ont fondé une usine textile célèbre, qui ne
diffère des autres qu'en ce que certains ouvriers sont action-
naires''.
Il y a eu à Londres, en 1852, une tentative de fondation
d'une association ouvrière réellement collectiviste : c'est celle
des ouvriers mécaniciens. « Au commencement, dit M. Yeron'',
1 affaire ne marchait pas, tous voulant commander et personne
ne voulant obéir, ce qui écartait à la fois les pratiques et le
crédit. Finalement l'un d'eux dit à ses associés : Comment les
gens traiteraient-ils avec vous quand ils ne savent quel est
l'homme de l'aftaire?... On nous trouvait toujours querellant et
discourant au lieu de travailler. Je leur dis donc un beau
matin : Mes compagnons, cela ne peut aller ainsi, et pour ma
part, je n'y tiendrai pas longtemps; non, le diable m'emporte!
Voulez- vous que je vous dise ce qu'il y a? Il y a que, pas un
de vous n'est en état de diriger l'affaire, et alors, comment
pourriez-vous la diriger tous ensemble? Or, moi, je peux la
diriger, et vous le savez bien, et si vous ne me laissez pas mes
coudées franches, tout sera fini entre nous. Je ferai mon chemin
1. Science socialn, t. XXII, p. 30 i.
•2. Id., p. 318 et 319.
3. Id., \). 320 et suiv.
4. E. Veroa, loc. cil., p. 37.
5. Id., p. 104.
m. — LES Al'l'LlCATlO.NS DU COLLEf.TIVIS.MH. G9
tout seul. » Depuis lors, l'association a prospéré, et les méca-
niciens savent très bien que la cause de réussite a été de
« mettre la direction entre les mains d'un petit nombre ».
Nous ne ferions que nous répéter en parlant des autres pays :
Nulle part, en Occident, les corporations collectivistes n'ont pu
se développer ; c'est que les méthodes de travail y sont compli-
quées ; l'intelligence, le tour de main, l'effort personnel ont
une part trop grande dans la production pour qu'il en soit
autrement. D'un coté, le goût de la clientèle varie constam-
ment; de l'autre, le machinisme et les inventions nouvelles
viennent constamment bouleverser les conditions économiques.
Il faut que chacun puisse s'adapter en toute liberté aux chan-
g-ements qui surviennent. Il n'est plus possible que l'ouvrier
le plus apte s'enlise dans un groupe composé de gens de va-
leur inégale.
III. — LE COLLECTIVISME DE VILLAGE.
Il est caractérisé par le partage périodique des terres entre
les habitants d'un même village.
Les pècueurs-cueilleurs. — Les Polynésiens offrent un type
social curieux, dérivant d'une combinaison de la pêche et de la
cueillette. Ils ont conservé les pratiques communistes en usage
chez les populations adonnées à la pêche : <c Chaque hutte n'a
qu'une pièce, longue de 16 à 17 mètres, large de 3 à 9 mètres ;
elle abrite souvent plusieurs familles ^ »
Lorsque le travail de la pêche est exclusif, la population
est rare et disséminée en petits hameaux; or. les Européens
ont trouvé, à leur arrivée dans les lies de la Polynésie, une po-
pulation singulièrement dense , et dont l'existence était facile.
Ceci est dû au travail de la cueillette des fruits. Les femmes
cultivaient l'arbre à pain, le cocotier, etc. 11 en résultait une
appropriation temporaire du sol, mais plus prolongée que
1. Ida Pfeiffer, loc. cil., p. iS.
70 l'iiumamté évolue-t-elle vers le socialisme?
celle en usage chez les cultivateurs nomades en terrain vierge.
Dans ce dernier cas, nous avons vu que l'appropriation ne dure
qu'une année, après laquelle le terrain est abandonné. Un arbre,
au contraire, porte des fruits pendant plusieurs années, mais
comme sa culture ne demande qu'un faible effort, le droit de
propriété ne sera pas très strict : « Les parcelles du sol n'étaient
jamais concédées à titre définitif ; tout cultivateur restait maitre
de son champ aussi longtemps qu'il le labourait de sa main ;
dès qu'il l'abandonnait, les terres étaient distj'ibuées à nouveau
suivant l'organisation sociale des insulaires, soit par le chef de
la tribu, soit par les notables siégeant dans la cour publique i. »
Très hospitaliers, ils partageaient leurs repas avec les étran-
gers -. Les facilités du divorce et le faible respect pour les liens
conjugaux faisaient de l'amour libre le véritable régime ma-
trimonial des indigènes. On comprend que, dans ces conditions,
les enfants ne recevaient aucune éducation. Il faut dire que
l'on parait au danger de la surpopulation d'une façon un peu
brutale : rinfanticide était une institution régulière.
L isolement des îles océaniennes a longtemps empêché la con-
currence étrangère. Aujourd'hui, cette race est en voie d'ex-
tinction depuis l'apparition des Eurojjéens. En 1774, la popula-
tion ^ s'élevait à 650.000 âmes, soit six fois le chiffre actuel.
L'apparition du luxe « a éveillé en eux la soif de l'or. Comme
ils sont excessivement paresseux et qu'ils ont horreur du tra-
vail, ils n'en deviennent que plus corrompus'' ».
Les chasseurs. — Chez les peuples vivant uniquement de
la chasse, le sol nest pas approprié parce qu'il n'est pas tra-
vaillé. Mais si toutes les sociétés de chasseurs sont collecti-
vistes quant à la propriété de la terre, elles diffèrent quant à
l'organisation du travail.
Les Sioux ^ qui chassent les bisons dans les Prairies du Mis-
1. Elisée Reclus, hc. ci!., t. XIV, p. 919.
2. Verneau, loc. cit., 713.
3. Elisée Reclus, loc. cit., t. XIV, p. 929.
4. Ida Pfeifler, loc. cit., p. 4G.
5. P. de Rousiers, Les Chasseiir.'ide bisons {Science sociale, t. VIII).
TH. — LES APPLICAÏTOXS lH' CdLLECTIVISME. 71
sissipi, s'organisent en bandes et se partagent les dépouilles sous
la direction d'un chef élu. Il en est de même des chasseurs
d'éléphant en Afrique, et partout où l'on chasse le gros
gibier.
Les Indiens^ des Selvas de l'Amazone se subdivisent rn
groupes très réduits parce qu'ils chassent le petit gibier, le
mariage proprement dit n'existe pas; il n'y a que des accou-
plements temporaires. Dans ces conditions, aucune éducation
n'est possible, par conséquent aucun progrès; c'est le type de
Vlnéduqué- le mieux caractérisé.
Les Bushînen^ de l'Afrique et les indigènes australiens sont
dans un état social analogue.
Tous ces peuples disparaissent devant la colonisation eurO'
péenne.
Les paysans a cilturk extexsive. — Nous avons déjà ren-
contré des populations de ce genre dans la famille commu-
niste. Nous avons distingué deux variétés : l'une, comme les
Sud-Slaves, vit dans de hautes vallées où les conditions du Lieu
ont maintenu l'indépendance de chaque famille ; l'autre, comme
les Nord-Slaves, vit dans des plaines et les familles ont noué
entre elles une association collectiviste, le Mir, qui règle la ré-
partition du sol.
Les Javanais et les Sumatrais sont dans un état social analogue
à celui du moujik. A Java, le mir se nomme dessa et les terres
sont partagées tous les deux ou trois ans. Dans certaines ré-
gions, le lot alloué est de 20 ares par tète *. Le sol est telle-
ment fertile que quelques heures de travail par jour suffisent ■\
Il est vrai toutefois de dire que les indigènes n'ont pas besoin
de se vêtir, ni de se chauffer, et qu'ils habitent de misérables
huttes. « Ils ne rêvent pas une existence qui les élève au-
1. E. Deinolins, La Roule, t. 1, liv. I, ch. iv.
2. Les trois formes essentielles de l'Éducation {Science sociale, T sér., 22 fasc.)
3. A. de Pit'ville, loc. cit., p. 133 etsuiv.
4. Elisée Reclus, loc. cit., t. XIV, p. 372.
5. Ihid., p. 356.
72 l'jiumamté évolue-t-èlle vers le socialisme?
dessus de lenv pauvreté héréditaire ^. » En 1780, File comptait
2.000.000 d'habitants; en 1888, il y en avait 23.000.000, soit en-
viron 200 par kilomètre carré ! Il semble donc certain que les
Javanais vont bientôt être acculés au manque de sol cultivable
et qu'ils se trouveront en présence des mêmes difficultés que
la Russie. On sait qu'ils vivent sous la domination des Hollan-
dais qui ont introduit en certains points la culture du café à
l'aide de corvées rémunérées proportionnellement à la produc-
tion '. Ce fait montre clairement comment la commercialisation
de la culture, en dissolvant les associations collectivistes, fait
apparaître le travail servile.
D'après Tacite et César, chez les anciens Germains^ la terre
cultivable était partagée tous les ans par les magistrats. On sait
qu'ils vivaient à la fois de l'élevage du bœuf,' du mouton, du
porc et d'une culture rudimentaire (blé, orge, lin) ; le travail
y était donc peu intense et non commercialisé. Les lecteurs de
cette Revue savent comment la domination franque en Germanie
eut pour effet de substituer la propriété individuelle à la pro-
priété collective : quand deux races entrent en contact, c'est
toujours la moins communautaire qui l'emporte.
Les Celtes éi?i\eni organisés à peu près de la même façon ^ :
partage périodique des terres, prédominance de l'élevage, etc.
En Gaule, le type tomba en esclavage quand les Romains substi-
tuèrent la culture commerciale à la culture intégrale. Dans la
Grande-Bretagne, la race fut évincée par les Saxons, chez qui s'é-
tait développé, à un haut degré, le sentiment de l'indépendance
personnelle 's mais elle put se maintenir plus longtemps dans
les parties pauvres et montagneuses du Pays de Galles "• et de
l'Ecosse, c'est-à-dire dans les régions les plus isolées. Dans cette
dernière contrée, on trouvait, il y a peu de temps encore dans
les Highlands, un type curieux que nous allons étudier de plus
près.
1. Elisée Reclus, loc. cit., t. XIV, p. 302.
2. Ida Pfeifier, loc. cil., p. 225 et 226.
3. E. Demolins, La Roule, II, p. 355, 373, 385, elc.
4. H. de Tourville, Uisloire de la Formation paiiicularistc.
5. E. Demolins, loc. cil., l. II, p. 288.
III. — LKS APPLICATIONS DU COLLECTIVISME. iS
Le mir s'appelait ici towmkip; les familles d'un même to^^ns-
hip étaient plus ou moins dispersées, par suite de la pauvreté
du sol, mais elles avaient entre elles un lien qui les rendait
solidaires à certains égards. Les pâturages des plateaux étaient
exploités en commun^, tandis que les terrains de culture étaient
"partagés périodiquement entre les familles suivant le nombre de
têtes-. La récolte du varech et de la tourbe se faisait en com-
mun'', ainsi que la chasse et la pèche ^. Le bétail était pro-
priété familiale^'; mais quand on en manquait, on avait recours
au chef de clan qui en fournissait à chacun selon ses besoins;
le chef de clan se le procurait à l'aide de razzias faites au dé-
triment des clans ennemis.
La culture se faisait par des procédés rudimentaires et à
l'aide de jachère, excepté dans Vinfield où Ion employait le
varech comme engrais.
Les Celtes d'Irlande, grâce à leur isolement, conservèrent long-
temps leurs associations collectivistes". Elles avaient les mêmes
effets fâcheux qu'en Russie : la paresse et l'indolence sont
générales parmi les Irlandais ' et les Highlanders*. Ils sont con-
tents quand leurs besoins les plus immédiats sont satisfaits et ne
cherchent aucunement à s'élever-'. « Le paysan de l'Irlande
sait se contenter de peu. Dès qu'il peut donner à sa famille les
aliments et les vêtements strictement nécessaires, qu'il peut y
joindre un peu de tabac pour lui et pour sa femme, sa nature
gaie reprend le dessus ^'^'. » Les travaux les plus durs étaient
laissés aux soins du sexe le plus faible^-.
M. Demolins a appelé la famille celtique, la famille patriar-
1. Ch. de Calan, ,Sr. soc, t.XlX, p. 358.
2. Id., p. 364.
3. /f/.,p. 361.
4. 1(1., p. 362.
5. 1(1., 363.
6. /(/., t. XX, p. 430.
7. Id., p. 437.
8. Id., t. Xl.y, p. 374.
9. Id., t. X/f, p. 435.
10. Verneail, loc. cit.
11. .science sociale, t. XIX, p. 368.
74 l/lUMAMTÉ ÉVOLUE-T-ELLK VERS LE SOCIALISME?
cale subordonnée, parce que le patriarche est complètement sii-
bordoDué au chef de clan. Nous avons vu, en efïet, que le bétail
provient moins de l'héritage des ancêtres que des dons faits par
le chef, à la suite des razzias. Cela explique pourquoi les Celtes
étaient plus attachés à leur clan cju'à leur famille. Cet affai-
blissement de l'esprit de famille était tellement réel, que l'on
envoyait à ses voisins les enfants que l'on ne pouvait nour-
rir i. M. de Calan a noté- l'écroulement du toivnship à la dispa-
rition des chefs de clan, la discipline étant devenue impossible.
C'est au xviii* siècle que les Anglais ayant conquis l'Ecosse, rache-
tèrent le sol aux chefs de clan et substituèrent définitivement la
propriété privée à la propriété collective 2. Sans doute, l'on peut
dire que le chef de clan avait auparavant approprié le sol ; en
réalité, il n'en était que le propriétaire nominal et ne pouvait
pas en disposer librement ; les paysans avaient un droit d'usu-
fruit héréditaire. Si, d'une part, ces derniers devaient une rente
au chef, en retour, nous savons que le chef fournissait du bé-
tail; on outre, il aidait les jeunes ménages à s'établir, etc. Au
contraire, les nouveaux propriétaires anglais prétendaient diri-
ger la production agricole de leurs terres à leur guise. Il y a un
abime entre les deux conceptions. C'est entre 1831 et 1835 que
la commercialisation de la culture atteignit les Highlands. Ce
fut l'éviction d'une grande partie des paysans qui durent émi-
grer dans les villes ou en Australie.
On sait qu'un phénomène analogue se produisit en Irlande.
Chose curieuse, les Irlandais qui, chez eux, ne cessent de ré-
clamer l'accession à la propriété de la terre, refusent les con-
cessions qu'ils peuvent avoir gratuitement en Amérique ; ils
préfèrent accaparer à New-York les fonctions publiques à
l'aide du fameux Ring^.
Les Hindous. — Dans l'Hindoustan septentrional, la caste
1. Science sociale, t. XIX. p. 372.
2. Id., p. 379.
3. Id., p. 364.
4. P. de Rousieis, La Vie américtiine.
III. — LES APPLICATIONS IH' COLLECTIVISME. 73
des paysans, ou vaïcrjas^ est groupée en villages collectivistes.
Dans le Bengale^, le sol appartient à la commune et est
•partagé périodiquement entre les paysans, dont la responsabi-
lité est solidaire envers le fisc; dans le Pendjdab ', la commune
possède le sol et entretient les travaux d'irrigation nécessaires
à la culture du riz.
Le travail dominant est la culture du riz et des légumes.
Les productions spontanées manquent absolument par suite
du tassement de la population. On sait que, dans le Bengale,
la densité est de plus de 200 habitants par kilomètre carré, et
les 9 dixièmes sont agriculteurs '^ Dans ces conditions, l'art pas-
toral et la chasse ont disparu. La situation économique est,
au fond, la même qu'en Chine, et il est naturel que, des deux
côtés, l'on soit en présence d'associations collectivistes. Si,
d'un côté, elles revêtent la forme familiale et, de l'autre, la
forme villageoise, cela est dû aux origines différentes. Le
Chinois était primitivement un pasteur, et l'Hindou, un chas-
seur-cultivateur ; le premier vivait alors sous le régime du
communisme de famille, le second sous celui du communisme
de village. Ce communisme de village existe encore dans ceE-
taines parties de l'Hindoustan, dans le Kachmir^, à Ceylan^ etc.
Dans les villages hindous, l'autorité est représentée par le
conseil des cinq, parfois réduit à un seul individu"'. Au-dessus,
il faut noter la domination compressive des castes supérieures.
Enfin, il est inutile de s'appesantir sur Viîiéducation du vaïcya
résultant de la désorganisation familiale; nous avons vu plus
haut que, contrairement à ce qui existe en Chine, la famille pa-
triarcale n'existe pas chez le paysan hindou'*.
Ce dernier est à l'abri de la concurrence étrangère par le
système même des castes, associations fermées héréditaires em-
pêchant l'ascension des capables. Le vaïcya vit directement des
1. Elisée Reclus, loc. cit., t. VIII, p. 337.
2. Ibid., p. 237.
3. Ibid., p. 637 et 644.
4. Ibid., p. 050.
5. Ibid., p. 650 et 651.
6. E. Demolins, Jai Roule, t. 1, p.
ib L UUMAMTE EVOLUE-T-ELLE VERS LE SOCIALISME f
produits de sa culture et donne le surplus aux castes supé-
rieures. Ces dernières seulement ressentent les effets du com-
merce, dont il ne faut pas exagérer limportance. En 1880, le
total des échanges dépassa 3 milliards, mais cela ne fait que
12 francs par tète, soit proportionnellement 20 fois moins qu'en
France'. Avant l'ouverture du canal de Suez, il était bien
moindre; vers le milieu du xvm" siècle, l'exportation ne dé-
passait pas 25 millions de francs'.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, nous cons-
taterons, comme en Chine et en Russie, la culture routinière,
l'insuftisance de l'émigration, les famines', le paupérisme.
« La terre se divisant de plus en plus, le paysan n'arrive plus
à se nourrir et à acquitter les taxes et les redevances^. »
Le vaïcya ne s'est pas trouvé partout à l'abri de l'action du
commerce. Dans certaines régions, le Béhar par exemple, les
pcujsaas sonl endettés envers les commerçants, et sont presque
devenus les esclaves de ces derniers '^
Les artisans (soudras) sont dans une situation plus terrible
encore. Quoique, dans beaucoup de régions, les salaires quo-
tidiens ne dépassent pas 30 centimes, certaines industries
sont presquentièrement perdues et d'autres bien compromises".
Comme toujours, c'est la concurrence du machinisme qui tue
ces ouvriers incapables de s'adapter aux nouvelles méthodes
de travail, par suite de la compression séculaire de leur per-
sonnalité.
Aujourd'hui. l'Inde est sous la domination des Anglais, et
l'action de ceux-ci tend constamment à substituer la propriété
privée à la propriété collective'.
Ajoutons que les conquérants exercent une œuvre de patro-
nage sur les malheureuses populations de l'IIindoustan :
1. Elisée Reclus, loc. cit., t. VUI, p. G6û.
•2. Ibid., p. 6G0.
3. La famine enlève souvent 1 3 ou l 4 de la population {Ibid., p. 64o).
4. Ibid., p. 645.
5. Ibid., t. VIII, p. 338.
fi. Ibid., p. 652 et G53.
7. Meyer et Ardrant, loc. cit., p. 1^8.
m. — I.KS APPLICATIONS Dl COI.LKCTIVIS.Mi:. 77
1" Ils ont ramené la sécurité et la paix intérieure, et détruit
le brigandage autrefois tlorissant';
2" Us ont créé les premières bonnes routes-, et, en 1853, le
premier chemin de fer, ce qui rendra les famines moins fré-
quentes ;
3" Ils étendent la surface cultivable, à l'aide d'irrigations
nouvelles, de façon à parer au danger de la surpopulation.
Espérons qu'ils ne se borneront pas à une action matérielle
et finiront par relever les individualités endormies de ces
races communautaires.
De ce qui précède, nous pouvons dégager les lois suivantes :
Le collectivisme de rillage se développe naturellement, dans
les pays où la culture, ne s' opérant plus sur un territoire vierge
[culture nomade), continue cependant à s'appuyer sur les pjro-
ductions spontanées ; quand celles-ci disparaissent, il peut se
maintenir artificiellement, par une contrainte des Pouvoirs pu-
blics [castes hindoues) empêchant la commercialisation de la
culture.
IV. — LE COLLECTIVISME « ETAT.
Il se présente sous deux formes, qui correspondent aux deux
nres du communisme d'
tivisme des fonctionnaires.
genres du communisme d'État : la Cité militaire et le coUec
L.\ CITÉ MILITAIRE. — L'histoirc de Sparte va nous montrer
l'évolution complète de la Cité militaire. Ce régime fut établi
vers l'an 1100 avant Jésus-Christ, à la suite de la conquête de
la Laconie par les montagnards doriens. Chaque guerrier reçut
un lot égal de terrain, transinissible au fils aine; les autres fils
recevaient chacun unnouveau lot. En somme, la Cité donnait une
parcelle égale de terre à chaque homme arrivant à la majorité,
et l'égalité sembla assurée; mais Ton dut faire la conquête de la
1. Ida PfeilTer, loc. cit., p. 100.
2. Elisée Reclus, loc. cit., l. VIII, \\ G40.
78 LIIUMAMTÉ ÉVOLLE-T-ELLF. VEHS LE SOCL\LTSME?
Messénie afin de donner des lots à tout le monde. La guerre dura
vingt ans (7i3-723) et il fallut peu après réprimer une révolte qui
dura dix-sept ans (685-668). Tout cela coûta beaucoup de sang;
la population diminua et plusieurs lots se trouvant, par héritage,
réunis sur la même tête, l'inégalité commença ; elle s'accentua
surtout pendant le vi'' siècle. Mais avant d'arriver à la chute du
collectivisme, il faut en continuer l'analyse. Malgré le brouet
noir pris en commun, l'État Spartiate n'était pas une institution
communiste; le brouet n'était distribué qu'une fois par joui',
et les autres repas étaient privés. Nous ne rencontrons plus la
promiscuité des camps militaires; ici, le mariage est une insti-
tution régulière, et c'est là l'origine de la différence.
Les Spartiates étaient donc des rentiers faisant cultiver leurs
terres par des esclaves, ou kilo te s.
Quoique le g-ouvernement fût essentiellement républicain
et démocratique (vis-à-vis des Spartiates qui seuls jouissaient
des droits politiques), il était despotique relativement aux
citoyens eux-mêmes. La vie privée était réglée dans tous
ses détails. A partir de sept ans, les garçons, enlevés aux
familles, étaient élevés par l'État et recevaient Véducation
comp)'essive indispensable pour les préparer à la vie collec-
tiviste. Le hue et le commerce étaient proscrits : c'est, comme
nous le savons, la condition indispensable au maintien d'un
tel système. La seule monnaie permise était en fer, par con-
séquent très lourde, ce qui rendait les transactions très
dilhciles. Enfin, il fut défendu d'aliéner les propriétés. Toute
cette réglementation fut vaine. Malgré tout, le commerce finit
par se développer peu à peu. Les femmes se chargèrent de
tourner la loi : elles amassèrent une certaine quantité de
monnaie et acquirent ainsi une plus grande autorité dans la
famille. L'usage des dots commença à se répandre : au temps
des guerres médiques (v" siècle . la vénalité avait envahi
Sparte. Enfin, à l'époque de la guerre du Péloponèse (fin du
v^ siècle), la loi permit les testaments et les dots ainsi que
l'aliénation des terres. C'en était fait du collectivis7ne. Le luxe
s'insinuait de plus en plus et les toilettes devenaient somj)-
III. — LES APPLICATIONS DU COLLECTIVISME. 79
tueuses. Les ventes et les achats remanièrent tellement la
propriété, qu'au temps d'Alexandre, les 2/5 dos terres étaient
aux mains des femmes.
Le coll-ectivismk des eo.nctioxxaires. — Eu Égijpto, où ce
type est le plus caractéristique, la nécessité de grands travaux
hydrauliques amena rorganisation inéluctable du collectivisme
d'Etat. Le sol est excessivement sec : c'est le Désert; une fois
par an, cependant, il y a trop deau. par suite de la crue
du Nil. Pour régulariser l'arrosage du sol, il fallait entre-
prendre des travaux formidables, construire des digues immen-
ses, de nombreux canaux d'irrigation, etc. Aucun particu-
lier n'était assez riche ni assez puissant pour le faire. De toute
façon, il lui fallait la sanction des pouvoirs pid^lics pour ré-
gler les conflits entre des millions de travailleurs, tous for-
cément solidaires pour le travail. Après l'inondation, chacun
ne retrouvait plus son terrain, et il fallait une armée de
géomètres pour retracer les limites des domaines, et une police
puissante pour imposer leurs décisions. Par la force des choses,
le chef de l'État, le Pharaon, prit en main la direction de
tout le Iravail.
Dans l'ancienne Egypte, l'État possédait la terre, le bétail.
les digues et les canaux'. Chaque année, la terre à cultiver
était partarjée entre les paysans organisés en associations de
pïoduction. ou nomes, dirigées par un agent du gouvernement,
le Ropait '. Chaque nome était divisée eu un certain nombre
d'équipes commandées par un chef de chantier dépendant du
Ropaït \ Ce dernier inspectait les travaux, présidait aux se-
mailles et aux moissons, etc. ^.
La consommation ne se faisait pas en commun, chaque
paysan gardait une part proportionnelle de son blé et le reste
allait dans les magasins de l'État''. A quoi servait cette dernière
1. A. de Préville, L'ÉgypIe ancienne (Se. soc, t. X, p. 3i8 .
2. /(/., p. 331.
3. Id., p. 347.
i. 1(1., p. 359.
.5. M., p. 91.
80 l"iil'.ma.\ité évolue-t-elle vers le socialisme?
portion? Pourquoi le travailleur n'avait-il pas le produit
intégral de sa récolte? Parce que l'État, propriétaire et ca-
pitaliste, percevait la part, qui, forcément, revient à la pro-
priété et au capital. Il fallait bien nourrir les ouvriers chargés
d'entretenir les digues et les canaux ; il fallait bien nourrir
les géomètres, les chefs de chantier, les ropaïts, les policiers;
il fallait entretenir des guerriers pour défendre le pays contre
les razzias des tribus pastorales ; il fallait pourvoir aux pro-
fessions libérales, etc. Ajoutons qu'une partie des provisions
était mise en réserve pour les années de disette.
Dans ces conditions, pouvait-il être permis à un paysan de
ne pas travailler et de vivre au détriment des greniers publics i.
Non, le travail forcé est une conséquence inéluctable de ce
système; c'est pourquoi on avait recours aux châtiments cor-
porels, si la quantité de produits n'était pas fournie-. Le résultat
fut que chacun ne donna que l'effort le plus strictement
obligatoire, et il est certain que l'Egypte n'aurait pu sup-
porter la concurrence de races autrement organisées. C'est ce
que nous allons voir.
D'abord le paysan était « l'abri de la concurrence, puisqu'il
ne consommait que son propre blé, qu'il se passait presque de
vêtement et vivait dans une hutte de roseaux. Les artisans ne
travaillaient cjue pour l'État, qui, en retour, leur donnait le blé
indispensable à leur existence -^ Il était défendu à chacun de
changer de profession^. En somme, l'État était le seul distribu-
teur et répartiteur des richesses, et tous les échanges se faisaient
en nature ^.
Il n'y avait qu'un travail libre, et c'était celui des femmes^;
tout le petit commerce de détail était entre leurs mains. On voit
par là à quel point le commerce s adapte peu aux cadres collec-
tivistes !
Comme dans les Missions du Paraguay, l'État avait le mono-
1. A. de Préville, Se. soc-, t. X, p. 90.
2. Ibid., t. XI, p. 91.
3. Ibid., p. 95. (Voir aussi Verneau. hic. cit., p. .")86).
4. Jbid., p. 89 et 95.
5. Ibid., p. 91.
m. — LES APPLICATIOXS DU COLLECTIVISME. 81
polc des échanges avec l'étranger; il se faisait par l'intermé-
diaire des Phéniciens et des caravaniers chananéens.
Le système repose sur Fédu cation compressive des classes
supérieures et Vinédiicalion des classes inférieures. Le travailleur
est soutenu, mais il ne peut s'élever. C'est la bête de somme
qui travaille constamment par routine et sans changements,
et cela de générations en générations. Le fellah actuel est au
même point que le paysan contemporain des Pyramides.
Pendant quatre mille ans, l'Egypte a pu, à l'abri de la con-
currence, continuer à subsister dans des conditions toujours les
mêmes, et des œuvres artistiques admirables ne doivent pas nous
faire illusion. Cest le travail servile qui a permis ces cons-
tructions gigantesques, destinées à frapper les imaginations en
symbolisant Tomnipotence de l'État. « La pyramide de Chéops
coûta trente années de fatigues, de sueurs, à 100.000 Égyp-
tiens ^ »
Comme les autres nations collectivistes, l'Egypte s'est montrée
peu apte à résister à la concurrence étrangère. Le fellah rai-
sonne peu et il lui semble indifférent que l'État soit entre les
mains de tel ou tel tyran. Les faits prouvèrent qu'il était indis-
pensable que l'Egypte fût conduite par un « bon tyran ».
Quand elle eut perdu son indépendance, on la vit décliner peu
à peu, parce que les travaux hydrauliques ne furent plus entre-
tenus, et que l'excédant de blé fut drainé vers les pays étrangers
sans aucune compensation en retour. « Sous Ainosis, 20.000 cités
couvraient les bords du Nil % » Au temps de la domination ro-
maine, elle avait déjà décliné et comptait 7.000.000 d'habitants;
au XIX'' siècle, elle n'en n'avait plus que 3.000.000. Toutefois,
dans ces derniers temps, elle s'est relevée, et dépasse actuelle-
ment 5.000.000. Encore une fois, c'est l'intervention des races
occidentales qui produit ce résultat. L'ouverture du canal de
Suez, en développant les transactions, a multiplié les occasions
d'emploi pour les indigènes. Déjà Méhémet-Ali s'était efforcé
de copier l'Occident, surtout la France. Enfin, depuis 1882,
1. De Belloc, Le pays des Pharaons, p. I5ô.
2. Ibid.,i>. 3.
H'I L HUMANITE EVOLUE-T-ELLE VERS LE SOCLVLISME .'
i"Égvpte est sous la domination de rAngleterre. Dès lors, la
culture s'est commercialisée de plus en plus : coton, canne à
sucre, etc. ; des usines se montent, des chemins de fer sillonnent
le pays. Enfin, les Anglais ont entrepris la restauration des
anciens travaux hydrauliques; ils reprennent la tradition des
Pharaons et augmentent la surface cultivable; ils jouent le rôle
du bon tyran.
Il nous reste à faire le tableau de l'Egypte au moment où les
Anglais ont commencé à prendre en main la direction du pays.
On verra cju'il n'y avait pas eu de progrès dei)uis les temps
antiques 1
Les fours où l'on élève artificiellement les poulets sont les
mêmes qu'il y a trois mille ans ', et c'est toujours le nilomètre
qui sert à mesurer la part en nature à prélever par l'Etat. On
n'emploie ni engrais, ni charrue, ni herse, ni rouleau.
« Les villages des fellahs sont composés de misérables huttes
de boue... enfumées, sans fenêtres... Pour tout costume, le fellah
et la fellahinc portent une grande chemise en cotonnade.,. Les
paysans égyptiens sont d'une sobriété proverbiale. Us se nour-
rissent habituellement de pain de farine de dourah. légèrement
acide, qui forme souvent leur unique nourriture. Pourtant, le
blé rapporte jusqu'à 100 pour 1 par semaille, et le fellah par-
vient, malgré son caractère indolent, à avoir dans Tannée trois
récoltes successives sur la même terre -. » Nous voilà, une fois do
plus, en face à\m peuple vivant sur un sol riche et qui reste pauvre
par suite de V organisation collectiviste de la production, (f Le fellah
ne peut posséder la moindre parcelle de cette terre qu'il est obligé
decultiver pour les conquérants...; il n'a aucune émulation pour
cultiver les terres qui lui sont données en concession, car il sait,
par expérience, ([ue s'il cultive bien toutes ces terres, s'il les
rend prospères, on les lui reprendra, ou on l'accablera d'impôts.
Il ne cLÛtive que ce qui lui est nécessaire pour se nourrir^. »
Les fonctionnaires ont changé de nom, mais au fond ce sont
1. De Belloc, Le pays des Pharaons, p. IGl.
2. IbicL, p. 242.
3. Ibid., p. 242.
III. — LKS APPLICATIONS DU COLLECTIVISME. 83
les mêmes; les ma,£;istrats se nomment ulémas et l'arpentage est
fait par des coptes. Le système des corvées est généralisé à ou-
trance et les travailleurs sont conduits à coups de courbaches^
Ce despotisme a pour auxiliaire une éducation compressive ;
c'est ponrcjuoi les Egyptiens n'ont aucune personnalité. Quoique
très intelligents, s'ils ne sont pas dirigés, ils ne savent rien
mener à bonne fm.
Quant aux femmes, considérées comme de véritables bétes de
somme, elles sont flétries à vingt ans : outre les travaux du
ménage et les soins à donner aux enfants, elles doivent aider
leur mari dans la culture, et le transport des lourds objets leur
incombe : « C'est un long poème de souffrance que la vie
d'une femme fellahine- ».
L'organisation de la Fabrication présentait les mêmes carac-
tères antiques. Tous les métiers, toutes les petites industries
sont divisés en corporations, qui se régissent elles-mêmes
dans le cercle qu'elles embrassent, qui ont leurs statuts, leurs
coutumes, leurs chefs-'.
Le commerce était encore peu intense. Eu 1885, les expor-
tations se sont élevées à 285.000 francs et les importations à
225.000, soit en tout environ 500.000 francs ou 0 fr, 10 par tête.
• En résumé, le collectivisme d'État ne peut subsister que par la
diminution artificielle de la concurrence étrangère^ grâce à un-
despotisme inouï.
Nous avons réuni les conclusions de ce chapitre dans un ta-
bleau semblable à celui que nous avons fait pour le Commu-
nisme. Le lecteur pourra ainsi faire la comparaison, et tirer les
lois générales qui régissent le Collectivisme.
1. De Belloc, loc. cit., p. 245.
2. Ici., p. 249.
3. Ici, p. 239.
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IV
LES APPLICATIONS DU MONOPOLISME
D'après notre définition, le Monopolisme est caractérisé par
îine action des poiivoh's publics, mi moyen de monopoles qui
restreignent la libre concurrence d'une façon permanente . Ces
pouvoirs publics peuvent être représentés par la Commune, ou
par l'Etat. Nous négligeons la Province et le Canton dont l'in-
tervention est plus rare. L'étude du monopolisme ne compor-
tera donc que deux subdivisions.
I. — LE MONOPOLISME COMMUNAL.
11 peut être rural, ou urbain. Nous examinerons successivement
ces deux formes, en commençant par la plus simple, celle de la
commune rurale.
La commune monopoliste rirale. — Elle se manifeste sous
l'influence de la production herbacée, dans les régions pasto-
rales de la Suisse et de V Allemagne du Sud. La nature monta-
gneuse du sol y a fait prédominer la culture des plantes four-
ragères sur celles des céréales '.
Prenons comme exemple une commune du Jura bernois, et
voyons comment le travail est organisé.
1. Robert Pinot, Science sociale, t. III. p. 392.
8G l'humanité évolue-t-elle vers le socialisme?
Dabord les terres cultivables sont devenues propriété indi-
viduelle. Il n'y a plus de partages périodiques comme dans le
village collectiviste.
Les pâturages et les forêts sont restés des biens communaux ^,
qui constituent un monopole entre les mains des membres de la
« bourgeoisie « ; ils sont exploités par les « bourgeois », sui-
vant les indications des autorités villageoises. Le fauchage du
foin se fait à l'aide de corvées obligatoires : chaque famille doit
fournir im certain nombre de journées de travail en rapport avec
le nombre de vaches qu'il lui est permis de faire pâturer sur les
communaux ', et ce nombre est réglementé de la manière sui-
vante : d'abord chaque bourgeois de la commune a un droit égal
au pâturage; en second lieu, chaque propriétaire d'une terre
cultivée a une part proportionnelle à la propriété privée qu'il
possède dans la commune (sans distinction entre bourgeois ou
autres^. 11 y a donc la part des bourgeois et celle des proprié-
taires. Tout le inonde peut être propriétaire, mais le droit de
bourgeoisie est un monopole. Pour être bourgeois, il faut être
fils de bourgeois, ou bien payer un droit d'admission avec le
consentement des anciens bourgeois. Ce droit représente la
valeur du travail de défrichement des premiers colons. Les
produits du fauchage sont partagés de la même manière que
les corvées. Quant à l'exploitation forestière, elle est réservée
aux seuls bourgeois, et s'opère sous le patronage de l'Etat ou
du Canton''.
Les travaux de fabrication (objets en bois) occupent la plu-
part des hommes, de sorte que V exploitation agricole est faite
presque exclusiveinent par les femmes^.
Remarquons que la concurrence existant forcément entre
les artisans, les profits sont absolument individuels. Au con-
traire, dans l'exploitation agricole, la concurrence est réduite
par l'exploitation commune.
1. Science sociale, t. III, p. 385.
2. Ibid., \). 486 à 503.
3. Ibid.., p. 489 et 490.
4. Ibid., p. 402 et 506.
5. Ibid., t. IV, p. 385.
IV. — Li:S APPLICATIONS DU MONOPOLISME. 8/
Lorganhation communale est un obstacle à une e'migrafion
définitive sérieuse. En effet, la commune garantit à chaque
membre, à titre de monopole, un droit d'usufruit sur les biens
communaux, tant quil y réside. Les émigrants ^ n'ont d'autre
but que d'amasser un pécule, afin de revenir au pays jouir
de leur droit d'usufruit.
L'on conçoit que, dans ces conditions, la race s'élève jisu. Il
n'y a ni riches, ni pauvres, et tout le monde vif médiocre-
ment 2, mais cependant à un niveau supérieur à celui des
peuples étudiés jusqu'ici Chinois, Slaves, Hindous, etc.). Le type
ne s'élève pas, parce que l'argent amassé sert plus à reconsti-
tuer un domaine sans cesse partagé, qu'à augmenter le confor-
table de la famille^.
Souvent, la commune fait des coupes dans la forêt et avec
l'argent provenant de la vente du bois, elle peut, non seulement
se passer d'impôts,* mais prêter de l'argent aux jeunes ménages
qui s'établissent et jouer ainsi le rôle de banquier''.
Quand la population devient trop forte, on défriche la forêt,
et la caisse communale se vide, tandis que les dépenses du
budget deviennent plus considérable pour l'entretien des routes,
l'éclairage, etc. Le village devient ville; la fabrication l'em-
porte sur l'art pastoral; les biens communaux sont vendus, et
l'on est obligé de recourir à l'impôt ■■'. Dès lors, ce n'est plus
la commune qui domine les particuliers, parce que ce sont ceux-
ci qui tiennent les cordons de la bourse, et c'en est fait du mo-
nopolisme.
Un type semblable, avons-nous dit, existe chez les monta-
gnards de la Souabe, de la Tlairinge '^, etc. Les biens com-
munaux s'appellent Alhnend, le travail agricole est fait par
les femmes, tandis que les hommes sont des artisans groupés en
1. Science sociale, t. IV', p. 387.
2. Ibid., p. ill.
3. Ibid. A. VII, p. 372.
4. Ibid., t. III, p. 510 et 511.
5. Ibid., t. 111. p. 498.
6. L. Folasarù, L Allemagne conleinporaineiSc. soc., t. XXVj. Voir aussi P. Prieur,
Le Cercle de Sonabe, Id., t. I.
88 l'humanité évolue-telle vers le socialisme ?
fabriques collectives (luthiers, fabricants de jouets, etc.). Les
étrangers à la commune ne peuvent s'y établir sans autori-
sation; la commune est obligée d'entretenir les indigents, mais,
en retour^ elle peut empêcher la mariage des ouvriers n'ayant
pas des ressources suffisantes i. Cette dernière mesure n'a pas
limité la population ; elle n"a eu d'autre résultat que d'aug-
menter le nombre des naissances illégitimes. Une fois de plus
est démontrée l'impuissance des pouvoirs publics à contrecarrer
les phénomènes sociaux.
En Hollande, la prédominance des pâturages sur les terrains de
culture a maintenu la rcgiementation communale. « Au Moyen
Age, les pâturages hollandais étaient propriété commune et ina-
liénable. « Ces institutions anciennes succombèrent devant la
puissance de la richesse créée par le commerce : les riches so-
ciétaires, dit E. Reclus, firent cesser l'indivision. »
Une seconde cause a contril)ué à développer l'action collec-
tive dans la région des polders., depuis le Zuyderzée jusqu'à
Dunkerque. C'est la nécessité d'élever des digues pour pro-
téger les terrains conquis sur la mer. Delà, la formation d'as-
sociations nommées wateringues. Elles existaient déjà du temps
de Charlemagne ''"-, et étaient administrées par des chefs élus
[mœrmeester, dijkgraeveY\ elles possédaient leur trésor commun
ahmenté par les cotisations, et « de bonnes coutumes, obliga-
toires pour tous précisaient les droits et les devoirs de cha-
cun '• )'.
La nécessité où les Flamands se sont trouvés de recourir à
l'association parait avoir eu pour eflet à' immobiliser la race. On
constate en effet que « le caractère flegmatique, apathique des
habitants, leur attachement aux traditions du passé, leur éloi-
gnement instinctif de toute nouveauté, contraste avec les
mœurs de la plupart des peuples voisins"' ».
Ici, comme ailleurs, le système des associations forcées a nui
1. Janet, Le Socialisme d'État, \>. 137.
2. Alph. Vandcnpeerebomni, /'a^?/a /lehjica, l. 11, p. 252.
3. Ibid, p. 249.
4. Ibid., p. 247.
5. A. de Préville, loc. cil., p. 152.
IV. — LES AITLICATIONS DT MONOI'OI.lSMi:. 89
à l'expansion de la race. On sait que la colonisation hollandaise
est surtout administrative. Il faut en excepter le rejeton boer
du Sud-Afrique, qui, du reste, est demeuré à un niveau peu
élevé, et n'a pu développer ni l'industrie, ni le commerce'.
Ces Avatcringues, qui, à l'origine, formaient de véritables
ghildes rurales, ne jouent plus qu'un rôle effacé.
Quand la culture l'emporte sur l'art pastoral, comme dans
les vallées et les plaines fertiles, la disparition des pâturages
et des forêts rend le groupement communal moins solide. C'est
alors qu'apparaît le village à banlieue morcelée qui subsiste
encore en Champagne et dans certaines régions de l'Allema-
gne. Ici, la propriété individuelle domine. Seules, les parties
laissées en jachère sont abandonnées à la vaine pâture pour
permettre l'élevage des moutons. V individualisme triomphe.
L'autorité communale n'intervient plus que pour réglementer
les méthodes de culture, et ce reste de domination du groupe
villageois sur rindividu a, comme toujours, pour effet de
tendre le type stationnaire .
« Ne pouvant limiter la pâture, ni traverser les parcelles em-
blavées par ses voisins, le cultivateur champenois est obligé de
prendre sa terre à blé annuelle dans le quartier de la banlieue
que l'usage indique à tous... ; il faut suivre servilement la cul-
ture de son voisin, sous peine de voirie fruit de son travail com-
promis, ou même détruit... C'est là une des plus fortes raisons
qui maintiennent dans les plaines de la Champagne une pra-
tique agricole routinière et rebelle aux perfectionnements -. »
Les dernières traces d'intervention communale disparaissent
devant les nécessités de la culture intensive dans les plaines
fertiles. Il en est ainsi dans la France du Nord-Est, dans la
moyenne Belgique, dans plusieurs parties de l'Allemagne. Là,
le développement des voies de communication a amené, au
xix*" siècle, la spécialisation de la culture, ce qui demande des
méthodes plus progressives et nn capital plus élevé. Beau-
1. A. (le Préville, loc. cit., p. 164.
2. E. DemoWn?,, Le paysan et le bordier de la C'Jiampaone ponilleiise (Se soc,
t. V), et A. de Préville, Les sociétés africaines, y. 255!
00 l'humanité éaolue-t-elle aers le S0CL\LIS.V1E?
coup de paysans se sont vus dans la nécessité d'emprunter des
capitaux et ont formé les associations de crédit rural connues
sous le nom de Caisses Raiffeisen, dont la première fut établie
en 184-7. Tous les adhérents habitent le même village et
tous les emprunteurs sont solidaires entre eux'. Ajoutons que
cette institution a été impuissante à enrayer la crise agraire 2,
Sous Tempire des mêmes causes, les associations de cré-
dit pour les artisans allemands se sont développées vers la
même époque. On sait que la première fut fondée en 1852 par
Schultz-Delitsch. Mais ici, les aléas sont plus grands et le
cadre communal n'a pu s'y adapter. Cest la valeur personnelle
de l'artisan qui seule peut lui ouvrir un crédit'-^.
(\q qui précède montre comment la complication croissante
de rindustrie et du commerce amène la désagrégation des
associations communales monopolistes. Elles sont adaptées aux
travaux de simple récolte, mais ne peuvent jouer qu'un rôle effacé
dans les pays de culture extensive; elles sont décidément élimi-
nées par les travaux de fabrication et de culture intensive.
Les communes urbaines. — En France, elles s'émancipèrent, au
xii'^ siècle, de la domination féodale et formèrent alors de sim-
ples agglomérations cV artisans. Bientôt elles commencèrent à
réglementer les conditions du travail des différents métiers,
afin de constituer des monopoles. Dans le Nord de la France,
c'est au xiif siècle que le régime corporatif fut décidément
constituée Le Midi fut plus lent à l'adopter; ainsi, à Toulouse,
il n'atteignit toute son ampleur qu'au xv'' siècle '-'. A ce mo-
ment, chaque corporation a sa caisse particulière pour pour-
suivre en justice ceux qui contreviennent au règlement. Non
seulement, la corporation est obligatoire, mais on cherche à la
rendre héréditaire ; on exige un chef-d'œuvre difficile de la part
de ceux qui ne sont pas fils d'un maître, pour pouvoir les évin-
1. Janet, loc. cit., p. 148).
2. Se. soc, t. XXV, p. 353.
3. Janet, loc. cit., p. 148.
4. E. Demolins, Récjlementalion ou Liberté [Se. soc, '>■• sér., 4'" fasc, p. 76).
5. Il)i(l., p. 58.
IV. — LHS APPLICATIONS DU MONOPOLISMi:. 91
ccr '. On a vanté les bienfaits du régime corporatif eu montrant
qu'il avait organisé un système de secours mutuels contre les
maladies, les accidents, etc. Sans doute, mais ceci peut être
organisé en dehors de toute réglementation municipale, ou autre.
Par contre, le monopole corporatif a mis un obstacle au progrès
des méthodes ei, par conséquent, à l'élévation des capables-.
A la iîn du xvr siècle, l'autorité royale se substitua à celle
delà commune pour la surveillance des corporations', he mo-
nopolisme d'Etat remplaçait celui de la commune. La cause de
ce changement était un certain développement des voies de
communication : Louis XI avait créé la poste et François I" cher-
chait à implanter la grande industrie par le protectionnisme. Le
commerce se développait et chacun se sentait à l'étroit avec sa
petite clientèle régionale. La concurrence, au lieu d'être limitée
à une ville, s'étendait à toute la France. C'était un progrès et,
comme tel, il fut accepté et même réclamé par les intéressés.
■ On peut formuler ainsi les lois du monopolisme communal :
Le jnonopolisme de la commune se développe chez les peu-
ples influencés par la formation communautaire, quivivent direc-
tement et principalement de V art pastoral; il peut subsister sous
une forme très atténuée chez ceux qui vivent de la culture ex-
tensive; il disparait devant la culture commercialisée.
On ne peut ranger dans le monopolisme le soi-disant socialisme
municipal de certaines villes anglaises. Une ville qui exploite
elle-même les services publics qui lui incombent (éclairage des
rues, tramways, etc.) ne fait pas plus de socialisme que celle
qui les attribue à un entrepreneur quelconque.
^ II. — ^ LE MONOPOLISME d'ÉTAT.
Nous distinguerons le monopolisme de la cité, ou petit État,
de celui du grand État.
La Cité commerçante. — Cliez tous les commerçants exclusifs,
1. E. Demolins, ]ic(jleinciil(Uion ou Li/'ciié, p. 40 et il.
2. Ibid., p. 83 et 8i.
3. IblcL, [>. C'J.
^-2 l'humamti-; évolle-t-elle vers le socialisme?
nous pouvons conslater le déclin des associations familiales. On
ne s'associe plus que temporairement, à trois ou quatre, entre
parents ou amis. La famille patriarcale qui donne des associés
forcés ne peut s'adapter au commerce.
Le déclin du patronage de la famille fait apparaître celui de
la Cité, beaucoup plus vague et moins étroit. Chez les Phéni-
ciens, les anciens Crées et les Italiens du Moyen Age, la Cité
assurait ii ses habitants le monopole du commerce avec certains
pays. Ce monopole résultait, soit de traités entre les cités, soit
du secret jalousement gardé des routes de navigation. Ce der-
nier cas était celui des Phéniciens. Quant aux exemples d'en-
tente, ils sont nombreux. Les Phéaciens de Y Odyssée avaient
seuls le droit de commercer entre Schérie et Chalcis ' ; Sybaris
avait le monopole du transit entre Milet et l'Etrurie; au moyen
âge, Venise eut celui des Échelles de Levant et Gênes celui de
la mer Noire. En résumé, comme le dit M. Deinolins-, dans
l'antiquité, le grand commerce rencontrait beaucoup de dif-
licultés et se faisait par monopoles.
Ce système ne pouvait subsister que si la cité avait la force
armée nécessaire pour faire respecter son monopole par les
cités concurrentes : il fallait avoir constamment recours aux
armes. Que le lecteur se rappelle, par exemple, les guerres des
Carthaginois, des anciens Grecs, de Venise et de Gênes, etc. Ci-
tons un fait entre tous, pour montrer l'ardeur de ces luttes. Au
XIII'' siècle, à la suite de nombreux combats, les Génois, ayant
complètement défait les Pisans, firent obstruer l'embouchure de
l'Arno, pour empêcher les navires d'entrer dans le port de leurs
anciens rivaux.
De cet état de choses découlait fatalement la forme despotique
du gouvernement à l'intérieur : il en était ainsi à Tyr**, à Car-
thage\ en Grèce ^', à Venise'', etc. A l'aide de ce système, la
1. Ph. ChampauU, Se. ,sor., t. XXXVI, p. 48.
2. La Roule, t. I, p. 255.
3. if/., t. I, p. 331.
4. Se. soc, t. XVIII, p. 383.
5. /rf., t. XII, p. 233.
6. E. Deniolins, loc. eiL. t. I, p. 3G8.
IV. — Li:S APPLICATIONS DL' MONOPOI.ISMi:. 93
concurrence était atténuée : elle n'existait qu'entre les commer-
çants d'une même ville.
Le lecteur pourrait croire que ce système donnait aux com-
merrants le maximum de sécurité, puisqu'il leur assurait le mo-
nopole de la clientèle. En réalité, cette sécurité était précaire
puisqu'elle était artificielle. Il suffisait qu'une autre cité devint
plus forte au point de vue militaire pour que le château de
cartes s'écroulât subitement. Jamais, en eiiet, l'instabilité com-
merciale n'a été plus grande qu'il cette époque. Les Grecs et les
Carthaginois supplantent les Phéniciens, Vasco de Gama double
le cap des Tempêtes et les cités italiennes meurent, etc.
Aujourd'hui, le monopolisme de la Cité a disparu devant les
grands États centralisés, qui se sont formés au commencement
des temps modernes. Le commerce est devenu mondial et ne
peut plus s'accommoder du Monopolisme.
Le grand i:tat militaire colonisant ex pays occdpé. — L'exem-
ple le plus remarquable est celui de Rome qui, dans l'anti-
quité, nous montre une cité agricole devenant un Empire.
Par suite de circonstances spéciales', la. famille romaine s'est,
plus que toute autre, dans l'antiquité, dégagée des idées com-
munautaires, et la loi des Douze Tables ébranla la communauté,
en conférant au père la liberté de tester. Mais la supériorité
de ce peuple n'était pas assez marquée pour qu'il évinçât défini-
tivement les peuples environnants; il ne put que les dominer.
L'Empire se forma par une colonisation en pays occupé, ce qui
nécessita une forte organisation militaire.
Par là, le type devait verser vers le socialisme d'État.
Le domaine public se nommait ager publicus et provenait des
conquêtes faites sur les populations voisines. Les colons restaient
citoyens romains, mais devaient se rendre à Rome pour
exercer leurs droits. C'est ainsi que la Cité devint Empire. Elle
acquit, par là, une puissance redoutable qui fut d'autant plus
i: rande qu'elle s'enrichit par le pillage des richesses de l'Orient.
1. Voir E. Demolins, La Roirte, t. I, p. 7.
94 l'humamté évolle-t-elle vers le .socialisme?
DepuisTan 168 jusque Fan 30 avant J.-C, iln'y eut plus cVimpots,
ce qui perîJiit aux sénateurs de se passer du contrôle des citoyens.
Bien mieux, ils purent déverser leurs faveurs, et les Romains
s'habituèrent de plus en plus à cette idée que le rôle de
l'État peut se résumer en ces mots : Panem et circeîices!
La liberté individuelle diminue de plus en plus. La loi
Voconia (169 av. J.-C.) restreint la liberté de tester en la limi-
tant à la moitié de Ihéritase. Puis c'est la loi Julia i^58 av. J.-C),
imitée de la législation grecque, qui donne aux tilles le droit
de forcer leur père à les doter, et qui rend cette dot inalié-
nable.
En province, les curiales sont solidairement responsables du
paiement des impots ; il en est de même des corporations
d'artisans. L'État se met k exploiter des mines, des ateliers de
tissage, des fabriques d'armes.
Lifidiiidu est de plus en plus lié, de plus en plus comprimé.
Et, par delà les frontières, les Barbares s'agitent; ils attendent
que le colosse s'affaisse pour le dépecer.
Ainsi, le déclin de Rome est proportionnel <) r accroissement
du socialisme cVÉtat.
Le r.RAM) ÉlAT-IJANOlIEU DES PAYS ISOLÉS COLONISÉS SOUS LE
RÉGIME DE LA CLLTURE COMMERCIALISÉE. — LcS ColoilicS austra-
lasiennes sont renommées pour leur socialisme pratique, et
bien des esprits pensent qu'elles nous montrent le chemin par
où va s'engager la race anglo-saxonne. C'est une simple ap-
parence, ainsi c[ue le ])rouve l'exemple de la Nouvelle-Zélande.
M. André Siegfried^ constate d'abord que des lois agraires y
ont été dictées sous l'inspiration des idées d'Henri George,
mais que « ce mouvement en faveur de la nationalisation du
sol a tourné court, pour se transformer en une croisade contre
la grande propriété ». Cela veut dire que les politiciens ont
semé le collectivisme agraire, mais que les colons, en bons
Anglo-Saxons, ont récolté la petite propriété l
1. La Démocratie en Xouvelle-Zélande, p. 160 et suiv.
IV. — LES APPLICATIONS Dl' MONdPOLISMi:. 9o
Le gouvernement avance des capitaux aux colons pour
leur permettre de s'établir. Où prend-il l'argent? En emprun-
tant à des capitalistes anglais. L'État néo-zélandais joue donc
le rôle d intermédiaire entre les jjrêtenrs et les emprunteurs, et,
vu la distance qui sépare ces deux derniers, arrive à accorder
de meilleures conditions que les banques privées^. Ce phéno-
mène a créé, en Nouvelle-Zélande, la domination de l'État
sur les individus, autant que cela est possible dans la race
saxonne. Si l'endettement des colons envers l'État était per-
pétuel, ce serait l'établissement de l'esclavage déguisé, comme
dans certains villages de la Russie, des Indes, de l'Amérique
du Sud, etc. Il n'en est pas ainsi. Grâce à leur travail person-
nel, les colons néo-zélandais remboursent annuellement leurs
emprunts-, comme ont fait les Américains du Nord, comme
jadis les Saxons anglais rachetèrent les corvées imposées par les
conquérants normands. Par conséquent, on peut dire que, lors-
que toutes les terres seront défrichées, le gouvernement colonial
ne trouvera plus à prêter; son rôle de banquier finira et avec
lui son action monopoliste.
Intervextion nu gram) État daxs l'industrie. — En Alle-
magne, le socialisme d'État avait le terrain préparé par le so-
cialisme de la commune rurale dans les régions pastorales;
par celui de la commune urbaine des petits artisans; enfin,
par les tendances interventionistes de l'État prussien, issu,
comme l'Empire romain, d'une colonisation militaire en pays
occupé.
C'est au XV® siècle que les corporations de compagnons se
forment, que le chef-d'œuvre apparaît, ainsi que les voyages
d'apprentissage. Les corporations allemandes réglèrent non
seulement l'établissement des patrons, mais même leur mariage,
et cela jusqu'en 1859 en Autriche, et en 1862 en Bavière •^. Cette
organisation ne put se maintenir devant les progrès du ma-
1. a. Siegfried, loc. cit., p. 165 et 175 et siiiv.
2. Id., p. 179.
3. Janet, Le Socialisme d'Élut,\K 35.
96 l'humanité évolue-t-elle vers le socl\lisme?
chinisme et le développement des voies de communication.
Mais l'Allemand, habitué au patronage de l'État, souffrit
bientôt de la concurrence. Depuis 188V, on a rendu aux cor-
porations le privilège de pouvoir faire des apprentis, et l'État
continue à contrôler leurs décisions; mais il na pu rétablir
leur monopole industriel K On ne remonte pas le courant.
En même temps, on organisa l'assurance obligatoire. En
1883, les ouvriers durent s'assurer contre les maladies, et, dans
beaucoup d'endroits, ce furent des caisses communales qui s'en
chargèrent-. L'année suivante, on obligea U^s patrons à s'assu-
rer contre les accidents (y compris les crimes, les suicides, etc.)
par l'intermédiaire des caisses corporatives. En retour, l'État
dut garantir le paiement des indemnités, dont le taux était fi.xé
par la loi''. Voici quelles fiir«mt les conséquences de cette lé-
gislation : à Saarbruck, la durée moyenne des maladies, qui
était de 16 jours en 188i, monta à 20 en 1896; les cas d in-
validité totale augmentèrent de 18. 8 à 5i,7 pour 100.000 ou-
vriers et les cas d'invalidité partielle de 67 à 117 de l'année
1881 à 1886 ^. Sans aucun doute, c'est une prime à l'affaiblisse-
ment, de l'énergie de la race; c'est aussi une augmentation
du fonctionnarisme : *20 % des recettes sont absorbées par les
frais 1
Les Allemands ont voulu reconstituer les corporations, en
les adaptant à la grande industrie : ce sont les carlells^ asso-
ciations ayant pour but de limiter la concurrence., et de com-
battre l'avilissement des prix '. Ils ne subsistent qu'à l'aide d'un
tarif douanier protecteur et de V appui actif du gouvernement^'.
En Allemagne, l'État exploitant des chemins de fer est ache-
teur de grandes quantités de houille et de matériel. Tous les
fournisseurs qui ont l'État comme principal client s'unissent et
forment un cartell. C'est ainsi que naquit en 1877 le syndicat
1. Janel, Le Socialisme d'Élat, p. 152.
2. A. Siegfried, loc. cit., p. 239.
3. Janet, loc. cit., p. 230.
'i. rd., p. 272.
h. P. de Bousiers, Les .Syndicals induslriels de producteurs, p. 125 et 126.
6. Jd., p. 133 et suiv.
IV. — LES APPLICATIONS DU MONOPOLISME. 97
des fabricants do wagons du Nord, puis celui des houilles de
la Westphalie en 1893, celui des fabricants de locomotives, de
rails, etc., et, par répercussion, ceux de la fonte, des aciers
demi-ouvrés, des tôles, etc. Les cartells ne peuvent réussir
que dans la production des articles bruts, peu ouvragés, où
l' habileté ne joue qu'un râle effacé^.
Voici quels sont les inconvénients des cartells :
1° La sécurité qu'ils donnent aux producteurs est achetée au
détriment des conso/umateurs, qui paient plus cher qu'ils ne
devraient. Les industriels allemands paient plus cher leur
houille, leur fonto, que leurs concurrents étrangers, ce qui
grève leurs prix du revient ';
2*^ Les membres du cartel! sont constamment contrôlés par un
inspecteur, qui doit pouvoir pénétrer partout et feuilleter tous
les livres. Le fabricant n'est plus maître chez lui-^;
3° Les usines qui réalisent un progrès dans la production
sortent du cartel!^, lequel, en définitive, ne prospère que par
le maintien du slatu quo;
4° L'intérêt éloigné est sacrifié à l'intérêt immédiat ^ En effet,
les autres pays, en progressant, finissent par surmonter la digue
opposée à leur concurrence, et la chute est d'autant plus irré-
médiable et plus profonde qu'elle a été plus retardée.
Si l'on compare les cartells aux anciennes corporations, on
constate que le lien communautaire est plus lâche. Plus l'ate-
lier de travail s'agrandit, et plus le monopolisme est diffi-
cile.
En Autriche, où la grande industrie est peu développée, on a
pu momentanément rétablir, en 1883, les corporations fermées.
Il faut l'autorisation de l'État'' pour être aubergiste, libraire,
imprimeur, fabricant d'armes ou de machines à vapeur, etc.
1. Id., p. 145 et suiv.
2. Id.,p. 176 et suiv.
3. Id., p. 162.
4. Id., p. 118 et 119.
5. Id., p. 178 et 179.
G. Jaaet, loc. cil.
98 l'humanité évolue-t-elle vers le socialisme?.
Peut-on soutenir que ce pays est le pionnier des idées nou-
velles ?
Dans la Nouvelle-Zélande y l'État a réglementé étroitement
l'industrie : journée de huit heures obligatoire, minimum de
salaire, arbitrage obligatoire, pensions de retraite pour la
vieillesse. Cette législation a-t-elle donné l'essor à l'industrie
néo-zélandaise ?
Non, ce pays n'a pu résister à ces lois draconiennes qu'en
protégeant les patrons par un tarif douanier prohibitif. La Nou-
velle-Zélande a renoncé à développer l'exportation des pro-
duits industriels; elle ne pourrait soutenir la concurrence'^. Au
fond, c'est le consommateur qui paie les frais. En ce moment,
il peut se donner ce luxe, grâce aux profits faciles de la cul-
ture en terrain vierge. La population relative ne dépasse guère
3 habitants par kilomètre carré. Il n'en sera pas toujours ainsi.
La France reprit, à la fin du Moyen Age, les traditions latines.
Nous avons vu comment ce pays passa du socialisme de la com-
mune à celui de l'État. Le système atteignit son apogée sous
Golbert^. En 1673, les corporations furent rendues obligatoires
pour toutes les industries. En 1776, Turgot les supprima à la
satisfaction générale ■' . On sait que le monopolisme d'État n'a pas
complètement disparu en France : le nombre toujours croissant
des fonctionnaires le prouve.
L'Angleterre a été beaucoup moins atteinte. Le monopolisme
communal s'y développa lentement' au Moyen Age, sous l'in-
fluence normande; mais il se borna aux villes qui, alors, étaient
peu nombreuses et peu peuplées. Toute la population agricole
lui échappait entièrement.
Quand la grande industrie se développa, au xvi'' siècle, l'An -
1. A. Siegfried, loc. cil., p. l^'iO et suiv.
2. E. Demolins, liéylemenlalion ou lAbertv, y. 71 el suiv.
3. IiL, p. 79.
4. C'est an xiv" siècle que les oorporalions l'ermées apparaissent avec la pratj(|ue
du cliel'-d'œuvre.
IV. — LES APPLICATIONS T)V MONOPOLISME, 99
gleterre ne passa pas au monopolisme d'État comme la France :
« Elisabeth voulut, comme Henri II en France, donner une règle
uniforme à tous les métiers; elle prescrivit que nul, désormais
ne pourrait être reçu compagnon, s'il n'avait fait sept ans d'ap-
prentissage. La jurisprudence qui, en Angleterre, a presque la
même force que la loi, restreignit l'application de cet édit aux
métiers existant au moment même où il avait été mis en vi-
gueur. Or, le nombre de ces métiers était limité, parce qu'il n'en
existait que dans les villes incorporées et que le nombre de ces
villes, petit à l'origine, comme il l'était en France, ne fut jamais
augmenté. Ainsi le monopole corporatif se restreignit en An-
gleterrre tandis qu'il s'étendait en France, Henri II, en France,
prétend incorporer tous les métiers, et, s'il n'y réussit pas, on a
vu que son dessein fut poussé assez loin par ses successeurs. En
Angleterre, au contraire, l'autorité des cours de justice limite le
monopole aux villes, qui d'abord l'avaient déjà reçu, et dans
CCS villes mêmes, aux métiers alors incorporés '. »
Voilà qui est clair : la Royauté n'a pu faire aboutir sa tenta-
tive^ par suite de la réaction naturelle des individus qui, par
leur origine saxonne, mettaient l' indépendance personnelle au-
dessus de tout.
En 1623, un édit déclara que les corporations ne pourraient
plus acquérir de nouveaux privilèges. Vers la même époque, le
monopole des 900 commerçants de Londres fut supprimé. Voici
ce qui se produisit, et c'est un fait très remarquable : l'industrie
progressa dans les campagnes, c'est-à-dire dans les régions
qui échappaient complètement au monopole corporatif. Ainsi
Birmingham, Liverpool, Manchester sortirent de terre. A Lon-
dres, le phénomène fut encore plus frappant : « Les maisons
situées dans l'enceinte de Londres se louent mal, tandis que
Westminster, Southwarck et les autres faubourgs prennent des
accroissements continuels : ils sont libres^ et Londres a 92 de
ces compagnies exclusives en tous genres'-. »
1. Hubert Valleroux, Les corporations d'arls et métiers et tes syndicats pro-
fessionnels en France et à l'étranger, p. 166-7.
2. Hubert Valleroux, toc. cit., p. 169-70.
100 l'humanité évoue-t-elle vers le socialisme?
L'État anglais n'intervient que très prudemment dans les
questions industrielles. // ne réglemente que le travail des
faibles, femmes et enfants.
L'Angleterre est le pays où l'individu est le plus débarrassé
d'entraves. Aussi est-ce là que la grande industrie a pris nais-
sance et a acquis son plus grand développement.
Seuls, les États-Unis, fondés par des émigrantsde même race,
se sont élevés plus haut, grâce à l'immensité des terres va-
cantes.
Quant à l'institution des trusts, elle n'a pas à proprement
parler un caractère socialiste. Les trusts accaparent bien un
monopole à leur profit, mais ce monopole, loin d'être soutenu
par l'État, est, au contraire, combattu par lui. Il est le fruit de
circonstances exceptionnelles et temporaires. Les trusts résul-
tent, non d'un pouvoir trop grand de l'État, mais d'un pouvoir
trop faible, (|ui n'a pu exercer aucun contrôle sur les chemins de
fer, et mettre ainsi tous les concurrents sur le même pied au
point de vue des transports. Le sentiment général de la nation
américaine étant hostile aux trusts, il est à croire que l'État
finira par trouver le moyen de rentrer dans ses attributions
naturelles. Du reste, les trusts sont peu nombreux, limités à la
production des articles peu ouvragés; ils ont peu entamé l'es-
prit d'initiative de la nation qui a encore trop à faire.
Si nous voulons résumer nos conclusions, nous dirons que le
Monopolisme d'État prend la forme de la Cité chez, les commer-
çants exclusifs soustraits à la domination militaire des grands
États; — qu'il prend la forme du grand État mililairc pour les
besoins de la colonisation en pays occupé ; — celle de l'État-
banquier pour les besoins de la colonisation des pays lointains
sous le régime de la culture co7nmercialisée .
L'État omnipotent ne réussit à réglementer la production in-
dustrielle., que si le machinisme est peu développé et pour la pro-
duction des articles bruts ou peu ouvragés.
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L'EVOLUTION DE LHUMANITÈ
Dans les chapitres qui précèdent, le lecteur a pu constater
avec nous Texistence de lois gouvernant les sociétés humaines.
Les lois sociales sont aussi rigoureuses que celles formulées par les
autres sciences naturelles, et il n'est pas plus possible de les nier
que de nier la gravitation universelle, ou l'affinité chimique. La
connaissance exacte des lois sociales, loin de diminuer la liberté
de l'homme, l'augmente, en lui permettant de les appliquer
aux faits de tous les jours pour son plus grand profit. La ma-
chine à vapeur, en obéissant aux lois de la physique, a décuplé
la force de l'homme. Le temps arrive où la machine sociale
marchera dans des conditions analogues.
Pour connaître ces conditions, nous ne devons pas en rester à
l'analyse pure; il faut nous élever plus haut, et essayer de
dégager quelques lois plus générales qui, dans l'état actuel de
la science, paraissent régler l'évolution de l'Humanité.
Les lois du travail. — Si nous envisageons d'abord les so-
ciétés cojmnunistes , nous pouvons facilement constater, qu'e/i
général, elles ne s'adonnenl qu'aux travaux de simple récolte. Il
faut excepter les Slaves, les Incas et les Missions du Paraguay,
qui se sont élevés aux travaux d'extraction et de fabrication,
mais dans les conditions restrictives suivantes :
V. — l'évolution de l'humanité. 103
Elles ne s'adaptent quà la culture exlensive et intégrale et
se dissolvent devant la culture intensive commercialisée^. Elles
ne peuvent entreprendre que la petite fabrication à la main
simple et routinière.
En résumé, les associations communistes ne résistent ni au
travail intense et progressif, ni au commerce.
Si nous passons aux sociétés collectivistes, nous les voyons
aptes à un travail plus intense, parce que le lien communautaire
est plus lâche, mais ce travail reste essentiellement routinier.
Elles ne s'adaptent qu'à la petite culture intensive, où chacun
consomme ses propres produits, vend le surplus pour arrondir
le domaine, ou payer les impôts, et achète peu. Elles se dissol-
vent par Vaction du grand commerce international. Dans l'in-
dustrie, elles s adaptent à une fabrication à la main simple et
routinière et disparaissent devant le machinisme.
En somme, les associations collectivistes ne résistent ni au
travail progressif, ni au machinisme; ni au grand commerce.
Enfin, les sociétés monopolistes, où le lien communautaire est
encore plus lâche, peuvent entreprendre un travail à la fois
plus intense et plus progressif, mais elles ne s'adaptent qu'à un
machinisme rudimentaire, et disparaissent devant le grand com-
merce international. Elles n'ont réussi à ébaucher le grand
commerce que par le procédé rétrograde de la monopolisation
des routes. Or, le machinisme fait chaque jour de nouveaux
progrès, et le commerce pénètre peu à peu dans les régions les
plus inaccessibles et les plus reculées. Le premier témoigne du
triomphe de la science; avec le second, la civilisation s'étend
sur la terre entière. L'Humanité s'élève par un mouvement lent,
continu et fatal, que rien ne peut entraver.
Dans le tableau suivant, nous avons réuni, sous une forme
frappante, le résumé des lois du travail :
1. On appelle ciillurc intégrale, celle qui iiest pas commercialisée, c'esl-à-tlire,
celle dans laquelle chacun tend à produire intégralement tout ce doni il a besoin
pour sa consommation.
104
r/niMAMTÉ ÉVOÎ.UF.-T-ELLE VERS LE SOCIALISME?
TABLEAU SYNOPTIQUE DU TRAVAIL
GENRE SOCIAL
EXTRACTION
FABRICATION
COMMERCE
COMMUNISMF. ....
Culture cxlensive.
Petite fabrication
à la main.
Nul.
COLLKCTIVISMi; . . .
Pclitecullureinlen-
si\ e jardinière.
Grande fabrication
à la main.
Petit commerce.
MONOPOI.ISME. . . .
Ébauche de la cul-
ture intensive.
Ébauche du machi-
nisme.
Ebauche du grand
commerce.
La situatioji de la femme suit une évolution analogue. Chargée
des travaux les plus durs dans les sociétés communistes, où les
hommes se dérohcnt au.x travaux pénihles, elle voit sa position
s'améliorer au fur et à mesure de la diminution de l'esprit com-
munautaire.
Les lois de l autorité. — De la comparaison de l'organi-
sation des pouvoirs, dans les différentes sociétés, résulte la loi
suivante :
Le despotisme est d^aiitant plus rigoureux que le groupe-
ment est plus étendu, parce que, à mesure que la communauté
s'étend, on doit avoir recours à une contrainte plus dure pour
maintenir Tordre et la paix. L'autorité du patriarche, quoique
absolue, est plus supportable que celle du roi des Incas ou du
Pharaon. A Rome, le Pouvoir devint d'autant plus absolu que
l'Empire s'étendit davantage, et, lorsqu'il faiblit, l'Empire s'ef-
fondra.
La compression de l'enfant devant préparer celle qui doit être
imposée aux hommes, on verra l'évolution de l'éducation suivre
une marche parallèle à celle de l'autorité. Nous avons étudié ici
même cette question plus à fond ^
La concurrence vitale. — Les membres des sociétés socia-
listes n'étant pas excités au travail par le mobile de l'intérêt
1. Les trois (orines essentielles de l'Ltiucation {i>c.soc., 2' sér., 22' fasc).
V. — l'icvolutiox de l'iiumamti':. 105
personnel, ne sont pas capables de supporter la libre conciii-
rente. D'où les trois lois que Ion peut foruiuler ainsi :
1° Les groupements communistes ne se maintiennent que s ils
se suffisent à eux-mêmes et n'entrent pas en concurrence les
uns avec les antres. Ils ne sont donc possibles que dans les pays
où la population est rare et où les conununications sont difficiles.
2° Les groupements collectivistes ne supportent qu'une faible
concurrence extérieure, par exemple, celle qu'ils se font entre
eux ; mais ils ne supportent pas la concurrence des races
moins communautaires. Ces associations ne sont donc possibles
que dans les pays qui ont peu de rapports avec l'étrang-er,
3" Les groupements monopolistes ne subsistent que s ils sont
en dehors de la concurrence des races particularistes. De là, cet
échafaudage de protections, de primes et de monopoles qui
leur sont nécessaires.
Ces trois lois peuvent se condenser en une seule que l'on
peut formuler ainsi :
Une association communciutaire ne se maintient qu'à la con-
dition de ne J'Jûs entrer en concurrence avec des organismes
moins communautaires . En cas de concurrence, les individus
qui la composent sont évincés, dominés, ou obligés de s'élever
au même niveau que leur vainqueur.
Cette conséquence est très grave et nous permet d'aperce-
voir l'avenir qui s'ouvre pour Fliumanité.
L'avenir de l'humanité. — La concurrence vitale, faible au
début, quand la population est rare et dispersée, va en gran-
dissant au fur et à mesure que les hommes se rapprochent.
L'évolution devient alors de plus en plus rapide et prend une
force que rien ne peut plus arrêter.
Les trois cas suivants peuvent se présenter quand deux
races entrent en concurrence :
1° Si elles sont à des niveaux très différents , la race infé-
rieure^ c'est-à-dire la plus communautaire, est rapidement éli-
minée. Ainsi ont disparu, devant les Anglo-Saxons, les Peaux-
Kouges, les Australiens, les Maoris.
8
106 l'iumamté Évoi.n:-T-j;i.M'; xkh^ le socialisme?
2" Si le di//ércnce est moins grande, la race injérieurc est
dominée et exploitée par la race supérieure. Nous avons, par
exemple, la domination du paysan slave par le Varègue Scandi-
nave d'où descend la noblesse russe ; celle des indigènes de TA-
mérique du Sud par les Espagnols, des Vaïcyas hindous par les
castes supérieures issues des Aryens ; des Égyptiens par les An-
glais ; des Nègres par les Européens, etc. Généralement la classe
intérieure tombe dans un état servile.
3 " Si la différence n'est pas très grande, la race inférieure se
relève et évolue. C'est ainsi qu'après avoir été conquis par les
Francs, les serfs gallo-romains ont pu se racheter; qu'en Ecosse,
certains éléments celtiques ont pu évoluer sous l'influence anglo-
saxonne, etc.
Il arrive parfois qu'une race supérieure est momentanément
dominée par une race inférieure guerrière. Alais au bout d'un
certain tenqis, celle-ci tinit par être éliminée. L'exemple le jdus
typique est celui des guerriers normands qui ont voulu établir
le grand État absolu en Angleterre. Au bout de quelques siècles,
les Saxons avaient complètement éliminé, parla seule force du
travail personnel, l'aristocratie normande oisive.
Au fond, c'est par le travail qu'on s élève, et par foisiveté
(juon descend. De là, deux courants en sens inverse qui re-
muent le corps social en faisant émerger les plus capables et en
éliminant peu à peu les incapables. Ce mouvement est d'au-
tant plus aisé que la liberté de la concurrence est mieux éta-
blie. Tout monopole, toute domination du groupe sur les indi-
vidus retardent ce mouvement, découragent les initiatives et
rendent le type stagnant.
Tous les faits montrent que, dans les sociétés occidentales,
le niveau de la race s'élève constamment. Non seulement
les salaires de l'ouvrier ont progressé, mais il 7/ a un nombre
de plus en plus grand de propriétaires. Ce fait a été reconnu
par l'un des chefs du parti socialiste allemand, M. Bernstein'.
Sans doute, le machinisme a amené la concentration des af-
1. Socialisnir Uiroriqur. cl. inaliqur (t;ilé par MiMiiieh, Le Socialimnr, \k 237).
V. — i/hvoLUTio.N m', l'iiumamti';. 107
faircs industrielles; mais ces grosses entreprises, loin d'être
la propriété d'un seul individu, sont possédées par un grand
nombre d'actionnaires. Ainsi, en Ang-leterre, par exemple, il
y a plus d'un million de personnes qui possèdent des actions
et sont capitalistes. Lcvolution (konomique se fait donc en
sens inverse de celle prédite par Karl Marx^ qui, comme on
sait, annonçait l'accroissement constant du prolétariat.
C'est par la concurrence vitale que les éléments supérieurs
prédominent sur les autres, que l'homme acquiert une person-
nalité de plus en plus grande et que lliumanité s'élève.
Nous prions le lecteur de ne pas confondre la personnalité et
l'égoïsme. On peut avoir une personnalité puissante et aider les
autres; mais il y a plusieurs manières d'aider le prochain. Ou
peut faire la charité, mais il faut s'appliquer à la rendre inutile
autant que cela est possible. Pour cela, on peut agir de deux
façons :
1° En fournissant du travail. C'est l'œuvre du pionnier social,
qui défriche un nouveau territoire, qui fonde une nouvelle in-
dustrie, ouvre de nouveaux débouchés commerciaux, invente
de nouvelles machines.
2" En cduquant les individus. On ne relève pas l'inrlividu en
bourrant son esprit de théories, mais en lui faisant acquérir
l'expérience précoce de la vie et en lui inculquant des idées
très hautes de dignité morale.
La vérité suprême est celle-ci : on ne rend pas une race plus
riche, en répartissant la richesse d'une façon artificielle. Le
seul moyen est de produire plus. Si l'on examine la loi des
salaires, on verra nettement que ceux-ci sont proportionnels à
la productivité de l'ouvrier, toutes choses égales d'ailleurs.
D'après M. Schulze-Gauernitz *, pour diriger 1.000 broches, il
fallait, en 1880, 25 ouvriers hindous, ou 18 italiens, ou 7 alle-
mands et seulement o ou 4 anglais! Qui peut trouver étrang'e
que ces derniers aient le salaire journalier le plus élevé en faisant
une journée plus courte?
1. André Lieks, Le Travail.
108 l'humanité évolur-t-elle vers le socialisme?
Quand Titidividu est débarrassé de toute entrave, il se porte
facilement vers les régions où la demande de bras surpasse
l'offre. Au contraire, quand il compte sur sa famille, sur son
entourage, sur son groupe, il reste fixé où il est et augmente
l'offre.
L'initiative individuelle est donc le seul remède.
Mais si l'on veut, à toute force, instaurer les types archaïques
du Collectivisme ou du Monopolisnie, il faut supprimer les ma-
chines et empêcher les communications, mettre des droits de
douanes énormes et rétablir les monopoles. Il faut, de plus,
ériger un gouvernement despotique, et donner une éducation
compressive uniforme. 11 faut enfin interdire toute invention
nouvelle.
Le Communisme lui-même n'est pas une chimère; nous l'avons
vu par de nombreux exemples. Ce qui est une chimère, c'est
de vouloir l'établir dans une société compliquée. Le seul moyen
de réussir dans cette entreprise, serait de revenir aux travaux
de simple récolte et, par conséquent, de retourner en arrière,
à tous les points de vue. Or, il se trouve que cela est impossible,
parce que les faits interrogés impartialement démontrent que
l'évolution de l'humanité se fait en sens inverse.
En vérité, il ne faut pas prêcher aux hommes de travailler
moins; il faut les rendre capables de produire plus et do savoir
vivre indépendants.
Paul Descamps.
Lp Diroclcnr-Cii'ranl. : Edmond Dkmolixs.
TYPor.ltAPHIF. Fir.MIN-DIDKT ET c"'
ANNÉE 1906
31 LIVRAISON
BULLETIN
DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
DE SCIENCE SOCIALE
i!»0111Ij4IRE : Xouveaux ineinl)ros. — Le vocabulaire social : Les formes du iiatronago,
par M. Paui. Descami's. — La vul.irari.satioii de la Science sociale chez les Canadiens fran-
çais, par M. Li';oN Gkiîin. — LY'volution de la musique, d'après la Science sociale, i>ar
M. Paul Df.scamps. — Les tribunaux spe'ciaux pour enfants, par M. Pâli. Blreal. — A tra-
vers les faits du mois, par I\L G. d'Azamblma. — Cours de Science sociale. — Appréciations
do la Presse. — Hulletiu bibliographique.
L'État actuel de la Science sociale, par BL Edmond Demoli.ns. Brochure d'introduction
à la Science sociale, 0 fr. 20 cent.; dix ex., 1 fr. 25; vingt ex., 2 francs.
FASCICULES PARUS DANS LA NOUVELLE SERIE (Prix : 2 fr. franco]
\' 1. — La Méthode sociale, ses
procédés et ses applications, par Edmond
Demulins, Robert Pinot et Paul de Rou-
SIERS.
N" 2. — Le Conflit des races en
Macédoine, d"après une observation
monograpliique, par G. dWzambuja.
N " 3. — Le Japon et son évolution
sociale, par .\. de Préville.
N" 4. — LOrganisation du travail.
Réglementation ou Liberté, d'après
l'enseignement des faits, par Edmond
Demolins.
N'^ 5. — La Révolution agricole.
Nécessité de transformer les procédés de
culture, par Albert Daupr at.
N'^ G. — Journal de l'École des Ro-
ches, par les Professeurs et les Élèves.
N° 7. — La Russie; le peuple et
le gouvernement, par Léon Poinsard.
N ' 8. — Pour développer notre
commerce ; Groupes d'expansion com-
merciale, par Edmond Demolins.
N° 9. — L'ouverture du Thibet. Le
Bouddhisme et le Lamaïsme, par A.
de Pré ville.
No5 10 et 11. — La Science sociale
depuis F. Le Play. — Classification
sociale résultant des observations faites
d'après la méthode de la Science sociale,
par Edmond Demolins. (Fasc. double.)
N'^ 12. — La France au Maroc, par
LÉON Poinsard.
N'^ 13. — Le commerce franco-belge
et sa signification sociale, par Ph.
Hubert.
N° 14. — Un type d'ouvrier anar-
chiste. Monographie d'une famille
d'ouvriers parisiens, parle D"" J. Bail-
iiache.
N° 15. — Une expérience agricole
de propriétaire résidant, par Albert
DaUI'RAT.
N" 16. — Journal de l'École des Ro-
ches, par les Professeurs et les Élèves.
N» 17. — Un nouveau type particula-
RiSTE ébauché : Le Paysan basque du
Labourd à travers les âges, par M. G.
Olphe-Galliard.
N'' 18. — La crise coloniale en
Nouvelle-Calédonie, par Marc Le Cîou-
l'iLS, ancien Président du Conseil général
de la Nouvelle-Calédonie.
N'o^ 19, 20 et 21. — Le paysan des
Fjords de Norvège, par Paul Bure.\u.
(Trois Fas€.)
N° 22. — Les trois formes essen-
tielles de l'Éducation; leur évolution
comparée, par Paul Descamps.
La suite au verso.
FASCICULES PARUS DANS LA NOUVELLE SÉRIE [suite].
N° 23. — L'Evolution agricole en
Allemagne. Le ■ Bauer » de la lande
du Lunebourg. par Paie Roux.
X" 24. — Les problèmes sociaux
de l'industrie minière. Comment les
résoudre, par Edmond Demolins.
N' 25. — La civilisation de Tétain.
— Les industries de l'étain en Fran-
conie, par Lmis ARguÉ.
N'^ 26. — Les récents troubles
agraires et la crise agricole, par
Henri Biun.
N" 27. — Journal de l'École des Ro-
ches.
N»^' 28 et 20. — L'Histoire Exi'i.igT'ÉE
PAR LA Science sociale : La Grèce an-
cienne. par(i. i)".^zAMRrjA.
ORGANISATION DE LA SOCIETE
But de la Société. — La Société a pour
but de favoriser les travaux de Science
sociale, par des bourses de voyage ou
d'études, par des subventions à des pu-
blications ou à des cours, par des enquêtes
locales en vue d'établir la carte sociale
des divers pays. Elle crée des comités
locaux pour l'étude des questions sociales.
U entre dans son programme de tenir des
Congrès sur tous les points de la France,
ou de l'étranger, les plus favorables pour
faire des observations sociales, ou pour
propager la méthode et les conclusions de
la science. Elle s'intéresse au mouvement
de réforme scolaire qui est sorti de la
Science sociale et dont VÉcole des Roches
a été l'application directe.
Appel au public. — Notre Société et
notre Revue s'adressent à tous les hommes
d'étude, particulièrement à ceux qui for-
ment le personnel des Sociétés historiques,
littéraires, archéologiques, géographiques,
économiques, scientifiques de province.
Ils s'intéressent à leur région; ils dépen-
sent, pour l'étudier, beaucoup de temps,
sans que leurs travaux soient coordonnés
par une méthode commune et éprouvés
par un plan d'ensemble, sans qu'ils abou-
tissent à formuler des idées générales,
à rattacher les causes aux conséquences,
à dégager la loi des phénomènes. Leurs
travaux, trop souvent, ne dépassent pas
l'étroit horizon de leur localité; ils com-
pilent simplement des faits et travaillent,
pour ainsi dire, au fond d'un puits.
La Science sociale, au point où elle est
maintenant arrivée, leur fournit le moyen
de sortir de ce puits et de s'associer à un
travail d'ensemble pour une œuvre nou-
velle, qui doit livrer la connaissance de plus
en plus claire et complète de l'homme et
de la Société. Ils ont intérêt à venir à elle.
Publications de la Société. — Tous les
membres reçoivent la Revue la Science
sociale et le Bullelin de la Société.
Enseignement. — L'enseignement de
la Science sociale comprend actuellement
trois cours : le cours de M. Paul Bureau,
au siège de la Société de géo;/raphie, à
Paris; le cours de M. Edmond Demolins,
à l'Ecole des Roches, et le cours de M. G.
Melin, à la Faculté de droit de Nancy. Le
cours d'histoire, fait par notre collabora-
teur le \^^ Ch. de Calan, à la Faculté de
Rennes, s'inspire directement des méthodes
et des conclusions de la Science sociale.
Sections d'études. — La Société crée
des sections d'études composées des mem-
bres habitant la même région. Ces sec-
tions entreprennent des études locales
suivant la méthode de la Science sociale,
indiquée plus haut. Lorsque les travaux
d'une section sont assez considérables
pour former un fascicule complet, ils
sont publiés dans la Revue et envoyés à
tous les membres.
Bibliothèque de la Science sociale.
— Elle comprend aujourd'hui une tren-
taine de volumes qui s'inspirent de la
même méthode. On en trouvera la liste
sur la couverture de la Revue.
Conditions d'admission. — La Société
comprend trois catégories de membres,
dont la cotisation annuelle est fixée ainsi :
1"^ Pour les membres lilulaires .-20 francs
(25 francs pour l'étranger) ;
2° Pour les membres donateurs : 100
francs ;
3° Pour les membres fondateurs : 300 à
500 francs.
ANNÉE 1906
31 LIVRAISON
BULLETIN
NOUVEAUX MEMBRES
MM.
A. CnAi!(iNNAT, uiinotier, Puteaux (Seine),
présenté par M. Edmond Demolins.
A. Delestke, industriel, Paris, présenté
par M. P. Cadot.
Paul Dematons, négociant, Bruxelles,
présenté par M. F. Lanson.
Georges Gerson, Paris, présenté par
M. Edmond Demolins.
Paul GmAUD, industriel, Moscou, pré-
senté par le même.
G. GiRAUD-JoRDAX, industriel, Paris. pré-
.senté par le même.
M'^'^A. Japy-Boigeol. Audincourt (Doubs),
présentée par le même.
M'"'^ de Laduye, Bourges, présenté par
M. Louis Ballu.
M™'' Lemesle, château de Planchoury
(Indre-et-Loirej. présentée par le même.
D"" P.-L. Normand, à Trois-Riviéres (Ca-
nada), présenté par le D"" Bournival.
M"!'' S. Odrzwolska, Galicie (Pologne),
présentée par M. Edmond Demolins.
S. Palachkovsky, Saint-Pétersbourg,
présenté par le même.
M. PiNGussoN, négociant, membre de la
chambre de commerce, Clermont-Fer-
rand, présenté par le même.
LE VOCABULAIRE SOCIAL
Les Formes du Patronage.
On appelle patronage, l'aide que reçoit
la famille ouvrière d'une intervention
étrangère, en vue de faciliter ses moyens
d'existence et d'atténuer les crises des
phases de l'existence.
Le patronage s'exerce, soit par l'abon-
dance des productions spontanées, soit par
l'action d'un liomme capable et prévoyant.
Nous allons signaler les variétés de ces
deux formes du patronage.
I. Patronage des l'RoorcTiONs sponta-
nées. — Il s'exerce sur les populations
vivant, en tout ou en partie, des travaux
de simple récolte. Nous avons donc le pa-
tronage intégral et le patronage acces-
soire.
1° Le jiatyonaQC intégral s'observe chez
tous les peuples vivant exclusivement des
travaux de simple récolte. Il s'exerce par
l'intermédiaire du patriarche ou du chef
de village.
Le patriarche est le patron des familles
vivant exclusivement de l'art pastoral
(Mongols, etc.); il concentre en lui toutes
les formes du patronage, parce qu'il dé-
tient tous les moyens d'existence, grâce à
la transmission héréditaire du capital
familial (troupeau), sans lequel il est im-
possible de vivre dans la steppe.
Le chef de village se rencontre chez les
populations vivant de la chasse, de la
pêche ou de la cueillette (Mincopies, Fué-
giens, Esquimaux, Peaux-Rouges, Polyné-
siens, etc.). 11 se substitue au patriarche,
dont le pouvoir s'est éteint avec la dispa-
rition du capital familial. Son autorité est
moins grande et plus instable que celle du
patriarclie, parce qu'il ne détient pas com-
plètement les moyens d'existence : chacun
peut en effet récolter facilement les pro-
duits du sol. Son principal rôle vient de
la nécessité d'une direction et du maintien
de la discipline, mais son prestige est pu-
rement personnel.
2" Le patronage accessoire se rencontre
chez les peuples vivant accessoirement
13 4
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
des travaux de simple récolte. Il n'y a
plus assez de terrain vague pour que l'on
puisse vivre uniquement de l'art pastoral.
Seuls, les plus prévoyants ont pu main-
tenir leur bétail, et. grâce à l'appui de leur
richesse mobilière, ils peuvent patronner
ceux qui ont perdu leurs troupeaux. Ils
deviennent des chefs de clan (Kabyles,
Celtes, Albanais, etc.).
II. Le Patron proprement dit. — 11
apparaît quand les productions spontanées
disparaissent complètement. La famille
ouvrière .subit alors une crise qui ne peut
être surmontée que grâce à l'appui d'un
patronage quelconque. Le patron peut être
normal, substitué ou artificiel.
1" Le patron normal est celui qui détient
à la fois la propriété et la direction du tra-
vail.
("est par exemple le grand propriétaire
résidant qui s'occupe lui-même de di-
riger la culture.
C'est aussi, comme en Chine ou en Bul-
garie, le patronage de la famille patriar-
cale par l'intermédiaire du conseil de fa-
mille (E. Demolins, Comment la Honte crée
le ti/pe social).
C"est, dans l'Hindoustan. le patronage
du conseil de village, car, par suite de la
dissolution de la famille patriarcale, la
communauté villageoise s'est substituée à
celle de la famille. Ce patronage, moins
efficace que le précédent. n"a pu empêcher
l'exploitation du paysan par les castes su-
périeures.
2'=' Le patron substitué est celui qui ne
possède la direction du travail quà titre
de délégué du véritable propriétaire.
C'est, par exemple, l'intendant ou le fer-
mier, qui remplace le propriétaire dans la
direction de la culture.
C'est aussi, dans les pays où existe le
socialisme d'État, les fonctionnaires délé-
gués par le gouvernement propriétaire du
sol (Egypte. Incas, etc.K
3° ]^e patron artificiel apparaît à défaut
d'autres patrons. 11 prend quelquefois la
forme religieuse, soit en confréries orga-
nisées, comme dans les oasis du désert, soit
par l'action des membres du clergé, comme
en Bretagne, en Flandre, dans la plaine
saxonne, etc.
Parfois, c'est le patronage des politi-
ciens organisés en clans. Il se produit
dans les pays où règne l'instabilité des
pouvoirs publics, comme en France, etc.
Enfin, il se manifeste parfois sous la
forme purement commerciale. C'est ainsi
qu'on a vu. en Grèce et en Italie, de riches
commerçants patronner directement ou
indirectement les populations avoisinantes,
en fournissant des capitaux, ou des dé-
bouchés, à l'agriculture et à l'industrie, ou
en subventionnant les arts et les sciences.
P. Descamps.
LA VULGARISATION DE Là
SCIENCE SOCIALE
chez les Canadiens français.
(Communication laile à la Sociéléroyale du Canada).
I. — Intérêt et importance des questions
sociales à Vépoque actuelle.
L'étude des questions sociales s'impose
plus que jamais à l'attention. D'une part,
les phénomènes sociaux de tous ordres
ont acquis, ces années dernières, un inté-
rêt et une importance considérables. L'agri-
culture, l'industrie, le commerce s'orga-
nisent sur des bases nouvelles et beaucoup
plus vastes; tout l'ancien ordre de choses
se transforme ; on prodigue les millions en
entreprises et fondations de toutes sortes ;
on se dispute la possession de continents.
Les événements se précipitent avec une
rapidité surprenante et des résultats inat-
tendus. D'autre part, nous sommes mieux,
en mesure que nous ne l'avons jamais été
d'observer ces phénomènes en quelque
pays qu'ils se produisent et d'en aperce-
voir les contrastes et les relations.
Or, si les phénomènes sociaux ont plus
d'importance, et si nous sommes mieux en
état de les observer, ces deux circons-
tances sont le résultat d'une même cause :
l'évolution universelle de l'industrie et du
DE SCIENCE SOCIALE.
135
commerce, sous l"empire du machinisme.
Car ce sont les découvertes scientifiques
modernes, c'est l'emploi de la houille, de
la vapeur et de l'électricité, ce sont les
applications multiples et merveilleuses de
la mécanique, c'est le développement des
transports et des moyens de communi-
cations, qui, en décuplant la puissance
physique de l'homme, donnent une telle
valeur à toutes les manifestations de son
activité.
De même, ces découvertes et ces inven-
tions, en nous fournissant des moyens
rapides et simples de transmission des
nouvelles, en facilitant les voyages, en
élargissant le cercle de notre vision et en
multipliant les points de comparaison,
nous permettent d'avoir vivement et cons-
tamment à l'esprit le spectacle de la vie
sociale dans le monde entier.
Le machinisme n"est pas seul à donner
aux phénomènes sociaux de l'époque
actuelle une intensité et un relief particu-
liers; il faut tenir compte d'un autre ordre
de faits, qu"on ne saurait confondre avec
le précédent, et qu'on ne saurait, pour-
tant, en isoler tout à fait. Je veux dire
l'ascendant acquis en ces derniers temps
par les peuples anglo-saxons, ou plus exac-
tement, Texpansion rapide de l'influence
et de la formation particularistes, c'est-à-
dire de l'influence et de la formation qui
font prédominer le particulier sur le
groupe, et portent à leur plus haut degré
les aptitudes et l'activité de chacun. Tels
sont les deux grands faits qui caracté-
risent la vie sociale de nos jours et en
rendent l'étude d'un intérêt profond pour
tous.
S'il est un groupe de l'humanité auquel
l'étude des questions sociales s'impose plus
particulièrement, c'est bien celui des Ca-
nadiens français. 11 y a quelque cinquante
ou soixante ans, il s'est produit, dans notre
vie sociale, une crise qui dure encore, qui
atteint même aujourd'hui le point aigu.
Jusque-là les conditions de notre existence
sociale et politique avaient été très sim-
ples ; nous avions vécu, en grande partie,
de la récolte de productions spontanées,
de la course aux fourrures, de l'abatage et
du flottage du bois des forêts vierges,
d'une petite culture mixte et ménagère,
sur un sol encore riche de sa fertilité pre-
mière. Et, d'autre part, nous ne nous étions
guère mêlés, ni inquiétés, de la gestion
des affaires publiques, que d'autres admi-
nistraient pour nous.
Mais l'évolution industrielle et commer-
ciale, jointe à l'expansion de la race anglo-
saxonne dans le monde, est venue changer
tout cela ; et les Canadiens français, pres-
que du jour au lendemain, se sont trouvés
engagés dans un mouvement de compli-
cation sociale et politique, qui s'est beau-
coup accéléré, ces années dernières. Les
productions spontanées disparaissent ou
s'éloignent (c'est le cas des fourrures) ; ou,
du moins, leur exploitation se transforme,
s'industrialise (c'est le cas du bois, du
poisson); la culture se développe et tend,
elle aussi, à prendre un caractère indus-
triel et commercial ; la grande exploitation
minière et la grande fabrication s'installent
sur nos bords ; les chemins de fer et autres
moyens de communication étendent leurs
réseaux de tous côtés.
Tandis que l'ordre économique va ainsi
se compliquant, les Canadiens français
sont appelés à gérer des intérêts locaux,
municipaux, provinciaux de plus en plus
importants, à prendre une part de plus en
plus directe, de plus en plus active, à l'ad-
ministration de la chose publique.
Or, en même temps que cette évolution
se produit, nous sommes mis en concur-
rence sur notre propre territoire avec des
races étrangères, dont une, au moins, est
beaucoup mieux dressée que la nôtre à
l'initiative privée, à la pratique du gouver-
nement autonome et du nouveau régime
économique et social. Mais ce n'e.st pas
tout : la différence de langue, de croyances,
et plus que tout le reste peut-être, la dilTé-
rence de formation sociale, nous tiennent
à l'écart des Canadiens anglais ; et, comme
ce sont eux qui tirent de beaucoup le
meilleur parti des moyens d'action mis à
la portée de tous par le nouveau régime
social, il s'ensuit que les bienfaits de ce
nouveau régime profitent surtout à nos
concitoyens anglais, et même, à certains
égards, se retournent contre nous.
Mais voici une dernière circonstance qui
136
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
donne à cette situation un caractère d'ex-
ceptionnelle gravité pour nous : la masse
de notre population entre dans ce mouve-
ment sans préparation, à son insu, presque
à son corps défendant. Au sein de la com-
plication croissante de Tordre social,, elle
conserve le mode d'éducation, les aspi-
rations modestes et l'organisation simpliste
qui lui ont suffi dans les anciens jours.
Parmi nos dirigeants, de nombreux es-
prits, — et des plus influents. — voient
d'un mauvais œil l'avènement du nouvel
ordre de choses et réagissent contre lui :
d'autres sont indécis; et d'autre encore,
persuadés que ces caractères nouveaux
de la vie sociale vont s'accentuer de plus
en plus, demandent (jue nous nous y adap-
tions le plus rapidement et le plus complè-
tement possible. De là le désarroi dans les
idées courantes; de là, aussi, la pressante
nécessité de nous appliquer sérieusement
à l'étude des questions sociales, si nous
voulons y voir clair et nous orienter.
11. — Comment (Hudier /e.s queslians
sociales.
Ainsi donc, l'étude des questions sociales
s'impose; elle s'impose tout particulière-
ment à nous Canadiens français. Mais com-
ment faut-il les étudier? Faisons la revue
des méthodes généralement suivies, et
choisissons celle qui nous paraîtra la meil-
leure.
Et d'abord, un mot de ceux (jui n'ont pas
de méthode, qui, à vrai dire, n'étudient
pas les questions sociales. C'est la masse
des inintelligents, des ignorants, des in-
souciants, des imprévoyants, à qui il faut
ajouter ceux, en très grand nombre, qui
se laissent trop absorber par leurs occupa-
tions quotidiennes pour s'arrêter à autre
chose. Dans la pratique, la question sociale
se pose pour eux à chaque instant, puis-
qu'ils ont une profession, gagnent salaire,
sont propriétaires ou locataires ; puisqu'ils
ont des enfants à élever; puisqu'ils sont
mis, dans les buts les plus divers, en re-
lations avec leurs semblables, qu'ils sont
appelés à contribuer au maintien des
écoles, aux frais du culte, à prendre part
au gouvernement de la chose publique.
Mais de même que M. Jourdain, chaque
fois qu'il ouvrait la bouche, faisait de la
prose « sans le savoir » , ces imprévoyants
et ces affairés font de la science sociale
« sans le savoir »; et on ne doit pas s'é-
tonner, dès lors, si leur science sociale ne
vaut pas mieux, la plupart du temps, que
la prose de M. Jourdain. ,
A côté ou au-dessus de^ la masse popu-
laire, généralement dépourvue d'idées en
matière sociale et pour qui tout est affaire
de routine, on observe, dans la vie cou-
rante, des personnes à activité intellec-
tuelle plus grande, qui ^ont moins com-
plètement absorbées par la vie sensuelle
et extérieure, par le souci du pain quoti-
dien, et que leur situation amène parfois
à s'occuper de questions sociales. Mais,
pour ne les avoir aperçues ou étudiées
qu'au hasard et à travers les idées toutes
faites de leur milieu ou de leur état dévie,
elles n'ont nécessairement de ces questions
qu'une vue assez courte et incertaine.
Le préjugé le plus grossier, et peut-être
le plus répandu, est celui qui fait de la
race, du type social, une question de sang,
de constitution physique. Le dicton anglais
« blood wiU tell », en est l'expression ba-
nale. Mais, en outre, on peut dire que
chaque classe de la société a, en matière
sociale, son préjugé, sa théorie particu-
lière et plus ou moins fausse. Les méde-
cins expliquent parfois la marche de l'his-
toire au moyen de la physiologie et de la
pathologie humaines et ramènent toute la
question sociale à l'atavisme et à l'hygiène ;
tandis que les littérateurs et les philosophes,
au contraire, ramènent tout à la culture
intellectuelle ou à une vague psychologie.
Les prêtres confondent souvent la science
.sociale avec la morale ou la religion : et,
de leur côté, les avocats et les hommes
politiques croient pouvoir tout régler à
l'aide de textes de loi s'inspirant des
« éternels « principes du droit. Enfin, dans
un ordre d'idées connexe, il est curieux
de noter que, pour la classe bourgeoise,
un enfant « bien élevé » est celui qui a de
jolies manières, comme si la gentillesse
était le but suprême de l'éducation.
Sans doute, ces opinions sociales qu'on
entend exprimer couramment ne sont pas
DE SCIENCE SOCIALE.
137
toutes fausses d'une manière absolue. Il
est incontestable, par exemple, que la cons-
titution physique, que la culture intellec-
tuelle, que l'enseignement religieux sont
des facteurs sociaux de premier ordre.
Mais l'erreur vient de ce que, faute d'ana-
lyse, on leur attribue une influence trop
générale ou trop absolue, de ce qu'on ne
tient pas compte d'autres facteurs qui
exercent une action concurrente et modifi-
catrice.
Or, ces préjugés populaires, ces erreurs
courantes, ces aperçus incomplets, cette
insuffisance de méthode, se retrouvent
plus accentués dans les livres. On peut
répartir en deux classes la plupart des
écrivains qui ont abordé l'étude de ces
questions; ceux (jui ne recourent pas à
l'observation; ceux qui recourent à l'ob-
servation, mais d'une manière incomplète
et non méthodique.
Les théoriciens purs prennent pour point
de départ quelques données abstraites
empruntées à la tradition, ou parfois à la
philosophie, à la théologie ou au droit, et
ne recourent aux faits que dans la mesure
où ils établissent la vérité de ces doctrines.
Par exemple, ils posent en principe que
« Dieu est l'auteur de la société civile », et
s'appliquent à le démontrer par le raison-
nementpur, ou en s'aidant de quelques faits
d'observation. Cette méthode, dite a priori,
où l'on commence par poser en principe la
conclusion même à laquelle on veut aboutir,
n'est utilisable qu'en ce qui regarde cer-
taines vérités très générales et générale-
ment reconnues. On court risque de s'é-
garer, ou de rester en chemin, dès qu'on
veut l'appliquer aune élucidation plus par-
ticulière du sujet.
En effet, en matière sociale, les vérités
révélées, traditionnelles, transcendantes,
sont tellement peu nombreuses ; et, d'autre
part, les phénomènes sociaux, surtout de
nos jours, sont tellement compliciués et im-
portants, que la déduction abstraite ne sau-
rait plus, en cette matière, nous guider
sûrement et complètement '.
I. « On m'objectera peut-iHre que les principes
sur l'ordre social, les devoirs de l'individu dans la
société, sont enseignes dans le manuel de Pliilo-
so|i|iie. A cela je fais remarquer l'incomplet et l'im-
Dans ces circonstances, il devient né-
cessaire de recourir à l'observation. Cela
ne veut pas dire qu'en science sociale on
ne doive pas tenir compte de l'enseigne-
ment philosophique et religieux ; mais cela
veut dire que ces deux ordres de connais-
sances ne sauraient se confondre.
Aujourd'hui, il ne se trouve plus guère
d'esprits qui soient disposés à traiter les
questions sociales par la méthode du rai-
sonnement pur appliqué à des idées abs-
traites. On recourt, ou on se targue de
recourir, largement aux faits, que ces faits
soient de simples données historiques, sta-
tistiques ou obtenues de seconde main, ou
qu'ils soient le fruit de l'observation di-
recte. Mais, dans la plupart des cas, la
manière dont on recueille ces faits, dont
on les groupe, dont on en tire des conclu-
sions, n'est aucunement méthodique.
Notons, en premier lieu, les sociologues
psychologues, qui échafaudent des sys-
tèmes plus ou moins simplistes sur des
observations rapides et très générales.
Tels sont, parmi les modernes, Condorcet,
avec sa théorie de la perfectibilité indéfinie
du genre humain ; Michelet, avec son idée
du triomphe graduel de la liberté; Comte,
avec sa loi des trois états successifs de
l'humanité. Tels sont encore, parmi les
contemporains, Gabriel Tarde, en France,
Giddings et Small, aux États-Unis. Tarde
explique l'évolution sociale au moyen de
trois principes essentiels : l'imitation, l'op-
position, l'adaptation. D'après M. Vincent,
de l'université de Chicago (voir au mot
Sociology. dans VEiicyclopedia Ameri-
cana), Giddings pose, comme principe
fondamental de toute société, le sentiment
de l'espèce et son complément la simili-
tude psychologique. Mais d'où provient
cette similitude psychologique, on ne le
dit pas. Small, de son côté, groupe toute
sa science sociale autour de ces six con-
perfection, au gré de nombre de professeurs, de la
partie du droit social dansZigliara. Si l'on veut être
de franche coin position, on devra de même admettre
que nous pouvons bien ainsi donner à nos élèves
certaines notions théoriques et spéculatives, rien
qui oriente une vie, rien (|ui laisse des conviction?
agissantes. » La préparation au rôle social, par
l'abbé L. -A. Groulx, professeur au collège de Vallcy-
lield, dans la Revue ecclésiastijuc. Valleylield, mai
1005, [). 26!).
138
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
cepts : la santé, la richesse, la sociabilité,
la science, la beauté, la droiture. On le
voit, la science des sociétés reste encore
ici dans une étroite dépendance de l'abs-
traction philosophique.
A cette catégorie se rattachent ces nom-
breux écrivains à mentalité complexe et
auageuse, à la fois philosophes, littérateurs
et poètes, qui recourent constamment à
« l'âme » pour tout expliquer, ou se dis-
penser d'expliquer, et qui semblent croire
que l'humanité n"est pas une, que chaque
race a été l'objet d'une création spéciale.
Après les théoriciens purs, qui font fi de
l'observation, après les psychologues qui
recourent en passant aux données posi-
tives pour se replonger aussitôt dans les
abstractions, nous avons les savants et les
érudits cpii accumulent les faits et les
renseignements d'intérêt social. Depuis
Aristote, depuis Montesquieu, nombre d'é-
crivains se sont attachés ■ à mettre en lu-
mière l'influence du milieu physique, de
la configuration du sol et des eaux, de la
nature du sous-sol et du climat sur les
tempéraments humains et sur l'ordre so-
cial. Les anthropologistes ont relevé les
points de ressemblance entre l'homme,
l'homme primitif, surtout, et les animaux
supérieurs. Les ethnologues ont groupé
les races humaines .suivant leurs carac-
tères physiques les plus apparents, comme
la couleur de la peau, la forme du crâne,
la couleur et la conformation des cheveux.
Les philologues ont fait la comparaison
et la classification des langues et des idio-
mes parlés par les divers groupes de l'hu-
manité. Les économistes ont élucidé les
problèmes relatifs à la production, à la ré-
partition étala distribution de la richesse.
Enfin, certains historiens, comme Fustel
de Coulanges et Taine, se sont appliqués
à démêler l'enchainement des phénomènes
sociaux, suivant l'époque et le lieu. Bref,
à mesure que se sont constituées les
sciences physiques et naturelles, à mesure
que se sont élargies et précisées les re-
cherches historiques, les questions sociales
ont été éclairées d'un nouveau jour, et il
s'est trouvé des écrivains pour signaler,—
en les outrant et les faussant parfois, —
les relations découvertes entre l'ordre so-
cial et l'ordre physique et naturel '.
Mais c'est à peine encore de la science
sociale; du moins, celle-ci reste-t-elle dans
une dépendance étroite des sciences dont
on la fait dériver. Ainsi, Herbert Spencer,
chef de l'école dite biologique, s'applique
surtout, ainsi que ses disciples, à montrer
les similitudes entre l'organisme biolo-
gique et l'organisme social ; et pour le
docteur Létourneau, la sociologie n'est
qu'une annexe de l'anthropologie et de
l'ethnographie. Taine, qui a semblé près
de trouver la formule juste, a le tort d'aller
directement des phénomènes physiques et
naturels aux phénomènes p.sychologiques
et sociaux, sans passer par le travail, lien
nécessaire entre les uns et les autres.
Quant aux économistes, ils se bornent à
étudier la production, la distribution, la
répartition de la richesse, c'est-à-dire une
seule classe des phénomènes sociaux, et
non pas la plus fondamentale. Leur con-
ception n'est pas assez compréhensive
pour servir de base à la science sociale.
Certes, il .serait injuste et présomptueux
de prétendre que ces chercheurs et obser-
vateurs, quelques-uns esprits puissants,
qui, en grand nombre depuis im siècle, se
sont appliqués à donner aux études so-
ciales à la fois plus de précision et d'en-
vergure, n'ont pas mis au jour bien des
vérités partielles et fait progres.ser sensi-
blement nos connaissances en' matière
sociologique. Mais il n'en est pas moins
vrai qu'aucun d'eux ne parait avoir dégagé
nettement et complètement l'objet et la
méthode propres de la science des sociétés
humaines.
Il me reste à signaler à l'attention une
école de science sociale, dont la doctrine,
encore assez peu connue, il est vrai, me
semble avoir plus que toute autre le ca-
ractère scientifique. Cette école a défini
plus exactement qu'aucune autre l'objet
de la science sociale; seule, elle a sa mé-
thode d'observation, sa nomenclature et
sa classification des phénomènes sociaux,
1. Tout r<H^emment encore. le professeur Irclancl,
(le l'université de Chicago, s'appliquait très serieu-.
sèment à démontrer (|ue le climat de la zone t<jr-7
ride a |iour conséquence nécessaire le despotisme'
pi)litique. Voir The eview of Revieivs, septembre j
iy05.
DE SCIENCE SOCIALE.
39
uinsi qu'une classification provisoire, mais
très éclairante, des sociétés anciennes et
modernes. Je veux parler de l'école de
science sociale de Paris, dont l'enseigne-
ment est fondé sur la méthode d'observa-
tion établie par Frédéric Le Play et com-
])létée par Henri de Tourville.
C'est riionneur de Frédéric Le Play,
d'avoir, le premier, par sa met) iode des
monographies de familles ouvrières, in-
diqué à la science sociale une voie nou-
velle, sûre et féconde, et d'avoir, au moyen
d'observations poursuivies durant vingt-
(îinq années, surtout en Europe, signalé
quelques-uns des facteurs de la prospérité
des nations.
C'est riionneur d'Henri de Tourville
d'avoir remarquablement défini les élé-
ments et agrandi le cadre de la mono-
graphie de Le Play, d'avoir ainsi doté la
science sociale d'un véritable instrument
de précision, et de nous avoir donné une
vue beaucoup plus nette et large des lois
(pli régissent les sociétés humaines.
C'est l'honneur de M. Edmond Demolins
d'avoir été le principal collaborateur
d'Henri de Tourville, le vulgarisateur par
excellence, et l'homme d'action de la
science sociale.
(Après avoir indiqué l'objet de la science
sociale et expliqué les divisions de la No-
menclature sociale, M. Léon Gérin pour-
suit ainsi :)
III. — Comment vulgariser la science
sociale.
Il n'y a rien dans la science sociale
elle-même ([ui s'oppose à sa vulgarisation.
Elle est accessible à la plupart des es-
prits.
Le simple mot de science ne doit ef-
frayer personne. La science n'est après
tout que la mise en ordre de nos connais-
sances sur un sujet donné. C'est une opé-
ration un peu semblable à celle de la
femme de ménage qui range les meubles
d'un appartement.
Cela est d'autant plus vrai qu'il s'agit ici
d'une science d'observation, c'est-à-dire
d'une science qui s'occupe de phénomènes
tombant directement sous les sens, et fa-
cilement saisissables par l'esprit. Et, de
toutes les sciences d'observation, la science
sociale doit bien être la plus accessible,
puisqu'elle nous parle de faits dont nous
sommes tous les jours les témoins, comme
des moyens d'existence et du mode d'exis-
tence des familles, d'influences dont l'ac-
tion se fait sentir constamment sur nous,
au foyer de chacun de nous.
Mais si la science sociale par elle-même
n'offre pas d'obstacle à sa diffusion, il faut
reconnaître (ju'il existe en dehors d'elle,
du moins au Canada, deux obstacles sé-
rieux : l'apathie de la masse; le manque
de loisirs chez les adeptes.
Il est certain que le désir de s'instruire
et l'habitude de la réflexion sont très peu
répandus chez le peuple et que même l'ef-
fort intellectuel le plus léger inspire une
sorte d'horreur à beaucoup de gens.
Il est certain également que ceux qui
s'adonneront avec assez d'ardeur à l'étude
de la' science sociale pour en devenir les
adeptes convaincus, trouveront difficile-
ment le temps, — absorbés qu'ils sont par
la poursuite du pain quotidien, — de faire
autour d'eux une propagande vigoureuse
et suivie.
Toutefois, aucune de ces difficultés ne
me parait insurmontable.
Et d'abord, pour que la science sociale
se vulgarise et exerce une influence sur
la masse, il n'est nullement nécessaire que
son enseignement atteigne directement la
masse. Il suffirait que les membres les
plus intelligents de la classe ouvrière fus-
sent imbus des vérités fondamentales pour
que graduellement tout leur voisinage fût
plus ou moins pénétré des mêmes vé-
rités.
Je suppose, par exemple, que, dans un
milieu quelconque, deux ou trois pères de
famille prospères et considérés ne man-
quent jamais l'occasion de faire com-
prendre à leurs enfants, à leurs amis, que
tout homme qui se respecte doit chercher
à se suffire à lui-même, à n'être pas à
charge aux autres: ou encore, qu'il y a
plus de mérite à s'élever dans une pro-
fession manuelle, à devenir chef de mé-
tier dans l'agriculture et l'industrie, que
liO
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
membre médiocre d'une profession libé-
rale déjà encombrée, ou fonctionnaire
dans une administration déjà surchargée.
11 me paraît très raisonnable de croire
que ces idées feraient petit à petit leur
chemin dans les réunions de famille, ou
dans les cercles d'amis fumant la pipe au
coin du feu, et qu'elles seraient avant
longtemps comme l'atmosphère intellec-
tuelle de la localité.
Quant à ceux qui devront faire une étude
plus approfondie de la science sociale et
s'occuper plus spécialement de la propager,
il ne sera nullement nécessaire qu'ils né-
gligent pour cela leurs affaires personnelles
ou qu'ils slmposent une tâche par trop pé-
nible. S'ils poursuivent leurs études mé-
thodiquement, il leur suffira de quelques
lieures par semaine pour y faire de sensi-
bles progrès ; à mesure qu'ils pousseront
ces études, l'intérêt en grandira, de telle
sorte que, même les plus occupés d'entre
eux, trouveront moyen d"y donner suffisam-
ment de temps pour devenir d"utiles colla-
borateurs.
Mais la condition indispensable, à mes
yeux, c'est que tous poursuivent leurs étu-
des d'après une nuHhodc commune d'ob-
servation, sans quoi il n'en saurait résulter
que la confusion et le découragement.
J'ai fait voir précédemment que la
science .sociale, tout en tenant compte des
autres ordres de connaissances, tout en les
utilisant même, devait, à cause de la na-
ture spéciale et l'importance de son objet,
se constituer séparément.
Or, de la même manière que la science
sociale ne saurait se constituer et pro-
gresser que par sa méthode propre et ses
adeptes spéciaux, elle ne saurait, suivant
moi, se propager, se vulgariser que par le
moyen d'organismes spécialement fondés
pour cette fin.
11 ne faudrait pas croire, par exemple,
que l'homme politique, comme tel, ou que
le prêtre, comme tel, suffisent à cette
tâche.
L'action du politicien, lorsqu'elle ne de-
vient pas abusive, ne s'exerce guère que
sur la vie publique. La vie privée, beau-
coup plus importante pourtant, lui écliappe
à peu près complètement.
Le prêtre exerce bien une action, et une
action parfois très forte, sur la vie privée,
mais surtout en ce qui regarde la morali-
sation de l'individu et le maintien de ses
croyances religieuses, et il s'en faut de
beaucoup que cela comprenne tout le
champ d'action de la science sociale.
L'erreur jusqu'à présent parait avoir été
de reléguer au second rang l'étude métho-
dique et l'action personnelle. On a fondé
des sociétés sous le patronage de sommités
du monde ecclésiastique ou politique; so-
ciétés ne comprenant qu'un fort petit
nombre de membres sérieux, qui étudient,
ou ont étudié autrefois les questions so-
ciales (et encore sans méthode) ; et l'action
de ces sociétés se borne à quelques confé-
rences, où un auditoire, parfois nombreux,
reçoit l'impression superficielle que peu-
vent laisser quelques instants de passagère
et distraite attention ^
Au lieu de ce type de société à grand
déploiement mais à résultats faibles, ne
pourrions-nous pas établir de petits cercles
dans lesquels chaque membre compterait,
où chacun étudierait, instruirait ou agirait,
mais tous se guidant d'après une méthode
commune et tendant vers un même but?
L'établissement d'un société centrale pour-
rait avoir son utilité, mais après coup,
lorsque les matériaux en auraient été pré-
parés dans les sections ou sociétés locales.
La grande société comprend toujours
une forte proportion de membres indiffé-
rents aux questions sociales, qui se sont
fait inscrire pour des motifs parfaitement
étrangers au but que poursuit la société.
La petite société, au contraire, ne saurait
attirer que des adeptes sincères, qui se
dévouent sans arrière-pensée à la diffusion
des vérités sociales. La grande société ne
se prête guère à l'action personnelle, que
la petite société favorise de toutes ma-
nières. La petite société est éducatrice ; la
grande ne l'est pas; et parce qu'elle est
éducatrice, la petite société exerce une
i. Dans l'arlicle plus liaut cité, et que m'a commu-
niqué un ami de la Science sociale (M. le docteur
Bournival, de Saint-Barnabé, comté de Saint-Mau-
rice), M. l'abbé Groulx sisnale l'inanité du discours
public au point de vue de la réforme des idées.
Sec. 1., 1905 6.
DE SCIENCE SOCIALE.
141
action profonde et durable que la grande
société ne saurait exercer.
Pour assurer le fonctionnement utile de
ces cercles locaux de science sociale, il
sera nécessaire que leurs membres se rat-
tachent les uns aux autres, non seulement
par la poursuite d'un but commun, mais
par l'emploi d'une méthode commune d'é-
tude et Tadliésion à certaines doctrines
communes.
Le but commun devra être l'avance-
ment social des Canadiens français, et sur
ce point il ne saurait y avoir de difticulté.
J'ai raison de croire qu'il se trouve en
maint endroit du Canada français des
groupes de personnes disposées à travailler
à cette œuvre et qui n'attendent qu'une
direction pour s'y mettre. Jusqu'à ces
années dernières, celui qui s'aventurait
chez nous à parler de réforme sociale n'é-
prouvait qu'indifférence ou opposition.
Ceux qu'il rencontrait étaient ou des tra-
ditionnels et des routiniers parfaitement
satisfaits de l'état de choses existant, ou
des pessimistes qui, tout en se rendant
compte de la nécessité de certaines ré-
formes chez nous, désespéraient de les
voir jamais s'accomplir. Mais depuis, les
événements et, à leur suite, les idées ont
marclié. Les meilleurs esprits parmi nous
se préoccupent de notre avenir et cher-
chent virilement les moyens d'assurer
notre progrès social. Tout récemment en-
core, mon ami Errol Bouchette n'a eu au-
cune difficulté à recruter à Ottawa les élé-
ments du premier cercle de science sociale,
et qui donne déjà de belles espérances ^
Mais il ne suffira pas que les membres
des cercles soient tous animés d'un sin-
cère désir de travailler à l'avancement
social des Canadiens français; il faudra
encore qu'ils se renseignent pleinement
quant à la nature du problème à résoudre
et quant aux moyens de solution. En
d'autres termes, ils devront reconnaître la
nécessité de recourir à l'observation mé-
1. Membres (lu premier cercle de science sociale,
londé en Ollawa, en mai liio.'i : Krrol Bouchette,
aide-conservateur de la bibliothèque du parlement
fédéral; J. -A. Doyon, du tlépartenient de l'Accise;
Martial Cote, du ministère do la Justice; Thomas
Caron, avocat; Arthur Côté, du ministère de l'Inté-
rieur.
thodique des faits en. matière sociale.
Par le fait même se trouveront exclus
ces esprits doctrinaires ou paresseux, à
tournui^e par trop absolue ou simpliste,
qui voudraient tout régler au moyen de
quekjues principes abstraits, de quelques
préjugés courants, et qui seraient une en-
trave à l'action commune. Il sera toujours
facile de rétablir l'entente, du moins sur
les points essentiels, entre membres dis-
posés à s'en rapporter à l'observation mé-
thodique dans tous les cas de divergences
d'opinions. Et la méthode d'observation
sociale ébauchée par Frédéric Le Play,
précisée et développée par Henri de
Tourville, et décrite ci-dessus, sera un ad-
mirable instrument de recherches, en
même temps qu'une base précieuse d'en-
tente.
Sïl est une vérité que l'ob.servation mé-
thodique met plus particulièrement en lu-
mière, c'est que la valeur des groupements
sociaux est en raison directe du dévelop-
pement de l'initiative chez les particuliers
qui les composent. S'il est un fait notoire
de l'époque contemporaine, c'est la sta.
gnation et l'effacement des sociétés du type
communautaire (où l'initiative privée est
comprimée) devant les sociétés du type
particulariste (où l'initiative privée s'exerce
librement et fortement). C'est dans le sens
particulariste, et non pas dans le sens
communautaire, que les peuples de l'u-
nivers entier évoluent, les uns rapidement,
les autres lentement. C'est dans le sens
particulariste que la Providence pousse
l'humanité. C'est donc dans le sens par-
ticulariste que devra s'exercer l'action de
ces cercles de science sociale. Elle ne
saurait être féconde qu'à cette condition.
Ainsi, les membres des cercles de
science sociale devront s'appliquer à sti-
muler de toute manière l'initiative privée
chez les Canadiens français; et comme
corollaire, le développement des arts
usuels, agriculture, industrie, commerce,
s'imposera. Car c'est dans les arts usuels,
beaucoup plus à l'aise et beaucoup plus
utilement que dans les professions libé-
rales ou les emplois publics, que s'exerce
l'initiative privée. On peut même dire que
le développement de ces arts nourriciers
14^2
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
OU usuels est la mesure du développement
utile des organismes complémentaires, et,
par là même, de la prospérité et de la
puissance sociales.
Les règles suivantes me paraissent de-
voir convenir pour la gouverne de ces
cercles de science sociale :
;P Chaque cercle comprendra un chef
et de 4 à 9 membres :
2° Le chef et les membres se cotiseront
pour recevoir la revue la Science sociale,
de Paris, laquelle sera le point de départ,
fournira l'élément premier et la direction
général des études. Le chef, puis les
membres, dans un ordre déterminé, rece-
vront communication des fascicules le
plus tôt possible après leur publication;
3° Il y aura des réunions périodiques
du cercle, au cours desquelles seront dis-
cutées les questions sociales et expliqués
les lois sociales et les phénomènes sociaux ;
4° De l'étude des lois sociales et des phé-
nomènes sociaux, en général, les membres
de chaque cercle passeront le plus tôt
possible à l'étude des questions sociales
du Canada français, et de leur voisinage
particulièrement;
5" Ils prendront l'initiative, au besoin,
d'œuvres de réforme et de progrès social
dans leur localité ;
6° Lorsqu'il aura été établi une société
centrale de science sociale, chaque cercle
devra lui faire rapport annuellement de
ses opérations et s'entendre avec le bu-
reau central en vue d'une action commune
possible.
^ 1. — riiUté de celle vujijavisalion.
Nous avons vu quel est l'intérêt et l'im-
portance des questions sociales à l'époque
actuelle, la confusion qui règne dans les
idées populaires et l'insuffisance des doc-
trines courantes en matière sociale; j'ai
démontré la supériorité de l'enseignement
de l'école de Le Play et de Tourville, et
la possibilité de la diffusion de cet ensei-
gnement chez nous par le moyen de
cercles locaux d'étude. Mes amis les
membres du premier cercle canadien de
science sociale m'ont prié d'indiquer ici
un peu plus en détail quel sera le mode
d'action de ces cercles et les résultats que
nous pouvons en attendre.
Les effets de cette propagande de science
sociale seront ou directs ou indirects; di-
rects sur une élite, les membres des cercles,
indirects, sur la masse et les institutions.
1" Effets directs sur une élite.
Cette élite s'adonnera à l'étude positive,
méthodique et suffisamment complète des
phénomènes sociaux. Dès lors, elle sera
assurée des avantages que donne la pour-
suite de toute science bien entendue. Ces
avantages sont au nombre de quatre : ren-
seignements; développement de la faculté
d'observation; formation de l'esprit et du
caractère; aptitude à l'action.
La science est utile, tout d'abord, en ce
qu'elle ajoute à la somme de nos rensei-
gnements positifs. Il serait oiseux de m' at-
tacher à démontrer cette vérité, plus ou
moins bien reconnue de tous. Qu'il me
suffise de rappeler le dicton populaire,
suivant lequel un homme averti, ou si l'on
veut, un homme renseigné, en vaut deux.
Un deuxième service que la science po-
sitive rend à ses adeptes, est de développer
en eux la faculté d'observation. S'il y a
avantage à emmagasiner dans son e.sprit
des connaissances acquises par la lecture
ou l'instruction orale, c'est un avantage
beaucoup plus grand encore, on le conçoit,
que d'être en mesure de recueillir soi-même
ses renseignements, de pouvoir se mettre
directement en contact avec les faits et les
choses. Or, cette faculté d'observation,
comme toute autre, se développe et se for-
tifie par l'exercice méthodique.
Troisième service que la science positive
et métliodique rend à ses adeptes : elle
leur forme l'esprit et le caractère. Qu'est-ce
à dire? Que la science bien entendue ne
se borne pas à mettre ses adeptes en me-
sure d'emmagasiner les renseignements
fournis par d'autres ou d'en recueillir di-
rectement ; elle les dresse à faire l'analyse,
la comparaison et la classification de ces
renseignements, à saisir la nature intime
de ces faits, ainsi que les rapports de cause
à effet qui se manifestent de l'un à l'autre.
Par là même, elle forme l'esprit, en révé-
lant non seulement les choses et les faits,
DE SCIENCE SOCIALE.
143
mais l'oncliainoment des choses et des
faits.
Or, en formant l'esprit, la science forme
aussi le caractère, car Tintelligence et la
volonté sont intimement unies, et on ne
saurait, sauf les cas de dépravation, pren-
dre connaissance de la vérité sans vouloir
y conformer ses actes dans la mesure de
ses forces.
Enfin, la poursuite de la science tend à
développer chez ses adeptes le désir de
l'action, et par .suite l'aptitude à l'action.
L'homme de science connait les choses; il
ne les connaît pas simplement par ouï-dire,
mais directement par rohservation; bien
plus, il connaît les relations de ces choses
entre elles : il sait comment elles agissent
et réagissent les unes sur les autres; et
dès lors, il est porté, non seulement à con-
former théoriquement sa volonté, comme
je viens de le dire, à cette connaissance,
mais à orienter sa vie et celle des autres
dans le sens de cet enseignement; en d'au-
tres termes, à agir sur les choses et les
hommes.
Ces quatre résultats que je viens de si-
gnaler (accroissement de la somme des
renseignements, développement de la fa-
culté d'observation, formation de l'esprit
et du caractère, aptitude à l'action) sont
les effets propres de toute science posi-
tive, d'observation. Mais il est évident que
ces effets varieront en importance suivant
l'importance de l'objet même de chaque
science. Et l'objet de la science sociale (la
connaissance des groupements humains)
étant plus élevé et d'un plus grand intérêt
pour nous que celui d'aucune des sciences
physiques et naturelles, il s'ensuit que ces
effets seront plus importants dans le cas
de la science sociale que dans le cas des
autres. En effet, la science sociale aug-
menterait la somme de nos renseigne-
ments positifs, développerait notre faculté
d'observation, formerait notre esprit et
notre caractère, nous disposerait à l'ac-
tion, à l'égard d'un ordre de faits d'un
intérêt immédiat, constant et fondamental
pour nous.
Il me semble évident que ce triple en-
traînement intellectuel, moral et pratique,
aurait pour effet de porter à son maxi- |
mum la valeur personnelle et sociale des
membres de ces cercles. Elle assurerait à
chacun d'eu.\ une supériorité dans sa pro-
fession. Ce n'est pas tout d(! bien con-
naître la routine de son métier, la tech-
nique de son art; on est beaucoup plus
sûr de soi et de sa voie, sans compter
qu'on est un citoyen beaucoup plus utile,
lorsqu'on se rend compte exactement des
relations de son état de vie avec tous les
autres, de la place que l'on occupe dans
l'ordre social, de l'agencement général de
la société.
2" Effets indirects sur la masse et les
institutions.
Si l'action des cercles devait se borner
à donner à un petit nombre de Canadiens
la claire vue des choses de l'ordre social
et une aptitude plus grande à bien rem-
plir^ leur rôle dans la société, ce serait
déjà beaucoup. Mais il y a plus : cette
élite formée à la science sociale va agir,
à son tour, sur son entourage. Comment ?
Le plus simplement du monde, si vous
le voulez. Il ne sera nécessaire de rien
changer à l'ordre social actuel ; chacun,
sans sortir de son état, de sa fonction,
mettra à profit, dans l'accomplissement
de sa tâche ou de ses devoirs, petits ou
grands, les lumières qui lui seront ve-
nues de ses études sociales.
Voici, par exemple, un père de famille :
l'étude comparative des divers types de
famille, des divers modes d'éducation, lui
a fait voir quels sont les écueils à éviter.
11 sait qu'il importe de donner de bonne
heure une direction aux enfants ; il sait
également qu'il importe de ne pas abuser
cà leur égard des procédés autoritaires et
tutélaires dont l'effet serait de réprimer
l'initiative naissante. Il les habituera donc
à penser par eux-mêmes, à peser les con-
séquences de leurs actes, à ne pas compter
sur l'appui de leurs parents, à aspirer à
l'indépendance. C'est là une action directe
et profonde qu'un particulier exerce sur
plusieurs et que ceux-ci, à leur tour, ten-
dront à exercer .sur d'autres.
Mais si ce père de famille, membre d'un
cercle de science sociale, est engagé dans
l'agriculture, l'industrie ou le commerce,
remplit le rôle de patron du travail, grand
144
BILLETI.N DE LA SOCIETE IXÏERNATIO.NALE
OU petit, les effets seront encore plus
étendus. Non seulement se rendra-t-il
mieux compte lui-même des conditions
de sucœs de son industrie, non seule-
ment pourra-t-il se débrouiller plus faci-
lement et sûrement au sein de la compli-
(iation des phénomènes, non seulement
api)rendra-t-il à se servir plus habilement
et promptement des moyens d'action mo-
dernes, mais son exemple et ses méthodes
guideront, dans la voie de Tinitiative
intelligente et hardie, les travailleurs à
son service.
L'instituteur, le professeur initiés à la
science sociale ne seront pas de ceux qui
font de leurs élèves les réceptacles pas-
sifs de principes arides dans les divers
ordres de connaissances. La science so-
ciale leur aura donné une formation de
l'esprit, une conception de la vie, un goût
de la réalité, un respect de la personna-
lité humaine, qui développeront singuliè-
rement leurs facultés et leur influence sur
la jeunesse. Ils auront l'enthousiasme et
la sagesse, qu'ils communiqueront à leurs
pupilles.
Est-il nécessaire d'ajouter que l'homme
politique qui se sera familiarisé avec la
science sociale, aura une conception plus
liante et plus juste de ses fonctions de
législateur, une notion plus exacte du
rôle de l'Etat? Certes, il sera moins porté
à miiltiplier les privilèges et les mono-
poles, moins porté à tolérer d'anciens
abus, et disposé davantage à favorisertout
ce qui tend au progrès des arts usuels et
de la masse populaire ; et son exemple en
entraînera d'autres.
Outre cette action de tous les jours que
chaque membre des cercles, que chaque
adepte de la science sociale trouverait à
exercer dans sa sphère, dans son milieu,
il est nombre d'oeuvres spéciales de propa
gande, variables suivant le temps et le lieu,
qui pourraient être entreprises par les
cercles ou leurs membres. Mais, à mon
avis, ce mode d'action ne saurait avoir des
effets aussi marqués et aussi durables que
la propagande personnelle, spontanée et
directe dont il vient d'être question.
Se rend-on bien compte des effets incom-
parables que produirait dans notre Canada
français un mouvement de cette nature,
une fois sérieusement lancé? Le bruit et le
clinquant de la politique séduisent quel-
ques-uns d'entre nous. On se figure volon-
tiers que c'est en s'emparant du pouvoir
politique, ou en agissant fortement sur lui,
que l'on s'assure l'avenir. Et pourtant,
cette agitation politique, toute attirante et
tapageuse qu'elle soit, ne saurait donner
les résultats profonds et durables d'une
propagande sociale s'exerçant surtout dans
le domaine de la vie privée. Aucun groupe
de population ne peut espérer exercer
longtemps une influence sérieuse dans la
vie publique, si sa vie privée n'est pas so-
lidement organisée. L'agitation politique,
même si elle réussit, n'aboutit qu'à la main
mise temporaire du groupe sur les faveurs
de l'État, ou à l'adoption d'un texte de loi,
qui a toutes les chances de rester lettre
morte si les particuliers pour le bénéfice
de qui il a été décrété ne sont pas en état
d'en exiger l'application. Et cette mesure
qui d'elle-même ne règle rien et souvent
ne touche pas au fond des choses, soulève
les récriminations des adversaires et en-
traîne des représailles.
La propagande sociale dont il vient d'être
question ne présente pas d'inconvénient
de cette nature. Nos concurrents ne sau
raient prendre ombrage si nous nous
efforçons d'inspirer au peuple plus d'esprit
de travail, un désir plus vif de s'instruire
et de s'élever; si nous nous appliquons à
donner à nos enfants une éducation plus
virile et plus pratique et à créer parmi
nous une classe supérieure dans les arts
usuels; si, dans les choses de l'ordre ma-
tériel, comme aussi dans celles de l'ordre
intellectuel, moral, religieux, nous faisons
plus large la part de l'initiative indivi-
duelle, de la personnalité humaine. Or,
n'est-ce pas précisément ce qui serait pro-
pre à nous rendre forts et redoutables?
Vulgarisons la science sociale et la
science sociale nous sauvera.
Léon GÉRi.v.
DE SCIENCE SOCIALE.
145
L'ÉVOLUTION DE LA MUSIQUE D'APRES
LA SCIENCE SOCIALE
La science sociale possède un instru-
ment de travail merveilleux qui permet de
remonter des effets aux causes et, par
\ conséquent, de tracer l'évolution d'un phé-
nomène quelconque.
M. Demolins a montré, il y a quelque
temps, comment l'on pouvait arrivera trou-
ver la loi de l'évolution des cultures intel-
lectuelles. Le même procédé d'investiga-
tion peut s'appliquer à la religion, à la
science, aux arts, etc.
^■oici quelques indications sur l'évolu-
tion de la musique. Ce n'est qu'un pre-
mier débrouillage incomplet, mais qui
montre l'intérêt que les faits prennent
quand ils sont éclairés par la lumière de la
science.
Quand on étudie les manifestations de
la musique chez les différents peuples, on
s'aperçoit de suite que certaines races ont
une tendance à développer la mélodie plu-
tôt que Vorchesl ration harmonique, tandis
que d'autres ont la tendance inverse. A
priori, il est difficile de découvrir la cause
de ces singulières aptitudes. Mais si l'on
examine les choses de plus près, on voit
que la mélodie prédomine dans r Antiquité
et dans l'Orient, tandis que l'harmonie est
localisée en Europe, et dans l'Europe qui
se constitue au moyen âge. Y aurait-il
une concordance de la classification so-
ciale et des aptitudes musicales? Peut-on
dire : peuples communautaires, musique
mélodique; peuples particularistes, mu-
sique harmonique ? Ce n'est là qu'une hy-
pothèse, mais qu'il est intéressant de vé-
rifier.
Commençons par la musique mélodique.
I. — LA .MlSl^I'E MÉI.OJtK.tUE DES PEUPLES
COMMUNAUTAIRES
« A l'origine, la musique était homo-
phone, selon l'expression employée par
ffelmholtz. Chez tous les peuples, dit-il,
la musique a été originaii'ement à une
seule partie. Nous la trouvons encore à
cet état chez les Chinois, les Hindous, les
Arabes, les Turcs et les Grecs modernes,
quoique ces peuples soient en possession
d'un système musical très perfectionné sur
certains points. La musique de Vancienne
civilisation grecque, sauf peut-être quel-
ques ornements, cadences ou intermèdes
exécutés par les instruments, était absolu-
ment homophone ; tout au plus les voix
s'accompagnaient-elles à l'octave. » (Amé-
dée Guillemin, Le Son, p. 193.)
« Pas un texte, pas un document au-
thentique ne dit avec évidence l'exis-
tence de l'harmonie chez les Grecs. »
(La voix fils. Histoire de la musique, p. 40.)
Le même auteur constate que les Orien-
taux ne connaissent pas l'harmonie {Ib.,
p. 324). M. Lavignac constate également
que les Orientaux et les Grecs ne connais-
sent que l'homophonie, quoique leurs ins-
truments puissent faire des accords [La
Musique et les Musiciens, p. 445).
Tous les peuples cités par ces auteurs
sont communautaires, mais tous les peu-
ples communautaires ne sont pas cités ; il
manque les sauvages, les Slaves, les Ita-
liens. La musique des sauvages est proba-
blement très rudimentaire ; celle des Ita-
liens sera étudiée plus loin, parce que ce
peuple a été influencé par le contact de
l'Occident, mais nous verrons que la mé-
lodie y prédomine toujours.
Reste le cas des Slaves. Je n'ai pas pu
me procurer encore des renseignements
assez précis sur leur musique nationale,
mais on me dit qu'elle serait harmonique.
Il serait intéressant de vérifier le fait, en
triant soigneusement ce qui vient des tra
ditions slaves de ce qui a été imité de
l'Occident.
L'incertitude où. nous sommes vis-à-vis
de la musique slave nous empêche donc
de formuler exactement la loi. Nous fai-
sons appel à ceux de nos lecteurs qui pour
raient nous communiquer des faits à ce
sujet.
Etudions maintenant les diff'érents peu-
ples énumérés plus haut. Ils ont tous
une musique purement mélodique, mais
ils se différencient par le genre de gamme
employé.
140
BUI-LETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
Nous distinguerons les trois subdivisions
suivantes :
1'^ Les gammes à longs intervalles chez
les peuules où la production est peu coni-
uiercialisée (Chinois, Celtes) ;
2" Les gammes à petits intervalles chez
.'jes peuples influencés par les caravaniers
(Arabes, Persans, Hindous) ;
3" Les gammes mixtes chez les peuples
intermédiaires (Pélasges, Grecs).
Examinons successivement ces ti-ois
genres de populations.
P' Les gammes à longs intervalles sont
les plus simples ; c'est pourquoi elles sont
cantonnées chez les peuples anciens ayant
peu évolué, c'est-à-dire chez les Patriar-
caux restés à l'abri du commerce inten-
sif.
Lagamme chinoise, que l'on peut donner
comme le modèle du genre, se compose
des intervalles suivants : 1 ton, — 1 ton,
— 1 1/2 ton, — 1 ton, — 1 1/2 ton.
a... Chez les rudes et sérieuses popula-
tions issues de la race jaune ou mongo-
lique, la musique grave et monotone,
étrange et dure pour des Européens, est
le produit d"un système de tonalité où le
demi-ton disparait très souvent, et dont la
gamme incomplète ne se compose que
de 5 sons placés à des intervalles d'un
ton l'un de l'autre avec des lacunes là où
sont les demi-tons de la gamme diatonique.
Tel est le système de la musique des Cld-
nois. d('i<Japo7uns, des Coc/iinchinois, des
Mandchoux et des Mongols proprement
dits. L'accent doux ne s'y fait pas entendre
parce qu'on ne peut les trouver que dans
le demi-ton (F.-J. Fétis, Traité complet de
la théorie et de la pratique de l' Harmonie,
p. .\XII).
M. Lavoix fils dit que la gamme des
Bretons et des Écossais a beaucoup d'a-
nalogie avec celle des Chinois {loc. cit.,
p. 429). Cela n'a rien d'étonnant pour qui
connaît la science sociale. Les similitudes
proviennent moins du voisinage géogra-
phique que des analogies de l'état social.
Il semble résulter de cette constatation
que les peuples patriatraux, qui sont peu
touchés par le grand commerce, en sont
restés à l'emploi de la gamme simple à
longs intervalles.
Voici maintenant les modifications ap-
portées par le dév(»loppement du grand
commerce.
2" La gamme à courts intervalles est
alors apparue. Elle est caractérisée par
l'emploi du tiers de tons {mode Lgdien. Ara-
bes actuels) et même du quart de tons {an-
ciens Hindous et anciens Persans, gamme
enharmonique d' Olympe).
« Le princi])e esthétique de l'art basé
sur des échelles de tons à petits intervalles
variables, qu'on trouve chez tous les peu-
ples de l'Orient, est celui d'une musique
langoureuse et sensuelle, conforme aux
mœurs des nations qui les ont conçues.
On ne voit, en effet, d'autre emploi de la
musique chez ces peuples que dans les
chansons amoureuses et dans les danses
lascives » (Fétis, j). xxi).
Nous pouvons donc penser que le déve-
loppement du grand commerce, en amenant
la richesse et le luxe, a fait apparaître dans
la gamme les petits intervalles de tons
mieux adaptés à V expression langoureuse
et ondoyante.
La gamme enharmonique d'Olympe se
compose des intervalles suivants : 1/4
de ton, — 1/4 de ton, — 2 tons. — 1 ton,
— 1/4 de ton, — 1/4 de ton, — 2 tons.
Le mode lydien comprenait les inter-
valles suivants : 1/3 de ton, — 1/3 de ton,
— 1/3 de ton, — 1 ton, — 1/2 ton, — 1/3
de ton, — 1/3 de ton, — 1/3 de ton (Fétis,
p. xxn).
La gamme des Hongrois et des Tziganes
est du même genre et adaptées à des
chants tantôt langoureux, tantôt affolés
(Lavoix fils, p. 329-330). Enfin la musique
espagnole, très influencée par la musique
arabe, est caractérisée par les morbidesses
d'intonation et de rythme {Id.,^. 328).
En résumé, nous pouvons figurer les dé-
veloppements de la gamme par le tableau
suivant :
Gamme à ^ (Patriarcaux peu
longs interval- ] commerçants : Hace
les. ( Jaune, Celtes).
Gamme à/ l j3 de tons : Sémites
courts interval- i (Arabes, Lydiens, etc.).
les (Patriarcaux < 1/4 de tons .• Aryens
influencés par / (Hindous, Persans,
\ les caravaniers. \ Pélasges).
DE SCIENCE SOCIALE.
Ul
?>" Les gammes mixtes tiennent le milieu
entre les gammes à lon^s intervalles et
celles à courts intervalles. Elles apparais-
sent en Grèce avec le r/enre chromaUque
qui n'emploie plus que des 1/2 tons. Il y
avait plusieurs espèces de gammes chro-
matiques; la plus facile pour le chant était
la gamme chromatique tonique compre-
n ant les intervalles suivants : 1 j'2 ton ,
— 1/2 ton, — 1 1/2 ton, — 1 ton, — 1/2
ton, — 1 1/2 ton.
Plus tard, apparaît le genre dlalonique
employant la gamme de Pythagore : 1 ton,
— 1 ton, — 1/2 ton, — 1 ton, — 1 ton,
— 1 ton, — 1/2 ton.
C'est notre gamme actuelle ; nous ver-
rons plus loin en quoi, cependant, notre
gamme actuelle diffère de celle de Pytha-
gore.
L'emploi de gammes mixtes nous mon-
tre que, contrairement aux autres peuples
orientaux, les Grecs résultent d'une com-
binaison de deux éléments : l'un, le Pé-
lasge (Paysan patriarcal), ayant certaines
analogies avec les Chinois ou les Celtes;
l'autre, le Phénicien ou le Lydien (navi-
gateur ou caravanier).
{A suivre.) P. Descamps.
LES TRIBUNAUX SPECIAUX POUR
ENFANTS
La revue VEnfanl vient de publier sous
le titre « Les tribunaux spéciaux pour
enfants » un livre de propagande que
nous tenons à signaler aux lecteurs de la
Science sociale. Ils s'y documenteront sur
une campagne d'opinion publique, qui
vient d'être entreprise en faveur de l'en-
fance coupable.
Dans une conférence faite en février
dernier au musée social, M. Ed. Julhiet
avait exposé les admirables résultats ob-
tenus aux Etats-Unis par les Childrens's
Cotirls. Les Américains ont abordé le pro-
blème de l'enfance coupable en partant
de deux principes :
1'^ L'enfant coupable est tout différent
de l'adulte coupable, comme responsabilité
d'abord, comme possibilité de relèvement
ensuite. Il faut, pour le juger, un tribunal
spécial, où siègent des juges .spécialistes
de l'enfance. Par la spécialisation, ce tri-
bunal pourra être doté d'une grande ai-
sance de procédure et de décision, et cons-
tituer un organe complet, vivant, bien
adapté à sa fonction ;
2" Très souvent, l'enfant coupable n'est
pas foncièrement vicieux; il a commis un
délit par légèreté ou entraînement ; si ses
parents sont de braves gens, le mieux est
de le laisser avec eux. Mais alors le juge,
tout en rendant l'enfant aux parents, le
fait surveiller par des délégués du tri-
bunal (probation officers), et le met ainsi
« en liberté surveillée » pendant des mois,
des années.
Telle est l'organisation américaine :
comme juges, des magistrats spécialisés,
spécialistes, bienveillants, attentifs, et dis-
posant d'une grande liberté de décision ;
comme sanction, aussi souvent (|ue pos-
sible, la liberté surveillée, qui rend l'en-
fant à son milieu naturel, la famille, mais
sous la surveillance du juge et de ses
délégués.
Ce système a donné de magnifiques ré-
sultats. Etabli dans l'Illinois en 1899, il a
conquis successivement 24 des 46 États
de rUnion, qui en ont reconnu les avan-
tages.
En France, aussitôt après la conférence
du Musée social, MM. Rollet, Julhiet et
Veutsch ont cherché à réaliser à Paris la
mise en liberté surveillée. La loi de 1898,
libéralement interprétée, leur en a fourni
le moyen, et depuis 10 mois, 105 enfants
ont été ainsi mis par les tribunaux en
liberté surveillée. Les résultats sont très
encourageants.
11 est certain toutefois que ce premier
succès ne suffit pas, et qu'il nous faut
obtenir maintenant la spécialisation du
tribunal, spécialisation sans laquelle l'en-
fance coupable ne peut être jugée conve-
nablement.
Les promoteurs de l'essai de liberté
surveillée le sentent, et ce sont eux qui
ont commencé une campagne en faveur
des tribunaux pour enfants; ils saisissent
de la question l'opinion publique par le
très intéressant livre que nous signalons,
148
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE
dont une préface de M. René Bérenger
accentue l'importance.
Paul Bureau.
A TRAVERS LES FAITS RECENTS
Le ministère du travaiL — Pelites économies et
grosses dépenses. — Kaut-ii diminuer la cavale-
rie? — Les grèves de vendan;;curs en Languedoc.
— Pour(|uoi les gros lots sont gagnes par les
gens modestes. — Le bill sur l'enseignement
en Angleterre. — Les troubles du Maroc. — Les
ouvriers américains et les partis.
Le dernier automne a vu éclore un
nouveau ministère, dont le nom seul est
de nature à intéresser ceux qui s'occupent
(le questions sociales. Il s'agit du « minis-
tère du travail », dont le premier titulaire,
M. Viviani. a été choisi dans le groupe
socialiste.
Ce ministère du travail, d'après le dé-
cret qui l'institue, doit grouper tout ce qui
concerne : 1" la réglementation du travail
(durée, repos, hygiène, sécurité): 2" les
relations entre employeurs et employés
(contrat de travail, associations profes-
sionnelles, grèves, conciliation, etc.) : 3" les
conditions d'existence des travailleurs en
cas de maladie, d'accidents, de chômage,
d'invalidité, de vieillesse, etc. ; 4" les sta-
tistiques et enquêtes relatives à tous ces
objets.
La création de ce nouveau ministère a
été accueillie avec des sentiments divers.
Les uns l'ont applaudie, en espérant qu'il
en résultera quelque augmentation de
bien-être pour la classe ouvrière. Les au-
tres l'ont critiquée, en fai.sant observer
qu'elle va occasionner une énorme aug-
mentation de dépenses au moment même
où les financiers commencent à s'effrayer
sériausement du déficit. Aussi M. Beau-
quier. député radical du Doubs, a-t-il, dans
la séance où l'on a discuté les crédits de-
mandés pour le nouveau ministère, com-
battu le vote de ceux-ci. Il a constaté que,
pour le moment, les projets de « réforme »
n'aboutissent qu'à la création de nouveaux
fonctionnaires. « La création d'un minis-
tère, a-t-il dit, est un excellent bouillon de
culture pour le développement du fonc-
tionnarisme. «Il a rappelé que le ministère
des colonies, fondé en 1894, dépensait
déjà, un an après, quatre-vingt-quatre
millions au lieu de quarante-deux. L'ora-
teur a énuméré toutes les places de chefs
de cabinet, chefs adjoints, secrétaires,
attachés, etc., qu'entraîne la création d'un
nouveau ministère, et sur lesquelles se
précipite une clientèle d'affamés. Il a
conclu en déclarant que le président du
conseil aurait été mieux inspiré en pro-
posant la suppression d'un des ministères
existants. C'eût été une vraie réforme et
un signe qu'on voulait entrer dans l'ère
des économies.
M. "\'iviani a défendu son poste. Il a dé-
buté par une profession de foi : « J'arrive
tel que je suis, la tête haute, en .socialiste
qui n'entend répudier aucune des doc-
trines qu'il a essayé de défendre depuis
seize ans. » Il a ensuite avoué que le nou-
veau rouage n'avait pas la prétention de
résoudre la question sociale. Puis, dans
une comparaison poétique, il a traduit sa
pensée : « Le ministère du travail m'ap-
paraît comme une large fenêtre au tra-
vers de laquelle s'aperçoivent les travail-
leurs avec leurs besoins, leurs aspira-
tions. » L'institution nouvelle, avec tous
ses fonctionnaires, servirait donc à obser-
ver le monde du travail. Quant à la solu-
tion proprement dite des problèmes, elle
sera apportée par « l'action latente des
choses ». L'orateur a traité de « mot d'é-
quivoque » la liberté telle qu'on l'entend
généralement. « L'ouvrier, a-t-il dit, n'ou-
blie pas la liberté politique, ni la liberté
de penser, ni la liberté de parler, mais il
réclame la liberté sociale. »
Le langage du ministre est resté si poé-
tique et si figuré qu'il a été difficile de
savoir en quoi consistait cette « liberté so-
ciale ». Toutefois, M. Yiviani a rappelé
que les socialistes, ses coreligionnaires,
affirment que * pour jouir individuelle-
ment de tous les biens de la terre, les
hommes devront les appréhender sous la
forme sociale ». C'est une profession de
foi communautaire, et qui, si oa la creuse,
ouvre des perspectives de confiscation ;
mais l'orateur n'a pas appuyé sur ce point
délicat, car il y a des opinions différentes
DE SCIENCE SOCIALE.
IW
dans le ministère dont il fait partie. Il a
vite glissé dans des considérations philo-
sophiques et matérialistes. Il a lancé sa
fameuse phrase : « Nous avons arraclié la
conscience humaine à la croyance de l'au-
delà. Ensemble, et d'un geste magnifique,
nous avons éteint dans le ciel des lumiè-
res qu'on ne rallumera pas. »
Cette phrase, qui est l'équivalent de
celle de M. Jaurès sur la « vieille chanson »,
montre que les hommes préposés à la sur-
veillance du travail sont disposés à faire
leur œuvre dans un esprit de collecti-
visme et d'anticléricalisme. A ce point de
vue, le nouveau ministère peut être dan-
gereux, car les institutions valent ce que
valent les hommes qui les représentent.
L'attrait des « biens de la terre » est légi-
time, mais en tant que ressort propre à
pousser la volonté à de fécondes initiatives.
Au contraire, proclamer les jouissances
matérielles comme le but unique de la vie,
surexciter systématiquement les convoi-
tises, conseiller au peuple d' « appréhen-
der » la propriété existante et supprimer
d'un seul geste les « lumières du ciel »,
c'est s'exposer à déchaîner une vraie tem-
pête d'appétits que, de toutes façons, il
sera impossible de satisfaire.
L'opinion des sceptiques est que le mi-
nistère du travail aura surtout pour mis-
sion, en France, de discipliner et d'embri-
gader les diverses organisations éparses
du parti socialiste. Ce qui n'empêche pas
qu'ailleurs, bien entendu, des institutions
analogues, fonctionnant d'une façon éco-
nomique et dirigés par des hommes com-
pétents, peuvent rendre des services.
L'instrument, en un mot, n'est pas con-
damnable en lui-même. Seulement, il faut
y joindre « la manière de s'en servir ».
Si les dépenses augmentent, ceux qui
provoquent cette augmentation ne veulent
pas être accusés de ne rien faire dans le
sens des économies, ("est ainsi que le sous-
secrétaire d'État à la guerre — rouage créé
en même temps que le ministère du tra-
vail — a entrepris, paraît-il, de lutter
contre le gaspillage en ce qui concerne les
articles de bureau. On prétend même que
ses réformes, à ce point de vue, vont pren-
dre un caractère rigoriste. Le papier blanc,
trop luxueux, sera remplacé par du papier
bulle ; les « minutes » seront établies sur
des feuilles de papier simple; les enve-
loppes ayant déjà servi seront retournées
pour être utilisées de nouveau (cet excès
de zèle n'est vraiment pas nécessaire) et
l'on procédera de même à l'égard des
vieilles bandes de papier.
11 y a dans tout cela une pensée louable.
On pourra bien gagner de la sorte quel-
ques centaines de francs, ou peut-être
quelques milliers. Le malheur est que le
déficit se monte à plusieurs centaines de
millions, et qu'au moment même où l'on
annonçait les économies de papier pro-
jetées au ministère de ia guerre, les dé-
putés et sénateurs se votaient une augmen-
tation de traitement égale à cinq millions
et demi. La vie est chère à Paris, et il est
certain qu'avec quinze mille francs on se
donne plus de confortable qu'avec neuf
mille. Mais la vie est chère aussi à Londres,
et les membres de la Chambre des com-
munes ne touchent aucune indemnité.
L'initiative privée vient à leur aide, s'il le
faut. En certains pays où les législateurs
sont rétribués, ils le sont d'ailleurs au
moyen de jetons de présence, procédé qui
gênerait fort la plupart de nos élus, habi-
tués à mettre rarement les pieds au Par-
lement. La séance où a été votée l'augmen-
tation en est d'ailleurs une preuve. Une
quarantaine de membres seulement, au
dire des témoins, étaient présents au mo-
ment du vote. Non seulement le métier se
paye cher, mais, trois cent cinquante jours
sur trois cent soixante-cinq, beaucoup des
titulaires ne l'exercent pas. La conclusion
à retenir, c'est que ce métier de politicien
va devenir plus attrayant. Ne l'était-il pas
déjà assez, et même trop?
Une économie en perspective, c'est celle
qui pourra résulter de la diminution de la
cavalerie. La guerre russo-japonaise a vi-
vement impressionné ceux qui, après avoir
attendu beaucoup de l'écrasante supério-
loO
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ IXTERNATIONALE
rite numérique de la cavalerie russe, ont
eu la décei)tion de constater que cet atout,
dans le jeu des généraux moscovites,
n'avait servi absolument à rien. 11 est
certain que les armes à tir rapide rendent
désormais difficiles certains exploits clas-
siques de la cavalerie. Longtemps celle-ci
a résisté aux transformations que la pou-
dre à canon avait introduites dans la tac-
tique. La <( charge » restait possible et
redoutable tant que les armes à feu se
chargeaient lentement, et l'on sait le parti
que Napoléon sut tirer, avec des chefs
comme Murât et Ney, de la puissance quasi
mécanique de ses escadrons. Ces fou-
gueuses chevauchées, aujourd'hui, sont
considérées par beaucoup comme inutiles
et stérilement meurtrières. C'est pourquoi,
tandis que l'on recherche fiévreusement
les moyens de perfectionner l'artillerie et
les armes à feu, l'on songe sérieusement
à « mettre à pied » plusieurs régiments à
cheval.
Ce projet, naturellement, a mis l'alarme
dans les régions d'élevage, car une di-
minution sensible des achats de la remonte
peut bouleverser les moyens d'existence
de populations entières. Mais on conçoit
que cette considération doive céder le pas
à celles que nous venons de résumer, si
toutefois il est vrai que la cavalerie est
condamnée par l'expérience des guerres
modernes. Mais est-elle condamnée? Cette
arme, malgré les transformations du tir,
conserve ses défenseurs. D'abord, tous les
témoignages de l'histoire ancienne et mo-
derne s'accordent à prouver qu'une vic-
toire remportée sans cavalerie demeure
une victoire incomplète, ou même stérile,
qui recule les difficultés sans les supprimer
et bouscule les ennemis sans les abattre.
Tel fut le cas de Napoléon durant la cam-
pagne de 1813, où les victoires de Lutzen
et de Bautzen ne devaient le conduire
qu'à la débâcle de Leipsick.
Mais, outre ce rôle de « poursuivants »,
qui est essentiel après la bataille, outre le
rôle d' « éclaireurs » et de « protecteurs
des flancs », qui semble devoir leur rester,
les cavaliers peuvent encore, dans la ba-
taille, voir leur vieille utilité reparaître, et
cela — chose curieuse — en raison même
de cette rapidité du tir qui rend si formi-
dable l'infanterie moderne. Une bataille, J
l'expérience le dit, devient souvent quel- '
que chose d' « anarchique ». Les prévi-
sions des chefs sont déjouées par le ha-
sard, des fautes sont commises, des accrocs
surviennent. Parmi ces accrocs, il faut
mentionner l'inexactitude dans les ravi-
taillements en munitions. Or, il peut ar-
river qu'une troupe d'infanterie se laisse
entraîner, au cours d'une vive fusillade, à
épuiser ses cartouches. Et c'est alors, si
l'ennemi s'en aperçoit, que la cavalerie de
celui-ci, tenue en réserve derrière quelque
pli de terrain, peut avoir beau jeu.
En résumé, nous ne savons s'il y a lieu
de restreindre les effectifs de la cavalerie.
Mais ce qui semble certain, c'est que la
cavalerie doit s'adapter à des nécessités
nouvelles, et devenir une arme de plus en
plus savante, conduite par des techniciens
exercés.
Une des fonctions de la cavalerie — assez
laborieuse sans qu'elle en ait l'air — con-
siste à protéger plus ou moins efficacement
l'ordre et la sécurité en cas de grèves,
d'émeutes ou de troubles quelconques.
Aussi entend-on souvent dire que des es-
cadrons sont en marche sur tel ou tel point
de la France. On compte alors sur la
frayeur inspirée par le cheval, .sur le pres-
tige du cavalier résultant de son élévation
dans les airs et sur le caractère plus inof-
fensif des mêlées qui s'engagent. Une ba-
garre réprimée par de la cavalerie est
généralement moins sujette à l'effusion du
sang qu'une bagarre réprimée par de
l'infanterie.
Lors des dernières vendanges, on a
ainsi vu de la cavalerie sur les routes du
Languedoc, où régnaient des grèves agri-
coles. D'ordinaire, elle arrivait plutôt en
retard, comme les carabiniers d'Offenbach,
mais cela permettait toujours de dire que
la sécurité publique n'était pas oubliée
par ceux qui avaient mission de la main-
tenir. Les grévistes vendangeurs ont fait
beaucoup de dégâts matériels et maltraité
nombre de personnes avant qu'on eût pu
DE SCIENCE SOCIALE.
loi
les arrêter. Ce.s grévistes avaient un pro-
cédé particulier : celui de l'équipe de
vendange imposée en bloc aux proprié-
taires. Un viticulteur avait besoin de cin-
quante ouvriers; il lui en arrivait cent.
C'était à prendre ou à laisser. S'il i pre-
nait », c'était une perte énorme, due à un
surcroit de main-d'œuvre dont il n'avait
nul besoin. S'il « lais.sait », il ne trouvait
plus personne, les grévistes ayant orga-
nisé la « surveillance des routes » et em-
pêchant tous autres vendangeurs d'avoir
accès à la propriété. Un ancien ministre,
M. Turrel, a été une des victimes de ce
système, qui, par moments et par endroits,
a frisé la « jacquerie ».
On conçoit que la grande culture, en
de pareilles conditions, soit de plus en
})lus considérée comme une entreprise
fort aléatoire et peu séduisante.
A propos d'aléa, l'on a fait, lors du der-
nier tirage du Crédit Foncier, une intéres-
sante remarque, à savoir que, depuis
quelque temps, les gros lots des impor-
tantes loteries sont gagnés surtout par de
petites gens, par des « humbles », des
« déshérités ». On voit, dans le groupe de
ces heureux mortels, une cantinière, un
ouvrier en cuir, un peintre, une mar-
chande de chocolat, un commis, des lin-
gères, un valet de chambre. Et les jour-
nalistes de complimenter la Fortune sur
son intelligence et sur ses sympathies
démocratiques.
La Fortune est démocrate, soit : mais
cela tient peut-être à deux cau.ses. L'une
est que le bien-être, somme toute, est lar-
gement répandu en France et que. parmi
ceux qu'on appelle les humbles, les dé-
shérités, il en est beaucoup qui, grâce à
leurs économies, sont en mesure de se
payer, soit des billets de loterie, soit des
valeurs à lots. L'autre cause est que les
riches capitalistes, ayant sous la main des
multitudes de valeurs aléatoires, telles
que mines d'or ou autres, aiment mieux
risquer leur argent sur ces entreprises,
que sur un billet de loterie pur et simple.
Au fond, on doit avoir plus de chances de
gagner en achetant une action de valeur
minière au hasard qu'en achetant un ou
même cent billets de loterie, représentant
une chance infinitésimale de gagner, eu
égard au nombre considérable de billets
émis. Les gros capitalistes ont encore le
jeu proprement dit de la Bourse, et les
spéculations sur les marchandises. Le
goût et l'espoir des gains chanceux se
trouvent donc satisfaits de différentes
manières selon les degrés de l'échelle so-
ciale. En définitive, les loteries et les va-
leurs à lots n'ont guère été inventés que
pour le peuple, et leur succès, ainsi que
la composition essentiellement plébéienne
des attroupements que 1 on aperçoit de-
vant les banques aux jours d'émission,
prouve que le nombre des « meurt-de-
faim », dans les classes laborieuses, est
bien moindre que ne voudraient le faire
croire certains publicistes trop intéressés
à pou.sser les choses au noir.
L'instruction, comme le bien-être, élar-
git son domaine, et ce domaine, comme
on le sait, sert souvent de champ de ba-
taille. En Angleterre, il y a lutte autour
d'un bill sur l'enseignement présenté par
le ministère et adopté par la Chambre des
communes, mais que vient de modifier la
Chambre des lords. Ces amendements ont
eu pour but de rendre l'enseignement re-
ligieux plus facile dans les écoles publi-
ques. L'article 4 stipulait que, lorsque les
quatre cinquièmes des parents en feraient
la demande, les autorités locales pour-
raient autoriser les maîtres d'une école à
donner aux enfants un enseignement re-
ligieux particulier. La Chambre des lords
a décidé que cet enseignement devrait
être donné s'il était réclamé par la majo-
rilë des parents. Un autre amendement
institue, auprès de chaque école, un co-
mité de six membres, dont quatre nommés
par les parents, comité chargé d'exercer
un contrôle sur l'enseignement religieux
et sur le choix des maîtres.
Il est inutile d'insister sur les diffé-
rences fondamentales qui distinguent l'en-
seignement en Angleterre et l'enseigne-
152
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
ment en France. Comme on le voit, le
souci de respecter l'opinion des parents et
leur croyance caractérise, de l'autre côté
de la Manche, l'organisation des écoles
publiques. Et il n'est pas (luestion ici des
écoles privées, qui restent absolument li-
bres. En France, les parents ne sont con-
sultés sur rien du tout; les autorités
locales ne peuvent même choisir les maî-
tres, et l'on a fermé des milliers d'écoles
privées, en attendant de les fermer peut-
être toutes, puisque la suppression de la
liberté de l'enseignement figure dans le
programme du ministère actuel.
L'opinion anglaise marche du moins
avec l'opinion française dans la question
du Maroc. On sait qu'il y a un an, des di-
plomates des principales puissances étaient
rassemblés à Algésiras, en face de la côte
marocaine,' et. après de laborieuses confé-
rences, réglaient souverainement les des-
tinés de l'empire chérifien. Tout était
réglé... sur le papier; mais le papier, il
faut le croire, est chose inconnue aux no-
mades du désert et aux bandits de la
montagne, car, à l'heure actuelle, le dé-
sordre au Maroc est plus alarmant que
jamais. L'autorité de l'empereur, qui ne
s'exerçait en réalité que dans une sphère
a.ssez restreinte, est aujourd'hui complète-
ment débordée par les rebelles, et le gou-
vernement officiel se voit obligé de pactiser
avec ceux-ci. tandis que l'Allemagne, pour-
suivant sa politique de l'année dernière,
prête un appui moral à l'insurrection.
Ainsi les événements, nés de la nature
des choses, déjouent les combinaisons de
la diplomatie. Mais cette même nature des
choses, que l'Allemagne le veuille ou non,
donne un rôle tout tracé aux deux puis-
sances qui a voisinent immédiatement le
Maroc : la France et l'Espagne. A l'heure
où nous écrivons ces lignes, des vaisseaux
de guerre français et espagnols surveillent
les cotes marocaines, prêts à débarquer
des troupes, et l'Angleterre approuve ces
démonstrations. Notons que, pour l'Espa-
gnol, le Marocain est toujours le Maure,
c'est-à-dire l'ennemi national, héréditaire,
et que les expéditions contre l'Africain
sont bien plus populaires dans la pénin-
sule que ne l'étaient les expéditions contre
Cuba. Quant à la France, le Maroc est
pour elle le prolongement de l'Algérie, et,
vers le Sud surtout, il n'y a aucune dé-
marcation entre le désert algérien et le
désert marocain, entre lesquels les tribus,
vivant à l'état nomade, n'ont qu'une très
faible idée de la nationalité qu'elles peu-
vent avoir. Le droit de pénétrer sur le
territoire marocain fait partie, pour les
Français d'Algérie, du droit de légitime
détonse. Il faut donc s'attendre, selon toute
vraisemblance, à voir le double protec-
torat de la France et de l'Espagne s'éta-
blir prochainement sur ce coin d'Afrique
demeuré si longtemps indépendant, bien
qu'il fût le plus rapproché de l'Europe.
L'ancien monde, qui se débat dans tant
de vieilles questions, continue à recevoir,
de temps à autre, quelques leçons du
nouveau.
Dernièrement la « Fédération améri-
caine du travail » a tenu sa « convention »
annuelle à Minnéapolis, et divers rapports
y ont été présentés. L'un de ces rapports,
provenant du conseil exécutif de la Fé-
dération, s'est occupé de la question po-
litique. Il a conclu qu' « aucun parti
politique spécial ne doit être formé et
qu'aucune opinion politique ne doit être
imposée aux ouvriers syndiqiu^s ». Le rap-
port proposait toutefois de suggérer, de
temps en temps, (quelques mesures légis-
latives favorables au travail, et de chercher
à faire élire, sous des étiquettes quel-
conques, des représentants partisans de
ces mesures.
Voilà certes de l'esprit pratique, et de
l'esprit anglo-saxon. On peut rapprocher
ce fait des dernières élections municipales
de Londres où les conservateurs ont ob-
tenu, même dans des agglomérations
essentiellement ouvrières, de fortes ma-
jorités. Peu importe à l'ouvrier vraiment
anglais ou américain le panache dont .se
coiffe son député, pourvu que la législa-
tion lui soit favorable. Et, même dans ce
DE SCIENCE SOCIALE.
153
ilrriiier ordre d'idées, il se contente vo-
lontiers de résultats médiocres, mais
Mibstantiels, par crainte sans doute de
iiobtenir rien s'il demandait la lune. Sans
iliiute, on a vu l('s masses ouvrières se
livrer dernièrement aux passions politi-
ques, lors des élections municipales de
New-York, mais nul n'ignore que les
masses ouvrières, dans cette ville, sont
composées en grande partie d'Irlandais,
c'est-à-dire d'hommes de clan. De là, la
violence que revêtent les luttes électorales
dans la cité new-yorkaise et le rôle capital
joué par la fameuse Tammany. Dans les
circonstances présentes, cette puissante
organisation a été battue, comme elle l'a
été plusieurs fois déjà, la corruption de
ceux qui la représentent ayant pour effet
de rejeter les « démocrates » honnêtes du
côté des « républicains ». Plus sage que la
plèbe remuante de New-York, la conven-
tion ouvrière de Minnéapolis a compris
qu'il valait mieux profiter de toutes les
bonnes volontés, dans quelque parti
qu'elles se trouvent, que de s'atteler avec
fureur au triomphe exclusif d'un parti.
Gabriel d'Azambuja.
COURS DE SCIENCE SOCIALE
M. Paul de Rousiers a fait quatre leçons
de science sociale à l'École libre des
Sciences sociales et politiques de Lille.
En voici le programme :
Première leçon. — Définition de la
science sociale. L'existence des Lois so-
ciales et la Liberté humaine. Comment
l'activité de l'homme suppose des groupe-
ments. Nécessité de connaître les lois qui
président à ces groupements. L'observa-
tion des faits sociaux permet la recherche
de ces lois. Définition du fait social. Les
Répercussions sociales.
Deuxième leçon. — Les trois procédés
de la méthode d'observation : analyse,
comparaison, classification. Chacun de ces
procédés est déterminé, pour la science
sociale, par l'objet de cette science. —
\. Analyse. L'objet de la science sociale
conduit à faire porter l'analyse, 1" sur le
groupement familial, 2" sur la famille
ouvrière, 3" sur la famille ouvrière pros-
père. Distinction entre la prospérité har-
monique et la prospérité parasitaire. La
raison d'être de la monographie. Com
ment elle éclaire les diverses questions qui
peuvent être étudiées à la lumière de la
science sociale.
Troisième leçon. — IL Observation com-
parée. Le rôle des sociétés simples dans
la comparaison des sociétés. Les compa-
raisons entre groupements sociaux du
même ordre. — III. Classification des faits
sociaux. Comment Henri de Tourville l'a
déterminée. Le principe de la classifica-
tion. La classification et son usage dans
l'observation.
Quatrième leçon. — Les applications
diverses de la science sociale: la con-
naissance et le classement des sociétés ; la
connaissance et le classement des di-
verses catégories de faits sociaux; la
science du groupement; la science de la
vie.
APPRECIATIONS DE LA PRESSE
On a publié un certain nombre d'articles
sur Yllistoire de la formation particula-
riste d'Henri de Tourville. Nous en déta-
chons quelques extraits :
De M. Paul Marion, dans la République
française :
■• Voici encore quelques « miscellanées »,
et tout d'abord un recueil posthume qui fait
quelque bruit.
•■ M. Henri de Tourvilli', un sociologue de
valeur, étant mort, en effet, sans avoir eu le
temps de rassembler les leçons qu'il avait pro-
fessées dernièrement à la Science sociale sur
la formation des grands peuples actuels, une
main pieuse a recueilli ces leçons et voici un
(les ouvrages les plus curieux et les plus ins-
tructifs qu'on ait publiés depuis longtemps
sur la nature du monde moderne et sur ce
qui le sépare profondément de l'antiquiti'.
" M. de Tourville croyait que la nature du
sol a eu une influence considérable sur l'or-
ganisation des races qui l'habitaient, et que
les sols différents ont engendré des organi-
.sations différentes. A i"appui de son dire, il
nous montro les transformations sulues par
le type social Scandinave et saxon.
loi
BULLETLN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE
« La famille Scandinave, pastorale à Tori-
gine, est devenue particulai'iste par suite de
la nature des lieux où elle séjournait : la
barque et les engins de pèche sont en efïet
dos instruments individuels. Les Germains de
la plaine saxonne vécurent donc dés lors en
famille particulariste tandis que les Germains
de la plaine baltique continuaient à vivre en
famille patriarcale.
« Dans la < irande-Bretagne, les Saxons arri-
vèrent petit à petit à supplanter, à annihiler
toutes les races précédentes, à dominer no-
tamment les Normands vainqueurs, en accen-
tuant de plus en plus leur iiarticularisme, en
j)ratiquant le gouvernement ■■ libre •> et <■ égal»,
en laissant aux peuples conquis le droit de se
gouverner eux-mêmes conformément à leurs
goûts ou à leurs traditions.
■• Dans l'Europe centrale, au contraire, le
particularisme des Francs s"est bien manifesté
par l'enfantement de la Commune. Mais la
Monarchie, qui n'était autre, en somme, que
la « caisse publique », a Uni par y triompher
de la Féodalité qui était le particularisme,
étant le domaine agricole. La Révolution n'a
donc fait, en dépit des apparences, que con-
tinuer la Monarchie et la France est devenue
(le moins en moins particulariste. L'Alle-
magne, qui est maintenant la dernière grande
monarchie européenne, a suivi la même évo-
lution, avec i)lus de violence encore, peut-on
dire, puisque la communauté y a complète-
ment anéanti les éléments particularistes.
« La conclusion de M. Henri de Tourville
est que le contraire eût été à souhaiter pour
nous et qu'il eût mieux valu voir triompher
le particularisme, l'individualisme, en France
comme en Angleterre, comme aux États-Unis
surtout dont il a fait la grandeur et assuré la
prospérité. »
Du Journal des Débats :
« F'armi les continuateurs de la profonde
pensée de Fr. Le Play, Henri de Tourville
fut, comme on le sait, le chef de l'école très
vivante et très féconde, qui se i-éclame de
la Science sociale. Doué d'un esprit singu-
lièrement pénétrant et puissamment métho-
dique, il tira, de son analyse des faits so-
ciaux, une échelle de nomenclature qui fut
l'instrument de recherche de ses élèves. Jlais
si son iniluence sur eux fut considérable et
constitua vraiment le ressort et le lien de la
nouvelle (>cole, il voulut rester modestement
dans l'arrière-plan, à l'écart du grand public,
qui le connut fort peu. Il n'aAait rien publié,
ou presque rien, lorsque la revue la Science
sociale fit paraître une longue série d'articles
historiques qui ne s'achevèrent qu'à la veille
de sa mort.
" C'était cette Histoire de la formation par-
ticulariste, qui résume en des pages d'une
netteté saisissante et d'une forte originalité
les conclusions de sa doctrine. C'est là de
l'histoii-e vue de haut et par ses cotés pro-
fonds, dans .sa logique interne et son cours
souterrain. C'est l'enchaînement des in.stitu-
tions, des formes de travail et de vie sociale,
des réactions mutuelles des unes sur les au-
tres, c'est-à-dire de ce qui fait la réalité la
plus fondamentale de l'histoire humaine. A
cet égard, et par les conclusions politiques
qui en découlent avec une clarté souveraine,
rien n'e.st plus intéressant que ce volume ma-
gistral. — M. Ms.
Le Bulletin critique, .sous la signature
de M. L. de Lacger, a publié un long ar-
tirle, dont nous détachons l'extrait .sui-
vant :
« Les disciples de l'école de la Science so-
ciale .savent que la théorie et l'histoire de la
formation particulaiiste forment le noyau de
leur doctrine. 11 était réservé à leur maître
vénéré de l'exposer, de la prouver, de la pré-
senter au public. C'était sa besogne. Ce fut
presque la seule, si l'on excepte quel(|ues arti-
cles de circonstance et une description suc-
cincte de la •■ Xomenclatui-e sociale ».
" JL Demolins a vulgarisé les notions fon-
damentales de la « Science ». Depuis la rajjidi'
ilifl'usion de ses écrits, le public sait ce qu'on
doit entendi-e par la formation communau-
taire et la formation particulariste, par la
famille patriarcale et la famille instable. L'///.».-
toi)'e de la formation partiadoriste procède de
la même inspiration que : .4 quoi lient la su-
périorité des Anijlo-Saxons? On se souvient
même que l'auteur de ce livre si souvent lu
et discuté faisait modestement remonter à
son vénérable ami la paternité de ses concep-
tions et la direction de ses études.
" Ce livre n'est rien moins qu'une philosophie
de l'hi.stoii-e. Il se rattache à la grande tra
dition des Montesquieu, des Tbcqueville, des
Fustel, si souvent cités. En un temps où seuls,
dit-on, les orateurs et les philosophes ont le
courage de s<^ faire des idées générales, il faut
peut-ètri' savoir gré à un historien de profes-
sion, ayant subi la forte discipline de l'École
des Chartes, de s'être appliqué, sa vie durant,
à chercher le ressort du progrès humain à tra-
vers les siècles, et de l'avoir montré agissant
dans le même sens à toutes les (époques.
Quel que soit la noblesse et la liardiesse de
l'idée, les esjirits resteront toujours partagés
de sentiments en face de l'œuvre...
" Pour les uns — et c'étaient les maîtres et
les disciples fidèles, — la doctrine de la Science
social était une parole de salut. Hors de
FÉglise catholique point de salut individuel,
disait-on. On ajoutait : Hors de la formation
particulariste, point de salut social. On avait
hérité de la foi de Le Play, bien qu'on eût
changé quelques articles importants à soli
Credo. On se tenait groupé autour du nouveau
HE SCIENCE SOCIALE.
155
patriarclio. Ou venait k* troiivor dans sa re-
traite (lu Pays d'Auiro. Il jouissait d'un im-
mense presti.iie de directeur intellectuel, de
penseur profond de ])romoteur (rentreprises.
On n'oubliera jamais que ce maître eut pour
disciples, outre M. D(!molins, M. Paul des Kou-
siors, M. Paul Bureau. »
Les conclusions de M. de Lacger sont
assez imprévues et contradictoires.
■■ J'ose penser, dit-il, que c'est un livre dan-
jiereux (!!) parce que, éniaillé de paradoxes,
ouvrant de séduisantes perspectives, ri''V('lant
des lumières qui sont trop souvent des f(>ux
follets, il peut entraîner les jeunes intelligen-
ces, avides de solutions simples, loin des vraies
iiK'tliodes d'investigation. Cependant il est
l'iiiinemment suggestif, et les historiens de
profession ne peuvent ignorer cette pliiloso-
piiie de l'évolution humaine. Les hommes
d'action, amoureux d'une direction ferme et
claire, en peuvent fain^ leur livre de chevet.
C'est l'évangile de la vie autonome, pm-son-
nelle, consciente, libre et entreprenante, dite
vie anglo-saxonne. ■•
Les étranges contradictions qui éclatent
dans cette conclusion viennent de ce que
Tatiteur parle de la science sociale sans
en avoir la moindre idée. Il ignore que
cette étude repose sur ttn ensemble d'ob-
servations des types sociaux actuellement
vivants ([ui permettent d'expliquer les faits
du passé.
Le Figaro analyse, en ces ternies, notre
dernier fascicule sur le Socialisme. L'ar-
ticle est intitulé : « Les hommes de progrès ».
« Ce sont des personnages orgueilleux : ils
se considèrent comme les prophètes du bel
avenir. Quel avenir? — Le socialisme.
■< Ils se sont mis en tète que rhumanité
marche vers le socialisme universel. Qui en
douterait n'exciterait que leur mépris et se
verrait par eux classer au nombre de ces vieux
•' réacteurs ■■ dont l'onivre est aussi abomi-
nable que vaine.
" Un Fourier. un Karl ;Marx. un Guesde —
je ne parle pas de M. .Jaurès : il fait, lui, de
la politique — bâtissent la cité de leurs rêves.
Ils la bâtissent avec leurs rêves et l'installent
dans l'avenir. On leur dit que ce sont des
rêves... Ils n'en continuent pas moins à pro-
phétiser; et. comme leurs rêves sont une
grande vanité, ils sont, eux. les prophètes de
rien du tout, le plus souvent.
« Mais ne sont-ils pas encore les éloquents
prophètes... du passé ?
« Fâcheuse aventure, si ce qu'ils annoncent
comme l'avenir admirable de l'humanité n'é-
tait que l'organisation rudimentaire de l'hu-
maniti' primitive !...
■< M. Paul Descamps a pos(', dans la Science
■ ociafe, la question de savoir si, décidément,
l'humanité ■■ évolue vers le socialisme ». En-
suite, il n'a pas étudié le socialisme en criti-
que ni en philosoplie : mais il l'a traité comme
un fait historique.
<• Eh! bien, il résulte de son étude que le
socialisme est une vieille histoire, qu'il a au-
trefois dominé presque partout, et puis qu'il
a disparu presque partout, et enfin que ce
qu'il en reste par-ci par-là décline, de no?
jours, décline très rapidement.
« Communisme, collectivisme et monopo-
lisme, telles sont les trois sortes de socialisme
que M. Descamps distingue ; et les divers sys-
tèmes de nos pires énergumènes ou de nos
plus doux théoriciens entrent tous en quel-
qu'une de ces catégories.
« Or, en fait de monopolisme, nous avons
les colonies australiennes et, par exemple, les
ghildespoldériennes de la Flandre. En fait de
collectivisme, citons les cultivateurs-jardiniers
de la Chine ou de la Kabjlie, les pécheurs
polynésiens, les cha.sseurs sioux, le mir russe
et, en fait de collectivisme d'État, le milita-
risme de Sparte et le fonctionnarisme des
Pharaons- égyptiens. En fait de communisme,
saluons des Touareg, des Thibétains, des Pa-
])Ouas, des Tasmaniens, des Fuégiens, des
Esquimaux, des Chiquitos, des Dayaks, des
Natchez, des Iroqnois, des Hurons et des Tè-
tes-Plat es...
« Voilà, en quelques mots, le bilan du so-
cialisme réalisé. Voyons un peu la réussite :
« 1" Les .sociétés communistes :
" En général, elles ne s'adonnent qu'aux
travaux de simple récolte. Il faut excepter jles
Slaves, les Incas et les Glissions du Paraguay,
qui se sont élevés aux travaux d'extraction et
de fabrication, mais dans les conditions res-
trictives suivantes : ils ne s'adaptent qu'à la
culture extensive et intégrale, et se dissolvent
devant la culture intensive commercialisée...
« Bref, les sociétés communistes sont bor-
nées « à la petite fabrication manuelle, simple
et routinière ». Elles ne résistent « ni au tra-
vail intense et progressif, ni au commerce »,
Et c'est au point que nous autres, les pires
réacteurs et les fervents de l'obscurantisme,
nous allons commencer à nous éprendre de
ces sociétés-là!... Chers Incas et Missions du
Paraguay, combinaisons d'hier ou d'avant-
hier, nous allons, en dépit de ses mUle incon-
vénients, avoir du goût pour votre commu-
nisme s'il est vraiment désuet tant que ça !...
« i" Les sociétés collectivistes :
« Nous les voyons aptes à un travail plus
intense... mais ce travail reste essentiellement
routinier. Elles ne s'adaptent qu'à la petite
culture intensive, où chacun consomme ses
pi'opres produits, vend le surplus pour arron-
dir le domaine ou i>a3'er les impôts, et achète
pou...
156
BULLETIN DE LA SOCIETE INTERNATIONALE DE SCIENCE SOCIALE.
.. C'est encore bien médiocre. Un peu mieux
déjà, cependant, que les sociétés communis-
tes. Pourquoi? — Parce que « le lien com-
munautaire est ici plus lâche »... Mais encore
b-en mi'diocre tout de même, parce que le
lien communautaire n'est pas encore assez
lâche.
« D'ailleurs, ces sociétés collectivistes se dis-
solvent par l'action du grand commerce in-
ternational. Industrielles, elles disparaissent
devant le machinisme.
<. o" Les sociétés monopolistes... (Je dis
« monopolistes » avec regret ; le langage des
sociologues, je n'y peu.x rien.) Eh ! bien, dans
les sociétés monopolistes, le lien counuunau-
taire est encore un peu plus lâche <iue dans
les .sociétés collectivistes. Elles sont, par suite,
un ])eu meilleures. Elles sont capables d'un
travail « plus intense et plus progressif ..
Bravo! Seulement, <■ elles ne s'adaptent qu'à
un machinisme rudimentaire et disparais-
sent devant le grand commerce internatio-
nal ». En fait de grand commerce, elles ont
celui que l'on obtient au moyen de ce stra-
tagème : la moDopoli-sation des routes. « Pro-
cédé rétrograde!... »
« De sorte que, communiste, collectiviste
ou simplement monopoliste, le socialisme
nous apparaît comme dépourvu de'tout ave-
nir. Le grand commerce international, le
machinisme, voilà son ennemi. Et des enne-
mis (lorissants !...
" Le socialisme est une vieille chose, péri-
mée, et non point une utopie, un programme
de l'avenir.
« On voit durer encore (pielques groupe-
ment.s communistes. 11 faut, pour durer, qu'ils
se suffisent à eux-mêmes et n'entrent seule-
ment pas en concurrence les uns avec les
autres. Ainsi leur survivance n'est po.ssible
qu'en des pays de population rare et de com-
munications difficiles.
•■ On ^■oit durer des groupements collecti-
vistes. Ils ne supportent pas la concurrence
de races moins communautaires. Ils ne sont
possibles qu'en des pays qui n'ont guère ou
qui n'ont pas de rapports avec l'étranger.
« On voit durer des groujjements monopo-
listes... lis ne durent, les malheureux et les
fragiles, qu'à la faveur des protections, pri- ,
mes et monopoles, fout un système compliqué
de défense. Ils ne vivent que dans du coton,
dans la couveuse ; au premier courant d'air,
un rhume, et bonsoir !
•< Bref, l'étude des sociétés communautaires ■
démontre que toute leur faible.sse leur vient
d'être communautaires. Elles ne subsistent
qu'à la difficile condition d'éviter toute con-
currence avec des sociétés moins communau-
taires qu'elles. Autant dire qu'elles sont, de
ce fait, condamnées.
« La « rac(^ inféi'ieure •> et la race « lajjlus
communautaire », c'est tout un. Peaux-Hou-
ges, .\ustraliens et Maoris dispai'aissent de-
vant les Anglo-Saxons. Les indigènes de l'A-
mérique du Sud sont dominés par les Espa-
gnols, les Vaïcyas hindous par les castes
aryennes, les Egyptiens par les Anglais, les
nègres par les Européens.
■' Dans les sociétés occidentales, où s'élève
le niveau de la race. « il y a un nombre de
plus en plus grand de propriétaires ». Les
grosses entreprises ne sont pas la propriéti'
d'un seul individu, mais d'un grand nombre
d'actionnaires. « IJéioliillon cconumirjuf se fait
donc en senu inveri<e de celle i/ii'a prédite Karl
Marx. •■
-' Communisme, collectivisme et rnonopo-
lisme ne sont pas des chimères, ne sont pas
de beaux rêves de députés d'avant-gard<>. Les
difïéri'ntes sortes de socialisme ont toujours
été réalisées par des peuplades primitives ; v\
il n'en est pas de si niaise que des nègres de
jadis ne l'aient pour un temps adoptée.
» Nos socialistes voudraient bien se donnei-
les gants — si l'on peut dire — de grands rê-
veurs. Ils sont des archéologues ignorants. »
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
Activités sociales, par Max Turmann
Victor Lecoffre, Paris.
^I. iMax Turmann est un des auteurs les
plus en vue parmi ceux qui servent d'in-
terprètes à l'école de la « démocratie
chrétienne i>. Son livre, comme les pré-
cédents, est plein de faits, et nous tient
au courant d'un bon nombre de créations
intéressantes, tant en France qu"à l'étran-
ger. M Turmann est un travailleur qui
se documente de toutes parts. Qu'il s'a-
gis.se des émigrants italiens, des jour-
naliers belges, du Volksverein allemand,
ou des œuvres françaises, il est toujours
prêt à verser au débat une foule de ren-
seignements, dont plusieurs pourront être
précieux au lecteur, quelle que soit l'opi-
nion de ce dernier.
Les lignes suivantes, empruntées à la
préface, donnent une idée du but pour-
suivi par M. Turmann :
« Nous assistons à une lente, mais in-
vincible évolution vers une organisation
plus démocratique de la société... Nous
souliaitons, pour notre part, qu'un nom-
bre chaque jour croissant de catholiques
français acceptent de franche humeur ce
mouvement qui emporte les générations
présentes vers plus de justice et de fra-
ternité. Non seulement qu'ils l'acceptent,
mais ([u'ils y coopèrent de toutes leurs
forces, en prenant place dans les groupe-
ments et les organisations économiques
qui n'exigent de leurs adhérents aucun
reniement de leurs croyances religieuses. »
Nous apprenons, au moment où nous
parcourons ce livre substantiel, que le
talent de l'auteur vient de le faire appeler
à une chaire de l' université de Fribourg.
Qu'on discute ou non ses idées — et plu-
sieurs nous ont paru discutables — ce
choix est considéré, par tous ceux qui
connaissent l'auteur d'Aclivités sociales,
comme une juste récompense de son « ac-
tivité » personnelle et de ses courageux
labeurs. G. d'A.
Examen critique des gouvernements
représentatifs dans la société mo-
derne, par Tapaiîelli d'Azeglio, traduit
(le l'italien, 4 volumes in-8", P. Lethiel-
leux; Paris.
Taparelli d'Azeglio, qui écrivait au mi-
lieu du xix" siècle, traite, dans cette ou-
vrage, les questions suivantes :
Tome I. — Unité sociale. — Suffrage
universel. — Origine du pouvoir. — Éman-
cipation des peuples adultes...
Tome II. — Liberté. — Liberté de la
Presse. — Liberté de l'enseignement. —
Naturalisme. — Félicité sociale. — Divi-
sion des pouvoirs.
Tome III. — Application des principes.
— La nation modernisée. — La législa-
ture. — Le pouvoir exécutif. — La Patrie.
— L'État.
Tome IV. — Administration, ou économie
pratique. — Force armée. — Pouvoir judi-
ciaire. — Epilogue. — Examen d'un opus-
cule de Montalembert.
Cet ouvrage est formé d'une série d'arti-
cles que Taparelli a écrits pour la Civilta
cattolica... Les chapitres, les paragraphes,
etc., sont des dissertations plus ou moins
développées qui ressemblent, pour le mode
de composition, aux travaux de nos gran-
des revues françaises.
L'auteur se place à un point de vue pro-
prement philosophique et en dehors de la
méthode d'observation.
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réseau sera calculée sans tenir compte des dimanches et jours de fête qui pourraient être
compris, tant dans la durée de validité primitive des billets que dans les périodes de prolongation
supplémentaire accordées moyennant paiement d'une surtaxe, pour chaque prolongation, de 10 0/0
du pris du billet.
Exemple :
Pour un billet d'aller et retour de Paris-Quai-d'Orsay à Agen (fi55 kilomètres), dont la validité
normale est de y jours, pris le mardi 11 décembre 1?06, le délai d'expiration de cette validité se
trouvera reporté au 20 décembre inclus, au lieu du 19 inclus comme autrefois, le dimanche 16 dé-
cembre ne comptant pas.
Pour la 1" prolongation de ce même billet (5 jours), le délai d'expiration se trouvera reporté
au 27 décembre inclus au lieu du 24 décembre inclus, le dimanche 23 et le mirdi 25 (jour de Noël),
ne comptant pas.
Enfin, pour la 2" prolongation (5 jours), le délai d'expiration du billet se trouvera reporté
au 3 janvier inclus, au lieu du 2'J décembre, le dimanche 30 et le mardi 1" janvier n'étant pas comptés.
BIBLIOTHEQUE DE LA SCIENCE SOCIALE
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE
M. EDMOND DEMOIilNS
L'ÉCOLE MODERNE
I. Le Développement physique par l'École, par G. Clerc, capi-
taine d'artillerie. —II. L'Éducation anglaise, par M"^*^ HuciH Bell. —
III. Un Essai récent d'enseignement populaire, par A. PeriNOTTE.
PARIS
BUREAUX DE LA SCIENCE SOCIALE
56, RUE JACOB, 56
1906
SOMMAIRE
I. — Le Développement physique par l'École. — L'Ecole déprime la vace.
Comment elle peut la relever, \k\v Q, Clerc, capitaine d'artillerie. !'. '.)!).
Lettre ouverte, adressée à MM. les ministres de l'Instruction publique
et de la Guerre. P. 119.
Réponse à quelques objections. V. 124.
Une initiative parlementaire. V. 128.
II. — L'Éducation anglaise; son esprit et son but, par M"" Hugh Bell.
P. 13(1.
III. — Un Essai récent d'enseignement populaire, pu A. Pernotte.
P. 155.
LE
DÉVELOPPEMENT PHYSIQUE
PAH L'ÉCOLE
L'ÉCOLE DÉPRIME LA RACE. — COMMENT ELLE PEUT
LA RELEVER
1
Cette question préoccupe actuellement un grand nombre de
pères de famille. Depuis plusieurs années, elle est à l'ordre du
jour et l'on cherche la solution de ce double problème : donner
aux enfants une instnœtion qui soit en rapport avec les néces-
sités de la vie sociale actuelle et ne pas nuire à leur santé.
Des congrès se sont réunis, des commissions ont été insti-
tuées: des livres fort remarquables ont été écrits, parmi les-
quels je veux citer dès maintenant ceux de M. Demolins^, du
ly de Fleury', du D' Mosso-^ et du D'' Lagrange ', auxquels nous
aurons souvent à nous reporter au cours de cette étude; des
hygiénistes éminents ont fait des efforts pour introduire un peu
de salubrité dans nos écoles.
Malgré toutes ces bonnes volontés réunies, il est facile de
constater que nous en sommes encore à la période des vœux,
des vœux platoniques, hélas!
1. .1 quoi tient lu XV périorilc (les Anglo-Saxons; L'Éducation nouvelle.
2. Le corps et l'âme de l'enfant; Nos enfants au collège.
A. L'éducation physique de la jeunesse, par le D' A. Mosso, professeur à l'Cniver-
sité lie Turin.
i. La physiologie des e.rercices du corps, par le D' Lagrange.
— 3 -
10;) l'école moderne.
L'implacable nécessité, pour la plupart des jeunes licns, de
subir avec succès, à une époque déterminée, un examen, rend
illusoires tous les progrès'. Si l'on recommande à un père de
faire faire à son fils, âg-é de douze à seize ans, de grandes
promenades à la campagne, de lui laisser tous les jours plu-
sieurs heures de liberté pour jouer et courir, il répondra
presque invariablement : « .le le voudrais bien, mais il ne peut
pourtant pas manquer la classe et négliger ses devoirs; il
échouerait certainement à Texamen ». En effet, il est impos-
sible de préparer les examens actuels, que ce soit celui du
simple baccalauréat, ou celui d'une école, sans négliger les
exercices physiques. On aura beau mettre des agrès dans les
cours des lycés, les élèves (les meilleurs) aimeront mieux re-
passer un théorème de géométrie que de s'y exercer; les leçons
de gymnastique seront considérées par eux comme du temps
perdu, et ils auront malheureusement raison : les programmes
sont trop chargés.
A cela beaucoup répondent : «. Il faut bien augmenter cons-
tamment la difficulté des examens, puisque le nombre des can-
didats devient de plus en plus grand; ce n'est que par le déve-
loppement de l'aridité des épreuves qu'on limite l'accroissement
de ce nombre et qu'on parvient à différencier les candidats ».
Il semble donc ({ue le mal dont nous souffrons soit incu-
rable, qu'il doive même aller s'aggravant, puisque le nombre
des jeunes gens, faisant leurs études secondaires et visant par
conséquent un examen comme premier objectif, augmente
malgré tout.
Eh bien! puisque l'on cherche à rendre les examens toujours
plus difficiles, puisque c'est une nécessité, pourquoi n'y intro-
duit-on pas des épreuves physiques?
On l'a fait pour l'entrée à Saint-Cyr, mais d'une façon insi-
gnifiante. On exige, pour l'admission à cette école, de l'équita-
tion et de l'escrime. Combien peu de jeunes gens sont dans
une situation leur permettant de pratiquer sérieusement le
1. Voir De l'éducation intellectuelle, morale et physique, par Herbert Spencer.
I.E nÉVELOPPEMKNT PHYSIQUE PAR l'ÉI.OLE. 101
cheval. A part quelques fils d'officiers supérieurs ou de familles
très riches, à part quelques élèves des lycées qui se trouvent
dans une ville de garnison de cavalerie, les autres doivent se
contenter d'une leçon hebdomadaire prise dans un manège
civil. Si Ton attribuait un coefficient sérieux à l'équitation, on fa-
voriserait d'une façon exagérée une infime minorité de candi-
dats au détriment des autres.
Or ce n'est pas une lec^-on d'équitation par semaine, prise pen-
dant une ou deux années, qui peut exercer une influence sérieuse
sur le développement d'un jeune homme. Il en est à peu près de
même de l'escrime, moins onéreuse que l'équitation, mais qui
demande néanmoins à être pratiquée avec un maître conscien-
cieux. Équitation et escrime sont d'ailleurs très mal enseignées
en général; les jeunes gens arrivent presque tous à Técole avec
des positions défectueuses à cheval et sur la planche, et la pre-
mière chose que les instructeurs militaires ont à faire est de dé-
truire ce que leurs prédécesseurs ont édifié. Il y aurait donc
avantage à supprimer ces épreuves de l'examen d'admission à
Saint-Cyr, où elles figurent d'ailleurs avec le coefficient dérisoire
de 20 sur 2i0. Nos futurs officiers apprendraient l'équitation et
l'escrime à l'école, en même temps que les autres parties de
l'art militaire.
Par quoi peut-on les remplacer dans cet examen spécial?
quelles seront les épreuves physiques des autres examens?
La réponse se déduira de ce que nous demandons, à savoir
que nos fils grandissent, en devenant forts et agiles.
Introduisons ces trois conditions dans l'examen et nous au-
rons un coefficient pour la taille, un autre pour la force et un
troisième pour Y agilité.
Donnons à la somme de ces trois coefficients une valeur
proportionnelle à l'importance même que nous voulons donner
au développement physique, importance qui variera avec la
carrière à laquelle le candidat se destine, mais qui ne sera
jamais nulle.
Par exemple, pour le baccalauréat, épreiiveque subit le jeune
102 l'école modehne.
homme au moment où il est à peine formé, au moment jus-
que auquel il est essentiel qu'il n'ait pas été déformé, le coeffi-
cient total des exercices physiques serait tout simplement égal
à la somme des coefficients des autres matières. Ainsi, jusqu'à
seize ou dix-sept ans, nos enfants seraient contraints de faire
beaucoup d'exercices physiques sous peine d'échouer à l'un
des examens les plus faciles.
A partir de cet âge, les études sérieuses commencent, le dan-
ger de l'étiolement diminue et l'on peut abaisser le coefficient
physique.
Afin de fixer les idées, prenons quelques exemples :
Pour l'Ecole polytechnique, le coefficient physique serait le
quart de la somme des autres coefficients. Il en serait le cin-
quième pour l'École normale supérieure; le tiers, pour Saint-
Cyr; le quart, pour les doctorats, etc. Dans tous les examens
dépendant de l'État, depuis les plus simples jusqu'aux plus
difficiles, subis avant l'âge de trente-cinq ans, ou même de
quarante ans, qu'ils eussent pour but de recruter des profes-
seurs, des employés de ministère ou des ofticiers, dans tous
les examens, il y aurait des épreuves physiques.
Bien entendu, il ne faudrait pas, du jour au lendemain,
adopter des coefficients égaux à ceux que j'ai donnés plus haut;
ce serait une révolution et il serait à craindre que la réaction
ne fût égale à l'action. On échelonnerait, au contraire, cette
évolution sur sept ou huit années, de façon que, seuls, les en-
fants commençant leurs classes au moment même de sa mise
en train fussent certains d'en subir le plein effet. La première
année, le coefficient physique serait le septième, ou le huitième
du coefficient définitif, de façon à ne pas apporter un trop
grand trouble parmi les candidats à la veille de passer leurs
examens, et, tous les ans, on l'augmenterait, pour n'arriver
qu'au bout de sept ou huit années au coefficient voulu.
LE DÉVELOJ'PEMENT PHYSIQUE PAR l'ÉCOLE. i03
II
Quel changement cela apporterait dans nos mœurs!
Un proviseur, un professeur pourraient faire « faire de l'hy-
giène » à leurs élèves sans nuire à leur propre avancement. Je
mets intentionnellement mon idée sous cette forme paradoxale,
et je m'explique.
Un fonctionnaire de l'Université est actuellement noté d'après
les succès que ses élèves remportent aux examens; les bonnes
places, l'avancement sont pour ceux qui ont un « grand pour
cent ». C'est assez logique, puisqu'en somme le professeur
est là pour enseigner certaines matières, et les succès de ses
élèves prouvent qu'il les enseigne bien; tous ses efforts ten-
dent donc à obtenir ce résultat, et tout ce qui retarde les
progrès de ses élèves lui fait du tort, à lui personnellement.
Il est donc naturel que, quelles que soient leurs idées, provi-
seurs et professeurs ne poussent pas leurs élèves dans la voie
des exercices physiques, et même qu'ils considèrent ces exer-
cices comme des ennemis : on ne peut pas leur demander de
sacrifier leur position à leurs opinions.
J'ai connu le principal d'un collège de province qui était
absolument clans les idées modernes, qui avait introduit les
sports dans so n établissement, qui avait même loué en dehors
de la ville un beau terrain de jeu où il envoyait régulièrement
ses élèves. A près deux années d'expérience, il a du y renoncer,
et il en était désolé, car il sentait qu'il avait rendu service
aux familles ; mais ses élèves étaient trop distraits de leurs
études, et les succès diminuaient ; cet homme, qui était arrivé
à la tète de son collège avec l'intention d'y apporter de saines
réformes, se voyait, au bout de deux ans, obligé de renoncer
à ce qui lui tenait tant au cœur, et il retombait dans la rou-
tine pour ne pas se nuire à lui-même.
Il en résulte que les perfectionnements demandés pour l'hy-
giène de nos enfants restent en France à l'état de théorie.
104 LEGOLE 3I0DER.\E.
M. Demolins nous cite comme modèles ces professeurs an-
glais qui jouent avec leurs élèves. Il a parfaitement raison et
nous voudrions tous voir les professeurs français entrer dans
cette voie. Mais si les Anglais agissent ainsi, si cela est entré
dans leurs mœurs, c'est précisément parce que leur intérêt
l'exige. Une école anglaise est une entreprise commerciale ; il
faut donc que la maison ait des clients. Or son directeur sait
bien que les parents anglais se préoccupent avant tout de la
santé de leurs enfants, qu'ils suivent leur développement phy-
sique plus que leur développement intellectuel, qu'ils s'intéres-
sent à leurs succès dans les matchs. Dès lors, l'intérêt par-
ticulier l'exigeant, on voit les maîtres lui obéir et entraîner
eux-mêmes leurs élèves.
Qu'en France les directeurs d'institutions et les professeurs
sachent que leurs élèves ne peuvent avoir de succès et qu'eux,
par suite, ne peuvent avoir de l'avancement qu'en développant
à la fois le corps et le cerveau des enfants, et. dès lors, ils
changeront bien volontiers leur manière d'instruire ; nous les
verrons entraîner nos fils, tout comme le font les professeurs
anglais : l'intérêt particulier est bien plus puissant que toutes
les prescriptions des comités savants.
Les parents eux-mêmes se transformeront. Il faut bien recon-
naître qu'ils ont leur part de culpabilité dans la situation ac-
tuelle. La plupart se contentent de regarder les notes de leurs
enfants, en latin, ou en mathématiques. Tant qu'ils ne sont pas
malades d'une maladie cataloguée, on ne s'occupe guère de leur
santé.
M. le docteur de Fleury cite quelques exemples de parents
qui étaient assez bien avisés pour consulter un docteur, lorsque
leur enfant ne travaillait pas bien ou paraissait fatigué ; mais
ce sont des exceptions. Pour un père qui agit ainsi, combien
se contentent de dire : « Il est dans une mauvaise période, il
ne fait pas grand'chose en ce moment » : ou bien 1 «il ne grandit
pas, mais il se rattrapera plus tard ». On entend même : « Qu'il
passe son examen, après quoi nous lui donnerons du grand air
pour le remettre ! >;
— 8 —
LE DÉVELOPPEMENT PHYSIQUE PAR l'ÉCOLE. 105
Si ces mêmes parents, qui sont souvent remplis pour leurs
enfants de sollicitude, mais d'une sollicitude maladroite,
savaient que leur fils n'arriverait à rien s'il n'était pas sain,
robuste et l)ien constitué, ils seraient moins optimistes. Si l'en-
fant ne grandissait pas, s'il ne se fortifiait pas, ils n'hésiteraient
pas à en rechercher les causes et à s'adressera un médecin.
Nous aurions ainsi substitué l'initiative privée à l'indifférence
administrative , nous aurions donné à l'évolution une forme
particulariste tout opposée à la forme communautaire qu'elle
revêt actuellement sans succès.
On ne verrait peut-être plus ce que j'ai vu de mes yeux,
dans un lycée de province : la classe des tout petits, de ceux
qui apprennent l'a b c, était sombre et mal aérée; elle re-
cevait la lumière et l'air d'une petite cour humide; mais, sur
la porte, il y avait une pancarte : « Ne crachez pas par terre ».
Toutes nos mesures d'hygiène sont résumées dans cette histoire
véridique. Un comité de savants avait déclaré qu'il fallait
éviter de souiller les parquets pour empêcher la propagation
de la tuberculose ; d'où, probablement, une circulaire venue
d'en haut, d'où la pancarte, et tout s'arrêtait là.
Si ces mêmes enfants avaient la perspective d'échouer plus
tard à leurs examens pour avoir manqué, au début de leurs
études, d'air et de lumière, le proviseur aurait certainement
agi d'une manière plus efficace; il aurait fait savoir en haut
lieu, d'où lui venait la circulaire, qu'il était dans l'impossi-
bilité de combattre sérieusement la tuberculose avec une ins -
lallation aussi défectueuse; il aurait plutôt sacrifié la salle
d'honneur qui ne sert à personne; en tout cas, il ne se serait
pas contenté de mettre une pancarte à la porte d'une classe
dont les élèves ne savaient même pas lire.
Que peuvent donner, dans de pareilles conditions, les cours
d'hygiène demandés par M. le D' de Fleury ?
On ferait un cours sur la nécessité d'avoir des chambres
aérées, de ne fermer les fenêtres qu'en cas de froid sérieux et
à la condition de les ouvrir souvent, de laisser le soleil pé-
nétrer librement dans de grandes pièces prenant le jour
106 l'école moderne.
et l'air par des jardins, ou au moins par de grandes cours.
Où dirait-on toutes ces belles choses? Dans une salle petite,
sombre, fermée et chauiïée. Un pareil enseignement pourrait-il
porter des fruits?
Que l'on ne fasse pas de cours, il y en a déjà assez en France;
mais que les fenêtres des classes soient ouvertes chaque fois
que le temps le permet; que, si on a dû les fermer à cause du
froid et de la pluie, le professeur suspende son cours vers le
milieu de sa durée, en disant à ses élèves : « Cinq minutes de re-
pos; remuez-vous, allez courir pendant que je vais aérer cette
chambre dont lair nest plus très bon ». Que l'on ne fasse jamais
une classe, ou une étude, d'une pièce qui ne prend pas jour,
air et soleil par un parc, un jardin, une grande avenue, ou une
grande cour. Au bout de quelques années de ce régime, les
élèves auront la pratique de l'hygiène, qui vaut mieux que la
théorie, et je crois qu'ils se trouveront mieux de respirer du
bon air que d'en entendre parler.
III
Voyons maintenant quelles pourraient être les épreuves phy-
siques. Pour cela, reprenons les trois termes de notre propo-
sition : taille, force, agilité.
On admet, en général, qu'une bonne taille moyenne est celle
qui est comprise entre ^",70 et 1",75. On donnerait 12 aux
candidats ayant 1™,72 et l'on ferait varier cette note d'un
point par centimètre, de façon à donner 0 à ceux qui auraient
1™,60 et au-dessous, et 20 à ceux qui atteindraient, ou dépasse-
raient, 1"\80.
Mais, objectera-t-on, la taille d'un homme dépend de celle
de ses ancêtres; si ceux-ci étaient tous petits, est-ce sa faute s'il
est petit, lui aussi?
Non certes, mais son cerveau subit aussi les lois de l'atavisme;
si ses ascendants étaient tous inintelligents, est-ce sa faute .s'il
est borné, lui aussi?
— 10 —
LE DÉVELOPPEMENT l'IlYSIQLE PAR l'ÉCOLE. 10"
Puisque nous voulons que la sélection, ce grand moyen de la
transformation et de l'amélioration des races, s'opère doréna-
vant, non plus seulement sur l'intelligence, mais aussi sur le
corps, il faut bien admettre que, dans la lutte pour l'existence
telle que nous la créerons chez nous et telle qu'elle existe déjà
à notre détriment entre nations ditférentes, les qualités physi-
ques et les qualités intellectuelles natives et développées toutes
deux dans la mesure du possible par l'éducation et l'instruction,
entreront toutes deux également en ligne de compte.
Dans les conditions actuelles de la lutte pour la vie, en France,
un homme admirablement constitué, mais peu intelligent,
occupera presque certainement une situation inférieure ; tandis
qu'un bossu, voire un tuberculeux, très intelligents, ont bien des
chances pour arriver à une belle situation et pour se marier
quand même.
La sélection est donc basée uniquement sur l'intelligence qui
se développe de génération en génération tandis que le corps
tend, au contraire, à s'aflaiblir progressivement. C'est contre
cet affaiblissement, qui menace de devenir un danger national,
qu'on lutte actuellement, mais par des procédés dont tout le
monde peut constater la faible efficacité.
Nos propositions ont pour but d'établir \ équilibre entre la
transmission de la force physique et celle de la puissance du
cerveau, d'éviter à la fois l'atrophie physique et l'hypertrophie
intellectuelle, et de faire des hommes, dans le sens élevé du
mot : des êtres capables, par exemple, de monter un cheval
rétif entre deux problèmes de mathématiques transcendantes.
La taille n'est d'ailleurs pas seule à considérer.
Un jeune homme, qui aura grandi démesurément, qui aura
poussé comme une asperge, suivant l'expression consacrée, sera
moins résistant qu'un autre, lequel aura gagné en largeur ce
qu'il aura perdu en hauteur.
De ceci résulte la nécessité de mesurer \q périmètre thoracique
qui, chez un homme moyen, est de 85 centimètres. On donnerait
la note 12 à ce développement et on ferait varier la note d'un
point par demi-centimètre en plus ou en fiioins, parce que la va-
— 11 —
108 l'École moderne.
l'iadondu périmètre thoracique est normalement à peu près la
moitié de celle de la taille.
Une toise et un mètre à ruban suffiraient pour cette première
partie de l'examen qui ne demanderait y aère plus d'une minute
par candidat ; elle ne permettrait aucune fraude et ne se prê-
terait, comme les autres épreuves dont nous allons parler, à
aucune recommandation, ce qui est bien appréciable à notre
époque de protections.
La vue ferait aussi partie de l'examen. Beaucoup d'enfants
deviennent myopes au lycée, sans y avoir une prédisposition
de naissance, à cause des défectuosités de l'éclairage et de la
mauvaise disposition des tables et des bancs. La note d'acuité
visuelle serait 20 pour la vue normale et diminuerait d'un point
par dioptrie positive ou négative.
L'éclairage des classes et le matériel scolaire s'amélioreraient
alors rapidement.
Passons à la deuxième partie de l'examen : la mesure de la
force.
On se servirait pour cela de dynamomètres et l'on n'aurai t
que l'embarras du choix. On ferait, par exemple, comprimer
un ressort avec la main, tendre un ressort fixé au plancher pour
mesurer l'ensemble des forces d'un bras, des reins et des
jambes, etc. L'examinateur n'aurait qu'à inscrire la division à
laquelle s'arrêterait l'aiguille de l'instrument; celui-ci pourrait
même être construit de façon à distribuer un ticket sur lequel
la note serait imprimée.
Voilà encore un examen qui ne serait pas long et qui serait
à l'abri de toutes les influences occultes.
Il serait essentiel de varier les épreuves d'une année à l'autre,
de façon que les candidats ne pussent jamais savoir longtemps
à l'avance lequel de leurs muscles serait soumis à l'épreuve.
11 faudrait éviter, en effet, que l'on « préparât l'examen
physique » autrement qu'en menant une existence saine et en
développant l'ensemble du corps. Un jeune homme qui aurait
beaucoup vécu au grand air, qui aurait pratiqué les sports
— 12 —
LE DÉVELOPPEMENT PllYSIOL'E PAR l'ÉCOLE. 109
quels qu'ils fussent, cricket, foot-ball, tennis, golf ou autres,
serait prêt à affronter l'épreuve physique, qu'elle portât sur
les muscles du cou, ou sur ceux de la jambe; en agissant autre-
ment, il aurait beaucoup de chances pour échouer, et c'est ce
que nous voulons.
Cela conduirait peut-être à la faillite de la gymnastique rai-
sonnée, suédoise ou autre, qui parait être à la mode en ce mo-
ment, mais à laquelle je ne crois pas beaucoup, lorsqu'il
s'agit d'un enfant sain et bien constitué. Je crois à ce qui est
naturel, à ce que font les jeunes animaux, chiens, chats, ou
poulains : courir, sauter, gambader, etc. '.
Le D'' de Fleury cite les paroles d'un médecin, racontant que
les séances de gymnastique au lycée étaient pour lui des
séances d'ennui. Je le crois volontiers, et c'est jîour éviter de
tomber dans ce défaut que je voudrais voir supprimer l'obli-
gatoire gymnastique. Que l'on mette des agrès dans la cour des
collèges, je n'y vois pas grand inconvénient, bien que ce soit un
trompe-l'œil auquel des parents se laissent prendre. Mais que
l'on emmène surtout les enfants à la campagne; c'est là qu'ils
se développeront les poumons et le reste, en courant au grand
air par monts et par vaux, beaucoup mieux qu'en faisant des
exercices rythmés et très savants, mais si ennuyeux'!
Actuellement, telle qu'elle est comprise, la gymnastique est
un but; on travaille, lorsqu'on travaille, pour faire un tour dé-
terminé au trapèze ou à la barre fixe. Mais dans la pratique,
dans la vie coloniale surtout et aussi dans la vie européenne, un
homme trouve-t-il des trapèzes ou des barres fixes? Non, il
rencontre des obstacles à franchir, des escarpements à esca-
lader, des arbres auxquels il faut grimper; voilà le but, et la
gymnastiquen'est qu'un moyen. Nous faisons grimper les élèves
à une perche pour leur apprendre à grimper sur un arbre ; nous
employons la perche parce qu'on ne peut pas avoir un arbre
1. Voir dans le livre du D' Mosso le chapitre des marches. Voir également le livre
du D'' Lagrange sur la physiologie des exercices du corps.
2. Voir De léducaiion intellecinelle, morale el ,physi<iue, par Herbert Spen-
cer.
— 13 —
110 l" ÉCOLE MODERNE.
dans une salle de gymnastique, mais c'est un pis-aller comme
la salle elle-même dans laquelle l'enfant respire les poussières
soulevées au moment où sa respiration, activée par les exer-
cices, réclame le plus d'oxygène.
La véritable salle de gymnastique, c'est la libre campagne.
En résumé, la gymnastique est un moyen et un moyen à n'em-
ployer que lorsqu'on ne peut pas s'en passer, faute d'espace.
On vante beaucoup, et Ion a raison dans une certaine limite,
les écoles anglaises. Mais dans celles où j'ai été élevé, je n'ai
jamais vu d'appareils de gymnastique ^ Notre gymnastique
étaient le foot-ball, en hiver, et le cricket, en été. Les seules
leçons que nous recevions étaient des leçons de boxe et nous
V mettions toute notre ardeur, car l'utilité nous en était dé-
montrée par les applications fréquentes que nous en faisions.
En France, quand deux élèves se battent, on commence par les
séparer, puis on les punit, et Ton punit surtout celui qui a fait
preuve de plus de vigueur, celui qui a envoyé les meilleurs
coups. En Angleterre, quand nous nous battions, des paris s'en-
gagaient, et le vainqueur était félicité... et soigné par ceux qui
avaient parié sur lui.
Lorsque, plus tard, ayant quitté l'Angleterre, j'ai été envoyé
au lycée de Strasbourg-, sous la domination allemande, j'ai vu,
pour la première fois de ma vie, une salle de gymnastique et
j'ai reçu mes premières leçons d'un moniteur prussien qui ne
plaisantait pas, mais qui nous apprenait quelque chose '.
Lorsque enfin je suis arrivé dans l'Université française pour
achever mes études, j'ai retrouvé la salle de gymnastique, mais
sale et mal aérée; le professeur était un malheureux que nous
ne prenions pas au sérieux,- et qui, de même que nous, « en
faisait le moins possible ».
Je suis allé visiter en lOOi le collège de Coblentz et, pour ne
parler ici que de la gymnastique, j'ai constaté que les vieux
errements étaient toujours en honneur : une belle salle, bien
1. Voir, dans le livre du D' Mosio, le chapitre de léducation moderne anglaise.
2. Voir, dans le livre du D' Mosso, le chapitre de la critique de la gymnastique
allemande.
— 14 —
LE DÉVELOIM'E.MEXT PHYSIQUE PAR l'ÉCOLE. 111
claire, bien aérée, liante de plafond comme une église, et snr
le sol d'épais tapis pour amortir les chutes. J'ai eu la curiosité
de remuer un de ces tapis, il était plein de poussière. Le con-
cierge, qui avait consenti, moyennant un modeste « (Irinkgeld ' »,
à me faire visiter son établissement et qui avait vu mon geste,
m'a immédiatement déclaré que la salle n'était pas bien entre-
tenue, parce que les élèves étaient en vacances. Néanmoins
j'étais fixé sur l'air que pouvaient respirerles jeunes Allemands,
après de nombreux sauts sur ces tapis, et malgré les dimensions
énormes de la pièce.
Il y a donc deux systèmes bien tranchés : le système anglo-
saxon, ou système naturel à l'air libre et sans gymnastique, et
le système franco-allemand, ou système artificiel, avec gymnas-
tique et en « vase clos ». Ayant été élevé successivement sous
les deux régimes, je n'hésite pas à donner la préférence au
premier, que j'ai trouvé beaucoup plus amusant que le second
et qui est beaucoup plus efficace.
11 est un peu étonnant de voir des hommes incontestablement
instruits et partisans résolus de l'éducation anglaise, attribuer
autant de vertu à la gymnastique. Cela tient peut-être à ce
qu'ils ont été élevés en France, qu'ils ont subi l'empreinte in-
délébile de l'éducation française et qu'ils ont malgré eux et
inconsciemment le culte du « vase clos ».
.l'ai réuni, par un trait d'union, les deux méthodes d'édu-
cation française et allemande; elles dérivent en effet des mêmes
principes, mais l'application en est ditférente, aussi différente
que le sont les deux nations : l'une sérieuse, dirigée par
riiomme du Nord-, le Prussien; l'autre, plus légère, où l'élé-
ment méridional a la prédominance .
En demandant la substitution des exercices naturels aux exer-
cices artificiels, je n'ai pas entendu traiter de la gymnastique
thérapeutique qui a pour but de remédier à certains vices de
[. Avec le pourboire, qui n'est jamais très élevé, on obtient tout ce qu'on veut en
Allemagne.
2. Aux mines de Courrières, les Allemands ne viennent-ils pas de nous donner une
leçon humiliante en nous montrant la façon sérieuse dont ils avaient organisé leur
service de sauvetage?
— 15 —
112 L ECOLE MODERNE.
constitution et qui est du domaine de la médecine : le docteur
l'ordonne comme il prescrit des fortifiants artificiels. Heureux
ceux qui peuvent s'en passer I Ils seraient nombreux si Ton évi-
tait, par une hygiène naturelle, de se mettre dans la nécessité de
recourir aux procédés artificiels. Mais vouloir remplacer l'exer-
cice libre, les jeux et les courses au grand air par de la gymnas-
• tique savante, c'est, à mon avis, vouloir remplacer, dans l'ali-
mentation, la viande et les légumes par des produits artificiels.
Ceux-ci sont bons pour les malades; mais pour les gens sains
et bien constitués, le beefsteak sera toujours préférable à tous
les lacto-phosphates du monde.
Voilà pourquoi je me permets de ne pas être de l'avis de
M. le D"" de Fleury, lorsqu'il demande de faire diriger nos éta-
blissements scolaires par des médecins, bien que je partage ab-
solument son opinion sur le rôle que ceux-ci doivent y jouer.
Uue le médecin examine tous les élèves, même ceux qui pa-
raissent bien portants, cela me semble excellent pour découvrir
des maladies latentes qui échappent aux profanes, et pour en-
rayer leur développement; mais qu'il dirige l'enseignement,
même l'éducation physique, c'est trop lui demander dans la
plupart des cas et pour la moyenne des médecins. Est-ce un
médecin qui dirige les écoles de Join ville et de Saumur? On
fait pourtant des hommes, des hommes solides dans ces écoles.
A Saumur, on entraîne aussi des chevaux, de fameux chevaux :
est-ce un vétérinaire qui commande l'école? En psychologie,
et pour étudier les élèves comme le demande M. le D' de Fleury,
un médecin ne me paraît pas, par ses fonctions seules, plus
fort qu'un juge ou qu'un officier, gens ayant aussi l'habitude
et le devoir d'étudier leurs semblables. En entraînement phy-
sique, un docteur est moins fort qu'un instructeur de Joinville,
ou qu'un écuyer de Saumur; combien peu de docteurs font
partie de sociétés de sport, combien peu montent en course,
ou dans les concours hippiques! 11 leur manque donc la pra-
tique de l'entraînement physique, où l'art (et c'est un art véri-
table qui demande, pour être approfondi, des années de travail
et d'études) consiste justement à fortifier le sujet, homme ou
— 10 —
LR iii';vel()I'I'E.\ii:nt iMi\siorE tar l'école. 113
cheval, sans avoir besoin du docteur ou du vétérinaire.
Je craindrais donc de voir le docteur-proviseur donner à la
médecine et à la gymnastique compliquées un rôle que je vou-
drais voir réservé à l'iiyg-iène simple, faite surtout de bon sens,
d'expérience et de volonté, et aux exercices naturels. Bien
entendu, et je le répète, je ne parle ici que de la moyenne des
médecins civils; j'excepte l'élite dont fait partie M. le D'' de
Fleury, j'excepte ceux qui ont étudié et pratiqué les sports,
j'excepte ceux qui ont étudié et pratiqué la pédagogie à l'étran-
ger; mais pi'écisément parce que c'est une élite, elle est peu
nombreuse et ne suffirait pas pour diriger tous nos établisse-
ments d'instruction secondaire.
Confiez votre maison à un architecte qui n'en est pas l'auteur,
et demandez-lui de l'entretenir en bon état en lui donnant
carte blanche pour la dépense. Votre immeuble sera perpétuel-
lement aux mains des ouvriers; il y aura toujours quelque
chose à y modifier ou à y perfectionner : c'est humain.
Je ne voudrais donc ni d'un médecin, ni d'un architecte, à la
tête d'un lycée, où il faut non seulement un homme d'une grande
culture générale, capable de comprendre aussi bien ce que
lui demande le médecin que ce que désire l'architecte ou le
professeur de mathématiques ou celui de grec, mais aussi un
homme ayant assez de volonté, et une volonté assez éclairée,
pour résister à propos aux techniciens, lorsque ceux-ci se lais-
seraient entramer par leur art ou leur science.
Arrivons enfin à la dernière épreuve physique de l'examen,
à l'épreuve de Yagilité.
Nous avons aussi bien des moyens de la « mesurer », moyens
parmi lesquels je citerai les sauts.
Pour le saut en largeur, il suffirait d'un rebord, obligeant le
candidat à calculer ses foulées pour ne pas perdre de terrain,
et d'une surface horizontale molle sur laquelle ses talons s'im-
primeraient; la note serait (( mesurée » sur le sol d'après un
barème établi.
Pour le saut en hauteur, on aurait deux poteaux gradués et
— 17 —
1 14 L ÉCOLE MODERNE.
une corde tendue. Le candidat demanderait sa hauteur; s'il
échouait, on abaisserait la corde de 10 centimètres; s'il échouait
encore, on l'abaisserait de 20 centimètres, et ainsi de suite, en
augmentant chaque fois de 10 centimètres la quantité dont la
hauteur de la corde serait diminuée ; de cette façon, le can-
didat aurait tout intérêt à demander tout de suite une hauteur
voisine de son effort maximum et à ne pas prolonger l'épreuve.
Au lieu de faire sauter, on pourrait faire grimper à un arbre
et mesurer le temps que le candidat mettrait pour atteindre une
certaine hauteur de ï, 5 ou C mètres. On pourrait aussi rem-
placer le saut avec élan par le saut sans élan ou le saut à la
perche, et varier ainsi l'épreuve d'agilité comme on varierait
celle de la force.
Cet examen physique ne serait pas absolument éliminatoire
par lui-même, puisqu'il ne constituerait que le quart, au plus,
de l'examen total, sauf pour les écoles militaires, ou pour cer-
taines fonctions dans lesquelles la vigueur physique est abso-
lument indispensable. Mais par le fait de son coefficient rela-
tivement élevé, il éliminerait tous ceux (jui ne compenseraient
pas une tare, ou une infirmité, par une valeur intellectuelle
telle qu'il serait regrettable de priver l'État de leurs lumières.
Pour qu'an bossu, ou un pied bot, entrât à l'école normale avec
zéro d'aptitude physique, il faudrait qu'il eût une intelligence
réellement hors ligne, et l'intérêt du pays veut que de pareils
hommes ne soient pas écartés des fonctions publiques.
En toute chose, il faut se garder des exagérations qui nuisent
aux meilleures causes. C'est ainsi c[ue les Anglais ont compris
qu'ils étaient allés trop loin dans le sens de l'éducation phy-
sique. Ils tendent maintenant à réagir, pour élever le niveau de
leurs études. Nous partons de l'extrême opposé ; nous sommes
allés trop loin dans le sens du développement intellectuel mal
entendu. C'est dans un juste et harmonieux équilibre, vers le-
quel tendent les deux nations, que se trouve la vérité.
— 18 —
LE DÉVELOPPEMENT PHYSIQUE DE l'ÉCOLE. 115
IV
Il ne faut pas croire, en effet, que les écoles anglaises sont
parfaites. Elles ont certainement de grands avantages : je veux
citer, par exemple, leur petit nombre d'élèves, ou la division
des élèves par maisons distinctes, d'où découle une partie de
leurs autres qualités. Par le fait que les écoles contiennent peu
d'élèves, il y a beaucoup d'écoles; elles sont dès lors dissémi-
nées en des endroits où il y a de l'espace et de l'air.
Lorsque M. le D"" de Fleury écrit : « Il faut faire un plus grand
nombre de lycées », c'est une révolution qu'il propose, révolu-
tion qui rapprocherait nos lycées des institutions anglaises, plus
saines assurément.
Pour éviter la contagion et les épidémies, la première chose à
faire n'est-elle pas de diminuer les contacts ?
En outre, combien il serait avantageux, pour les grandes villes,
d'avoir plusieurs petits lycées au lieu d'un grand. Ainsi, à Lille,
il n'y a qu'un lycée ; il est très grand puisque la ville est très
peuplée; il est près du centre et, malgré cela, certains élèves
ont un long trajet à parcourir pour y arriver. Si l'on suivait le
conseil de M. le D' de Fleury, Lille posséderait au moins trois
lycées. Ces trois petits lycées, situés en des quartiers aérés, près
des fortifications, ne seraient-ils pas plus sains qu'un seul grand
établissement?
Les écoles allemandes me paraissent avoir de grandes analo-
gies avec les nôtres. Je l'ai déjà montré pour l'enseignement de
la gymnastique; pour le reste, les Universités française et alle-
mande m'ont paru avoir adopté les mêmes méthodes de travail
et suivre les mêmes errements pédagogiques. M. le D'' de Fleury
dit que, dans les écoles allemandes, les devoirs se font en classe ;
les choses ont alors bien changé depuis l'époque où j'étais
élève au lycée allemand de Strasbourg, car nous quittions la
classe avec une ample provision de devoirs à faire et de leçons
à apprendre. Il y avait toutefois une différence avec les lycées
— 19 —
jlG l"école moderne.
français où j'ai achevé mes études : pour un devoir mal fait,
une leçon mal apprise, ou une étourderie, mon professeur alle-
mand m'appliquait des coups de canne et mon professeur fran-
çais me donnait des vers à copier; ceci était moins douloureux
sur le moment, mais plus long*. Je crois bien que la « sclilague »
a été supprimée dans l'université comme dans l'armée alle-
mande; mais je crains que les vers à copier ne l'aient pas été
dans l'Université française.
La tendance dont nous avons parlé, et qui consiste à prendre
pour but le moyen, est assez générale dans l'Université. M. le
D' de Fleury cite à ce propos les mathématic[ues. Quoique
polytechnicien, je suis absolument de son avis; il me semble
incontestable que l'on passe trop de temps à les étudier et trop
peu à les appliquer.
On étudie les sciences abstraites jusqu'à la sortie de l'École
polytechnique, et alors seulement on s'occupe de leurs appli-
cations comme l'indique le nom d'écoles d'application donné
aux écoles où passent les anciens polytechniciens.
Le résultat de ceci est l'extension démesurée, inutile, donnée
aux mathémitiques pures, à l'X pur. Sans vouloir parler ici
des mathématiques spéciales ou supérieures, rien que sur le
terrain de la géométrie élémentaire, que de changements se
sont opérés depuis quarante ans! Autrefois on étudiait Legendrc
ou Amiot; ils exposaient clairement les principes fondamen-
taux et suffisaient pour aborder les sciences plus élevées. Actuel-
lement, en n'étudiant que ces bons vieux livres, on serait refusé
au baccalauréat; on oblige les enfants à apprendre des théories,
très intéressantes il est vrai pour quiconque en fait un passe-
temps, telles que les polaires, l'inversion, l'homographie, etc.,
mais dont ils pourraient se passer pour suivre même le cours
de l'École polytechnique et pour devenir de très bons ingé-
nieurs.
De savants professeurs à lunettes ont trouvé que nos vieilles
géométries manquaient de précision : il fallait, suivant eux,
donner un sens à une ligne et l'appeler vecteur, ce qui est en
— 20 -
LE DÉVELOPPEMENT PHYSIQUE DE l'ÉGOLE. 117
effet très utile en géométrie analytique, mais ce dont on peut
fort bien se passer en géométrie élémentaire. Bref, on a coupé
des cheveux en quatre, on a fait d'une page quatre pages... et
l'on a vendu des livres nouveaux, petit commerce fort lucratif
qui parait avoir pris les proportions d'un fléau dans notre Uni-
versité. Revenons donc à Legendre ou Amiot qui suffisaient,
qui suffisent encore, et remplaçons les finesses de « l'invo-
lution » par celles du « golf », autrement intéressantes. Nos
ingénieurs n'en seront pas moins les premiers ingénieurs du
monde, comme l'étaient leurs devanciers, et nos artilleurs cons-
truiront tout de môme des canons que toutes les puissances
européennes cherchent en vain à imiter.
C'est en augmentant progressivement l'importance des
épreuves physiques de nos examens que l'on jjourra diminuer
celle de la partie intellectuelle ; ils resteront aussi difficiles,
aussi éhminatoires, et ces modifications, maintenues dans de
sages limites, ne diminueront en rien la science future de nos
ingénieurs, de nos professeurs, ou de nos médecins.
Qu'il me soit permis de faire revivre ici à ce propos un sou-
venir vieux déjà de plus de vingt ans.
Étant élève à l'École polytechnique, j'ai eu la curiosité de
consulter le cours de haut calcul qu'avait suivi mon père à la
même école, quarante-neuf ans avant moi; c'était le cours de
la promotion 1834-1836. Voici ce que j'y ai constaté avec éton-
nement : le cours d'analyse ^ commençait par la théorie des
dérivées. Ainsi on entrait à l'École sans avoir fait toute l'algèbre
spéciale, avec la connaissance presque exclusive de l'algèbre
élémentaire! Il me semblait donc que les polytechniciens de
cette époque reculée devaient être beaucoup moins forts que
nous et qu'ils ne pouvaient rattraper ce retard énorme des
mathématiques spéciales pendant leur séjour à l'École. Quel n'a
pas été mon étonnement lorsque, prenant le cours de deuxième
année, j'ai constaté que la première leçon portait sur les inté-
grales multiples, c'est-à-dire qu'elle était exactement la même
). Le cours d'analyse de l'École polytechnique comprend l'élude du calcul différen-
tiel et du calcul intégral.
— 21 —
118 l'école moderne.
que notre première leçon de deuxième année, en 1884. Ainsi,
en un an, nos « antiques » ' nous avaient rejoints. Mais le cours
de 1834 était simple et n'était pas encore encombré de toutes
les petites complications qui y ont été introduites uniquement,
à ce qu'il semble, pour employer le temps. Cela ne valait-il
pas mieux? Celte génération de polytechniciens, qui ont doté la
France et la Russie de leurs chemins de fer, ne nous valait-elle
pas? J'en appelle à tous mes camarades, qui ont pâli sous le
bec de gaz à verre bleu de nos petites salles d'études, sur les
« fonctions 0 » et sur les « petits contours »'%
En résumé, il existe deux grands systèmes d'éducation : le
système anglais et le système franco-allemand.
Le premier est supérieur au point de vue hygiénique, mais
il n'est pas parfait, loin de là.
En réformant nos examens, nous réformerions du même coup
notre éducation qui deviendrait facilement supérieure à l'édu-
cation anglo-saxonne, et nous, nous pourrions devenir supé-
rieurs aux Anglo-Saxons.
Mais, pour cela, il ne faut plus nous contenter de réunir
des commissions et de mettre des pancartes aux portes des
classes dont les enfants ne savent pas encore épeler.
G. Clerc,
Capitaine d'artillerie breveté à Fétat-major du i" corps d'armée.
1. Les élèves appellent « antiques » leurs camarades sortis de lÉcole.
2. Théories particulièrement éthérées du cours d'analyse mathématique.
— 22
LETTRE OUVERTE
ADRESSÉE
A MM. LES MINISTRES DE L INSTRUCTION PUBLIQUE ET DE LA flUERRK
Monsieur le Ministre,
Nous sommes convaincus d'être les interprètes d'un très
grand nombre de pères de famille, en vous adressant la péti-
tion suivante :
Nous demandons qu'il soit ajouté aux épreuves ordinaires des
examens du baccalauréat et des diverses Écoles, civiles et mi-
litaires, une note spéciale, constatant le déveloj)pement physique
des candidats.
Pour être efficace, cette note devrait avoir un coefficient assez
élevé.
L'exposé qui précède développe les motifs très graves qui
justifient cette demande.
Il nous suffit donc d'ajouter ici quelques brèves considéra-
tions.
Notre régime scolaire est organisé uniquement en vue du dé-
veloppement intellectuel; il néglige et comprime gravement le
développement physique.
Trop souvent, il fabrique des neurasthéniques.
Par là, il arrive que l'École échoue souvent, même au point
de vue intellectuel, car la faiblesse physique finit par para-
lyser l'intelligence.
Nous pensons que l'École peut et doit faire des hommes
complets, intellectuellement et physiqueriient.
— 23 —
120 l'kcole .moderne.
Ces deux résultats ne sont pas incompatibles; ils sont, au
contraire, solidaires.
Personnellement, je puis invoquer, sur ce point, l'expérience
concluante que nous poursuivons, depuis sept années, à VÉcole
des Roches :
rs'os élèves ont engagé 2G matchs de foot-J)all ' , ou de cricket,
avec des équipes françaises et anglaises, composées d'hommes
faits plus âgés qu'eux. — Ils en ont gagné 17.
Ils sont entraînés à la gymnastique, à la course, au saut, à
tous les sports, à la douche, à la vie en plein air.
Cet entraînement n'a pas nui à leurs éludes et à leurs exa-
mens :
Dans ces quatre dernières années, nous avons présenté
58 élèves au baccalauréat ' : i9 ont été reçus, dès la première
année, 13 avec mentions. Les élèves ajournés, sauf 3. qui ne
se sont pas représentés, ont été reçus l'année suivante.
Cette moyenne est très sensiblement supérieure à la normale.
Ces jeunes gens sont arrivés aux examens sans « chauffage »,
sans surmenage, comme à une épreuve naturelle.
On objectera que noire demande constilue une innovation.
(C'est d'ailleurs pour cela que nous sommes obligés de la for-
muler!)
C'est là un grave reproche, dans ce pays qui est plutôt rou-
tinier, malgré ses prétentions novatrices, et, parfois, révolu-
tionnaires.
Mais n'êtes-vous pas, vous-même. Monsieur le Ministre, un
homme désireux de faire des choses nouvelles?
Vous ne pouvez certainement pas réaliser une innovation, qui
contribue plus efhcacement au relèvement de la race française,
victime d'un système scolaire définitivement condamné par
l'expérience.
1. Foot-ball « Association ».
2. Pendant les trois premières années, l'École n'avait pas encore les classes supé-
rieures,
— 24 —
LE DÉVELOPPEMENT PUYSIQLE PAU l'ÉCOLE. 121
Aidez-nous, Monsieur le Ministre, à réaliser le mot d'Herbert
Spencer :
(( L'homme doit être un bon animal ; et une nation doit être
composée de bons animaux. '>
C'est là une première condition; mais elle est nécessaire.
La seconde est de faire de l'homme un esprit cultivé et une
large intellig-ence.
C'est une erreur de négliger l'un ou l'autre de ces deux fac-
teurs essentiels.
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de mes
sentiments respectueux.
Edmond Demollns,
Président du Conseil d'Administration de
l'Ecole des Boches, Directeur de lu Science
sociale.
Nous ne pouvons reproduire toutes les adhésions qui nous
sont parvenues. Nous mentionnons seulement les premières qui
nous ont été envoyées, en réponse à la communicalion des
épreuves :
D' Gilbert Ballet, professeur agrégé à la Faculté de médecine,
de Paris, médecin de l'IIôtel-Dieu, président de la Société de
neurologie.
IV Georges Paul-Boxcour, directeur de l'Éducation modernf'.
W Paul Berthod.
D' Broussin, mendjre du Conseil d'hygiène, chirurgien en chef
de l'hôpital civil de Versailles.
D"^ Brunet, oto-rhino-laryngologiste de l'hôpital civil de Ver-
sailles.
D"" Carcopino, médecin de l'École des Roches et de l'hospice de
Verneuil.
VV G. Carro de la Carrière.
D' de Castëras.
D"^ Chauvealt, înédecin en chef de Tiiôpital civil de Versailles.
D' Ed. Christan, médecin des pompiers de Versailles.
Baron Pierre de Coubertln, président des Jeux olympiques.
— 25 —
122 l'école :^ioderne.
D'" Depoully, secrétaire général adjoint du Congrès de l'hygiène
de Thabitation.
D' Devillers.
D' Desplas.
D' L. Dhourdin. médecin résidant du Sanatorium maritime d'Ar-
caclion.
D'' A. Festal, promoteur du lycée climatérique d'Arcachon, pré-
sident de la Société de gymnastique.
G. Filleul-Broiiv, industriel.
D' FiyiKL.
D"^ Gaudier, professeur à la Faculté de médecine de Lille, chi-
rurgien du Lycée.
Marcel Haent-fens, maire de St-Corneille.
D' Hepp, ancien interne des hôpitaux de Paris.
D"^ Herck.
D' Maurice Jouaust.
D' Labelle.
D'^F. Lalesoue, meudîrccorrespondantdcrAcadémiedemédecine.
D' Laurent, médecin en chef de l'hôpital civil.
Paul Lebai i)V, député.
André Lehon. ancien ministre, président de la C'"^ des Messageries
Maritimes.
D"^ Le CONTE.
D"^ Legrain.
D' Lemoixe, professeur à la Faculté de médecine de Lille, mé-
decin du lycée.
D" Lu.MiXE.vu, oto-rhino-laryngologiste.
Georges Lyon, recteur de l'Académie de Lille. « Si, comme on
l'annonce, les jours du baccalauréat sont comptés et si ce di-
plôme doit céder la place à un certificat de fin d'études, rien
ne sera plus simple que de tenir compte — dans des conditions
à déterminer — de l'assiduité au.x exercices physiques pour
l'obtention de ce certificat. Et ainsi le vœu énoncé dans cette
pétition sera bien près d'être atteint. » G. Lyon.
[)' MiL.vN, chirurgien adjoint de l'hôpital civil, secrétaire du
Syndicat des médecins de Versailles.
— 26 —
LE DÉVELOPPEMENT PIIYSIOLE PAU l'ÉCOLE. 123
René Millet, ambassadeur de France, ancien résident général
de France à Tunis.
D'' Parelle, président de la Société de médecine de Versailles,
chirurgien en chef de l'hôpital civil,
Robert Parisot, chargé de Cours à la Faculté des Lettres de
l'Académie de Nancy.
D' Peltier, massothérapeuthe.
D' Légx-Petit.
D' Peyrax, électrothérapeuthe.
Ch. Phita, juge de paix à Paris.
F. Fraxk-Pualx.
D' F. Reyer, secrétaire de l'Association des médecins de Seine-
et-Oise.
D' A. RiST, président de l'Association des médecins de Seine-ef-
Oise.
D' Georges Rosexthal.
D' Sairv.
D' A. SiCARIS.
Jacques Siegfried, membre du Conseil supérieur de TEnseigne-
ment technique, président de ri'nion des associations des
anciens élèves des Écoles supérieures de commerce.
Jules Siegfried, député.
D' Steixmetz, médecin-major au 27*^ Dragons,
D"^ Tripet,
D' Weill, médecin de l'état civil.
27 —
RÉPONSE
A QUELQUES OBJECTIONS
Le projet de réforme scolaire dont on vient de lire l'exposé .a
été communiqué en épreuves à une cinquantaine de person-
nes, parliculièrement à des médecins. Il a été généralement
approuvé, et la plupart des destinataires nous ont envoyé leur
adhésion, ainsi qu'on Ta vu plus haut.
Cependant quelques médecins ont formulé des objections. La
lettre suivante de l'un d'eux résume et précise ces critiques.
Nous croyons devoir la reproduire avec une réponse.
« Cher Monsieur, vous savez combien je suis partisan du
genre d'éducation que vous avez inauguré à l'École des Roches.
Je suis donc très convaincu de la nécessité de développer chez
Venfant, en même temps que l'instruction et l'intelligence, le
développement physique et la force corporelle. »
RÉPONSE : C'est entendu, tout le monde en France est de cet
avis, particulièrement les médecins. iMais, malgré cette convic-
tion si générale, on ne fait rien, et notre régime scolaire con-
tinue à déprimer l'enfant. :
'( Si votre pétition avait pour but de demander au ministre
de rinstruction publique la mise en pratique de l' éducation
en plein air, de certains sports, en un mot de tout ce qui peut
développer la santé corporelle de l'enfant, je ne pourrais que
donner mon entière approbation. »
Réponse : Ce serait là un coup d'épée dans leau. Évidem-
ment, avec des protections, nous pourrions réussir à obtenir
— 28 —
LE DÉVELOPPEMENT PUYSIOLE l'AH l'ÉC.OLE. 1^5
une circulaire ministérielle. Ce serait une circulaire de plus et
il n'y aurait rien de changé.
« Je pense que V innovation que vous demandez sérail injuste
pour deux motifs :
Premièrement, parce que tous les enfants ne seraient pas dans
la possibilité d'être élevés selon les règles que vous avez éta-
blies pour l'Ecole des Roches, la généralité des établissements
scolaires n'étant pas aménagée pour faire suivre par leurs élèves
cet entramement physique que vous recommandez. »
RÉPONSE : Précisément nous voulons une mesure qui oblige
l'État et les directeurs d'établissements libres à aménager leurs
écoles en vue de cet entraînement et de ce développement
physique. Comment, vous, médecins, pouvez-vous prendre
votre parti de l'état de chose actuel? Nous ne l'acceptons pas;
nous voulons renverser cette citadelle où s'élaborent toutes les
maladies de lenfance, qui laissent ensuite chez riiomme fait
leurs traces indélébiles.
« Cette mesure serait encore injuste, parce que certains enfants
sont, malgré eux, en état d'infériorité physique assez malheu-
reuse pour qu'on ne leur inflige pas une pénible épreuve au
moment de leur baccalauréat . Cet examen n'est, en somme, que
la constatation d'une éducation intellectuelle suffisante. »
RÉPONSE : Voilà, la grande objection, l'objection impres-
sionnante, qui nous fait paraître cruels, aux yeux de ceux qui
ne réfléchissent pas.
Réfléchissons donc, et, pour cela, décomposons le phénomène.
1° Le baccalauréat n'est pas, comme on est trop porté à le
croire, la preuve d'une supériorité intellectuelle. Il récom-
pense surtout la mémoire et la facilité d'assimilation. Il
comprime au contraire toute tendance à la réflexion, parce
qu'il n'exige que des connaissances hâtives et superficielles.
La réflexion est cependant la faculté essentielle, celle qui carac-
térise les intelligences supérieures ; aussi le baccalauréat actuel
donne-t-il parfois une sélection à réboiirs. Ou comprend que
126 l'école moderne.
de très bons esprits demandent la suppression de cette épreuve.
2° On sait que l'état maladif développe souvent une certaine
activité intellectuelle; mais elle est factice et en quelque sorte
fébrile. La vie, en s'atfaiblissant dans certaines parties du corps,
reflue avec plus de force vers le cerveau. Sous cette influence
morbide, s'exagèrent la mémoire, le besoin d'amasser, d'entasser
des connaissances, sans les assiuiiler. Or ce sont là précisément
les aptitudes qui donnent surtout le succès au baccalauréat.
Beaucoup d'enfants infirmes, ou délicats, ont donc, par là, un
avantage, qui n'est pas justifié par un développement intellec-
tuel normal.
L'examen actuel donne une prime à Tintelligence surmenée ,
surchauff^ée, factice, qui produit des fruits bàtifs, incapables
souvent d'arriver à maturité.
La réforme que nous demandons permettrait au corps de se
développer à l'àg-e où il faut que le corps se développe. Ce dé-
veloppement doit précéder celui de la réflexion et de la pensée.
Certains médecins paraissent plus préoccupés de soigner les
corps malades que de former des corps sains : ils fréquentent
trop la maladie et pas assez la santé.
3" Une autre erreur non moins grave est de ne pas comprendre
que les carrières libérales exigent, elles aussi, des aptitudes
physiques. Elles exigent la vigueur du corps.
Cette vigueur est d'abord nécessaire pour continuer avec suc-
cès les études supérieures, qui, pour un intellectuel, doivent
durer toute la vie. L'esprit est rapidement paralysé par la fai-
blesse des organes. J'ai quelque confusion à énoncer un pareil
lieu commun.
Que de candidats aux Écoles supérieures, ou à l'agrégation,
sont fourbus, « claqués ». « vidés » pour la vie, après cet examen,
qui est à la fois leur dernier triomphe et leur tombeau intellec-
tuel.
La vigueur physique est aussi nécessaire au professeur qu'au
médecin, qu'au savant, qu'à l'artiste, qu'au lettré, qu'au légiste,
et j'entends nécessaire au point de vue professionnel. Que vaut
un professeur qui ne peut surmonter la fatigue de la classe ;
— 30 —
LE DÉVELOPPEMENT PHYSIQUE PAR LÉCOLE. 1^7
un médecin qui ne peut supporter les courses par tous les temps
et les veillées auprès des malades; un savant, ou un archéolo-
gue, qui ne peut aller faire des explorations dans les pays trop
chauds, ou trop froids, ou sans moyens de communications con-
fortables; un fonctionnaire qui ne peut supporter le climat et
la vie des colonies, etc., etc.
On dirait vraiment qu'un intellectuel est un pur cerveau,
afï'ranchi de toutes les exigences du corps, et qu'il peut im-
punément négliger et mépriser le corps. Que faites-vous du
fameux : Mens sema in corpore sano ? Il ne suffit pas de l'ins-
crire au frontispice des Facultés de médecine, il faut surtout
le faire passer dans les mœurs et dans les habitudes.
4" Maintenant, je m'adresse à ceux dont on prétend prendre
la défense, à ceux qui souffrent dans leur développement phy-
sique, soit qu'ils l'aient hérité de leurs ancêtres, soit qu'ils le
doivent au surmenage de l'école. Encore plus que les autres,
ils ont intérêt à la réforme que nous demandons.
A ceux-là, nous disons : « Vous pouvez, plus que personne,
plus que les médecins eux-mêmes, apprécier l'importance de
cette réforme, puisque le mal est en vous et que vous en souf-
frez dans votre corps. Vous devez avoir le désir de faire pour
vos enfants, ou pour vos petits-enfants, ce que vous n'avez pu
faire pour vous-mêmes ; vous avez le devoir impérieux de leur
constituer une bonne santé, en les replaçant, dès l'enfance,
dans une vie normale. Si vous ne pouvez agir efficacement sur
le présent, vous pouvez agir efficacement sur l'avenir.
« Si vous ne prenez pas ce parti, votre descendance, déjà
atteinte par la maladie, déclinera, de génération en génération,
et finira par s'éteindre.
« C'est donc votre cause que nous défendons. »
Edmond Demolins.
— 31 —
Une initiative parlementaire.
Au moment où j'achève de rédiger les lignes qui précèdent,
on me communique une délibération intéressante. Elle vient
d'avoir lieu entre un certain nombre de sénateurs et de députés,
réunis dans un des bureaux de la Chambre, sous la présidence
de M. Berteaux, ancien ministre de la guerre.
Après avoir entendu les explications de M. Charles Cazalet.
président de l'Union des Sociétés de gymnastique de France,
ce groupe parlementaire a voté la résolution suivante :
Considérant.
Que l'intérêt du pays veut, qu'à un service militaire réduit, corresponde
une préparation intense à ce service;
Que le brevet d'aptitude militaire, dont le programme a été établi et dont
les examens sont passés par l'armée elle-même, constitue exactement la for-
mule de ce que doit être cette préparation ;
Que les sociétés patriotiques, comme celles de l'Union, en deviennent les
organes tout dé-signés et ses meilleurs auxiliaires, par le fait même que leur
enseignement et leur action ont surtout le brevet pour but, et qu'elles réa-
lisent ainsi le vœu récent de la Ligue de l'enseignement et i'éminent conseil
de Chanzy, en formant des hommes assouplis, vigoureux, sachant marcher,
courir, tirer, résister à la fatigue, et dont l'armée, par l'instruction militaire
proprement dite qu'elle donnera elle-même, fera rapidement des « soldats » -.
Considérant, en même temps,
Que le législateur a sagement agi en donnant exclusivement le droit de
devancer l'appel et celui de devenir caporal, ou brigadier, au bout de quatre
mois, au possesseur du brevet ; que celui-ci devrait même devenir obligatoire
dans quelques années pour les conscrits désireux d'être officiers de réserve
au bout de dix-huit mois de service actif, et qu'il convient d'attacher à ce
diplôme le plus possible d'avantages, pour entraîner les jeunes gens à s'y
préparer et pour attirer sur lui l'attention, Tinlérêt et, par là, la collabora-
tion des familles ;
Considérant, d'autre part, que la commission interministérielle, en uni-
fiant les méthodes pour l'écolier, le gymnaste et le soldat, a beaucoup sim-
plifié l'application de la loi du 27 mars 1880 sur l'obligation de l'enseigne-
ment de la gymnastique; mais que cette application deviendra plus facile
et plus féconde encore le jour où sera réalisé le vœu si intéressant de cette
commission interministérielle tendant à ce que les instituteurs passent à
- 32 —
Lli DÉVELOPPEMENT PHYSIOIE PAR l'ÉCOLE. 129
Joinville une partie de leurs deux années de service, ce qui ferait de ces
cvcellenls serviteurs du pays des instructeurs tout indiqués et répandus dans
toutes les communes du territoire,
Expriment le drsir : 1" que la loi du 27 mars 1880 soit enfin sérieusement
mise en application ;
2" Que les avantages attachés au brevet d'aptitude militaire soient nota-
blement augmentés, et en particulier que, suivant le vœu de l'Union des So-
ciétés de gymnastique de France, les conscrits possesseurs du brevetaient,
dans le mois qui précédera leur incorporation, le droit, par ordre de mérite,
de choisir leur régiment sur une liste dressée par l'autorité militaire:
:{" Que le gouvernement présente au plus tôt à l'approbation du Parle-
ment la loi spéciale prévue par larticle Oi de la loi du 21 mars l'JOo, en la
basant sur les sociétés qui acceptent les principes rappelés ci-dessus et qui
deviendraient ainsi l'école préparatoire de l'armée de la République ;
En déclarant se former en groupe spécial de l'éducation physique et de la
pré| aralion militaire, avec la conviction qu'en s'intéressant spécialement à
ces questions, ils peuvent travailler utilement à assurer l'avenir de la race
et l'accroissement des forces défensives, morales et économiques de la
nation.
Cette résolution et la constitution d'un groupe parlementaire
de l'éducation physique peuvent apporter un sérieux concours
à la réforme scolaire que nous demandons.
En effet, si les avantages attachés au brevet d'aptitude mili-
taire sont notablement augmentés, on sera naturellement amené
à organiser l'école en vue du développement physique de
lenlant.
E. l).
33
L'ÉDUCATION ANGLAISE
SON ESPRIT ET SON BUT
IMPRESSIONS DUNE ANGLAISE
C'est avec une grande hésitation que j'ose olfrir à des lecteurs
français quelques considérations sur le système scolaire de l'An-
gleterre. Il est bien loin de ma pensée de vouloir revendiquer,
dans les pages de la Science sociale, nos titres à ce brevet de
supériorité que la générosité de M. Demolins a bien voulu nous
décerner. Je chercherai seulement à donner un aperçu, bien
superficiel sans doute, de l'esprit, du but général de l'éducation
en Angleterre, telle qu'elle apparaît aux Anglais. Il est possible
que. pour nous aussi, cet aperçu ne soit pas entièrement exact,
car l'habitude, qui finit par confondre l'utile et le nuisible, nous
empêche parfois de les démêler, à moins qu'un étranger bien-
veillant ne vienne nous faire la leçon. Il n'y a rien de plus ins-
tructif que ces points de vue comparés. La différence de ce qu'on
voit de l'intérieur ou de l'extérieur est si grande, qu'on a parfois
de la peine à se convaincre qu'il s'agit du même objet. Ce qui est
concave au dedans est nécessairement convexe au dehors; ce
qui à l'intérieur est dans l'ombre, ce qui appelle à peine l'atten-
tion, parait, vu de dehors, un point proéminent qui attire la lu-
mière. Je doute, pour cette raison, qu'il soit jamais possible pour
un étranger, même le mieux renseigné, le plus fin observateur,
de pouvoir se rendre compte du fonctionnement d'un système
quelconque, du même point de vue que ceux qui y ont toujours
été soumis. Il est évident que, pour lui, les traits qui feront tout
d'abord saillie ne seront pas nécessairement les plus importants,
— 34 —
L'KnrCATLON ANGLAISE. 131
mais bien ceux qui diverg-ent le plus de ce qui se passe chez lui,
et que, voulant faire une étude des traits caractéristiques de tel
système, il fera plutôt une étude des ditférences qui existent
entre celui-ci et ceux de son propre pays.
Les Anglais suivent avec un sympathique intérêt la tentative
courageuse et énergique de réforme entreprise par M. Demolins
à V Écoles des Boches, ainsi que le cadre très pratique des études
cju'on y fait. Qu'il soit possible ou non d'acclimater en son
entier la méthode d'un autre pays, d'une autre race, deux des
conditions au moins, l'une morale, l'autre physique, c[ui nous
paraissent indispensables au succès, y sont remplies. La pre-
mière, la condition morale, c'estque les rapports entre les .pro-
fesseurs et les élèves sont basés sur la confiance et la coopé-
ration ; la seconde, la condition matérielle, c'est une installation
à la campagne, ce qui nous paraît, à nous Anglais, d'une suprême
importance. La possibilité de dépenser le supertlu de l'énergie
par de nombreux exercices au grand air, la différence entre l'in-
fluence morale de ce que l'élève voit et entend à la campagne
d'avec ce qui l'entoure à la ville, tout cela nous parait si im-
portant que nous avons peu à peu transporté presque tous nos
glands établissements d'éducation à la campagne. Westminster,
qui est encore au cœur de Londres près de l'Abbaye et des Mai-
sons du Parlement, était, lors de sa fondation, située en pleine
campagne .
.Je prendrai, pour le moment, comme type de notre système
scolaire nos public schools, correspondant plus ou moins aux
lycées, notamment Eton, qui a le plus grand nombre d'élèves.
I
Sous certains aspects généraux, on peut considérer une public
school comme le type de toutes les autres, quoique, par le détail,
ces divers collèges diffèrent entre eux : la centralisation et l'uni-
formité qui régissent les grandes maisons d'éducation en France
et en Allemagne n'existant pas chez nous. Nous trouvons même
— .35 —
132 l'école moderne.
un avantage à ce qu'il en soit ainsi. « Chaque école, a écrit un
professeur à Oxford, auparavant professeur à Saint-Paul, se pique
de produire des élèves d'un type particulier. » Ces différences,
selon nous, tendent à stimuler, entre les différents collèges, une
rivalité virile et salutaire, qui trouve une issue dans leurs luttes
au foot-ball, au cricket, au jeu de racquet, au canotage.
On peut dire, en thèse générale, que le système d'éducation
dans nos public schools a pour base la confiance. la loyauté, la
liberté. Voilà la condition essentielle, voilà la tradition de la vio
de nos écoles. Il est évident que Fesprit dominant de chacune
d'entre elles doit varier d'une génération à une autre, selon les
différentes influences de l'époque, les idées particulières de
chtique directeur, etc. L'Eton d'aujourd'hui n'est pas l'Eton du
siècle, ni même du demi-siècle dernier. L'important pour nous,
c'est TEton d'aujourd'hui et les citoyens qu'elle va nous donner.
As thetiiùg is bail, sa the trec is inci'nied, dit le proverbe anglais.
C'est durant les années où le jeune garçon passe de l'enfance à
l'adolescence, ces précieuses années entre les âges de treize et de
vingt ans, où le caractère prend son pli définitif, où il re(;oit
l'empreinte qu'il ne perd jamais entièrement, que nos enfants
font l'apprentissage de la vie. C'est donc alors, ou jamais, qu'il
importe de la leur faire voir sous l'aspect que nous désirons
qu'elle garde plus tard, puisque la vie de l'école, du collège, re-
flétera insensiblement, inévitablement, la vie nationale. Il serait
peut-être plus juste de dire que la vie nationale résulte de celle
du collège, puisque c'est là que sont formés les citoyens de l'a-
venir, qui, devenus hommes faits, tiendront insensiblement à
suivre le chemin qui leur a été tracé dans la jeunesse. Si, pen-
dant cette période critique, l'enfant acquiert insensiblement la
conviction que la qualité qui prime toutes les autres est la
lovante, qu'il faut sauvegarder l'honneur de l'école en y conti-
nuant la tradition de l'esprit de droiture, de liberlé et de viri-
lité, celui-là deviendra plus tard un membre sain et vigoureux
d'une société libre, dont son appui a contribué à assurer la solide
continuité. Si, au contraire, l'enfant a passé ces précieuses années
sous la discipline de fer d'une autorité inflexible, discipline qui
— 3G —
l'éducation Axr.LAiSE. va
exige une soumission forcée, qui engendre l'esprit de dissimula-
tion et de révolte, il gardera également cette empreinte.
Dès l'instant où le petit Anglais prend sa place dans la. public
school, il en devient le défenseur : le défenseur des droits de
son école, le soutien de ses traditions Voilà la dilierence énorme,
je dirais presque infranchissable, entre notre système et celui
des autres pays; c'est sur cette tradition séculaire que repose
l'organisation des public schools. 11 est évident que le temps y a
apporté bien des modifications; mais, en somme, l'antiquité
d'Eton, de Winchester, de Rugby est, pour les élèves, un titre
à leur respect et à leur admiration. Ce culte est partagé par les
professeurs. Il n'est plus question ici pour les élèves d'être
forcés à contre-cœur de respecter une autorité personnelle qu'un
professeur quelconque se sera arrogée, d'accorder de mauvaise
volonté à un règlement méticuleux une obéissance que le pro-
fesseur s'efforcera de maintenir par des punitions. La plupart des
professeurs à Eton y ont été eux-mêmes élevés, ils y reviennent
souvent après leur stage à l'Université. Il arrive donc que le
professeur retrouve dans la si.ïth form^ la classe la plus élevée,
des élèves qui ont été, pour ainsi dire, ses condisciples, puisqu'ils
commençaient leurs études d ans les classes inférieures au moment
où lui, sixth forin boy, les finissait. Ce système n'est peut-
être pas idéal ; l'intluence de cette existence continue passée par
le professeur pendant si longtemps sous la même influence, dans
le même entourage, puisqu'il retrouve à l'Université ses cama-
rades d'Eton, tend inévitablement à rétrécir son horizon; son
point de vue s'en ressentira. D'un autre côté, cela produit une
solidarité un esprit de corps, une communauté d'intérêts entre
professeurs et élèves dont il serait difficile d'exagérer l'effet. Ici
l'esprit de révolte ne pénètre pas : le jeune Anglais n'a que faire
de se révolter contre une autorité qu'il partage réellement, puis-
que l'administration, le gouvernement du collège, à mesure
qu'il s'avance dans les classes, rentrent de plus en plus dans ses
propres mains. Pendant ces années, il se familiarise peu à peu
avec les devoirs d'un citoyen : il est appelé à prendre une part
active dans l'administration de ce cj[ui lui semble l'État le plus
— 37 —
134 l'école moder.\e.
important du monde. Je m'étendrai davantage sur ce sujet un
peu plus loin, en parlant avec plus de détails de la vie journa-
lière et de l'organisation d'Etou. Je dirai seulement que l'élève
qui a été, soit captain of his hanse, c'est-à-dire, le plus an-
cien dans une des maisons parmi lesquelles les élèves sont ré-
partis, soit le chef du canotage, du cricket, ou du foot-ball, a été
accoutumé à diriger, à se faire obéir, à employer le tact, qui
mène à la popularité. C'est-à-dire qu'il a été membre actif et
utile d'uuo société qui reproduit en miniature cette société plus
vaste dans laquelle il sera jeté à lentrée dans la vie après avoir
quitté l'Université, et que, grâce aux devoirs, aux emplois pour
ainsi dire publics, qu'il a été appelé à remplir à la. public school
et à l'Université, le jeune Anglais prendra sans difficulté sa
place parmi cette masse énorme de ses compatriotes pratiques,
prêts à remplir sans rémunération toutes les charges publiques
qui se présenteront, si onéreuses qu'elles soient. L'Anglais de-
viendra magistrat, juge de paix, membre de comités, de cor-
porations, sans hésiter, sans se plaindre, et sans exiger que ces
services, qui demandent une dépense assez considérable de temps
et d'énergie, reçoivent aucune compensation pécuniaire. C'est
cette longue habitude de service vouée à la chose publique,
c'est cet esprit véritablement républicain uni à l'esprit con-
servateur dont nos public schools sont un foyer, qui font
de l'Anglais un être essentiellement laœ-abiding . Le mot est
presque aussi intraduisible que la qualité qu'il représente. Il
désigne celui non seulement qui observe la loi, mais dont la
tendance naturelle est de l'observer. C'est cette tendance de
« lau'-abidingness » qui empêchera l'esprit de révolte d'avoir
beaucoup de prise sur le jeune Anglais, lorsque, plus tard, à
ses débuts à ITuiversité, il passera par une phase de réaction
contre la dignité, la responsabilité, la bonne conduite de ses
dernières années à sa public school. C'est alors que, parais-
sant à ses propres yeux un homme fait au lieu d'un écolier, il
lui prend des velléités d'insubordination qui le poussent à des
manifestations saugrenues tout à fait inconnues jusqu'ici. Mais
cette effervescence d'une jeunesse vigoureuse n'est pas dange-
— 38 —
l'éducation anglaise. 133
reiise, et se calmera à mesure que le jeune homme s'avance,
qu'il reconquiert la conscience de la dignité, de la responsabi-
lité, dont il s'était senti dépouillé lorsque, après avoir été un des
« grands » de son lycée, il était redevenu un des k nouveaux »
de son Université. Il faut se rappeler que, si l'écolier, le public
school boij, en Angleterre, jouit d'une liberté bien autre que
celle du lycéen en France, la vie d'un étudiant aux Universités
en Angleterre est beaucoup plus surveillée, plus soumise à la
discipline que celle des étudiants des Universités dans les autres
pays. Mais, en somme, l'Anglais s'en accommode assez bien :
arrivé à ce point, l'habitude de respecter, d'administrer même
les lois, de s'incliner devant la continuité des choses sociales
est devenu trop profondément enracinée pour être facilement
étranglée. Il continuera probablement de même jusqu'à sa mort.
Si, au contraire, nous supposons un système d'éducation inspiré
par des idées tout à fait opposées, d'api-ès lequel, entre les années
de treize ans et de vingt ans, le jeune homme a été privé de
toute indépendance, de toute liberté, de toute initiative person-
nelle, il paraît également inévitable que le principal débouché
qui s'offrira à son énergie prendra la forme de tentatives con-
tinuelles de révolte, le poussant à circonvenir de toutes les fa-
çons possibles une autorité qui lui parait souvent, etavec raison,
injuste et tyrannique. Ce sera donc, dans la plupart des cas,
avec cette empreinte indélébile de révolte contre l'autorité, d'un
sourd ressentiment contre le règlement mesquin et soupçonneux
dont il a été harcelé à chaque pas, qu'il entre en possession de
la pleine et entière liberté qui accompagne la vie à l'Université,
surtout si cette Université est située, non comme chez nous dans
une petite ville de province très surveillée, mais dans une ca-
pitale. La responsabilité de la vie, le devoir envers la patrie, se
présentent à une intelligence qui, si vivace qu'elle soit, est sous
ces rapports pleinement inexpérimentée et indisciplinée. Et si,
plus tard, le jeune homme élevé de la sorte veut se poser, de la
meilleure foi du monde, en défenseur d'une tradition honorable,
il lui manque un point d'appui solide.
— 39 —
136 l'école moderne.
II
Il ne rentre pas dans le cadre de cet article d'aborder la des-
cription des diverses institutions scolaires de l'Angleterre.
D'abord les écoles élémentaires, elemenlary schooh, tant board
schools que voluntarij schools. où les enfants des deux sexes de la
classe ouvrière resIcnljusqu'àTâge de quatorze ans. Puis les écoles
secondaires, les liigh schools et les grammar schools, dontles
élèves, appartenant pour la plupart à la classe moyenne, reçoi-
vent une éducation solide qui les met en état d'entrer à l'Uni-
versité si bon leur semble, k la fin de leur période scolaire. Pour
les classes plus aisées, l'instruction primaire se donue dans la
famille, dans le home; linstruction secondaire dans les public
schools et les écoles préparatoires qui les précèdent. On me per-
mettra de prendre seulement ces deux dernières catégories
comme types de la tendance de l'éducation en Angleterre, puisque
ce sont ces institutions qui, pour la plu|)art, servent de pépinière
aux classes et aux individus destinés à jouer les rôles principaux
dans l'administration de leur pays.
L'école de Bedales, de laquelle M. Demolins nous a donné une
description attrayante, et qui parait produire des résultats admi-
rables, est, à tout prendre, sauf les dilierences inévitables dues
à la valeur personnelle du directeur, à son énergie, à sa capacité,
le résumé de l'esprit scolaire de l'Angleterre, dirigé vers un but
spécial, et appliqué à un nombre assez restreint d'élèves pour
qu'un seul directeur puisse suivre le développement individuel
de chacun. La plupart des jeunes Anglais de bonne famille et de
la classe movenne supérieure sont élevés de .'a même manière-
c'est-à-dire qu'à l'âge de neuf ou dix ans, ils entrent dans un
internat de petits garçons, qu'ils quittent vers Tàgc de quatorze
ans pour une public scliool où ils restent pendant six ou sept
années, la plupart d'entre eux passant ensuite à l'Lniversité
d'Oxford, ou de Cambridge.
Il y a en Angleterre un assez grand nombre d'écoles prépara-
— 40
l'éducation anglaise. 137
toires du même type, c'est-à-dire dont le prix de pension est de
2.500 à 5.000 francs par an. Le nombre moyen délèves dépasse
rarement la soixantaine. Elles sont toutes organisées à peu près
delà même manière, à quelques difi'érences près, car chacune de
ces écoles est une entreprise particulière, où le directeur peut
mettre à exécution ses théories spéciales en matière d'éducation.
Il est évident cependant que la donnée générale des études doit
être à peu près la môme partout, car la plupart des directeurs
de ces institutions se proposent comme but d'obtenir autant de
scholai'ships (c'est-à-dire de bourses) que possible aux public
schools. Je dirai ici que l'obtention d'une de ces bourses à la
public sc/iool, aussi bien qu'à ITniversité, est, en Angleterre, une
marque de distinction, et que les jeunes gens de bonne famillç
concourent aussi bien que les autres. Obtenir un scholarship à
Eton, ou à Winchester, est non seulement un brevet d'intelli-
gence, mais un gage que celui qui l'a obtenu appartiendra à
une petite bande d'élite, de travailleurs ; qu'en somme, il prendra
la vie peut-être un peu plus au sérieux que les autres, et ne s'oc-
cupera pas exclusivement de sports. Ce dernier trait, nous de-
vons l'avouer, attire plutôt l'admiration de ses parents que de
ses camarades. Quoi qu'il en soit, on ne peut nier que pour les pa-
rents des élèves la mesure de la capacité du directeur d'une école
préparatoire ne soit souvent le nombre de scholars/iips obtenus
aux public schools. Sous ces conditions, un certain « chauffage »
devient inévitable, au moins pour les élèves les plus intelligents.
Mais, à tout prendre, ils sont rarement surmenés, car, dans la
plupart des écoles préparatoires du type dont je parle, on
soigne la santé des élèves et les exercices physiques avec une
extrême attention. Ils sont bien nourris et bien tenus. Cette di-
vision de la vie de l'écolier en deux stages différents, correspon-
dant à deux institutions différentes, de telle Jaçon qu'à l'âge de
douze ans il est un des u grands » de son école, un de ses chefs
et de ses arbitres, présente la vie aux petits Anglais sous un
pect absolument différent de celle qu'elle offre à l'enfant qui
entre à dix ans à l'institution d'où il ne sortira qu'à dix-neuf ans;
celui-ci sera par conséquent, à l'Age de douze ou treize ans, encore
— 41 —
13S l"ÉCOLE MOriERNK.
dans une condition d'infériorité et de rigoureuse subordination.
L'organisation des écoles préparatoires, toujours située à la
campagne, est portée à une haute perfection au point de vue de
l'hygiène morale et physique. L'installation est pleine de con-
fort, sinon de luxe; les salles sont spacieuses, les salons bien
meublés. Les chambres à coucher sont de grandes pièces aérées,
où couchent un petit nombre de garçons, l'ainé d'entre eux étant
responsable de la bonne tenue générale. Si le directeur est
marié, sa femme s'occupe des élèves, préside la table pendant
les repas, surveille l'infirmerie, etc. Il y a toujours en outre une
femme de confiance d'un certain à°'e, la matron, charerée de
veiller à l'entretien des vêtements des élèves, de surveiller les
détails de leur santé quotidienne. Si le directeur n'est pas marié,
il a ordinairement une lady housekeeper, dame qui dirige la
maison, ayant, elle aussi, la matron sous ses ordres. Les enfants
ont naturellement leur équipe de foot-ball, de cricket; et, détail
à noter, tous les élèves doivent en faire partie. Il faut recon-
naître qu'ils se livrent à ces exrcices avec le plus grand plaisir.
Le nombre de professeurs est assez considérable par rapport au
nombre des élèves. Ils habitent soit sous le même toit qu'eux,
soit dans le voisinage, et ils prennent part à tous les jeux des
élèves aussi bien qu'à leurs études : natation, canotage, cricket,
foot-baal, gymnase. Souvent, d'ailleurs, ils ont été choisis comme
professeurs autant à cause de leurs prouesses athlétiques qu'à
cause de leur savoir. Ici règne aussi, presque toujours, l'esprit
de confiance qui est également la caractéristique des public
scliools. On ignore surtout la délation; on s'efforce d'inculquer
la loyauté et l'esprit de corps. Mais comme ces écoles sont pour la
plupart d'une fondation toute récente, nées dans cette généra-
tion même, il est évident qu'il ne peut pas y avoir une longue
tradition comme dans les établissements plus anciens. Tout dé-
pend donc de l'individualité, de la volonté du directeur, et il
faut avouer que l'on rencontre parfois des directeurs méticuleux,
soupçonneux, qui ne réussissent pas toujours à mener leur œuvre
à bien.
Mais, à tout prendre, on peut dire que ce système fonctionne
— 42 —
l'kIUCATIO.X ANC.LAISE. 139
à merveille. Pour s'en assurer, on n'a qu'à visiter une de ces
écoles, on n'a qu'à voir les ébats d une foule de petits garçons
solides, bien bâtis, à l'œil clair, au teint frais, (|ui courent
joyeusement sous les arbres, sur la pelouse verte.
m
C'est à treize ou quatorze ans que les enfants sortent de l'é-
cole préparatoire pour entrer, avec des espérances dorées, dans
la public school. Au point de vue moral, il semble y avoir un
avantage à ce passage d'une petite école à une plus importante,
à ce moment d'arrêt dans la routine de la vie, arrêt qui em-
pêche l'ennui, Tuniformité de cette morne prespective d'années
pendant lesquelles l'entourage, renseignement, les griefs, le
costume même resteront identiques. Elles ont assurément leur
place dans le façonnement de la vie, ces pauses, ces jointures.
pour ainsi dire, où, au commencement d'une nouvelle étape, on
regarde autour de soi, on fait l'inventaire de sa vie pour se
remettre ensuite en chemin avec une nouvelle impulsion d'espoir.
Pour les parents, les professeurs, le début de ce stage nouveau
est une occasion de renouveler leurs conseils au jeune garçon
sur le gouvernement de sa vie, sur la façon dont il doit em-
ployer la plus grande liberté qui l'attend à la public school, et
sur la responsabilité qu'il aura bientôt à endosser. La respon-
sabilité, voilà le thème qui revient sans cesse ; voilà le contre-
poids essentiel. Dans le livre devenu classique qui offre un ré-
sumé de l'esprit des public schools de l'Angleterre, l'om Broicn's
school daijs de Hughes, il y a une description de l'allocution
adressée au petit Tom Brown, lors de son entrée à Rugby, par
son père, gentilhomme campagnard de la vieille roche. Après
avoir longtemps réfléchi et s'être bien tourmenté sur le prêche
qu'il se sentait tenu de faire, le brave homme, au bout du
compte, se borna à dire : « Allons, mon garçon, dis toujours
la vérité, et ne souffre pas en ta présence des propos que tu
ne voudrais pas laisser entendre à ta mère ou à tes sœurs ».
— 43 —
140 l'école moderne.
C'était tout. Mais c'était assez. C'était un tracé du chemin à
suivre, qui encore aujourdliui me semble complet et pratique.
En quittant la. private school, l'élève a étudié l'arithmétique,
le latin et les écritures saintes, ainsi que la géographie, la
grammaire, Ihistoire romaine et Fhistoire détaillée de son pro-
pre pays; il a commencé le grec, le français, et possède des
notions d'algèbre, de musique et de dessin. Voilà, sauf les deux
dernières matières, ce qui est nécessaire pour passer l'examen
d'entrée à Eton. Il saura, en outre, quoique ceci ne fasse pas
partie du cadre régulier de ses études, nager, jouer au cricket,
jouer au foot bail, et, en général, assez se débrouiller pour
pouvoir se tirer dafFaire lorsque, en voyage ou autrement, il
se trouvera livré à ses propres ressources.
A Eton, le jeune garçon est classé selon le résultat de
Fexamen d'entrée. Les classes sont ainsi partagées, en com-
mençant par les plus basses :
Third form;
Fourtli fonn, partagée en quatre divisions ;
Remove ;
Fi fût foim. partagée également en trois divisions;
First Jnmdred ;
Sixth form, la classe la plus élevée, comprenant vingt élèves
seulement, dix collegers et dix oppidans.
Il y a, en outre, une classe spéciale divisée en quatre sections,
pour la préparation à l'armée, the armij class, qui prépare aux
examens d'entrée des académies militaires de Woohvich et de
Sandhurst. Les succès récents des candidats d'Eton A ces exa-
mens très difficiles témoigne de l'excellence de l'enseignement.
L'élève moyen, à son entrée, est placé dans une des divisions
de la fourth form; il n'y a que ceux qui sont très en retard qui
soient placés dans la third form. Sous peine d'être renvoyé,
l'élève est obligé d'atteindre à un certain rang dans ses classes
avant d'être arrivé ù un âge donné. Cette limite d'âge est,
pour Idi fourth form, de quatorze ans, pour la remove, de quinze
ans, pour la fiflli form, de seize ans, pour la division supérieure
de la fifth form de dix-huit ans. Dans tous les cas, il ne doit
— ^ï —
l'éducation AXr.LAISE. lU
pas rester à Eton après la fin du trimestre pendant lequel il a
complété sa dix-neuvième année. Les élèves qui ont gagné des
sc/ioIa?'ships sont toujours placés, à leur entrée, dans la fift/i
form. Les scholars, ou boursiers, qu'on appelle les collegers,
sont au nombre de soixante-dix; ils habitent ensemble le bâti-
ment appelé le collège proprement dit, où ils sont sous la sur-
veillance d'un professeur appelé master in collège. Les autres
élèves, au nombre de 970 environ, qu'on appelle oppiclans, les
élèves de la ville, sont répartis dans les maisons des différents
professeurs, système qui fait d'Eton une série de petits internats.
Il y a en tout 56 professeurs, dont vingt-six sont directeurs de
maison. Chaque professeur, directeur de maison ou non, dirige
une des classes, ou sections de classes, dont j'ai fait plus liant
l'énumération. Les élèves de la sixth form sont dirigés par le heacl
master, le directeur général, lui-même. En outre, chaque chef
de maison est aussi répétiteur, ses élèves travaillent avec lui les
leçons, les devoirs, qu'ils ont à faire pour le form master, le
maître de classe. En entrant à Eton, l'élève est libre de faire
son choix également de la maison qu'il habitera et de son répé-
titeur. Pour les maisons les plus recherchées, il faut s'inscrire
longtemps, plusieurs années, à l'avance. D'ordinaire, le professeur
chez lequel habite l'élève est aussi son répétiteur, mais ceci n'est
nullement obligatoire.
L'élève se trouvera ainsi dans des rapports très étroits d'inti-
mité avec un même professeur pendant toute la durée de sa vie
à la public school^ ce qui assure une continuité d'influence. Il est
probable que l'enfant sera, au bout d'un certain temps, dans des
relations plus confidentielles avec lui qu'il ne pourrait l'être
avec les professeurs des différentes classes entre les mains des-
quels il passe successivement en avançant dans les forms. Un
des Iiead inasters de Harrow, actuellement le chef du collège
de la Trinité à Cambridge, a dit, en parlant de l'importance des
rapports intimes entre les professeurs et les élèves : « Le moyen
le plus exact de juger de la condition morale d'un jeune g-arçon,
sauf dans quelques cas exceptionnels, c'est d'observer le dévelop-
pement de son intelligence ». Je pense que tous ceux qui au-
142 l'kcole moderne.
ront fait l'expérience de suivre attentivement pas à pas le déve-
loppement graduel d'un caractère, depuis l'enfance jusqu'à
l'adolescence, reconnaitronf la vérité de cette affirmation.
L'enfant nouvellement arrivé aura donc, au besoin, quelqu'un
pour le défendre, si les élèves plus anciens lui font la vie trop
dure. Le petit Anglais n'est pas enclin cependant à s'adresser à
un professeur pour le tirer d'affaire. C'est tout au plus si, au
bout d'un certain temps, il osera faire appel au u grand » au
service duquel il a été attaché en entrant, et dont il est le fag,
c'est-à-dire l'acolyte spécial. Il faut expliquer ici que, par une
coutume bizarre, une survivance de l'époque où la vie dans les
public schools était bien autrement dure qu'elle ne l'est à pré-
sent, tout enfant qui entre à Eton plus bas que la fiftli form
doit être aux ordres, et en quelque sorte faire le service des iip-
per boys, c'est-à-dire de ceux do la sixtli form et des dix pre-
miers élèves de la first hundred. Chacun de ces « grands » (je
traduirai ainsi upper boys, en traduisant lower boys par « petits »)
a son fag particulier, qui prépare son déjeuner le matin dans les
maisons où les élèves sont chargés de fournir eux-mêmes ce re-
pas ; il grille son pain, il fait bouillir leaii pour faire son thé. —
Heureux le sirth form boy qui n'a pas connu aux débuts de son
f(ig\Q goût du thé fait à l'eau tiède! — il fait des courses dans
la ville, et il est en général à ses ordres pour les corvées qu'il
voudra. De plus, en dehors de ce service particulier, tout si.xth
form boy a droit aux services de tout loirer boy sur lequel il
peut mettre la main. Cette coutume, qui assure une relation plus
ou moins intime entre certains « petits » et certains « grands »,
n'est pas sans son utilité, et a son avantage, en ce que le u pe-
tit » a des droits à la protection spéciale de son fag-master.
Un mot ici sur la position de celui des « grands » qui se trouve
être l'élève le plus ancien dans la maison qu'il habile. Il est
le captain of the house, le capitaine de la maison; son autorité
sur les élèves plus jeunes que lui est absolue; il est, pour ainsi
dire, le délégué du hoiise-masler . C'est lui qui est responsable
de la bonne conduite de ses camarades, c'est lui qui donne le
ton, surtout si c'est un sixthform boy, être privilégié et vénéré.
— 46 —
l'éducation anglaise. 143
C'est J)ien ici qu'on voit l'étoffe dont un jeune homme est fait.
On a dit bien souvent que pour savoir commander il faut savoir
obéir. 11 ne s'en suit pas toujours que celui qui sait obéir
saura commander, car il y a beaucoup de gens estimables, prêts
à se ployer à la discipline, à suivre l'initiative des autres, qui
ne sont pas capables de prendre une initiative à leur tour, de se
faire écouter, de se faire suivre. Ces dernières qualités cependant
sont celles qui mènent au succès dans la vie. Si le cajitain of thc
hoiise est un de ceux qui les possèdent, il n'y a pas d'autorité
plus respectée. Un écrivain distingué de nos jours, Sir Frede-
rick PoUock, a dit : « Être dans la sixth form, et capitaine de sa
maison, c'est quelque chose de grand. C'est une position qu'on
pourrait comparer à celle d'un prince des Indes orientales, gou-
vernant son État sous l'égide de l'agent anglais, représenté par
le head master. »
En somme, ce système fonctionne bien. Il y a naturellement des
exceptions, des cas où le captai n le plus ancien de la maison n'a
pas les qualifications nécessaires pour se faire obéir. S'il est
petit et faible au physique, s'il est peu courageux au moral, il
n'aura pas, sur ses camarades, l'ascendant voulu, surtout s'il y a
dans la maison quelques-uns de ces élèves qui sont les plus dan-
gereux au point de vue de la morale et de la tenue, c'est-à-dire
de ces grands garçons paresseux, occupant dans les classes
une position inférieure à leur âge et à leur taille, qui détour-
nent les plus petits du droit chemin. Mais un professeur vi-
gilant, s'il voit que le captain n'est pas en état de maintenir
l'ordre, n'en veillera que plus attentivement lui-même au salut
de sa petite république. J'ai connu un chef de maison qui,
voyant que le plus ancien pour le moment était un élève qui
n'était pas assez fort, ni au moral ni au physique, pour mainte-
nir l'ordre d'une main ferme, eut l'heureuse idée de lui adjoin-
dre un camarade qui, quoiqu'il ne fût pas aussi élevé dans sa
classe, avait les qualités voulues. Le résultat fut couronné de
succès; le professeur eut la satisfaction de voir les deux jeunes
gens sortir de l'épreuve, leurs principes aflirmés, leurs caractères
développés par la tâche difticile qu'ils avaient eu à accomplir.
— 47 —
144 l'école moderne.
Il faut se rappeler que, dans les public sckools, comme prin-
cipe ordinaire, on a en horreur la délation, ce qui ajoute de
beaucoup à la responsabilité ducaptain. Ce sentiment est même
souvent poussé trop loin, et il empêche le chef de maison de con-
naître certaines infractions au règlement. S'il venait à la connais-
sance d'un des <( grands », ayant conscience de sa responsabilité,
qu'un des petits violait en cachette le règlement, s'il fumait par
exemple, ou faisait quelque chose qui fût absolument défendu,
le « grand » ferait de son mieux d'abord pour y mettre ordre
lui-même, mais s'il ne réussissait pas, il se sentirait obligé d'en
référer au chef de maison. iMais on ne peut pas qualifier cela
de délation : c'est plutôt un juste emploi de l'autorité déléguée
par le professeur.
A Eton, on n'a recours que rarement aujourd'hui au châti-
ment employé jadis si souvent vis-à-vis d'un élève reconnu
coupable d'une faute g'rave : c'était le fouet, administré avec
des verges par le directeur en présence d'un memljre de la sixth
form et de deux « petits »,
Cette génération, je viens de le dire, a vu un grand change-
ment dans les habitudes et l'organisation d'Eton au point de vue
du confort, les partisans de l'ancien régime vous diront au point
de vue du ramollissement, et vous parleront du beau temps où
la vie du public school boy était une série de privations. Les
élèves, à Eton. étaient obligés de suppléer à leurs maigres re-
pas, surtout le matin, sous peine de n'avoir pas assez à manger.
Quel que fût le temps, jamais un Eton boy n'aurait songé à
mettre un paletot. A présent, l'esprit de réforme, si nous conve-
nons de l'appeler ainsi, s'est glissé peu à peu dans les habi-
tudes. A Eton. l'opinion publique permet de porter un paletot
après la Saint-André, c'est-à-dire le 30 novembre. Dans presque
toutes les maisons, les élèves prennent leur premier déjeuner
ensemble et mangent un repas bon et suffisant au lieu d'aller
l'acheter au dehors. Les Français s'étonnent volontiers de nous
voir donner à nos enfants, filles et garçons, ce repas solide dès
le malin. Il faut cependant se rappeler que, pendant l'enfance,
ce repas prend pour ainsi dire la place de celui que les petits
— 48 —
l'éducation .anglaise. 145
Franrais et Françaises font le soir. Nos enfants, après un repas
assez solide vers 1 heure ou 2, prennent du tlié avec du
pain entre 5 ou G heures, puis un souper léger avec du lait
ou des farineux le soir, ce qui nous permet de les envoyer
coucher de meilleure heure, et, en somme, de leur faire passer les
heures où ils sont éveillés et debout, au grand jour et non à la
lumière.
Voici la journée habituelle dun élève à Eton : à 7 heures, Tété,
à 7 h. 30 les autres trimestres, il travaillera en classe pendant
une heure. Après cette classe, s'il n'habite pas une des maisons
où l'on déjeune en commun, son fac/ lui apporte son déjeuner
qu'il prend dans sa chambre ; à 9 h. 25, oflice dans la chapelle ;
de 10 h. 30 à 11 h. 15, temps libre pour l'étude ou la récréation,
à volonté ; de 1 1 h. 15 à midi, classe ; de midi à 2 heures, temps
libre; à 2 heures, le dhier en commun, présidé par le profes-
seur dirigeant la maison et par les « grands »; de 2 heures à
2 h. 45, temps libre ^ de 2 h. 'i.5 à 3 h. 30. classe; de 3 h. 30 à
5 heures, temps libre; de 5 heures à 6 heures, classe: à G heu-
res, le thé. Trois foispar semaine, on travaille une heure pendant
la soirée avec le tut07\ A 9 heures, souper; à 9 h. 30, prière en
commun ; à 10 h. 30. les lumières doivent être éteintes.
Le lundi, le mercredi et le vendredi sont ce qu'on appelle
whole school dai/s, journées entières d'étude, c'est-à-dire que
les élèves doivent travailler en classe pendant une partie de
l'après-midi, de 2 h. 45 à 3 h. 30 et de 5 à 6 heures, soit 1 h. 3/4.
Le mardi, le jeudi, le samedi, l'élève n'est en classe que le ma-
tin. Ainsi, trois fois par semaine, l'élève a quatre heures un quart
de classe et une heure de leçon particulière avec son professeur,
c'est-à-dire cinq heures un quart d'étude avec les professeurs. Il lui
reste donc une moyenne de cinq heures par jour pour l'étude
préparatoire, pour la récréation, pour les repas et pour les
études spéciales, telles t[ue la musique et le dessin, non compris
dans le cadre ordinaire des études. Il faut se rappeler qu'il n'y
a pas ici d'heures d'études surveillées; l'élève peut faire ses de-
voirs quand et où il voudra, pourvu ({u'il les fasse. Les heures
— 49 —
146 l'école modehne.
que j'ai indiquées comme libres pourront donc être employées,
à volonté, à faire des versions grecques ou latines, à faire
du canotage, à jouer au cricket, ou à ne rien faire du tout.
En somme, les élèves de cette génération à Eton travaillent
mieux que leurs prédécesseurs, grâce à l'impulsion donnée par
le directeur actuel.
Chacun d'eux a une chambre à lui, qui lui sert aussi de
cabinet de travail. C'est une petite pièce assez confortable, de
3 mètres sur i environ, dans laquelle on réussit à faire en-
trer un lit, replié pendant le jour dans une espèce de cloison
qui ne prend pas beaucoup de place, un bureau, une commode,
une table de toilette, cachée pendant le jour par un couvercle
en bois, un rayon pour les livres, un fauteuil. Tout cela fait
une petite installation de marin, où chaque coin est utilisé, et
qui n'est pas sans charme. Surtout, cela donne l'impression
d'un chez-soi, d'un coin où Ion peut se recueillir, jouir de sa
liberté personnelle. Ce recueillement, il faut l'avouer, n'est pas,
pendant les premiers temps surtout, inviolable. Il est convenu
qu'on entre sans frapper les uns chez les autres, et que per-
sonne ne ferme sa porte à clef.
L'époque du bulU/ing poussé à l'excès, c'est-à-dire de ce temps
où les petits étaient malmenés et maltraités par les grands aux-
quels ils n'osaient résister, est heureusement une chose du passé.
Cet abus, comme beaucoup d'autres qui se trouvaient dans la
tradition d'Eton, s'est beaucoup modifié. De temps en temps, il
y a probablement des abus d'autorité, mais en somme ceux-ci
n'atteignent pas de grandes proportions.
J'ai sous les yeux en ce moment le journal publié à l'Eton, le
Eton CJironlcle, organe officiel du collège, écrit, publié et ré-
digé parles élèves eux-mêmes, et fournissant des détails pleins
d'intérêt sur l'Eton du passé et du présent. Je prends un numéro
au hasard, le 1*' du trimestre, qui donne comme un résumé de
la situation. Le numéro commence par une liste de noms et
d'emplois qui a tout l'air d'un ministère. Les voici (je supprime
les noms des élèves qui remplissent ces charges) :
Captain of the school.
— 50 —
l'éducation anglaise. 147
Captaùi of the oppidans.
Captain of the boats.
Cap tain of the eleven.
Président of the Eton socicty.
Keepers ofthe field.
Keepers of tlie wall.
Keepers of the racquet courts.
Président ofthe Ulerary societij.
Secretarij of tke musical society.
Si plus tard, arrivé à Fàg-e mûr, un de ces jeunes fonction-
naires d'Eton devient ministre pour tout de bon, et membre du
gouvernement, la responsabilité de sa position ne lui paraîtra
pas plus lourde, sa gloire ne lui semblera pas plus brillante que
la responsabilité et la gloire dont il a joui autrefois étant direc-
teur du cricket ou du canotag"e à Eton. Il faut se rappeler que
ce ministère scolaire est élu par les élèves et non par les profes-
seurs.
Le captain of the school est à la tête de tous les élèves : c'est
le premier des dix collegers qui occupent les dix places supé-
rieures dans la sixth forni. Le captain of the oppidans est le
premier des dix oppidans qui forment l'autre moitié delà sixth
forni. Ces positions enviées sont données en partie au mérite, et
en partie à lancienneté. Le captain of the boats, directeur du
canotage, choisi les équipes des différents canots (il y en a neuf),
et surtout l'équipe spéciale du canot représentant Eton qui
concourt à la régate de Henley et dirige en général T athlétique.
Être le directeur du canotage est une position si brillante dans
cette petite aristocratie que j'ai entendu dire à un père qu'il
pensait sérieusement à faire rester son fils à Eton une année de
plus, afin qu'il eût la possibilité d'être captain of the boats. Le
père ajoutait très sérieusement : « C'est une chose immense,
voyez-vous, que d'être directeur du canotage ».
Le directeur actuel d'Eton a donné une forte impulsion à l'en-
thousiasme qui existait déjà pour le canotage. Lui aussi a été
élevé à Eton ; il a été aussi un des membres de l'équipe du
canot représentant Oxford, qui lutte toutes les années pour la
— 5t —
148 l'iïcole moderne.
possession de la Tamise contre le canot de Cambridge. Le direc-
teur d'Eton exerce lui-même ces équipes. Pour un étranger,
c'est un spectacle peut-être assez surprenant de voir ce profes-
seur distingué, une des puissances sociales de l'Angleterre, sou-
verain, autocrate absolu, silen fut jamais, accompagnant à pied
ou à cheval au bord de la Tamise les canots et leur criant ses
critiques et ses observations. Ici. encore une fois, il faut remar-
quer qu'il n'est plus question d'un homme plus âgé voulant se
mettre au point de vue des plus jeunes; leur point de vue est
le sien : les élèves en ont bien conscience. Ils savent que, pour
leur directeur, il est aussi important que le canot étonien rem-
porte la victoire à Henley que pour le plus ardent des petits qui
se précipitent en courant sur la rive, vociférant leur enthou-
siasme. C'est sans doute cette ardeur du directeur pour le cano-
tage, aussi bien que sa prouesse personnelle (car avoir fait partie
d'une des deux équipes universitaires est en Angleterre une mar-
que de distinction pour la vie) qui a contribué à assurer la popu-
larité de cet homme éclairé, une des illustrations de sa génération
scolaire, au point de vue des études : il a remporté le Xew-
castle Scholarship pour lequel concourent chaque année les
élèves les plus distingués. Inspiré par l'esprit d'une sage et cou-
rae-euse réforme, il a su. d'une main ferme, et sans fléchir devant
l'opinion, opérer les réformes qui lui ont paru nécessaires pour
corriger maints abus quon reprochait à son petit royaume. Les
partisans les plus zélés d'Eton ne nieront pas, je pense, cjue ces
réformes ne fussent bien nécessaires.
Le captain of tJie eleven est chef du cricket ; il choisit les
membres de réc[uipe représentant Eton, qui prennent part au
(( match » annuel qui a lieu à Londres entre Eton et Harrow au
mois de juillet, un des événements les plus importants de l'année
scolaire. Chaque maison, aussi ])ien que le collège proprement
dit, a en outre son équipe de cricket, ainsi que de foot-ball, jeu
qui consiste à lancer une balle avec le pied et à la faire passer
entre deux poteaux situés sur le terrain de l'ennemi. Les direc-
teurs de foot-ball s'appellent keepers of the field, eux aussi oc-
cupent des fonctions élevées et redoutables. Les keepers of
— .i5 —
l"i':DL CATION ANCLAISE. 149
thc irall et les keepers of ihe racquet courts sont également
les directeurs de différentes variétés du jeu de balle.
La EtonSocietij, fondée en 1811, qui se réunit pour la discus-
sion libre des questions du jour, est une assemblée à laquelle
s'attache déjà \u\ intérêt historique, puisque c'est là que maint
orateur, qui s'est plus tard distingué au Parlement, a fait ses pre-
mières preuves. En feuilletant quelques numéros du Eton Cliro-
nicle, je prends, au hasard, les questions suivantes, qui ont été
débattues à la Eton Society entre 1893 et 1898. Les discussions
sont censées suivre la méthode parlementaire ; un des membres
propose une question, un autre lui répond ; les autres membres
prennent ensuite part à la discussion, puis on a recours aux voix
pour adopter ou rejeter la question.
Parmi ces discussions, je trouve les sujets suivants, sans comp-
ter les questions vivement débattues de politique étrangère et
intérieure du jour :
« Doit-on ouvrir les musées et les galeries le dimanche? »
Discussion assez faite pour étonner nos voisins d'outre-Manche,
plus éclairés que nous à cet endroit. Les Etoniens. ont eu le bon
sens de voter « oui ».
« Fait-on une part assez considérable à l'athlétique en An-
gleterre de nos jours? » Les élèves ont répondu « oui ».
« Donne-t-on trop d'instruction aux classes ouvrières? » La
majorité a répondu « oui ».
« La vivisection est-elle une chose àdésirer? » Réponse :« oui».
« La civilisation a -t-elle manqué sonbut? » Réponse : « non ».
Doit-il être permis à la police de se servir d'armes à feu? »
Réponse : « oui ».
« La peine de mort doit-elle ou non être abolie? La majorité
a été en faveur du maintien de la peine de mort.
« Est-ce que la crémation présente plus d'avantages que l'en-
terrement ? » Décidée affirmativement par une majorité d'une
voix.
« Est-ce que la grève des ouvriers mineurs est justifiée ? »
Réponse : « non ».
Les professeurs sont admis par invitation spéciale aux délibé-
— 53 —
150 l'école moderne.
rations de la Société aussi bien qu'à prendre part à la discussion
qni suit; c'est une innovation récente et heureuse.
IV
En somme, la condition actuelle d'Eton, au point de vue de la
discipKne aussi bien que des résultats intellectuels, est satisfai-
sante. Il est évident que là où il y a plus de mille jeunes gens
âgés de douze à dix-neuf ans. il y en aura toujours une cer-
taine proportion dont la conduite et la morale laissent à désirer.
Mais ici la vie est arrangée de façon à réduire au minimum les
dangers et les tentations propres à cette période.
Les élèves s'adonnent à de nombreux exercices en plein air.
qui donnent un libre cours à leur vigoureuse énergie. S'ils jouis-
sent, ainsi que nous l'avons indiqué, d'une assez grande liberté
pendant certaines heures de la journée, cette liberté est contrôlée
par un règ'lement strict, mais sage en même temps.
J'ai été très frappée d'un trait consigné dans le livre si inté-
ressant de M. Demolins, V Education nouvelle. Il signale la né-
cessité d une permission écrite délivrée à l'élève qui quitte sa
classe pour se rendre même auprès d'un professeur, permis sur
lequel sont marquées l'heure et la minute même de la sortie de
la classe et de la rentrée, afin que l'élève ne puisse flâner en
route. Ce règlement d'une si inutile sévérité, cette méfiance en-
vers l'élève auquel on n'ose même pas octroyer quelques mi-
nutes de flânerie, doit inévitablement produire toute une série
organisée de petites dissimulations mesquines de la part de
l'élève qui a justement conscience de l'inutile indignité que ce
système lui inflige.
Les Anglais, au contraire, trouvent bon que les élèves aient la
responsabilité de la liberté qu'on leur accorde libéralement, afin
qu'ils sachent en faire un emploi légitime. Cette liberté est sur-
veillée cependant par le règlement dont j'ai parlé. Il y a cer-
taines limites bien définies dans ^Yindsor et Eton, que l'élève ne
doit pas dépasser. La grande rue d'Eton et la grande rue de
l'éducation anglaise. 131
Windsor (ces deux villes, séparées seulement par un pont sur la
Tamise, ne font en réalité qu'une seule) sont permises. Les rues
transversales et latérales sont ont ofboiinds, hors des limites. Dans
ces limites , l'élève peut s'en aller droit devant lui pendant des
« miles », sauf à faire acte de présence au moment de l'appel
général dans le school yard, la grande place carrée entourée
par les vieilles constructions collégiales. On peut être dispensé
de l'appel par une permission spéciale accordée lorsque de?
parents de l'élève, ou des amis autorisés par eux, viennent en
visite à Eton. Une fois pendant le trimestre, l'élève peut avoir
long leave, c'est-à-dire une sortie de doux jours, du samedi
jusqu'au lundi, mais seulement pour aller dans sa famille. Il
peut aussi avoir un short leave ^ congé pour une journée. Les
élèves ont congé aussi pour aller à Londres les deux jours du
Cricket Match de Eton contre Harrow, à Winchester pour le
Cricket Match contre Winchester, à Henley pour la régate pu-
blique sur la Tamise à laquelle prennent part les canots des
universités et des public .scAoo/.s ; à Bisley pour les concours de
tir; aussi pour prendre part aux field clays, grandes manœu-
vres des corps réunis des volontaires de tous les public schools.
Notons en passant que ces régiments de volunteers sont formés
de jeunes gens tirés de toutes les classes de la Société, depuis
la pairie jusqu'à la classe ouvrière ; ils s'enrôlent volontaire-
ment, ils font régulièrement l'exercice, ils sont soumis à la dis-
cipline, et ils formeraient, au besoin, un corps d'armée de
215.000 hommes environ.
Sur ces 215.000, 4.000 environ seraient fournis par les public
schools et 1.000 par les universités. Le régiment d'Eton comprend
300 volontaires, recrutés parmi les professeurs aussi bien que
parmi les élèves.
Pour sortir le soir après que le collège est fermé (le lock-up
a lieu à 8 heures en été et. selon la saison, entre 5 et 6 heu-
res les autres trimestres), il faut un permis spécial qui n'est
accordé que pour les réunions, soit concerts, soit conférences,
auxquelles les élèves sont autorisés à assister.
Le cadre d'études d'Eton (j"ai sous la main le programme
15:2 l'école moderne.
officiel du trimestre courant), comprend les écritures saintes, le
latin, le grec, l'histoire d'Angleterre, des notions générales de
géographie, les mathématiques, le français, et l'allemand alter-
nant avec l'étude du grec. En outre, dans le fîrst hiindred, ce
qui correspond, je pense, àFentrée en rhétorique, il y a ce qu'on
appelle les extra stucUes, c'est-à-dire des études spéciales hors
du cadre ordinaire parmi lesquelles l'élève doit faire son choix.
Il peut, ou bien se spécialiser dans un des sujets qu'il a déjà
étudiés, ce qui lui donne plus de chance d'obtenir un scholarship
à l'université, ou bien commencer l'étude d'un sujet tout à fait
hors du cadre, qui ne lui servira pas à grand'chose peut-être pour
passer ses examens, mais qui, d'un autre côté, le mettra à même
de développer quelques aptitudes ou préférences spéciales. Un
antiquaire célèbre, qui n'avait pas réussi dans ses études clas-
siques, a dit qu'il a dû son penchant vers l'archéologie à ces
heures d'étude spéciale avec son professeur qui. voyant son pen-
chant, eut l'intelligence de lire avec lui de vieilles chroniques
anglo-saxonnes.
La liste de ces extra stiidics comprend, outre les sujets déjà
énumérés. la chimie, la physique, les sciences naturelles, l'élec-
tricilé, la musique et le dessin. La musique prend une place
assez considérable à Eton. Il y a un orchestre, ainsi qu une so-
ciété d'orphéons, recrutés parmi les élèves aussi bien que parmi
les professeurs, des réunions musicales fréquentes, des con-
certs, etc.
Ce cadre d'étude n'a évidemment rien de bien utilitaire : à
moins que l'élève ne se destine au professorat, ses études de
littérature classique ne lui serviront pas de gagne-pain. D'un
autre côté, il me semble que, du moment où les études ne sont
pas dirigées vers un but essentiellement pratique comme prépa-
ration à une carrière spéciale, le choix de ce qu'on doit ap-
prendre ne peut être qu'arbitraire. On se borne tout bonne-
ment à apprendre ce que savent ou ce qu'ont su les autres, ce
qui recule le problème, mais ne le résout pas.
Un des défenseurs les plus ardents des études classiques à
Cambridge a dit : « Il n'y a rien qu'il soit honteux de ne pas savoir
— 56 —
L ÉDUCATION ANGLAISE. I o3
en sortant d'un public school; mais il y a beaucoup de choses
(ju'il est honteux de ne pas être en état d'apprendre vite et
bien ».
Une certaine proportion des élèves d'Eton en sortent ayant
fait de brillantes études classiques, ayant assimilé ce qu'ils ont
appris et en ayant profité; d'autres, la majorité, en sortiront
sachant, tant bien que mal, le latin, ayant quelques notions de
géographie, de mathématiques, d'histoire, sachant un peu le fran-
çais. Il y en aura encore une certaine proportion qui quitteront
Eton ne sachant rien de ce qu'ils auraient du apprendre pen-
dant sept ans d'étude, peu capables de comprendre une allu-
sion à l'art ou à la littérature. Mais cependant, ainsi que je l'ai
déjà dit, ils auront été, eux aussi, façonnés à leur insu par ce
(ju'on leur aura fait péniblement lire et étudier pendant ces
années. Au point de vue de ce qu'on apprend dans des livres,
les élèves d'Eton sont comme le reste du genre humain : il y en
a qui, lorsqu'ils entendent un nom célèbre dans l'histoire ou
la littérature, ne se rappellent pas l'avoir jamais entendu; il
y en a d'autres qui se contentent de le reconnaître sans savoir ce
<[u'il leur rappelle ; il y en a une troisième catégorie pour laquelle
ce nom représente toute une série d'idées vivantes. Ce n'est pas
à cette dernière catégorie, je l'avoue, qu'appartient la majorité
des Etoniens. En revanche, cependant, ils sortent presque tou-
jours de leur école sachant ce que signifient les mois justice,
courage, loyauté ; ils ont appris à dire la vérité, à réprouver la
délation, à se gouverner eux-mêmes aussi bien cjue les autres, et
surtout à assumer et à porter la responsabilité. Ce seront, en
somme, des hommes dont les actions seront gouvernées par un
code honorable. Lancés plus tard dans la vie, n'importe de quel
côté, — car les Etoniens embrassent les carrières les plus diver-
ses, lacolonisation, l'agriculture, le commerce, aussi bien que les
professions libérales et la vie de fonctionnaire, — ils continue-
ront à défendre (je ne dis pas que cela les rende chers à leurs
voisins) les institutions de leur pays avec le même zèle qu'ils
auront mis à défendre celles de leur école ; ils sauront se dé-
brouiller, pour la plupart, avec énergie, avec décision, avec
— 57 —
154
L ECOLE MODERNE.
droiture. Voilà, en somme, ce que le school boy anglais, cet
être singulier, moitié enfant, moitié homme, aura appris pen-
dant ses années d'apprentissage. A défaut de connaissances in-
tellectuelles, c'est déjà quelque chose — s'il est vrai que. ainsi
que la dit le Père Didon : « L'éducation, c'est l'art d'émanci-
per les hommes ».
M'"^ HuGH Bell.
— 58 —
/
UN ESSAI RÉCENT
D'ENSEIGNEMENT POPULAIRE
Il y a cinq ans, avait lieu, à Oxford, l'ouverlure d'un nouveau
collège. Cet événement, dans une ville qui compte viogl-deux
établissements de ce genre, pourrait sembler à des lecteurs
français d'une importance plus que douteuse, s'il ne s'agissait
d'une institution appelée sans aucun doute à susciter des initiati-
ves dans notre pays. Il s'agit moins, en effet, d'un nouveau col-
lège que d'un nouveau genre de collège, un collège populaire,
un Labour Collège.
L'enseignement populaire est à Tordre du jour. De plus en
plus, le nombre va s'augmentant des généreux esprits qui éprou-
vent le besoin d'élever le niveau intellectuel du peuple et de pré-
parer, dans nos démocraties modernes, des masses éclairées et
instruites. De toutes parts des sociétés s'organisent, des biblio-
thèques se fondent, des conférences, des lectures, des cours sont
donnés pour la vulgarisation des découvertes scientifiques. De
toutes parts, se manifeste, dans les classes inférieures, un im-
mense désir de se voir initiées à des mystères dont la modicité
de leurs ressources les avaient jusqu'ici tenues éloignées. Il n'est
donc pas inopportun d'exposer aux lecteurs de la Science sociale
à quel nouvel essai ce mouvement vient de donner naissance
chez nos voisins d'outre-iM anche. Plusieurs pourront y trouver
quelques suggestions pour une création analogue.
Ce nouvel établissement est dû à l'initiative d'un Américain,
M. ^Yalter Vrooman. Il avait vu de près l'enseignement populaire
aux États-Unis. Deux de ses frères y ont consacré leur vie. L'un,
5'.)
130 l'lcole moderne.
M. Cari Vrooman, est régent du collège d'agriculture du Kansas,
où deux mille jeunes ouvriers viennent chercher à la fois une
formation technique et une éducation politique. L'autre, M. Fran-
cis Vrooman, a pris une grande part au mouvement de VUniver-
sitij-Exlension de Chicago. A lexpérience acquise dans sa coo-
pération avec ses frères, M. Walter Vrooman joignait un profond
sentiment des besoins actuels de l'ouvrier. Il avait puisé dans les
doctrines de Ruskin un vif désir de faire participer les classes
inférieures aux jouissances de l'esprit. Enfant de la libre Âméri-
(|ue, il avait en même temps compris la nécessité de citoyens
instruits dans une nation jouissant du self-government. Doué d'un
esprit pénétrant, organisateur émérite, il eut vite reconnu les in-
suffisances de l'enseignement populaire actuel, et sur quel plan
il fallait désormais l'organiser. A peine eut-il entrevu son idéal,
qu'il s'en vint en Angleterre pour se mettre à l'œuvre. Trois mois
après son arrivée, tout était organisé ; sans le moindre recours
au gouvernement, sans même un appel à la générosité publique,
M. Vrooman n'hésitant pas à engager ses propres ressources au
service de la cause. Par admiration pour Ruskin, et aussi pour
rendre hommage au grand écrivain dont la vie n'a été qu'un
plaidoyer en laveur des humbles et des déshérités, il donna à son
œuvre le nom de Ruskin Hall.
C'est celte œuvre que je voudrais présenter aux lecteurs, en
leur en exposant le but et le fonctionnement. Je puis le faire
d'autant mieux que j'ai assisté de très près au fonctionnement
de cette institution, ayant vécu pendant deux mois avec M. et
^jme Vrooman, et ayant participé à cet enseignement par des
leçons de français données aux ouvriers.
Mais je voudrais auparavant jeter un rapide coup d'œil sur
l'enseignement populaire en France, atin de mieux faire ressortir
ce qu'il reste à y faire.
Rien n"a été épargné, dans notre pays, pour l'instruction du
peuple : ni la bonne volonté, ni surtout l'argent des contribua-
— 60 —
UN ESSAI RKCKNT d'eNSETCNKMENT POPILAIRE. 137
blcs. A quoi ont abouti tant d'activités et d'énergies dépensées
les unes dans un motif de pure g-énérosité, les autres, le plus
grand nombre, dans un dessein politique? A développer et à
perfectionner l'enseignement à tousses degrés, primaire, secon-
daire, supérieur. Le premier a été rendu obligatoire à tout
homme venant en ce monde. L'accès des deux autres a été facilité
de plus en plus aux jeunes gens pauvres. En outre, des initiatives
privées sajoutant à l'action de l'État, on a organisé des cours
dadultos, multiplié le nombre des conférences, fondé des biblio-
thèques, etc.
Si, maintenant, nous prenions, à leur entrée au service mili-
taire, une centaine de jeunes gens cjui n'ont fréquenté que l'é-
cole de leur village, et que nous cherchions à reconnaître ce qui
leur reste de cet enseignement, nous constaterions que, pour la
plupart, le savoir se borne à la lecture, à l'écriture, et à un peu
d'arithmétique.
Dans l'enseignement secondaire et dans l'enseignement supé-
rieur, on a multiplié le nombre des bourses, procuré aux jeunes
gens pauvres tous les moyens d'entasser diplômes sur diplômes.
Loin de nous, certes, de protester contre les facilités offertes aux
jeunes gens intelligents de sortir de leur condition, pourvu tou-
tefois cj[ue ces facilités ne dépassent pas la mesure, et qu'on ne
retire pas trop d'ipdividus de leurs milieux pour les laisser en-
suite retomber, déclassés et misérables. Mais la question est de
savoir si l'on a élevé ainsi le niveau intellectuel de la masse. Or,
est-ce avoir atteint ce but que d'avoir retiré quelques milliers
de jeunes gens de leur humble condition pour les transformer
en professeurs, en médecins, en avocats? Sans doute, fils du
peuple, continuant pour la plupart à vivre à son contact, ils peu-
vent exercer sur lui une certaine et heureuse influence par leurs
conversations, leurs conseils, leur dévouement. Mais, en somme,
cela se borne à bien peu de chose, et nul ne songera à préten-
dre que le savoir et l'intelligence de lajnasse des ouvriers s'en
trouvent sensiblement améliorés.
Restent les efforts tentés pour instruire les ouvriers à leurs
heures de loisir : cours d'adultes, conférences, bibliothèques, etc.
— 61 —
158 L ÉCOLE MODERNE.
L'État et les sociétés privées, tout le inonde s'est mis à l'aHivre.
« En i89i-1895, il y avait en France, dit M. Bourgeois, 7.322
cours d'adolescents pour garçons. A la fin de l'année scolaire 1895-
1896, ce nombre est passé à 13.950 cours, c'est-à-dire qu'il a pres-
que doublé. Ainsi donc, il y a eu, au commencement de cet hi-
ver-là, 400.000 jeunes gens — vous entendez bien, iOO.OOO
jeunes gens — qui sont venus sans autre poussée, sans autre pres-
sion que le bon conseil des bons citoyens qui les entouraient.
Oh! je sais bien que VOO.OOO inscrits, cela ne veut pas dire
400.000 présents; il est certain que ce mouvement d'enthou-
siasme a été suivi d'un mouvement de recul. Mais il résulte des
réponses envoyées par tous les directeurs de cours d'adultes à
M. Edouard Petit qu'un peu plus de la moitié a persévéré, et
qu'on a pu compter 270.500 adolescents et adultes qui ont, en
réalité, durant le trimestre d'hiver, suivi régulièrement, trois
fois par semaine en général, les cours d'histoire fondés en oc-
tobre'. » En 1896-1897, d'après le second rapport de M. Edouard
Petit, les cours auraient presque doublé. 11 y a eu, en cflet,
24.528 cours dont 20.099 pour les jeunes gens.
Les conférences, causeries et séances de lecture ont suivi la
même progression. En 1894-1895, la Ligue de r Enseignement
avait organisé 10.379 de ces séances. En 1895-1896, on en comp-
tait 61.476. En 1896-1897, on montait à 67.313 conférences. Nul
doute que cette progression s'est continuée durant les années
suivantes.
Les bibliothèques n'ont pas été l'objet de moindres préoccupa-
tions. Chaque école de village a la sienne. Elles se sont multi-
pliées dans les villes sous les noms de bibliothèques commu-
nales, bibliothèques paroissiales, bibliothèques scolaires, etc.
Il faut donc le reconnaître, l'activité n'a point manqué. Mais
les résultats sont-ils en proportion de l'effort dépensé? A quoi se
réduisent ordinairement les cours d'adultes? A entretenir les no-
tions puisées à l'école primaire. Ce n'est que « le catéchisme de
persévérance de l'école primaire », selon le mot de M. Bertrand,
1. VÈàncalion de la Démocratie.
— G2 —
IN ESSAI RÉCENT D'ENSEIGNEMENT POPULAIRE. 1 59
dans son livi'c de Y Education intégrale. Or, ces notions sont
essentiellement élémentaires.
Les conférences, excellentes en elles-mêmes, perdent tout le
fruit qu'on serait en droit d'en attendre. Ou bien elles traitent de
sujets politiques, et, dans ce cas, elles sont toujours l'œuvre
d'homme de parti qui ont à cœur non d'instruire des hommes,
mais de gagner des partisans. Ou bien elles ont pour but de
vulgariser les questions scientifiques, et dans ce cas, n'étant qu'un
simple exposé, manquant de tous les caractères qui font le véri-
table enseignement, elles ne laissent dans la mémoire de l'ouvrier
que quelques connaissances superficielles.
Quant aux bibliothèques communales, ou paroissiales, elles
sont la plupart du temps organisées en dépit du l)on sens, très
souvent avec une indigne partialité, presque toujours sans au-
cune méthode. D'ailleurs, fussent-elles parfaites, l'ouvrier n'en
tirerait pas grand profit, faute de direction dans ses lectures.
Et ce que nous venons de dire de la France peut s'appliquer à
peu de choses près aux autres nations européennes, où l'on s'in-
quiète d'un enseignement populaire '. C'est le mérite de M. W.
Vrooman et de ses collaborateurs d'avoir compris la nécessité
d'une réforme radicale, et de l'avoir entreprise.
« Il y a, disait M™'' Vrooman, dans un discours prononcé
devant les dames d'Oxford, il y a dans chaque contrée des mil-
liers de jeunes gens à qui l'espérance ( si c'est là une espérance)
de quitter leurs utiles travaux de l'usine ou de ferme, pour
grossir inutilement le nombre des médecins ou des avocats, est
refusée, et qui n'ont pas le temps, lors même qu'ils en auraient
les moyens, de faire des études universitaires. Mais s'ils ne peu-
vent aspirer aux professions libérales, beaucoup d'entre eux,
sans aucun doute, désirent prendre aux affaires nationales une
part plus active et plus directe, soit comme membres d'associa-
tions, soit comme conseillers municipaux ou même membres du
Parlement, et leur éducation est au moins aussi importante à
1. 11 faut rendre justice cependant au mouvement des rnicersity Extensions, en
Angleterre. Mais nous verrons en quoi leur œuvre est insuffisante.
— 63 —
IfiO l'école MiiDKHNt;.
leurs pays que celles des classes pour qui les faveurs de l'ini-
versité ont été si libéralement prodiguées.
'.'. Les masses réclament une instruction. Et quelle ins-
truction? La réponse à cette question vient des boutiques, des
mines, des usines, des fermes d'Angleterre, d'où des centaines
de lettres nous sont parvenues, exprimant de la part de leurs
auteurs un désir intense de se voir initiés à la connaissance des
g-rands faits et des forces du monde où ils vivent, de pouvoir
résoudre le problème de leur propre existence, et de se rendre
utiles à leurs concitoyens.
« De plus en plus, l'ouvrier se reconnaît comme un vo-
tant, un législateur, un créateur de futures conditions sociales
[a malïcr of future social conditions). Il n'admet plus ce credo
qui attribuait si aisément sa condition inférieure à la volonté
de Dieu. Il se reconnaît investi d'un pouvoir qu'il tient jalouse-
ment à exercer. Il sent que son heure est venue de se lever et
d'ag-ir. C'est à la société de l'éclairer et de l'instruire, si elle ne
veut pas que son ])ras de géant ne fasse écrouler le temple sur
nos têtes. »
Ainsi le but est clair : former des citoyens éclairés.
Mais, pour un tel but, un nouvel enseignement s'impose. L'ins-
truction primaire étant absolument insuffisante, on constituera
une sorte d'enseignement populaire supérieur: les tentatives
faites jusqu'ici ont échoué faute de méthode et de suite; on
constituera donc un enseignement méthodique. Enseignement
populaire, supérieur et méthodique, telle est l'œuvre entreprise.
Qu'on remarque bien qu'il ne s'agit pas là de faire des lettrés
au sens reçu du mot, mais des hommes bien élevés et solidement
instruits. Il est vrai que beaucoup de gens ne peuvent encore
concevoir la possibilité de produire de tels hommes sans les
faire passer par la filière universitaire. C'est un préjug-é qui ne
peut disparaître qu'après bien des années. Pour n'avoir eu jus-
qu'ici qu'un type de bonne éducation, qu'un type de formation
scientifique et littéraire, on a fini par se persuader qu'il n'y a en
réalité qu'un seul type d'éducation possible. Et voilà comment
nous rencontrons aujourd'hui tant de gens qui s'en vont deman-
— G4 —
IN ESSAI RÉCENT D'ENSEir.NKME.NT l'OPLLATHE. IGI
dant et se demandant quelle peut-être la meilleure éducation.
« Je ne puis entendre ces gens, disait spirituellement M. Vroo-
man dans son discours prononcé à l'inauguration de Ruskm
Hall, sans me rappeler l'histoire de cet étrang-er qui entra un
jour dans un village, demandant à tous ceux qu'il rencontrait
de vouloir bien lui indiquer son chemin. Interrogé sur le but de
son voyage, il répondait qu'il avait oublié le nom de la ville,
mais pensait qu'il se le rappellerait assez facilement si quelqu'un
voulait être assez bon pour lui montrer la véritable route. En
étude comme en voyage, tout chemin est bon si vous désirez
aller où il conduit. Le genre d'éducation dépend uniquement
du genre d'hommes que vous voulez faire. Le problème de l'é-
ducation ne peut être posé, à plus forte raison résolu, tant que
nous n'avons pas déterminé clairement, comme terrain de dis-
cussion, l'idéal d'humanité que nous voulons produire.
« Et quoi de plus absurde que de supposer que, dans un orga-
nisme social aussi hétérogène, aussi complexe qu'est le nôtre, il
n'y avait qu'un type d'homme bien élevé, qu'un type de bonne
éducation? Il y a autant de sortes d'éducation qu'il y a de diffé-
rentes fonctions dans la société. Nous ne sommes pas de ceux
qui limitent le nombre des gentlemen à une classe restreinte
dont tous les membres sont formés sur le même moule, élevés
dans les mêmes coutumes et traditions, doués des mêmes qua-
lités physiques, mentales, morales et financières, animés du
même idéal. Sans critiquer l'éducation de l'Université, nous pré-
tendons qu'il y en a d'autres, aussi estimables, .aussi élevées, et
pour la majorité des hommes beaucoup plus praticables.
« Si vous désirez convertir un jeune homme en bibbothécaire,
en traducteur, en docteur, il va de soi que vous aurez à choisir
pour lui le système d'entraînement propre à faire de tels hom-
mes, et pour cela l'éducation universitaire est non seulement la
meilleure, mais la seule possible. Mais si, d'autre part, vous dé-
sirez avoir des citoyens capables, conscients de leurs droits et de
leurs devoirs, des chefs d'opinion, leaders of people, il vous
faudra suivre une toute autre voie. »
C'est cette nouvelle voie que Ruskin Hall vient inaugurer.
— 65 —
162 L ECOLE MODERNE.
II
Le lecteur s'est déjà demandé, sans doute, quelle peut être
cette voie, et comment il est possible de donner un enseignement
supérieur et méthodique à des ouvriers, c'est-à-dire à des hom-
mes disposant d'un temps très restreint, et si peu préparés par
leur formation et leur travaux à des exercices intellectuels.
Nous allons voir comment les fondateurs de Riiskin Hall ont ré-
solu cette difficulté.
L'enseiunement est donné ou bien directement au collège
même, ou bien par correspondance. Examinons chacun de ces
deux procédés.
A côté des immenses collèges dont l'ancienneté se lit su r leurs
pierres noircies et effritées, et dont les richesses se sont accumu-
lées depuis deux siècles, Ruskin Hall se dresse bien petit et bien
humble. Point de ces immenses cours et jardins, point de cette
architecture dont la richesse et la variété font l'admiration du
touriste, point de ces tours qui dressent vers les nues leurs mas
ses imposantes ; mais une simple maison de modeste apparence,
aux murs couverts de lierre. Les salles en sont spacieuses, et
tout y a été si bien transformé et adapté qu'on les croirait cons-
truites en vue même du but qu'elles remplissent. Au rez-de-
chaussée, les bureaux du secrétaire, la salle à manger, les cui-
sines; au premier, la bibliothèque et les salles d'études; aux
second, troisième et quatrième, chambres à coucher, salle de
bain, etc.. Derrière, un jardin soigneusement entretenu pro-
jette par les fenêtres un air de verdure et de gaité.
Telle est la première résidence préparée auxétudiants populai-
res. Ils viendront là, à n'importe quel moment de l'année^, passer
un aussi long temps (piils pourront. La maison peut en con-
tenir vini:t-six. ils sont actuellement au nombre de vingt et un-.
1. 11 n V a pas de vacances.
2. Dans ce nombre on compte : 4 employés de bureau, 3 imprimeurs, 2 jardiniers.
1 menuisier, 1 charjienlier, 1 représentant de commerce. 1 mineur, 1 télégraphiste,
— OG —
UN ESSAI RKCENT It^ENSlilCNEMENT l'Ol'lLAlKl",. IC'J
Les conditions requises pour l'admission ne sont pas très sé-
vères. Sans doute, au point de vue moral, l'étudiant doit présen-
ter toutes garanties et certifier d'une bonne conduite. Mais , au
point de vue intellectuel, on ne lui demande que de savoir lire
et écrire : on se charge du reste.
Les conditions financières offrent un obstacle plus sérieux.
Car enfin, il faut vivre, et l'on ne prétend point faire de Flifski?i
Hall un établissement de mendicité. Il faut que l'étudiant soit
capable de s'entretenir lui-même. En le faisant, il conserve le
sentiment de sa dignité, il profite mieux de son temps pour le-
quel il sait qu'il doit payer, il assure à l'œuvre une existence
autrement solide que si elle devait reposer sur un continuel
appel à la charité. Les frais d'ailleurs sont réduits au mini-
mum : iO shillings par mois, pour la nourriture et le logement,
10 shillings pour les frais scolaires. C'est donc un total de 50 shil-
lings ou 63 francs par mois, exactement 31 livres on 780 francs
par an.
Si faible relativement que puisse paraître cette somme, elle
est cependant quelque chose pour la bourse d'un employé ou
d'un ouvrier, et c'est là une grande pierre d'achoppement. Tou-
tefois nous verrons qu'en beaucoup de cas elle peut être sou-
levée.
On s'étonnera peut-être qu'avec 12 fr. 50 par semaine on
puisse pourvoir à la nourriture et au logement d'un homme. Le
procédé par lequel on y arrive est ingénieux : il a le double
avantage d'être une source d'économies et de rappeler toujours
aux étudiants la nécessité du travail manuel, les préservant ainsi
de toute tentation de dégoût et de paresse. En bons Anglo-Saxons,
ils ne doivent compter que sur eux-mêmes, et faire leur propre
service. C'est une sorte de communisme dont l'intérêt de chaque
membre est la grande force de cohésion. Chacun a son ouvrage
fixé. L'un est cuisinier attitré, et comme tel est reçu gratuite-
ment; deux sont désignés à tour de semaine pour le service de
la table ; les autres se partagent le reste du travail.
\ mécanicien, l agriculteur, I boucher, (employé de commerce, 1 cuisinier, 1 fabri-
cant d'instruments scientiliqucs, 1 employé dans une manufacture de coton.
— 67 —
104 L ÉCOLE MOItEHNE.
Le lever est à T heures. La toilette finie, chacun doit se
mettre à l'œuvre; il faut qu'à 8 heures toutes les salles com-
munes soient prêtes, balayées et chauffées . et la meilleure
preuve que c'est possible, c'est que c'est fait chaque matin. A
8 heures, a lieu le breahfast, sérieux déjeuner à l'anglaise :
café, pain et beurre, jambon et œufs, conlitures. Au sortir de
table, les étudiants remontent faire leurs chambres et se mettre
à l'étude. A 1 heure, le gong- les appelle au lunch, repas très
simple afin qu'ils puissent étudier l'après-midi, s'ils le désirent:
chocolat au lait, pain et beurre, fromage et confitures. A 6 heu-
res, diner. C'est le principal repas : soupe, viande, légumes,
puddings en composent le menu, très respectable, on le voit.
Ainsi, par ce régime et par le travail en commun, on arrive à
joindre les deux bouts. D'ailleurs cela représente par semaine
environ 220 francs pour 20 personnes. Tous frais de service et
tous bénéfices étant supprimés, il n'y a rien d'impossible à ce que
cotte somme leur procure un certain confortable. La caisse est
administrée par une conmiission de trois membres élus. Ils ont
à pourvoir à toutes les dépenses. Leur gestion est contrôlée de
temps en temps par le principal.
Il va sans dire que les étudiants ne sont soumis à d'autre sur-
veillance qu'à celle de leur propre conscience. Ils sont libres de
sortir comme il leur plait, et n'ont pour toute loi que celle d'être
rentrés à 10 heures du soir. Mais ils ont, ce (pii vaut mieux
que tout surveillant, le sentiment de la nécessité où ils sont de
profiter de leur temps; ils ont l'habitude du travail; ils ont un
désir d'apprendre et de connaître dont on ne peut se faire une
idée qu'en les voyant à l'œuvre; enfin ils ont leurs devoirs à
faire et s'exposent, en cas de négligence, à une réprimande du
<( tutor», qui, renouvelée, peut entraîner l'exclusion.
Voilà plus de motifs qu'il n'en faut pour les retenir sérieuse-
ment au travail. C'est d'ailleurs une tâche qui ne peut que les
captiver. J'ai sous les yeux le programme de cette année, et je
demande au lecteur lapermission de le citer. Qu'on le compare
avec celui de nos cours d'adultes. « Il est préparé, dit une notice
d en-tête, de façon à faire acquérir à l'étudiant les connaissan-
— 6S —
IN ESSAI KKCE.NT It'ENSEIC.NEMENT l'Ol'ULAIHE. 165
ces qui doivent faire de lui un citoyen intelligent. Le but est de
lui donner une conception des forces du passé qui ont contribué
à l'œuvre de la civilisation moderne, à lui faire connaître l'or-
ganisme social dont il fait partie, et la constitution des diffé-
rentes nations où se parle l'anglais et à lui inspirer le désir de
travailler dans sa sphère au progrès de Thumanité. »
Il est divisé en trois parties avec chacune un plan d'études,
comme il suit :
HisTOiRi;. — 1 . Histoire constitiitionnelle et politique d' Angleterre, par
M. Cil. Bcat'd. Ce cours durera une année et se divisera en quatre sections :
a) Depuis les Germains au temps de César jusqu'à la Grande Charte.
b) Du règne d'Henri III à la fin du règne d'Elisabeth.
c) De Jacques I"' aux temps présents.
d) Forme actuelle de la Constitution.
(Suit une liste d'auteurs à consulter.)
2. Bioç/raj)hies an niaises, par M. Hacking. On étudiera dans ce cours la vie
des grands hommes d'Angleterre, en les considérant dans leurs rapports avec
le temps où ils vécurent, et les conditions qui dt-veloppèrent leur personna-
lité.
3. Histoire d'Amérique, par M. Beard. Ce cours se relie avec celui de l'his-
toire d'Angleterre, odrant ainsi une histoire complète des nations anglo-
saxonnes, des temps anciens jusqu'à nos jours.
4. Histoire du christianisme, par M. W. Downing.
;■). Histoire de l'Europe depuis la c/nde de Rome (ce cours ne commencera
qu'en juin).
Science politioie. — [.Institutions actuelles. Ce cours consistera en confé-
rences (une par semaine) faites par des hommes qui se sont acquis un nom
dans les diverses questions concernant l'hygiène, l'éclairage, l'éducation, les
institutions politiques, etc. Il sera d'une importance spéciale, vu son carac-
tère pratique.
2. Histoire industrielle, \)a.v M. Hall. Ce cours retrace l'histoire de l'indus-
trie anglaise, et la condition du travail aux différentes i''poques de notre his-
toire.
3. Sociologie, par M. Hird. Retrace l'évolution de la société depuis les for-
mes les plus simples jusqu'à l'état social actuel.
4. Économie politique. Étude des théories économiques.
5. Structure de la machine politique en Angleterre et en Amcrique, par
W. Jalton.
SciENXE ET PHiLosopiHE. — l. Histoirc de la sciencc . par M. Hird. Ce cours
montrera les relations de la science avec les progrès de l'humanité, et com-
ment les sciences se sont peu à peu débarrassées des méthodes à priori.
2. Psychologie et sociologie, par M, Wirksteed.
— G9 —
IGO l'école ilODERNE.
3. Éléments de psi/ehologie, par M. A. Hall.
4. Introduction à In philosophie, "par M. A. tiaW. Xperçn gént'ral sur les
systèmes philosophiques, depuis Aristote jusqu'à Spencer.
L'ensemble de ces cours forme une moyenne de deux heures
par jour. Le reste du temps est consacré aux lectures et aux
compositions. La bibliothèque, encore bien peu considérable,
fournit cependant, par le choix intelligent dont elle témoigne,
une ample source de lectures. Les étudiants y ont à leur dispo-
sition tous les livres se rapportant aux cours qui leur sont faits, et
peuvent ainsi compléter et enrichir les explications du professeur.
Mais la principale tâche est dans la dissertation. C'est sur elle
que les fondateurs de Rnskiii Hall portent toute leur attention,
c'est sur elle qu'ils comptent pour former et développer l'intel-
ligence et la })ersonnalité de leurs élèves.
« C'est là le principal instrument d'une connaissance orga-
nique, dit M. Beard, dans une notice que je voudrais pouvoir
citer tout entière, et dont plus d'un éducateur fran<;ais pourrait
tirer profit. Nous n'arrivons pas à cette sorte de connaissance
par la simple appropriation mentale de faits, de figures, de lois
et de propositions, pas plus qu'un homme ne devient athlète en
mangeant beaucoup. Des études indigestes peuvent faire d'im
homme un magasin ambulant d'informations [icalking store-
hoiise of informations), mais ne développent ni son jugement,
ni sa personnalité, de même qu'une absorption considérable de
nourriture peut donner de l'embonpoint, mais ne donne ni des
muscles, ni des nerfs. C'est l'exercice seul qui transforme les
aUments en muscles; c'est par un procédé analogue que les
choses apprises doivent être transformées en connaissances
réelles. Des acquisitions faites par l'intelligence, cela seulement
subsiste et profite qui se trouve incorporé à la structure vitale
de notre esprit.
« Nous n'acquérons la connaissance réelle d'une chose
qu'en la reconstruisant nous-mêmes après l'avoir décomposée,
et non en nous rappelant les noms de ses différentes parties.
L'effort nécessité pour reproduire avec clarté et précision ce
— 70 —
UN ESSAI RÉCENT d'ENSEIGNEMENT POPILAIHE. 1G7
([ue nous avons lu ou entendu est le meilleur exercice pour nous
habituer à concevoir clairement et à nous exprimer de même.
Or, c'est dans la thèse ou dissertation que se manifeste cet effort ;
son importance' est donc capitale.
« Avant de pouvoir reproduire le sujet d'une conférence ou
d'un livre, l'étudiant doit être entré complètement dans la pensée
de l'orateur ou de l'écrivain. Mais un efibrt continuel peut seul
le rendre capable de concentrer ainsi ses facultés sur un objet
déterminé. C'est le premier pas à gagner. Par là, non seulement
l'étudiant acquiert les matériaux nécessaires pour sa composi-
tion, mais, ce qui est beaucoup plus important, il développe en
lui une nouvelle faculté qui, à mesure qu'elle grandira, le
rendra facilement inaitre des sujets qui jusqu'alors surpassaient
ses forces. Cette faculté est l'attention.
« Lorsque l'étudiant a ainsi analysé la pensée de l'auteur,
et s'est assimilé le contenu du livre, il est prêt à le reproduire
dans son propre style, en y ajoutant la lumière de sa propre
expérience, lumière bien faible au début, mais qui se fortifiera
par la persévérance dans le travail.
« Ainsi, la dissertation apparaît comme le meilleur
moyen de former l'esprit, et de développer en lui des facultés
d'attention, de précision, de clarté, de création. Ce sont ces
facultés qui nous rendent capables de nous former sur les hom-
mes et les choses un jugement indépendant. A force d'entrer dans
la pensée d'un auteur, et de la reproduire dans nos propres
phrases, nous nous habituons à la peser et à la juger. Nous ne
l'acceptons plus aveuglément, mais nous commençons à la com-
parer avec ce que l'expérience nous a enseigné. Cette comparai-
son n'est autre chose que la critique, le premier degré de l'ori-
ginalité. Nous ne nous arrêtons plus aux mots, mais nous allons
jusqu'aux conclusions qu'ils expriment, et cherchons à en recon-
naître la vérité ou la fausseté. Nous pesons les questions, et vou-
lons savoir quels jugements la sagesse des générations passées
a portés sur elles. Nous étudions ainsi les hommes et les institu-
tions, et cherchons à atteindre les causes de tout ce que nous
observons autour de nous. A partir de ce moment, l'étude perd
168 L'ÉcoLr: moderne.
son caractère ennuyeux et servile, et devient de plus en plus
facile et pleine de jouissances.
« En môme temps, l'étudiant s'aperçoit qu'il a développé en lui
le pouvoir de choisir ses lectures. Il sait maintenant ce qu'il doit
lire et peut ainsi faire contribuer chaque heure passée avec ses
livres au but qu'il vise. Il ne surcharge plus sa cervelle d'une
masse de choses confuses qui ne peuvent produire en lui qu'une
dyspepsie mentale, sans parvenir à le rendre maître d'un sujet.
Dès lors, son travail ne le fatisue plus; il n'a plus à craindre le
découragement qu'engendre le manque de résultats. Il sent ses
facultés se développer et se fortifier, et découvre en lui des pou-
voirs qui jusqu'alors n'existaient qu'à l'état do germes. »
C'est donc bien, on le voit, autour de la dissertation (jue se
portent tous les efforts. Les cours et les lectures n'ont d'autre
but que de fournir aux étudiants les matériaux qu'ils auront à
coordonner d'une façon aussi parfaite que possible. Trois sujets
leur sont donnés par semaine, correspondant aux cours les plus
importants, histoire, sociologie, institutions. Trois des profes-
seurs chargés de ces cours reçoivent un plein traitement qui
leur est assuré par la fondation et par les droils scolaires. Ils
doivent se tenir à la disposition des étudiants pour tous les ren-
seignements dont ceux-ci peuvent avoir besoin, les diriger dans
leurs travaux, et corriger leurs copies. Ils ont, eu outre, à diri-
ger l'enseignement par correspondance. On comprend quelle
heureuse influence ces rapports continuels entre professeurs et
élèves ne peuvent manquer d'exercer sur la formation de ces
derniers, et combien de tâtonnements, d'incertitudes, de décou-
ragements, leur sont ainsi épargnés.
Les étudiants résidant à Ruskin Hall ne sont pas les seuls
auditeurs des cours, ni les seuls participants à l'enseignement
donné au collège même. Le nombre de ces internes est grossi
de celui des privilégiés qui habitent Oxford, et peuvent ainsi, à
leurs heures de loisir, venir bénéficier de l'enseignement de
Ruskin Hall. Us sont ainsi une soixantaine qui vivent dans leurs
familles, et n'ont qu'à payer les droits de conférences et de cor-
rection.
— 72 —
UN ESSAI HÉCEXT d'eNSEK'.NEMENT I'OITLAIME. 109
Mais, à coté de ces favorisés qui trouvent le temps et les res-
sources nécessaires pour venir résider au collège, ou ([ui habi-
tent à Oxford même, combien d'autres perdus dans les villes,
dans les campagnes, qui se sentent épris du besoin d'apprendre,
et qui manquent pour le satisfaire de tout moyen pratique, de
toute direction. Les novateurs de Ruskin Hall ne les ont point
oubliés.
Sans doute, on peut dire qu'ils ont été devancés dans cette
voie par le mouvement des Universily Extensions qui existe
depuis des années en Angleterre et en Amérique. Un professeur
se rend dans une ville pendant les vacances, et y organise un
cours de ({uelques semaines. Tout le monde peut y prendre part.
Chaque auditeur a une dissertation à faire par semaine. A la fin
du couis, il passe un examen sur les matières enseignées et
reçoit un diplôme, en cas de succès. C'est là, certes, une institu-
tion louable, et qui peut donner de bons résultats. Mais est-elle
suffisante? Six ou dix leçons dans une année peuvent-elles exer-
cer une sérieuse influence sur la formation d'un esprit? De plus,
ces cours n'ont aucun plan suivi. Telle année, un professeur trai-
tera de Shakespeare ; l'année suivante, un autre étudiera le
règne d'Elisabeth. En somme, ces cours n'offrent guère d'avan-
tages que pour des personnes déjà préparées, pour des institu-
trices, pour des dames qui ont fini leurs études, et qui, vivant
dans une ville sans Université, sont heureuses de profiter de
cette occasion de se retremper un peu aux sources intellectuelles.
Et cela est si vrai qu'ils ont fini par n'avoir plus guère qu'un
auditoire de ce genre. Le nombre des employés ou ouvriers qui
les suivent est extrêmement restreint. Enfin, leur but ne vise
nullement l'éducation du citoyen, mais simplement à donner à
l'auditeur une certaine culture intellectuelle et artistique.
Les fondateurs de Ruskin Hall pouvaient donc exercer leurs
initiatives sur ce terrain, sans crainte d'être traités d'imitateurs.
Et, en effet, leur enseignement par correspondance, Correspon-
dence Sc/wol, diffère complètement de celui de ÏUjiirersily
Extension. Il en diffère par le but d'abord. « Ruskin Hall Cor-
respondenco School, dit le programme, tend à rendre l'ouvrier
— 73 —
JTO l'kcole modekne.
capable de lire et d'étudier avec profit tout en vaquant à ses
occupations journalières; à entretenir et à développer chez ceux
qui auront étudié au collège les connaissances qu'ils y auront
acquises; à donner à ceux qui sont privés des avantages d'une
brillante éducation, la capacité de goûter les plaisirs de l'étude;
à encourager la pensée personnelle, et par-dessus tout, à pro-
curer à nos étudiants les connaissances nécessaires pour faire
deux des citoyens intelligents et éclairés. » Ainsi, ce n'est plus
seulement une certaine formation intellectuelle que cet enseigne-
ment se propose, mais bien l'éducation complète du citoyen; c'est
toujours à cela qu'il tend, lo make inlelligent cilizens.
Mais, où la dilTérence entre Htiskin Hall Correspondence
Sc/iool et YUniversily Extension est encore ])lus frappante,
c'est dans la méthode de travail. Il ne s'agit plus d'un enseigne-
ment de quelques semaines, mais d'un enseignement ininter-
rompu; les sujets de cours ne seront pas choisis arbitrairement,
mais avec méthode et suite. D'ailleurs, le lecteur on jugera lui-
mêm(\
Toute personne qui désire profiter de cet enseignement, doit
répondre à un certain nombre de questions capables de donner
d'elle une idée assez exacte. Je me contente d'en citer quelques-
unes : « Profession? — Age? — Santé? — Quelle sorte d'école
avez-vous fréquentée? — Quels livres avez- vous lus, en histoire,
en économie politique, en sociologie, en science, en littérature?
— Désirez-vous recevoir des conseils sur le genre d'études qu'il
vous faut faire, ou bien avez-vous déjà une opinion arrêtée
touchant vos besoins intellectuels? — Dans ce dernier cas, dites
quelles études vous préférez. — C.ombien de temps pourriez-vous
consacrer chaque jour à l'étude? — Quelles sont vos opinions
politiques? — Quelles sont vos ambitions politiques? — Quelle
expérience avez-vous de la parole publique? etc.
Ainsi renseigné, le professeur, chargé de corriger les devoirs,
sait à quoi s'en tenir sur la nature et l'opportunité de ses con-
seils.
Les conditions financières sont peu de chose : deux shillings
pour le premier mois, un seul pour les mois suivants. Cela suffit
r.\ ESSAT HKCENT It'iCNSEKl.NE.MENT l'OITLAlliE. 171
pour aider l'œuvre cl laisser à l'étudiant le sentiment de sa di-
gnité et de son indépendance i.
La méthode de travail est la même qu'au collège, sauf, bien
entendu, l'audition des cours. Elle consiste en lectures et en dis-
sertations, les unes et les autres organisées sur uu plan déter-
miné. Voici d'ailleurs ce que dit le programme :
« Les résultats d'une lecture sans méthode et sans but défini
sont nuls pour ceux qui entreprennent la tâche difficile de leur
propre éducation, selj-educaiwn. I*ar exemple, l'étudiant qui lit
le livre de Green, Short Hislory of the English people, remar-
que souvent que son travail ne porte aucun fruit. Tout lui appa-
raît dans une sorte de brouillard où il ne peut rien distinguer;
la multiplication des détails lui fait perdre le fil du récit, et,
presque fatalement, il ferme le livre, pensant que l'histoire est
quelque chose d'inabordable, et que le temps consacré à cette
étude n'est pas récompensé. Afin d'obvier à ces difficultés, nous
avons préparé un sommaire pour chaque genre d'étude qui sera
entrepris. Ce sommaire aura pour but d'offrir une ligne continue
à travers le champ exploré. Se servant de cette ligne comme
base, l'étudiant peut ainsi réunir les faits recueillis dans ses lec-
tures. En même temps, une liste d'auteurs sera indiquée pour
permettre à l'étudiant d'étendre ses connaissances après avoir
approfondi les points principaux du plan général. »
Suivent alors des conseils pratiques pour bien profiter d'une
lecture. J'en extrais quelques-uns.
'< C'est folie de vouloir tout lire dès le commencement. Con-
tenlez-vous d'une chose à la fois, et faites-la bien. Il faut d'abord
apprendre les faits importants par une étude approfondie du
livre qui sert de base à notre cours. Procurez-vous un exemplaire
de cet ouvrage, et un cahier de notes. Mettez-vous alors à l'œu-
vre d'une façon systématique. Prenez des notes à l'encre, et écri-
vez aussi distinctement que possible sur la page droite de votre
cahier. N'écrivez pas trop. Servez-vous du sommaire qui vous est
1. Ou remarquera que l'étudiant nercçoil rien sans})ayer. C'est en effet un j^rand
préjugé qui règne en France que tout ce qui est fait pûur l'ouvrier doit l'être gratui-
lemenl. On n'estime pas beaucoup une ciiose qu'on ne paie pas.
— 75 —
172 l'école moderne.
envoyé, et recueillez autour de chaque tilre et sous-titre de ce
sommaire les faits contenus dans le texte. Xe travaillez pas comme
une machine. Efforcez vous de j)enser, et arrêtez-vous souvent
dans votre travail pour réfléchir sur ce que vous venez de lire, et
en prendre un aperçu mental. Lorsque vous aurez étudié cons-
ciencieusement le livre fondamental, entreprenez létude d'un ou
de plusieurs des ouvrages collatéraux. Écrivez alors les notes
prises dans ces derniers sur la page gauche de votre cahier en
ayant soin de les rapporter toujours aux premières. »
Je prends le sommaire qui a été envoyé pour le premier mois
sur l'histoire d'Angleterre et cite le travail indiqué pour la pre-
mière semaine.
Livre FO.NOAiEXTAT.. — Green, Short Bistorij of English peopie, pp. 1-7.
Ouvrages collatéraux. — Gardiner, Stufh'iit's Histori/of Englontl, pp. i-2C.
— Slubbs, Constitutional Hhtonj, vol. I, pp. l-fi2. — Taswell-Langmead. Cons-
litutional Eislorij, pp. 1-9. — Green, Makinij of Enr/lani/. pp. 1-2.J. —
Oman, HUlonj of England . pp. 1-14.
I. Origine germanique de la nation anglaise.
1. Angles, Saxons et Jates, membres de la famille teutonique.
2. Organisation politique des tribus.
a) L"homrae libre, fondement de l'organisme social.
6) L'idée ancienne de justice.
c) Force de la parenté.
d) Tribunaux.
3. Religion des tribus germaniques.
Christianisme inconnu des tribus du Nord.
II. La Grande-Bretagne avant la conquête anglaise.
1. Invasion romaine sous César.
"2. Dernière conquête romaine.
3. Grande-Bretagne sous la domination romaine.
4. Chute de l'Empire romain et rappel des troupes.
0. Invasion des Jutes.
Et ainsi pour chaque semaine.
Une lecture faite dans de telles conditions est singulièrement
facilitée, et ne peut manquer de profiter. Mais elle n'offrira ce-
pendant des chances complètes de succès que si elle est résumée
dans une composition où l'étudiant, condensant les connais-
sances acquises, deviendra maître de sa pensée, en même temps
— 76 —
UN ESSAI lil':(;E.\T It'ENSEir.NEJIE.NT l'oPLLAlHE. 173
qu'il acquerra un style convenable. C'est pourquoi, à la fin de
chaque semaine, se trouve une liste de sujets correspondant au
travail de chaque semaine. Le sujet accompag-nant le sommaire
cité plus haut est le suivant :
« Les Anglais sur le continent. Parler du caractère des an-
ciens Teutons, de leur amour de la liberté, de leurs idées poli-
tiques et religieuses. »
Chaque mois, l'étudiant doit envoyer la dissertation qu'il a
choisie ; elle lui est renvoyée avec toutes les corrections et ex-
plications nécessaires.
Ici, une objection se présente. Où les ouvriers trouveront-ils
les livres dont ils auront besoin? Pour ceux qui habitent en ville,
point de difficulté : toute ville anglaise étant dotée d'un cer-
tain nombre de bibliothèques publiques, et organisées sans au-
cune arrière-pensée de cléricalisme ou d'anti-cléricalisme. Mais
pour ceux qui habitent la campagne, la difficulté est réelle. Il
fallait donc la prévoir et la résoudre. Elle l'a été au moyen de
la bibliothèque de Rus/tm Hall. Tout étudiant peut s'abonner à
cette bibliothèque moyennant 12 fr. 50 par an, tous frais d'en-
voi compris, et recevoir les ouvrages indiqués dans les som-
maires.
Pour renrichissement de la bibliothèque, un appel a été fait
aux âmes généreuses et a commencé à être entendu. Actuelle-
ment, le nombre des ouvrages répond aux besoins, car on a
pris le moyeu ingénieux de couper les volumes en fascicules, de
façon que le même livre peut se trouver à la lois dans cinq ou
six mains, et en différents poinis du territoire.
Par cette méthode de correspondance, disparait la presque
impossibilité d'un travail personnel de la part de l'ouvrier. Par
ces lectures organisées d'après un plan méthodique, par ces
compositions f[ui chaque mois lui sont renvoyées, corrigées et
expliquées, par les conseils de maîtres compétents qui sont là
pour l'aider et lui répondre, il peut, même au fond d'une cam-
pagne, dans l'isolement d'une ferme, entreprendre sa propre
formation intellectuelle qu'il viendra un jour, si c'est possible,
compléter par quelques mois de résidence au collège. Déplus,
IT'i l'école moderne.
pour eutretenir de perpétuelles relations entre les étudiants et
le centre de l'œuvre, des conférences seront organisées chaque
mois dans les différentes villes de l'Angleterre pour grouper
les étudiants d'un même district, et réchauffer une ardeur qui,
abandonnée à elle-même, ne tarderait pas peut-être à se laisser
vaincre par les difficultés du début.
Mais une telle œuvre , va-t-on penser, nécessite tout un corps
enseignant. Il faut des professeurs pour corriger les dissertations,
il en faut pour faire les cours, il en faut pour organiser des con-
férences dans les villes. Il ny a pas à se demander s'il est pos-
sible de les trouver : le fait est qu'on réussit à les grouper. Un
grand nombre d'hommes dévoués n'ont pas hésité à apporter
à l'œuvre le concours de leur savoir et de leurs travaux. La
fondation du premier établissement à Oxford facilitait singu-
lièrement les débuts en permettant de trouver là dès le com-
mencement un certain nombre de membres de ITiiiversité, pro-
fesseurs et étudiants, heureux d'apporter leur concours à
une œuvre philanthropi(|ue et nationale.
De plus, on s'est adressé aux dames. Tant de personnes non
mariées, jouissant de moyens qui leur assurent l'indépendance,
ne savent comment passer leur existence! On était donc sûr
de trouver là des dévoùments et des énergies dont l'appui serait
considérable. Ce fut lidt'o de M"'' Vrooman et de cette idée
naquit Backirork Club. C'est une association de dames qui
veulent s'intéresser au développenent de la classe ouvrière. Un
certain nombre sont venues habiter en commun. Elles s'occu-
pent des travaux de correspondance, donnent des leçons aux
étudiants, veillent à la bonne tenue du collège, et apportent
ainsi par leur savoir et leur activité un concours précieux à
l'œuvre naissante.
III
Telle est rorganisation du nouvel enseignement populaire. Reste
à voir maintenant ses chances de succès, et à examiner les ob-
jections auxquelles il ne pouvait manquer de se heurter.
— 78 —
UN ESSAI KKCE.NT d'eNSEIGNEMENT l'OI'ULAlHE. 175
Des chances de succès, il en présente tellement qu'on peut
tjarantir son avenir, et le considérer dès maintenant comme une
institution établie. La plus sérieuse, la plus solide, c'est de ré-
pondre à un besoin actuel et réel. Ruskin llall semble en effet
apparaître à un moment où tous les esprits sentent la néces-
sité d'un enseignement populaire sérieusement organisé. Son éta-
blissement était à peine annoncé que, de tous les points de l'An-
gleterre, de tous les rangs de la société, lui parvenaient des
témoignages de sympathie et d'encouragement. A la séance
d'ouverture, parmi les milliers de personnes qui se pressaient
dans l'immense salle de l'hôtel de ville d'Oxford, on comptait
un nombre considérable de délégués des Trade-Unions et des
Sociétés coopératives, représentant un ensemble de plus de
trois cent mille ouvriers. En même temps, l'engagement était
pris do porter la question au Congrès général des Trade-
Unions qui doit se tenir l'an prochain, et d'obtenir d'elles un
appui efficace, et la création d'un certain nombre de bourses.
Le monde universitaire, qui, en Angleterre et surtout à Oxford,
représente la partie la plus conservatrice de la nation, se mon-
trait mieux disposé qu'on pou\ait s'y attendre, et Rus/iiîi Hall
ne tardait pas à recevoir droit de cité parmi les vieux établisse-
ments aristocratiques, au milieu desquels il semble symboliser
l'avenir de la démocratie. Beaucoup de professeurs applaudis-
saient à l'œuvre nouvelle, et quelques-uns, ne se contentant pas
du concours de leur sympathie, lui apportaient celui de leur
savoir : un grand nombre d'étudiants prenaient rang parmi
les coopérateurs, et s'engageaient à aller durant les vacances
(si longues à Oxford> faire des conférences dans les villes.
La presse, un peu hésitante au début, ne tardait pas à saluer
d'applaudissements presque unanimes la naissance de l'œuvre
nouvelle. Enfin un certain nombre d'hommes éminents promet-
taient leur concours et s'inscrivaient comme conférenciers. Bref,
on peut dire sans exagération que l'attitude générale est une
attitude favorable.
Et cela tient aussi à, ce que Ruskin Hall n'apparait point
comme l'arme d'un parti, ni d'un secte. Il reçoit tous les par-
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176 l"i':cole moderne.
tis, il admet toutes les confessions, ou plutôt il reslc en dehors
des uns et des autres, et par là même n'excite aucun soupçon
Mais la meilleure preuve que Buskin Hall répond à un besoin
réel, c'est que le nombre des étudiants va chaque jour grossis-
sant. Il y a peu de temps qu'il fonctionne, et il compte déjà
près de quatre cents élèves correspondants et résidents '. Et cha-
que jour apporte de nouvelles demandes. Rien de plus intéres-
sant que ces lettres provenant de toutes les parties de l'Angle-
terre, des usines, des magasins, des ateliers, des fermes. Chacune
d'elles est un coup de sonde dans l'âme de la nation. Je voudrais
pouvoir les citer toutes au lecteur pour lui donner une idée des
sentiments qui animent cette jeunesse. Point de déclamations,
point de cris de révolte, mais un besoin unanime de s'instruire,
de s'élever, de se dévouer.
Ici, c'est un imprimeur de vingt-neuf ans : <( Je soutl're, dit-
il. d'un manque général de connaissances concernant les [)ro-
blèmes sociaux et autres de notre époque. )>
Là, c'est un ouvrier mécanicien : « Je désire, écrit-il, recevoir
une instruction suffisante pour faire de moi un citoyen utile,
capable de penser, de travailler, et d'agir sagement et bien. »
« Je veux, écrit un imprimeur, exercer une influence sur ceux
({ui m'entourent, et m'efforcer de les rendre capables de penser
par eux-mêmes, et d'employer leurs forces intelligemment et
non comme des machines. J'ai négligé dans le passé les occa-
sions de minstruire, mais je suis de ceux c[ui pensent qu'il n'est
pas trop tard pour bien faire, et que là où il y a une volonté, il
y a un chemin. »
Voici ce qu'écrit un employé de bureau : « Je veux devenir un
membre utile de la société, exercer une bonne influence autour
de moi, et prendre un intérêt éclairé aux matières qui concer-
nent le bien national. » Un ouvrier, dans une fabricjue de pa-
piers, après avoir cité les livres qu'il a lus : « Je veux, dit-il,
souligner ceux qui m'ont procuré le plus de plaisir, bien que
vous ne deviez pas croire que c'est seulement lo plaisir que je
1. Depuis qui' ces lignes ont élé écrites, le nombre des étudiants résidents est au
complet, et celui des élèves correspondants s'est augmenté de quelques centaines.
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UN ESSAI RECENT D ENSEIGNEMENT POPULAIRE. 177
recherche en eux; ce que je leur demande avant tout, c'est le
pouvoir de in'instruire et de me rendre utile. »
Mais ces citations m'entraîneraient trop loin. Toutes se res-
semblent d'ailleurs ; dans toutes c'est la même volonté de s'ins-
truire, de participer aux plaisirs de l'intelligence, et de se ren-
dre plus capables et plus utiles.
Doit-on dire que Ruskin Hall n'a rencontré, ni sceptiques, ni
opposants? Quelle est l'œuvre qui n'a pas les siens? On s'attend
un peu au genre d'objections soulevées. Les ouvriers que vous
aurez ainsi retirés de leurs travaux par leur faire passer plusieurs
mois dans un collège, voudront-ils les reprendre? C'est, en
somme, l'objection de tous ceux qui craignent de voir l'instruc-
tion se répandre dans le peuple. La première raison pour la-
quelle les ouvriers retourneront à leur travail, c'est la nécessité où
ils seront de le faire. Comment pourraient-ils vivre autrement ! Ce
n'est pas ce qu'ils auront appris qui les rendra capables de s'en
retourner médecins ou professeurs. Mais alors, ajoute-t-on, en
leur ouvrant ainsi de nouveaux horizons, et en les condamnant
ensuite à un travail manuel, n'est-ce pas les rendre malheureux
inutilement? Cette objection repose sur un fondement qui tend
de plus en plus à disparaître, que le travail manuel a quelque
chose de déshonorant et de dégradant. A mesure (jue ce travail
reprendra ses droits et sa place, l'ouvrier cessera de rougir de
son état. Et d'ailleurs pourquoi l'ouvrier sera-t-il plus malheu-
reux parce qu'il sera plus instruit? Ne trouvera-t-il pas au con-
traire dans son instruction une foule de jouissances qu'il ne
soupçonnait point auparavant, les jouissances intellectuelles?
Et lors même que cette instruction ouvrirait de nouvelles voies
à ses désirs, ne vaut-il pas mieux un désir noble et élevé, même
non satisfait, que la satisfaction d'un désir animal et grossier?
Une objection beaucoup plus sérieuse porte sur la difficulté
où seront les jeunes gens, dans la concurrence actuelle, de
quitter leurs places pour venir au collège. C'est là, il faut bien
l'avouer, un grand obstacle. Mais s'il ne peut être complètement
écarté, il peut l'être au moins dans une certaine mesure. On
peut distinguer deux catégories d'employés : ceux qui occupent
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178 l'école moderne.
un emploi fixe et payé au mois, et ceux dont le travail n'a au-
cune fixité, qui sont payés à la journée ou à la tâche. Pour la
première catéi^orie, où l'on peut faire rentrer tous les employés
de l'État, tous les employés de bureaux et de magasins, un Grand
nombre d'ouvriers de manufactures et d'ateliers, l'obstacle est
sérieux. Venir au collèse, c'est risquer de perdre sa place et de
se voir condamner à en chercher une autre, sans succès peut-être.
Toutefois, il y a dans tous les .eenres d'affaires des moments de
l'année où le travail presse moins. Très souvent, dans ces pé-
riodes, le patron n'hésite point à donner à quelques-uns de ses
employés des congés d'un ou de plusieurs mois. Pour les em-
ployés de l'Etat, c'est chose assez courante que d'obtenir de telles
vacances. Et puis, il faut compter un peu sur le temps pour ar-
ranger les choses. Un grand nombre de patrons ont déjà promis
de faire tout leur possible pour favoriser la marche de l'œuvre.
De plus, les Trade-Unions et les Sociétés coopératives sont saisies
de la question, et vont tâcher de la résoudre, autant qu'il est
possible, en usant de leur pouvoir pour s'efforcer d'obtenir la
bienveillance des patrons envers ceux de leurs employés désireux
de perfectionner leur instruction.
Pour l'autre catégorie d'employés, ouvriers de fermes, maçons,
charpentiers, terrassiers, ouvriers des docks, etc., la difficulté
n'est plus la même. H leur sera toujours aussi facile de trouver
du travail au sortir du collège que cela leur est facile, presque
chaque année, après les mois de morte saison.
La question d'argent n'est pas moins importante. Où l'ouvrier
trouvera-t-il les ressources nécessaires pour un séjour au collège?
L'n certain nombre, notamment des fils de petits patrons, de
petits fermiers pourront faire ce sacrifice, et la meilleure preuve,
c'est que, dès le premier jour, vingt l'ont fait. De plus, à mesure
cjue l'œuvre ira grandissante, on procédera à la création de
bourses. On compte pour cela sur les personnes généreuses qui
ne manquent pas en Angleterre. On compte également sur les
Trade-Unions et les Sociétés coopératives. Lorsqu'une de ces
sociétés aura remarqué parmi ses membres un jeune homme
offrant des garanties d'intelligence et de capacité qui peuvent
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UN ESSAI RÉCENT d'eNSEIGNEMENT POPULAIRE. 17Î)
faire voir en lui un futur homme d'action, un futur orateur,
un futur secrétaire, elle pourra facilement faire le sacrifice
des frais nécessaires à son instruction. Les fondations privées
serviront à récompenser les étudiants qui se seront distingués
dans leurs travaux de correspondance. Le collège n'étant pas ac-
cessible à la majorité, il est à désirer en effet que la minorité qui
viendra s'y former soit une minorité d'élite, des jeunes gens
d'avenir, capables d'exercer autour deux une réelle influence,
des leaders of people.
En somme, le moment n'est pas aux objections :il est toujours
si facile d'en accabler une œuvre naissante. La sagesse est d'at-
tendre et de voir quelle marche prennent les choses. Or, pendant
que les sceptiques sourient, que les opposants objectent, l'œuvre
avance. « It grows, » comme on dit ici. Le nombre des étudiants
s'accroît chaque jour. De nouvelles fondations sont en projet, et
s'il faut en juger par la première, elles ne tarderont pas à être
exécutées : Londres, Liverpool, Manchester, Birmingham, Cai-
diff se trouveront ainsi dotées d'institutions semblables qui for-
meront autant de sources intellectuelles où la classe ouvrière
pourra puiser ses moyens de formation et de développement.
Heureux pays, où l'on peut faire quelque chose sans que la
politique s'en mêle, sans que ce soit une œuvre de cléricaux
ou de libres penseurs, sans que l'État regarde d'un œil anxieux:
quels sont ces novateurs, sans que la presse se demande ce
que veulent ces étrangers, sans que le peuple crie à l'espion-
nage !
A. Perxotte.
Le Directeur-Gérant : Edmond Demolixs.
Typographie Finnia-Didot et 0''=. — Paris
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